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L’ART

Introduction / Problématique

L'œuvre d'art est avant tout une production humaine, c'est-à-dire un artefact (création de
toute pièce issue de l’activité humaine) Ce qui distingue l'œuvre d'art des autres créations de
l'homme, comme les outils et objets techniques, c'est avant tout l'utilité : contrairement aux
autres artefacts, l'œuvre d'art ne vise aucune utilité pratique. Elle est mise à l'écart des
rapports utilitaires habituels. Toutefois cette remarque appelle quelques restrictions : l'objet
technique peut être considéré comme une œuvre d'art, surtout s'il est fabriqué
manuellement. Le design est une forme d'art, une voiture, un meuble ou un vase peuvent
être considérés comme des œuvres d'art. Réciproquement, bien que l'œuvre d'art n'ait pas
d'utilité pratique à proprement parler, elle peut avoir une :

- Fonction symbolique :
- Fonction magique : c'est le cas des masques de l'art primitif qui visaient à chasser les
mauvais esprits.
- Fonction religieuse : c'est le cas des pyramides égyptiennes, du temple grec, des
églises chrétiennes et de tout l'art religieux en général.
- Fonction de distinction sociale : le sociologue Pierre Bourdieu montre que la
fréquentation de certaines œuvres d'art est une manière de signifier son
appartenance à une certaine classe sociale élevée : aller à l'opéra, au théâtre ou au
musée peut être un moyen de dire qu'on appartient à la classe dominante. Toute la
question est de savoir si l'on peut réduire ces œuvres à cette fonction de marqueur
social, et dissoudre leur beauté dans leur fonction. Sans doute que non.

- L'œuvre d'art semble unique.

Une copie de la Joconde n'est pas une œuvre d'art. Ceci révèle la nécessité, pour l'œuvre
d'art, d'être originale, d'apporter quelque chose de spécifique et de nouveau Mais ici encore
l'unicité n'est pas un critère définitif de l'œuvre d'art. Ceci valait à l'époque classique, ce qui
induisait un certain rapport, quasi cultuel, à l'œuvre d'art, contemplée hic et nunc (ici et
maintenant) et par conséquent baignée d'une certaine aura. Mais avec la technique
moderne, l'œuvre d'art devient reproductible (photographie, cinéma), ce qui change
fondamentalement notre rapport à elle : il devient plus rapide, moins religieux, et tend vers
un rapport de consommation.

- La beauté, tout simplement, pourrait aussi être proposée comme critère.

Mais de nombreux artistes contemporains renoncent délibérément à la beauté. Ils


s'amusent à remettre en cause toute définition de l'œuvre d'art. Ils nous obligent peut-être à
adopter une autre définition.

- Ce qui fait l'œuvre d'art, c'est avant tout le regard porté sur un objet.

L'exemple typique est le ready-made (objet industriel exposé tel quel par l'artiste), par
exemple l'urinoir de Marcel Duchamp (Fountain, 1917).
I. ESSAI D’UNE DEFINITION DE L’ART

Art : les deux sens du mot. Dans sa signification originaire :

- l’art désigne un ensemble de procédé en vue d’arriver à une fin. Ex : « arts


ménagers », « arts et métiers » ou « art culinaire ». Dans cette acception, l’art
s’oppose à la science qui, quant à elle, est envisagée comme pur savoir
indépendamment de ses applications possibles.
- L’art est aussi envisagé comme création esthétique : « l’art ou les arts désignent
toute production de la beauté par les œuvres d’un être conscient » (Dictionnaire
philosophique, Lalande, article « Art », Puf)

Malgré les difficultés que nous venons de soulever, l'œuvre d'art est toujours la réalisation
(mise en matière, incarnation) de la pensée, et à ce titre on peut identifier trois grandes
finalités de l'œuvre d'art : la beauté, la vérité, le bien. On reconnaît les trois grands idéaux
philosophiques platoniciens : le Beau, le Vrai, le Bien.

L'artiste peut se contenter de rechercher la beauté, la satisfaction esthétique (satisfaction


des sens). Mais les sens sont difficilement séparables de l'esprit, et la satisfaction esthétique
peut découler du dévoilement d'une vérité (satisfaction intellectuelle) ou d'une mise en
scène de nos idéaux éthiques, religieux ou politiques (satisfaction morale).

A) La beauté

L’art est indissociablement rattaché au beau. Le beau étant le concept normatif auquel
renvoient les jugements esthétiques.

Dans Hippias majeur, Platon met en scène Hippias, sophiste qui propose différentes
acceptions du beau (le beau, c’est une belle jeune fille, c’est l’or, etc…) et Socrate qui montre
qu’il existe une universalité du beau.

- Hippias tend à démontrer que le beau est comme l’or ou toute autre désignation
d’objet relative. Le beau est relatif et subjectif.

- Socrate réfute cet argument en disant que l’or n’est pas plus beau qu’un morceau de
bois de figuier. C’est alors qu’Hippias expose sa compréhension de la pensée
socratique du beau : « il me paraît que tu cherches une beauté telle que jamais et en
aucun lieu elle ne paraisse laide à personne » ce que Socrate va confirmer se
positionnant ainsi en faveur de l’universalité de la beauté. Le beau est objectif et
universel.

- Contemplation esthétique et jugement de goût : la théorie kantienne

En 1790, dans la Critique de la faculté de juger, Kant nous livre des réflexions
fondamentales.Le sujet ressent la beauté avec une évidence telle que celle-ci acquiert une
validité universelle sans que le sujet puisse en rendre compte par un discours démonstratif
ou un concept.
Kant remarque que le sujet « quand il donne une chose pour belle, prétend trouver la
même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous »

Pour Kant l’expérience esthétique nous fait se réunir nos deux facultés que sont : l’une
subjective à savoir l’imagination entendue comme faculté de recevoir les sensations
(intuition qui fait ressentir), l’autre universelle qu’est l’entendement (concepts). Le propre
du beau est de produire cet accord de ces deux facultés. Nous reconnaissons donc le beau à
ce bonheur que nous avons quand nos deux facultés de sentir et de comprendre se
rencontrent.

Alors que dans la démarche de la connaissance la sensibilité est subordonnée à


l’entendement, que dans l’exigence morale elle est assujettie à la raison (impératif
catégorique), dans l’expérience esthétique, les deux facultés sont accordées l’une à l’autre.
Cette harmonie ne renvoie pas à une fin extérieure à l’art ; la finalité de l’œuvre de d’art
c’est la beauté elle-même. « La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle y est perçue
sans la représentation d’une fin » op.cit.,

Le jugement de goût est donc nécessaire en ce sens qu’il s’impose à la subjectivité comme
expérience universelle : « Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction
nécessaire » op.cit.,

L’universalité du jugement de goût est une universalité de droit et non pas de fait puisqu’il y
a toujours des individus pour ne pas s’accorder sur la beauté de telle ou telle œuvre.
L’universalité du beau réside dans le fait qu’une œuvre d’art puise transcender les époques
et continuer de susciter l’admiration. Ainsi, si l’on reconnait, la supériorité de telle œuvre
d’art sur telle autre dans la même discipline, la littérature par exemple, cette supériorité ne
peut faire l’élaboration d’un concept. C’est en ce sens une nécessité qui pointe le fait que le
beau s’éprouve, il ne se prouve pas.

B) La vérité

A première vue, on peut penser que les artistes sont des menteurs : ils ne font que
reproduire les apparences (qui sont elles-mêmes trompeuses), et ils les déforment souvent
pour embellir le réel. Sans même parler des œuvres qui ne représentent rien du tout (art
abstrait...) Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit que l'artiste nous fait bien souvent
accéder à une vérité, parfois même en déformant les apparences. Ainsi la caricature
déforme les traits du personnage réel pour nous montrer sa vérité, qui était cachée au
premier abord. De même, la littérature utilise des situations artificiellement agencées et des
personnages fictifs pour nous montrer, comme dans un microscope, la réalité de la nature
humaine. Au-delà, Paul Klee nous dit que « l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Il
faut comprendre que l'artiste essaie de nous apprendre à regarder des choses que nous ne
voyons généralement pas, pris que nous sommes dans le monde de l'habitude et des
rapports utilitaires. Ainsi, nous n'entendons même plus les mots que nous utilisons chaque
jour. Il suffit de répéter l'un de ces mots pour le voir progressivement perdre son sens, se
déformer, devenir bizarre et mystérieux : enfin nous le percevons tel qu'il est, du point de
vue esthétique. C'est à cette vision des choses que les artistes nous convient. De sorte que le
but de l'œuvre d'art n'est pas en elle-même. C'est un doigt qui montre la lune. C'est une
manière de nous apprendre à regarder toute chose sous un angle nouveau.

 L’art imite-il la nature ?

Comme tout homme de l’antiquité, Platon relie la pratique de l’art à la mimesis, c’est-à-dire
l’imitation de l’apparence sensible mais aussi l’imitation de l’essence des choses, de l’idée
transcendante aux choses-mêmes.
Dans le République, Platon montre que le modèle de toute chose c’est l’idée de telle sorte
que l’artisan prend l’idée du lit comme loi de fabrication quand il travaille. Vient ensuite, le
lit concret fabriqué par l’artisan puis la reproduction du lit dans la peinture ou la sculpture
par exemple. C’est ainsi que l’art dans la pensée platonicienne vient en troisième rang dans
l’ordre des réalités. Plutôt que de disqualifier l’art comme comme création esthétique,
Platon s’en prend à l’art comme recherche de « trompe l’œil », très en vogue à l’époque,
quand il cherche à confondre apparence et réalité.

 L’art est-il apparence ou illusion ?

Selon Platon, l’art n’est pas possible sans production d’un objet sensible aux sens. Puisqu’il
n’est pas purement mental, l’art est contraint de se déployer dans la matière et dans
l’apparence. Pour Platon l’art dépasse la simple apparence lorsqu’il sublime l’apparence qu’il
est obligé d’emprunter pour viser l’essence de l’être c’est-à-dire la vérité profonde du réel.

C’est ainsi qu’il y a un art divin chez Platon qui informe le monde et finalise la réalité en
direction de l’essence. Platon demande ainsi aux artistes d’imiter cet art divin du démiurge
(mythe de la création du monde par un démiurge, Timée, 28)

Chez Platon le démiurge est une autorité et une force productive ; c’est un dieu fabricant, un
artisan de génie. « Si notre monde est beau et si son démiurge est bon, il est évident que le
démiurge a fixé son regard sur ce qui est éternel (…) Il est évident pour tout le monde que le
démiurge a fixé ses yeux sur ce qui est éternel. Ce monde en effet est la plus belle des choses
qui ont été engendrées et son fabricant, et son fabricant, la meilleure des causes »

C’est ainsi que l’art n’est pas réductible à un simple mensonge car par l’émoi que la beauté
suscite, l’âme en est transportée et s’élève vers l’Idée. Dans cette optique, l’amour des belles
choses est une forme particulière du désir universel des choses bonnes.

C) Le Bien

L'œuvre d'art peut encore avoir une portée éthique. C'est le point de vue de Schopenhauer,
pour qui la beauté apaise notre volonté et nous enseigne ainsi le renoncement bouddhiste
au désir. C'est le point de vue (opposé) de Nietzsche, pour qui la belle œuvre est celle qui
stimule la vie et la volonté, et nous aide ainsi à vivre. C'est encore le point de vue de Tolstoï,
selon qui le véritable art doit nous aider à communiquer les émotions dans un but éthique
de compassion et de sympathie universelles.
Et de nombreuses œuvres ont bel et bien une portée morale : c'est non seulement le cas des
histoires avec morale (fables de La Fontaine, contes pour enfants, et même le cinéma
d'aventures qui nous présente le triomphe du Bien incarné par le héros), mais aussi celui de
l'art engagé, du roman social (Victor Hugo, Emile Zola) à la musique religieuse ou engagée
(groupe Motivés) en passant par la peinture (Guernica de Picasso) et le cinéma (Ken Loach).

Platon avait conscience de la dimension intrinsèquement politique de l'art. Car l'art est une
éducation sentimentale. L'art, en jouant sur nos émotions, peut nous apprendre à « aimer ce
qui est aimable et haïr ce qui est haïssable ». Par conséquent, pour Platon, dans la Cité idéale
les artistes devront être rigoureusement soumis au philosophe-roi. La comédie devra
représenter les vices, dont il est bon de se moquer, et la tragédie les grandes actions qui
devront servir d'exemple.

Mais mettre ainsi le Beau au service du Bien, n'est-ce pas corrompre le premier, et peut-être
aussi le second ? N'est-il pas très dangereux de mélanger ainsi les idéaux ? On peut craindre
que l'œuvre engagée ne soit pas belle, faute de rechercher la beauté pure, pour elle-même.
Et il y a peut-être un grand danger à laisser les questions morales et politiques au pathos et
aux émotions. Ce vice est aussi bien présent dans la propagande d'Etat (qu'elle soit fasciste,
nazie ou soviétique) que dans la tendance démocratique qui mène finalement à choisir les
hommes politiques parmi les acteurs de cinéma (Ronald Reagan, Arnold Schwarzenegger,
Vladimir Zelensky)

II. LA CREATION ARTISTIQUE

A) L’art comme incarnation de l’esprit ne doit pas imiter servilement la nature (Hegel,
1770-1831)

La réflexion de Hegel s’inscrit dans la suite de la pensée platonicienne selon laquelle c’est
une illusion de prendre pour la réalité véritable l’immédiateté de la perception. Pour Hegel,
on ne saurait trouver le réel dans l’immanence. C’est l’art qui permet à l’homme de
médiatiser la manifestation de l’essence voilée et dévoilée dans l’âme sensible. L’Esprit,
comme dans l’art, la religion ou la philosophie, élève la réalité à son niveau supérieure en la
réalisant comme son accomplissement.

L’art est un moyen pour l’homme de prendre conscience des intérêts les plus hauts ; il est
un mode d’expression du divin, des besoins et exigences les plus élevées de l’esprit.
(Esthétique, Introduction 1, Chapitre 1)

- « L’art doit (…) se proposer une autre fin que l’imitation purement formelle de la nature : dans tous les
cas, l’imitation ne peut produire que des chefs d’œuvre de la technique, jamais des œuvres d’art »
(Hegel, Esthétique)

- « L’art naît de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier des spectacles (…) les grands artistes
ne sont pas des transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux » (Malraux, Les voies du silence)

Pour Hegel comme pour Schelling, l’art (1775-1854), l’art est l’absolu sous forme sensible.

B) L’art et le désir
Selon Kant, « le beau est l’objet d’un jugement de goût désintéressé » ce qui revient à dire
qu’aucun désir de consommation ne se porte vers l’objet et que la satisfaction est
purement contemplative.

Dans la contemplation esthétique, je suis ravi et cette expérience se situe au-delà de la


satisfaction de mes désirs sensibles. Il n’est plus question de satisfaire à la convoitise des
sens mais d’être affecté comme de l’extérieur sans que mon désir ne se rapporte à un objet ;
« cela me tombe dessus ». La relation de l’humain à l’œuvre d’art n’est pas de l’ordre de la
consommation qui satisfait le désir. Le plaisir esthétique ne consomme pas l’objet qui lui
reste toujours distancié.

C) Le beau est la manifestation sensible de l’Idée (Hegel), l’expression de l’infini dans le


fini (Schelling)

Pour Hegel, l’art est l’esprit se prenant pour objet tout en dégageant la vérité profonde des
apparences sensibles et en l’exprimant. Le beau se définit comme la manifestation sensible
et empirique de l’Idée, élément le plus élevé de la pensée et de l’Etre. Le Beau c’est l’unité
de la forme sensible et de l’idée universelle. Si Hegel reprend la pensée platonicienne
relative à l’Idée, pour lui, l’Idée est le dynamisme de l’Esprit se réalisant dans le monde et
dans l’histoire des hommes.

Pour Schelling, l’art est l’expression de l’infini dans le fini et le Beau naît quand l’Idée se
manifeste dans le monde sensible abolissant ainsi la paroi entre les deux mondes. L’art est
le moyen pour saisir et comprendre l’absolu. L’œuvre d’art est donc cet ensemble organisé
de signes et de matériaux dont la beauté nous procure satisfaction ; il est le lieu d’un
dévoilement unique et d’un appel infini à la contemplation.

Selon René Huyghe, psychologue et philosophe français, la nature de l’œuvre d’art


s’enracine dans ce que l’homme perçoit en lui.

A l’aide de ce qu’il perçoit autour de lui dans la nature, il va chercher à construire une image
représentative et expressive de ce qu’il perçoit en lui-même. Pour devenir une œuvre d’art,
cette image doit se constituer en un tout organisé et indépendant qui n’a sa finalité qu’en
elle-même. Ainsi entendu, l’œuvre d’art ne « sert à rien » puisqu’elle se suffit à elle-même et
ne cherche pas d’autre but que sa réalité propre en direction de l’infini. C’est par une
appréciation de valeur qu’il appelle beau que l’homme réagit face à l’œuvre d’art.

D) L’inspiration

Il s’agit de se demander si l’inspiration est le fruit d’une illumination extérieure ou si au


contraire est le fruit du travail et du labeur. Pour Platon, le poète n’est pas en état de créer
s’il n’est pas inspiré par un dieu, hors de lui et de n’avoir plus sa raison. Pour Kant, qui fait
sien le thème d’un génie naturel, la nature n’est pas exclue de la créativité ; elle donne les
règles de l’art par le truchement du talent.

« Le génie est le talent (le don naturel) qui permet de donner à l’art ses règles. Puisque le talent, en tant que
faculté productive innée de l’artiste, ressortit lui-même de la nature, on pourrait formuler ainsi la définition : le
génie est la disposition innée de l’esprit par le truchement de laquelle, la nature donne à l’art ses règles » (Kant,
Critique de la faculté de juger)

Pour Nietzsche, le génie s’inscrit dans le labeur et dans l’édification progressive, « pierre par
pierre » ; il s’agit de bâtir et de trouver les matériaux à mettre en forme.

« "Tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne
ne peut voir dans l'œuvre de l'artiste comme elle s'est faite ; c'est son avantage car partout où l'on peut assister à
la formation, on est un peu refroidi" (NIETZSCHE, Humain trop humain)
L’art – Étude comparative

Du statut du jugement esthétique

« Tout sentiment est juste, parce que le sentiment ne se rapporte à̀ rien qui le dépasse et qu’il
est toujours réel, dès lors qu’on en a conscience. Mais toutes les déterminations de
l’entendement ne sont pas justes, parce qu’elles se rapportent à quelque chose qui les dépasse,
à savoir la réalité des faits, et qu’elles ne sont pas toujours conformes à ce modèle. De mille
opinions différentes qui sont formées sur le même sujet par des hommes différents, il y en a
une, et une seule, qui est juste et vraie ; la seule difficulté est de l’établir et de la rendre
certaine. Au contraire, les mille sentiments différents que cause un même objet sont tous
justes, puisqu’aucun ne représente ce qui est réellement dans l’objet. Chaque sentiment
exprime seulement une certaine conformité, un certain rapport, entre l’objet d’une part, les
organes et facultés de l’esprit d’autre part ; et sans une telle conformité le sentiment ne
pourrait jamais avoir de réalité. La beauté n’est pas une qualité qui est dans les choses elles-
mêmes ; elle existe seulement dans l’esprit qui les contemple ; et tout esprit perçoit une beauté
différente. L’un peut même percevoir de la laideur là où l’autre perçoit de la beauté ; et
chacun doit se ranger à son propre sentiment sans prétendre régler celui d’autrui. Vouloir
chercher la beauté réelle , la laideur réelle, est une étude aussi vaine que de prétendre
déterminer avec certitude ce que sont en réalité le doux et l’amer. Selon la disposition des
organes, le même objet peut être doux et amer ; et le proverbe a justement fixé la vanité des
disputes sur les goûts . »

HUME, « De la norme du goût »

« Pour ce qui est de l’agréable chacun se résigne à ce que son jugement, fondé sur un
sentiment individuel, par lequel il affirme qu’un objet lui plaît, soit restreint à sa seule
personne. Il accepte donc quand il dit : le vin des Canaries est agréable, qu’un autre corrige
l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : il m’est agréable, et cela non seulement pour le
goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui est agréable aux yeux et aux
oreilles de chacun [...]. Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule
qu'un homme qui se vanterait d’avoir du goût pensât justifier ses prétentions en disant : cet
objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que tel porte, le concert que nous entendons, le
poème que l’on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu’une chose
lui plaise pour qu’il ait le droit de l’appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui
du charme et de l’agrément1, personne ne s’en soucie, mais quand il donne une chose pour
belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ».

KANT, Critique de la faculté de juger (1790)

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