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ESTHETIQUE
par MIKEL DUFRENNE
I — L’OBJET ESTHÉTIQUE
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PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
L’OBJET ESTHÉTIQUE
DU MÊME AUTEUR
PHÉNOMÉNOLOGIE
DE
L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE
par
Mikel DUFRENNE
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Paris-Nanterre
TOME PREMIER
L’OBJET ESTHÉTIQUE
1967
DÉPÔT LÉGAL
lre édition. 2e trimestre 1953
2e — . 1er _ 1967
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays
£34844
INTRODUCTION
EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ET OBJET ESTHÉTIQUE
(i) L’esthétique implicite dans Les dieux est peut-être différente en ce qu’elle
s’attache davantage à la signification des oeuvres ( et à travers elles des religions) :
elle se soucie moins de montrer comment l’imaginaire est surmonté par l’acte créateur
que de chercher le vrai de l’imaginaire tel qu’il se révèle aux yeux du spectateur dans
les œuvres achevées.
H. DUPRKNNE 1
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) On verra que nous ne nous astreignons pas à suivre la lettre de Husserl.
Nous entendons phénoménologie au sens où MM. Sartre et Merleau-Ponty ont
acclimaté ce terme en France : description qui vise une essence, elle-même définie
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES
Car enfin, si l’on trie les exemples, si l’on évoque Balzac plutôt
qu’Ohnet, Valéry plutôt que François Coppée, Wagner plutôt
qu’Adam, c’est bien parce qu’on introduit subrepticement une échelle
de valeurs, et parce qu’on suppose que le beau est comme un apanage
de l’objet esthétique, et la garantie de son authenticité. Une esthétique
qui feindrait de tenir pour égaux devant elle tous les objets esthé¬
tiques, négligerait les cas les plus favorables, les objets les plus
caractéristiques sur lesquels l’essence de l’être esthétique se lit le
plus aisément. En ce sens, le beau est sous-entendu par la réflexion
esthétique. Mais que signifie-t-il d’autre que ce que nous avons appelé
l’authenticité de l’œuvre d’art ? La notion de beauté ne cesse d’être
dangereuse que pour devenir ainsi à nouveau inutile : elle nomme
plutôt qu’elle ne résout le problème. Car elle désigne maintenant
non pas un type déterminé d’objets, mais la façon dont chaque objet
répond à son type propre et pour ainsi dire accomplit sa vocation,
en même temps qu’il obtient la plénitude de son être : nous disons
d’un objet qu’il est beau de la même façon que nous disons qu’il
est vrai lorsque nous jugeons, selon une acception qu’a soulignée
Hegel, qu’une tempête est une vraie tempête, ou que Socrate est
un vrai philosophe. La différence entre les deux termes, qui oriente
le beau vers son usage esthétique et justifie la priorité que revendique
parfois l’esthétique, c’est que le beau désigne la vérité de l’objet
lorsque cette vérité est immédiatement sensible et reconnue, lorsque
l’objet annonce impérieusement la perfection ontique dont il jouit :
le beau est le vrai sensible à l’œil, il sanctionne avant la réflexion ce
qui est heureux (i). Une locomotive est vraie pour l’ingénieur lors-
(i) Cette définition du beau n’exclut d’ailleurs pas une définition qui se réfère au
sujet et à l’usage de ses facultés comme chez Kant. Car la qualité esthétique que
l’objet possède éminemment consiste, comme on le soupçonne déjà, à s’offrir de part
en part à la perception en livrant toute la signification dans le sensible ; en sorte que,
si le sujet fait retour sur lui-même, il se sent en effet comblé : il comprend en perce¬
vant, et il peut bien dire que le beau est ce qui produit en lui l’accord de l’imagination
et de l’entendement.
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES
qu’elle marche bien, elle est belle pour moi lorsqu’elle dit immédia¬
tement et comme triomphalement la vitesse et la puissance. C’est
parce qu’elle le dit qu’elle est esthétisée : c’est quand il est beau que
l’objet devient objet esthétique, parce qu’il sollicite de nous l’attitude
esthétique. Un beau raisonnement est un raisonnement que pour un
moment, parce que je le maîtrise avec bonheur, je puis suivre comme
je suis une mélodie; de même devant un beau paysap-e, je suis comme
au musée devant une toile : j’écoute ce que me dit l’objet, qui me dit
d’abord sa perfection.
Ces remarques suffisent à éclairer le jugement de valeur esthé¬
tique : un chromo n’est pas beau parce qu’il n’est pas une vraie
peinture, ni la musique de foire parce qu’elle n’est pas une vraie
musique (i), ni les vers de mirliton parce qu’ils ne font pas un vrai
poème. Le contraire du beau n’est pas le laid comme on sait depuis
le romantisme, c’est l’avorté pour l’œuvre qui prétend être objet
esthétique, et c’est l’indifférent pour l’objet qui ne revendique pas
la qualité esthétique. Ceci suppose que l’objet esthétique puisse
être imparfait; et qui le contestera ? Mais on ne peut mesurer son
imperfection à quelque étalon extérieur. Il est imparfait parce qu’il
ne réussit pas à être ce qu’il prétend être, parce qu’il ne réalise pas
son essence; et c’est sur ce qu’il veut être qu’il faut le juger, qu’il se
juge lui-même. Si les arlequins de Picasso voulaient être des person¬
nages de Watteau, ils seraient manqués; ou les fresques byzantines,
si elles voulaient être des peintures grecques ; ou la musique modale,
si elle voulait être une musique tonale. Mais si un objet ne prétend
pas être esthétique, il n’est pas manqué, et, davantage, il peut être
beau dans sa sphère propre, comme est beau un outil ou un arbre.
goûter une œuvre sans pourtant lui faire droit, comme celui qui
goûte une mélodie, et jusqu’à la ferveur, pour les réminiscences
qu’elle éveille en lui. Cependant, le jugement de goût, lorsqu’il
n’explicite pas nos préférences mais enregistre le beau, c’est-à-dire
lorsqu’il est à peine un jugement, s’il peut être limité dans son
application, n’est pas moins universel dans sa validité, précisément
parce qu’il laisse parler l’objet. L’historicité des goûts n’est pas une
objection à la validité du goût; et, bien entendu, encore moins à une
description de l’objet esthétique.
Mais cette description doit encore distinguer la perception
esthétique d’autres jugements que nous prononçons parfois, par
lesquels nous instituons une hiérarchie entre des œuvres, comme nous
introduisons une hiérarchie entre les êtres et jugeons par exemple
qu’un héros est plus grand qu’un honnête homme : ainsi disons-nous
tpie la musique religieuse d’un Bach est plus grande que la musique de
cour d’un Lulli, ou que chez le même Hugo l’épopée est plus grande
que l’élégie; ainsi Boileau condamne-t-il les Fourberies de Scapin au
nom du Misanthrope. Et sans doute Boileau a-t-il tort s’il intçrdit à
la farce d’être un objet esthétique et capable de beauté, c’est-à-dire
s’il croit que la farce n’est qu’une comédie avortée. De tels jugements
ne peuvent se prononcer que toutes choses égales d’ailleurs, et devant
des œuvres égales en beauté. Alors le jugement de valeur est légitime,
mais il porte moins sur la beauté que sur la grandeur, ou mieux sur
la profondeur de l’œuvre : sur des dimensions qu’il faut dire existen¬
tielles, d’autant plus que, comme nous verrons, on assimile volontiers
la profondeur de l’œuvre à la qualité humaine de son créateur. Il
ne s’agit plus là de qualité esthétique : il s’agit de ce que dit l’objet
et non de la façon dont il le dit; et certes, cette révélation est essen¬
tielle et se situe au cœur de l’expérience esthétique, mais, si elle
autorise une axiologie existentielle, elle ne détermine nullement un
jugement de goût; l’œuvre n’a peut-être de contenu et de profondeur
que si elle est belle, mais ce contenu par lui-même est incommen-
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES
parce qu’il pose les problèmes les plus délicats. Nous savons déjà
dans quelle mesure on peut l’identifier à l’œuvre d’art, au moins
lorsque nous invoquons l’objet esthétique œuvre d’art, et sous la
réserve que le monde naturel peut aussi recéler ou susciter de tels
objets. Objet esthétique et œuvre d’art sont distincts en ceci qu’à
l’œuvre d’art doit se joindre la perception esthétique pour qu’appa¬
raisse l’objet esthétique; mais cela ne signifie pas que la première
soit réelle et le second idéel, que la première existe comme une chose
dans le monde, et le second comme une représentation ou une
signification dans la conscience. Il n’y aurait d’ailleurs pas de raison
d’attribuer au seul objet esthétique le monopole d’une telle existence :
tout objet est objet pour la conscience, et la chose aussi, et par
conséquent l’œuvre d’art en tant que chose donnée dans le monde
culturel; nulle chose ne jouit d’une existence qui l’affranchirait de
l’obligation de se présenter à une conscience, fût-ce à une conscience
virtuelle, pour être reconnue comme chose. Autrement dit, le pro¬
blème ontologique que pose l’objet esthétique est celui que pose
toute chose perçue; et si l’on convient d’appeler objet la chose en
tant que perçue (ou offerte à une perception possible, et, par exemple,
à la perception d’autrui) il faut dire que toute chose est objet. La diffé¬
rence entre l’œuvre d’art et l’objet esthétique réside en ceci que
l’œuvre d’art peut être considérée comme une chose ordinaire,
c’est-à-dire objet d’une perception et d’une réflexion qui la distinguent
des autres choses sans lui accorder un traitement spécial; mais qu’en
même temps elle peut faire l’objet d’une perception esthétique, la
seule qui lui rende justice : le tableau Sur mon mur est chose pour le
déménageur, objet esthétique pour l’amateur de peinture; il est les
deux, mais successivement, pour l’expert qui le nettoie. De même,
l’arbre est chose pour le bûcheron et peut être objet esthétique pour
le promeneur. Est-ce à dire que la perception ordinaire soit fausse et
la perception esthétique seule vraie ? Pas exactement, car l’œuvre
d’art est aussi une chose, et nous verrons que la perception non
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES
PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
Chapitre Premier
Mais ici déjà une distinction s’impose entre ce qui produit le spectacle
et ce qui s’intégre au spectacle. L’électricien qui règle l’éclairage,
le couturier qui a taillé les costumes, même le metteur en scène ne
font pas partie du spectacle, ils restent dans l’ombre, ils ne sont pas là.
Et l’on voit déjà que la perception est ici souveraine, et que c’est elle
qui décide de ce qui s’intégre au spectacle : par exemple la salle, car
il n’est pas indifférent que la représentation se déroule dans ce lieu
somptueux où le marbre, l’or et le velours veillent à la solennité du
spectacle, refoulent les misères du quotidien et, par cette sorte
d’encens qu’ils prodiguent à l’œil, préparent l’esprit aux sortilèges
de l’art. De même les spectateurs, car il n’est pas indifférent non plus
que des milliers de regards convergent, et qu’une communication
humaine se noue dans le silence. Cela fait partie du spectacle au
même titre que la baguette du chef d’orchestre que l’on voit surgir
de la fosse, parce que cela est à l’arrière plan des perceptions qui se
dirigent sur la scène. Mais n’allons pas trop loin : on ne peut identifier
le spectacle et l’objet esthétique, tout ce qui peut escorter l’opéra
et créer à sa perception un climat favorable et l’opéra lui-même. Et
c’est encore la perception qui va permettre de discerner l’objet
spécifiquement esthétique. Car ce qui est marginal ne la retient pas.
L’attention s’en détourne pour ne pas le prendre au sérieux; je ne
lui accorde qu’une conscience potentielle plutôt qu’actuelle, en tout
cas neutre, à moins que quelque incident, un voisin bruyant, une
panne de lumière, ne m’induise de nouveau à ce que Husserl appelle
une attitude positionnelle. Je ne suis pas venu pour être à l’Opéra
comme les héros de Balxac au Théâtre des Italiens, je suis à l’Opéra
pour entendre Tristan et lsolde.
Le regard se porte sur la scène : c’est là qu’est joué Tristan.
Or, que vois-je ? Des acteurs qui jouent et chantent. Mais ces acteurs
ne sont pas encore l’objet esthétique. Mme Flagstad, qui a un air si
magnifique de santé, n’est pas lsolde, la frêle lsolde qui se meurt
d’amour; peu importe, c’est sa voix qui compte, qui doit être et qui
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D'ART 37
est la voix d’Isolde (i). Mais d’où puis-je affirmer que c’est bien la
voix d’Isolde ? C’est qu’il y a une Isolde que le texte impose, et que
nous découvrons à travers le jeu et le chant de l’actrice qui nous
instruisent de ce texte au cas où nous ne le connaissons pas déjà, si
bien que l’actrice nous fournit elle-même la norme selon laquelle
nous pouvons la juger : elle indique l’Isolde véritable qui est pour elle
un modèle et un juge. Au surplus, dans l’attitude esthétique ordinaire,
je ne me soucie pas de juger les acteurs; davantage, je ne les perçois
pas comme acteurs, à moins que quelque incident, comme tout à
l’heure la panne de lumière, ici une maladresse, un couac, un malaise,
interrompant ou dénaturant leur rôle, ne m’induise à les saisir et
à les juger comme tels, à les accuser de trahir le rôle qu’ils tiennent
et que je visais à travers eux. Je ne dis pas : Lorentz feint d’être
mourant, mais : Tristan est mourant. L’acteur est neutralisé, il n’est
pas perçu pour lui-même, mais pour l’œuvre qu’il joue : il est un peu
à l’cpéra ce qu’est la toile au tableau, quelque chose qui peut trahir
ou aider la couleur, par exemple selon que l’enduit a été bien ou mal
préparé, mais qui n’est pas la couleur même.
Mais d’autre part, qu’est-ce pour moi que Tristan et Isolde, et
cette histoire qui leur arrive et qui constitue le sujet de l’opéra ? Il
faut introduire ici une distinction : s’il s’agit de l’histoire telle que la
résume le programme, ce n’est assurément pas encore l’objet esthé¬
tique; je la connaissais déjà avant d’assister à la représentation, et
(i) C’est ici que nous nous séparerions de Sartre, dont nous évoquerons plus tard
la théorie, et aussi bien de Husserl, car, pour Husserl, dont la doctrine sur ce point
est assez confuse, d’une part l’irréel, qui est « en portrait », et l’imaginaire se confon¬
dent, image et portrait étant réunis sous le même vocable : Bild, et d’autre part,
l’imaginaire est le résultat de la neutralisation. Or il semble — et ceci s’accorderait
au surplus avec la théorie générale de Husserl qui subordonne toutes les modifi¬
cations positionnelles de la croyance à la modification plus radicale de neutralité, et
qui invite par conséquent à distinguer cette dernière modification de l’imagination —•
que l’irréel soit ici d’abord donné et subisse ensuite la neutralisation, ou du moins que
l’irréel soit neutralisé en tant qu’irréel et sans avoir besoin de la neutralisation pour
devenir tel.
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
la forêt me sont donnés, les effets qu’on peut tirer de cet autre-maté¬
riau qu’est le sujet, quels chants suscite l’histoire d’Isolde, quels
cris arrache le philtre, quelle harmonie de couleurs constitue la forêt :
le sujet en tant qu’irréel est encore un moyen au service de l’œuvre,
non plus pour la manifester cette fois, mais pour la susciter.
Ce qui est donc irremplaçable, ce qui est la substance même
de l’œuvre, c’est le sensible qui n’est donné que dans la présence,
c’est cette plénitude de la musique où j’essaie de m’absorber, cette
conjonction de la couleur, du chant et de l’accompagnement orches¬
tral dont j’essaie de saisir toutes les nuances, de suivre tous les
développements. Voilà pourquoi je suis à l’Opéra ce soir, et pas
comme les ouvreuses qui placent les spectateurs ou comme l’admi¬
nistrateur qui évalue la foule et suppute les bénéfices, ni comme le
metteur en scène qui place les acteurs dont il repère les maladresses
ou les désobéissances, ou comme l’ingénieur de la radio qui transmet
le son comme un bruit. Je suis venu pour m’ouvrir à l’œuvre, pour
assister à ce déferlement sonore soutenu par des accords plastiques,
picturaux et presque chorégraphiques, à cette apothéose du sensible.
Ce sont mes oreilles et mes yeux qui sont conviés à la fête, encore
que, évidemment, j’y sois tout entier présent : la conscience en moi
qui donne et qui exige le sens ne saurait être laissée au vestiaire, et
elle a part au spectacle. Mais à une première condition : c’est qu’elle
s’emploie d’abord à préserver la pureté et l’intégralité du sensible,
justement en neutralisant tout ce qui pourrait l’altérer et détourner
de l’apparence, les hochements de tête du voisin, la gaucherie d’un
figurant, ou la danse du chef d’orchestre. Alors le sensible, maintenu
comme tel au prix de cette vigilance, recèle un sens dont la conscience
peut se satisfaire. Un sens nécessaire, car le sensible ne pourrait
être saisi s’il était pur désordre, si les sons n’étaient que bruit, les
paroles que cris, les acteurs et les décors qu’ombres et taches insolites.
Et ce sens est immanent au sensible, il en est l’organisation même.
Le sensible est donné d’abord et le sens s’ordonne à lui. Lorsque
42 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Il n’est pas indifférent, en effet, que je me sois préparé à percevoir. Non seu¬
lement en m’informant du sujet, en lisant au besoin le livret, mais encore en m'infor¬
mant de la structure de l’opéra, en repérant les leit motiv avec la fonction musicale
et la signification métaphysique que leur attribue Wagner. Cette enquête préalable
n’a d’autre fin que de débrouiller ma perception de l’objet esthétique. Nous revien¬
drons sur ce point quand nous décrirons cette perception.
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART 45
quotidien, il ne l’est pas en tant qu’il est l’âme du poème, le sens qui
unifie le sensible verbal. Mais il l’est cependant de nouveau par rap¬
port à une forme plus haute du sens et qui unifie les sens précédents.
Car il y a une unité plus profonde de l’œuvre totale, par qui sont
rassemblés les différents aspects du sensible qui s’offre à moi, par qui
est scellée une alliance entre telle phrase du poème, telle courbe du
chant, tel mouvement chorégraphique des acteurs, tel jeu de lumière
sur les tonalités du décor. De cette alliance je dois être le témoin,
et ce n’est pas toujours facile de répartir équitablement mon attention
entre toutes les sollicitations du sensible sans en privilégier un des
aspects ou un des sens, négligeant la musique pour m’intéresser à
l’histoire, ou négligeant les paroles pour suivre le chant à l’orchestre ;
mais c’est toujours possible cependant, parce que l’objet m’y invite,
et plus précisément parce que ces divers aspects, poétique, musical ou
plastique, ont encore un autre sens, proprement expressif, qui
déborde l’intelligible et, d’un sensible à l’autre, peut converger. C’est
par l’affinité de ces diverses expressions que se constitue l’expression
totale de l’œuvre qui est son sens le plus haut (i), et c’est encore la
perception qui me le livre car il est le visage même que le sensible
tourne vers moi : il n’est que par le sensible et c’est en lui que le
sensible trouve sa raison d’être. Lorsque Isolde meurt dans un cri
d’amour auquel la musique prête des accents surhumains, lorsque ses
gestes, son chant, la lumière et la musique qui la baignent, tout cons¬
pire à exprimer l’exaltation de la ferveur et l’inintelligible victoire
de l’amour, lorsque le sensible déchaîné et pourtant maîtrisé clame
(i) Sans doute cette unité des expressions n’est-elle possible que parce qu’il y a
entre les différents arts, comme moyens d’expression, une unité au moins possible,
dont Hegel a bien montré le cheminement : le pictural qui sort du sculptural par le
bas-relief en appelle à la musique par la disparition progressive du sculptural en lui,
et le musical à son tour en appelle au poétique. C’est par cette dialectique que
l’entreprise d’un art total, comme celui de Wagner, est objectivement possible. Mais
c’est dans la convergence des expressions, et finalement dans l’unité souveraine d’un
thème affectif commun, qu’il faut chercher l’unité sensible et vécue de l’œuvre.
44 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
quelque chose qu’il est seul à pouvoir dire, alors je suis en face de
l’œuvre et je la comprends. Qu’ai-je compris ? Ici peut commencer
une interrogation sans fin sur le sens : que signifie ce que l’œuvre
m’a dit, non seulement ce qu’elle m’a dit plus ou moins rationnel¬
lement par les paroles, mais ce qu’elle m’a dit plus impérieusement
par la musique : l’éclatement de cette passion miraculeuse, l’exaltation
de la nuit, ce thème étrange de la mort d’amour ? C’est à l’entr’acte
ou à la sortie que j’en parlerai, lorsque la réflexion succédera à la
contemplation. Mais la matière de cette réflexion m’est donnée avec
l’objet esthétique, et en lui, et pourtant sans que je m’en aperçoive,
comme si la musique me transmettait un message auquel la réflexion
sera toujours inégale. Car, ce que l’objet esthétique me dit, il le dit
par sa présence, au sein même du perçu.
Ainsi, je suis devant l’objet esthétique aussitôt que je suis à lui :
je suis indifférent au monde extérieur, que je ne perçois plus que mar¬
ginalement et que je renonce à évoquer, pour éprouver la vérité de
ce qui m’est présenté. Ce qui m’est présenté, c’est le sensible dans
sa gloire, non point un sensible inorganisé et insignifiant, mais un
sensible qui se dit en quelque sorte lui-même par la rigueur de son
développement, et qui me dit encore autre chose à la fois par ce qu’il
représente, dans la mesure où il est ordonné à une représentation,
et par ce qu’il exprime en se disant lui-même.
Nous aurons à vérifier et à ajuster ces premières indications à
l’examen d’autres objets esthétiques. Dans la mesure où nous devons
recourir à l’empirie, l’eidétique ne peut exclure toute induction. Mais
nous pouvons déjà mesurer la différence de l’objet esthétique et de
l’œuvre d’art. L’œuvre d’art, c’est ce qu’il reste de l’objet esthétique
quand il n’est pas perçu, l’objet esthétique à l’état de possible atten¬
dant son épiphanie. Ce serait le heu de réhabiliter la formule empi¬
rique : l’œuvre demeure comme une possibilité permanente de
sensation; pourtant l’on peut aussi bien dire, parce que l’ensemble
sensible s’organise en idée, qu’elle demeure comme idée qui n’est
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART 45
fester le sensible qui dort en lui tant qu’un regard ne vient l’éveiller.
Ce que l’artiste a créé, ce n’est pas encore tout à fait l’objet esthé¬
tique, c’est le moyen pour cet objet d’être lorsque le sensible, par un
regard, est reconnu comme tel. L’objet n’existe de son existence
propre qu’avec la collaboration du spectateur, et l’artiste lui-même,
pour achever son oeuvre, doit se faire spectateur. A quelqu’un qui
s’étonnait qu’il sculptât toujours avec une sorte de fureur, Michel-
Ange répondait : Je hais cette pierre qui me sépare de ma statue;
mais la pierre ne cesse de séparer la statue tant qu’un regard ne vient
pas délivrer cette statue, la trouver dans la contemplation même de
la pierre.
Ainsi, nous étions partis de l’œuvre d’art, que nous supposions
immédiatement donnée et identifiable, pour rejoindre l’objet esthé¬
tique; et c’est l’objet esthétique que nous repérons le plus aisément
(encore qu’il faille élucider bien des problèmes, et d’abord celui de
son être), tandis que l’œuvre d’art comme réalité empirique dans le
monde culturel semble se dérober lorsqu’on s’interroge sur son être.
Cela signifie qu’œuvre d’art et objet esthétique se renvoient' l’un à
l’autre et se comprennent l’un par l’autre. Car l’exécution, qui est
la présentation de l’œuvre, est en même temps le moyen par lequel elle
devient objet esthétique, et c’est au moment où elle devient objet
esthétique que l’œuvre d’art est vraiment œuvre d’art. Mais il y a
une autre condition, indépendante de l’exécution, à l’avènement de
l’objet esthétique : c’est la perception, qui le reconnaît comme tel.
Car on peut manquer l’objet esthétique : ainsi ferai-je si, à l’Opéra,
je suis seulement attentif à la façon dont l’œuvre est exécutée ou com¬
posée, ou si je suis tellement sensible aux charmes de ma voisine, ou
à mes propres rêveries, que l’opéra ne soit plus pour moi qu’une
toile de fond sonore, voire un présent importun. Alors je suis
encore en face de l’œuvre, mais il serait absurde de considérer l’œuvre
comme le corrélât d’une perception distraite ou maladroite; car
précisément l’œuvre perd son sens d’œuvre aussitôt qu’on méconnaît
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D'ART 47
(1) Ce que l’expérience esthétique réalise ici, c’est, sur le plan de la perception, ce
que pourrait être au plan du logos le savoir absolu, le savoir qui cesserait d'être un
savoir pour laisser apparaître le sens. Seulement ce sens resterait à dire, alors qu’ici
il est déjà dit par l’œuvre même, de façon irréprochable et définitive. Et peut-être
n'y a-t-il de contemplation qu’esthétique.
(3) Ea distinction que nous venons de faire entre l’œuvre d’art et l’objet esthé¬
tique, bien qu’elle soit commandée par l’analyse phénoménologique de la relation au
48 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Nous allons d’abord examiner d’un peu plus près les deux
conditions qui permettent à l’objet esthétique d’apparaître : d’une
part, que l’œuvre soit pleinement présente, c’est-à-dire, au moins
pour certains arts, et en un sens pour tous, qu’elle soit exécutée,
d’autre part qu’un spectateur lui soit présent, et, mieux qu’un spec¬
tateur, un public.
sujet et à sa visée, recoupe à bien des égards celle que, dans sa pénétrante « analyse
existentielle de l’œuvre d’art », M. E. Souriau fait entre * l’existence physique »,
selon laquelle l’œuvre a un corps, et « l’existence phénoménale », selon laquelle elle
apparaît aux sens (La correspondance des arts, p. 45-72). Ees deux autres modes
d’existence que discerne ensuite M. Souriau, « l’existence réique » qui est celle « du
monde d’étres et de choses que l’art pose par le seul moyen du jeu concertant des
qualia sensibles », et « l’existence transcendante » qui est celle du « contenu indicible »
de l’œuvre, nous semblent pouvoir être rattachés à l’existence phénoménale. De sorte
que l’étude de l’objet esthétique proprement dit doit suivre les trois degrés de
l’existence phénoménale, réique et transcendante : c’est précisément ce chemin que
nous suivrons en étudiant le sensible, l’objet représenté ou sujet et l’expression, trois
aspects de l’objet esthétique — sinon trois plans d’existence — dont nous nous
efforcerons de montrer que l’analyse doit les discerner, mais que la perception
esthétique les unit en appréhendant la » forme ». Nous ne pouvons trouver à la
phénoménologie de l'objet esthétique meilleure recommandation que cette rencontre
avec l'analyse existentielle de M. Souriau ; et nous aurons encore l’occasion de nous
en prévaloir ; mais c’est dire par là notre dette à l’égard d’une pensée avec laquelle,
on s’en doute, ce n’est pas fortuitement que nous nous rencontrons.
Chapitre II
(1) Il se peut d'ailleurs que le maître d'œuvre ait sous ses ordres, outre les artisans
des divers corps de métiers, des artistes véritables : sculpteurs, peintres, paysagistes,
voire poètes, comme Valéry au Palais de Chaillot ; comme aussi bien le mette ar en
scène peut faire appel aux peintres ou aux musiciens. Mais il s’agit alors d’une colla¬
boration pour un « Gesamtkunstwerk », selon laquelle les artistes ne sont pas réduits
au rôle d’exécutants.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) C’est pourquoi l’acteur improvise toujours ; toutes les répétitions ne servent
qu’à le mettre en état d’improviser réellement, car ce n’est pas chose facile.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION
humain que la musique s’incarne, mais cette fois dans un corps' disci¬
pliné par l’instrument et qui a dû se plier à un long exercice pour
devenir lui-même l’instrument de l’instrument. On le voit encore
mieux au chef d’orchestre qui est, comme le metteur en scène ou le
choréauteur, le médiateur nécessaire entre l’œuvre et l’exécutant :
il ordonne et contrôle l’exécution parce que c’est en lui que l’œuvre
trouve son unité; et elle la trouve parce qu’elle se coule en lui, qu’elle
habite en lui, et qu’il la rend visible, par sa pantomime même, si
sobres que soient parfois ses gestes, un peu comme le danseur réalise
en lui le ballet. Et mieux encore que la musique, la danse est un
langage signifiant parce qu’elle est transmise par l’homme.
Mais pour comprendre ce que l’exécution apporte à l’œuvre, il
faut comprendre que l’œuvre doit s’accorder à l’exécutant qu’elle
sollicite. Ce qu’il y a en elle de grâce se mesure au bonheur avec lequel
elle est jouée. Que le metteur en scène se dise : voilà une pièce jouable,
que chaque scène lui paraisse s’incarner immédiatement dans une
situation sur le plateau, chaque réplique dans une attitude, toute la
pièce obéir à une certaine logique corporelle, c’est là le meilleur signe.
Mais c’est dans la musique que cette logique corporelle donne au
mieux la mesure de l’art : l’œuvre est d’autant plus heureuse que le
musicien est plus heureux de la jouer. L’auteur même, le plus souvent,
lorsqu’il compose, cède à l’entraînement de son corps en essayant
ses ébauches au piano; sans doute s’agit-il d’un corps apprivoisé
auquel un long exercice a donné le plein usage de sa spontanéité;
et c’est pourquoi son adhésion garantit le naturel de l’œuvre. Sans
doute aussi faut-il que l’œuvre soit préméditée et contrôlée, mais à
condition que le labeur se dissimule dans l’aisance du sensible, que
les mathématiques se fassent gracieuses, que la règle soit au service
d’une spontanéité. On mesure par là la différence d’une fugue de
Bach à certaines œuvres de l’école dodécaphonique ; et l’on comprend
aussi que la musique soit mélodique d’abord; on voit bien dans
Debussy que là où la mélodie est rompue, c’est encore par de la mélo-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) « I,es indications de jeux de scène que nous pouvons attribuer à Molière avec
certitude sont très rares et toutes commandées par l’action », écrit Dullin (L’avare,
collection «Mises en scène », p. n), qui montre par ailleurs comment la mise en scène
s’est encombrée de traditions aujourd’hui désuètes et vidées de sens, et comment, sur
l’interprétation même d’un personnage principal comme Harpagon, la tradition se
fait et se défait d’elle-même au gré de l’esprit de chaque époque, ainsi que l’atteste, à
défaut de renseignements plus précis, l'iconographie.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION
(i) Toutefois, pour l'exécutant, il est bon de savoir ce que l’auteur pensait de son
œuvre et voulait pour elle : il n’est pas indifférent à qui veut jouer du Racine de
chercher quelle « déclamation naturelle » Racine enseignait si méticuleusement à
Baron et à L,a Champmeslé, ou, à qui veut jouer du Shakespeare, de chercher
comment étaient plantés les décors élisabéthains, et quelle opinion Shakespeare a de
l'amphigouri des comédiens dans Hamlet. Mais il ne saurait s’agir de renoncer à la
machinerie ou à l’électricité pour restituer les représentations de l’Hôtel de Bour¬
gogne ou du Globe ; il faut faire pour la mise en scène ce que Ravel fait pour Rameau :
retrouver un certain esprit avec des moyens nouveaux. Et, au surplus, le retour à
l’auteur n’est pas une garantie absolue : il se peut que lui-même se trompe sur sou
œuvre, et même pour l’exécutant l’œuvre doit juger l’auteur.
j8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
manifester une vérité qui se fait connaître dans cette réalité. L’histo¬
ricité des exécutions ne relativise pas totalement la vérité de l’œuvre;
elle n’atténue rien de cette exigence qui est en elle et qui suscite tou¬
jours de nouvelles exécutions. Parce que l’apparaître, nécessaire à
l’être, ne lui est pourtant pas identique, plusieurs exécutions diffé¬
rentes d’une, même œuvre peuvent être valables, comme aussi bien, de
la part du public, plusieurs interprétations d’une même œuvre exé¬
cutée. D’un chef-d’œuvre, dit M. Gouhier, « chaque recréation fait
jaillir une image inédite, de sorte qu’il est indéfiniment nouveau sans
cesser d’être le même... tout entier dans chacune de ces images » (i),
et c’est pourquoi on ne peut assigner à l’histoire le soin d’un déchif¬
frage et d’une révélation progressifs : le Hamlet de Lawrence Oliver
n’est pas plus vrai que celui de Jean-Louis Barrault; et ce n’est pas
seulement l’homme Hamlet, tel que Shakespeare le fait parler, qui
est inépuisable par ce qu’il a d’ambigu ou d’inachevé dans chaque
geste ou chaque parole; c’est l’œuvre même comme totalité — et la
Neuvième ou une nature morte de Braque aussi bien que Hamlet —
qui est inépuisable par ce que nous appellerons sa profondeur :
irréductible à ses exécutions et pourtant saisissable seulement sur
elles, et mieux en elles. On pourrait dire que la vérité de l’œuvre, c’est
d’être une vérité. Si, au lieu d’être spectateur percevant, nous étions,
comme dit Jaspers, « conscience en général », capables de survoler
l’histoire et de survoler toutes les vérités historiques de l’œuvre,
il n’y aurait plus de vérité du tout : l’être de l’œuvre aurait
résorbé son apparaître, elle serait vérité éternelle et non objet
esthétique.
Ainsi l’œuvre est une exigence infinie qui veut une réalisation
finie, et qui est réalisée chaque fois que l’œuvre nous est présente
avec assez d’évidence et de rigueur, sans fausses notes, et que tout
invite notre perception à saluer en elle l’objet esthétique; la vérité
de l’œuvre que nous possédons alors est bien la vérité que l’œuvre
impose et qui s’impose à nous.
Cette transcendance, si elle a un sens, c’est bien d’abord pour
l’exécutant; et encore n’exécute-t-il l’œuvre qu’en imaginant une
œuvre déjà exécutée, ne lit-il le texte qu’en l’imaginant joué. Du
moins a-t-il à l’exécuter réellement : la vérité de l’œuvre est pour lui
non un donné, mais une tâche. Et la vertu principale qu’elle requiert
de l’exécutant, c’est la docilité. Les grands metteurs en scène sont
unanimes là-dessus (i), et aussi les chefs d’orchestre. Docilité difficile,
et qui a des degrés. Difficile pour plusieurs raisons qui tiennent à la
fois à l’œuvre et à l’exécutant. D’abord parce que de telles qualités
sont requises de l’exécutant, à la fois de virtuosité et d’intelligence,
qu’il ne se peut qu’il ne prenne conscience de son importance. Aussi
parce que sa contribution peut être non seulement celle d’un exécutant,
mais celle d’un artiste : ainsi pour le peintre qui dessine les décors, le
compositeur qui écrit une musique de scène, le cinéaste qui compose
une toile de fond pour le Christophe Colomb de Claudel (2). Enfin
parce que l’œuvre, telle qu’elle sort des mains de l’auteur, lui laisse
en effet une large initiative. L’exécution est à inventer, et la repré¬
sentation est une création. De là vient que l’exécutant soit tenté de
se prendre pour fin au lieu de considérer l’œuvre comme sa fin.
Et de là procèdent non seulement certaines erreurs d’interprétation,
respectables et intéressantes lorsqu’elles procèdent plus de l’excès
de zèle que de la présomption, comme lorsqu’on a vu Bérénice résister
à Baty ou Tartuffe à Jouvet, moins intéressantes lorsqu’elles pro-
(1) Cf. les quatre témoignages convergents apportés par Georges Pitoéff, Charles
Dullin, I,ouis Jouvet, Gaston Baty au début du livre de M. Gouhier.
(2) 1/exécutant est alors un artiste, titre que ne mérite pas le machiniste, mais
que déjà revendique l’acteur. Toutefois il reste exécutant au service de l’œuvre, bien
qu’à l’intérieur de cette œuvre il soit créateur. Ceci pose un problème nouveau que
nous réservons : celui de l’unité de l’œuvre lorsqu'elle implique la collaboration d’arts
différents et la nécessité d’introduire entre ces divers concours une hiérarchie, de les
soumettre à un « maître d’œuvre •.
6o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
vase de Cézanne, qu’il n’a pas sur la scène (et c’est pourquoi le
cinéma est fondé à s’inspirer de la peinture, non seulement pour y
trouver la couleur locale, mais des valeurs proprement picturales,
comme on a vu par exemple dans la Kermesse héroïque). Dès lors,
l’action que représente l’œuvre doit être conçue en termes d’images
et de mouvement et se dérouler à un rythme bien plus rapide que le
théâtre : Huis clos est inconcevable à l’écran. Plus généralement la
meilleure pièce de théâtre transportée sans précautions sur l’écran,
sans égard pour les lois du genre, donne un film inexistant ou qui ne
vaut que comme documentaire, comme moyen de reproduction et
non comme œuvre d’art. Au cinéma, même parlant, le texte n’est
qu’un prétexte : le vrai auteur, c’est le metteur en scène (i). De cette
promotion l’acteur bénéficie à son tour : il fait plus que dire un texte,
il se dit lui-même pour être vu de part en part; il est sans recul par
rapport à son rôle et c’est pourquoi il n’a finalement qu’un rôle, qui
est lui-même, et qui l’est encore, si l’on en croit la nouvelle hagio¬
graphie, dans la vie quotidienne. Sur l’écran, le caractère hallucinant
de sa présence, d’autant plus impérieuse qu’elle est fictive, le rend
plus admirable : il est lointain comm un mirage et convaincant
comme un enchanteur. (A quoi se joignent des raisons extrinsèques
à l’œuvre : le culte de l’acteur répond à un certain besoin de compen¬
sation, au désir de vivre par procuration une vie prestigieuse : à
l’hypertrophie du moi dans l’artiste répond une atrophie du moi dans
l’admirateur...)
La différence de statut entre l’acteur du théâtre et l’acteur de
(i) Qu’on nous entende bien : il n’est pas question d’introduire ici un mythe
de l’oeuvre à faire. Ce qui presse l'artiste, c’est son propre génie : un certain besoin de
s’exprimer, de donner consistance à une vision du monde qui lui est propre, comme
nous verrons plus loin. Il y aurait d’ailleurs à se demander pourquoi il choisit de
s’exprimer ainsi plutôt qu’autrement, par exemple par le discours, par l’action, ou
seulement par le silence. Mais, en tout cas, l'appel de l’oeuvre est en même temps un
appel de soi à soi qui se traduit par une exigence de création ; et ce que l’artiste a à
créer, c’est une oeuvre qui soit vraiment sienne. Mais il ne sait peut-être pas que cette
oeuvre doit être sienne, et surtout comment elle le sera : il ne peut l’apprendre qu’en
la faisant.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 67
projets, s’ils sont sérieux, sont aussitôt des ébauches : ce n’est pas
l’idée qui mûrit en lui, ce sont les essais qui se multiplient, et l’œuvre
réelle qui pousse. Lorsqu’il travaille, préparant ses plans, entreprenant
ses esquisses, reprenant son ébauche, il n’est pas en mesure de
confronter ce qu’il fait avec l’idée, qu’il aurait d’abord, de l’œuvre;
simplement il juge ce qu’il fait et, à une certaine déception qu’il
éprouve, et surtout à un certain appel qu’il entend, il pense : ce n’est
pas encore ça, et se remet à l’ouvrage; mais ce qu’est « ça », il ne le
sait pas, et ne le saura que quand l’œuvre, enfin achevée, le tiendra
quitte; peut-être d’ailleurs aura-t-il toujours l’impression qu’il n’est
pas tout à fait quitte, qu’il ne s’arrête que par lassitude ou par impuis¬
sance, sans avoir rempli son mandat; les œuvres qu’il a faites ne lui
apparaissent alors que comme des étapes vers l’œuvre qui reste à
faire, et qu’il n’a pas faite parce qu’il ne l’a pas connue. La seule
chance qu’il ait de la connaître, c’est de la découvrir en la faisant; sa
seule ressource est le faire, dont le voir sera la récompense (1). C’est
pourquoi l’artiste n’est artiste que par son acte. Il ne pense pas l’idée
de l’œuvre, il pense sur ce qu’il fait et qu’il perçoit à mesure qu’il le
fait; c’est toujours à du perçu qu’il a affaire, et l’en-soi de l’œuvre
n’est pour lui qu’en s’identifiant avec ce perçu ; il ne connaît ce qu’il
a voulu que lorsque, après l’avoir fait, il le perçoit et le juge définitif,
lorsqu’il est enfin dans la condition du spectateur. Il est donc vain
de chercher la vérité de l’œuvre dans la façon dont l’artiste la pense.
Parfois cependant, lorsqu’il nous est donné d’examiner la série de
ses ébauches, comme pour les gravures de Rembrandt, les brouillons
d’un compositeur, les ratures d’un poète, nous sommes tentés de
dire, voyant comment l’œuvre s’est faite : voilà ce que l’artiste a
voulu. Mais c’est rétrospectivement que nous concevons une idée
de l’œuvre dont nous supposons qu’elle a été présente à l’acte créateur
et qu’elle l’a inspiré; pour l’artiste l’inspiration n’est qu’un appel
indéterminé, qui ne se précise que par des essais, et par la conscience
de l’insuffisance de ces essais.
Ce travail, qui va de l’ébauche à l’œuvre, par une suite de hasards
heureux ou malheureux, de retouches et de reprises, ne peut être
comparé à celui de l’acteur ou de l’instrumentiste. Eux aussi hésitent,
tâtonnent, progressent au long des répétitions, eux aussi travaillent,
mais pour réaliser un modèle et non pour faire quelque chose de rien.
Par contre, si l’exécution diffère, ses effets sont comparables : si
l’artiste se passe du spécialiste, c’est qu’il en prend la place. Ce que
le maçon, avec sa truelle, fait pour le monument selon les directives
de l’architecte, le peintre le fait avec ses pinceaux pour le tableau. En
créant l’œuvre, il la porte du même coup à une existence totale et
définitive; elle n’attend plus que le regard pour être objet esthétique.
mesure à la tradition — et déjà ce n’est le plus souvent qu’après coup, comme pour se
justifier — ce n’est pas le désir de prolonger et de compléter, mais de faire autre
chose. Quoi ? Il ne le sait précisément que lorsqu’il l’a fait ; jusque-là il sait seulement
que quelque chose de neuf se veut en lui, et que, parce que c’est neuf, il doit le faire
d’abord.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 69
Il n’y a pas ici pour l’œuvre un système de signes qui lui permettrait
d’attendre une exécution, le sensible est produit une fois pour toutes,
fixé, comme dit le peintre, sur la toile ou pétrifié dans la pierre. Dans
tous les cas, le sensible est bien la matière même de l’œuvre : comme
la peinture est faite avec des couleurs, la musique l’est avec des sons,
la poésie ou le théâtre avec des mots qui doivent être proférés, la
danse avec des mouvements qui doivent être accomplis. Mais ici le
sensible n’est pas capté et élaboré par le moyen de signes, il doit être
immédiatement et directement traité, et le soin de le traiter ne peut
être confié à personne d’autre que le créateur, pour deux raisons :
d’abord parce qu’on ne peut l’imaginer assez précisément pour
donner les directives avant de l’avoir exécuté, ensuite parce que ces
directives ne seraient jamais assez précises pour que l’exécution ne
soit pas création (1).
Les caractères de l’exécution marquent l’œuvre : ce qui est exigé
de l’exécutant qui réalise l’œuvre est exigé de l’auteur qui l’exécute
en la créant. Ici encore le sensible passe par l’homme et ne s’épanouit
comme sensible que si l’homme le produit avec bonheur : le peintre,
au delà des disgrâces de l’effort, doit être un virtuose comme le pia¬
niste ou le danseur. Le corps est toujours de la partie, comme Valéry
l’a montré pour l’architecture, et non seulement en prêtant l’habileté
et la sûreté de ses pouvoirs, mais en communiquant à l’œuvre, par
une sorte de connivence, la profondeur qui est en lui; cet interior
d’où émane l’appel de l’œuvre, il trouve ici son analogue dans l’inspi¬
ration corporelle; comme l’idée monte d’une profondeur spirituelle,
les moyens de l’exécution jaillissent d’une profondeur vitale. L’aisance
(1) Ingarden, dans un ouvrage sur lequel nous reviendrons, appelle • konkre-
tisation » ce que nous avons appelé exécution ; et il met encore au compte de cette
concrétisation le concours que le lecteur ou le public apporte à l'œuvre littéraire :
nous développerons ce point dans le prochain chapitre.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) U faut donc distinguer la reproduction de la copie qui exige un faire artis¬
tique, elle-même distincte du pastiche, copie qui ne s’avoue pas et qui imite un style
et non une oeuvre déterminée ; il y a là une gerbe de problèmes que nous ne pouvons
aborder parce qu’ils concernent surtout le faire.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION
(i) Il faut ici nuancer : ce n’est vrai que lorsque l’écriture se met totalement au
service de la parole et renonce à être dessin. Un manuscrit enluminé constitue encore
un objet esthétique complexe où le texte est solidaire de sa présentation parce que
l'écriture y vaut pour elle-même ; la concurrence qu’elle fait alors au texte est telle
que l’attention se détourne souvent complètement de l’objet littéraire pour ne
considérer que l’objet pictural. Plus généralement, il faut tenir compte de l'impor¬
tance attachée à la présentation matérielle d’un texte, à la qualité du papier et des
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
caractères ; il nous plaît de lire nos poètes favoris dans de belles éditions. Est-ce à dire
que d'une édition à l’autre l’objet littéraire se soit transformé ? Non pas. he plaisir
que nous éprouvons à une belle édition est en fait du même ordre que le plaisir à
entendre de la musique dans un bon fauteuil plutôt que sur un strapontin. Au plaisir
esthétique proprement dit, suscité en nous par la présence de l’objet, se mêlent, au
point que le sensualisme peut les confondre faute de discerner assez l’agréable et le
beau, mille touches affectives éveillées soit par l’objet matenalUer spectatum, soit par
son contexte, qui viennent confirmer le plaisir esthétique sans pourtant le constituer
ou qui nous rendent plus disponibles à lui. Un beau • japon « ne rend aucunement le
texte plus beau, il en rend la lecture-plus agréable. De même le cristal ne rend pas un
vin plus noble, mais permet de le mieux savourer.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 75
(1) La plus grande part du mécanique ou du fortuit (par exemple dans la cuisson
de l’émail) et la moindre part du faire corporel ou du faire spirituel contribuent à
déterminer le caractère mineur de certains arts.
(2) Esthétiques tout de même, si le prestige de l’authentique est secrètement lié
d’une part au respect de l’acte créateur dont on veut posséder la trace et d'autre
part, lorsque l'original est ancien, au sentiment qu’il n’est pas indifférent à l’être
même de l’objet esthétique d’avoir duré et nourri d’innombrables expériences
esthétiques.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION
(1) A la différence de la photographie d’art proprement dite, qui crée son objet.
Mais ne peut-on dire que quelque chose de nouveau soit créé par la perspective ou le
découpage, comme dans les photographies de détail ? Non, les détails peuvent être
beaux par eux-mêmes, ils sont assurément intéressants à remarquer, mais ils ne
constituent pas encore une oeuvre d’art parce qu’ils n’ont pas été composés pour
eux-mêmes mais pour l’ensemble sur lequel ils ont été prélevés ; ils ne sont pas une
forme qui aurait son fond propre, comme un portrait par exemple, à moins qu’ils ne
soient déjà une œuvre indépendante, comme une sculpture dans un édifice, une gar¬
gouille ou un vitrail.
(2) Ceci n’a pas de sens pour des œuvres qui se livrent dans des signes indéfini¬
ment répétés : une édition originale n’est nullement un original ; et sa recherche est
une manie comparable à toute autre manie, sans aucune signification esthétique.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 79
son être est celui d’une présence sensible, inépuisable : un être dopt
la réalité ne peut être mise en question, mais dont la vérité, parce
qu’elle est liée à l’apparaître, est insaisissable. Un être pour qui c’est
une exigence d’apparaître parce qu’il ne peut trouver ailleurs sa
vérité, alors qu’à un objet perçu quelconque il est indifférent d’être
présent d’une façon ou d’une autre, parce qu’il y a en principe une
idée vraie de lui, parce que la perception n’est pas tout pour lui.
Mais si l’œuvre d’art veut apparaître, c’est à moi ; si elle veut être
totalement présente, c’est pour que je sois présent à elle. L’exécution
a lieu devant un spectateur qui y participe. Et l’on peut dire à la
rigueur que le spectateur est encore un exécutant, et même, lorsqu’il
est lecteur, le seul exécutant; car le lecteur est celui qui perçoit, mais
qui, en proférant les sons, se donne à percevoir à lui-même. L’on
comprendrait alors que le spectateur soit sollicité par le même devoir
que l’exécutant : être docile et fidèle à l’œuvre, — et que toute per¬
ception esthétique soit une tâche. Ceci pourrait être examiné ici,
mais le sera plus opportunément dans le chapitre suivant sur l’œuvre
et le spectateur, où nous n’aborderons pas encore la perception
esthétique proprement dite, mais traiterons de la contribution que
le spectateur apporte à l’œuvre, en nous plaçant toujours au point
de vue du perceptum, et non du percipiens.
Chapitre III
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC
(i) Cecd n’implique pas nécessairement que l’artiste crée pour un public, comme
Sartre l’affirme de l’écrivain. Nous laissons de côté ce problème qui touche à la psy¬
chologie de la création. Mais même si l’artiste crée pour lui, c’est-à-dire tâche de
résoudre ses propres problèmes en se faisant artiste, son œuvre, une fois achevée, se
détache de lui, et il est bien rare qu’il se résolve à en demeurer le seul spectateur,
comme dans le Chef-d’œuvre inconnu, de son plein gré.
M. DUFRENNE 6
82 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
est spectateur et ne doit pas se laisser prendre au jeu (i); 20 Par cette
attention à l’objet et ces vertus de l’objet, le spectacle, composant en
l’homme la forme apaisée et souveraine du spectateur, l’invite à être
lui-même et non à s’aliéner. C’est ainsi, comme dit bien J. Hytier,
que le théâtre doit réaliser, plutôt que la communion massive,
a l’accord d’une multiplicité d’admirations particulières » (2). Ce
qu’Alain exprime en disant que le spectacle est l’école de la conscience
de soi. A se perdre dans le public, parce que ce public s’ordonne à
l’objet, le spectateur se gagne : c’est à être lui-même que le public
l’invite et le prépare. Et nous verrons pareillement qu’à s’aliéner dans
l’objet esthétique, le spectateur également s’affirme, parce que cet
objet lui renvoie sa propre image.
C’est dire que le spectateur participe doublement au spectacle :
comme figurant dans un public, il collabore à l’exécution de l’œuvre
en même temps qu’il se « met en forme » pour l’appréhender; mais
c’est comme conscience solitaire et recueillie qu’il recueille l’œuvre
pour sa métamorphose en objet esthétique. Il est ici déjà ce témoin,
comme dit M. E. Souriau, requis par l’œuvre, cette subjectivité qui,
pour être pleinement subjectivité, ne peut être que singulière, à
laquelle se réfère l’apparaître, par laquelle et pour laquelle cet appa¬
raître est signifiant. C’est sur les arts non séparément exécutés, et
qui sont en même temps les arts solitaires, que nous allons considérer
cette fonction de témoin : c’est là qu’elle est prépondérante, alors
que la réalité du public passe au second plan et prend un autre
sens.
Mais d’abord il faut revenir sur une question que nous avions
(i) En suivant l’idée, on arrive à dire que le roman, quelque métier et quelque
puissance créatrice qu’il suppose, n’est pas exactement un art parce que le sensible y
est escamoté ou subordonné. Mais il y a un autre aspect de la lecture du roman, que
Sartre a bien indiqué (L’imaginaire, p. 87 sq.) : on ne lit pas un roman comme un
livre quelconque parce que le savoir, de signifiant, devient imageant ; le mot n’est
donc pas seulement outil, porteur neutre d’un sens, il est « représentant », et cette
charge lui confère une certaine densité et une certaine personnalité. (A quoi on
pourrait ajouter une certaine charge affective, dont Sartre laisse l’examen de côté.)
Dès lors, le roman est tout de même œuvre d’art, mais particulière, en ce que, au heu
de faire apparaître le sens dans le sensible, il le donne abstraitement, mais s’efforce
de le faire « réaliser » dans des images en suggérant au lecteur, non pas tant de se
faire spectateur comme à un théâtre virtuel, que de s’identifier au personnage prin¬
cipal et de se faire l’associé de ses perceptions, le complice de ses actes. Mais cette
contribution de l’imagination n’est pas l’équivalent d’une exécution.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 89
(1) Sur l’allure et la fonction du mot poétique, les analyses de Sartre (L'imagi¬
naire,, p. 90 ; Qu’est-ce que la littérature ?, p. 65) rejoignent celles de Mallarmé et de
Valéry sur le pouvoir incantatoire du verbe : « Je dis : une fleur... » Non seulement le
mot précède le sens, mais il le porte en lui : la chose est prise dans le mot comme le
cygne dans la glace, comme la « défunte nue » dans « l’oubli gelé du miroir ». Par
contre, on peut se demander si cette analyse s’accorde avec celle de Heidegger, pour
qui « jamais la poésie ne reçoit le langage comme une matière à œuvrer et qui lui
serait prédonnée, mais c’est au contraire la poésie qui commence par rendre possible
le langage... 1/essence du langage doit être comprise par l’essence de la poésie »
(Extraits, trad. Corbin, p. 246). Nous aurons l’occasion de revenir sur la conception
heideggerienne de la poésie, dont la signification est essentiellement ontologique.
(2) Cf. Valéry : « Un poème est une durée pendant laquelle, lecteur, je respire
suivant une loi qui fut préparée. Je donne mon souffle et les machines de ma voix ;
ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence. Je m’abandonne à l’adorable
allure : lire, vivre où mènent les mots. »
(3) Poésie, trad. D. Dreyfus, p. 99.
9° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) M. Lapicque montre fort bien que l’expérience perceptive ordinaire fait déjà
sa part au rêve et que l’espace vécu est sur fond d’espace rêvé ; de là vient que * ce
qui est fatalement rêvé dans le monde naturel, l’espace proprement dit, glisse sans
heurt dans le pur espace pictural • [La profondeur et le rythme, p. 25).
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
avec l’objet (i). Ce rêve n’est cependant pas une détente totale où la
conscience sombre; et c’est pourquoi nous ne dirions pas comme
M. Lapicque que le corps « se retire totalement du jeu » : c’est par
lui, par sa vigilance et son expérience que nous restons en prise avec
l’objet; seulement, au lieu d’anticiper l’action et de chercher à se
soumettre l’objet, il se soumet à lui et se laisse mouvoir par lui.
Ainsi le témoin, sans quitter son poste dans l’espace physique,
pénètre-t-il dans le monde de l’œuvre; et parce qu’il se laisse
convaincre et habiter par le sensible, c’est ainsi qu’il pénètre dans
la signification, ou aussi bien que la signification le pénètre, tant est
étroite la réciprocité du sujet et de l’objet. Devant un tableau figuratif,
je suis avec les personnages représentés, dans la ville de Canaletto,
à l’ombre du chêne de Ruysdael. Aucun éclairage n’est impossible
parce que c’est l’éclairage du tableau; aucun monstre n’est tératolo¬
gique, aucun désordre n’appelle le balai, et le compotier a le droit
d’être de guingois; cela ne signifie pas que la peinture soit de l’irréel,
mais que je me suis irréalisé pour proclamer sa réalité et que j’ai pris
pied dans ce nouveau monde qu’elle m’ouvre, homme nouveau moi-
même. Mais il faut bien voir qu’en m’irréalisant je m’interdis toute
participation active; en me désintéressant du monde naturel que j’ai
quitté, j’ai perdu le pouvoir d’être intéressé dans le monde esthétique :
je suis dedans, mais pour le contempler, et c’est tout ce que l’œuvre
attend de moi : que je me situe en elle et la connaisse du dedans.
C’est de la même façon que j’assiste à une représentation théâtrale
ou que je lis un roman. Cette relation personnelle qu’au théâtre, pris
dans le public, j’entretiens quand même avec l’œuvre, elle ne m’oblige
pas à abdiquer ma fonction de spectateur, mais à être à l’œuvre tout
en étant spectateur. Je suis avec les personnages, je sais de chacun
d’eux ce que les autres savent de lui et ce qu’il sait des autres; mais
je ne m’identifie à aucun d’entre eux. Plutôt, je tiens les fils à mesure
qu’ils me sont donnés et je recompose en moi l’action dans laquelle
les personnages sont pris : c’est avec l’ensemble que je suis de plain-
pied, comme le chef d’orchestre avec toutes les voix de la symphonie;
et c’est pourquoi le théâtre est essentiellement action et non psycho¬
logie (i). Parce que mon regard embrasse toute la scène, c’est à un
événement que j’assiste, comme M. Gouhier l’a fort bien montré (2),
qui crée une situation pour des personnages, telle que les personnages
se définissent en fonction de cette situation; plutôt que des person¬
nages, je suis contemporain de la situation totale, j’entre dans le
monde de l’œuvre par la grande porte, car la situation est la totalité
de ce monde, comme dans le tableau l’ensemble de la composition.
C’est là la différence entre le théâtre et le roman, car le roman me
propose — et les romanciers contemporains en ont pris une cons¬
cience aiguë — de m’identifier en quelque sorte, tout en restant spec¬
tateur, avec un des personnages et de voir avec ses yeux les autres, ce
personnage pouvant d’ailleurs rester le même ou varier au long de
l’œuvre. Je ne suis pas alors dans le secret, ou du moins je ne suis
dans le secret que d’une conscience (3); et le monde où je pénètre
ainsi a le caractère fragmentaire, indéterminé et ouvert du monde
naturel. Mais il reste que j’y suis, dans ce monde.
Nous reviendrons longuement sur ces problèmes, et de la per¬
ception esthétique, et de la nature du monde de l’œuvre. Mais il
(1) I/idée est développée par M. Touchard dans Dionysos. Cela ne signifie point
que le théâtre ne puisse être psychologiquement vrai, bien entendu.
(2) « Les catégories dramatiques se rapportent à et qui arrive ; elles qualifient
l’action en tant qa’événement produisant une situation » (L’essence du théâtre, p. 168).
(3) C’est pourquoi le roman est tenté par la psychologie. Mais psychologiser,
c’est toujours un péril, et bien des romanciers ont pris le parti d’une psychologie
qui se moque de la psychologie : même le personnage principal, ils le montrent au lieu
de l’expliquer, et c’est ainsi que, par surcroît, ils obtiennent du lecteur la plus grande
participation, car le lecteur voit au lieu de penser.
96 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
C’est parce que cette vérité de l’œuvre nous est présente dès que
nous sommes présents à l’œuvre, et même si nous ne pouvons pas
la dire, que l’œuvre agit sur nous. Nous voudrions indiquer ici deux
modalités de cette action qui se rapportent à sa seule présence, et
qui toutes deux convergent vers ceci qu’en conviant l’homme à ce
rôle de témoin elle développe en lui l’humain, du moins cet aspect
de l’humain qui s’exerce par la contemplation.
a) Le goût. — D’abord, elle forme le goût. Il faut ici discerner
deux conceptions du goût. Généralement le goût exprime la subjec¬
tivité dans ce qu’elle a d’arbitraire et d’impérieux : dans ses incli¬
nations et ses préférences; c’est un fait que je préfère la musique
classique à la musique romantique, comme c’est un fait que je préfère
la viande bien cuite et le vin sec : non disputandum. Peut-être une
psychanalyse existentielle pourrait-elle montrer que chacun de ces
choix exprime et confirme une unique manière d’être au monde, le
choix intemporel qui scelle mon destin : mes goûts sont alors irré¬
ductibles parce qu’ils participent à un même irréductible qui est au
fond ma nature (1) — et le témoignage de ma finitude. Mais la subjec¬
tivité ainsi entendue, même si on la définit encore comme projet
d’un monde, se reconnaît à ses contenus ou à ses réactions : elle se
réfère à soi plutôt qu’au monde. Ainsi les goûts esthétiques expriment
la réaction de ma nature à l’objet esthétique; ils supposent que je
sois plus attentif à moi qu’à l’objet, et d’abord à mon plaisir, car ils
se mesurent au plaisir que je trouve à l’expérience esthétique, plaisir
(1) Il importe peu ici de savoir si cette nature est encore un acte de la liberté
comme le veut Sartre ; car il s’agit alors d’une liberté quin'est pas encore mienne : le
choix premier n’est pas un choix véritable, c’est-à-dire réfléchi et assumé, donc
authentique ; la liberté véritable suppose par rapport à lui une conversion radicale.
M. Jeanson l’a très bien dit : « C’est déjà en fait un choix libre et qui est le mien,
mais, paradoxalement, il me reste à en faire mon libre choix de moi-même » (La
morale de Sartre, p. 305).
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 99
dans des non-choix que dans des choix. Certes, il peut inspirer une
sorte de hiérarchie entre les œuvres, mais à condition que ce soit
l’œuvre elle-même qui s’avoue mineure ou majeure et revendique
sa place (i). Et il est remarquable que le bon goût soit volontiers
éclectique, et sans mauvaise conscience. Il consiste surtout à éviter
les fautes de goût, à n’être pas dupe des œuvres qui ne sont pas
valables et qui ne le sont pas précisément parce qu’elles cherchent
l’effet, veulent impressionner, flattent la subjectivité — et ce qu’il
y a de plus vulnérable en elle — pour la mettre de son côté, comme
on voit au Grand-Guignol, dans la poésie sentimentale ou dans la
peinture moralisatrice ou érotique. L’art authentique nous détourne
de nous-même et nous tourne vers lui.
Et c’est ainsi que l’œuvre d’art forme le goût; par sa présence
même, comme Alain l’a longuement montré, et comme l’illustrent
bien les arts de cérémonie, mais aussi la musique et la poésie, elle
discipline les passions, impose l’ordre, et la mesure, rend l’âme dispo¬
nible dans un corps apaisé. Mais davantage, elle réprime ce qu’il
y a de particulier (soit d’empirique, d’historiquement déterminé, soit
de capricieux) dans la subjectivité; plus exactement, elle convertit
le particulier en universel (2), elle impose au témoin d’être exemplaire.
Elle invite la subjectivité à se constituer comme pur regard, libre
(1) Pourtant on demande bien aux critiques d’exercer leur jugement, et l’on sait
que leur fonction n’est pas négligeable. Mais ce qu’on attend d’eux, ce sont des
jugements d’existence plutôt que de goût : qu’ils disent ce qu’est l’œuvre, comment
elle est faite, ce qu’elle dit dans la mesure où on peut le traduire, ce qu’elle apporte de
neuf.
(2) De la même façon, selon que le répète Croce après Hegel, elle universalise son
propre contenu, non pas en en faisant une essence abstraite, mais en l’arrachant aux
déterminations qui, dans le monde naturel, ne cessent de le travestir et de l’altérer : la
chaise de Van Gogh est à la fois une chaise et la chaise, celle qui a sa signification en
elle-même sans que rien puisse la lui arracher. Mais il faudrait observer que cet
universel n’est pas encore l’universel du Logos atteint par le savoir absolu, s’il
est accessible, mais un universel montré qui ne trouve à s’exprimer qu’esthéti-
quement.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC
(1) Remarquons que l’hermétisme est un caractère de l’œuvre même qu’il ne faut
pas mesurer à l’incompréhension du public : même comprise, l’œuvre obscure reste
obscure ; ce n’est point comme un hiéroglyphe qu’on peut traduire, ou un rêve
déchiffrer ; c’est le sens même qui est obscur, non la forme qui serait inadéquate au
contenu. Il y a pour le sentiment esthétique des évidences confuses.
io6 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
nauté, de sa foi aux époques de foi; l’œuvre n’a pas de public mais
la masse des fidèles se reconnaît en elle et vient s’y instruire de sa foi :
au portail de Moissac le Moyen Age ne vient pas admirer le tympan
sculpté, il vient vénérer le Christ tel qu’il apparaîtra au jour du
Jugement. Faut-il dire qu’aujourd’hui l’œuvre n’a plus d’autre lien
avec le public que par le goût de l’art qu’elle lui communique ? Pas
exactement, car elle lui apporte encore un message, mais l’accord entre
le public et elle n’est pas préalable et l’art crée une communion qui ne
lui préexiste pas. De plus les croyances et les valeurs qui cimentent
la communauté ne sont pas nécessairement, loin de là, celles que
l’objet esthétique à sa façon exprime : celles-ci ne rencontrent guère
la masse, elles se créent un public.
Est-ce à dire qu’un art des masses soit possible aujourd’hui ? On
est tenté de le croire si l’on pense aux échantillons qui se présentent :
l’imagerie sulpicienne, le film hollywoodien, le roman policier, mais
il s’agit d’un art commercialisé dont les œuvres sont produites en
série, au vrai d’une usurpation des techniques de l’art par des
commerçants, et cela ne suffit pas à proscrire l’idée d’un art des
masses. Mais si le dialogue aujourd’hui ne parvient pas à s’établir entre
la masse et l’art, ni même la littérature, comme Sartre le confesse,
c’est peut-être que manque le terrain d’entente d’une foi commune.
Qu’une foi vivante traverse la communauté et elle touchera l’artiste,
elle résonnera dans l’objet esthétique; on l’a vu un moment en Russie
avant que l’art n’y soit dirigé : les films d’Eisenstein sont à la Révo¬
lution ce que les Perses sont à la Grèce de Marathon; mais tant que
cette foi n’existe pas l’artiste ne peut jamais proposer que sa foi à
qui veut l’entendre : son public n’est qu’un public et non la masse,
mais il reste que ce public tend à l’humanité.
Et ce passage du public à l’humanité n’est possible que par
l’œuvre. Si l’objet esthétique attend du public non seulement sa
consécration, mais son accomplissement, inversement le public
attend de l’œuvre sa promotion à l’humanité. L’objet esthétique
i xo L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
L’OBJET ESTHÉTIQUE
PARMI LES AUTRES OBJETS
convenu aussi que l’œuvre d’art est l’objet esthétique par excellence,
en sorte que si nous identifions l’objet esthétique à l’œuvre d’art,
nous avons le droit de l’opposer à d’autres objets qui ne sont esthé¬
tiques qu’en puissance et par surcroît. Nous pouvons donc chercher
ce qui distingue l’objet esthétique œuvre d’art des autres objets qui
ne sont esthétiques qu’accessoirement. C’est à condition de privilégier
l’œuvre d’art qu’on peut concevoir une idée adéquate de l’idée
esthétique. Et du même coup il nous faudra insister sur ce que les
autres objets ont essentiellement de non esthétique, sans oublier
pour autant qu’ils peuvent devenir esthétiques et prétendre parfois
à l’être. Mais si l’on veut comprendre comment ils peuvent l’être,
c’est à la lumière de l’œuvre d’art qu’il faut les considérer. Toutefois
notre propos est seulement de décrire les caractères propres de l’objet
esthétique spécifique et de souligner sa différence, plutôt que de suivre
le chemin inverse et de chercher comment la vie, la nature ou l’indus¬
trie imitent l’art et produisent des objets qui sollicitent une perception
esthétique.
U. DUFRENNE 8
ii4 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(x) Comme dans les effets de « lumière mobile » produits par le * cia vil ux ». (Sur
cet instrument, cf. Munho, The Arts and their Interrdations, p. 506 sq.)
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(L’essence du théâtre, p. 148). Depuis que Noverre a inventé le ballet d’action, l’his¬
toire de la danse classique est, comme dit I,ifar, « une perpétuelle hésitation entre
deux grands pôles d’attraction : d’un côté la danse pure, objective, telle qu’on la
trouve dans des opéras, des comédies et même dans certaines œuvres chorégra¬
phiques ; de l’autre la pantomime qui prétend tout exprimer et où la danse joue un
rôle de moins en moins important • (0. c., p. 214). Mais nous ne dirions pas que la
danse pure est inexpressive ; simplement elle n’a pas de sujet.
118 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Il faudrait encore distinguer, parmi les objets fabriqués, les objets d’usage (la
maison, le champ labouré, le rôti préparé par le boucher) et les instruments (four¬
chette, stylo, violon), qui sont des moyens au service des objets d’usage, comme la
production l’est par rapport à la consommation. Mais cette distinction ne s’impose
qu’à la réflexion ; et le comportement n’est pas différent, car il est dans les deux cas
enseigné par la tradition, et réglé par l’objet.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(i) Nous n’avons pas ici à nous demander si l’expérience d’autrui doit préexister
à l’expérience de la présence d’autrui dans des objets particuliers. M. Merleau-
Ponty, qui pose d’ailleurs le problème du solipsisme en général, (o. c., p. 400 sq.) ne
distingue pas expressément, dans le mouvement de transcendance vers autrui propre
à la subjectivité, le rapport à l’autre comme singulier et le rapport au social comme
« autre généralisé » selon le terme de G. H. Mead, parce qu’il est surtout soucieux de
mettre en parallèle l’expérience du monde et l’expérience de l’autre : « notre rapport
au social est comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception
expresse ou que tout jugement », p. 415). Il nous semble, et nous essaierons de le
montrer plus tard, qu’au moins en droit l’expérience de 1’ « humain » précède et
oriente l’expérience des autres. I,a rencontre de l’individu est évidemment ce en
quoi se vérifie constamment et se nourrit cette idée de l’humain ; mais cette rencontre
n’est peut-être comprise que par cette idée ; et cette idée s’éprouve aussi dans
l’expérience plus vaste d’un monde humain.
122 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
il peut être éprouvé aussi bien comme une menace, ou comme une
indifférence, ou comme un désordre : toujours comme ce qui n’est
pas à la mesure et à la merci de l’homme. Nous pouvons d’ailleurs
l’accepter comme une épreuve, et pensons parfois nous retremper
au contact d’un objet ou d’un paysage qui n’est point apprivoisé et
émasculé par l’homme : le plaisir des vacances, au sortir des villes
où tout est humain, trop humain, c’est souvent le plaisir d’un retour
à l’originel. Mais ce qu’il importe ici de bien voir, c’est que cette
différence entre la chose et l’objet usuel, entre un paysage urbain et
YUrwald, les Causses arides ou la mer indomptable, est donnée
d’emblée dans la perception. Et elle est commentée aussitôt par
des comportements différents : l’objet culturel, c’est celui pour lequel
est valable la fameuse formule de Bergson : « Reconnaître un objet
usuel consiste surtout à savoir s’en servir »; je sais qu’il y a une
norme de l’usage comme il y a une norme de l’objet, parce que
l’objet est destiné à l’usage. Et il est important que cette norme,
même si l’objet la propose par sa structure et par les prises qu’il offre,
ait dû ou doive être apprise : l’objet usuel requiert un comportement
social, car l’apprentissage est chose éminemment sociale, la méthode
des essais et des erreurs n’étant guère pour l’homme qu’une méthode
passionnelle, et l’autodidactisme qu’un pis aller (i). Il m’introduit
donc dans le monde culturel où autrui est présent en filigrane à la
fois dans l’objet et dans l’usage que j’en peux faire, c’est-à-dire dans
le sens que l’objet a pour moi. Car c’est bien le sens qui m’est donné
dans cette suggestion de comportement, un sens d’autant plus familier
(i) « La ressemblance d’un homme, d’un animal, d’une plante, n’est qu’une règle
extérieure, presque mécanique et plus proche de l’industrie que de l’art. La nature
doit se montrer dans l’oeuvre même, et tout à tait autrement, par les conditions
qu’impose une matière mal soumise, une matière conservant quelque chose de ses
formes propres ; donc par toutes les conditions de métier qui toujours, dès qu’elles se
montrent, relèvent les formes et les embellissent » (Vingt leçons sur les Beaux-Arts,
p. 222). On sait que cette idée conduit Alain à se défier du goût : « Œuvre du
mauvais goût, qui est peut-être le goût... », parce que le goût se plaît à l’ornement qui
triche et a honte de la nature : » Car, lorsqu’on taille les ifs en forme d’oiseaux ou de
personnages, on sent bien alors que l’on perd le beau et que l’on tombe dans l'orne¬
ment arbitraire » (o. c., p. 184).
A l’autre opposé l’industrie fait violence à la nature en lui imposant une idée
préméditée. Le beau doit être naturel : « miracle de la nature montrant et soutenant
l’idée » ; c’est la pesanteur elle-même qui fait la voûte romane et la loi de l’esprit
apparaît comme loi de la nature. Toute l’esthétique d’Alain, cette puissante
esthétique de maçon, est ainsi un commentaire à la Critique du jugement, et aussi
à la Politique positive de Comte, car il apparaît que c’est l’Humanité qui est artiste :
l’art véritable est un art populaire, l’art de l’homme qui est au plus près des choses et
qui suit une tradition : » C’est le maçon qui a créé les formes » (Système des Beaux-
Arts, p. 194).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 127
couleurs, mais qui n’est pas couleur, qui fait du bruit, mais qui n’est
pas son. Car, à travers les couleurs ou les bruits, à travers les qualités
sensibles qu’elle retient d’abord surtout pour leur signification, la
perception va à ce qui l’intéresse : l’utile, comme le pensait déjà
Descartes, ou le savoir qui lui-même à ce niveau vise l’utile et cherche
à faire de l’objet naturel un objet usuel. Le bruit de la locomotive
n’intéresse pas le mécanicien comme il intéresse Honegger, ni celui
de la mer le marin comme Debussy. L’objet n’est pas goûté pour
lui-même, et ses vertus sensibles ne sont pas appréciées ; nous verrons
au contraire comment elles sont cherchées et exaltées par l’opéraüon
de l’artiste et par la perception esthétique. Par l’art, le sensible n’est
plus un signe en soi indifférent, il est une fin, et il devient objet lui-
même, ou du moins inséparable de l’objet qu’il qualifie. Le rapport
de la matière, qui est le corps de l’œuvre, et du sensible n’est plus
ce qu’il est dans l’objet usuel où la perception, par un mouvement
spontané que reprendra à son compte la physique aristotélicienne,
distingue cette matière des qualités sensibles parce que ce qui l’in¬
téresse dans la chose est sa substance chosale, ce par quoi la pierre
est pierre et peut servir à bâtir, par quoi l’acier peut être utilisé
dans la machine, par quoi les mots ont un sens et permettent l’échange.
L’art refuse au contraire toute distinction entre la matière et le
sensible : la madère n’est rien d’autre que la profondeur même du
sensible. Cette massivité rugueuse et padnée, c’est la pierre; ce son
grêle, délié, insinuànt, c’est le dmbre de la flûte, et la flûte n’est rien
autre que le nom donné à ce son : c’est le son même qui est madère,
et si l’on parle des bois et des cuivres, ce n’est pas la madère de
l’instrument qu’on désigne par là, mais la matérialité du son. De
même, lorsque les peintres parlent de la madère, ce n’est pas du
produit chimique qu’il s’agit ou de la toile sur laquelle il est posé,
mais de la couleur même saisie dans son épaisseur, sa pureté, sa
densité, selon qu’elle offre prise au travail, mais sans rien perdre de
sa vertu sensible et de sa référence à la percepdon. Ainsi la madère.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(1) Nous allons voir cependant que l’objet esthétique a une forme qui est pour lui
comme un vêtement : * I,es statues de l'antiquité ne sont jamais véritablement nues »,
dit M. 1,évinas (De l'existence à l’existant, p. 61) ; par cette forme l’objet, même
indomptable, se soumet à la perception, et son il y a est une existence perçue. Aussi
ne dirions-nous pas que * la découverte de la matérialité de l’être est la découverte de
son grouillement informe ». I,a nature esthétique n’est pas une nature amorphe.
(2) Id., p. 84.
M. DUFRENNK 9
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Or, par ce qui vient d’être dit, on soupçonne déjà que l’objet
esthétique ne peut être complètement identifié avec l’objet usuel.
Il n’en appelle pas au geste qui l’utilise, mais à la perception qui le
contemple. Par rapport aux impératifs du besoin, il semble abso¬
lument gratuit : le tableau n’ajoute rien à la solidité du mur, le fauteuil
peut être confortable sans être beau, le poème ne m’instruit pas de
ce qui, dans le monde, sollicite mon entreprise. L’art a pu à certaines
époques être considéré comme le superflu réservé à une classe oisive,
un luxe refusé à ceux que le travail parque dans l’univers des usten-
siles. Voir, entendre, lire, deviennent par lui des conduites désinté¬
ressées qui semblent vouées à la plus grande gloire de la perception,
sans qu’aucun résultat ne suive. L’objet esthétique ne promet rien,
ne menace ni ne flatte; il n’a pas de pouvoir sur moi, sinon par cet
attrait qu’il exerce et auquel je puis toujours me dérober, et je n’ai
pas de pouvoir sur lui, sinon en lui échappant ou en le détruisant,
et je sais que ces comportements ne sont pas licites : l’objet se recom¬
mande à moi d’une tradition qui m’interdit de le détruire et m’invite
à lui prêter attention, je ne puis sans déchoir être un vandale ou un
béotien. Ainsi l’objet esthétique est là, tout simplement, et n’attend
de moi que l’hommage d’une perception.
Cependant l’objet usuel ne peut-il être esthétique, et l’objet
esthétique ne peut-il servir à certaines fonctions d’utilité ?
selon nos besoins, nous astreint à tenir un rôle; celui qui l’habite,
même s’il n’y est pas spectateur, il s’y donne en spectacle : Louis XIV
à Versailles ne peut être que majestueux, et l’archevêque à Notre-Dame
est toujours paré de la gravité ecclésiastique. Le monument répond
aux besoins, mais en suscitant un comportement de théâtre, de
politesse. Triomphe de l’art : l’homme ne cesse de percevoir l’œuvre
que pour devenir lui-même en quelque façon œuvre d’art.
Et c’est un peu de la même façon que la poésie, autre musique,
nous meut. Les mots qu’elle emploie, ce sont souvent encore les
mots de tous les jours, de ce commun langage qui est un objet
usuel lui aussi lorsque je l’emploie, sans faire attention à lui, pour
communiquer et pour agir, utilisant les mots comme j’utilise le fau¬
teuil où je me repose, la boisson qui me désaltère. Mais que le mot
devienne poésie et je ne puis plus le consommer ainsi, il s’impose
avec tant de force, si pressant et si neuf, que je ne puis le réciter
qu’avec respect : il faut que je devienne poète. Enfin nous retrouve¬
rions ici les arts mineurs; un beau vase, s’il répond à certaines fins
pratiques, ne tient vraiment son rôle que dans les cérémonies : les
besoins qu’il satisfait sont plutôt ceux des dieux dans le temple
ou des morts dans la tombe où on l’enferme. La chape portée par
l’officiant, le bijou qui scintille sur la robe de bal, le masque qu’arbore
le danseur noir, tous ces objets s’associent à la cérémonie et quelques
fois l’ordonnent : eux aussi participent au spectacle.
s’est réalisée dans un objet qui reste abstrait; n’est-ce pas l’amer
destin de l’ouvrier d’usine ? et déjà de l’homme de la préhistoire qui
taillait des silex : rien de plus émouvant que ces pierres qui nous
apportent du fond des âges le signe d’un travail humain, et pourtant
que nous disent-elles de cet homme qui en a fait le premier outil ?
Rien que sa présence (i). Par contre, les peintures rupestres d’Alta-
mira nous disent quelque chose de l’homme émerveillé et grave qui
les a dessinées sur la roche; mais quoi ? Elles nous font accéder au
monde où il a vécu. C’est cette présence vivante de l’artiste dans
l’œuvre, incomparable à la présence anonyme de l’ouvrier dans son
ouvrage, cette humanité profonde de l’objet esthétique qu’il nous
faudra essayer de décrire.
Donnons un peu de la place qu’il mérite à ce vaste problème des
rapports de l’œuvre et de l’auteur. D’autant qu’une équivoque peut
toujours persister, car ces rapports peuvent être conçus en deux
sens. Ou bien d’une œuvre donnée, si par ailleurs on en connaît
l’auteur, on peut tenter d’expliquer par cet auteur la création et la
nature : l’auteur est alors pour l’œuvre un principe d’explication
parce qu’il est connu indépendamment d’elle et comme extérieur à
elle; l’explication va de l’auteur à l’œuvre. Ou bien on considère
l’œuvre en elle-même et on va de l’œuvre à l’auteur. C’est là préci¬
sément la vertu de l’objet esthétique : il n’explique pas, mais il
montre l’auteur; il ne donne sur lui, sinon par hasard, aucune des
informations que nous pouvons glaner ailleurs et que l’historien
recueille, mais il nous met directement en communication avec lui, il
nous apporte une présence que l’histoire ne saurait donner, il révèle
un visage que l’histoire ne saurait reconstituer. Or c’est cette seconde
démarche qu’il faut décrire; elle est tout entière impliquée dans l’expé-
(i) Cette idée qui a fait fortune a d’abord été exprimée par M. Aron, dans son
Introduction à la philosophie de l’histoire. Il a montré comment « se connaître, ce n’est
pas connaître un fragment de son passé, ni son acquis intellectuel, ni ses sentiments,
c’est connaître le tout et l’unité de l’individu unique que nous sommes » (p. 59), et
d’autre part comment la connaissance d’autrui, toujours sollicitée par la pluralité des
reconstructions, « n’est ni plus ni moins privilégiée que la connaissance de soi : elle
chemine vers un but situé à l’infini, et, à la différence des sciences positives, elle est
sans cesse remise en question » (p. 71).
U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Cf. Merleau-Ponty : t I,e comportement n’est pas une chose, mais il n’est
pas davantage une idée, il n’est pas l’enveloppe d’une pure conscience et, comme
témoin d'un comportement, je ne suis pas une pure conscience » (La structure du
comportement, p. 171).
M. DUFRENNE 10
i46 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Husserl, elle signifie, mais aussi elle manifeste (i). De même qu’un
poteau indicateur montre le chemin, mais exprime aussi la sollicitude
d’une association touristique ou la générosité de Peugeot, ainsi le
langage est d’abord le truchement d’une signification objective qu’il
nous transmet, mais recèle encore une autre signification qui ne nous
est pas adressée directement, mais que nous découvrons à l’accent,
à l’intonation, à la mimique, en somme à tout ce qu’il y a d’art en
puissance, musique ou danse, dans la parole parlée : signes qui nous
paraissent d’autant plus éloquents qu’ils ne nous sont pas volontai¬
rement adressés et sont plus spontanés. Le discours d’autrui nous
instruit donc à l’insu même de son auteur.
De même lorsque je lis la confession d’un auteur, je confronte ce
qu’il me dit de lui avec ce que je sais déjà. Et d’où le sais-je ? Ou bien
de ce que ses œuvres, si je les ai lues, m’ont déjà appris, et nous
revenons alors au cas de la biographie, qui a besoin d’être instruite
des œuvres pour nous instruire de l’auteur. Ou bien de la confession
elle-même. Et c’est qu’alors nous la considérons comme une œuvre
quelconque, que par rapport à la connaissance de l’auteur nous
nous refusons à privilégier; privilégiée, elle l’est évidemment par
son sens objectif puisque l’auteur nous entretient de lui, mais elle
ne l’est plus dans son sens second, si l’on peut dire, où l’auteur
apparaît comme en transparence, comme auteur et non comme objet
de l’œuvre. Ainsi la Nouvelle-Héloïse nous livre Rousseau aussi bien
que les Confessions ou les Rêveries; mieux même, car son sens second
n’entre pas en concurrence avec le sens objectif qui est celui d’un
récit impersonnel. Et c’est l’image de Rousseau que nous donne la
Nouvelle-Héloïse qui est pour nous l’instrument d’interprétation et la
mesure de la vérité des Confessions.
Il faut donc revenir à cette idée que c’est par l’œuvre même que
(i) L’idée de cette Kundgabe est développée, d’après Husserl, par Schma-
lenbach, dans Phénoménologie du signe (Signe et symbole, p. 52).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 147
nous connaissons d’abord l’artiste; non point dans son acte réel, car
il se peut que nous ne sachions rien des circonstances de la création,
et de toute façon nous n’en sommes instruits qu’en dehors de l’expé¬
rience esthétique, mais dans une certaine vérité de son être que
l’expérience esthétique est seule à révéler. Comment cela ? Il faut ici
revenir sur la différence de l’objet esthétique avec l’objet usuel; et
nous devinons que c’est la même différence qu’entre les deux fonctions
du langage, d’une part comme transmettant une signification imper¬
sonnelle, d’autre part comme exprimant une personne. L’objet usuel,
par sa forme même, atteste bien un faire; à la différence de la chose
naturelle, je sais bien qu’il est fait par l’homme et pour l’homme; mais
il ne me parle pas de celui qui l’a fait; il me parle du geste que j’ai
à faire, et il est tout entier absorbé dans l’usage que j’en fais. L’objet
esthétique au contraire ne sollicite et ne sert aucune entreprise; il
me laisse libre de découvrir son auteur, et il me parle de cet auteur.
Mais comment m’en parle-t-il ? Nous serrerons de plus près la
question en disant que l’objet esthétique manifeste un style. Qu’est-ce
donc que le style ? C’est une certaine manière d’opérer qui se reconnaît
à la stylisation qu’elle produit, c’est-à-dire à la substitution de formes
voulues par l’esprit à la prolifération incohérente des formes natu¬
relles. Cette splendor ordinis que révèlent la feuille d’acanthe, la phrase
pascalienne, l’ordonnance tonale d’une sonate trahit un dessin qui
répond à dessein. Le style est donc la marque d’une activité organi¬
satrice qui refuse les hasards et recherche la forme la plus pure. Accé¬
der au style, c’est parvenir à la maîtrise et faire ce que l’on veut.
qui est si souvent une liberté déchue. Il faut donc manier avec pré¬
caution cette notion de primitif, et s’assurer de toutes façons qu’on
ne peut trouver dans le primitif, même sous une forme rudimentaire,
les signes caractéristiques d’une personnalité; c’est au contraire dans
les comportements les plus élaborés qu’il faudra les chercher. Et
c’est de la même façon qu’il faut chercher dans l’art, et selon ce qu’il
comporte de métier, la nature singulière de l’auteur.
Le style est donc le lieu où apparaît l’auteur. Et il l’est par ce
qu’il y a en lui de proprement technique : une certaine façon de traiter
une matière, d’assembler et d’ordonner les pierres, les couleurs ou
les sons pour fabriquer l’objet en faisant apparaître impérieusement
ces arrangements, ces simplifications ou ces combinaisons par où
l’homme ne cesse d’ajouter à la nature et d’affirmer sa liberté à l’égard
de toutes données et de tous modèles. Mais il faut encore que ces
moyens techniques nous paraissent au service d’une idée ou d’une
vision singulières. Monet dissout dans un acide de lumière la pierre
rude des cathédrales, Cézanne fait au contraire saillir les articulations
noueuses des collines provençales : il est évident que l’impres¬
sionnisme de l’un, le cubisme latent de l’autre mettent en jeu des
techniques différentes, qui portent aussi bien sur la composition, sur
le mélange des couleurs ou sur l’attaque du pinceau, et qui peuvent
répondre à des doctrines différentes sur la perspective ou la vision
des couleurs; mais pour moi qui regarde, sinon pour le peintre,
technique et doctrine ne suffisent pas à définir un style, il faut encore
qu’elles m’apparaissent comme exigées par une certaine vision du
monde qui fait de la création une aventure et un aveu. S’il y a un
style de Monet, c’est dans la mesure où son œuvre m’invite à attribuer
à Monet une certaine façon de considérer le monde comme le règne
de la lumière, comme cet ouvert que chante Rilke où toutes choses
deviennent transparentes et consubstantielles au regard. Et s’il y
a un style de Cézanne, c’est dans la mesure où j’attribue à Cézanne
l’obsession d’une plénitude, d’une rigueur, d’une immuabilité spino-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(i) Artaud, Van Gogh, p. 27. Artaud a très bien vu comment Van Gogh est
peintre d’abord : « C’est ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de
tous les peintres, et qui, sans sortir du tube, du pinceau, du cadrage du motif et de la
toile pour recourir à l’anecdote, au récit, au drame, à la beauté intrinsèque du sujet
ou de l’objet, est arrivé à passionner la nature et les objets de telle sorte que tel
fabuleux conte d’Edgar Poë, de Melwyn, de Gérard de Nerval ou d’Hoffmann n’en
dit pas plus long sur le plan psychologique et dramatique que ces toiles de quatre
sous » (ibid28).
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) On sait que Proust a insisté sur ce que Bergson appelait t la ressemblance
qu’ont entre elles les œuvres d’un même artiste » : « Repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais
fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux
divers une même beauté qu’ils apportent au monde • [La prisonnière, II, p. 225) ; et il
en est de la peinture comme de la littérature : « Vous m'avez dit que vous aviez vu,
dit encore Proust à Albertine, certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien
compte que ce sont les fragments d’un même monde, que c’est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis, la même femme, la
même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne
l’explique si on ne cherche pas à l’apparenter par les sujets, mais à dégager l’impres¬
sion particulière que la couleur produit > (ibid., p. 238).
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(1) Qu’il n’y ait pas vraiment de psychologie au théâtre, M. Touchard le montre
bien pour la tragédie : les personnages y sont subordonnés à l’action. Non qu’ils ne
puissent être vrais ; mais ils sont vrais comme des normes plutôt que comme des
réalités.
166 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
réel. L’objet esthétique n’est pas l’organe d’un savoir, et pas davan¬
tage le substitut d’un original. Un portrait, ressemblant ou non, n’est
un objet esthétique que quand il cesse d’être portrait — l’équivalent
de ce qu’est aujourd’hui pour nous une photographie : quand je ne
suis pas tenté d’évoquer le modèle, et que l’objet peint me paraît
exigé par la peinture, quand devant le Descartes de Franz Hais au
lieu de penser à Descartes je pense à Hais, ou plutôt je suis de plain-
pied avec lui. L’objet esthétique n’est pas un signe qui renvoie à
autre chose qu’à lui-même. Cela ne signifie point que je doive m’inter¬
dire de percevoir sur la toile une figure humaine, ni que Hais se soit
interdit de représenter Descartes; car même devant une toile abstraite
je perçois encore quelque chose : même dans ces tentatives les plus
extrêmes l’objet esthétique ne renonce pas à signifier. Mais la signi¬
fication n’implique pas l’imitation par l’objet représenté d’un objet
ou d’un événement du monde, elle implique seulement que quelque
chose soit représenté ou proféré, même si ce quelque chose n’est
pas identifiable. L’œuvre a toujours un sujet, et nous aurons à y
insister. Mais si ce sujet premièrement ne retient pas à lui seul
l’attention et deuxièmement ne requiert pas l’imitation du réel,
n’est-cc pas parce qu’il est un moyen pour une autre signification et
qu’il n’est plus par lui-même qu’un symbole ?
Le problème rebondit : cet apparent mépris des apparences,
comment peut-il signifier encore, et ce qu’il signifie n’est-il pas le
sacré ? Pour Gislebert qui a laissé son nom sur l’étonnant tympan
de la cathédrale d’Autun, le J ugement dernier n’est pas un prétexte ;
et tout signifie, les différences hiérarchiques de taille entre le Christ,
les anges et les hommes (i), la clé de Saint-Pierre, et jusqu’à cette
coquille que porte sur sa panetière un élu pour dire qu’il a été pèlerin
à Saint-Jacques-de-Compostelle. Gislebert ne sculpte pas pour un
public, mais pour le peuple des fidèles avec qui il communie, qui
viendront lire sur la pierre les livres saints, et il n’est pas l’instrument
de leur plaisir, mais de leur salut. Et si nous remontons le cours des
civilisations, en deçà des religions établies, le primitif qui fait un
masque ou un fétiche, il est encore au service d’une foi (1); il vèut
dire aussi la vérité qui n’est point dans les apparences insignifiantes
du monde quotidien, mais dans les grandes forces cosmiques qui le
traversent, dans les événements exemplaires que le mythe rapporte
et que la fête répète, dans ce qui donne un sens aux apparences au
lieu de le recevoir d’elles. Il faut évoquer ici les remarquables analyses
de M. Eliade et lui emprunter son langage : l’œuvre d’art imite ou
permet une « hiérophanie »; elle traduit la perception que l’individu
a du monde, qui va droit aux forces cosmiques et vitales à travers
les apparences fragmentaires et insignifiantes; elle participe à sa
volonté de « s’insérer dans le réel, dans le sacré, à travers les actes
physiologiques fondamentaux qu’il transforme en cérémonies » (2).
Du mât totémique des Haïda, de l’ancêtre peint des Nouvelles-
Hébrides, du bronxe des steppes, on peut dire ce qu’Eugène Fro¬
mentin disait de Rembrandt, qu’ils s’appliquent à rendre visible
l’invisible : un invisible qui est bien plus réel et bien plus présent que
le visible et qui commande la vision du visible (3). Même dansée
(1) Dans les civilisations primitives même les arts libres sont religieux par
quelque côté : M. Griaule observe à propos de l’art Dogon que : « aurait-on décidé
de ne s’intéresser qu’à l'art libre, on ne pourrait négliger à son propos certaines
croyances religieuses, car les matières premières qu’utilisent les Noirs ne sont pas
inertes » (Arts de l'Afrique noire, p. 36).
(2) Traité d’histoire des religions, p. 41.
(3) M. Éliade montre très bien à propos des hiérophanies telluriques que les
intuitions primaires comme celle de la Terre-Mère, maîtresse du lieu, source de
toutes formes vivantes, gardienne des enfants, matrice où l'on ensevelit les morts
afin qu’ils s’y reposent, s’y régénèrent et reviennent à la vie, précèdent au lieu de la
suivre l’observation positive des phénomènes : la nature n’est jamais naturelle
168 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
qu’après coup, le sacré éclaire le profane : « C’est le mythe de Tammuz qui révèle le
drame de la mort et de la résurrection de la végétation, et non pas l’inverse » [o. c.,
P- 363).
On trouverait des vues analogues dans la psychanalyse de la connaissance qu’a
proposée M. Bachelard.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 169
(i) Car la Renaissance, comme l’a observé Chambers (History of taste, New
York, 1932), a inventé le dilettante, le connaisseur qui prend plaisir aux arts pour
leur beauté et non pour leur enseignement moral ou religieux ; mais l'esthétique de la
beauté, escamotant le problème de la vérité de l’art, ne mobilise pas encore des
apôtres.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
l’être du geste par quoi il devient expressif et l’être du verbe par quoi
il devient rationnel; il est à la fois l’organe d’une compréhension
immédiate (ce avec quoi je pense) et le moyen d’une compréhension
médiate (ce qui me fait penser à). En bref, il est à la fois nature et
esprit (x). Et cette ambiguïté se retrouve aussitôt dans sa fonction :
Le mot est à la fois signifiant et expressif, signifiant en ce qu’il recèle
une signification objective qui est en quelque sorte extérieure à lui
que je sache à quoi m’en tenir. D’autres mots sont toujours possibles,
s’ils disent la même chose; des traductions sont toujours possibles,
d’un langage à l’autre ou à l’intérieur d’un même langage, pourvu
qu’elles soient fidèles, comme on remplace un outil par un autre s’il
remplit le même office. Les vertus sensibles du mot ne retiennent
pas mon attention. Toute sa fonction est de signifier un sens qui est
toujours présupposé : ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
n’en déplaise à Boileau, c’est la définition même de la prose. Mais en
devenant esthétique le langage subit une transmutation radicale.
Et en effet le langage ne peut avoir une signification objective
que si cette signification lui est d’abord immanente, et il ne peut
alerter en nous le mécanisme de la compréhension que s’il éveille
d’abord une sorte de complicité organique avec l’objet. Cette vertu
expressive par quoi le langage est initialement langage, M. Merleau-
Ponty la découvre en un plan du comportement où intelligence et
motricité s’identifient : le mot suscite un commentaire moteur qui
institue une ressemblance entre l’objet et lui; non point, comme le
croit la théorie naïve des onomatopées justement dénoncée par
Pradines, une ressemblance objeedve, car le mot n’est pas plus un
trompe-l’oreille que la peinture authentique n’est un trompe-l’œil,
mais une ressemblance vécue : s’il y a comme un air de famille entre
le mot et l’objet, par quoi le mot dessine l’objet avant de le désigner,
c’est parce que nous avons le même comportement devant l’objet et
devant le mot, parce que la manière dont nous ressaisissons le sens
en prononçant le mot est analogue à la manière dont nous accueillons
la présence de l’objet (i).
(i) C’est pourquoi nous apprenons le langage en même temps que nous nous
familiarisons avec le monde ; nous connaissons en nommant, et le fait que le langage
nous soit transmis par la société n’altère pas cette familiarité, il atteste seulement le
caractère éminemment social du, langage. Pourtant, ce qui peut tromper, c’est que
nous apprenons ensuite les langues étrangères selon une méthode analytique, en
considérant les mots comme les signaux d’un code. Mais il faut remarquer que cet
«sage réfléchi et maladroit ne vaut que pour les débuts où au lieu de parler nous
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
traduisons parce que nous nous référons à notre langue familière : ce n’est pas une
pensée nue qui prend les devants, c’est une autre parole qu’il faut traduire. Mais
il reste que nous nous acheminons par là à ce qui est quand même l’usage rationnel
du langage, fût-ce, comme dit M. Merleau-Ponty, une idée-limite (Phénoménologie
de la perception, p. 222), qui prétend le subordonner à la pensée. C’est pourquoi aussi
bien nous ne pensons pas qu’il faut, comme le tentent certains pédagogues, enseigner
une langue étrangère comme on apprend une langue maternelle ; mieux vaut peut-
être, selon la méthode classique, donner à l’esprit ses chances, lui permettre de
manifester son pouvoir, et traiter le langage comme une prose assujettie conven¬
tionnellement au sens, ce qui n’empêchera point l’esprit de s’incarner, et le langage
de devenir geste, par l'habitude.
M. DUFRENNE 12
i78 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) I,es tests de reconnaissance montrent bien que l’écriture est par elle-même
expressive, indépendamment du choix des mots.
(2) B. Parain, 0. c., p. 171.
(3) On pourrait éclairer à partir de là l’idée d’une littérature engagée : il y a là un
engagement très général, mais très impérieux, par rapport à quoi l’engagement
politique n’est qu’un possible parmi d’autres.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
(i) On sait que ce reproche est souvent fait à Lévy-Bruhl, en particulier par les
sociologues américains. Il y a d’ailleurs une différence entre les deux exemples que
nous venons d'invoquer : l’enfant a besoin pour comprendre d’un certain équipement
182 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
qui livre un objet et celle qui livre un être, que nous venons de
distinguer.
Elles sont, en effet, complémentaires et le langage les conjugue
le plus souvent : il est à la fois parole et geste, aussi bien pour celui
qui s’exprime, la parole soulignant le geste, le geste pesant sur le
choix des mots, que pour celui qui entend, parole et geste s’éclairant
mutuellement dans leur accord ou dans leur contraste. Nous perce¬
vons bien leur dualité, et c’est à la faveur de cette dualité que, préci¬
sément le langage peut apparaître comme porteur d’un sens objectif,
désignant un Sachverhalt qui peut être énoncé et visé différemment
par celui qui parle : une même parole peut être dite avec joie, avec
regret, avec ferveur, alors que les gestes de la colère ne peuvent être
accomplis avec bonne humeur (1). Mais lorsque nous percevons
cette dualité, c’est que le mot est détaché de son contexte gestuel, et
cesse lui-même d’être geste : il cesse du même coup d’être expressif
dans sa fonction sémantique, et la vertu expressive se concentre
dans le geste séparé du mot. Et ceci nous avertit que le geste est
peut-être le véritable siège de l’expressivité, et qu’il faut donc subor¬
donner une forme d’expression à l’autre : si le langage peut être
expressif comme parole, n’est-ce pas à condition de l’être comme
geste d’abord ? S’il exprime un objet, n’est-ce pas parce que je m’y
exprime et qu’en m’y exprimant, je lui confère le pouvoir de signifier,
et peut-être de signifier un sens nouveau ? Sans doute, encore, ne
peut-il être investi de ce pouvoir que parce qu’il est déjà signifiant,
et nous retrouvons là le paradoxe du langage : là où l’expression
serait rigoureusement seule, peut-être n’y aurait-il qu’enchantement,
mais pas de sens ni de pensée. Et c’est pourquoi l’expression tend
comme nous l’avons noté à devenir langage, le signe à devenir signal.
(1) Nous distinguons cependant une caresse distraite et une caresse passionnée,
une émotion feinte ou sincère : c’est qu’alors le geste lui-même devient langage,
reçoit le statut d'un signe capable d’objectivité et peut-être accompli avec des inten¬
tions différentes, comme un mot prononcé avec des accents différents.
184 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
d’une façon pressante. C’est parce qu’ils sont seuls à le dire qu’il
semble vain, et qu’il sera difficile, d’expliciter le sens de l’expression;
mais il est aisé de le lire, et nous verrons que la perception s’y porte
par un mouvement naturel; elle sait avec sûreté ce que signifie l’ex¬
pression au sentiment qui s’éveille en elle. Ainsi l’enfant comprend
le sourire de sa mère, le promeneur la sombre horreur de la forêt,
le médecin les réticences ou l’air traqué du malade. C’est de la même
façon que nous parle l’objet esthétique, et pas seulement le langage
de la poésie, mais l’attitude de la danseuse, le galbe de la colonne, la
courbe de la mélodie, et aussi bien les œuvres les plus lointaines et
apparemment les plus indéchiffrables. Ce bronze de Rodin sur mon
bureau, ce n’est pas seulement un bronze taillé d’une certaine façon,
dont les volumes et les contours dessinent une certaine forme que
l’œil embrasse avec plaisir, c’est d’abord une main; mais une main
de bronze, qui n’est pas là en place d’une main réelle, comme on se
procure une copie faute de l’original. Cette main n’a pas besoin d’un
bras qui la prolonge et la relie à un corps dans le monde des corps.
Si elle me parle, elle ne me dit rien de ce qu’une main réelle peut
accomplir dans le monde, empoigner, caresser ou bénir; si je me laisse
aller à évoquer quelque geste, quelque entreprise d’une main réelle,
déjà je la trahis; ce qu’elle me dit ne peut se traduire en termes de
monde; elle me dit bien la vigueur, la souplesse et même la tendresse
par cette inclinaison caressante et ces deux doigts baissés qui refusent
de prendre ; elle me dit la peine des hommes par ces veines qui saillent
sur son dos, et aussi l’espoir de paix et de repos; mais elle ne me ren¬
voie pas à une histoire réelle : tout cela est en elle et n’est vrai que dans
un monde qu’elle m’ouvre, un monde où il n’y a pas de main réelle,
mais où la main cesse d’être réelle pour devenir vraie, où la force et
la finesse et la nostalgie du repos ont une signification absolue et
n’ont plus besoin pour être comprises d’être rapportées à des com¬
portements objectifs. Ce monde est donné dans l’objet esthétique, et
au delà il n’y a que le réel, d’où l’objet esthétique est absent.
ï 86 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
attitude objectivante, attitude qui n’est pas celle que nous prenons
spontanément devant lui, puisque aussi bien elle le laisse perdre dans
la pluralité des déterminations. L’objet esthétique, quand nous le
contemplons pour en jouir, nous apparaît bien comme un tout : il
est unifié par sa forme. Mais cette forme n’est plus seulement l’unité
du sensible, mais l’unité du sens.
Cependant, elle est bien d’abord le principe qui informe le sen¬
sible en le délimitant. Mais comment ? Dans sa première acception
elle est le contour : la limite de l’objet par rapport au fond du réel
indifférencié et neutralisé sur lequel il se détache; en quoi elle se
définit par sa relation à ce qui est extérieur à l’objet plutôt qu’à ce
qui lui est intérieur. Les expériences de la Gestaltpsychologie, et singu¬
lièrement de Rubin (1), en soulignant la relation de la figure au fond,
invitent à discerner la figure dans le champ perceptif par son contour,
et à la réduire à ce contour. Cependant elles se gardent d’oublier que
la figure, comme dit M. Guillaume, est une totalité « qui possède
forme, contour, organisation », et qui a « des propriétés fonction¬
nelles » et une « organisation intérieure » en tant que « tout articulé est
susceptible de modifications fonctionnelles » (2). De fait, les modèles
institués par la Gestaltpsychologie pourraient servir à manifester la dif¬
férence entre l’ornemental et l’artistique, particulièrement entre le
décoratif et le pictural. L’arabesque, les compositions géométriques
qui peuvent orner un mur, un tapis ou un vase, se proposent en effet
comme des figures qui n’ont pas de chair sensible; qu’elles aient été
inspirées par un objet stylisé et dont la stylisation est devenue tradi¬
tionnelle, comme les bouquetins des poteries élamites, les rosaces ou
les serpentins, importe peu : le modèle primitif n’est pas représenté
ni même évoqué; nous sommes devant elles comme devant ces figures
purement géométriques qui sont le concept devenu sensible, et il
( i ) C’est pourquoi il ne nous semble pas légitime de comparer, comme fait Conrad
(Das aesthetische Objekt, Zeitschrift fur Acsthetik, 1904, p. 401), le décoratif avec
le musical sous prétexte que tous deux jouent avec des éléments simples, l'un avec
des lignes et des plans, l’autre avec des sons. Car, de la ligne au son, ou mieux de la
ligne ornementale à la ligne mélodique, il y a loin : la première, tant qu’elle n’illustre
qu’une loi impersonnelle de construction, n’a pas la plénitude sensible du son. Et
Conrad reconnaît d’ailleurs que le décoratif n'aboutit pas comme la musique à un
• objet absolu ».
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
logique, les corps parés des danseurs ; de la peinture, c'est cet accord
des couleurs, « cette impression qui résulte de tel arrangement de
couleurs, de lumière, d’ombre, etc., et qu’on appellerait, dit Delacroix,
la musique du tableau » (i). Cette forme est déjà sens. Mais le sens
logique de l’objet esthétique, « ce que le tableau représente », comme
dit Delacroix, confirme et explicite ce premier sens, et n’en est pas
vraiment différent. Tel est le secret de l’œuvre d’art, et nous y insis¬
terons encore : le sujet épouse exactement la forme du sensible, il
est forme de cette forme : ce tumulte splendide de lignes et de cou¬
leurs, il fallait que ce fût l’entrée des croisés à Jérusalem, ou du moins
quelque épopée équestre; cet enchaînement de situations sur la
scène, la tragédie; cette masse de pierre qui module en grégorien, la
cathédrale. Et parce que le sujet trouve son exact répondant dans
le sensible, cette unité du sens et du sensible se dépasse dans l’expres¬
sion qui est comme la forme ultime de l’objet esthétique et le sens
de son sens.
Ainsi la forme ne se rattache au représenté que par ce qu’elle se
rattache d’abord au sensible auquel la représentation est immanente.
Elle est le principe d’organisation de ce sensible et ce qui l’exalte,
et non plus le contour. Elle n’est plus la forme extérieure selon
laquelle je peux penser l’objet, et peut-être découvrir la loi de sa
reproduction, ou bien l’empoigner, le manier, l’utiliser. Elle se révèle
dans le style, et elle apparaît d’autant mieux lorsque nul objet repré¬
senté ne fait concurrence à l’objet esthétique, comme dans la musique,
et que toute sa fonction est d’unifier le sensible : mais l’unifier avec
(i) Œuvres littéraires, I, p. 63. On trouve la même idée, qui est peut-être au point
de départ de la peinture abstraite, dans Baudelaire : • Un tableau de Delacroix,
placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des
contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une
volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers
vous et vous enveloppe... et l’analyse du sujet, quand vous vous approchez, n’enlè¬
vera rien et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif dont la source est ailleurs et loin de
toute pensée concrète » (extrait de Les peintures murales de Delacroix à Saint-Sulpice).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
M. DUFAENNH 13
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) L'être et la forme, p. 189. Encore que, selon la définition que nous avons
proposée du beau, et que Mlle Hersch ne renierait sans doute pas, vouloir l’exis¬
tence et vouloir la beauté de l’objet esthétique soient une seule et même chose.
(2) Ibid., p. 164.
(3) Ibid., p. 69.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES
Si l’on veut dire que rien de l’œuvre n’existe que par le geste créateur
de l’artiste, soit; mais si l’on considère la forme de l’œuvre, que le
geste créateur a déposée en elle, le donné change de sens, la dis¬
tinction d’une matière et d’une forme ne joue plus, ou plus exac¬
tement toute la matière, dont le sens ne peut être exclu, est assumée
par la forme. La forme est l’âme de l’œuvre, comme l’âme est la
forme du corps, et le vieux concept aristotélicien rejoint sans peine
la notion de Gestalt. Car c’est bien pour la perception, et pour la
science qui la prolonge, qu’il y a une âme comme principe du corps
organisé et animé, parce que ce corps apparaît comme une totalité
signifiante; et c’est à travers l’âme que nous voyons le corps. De
même c’est à travers le sens, et l’expression qui est le plus haut du
sens, que nous voyons le corps de l’œuvre. La forme est ce par quoi
l’objet a un sens; et si nous avons pu parler tout à l’heure d’une forme
extérieure unifiant le sensible, c’est que déjà elle offrait l’ébauche
d’un sens : être une colonne, c’est déjà un sens pour la pierre; mais
être svelte ou majestueuse, c’est un surcroît de sens, et c’est à travers
lui que nous percevons vraiment la colonne. Mlle Hersch revient
d’ailleurs à l’aspect phénoménologique de la forme lorsqu’elle en
décrit, en des termes dont nous aurons l’occasion de nous inspirer,
les caractères : cohérence, totalité, limitation, légalité autonome,
intériorité ou intentionnalité de l’œuvre vers soi (i). Mais précisé¬
ment, ces caractères ne prennent tout leur sens que par le sens
immanent à l’œuvre et constitutif de sa forme.
En outre, c’est bien par l’unité même de la forme que l’objet
esthétique est encore nature, mais nature signifiante et qui dépasse
la nature brute. Le sensible en effet ne perd rien de son caractère à
la fois étranger et triomphant à porter ainsi la signification, il est bien
plutôt confirmé dans son être de sensible, il reste nature, comme nous
l’avons dit. Et d’autre part, à cette signification qu’il porte, il commu-
(i) Ce fond peut n’être pas toujours interprété en un sens spatial : l’appartenance
au monde peut avoir une signification mystique ; les plus vieilles religions nous
invitent à percevoir le monde, autant que comme une totalité spatiale inachevée, et
peut-être pour compenser ce que cette totalité a d’inachevé, comme une puissance
élémentaire — la Terre-Mère, le Tieu — une force fondamentale dont le mythe est
l’explicitation. Alors la chose ou l’événement s’intégre dans le monde en participant
à lui : chaque arbre, chaque printemps, participe de la puissance tellurique qu’il
manifeste. Et c’est par cette participation qu’ils sont réels, qu’ils sont plus que des
épisodes ou des objets contingents et creux, qu’ils ont de l'être : le monde est toujours
caution de la réalité. Au surplus, cette vertu ontique, on dirait volontiers ontogé-
nique, du monde n’exclut nullement sa figure spatiale : la puissance du monde
s’étend à toutes choses et toutes choses sont ensemble.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(r) Nous ne parlons pas ici du décor, dont nous parlerons ailleurs, parce qu’il
est déjà partie intégrante de l’objet esthétique et n’a pas à être esthétisé.
204 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
à cet aspect des arts — non seulement l’attention du public est requise
pour fournir à l’œuvre son fond spirituel, mais la présence même de
ce public pour lui donner son fond matériel : une salle à moitié vide
est aussi insupportable qu’un public inattentif. Ainsi se manifeste
déjà l’ambiguïté de la relation de la figure et du fond, et le caractère
tentaculaire de l’objet esthétique : il esthétise ses alentours en les
intégrant à son propre monde, il en fait les provinces de son royaume,
les serviteurs de sa puissance.
C’est là en effet pour l’objet esthétique un autre moyen de se
séparer et de revendiquer son autonomie, un moyen plus sûr, car le
cadre n’isole jamais complètement : le mur est toujours présent autour
du cadre, et la ville autour du théâtre; et de plus, certains arts ne peu¬
vent avoir de cadres matériels. De toutes façons, la perception a peine
à isoler l’objet esthétique du champ perceptif. Les arts temporels,
à la rigueur : ils ont une durée propre, dont nous verrons qu’elle
leur confère une indépendance plus manifeste et une intériorité plus
sensible; et l’on peut écouter la musique ou un poème en fermant les
yeux. De même les arts dont la signification est la plus éloquente,
comme les arts du langage, nous entraînent plus aisément dans leur
monde propre et nous font quitter les rivages du quotidien. Mais les
arts de l’espace permettent moins cette séparation : l’objet spatial
prend place dans l’espace quotidien, par son poids de matière et sa
structure de chose. Comment l’objet esthétique va-t-il alors s’affir¬
mer ? En annexant ce voisinage indiscret et en exerçant sur lui sa
royauté esthétique. Considérons en effet le monument : le château
de Versailles. Je le contourne, j’y entre, je le visite; je mène autour
de lui cette sorte de danse sacrée, par les avenues qu’il m’ouvre; je
prends sur lui une multiplicité de vues, dont certaines sont privi¬
légiées et d’autres insignifiantes, au point que je dirais que je le vois
vraiment de l’esplanade, ou du tapis vert, ou de tel autre point où
je me poste. Alors que musique ou théâtre m’enlèvent sur un tapis
magique et me déposent dans un ailleurs qui n’est plus au monde, le
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(i) Focillon l’a très bien noté : « I,a Grèce existe comme socle géographique
d’une certaine idée de l’homme, mais le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art
dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est plus
qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site,
a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes
de ville, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des insti¬
tutions capétiennes • (Vie des formes, p. 27).
206 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ception esthétique : l’art nègre renaît grâce à Picasso, aussi bien que
Picasso est fécondé par l’art nègre. Le public aussi, par la tradition
qu’il transmet, par les métamorphoses qu’il opère, enrichit ou
appauvrit la signification de l’objet. Et enfin, les exécutants : chaque
nouvelle mise en scène n’est pas seulement une épiphanie, elle est
une découverte, et parfois un bain de Jouvence pour l’œuvre. Car
c’est ainsi que certaines œuvres vieillissent et d’autres rajeunissent au
gré de l’histoire. Elles n’ont pas changé ? Il suffit que leur public ou
leurs serviteurs aient changé : l’objet esthétique n’apparaît qu’avec
leur concours. Sans doute y a-t-il une vérité intemporelle de cet
objet, mais c’est le destin de cette essence singulière de se phénomé-
naliser, de se livrer à des gardiens, comme dit Heidegger, qui ne
peuvent pas lui être toujours fidèles, ou plutôt qui ne lui sont fidèles
qu’en la transportant dans leur propre monde, en la livrant aux vicis¬
situdes de l’histoire. Mais il convient d’observer que dans cette
histoire qui l’emporte, l’objet esthétique parvient du moins à mener
une vie relativement autonome : pas plus que sa création ne s’explique
entièrement par les circonstances qui l’entourent (ni même par la
psychologie de son auteur), son avenir ne s’explique entièrement
par le contexte historique. A travers les remous de l’histoire générale,
l’art semble être au principe d’une histoire à lui, ou du moins dont les
relations avec l’histoire générale ne sont pas fixées par un détermi¬
nisme strict (i). Cependant, dans l’histoire pas plus que dans le
monde, l’objet esthétique ne peut revendiquer une indépendance
totale : il n’a de vie propre que dans et par l’histoire, parce que les
(i) Outre cette possibilité d’une histoire propre de l’œuvre et aussi de l’art
comme catégorie de la culture, il 7 a plus profondément un temps propre de l’objet
esthétique. C’est une idée pour laquelle il nous faut ici planter un jalon : outre qu’il
est dans le temps, l'objet esthétique peut être au principe d’un temps propre : le
monde qu’il révèle peut avoir une dimension temporelle. Mais il s’agit alors d’une
durée intérieure à l’objet esthétique et qui est sans rapport avec l’histoire, car elle ne
se révèle que dans l’expérience esthétique où l’histoire est en quelque sorte sus¬
pendue. Nous essaierons de la décrire par la suite.
M. DUF8ENNE 14
2io_L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
hommes qui l’ont fait ou qui le perçoivent sont aussi dans l’histoire.
Mais précisément l’objet esthétique est historique aussi en ceci
que s’il se laisse, non sans résistance, entraîner et expliquer par
l’histoire, à son tour il exprime en quelque façon l’histoire. L’attitude
critique qui tend à expliquer l’œuvre par l’histoire est appelée par
l’objet esthétique lui-même qui porte son âge et nous parle de l’his¬
toire, de l’époque où il est né. Qu’en dit-il ? Pas grand’chose, mais
peut-être l’essentiel. « Le Musée imaginaire, dit Malraux, est le chant
de l’histoire, il n’en est pas l’illustration (i). » Sans doute, nous
aurions, des civilisations disparues, une idée bien différente si nous
ne connaissions pas leurs arts; et cette idée que nous donne leur
art peut anticiper et orienter les investigations de l’historien : nous
avons connu l’art sumérien lorsqu’il s’appelait encore chaldéen,
avant que fût circonscrite la civilisation de Sumer; « une pressante
poésie émane des zones obscures qui reculent devant l’histoire, bien
avant qu’elle les ait atteintes » (2). Mais poésie n’est pas connaissance,
et ce que l’histoire enseigne peut, sinon démentir le témoignage de
l’art, du moins le limiter à ce qu’il est sûrement : le témoignage d’un
homme qui peut aussi bien être en guerre avec son époque et n’en
est pas nécessairement le hérault. L’historien futur, s’il veut juger
notre temps sur notre art, quelle idée en aura-t-il, selon qu’il se tourne
vers les Prix de Rome ou vers les Galeries d’art abstrait, vers Valéry
ou vers les surréalistes ? Même cet artiste que l’objet esthétique nous
livre, nous savons que ce n’est pas l’artiste réel, mais celui qui lui
appartient. Et il en est de même pour son époque, à cette différence
près que l’époque dans l’œuvre nous est moins présente que l’auteur,
parce qu’elle n’est prés«nte qu’à travers lui et comme ce qui, suppose-
t-on, l’a rendu possible : de Lulli ou de Mansart, tels qu’ils se révèlent
dans leur musique ou leur architecture, nous passons au grand siècle;
aujourd’hui, « pour la première fois il s’est révélé dans son essence et sa totalité »,
en arrive dans son acharnement vers sa plus grande pureté à se nier lui-même, à
devenir impossible, à susciter des œuvres qui témoignent d’une sorte de volonté de
néant. Mais ces œuvres n'en sont pas moins réelles et prises dans le tissu de l’histoire.
(x) Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 398.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) Ou s’il vieillit, c’est en un tout autre sens : parce que, objet culturel, il est
pris dans une histoire, comme on vient de le dire.
(2) Esthétique, I, p. 77.
(3) Ceci pourrait orienter vers un problème particulier, celui des dimensions de
l’objet esthétique. Quel est par exemple le poème le plus court possible ? Un quatrain
est seulement une épigramme ou, comme ceux de Mallarmé, une politesse : ce n’est
pas un poème. Prévert intitule une poésie : Les paris stupides ; texte : « Un certain
Biaise Pascal, etc. » : c’est une plaisanterie, non une poésie. SchOnberg a composé des
pièces brèves de quelques mesures : est-ce encore un morceau musical ? Une nouvelle
216 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
est une oeuvre d’art au même titre qu’un roman, encore que plus difficilement appré¬
ciable et, les éditeurs le savent bien, plus rarement appréciée ; mais une nouvelle qui
se réduirait à quelques lignes ? C’est qu’il faut laisser à la forme esthétique l’occasion
de se déployer et de s’épanouir dans l’espace et dans le temps, et à la perception
le loisir de pénétrer l’oeuvre et de se laisser pénétrer par elle. Finalement, il faut
que l’œuvre soit à la mesure de l’homme, de son regard et de son attention : le
minuscule n’a pas la ressource d’être sublime, comme est — quelquefois — le
colossal.
(i) I/on sait que pour Hegel la sculpture et la peinture sont liées à l’architecture
presque comme des conséquences à leur principe. Et de même pour Ruskin l’objet
architectural est essentiellement un décor et un terrain pour la peinture et la sculp¬
ture (Préface à la 2e éd. des Seven latnps, lyibrary Edition, VIII, p. n).
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE ZI7
corps, il est aussi autre et plus que son corps : le monument est en
pierre, mais il n’est pas simplement de la pierre ; la peinture n’est pas
exactement de la toile couverte d’un enduit sur laquelle se déposent
des produits chimiques : une fois posée sur la toile, la couleur perd
son nom industriel et sa nature chimique, pour nous, sinon pour
l’expert qui nettoie le tableau : elle est couleur vue et non couleur
fabriquée, et vue comme couleur d’un objet, rouge du tapis ou bleu
du ciel. Si difficile qu’il soit de distinguer l’objet esthétique de son
corps, plus difficile assurément que de le distinguer de son support,
l’exemple des ruines va nous permettre de pressentir cette distinction
au moins pour les arts plastiques en nous montrant qu’au moment
même où l’œuvre s’altère par son corps, elle s’affirme plus que
corps.
Les ruines, en effet, disent beaucoup, et l’on sait combien cer¬
taines époques ont été sensibles à leur langage. Certes, en premier
lieu elles nous enseignent que l’objet esthétique est aussi une chose
de nature, soumise aux vicissitudes du devenir cosmique. Cependant,
dans cette usure même de l’objet, nous découvrons qu’il n’est pas
un objet comme les autres. Et d’abord la ruine ne retombe pas pure¬
ment et simplement à la nature : elle est encore un objet esthétique,
qui éveille en nous des sentiments nouveaux suscités par le spectacle
du temps. L’usure atteste le passé, et l’objet se recommande alors
de cette déférence spontanée que les gérontocraties éprouvent à
l’égard des vieillards, les classiques à l’égard des Anciens, et les collec¬
tionneurs à l’égard des vieilles choses. Cet objet qui a traversé les
âges pour venir jusqu’à nous est émouvant; il participe de cette
profondeur du temps de laquelle il surgit; son prestige vient à la fois
de la séduction du lointain à laquelle l’homme est toujours sensible
parce que le lointain est comme une image de l’originel, et du pouvoir
qu’il a d’illustrer le temps en le subissant et le surmontant. Les astres,
les roches, ne sont pas vraiment temporels : ils sont seulement
ce qu’ils sont, un présent opaque et aveugle; s’ils servent à
218 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) 1/objet esthétique ne meurt pas comme le vivant, mais il vieillit comme lui,
en intégrant à sa propre nature l’influence du monde auquel il est livré.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(i) Éternité métaphorique : car l’essence en tant que vraie est intemporelle et non
étemelle ; et, d’autre part, c’est dans l’histoire, par l'effet de la culture, qu’elle se
dévoile et qu’elle se constitue en se dévoilant. C’est donc par la réflexion que l’essence
apparaît, mais la réflexion même se situe dans le monde historique ; et c’est pourquoi
l’eidétique en appelle à l’empirique.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
objet apparaît sur fond de monde; c’est du monde qu’il tient son
être, c’est par le monde et dans le monde que j’ai prise sur lui; il n’a
qu’une relative indépendance et la perception s’en assure en le sai¬
sissant toujours dans son contexte, et l’entendement en cherchant hors
de lui sa signification, en creusant le temps et l’espace à partir de lui.
Au contraire, l’objet esthétique force l’attention et la ramène sans
cesse à lui parce qu’il se donne comme n’étant pas du monde, mais
constituant son propre monde; ce que Heidegger dit du monde :
die Welt weltet, c’est de lui qu’on pourrait le dire en premier.
Même s’il ne fait pas sécession complète, s’il reste une chose du
monde, et une chose perçue comme chose du monde, il transcende
sa condition de chose en opposant au monde son monde.
(i) Est-ce encore vrai si l’on compare, de Van Gogh, les Mangeurs de pommes de
terre, ou les premiers paysages inspirés de Corot, et les toiles arlésiennes, ou de
Rimbaud, les premières poésies imitées de Banville et Les illuminations ? Certains
auteurs sont des Protée de l’art. Sur quoi il y a deux remarques à faire. D’abord,
puisqu’il s’agit de l’auteur phénoménal, celui dont l’œuvre nous parle, et non de
l’auteur réel, en toute rigueur ce n’est pas du monde de l’auteur dont il faut parler,
mais du monde de l’objet esthétique : non d’un monde de Racine, mais d’un monde
de l’auteur de Phèdre. Et si nous parlons d’un monde de Racine, c’est après coup,
lorsque nous avons découvert une parenté essentielle entre le monde de l’auteur de
Phèdre et le monde de l’auteur d’Athalie. Mais, d’autre part, il est remarquable que la
culture moderne s’efforce de nous mettre en mesure d’éprouver cette parenté, en
nous proposant les œuvres complètes de l’écrivain, ou en rassemblant par le disque
ou dans le musée les œuvres maîtresses du musicien ou du peintre ; alors apparaît le
style de l’auteur : l’effet de masse ainsi produit est incomparable, chaque œuvre se
comprend mieux par l’ensemble des autres, sans rien perdre pourtant de sa singu¬
larité ; tout se passe comme si chacune était une voix d’un seul chœur, une province
du même monde. Et c’est pourquoi nous pouvons parler d’un monde de l’auteur,
mais toujours à condition de ne pas oublier que l’auteur ne se révèle que par ses
œuvres, et que ce monde est le monde exprimé dans ses œuvres.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
rieur à cet objet; et c’est comme tel qu’il faut le décrire, quitte à
s’interroger ensuite sur son coefficient de réalité et sur sa vérité par
rapport au monde réel. En même temps qu’il le propose, l’objet
esthétique semble s’exclure du réel ou le convertir en sa propre
substance : il ne peut nous engager dans son monde qu’en nous
détournant du monde, même si nous ne le quittons pas tout à
fait et si l’environnement est toujours mitgemeint; car, d’une part,
il ne faut pas que la perception sombre dans le rêve, et il n’y a de
perception que si nous sommes au monde; et d’autre part, l’objet
esthétique lui-même doit être réel pour s’imposer à nous, et nous
entraîner dans ce monde qu’il nous ouvre et qui est sa plus haute
signification.
(i) Nous nous limiterons aux arts représentatifs ; s’il y a des arts vraiment non
représentatifs, nous nous le demanderons en étudiant, dans la structure de l’objet
esthétique, la nature et la fonction du sujet.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(i) Comment cela est possible, nous ne pouvons en débattre ici. L’imagination y
joue un rôle, non seulement peut-être au sens de Sartre, mais de Kant, he monde
comme idée de la raison aurait sa racine dans l’imagination comme puissance
illimitée de révélation. Seulement l’imagination ouvre, tandis que la raison postule la
possibilité de clore, d’achever la synthèse ; elle pose une norme tout de suite valable,
bien que toujours à l’horizon du savoir ou de l’agir.
M. OUritENNE 15
226 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
au gros plan certains objets privilégiés et pose derrière eux une toile
de fond qui à la fois leur donne par contraste plus de consistance et
en même temps suggère l’indéfini d’un monde. Sans doute ce fond
peut-il être lui-même minutieusement représenté, comme dans les
romans de Balzac ou dans les toiles des primitifs flamands, dans les
châteaux qui s’entourent d’un jardin à la française; l’art ne peut rien
négliger qu’il ne l’ait prémédité. Cette précision même atteste un
effort pour associer le monde à l’objet représenté, pour le forcer dans
le cadre de l’œuvre. Effort naïf, diront certains : un fond unifor¬
mément coloré, un décor élisabéthain peuvent suffire, et à quoi bon
encombrer l’objet esthétique et vouloir rivaliser avec le réel ? C’est
que le décor, et particulièrement au théâtre, sert une double fonction
dont l’une peut être soulignée plus que l’autre, mais dont aucune ne
doit être négligée : il cerne et limite l’objet esthétique dans son corps sen¬
sible, et d’autre part il donne à l’objet représenté une auréole de monde.
Au spectacle comme dans le roman, en effet, les personnages qui
vivent devant moi sont aussi solidaires d’un monde : la fille de Minos
et de Pasiphaé, elle est aux prises avec ce sombre univers dionysiaque
dont triomphe le héros fondateur de cités, l’échappé du Labyrinthe,
mais qui la voue aux dieux infernaux. Ce monde n’est pas seulement
un monde que je sais, il est un monde que je vois : Phèdre se meut
dans un décor, mais ce décor signifie bien au delà de ce qu’il repré¬
sente; derrière ce palais que suggère un porche, il y a pour moi la
ville dont parfois, dans les coulisses, monte la rumeur, et toute la
Grèce, et ces rivages lointains — pas plus lointains pour moi que
pour Phèdre — dont Thésée, rescapé, débarque. Mais il n’est pas
nécessaire, et il est impossible, que cette géographie fabuleuse soit
offerte à l’œil, il suffit qu’elle soit suggérée à l’esprit par les indications
du texte : la signification reste principalement confiée aux paroles.
On pourrait, ici, instituer une comparaison entre le 4?cor au théâtre
et au cinéma. Au théâtre, ce sont les paroles qui commandent le décor
et lui donnent sa véritable profondeur. Il n’est point nécessaire que
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ce décor fasse illusion ; il lui suffit de plaire à l’œil, et il n’a pas à faire
concurrence à l’objet dramatique, il n’est pas autorisé à composer
par lui-même un objet esthétique autonome, pictural ou architectural.
Les couleurs, pour vives et plaisantes qu’elles soient, n’ont point la
dignité de la matière picturale authentique : on peint à la colle avec
la technique élémentaire du peintre en bâtiment. Et le décorateur
n’a pas davantage droit à la pierre, mais au carton et au stuc. Le
décor, en principe, ne signifie que par le texte qu’il a charge d’illus¬
trer (ï). C’est dire que le monde de l’œuvre dramatique est présent
à l’esprit autant qu’aux sens; aux sens, il suffit d’une allusion discrète
qui les comble à peu de frais plutôt qu’elle ne les stimule; il ne faut
point que l’œil soit détourné de l’acteur; le décor est plutôt un cos¬
tume pour l’acteur qu’un repère géographique. Une de ses fonctions,
on l’a vu au décor que Christian Bérard avait composé pour Don
Juan, est alors, par la répartition de l’espace technique, d’ordonner
les gestes de l’acteur et. le déroulement de l’action : le décor est à
l’acteur ce que le stade est à l’athlète, la piste au cavalier. Et en même
temps, il clôt l’espace de la scène, le sépare des coulisses plus radica¬
lement qu’il n’est séparé des spectateurs : il est à l’objet théâtral ce
qu’est le cadre au tableau, comme il était tout à l’heure le fond. Ceci
est particulièrement sensible au ballet où les danseurs composent, soit
par leurs attitudes, soit par leurs groupements, des figures plastiques,
qui souvent servent de fond à un solo ou un duo, et qui ont elles-
mêmes besoin d’un cadre pour se composer et produire leur effet :
le décor est le cadre de la représentation avant d’être celui de l’objet
représenté, il limite l’espace chorégraphique avant d’ouvrir l’espace
du monde où, dans le ballet à programme, se déroule l’action; quel¬
ques rideaux y suffisent, à moins qu’il ne soit ici aussi plus étroitement
associé à l’objet esthétique.
(i) Nous verrons pourtant qu’il peut signifier par lui-même, et alors être plus
étroitement associé à l'objet esthétique.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 231
(i) C’est de la même façon que Gordon Craig conçoit le décor. « Il ne s’agit pas de
faire un décor qui distrait notre attention de la pièce, mais de créer un site qui s’har¬
monise avec la pensée du poète... Prenons Macbeth : je vois deux choses : une haute
roche escarpée et un nuage humide qui en estompe le sommet. Ici la demeure
d’hommes farouches et guerriers, là le séjour que hantent les esprits. Finalement la
nuée détruira la roche, les esprits triompheront des hommes • (De l’art du théâtre,
p. 22).
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(i) Et c’est pourquoi nous pourrons la retrouver ailleurs, lorsque nous reviendrons
au réel, dans la douceur d’un paysage, dans la sérénité d’un visage, n’importe où.
S’il est possible qu’en un sens l’esthétique soit la vérité du réel, nous verrons que
c’est par là.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) C’est peut-être ce qui distingue un roman comme La paix des profondeurs,
d’un roman comme Les vagues, où nous sentons une qualité de temps, où nous
sommes pris dans une atmosphère d’irréparable à mesure que le récit nous commu¬
nique la légèreté de l’enfance, le poids des souvenirs, la sclérose du vieillissement.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
Pour que le temps objectif s’anime, il faut que nous le sentions fuser
à travers l’objet esthétique, que l’objet esthétique lui-même tempo-
ralise, et que nous prenions en charge cette temporalité. Comment
l’objet esthétique peut-il être ainsi au principe d’un temps et d’un
espace propres, nous nous le demanderons en considérant sa struc¬
ture. L’idée se propose maintenant à nous sous un autre aspect :
c’est qu’en exprimant un monde, l’objet esthétique exprime déjà un
espace et un temps pré-objectifs comme ce monde. Et c’est bien la
même idée, car l’objet esthétique ne peut exprimer que selon son
être : s’il exprime l’espace et le temps, c’est qu’il est en quelque
façon capable de spatialiser et de temporaliser; non pas, simplement,
qu’il représente l’espace et le temps objectivement définis, ni non plus
qu’il se situe lui-même par sa matière dans l’espace et le temps du
monde commun, mais, plus secrètement, qu’il soit au principe d’un
espace et d’un temps propres.
Et en effet, l’objet esthétique manifeste bien dans son expression
cet espace et ce temps : le monument a une grandeur ou une élévation
incommensurable à sa superficie ou à son altitude, la symphonie ou
le roman ont un rythme, un élan, une retenue dont le métronome ne
donne qu’une image appauvrie. Comprenons bien qu’en cherchant
à saisir l’expression, nous décelons un monde non peuplé, qui n’est
encore que promesse de monde; l’espace et le temps que nous pou¬
vons y trouver ne sont point structures d’un monde constitué, mais
qualités d’un monde exprimé qui prélude à la connaissance. Nous
faisons déjà cette expérience dans le monde réel : les premières déter¬
minations de l’espace et du temps, le lointain et le proche, l’absent et
le présent, le répétable et l’irrévocable, nous apparaissent dans
l’impatience, le rêve, la nostalgie, l’étonnement, la répulsion; c’est
ainsi que l’espace s’anime et se creuse, et que nous lui répondons par
le mouvement ou par le projet, ébauche de mouvement. Et c’est ainsi
que l’objet esthétique possède une spatialité propre; devant la Victoire
de Samotbrace, nous sommes d’abord sensibles à une atmosphère de
M. DUFRENNE 16
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
la chute d’une âme dans les rêts de la fatalité est aussi un mouvement
uniformément accéléré; et c’est le temps de Macbeth, de ce projet
du mal qu’il forme et dont il est captif, pris à son piège comme la
conscience du rêveur, qui éclaire le temps théâtral. Comme c’est le
temps de Bloom, cette façon de vivre sans avenir dans un univers
inconsistant dont la seule vérité est dans un passé plus légendaire
qu’historique qu’on raconte sans le répéter, c’est ce temps qui éclaire
le rythme du roman. Mais, inversement, on peut dire qu’il y a une
temporalité du tragique ou de l’asthénique, c’est-à-dire une tempora¬
lité de l’atmosphère qui commande à l’espace et au temps représentes,
qui nous prépare à saisir l’espace et le temps vécus par les personnages,
et en filigrane l’espace et le temps objectifs. Au vrai, s’il y a un temps
propre à l’œuvre, il n’est pas facile de le distinguer du temps repré¬
senté dans l’œuvre. Et pourtant, il le faut, car le temps représenté est
un temps qui est dit ou qui est montré, mais qui n’est pas vécu : à la
limite, c’est un temps sans temporalisation, un temps figé comme sur
un tableau qui représente l’aube ou le crépuscule, ou dans le poème :
a Midi, roi des étés. » Temps-objet qui n’est plus du temps. Tandis
que le temps exprimé est un temps véritable parce qu’il est vérita¬
blement vécu, ressaisi par le spectateur capable de s’associer à l’objet
esthétique. C’est dans le spectateur que l’atmosphère se temporalise,
que la qualité du monde éveille une promesse de temps. En fait, le
spectateur n’éprouve cette temporalité que parce qu’il participe aussi
au temps de l’histoire tel que le vivent les personnages; mais, inver¬
sement, il ne participe à ce temps que parce qu’il est pris par l’atmos¬
phère et sensible à sa propre durée.
(i) Car « il n'y a pas d’adjectifs dans la nature », comme remarque M. Cl. Roy
dans celle de ses Descriptions critiques qu’il consacre à Colette.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
sens explicite, comme fait une parole selon son intonation, mais
plus radicalement encore, car le coefficient affectif dont la magie
du style dote la représentation ne tend pas seulement à souligner le
sens, mais à l’illimiter. L’objet représenté devient symbole; en quoi
il ne s’immole pas à une signification extérieure comme fait l’allégorie,
car il ne prétend pas traduire un concept dont la compréhension le
rendrait inutile, il n’est pas un tremplin que l’on abandonne au
moment de bondir du sensible à l’intelligible; et le monde exprimé
n’est pas un autre monde, mais plutôt l’épanouissement du représenté
aux dimensions d’un monde. Lorsque Valéry chante la palme, un
monde s’ouvre à nous où tout est palme, courbe douce et fécondité,
patience et richesse, grâce du geste et grâce de l’accomplissement.
Mais dans les arts non représentatifs, l’œuvre est expressive par la
forme du sensible et la lecture de l’expression ne peut traverser la
représentation. Et ceci nous conduit à la deuxième figure du rapport
entre exprimé et représenté, qui nous paraît l’essentiel :
Le monde représenté a, inversement, besoin du monde exprimé.
Plus exactement, les objets représentés ne composent un monde qu’à
condition que l’expression apporte l’unité dans la multiplicité, un
peu comme l’idée directrice de Claude Bernard préside à la consti¬
tution d’un organisme. Ce primat de l’exprimé peut s’expliciter en
deux propositions. D’abord, il suscite les objets représentés. Nous
avons dit que l’atmosphère était produite par ces objets, et il faut dire
maintenant que ces objets sont produits par l’atmosphère. Le para¬
doxe de cette relation dialectique tend à s’émousser si l’on revient à
l’exemple d’un art non représentatif comme la musique : alors un seul
des termes est pleinement vrai : l’expression musicale ne résulte pas
d’objets représentés, mais, par contre, elle tend à susciter des repré¬
sentations, ces images, d’ailleurs souvent indésirables, que la musique
éveille parfois en nous, et qui sont pour l’atmosphère une façon de
se cristalliser en monde. Inutilement, parce que l’œuvre ne le requiert
point, et que le monde exprimé doit se suffire à lui-même ; à le peuple
246 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Philosophie, I, p. 77. Jaspers renvoie ici à Sein und Zeit « qui a dit l’essentiel
là-dessus » ; et nous invoquerons Heidegger dans un instant.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE
(1) Cité par Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, p. 84.
(2) Par ce glissement du cosmologique à l’existentiel, Heidegger rejoint l’inter¬
prétation générale qu’il donne de Kant en rapportant le transcendantal à la trans¬
cendance, et il éclaire le monde par la notion d’être-dans-le-monde. Un monde appa-
rait, l’étant a entre dans un monde ■ parce que le Dasein se transcende vers lui en un
mouvement qui le constitue ; c’est bien vers le monde et non vers tel ou tel étant
qu'il se transcende, car c’est à partir de cette totalité que le Dasein peut entrer en
rapport avec tel ou tel étant. (A condition d’entendre le monde non comme enchaî¬
nement ontique, mais comme totalité ontologique ; Heidegger nous avertit à ce
sujet, dans Vom Wesen des Grundes, trad. Corbin, p. 86, que l’analyse de YUm-
welt, dans Sein und Zeit, ne donne qu'une première caractéristique du phénomène
du monde qui prépare seulement l’analyse transcendantale). C’est ainsi que le Dasein
« se sent au milieu de l’étant et entretient des rapports avec lui » — nous dirions : a le
sentiment d’un monde, d’autant plus volontiers que Heidegger se réfère lui-même à
la Befindlichkaz où s’exprime cette relation. En d’autres termes, « que la réalité
humaine transcende, cela revient à dire : dans l’essence de son être, la réalité
humaine est configuratrice d’un monde » {Vom Wesen des Grundes, p. 90).
(3) Ibid., p. 90.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 255
(1) A notre sens, ce passage est pour l’ontologie une épreuve décisive et inévi
tauie : il faut retourner dans la caverne.
25 6 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
I. — Les doctrines
dire qu’il est un objet idéal ? C’est souligner qu’il déborde l’être
perçu, mais on peut le souligner de deux façons différentes, soit en
montrant qu’il est pour la perception une exigence toujours présente,
comme fera Conrad, soit en lui attribuant l’être d’une signification,
c’est-à-dire en en faisant ce que nous avons appelé un objet intel¬
lectuel. C’est cette voie que choisit Ingarden, dont l’étude se porte
d’ailleurs sur l’œuvre littéraire où la signification est particulièrement
prégnante; mais nous verrons qu’on peut, avec M. de Schlœzer, en
étendre les principes à un art comme la musique.
réels pour ceux auxquels ils s’adressent, comme le disent les guil¬
lemets, mais ne le sont pas tout à fait pour moi. C’est en quoi l’objet
représenté est un objet purement intentionnel, et c’est là que
réside la raison la plus profonde de l’hétéronomie de l’objet
esthétique.
Or, il nous semble qu’il y a là une double équivoque, sur la notion
d’objet intentionnel et sur la notion d’hétéronomie, en quoi Ingarden
est infidèle à Husserl. Lorsqu’il fait de l’objet représenté un objet
purement intentionnel, Ingarden semble invité à cette identification
par le fait que l’objet représenté est en effet frappé de neutralité et,
en ce sens, irréel; mais, précisément, l’irréalité du représenté n’est
pas celle de l’intentionnel. Au vrai, l’objet intentionnel n’est pas un
irréel, « une apparence qui pourtant n’est pas un pur rien » (1), comme
dit Ingarden lui-même; il n’est pas un sosie de l’objet réel qui serait
amputé de sa réalité. Husserl a eu soin d’interdire la séparation de
l’objet réel situé dans la nature et de l’objet intentionnel immanent
à la perception et situé dans le vécu (2) : lorsque je perçois l’arbre,
il n’y a pas un arbre intentionnel privé de réalité et n’existant que par
ma perception, et un arbre réel que je rejoindrai à partir de là. La
doctrine de l’intendonnalité a précisément pour fin d’éviter cette
distinction ruineuse à laquelle achoppe tout psychologisme. Le
caractère de réalité ne doit donc pas être exclu de l’objet inten¬
tionnel : même s’il ne fait pas partie du noyau noématique qui
définit l’arbre et constitue son sens, il appartient au noème complet
du perçu, comme aussi bien le caractère d’irréalité au noème de
l’imaginé, et en général les « modifications attentionnelles ». Et cette
intégration au noème de thèses diverses de réalité, variant selon les
espèces de vécu intentionnel, interdit désormais de séparer objet
intentionnel et objet réel. C’est, qu’au fond — et Ingarden n’y a peut-
être pas assez pris garde — l’objet intentionnel n’apparaît que par
la réduction phénoménologique. Et la réduction ne crée rien; elle
suspend la thèse de l’attitude naturelle, elle ne constitue pas un objet
nouveau, ne fût-ce qu’en retranchant quelque chose de l’objet réel :
mettre entre parenthèses n’est pas retrancher. Tout ce que la réduction
nous demande, c’est de ne pas « opérer la thèse » (de réalité ou
d’irréalité) c’est-à-dire de ne pas participer et nous laisser prendre
Phéno¬
au jeu; donc, d’adopter l’attitude du philosophe qui, dans la
ménologie hégélienne, regarde par-dessus l’épaule de la conscience
naïve et comprend ce qu’elle vit. L’objet intentionnel n’est pas
différent de l’objet réel ou irréel, il est cet objet saisi dans la perspec¬
tive de la réduction qui laisse intacte la croyance en se refusant d’y
participer.
Mais alors on ne peut plus dire que l’objet représenté par le mot
ou la phrase soit spécifiquement un objet intentionnel : le fait qu’il
soit irréel n’implique pas qu’il soit réduit : la saisie du représenté
comme tel n’est pas une réduction que nous pratiquerions sans le
savoir. Tant qu’il n’est pas phénoménologiquement réduit, l’objet
représenté n’est pas plus un objet intentionnel que l’objet perçu,
remémoré ou attendu. Dès lors, on ne peut plus attribuer à l’objet
représenté une hétéronomie d’être qu’on peut attribuer aux objets
intentionnels, et qu’on découvre par la réduction en mettant au jour
les structures noético-noématiques. D’ailleurs, la corrélation de
l’objet à l’acte qui le vise constitue-t-elle un brevet d’hétéronomie ?
A cet égard, il faudra taxer d’hétéronomie aussi bien l’objet perçu
qui implique une visée perceptive que l’objet réel qui implique une
thèse de réalité; si l’on se situe sur le plan de la réduction, on n’a pas
le droit d’opposer, comme fait Ingarden, l’hétéronomie de l’objet
représenté à l’autonomie de l’objet perçu. En fait, Ingarden ne jus¬
tifie l’hétéronomie de l’objet représenté qu’en le subordonnant à
des fondements dont l’être est autonome : « Qui accorde l’existence
hétéronome des phrases (et donc de l’œuvre littéraire), doit aussi
L’ÊTRE DE L'OBJET ESTHÉTIQUE
la perception des signes écrits sur le papier; mais nous voulons dire
que dans les arts du langage, les mots que nous livrent ces signes,
loin de se réduire à la fonction de signes et de s’effacer derrière leur
signification, sont perçus comme des choses et finissent par conférer
à leur signification cette même qualité de perceptible. En effet, les
mots prennent ici de l’importance : ils ont une physionomie propre,
du poids, de l’éclat, des vertus qui ne sont point les vertus discrètes
de l’algorithme, auquel on demande d’être clair et précis. Leur sens
ne prend de consistance que par leurs vertus sensibles. Et leurs
significations deviennent concrètes. Mais comment ? Non point
parce que les images viendraient se greffer sur elles; Sartre lui-même a
noté que les images proprement dites n’apparaissent qu’aux arrêts
et aux ratés de la lecture, quand le lecteur n’est pas vraiment « pris »;
les termes abstraits ne sont pas commentés par des images ou par des
schèmes; et lorsque le poète dit : « Voici des fruits, des fleurs, des
feuilles et des branches », cela n’éveille pas plus en moi quelque
image de botanique que les Mélodies en forme de poire de Satie ou une
nature morte de Bazaine. Ce qui est concret ici, ce n’est pas la signi¬
fication parce qu’elle deviendrait imaginative, c’est sa présence :
elle tient du mot une espèce d’insistance et d’épaisseur, elle s’ilhmite
en un monde, un monde que nous n’avons pas l’impression de
constituer, mais qui nous est donné : les fruits et les feuilles de
Verlaine sont concrets, non parce qu’ils se dessinent à nos yeux, mais
en ce qu’ils nous introduisent dans une certaine atmosphère qui n’est
pas la sphère objective des significations.
C’est l’immanence de la signification au langage dont la concep¬
tion d’Ingarden ne rend pas assez compte. Peut-être faut-il com¬
prendre les arts du langage à partir des autres arts et ne pas accorder
de privilège à l’objet représenté, c’est-à-dire à « la couche des signi¬
fications ». Sans doute l’intérêt d’un roman est-il dans ce qu’il nous
donne à comprendre, et nous mesurons souvent sa valeur aux idées
qu’il propose et aux réflexions qu’il suscite; il est indubitable qu’il
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
(i) M. de Schiæzee dit en effet que l’œuvre musicale est intemporelle. Précisons
que cette affirmation n'a pas chez lui le même sens que chez Sartre. Pour Sartre,
l’objet musical est intemporel parce que c’est un imaginaire qui ne peut s’écouler
que dans un temps irréel, « une ombre de temps qui convient à cette ombre d’objet
avec son ombre d’essence » (L’imaginaire, p. 170). Pour M. de Schlœzer, il est intem¬
porel parce qu’il suppose, de la part du compositeur qui le produit, et de l’auditeur
qui le comprend, une organisation du temps par l’intelligence : * Organiser musica¬
lement le temps, c'est le transcender » (p. 31).
276 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
se trouve ici plutôt incarné en quelque sorte que signifié (i). » C’est
ainsi qu’il est « une idée concrète ».
M. de Schlœzer rend compte ainsi, mieux qu’Ingarden, de l’unité
de l’objet esthétique; à cet objet, on pourrait appliquer le mot que
Goldstein applique à l’organisme : « Le sens de l’organisme est son
être. » Mais si le sens peut ainsi unifier et constituer l’objet, c’est qu’il
procède du plus profond de lui et qu’il ne réside pas seulement dans
les représentations que l’objet peut proposer : l’œuvre n’est vraiment
une qu’à condition de rece'er une unité plus profonde que la cohérence
logique d’un sens rationnel, une unité qui la rassemble toute, signifié
et signifiant, et qui lui donne vraiment sa personnalité; c’est cette
unité qui constitue la péripétie ultime du sens de l’objet esthétique,
faute de quoi cet objet n’a plus que l’être d’un signe quelconque et
perd à la fois sa rigueur et sa plénitude. Mais c’est seulement sur la
nature du sens et non sur sa fonction qu’un débat pourrait s’engager.
Le primat accordé au sens spirituel sur le sens psychologique nous
semble contestable; si le sens psychologique désigne l’expression,
n’est-il pas la plus haute signification de l’objet esthétique ? On ne
voit pas bien comment l’affectif, dans la mesure où l’expression
s’adresse au sentiment, peut être du spirituel dégradé. Pour M. de
Schlœzer, le privilège du sens spirituel est cautionné par une théorie
intellectualiste de la perception : comprendre la musique, c’est
opérer une synthèse grâce au jugement, et saisir, ou plutôt former,
une idée qui gouverne le sensible et qui, parce qu’elle préside à
son déroulement, est elle-même intemporelle. Mais l’idée ainsi rat¬
tachée à un acte du jugement peut-elle encore être idée concrète ?
N’est-elle pas transcendante au sensible dont elle est le sens ? Si, par
contre, on renonçait à la théorie selon laquelle le spirituel n’est
saisissable que par une opération intellectuelle, on pourrait à la fois
réconcilier le spirituel avec l’affectif, et assurer son immanence au
sensible. Car, enfin, si la musique tient son être du sens qui l’habite,
comment cet être est-il donné sinon dans la perception ? A quoi le
sens est-il immanent, sinon au perçu ? et le perçu n’est-il pas le
sensible sonore qui nous impose sa présence et nous communique
son expression bien plus que nous lui imposons une loi ? (i). C’est
le sensible qui est signifiant, et M. de Schlœzer le dit lui-même :
« On apprend à comprendre la musique en l’écoutant (2) » : c’est dire
que la musique n’est pas un objet intellectuel; elle est, comme tout
objet esthétique et comme l’œuvre littéraire elle-même, objet perçu.
Et ce qui distingue la perception esthétique de la perception usuelle,
c’est qu’il ne nous est rien demandé d’autre, pour accéder à l’objet
esthétique, que de percevoir : parce que c’est dans le perçu que se
révèlent le sens et l’être de cet objet : et de même que toute l’attention
du sujet est orientée vers la perception, toute la matérialité de l’objet
est destinée à susciter cette perception et à s’effacer derrière le sensible
triomphant.
(1) Tout n’est cependant pas faux dans l’intellectualisme, et nous y reviendrons :
il se peut que la réflexion coopère à la perception esthétique. Mais elle ne la constitue
pas : le sens de l’objet perçu n’est pas suspendu à un acte intellectuel, il est éprouvé
dans sa présence.
(2) Introduction à J.-S. Bach, p. 26.
278 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) Conrad, Das aesthetisehe Objekt, Zeitschrift fur Aesthetik, III, p. 77-
(2) L’imaginaire, p. 243.
L'ÊTRE DE L'OBJET ESTHÉTIQUE
(1) Toute la question est de savoir ce que peut signifier cette relation lors¬
qu’elle ne désigne pas seulement la réciprocité du corps propre et du monde, de
l’organisme et du milieu, et comment on peut transposer cette réciprocité de l’ordre
vital à l’ordre psychologique : y a-t-il un plan du pur perçu qui ne soit plus le vécu pur
et simple sans être encore du réfléchi ? Y a-t-il une perception qui ne tende à l’intel-
lection ? Te corps est-il un transcendantal autrement qu’au seul plan du compor¬
tement ? La théorie de M. Merleau-Ponty mêle en quelque sorte la théorie métaphy¬
sique de Heidegger selon laquelle le Dasein révèle l’être parce qu’il est être dans le
monde, la théorie phénoménologique de Sartre qui rep-end cette analyse en termes
de conscience, et la théorie biologique de Goldstein qui considère la relation de
l’organisme au milieu. Mais, si l’on peut contester la transposition du Dasein à la
conscience, comme a fait M. Beaufret, à plus forte raison de la conscience à l'orga¬
nisme. Nous y reviendrons dans l’analyse de la perception.
(2) Phénoménologie de la perception, p. 372.
284 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) Bien entendu il s’agit, comme dans ce qui précédé, de la vérité dont l’objet est
justiciable dans la mesure où son être est assez objectif pour donner prise au vrai, et
non de la vérité dont l’objet est capable dans la mesure où il dit quelque chose et où
on confronte ce qu’il dit avec le réel : ce problème sera traité dans notre dernier
chapitre.
(2) L’esthétique de la grdee, II, p. 328 sq.
L’ETRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 287
(i) Il y a toujours quelque mauvaise foi dans la magie : nous feignons que nous
n’y sommes pour rien, que c’est Vénus entière à sa proie attachée, ou la baguette de la
fée ; mais il y faut notre consentement ou notre travail : ici notre consentement au
sensible, l'acceptation des règles du jeu esthétique. Mais il reste que le sensible nous
investit et que notre aliénation rend hommage à sa puissance.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
nous y invite par ses déficiences. Il faut alors que la perception ait
perdu cette confiance spontanée qu’elle a en elle-même, que déjà
pointe la réflexion et que le sujet s’interroge : qu’est-ce que je vois au
juste ? « La qualité sensible, loin d’être coextensive à la perception,
est le produit particulier d’une attitude de curiosité ou d’observa¬
tion (i). » L’objet esthétique, au contraire, tel que nous l’avons décrit,
sollicite une démarche inverse. Si, assistant à l’opéra, je ne m’inté¬
resse qu’à i histoire qui m’est racontée, j’ai manqué l’essentiel qui
est d’entendre la musique. Devant lui, il faut que je découvre d’abord,
et que j’isole en quelque sorte, le sensible, qui est tout le réel de
l’objet esthétique, pour saisir ensuite son sens; je vérifierai alors que
ce sens à la fois lui est immanent et lui est propre, l’objet représenté
n’étant d’ailleurs qu’un aspect de ce sens.
Et, en effet, le sens insinué en nous par le sensible n’est pas
seulement la signification explicite de l’objet représenté; mais, à
travers cet objet, l’objet esthétique nous dit quelque chose d’autre;
il ne le dit pas explicitement, mais en nous introduisant dans un
monde singulier qui est le sien, pour lequel l’objet représenté n’est
qu’un symbole. La chambre de Van Gogh n’est pas une chambre
où l’on habite, c’est une chambre hantée par l’esprit de Van Gogh,
qui, à force de jour, nous invite à pressentir le mystère d’une nuit
où le peintre n’a pu entrer sans que quelque chose en lui chavire.
Or, ce monde qu’il révèle, l’objet esthétique le porte en lui. Au lieu
de renvoyer au monde hors de lui comme les choses, comme le
nuage renvoie à la pluie, il ne renvoie qu’à lui-même, il est à lui-même
sa propre lumière. Nous l’avons exprimé en disant qu’il est un quasi
pour-soi, et nous le vérifierons à l’analyse de sa structure en décelant
dans le mouvement qui l’anime, un rapport de soi à soi constitutif
d’une temporalité propre. Pour l’instant, il convient d’observer que
ce caractère de l’objet esthétique, qui s’oppose également au pour-
nous, le confirme dans son aséité : le pour-soi n’exclut pas plus l’en-soi
dans l’objet esthétique que dans la personne humaine; il qualifie
toujours ce qui est chose et pourtant plus que chose (i). Il atteste
donc que l’objet esthétique jouit de cette existence autonome que lui
a voulue son créateur, et qu’on ne peut suspendre à des significa¬
tions idéales comme dit Ingarden : il porte en lui sa propre signi¬
fication, et c’est en entrant plus profondément en communion avec
lui qu’on la découvre, comme on comprend l’être d’autrui à force
d’amitié.
Mais du moins, cette communion est-elle indispensable. Sans elle,
l’objet esthétique est inerte et insignifiant, comme sans l’exécution,
s’il en requiert une, il n’est encore qu’imparfaitement existant. Il
n’est pas difficile d’imaginer une civilisation de Béotiens ou de
Vandales où l’objet esthétique disparaît comme tel, où les œuvres
survivent sans avoir de sens, comme des choses : le clocher n’est pas
un objet esthétique pour l’artilleur qui règle son tir sur lui, ni le
tableau pour qui le relègue au grenier. De même que l’homme
attend d’être reconnu par l’homme et ne réalise pas encore plei¬
nement son être dans l’état de nature, comme Rousseau l’a fortement
dit, de même l’objet esthétique attend la perception où se déploiera
le sensible, et à travers lui son sens. C’est pour le spectateur et par
lui qu’il a l’indépendance et l’objectivité de l’en soi, c’est dans la
présence qu’il a sa vérité. Sitôt qu’il est visé par une conscience
impersonnelle, comme s’efforce d’être celle du savant qui ne s’inté¬
resse plus au sensible pour lui-même et ne cherche pas en lui le secret
dè l’objet, l’objet esthétique se fane en quelque sorte et retombe au
rang de chose quelconque; il n’est vraiment lui-même que dans
(i) Vie des formes, p. io. C’est par là qu’au long d’une étude remarquable, et qui
anticipe à la fois certaines thèses de la psychologie de la forme (« une masse architec¬
turale, un rapport de tons, une touche de peintre, un trait gravé existent et valent
d’abord en eux-mêmes, ils ont une qualité physionomique qui peut présenter de vives
ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pas avec elle », ibid..
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
ANALYSE
DE L’ŒUVRE D’ART
Nous abordons l’étude objective de l’objet esthétique. Nous y
sommes autorisés par ce qu’il y a d’objectif en lui : le sensible qui le
constitue ne se livre pas comme une diversité inintelligible, mais
comme une totalité organisée et signifiante. Et nous savons pourquoi :
l’objet esthétique est le produit d’un faire, et ce faire est créateur de
structures et de sens. Il nous reste donc, non pas à décrire les
démarches de cette activité créatrice, mais à saisir d’un peu plus près
ses résultats. C’est dire que nous allons revenir de l’objet esthétique
à l’œuvre. Car c’est l’œuvre qui est créée, c’est l’œuvre qui est une
chose, cette chose privilégiée qui porte l’objet esthétique et se
convertit en lui au gré de la perception. C’est elle qui est justiciable
d’une étude objective et que visent tous les exercices, scolaires ou
non, d’analyse et d’interprétation. Au reste, parler de l’œuvre c’est
déjà parler de l’objet esthétique : nous avons dit qu’en un sens, il
pouvait lui être identifié; il suffit, pour retrouver l’œuvre derrière
l’objet, de renoncer à l’attitude esthétique et d’adopter une attitude
objectivante, qui précisément convient à une analyse objective; au
lieu de considérer l’œuvre en tant que perçue, nous la considérons
en tant que connue, en tant que chose qui précède la perception.
Mais ce que nous dirons de l’œuvre recoupera doublement ce que
nous avons dit de l’objet : l’étude de l’œuvre à la fois présuppose et
explique l’expérience esthétique, dans la mesure où nous trouvons
dans l’œuvre le pourquoi de cet objet, mais aussi dans la mesure où
c’est la saisie de l’objet esthétique qui oriente l’analyse de l’œuvre.
Car cette analyse ne peut être conduite qu’en référence à l’expérience
esthétique, donc en n’oubliant pas que ce qu’elle décèle n’a de sens
que pour la perception.
A l’analyse, l’œuvre est multiple, nous l’avons déjà vu : élimi-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
nons, pour plus de clarté, le corps matériel qui, pour certaines œuvres,
constitue le système des signes graphiques par lesquels elles se trans¬
mettent parce qu’ils donnent aux exécutants les instructions néces¬
saires pour les actualiser. Il reste que l’œuvre, en tant que chose, a
une matière, de laquelle elle est faite et que l’artiste organise à sa
façon : c’est la réalité de cette matière qui confère à l’œuvre l’être
d’une chose, et au sensible aussi, qui est dans l’objet esthétique
cette matière en tant que perçue. D’autre part l’œuvre a un sujet
à qui s’ordonne sa matière : elle représente ou signifie quelque chose
qui doit être compris pour lui-même. Enfin, elle a une expression
qui achève de lui donner une unité au delà de la cohésion maté¬
rielle et de la rigueur logique, et qui lui confère une temporalité,
c’est-à-dire un pour-soi. Seulement ces divers aspects de l’œuvre
n’existent pas à l’aspect isolé; ils n’apparaissent que par une abstrac¬
tion, d’ailleurs inévitable, lorsque l’on considère l’œuvre à l’état de
chose et qu’on en cherche la structure, c’est-à-dire lorsqu’on néglige
que l’objet esthétique est aussi pour nous. Nous allons vérifier que
nous ne sommes en droit de distinguer les éléments de l’œuvre
qu’à la condition de ne pas oublier qu’en fait la perception esthé¬
tique abolit ces distinctions et va droit à l’œuvre totale. C’est la
même chose de montrer que l’œuvre est pour la perception et de
montrer que tous ses éléments tendent à l’unité, une unité qui n’est
pas seulement l’unité du signe et de la signification dans une chose
signifiante, mais l’unité d’un quasi-pour-soi.
Chapitre Premier
(i) Pourquoi l’artiste choisit tel ou tel art, c’est-à-dire tel ou tel langage, c’est
encore une question qui relève de la psychologie. Si ce qu’il dit ne peut être exprimé
que par le langage qu’il choisit, c’est un problème qui relève d’nne esthétique com¬
parée et implique une théorie de l’analogie des expressions.
304 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
toutes les œuvres, des schèmes non plus formels mais, dirons-nous,
organiques. Car ce ne sera pas au prix d’une abstraction de plus en
plus grande que nous pourrons les découvrir, mais, au contraire, en
regardant de plus près à l’être de l’œuvre, à ce qui fait qu’une œuvre
est œuvre au delà des déterminations générales qui qualifient le genre.
C’est pourquoi il faut d’abord quand même faire droit à la diver¬
sité des genres. Nous esquisserons une analyse de l’objet esthétique
propre à la musique, puis à la peinture. Nous choisissons ces deux
arts pour leur opposition, qui porte en particulier sur deux points
précis : d’une part la musique ne représente rien, et en ce sens n’a
pas de « sujet », alors que la peinture, lorsqu’elle n’est pas sim¬
plement décorative, ou tant qu’elle n’est pas « abstraite », représente
quelque chose. D’autre part, la musique se déroule dans le temps
alors que la peinture se déploie dans l’espace. Et l’examen des deux
arts nous permettra précisément d’atténuer ces différences. D’une
part on constatera, en effet, que si la musique est une organisation
en quelque sorte autonome du sensible, elle comporte tout de même
un principe unificateur supérieur qui fait fonction de « sujet » et que,
inversement, si la peinture est d’abord figurative, elle opère aussi
un traitement du sensible qui n’est pas seulement commandé par le
soin de la représentation, de sorte que la représentation n’apparaît
jamais comme la fin exclusive de l’œuvre, ou comme la seule propo¬
sition faite à la perception. D’autre part, on constatera que l’objet
esthétique, qu’il soit apparemment spatial ou temporel, implique à
la fois l’espace et le temps; la peinture n’est pas sans rapport avec le
temps, ni la musique avec l’espace.
Et ce dernier point mérite une réflexion préalable. On nous per¬
mettra peut-être d’ouvrir ici une sorte de parenthèse pour esquisser
au moins quelques notions ; cette digression ne sera pas inutile parce
que la haison de l’espace et du temps au cœur de l’objet esthétique
a une double importance. D’une part, elle permet d’atténuer l’oppo¬
sition des arts spatiaux et temporels et de rendre compte de leurs
M. DUFRENNE 20
306 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
à tout formalisme (i). Et, de fait, le temps est rapport de soi à soi.
Affection de soi, dit Kant (2). Mouvement pur de sortir de soi pour
revenir à soi, par lequel se creuse une intériorité : au lieu de la totale
coïncidence avec soi de la mens instantanea, de ce qui est sans être
pour soi, un jeu se produit, constitutif d’un je, une sorte de distance
intérieure où le soi se distingue du soi pour se fonder comme soi.
Dans un autre langage, la temporalité n’est pas extase, mais unité
des extases, autrement dit perpétuel retour à soi. Le soi est ce qui
dure, ce qui est le même en étant l’autre; sans ce retour à soi, il n’y
aurait que la diaspora, l’éparpillement des instants. Et précisément le
temps objectif est un temps qui cesse d’appartenir à un sujet, un
temps décentré qui n’est plus qu’extériorité, alors que la temporalité
retient en lâchant, revient en s’écartant : elle est l’être d’un sujet (3).
Enfin, le sujet défini par la temporalité comme rapport de soi à soi
constitue une totalité organique. Être soi, c’est se diviser pour s’unir,
former un tout. Si l’on parle d’un temps propre du vivant, c’est en
un sens différent du sens qu’on prête, en physique, au temps local :
le temps local est prélevé sur le temps objectif, le temps propre du
vivant exprime l’intériorité de la vie, et ce que Kant appelle sa
finalité interne. Et nous verrons que l’objet esthétique aussi comporte
cette finalité interne; il est vivant non seulement en ce que, par l’his¬
toricité des jugements de goût, il entre dans l’histoire, mais en ce
qu’il est animé par une sorte de mouvement intérieur.
Si le temps est forme du sens interne et par là au principe de la
subjectivité (4), l’espace est au principe de l’extériorité. A suivre la
(1) hc mot forme n’a pas seulement une signification logique : condition de la
possibilité d'une expérience quelconque, mais une signification ontologique : c’est un
mode d’être du sujet qu’il désigne ; formel qualifie un acte originaire.
(2) Critique de la raison pure, p. 86.
(3) C'est pourquoi le temps sera la dimension de la profondeur humaine : l’expé¬
rience que nous faisons du passé, de l’enfance, est celle qui nous atteint le plus, et
l’avenir est ce qui nous exalte.
(4) lorsque Kant dit ensuite que la connaissance du moi est soumise à une condi-
308 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
tion de temps, donc que nous ne connaissons qu’un moi phénoménal, c’est une autre
idée : car il s’agit alors du temps objectif et déjà spatialisé. Et peut-être M. I.achieze-
Rey a-t-il raison de protester au nom d'une philosophie du sujet (L'idéalisme
kantien, p. 184). Mais il suffit de distinguer la temporalité comme constitutive de
l'être du sujet, et le temps comme condition d’une connaissance objective du sujet,
c’est-à-dire le mouvement par lequel le sujet se pose comme existence, et celui par
lequel il se connaît comme essence.
(1) Il n’y fait qu’une allusion dans son livre sur Kant, p. 191.
(2) Critique, p. 75.
(3) Phénoménologie de la perception, p. 339.
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX
(1) Critique, p. 153, cité par Heidegger, Kant und das Problcm der Metaphysik,
P- 75-
(2) Cité sans référence par Heidegger, 0. c., p. 135.
(3) Critique, p. 178.
(4) I/expérience interne chez Kant, Revue de métaphysique et morale, 1924, '
PP- 254-256.
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX
L’ŒUVRE MUSICALE
I. — L’harmonie
(1) Wernt.r, Ueber die Auspràgung von Tongestalten, cité par Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, p. 244.
(2) I,a dialectique du perçu et du pensé se retrouve d’ailleurs jusque dans l’usage
du piano : c’est le corps qui joue, et de là la spontanéité de l’invention ; et pourtant il
y a aussi une pensée qui construit et qui contrôle, mais qui est presque totalement
passée dans le corps.
L’ŒUVRE MUSICALE 3i7
(1) Davantage, elle pèse sur son destin : M. de Schlœzer l’a très bien montré sur
l’exemple d’une même mélodie harmonisée de deux façons différentes par Bach (o. c.,
p. 178). I*e milieu sonore que définit l’harmonie n’est jamais indifférent à la mélodie
qui s’y déroule : l’œuvre est un tout pour qui la perçoit.
(2) Cours de composition musicale, t. II, p. 161.
M. DUFHENNE 21
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
II. — Le rythme
(i) Aussi, comme la mélodie, ce rythme est-il un. Il n’y a de polyrythmie qu’à
l’analyse où l’on peut en effet suivre des rythmes divers sur les voix diverses d’une
polyphonie ; mais souligner la polyphonie par la polymétrie qui maintient séparés les
accents de chaque rythme, comme fait parfois Bartok, c’est une entreprise qui nous
semble méconnaître l’exigence première de l’unité de l’oeuvre.
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(1) Que ces schèmes soient le plus souvent empruntés à la danse, cela garantit en
quelque façon leur caractère organique : s’ils répondent à un certain usage plastique
du corps, ils sont assurés d’éveiller en lui certains échos ; nous éprouvons d’autant
mieux le mouvement de l’objet que ce mouvement nous habite en quelque façon ;
suivre la mesure n’est pas seulement une démarche de l’esprit mais un acte où le
corps est engagé, et cette complicité du corps confère au rythme un caractère de
réalité beaucoup plus prenant. Mais si certains rythmes tiennent de leur origine
saltatoire un caractère plus impérieux, cela ne signifie point qu’ils épuisent la réalité
du rythme propre de l’œuvre : deux menuets bâtis sur le même schème typique
peuvent avoir des rythmes propres bien différents si leurs harmonies et leurs timbres
diffèrent.
328 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
les profondeurs de notre être pour le saisir dans l’objet; nous nous
accordons au devenir impérieux de cet objet en y introduisant la
mesure, non par un acte de l’entendement, mais par un mouvement
qui mime le nombre en parcourant une succession, faute de quoi le
mouvement nous emporterait sans que nous parvenions à l’identifier.
En quoi le schème rythmique qui objective et ordonne ce mouvement
n’est pas éloigné du sens kantien, car il s’agit bien, comme pour
Kant dans le schème de la quantité, de « produire le temps dans l’ap¬
préhension de l’objet »; le schème est une méthode — un chemin —
pour se retrouver dans l’objet musical, et l’imagination qui préside
au schème n’est pas séparable de l’activité corporelle : le schématisme
est un art profondément caché dans le corps humain. Ainsi les
schèmes rythmiques sont-ils nécessaires à l’appréhension de l’œuvre.
Il n’est pas besoin qu’ils soient clairement repérés comme ils peuvent
l’être à l’analyse, il suffit qu’ils soient éprouvés, comme une invitation
à accomplir un mouvement intérieur qui nous met de plain-pied avec
l’objet musical. On peut le vérifier à certaines expériences : lorsqu’à
l’audition d’une œuvre difficile et qui nous déconcerte nous décou¬
vrons brusquement le rythme d’un passage, quelque chose se
déclenche en nous : nous sommes embrayés, et l’œuvre prend brus¬
quement un air de familiarité. Mais inversement, lorsque le rythme
est insistant, comme dans une marche ou un air de danse, nous
sommes si bien accordés à l’objet musical qu’il ne garde plus sa dis¬
tance et son mystère : il n’intéresse plus que le corps; et surtout,
l’objet musical est si bien rythmé qu’il n’a plus de rythme propre :
il est tout entier asservi à la tyrannie de la mesure, il n’a plus de vie
intérieure. Les schèmes rythmiques servent donc à mettre l’imagi¬
nation en branle et à l’accorder à l’objet musical; ils nous permettent
de marcher au même pas que lui, de participer à la même aventure.
Mais il faut pour cela — et c’est leur seconde relation à la durée
musicale — qu’ils soient quelque chose de l’œuvre, et plus qu’un
simple étalon pour mesurer sa durée. Ceci suppose donc qu’ils
332 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
III. — La mélodie
(i) Mais d’Indy distingue par contre schème mélodique et schème harmonique ;
car bien que « le schème harmonique soit soumis aux mêmes conditions que le schème
mélodique », il n’est pas aussi nécessaire que le rythme pour caractériser la mélodie :
» Il est à remarquer que les plus belles phrases musicales sont celles qui, puisant leur
force dans leurs propres éléments, la mélodie rythmée, ne perdent rien à être présen¬
tées sans vêtement harmonique » (Cours, t. I, p. 43). M. de Schlcezer serait d’accord
avec d’Indy pour privilégier la mélodie par rapport à l’harmonie, mais à condition de
faire de l’harmonie un élément de la mélodie, tandis que pour d’Indy un thème ou
une phrase musicale peuvent être beaux par eux-mêmes.
L’ŒUVRE MUSICALE 337
( 1 ) t II semble que par lui-mème tout le thème du Sacre n’apporte que son pouvoir
de propre répétition... L,a seule forme de développement dans le Sacre apparaît donc
toute rythmique et s’exerce par élimination ou par amplification métrique. A
de rares occasions Beethoven usa de ce mode de développement rythmique, mais
jamais il n’en fit, comme Stravinsky, la matière immédiate du langage musical •
(A. Schæffner, Stravinsky, p. 52).
tt. DUFRENNB 22
33» L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Ce qui ne suffit peut-être pas à justifier une autre thèse, plus contestable
à notre sens, et qui porte d’ailleurs sur une psychologie de la création, à savoir
que le temps musical doit reproduire la durée subjectivement vécue par l’artiste et
que « le créateur prête au développement la réalité de sa durée intime » (o. c. p. 78).
Mlle Brelet évite d’ailleurs le subjectivisme où l’engagerait cette idée en montrant
que « le vécu n’est possible que par la forme », et que la durée doit être construite
(ibid., p. 82).
340 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ce qui nous paraît le plus remarquable, c’est que cet avenir impliqué
dans le thème est un avenir du sens ; si le thème est gros de possibilités
qui ouvrent le temps, ces possibilités sont des possibilités qu’on peut
dire logiques et que peut expliciter aussi bien l’harmonie (i). C’est
dire que sens et temps sont inséparables dans la réalité musicale et
déjà au sein du schème mélodique : le temps manifeste le sens, mais
parce que le sens en appelle au temps. C’est pourquoi nous ne
dirions pas avec M. de Schlœzer que l’objet musical est intemporel,
mais pas davantage qu’il est durée pure. Car d’une part la durée doit
être organisée (et c’est la fonction du rythme, comme on l’a vu), et
d’autre part la durée est signifiante : elle n’est pas une aventure
imprévisible, mais un avenir nécessaire.
D’où, encore une fois, la nécessité du thème : Mlle Brelet a bien
montré que, hors de lui, la durée s’émiettait, s’évanouissait, c’est-
à-dire qu’au fond, un devenir rebelle à la forme n’est plus un devenir :
dans la musique romantique qui a choisi ce parti « éclate la contra¬
diction qui est au cœur de la durée bergsonienne, qui ne peut se poser
ni par l’intelligence ni sans elle » (2); ce qui donne ici consistance à
la durée en l’organisant, ce n’est pas seulement le schème rythmique
ou harmonique, c’est le thème en tant que sens. Le schème mélodique
donne accès à l’œuvre en tant même qu’elle est durée, non point
amorphe et inintelligible, mais signifiante.
Mais alors, si la mélodie en qui s’accomplit toute musique,
comporte des schèmes mélodiques, n’est-elle pas spatialisable encore
par l’intermédiaire de ces schèmes comme l’étaient le rythme et l’har¬
monie ? La spécificité du schème mélodique oblige à nuancer la
réponse. Dans la mesure où le schème est mélodique, il est durée et
il porte en lui la mélodie comme durée : il ne peut donc être l’ins-
(1) C’est pourquoi le thème peut se fragmenter en motifs qui ouvriront les
principales avenues du développement. Cette discontinuité atteste que le thème, s’il
est durée, est aussi intelligibilité.
(2) Ibid., p. 102.
L'ŒUVRE MUSICALE 34i
non dans leur nature physique, mais dans leur « fonction esthétique »,
laquelle, nous semble-t-il, est inséparable de l’effet qu’elles produisent,
c’est-à-dire de leur signification psychologique et pat conséquent de
leur expression.
Mais, à la racine de ces correspondances, il y a toujours la soli¬
darité phénoménologique du temps et de l’espace. Et il nous faut
maintenant, inversement, considérer un art de l’espace, la peinture,
pour voir comment s’y manifeste encore cette solidarité par une tem-
poralisation de l’espace symétrique à la spatialisation de la durée (i).
(i) I*a plupart des problèmes que nous avons abordés dans ce chapitre et dans
certains passages précédents sont traités dans le remarquable livre de Mme Vial sur
L’être musical (Neuchâtel, 1952). Nous regrettons de n’avoir pu le connaître plus tôt
pour en faire plus précisément état.
Chapitre ni
L’ŒUVRE PICTURALE
I. — Temporalisation de l’espace
Voyons ces points d’un peu plus près. Que la peinture soit un
art de l’espace est assez évident : c’est sur la surface de la toile que
le peintre dessine et pose ses couleurs pour une perception qui embras¬
sera l’objet d’un regard, au lieu de le suivre dans l’écoulement d’une
durée. Mais, en outre, tant que la peinture est figurative, elle repré¬
sente l’espace concret et invite à évoquer la troisième dimension
où se meut l’objet représenté, et selon laquelle nous pouvons l’iden¬
tifier pour apprécier la vertu représentative du tableau. Cette évoca¬
tion n’est d’ailleurs pas difficile : pour autant que nous cherchions dans
le tableau la représentation d’un objet, nous allons droit à cet objet,
nous le restituons immédiatement; nous nous comportons à son égard
comme à l’égard de l’objet réel, du cube dont nous sentons la troi¬
sième face, de la route dont nous sentons l’éloignement, de l’homme
au loin dont nous ne percevons pas même la grandeur apparente, mais
tout de suite la taille humaine. Comme dit Sartre, « je perçois toujours
plus et autrement que je ne vois » (i). Dans la constitution de l’objet
perçu, pour parler comme Husserl, entre une foule d’intentions vides
qui adhèrent étroitement à la perception et la complètent, ou plutôt
réalisent son sens, font de l’objet perçu un objet réel et signifiant.
On dirait presque que les Renaissants se sont fatigués pour rien à
imiter la profondeur : tant que nous cherchons dans l’objet pictural
une image de l’objet réel, nous la percevons sans peine. Et le peintre
doit bien plutôt réagir contre cette facilité; s’il veut nous détourner
de l’objet représenté pour nous ramener à l’objet pictural, il lui faut
décourager et paralyser cette tendance qui nous incline à réaliser la
perspective, il lui faut nous ramener impitoyablement aux deux
dimensions. Et l’on sait quel soin les peintres modernes, revenant
à la grande tradition de la peinture architecturale, apportent à ne
(i) Il est assez remarquable que les peintres modernes semblent volontiers indif¬
férents à ce problème : il y a peu de doute que certains lavis de Léger, ou de Matisse,
délayés dans l’essence, jauniront promptement en même temps que bruniront les
parties de la toile laissées sans couleur ; ou que, dans bien des tableaux de Braque, les
dessous de terre monteront et mangeront les citrons et les blancs légers qui sont posés
sur eux.
L'ŒUVRE PICTURALE
surtout par ce mouvement que l’objet est objet pour nous, qu’il
pénètre dans notre intimité. Mais ce mouvement quasi imperceptible
et sans règle n’éveille guère en nous le sentiment de la durée; nous
nous sentons inertes devant des choses inertes. L’objet pictural ne
s’anime qu’à condition de nous ébranler plus profondément. Si la
peinture est un art difficilement compris, difficilement goûté, le plus
abstrait des arts, c’est qu’en se limitant aux deux dimensions, elle
s’est refusé les moyens de nous convaincre dont disposent les autres
arts plastiques, qui nous émeuvent en nous mouvant ou en nous
suggérant des mouvements. Elle nous livre un objet si extérieur que
souvent il ne nous dit rien, comme s’il n’était pas pour nous. Elle nous
convie plutôt à l’immobilité; elle ne ménage que le mouvement des
yeux par les sollicitations des contrastes et des passages; nous y
reviendrons plus loin, en essayant de saisir les sortilèges du peintre.
Au reste, cette ébauche de mouvement dans le spectateur répond
à un mouvement dans le créateur, qui s’est déposé dans son œuvre.
Car il s’agit bien d’un mouvement intérieur à l’objet et immanent
à sa matière même. Un mouvement qui est dans les lignes ou dans
les couleurs, comme si lignes et couleurs n’étaient pas simplement
des trajectoires dans un espace inerte, mais s’éveillaient à une vie
propre; l’élément plastique vibre comme s’il retenait quelque chose
du mouvement de la main qui le déposa sur la toile (surtout dans
la peinture moderne qui, ne cherchant pas à effacer par un glacis les
traces du travail, laisse paraître la touche et parfois dessine avec
elle). Dans le dessin où subsistent les esquisses, les repentirs, les
approches, on sent aussi l’incertitude et la puissance du geste créateur.
Le dessin décoratif, ou certains dessins très purs, et proches encore
du décoratif, de Matisse ou de Picasso effacent tous ces remous, et
c’est pourquoi ils semblent plus froids (car ici aussi le mouvement
engendre la chaleur et, inversement, où il y a chaleur dans les teintes,
il y a mouvement suggéré). Cependant, cette écriture apaisée et nette
recèle encore du mouvement par la géométrisation du trait qui lui
L’ŒUVRE PICTURALE 35i
M. DUFRENNE 23
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Discours de I,e Brun, cité par I,HOTE, De la palette à l’écritoire, p. 82.
L’ŒUVRE PICTURALE
pas cette loi, dans l’art décoratif, la couleur était depuis longtemps
affranchie, et en certains cas soumettait à elle le dessin. Mais cette
peinture pure, comme dit M. Souriau, n’est pas encore peinture
parce qu’elle ne vise pas à signifier, elle veut seulement être agréable :
le problème posé par la dualité de l’objet représenté et de l’objet pic¬
tural, elle ne le résout pas, elle l’élude; et ce sera d’ailleurs, pour la
peinture authentique, lorsqu’elle aura pris conscience d’elle-même,
une tentation permanente de pratiquer le même escamotage et de
revenir au décoratif. Il faut en tout cas, pour que la couleur se cons¬
titue, déposséder la forme dessinée à son bénéfice, créer un objet
qui exigera d’être perçu et non interprété, un objet devant lequel
sembleront dérisoires tous les commentaires de l’Académie royale
acharnée à chercher partout le symbole. Et ceci suppose une idée
nouvelle à la fois de l’art et de la perception : De l’art, qui devient
volonté de création et non d’imitation; de la perception, car pour
que l’art puisse s’autoriser à exalter une qualité seconde sans déchoir
et retomber au décoratif, il faut admettre que l’apparence puisse
livrer une vérité qui est autre, mais qui n’est pas moindre, que la
vérité rationnelle dont l’entendement est juge; il faut réhabiliter
la perception sinon comme patrie de toute vérité, du moins comme
capable d’une certaine vérité, et rendre du coup crédit aux signifi¬
cations esthétiques, affectives ou pratiques immanentes à la perception,
dont le rationalisme faisait peu de cas.
Sans doute, de cette conversion du sens prêté à la perception, il
n’était pas nécessaire que les peintres fussent exactement conscients.
Mais pour consacrer l’avènement de la couleur, il fallait encore une
révolution technique qui leur permît d’en prendre conscience en la
maniant : c’est la découverte de l’huile. Les peintures maigres
employées dans la détrempe ou la fresque dès la plus haute antiquité
ont techmquement leur vertu : l’eau, qui est inerte, s’évapore sans
laisser de résidu, l’œuvre est à l’abri des accidents qu’entraîne la
lente dessication de l’huile, craquelures, embus, brunissement; mais
L’ŒUVRE PICTURALE ?6i
cette vertu même est dangereuse : une peinture qui ne travaille pas,
n’offrant point de piège ou de menace, n’invite pas à travailler;
d’autant que les ratures et les retouches ne sont pas possibles, ce qui
invite le peintre à chercher tout de suite le définitif, en sorte que,
paradoxalement, les fresques souvent offrent plus nettement l’appa¬
rence du fini que la peinture à l’huile (et il est remarquable que
l’aquarelle n’a vraiment conquis droit de cité parmi les arts que
lorsqu’elle a résolument accepté de garder et de proclamer son
caractère d’esquisse, comme on voit chez Cézanne et Dufy). D’autre
part, les peintures maigres ont leur limite : si elles assurent aux tons
la plus grande fraîcheur, comme l’aquarelle et la peinture à l’œuf
en témoignent, l’éventail des couleurs y est très restreint : la fresque
exclut les garances, le vermillon, le bleu vif qui ne peuvent tolérer
l’action toxique de la chaux. Et ces servitudes se conjuguent à une
autre pour empêcher l’avènement de la couleur : la fresque, soulignant
le mur, est asservie à l’architecture; elle n’est encore qu’un bas-relief;
cette sculpture non affranchie cherche l’allure sculpturale des formes,
on le voit chez Giotto, et s’en remet naturellement au dessin. Au
contraire, « avec l’huile, la peinture n’est plus une surface colorée,
mais une matière picturale » (i) : l’huile confère à la couleur une
réalité substantielle et maniable; le peintre peut mettre la main à la
pâte, et exercer sur la matière picturale ces rêves de puissance qu’a
si bien décrits M. Bachelard (2). La couleur n’est plus une matière
éphémère et légère comme la qualité sensible que l’œil ne surprend
qu’à peine, elle est prise dans une matière épaisse et grasse, à laquelle
la main peut s’accorder autant que l’œil : ainsi le compositeur élabore
l’univers sonore par sa science harmonique, mais avec le concours
de tout son corps accordé au piano. Et la touche, signe d’un travail
qui est un corps à corps avec une noble matière, devient un élément
leurs le parti pris des à-plats dont Gauguin fut le prophète en disant :
« Un kilo de vert est plus vert qu’un demi-kilo, il faut, jeunes peintres,
méditer sur cette prétendue lapalissade (1). »
Ces techniques diverses se proposent une même fin : l’unité dans
la diversité. Cette unité s’exprime dans la lumière dont nous dirions
volontiers qu’elle est déjà une réalité mélodique en ce qu’elle trans¬
cende, bien qu’en un sens elle en résulte, l’organisation harmonique.
Car il faut que la lumière apparaisse comme lumière, à l’inverse de
la perception quotidienne où la lumière n’est éprouvée que lorsque
nous l’esthétisons, lorsque nous devenons sensibles à l’atmosphère
d’un matin de printemps ou d’un soir d’automne. Et elle doit appa¬
raître dans le tableau même, qu’il soit à lui-même sa propre lumière,
lumen naturale : le tableau n’est pas seulement un objet éclairé qui
reçoit la lumière, en sorte que nous devons choisir devant lui la
meilleure position, il est aussi, lorsque nous le considérons en lui-
même, un objet éclairant qui suscite sa propre lumière : une lumière
qui n’a pas seulement pour mission de « conduire le regard », mais
plutôt qui est regard, et qui par là constitue l’objet pictural comme
quasi-sujet. Et il n’est pas besoin que la source lumineuse soit repré¬
sentée dans le tableau : lorsque La Tour peint une torche, et même
lorsque le Lorrain affronte le soleil, ils savent bien que c’est seulement
le jeu des valeurs ou des couleurs dans l’ensemble du tableau qui
composent la lumière. Toute œuvre picturale, même vouée aux
ténèbres, même l’estampe ou le dessin, comporte et répand sa
lumière sous peine d’être aveugle et vide. Seulement cette lumière
apparaît mieux lorsque ombre ne rime plus avec sombre, et surtout,
dans la mesure où la peinture ne se réduit point à l’imitation, lorsque
la couleur cesse d’être subordonnée au dessin. Elle apparaît alors
comme couleur, comme la fleur de la couleur. U est vrai qu’elle peut
dévorer la couleur; chez les peintres fidèles aux valeurs, chez Cara-
M. DUFRENNB 24
370 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) L'esthétique des proportions dans la nature et dans Part, p. 221 sq.
L’ŒUVRE PICTURALE
et non point son effet total. Les éléments mélodiques issus du sujet
de l’œuvre viendront masquer la rigueur des déterminations formelles
et restitueront la fantaisie et l’exubérance de la vie, comme fait
l’ornement en architecture. Car une stricte légalité peut convenir
à des vases ou à des temples, surtout lorsqu’on en établit le profil,
mais elle convient moins à l’objet pictural dont le dessin est en quelque
sorte submergé par la couleur, et dont par surcroît la signification
comporte une représentation. C’est pourquoi, en architecture, ces
schèmes rythmiques peuvent aussi bien être dits mélodiques : la
mélodie de l’objet architectural est alors dans le rythme qui préside
à sa composition; autrement dit, pour parler le langage musical, le
thème que développe l’œuvre est une cellule rythmique. Et ceci
atteste encore l’impossibilité de distinguer radicalement les éléments
de l’objet esthétique. Et même dans la peinture la mélodie se discerne
mal du rythme; mais il faut du moins distinguer un autre aspect du
rythme, où d’ailieurs le rythme tend cette fois à se confondre avec
l’harmonie.
Cet aspect se manifeste par des schèmes typiques qui président
à l’organisation des éléments proprement picturaux. Ces éléments
peuvent se répartir selon l’intensité ou selon la teinte des tonalités.
Le schème du modelé distribue le clair et l’obscur et aménage la
réaction de l’un sur l’autre, le plan clair repoussant le plan sombre
vers le spectateur, le plan sombre éloignant indéfiniment le plan
clair jusqu’à ce qu’un autre plan sombre revienne vers l’avant. Ce
système de contrastes rythmiquement déroulés « donne à l’œuvre,
comme dit Lhote, non seulement sa charpente mais son mouve¬
ment » (i). Course fictive, car il s’agit bien encore d’un mouvement
spirituel : la profondeur appartient au signalement de l’objet repré¬
senté, qui est lui-même une composante de l’idée plastique incarnée
dans le tableau (et c’est pourquoi elle doit être indiquée par déférence
(i ) Dans les arts du langage, le sujet est appréhendé successivement par la lecture
ou par l’audition. Il se prête donc encore à l’analyse, et l’on peut découvrir dans
l’œuvre des thèmes dont on suivra le traitement. Mais ces thèmes ne sont pas identi¬
fiables aux thèmes musicaux, c’est-à-dire à des schèmes mélodiques parce que, étant
L’ŒUVRE PICTURALE
I. — Le traitement de la matière
(x) L,a classification hégélienne des arts est en partie fondée sur cette importance
— pesanteur et indiscrétion à la fois — du matériau : les arts se spiritualisent à
mesure que le sensible est moins engagé dans ce matériau.
;LA STRUCTURE DE U ŒUVRE D’ART
cuir, s’il veut que son œuvre tienne; mais justement il emploie son
matériau avec ostentation, parce que ce matériau n’est pas seulement
un moyen, le moyen d’édifier le palais ou le temple, eux-mêmes
conçus comme objets usuels, de même que le cuir est un moyen pour
le bottier, il est aussi une fin : il ne vaut pas seulement pour ses qua¬
lités d’usage, qui font leurs preuves à l’utilisation sans se manifester
pour elles-mêmes, mais aussi pour ses qualités proprement sensibles
qui, parce qu’elles s’offrent à la perception, peuvent composer l’objet
esthétique. Esthétiquement, le matériau n’est donc pas là seulement
comme matériau, ce qu’il est pour l’artiste et aussi bien pour l’artisan,
mais comme support du sensible qui existe; il est là pour apparaître,
pour composer un objet de contemplation et non d’usage. Loin que
le sensible conduise à l'intelligible, les propriétés à la substance, le
grain ou l’éclat de la pierre à la pierréité, c’est la substance qui doit
se manifester : et l’intelligible n’est que pour le sensible. La pierre
doit se révéler comme p'erre, et c’est ce qui se révèle ainsi qui cons¬
titue la matière véritable de l’objet esthétique, cette matière que le
sujet informera et unifiera. L’artiste ne se collette avec le matériau
que pour que ce matériau disparaisse à nos yeux comme matériau et
soit exalté comme matière. Finalement, c’est en s’affichant et non en
s’effaçant, en déployant toute sa richesse sensible que le matériau
s’esthétise; il se nie comme chose en apparaissant. On comprendra
mieux ce paradoxe par la contre-épreuve : le propre du faux est de
tâcher à convaincre qu’il est vrai; ainsi une maquette de carton, un
décor de stuc (encore que le décor ait d’autres fonctions et ne vise
pas toujours à tromper), s’efforcent d’indiquer et de suggérer la
pierre et tâchent, en multipliant les signes, d’être plus vrais que
nature (i); à défaut de l’être, ils cherchent à imposer le concept de
(i) I,es experts décèlent souvent les faux tableaux à la surabondance plutôt
qu’à l'absence des traits caractéristiques d’un auteur : le faux pèche par excès de
zèle, le mensonge se dénonce à ce qu’il imite trop bien la vérité, comme les alibis
truqués trop parfaits des romans policiers.
380 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
II. — Le sujet
limite non plus aux libertés que prend la poésie avec la logique du
discours quand elle se refuse à la rationalité prosaïque. Quand donc
peut-on parler d’objet représenté, et quel minimum de sens donner
au mot représentation ? L’objet représenté n’est pas forcément un
objet réel qui servirait de modèle à l’entreprise créatrice : il peut
évidemment aussi bien être emprunté à l’univers du fantastique, du
légendaire, ou être inventé de toutes pièces. Et la représentation n’est
pas forcément copie, reproduction ou énoncé exact de cet objet. Si
nous voulons donner à la représentation toute son extension, nous
dirons qu’il y a représentation toutes les fois que l’objet esthétique
nous invite à quitter l’immédiat du sensible, et nous propose un sens
à l’égard duquel le sensible n’est qu’un moyen, et au fond indifférent;
c’est-à-dire que nous avons à expliciter ce sens selon des normes qui
n’appartiennent pas à l’esthétique, mais à la logique. Ce qui caractérise
la représentation et l’opposera plus tard au sentiment, ce n’est pas
tant la réalité du représenté, c’est cet appel au concept : l’objet repré¬
senté est un objet identifiable qui exige d’être reconnu et qui attend
de la réflexion un commentaire indéfini; il m’invite à me détourner
de l’apparence et à chercher ailleurs sa propre vérité.
A entendre ainsi la représentation, on voit bien que tous les arts
ne sont pas représentatifs, c’est-à-dire n’ont pas de sujet au sens où
l’on parle du sujet d’un roman ou d’un bas-relief. Outre les arts
proprement décoratifs, les plus notables sont ici l’architecture et
la musique. Cependant, tout sujet leur fait-il défaut ? On en a souvent
débattu, et d’autant plus passionnément que l’absence de sujet peut
apparaître tantôt comme un avantage et tantôt comme un inconvé¬
nient, également majeurs selon le crédit qu’on accorde à la présence
du sujet dans les autres arts. C’est pourquoi il convient de différer
un instant l’évocation de ce débat pour apprécier d’abord l’impor¬
tance du sujet dans les arts où il est présent.
Cette importance n’est pas contestable dans les arts du langage,
et singulièrement dans les arts de la prose où le mot ne saurait être
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
que ce sujet a pour lui : Rouauît ne peint pas un Christ, mais à travers
le Christ un équivalent pictural de ce que le Christ signifie pour lui.
L’objet est représenté dans sa vérité, du moins dans la vérité que lui
connaît l’artiste, et non dans sa réalité plate et insignifiante. Et c’est
ainsi que les artistes les moins attachés à l’imitation, ceux mêmes qui
pratiquent aujourd’hui la peinture ou la sculpture pures, se défendent
de renoncer au sujet et continuent la plupart du temps de donner à
leurs œuvres des titres qui annoncent ce sujet.
Seulement il ne s’agit pas de répéter une certaine réalité qui serait
objective et objectivement transmissible; le monde perçu, une fois
qu’il est objectivé, n’intéresse plus l’artiste et ne saurait susciter le
geste créateur : il n’y a plus qu’à le reproduire, à le mettre en formule,
ou alors à y loger une action, et ceci n’est pas l’affaire de l’artiste; un
visage une fois donné comme un spectacle bien défini, il n’y a plus
qu’à le photographier. L’art ne peut rien ajouter à ce qui est déjà
constitué, identifié et officiellement connu; il ne pourrait que l’altérer,
le déformer comme on dit, et l’interpréter. De là les formules clas¬
siques : homo additus natura, la nature vue à travers un tempérament...
Mais, comme dit Malraux, « l’art n’est pas plus la nature vue à travers
un tempérament que la musique n’est un rossignol écouté à travers un
tempérament » (i), car il ne s’agit pas tant d’interpréter que de faire.
Et si l’objet était déjà donné, si le monde était tout fait, à quoi bon
l’interpréter ? Au vrai, ce qui intéresse et stimule l’artiste, c’est, dans
l’objet du monde, ce qui n’est pas encore fait, et qui l’attend :
c’est cette insaisissable dimension du réel qui ne se manifeste qu’à
l’affectivité, et que l’art seul peut fixer et communiquer. Ce que le
géographe a exclu du paysage, l’historien de l’événement, le photo¬
graphe du visage, ce qui n’est dit qu’à demi-mot par la perception et
qui est tu par la connaissance objectivante, voilà ce que l’artiste doit
dire. Il n’a donc pas à copier l’objet mais à le dire, ou plutôt à le laisser
dire lui-même, en levant l’interdit que fait peser sur lui la connais¬
sance objective et en lui prêtant une voix. C’est en ce sens plus exact
que l’artiste est interprète : il fournit un langage à l’objet, il l’aide à
dire ce qu’il veut dire; et l’on comprend alors qu’il ne répudie pas
l’objet même lorsqu’il semble le nier : il le représente toujours, mais
selon une vérité qui n’est pas celle du savoir objectif.
Et l’on comprend aussi que l’objet représenté, investi des vertus
du sensible qui le manifeste et lui prête une voix, dise autre chose que
ce qu’il dit prosaïquement à la perception utilitaire. La hiérarchie
traditionnelle du sujet n’a plus de sens : il peut y avoir plus de
grandeur dans Les paysannes de Van Gogh que dans une Grande armée
de Meissonnier (i), plus de ferveur dans un Arlequin de Picasso que
dans le Vau de Louis XIII d’Ingres, plus de mystère dans une nature
morte de Cézanne où, comme dit Venturi, « les objets inanimés
sont mués en tragédie cosmique » (2), que dans un paysage
d’Hubert Robert. L’art libère un étrange pouvoir dans les plus hum¬
bles choses qu’il représente, parce que la représentation se dépasse
vers l’expression, ou, si l’on préfère, parce que le sujet y devient
symbole.
Mais, avant de montrer comment l’expression s’intégre à la
structure de l’œuvre, nous sommes en mesure de dire s’il y a quelque
équivalent du sujet dans les arts non représentatifs. Il importe ici
de distinguer les deux fonctions du sujet qui sont unies dans les
arts représentatifs : représenter un objet, ordonner le sensible en
l’ordonnant à cet objet. Par un mouvement inverse de celui qui pousse
les arts plastiques à se faire musique, la musique rêve parfois de repré¬
senter : telle est la musique à programme, ou simplement à titre,
(1) Et c’est Van Gogh qui écrit : « Pour donner une impression d’angoisse, on
peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Gethsémani historique ; pour
donner un motif consolant et doux, il n’est pas nécessaire de représenter les person¬
nages du sermon sur la montagne » (cité par Ehote, o. c., p. 328).
(2) Pour comprendre U peinture, p. 162.
396 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
autre agent d’unité, et qui lui est plus intérieur, dans la mélodie,
elle-même organisée selon les thèmes; et l’on appelle bien sujet le
thème d’une fugue, et parfois motif le thème d’un développement.
Mais la mélodie est déjà, nous l’avons dit, l’expression de l’œuvre
telle que la perception l’appréhende : l’expressif se substitue au repré¬
sentatif, ou plutôt évite de passer par lui, pour donner à l’objet esthé¬
tique sa plus haute forme.
Il en va de même en architecture : le sujet ne réside pas davantage
dans une représentation. Si tel temple est « l’image d’une fille de
Corinthe qu’Eupalinos a heureusement aimée », cette image n’est
que pour le créateur, parce qu’elle est subjectivement associée à sa
création. Et si plus généralement, comme le disait Michel-Ange,
l’architecture a rapport au corps humain, c’est une règle pour l’opé¬
ration de l’architecte, mais cela ne signifie pas que le monument doive
évoquer dans le spectateur l’image d’un corps quelconque, pas plus
qu’une symphonie pastorale l’image de prés ou de troupeaux. Le
sujet du temple, c’est d’abord le temple lui-même, ou du palais, le
palais, dont l’œuvre propose et exalte l’idée. L’œuvre est à elle-même
son propre sujet. Et elle l’est plus profondément si elle chante : le
sujet est alors la mélodie, c’est-à-dire l’expression. Mais les arts repré¬
sentatifs eux-mêmes obtiennent dans l’expression à la fois leur plus
haute signification et la plus haute unité du sensible.
ni. — L’expression
(1) Il nous semble que c’est le chemin que suivent, depuis La psychanalyse du
feu, les travaux de M. Bachelard, toujours plus soucieux de faire crédit aux œuvres
qu’il invoque que de les psychanalyser.
(2) Voir une excellente analyse du double sens des romans de Faulkner che*
C. E. Magny (L'âge du roman américain, p. 209 sq.).
400 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
(i) Nous avons dit la même chose au passage de l’art religieux : ce qu’on appelle
couramment art religieux n’est pas de l’art : ainsi de l’art de Saint-Sulpice. C’est un
procès qui n’est plus à faire ; on sait assez qu’avec de bons sentiments on fait de la
mauvaise littérature. Mais on peut rappeler pourquoi : c'est que les bons sentiments
sont en général animés d’une volonté d’apostolat, en sorte que l’œuvre n’est plus
qu’un moyen au service d’une bonne cause ou d’une propagande : elle veut exhorter,
séduire, convaincre, mais sa vérité et ses vertus tiennent dans ce qu’elle représente,
et ce ne sont pas des vertus esthétiques. Cependant tout art authentique est
peut-être religieux : il dit alors une foi comme il peut dire une philosophie. Mais cette
foi n’est pas un credo qu’il s’agit de défendre, ou même d’illustrer, mais un défi ou un
consentement, un espoir ou un désespoir, un acte d’amour ou de révolte consommés
dans l’œuvre même.
LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE D'ART 403
Pas plus qu’à une philosophie qu’il aurait pour tâche d’assumer,
le caractère inépuisable du sens de l’objet esthétique ne tient à ce
qu’a d’inépuisable l’objet représenté par lui. Certes, les choses repré¬
sentées ont par elles-mêmes cette opacité propre aux choses qui tient
à la fois à ce qu’a d’irréfutable leur facticité et à ce qu’a d’indéfini
l’explication, de causes en causes, dont elles sont justiciables. Lors¬
qu’elles sont transportées sur la toile ou dans le roman, elles ne
perdent rien de cette opacité. Un paysage de Cézanne est inépuisable
comme un paysage du monde naturel, et mieux que lui : justement
parce qu’il est soustrait à l’indéfini de l’existence extérieure où toute
forme est dévorée par le changement, où rien n’existe que par la
grâce du tout; sur la toile, il est retiré de la circulation, et promu en
quelque sorte à une existence supérieure où il ne peut plus être mis
en question. La chose représentée acquiert à la représentation un
caractère irréfutable, elle garde de la chose le caractère inépuisable.
Pareillement les individus représentés par l’art conservent dans
l’œuvre le caractère insaisissable et secret qui est le propre d’une
liberté. L’on sait que les romanciers, depuis qu’ils ont renoncé à
s’ériger en juges de leurs propres créatures, nous mettent en face
d’elles, sans avertissement et sans précaution, nous laissant le soin
de juger si nous le voulons; ils ne se font plus les complices de notre
réflexion, ils ne nous accordent pas même le secours de l’épithète
homérique accollée aux personnages comme un signalement. De
même au théâtre : lorsque l’auteur s’interdit de violer le secret de ses
personnages, et qu’on voit le héros lui-même s’interroger parfois
désespérément sur le sens de son acte ou l’authenticité de son être,
comme dans Les mains sales ou dans Un homme de Dieu. Sans doute, ne
faut-il point confondre indétermination et profondeur : certains per¬
sonnages peuvent très bien être insaisissables simplement parce qu’ils
n’offrent pas de prise; nous ne savons pas ce qu’ils sont simplement
parce qu’ils ne sont rien, un peu comme ces élèves qui singent l’atten¬
tion et ont la tête vide. Mais il y a aussi des êtres en qui le mystère
404 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
n’est pas vacuité, mais expression d’une liberté qui refuse toute déter¬
mination : leur réalité débordante élude nos prises par excès plutôt
que par défaut.
Si cette humilité du créateur confère à l’œuvre un caractère
d’authenticité en donnant à l’objet représenté toutes ses chances, la
profondeur de cet objet ne peut par elle-même assurer celle de l’œuvre.
Bien au contraire, l’art transfigure les objets qu’il représente; ce
qu’ils ont d’inépuisable, il le convertit en sa propre profondeur. Il
intègre ces objets dans le monde qu’il secrète, où ils se métamor¬
phosent, comme l’acier se trempe. Le paysage peint par Cézanne gagne
la profondeur d’un signe qui ne renvoie pas à autre chose indéfi¬
niment, mais à lui-même. Ce sol convulsé, je ne l’exphquerai plus
par le jeu de l’érosion, par contractions, plissements, cassures, et de
proche en proche par tout l’univers, pas plus que je n’expliquerai
l’homme comme Darwin explique l’animal. Il faut que je le com¬
prenne en lui-même, réfrénant l’entendement autant que l’imagina¬
tion, et que je découvre sur lui la profondeur de la facticité. Et par
la grâce de l’art, cette facticité n’est point la nécessité brute, fruit
d’une multiplicité de rencontres et de hasards, qui est identique à la
pure contingence, c’est une nécessité impénétrable à force de sens.
Ce sol convulsé, ce Dieu grec, cette figure de ballet, ce porche
roman, pas plus que l’histoire dans la parabole n’a simplement le
sens d’une histoire, ne peuvent avoir simplement le sens littéral
auquel les réduit un art d’imitation. C’est que le sol convulsé devient
un élément, et un témoin, du monde de Van Gogh, comme le buste
du monde grec, ou l’entrechat du monde frénétique, gracieux ou
tragique du ballet. Et de même pour les personnages. Eux aussi
deviennent témoins; et ce qu’ils ont de secret et d’insaisissable y
prend un accent nouveau. Hamlet. ne représente plus seulement
l’énigme d’une volonté lucide et malade, il est un élément de ce
monde étouffant que le film a bien rendu par l’image obsédante de
ces escaliers qui ne sont enfin gravis que lorsque tout est consommé.
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 405
qu’il est ainsi doué d’une sorte d’intériorité qu’il est capable d’expres¬
sion. Mais c’est dans notre durée que se révèle cette temporalité;
encore une fois, l’objet esthétique n’est un quasi-sujet que pour ce
sujet authentique qu’est le spectateur percevant. Et c’est la perception
qu’il nous faut considérer maintenant.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER
Pages
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
Pages
DATE
234844
ÉpilMÉïhÉE
Collection dirigée par Jean HYPPOLITE
'île :
29 248. 0 • B.