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PHÉNOMÉNOLOGIE DE

ESTHETIQUE
par MIKEL DUFRENNE
I — L’OBJET ESTHÉTIQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


NUNC COCNOSCO EX PARTE

THOMAS J. BATA LIBRARY


TRENT UNIVERSITY
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/phenomenologiede0001dufr
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PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

L’OBJET ESTHÉTIQUE
DU MÊME AUTEUR

Karl Jasper s et la Philosophie de V existence, en collaboration avec P. Ricœur,


Paris, Éd. du Seuil, 1947.
I.a Personnalité de base. Un concept sociologique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1953 (2e édition, 1966).
Le Poétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
La notion d' « a priori », Paris, Presses Universitaires de France, 1959.
Language and Philosopliy, Bloomington, Indiana University Press, 1963.
Jalons, La Haye, Nijhoff, 1966.
ÉpiMÉThÉE
Essais philosophiques
Collection dirigée par Jean Hyppolite

PHÉNOMÉNOLOGIE
DE

L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE
par

Mikel DUFRENNE
Professeur à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Paris-Nanterre

TOME PREMIER
L’OBJET ESTHÉTIQUE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, Boulevard Saint-Germain, PARIS vie

1967
DÉPÔT LÉGAL
lre édition. 2e trimestre 1953
2e — . 1er _ 1967
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays

© 1953, Presses Universitaires de France


A MES AMIS

£34844
INTRODUCTION

EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
ET OBJET ESTHÉTIQUE

Entreprendre une réflexion sur l’expérience esthétique peut


paraître ambitieux. Qu’il nous soit permis de préciser notre propos
et d’en indiquer les limites. L’expérience esthétique que nous voulons
décrire, pour en faire ensuite l’analyse transcendantale et tenter d’en
dégager la signification métaphysique, est celle du spectateur, à
l’exclusion de celle de l’artiste lui-même. Certes, il y a une expérience
esthétique de l’artiste; et l’examen du faire artistique est souvent la
voie royale de l’esthétique. Maintes esthétiques, et la classification
des arts qu’elles proposent parfois, sont fondées sur une psychologie
de la création. Ainsi celle d’Alain, où le spectateur fait lui-même
figure, sinon de créateur, du moins d’acteur, comme dans la céré¬
monie qui est le premier des arts, les arts étant toujours plus ou moins
de cérémonie, et où, même dans les arts solitaires, la catharsis qui
s’opère dans le spectateur est à l’image de celle qui est chez l’auteur
le bénéfice de la création (i). Plus généralement, les esthétique!
« opératoires » qui ont supplanté aujourd’hui les esthétiques « psycho¬
logistes », si elles considèrent l’œuvre, mettent l’accent sur ce qu’elle

(i) L’esthétique implicite dans Les dieux est peut-être différente en ce qu’elle
s’attache davantage à la signification des oeuvres ( et à travers elles des religions) :
elle se soucie moins de montrer comment l’imaginaire est surmonté par l’acte créateur
que de chercher le vrai de l’imaginaire tel qu’il se révèle aux yeux du spectateur dans
les œuvres achevées.

H. DUPRKNNE 1
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

est le résultat d’un faire, et sont en garde contre une analyse du


sentir qui risque toujours de glisser au psychologisme et de subor¬
donner Yesse de l’œuvre à son percipi. Et, certes, l’étude du faire
introduit très bien à l’esthétique : elle fait pleinement droit à la réalité
de l’œuvre et elle pose d’emblée les problèmes importants relatifs
aux rapports de la technique et de l’art. Pourtant, elle n’est pas non
plus sans péril : d’une part, en effet, elle n’offre pas une garantie
absolue contre le piège du psychologisme ; elle peut s’égarer dans
l’évocation de la conjoncture historique ou des circonstances psycho¬
logiques de la création. D’autre part, en ordonnant l’expérience
esthétique à celle de l’artiste, elle tend à accuser certains traits de cette
expérience, et par exemple à exalter une sorte de volonté de puissance
aux dépens du recueillement que suggère au contraire la contem¬
plation esthétique.
Ce n’est point à cause de ces périls que nous avons choisi d’étudier
l’expérience du spectateur, car notre propos tient en réserve, on le
verra, les périls inverses. Et nous pensons qu’une étude exhaustive
de l’expérience esthétique devrait joindre de toute façon les deux
approches. Car, s’il est vrai que l’art suppose l’initiative de l’artiste,
il est vrai aussi qu’il attend la consécration d’un public. Et, plus pro¬
fondément, l’expérience du créateur et celle du spectateur ne sont
pas sans communication : car l’artiste se fait spectateur de son œuvre
à mesure qu’il la crée, et le spectateur s’associe à l’artiste dont il
reconnaît l’acte sur l’œuvre. C’est pourquoi, nous limitant à l’expé¬
rience du spectateur, nous aurons quand même à évoquer l’auteur;
mais l’auteur dont il s’agira alors est celui que l’œuvre révèle, et non
celui qui a historiquement fait l’œuvre; et l’acte créateur n’est pas
nécessairement le même selon que l’auteur l’accomplit ou que le
spectateur l’imagine à travers l’œuvre. Davantage, s’il faut être un
peu poète pour goûter la poésie ou comprendre la peinture, ce n’est
pas à la façon du poète ou du peintre réels : créer et goûter la création
restent deux comportements bien différents, et qui peut-être se ren-
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

contrent rarement dans un même individu ; pénétrer par le truchement


de l’œuvre dans l’intimité de l’artiste n’est pas être artiste. Certes, si
« l’esthétique », considérée un instant comme le « reügieux » ou le
« philosophique », c’est-à-dire comme une catégorie de l’esprit
absolu à la façon de Hegel, s’incarne, si une « vie esthétique » se
réalise, il semble que ce soit chez certains artistes exemplaires plutôt
que dans les individus qui appartiennent à un public anonyme :
comment mettre en balance la longue passion du créateur et le regard
heureux qui se pose un instant sur son œuvre ? Si l’art a une signi¬
fication métaphysique, prométhéenne ou non, n’est-ce pas par le
vouloir obscur et triomphant de celui qui invente un monde ? Sans
doute. Mais premièrement, il n’est pas sûr que le poète véritable ait
une âme poétique comme il s’en épanouit chez son lecteur : une
esthétique de la création aurait à expliquer que le génie puisse habiter
parfois des personnalités que la psychologie autorise à dire médiocres,
elle aurait à justifier l’esprit de souffler où il veut. Et une esthétique
du spectateur s’épargne au moins la déception d’apprendre que
Gauguin était un ivrogne, que Schumann est mort fou, que Rimbaud
a abandonné la poésie pour gagner de l’argent, et que Claudel ne
comprend plus rien à son œuvre. Secondement, si l’on peut rendre
hommage à l’acte du génie, lui trouver une valeur exemplaire et
parfois un sens métaphysique, c’est en concluant de son œuvre à
sa vie, et, par conséquent, à condition que son œuvre soit reconnue
d’abord; c’est le consentement et la ferveur du public qui sauvent
Van Gogh d’être seulement un schizophrène, Verlaine un ivrogne,
Proust un inverti honteux et Genêt un voyou. Troisièmement, si
l’expérience du spectateur est moins spectaculaire, elle n’en est pas
moins singulière et décisive. Paradoxalement, on peut dire que le
spectateur qui a la responsabilité de consacrer l’œuvre, et à travers
elle de sauver la vérité de l’auteur, doit s’égaler à cette œuvre plus
nécessairement que l’artiste pour la faire. Pour se produire dans le
monde des hommes, 1’ « esthétique » doit mobiliser aussi bien la
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vie esthétique du créateur que l’expérience esthétique du spectateur.


Nous ne songeons donc nullement à discréditer l’étude de la
première; mais elle ne peut se confondre avec l’étude de la seconde :
quelque intérêt qu’il y ait à les confronter, les objets de ces deux
études sont différents, même s’ils s’impliquent, c’est-à-dire même si
le créateur en appelle au spectateur de son œuvre, et si, inversement,
le spectateur communique avec le créateur et participe en quelque
façon à son acte. C’est pourquoi nous nous sommes cru autorisé à
choisir pour l’étudier l’expérience du spectateur à l’exclusion de
l’expérience de l’artiste. Une réflexion sur l’art, soit comme fait
sociologique, soit comme fait anthropologique, soit même comme
catégorie de l’esprit dans une perspective hégélienne, aurait sans
doute à s’orienter vers l’acdvité créatrice. Par contre, il nous semble
que la réflexion sur l’expérience esthétique oriente plutôt vers la
contemplation par le spectateur de l’objet esthétique; et nous appel¬
lerons désormais expérience esthétique l’expérience du spectateur,
encore une fois sans prétendre qu’elle soit la seule.
Mais ce choix conduit à une difficulté particulière. Il faut bien
définir l’expérience esthétique par l’objet dont elle fait l’expérience
et que nous appellerons l’objet esthétique. Or, pour repérer à son
tour cet objet, nous ne pouvons invoquer l’œuvre d’art en tant
qu’elle est identifiable par l’activité de l’artiste; l’objet esthétique ne
peut être défini lui-même que comme le corrélât de l’expérience
esthétique. N’allons-nous pas, alors, être pris dans un cercle ? Il
faudra définir l’objet esthétique par l’expérience esthétique et l’expé¬
rience esthétique par l’objet esthétique. C’est dans ce cercle que se
rassemble tout le problème de la relation objet-sujet. Il est assumé
par la phénoménologie qui le nomme en définissant l’intentionnalité
et qui décrit la solidarité de la noèse et du noème (i). Et il a une signi-

(i) On verra que nous ne nous astreignons pas à suivre la lettre de Husserl.
Nous entendons phénoménologie au sens où MM. Sartre et Merleau-Ponty ont
acclimaté ce terme en France : description qui vise une essence, elle-même définie
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

fication anthropologique que nous retrouverons constamment en


évoquant la perception esthétique : il atteste que le sensible exalté
par cette perception, est, selon une vieille formule, l’acte commun
du sentant et du senti, autrement dit qu’entre la chose et qui la perçoit
il y a une entente préalable antérieure à tout logos. Mais peut-être
ne peut-il être justifié quç par une ontologie comme celle par laquelle
Hegel interprète et redresse la philosophie transcendantale de Kant :
la conscience qui vise l’objet est constituante, mais à condition que
l’objet se prête à la constitution; la subsomption n’est possible que
si l’on présuppose une auto-constitution de l’objet qui comprend en
quelque sorte le sujet, sujet et objet étant un moment de l’absolu dont
la finalité témoigne; le couple sujet-objet est lui-même constitué, il
est au bénéfice de l’absolu qui se réalise. Ainsi dirait-on que l’esthé¬
tique se réalise comme moment de l’absolu ou comme absolu, et
qu’en même temps il éclaire ou fait pressentir ce qu’est l’absolu :
l’affinité sujet-objet atteste une unité qui est quelque chose comme la
substance spinoziste mise en mouvement, l’être-au-terme-des-oppo-
sitions en qui l’idée et la chose, le sujet et l’objet, le noème et la noèse,
sont dialectiquement unis. Mais ce cercle, en dehors de toute inter¬
prétation, a dès maintenant pour nous une double incidence, de
doctrine et de méthode.
De doctrine, car nous aurons toujours à nous demander si l’objet
esthétique, étant lié à la perception où il apparaît, se réduit à cet
apparaître ou comporte un en-soi; nous aurons toujours à nous
reprendre sur un idéalisme ou un psychologisme en nous rappelant

comme signification immanente au phénomène et donnée avec lui. 1/essence est à


découvrir, mais par un dévoilement et non par un saut du connu à l’inconnu. l,a
phénoménologie s’applique en premier à l’humain parce que la conscience est
conscience de soi : c’est là qu’est le modèle du phénomène, l’apparaître comme
apparaître du sens à lui-même. Nous laissons de côté, quitte à y revenir à la fin,
l’acception du terme dans la métaphysique hégélienne où le phénomène, est une
aventure de l’être qui se réfléchit en lui-même, par quoi l’essence se dépasse dans
le concept.
6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que la perception, esthétique ou non, ne crée pas un objet nouveau,


et que l’objet, en tant qu’esthétiquement perçu, n’est pas différent
de la chose objectivement connue ou produite qui sollicite cette
perception (c’est-à-dire, en l’occurrence, on va le dire, de l’œuvre
d’art). A l’intérieur de l’expérience esthétique qui les unit, on peut
donc distinguer, pour les étudier, l’objet et la perception. Cette
distinction apparaît légitime si l’on observe que l’unité du sujet et
de l’objet n’est pas comme un composé à la nature duquel l’analyse
ferait violence, et, plus précisément, que l’intentionnalité qui exprime
cette unité n’exclut pas le réalisme. Il y a peut-être un plan où cette
dissociation n’est plus possible, c’est celui où la réflexion phénomé¬
nologique débouche sur la réflexion absolue à la façon de Hegel; où
on pense l’identité de la conscience et de son objet, conscience et
objet étant deux moments de la dialectique de l’être, inséparables et
finalement identiques. Mais il y a aussi un plan où la conscience en
tant que conscience individuelle d’un sujet, capable d’attention, de
savoir et de diverses attitudes, surgit dans le monde, portée par une
individualité, et s’oppose à cet objet : c’est ici que le transcendantal
glisse à l’anthropologique, que la phénoménologie est une psycho¬
logie sans psychologisme. On peut donc considérer le sujet à part
et la conscience comme subjective, mode d’être de ce sujet; et son
objet peut lui-même être traité à part. Car la même réflexion qui
découvre la relation du noème à la noèse, découvre aussi que cette
relation est déjà opérée en deçà de la conscience, qui est fondée
autant qu’elle fonde, et donatrice de sens à condition qu’il y ait
un donné. Nous sommes au monde, cela signifie que la conscience
est principe d’un monde et que tout objet se révèle et s’articule selon
l’attitude qu’elle adopte et dans l’expérience qu’elle en fait, mais
cela signifie aussi que cette conscience s’éveille dans un monde
déjà aménagé où elle se trou/e l’héritière d’une tradition, la bénéfi¬
ciaire d’une histoire, et où elle entame elle-même une nouvelle
histoire. Alors, la conscience est justiciable d’une anthropologie qui
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

montre comment elle s’adapte à un donné naturel ou culturel, bien


que ce donné n’ait transcendantalement de sens que par rapport
à elle. La conscience constituante y est aussi une conscience naturelle.
Et c’est pourquoi : i° On peut la décrire dans son avènement et sa
genèse; et z° On peut présupposer son objet et traiter de l’objet avant
la conscience, bien qu’il n’y ait d’objet que pour une conscience.
On y est autorisé aussi bien par le fait de l’inter-subjectivité qui est
à la racine de l’histoire et qui a son équivalent anthropologique dans
ce que Comte appelle l’humanité : il y a toujours quelqu’un pour
qui l’objet est objet; je puis parler de l’objet qui est devant autrui
parce que cet objet est déjà pour moi, ou inversement. En ce sens,
si l’objet est présupposé, s’il est toujours déjà donné, la conscience
aussi est présupposée, elle est toujours déjà présente. Ainsi l’objet
est-il toujours relatif à la conscience, à une conscience, mais parce
que la conscience est toujours relative à l’objet, venant au monde
dans une histoire où elle est multiple, où la conscience croise la
conscience comme elle rencontre l’objet. On peut donc distinguer
objet esthétique et perception esthétique. Mais alors, comment
définir l’objet esthétique, et quel ordre instituer entre les deux
moments de l’étude ?
Ceci pose un problème de méthode. Si l’on part de la perception
esthétique, on est tenté de subordonner l’objet esthétique à cette
perception. Et l’on aboutit alors à conférer un sens large à l’objet
esthétique : est esthétique tout objet qui est esthétisé par une expé¬
rience esthétique quelconque; et par exemple on pourrait appeler
objet esthétique l’image, s’il y en a une, que l’artiste se fait de son
œuvre avant de l’avoir entreprise, à condition seulement de préciser
qu’il s’agit alors d’un objet esthétique imaginaire. On pourrait éga¬
lement étendre le terme à des objets du monde naturel : c’est en ce
sens qu’on parle du beau dans la nature : l’accord d’un pin et d’un
érable que Claudel rencontre sur une route japonaise, une silhouette
un instant immobilisée par le regard, le paysage contemplé au terme
8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

d’une ascension sont des objets esthétiques au même titre qu’un


monument ou une sonate. Mais la définition de l’expérience esthé¬
tique est alors sans rigueur, parce que nous n’introduisons pas dans
la définition de l’objet esthétique assez de précision. Et comment l’y
introduire ? En subordonnant l’expérience à l’objet au heu de subor¬
donner l’objet à l’expérience, et en définissant l’objet lui-même par
l’œuvre d’art.
C’est la voie que nous allons prendre, et l’on voit tout de suite
ce que nous y gagnons : parce que la présence des œuvres d’art, et
l’authenticité des plus parfaites, ne sont contestées par personne,
l’objet esthétique, si on le définit en fonction d’elles, sera aisément
repérable; et du même coup, l’expérience esthétique que l’on décrira
sera exemplaire, préservée des impuretés qui peut-être s’insinuent
dans la perception d’un objet esthétique prélevé sur le monde naturel,
comme lorsque, à la contemplation du paysage alpin, se mêlent les
impressions agréables suscitées par la fraîcheur de l’air ou le parfum
des foins, le plaisir de la solitude, la joie de l’escalade, le vif sentiment
de la liberté. Mais on peut aussi regretter que l’examen de l’objet
esthétique naturel soit alors différé. Nous croyons pourtant que c’est
de bonne méthode, parce que l’expérience faite devant l’œuvre d’art
est assurément la plus pure et peut-être aussi historiquement la
première, enfin parce que la possibilité d’une esthétisation de la
nature pose, à une phénoménologie de l’expérience esthétique, des
problèmes à la fois psychologiques et cosmologiques qui risquent
de la déborder. C’est pourquoi nous en réservons l’étude pour un
travail ultérieur.
Nous partirons donc de l’objet esthétique et nous le définirons
à partir de l’œuvre d’art. En doctrine, nous y sommes autorisés par
ce que nous venons de dire : la corrélation de l’objet et de l’acte qui
le saisit ne subordonne pas l’objet à cet acte; on peut donc repérer
l’objet esthétique en considérant l’œuvre d’art comme une chose
du monde, indépendamment de l’acte qui la vise. Est-ce à dire que
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

nous devrons identifier objet esthétique et œuvre d’art ? Pas exac¬


tement. D’abord, pour une raison de fait : l’œuvre d’art ne remplit
pas tout le champ des objets esthétiques; elle n’en définit qu’un sec¬
teur privilégié mais restreint. Mais aussi pour une raison de droit :
l’objet esthétique ne peut se définir qu’en référence, au moins impli¬
cite, à l’expérience esthétique, alors que l’œuvre d’art se définit en
dehors de cette expérience et comme ce qui la provoque. Les deux
sont identiques dans la mesure où l’expérience esthétique vise et
atteint précisément l’objet qui la provoque; et en aucun cas il ne faut
mettre entre eux la différence d’une chose idéelle à une chose réelle,
sous peine de revenir au psychologisme débouté par la théorie de
l’intentionnalité : l’objet esthétique est dans la conscience comme
n’y étant pas, et inversement l’œuvre d’art n’est hors de la conscience,
chose parmi les choses, que comme référée encore à une conscience.
Mais une nuance pourtant les sépare, que notre étude devra respecter
(et qui s’éclairera d’ailleurs dans les arts où la création en appelle à
une exécution) : tous deux sont des noèmes qui ont le même contenu,
mais qui diffèrent en ce que la noèse est différente : l’œuvre d’art, en
tant qu’elle est là dans le monde, peut être saisie dans une perception
qui néglige sa qualité esthétique, comme lorsqu’au spectacle je suis
inattentif, ou qui cherche à la comprendre et à la justifier au heu de
l’éprouver, comme peut faire le critique d’art. L’objet esthétique est,
au contraire, l’objet esthétiquement perçu, c’est-à-dire perçu en tant
qu’esthétique. Et ceci mesure la différence : l’objet esthétique, c’est
l’œuvre d’art perçue en tant qu’œuvre d’art, l’œuvre d’art qui obtient
la perception qu’elle sollicite et qu’elle mérite, et qui s’accomplit dans
la conscience docile du spectateur; plus brièvement, c’est l’œuvre
d’art en tant que perçue. Et c’est ainsi que nous aurons à définir son
statut ontologique. La perception esthétique fonde l’objet esthétique,
mais en lui faisant droit, c’est-à-dire en se soumettant à lui; elle
l’achève en quelque sorte, elle ne le crée pas. Percevoir esthétique¬
ment, c’est percevoir fidèlement; la perception est une tâche, car il
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

y a des perceptions maladroites qui manquent l’objet esthétique,


et seule une perception adéquate réalise sa qualité esthétique. C’est
pourquoi, lorsque nous analyserons l’expérience esthétique, nous
présupposerons une perception droite : la phénoménologie sera
implicitement une déontologie. Mais nous présupposons aussi l’exis¬
tence de l’œuvre d’art qui requiert cette perception droite. C’est ainsi
que nous pouvons sortir du cercle où nous enferme la corrélation de
l’objet esthétique et de l’expérience esthétique. Mais nous n’en sortons
qu’à condition de ne pas l’oublier, c’est-à-dire de définir d’abord
l’objet comme objet pour la perception, et la perception comme
perception de cet objet (ce qui, d’ailleurs, nous obligera à des redites,
et aussi à développer tout particulièrement les deux premières parties
de ce travail, qui portent sur l’objet esthétique et sur l’œuvre d’art).
Une autre question va se poser alors à nous. Mais d’abord, la
difficulté qui nous a arrêtés peut s’exprimer autrement. En décidant
de rompre le cercle où nous enferme la corrélation de l’objet et de la
perception esthétique, et de prendre l’œuvre d’art comme point de
départ de notre réflexion pour retrouver à partir d’elle l’objet esthé¬
tique, puis la perception esthétique, nous recourons à Pempirie et
à l’histoire : n’y a-t-il pas là un saltus mortalis pour une analyse qui
se voudrait eidétique ? Nous ne le croyons pas. Max Scheler nous
enseigne que les essences morales se dévoilent historiquement sans
être pourtant totalement relatives à l’histoire. N’en est-il pas de
même de l’essence de l’expérience esthétique ? Certes, la phénomé¬
nologie ne peut récuser l’anthropologie qui montre l’avènement de
la conscience esthétique dans le monde culturel; bien plutôt elle la
justifie lorsqu’elle montre que le sujet est lié à l’objet, non seulement
pour le constituer, mais pour se constituer. L’expérience esthétique
s’accomplit dans un monde culturel où s’offrent des œuvres d’art
et où on nous apprend à les reconnaître et à les goûter : nous savons
que certains objets se recommandent à nous et attendent de nous que
nous leur rendions justice. Il n’est pas possible d’ignorer les conditions
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

empiriques de l’expérience esthétique, pas plus que celles auxquelles


est soumis le développement de la pensée logique de la science ou de
la philosophie. Il faut donc revenir à l’empirique pour savoir com¬
ment se réalise en fait l’expérience esthétique. L’histoire est pour
l’humanité ce « déjà là » qui s’enfonce vers la préhistoire, comme
pour l’individu vers ce trou d’ombre de la naissance qui atteste que
nous sommes au monde parce que nous y sommes venus. Et c’est
ainsi que l’œuvre d’art est déjà là pour solliciter l’expérience de
l’objet esthétique et qu’elle propose comme telle à notre réflexion un
point de départ. Mais l’historicité de la production artistique, la
diversité des formes d’art et des jugements de goût n’impliquent
pas plus un relativisme ruineux pour une eidétique de l’art que
l’historicité de Vetbos ne l’imphque chez Scheler pour une eidétique
des valeurs morales. Que l’art s’incarne dans des visages multiples,
cela atteste cette puissance qui est en lui, cette volonté de se réaliser;
et cela doit stimuler et non déconcerter la compréhension. Nous le
savons aujourd’hui, maintenant que le musée accueille et consacre
tous les styles, et que l’art contemporain est en quête de ses plus
extrêmes possibilités.
Il semble en effet que la réflexion esthétique se trouve aujourd’hui
à un moment privilégié de l’histoire : un moment où l’art s’épanouit.
La mort de l’art qu’annonçait Hegel, consécutive au fond, pour lui,
à la mort de Dieu et à l’avènement du savoir absolu, signifie peut-être
la résurrection d’un art authentique qui n’a plus à dire autre chose
que lui-même. Il se peut même que l’expérience esthétique, telle que
nous essaierons de la décrire, soit dans l’histoire une découverte
récente; on sait, et nous le rappellerons, comment Malraux s’est fait
le champion de cette idée : L’objet esthétique, dans la mesure où il
est solidaire de cette expérience, et même si l’œuvre est très vieille,
serait dans notre univers un astre nouveau; c’est aujourd’hui que
notre regard enfin libéré est capable de rendre aux œuvres du passé
l’hommage que leurs contemporains n’avaient peut-être pas su leur
12 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

accorder, et de les convertir en objets esthétiques... Nous ne pouvons


ignorer cette idée ni refuser de la pratiquer. Après tout, ce qu’on peut
dire de l’expérience esthétique dans une époque qui a découvert les
styles primitifs et qui a traversé le surréalisme, la peinture abstraite
et la musique atonale, est peut-être plus valable que ce qu’en pouvait
dire Baudelaire à l’époque de Baudry et de Meissonier. (Baudelaire,
qui pourtant ne s’y trompait pas : qui savait exalter Delacroix et
Daumier, et qui n’était pas dupe d’Ingres et du raphaëlisme.) Et, en
tout cas, il nous faut jouer le jeu que l’histoire nous impose et parti¬
ciper à la conscience esthétique de notre temps. De même que 1 ’bomo
estheticus est dans l’histoire où il se trouve en face d’œuvres d’art,
notre réflexion se situe dans l’histoire où elle se trouve en face d’un
certain concept et d’un certain usage de l’art. Mais on dira que
cette réflexion ainsi sollicitée par l’histoire se trouve frappée par elle
de relativisme. Cependant, l’expérience esthétique fût-elle une inven¬
tion récente, une certaine essence tend à se manifester en elle, et nous
avons à la dégager. Ce que nous découvrons dans l’histoire, et
grâce à elle, n’est pas historique de part en part : l’art même nous en
convainc, qui est un langage plus universel peut-être que le discours
rationnel, et qui s’efforce de nier le temps où périssent les civili¬
sations. Au nom d’une élucidation eidétique, et même si elle n’est
possible que par l’histoire, nous pouvons juger l’histoire, ou du moins
détendre ses prises et montrer que le phénomène de l’art a pu se
manifester en dehors des limites historiques dans lesquelles on l’a
d’abord circonscrit pour le définir, et qu’on a pu dessiner grâce
à un certain état historique de la réflexion. Ainsi verrons-nous peut-
être que l’expérience esthétique n’est pas totalement une invention du
xxe siècle, pas plus que, selon un mot célèbre, l’amour n’est une
invention du xne siècle; elle peut être provoquée au long du temps
par des œuvres d’art fort différentes, mais elle tend toujours à réaliser
une forme exemplaire.
Ainsi notre recherche pourrait-elle s’acheminer vers une ontologie
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

de l’art que nous nous bornerons .d’ailleurs à évoquer à la fin. Et


c’est à quoi aboutit toute réflexion sur l’histoire quand on admet que
des essences s’y dévoilent. Car, si l’histoire est le lieu de leur appa¬
rition, ne l’est-elle pas aussi de leur accomplissement ? Et, dès lors,
au lieu d’être principe de relativité, n’est-elle pas servante de l’absolu ?
N’est-elle pas ici le moyen par lequel se réalise la vérité de l’art et
de l’expérience esthétique, qui en elle-même n’est pas historique ? Et
ne faut-il pas parler de l’art comme d’un absolu qui suscite à la fois
les artistes et leur public, les œuvres et les perceptions qui leur
rendent justice ? L’expérience esthétique par laquelle nous pensons
découvrir l’art n’est-elle pas l’acte de l’art en nous, et comme l’effet
d’une inspiration parallèle à celle qui saisit l’artiste ?
Mais notre propos est plus modeste. Si nous nous référons à
l’empirie, c’est avant tout pour y trouver un point de départ à une
étude phénoménologique, puisqu’il convient de distinguer ce qui
appartient à l'objet et ce qui appartient au sujet. Nous partons donc
de ceci, qu’il y a des œuvres d’art d’une part, des attitudes en face
de ces œuvres d’autre part. Mais une difficulté, à laquelle l’histoire
encore n’est pas étrangère, nous arrête aussitôt : comment choisir
dans la multiplicité qui nous est offerte ? Un premier problème nous
est posé par la diversité des arts. Ne faut-il pas nous arrêter pour y
mettre au moins un ordre ? La classification des arts est en effet une
des tâches communément revendiquées par l’esthéticien. Nous ne
l’assumerons pourtant pas, parce que notre propos est de définir
l’expérience esthétique en général, et par conséquent d’insister sur
ce qu’il y a de commun en tout art. On pourrait nous objecter que
la différence des arts est telle qu’on n’en peut faire abstraction sous
peine de s’égarer dans des généralités insignifiantes. Et certes, nous
aurons à tenir compte de ces différences toutes les fois que nous
aurons à analyser un certain objet ou une certaine expérience esthé¬
tique, et que nous partirons pour cela d’une œuvre d’art déterminée :
une réflexion centrée sur l’art ne peut aller loin sans introduire une
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

classification des arts. Mais une réflexion sur l’expérience esthétique,


même si elle part de la réalité empirique des œuvres d’art, gagne
peut-être à ne pas insister sur leur diversité pour dégager, non pas
tant ce qu’il y a de commun entre elles, que ce qu’il y a d’essentiel
dans cette expérience; et c’est seulement lorsque nous aurons quelque
idée de cet essentiel que nous pourrons ébaucher la recherche des
structures communes aux œuvres des divers arts (laquelle pourrait
introduire ultérieurement, par contre-coup, une enquête sur leurs
différences). S’il y a une unité des arts, si sociologiquement l’art
peut être considéré comme une institution autonome et qui, peut-
être, au sein du consensus social, obéit à un dynamisme propre,
n’est-ce point parce qu’il y a une unité de l’expérience esthétique ?
Il se peut — répétons-le — que cette expérience prenne des tours
différents au long de l’histoire selon que prédomine tel art, ou, aussi
bien, telle éducation du goût. Mais Kant croyait possible de définir
la loi morale même si, à la rigueur, aucun acte moral n’a jamais été
accompli : C’est de la même façon qu’on peut définir l’expérience
esthétique, quitte à en chercher des illustrations dans l’histoire; en
cherchant à la saisir dans sa spécificité au delà de la différence des
arts, nous resterons -dans la ligne d’une eidétique.
Mais un autre problème se pose aussitôt, auquel nous ne pouvons
pas opposer une fin de non recevoir : parmi les innombrables œuvres
enfantées par les divers arts, lesquelles faut-il tenir pour authentiques
et choisir pour nous y référer ? Il y a en effet, dans le monde culturel
dont nous nous réclamons et qui est le pain quotidien de toutes nos
expériences, des objets où la qualité esthétique ne prévaut pas tou¬
jours nettement : un fauteuil est-il pleinement un objet esthétique ?
Et le service de Limoges dans lequel je mange ? Y a-t-il des degrés
de la qualité esthétique, comme le suggère aussi bien la distinction
traditionnelle des arts mineurs et majeurs ? Le problème a reçu chez
M. E. Souriau une solution ingénieuse, qui consiste à mesurer non
pas la qualité esthétique d’un objet donné, mais la quantité de
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

« travail d’art » qui intervient dans sa production : l’art étant défini


par sa « fonction skeuo-poétique », c’est-à-dire comme « activité
visant à créer des choses » (i), il est possible de discerner, à l’intérieur
d’un processus de fabrication donné, le travail proprement créateur
et le travail simplement producteur, et d’« établir quantitativement et
rigoureusement le pourcentage, dans le travail total..., du travail
d’art » (2). Mais cette solution fait appel à l’analyse du faire esthétique
et, du point de vue du spectateur, où c’est de notre propos de nous
placer, il n’est pas sûr que nous puissions la recouper. De ce point
de vue, une réponse pourrait être apportée au problème par une
enquête sociologique qui établirait les critères en usage dans chaque
société et à chaque époque pour la discrimination de ce qui est
considéré comme art authentique, comme œuvre d’un artiste, et non
ouvrage d’un artisan ou curiosité pour collectionneur (3).
Nous ne pouvons songer à entreprendre une telle enquête. Non
qu’elle soit sans intérêt, mais elle requiert d’accepter sans réserve le
relativisme historique et risque de décourager une recherche eidé-
tique. Les dessins d’enfants ou les toiles des peintres du dimanche
ne nous instruisent de la peinture que si nous nous sommes d’abord
instruits auprès des peintres; et les renseignements qu’ils nous
apportent concernent beaucoup plus la psychologie du peintre que
l’essence de la peinture (4). Nous pensons, par contre — encore que

(1) L'avenir de l’esthétique, p. 133.


(2) Ibid., p. 148.
(3) Le problème de la discrimination de l’œuvre d’art peut se poser de façon très
concrète : M. Munro en donne un intéressant exemple en évoquant un procès dont le
jugement a fait jurisprudence aux États-Unis, où il s’agissait de savoir si une
sculpture abstraite de Brancusi méritait ou non la qualification d’œuvre d’art, qui
seule permettait à son propriétaire de la faire entrer aux États-Unis sans payer de
droits de douane (The Arts and their Interrelations, p. 7 sq.).
(4) Encore y aurait-il là-dessus des réserves à faire : le peintre véritable n’est ni
un enfant ni un amateur, comme Malraux l’a bien montré : il est un homme pour qui
la peinture existe en premier, et c’est à son œuvre que nous le reconnaissons. On ne
peut pas plus conclure de l’enfant à lui qu’ailleurs du pathologique au normal. La
i6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nous n’en ferons point la vérification dans ce travail — que c’est à


la lumière d’une certaine idée de l’art authentique qu’on peut s’inter¬
roger sur les cas limites. Pour répondre aux problèmes que posent
aussi bien les « arts sauvages » que les arts mineurs ou les sous-
produits de l’art, les musiques militaires, les poèmes de la muse du
département, les Western de Hollywood ou les romans du Petit Écho
de la Mode, il faut savoir ce qu’est l’expérience esthétique, et comment
les œuvres qui restent aux frontières de l’art ne peuvent l’éveiller
pour se convertir en objets esthétiques. Nous faisons nôtre le mot de
Malraux : « Toute analyse de notre relation à l’art est vaine si elle
s’applique également à deux tableaux dont l’un est œuvre d’art, et
dont l’autre ne l’est pas (i). »
Mais alors, encore une fois, comment déterminer ce qui est çeüvre
d’art et mérite de devenir pour nous objet esthétique ? Nous pous¬
serons l’empirisme à son terme, comme fait Aristote pour la défi¬
nition des vertus; nous nous rallierons à l’opinion des meilleurs, qui
est aussi finalement l’opinion commune, l’opinion de tous ceux
qui ont une opinion. Est œuvre d’art tout ce qui est reconnu comme
telle et proposé comme telle à notre assentiment. L’empirisme nous
fournit ici le moyen de ne pas rester dans l’empirique : en acceptant
les jugements et les choix que fait notre culture, nous ne nous attar¬
dons pas à chercher ce que chaque culture préfère ou consacre,
nous ne nous laissons pas séduire par le relativisme esthétique; nous
sommes libres pour chercher ce qu’est l’œuvre d’art et comment elle
provoque l’expérience esthétique sans délibérer indéfiniment sur le
choix de ces œuvres ; il nous suffit de mettre de notre côté toutes les
chances qu’offre une tradition vénérable : ce sont les œuvres d’art

psychologie du créateur suppose connue sa création, et peut-être cette psychologie


doit-elle venir en second lieu si, comme nous le disons, la vérité du créateur est dans
son œuvre plus que dans son individualité empirique : peut-être la psychologie
rencontre-t-elle ici sa limite.
(i) Les voix du silence, p. 605.
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

unanimement consacrées qui nous conduiront le plus sûrement à


l’objet esthétique et à l’expérience esthétique.
On nous permettra d’ouvrir ici une parenthèse importante. Plutôt
que de nous fier d’abord à l’opinion, pourquoi ne cherchons-nous
pas un critère intrinsèque des œuvres authentiques ? Ne peut-on
définir le quid proprium des objets esthétiques ? Et n’est-ce pas la
beauté ? Le caractère de beauté ou la prétention à la beauté ne cir¬
conscrivent-ils pas le secteur des objets esthétiques ? Pourtant nous
éviterons d’invoquer le concept du beau. Et il faut dire pourquoi :
c’est une notion qui, selon l’extension qu’on lui donne, nous paraît
inutile à notre propos ou dangereuse. Si, en effet, on définit le beau
comme la qualité esthétique spécifique et qu’on donne, comme on
le fait le plus souvent, à cette qualité un accent axiologique, on
n’échappe pas au relativisme qu’on pensait éviter : le subjectivisme
guette tout jugement de valeur, y compris les jugements de goût qui
se prononcent sur la beauté, en sorte que le critère objectif qu’on
espérait trouver apparaît aussitôt incertain. Et il semble préférable de
chercher ailleurs l’essence de l’objet esthétique en refusant à la qualité
esthétique tout accent axiologique, en définissant l’objet esthétique
par sa structure, soit selon le faire qui le produit pour qui entreprend
une esthétique de la création, soit selon son apparaître pour qui
entreprend une esthétique de l’expérience esthétique. D’autant que si
l’on considère l’expérience esthétique où le sujet prend conscience de
l’objet esthétique, on verra que le sentiment du beau y est fort discret :
si on le définit par un certain sentiment de plaisir, il n’est pas sûr que
ce sentiment soit toujours éprouvé, ni même qu’un jugement de goût
soit toujours prononcé; ou, s’il l’est, c’est souvent en marge du
contact que nous prenons avec l’œuvre d’art et pour exprimer des
préférences dont nous avons conscience, si nous sommes de bonne
foi, qu’elles sont subjectives et ne décident point de l’être de l’œuvre.
Dès lors, ne peut-on édifier une esthétique qui laisse de côté toute
valorisation, et n’accorde aux valorisations immanentes à l’expé-
M. DUFRENNE 2
i8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

rience du spectateur que l’importance limitée qu’elles méritent ?


Mais on peut aussi définir le beau précisément de façon telle
qu’on puisse en même temps entreprendre une esthétique objective
qui ne soit pas acculée à en débattre indéfiniment pour justifier de
ses valorisations. Le beau, alors, désigne bien une valeur qui est
dans l’objet et qui atteste son être. On lui prête déjà un sens ontique
lorsqu’on le situe parmi d’autres catégories esthétiques, comme le
joli, le sublime ou le gracieux, catégories qui visent moins l’impres¬
sion produite par l’objet que sa structure même, et qui invitent à
rendre compte de cette impression par cette structure. Mais alors, il
semble que le beau ne puisse donner lieu à une analyse aussi précise
que celles qu’on peut faire du sublime, ou du gracieux, dont M. Bayer
a donné un si remarquable exemple; toutes les définitions qu’en ont
proposées les esthétiques dogmatiques semblent insuffisantes. Cepen¬
dant, un certain art, qu’on peut appeler classique et dont les traditions
sont encore vivantes, s’est efforcé de faire du beau une catégorie
esthétique déterminée, et, qui plus est, prédominante et exclusive,
en insistant sur certaines dominantes, comme l’harmonie, la pureté,
la noblesse, la sérénité, dont une Madone de Raphaël, un Sermon de
Bossuet, un édifice de Mansart, une sonate d’église donnent assez
bien l’idée. Et c’est le prestige des œuvres — belles en effet — inspi¬
rées par cette conception qui a incliné pour longtemps la réflexion
esthétique vers le thème du beau, sans qu’elle se demande si le beau,
ainsi positivement défini par un certain contenu, loin d’être le propre
de tout objet esthétique, n’était pas une catégorie esthétique parti¬
culière, ou une combinaison de plusieurs catégories propres à cer¬
taines œuvres seulement. On a confondu le beau comme signe de la
perfection avec le beau comme caractère particulier; et, par cette
confusion, on a porté à l’absolu une certaine doctrine et une certaine
pratique esthétiques. Pour dissiper cette confusion, il suffit d’observer,
comme fait Malraux, que parmi les multiples formes d’arts qui se
proposent à nous depuis que la terre esthétique est enfin ronde,
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

bien peu ont eu le souci de la beauté comme dans l’art classique, et


plus précisément que l’art classique lui-même s’est conquis pour
un moment sur d’autres formes d’art, comme le baroquisme du début
du xvne siècle, qui n’ont guère cessé de le hanter et auxquelles il a
parfois cédé, par exemple sous les espèces de la préciosité. Faut-il dire
que toutes ces œuvres où régnent le grotesque, le tragique, le sinistre,
le sublime ne sont pas belles, et faut-il, comme Voltaire, reprocher
à Shakespeare les plaisanteries des fossoyeurs, ou, comme Boileau,
reprocher Scapin à Molière ? On voit aussitôt qu’une acception trop
étroite du beau est dangereuse : elle mène à un dogmatisme arbitraire
et stérilisant. Bien plutôt faut-il refuser aux œuvres dites classiques
le monopole de la beauté, refuser d’employer le terme de beau pour
désigner une certaine catégorie ou un certain style qu’on peut
aisément définir autrement, et qu’on doit définir autrement sitôt
qu’on vise à quelque précision, et au contraire réserver ce terme pour
désigner une vertu qui peut être commune à tout objet esthétique.
Car les œuvres non classiques sont belles aussi et elles entendent
l’être, mais en un sens qui déborde toute catégorie esthétique et
tout contenu particulier.
Mais on voit alors que ce sens peut s’étendre à des objets entiè¬
rement étrangers à la sphère de l’objet esthétique : un acte moral,
un raisonnement logique, ou aussi bien des objets usuels, dans la
fabrication desquels aucun souci d’esthétique n’est intervenu, peuvent
être appelés beaux sans qu’il y ait lieu de douter du sérieux avec lequel
le mot est chaque fois employé. Est-ce à dire qu’à s’étendre ainsi le
concept de beau devienne sans emploi ? Pas exactement : on ne pour¬
rait proscrire sans quelque mauvaise foi toute référence à la beauté.
Quand on parle d’objets esthétiques, n’est-ce pas en sous-entendant
qu’ils sont beaux ? Et si on porte délibérément son attention sur des
œuvres qualifiées et recommandées par une longue tradition, n’est-ce
point parce qu’on les sait belles ? On s’épargne en même temps la
peine de résoudre la question des degrés de la qualité esthétique.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Car enfin, si l’on trie les exemples, si l’on évoque Balzac plutôt
qu’Ohnet, Valéry plutôt que François Coppée, Wagner plutôt
qu’Adam, c’est bien parce qu’on introduit subrepticement une échelle
de valeurs, et parce qu’on suppose que le beau est comme un apanage
de l’objet esthétique, et la garantie de son authenticité. Une esthétique
qui feindrait de tenir pour égaux devant elle tous les objets esthé¬
tiques, négligerait les cas les plus favorables, les objets les plus
caractéristiques sur lesquels l’essence de l’être esthétique se lit le
plus aisément. En ce sens, le beau est sous-entendu par la réflexion
esthétique. Mais que signifie-t-il d’autre que ce que nous avons appelé
l’authenticité de l’œuvre d’art ? La notion de beauté ne cesse d’être
dangereuse que pour devenir ainsi à nouveau inutile : elle nomme
plutôt qu’elle ne résout le problème. Car elle désigne maintenant
non pas un type déterminé d’objets, mais la façon dont chaque objet
répond à son type propre et pour ainsi dire accomplit sa vocation,
en même temps qu’il obtient la plénitude de son être : nous disons
d’un objet qu’il est beau de la même façon que nous disons qu’il
est vrai lorsque nous jugeons, selon une acception qu’a soulignée
Hegel, qu’une tempête est une vraie tempête, ou que Socrate est
un vrai philosophe. La différence entre les deux termes, qui oriente
le beau vers son usage esthétique et justifie la priorité que revendique
parfois l’esthétique, c’est que le beau désigne la vérité de l’objet
lorsque cette vérité est immédiatement sensible et reconnue, lorsque
l’objet annonce impérieusement la perfection ontique dont il jouit :
le beau est le vrai sensible à l’œil, il sanctionne avant la réflexion ce
qui est heureux (i). Une locomotive est vraie pour l’ingénieur lors-

(i) Cette définition du beau n’exclut d’ailleurs pas une définition qui se réfère au
sujet et à l’usage de ses facultés comme chez Kant. Car la qualité esthétique que
l’objet possède éminemment consiste, comme on le soupçonne déjà, à s’offrir de part
en part à la perception en livrant toute la signification dans le sensible ; en sorte que,
si le sujet fait retour sur lui-même, il se sent en effet comblé : il comprend en perce¬
vant, et il peut bien dire que le beau est ce qui produit en lui l’accord de l’imagination
et de l’entendement.
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

qu’elle marche bien, elle est belle pour moi lorsqu’elle dit immédia¬
tement et comme triomphalement la vitesse et la puissance. C’est
parce qu’elle le dit qu’elle est esthétisée : c’est quand il est beau que
l’objet devient objet esthétique, parce qu’il sollicite de nous l’attitude
esthétique. Un beau raisonnement est un raisonnement que pour un
moment, parce que je le maîtrise avec bonheur, je puis suivre comme
je suis une mélodie; de même devant un beau paysap-e, je suis comme
au musée devant une toile : j’écoute ce que me dit l’objet, qui me dit
d’abord sa perfection.
Ces remarques suffisent à éclairer le jugement de valeur esthé¬
tique : un chromo n’est pas beau parce qu’il n’est pas une vraie
peinture, ni la musique de foire parce qu’elle n’est pas une vraie
musique (i), ni les vers de mirliton parce qu’ils ne font pas un vrai
poème. Le contraire du beau n’est pas le laid comme on sait depuis
le romantisme, c’est l’avorté pour l’œuvre qui prétend être objet
esthétique, et c’est l’indifférent pour l’objet qui ne revendique pas
la qualité esthétique. Ceci suppose que l’objet esthétique puisse
être imparfait; et qui le contestera ? Mais on ne peut mesurer son
imperfection à quelque étalon extérieur. Il est imparfait parce qu’il
ne réussit pas à être ce qu’il prétend être, parce qu’il ne réalise pas
son essence; et c’est sur ce qu’il veut être qu’il faut le juger, qu’il se
juge lui-même. Si les arlequins de Picasso voulaient être des person¬
nages de Watteau, ils seraient manqués; ou les fresques byzantines,
si elles voulaient être des peintures grecques ; ou la musique modale,
si elle voulait être une musique tonale. Mais si un objet ne prétend
pas être esthétique, il n’est pas manqué, et, davantage, il peut être
beau dans sa sphère propre, comme est beau un outil ou un arbre.

(i) Notons d’ailleurs qu’accordée à l’ambiance de la foire, au tumulte des


badauds, à la bigarrure des boutiques foraines, cette musique peut être belle : elle
réalise son être, qui n’est plus d’être objet esthétique. Mais qu’elle soit transportée
dans la vraie musique, comme l’a fait Stravinskv, et elle doit subir une transmutation
pour s’accorder à l’être esthétique auquel elle est promue.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Tandis qu’à l’objet esthétique, il appartient d’être esthétique : il fait


des promesses -qu’il doit tenir. Autrement dit, son essence lui est
une norme. Non point une norme que notre réflexion ou notre goût
lui impose, mais une norme qu’il s’impose à lui-même ou que son
créateur lui a imposée. Et peut-être faut-il dire : qu’il impose à son
créateur : car il exige de lui qu’il soit authentique. Nous ne pouvons
dire ici quelle est cette norme de l’objet esthétique, d’autant qu’elle
est inventée par chaque objet, qui n’a d’autre loi que celle qu’il se
donne à lui-même; mais on peut dire au moins que, quels que soient
les moyens d’une œuvre, la fin qu’elle se propose pour être chef-
d’œuvre, c’est à la fois la plénitude de l’être sensible et la plénitude
de la signification immanente au sensible. Or, l’œuvre n’est vraiment
signifiante, de la façon qu’elle peut l’être, que si l’artiste est authen¬
tique : elle ne dit quelque chose que s’il a quelque chose à dire, si
vraiment il veut dire quelque chose. Malraux, mettant l’accent sur
ce qu’il y a de conquérant dans la création, par cette concurrence
qu’elle ne cesse de faire à la Création, s’exprime ainsi : « Nous n’osons
appeler sans remords chefs-d’œuvres que les œuvres qui nous font
croire, aussi secrètement que ce soit, à la maîtrise de l’homme » :
cette maîtrise ne nous est suggérée que par l’authenticité de l’artiste,
c’est-à-dire de l’objet esthétique lui-même. La norme de l’objet esthé¬
tique, c’est sa volonté d’absolu. Et c’est dans la mesure où il proclame
et accomplit cette norme qu’à son tour il est une norme pour la
perception esthétique : il lui assigne une tâche, qui est précisément
d’aborder l’objet sans aucun préjugé, de lui ouvrir le plus large
crédit, de le mettre en état de faire la preuve de son être.
Au fond, nous ne décidons pas du beau, c’est l’objet qui décide
de lui-même en se manifestant : le jugement esthétique s’accomplit
dans l’objet plutôt qu’en nous. On ne définit pas le beau, on constate
ce qu’est l’objet. Et si l’on s’interroge sur l’objet esthétique en général,
ce n’est pas non plus à une définition du beau qu’il faut demander
sa différence spécifique. Non qu’on refuse tout emploi à la notion
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES 23

de beauté, ou qu’on récuse le jugement de goût; si l’on décide de


se référer aux oeuvres unanimement admirées, c’est qu’on y obtem¬
père; mais ce qu’on lui demande n’est pas de fournir le critère de
l’objet esthétique, c’est de recommander les œuvres qui manifesteront
le plus sûrement ce critère, c’est-à-dire qui sont le plus parfaitement
des objets esthétiques. Ainsi est possible une esthétique qui ne refuse
nullement la valorisation esthétique, mais qui ne lui est pas asservie,
qui reconnaît la beauté sans faire une théorie de la beauté, parce
qu’au fond il n’y a pas de théorie à en faire : il y a à dire ce que sont
les objets esthétiques, et ils sont beaux dès qu’ils sont vraiment.
Cette remarque ferme notre digression sur le beau. Car c’est en
reconnaissant ce que signifie la beauté que l’on peut comprendre ce
qu’est cette perception esthétique exemplaire que nous devons à la
fois invoquer pour définir l’objet esthétique, et décrire pour définir
l’expérience esthétique. Cette perception, ou, si l’on veut, le jugement
de goût constitutif de l’expérience esthétique, doit d’abord se dis¬
tinguer des jugements, parfois bruyamment portés, qui expriment
nos goûts, c’est-à-dire qui affirment nos préférences. Ceux-là posent
l’irritante question de la relativité du beau, car ils font apparaître
que la sensibilité esthétique est limitée et, partiellement au moins,
déterminée, à la fois par la nature de l’individu et par sa culture.
Ces déterminations pèsent avant tout sur nos préférences, et nos
préférences ne sont pas constitutives de l’expérience esthc que, elles
ne lui ajoutent qu’un commentaire personne). Il se peut qu’elles
déterminent aussi l’envergure de notre visée, nos ignorances ou
nos méconnaissances : ainsi les classiques littéralement ne voyaient
pas les cathédrales gothiques. Mais ces jugements de valeur, qui
peuvent ainsi prévenir ou offusquer la perception, lui sont en principe
étrangers parce qu’ils n’ont pas pour fin comme elle de saisir la
réalité de l’objet esthétique : le goût n’est pas l’organe de la perception
esthétique, il peut tout au plus l’aiguiser ou l’émousser. On peut
percevoir et reconnaître une œuvre d’art sans la goûter, et l’on peut
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

goûter une œuvre sans pourtant lui faire droit, comme celui qui
goûte une mélodie, et jusqu’à la ferveur, pour les réminiscences
qu’elle éveille en lui. Cependant, le jugement de goût, lorsqu’il
n’explicite pas nos préférences mais enregistre le beau, c’est-à-dire
lorsqu’il est à peine un jugement, s’il peut être limité dans son
application, n’est pas moins universel dans sa validité, précisément
parce qu’il laisse parler l’objet. L’historicité des goûts n’est pas une
objection à la validité du goût; et, bien entendu, encore moins à une
description de l’objet esthétique.
Mais cette description doit encore distinguer la perception
esthétique d’autres jugements que nous prononçons parfois, par
lesquels nous instituons une hiérarchie entre des œuvres, comme nous
introduisons une hiérarchie entre les êtres et jugeons par exemple
qu’un héros est plus grand qu’un honnête homme : ainsi disons-nous
tpie la musique religieuse d’un Bach est plus grande que la musique de
cour d’un Lulli, ou que chez le même Hugo l’épopée est plus grande
que l’élégie; ainsi Boileau condamne-t-il les Fourberies de Scapin au
nom du Misanthrope. Et sans doute Boileau a-t-il tort s’il intçrdit à
la farce d’être un objet esthétique et capable de beauté, c’est-à-dire
s’il croit que la farce n’est qu’une comédie avortée. De tels jugements
ne peuvent se prononcer que toutes choses égales d’ailleurs, et devant
des œuvres égales en beauté. Alors le jugement de valeur est légitime,
mais il porte moins sur la beauté que sur la grandeur, ou mieux sur
la profondeur de l’œuvre : sur des dimensions qu’il faut dire existen¬
tielles, d’autant plus que, comme nous verrons, on assimile volontiers
la profondeur de l’œuvre à la qualité humaine de son créateur. Il
ne s’agit plus là de qualité esthétique : il s’agit de ce que dit l’objet
et non de la façon dont il le dit; et certes, cette révélation est essen¬
tielle et se situe au cœur de l’expérience esthétique, mais, si elle
autorise une axiologie existentielle, elle ne détermine nullement un
jugement de goût; l’œuvre n’a peut-être de contenu et de profondeur
que si elle est belle, mais ce contenu par lui-même est incommen-
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

surable à la beauté, et le jugement qu’il suscite en nous n’cst pas


un jugement de goût, la hiérarchie des œuvres qu’il suggère n’est
pas une hiérarchie esthétique.
Ce que l’œuvre requiert avant tout de nous, c’est une perception
qui lui fasse pleinement crédit. Or, il est évident que d’une œuvre
donnée, et quel que soit le jugement de goût, il peut y avoir des
perceptions imparfaites, maladroites ou inachevées, soit par la faute
de l’exécution lorsque l’œuvre en réclame une, comme lorsqu’un
orchestre est mauvais, soit par la faute des circonstances, comme
lorsqu’un tableau est vu dans un mauvais jour, soit par la faute
du spectateur, lorsqu’il est distrait, ou même simplement, faute
d’éducation, inhabile. Ces perceptions manquées n’ont pas pour
sanction un échec ou une sottise dans l’ordre de l’action, mais elles
empêchent l’objet esthétique d’apparaître. Il est donc intéressant de
les considérer, pour comprendre que la fin de la perception esthétique
n’est rien d’autre que le dévoilement constituant de son objet. Mais
si l’on veut définir l’objet esthétique, il faut bien supposer cette
perception exemplaire qui le fait apparaître; et il n’est pas arbitraire
d’énoncer le critère de cette perception : elle est la perception par
excellence, la perception pure, qui n’a d’autre fin que son propre
objet au heu de se résoudre dans l’action, et cette perception est
appelée par l’œuvre d’art elle-même telle qu’elle est faite et qu’on
peut objectivement la décrire. Au reste, si nous avions quelque
doute sur ce critère, nous pourrions encore recourir à l’empirie et
nous fier au jugement des meilleurs.
Ainsi nous retrouvons partout la corrélation de l’objet esthétique
et de la perception esthétique. Elle est au centre de notre travail,
dont nous pouvons maintenant annoncer les grandes lignes, après
avoir dit au passage ce que nous ne traiterons pas. Nous partirons de
l’œuvre d’art, mais sans en rester à elle : notre tâche ne sera pas, ou
qu’accessoirement, de critique. L’œuvre d’art doit nous conduire
à l’objet esthétique. C’est à lui que nous consacrerons le plus de temps
26 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

parce qu’il pose les problèmes les plus délicats. Nous savons déjà
dans quelle mesure on peut l’identifier à l’œuvre d’art, au moins
lorsque nous invoquons l’objet esthétique œuvre d’art, et sous la
réserve que le monde naturel peut aussi recéler ou susciter de tels
objets. Objet esthétique et œuvre d’art sont distincts en ceci qu’à
l’œuvre d’art doit se joindre la perception esthétique pour qu’appa¬
raisse l’objet esthétique; mais cela ne signifie pas que la première
soit réelle et le second idéel, que la première existe comme une chose
dans le monde, et le second comme une représentation ou une
signification dans la conscience. Il n’y aurait d’ailleurs pas de raison
d’attribuer au seul objet esthétique le monopole d’une telle existence :
tout objet est objet pour la conscience, et la chose aussi, et par
conséquent l’œuvre d’art en tant que chose donnée dans le monde
culturel; nulle chose ne jouit d’une existence qui l’affranchirait de
l’obligation de se présenter à une conscience, fût-ce à une conscience
virtuelle, pour être reconnue comme chose. Autrement dit, le pro¬
blème ontologique que pose l’objet esthétique est celui que pose
toute chose perçue; et si l’on convient d’appeler objet la chose en
tant que perçue (ou offerte à une perception possible, et, par exemple,
à la perception d’autrui) il faut dire que toute chose est objet. La diffé¬
rence entre l’œuvre d’art et l’objet esthétique réside en ceci que
l’œuvre d’art peut être considérée comme une chose ordinaire,
c’est-à-dire objet d’une perception et d’une réflexion qui la distinguent
des autres choses sans lui accorder un traitement spécial; mais qu’en
même temps elle peut faire l’objet d’une perception esthétique, la
seule qui lui rende justice : le tableau Sur mon mur est chose pour le
déménageur, objet esthétique pour l’amateur de peinture; il est les
deux, mais successivement, pour l’expert qui le nettoie. De même,
l’arbre est chose pour le bûcheron et peut être objet esthétique pour
le promeneur. Est-ce à dire que la perception ordinaire soit fausse et
la perception esthétique seule vraie ? Pas exactement, car l’œuvre
d’art est aussi une chose, et nous verrons que la perception non
EXPÉRIENCE ET OBJET ESTHÉTIQUES

esthétique peut servir à rendre compte de son être esthétique sans


pourtant le saisir; et, plus profondément, nous verrons que l’objet
esthétique garde les caractères de la chose tout en étant plus que chose.
Dès lors, tout ce que nous dirons de l’œuvre d’art est valable de
l’objet esthétique, et les deux termes peuvent se confondre. Mais,
où il importe cependant de les séparer, c’est : i° Lorsque nous décri¬
rons la perception esthétique en tant que telle, parce que son corrélât
est alors proprement l’objet esthétique; et z° Lorsque nous consi¬
dérerons les structures objectives de l’œuvre d’art, car la réflexion
sur ces structures implique précisément qu’on substitue la réflexion
à la perception, qu’on cesse de percevoir l’objet pour l’étudier
comme occasion de percevoir, ce qui d’ailleurs fait apparaître en lui
l’exigence d’une perception esthétique.
Après avoir affronté ces problèmes, nous vérifierons, par l’esquisse
d’une analyse objective de l’œuvre, ce que la description de l’objet
esthétique nous aura suggéré. Puis nous décrirons la perception
esthétique elle-même en l’opposant à la perception ordinaire, que
nous aurons d’abord considérée dans son mouvement dialectique,
comme nous opposons l’objet esthétique à la chose perçue en général.
Nous aurons ainsi saisi l’expérience esthétique (du spectateur) en
procédant à une dichotomie pratiquement inévitable, mais dont
nous marquerons qu’elle doit être surmontée, fût-ce par des répé¬
titions d’une partie à l’autre, que d’ailleurs nous atténuerons autant
que possible en donnant à la troisième partie une brièveté que n’au¬
ront pas les deux premières. Dans la dernière partie, enfin, nous nous
demanderons ce que signifie cette expérience et à quelles conditions
elle est possible. Nous passerons du phénoménologique au trans¬
cendantal, et le transcendantal lui-même débouchera sur le méta¬
physique. Car, en nous demandant comment l’expérience esthétique
est possible, nous serons conduits à nous demander si et comment
elle peut être vraie. Et il s’agit alors de savoir dans quelle mesure la
révélation que l’œuvre d’art apporte — le monde auquel elle intro-
28 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

duit — est seulement due à l’initiative de l’artiste dont la subjectivité


s’exprime dans l’œuvre et affecte cette œuvre de subjectivité, ou si
c’est l’être lui-même qui se révèle, l’artiste étant l’occasion ou
l’instrument de cette révélation. Entre une exégèse anthropologique
et une exégèse ontologique de l’expérience esthétique, faut-il choisir ?
Peut-être d’ailleurs le problème se poserait-il autrement si nous
considérions l’objet esthétique prélevé dans la nature; mais nous
n’y ferons qu’une allusion puisque nous avons décidé de nous en
tenir à l’expérience esthétique suscitée par l’art. Au reste, il est vain
d’anticiper davantage sur les problèmes que pose cette expérience;
ils ne prendront tout leur sens qu’après la description que nous en
aurons faite et à laquelle nous allons consacrer le principal de ce
travail.
PREMIÈRE PARTIE

PHÉNOMÉNOLOGIE
DE L’OBJET ESTHÉTIQUE
Chapitre Premier

OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART

Nous allons tenter de décrire l’objet esthétique, et d’abord de


préparer nos analyses sur un exemple. Cet objet, c’est en premier,
sinon exclusivement, l’œuvre d’art telle que la saisit l’expérience
esthétique. Mais comment l’objet esthétique se distingue-t-il de
l’œuvre d’art ? Et d’abord qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Nous avons
décidé de nous en tenir à la tradition culturelle, mais ce recours
laisse en suspens certaines questions. A première vue pourtant, il ne
semble pas difficile de repérer l’œuvre d’art et de dire ce qu’elle est,
surtout si l’on veut bien ne pas s’embarrasser des cas limites et
se demander si un meuble qui est une œuvre d’art quand il est signé
Boulle, l’est encore quand il est fabriqué par Lévitan, ou si le vase
où je mets mes fleurs est une œuvre d’art au même titre que l’amphore
grecque exhibée au Louvre. Mais deux notions interfèrent ici : le
choix, et l’être de ce qui est authentiquement œuvre d’art. Sur le
choix, on peut en effet s’en remettre au critère sociologique de la
tradition; mais sur l’être ? La tradition et les experts, qui à la fois
promeuvent et servent cette tradition, peuvent nous dire : les toiles
de tel peintre, les symphonies de tel musicien ont bien qualité d’œuvre
d’art. Mais la réflexion s’engage aussitôt dans le problème de l’être
de l’œuvre ainsi sélectionnée et proposée en exemple, pour y trouver,
sinon la raison (si le beau n’est pas un critère objectivement définis-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

sable et universellement valable), du moins la confirmation de ce


choix. Elle n’échappe pas entièrement à l’aporie que nous avons
déjà indiquée : pour élucider la nature de l’œuvre, on présuppose
un objet dont la qualité d’œuvre est déjà reconnue, et on justifie un
choix qui a été fait avant la réflexion. Mais, si on ne peut éviter
de présupposés, on ne doit pas pour cela éluder le problème
ontique.
Ce problème se pose-t-il vraiment ? A première vue, rien n’est
plus simple que de dire ce qu’est l’œuvre d’art : cette statue, ce tableau,
cet opéra... Un instant 1 Un opéra de Wagner, peut-on le montrer
comme on montre une statue de Rodin, c’est-à-dire le localiser quel¬
que part dans le royaume des choses et lui assigner par là une indubi¬
table réalité ? On dira : Il n’est pas fait pour être vu, mais pour être
entendu; en quoi l’on indique déjà que la fin d’une œuvre est la
perception esthétique. Mais, puisqu’il est fait, il a bien l’être d’une
chose. Et qu’est-ce qui a été fait ? Wagner a écrit un livret et une
partition : ces signes sur le papier, que l’imprimeur reproduit, est-ce
là l’œuvre ? Oui et non. Quand Wagner a écrit le dernier accord sur
son manuscrit, il a pu dire : mon œuvre est achevée; mais quand le
travail du compositeur est fini, celui des exécutants commence :
l’œuvre est finie, mais elle n’est pas encore manifestée et présente.
Je puis bien avoir la partition de Tristan, mais suis-je ainsi en présence
de l’œuvre ? Si je ne sais pas lire la musique, assurément pas : je
suis en face d’un brouillard de signes sur le papier, aussi loin — on
n’ose dire : plus loin, car il n’y a pas de degrés dans l’infini qui est
entre présence et absence — que si je suis en face d’un résumé du
livret ou d’un commentaire de l’œuvre. Si, par contre, ces signes
ont pour moi un sens — musical s’entend — alors je suis par eux mis
en présence de l’œuvre, et je puis, par exemple, l’étudier,comme fait
le critique qui l’analyse ou le chef d’orchestre qui se prépare à la
diriger. Mais comment ces signes ont-ils un sens, sinon en évoquant,
d’une façon qui restera à voir, la musique même, c’est-à-dire une
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART

exécution virtuelle, passée ou future ? Ainsi l’œuvre musicale n’est


elle-même qu’exécutée : c’est ainsi qu’elle est présente. Et pourtant
elle existait déjà, et autrement qu’à l’état de projet, dès que Wagner
eut posé la plume. Ce que l’exécution lui ajoute, ce n’est rien. Et
pourtant c’est tout : la possibilité d’être entendue, c’est-à-dire pré¬
sente, selon le mode qui lui est propre, à une conscience, et de devenir
pour cette conscience un objet esthétique. C’est dire déjà que l’œuvre
est repérable par rapport à l’objet esthétique. Et ceci est vrai aussi
des arts plastiques : cette statue dans le parc, ce tableau sur le mur,
ils sont là indubitablement, et il semble vain de s’interroger sur leur
être d’œuvre; ou plutôt toute interrogation trouvera aussitôt sa
réponse, puisque l’œuvre est là, qui se prête à l’analyse, à l’étude de
sa création, de sa structure ou de sa signification. Et pourtant, comme
la partition s’étudie en référence à une audition possible, ainsi
l’œuvre plastique en référence à la perception esthétique qu’elle
suscite; et nous ne la repérons comme œuvre d’art parmi des choses
indifférentes que parce que nous savons qu’elle sollicite cette percep¬
tion, alors qu’un gribouillage sur un mur, un bonhomme de neige
dans le jardin ne la méritent ni ne l’obtiennent. Et c’est ainsi que sur
la foi d’une certaine tradition culturelle, nous discernons les œuvres
authentiques comme celles dont nous avons conscience qu’elles
n’existent pleinement que perçues et goûtées pour elles-mêmes. Ainsi
l’œuvre d’art, si indubitable que soit la réalité que lui confère l’acte
créateur, peut avoir une existence équivoque parce que c’est sa voca¬
tion de se transcender vers l’objet esthétique en lequel seul elle atteint,
avec sa consécration, la plénitude de son être. En nous interrogeant
sur l’œuvre d’art, nous découvrons l’objet esthétique, et c’est en
fonction de cet objet qu’il faudra parler de l’œuvre.
Cessons donc de nous demander où est l’œuvre proprement
dite pour assister au surgissement de l’objet esthétique, puisque pour
que je connaisse l’œuvre, elle doit m’être présente comme objet
esthétique. J’assiste à la représentation de Tristan. Cette représen-
U, DUFRKNNE 3
34 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tation a une date, c’est un événement, il se peut même que ce soit


un événement mondain, voire historique : c’est quelque chose qui
arrive à des hommes et qui peut peser sur leur destinée, par les
émotions qu’ils éprouvent, les décisions qu’ils prendront, ou sim¬
plement les rencontres qu’ils feront. Et est-ce aussi un événement
pour l’œuvre elle-même ? Oui et non. Ce peut l’être dans la mesure
où elle est affectée et transformée par cette représentation, c’est-à-dire
par les interprétations qu’on en donne et qui peuvent varier selon les
exécutants, chanteurs, musiciens ou décorateurs : une nouvelle mise
en scène peut être un événement pour l’œuvre comme aussi bien les
réflexions d’un critique qui suggérera demain une nouvelle inter¬
prétation de la musique, ou d’un philosophe qui nous invitera à
comprendre autrement le thème du jour et de la nuit, ou de la mort
d’amour. Par cet événement, quelque chose sera peut-être modifié
dans l’interprétation de l’œuvre, celle qu’en donne l’exécutant ou
celle qu’en donne le spectateur. Mais l’être même de l’œuvre en sera-
t-il atteint ? Non, si l’on admet que la représentation est au service
de l’œuvre et que l’œuvre, en elle-même indépendante de cette
représentation, ne peut être compromise par elle. La représentation
n’est pour l’œuvre qu’une occasion de se manifester, dont on saisira
mieux l’intérêt en la comparant un instant à d’autres, qui sont comme
des représentations au rabais. D’abord je puis lire le livret dans
une édition où il est séparé de la musique. Mais alors je suis en
présence d’un objet esthétique différent, qui est un poème dramatique
et qui n’est point l’objet esthétique opéra; il y a un être de cet objet,
même s’il n’a pas été expressément voulu par Wagner, parce qu’il a
une vertu poétique qui lui permet d’exister encore esthétiquement
après qu’il a été séparé de la musique, comme subsiste, parce qu’aussi
bien il préexistait, le texte de Pelléas. Je lis lç livret comme un poème
pour éprouver un enchantement, et non pas seulement pour m’ins¬
truire de l’action ou pour trouver un élément objectif d’information;
de même une musique de ballet peut être jouée pour elle-même, mais
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART

peut-être lui manque-t-il quelque chose, comme pour un film parlant


qui est donné en muet. (On ne saurait lire pareillement tel livret de
Mozart par exemple, qui n’est qu’un prétexte pour la musique où il
s’anéantit et qui, séparé de la partition, n’a pas de valeur esthétique
et ne peut tenir de son seul sens explicite l’être d’un objet esthétique.)
D’autre part, je puis aussi, si j’en suis capable, lire la partition : suis-je
alors en présence de l’opéra lui-même ? Pas exactement. Je suis
seulement en face des signes qui en permettent et en règlent la repré¬
sentation, et ces signes ne prennent tout leur sens pour moi que si
je sais vraiment les lire, si je puis évoquer avec toutes leurs propriétés
les sons qu’ils invitent à produire. On dira pourtant que ces signes
sont bien l’œuvre même : n’est-ce pas ce que Wagner a écrit ? Mais
Wagner n’a pas écrit ces signes comme un peintre peint un tableau :
ils ne sont là que comme une indication impérieuse pour l’exécutant
qui doit les convertir en sons et pour l’auditeur qui doit les écouter
comme des sons et non les lire comme des signes. Il peut arriver que
cet auditeur emporte au concert la partition et Use le texte en même
temps qu’il écoute : il apprend alors précisément à entendre en bsant,
et c’est toujours l’audition qui reste la fin de cet exercice (il se peut
d’ailleurs, comme nous verrons, que la connaissance des sons aide
la perception, la dépouille et l’oriente). Ainsi l’audition est le dernier
mot, et l’évocation qu’en permet parfois la lecture est tout au plus
un ersatz, ou bien une préparation à cette audition.
Quel est donc l’être de cette œuvre qui m’est ainsi présente ?
Qu’en advient-il lorsque cesse la représentation ? La première ques¬
tion nous ramène à notre point de départ : dans le réel de cet évé¬
nement qu’est la représentation, qu’est-ce qui appartient en propre
à l’objet esthétique ? Qu’est-ce que je vise comme objet esthétique ?
On pourrait à la rigueur annexer à cet objet tout ce qui concourt à
son épiphanie en participant au spectacle : toute la salle, le plateau
avec les acteurs, les habilleuses dans les loges, les machinistes dans
les coulisses, et puis le vaisseau lui-même avec la foule des spectateurs.
36 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Mais ici déjà une distinction s’impose entre ce qui produit le spectacle
et ce qui s’intégre au spectacle. L’électricien qui règle l’éclairage,
le couturier qui a taillé les costumes, même le metteur en scène ne
font pas partie du spectacle, ils restent dans l’ombre, ils ne sont pas là.
Et l’on voit déjà que la perception est ici souveraine, et que c’est elle
qui décide de ce qui s’intégre au spectacle : par exemple la salle, car
il n’est pas indifférent que la représentation se déroule dans ce lieu
somptueux où le marbre, l’or et le velours veillent à la solennité du
spectacle, refoulent les misères du quotidien et, par cette sorte
d’encens qu’ils prodiguent à l’œil, préparent l’esprit aux sortilèges
de l’art. De même les spectateurs, car il n’est pas indifférent non plus
que des milliers de regards convergent, et qu’une communication
humaine se noue dans le silence. Cela fait partie du spectacle au
même titre que la baguette du chef d’orchestre que l’on voit surgir
de la fosse, parce que cela est à l’arrière plan des perceptions qui se
dirigent sur la scène. Mais n’allons pas trop loin : on ne peut identifier
le spectacle et l’objet esthétique, tout ce qui peut escorter l’opéra
et créer à sa perception un climat favorable et l’opéra lui-même. Et
c’est encore la perception qui va permettre de discerner l’objet
spécifiquement esthétique. Car ce qui est marginal ne la retient pas.
L’attention s’en détourne pour ne pas le prendre au sérieux; je ne
lui accorde qu’une conscience potentielle plutôt qu’actuelle, en tout
cas neutre, à moins que quelque incident, un voisin bruyant, une
panne de lumière, ne m’induise de nouveau à ce que Husserl appelle
une attitude positionnelle. Je ne suis pas venu pour être à l’Opéra
comme les héros de Balxac au Théâtre des Italiens, je suis à l’Opéra
pour entendre Tristan et lsolde.
Le regard se porte sur la scène : c’est là qu’est joué Tristan.
Or, que vois-je ? Des acteurs qui jouent et chantent. Mais ces acteurs
ne sont pas encore l’objet esthétique. Mme Flagstad, qui a un air si
magnifique de santé, n’est pas lsolde, la frêle lsolde qui se meurt
d’amour; peu importe, c’est sa voix qui compte, qui doit être et qui
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D'ART 37

est la voix d’Isolde (i). Mais d’où puis-je affirmer que c’est bien la
voix d’Isolde ? C’est qu’il y a une Isolde que le texte impose, et que
nous découvrons à travers le jeu et le chant de l’actrice qui nous
instruisent de ce texte au cas où nous ne le connaissons pas déjà, si
bien que l’actrice nous fournit elle-même la norme selon laquelle
nous pouvons la juger : elle indique l’Isolde véritable qui est pour elle
un modèle et un juge. Au surplus, dans l’attitude esthétique ordinaire,
je ne me soucie pas de juger les acteurs; davantage, je ne les perçois
pas comme acteurs, à moins que quelque incident, comme tout à
l’heure la panne de lumière, ici une maladresse, un couac, un malaise,
interrompant ou dénaturant leur rôle, ne m’induise à les saisir et
à les juger comme tels, à les accuser de trahir le rôle qu’ils tiennent
et que je visais à travers eux. Je ne dis pas : Lorentz feint d’être
mourant, mais : Tristan est mourant. L’acteur est neutralisé, il n’est
pas perçu pour lui-même, mais pour l’œuvre qu’il joue : il est un peu
à l’cpéra ce qu’est la toile au tableau, quelque chose qui peut trahir
ou aider la couleur, par exemple selon que l’enduit a été bien ou mal
préparé, mais qui n’est pas la couleur même.
Mais d’autre part, qu’est-ce pour moi que Tristan et Isolde, et
cette histoire qui leur arrive et qui constitue le sujet de l’opéra ? Il
faut introduire ici une distinction : s’il s’agit de l’histoire telle que la
résume le programme, ce n’est assurément pas encore l’objet esthé¬
tique; je la connaissais déjà avant d’assister à la représentation, et

(i) Il en irait autrement au théâtre où le jeu s’associe plus étroitement à la voix :


la parole n’est plus portée par le chant, où d'ailleurs elle finit par se perdre, elle règne
en maîtresse et il faut que toute la mimique travaille à la porter à son plus haut point
de présence et d’expression, en même temps qu'à souligner toutes les inflexions de son
sens. Aussi l’acteur doit-il ressembler au personnage qu’il incarne. Au reste, à l’Opéra,
la ressemblance et le jeu, s’ils sont moins necessaires et parfois impossibles (un air ne
peut être chanté si l’on joue ; et que jouer sur un air ?) n’en sont pas moins les
bienvenus et peuvent aider à expliciter la musique : le bonheur de cette collaboration
a été révélé à bien des Parisiens par l’admirable représentation de L’enlèvement au
Sirail qu’a donnée, il y a quelques années, l’Opéra de Vienne.
38 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pourtant tout me restait à connaître. Cette histoire peut d’ailleurs


avoir des vertus intrinsèques par quoi elle se prête plus ou moins à
un traitement artistique : ici l’aura de la légende, la simplicité homé¬
rique du récit, la pureté violente des passions confèrent au sujet un
caractère à la fois dramatique et poétique bien propre à solliciter le
génie du compositeur. Mais ces vertus esthétiques ne sont encore
que virtuelles dans le sujet, et c’est dans l’œuvre achevée qu’elles
s’actualisent, sans laquelle l’histoire ne serait jamais qu’un fait divers.
C’est donc l’histoire, telle qu’elle est représentée devant moi, et si
j’ai garde de n’en rien perdre, qui peut me livrer l’objet esthétique,
et que je suis de toute mon attention. Et comment ? Je vise bien
Tristan et Isolde sur les acteurs, mais je ne suis pas dupe : je n’appelle
pas un médecin lorsque je vois Tristan gisant sur sa couche, et je
sais bien qu’il est un être de légende aussi fabuleux que le Centaure.
Au reste, les perceptions marginales ne cessent de me rappeler que
je suis au théâtre et que j’y assume le rôle du spectateur. Ainsi
Tristan et Isolde, comme Husserl le dit du Chevalier et de la Mort
qu’il contemple sur la gravure de Dürer, sont « simplement dépeints »
et constituent « un simple portrait ». C’est pourquoi j’accepte sans
difficulté l’invraisemblable : par exemple que Tristan mourant ait
tant de voix pour chanter, que le berger soit si bon musicien, ou que
les acteurs aient des costumes et des gestes de convention. Le sens
de l’œuvre n’est pas atteint par là. De même j’accepte volontiers
que le livret fasse des retouches à la légende si la légende est déjà
codifiée, comme Corneille prend des libertés avec l’histoire : je ne
suis pas comme les enfants qui ne veulent pas qu’un mot soit changé
au conte qu’on leur relit, parce qu’ils n’adoptent pas encore l’attitude
esthétique et s’intéressent plus à la chose dite, dont ils ne veulent
rien perdre, qu’à la façon dont elle est dite; il y a bien une vérité de
l’opéra, mais elle est ailleurs, non pas dans l’histoire, mais dans le
poème et dans la musique où il s’épanouit. Si Isolde n’était pas vraie,
ce ne serait pas devant l’histoire, mais devant une vérité d’elle-même
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART

que l’œuvre a mission de révéler et de fixer et qu’elle ne peut dire


que par la musique : c’est contre la musique que pécherait Wagner.
Ainsi, si je ne suis pas dupe du réel — les acteurs, le décor, la salle
même — je ne le suis pas davantage de l’irréel — l’objet représenté :
cet irréel est aussi neutralisé. C’est-à-dire que nous ne le posons
pas vraiment comme irréel (i), on oserait presque dire — et ne
faut-il pas le dire pour le rêve ? — : c’est de l’irréel qui n’est pas tout
à fait irréel. Et de là vient que l’imagination puisse être aussi parti¬
cipation : car, si je ne suis pas pris au point d’appeler le médecin
pour soigner Tristan, je le suis assez pour m’émouvoir, craindre,
espérer, vivre en quelque façon avec lui; seulement, les sentiments
que j’éprouve ne sont pas non plus tout à fait réels parce qu’ils
restent platoniques, inagissants; je les éprouve comme si je n’étais
pas engagé par eux, et en quelque sorte comme si ce n’était pas moi
qui les éprouvais, mais, à ma place, une sorte de délégué de l’huma¬
nité, un moi impersonnel préposé à des émotions exemplaires dont
les remous s’amortissent très vite sans laisser de trace (les sentiments
que j’éprouve plus profondément, nous le verrons, viennent d’ail¬
leurs : du plus profond de l’objet). Presque tout se passe comme si,
pendant la représentation, le réel et l’irréel se balançaient et se neutra¬
lisaient, comme si la neutralisation ne procédait pas de moi, mais
des objets eux-mêmes : ce qui se passe sur le plateau m’invite à neutra¬
liser ce qui se passe dans la salle, et inversement; et d’autre part, sur le

(i) C’est ici que nous nous séparerions de Sartre, dont nous évoquerons plus tard
la théorie, et aussi bien de Husserl, car, pour Husserl, dont la doctrine sur ce point
est assez confuse, d’une part l’irréel, qui est « en portrait », et l’imaginaire se confon¬
dent, image et portrait étant réunis sous le même vocable : Bild, et d’autre part,
l’imaginaire est le résultat de la neutralisation. Or il semble — et ceci s’accorderait
au surplus avec la théorie générale de Husserl qui subordonne toutes les modifi¬
cations positionnelles de la croyance à la modification plus radicale de neutralité, et
qui invite par conséquent à distinguer cette dernière modification de l’imagination —•
que l’irréel soit ici d’abord donné et subisse ensuite la neutralisation, ou du moins que
l’irréel soit neutralisé en tant qu’irréel et sans avoir besoin de la neutralisation pour
devenir tel.
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

plateau même, l’histoire qui est racontée m’invite à neutraliser les


acteurs, et inversement : je ne pose pas le réel comme réel parce qu’il
y a aussi l’irréel que ce réel désigne, et je ne pose pas davantage l’irréel
comme irréel parce qu’il y a le réel qui promeut et soudent cet irréel.
Nous avons donc départagé le réel et l’irréel, mais nous n’avons
pas encore repéré l’objet esthétique. Il n’est ni l’un ni l’autre, puis-
qu’aucun ne se suffit à lui-même, chacun renvoyant à l’autre qui le
nie, et que, disqualifiés en quelque façon tous deux par la neutrali¬
sation, ils ne sont pas saisis pour eux-mêmes. Revenons donc à ce
qui se passe sur la scène : ce que je perçois, ce ne sont ni des chanteurs,
ni Tristan et Isolde qui chantent, ce sont des chants : des chants et
non des voix, que la musique, et non l’orchestre, accompagne. C’est
cet ensemble verbal et musical que je suis venu écouter, c’est lui qui
est réel pour moi, c’est lui qui constitue l’objet esthétique. Le réel
et l’irréel que nous avons distingués ne sont pour cet objet, à des
titres divers, que des moyens. Le chanteur prête sa voix, et par là
tout son corps, car la voix doit être portée par le corps comme le
chant soutenu et souligné par le jeu, et le corps à son tour doit être
prolongé et encadré par le décor : tout est ordonné au chant et cons¬
pire à exalter l’audition. Cependant la voix et les gestes de l’acteur,
le décor où il se meut appartiennent en un sens à l’objet esthétique
puisque, aussi bien, ils peuvent être prévus et réglés par l’auteur.
Mais ils ne lui appartiennent pas en tant qu’ils sont posés dans le
monde réel, que la voix est la voix de Lorentz, la lumière un effet
électrique, et la forêt du second acte une forêt de toile et de carton;
tout ce matériau humain ou matériel, même s’il est perçu, est aussitôt
neutralisé et exclu de l’objet esthétique. Et l’irréel aussi : je saisis
bien cette voix comme celle même d’Isolde, cette forêt comme la
forêt de Cornouaille où règne le roi Mark, cette coupe comme pleine
du philtre, et c’est là si l’on veut le sens premier du spectacle, mais
ce n’est pas là vraiment ce qui m’intéresse et qui m’est réellement
donné. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont Isolde, le philtre et
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D'ART 4i

la forêt me sont donnés, les effets qu’on peut tirer de cet autre-maté¬
riau qu’est le sujet, quels chants suscite l’histoire d’Isolde, quels
cris arrache le philtre, quelle harmonie de couleurs constitue la forêt :
le sujet en tant qu’irréel est encore un moyen au service de l’œuvre,
non plus pour la manifester cette fois, mais pour la susciter.
Ce qui est donc irremplaçable, ce qui est la substance même
de l’œuvre, c’est le sensible qui n’est donné que dans la présence,
c’est cette plénitude de la musique où j’essaie de m’absorber, cette
conjonction de la couleur, du chant et de l’accompagnement orches¬
tral dont j’essaie de saisir toutes les nuances, de suivre tous les
développements. Voilà pourquoi je suis à l’Opéra ce soir, et pas
comme les ouvreuses qui placent les spectateurs ou comme l’admi¬
nistrateur qui évalue la foule et suppute les bénéfices, ni comme le
metteur en scène qui place les acteurs dont il repère les maladresses
ou les désobéissances, ou comme l’ingénieur de la radio qui transmet
le son comme un bruit. Je suis venu pour m’ouvrir à l’œuvre, pour
assister à ce déferlement sonore soutenu par des accords plastiques,
picturaux et presque chorégraphiques, à cette apothéose du sensible.
Ce sont mes oreilles et mes yeux qui sont conviés à la fête, encore
que, évidemment, j’y sois tout entier présent : la conscience en moi
qui donne et qui exige le sens ne saurait être laissée au vestiaire, et
elle a part au spectacle. Mais à une première condition : c’est qu’elle
s’emploie d’abord à préserver la pureté et l’intégralité du sensible,
justement en neutralisant tout ce qui pourrait l’altérer et détourner
de l’apparence, les hochements de tête du voisin, la gaucherie d’un
figurant, ou la danse du chef d’orchestre. Alors le sensible, maintenu
comme tel au prix de cette vigilance, recèle un sens dont la conscience
peut se satisfaire. Un sens nécessaire, car le sensible ne pourrait
être saisi s’il était pur désordre, si les sons n’étaient que bruit, les
paroles que cris, les acteurs et les décors qu’ombres et taches insolites.
Et ce sens est immanent au sensible, il en est l’organisation même.
Le sensible est donné d’abord et le sens s’ordonne à lui. Lorsque
42 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

je lisais le programme tout à l’heure, c’est au sens que je prêtais


attention, d’autant que ma lecture était orientée par des questions :
je voulais savoir qui tient le rôle de Tristan, ou qui a dessiné les
décors, je cherchais à glaner quelque information sur la structure
de l’œuvre (i). Mais, lorsque le rideau se lève, lorsque le prélude
commence, je n’interroge plus, j’attends : j’écoute et je regarde, et
le sens me sera donné par surcroît. Il se dégage du perçu comme ce
par quoi le perçu est perçu.
Qu’est-il en effet ? Il est à la fois multiple et un. Il est d’abord
l’unité de la phrase musicale, leit-motiv ou variation, air comme celui
du hautbois qui retentit dans le silence de l’orchestre, ensemble
comme le prélude. L’appréhension de ces unités qui s’articulent et se
composent pour former la totalité de l’œuvre me donne à comprendre
la musique; et je ne comprends plus dès que je perds pied et que les
sons m’atteignent en ordre dispersé dans une sorte de poussière
aveuglante. Mais le sens est aussi le sens intelligible : l’unité du décor
qui signifie le pont du navire, l’unité des mouvements sur la scène
qui signifie l’action, enfin et surtout l’unité des phrases verbales qui
signifie le drame, qui commande et soutient l’ensemble : c’est l’his¬
toire de Tristan et Isolde telle qu’elle est représentée. Je dis bien
telle qu’elle est représentée, car c’est la représentation, c’est-à-dire le
déploiement des mots, des attitudes qui les élargissent et du milieu
où ils sont proférés, qui induit en moi ce représenté; ce sont les mots
avec tout leur cortège qui composent peu à peu le drame, loin que
le drame choisisse les mots. En ce sens, l’objet représenté cesse d’être
irréel; il l’est bien par rapport au réel qui m’entoure, au monde

(i) Il n’est pas indifférent, en effet, que je me sois préparé à percevoir. Non seu¬
lement en m’informant du sujet, en lisant au besoin le livret, mais encore en m'infor¬
mant de la structure de l’opéra, en repérant les leit motiv avec la fonction musicale
et la signification métaphysique que leur attribue Wagner. Cette enquête préalable
n’a d’autre fin que de débrouiller ma perception de l’objet esthétique. Nous revien¬
drons sur ce point quand nous décrirons cette perception.
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART 45

quotidien, il ne l’est pas en tant qu’il est l’âme du poème, le sens qui
unifie le sensible verbal. Mais il l’est cependant de nouveau par rap¬
port à une forme plus haute du sens et qui unifie les sens précédents.
Car il y a une unité plus profonde de l’œuvre totale, par qui sont
rassemblés les différents aspects du sensible qui s’offre à moi, par qui
est scellée une alliance entre telle phrase du poème, telle courbe du
chant, tel mouvement chorégraphique des acteurs, tel jeu de lumière
sur les tonalités du décor. De cette alliance je dois être le témoin,
et ce n’est pas toujours facile de répartir équitablement mon attention
entre toutes les sollicitations du sensible sans en privilégier un des
aspects ou un des sens, négligeant la musique pour m’intéresser à
l’histoire, ou négligeant les paroles pour suivre le chant à l’orchestre ;
mais c’est toujours possible cependant, parce que l’objet m’y invite,
et plus précisément parce que ces divers aspects, poétique, musical ou
plastique, ont encore un autre sens, proprement expressif, qui
déborde l’intelligible et, d’un sensible à l’autre, peut converger. C’est
par l’affinité de ces diverses expressions que se constitue l’expression
totale de l’œuvre qui est son sens le plus haut (i), et c’est encore la
perception qui me le livre car il est le visage même que le sensible
tourne vers moi : il n’est que par le sensible et c’est en lui que le
sensible trouve sa raison d’être. Lorsque Isolde meurt dans un cri
d’amour auquel la musique prête des accents surhumains, lorsque ses
gestes, son chant, la lumière et la musique qui la baignent, tout cons¬
pire à exprimer l’exaltation de la ferveur et l’inintelligible victoire
de l’amour, lorsque le sensible déchaîné et pourtant maîtrisé clame

(i) Sans doute cette unité des expressions n’est-elle possible que parce qu’il y a
entre les différents arts, comme moyens d’expression, une unité au moins possible,
dont Hegel a bien montré le cheminement : le pictural qui sort du sculptural par le
bas-relief en appelle à la musique par la disparition progressive du sculptural en lui,
et le musical à son tour en appelle au poétique. C’est par cette dialectique que
l’entreprise d’un art total, comme celui de Wagner, est objectivement possible. Mais
c’est dans la convergence des expressions, et finalement dans l’unité souveraine d’un
thème affectif commun, qu’il faut chercher l’unité sensible et vécue de l’œuvre.
44 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

quelque chose qu’il est seul à pouvoir dire, alors je suis en face de
l’œuvre et je la comprends. Qu’ai-je compris ? Ici peut commencer
une interrogation sans fin sur le sens : que signifie ce que l’œuvre
m’a dit, non seulement ce qu’elle m’a dit plus ou moins rationnel¬
lement par les paroles, mais ce qu’elle m’a dit plus impérieusement
par la musique : l’éclatement de cette passion miraculeuse, l’exaltation
de la nuit, ce thème étrange de la mort d’amour ? C’est à l’entr’acte
ou à la sortie que j’en parlerai, lorsque la réflexion succédera à la
contemplation. Mais la matière de cette réflexion m’est donnée avec
l’objet esthétique, et en lui, et pourtant sans que je m’en aperçoive,
comme si la musique me transmettait un message auquel la réflexion
sera toujours inégale. Car, ce que l’objet esthétique me dit, il le dit
par sa présence, au sein même du perçu.
Ainsi, je suis devant l’objet esthétique aussitôt que je suis à lui :
je suis indifférent au monde extérieur, que je ne perçois plus que mar¬
ginalement et que je renonce à évoquer, pour éprouver la vérité de
ce qui m’est présenté. Ce qui m’est présenté, c’est le sensible dans
sa gloire, non point un sensible inorganisé et insignifiant, mais un
sensible qui se dit en quelque sorte lui-même par la rigueur de son
développement, et qui me dit encore autre chose à la fois par ce qu’il
représente, dans la mesure où il est ordonné à une représentation,
et par ce qu’il exprime en se disant lui-même.
Nous aurons à vérifier et à ajuster ces premières indications à
l’examen d’autres objets esthétiques. Dans la mesure où nous devons
recourir à l’empirie, l’eidétique ne peut exclure toute induction. Mais
nous pouvons déjà mesurer la différence de l’objet esthétique et de
l’œuvre d’art. L’œuvre d’art, c’est ce qu’il reste de l’objet esthétique
quand il n’est pas perçu, l’objet esthétique à l’état de possible atten¬
dant son épiphanie. Ce serait le heu de réhabiliter la formule empi¬
rique : l’œuvre demeure comme une possibilité permanente de
sensation; pourtant l’on peut aussi bien dire, parce que l’ensemble
sensible s’organise en idée, qu’elle demeure comme idée qui n’est
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D’ART 45

pas pensée et qui est déposée dans quelques signes en attendant


qu’une conscience vienne la ranimer. Mais on n’a pas le droit pour
autant de parler d’une existence intemporelle de l’œuvre, car si l’idée
peut revendiquer à la rigueur une telle existence dans un ciel intel¬
ligible, parce qu’elle procède d’une nécessité rationnelle qui lui donne
accès à l’éternel, comme dans la philosophie spinoziste, l’idée imma¬
nente à l’œuvre est si bien engagée dans le sensible dont elle n’est
que l’armature, comme l’idée hégélienne est engagée dans le monde
et dans l’histoire dont elle est la logique vivante, qu’elle ne peut
exister hors du déploiement du sensible : l’idée qui survit à la manifes¬
tation de l’œuvre, l’idée que la réflexion peut dégager et confier à un
ciel intelligible, n’est plus l’idée de l’œuvre, c’est une idée sur l’œuvre
ou une idée pour l’œuvre : telle l’idée de Tristan que je puis avoir à
présent en écrivant ces lignes. Disons donc que l’œuvre n’a qu’une
existence virtuelle ou abstraite, l’existence d’un système de signes
qui sont gros du sensible et qui permettent la prochaine représen¬
tation; elle est sur le papier, elle est au besoin, virtuelle comme le
passé bergsonien, dans la mémoire des acteurs qui conservent le
souvenir des représentations précédentes : n’est-ce pas ainsi que se
perpétue le ballet tant qu’il n’aura pas trouvé définitivement son écri¬
ture ? Et n’est-ce pas par la tradition orale que se sont transmis les
premiers poèmes ? Mais ces signes ne sont pas quelconques, ils sont
la promesse de l’objet esthétique, et l’œuvre ne se réduit pas exac¬
tement à eux : l’œuvre n’est vraiment donnée que quand la partition
est exécutée, lorsque, au créateur, se joint l’exécutant. Et c’est pour¬
quoi la partition est déjà l’œuvre d’art comme le livret ou n’importe
quel poème sur le papier l’est aussi, à condition qu’on sache lire,
c’est-à-dire qu’on entende au moins virtuellement la musique qu’elle
prescrit. Et c’est ainsi que subsiste aussi l’œuvre plastique : le tableau,
la statue ne sont encore que des signes qui attendent de s’épanouir
dans une représentation, la représentation que donnera le spectateur
lui-même en prêtant son regard à l’objet, en lui permettant de mani-
46 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

fester le sensible qui dort en lui tant qu’un regard ne vient l’éveiller.
Ce que l’artiste a créé, ce n’est pas encore tout à fait l’objet esthé¬
tique, c’est le moyen pour cet objet d’être lorsque le sensible, par un
regard, est reconnu comme tel. L’objet n’existe de son existence
propre qu’avec la collaboration du spectateur, et l’artiste lui-même,
pour achever son oeuvre, doit se faire spectateur. A quelqu’un qui
s’étonnait qu’il sculptât toujours avec une sorte de fureur, Michel-
Ange répondait : Je hais cette pierre qui me sépare de ma statue;
mais la pierre ne cesse de séparer la statue tant qu’un regard ne vient
pas délivrer cette statue, la trouver dans la contemplation même de
la pierre.
Ainsi, nous étions partis de l’œuvre d’art, que nous supposions
immédiatement donnée et identifiable, pour rejoindre l’objet esthé¬
tique; et c’est l’objet esthétique que nous repérons le plus aisément
(encore qu’il faille élucider bien des problèmes, et d’abord celui de
son être), tandis que l’œuvre d’art comme réalité empirique dans le
monde culturel semble se dérober lorsqu’on s’interroge sur son être.
Cela signifie qu’œuvre d’art et objet esthétique se renvoient' l’un à
l’autre et se comprennent l’un par l’autre. Car l’exécution, qui est
la présentation de l’œuvre, est en même temps le moyen par lequel elle
devient objet esthétique, et c’est au moment où elle devient objet
esthétique que l’œuvre d’art est vraiment œuvre d’art. Mais il y a
une autre condition, indépendante de l’exécution, à l’avènement de
l’objet esthétique : c’est la perception, qui le reconnaît comme tel.
Car on peut manquer l’objet esthétique : ainsi ferai-je si, à l’Opéra,
je suis seulement attentif à la façon dont l’œuvre est exécutée ou com¬
posée, ou si je suis tellement sensible aux charmes de ma voisine, ou
à mes propres rêveries, que l’opéra ne soit plus pour moi qu’une
toile de fond sonore, voire un présent importun. Alors je suis
encore en face de l’œuvre, mais il serait absurde de considérer l’œuvre
comme le corrélât d’une perception distraite ou maladroite; car
précisément l’œuvre perd son sens d’œuvre aussitôt qu’on méconnaît
OBJET ESTHÉTIQUE ET ŒUVRE D'ART 47

ou ignore l’objet esthétique qu’elle peut être. Si l’œuvre se distingue


de l’objet esthétique sans être disqualifiée, c’est plutôt pour une pensée
intelligente et attentive, mais qui s’interroge sur la nature de l’œuvre
plus qu’elle ne jouit de sa présence. L’œuvre se définit moins par
rapport à la contemplation du spectateur que par rapport au faire
de l’artiste ou au savoir du critique, comme un produit ou comme
un problème. Elle est liée à la réflexion, celle de l’artiste qui la juge
à mesure qu’il la crée, celle du spectateur qui cherche d’où elle
provient, comment elle est faite et quel effet elle produit. Et ce n’est
que lorsque le spectateur décide d’être tout à l’œuvre, selon une per¬
ception qui se résout à n’être qur perception, que l’œuvre lui apparaît
comme objet esthétique (i), car l’objet esthétique n’est rien d’autre
que l’œuvre d’art perçue pour elle-même; le problème qu’il pose est
psychologiquement celui d’une perception fidèle, ontologiquement
celui du statut de tout objet perçu, et précisément d’un objet qui ne
demande qu’à être perçu. La distinction entre l’œuvre et l’objet
esthétique ne pourrait être durcie que par une psychologie qui
subordonnerait radicalement l’être de l’objet à la conscience, qui
ferait de l’objet esthétique une simple représentation, et de l’œuvre,
par contre, une chose. Mais l’expérience esthétique, qui est une expé¬
rience perceptive, impose cette évidence que le perçu n’est pas
seulement du représenté, et que l’objet est toujours déjà constitué :
par conséquent que l’objet esthétique renvoie à l’œuvre et en est insé¬
parable. C’est pourquoi les descriptions qui vont suivre concernent à
la fois l’œuvre d’art et l’objet esthétique; elles portent sur l’œuvre en
tant qu’elle a sa fin dans l’objet esthétique et se comprend par lui (2).

(1) Ce que l’expérience esthétique réalise ici, c’est, sur le plan de la perception, ce
que pourrait être au plan du logos le savoir absolu, le savoir qui cesserait d'être un
savoir pour laisser apparaître le sens. Seulement ce sens resterait à dire, alors qu’ici
il est déjà dit par l’œuvre même, de façon irréprochable et définitive. Et peut-être
n'y a-t-il de contemplation qu’esthétique.
(3) Ea distinction que nous venons de faire entre l’œuvre d’art et l’objet esthé¬
tique, bien qu’elle soit commandée par l’analyse phénoménologique de la relation au
48 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Nous allons d’abord examiner d’un peu plus près les deux
conditions qui permettent à l’objet esthétique d’apparaître : d’une
part, que l’œuvre soit pleinement présente, c’est-à-dire, au moins
pour certains arts, et en un sens pour tous, qu’elle soit exécutée,
d’autre part qu’un spectateur lui soit présent, et, mieux qu’un spec¬
tateur, un public.

sujet et à sa visée, recoupe à bien des égards celle que, dans sa pénétrante « analyse
existentielle de l’œuvre d’art », M. E. Souriau fait entre * l’existence physique »,
selon laquelle l’œuvre a un corps, et « l’existence phénoménale », selon laquelle elle
apparaît aux sens (La correspondance des arts, p. 45-72). Ees deux autres modes
d’existence que discerne ensuite M. Souriau, « l’existence réique » qui est celle « du
monde d’étres et de choses que l’art pose par le seul moyen du jeu concertant des
qualia sensibles », et « l’existence transcendante » qui est celle du « contenu indicible »
de l’œuvre, nous semblent pouvoir être rattachés à l’existence phénoménale. De sorte
que l’étude de l’objet esthétique proprement dit doit suivre les trois degrés de
l’existence phénoménale, réique et transcendante : c’est précisément ce chemin que
nous suivrons en étudiant le sensible, l’objet représenté ou sujet et l’expression, trois
aspects de l’objet esthétique — sinon trois plans d’existence — dont nous nous
efforcerons de montrer que l’analyse doit les discerner, mais que la perception
esthétique les unit en appréhendant la » forme ». Nous ne pouvons trouver à la
phénoménologie de l'objet esthétique meilleure recommandation que cette rencontre
avec l'analyse existentielle de M. Souriau ; et nous aurons encore l’occasion de nous
en prévaloir ; mais c’est dire par là notre dette à l’égard d’une pensée avec laquelle,
on s’en doute, ce n’est pas fortuitement que nous nous rencontrons.
Chapitre II

L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

L’œuvre doit s’offrir à la perception : elle doit être exécutée pour


passer en quelque sorte d’une existence en puissance à une existence
en acte. Du moins l’exécution s’impose-t-elle pour certains arts dont
les œuvres se perpétuent dans les signes où elles sont déposées en
attendant d’être jouées; on peut bien alors parler d’une existence
virtuelle, bien que l’œuvre soit achevée et que la représentation
n’ajoute rien en principe à ce que l’auteur a voulu. Cette exigence
d’une concrétisation, comme dit Ingarden, la littérature théâtrale,
par exemple, nous la fait bien éprouver; lorsque je lis une pièce
de théâtre, je sens bien un certain manque; il se peut d’ailleurs que
j’essaie de le combler en imaginant plus ou moins confusément, selon
l’habitude que j’ai du théâtre, la mise en scène, les attitudes, les into¬
nations : exécution imaginaire, mais qui déjà anime le texte et parfois
l’éclaire; tel mot prend son sens parce qu’il échappe comme un aveu
retenu, tel autre parce qu’il explose; telle scène est dramatique par
la présence discrète ou souveraine d’un personnage muet, telle tirade
appelle telle mimique et même tel costume : « Que ces longs orne¬
ments, que ces voiles me pèsent ! » Si parfois l’auteur a pris soin
de noter les indications de décor ou de jeu, c’est d’abord à l’inten¬
tion du lecteur, pour stimuler son imagination à mesure que la
diffusion du livre permet de multiplier le théâtre vu par le théâtre
M. DUFRENNE 4
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

lu (i). Mais, précisément, cet effort d’imagination que je fais, et parce


qu’il altère la spontanéité de la perception des mots, est au service
du jugement plutôt que de la perception : en exécutant la pièce avec
mes propres ressources, je cherche avant tout à comprendre, à décou¬
vrir ou à commenter le sens. Et c’est ici le propre de la lecture : de
l’œuvre, à défaut de la présence sensible par quoi elle peut devenir
objet esthétique, elle retient surtout ce qui exerce la réflexion :
la structure et la signification; alors qu’au théâtre je subis l’enchan¬
tement, en lisant je suis de sang-froid et je m’exerce à l’intelligence
du texte. Et sans doute est-ce tirer de l’œuvre un excellent parti,
et déjà lui rendre hommage, le seul hommage qu’attendent les pièces
manquées : celles qui ne passent pas la rampe, ou celles où prévaut
une thèse; mais enfin, si je n’adopte pas l’attitude esthétique telle
que nous la décrirons plus loin, c’est que je ne suis pas en face de
l’œuvre même, de l’œuvre parvenue à ce point où se découvre l’objet
esthétique (z). Cette découverte, c’est l’exécution qui la permet.
Sans chercher trop vite à préciser la modification que l’exécution
suscite dans le statut ontologique de l’œuvre, voyons comment elle
est exigée par certains arts que cette exigence suffit à distinguer des
autres.

(1) Dans Bernard Shaw ou Sarrovan, il y a plus de « nebentext » que de texte ;


d’une façon générale, il y en a plus dans les auteurs modernes que dans les œuvres
classiques, soit, comme pour Shakespeare, parce que le théâtre encore tout proche de
ses origines populaires, de la Comedia dell’arte, se souciait peu d’être imprimé et se
fiait pour la représentation à un mélange de traditions et d’improvisations, soit,
comme pour les classiques français, par une sorte de mépris du commentaire.
(2) Peut-être faut-il faire exception pour la pièce de théâtre qui est par elle-même
proprement poétique, c’est-à-dire telle que, comme un poème, la lecture suffise à en
assumer la représentation (un peu comme un oratorio qui requiert d’être chanté,
mais non joué). Ainsi de la Cantate à trois voix ; et peut-être que toute une part du
théâtre claudélien se situe dans le prolongement de cette Cantate ; ainsi m’explique¬
rais-je que le lyrisme de Partage de A/tdi, si beau à la lecture, m’ait paru si creux et
ennuyeux à la représentation ; une œuvre qui n’est pas vraiment du théâtre, la
représentation la trahit au lieu de l’accomplir.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 5i

I. — Les arts ou l’exécutant n’est pas l’auteur

Les arts qui requièrent le plus évidemment une exécution sont


ceux où l’exécution est une étape bien distincte de la création, encore
qu’on qualifie quelquefois de création la première représentation
d’une pièce, et où l’exécutant est distinct de l’auteur, encore qu’il
puisse lui-même revendiquer le titre d’artiste. La différence entre
exécution et création est sans doute la plus grande dans le rapport
de l’architecte à l’entrepreneur (1), et la plus petite dans le rapport
du choréauteur au danseur, car le ballet est sans doute l’art qui
existe le moins en dehors de l’exécutant, étant donné à la fois qu’il
ne dispose pas d’un système de signes bien défini et, d’autre part,
que la qualité de l’exécution y est la plus énergiquement requise.
Mettons à part l’architecture. Si l’acteur, l’instrumentiste ou le
danseur se disent volontiers artistes, c’est qu’ils ont conscience d’être
nécessaires à l’oeuvre. Et comment ?
Comme l’idée selon Hegel passe par la nature, ici l’objet esthétique
passe par l’homme. L’homme devient sa matière; matière précieuse,
plus ductile et plus rebelle, et qui s’évanouit chaque fois que l’homme
cesse d’être acteur. Si la matière de l’œuvre est le sensible, il faut que le
sensible soit produit par l’homme, comme les sons sont produits
par le musicien, ou que ce sensible soit le corps même de l’homme en
tant qu’il s’offre à la vue, comme sont les attitudes du danseur et
déjà de l’acteur. Et quel est donc le statut de l’exécutant ? Comme
l’esclave, selon Aristote, a sa volonté dans le maître, il a sa volonté
dans l’œuvre : il est possédé, aliéné, docile à une intention étrangère;

(1) Il se peut d'ailleurs que le maître d'œuvre ait sous ses ordres, outre les artisans
des divers corps de métiers, des artistes véritables : sculpteurs, peintres, paysagistes,
voire poètes, comme Valéry au Palais de Chaillot ; comme aussi bien le mette ar en
scène peut faire appel aux peintres ou aux musiciens. Mais il s’agit alors d’une colla¬
boration pour un « Gesamtkunstwerk », selon laquelle les artistes ne sont pas réduits
au rôle d’exécutants.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

on sait comment Sartre a développé le fameux paradoxe de Diderot


en montrant comment l’acteur, happé par l’irréel, s’irréalise dans le
personnage qu’il incarne (i). Il ne s’agit pas pour lui d’accomplir
certains gestes sur commande, d’obéir à une suite d’injonctions; le
texte n’est pas un schéma à habiller de gestes ou de paroles; il faut
lui donner la vie, le faire vivre en soi : l’acteur qui crée, comme on
dit, un rôle par cette vie qu’il insuffle à l’œuvre est en droit de se
dire lui-même artiste. L’idée contenue dans l’œuvre, si l’on veut
revenir au langage hégélien, réclame plus que d’être traduite : d’être
vécue, pour être véritablement idée. Car une idée qui reste dans les
limbes de l’intériorité, tant qu’elle ne fait pas ses preuves, n’est pas
encore idée. Ainsi, grâce à l’exécutant, c’est à travers l’homme que
l’œuvre m’est présente et qu’elle me parle. L’homme, objet signifiant
par excellence. Sans doute la signification vient-elle des mots que
profère l’acteur ou des sons que produit le virtuose; mais les paroles
n’ont leur plein sens que proférées; le langage est restitué à sa vraie
destination, qui est d’être parlé. Car le sens du mot n’est pas séparable
de toutes les composantes corporelles qui s’y ajoutent : accent, into¬
nation, mimique. Ce que Husserl appelle les qualités de manifestation
ne manifestent pas seulement le contenu psychologique, mais le sens
même; ou plutôt ce sens est hé au contenu psychologique, ce qu’on
dit est inséparable de ce qu’on veut dire et de la façon dont on le dit.
C’est pourquoi un poème ne peut être pleinement apprécié que s’il
est récité, et non point s’il est lu; à plus forte raison une pièce de
théâtre. C’est par la voix que le langage redevient un événement
humain et que le signe assume sa vraie fonction. Et de même pour les
sons musicaux : le violon ne résonne que si l’homme même résonne;
l’instrument est à l’exécutant ce que sa gorge est au chanteur : le
prolongement de son corps, en sorte que c’est encore dans le corps

(i) C’est pourquoi l’acteur improvise toujours ; toutes les répétitions ne servent
qu’à le mettre en état d’improviser réellement, car ce n’est pas chose facile.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

humain que la musique s’incarne, mais cette fois dans un corps' disci¬
pliné par l’instrument et qui a dû se plier à un long exercice pour
devenir lui-même l’instrument de l’instrument. On le voit encore
mieux au chef d’orchestre qui est, comme le metteur en scène ou le
choréauteur, le médiateur nécessaire entre l’œuvre et l’exécutant :
il ordonne et contrôle l’exécution parce que c’est en lui que l’œuvre
trouve son unité; et elle la trouve parce qu’elle se coule en lui, qu’elle
habite en lui, et qu’il la rend visible, par sa pantomime même, si
sobres que soient parfois ses gestes, un peu comme le danseur réalise
en lui le ballet. Et mieux encore que la musique, la danse est un
langage signifiant parce qu’elle est transmise par l’homme.
Mais pour comprendre ce que l’exécution apporte à l’œuvre, il
faut comprendre que l’œuvre doit s’accorder à l’exécutant qu’elle
sollicite. Ce qu’il y a en elle de grâce se mesure au bonheur avec lequel
elle est jouée. Que le metteur en scène se dise : voilà une pièce jouable,
que chaque scène lui paraisse s’incarner immédiatement dans une
situation sur le plateau, chaque réplique dans une attitude, toute la
pièce obéir à une certaine logique corporelle, c’est là le meilleur signe.
Mais c’est dans la musique que cette logique corporelle donne au
mieux la mesure de l’art : l’œuvre est d’autant plus heureuse que le
musicien est plus heureux de la jouer. L’auteur même, le plus souvent,
lorsqu’il compose, cède à l’entraînement de son corps en essayant
ses ébauches au piano; sans doute s’agit-il d’un corps apprivoisé
auquel un long exercice a donné le plein usage de sa spontanéité;
et c’est pourquoi son adhésion garantit le naturel de l’œuvre. Sans
doute aussi faut-il que l’œuvre soit préméditée et contrôlée, mais à
condition que le labeur se dissimule dans l’aisance du sensible, que
les mathématiques se fassent gracieuses, que la règle soit au service
d’une spontanéité. On mesure par là la différence d’une fugue de
Bach à certaines œuvres de l’école dodécaphonique ; et l’on comprend
aussi que la musique soit mélodique d’abord; on voit bien dans
Debussy que là où la mélodie est rompue, c’est encore par de la mélo-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

die et non par quelque dessin abstrait. L’oreille se plaît, pourrait-on


dire, à ce qui plaît aux doigts de l’exécutant. Et si le danseur s’en¬
nuyait à danser, je veux dire si son corps n’épanouissait pas des
possibilités qui, les plus extrêmes, sont encore siennes, où en serait
la danse ? C’est pourquoi le piège du pas de deux ou du solo est
dans les enchaînements : entre deux figures qui chacune, l’espace
d’une seconde, figurent allègrement la nécessité, il ne faut pas que
s’intercalent des temps morts et une logique purement abstraite,
mais que le repos soit détente et la préparation élan, comme les
modulations harmoniques de la musique classique sont encore
mélodie, ou les entrées et sorties au théâtre encore mouvement et
drame.
Ainsi l’exécution vérifie la qualité de l’œuvre, ou du moins cette
qualité maîtresse : le libre jeu du sensible que l’exécutant déploie.
Mais cela suffit à établir la responsabilité de cet exécutant : s’il mani¬
feste l’œuvre, il doit lui être fidèle. Mais fidèle à quoi ? Nous achop¬
pons déjà au problème du statut de l’œuvre avant l’exécution. Pour
le spectateur ou le critique, et même pour l’interprète, ce problème
trouve son expression dans un cercle : lorsque nous abandonnons
l’attitude esthétique pour apprécier l’interprétation d’une œuvre,
nous jugeons l’interprétation en fonction de l’œuvre, mais parce que
nous connaissons l’œuvre d’après les interprétations. Cependant, il
nous faut bien admettre une vérité de l’œuvre, indépendante de
l’exécution ou antérieure à elle. Il s’agit moins ici de savoir ce qu’est
l’œuvre avant l’exécution que de savoir si l’exécution satisfait aux
exigences de cette œuvre qui, précisément, veut être exécutée pour
s’offrir comme objet esthétique. C’est pourquoi nous parlons ici de
vérité, non de réalité : la réalité de l’œuvre, c’est ce qu’elle est selon
qu’elle est ou non exécutée; sa vérité, c’est ce qu’elle veut être et
qu’elle devient précisément par l’exécution : l’objet esthétique, cet
objet auquel nous nous référons implicitement pour parler de l’œuvre
et aussi pour apprécier son exécution. Cet être de l’œuvre, l’exécution
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

le révèle en l’accomplissant, et nous n’avons qu’une idée insuffisante


de l’œuvre tant que nous n’avons pas assisté à cette exécution, ou
tout au moins que nous ne l’imaginons pas. Mais, à travers l’exé¬
cution, c’est la vérité de l’œuvre que nous visons, et c’est cette vérité
qui oriente notre jugement sur des exécutions ultérieures ou même
sur l’exécution présente. Cependant, d’où tenons-nous la vérité de
l’œuvre, sinon de l’exécution ? La nécessité de son apparaître est telle
que l’exécution parfois oriente, sinon altère, notre jugement en
imposant une certaine image trop exclusive de l’objet esthétique; ainsi
La Mort du cygne est-elle liée dans bien des mémoires à la Pawlova,
Tetrouchka à Nijinski, Knock à Jouvet, Ondine à Madeleine Ozeray :
incarnations trop parfaites en quelque sorte, et qui semblent condam¬
ner toutes les autres. Mais il n’y a péril que si telle interprétation
s’impose parce qu’elle se recommande d’une tradition qui n’a jamais
été contestée, et non de sa fidélité; elle peut alors masquer le visage
de l’œuvre et fausser le jugement (et parfois, chose plus grave, peser
sur la création esthétique dans la mesure où celle-ci anticipe l’exé¬
cution et se règle sur elle : il a fallu Lifar pour assouplir une certaine
conception trop étroite de la danse classique, sans rompre d’ailleurs
avec la tradition, comme il a fallu Wagner et déjà Berlioz pour
donner à l’orchestre une nouvelle ampleur, Debussy pour rendre au
piano ses huit octaves et au pianiste une nouvelle familiarité avec son
instrument). Mais, mettant à part ces cas exceptionnels, ne peut-on
dire que l’exécution invente en quelque sorte toujours la vérité
de l’œuvre ? Elle est interprétation : c’est dire que cette vérité n’est
pas fixée avant elle, et que, d’une même œuvre, plusieurs interpré¬
tations sont possibles, en sorte qu’elle change de sens selon les
époques.
Mais il ne faut pas glisser trop loin sur la pente de ce relativisme
esthétique. Sans doute notre compréhension de l’œuvre est solidaire
des exécutions, qui sont elles-mêmes liées à un certain état historique
du goût : Molière n’est peut-être pas joué comme il l’était par Molière,
56 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ni compris ou goûté comme il l’était au temps de Molière (i). Ceci


déborde d’ailleurs le problème de l’exécution, et nous aurons l’oc¬
casion d’y revenir : il y a une vie. de l’œuvre à travers l’histoire, qui
tient à l’historicité de la culture esthétique. Chaque époque privilégie
certains objets esthétiques au détriment des autres qu’elle ignore
parfois totalement, et l’œuvre croît ou décroît, s’enrichit ou s’ap¬
pauvrit selon la ferveur qu’on lui voue et le sens qu’on y découvre.
Pour l’œuvre exécutée, ces avatars sont solidaires de ceux de son
exécution, qu’ils les commandent ou qu’ils les suivent. Et nous aurons
à en dire ce qu’il nous faut dire maintenant de cette historicité des
interprétations : dans l’histoire, apparaît ou tend à se réaliser quelque
chose qui dépasse l’histoire et qui n’a pas sa vérité dans l’histoire;
et davantage, l’histoire ne s’éclaire que par la lumière de ces étoiles
fixes : si tout était pris dans les remous de l’histoire, il n’y aurait pas
d’histoire. Ainsi les diverses traditions de l’exécution composent-elles
une histoire qui tend à manifester la vérité de l’œuvre à travers des
essais et des erreurs multiples, et parce qu’il y a déjà une vérité de
l’œuvre, qui a besoin de l’exécution pour apparaître, mais qui juge
en même temps cette exécution.
Pour apprécier la qualité de l’exécution, il arrive qu’on se reporte
aux intentions de l’auteur; ainsi font parfois les partenaires de
la Critique des disques instituée par la Radio, sans être dupes de ce
que cette référence elle-même a d’équivoque, car si, par exemple, ils
dénoncent l’interprétation emphatique et vulgaire que tel enregis¬
trement a donné du Requiem de Fauré au nom de ce qu’il y a de reli¬
gieux chez Fauré, ils savent bien que Fauré a tenu pendant vingt ans

(i) « I,es indications de jeux de scène que nous pouvons attribuer à Molière avec
certitude sont très rares et toutes commandées par l’action », écrit Dullin (L’avare,
collection «Mises en scène », p. n), qui montre par ailleurs comment la mise en scène
s’est encombrée de traditions aujourd’hui désuètes et vidées de sens, et comment, sur
l’interprétation même d’un personnage principal comme Harpagon, la tradition se
fait et se défait d’elle-même au gré de l’esprit de chaque époque, ainsi que l’atteste, à
défaut de renseignements plus précis, l'iconographie.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

l’orgue de Saint-François-Xavier sans pratiquer la religion : ce qu’il


y a de religieux dans Fauré n’est point dans sa vie privée, mais dans
son œuvre; et comment le sait-on, sinon à l’audition de cette œuvre ?
Et nous verrons que l’expérience esthétique va de l’œuvre à l’au¬
teur (i). Au surplus, il arrive que, sans connaître l’œuvre ni rien
savoir de l’auteur au préalable, nous portions quand même un
jugement sur l’exécution. N’est-ce pas que l’exécution, en manifestant
l’œuvre, se dénonce elle-même ? Il est d’ailleurs remarquable que nous
soyons sensibles aux fautes de l’exécution plutôt qu’à ses vertus : si
elle est bonne, elle s’efface devant l’œuvre, l’être et l’apparaître
coïncident vraiment, et nous sommes tout à l’objet esthétique. C’est
par ses fautes que nous sommes alertés : il nous semble alors que quel¬
que chose sonne faux, qu’un désaccord apparaît dont il faut bien
faire porter la responsabilité à l’exécution : que le tempo de l’andante
soit trop rapide, le débit de l’acteur trop lent, le décor trop criard,
l’entrechat trop lourd, le charme se rompt et c’est à l’exécutant que
nous en demandons compte, ou plutôt que l’œuvre en demande
compte, car c’est elle qui est trahie.
Ainsi se résout le cercle : l’œuvre s’accomplit dans l’exécution,
mais elle juge en même temps l’exécution où elle s’accomplit. L’exi¬
gence qui se réalise, si l’œuvre a d’abord l’être d’une exigence, reste
une exigence pour l’exécution; autrement dit, l’existence concrète
que l’œuvre obtient est une existence normative : la réalité doit

(i) Toutefois, pour l'exécutant, il est bon de savoir ce que l’auteur pensait de son
œuvre et voulait pour elle : il n’est pas indifférent à qui veut jouer du Racine de
chercher quelle « déclamation naturelle » Racine enseignait si méticuleusement à
Baron et à L,a Champmeslé, ou, à qui veut jouer du Shakespeare, de chercher
comment étaient plantés les décors élisabéthains, et quelle opinion Shakespeare a de
l'amphigouri des comédiens dans Hamlet. Mais il ne saurait s’agir de renoncer à la
machinerie ou à l’électricité pour restituer les représentations de l’Hôtel de Bour¬
gogne ou du Globe ; il faut faire pour la mise en scène ce que Ravel fait pour Rameau :
retrouver un certain esprit avec des moyens nouveaux. Et, au surplus, le retour à
l’auteur n’est pas une garantie absolue : il se peut que lui-même se trompe sur sou
œuvre, et même pour l’exécutant l’œuvre doit juger l’auteur.
j8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

manifester une vérité qui se fait connaître dans cette réalité. L’histo¬
ricité des exécutions ne relativise pas totalement la vérité de l’œuvre;
elle n’atténue rien de cette exigence qui est en elle et qui suscite tou¬
jours de nouvelles exécutions. Parce que l’apparaître, nécessaire à
l’être, ne lui est pourtant pas identique, plusieurs exécutions diffé¬
rentes d’une, même œuvre peuvent être valables, comme aussi bien, de
la part du public, plusieurs interprétations d’une même œuvre exé¬
cutée. D’un chef-d’œuvre, dit M. Gouhier, « chaque recréation fait
jaillir une image inédite, de sorte qu’il est indéfiniment nouveau sans
cesser d’être le même... tout entier dans chacune de ces images » (i),
et c’est pourquoi on ne peut assigner à l’histoire le soin d’un déchif¬
frage et d’une révélation progressifs : le Hamlet de Lawrence Oliver
n’est pas plus vrai que celui de Jean-Louis Barrault; et ce n’est pas
seulement l’homme Hamlet, tel que Shakespeare le fait parler, qui
est inépuisable par ce qu’il a d’ambigu ou d’inachevé dans chaque
geste ou chaque parole; c’est l’œuvre même comme totalité — et la
Neuvième ou une nature morte de Braque aussi bien que Hamlet —
qui est inépuisable par ce que nous appellerons sa profondeur :
irréductible à ses exécutions et pourtant saisissable seulement sur
elles, et mieux en elles. On pourrait dire que la vérité de l’œuvre, c’est
d’être une vérité. Si, au lieu d’être spectateur percevant, nous étions,
comme dit Jaspers, « conscience en général », capables de survoler
l’histoire et de survoler toutes les vérités historiques de l’œuvre,
il n’y aurait plus de vérité du tout : l’être de l’œuvre aurait
résorbé son apparaître, elle serait vérité éternelle et non objet
esthétique.
Ainsi l’œuvre est une exigence infinie qui veut une réalisation
finie, et qui est réalisée chaque fois que l’œuvre nous est présente
avec assez d’évidence et de rigueur, sans fausses notes, et que tout
invite notre perception à saluer en elle l’objet esthétique; la vérité

(r) L’essence du théâtre, p. J


L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

de l’œuvre que nous possédons alors est bien la vérité que l’œuvre
impose et qui s’impose à nous.
Cette transcendance, si elle a un sens, c’est bien d’abord pour
l’exécutant; et encore n’exécute-t-il l’œuvre qu’en imaginant une
œuvre déjà exécutée, ne lit-il le texte qu’en l’imaginant joué. Du
moins a-t-il à l’exécuter réellement : la vérité de l’œuvre est pour lui
non un donné, mais une tâche. Et la vertu principale qu’elle requiert
de l’exécutant, c’est la docilité. Les grands metteurs en scène sont
unanimes là-dessus (i), et aussi les chefs d’orchestre. Docilité difficile,
et qui a des degrés. Difficile pour plusieurs raisons qui tiennent à la
fois à l’œuvre et à l’exécutant. D’abord parce que de telles qualités
sont requises de l’exécutant, à la fois de virtuosité et d’intelligence,
qu’il ne se peut qu’il ne prenne conscience de son importance. Aussi
parce que sa contribution peut être non seulement celle d’un exécutant,
mais celle d’un artiste : ainsi pour le peintre qui dessine les décors, le
compositeur qui écrit une musique de scène, le cinéaste qui compose
une toile de fond pour le Christophe Colomb de Claudel (2). Enfin
parce que l’œuvre, telle qu’elle sort des mains de l’auteur, lui laisse
en effet une large initiative. L’exécution est à inventer, et la repré¬
sentation est une création. De là vient que l’exécutant soit tenté de
se prendre pour fin au lieu de considérer l’œuvre comme sa fin.
Et de là procèdent non seulement certaines erreurs d’interprétation,
respectables et intéressantes lorsqu’elles procèdent plus de l’excès
de zèle que de la présomption, comme lorsqu’on a vu Bérénice résister
à Baty ou Tartuffe à Jouvet, moins intéressantes lorsqu’elles pro-

(1) Cf. les quatre témoignages convergents apportés par Georges Pitoéff, Charles
Dullin, I,ouis Jouvet, Gaston Baty au début du livre de M. Gouhier.
(2) 1/exécutant est alors un artiste, titre que ne mérite pas le machiniste, mais
que déjà revendique l’acteur. Toutefois il reste exécutant au service de l’œuvre, bien
qu’à l’intérieur de cette œuvre il soit créateur. Ceci pose un problème nouveau que
nous réservons : celui de l’unité de l’œuvre lorsqu'elle implique la collaboration d’arts
différents et la nécessité d’introduire entre ces divers concours une hiérarchie, de les
soumettre à un « maître d’œuvre •.
6o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

cèdent de l’incompréhension ou de la maladresse, — mais aussi ce


que M. Gouhier appelle les hérésies, dont il donne maints exemples.
On peut distinguer ici les hérésies du collaborateur qui ne veut pas
se soumettre à une discipline, par exemple du librettiste qui secouerait
le joug de la musique, ou du musicien qui voudrait éclipser la pièce
de théâtre, et les hérésies de l’exécutant qui prend trop de liberté
avec l’œuvre, soit pour faire prévaloir son interprétation, soit pour
se mettre en vedette : Sarah Bernhardt a joué Phèdre, mais elle préférait
Victorien Sardou, parce que son génie éclatait à sauver un texte
médiocre plutôt qu’à servir un texte génial.
Sur ce point, sans le développer, nous voudrions introduire une
distincdon entre l’acteur de théâtre et l’acteur de cinéma. On sait
assez quel est le prestige des étoiles de l’écran, et que le public est
attiré au cinéma par la vedette plus que par le film; contre quoi
d’ailleurs réagissait hier le cinéma soviétique, et aujourd’hui le cinéma
italien; et il est remarquable que les plus grands films imposent le
nom du metteur en scène plutôt que celui de l’acteur; l’acteur est
alors ramené à son rôle d’exécutant, et l’auteur, c’est... Qui est-ce ?
Le scénariste, le metteur en scène ou le découpeur ? La question ne
se pose pas quand ces trois fonctions sont tenues par le même person¬
nage; mais lorsqu’elle se pose, elle doit se trancher au bénéfice du
metteur en scène, parce que l’art de l’écran est un art où la présen¬
tation est essentielle, puisqu’il n’y a pas de représentation, mais
seulement, à chaque séance, une reproduction mécaniquement
obtenue; l’exécution a d’autant plus de prix qu’elle a heu une' fois
pour toutes, et d’autant plus d’importance le metteur en scène qui y
préside. Et il y a plus : parce qu’elle n’a qu’une toile pour se déployer,
l’œuvre impressionne bien plus énergiquement la vue; son apparaître
s’inscrit plus exclusivement dans le visuel; les valeurs d’expression
propres à la chose vue y sont plus intenses : sur la toile rien ne nous
est familier, tout nous interroge et nous parle en nous interrogeant,
un vase sur un meuble y peut avoir le mystère et l’éloquence d’un
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 61

vase de Cézanne, qu’il n’a pas sur la scène (et c’est pourquoi le
cinéma est fondé à s’inspirer de la peinture, non seulement pour y
trouver la couleur locale, mais des valeurs proprement picturales,
comme on a vu par exemple dans la Kermesse héroïque). Dès lors,
l’action que représente l’œuvre doit être conçue en termes d’images
et de mouvement et se dérouler à un rythme bien plus rapide que le
théâtre : Huis clos est inconcevable à l’écran. Plus généralement la
meilleure pièce de théâtre transportée sans précautions sur l’écran,
sans égard pour les lois du genre, donne un film inexistant ou qui ne
vaut que comme documentaire, comme moyen de reproduction et
non comme œuvre d’art. Au cinéma, même parlant, le texte n’est
qu’un prétexte : le vrai auteur, c’est le metteur en scène (i). De cette
promotion l’acteur bénéficie à son tour : il fait plus que dire un texte,
il se dit lui-même pour être vu de part en part; il est sans recul par
rapport à son rôle et c’est pourquoi il n’a finalement qu’un rôle, qui
est lui-même, et qui l’est encore, si l’on en croit la nouvelle hagio¬
graphie, dans la vie quotidienne. Sur l’écran, le caractère hallucinant
de sa présence, d’autant plus impérieuse qu’elle est fictive, le rend
plus admirable : il est lointain comm un mirage et convaincant
comme un enchanteur. (A quoi se joignent des raisons extrinsèques
à l’œuvre : le culte de l’acteur répond à un certain besoin de compen¬
sation, au désir de vivre par procuration une vie prestigieuse : à
l’hypertrophie du moi dans l’artiste répond une atrophie du moi dans
l’admirateur...)
La différence de statut entre l’acteur du théâtre et l’acteur de

(i) Ceci pose un problème : lorsqu’on veut adapter un roman ou un drame au


cinéma, l’auteur du texte n’est-il pas vraiment l’auteur auprès duquel l’auteur du
film n’est qu’un exécutant, comme le metteur en scène au théâtre ? Non, à moins que
le film ne soit au fond manqué ; mais si, précisément, l’œuvre a été vraiment adaptée,
c’est une nouvelle œuvre, dont le metteur en scène peut revendiquer la paternité.
Même s’il se met au service de l’œuvre littéraire, c’est avec des moyens nouveaux
qu’il fait œuvre nouvelle : entre les deux il peut y avoir parenté, il n’y a pas subor¬
dination.
62 L’EXPÉRIENCE ESTPIÉTIQUE

l’écran inviterait donc à trouver des degrés dans l’indépendance de


l’exécutant, sinon dans la docilité qui est requise de lui. Disons-le
d’un mot : il faudrait distinguer entre l’exécutant qui, proprement,
exécute, et ceux qui s’associent à l’exécution en produisant une
œuvre qui doit s’intégrer dans l’œuvre et se subordonner à l’ensemble,
mais qui n’en est pas moins par elle-même une œuvre d’art susceptible
d’être exhibée seule : nous réservons ce problème de la collaboration
des arts. En outre, entre les exécutants proprement dits, dont l’art,
quelque respect qu’on lui doive, est encore une technique, il faudrait
distinguer selon qu’ils sont plus ou moins étroitement associés à
l’œuvre et à son prestige : à une extrémité l’entrepreneur ou le maçon
qui exécute les projets de l’architecte, à l’autre, un peu au delà de
l’acteur de cinéma, le danseur, qui est souvent lui-même choréauteur
et qui, en tout cas, est d’autant plus indispensable à l’œuvre qu’elle
n’a point de signes où se conserver, et n’existe guère qu’à l’état de
projet ou de tradition jusqu’à ce que le danseur lui donne une pléni¬
tude sans égal : son corps triomphant est la plus belle matière du
sensible. Mais quoi dire des arts où le sensible ne semble point
requérir une exécution ?

II. — Les arts où l’exécutant est l’auteur

Au vrai, tous les arts requièrent une exécution; le peintre exécute


le portrait, le sculpteur le buste. La création est ici exécution, alors
que pour les arts où l’exécution est distincte, on n’emploie pas ce
mot pour désigner l’acte créateur : on ne dit pas que le dramaturge
exécute une pièce ou le compositeur une sonate. Cependant, dans les
arts où l’exécution est confiée à des spécialistes, il arrive souvent
que l’auteur, pour créer ou contrôler sa création, assume déjà le soin
de l’exécution : Eschyle, Molière, Shakespeare sont sur la scène.
Racine compose Mithridate en récitant avec une telle fougue qu’un
indiscret s’en inquiète; le musicien compose au piano ou se fait
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 63

chef d’orchestre, comme l’architecte se fait parfois entrepreneur.


Car rien ne remplace les enseignements de la pratique, et l’exécution
est pour le créateur à la fois la meilleure source d’inspiration et le
meilleur moyen de contrôle. Mais lorsque l’exécution coïncide avec
la création, peut-on encore parler d’exécution ?
Ce problème pourrait nous entraîner fort avant dans une psycho¬
logie de la création qui n’est pas notre propos ; nous ne l’examinerons
ici que pour comprendre comment l’œuvre est toujours donnée à la
perception, en confrontant les deux formes d’exécution. Il y a, en
effet, entre elles une différence et une ressemblance. Lorsque l’exé¬
cution est différente de la création, et apparaît comme son couron¬
nement, quelque chose préexiste à l’exécution et lui impose une loi :
l’œuvre existe déjà, d’une existence abstraite, sans corps sensible, mais
réelle et assez impérieuse pour juger son exécution. Mais, lorsque le
peintre exécute son tableau, qu’est-ce qui préexiste à l’exécution ?
Remarquons que le problème se pose pour tous les arts, et même
pour ceux où l’exécution de l’œuvre est différée : quand l’œuvre
commence-t-elle d’exister avant de s’épanouir dans le sensible ? Nous
retrouvons ici l’idée d’un objet esthétique imaginaire, que nous avons
écartée de notre examen. Car, si l’œuvre existe avant l’exécution
créatrice, ce n’est que pour l’artiste, et en image. Est-ce à dire que
l’artiste voie déjà son œuvre comme je vois Pierre en image dans
une photo, ou même comme voit le rêveur ? Non, car l’exécution
aurait alors une tout autre allure et ne connaîtrait pas de repentirs
ou d’hésitations. Le créateur ne voit pas, il sent : quoi ? une certitude,
l’assurance de n’être pas inégal à une tâche et d’être engagé sur un
certain chemin jalonné de ses œuvres précédentes; mais aussi un désir
répondant à un appel : quelque chose veut être, à quoi il a longtemps
pensé, pensé en termes de métier, notons-le, intraduisibles pour le
profane, autant d’ailleurs pour leur référence à quelque chose de
personnel que pour leur caractère technique, car c’est avec lui-même
que l’artiste se débat en pensant couleurs, harmonies ou personnages,
64 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Et ce que cette méditation, comme le travail de la femme en gésine.


s’efforce de fixer et de délivrer, c’est quelque chose qui veut être.
L’œuvre que porte l’artiste, à ce plan, est déjà exigence. Mais elle
n’est qu’exigence, et toute intérieure au créateur; elle n’est rien qu’il
puisse voir ou imiter. En se préparant à l’exécution, l’artiste se met
en état de grâce, et l’exigence qui le sollicite est l’expression d’une
certaine logique intérieure : logique d’un certain développement
technique, d’une certaine recherche proprement esthétique, d’une
maturation spirituelle, tout cela se confond dans l’artiste, et l’artiste
est celui en qui cela se confond : plus profondément que tout homme,
il se fait en faisant, et il fait parce qu’il se fait.
Arrêtons-nons un instant ici : cette logique est-elle vraiment
celle d’un développement personnel ? On objectera en effet que
l’artiste comme homme est souvent inégal, parfois visiblement infé¬
rieur à son œuvre, au point qu’à le connaître on s’étonne qu’il l’ait
faite. Il semble que l’auteur dont nous décrivons l’acte soit en réalité
l’auteur phénoménologique qui apparaît dans l’œuvre pour le public.
Mais ne peut-on dire que l’auteur réel porte en lui, parfois sans le
savoir, cet auteur égal à l’œuvre, en sorte que non seulement l’exi¬
gence de l’œuvre, mais sa création, se font en lui, malgré lui ? Ce qu’on
dit quelquefois du caractère inconscient de la création artistique trou¬
verait ici son sens. Certes, l’inconscient n’est pas créateur, et l’artiste
qui crée sait qu’il crée; il mobilise pour sa création les résultats du
travail très conscient et très volontaire par quoi il a acquis un certain
métier, un certain goût, une certaine conscience des problèmes esthé¬
tiques, en bref, les instruments de la création. Mais après cela, par
une ruse de la raison esthétique, tout se passe comme si c’était l’art
qui se produisait ou se réfléchissait en lui. (C’est du jour où les artistes
en ont eu conscience qu’ils ont refusé de se tenir pour artisans, et
parfois se sont crus possédés ou maudits; mais ils n’en ont pas tou¬
jours conscience, et surtout ils n’ont pas toujours conscience de leur
inconscience.) C’est pourquoi l’auteur réel né ressemble pas néces-
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION_65

sairement à son œuvre : il est alors un corps quelconque à qui il suffit


d’être un bon instrument pour le démon qui l’habite et qui est seul
capable de cette maturation spirituelle qui permet l’invention. Ses
œuvres le suivent, mais elles désignent ce qui, en lui, n’est pas lui;
et avant qu’elles soient créées, l’exigence qu’elles sont est une exigence
qui ne procède pas de lui. Il se peut que l’artiste entende un appel,
et ne sache pas d’où il vient : interior intimo meo (1).
Mais cela atteste encore mieux qu’à ce stade l’œuvre n’est qu’exi-
gence, et a besoin de l’artiste comme instrument. Si son origine est
inassignable, son contenu aussi est indéterminé et ne tient pas dans
des images lisibles. Tout reste à faire, et l’exécution est vraiment
création. Et c’est pourquoi l’exécution ici a cette allure qu’Alain a
si bien décrite, et n’est point comparable à l’exécution par le spécia¬
liste. L’exigence ne s’accomplit, le désir qui lui répond ne se satisfait,
que par un passage de l’irréel au réel : non pas d’une existence abstraite
à une existence concrète, mais de l’inexistence à l’existence, par une
création qui, d’un seul coup, à son terme, donne à l’œuvre cette exis¬
tence concrète. C’est pourquoi, dans son acte, la création ne peut
s’appuyer que sur elle-même, ou plutôt sur son propre produit, sur
l’œuvre à mesure qu’elle s’ébauche et entre dans l’existence. A la
méditation par laquelle l’artiste rassemble ses forces et conjure un
certain appel (méditation peut-être absente chez l’artiste inconscient,
c’est-à-dire en qui l’exigence se produit sans qu’il l’entende), succède,
à moins qu’il n’en soit contemporain, le travail qui n’évite d’être
appelé artisanal que par cette méditation.
Exprimons-nous autrement : certes, il y a pour le créateur une

(1) On voit comment la réflexion sur la création esthétique en cherchant com¬


ment l’art pour se produire utilise l’artiste, pourrait rejoindre un thème heideggerien,
le thème de toute ontologie : comme l’être se révéle-t-il par l’homme, le Sein par le
Dasein ? Et, partant, qu’est-ce que l’homme ? Nous retrouverons ce problème par la
réflexion sur l’expérience esthétique en nous demandant ce qui se révèle par l'art :
car si l’art inspire et produit le spectateur aussi bien que l’artiste, n’est-il pas au
service de l’être et comme sa manifestation ?
M. DUFRENNE 5
66 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

réalité du projet, si l’on entend par là soit le plan, soit l’ébauche; il


y a une pensée qui préside au faire, et qui le précède. Mais cette
pensée de l’œuvre à faire est-elle équivalente à la pensée de l’œuvre
faite ? Si le à indique une tâche, si cette pensée est un programme
de travail, le projet ne peut encore nous donner la clef de l’œuvre, il
dit seulement comment est conçue par l’auteur l’opération créatrice.
Toutefois, ce programme doit tenir une promesse, il est ordonné à la
réalisation d’une certaine « idée », qui est précisément l’œuvre exigeant
sa réalisation. Mais que signifie cette idée, et quel est son statut ?
Ce qu’elle implique, et peut-être Valéry n’en a-t-il pas tenu assez
compte, c’est qu’il y a bien pour l’artiste même un en-soi de l’œuvre,
un être qu’il doit promouvoir, une vérité qu’il doit servir et mani¬
fester; il a sans doute, lorsqu’il se dit inspiré et parfois jusqu’à la
possession, le sentiment d’être contraint pour servir l’œuvre à un
labeur dont il ne peut prévoir le terme : ce n’est pas lui qui veut
l’œuvre, c’est l’œuvre qui se veut en lui, qui l’a élu, peut-être malgré
lui, pour s’incarner, en sorte que son projet n’est que le vouloir de
l’œuvre en lui (i). En ce sens, il y a bien un être de l’œuvre pour
l’artiste même, et antérieur à son acte. Mais il faut ajouter aussitôt
que cet être qui nous est inaccessible, lui est inaccessible aussi, en
sorte qu’il ne peut non plus nous en aménager l’accès. L’œuvre avant
qu’il l’ait faite ne se fait connaître à lui que comme exigence, non
comme idée qu’il pourrait penser. Il ne pense que ses projets, et ses

(i) Qu’on nous entende bien : il n’est pas question d’introduire ici un mythe
de l’oeuvre à faire. Ce qui presse l'artiste, c’est son propre génie : un certain besoin de
s’exprimer, de donner consistance à une vision du monde qui lui est propre, comme
nous verrons plus loin. Il y aurait d’ailleurs à se demander pourquoi il choisit de
s’exprimer ainsi plutôt qu’autrement, par exemple par le discours, par l’action, ou
seulement par le silence. Mais, en tout cas, l'appel de l’oeuvre est en même temps un
appel de soi à soi qui se traduit par une exigence de création ; et ce que l’artiste a à
créer, c’est une oeuvre qui soit vraiment sienne. Mais il ne sait peut-être pas que cette
oeuvre doit être sienne, et surtout comment elle le sera : il ne peut l’apprendre qu’en
la faisant.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 67

projets, s’ils sont sérieux, sont aussitôt des ébauches : ce n’est pas
l’idée qui mûrit en lui, ce sont les essais qui se multiplient, et l’œuvre
réelle qui pousse. Lorsqu’il travaille, préparant ses plans, entreprenant
ses esquisses, reprenant son ébauche, il n’est pas en mesure de
confronter ce qu’il fait avec l’idée, qu’il aurait d’abord, de l’œuvre;
simplement il juge ce qu’il fait et, à une certaine déception qu’il
éprouve, et surtout à un certain appel qu’il entend, il pense : ce n’est
pas encore ça, et se remet à l’ouvrage; mais ce qu’est « ça », il ne le
sait pas, et ne le saura que quand l’œuvre, enfin achevée, le tiendra
quitte; peut-être d’ailleurs aura-t-il toujours l’impression qu’il n’est
pas tout à fait quitte, qu’il ne s’arrête que par lassitude ou par impuis¬
sance, sans avoir rempli son mandat; les œuvres qu’il a faites ne lui
apparaissent alors que comme des étapes vers l’œuvre qui reste à
faire, et qu’il n’a pas faite parce qu’il ne l’a pas connue. La seule
chance qu’il ait de la connaître, c’est de la découvrir en la faisant; sa
seule ressource est le faire, dont le voir sera la récompense (1). C’est

(1) I/on voit comment cette analyse pourrait se recommander de la théorie


bergsonienne du schéma dynamique. Mais une psychologie de la création artis¬
tique aurait encore à justifier cette idée de l’inspiration comme appel indéterminé en
montrant ce qu'a de spécifique l’invention esthétique. Ce qui est commun à toute
invention, c’est son caractère d’accident ; elle est un événement historique, et,
comme tel, imprévisible à la rigueur, Tarde l’a bien vu. Mais les inventions propre¬
ment techniques, portant sur des objets usuels, compensent cet aspect contingent
par une certaine logique immanente à leur apparition et à leur diffusion, d’abord en
ceci qu’elles répondent à un certain besoin suscité dans le milieu (encore que ce besoin
ne soit pas déterminant, et ne surgisse parfois que comme une conséquence de l’inven¬
tion), ensuite en ceci qu’elles supposent un certain état du milieu technique qui leur
permet de mûrir avant d’éclore. En un sens, chaque invention nouvelle est préfigurée
par la précédente ; d’autant que, si l’on y regarde de près, et sauf peut-être quelques
grandes découvertes qui sont des mutations brusques, sinon brusquement adoptées,
l’univers technique se transforme le plus souvent par une accumulation de détails
solidaires les uns des autres, et sans que la personnalité de l’inventeur soit un élément
décisif de ce progrès. On ne peut en dire autant de l’invention artistique : le symbo¬
lisme n’est pas préfiguré dans le Parnasse, ou le fauvisme dans l’impressionnisme,
comme l’avion à fusée dans l’avion à moteur. S’il y a une logique du devenir esthé¬
tique, c’est après coup qu’on peut la saisir ; ce que l’artiste éprouve lorsqu’il se
68 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pourquoi l’artiste n’est artiste que par son acte. Il ne pense pas l’idée
de l’œuvre, il pense sur ce qu’il fait et qu’il perçoit à mesure qu’il le
fait; c’est toujours à du perçu qu’il a affaire, et l’en-soi de l’œuvre
n’est pour lui qu’en s’identifiant avec ce perçu ; il ne connaît ce qu’il
a voulu que lorsque, après l’avoir fait, il le perçoit et le juge définitif,
lorsqu’il est enfin dans la condition du spectateur. Il est donc vain
de chercher la vérité de l’œuvre dans la façon dont l’artiste la pense.
Parfois cependant, lorsqu’il nous est donné d’examiner la série de
ses ébauches, comme pour les gravures de Rembrandt, les brouillons
d’un compositeur, les ratures d’un poète, nous sommes tentés de
dire, voyant comment l’œuvre s’est faite : voilà ce que l’artiste a
voulu. Mais c’est rétrospectivement que nous concevons une idée
de l’œuvre dont nous supposons qu’elle a été présente à l’acte créateur
et qu’elle l’a inspiré; pour l’artiste l’inspiration n’est qu’un appel
indéterminé, qui ne se précise que par des essais, et par la conscience
de l’insuffisance de ces essais.
Ce travail, qui va de l’ébauche à l’œuvre, par une suite de hasards
heureux ou malheureux, de retouches et de reprises, ne peut être
comparé à celui de l’acteur ou de l’instrumentiste. Eux aussi hésitent,
tâtonnent, progressent au long des répétitions, eux aussi travaillent,
mais pour réaliser un modèle et non pour faire quelque chose de rien.
Par contre, si l’exécution diffère, ses effets sont comparables : si
l’artiste se passe du spécialiste, c’est qu’il en prend la place. Ce que
le maçon, avec sa truelle, fait pour le monument selon les directives
de l’architecte, le peintre le fait avec ses pinceaux pour le tableau. En
créant l’œuvre, il la porte du même coup à une existence totale et
définitive; elle n’attend plus que le regard pour être objet esthétique.

mesure à la tradition — et déjà ce n’est le plus souvent qu’après coup, comme pour se
justifier — ce n’est pas le désir de prolonger et de compléter, mais de faire autre
chose. Quoi ? Il ne le sait précisément que lorsqu’il l’a fait ; jusque-là il sait seulement
que quelque chose de neuf se veut en lui, et que, parce que c’est neuf, il doit le faire
d’abord.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 69

Il n’y a pas ici pour l’œuvre un système de signes qui lui permettrait
d’attendre une exécution, le sensible est produit une fois pour toutes,
fixé, comme dit le peintre, sur la toile ou pétrifié dans la pierre. Dans
tous les cas, le sensible est bien la matière même de l’œuvre : comme
la peinture est faite avec des couleurs, la musique l’est avec des sons,
la poésie ou le théâtre avec des mots qui doivent être proférés, la
danse avec des mouvements qui doivent être accomplis. Mais ici le
sensible n’est pas capté et élaboré par le moyen de signes, il doit être
immédiatement et directement traité, et le soin de le traiter ne peut
être confié à personne d’autre que le créateur, pour deux raisons :
d’abord parce qu’on ne peut l’imaginer assez précisément pour
donner les directives avant de l’avoir exécuté, ensuite parce que ces
directives ne seraient jamais assez précises pour que l’exécution ne
soit pas création (1).
Les caractères de l’exécution marquent l’œuvre : ce qui est exigé
de l’exécutant qui réalise l’œuvre est exigé de l’auteur qui l’exécute
en la créant. Ici encore le sensible passe par l’homme et ne s’épanouit
comme sensible que si l’homme le produit avec bonheur : le peintre,
au delà des disgrâces de l’effort, doit être un virtuose comme le pia¬
niste ou le danseur. Le corps est toujours de la partie, comme Valéry
l’a montré pour l’architecture, et non seulement en prêtant l’habileté
et la sûreté de ses pouvoirs, mais en communiquant à l’œuvre, par
une sorte de connivence, la profondeur qui est en lui; cet interior
d’où émane l’appel de l’œuvre, il trouve ici son analogue dans l’inspi¬
ration corporelle; comme l’idée monte d’une profondeur spirituelle,
les moyens de l’exécution jaillissent d’une profondeur vitale. L’aisance

(1) Ainsi peut-on répondre, au passage, à l’objection suscitée par le travail en


atelier ou en équipe. Lorsque Rubens fait exécuter un coin de tableau par un de ses
éléves, un animal du Paradis ou un ange d’une Assomption, il faut dire : i° Que le
tableau est déjà largement exécuté par le maître : tout est en place, et surtout la
composition assurée, les schèmes rythmiques établis ; et 20 Que l’élève est tellement
formé par le maître qu’il adopte sans difficulté sa manière, et qu’au fond il est déjà un
maître : c’est Vinci qui travaille avec Verrochio.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

du coup de pinceau ou de marteau communique au sensible une grâce


sans laquelle il n’est point d’objet esthétique : comme la danse périt
dans un danseur lourd ou fatigué, ainsi la musique si elle se traîne,
le dessin s’il hésite et n’est pas sûr de lui. La recherche peut être
laborieuse, mais l’exécution doit disposer d’un organe docile et
prompt, l’artiste doit avoir du métier; quelles que soient les lenteurs
et les retouches, le geste doit être assuré et libre.

Et puisqu’il y a quelque chose de comparable, au moins quant


à leurs effets, entre les deux exécutions, celle du spécialiste et celle
du créateur, on est autorisé à s’instruire du premier cas sur le second.
11 s’agit toujours, pour l’objet esthétique, de se manifester, et donc
pour l’œuvre d’art de passer à une existence concrète où son appa¬
raître s’égale à son être. Seulement, le passage est plus abrupt dans
le second cas : l’existence en idée n’est pas encore une existence, et
l’exécution est une création ex nihilo. Dans le premier cas, par contre,
c’est à l’intérieur de l’existence que s’opère le passage, qui, comme
tel, est difficile à définir. Ce n’est pas exactement du possible au réel,
car l’œuvre réduite à un corps de signes est déjà accomplie; si le
possible signifie seulement l’état précaire et indéfinissable de ce qui
n’est pas encore et attend d’être, il faut dire qu’entre tous ces candi¬
dats à l’être l’auteur a déjà choisi et laissé les autres au néant, par un
acte qui d’ailleurs n’a peut-être même pas tenu compte d’eux, et tel
en tout cas qu’après lui le possible ne peut plus être évoqué sans
tomber sous le coup de la critique bergsonienne et appartenir à une
illusion rétrospective. Ce n’est pas non plus la distance de l’irréel
au réel puisque, avant l’exécution, l’œuvre est déjà réelle, et en tout
cas ne peut être dite irréelle si l’on identifie irréel et imaginaire. Ni
de l’absence à la présence, car ce n’est pas une œuvre absente que
j’ai sous les yeux quand je lis le texte : quelque chose d’elle m’est
présent, et les termes d’absence ou de présence qualifient plutôt ma
situation devant l’œuvre que la nature de l’œuvre. Aussi avons-nous
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 7i

préféré dire : d’une exigence à son accomplissement, car le projet


par lui-même n’a pas de corps et n’a d’être que par ce qui le forme,
alors que l’œuvre écrite est déjà formée et n’attend que sa métamor¬
phose, qu’elle impose à l’exécutant. C’est le même texte qui attend
le lecteur et qui attend l’acteur, et le jeu n’est qu’une lecture raffinée
et qui épargne au spectateur de lire. Ce que l’exécution apporte alors,
c’est la manifestation de l’œuvre sous les espèces du sensible, du visuel
et de l’auditif. Le passage est celui de l’abstrait au concret (1), si l’on
convient d’appeler abstraite l’existence de signes pour lesquels la
lecture est un moyen et non une fin, et qui sollicitent surtout l’intel¬
ligence, et concrète l’existence où ces signes trouvent une expression
sensible, où la note sur la portée devient son, où le mot sur le papier
devient mot proféré, le même mot mais qui change de fonction en
changeant d’aspect, en sorte que sa signification même change, sinon
de contenu, du moins d’éloquence. Il faut donc admettre, de l’abstrait
au concret, des degrés d’existence : ce qui se modifie, ce n’est pas le
contenu de l’œuvre telle que la réflexion peut l’appréhender, mais la
plénitude de son être; le changement ne réside pas dans un passage
de l’irréel au réel, qui a été forcé une fois pour toutes par l’acte créa¬
teur, mais à l’intérieur même du réel, d’une existence abstraite à une
existence sensible, de l’être à l’apparaître.
Mais si nécessaire est cet apparaître pour l’objet esthétique qu’il
peut encore susciter deux formes d’activité, dont on peut dire qu’elles
sont des cas limites d’exécution, et dont la première au moins mérite
d’être examinée ici.

(1) Ingarden, dans un ouvrage sur lequel nous reviendrons, appelle • konkre-
tisation » ce que nous avons appelé exécution ; et il met encore au compte de cette
concrétisation le concours que le lecteur ou le public apporte à l'œuvre littéraire :
nous développerons ce point dans le prochain chapitre.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

III. — Les reproductions

Pour multiplier son apparaître, ou plutôt les occasions qu’elle


a d’apparaître à quelqu’un, l’œuvre tend à se faire multiple. Chaque
art s’ingénie à trouver les moyens de cette multiplication de l’unique,
dont la reproduction est le principal. Ces moyens de multiplier l’appa¬
raître de l’œuvre ne peuvent être identifiés à l’exécution qui produit
cet apparaître : la reproduction a seulement pour mission de répéter,
par des moyens mécaniques et sans la refaire, c’est-à-dire sans la
copier, une œuvre déjà exécutée et offerte au public (i). C’est pourquoi
il ne semble pas qu’elle pose le problème ontologique que pose
l’exécution : alors que par l’exécution l’œuvre accède à une nouvelle
existence, la reproduction n’altère pas son être, elle crée un objet
nouveau, au moins matériellement et numériquement différent, même
s’il se veut pareil, dont seule la ressemblance avec l’original fait
question, et non le statut ontique, parce qu’il est le même que celui
de l’œuvre exécutée : on ne peut dire que la reproduction assignerait
à son objet une existence abstraite analogue à celle qu’occupe l’œuvre
avant son exécution parce qu’elle serait seulement un signe et comme
une écriture en laquelle viendrait se fixer l’œuvre qui ne peut être
écrite. Si elle pose un problème ontologique, c’est pour l’œuvre
qu’elle reproduit, non pour la reproduction : en imitant l’œuvre
d’art, elle veut être cette œuvre par procuration ou en image. Il y a
donc, mieux qu’une indication sur l’œuvre, une présence de l’œuvre
par elle, et qui n’est pas simplement imaginaire ou illusoire : entre
l’existence abstraite et l’existence concrète de l’œuvre, il faut faire
une place à cette existence par procuration. Et il faut que la repro¬
duction s’efforce d’être l’œuvre même parce qu’elle n’est pas pour

(i) U faut donc distinguer la reproduction de la copie qui exige un faire artis¬
tique, elle-même distincte du pastiche, copie qui ne s’avoue pas et qui imite un style
et non une oeuvre déterminée ; il y a là une gerbe de problèmes que nous ne pouvons
aborder parce qu’ils concernent surtout le faire.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

moi un analogon à travers lequel je vise l’œuvre, un moyen de


former l’image de l’œuvre; elle ne peut me donner l’œuvre qu’en
se donnant pour l’œuvre, en m’invitant à percevoir et non à imaginer,
car l’œuvre n’est œuvre que perçue, et il ne peut être question d’en
donner seulement une image ou une idée : si je vise Pierre à travers
sa photo, je ne vise pas l’original à travers sa reproduction, et c’est
tant pis pour moi si la reproduction trahit l’original : je suis alors
sans recours (sinon en évoquant l’original si je l’ai vu; mais alors
je compare, je juge, j’apprécie, et il n’y a plus de perception esthétique
à proprement parler) ; et l’œuvre aussi est sans recours, car elle n’existe
alors, hic et nunc et pour moi, qu’imparfaitement.
Le problème pratique que pose la fabrication de la reproduction
est donc analogue à celui que pose l’exécution à l’exécutant : la tâche
d’exactitude est analogue à la tâche de fidélité ; et, plus précisément,
s’il ne s’agit pas de donner à l’œuvre un corps sensible qu’elle a déjà,
comment sauvegarder ce corps sensible ? Comment transmettre à la
fois ce que l’œuvre a d’unique et de sensible ? Comment faire
ressemblant ?
Avant de serrer d’un peu plus près ce problème, il faut distinguer
les reproductions des autres moyens, qui sont multiples, par lesquels
l’œuvre tend à se communiquer. Pour les œuvres qui requièrent une
exécution séparée, ils ne font pas de difficulté. Dans son état abstrait,
l’œuvre peut être indéfiniment multipliée; elle accède à.cette existence
par l’éçriture qui signifie le sensible sans être elle-même sensible
(ou seulement pratiquement et non esthétiquement, c’est-à-dire sans
qu’en principe sa lisibilité soit une fin) (i), et qui autorise une repro-

(i) Il faut ici nuancer : ce n’est vrai que lorsque l’écriture se met totalement au
service de la parole et renonce à être dessin. Un manuscrit enluminé constitue encore
un objet esthétique complexe où le texte est solidaire de sa présentation parce que
l'écriture y vaut pour elle-même ; la concurrence qu’elle fait alors au texte est telle
que l’attention se détourne souvent complètement de l’objet littéraire pour ne
considérer que l’objet pictural. Plus généralement, il faut tenir compte de l'impor¬
tance attachée à la présentation matérielle d’un texte, à la qualité du papier et des
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

duction indéfinie des signes. A ce plan de l’existence esthétique, la


reproduction du sensible ne fait pas problème parce que le sensible
n’est pas encore exhibé. La diffusion du texte n’est pas vraiment
reproduction ni exécution, car ce qu’on reproduit, ce n’est pas
l’œuvre en tant qu’objet esthétique, c’est le signe. Par contre, pour
ces mêmes œuvres, dans leur existence concrète, l’exécution peut se
reproduire, c’est-à-dire se répéter, comme se multiplient les repré¬
sentations au théâtre, et elle le peut parce qu’elle est une opération
distincte de la création. Alors, notons-le, se retrouve le problème
que nous a posé l’historicité de l’exécution : autant d’exécutions,
autant d’interprétations ; laquelle est la vraie ? Elles peuvent l’être
toutes, et ici se révèle le caractère inépuisable de l’objet esthétique,
mais à condition de se vouloir dociles et déférentes, et ici se vérifie
l’objectivité de cet objet. Mais, en outre, notre époque a inventé
les moyens de fixer une exécution unique, et du même coup de la
diffuser : par le film ou le phonographe, le film n’étant pas ici
l’instrument d’un art propre, mais un moyen mécanique de repro¬
duction, comme la presse l’est pour le texte écrit.
Toutefois, la diffusion radiophonique n’est pas reproduction :
elle transmet, elle ne recommence pas; un objet nouveau n’est pas
créé; et pourtant, est-ce bien l’objet esthétique intégral qui est au
terme de l’opération ? De l’enregistrement cinématographique d’une
œuvre, ballet ou opéra, on peut dire qu’il est différent de l’œuvre et,

caractères ; il nous plaît de lire nos poètes favoris dans de belles éditions. Est-ce à dire
que d'une édition à l’autre l’objet littéraire se soit transformé ? Non pas. he plaisir
que nous éprouvons à une belle édition est en fait du même ordre que le plaisir à
entendre de la musique dans un bon fauteuil plutôt que sur un strapontin. Au plaisir
esthétique proprement dit, suscité en nous par la présence de l’objet, se mêlent, au
point que le sensualisme peut les confondre faute de discerner assez l’agréable et le
beau, mille touches affectives éveillées soit par l’objet matenalUer spectatum, soit par
son contexte, qui viennent confirmer le plaisir esthétique sans pourtant le constituer
ou qui nous rendent plus disponibles à lui. Un beau • japon « ne rend aucunement le
texte plus beau, il en rend la lecture-plus agréable. De même le cristal ne rend pas un
vin plus noble, mais permet de le mieux savourer.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 75

donc, déjà reproduction; on n’ose pas le dire d’une diffusion .radio¬


phonique parce que c’est le son lui-même, et le même son, si l’enre¬
gistrement est bon, qui est transmis, et cependant... L’expérience
du théâtre radiodiffusé éclaire ici celle de la musique : l’absence des
acteurs constitue une perte sèche, et aussi, nous le comprendrons
mieux plus tard, l’absence du public. L’œuvre est présente, plus
présente assurément que lorsque je lis simplement le texte ou la parti¬
tion, mais moins que si j’assiste à l’exécution; il y a donc des degrés
de la présence à l’intérieur même de l’existence concrète ou de la
présence sensible de l’œuvre.
Pour les arts où l’exécution inséparable de la création est accom-
pbe une fois pour toutes, le problème est avant tout pratique :
comment faire ressemblant ? On ne peut pas apporter de réponse
définitive, et il faudrait considérer chaque cas particulier. La repro¬
duction n’est pas l’œuvre, ceci est assuré, mais elle peut en approcher
asymptotiquement selon le matériau de l’œuvre à reproduire, selon
les progrès de la technique, et selon l’intelligence que le technicien
a de ce qu’il veut reproduire. La vertu majeure de la reproduction
est la ressemblance; elle doit nous donner une idée de l’œuvre, et
aussi exacte que possible. Une idée et non une image, si l’on définit
l’image, comme Sartre, par le pouvoir magique d’évoquer la présence
d’une chose absente. Ce que je demande à la reproduction, c’est, pour
mon instruction plutôt que pour mon plaisir, la vérité de l’œuvre;
elle est un instrument d’information et de travail. Le paradoxe est
que, de l’œuvre en tant qu’objet esthétique, la vérité se donne dans
la présence parce qu’elle est immanente au sensible : je ne puis avoir
une idée vraie d’un tableau comme j’ai une idée vraie d’un moteur
par une figure schématique qui le démonte. Un équivalent de cette
figure est le croquis qui indique la composition d’un tableau, ou l’ana¬
lyse thématique d’une œuvre musicale, ou le résumé d’une pièce de
théâtre; j’apprends par ces schémas à connaître les schèmes de
l’œuvre en tant qu’objet fabriqué, sa structure, et nous verrons
7^ L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

combien c’est important, mais je ne la connais pas en tant qu’objet


esthétique pour lequel le sensible est irremplaçable. Or, la reproduc¬
tion, sans prétendre faire concurrence à l’original, prétend nous
apporter autre chose que le moyen d’une connaissance purement
objective et abstraite. Aussi s’efforce-t-elle de livrer la vérité à travers
une présence en sauvant quelque chose du sensible. Et c’est là-dessus
que s’institue, entre les reproductions, une hiérarchie selon qu’elles
peuvent plus ou moins bien trouver un équivalent du sensible
original.
Il faut, ici, faire une place à part aux œuvres dont le matériau
porteur du sensible est tel qu’après avoir été une première fois traité
par l’artiste, il peut l’être mécaniquement (i) aux fins d’une repro¬
duction qui est alors une copie parfaite. Ainsi les arts de la gravure
où le dessin est fait pour être reproduit. Aussi les arts de la céramique
ou de la porcelaine : à peine peut-on dire que les tasses d’un service
de Sèvres soient la reproduction d’une tasse originale. De même pour
les arts du bois, où la reproduction ne se fait pas mécaniquement,
mais où la part du travail artisanal, et donc imitable, est telle que
l’imitation peut être parfaite : si la copie d’un meuble de style est
excellente, cette copie est un objet esthétique qui mérite les mêmes
égards que l’original, et c’est seulement pour des raisons non esthé¬
tiques qu’un collectionneur d’art lui refusera la même valeur mar¬
chande (2). Analogue est le cas du marbre qui devient bronze : par
le moulage c’est bien un objet esthétique qui est créé, et qui, d’ailleurs,
n’obtient ce statut que parce qu’il diffère tant soit peu du modèle,

(1) La plus grande part du mécanique ou du fortuit (par exemple dans la cuisson
de l’émail) et la moindre part du faire corporel ou du faire spirituel contribuent à
déterminer le caractère mineur de certains arts.
(2) Esthétiques tout de même, si le prestige de l’authentique est secrètement lié
d’une part au respect de l’acte créateur dont on veut posséder la trace et d'autre
part, lorsque l'original est ancien, au sentiment qu’il n’est pas indifférent à l’être
même de l’objet esthétique d’avoir duré et nourri d’innombrables expériences
esthétiques.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION

car la technique du moulage, qui assure la ressemblance, laisse


pourtant une marge à l’initiative du ciseleur dont l’opération ajoute
au bronze le caractère d’une œuvre unique; ajoutons que la matière,
en quoi ce moulage se distingue du simple plâtre ou de la maquette,
contribue à donner à l’objet la consistance d’une œuvre d’art par ses
qualités propres de résistance et de ductilité à la lime. Ici, on peut
dire que la reproduction est à la limite l’œuvre même.
C’est déjà moins vrai de la réduction pour le piano d’une œuvre
orchestrale, bien qu’elle aussi suppose le concours, sinon d’un artiste,
du moins d’un homme de goût capable de discernement pour sacrifier
en transcrivant, mais non pour inventer comme peut faire le compo¬
siteur qui récrit, pour l’orchestre, un morceau de piano. Quelque
chose du sensible est ici sauvegardé cependant : l’harmonie, à défaut
des timbres. De même la reproduction en couleur des œuvres pictu¬
rales est évidemment supérieure, au moins lorsqu’elle est bonne,
à la reproduction en noir qui, outre le dessin, lequel est plus structural
que sensible, ne sauve que les valeurs, et en les transposant. La
reproducüon en noir est à la reproduction en couleur ce qu’est
pour la sculpture la photo par rapport au plâtre (le bronze étant
incomparable), et, pour l’architecture, la photo par rapport à la
maquette (i) : il s’agit encore de faire voir et non concevoir; mais le
sensible que propose la reproduction est doublement appauvri, à la
fois dans sa qualité et dans l’espace, en sorte que nous ne pouvons
plus mener autour d’elle cette sorte de danse rituelle par laquelle,
en multipliant les perspectives, nous éprouvons matériellement le
caractère inépuisable de l’objet, qui est, dans l’objet esthétique, le

(i) Il faudrait dire plutôt : la reproduction en plâtre grandeur nature, comme


pour les monuments reproduits au Palais de Chaillot, ou le temple d’Angkor à
l’Exposition coloniale de 1931. Car la maquette, en diminuant les dimensions de
l’objet architectural, altère considérablement le sensible : être grand ou petit, c’est
pour l’objet perçu une qualité sensible et en quelque sorte absolue, comme la théorie
de la forme l’a montré contre l’intellectualisme qui transpose indûment dans la
perception le relativisme qui appartient au jugement logique.
7» L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

symbole d’une profondeur spirituelle toujours au moins pressentie.


L’art de la reproduction est alors de fixer, parmi ces innombrables
visées, la plus significative ou la plus évocatrice, en quoi il arrive
qu’elle nous apprenne à voir en rpême temps qu’elle nous donne
à voir; l’ingéniosité qu’elle déploie pour utiliser « artistiquement »
les moyens mécaniques dont elle dispose compense l’impuissance de
ces moyens ; à défaut de la plénitude du sensible, elle nous en apporte
le caractère à la fois surprenant et achevé : à défaut du timbre, la
mélodie. C’est pourquoi le photographe, ici, peut se dire artiste au
même titre que l’acteur : il ne crée pas un objet esthétique nou¬
veau (i), mais, en se mettant au service de l’objet qu’il reproduit, il
doit être à sa hauteur.
Ainsi la reproduction fait plus que donner à connaître l’objet
esthétique, encore que cette connaissance par elle-même ne soit
nullement négligeable, elle initie, mais en montrant et non en ana¬
lysant. Mais c’est ici qu’elle rencontre, plus ou moins vite selon ses
moyens, sa limite : la présence qu’elle apporte n’est pas celle de
l’œuvre, et c’est pourquoi elle a toujours moins de prix, et aussi de
valeur, que l’original (2). Dans l’état actuel des techniques, pour la
plupart des arts majeurs, en particulier la peinture et l’architecture,
et même pour la danse, le théâtre et la musique lorsqu’on en enregistre
les exécutions, le destin de la reproduction évoque celui de la repro-

(1) A la différence de la photographie d’art proprement dite, qui crée son objet.
Mais ne peut-on dire que quelque chose de nouveau soit créé par la perspective ou le
découpage, comme dans les photographies de détail ? Non, les détails peuvent être
beaux par eux-mêmes, ils sont assurément intéressants à remarquer, mais ils ne
constituent pas encore une oeuvre d’art parce qu’ils n’ont pas été composés pour
eux-mêmes mais pour l’ensemble sur lequel ils ont été prélevés ; ils ne sont pas une
forme qui aurait son fond propre, comme un portrait par exemple, à moins qu’ils ne
soient déjà une œuvre indépendante, comme une sculpture dans un édifice, une gar¬
gouille ou un vitrail.
(2) Ceci n’a pas de sens pour des œuvres qui se livrent dans des signes indéfini¬
ment répétés : une édition originale n’est nullement un original ; et sa recherche est
une manie comparable à toute autre manie, sans aucune signification esthétique.
L’ŒUVRE ET SON EXÉCUTION 79

duction mnémonique : le souvenir nous donne plus qu’un savoir


du passé, mais il ne nous donne jamais tout à fait son actualité
vivante ; il oscille entre la reconstitution et l’actualisation ; le souvenir
pur, le songe qui serait savoir, se perd dans le néant de l’inconscience.
La présence de la peinture à travers la photo, comme la présence
de la musique ou du drame à la radio, est une présence exsangue :
présence réelle, mais diminuée, dans le premier cas, présence peut-
être plus pleine, mais par procuration, dans le second, présence
toujours imparfaite, à laquelle il me faut faire un effort pour être
moi-même présent totalement, c’est-à-dire autrement que par l’intel¬
ligence ou le goût seuls.
Il y a donc pour l’œuvre des avatars de son apparaître qui tiennent
aux moyens qu’on emploie pour la faire apparaître, soit en l’exécutant,
soit en la reproduisant. Son être n’en est pas affecté dans la mesure
où il est déjà créé et où il préexiste comme une exigence pour ceux qui
produisent ou multiplient son apparence. Mais, comme il lui est
essentiel d’apparaître et d’être pour nous, tant qu’il n’apparaît qu’à
travers des signes artificiels ou à travers des exécutions maladroites
ou des reproductions imparfaites, il ne jouit que d’une existence
diminuée. Autrement dit, la perception est irremplaçable : il n’y a
pas d’idée vraie de l’œuvre d’art (il peut y avoir, bien sûr, des idées
vraies sur elle), il n’y a qu’une perception plus ou moins vraie.
L’être de l’œuvre d’art ne se livre qu’avec sa présence sensible qui
me permet de l’appréhender comme objet esthétique. C’est pourquoi
il est si vulnérable et peut être trahi par quiconque trahira son appa¬
raître. Son être n’est pas affecté par les vicissitudes de son existence,
pas plus que l’être des ioo thalers; mais, à la différence des thalers,
il importe à l’œuvre d’exister pleinement pour être connue et devenir
objet esthétique. Et c’est pourquoi, hors de son apparaître, et par
exemple pour ceux qui ont à l’exécuter ou à la reproduire, son être
est seulement celui d’une exigence qui peut susciter des interpré¬
tations en nombre infini, tandis que pour ceux à qui elle apparaît.
8o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

son être est celui d’une présence sensible, inépuisable : un être dopt
la réalité ne peut être mise en question, mais dont la vérité, parce
qu’elle est liée à l’apparaître, est insaisissable. Un être pour qui c’est
une exigence d’apparaître parce qu’il ne peut trouver ailleurs sa
vérité, alors qu’à un objet perçu quelconque il est indifférent d’être
présent d’une façon ou d’une autre, parce qu’il y a en principe une
idée vraie de lui, parce que la perception n’est pas tout pour lui.
Mais si l’œuvre d’art veut apparaître, c’est à moi ; si elle veut être
totalement présente, c’est pour que je sois présent à elle. L’exécution
a lieu devant un spectateur qui y participe. Et l’on peut dire à la
rigueur que le spectateur est encore un exécutant, et même, lorsqu’il
est lecteur, le seul exécutant; car le lecteur est celui qui perçoit, mais
qui, en proférant les sons, se donne à percevoir à lui-même. L’on
comprendrait alors que le spectateur soit sollicité par le même devoir
que l’exécutant : être docile et fidèle à l’œuvre, — et que toute per¬
ception esthétique soit une tâche. Ceci pourrait être examiné ici,
mais le sera plus opportunément dans le chapitre suivant sur l’œuvre
et le spectateur, où nous n’aborderons pas encore la perception
esthétique proprement dite, mais traiterons de la contribution que
le spectateur apporte à l’œuvre, en nous plaçant toujours au point
de vue du perceptum, et non du percipiens.
Chapitre III

L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

Si, comme on vient de le voir, l’œuvre tend à multiplier sa pré¬


sence, c’est pour s’offrir au spectateur. L’objet esthétique a besoin
d’un public. Nous le savons bien, mais peut-être l’artiste, s’il tient
à son œuvre, l’éprouve-t-il le plus vivement : une peinture non
exposée, un manuscrit non édité, une pièce non jouée sont des
objets qui n’ont pas encore droit de cité dans le monde culturel,
davantage, qui n’existent pas tout à fait encore. Sans doute l’artiste
peut-il dire que ce sont ses œuvres, et qu’elles existent puisqu’il les
a faites ; mais il voudrait aussi qu’elles existent pour les autres, et que
leur existence soit ratifiée par un jugement public. Si ce jugement
tarde à se prononcer, il ne peut échapper à l’angoisse du doute; il
ne peut qu’en appeler « aux siens » comme Nietzsche le solitaire, ou
comme Stendhal à l’instance supérieure de la postérité, ce qui est
encore s’en remettre à un public (i). Or, que l’œuvre attende ainsi
un public, n’est-ce point un témoignage de ce fait qu’elle est pour
nous ? Mais aussi c’est par le spectateur qu’elle trouve sa pleine réalité.
Sans doute, on peut dire de tout objet qu’il n’a droit au titre d’objet

(i) Cecd n’implique pas nécessairement que l’artiste crée pour un public, comme
Sartre l’affirme de l’écrivain. Nous laissons de côté ce problème qui touche à la psy¬
chologie de la création. Mais même si l’artiste crée pour lui, c’est-à-dire tâche de
résoudre ses propres problèmes en se faisant artiste, son œuvre, une fois achevée, se
détache de lui, et il est bien rare qu’il se résolve à en demeurer le seul spectateur,
comme dans le Chef-d’œuvre inconnu, de son plein gré.

M. DUFRENNE 6
82 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qu’à condition d’être consacré par une connaissance objective qui


assure qu’il n’est pas un phénomène illusoire dans la solitude radicale
d’une conscience; tout objet exige d’être perçu et de réaliser sur lui
une convergence. Mais on peut suppléer à son absence, soit par la
connaissance par ouï dire, si déficiente qu’elle soit, soit par un
savoir qui peut lui être adéquat. Or, ces moyens sont sans emploi
pour l’objet esthétique : de cet objet, la réalité ne peut être que
montrée et non démontrée; il n’y a point d’autre garantie pour lui
que d’être attesté par une perception et de se situer au carrefour d’une
pluralité de perceptions. Mais, comment l’œuvre est perçue par le
spectateur et ce qu’il y découvre, nous le dirons plus loin; main¬
tenant nous en sommes toujours à examiner l’œuvre, et nous allons
nous demander seulement comment elle est agie par le spectateur
et comment, en retour, elle agit sur lui.

I. — Ce que l’œuvre attend du spectateur

Ce que l’œuvre attend du spectateur, c’est à la fois sa consécration


et son achèvement. L’objectivité de la valeur qu’elle porte, pour
reprendre la distinction que propose Scheler entre objectivité et
universalité, ne peut être sentie qu’au contact de l’objet, et son univer¬
salité ne peut s’établir qu’empiriquement par l’unanimité de l’opinion
et à l’épreuve de la durée. Mais ce n’est pas seulement la consécration
de cette valeur que le public apporte à l’œuvre. Elle importe certes,
et l’artiste est en droit de l’attendre; quelque confiance qu’il ait en
lui-même, il sait bien qu’il ne peut être juge et partie, qu’il n’est
jamais pour son œuvre un spectateur tout à fait impartial, et que seul
çompte le verdict du public. Mais l’œuvre n’a de valeur qu’autant
qu’elle a d’être, et la première tâche du public est d’accomplir cet être.
Ce que l’œuvre attend de lui, c’est d’abord son achèvement : c’est pour
elle que l’artiste a besoin, comme le disait déjà Hegel, de la collabo¬
ration du spectateur. Et nous savons pourquoi : si l’objet esthétique
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC »3

ne peut être que montré, si aucun savoir ne peut l’égaler et aucune


traduction se substituer à lui, c’est qu’il a sa réalité première d’abord
dans le sensible comme nous l’avons suggéré. Le tableau, c’est
d’abord un ensemble heureux et nécessaire de couleurs, la danse de
mouvements visibles, la musique de sons, le poème de mots qui
doivent être eux-mêmes convertis en sons; que le sensible passe au
second plan, devienne un accident ou un signe, et l’objet cesse d’être
esthétique. Or le sensible est l’acte commun du sentant et du senti :
que sont les couleurs du tableau lorsqu’elles ne se reflètent plus
dans un regard ? Elles reviennent à leur être de chose ou d’idée, elles
sont produit chimique ou vibration, et non plus couleur; elles ne sont
couleur que par qui et pour qui les perçoit, et le tableau n’est vraiment
un objet esthétique que lorsqu’il est contemplé.
Mais, sans entrer dans le secret de la perception, il faut préciser
comment le spectateur contribue à cette épiphanie de l’objet esthé¬
tique. Doublement : il est à la fois exécutant et témoin, et l’accent
se déplace d’une fonction à l’autre selon que les arts requièrent ou
non une exécution séparée.
a) L’exécutant. — D’abord, il coopère à l’exécution et, lorsqu’elle
a lieu en sa présence, en figurant dans un public : l’œuvre a besoin
d’un public d’abord dans la mesure où l’exécutant lui-même en a
besoin. Entendons ici public au sens le plus étroit : le groupe éphé¬
mère et serré de ceux qui assistent à l’exécution. C’est par les fêtes
qu’il faut comprendre cette contribution du public. Que ce soit aux
divertissements de Versailles, aux processions religieuses ou aux
parades de Nüremberg, le spectateur est en même temps acteur, s’en
émeut et s’en réjouit : une sorte d’œuvre d’art, et d’ailleurs par la
volonté de quelque metteur en scène, se compose par le rassemble¬
ment, la discipline, la solennité. Si quelque spectacle ne lui est pas
offert, la foule se prend elle-même pour spectacle; car tout est prêt
pour un spectacle, et l’on oserait dire qu’il y a alors perception esthé¬
tique sans objet esthédque si l’on insiste, comme fait Alain dont les
84 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

analyses ici sont précieuses, sur ce que la discipline du corps et de


l’imagination, l’avènement de cette belle forme humaine composée
et libre, qui sera pour l’art un objet de prédilection, sont une condition
essentielle de la perception et peut-être de la création esthétiques. On
retrouve au théâtre cette même foule dans la salle, qui est un spectacle
pour elle-même et qui s’entend elle-même. « Ce grand creux de chair
où les signes rebondissent sans fin, toujours plus puissants par ce
muet dialogue », comme dit Alain (i), il est d’abord nécessaire à
l’exécutant lui-même; Claudel le dit aussi, faisant parler l’acteur dans
les mêmes termes qu’Alain : « Je les regarde, et la salle n’est rien que
de la chair vivante et habillée... Us m’écoutent et ils pensent ce que
je dis; ils me regardent, et j’entre dans leur âme comme dans une
maison vide (2). » Car l’acteur se soutient par cet échange; c’est ainsi
qu’il vit son rôle, qu’il est possédé; pendant les répétitions, il le
pense et le travaille; devant le public, et parce qu’il a beaucoup
travaillé, il improvise, il ne pense plus à son rôle, il pense au public,
et c’est ainsi qu’il est pleinement présent et, à travers lui, l’œuvre :
le texte trouve une voix qui est pleinement voix, parce que cette voix
s’adresse à un public dont le silence est la plus émouvante réponse (3).
Ainsi, cette attention qui escorte l’acteur porte aussi l’œuvre; davan¬
tage, elle aide à sa compréhension : comprendre, ici, c’est bien
prendre ensemble. S’il est vrai, comme nous verrons, que le plus haut
de la perception esthétique soit le sentiment qui révèle l’expression
de l’œuvre, on peut trouver une première forme de ce sentiment dans
l’espèce de chaleur humaine et d’émotion que dégage une foule
recueillie : « Ce riche fond de physiologie qui fait au théâtre, comme

(1) Vingt leçons sur les Beaux-Arts, p. 124.


(2) L'échange, acte II.
(3) Ici encore on mesurerait la différence du théâtre au cinéma sur ce qu'à
l’écran l’acteur doit signifier de façon bien plus explicite et en s’adressant d’abord à
l’intelligence. En outre, à cette absence de l’acteur, répond une sorte d’absence du
public : à la fois l’obscurité et l’architecture des salles empêchent un public de se
former.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 85

dans la cérémonie où cela est tout, ce que les hommes de métier


nomment l’atmosphère », comme dit encore Alain.
Ce qu’on vient de dire du théâtre, on peut le dire aussi de la danse,
car le bon danseur est celui qui est assez sûr de lui pour convertir
en signes adressés au public le mouvement qui lui est imposé,
c’est-à-dire pour se surpasser à la représentation en mettant, non
seulement de la grâce, mais de la spontanéité dans ce qui est pour¬
tant exactement déterminé et prévu. Et la musique ? Ici, il est moins
sûr que la spontanéité du virtuose soit provoquée par le public;
et à l’orchestre l’instrumentiste ne connaît que le chef d’orchestre.
Mais il reste au moins que le public collabore à l’exécution en
faisant à l’œuvre la toile de fond d’un vrai silence, d’un silence
humain chargé d’attention, et que cette attention, en se répercutant
de conscience en conscience, crée le climat le plus favorable à la
perception esthétique.
Mais l’examen de la musique invite à introduire dans cette des¬
cription du public une nuance qui préparera le sens plus large que
nous donnerons tout à l’heure au mot en considérant un public
morphologiquement dispersé. Ce public rassemblé, qui résonne et
se fait écho à lui-même, qui installe au cœur de chacun une même
émotion et une même attention, est-il comme le groupe qui s’exprime
par une conscience collective née de la fusion et presque de l’ahénation
des individus ? Certes, il y a ici communion, mais qu’il faut dou¬
blement spécifier : i° Cette communion est aimantée par un objet
souverain qui est l’objet esthétique : au heu que le groupe se veuille
seulement lui-même, il veut l’accomplissement de l’œuvre, comme
un public de croyants veut l’accomplissement du service religieux;
c’est pourquoi l’émotion, au Heu de s’emporter elle-même démesu¬
rément comme dans une panique, étant ordonnée à l’aspect de l’objet,
et bientôt mesurée par lui, reste ici une qualité de l’attention. Et cet
objet lui-même est attentif à réprimer l’émotion en même temps
qu’à la susciter; par mille ruses le théâtre rappelle au spectateur qu’il
86 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

est spectateur et ne doit pas se laisser prendre au jeu (i); 20 Par cette
attention à l’objet et ces vertus de l’objet, le spectacle, composant en
l’homme la forme apaisée et souveraine du spectateur, l’invite à être
lui-même et non à s’aliéner. C’est ainsi, comme dit bien J. Hytier,
que le théâtre doit réaliser, plutôt que la communion massive,
a l’accord d’une multiplicité d’admirations particulières » (2). Ce
qu’Alain exprime en disant que le spectacle est l’école de la conscience
de soi. A se perdre dans le public, parce que ce public s’ordonne à
l’objet, le spectateur se gagne : c’est à être lui-même que le public
l’invite et le prépare. Et nous verrons pareillement qu’à s’aliéner dans
l’objet esthétique, le spectateur également s’affirme, parce que cet
objet lui renvoie sa propre image.
C’est dire que le spectateur participe doublement au spectacle :
comme figurant dans un public, il collabore à l’exécution de l’œuvre
en même temps qu’il se « met en forme » pour l’appréhender; mais
c’est comme conscience solitaire et recueillie qu’il recueille l’œuvre
pour sa métamorphose en objet esthétique. Il est ici déjà ce témoin,
comme dit M. E. Souriau, requis par l’œuvre, cette subjectivité qui,
pour être pleinement subjectivité, ne peut être que singulière, à
laquelle se réfère l’apparaître, par laquelle et pour laquelle cet appa¬
raître est signifiant. C’est sur les arts non séparément exécutés, et
qui sont en même temps les arts solitaires, que nous allons considérer
cette fonction de témoin : c’est là qu’elle est prépondérante, alors
que la réalité du public passe au second plan et prend un autre
sens.
Mais d’abord il faut revenir sur une question que nous avions

(1) Nous reviendrons là-dessus. Notons pourtant la différence avec un certain


art oratoire, qui ne produit pas d’œuvre d'art, où l’intonation et la gesticulation
veulent convaincre et parfois déchaîner les passions, prenant le spectateur à
parti et non à témoin. 1,’acteur véritable, par contre, ne déclame pas ; il joue,
et c’est un jeu.
(2) I/esthétique du drame. Journal de psychologie, janvier 1932.
L'ŒUVRE ET LE PUBLIC «7

laissée en suspens : dans ces arts solitairement goûtés, le spectateur,


qui sera le témoin, n’est-il pas en premier un exécutant ? Sans doute
l’exécution a-t-elle été assumée par l’auteur lui-même, une fois pour
toutes, et il n’est pas question que le spectateur y collabore comme il
collabore à la représentation théâtrale. Mais on peut être tenté d’ap¬
peler exécution, pour les arts plastiques, cette sorte de jeu que le
spectateur doit jouer devant l’œuvre pour choisir ou multiplier les
perspectives qu’il prend sur elle; ce jeu n’est pas indifférent, comme
le suggère déjà Hegel (1) : l’œuvre est un aimant puissant qui attire
le spectateur aux points où il doit se placer pour devenir précisément
un témoin. Mais exécution, c’est trop dire ; car il ne s’agit pas de pro¬
duire le sensible, mais de le percevoir; ce concours que le spectateur
apporte, que tout spectateur apporte en tout art, c’est celui de la
perception esthétique qui révèle l’objet esthétique. Ce qu’il y a de
commun au spectateur et à l’exécutant, c’est seulement l’hommage
que Jeur docilité rend à l’œuvre, mais, dans un cas pour l’incarner,
dans l’autre pour la saisir.
Toutefois, le problème reste posé pour la lecture. Le théâtre veut
la représentation; lorsqu’il ne l’obtient pas, nous avons dit que le
lecteur n’en pouvait pénétrer vraiment le sens qu’à condition d’ima¬
giner à sa façon la représentation, en somme d’être exécutant, au
moins en imagination et par délégation. Mais tout lecteur ne doit-il
pas être exécutant pour faire passer les mots de l’existence abstraite
du signe écrit à l’existence concrète du signe proféré, si, du moins le
signe ne prend tout son sens que proféré ? Sans faire ici toute une
théorie du langage, il faut au moins distinguer les arts de la prose
écrite et la poésie. D’un mot, les arts de la prose traitent le mot
comme l’instrument d’un sens, sans prêter trop d’attention aux
qualités sensibles que manifeste le mot lorsqu’il est proféré; bien
plutôt les qualités sensibles qui sont parfois pressenties à la lecture,

(1) Esthétique, III, p. 210.


88 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

sont-elles comme l’auréole de la signification : le mot sonne bien


parce qu’il est juste, il sonne étrangement si l’idée qu’il introduit est
surprenante. Loin que le sens soit immanent au sensible, le sensible,
lorsqu’il apparaît, est comme un effet du sens; et ce qui apparaît le
plus généralement, ce sont ces signes sur le papier dont l’appareil
purement visuel est sans gloire et sans importance propre, sur lesquels
le regard ne se pose pas comme regard, mais lui-même comme
instrument de la compréhension : le savoir se coule sur les mots et
accapare l’attention (i). Le lecteur va droit au sens; sans assumer
une exécution qui réaliserait un sensible, il est avant tout un témoin
et, parce que le sens, c’est-à-dire l’objet représenté, est ici prépon¬
dérant, un témoin qui s’irréalise ou se spiritualise pour prendre place
à l’intérieur du monde représenté, plutôt qu’un témoin situé dans
le monde réel où se déploie le sensible.
Mais il n’en va pas de même pour la poésie. Si l’on admet que le
mot n’y désigne qu’en chantant, qu’il est une « nature » étrangère et
impénétrable (et non un instrument familier), éclatante et opaque
comme le sensible sculptural ou pictural, dans laquelle lé sens est
pris et devient en quelque sorte nature lui-même, en sorte qu’il est
montré plutôt que dit, alors il faut admettre que le mot poétique

(i) En suivant l’idée, on arrive à dire que le roman, quelque métier et quelque
puissance créatrice qu’il suppose, n’est pas exactement un art parce que le sensible y
est escamoté ou subordonné. Mais il y a un autre aspect de la lecture du roman, que
Sartre a bien indiqué (L’imaginaire, p. 87 sq.) : on ne lit pas un roman comme un
livre quelconque parce que le savoir, de signifiant, devient imageant ; le mot n’est
donc pas seulement outil, porteur neutre d’un sens, il est « représentant », et cette
charge lui confère une certaine densité et une certaine personnalité. (A quoi on
pourrait ajouter une certaine charge affective, dont Sartre laisse l’examen de côté.)
Dès lors, le roman est tout de même œuvre d’art, mais particulière, en ce que, au heu
de faire apparaître le sens dans le sensible, il le donne abstraitement, mais s’efforce
de le faire « réaliser » dans des images en suggérant au lecteur, non pas tant de se
faire spectateur comme à un théâtre virtuel, que de s’identifier au personnage prin¬
cipal et de se faire l’associé de ses perceptions, le complice de ses actes. Mais cette
contribution de l’imagination n’est pas l’équivalent d’une exécution.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 89

requiert une certaine lecture (1). Le lecteur doit s’associer à l’effort


que fait le poète pour arracher le mot à son caractère d’outil familier
et inaperçu, et pour lui restituer un aspect insolite et un pouvoir
d’exprimer comme les choses plutôt que comme les signes ; il lui faut
donc lire à voix haute et de telle façon que le son porte et frappe.
Une lecture intérieure, au sens où l’on parle de langage intérieur,
suffit-elle ? A la' rigueur, si elle a le caractère moteur du langage
intérieur qui confère à celui-ci assez d’extériorité pour que nous
puissions lire sur lui notre pensée; cette lecture en sourdine associe
déjà à l’œil l’appareil vocal pour éprouver la résistance et les vertus
du verbe. Si le geste n’accompagne pas la parole comme en l’acteur,
c’est que le poème n’est pas drame et que le mot dit tout, à condition
d’être dit (z); mais n’est-ce pas là quand même exécution? Et ne
faut-il pas dire que le lecteur est à la fois acteur et spectateur, ce qui
est au demeurant la condition de tout parleur ?
Croce objecte que « la déclamation, et même la récitation d’une
poésie n’est pas cette poésie; c’est une autre chose, belle ou laide,
mais qu’il faut juger dans sa sphère propre... La poésie est une voix
intérieure qu’aucune voix humaine ne peut égaler » (3). Que la réci-

(1) Sur l’allure et la fonction du mot poétique, les analyses de Sartre (L'imagi¬
naire,, p. 90 ; Qu’est-ce que la littérature ?, p. 65) rejoignent celles de Mallarmé et de
Valéry sur le pouvoir incantatoire du verbe : « Je dis : une fleur... » Non seulement le
mot précède le sens, mais il le porte en lui : la chose est prise dans le mot comme le
cygne dans la glace, comme la « défunte nue » dans « l’oubli gelé du miroir ». Par
contre, on peut se demander si cette analyse s’accorde avec celle de Heidegger, pour
qui « jamais la poésie ne reçoit le langage comme une matière à œuvrer et qui lui
serait prédonnée, mais c’est au contraire la poésie qui commence par rendre possible
le langage... 1/essence du langage doit être comprise par l’essence de la poésie »
(Extraits, trad. Corbin, p. 246). Nous aurons l’occasion de revenir sur la conception
heideggerienne de la poésie, dont la signification est essentiellement ontologique.
(2) Cf. Valéry : « Un poème est une durée pendant laquelle, lecteur, je respire
suivant une loi qui fut préparée. Je donne mon souffle et les machines de ma voix ;
ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence. Je m’abandonne à l’adorable
allure : lire, vivre où mènent les mots. »
(3) Poésie, trad. D. Dreyfus, p. 99.
9° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tation puisse être abstraite de la chose récitée et jugée pour elle-


même, comme on juge le jeu d’un acteur, bien sûr; et qu’elle appa¬
raisse alors comme un « acte pratique » différent de « l’expression
poétique », comme le technique s’oppose à l’artistique, c’est vrai
encore. Mais le problème est de savoir si cet acte, bien que distinct
de la création, n’est pas nécessaire à l’avènement de la chose créée
comme objet esthétique; nous ne disons pas : constituant, parce que
phénoménologiquement c’est l’audition qui est constituante; mais
simplement : présentant, car il s’agit d’accomplir le sensible. On ne
peut le nier que si on nie l’immanence totale du sens au sensible
dans un objet esthétique. Et Croce, hégélien par l’idée, d’ailleurs assez
confusément développée, que l’art universalise le particulier, ne l’est
pas assez pour affirmer résolument cette immanence, bien qu’il
affirme déjà dans son Esthétique « l’unité de l’intuition et de l’expres¬
sion » (i) en application de la « proposition spéculative » qui identifie
l’intérieur et l’extérieur. Il en est prévenu par le fait qu’il ne se place
jamais systématiquement au point de vue du spectateur et que, de
toute façon, il considère l’art plutôt que l’œuvre d’art. Ce qu’il
cherche à saisir, c’est le principe même de l’art (2), c’est-à-dire ce
qu’il appelle l’intuition : tout le Chapitre Premier du Bréviaire
d’esthétique est un commentaire de cette affirmation que « l’art reste
parfaitement défini si on le définit comme intuition », l’intuition étant
vraiment telle « parce qu’elle représente un sentiment et surgit de
lui ». C’est pourquoi, plutôt que la poésie, c’est le poétique qu’il
cherche, et qu’il trouve aussi bien dans le roman ou dans la tragédie
que dans l’épopée ou l’élégie. On peut se demander alors si cette
recherche n’implique pas une ontologie plus précise, comme celle
dont nous trouverons plus tard un exemple dans Heidegger. Mais en
tout cas, elle ne dispense pas d’une phénoménologie de l’œuvre

(1) Cf. Potsie, p. 5 et 183.


(3) Et c’est pourquoi la beauté est chez lui l’unique catégorie esthétique.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

spécifiquement poétique telle que la culture la propose et qu’un lec¬


teur s’en saisit. Et c’est à l’accomplissement de cette œuvre en tant
que distincte de la prose que la lecture, une lecture distincte de la
lecture ordinaire où l’œil est l’organe immédiat de l’intelligence,
nous semble nécessaire.
b) Le témoin. — Si le lecteur se fait exécutant, c’est en tout cas
pour être en face de l’œuvre. Pour être témoin. L’œuvre le prend à
témoin parce que, comme l’homme veut être reconnu par l’homme
dans la célèbre dialectique hégélienne, elle a besoin de l’homme pour
être reconnue comme objet esthétique. Contre tout subjectivisme,
il faut dire que l’homme n’apporte rien à l’œuvre sinon sa
consécration; et nous verrons, en étudiant l’attitude esthétique, que
sans renoncer à être lui-même, il doit avoir devant elle l’attitude
impartiale et lucide du témoin; mais aussi cette intelligence parti¬
culière d’un témoin, qui est d’intelligence avec ce qu’il enregistre,
qui est un complice plutôt qu’un juge.
Comment cet accord, cette « forme » que le spectateur compose
avec l’œuvre sont-ils possibles ? Comment le spectateur est-il à la
fois au dehors et dedans, et ceci à la fois par rapport au sensible et
au sens ? C’est ici l’analyse de la présence à l’objet perçu qu’il faut
esquisser (i).
Il semble, et surtout dans les arts plastiques, que le témoin, ce
soit d’abord un appareil enregistreur que l’œuvre, organisant sa
propre prise de vue, pose ou déplace en certains points de l’espace :
le tableau est fait pour être vu à une certaine distance, d’un certain
point de vue, pour s’organiser sous le regard, le dessin se préciser,
les couleurs se composer et s’animer, prendre leur relief et suggérer

(i) On y reviendra dans l’examen de la perception, mais il faut bien montrer


déjà ce que l’objet exige de nous. Nous rencontrons ici l’analyse faite par M. E. Sou-
riau dans la Correspondance des arts, « Essence d’une structure cosmologique : le
point de vue », p. 264 sq. (et dans L’instauration philosophique, p. 246).
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

elles-mêmes le relief, l’objet représenté apparaître avec plus d’évi¬


dence. Ceci est particulièrement vrai des œuvres composées selon la
perspective dite classique, perspective centrée et statique qui fixe le
spectateur au centre perspectif qui est l’unique point de vue. Mais
c’est vrai encore de toutes les œuvres qui refusent cette perspective
de mille manières : en restaurant, comme dit M. Lapicque (i), un dyna¬
misme pictural, elles n’obligent pas le corps du spectateur à se mou¬
voir pour redresser les apparences; si, dit encore M. Lapicque, « il faut
attribuer à un refus de se mouvoir les opinions selon lesquelles un
compotier de Cézanne est dessiné de travers », le mouvement que
l’œuvre nous impose est un mouvement spirituel. Et il y a toujours
un certain point d’où les apparences, même si ce n’est pas pour signi¬
fier, s’organisent au mieux et où, en particulier, les couleurs sont les
plus signifiantes. De même sur une sculpture, il y a, comme dit
Conrad, des « perspectives privilégiées », qui ont été déterminées
par le sculpteur. Et le monument meut le visiteur selon sa logique
architecturale, en sorte qu’à chaque moment il est tout entier présent
et pourtant inépuisable. Ce caractère inépuisable apparaît d’ailleurs
aussi bien au spectateur immobile de l’opéra ou du ballet, qui a choisi
sa place en fonction de son porte-monnaie plutôt que de l’œuvre, ou
au spectateur du tableau cloué au sol par la perspective. Et ceci nous
est un avertissement :
Pas plus que la perception ne se résout dans le schéma qu’on en
peut donner d’un objet et d’un sujet extérieurs l’un à l’autre, comme
sont extérieurs pour le physicien le stimulus et l’organe sensoriel, la
présence du témoin à l’œuvre ne se réduit à cette présence physique.
Il lui faut pénétrer dans l’intimité de l’œuvre. La musique nous en
instruit; au concert, je suis en face de l’orchestre, mais je suis dans la
symphonie; et l’on dirait aussi bien : la symphonie est en moi pour
désigner cette possession réciproque; mais, pour éviter tout subjec-

(i) Espace de la peinture, La profondeur et le rythme, p. 9.


L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

tivisme, c’est plutôt d’une aliénation du spectateur dans l’objet — on


dit quelquefois un envoûtement — qu’il faut parler; la présence à
l’objet a quelque chose d’absolu, non point l’absolu d’un cogito
transcendantal qui serait hors du jeu, mais l’absolu d’une conscience
entièrement ouverte et comme possédée par ce qu’elle projette : le
témoin n’est pas un spectateur pur, mais un spectateur engagé
— dans l’œuvre même. Et malgré la différence que souligne M. Pra-
dines entre le visuel et l’auditif, ceci est vrai même pour les œuvres
qui mettent en jeu le visuel : le tableau exige que je me laisse hanter
par la couleur. C’est à cette condition, dans la peinture qui refuse la
perspective classique, que je puis pénétrer dans l’espace, un espace
édifié sur les décombres de l’espace vital, soit par l’accumulation
des objets, comme dans certaines natures mortes de Braque, soit par
leur altération, comme dans le cubisme, soit par la confusion des
plans et le refus des grandeurs apparentes, comme dans les primitifs
occidentaux. La peinture dite abstraite est instructive ici; elle se
distingue encore du décoratif, qui se contente d’orner un espace
déjà donné, pourtour d’un tapis ou marge d’un manuscrit, en ce
qu’elle crée par les couleurs son propre espace qu’elle nous force à
assumer : un espace qui ne troue pas le mur parce qu’il ordonne pictu-
ralement et non conceptuellement les apparences, et aussi parce que,
désarmant les habitudes et les prises ordinaires, il n’invite pas à agir
mais à contempler. A rêver, dit M. Lapicque, usant fort ingénieuse¬
ment de Bergson, c’est-à-dire à substituer, à une prise efficace et qui
mobilise le corps, une prise imaginaire qui ne l’intéresse plus (i). Mais
attention : rêver ne signifie point ici produire des images folles qui
brouillent la perception et disqualifient le témoin; mais au contraire
— et n’est-ce pas ainsi que Bergson entend l’image ? — coïncider

(i) M. Lapicque montre fort bien que l’expérience perceptive ordinaire fait déjà
sa part au rêve et que l’espace vécu est sur fond d’espace rêvé ; de là vient que * ce
qui est fatalement rêvé dans le monde naturel, l’espace proprement dit, glisse sans
heurt dans le pur espace pictural • [La profondeur et le rythme, p. 25).
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

avec l’objet (i). Ce rêve n’est cependant pas une détente totale où la
conscience sombre; et c’est pourquoi nous ne dirions pas comme
M. Lapicque que le corps « se retire totalement du jeu » : c’est par
lui, par sa vigilance et son expérience que nous restons en prise avec
l’objet; seulement, au lieu d’anticiper l’action et de chercher à se
soumettre l’objet, il se soumet à lui et se laisse mouvoir par lui.
Ainsi le témoin, sans quitter son poste dans l’espace physique,
pénètre-t-il dans le monde de l’œuvre; et parce qu’il se laisse
convaincre et habiter par le sensible, c’est ainsi qu’il pénètre dans
la signification, ou aussi bien que la signification le pénètre, tant est
étroite la réciprocité du sujet et de l’objet. Devant un tableau figuratif,
je suis avec les personnages représentés, dans la ville de Canaletto,
à l’ombre du chêne de Ruysdael. Aucun éclairage n’est impossible
parce que c’est l’éclairage du tableau; aucun monstre n’est tératolo¬
gique, aucun désordre n’appelle le balai, et le compotier a le droit
d’être de guingois; cela ne signifie pas que la peinture soit de l’irréel,
mais que je me suis irréalisé pour proclamer sa réalité et que j’ai pris
pied dans ce nouveau monde qu’elle m’ouvre, homme nouveau moi-
même. Mais il faut bien voir qu’en m’irréalisant je m’interdis toute
participation active; en me désintéressant du monde naturel que j’ai
quitté, j’ai perdu le pouvoir d’être intéressé dans le monde esthétique :
je suis dedans, mais pour le contempler, et c’est tout ce que l’œuvre
attend de moi : que je me situe en elle et la connaisse du dedans.
C’est de la même façon que j’assiste à une représentation théâtrale
ou que je lis un roman. Cette relation personnelle qu’au théâtre, pris
dans le public, j’entretiens quand même avec l’œuvre, elle ne m’oblige
pas à abdiquer ma fonction de spectateur, mais à être à l’œuvre tout
en étant spectateur. Je suis avec les personnages, je sais de chacun

(i) La théorie bergsonienne de l’image rencontre ce qne, dans un langage tout


différent, M. Merleau-Ponty décrit sous le nom d’existence : un accord fondamental,
pré-réffexif, du sujet et de l'objet au niveau du corps propre. Noua reviendrons
longuement là-dessus.
L'ŒUVRE ET LE PUBLIC 95

d’eux ce que les autres savent de lui et ce qu’il sait des autres; mais
je ne m’identifie à aucun d’entre eux. Plutôt, je tiens les fils à mesure
qu’ils me sont donnés et je recompose en moi l’action dans laquelle
les personnages sont pris : c’est avec l’ensemble que je suis de plain-
pied, comme le chef d’orchestre avec toutes les voix de la symphonie;
et c’est pourquoi le théâtre est essentiellement action et non psycho¬
logie (i). Parce que mon regard embrasse toute la scène, c’est à un
événement que j’assiste, comme M. Gouhier l’a fort bien montré (2),
qui crée une situation pour des personnages, telle que les personnages
se définissent en fonction de cette situation; plutôt que des person¬
nages, je suis contemporain de la situation totale, j’entre dans le
monde de l’œuvre par la grande porte, car la situation est la totalité
de ce monde, comme dans le tableau l’ensemble de la composition.
C’est là la différence entre le théâtre et le roman, car le roman me
propose — et les romanciers contemporains en ont pris une cons¬
cience aiguë — de m’identifier en quelque sorte, tout en restant spec¬
tateur, avec un des personnages et de voir avec ses yeux les autres, ce
personnage pouvant d’ailleurs rester le même ou varier au long de
l’œuvre. Je ne suis pas alors dans le secret, ou du moins je ne suis
dans le secret que d’une conscience (3); et le monde où je pénètre
ainsi a le caractère fragmentaire, indéterminé et ouvert du monde
naturel. Mais il reste que j’y suis, dans ce monde.
Nous reviendrons longuement sur ces problèmes, et de la per¬
ception esthétique, et de la nature du monde de l’œuvre. Mais il

(1) I/idée est développée par M. Touchard dans Dionysos. Cela ne signifie point
que le théâtre ne puisse être psychologiquement vrai, bien entendu.
(2) « Les catégories dramatiques se rapportent à et qui arrive ; elles qualifient
l’action en tant qa’événement produisant une situation » (L’essence du théâtre, p. 168).
(3) C’est pourquoi le roman est tenté par la psychologie. Mais psychologiser,
c’est toujours un péril, et bien des romanciers ont pris le parti d’une psychologie
qui se moque de la psychologie : même le personnage principal, ils le montrent au lieu
de l’expliquer, et c’est ainsi que, par surcroît, ils obtiennent du lecteur la plus grande
participation, car le lecteur voit au lieu de penser.
96 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

fallait nous assurer dès maintenant de ce que l’œuvre attend de son


témoin : elle attend qu’il joue le jeu. Elle s’épanouit en lui, mais à
condition qu’il tienne le rôle qu’elle lui assigne. De tout son être,
elle prépare ce rôle; nous verrons comment, par l’organisation
structurale du sensible, elle dispose le corps propre pour une per¬
ception heureuse. En même temps qu’il perçoit, ou à la rigueur, pour
le roman, qu’il imagine, le témoin pénètre dans le monde de l’œuvre,
non pour y agir, ni non plus pour y être agi, mais pour porter témoi¬
gnage, pour que ce monde prenne sens par sa présence, pour que
soient réalisées les intentions de l’œuvre. Et c’est encore l’œuvre qui,
dans ce monde, lui assigne une perspective, perspective physique sur
un objet ou perspective spirituelle sur un sens comme la perspective
du lecteur de roman ou du spectateur au théâtre. Parce que ce sens
est donné dans le sensible, cette perspective spirituelle peut symbo¬
liser, surtout dans les œuvres essentiellement visuelles, avec la pers¬
pective physique que la perception commande : le sens du tableau
ou du monument apparaît de l’endroit où est posté le spectateur.
Mais cependant, la présence au monde de l’œuvre ne peut être
confondue avec la présence physique au sensible qui, aussi bien,
comme au concert, peut être relativement indifférente ; si je suis devant,
c’est pour être avec. Le Da du Dasein est un Da spirituel, mais c’est
un Da quand même : je ne suis que coexistant à ce monde de l’œuvre
dont je témoigne, je ne le survole pas, je suis dans ce monde comme
dans l’autre : j’obéis au temps de la musique, j’attends que les person¬
nages du roman se révèlent, je ne saurai jamais ce qu’il y a derrière a la
maison du pendu ». C’est que je suis au service de l’œuvre et comme
« posé » par elle, selon le mot de M. E. Souriau, et spectateur toujours.
L’œuvre a donc l’initiative : ce qu’elle attend du spectateur
répond à ce qu’elle a prévu pour lui. Et cela nous interdit tout
subjectivisme. Loin que l’œuvre soit en nous, nous sommes en elle.
Être témoin, c’est s’interdire de rien ajouter à l’œuvre, car l’œuvre
s’impose au spectateur aussi impérieusement qu’à l’exécutant. Sans
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 97

doute le public a-t-il aussi la liberté d’interpréter, non plus en jouant,


mais en comprenant, au point que la signification de l’œuvre et sa
densité même varient selon ce que les divers spectateurs trouvent
en elle. Mais c’est en elle qu’ils le trouvent, et non point en eux-mêmes
pour le transporter sur elle. Il faut ici se garder de cette théorie selon
laquelle, parce que nous ne connaîtrions jamais que nos propres repré¬
sentations et ne pourrions comprendre que nous-mêmes, l’œuvre
serait en nous. Sans doute il ne suffit point que ce psychologisme
ait été débouté par la théorie de l’intentionnalité. Car il reste vrai
en un sens, et nous le vérifierons en étudiant Yhomo poeticus, que nous
découvrons toujours dans l’œuvre ce que nous sommes. Mais il
faut dire aussitôt que c’est elle qui nous éveille à nous-mêmes, c’est
elle qui déclenche en nous le jeu des souvenirs et des associations
que nous aurons d’ailleurs à réprimer plutôt qu’à encourager pour
lui rester fidèles, c’est elle qui cristallise le précipité intérieur. Et si
elle s’éclaire en chacun de nous, c’est par ce qu’elle-même appelle
en nous. Les idées qu’elle suggère, les sentiments qu’elle éveille, les
images concrètes — Ansichte, dira Ingarden — qui nourrissent
ces significations varient selon chaque spectateur, mais comme des
perspectives qui convergent en un même point, comme des intentions
qui visent un même objet, comme des langages qui disent la même
chose : l’identité de l’œuvre n’en est pas altérée, parce que son
contenu apparaît et se réfracte de façon différente en différentes
consciences. Bien plutôt toutes ces vues ne font-elles que déployer,
exfolier ses possibilités, monnayer le capital qu’elle recèle. On dira,
et il est vrai, qu’il en est de même pour tout objet, qui ne se livre
jamais que par des Abscbattungen, et qui est à l’infini de la série
des visées. Mais la différence est que la vérité de l’objet esthétique est
à la fois plus riche et plus pressante, plus riche parce qu’il ne s’agit
pas seulement d’une réalité matérielle à maîtriser, mais d’une expres¬
sion à saisir, plus pressante parce qu’il nous semble que cette vérité
nous engage et qu’il dépend Je nous de l’assumer.
M. DUFRENNE 7
98 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

IL — Ce que l’œuvre apporte au spectateur

C’est parce que cette vérité de l’œuvre nous est présente dès que
nous sommes présents à l’œuvre, et même si nous ne pouvons pas
la dire, que l’œuvre agit sur nous. Nous voudrions indiquer ici deux
modalités de cette action qui se rapportent à sa seule présence, et
qui toutes deux convergent vers ceci qu’en conviant l’homme à ce
rôle de témoin elle développe en lui l’humain, du moins cet aspect
de l’humain qui s’exerce par la contemplation.
a) Le goût. — D’abord, elle forme le goût. Il faut ici discerner
deux conceptions du goût. Généralement le goût exprime la subjec¬
tivité dans ce qu’elle a d’arbitraire et d’impérieux : dans ses incli¬
nations et ses préférences; c’est un fait que je préfère la musique
classique à la musique romantique, comme c’est un fait que je préfère
la viande bien cuite et le vin sec : non disputandum. Peut-être une
psychanalyse existentielle pourrait-elle montrer que chacun de ces
choix exprime et confirme une unique manière d’être au monde, le
choix intemporel qui scelle mon destin : mes goûts sont alors irré¬
ductibles parce qu’ils participent à un même irréductible qui est au
fond ma nature (1) — et le témoignage de ma finitude. Mais la subjec¬
tivité ainsi entendue, même si on la définit encore comme projet
d’un monde, se reconnaît à ses contenus ou à ses réactions : elle se
réfère à soi plutôt qu’au monde. Ainsi les goûts esthétiques expriment
la réaction de ma nature à l’objet esthétique; ils supposent que je
sois plus attentif à moi qu’à l’objet, et d’abord à mon plaisir, car ils
se mesurent au plaisir que je trouve à l’expérience esthétique, plaisir

(1) Il importe peu ici de savoir si cette nature est encore un acte de la liberté
comme le veut Sartre ; car il s’agit alors d’une liberté quin'est pas encore mienne : le
choix premier n’est pas un choix véritable, c’est-à-dire réfléchi et assumé, donc
authentique ; la liberté véritable suppose par rapport à lui une conversion radicale.
M. Jeanson l’a très bien dit : « C’est déjà en fait un choix libre et qui est le mien,
mais, paradoxalement, il me reste à en faire mon libre choix de moi-même » (La
morale de Sartre, p. 305).
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 99

qui ne procède pas tellement de l’objet que de moi, ou plutôt de l’ac¬


cord de l’objet avec moi, du sentiment que j’éprouve d’être confirmé
dans mon être ou d’être révélé à moi-même. Le jugement de goût
décide de ce que je préfère en vertu de ce que je suis.
Or, ce retour sur soi, même par le truchement de l’objet esthé¬
tique, n’est pas l’essentiel de l’expérience esthétique. Alain le suggère
en disant que le plaisir n’est pas un ingrédient nécessaire de cette
expérience, et que le beau éveille plutôt le sentiment du sublime.
Le sublime serait alors, en un sens un peu détourné, le sentiment de
notre aliénation dans l’objet esthétique, le sacrifice de la subjectivité
à quelque chose vers quoi elle se transcende et qui la transcende, bref,
le sentiment qui s’éveille lorsqu’on renonce à tout sentiment, à tout
retour sur soi, pour être à l’objet : quand la subjectivité est sublimée;
alors la subjectivité est projet du monde plutôt que retour à soi, elle
est sa singularité au heu de la poser, elle s’emploie à connaître plutôt
qu’à préférer. C’est par là qu’il faut définir le goût par opposé aux
goûts. Le goût peut orienter les goûts, mais aussi aller contre eux :
je n’aime pas cette œuvre, mais je suis capable de l’estimer, je la
reconnais. Alors que les goûts sont déterminés, le goût n’est pas
exclusif. Avoir du goût, c’est être capable de jugement au delà des
préjugés et des partis pris. Ce jugement est capable d’universalité,
comme Kant l’a vu. Mais pourquoi ? Parce qu’il ne requiert de moi
que mon attention à l’objet et non une décision : c’est l’œuvre même
qui comparaît et qui se juge eüe-même. Notez qu’au tribunal le juste
juge est celui qui laisse la vérité se dévoiler et se contente de pro¬
noncer la sanction; c’est l’accusé qui se condamne (Hegel ajoute :
qui veut la punition précisément pour que son acte soit reconnu);
bien juger, c’est donc s’abstenir de juger dans la mesure où le juge¬
ment est préjugé et arbitraire; c’est préférer le préférable seulement
parce qu’il se manifeste comme tel, sans formuler une préférence,
ou en s’efforçant de laisser ses préférences de côté. Avoir du goût
c’est n’avoir pas de goûts, et c’est pourquoi le bon goût réside plutôt
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dans des non-choix que dans des choix. Certes, il peut inspirer une
sorte de hiérarchie entre les œuvres, mais à condition que ce soit
l’œuvre elle-même qui s’avoue mineure ou majeure et revendique
sa place (i). Et il est remarquable que le bon goût soit volontiers
éclectique, et sans mauvaise conscience. Il consiste surtout à éviter
les fautes de goût, à n’être pas dupe des œuvres qui ne sont pas
valables et qui ne le sont pas précisément parce qu’elles cherchent
l’effet, veulent impressionner, flattent la subjectivité — et ce qu’il
y a de plus vulnérable en elle — pour la mettre de son côté, comme
on voit au Grand-Guignol, dans la poésie sentimentale ou dans la
peinture moralisatrice ou érotique. L’art authentique nous détourne
de nous-même et nous tourne vers lui.
Et c’est ainsi que l’œuvre d’art forme le goût; par sa présence
même, comme Alain l’a longuement montré, et comme l’illustrent
bien les arts de cérémonie, mais aussi la musique et la poésie, elle
discipline les passions, impose l’ordre, et la mesure, rend l’âme dispo¬
nible dans un corps apaisé. Mais davantage, elle réprime ce qu’il
y a de particulier (soit d’empirique, d’historiquement déterminé, soit
de capricieux) dans la subjectivité; plus exactement, elle convertit
le particulier en universel (2), elle impose au témoin d’être exemplaire.
Elle invite la subjectivité à se constituer comme pur regard, libre

(1) Pourtant on demande bien aux critiques d’exercer leur jugement, et l’on sait
que leur fonction n’est pas négligeable. Mais ce qu’on attend d’eux, ce sont des
jugements d’existence plutôt que de goût : qu’ils disent ce qu’est l’œuvre, comment
elle est faite, ce qu’elle dit dans la mesure où on peut le traduire, ce qu’elle apporte de
neuf.
(2) De la même façon, selon que le répète Croce après Hegel, elle universalise son
propre contenu, non pas en en faisant une essence abstraite, mais en l’arrachant aux
déterminations qui, dans le monde naturel, ne cessent de le travestir et de l’altérer : la
chaise de Van Gogh est à la fois une chaise et la chaise, celle qui a sa signification en
elle-même sans que rien puisse la lui arracher. Mais il faudrait observer que cet
universel n’est pas encore l’universel du Logos atteint par le savoir absolu, s’il
est accessible, mais un universel montré qui ne trouve à s’exprimer qu’esthéti-
quement.
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

ouverture sur l’objet, et le contenu particulier de cette subjectivité


à se mettre au service de la compréhension au lieu de l’offusquer en
faisant prévaloir ses inclinations. L’œuvre d’art est une école d’at¬
tention. Et à mesure que s’exerce l’aptitude à s’ouvrir, se développe
l’aptitude à comprendre, à comprendre ce qui doit être compris,
c’est-à-dire à pénétrer dans le monde qu’ouvre l’œuvre. Sans doute
dirons-nous que la compréhension peut être aidée par une réflexion
ou un apprentissage préalables ; mais finalement il s’agit de commu¬
niquer avec l’œuvre, au delà de tout savoir et de toute technique :
ce qui précisément définit le goût, que l’amateur peut revendiquer
au même titre que l’expert.
Par le goût, le témoin se hausse à ce qu’il y a d’universel dans
l’humain : le pouvoir sinon de constituer l’objet esthétique, du
moins de lui rendre justice, par quoi le jugement de goût est capable
d’universalité. Cette universalité va se manifester encore dans un
second mode d’action de l’objet esthétique : la création d’un public
en donnant cette fois au terme un sens plus large que précédemment.
b) La constitution d’un public. — Et en effet, nous saisirons mieux
encore la puissance de l’œuvre en observant que son témoin, même
solitaire, n’est pas seul : il appartient à un public, et la constitution
de ce public, sa nature propre, qui n’est point celle du public présent
et nécessaire à l’exécution, et qu’au surplus possèdent aussi les œuvres
exécutées, atteste la réalité de l’œuvre et son action sur ses témoins.
L’important est donc de voir comment ce public tend à figurer l’uni¬
versalité qui est déjà celle du témoin solitaire : il est la multiplication
indéfinie du témoin parce que le témoin est indéfiniment multipliable,
s’étant fait le semblable de tout homme en dépassant sa particularité.
Sans doute ce public est-il souhaité par le spectateur ou le témoin
lui-même. Si le lecteur solitaire éprouve confusément la réalité d’un
invisible public, s’il a conscience d’adhérer à une société secrète
dont l’œuvre est le mot de passe, ou de coopérer à une culture dont
l’œuvre est à la fois l’objet et l’instrument, cette conscience répond
102 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

à un besoin en lui : l'émotion esthétique veut se communiquer et


se répandre; elle cherche des confidents et des témoins. Et aussi des
garants : l’exigence du public correspond à un souci de sécurité; le
jugement de goût qui ratifie et conclut l’expérience esthétique ne
se sent sûr de lui qu’autant qu’il a des répondants; l’hommage d’un
public ou d’une tradition est pour lui le meilleur patronage.
Mais c’est l’œuvre qui veut et qui suscite ce public. Elle a besoin
de lui. Et pourtant, un témoin ne suffit-il pas ? Si fait, mais parce
que le sens de l’œuvre est inépuisable, l’objet esthétique gagne à une
pluralité d’interprétations. La lecture du sens n’est jamais finie et le
public a toujours à s’étendre pour la recommencer. Certes, si l’œuvre
est ainsi insatiable, ce n’est pas à la façon de l’objet dont les déter¬
minations qui le relient au monde extérieur ne sont jamais épuisées,
ni d’un événement historique dont, même si la matière en est incontes¬
tablement établie (Jean sans Terre a passé par là...), le sens peut
toujours être remis en question parce qu’il ne saurait être compris
parfaitement que par rapport à la totalité de l’histoire; car l’œuvre se
détache au contraire de son contexte spatio-temporel : elle est dans
l’espace et dans le temps universels comme instituant un espace et
un temps qui lui sont propres. C’est plutôt à la façon d’une personne
que l’œuvre s’avère inépuisable. Non qu’elle jouisse d’une liberté
déroutante : elle n’a pas le caractère suspect du mensonge, ni le
caractère imprévisible de l’acte libre, elle est tout entière égale à elle-
même. Mais le visage qu’elle tourne vers nous, comme le visage
humain, semble exprimer toujours au delà de ce que nous pouvons
saisir. Et nous soupçonnons déjà pourquoi; c’est que son sens ne
s’épuise pas dans ce qu’elle représente, et qui pourrait être défini,
résumé, traduit, comme la signification objective d’un objet intelli¬
gible, de la même façon que s’épuise le sens du langage prosaïque.
Ce qu’elle représente ne se livre qu’à travers ce qu’elle exprime,
l’expression, même immédiatement saisie, est encore insaisissable.
Mais le plus important ici est que l’objet esthétique gagne en être
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

à cette pluralité d’interprétations qui s’attachent à lui : il s’enrichit


à mesure que l’œuvre trouve un public plus vaste et une signification
plus nombreuse. Tout se passe comme si l’objet esthétique se méta¬
morphosait, croissait en densité ou en profondeur, comme si quelque
chose de son être était transformé par le culte dont il est l’objet. Et
c’est pourquoi nous ne pouvons dire avec Sartre qu’il soit indifférent
pour l’œuvre de survivre à son auteur et de mériter une « immortalité
subjective »; ce n’est indifférent qu’à l’auteur qui n’est plus là pour
s’en féliciter. Car cette immortalité n’est pas seulement consécration,
mais enrichissement. Et il ne faut pas croire qu’elle désarme l’œuvre
et la rende inoffensive : l’œuvre qui ne meurt pas continue d’agir;
peut-être pas de la même façon que l’œuvre toute fraîche, composée
par un auteur vivant pour un public vivant, et qui opère quelquefois
à la façon d’un explosif, mais sans doute avec autant d’efficace, parce
que c’est en profondeur qu’elle agit, invitant l’homme à être d’abord,
et non à faire tout de suite : c’est un peu la différence du tract à l’œuvre
littéraire. Ainsi pourrait-on dire que le public continue de créer
l’œuvre en ajoutant à son sens, comme si le respect et la ferveur
étaient eux-mêmes créateurs. Ne peut-on dire d’ailleurs qu’ils le
sont dans les relations interhumaines ? Ce que j’espère de mon ami,
ce que mon amitié attend de lui, qu’il soit lui-même, il finit par l’être :
ainsi l’œuvre s’assure d’elle-même et grandit par la conjuration du
public.
Mais comment suscite-t-elle ce public ? Et d’où vient, d’autre part,
qu’un public puisse se constituer et être éprouvé même lorsque les
circonstances de la perception esthétique ne le rendent pas visible ?
C’est d’abord que ce public n’est pas essentiellement un rassem¬
blement d’individus, parce qu’il n’est pas l’extension indéfinie des
relations d’un toi et d’un moi, mais l’affirmation immédiate d’un nous.
Même au théâtre, les regards ne s’affrontent ni ne se mesurent, le
procès dialectique de la reconnaissance ne s’engage pas; les regards
restent fixés sur la scène et ne se croisent que sur elle. L’autre ne
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

m’apparaît pas dans sa singularité provocatrice, mais comme le


semblable, dont l’être se réduit pour moi à l’acte personnel qu’il
accomplit en commun avec moi. Par contre, que je sois un moment
attentif à mon voisin, il redevient cet individu concret dont la pré¬
sence me gêne, dont les réactions sont différentes des miennes, dont
je soupçonne déjà qu’il n’a rien compris : le public se dissout pour
faire place à une relation mutuelle des consciences qui joue sur un
autre plan. Le groupe n’est groupe, « essentiellement social », comme
dit M. Aron, que là où sont dépassées les relations d’un toi et d’un
moi. Et précisément l’objet esthétique permet au public de se cons¬
tituer comme groupe parce qu’il se propose comme une objectivité
supérieure qui rallie les individus et les contraint à oublier leurs
différences individuelles. Si le groupe implique en tant que social
un système de sentiments, de pensées ou d’actes auquel l’individu ait
conscience d’adhérer comme en se soumettant à une norme extérieure,
le public est un groupe caractéristique : il constitue une communauté
réelle, fondée non pas sur l’objectivité d’une institution ou d’un sys¬
tème de représentation, mais sur l’objectivité éminente de l'œuvre.
L’œuvre m’oblige à renoncer à ma propre différence, à me faire le
semblable de mon semblable en acceptant comme lui la règle du jeu
qui est de voir, et presque d’admirer; celui qui siffle au concert
plutôt que d’entendre, ou qui hausse les épaules à une exposition de
peinture plutôt que de regarder, il rompt le pacte qui constitue le
public, en même temps qu’il se dérobe, comme nous dirons plus
tard, à l'expérience esthétique. L’objectivité de l’œuvre et l’exigence
qu’elle comporte imposent et garantissent la réalité du lien social.
Mais ce gage est aussi une limite, où va apparaître le caractère
indéterminé du groupe. Car le public tend à s’ouvrir toujours davan¬
tage. D’une part en effet, comme l’œuvre n’est œuvre que contemplée,
elle ne suscite pas des normes qui requièrent et règlent une activité
déterminée; elle crée une participation, non une coopération; en ce
sens, la cohésion du groupe est précaire, car elle n’est éprouvée qu’au
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC 105

contact de l’objet. D’autre part l’extension du groupe est indéfinie. Le


semblable que j’y retrouve y a des traits d’autant plus indifférenciés
qu’il n’est pas le collaborateur d’une entreprise commune : il ne se
définit pas en fonction d’une activité à poursuivre, mais d’une per¬
ception à éprouver en commun. Défini comme l’associé d’une per¬
ception, il n’est encore que vaguement défini, et c’est pourquoi tout
le monde peut entrer dans le cercle d’un public. Cependant il arrive
que le public ait l’impression de constituer une société privilégiée
à laquelle n’accèdent que des initiés : ainsi les chapelles ou les cénacles ;
et peut-être ne faut-il point mépriser ces sectes, non seulement parce
que le snobisme, qui n’est rien d’autre que le souci de représenter le
public comme une élite, peut servir à éveiller le goût, fût-ce en faisant
scandale, mais encore parce que c’est peut-être sous cette forme
volontairement restreinte et exclusive que le public prend conscience
d’être un public. Et il est inévitable que le public soit ainsi restreint
lorsque l’œuvre est récente et n’a pas eu le temps de se diffuser, ou
lorsqu’elle garde un caractère ésotérique et semble vouloir réserver
son secret (1). Le public se sent alors déterminé et sélectionné par
l’œuvre; mais cette particularisation du semblable, qui est presque
le complice, est un moment d’une dialectique qui doit conduire à une
universalité concrète : il faut que le semblable comporte des déter¬
minations singulières pour qu’à mesure que la notion s’en étende,
elle ne se perde point dans une abstraction formelle; ainsi faut-il
que l’idée d’homme traverse celle de citoyen, comme l’idée de nation
celle de province; c’est en assumant des contenus concrets que l’idée
peut se développer sans perdre de sa substance et que le groupe peut
se dilater sans cesser d’être groupe. Et en effet, à mesure que l’œuvre

(1) Remarquons que l’hermétisme est un caractère de l’œuvre même qu’il ne faut
pas mesurer à l’incompréhension du public : même comprise, l’œuvre obscure reste
obscure ; ce n’est point comme un hiéroglyphe qu’on peut traduire, ou un rêve
déchiffrer ; c’est le sens même qui est obscur, non la forme qui serait inadéquate au
contenu. Il y a pour le sentiment esthétique des évidences confuses.
io6 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vieillit, son public s’étend, à la tois horizontalement et verticalement.


Verticalement, en ce que les générations se relaient pour monter
la garde autour de l’œuvre. Et nous voyons encore ici de quel prix
est l’ancienneté de l’œuvre : ces générations, ces civilisations qu’elle
a traversées, immobile, je me joins à elles aujourd’hui, je m’inscris
dans leur sillage et je continue une tradition. Point de tradition sans
quelque chose qui soit transmis, et qui, en même temps, transmette
le passé : c’est ici l’office de l’œuvre, qui est proprement historique en
ce que non seulement elle témoigne du passé dont elle surgit, mais
encore qu’elle relie, par une chaîne de regards, le passé au présent.
Horizontalement, parce qu’à mesure que le temps accroît son
prestige, le champ d’influence de l’œuvre s’accroît. Si Racine, qui
écrivait pour quelques courtisans de Versailles, est lu maintenant
par toute la bourgeoisie, ce n’est pas seulement parce que la bour¬
geoisie a succédé à l’aristocratie ou parce que le système français
d’éducation s’est démocratisé; c’est aussi parce que nous sommes
mieux à même aujourd’hui de comprendre Racine. Une œuvre nou¬
velle est souvent accueillie avec indifférence, parfois avec mépris
ou avec colère : autant de signes d’incompréhension qui permettent à
ses défenseurs de se compter et de s’unir. Après quelque temps, si
l’œuvre n’a pas disparu du monde culturel, et même si elle est toujours
contestée, elle étend son audience. Et ce qui nous importe ici, c’est
que ce public à mesure qu’il croit tend à cesser d’être un public pour
se confondre avec l’humanité, où le semblable rejoint le semblable
au delà de la particularité. Et cette métamorphose du groupe a une
double signification, pour l’individu appelé à l’humanité et pour le
groupe qui se transcende.
L’homme devant l’objet esthétique transcende sa singularité et
devient disponible pour l’universel humain. Comme le prolétaire
pour Comte ou Marx, homme sans attache, libéré des liens et des
préjugés qui asservissent la conscience, il est capable de retrouver en
lui la qualité toute nue d’homme et de rejoindre directement les
L'ŒUVRE ET LE PUBLIC

autres dans la communauté esthétique. Ce qui divise les hommes, ce


sont les conflits sur le plan vital, et c’est pourquoi la lutte des cons¬
ciences chez Hegel est une lutte pour la vie. Mais l’objet esthétique
rassemble les hommes sur un plan supérieur où sans cesser d’être
individualisés, ils se sentent solidaires. Nous aimerions dire que la
contemplation esthétique est un acte social par essence, comme
sont, selon Scheler, aimer, obéir, respecter. Un acte qui comporte
au moins une allusion à l’autre comme à mon égal, parce que je me
sens porté par lui, approuvé par lui et en un sens responsable de lui.
Même si la présence implicite de l’autre n’est pas celle d’un être dont
je suis responsable, c’est celle d’un être dont je suis solidaire. Cette
exigence de réciprocité que comporte l’admiration esthétique, c’est
un des sens de l’universalité formelle du jugement de goût selon
Kant. De même que l’amour attend l’amour en retour, et l’autorité
l’obéissance, l’admiration en appelle à l’admiration. Et tandis que
l’intersubjectivité fondée sur des expériences originelles comme celles
de la sympathie ou de l’amour n’est pas encore la sociabilité, parce
que la relation de personne à personne n’est pas une relation sociale,
l’autre y restant le prochain, à la fois irréductiblement distinct et
uni à moi, le public est un groupe social parce que l’œuvre sert de
commun dénominateur aux consciences qui s’éprouvent sem¬
blables (i).
On voit par là ce qu’est « la sociabilité esthétique ». Si nous
reprenons les termes de Scheler, nous dirons que le public n’est
pas une « société » parce qu’il n’est point lié par quelque contrat
et n’engage point des intérêts. Il n’est pas non plus une communauté
parce qu’il n’y a pas un flot d’Erlebnisse collectifs immergeant les
consciences individuelles : c’est l’identité de l’objet qui assure l’iden-

(i) Nous retrouverons plus tard cette unité de la singularité et de l’universalité :


l’homme ne rejoint pas l’homme en reniant sa différence, mais inversement ce n’est
point en cultivant sa différence qu’il est le plus profondément lui-mcme, mais en
réalisant en lui l’humain.
io8 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tité des représentations; pas de conscience collective, mais une cons¬


cience ordonnée à un objet commun. Et c’est au « cosmos des per¬
sonnes spirituelles » qu’il faudrait comparer le public, cité des esprits
où se manifeste, en dehors de tout lien physique ou contractuel, une
solidarité spirituelle. De ce cosmos, le public n’est peut-être qu’une
forme dégradée, mais une forme tout de même, comme chez Kant
l’universalité du jugement de goût symbolise la réalité d’une répu¬
blique des fins, en attestant la parenté spirituelle des êtres raisonnables.
Et s’il est vrai que la communauté des personnes est l’exigence qui
anime toute structure sociale réelle et la fin vers laquelle elle tend, s’il
est vrai en d’autres termes que le clos ne s’oppose pas à l’ouvert, mais
tend toujours à s’ouvrir comme l’individu à rejoindre l’homme, nous
pourrions dire que chaque groupe tend vers l’humanité, en quoi
nous retrouverions la pensée profonde de Comte aussi bien que de
Kant. Et peut-être l’élargissement indéfini du public, de ce groupe
ouvert qui se définit par son pouvoir d’appel bien plus que par ses
exclusives, est-il le meilleur signe et le meilleur instrument de cette
vocation humaine. Du moins pressentons-nous déjà la signification
humaniste de l’expérience esthétique. Nous la vérifierons plus tard
en montrant comment la perception esthétique appelle le spectateur
à réaliser l’homme en lui en même temps qu’il le reconnaît autour
de lui dans le public.
Une dernière remarque : si large que soit le public et même s’il tend
à s’identifier à l’humanité, on ne peut le confondre avec la masse, avec
la communauté vivante, parce que l’œuvre ne pourrait s’ordonner
à cette communauté qu’à condition d’en accepter et d’en défendre
les valeurs, de se mettre au service d’une autre cause que celle de
l’art. Certes, il y a eu un art des masses; mieux, tout art a été art
des masses jusqu’à une époque très récente parce qu’au fond, nous
l’avons déjà dit, l’art vient seulement de prendre conscience de lui-
même : l’art pour l’art est une idée neuve. Jusque-là l’artiste se met
spontanément au service de la Weltatischauung propre à sa commu-
L’ŒUVRE ET LE PUBLIC

nauté, de sa foi aux époques de foi; l’œuvre n’a pas de public mais
la masse des fidèles se reconnaît en elle et vient s’y instruire de sa foi :
au portail de Moissac le Moyen Age ne vient pas admirer le tympan
sculpté, il vient vénérer le Christ tel qu’il apparaîtra au jour du
Jugement. Faut-il dire qu’aujourd’hui l’œuvre n’a plus d’autre lien
avec le public que par le goût de l’art qu’elle lui communique ? Pas
exactement, car elle lui apporte encore un message, mais l’accord entre
le public et elle n’est pas préalable et l’art crée une communion qui ne
lui préexiste pas. De plus les croyances et les valeurs qui cimentent
la communauté ne sont pas nécessairement, loin de là, celles que
l’objet esthétique à sa façon exprime : celles-ci ne rencontrent guère
la masse, elles se créent un public.
Est-ce à dire qu’un art des masses soit possible aujourd’hui ? On
est tenté de le croire si l’on pense aux échantillons qui se présentent :
l’imagerie sulpicienne, le film hollywoodien, le roman policier, mais
il s’agit d’un art commercialisé dont les œuvres sont produites en
série, au vrai d’une usurpation des techniques de l’art par des
commerçants, et cela ne suffit pas à proscrire l’idée d’un art des
masses. Mais si le dialogue aujourd’hui ne parvient pas à s’établir entre
la masse et l’art, ni même la littérature, comme Sartre le confesse,
c’est peut-être que manque le terrain d’entente d’une foi commune.
Qu’une foi vivante traverse la communauté et elle touchera l’artiste,
elle résonnera dans l’objet esthétique; on l’a vu un moment en Russie
avant que l’art n’y soit dirigé : les films d’Eisenstein sont à la Révo¬
lution ce que les Perses sont à la Grèce de Marathon; mais tant que
cette foi n’existe pas l’artiste ne peut jamais proposer que sa foi à
qui veut l’entendre : son public n’est qu’un public et non la masse,
mais il reste que ce public tend à l’humanité.
Et ce passage du public à l’humanité n’est possible que par
l’œuvre. Si l’objet esthétique attend du public non seulement sa
consécration, mais son accomplissement, inversement le public
attend de l’œuvre sa promotion à l’humanité. L’objet esthétique
i xo L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

n’apporte donc pas moins au public qu’il ne reçoit de lui : le public


lui doit d’être public, et de se hausser à l’universel. Et bien entendu,
il ne peut se constituer ainsi que parce que l’œuvre agit d’abord sur
l’individu et par elle-même l’invite à l’attention et au respect. Nous
le verrons de plus près en étudiant la perception esthétique. Mais il
fallait d’abord évoquer ce fait du public parce qu’il grossit en quelque
sorte l’action que l’œuvre exerce sur l’individu, et parce qu’il est
caractéristique de l’objet esthétique : les autres objets n’ont pas de
public, ou, s’ils en ont, ce n’est point un public comparable à celui
de l’œuvre d’art. Et ce fait du public nous aura rendu plus sensible
l’ambiguïté du statut de l’objet esthétique, qui est à la fois pour nous
et en soi.
Chapitre IV

L’OBJET ESTHÉTIQUE
PARMI LES AUTRES OBJETS

Il nous faut maintenant comparer l’objet esthétique aux autres


objets que la perception rencontre et, si naïve soit-elle, discerne dans
le monde : c’est-à-dire, très empiriquement, aux vivants, aux choses,
aux objets usuels et aux objets signifiants. Ce sera le meilleur moyen
d’approcher l’être de l’objet esthétique, tel que nous en instruit la
perception qu’il sollicite et par laquelle il est objet esthétique. Mais
une double objection préalable peut nous arrêter : est-il légitime
d’opposer l’objet esthétique en tant qu’objet perçu aux autres objets ?
Oui, car tout objet est perçu, et d’autre part l’objet esthétique, pour
être perçu, n’en est pas moins réel. Quand des objets que nous
trouvons beaux deviennent esthétiques sous notre regard, notre per¬
ception ne crée nullement un objet nouveau, elle fait droit seu¬
lement à l’objet, et il faut que l’objet se prête à cette esthétisation.
En devenant esthétique, il n’est rien d’autre que ce qu’il est, bien que
la perception lui fasse un sort à part : il n’est métamorphosé qu’en
lui-même, tel qu’en lui-même enfin l’apparaître le change. Cependant
tous les objets, s’ils sont esthétiquement perçus, pouvant devenir
objets esthétiques, comment les opposer à « l’objet esthétique » ?
N’avons-nous pas admis qu’il ne fallait pas circonscrire trop rigou¬
reusement, sinon pour des raisons de méthode, l’empire des objets
esthétiques et, comme tels, susceptibles de beauté ? Mais nous avons
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

convenu aussi que l’œuvre d’art est l’objet esthétique par excellence,
en sorte que si nous identifions l’objet esthétique à l’œuvre d’art,
nous avons le droit de l’opposer à d’autres objets qui ne sont esthé¬
tiques qu’en puissance et par surcroît. Nous pouvons donc chercher
ce qui distingue l’objet esthétique œuvre d’art des autres objets qui
ne sont esthétiques qu’accessoirement. C’est à condition de privilégier
l’œuvre d’art qu’on peut concevoir une idée adéquate de l’idée
esthétique. Et du même coup il nous faudra insister sur ce que les
autres objets ont essentiellement de non esthétique, sans oublier
pour autant qu’ils peuvent devenir esthétiques et prétendre parfois
à l’être. Mais si l’on veut comprendre comment ils peuvent l’être,
c’est à la lumière de l’œuvre d’art qu’il faut les considérer. Toutefois
notre propos est seulement de décrire les caractères propres de l’objet
esthétique spécifique et de souligner sa différence, plutôt que de suivre
le chemin inverse et de chercher comment la vie, la nature ou l’indus¬
trie imitent l’art et produisent des objets qui sollicitent une perception
esthétique.

I. — L’objet esthétique et le vivant

La confrontation du vivant et de l’objet esthétique ne nous retien¬


dra pas longtemps. Même si nous sommes amenés à découvrir une
analogie entre l’objet esthétique et le vivant, même si d’autre part le
vivant arbore des qualités esthétiques, la confusion n’est pas possible,
et le vivant, au moins si on le considère sous la forme caractéristique
de l’être animé, car le végétal n’est pas aussi vivant pour la conscience
naïve, constitue un secteur bien déterminé du réel. C’est seulement
pour la conscience réfléchie, lorsqu’elle refuse les évidences premières
et la simplicité de la distinction, que surgit la question d’une conti¬
nuité de la matière et de la vie, et des formes limitrophes qui, dans l’es¬
pace ou dans le temps, peuvent assurer cette continuité. Mais l’on sait
que l’enfant a très tôt un comportement différent devant une per-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

sonne ou un animal et devant une chose inerte : le vivant lui apparaît


déjà avec un visage propre, irrécusable. N’est-il pas tenté cependant
d’étendre à l’inanimé les caractères qu’il observe sur l’animé ? Mais
on pourrait montrer que l’animisme enfantin est déjà métaphorique
ou, si l’on préfère, de mauvaise foi : la fillette qui joue à la maman avec
sa poupée distingue fort bien la poupée d’un enfant véritable, comme
l’halluciné distingue les piqûres dont il se plaint d’un jet de chlorure
d’éthyle que le médecin lui applique. Le même enfant qui frappe la
table à laquelle il s’est heurté — Xerxès qui fouette la mer — n’ignore
pas que la table est de bois, et insensible, puisqu’il sait à d’autres
moments l’utiliser comme chose, et ne pense pas lui infliger de bles¬
sures lorsqu’il lui fait des entailles avec un couteau; simplement
l’enfant, comme l’adulte, est capable d’éprouver des émotions qui
bouleversent un moment la physionomie du monde. De même pour
l’animisme adulte : l’ethnologie moderne est unanime à reconnaître
au primitif une pensée positive, c’est-à-dire en premier lieu l’aptitude
à différencier les divers secteurs du réel; et déjà Comte, définissant
le fétichisme par ceci que « la notion primitive de l’ordre extérieur ne
distinguait point la matérialité de la vitalité » (i), montrait « l’intime
dislocation » que l’astrolâtrie introduisait dans le système, et l’imma¬
nence de la positivité à la mentalité primitive. Une phénoménologie
de l’animisme aurait d’ailleurs à discerner en lui : i° Ce qui est de
vérité : le pressentiment de la notion de loi dans la notion de cause
conçue d’abord anthropomorphiquement, comme le montre Comte;
2° Ce qui est de jeu, dont l’émotion peut être la forme extrême;
et 3° Ce qui est de métaphore, dont on risque encore moins d’être
dupe, mais qui se justifie par l’expérience qui fonde tout animisme,
à savoir que les choses peuvent, comme les visages ou les compor¬
tements, avoir une expression. Nous reviendrons longuement sur
cette notion d’expression; qu’il nous suffise de dire qu’en aucun cas

(i) Système de politique positive, III, p. 123.

U. DUFRENNE 8
ii4 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’expressivité n’efface les caractères, auxquels elle s’ajoute, de la


chose comme distincte du vivant.
Avec le vivant ainsi repéré, l’objet esthétique ne peut se confon¬
dre : ceci est si évident d’une peinture ou d’un monument, qu’on ose
à peine le dire; mais il faut le dire aussi des objets qui pour apparaître
font appel à l’homme, au corps humain. La danse n’est-elle pas dans
le danseur ? Serait-elle encore danse si le danseur était robot ou
marionnette, comme Gordon Craig rêvait que serait un jour l’acteur
dans un théâtre où le metteur en scène serait enfin roi ? Arrêtons-nous
à cet exemple. Il est certain qu’il n’y a point de danse sans danseur.
On peut faire danser des choses, comme Chariot fait des petits pains
dans La ruée vers l’or, mais ce n’est une danse que dans la mesure où
l’on imagine encore un danseur dont ici les pains figureraient les
pieds; et ce n’est plus une danse que par métaphore lorsque, par
exemple un film fait danser sur l’écran des taches colorées (i). Mais le
ballet lui-même, tant qu’il n’existe que dans l’imagination du choré-
auteur qui ne peut lui conférer la même existence qu’à l’œuvre théâ¬
trale confère le papier sur lequel elle est écrite, n’est pas encore objet
esthétique. Davantage, les vertus de la danse sont les vertus du
danseur : point de grâce si le danseur n’est gracieux, de noblesse
s’il n’est noble, d’emportement s’il n’est emporté; « il est impar¬
donnable pour une danseuse d’être laide » disait Théophile Gautier.
Mieux encore, on peut dire que la danse n’est rien d’autre que l’apo¬
théose du corps humain, le triomphe de la vie; pour imaginer une
danse macabre il faut ressusciter les squelettes ; et la Mort qui menait
le jeu dans La table ronde était figurée par un magnifique vivant !
Ainsi non seulement l’objet esthétique qui s’offre à moi est-il id
composé par des vivants, mais encore s’efforce-t-il de me donner
l’image la plus claire de la vie : chaque mouvement du danseur est

(x) Comme dans les effets de « lumière mobile » produits par le * cia vil ux ». (Sur
cet instrument, cf. Munho, The Arts and their Interrdations, p. 506 sq.)
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

comme une affirmation vitale, l’exhibition des puissances de vie qui


se déploient selon la durée qui leur est propre. Mais si la danse
donne une image de la vie, c’est qu’elle n’est pas la vie elle-même; les
vivants qu’elle emploie sont à son service, ils lui prêtent leur qualité
de vivants pour représenter la vie, et la vie traitée esthétiquement
n’est plus la vie tout court, pas plus que le danseur n’est un vivant
ordinaire, pas plus que Dullin n’était le J ules César réel. Et si le dan¬
seur est au service de la danse, s’il tâche à s’identifier à elle, c’est
qu’elle est distincte de lui : elle est à lui ce qu’est à l’acteur le texte ou
le scénario, au musicien la partition. Le spectateur perçoit la danse
comme se réalisant à travers le danseur, ayant du danseur pour appa¬
raître un besoin absolument impérieux, mais ne s’identifiant pas à lui.
Qu’est donc cet objet esthétique ? Une chose, une idée, un imagi¬
naire ? Tenons-nous en encore à l’expérience naïve du spectateur. Il
voit un ballet : des personnages exécutent des mouvements sur une
certaine musique; des gesticulations sur un fond sonore, est-ce là
tout le spectacle ? Non pas. A travers les mouvements et les formes le
spectateur perçoit une certaine logique; peut-être celle d’une action :
le ballet porte un titre et souvent il raconte une histoire, celle de
Phèdre ou d’Œdipe, une fable, un conte. Sur le jeu des danseurs le
spectateur suit cette histoire comme un récit qui lui est fait. Est-ce
là le ballet ? Pas encore tout à fait. Le spectateur averti se garde de
porter trop d’intérêt à l’anecdote de peur qu’elle n’éclipse la danse
dont il ne veut pas qu’elle se réduise à une pantomime; il s’interdit de
juger le ballet sur l’histoire qui n’est qu’un prétexte bien moins
important encore que le livret pour l’opéra. Bien plutôt il juge l’ac¬
tion en fonction du ballet et l’apprécie pour la façon dont elle appelle
l’expression chorégraphique et sert la cause de la danse. La danse
ne s’immole pas à ce qu’elle représente : ses mouvements et ses
figures, le spectateur les saisit comme obéissant à une autre logique
qui peut être inspirée par la musique, mais qui n’est pas plus celle de
la musique que celle du sujet; car le ballet suit la musique sans s’y
116 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

asservir : « Le danseur danse sur la musique comme sur un tapis »,


dit Roland-Manuel, et il est remarquable que les grandes œuvres
écrites pour la danse, si elles prennent la danse comme prétexte, au
point qu’elles peuvent fort bien être exécutées pour elles-mêmes,
acceptent en retour que la danse les prenne pour prétexte (ce qui
arrive lorsque Isadora Duncan danse sur du Schumann, ou Janine
Solane sur du Beethoven ou du Bach); une musique qui voudrait
commander la danse comme la marche militaire commande le pas
cadencé tue la danse au heu de l’inspirer (i). La logique du déve¬
loppement chorégraphique est donc avant tout une certaine logique
des mouvements corporels, mais portée par des règles comme le
développement musical (auquel elle emprunte sa terminologie), et
qui comme lui peut développer une structure thématique : ainsi
l’arabesque des Wilis au second acte de Giselle, ou encore les mou¬
vements d’élévation dans Icare, pour lequel Lifar inventa la 6e et
la 7e positions qui suppriment un moment l’en dehors, car, dit-il,
« il m’a fallu traduire chorégraphiquement l’envol, puis la chute,
du héros, la désincarnation et la fin humaine » (2).
Cet exemple montre au mieux ce que perçoit le spectateur :
une certaine atmosphère à laquelle coopèrent le sujet, la musique et
la chorégraphie, et qui est comme l’âme du ballet; c’est cela que visent
les danseurs, et c’est cela l’objet esthétique tel qu’ils le réalisent.
Cette atmosphère est sensible même dans la danse pure lorsque l’ex¬
pression n’est pas suggérée et en même temps fortifiée par un sujet :
la danse exprime toujours, même lorsqu’elle ne raconte pas; elle est
la grâce, l’allégresse, l’innocence. C’est dans cette signification au
delà de toute représentation que triomphe la danse, langage absolu
qui ne dit rien que lui-même (3). C’est par là que la danse se distingue

(1) Cf. Serge I,ifar, Traiti de danse académique, p. 213.


(2) Id., Ibid., p. 44.
(3) C’est pourquoi, comme dit M. Gouhier, « une critique chorégraphique éprise
de danse pure dénoncera toujours dans le ballet d’action la plus belle des hérésies »
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

de la pantomime, théâtre sans parole, et aussi de l’acrobatie, à laquelle


il est faux de réduire la danse pure. Car si la danse pure ne signifie
qu’elle-même, du moins se signifie-t-elle et subordonne-t-elle le
danseur à cette fin; alors que l’acrobate n’endosse devant le public
de responsabilité qu’à l’égard de son propre corps dont il exhibe les
merveilles. Le danseur voue son corps à la danse. Ses mouvements
procèdent du tronc comme s’il obéissait à quelque impulsion secrète
au plus profond de lui. L’acrobate au contraire, emploie son corps
à des actions précises réglées souvent par quelque objet, corde, barre,
anneaux : il doit réussir des prouesses, atteindre un but et non dire
quelque chose; en lui le corps est corps et non langage. Si passionnant
soit-il, un tel spectacle ne constitue pas un objet esthétique à la
différence du ballet. Le ballet des Forains monté par Roland Petit
enregistre cette différence : les forains conçus en terme de danse
cessent d’être des acrobates. Même les exercices qui y sont figurés
ne sont pas des moyens d’exhiber les puissances du corps et le talent
d’un individu, mais déjà des gestes qui s’accordent à un ensemble et
concourent à une expression. Lorsque des figures purement acroba¬
tiques sont par hasard et avec précaution intégrées à un ballet, comme
dans Le bal des blanchisseuses, elles y prennent une valeur expressive,
disant par exemple la joie ou l’insouciance ou « le dérèglement de
tous les sens », et se soumettent ainsi à la signification qui anime le
ballet. Et si certaines figures chorégraphiques sont empruntées à
l’acrobatie, comme les entrechats qui viennent des baladins de
l’École italienne, elles visent à un effet où se perd leur caractère athlé¬
tique : « Chez nous, écrit Lifar, la grâce et l’élévation sont substituées

(L’essence du théâtre, p. 148). Depuis que Noverre a inventé le ballet d’action, l’his¬
toire de la danse classique est, comme dit I,ifar, « une perpétuelle hésitation entre
deux grands pôles d’attraction : d’un côté la danse pure, objective, telle qu’on la
trouve dans des opéras, des comédies et même dans certaines œuvres chorégra¬
phiques ; de l’autre la pantomime qui prétend tout exprimer et où la danse joue un
rôle de moins en moins important • (0. c., p. 214). Mais nous ne dirions pas que la
danse pure est inexpressive ; simplement elle n’a pas de sujet.
118 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

aux records athlétiques... Ce qui distingue le saut d’un danseur de


celui de l’acrobate, c’est le fameux arrêt en l’air, le fait de « toucher
aux frises et d’y rester » qui est évidemment un effet d’optique
obtenu au moyen * de quelques mouvements du torse ou des
pieds (i). »
Même si le ballet, lorsque son expression n’est pas particularisée
par un sujet déterminé, qui d’ailleurs la provoque sans l’astreindre,
n’exprime rien d’autre que la vie même, c’est de la vie qu’il s’agit et
non du vivant, et les vivants sont seulement appelés à témoigner de
la vie, « cette substance universelle indestructible, essence fluide
égale à soi-même », comme dit Hegel : la vie que le vivant désavoue
lorsque « il s’affirme comme n’étant pas résolu dans cet universel »,
lorsqu’il poursuit ses buts particuliers, et laisse transparaître dans sa
maladresse et ses infirmités la mort qu’il porte en lui comme le signe
de sa finitude, le danseur au contraire la proclame par ses mouvements
qui sont purs mouvements, qu’aucun but ne particularise et qu’aucune
fatigue n’altère. Mais précisément, en disant la vie, le danseur renonce
à apparaître comme un simple vivant. Il y renonce aussi bien en
donnant à ses mouvements un caractère de gratuité, de fluidité et
de totalité qui est l’image de la vie comme universelle, qu’en leur
donnant au contraire, pendant les poses qu’il marque, dans ce qu’on
appelle les attitudes ou les arabesques ou dans les groupes qu’il
compose avec les autres, un caractère sculptural, j’allais dire archi¬
tectural, qui d’ailleurs ne suspend la durée que pour en faire mieux
sentir le frémissement et bientôt l’essor; car la danse, comme dit
M. Bayer, si elle est un art de synthèse, « demeure pourtant plus
rythme que forme, moins plastique que musicale » (2) : la plastique y
est mouvement rassemblé en lui-même, et promesse de mouvement.
Mais dans tous les cas le vivant est dépassé dans sa particularité. Et

(ï) Traité de danse académique, p. 95.


(2) L'esthétique de la grâce, II, p. 212.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 119

pourquoi, sinon parce que le danseur se soumet au ballet et devient


rinstrument de l’objet esthétique qu’il incarne ? Cet objet que le
spectateur lit sur le danseur, ce n’est pas un vivant, pas plus que le
tableau n’est de la couleur à l’huile ou le monument de la pierre : le
vivant est le matériau dont cet objet est fait, et l’organe d’exécution
par lequel il apparaît.
Dans les autres arts qui requièrent une exécution, le matériau
n’est pas le vivant lui-même, mais le son ou le mot, et le vivant n’est
qu’un exécutant : l’objet esthétique s’y confond encore moins avec
le vivant.
Mais on pourrait trouver une difficulté analogue à celle qu’a
proposée la danse dans l’art des jardins : l’objet esthétique n’y est-il
pas la vie végétale ? Lorsque l’hiver éteint cette vie, que reste-t-il
du parc ? Il en reste quelque chose : une certaine structure encore
lisible dans la disposition des massifs, des parterres, des allées, dans
le groupement des arbres, et que soulignent encore en certains
centres nerveux un bassin, un vase, une statue. (De plus, lorsque le
parc entoure et célèbre un monument, quelque chose reste de l’accord
qu’il doit composer avec ce monument et dans lequel il se subordonne
à lui.) Cette structure, qui est proprement l’œuvre de l’architecte
paysagiste par opposé au jardinier, elle est au parc ce que le texte est
au théâtre, la partition à la musique. Lorsque repoussent les feuilles
et que s’épanouissent les fleurs, on peut dire que la floraison préparée
et contrôlée par le jardinier exécute l’œuvre d’art en même temps
qu’elle lui fournit, concurremment avec le terrain même dont il faut
utiliser et aménager les accidents, son matériau. L’objet esthétique
n’apparaît pleinement que lorsque l’œuvre est exécutée, lorsque la
végétation prête ses volumes et ses couleurs, mais il ne se réduit pas
à cela. Lorsque je me promène dans le parc, c’est encore une idée que
je perçois, mais sensible à l’œil et délivrant par lui une certaine
expression : noblesse et mesure ici, abandon et caprice là, intimité et
tendresse ailleurs; l’objet esthétique est toujours langage, et, même s’il
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

use du vivant pour le transmettre, cette fonction interdit qu’on le


réduise au vivant.
Elle le distingue aussi des autres objets, et c’est là-dessus qu’il
faut insister, car c’est là que se préciseront ses traits spécifiques.

II. — L’objet esthétique et la chose naturelle

a) La chose et T objet usuel. — Parmi les objets opposés en bloc aux


vivants, la perception distingue spontanément les choses naturelles
et les objets artificiels, ceux qui ne portent pas et ceux qui portent la
marque de l’homme, un caillou et un marteau, une branche et une
canne, une maison et une grotte. La distinction est moins évidente
qu’entre choses et vivants dira-t-on; nous pouvons en effet traiter
la chose en instrument, nous servir d’un caillou comme d’un marteau,
ou nous réfugier dans la grotte comme dans une maison; les premiers
marteaux ont été des cailloux et les premières maisons des grottes.
Il est vrai, et l’intelhgence qui est à l’œuvre dans la perception
humaine — et qui ne l’est pas également dans celle du singe de
Koffka — peut pressentir l’ustensile dans la chose, et préparer de
loin cette technique proprement humaine qui a recours aux outils
(car il y a déjà une technique vitale, pour laquelle on n’ose parler
d’intelligence, et qui n’invente pas l’outil) (i). Mais cela signifie
que nous adoptons à l’égard de la chose le comportement que nous
avons à l’égard des objets usuels, sans que pour autant la différence
entre les deux s’efface : surpris par la pluie, je me réfugie dans la
grotte sans que la grotte devienne pour moi une maison; elle l’est

(i) Il faudrait encore distinguer, parmi les objets fabriqués, les objets d’usage (la
maison, le champ labouré, le rôti préparé par le boucher) et les instruments (four¬
chette, stylo, violon), qui sont des moyens au service des objets d’usage, comme la
production l’est par rapport à la consommation. Mais cette distinction ne s’impose
qu’à la réflexion ; et le comportement n’est pas différent, car il est dans les deux cas
enseigné par la tradition, et réglé par l’objet.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

au contraire pour le troglodyte qui en l’aménageant si sommairement


que ce soit, en y transportant ses Dieux, l’imprègne d’une humanité
visible; alors la chose se métamorphose pour s’intégrer au monde
culturel, comme la branche que je casse et que je taille pour en faire
un bâton; alors aussi se fonde la propriété, car la possession humanise
déjà l’objet : ce chien est à moi parce que je l’ai dressé, ce champ
parce que je l’ai entouré d’une clôture. L’objet humain est au service
de l’homme; fabriqué par l’homme et pour l’homme, il appartient
à quelqu’un et peut devenir objet d’échange; en ce sens — et c’est
tout ce que nous voulions dire ici — la propriété est perçue en quel¬
que sorte dans l’objet lui-même. Mais c’est parce que cet objet porte
immédiatement à mes yeux la marque de l’homme, parce qu’un
monde culturel m’est immédiatement présent et sensible. L’objet
usuel me parle d’autrui pour ainsi dire avant que je rencontre
autrui (i). D’abord, il indique un faire qui l’a produit, par une cer¬
taine rigueur, un air de finalité; la chose naturelle porte en elle la
figure des hasards dont elle est le résultat précaire, l’objet fabriqué
porte le sceau de la norme à laquelle il a été soumis, qui a présidé à
sa fabrication; un ordre apparaît en lui, dans la géométrie de ses
formes, dans l’équihbre de ses proportions, dans la solidité de ses
assises, un ordre institué par l’homme et qui a été comme un com-

(i) Nous n’avons pas ici à nous demander si l’expérience d’autrui doit préexister
à l’expérience de la présence d’autrui dans des objets particuliers. M. Merleau-
Ponty, qui pose d’ailleurs le problème du solipsisme en général, (o. c., p. 400 sq.) ne
distingue pas expressément, dans le mouvement de transcendance vers autrui propre
à la subjectivité, le rapport à l’autre comme singulier et le rapport au social comme
« autre généralisé » selon le terme de G. H. Mead, parce qu’il est surtout soucieux de
mettre en parallèle l’expérience du monde et l’expérience de l’autre : « notre rapport
au social est comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception
expresse ou que tout jugement », p. 415). Il nous semble, et nous essaierons de le
montrer plus tard, qu’au moins en droit l’expérience de 1’ « humain » précède et
oriente l’expérience des autres. I,a rencontre de l’individu est évidemment ce en
quoi se vérifie constamment et se nourrit cette idée de l’humain ; mais cette rencontre
n’est peut-être comprise que par cette idée ; et cette idée s’éprouve aussi dans
l’expérience plus vaste d’un monde humain.
122 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

mandement pour la nature, qui a fait violence à l’anarchie des hasards.


L’objet a été fait, il peut être défait et refait selon cet ordre qui le
fait être. Ce qu’il y a d’humain en lui c’est d’abord cette loi qui le
gouverne parce qu’elle a gouverné sa création. Et cette loi exprime
en même temps la possibilité d’un usage : l’objet se révèle comme fait
pour être utilisé; même si j’ignore cet usage, comme pour certains
objets que des fouilles remettent au jour, je sais qu’il a été conçu
pour être utilisé, et que je devrais pouvoir ressaisir le comportement
qui justifie cet objet en l’utilisant. Il y a donc apparence de finalité
dans l’objet usuel, mais de finalité externe, puisqu’il n’a pas sa raison
d’être en lui-même, mais dans l’emploi qui en est fait. Enfin cet objet
est encore humain en ceci qu’il peut porter la trace de l’usage, comme
le ht garde l’empreinte du corps qui s’y est posé, ou comme luit le
manche d’un outil longtemps tenu en mains.
C’est ce caractère humain qui permet au premier regard d’iden¬
tifier l’objet usuel parmi les choses, exactement comme on peut
distinguer l’animal domestique, qui est du vivant usuel, de l’animal
sauvage qui refuse par ses réactions imprévisibles de s’intégrer dans
le monde culturel. Mais il nous faut prendre garde que l’humain ici
n’est pas encore l’expressif, au sens où un regard ou un geste sont
expressifs; l’humain est déjà ce qui parle à l’homme, mais sans lui
ressembler et sans lui dire quelque chose d’intime; il s’accorde à la
main et au projet, mais non encore au sentiment; il annonce un
homme réel et agissant, mais non la possibilité la plus profonde de
l’homme. (Tandis que l’humain que nous verrons plus tard révélé
par l’expérience esthétique est en deçà des entreprises objectives et
des techniques de l’homme, comme ce par quoi l’homme est homme.)
La chose naturelle au contraire est inhumaine, et en quelque sorte
sauvage : comme elle rebute le regard par ce qu’elle a d’irrégulier,
elle rebute les prises, et on n’en voit pas l’usage. De cet inhumain,
le sublime qui défie l’homme par cette grandeur, comme dit Kant,
« en comparaison de quoi tout est petit » est un aspect possible ; mais
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

il peut être éprouvé aussi bien comme une menace, ou comme une
indifférence, ou comme un désordre : toujours comme ce qui n’est
pas à la mesure et à la merci de l’homme. Nous pouvons d’ailleurs
l’accepter comme une épreuve, et pensons parfois nous retremper
au contact d’un objet ou d’un paysage qui n’est point apprivoisé et
émasculé par l’homme : le plaisir des vacances, au sortir des villes
où tout est humain, trop humain, c’est souvent le plaisir d’un retour
à l’originel. Mais ce qu’il importe ici de bien voir, c’est que cette
différence entre la chose et l’objet usuel, entre un paysage urbain et
YUrwald, les Causses arides ou la mer indomptable, est donnée
d’emblée dans la perception. Et elle est commentée aussitôt par
des comportements différents : l’objet culturel, c’est celui pour lequel
est valable la fameuse formule de Bergson : « Reconnaître un objet
usuel consiste surtout à savoir s’en servir »; je sais qu’il y a une
norme de l’usage comme il y a une norme de l’objet, parce que
l’objet est destiné à l’usage. Et il est important que cette norme,
même si l’objet la propose par sa structure et par les prises qu’il offre,
ait dû ou doive être apprise : l’objet usuel requiert un comportement
social, car l’apprentissage est chose éminemment sociale, la méthode
des essais et des erreurs n’étant guère pour l’homme qu’une méthode
passionnelle, et l’autodidactisme qu’un pis aller (i). Il m’introduit
donc dans le monde culturel où autrui est présent en filigrane à la
fois dans l’objet et dans l’usage que j’en peux faire, c’est-à-dire dans
le sens que l’objet a pour moi. Car c’est bien le sens qui m’est donné
dans cette suggestion de comportement, un sens d’autant plus familier

(i) Bien entendu, cela ne justifie nullement la contrainte qu’une normalisation


comme celle du système Taylor prétend faire peser sur l’homme au travail, et dont
M. Friedmann a dénoncé l’inefficacité ; d’autant qu’il s’agit alors de normes non seule¬
ment étrangères à l’individu, mais partiellement au moins étrangères à la machine,
comme dans le calcul des temps. 1/apprentissage véritable n’exclut nullement, et
favorise au contraire, l’ajustement, que chaque individu doit inventer pour son
compte, de ses propres normes avec les normes de l’objet, en quoi l’individu assume
le social, c’est-à-dire l’enseignement ou l’exemple qui lui sont donnés.
124 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que cette suggestion est plus vive et le comportement plus aisé.


Et peut-être est-ce la raison pour laquelle l’explication scientifique
tend, selon une formule célèbre, vers la construction d’un modèle
mécanique, c’est-à-dire vers la substitution d’un objet usuel à la chose
naturelle. Cependant l’objet usuel sollicite moins l’intellection que
l’action : sa familiarité nous induit à une connivence où la perception
se perd dans le geste. Il ne ranime l’attention que lorsqu’il pose un
problème, et redevient chose à nos yeux. Car la chose appelle un
comportement différent : l’inhumain en elle déconcerte d’abord; les
tendances agressives peuvent être éveillées, pour riposter à cette
présence étrangère, relever le défi qu’elle lance, témoigner n’importe
comment de notre maîtrise; ce qui serait vandalisme devant l’objet
usuel (i), parce que l’usage en est réglé, appris, et en quelque sorte
officiel, n’excite ici aucune protestation : les actes destructeurs, dont
on peut toujours par ailleurs tenter la psychanalyse, sont l’expression
naturelle d’une inévitable curiosité éveillée par une chose dont on
n’a pas l’usage. Assurément cette curiosité peut s’exprimer autrement;
mais il y a le plus souvent, au cœur de notre surprise, le. désir de
prendre possession de cette chose rebelle aux normes, et d’entretenir
par la force quelque commerce avec elle; c’est ainsi que la neige
nous invite à la fouler, la montagne à la gravir, la mer à y plonger :
le plaisir de la nage vient sans doute de cet empire que j’exerce non
seulement sur moi-même en réussissant à m’adapter à un nouveau
milieu (ce qui est plus sensible encore dans la chasse sous-marine,
où le spectacle des profondeurs est d’abord aussi opprimant que la
pression physique de l’eau), mais sur la chose même que je contrains
à me porter lorsqu’elle devrait m’engloutir. Sans doute, un tel com-

(i) Qui n’en a vu des exemples, et presque insupportables, pendant la guerre ?


C’est que la guerre, lançant l’individu dans une aventure inhumaine où il doit
tout abandonner derrière lui, ce qui inspirait la tendresse et nourrissait l’espoir,
invite à rompre les liens avec le monde culturel, à profaner ce qui inspirait le
respect et par là faisait à l’homme une auréole.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

portement à l’égard du monde naturel est-il souvent appris, et peut-il


s’institutionnaliser. Alors sa différence avec le comportement à l’égard
de l’objet usuel tend à s’effacer; et le monde naturel tend à s’appri¬
voiser. Au fond, le monde naturel est déjà culturel en quelque façon,
par la tradition sociale du tourisme, et aussi bien par le « sentiment
de la nature », qui est lui-même de culture. Mais il y reste quelque
chose d’étranger, de rebelle, qui nous provoque toujours comme
une épreuve.
b) Objit esthétique et nature. — L’œuvre d’art se rencontre dans
ce monde des objets où se mêlent de façon inextricable le naturel et
le culturel, la chose et l’objet fabriqué. Confrontons-la d’abord avec
les choses, les choses inhupaaines qui surgissent et disparaissent au gré
du hasard que l’homme ne contrôle pas. Mais à quoi bon ? N’est-il
pas évident que l’œuvre est un objet humain ? Patience ! L’objet
esthétique ne désavoue pas la nature, il arrive qu’il s’accorde à elle,
comme l’église plantée au cœur du village, ou la vasque dans le
jardin; de même une jetée est belle lorsqu’elle enserre et prolonge
exactement le rivage, et les routes ou les viaducs sont bien appelés
travaux d’art pour la façon dont ils épousent et accusent les lignes
du paysage; et le « génie » n’est pas mal nommé non plus. Sans doute
cet argument est sujet à caution; car on peut dire que la nature,
lorsqu’elle est marquée par l’œuvre ou l’ouvrage d’art, n’est plus
la nature : nous verrons qu’elle est esthétisée et tombe dans l’orbite
de l’art. On ne peut d’ailleurs éluder la différence entre œuvre d’art
et ouvrage d’art : la première suppose une nature déjà domptée, le
village déjà construit, le jardin déjà défriché; et surtout elle convertit,
de la nature, ce qui est susceptible d’être esthétisé et peut d’ailleurs
apparaître par soi-même esthétique, qualité de la lumière, couleur du
ciel telles que peut les surprendre l’aquarelle, ou dessin des formes;
ainsi le peintre de vitrail, accordant le verre à la lumière du lieu, fait
de l’esthétique avec de l’esthétique. Tandis que l’ingénieur fait vio¬
lence à la nature pour réaliser un projet abstrait, et ne tient pas
n6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

compte, dans ce combat qu’il mène contre l’obstacle, de l’aspect


sensible des choses; et c’est la nature, à laquelle il a dû céder pour
la vaincre, qui, dans la mesure où elle est elle-même esthétique, esthé-
tise son œuvre. Cependant, esthétisée ou esthétisante, la nature
lorsqu’elle fait alliance avec l’art garde son caractère de nature et le
communique à l’art : ce visage qui défie l’homme et qui manifeste
une insondable altérité.
L’objet esthétique est donc nature en ce qu’il exprime la nature :
non qu’il l’imite, mais il s’y soumet. Alain y a longuement insisté (i).
La nature à laquelle se soumet l’art, c’est aussi bien la structure phy¬
siologique du corps humain que la force des choses. Et non seulement
l’art s’y soumet pour faire œuvre durable — en quoi l’architecture
est l’art par excellence, et Michel-Ange disait bien que peintres ou
sculpteurs devaient être architectes d’abord —, mais encore il proclame
cette soumission : l’objet esthétique s’accorde à la nature; soit qu’il
s’intégre à l’environnement comme le Parthénon à l’Acropole ou

(i) « La ressemblance d’un homme, d’un animal, d’une plante, n’est qu’une règle
extérieure, presque mécanique et plus proche de l’industrie que de l’art. La nature
doit se montrer dans l’oeuvre même, et tout à tait autrement, par les conditions
qu’impose une matière mal soumise, une matière conservant quelque chose de ses
formes propres ; donc par toutes les conditions de métier qui toujours, dès qu’elles se
montrent, relèvent les formes et les embellissent » (Vingt leçons sur les Beaux-Arts,
p. 222). On sait que cette idée conduit Alain à se défier du goût : « Œuvre du
mauvais goût, qui est peut-être le goût... », parce que le goût se plaît à l’ornement qui
triche et a honte de la nature : » Car, lorsqu’on taille les ifs en forme d’oiseaux ou de
personnages, on sent bien alors que l’on perd le beau et que l’on tombe dans l'orne¬
ment arbitraire » (o. c., p. 184).
A l’autre opposé l’industrie fait violence à la nature en lui imposant une idée
préméditée. Le beau doit être naturel : « miracle de la nature montrant et soutenant
l’idée » ; c’est la pesanteur elle-même qui fait la voûte romane et la loi de l’esprit
apparaît comme loi de la nature. Toute l’esthétique d’Alain, cette puissante
esthétique de maçon, est ainsi un commentaire à la Critique du jugement, et aussi
à la Politique positive de Comte, car il apparaît que c’est l’Humanité qui est artiste :
l’art véritable est un art populaire, l’art de l’homme qui est au plus près des choses et
qui suit une tradition : » C’est le maçon qui a créé les formes » (Système des Beaux-
Arts, p. 194).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 127

Notre-Dame aux berges de la Seine, soit qu’il ne dissimule point les


lois naturelles du matériau qu’il tourne en leur obéissant, il' s’avoue
chose parmi les choses, il n’a point honte d’être inhumain dans son
humanité.
Même les arts qui se séparent de la nature, dont les œuvres
s’abritent dans les monuments que leur voue la culture, la musique
dans la salle de concert, la peinture dans le musée, la poésie dans
la bibliothèque, recèlent en eux quelque chose de naturel. Et quoi ?
C’est que toujours l’objet esthétique est là, tout simplement, et
n’attend de moi que l’hommage d’une perception. Il a cette présence
obstinée de la chose. Il est là pour moi, mais comme s’il n’y était
pas. Il a bien été fait par quelqu’un, et qui me fait signe par son
œuvre, mais ce n’est pas pour m’inviter à quelque action commune,
pour m’avertir d’un danger ou me donner un ordre. Ce que me dit
l’objet reste dans le secret de ma perception et ne me détermine à rien.
A rien, qu’à percevoir, c’est-à-dire à m’ouvrir au sensible. Car
l’objet esthétique, c’est d’abord l’irrésistible et magnifique présence
du sensible. Qu’est-ce qu’une mélodie, sinon un ruissellement de
sons qui déferlent sur nous ? Mais aussi qu’est-ce qu’un poème, sinon
l’éclat et l’harmonie des mots dont l’oreille encore s’enchante ? Et la
peinture, sinon le jeu des couleurs ? Et même le monument, sinon
les vertus sensibles de la pierre, sa masse, ses reflets, sa patine ? Si
la couleur se ternit et s’efface, l’objet pictural s’anéantit; et si la ruine
est encore un objet esthétique, c’est parce que la pierre y reste pierre,
et que l’usure même manifeste sa pierréité; mais supposons que le
monument perde ce qui en lui est dessin et peinture, comme il arrive
dans un incendie, alors il cesse d’être objet esthétique. De même
que si les mots n’étaient plus que des signes sans vertu sensible,
comme sont les algorithmes mathématiques, s’ils se réduisaient à
leur signification, le poème cesserait d’être poème.
L’objet esthétique c’est donc le sensible qui apparaît dans sa
gloire. Mais déjà en cela il se distingue de l’objet ordinaire qui a des
128 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

couleurs, mais qui n’est pas couleur, qui fait du bruit, mais qui n’est
pas son. Car, à travers les couleurs ou les bruits, à travers les qualités
sensibles qu’elle retient d’abord surtout pour leur signification, la
perception va à ce qui l’intéresse : l’utile, comme le pensait déjà
Descartes, ou le savoir qui lui-même à ce niveau vise l’utile et cherche
à faire de l’objet naturel un objet usuel. Le bruit de la locomotive
n’intéresse pas le mécanicien comme il intéresse Honegger, ni celui
de la mer le marin comme Debussy. L’objet n’est pas goûté pour
lui-même, et ses vertus sensibles ne sont pas appréciées ; nous verrons
au contraire comment elles sont cherchées et exaltées par l’opéraüon
de l’artiste et par la perception esthétique. Par l’art, le sensible n’est
plus un signe en soi indifférent, il est une fin, et il devient objet lui-
même, ou du moins inséparable de l’objet qu’il qualifie. Le rapport
de la matière, qui est le corps de l’œuvre, et du sensible n’est plus
ce qu’il est dans l’objet usuel où la perception, par un mouvement
spontané que reprendra à son compte la physique aristotélicienne,
distingue cette matière des qualités sensibles parce que ce qui l’in¬
téresse dans la chose est sa substance chosale, ce par quoi la pierre
est pierre et peut servir à bâtir, par quoi l’acier peut être utilisé
dans la machine, par quoi les mots ont un sens et permettent l’échange.
L’art refuse au contraire toute distinction entre la matière et le
sensible : la madère n’est rien d’autre que la profondeur même du
sensible. Cette massivité rugueuse et padnée, c’est la pierre; ce son
grêle, délié, insinuànt, c’est le dmbre de la flûte, et la flûte n’est rien
autre que le nom donné à ce son : c’est le son même qui est madère,
et si l’on parle des bois et des cuivres, ce n’est pas la madère de
l’instrument qu’on désigne par là, mais la matérialité du son. De
même, lorsque les peintres parlent de la madère, ce n’est pas du
produit chimique qu’il s’agit ou de la toile sur laquelle il est posé,
mais de la couleur même saisie dans son épaisseur, sa pureté, sa
densité, selon qu’elle offre prise au travail, mais sans rien perdre de
sa vertu sensible et de sa référence à la percepdon. Ainsi la madère.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

pour qui perçoit, c’est le sensible même considéré dans sa matérialité,


on dirait presque dans son étrangeté; nul besoin d’invoquer un
substrat du sensible, il est objet par lui-même. Il suffit que la per¬
ception enregistre ce miracle du sensible rendu à sa plénitude et
attestant une matière qui n’a point honte d’elle-même.
Cette inutilité de l’objet esthétique et le primat dont y jouit le
sensible nous conduisent à discerner en lui une extériorité radicale,
l’extériorité d’un en-soi qui n’est pas pour nous, qui s’impose à nous,
sans nous laisser d’autre recours que la perception; il s’éloigne par
là de l’objet usuel autant qu’il se rapproche de l’objet naturel. Pesons
ce poids de nature en lui. On peut bien appeler nature, en un sens
voisin de la Erde de Heidegger, cette présence massive de l’objet
qui nous fait presque violence. Nature immense, impénétrable et
hère, chante le Faust de Berlioz : telle est aussi la symphonie, tel le
monument ou le poème. On comprend que, voulant donner quelque
idée de ce fait d’existence fondamental où se trouvent confondues
l’existence subjective dont part la philosophie existentielle et l’exis¬
tence objective du réalisme classique, ce qu’il appelle le ily a, M. Lévi-
nas invoque l’objet esthétique : c’est lui qui nous donne l’expérience de
la nudité du donné, c’est-à-dire de cette altérité essentielle que l’usten-
silité nous masque, comme les vêtements dans l’univers social masquent
l’altérité inquiétante d’autrui (i). « L’art, même le plus réaliste, com¬
munique ce caractère d’altérité aux objets représentés qui font cepen¬
dant partie de notre monde (2) »; les tentatives de la peinture contem¬
poraine sont ici singulièrement éclairantes : « Les choses n’importent
plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se donne

(1) Nous allons voir cependant que l’objet esthétique a une forme qui est pour lui
comme un vêtement : * I,es statues de l'antiquité ne sont jamais véritablement nues »,
dit M. 1,évinas (De l'existence à l’existant, p. 61) ; par cette forme l’objet, même
indomptable, se soumet à la perception, et son il y a est une existence perçue. Aussi
ne dirions-nous pas que * la découverte de la matérialité de l’être est la découverte de
son grouillement informe ». I,a nature esthétique n’est pas une nature amorphe.
(2) Id., p. 84.

M. DUFRENNK 9
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

comme une perspective. Des fissures lé2ardent de tous côtés la conti¬


nuité de l’univers. Le particulier ressort dans sa nudité d’être (i). »
Mais cette transmutation de l’objet, cet épaississement de son
en-soi, ne portent pas seulement sur l’objet représenté par l’œuvre,
qu’en effet la représentation arrache à la perception du monde où
tout s’ordonne, mais aussi sur l’être là de l’objet esthétique, c’est-
à-dire sur sa matière même. Peut-être M. Lévinas n’y insiste-t-il pas
assez : ce que nous appelons ici nature, ce n’est pas exactement
le il y a, la natura naturata tels qu’ils peuvent être révélés dans ces
expériences privilégiées, que toute philosophie recherche et invoque
à sa façon, comme la saisie intellectuelle de la nécessité, le sentiment
de l’angoisse ou l’expérience de l’horreur. C’est plutôt l’expérience
de la nécessité du sensible, c’est-à-dire d’une nécessité intérieure au
sensible, qui n’est pas simplement l’avènement au fond contingent
d’une sensation qui me surprend, comme lorsqu’une lumière soudain
m’aveugle ou qu’une odeur m’envahit, mais qui est, par la forme la
consécration du sensible et du témoignage qu’il rend sur l’être.
L’objet esthétique est encore nature — et ceci concerne surtout
ce qu’il représente, et nous le développerons plus loin — en ce qu’il
a quelque chose d’incompréhensible, caractère que les arts plastiques
et poétiques modernes ont systématiquement souligné et exploité;
mais même l’art en apparence le plus facile recèle quelque chose de
mystérieux, du simple fait qu’il s’adresse à la perception plutôt qu’à
l’entendement : dès que nous voulons expliciter le contenu de
l’œuvre, de l’insondable se révèle; quand nous avons énoncé le sujet
d’un tableau ou d’un poème, nous n’avons encore rien dit; et que
dire de la musique ou du monument ? C’est en quoi l’objet esthétique
est comme la chose, mais plus rebelle encore, car lorsque nous
tentons de saisir la chose par son histoire ou son contexte, même si
la recherche en droit va à l’infini, nous avons l’impression qu’il n’y

(i) De l'existence à l'existant, p. 90.


L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

a rien d’autre à chercher et que la connaissance est la vérité de la


perception, tandis qu’elle ne l’est pas pour l’objet esthétique; il est
une présence injustifiée, ou dont la justification ne ressortit pas à
l’intelligence; et pourtant une présence impérieuse, parce que la
matérialité de l’objet y est exaltée et que le sensible y trouve son
apothéose (nous verrons par quels soins et quels artifices). C’est par là
qu’aux yeux de Heidegger l’œuvre d’art à la fois produit un monde
et révèle la terre : « Elle retient et garde la terre même dans l’ouvert
d’un monde (i). »
Mais le sensible n’est matière que parce qu’il est informé; les
vertus de la matière sont liées à la rigueur de la forme : la nature est
ici dépassée. Car nous verrons longuement qu’on ne peut admettre,
même sans revenir à une psychologie intellectualiste, que la per¬
ception livre le sensible à l’état brut, et que dans l’événement esthé¬
tique, qui est 1’ « événement de la sensation en tant que sensation...,
la sensation retourne, comme dit M. Lévinas, à l’impersonnalité
d’éléments » (z). L’art réhabilite bien le sensible en altérant ou en sup¬
primant la figure de l’objet auquel dans la perception ordinaire le sen¬
sible renvoie immédiatement, mais la disqualification de l’objet n’est
pas le renoncement à toute signification : un sens est toujours imma¬
nent au sensible, et ce sens est d’abord la forme qui manifeste à la
fois sa plénitude et sa nécessité.
Bien entendu la signification n’est pas seulement la mise en ordre
du sensible; c’est évident dans l’œuvre littéraire, et même dans les
arts plastiques, et nous y reviendrons bientôt quand nous confron¬
terons l’objet esthétique avec l’objet signifiant. Mais en identifiant
ici la forme du sensible à la signification (une signification qui ne
signifie que le sensible), nous gagnerons peut-être de comprendre
qu’en retour la signification comme sens (explicite ou pressenti.

(r) Holzwege, p. 35.


(2) De l'existence à l’existant, p. 86.
1)2 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

intelligible ou affectif) puisse être forme, contrairement à l’idée qu’on


prend de la forme quand on l’oppose traditionnellement au fond
et qu’on oublie l’immanence du sens au sensible. Nous reviendrons
souvent sur cette notion centrale, et nous allons voir déjà au long de
ce chapitre se préciser les divers aspects de la forme; car chaque
nouvelle détermination qui s’ajoute au sensible constitue une forme
par rapport aux déterminations précédentes. Ici, la forme n’est encore
que l’organisation immédiate et immédiatement perçue du sensible
(l’analyse objective de l’œuvre décèlera plus tard les schèmes qui
président à cette organisation). L’objet esthétique est celui où la
matière ne demeure que si la forme ne se perd pas. Les peintres
savent bien que les couleurs n’ont leur intensité que par l’accord
qu’elles composent, et qu’elles s’éteignent si cette forme est mutilée.
Le mot n’a tout son éclat, et aussi sa richesse de sens, que dans
l’ordonnance rigoureuse du poème où il tient sa partie comme le
violon dans l’orchestre, et où parfois, à l’occasion d’un enjambement
ou d’une rupture de syntaxe, il retentit comme un coup de cymbale.
Le son n’est pleinement son, et toujours à la limite du bruit, comme
on voit pour les cuivres et pour la masse orchestrale, que par la forme
mélodique qui ne cesse d’être présente même quand la mélodie est
rompue ou réduite au dessin rythmique. La dureté de la pierre ne
convainc le regard que si cette pierre est parfaitement en place et
assume visiblement sa fonction qui est de commander à la pesanteur
en lui obéissant. (Certes, il y a parfois dans l’architecture un désir
de ne pas avouer cette obéissance et de faire illusion : alors, en même
temps qu’on semble se jouer de la pesanteur, on dissimule la nature
de la pierre, on l’astreint à être feston, dentelle, astragale ; on camoufle
la structure sous l’ornement, la forme sous la luxuriance des formes :
ainsi le gothique flamboyant et le gothique anglais. Ce qui sauve cette
entreprise, c’est que la bigajrrure des formes constitue encore une
forme : l’œil pressent une loi cachée dans cet enchevêtrement, une
symétrie et une régularité se dessinent qui substituent à l’ordre
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 133

mécanique de la pesanteur un ordre géométrique; c’est toujours,


même dans la prolifération de l’art symbolique, la beauté abstraite
dont parle Hegel. Et l’ornement nous avertit que la forme n’est pas
pour l’usage, mais pour la contemplation.) Au fond, l’apogée du
sensible ne fait que marquer l’épanouissement de la forme. Le sensible
apparaît par la forme, mais il fait aussi apparaître la forme, la [forme
étant ici ce par quoi le sensible est nature, cette nécessité qui lui
est intérieure, et non pas extérieure comme la nécessité qui gouverne
l’objet usuel et qui est la nécessité logique, immédiatement entendue
par le corps, d’un usage. Lorsque Hegel entreprend de « séparer l’élé¬
ment formatif de la réalité sensible et extérieure » (i), c’est-à-dire la
forme caractérisée par la régularité, la symétrie et l’équilibre, et le
sensible caractérisé par sa pureté, pour chercher une double déter¬
mination, chaque fois abstraite, de l’unité, qui reste elle-même abs¬
traite, parce que c’est l’unité d’une chose simplement perçue et
qui n’est pas encore habitée par un sens, il avoue « qu’il s’agit
d’abstractions mortes et d’une unité qui n’a rien de réel » (2). Sans
doute ces abstractions prennent-elles un sens si l’on considère l’opé¬
ration esthétique et surtout la réflexion sur cette opération, car le
traitement de la matière peut se distinguer de l’élaboration de la
forme. Mais si l’on considère l’objet perçu, l’unité du sensible comme
matière et de la forme est en effet indécomposable. La forme est
forme, non seulement en unissant le sensible, mais encore en lui
donnant son éclat; elle est une vertu du sensible : la forme de la
musique c’est l'harmonisation des sons, avec les éléments rythmiques
qu’elle comporte; la forme du tableau ce n’est pas seulement le
dessin, c’est le jeu des couleurs qui soulignent et parfois constituent
le dessin. Et c’est à condition de ne pas séparer la forme du sensible
que nous reprendrions les analyses de MUe J. Hersch, en mettant

(1) Esthétique, trad. S. Jankélévitch, I, p. 168.


(2) Id., p. 178.
134 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’accent sur l’extériorité et la plénitude que la forme confère à l’objet


esthétique en promouvant « l’existence artistique comme telle » (i).
Par la forme l’objet esthétique cesse d’exister comme moyen de
reproduction d’un objet réel, et existe par lui-même; sa vérité n’est
pas hors de lui, dans un réel qu’il imiterait, mais en lui. Cette suffisance
ontologique que la forme octroie au sensible qu’elle unifie nous
permet bien de dire que l’objet esthétique est nature. Le sensible
fixé, informé, animé, devenu objet enfin, constitue une nature qui
a la puissance anonyme et aveugle de la Nature. L’objet esthétique
est là, et la première chose qu’il requiert de nous est l’aveu de sa
présence, non point par la nausée, mais plutôt par la joie, comme
nous verrons plus loin.
Ainsi l’objet esthétique est nature par cette puissance du sensible
en lui, mais le sensible n’est puissant que par la forme qui est elle-
même d’abord forme du sensible. Or cette forme est imposée à l’objet
par l’art de celui qui l’a créé : paradoxalement l’objet esthétique n’est
naturel que parce qu’il est artificiel. Et c’est avec l’objet artificiel
qu’il faut maintenant le confronter.

III.' — L’objet esthétique et l’objet usuel

Or, par ce qui vient d’être dit, on soupçonne déjà que l’objet
esthétique ne peut être complètement identifié avec l’objet usuel.
Il n’en appelle pas au geste qui l’utilise, mais à la perception qui le
contemple. Par rapport aux impératifs du besoin, il semble abso¬
lument gratuit : le tableau n’ajoute rien à la solidité du mur, le fauteuil
peut être confortable sans être beau, le poème ne m’instruit pas de
ce qui, dans le monde, sollicite mon entreprise. L’art a pu à certaines
époques être considéré comme le superflu réservé à une classe oisive,
un luxe refusé à ceux que le travail parque dans l’univers des usten-

(i) L’être et la forme, p. 121.


L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

siles. Voir, entendre, lire, deviennent par lui des conduites désinté¬
ressées qui semblent vouées à la plus grande gloire de la perception,
sans qu’aucun résultat ne suive. L’objet esthétique ne promet rien,
ne menace ni ne flatte; il n’a pas de pouvoir sur moi, sinon par cet
attrait qu’il exerce et auquel je puis toujours me dérober, et je n’ai
pas de pouvoir sur lui, sinon en lui échappant ou en le détruisant,
et je sais que ces comportements ne sont pas licites : l’objet se recom¬
mande à moi d’une tradition qui m’interdit de le détruire et m’invite
à lui prêter attention, je ne puis sans déchoir être un vandale ou un
béotien. Ainsi l’objet esthétique est là, tout simplement, et n’attend
de moi que l’hommage d’une perception.
Cependant l’objet usuel ne peut-il être esthétique, et l’objet
esthétique ne peut-il servir à certaines fonctions d’utilité ?

a) L’utilité. — Il y a ici certaines équivoques à dissiper. Assuré¬


ment, l’objet usuel, comme aussi bien tout objet, peut être esthéti¬
quement perçu et jugé beau. Il est beau s’il manifeste la plénitude de
l’être qui lui est imparti, s’il répond à l’usage auquel il est destiné et
s’il exprime par son apparence qu’il y répond : ainsi le soc d’une
charrue, une locomotive, une grange. Mais de tels objets ne sont pas
essentiellement esthétiques, ils ne le sont que par surcroît, sans
solliciter le regard qui les esthétise. Certains objets usuels toutefois
sollicitent ce regard : sans renoncer à être utiles, par la façon dont
ils sont ornés ou décorés ils cherchent à plaire. Les arts mineurs
(et sans doute le terme a-t-il une signification axiologique) offrent
ici une foule d’exemples. Deux questions se posent alors. Dans quelle
mesure ces objets réussissent-ils à plaire ? C’est une question de goût,
selon qu’on aime ou non l’ornement, qu’on accepte ou non qu’il
surcharge l’objet jusqu’à camoufler parfois sa destination pratique.
Mais plus objectivement, dans quelle mesure doit-on les tenir pour
œuvres d’art, c’est-à-dire pour des objets essentiellement esthétiques ?
Nous sommes ici en présence de ces cas limites dont nous ne voulons
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pas encombrer notre étude. Du moins peut-on assurer : i° Qu’en


de tels objets la qualité esthétique ne se mesure pas à l’utilité : le plus
beau vase n’est pas le moins poreux, ni le plus beau fauteuil le plus
confortable; z° Que si l’objet est premièrement esthétique et n’est
utile que par surcroît, l’usage qu’éventuellement nous en faisons
ne doit pas nous détourner entièrement de la perception esthétique,
ou du moins l’objet doit nous rappeler encore de quelque façon
qu’il est esthétique sans permettre qu’on le confonde avec un objet
usuel quelconque.
Nous allons le vérifier sur l’exemple du plus impressionnant des
arts : l’architecture. Car il est incontestable que tout édifice est utile,
chaumière ou palais, grange ou temple. Est-ce en raison de son utilité
qu’il devient objet esthétique P Précisons : comme toute chose dans
la nature, il peut être esthétisé; mais alors, outre qu’elle dépend de
nous, cette métamorphose dépend plus de son contexte que de lui-
même : une chaumière séduit l’œil artiste par l’accord qu’elle forme
avec des fleurs à demi-sauvages, le creux d’un vallon, l’ombre d’un
chêne; c’est comme élément de la nature qu’elle plaît, et non pour ce
qu’elle est. Mais quand le monument est une œuvre consacrée et
revendique d’être objet esthétique ? Assurément, il est encore édifié
pour quelque fin, habitation, cérémonie, prière, à laquelle il convient
qu’il satisfasse; et ce n’est pas sans importance; l’architecte trouve
ici, jointe aux lois naturelles de la pesanteur et des matériaux, une
de ces contraintes sans lesquelles il n’y a point d’art parce que rien
ne se fait où tout est possible; les règles que le poète se donne à lui-
même, l’architecte les reçoit de son client. Mais l’utilité ne suffit pas
à susciter une œuvre authentique : de deux églises qui abritent
pareillement les fidèles et leur assurent le même recueillement, l’une
peut être esthétiquement manquée. Il faut encore que l’œuvre annonce
au regard sans équivoque sa destination : « qu’elle parle clair »,
comme dit Eupalinos; ainsi de certains édifices, et aussi de ces routes
dont on dit bien qu’elles gravissent la montagne, comme si le mou-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

vement auquel elles invitent et qu’elles rendent aisé était en elles, ou


de ces jetées si bien mariées à l’estuaire qui défendent le calme des
bassins : « Quelle clarté devant l’esprit ! ... Mais, ajoute Eupalinos,
plaçons au-dessus les édifices de l’art seul I »
Et c’est ici que Valéry se sépare d’Alain : ces objets naturellement
beaux parce que l’usage auquel ils sont destinés les force à s’accorder
à la nature, parce que l’usuel en eux se fait naturel, il se peut, comme
veut Alain, qu’ils servent de modèles aux œuvres d’art : « Dans l’Italie
du Nord, il est assez clair que les palais imitent les chaumières par
les terrasses, les colonnades et la recherche de l’ombre (i). » Mais
ce n’est pas en cela qu’ils sont œuvre d’art : il ne suffit pas qu’ils
assument leur fonction. Il faut encore, dit Valéry, qu’ils chantent.
Mais quoi ? La musique ici efface la parole : Que dit la pyramide ?
Prononce-t-elle ce qu’elle renferme ? Et le Parthénon, que dit-il ?
Le temple abrite le Dieu; mais le Dieu selon Hegel vient après le
temple; et il est remarquable qu’au moment d’expliciter le chant
Eupalinos se dérobe, quitte à être relayé plus tard par Socrate, et
qu’une théorie du faire vienne se substituer à la description du fait.
Cette rupture nous avertit peut-être que l’objet esthétique est celui
qui nous renvoie à l’artiste tel qu’il s’y exprime. Mais essayons
d’abord de dire en quoi l’œuvre d’art déborde l’utile, et peut chanter.
L’édifice qui tient un clair langage pendant un moment, le temps
que nous l’écoutons, il est esthétiquement perçu. Mais c’est là qu’on
pourrait surprendre la différence de l’ouvrage d’art avec l’œuvre
d’art authentique, c’est-à-dire de l’édifice qui parle avec l’édifice qui
chante (2). Ce langage, nous ne l’entendons qu’à condition de sus-

(1) Système des Beaux-Arts, p. 194.


(2) Cette distinction de l’ouvrage et de l’œuvre, comme celle de l’artisan et de
l’artiste — qu’Alain se refuse à faire, fidèle à l’esthétique du temps où le langage
n’avait pas introduit cette nuance —, elle est récente. Elle date de cette prise de
conscience de l’art dont l’Art pour l’art a été une première expression et, dont
une phénoménologie de l’expérience esthétique doit aujourd’hui enregistrer les
effets.
138 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pendre l’action, mais aussi de nous tenir, en face de l’objet, en un


certain lieu privilégié, comme devant un tableau : sitôt que je suis
sur la route ce n’est plus elle qui gravit la pente, c’est moi; quand
je franchis le pont, je n’en admire plus le cintrage; et la maison
rustique n’est belle que du dehors et selon une certaine perspective
qui la marie au jardin ou aux champs : ces objets si proches de la
nature sont esthétisés, comme l’est la nature, par un regard qui les
fixe et les compose comme un tableau et se tient devant eux à distance
de tableau. Au lieu que l’œuvre d’art architecturale, si elle nous
invite à être spectateur, nous autorise à l’être plus complètement :
l’objet est esthétique de part en part, et il faut que je le vérifie par une
promenade qui va de surprise en surprise et n’a point de fin, car,
comme dit Alain, « le monument s’ouvre si on marche, et se ferme
dès qu’on s’arrête » (i). Telle est ici la puissance de l’objet esthétique
qu’il entraîne le spectateur dans une sorte de danse toute vouée à la
contemplation; danse sur une musique, sur la mélodie que chaque
nouvelle perspective ne cesse de dérouler sans qu’aucune résolution
ne la close (2). Mais davantage, si nous cessons d’être spectateur,
si nous utilisons le monument au heu de le contempler, sa puissance
s’affirme encore : ce qu’il y a d’esthétique en lui s’impose encore à
nous à travers le soin que nous donnons à nos affaires, et, si l’on peut
dire, nous esthétise. Au spectacle le public qui vient saluer l’œuvre
participe en quelque façon à son exécution; il en est de même devant
l’œuvre architecturale : l’édifice ordinaire déjà, bâti selon nos besoins,
nous meut, mais pour que nous vaquions à nos besoins et sans consi¬
dération pour lui; tandis que le monument, même si nous agissons

(1) Système des Beaux-Arts, p. 177.


(2) M. E. Souriau a-t-il pensé à Eupalinos en écrivant de la cathédrale qu’elle
est « une symphonie de formes dans l’espace en profondeur, donnant à mesure que je
m’y déplace des arpèges de colonnades en perspective changeante, ou de riches
accords de voûtes ou d’arceaux, de dalles ou d'autels » ? (La correspondance des arts,
p. 64.)
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

selon nos besoins, nous astreint à tenir un rôle; celui qui l’habite,
même s’il n’y est pas spectateur, il s’y donne en spectacle : Louis XIV
à Versailles ne peut être que majestueux, et l’archevêque à Notre-Dame
est toujours paré de la gravité ecclésiastique. Le monument répond
aux besoins, mais en suscitant un comportement de théâtre, de
politesse. Triomphe de l’art : l’homme ne cesse de percevoir l’œuvre
que pour devenir lui-même en quelque façon œuvre d’art.
Et c’est un peu de la même façon que la poésie, autre musique,
nous meut. Les mots qu’elle emploie, ce sont souvent encore les
mots de tous les jours, de ce commun langage qui est un objet
usuel lui aussi lorsque je l’emploie, sans faire attention à lui, pour
communiquer et pour agir, utilisant les mots comme j’utilise le fau¬
teuil où je me repose, la boisson qui me désaltère. Mais que le mot
devienne poésie et je ne puis plus le consommer ainsi, il s’impose
avec tant de force, si pressant et si neuf, que je ne puis le réciter
qu’avec respect : il faut que je devienne poète. Enfin nous retrouve¬
rions ici les arts mineurs; un beau vase, s’il répond à certaines fins
pratiques, ne tient vraiment son rôle que dans les cérémonies : les
besoins qu’il satisfait sont plutôt ceux des dieux dans le temple
ou des morts dans la tombe où on l’enferme. La chape portée par
l’officiant, le bijou qui scintille sur la robe de bal, le masque qu’arbore
le danseur noir, tous ces objets s’associent à la cérémonie et quelques
fois l’ordonnent : eux aussi participent au spectacle.

b) La présence de l’auteur. — Si l’objet esthétique véritable, même


s’il répond à des consignes d’utilité, n’est pas simplement un objet
usuel, il nous faut marquer la différence de ces deux objets sur un
second point. Tous deux en effet nous disent qu’ils sont œuvres de
l’homme : non pas choses nées de hasards, mais objets fabriqués.
On sait combien l’esthétique contemporaine insiste sur ce caractère
de l’objet esthétique. Alain invoque le faire comme moyen de redres¬
ser l’imagination et de purger les passions, Valéry comme principe
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

d’une technique capable de révéler l’homme à lui-même, M. E. Sou-


riau oppose la volonté de faire à la volonté d’exprimer et insiste sur
la fonction instauratrice de l’art, M. Bayer formule l’idée d’une méta-
technique et l’inscrit dans une théorie du réalisme opératoire. Cette
relation au faire pourra en effet aider à déterminer le statut ontique
de l’objet esthétique, à trouver une garantie de son objectivité dans
l’activité créatrice de l’auteur. Mais à présent nous nous contentons
de chercher comment ce faire apparaît, et différemment dans l’objet
esthétique et dans l’objet usuel. Or, ce qui est humain en l’un et en
l’autre et qui atteste le faire, c’est la forme qui ordonne la matière et
triomphe de la nature. Considérant cette forme dans sa relation à la
matière, on peut indiquer déjà une différence entre les deux objets,
et c’est là-dessus qu’insiste par exemple Alain : L’objet usuel n’hésite
pas à faire violence à la nature pour servir ses desseins, l’idée qui
préside à sa fabrication ne se dissimule point : intelligence nue, objet
abstrait. Au lieu que l’objet esthétique, parce qu’il est fait parla main
plutôt que par la machine et en série, parce qu’il ne procède point
d’une idée arrêtée mais d’une inspiration qui se nourrit au, progrès
de l’œuvre même et donne accueil au hasard heureux, parce que la
longue patience du temps sur les objets les plus vénérables a achevé
le labeur patient de l’artiste et accordé l’art à la nature, l’objet esthé¬
tique n’offre point une forme violente et séparée. Tout se passe
comme si c’était la nature qui devenait esprit. Nous avons retrouvé
cette idée par un autre chemin en montrant que le sensible ici a un
poids de nature, et que la forme est de plain-pied avec le sensible
comme ce par quoi le sensible est sensible. Mais on peut encore
considérer le langage de cette forme sensible, ce qu’elle annonce
du geste dont elle procède, et c’est ici que la différence entre objet
usuel et objet esthétique va se creuser, et que la forme va devenir
style.
Dans l’objet usuel en effet la forme dit qu’il est fabriqué, mais ne
dit rien du fabricant : il a été le moyen abstrait par lequel une idée
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

s’est réalisée dans un objet qui reste abstrait; n’est-ce pas l’amer
destin de l’ouvrier d’usine ? et déjà de l’homme de la préhistoire qui
taillait des silex : rien de plus émouvant que ces pierres qui nous
apportent du fond des âges le signe d’un travail humain, et pourtant
que nous disent-elles de cet homme qui en a fait le premier outil ?
Rien que sa présence (i). Par contre, les peintures rupestres d’Alta-
mira nous disent quelque chose de l’homme émerveillé et grave qui
les a dessinées sur la roche; mais quoi ? Elles nous font accéder au
monde où il a vécu. C’est cette présence vivante de l’artiste dans
l’œuvre, incomparable à la présence anonyme de l’ouvrier dans son
ouvrage, cette humanité profonde de l’objet esthétique qu’il nous
faudra essayer de décrire.
Donnons un peu de la place qu’il mérite à ce vaste problème des
rapports de l’œuvre et de l’auteur. D’autant qu’une équivoque peut
toujours persister, car ces rapports peuvent être conçus en deux
sens. Ou bien d’une œuvre donnée, si par ailleurs on en connaît
l’auteur, on peut tenter d’expliquer par cet auteur la création et la
nature : l’auteur est alors pour l’œuvre un principe d’explication
parce qu’il est connu indépendamment d’elle et comme extérieur à
elle; l’explication va de l’auteur à l’œuvre. Ou bien on considère
l’œuvre en elle-même et on va de l’œuvre à l’auteur. C’est là préci¬
sément la vertu de l’objet esthétique : il n’explique pas, mais il
montre l’auteur; il ne donne sur lui, sinon par hasard, aucune des
informations que nous pouvons glaner ailleurs et que l’historien
recueille, mais il nous met directement en communication avec lui, il
nous apporte une présence que l’histoire ne saurait donner, il révèle
un visage que l’histoire ne saurait reconstituer. Or c’est cette seconde
démarche qu’il faut décrire; elle est tout entière impliquée dans l’expé-

(i) Qu’elle donne à l’historien certaines informations sur la culture de cet


homme, dont il pourra déduire ou apprendre beaucoup, c’est autre chose : il s’agit
maintenant de l’être de l’homme — et de sa culture seulement dans la mesure où elle
exprimerait encore cet être.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

rience esthétique, alors que la première suppose au contraire qu’on


renonce au moins provisoirement à cette expérience pour chercher
ailleurs des informations. Et nous avons une autre raison de privi¬
légier la seconde démarche, une double raison selon qu’on s’interroge
sur l’objet esthétique ou sur l’auteur. Si c’est sur l’objet, il ne peut
être entièrement expliqué par l’auteur : la vérité de l’œuvre est dans
l’œuvre et non point dans les circonstances de la création ou dans
le projet qui y préside; n’est-ce pas tomber de Charybde en Scylla
que de vouloir saisir l’être de l’objet dans l’être du projet ? Y a-t-il
un être de ce projet, c’est-à-dire de l’œuvre avant l’œuvre ? Nous
avons évoqué ces difficultés à propos de l’exécution de l’œuvre;
mais nous nous interrogeons maintenant sur l’auteur. Or, comme
l’objet esthétique seul nous instruit de lui-même, ou du moins de
ce qui est esthétique en lui, seul aussi il nous instruit de l’auteur,
ou du moins l’image qu’il apporte de lui est irremplaçable : comme
il y a une vérité de l’objet livrée à la perception et irréductible
à l'explication, il y a une vérité de l’auteur présente dans l’œuvre
et irréductible à l’histoire, et dont l’histoire elle-même doit tenir
compte.
Insistons-y un peu en considérant d’abord la biographie. A sup¬
poser qu’elle soit fidèle, elle nous livre l’histoire de l’auteur; mais nous
livre-t-elle son visage, et nous dit-elle en quoi il est précisément
l’auteur de telle ou telle œuvre ? Si elle cherche à expliquer son
activité d’auteur, aux actes que l’individu a vécus comme siens elle
cherche des causes qui, même lorsqu’elles appartiennent à la person¬
nalité psychologique, restent extérieures à ce nœud de décisions en
quoi l’individu se reconnaît; elle décompose la vie que l’individu
éprouve comme la continuité d’un destin singulier en une poussière
d’événements et d’actes dont l’unité ne peut plus être que celle
d’une série causale et non plus d’un sens; elle dissout l’individualité
dans l’univers objectif; elle le peut d’autant mieux qu’une vie achevée,
et désormais sans avenir, rentre dans le temps universel et par là se
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

soumet aux schèmes de la connaissance objective. Mais un- entre¬


croisement de forces anonymes ou de déterminismes partiels ne peut
reconstituer la figure d’un être, l’unité d’un style personnel (i).
Et sans doute cette méthode n’est-elle pas vaine, car l’homme est
aussi objet selon cette part d’involontaire qui est en lui, et donc jus¬
ticiable d’une explication objective. Mais il revendique aussi d’être
saisi comme homme. C’est cette exigence que veut satisfaire la
méthode compréhensive, cherchant à saisir l’unité d’une vie à travers
les actes et les passions où se révèle une personne. Elle tend à res¬
tituer la présence de l’individu, avec tout ce que cette présence
comporte d’immédiatement signifiant et cohérent, elle cherche à
atteindre, au delà des équivoques propres à toute présence, ce que
Sartre appelle le projet existentiel, et qu’on pourrait appeler aussi, en
souvenir de Kant, le caractère intelligible : ce que nous exprimons
en disant : c’est bien lui, lorsque nous retrouvons à toutes les attitudes
de l’individu un air de famille, indéfinissable et pourtant irrécusable.
C’est donc seulement à condition d’être compréhensive qu’une bio¬
graphie peut nous mettre en communication avec l’artiste. Mais le
peut-elle ? Ce n’est pas l’artiste qu’elle raconte, c’est l’homme, et
l’homme tout entier. Si elle est laissée à elle-même, rien ne l’autorise
à choisir, comme fait à chaque instant le romancier, certains moments
privilégiés ou certains actes caractéristiques; même si elle s’arroge
ce droit, il n’est pas sûr qu’elle doive privilégier les moments ou les
actes de la création, et que la vérité de l’homme soit dans son activité
d’artiste, même si c’est en fait le cas le plus fréquent depuis que.

(i) Cette idée qui a fait fortune a d’abord été exprimée par M. Aron, dans son
Introduction à la philosophie de l’histoire. Il a montré comment « se connaître, ce n’est
pas connaître un fragment de son passé, ni son acquis intellectuel, ni ses sentiments,
c’est connaître le tout et l’unité de l’individu unique que nous sommes » (p. 59), et
d’autre part comment la connaissance d’autrui, toujours sollicitée par la pluralité des
reconstructions, « n’est ni plus ni moins privilégiée que la connaissance de soi : elle
chemine vers un but situé à l’infini, et, à la différence des sciences positives, elle est
sans cesse remise en question » (p. 71).
U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

encouragé par le public, l’artiste se pense comme artiste et pense son


art comme une vocation. Si donc la biographie cherche son centre
de gravité dans l’activité créatrice de l’artiste, si elle est aimantée
par une certaine image de l’artiste, c’est parce qu’elle s’est sentie
sollicitée d’abord par l’œuvre et que cette image s’est élaborée
au commerce de l’œuvre. La biographie de l’artiste trouve donc
son inspiration et sa justification dans la connaissance préalable que
l’œuvre nous offre de son auteur. Ce n’est pas la biographie qui nous
instruit de l’auteur, c’est l’œuvre; et la biographie ne peut nous ins¬
truire que si elle a été d’abord elle-même instruite par l’œuvre.
Aussi dans les titres qu’arborent certaines biographies, et qui pré¬
tendent exprimer d’un mot la vérité de l’auteur, il faut déplacer l’épi¬
thète de la vie à l’œuvre : la vie de Balzac ne paraît « prodigieuse »
que parce que son œuvre a quelque chose de prodigieux, celle de
Rimbaud est « aventureuse » parce que son œuvre est une aven¬
ture. La biographie la plus vraie est celle qui, fidèle à l’œuvre plutôt
qu’aux circonstances de la création et aux hasards de la vie, a
trouvé dans l’œuvre de quoi orienter sa compréhension et interpréter
la vie.
Faut-il accorder un plus large crédit aux confessions, aux journaux
intimes, où l’auteur prétend se montrer sans fard, soit pour se délivrer,
soit pour en appeler à nous ? Nous n’acceptons pas si aisément ce
témoignage ; et il ne s’agit pas seulement d’une défiance — bien légi¬
time — d’historien qui ne tient pour exact que ce qu’il peut vérifier;
c’est le portrait même qu’on nous propose que nous mettons en
question. Et ceci est constant dans mes rapports avec autrui. A ce
qu’il me dit de lui, je n’apporte jamais une entière adhésion; je puis
le croire sincère sans le croire vrai, et je m’institue juge de sa propre
confession. Cette défiance spontanée tient sans doute à la fois au
sentiment que j’ai de l’impuissance du soi à se connaître lui-même,
et au sentiment de l’incommunicabilité des consciences : autrui est
à la fois, et indissolublement, obscur à lui-même et à moi, et peut-être
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

se définit-il par cette obscurité même (i). Je ne puis le connaître qu’en


mesurant l’image qu’il me propose à l’image que je me fais de lui :
il y a là une sorte de malentendu qui ne peut être aisément liquidé,
antérieurement à tout soupçon de ruse, de dissimulation ou de men¬
songe. Je ne puis recevoir sa confession que comme une pièce au
dossier, un témoignage parmi d’autres qui m’induit à former une
opinion selon laquelle je déciderai et de sa vérité et de sa sincérité.
J’adopte à l’égard d’autrui, lorsqu’il me parle de lui, l’attitude du
psychanalyste qui, déchiffrant le contenu latent de mes associations,
prétend savoir mieux que moi ce que je pense ou ce que je suis.
Cela n’implique pas que j’objective autrui, mais seulement que j’op¬
pose ma vérité sur lui à celle qu’il me propose de lui. Et d’où est-ce
que je tiens cette vérité ? Du premier contact que j’ai avec lui, simul¬
tanément ou même antérieurement à ce qu’il peut me dire. C’est parce
qu’il m’apparaît immédiatement signifiant que je suis en possession
d’une idée de lui qui ne doit rien à ses confidences : il se révèle à
moi par toute sa présence, et je ne cesse de juger sur la mine, car la
mine en appelle à mon jugement, me livrant une connaissance pré¬
conceptuelle sur laquelle je ne puis pas ne pas faire fond aussitôt que
j’entre dans le jeu de l’intersubjectivité : je suis à autrui comme je
suis au monde, selon ce que Husserl appelle l’attitude naturelle; loin
de le construire, de le réduire au statut d’objet, c’est en l’éprouvant
comme alter ego que je découvre une idée de lui à laquelle je pourrais
mesurer ce qu’il me dit de lui. Ceci est particulièrement sensible
lorsque autrui me parle : je ne cesse d’en appeler de ce qu’il dit à ce
qu’il exprime. Nous reviendrons sur l’analyse du langage, mais
nous pouvons observer dès maintenant comment le langage livre
celui qui parle. Il y a une double fonction de la parole; comme dit

(i) Cf. Merleau-Ponty : t I,e comportement n’est pas une chose, mais il n’est
pas davantage une idée, il n’est pas l’enveloppe d’une pure conscience et, comme
témoin d'un comportement, je ne suis pas une pure conscience » (La structure du
comportement, p. 171).

M. DUFRENNE 10
i46 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Husserl, elle signifie, mais aussi elle manifeste (i). De même qu’un
poteau indicateur montre le chemin, mais exprime aussi la sollicitude
d’une association touristique ou la générosité de Peugeot, ainsi le
langage est d’abord le truchement d’une signification objective qu’il
nous transmet, mais recèle encore une autre signification qui ne nous
est pas adressée directement, mais que nous découvrons à l’accent,
à l’intonation, à la mimique, en somme à tout ce qu’il y a d’art en
puissance, musique ou danse, dans la parole parlée : signes qui nous
paraissent d’autant plus éloquents qu’ils ne nous sont pas volontai¬
rement adressés et sont plus spontanés. Le discours d’autrui nous
instruit donc à l’insu même de son auteur.
De même lorsque je lis la confession d’un auteur, je confronte ce
qu’il me dit de lui avec ce que je sais déjà. Et d’où le sais-je ? Ou bien
de ce que ses œuvres, si je les ai lues, m’ont déjà appris, et nous
revenons alors au cas de la biographie, qui a besoin d’être instruite
des œuvres pour nous instruire de l’auteur. Ou bien de la confession
elle-même. Et c’est qu’alors nous la considérons comme une œuvre
quelconque, que par rapport à la connaissance de l’auteur nous
nous refusons à privilégier; privilégiée, elle l’est évidemment par
son sens objectif puisque l’auteur nous entretient de lui, mais elle
ne l’est plus dans son sens second, si l’on peut dire, où l’auteur
apparaît comme en transparence, comme auteur et non comme objet
de l’œuvre. Ainsi la Nouvelle-Héloïse nous livre Rousseau aussi bien
que les Confessions ou les Rêveries; mieux même, car son sens second
n’entre pas en concurrence avec le sens objectif qui est celui d’un
récit impersonnel. Et c’est l’image de Rousseau que nous donne la
Nouvelle-Héloïse qui est pour nous l’instrument d’interprétation et la
mesure de la vérité des Confessions.
Il faut donc revenir à cette idée que c’est par l’œuvre même que

(i) L’idée de cette Kundgabe est développée, d’après Husserl, par Schma-
lenbach, dans Phénoménologie du signe (Signe et symbole, p. 52).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 147

nous connaissons d’abord l’artiste; non point dans son acte réel, car
il se peut que nous ne sachions rien des circonstances de la création,
et de toute façon nous n’en sommes instruits qu’en dehors de l’expé¬
rience esthétique, mais dans une certaine vérité de son être que
l’expérience esthétique est seule à révéler. Comment cela ? Il faut ici
revenir sur la différence de l’objet esthétique avec l’objet usuel; et
nous devinons que c’est la même différence qu’entre les deux fonctions
du langage, d’une part comme transmettant une signification imper¬
sonnelle, d’autre part comme exprimant une personne. L’objet usuel,
par sa forme même, atteste bien un faire; à la différence de la chose
naturelle, je sais bien qu’il est fait par l’homme et pour l’homme; mais
il ne me parle pas de celui qui l’a fait; il me parle du geste que j’ai
à faire, et il est tout entier absorbé dans l’usage que j’en fais. L’objet
esthétique au contraire ne sollicite et ne sert aucune entreprise; il
me laisse libre de découvrir son auteur, et il me parle de cet auteur.
Mais comment m’en parle-t-il ? Nous serrerons de plus près la
question en disant que l’objet esthétique manifeste un style. Qu’est-ce
donc que le style ? C’est une certaine manière d’opérer qui se reconnaît
à la stylisation qu’elle produit, c’est-à-dire à la substitution de formes
voulues par l’esprit à la prolifération incohérente des formes natu¬
relles. Cette splendor ordinis que révèlent la feuille d’acanthe, la phrase
pascalienne, l’ordonnance tonale d’une sonate trahit un dessin qui
répond à dessein. Le style est donc la marque d’une activité organi¬
satrice qui refuse les hasards et recherche la forme la plus pure. Accé¬
der au style, c’est parvenir à la maîtrise et faire ce que l’on veut.

c) Le style. — Il faut donc distinguer style et métier. Certes, le


style, en tant qu’il définit l’activité créatrice de l’artiste, est bien métier
aussi, et c’est comme tel qu’il est justiciable de l’expertise du critique.
Et sans doute tout art est-il métier d’abord : la touche d’un peintre,
le coup de pouce d’un sculpteur, le maniement des mots sont d’abord
affaire de métier. Et l’on peut dire que le métier est encore anonyme
148 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dans la mesure où il s’enseigne. Une psychologie de la création, en


dépit de la distinction sur laquelle Malraux insiste tant entre l’artisan
qui imite et l’artiste qui, étant volonté de puissance, refuse d’abord (1),
doit conjuguer tradition et invention, apprentissage et révolte. A
trop insister sur la volonté de puissance, on risque de sous-estimer
le faire. Au vrai, l’invention procède parfois d’une révolte, mais elle
requiert à tout coup l’apprentissage. Être soi, pour l’artiste, c’est
peut-être récuser les autres, c’est d’abord être un bon ouvrier. Mais
le souci du métier n’empêche nullement de- s’exprimer. Songeons
à ces œuvres anonymes qui se fabriquent dans les ateliers de sorciers
africains, ou à celles qui sont sorties des échoppes médiévales; la part
considérable que joue l’imitation, par l’organisation de l’apprentissage
ou de l’initiation, y consacre bien l’importance des recettes; l’objet
esthétique est ici le produit d’une école qui conserve et transmet les
secrets de fabrication, bien plus que d’un individu qui inventerait
son propre métier à sa mesure. Et pourtant ces œuvres ne sont pas
vraiment anonymes parce qu’elles ont quelque chose de personnel
encore à dire. L’artiste qui s’est soumis à toutes les exigences d’un
métier traditionnel est pourtant tout entier dans son œuvre. A la
différence de l’art académique où l’artiste est toujours absent, où
n’est présente qu’une main sans âme, le Dogon qui sculpte son
masque, nous sentons qu’il nous dit par son œuvre : « Et j’ai vu quel¬
quefois ce que l’homme a cru voir. » Il a assumé son acte créateur,
même s’il a aveuglément suivi les prescriptions d’un code mystérieux.
Le métier peut être fait de recettes, aussi impérieuses, aussi immuables,
aussi impersonnelles qu’on voudra, ces recettes sont transfigurées
lorsqu’elles revêtent aux yeux de qui les pratique un caractère sacré :
lorsque nous sentons que l’artiste a été la proie de son art, et que les
gestes qu’il accomplit trahissent une nécessité à laquelle il s’est entiè¬
rement soumis, sinon sacrifié. Il apparaît donc à nos yeux comme le

(1) Malraux, Psychologie de Fart, II, p. 128.


L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 149

dépositaire d’un secret, un secret qui ne lui appartient pas et dont,


à la différence de l’artiste moderne, lucide et volontaire, il ne se sait
même pas détenteur; il est comme la conscience naïve dans la
Phénoménologie de Hegel : il porte une vérité qui ne pourra s’énoncer
que par nous, si nous sommes assez dociles à l’œuvre comme le philo¬
sophe hégélien est docile à l’histoire. Cet artiste enseveli dans l’ano¬
nymat des lointains, et qui se fait sans le savoir le lieu d’une expérience
incomparable, il a bien quelque chose à dire, car une humanité qui
se cherche balbutie quelque chose à travers lui...
Le style est donc métier, mais un métier qui permette à l’auteur
de s’exprimer et d’être soi. On n’éclairerait pas le problème en le
traduisant ainsi : peut-on préméditer d’être soi ? ou encore : peut-on
vouloir n’être pas volontaire ? Mais on l’éclaire peut-être en disant
que ce sont les actes prémédités, qui requièrent de l’application et
qui visent à un effet, qui peut-être livrent le mieux la spontanéité
humaine. Il suffit pour le comprendre de renoncer à cette idée que
la nature s’exprime au mieux par l’élémentaire, le primitif, l’irréfléchi.
Ce qui est véritablement primitif en nous, les comportements les
plus automatiques, les plus incoercibles, cet équipement tout monté
de réflexes ou d’instincts (dans la mesure où on peut les isoler pour
les observer), que manifestent-ils, sinon une sorte de sagesse de la
vie, au bénéfice de laquelle nous sommes, mais qui précisément ne
porte nullement la marque d’une individualité ? Par contre, ce qui
révèle vraiment les assises d’une personnalité, ses impulsions ou ses
tendances singulières, ne peut sans contresens être appelé primitif :
une explosion passionnelle peut révéler un trait de caractère, mais
ce n’est nullement une réaction primitive. La psychanalyse a assez
montré que les comportements en apparence les plus spontanés, dès
qu’ils sont révélateurs, sont le résultat d’une histoire, et ne ren¬
seignent sur le moi que parce qu’ils procèdent de lui; il n’est plus
possible maintenant de confondre le primitif avec l’inconscient ni
même, si l’on eût entendu déjà Ravaisson, avec l’automatisme vital
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qui est si souvent une liberté déchue. Il faut donc manier avec pré¬
caution cette notion de primitif, et s’assurer de toutes façons qu’on
ne peut trouver dans le primitif, même sous une forme rudimentaire,
les signes caractéristiques d’une personnalité; c’est au contraire dans
les comportements les plus élaborés qu’il faudra les chercher. Et
c’est de la même façon qu’il faut chercher dans l’art, et selon ce qu’il
comporte de métier, la nature singulière de l’auteur.
Le style est donc le lieu où apparaît l’auteur. Et il l’est par ce
qu’il y a en lui de proprement technique : une certaine façon de traiter
une matière, d’assembler et d’ordonner les pierres, les couleurs ou
les sons pour fabriquer l’objet en faisant apparaître impérieusement
ces arrangements, ces simplifications ou ces combinaisons par où
l’homme ne cesse d’ajouter à la nature et d’affirmer sa liberté à l’égard
de toutes données et de tous modèles. Mais il faut encore que ces
moyens techniques nous paraissent au service d’une idée ou d’une
vision singulières. Monet dissout dans un acide de lumière la pierre
rude des cathédrales, Cézanne fait au contraire saillir les articulations
noueuses des collines provençales : il est évident que l’impres¬
sionnisme de l’un, le cubisme latent de l’autre mettent en jeu des
techniques différentes, qui portent aussi bien sur la composition, sur
le mélange des couleurs ou sur l’attaque du pinceau, et qui peuvent
répondre à des doctrines différentes sur la perspective ou la vision
des couleurs; mais pour moi qui regarde, sinon pour le peintre,
technique et doctrine ne suffisent pas à définir un style, il faut encore
qu’elles m’apparaissent comme exigées par une certaine vision du
monde qui fait de la création une aventure et un aveu. S’il y a un
style de Monet, c’est dans la mesure où son œuvre m’invite à attribuer
à Monet une certaine façon de considérer le monde comme le règne
de la lumière, comme cet ouvert que chante Rilke où toutes choses
deviennent transparentes et consubstantielles au regard. Et s’il y
a un style de Cézanne, c’est dans la mesure où j’attribue à Cézanne
l’obsession d’une plénitude, d’une rigueur, d’une immuabilité spino-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

zistes. Il y a style lorsque je discerne, même sans pouvoir l’exprimer,


une certaine relation vivante de l’homme au monde, et que l’artiste
m’apparaît comme celui par qui existe cette relation, non parce qu’il
la suscite, mais parce qu’il la vit. Et c’est la qualité incomparable de
cette relation au monde, ce « style de vie » que je saisis immédiatement
dans l’œuvre à travers les traits du métier, sans m’arrêter à eux et â la
rigueur sans les apercevoir. Ou plutôt ils m’apparaissent pleins de
leur signification et comme transfigurés par elle, selon cette imma¬
nence de la signification au signe qui définit l’expression et que
nous ne cesserons de remarquer. Ainsi la touche de Van Gogh est
le tragique de Van Gogh; c’est la même chose pour Van Gogh
d’adopter un certain métier et de pousser un certain cri, et, comme
dit Artaud, a d’évoquer le timbre abrupt et barbare du drame élisa-
béthain le plus pathétique, passionnel et passionné » (i). De même
l’éclairage contrasté et réparti dans la profondeur du champ propre
au Caravage n’est pas seulement le moyen de représenter une scène
isolée en faisant saillir le relief, il engage toute une vision : il signifie
à la fois un certain mystère et une certaine brutalité, un monde qui
n’est pas aimable ou doucereux, qui résiste, pour lequel il faut s’armer
de courage et peut-être d’insouciance comme font les conquistadors.
Ce que nous appellerons les schèmes techniques ne sont pas seulement
un moyen de faire l’œuvre, mais de dire un monde. Le métier est donc
une signature : ainsi de l’accord de neuvième chez Wagner, de l’âne
et du coq chez Chagall, de tel maître-mot chez un poète. Par contre,
si ces traits de métier se ramènent à un procédé, cette volonté de

(i) Artaud, Van Gogh, p. 27. Artaud a très bien vu comment Van Gogh est
peintre d’abord : « C’est ce qui me frappe le plus dans Van Gogh, le plus peintre de
tous les peintres, et qui, sans sortir du tube, du pinceau, du cadrage du motif et de la
toile pour recourir à l’anecdote, au récit, au drame, à la beauté intrinsèque du sujet
ou de l’objet, est arrivé à passionner la nature et les objets de telle sorte que tel
fabuleux conte d’Edgar Poë, de Melwyn, de Gérard de Nerval ou d’Hoffmann n’en
dit pas plus long sur le plan psychologique et dramatique que ces toiles de quatre
sous » (ibid28).
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

se signaler par un signe arbitraire nous semble inauthentique. Nous


voulons que la marque de l’ouvrier sur son ouvrage, ce soit l’acte
même, le plus spontané et partant le plus nécessaire, de l’ouvrier :
qu’on le reconnaisse à ce qu’il est, et non à une quelconque étiquette.
Nous discernons aisément l’emploi artificiel d’une formule qui est
comme une marque de fabrique et la répétition nécessaire d’un trait
qui atteste la fidélité à soi-même et la sincérité d’une œuvre. Nous
admettons la ressemblance des œuvres d’un même auteur lorsque
cette ressemblance ne procède pas de l’application en série d’une
même recette et lorsque, au lieu de l’habileté du routier qui est sûr
de gagner à tout coup, elle dit la passion de l’homme qui cherche
à s’exprimer sans tricher : c’est ainsi que nous faisons la différence,
dans l’œuvre de Rubens, entre les Paradis ou ces grandes machines
mythologiques qui semblent produites à la chaîne dans l’atelier du
peintre, et les portraits ou le Retour de Philopoemen, différence parti¬
culièrement remarquable entre les 21 tableaux achevés de la Vie de
Marie de Médicis et les maquettes qui sont à Vienne. L’esquisse est
plus vraie que l’œuvre parce que plus proche du geste créateur : le
métier n’y efface pas le style.
Cela revient à dire que le style manifeste une double nécessité.
Alors que l’objet usuel ne manifeste que la nécessité d’une forme qui
elle-même traduit l’exigence d’une fin extérieure à l’objet et aussi à
la personne de l’artisan, l’objet esthétique manifeste à la fois la néces¬
sité d’une forme sensible soumise à une norme proprement esthétique,
et la nécessité d’une signification d’abord vécue par l’artiste « comme
une fatalité vivante », selon le mot de Malraux (1). En confrontant
l’objet esthétique avec la nature nous avions observé que le sensible
n’y avait tout son éclat qu’à condition d’être maîtrisé par une forme,
forme évidemment immanente au sensible puisqu’elle n’est d’abord
rien d’autre que son organisation harmonieuse. Le style révèle un

(1) Psychologie de Fart, 1.1, p. 82.


L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

autre aspect de la forme : il définit la forme capable d’attester la


personnalité qui l’a créée, la forme qui est un sens et qui, à ce niveau
de notre analyse, signifie son auteur. Et il apparaît en ce point précis
où se conjuguent les deux nécessités, c’est-à-dire où la norme esthé¬
tique qui règle la forme, qui impose dans un tableau telle déformation,
telle rime plastique, tel passage de valeurs, ou dans la poésie tel cli¬
quetis de mots, telle rupture du rythme, loin d’apparaître arbi¬
traire, permet de révéler un certain visage du monde propre à
l’auteur et par lequel l’auteur se reconnaît. Si telle femme de Picasso
a un visage d’insecte, ce n’est pas seulement parce que le requiert
une certaine technique cubiste, c’est parce que Picasso respire dans
cet univers étouffant et grotesque qu’exprime aussi bien la Métamor¬
phose de Kafka. C’est pourquoi l’art nègre ne me touche pas tant que
j’y vois, comme on a fait longtemps, une technique barbare ou mala¬
droite, un raté de l’art; mais je découvre un style nègre aussi authen¬
tique que tout autre aussitôt que je pense, comme aussi bien l’ethno¬
logie m’y invite, qu’il dit quelque chose qu’il est seul à pouvoir dire,
et qu’il y a adéquation entre la forme et le contenu. Et l’on comprend
par là que le décoratif n’atteigne pas vraiment au style : l’ornement
n’a rien à dire, il n’indique que l’industrie d’un auteur et non point
sa Weltanschauung, à moins toutefois qu’il n’accède, comme dans les
tympans des cathédrales ou dans l’art baroque, à une vertu cosmo¬
logique : c’est-à-dire qu’il n’exprime à sa façon le monde de l’au¬
teur. Et nous allons bientôt revenir sur cette notion d’expression
qui prolongera l’analyse du style.
Mais un problème se pose encore : si c’est l’objet esthétique qui
est expressif, au point que nous jugeons sur lui de la sincérité de
l’artiste, et que nous recréons en quelque sorte l’artiste à l’image de
l’œuvre, sommes-nous autorisés à généraliser et à parler d’un style
collectif? Nous généralisons déjà lorsque nous parlons d’un style
de Mozart au Heu de parler du style de la Symphonie Jupiter ou du
Concerto en la] nous y sommes autorisés dans la mesure où toutes
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

les œuvres de Mozart se ressemblent en ce qu’elles sont toutes


consubstantielles à Mozart (i). Mais il n’en va plus de même lorsque
nous parlons le langage du genre et que nous invoquons un style
classique, nègre, cubiste, italien, etc. Il se peut que nous soyons
contraints à tenir ce langage lorsque nous n’avons aucune infor¬
mation sur la genèse de l’œuvre et sur son auteur : ainsi parlons-nous
de l’art dogon, de l’art étrusque, de l’art des steppes. Mais il se peut
aussi que nous recourions volontairement au genre, sans avoir
l’excuse de cette ignorance, comme lorsque nous parlons du ballet
russe, de la poésie symboliste ou de l’école impressionniste. Que peut
alors valoir une caractérisation du style qui semble faire systémati¬
quement abstraction de ce qu’il y a de personnel en lui ? Car à pre¬
mière vue subsumer l’œuvre sous le concept du genre, c’est faire
abstraction de l’artiste comme individu et donc comme subjectivité;
dire qu’un poème est romantique, c’est négliger le fait qu’il a été écrit
par Novalis ou par Vigny, et se mettre dans l’impossibilité de
rejoindre le poète à travers le poème; nous n’aurions plus avec lui
que la communication de l’entomologiste avec les insectes qu’il
classe, ce qui peut être en effet la situation de l’historien ou du
critique. Mais n’oublions pas que le genre peut aussi s’interpréter
comme l’idée hégélienne (et peut-être aussi comme le type pour
une typologie à la Max Weber); il désigne alors une réalité spirituelle

(i) On sait que Proust a insisté sur ce que Bergson appelait t la ressemblance
qu’ont entre elles les œuvres d’un même artiste » : « Repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais
fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux
divers une même beauté qu’ils apportent au monde • [La prisonnière, II, p. 225) ; et il
en est de la peinture comme de la littérature : « Vous m'avez dit que vous aviez vu,
dit encore Proust à Albertine, certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien
compte que ce sont les fragments d’un même monde, que c’est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis, la même femme, la
même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne
l’explique si on ne cherche pas à l’apparenter par les sujets, mais à dégager l’impres¬
sion particulière que la couleur produit > (ibid., p. 238).
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

avec laquelle je puis entrer en communication, et qui est encore


singulière bien qu’elle ne soit pas inscrite dans le déroulement d’une
conscience subjective; elle se propose à moi avec la même insistance
que le geste ou la parole d’une personne singulière, et elle a le même
pouvoir de signification, elle révèle de même façon une certaine rela¬
tion vivante au monde, hors de laquelle le style n’est que formalisme.
Nous sommes alors autorisés à parler de genre, parce que le genre
n’annule pas la subjectivité constitutive du style et introduit seu¬
lement une nouvelle forme, non personnelle, mais singulière tout
de même, de cette subjectivité.
On dira cependant que l’on n’arrive à cette notion d’un style
collectif que par des procédés qui en appellent finalement à un pouvoir
d’abstraire, et qui dépersonnalise l’œuvre. Malraux a remarqué que
la confrontation d’œuvres fort différentes rassemblées grâce à la
photographie, faisant perdre au vitrail, au bronze, à la toile ou à la
tapisserie leurs qualités propres d’objets, permettait de découvrir
une parenté de style que la matière de ces objets dissimule parfois;
le recours à la photo fait songer à Galton; mais il s’agit de toute autre
chose qu’une image générique, il s’agit de l’identité d’une recherche
et d’une vision, d’un même accent à travers des voix différentes. La
photo a seulement pour effet de mobiliser notre attention; elle
n’extrait pas des œuvres un caractère qui serait commun à chacune,
elle nous fait plus profondément pénétrer dans l’intimité de l’œuvre,
en ce qu’elle nous en découvre l’aspect visible, restituant à la vue ses
prérogatives ; découvrant alors le génie qui habite chaque œuvre, nous
pouvons découvrir l’affinité qui les apparente et qui constitue un style
collectif. Ce style est générique et non général ; il exprime une certaine
vision du monde que je puis retrouver dans des œuvres différentes
et qui constitue la source d’un nombre indéfini de créations possibles ;
un pouvoir qui peut s’extérioriser de mille façons; ce ne sont pas
tellement les arts qui se correspondent ici qu’une certaine émotion
créatrice identique qui s’incarne diversement en eux. Et c’est par
ij6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

cette émotion que le style reste toujours personnel : il révèle un


secret qu’il faut bien personnaliser; une œuvre authentique, il n’est
pas possible de ne pas l’animer, de ne pas pressentir derrière elle
une conscience qui est sœur de la nôtre et qui en appelle à la nôtre.
Comprendre le langage de l’œuvre, c’est toujours comprendre
quelqu’un. Aussi, quand nous parlons d’un style gothique ou baroque
ou nègre, nous supposons une conscience habitant et animant ce
monde gothique ou baroque où nous sommes nous-mêmes conviés
à pénétrer. Le monde esthétique spécifié par un style est toujours
un monde humain, un monde de choses qui est là pour quelqu’un,
comme ce monde enchanté qui ne se découvre qu’à l’initié. Le
style gothique c’est le style de l’homme gothique* d’un homme dont
je m’inquiète peu de savoir s’il porte un nom propre ou s’il est tiré
à des millions d’exemplaires, mais qui est toujours un homme et
qui m’invite à être son semblable.
Aussi bien, ce statut de l’artiste anonyme et pourtant singulier,
dont on subsume l’œuvre sous un genre sans rien sacrifier de son
humanité et sans rien étouifer de son rayonnement, certains auteurs
le revendiquent. Car on pourrait distinguer deux types d’immanence
de l’artiste à l’objet esthédque : il y a l’œuvre où l’artiste, conscient
de sa vocation et parfois jusqu’à l’orgueil, impose sa présence et
de lui-même sollicite le dialogue. Il y a l’œuvre où l’artiste s’efface
derrière l’école, se fait l’instrument d’une tradition et l’écho d’une
recherche séculaire; encore présent, personnalisé par cette tâche
à laquelle il se voue, il n’est plus nommé. Est-ce à dire qu’il renonce
à ce que son œuvre soit unique ? C’est qu’en effet nous sommes tentés
d’accorder le prix aux œuvres qui sont vraiment uniques. Il n’y a
qu’un Mozart, alors qu’il y a un nombre indéfini de musiciens clas¬
siques, pour lesquels il semble que ce soit une déchéance de ne pou¬
voir sortir de l’anonymat. Les grandes œuvres sont des œuvres incom¬
parables, qu’on ne peut subsumer sous un genre sans leur faire un
tort radical. Proust, que nous citions tout à l’heure, y insiste : « Cette
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

qualité inconnue d’un monde unique et qu’aucun autre musicien ne


nous avait jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à
Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bien plus
que dans le contenu de l’œuvre elle-même (i). » Le génie est celui
que je reconnais entre mille, celui qui, même s’il ne l’a pas voulu,
n’a pas son pareil. Mais comprenons bien : en entendant du Mozart,
je dois reconnaître Mozart; et si, l’ayant reconnu, je dis que Mozart
appartient à un certain style classique, alors je fais œuvre de critique,
je décolle de l’œuvre, je cesse de percevoir esthétiquement pour
connaître objectivement : le passage de l’individu au genre est bien
ici le résultat d’une abstraction, si c’est du dehors que je l’opère,
en confrontant les techniques, les influences, et toute l’histoire des
œuvres. Mais d’autre part je ne suis pas infaillible; lorsque j’entends
l’Ode funèbre, si je ne suis pas averti que c’est du Mozart, je pourrais
croire que c’est du Beethoven; et lorsque j’entends telle symphonie,
que c’est du Haydn. Aurais-je fait tort à Mozart si, interrogé sur la
paternité de la symphonie, je réponds prudemment que c’est une
œuvre de style classique ? J’aurais pu l’entendre aussi fidèlement,
pénétrer aussi profondément dans son monde, la goûter aussi plei¬
nement que si j’avais su qu’elle est de Mozart. En disant : c’est une
œuvre classique, comme en disant d’un bronze : c’est de l’art scythe,
ou d’une fresque : c’est de l’art byzantin, j’aurais donc quand même
éprouvé ce qu’il y a d’unique dans cette œuvre : je n’aurais pas géné¬
ralisé. Le nom que je donne n’est pas un nom propre, mais l’artiste
que je découvre est un artiste singulier, et je ne suis pas insensible à
ce qu’il y a d’unique dans l’œuvre. Seulement, cet unique peut se
répéter, l’incomparable se comparer; non point par une confrontation
logique, mais, comme quand se ressemblent deux visages, par une
communauté d’impression. Comme l’unique musique de Vinteuil
évoque « la soierie embaumée d’un géranium », la musique peut

(i) La prisonnière, p. 335.


i58 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

évoquer l’architecture ou la poésie, et aussi bien Haydn peut évoquer


Mozart, ou Vermeer Peter de Hoogh; et cela veut dire qu’il y a un
monde commun à l’un et à l’autre, et aussi une âme commune, et qui
est encore une âme singulière et, dans l’expérience esthétique, une
âme pour moi aussi réelle, aussi présente, aussi signifiante que peuvent
l’être Mozart ou Vermeer eux-mêmes lorsque je les ai identifiés (i).
Il ne faut donc pas croire que l’œuvre soit moins expressive
et moins précieuse lorsque l’artiste nous est inconnu, soit que nous
l’ignorions, soit qu’il se soit comme dissimulé dans son œuvre, et
que nous donnons à cette œuvre le nom d’un genre. Nous dirons
au contraire que l’expression la plus haute est celle qui a le plus de
pudeur, et que la subjectivité la plus authentique est celle qui rejoint
l’universel. Et nous pouvons dire dès maintenant que l’œuvre qui
n’est pas signée n’atteste pas moins une subjectivité créatrice. Cette
proposition n’est d’ailleurs pas exactement l’inverse de la précédente,
car la généralité du genre n’est pas l’universalité de l’humain; bien
plutôt l’œuvre qui est ramenée à un genre est-elle encore singulière
en ce qu’elle exprime une certaine vision singulière du monde, et
c’est parce qu’elle est singulière qu’elle pourra revendiquer l’univer¬
salité. Et elle le pourra d’autant mieux que cette singularité lui est
plus essentielle, qu’elle ne porte pas, comme nous disions tout à
l’heure, sur quelque détail trop visiblement affiché ou sur quelque
recette trop systématiquement employée, et qu’au contraire elle
s’exprime discrètement. Alors l’œuvre ne perd rien à cet anonymat.
Certes, nous avons le sentiment d’une plus grande familiarité avec
l’œuvre quand nous pouvons évoquer son auteur et nous rappeler
ce que par ailleurs nous savons de lui : les biographies trouvent ici
leur fonction. Mais cette intimité même est un péril; il se peut que
nous soyons distraits de l’œuvre même, que nous mêlions au visage

(i) lorsque le critique ou l’expert déterminent un style collectif en généralisant,


ils sont orientés par la découverte d’une identité spirituelle qui ne résulte pas d’une
généralisation ; et la généralisation ne frit que justiner après coup cette identité.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

qu’elle suggère des traits inutiles qu’elle ne suggère pas. La per¬


ception esthétique gagne peut-être en pureté à tout ignorer de l’auteur
tout en éprouvant sa présence. Tant que nous adoptons l’attitude
esthétique, Mozart n’est pas plus incarné pour nous que l’homme
classique, l’homme classique n’est pas moins concret que Mozart;
il n’y a pas entre eux la distance de l’individu au genre : tous deux
sont aussi réels en tant qu’ils sont requis par des œuvres réelles, et
aussi imaginaires en tant que je ne les aperçois qu’à travers l’œuvre,
et sans aucune référence à l’histoire; la distance se creuse seulement
lorsque je renonce à l’attitude esthétique, et qu’alors l’homme classique
redevient le produit d’une généralisation tandis que Mozart reste un
individu sur le compte duquel je sais certaines choses qui n’appar¬
tiennent qu’à lui. Mais ni cet homme abstrait ni cet individu concret
ne sont véritablement l’artiste, celui dont l’œuvre, lorsque je lui
suis présent, est le vrai visage.
Nous ne saurions trop le répéter, la vérité de l’auteur n’est point
la vérité historique de l’individu réel qui est l’objet de la biographie,
elle est la vérité de l’homme présent à l’œuvre et que je ne connais
que par l’œuvre. Si jamais l’idée comtienne d’existence subjective
a un sens, c’est bien ici. L’artiste est l’homme qui sacrifie l’existence
objective à l’existence subjective, qui choisit d’être dans son œuvre
plutôt que dans le monde et dans l’histoire. Si parfois il se dérobe
aux normes de la vie quotidienne, c’est qu’il pense confusément que
ce n’est point sur son comportement dans cette vie qu’on peut l’at¬
teindre et le juger. Et peut-être le sentent plus lucidement et plus
cruellement ceux qui s’éprouvent aliénés, dépossédés ou égarés :
la vraie vie pour eux est ailleurs, dans cet univers de l’œuvre qui
se déploie lorsque l’œuvre rencontre le public. Maigre immortalité
peut-être, mais c’est en elle que l’homme achève l’homme. On sait
quel sort Sartre a fait à la phrase de Malraux : la mort est un destin
pour l’homme; pareillement l’œuvre est un destin pour l’artiste, car
elle est seule citée au jugement dernier que prononce l’humanité.
i6o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

En vain veut-il parfois dissimuler, larvatum prodere. Il est cet homme


dont le meilleur n’existe pas sur le mode du pour soi, mais du pour
autrui, dans la conscience d’un public; cet homme sur lequel tout
homme a des droits, et qui n’y peut rien. « Prostitution de l’acteur »
a-t-on dit; prostitution de l’artiste, faudrait-il dire aussi, mais prosti¬
tution sacrée. De là vient aussi que l’artiste puisse si aisément se
tromper sur lui-même. M. de Schloezer l’a bien remarqué (i), mais
propose pour expliquer cette « anomalie » de distinguer entre l’homme
et l’artiste, en identifiant ici l’artiste à Yhomo faber : à partir du moment
où l’homme se met à faire, « il cède la place à un autre » ; et cet autre,
qui fait, peut n’avoir pas exactement conscience de son faire. Mais
peut-être faut-il distinguer aussi, non seulement l’homme et l’artiste,
mais encore l’artiste et son image. De cette image qu’apporte l’œuvre
et qui se reflète dans le public, l’artiste ne peut être conscient; et si
cette image est sa vérité, on peut dire en ce sens précis qu’il n’est
pas conscient de soi, même s’il est encore conscient de son faire — et
sans doute faut-il concéder à M. de Schloezer qu’il ne l’est pas
toujours.
Ainsi, alors que l’objet fabriqué nous place dans un monde
humain où il nous propose un comportement technique et nous invite
à devenir homme par l’usage de l’outil ou de l’ustensile, parce que
l’ustensile est de l’humain en général déposé dans l’objet, mais ne
nous fait qu’accessoirement entrer en communication avec son
auteur, l’objet esthétique nous situe sur le plan du toi et du moi sans
nous opposer l’un à l’autre : loin que l’autre me vole mon monde, il
m’ouvre le sien sans me contraindre, et je m’ouvre à lui. Son monde,
disons-nous; et c’est bien ainsi que l’artiste se révèle dans l’œuvre,
non seulement parce que l’œuvre atteste un faire singulier, mais
parce qu’elle évoque un monde qui ne peut être rapporté qu’à une
subjectivité; nous connaissons l’artiste par ce monde personnel qu’ex-

(i) Introduction à J.-S. Rach, p. 300.


L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 161

prime son œuvre. Ainsi l’analyse du style doit-elle se poursuivre par


l’analyse de l’expression propre à l’objet esthétique. Nous y sommes
conduits par l’examen d’un autre aspect essentiel de cet objet : le
pouvoir qu’il a de signifier, examen qu’il faut mener en le confrontant
avec une autre catégorie d’objets : les objets qu’on peut dire signifiants.

IV. — L’objet esthétique et l’objet signifiant

Si l’objet esthétique ne peut le plus souvent être confondu avec


l’objet usuel que lorsqu’il appartient à certains arts mineurs comme
ceux de la poterie, du tissage ou du bois, il est pourtant une espèce
d’objets, qu’on peut rattacher au genre des objets usuels, avec laquelle
il faut maintenant le confronter. Il s’agit des objets que faute de mieux
nous appellerons signifiants, dont la fonction est non pas de per¬
mettre une action ou d’assouvir un besoin, mais de dispenser un
savoir. Sans doute tout objet peut-il être dit signifiant, mais il faut
faire un sort à part à ceux où la signification ne sert pas simplement
à alerter l’action, et ne se perd pas en s’accomplissant : un livre de
science, un catéchisme, un album de photographies, et déjà plus
modestement le poteau indicateur, sont des signes dont la signifi¬
cation n’engage une action qu’en donnant d’abord une information.
Dans un monde culturel qui attache comme le nôtre un grand prix
à la connaissance positive et aux moyens de la fixer et de la diffuser,
ces objets signifiants forment un groupe autonome et prestigieux,
dont le prestige d’ailleurs s’étend dangereusement jusqu’aux sous-
produits les plus dégradés, jusqu’aux journaux et à la publicité.
Certes, nul de ces objets ne songe à usurper la fonction de l’objet
esthétique. Mais là où il n’y a point de bibliothèque, là où la science
ne s’est point détachée de la religion, où l’Éghse enseigne le seul
savoir qui compte, n’est-ce pas l’objet esthétique lui-même qui
transmet ce savoir ? Suger sait bien que le catéchisme se fit sur la
pierre des tympans ou des chapiteaux de Saint-Denis; et nous
M. DUFRENNE 11
i6z L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

apprenons la religion des Sumériens sur leurs bas-reliefs, des Achéens


sur les poèmes homériques, des Dogons sur leurs masques. Et plus
généralement tous les arts qu’on appelle parfois représentatifs sem¬
blent avoir pour mission de signifier en représentant. C’est l’art
moderne seul qui utilise le mot représentatif pour désigner un
certain caractère facultatif des arts et non l’essence de certains arts,
et qui conçoit la peinture ou la poésie sur le modèle de la musique.
On voit donc le problème : l’objet esthétique n’est-il pas en premier
signifiant ? Et par conséquent n’est-ce pas la lecture de cette signi¬
fication qu’il attend de nous en premier ? Problème capital, aujour¬
d’hui au moins, pour la réflexion esthétique (i).
Nous allons l’évoquer ici une première fois en distinguant l’objet
esthétique de l’objet signifiant; et nous le retrouverons deux fois
d’abord en précisant la structure de l’œuvre d’art, puis en décrivant
la perception esthétique. Nous laissons de côté les arts apparemment
non représentatifs, musique et architecture, pour nous limiter aux
arts qui semblent naturellement représentatifs, peinture et sculpture,
arts du langage (2). Dans ces arts en effet l’objet esthétique semble
le plus souvent nous jeter au visage une signification : ce tableau,
c’est une nature morte, des poires dans un compotier; cette statue,

(1) M. Godet dans un article remarquable et qui anticipe certaines analyses de


Malraux s’étonne « qu’il n’ait pas été examiné et approfondi pour lui-même « (n Sujet
et symbole dans les arts plastiques », Signe et symbole, Neuchâtel, 1946). Certes,
il a été tranché par la pratique des artistes, et aussi, de plus en plus, par le goût du
public : l’art devance toujours la réflexion sur l’art. Cependant le problème de
l’objet représenté, de « l’univers du discours » de l’œuvre, est fort précisément
abordé par M. E. Souriau, à propos de ce qu’il appelle « l’existence réique ou chosale »
de l’œuvre d'art. Et la distinction que nous allons faire entre signification et expres¬
sion, et qui traverse tout notre travail, fait écho à celle que fait M. Souriau entre
existence réique et existence transcendante (cf. supra, p. 48, n. 1).
(2) A peine pourtant ose-t-on dire que les arts du langage sont représentatifs :
parce que leur matière est le mot, ils disent, ils ne font pas voir, ils ne dépeignent
que par métaphore. Mais l’important pour nous est qu’ils aient un sujet, et, si l’on ne
spécifie pas le mode de représentation, ou peut appeler ce sujet un objet représenté.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 163

c’est Hercule ou Apollon; ce roman, ce drame, ce film, c’est l’histoire


de tel personnage qui... Mais qu’est-ce qui nous est signifié, et
comment cette signification se présente-t-elle ?
a) De la signification à l’expression. — D’abord l’objet signifié est
irréel, à la différence au moins des significations naturelles que
déchiffre dans le monde une perception utüitaire. L’objet esthétique
peut conjurer l’objet absent, il n’en force pas la présence : le mot
fleur dans un poème de Mallarmé n’annonce pas une fleur comme un
parfum que je sens m’annonce une fleur que je n’ai pas encore vue.
Et même si la statue est le dieu, elle ne l’est pas à la façon dont le
nuage est déjà la pluie. Ce caractère d’irréabté est souvent souligné
par le choix même des sujets, empruntés à l’antiquité, à la légende,
au mythe : la guerre de Troie ou les aventures de Gargantua, les
amours de Jupiter ou de don Juan, les bergers d’Arcadie ou les
martyrs des premiers âges chrétiens, tout cela en apparence ne nous
concerne pas; alors qu’une information dans le journal, le graphique
d’un chiffre d’affaires, et même une démonstration scientifique ne
nous laissent pas indifférents, parce qu’ils prétendent à une vérité
qui d’une façon ou de l’autre nous importe. Et il y a là une première
singularité de l’objet esthétique. Si c’est en tant qu’il représente qu’il
est susceptible d’une vérité, ce n’est pas une vérité comparable à
celle d’un objet intellectuel; nous soupçonnons déjà que c’est une
vérité qui lui est intérieure, qui ne peut se vérifier dans le monde des
objets réels, une vérité qui ne s’attache pas à ce qu’il représente, mais
à la façon dont il le représente; et s’il y a encore une application pos¬
sible du contenu de l’objet esthétique au monde réel, donc une vérité
extrinsèque à l’œuvre, si importante qu’elle soit, elle est donnée par
surcroît, et comme une récompense pour la fidélité à sa vérité
intrinsèque. Une œuvre qui veut être vraie d’abord selon le monde,
et non selon elle-même, qui prétend que son sens se vérifie dans le
réel parce qu’elle en rend compte, soit qu’elle appelle à connaître
ce réel, soit qu’elle appelle à y agir, cette œuvre n’est pas esthétique.
i64 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Mais il y a plus ; car cette irréalité du signifié ne distingue pas


encore l’objet esthétique de l’objet spécifiquement signifiant, puisque
la pluie dans un livre de météorologie ne me mouille pas plus que
sur la toile d’un paysagiste. D’abord, ce qui nous est représenté n’a
pas toujours grand intérêt et n’est pas ce qui recommande l’œuvre
à notre attention. L’esthétique classique a feint de confondre un
moment les vertus de l’œuvre avec celles du modèle, un beau tableau
étant celui qui représente une belle femme, un grand poème celui qui
raconte une grande action. Tout l’art occidental, de la Renaissance
au xixe siècle, a vécu sur ce préjugé, et si son emprise n’a pas été
ruineuse, c’est parce que les artistes ne savent pas toujours ce qu’ils
font, ou du moins parce qu’au moment de faire ils oublient la doctrine
et ne se fient qu’à eux-mêmes et à l’œuvre qui les presse. Mais nous
savons aujourd’hui que les plus grandes œuvres ou les plus belles ne
sont pas toujours celles dont le sujet est le plus grand ou le plus beau.
Et ce sont les œuvres mêmes qui nous en ont convaincu : le célèbre
trumeau de Moissac nous avertit qu’une bagarre d’hommes et de
monstres vaut le sacrifice d’Abraham, Toulouse-Lautrec que la
Goulue sur la toile vaut bien une duchesse, Giraudoux que la Folle
de Chaillot vaut Electre. Du moins ces équivalences s’établissent-
elles négativement : tel sujet en soi n’est pas plus important
qu’un autre tant qu’il n’est pas intégré à l’œuvre d’art. L’objet
signifiant au contraire se juge sur ce qu’il signifie : un livre de
science sur son contenu; et la forme y est totalement aux ordres du
fond.
De ce sujet sur lequel il interdit qu’on le juge, que fait l’objet
esthétique ? L’objet signifiant prétend justifier la signification qu’il
apporte, il veut obtenir notre adhésion à une vérité, ou tout au moins
rendre son témoignage aussi convaincant que possible. L’objet esthé¬
tique ne démontre pas, il montre. Le théâtre, on le sait, a renoncé
aux thèses, et le roman à l’explication; ils racontent une histoire et
laissent au savant le soin d’en tirer une sociologie ou une psycho-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 165

logie (1). S’il y a de la psychologie chez Proust, c’est parce que le


roman est un roman du roman : le héros est un psychologue qu’il faut
nous montrer faisant de la psychologie, et la vertu du roman n’est
pas dans la psychologie qu’il expose, mais dans celle qu’il n’expose pas.
Faut-il dire alors que l’art signifiant imite et que sa vertu est de
bien imiter ? Mais ce qu’il montre, l’objet esthétique souvent le
montre avec une apparente négligence, avec du mépris pour ce qui
devrait être la vérité du montrer : la vraisemblance. On sait quelle
liberté l’art plastique prend aujourd’hui avec les apparences; et aussi
le roman, qui bouleverse la chronologie chez Faulkner, qui mêle
l’hallucination à l’action chez Joyce, qui brouille toutes les pistes
chez Dos Passos, qui devient mythe chez Kafka; et le théâtre, qui
est chez Pirandello le théâtre du théâtre en dédoublant l’acteur et
son rôle. Et si nous évoquons tous les « arts sauvages », quels répon¬
dants ont-ils dans la nature ? Il apparaît alors que l’œuvre d’art n’a
pas sa vérité dans sa vraisemblance. Cet objet irréel qu’elle représente
n’entend pas être une copie du réel, dont la valeur se mesurerait à
l’exactitude. Malraux le vérifie à l’analyse de la création artistique en
montrant que l’artiste n’est pas provoqué à œuvrer par la contem¬
plation de la nature, mais par l’admiration d’œuvres magistrales :
Giotto n’apprend pas à peindre en regardant ses moutons, mais en
regardant les moutons peints par Cimabue; Hugo écoute la voix des
ombres ou des flots, mais parce qu’il a voulu « être Chateaubriand
ou rien ». Et Malraux en tire aussi les conséquences pour le spectateur,
dont la première est qu’il ne doit point juger de l’œuvre comme si
elle était un objet signifiant quelconque, confronter l’objet représenté
avec l’objet réel pour en dénoncer ou en rectifier les infidélités, et
finalement tourner le dos à l’objet esthétique pour évoquer cet objet

(1) Qu’il n’y ait pas vraiment de psychologie au théâtre, M. Touchard le montre
bien pour la tragédie : les personnages y sont subordonnés à l’action. Non qu’ils ne
puissent être vrais ; mais ils sont vrais comme des normes plutôt que comme des
réalités.
166 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

réel. L’objet esthétique n’est pas l’organe d’un savoir, et pas davan¬
tage le substitut d’un original. Un portrait, ressemblant ou non, n’est
un objet esthétique que quand il cesse d’être portrait — l’équivalent
de ce qu’est aujourd’hui pour nous une photographie : quand je ne
suis pas tenté d’évoquer le modèle, et que l’objet peint me paraît
exigé par la peinture, quand devant le Descartes de Franz Hais au
lieu de penser à Descartes je pense à Hais, ou plutôt je suis de plain-
pied avec lui. L’objet esthétique n’est pas un signe qui renvoie à
autre chose qu’à lui-même. Cela ne signifie point que je doive m’inter¬
dire de percevoir sur la toile une figure humaine, ni que Hais se soit
interdit de représenter Descartes; car même devant une toile abstraite
je perçois encore quelque chose : même dans ces tentatives les plus
extrêmes l’objet esthétique ne renonce pas à signifier. Mais la signi¬
fication n’implique pas l’imitation par l’objet représenté d’un objet
ou d’un événement du monde, elle implique seulement que quelque
chose soit représenté ou proféré, même si ce quelque chose n’est
pas identifiable. L’œuvre a toujours un sujet, et nous aurons à y
insister. Mais si ce sujet premièrement ne retient pas à lui seul
l’attention et deuxièmement ne requiert pas l’imitation du réel,
n’est-cc pas parce qu’il est un moyen pour une autre signification et
qu’il n’est plus par lui-même qu’un symbole ?
Le problème rebondit : cet apparent mépris des apparences,
comment peut-il signifier encore, et ce qu’il signifie n’est-il pas le
sacré ? Pour Gislebert qui a laissé son nom sur l’étonnant tympan
de la cathédrale d’Autun, le J ugement dernier n’est pas un prétexte ;
et tout signifie, les différences hiérarchiques de taille entre le Christ,
les anges et les hommes (i), la clé de Saint-Pierre, et jusqu’à cette

(i) Cependant l’extraordinaire étirement à la Greco des grandes figures, si carac¬


téristique du roman bourguignon, signifie peut-être autrement encore ; et, d’autre
part, certains aspects de l’oeuvre répondent à des préoccupations proprement esthéti¬
ques, même si elles ne sont pas personnelles à leur auteur : ainsi le nombre et la disposi¬
tion des personnages qui épousent la forme du tympan sans laisser nulle part de vide.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 167

coquille que porte sur sa panetière un élu pour dire qu’il a été pèlerin
à Saint-Jacques-de-Compostelle. Gislebert ne sculpte pas pour un
public, mais pour le peuple des fidèles avec qui il communie, qui
viendront lire sur la pierre les livres saints, et il n’est pas l’instrument
de leur plaisir, mais de leur salut. Et si nous remontons le cours des
civilisations, en deçà des religions établies, le primitif qui fait un
masque ou un fétiche, il est encore au service d’une foi (1); il vèut
dire aussi la vérité qui n’est point dans les apparences insignifiantes
du monde quotidien, mais dans les grandes forces cosmiques qui le
traversent, dans les événements exemplaires que le mythe rapporte
et que la fête répète, dans ce qui donne un sens aux apparences au
lieu de le recevoir d’elles. Il faut évoquer ici les remarquables analyses
de M. Eliade et lui emprunter son langage : l’œuvre d’art imite ou
permet une « hiérophanie »; elle traduit la perception que l’individu
a du monde, qui va droit aux forces cosmiques et vitales à travers
les apparences fragmentaires et insignifiantes; elle participe à sa
volonté de « s’insérer dans le réel, dans le sacré, à travers les actes
physiologiques fondamentaux qu’il transforme en cérémonies » (2).
Du mât totémique des Haïda, de l’ancêtre peint des Nouvelles-
Hébrides, du bronxe des steppes, on peut dire ce qu’Eugène Fro¬
mentin disait de Rembrandt, qu’ils s’appliquent à rendre visible
l’invisible : un invisible qui est bien plus réel et bien plus présent que
le visible et qui commande la vision du visible (3). Même dansée

(1) Dans les civilisations primitives même les arts libres sont religieux par
quelque côté : M. Griaule observe à propos de l’art Dogon que : « aurait-on décidé
de ne s’intéresser qu’à l'art libre, on ne pourrait négliger à son propos certaines
croyances religieuses, car les matières premières qu’utilisent les Noirs ne sont pas
inertes » (Arts de l'Afrique noire, p. 36).
(2) Traité d’histoire des religions, p. 41.
(3) M. Éliade montre très bien à propos des hiérophanies telluriques que les
intuitions primaires comme celle de la Terre-Mère, maîtresse du lieu, source de
toutes formes vivantes, gardienne des enfants, matrice où l'on ensevelit les morts
afin qu’ils s’y reposent, s’y régénèrent et reviennent à la vie, précèdent au lieu de la
suivre l’observation positive des phénomènes : la nature n’est jamais naturelle
168 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

devant des Blancs, la Yei-Be-Chei des Navajo qui annonce et conjure


la mort par ses pas aussi stridents et heurtés que les chants qui
l’accompagnent, dans la clarté des feux de bois, atteste encore l’inti¬
mité tremblante de l’homme avec les puissances qui lui font un
destin. Ainsi les arts sauvages disent-ils une foi partagée par toute la
communauté; leur signification est mystique et non esthétique;
l’œuvre ne songe pas à être objet esthétique, et c’est malgré elle qu’elle
le devient.
Malgré elle, et par nous : par ces hommes du xxe siècle qui, dans
le musée où ils ont transporté ou reproduit le vase, le masque ou le
bronze, regardent l’œuvre sans participer à la foi qui la fit naître
comme ils regardent le portrait d’un inconnu sans évoquer le modèle,
l’Ange de Reims sans le saluer comme ange gardien. C’est alors que
l’œuvre d’art « subit sa métamorphose » : elle cesse d’être .symbole
pour devenir objet esthétique. Révolution décisive : il semble que
pour la première fois dans l’histoire l’expérience authentiquement
esthétique soit possible, et promeuve à la dignité d’art ce qui n’avait
pas encore été pensé ou créé comme tel. Toutes les métamorphoses
antérieures qui seulement modifiaient l’aspect d’un style parce qu’un
autre style était né, rendaient aux Renaissants l’art grec à nouveau
émouvant et l’art gothique indifférent, font pour nous de Paolo Uccello
un Cézanne, de Sponde un Mallarmé, de Guillaume de Machault
un Honegger qui s’ignorent, tous ces mouvements de l’histoire par
lesquels le présent ranime le passé pour l’exalter ou le désavouer, ne
sont rien auprès de cette métamorphose essentielle. D’abord, elle
touche tout le passé à la fois au moment où la patience de l’histoire
et de l’ethnologie le font jaillir des tombes ou des îles perdues : nous

qu’après coup, le sacré éclaire le profane : « C’est le mythe de Tammuz qui révèle le
drame de la mort et de la résurrection de la végétation, et non pas l’inverse » [o. c.,
P- 363).
On trouverait des vues analogues dans la psychanalyse de la connaissance qu’a
proposée M. Bachelard.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 169

accueillons toutes les œuvres, pour les convertir en objets esthé¬


tiques, parce qu’il n’y a pas un style avec lequel nous communierions
selon l’intelligence ou la foi et qui aurait assez de prise sur nous pour
offusquer la vue des autres : « Au xne siècle, dit Malraux, une statue
Weï n’eût pas été opposée à une statue romane : une idole eût été
opposée à un saint (1) »; aujourd’hui, nous les réconcilions dans le
domaine de l’art, car notre indifférence aux significations nous permet
de n’être indifférents à aucun objet esthétique dès qu’il nous semble
authentique (2).
Au même moment que la perception découvre l’objet esthétique là
où il n’avait pas encore été perçu, l’Art moderne, selon une réciprocité
facile à concevoir, s’applique à produire des œuvres qui se proposent
immédiatement comme objets esthétiques, sans accaparer l’attention
par une représentation explicite ou par une signification symbolique,
mais en sollicitant aussitôt une contemplation pure. Il fallait d’ailleurs
aussi pour cela qu’un certain état de la culture dispensât l’art du soin
de signifier, soit en introduisant un savoir : les manuels de physique
rendent le De Natura à sa condition de poème, les manuels de psycho¬
logie La princesse de Clèves à sa condition de roman; soit en imitant la
nature : les techniques de la photographie dispensent le peintre
ou le sculpteur de faire du trompe-l’œil; soit en servant une religion :
nous avons perdu la naïveté, et la religion, soit qu’elle en ait perdu
le pouvoir, soit qu’en se spiritualisant elle s’y refuse, n’inspire plus,
au moins pour le plus grand nombre, des activités esthétiques. De là
la tentation d’un art pur, libéré à la fois de la nécessité d’imiter et de

(1) Les voix du silence, p. 603.


(2) Ceci pose un problème que nous retrouverons : à la limite on dirait que le
chrétien, parce que chrétien, est fermé à l’art chrétien, ou que, devant l’art primitif,
nous devions récuser les services de l’ethnologue ; contre quoi M. Griaule proteste :
« Il nous paraît aussi dangereux qu’absurde de séparer l’objet de la pensée de ceux qui
l’ont créé, de rechercher uniquement les émotions et les séductions appuyées sur des
formes matérielles dressées par des mains inconnues » (Arts de l’Afrique noire, p. 42).
Il nous faudra bientôt faire droit, au moins partiellement, à cette protestation.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dire. Tentation magnifique, car on ne fait pas à la pureté sa part, et


la vocation de l’artiste devient celle d’une sainteté esthétique dont
certaines vies tragiques interdisent de parler à la légère; elles attestent
la différence entre notre métamorphose et celle de la Renaissance (i).
Et précisément le sérieux même de l’entreprise moderne pose une
question. Si l’art est un absolu, et qui a ses martyrs, se peut-il qu’il
cesse d’être signifiant ? Réduit au pur sensible ne perdrait-il pas toute
substance et pourrait-il mériter de telles passions ? Si nous sommes
touchés par les œuvres des époques révolues, n’est-ce point parce
qu’en leur temps elles ont été chargées de contenu et que, si ignorants
que nous en soyons, quelque chose de la foi qui les a suscitées se
transmet par elles jusqu’à nous ? Or, si l’œuvre garde un pouvoir
signifiant, si l’objet esthétique n’est pas un pur sensible, quelle est
d’une part la place de cette signification dans la structure de l’œuvre
ou aussi bien sa fonction dans le dynamisme de l’acte créateur ? Et
d’autre part, comment est-elle saisie par la perception esthétique ?
Nous retrouverons bientôt ces problèmes : toute notre réflexion
converge vers eux. Mais il nous faut ici en amorcer la réponse en
indiquant la nature de cette signification que nous allons appeler
expression.
Car il n’est pas douteux que l’objet esthétique, à la différence
des objets signifiants ordinaires, soit encore expressif. Le tympan
d’Autun peut avoir perdu pour moi sa fonction didactique si je ne
m’intéresse pas au dogme chrétien ou si je suis peu soucieux d’iden¬
tifier les protagonistes du drame qui s’y joue, il ne m’en dit pas moins
quelque chose par ce que je vois immédiatement : par la disposition
des personnages, leurs silhouettes longues et nostalgiques, leurs gestes

(i) Car la Renaissance, comme l’a observé Chambers (History of taste, New
York, 1932), a inventé le dilettante, le connaisseur qui prend plaisir aux arts pour
leur beauté et non pour leur enseignement moral ou religieux ; mais l'esthétique de la
beauté, escamotant le problème de la vérité de l’art, ne mobilise pas encore des
apôtres.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

solennels et gauches, leurs figures graves, les plis de leurs tuniques


animés par le vent de l’infini. Si je ne sais point que le Yti-Be-Chei
implore dans le corps du malade l’esprit du mal qui y siège, je me
sens pourtant associé par ses pas et ses cris étranges à quelque
tragédie secrète où s’entrouvrent les portes de la mort. Et l’on soup¬
çonne dès maintenant que les informations ethnologiques ou, pour
l’art chrétien, la persistance de la tradition chrétienne ne constituent
pas un obstacle à l’expérience esthétique : ce que dit le sentiment
peut trouver à s’expliciter ou se confirmer dans l’élucidation objective
du sens de l’œuvre. Cependant cette connaissance par elle-même reste
étrangère à l’expérience esthétique, et la révélation que nous dirons
affective en est seule vraiment constituante. Car l’objet esthétique
ne me parle pas de son sujet, c’est le sujet qui me parle, et par la
façon dont il est traité. Si le sujet est un ingrédient inévitable de
l’œuvre, c’est moins pour lui-même que pour la forme qui lui est
donnée, et grâce à laquelle il devient expressif : ce qui est expressif
ce n’est pas le Jugement dernier traité dans un livre de théologie,
c’est le J agement dernier sculpté par Gislebert, ce n’est pas la maladie
décrite par un manuel de pathologie, c’est la maladie mimée par une
danse sauvage.
C’est donc à la fois par la nature et par le traitement de la signi¬
fication que l’objet esthétique se distingue de l’objet signifiant. Le
rapport du signifié au signifiant dans l’objet esthétique n’est pas
le même que pour les objets naturels qui renvoient toujours hors
d’eux-mêmes, dans l’espace et dans le temps, et constituent par là,
de proche en proche, la nature où ils s’intégrent, ou pour les objets
signifiants dans lesquels le signe s’efface devant la signification qu’il
apporte. Ici, et nous ne cesserons de le redire pour en développer les
conséquences, le signifié est immanent au signifiant. Alors que la per¬
ception ordinaire cherche le sens du donné au delà du donné, l’objet
esthétique ne livre son sens qu’à la condition qu’au lieu de traverser
le donné, la perception s’arrête à lui; il ne tolère pas qu’elle décolle.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Et en effet la signification n’y a point d’existence autonome; elle


n’existe que par l’objet esthétique qui la révèle, elle ne lui préexiste
pas. Sans doute il y a bien une certaine légende de Faust dont Goethe
s’empare; des paysages d’Ile-de-France, dont s’inspirent Corot,
Manet, Pissaro; tel air populaire, dont Haydn ou Strawinsky font
un thème. Mais ces objets du monde culturel ou naturel, ou aussi
bien des événements du monde historique, s’ils sont le prétexte de
la création, ne sont pas exactement le sujet de l’œuvre; ils sont ce
que nous pouvons en dire, ce qu’en dit à la rigueur le titre; ils
appartiennent à l’œuvre en tant qu’elle est préméditée par l’artiste
ou réfléchie par le spectateur. Mais le sujet véritable est dans l’œuvre
même, ne peut être aperçu qu’en elle, et traité comme elle le traite.
Deux œuvres différentes peuvent avoir le même sujet, et pour¬
tant ce qu’elles signifient est différent dans la mesure où elles diffèrent
par le sensible qu’elles rayonnent. Ce que je dis du sujet, pour le
définir, le résumer, le développer, est inévitablement infidèle. Ceci
apparaît au mieux lorsque je prétends dire le sens d’une œuvre musi¬
cale; tout commentaire est aussitôt jugé par l’œuvre même; je puis
bien dire, après Beethoven lui-même, que l’andante du XVe Quatuor
dit la prière à Dieu d’un malade reconnaissant : ai-je exprimé par là
ce que disent ces longs étirements d’accords sur des tonalités toujours
changeantes ? Ce que dit la musique ne peut être dit que par elle.
Même la peinture, lorsqu’elle me propose un objet que je puis iden¬
tifier et décrire, cet objet que je nomme n’est pas l’équivalent de
l’objet qu’elle représente. On dira que la différence de l’œuvre à la
relation que j’en fais est du même ordre que l’inévitable différence de
l’individu en chair et en os au signalement que fournit son passeport :
une description verbale, et aussi bien un portrait ne peuvent jamais
représenter exactement un être réel; du réel au conceptuel, ou au
représenté, la distance ne peut être annulée. Mais ce n’est pas de
cela qu’il s’agit ici ; il s’agit du rapport d’un langage à un autre langage,
puisque c’est l’objet dit par l’art que s’efforce de redire le commen-
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

taire. Et précisément une réflexion sommaire sur le langage nous


aidera à saisir le phénomène de l’expression.

b) L’expression dans le langage. — Tout objet en effet est en un sens


langage; et le langage inversement est une sorte d’objet. Comme tout
objet, il doit d’abord être entendu, le mot doit être perçu à travers
l’apparence sonore ou visuelle qui n’en livre souvent qu’un aspect
incomplet ou brouillé, puis il doit être compris, le mot interprété
comme signe d’autre chose qui est son sens. La seule différence
entre le mot et un objet quelconque est ici que le mot a en quelque
sorte la vocation de signifier, parce qu’un sens défini lui est conven¬
tionnellement attaché, sans qu’il soit licite d’en chercher d’autre.
Au heu que l’objet n’est signifiant que pour une volonté de déchiffrer,
et peut revêtir, selon la direction de l’imagination, des sens différents
qui peuvent tous être validés par l’entendement. Mais il n’est pas
impossible d’atténuer cette différence en remarquant d’une part que
le langage est aussi nature, par quoi il a, comme Comte l’a bien vu,
une richesse sémantique que n’épuise jamais un usage particulier,
et d’autre part que l’objet finit souvent par avoir une signification
usuelle et devenir en quelque sorte signal.
Il faut donc conjuguer ces deux thèmes : le langage suppose la
compréhension, ce qui revient à dire que la pensée préside au langage;
la compréhension suppose une entente préalable du sens et du mot,
un pouvoir signifiant du mot par la ressemblance qu’il a avec l’objet,
ce qui revient à dire que la pensée suppose le langage (cette contra¬
diction, réduite en termes épistologiques, est au fond celle que
Comte explicite en partageant le langage entre biologie et sociologie).
Comme l’homme lui-même qui vit en s’identifiant à son corps et qui
inaugure la pensée en se désolidarisant du corps sans pouvoir
jamais lui échapper, le langage est partagé entre le monisme où il
s’enracine et le dualisme où il risque de s’abolir en s’accomplissant.
Il ne trouve son statut que dans un équilibre toujours instable entre
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

l’être du geste par quoi il devient expressif et l’être du verbe par quoi
il devient rationnel; il est à la fois l’organe d’une compréhension
immédiate (ce avec quoi je pense) et le moyen d’une compréhension
médiate (ce qui me fait penser à). En bref, il est à la fois nature et
esprit (x). Et cette ambiguïté se retrouve aussitôt dans sa fonction :
Le mot est à la fois signifiant et expressif, signifiant en ce qu’il recèle
une signification objective qui est en quelque sorte extérieure à lui

(i) I,e sentiment en quelque sorte pascalien de cette ambiguïté du langage ne


cesse de traverser le livre de M. B. P ara in (Recherches sur la nature et les fonctions
du langage). Il semble qu’il parte de cette constatation que l'origine du langage nous
est cachée ; dès lors, nous ne pouvons résoudre le problème de la dénomination,
être assurés que les mots ont un répondant, soit une chose singulière dont ils seraient
le signe naturel, soit une essence intelligible dont ils seraient le signe conventionnel.
Mais si ce problème reste en suspens, il y a une autre fonction du langage, la démons¬
tration, dont l’examen nous conduit non plus vers l’insaisissable commencement,
mais vers la fin du langage. Employer le langage à démontrer, c’est en effet
inverser le rapport entre le mot et son sens : « Ce n’est pas l’objet qui donne
sa signification au signe, mais le signe qui nous impose de nous figurer un objet
de sa signification » (p. 73). I,e langage est alors un programme : un ordre ou une
promesse ; il exprime le possible et non le réel, un possible qui est à réaliser. D’où
alors l’idée d’une théorie « expressionniste 1 du langage. M. Parain entend par là que le
langage, faute de désigner un objet, a pour fonction de nous exprimer (nous allons
revenir sur cette idée) : cet avenir qu’il ouvre, c’est le mien, car en parlant, je décide de
moi et je me révèle. A quoi, pour garder quelque objectivité au langage, M. Parain
joint l’idée, pour laquelle il se recommande de Hegel et déjà de Eeibniz, qu’il faut
penser l’expression dans les perspectives * de l’humanité dans son ensemble * plutôt
que de l’individu (p. 136) : en parlant je déclenche une aventure qui me dépasse, et
qui intéresse l’histoire du monde : Icare trouva sa vérité dans l’aviateur, comme
Newton dans Einstein. Mais finalement M. Parain ne veut pas faire crédit à l’histoire
pour justifier la vérité du langage, et il déboute l’expressionnisme qui subordonne
cette vérité à l’homme. Il restitue au langage son autorité, sans revenir au problème
insoluble de l’origine, en suggérant que si le langage est une tâche pour qui parle,
c’est parce qu’il est • transcendant » ; il est une épreuve et un juge, c’est par lui que je
juge, mais aussi que je suis jugé. Aussi est-ce au silence que je tends comme au terme
de l’épreuve ; il me semble que si je m’établissais en lui je serais enfin, alors que le
langage atteste impitoyablement ma séparation et ma finitude, en introduisant une
vérité à laquelle je mesure ma fausseté, un universel à qui je mesure ma singularité.
On voit quelle puissance M. Parain accorde au langage, et qu’il s’en effraie ; en quoi il
est aux antipodes de l'orgueil claudélien, qui est celui du Créateur.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

et requiert l’usage de l’entendement, expressif en ce qu’il porte en


lui une signification immanente et qui dépasse le sens objectif saisi
par l’entendement; le mot est signe, et plus que signe : il dit, et en
même temps il montre, et ce qu’il montre est différent de ce qu’il dit.
Mais il faut évidemment souligner d’abord sa fonction de dire,
qui, comme l’a montré M. Pradines (i) ne se réduit pas à celle de
montrer : transmettre une pensée n’est pas communiquer une émo¬
tion; dire : je souffre n’est pas pleurer pour faire pleurer. Le langage
suppose une mutation intellectuelle que n’implique point la mimique
vocale; même s’il emprunte son symbolisme à l’imitation de l’objet,
il suppose « un esprit capable de comprendre et de rechercher un tel
symbolisme ». Schmalenbach ne dit pas autre chose lorsqu’il place
la compréhension du signe à l’origine du langage. Le langage tend
toujours à être l’instrument rationnel d’une signification et à devenir
un système conventionnel d’algorithmes, capable non seulement
d’énoncer une vérité, mais de fournir les normes au moins formelles
de cette vérité. A cet égard, ce n’est nullement une déchéance pour
lui de s’institutionnaliser, car c’est le moyen de se faire l’auxiliaire
fidèle d’une pensée devenue consciente d’elle-même et d’une commu¬
nication qui veut s’établir au niveau de la pensée; et la pensée ne peut
prendre conscience d’elle-même qu’en faisant du langage un moyen
et non une fin, et en proclamant la distinction du signifiant au
signifié. C’est ainsi que nous apprenons les mots d’une langue
étrangère, qui du reste n’auront jamais pour nous une pleine valeur
poétique. Et même lorsque le sens devient intérieur au mot, c’est
parce qu’il se fixe sur lui et se dépose en lui; mais il n’est ni subor¬
donné à lui, ni créé par lui. Le langage ne peut alors prétendre à
valoir par lui-même : il est dévoré par son sens, tout entier au service
de la pensée ou de l’action qui suppose elle-même la pensée; sa seule
vertu est l’exactitude : qu’il dise exactement ce qu’il a à dire, pour

(i) Traité de psychologie, II, p. 499 sq.


i76 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que je sache à quoi m’en tenir. D’autres mots sont toujours possibles,
s’ils disent la même chose; des traductions sont toujours possibles,
d’un langage à l’autre ou à l’intérieur d’un même langage, pourvu
qu’elles soient fidèles, comme on remplace un outil par un autre s’il
remplit le même office. Les vertus sensibles du mot ne retiennent
pas mon attention. Toute sa fonction est de signifier un sens qui est
toujours présupposé : ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
n’en déplaise à Boileau, c’est la définition même de la prose. Mais en
devenant esthétique le langage subit une transmutation radicale.
Et en effet le langage ne peut avoir une signification objective
que si cette signification lui est d’abord immanente, et il ne peut
alerter en nous le mécanisme de la compréhension que s’il éveille
d’abord une sorte de complicité organique avec l’objet. Cette vertu
expressive par quoi le langage est initialement langage, M. Merleau-
Ponty la découvre en un plan du comportement où intelligence et
motricité s’identifient : le mot suscite un commentaire moteur qui
institue une ressemblance entre l’objet et lui; non point, comme le
croit la théorie naïve des onomatopées justement dénoncée par
Pradines, une ressemblance objeedve, car le mot n’est pas plus un
trompe-l’oreille que la peinture authentique n’est un trompe-l’œil,
mais une ressemblance vécue : s’il y a comme un air de famille entre
le mot et l’objet, par quoi le mot dessine l’objet avant de le désigner,
c’est parce que nous avons le même comportement devant l’objet et
devant le mot, parce que la manière dont nous ressaisissons le sens
en prononçant le mot est analogue à la manière dont nous accueillons
la présence de l’objet (i).

(i) C’est pourquoi nous apprenons le langage en même temps que nous nous
familiarisons avec le monde ; nous connaissons en nommant, et le fait que le langage
nous soit transmis par la société n’altère pas cette familiarité, il atteste seulement le
caractère éminemment social du, langage. Pourtant, ce qui peut tromper, c’est que
nous apprenons ensuite les langues étrangères selon une méthode analytique, en
considérant les mots comme les signaux d’un code. Mais il faut remarquer que cet
«sage réfléchi et maladroit ne vaut que pour les débuts où au lieu de parler nous
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

Alors le langage est expressif dans la mesure où il porte avec lui


son sens; il nous offre comme la présence vivante de l’objet qu’il
désigne. Ce que M. Merleau-Ponty appelle la parole originaire pro¬
pose un sens directement secrété par le signe, à la différence de la
parole qui se contente de traduire une idée préexistante et suppose une
communication déjà réalisée entre celui qui parle et celui qui écoute.
Ainsi le verbe poétique est doté de cette puissance incantatoire
que les poètes ont saluée. Et il en est de même pour les autres maté¬
riaux de l’art : la couleur n’est plus un signe ou un accident comme
dans le monde aristotélicien, elle aussi fait surgir l’objet. De même le
son du poème symphonique n’est plus le bruit de la mer, il est la mer
même; ou plutôt c’est la mer qui est son, comme l’est aussi bien la
fille aux cheveux de lin ou la terrasse au clair de lune : sitôt qu’il cesse
d’être bruit, le son cesse d’être l’attribut d’un objet pour devenir son
expression, et alors le silence peut être sonore comme la nuit peut être
colorée. Si l’objet esthétique semble conjurer la chose qu’il désigne,
c’est que la chose est présente en lui non avec son être extérieur de
chose monnayable en attributs distincts, mais avec ce qu’il y a en
elle de plus profond, d’indivisible, avec cette essence que l’art seul
peut saisir et exprimer, si sûrement qu’il dispense l’imagination et
même l’entendement d’ajouter leurs gloses à la perception esthétique.
Mais le langage peut encore être expressif autrement. Il n’est pas
seulement une relation du moi à l’objet mais d’un moi à un toi, il

traduisons parce que nous nous référons à notre langue familière : ce n’est pas une
pensée nue qui prend les devants, c’est une autre parole qu’il faut traduire. Mais
il reste que nous nous acheminons par là à ce qui est quand même l’usage rationnel
du langage, fût-ce, comme dit M. Merleau-Ponty, une idée-limite (Phénoménologie
de la perception, p. 222), qui prétend le subordonner à la pensée. C’est pourquoi aussi
bien nous ne pensons pas qu’il faut, comme le tentent certains pédagogues, enseigner
une langue étrangère comme on apprend une langue maternelle ; mieux vaut peut-
être, selon la méthode classique, donner à l’esprit ses chances, lui permettre de
manifester son pouvoir, et traiter le langage comme une prose assujettie conven¬
tionnellement au sens, ce qui n’empêchera point l’esprit de s’incarner, et le langage
de devenir geste, par l'habitude.

M. DUFRENNE 12
i78 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

est expressif en ce qu’il manifeste le sujet. Par la façon dont il est


parlé, et, dirons-nous plus tard, dont il est écrit (i), il est un geste
dont je lis le sens et qui m’indique les intentions de qui me parle.
Le langage n’est pas seulement le moyen de communiquer une idée,
par le choix même des mots, mais le moyen de se livrer. Parler est
toujours parler de soi, comme Nietzsche le dit des philosophes. C’est
témoigner, et c’est promettre : je l’ai dit, je ne puis m’en dédire.
« Nos paroles nous engagent autant, sinon plus, qu’elles ne nous
expriment, puisqu’elles sont l’avenir de notre présent (2). » Elles
nous engagent dès qu’elles ont un sens, parce que nous choisissons
ce sens et décidons de nous-mêmes par ce choix (3) : dès qu’il a choisi
d’appeler parallèles deux droites qui ne se rencontrent pas, le géo¬
mètre s’engage dans une certaine géométrie. Lorsqu’un homme a dit :
je vous aime, décidant par là du sens d’un certain trouble qu’il
éprouve, il s’engage aussi; Mosca le sait bien, qui tremble que ce mot
ne surgisse entre Fabrice et la Sanseverina, « et après, en un instant,
toutes les conséquences ». De là à doter le mot du pouvoir magique
de produire certains effets, il n’y a pas loin; et nous ne cessons de
vérifier ce pouvoir : un mot mis en circulation suffit parfois à ébranler
un gouvernement. S’il a tant d’avenir, c’est qu’en le prononçant, on
décide de son propre avenir, on fait serment. C’est pourquoi nous
sommes si attentifs parfois à la parcle qui va être prononcée : nous
attendons qu’elle nous révèle un être, et peut-être la vérité de l’être
nous importe-t-elle plus que la vérité de l’idée. Une théorie du langage
comme lien social doit ainsi tenir compte de ce qu’il est à la fois
chargé d’un sens, c’est-à-dire l’instrument d’une objectivation ou le

(1) I,es tests de reconnaissance montrent bien que l’écriture est par elle-même
expressive, indépendamment du choix des mots.
(2) B. Parain, 0. c., p. 171.
(3) On pourrait éclairer à partir de là l’idée d’une littérature engagée : il y a là un
engagement très général, mais très impérieux, par rapport à quoi l’engagement
politique n’est qu’un possible parmi d’autres.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

dépositaire d’une objectivité, et instrument d’une communication


par quoi le semblable se découvre au semblable, qu’il constitue donc
une intersubjectivité pour laquelle l’objectivité de la chose ou de
l’idée ne vaut que comme médiation.
Ce que révèle immédiatement l’expression ainsi comprise à partir
du geste, ce sont les sentiments d’autrui. Un ami au loin me fait des
signes : je puis fort bien ne pas comprendre la signification explicite
de ce message gestuel, et cependant lire dans ces gestes l’impatience,
la hâte, la colère, comme je puis les saisir à l’intonation de paroles
prononcées dans une langue qui m’est étrangère. Dans la mesure où
les gestes veulent être un langage, il me faut la clé de ce langage qui
devient par là conventionnel, comme il me faut apprendre les signaux
du code de la route ou le vocabulaire d’une langue étrangère. Mais
dans la mesure où ils ne prétendent rien dire d’objectif, ils sont un
langage spontané que je comprends immédiatement; mais cette
compréhension est limitée à ce qu’on appelle communément les
sentiments, qui sont précisément une certaine façon d’être au monde,
d’instituer une certaine relation avec lui, d’en découvrir un visage
et d’y vivre certaines expériences : c’est dans les sentiments que
s’élabore le rapport original d’un être au monde, et que se manifeste
l’insaisissable spontanéité du pour-soi. C’est donc à ce pouvoir
d’exprimer que nous reconnaissons un pour-soi ; le phénomène de
l’expression dément le solipsisme, en révélant le sens d’un compor¬
tement, sens qui ne peut être que perçu, et dont l’analyse ne peut
s’employer à rendre compte qu’à partir de cette expérience directe
et irremplaçable. L’expression est le mode de révélation de ce qui
est sans concept, car il n’y a de concept que de l’objet; là où un sujet
est en question, au moins lorsqu’il s’agit de l’acte fondamental par
lequel il est sujet, c’est-à-dire de sa relation la plus spontanée au
monde, le concept est inopérant.
Nous découvrons ainsi un nouvel aspect du langage, qui en étend
la notion au delà du langage parlé, et retrouve peut-être le fondement
i8o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de tout langage. Cependant les deux aspects du langage manifestés


par les deux formes de l’expression doivent bien être distingués. Com¬
prendre un sens, c’est suivre une idée, et, fût-ce en faisant sonner le
mot ou en se laissant envahir par lui, entrer dans une sphère d’objec¬
tivité pour atteindre une vérité; l’univers du discours requiert alors
de celui qui parle comme de celui qui écoute un souci de la vérité,
c’est-à-dire premièrement une volonté de véracité, en sorte que,
comme l’a vu Kant, le mensonge ne peut être érigé en loi universelle,
parce que le langage n’autorise à parler que pour dire quelque
chose, et qui soit vrai, secondement une volonté de rendre compte,
et de rationaliser. Nommer l’objet, ce n’est pas'seulement l’invoquer,
c’est le faire entrer dans le royaume de la raison; parler, c’est s’enga¬
ger, soi et autrui, à se soumettre aux exigences formelles et même
éthiques de la pensée. Même si la parole est originellement expressive,
si elle fait surgir l’objet, elle le fait surgir non comme une présence
brute, mais comme une présence humanisée et justiciable de la raison.
Le besoin de parler que nous éprouvons parfois devant un paysage
qui nous plaît, pour le décrire ou simplement dire qu’il est beau, c’est
un besoin de convertir une impression éloquente mais informe en
une impression lucide et légitime, et aussi d’apprivoiser l’objet, de
convertir sa présence en vérité en même temps que notre ravissement
en maîtrise. Combien différente à cet égard la réaction du peintre
qui ne dit rien, et prend ses pinceaux : il veut perpétuer le mystère
de l’objet, non l’éclairer; et c’est aussi ce que voudrait le poète, même
s’il ne peut briser le corset de rationalité où l’enserre le langage.
Tandis que comprendre un être, ce n’est pas invoquer une vérité,
c’est éprouver une présence, sans mettre en jeu la puissance de juger
et les règles du jugement auxquelles la parole fait appel par le décalage
qui ne peut manquer de se produire entre l’objet et son nom, même
lorsque le nom conjure l’objet. Car entre le geste et son sens il
n’y a pas cette fissure sémantique par où dans le langage s’introduit la
rationalité comme exigence d’une adéquation entre le nom et la
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 181

chose, et comme possibilité d’une réflexion sur la propriété et le bon


usage des mots. Le sens est tout entier dans le geste, l’expression fait
coïncider le signe et la chose signifiée : ce tremblement de la voix,
c’est la timidité, ce débit violent et rauque, c’est la colère. L’erreur
ne semble pas ici possible. Et cependant l’expression ne peut-elle
me tromper ? Telle intonation tranchante, faut-il la mettre au compte
de l’orgueil ou de la timidité ? Tel trouble, au compte de l’amour
ou de la crainte ? Il nous faut dire ici ce que nous aurons à reprendre
à propos de l’objet esthétique : si nous hésitons devant le sens d’un
comportement, ce peut être pour deux raisons : ou bien c’est qu’en
effet le sens est indéfinissable, et nous avons alors aussi peu à nous
étonner de le percevoir confusément que nous le percevrions confu¬
sément aussi s’il s’agissait de nous ; Phèdre le sait-elle si ses premiers
frissons sont de l’amour ? Ou bien c’est que nous ne sommes pas véri¬
tablement attentifs, que nous ne nous rendons pas pleinement présents
aux signes qui nous paraissent obscurs ou ambigus. Mais en aucun
cas, le sens n’est vraiment caché, comme peut être caché le sens d’un
cryptogramme; il faut dire seulement que nous ne savons pas le définir
ou le voir : ce n’est point le sens qui se dérobe, c’est nous qui sommes
aveugles. Il se peut d’ailleurs que nous ne soyons pas responsables
de cet aveuglement, lorsque certaines conditions requises pour nous
mettre en état de réceptivité ne sont pas réalisées. Ainsi de l’enfant
qui ne comprend pas, s’il les surprend, les gestes du désir parce que
la sexualité en lui n’est pas encore éveillée, ou du moins pas encore
différenciée et spécifiée par son objet; ou de l’ethnologue qui ne
comprend pas telle mimique rituelle parce qu’il en ignore l’objet et
qui, ne voulant point dauber sur la stupidité du primitif comme fai¬
saient souvent les premiers explorateurs, en est réduit à invoquer une
mentalité prélogique (i). Ces exemples ne suggèrent nullement.

(i) On sait que ce reproche est souvent fait à Lévy-Bruhl, en particulier par les
sociologues américains. Il y a d’ailleurs une différence entre les deux exemples que
nous venons d'invoquer : l’enfant a besoin pour comprendre d’un certain équipement
182 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

comme on le disait avant Scheler, qu’on n’interprète une expression


qu’en se référant à soi et en concluant de soi à autrui ; mais ils mettent
en évidence ce qui est une condition à cette appréhension d’autrui :
que nous puissions nous sentir visés ou affectés par son compor¬
tement, qu’il ne soit point étranger et ne se meuve pas dans un
univers différent du nôtre; et cette condition n’est réalisée que si
nous pouvons ressaisir et refaire pour notre compte ses gestes, s’ils
trouvent un écho dans notre propre comportement et s’inscrivent
dans notre univers. Car c’est avec notre propre expérience, sensibilisés
par elle, que nous comprenons directement celle d’autrui, à laquelle
nous restons fermés si rien ne nous prépare à l’accueillir et à en vivre
le sens. Pas de sentiment sans pressentiment (i). Mais il reste que,
lorsque les conditions requises pour nous mettre en état de grâce
sont réalisées, l’expression livre directement son sens, sans nous
orienter comme la dénomination vers l’univers de la raison. Et c’est
ainsi que le langage esthétique nous livre, on l’a vu, l’auteur de
l’œuvre. L’objet esthétique est expressif parce que l’auteur s’y
exprime. Non qu’il s’exhibe ou se prostitue, mais il s’exprime à son
tour en exprimant : en nommant l’objet comme fait le poète, en le
montrant comme le peintre, ou simplement en chantant comme le
musicien ; dans tous les cas au delà de ce qu’il dit ou qu’il représente,
il fait surgir un monde, comme nous dirons, qui est le sien. Et cela
nous avertit qu’il faut unir aussi ces deux formes d’expression, celle

affectif, et d’abord organique ; l’anthropologue, d’un certain équipement mental, qui


lui permet de penser le primitif en se faisant primitif lui-même. I,es deux expériences
sont encore différentes en ce que l’enfant se contente d’une lecture immédiate, qu’il
n’explicite pas plus qu’il n’explicite son propre sentiment, mais qu’il peut cependant
éprouver très vivement, comme lorsque de tout cœur il embrasse sa mère ; alors que
l’anthropologue cherche, derrière le sens immédiat du comportement, le système
général de croyances, de valeurs et de symboles auquel rattacher ce sens : il réfléchit
sa propre lecture.
(i) Cette remarque nous conduirait vite au problème de l’innéité, ou de la rémi¬
niscence, et encore une fois à l’imagination dans sa fonction métaphysique.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 183

qui livre un objet et celle qui livre un être, que nous venons de
distinguer.
Elles sont, en effet, complémentaires et le langage les conjugue
le plus souvent : il est à la fois parole et geste, aussi bien pour celui
qui s’exprime, la parole soulignant le geste, le geste pesant sur le
choix des mots, que pour celui qui entend, parole et geste s’éclairant
mutuellement dans leur accord ou dans leur contraste. Nous perce¬
vons bien leur dualité, et c’est à la faveur de cette dualité que, préci¬
sément le langage peut apparaître comme porteur d’un sens objectif,
désignant un Sachverhalt qui peut être énoncé et visé différemment
par celui qui parle : une même parole peut être dite avec joie, avec
regret, avec ferveur, alors que les gestes de la colère ne peuvent être
accomplis avec bonne humeur (1). Mais lorsque nous percevons
cette dualité, c’est que le mot est détaché de son contexte gestuel, et
cesse lui-même d’être geste : il cesse du même coup d’être expressif
dans sa fonction sémantique, et la vertu expressive se concentre
dans le geste séparé du mot. Et ceci nous avertit que le geste est
peut-être le véritable siège de l’expressivité, et qu’il faut donc subor¬
donner une forme d’expression à l’autre : si le langage peut être
expressif comme parole, n’est-ce pas à condition de l’être comme
geste d’abord ? S’il exprime un objet, n’est-ce pas parce que je m’y
exprime et qu’en m’y exprimant, je lui confère le pouvoir de signifier,
et peut-être de signifier un sens nouveau ? Sans doute, encore, ne
peut-il être investi de ce pouvoir que parce qu’il est déjà signifiant,
et nous retrouvons là le paradoxe du langage : là où l’expression
serait rigoureusement seule, peut-être n’y aurait-il qu’enchantement,
mais pas de sens ni de pensée. Et c’est pourquoi l’expression tend
comme nous l’avons noté à devenir langage, le signe à devenir signal.

(1) Nous distinguons cependant une caresse distraite et une caresse passionnée,
une émotion feinte ou sincère : c’est qu’alors le geste lui-même devient langage,
reçoit le statut d'un signe capable d’objectivité et peut-être accompli avec des inten¬
tions différentes, comme un mot prononcé avec des accents différents.
184 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Mais si l’expression est une limite du langage, elle en est peut-être


aussi le fondement; il n’accomplit sa fonction signifiante qu’à condi¬
tion d’être ou d’avoir été expressif. Et il n’est expressif que parce
qu’un sujet s’y manifeste. La parole originaire qui nomme l’objet est
expressive dans la mesure où j’y exprime un geste que je fais, une émo¬
tion que j’éprouve, un projet que je forme, ce par quoi je connais en
devenant consubstantiel à l’objet. En nommant l’objet, c’est de moi
que je parle, et pour dire mon accord avec l’objet : c’est à cette condi¬
tion que le mot est naturel. Et de même le langage d’autrui n’est
expressif que parce qu’il mêle autrui à l’objet, parce qu’en me livrant
autrui il me livre l’objet à travers lui. Nous le vérifierons bientôt en
considérant le monde de l’objet esthétique, qui est le monde de
son auteur.

c) L’expression dans l’objet esthétique. — Cette brève analyse du


langage suffit peut-être à éclairer la vertu expressive de l’objet esthé¬
tique. L’art authentique est une parole originelle qui à la fois éveille
un sentiment et conjure une présence plutôt qu’elle n’apporte un
sens conceptuel. A la dimension esthétique du signe correspond
une dimension esthétique du sens. Dans ce que disent, d’une façon
intraduisible et irremplaçable, les timbres de l’orchestre ou les accords
de la tonalité, que devient la signification ? Que devient l’objet repré¬
senté à travers les couleurs du tableau ? Où sont dans le poème la
clarté, la rigueur logique, la précision qui satisfont l’entendement ?
Voici qu’on appelle le zénith midi le juste, la mer une hydre absolue
ivre de sa chair bleue, la femme un beau ciel d’automne clair et rose ;
et l’on sait quelles libertés les poètes prennent aujourd’hui avec
le sens objectif, comme les peintres avec le sujet; on n’en finirait pas
de citer leurs extravagances. Extravagances ? Non pas : ces assem¬
blages de mots, ces rencontres auxquelles déjà l’oreille se plaît, ne
sont insolites que pour l’entendement; et nous ne doutons point
qu’ils ne disent quelque chose qu’ils sont seuls à pouvoir dire, et
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 185

d’une façon pressante. C’est parce qu’ils sont seuls à le dire qu’il
semble vain, et qu’il sera difficile, d’expliciter le sens de l’expression;
mais il est aisé de le lire, et nous verrons que la perception s’y porte
par un mouvement naturel; elle sait avec sûreté ce que signifie l’ex¬
pression au sentiment qui s’éveille en elle. Ainsi l’enfant comprend
le sourire de sa mère, le promeneur la sombre horreur de la forêt,
le médecin les réticences ou l’air traqué du malade. C’est de la même
façon que nous parle l’objet esthétique, et pas seulement le langage
de la poésie, mais l’attitude de la danseuse, le galbe de la colonne, la
courbe de la mélodie, et aussi bien les œuvres les plus lointaines et
apparemment les plus indéchiffrables. Ce bronze de Rodin sur mon
bureau, ce n’est pas seulement un bronze taillé d’une certaine façon,
dont les volumes et les contours dessinent une certaine forme que
l’œil embrasse avec plaisir, c’est d’abord une main; mais une main
de bronze, qui n’est pas là en place d’une main réelle, comme on se
procure une copie faute de l’original. Cette main n’a pas besoin d’un
bras qui la prolonge et la relie à un corps dans le monde des corps.
Si elle me parle, elle ne me dit rien de ce qu’une main réelle peut
accomplir dans le monde, empoigner, caresser ou bénir; si je me laisse
aller à évoquer quelque geste, quelque entreprise d’une main réelle,
déjà je la trahis; ce qu’elle me dit ne peut se traduire en termes de
monde; elle me dit bien la vigueur, la souplesse et même la tendresse
par cette inclinaison caressante et ces deux doigts baissés qui refusent
de prendre ; elle me dit la peine des hommes par ces veines qui saillent
sur son dos, et aussi l’espoir de paix et de repos; mais elle ne me ren¬
voie pas à une histoire réelle : tout cela est en elle et n’est vrai que dans
un monde qu’elle m’ouvre, un monde où il n’y a pas de main réelle,
mais où la main cesse d’être réelle pour devenir vraie, où la force et
la finesse et la nostalgie du repos ont une signification absolue et
n’ont plus besoin pour être comprises d’être rapportées à des com¬
portements objectifs. Ce monde est donné dans l’objet esthétique, et
au delà il n’y a que le réel, d’où l’objet esthétique est absent.
ï 86 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Ces premières remarques suffisent à prévenir une grave équivoque.


En insistant sur l’expression de l’objet esthétique, et en suggérant
déjà que la lecture en appartient au sentiment, nous ne voulons pas
dire que l’expressivité de l’objet esthétique se mesure à l’émotion
qu’il pourrait susciter. Il importe de ne pas confondre émotion et
sentiment, émouvant et expressif. Le mélodrame où Margot a pleuré,
la peinture érotique, la poésie touchante, le film d’épouvante, ne
sont point des modèles. Mlle J. Hersch décèle justement dans
« l’excès d’expressivité » un des périls de l’art, et dénonce « ces deux
tentations apparemment opposées mais très voisines en profondeur :
le vérisme et le pathétique excessif » (i). Malraux de son côté dénonce
« les arts d’assouvissement » qui portent sur des sensations et non sur
des valeurs, qui « ne sont nullement des arts inférieurs mais, si l’on
peut dire, des anti-arts » (2). L’art véritable n’est pas complaisant, il
ne prend pas par les entrailles; s’il associe le corps à la perception
ce n’est pas pour le flatter, c’est pour le convaincre. Et il ne se départit
jamais de la mesure. Il nous invite à être spectateurs et ne prétend
pas faire concurrence avec les spectacles de la vie dont le pathétique,
l’horreur ou la séduction ne sont pas affectés d’un coefficient d’irréa¬
lité et surprennent sans ménagement. Il nous donne accès à un autre
monde d’où nous verrons qu’il n’est pas sans rapport avec le monde
réel mais qu’il ne saurait nous toucher comme le réel; et le sentiment
qu’il éveille est un moyen de connaître ce monde, un instrument de
connaissance et non comme l’émotion un moyen de défense et le
signe d’un bouleversement. De plus, ce monde, l’art ne le montre
pas, il le dit et ce qui parle en lui est moins ce qu’il représente, lors¬
qu’il est représentatif, que le sensible qui est le moyen de la représen¬
tation : ce sont la touche et la couleur de Van Gogh qui expriment le
désespoir et l’amour, et non la chambre ou le champ de blé.

(1) L'ttre et la forme, p. 186.


(.') Les voix du silence, p. 523.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 187

Et en effet le sujet lui-même, qui est dans l’art représentatif le


sens objectif de l’œuvre, étant lié au langage esthétique, n’apparaît
qu’à travers le sentiment qu’éveille l’expression; l’objet représenté
apparaît à travers l’objet exprimé, les combats d’Achille à travers la
grandeur exprimée par le vers épique, l’entrée des Croisés à Jéru¬
salem à travers le noble tumulte exprimé par la palette de Delacroix,
le lieu d’oraison à travers le recueillement et la paix exprimés par les
voûtes romanes. Faut-il s’en étonner ? Nous disions il y a un instant,
et cela définissait déjà l’expression, que le mot portait en lui la chose :
lorsque le poète invoque la mer, la mer est là, nous le sentons bien :
non point comme elle est pour qui va s’y baigner ou pour qui s’ins¬
truit de ses fonctions géographiques, non point comme une idée,
comme elle serait selon le langage de la prose, ni comme une présence
matérielle — comment serait-ce possible ? —, mais elle est là tout de
même, comme une présence qu’il faut dire affective, selon une vérité
d’elle-même que l’art seul peut découvrir. L’art ne représente donc
vraiment qu’en exprimant, c’est-à-dire en communiquant, par la
magie du sensible, un certain sentiment à la faveur duquel l’objet
représenté peut apparaître comme présent. Il est signifiant d’abord
en ce qu’il est expressif; et peut-être au surplus tout art n’est-il pas
représentatif : du moins aurons-nous à poser le problème pour les
arts comme la musique ou l’architecture qui les premiers ont attiré
notre attention sur la splendeur du sensible, alors que les arts du
langage et les arts plastiques nous invitaient au contraire à considérer
la signification, et d’abord sous les espèces de la représentation. Et
ceci nous suggère que l’expression apparaît d’autant mieux qu’appa¬
raît mieux le sensible; l’art ne peut exprimer que par la vertu du sen¬
sible, et selon l’opération qui transforme le sensible brut en sensible
esthétique.
18 8 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

CONCLUSION : NATURE ET FORME

Si le sensible est ainsi porteur d’une signification à laquelle il


donne un tour propre et qui devient expression, on peut dire qu’inver-
sement cette signification informe le sensible. Nous retrouvons donc
la forme, dont l’organisation du sensible, puis le style (qui atteste ce
qu’il y a de prémédité, de personnel dans cette organisation) nous
avaient donné une première idée. Au compte de la forme, il faut
encore mettre la signification, c’est-à-dire à la fois la représentation
et l’expression qui est le sens du sens et comme une forme pour la
représentation. Le plus haut de la signification devient ici la forme
véritable, l’âme de l’objet enfin cernée.
Car l’objet esthétique se livre bien à nous comme une totalité.
Cette sonate que j’entends, cette statue que je contemple, elles sont
tout entières sonate ou statue, et indécomposables; je suis en face
d’elles comme en face d’objets parfaits, qui s’imposent à moi, avec
qui j’ai une communication immédiate, et que je n’ai point à disséquer.
Nous venons pourtant d’y introduire des distinctions, et sur lesquelles
nous aurons à revenir : pour opérer une première approche de l’être
de l’objet esthétique, et tout en le distinguant du vivant, de la chose
et de l’objet usuel, nous avons en somme discerné en lui trois aspects :
par sa matière, en tant qu’elle s’offre à la perception, il a l’être du
sensible; par son sens, lorsqu’il représente, il a l’être d’une idée; et
lorsqu’il exprime, il a l’être d’un sentiment (i). Cette analyse prendra
tout son sens lorsque nous entreprendrons une étude objectivé de
l’œuvre; mais, si longuement que nous revenions sur elle, nous ne
saurions lui laisser le dernier mot; car elle manque l’objet esthétique
proprement dit en lui substituant un schéma qui procède d’une-

(i) Nous pourrions en distinguer un quatrième, qu’il faudrait mentionner en


premier, et qui répondrait à ce que M. E. Souriau appelle « l’existence physique »,
c’est-à-dire ■ le corps de l’œuvre d’art » (o. c., p. 46) ; mais ce corps appartient à
l’œuvre d’art en tant que connue, non à l’objet esthétique en tant que perçu.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES 189

attitude objectivante, attitude qui n’est pas celle que nous prenons
spontanément devant lui, puisque aussi bien elle le laisse perdre dans
la pluralité des déterminations. L’objet esthétique, quand nous le
contemplons pour en jouir, nous apparaît bien comme un tout : il
est unifié par sa forme. Mais cette forme n’est plus seulement l’unité
du sensible, mais l’unité du sens.
Cependant, elle est bien d’abord le principe qui informe le sen¬
sible en le délimitant. Mais comment ? Dans sa première acception
elle est le contour : la limite de l’objet par rapport au fond du réel
indifférencié et neutralisé sur lequel il se détache; en quoi elle se
définit par sa relation à ce qui est extérieur à l’objet plutôt qu’à ce
qui lui est intérieur. Les expériences de la Gestaltpsychologie, et singu¬
lièrement de Rubin (1), en soulignant la relation de la figure au fond,
invitent à discerner la figure dans le champ perceptif par son contour,
et à la réduire à ce contour. Cependant elles se gardent d’oublier que
la figure, comme dit M. Guillaume, est une totalité « qui possède
forme, contour, organisation », et qui a « des propriétés fonction¬
nelles » et une « organisation intérieure » en tant que « tout articulé est
susceptible de modifications fonctionnelles » (2). De fait, les modèles
institués par la Gestaltpsychologie pourraient servir à manifester la dif¬
férence entre l’ornemental et l’artistique, particulièrement entre le
décoratif et le pictural. L’arabesque, les compositions géométriques
qui peuvent orner un mur, un tapis ou un vase, se proposent en effet
comme des figures qui n’ont pas de chair sensible; qu’elles aient été
inspirées par un objet stylisé et dont la stylisation est devenue tradi¬
tionnelle, comme les bouquetins des poteries élamites, les rosaces ou
les serpentins, importe peu : le modèle primitif n’est pas représenté
ni même évoqué; nous sommes devant elles comme devant ces figures
purement géométriques qui sont le concept devenu sensible, et il

(1) Cf. Visuell wahrgenommem Figuren, 1922.


(2) La psychologie de la forme, p. 61 et 67.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

semble que le plaisir que nous prenons à les contempler vienne de


ce que nous surprenons dans la perception même le secret de leur
ordre, la loi qui les engendre. Le sensible n’y est pas goûté pour lui-
même comme dans un dessin où l’on sent la main de l’artiste et tout
son être animant cette main, mais pour le concept qu’il recèle et qui,
pour n’être pas explicitement énoncé, n’en est pas moins évident (i).
L’idée, comme dirait Hegel, est encore idée abstraite, elle ne constitue
pas un objet. Et c’est pourquoi le décoratif n’est pas vraiment expres¬
sif; il a sans doute une physionomie propre : telle ligne est souple,
tel dessin sévère, telle figure pesante; mais ces caractères n’appa¬
raissent pas pris en charge par quelqu’un qui s’exprimerait à travers
eux; ils ne prendront tout leur sens que dans l’objet esthétique, dans
la composition circulaire et tourbillonnante chez Rubens pour
exprimer une sorte d’orgie cosmique, dans la composition en séquence
de la Marseillaise de Rude pour exprimer l’énergie, dans la compo¬
sition par lignes verticales chez Poussin pour exprimer l’ordre. Et
c’est pourquoi le décoratif peut servir à orner un objet, il n’est pas
lui-même objet, et il ne l’est pas parce que la forme en lui n’est que
contour.
Mais les exemples que nous venons d’évoquer attestent que la
forme, au moins dans les arts représentatifs, mord plus profondément
sur le fond; elle porte sur l’objet représenté. Sans doute on peut être
tenté de la définir encore comme contour : certains arts y invitent
comme la sculpture et aussi le dessin, surtout le dessin au trait : où y
trouver la forme sinon dans la ligne qui cerne l’objet représenté,

( i ) C’est pourquoi il ne nous semble pas légitime de comparer, comme fait Conrad
(Das aesthetische Objekt, Zeitschrift fur Acsthetik, 1904, p. 401), le décoratif avec
le musical sous prétexte que tous deux jouent avec des éléments simples, l'un avec
des lignes et des plans, l’autre avec des sons. Car, de la ligne au son, ou mieux de la
ligne ornementale à la ligne mélodique, il y a loin : la première, tant qu’elle n’illustre
qu’une loi impersonnelle de construction, n’a pas la plénitude sensible du son. Et
Conrad reconnaît d’ailleurs que le décoratif n'aboutit pas comme la musique à un
• objet absolu ».
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

puisque le sensible est ici réduit au minimum ? Et en effet, si je m’inté¬


resse d’abord à l’objet représenté, la forme sera sa forme, c’est-à-dire
la silhouette qu’il représente, comme dans la caricature ou le dessin
schématique dont Sartre analyse la perception. Mais s’il s’agit d’un
objet esthétique, ce n’est plus le représenté que je dois viser en premier :
le trait vaut pour lui-même et non comme schème requérant d’être
déchiffré par des intentions qui se réalisent intuitivement sur lui
grâce à une certaine mimique corporelle; l’objet représenté étant
neutralisé, ce n’est point comme contour de cet objet que le trait
retient mon attention; mais ce n’est pas non plus, comme dans le
décoratif, pour la loi qui le commande; c’est pour ce qu’il y a de
sensible en lui, son éclat, sa fermeté, sa fantaisie, son élégance. Si
l’on appelle forme le contour qui enclôt un espace, la forme esthétique
est en quelque sorte la forme de cette forme. Au reste, si l’on réduit
la forme au contour du représenté, où la trouver dans une toile
impressionniste ? Ou mieux encore dans une toile de Braque, surtout
les plus récentes, pour lesquelles l’exégèse de Paulhan n’est plus
entièrement valable, où l’espace même cesse d’être espace parce qu’il
est entièrement occupé par des formes qui se chevauchent et qui
se brisent et se nient en se chevauchant ? Et pareillement dans un
contrepoint où les lignes mélodiques sont en surimpression, ou dans
une musique comme celle de Debussy qui ne cesse de rompre la
mélodie ? Au vrai la forme de l’objet esthétique ne s’attache pas à ce
qu’il représente; ou du moins ce qu’il représente est-il pris dans la
forme plutôt que la forme ne procède de lui : chez Rubens, le mou¬
vement qui emporte le tableau suscite les guirlandes d’anges ou les
rondes paysannes, comme dans les Pieta des bas-reliefs romans la
stupeur douloureuse suscite les personnages figés et droits autour de
la tombe.
Et en effet la forme est toujours forme du sensible : par quoi elle
s’engage dans la matière dont le sensible est l’effet; la forme du ballet,
c’est d’abord le mouvement, qui possède, selon une irrésistible
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

logique, les corps parés des danseurs ; de la peinture, c'est cet accord
des couleurs, « cette impression qui résulte de tel arrangement de
couleurs, de lumière, d’ombre, etc., et qu’on appellerait, dit Delacroix,
la musique du tableau » (i). Cette forme est déjà sens. Mais le sens
logique de l’objet esthétique, « ce que le tableau représente », comme
dit Delacroix, confirme et explicite ce premier sens, et n’en est pas
vraiment différent. Tel est le secret de l’œuvre d’art, et nous y insis¬
terons encore : le sujet épouse exactement la forme du sensible, il
est forme de cette forme : ce tumulte splendide de lignes et de cou¬
leurs, il fallait que ce fût l’entrée des croisés à Jérusalem, ou du moins
quelque épopée équestre; cet enchaînement de situations sur la
scène, la tragédie; cette masse de pierre qui module en grégorien, la
cathédrale. Et parce que le sujet trouve son exact répondant dans
le sensible, cette unité du sens et du sensible se dépasse dans l’expres¬
sion qui est comme la forme ultime de l’objet esthétique et le sens
de son sens.
Ainsi la forme ne se rattache au représenté que par ce qu’elle se
rattache d’abord au sensible auquel la représentation est immanente.
Elle est le principe d’organisation de ce sensible et ce qui l’exalte,
et non plus le contour. Elle n’est plus la forme extérieure selon
laquelle je peux penser l’objet, et peut-être découvrir la loi de sa
reproduction, ou bien l’empoigner, le manier, l’utiliser. Elle se révèle
dans le style, et elle apparaît d’autant mieux lorsque nul objet repré¬
senté ne fait concurrence à l’objet esthétique, comme dans la musique,
et que toute sa fonction est d’unifier le sensible : mais l’unifier avec

(i) Œuvres littéraires, I, p. 63. On trouve la même idée, qui est peut-être au point
de départ de la peinture abstraite, dans Baudelaire : • Un tableau de Delacroix,
placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des
contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une
volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers
vous et vous enveloppe... et l’analyse du sujet, quand vous vous approchez, n’enlè¬
vera rien et n’ajoutera rien à ce plaisir primitif dont la source est ailleurs et loin de
toute pensée concrète » (extrait de Les peintures murales de Delacroix à Saint-Sulpice).
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

du sensible et non avec du conceptuel, ou mieux avec une idée


concrète. On conçoit que la perception ordinaire ne la saisisse pas,
étant occupée à identifier l’objet pour le connaître ou l’utiliser. Pour¬
tant, elle ne s’arrête pas toujours à cette identification et la Gestalt-
psychologie l’a bien vu; au delà de l’organisation spatio-temporelle
du donné par la figure qui permet d’isoler et d’identifier un objet,
elle étend le nom de forme à l’expression même des objets : « Toutes
sortes d’êtres, d’objets, de situations ont une physionomie morale.
La théorie de la forme... admet que des objets ont, par eux-mêmes,
en vertu de leur structure propre, indépendamment de toute expérience
antérieure du sujet qui les perçoit, le caractère de l’étrange, de
l’effrayant, de l’irritant, du calme, du gracieux, de l’élégant », note
M. Guillaume (i). Or, l’objet esthétique a précisément un tel aspect
que nous pouvons bien dès maintenant appeler affectif : il ne parle
pas seulement par la richesse du sensible, mais par cette qualité
affective qu’il exprime et qui permet de le reconnaître sans passer
par le concept. Son unité n’est pas seulement sensible, mais affective.
Ce n’est pas là une nouvelle forme qui se surajoute à celles que nous
avons discernées, c’en est plutôt un nouveau visage, car l’affectif est
lui-même immanent au sensible, et le mot sentir le dit assez.
Ainsi, dès qu’on cesse d’opposer la forme et le fond et que l’on
voit comment la perception esthétique saisit le fond dans la forme,
cette forme grosse du fond devient la Gestalt véritable, l’unité signi¬
fiante de l’objet. C’est bien cette forme qui m’apparaît en premier
et me livre l’objet comme totalité, parce qu’elle est l’unité de l’inté¬
rieur ou de l’extérieur (et cette forme sera à distinguer de la structure
objective, qui en est l’assise si l’on se place au point de vue de l’opé¬
ration, le reflet si l’on se place au point de vue de la perception).
La forme du poème, ce n’est pas seulement l’ordonnance du matériel
verbal par quoi le langage retrouve sa musicalité, c’est aussi le sens

(i) La psychologie de la forme, p. 190.

M. DUFAENNH 13
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

du poème, moins le sens logique qu’on en pourrait extraire pour le


transcrire dans le langage de la prose que le sens poétique qu’il
exhale comme un parfum, et qui est son enveloppe véritable. La
forme du tableau ne peut être saisie sans tenir compte de l’objet qu’il
représente et que souligne son titre; mais ce que la perception ren¬
contre par ce mouvement qui va droit à l’objet représenté, ce n’est
pas l’objet réel simplement transporté du royaume des choses dans
le cadre de l’œuvre, c’est un objet nouveau suscité par la force des
couleurs, et qui tient un nouveau langage; et c’est cette expression
qui cimente l’unité du tableau.
C’est ici que nous nous séparerions de Mlle J. Hersch, après nous
être associés à son effort poui déterminer ce qu’elle appelle l’existence
esthétique, opposée aux existences pratique, contemplative, théorique
ou sociale (cette distinction est d’ailleurs voisine de celle que nous
proposions entre divers types d’objets). Certes, Mlle Hersch dit fort
bien que « le vrai problème de l’art est un problème ontologique...,
l’artiste veut faire exister, non faire beau » (i), et la forme esthétique
est cette « forme absolue capable de conférer une existence non dérivée
à l’œuvre d’art » (2). Mais il nous semble qu’elle ne peut être définie
sans tenir compte du sens, et du sentiment dans la mesure où le sen¬
timent livre l’expression qui est encore un sens. Sinon la forme ne
peut être qu’un abstrait, ce qui informe une matière donnée; et tout
est rabattu au rang de matière; Mlle Hersch le dit explicitement, à
propos d’une nature morte hollandaise : « Paysage, citron, sentiment,
tout cela, sur le plan de l’art, c’est le donné, la matière qui n’a pas
par elle-même l’existence (3) »; « les antécédents représentatifs de
l’œuvre n’existent pas, et pas davantage les antécédents affectifs ».

(1) L'être et la forme, p. 189. Encore que, selon la définition que nous avons
proposée du beau, et que Mlle Hersch ne renierait sans doute pas, vouloir l’exis¬
tence et vouloir la beauté de l’objet esthétique soient une seule et même chose.
(2) Ibid., p. 164.
(3) Ibid., p. 69.
L’OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

Si l’on veut dire que rien de l’œuvre n’existe que par le geste créateur
de l’artiste, soit; mais si l’on considère la forme de l’œuvre, que le
geste créateur a déposée en elle, le donné change de sens, la dis¬
tinction d’une matière et d’une forme ne joue plus, ou plus exac¬
tement toute la matière, dont le sens ne peut être exclu, est assumée
par la forme. La forme est l’âme de l’œuvre, comme l’âme est la
forme du corps, et le vieux concept aristotélicien rejoint sans peine
la notion de Gestalt. Car c’est bien pour la perception, et pour la
science qui la prolonge, qu’il y a une âme comme principe du corps
organisé et animé, parce que ce corps apparaît comme une totalité
signifiante; et c’est à travers l’âme que nous voyons le corps. De
même c’est à travers le sens, et l’expression qui est le plus haut du
sens, que nous voyons le corps de l’œuvre. La forme est ce par quoi
l’objet a un sens; et si nous avons pu parler tout à l’heure d’une forme
extérieure unifiant le sensible, c’est que déjà elle offrait l’ébauche
d’un sens : être une colonne, c’est déjà un sens pour la pierre; mais
être svelte ou majestueuse, c’est un surcroît de sens, et c’est à travers
lui que nous percevons vraiment la colonne. Mlle Hersch revient
d’ailleurs à l’aspect phénoménologique de la forme lorsqu’elle en
décrit, en des termes dont nous aurons l’occasion de nous inspirer,
les caractères : cohérence, totalité, limitation, légalité autonome,
intériorité ou intentionnalité de l’œuvre vers soi (i). Mais précisé¬
ment, ces caractères ne prennent tout leur sens que par le sens
immanent à l’œuvre et constitutif de sa forme.
En outre, c’est bien par l’unité même de la forme que l’objet
esthétique est encore nature, mais nature signifiante et qui dépasse
la nature brute. Le sensible en effet ne perd rien de son caractère à
la fois étranger et triomphant à porter ainsi la signification, il est bien
plutôt confirmé dans son être de sensible, il reste nature, comme nous
l’avons dit. Et d’autre part, à cette signification qu’il porte, il commu-

(i) L'être et la forme, p. 164 sq.


196 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nique aussi un caractère de nature. Si spontanément que nous la


déchiffrions, et peut-être parce qu’elle s’impose aussi directement à
nous et sans tenir compte des exigences de l’entendement, selon une
évidence qui lui est propre, cette signification a quelque chose de
mystérieux, d’irréductible au discours. La profondeur incompréhen¬
sible du sens, les arts plastiques et poétiques modernes l’ont systéma¬
tiquement souligné et exploité; mais même l’art en apparence le plus
facile recèle quelque chose de mystérieux, du simple fait qu’il s’adresse
à la perception, et de là au sentiment, plutôt qu’à l’entendement.
Ainsi peut-on dire que l’objet esthétique a les caractères de la
chose naturelle; il en a l’indifférence, l’opacité, la suffisance. Mais la
chose, si elle n’en appelle pas à nous comme l’objet usuel, renvoie
encore, de chose en chose, à un monde en qui elle s’enracine et sur
le fond duquel elle apparaît : son en-soi est comme frappé d’impuis¬
sance, elle n’est même pas tout à fait ce qu’elle est, parce qu’elle
est livrée au monde. Et la perception n’a d’autre ressource que de
la comprendre, c’est-à-dire de la saisir dans son contexte : je perçois
le rocher comme battu par la vague, la mer comme toujours recom¬
mencée; et c’est pourquoi la perception vire à l’intellection, animée
par le souci de trouver de l’objectivité sous les espèces d’une relation
stable entre des termes perpétuellement indigents. L’extériorité de
l’objet signifie donc l’extériorité à soi-même de la chose qui est
purement chose, non seulement telle que l’entendement cartésien peut
la penser, mais telle que déjà la perception la saisit; cette chose qui
n’est pas possédée et animée par une signification qui lui soit inté¬
rieure, cette chose non expressive n’appartient à l’être que pour s’y
perdre; et l’être qu’elle atteste est l’être indéterminé qui n’est point
l’unité, mais l’abîme des déterminations, l’être désert dont la nature,
tant qu’elle ne porte pas le sceau des déterminations humaines, est
l’image. Mais cette extériorité ne convient pas à l’objet esthétique :
il est toujours unifié par sa forme, et la forme est une promesse d’inté¬
riorité; il porte en lui son sens, il est à lui-même son propre monde.
L'OBJET ESTHÉTIQUE PARMI LES AUTRES

et nous ne pouvons le comprendre qu’en demeurant auprès de lui,


en revenant toujours à lui. Et parce qu’il est à lui-même sa propre
lumière, il est comme un pour-soi : il y a un pour-soi de l’en-soi, qui
est pour l’en-soi son assomption, une façon d’être lumineux à force
d’opacité non pas en recevant une lumière étrangère par quoi un
monde se dessine, mais en faisant jaillir de soi sa propre lumière, ce
qui est exprimer. Aussi dirons-nous que l’objet esthétique est un
quasi-sujet. Et nous allons mieux comprendre l’ambiguïté de son
statut en considérant maintenant sa relation au monde.
Chapitre V

OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

Nous avons parlé d’un monde de l’objet esthétique. Mais l’objet


esthétique n’est-il pas dans le monde ? Ces objets avec lesquels nous
l’avons confronté, nous avons dit qu’il se rencontrait parmi eux : la
cathédrale au cœur de la ville, le poème dans la bibliothèque, le tableau
dans une salle d’exposition. Cependant, si l’objet esthétique n’est
pas entièrement comme les autres objets, peut-on dire qu’il est avec
eux ? Quelle est exactement sa situation, et comment peut-il être
dans le monde s’il est en même temps principe d’un monde ? Avant
même que nous tentions de décrire cette situation, nous soupçonnons
qu’elle est ambiguë.
Qu’est-ce en effet que ce monde où nous cherchons la place de
l’objet esthétique, et qui garantit à nos yeux la réalité de chaque
chose qui s’inscrit en lui ? C’est l’ensemble des objets perçus, non
point tel qu’il serait connu par une science capable de le survoler,
mais tel qu’il est donné à l’horizon de tout objet perçu et comme
horizon de tous les horizons : le fond sur lequel se profilent toutes les
figures, et qui nous assure à la fois de la vérité et de l’infirmité de
la perception, parce que toute chose est à la fois réelle et inépuisable
en lui. Mais si le monde est mesure de la réalité, c’est qu’il n’est pas
seulement spectacle et au-delà du spectacle, mais aussi théâtre de
nos actions ou de nos projets; toutes choses s’y rapportent à nos
prises, qu’elles les sollicitent ou les découragent, les tolèrent ou les
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

éludent : mesurer la distance des galaxies, c’est encore évoquer un


voyage possible. Certes, le regard que jette Kant sur le ciel étoilé
n’est pas celui d’Icare; la contemplation esthétique n’est pas exac¬
tement la perception par laquelle le corps pense se lancer dans
quelque aventure ; mais elle n’est pas non plus imagination ou
rêverie, et son objet exige d’être perçu. Aussi apparaît-il toujours
sur fond de monde; la perception ne peut que le découper plus
nettement par l’attention exclusive qu’elle lui porte, comme fait le
spectateur au théâtre; mais la fascination n’est pas telle que tout le
contexte soit totalement aboli, car ce serait rêver et non plus
percevoir.
Cependant l’objet esthétique apparaît dans le monde comme
n’étant pas du monde. Il a l’être d’une signification : le signe est dans
le monde, où il me fait signe; mais le signifié, le sens qu’ont pour moi
les mots du poème, les gestes du danseur, les accords parfaits du
temple grec, les figures hiératiques du bas-relief égyptien, faut-il
le situer dans un ciel intelligible, un monde des idées transcendant
au monde des choses ? Or, le propre de l’objet esthétique, c’est que
la signification est immanente au signe, et prise par lui dans le
monde des choses. Si elle était proprement intelligible, et si le signe
lui était un instrument nécessaire mais quand même indifférent, il
serait possible de séparer signe et signification et d’exiler la signifi¬
cation dans un autre monde ouvert à l’entendement et non à la per¬
ception, disons un monde d’objets idéaux. Si, au contraire, la signi¬
fication était une signification naturelle, fondée sur quelque connexion
empirique que la perception puisse déchiffrer, comme une douleur
articulaire signifie un changement de temps, signifié et signifiant
appartiendraient tous deux au monde naturel ouvert à la perception
sans qu’il soit nécessaire de les séparer. Mais ici le signe n’annonce
pas la signification, il est la signification; et cette signification ne jouit
pas d’une clarté intrinsèque, d’une évidence logique comme celle
que le rationalisme accorde aux natures simples ou aux vérités
200 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

éternelles, qui feraient du signe un moyen purement conventionnel


et comme inventé après coup; cette signification n’a d’évidence que
sensible, à l’intérieur de la perception du signe.
Et du même coup, le signe porteur de cette signification reven¬
dique un statut à part : il est dans le monde, mais il semble qu’il nie
le monde, qu’il ne puisse entièrement s’accommoder d’une existence
contingente et éphémère. Il est un peu dans le monde comme autrui,
comme un individu dont l’expression nous touche et parfois nous
convainc parce qu’elle n’indique pas seulement l’être d’une subjec¬
tivité, mais la possibilité d’un monde que rayonne cette subjectivité :
le sourire de la mère annoncé à l’enfant qu’il y a un monde souriant,
souriant parce que quelqu’un y sourit. Autrui est au principe d’un
monde, mais ce monde est encore le monde où autrui a sa place. Car
tel est le paradoxe du monde, qu’il s’éclaire pour chacun d’une
certaine lumière, qui est ici celle du sourire, là celle du blasphème,
ou plutôt qu’il est cette lumière que chacun projette selon son propre
être au monde, et pourtant qu’il est aussi le heu commun, la lumière
de toutes ces lumières, l’horizon de tous les horizons; chacun est
pris en lui, et pourtant il est pris en chacun et n’est jamais qu’à la
limite le monde de personne, l’en-soi qui ne serait pas pour moi. En
tant que je réfléchis, ce monde est mien et s’éteint avec moi; en tant
que je vis, je suis dépassé par lui, pris en lui comme un rat dans
un piège ; et peut-être une réflexion vraiment transcendantale revient-
elle à cette première assurance en me découvrant en situation. Ainsi
mon rapport au monde et le monde lui-même sont-ils ambigus; j’ai
mon monde dans le monde, et pourtant mon monde n’est que le
monde. Et c’est de la même façon que nous pourrons parler d’un
monde de l’objet esthétique; il n’y a que le monde, et pourtant
cet objet est gros d'un monde à lui. On comprend donc que l’objet
esthétique ne soit pas dans le monde naturel comme les autres objets.
Et c’est ce qu’il nous faut montrer avant de décrire ce qu’est son
monde.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

I. — L’objet esthétique dans le monde

a) Hobjet esthétique dans l'espace. — L’objet esthétique apparaît


au premier regard comme une figure privilégiée sur un fond d’objets
usuels auxquels il est lié, mais dont il se sépare. Le tableau décore
le mur, et l’on sait combien les peintres modernes ont pris au sérieux
cet office; la statue décore le temple ou le parc; la musique s’entend
dans une salle de concert aménagée à cet effet; même la lecture soli¬
taire se poursuit dans un certain cadre marginalement perçu, et un
vrai lecteur ne lit pas ses poètes favoris en chemin de fer, pas plus
qu’il n’accrocherait un tableau dans sa cuisine, ou ne placerait un
marbre dans un angle qui l’écrase. Mais comment l’objet esthétique
se détache-t-il ?
Lorsque, dans la perception des objets ordinaires, une figure se
détache sur un fond, cela veut dire qu’un objet particulier revendique
son autonomie, que cet encrier sur ma table peut être déplacé, que
ce dessin sur ce papier peut être considéré à part et au besoin reproduit
sur un autre papier, bref que le monde est composé d’objets distincts
et qu’il est, au plan même de la perception, « à structure fibreuse ».
Mais c’est tout de même un monde qui m’est donné avec les objets,
et pour ainsi dire avant eux, car les objets que mon regard ou ma main
distinguent sont prélevés sur une totalité inépuisable dont ils
ne peuvent être radicalement extraits. Le fond, c’est ce par quoi
s’annonce le monde comme fond de tous les fonds; l’idée cosmolo¬
gique est vécue comme l’expérience, immédiate en toute perception,
de l’horizon immanent à tout objet réel, par quoi cet objet se donne
comme réel, et accessible en se situant dans le monde. Le fond est
le garant de la forme parce que le monde est le garant de l’objet.
Et l’objet qui se profile sur le monde, loin de le renier, l’appelle et le
confirme : c’est par le monde qu’il est réel, non seulement parce que
sa silhouette se détache sur lui, mais parce qu’il est porté et comme
nourri par cette insondable réserve d’êtres; toute sa densité lui vient
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de là, de ce fond de nuit et de silence; parodiant Nietzsche, nous


dirions qu’il est un être des lointains (i). Et le déterminisme ne sera
que l’explicitation et la justification intellectuelle de cette expérience
première, en montrant comment l’objet est lié aux autres par des
déterminations qui, de proche en proche, vont à l’infini. Ainsi la
distinction de la figure et du fond consacre dans la perception à la
fois l’indépendance de l’objet qui assure des prises à notre technique,
et la relation nécessaire de cet objet à un monde qui le constitue
comme objet. Mais la difficulté de conjuguer l’indépendance et la
liaison de l’objet s’accroît si l’objet a davantage d’indépendance et
semble prendre l’initiative de cette liaison : ce qui est le cas du vivant,
qui se distingue du milieu et se joint à lui par sa motricité propre, en
se déplaçant, au Heu que l’objet inerte est ce que je puis déplacer.
Et c’est aussi le cas de l’objet esthétique : il refuse, plus énergi¬
quement que la chose, de se laisser intégrer, par la perception et par
l’action, au monde quotidien. D’abord, il comporte souvent un fond
qui lui est propre, composé d’objets expHcitement destinés à être ses
héraults et ses gardiens, et à inspirer le respect de l’œuvre. • Ainsi le
tableau exige un cadre qui le sépare du mur, et parfois un musée qui
le sépare du monde quotidien. Et de même le drame ou la comédie
exige cette salle bien close, tout entière refermée sur le spectacle,
tournée vers lui à la fois pour le viser et le préserver, comme l’égfise

(i) Ce fond peut n’être pas toujours interprété en un sens spatial : l’appartenance
au monde peut avoir une signification mystique ; les plus vieilles religions nous
invitent à percevoir le monde, autant que comme une totalité spatiale inachevée, et
peut-être pour compenser ce que cette totalité a d’inachevé, comme une puissance
élémentaire — la Terre-Mère, le Tieu — une force fondamentale dont le mythe est
l’explicitation. Alors la chose ou l’événement s’intégre dans le monde en participant
à lui : chaque arbre, chaque printemps, participe de la puissance tellurique qu’il
manifeste. Et c’est par cette participation qu’ils sont réels, qu’ils sont plus que des
épisodes ou des objets contingents et creux, qu’ils ont de l'être : le monde est toujours
caution de la réalité. Au surplus, cette vertu ontique, on dirait volontiers ontogé-
nique, du monde n’exclut nullement sa figure spatiale : la puissance du monde
s’étend à toutes choses et toutes choses sont ensemble.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

retranche le fidèle du siècle pour le mettre en présence de Dieu (i).


L’environnement ici semble une frontière bien plus qu’un intermé¬
diaire; la perception esthétique est invitée à isoler l’objet bien plus
qu’à le relier aux autres.
Cet objet exige en effet que nous reconnaissions son autonomie.
Notre perception doit instituer pour lui un fond qui lui soit propre,
cette zone d’espace ou de temps, de vide ou de silence, que l’attention
circonscrit comme un nimbe. Ainsi ce silence qui prélude à l’audition,
cette façon de nous installer pour lire à l’abri de toute distraction :
«Je veux lire en trois jours l’JIliade d’Homère, et sur ce, Corydon, me
ferme bien l’huis »; comme on bâtit un musée pour la peinture ou un
théâtre pour le drame, notre comportement crée le milieu spirituel
d’une attention fervente. Et pourtant ce milieu n’est pas saisi comme
le fait de nos précautions ou de notre recueillement; il est si bien
requis par l’objet esthétique qu’il semble en être une propriété : le
silence qui se fait dans la salle lorsque la baguette du chef s’est
levée ou que sont frappés les trois coups, ce n’est pas un silence que le
public fait en se taisant, c’est un silence que l’œuvre apporte comme
son messager : il fait partie de l’œuvre comme le cadre du tableau,
il est perçu comme un objet, le commencement de l’objet esthétique,
comme est perçu aussi bien le silence de la forêt ou le silence de la
nuit. Et de même la solitude, le calme, le confort que nous cherchons
pour lire s’intégrent à l’œuvre comme le sceptre, le cortège, la
solennité de l’apparat s’intégrent à la majesté royale. Ce milieu spi¬
rituel est moins le fond sur lequel se détache l’objet que déjà le
rayonnement de cet objet lui-même, l’aura de sa présence. Davan¬
tage, notre présence même est encore intégrée à l’œuvre : spectateurs,
nous sommes les acteurs de l’objet esthétique. Dans la mesure où
l’œuvre est de cérémonie — et l’on sait quelle importance Alain donne

(r) Nous ne parlons pas ici du décor, dont nous parlerons ailleurs, parce qu’il
est déjà partie intégrante de l’objet esthétique et n’a pas à être esthétisé.
204 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

à cet aspect des arts — non seulement l’attention du public est requise
pour fournir à l’œuvre son fond spirituel, mais la présence même de
ce public pour lui donner son fond matériel : une salle à moitié vide
est aussi insupportable qu’un public inattentif. Ainsi se manifeste
déjà l’ambiguïté de la relation de la figure et du fond, et le caractère
tentaculaire de l’objet esthétique : il esthétise ses alentours en les
intégrant à son propre monde, il en fait les provinces de son royaume,
les serviteurs de sa puissance.
C’est là en effet pour l’objet esthétique un autre moyen de se
séparer et de revendiquer son autonomie, un moyen plus sûr, car le
cadre n’isole jamais complètement : le mur est toujours présent autour
du cadre, et la ville autour du théâtre; et de plus, certains arts ne peu¬
vent avoir de cadres matériels. De toutes façons, la perception a peine
à isoler l’objet esthétique du champ perceptif. Les arts temporels,
à la rigueur : ils ont une durée propre, dont nous verrons qu’elle
leur confère une indépendance plus manifeste et une intériorité plus
sensible; et l’on peut écouter la musique ou un poème en fermant les
yeux. De même les arts dont la signification est la plus éloquente,
comme les arts du langage, nous entraînent plus aisément dans leur
monde propre et nous font quitter les rivages du quotidien. Mais les
arts de l’espace permettent moins cette séparation : l’objet spatial
prend place dans l’espace quotidien, par son poids de matière et sa
structure de chose. Comment l’objet esthétique va-t-il alors s’affir¬
mer ? En annexant ce voisinage indiscret et en exerçant sur lui sa
royauté esthétique. Considérons en effet le monument : le château
de Versailles. Je le contourne, j’y entre, je le visite; je mène autour
de lui cette sorte de danse sacrée, par les avenues qu’il m’ouvre; je
prends sur lui une multiplicité de vues, dont certaines sont privi¬
légiées et d’autres insignifiantes, au point que je dirais que je le vois
vraiment de l’esplanade, ou du tapis vert, ou de tel autre point où
je me poste. Alors que musique ou théâtre m’enlèvent sur un tapis
magique et me déposent dans un ailleurs qui n’est plus au monde, le
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

monument me fixe au monde en même temps qu’il s’annonce comme


objet du monde. Cependant, il se découpe bien sur une toile de fond.
Quelle est-elle ? C’est ce parc d’où je le contemple ou que je vois à
travers les fenêtres, cette ville qui est à son image, ce ciel sans pareil
de l’Ile-de-France. Mais ce parc n’est pas exactement un décor associé
au monument; alors que le décor annonce l’entrée dans le monde
de l’œuvre où il a sa raison d’être, et écarte par là le monde naturel,
le parc tient au monde naturel par toutes les racines des arbres ; c’est
un vrai parc, qui a sa vérité dans le monde des puissances végétales
et des saisons auquel il commande en obéissant, surgissant de la
forêt qui le borde et lui rend hommage. Il relie le château à la nature,
il le met au monde, comme font la place avec ses tilleuls et sa
fontaine de pierre pour l’éghse du village, la plaine beauceronne pour
la flèche de Chartres. Mais alors s’opère une métamorphose : en se
reliant au monde au heu de s’en séparer, l’œuvre architecturale
annexe ce monde et l’esthétise. Par la magie du château, à Versailles,
le parc, et le ciel, et la ville, reçoivent une qualité nouvelle; je ne
peux plus les percevoir comme des objets ordinaires (i). Même l’his¬
toire, dont le monument me parle peut-être, est promue à la dignité
esthétique : sa vérité n’est plus dans le récit qu’on peut faire d’évé¬
nements dont les mécanismes se compliquent à perte de vue, elle est
dans l’image — images de la Cour, images d’un monde précieux, de
cérémonies bien réglées, d’attitudes nobles comme celles des sta¬
tues — qui donne un clair visage au passé et refoule les scrupules
de l’historjen. L’œuvre devient le sujet des objets où elle règne, elle
aimante le milieu comme fait selon Sartre le regard d’autrui : tout

(i) Focillon l’a très bien noté : « I,a Grèce existe comme socle géographique
d’une certaine idée de l’homme, mais le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art
dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est plus
qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site,
a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes
de ville, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des insti¬
tutions capétiennes • (Vie des formes, p. 27).
206 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

converge vers elle et se transforme par elle. De même le mur est


magnifié par le tableau qui y est accroché, comme l’isba est sanctifiée
par l’icône; sans doute ce mur est lié aux autres murs, à la maison,
à la ville, il a le monde pour fond et relie l’objet esthétique au monde.
Mais, dès qu’il est esthétisé par la présence de l’œuvre, il cesse
d’appartenir au monde : je ne le perçois plus comme mur de la pièce,
formant cloison, masse résistante où je puis enfoncer des clous ou
percer une porte; il est un mur absolu, immarcessible, intangible :
il est lui aussi coupé du monde. Mais, pourquoi pas les autres murs,
et la maison voisine ? Où s’arrête l’influence magique de l’objet
esthétique ? Tout simplement là où s’arrête le regard, parce que l’objet
esthétique, avec ses dépendances, est solidaire du regard. Est esthé¬
tique ce qui compte esthétiquement pour le regard. Mais les limites
de l’esthétique sont-elles exactement celles du regard ? Lorsque dans
un ballet j’isole un instant au bout de ma lorgnette tel danseur, je
sais bien que je prélève arbitrairement un élément du spectacle,
comme aussi bien si je me laisse distraire de la vision pour concentrer
mon attention sur la musique; et de même je sais bien que le monu¬
ment, le parc, le ciel, ne tiennent pas tout entiers dans mon champ
perceptif présent. Comme l’objet ordinaire, l’objet esthétique déborde
le regard, bien qu’il se livre comme totalement présent. Mais c’est
tout de même le regard, un regard au moins possible, qui lui assigne
les limites de son influence, car c’est pour le regard que l’objet est
esthétique. Au reste, s’il est vain de vouloir exactement repérer
ces frontières, c’est qu’elles ne sont pas objectivables : l’objet esthé¬
tique se sépare du monde moins en dressant des frontières à l’intérieur
du monde qu’en le niant en bloc, en niant même comme monde ce
qu’il intègre du monde. Lorsque je suis au théâtre, le monde quotidien
que je retrouverai à la sortie est frappé d’inexistence; tout ce qui
n’est pas complice de l’objet esthétique, au service de l’expérience
qu’il me propose, est mis entre parenthèses, et tout ce qui me rappelle
à la réalité, comme on dit, apparaît importun et déloyal.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 207

Telle est donc la relation de l’objet esthétique à son entourage.


Le monde réel ne peut être totalement aboli pour nous, car nous
rêverions l’objet esthétique au lieu de le percevoir. Nous ne sommes
à lui qu’à condition d’être au monde, de nous sentir en prise sur
un donné inépuisable, d’être assuré que nulle part le sol ne se dérobera
sous nos pieds et que nous n’aurons jamais fini d’en éprouver la
dureté; cette conscience sourde d’un horizon indéterminé nous
garantit la présence de l’objet esthétique. Et lui n’est présent à nous
qu’à condition de se situer quelque part dans l’espace où toutes choses
se posent devant nous dans leur radicale extériorité. Les séparations
nécessaires par quoi il sollicite notre attention sont une façon de
l’incarner autant que de l’isoler : point de cadre autour du tableau
qui ne soit saisi comme un intermédiaire entre le mur et lui, point de
blanc sur la page qui ne soit perçu, de silence qui ne soit écouté.
Mais ces séparations elles-mêmes, et tout l’environnement auquel
elles font allusion, sont convertis par l’œuvre en sa propre substance.
L’objet esthétique exerce un impérialisme souverain : il irréalise le
réel en l’esthétisant.
Mais c’est toujours à condition de s’incarner qu’il apparaît dans
le monde, et en même temps qu’il réalise son être : preuve qu’il
importe à l’objet esthétique d’être dans le monde, et précisément
parce qu’il n’est de sensible, et de sens immanent au sensible, que pour
les choses du monde. Et pourtant, il n’y est qu’en gardant ses dis¬
tances; quelque chose en lui refuse le monde. Nous le verrons mieux
en considérant le destin de l’objet esthétique dans le temps, après
avoir considéré sa situation dans l’espace ; nous y verrons le même
effort pour s’affranchir de sa condition de chose, et ce qui en lui pro¬
nonce cet effort.

b) L'objet esthétique dans le temps. — Comment l’objet esthétique


se comporte-t-il dans le temps ? Ne sera-ce point, comme dans l’es¬
pace, à la fois en le dominant et le refusant, en s’insérant en lui de
208 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

mauvaise grâce ? Mais d’abord, de quel temps s’agit-il ? En premier,


puisque l’œuvre est le produit d’un faire, du temps humain de l’his¬
toire : tout objet esthétique est « un monument historique ». Comment
se situe-t-il dans l’histoire ? Il y est moins par son corps, qui appartient
au temps des choses, que par sa forme et son sens, par ce que l’homme
perçoit en lui et lit sur lui, par ce qu’il dit de l’homme et ce que
l’homme dit de lui. Et sa relation au temps humain a l’ambiguïté de
l’historicité.
D’abord, l’œuvre offre prise à l’histoire. Elle sollicite l’inter¬
vention de l’historien qui lui assigne une date, et l’attache si bien
à cette date qu’il voudrait l’expliquer par elle, faisant de l’œuvre à la
fois le produit et l’illustration de son temps, en particulier quand elle
est anonyme, car elle n’offre alors de prise à l’ext>hcation que par son
rapport à l’époque, dans la mesure où on peut la dater : l’explication
est du même ordre que lorsque nous expliquons l’œuvre par son
auteur. Et précisément c’est d’explication qu’il s’agit; on renonce à
entrer directement en relation avec l’objet esthétique, on n’a pas égard
à la spécificité de l’œuvre. Aussi l’explication ne porte que sur ce
qu’il y a de plus extérieur et de plus insignifiant en elle : certains
détails techniques, à la rigueur le choix du sujet. Mais l’être même
de l’œuvre, ce par quoi elle est peut-être un chef-d’œuvre, échappe
au déterminisme historique à quoi on voudrait le soumettre : que
Ingres et Delacroix soient contemporains, ou Debussy et Franck,
ou Valéry et Apollinaire, cela suffit à montrer les limites d’une
exégèse historique. Cependant l’œuvre continue d’appartenir à l’his¬
toire pendant toute sa vie. Car il y a une vie des œuvres, comme dit
Ingarden : l’objet esthétique, comme il est daté par le geste humain
qui l’a créé, est entraîné par les regards humains dans le temps de
l’histoire, et il connaît une fortune diverse selon l’intention de ces
regards et selon leur aptitude à le saisir; selon les civilisations, il
meurt ou renaît, s’éclipse ou rajeunit, et aussi selon les objets esthé¬
tiques nouveaux qui surgissent dans l’histoire pour orienter la per-
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

ception esthétique : l’art nègre renaît grâce à Picasso, aussi bien que
Picasso est fécondé par l’art nègre. Le public aussi, par la tradition
qu’il transmet, par les métamorphoses qu’il opère, enrichit ou
appauvrit la signification de l’objet. Et enfin, les exécutants : chaque
nouvelle mise en scène n’est pas seulement une épiphanie, elle est
une découverte, et parfois un bain de Jouvence pour l’œuvre. Car
c’est ainsi que certaines œuvres vieillissent et d’autres rajeunissent au
gré de l’histoire. Elles n’ont pas changé ? Il suffit que leur public ou
leurs serviteurs aient changé : l’objet esthétique n’apparaît qu’avec
leur concours. Sans doute y a-t-il une vérité intemporelle de cet
objet, mais c’est le destin de cette essence singulière de se phénomé-
naliser, de se livrer à des gardiens, comme dit Heidegger, qui ne
peuvent pas lui être toujours fidèles, ou plutôt qui ne lui sont fidèles
qu’en la transportant dans leur propre monde, en la livrant aux vicis¬
situdes de l’histoire. Mais il convient d’observer que dans cette
histoire qui l’emporte, l’objet esthétique parvient du moins à mener
une vie relativement autonome : pas plus que sa création ne s’explique
entièrement par les circonstances qui l’entourent (ni même par la
psychologie de son auteur), son avenir ne s’explique entièrement
par le contexte historique. A travers les remous de l’histoire générale,
l’art semble être au principe d’une histoire à lui, ou du moins dont les
relations avec l’histoire générale ne sont pas fixées par un détermi¬
nisme strict (i). Cependant, dans l’histoire pas plus que dans le
monde, l’objet esthétique ne peut revendiquer une indépendance
totale : il n’a de vie propre que dans et par l’histoire, parce que les

(i) Outre cette possibilité d’une histoire propre de l’œuvre et aussi de l’art
comme catégorie de la culture, il 7 a plus profondément un temps propre de l’objet
esthétique. C’est une idée pour laquelle il nous faut ici planter un jalon : outre qu’il
est dans le temps, l'objet esthétique peut être au principe d’un temps propre : le
monde qu’il révèle peut avoir une dimension temporelle. Mais il s’agit alors d’une
durée intérieure à l’objet esthétique et qui est sans rapport avec l’histoire, car elle ne
se révèle que dans l’expérience esthétique où l’histoire est en quelque sorte sus¬
pendue. Nous essaierons de la décrire par la suite.

M. DUF8ENNE 14
2io_L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

hommes qui l’ont fait ou qui le perçoivent sont aussi dans l’histoire.
Mais précisément l’objet esthétique est historique aussi en ceci
que s’il se laisse, non sans résistance, entraîner et expliquer par
l’histoire, à son tour il exprime en quelque façon l’histoire. L’attitude
critique qui tend à expliquer l’œuvre par l’histoire est appelée par
l’objet esthétique lui-même qui porte son âge et nous parle de l’his¬
toire, de l’époque où il est né. Qu’en dit-il ? Pas grand’chose, mais
peut-être l’essentiel. « Le Musée imaginaire, dit Malraux, est le chant
de l’histoire, il n’en est pas l’illustration (i). » Sans doute, nous
aurions, des civilisations disparues, une idée bien différente si nous
ne connaissions pas leurs arts; et cette idée que nous donne leur
art peut anticiper et orienter les investigations de l’historien : nous
avons connu l’art sumérien lorsqu’il s’appelait encore chaldéen,
avant que fût circonscrite la civilisation de Sumer; « une pressante
poésie émane des zones obscures qui reculent devant l’histoire, bien
avant qu’elle les ait atteintes » (2). Mais poésie n’est pas connaissance,
et ce que l’histoire enseigne peut, sinon démentir le témoignage de
l’art, du moins le limiter à ce qu’il est sûrement : le témoignage d’un
homme qui peut aussi bien être en guerre avec son époque et n’en
est pas nécessairement le hérault. L’historien futur, s’il veut juger
notre temps sur notre art, quelle idée en aura-t-il, selon qu’il se tourne
vers les Prix de Rome ou vers les Galeries d’art abstrait, vers Valéry
ou vers les surréalistes ? Même cet artiste que l’objet esthétique nous
livre, nous savons que ce n’est pas l’artiste réel, mais celui qui lui
appartient. Et il en est de même pour son époque, à cette différence
près que l’époque dans l’œuvre nous est moins présente que l’auteur,
parce qu’elle n’est prés«nte qu’à travers lui et comme ce qui, suppose-
t-on, l’a rendu possible : de Lulli ou de Mansart, tels qu’ils se révèlent
dans leur musique ou leur architecture, nous passons au grand siècle;

(1) Les voix du silence, p. 610.


(2) Ibid., p. 609.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

l’homme gothique, dont nous ignorons le nom, mais qui répond


pour nous au style gothique de la même façon que Mansart à Ver¬
sailles, en appelle à un âge gothique, et l’homme du Bénin à une civi¬
lisation du Bénin. Et peut-être est-ce la vérité d’une époque, comme
c’est la vérité de l’auteur, que l’œuvre nous livre ainsi, si la vérité
d’une époque est dans ce qu’elle a fait ou ce qu’elle a permis de plus
haut. Mais l’historien n’en juge pas ainsi, et il a raison : un homme
peut être jugé sur son œuvre et justifié par elle; une civilisation ne
peut l’être par les chefs-d’œuvre de son art : la vérité du Grand Siècle,
elle est autant dans la misère des ouvriers qui périrent en asséchant
les marais de Versailles que dans la splendeur du palais, comme la
vérité du Moyen Age est autant dans ses pestes que dans ses cathé¬
drales. Cependant il est bon que nous entendions la voix des cathé¬
drales : si elle est la vérité du maître d’œuvre, elle est une vérité du
Moyen Age, ce qu’il y a en lui, dirait Malraux, de musique.
Ainsi l’œuvre nous parle de son temps de la même façon qu’elle
nous parle de son auteur, et ce temps n’est rien d’autre que l’auteur
généralisé : c’est le temps d’un style, dans la mesure où, à travers un
style individuel, se dessine un style collectif, c’est-à-dire où le style
a un temps. Mais ce n’est pas rien que de nous donner ainsi, fût-elle
partielle et sublimée, une figure de l’homme historique. C’est par là
qu’un humanisme esthétique est possible, et même qu’il est inévi¬
table, si l’objet esthétique est bien historique et porte témoignage
sur l’homme : sur son auteur, et, à travers lui, sur la civilisation qui
l’a inspiré, surtout — et cette remarque en appelle encore à l’histoire —
aux époques de foi, où l’artiste, si personnel qu’il soit, parfois même
si rebelle, ne met pas en question sa culture, et en témoigne, fût-ce
à son insu. M. Blanchot semble reprocher discrètement à Malraux
d’avoir abandonné en route le thème du Musée imaginaire qui eût
dû le conduire à considérer l’art vraiment pour lui-même, comme un
univers clos, ordonné à soi-même, imperméable à toute valeur étran¬
gère et animé par une durée propre que scandent ses découvertes
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

et ses métamorphoses, et d’avoir au contraire forcé les portes de


cet univers, réintroduit en lui les valeurs de culture et les figures de
l’histoire, pour en faire « non plus le temple des images, mais celui
des civilisations, des religions, des splendeurs historiques » (i). Ce
soupçon nous semble injuste. Ce qui est vrai, c’est que « Malraux
s’intéresse à la peinture, mais, on le sait, s’intéresse aussi à l’homme :
sauver l’un par l’autre, il n’a pu échapper à cette grande tenta¬
tion » (2). Mais pourquoi parler de tentation comme s’il s’agissait
d’un péché ou d’une erreur ? Le souci de rendre justice à l’art moderne
et à la conception moderne de l’art qui, tout en se manifestant à
travers cet art, a permis la résurrection et la confrontation de tous
les arts du monde, est-il incompatible avec un humanisme ? M. Blan-
chot ne peut le suggérer qu’au nom d’une métaphysique de l’art
émouvante, mais équivoque : l’art ne peut être un absolu exclusif de
toute autre valeur et de toute signification humaine et historique qu’à
condition de n’être « nulle part », et que « l’œuvre soit sa propre
absence ». Or, de ce que l’art — et ceci est évident — se déploie hors
du monde, dans l’absence du monde, peut-on conclure que « sa tâche
est d’accomplir l’absence, et non seulement l’absence du monde,
mais l’absence comme monde » (3) ? Et qu’est-ce que cette absence ?
« Seule l’absence est éternité. » M. Blanchot semble attendre que, pour
sauter dans l’éternité, l’œuvre se suicide en se réduisant à la tache de
couleur où le tableau se détruit. Mais l’œuvre doit-elle se renoncer
pour sacrifier à l’art? Et pourquoi veut-on que « l’art ait partie liée avec
le néant et avec l’absence » ? Nous retrouverons cette ontologie néga¬
tive de l’art toutes les fois que nous nous interrogerons sur l’être
de l’objet esthétique (4). Ce que M. Blanchot appelle absence, n’est-ce

(1) Z,e musée, l’art et le temps, Critique, janvier 1951, p. 31.


(2) Id., in Critique, décembre 1950, p. 205.
(3) Id , P- 37-
(4) Mais peut-être faut-il alors poser le problème en termes d’art plutôt que
d’œuvre : on peut dire que l’art, lorsqu’il devient conscient de lui-même, lorsque,
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

pas ce qu’il y a d’inépuisable dans l’œuvre et qu’attestent ses méta¬


morphoses, et ce qu’il y a d’indéfiniment exigeant dans l’art et
qu’atteste son histoire ? L’absence serait alors l’envers d’une présence,
et le néant, l’expression de la plénitude de l’être. Sinon, de quel droit
évoquer le néant à propos de l’œuvre ? Comment refuser à Malraux
que l’œuvre soit d’abord création ? Cet autre monde qu’elle porte
en elle, ce n’est pas le néant, c’est la négation du monde quotidien,
négation qu’il faut mettre très positivement au compte de l’homme et
à la racine de l’humain. Et si cette négation implique le néant, il
faut l’entendre au sens où l’entend Sartre; ce n’est pas un néant qui
affecte l’objet esthétique.
On ne peut donc nier que cet objet soit réel et historique; il ne
se peut qu’il s’isole tout à fait de l’histoire en s’y créant une histoire
propre qui serait seulement celle de ses métamorphoses et qui pro¬
céderait seulement de son être, de ce que l’art est par essence « inquié¬
tude et mouvement », comme dit M. Blanchot. Et c’est pourquoi
il porte témoignage de cette histoire dans laquelle il s’insère, et non
seulement de l’époque où il a été créé, mais peut-être aussi des époques
qu’il traverse et où il connaît une vie propre.
Mais il y a plus. Point d’histoire humaine sans un devenir des
choses. Si l’œuvre est prise dans le temps humain, c’est qu’elle
appartient aussi au temps des choses selon cette part d’elle-même qui
est chose dans le monde. Car, s’il n’y a de temps que pour une subjec¬
tivité capable de temporaliser, et à la rigueur pour un objet capable
d’ouvrir une histoire, inversement la subjectivité est dans le temps
avec les objets qui sont sans histoire. Le monde est toujours le noyau
du temps, d’un « temps naturel qui est toujours là » (i), et qui m*

aujourd’hui, « pour la première fois il s’est révélé dans son essence et sa totalité »,
en arrive dans son acharnement vers sa plus grande pureté à se nier lui-même, à
devenir impossible, à susciter des œuvres qui témoignent d’une sorte de volonté de
néant. Mais ces œuvres n'en sont pas moins réelles et prises dans le tissu de l’histoire.
(x) Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 398.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

porte avant que je ne le constitue. (De la même façon que l’objet


esthétique est toujours déjà latent dant l’œuvre avant que je ne
l’accomplisse en le percevant, de la même façon encore que le monde
est monde en soi avant d’être monde mien ou pour moi.) L’œuvre
dure donc avec les choses dans ce temps qui n’est pas encore tempo¬
ralité parce qu’il n’est pas vécu par une subjectivité, comme le drame
de sa présence au monde et comme son élan vers un avenir, mais qui
est au moins répétition et ressassement, et qui imprime sa marque
sur les choses. Dans ce temps des choses, l’objet esthétique change
et parfois périt.
Mais comment ? Là encore il semble que l’œuvre ait la fragilité
des choses, et cependant elle ne subit pas exactement leur sort
commun, elle ne s’altère ni ne périt comme elles, du moins en ce
qu’elle a d’esthétique. Comment en effet l’objet esthétique est-il vul¬
nérable ? Une cathédrale est détruite par la foudre, comme il est
arrivé tant de fois au Moyen Age, la bibliothèque d’Alexandrie est
incendiée par Omar, ou les romans de Miller brûlés à Philadelphie,
les fresques du Palais des Papes sont souillées par la cavalerie napo¬
léonienne : les mille façons dont l’œuvre d’art succombe dans les
remous de l’événement ne sont-elles pas équivalentes ? Il faut pour¬
tant distinguer : un livre condamné et brûlé peut encore être édité
secrètement et circuler sous le manteau; il survit à sa destruction
pourvu qu’un seul exemplaire soit sauf ; une peinture ne le peut, car
il n’y a d’elle qu’un seul exemplaire. Ici se confirme la distinction que
nous faisions entre l’objet esthétique et le corps de signes dans
lequel, pour les œuvres qui ont à être exécutées, il se retire et se
perpétue. C’est cette distinction qui nous permet de comprendre
comment l’objet littéraire est quasiment invulnérable : tant qu’il
reste un exemplaire du livre, la. destruction de tous les autres ne le
touche pas. Mais si ce dernier exemplaire est mutilé ou détruit ?
L’œuvre peut encore survivre dans la mémoire de quelqu’un, et réap¬
paraître dès qu’elle est proférée ou jouée : preuve qu’elle n’est dans
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

son support que par procuration, comme possibilité d’être engendrée


de nouveau et de réapparaître. Et c’est parce que l’objet esthétique
est ainsi discernable de son support qu’il n’est pas en lui-même
altérable : il ne vieillit pas (i), il ne se change pas en ruines; il disparaît
seulement si son support l’abandonne; ou il devient autre si ce support
est mutilé par quelque accident. Des fragments d’œuvres sur un
papyrus mutilé ne sont plus l’œuvre même, pas plus que des extraits,
même méthodiquement choisis, qui peuvent à la rigueur m’instruire
de l’œuvre, mais ne la livrent pas elle-même. A la rigueur, ces frag¬
ments constituent un objet esthétique nouveau : un vers ou un mou¬
vement mélodique isolés peuvent être beaux par eux-mêmes, comme
aussi bien une couleur peut être belle, par sa franchise ou son intensité,
ou comme une ligne peut l’être par sa simplicité ou sa fermeté (sur
quoi joue l’art décoratif); la beauté est alors, comme dit Hegel,
l’unité abstraite de la matière sensible, dont la pureté est le principal
critère (2). Mais cette beauté abstraite de l’élément qui est à l’état
d’élément ne peut constituer un objet esthétique, car nous verrons
que l’objet esthétique implique une totalité; et sans doute l’élément
même ne peut-il être qualifié de beau que si l’on pressent en lui une
totalité, dans le son le peuple de ses harmoniques, dans la couleur
l’ensemble du spectre comme le disait Gœthe, dans la ligne la diversité
pure de l’espace qu’elle parcourt. De même un vers ou une phrase
mélodique sont déjà en quelque façon une totalité, mais pas encore
avec l’autorité de l’œuvre intégrale (3). Et c’est pourquoi des extraits

(1) Ou s’il vieillit, c’est en un tout autre sens : parce que, objet culturel, il est
pris dans une histoire, comme on vient de le dire.
(2) Esthétique, I, p. 77.
(3) Ceci pourrait orienter vers un problème particulier, celui des dimensions de
l’objet esthétique. Quel est par exemple le poème le plus court possible ? Un quatrain
est seulement une épigramme ou, comme ceux de Mallarmé, une politesse : ce n’est
pas un poème. Prévert intitule une poésie : Les paris stupides ; texte : « Un certain
Biaise Pascal, etc. » : c’est une plaisanterie, non une poésie. SchOnberg a composé des
pièces brèves de quelques mesures : est-ce encore un morceau musical ? Une nouvelle
216 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ne sont jamais que des approches de l’œuvre, mieux qu’un résumé


en ce qu’ils ont déjà un caractère esthétique, mais moins bien que des
ruines qui conservent la trace de la forme totale imposée par l’art
créateur. Ainsi l’œuvre périt si tous ses supports viennent à la fois
à subir de graves mutilations ou à disparaître ; elle ne meurt pas
lentement comme la ruine, mais totalement. Mais le soin que met la
culture à préserver les signes qui la contiennent (comme à multiplier
les exécutions ou les reproductions) satisfait à cette exigence de l’objet
esthétique qui veut durer, à la fois contre lès puissances de l’oubli
et contre les forces destructrices de la nature, sans subir le sort
commun des choses.
Quant aux œuvres plastiques, c’est par leur corps qu’elles sont
vulnérables. Lié par ce corps aux choses et au cours du monde, l’objet
plastique vieillit et s’use avec le temps. D’un monument, il y a des
ruines; d’une statue aussi, car la statue est toujours marbre ou pierre,
et les qualités de la matière ne sont pas indifférentes à sa beauté, pas
plus qu’il n’est indifférent de voir la pierre usée selon son propre
grain et lézardée selon sa propre texture; de la peinture aussi, dans
la mesure au moins où elle est liée au monument (i); que l’on songe
à La Cène, aux fresques reproduites au Palais de Chaillot, et même
à ces Rembrandt aujourd’hui restaurés; et peut-être pourrons-nous
parler un jour des ruines du film. Mais si l’objet esthétique est son

est une oeuvre d’art au même titre qu’un roman, encore que plus difficilement appré¬
ciable et, les éditeurs le savent bien, plus rarement appréciée ; mais une nouvelle qui
se réduirait à quelques lignes ? C’est qu’il faut laisser à la forme esthétique l’occasion
de se déployer et de s’épanouir dans l’espace et dans le temps, et à la perception
le loisir de pénétrer l’oeuvre et de se laisser pénétrer par elle. Finalement, il faut
que l’œuvre soit à la mesure de l’homme, de son regard et de son attention : le
minuscule n’a pas la ressource d’être sublime, comme est — quelquefois — le
colossal.
(i) I/on sait que pour Hegel la sculpture et la peinture sont liées à l’architecture
presque comme des conséquences à leur principe. Et de même pour Ruskin l’objet
architectural est essentiellement un décor et un terrain pour la peinture et la sculp¬
ture (Préface à la 2e éd. des Seven latnps, lyibrary Edition, VIII, p. n).
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE ZI7

corps, il est aussi autre et plus que son corps : le monument est en
pierre, mais il n’est pas simplement de la pierre ; la peinture n’est pas
exactement de la toile couverte d’un enduit sur laquelle se déposent
des produits chimiques : une fois posée sur la toile, la couleur perd
son nom industriel et sa nature chimique, pour nous, sinon pour
l’expert qui nettoie le tableau : elle est couleur vue et non couleur
fabriquée, et vue comme couleur d’un objet, rouge du tapis ou bleu
du ciel. Si difficile qu’il soit de distinguer l’objet esthétique de son
corps, plus difficile assurément que de le distinguer de son support,
l’exemple des ruines va nous permettre de pressentir cette distinction
au moins pour les arts plastiques en nous montrant qu’au moment
même où l’œuvre s’altère par son corps, elle s’affirme plus que
corps.
Les ruines, en effet, disent beaucoup, et l’on sait combien cer¬
taines époques ont été sensibles à leur langage. Certes, en premier
lieu elles nous enseignent que l’objet esthétique est aussi une chose
de nature, soumise aux vicissitudes du devenir cosmique. Cependant,
dans cette usure même de l’objet, nous découvrons qu’il n’est pas
un objet comme les autres. Et d’abord la ruine ne retombe pas pure¬
ment et simplement à la nature : elle est encore un objet esthétique,
qui éveille en nous des sentiments nouveaux suscités par le spectacle
du temps. L’usure atteste le passé, et l’objet se recommande alors
de cette déférence spontanée que les gérontocraties éprouvent à
l’égard des vieillards, les classiques à l’égard des Anciens, et les collec¬
tionneurs à l’égard des vieilles choses. Cet objet qui a traversé les
âges pour venir jusqu’à nous est émouvant; il participe de cette
profondeur du temps de laquelle il surgit; son prestige vient à la fois
de la séduction du lointain à laquelle l’homme est toujours sensible
parce que le lointain est comme une image de l’originel, et du pouvoir
qu’il a d’illustrer le temps en le subissant et le surmontant. Les astres,
les roches, ne sont pas vraiment temporels : ils sont seulement
ce qu’ils sont, un présent opaque et aveugle; s’ils servent à
218 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

mesurer le temps, c’est parce qu’ils y ont une espèce d’immobilité :


choses sans âge, ils sont ces points fixes de repère à partir desquels
l’entendement peut reconstruire le temps objectif pièce à pièce. Tandis
que les ruines, comme les personnes, ont un âge : leur passé se lit
dans leur présent, elles ne sont pas d’ici et viennent d’ailleurs, elles
sont historiques en ce qu’elles racontent elles-mêmes leur histoire;
il suffit qu’elles aient, comme dans le Cid, « laissé faire le temps »
dont elles portent dans leur chair les stigmates. Mais pour qu’une
ruine soit encore esthétique, il faut d’abord évidemment que l’objet
initial le soit : une maison de rapport en ruines n’est pas belle, elle
n’a pas d’âge parce qu’elle n’a pas de style, c’est-à-dire qu’elle n’a
pas de date d’origine assignable, pas plus qu’elle ne porte la marque
d’un auteur. Mais il faut aussi que l’objet qui porte cette date mani¬
feste encore qu’il a affronté le temps : le plus bel édifice détruit
par quelque cataclysme n’offre pas de ruines esthétiques; l’objet est
détruit, et non façonné par le temps, il meurt sans avoir vieilli (i);
les décombres sont incompréhensibles. Tandis que le temps ne fait
pas violence à l’objet; au contraire la nécessité extérieure à laquelle
il permet de s’exercer fait paraître la nécessité immanente à l’objet,
ses lignes de force, ses arêtes, ses proportions; l’objet esthétique se
conserve dans la ruine parce qu’il s’use selon ses propres normes, et
sans se défigurer. Et c’est pourquoi la restauration, lorsqu’elle est
visible, fait toujours scandale : il faut bien des précautions pour lutter
contre le temps. A quoi bon d’ailleurs si l’objet esthétique continue
d’apparaltre dans la ruine, comme le temple dans la colonne ou le
château dans le donjon, et davantage, si le temps, loin d’agir au
hasard, révèle plutôt l’essence de l’objet en découvrant son squelette ?
Les frises à demi effacées des temples grecs disent encore de façon
saisissante le rythme du mouvement, les torses des Apollon mutilés

(i) 1/objet esthétique ne meurt pas comme le vivant, mais il vieillit comme lui,
en intégrant à sa propre nature l’influence du monde auquel il est livré.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

expriment encore la noblesse. Aussi plaît-il parfois aux sculpteurs


d’imiter l’action du temps en façonnant un buste, un torse ou une
main. En faisant du neuf, ils visent au même effet que réalisent les
avatars temporels : ramenant l’objet représenté à l’état de chose
naturelle, ils lui donnent un visage nouveau, à la fois plus fermé et
plus expressif : une main qui, dans l’atelier de Rodin, jaillit d’une
pierre informe, est plus surprenante que la main qui termine un
bras, avec cet être de liane ou d’araignée, cette nature de chose où
apparaît, comme par contraste, sa véritable destination au service
d’un corps animé. De même où mieux que dans ces torses basaltiques,
rassemblés en eux-mêmes et que n’écartèlent pas les membres,
apprendrions-nous que la poitrine abrite le thymos platonicien, siège
du courage et de la colère ?
Il n’est pas interdit de conclure de la vérité de ces ruines artifi¬
cielles à celles des ruines réelles. Car l’action du temps, outre qu’elle
souligne, par une véritable stylisation, c’est-à-dire en créant ou sou¬
lignant un style, les lignes de force de l’objet représenté, fait
surgir en le rendant au monde un visage d’autant plus significatif
qu’il est plus inhabituel; et nous savons que c’est le propre de
l’expérience esthétique de déconcerter nos habitudes pour nous
astreindre à une perception inédite. Sans doute, il vient un moment
où l’objet achève de se défaire : tout rentre dans le jeu, comme dit
le poète, et l’objet esthétique déchu devient un objet tout court.
Et l’on peut dire qu’il ne le devient que parce qu’il l’était, parce que
la nature en lui était mêlée à l’art, et si profondément que leur dualité
n’apparaît qu’au moment où l’art s’efface. Mais si la ruine peut être
pendant longtemps un objet esthétique, c’est précisément que l’objet
esthétique, tout en étant nature, est autre et plus que nature. Et nous
soupçonnons déjà en quoi : par sa forme, qui consacre son être esthé¬
tique tant qu’elle persiste.
Cette forme, sur laquelle nous n’avons pas fini de nous interroger,
qui est comme l’essence singulière mais sensible de l’objet, et confère
220 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

à l’objet quelque chose de l’éternité propre à l’essence (i), c’est préci¬


sément ce que les ruines font apparaître : une vérité de l’objet qui a
besoin du corps matériel pour se manifester, mais qui ne se laisse
pas identifier à ce corps. Et c’est cette même forme que, pour les
œuvres qui sont exécutées, chaque nouveau corps qu’elle reçoit
s’efforce de manifester, que chaque interprétation s’efforce de repré¬
senter, mais qu’elle ne crée pas et que, au contraire, elle respecte.
La forme, pourrait-on dire, c’est ce qu’il y a de vrai et d’immuable
dans l’objet esthétique, en dépit des interprétations auxquelles il est
soumis, et bien qu’il ait besoin de ces interprétations ; ce qui apparaît
invinciblement le même à travers des interprétations différentes, ce
qui fait que l’objet est le même objet sous les corps de rechange qu’il
endosse. Autrement dit, la forme, c’est la vérité de l’objet esthétique;
et elle a cette vertu d’intemporalité qui est propre à la vérité, à la
vérité en tant qu’être du vrai et non en tant qu’événement produit
dans une histoire : car il faut aussi que la vérité apparaisse. Mais
précisément la vérité de l’objet esthétique ne peut apparaître que
dans le sensible, dans l’être-là immédiat de la nature. De sorte que
cette vérité, absolument liée à son apparaître, solidaire de son expres¬
sion, est aussitôt temporelle : point de refuge pour elle dans un ciel
intelligible. Par sa forme, l’objet esthétique est intemporel, mais
parce que sa forme est forme d’un corps, il est voué au monde et
au temps.
Et nous comprendrons mieux qu’il puisse être au monde de
façon ambiguë, comme cette première description nous l’a suggéré,
en considérant maintenant le monde qui lui est propre. C’est là que
se révélera encore une fois sa différence avec l’objet ordinaire : cet

(i) Éternité métaphorique : car l’essence en tant que vraie est intemporelle et non
étemelle ; et, d’autre part, c’est dans l’histoire, par l'effet de la culture, qu’elle se
dévoile et qu’elle se constitue en se dévoilant. C’est donc par la réflexion que l’essence
apparaît, mais la réflexion même se situe dans le monde historique ; et c’est pourquoi
l’eidétique en appelle à l’empirique.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

objet apparaît sur fond de monde; c’est du monde qu’il tient son
être, c’est par le monde et dans le monde que j’ai prise sur lui; il n’a
qu’une relative indépendance et la perception s’en assure en le sai¬
sissant toujours dans son contexte, et l’entendement en cherchant hors
de lui sa signification, en creusant le temps et l’espace à partir de lui.
Au contraire, l’objet esthétique force l’attention et la ramène sans
cesse à lui parce qu’il se donne comme n’étant pas du monde, mais
constituant son propre monde; ce que Heidegger dit du monde :
die Welt weltet, c’est de lui qu’on pourrait le dire en premier.
Même s’il ne fait pas sécession complète, s’il reste une chose du
monde, et une chose perçue comme chose du monde, il transcende
sa condition de chose en opposant au monde son monde.

II. — Le monde de l’objet esthétique

Nous allons donc vérifier et développer ce que la confrontation


de l’objet esthétique avec l’objet signifiant ordinaire nous a déjà
suggéré. L’objet esthétique ne signifie pas à la façon d’un livre d’his¬
toire ou de physique, ni non plus à la façon d’un signal; il ne s’adresse
ni à la volonté pour l’avertir, ni à l’intelligence pour l’instruire; il
montre, et parfois il ne montre que lui-même, sans rien évoquer du
réel. Et, en tout cas, ce réel, il ne prétend pas l’imiter (même si une
certaine esthétique le lui prescrit); l’artiste authentique, s’il s’inspire
du réel, c’est pour se mesurer à lui et pour le refaire : même lorsqu’il
célèbre la Création il lui fait concurrence ou, comme Claudel, ne dissi¬
mule point qu’il collabore avec elle et l’achève. En signifiant, l’objet
esthétique n’est pas au service du monde, il est au principe du monde
qui lui est propre. De quel droit parlons-nous ici de monde, nous
tenterons de le dire plus tard : nous nous bornons maintenant à
décrire.
Mais qu’est ce monde ? Est-ce seulement une portion du monde
réel transposé dans l’œuvre, c’est-à-dire que l’œuvre représente ?
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Le monde de Balzac, est-ce seulement le monde des Nucingen, des


Vautrin ou des Chouans ? Le monde de Rouault, celui des clowns,
des juges et des crucifixions ? Et que serait alors le monde de Mozart
ou de Chopin ? Précisément, lorsque nous nommons le monde de
l’objet esthétique par son auteur, nous soulignons la présence d’un
certain style, d’une façon singulière de traiter le sujet, de faire servir
le sensible à la représentation : le maître d’œuvre roman et le maître
d’œuvre gothique ont le même sujet, ils veulent tous deux édifier la
maison de Dieu : Saint-Sèverin et la SainteXhapelle produisent-ils
la même impression ? Combien de peintres ont évoqué la crucifixion ?
De Rembrandt à Rubens, c’est le même Christ, ce n’est pas le même
christianisme. Par contre, que Giraudoux nous montre Bardini ou
Electre, que Bach écrive des cantates ou un concerto, que Goya
peigne une fête ou un cauchemar, c’est au même monde qu’ils nous
donnent accès (i); c’est même par ce monde que parfois nous iden¬
tifions l’œuvre, aussi sûrement que par le style, puisque, aussi bien,
ce monde est ce que dit le style.

(i) Est-ce encore vrai si l’on compare, de Van Gogh, les Mangeurs de pommes de
terre, ou les premiers paysages inspirés de Corot, et les toiles arlésiennes, ou de
Rimbaud, les premières poésies imitées de Banville et Les illuminations ? Certains
auteurs sont des Protée de l’art. Sur quoi il y a deux remarques à faire. D’abord,
puisqu’il s’agit de l’auteur phénoménal, celui dont l’œuvre nous parle, et non de
l’auteur réel, en toute rigueur ce n’est pas du monde de l’auteur dont il faut parler,
mais du monde de l’objet esthétique : non d’un monde de Racine, mais d’un monde
de l’auteur de Phèdre. Et si nous parlons d’un monde de Racine, c’est après coup,
lorsque nous avons découvert une parenté essentielle entre le monde de l’auteur de
Phèdre et le monde de l’auteur d’Athalie. Mais, d’autre part, il est remarquable que la
culture moderne s’efforce de nous mettre en mesure d’éprouver cette parenté, en
nous proposant les œuvres complètes de l’écrivain, ou en rassemblant par le disque
ou dans le musée les œuvres maîtresses du musicien ou du peintre ; alors apparaît le
style de l’auteur : l’effet de masse ainsi produit est incomparable, chaque œuvre se
comprend mieux par l’ensemble des autres, sans rien perdre pourtant de sa singu¬
larité ; tout se passe comme si chacune était une voix d’un seul chœur, une province
du même monde. Et c’est pourquoi nous pouvons parler d’un monde de l’auteur,
mais toujours à condition de ne pas oublier que l’auteur ne se révèle que par ses
œuvres, et que ce monde est le monde exprimé dans ses œuvres.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

Et cela suffit à nous avertir que ce monde ne peut être décrit


selon les normes valables pour le monde objectif et valables encore
pour le monde représenté. Ce monde de l’auteur est exprimé et non
représenté. Il n’est pas sans rapport, on va le voir, avec le monde
représenté, mais il ne se confond pas avec lui puisque deux sujets
différents peuvent également participer du même monde, puisque
Phèdre et Athalie qui vivent, et jusque devant nous, sur la scène,
dans deux mondes différents, communiquent pourtant dans un même
monde racinien. Aussi n’est-il pas facile de voir ce qu’est ce monde,
si sensible qu’on soit pourtant à sa présence aussitôt que l’objet
esthétique introduit à lui. Ce n’est pas un monde d’objets identifiables;
on ne peut l’explorer ni le survoler parce qu’on n’a pas de distance
à son égard. Au vrai, c’est moins un monde qu’une atmosphère
de monde, au sens où nous disons qu’une atmosphère est tendue
ou pleine d’entrain : ce que nous désignons par là, c’est une certaine
qualité des objets ou êtres, mais qui ne leur appartient pas en propre,
car ce n’est pas tellement eux qui la déterminent; elle est comme un
principe supérieur et impersonnel (nous disons aussi : il y a de l’élec¬
tricité dans l’air ou, comme chantait Trénet : y’a de la joie), qui
s’incarne dans les individus ou dans les choses. Un peu comme la
conscience collective, dans les moments d’effervescence, qui gouverne
les consciences individuelles : qu’elle soit ou non un principe d’expli¬
cation, elle est en tout cas une réalité que nous éprouvons vivement
lorsque nous pénétrons dans le groupe. De même une sombre forêt :
il nous semble que tant d’ombre n’est point le résultat des ombrages,
mais qu’au contraire l’ombre a suscité les cimes feuillues et l’enche¬
vêtrement des taillis, toute cette masse végétale et son humide mys¬
tère : la forêt nous empêche de voir l’arbre, et la forêt même est vue
à travers son atmosphère. Mais ici l’atmosphère renvoie au monde
réel des hommes ou des choses. Dans l’objet esthétique, à quoi
renvoie-t-elle ? Elle n’est pas une qualité du monde réel, mais de
l’objet lui-même. Le monde de l’objet esthétique est un monde inté-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

rieur à cet objet; et c’est comme tel qu’il faut le décrire, quitte à
s’interroger ensuite sur son coefficient de réalité et sur sa vérité par
rapport au monde réel. En même temps qu’il le propose, l’objet
esthétique semble s’exclure du réel ou le convertir en sa propre
substance : il ne peut nous engager dans son monde qu’en nous
détournant du monde, même si nous ne le quittons pas tout à
fait et si l’environnement est toujours mitgemeint; car, d’une part,
il ne faut pas que la perception sombre dans le rêve, et il n’y a de
perception que si nous sommes au monde; et d’autre part, l’objet
esthétique lui-même doit être réel pour s’imposer à nous, et nous
entraîner dans ce monde qu’il nous ouvre et qui est sa plus haute
signification.

a) Le monde représenté. — Pour concevoir ce monde, il importe


de le saisir dans son opposition, mais aussi sa très étroite relation
au monde proprement représenté. N’est-on pas tenté de l’identifier
immédiatement au sujet de l’œuvre ? Considérons donc d’abord ce
monde représenté (i). Au premier regard, il s’impose à notre attention
et semble être la substance même de l’œuvre. Mais compose-t-il
vraiment par lui-même un monde ? L’objet représenté se hausse-t-il
à cette dimension ? Le propre du monde, en effet, c’est d’être ouvert,
de renvoyer indéfiniment d’objet en objet, de reculer toutes limites :
inépuisable réserve d’êtres qu’atteste quantitativement l’indéfini de
l’espace et du temps, mais que symbolisent aussi les mythes d’une
puissance créatrice inépuisable ou du retour éternel des formes et
des espèces. Sans doute, le monde peut-il être pressenti sur le plus
humble objet dès que je réalise que je ne puis entièrement coïncider
avec lui, que dans sa présence même il m’échappe par quelque côté
et qu’il est joint à un au-delà de lui-même que je ne pourrai jamais

(i) Nous nous limiterons aux arts représentatifs ; s’il y a des arts vraiment non
représentatifs, nous nous le demanderons en étudiant, dans la structure de l’objet
esthétique, la nature et la fonction du sujet.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

parcourir ou maîtriser entièrement. A cet égard, l’objet esthétique,


si je le considère comme une chose, atteste le monde. Mais pour que
le monde prenne figure à mes yeux, il faut que j’entreprenne de
l’explorer ou que mon regard se perde à l’horizon, que j’aie quelque
contact avec l’indéfini. Or, l’objet esthétiquement représenté apporte-
t-il un monde représenté ? Oui et non. La représentation, même si
elle n’imite pas, tend à faire sortir l’objet de son cadre, à lui conférer,
à défaut de cette plénitude par laquelle l’objet réel s’accorde au
monde comme à ce qui l’entoure et le prolonge, le pouvoir d’évoquer
le monde dans lequel il pourrait prendre place.
Je lis un roman; des personnages évoluent devant moi, qui ont,
par la vertu de l’art, une certaine densité d’être, une certaine consis¬
tance, et que je sens présents comme m’est présente la face cachée
du cube, par quoi le cube est plus qu’un spectacle superficiel et se
trouve inviscéré dans un champ perceptif. Ces personnages vivent
eux-mêmes dans un monde dont j’éprouve aussi l’épaisseur spatiale
et temporelle et comme le style propre (i). L’art du romancier peut
d’ailleurs s’engager dans plusieurs voies différentes : il peut repré¬
senter le monde des choses et des événements, le milieu cosmique et
humain, comme une réalité indépendante et première, une sorte de
Grand Être, à la manière de Comte, où les individus sont pris parfois
comme au piège, dont ils reçoivent en tout cas leur destin selon la
place qu’ils y occupent : ainsi procède souvent le roman classique,
même s’il ne peint le milieu qu’en touches légères et réserve l’épais¬
seur du trait au dessin psychologique. On peut, au contraire, selon une
optique toute différente, subordonner le milieu aux individus ou à un

(i) Comment cela est possible, nous ne pouvons en débattre ici. L’imagination y

joue un rôle, non seulement peut-être au sens de Sartre, mais de Kant, he monde
comme idée de la raison aurait sa racine dans l’imagination comme puissance
illimitée de révélation. Seulement l’imagination ouvre, tandis que la raison postule la
possibilité de clore, d’achever la synthèse ; elle pose une norme tout de suite valable,
bien que toujours à l’horizon du savoir ou de l’agir.

M. OUritENNE 15
226 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

individu privilégié dont la conscience devient un centre de référence


qui n’est lui-même référé à rien d’autre : ainsi procède le plus souvent
le roman contemporain. On peut enfin mêler les deux optiques, obtenir
en quelque sorte un monde qui ait une densité cosmique par l’enche¬
vêtrement des visées, comme si sa substance était faite de multiples
aventures, de décisions, de craintes, d’espoirs : tel semble être l’unani¬
misme particulier de Dos Passos, de Sartre. De toute façon, il n’y a
de héros qu’aux prises avec un monde. Concevoir un héros de
roman, c’est non seulement lui reconnaître cette opacité, cette pléni¬
tude, ce secret propre à une conscience, c’est aussi le saisir en relation
avec un monde qui est à la fois pour lui, selon l’ambiguïté propre à
la condition humaine, un corrélât et un destin. Ce monde est suggéré
par des indications éparses dans l’œuvre et dont nous ne cessons de
faire la synthèse, non point à la manière du jugement qui confronte
et rassemble, mais parce que chaque indication se donne pour plus
qu’elle n’est, comme un détail prélevé sur un ensemble, que d’autres
détails viendront corroborer, sans que l’ensemble soit jamais réduc¬
tible à la somme des détails, comme Balzac semble parfois le croire.
C’est en ce sens que les indications du roman sont vraiment des indi¬
cations signifiantes : elles disent toujours plus que leur sens littéral,
à l’inverse des idées claires et distinctes où la signification est rigou¬
reusement coextensive aux signes. Il est possible après cela que l’art
du romancier — de tout artiste — soit de choisir, de retrancher autant
que d’ajouter, car il n’a que faire de la prodigalité des apparences ou
de l’indéfini des horizons, et il ne retient que ce qui l’intéresse. Ce
qu’il retient doit suffire à nous faire accéder à un monde dont nous
acceptons aisément que certains aspects soient éclairés et d’autres
laissés dans l’ombre, mais qui a figure de monde tout de même.
Ce mélange d’implicite et d’explicite, il est d’ailleurs à l’image du
monde perçu.
De ce monde, le monde représenté possède aussi, à sa façon, l’ar¬
mature spatio-temporelle. Espace et temps remplissent ici une
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

double fonction; ils servent non seulement à ouvrir un monde, mais


à l’ordonner objectivement, à en faire un monde commun aux per¬
sonnages et aux lecteurs. Même s’ils sont rapportés comme à leur
centre de référence à un personnage qui les vit, ils ont un sens aussi
pour le lecteur : ils recèlent assez d’objectivité pour que le monde
représenté soit identifiable et objectif à la façon du monde réel dont
il est l’image; car, si le monde représenté peut être représenté comme
vécu, ordonné à une subjectivité centrale, à laquelle le romancier
s’identifie au lieu de lui assigner de haut une place dans un monde
impersonnel, il reste que ce monde est soumis aux exigences de la
représentation, et doit apparaître assez objectivement pour que le
lecteur puisse s’y repérer. Dans le roman, l’espace et le temps trans¬
fèrent au représenté l’objectivité du réel. Ils apparaissent en effet,
selon les normes de l’objectivité : même s’il y a un tapis volant ou
des bottes de sept lieues pour se jouer des distances, ces distances sont
mesurables, et nous le savons. Paris est à égale distance pour le héros
du roman et pour le voyageur réel; sans doute cet espace peut-il
être qualifié par les impatiences du héros ou aussi bien par ses moyens
de locomotion, mais, comme pour le voyageur réel, c’est à partir
d’une donnée objective que nous comprenons l’impatience ou que
nous apprécions l’avion. De même, le temps du monde représenté
imite le temps du monde réel, jusqu’à le copier dans les romans qui
explorent le monologue intérieur, où le temps de la lecture et le
temps de l’histoire racontée se recoupent en quelque sorte (i). Même
le temps des légendes ou des mythes a l’allure du temps réel dès que
sont en jeu des héros engagés dans une aventure. Et le plus souvent,
comme pour l’espace, le temps du roman fait allusion à celui de
l’histoire objective; le récit se déroule entre des dates qui sont au
calendrier, et se réfère à des événements qui sont localisés selon
l’histoire comme selon la géographie. Du monde réel au monde

(i) Comme le fait remarquer M. Pouillon, Temps et roman, p. i86.


228 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

représenté, il y a au moins osmose, même pour les romanciers qui


ont abandonné l’illusion naturaliste. Et pourtant, dira-t-on, les
techniques d’expression du temps varient considérablement, et cer¬
tains romanciers en usent très librement avec le temps objectif. Assu¬
rément; mais ce n’est pas parce qu’ils se détourneraient du temps du
monde réel et prétendraient inventer un autre temps pour le monde
qu’ils représentent, c’est plutôt parce que la notion d’un temps réel
est ambiguë et autorise des traitements, comme des explications, très
divers. Entre le temps objectif et le temps vécu, entre le temps-espace
et le temps-durée, le procès est toujours ouvert; du moins le temps
peut-il être décrit et raconté selon ces deux perspectives, dont l’une
l’ordonne à la causalité des choses, l’autre à la spontanéité d’une
conscience. Le romancier peut donc choisir les moyens qui lui
paraissent les plus propres à indiquer le temps selon qu’il le réfère
à l’histoire d’une conscience ou à l’histoire du monde; où qu’il mette
l’accent, il essaie de restituer au temps, dans le monde qu’il représente,
l’allure qu’il a à ses yeux dans le monde réel. Et il ne peut entièrement
sacrifier l’expression du temps objectif : même si ce temps n’est qu’un
temps objectivé et n’a pas droit, par conséquent, à une priorité
ontologique, il est tout de même le moyen que nous avons d’accéder
à un temps subjectif et, davantage, à un aspect nécessaire de la
durée. Un romancier comme Faulkner, qui maltraite la chronologie
(selon le geste symboüque de Quentin brisant sa montre) pour révéler
l’inanité d’un présent qui est toujours la doublure d’un passé et qui
ne prend sens qu’en basculant à son tour dans le passé, ne peut
empêcher le lecteur de mettre de l’ordre pour s’y reconnaître et de
donner un sens objectif aux catégories vécues de l’avant et de l’après;
et lui-même doit lui en fournir les moyens, ne fût-ce que par l’emploi
des modes grammaticaux. C’est parce qu’une armature objective de
temps vécu peut toujours être reconstituée que le représenté paraît
avoir l’épaisseur d’un monde.
Il en va de même pour tout art représentatif. Chacun fait accéder
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

au gros plan certains objets privilégiés et pose derrière eux une toile
de fond qui à la fois leur donne par contraste plus de consistance et
en même temps suggère l’indéfini d’un monde. Sans doute ce fond
peut-il être lui-même minutieusement représenté, comme dans les
romans de Balzac ou dans les toiles des primitifs flamands, dans les
châteaux qui s’entourent d’un jardin à la française; l’art ne peut rien
négliger qu’il ne l’ait prémédité. Cette précision même atteste un
effort pour associer le monde à l’objet représenté, pour le forcer dans
le cadre de l’œuvre. Effort naïf, diront certains : un fond unifor¬
mément coloré, un décor élisabéthain peuvent suffire, et à quoi bon
encombrer l’objet esthétique et vouloir rivaliser avec le réel ? C’est
que le décor, et particulièrement au théâtre, sert une double fonction
dont l’une peut être soulignée plus que l’autre, mais dont aucune ne
doit être négligée : il cerne et limite l’objet esthétique dans son corps sen¬
sible, et d’autre part il donne à l’objet représenté une auréole de monde.
Au spectacle comme dans le roman, en effet, les personnages qui
vivent devant moi sont aussi solidaires d’un monde : la fille de Minos
et de Pasiphaé, elle est aux prises avec ce sombre univers dionysiaque
dont triomphe le héros fondateur de cités, l’échappé du Labyrinthe,
mais qui la voue aux dieux infernaux. Ce monde n’est pas seulement
un monde que je sais, il est un monde que je vois : Phèdre se meut
dans un décor, mais ce décor signifie bien au delà de ce qu’il repré¬
sente; derrière ce palais que suggère un porche, il y a pour moi la
ville dont parfois, dans les coulisses, monte la rumeur, et toute la
Grèce, et ces rivages lointains — pas plus lointains pour moi que
pour Phèdre — dont Thésée, rescapé, débarque. Mais il n’est pas
nécessaire, et il est impossible, que cette géographie fabuleuse soit
offerte à l’œil, il suffit qu’elle soit suggérée à l’esprit par les indications
du texte : la signification reste principalement confiée aux paroles.
On pourrait, ici, instituer une comparaison entre le 4?cor au théâtre
et au cinéma. Au théâtre, ce sont les paroles qui commandent le décor
et lui donnent sa véritable profondeur. Il n’est point nécessaire que
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ce décor fasse illusion ; il lui suffit de plaire à l’œil, et il n’a pas à faire
concurrence à l’objet dramatique, il n’est pas autorisé à composer
par lui-même un objet esthétique autonome, pictural ou architectural.
Les couleurs, pour vives et plaisantes qu’elles soient, n’ont point la
dignité de la matière picturale authentique : on peint à la colle avec
la technique élémentaire du peintre en bâtiment. Et le décorateur
n’a pas davantage droit à la pierre, mais au carton et au stuc. Le
décor, en principe, ne signifie que par le texte qu’il a charge d’illus¬
trer (ï). C’est dire que le monde de l’œuvre dramatique est présent
à l’esprit autant qu’aux sens; aux sens, il suffit d’une allusion discrète
qui les comble à peu de frais plutôt qu’elle ne les stimule; il ne faut
point que l’œil soit détourné de l’acteur; le décor est plutôt un cos¬
tume pour l’acteur qu’un repère géographique. Une de ses fonctions,
on l’a vu au décor que Christian Bérard avait composé pour Don
Juan, est alors, par la répartition de l’espace technique, d’ordonner
les gestes de l’acteur et. le déroulement de l’action : le décor est à
l’acteur ce que le stade est à l’athlète, la piste au cavalier. Et en même
temps, il clôt l’espace de la scène, le sépare des coulisses plus radica¬
lement qu’il n’est séparé des spectateurs : il est à l’objet théâtral ce
qu’est le cadre au tableau, comme il était tout à l’heure le fond. Ceci
est particulièrement sensible au ballet où les danseurs composent, soit
par leurs attitudes, soit par leurs groupements, des figures plastiques,
qui souvent servent de fond à un solo ou un duo, et qui ont elles-
mêmes besoin d’un cadre pour se composer et produire leur effet :
le décor est le cadre de la représentation avant d’être celui de l’objet
représenté, il limite l’espace chorégraphique avant d’ouvrir l’espace
du monde où, dans le ballet à programme, se déroule l’action; quel¬
ques rideaux y suffisent, à moins qu’il ne soit ici aussi plus étroitement
associé à l’objet esthétique.

(i) Nous verrons pourtant qu’il peut signifier par lui-même, et alors être plus
étroitement associé à l'objet esthétique.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 231

Le décor du film est différent. Certains plans peuvent en effet être


découpés comme un tableau, et parfois très précisément inspirés
par une œuvre picturale, en sorte que le décor est d’abord le moyen
d’encadrer la composition : le souci de la composition s’impose plus
ou moins explicitement à tout art visuel; l’architecture est ici maî¬
tresse. Mais la vocation du cinéma, répondant à ses possibilités
techniques, est sans doute d’utiliser toutes les ressources de l’image
pour élargir le champ de la représentation aux dimensions du monde :
le monde représenté peut alors avoir, surtout dans les extérieurs,
l’envergure, sinon la précision, que lui donnent Van Eyck ou
Breughel sur leurs toiles. Le décor en assume la charge d’autant mieux
que la parole la lui laisse volontiers, parce qu’elle ne saurait avoir à
l’écran l’importance qu’elle a à la scène : ce que le texte dit, l’écran
peut toujours le montrer. Cela ne signifie pas d’ailleurs que le prix
du décor se mesure à son pouvoir de faire illusion. En fait, le cinéma
a recueilli tous les artifices de la perspective que la peinture avait
abandonnés : le trompe-l’œil y est roi. Le comble de l’art est trop
souvent de faire tenir une ville dans le coin d’un studio, avec des
maquettes d’immeubles de grandeur très rapidement décroissante,
de façon à obtenir une perspective tronquée, et s’il faut faire circuler
au deuxième plan des figurants parmi ces maisons de dimensions
réduites, d’employer des enfants affublés de moustaches dont la taille
soit à la mesure des maquettes. Ces artifices sont-ils encore de l’art ?
Sur ce point, le cinéma, si empressé souvent à copier le théâtre,
pourrait s’inspirer de sa leçon et, sans aller jusqu’à installer le trou
du souffleur en un coin de l’image, se souvenir que l’art ne doit
jamais avoir honte de ses moyens et de ses limites. Le film peut élargir
notre vision sans chercher à la tromper.
C’est dire que, même lorsqu’il s’emploie à associer un monde à
l’action représentée, le décor doit choisir et ne point vouloir trop
montrer. Et, de plus, il est toujours en quelque façon un cadre :
ce monde qu’il évoque, il le limite aux dimensions de l’objet esthé-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tique, il le ferme autant qu’il l’ouvre. Ainsi le monde représenté, s’il


est une image du monde réel, n’en est qu’une image inévitablement
mutilée, et volontairement aussi : ce que l’œuvre nous offre de ce
monde, c’est juste ce qu’il faut pour situer les personnages ou éclairer
l’action; car son propos n’est pas exactement de représenter un
monde, mais plutôt de prélever en lui quelque objet déterminé et
significatif, dont elle fait son bien, et à quoi elle nous ramène inlas¬
sablement. Alors que dans la perception pratique l’horizon est comme
un défi qu’il faut soutenir, comme une interrogation à laquelle
la connaissance répondra par une investigation qui, de proche en
proche, le recule, le monde qui est la toile de fond de l’objet esthé¬
tique, au lieu de solliciter notre attention, la renvoie au premier
plan, à l’essentiel : la Crète fumant du sang du Minotaure ne nous
intéresse que pour comprendre Phèdre; la ville qui s’étale jusqu’à
un horizon fabuleux derrière la Vierge au Chancelier Rolin, n’attend de
nous qu’une vision marginale, comme ce paysage de rochers derrière
la Joconde : elle n’est là que pour rendre à la Vierge le même hommage
que nous devons lui rendre. Ainsi le monde représenté n’est pas
vraiment un monde par lui-même au sens où l’est le monde réel :
il ne peut faire concurrence à ce monde tant qu’il revendique et qu’on
lui applique la norme de l’objectivité, tant qu’on cherche en lui l’image
ou l’interprétation du monde réel, et que ce monde réel est lui-même
conçu comme un monde objectif et mesure de toute objectivité. Si
l’objet esthétique nous offre un monde, c’est autrement et selon un
mode qui doit être commun à tous les arts, représentatifs ou non.

b) Le monde exprimé. — D’abord, en effet, le monde représenté ne


permet pas encore de parler d’un monde de l’œuvre comme original
et singulier. Sans doute est-ce un monde distinct du monde réel, de
toute la distance qui sépare le réel du représenté; mais il imite encore
ce monde réel, même s’il est fantastique, car il compose toujours
des objets identifiables, et à l’aide d’éléments empruntés au réel,
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

comme l’ont montré bien des études sur l’imagination créatrice.


C’est pourquoi les œuvres qui ne se haussent pas à l’expression
mettent toute leur ambition à copier le réel. Si, par contre, au niveau
même de la représentation, l’œuvre se refuse à l’imitation et constitue
une création originale, c’est par le souci qu’elle a d’être expressive,
et c’est déjà, comme on va le voir, le monde exprimé qui aimante le
monde représenté.
De plus, le monde représenté n’est pas encore vraiment un monde.
Il ne se suffit pas à lui-même, il est indéterminé. Non pas seulement
en ce qu’il est représenté et non réel, mais en ce qu’il est incomplet;
l’œuvre ne nous donne jamais sur lui que des renseignements épars :
si peu avare qu’elle en soit, si précises que soient les descriptions, il y a
toujours un au-delà, comme il y a une troisième dimension absente du
tableau que l’imagination tâche vainement à combler en prolongeant
et en enrichissant l’apparence. Sans doute, cette indétermination est-
elle le propre du monde : il est ce qui toujours se dérobe et ne peut être
totalisé, possibilité d’un perpétuel progrès ou d’un travail de Sisyphe;
l’espace et le temps, qui en sont l’ossature, sont aussi le principe de
son indétermination. Mais il faut ajouter quelque chose à cette cosmo¬
logie négative. Car d’où vient que nous puissions parler d’un monde
si nous sommes voués à ce désarroi infini, toujours renvoyés d’objet
en objet ? Il faut bien que nous tenions de quelque source l’idée d’une
totalité possible, d’une unité de cet indéfini. Or, dans le monde objec¬
tif que la science cherche à maîtriser, on peut penser que l’idée de
cette unité vient du principe même d’unification : ce qui assure
l’unité du monde — ce qui permet de penser un monde — c’est que
toutes choses sont également soumises aux conditions de l’objecti¬
vité; ce qui détermine l’indéterminé, c’est au moins ceci, qu’il est
indéfiniment déterminable. Est-ce là vraiment la source de l’idée de
monde ? Nous nous le demanderons, mais en tout cas, ce ne peut
l’être pour l’idée d’un monde propre à l’objet esthétique. Car, nous
ne percevons pas l’objet esthétique sous le signe du déterminisme,
234 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

en confiant à l’entendement le soin d’en poursuivre indéfiniment


l’unification. Ce sont les œuvres manquées — celles qui n’offrent
qu’une représentation incohérente — qui s’en remettent à l’enten¬
dement du soin d’ordonner les éléments qu’elles proposent. Les
œuvres véritables, même si elles déconcertent l’entendement, portent
en elles le principe de leur unité, d’une unité qui est à la fois l’unité
perçue de l’apparence lorsque l’apparence est rigoureusement com¬
posée, et l’unité sentie d’un .monde représenté par l’apparence, ou
plutôt émané d’elle, de sorte que le représenté signifie lui-même cette
totalité et se convertit en monde.
D’où procède cette unité par laquelle l’exprimé peut avoir figure
de monde ? Nous le savons déjà : de ce qu’à travers lui s’exprime la
conscience de l’artiste, puisqu’en somme il n’y a d’expression que
d’une subjectivité (et c’est pourquoi nous pouvons identifier le monde
de l’objet esthétique et le monde de l’auteur : l’auteur tel que
l’œuvre le révèle est le garant de ce que l’œuvre révèle). L’unité de
l’atmosphère, c’est donc l’unité d’une Weltanschauung, sa cohérence
est la cohérence d’un caractère. Cette Weltanschauung n’est pas une
doctrine, elle est plutôt cette métaphysique vivante en tout homme,
cette façon d’être au monde qui se révèle dans un comportement.
Ne nous étonnons pas qu’elle puisse se traduire dans un monde, le
monde de l’objet esthétique, car, en fait, et nous le redirons, chaque
homme déjà irradie un monde : l’homme joyeux, il y a comme un
nimbe de joie autour de lui; d’un autre nous disons qu’il distille
l’ennui; et c’est au point que les objets usuels peuvent changer de
physionomie à nos yeux selon la présence d’un homme. Mais alors
qu’ordinairement cette expression reste incertaine, et flou le monde
qu’elle exprime, l’objet esthétique exprime avec plus de force et de
précision le monde de l’artiste, et lui donne à la fois volume et unité.
Ce principe supérieur d’unité vient donc à l’objet esthétique de
ce qu’il est capable d’expression, c’est-à-dire de ce qu’il signifie non
seulement en représentant, mais, à travers ce qu’il représente, en
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

produisant sur qui le perçoit une certaine impression, en manifestant


une certaine qualité que le discours'ne peut traduire, mais qui se
communique en éveillant un sentiment. Cette qualité propre à l’œuvre
ou aux différentes œuvres d’un même auteur, ou d’un même style,
est une atmosphère de monde. Comment est-elle produite ? Par
l’ensemble dont elle émane : tous les éléments du monde représenté,
selon le mode de leur représentation, conspirent à la produire.
Reprenons l’exemple du roman. Il évoque un monde : à sa façon il
plante un décor et y fait évoluer des personnages (avec cette réserve
que, sauf dans certains romans de style classique qui ne se sont pas
entièrement affranchis du théâtre, le décor n’est que pour nous :
pour le personnage, il est un milieu auquel il est dialectiquement lié).
Mais ce décor, ces personnages, les événements qui sont racontés en
traits plus ou moins appuyés, ils sont choisis par le romancier, pré¬
levés sur l’indéfini d’une histoire ou d’une analyse pour produire
un certain effet d’ensemble. Peu importe d’ailleurs l’intention expresse
qui préside à ce choix : que le romancier ait voulu démonter les res¬
sorts d’un caractère en montrant le héros soumis à diverses épreuves,
qu’il ait voulu peindre une fresque ou simplement raconter une
histoire, l’œuvre, si elle est réussie, manifeste une unité qui trans¬
cende le détail des représentations : dans un cas, cette unité procédera
moins de l’unité d’un caractère que de l’unité d’une vie, de cet indéfi¬
nissable ressemblance qu’ont entre eux les actes d’un même homme,
et du même coup les situations où il est pris et les visages que lui
tend le monde; dans un autre cas, elle procédera d’une certaine
allure, d’un certain rythme commun aux événements, d’un style de
monde suscitant un style de vie et non d’un style de vie suscitant un
style de monde : comme ce grouillement d’insectes éperdus dans un
univers incohérent chez Dos Passos, chez Zola cette cruauté indiffé¬
rente d’un univers régi par des lois qu’aucune providence ne pro¬
mulgue ou n’amende, chez Balzac cette prolifération d’un monde qui
est volonté; dans un autre cas encore, elle procédera du rythme
236 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

même de l’histoire et comme de la respiration ardente ou paisible


d’un monde qui parfois se durcit en fatalité : ainsi daps les nouvelles
de Maupassant. Dans tous les cas, les choix du romancier se justifient
par un résultat identique : ils produisent un certain effet d’ensemble
comme les peintres en obtiennent, et de si évidents qu’il n’est pas
besoin d’y insister, par la rigueur avec laquelle ils accordent entre
eux éléments du dessin, valeurs et couleurs.
Ce que nous avons dit du décor, peut être repris aussi à la lumière
de cette idée d’une unité de l’œuvre. Si le décor contribue à susciter
un monde, ce n’est pas toujours seulement en élargissant les perspec¬
tives de la représentation, en donnant un horizon aux objets repré¬
sentés en même temps qu’un cadre aux acteurs; tout en assumant
cette indispensable fonction, il peut s’associer plus étroitement à
l’œuvre en participant à la fonction expressive. Je pense à un décor
comme celui de Christian Bérard pour les Bonnes : une chambre, par
ce qu’elle a de chargé, de somptueux, d’étouffant, peut devenir le
personnage principal d’un drame ; de même une forêt pleine de
mystère, surtout lorsqu’elle s’oppose à la mer libératrice, comme
Valentine Hugo l’avait bien vu pour Pelléas (i). Alors, la qualité
affective du monde importe plus que sa géographie; les choses ne
sont plus lieu d’une action, elles ont vraiment un sens par elles-
mêmes, qui n’est point leur sens utilitaire : elles sont esthétisées, et
le décor cesse de décorer parce qu’il a à son tour la charge de dire le
monde au lieu d’en laisser le soin au texte. (Cependant, le décor doit
rester décor et éviter de faire illusion : même esthétisé, il appartient
au monde de l’œuvre et non au monde naturel.) Il en va de même

(i) C’est de la même façon que Gordon Craig conçoit le décor. « Il ne s’agit pas de
faire un décor qui distrait notre attention de la pièce, mais de créer un site qui s’har¬
monise avec la pensée du poète... Prenons Macbeth : je vois deux choses : une haute
roche escarpée et un nuage humide qui en estompe le sommet. Ici la demeure
d’hommes farouches et guerriers, là le séjour que hantent les esprits. Finalement la
nuée détruira la roche, les esprits triompheront des hommes • (De l’art du théâtre,
p. 22).
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

pour le décor architectural : si c’est le monde réel qui est annexé


par le monument, il est plus aisément converti en monde exprimé
qu’en monde représenté. Car le monument nous introduit aussi
dans un monde à lui. Sans doute, les éléments s’en laissent-ils moins
facilement discerner : de même que le réel s’y confond avec l’esthé¬
tique, de même ce qui est représenté — par exemple, la signification
architecturale, le contexte historique évoqué par le style — se confond
avec ce qui est proprement exprimé : noblesse, ferveur, majesté,
recueillement. Mais ignorer la vie intérieure du monument serait
lui refuser la qualité esthétique. Versailles nous parle par la rigueur
de son tracé, l'équilibre élégant de ses proportions, le faste discret
des ornements, la couleur tendre de la pierre; cette voix pure et mesu¬
rée dit l’ordre et la clarté et ce qu’il y a de souverain dans la politesse
lorsqu’elle compose même le visage des pierres, et comment l’homme
se grandit et s’assure par la majesté qui résonne en lui, réprimant
toute passion dissonante comme un accord parfait. Et les environs
— le parc, le ciel et jusqu’à la ville — que le palais annexe et esthétise
tiennent le même langage : le décor est comme une basse qui porte
la voix claire des monuments.
L’expression fonde donc l’unité d’un monde singulier. Ce n’est
pas l’unité d’un espace percevable, d’une somme totalisable, une
unité qui puisse être saisie du dehors, survolée et définie; elle procède
d’une cohésion interne qui n’est elle-même justiciable que de la
logique du sentiment. Cette unité se manifeste à la fois par ce qu’elle
intègre et par ce qu’elle exclut. D’abord, par ce qu’elle exclut :
Témoins les problèmes posés par le mélange des genres. Lorsque
nous disons qu’un certain tragique, comme celui de Racine, exclut
le comique, cela signifie que le monde exprimé par le tragique est
un monde clos : ouvert par la multiplicité indéfinie des objets qu’il
peut qualifier, mais clos — intérieurement, si l’on peut dire, et selon
l’exigence de cohésion qu’il comporte — par ce qu’il refuse. Et qui
en est juge, qui peut dénoncer les fausses notes ou approuver les
238 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

consonances, sinon le sentiment ? C’est pourquoi le problème de


l’unité du style ne peut recevoir de solution objectivement et univer¬
sellement valable. Mais, lorsque l’œuvre est faite, on connaît s’il y
a unité au sentiment que l’on éprouve d’accéder à un monde cohérent,
à un monde qui soit vraiment monde. Et il est remarquable que si
cette unité interne fait défaut, il n’y a plus du tout d’expression : il
n’y a plus que des objets représentés, intéressants ou ennuyeux, mais
si divers qu’ils ne composent plus un monde. Ainsi dans certains
mélodrames de Hugo, ou dans ces romans qui « finissent bien »
pour donner satisfaction à la clientèle; et le péril est grand, surtout
pour les œuvres composites (i). Il faut d’ailleurs que cette unité du
monde exprimé, peut-être parce qu’elle n’est pas ratifiée par une
logique explicite, comporte autant d’élasticité que de rigueur. Que
l’expression soit totale n’implique point répétition ou monotonie :
le cruel peut alterner avec le tendre, comme parfois le tragique
avec le comique, sans que soit brisée l’unité d’expression. Le tendre
et le bouffon, dans Y Enlèvement au Sérail, quel alliage précieux pour
composer un monde de liberté souriante, où le jeu délivre l’amour de
la passion et lui rend l’innocence I De même le sublime et le trivial,
pour composer un monde qu’on ne peut appeler autrement qu’homé¬
rique ! Comme des comportements très différents d’un même homme,
pourvu qu’ils ne soient pas superficiels et mécaniques, ont entre
eux cette indéfinissable ressemblance qui atteste la réalité de la per¬
sonne, dans un même roman, des scènes très diverses, des person¬
nages très différents peuvent avoir entre eux une ressemblance sub¬
tile, au delà de leur diversité, comme d’objets soumis à un même
éclairage ou de gestes transfigurés par une même passion : cette
ressemblance est le sceau de l’auteur. Elle est sensible encore entre les
mouvements d’une suite ou d’une sonate : il y a loin d’un menuet à
une gigue, d’un adagio à un presto, et cependant, devant les grandes

(l) Cf. Croce, Bréviaire d'esthétique, p. 36.


OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

œuvres, nous éprouvons l’unité d’une atmosphère dont il serait


vain, la plupart du temps, de chercher la raison dans une structure
thématique comme pour les œuvres cycliques; l’atmosphère change
et pourtant reste la même, elle subit une sorte de développement
organique qui n’altère pas son essence. Si la Neuvième jouit d’un tel
prestige, c’est peut-être par ce mouvement admirable qui nous
conduit d’une atmosphère étouffante de genèse à une atmosphère
joyeuse de liberté conquérante et fraternelle, à travers l’essor fréné¬
tique puis mesuré du scherzo et le recueillement de l’adagio, sans que
soit jamais rompu l’élan du mouvement et brisée l’unité spirituelle
qui n’est autre que ce mouvement même.
Mais parce que l’expression est principe d’intégration autant que
d’exclusion, il faut encore dire que le monde exprimé a bien le volume
d’un monde. Comme l’univers einsteinien, il est à la fois fini et illimité.
C’est le propre d’une atmosphère de se répandre; non point parce
qu’elle est négativement insaisissable, mais plutôt parce qu’elle a le
pouvoir positif de s’étendre au delà des objets particuliers dont elle
est la qualité et d’en appeler toujours à d’autres objets pour se révéler
sur eux : comme ce vin perdu dont parle le poète, à qui il faudrait
toute une mer pour manifester son inépuisable pouvoir de coloration.
La paix suave et délicate qu’expriment les intérieurs de Vermeer,
elle n’est pas contenue entre ces murs où le tableau l’enferme, elle
peut rayonner sur une infinité d’objets absents, elle compose le
visage d’un monde qu’elle est en puissance (i). Le monde de l’objet
esthétique a donc bien cette propriété essentielle du monde d’être
ouvert. Mais il l’est plutôt en intension qu’en extension, ou, comme
nous dirons, en profondeur. Il n’est pas indéfini comme sont indé¬
finis l’espace et le temps, d’une façon en quelque sorte mécanique

(i) Et c’est pourquoi nous pourrons la retrouver ailleurs, lorsque nous reviendrons
au réel, dans la douceur d’un paysage, dans la sérénité d’un visage, n’importe où.
S’il est possible qu’en un sens l’esthétique soit la vérité du réel, nous verrons que
c’est par là.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

aussitôt qu’on veut s’en donner une représentation objective, mais


plutôt comme est indéfinie une puissance qu’aucune actualisation
n’épuise. Il est une possibilité indéfinie d’objets liés, accordés par une
qualité commune, comme un son est gros d’harmoniques à la rigueur
innombrables. C’est en cela qu’il a les dimensions d’un monde, dimen¬
sions qui défient la mesure, non parce qu’il y a toujours plus à mesurer,
mais parce qu’il n’y a pas encore à mesurer : ce monde n’est pas
peuplé d’objets, il les précède, il est comme une aube où ils se révèlent,
où se révéleront tous ceux qui sont sensibles à cette lumière ou, si l’on
préfère, tous ceux qui peuvent se déployer dans cette atmosphère.
Aussi ce monde n’est-il pas encore structuré selon l’espace et
le temps; il est plutôt puissance d’espace et de temps comme il l’est
d’objets. Il ne saurait posséder un espace et un temps objectifs, car
il n’y a d’objectivité qu’en référence à des objets donnés pour les
ordonner — et nous sommes ici en deçà des objets que l’œuvre peut
représenter. Mais pas davantage un espace et un temps vécus, car ils
ne sont vécus qu’en faisant appel à l’espace et au temps objectifs, et
par des consciences individuelles — et nous sommes en deçà des
personnages représentés. C’est pourquoi il faut essayer de surprendre
ici l’espace et le temps à leur racine, différents de ce qu’ils sont dans
le monde représenté, et peut-être le fondant. Car la représentation,
en tant que telle, aplatit l’espace et surtout arrête le temps. Le temps
représenté est un temps compris et que l’on ne peut comprendre
qu’en invoquant finalement la chronologie : c’est pourquoi le roman¬
cier choisit souvent la solution paresseuse qui consiste à suivre cette
chronologie; en tout cas, ses ruses, telles que les analyse M. Pouillon,
pour faire apparaître un temps vivant, sont vaines, et nous revenons
à la chronologie, si le roman n’est pas capable d’exprimer ce temps (x).

(i) C’est peut-être ce qui distingue un roman comme La paix des profondeurs,
d’un roman comme Les vagues, où nous sentons une qualité de temps, où nous
sommes pris dans une atmosphère d’irréparable à mesure que le récit nous commu¬
nique la légèreté de l’enfance, le poids des souvenirs, la sclérose du vieillissement.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

Pour que le temps objectif s’anime, il faut que nous le sentions fuser
à travers l’objet esthétique, que l’objet esthétique lui-même tempo-
ralise, et que nous prenions en charge cette temporalité. Comment
l’objet esthétique peut-il être ainsi au principe d’un temps et d’un
espace propres, nous nous le demanderons en considérant sa struc¬
ture. L’idée se propose maintenant à nous sous un autre aspect :
c’est qu’en exprimant un monde, l’objet esthétique exprime déjà un
espace et un temps pré-objectifs comme ce monde. Et c’est bien la
même idée, car l’objet esthétique ne peut exprimer que selon son
être : s’il exprime l’espace et le temps, c’est qu’il est en quelque
façon capable de spatialiser et de temporaliser; non pas, simplement,
qu’il représente l’espace et le temps objectivement définis, ni non plus
qu’il se situe lui-même par sa matière dans l’espace et le temps du
monde commun, mais, plus secrètement, qu’il soit au principe d’un
espace et d’un temps propres.
Et en effet, l’objet esthétique manifeste bien dans son expression
cet espace et ce temps : le monument a une grandeur ou une élévation
incommensurable à sa superficie ou à son altitude, la symphonie ou
le roman ont un rythme, un élan, une retenue dont le métronome ne
donne qu’une image appauvrie. Comprenons bien qu’en cherchant
à saisir l’expression, nous décelons un monde non peuplé, qui n’est
encore que promesse de monde; l’espace et le temps que nous pou¬
vons y trouver ne sont point structures d’un monde constitué, mais
qualités d’un monde exprimé qui prélude à la connaissance. Nous
faisons déjà cette expérience dans le monde réel : les premières déter¬
minations de l’espace et du temps, le lointain et le proche, l’absent et
le présent, le répétable et l’irrévocable, nous apparaissent dans
l’impatience, le rêve, la nostalgie, l’étonnement, la répulsion; c’est
ainsi que l’espace s’anime et se creuse, et que nous lui répondons par
le mouvement ou par le projet, ébauche de mouvement. Et c’est ainsi
que l’objet esthétique possède une spatialité propre; devant la Victoire
de Samotbrace, nous sommes d’abord sensibles à une atmosphère de
M. DUFRENNE 16
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vent et d’allégresse, nous sommes « dans le plus vif de l’air » : l’espace


est le lieu des envols, la dimension d’un monde aérien. L’espace de
la mansarde où Babilée se débat comme une bête prise au piège dans
Le jeune homme et la mort, c’est un espace clos et asphyxiant que la
mort seule peut ouvrir et joindre aux horizons de la ville, à la vie
quotidienne illuminée par la tour Eiffel. De même chez Mallarmé, le
sentiment du vide qui nous est communiqué par l’allure mystérieuse
et glacée du vers, avant de l’être par ce qu’il dit, creuse l’espace comme
lieu d’une absence perpétuelle.
Mais c’est surtout le temps dont l’objet esthétique fait apparaître
dans son expression la forme pré-objective. Il y a (et nous y revien¬
drons) une durée propre de l’objet musical qui est toujours mouve¬
ment; et ce mouvement est aussi un mouvement de l’âme fascinée par
le son, prise dans une certaine atmosphère; le temps objectif n’est
encore qu’un moyen extérieur à l’objet de faire apparaître cette tempo¬
ralité intérieure d’un monde sans objet, sans repère, et pourtant si
reconnaissable et si impérieusement offert. Les titres des mouvements,
ou les indications du tempo, indiquent à la fois, pour l’auditeur, la
qualité de la durée, et pour l’exécutant la cadence du rythme, le moyen
d’user du temps objectif qui est comme la matière première de
l’œuvre. Dans l’œuvre littéraire, il y a pareillement une temporalité
de l’atmosphère qui émane du style propre du récit et qui est indépen¬
dante du temps de l’histoire : le rythme de Macbeth est précipité alors
que l’action s’y étale sur des années, vingt ans d’après les chroniques ;
le rythme de l’Ulysse de Joyce est infiniment lent alors que l’action se
déroule en vingt-quatre heures. L’atmosphère, selon qu’elle est
tragique ou libérée, légère ou pesante, allègre ou étouffante, suggère
une durée qui se contracte ou se détend, traîne ou s’accélère. Sans
doute, si l’exprimé tient inévitablement au représenté,-peut-on dire
que cette durée tient à la façon dont les personnages représentés
vivent le temps. C’est parce que Macbeth est fasciné, puis corrompu
par le crime que sa volonté se précipite vers sa propre destruction :
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 243

la chute d’une âme dans les rêts de la fatalité est aussi un mouvement
uniformément accéléré; et c’est le temps de Macbeth, de ce projet
du mal qu’il forme et dont il est captif, pris à son piège comme la
conscience du rêveur, qui éclaire le temps théâtral. Comme c’est le
temps de Bloom, cette façon de vivre sans avenir dans un univers
inconsistant dont la seule vérité est dans un passé plus légendaire
qu’historique qu’on raconte sans le répéter, c’est ce temps qui éclaire
le rythme du roman. Mais, inversement, on peut dire qu’il y a une
temporalité du tragique ou de l’asthénique, c’est-à-dire une tempora¬
lité de l’atmosphère qui commande à l’espace et au temps représentes,
qui nous prépare à saisir l’espace et le temps vécus par les personnages,
et en filigrane l’espace et le temps objectifs. Au vrai, s’il y a un temps
propre à l’œuvre, il n’est pas facile de le distinguer du temps repré¬
senté dans l’œuvre. Et pourtant, il le faut, car le temps représenté est
un temps qui est dit ou qui est montré, mais qui n’est pas vécu : à la
limite, c’est un temps sans temporalisation, un temps figé comme sur
un tableau qui représente l’aube ou le crépuscule, ou dans le poème :
a Midi, roi des étés. » Temps-objet qui n’est plus du temps. Tandis
que le temps exprimé est un temps véritable parce qu’il est vérita¬
blement vécu, ressaisi par le spectateur capable de s’associer à l’objet
esthétique. C’est dans le spectateur que l’atmosphère se temporalise,
que la qualité du monde éveille une promesse de temps. En fait, le
spectateur n’éprouve cette temporalité que parce qu’il participe aussi
au temps de l’histoire tel que le vivent les personnages; mais, inver¬
sement, il ne participe à ce temps que parce qu’il est pris par l’atmos¬
phère et sensible à sa propre durée.

c) Monde représenté et monde exprimé. — Qu’il soit difficile de dis¬


cerner ces deux temps, la temporalité naissante dans le monde exprimé
et le temps de l’objet représenté, cela nous avertit des rapports étroits
qui s’établissent entre exprimé et représenté. Nous avons dit aussi
bien que l’exprimé est comme l’effet du représenté, et que l’exprimé
244
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

précède et annonce le représenté : ces deux propositions sont vraies


et la relation de l’exprimé et du représenté pourrait être comparée à
celle de Va priori et de Va posteriori. L’exprimé est en quelque sorte
la possibilité du représenté, et le représenté la réalité de l’exprimé.
C’est ensemble qu’ils composent le monde de l’objet esthétique, et
conjointement avec le style qui leur donne corps, comme nous le
vérifierons en examinant la structure de cet objet, puisque, aussi
bien, la signification est ici immanente aux signes. Mais restons-en
à la signification, pour préciser le rapport entre le représenté et
l’exprimé.
Il faut un sujet au verbe exprimer : c’est l’œuvre qui exprime,
mais l’œuvre, c’est d’abord ce qu’elle représente. Et c’est pourquoi
l’unité de l’expression dépend aussi des objets représentés (et pour¬
quoi aussi la réflexion qui s’attache à ces objets sera un moment indis¬
pensable de l’expérience esthétique). Dans les arts pleinement repré¬
sentatifs, les objets représentés ont une importance de premier plan,
et il semble qu’ils portent en eux l’expression; nous lisons cette
expression sur eux. Il y a un monde de Hamlet à condition que le
drame raconte une certaine histoire où des personnages se rencontrent
et des événements se nouent dans un certain décor. Tous les traits
qui donnent le signalement de l’auteur, ils sont ici les témoins et les
gardiens du monde exprimé : le coq et l’âne de Chagall, les soubrettes
friponnes de Molière, l’allongement des corps du Greco, et chez
chaque écrivain ses maîtres mots, le système d’images qui lui est
propre et l’arsenal de ses adjectifs (dont il n’est pas toujours aussi
avare que le veut ce professeur dont parle Giraudoux dans Juliette
au pays des hommes) avec lequel il s’efforce moins de décrire ou de
mimer un monde préexistant que d’évoquer un monde recréé par
lui (i). Tout ce qui est ainsi représenté ou suggéré signifie au delà du

(i) Car « il n'y a pas d’adjectifs dans la nature », comme remarque M. Cl. Roy
dans celle de ses Descriptions critiques qu’il consacre à Colette.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

sens explicite, comme fait une parole selon son intonation, mais
plus radicalement encore, car le coefficient affectif dont la magie
du style dote la représentation ne tend pas seulement à souligner le
sens, mais à l’illimiter. L’objet représenté devient symbole; en quoi
il ne s’immole pas à une signification extérieure comme fait l’allégorie,
car il ne prétend pas traduire un concept dont la compréhension le
rendrait inutile, il n’est pas un tremplin que l’on abandonne au
moment de bondir du sensible à l’intelligible; et le monde exprimé
n’est pas un autre monde, mais plutôt l’épanouissement du représenté
aux dimensions d’un monde. Lorsque Valéry chante la palme, un
monde s’ouvre à nous où tout est palme, courbe douce et fécondité,
patience et richesse, grâce du geste et grâce de l’accomplissement.
Mais dans les arts non représentatifs, l’œuvre est expressive par la
forme du sensible et la lecture de l’expression ne peut traverser la
représentation. Et ceci nous conduit à la deuxième figure du rapport
entre exprimé et représenté, qui nous paraît l’essentiel :
Le monde représenté a, inversement, besoin du monde exprimé.
Plus exactement, les objets représentés ne composent un monde qu’à
condition que l’expression apporte l’unité dans la multiplicité, un
peu comme l’idée directrice de Claude Bernard préside à la consti¬
tution d’un organisme. Ce primat de l’exprimé peut s’expliciter en
deux propositions. D’abord, il suscite les objets représentés. Nous
avons dit que l’atmosphère était produite par ces objets, et il faut dire
maintenant que ces objets sont produits par l’atmosphère. Le para¬
doxe de cette relation dialectique tend à s’émousser si l’on revient à
l’exemple d’un art non représentatif comme la musique : alors un seul
des termes est pleinement vrai : l’expression musicale ne résulte pas
d’objets représentés, mais, par contre, elle tend à susciter des repré¬
sentations, ces images, d’ailleurs souvent indésirables, que la musique
éveille parfois en nous, et qui sont pour l’atmosphère une façon de
se cristalliser en monde. Inutilement, parce que l’œuvre ne le requiert
point, et que le monde exprimé doit se suffire à lui-même ; à le peuple
246 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

d’objets imaginaires, nous risquons même de le perdre de vue. Mais


il faut avouer que l’imagination n’est pas responsable de cette ten¬
tation à laquelle, au reste, elle cède aisément. C’est l’expression qui
sollicite naturellement un complément de représentation, encore
qu’elle puisse s’en passer. Elle y est autorisée, par contre, dans les
arts représentatifs, et il semble bien alors, paradoxalement, que
l’atmosphère suscite le monde représenté. N’est-ce pas ce que veut
dire Malraux en termes de psychologie de la création, lorsqu’il écrit
à propos de Sanctuaire : « Je ne serais nullement surpris que... l’œuvre
fût pour lui, non une histoire dont le déroulement détermine des
situations tragiques, mais, à l’opposé, qu’elle naquît du drame, de
l’opposition ou de l’écrasement de personnages inconnus, et que
l’imagination ne servît qu’à amener logiquement des personnages
à cette situation conçue d’abord ? » L’expérience esthétique le
confirme : c’est souvent à travers une certaine atmosphère où nous
sommes d’abord jetés que nous appréhendons l’objet représenté; au
théâtre, les premières scènes nous inspirent d’emblée une certaine
émotion qui orientera toute notre compréhension; il ne suffit pas
qu’un problème soit posé ou une intrigue nouée, il faut d’abord que
nous soit communiquée une certaine qualité de monde à l’intérieur
de laquelle problème ou intrigue prendront sens.
Et c’est dire que l’exprimé a encore la primauté en ceci qu’il
transfigure le représenté, et lui confère un sens par lequel il devient
inépuisable autrement que dans la réalité. On pourrait croire que
cette transformation vient seulement de ce que l’objet devient irréel
et est transporté dans l’œuvre : ainsi se transforment, quand on les
transplante, des espèces vivantes. Et certes, cette conversion du réel
à l’irréel n’est pas négligeable; nous en avons constaté les effets quand
nous avons parlé du caractère inoffensif de l’objet représenté. Nous
pourrions même ajouter que les techniques propres à chaque art, les
conditions matérielles de la représentation peuvent altérer le visage
de l’objet et même son signalement affectif : on sait, par exemple.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

combien, au cinéma, un objet anodin peut devenir émouvant, une


larme insupportable, simplement par ce qu’ont d’insolite et d’insistant
leurs présences sur l’écran. Mais il s’agit ici d’autre chose, d’une
métamorphose qui ne tient pas à' des conditions matérielles, mais
à ce que l’objet représenté est intégré dans un monde nouveau.
Heidegger dit que « l’étant ne pourrait, d’aucune façon, se mani¬
fester s’il ne trouvait l’occasion d’entrer dans un monde » (i),
et que c’est par la transcendance du Dasein que se réalise cette
Urgeschichte. On pourrait dire que pareille aventure arrive à l’objet
représenté, et prêter à l’objet esthétique quelque chose comme
la transcendance du Dasein : exprimer, c’est se transcender vers
un sens, et la lumière de ce sens — la qualité de l’atmosphère — fait
surgir un visage nouveau de l’objet. Les fleurs de lis des Annoncia-
tions médiévales, quel étrange parfum elles prennent à s’épanouir
dans un monde immédiatement présent de pureté et de foi ; les vieilles
enluminures, lorsque c’est Rimbaud qui les évoque dans le monde
secret et émerveillé qui lui est propre, de quelles couleurs se parent-
elles I Même le cinéma peut convertir ainsi les objets qu’il représente,
et pas seulement en les exilant sur l’écran : que l’on songe aux meubles
d’une chambre dans ce film étonnant qui s’appelait : Après le crépus¬
cule vient la nuit. Il faut même aller plus loin : non seulement l’expres¬
sion confère au représenté cette « aura », comme dit Focillon, par
quoi il devient expressif (étant entendu que la relation est dialectique
et qu’en même temps c’est parce qu’il est expressif qu’il y a une
expression), mais encore elle le consacre en ce qu’il a d’objectif, en
ce qui en lui imite le réel. La palme du poème, c’est parce que nous
sommes sensibles à ce qu’elle exprime, à ce surcroît de sens dont elle
est chargée, que nous faisons droit à son être végétal, que nous
sentons sa plénitude, que nous entrevoyons sa courbe grave et pai¬
sible : qu’elle est vraiment pour nous une palme. Et lorsque Rimbaud

(i) Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin, p. 90.


248 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

écrit : « O saisons, ô châteaux !... », pour exprimer ce monde de


l’âme infirme et misérable dans un univers trop plein et trop beau
auquel elle ne s’égale qu’en le niant, saisons et châteaux sont là avec
tout leur prestige. Et c’est ainsi pareillement que l’espace et le temps
du roman ou du drame peuvent être véridiques : ils sont objectifs
au niveau du représenté, mais nous avons observé que le romancier
pouvait ruser avec cette objectivité : ce n’est pas pour la brouiller
ou l’annuler, car l’espace et le temps y perdraient le meilleur de leur
sens, et ils sont la trame du monde en tant que le monde nous est
extérieur et nous résiste; mais c’est pour animer cet espace et ce
temps, pour nous faire ressaisir, au niveau de l’expression, le mou¬
vement par lequel ils se dévoilent originairement au sujet. La tempo¬
ralité ou la spatialité que l’objet esthétique exprime à la fois par sa
structure et par les artifices de la représentation, et à laquelle le
spectateur est invité à s’associer, fonde, loin de la ruiner, l’objectivité
de l’espace et du temps représentés, et par là assure l’intelligence du
récit. De même, l’adjectif peut fonder le substantif, réaliser l’objet
à la faveur de l’expression qu’il lui confère, à moins que le substantif
poétiquement employé ne soit à lui-même son propre adjectif comme
un son est gros de ses harmoniques. L’exprimé confirme donc le
représenté dans son être objectif, il le fonde en même temps qu’il se
fonde sur lui.
En bref, le monde exprimé est comme l’âme du monde représenté
qui serait son corps; la relation qm les unit les rend inséparables, et
c’est ensemble qu’ils constituent le monde de l’objet esthétique, par
quoi cet objet a une profondeur. Et c’est parce qu’ils sont conjugués
que nous pouvons définir le monde d’une œuvre ou d’un auteur aussi
par ce qu’il contient. Nous pouvons dire : le monde de Balzac, c’est
une certaine société où circulent tel ou tel personnage; le monde
de Cézanne, c’est la Provence, une terre osseuse et ardente, et des
personnages qui ont l’opacité immobile de cette terre. Mais alors, il
ne faut pas oublier que c’est encore autre chose : que ces paysages.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

naturels ou humains, expriment une certaine vision du monde,


composent une atmosphère à laquelle un art non représentatif, comme
la musique, nous fait accéder directement. Bref, le monde de l’œuvre,
c’est une totalité finie mais illimitée, qui est ce que l’œuvre nous
dit à la fois par sa forme et son contenu, et en sollicitant aussi bien la
réflexion que le sentiment. C’est l’œuvre elle-même, considérée non
dans sa réalité immédiate et non signifiante comme une chose muette
et sans âme, mais comme chose qui se dépasse vers son sens, quasi-
sujet.

d) Le monde objectif et le monde de T objet esthétique. — Une question


reste pourtant en suspens : est-il légitime d’user du terme de monde
pour désigner ce que signifie l’objet esthétique, et singulièrement ce
surcroît de sens par quoi l’exprimé déborde le représenté ? Nous
n’avons pas à nous demander ici dans quelle mesure le monde de
l’objet esthétique témoigne pour le monde objectif; nous affronterons
ce problème plus tard, en nous interrogeant sur la vérité de l’objet
esthétique. Mais nous avons à justifier l’emploi que nous avons fait
de la notion de monde. Car une objection peut s’élever : cette notion
n’est-elle pas applicable exclusivement au réel ? N’y a-t-il pas un seul
monde, celui dans lequel des représentations sont données et des
significations développées ? Un monde intérieur aux signes n’est-il
pas un mythe ? Le seul monde est le monde objectif, pour l’enten¬
dement; la raison, même si elle est responsable de l’idée cosmolo¬
gique, ne fait que penser l’activité de l’entendement passée à la limite;
une conception existentielle du monde qui le subjective en le liant
à l’œuvre d’art, et à travers elle à un sujet concret, est un non-sens.
Faut-il accepter cette objection ? Que le monde de l’œuvre ne soit
pas un monde réel au sens où sont réels les objets parmi lesquels je
vis, c’est évident; mais usurpe-t-il pour autant le titre de monde?
En premier, nous pouvons observer avec Jaspers que la notion
d’un monde objectif et total est inassignable : sitôt que je l’analyse,
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

je découvre qu’elle me renvoie à mon monde, le monde où je suis


et que je suis, qui est à la fois pour moi un corrélât et un destin : la
terre est à la fois cette planète qui tourne autour du soleil selon l’astro¬
nomie, et ce sol qui me porte (« dureté précieuse, ô sentiment du sol I »)
et qui, comme dit Husserl « en tant qu’Urarki ne se meut pas ». Ainsi
« si je dis : le monde, je vise aussitôt deux mondes, qui restent liés en
dépit de toute distinction » (x). Cette ambiguïté, il est remarquable
que la science elle-même la rencontre (et peut-être l’a-t-elle indiqué
aux philosophes), lorsqu’elle se voit obligée de renoncer à l’idée d’un
monde objectif, unique et universel : les biologistes, en effet, et même,
leur emboîtant le pas, les sociologues, orientent leurs investigations
vers les structures du monde comme environnement, comme ce qui
constitue le vivant, mais aussi qui est constitué par lui selon une
irréductible causalité réciproque. Ici apparaît donc la notion de
mondes qu’on peut dire subjectifs pour les opposer au monde objectif,
qui ne seraient pour personne, que pourrait connaître une raison
désincarnée, et que la science de la nature s’efforce d’élaborer. Mais il
faut se souvenir que pour l’individu qui le vit, son monde n’est
nullement subjectif : il est réel, pressant et irréductible. C’est pour¬
quoi, lorsque la réflexion découvre ces mondes subjectifs, elle ne
peut plus accorder de monopole au monde objectif : ce monde, tel
que le connaît la science physique, ou plutôt la métaphysique de la
nature à la mode kantienne, n’est ni le monde vrai par rapport auquel
les autres ne seraient qu’illusoires, ni le monde total dont les autres
ne seraient que des parties. Au contraire, il tient son prestige de ce
qu’il s’enracine dans l’expérience humaine du monde qui est le monde
commun de la coexistence; le monde du sujet n’est pas un monde
subjectivé, mais un monde dans lequel et sur lequel le sujet s’accorde
avec les autres sujets parce qu’il n’est pas une subjectivité inaliénable.

(i) Philosophie, I, p. 77. Jaspers renvoie ici à Sein und Zeit « qui a dit l’essentiel
là-dessus » ; et nous invoquerons Heidegger dans un instant.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

mais une existence « donnée à elle-même » (i), de sorte que ce monde


en appelle au traitement objectif qui le fait apparaître comme commun
et déboute les prétentions du cogito solipsiste ; il en appelle à la science.
Mais la science elle-même ne récuse pas l’expérience initiale du
monde subjectif. D’une part, à mesure qu’elle dépouille le préjugé
scientiste, elle la prend au sérieux : le biologiste qui étudie le monde
de l’araignée en relation avec son comportement ne doit-il pas, par
une sorte de sympathie avec l’araignée, avoir le sentiment de ce que
peut être son monde ? Cette sympathie, en tout cas, ne se dissimule
plus lorsqu’il s’agit, pour le psychiatre, de saisir le champ perceptif
d’un malade, comme Gelb en a donné l’exemple avec Schneider, ou
pour le sociologue de saisir le champ culturel d’un primitif. D’autre
part la réflexion qui s’attache à un monde proprement objectif, il est
possible qu’elle ne le connaisse lui aussi qu’à condition de le sentir
d’abord; bien sûr, elle ne le sent que pour refuser ce sentiment, et
les reproches de Valéry à Pascal portent; mais peut-être fallait-il
d’abord contempler le ciel et s’effrayer du silence des espaces infinis
pour penser le monde de l’astronomie. De même qu’il fallait d’abord
sentir les corps chimiques, et même au prix d’aberrations lorsque
l’imagination exploite ce sentiment, pour constituer une chimie
positive (2). Et lorsque la théorie de la relativité enseigne qu’en
vertu de l’équivalence mécanique du repos et de la translation recti¬
ligne uniforme, énoncée par le principe d’identité, toute observation
est fiée à l’observateur, elle semble donner une transposition scienti¬
fique de cette idée que toute appréhension d’un monde est liée à
un sentiment de monde.
Le monde objectif n’a donc d’autre privilège que d’être la limite
vers laquelle tend chaque monde subjectif, quand il cesse d’être vécu
pour être pensé, une limite inassignable, parce que la pensée est

(1) On trouve cette expression à la fois chez Jaspers et chez M. Merleau-Ponty.


(2) M. Bachelard l’a bien montré dans La formation de l'esprit scientifique.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

toujours pensée de quelqu’un et portée par une expérience initiale (i).


C’est plutôt dans le monde subjectif qu’il faut chercher la racine de la
notion de monde et la relation fondamentale du monde à une subjec¬
tivité qui n’est pas une subjectivité transcendantale pure, mais une
subjectivité qui, précisément, se définit par sa relation à un monde,
par le style de son être au monde. Et c’est ainsi que se justifiera l’idée
d’un monde propre à l’objet esthétique comme expression d’une
subjectivité créatrice.
En effet, si nous nous plaçons maintenant pour la retrouver en
deçà de la distinction de l’objectif et du subjectif, que signifie l’idée
de monde ? Kant nous le dit : c’est une idée de la raison, qui pré¬
suppose le travail de l’entendement, par lequel l’entendement institue
un ordre entre les phénomènes. Car la raison « se rapporte à l’enten¬
dement... étant la faculté de ramener à l’unité les règles de l’enten¬
dement au moyen de principes » (2); si proche est sa relation avec
l’entendement que Kant, après avoir dit que « les concepts purs de
la raison... qui sont des idées transcendantales... sont donnés par la
nature même de la raison » (3), ajoute ailleurs que « c’est seulement de
l’entendement que peuvent émaner des concepts purs et transcen¬
dantaux, (que) la raison ne produit proprement aucun concept, mais
(qu’elle) ne fait qu’affranchir le concept de l’entendement des restrictions
inévitables d’une expérience possible », en sorte que « les idées trans¬
cendantales ne sont rien autre chose que les catégories étendues
jusqu’à l’inconditionné » (4). Ainsi, l’idée de monde est proprement

(1) Mais, inversement, que le monde subjectif, au moins dans l’intersubjectivité


humaine, tende vers cette limite, interdit de penser qu’il y ait une multiplicité
dénombrable de ces mondes et, par exemple, autant de mondes que de consciences
singulières. Car, supposer une pluralité repérable serait supposer un total et, par
conséquent, revenir à l’idée que les mondes subjectifs sont prélevés sur un monde
objectif préalablement donné ou concevable.
(2) Critique de la raison Pure, p. 297.
(3) Ibid., p. 312.
(4) Ibid., pp. 377 et 378.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

inconditionnée : « C’est l’inconditionné seul que la raison recherche. »


L’idée de la totalité des phénomènes n’est qu’une application et une
illustration de l’idée d’une unité primordiale : c’est parce que « l’in¬
conditionné est toujours contenu dans la totalité absolue de la série
quand on se la représente dans l’imagination... » que « la raison prend
la résolution de partir de l’idée de la totalité, bien qu’elle ait propre¬
ment l'inconditionné pour but final » (i). Alors l’inconditionné n’est
pas au terme d’une série, l’ultime et inaccessible objet d’une repré¬
sentation, il est plutôt l’âme de la série, ce par quoi la série est série;
ce principe « où rentre toute expérience, mais qui n’est jamais en
lui-même un objet de l’expérience », ne peut être déterminé par une
dérivation logique analogue à celle qui permet de découvrir les
catégories à partir des jugements. Ne pourrait-on dire alors que
l’inconditionné, s’il est insaisissable à l’entendement, se révèle au
sentiment : que l’idée de monde est d’abord sentiment de monde
(comme la loi morale, expression pratique de la raison, est saisie
d’abord par le respect) ? Et d’autre part, que l’inconditionné procède
de l’être même de la subjectivité ? Si le monde n’est pas la totalité
indéfinie des phénomènes, mais plutôt l’unité et comme la qualité
génératrice de la série, si l’inconditionné est avant tout un mode
d’ouverture, n’est-ce pas parce que la subjectivité est elle-même
ouverture et, comme dit en ce sens Heidegger, transcendantale ?
Et, précisément, sur ce second point qui seul nous importe ici,
Heidegger relaie Kant. Il discerne en effet chez Kant deux signi¬
fications du monde, l’une proprement cosmologique qui se rattache
à la métaphysique traditionnelle, l’autre existentielle, et qui ne se
trouve pas seulement dans l'Anthropologie, mais déjà dans la Critique.
Car le monde, comme totalité des phénomènes, est un inconditionné
encore relatif à une connaissance finie, et Kant le distingue de l’idéal
transcendantal qui est la totalité de toute chose comme objet de

(i) Critique de la raison pure, p. 383.


L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Yintuitus originarius. Il fait donc au moins allusion, en même temps


qu’à la finitude de la connaissance, à l’être de l’homme dont cette
finitude est la structure fondamentale. L’interprétation de Heidegger
consiste à charger cette allusion du poids des analyses de Y Anthro¬
pologie où, comme dit Kant, « le concept du monde désigne le concept
concernant ce qui intéresse nécessairement chaque homme » (i).
De sorte qu’en dernière analyse « le monde désigne le Dasein dans
le fond de son être » (2). Mais le monde ainsi défini comme corrélât
de la transcendance du sujet ne peut pour autant être dit subjectif.
Heidegger a soin de le préciser, le sujet n’est pas subjectif, ni ce
qui se rapporte à lui, puisqu’il se définit précisément par ce mou¬
vement de transcendance : « Le monde ne tombe pas comme un étant
à l’intérieur de la sphère du subjectif (3). b En « produisant devant soi »
le monde, le sujet se découvre appartenir au monde; et ainsi s’amorce
la possibilité d’un traitement objectif du monde comme monde où
je suis, et non que je suis, qui dénoncera comme subjectif le monde
d’abord dévoilé et considérera le sujet comme un étant parmi les
étants, en négligeant son pouvoir de transcender. La tension entre

(1) Cité par Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, p. 84.
(2) Par ce glissement du cosmologique à l’existentiel, Heidegger rejoint l’inter¬
prétation générale qu’il donne de Kant en rapportant le transcendantal à la trans¬
cendance, et il éclaire le monde par la notion d’être-dans-le-monde. Un monde appa-
rait, l’étant a entre dans un monde ■ parce que le Dasein se transcende vers lui en un
mouvement qui le constitue ; c’est bien vers le monde et non vers tel ou tel étant
qu'il se transcende, car c’est à partir de cette totalité que le Dasein peut entrer en
rapport avec tel ou tel étant. (A condition d’entendre le monde non comme enchaî¬
nement ontique, mais comme totalité ontologique ; Heidegger nous avertit à ce
sujet, dans Vom Wesen des Grundes, trad. Corbin, p. 86, que l’analyse de YUm-
welt, dans Sein und Zeit, ne donne qu'une première caractéristique du phénomène
du monde qui prépare seulement l’analyse transcendantale). C’est ainsi que le Dasein
« se sent au milieu de l’étant et entretient des rapports avec lui » — nous dirions : a le
sentiment d’un monde, d’autant plus volontiers que Heidegger se réfère lui-même à
la Befindlichkaz où s’exprime cette relation. En d’autres termes, « que la réalité
humaine transcende, cela revient à dire : dans l’essence de son être, la réalité
humaine est configuratrice d’un monde » {Vom Wesen des Grundes, p. 90).
(3) Ibid., p. 90.
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE 255

monde subjectif et monde objectif a sa source dans l’expérience origi¬


nelle du monde, qui est pourtant en deçà de l’objectif et du subjectif. En
tout cas, le fait que le sujet se découvre lié au monde, s’il suggère une
conception objective du monde comme lieu ou comme totalité des phé¬
nomènes, indépendamment de la subjectivité, ne disqualifie pas le monde
subjectif au bénéfice du monde objectif que la pensée rationnelle s’effor¬
cera d’élaborer. Et c’est ainsi que l’objet esthétique peut apparaître
à la fois comme étant dans le monde et comme ouvrant un monde.
Mais de quel droit invoquons-nous ici l’objet esthétique ? Est-il
une subjectivité, un Dasein ? Sans doute, l’interprétation de la
subjectivité du sujet que propose Heidegger vise-t-elle avant tout à
« rendre possible le problème de l’être » : que l’être de la subjectivité
apparaisse comme la transcendance le conduira à penser (dans la
Eettre sur T humanisme) que la transcendance est elle-même une aven¬
ture de l’être. Mais il reste que la phénoménologie peut conduire
aussi à une sorte de psychanalyse existentielle, à condition qu’on
accepte le passage du transcendantal à l’empirique, de l’ontologique
à l’anthropologique (1). Le projet fondamental qui constitue le sujet
comme transcendance et dévoile le monde, peut se spécifier en projets
singuliers qui dévoilent chacun un monde propre; le monde est alors
le monde singulier d’un sujet qui ne perd rien de sa qualité de sujet
lorsque son projet est le projet concret d’un être au monde singulier.
Et l’on peut donc parler du monde d’un sujet. Mais d’un monde
de l’objet esthétique ? Oui, si l’objet esthétique est un quasi-sujet,
c’est-à-dire s’il est capable d’expression. Car exprimer, c’est pour cet
objet en quelque sorte se transcender vers une signification qui n’est
pas la signification explicite assignée à la représentation, mais une
signification plus fondamentale qui projette un monde. L’incondi¬
tionné, dans l’expérience esthétique, c’est cette atmosphère de monde

(1) A notre sens, ce passage est pour l’ontologie une épreuve décisive et inévi
tauie : il faut retourner dans la caverne.
25 6 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que révèle l’expression par laquelle se manifeste la transcendance


d’un sujet. Au reste, nous sommes autorisés à traiter l’objet esthé¬
tique comme quasi-sujet parce qu’il est l’œuvre d’un auteur : un
sujet apparaît toujours en lui, et c’est pourquoi on peut parler indif¬
féremment d’un monde de l’auteur ou d’un monde de l’œuvre. L’objet
esthétique recèle la subjectivité du sujet qui l’a créé, qui s’exprime
en lui, et qu’à son tour il manifeste.
De plus, l’immanence de l’auteur à l’objet esthétique garantit la
réalité du monde de cet objet. Car nous sommes en face d’un dernier
problème dont nous ne pouvons maintenant qu’amorcer la réponse :
ce monde est-il réel ? La question est à vrai dire ambiguë, mais on
ne peut l’éluder, car elle se pose avec insistance, soit lorsqu’on
oppose le monde singulier à un monde objectif et total, soit lorsqu’on
considère que ce que dit ou suggère l’objet esthétique est irréel ou
feint parce que ce qui est représenté imite seulement le réel, avec
plus ou moins de bonheur, mais n’est pas réel. Ici se joignent donc,
pour disqualifier la vérité de l’objet esthétique, deux affirmations
implicites : celle du primat d’un monde objectif, et celle de la vanité
de l’art, dont toute la ressource et l’ambition seraient d’imiter ce
monde. La première thèse conduit à affirmer que le monde de l’objet
esthétique est irréel parce qu’il constitue une interprétation person¬
nelle d’un monde en lui-même impersonnel : la réalité se mesure à
l’objectivité, la nuit est réelle comme phénomène astronomique, elle
n’est pas réelle comme ténèbres, comme horreur, ou comme cette
grande paix dont parle Péguy. A quoi nous avons répondu que si le
monde autorise évidemment cette quête de l’objectivité au cours de
laquelle la subjectivité tâche à se renier, ou du moins se fait, comme
dit Jaspers, ponctuelle, la notion de monde n’en a pas moins sa racine
dans le dévoilement singulier qu’effectue la subjectivité, en sorte
que le réel est d’abord ce que réalise cette subjectivité : l’horreur ou
la sérénité de la nuit sont aussi réelles que le fait astronomique. Et
le monde objectif ne peut être invoqué comme comprenant ou
OBJET ESTHÉTIQUE ET MONDE

expliquant les mondes subjectifs : pas plus que l’optique n’explique


la vision lorsqu’elle lui substitue un schéma mécanique, le monde du
médecin ne comprend les mondes des malades, ni le monde de l’éco¬
nomiste ne réconcilie les mondes du patronat et du prolétariat. Pas
davantage le monde de l’esthéticien ne peut réduire ou remplacer le
monde de chaque créateur. Et, d’autre part, le monde de l’objet
esthétique n’est pas irréel parce qu’il est feint. Irréel, l’objet repré¬
senté l’est : les démons de Bosch sont irréels même pour qui croit
à l’enfer; et le portrait le plus ressemblant est encore irréel puisqu’il
ne donne pas le modèle. Mais le représenté n’est pas l’essentiel : il
est seulement un moyen de dire quelque chose. Et ce qui est dit est
réel aussitôt que le monde objectif n’est plus tenu pour norme
absolue du réel. Le monde de Bosch est réel même si les démons sont
irréels, comme est réel le monde de Mozart où rien n’est représenté.
Et, si l’on y tient, l’on peut trouver à la réalité de ces mondes une cau¬
tion dans le monde objectif, car l’objet esthétique y est installé, l’auteur
y a vécu, et ce sont eux qui parlent : le monde qu’ils disent est aussi
réel que n’importe quel autre. Le problème qui subsiste est de savoir
dans quelle mesure il est vrai, et si, pour être vrai, il doit être confronté
avec le monde objectif. Nous aborderons ce problème plus tard.
Il nous suffit d’avoir montré que l’objet esthétique est, comme la
subjectivité, au principe d’un monde propre irréductible au monde
objectif. Nous soupçonnons que ce monde ne peut se révéler qu’à
un sujet qui ne soit pas seulement le témoin de son épiphanie, mais
qui soit capable de s’associer lui-même au mouvement de la subjec¬
tivité qui le produit, et qui, au heu de se faire conscience en général
pour penser le monde objectif, réponde à la subjectivité par la subjec¬
tivité; l’ahure que prend alors la perception esthétique, nous l’avons
nommée : c’est le sentiment, mode spécifique d’appréhension du
monde exprimé. L’étude de la perception esthétique tentera de
l’étabhr. Mais, en attendant, il nous faut revenir sur l’être de l’objet
esthétique qui est dans le monde et qui recèle un monde propre.
M. DUFRENNE 17
Chapitre VI

L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

Cette description de l’objet esthétique, que nous compléterons


et peut-être justifierons par un examen sommaire de l’œuvre, appelle
dès maintenant une systématisation. Quel est l’être de l’objet esthé¬
tique ? L’objet esthétique nous renvoie au public, mais le public
nous renvoie à l’œuvre, puisque sa perception comporte, au même
titre que l’exécution, une exigence de vérité qui risque de n’être
jamais totalement satisfaite. L’objet esthétique nous renvoie aussi
à l’auteur, mais l’auteur véritable est un auteur pour nous et il est
immanent à l’œuvre. L’objet esthétique, enfin, porte en lui un monde,
mais ce monde s’évanouit sitôt que se dissipe le sentiment qui y
donne accès. L’objet esthétique revendique donc à la fois l’unité
(et singulièrement l’unité du signe et de la signification) et l’autonomie
puisqu’il porte en lui-même cette signification, et cependant cette
unité et cette autonomie, qui consacrent l’excellence de sa forme,
attendent d’être reconnues par la perception et de se manifester en
elle. Faut-il dire même qu’elles ne sont réellement que dans cette
perception ? Ce serait céder à un psychologisme que l’expérience
esthéüque elle-même dément, car elle éprouve la réalité de son objet
et refuse de le réduire à l’être d’une simple représentation. Mais une
esthéüque opératoire à l’autre pôle ne résout pas la difficulté; ou
plutôt, elle la résout pour l’œuvre, dont elle invite à considérer la
genèse et la structure, et non pour l’objet esthéüque, c’est-à-dire pour
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

l’œuvre en tant que perçue (encore qu’on ne puisse traiter de l’œuvre


sans invoquer l’expérience qui s’en saisit et sans se référer impli¬
citement à l’objet esthétique dont elle est la promesse). Le problème
que pose précisément et qu’aiguise l’objet esthétique, c’est donc le
problème du statut de l’objet perçu. Mais il arrive que certaines
doctrines, tout en s’attachant à l’objet esthétique même, évitent la
difficulté en lui refusant l’être intellectuellement équivoque de
l’objet perçu. Commençons donc par évoquer au moins celles de ces
doctrines qui s’inspirent, directement ou non, de la phénoménologie
et qui font de l’objet esthétique soit un objet imaginaire, soit un objet
intellectuel.

I. — Les doctrines

Il peut être tentant, bien qu’au premier abord paradoxal, de


définir l’objet esthétique comme imaginaire. N’est-ce pas le moyen
de dire qu’il ne se réduit pas à l’être d’une chose quelconque et qu’il
requiert de nous une attitude singulière qui ne débouche ni sur la
réflexion ni sur l’action ? On connaît la théorie de Sartre :

a) Sartre. — Sartre tranche le débat entre réalisme et psycholo¬


gisme en cherchant un tiers parti : l’objet esthétique n’a l’être ni d’une
chose ni d’une représentation, il est imaginaire, « il est constitué et
appréhendé par une conscience imageante qui le pose comme
irréel » (i). On sait que cette théorie procède d’une théorie générale
de l’imagination qui identifie l’imagination avec la liberté comme
pouvoir de nier et de poser à la fois le monde : « L’imagination est
la conscience tout entière en tant qu’elle réalise sa liberté (2) », c’est-
à-dire en tant qu’elle dépasse le réel et le fonde par là. On pourrait

(1) L’imaginaire, p. 242.


(2) Ibid., p. 236.
z6o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

objecter aussitôt que l’irréel, c’est n’importe quoi, comme on voit


dans le rêve ou le délire. Et si l’objet esthétique est un irréel, pourquoi
tout irréel ne serait-il pas objet esthétique ? Tout rêveur en un sens
est artiste, et il n’y a pas besoin d’aller au musée ou au théâtre, où
l’on risquerait de percevoir du réel. Mais Sartre n’accepterait évidem¬
ment pas que toute rêverie constitue un objet esthétique; l’objet
esthétique n’apparaît qu’à qui est en présence de l’œuvre d’art. De
fait, il lie l’imagination à la perception, que l’essence de l’imagination
est pourtant de refuser; ce pouvoir de nier le perçu en imaginant,
la conscience ne l’exerce pas arbitrairement : l’apparition de l’imagi¬
naire est toujours motivée par la « situation dans le monde » de la
conscience, c’est le réel perçu — ce que Sartre appelle Y analogon :
couleurs, sons, mots, tout ce qui est chose et peut être perçu comme
tel — qui invite la conscience, sans jamais faire violeùce à sa sponta¬
néité, à imaginer l’irréel, le réel fonctionnant comme analogon lors¬
qu’il cesse d’être perçu pour lui-même. L’image est sur fond de
monde, et l’imagination présuppose la perception en même temps
qu’elle la refuse. Si la VIIe Symphonie est un irréel, encore faut-il
que je sois au concert, et mes oreilles alertées par des sons, pour que
cet irréel se manifeste à moi. Mais il reste que si l’imaginaire est la
négation du perçu, le perçu ne peut servir que de catalyseur à l’imagi¬
naire, il ne peut ni l’orienter ni le limiter : si la VIIe Symphonie est ce
que j’imagine quand j’entends, et non ce que j’entends, qui m’em¬
pêche de mettre à son compte les rêveries même les plus biscornues
qu’elle éveille en moi ? Si c’est Charles VIII qui est l’objet esthé¬
tique et non le tableau que je vois, pourquoi ne pas étendre le champ
de cet objet au cortège d’associations qui peut escorter en moi
Charles VIII?
Cette conséquence ne peut être évitée que par une sorte d’équi¬
voque : 1 ’analogon perçu n’est pas seulement le motif qui induit la
conscience à imaginer, l’imaginaire se confond avec lui et bénéficie
de ses vertus : l’objet esthétique « est saisi sur son analogon », « il
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 261

fonctionne comme analogon de lui-même » (1). De sorte que, si


l’exécution en est correcte, « je me saisirai comme en face de la
Septième elle-même, en personne. Et qu’est-ce que la Septième en
personne ? C’est évidemment une chose, c’est-à-dire quelque chose
qui est devant moi, qui résiste, qui dure. Mais cette chose est-elle
réelle ou irréelle ?... elle est hors du réel » (2). Ainsi, pour être un
irréel, l’objet esthétique n’en est pas moins une chose. Mais comment
peut-il jouer ainsi sur les deux tableaux ? L’irréel n’a-t-il pas été
défini auparavant par des caractères qui l’opposent à la chose ? Ce qui
autorise la confusion, c’est que, quand on parle de la chose, on pense
à ce qui est réel dans l’objet esthétique, à l’empâtement ou au vernis
du tableau, au son produit par l’orchestre; et quand on parle d’irréel,
on pense à cet au-delà qui surplombe l’expérience esthétique, à cette
plénitude de sens qu’on a l’impression de ne pouvoir épuiser, même
si la contemplation dure indéfiniment. La confusion est donc suscitée
par l’ambiguïté de l’objet perçu, totalement présent et pourtant
insaisissable, à la fois donné et refusé, présent par sa choséité et insai¬
sissable par son sens. Ambiguïté qui est à son comble dans l’objet
esthétique où le sens est tout entier immanent à la présence. Or,
Sartre identifie bien l’irréel au sens, et même à ce qu’il y a de plus
élémentaire dans le sens, l’objet représenté, cette chose réelle à laquelle
« se rapporte », en la « visant », la conscience : Charles VIII ou un
bouquet de fleurs, Hamlet ou Ophélie. Aussitôt les arts non repré¬
sentatifs font problème : « une cathédrale n’est-elle pas tout simple¬
ment cette masse de pierre réelle qui domine les toits environnants ? »
A cette objection qu’il se fait à lui-même, Sartre ne répond qu’indi-
rectement par l’examen d’un autre cas, celui de la musique, moins
embarrassant en effet parce que la musique, même si elle ne repré¬
sente rien et ne comporte pas la distinction d’une matière et d’un

(1) L’imaginaire, p. 245.


(2) Ibid., p. 243.
262 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

sens, admet au moins la distinction de l’œuvre et de son exécution.


Mais on peut répondre pour lui que, si la cathédrale ne représente
rien, pas plus que la VIIe Symphonie, il y a tout de même en elle, comme
dans la symphonie, une certaine idée qu’eile cherche à exprimer par
toute la masse et l’élan de sa pierre, ne fût-ce que l’idée même de la
cathédrale : non pas le concept, qui est la définidon générale et
impersonnelle (et c’est pourquoi l’objet qui laisse apparaître le
concept, comme Valéry le dit de la maison comparée au temple, est
un objet plat et non esthétique, dont l’objet usuel est le meilleur
exemple), mais l’idée, qui est l’âme de l’objet, son âme singulière.
Ainsi y a-t-il un sujet dans tous les arts, même lorsqu’ils ne repré¬
sentent rien, du moment qu’ils expriment. Et c’est finalement ce
sujet qui pour Sartre est proprement l’objet esthéüque, et qu’il
importe de distinguer de la matière même de l’œuvre qui est la chose
réelle et perçue comme telle, toile du tableau, pierre de la cathédrale,
paroles et gestes de l’acteur. Certes, il y a bien encore un rapport
entre le perçu et l’imaginé, puisque le premier est Yanalogon du
second; mais précisément il n’est que Yanalogon : « Le peintre n’a
point réalisé son image mentale, il a simplement constitué un analogon
matériel tel que chacun puisse saisir cette image si seulement on consi¬
dère Y analogon... ainsi le tableau doit être conçu comme une chose
matérielle visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur
prend l’attitude imageante) par un irréel qui est précisément l'objet
peint (x). » La chose fabriquée par l’artiste, réalisée parfois avec la
collaboration des exécutants, n’est donc qu’un moyen pour l’imagi¬
naire de se manifester, et la perception n’est qu’une occasion
d’imaginer.
Mais d’où vient que la chose perçue puisse précisément évoquer
cette image même qui a hanté l’artiste, et pas une autre ? Si la contem¬
plation esthétique est « un rêve provoqué », comment gouverner ce

(i) L’imaginaire, p. 240.


L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE z6;

rêve ? Ne faut-il pas que l’imaginaire soit déjà en quelque façon


dans la chose perçue, qu’à la forme subjectivement saisie corresponde
une structure objective, que la mélodie soit dans les sons perçus
pour être saisie comme idée, et que Charles VIII soit déjà sur la toile
pour être appréhendé comme Charles VIII ? Autrement dit, le rapport
de la chose réelle à la chose irréelle ne peut être le rapport, somme
toute contingent, du perçu à l’imaginé, il doit être le rapport du signe
à la signification. L’opposition de la forme et du fond ne doit pas être
durcie dans le dualisme du perçu et de l’imaginé, l’unité de l’objet
esthétique ne doit pas être détruite au profit de l’imaginaire qui
aurait le monopole de l’esthétique. C’est l’objet tout entier qui est
esthétique, même si son unité recèle une insurmontable ambiguïté
dans la mesure où le sens tend à se détacher. Il y a donc deux points
que nous contesterions à Sartre :
Le premier c’est que, ayant fait la théorie de « l’image-portrait »,
il étende cette théorie au portrait comme objet esthétique, et fonde
une esthétique sur une théorie de l’imagination. Il assimile l’objet
esthétique à l’objet représenté, lui-même conçu comme imaginaire
au sens le plus plein, le portrait renvoyant à l’original qui est « atteint
en image » par l’intermédiaire du tableau « selon un rapport qui est
proprement magique » (i). Il aurait pu au moins diminuer le crédit
de l’objet représenté en suivant une indication qu’il donne au début
de ses analyses : « On sait qu’il existe un type de conscience imageante
où l’objet n’est pas posé comme existant; un autre où l’objet est posé
comme inexistant... seul, le caractère positionnel de la conscience
est modifié... si je regarde les photos du journal, elles peuvent très
bien ne rien me dire, c’est-à-dire que je les regarde sans faire de
position d’existence. Alors les personnes dont je vois la photographie
sont bien atteintes à travers cette photographie, mais sans position
existentielle, tout juste comme le Chevalier et la Mort, qui sont atteints

(i) L’imaginaire,^. 38.


264 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

à travers la gravure de Durer, mais sans que je les pose (i). » De la


même façon, ajouterions-nous, qu’en tout objet esthétique est atteint
l’objet représenté : sans que je le pose, sans que je me réfère à un ori¬
ginal, donc comme du sens neutralisé. Et c’est précisément de
neutralisation plutôt que d’imagination qu’il faudrait ici parler.
Le second point que nous contestons, c’est en effet l’identifi¬
cation de l’irréel et de l’imaginaire. On peut bien dire que le sens est
un irréel : c’est même une banalité si l’on entend par là que le sujet
de l’œuvre ne se situe pas dans le monde réel, que Hamlet incarné
par Laurence Oliver ou Barrault n’est pas un Hamlet véritable, et
qu’il n’y a pas à ouvrir son parapluie lorsqu’on entend l’orage de
la Sixième. On peut dire plus profondément que cet irréel est irréel
aussi par excès de réalité, irréel parce qu’inaccessible ou inépuisable :
il y a dans le Hamlet qui m’est présenté ou dans la symphonie que
j’entends quelque chose que je ne suis jamais sûr de pouvoir com¬
prendre ou de pouvoir expliciter, parce que l’œuvre est trop riche
et mon sentiment trop pauvre. Mais de toutes façons l’irréel ne
procède pas d’une conscience imageante, c’est-à-dire d’une conscience
distraite; il requiert une conscience réalisante, attentive au perçu;
et si la contemplation est une sorte d’aliénation, si le retour au
quotidien est un réveil et un désenchantement, ce n’est point de
l’imagination, mais de la perception que vient la fascination : c’est
dans le perçu que nous nous perdons (et nous verrons que c’est au
contraire dans le monde quotidien de l’action que s’exerce l’imagi¬
nation). Si l’irréel comme sens de l’objet esthétique n’est pas un
imaginaire, c’est qu’il est intérieur à cet objet et doit être saisi en lui;
c’est que le sens est immanent à la chose; l’objet esthétique est un,
et l’irréel n’est chose que parce qu’il est dans le réel, dans la chose
perçue, comme l’âme est dans le corps et se lit sur le corps. Certes, il
faut une lecture, et dont nous ne sommes jamais assurés qu’elle est

(i) L'imaginaire, p. 39.


L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 265

correcte, pour que ce sens apparaisse, et c’est pourquoi l’objet esthé¬


tique ne s’accomplit que dans la conscience du spectateur; mais
cette conscience ne constitue pas ce sens, elle le découvre dans ce
qu’elle perçoit. Le rapport de la peinture à l’objet peint n’est pas un
rapport de « visitation », ce rapport arbitraire soudainement constitué
par une conscience qui décide d’imaginer; si l’acte d’une conscience
est nécessaire, c’est pour accomplir la peinture en découvrant en
elle l’objet peint, et non pour la nier en lui substituant cet objet. Il
reste en effet que cet acte est nécessaire, et que l’unité de l’objet
esthétique est suspendue à la perception; si, en introduisant le
dualisme du perçu et de l’imaginé, de l’analogon matériel et de l’objet
proprement esthétique, Sartre souligne et accentue la difficulté, nous
ne la résolvons pas en défendant un monisme esthétique et en
substituant la perception à l’imagination, car il reste à comprendre
que l’objet esthétique puisse être à la fois cette chose et ce sens, chose
et sens étant tous deux à la fois hors de moi et par moi (1).
Si l’on refuse que l’objet esthétique soit imaginaire, et si l’on
admet pourtant qu’il ne se réduit pas à l’être d’une chose, ne peut-on

(1) Si nous contestons la théorie soutenue dans L’imaginaire, c’est au nom


même de ce que Sartre écrira dans Qu’est-ce que la littérature ? Car si l’objet esthé¬
tique est un imaginaire, on ne comprend plus qu’il puisse véritablement, comme le
veut Sartre dans cet ouvrage, engager le spectateur. On comprend à la rigueur que la
parole soit « un moment particulier de l’action » (p. 71), 1 le moment de la conscience
réflexive » (p. 197), s’il s’agit de la parole prosaïque. Mais peut-on étendre cette
efficience à tout art, et dire par exemple que « l’objet esthétique est proprement le
monde en tant qu’il est visé à travers des imaginaires » (p. 108) ? Nous serions ici plus
sartriens que Sartre en disant que ce qui est visé dans l’expérience esthétique n’est
pas le monde, mais un monde dont la relation au monde reste à trouver. Quant à
l’objet esthétique, il n’est pas ce monde, il l’exprime. Ce qu'il est, c’est une certaine
réalité sensible qui, pour l’artiste aussi bien que pour le spectateur, est une fin, comme
Sartre lui-même le dit très bien, hes deux thèses de L’imaginaire et de La litté¬
rature ne peuvent se conjuguer que si l’on admet que l’irréel donne la clé du réel.
Nous verrons que cette thèse, valable pour la perception ordinaire, n’est pas rece¬
vable pour la perception esthétique : l’art n’autorise pas à imaginer, parce qu’il
apporte le sens dans le sensible et dispense de chercher au delà du donné.
266 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dire qu’il est un objet idéal ? C’est souligner qu’il déborde l’être
perçu, mais on peut le souligner de deux façons différentes, soit en
montrant qu’il est pour la perception une exigence toujours présente,
comme fera Conrad, soit en lui attribuant l’être d’une signification,
c’est-à-dire en en faisant ce que nous avons appelé un objet intel¬
lectuel. C’est cette voie que choisit Ingarden, dont l’étude se porte
d’ailleurs sur l’œuvre littéraire où la signification est particulièrement
prégnante; mais nous verrons qu’on peut, avec M. de Schlœzer, en
étendre les principes à un art comme la musique.

b) Ingarden. — A vrai dire, Ingarden qui, comme Conrad, suit


les directives de la phénoménologie husserlienne, ne parle pas d’objet
intellectuel ni d’objet idéal, et reproche même au passage cette expres¬
sion à Conrad. Mais il parle de « l’être purement intentionnel » de
l’objet esthéüque, et il suspend cet être aux objets idéaux que sont
les significations. En effet, sa phénoménologie de l’œuvre littéraire,
la concepüon « polyphonique » qu’elle propose de l’œuvre, se fondent
sur une conception rationaliste du langage qui distingue le signe, la
chose signifiée et l’appréhension de la signification, et siir l’affirmation
également rationaliste du primat de la signification. L? mot, pour
lui, est d’abord un matériel vocal auquel s’ajoute ensuite une signi¬
fication; cette signification est hétérogène au vocable, et il faut un
acte particulier de la conscience pour que le mot prenne son sens
et exerce sa fonction, en sorte que le sens d’un mot est peu à peu
façonné par cet acte. L’intentionnalité de l’acte de conscience prête
au mot son intentionnalité, qui est donc une intentionnalité seconde et
dérivée : « La couche de l’œuvre formée par les significations, sans
nullement devoir être identifiée à un contenu psychologique vécu,
n’a pas d’être autonome idéal, mais est relative à des opérations
subjectives de conscience (i). » De plus, les unités de sens que

(i) Das Literariscke Kunstwerk, p. 107.


U ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 267

constituent les phrases s’organisent ensuite en « objets représentés »


formant la trame d’un récit ou d’un drame; et Ingarden maintient
entre eux la différence du représentant au représenté. Mais cette
différence joue à l’intérieur même de la signification puisque le
représentant — 1’ « état de chose » comme corrélât intentionnel de
la phrase — est déjà, par rapport à la phrase comme unité sonore, du
représenté; et l’objet représenté nous maintient évidemment dans le
plan de l’intentionnel : il est aussi, il est vraiment « l’objet purement
intentionnel » (1). Enfin, que la représentation de ces objets inten¬
tionnels puisse être avivée par des « visées imaginaires » qui en per¬
mettent une saisie intuitive, parallèles aux esquisses de la perception
qui permettent de remplir la visée de l’objet perçu selon l’analyse
husserlienne, cela importe moins ici, d’autant qu’Ingarden ne précise
pas le statut de l’imaginaire, car « la détermination primaire et authen¬
tique des objets représentés réside dans l’intentionnalité des unités
de sens qui livrent des états de chose intentionnels » (2), et les visées
imaginaires, en les « faisant paraître », n’apportent que des détermi¬
nations supplémentaires (3).

(1) Das Literarische Kunstwerk, p. 219.


(2) Ibid., p. 285.
(3) Toutefois, cette distinction de quatre 0 couches » de l'œuvre : matériel vocal,
signification verbale, objet représenté et visées imaginaires, nous intéresse ici en ce
qu'elle aide Ingarden à discerner l’objet esthétique de ses « concrétisations » : car à
chacun de ces aspects répond un certain acte de conscience, et il est possible que
chacun de ces actes ne soit pas opéré ; ou, du moins, l’attention peut se déplacer
d’un aspect à l’autre, en sorte que l’œuvre est toujours saisie « dans un raccourci
perspectif » qui varie selon les dispositions du lecteur, selon l’intérêt qu’il prend à tel
aspect de l'œuvre, selon l’intelligence qu’il apporte à la compréhension des signifi¬
cations, ou selon la vivacité de l’imagination qui anime ces significations. Ce qui
revient à dire que la lecture n’est jamais absolument fidèle et que l’objet esthétique
déborde toujours la perception ou la connaissance que j’en prends : il est exposé à
une pluralité d’interprétations qui peuvent s’opposer et se transmettre comme se
transmet une tradition de mise en scène, de déclamation, voire de compréhension, et
qui lui composent une histoire, une « vie ». Mais l’œuvre est au delà de ces concréti¬
sations, parce que ces concrétisations sont elles-mêmes visées de l’œuvre.
208 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Ainsi l’objet littéraire est hétéronome : il est à la merci des opé¬


rations subjectives qui le visent et par là le constituent. Ce terme équi¬
voque de constitution, qui fait toute la difficulté de Husserl, est
impliqué chez Ingarden, qui d’ailleurs l’emploie parfois, dans l’affir¬
mation que l’œuvre littéraire n’a point d’être autonome parce qu’elle
est avant tout un système de significations. Au vrai, cette affir¬
mation s’appuie sur des arguments assez différents, épars au long de
l’ouvrage. L’un d’eux, c’est que l’œuvre est toujours ein schéma¬
tisâtes Gebild (i); qu’elle comporte des blancs, des « points d’indé¬
termination » ou des allusions, des potentialités qui ne disparaissent
que quand la lecture les concrétise, quand se comblent les lacunes
et s’animent les images. De même, ajouterions-nous, que le mou¬
vement, dans une œuvre plastique, n’apparaît que lorsque le regard
anime l’objet représenté, de même le récit ne comble ces lacunes et
n’offre la plénitude, la cohérence et l’insistance du vécu que pour la
conscience qui le vit. D’autre part, si l’objet représenté a quelque
chose d’inachevé, c’est parce qu’il est en un sens imaginaire : les
phrases d’une œuvre littéraire ne sont pas d’authentiques jugements
qui prétendent mordre sur le réel et sont justiciables du vrai ou du
faux, comme dans une œuvre scientifique. La phrase : le stylo est
sur la table, n’a pas la même résonance et la même validité lorsque
je la lis dans un roman et lorsque je la prononce pour répondre à une
question qui m’est posée. Sans doute l’objet représenté est-il toujours
affecté d’un certain mode d’existence : réelle, idéale, possible ; je fais
aisément la différence entre ces deux phrases : Jean vit son stylo sur
la table, et : Jean se souvenait d’avoir vu son stylo sur la table. Mais
que l’objet représenté soit représenté comme réel ou comme imagi¬
naire, passé ou futur, cette position d’existence est comme neutralisée,
impossible à prendre tout à fait au sérieux : elle s’accomplit dans
l’irréel comme les discours que tiennent les personnages, qui sont

(i) Das Literarische Kunstwerh, p. 129 et 362.


L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 269

réels pour ceux auxquels ils s’adressent, comme le disent les guil¬
lemets, mais ne le sont pas tout à fait pour moi. C’est en quoi l’objet
représenté est un objet purement intentionnel, et c’est là que
réside la raison la plus profonde de l’hétéronomie de l’objet
esthétique.
Or, il nous semble qu’il y a là une double équivoque, sur la notion
d’objet intentionnel et sur la notion d’hétéronomie, en quoi Ingarden
est infidèle à Husserl. Lorsqu’il fait de l’objet représenté un objet
purement intentionnel, Ingarden semble invité à cette identification
par le fait que l’objet représenté est en effet frappé de neutralité et,
en ce sens, irréel; mais, précisément, l’irréalité du représenté n’est
pas celle de l’intentionnel. Au vrai, l’objet intentionnel n’est pas un
irréel, « une apparence qui pourtant n’est pas un pur rien » (1), comme
dit Ingarden lui-même; il n’est pas un sosie de l’objet réel qui serait
amputé de sa réalité. Husserl a eu soin d’interdire la séparation de
l’objet réel situé dans la nature et de l’objet intentionnel immanent
à la perception et situé dans le vécu (2) : lorsque je perçois l’arbre,
il n’y a pas un arbre intentionnel privé de réalité et n’existant que par
ma perception, et un arbre réel que je rejoindrai à partir de là. La
doctrine de l’intendonnalité a précisément pour fin d’éviter cette
distinction ruineuse à laquelle achoppe tout psychologisme. Le
caractère de réalité ne doit donc pas être exclu de l’objet inten¬
tionnel : même s’il ne fait pas partie du noyau noématique qui
définit l’arbre et constitue son sens, il appartient au noème complet
du perçu, comme aussi bien le caractère d’irréalité au noème de
l’imaginé, et en général les « modifications attentionnelles ». Et cette
intégration au noème de thèses diverses de réalité, variant selon les
espèces de vécu intentionnel, interdit désormais de séparer objet
intentionnel et objet réel. C’est, qu’au fond — et Ingarden n’y a peut-

(1) Das Literarische Kunstwerk, p. 124.


(2) Cf. Idées, trad. Ricœuk, p. 312.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

être pas assez pris garde — l’objet intentionnel n’apparaît que par
la réduction phénoménologique. Et la réduction ne crée rien; elle
suspend la thèse de l’attitude naturelle, elle ne constitue pas un objet
nouveau, ne fût-ce qu’en retranchant quelque chose de l’objet réel :
mettre entre parenthèses n’est pas retrancher. Tout ce que la réduction
nous demande, c’est de ne pas « opérer la thèse » (de réalité ou
d’irréalité) c’est-à-dire de ne pas participer et nous laisser prendre
Phéno¬
au jeu; donc, d’adopter l’attitude du philosophe qui, dans la
ménologie hégélienne, regarde par-dessus l’épaule de la conscience
naïve et comprend ce qu’elle vit. L’objet intentionnel n’est pas
différent de l’objet réel ou irréel, il est cet objet saisi dans la perspec¬
tive de la réduction qui laisse intacte la croyance en se refusant d’y
participer.
Mais alors on ne peut plus dire que l’objet représenté par le mot
ou la phrase soit spécifiquement un objet intentionnel : le fait qu’il
soit irréel n’implique pas qu’il soit réduit : la saisie du représenté
comme tel n’est pas une réduction que nous pratiquerions sans le
savoir. Tant qu’il n’est pas phénoménologiquement réduit, l’objet
représenté n’est pas plus un objet intentionnel que l’objet perçu,
remémoré ou attendu. Dès lors, on ne peut plus attribuer à l’objet
représenté une hétéronomie d’être qu’on peut attribuer aux objets
intentionnels, et qu’on découvre par la réduction en mettant au jour
les structures noético-noématiques. D’ailleurs, la corrélation de
l’objet à l’acte qui le vise constitue-t-elle un brevet d’hétéronomie ?
A cet égard, il faudra taxer d’hétéronomie aussi bien l’objet perçu
qui implique une visée perceptive que l’objet réel qui implique une
thèse de réalité; si l’on se situe sur le plan de la réduction, on n’a pas
le droit d’opposer, comme fait Ingarden, l’hétéronomie de l’objet
représenté à l’autonomie de l’objet perçu. En fait, Ingarden ne jus¬
tifie l’hétéronomie de l’objet représenté qu’en le subordonnant à
des fondements dont l’être est autonome : « Qui accorde l’existence
hétéronome des phrases (et donc de l’œuvre littéraire), doit aussi
L’ÊTRE DE L'OBJET ESTHÉTIQUE

accepter tous ses fondements autonomes et ne doit pas se contenter


des purs actes de conscience » (i) (lesquels suffisent à définir l’hété-
ronomie de l’objet intentionnel). Ces fondements supplémentaires,
ce sont, d’une part les opérations subjectives qui président à la
création de l’œuvre, d’autre part et surtout les « concepts idéaux »
auxquels renvoient les phrases de l’œuvre et qui s’actualisent en
elles : « De même qu’une phrase ne pourrait être formée sans l’opé¬
ration qui la forme, elle ne pourrait exister sur le mode de l’hété-
ronomie sans les concepts idéaux (2). » Mais l’intervention de ces
concepts idéaux risque de fausser l’interprétation de l’objet esthétique.
Il faudrait dire — ce qu’Ingarden ne spécifie pas, parce que sa
conception polyphonique l’en prévient — que, précisément, ce qui
caractérise l’œuvre littéraire et l’oppose à un écrit ordinaire, c’est
que la signification, même si elle se réfère à ces objets idéaux, est
donnée dans le mot; les mots y ont assez de pouvoir, parce qu’ils
portent le sens en eux, pour que l’œuvre, grâce à eux, soit autonome :
c’est en eux qu’elle a sa racine.
Et, en effet, on ne lit pas un poème, ou même un roman, comme
une œuvre scientifique, un essai, ou même un reportage, où les signi¬
fications sont premières et ne peuvent être négligées; on ne va pas
droit aux significations à travers les mots en escamotant la perception
des mots et en leur substituant immédiatement un savoir : ce que
Sartre exprime en disant que, en même temps que la sphère des
significations objectives devient un monde irréel, le savoir, par une
modification radicale de l’intention, devient « savoir imageant ».
Nous préférons dire : savoir percevant, pour ne pas introduire le
dualisme du perçu et de l’imaginé, et parce que l’imagination nous
semble réprimée plutôt que stimulée par l’objet esthétique. Lire, c’est
percevoir : truisme, si l’on entend par là que la lecture implique

(1) Dos LtUrarische Kunstwerk, p. 378.


(2) Ibid., p. 378.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

la perception des signes écrits sur le papier; mais nous voulons dire
que dans les arts du langage, les mots que nous livrent ces signes,
loin de se réduire à la fonction de signes et de s’effacer derrière leur
signification, sont perçus comme des choses et finissent par conférer
à leur signification cette même qualité de perceptible. En effet, les
mots prennent ici de l’importance : ils ont une physionomie propre,
du poids, de l’éclat, des vertus qui ne sont point les vertus discrètes
de l’algorithme, auquel on demande d’être clair et précis. Leur sens
ne prend de consistance que par leurs vertus sensibles. Et leurs
significations deviennent concrètes. Mais comment ? Non point
parce que les images viendraient se greffer sur elles; Sartre lui-même a
noté que les images proprement dites n’apparaissent qu’aux arrêts
et aux ratés de la lecture, quand le lecteur n’est pas vraiment « pris »;
les termes abstraits ne sont pas commentés par des images ou par des
schèmes; et lorsque le poète dit : « Voici des fruits, des fleurs, des
feuilles et des branches », cela n’éveille pas plus en moi quelque
image de botanique que les Mélodies en forme de poire de Satie ou une
nature morte de Bazaine. Ce qui est concret ici, ce n’est pas la signi¬
fication parce qu’elle deviendrait imaginative, c’est sa présence :
elle tient du mot une espèce d’insistance et d’épaisseur, elle s’ilhmite
en un monde, un monde que nous n’avons pas l’impression de
constituer, mais qui nous est donné : les fruits et les feuilles de
Verlaine sont concrets, non parce qu’ils se dessinent à nos yeux, mais
en ce qu’ils nous introduisent dans une certaine atmosphère qui n’est
pas la sphère objective des significations.
C’est l’immanence de la signification au langage dont la concep¬
tion d’Ingarden ne rend pas assez compte. Peut-être faut-il com¬
prendre les arts du langage à partir des autres arts et ne pas accorder
de privilège à l’objet représenté, c’est-à-dire à « la couche des signi¬
fications ». Sans doute l’intérêt d’un roman est-il dans ce qu’il nous
donne à comprendre, et nous mesurons souvent sa valeur aux idées
qu’il propose et aux réflexions qu’il suscite; il est indubitable qu’il
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

y a souvent plus de matière dans un roman que dans un manuel de


psychologie ou dans un livre d’histoire. Si ce que représente un
tableau est finalement sans grande importance — encore qu’on en
ait douté avant que la peinture ne parvienne à une pleine conscience
d’elle-même, lorsqu’on débattait gravement de la représentation des
anges ou de la moralité des sujets — il n’en est pas de même de ce què
raconte le roman. Mais la façon dont il le raconte importe aussi :
ce qu’il dit, nous pouvons, après coup, en le méditant, le concep¬
tualiser, l’exprimer en termes de science ou de philosophie, l’intégrer
à un système. Mais c’est en quoi nous ne sommes pas romanciers et
tirons du roman le parti que nous pouvons. Et si le roman nous
suggère ces réflexions, c’est moins par ce qu’il représente que par la
façon dont il le représente : c’est par ce qu’il y a d’art en lui que nous
sommes instruits, quitte à oublier par la suite comment il a agi sur
nous. Ce qu’il y a d’esthétique dans l’œuvre littéraire tient donc en
dernier heu aux moyens de représentation qu’elle met en jeu et dont
dépend l’objet représenté; il tient à ce qui en elle est saisissable du
dehors, au choix et à l’arrangement des mots. Ainsi peut-on dire
que même dans les arts du langage l’objet esthétique, loin d’être un
objet représenté ou, comme dit Ingarden par une identification qui
nous a semblé.téméraire, un objet intentionnel, est encore un objet
perçu; le savoir y est enraciné dans la perception des aspects sensibles
de l’œuvre et culmine dans le sentiment qui nous jette, à l’intérieur du
sens, dans le monde immanent à l’œuvre.
Ainsi Ingarden, mettant l’accent sur les significations, préserve
l’objecdvité de l’objet esthédque, mais en le coupant du perçu par
une disdncdon trop radicale entre le mot et son sens, et en le sus¬
pendant à une sphère d’être idéal. De là vient qu’il conclut à l’hété-
ronomie de l’objet esthédque. Il ne suffit donc pas, si l’on veut
faire droit à la réalité de l’objet esthédque, d’insister sur son sens, il
faut encore montrer qu’il porte en lui ce sens pour l’offrir à la
percepdon.
M. DUFRENNE 18
274 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

c) M. de Schlœzer. — C’est peut-être ce que M. de Schlœzer, étu¬


diant l’objet musical, n’a pas assez fortement souligné. L’intérêt de
sa remarquable étude réside d’abord en ce qu’elle enseigne que le
sens de l’objet esthétique ne consiste pas nécessairement dans des
représentations comme celles que proposent l’objet littéraire ou l’ob¬
jet pictural. Certes, la musique a bien un sens, qui lui confère un être
autonome, et que chaque exécution s’efforce de manifester pour être
fidèle à l’œuvre ; faute de quoi elle ne serait qu’une suite absurde de
sons, une aventure déconcertante, et une apparence qui ne cesserait
de se nier elle-même. De ce sens, M. de Schlœzer, on s’en souvient,
discerne trois aspects : rationnel, psychologique et spirituel. Le sens
rationnel n’appartient pas proprement à la musique, sinon à la
musique à programme ou à la musique qui accompagne un texte.
Il est recouvert par la musique elle-même : « La musique parvient à
absorber le sens rationnel (des systèmes verbaux) parce qu’elle n’en
tient pas compte, parce que, en vertu de sa nature, elle l'ignore
complètement. Je dis bien la musique et non le musicien (i). » Et
si les paroles chantées ont encore un sens pour l’auditeur, « ce sens
n’est plus celui qu’elles avaient avant leur mise en musique, mais
celui que leur confère la phrase musicale » (2). Quant au sens psycho¬
logique, qui réside dans l’expressivité de l’œuvre et se traduit en
termes affectifs, M. de Schlœzer montre bien qu’il appartient à toute

(1) Introduction à J.-S. Bach, p. 269.


(2) 0. c., p. 273. Peut-être faut-il faire des réserves sur l’idée que les paroles
chantées se résorbent dans la musique, et sur la thèse générale qu’on pourrait induire
de là, à savoir que l’alliance de deux ou plusieurs arts se conclut nécessairement au
bénéfice d’un seul. Car les paroles d’un poème ou d’un livret — lorsque ce livret n’est
pas seulement un prétexte et possède par lui-même une valeur esthétique, comme
Tristan — n’ont pas seulement un sens rationnel, mais aussi bien un sens poétique,
ce sens que nous reprocherions à Ingarden d’avoir négligé. Et, entre ce sens poétique
et le sens musical, comme ailleurs entre le sens musical et le sens chorégraphique,
c’est-à-dire entre les diverses valêurs expressives, une affinité peut s’établir qui les
met à égalité ; mieux même, une identité, précisément parce que ces sens se situent
au delà du rationnel.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

musique, même la plus austère, la plus impassible, à condition qu’on


ne confonde pas expressif et pathétique; il s’enracine dans la structure
de l’œuvre et tient d’elle une réalité objective, à condition qu’on ne
le psychologise pas en l’identifiant aux émotions ou aux rêveries
qu’il peut éveiller dans l’auditeur. Mais le sens authentique pour
M. de Schlœzer, dont le sens psychologique n’est encore que l’envert
ou la déchéance, c’est le sens spirituel, 1’ « idée concrète » de l’œuvre,
son être même en tant que totalité organique. L’objet musical a un
sens parce qu’il est un système sonore achevé, et le sens est le déploie¬
ment de cette nécessité intérieure, de cette unité intemporelle à
travers la diversité des figures ou des mouvements (i) : spinozisme
esthétique. L’œuvre exige donc d’abord d’être « comprise », par une
opération de synthèse intellectuelle qui transcende la sensorialité.
Cela n’exige nullement de l’auditeur qu’il connaisse la théorie musi¬
cale, pas plus que le poème n’exige du lecteur qu’il soit grammairien
ou philologue; au contraire, le profane, qui n’est pas prévenu parles
habitudes d’école, s’adapte quelquefois mieux que l’expert à l’inouï,
son ignorance le rend disponible et favorise la compréhension. Car,
comprendre n’est rien d’autre que « saisir la série sonore en son unité »
restituer en soi l’œuvre comme totalité qui se suffit à elle-même; et
le sens que l’on appréhende ainsi est vraiment l’être de l’objet, ce qui
le constitue comme tel et l’empêche de retourner à la poussière d’une
diversité absurde. Et ce sens est immanent à l’œuvre : « L’œuvre
musicale n’est pas le signe de quelque chose, mais se signifie elle-
même; ce qu’elle me dit, elle l’est, son sens lui étant immanent; il

(i) M. de Schiæzee dit en effet que l’œuvre musicale est intemporelle. Précisons
que cette affirmation n'a pas chez lui le même sens que chez Sartre. Pour Sartre,
l’objet musical est intemporel parce que c’est un imaginaire qui ne peut s’écouler
que dans un temps irréel, « une ombre de temps qui convient à cette ombre d’objet
avec son ombre d’essence » (L’imaginaire, p. 170). Pour M. de Schlœzer, il est intem¬
porel parce qu’il suppose, de la part du compositeur qui le produit, et de l’auditeur
qui le comprend, une organisation du temps par l’intelligence : * Organiser musica¬
lement le temps, c'est le transcender » (p. 31).
276 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

se trouve ici plutôt incarné en quelque sorte que signifié (i). » C’est
ainsi qu’il est « une idée concrète ».
M. de Schlœzer rend compte ainsi, mieux qu’Ingarden, de l’unité
de l’objet esthétique; à cet objet, on pourrait appliquer le mot que
Goldstein applique à l’organisme : « Le sens de l’organisme est son
être. » Mais si le sens peut ainsi unifier et constituer l’objet, c’est qu’il
procède du plus profond de lui et qu’il ne réside pas seulement dans
les représentations que l’objet peut proposer : l’œuvre n’est vraiment
une qu’à condition de rece'er une unité plus profonde que la cohérence
logique d’un sens rationnel, une unité qui la rassemble toute, signifié
et signifiant, et qui lui donne vraiment sa personnalité; c’est cette
unité qui constitue la péripétie ultime du sens de l’objet esthétique,
faute de quoi cet objet n’a plus que l’être d’un signe quelconque et
perd à la fois sa rigueur et sa plénitude. Mais c’est seulement sur la
nature du sens et non sur sa fonction qu’un débat pourrait s’engager.
Le primat accordé au sens spirituel sur le sens psychologique nous
semble contestable; si le sens psychologique désigne l’expression,
n’est-il pas la plus haute signification de l’objet esthétique ? On ne
voit pas bien comment l’affectif, dans la mesure où l’expression
s’adresse au sentiment, peut être du spirituel dégradé. Pour M. de
Schlœzer, le privilège du sens spirituel est cautionné par une théorie
intellectualiste de la perception : comprendre la musique, c’est
opérer une synthèse grâce au jugement, et saisir, ou plutôt former,
une idée qui gouverne le sensible et qui, parce qu’elle préside à
son déroulement, est elle-même intemporelle. Mais l’idée ainsi rat¬
tachée à un acte du jugement peut-elle encore être idée concrète ?
N’est-elle pas transcendante au sensible dont elle est le sens ? Si, par
contre, on renonçait à la théorie selon laquelle le spirituel n’est
saisissable que par une opération intellectuelle, on pourrait à la fois
réconcilier le spirituel avec l’affectif, et assurer son immanence au

(i) Introduction à J.-S. Bach, p. 27.


L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

sensible. Car, enfin, si la musique tient son être du sens qui l’habite,
comment cet être est-il donné sinon dans la perception ? A quoi le
sens est-il immanent, sinon au perçu ? et le perçu n’est-il pas le
sensible sonore qui nous impose sa présence et nous communique
son expression bien plus que nous lui imposons une loi ? (i). C’est
le sensible qui est signifiant, et M. de Schlœzer le dit lui-même :
« On apprend à comprendre la musique en l’écoutant (2) » : c’est dire
que la musique n’est pas un objet intellectuel; elle est, comme tout
objet esthétique et comme l’œuvre littéraire elle-même, objet perçu.
Et ce qui distingue la perception esthétique de la perception usuelle,
c’est qu’il ne nous est rien demandé d’autre, pour accéder à l’objet
esthétique, que de percevoir : parce que c’est dans le perçu que se
révèlent le sens et l’être de cet objet : et de même que toute l’attention
du sujet est orientée vers la perception, toute la matérialité de l’objet
est destinée à susciter cette perception et à s’effacer derrière le sensible
triomphant.

d) Conrad. — L’objet esthétique n’est donc pas un objet intel¬


lectuel, et le sens en lui ne peut se distinguer du signe pour accéder
à l’idéalité. Si l’on veut qu’il soit un objet idéal, il faut qu’il le soit
tout entier; il faut que le perçu même, en tant que porteur d’un sens
soit idéal, et cela signifie que la perception est toujours une approxi¬
mation ; l’idéal n’est pas l’intelligible, mais ce qui est au delà de Fac¬
tuellement perçu et qui constitue pour la perception une tâche.
Aufgabe, dit précisément Conrad.
Suivons ici son analyse : la symphonie ne se réduit pas à la
perception que j’en ai, mais, loin d’être un imaginaire auquel j’accé-

(1) Tout n’est cependant pas faux dans l’intellectualisme, et nous y reviendrons :
il se peut que la réflexion coopère à la perception esthétique. Mais elle ne la constitue
pas : le sens de l’objet perçu n’est pas suspendu à un acte intellectuel, il est éprouvé
dans sa présence.
(2) Introduction à J.-S. Bach, p. 26.
278 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

derais en rompant avec la perception, elle est à la limite de cette per¬


ception. Ainsi, selon que je la siffle, que je la joue à quatre mains sur
une réduction pour piano, ou que je l’entends à l’orchestre plus ou
moins bien conduite (i), elle reste distincte de ces exécutions qui ne
me donnent sur elle qu’une prise incomplète ou imparfaite; mais ce
n’est pas parce qu’en elle-même elle cesserait d’être objet perçu, mais
au contraire parce qu’elle requiert une perception adéquate où elle
soit vraiment présente. Lorsque, pour rappeler à un ami ce qu’est
la Septième, j’en fredonne les thèmes, je ne prétends pas le mettre
en présence de l’œuvre; je lui en donne un signalement, comme
on résume un roman ou comme on décrit un tableau, mais je ne peux
lui livrer ni l’admirable contrepoint du deuxième mouvement, ni
l’harmonie, ni les timbres, bref tout ce que l’œuvre est elle-même, et
qui ne se livre qu’à une certaine perception, dans les circonstances
bien déterminées d’une certaine exécution. (Sartre semble dire la
même chose; mais il qualifie de naïf « mon désir d’entendre la
Septième parfaitement exécutée, précisément parce qu’il me semble
qu’alors, elle sera parfaitement elle-même » (2), et en effet on ne voit
pas pourquoi chez lui une certaine exécution est particulièrement
requise : une esquisse peut suffire à conjurer en moi la présence ima¬
ginaire de l’objet esthétique, une photo quelconque peut avoir la
même puissance d’évocation qu’un portrait.) De même que la
musique requiert une certaine qualité d’exécution pour permettre
une certaine audition, l’objet plastique requiert une certaine perspec¬
tive sur lui, on dirait presque une certaine qualité de comportement
du spectateur, pour permettre une certaine vision. Là encore, il y a
une perception privilégiée; et c’est ainsi que l’objet esthétique se
distingue de l’objet naturel. D’abord en ce qu’il exclut divers sens au
profit d’un seul : la statue n’a pas à être touchée, mais seulement à

(1) Conrad, Das aesthetisehe Objekt, Zeitschrift fur Aesthetik, III, p. 77-
(2) L’imaginaire, p. 243.
L'ÊTRE DE L'OBJET ESTHÉTIQUE

être vue; même pour Michel-Ange aveugle, la statue palpée et non


vue cesse d’être un objet esthétique pour devenir un objet connu, à
moins que, par une sorte de miracle de l’imagination et plus encore
de la mémoire, le toucher ne puisse éveiller une vision imaginaire;
et si la masse ou la qualité du matériau importe esthétiquement,
c’est seulement dans la mesure où la vue peut l’apprécier et en réclame
l’authenticité. Ensuite, en ceci qu’il exige un certain point de vue :
un tableau doit se voir sous un certain éclairage et d’une certaine
position, dans les conditions, prescrites par l’objet, qui assurent la
meilleure vision; tandis qu’une photo, je puis la voir de n’importe
où et n’importe comment, il suffit que je reconnaisse l’objet qu’elle
désigne; et si je m’applique, ce n’est pas à voir pour voir, mais à voir
pour connaître ou utiliser. Pareillement d’un monument il y a,
comme dit Conrad, une Hauptansicht et des Nebenansichterr, peut-être
d’ailleurs, la perception d’un monument n’est-elle jamais achevée :
les arcs-boutants ou le transept de Notre-Dame exigent d’être vus
aussi bien que les trois portails et les tours, en sorte que le monu¬
ment par ses trois dimensions sollicite une promenade plutôt qu’une
visée immobile, mais une promenade qui comporte des haltes en
des points où s’offrent quelques perspectives, comme en saisit l’appa¬
reil photographique, qui semblent ramasser toute l’œuvre. Nous
retrouvons l’idée que l’objet esthétique, comme il commande l’exé¬
cution, sollicite et gouverne la perception et, à la différence de l’objet
naturel, une perception qui n’a d’autre fin qu’elle-même. Ses pres¬
criptions comportent une certaine latitude aussi bien pour l’exécutant
que pour le spectateur; mais que cette marge soit dépassée, que le
récitant bégaye, que les instruments soient mal accordés, que le
tableau soit couvert de poussière, ou que le monument soit vu de
trop loin, l’objet esthétique disparaît, et dire que nous n’en avons
qu'une image approchée revient à dire que ce n’est plus lui qui est
présent.
L’essentiel pour Conrad est donc de distinguer l’objet esthétique
28o L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

des exécutions auxquelles il donne lieu, et surtout des perceptions


que nous en avons. C’est parce qu’il est distinct de ses épiphanies
qu’il est un objet idéal. Mais cela n’est-il pas vrai de tout objet perçu ?
Pas exactement : dans la mesure où nous nous contentons d’éprouver
la présence de l’objet, toute perception est valable qui suffit à l’at¬
tester; et au contraire, dans la mesure où nous voulons le connaître
dans sa vérité, aucune perception n’est suffisante pour le saisir dans
sa totalité et l’expliquer-en le joignant par des relations nécessaires
à son contexte. Il y a donc deux plans, l’un où la perception est tou¬
jours valable sans qu’on puisse lui imposer une norme, l’autre où elle
est toujours déboutée; il n’y a pas de degrés d’adéquation de la per¬
ception, parce que la perception, sitôt qu’elle nous a avertis de la
présence de l’objet, et à moins que nous n’adoptions l’attitude esthé¬
tique, est dépassée, soit vers l’action, soit vers l’intellection. Tandis
que l’objet esthétique est destiné à la seule perception, et non pas à
l’utilisation ou à la connaissance; il faut donc bien qu’il y ait pour
lui une ou des perceptions privilégiées. Mais cela signifie que la
perception ne livre pas seulement sa présence, mais sa vérité, et
que cette vérité est la vérité d’un objet perçu. Partant, idéal n’implique
point idéel : l’être de l’objet esthétique n’est pas l’être d’une signi¬
fication abstraite, mais l’être d’une chose sensible qui ne se réalise
que dans la perception. Et c’est ce point essentiel que Conrad n’a
pas souligné : faire de l’objet esthétique la limite idéale de la per¬
ception, ce n’est pas l’exclure du perçu, c’est dire seulement qu’il
est une norme pour la perception. Et sans doute ne peut-il l’être que
parce qu’il a un en-soi; comme dit très bien M. de Schlœzer, si la
musique se réduit au perçu, « toutes les exécutions se valent »; mais
si elle ne se réduit pas au perçu, c’est encore dans le perçu qu’elle
dépasse le perçu.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 281

IL — L’objet esthétique comme objet perçu

Cette évocation de quelques doctrines inspirées par la phénomé¬


nologie permet de cerner le problème du statut de l’objet esthétique.
L’objet esthétique est un objet essentiellement perçu, je veux dire
voué à la perception et qui ne s’accomplit qu’en elle; et c’est sur l’être
de l’objet perçu que les doctrines hésitent et se séparent.

a) L’objet perçu. — En effet, l’objet perçu propose à la réflexion


une aporie qu’on ne résout pas aisément. Insistons-y un peu. D’où
tient-il son sens et son être ? Son être se réduit-il au sens qu’il a pour
moi ? A-t-il un sens par lui-même, ou par l’idée qui me donne prise
sur lui ? Son être est-il indépendant de la représentation que j’en ai,
est-il fondé en lui-même ou au contraire sur cette représentation ?
C’est sur ce problème que s’opposent depuis toujours idéalisme et
réalisme. Et même la doctrine de l’intentionnalité s’inscrit dans ce
long débat sans permettre d’abord d’y échapper. Dire comme Sartre
que l’objet perçu est à la fois extérieur et relatif à la conscience,
c’est rassembler la difficulté en une formule et non point la résoudre.
Car il ne suffit pas de refuser que l’objet soit dans la conscience et
d’affirmer que par essence la conscience se transcende vers l’objet.
Dans la mesure où la notion husserlienne d’intentionnalité conduit à
durcir l’opposition du pour-soi et de l’en-soi, le débat ne peut être
dépassé, il ne peut être tranché qu’en faveur de l’idéalisme caracté¬
ristique des œuvres publiées de Husserl, et rassemblé dans le thème
central de la « constitution ». Le problème de la perception reste une
écharde dans la chair de cet idéalisme. Il est significatif que Sartre
ait évité de l’aborder dans L’Être et le Néant et que ses autres travaux
phénoménologiques portent sur l’imagination et l’émotion, c’est-
à-dire sur des domaines où l’on peut en effet mettre à jour l’activité
constituante, sinngebend, de la conscience (et aussi — et d’abord —
sa faculté de néantisation, par quoi s’accuse l’opposition du pour-soi
282 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

et de l’en-soi, car l’originalité de Sartre est d’avoir montré, en inter¬


prétant certains thèmes de Heidegger, que c’est parce qu’elle est
néant et pouvoir de néantisation que la conscience est constituante).
Car le fait de la perception invite au contraire à rompre le dilemme
à quoi l’opposition du sujet et de l’objet accule toute réflexion; il
suggère que l’objet n’est pas le produit d’une activité constituante,
et cependant n’existe que pour une conscience capable de le recon¬
naître et de le lire; il invite à concevoir une relation de l’objet et du
sujet telle que l’un ne soit que par l’autre, que le sujet soit relatif à
l’objet de la même façon que l’objet est relatif au sujet. En d’autres
termes le sujet ne peut rencontrer l’objet que s’il est d’abord au
niveau de l’objet, s’il prépare l’objet du fond de lui-même et si l’objet
s’offre à lui de toute son extériorité, cette réconciliation du sujet et
de l’objet s’opérant jusque dans le sujet lui-même, en qui s’identifient
corps propre et corps objet. Telle est la thèse de M. Merleau-Ponty.
Par quoi il donne à la phénoménologie une orientation nouvelle,
amorcée, paraît-il, dans les inédits de Husserl : la réduction ne
culmine plus dans la découverte d’une conscience constituante, mais
dans la découverte de sa propre impossibilité; s’efforcer de suspendre
la thèse du monde, de renoncer à l’attitude naturelle et à son réalisme
spontané, c’est éprouver qu’on ne le peut, que nul ne peut s’abstraire
du monde où il est, et que le rapport au monde, tel que la perception
le vit sur le mode de l’irréfléchi, est toujours déjà donné; et l’inten¬
tionnalité est ce projet toujours repris de la conscience, par lequel elle
s’accorde à l’objet avant toute réflexion. Par quoi aussi M. Merleau-
Ponty redonne sens à la Gestalttheorie : car la forme n’est pas la
figure de l’objet immédiatement donné comme totalité articulée et
signifiante, mais la totalité que le sujet forme avec l’objet, où l’on ne
peut distinguer qu’artificiellement ce qui est de l’objet et ce qui est
du sujet. La perception est précisément l’expression de ce lien noué
entre objet et sujet, où l’objet est immédiatement vécu par le sujet
dans l’expérience irréductible d’une vérité originaire qui ne peut être
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 283

assimilée aux synthèses qu’opère le jugement conscient. Cette relation


vivante est présentée par analogie avec la relation de l’organisme
et du milieu (1) ; analogie d’ailleurs périlleuse, car elle conduit
peut-être, en concevant la perception comme un mode du compor¬
tement, à négliger ce qu’il y a en elle de « représentation » pour ne
tenir compte que de la présence au corps.
En effet, la chose n’est point seulement le corrélât du compor¬
tement psycho-physiologique et de la téléologie corporelle, elle est
aussi une réalité qui s’impose à nous, pour laquelle le montage
psycho-physiologique est une réponse : elle est une norme pour
nous autant que nous sommes une norme pour elle. Sinon, nous
reviendrions à une philosophie transcendantale ç>ù le transcendantal,
au heu d’être une conscience constituante, serait le corps propre;
nous y aurions gagné de situer la perception au niveau de l’expérience
vécue, mais nous resterions dans les perspectives d’un idéalisme.
M. Merleau-Ponty l’a très bien vu : « On ne peut, disions-nous,
concevoir de chose perçue sans quelqu’un qui la perçoive. Mais
encore est-il que la chose se présente à celui-là même qui la perçoit
comme chose en soi et qu’elle pose le problème d’un véritable en-soi-
pour-nous (2). » En-soi, que signifie ? D’abord que l’objet ne m’attend
pas pour être, et qu’il y a une plénitude de l’objet qui me demeure

(1) Toute la question est de savoir ce que peut signifier cette relation lors¬
qu’elle ne désigne pas seulement la réciprocité du corps propre et du monde, de
l’organisme et du milieu, et comment on peut transposer cette réciprocité de l’ordre
vital à l’ordre psychologique : y a-t-il un plan du pur perçu qui ne soit plus le vécu pur
et simple sans être encore du réfléchi ? Y a-t-il une perception qui ne tende à l’intel-
lection ? Te corps est-il un transcendantal autrement qu’au seul plan du compor¬
tement ? La théorie de M. Merleau-Ponty mêle en quelque sorte la théorie métaphy¬
sique de Heidegger selon laquelle le Dasein révèle l’être parce qu’il est être dans le
monde, la théorie phénoménologique de Sartre qui rep-end cette analyse en termes
de conscience, et la théorie biologique de Goldstein qui considère la relation de
l’organisme au milieu. Mais, si l’on peut contester la transposition du Dasein à la
conscience, comme a fait M. Beaufret, à plus forte raison de la conscience à l'orga¬
nisme. Nous y reviendrons dans l’analyse de la perception.
(2) Phénoménologie de la perception, p. 372.
284 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

inaccessible : c’est ainsi que la chose en soi dans Y Esthétique transcen¬


dantale — comme le noumène dans Y Analytique et l’idée dans la
Dialectique — atteste la finitude de l’homme, son impuissance à s’égaler
à une intuition originaire où voir serait créer, parce qu’il n’y a de
perception que temporelle et que la temporalité comme la spatialité
interdisent de saisir une totalité achevée, ce par quoi il y a un monde
pour nous faisant que ce monde ne peut nous être définitivement
connu. Mais en-soi signifie aussi qu’il y a une vérité de cet objet dont
la présence seulement est donnée à la perception, une vérité qui
aimante la perception, qui l’empêche de jamais se satisfaire et qui
conduit à la réflexion où la perception est mise en question. Dire que
l’objet est en soi, c’est donc dire qu’il y a de cet objet un être objectif
qu’il ne nous est pas donné de saisir absolument parce que toute
connaissance commence avec la perception, et que cet en-soi ne peut
éviter d’être pour-nous. La perception est perpétuellement le théâtre
d’un drame : elle ne cesse de se dépasser vers une autre forme de
connaissance qui tente de se délivrer de la subjectivité et de saisir
l’objectivité de l’objet, en sorte que la distinction du sujet et de
l’objet est le résultat et la fin de cet effort, et en même temps elle ne
cesse de revenir à cette expérience et cette assurance initiales où lui
est donnée la présence de l’objet parce qu’objet et sujet ne s’y
discernent encore pas. Et ce drame retentit dans le statut de l’objet
perçu : il n’existe pas seulement en tant que vécu par moi, mais en
tant qu’indépendant de moi, refusant la complicité qui le lie à moi
dans la perception et sollicitant une attitude objectivante qui fasse
droit à la vérité de son être objectif. L’objet perçu est cet objet
dont la présence est indubitable parce que je suis présent à lui; mais
parce que je ne suis présent qu’en jouant le jeu de la temporalité et
de la spatialité, en acceptant d’être jeté au monde et de me perdre en
lui, cette présence est à la fois assurée et précaire; l’objet m’apparaît
comme ce qui est un au-delà de l’apparence, totalement présent et
jamais totalement connu, et suggérant invinciblement, comme en
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 285

effet l’empirisme et l’intellectualisme le postulent implicitement


tous deux, qu’il y en a quelque part une connaissance totale. Il reven¬
dique donc aussi la distinction du sujet et de l’objet qui consacre son
autonomie. Si sa présence est signifiante, il y a une vérité de cette
signification, à l’horizon de la présence, qu’il nous appartient de
saisir; l’expérience de la perception est bien le commencement de
toute pensée, et la racine de toute vérité, mais elle*est comme frappée
d’une tare originelle : ce qu’elle révèle n’est encore qu’une promesse.
Ainsi l’objet perçu est une transcendance dans l’immanence, non
seulement en ce sens que la conscience se transcende vers lui, mais
encore — et peut-être M. Merleau-Ponty n’y a-t-il pas assez insisté —
en ce qu’il comporte une vérité qui ne cesse de se dérober à la per¬
ception bien que la perception la laisse toujours pressentir; la com¬
préhension immédiate de l’objet en appelle toujours à une expli¬
cation qui serait une explicitation de sa structure objective. Et si
l’objet perçu n’est pas seulement réel, mais vrai d’une vérité que
la perception annonce sans pouvoir la saisir, il en appelle au
concept.
Ainsi l’objet perçu a un statut ambigu : il est cet objet que je
perçois parce qu’il m’est présent, mais en même temps il est autre
chose; il est cette réalité étrangère que la perception n’épuise pas, qui
fait appel à un savoir qui voudrait ne rien devoir à la perception,
qui en tout cas m’oblige à remettre en question l’évidence naïve,
à décentrer la connaissance pour la désubjectiver. C’est dire que
la perception comporte une exigence de vérité et doit prendre
conscience de ses propres limites. Une théorie de la perception doit
tenir compte de ces limites et ménager une voie à la réflexion qui
cherche la vérité de l’objet dont la perception éprouve la présence ;
elle doit privilégier l’en-soi aux dépens du pour-nous, en enten¬
dant l’en-soit dans un sens non spécifiquement kantien, pour inter¬
dire que son esse soit réduit à un percipi, sans pourtant le faire
échapper aux prises de la connaissance.
286 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

b) Objet esthétique et forme. — Cette distinction de la présence et


de la vérité apportât-elle quelque lumière au problème de l’objet
perçu, on ne peut s’en prévaloir entièrement pour le problème de
l’objet esthétique. Car l’objet esthétique est cet objet dont la vérité
ne se manifeste que par la présence (i). Si l’objet ordinaire nous invite
à sortir de la perception, l’objet esthétique nous y ramène invinci¬
blement; si le premier dément dans une certaine mesure la thèse de
M. Merleau-Ponty, ou plus exactement, oblige à y ménager la possi¬
bilité d’un passage du perçu au pensé, le second la confirme, ou du
moins oblige à revenir du pensé au perçu, de l’en-soi au pour-nous.
Car l’objet esthétique est essentiellement perçu : à son épiphanie,
l’exécution parfois, le témoin ou le public toujours, sont néces¬
saires; il manifeste le sensible dans sa gloire. Cependant, s’il’s’ac¬
complit ainsi dans la perception, n’a-t-il que l’être subjectif d’une
représentation ? Non pas : il est aussi une chose, le résultat d’une
activité instauratrice, comme dit M. E. Souriau dont l’œuvre philo¬
sophique et esthétique est tout entière vouée à la méditation
de cette activité, — d’une opération, comme dit M. Bayer, qui ne
décrit les « effets » esthétiques enregistrés par la perception que
pour en chercher aussitôt la « typique » et en déceler la « struc¬
ture » (2). Nous dirons donc que l’objet esthétique est l’œuvre
même, l’œuvre en tant que produit d’un faire, justiciable d’une ana¬
lyse objective. Mais il faut ajouter aussitôt : il est l’œuvre en tant
que perçue esthétiquement. Tomberons-nous par là sous la critique
de M. Souriau : « L’art est avant tout action — action instaura¬
trice —, je ne me lasserai pas de le redire; et ceux qui mettent le

(1) Bien entendu il s’agit, comme dans ce qui précédé, de la vérité dont l’objet est
justiciable dans la mesure où son être est assez objectif pour donner prise au vrai, et
non de la vérité dont l’objet est capable dans la mesure où il dit quelque chose et où
on confronte ce qu’il dit avec le réel : ce problème sera traité dans notre dernier
chapitre.
(2) L’esthétique de la grdee, II, p. 328 sq.
L’ETRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 287

fait esthétique uniquement du côté de la contemplation font une


esthétique où l’art est oublié ! » (1). Mais une théorie de l’obiet
esthétique doit bien faire sa part à la contemplation. L’œuvre même
en appelle à cette perception qui découvre en elle, ou réalise sur
elle, l’objet esthétique, en sorte que l’analyse même de l’œuvre ne
cesse de se référer, au moins implicitement, à cette perception.
L’objet esthétique oblige donc à tenir deux propositions, qui déve¬
loppent la formule de « l’en-soi-pour-nous » : d’une part il y a un
être de l’objet esthétique qui interdit de le réduire à l’être d’une
représentation; d’autre part, cet être est suspendu à la perception et
s’achève en elle : cet être est un apparaître.
Qu’il y ait un être et par conséquent une vérité de l’objet esthé¬
tique, 'on peut le vérifier de deux façons. Premièrement à ceci, que
cet objet exerce une exigence par quoi il manifeste en quelque sorte
un vouloir-être qui est comme le gage de son être. Et d’abord, il
l’exerce sur la perception. Loin de l’attendre pour être, il la provoque
et la gouverne, ce qui suggère d’ailleurs qu’il a besoin d’elle pour être
pleinement : non seulement, comme le montre bien Conrad, il propose
à qui sera son témoin une certaine place et un certain comportement,
mais il requiert encore une certaine attitude spirituelle que nous
essaierons de décrire, par laquelle ce témoin lui offre toutes ses
ressources intérieures. En- ce sens, loin qu’il soit simplement pour
nous, c’est nous qui sommes pour lui; et lui est en-soi parce qu’il
s’oppose à nous. Cette exigence s’adresse aussi à l’exécutant lorsque
l’œuvre doit être exécutée; l’exécutant sait bien qu’il y a une vérité
de l’objet esthétique à laquelle il doit être égal; si cette vérité, par sa
faute, ne se manifeste pas, elle n’en existe pas moins. On pourrait
dire enfin, et nous l’avons déjà dit, que l’objet esthétique est une
exigence aussi, et en premier lieu, pour son auteur. Mais l’argument
d’un être de l’objet esthétique antérieur à la création ne saurait être

(1) Revue d’Esthétique, avril 1948, p. 205.


288 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

retenu ici : nous ne pouvons saisir ce qu’il y a d’être dans l’objet


esthétique qu’à condition de lui donner toutes ses chances et de
supposer l’œuvre créée; et l’exigence qui manifeste cet être s’adresse
à qui doit saisir l’objet esthétique sur l’œuvre, et non à qui doit créer
l’œuvre.
C’est à cette condition qu’elle a tout son sens. Et précisément
elle ne signifie pas que l’objet esthétique soit un imaginaire, pas plus
que l’Amérique n’était imaginaire avant Christophe Colomb. L’objet
esthétique peut être manqué, absent, par notre faute ou par celle de
ses interprètes, sans être pour autant irréel. Si son apparaître est
trahi ou méconnu, il n’en est pas moins réel. Et l’on peut dire que si
l’objet esthétique veut être, c’est qu’il y a un être de cet objet. Cet
être d’une exigence, ce n’est pas l’être d’un possible ou d’un devoir-
être, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est pas encore et ne sera
peut-être jamais; l’objet esthétique est déjà, sous les espèces de l’œuvre
non exécutée ou non esthétiquement perçue, et c’est par là qu’il y
a une vérité de lui. Et ce n’est pas l’être d’une vérité qui est à découvrir
au delà du donné, c’est l’être d’une présence qu’il faut saluer ou qu’il
faut réaliser, mais cette présence est grosse d’une vérité : elle doit être
la présence de l’objet esthétique et non d’un faux-semblant. L’objet
esthétique n’est pas extérieur ou transcendant à ses apparitions,
puisqu’il ne se réalise qu’en elles, à la différence de l’objet ordinaire
à qui il est indifférent d’être bien ou mal perçu (la différence étant
pour qui se trompe et en subit les conséquences) ; et pourtant, il ne se
laisse pas réduire à ses apparences puisqu’il peut de lui-même les
dénoncer : puisque le tableau nous avertit lui-même que l’éclairage
est mauvais, ou notre position défavorable, la musique que le mou¬
vement est mal réglé ou que nous ne sommes pas en forme pour
écouter, et le monument lui-même que son entourage le trahit, ou
que le temps a sali la pierre, qu que nous l’avons mal vu. L’objet
esthétique n’est qu’apparence, mais dans l’apparence il est plus
qu’apparence : son être est d’apparaitre, mais quelque chose se révèle
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 289

dans l’apparaître, qui en est la vérité et qui contraint le spectateur à se


prêter à sa révélation.
S’il s’y prête, l’être de l’objet esthétique n’est plus exigence, il
est plénitude, et c’est le second témoignage de son en-soi. Alors
l’objet esthétique est une chose; et l’on peut dire qu’une symphonie
ou un ballet l’est, au même titre qu’un monument ou une poterie.
La plénitude dont jouit cet objet est toujours celle de l’apparence,
c’est-à-dire du sensible qui est l’acte commun du sentant et du senti.
Mais il y a un en-soi de ce sensible, toujours au sens où l’en-soi s’op¬
pose au pour-nous. D’abord, en effet, la perception esthétique ne
saisit pas ce sensible comme s’il n’avait qu’un caractère accidentel
et subjectif et devait être immédiatement interprété, dépassé vers une
signification pragmatique à la façon des qualités secondes. Elle le
saisit comme s’imposant et valant pour lui-même. Il exerce sur la
perception une sorte d’empire : il a, comme nous disions, un poids
de nature, et cette nature qu’il évoque ne s’abîme pas dans le naturé,
c’est bien plutôt la puissance de l’élémentaire telle que les religions
primitives s’efforcent de la conjurer, la splendeur ténébreuse de
l’être avant les hommes et avant les objets. Car l’objet esthétique en
lui-même n’est pas une chose de la nature : il ne le devient que lors¬
qu’il est abandonné à lui-même, réduit à l’être d’un signe : c’est le
monument en tant que substrat qui est nature, comme il peut être
objet usuel s’il est habité ou réparé; mais le monument en tant
qu’objet esthétique est nature d’une autre façon, par le caractère
impérieux, débordant, assuré, des perceptions qu’il éveille : c’est le
sensible même qui est massif et non la pierre comme matériau;
de même les couleurs d’un tableau ont une insistance, un éclat, une
fermeté qui est de nature, et de même les mots du poème avec leur
timbre, leur chatoiement et toute leur résonance. Parler d’un en-soi
du sensible, c’est d’abord indiquer sa plénitude et son insistance, par
quoi l’objet esthétique se distingue déjà des objets ordinaires qui
s’annoncent par des sensations pauvres, ternes et fugitives, promp-
M. DUFRENNE 19
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

temcnt effacées derrière le concept. On pourrait dire que la vertu


esthétique de l’objet se mesure à ce pouvoir qu’il a d’exalter le sensible
et d’estomper le reste : un opéra dont me retient l’argument, un
poème qui prétend m’instruire, un tableau qui m’attire par son sujet,
un monument qui parle au lieu de chanter, ce sont des objets impar¬
faitement esthétiques. Il faut que l’objet exerce une sorte de magie
pour que la perception puisse reléguer au deuxième plan ce que la
perception ordinaire met au premier (i). Le sensible me fascine et
je me perds en lui : je deviens la mélodie grêle du hautbois, la ligne
pure du violon, le fracas des cuivres; je deviens l’élan de la flèche
gothique ou l’accord éclatant du tableau; je deviens le mot avec sa
physionomie propre et cette espèce de saveur qu’il laisse dans ma
bouche lorsque je le profère; je suis comme aliéné : le sensible retentit
en moi sans que je puisse être autre chose que le lieu de sa manifes¬
tation et l’écho de sa puissance.
Cependant, il ne faut pas croire que le sensible se donne comme
pur sensible. Il a un sens, et dont la prégnance contribue à le struc¬
turer et à l’imposer comme en-soi. Mais il importe de rappeler
comment il est l’instrument de ce sens. La perception usuelle, quand
elle n’aboutit pas au geste, se transcende vers la connaissance : elle
n’est attentive au sensible que dans la mesure où il l’instruit. D’un
visage, je retiens la couleur des joues parce qu’elle me dit quelque
chose de la santé, mais non la couleur des yeux, à moins que je ne
veuille donner un signalement précis pour lequel cette couleur
comptera. Le sensible n’est là que pour le sens, c’est-à-dire pour ce
qu’il représente; il induit un savoir et s’efface aussitôt derrière lui, et
c’est du savoir que nous redescendrons vers le sensible, si ce savoir

(i) Il y a toujours quelque mauvaise foi dans la magie : nous feignons que nous
n’y sommes pour rien, que c’est Vénus entière à sa proie attachée, ou la baguette de la
fée ; mais il y faut notre consentement ou notre travail : ici notre consentement au
sensible, l'acceptation des règles du jeu esthétique. Mais il reste que le sensible nous
investit et que notre aliénation rend hommage à sa puissance.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

nous y invite par ses déficiences. Il faut alors que la perception ait
perdu cette confiance spontanée qu’elle a en elle-même, que déjà
pointe la réflexion et que le sujet s’interroge : qu’est-ce que je vois au
juste ? « La qualité sensible, loin d’être coextensive à la perception,
est le produit particulier d’une attitude de curiosité ou d’observa¬
tion (i). » L’objet esthétique, au contraire, tel que nous l’avons décrit,
sollicite une démarche inverse. Si, assistant à l’opéra, je ne m’inté¬
resse qu’à i histoire qui m’est racontée, j’ai manqué l’essentiel qui
est d’entendre la musique. Devant lui, il faut que je découvre d’abord,
et que j’isole en quelque sorte, le sensible, qui est tout le réel de
l’objet esthétique, pour saisir ensuite son sens; je vérifierai alors que
ce sens à la fois lui est immanent et lui est propre, l’objet représenté
n’étant d’ailleurs qu’un aspect de ce sens.
Et, en effet, le sens insinué en nous par le sensible n’est pas
seulement la signification explicite de l’objet représenté; mais, à
travers cet objet, l’objet esthétique nous dit quelque chose d’autre;
il ne le dit pas explicitement, mais en nous introduisant dans un
monde singulier qui est le sien, pour lequel l’objet représenté n’est
qu’un symbole. La chambre de Van Gogh n’est pas une chambre
où l’on habite, c’est une chambre hantée par l’esprit de Van Gogh,
qui, à force de jour, nous invite à pressentir le mystère d’une nuit
où le peintre n’a pu entrer sans que quelque chose en lui chavire.
Or, ce monde qu’il révèle, l’objet esthétique le porte en lui. Au lieu
de renvoyer au monde hors de lui comme les choses, comme le
nuage renvoie à la pluie, il ne renvoie qu’à lui-même, il est à lui-même
sa propre lumière. Nous l’avons exprimé en disant qu’il est un quasi
pour-soi, et nous le vérifierons à l’analyse de sa structure en décelant
dans le mouvement qui l’anime, un rapport de soi à soi constitutif
d’une temporalité propre. Pour l’instant, il convient d’observer que
ce caractère de l’objet esthétique, qui s’oppose également au pour-

(i) Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 261.


L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nous, le confirme dans son aséité : le pour-soi n’exclut pas plus l’en-soi
dans l’objet esthétique que dans la personne humaine; il qualifie
toujours ce qui est chose et pourtant plus que chose (i). Il atteste
donc que l’objet esthétique jouit de cette existence autonome que lui
a voulue son créateur, et qu’on ne peut suspendre à des significa¬
tions idéales comme dit Ingarden : il porte en lui sa propre signi¬
fication, et c’est en entrant plus profondément en communion avec
lui qu’on la découvre, comme on comprend l’être d’autrui à force
d’amitié.
Mais du moins, cette communion est-elle indispensable. Sans elle,
l’objet esthétique est inerte et insignifiant, comme sans l’exécution,
s’il en requiert une, il n’est encore qu’imparfaitement existant. Il
n’est pas difficile d’imaginer une civilisation de Béotiens ou de
Vandales où l’objet esthétique disparaît comme tel, où les œuvres
survivent sans avoir de sens, comme des choses : le clocher n’est pas
un objet esthétique pour l’artilleur qui règle son tir sur lui, ni le
tableau pour qui le relègue au grenier. De même que l’homme
attend d’être reconnu par l’homme et ne réalise pas encore plei¬
nement son être dans l’état de nature, comme Rousseau l’a fortement
dit, de même l’objet esthétique attend la perception où se déploiera
le sensible, et à travers lui son sens. C’est pour le spectateur et par
lui qu’il a l’indépendance et l’objectivité de l’en soi, c’est dans la
présence qu’il a sa vérité. Sitôt qu’il est visé par une conscience
impersonnelle, comme s’efforce d’être celle du savant qui ne s’inté¬
resse plus au sensible pour lui-même et ne cherche pas en lui le secret
dè l’objet, l’objet esthétique se fane en quelque sorte et retombe au
rang de chose quelconque; il n’est vraiment lui-même que dans

(i) N’est-ce pas le principal amendement que M. Merleau-Ponty a apporté à la


doctrine de Sartre en instituant une réflexion sur l’être dialectique du corps et du
comportement ? Ven soi pour soi ne désigne pas un dieu impossible, il désigne ce
demi-dieu qu'est l’homme — et aussi, en l’affectant d’un quasi, l’objet esthétique,
1 œuvre la plus humaine de l’homme.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE 293

l’expérience esthétique. Il s’impose à la perception, et pourtant il


n’a d’être que par elle.
On éclairera ce paradoxe, sans le surmonter, en revenant encore
une fois sur la notion de forme. C’est par la forme que l’objet esthé¬
tique affirme à la fois son unité et son autonomie. La forme, en effet,
n’est pas quelque chose qui le détermine du dehors, elle manifeste l’être
qui lui a conféré l’acte créateur. L’objet esthétique n’a pas une forme,
il est forme. Certes, il faut bien que la forme lui soit donnée par l’acte
créateur, et d’abord sous les espèces de déterminations spatio-tempo¬
relles unifiantes. On sait, depuis l’Esthétique transcendantale, qu’un
sensible qui serait diversité pure ne pourrait être perçu : il faut que
les formes a priori de la sensibilité confèrent une unité à cette diversité.
Et nous verrons, en effet, comment l’artiste aménage l’espace et le
temps pour ordonner le sensible; non qu’espace et temps soient un
cadre extérieur au sensible et qui viendrait se surajouter à lui; mais
c’est la même chose de produire le sensible et de l’organiser spatio-
temporellement, de produire des sons et de les ordonner en phrases
mélodiques selon le rythme et l’harmonie, c’est-à-dire de constituer
une totalité signifiante. Mais il y a plus : la musique n’est pas dans le
temps, elle est du temps, c’est-à-dire qu’elle a une durée propre, qui
est comme sa respiration, et pour laquelle la mesure n’est qu’un repère
extérieur. Et le monument dans l’espace, il est de l’espace; c’est-à-dire
qu’au lieu d’être mesuré, il mesure, il ouvre la hauteur par l’élan de
ses colonnes ou la hardiesse de ses voûtes, il creuse la profondeur
par la succession chatoyante de ses plans, il déploie la largeur par la
majesté de ses façades ou l’ampleur de son portail. Nous verrons
qu’espace et temps sont si bien intégrés à l’objet esthétique qu’ils
semblent procéder de lui : spatialité et temporalité deviennent les
dimensions du monde intérieur à l’objet, des formes que l’objet,
loin de recevoir, invente pour son propre monde.
La forme n’est donc pas un principe extérieur d’unité qui viendrait
du dehors informer le sensible, comme on met des souliers sur une
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

forme ou du vin en bouteille; elle est au contraire intérieure au


sensible, et n’est rien d’autre que la façon dont il s’annonce et se
livre à la perception, comme le dessin dans la peinture moderne
exprime la façon dont les couleurs s’organisent comme couleurs, et
comme l’action dans un ballet exprime la façon dont les mouvements
s’articulent. C’est pourquoi la forme n’est pas exactement le contour,
mais plutôt la totalité du sensible en tant que, d’une part, il se cons¬
titue en objet, et que d’autre part, il représente quelque chose. Parce
qu’elle informe l’objet et lui confère un être, on peut bien dire qu’elle
est à la fois sens et essence ; elle est l’idée qui s’incarne dans l’appa¬
rence et lui prête quelque chose de son éternité : on le voit dans les
ruines. Mais il faut aussitôt apporter deux précisions :
La première, c’est que cette idée n’est pas justiciable d’un logos :
l’objet esthétique l’exprime par ce pouvoir d’expression qui est en
lui, et elle se communique au sentiment sans se laisser maîtriser par
l’entendement. C’est en cela qu’elle peut donner accès à un monde :
l’inconditionné ne se révèle qu’affectivement. Et c’est pourquoi
l’expérience esthétique est peut-être au cœur de l’être-au-monde, ou
du moins nous ramène-t-elle toujours à l’expérience originelle de
cet être-au-monde, mais c’est pourquoi aussi elle ne peut usurper
les prérogatives de la philosophie : l’art tient un autre langage, et il
appartient à chacun de savoir celui qu’il préfère.
La seconde, c’est que l’idée, si bien incarnée dans l’objet esthétique
et si inséparable du sensible qu’elle ne se révèle qu’au sentiment,
émane de cet objet lui-même qui se constitue par là en pour-soi.
Nous retrouvons ici un thème développé par Focillon : a Le signe
signifie, alors que la forme se signifie (i). » Tel est le caractère propre

(i) Vie des formes, p. io. C’est par là qu’au long d’une étude remarquable, et qui
anticipe à la fois certaines thèses de la psychologie de la forme (« une masse architec¬
turale, un rapport de tons, une touche de peintre, un trait gravé existent et valent
d’abord en eux-mêmes, ils ont une qualité physionomique qui peut présenter de vives
ressemblances avec celle de la nature, mais qui ne se confond pas avec elle », ibid..
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

de l’expression, dont l’irréductibilité au logique est le corollaire.


L’objet esthétique est à lui-même son propre sens : ce qui l’unifie est
en même temps ce qui assure son autonomie; et l’on pourrait dire
que la forme est l’âme de l’objet en gardant au mot quelque chose de
son acception aristotélicienne. Ainsi, quand nous parlons de l’en-soi
de l’objet esthétique, ce n’est pas au pour-soi que nous l’opposons,
c’est au pour-nous ; et lorsque nous disons qu’il est nature, c’est moins
pour l’identifier à la chose naturelle que pour souligner le caractère
impérieux et indépendant de sa réalité.
Mais nous n’avons pas saisi encore l’ultime péripétie de la forme
quand nous avons observé cette forme souveraine en l’objet esthé¬
tique, qui est à la fois l’ordonnance du sensible et la signification qui
lui est immanente, en sorte que l’unité de l’objet esthétique et sa
plénitude se mesurent à la prégnance de cette forme, à la netteté avec
laquelle se découpent, non seulement le contour sensible de l’objet,
mais son allure et son expression. Car nous ne pouvons oublier que
cette forme doit être lue par la perception. Elle est donc encore une
forme au sens où l’entend M. Merleau-Ponty, quelque chose de l’objet
qui doit être éprouvé et repris par le sujet, qui suppose l’affinité et
scelle l’alhance du sujet et de l’objet. La forme est moins une
figure de l’objet qu’une figure de ce système que le sujet forme avec
l’objet, de ce « rapport au monde » qui se prononce infatigablement
en nous et qui est constituant à la fois de l’objet et du sujet. Et
nous soupçonnons déjà que cette solidarité du percipiens et du
perceptum est particulièrement remarquable dans l’expérience esthé-

p. il) et certains thèmes de Malraux (« les formes plastiques... sont soumises au


principe des métamorphoses qui les renouvelle perpétuellement, et au principe des
styles qui tend successivement à prouver, à fixer et à défaire leurs rapports », ibid.,
p. 13), Focillon suggère l’idée que l’objet esthétique, par sa forme, est gros d’un
monde : « I,a forme se continue, elle se propage dans l’imaginaire, ou plutôt nous la
considérons comme une sorte de fissure par laquelle nous pouvons faire entrer dans
un règne incertain, qui n’est ni l'étendu ni le pensé, une foule d’images qui aspirent à
naître » (ibid., p. 10).
296 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tique, puisque la forme de l’objet y est particulièrement prégnante.


Mais cette prégnance même nous interdit de disqualifier l’en-soi
au bénéfice du pour-nous : dans cette relation qui l’unit à moi et me
soumet à l’attitude esthétique que j’adopte, c’est tout de même
l’objet esthétique qui a l’initiative. Je ne suis que l’occasion pour
le logos affectif de se délivrer, il se dit en moi. Tout se passe comme
si l’objet avait besoin de moi pour que le sensible s’accomplisse et
trouve son sens. Mais je ne suis que l’instrument de cet accomplis¬
sement, et c’est l’objet qui commande. C’est pourquoi la perception
esthétique, pour autant qu’elle est sentiment, est aliénation (z); et
cette aliénation même est une tâche pour moi, car il faut que j’accepte
de céder à l’enchantement : de renier cette tendance qui me porte
à chercher la maîtrise de l’objet, et de conjurer le sensible pour me
perdre en lui. Et c’est alors que je reconnais à l’objet une intériorité
et une affinité avec moi : il est ce que je vise, mais je le vise comme
consubstantiel à moi en pénétrant en lui ou en me laissant pénétrer
par lui plutôt qu’en le tenant à distance. Pourtant il ne cesse pas
d’être objet en se confondant avec moi; la distance où il est ne
s’abolit pas parce que je m’absorbe en lui, car il reste une règle
pour moi et m’impose son sens. Tel est le paradoxe : je deviens la
mélodie ou la statue, et pourtant la mélodie et la statue restent exté¬
rieures à moi; je les deviens pour qu’elles soient elles-mêmes. C’est
en moi que l’objet esthétique se constitue comme autre que moi.
Autrement dit, l’aliénation corrige ici l’intentionnalité : je ne puis
dire que je constitue l’objet esthétique, il se constitue en moi dans
l’acte même par lequel je le vise, parce que je ne le vise pas en le
posant hors de moi, mais en me vouant à lui. Et l’on comprend

(1) A cette aliénation du spectateur, une psychologie de la création montrerait


que correspond l’aliénation de l’auteur : lui aussi se sacrifie pour que l’objet esthé¬
tique soit. Ces deux aliénations sont complémentaires, mais aussi symétriques ; car
ce que je reconnais dans l’objet en m’aliénant en lui, c’est l’artiste qui l’y a déposé.
Et l’œuvre est ainsi le ciment de l’intersubjectivité.
L’ÊTRE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

pourquoi la conscience n’est pas donatrice de sens : elle ne pose


pas l’objet, elle l’épouse et il s’affirme en elle.
On conçoit donc l’intérêt d’un examen de la perception esthé¬
tique, puisque c’est la perception qui opère la métamorphose de
l’œuvre en objet par quoi l’œuvre s’achève et livre son sens authen¬
tique. Cet examen aura d’ailleurs forcément à répéter les thèmes qui
se dégagent d’une description de l’objet esthétique. C’est à ce prix
que nous vérifierons aussi que l’objet esthétique requiert une per¬
ception singulière qui, même si elle la traverse, ne se termine pas dans
la réflexion, mais revient à elle-même sous les espèces du sentiment,
parce que l’objet esthétique ne peut jamais se livrer, dans sa vérité
même et pas seulement dans sa présence, qu’à la perception. Mais,
auparavant, nous allons esquisser une analyse de l’œuvre dont l’objet
esthétique est le déploiement sensible. Ce sera un moyen de vérifier
déjà la description que nous venons de faire, et particulièrement
l’idée qu’il y a un en-soi de l’objet esthétique. Nous comprenons
maintenant, en effet, comment l’œuvre peut nous éclairer sur l’objet :
l’objet esthétique, c’est l’œuvre en tant que perçue. Entre les deux, il
y a cette seule différence qu’une conscience est intervenue, une
conscience qui se fait aussi discrète et aussi docile que possible, mais
qui fait passer l’objet de la nuit à la lumière, de l’état de chose à l’état
de perçu. L’en-soi de l’objet esthétique, c’est dans l’œuvre qu’il faut
en trouver le fondement. Mais si cet objet tient son être de l’œuvre et
peut être éclairé par elle, inversement l’œuvre a sa vérité dans l’objet
esthétique et doit se comprendre par lui. C’est pourquoi l’analyse
de l’œuvre n’a de sens que si elle se réfère toujours à une perception
possible, et manifeste ainsi que l’œuvre est pour la perception.
.
DEUXIÈME PARTIE

ANALYSE
DE L’ŒUVRE D’ART
Nous abordons l’étude objective de l’objet esthétique. Nous y
sommes autorisés par ce qu’il y a d’objectif en lui : le sensible qui le
constitue ne se livre pas comme une diversité inintelligible, mais
comme une totalité organisée et signifiante. Et nous savons pourquoi :
l’objet esthétique est le produit d’un faire, et ce faire est créateur de
structures et de sens. Il nous reste donc, non pas à décrire les
démarches de cette activité créatrice, mais à saisir d’un peu plus près
ses résultats. C’est dire que nous allons revenir de l’objet esthétique
à l’œuvre. Car c’est l’œuvre qui est créée, c’est l’œuvre qui est une
chose, cette chose privilégiée qui porte l’objet esthétique et se
convertit en lui au gré de la perception. C’est elle qui est justiciable
d’une étude objective et que visent tous les exercices, scolaires ou
non, d’analyse et d’interprétation. Au reste, parler de l’œuvre c’est
déjà parler de l’objet esthétique : nous avons dit qu’en un sens, il
pouvait lui être identifié; il suffit, pour retrouver l’œuvre derrière
l’objet, de renoncer à l’attitude esthétique et d’adopter une attitude
objectivante, qui précisément convient à une analyse objective; au
lieu de considérer l’œuvre en tant que perçue, nous la considérons
en tant que connue, en tant que chose qui précède la perception.
Mais ce que nous dirons de l’œuvre recoupera doublement ce que
nous avons dit de l’objet : l’étude de l’œuvre à la fois présuppose et
explique l’expérience esthétique, dans la mesure où nous trouvons
dans l’œuvre le pourquoi de cet objet, mais aussi dans la mesure où
c’est la saisie de l’objet esthétique qui oriente l’analyse de l’œuvre.
Car cette analyse ne peut être conduite qu’en référence à l’expérience
esthétique, donc en n’oubliant pas que ce qu’elle décèle n’a de sens
que pour la perception.
A l’analyse, l’œuvre est multiple, nous l’avons déjà vu : élimi-
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nons, pour plus de clarté, le corps matériel qui, pour certaines œuvres,
constitue le système des signes graphiques par lesquels elles se trans¬
mettent parce qu’ils donnent aux exécutants les instructions néces¬
saires pour les actualiser. Il reste que l’œuvre, en tant que chose, a
une matière, de laquelle elle est faite et que l’artiste organise à sa
façon : c’est la réalité de cette matière qui confère à l’œuvre l’être
d’une chose, et au sensible aussi, qui est dans l’objet esthétique
cette matière en tant que perçue. D’autre part l’œuvre a un sujet
à qui s’ordonne sa matière : elle représente ou signifie quelque chose
qui doit être compris pour lui-même. Enfin, elle a une expression
qui achève de lui donner une unité au delà de la cohésion maté¬
rielle et de la rigueur logique, et qui lui confère une temporalité,
c’est-à-dire un pour-soi. Seulement ces divers aspects de l’œuvre
n’existent pas à l’aspect isolé; ils n’apparaissent que par une abstrac¬
tion, d’ailleurs inévitable, lorsque l’on considère l’œuvre à l’état de
chose et qu’on en cherche la structure, c’est-à-dire lorsqu’on néglige
que l’objet esthétique est aussi pour nous. Nous allons vérifier que
nous ne sommes en droit de distinguer les éléments de l’œuvre
qu’à la condition de ne pas oublier qu’en fait la perception esthé¬
tique abolit ces distinctions et va droit à l’œuvre totale. C’est la
même chose de montrer que l’œuvre est pour la perception et de
montrer que tous ses éléments tendent à l’unité, une unité qui n’est
pas seulement l’unité du signe et de la signification dans une chose
signifiante, mais l’unité d’un quasi-pour-soi.
Chapitre Premier

ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

Comment entreprendre l’analyse de l’œuvre ? Elle ne pourrait


être pratiquée de façon pleinement satisfaisante que sur une œuvre
déterminée, ou du moins sur un art déterminé. Car chaque art com¬
porte une technique propre et fait appel à un mode propre de compo¬
sition : un tableau n’est pas composé comme un roman, un ballet
comme un monument. Ce que l’analyse découvre au premier regard,
ce sont donc les schèmes formels qui président à la composition de
l’œuvre selon son genre, et que le genre a imposés au créateur.
Car toute œuvre impüque le choix d’une forme, j’entends par là
simplement l’ensemble des déterminations très générales qui per¬
mettent, selon les normes culturelles en usage, de classer l’œuvre
dans un art et dans un genre (i). L’objet esthétique ne peut être
n’importe quoi, il est sonate ou symphonie, épopee ou sonnet,
fresque ou miniature, pantomime ou danse classique, tragédie ou
farce. Il doit se plier à un schème formel qui l’astreint à certaines
règles, le dote d’un statut officiel. Sans doute y a-t-il des œuvres qui
mêlent les arts, comme l’opéra, ou qui mêlent les genres, comme
la tragi-comédie : elles n’en obéissent pas moins à certaines normes

(i) Pourquoi l’artiste choisit tel ou tel art, c’est-à-dire tel ou tel langage, c’est
encore une question qui relève de la psychologie. Si ce qu’il dit ne peut être exprimé
que par le langage qu’il choisit, c’est un problème qui relève d’nne esthétique com¬
parée et implique une théorie de l’analogie des expressions.
304 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

en vertu de quoi elles constituent un objet distinct, identifiable et


définissable, bien différent de ces objets bâtards et louches qui
déconcertent aussi bien la perception et l’entendement. Ainsi l’objet
esthétique se définit à la fois par ce qu’il veut être et par ce qu’il se
refuse à être.
Les normes qui président au genre sont indissolublement maté¬
rielles et culturelles, c’est-à-dire qu’elles expriment à la fois la nature
propre de l’art particulier et certaines exigences de la culture qui
systématisent et orientent les exigences techniques. Ainsi le théâtre
requiert que les paroles passent la rampe, que l’action soit intelligible
au spectateur, que le lieu de l’action ne change pas trop souvent pour
disperser l’attention et couper la représentation par des changements
de décor; la règle des unités observée par le théâtre classique systé¬
matise ces exigences en précisant la structure que doit avoir l’œuvre
théâtrale. De même les dimensions du tableau sont déterminées,
très élastiquement, à la fois par les conditions de la perception et
les dimensions du mur qu’il doit orner, c’est-à-dire par un certain
état de l’architecture. L’allure de l’édifice est commandée à la fois
par la nature des matériaux, par la destination qui lui est assignée, et
par conséquent par la culture qui prévoit cette destination, qui veut
un temple pour le dieu ou un palais pour le prince, et aussi par l’état
des techniques (non seulement de la construction, mais, comme on
l’oublie trop souvent, de l’échafaudage). Bref, dans une culture
donnée, certaines règles s’imposent à chaque art, avec d’autant plus
d’autorité qu’elles tiennent compte des possibilités propres à chacun
d’eux, et elles constituent les schèmes du genre. Nous n’étudierons
pas ces schèmes : ils appartiennent à l’historien de l’art, et débordent
largement le cadre d’une eidétique. Mais ils posent un problème : la
diversité de l’art, à la fois dans sa pluralité et dans son histoire,
permet-elle de parler de l’objet esthétique en général ? Nous l’avons
présupposé, mais il faut maintenant le vérifier, voir si l’analyse de
l’œuvre d’art peut découvrir des éléments de structure communs à
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

toutes les œuvres, des schèmes non plus formels mais, dirons-nous,
organiques. Car ce ne sera pas au prix d’une abstraction de plus en
plus grande que nous pourrons les découvrir, mais, au contraire, en
regardant de plus près à l’être de l’œuvre, à ce qui fait qu’une œuvre
est œuvre au delà des déterminations générales qui qualifient le genre.
C’est pourquoi il faut d’abord quand même faire droit à la diver¬
sité des genres. Nous esquisserons une analyse de l’objet esthétique
propre à la musique, puis à la peinture. Nous choisissons ces deux
arts pour leur opposition, qui porte en particulier sur deux points
précis : d’une part la musique ne représente rien, et en ce sens n’a
pas de « sujet », alors que la peinture, lorsqu’elle n’est pas sim¬
plement décorative, ou tant qu’elle n’est pas « abstraite », représente
quelque chose. D’autre part, la musique se déroule dans le temps
alors que la peinture se déploie dans l’espace. Et l’examen des deux
arts nous permettra précisément d’atténuer ces différences. D’une
part on constatera, en effet, que si la musique est une organisation
en quelque sorte autonome du sensible, elle comporte tout de même
un principe unificateur supérieur qui fait fonction de « sujet » et que,
inversement, si la peinture est d’abord figurative, elle opère aussi
un traitement du sensible qui n’est pas seulement commandé par le
soin de la représentation, de sorte que la représentation n’apparaît
jamais comme la fin exclusive de l’œuvre, ou comme la seule propo¬
sition faite à la perception. D’autre part, on constatera que l’objet
esthétique, qu’il soit apparemment spatial ou temporel, implique à
la fois l’espace et le temps; la peinture n’est pas sans rapport avec le
temps, ni la musique avec l’espace.
Et ce dernier point mérite une réflexion préalable. On nous per¬
mettra peut-être d’ouvrir ici une sorte de parenthèse pour esquisser
au moins quelques notions ; cette digression ne sera pas inutile parce
que la haison de l’espace et du temps au cœur de l’objet esthétique
a une double importance. D’une part, elle permet d’atténuer l’oppo¬
sition des arts spatiaux et temporels et de rendre compte de leurs
M. DUFRENNE 20
306 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

analogies, de la « correspondance des arts » — problème que nous


n’aborderons pas, mais pour lequel nous aurons peut-être déblayé
ainsi le terrain. D’autre part, elle peut éclairer sur le statut de quasi-
sujet dont jouit l’objet esthétique, sur le fait qu’il est à la fois en-soi
et pour-soi. Il faudra donc insister sur deux points : sur la solidarité
de l’espace et du temps, thème central et trop souvent négligé d’une
réflexion transcendantale aussi bien que d’une cosmologie; et sur
les caractères de l’espace et du temps en tant que rapportés à l’objet
esthétique. Car il ne s’agit pas ici de l’espace et du temps du monde
objectif, dans lequel se situe l’œuvre par son âge ou le lieu de son
exhibition, mais d’un espace et d’un temps qu’elle est. Nous rejoin¬
drons par là ce que nous avons dit des dimensions premières du
monde exprimé. Il s’agit d’une temporalité et d’une spatialité consti¬
tutives de l’objet, d’un certain rapport actif que l’objet entretient
dans son être avec l’espace et le temps, et qui fonde l’espace et le
temps. Et ce rapport, par lequel l’objet esthétique est un quasi-sujet,
ne peut s’éclairer qu’en se référant au sujet.
C’est en effet par rapport au sujet qu’on peut saisir d’abord la
solidarité de l’espace et du temps, d’un espace et d’un temps origi¬
naires, qui sont au principe de l’espace et du temps objectifs, conçus
comme cadres des phénomènes. Le soi implique à la fois temporalité
et spatialité, le Da du Dasein a une signification à la fois temporelle et
spatiale. Heidegger en trouve l’idée amorcée chez Kant. Le temps
premier n’est pas un cadre vide, une forme, si l’on entend par là un
contenant, dans iequel viendraient s’ordonner des sensations préala¬
blement données (i). En discernant dans l’intuition de l’espace
et du temps l’acte de l’imagination, en distinguant l’intuition formelle
de la forme de l’intuition, Kant suggère que la forme est antérieure

(i) M. Nabf.rt a bien montré que la sensation brute ne saurait constituer un


matériel brut préexistant à la synthèse informante (cf. 1,'expérience interne chez
Kant, Revue de Métaphysique et morale, 1924).
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

à tout formalisme (i). Et, de fait, le temps est rapport de soi à soi.
Affection de soi, dit Kant (2). Mouvement pur de sortir de soi pour
revenir à soi, par lequel se creuse une intériorité : au lieu de la totale
coïncidence avec soi de la mens instantanea, de ce qui est sans être
pour soi, un jeu se produit, constitutif d’un je, une sorte de distance
intérieure où le soi se distingue du soi pour se fonder comme soi.
Dans un autre langage, la temporalité n’est pas extase, mais unité
des extases, autrement dit perpétuel retour à soi. Le soi est ce qui
dure, ce qui est le même en étant l’autre; sans ce retour à soi, il n’y
aurait que la diaspora, l’éparpillement des instants. Et précisément le
temps objectif est un temps qui cesse d’appartenir à un sujet, un
temps décentré qui n’est plus qu’extériorité, alors que la temporalité
retient en lâchant, revient en s’écartant : elle est l’être d’un sujet (3).
Enfin, le sujet défini par la temporalité comme rapport de soi à soi
constitue une totalité organique. Être soi, c’est se diviser pour s’unir,
former un tout. Si l’on parle d’un temps propre du vivant, c’est en
un sens différent du sens qu’on prête, en physique, au temps local :
le temps local est prélevé sur le temps objectif, le temps propre du
vivant exprime l’intériorité de la vie, et ce que Kant appelle sa
finalité interne. Et nous verrons que l’objet esthétique aussi comporte
cette finalité interne; il est vivant non seulement en ce que, par l’his¬
toricité des jugements de goût, il entre dans l’histoire, mais en ce
qu’il est animé par une sorte de mouvement intérieur.
Si le temps est forme du sens interne et par là au principe de la
subjectivité (4), l’espace est au principe de l’extériorité. A suivre la

(1) hc mot forme n’a pas seulement une signification logique : condition de la
possibilité d'une expérience quelconque, mais une signification ontologique : c’est un
mode d’être du sujet qu’il désigne ; formel qualifie un acte originaire.
(2) Critique de la raison pure, p. 86.
(3) C'est pourquoi le temps sera la dimension de la profondeur humaine : l’expé¬
rience que nous faisons du passé, de l’enfance, est celle qui nous atteint le plus, et
l’avenir est ce qui nous exalte.
(4) lorsque Kant dit ensuite que la connaissance du moi est soumise à une condi-
308 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

même démarche, on retrouvera un espace originaire si l’on conçoit


une spatialisation analogue à la temporalisation. Entreprise que n’a
point tentée Heidegger (i), peut-être parce qu’il met au compte du
temps ce qui devrait être réservé à l’espace, en particulier le pouvoir
de fournir les éléments d’une synthèse figurée, alors que Kant a
fort bien vu que « l’intuition intérieure ne nous fournit aucune
figure » (2), et parce que, en somme, il interprète en termes purement
temporels le Da du Dasein. M. Merleau-Ponty est peut-être plus
proche de Kant sur ce point lorsqu’il montre que « l’espace est
existentiel, l’existence est spatiale » (3). Sans doute critique-t-il la
notion kantienne de l’espace selon laquelle l’espace est le lieu des
choses parce qu’il est le système des liaisons opérées par l’esprit;
mais c’est à un durcissement formaliste de la notion de forme qu’il
s’en prend lorsqu’il oppose l’espace spatialisé à l’espace spatialisant
qui serait une forme toute constituée dans l’esprit. En faisant de
l’espace une forme de la sensibilité, un donné préalable à tout donné,
il semble que Kant fasse droit à l’objection : il cherche .bien à décou¬
vrir un espace premier par lequel seront possibles tous les concepts
d’espace et toutes les constructions d’objets spatiaux. A quoi se
ramène cet espace ? Pour M. Merleau-Ponty, s’il est antérieur à toute
opération constituante, s’il est toujours déjà constitué, c’est qu’il
atteste « une communication avec le monde plus vieille que la pen¬
sée », le fait même de notre corporéité : la prise du corps sur le

tion de temps, donc que nous ne connaissons qu’un moi phénoménal, c’est une autre
idée : car il s’agit alors du temps objectif et déjà spatialisé. Et peut-être M. I.achieze-
Rey a-t-il raison de protester au nom d'une philosophie du sujet (L'idéalisme
kantien, p. 184). Mais il suffit de distinguer la temporalité comme constitutive de
l'être du sujet, et le temps comme condition d’une connaissance objective du sujet,
c’est-à-dire le mouvement par lequel le sujet se pose comme existence, et celui par
lequel il se connaît comme essence.
(1) Il n’y fait qu’une allusion dans son livre sur Kant, p. 191.
(2) Critique, p. 75.
(3) Phénoménologie de la perception, p. 339.
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

monde. Mais on peut expliciter dans le sens transcendantal cette


description phénoménologique. Il apparaîtrait alors que l’espace pose
le donné en tant que donné. S’il est vrai que le corps entretient un
rapport fondamental avec les choses en s’ouvrant à elles et en se
répandant sur elles, on peut dire qu’en deçà même de l’incarnation,
le sujet se constitue en s’opposant à l’objet, en se tournant vers un
quelque chose qu’il n’est pas, en se préparant à le recevoir. Cette
attente et cet accueil, ce mouvement vers, Heidegger les a remar¬
quablement analysés, mais peut-être a-t-il eu tort de les mettre au
compte de la temporalité; c’est l’espace que désigne ce mouvement
d’ouverture : l’espace comme visage de l’autre, de ce qui, proche ou
lointain, est toujours au dehors, de cet ailleurs opposé à l’ici que je
suis. Et c’est pourquoi nous pensons que le Da doit se comprendre en
terme d’espace aussi bien que de temps. S’il signifie le surgissement
d’une présence absolue, cette présence ne peut être donnée à elle-
même qu’en constituant une présence, non un instant ponctuel, mais
cette plénitude où se rassemble un pour-soi, où s’unissent les extases;
et ce présent a en même temps une signification spatiale : il est pré¬
sence à, seuil d’un espace où le sujet peut entrer en relation avec un
objet, et à la limite, devenir objet parmi des objets. La célèbre
formule de Heidegger : « Il y a un monde pour autant que le Dasein
se temporalise » serait plus claire si l’on substituait spatialise à tempo-
ralise. Autrement dit, dans le langage même de Heidegger, le Dasein
est bien une lumière, mais cette lumière, pour éclairer un monde
en se répercutant sur les objets, doit d’abord se répandre, donc
ouvrir un espace. Une conscience du monde ne peut s’amorcer que
dans la mesure où se produit un recul, où se creuse une distance;
n’est-ce point la fonction de l’espace originaire qui me met en face
d’un être que je ne suis pas, qui, plus exactement, rend possible cette
situation d’être en face de ?
Sur le fondement de cette coexistence d’une temporalité et d’une
spatialité originaires dans le sujet, en allant du phénoménologique
3io L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

au noétique, on peut comprendre la solidarité de l’espace et du temps


dans l’objet telle que la connaissance la révèle et l’établit. Kant peut
encore nous en instruire. Temporalité et spatialité collaborent, pour lui,
dans la mesure où elles sont toutes deux nécessaires à cette « synthèse
pure de l’imagination » dont « l’unité, antérieurement à l’aperception,
est le principe de la possibilité de toute connaissance » (i). Kant ne
dit-il pas, dans une « réflexion » que cite Heidegger : « Raum
und
Zeit sind Formen der Vorbildung in der Anschauung (2) ? » Si le
schématisme semble privilégier le temps, c’est que le schème est
un mouvement intérieur de l’imagination du sujet qui rend possible
l’appréhension de l’objet, mais seulement, si l’on peut dire, du côté
du sujet et non du côté de l’objet : le schème « détermine seulement
le sens interne en général d’après les conditions de sa forme » (3),
et non le sens externe. Mais n’est-ce pas dans l’espace que peut se
dessiner 1 ’Anblick d’un quelque chose en général ? Il y a plus :
temps et espace, lorsqu’ils deviennent, en tant qu’intuition formelle,
objets, puis instruments de connaissance, ne peuvent être déterminés
que l’un par l’autre :
Le temps, ce temps qui « en lui-même ne peut être perçu » (et
nous ne saurions nous en étonner : non seulement parce que « si
tout s’écoule, l’écoulement lui-même ne peut être perçu », mais
encore parce que le temps est l’espace de la subjectivité), ce temps
« ne peut se déterminer sans la représentation de l’espace », M. Nabert
l’a bien montré (4). Et nous retrouvons là le problème du schéma¬
tisme : les déterminations transcendantales du temps n’appartiennent
pas au temps originaire comme forme de l’intuition; elles procèdent

(1) Critique, p. 153, cité par Heidegger, Kant und das Problcm der Metaphysik,
P- 75-
(2) Cité sans référence par Heidegger, 0. c., p. 135.
(3) Critique, p. 178.
(4) I/expérience interne chez Kant, Revue de métaphysique et morale, 1924, '
PP- 254-256.
ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

d’un acte de l’entendement (ou de l’imagination, peu importe ici)


qui se réfère lui-même à des intuitions externes; et c’est pourquoi
l’inventaire des schèmes suppose la table des catégories, et leur
définition fait appel à l’objet qui sera donné à la perception externe.
Non seulement la représentation du temps s’opère à l’occasion de
perceptions externes, mais elle s’appuie sur le contenu de cette
représentation. On dira cependant que le temps comporte, selon
l’esthétique transcendantale, une dimension au moins qui lui est
propre et ne doit rien à l’espace : la succession; « des temps différents
ne sont pas simultanés mais successifs »; mais déjà Kant ajoute entre
parenthèses : « de même, des espaces différents ne sont pas successifs
mais simultanés », comme quoi le temps ne se spécifie que par
rapport à l’espace; et il faut ajouter que l’irréversibilité qui est le
caractère majeur de la succession temporelle n’apparaîtra, avec l’idée
d’un ordre du temps, qu’à la lumière de la causalité, dont la valeur,
dit M. Nabert, ne peut se démontrer que sur des phénomènes dans
l’espace, à savoir, sur l’irréversibilité des mouvements. Au total, le
temps est plus pauvre de propriétés intuitives que l’espace, et c’est
pourquoi les rapports de temps peuvent et doivent être exprimés par
une intuition extérieure; c’est même parce qu’il peut être illustré
par l’espace que le temps est bien, aux yeux de Kant, une intuition.
D’où la spatialisation du temps : c’est par là que le temps se détachera
du sujet; le temps vécu deviendra, par le truchement de l’espace, le
temps connu et mesurable, un temps sur lequel j’ai puissance. Au lieu
du flux que je suis, c’est un temps que j’ai. Et aussi bien un temps
qui m’a, si, me connaissant comme objet, je m’inscris en lui et prends
place parmi les événements.
Inversement, l’espace ne peut se déterminer en dehors du temps :
si la ligne droite est la représentation figurée du temps, cette ligne
doit être tracée, et elle ne peut l’être que successivement; de même
la coexistence dans l’espace ne peut être révélée qu’à un regard capable
de simultanéité : ensemble implique au même moment. Et finalement,
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

comme le voyageur qui apprécie une distance, c’est avec du temps


que nous mesurons l’espace, par quoi le temps est à son tour symbole
de l’espace, comme tout à l’heure l’espace du temps. Tout voyage,
et déjà le dessin d’une droite, pur voyage, nous ramène à nous-même :
à l’acte d’une synthèse successive où se fonde la conscience de soi.
L’espace ne peut être ordonné que selon les schèmes, c’est-à-dire par
des actes comme compter, où un sujet s’engage et mime dans le
temps les déterminations spatiales. Sans la synthèse première qui
constitue le temps, nous ne penserions rien, parce qu’il n’y aurait
personne pour penser; et réciproquement, sans l’ouverture d’un
espace comme milieu des objets, nous ne penserions pas davantage,
car il n’y aurait rien à penser. D’où, symétrique à la spatialisation
du temps, la temporalisation de l’espace, qui affecte le destin de la
connaissance : je ne connais que l’espace, principe de toute objec¬
tivité, mais je ne connais que selon le temps, c’est-à-dire pour autant
que je m’engage dans la connaissance et l’accomplis dans ma durée;
l’intuition de l’espace est un acte successif, l’espace doit être parcouru
selon un mouvement intérieur. Et davantage, le connaître annexe
l’autre à moi, et pour cela le temporalise : l’espace est animé par le
temps. Et c’est ainsi qu’il devient le lieu des mouvements extérieurs,
le mouvement établissant la liaison entre le temps que je suis et
l’espace que je ne suis pas.
Cette solidarité s’exprime en effet au mieux dans la notion de
mouvement : « Le mouvement comme description d’un espace (Kant
l’oppose au mouvement d’un objet qui ressortit à une science empi¬
rique) est un acte pur de la synthèse successive du divers dans
l’intuition externe en général par l’imagination productrice, et il
appartient non seulement à la géométrie, mais même à la philosophie
transcendantale (i). » C’est dire, i° Que l’espace est décrit à partir
du temps, et z° Que cette connexion s’établit à l’intérieur d’un sujet,

(x) Critique, p. 155.


ARTS TEMPORELS ET ARTS SPATIAUX

c’est-à-dire que le mouvement ne peut être appréhendé dans le


monde que parce qu’il est d’abord l’acte d’un sujet qui déploie en se
posant la possibilité d’un monde. La relation du sujet à l’objet est
préfigurée au sein même du sujet par la relation du temps à l’espace;
et le mouvement, qui est mouvement dans le sujet avant d’être mou¬
vement dans l’objet, exprime dans l’objet même cette relation.
Ainsi, la solidarité de la temporalité et de la spatialité dans le
sujet conduit à comprendre dans l’objet la spatialisation du temps
et la temporalisation de l’espace. Cette réciprocité apparaît au mieux
dans l’objet esthétique. Mais la réflexion devra alors procéder en
sens inverse : partir du temps et de l’espace objectifs édifiés dans
l’œuvre, grâce à des schèmes structuraux, par la temporalisation de
l’espace et la spatialisation du temps, et de là découvrir un temps et
un espace propres, intérieurs en quelque sorte à l’objet esthétique
et comme assumés par lui, qui font de lui un quasi-sujet, capable d’un
monde qu’il exprime.
Cette réflexion, nous allons l’entreprendre maintenant en consi¬
dérant successivement l’œuvre musicale et l’œuvre picturale. Elle
n’est pas au centre de notre propos, mais elle s’inscrit naturellement
en lui : en cherchant la structure de l’œuvre, et particulièrement de
la matière sensible, qui en elle se prête le mieux à l’analyse, on est
conduit à invoquer et à vérifier la solidarité des déterminations
temporelles et spatiales; et l’on comprend du même coup que les
mêmes catégories structurales — harmonie, rythme et mélodie —
puissent se retrouver en tout art. C’est pourquoi la parenthèse que
nous venons d’ouvrir n’aura peut-être pas été inutile.
Chapitre II

L’ŒUVRE MUSICALE

La musique nous offre l’exemple d’un art non représentatif d’une


part, essentiellement temporel d’autre part. Mais, en considérant
comment le sensible y est constitué, nous allons voir d’une part que
quelque chose comme un « sujet » s’y introduit, bien que ce sujet ne
réside pas dans une représentation ou une imitation du réel, et,
d’autre part que l’espace n’en est pas exclu, mais qu’il est appelé par
le temps musical pour l’élaboration même de la matière sonore, et
finalement s’intégre à l’œuvre comme une dimension essentielle de
son être.

I. — L’harmonie

Et d’abord, comment l’œuvre musicale se présente-t-elle à nous ?


Comme un discours sonore, un discours qui n’a pas mission de dire
quelque chose, de proposer une signification explicite, mais qui joue
avec des sons. Le « sujet », s’il y en a un, comme dans les symphonies
à programme ou dans les morceaux qui ont un titre, ne saute pas
aux yeux; ce qui est preVnier, c’est le déploiement du sensible; le
sensible semble à la fois le moyen et la fin de l’œuvre, sa matière et
son résultat. Sans doute, cette notion même du sensible est-elle
grevée d’une équivoque. Témoin la controverse qui s’est engagée
entre M. de Schlœzer et M. Francès. M. de Schlœzer suggère une
théorie intellectualiste de la perception de l’objet musical à l’appui
d’une thèse ontologique selon laquelle l’unité de cet objet, tel que le
créateur le produit, n’est pas suspendue à la perception et réside
L'ŒUVRE MUSICALE

dans l’être intemporel d’un « sens spirituel » : « L’œuvre hors du


temps est absolument une, elle est un tout indissoluble (i). » A
quoi M. Francès oppose les recherches expérimentales inspirées par
la théorie de la forme et qui invitent à penser, conformément à la
correction que M. Merleau-Ponty apporte à la notion de Gestalt,
que la forme de l’objet est subordonnée à la « constitution d’une
totalité objet-sujet ayant ses lois propres » (a) : « Ce que la musique
cherche à édifier, ce ne sont pas des systèmes de rapports élémentaires
objectifs, mais précisément des formes, c’est-à-dire des systèmes
unifiés dans lesquels ce qui est premier, ce sont les tendances, la
polarité essentielle de certains moments, tel élan de la mélodie, telle
figure contrapunctique, pensés non en termes objectifs, mais par
une référence incessante à l’univers des structures perçues (3). » A
quoi M. de Schlœzer répond que la musique est à la fois « sens et
forme »; et il observe fort bien que « la difficulté vient de ce que
M. Francès se place uniquement dans la perspective de l’auditeur,
et oublie le compositeur... Les relations qu’entretient un musicien
avec la forme qu’il élabore diffèrent de celles qu’entretient un auditeur
avec ce qu’il écoute » (4). C’est en effet de cette équivoque que
fait justice la distinction entre l’œuvre et l’objet esthétique, c’est-à-dire
au fond entre l’œuvre comme produite et l’œuvre comme perçue.
Car il faut bien accorder à M. Francès, que le son est pour une oreille
et que la perception l’accomplit : l’oreille est juge non seulement de
l’agrément du son, mais de ses propriétés, qu’elle signale au physicien.
Et le musicien qui écrit pour un auditeur écrit en consultant lui-même
son oreille et non un traité d’acoustique. Mais il reste qu’il écrit :
c’est-à-dire qu’il présuppose un certain être du son antérieur à la
perception, qu’il reconnaît la réalité d’une certaine matière sonore

(1) Introduction à J.-S. Bach, p. 251.


(2) La structure en musique, Les temps modernes, octobre 1948, p. 730.
(3) Ibid., p. 730.
(l) Sens, fonne et structure en musique, Les temps modernes, mai 1949, p. 939.
5i 6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

assez consistante et assez maniable pour qu’il puisse lui-même pro¬


duire des sons; le caractère fabriqué du son est une garantie d’objec¬
tivité qui justifie une analyse objective, non pas celle du physicien
qui délie le son de son rapport à la perception, mais celle du théoricien
de la musique qui définit le son sans contester son être perçu.
Autrement dit, on peut soutenir que le son n’a d’être perçu qu’à
l’intérieur du champ perceptif ouvert par le couple sujet-objet; il est
une proposition faite à l’oreille et à travers elle au corps tout entier; sa
signification est d’abord motrice. Les expériences d’Abraham, aux¬
quelles se réfère M. Francès, l’attestent, et déjà les études de Werner :
« L’intervalle sonore est la mise en forme finale d’une tension éprou¬
vée par tout le corps (i). » Ce qui revient à dire que la musique nous
ébranle et nous meut déjà par l’harmonie; et à plus forte raison, par
le rythme; car le rythme n’est que l’organisation du mouvement qui
répond en nous au son, ou plus exactement par lequel le son se
constitue en nous comme son. Mais cette fonction d’objet perçu ne
peut être pleinement assumée par l’objet esthéüque que si l’artiste
prend conscience de cette exigence, isole, détermine, rationalise son
matériau. Pour nous, il n’y a de son que perçu, pour l’artiste, que
produit. L’artiste est le lieu de cette dialectique du perçu et du
produit, donc du réfléchi, c’est-à-dire de la spontanéité et du forma¬
lisme. L’objectivité du son implique dès lors à la fois une condition
technique : l’instrument, et singulièrement le piano (qui est pour le
musicien ce qu’est l’huile pour le peintre par les vastes possibilités
qu’il ouvre) (2), et une condition intellectuelle, historico-culturelle,
qui est la rationalisation du son, la « théorie musicale ».

(1) Wernt.r, Ueber die Auspràgung von Tongestalten, cité par Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, p. 244.
(2) I,a dialectique du perçu et du pensé se retrouve d’ailleurs jusque dans l’usage
du piano : c’est le corps qui joue, et de là la spontanéité de l’invention ; et pourtant il
y a aussi une pensée qui construit et qui contrôle, mais qui est presque totalement
passée dans le corps.
L’ŒUVRE MUSICALE 3i7

Cette réalité culturelle de la matière sonore est semblable à celle


d’une langue; elle en a la consistance et la cohésion. C’est à une
langue que l’écrivain en appelle, c’est-à-dire à un système de mots
qui, du fait qu’ils ont un sens, se définissent les uns par les autres et
sont solidaires dans la phrase et qui, du fait qu’ils ont une structure
sonore, s’appellent ou se repoussent parfois aussi impérieusement
que selon les exigences de la signification. De même le musicien a
affaire à un système des sons codifiés par une longue et prestigieuse
tradition, et dont les possibilités de timbre sont elles-mêmes circons
crites par un certain état de la technique instrumentale, ou plus sim¬
plement, dans le cas de la polyphonie, par les possibilités vocales
des exécutants dont il peut disposer : exactement comme un drama¬
turge, non seulement dans le dessin dli rôle, mais dans le choix du
vocabulaire, peut tenir compte de l’interprète pour qui il écrit. Aussi,
comme l’écrivain doit d’abord connaître sa langue, le compositeur
doit-il connaître l’écriture et, au besoin, l’instrumentation; et si l’on
invoque l’exemple de musiciens qui n’avaient pas fait leurs classes
et, par exemple, ignoraient le contrepoint, il faut rétorquer qu’ils
avaient au moins, par la pratique du solfège ou d’un instrument,
et par la familiarité avec les œuvres musicales, une connaissance
irréfléchie et une maîtrise spontanée de la langue musicale, comme
en ont de leur langue les écrivains qui ont oublié ou négligé la gram¬
maire et la rhétorique. C’est à l’intérieur de ce milieu sonore que
chaque son devient une note, c’est-à-dire un élément du tout, élément
qui assure un certain rôle en figurant un degré de la gamme, quelle
que soit, par ailleurs, la gamme adoptée, qui exerce un certain pouvoir
d’attraction, comme la sensible, ou de répulsion par rapport à d’autres,
bref, qui tire son sens de sa fonction dans le tout : fonction qui ne
peut lui être assignée par l’artiste, quelquefois en dépit des règles,
que parce qu’elle est établie par les règles du système.
Certes, ce système n’a pas la logique interne d’une construction
rationnelle et il n’est pas aisé de distinguer ce qu’il y a en lui de
3i8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nécessaire et de contingent, ou mieux, de naturel et d’artificiel.


L’élaboration de la matière sonore au long de l’histoire de la musique
dans la civilisation occidentale est souvent mal décrite dans les
traités parce que la fin y est présupposée dès le début. Sous son
aspect formel, elle est bien due à une pensée qui se veut rationnelle,
animée par le souci d’ordonner et de codifier, et qui s’est parfois
recommandé de la physique, en particulier pour la justification du
tempérament. Cependant, le système harmonique ne s’est point édifié
avec la rigueur préméditée de l’espéranto, mais plutôt avec la sou¬
plesse et la spontanéité d’une langue vivante où la réflexion vient
après coup, et le plus souvent pour ratifier l’usage. C’est l’oreille
formée elle-même au contact des œuvres qui a été juge, la pensée
rationnelle se soumettant au jugement esthétique. M. E. Souriau l’a
bien indiqué en critiquant la thèse de Becquerel qui soutient « le
concordisme entre les fonctions artistiques des sons purs et certaines
mathématiques des fréquences vibratoires qui les produisent » (i).
Car le « naturel » peut être entendu de deux façons selon que la per¬
ception ou la physique en fournissent la norme; et une équivoque
est toujours possible lorsqu’on invoque les lois du système sonore,
selon que ces lois sont promulguées par l’oreille ou par l’acoustique.
Mais, comme l’acoustique est le plus souvent invoquée après coup
pour ratifier le jugement spontané de l’oreille, l’opposition véritable
est entre le naturel et l’artificiel, entre une pratique qui se fie à la
tradition et à travers elle à la perception, et une pratique qui, sans être
nécessairement révolutionnaire, veut soumettre le système sonore
à une élaboration rationnelle — exigence d’autant plus légitime en
Occident que, comme le remarque M. de Schlœzer, le destin de la
musique n’y est pas aussi étroitement lié à la structure des instruments.
Cette opposition, issue de la dialectique de l’en-soi et du pour-
nous, qui traverse toutes nos analyses sur l’objet esthétique et vient

(i) La correspondance des arts, p. 228.


L’ŒUVRE MUSICALE

de se manifester dans le débat entre M. de Schlœzer et M. Francès,


Mlle Brelet l’exprime par ailleurs en confrontant l’empirisme et le
formalisme. Empiriste, Hindemith dénonce ce qu’il y a d’arbitraire
et d’artificiel dans le système de la tonalité classique qui, en défi¬
nissant l’altération, condamne comme intrus les accords étrangers
à une tonalité déterminée, et veut appuyer les enchaînements harmo¬
niques sur « la structure naturelle » des différents accords, c’est-à-dire
la valeur harmonique des intervalles qui les composent et la position
du son fondamental. Formaliste, Schœnberg tient que « les formes
naturelles immanentes à la matière sonore doivent être le point de
départ d’une généralisation qui les libère de l’expérience auditive
qui les avait primitivement révélées » (x) : la superposition des tierces,
principe fondamental de l’harmonie classique, devient dans l’har¬
monie atonale superposition des quartes; et l’accord parfait du sys¬
tème harmonique est do, sol, ré, « accord synthétique et qui s’éloigne
considérablement des données naturelles », comme le reconnaît
Schœnberg (2). Et Mlle Brelet montre fort bien comment, dans cette
dialectique de la matière et de la forme — nous dirions du son perçu
et du son construit, et plus largement de l’objet esthétique en tant que
perçu et de l’œuvre en tant que fabriquée —, aucun des deux termes
n’est séparable de l’autre : l’empirisme de Flindemith, observe-t-elle,
ne cesse pas de spéculer sur les formes naturelles que lui offre la
sonorité; « il est encore une esthétique, c’est-à-dire une conception
déterminée des faits sonores, et non un simple enregistrement de
ces faits (3). » Et réciproquement, Schœnberg « fait surgir des données
auditives originales : chaque forme nouvelle, et c’est là sa justifi¬
cation dernière, nous apporte des révélations sur le sensible sonore...
car c’est une des fins principales de l’art que de sans cesse transformer

(r) G. Brelet, Esthétique et création musicale, p. 59.


(2) Ibxd., p. 60.
(3) Ibid., p. 51.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

le donné sonore par l’imposition de formes toujours nouvelles » (i).


L’harmonie définit donc un certain milieu sonore dont la réalité
impérieuse est à la fois avouée par l’oreille et consacrée par la tra¬
dition; ce milieu, les grandes œuvres ne cessent de l’explorer et de
l’élargir; mais, inversement, elles ne sont œuvres qu’en se situant
par rapport à lui. A l’intérieur de ce milieu, le musicien peut choisir
son champ d’action et, par exemple, dans l’écriture classique, un
mode et une tonalité, et tout un plan tonal s’il ne lui est pas prescrit
par le schème formel de l’œuvre comme dans la fugue. Et même s’il
fait figure de novateur ou de révolutionnaire, il s’impose d’autres
règles aussi rigoureuses que celles qu’il répudie et qui définissent un
espace dont les limites ne peuvent être indéfiniment reculées, sous
peine de retomber au bruit. Dans les œuvres classiques, l’analyse
harmonique peut aisément retrouver ce que Vincent d’Indy appelle
un schème harmonique : le plan tonal qui est le squelette harmonique
de l’œuvre. On sait avec quelle précision d’Indy a poursuivi cette
analyse, en particulier sur les œuvres beethoveniennes ; il n’ignore
pas d’ailleurs qu’en l’instituant « il ne faut pas confondre ce que
l’on voit avec ce que l’on entend et qui constitue seul la musique » (2) :
la musique est avant tout durée et mouvement, rythme et mélodie
comme nous dirons bientôt, et l’harmonie n’a de sens que si, au Heu
de classer et d’étudier les accords pour eux-mêmes (3), on les consi¬
dère « génétiquement ». Harmoniser, au sens le plus scolaire du
terme, construire un accord, c’est définir la situation d’un élément
sonore par rapport à un certain champ tonal prélevé lui-même dans
le milieu sonore; que l’accord exprime la stabifité comme l’accord
parfait, ou qu’il ait un caractère incertain et transitoire comme

(1) G. Brelet, Esthétique et création musicale, p. 62.


(2) Cours de composition musicale, t. II, p. 163.
(3) « I,cs accords sont trop souvent devenus le but de la musique alors qu’ils ne
devraient être qu’un moyen » dit d’Indy (ibidt. I, p. 117) : il y a là comme une
critique anticipée du formalisme d’un Schœuberg.
L’ŒUVRE MUSICALE

l’accord de septième, la situation qu’il occupe se définit toujours par


rapport à un certain mouvement possible. Le matériau musical se
définit par la constitution d’un champ tonal, et ce champ est le
théâtre d’une aventure, d’un avenir, et c’est pourquoi l’harmonie,
loin d’être principe d’immobilité, peut porter la mélodie (i) : elle
met la tonalité en mouvement, selon un dynamisme qui est celui
de la perception. L’exemple le plus magistral en est donné par les
dernières œuvres de Franck, en particulier par la Symphonie où
apparaît « une sorte d’antagonisme des tonalités, considéré comme
le heu où se meuvent les personnages thématiques, mais plutôt
comme deux pôles entre lesquels ils agissent, ou comme deux puis¬
sances opposées qui luttent entre elles jusqu’à la suprématie finale
de l’une des deux » (2).
Lorsque l’écriture se complique, module sans arrêt et finalement
récuse la tonalité, ou, comme chez Stravinsky, l’admet comme
compatible avec la polytonalité, l’analyse harmonique n’est prati¬
quement plus possible. Mais il reste que la note est toujours cons¬
tituée selon des règles qui définissent son rapport aux autres, aussi
bien dans la gamme de 5 sons ou de 12 sons que dans la gamme
classique, et que le musicien choisit pour y camper son œuvre un
certain registre de l’espace sonore. On peut donc toujours parler de
schème harmonique pour définir l’assise tonale de l’œuvre. Ce schème,
aisément reconnaissable lorsqu’il joue sur l’opposition du majeur
ou du mineur, il se peut que nous ne le percevions pas puisque,
aussi bien, c’est l’œuvre même que nous avons à percevoir; mais il
est dans l’œuvre un auxiliaire de la perception. Comme le schème
kantien de la qualité — et l’harmonie est la qualité du son — il est

(1) Davantage, elle pèse sur son destin : M. de Schlœzer l’a très bien montré sur
l’exemple d’une même mélodie harmonisée de deux façons différentes par Bach (o. c.,
p. 178). I*e milieu sonore que définit l’harmonie n’est jamais indifférent à la mélodie
qui s’y déroule : l’œuvre est un tout pour qui la perçoit.
(2) Cours de composition musicale, t. II, p. 161.

M. DUFHENNE 21
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

une certaine façon de remplir l’espace sonore; il fait appel en nous


à cette activité que Kant rapporte à l’imagination, qui consiste ici
non à nombrer mais à saisir, parce qu’il nous offre du saisissable :
l’harmonie fait du son une réalité saisissable à la différence du bruit
qui nous saisit mais que nous ne saisissons pas, et qui nous laisse
sans prise. Et c’est en quoi le sens savant de l’harmonie rejoint le
sens vulgaire : harmonieuse est toute musique parce que l’harmonie
est la condition de son être musical; elle définit le son comme son
et l’œuvre comme totalité sonore; comme la justice platonicienne
par quoi l’homme est homme et la cité cité, l’harmonie est ce par quoi
l’objet musical est objet authentique et peut être saisi comme tel,
encore que pour le saisir pleinement d’autres schèmes doivent entrer
en jeu.
On vérifie par là ce qu’on ne cessera de dire : que l’artiste en
élaborant son matériau et en produisant son œuvre présuppose la
perception, et que tous les éléments structurels de l’œuvre sollicitent
cette perception où ils s’anéantissent comme éléments. Mais d’autre
part, l’analyse qui cherche la structure harmonique décèle déjà le
rapport de la musique à l’espace. Nous avons parlé de milieu sonore :
l’harmonie d’une œuvre, comme dit M. de Schlœzer, c’est le rapport
de cette œuvre avec le milieu où elle s’accomplit, et « l’analyse harmo¬
nique consiste à reporter le processus au champ d’action, ce qui
devient à ce qui est, une durée à un espace » (i). Cet espace idéal
défini par des intervalles assignables qui se ramènent à des rapports
de hauteur et qu’on peut considérer à l’exclusion de la durée et de
l’intensité des sons, c’est l’espace que présuppose toute activité de
Yhomo faber-, il permet de traduire, pour la rendre maniable, la réalité
musicale; il ne constitue pas cette réalité, il en donne seulement la
maîtrise. Mais il est tout de même plus qu’un langage artificiel, et
le milieu sonore est plus qu’une métaphore : il y a une spatialité consti-

(i) Introduction à J.-S. Bach, p. 176.


L’ŒUVRE MUSICALE

tutive de l’être musical; ce qu’il y a dans cet être d’objectif, de cons¬


truit, d’impérieux pour la perception, s’exprime naturellement en
termes d’espace. On dirait que la musique appelle l’espace pour mani¬
fester ce qu’il y a en elle d’irréductible au perçu subjectif.

II. — Le rythme

Ces deux observations peuvent être reprises lors de l’examen du


rythme. D’une part en effet le rythme est un caractère de l’œuvre
totale et doit être perçu comme tel. Il désigne alors le mouvement
même dont l’œuvre est animée, et en tant que tel il n’est pas même
définissable, il n’est pas appréhendé à part, tout au plus peut-il être
éprouvé et mimé par le corps, comme lorsque le pied bat la mesure;
même alors, il n’est saisi qu’incorporé à l’œuvre et fondu en elle.
Et c’est pourquoi, comme le fait observer M. de Schlœzer, les
variations de hauteur ou de timbre l’affectent au même titre que les
variations de durée et d’intensité : ce qui revient à dire qu’il participe
à l’œuvre tout entière dont il est comme la respiration vivante,
ou mieux, comme la loi secrète du développement intérieur, et qu’on
ne peut le réduire à l’algorithme d’une succession (i). Mais, d’autre
part, ce mouvement même de l’œuvre doit être prémédité et fabriqué,
et l’analyse peut retrouver le moyen de sa fabrication, qui implique
encore l’espace. Car, de même que la constitution d’un milieu sonore
permet de réduire la ligne mélodique à une série de points articulés
selon la hauteur, de même la constitution d’un milieu rythmique
permet de réduire le style d’une durée au schème d’une progression
spatiale. M. de Schlœzer n’a pas soupçonné cette analogie parce

(i) Aussi, comme la mélodie, ce rythme est-il un. Il n’y a de polyrythmie qu’à
l’analyse où l’on peut en effet suivre des rythmes divers sur les voix diverses d’une
polyphonie ; mais souligner la polyphonie par la polymétrie qui maintient séparés les
accents de chaque rythme, comme fait parfois Bartok, c’est une entreprise qui nous
semble méconnaître l’exigence première de l’unité de l’oeuvre.
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

qu’il définit le rythme comme « la traduction de la forme en termes de


devenir ». Pour lui, la temporalisation qui fait apparaître le rythme
est déjà une traduction ou, si l’on préfère, une réduction, si bien qu’il
ne conçoit pas que la véritable réduction opérée par l’examen
critique soit encore une spatialisation. Et ced en raison de cette affir¬
mation maîtresse que l’objet musical transcende le temps : exprimer
cet objet en termes de devenir, c’est déjà l’altérer. Mais il nous
semble que, même si l’on admet l’intemporalité de l’objet musical,
le devenir par quoi on l’exprime pour la soumettre à l’analyse n’est
analysable qu’à condition d’être spatialisé. D’ailleurs, faut-il admettre
que l’unité immanente de l’œuvre est « statique » et que son dyna¬
misme lui soit conféré par l’examen que nous en faisons ? L’auto¬
mouvement de l’œuvre est bien plutôt à mettre au compte de son être
authentique, et il se manifeste dans son rythme propre.
Et prédsément M. de Schlœzer distingue le rythme externe, qu’il
appelle parfois assez malheureusement naturel, et le rythme orga¬
nique. Le rythme externe est mesurable, ou plutôt il est un prindpe
de mesure. Ce prindpe, c’est un schème aussi simple que possible,
qui permet de scander le mouvement, d’organiser la multiplidté des
éléments sonores. Il ne peut être obtenu qu’en faisant abstraction de
la qualité et de la hauteur des sons, en ramenant l’œuvre à son sque¬
lette. Aussi Lussy compare-t-il le rythme au dessin que l’harmonie
et la mélodie pareraient de couleurs, comme nous brodons une
mélodie sur le canevas du rythme d’un train; mais il faut entendre
que le rythme ainsi dégagé n’a pas plus de réalité que prédsément
n’en a le dessin par rapport à la peinture : il est un moment de la
fabrication de l’œuvre, il peut être un instrument de son analyse, il
n’est jamais une partie distincte de l’œuvre totale. (Et c’est pourquoi
le choix d’un système d’analyse rythmique est finalement convention-
nd : la notation musicale, exactement comme la détermination de
l’espace sonore, est imposée par une longue tradition; elle n’existe
pas cependant dans la musique grégorienne, et n’existe plus dans
L’ŒUVRE MUSICALE 325

certaines œuvres modernes.) L’analyse qui s’efforce de déceler le


schème rythmique d’une œuvre doit donc compliquer progressi¬
vement le schème élémentaire qui fixe la mesure jusqu’à retrouver le
mouvement singulier de l’objet musical, c’est-à-dire jusqu’à ce que
le rythme externe rejoigne le rythme organique, et apparaisse comme
exprimant l’essence même de cet objet, alors que, sous sa forme
élémentaire, il n’en est d’abord que la trame et pour nous un moyen
d’accès. Car ce sont là les deux fonctions du rythme : sous les espèces
du schème donner prise sur l’œuvre à la perception, et lorsque la
perception s’empare de l’objet esthétique, épouser et exprimer l’être
même de cet objet.
Comment le schème rythmique se complique-t-il, se charge-t-il
de déterminations positives pour cerner toujours de plus près le
rythme propre de l’œuvre ? Dans sa forme élémentaire, le schème
est d’abord un principe formel de mesure : il s’agit de diviser le
temps en parties égales à partir d’une certaine unité simple et multi-
pliable, comme dans le grégorien et le grec, ou divisible elle-même
comme aujourd’hui. La mesure, comme on dit, régit les rapports
de durée ; et c’est bien de durée qu’il s’agit, c’est tin écoulement qu’il
faut rendre sensible en le scandant. Il est inévitable, notons-le, que
s’introduise ici un élément spatial : chez Kant, la succession est déjà
une détermination seconde du temps comme forme; elle se rapporte
à l’intuition formelle. Et pour que nous appréhendions la succession,
il faut bien qu’elle soit mesurée. Cela ne signifie pas qu’elle soit
altérée, que nous reconstituions le successif avec de l’instantané, mais
bien plutôt que nous nous associions à l’écoulement de la durée :
compter, battre la mesure, scander, c’est une façon encore naïve de
participer au rythme, de l’installer en nous. En tout cas, sitôt qu’on a
affaire à une succession, il faut l’ordonner en mesurant le temps par
le retour régulier des unités de temps : l’isochronisme est le principe
élémentaire du rythme; la musique s’y conforme scrupuleusement,
sauf à introduire les nuances de l’agogique; et certains métriciens
326 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

en font le fondement du vers français. Ainsi le premier schème


rythmique introduit le nombre.
Mais nombre n’est pas rythme. Le rythme n’implique pas seu¬
lement la mesure qui est division en unités, mais la possibilité d’iden¬
tifier des intervalles égaux, de repérer les retours; l’oreille exige
l’équivalence de ce qu’est pour l’œil la barre de mesure ou l’alinéa
qui commence un vers. Une suite de points également espacés n’est
pas un rythme, mais une sinusoïde, parce qu’on y repère des maxima
et des minima. D’où la nécessité de l’ictus rythmique : la mesure
se définit et s’éprouve par la durée qui sépare chaque temps fort.
Le schème rythmique revêt donc un second caractère : la mesure
n’indique plus seulement la proportion des durées, mais l’alternance
des accents. Cette addition de l’intensité à la quantité ne contribue
pas seulement à éclairer la quantité, elle apporte quelque chose de
nouveau : une première détermination de l’objet musical. Alors que
la mesure du temps fournit un point de repère extérieur à cet objet
et qui pourrait aussi bien s’appliquer à n’importe quel autre objet
(encore que la durée absolue de la composante de la mesure, indiquée
par le métronome, dépende du temps propre de l’œuvre et constitue
donc une première détermination de cette œuvre), les accents portent
sur des sons, comme en prosodie ils portent sur des mots, dont ils
spécifient déjà l’allure. Autrement dit, la mesure mord maintenant
sur l’objet esthétique, quelque chose de l’objet se prête à être mesuré :
en passant de la quantité extensive à la quantité intensive, on fait
appel à l’objet susceptible de revêtir la quahté dont la quantité
intensive donne la loi de constitution. Désormais, le schème ryth¬
mique prend tout son sens : la mesure peut se spécifier et, par exemple,
une mesure ternaire se distinguer d’une mesure binaire. Et, à partir
de là maints concepts musicaux se réfèrent à la répartition des
accents : l’anacrouse, les terminaisons masculines ou féminines se
déterminent par le rapport d’une note donnée avec le temps fort; et
de même le contretemps, contraste entre accent métrique et accent
L’ŒUVRE MUSICALE 327

proprement rythmique. Évidemment le rythme peut apparaître


autrement, et en particulier par ses investissements harmoniques;
mais là encore les bonnes notes ou les résolutions ne prennent toute
leur signification, même harmonique, qu’à condition de sonner en
certains points privilégiés que la mesure leur prépare : l’harmonie
éclaire la mesure, mais aussi la présuppose.
Sur ce schème rythmique fondamental s’édifient d’autres schèmes
qui serrent de plus près le rythme de l’œuvre. Lorsque, sur la par¬
tition, je consulte l’indication de la mesure et que je lis 2/4 ou 9/8 et
peut-être M = 100, je ne sais pas encore grand’chose du mouvement.
Mais si le morceau est intitulé valse, mazurka ou menuet, mon
information se précise; je saurai que le musicien s’est astreint à cer¬
tains schèmes « typiques », comme dit M. de Schlœzer, élaborés sur
la mesure à trois temps. Et comme la composition d’une œuvre peut
s’ordonner à un genre (lied, rondeau, variation), son rythme peut
s’ordonner à un type que je puis retrouver en des œuvres différentes,
et que j’aurai plaisir à retrouver même en des œuvres qui prennent
avec lui beaucoup de liberté, comme la Valse de Ravel ou certaines
mazurkas de Chopin. Ce schème apporte donc une détermination
supplémentaire, bien qu’il ne puisse encore rendre compte de l'allure
singulière de l’œuvre (1). Il se peut au surplus que le schème ryth¬
mique propre à l’œuvre, au lieu d’être emprunté à une tradition, soit
inventé pour le besoin d’une œuvre particulière : sa connaissance

(1) Que ces schèmes soient le plus souvent empruntés à la danse, cela garantit en
quelque façon leur caractère organique : s’ils répondent à un certain usage plastique
du corps, ils sont assurés d’éveiller en lui certains échos ; nous éprouvons d’autant
mieux le mouvement de l’objet que ce mouvement nous habite en quelque façon ;
suivre la mesure n’est pas seulement une démarche de l’esprit mais un acte où le
corps est engagé, et cette complicité du corps confère au rythme un caractère de
réalité beaucoup plus prenant. Mais si certains rythmes tiennent de leur origine
saltatoire un caractère plus impérieux, cela ne signifie point qu’ils épuisent la réalité
du rythme propre de l’œuvre : deux menuets bâtis sur le même schème typique
peuvent avoir des rythmes propres bien différents si leurs harmonies et leurs timbres
diffèrent.
328 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

nous engage alors plus profondément dans la structure de cette


œuvre, elle nous oblige désormais à tenir compte de l’harmonie et
de la mélodie, et pas seulement de la durée et de l’intensité des
sons. Sans doute l’analyse ne peut-elle, d’emblée, saisir le rythme de
l’œuvre totale ; elle le cherchera sur certains éléments les plus caracté¬
ristiques : par exemple, le rythme du sujet ou du contre-sujet, le
rythme d’un thème ou d’un développement thématique. Mais le
choix de ces éléments est significatif : ils ne sont pas arbitrairement
prélevés comme si l’on se proposait d’étudier le rythme des huit pre¬
mières mesures d’un morceau ; ils sont choisis d’après la connaissance
que nous avons déjà de l’œuvre, au moins de sa composition, et
parce qu’ils paraissent assumer en elle une fonction importante, soit
comme agents de son organisation, soit comme épisodes de son
devenir; nous nous référons donc à la structure de l’œuvre. Et
comment procéderons-nous à l’analyse du rythme de la phrase ainsi
isolée ? Il n’est pas dit que les accents ou les figures rythmiques
coïncideront avec les figures et les accents métriques. L’oreille seule
est juge, elle seyle connaît l’œuvre qui est faite pour elle. Et c’est ce
qu’expriment les règles tout empiriques que formule Lussy, qui font
appel à des notions comme celles de valeurs ou de silences, et qui se
terminent ainsi : « Enfin, et c’est là l’indice capital, il faut écouter la
tendance au repos que la dernière note de chaque groupe fait sentir
à l’oreille, si elle lui annonce seulement un repos incomplet et qui
laisse désirer une suite, ou si elle marque un repos définitif (i). »
En appeler à la juridiction de l’oreille, ce n’est qu’en apparence
recourir à l’arbitraire; il ne se peut que l’analyse ne se réfère à la
perception et ne juge de l’œuvre par l’objet esthétique; les « impres¬
sions » que l’on invoque alors, comme d’élan ou de repos, de tension
ou de détente, de creux ou de plein, n’indiquent nullement un recours
au subjectif, elles désignent au contraire la réalité de l’objet musical

(i) Le rythme musical, p. 55.


L’ŒUVRE MUSICALE

dont c’est la nature de se faire connaître par ces impressions.


Le rythme ainsi précisé, et dégagé de la mesure qui n’est plus
pour lui qu’un moyen, serre alors de plus près la mélodie : il carac¬
térise désormais la structure de la phrase, et même de l’œuvre entière,
si le sujet ou le thème imposent leur allure à l’œuvre entière, comme
c’est particulièrement le cas chez Beethoven où l’un des deux thèmes
est souvent plus rythmique que mélodique. A -plus forte raison si
nous considérons enfin le rythme total. Il arrive en effet, dans une
œuvre polyphonique, que diverses parties aient chacune un rythme
différent; il suffit, comme dans un contrepoint, que chaque partie
déroule une mélodie qui lui soit propre (et même l’accompagnement
à la basse peut marquer un rythme qui contrecarre, au lieu de le
confirmer, celui du chant). L’analyse discernera donc une poly-
rythmie que l’oreille qui est experte percevra elle-même. Est-ce à dire
que la structure rythmique de l’œuvre soit rompue ? Non pas : ces
rythmes divers composent un rythme unique, l’œuvre garde son'
unité. Maintenir l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité,
faire collaborer la diversité à l’unité, c’est le secret de l’art, comme
c’est le secret de la vie de produire des organismes. Et comme nous
connaissons l’organisme d’un seul regard, ainsi percevons-nous le
rythme de l’œuvre qui est sa démarche inimitable.
Mais, s’il faut toujours en dernier ressort s’en remettre à la
perception, à quoi bon l’analyse qui décèle les schèmes ? Si le rythme
est finalement le mouvement même ou la durée de l’œuvre en tant
que perçue, pourquoi introduire le schème rythmique qui décompose
ce mouvement ? En un sens rythme et schème rythmique s’opposent
comme s’opposent en terme bergsonien durée et temps : le rythme de
l’objet musical, ce rythme qui n’est pas une mesure étrangère mais
qui dépend de l’harmonie et de la mélodie, c’est son être même; il
exprime sa durée propre, il ne mesure pas un temps dans lequel est
cet objet, mais un temps qu’il est, le devenir intérieur qui le constitue :
l’objet musical impose son tempo, organise son propre avenir au lieu
33° L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de le subir. Par rapport à ce temps intérieur et singulier que l’objet


musical déroule selon sa logique propre, le schème rythmique, au
moins sous sa forme élémentaire, semble scander un temps objectif
extérieur à la mélodie et artificiel. Et pourtant, cette distinction
entre rythme et schème rythmique s’amenuise sitôt que le schème,
sans perdre son caractère formel, s’étoffe et s’intégre dans la structure
qualitative de l’œuvre. Le schème n’est jamais étranger à la durée
vivante de l’objet musical; il participe du temps objectif pour autant
qu’il est un ordre numérique fondé sur la divisibilité indéfinie d’une
matière spatialisée, mais il participe déjà de la durée musicale dans
la mesure où il comporte un tempo, une unité qui se définit en valeur
absolue, et encore plus lorsqu’il fait appel à des points de repère
qualitatifs empruntés au corps même de l’œuvre, à l’intensité des sons
et à leur signification harmonique.
En fait, le schème a avec l’objet musical une double relation.
D’abord, il donne accès à sa durée : le mouvement de l’œuvre nous
emporte à condition que nous puissions l’apprécier et le suivre.
Bergson nous propose « d’écouter une mélodie en nous laissant bercer
par elle » (i) : voilà qui n’est pas possible; nous laisserions l’objet
musical s’effriter et se dissoudre. Nous n’accédons à lui qu’en y
participant par ce mouvement de l’imagination que définit le schème
et qui est l’ébauche d’un acte de l’entendement, car le rationnel est
en germe dans le schème : compter, mesurer sont des schèmes où
l’imagination prélude à l’entendement. Il nous faut suivre et presque
nombrer le rythme de la mélodie, non nous laisser bercer par elle.
Autrement dit, nous ne pouvons appréhender la durée qu’à la
faveur du temps ; nous n’avons pas d’intuition pure de la durée. Le
schème rythmique nous fait accéder à la durée par le temps, grâce
au mouvement pré-rationnel de l’activité schématisante éveillée en
nous par le schème rythmique. Nous mimons le mouvement dans

(i) La pensée et le mouvant, p. 164.


L’ŒUVRE MUSICALE

les profondeurs de notre être pour le saisir dans l’objet; nous nous
accordons au devenir impérieux de cet objet en y introduisant la
mesure, non par un acte de l’entendement, mais par un mouvement
qui mime le nombre en parcourant une succession, faute de quoi le
mouvement nous emporterait sans que nous parvenions à l’identifier.
En quoi le schème rythmique qui objective et ordonne ce mouvement
n’est pas éloigné du sens kantien, car il s’agit bien, comme pour
Kant dans le schème de la quantité, de « produire le temps dans l’ap¬
préhension de l’objet »; le schème est une méthode — un chemin —
pour se retrouver dans l’objet musical, et l’imagination qui préside
au schème n’est pas séparable de l’activité corporelle : le schématisme
est un art profondément caché dans le corps humain. Ainsi les
schèmes rythmiques sont-ils nécessaires à l’appréhension de l’œuvre.
Il n’est pas besoin qu’ils soient clairement repérés comme ils peuvent
l’être à l’analyse, il suffit qu’ils soient éprouvés, comme une invitation
à accomplir un mouvement intérieur qui nous met de plain-pied avec
l’objet musical. On peut le vérifier à certaines expériences : lorsqu’à
l’audition d’une œuvre difficile et qui nous déconcerte nous décou¬
vrons brusquement le rythme d’un passage, quelque chose se
déclenche en nous : nous sommes embrayés, et l’œuvre prend brus¬
quement un air de familiarité. Mais inversement, lorsque le rythme
est insistant, comme dans une marche ou un air de danse, nous
sommes si bien accordés à l’objet musical qu’il ne garde plus sa dis¬
tance et son mystère : il n’intéresse plus que le corps; et surtout,
l’objet musical est si bien rythmé qu’il n’a plus de rythme propre :
il est tout entier asservi à la tyrannie de la mesure, il n’a plus de vie
intérieure. Les schèmes rythmiques servent donc à mettre l’imagi¬
nation en branle et à l’accorder à l’objet musical; ils nous permettent
de marcher au même pas que lui, de participer à la même aventure.
Mais il faut pour cela — et c’est leur seconde relation à la durée
musicale — qu’ils soient quelque chose de l’œuvre, et plus qu’un
simple étalon pour mesurer sa durée. Ceci suppose donc qu’ils
332 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

mordent sur l’objet : nous avons vu qu’ils se déterminent, à mesure


qu’ils se compliquent, d’après les accents, d’après le genre de l’œuvre
ou d’après sa structure thématique. Mais ceci. suppose encore que
l’œuvre à son tour se plie aux schèmes rythmiques, que son devenir
soit ordonné et puisse être suivi, que sa durée soit composée. Il faut
dire, sans préjuger aucunement de l’histoire événementielle de la
création, que la détermination du rythme est un moment de l’édi¬
fication de l’œuvre; le choix d’une structure rythmique est une des
démarches fondamentales de l’artiste, tel que nous l’imaginons d’après
notre propre expérience de l’œuvre.
Le rythme atteste donc qu’il n’y a point de durée qui ne se réfère
à un ordre universel du temps. N’est-ce pas ainsi que chez Kant
l’événement n’est saisi comme événement qu’à la faveur de la loi
qui règle le cours du temps ? De même la durée n’est saisie comme
durée que si elle porte en elle, selon son galbe ou ses accents, de quoi
se repérer par rapport au temps objectif. On rejoint par là une idée
qui n’est pas neuve : c’est que l’objet esthétique doit être composé;
quelle que soit la liberté qu’il déploie, elle doit être conquise sur la
règle; quelle que soit la souplesse, la singularité de la structure
rythmique, elle doit être portée par des schèmes sous peine de
s’abolir. Les schèmes sont à la fois moyens d’accès à l’œuvre et élé¬
ments constitutifs de cette œuvre. C’est en cela qu’ils contribuent à
donner à l’œuvre en tant que durée une consistance et une plénitude
qui en appellent à la spatialité dans la mesure où l’espace signifie
l’extériorité à la conscience et la réalité de l’objet. Et c’est en cela
que la musique, art temporel, n’exclut pas totalement l’espace.
Et en effet la présence de ces schèmes rythmiques implique la
spatialisation du temps. Nous en sommes avertis par ceci, que les
schèmes sont aisément susceptibles d’une traduction spatiale : il
est évident que l’espace ne saurait représenter le temps si la mesure
du temps n’avait un caractère spatial. Les rapports de durée et
d’intensité qui déterminent les schèmes fondamentaux, non seulement
L’ŒUVRE MUSICALE 333

s’inscrivent sur la partition, mais peuvent aisément s’illustrer par


le dessin d’intervalles (non point verticaux comme pour la hauteur
des notes, mais horizontaux) et d’accents empruntés aux dessins ou
aux couleurs. M. Verrier en donne un témoignage dans son Essai
sur les principes de la métrique anglaise : analysant les diverses « variétés
du rythme », il double chaque exemple musical d’une image spatiale
où la couleur vient compliquer le dessin. Mais avons-nous besoin
de ces confirmations ? Le temps ne peut être traité qu’à condition
d’être spatialisé; on sait assez qu’il ne peut être mesuré que par des
mouvements dans l’espace. Et nous pourrions répéter ici ce qui a été
dit de l’harmonie : cet espace temporel est un espace défini et exploré
par une longue tradition, celle qui a élaboré le système de mesure
adopté depuis des siècles par la musique occidentale; la spatialisation
qui confère au temps son objectivité est aussi une humanisation. Et
d’autre part, ce matériau fournit bien la matière de l’objet musical :
de même que le milieu harmonique confère à la note son statut et
sa valeur de note, de même le milieu temporel confère au devenir de
l’œuvre son caractère rythmique. La durée est faite avec du temps
et à partir du temps bien qu’elle soit tout autre chose que le temps;
le musicien ne peut créer un objet qui ait une durée authentique qu’en
l’installant dans le temps objectif, le seul sur lequel il ait prise, le seul
dans lequel il puisse mesurer un mouvement qui, rapporté à l’œuvre
faite, échappera à toute mesure et sera à lui-même sa propre mesure.
Et c’est parce que l’objet esthétique, à travers le temps mesurable
dont il compose sa durée, participe à l’espace qu’il a la réalité insis¬
tante et saisissable de l’en-soi par où il s’offre à la perception, bien
qu’il soit en même temps comme un pour-soi dans la mesure où il
est durée, c’est-à-dire où il est lui-même au principe de son devenir,
où le mouvement qui l’anime est un auto-mouvement.
334 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

III. — La mélodie

Pourtant, quelque chose de la musique semble irréductible à l’es¬


pace. Cet être non spatialisable, c’est la mélodie : que précisément
Bergson invoque pour décrire la durée. La mélodie ne peut être mise
au même rang que le rythme et l’harmonie comme on le fait souvent.
Rythme et harmonie sont bien des aspects de l’œuvre totale, mais ils
sont aussi, dans la mesure où ils donnent lieu à des schèmes, des
éléments de sa composition et des instruments de sa fabrication. Au
heu que la mélodie semble défier l’analyse : elle est ce qui apparaît
dans l’œuvre avec une spontanéité irrécusable lorsqu’on se livre à
elle et qu’on la laisse chanter. Elle est l’œuvre même en tant que
durée; et c’est pourquoi on ne peut en effet la lire qu’horizontalement.
Pour mieux dire, la mélodie ne se ht pas, elle s’entend; elle ne peut
se hre qu’à condition de ne point infléchir la lecture vers l’analyse,
et pour ceux qui sont capables d’évoquer le chant en présence du
signe écrit.
Ce chant dans son déroulement souverain, c’est le sens même de
l’objet musical, un sens qui ne peut être appréhendé que par la per¬
ception de l’œuvre. Mais peut-on parler de sens là où il n’y a point
de signification exphcitable, point d’objet représenté, point de
discours ? Le sens ainsi se dépasse tout de suite vers l’expression.
La musique dévoile un monde, mais ce monde ne peut être montré
aux yeux ou démontré à l'intelligence, il ne peut être dit que par elle,
il s’évanouit dès qu’elle se tait. Il est dans la musique en tant qu’elle
est perçue, et nulle part ailleurs; tout ce que l’on en peut dire selon
un autre langage est misérablement inadéquat : tel est, encore une
fois, le rapport de la forme et du contenu dans l’expression esthétique.
Mais ce sens ineffable mérite pourtant d’être appelé sens; car il est
ce que dit l’objet musical, et l’objet musical n’existe qu’en le disant.
Le sens informe la musique, il la fait être musique et non suite
incohérente de sons. La mélodie est expressive, mais cela signifie
L’ŒUVRE MUSICALE 335

que l’expression c’est la mélodie : ce par quoi les sons se composent


en être musical comme les parties d’un visage en une physionomie,
les traits psychologiques en une personnalité. La mélodie est le sens
de la musique parce qu’elle en est l’essence : le sens de la musique,
c’est la musique elle-même. Et c’est pourquoi la mélodie doit être
privilégiée par rapport au rythme ou à l’harmonie : elle les intègre
et ne semble pas se réduire à eux. Le rythme fondé sur la mesure et
figurant des rapports quantitatifs n’est pas encore vraiment à lui seul
de la musique; il qualifie une durée, il ne la produit pas et la mélodie
seule est durée. Et c’est parce que le rythme ne suffit pas à engendrer
et à spécifier la musique qu’on peut le retrouver partout, en tout art
comme un élément de composition, et en toute réalité qui assume sa
propre durée, dans les phénomènes de la vie comme peut-être dans
ceux de l’histoire. De même pour l’harmonie : le schème harmonique
assigne aux notes leur statut au sein d’un système statique, comme on
peut instituer une gamme de couleurs ou de lignes (et c’est pourquoi
l’harmonie aussi est partout). Mais la musique n’est pas un agrégat
de notes; déterminer la matière d’un art, ce n’est encore qu’une
spécification insuffisante : la pierre sert aussi bien à l’architecture et
à la sculpture, le mot à la prose et à la poésie. La mélodie seule mani¬
feste la musique, et la caractérise (i). Rythme et harmonie sont les
propriétés de la mélodie, la mélodie seule est musique. Si les schèmes
rythmiques et harmoniques sont constitutifs de l’œuvre, c’est dans
la mesure où ils portent sur la mélodie et en expriment certains

(i) Que la mélodie transcende l’harmonie, d’Indy l’exprime en réduisant l’har¬


monie à un rôle subalterne : par le principe de tonalité et le cycle des quintes, elle
engendre la gamme. Mais la tonalité, dans sa fonction active si l’on peut dire, est
rattachée elle-même à la mélodie : d’Indy parle de modulation mélodique. Ceci
aboutit non seulement à une condamnation de la théorie des accords, mais à une
condamnation de l’écriture verticale, c’est-à-dire de presque toute la musique
moderne. Cette condamnation est-elle une conséquence nécessaire de la subordi¬
nation de l’harmonie à la mélodie ? Il semble que les accords puissent très bien
engendrer par leur succession une mélodie authentique.
536 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

aspects; encore peuvent-ils rendre compte de la singularité de


l’œuvre, non de sa musicalité.
Mais si la mélodie requiert ce statut, est-ce à dire que l’analyse
perde ici tout droit ? Si la mélodie ne peut être reconnue que par la
perception qui découvre en elle le sens de la musique, ne faut-il pas
qu’elle soit encore construite pour se prêter à l’audition ? Et ce sens
qu’elle est ne peut-il se décomposer en éléments qui sont, comme les
articulations d’un discours, les actes d’un drame ou les tableaux d’un
ballet, des moyens de l’expliciter sans pourtant le ramener à l’intel¬
ligible ? Oui, les « thèmes » sont à la mélodie ce que les schèmes
sont à l’harmonie et au rythme; ils assument une double fonction :
ils donnent un « sujet », atome de sens que la mélodie développe,
et ils assurent encore à la musique en l’organisant, cet élément de
spatialité sans lequel l’objet musical, qui n’est pas en lui-même spatial,
n’aurait pas d’objectivité et risquerait de se défaire.
En effet, on peut toujours procéder à l’analyse mélodique d’une
œuvre. D’Indy en donne des exemples au début de son cours. Il est
d’ailleurs remarquable qu’il tende à identifier schème mélodique et
schème rythmique : ceci vérifie ce que nous avons dit du schème
rythmique, qu’il engage profondément dans le contenu de l’œuvre
parce que la musique est essentiellement durée, et qu’il pèse ainsi sur
le destin de la mélodie (i). Le schème rythmique est si étroitement
associé au schème mélodique qu’il est parfois promu à la dignité
thématique, comme on le voit dans Beethoven, et surtout dans

(i) Mais d’Indy distingue par contre schème mélodique et schème harmonique ;
car bien que « le schème harmonique soit soumis aux mêmes conditions que le schème
mélodique », il n’est pas aussi nécessaire que le rythme pour caractériser la mélodie :
» Il est à remarquer que les plus belles phrases musicales sont celles qui, puisant leur
force dans leurs propres éléments, la mélodie rythmée, ne perdent rien à être présen¬
tées sans vêtement harmonique » (Cours, t. I, p. 43). M. de Schlcezer serait d’accord
avec d’Indy pour privilégier la mélodie par rapport à l’harmonie, mais à condition de
faire de l’harmonie un élément de la mélodie, tandis que pour d’Indy un thème ou
une phrase musicale peuvent être beaux par eux-mêmes.
L’ŒUVRE MUSICALE 337

Stravinsky (1); et même si le rythme n’usurpe pas les privilèges de


la mélodie, il n’y a point de mélodie qui ne soit rythmée : à cette
association, le rythme gagne de devenir un élément de la signifi¬
cation (ainsi peut-on parler des « coups du destin »), et la mélodie
gagne de pouvoir se déployer dans la durée. Cependant, par rapport
au schème mélodique, le schème rythmique représente un degré
supérieur de l’abstraction : le rythme n’est jamais toute la mélodie.
Et l’harmonie l’est encore moins : même si, comme dans la musique
impressionniste, la Stimmung harmonique fait plus ou moins office
de thème. Au reste, d’Indy suggère l’identité du schème mélodique
avec ce qu’il appelle par ailleurs l’idée musicale génératrice de
l’œuvre.
Il ne semble donc pas que la fonction thématique puisse être
abolie, quoi qu’en pensent M. Leibowitz et les partisans de l’atona-
lisme. En fait, l’athématisme a été rarement pratiqué. U y a bien tout
un style qu’on peut dire impressionniste, qui s’est exercé à rompre et
disperser la mélodie. Mais Debussy, par exemple, ne rompt la mélodie
sous sa forme carrée, précise, agressive, que pour la mieux restaurer
sous la forme de l’arabesque continue, du jaillissement perpétuel :
qu’y a-t-il de plus mélodique que l’andante du Quatuor ou que la
Mer ? De même Wagner ne renonce à l’aria, et pas toujours, que pour
mieux exalter le chant. Il n’y a point de musique qui ne soit mélo¬
dique et qui, dès lors, ne comporte des thèmes, quitte à les traiter
tout autrement que selon les modes de développement traditionnels.
Mais s’il y a un schème mélodique, et qui est à la mélodie ce
que le schème harmonique est à l’harmonie, il bénéficie des privilèges

( 1 ) t II semble que par lui-mème tout le thème du Sacre n’apporte que son pouvoir
de propre répétition... L,a seule forme de développement dans le Sacre apparaît donc
toute rythmique et s’exerce par élimination ou par amplification métrique. A
de rares occasions Beethoven usa de ce mode de développement rythmique, mais
jamais il n’en fit, comme Stravinsky, la matière immédiate du langage musical •
(A. Schæffner, Stravinsky, p. 52).

tt. DUFRENNB 22
33» L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de la mélodie et ne peut, par rapport à l’œuvre, être mis sur le même


plan que les autres schèmes. L’œuvre n’est pas faite avec des thèmes
comme elle est faite avec des schèmes. Le thème est bien, comme dit
d’Indy, l’idée musicale, et il faut l’entendre au sens le plus rigoureux :
non seulement il donne le branle à la création musicale (ce que Beetho¬
ven dit de l’idée musicale est exactement comparable à ce que Valéry
dit du premier vers offert par les dieux), et tient par conséquent un
rôle important dans l’histoire psychologique de l’œuvre, mais encore
il est Yeidos de l’œuvre, sa forme substantielle ou, si l’on préfère, sa
cause formelle. Nous identifions l’œuvre d’après les thèmes que nous
découvrons en elle, non point comme nous identifierions un poème
à tel vers ou telle strophe, ou un tableau à tel détail de dessin ou de
couleur qui aurait plus vivement sollicité notre attention. Le thème
se donne à nous comme engendrant l’œuvre, et l’œuvre est le déve¬
loppement des thèmes. Que ces thèmes soient proprement développés
selon les formules classiques de la composition, régulièrement répétés
comme le refrain d’un rondeau, ou solennellement repris aux articu¬
lations importantes du discours musical comme les leit-m iti ve wagné-
riens qui, a-t-on dit, « excluent le développement graduel normal et
spontané du temps musical » (i), ce sont eux qui donnent à l’œuvre
les traits de sa physionomie musicale (2). Et l’œuvre est aussi le dia¬
logue des thèmes dont la dualité ou la pluralité confère à l’expression

(1) Souvtchinskv, I,a notion de temps et la musique, La revue musicale,


mai 1939. P- 315-
(2) Cette fonction thématique peut-être elle tenue par une phrase esthétiquement
quelconque ? Il arrive parfois qu’elle soit négligemment empruntée à une mélodie
populaire ou à une œuvre antérieure ; il arrive aussi qu’elle se réduise à presque rien,
3 notes, comme la cellule cyclique de la symphonie de Franck, 4 ou 5 notes comme
certains des motifs vragnériens. l,e musicien aussi fait quelque chose de rien, et
c’est dire combien le développement importe. Mais, inversement, un beau thème
peut susciter un développement médiocre : de l’un à l’autre il y a la marge de l’inspi¬
ration au métier. Mais il n’empêche que si le thème ne décide pas de la qualité de
l’œuvre, il décide de son orientation et qu’ainsi sa qualité esthétique n’est jamais
indifférente.
L’ŒUVRE MUSICALE

une allure dialectique. Si fortes sont la personnalité et l’efficience


des thèmes qu’on peut se demander si lorsque, au lieu d’occuper
successivement le premier plan, ils sont évoqués ensemble dans le
contrepoint, ils se fondent dans une résultante mélodique unique; car
ils exigent d’être reconnus et entendus distinctement, et leur dis¬
tinction ne compromet pas davantage l’unité de l’œuvre que la pré¬
sence de deux danseurs l’unité d’un pas de deux. Bref, le thème,
principe générateur de la mélodie, est aussi le personnage principal
de l’œuvre, comme le héros dont le pathos imprime sa marche aux
événements du drame ou de l’épopée. Les schèmes rythmiques et
harmoniques sont aussi les principes générateurs de l’œuvre, mais de
l’œuvre en tant qu’elle est composée, car, à mesure qu’on s’approche
de l’œuvre comme unité signifiante et comme pur devenir, ils tendent
à s’effacer, et le rythme et l’harmonie se fondent dans la mélodie dont
ils ne peuvent plus être séparés. Le schème mélodique, lui, ne s’efface
point. Il est associé au triomphe de la mélodie qu’il engendre et
qu’il anime. Car il est principe générateur de l’œuvre en tant qu’elle
s’organise en une unité musicale, et par conséquent en tant qu’elle
constitue un objet signifiant. Il est au fond le schème du sens, l’expres¬
sion élémentaire de ce que va dire l’œuvre, en un mot, comme on dit
bien dans la fugue, le « sujet ». Ainsi vérifions-nous que le thème
n’est pas à la mélodie ce que la partie est au tout.
Finalement, parce que le schème est non seulement sens mais
durée, est assuré le caractère signifiant de la temporalité mélodique.
Mlle Brelet affirme que le développement inspiré par le thème est
« déploiement dans le temps » comme son nom l’indique (i). Mais,

(i) Ce qui ne suffit peut-être pas à justifier une autre thèse, plus contestable
à notre sens, et qui porte d’ailleurs sur une psychologie de la création, à savoir
que le temps musical doit reproduire la durée subjectivement vécue par l’artiste et
que « le créateur prête au développement la réalité de sa durée intime » (o. c. p. 78).
Mlle Brelet évite d’ailleurs le subjectivisme où l’engagerait cette idée en montrant
que « le vécu n’est possible que par la forme », et que la durée doit être construite
(ibid., p. 82).
340 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ce qui nous paraît le plus remarquable, c’est que cet avenir impliqué
dans le thème est un avenir du sens ; si le thème est gros de possibilités
qui ouvrent le temps, ces possibilités sont des possibilités qu’on peut
dire logiques et que peut expliciter aussi bien l’harmonie (i). C’est
dire que sens et temps sont inséparables dans la réalité musicale et
déjà au sein du schème mélodique : le temps manifeste le sens, mais
parce que le sens en appelle au temps. C’est pourquoi nous ne
dirions pas avec M. de Schlœzer que l’objet musical est intemporel,
mais pas davantage qu’il est durée pure. Car d’une part la durée doit
être organisée (et c’est la fonction du rythme, comme on l’a vu), et
d’autre part la durée est signifiante : elle n’est pas une aventure
imprévisible, mais un avenir nécessaire.
D’où, encore une fois, la nécessité du thème : Mlle Brelet a bien
montré que, hors de lui, la durée s’émiettait, s’évanouissait, c’est-
à-dire qu’au fond, un devenir rebelle à la forme n’est plus un devenir :
dans la musique romantique qui a choisi ce parti « éclate la contra¬
diction qui est au cœur de la durée bergsonienne, qui ne peut se poser
ni par l’intelligence ni sans elle » (2); ce qui donne ici consistance à
la durée en l’organisant, ce n’est pas seulement le schème rythmique
ou harmonique, c’est le thème en tant que sens. Le schème mélodique
donne accès à l’œuvre en tant même qu’elle est durée, non point
amorphe et inintelligible, mais signifiante.
Mais alors, si la mélodie en qui s’accomplit toute musique,
comporte des schèmes mélodiques, n’est-elle pas spatialisable encore
par l’intermédiaire de ces schèmes comme l’étaient le rythme et l’har¬
monie ? La spécificité du schème mélodique oblige à nuancer la
réponse. Dans la mesure où le schème est mélodique, il est durée et
il porte en lui la mélodie comme durée : il ne peut donc être l’ins-

(1) C’est pourquoi le thème peut se fragmenter en motifs qui ouvriront les
principales avenues du développement. Cette discontinuité atteste que le thème, s’il
est durée, est aussi intelligibilité.
(2) Ibid., p. 102.
L'ŒUVRE MUSICALE 34i

trament d’une spatialisation; et les éléments harmoniques et ryth¬


miques qui lui sont associés se fondent en lui. Mais dans la mesure
où le schème est schème, il introduit, sinon un élément quantitatif
de composition, du moins un élément logique d’organisation étranger
à la durée qui constitue au sein de la durée un atome de durée, mais
un atome tout de même; il permet de s’orienter dans cette durée, de
la scander en y introduisant par conséquent un élément de spatialité.
Le schème ne peut conférer sa plénitude à la durée mélodique qu’en
remplissant un espace. Ainsi la mélodie remplit la salle et nous
pénètre de part en part. Gardons-nous de croire que cette image si
naturelle ait sa source dans une réflexion sur le fait scientifique du
déplacement des ondes sonores; la musique n’est point faite d’ondes,
mais elle a un volume propre comme on l’a souvent remarqué depuis
Bergson, et c’est parce qu’elle est volumineuse qu’elle occupe l’édi¬
fice. Il est essentiel que du spatial soit vécu, dans les profondeurs de
l’imagination, comme dirait Kant; c’est à cette condidon que nous
pouvons suivre l’oeuvre à la fois dans son mouvement rythmique et
harmonique et dans son développement mélodique. Le corps est
toujours de la partie : en reconnaissant les thèmes, en les mimant,
comme il nombre le rythme, comme il éprouve l’harmonie, il ordonne
la durée et s’accorde à elle; c’est par lui et en lui que le schème
accomplit son office. Et le corps dessine un espace : il ne peut être
l’intermédiaire du cogito auprès du monde qu’en ouvrant l’espace où
se profilera le monde. Évidemment, on peut se demander si l’on est
en droit de parler de spatialisation là où l’espace n’est pas représenté
et visé par l’intelligence, mais seulement vécu en ce plan ambigu et
obscur de l’imagination où nous installe l’attitude esthétique.
Parlons alors de spatialisation implicite. Il faut bien l’admettre au
fondement de la spatialisation explicite, celle qui se produit, soit
lorsque nous imaginons l’analogue spatial de l’objet musical, soit
lorsque nous nous livrons à l’analyse systématique de l’œuvre. Il
faut bien admettre que ce que l’attitude scientifique opère ait sa racine
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dans ce que l’attitude esthétique éprouve, et par exemple que les


schèmes découverts à l’analyse soient d’abord vécus comme incitation
pour le corps et comme suggestion pour l’imagination. Et surtout
comment pourrions-nous comprendre autrement que l’objet musical
puisse nous être accessible ? Il n’a d’objectivité qu’autant qu’il est
composé et organisé, et par là qu’il est apte à la spatiahsation.
Certes, il ne peut pas s’agir d’une traduction du musical en spatial,
mais seulement d’une spatialité inhérente à la temporabté musicale,
c’est-à-dire à une durée qui, pour être profondément durée, n’en
est pas moins construite. Cette spatiahté vécue par le corps à l’audition
ne se détermine en figure, ni ne se mesure ; nulle représentation spatiale
n’interfère, et n’altère la pureté de ia musique. Mais des analogies,
des correspondances entre l’art musical et l’art plastique sont au
moins possibles par là : sur le fondement de cette affinité secrète entre
le temporel et le spadal. Ainsi de l’analogie si souvent proposée entre
la musique et l’architecture. Le schème joue ici sa fonction la plus
précise : cet objet qu’il organise, il le distribue selon des proportions
qui ont une solidité monumentale. Si l’architecture est évoquée par
la musique, ce n’est point pour les qualités de son matériau, c’est
pour ce qu’elle est, de tous les arts, celui qui occupe le plus impérieu¬
sement l’espace, et qui l’occupe en y faisant triompher un ordre;
l’architecture remplit l’espace en l’organisant selon des lois secrètes
et invisibles. C’est cette âme d’organisation due à l’efficience d’un
thème qui est finalement commune à la musique et à l’architecture;
et c’est l’organisation de la durée musicale qui se traduit par l’orga¬
nisation de l’espace architectural. Cependant la durée en tant que
durée évoque plutôt l’arabesque, et nous savons pourquoi depuis
Kant : c’est que la ligne droite permet de représenter le temps en le
spatialisant. Ce que l’arabesque ajoute à la ligne droite, c’est peut-être
le caractère signifiant de la duxée musicale qui se constitue par le
déploiement d’un sens; car l’arabesque à laquelle préside un certain
thème linéaire manifeste aussi une puissance de signification. Peut-être
L’ŒUVRE MUSICALE

aussi l’arabesque opposée à la droite comble-t-elle la distance de


la durée au temps par ce qu’elle a non seulement de signifiant, mais
d’organique et de continu. Parler comme Debussy d’arabesques
mélodiques, c’est spatialiser la durée en s’efforçant de ne point trop
la travestir. Mais, architecture ou arabesque, selon que nous retenons
de l’objet musical son organisation ou sa durée, la spatialisation est-
elle autre chose ici qu’une métaphore ? Nous serions bien en peine
si l’on nous demandait quel monument ou quelle ligne décorative
correspond à telle œuvre musicale; ces objets spatiaux sont évoqués
pour illustrer l’ordre et le cours du développement temporel, mais
ils ne sont pas déterminés; l’évocation n’est qu’une suggestion à
laquelle nous pouvons ne pas céder.
Cependant, des tentatives ont été faites pour préciser ces analogies,
dont la plus récente et la plus remarquable est celle de M. Souriau
qui s’efforce, entre différents arts, de « saisir une essence commune
située par delà la différence du temps et de l’espace » (i). Il n’entre
point dans notre propos de présenter ces tentatives dont l’intérêt
est pourtant évident. Qu’il nous suffise d’observer que les corres¬
pondances peuvent s’établir soit au plan de l’organisation matérielle
de l’objet esthétique, soit au plan de son expression. Dans le premier
cas, la correspondance est plutôt une illustration : ainsi l’arabesque
mélodique que M. Souriau établit grâce à des symboles mathéma¬
tiques « qui reproduisent exactement les propriétés structurales (à la
fois physiques et esthétiques) des ensembles musicaux » illustre le
déroulement de la mélodie. Dans le second cas, la correspondance
est plutôt une analogie : c’est ainsi que M. Souriau traite de la musique,
des couleurs et analyse de façon très convaincante « l’accord » que
forment les couleurs dans un tableau de Veronèse : le passage peut
s’opérer (comme dans le langage) de la tonalité picturale à la tonalité
musicale, à condition que les couleurs et les notes soient comprises

(i) La correspondance des arts, p. 212.


344 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

non dans leur nature physique, mais dans leur « fonction esthétique »,
laquelle, nous semble-t-il, est inséparable de l’effet qu’elles produisent,
c’est-à-dire de leur signification psychologique et pat conséquent de
leur expression.
Mais, à la racine de ces correspondances, il y a toujours la soli¬
darité phénoménologique du temps et de l’espace. Et il nous faut
maintenant, inversement, considérer un art de l’espace, la peinture,
pour voir comment s’y manifeste encore cette solidarité par une tem-
poralisation de l’espace symétrique à la spatialisation de la durée (i).

(i) I*a plupart des problèmes que nous avons abordés dans ce chapitre et dans
certains passages précédents sont traités dans le remarquable livre de Mme Vial sur
L’être musical (Neuchâtel, 1952). Nous regrettons de n’avoir pu le connaître plus tôt
pour en faire plus précisément état.
Chapitre ni

L’ŒUVRE PICTURALE

Une réflexion sur la peinture peut en effet s’amorcer par une


réflexion sur la temporalité de l’espace pictural. Une fois éclairée
cette notion, l’analyse peut être entreprise et suivre la même démarche
que celle de la musique. Et de plus, en posant cette première question,
on pose en même temps la seconde, dont nous nous sommes proposé
l’examen : celle du « sujet ». Car c’est bien par ces deux traits : l’im¬
portance de l’objet représenté et la prééminence de la spatialité que
la peinture à première vue se définit et s’oppose à la musique. Et,
par surcroît, ces deux traits sont bien conjugués : car les problèmes
de l’espace naissent du souci de la représentation, la figuration de
l’espace concret sur l’espace à deux dimensions de la t< >ile est imposée
par la représentation de l’objet lorsqu’elle se veut fidèle. Et surtout
si l’objet représenté passe au premier plan, accapare l’attention et
porte à lui seul l’expression, s’il masque l’objet proprement pictural
où le contenu est totalement immanent à la forme, la dimension tem¬
porelle de la peinture ne peut apparaître : l’attention s’engage dans
le royaume du concept, de l’intemporel; la temporalité peut encore,
à la rigueur, être figurée comme propriété de l’objet représenté, elle
n’appartient plus à la peinture elle-même comme la durée appartient
à la musique. En sorte qu’il faut mesurer et limiter l’importance du
« sujet » pour concevoir la possibilité d’une temporalité picturale
authentique.
346 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

I. — Temporalisation de l’espace

Voyons ces points d’un peu plus près. Que la peinture soit un
art de l’espace est assez évident : c’est sur la surface de la toile que
le peintre dessine et pose ses couleurs pour une perception qui embras¬
sera l’objet d’un regard, au lieu de le suivre dans l’écoulement d’une
durée. Mais, en outre, tant que la peinture est figurative, elle repré¬
sente l’espace concret et invite à évoquer la troisième dimension
où se meut l’objet représenté, et selon laquelle nous pouvons l’iden¬
tifier pour apprécier la vertu représentative du tableau. Cette évoca¬
tion n’est d’ailleurs pas difficile : pour autant que nous cherchions dans
le tableau la représentation d’un objet, nous allons droit à cet objet,
nous le restituons immédiatement; nous nous comportons à son égard
comme à l’égard de l’objet réel, du cube dont nous sentons la troi¬
sième face, de la route dont nous sentons l’éloignement, de l’homme
au loin dont nous ne percevons pas même la grandeur apparente, mais
tout de suite la taille humaine. Comme dit Sartre, « je perçois toujours
plus et autrement que je ne vois » (i). Dans la constitution de l’objet
perçu, pour parler comme Husserl, entre une foule d’intentions vides
qui adhèrent étroitement à la perception et la complètent, ou plutôt
réalisent son sens, font de l’objet perçu un objet réel et signifiant.
On dirait presque que les Renaissants se sont fatigués pour rien à
imiter la profondeur : tant que nous cherchons dans l’objet pictural
une image de l’objet réel, nous la percevons sans peine. Et le peintre
doit bien plutôt réagir contre cette facilité; s’il veut nous détourner
de l’objet représenté pour nous ramener à l’objet pictural, il lui faut
décourager et paralyser cette tendance qui nous incline à réaliser la
perspective, il lui faut nous ramener impitoyablement aux deux
dimensions. Et l’on sait quel soin les peintres modernes, revenant
à la grande tradition de la peinture architecturale, apportent à ne

(i) L'imaginaire, p. 156.


L’ŒUVRE PICTURALE

pas « trouer le mur ». C’est d’un même mouvement qu’ils renoncent


au trompe-l’œil et à la perspective traditionnelle qui donne invinci¬
blement, et somme toute à peu de frais, l’illusion de la profondeur.
Cette décision fonde la peinture. Notons bien qu’elle n’exclut ni
toute représentation ni toute perspective; mais elle renonce à y
employer des moyens de pure technique, voire purement mécaniques,
qui garantiraient une représentation exacte; elle subordonne l’exac¬
titude à l’expression et l’objet représenté à l’objet pictural, c’est-à-dire
au tableau lui-même en tant qu’objet esthétique. L’objet pictural est
bien encore l’objet représenté, mais qui n’est plus considéré pour
lui-même comme s’il appartenait à l’univers abstrait du discours, il
est l’objet représenté en tant, d’une part, qu’incarné dans le dessin
et la couleur, et inséparable d’eux, et d’autre part, porteur de l’expres¬
sion, traversé par un sens qui le dépasse et qui s’exprime dans la
disposition de la matière picturale. S’en tenir à l’objet représenté,
c’est étreindre un abstrait; car c’est oublier qu’il a sa réalité dans
une matière autonome et son sens dans une expression transcendante;
et c’est ramener l’objet esthétique aux dimensions de l’objet utilitaire
dont la perception ordinaire va tout de suite à la signification, cher¬
chant en quoi elle a sur lui une prise rationnelle ou manuelle, sans le
considérer en lui-même : l’œuvre d’art exige de la considération. Les
Salons de Diderot et plus généralement bien des critiques nous
suggèrent ce théorème : le coefficient de peinture dans une œuvre
peinte est inversement proportionnel au nombre de commentaires
que le « sujet » y inspire. Peut-être d’ailleurs, serait-il plus juste
d’ajouter : l’intelhgence esthétique est inversement proportionnelle
à l’attention portée à l’objet représenté. Quand un tableau attire
l’attention sur ce qu’il représente, tant pis pour lui, et quand un
critique se laisse fasciner par ce qui est représenté et qu’il ne regarde
pas au delà, c’est-à-dire le tableau lui-même, tant pis pour lui aussi 1
Mais alors, par rapport à l’espace pictural, qui est à l’espace repré¬
senté ce que l’objet pictural est à l’objet représenté, assumé sans
348 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

tricher, que peut signifier le temps ? Disons-le théoriquement avant


de le vérifier à l’analyse de l’œuvre peinte. Deux questions se posent
ici : que peut signifier le temps, sous quelle forme peut-il se mani¬
fester ? Il n’est évidemment pas question du temps dans lequel l’œuvre
prend de l’âge. Ce temps objectif ne concerne l’œuvre que comme
objet historique et n’appartient point à sa substance. S’il pèse dans
notre jugement esthétique, par exemple lorsque nous avons cons¬
cience de communiquer avec le passé ou de nous joindre à une longue
tradition, c’est pour des raisons qui n’intéressent ni l’œuvre même,
ni la perception que nous en avons. Sans doute la peinture est liée
à l’histoire dans un sens plus précis encore : les couleurs ont un temps
propre d’évolution de par leur structure chimique; une bonne part
du métier pictural s’emploie à lutter contre cette usure; à quoi les
primitifs italiens ou flamands par exemple ont mieux réussi que
les classiques, Véronèse ou Titien mieux que Vinci, Rubens mieux
que Rembrandt (i). Mais que l’objet pictural ait une histoire de par
sa matière, c’est-à-dire qu’il soit lié au temps objectif, n’implique pas
qu’il porte du temps en lui. Le temps qui vient animer l’espace
pictural doit au contraire appartenir en quelque façon à la structure
du tableau. Mais comment ? Ce n’est possible que s’il intervient par
procuration sous les espèces du mouvement. Nous savons que le
mouvement peut remplir cette délégation; il est la face de l’espace
tournée vers le temps ; par lui l’espace manifeste le temps et au besoin
le mesure. Et sans doute faut-il distinguer le mouvement de sa
trajectoire : le mouvement est une aventure temporelle; mais qu’il
ait une trajectoire, qu’il laisse un sillage, atteste qu’il s’accomplit

(i) Il est assez remarquable que les peintres modernes semblent volontiers indif¬
férents à ce problème : il y a peu de doute que certains lavis de Léger, ou de Matisse,
délayés dans l’essence, jauniront promptement en même temps que bruniront les
parties de la toile laissées sans couleur ; ou que, dans bien des tableaux de Braque, les
dessous de terre monteront et mangeront les citrons et les blancs légers qui sont posés
sur eux.
L'ŒUVRE PICTURALE

dans l’espace. Et ceci réhabilite la trajectoire discréditée par Bergson :


elle représente le temps. Mais elle le trahit ? Non, si nous admettons
que le temps ne peut être connu qu’à condition d’être objectivé,
donc spatialisé, et que la durée ne peut être saisie que comme limite
de l’objectivation. Et surtout si, déférant à Bergson et rapportant
le mouvement au mobile, nous considérons précisément la trajectoire
elle-même comme ce qui se meut (i). En d’autres termes, l’espace
pictural sera temporalisé, s’il se donne à nous comme un espace
structuré et orienté, où certaines lignes privilégiées constituent des
trajectoires, et si ces trajectoires, au lieu de nous apparaître comme des
résidus inertes de mouvement, nous apparaissent au contraire grosses
d’un mouvement qu’elles accomplissent dans l’immobile.
Mais l’œuvre ne peut manifester le mouvement prisonnier dans
l’immobile que si une conscience est capable, en la déchiffrant, de
rompre l’enchantement qui tient le mouvement captif. Cette libé¬
ration requiert que le mouvement soit d’abord vécu par le spectateur;
rappelons-nous la leçon de Kant : le mouvement dans le sujet précède
le mouvement dans l’objet; c’est tout le schématisme; et c’est pour¬
quoi nous percevons la mélodie comme une durée schématisée
par le rythme. Il faut donc que le temps intervienne aussi, et par
priorité, dans le sujet; il n’est pas nécessaire que nous ayons cons¬
cience de ce temps, mais il faut au moins que nous le vivions dans
les profondeurs de l’imagination. On sait assez qu’en toute perception
visuelle la simultanéité est médiatisée par la succession : le regard
se promène sur l’objet, il ne se pose jamais tout à fait. C’est par ce
mouvement que nous apparaît le mouvement de l’objet; et c’est

(i) Bergson lui-même nous invite à considérer, dans L’ivolution crlatric*, la


trajectoire en tant qu’espace comme détente de la durée, comme relâchement d’un
rythme. I,a trajectoire n’est plus considérée alors comme instrument d’une connais¬
sance, mais, du point de vue ontologique, comme détermination formelle de l’espace :
elle n'est pas ce qui se meut, mais le résultat du mouvement, et comme son relâ¬
chement.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

surtout par ce mouvement que l’objet est objet pour nous, qu’il
pénètre dans notre intimité. Mais ce mouvement quasi imperceptible
et sans règle n’éveille guère en nous le sentiment de la durée; nous
nous sentons inertes devant des choses inertes. L’objet pictural ne
s’anime qu’à condition de nous ébranler plus profondément. Si la
peinture est un art difficilement compris, difficilement goûté, le plus
abstrait des arts, c’est qu’en se limitant aux deux dimensions, elle
s’est refusé les moyens de nous convaincre dont disposent les autres
arts plastiques, qui nous émeuvent en nous mouvant ou en nous
suggérant des mouvements. Elle nous livre un objet si extérieur que
souvent il ne nous dit rien, comme s’il n’était pas pour nous. Elle nous
convie plutôt à l’immobilité; elle ne ménage que le mouvement des
yeux par les sollicitations des contrastes et des passages; nous y
reviendrons plus loin, en essayant de saisir les sortilèges du peintre.
Au reste, cette ébauche de mouvement dans le spectateur répond
à un mouvement dans le créateur, qui s’est déposé dans son œuvre.
Car il s’agit bien d’un mouvement intérieur à l’objet et immanent
à sa matière même. Un mouvement qui est dans les lignes ou dans
les couleurs, comme si lignes et couleurs n’étaient pas simplement
des trajectoires dans un espace inerte, mais s’éveillaient à une vie
propre; l’élément plastique vibre comme s’il retenait quelque chose
du mouvement de la main qui le déposa sur la toile (surtout dans
la peinture moderne qui, ne cherchant pas à effacer par un glacis les
traces du travail, laisse paraître la touche et parfois dessine avec
elle). Dans le dessin où subsistent les esquisses, les repentirs, les
approches, on sent aussi l’incertitude et la puissance du geste créateur.
Le dessin décoratif, ou certains dessins très purs, et proches encore
du décoratif, de Matisse ou de Picasso effacent tous ces remous, et
c’est pourquoi ils semblent plus froids (car ici aussi le mouvement
engendre la chaleur et, inversement, où il y a chaleur dans les teintes,
il y a mouvement suggéré). Cependant, cette écriture apaisée et nette
recèle encore du mouvement par la géométrisation du trait qui lui
L’ŒUVRE PICTURALE 35i

confère, raide ou sinueux, un caractère délibéré. Et ce mouvement


est déjà spirituel comme la durée dont il est le témoin; figé au lieu
de se déployer dans l’espace, il semble déployé dans une dimension
intérieure, comme le cygne de Mallarmé que son essor paralysé
ramène à lui-même et éveille à la conscience (1). Et l’on comprend
dès maintenant que le mouvement qui, dans l’œuvre, répond à ce
mouvement dans le spectateur, et reproduit le mouvement du
créateur, ne soit pas simplement le mouvement de l’objet représenté.
Un tableau qui représente des coureurs ou un orage peut être inerte
et muet. Les oliviers de Van Gogh, désespérément noués au sol par
leurs racines convulsées, sont bien plus mobiles que les chevaux
de Géricault; bien souvent, le baroque a moins de mouvement que
le byzantin, aussi bien d’ailleurs dans l’architecture que dans la
peinture.
Que la peinture tende à représenter le mouvement, c’est l’effet
de cette « idée-cinéma » qui, au dire de M. de Waroquier, ne cesse de
traverser l’entreprise picturale et ne trouve finalement à s’accomplir
qu’aujourd’hui dans le film (2). Mais si toute l’ambition de la peinture
est de représenter le mouvement, l’invention du cinéma, peinture
dynamisée comme on a dit, la laisserait sans emploi et prête à abdi¬
quer (3). En réalité, ce sont deux choses bien différentes pour la

(1) Nous retrouvons ici la cosmologie bergsonienne du mouvement et de l’espace:


ce qui se dépose dans l'espace de la toile, ou plutôt ce qui devient espace, c’est la
durée créatrice du démiurge. Et le propre de l’objet esthétique est de retenir et de
manifester quelque chose du mouvement créateur, dans son âme et jusque dans sa
matière : l’espace pictural est donc une durée dégradée mais qui se souvient d’avoir
été durée. Tandis que l’objet utile est définitivement tombé au rang de chose ; il
n’est qu’extériorité, et il n’y a pas de rédemption pour lui.
(2) Cf. séance de la Société d’Esthétique, Revue d'esthétique, 1948, n° 2.
(3) De toute façon, le cinéma se distingue de la peinture en ce que le mouvement
est sa matière même ou son moyen comme la danse : c’est du mouvement qui m’appa¬
raît et qui sert à représenter autre chose : à raconter une histoire, comme fait aussi
le théâtre à la différence de la danse. Ee film est du roman en mouvement, et en
mouvement parce qu’en image.
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

peinture de représenter le mouvement et d’être mouvement, et qui


se distinguent dès que l’on discerne l’objet représenté et l’objet
pictural. Ce qui est vrai, c’est que, l’objet représenté étant un moment
de l’objet pictural, une contamination peut se produire d’un mou¬
vement à l’autre; le mouvement représenté tend à communiquer en
quelque sorte de son dynamisme à l’objet esthétique qui, non seu¬
lement le représente, mais l’assume (de la même façon que le séman¬
tique influe le phonétique, et que le sens prosaïque des mots pèse
sur leur allure poétique). Et sans doute parce que le mouvement du
geste créateur apparaît d’autant mieux qu’il semble s’identifier avec
ce mouvement extérieur, l’épouser pour le fixer, il n’est pas indif¬
férent que l’artiste ait choisi de représenter du mobile ou de l’immo¬
bile, une tempête ou une nature morte; il semble qu’il doive se faire
alors véhément ou apaisé et que sa touche s’en ressentira. Mais ce
mouvement représenté n’est encore qu’une suggestion pour le mou¬
vement véritable de l’œuvre qui n’est pas un mouvement feint ou
imité, mais un mouvement réel bien que figé. Le mouvement de
l’objet représenté est un mouvement arrêté : on va du mobile à
l’immobile; le mouvement de l’objet pictural, c’est un mouvement
figé mais qui tend à se déployer : on va de l’immobile au mobile.
Plus exactement, l’immobilité nous apparaît ici comme ces haltes
qui sont seulement des étapes dans un mouvement : une pause en
musique, un arrêt dans une danse; elle est le terme d’un mouvement;
elle en garde quelque chose de frémissant; on pourrait presque dire
qu’elle magnifie ce mouvement en le fixant, en le suspendant comme
l’enchantement suspend, dans le château de la Belle au bois dormant,
une vie qui reprendra comme si le temps avait été aboli. Le tableau
plastique que forme un instant le danseur est lui aussi l’apothéose
du mouvement, le résumé du mouvement qui vient de se déployer,
l’appel à un autre mouvement qui se poursuivra jusqu’à la cadence
parfaite.
Mais ce mouvement qui dans l’œuvre manifeste la durée du
U ŒUVRE PICTURALE

geste créateur, n’est pas seulement mouvement à partir de : à partir


du geste créateur dont il garde l’élan, mais mouvement vers : vers
la signification. André Lhote le dit profondément; commentant le
mot d’Ingres : le mouvement, c’est la vie, il ajoute : « Il ne s’agit pas,
bien entendu, du déplacement des membres, de quelques vaines
mimiques, mais du geste interne, de cette aspiration au signe qu’ont
toutes les formes dès que le spectateur en est enivré (i). » Que cette
aspiration au signe n’apparaisse que sous le regard du spectateur,
nous le savons assez : nulle œuvre n’est elle-même que devant une
conscience; et le devenir de la musique n’est devenir aussi que pour
l’auditeur. Mais l’essentiel est ici qu’elle apparaisse : les formes, les
couleurs, elles veulent dire quelque chose, elles tendent à l’expression.
Des mots du langage parlé sont inertes parce que le sens leur est
extérieur et indifférent; au lieu que l’objet esthétique est signifiant
par nature et comme intéressé dans son être à signifier. Ce mou¬
vement n’est d’ailleurs pas propre aux arts plastiques, il est commun
à tous les arts; mais dans les arts temporels, il est masqué par le
mouvement sensible de l’objet esthétique; tandis que dans les arts
voués par leurs matériaux à l’immobilité, on discerne mieux dans sa
tranquillité souveraine cette sorte d’impatience qu’a l’objet de se
faire entendre, cette convergence et cet élan de tous ses éléments
vers le sens. On dira qu’il s’agit là d’un mouvement irréel qui ne
peut être appelé mouvement que par métaphore. Voire I C’est vrai de
l’objet inerte pour lequel la spatialité est une irrémédiable déchéance;
son mouvement ne peut être qu’un déplacement dans l’espace, réduc¬
tible à une trajectoire. Mais le mouvement véritable, qui est un
auto-mouvement, n’est pas seulement déplacement dans l’espace, il
est aussi déploiement d’un sens précisément comme le mouvement
musical, ou, si l’on préfère, affirmation de soi. Le mouvement,
effort vers l’autre, est aussi constitutif du soi; en même temps que

(i) De la palette à l’écritoire, p. 171.

M. DUFRENNE 23
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

visible, il est mouvement invisible de soi vers soi, en quoi il participe


à la durée définie comme intériorité. Ce mouvement des éléments
vers le sens est un mouvement vers l’achèvement de l’objet esthé¬
tique, non point comme dans les arts temporels vers l’accord de réso¬
lution qui le clôt, mais vers l’accord qui le compose et préside à son
unité. Si le point de fuite a un emploi, ce n’est point tant parce qu’il
ordonne la perspective que parce qu’il aimante les lignes et assure
visiblement l’unité du dessin; et de même les couleurs ordonnées à
quelques teintes principales comme à une tonique produisent par
leur assemblage l’unité d’une harmonie. Nous allons voir les procédés
qui permettent d’obtenir ce mouvement de l’objet vers son unité
et sa gloire.
Mais il faut dire encore que ce sens qui aimante et anime la
matière est lui-même durée, ou, si l’on préfère, mélodie. On dira
que le sens est intemporel, que l’idée doit être pensée sub specie
aeterni, on invoquera Platon ou Spinoza. Mais il s’agit ici, répétons-le,
d’une signification qui n’est pas logique, comme peut l’être celle
de l’objet représenté, sur laquelle tant de discours sont possibles;
c’est une signification à la rigueur inexprimable, parce qu’elle réside
à la fois dans la forme et le contenu de l’objet pictural et comme
l’âme de ce tout vivant. Or cette vérité n’est pas inscrite au ciel
temporel de l’intelligibihté, elle est dans l’objet dont elle exprime
l’être. Autrement dit, la vérité de l’objet pictural n’est pas dans un
rapport de soi à autre chose, mais dans un rapport de soi à soi. Et
ce rapport amorce la temporalité. Qu’on n’objecte pas que la tempo¬
ralité implique le mouvement d’une conscience, ou au moins d’une
vie, car il faudrait alors contester aussi bien que la musique est durée,
et on ne l’osera pas. L’objection revient seulement à dire que la durée
de l’objet esthétique ne peut être perçue qu’à condition d’être intégrée
dans notre propre durée; et cette condition vaut pour tout objet;
elle signifie seulement que nous n’attribuons de durée aux choses que
si nous l’éprouvons, rien ne dure pour nous que parce que nous
L’ŒUVRE PICTURALE

durons. Et précisément ce mouvement de l’œuvre exige que notre


regard se pose sur elle un moment, le temps qu’alors elle s’épanouisse
comme la musique s’épanouit sous l’oreille, en même temps que par
un mouvement inverse nous pénétrons davantage en elle. Et sans
doute c’est notre regard qui dure, mais cette durée est exigée par
l’œuvre, non point aussi rigoureusement que par l’objet musical
qui nous plie à son temps propre, mais assez pour que nous ayons le
sentiment d’avoir trahi l’œuvre si notre attention a été trop brève.
Il faut que nous permettions à l’œuvre d’accéder à elle-même, de
délivrer son message et, somme toute, de déployer sa mélodie.

II. — La structure de l’objet pictural

Passons maintenant à l’analyse, considérons l’œuvre dans sa


genèse au moins théorique. Est-il possible de justifier cette impression
de durée que recueille la perception esthétique et de découvrir com¬
ment du temps est figuré à partir de l’espace, et du mouvement
communiqué avec de l’immobile ?

a) L'harmonie. — Il faudrait d’abord nous livrer, comme pour


la musique, à une analyse harmonique pour discerner, en entendant
l’harmonie au sens rigoureux où la prend M. de Schlœzer, la matière
de l’objet pictural. A première vue, la distinction de l’harmonie et
du rythme semble incongrue dans les arts plastiques. La symmetria
de Vitruve, c’est à la fois l’harmonie et l’eurythmie : « Lorsque, dans
un édifice convenablement proportionné, toutes les parties s’accor¬
dent avec la symétrie totale, on obtient l’eurythmie (i). » Mais cette
confusion ne semble autorisée que par un usage assez large des mots :
on néglige l’aspect dynamique du rythme, et surtout on entend l’har¬
monie au sens le plus vague d’accord heureux, d’unité. Assurément,

(i) Cité par I,. Benoist in Les rythmes et la vie, p. 316.


356 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

si l’on entend ainsi l’harmonie, le rythme est un moyen de l’obtenir.


Mais outre que ce moyen doit être distingué de son effet, il faut encore
déterminer la matière de l’objet pictural et déceler les schèmes harmo¬
niques qui président à son emploi, et par là la constituent comme
matière.
On pourrait nous objecter que le matériau de la peinture existe
objectivement et n’a pas besoin d’être défini; on l’achète chez le
marchand. Ce serait méconnaître la différence du matériau et de la
matière, et que la matière doit recevoir une structure, et comme un
sens, en fonction de l’entreprise esthétique; elle doit comporter des
lois qui lui permettent à la fois de résister et de se plier aux projets
de l’artiste. L’objection vaut pourtant pour le dessin; on ne saurait
entreprendre l’analyse harmonique ni découvrir les schèmes d’un
dessin, alors que l’analyse rythmique y est essentielle; car le dessin
n’a, à la limite, point de matière. Il y a bien le papier et le crayon;
mais sont-ils autre chose que la cause matérielle, l’instrument, ce
qu’ils sont pour le poète ou le musicien qui écrivent leurs œuvres :
le moyen de transcrire des signes ? Des signes qui n’ont pas de
matière propre, ou qu’une matière indifférente : ils ne valent que par
leur signification et cette signification est un signalement, la plus
abstraite des significations, puisque le signe ne fait pas même appel
à la plénitude sonore du verbe. A ce stade, le dessin est une manière
d’écriture. Et l’on comprend alors quelle influence équivoque il peut
exercer sur la peinture. Par la stylisation à laquelle il est astreint, il
suggère sans doute la possibilité du style, il permet l’avènement de
l’art. Mais d’autre part il impose le préjugé funeste de l’imitation;
il semble que toute sa vocation soit de donner une représentation
toujours plus exacte. Et ce préjugé orientera longtemps la peinture
occidentale; elle aura grand’peine à faire prévaloir la couleur par quoi
elle conquiert son autonomie, parce qu’il semble que le dessin puisse
tout dire. Lorsque la couleur sera tolérée, ce sera d’abord sous les
espèces du ton local pour colorier le dessin, comme dans les albums
L’ŒUVRE PICTURALE

d’enfants, et simplement afin d’accroître la ressemblance. Et long¬


temps les peintres recourront aux valeurs, qui, comme dit Alain,
sont un préjugé de dessinateur, pour « modeler », c’est-à-dire pour
nuancer la couleur, sans oser traiter la couleur par la couleur, touche
par touche. L’art suit ici la pente de la perception quotidienne, car
cette perception va droit à la chose sans passer par les couleurs;
il faut une attention singulière pour les discerner, et proprement
une volonté d’analyse, la théorie des formes l’a assez montré : l’objet
se donne à nous comme la totalité signifiante de ses aspects sensibles,
en sorte que c’est autour même de cette totalité que s’organise chaque
sensible sans qu’aucun d’eux soit privilégié; cette rose que je vois,
elle est à la fois rouge, odorante, tiède, veloutée, et chaque qualité
renvoie aux autres comme à ses équivalents, sans qu’aucune constitue
un thème privilégié dont les autres ne seraient que la traduction.
De plus, à moins d’un effort particulier, nous ne percevons, comme
l’a montré Katz, que les couleurs de surface qui adhèrent à la chose,
tandis que les autres modalités de la couleur (Glan^en, Glühen, Leucb-
ten) pour lesquelles le français n’a même pas de mots, nous échappent.
Il faut un effort singulier, celui qui donne sa charte à la peinture,
pour privilégier la couleur, en faire le centre de référence d’une
perception, et en venir à dire et à voir comme Cézanne que « quand
la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Si nous vou¬
lons élire un aspect sensible de l’objet, nous sommes portés à choisir
celui que nous comprenons le plus aisément, le contour : à quoi
répond précisément le dessin. Il n’est pas seulement le signe le plus
lisible, il est celui qui peut se targuer de représenter l’essence de
l’objet, par rapport à quoi la couleur n’est qu’accident, qualité
seconde. Dans le long débat qui oppose coloristes et dessinateurs,
les apôtres du dessin ont à leur côté la pensée rationaliste. C’est à
l’époque de Descartes, dans les discussions instituées à l’Académie
royale de Peinture et de Sculpture autour des œuvres du Titien ou
de Poussin, qui n’en pouvaient mais, que l’on peut trouver les
558 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

affirmations les plus solennelles de la primauté du dessin : « Le dessin


imite toutes les choses réelles, au lieu que la couleur ne représente
que ce qui est accidentel. Car l’on demeure d’accord que la couleur
n’est qu’un accident... Et l’on peut encore ajouter que la couleur
dépend du dessin parce qu’il lui est impossible de représenter ni
figurer quoi que ce soit si ce n’est pas l’ordonnance du dessin (i). »
Ne sommes-nous pas ici exactement aux antipodes de Van Gogh et
de Cézanne ? Tant que l’objet pictural sera confondu avec l’objet
représenté, tant que la peinture s’assignera la mission de signifier
une vérité rationnelle, le dessin exercera la suprématie et tendra à
exclure la couleur.
Et c’est précisément des peintres que nous apprendrons à voir
les couleurs. On conçoit que ces peintres, n’étant guère instruits
par la pratique de la perception quotidienne, aient eu à élaborer un
langage pictural, comme les musiciens un langage musical. (Et
n’est-ce point la musique aussi qui nous enseigne à percevoir des
sons ?) D’ailleurs, il n’y a pas de couleurs pures dans la nature, sinon
en quelques objets aussitôt admirables, comme les pierres précieuses
ou les fleurs; il n’y a le plus souvent que l’équivalent visuel des bruits.
Il faut inventer les couleurs comme les sons, à la fois par une tech¬
nique, et par une institution théorique et comme doctrinale du
sensible : grâce à quoi la couleur deviendra une matière. Ici peut
nous arrêter une objection, la même que suscite la définition du son
comme matière de la musique : la couleur peut-elle être un objet
pensé ? N’est-elle pas essentiellement un objet perçu ? Ne la manque-
t-on pas à en faire l’objet d’une théorie, à l’exiler du champ perceptif,
à rompre ses attaches avec le corps propre telles que les ont décrites
des psychologues comme Werner et Katz ? Nous faisons pleinement
droit à l’objection : la vocation de la couleur est d’être perçue, de
s’éprouver dans notre regard en offrant à notre corps une certaine

(i) Discours de I,e Brun, cité par I,HOTE, De la palette à l’écritoire, p. 82.
L’ŒUVRE PICTURALE

prise et en le disposant à certains mouvements; nous insisterons


tout à l’heure sur la signification motrice des couleurs, par quoi la
peinture peut s’animer en réponse à nos propres mouvements. Mais
aussi la couleur, tant qu’elle apparaît ainsi dans la perception quoti¬
dienne, n’est pas perçue pour elle-même; elle n’est pas encore une
qualité autonome, elle est, comme dit M. Merleau-Ponty, « une intro¬
duction à la chose ».
Si donc le peintre veut accéder et nous inviter au royaume de la
couleur perçue pour elle-même, il faut qu’il opère une réflexion sur
la perception, dont son œuvre nous dispensera. La couleur, comme
qualité singulière et expressive, ne peut lui apparaître, pour qu’il nous
la transmette, qu’à condition qu’il adopte une nouvelle attitude —
Einstellung auf reine Optik, dit Katz — qu’il brise l’unité immanente
du champ perceptif en clignant des yeux, qu’il rompe la structuration
de la vision, qu’il brise la communion naturelle avec le spectacle
précisément pour en surprendre le secret. Geste symbolique : il
cligne des yeux, il défait ce que la nature en lui a fait. Mais cette
conquête du sensible est précaire; au terme de l’effort pour fixer la
couleur, la couleur peut s’imposer avec une telle force qu’elle nous
remplit et ne mérite plus le nom de couleur. Pour n’être pas aveugle,
cette expérience en appelle donc au concept; précisément parce que
la perception du sensible isolé est en quelque sorte contre nature, elle
a besoin du secours de l’idée. C’est la théorie des couleurs qui va
donner corps à l’expérience de la couleur. Et ceci est d’autant plus
nécessaire que le peintre ne doit pas seulement discerner les nuances
de la couleur, il doit les reproduire pour nous les communiquer.
Il ne le peut que par son art. Il faut que la couleur devienne objective
par l’idée avant de le devenir sur la toile, où elle reprendra le dialogue
avec la subjectivité du spectateur. Mais cette émancipation de la
couleur suppose bien des révolutions, à la fois mentales et techniques.
Elle n’a pu se faire d’abord, mentalement, que contre le dessin,
parce que le dessin imposait la loi de l’imitation. Là où ne règne
360 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pas cette loi, dans l’art décoratif, la couleur était depuis longtemps
affranchie, et en certains cas soumettait à elle le dessin. Mais cette
peinture pure, comme dit M. Souriau, n’est pas encore peinture
parce qu’elle ne vise pas à signifier, elle veut seulement être agréable :
le problème posé par la dualité de l’objet représenté et de l’objet pic¬
tural, elle ne le résout pas, elle l’élude; et ce sera d’ailleurs, pour la
peinture authentique, lorsqu’elle aura pris conscience d’elle-même,
une tentation permanente de pratiquer le même escamotage et de
revenir au décoratif. Il faut en tout cas, pour que la couleur se cons¬
titue, déposséder la forme dessinée à son bénéfice, créer un objet
qui exigera d’être perçu et non interprété, un objet devant lequel
sembleront dérisoires tous les commentaires de l’Académie royale
acharnée à chercher partout le symbole. Et ceci suppose une idée
nouvelle à la fois de l’art et de la perception : De l’art, qui devient
volonté de création et non d’imitation; de la perception, car pour
que l’art puisse s’autoriser à exalter une qualité seconde sans déchoir
et retomber au décoratif, il faut admettre que l’apparence puisse
livrer une vérité qui est autre, mais qui n’est pas moindre, que la
vérité rationnelle dont l’entendement est juge; il faut réhabiliter
la perception sinon comme patrie de toute vérité, du moins comme
capable d’une certaine vérité, et rendre du coup crédit aux signifi¬
cations esthétiques, affectives ou pratiques immanentes à la perception,
dont le rationalisme faisait peu de cas.
Sans doute, de cette conversion du sens prêté à la perception, il
n’était pas nécessaire que les peintres fussent exactement conscients.
Mais pour consacrer l’avènement de la couleur, il fallait encore une
révolution technique qui leur permît d’en prendre conscience en la
maniant : c’est la découverte de l’huile. Les peintures maigres
employées dans la détrempe ou la fresque dès la plus haute antiquité
ont techmquement leur vertu : l’eau, qui est inerte, s’évapore sans
laisser de résidu, l’œuvre est à l’abri des accidents qu’entraîne la
lente dessication de l’huile, craquelures, embus, brunissement; mais
L’ŒUVRE PICTURALE ?6i

cette vertu même est dangereuse : une peinture qui ne travaille pas,
n’offrant point de piège ou de menace, n’invite pas à travailler;
d’autant que les ratures et les retouches ne sont pas possibles, ce qui
invite le peintre à chercher tout de suite le définitif, en sorte que,
paradoxalement, les fresques souvent offrent plus nettement l’appa¬
rence du fini que la peinture à l’huile (et il est remarquable que
l’aquarelle n’a vraiment conquis droit de cité parmi les arts que
lorsqu’elle a résolument accepté de garder et de proclamer son
caractère d’esquisse, comme on voit chez Cézanne et Dufy). D’autre
part, les peintures maigres ont leur limite : si elles assurent aux tons
la plus grande fraîcheur, comme l’aquarelle et la peinture à l’œuf
en témoignent, l’éventail des couleurs y est très restreint : la fresque
exclut les garances, le vermillon, le bleu vif qui ne peuvent tolérer
l’action toxique de la chaux. Et ces servitudes se conjuguent à une
autre pour empêcher l’avènement de la couleur : la fresque, soulignant
le mur, est asservie à l’architecture; elle n’est encore qu’un bas-relief;
cette sculpture non affranchie cherche l’allure sculpturale des formes,
on le voit chez Giotto, et s’en remet naturellement au dessin. Au
contraire, « avec l’huile, la peinture n’est plus une surface colorée,
mais une matière picturale » (i) : l’huile confère à la couleur une
réalité substantielle et maniable; le peintre peut mettre la main à la
pâte, et exercer sur la matière picturale ces rêves de puissance qu’a
si bien décrits M. Bachelard (2). La couleur n’est plus une matière
éphémère et légère comme la qualité sensible que l’œil ne surprend
qu’à peine, elle est prise dans une matière épaisse et grasse, à laquelle
la main peut s’accorder autant que l’œil : ainsi le compositeur élabore
l’univers sonore par sa science harmonique, mais avec le concours
de tout son corps accordé au piano. Et la touche, signe d’un travail
qui est un corps à corps avec une noble matière, devient un élément

(1) ITdYfurr, in Yertneer, p. 94.


• (2) La terre et les rêveries de la volonté, p. 74.
362 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de la peinture; plus discrète dans les transparences, elle s’affirme dans


les empâtements et proclame la puissance et le mouvement du geste
créateur : le peintre peut sculpter la couleur, l’escrime de la touche
est une manière de dessin; encore un peu et, nous l’allons voir, la
couleur pourra assumer les fonctions du dessin.
Mais comprenons d’abord que la couleur est justiciable d’une
analyse harmonique. Lorsqu’elle a conquis son indépendance et
son objectivité, il lui faut encore recevoir la sanction de l’esprit.
La connaissance, et pour tout dire la théorie des couleurs, est à la
peinture ce qu’est l’harmonie à la musique. Il ne serait pas impossible
de repérer dans l’histoire de la peinture un effort parallèle à celui
des musiciens pour établir, au voisinage mêrhe de la science parfois,
et avec les mêmes illusions sur la légitimité d’une explication scienti¬
fique (que l’on pense à Sérusier ou à Seurat), un statut objectif des
couleurs et l’énoncé des lois qui président à leurs combinaisons, à
leurs accords et à leurs contrastes. Cette élaboration des couleurs est
sans doute moins difficile que celle des sons, parce que les couleurs
sont plus disponibles que les sons, et parce qu’il y a une réalité plus
sensible de la matière picturale, mais elle n’est pas moins nécessaire;
l’apprentissage de la peinture est peut-être moins long, mais tout aussi
indispensable que l’apprentissage de la musique. D’autant que le
peintre ne décide pas seulement de la nature des couleurs, mais de
leur fonction picturale, c’est-à-dire du rôle qui leur sera assigné, et
parfois aussi de leur valeur explosive. Le débat se poursuit surtout
à propos de la lumière : est-elle blanche ou jaune ou rose ? La per¬
ception n’en saurait décider : elle se porte aux objets éclairés et néglige
la Raumfarbe. « L’éclairage et le reflet ne jouent leur rôle que s’ils
s’effacent comme des intermédiaires discrets et s’ils conduisent notre
regard au lieu de le retenir (i) »; la lumière est le zéro de couleur
par rapport à quoi les couleurs des choses sont positives. Or, les

(i) Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 357.


L’ŒUVRE PICTURALE 363

Vénitiens découvrent que la lumière a une couleur et qu’elle est


dorée; déjà les enlumineurs, et après eux les primitifs, peignaient
sur fond d’or. La révolution impressionniste consiste à décréter que
la lumière est orangée : non la teinte la plus claire (comme ces jaunes
pâles de Poussin ou de Turner), mais la teinte la plus chaude; et
l’ombre est sa complémentaire froide, le bleu; de l’une à l’autre on
peut passer par le rouge-violet, et le violet-bleu, comme fait Cézanne,
ou par l’autre partie du prisme, le jaune-vert et le vert-bleu. Déjà
Delacroix, on l’oublie trop souvent, avait découvert, mais sans en
tirer le même parti, que l’ombre est violette et le reflet vert : « Rien
n’existe sans ces trois couleurs : violet, vert, orangé (1). » Ainsi les cou¬
leurs se définissent-elles en dernier ressort par la fonction picturale
qui leur est assignée, et même par leur valeur expressive, comme on
voit chez Van Gogh et chez Gauguin : si l’expression est ici prémé¬
ditée, en est-elle moins saisissante ? Le réfléchi se fonde sur une expé¬
rience irréfléchie, l’expérience vive du peintre, et revient dans le
spectateur à l’irréfléchi. Mais le détour par la réflexion était nécessaire.
Il faudrait ajouter enfin que cette élaboration du langage pictural
est le résultat d’une histoire culturelle. Il n’y a de couleur pour le
peintre que par l’humanisation progressive du sensible. Une fois
encore nous trouvons l’art sur le chemin de l’inter-subjectivité.
Création esthétique et perception esthétique ne sont possibles que
dans un milieu culturel; nous ne sommes jamais seuls; lorsque nous
percevons un tableau, notre regard même, cette connivence que nous
avons avec l’objet, est conduit par l’artiste ; et, derrière l’artiste,
tous ceux qui lui ont légué une tradition, tous ceux pour qui la
couleur est devenue une idée pour être maintenant, à ma portée, cet
éclat triomphant sur la toile.
On comprend que la couleur étant justiciable d’une analyse qu’il
faut bien appeler harmonique, on puisse découvrir dans l’objet

(1) IvHOTE, Traité du paysage, p. 165.


364 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pictural les schèmes harmoniques qui semblent présider à sa compo¬


sition, qui portent sur le choix des couleurs, sur la part qui leur est
accordée et le traitement qui leur est imposé. Que l’œuvre recèle
un « plan tonal » semblable à celui du musicien, on n’en peut douter.
Certains peintres particulièrement lucides nous en font confidence.
Émile Bernard a noté les palettes dont se servait Delacroix pour
chacun de ses tableaux. Gauguin écrit à de Monfreid à propos d’une
toile : « Harmonie générale : sombre, triste, violet-bleu, triste et
chrome 1. Les linges sont chrome 2 parce que cette couleur suggère
la nuit sans toutefois l'expliquer, et de plus sert de passage entre le
jaune-orangé et le vert, ce qui complète l’accord musical (1). »
Tout tableau authentique est bâti sur un certain accord de couleurs,
qui parfois hante le peintre jusqu’à permettre d’identifier ses toiles :
on reconnaît un Vermeer à l’accord jaune-bleu, un Bonnard à l’accord
violet-vert-orangé. Cet accord comporte le plus souvent une tonique
qui donne le ton, associée à une dominante par rapport à quoi se
détermine toute la gamme colorée; tous les accords préparent
l’accord majeur, et discrètement, car il est peu de grands peintres qui
n’appliquent le précepte de Rubens : pour un tiers de teintés lumi¬
neuses, deux tiers de teintes neutres, comme ces gris souvent subtils
et précieux chers à Vélasquez. Ainsi, en choisissant sa gamme, le
peintre décide de l’importance des couleurs, et par là, de la façon de
les traiter, soit en modelant, c’est-à-dire en jouant sur les valeurs du
clair à l’obscur, soit en modulant, c’est-à-dire en multipliant les
touches de teintes diverses du chaud au froid et non plus du clair à
l’obscur, soit pour animer les localités et figurer le dessin par la cou¬
leur, soit pour obtenir l’intensité la plus grande de la couleur : ainsi
Delacroix admire que l’éclat d’une prairie de Constable soit dû à la
diversité des touches de verts différents, et assure qu’avec de la boue
il exprimera la fraîcheur d’un visage virginal; à quoi s’oppose d’ail-

(1) Cité par L,iiote, De la palette à l’icritoire, p. 301.


L’ŒUVRE PICTURALE 365

leurs le parti pris des à-plats dont Gauguin fut le prophète en disant :
« Un kilo de vert est plus vert qu’un demi-kilo, il faut, jeunes peintres,
méditer sur cette prétendue lapalissade (1). »
Ces techniques diverses se proposent une même fin : l’unité dans
la diversité. Cette unité s’exprime dans la lumière dont nous dirions
volontiers qu’elle est déjà une réalité mélodique en ce qu’elle trans¬
cende, bien qu’en un sens elle en résulte, l’organisation harmonique.
Car il faut que la lumière apparaisse comme lumière, à l’inverse de
la perception quotidienne où la lumière n’est éprouvée que lorsque
nous l’esthétisons, lorsque nous devenons sensibles à l’atmosphère
d’un matin de printemps ou d’un soir d’automne. Et elle doit appa¬
raître dans le tableau même, qu’il soit à lui-même sa propre lumière,
lumen naturale : le tableau n’est pas seulement un objet éclairé qui
reçoit la lumière, en sorte que nous devons choisir devant lui la
meilleure position, il est aussi, lorsque nous le considérons en lui-
même, un objet éclairant qui suscite sa propre lumière : une lumière
qui n’a pas seulement pour mission de « conduire le regard », mais
plutôt qui est regard, et qui par là constitue l’objet pictural comme
quasi-sujet. Et il n’est pas besoin que la source lumineuse soit repré¬
sentée dans le tableau : lorsque La Tour peint une torche, et même
lorsque le Lorrain affronte le soleil, ils savent bien que c’est seulement
le jeu des valeurs ou des couleurs dans l’ensemble du tableau qui
composent la lumière. Toute œuvre picturale, même vouée aux
ténèbres, même l’estampe ou le dessin, comporte et répand sa
lumière sous peine d’être aveugle et vide. Seulement cette lumière
apparaît mieux lorsque ombre ne rime plus avec sombre, et surtout,
dans la mesure où la peinture ne se réduit point à l’imitation, lorsque
la couleur cesse d’être subordonnée au dessin. Elle apparaît alors
comme couleur, comme la fleur de la couleur. U est vrai qu’elle peut
dévorer la couleur; chez les peintres fidèles aux valeurs, chez Cara-

(1) Cité par I^hote, o, c., p. 308.


366 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vage, chez La Tour, chez Rembrandt, « rendre la lumière suppose


d’ombre une morne moitié », le jour ne règne que par la nuit; chez
les coloristes le jour règne seul : l’ombre est déjà couleur, et si la
couleur finit par se perdre, c’est dans la lumière, au comble d’elle-
même. Par la couleur, la lumière est partout, et jusque dans l’obscur;
il n’y a plus un éclairage qui viendrait se poser comme du dehors sur
l’objet représenté, qui se prodigue ici pour se refuser là; il y a une
lumière qui a la puissance de rayonnement de l’objet pictural, et
comme la chaleur vivante qu’il diffuse. Ainsi la lumière n’est point
tellement l’unité qui résulte de l’harmonie que l’unité qui rend pos¬
sible l’harmonie, elle est Va priori sensible de l’œuvre, par quoi l’œuvre
peut devenir le théâtre d’un mouvement.

b) Le rythme. — Ce que nous venons de dire de l’harmonie laisse


assez voir qu’elle est principe de mouvement, comme en musique où
la sensible appelle la tonique et la dissonance l’accord de résolution.
Ce mouvement, il appartient au rythme de l’ordonner et par là de
manifester une durée spirituelle qui naît de l’animation de l’espace.
Sans doute le rythme ne peut qu’organiser l’espace et non inscrire
un devenir réel dans le temps objectif; il ne préside pas à une pro¬
gression temporelle, mais à l’unification d’un divers spatial. Mais
l’espace n’est plus l’espace inerte de la géométrie, il devient un champ
d’action où il se passe quelque chose, où des contrastes se résolvent
et des conflits surgissent et s’apaisent. De là vient que le rythme n’est
pas ici séparable de l’harmonie comme il l’est à la rigueur en musique;
il ne fait qu’organiser et animer le divers qu’elle lui soumet et dont
le schème harmonique fixe la nature et l’emploi.
Avant de montrer comment le schème rythmique s’acquitte
de sa tâche, il faut dire que le rythme est le propre du dessin comme
l’harmonie de la couleur. La couleur en elle-même, telle que l’har¬
monie s’efforce d’en saisir l’essence et l’informe, ne peut constituer
un objet pictural. Le dessin, c’est la forme; seul il donne consistance
L’ŒUVRE PICTURALE 367

à un objet. Seul aussi il établit dans l’espace ces rapports discernables


et mesurables où les couleurs peuvent venir se mesurer, s’opposer
et se fondre; seul il distribue ces rapports et ces proportions en
un ordre qui appelle le mouvement. Ainsi le dessin est irremplaçable.
Est-ce à dire que nous prenions parti pour lui dans le vieux débat
qui l’oppose à la couleur ? Non point, mais il importe de distinguer
ici le dessin en tant que technique artistique (dessin à la plume, au
trait, au fusain) dont la fin est de représenter le contour des objets
et dont l’ambition est le plus souvent d’imiter, et le dessin en tant
que moyen de composer, tel qu’il apparaît dans le schéma ou l’esquisse,
manifestant le dessein qui préside à l’agencement de l’objet. C’est le
second qui nous intéresse ici : toute œuvre requiert un dessin parce
qu’elle procède d’un dessein; le dessin exprime la loi qui préside à la
fabrication de l’objet et lui confère une structure. (C’est seulement
dans la mesure où se manifeste aussi, coopérant à l’élaboration de
l’objet, l’intention de représenter, qu’apparaît le dessin au sens d’une
technique de représentation). Ce dessin-là, la couleur peut en assumer
le soin : « L’œuvre propre du peintre est de présenter la forme par
la couleur seulement (1). » Car la couleur peut être une écriture, la
seule écriture esthétique, où le signe, tout en étant signe, ait par
lui-même une plénitude telle qu’il vaille comme fin tout en étant
moyen (2). Et le dessin devient un art sitôt que le signe y prend corps
par la couleur, sitôt que le trait de crayon, même sans les ombres
qui le soulignent, devient du noir et anime le papier qui devient du
blanc. Il culmine alors dans la peinture : la forme devient couleur
sans cesser d’être forme, comme dans le serti de Van Gogh ou de

(1) Alain, Système des Beaux-Arts, p. 248.


(2) La calligraphie n’est pas encore esthétique ; elle ne témoigne que de netteté et
d’application ; elle ne devient esthétique que si elle parvient à nous faire oublier sa
fonction d'écriture, si la lettre y peut être considérée pour elle-même et porter un sens
par elle-même, comme dans les manuscrits où la majuscule initiale d’un chapitre,
toute ornée de volutes et de rinceaux, devient une figure cosmique qui e*t à elle-
même son propre sens.
368 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

Rouault, mais aussi bien dans l’impressionnisme où la forme surgit


de la multiplicité des touches et où la pierre des cathédrales, rongée
par la lumière, ne cesse point d’être monumentale. L’objet que
représente le dessin en cernant son contour, la couleur peut le repré¬
senter aussi, et peut-être mieux, parce que la matière picturale a assez
d’épaisseur et de prestige pour rendre le signe plus impérieux et plus
suggestif. Mais alors le signe vaut par lui-même et constitue un objet
pictural dont l’objet représenté n’est plus qu’un élément, et dont la
richesse de signification ne tient plus à l’exactitude seule de la
représentation. Sitôt qu’on arrive à cet objet pictural, le dessin n’a
plus que le second sens que nous avons distingué : il est la structure
de cet objet. Alors la couleur ne saurait le supprimer.
L’analyse de l’objet pictural peut déceler des schèmes rythmiques
qui attestent que sa composition est le résultat d’un faire. On pourrait
distinguer ici encore schèmes formels et schèmes typiques, les pre¬
miers appartenant au dessin ou à la construction, les seconds à l’élé¬
ment proprement pictural, les premiers animant la « forme plastique »,
les seconds la « forme picturale » (selon la distinction que propose
Venturi) (i). Les premiers fixent l’architecture générale de l’œuvre,
l’orientation de ses lignes de force, la répartition et l’équilibre de
ses masses. Dans toute œuvre plastique l’analyse peut en effet décou¬
vrir un tracé général des lignes, droites dans le classique, courbes
dans le baroque, qui sollicitent le plus vivement l’œil et qui distribuent
l’espace en régions différentes dont les surfaces entretiennent entre
elles certains rapports. Et ce tracé révèle un ordre et comme une
logique des rapports et des proportions qui, parfois, peut s’énoncer
en termes numériques simples. Cet ordre est d’autant plus aisément
repérable et définissable qu’en effet certains peintres l’ont conçu

(i) Cf. Pour comprendre la peinture, passim. Cette distinction se retrouve


chez WOlfflin entre le linéaire qui est au principe de l’art classique et le pictural
au principe de l’art baroque. Mais nous n’en faisons pas comme lui le principe
d’une opposition des styles.
L’ŒUVRE PICTURALE 369

d’abord selon des principes rigoureux. Les travaux de M. Ghyka


ont mis en évidence cette mathématisation des formes. Il n’est pai
possible de n’en pas tenir compte ici, bien qu’ils traitent des arts plas¬
tiques en géhéral, mais à condition de faire trois réserves : La première,
c’est que la formule mathématique qu’on découvre dans la cons¬
truction de l’œuvre n’est souvent qu’approchée. La seconde, c’est
que nulle formule ne peut être invoquée pour expliquer la beauté
d’une œuvre : un schème, numérique ou non, nous instruit de la
structure de l’œuvre, nous révèle un procédé de fabrication, mais
il ne nous dit rien de l’œuvre totale, que l’on ne peut considérer qu’à
condition de reléguer au second plan les résultats de l’analyse. La
troisième, c’est qu’il ne faut pas croire que cette formule soit indis¬
pensable à la création artistique. Il se peut que nous découvrions
dans un tableau un ordre rigoureux et justiciable de la mathématique
sans que l’artiste l’ait délibérément voulu, car il se peut que l’inspi¬
ration le conduise au même résultat que le calcul, qu’il géométrise
sans songer le moins du monde à la géométrie (1). (Peut-être d’ail¬
leurs, le pythagorisme de M. Ghyka ne désavouerait-il pas cette
interprétation : si le nombre régit la nature et se retrouve dans toutes
ses productions, il peut régir aussi l’artiste, qui est une « force
de la nature », et se retrouver dans ses œuvres sans qu’il en ait
conscience.) Il est remarquable qu’un peintre comme Lhote, par¬
ticulièrement soucieux de composition, et dont les maîtres sont
Poussin, Ingres et Seurat, écrive : « Est-il besoin de dire que le pro¬
cédé qui consiste à dessiner la cage avant d’y faire entrer les formes
captives n’a aucun droit à prétendre à la précellence ? (2). »
Ces réserves faites, il est passionnant de suivre M. Ghyka, en
particulier dans son commentaire des travaux d’Hambridge sur les

(r) Discerner dans l’acte créateur la part de la spontanéité et la part du calcul


est une des plus difficiles tâches d’une psychologie delà création ; nous ne saurions
l’assumer ici où nous n’invoquons l’artiste que dans la mesure où l’œuvre l’évoque.
(2) Traité du paysage, p. 75.

M. DUFRENNB 24
370 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

vases grecs, à la recherche de ce qu’il appelle les « schémas dyna¬


miques » (i). Hambridge considère certains rectangles, dont le module
est un nombre incommensurable, principalement y 5 ou <p, et qu’il
appelle dynamiques par opposé aux rectangles statiques dont le
module est un nombre entier ou fractionnaire (le rectangle à module <p
étant caractérisé par sa propriété d’avoir des gnomons carrés). Il
opère « la décomposition harmonique » de ces rectangles dynamiques :
il en divise la surface en rectangles et en carrés au moyen de diago¬
nales, de lignes perpendiculaires à ces diagonales abaissées des
sommets, et de parallèles aux côtés menées oar les points d’inter¬
section ainsi obtenus. Par ces procédés et d’autres un peu plus
compliqués, il détermine des surfaces qui sont toutes fonction du
module du rectangle initial, et les contours de ces surfaces déter¬
minent eux-mêmes un certain nombre de points remarquables dans
la silhouette de l’objet considéré. Les rectangles qui encadrent l’objet
esthétique sont appelés dynamiques précisément parce qu’ils
contiennent en puissance l’allure de l’objet, et leur module est le
« thème dynamique » que déploie l’objet. On ne peut refuser audience
à ces travaux, pas plus qu’à ceux de Lund sur l’architecture; on peut
seulement leur opposer les réserves que nous esquissions tout à
l’heure : d’abord il n’est pas sûr que potiers ou architectes aient
consciemment employé ces thèmes. Ensuite, le schème géométrique
ne s’applique souvent qu’en gros. Enfin, le choix même du rectangle
dynamique et le mode de décomposition harmonique ont toujours
quelque chose d’arbitraire : on trouve ce qu’on cherchait parce
qu’on cherche ce qu’on veut trouver. Toutefois, il est remarquable
qu’apparaisse toujours ce que Hambridge appelle « le non-mélange
des thèmes dynamiques » : quand un rectangle a été choisi, on ne
peut le décomposer en introduisant un module différent; en sorte
que la décomposition, si elle jouit d’une certaine liberté, comme en

(i) L'esthétique des proportions dans la nature et dans Part, p. 221 sq.
L’ŒUVRE PICTURALE

témoignent les figures construites par Hambridge, n’exerce cette


liberté que dans les limites du thème choisi et doit retrouver l’objet
dans ces limites. Cette règle nous semble donner son sens et son prix
à l’analyse de la « symétrie dynamique ». Elle fait apparaître dans
un langage mathématique, dont il importe peu qu’il soit conven¬
tionnel, la réalité d’une loi génératrice; elle vérifie le caractère orga¬
nique de l’objet esthétique. Et cette loi génératrice de la forme se
retrouve dans toute œuvre d’art, plus ou moins profondément dissi¬
mulée, mais toujours agissante : les libertés qu’elle autorise, les varia¬
tions qu’elle tolère n’affectent point sa réalité.
Aussi trouvons-nous dans ces thèmes ou schèmes dynamiques
des exemples privilégiés de ce que nous appelons les schèmes ryth¬
miques. Le rythme ici, c’est la constance de la loi qui organise l’espace.
Cette loi fournit l’élément de répétition indispensable au rythme pour
figurer le mouvement : ce qui se répète, c’est la forme fondamentale
de l’œuvre dans ses subdivisions; l’œuvre se déploie en explicitant
sa propre formule, non point en répétant indéfiniment le même dessin
par l’effet d’une addition mécanique, comme dans le décoratif, mais
en engendrant une diversité dans l’unité de son être. Et le mouvement
n’est rien d’autre que ce développement d’une essence, l’aventure
d’un être égal à lui-même à travers ses métamorphoses, comme du
thème à travers les variations. Il semble pourtant que nous soyons
loin du mouvement vivant, et plus près du logique que de l’orga¬
nique : au principe de l’objet esthétique, nous mettons une formule
mathématique. Mais c’est que la croissance organique ne saurait
être figurée ici que par un développement logique, et le mouvement
vivant que par un mouvement logique. Le mouvement de l’objet
esthétique ne peut être qu’un mouvement spirituel vers la plénitude
d’un sens, et non un mouvement physique vers un objectif spatial.
Et surtout, il ne s’agit encore ici que de la forme extérieure de
l’objet, et non de sa réalité totale : le rythme logique scandant la
croissance de l’objet esthétique manifeste la façon dont il est composé
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

et non point son effet total. Les éléments mélodiques issus du sujet
de l’œuvre viendront masquer la rigueur des déterminations formelles
et restitueront la fantaisie et l’exubérance de la vie, comme fait
l’ornement en architecture. Car une stricte légalité peut convenir
à des vases ou à des temples, surtout lorsqu’on en établit le profil,
mais elle convient moins à l’objet pictural dont le dessin est en quelque
sorte submergé par la couleur, et dont par surcroît la signification
comporte une représentation. C’est pourquoi, en architecture, ces
schèmes rythmiques peuvent aussi bien être dits mélodiques : la
mélodie de l’objet architectural est alors dans le rythme qui préside
à sa composition; autrement dit, pour parler le langage musical, le
thème que développe l’œuvre est une cellule rythmique. Et ceci
atteste encore l’impossibilité de distinguer radicalement les éléments
de l’objet esthétique. Et même dans la peinture la mélodie se discerne
mal du rythme; mais il faut du moins distinguer un autre aspect du
rythme, où d’ailieurs le rythme tend cette fois à se confondre avec
l’harmonie.
Cet aspect se manifeste par des schèmes typiques qui président
à l’organisation des éléments proprement picturaux. Ces éléments
peuvent se répartir selon l’intensité ou selon la teinte des tonalités.
Le schème du modelé distribue le clair et l’obscur et aménage la
réaction de l’un sur l’autre, le plan clair repoussant le plan sombre
vers le spectateur, le plan sombre éloignant indéfiniment le plan
clair jusqu’à ce qu’un autre plan sombre revienne vers l’avant. Ce
système de contrastes rythmiquement déroulés « donne à l’œuvre,
comme dit Lhote, non seulement sa charpente mais son mouve¬
ment » (i). Course fictive, car il s’agit bien encore d’un mouvement
spirituel : la profondeur appartient au signalement de l’objet repré¬
senté, qui est lui-même une composante de l’idée plastique incarnée
dans le tableau (et c’est pourquoi elle doit être indiquée par déférence

(x) Traité du paysage, p. 37.


L’ŒUVRE PICTURALE

pour l’objet représenté, mais sans porter atteinte aux composantes


plastiques qui requièrent du tableau la soumission à la verticalité du
mur et l’épanouissement des deux dimensions). Mais le peintre peut
aussi animer la surface et suggérer la profondeur par l’emploi des
contrastes de couleurs qui jouent sur l’opposition des complémen¬
taires ou des teintes chaudes et froides. Le schème rythmique déter¬
mine alors le mouvement des couleurs, leur passage, leur retour à
travers les jeux de la lumière et de l’ombre. Le modelé est signifié
par le dessin si l’on reste fidèle au ton local, et ce sont les inflexions
subtiles des contours, comme dans la Suzanne du Tintoret ou l'Oda¬
lisque d’Ingres, qui disent le mouvement. Mais après la révolution
impressionniste, qui répand la couleur au point de submerger le
dessin, le cubisme amorcé par Cézanne retrouve la construction par
la couleur et la profondeur : « La nature, dit Cézanne, pour nous
hommes, est plus en profondeur qu’en surface; d’où la nécessité
d’introduire, dans nos vibrations de lumière représentées par les
rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés pour faire sentir
l’air (i). »
Ainsi, qu’il joue sur les intensités ou sur les teintes, le schème
rythmique régit le déroulement des éléments picturaux; il suggère
la profondeur par le mouvement qu’il leur imprime et qui est au total
un mouvement vers la réalité de l’objet pictural à travers la vérité
de l’objet représenté. Ici encore le rythme est l’agent de la mélodie
ou, si l’on préfère, le moyen par lequel l’œuvre totale peut révéler
sa signification intime et l’idée plastique apparaître. Mais, comme
pour le rythme musical, ce mouvement n’est figuré sur la toile que
parce qu’il se communique aux spectateurs. Si le regard ne s’animait,
la toile serait inerte. Mais la toile conduit le regard; les lignes privi¬
légiées, les grands axes de la construction, diagonales ou arabesques,
l’invitent à une exploration; le déroulement des champs de valeurs

(i) Cité par I,iiote, De la palette à l’ècritoire, p. 255.


L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ou de couleurs le manœuvre. Tant que nous ne sommes pas ainsi


ébranlés et mûs par les schèmes rythmiques, notre perception n’est
pas vraie. Il faut que l’œuvre résonne en nous, soit reprise en nous
par une participation active de notre corps pour qu’elle se donne
enfin dans sa vérité sensible, dans la pureté irréfragable de son appa¬
raître. C’est à quoi répondent en toute perception les schèmes :
ils ne déterminent la structure de l’objet que parce qu’ils éveillent
une connivence dans le spectateur, en sorte que, selon un même mou¬
vement, la chose se donne à moi et je m’ouvre à la chose.

c) La mélodie. — Et c’est alors que se découvre la mélodie, ce que


Delacroix appelle la « musique du tableau ». Mais cette mélodie,
l’analyse peut-elle l’isoler et en assigner le développement à des
schèmes mélodiques ? C’est ici que s’accuse la différence entre musique
et peinture. Nous avons observé tout à l’heure que les schèmes
rythmiques pouvaient être dits mélodiques et que la mélodie semblait
se réduire au rythme. Et, en effet, le schème proprement mélodique
ne peut apparaître et revendiquer une certaine indépendance que là
seulement où la mélodie, comme dans la musique, peut être conçue
comme le sujet de l’œuvre et en tant que telle analysée, quitte à ce
que l’analyse avoue ses limites et que la mélodie apparaisse finalement
liée à l’harmonie et au rythme d’une part, et portant l’expression où
l’œuvre se révèle comme totalité d’autre part. Dans la peinture,
comme dans tous les arts où le sujet se livre dans une représentation
plastique, le sujet ne se prête pas à l’analyse : en lui-même, il n’est
soumis ni à une loi de composition, ni à un développement; c’est
le tableau qui est composé et non son sujet qui, par surcroît, est
appréhendé d’un seul regard (i). Il n’y a donc pas de schème mélo-

(i ) Dans les arts du langage, le sujet est appréhendé successivement par la lecture
ou par l’audition. Il se prête donc encore à l’analyse, et l’on peut découvrir dans
l’œuvre des thèmes dont on suivra le traitement. Mais ces thèmes ne sont pas identi¬
fiables aux thèmes musicaux, c’est-à-dire à des schèmes mélodiques parce que, étant
L’ŒUVRE PICTURALE

dique dans la peinture, et la mélodie ne peut être assimilée au sujet.


Si la notion a encore un emploi, et elle l’a, c’est pour désigner l’effet
d’ensemble, qui ne se livre qu’à la perception et se rebelle à l’analyse,
produit par l’objet esthétique : ce que Delacroix, encore une fois,
appelle la musique du tableau, et Valéry le chant du monument. Cette
mélodie ne saurait comporter de schème, elle est indécomposable.
Tout ce que l’analyse peut discerner, ce sont les éléments qui
concourent à la produire : la matière de l’œuvre, traitée selon les
schèmes harmoniques et rythmiques, et aussi bien son sujet. Mais le
sujet ne peut plus être promu à la dignité de mélodie, il n’est plus
qu’un élément de l’ensemble, qu’il se prête ou non à l’analyse.
Cependant, la différence entre musique et peinture est ici plus
apparente que réelle; car si on peut, en musique, considérer la
mélodie comme sujet, c’est précisément que le sujet est mélodie :
c’est-à-dire que le sujet n’est pas en lui-même simplement concept
ou représentation, mais qu’il est déjà expression. Et si l’on accorde
à la musique un sujet explicitable, comme dans une symphonie à
programme, il est bien évident alors que ce sujet ne peut pas plus
être appelé mélodie que le sujet d’une peinture ou d’un drame. Il
ne peut l’être que dans la mesure où il est l’âme de l’objet musical.
Le privilège de la musique, c’est donc ici que la mélodie est plus
saisissable parce qu’elle peut comporter des thèmes; alors que
l’analyse, dans les autres arts, s’attache au sujet parfois jusqu’à perdre
de vue le fait esthétique, dans la musique elle peut approcher de plus
près le musical lui-même. Mais dans tous les cas, la mélodie est
l’expression de l’objet esthétique total, le subtil langage que l’œuvre
se rassemble pour proférer et qui nous introduit dans son monde.
Elle est au fond ce que nous avons appelé l’expression.
Et la temporalité, apparente dans les arts du temps, secrète dans

justiciables du langage, ils se laissent réduire à des formules intelligibles. Ils ne


relèvent donc pas de la mélodie, mais ils concourent cependant à la produire en tant
qu’elle résulte de l'effet total.
376 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

les arts de l’espace, réside dans ce mouvement intérieur par lequel


l’œuvre se rassemble pour apparaître et délivrer son chant. Ce mou¬
vement, le rythme déjà le manifeste et le scande; mais il peut être
immobile; alors il ne se produit pas dans le temps objectif et mesu¬
rable. Le temps qui est au cœur de l’objet esthétique est seulement
l’indice de son intériorité, d’un rapport de soi à soi qui le constitue
en quasi-sujet. Il n’est pas la dimension d’un monde objectif, il est
l’atmosphère de temps qui répond à une atmosphère de monde, au
monde exprimé par l’œuvre. Le temps mesuré des arts temporels
qu’il faut suivre pour appréhender l’objet esthétique est comme
une image de ce temps plus secret selon lequel cet objet est sens. C’est
pareillement que l’espace des arts spatiaux est comme une image de
cet espace plus secret propre aux arts temporels selon lequel l’objet
esthétique a une présence invincible et peut annoncer un monde
propre.
Ainsi arts de l’espace et arts du temps ne sont point absolument
hétérogènes; il y a quelque affinité entre eux, et qui finalement tient
à la fois au fait qu’ils sont des objets fabriqués et qu’ils apparaissent
comme des objets organiques et signifiants. A partir de là nous
sommes en mesure d’indiquer sommairement les invariants de tout
objet esthétique.
Chapitre IV

LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART


EN GÉNÉRAL

Les affinités que nous venons d’enregistrer entre arts de l’espace


et arts du temps nous autorisent à chercher les invariants de l’œuvre
d’art, c’est-à-dire les conditions générales, communes à tous les arts,
sous lesquelles l’œuvre peut d’une part assumer les déterminations
formelles, et singulièrement la spatialité, qui la constituent en objet
en donnant au sensible consistance et harmonie, d’autre part dire
quelque chose et manifester, par une sorte de mouvement intérieur
qui lui confère une certaine temporalité, son aptitude à exprimer au
delà des significations explicites qu’elle propose parfois. Nous pou¬
vons repérer ces conditions en suivant les trois aspects de l’œuvre
que nous avons discernés au début de ce livre, et dont la distinction
s’impose à l’analyse, indépendamment de toute histoire psycholo¬
gique de la création.

I. — Le traitement de la matière

Toute œuvre a une matière, qui est proprement le sensible. On


peut la distinguer du matériau qui produit ce sensible. La matière
de la musique est le son, et non l’instrument qui est le moyen par
lequel les sons peuvent être engendrés. De même, la matière de la
poésie, c’est ce son particulier qu’est le verbe, et non la voix qui le
378 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

profère, ou l’acteur qui le livre au théâtre avec tout son corps. Le


matériau, instrument matériel ou humain, est comme la matière de la
matière. Il est au service de l’expérience esthétique, mais en principe,
comme un serviteur discret, il n’y apparaît pas : ainsi l’orchestre, à
l’Opéra, se dissimule dans la fosse. Mais les chanteurs occupent la
scène, dira-t-on ? Oui, la plupart du temps, l’art ne dissimule pas le
matériau qu’il emploie; il peut l’intégrer au spectacle à condition
qu’il soit neutralisé, c’est-à-dire qu’il ne soit plus perçu pour lui-
même, mais comme support et prolongement du sensible : ainsi, le
jeu de l’acteur, en tant qu’il est vu, s’associe à la parole en tant qu’elle
est entendue; c’est un nouveau sensible qui vient renforcer le premier.
De même le jeu du virtuose ajoute du visible à l’audition musicale
et souligne le sonore par le visuel, bien que cet effet n’ait pas été
explicitement prévu par le compositeur. (Il faudrait d’ailleurs intro¬
duire une différence entre l’acteur et l’exécutant : le premier prête sa
voix et tout son corps qui est vraiment un matériau pour la parole;
le second use d’un matériau qui est l’instrument.) Davantage, il y a
des arts où le sensible est inséparable du matériau qui le produit :
l’architecture et la sculpture ne peuvent dissimuler la pierre (i); et
cependant la pierre n’est pas vraiment la matière de l’œuvre; comme
le violon n’est là que pour sa sonorité et le violoniste que pour sa
virtuosité, la pierre en quelque sorte n’est là que pour ses qualités
sensibles, pour sa rigueur, son poli, sa matité, pour le rose des
« trois marches de marbre rose ». Et sans doute, elle sert aussi à donner
corps à l’objet, au temple ou à la statue, comme la toile peinte donne
corps au paysage ou au portrait. Mais la cathédrale d’Albi n’est pas
en briques, ni le petit Trianon en marbre, ou tel crucifix roman en
ivoire, comme une chaussure est en cuir ou un outil en acier. Certes,
l’architecte ne triche pas plus avec la pierre que le bottier avec le

(x) L,a classification hégélienne des arts est en partie fondée sur cette importance
— pesanteur et indiscrétion à la fois — du matériau : les arts se spiritualisent à
mesure que le sensible est moins engagé dans ce matériau.
;LA STRUCTURE DE U ŒUVRE D’ART

cuir, s’il veut que son œuvre tienne; mais justement il emploie son
matériau avec ostentation, parce que ce matériau n’est pas seulement
un moyen, le moyen d’édifier le palais ou le temple, eux-mêmes
conçus comme objets usuels, de même que le cuir est un moyen pour
le bottier, il est aussi une fin : il ne vaut pas seulement pour ses qua¬
lités d’usage, qui font leurs preuves à l’utilisation sans se manifester
pour elles-mêmes, mais aussi pour ses qualités proprement sensibles
qui, parce qu’elles s’offrent à la perception, peuvent composer l’objet
esthétique. Esthétiquement, le matériau n’est donc pas là seulement
comme matériau, ce qu’il est pour l’artiste et aussi bien pour l’artisan,
mais comme support du sensible qui existe; il est là pour apparaître,
pour composer un objet de contemplation et non d’usage. Loin que
le sensible conduise à l'intelligible, les propriétés à la substance, le
grain ou l’éclat de la pierre à la pierréité, c’est la substance qui doit
se manifester : et l’intelligible n’est que pour le sensible. La pierre
doit se révéler comme p'erre, et c’est ce qui se révèle ainsi qui cons¬
titue la matière véritable de l’objet esthétique, cette matière que le
sujet informera et unifiera. L’artiste ne se collette avec le matériau
que pour que ce matériau disparaisse à nos yeux comme matériau et
soit exalté comme matière. Finalement, c’est en s’affichant et non en
s’effaçant, en déployant toute sa richesse sensible que le matériau
s’esthétise; il se nie comme chose en apparaissant. On comprendra
mieux ce paradoxe par la contre-épreuve : le propre du faux est de
tâcher à convaincre qu’il est vrai; ainsi une maquette de carton, un
décor de stuc (encore que le décor ait d’autres fonctions et ne vise
pas toujours à tromper), s’efforcent d’indiquer et de suggérer la
pierre et tâchent, en multipliant les signes, d’être plus vrais que
nature (i); à défaut de l’être, ils cherchent à imposer le concept de

(i) I,es experts décèlent souvent les faux tableaux à la surabondance plutôt
qu’à l'absence des traits caractéristiques d’un auteur : le faux pèche par excès de
zèle, le mensonge se dénonce à ce qu’il imite trop bien la vérité, comme les alibis
truqués trop parfaits des romans policiers.
380 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

la pierre. Au contraire, la pierre qui est pierre n’en a point honte, le


proclame assez par son apparence pour n’avoir pas besoin d’en
convaincre, en sorte qu’elle nous laisse libres, non pas d’oublier qu’elle
est pierre, mais de le négliger pour nous attacher aux apparences
qu’elle propose aux yeux, aux volumes, à l’harmonie des proportions,
ou aux effets de lumière sur ses surfaces.
Cependant, lorsque le sensible est si étroitement hé au matériau,
il semble qu’il n’ait pas autant d’autonomie et de réalité que par
exemple le son, dont l’origine vocale ou instrumentale est moins
apparente et est, en tout cas, reléguée au second plan de l’expérience
esthétique. C’est parce que le sensible a moins d’indépendance qu’on
est tenté de mettre l’accent au moins en sculpture sur l’objet représenté
et de lui attribuer, par contre-coup, les vertus du sensible : la beauté
d’un volume sera la beauté d’un sein, la beauté d’une ligne celle d’un
profil, le grain de la pierre l’éclat ou la fermeté de la chair. Par où l’on
arrive à cette hérésie esthétique : juger de la beauté d’une œuvre sur
la beauté de ce qu’elle représente. Contre quoi le sensible sculptural
doit être conquis sur les prestiges du sujet; la sculpture abstraite en
fournit le meilleur témoignage en invitant l’œil à jouir des seules
apparences qu’offre la pierre ou le bois, et en rappelant que ces maté¬
riaux ne sont pas destinés d’abord à fournir des signes qui soient des
imitations, mais à susciter le chatoiement des apparences.
Toutefois, la conquête du sensible ne peut ici s’opérer aussi
systématiquement qu’en des arts comme la peinture et la musique,
et ceci pour les deux raisons que nous venons d’entrevoir. La pre¬
mière est que l’objet représenté semble solliciter toute l’activité
créatrice, la seconde que le matériau est si lourdement présent qu’il
semble s’employer précisément à représenter cet objet plutôt qu’à se
répandre en qualités visuelles. D’autant que par surcroît ces qualités
n’ont pas un caractère aussi prégnant que les couleurs ou les sons;
elles sont plutôt de l’ordre des qualités premières que des qualités
secondes, plus proches de l'intelligible que du sensible : elles résident
LA STRUCTURE DE U ŒUVRE D’ART 381

avant tout dans le jeu des données géométriques, dans le nombre


des surfaces et des volumes; le reste, couleurs et valeurs, n’y est pas
toujours éclatant. Et l’on comprend que les arts de la pierre à leur
début aient eu recours à la couleur, non pas tant pour orner l’objet
esthétique que pour vraiment le constituer, pour que l’église appa¬
raisse comme œuvre d’art et non comme un édifice quelconque. Il y a
des cas où l’ornement est plus qu’ornement, où sa prodigalité est
nécessaire pour compenser l’austérité du matériau et corser le spec¬
tacle. Sans doute le sculpteur ne fait plus aujourd’hui de statues poly¬
chromes, ni même chryséléphantines ; nous savons qu’une courbe
ou un volume peuvent être un spectacle auquel l’œil est aussi sensible
qu’à l’harmonie de couleurs la plus raffinée; et les architectures du
béton nous ont appris à jouir d’un vide ou d’une grande surface
claire autant que des grâces surannées du rococo. Cependant, l’ébé¬
niste recourt volontiers à de la marqueterie, et le céramiste peint tou¬
jours ses vases; il ne conçoit pas que les seules valeurs du contour
suffisent à constituer un objet esthétique. Géométriser ne suffit pas
à esthétiser; sinon pourquoi un objet industriel, une hélice, la carros¬
serie d’une auto, un gratte-ciel, ne seraient-ils pas une œuvre d’art ?
On voit poindre ici l’idée, sur laquelle nous allons revenir, que l’objet
représenté est peut-être un élément indispensable de l’expérience
esthétique. Mais, sans examiner ce point, nous pouvons bien dire
que le géométrique doit s’envelopper et se dissimuler dans le sensible
sous peine de ne promouvoir que cette beauté abstraite qui n’est
pas encore vraiment beauté. Une cathédrale est belle, parce que
chaque perspective brise et bouleverse les symétries et les régularités,
parce que la lumière que diffusent les vitraux fait chanter la pierre,
bref, parce que le géométrique n’est plus qu’une basse continue dans
l’orchestration du spectacle. Et dans la sculpture, le géométrique est
au moins rompu par la fantaisie de l’artiste ou par les exigences
du modèle; le sensible s’affirme par le refus de la légalité abstraite
et le foisonnement de l’imprévu. Mais il reste que le sensible, à moins
382 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

d’intervenir à titre ornemental, ne déploie pas la même magnificence


dans les arts de la pierre que dans d’autres parts : il garde la même
pauvreté que le dessin par rapport à la peinture; une statue est un
dessin dans l’espace; et, du dessin, précisément, elle a le caractère
abstrait, même quand la régularité géométrique est bousculée par le
jaillissement de formes qui n’obéissent pas à une loi visible. Et l’on
comprend pourquoi : c’est que les qualités sont adhérentes au maté¬
riau; elles ne sont pas produites à partir de lui comme le timbre à
partir de l’instrument, mais en lui; et c’est la forme sous son aspect
visuel qui tend à prévaloir. On conçoit donc que le sensible, ici, ne
puisse être ordonné en un système aussi vaste et aussi cohérent que
les sensibles musical ou pictural qui, à la fois, sont plus indépendants
de leur matériau et offrent des ressources plus considérables.
Et pourtant, dans tous les arts, le sensible doit être aménagé et
composé de manière à être perçu sans équivoque. C’est l’œuvre par¬
tout des schèmes harmoniques et rythmiques. Toute œuvre comporte
des schèmes harmoniques qui élaborent plus précisément le langage
propre dans lequel elle veut s’exprimer, ou, si l’on préfère, le matériau
qui lui servira de langage (bien que ce langage ne soit jamais perçu
comme langage et indépendamment de son sens). Ces schèmes
assument un double office. D’une part, ils définissent et classent les
éléments de ce langage esthétique, en fonction de quoi certaines
exclusives sont prononcées et certains privilèges accordés, soit au
nom d’une tradition généralement reconnue, soit au nom personnel
de l’artiste qui puise son propre bien dans le trésor commun; et
ces options donnent souvent à l’œuvre son visage. Mise en ordre et
sélection constituent donc une gamme. Gamme des sons par rapport
à quoi les bruits sont exclus, et même certains sons, comme ces
quarts de ton qui avaient droit de cité dans la musique grecque et
que le tempérament ne reconnaît plus aujourd’hui, mais aussi certains
accords, comme les suites de quintes dans la musique classique.
Gamme des couleurs, si différente d’une palette à l’autre, et qui
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 383

s’élargit et se nuance à mesure que la peinture se picturalise. Gamme


des mouvements chorégraphiques, si rigoureusement limitée dans
la danse classique, et qui s’assouplit lorsque, avec l’expressionnisme,
la danse se confronte avec la pantomime : là encore ne reconnaît-on
point le maître de ballet à ses refus et à ses prédilections, Lifar à ces
mouvements emportés qui semblent sourdre des profondeurs viscé¬
rales, mouvements platoniciens qui se reprennent toujours sur la
colère, Roland Petit à cette emphase qui rend le geste impérieux mais
cérébral, Lichine à une certaine neutralité ? Gamme des mots, prodi¬
galité ou sobriété du vocabulaire, pudeur des classiques, ostentation
des modernes : chaque poète a ses maîtres mots, et il n’y a pas lieu
de se gausser des feux de Corneille ou de l’ombre de Hugo parce
qu’elle s’accouple à sombre, plutôt que du bestiaire de Lautréamont,
de l’or de Valéry, ou des miroirs de Mallarmé. Gamme des lignes et
des surfaces dans l’architecture ou la sculpture; car leur matériau est
la pierre en tant qu’elle porte le sceau de l’homme, qu’elle est suscep¬
tible de géométrisation et peut s’intégrer au mouvement général de
l’édifice; le mouvement des lignes, l’organisation des surfaces déter¬
minent ici le style des œuvres : la statue romane se reconnaît à l’arête,
le durcissement des lignes étant compensé par leur animation, alors
que la statue gothique se reconnaît au modelé, l’effacement des lignes
étant compensé par l’équilibre des volumes. Gamme enfin des per¬
sonnages au théâtre; car le répertoire des personnages est en un sens
la matière première de l’art dramatique, et l’on voit assez que le
théâtre a pris conscience de soi en établissant un certain nombre de
types capables de s’opposer, de s’affronter et de se composer selon
des règles d abord élémentaires, types qui sont à Molière ce que
les couleurs sont au peintre et les tonalités au musicien; quelque
lourds de sens que deviennent ces personnages, ils sont toujours des
pions sur l’échiquier de la scène, et l’on entend mal le théâtre si l’on
ne comprend qu’il est d’abord un jeu d’entrées et de sorties, une
certaine façon de joindre ou de séparer des personnages différents,
3»4 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

de les mettre à l’épreuve de la présence ou de l’absence, de voir


in vivo ce que signifie le Mitsein pour des échantillons divers de
l’humanité.
La seconde fonction des schèmes harmoniques suit immédia¬
tement de la première : dans cette gamme, ils établissent des accents
auxquels elle s’ordonne et qui confèrent à l’œuvre son allure parti¬
culière. Tels sont la tonique et la dominante pour la gamme musi¬
cale, et pour le morceau les tonalités principales que parcourt la
modulation; les tons principaux qui se composent dans une peinture
et qui, à moins que le peintre ne procède systématiquement par
teintes plates, n’ont jamais la pureté de la note musicale, et surtout
dans une technique pointilliste qui ajoute le mélange optique par
juxtaposition des touches au mélange matériel des pigments sur la
palette, mais qui apparaissent nettement dès qu’on regarde l’œuvre
à distance convenable; certaines attitudes ou certains mouvements
qui constituent les pôles de la gesticulation chorégraphique, comme
le piétinement sur place de la jeune fille dans Le jeune homme et la mort,
la pesante marche sur place de la Mort dans La table verte; certains
vecteurs privilégiés dans le dessin ou l’architecture, la spirale de
Rubens ou de Van Gogh, l’horizontale inerte des gisants; les grandes
scènes au théâtre où sont ménagées les rencontres principales et
échangés les mots décisifs, si bien qu’à la fois s’y joue le destin des
personnages et s’y condense le climat de l’œuvre. Par rapport à ces
accents, le reste sert de toile de fond, de préparation ou de remplis¬
sage. Toute œuvre d’art comporte une toile de fond, qui est l’horizon
de sa signification, mais aussi une toile de fond matérielle qui est la
matière élémentaire et comme encore non élaborée (bien qu’en fait
elle le soit aussi soigneusement que le reste), sur laquelle se détachent
les accents qui confèrent au sensible son intensité la plus vive et sa
présence la plus pressante. C’est cette fonction de présenter le fond
qu’assume dans la musique la basse continue, ou l’accompagnement
qui s’accorde à la mélodie et lui donne consistance, mais ne la cons-
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 3S5

titue pas — et peut-être déjà la rumeur de l’orchestre, si sensible


depuis Wagner, comme Alain l’a noté, depuis qu’ont été introduits
ou privilégiés certains instruments dont le son est toujours aux
frontières du bruit; dans la peinture, les couleurs de fond, principa¬
lement ces gris dont les grands peintres font un usage si raffiné;
dans le dessin le blanc même du papier; dans la danse la marche,
dont Valéry dit bien qu’elle est « le suprême de l’art », mais qui
n’est encore que la promesse du bond; dans la poésie cette espèce
de rumeur que font les mots comme un sertissage autour de certains
mots éclatants; dans le théâtre ce va-et-vient des personnages, ces
remous de vie qu’immobilise brusquement, aux scènes capitales,
l’arrêt du destin; dans l'architecture, ce visage de pierre, ces masses
qu’animent soudainement les colonnes ou les vitraux.
Toute œuvre implique d’autre part, avec les schèmes rythmiques,
une disposition des éléments qui figurent et ordonnent son mou¬
vement, ce mouvement par quoi elle se temporalise parfois secrè¬
tement et devient un être animé. Parce qu’il est le résultat d’un faire,
le mouvement est composé à partir de l’immobile, le temporel à
partir du spatial : la mesure engendre le mouvement, le rythme pro¬
cède du nombre. Le schème rythmique élémentaire, c’est la mesure
qui gouverne le déploiement de l’objet, qui impose une unité à la
diversité de ses formes ou de ses mouvements. Ainsi, dans la musique,
dans la danse qui suit elle-même la musique, et dans la poésie, mais
aussi dans le théâtre qui est comme un ballet dont le mouvement
serait réglé par le destin, suivant d’ailleurs, comme on voit si bien
chez Shakespeare, la marche impitoyable des heures. Les arts tem¬
porels, ayant dompté le temps par la mesure, peuvent régler direc¬
tement son écoulement : la maîtrise du temps permet de restituer la
durée, et cette maîtrise s’acquiert en jouant sur l’opposition du même
et de l’autre. Car le temps comme principe d’imprévisible nouveauté
ne peut être connu que par la permanence ou le retour du même; la
pure nouveauté serait affolante, et le rythme est le moyen d’appri-
M. DUFRENNB
386 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

voiser le temps, sans le trahir en le réduisant au piétinement de


l’identique, si la mesure est mesure d’un divers et si la répétidon n’ex¬
clut pas la variation. Ainsi peut-on, en toute œuvre, saisir des retours
qu’il faut mettre au compte du rythme : l’expression la plus classique
en est la reprise dans le développement musical, la symétrie dans le
développement architectural, l’alternance des vers et des strophes
dans le développement poéüque. Mais ces retours si propres à apaiser
l’esprit ne peuvent être seulement répéddon : la reprise en musique
devient imitation ou variation, la symétrie est rompue par les hauteurs
différentes des étages, les rimes plastiques en peinture ne sont que
des échos lointains, la rigueur des règles poétiques se détend jusque
dans les poèmes les plus rigoureux. Partout la variété force l’unité
à être unité d’une variété.
Et c’est ainsi que les arts spatiaux suggèrent le temps à partir
d’une progression spatiale. Ils proposent quelque dessin de l’objet,
par quoi est déterminée son allure générale, et ramené à quelques
lois l’essor de son apparaître : nous l’avons vu pour la céramique, la
peinture et l’architecture. Alors le rythme sert moins à mesurer et à
ordonner le temps qu’à le susciter; il donne un mouvement à l’objet
immobile qui se ramasse sur lui-même, tend vers lui-même et enve¬
loppe une durée indéfinie. Au point que si l’objet traverse les siècles,
c’est qu’il en triomphe et non qu’il les subit; et les siècles sont les
témoins de cette affirmation muette, de ce mouvement figé qui est
l’obstination de l’objet à proférer sa parole. Si vrai est ce mouvement
qu’il semble avoir son tempo propre. L’agogique est également
valable pour les arts temporels où elle exprime la vitesse d’un débit,
que ce soit du mouvement mélodique, chorégraphique ou scénique.
Mais ce jeu du retard ou de l’accélération anime même les œuvres
plastiques; la lente masse des contreforts contraste avec l’élancement
des flèches, le chapiteau freine l’élan du fût, partout l’inertie s’oppose
au mouvement et la lenteur à la rapidité, même dans l’œuvre picturale
où droites et courbes échangent leurs vitesses, où les teintes mêmes,
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 387

selon qu’elles sont chaudes ou froides, pures ou rabattues, s’élancent


ou s’apaisent selon des cadences diverses. Ainsi le rythme s’intériorise
et s’intégre plus profondément à la structure du sensible; et l’objet
esthétique est doté d’une temporalité qu’on pourrait dire en puis¬
sance. A la différence des choses inertes, qui ne méritent point que le
regard s’attache sur elles, parce qu’elles ne sont que ce qu’elles sont
et ne sont pas animées par un rapport de soi à soi, cette durée indique
le mouvement de l’objet. Vers quoi ? Nous l’avons dit : vers son sens.
Mais dans ce sens, il faut distinguer entre la signification énoncée
par le « sujet # et l’expression qui émane de l’œuvre en tant que tota¬
lité. Considérons d’abord la première.

II. — Le sujet

L’art en effet ne se borne pas à une exhibition du sensible. Certes,


cette fonction est essentielle s’il est vrai que l’objet esthétique est
objet perçu et que sa vocation est de réhabiliter et d’exalter le sensible
au point que ce qu’il dit ne vaut que par la façon dont il le dit.
Et le sujet n’est peut-être pas toujours nécessaire pour imposer au
sensible une organisation et lui conférer un caractère signifiant :
même quand il exclut toute représentation, l’objet esthétique n’en
est pas moins un objet, il se donne quand même à travers une forme
qui l’unifie et le fait objet; c’est ainsi que la décoration s’ordonne en
motifs, la musique en airs, et parfois le simple contour suffit à cons¬
tituer l’objet selon une figure qui s’oppose à un fond. Le sensible est
assez solidement structuré par l’opération esthétique pour avoir par
lui-même une consistance d’objet et, partant, être doué d’expression.
En sorte qu’à la rigueur il peut se suffire à lui-même, porter en lui
son propre sens sans renvoyer à rien d’autre. Cependant, le plus
souvent l’œuvre d’art représente quelque chose : elle a un « sujet ».
C’est par là qu’elle est proprement signifiante : le sensible, au lieu
de s’offrir seulement comme propriété du matériau, timbre de Tins-
388 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

trument, couleur de la toile, dessin de la pierre, de la même façon que


l’odeur est odeur de rose ou le bleu bleu du ciel, le sensible de matière
devient signe. Et la perception naïve de l’œuvre va droit au repré¬
senté, en se contentant parfois, quitte à le regretter, des indications
les plus sommaires.
Pourtant, cette intervention du sujet, souvent impérieuse et
fascinante, pose un problème à l’expérience esthétique : quelle part
doit-elle faire à l’objet représenté ? Est-ce en lui que réside l’intérêt
de l’œuvre, sur lui que se mesure sa vérité ? Et elle pose aussi des
problèmes à une analyse objective : quelle est la fonction de l’objet
représenté dans l’économie générale de l’œuvre ? Et d’abord y a-t-il
toujours objet représenté ?
On peut en effet contester ce dernier point : un tableau peut
représenter un temple, mais un temple, que représente-t-il ? Et une
poterie ? Un opéra raconte une histoire comme un roman, mais une
symphonie ? On sait que M. Souriau fonde une classification des arts,
la plus ingénieuse qui soit, sur la dichotomie des arts représentatifs
et non représentatifs ; et il est incontestable que les 7 arts « du premier
degré » qu’il distingue ne sont pas représentatifs. Mais il faut d’abord
bien s’entendre sur ce que signifie la représentation : la peinture peut
imiter jusqu’à la copie la plus exacte, le son suggérer jusqu’à l’allusion
la plus ténue; la pantomime ne représente pas comme le théâtre, la
sculpture comme la peinture, le cinéma comme le roman; dire par
les mots n’est pas semblable à dire par les gestes ou par le dessin; il y
a loin de l’évocation à l’imitation, de la suggestion à la reproduction.
De plus, à l’intérieur d’un même art, la représentation peut être assu¬
mée de façons bien différentes, au point que l’art cherche parfois à
transgresser son registre : la musique imitative s’efforce de passer
dans le camp des arts représentatifs, la peinture pure, inversement,
dans l’autre camp. C’est là l’achèvement de tentatives multiples : il
n’y a pas de limite aux libertés que la peinture peut prendre avec le
modèle à partir du moment où elle se refuse au trompe-l’œil; pas de
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 389

limite non plus aux libertés que prend la poésie avec la logique du
discours quand elle se refuse à la rationalité prosaïque. Quand donc
peut-on parler d’objet représenté, et quel minimum de sens donner
au mot représentation ? L’objet représenté n’est pas forcément un
objet réel qui servirait de modèle à l’entreprise créatrice : il peut
évidemment aussi bien être emprunté à l’univers du fantastique, du
légendaire, ou être inventé de toutes pièces. Et la représentation n’est
pas forcément copie, reproduction ou énoncé exact de cet objet. Si
nous voulons donner à la représentation toute son extension, nous
dirons qu’il y a représentation toutes les fois que l’objet esthétique
nous invite à quitter l’immédiat du sensible, et nous propose un sens
à l’égard duquel le sensible n’est qu’un moyen, et au fond indifférent;
c’est-à-dire que nous avons à expliciter ce sens selon des normes qui
n’appartiennent pas à l’esthétique, mais à la logique. Ce qui caractérise
la représentation et l’opposera plus tard au sentiment, ce n’est pas
tant la réalité du représenté, c’est cet appel au concept : l’objet repré¬
senté est un objet identifiable qui exige d’être reconnu et qui attend
de la réflexion un commentaire indéfini; il m’invite à me détourner
de l’apparence et à chercher ailleurs sa propre vérité.
A entendre ainsi la représentation, on voit bien que tous les arts
ne sont pas représentatifs, c’est-à-dire n’ont pas de sujet au sens où
l’on parle du sujet d’un roman ou d’un bas-relief. Outre les arts
proprement décoratifs, les plus notables sont ici l’architecture et
la musique. Cependant, tout sujet leur fait-il défaut ? On en a souvent
débattu, et d’autant plus passionnément que l’absence de sujet peut
apparaître tantôt comme un avantage et tantôt comme un inconvé¬
nient, également majeurs selon le crédit qu’on accorde à la présence
du sujet dans les autres arts. C’est pourquoi il convient de différer
un instant l’évocation de ce débat pour apprécier d’abord l’impor¬
tance du sujet dans les arts où il est présent.
Cette importance n’est pas contestable dans les arts du langage,
et singulièrement dans les arts de la prose où le mot ne saurait être
L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

destitué de sa fonction signifiante, même s’il est, en poésie, considéré


en même temps comme une chose de nature, et sollicité de manifester
ses qualités sensibles. On n’imagine pas un roman ou une pièce de
théâtre qui ne voudrait rien dire, et qui interdirait de chercher un
sens aux phrases écrites ou proférées. Mais dans les arts plastiques
mêmes cette importance n’a été contestée que depuis cette révolution
esthétique dont nous avons parlé, qui oriente l’attention vers le
style plus que vers le contenu, vers l’expression offerte par le sensible
plus que vers la signification explicite : l’intérêt de l’œuvre ne se
mesure plus à l’intérêt du sujet ni sa beauté à la beauté du modèle;
la nature morte revendique la même dignité que le tableau religieux
ou épique; l’imitation ou l’idéalisation de l’objet né servent plus de
critère; peinture pure et poésie pure rêvent de n’être plus asservies
au sujet : d’être musique. C’est que, quand l’art prend plus vivement
conscience de lui-même, là où il est le plus spécifiquement art,
c’est-à-dire là où, au lieu d’utiliser le commun langage, il invente son
propre langage : son, couleur, forme, voire vocabulaire poétique, il
prend conscience aussi du péril que lui fait courir la représentation :
il risque de n’être plus qu’un moyen à son service. Car tel est le pres¬
tige de l’objet représenté — et le goût que nous avons de com¬
prendre — qu’il accapare bientôt toute l’attention et offusque l’expé¬
rience esthétique : qu’est-ce que cela veut dire ? Que fait cet homme
dans ce coin du tableau ? Ce geste du danseur, est-ce une déclaration
d’amour ? Que va-t-il arriver au héros du roman ? L’art se propose
alors comme un langage ordinaire dont nous n’avons de cesse que
nous ayons compris le sens : il n’est pas tant pour une contemplation
que pour une compréhension. Combien de spectateurs se croient
quittes envers le tableau lorsqu’ils ont reconnu une montagne, une
Sainte Famille ou une scène rustique ? Et envers la pièce lorsqu’ils
ont suivi l’intrigue jusqu’à son dénouement ? Ils usent de l’œuvre
d’art comme le géographe use de la carte, le botaniste d’une flore
ou le promeneur d’un poteau indicateur. Pareillement, qui use du
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART

fétiche pour conjurer le destin, du temple pour prier, du portrait


pour évoquer une présence chère, il se dérobe à l’expérience esthé¬
tique. La représentation est même un piège pour l’artiste aussi, comme
le montre assez l’art académique : chercher à convaincre ou à séduire,
c’est une solution facile qui peut tenter beaucoup, surtout lorsque
tout un public s’en contente. Et l’on comprend alors que l’art authen¬
tique, refusant qu’on s’en remette au sujet pour décider de la valeur
esthétique, pousse ce refus jusqu’à vouloir expulser le sujet de la
structure de l’œuvre.
Et cependant, le péril que la représentation fait courir à l’œuvre
est peut-être la rançon d’un avantage, et d’un avantage si indispen¬
sable que les arts non représentatifs auront peut-être à inventer
quelque équivalence de la représentation. Si le sujet peut à ce point
usurper l’intérêt, s’il saute aux yeux — comment ne pas voir qu’un
buste ou un portrait sont en effet portrait, qu’un roman est un récit,
qu’un ballet raconte à sa façon une histoire ? et comment ne pas être
pris par l’histoire ? — c’est peut-être qu’il tient un rôle où il est irrem¬
plaçable. Et même des rôles, à la fois pour le spectateur et pour
l’artiste.
Le premier consiste précisément à satisfaire à une pente irréver¬
sible de la perception qui est de connaître le sensible comme sensible
de, c’est-à-dire de découvrir des choses et non du sensible épars, et
de rapporter le sensible à ces choses ; la hylé ne se donne pas comme
telle, mais comme animée par les intentions qui constituent un objet.
La perception esthétique ne connaît l’objet esthétique que s’il est
un objet, si le sensible est encore attaché à un support qu’il qualifie.
Or, le support naturel du sensible, le matériau, est ici le plus souvent
escamoté : nous ne percevons pas la couleur comme couleur de la
toile, le mot comme mot écrit sur du papier; mais plutôt nous neu¬
tralisons cette perception qui ne nous livre qu’un objet du monde
et non un objet esthétique. Il faut donc que le sensible se rattache à
un nouveau support qui est précisément l’objet représenté : le bleu
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

sur la toile est le bleu de la tunique de la Vierge ou de la montagne


à l’horizon du paysage; il assume encore par là sa fonction naturelle
d’information. Il désigne et qualifie un objet; et de même le mot ou
la phrase désignent un « état de chose » et sont rendus à leur fonction
de signe. Et d’autre part, le sensible peut ne pas s’épuiser dans cette
fonction et se mettre au contraire en valeur en l’exerçant. Car, lors¬
qu’il qualifie un objet réel, il se résorbe pour ainsi dire dans cet objet
et n’est pas perçu pour lui-même : il ne vaut que comme signalement,
et l’important est alors d’identifier l’objet lui-même, à quelque titre
qu’il nous intéresse; par rapport à la réalité plus ou moins présente
mais toujours convaincante de cet objet, le sensible est comme un
irréel. Au heu qu’il devient réel si l’objet représenté auquel il se réfère
est un irréel; alors c’est le sensible même qui constitue l’objet et le
tient en quelque sorte sous sa dépendance. Sans doute est-ce encore
l’objet que nous visons comme sens du sensible, mais nous le visons
en tant que représenté, et cela suffit à réhabiüter le sensible; il faut
bien que nous passions par lui pour aller à l’objet, il faut que nous
fassions sonner le mot pour évoquer la chose, ou que nous suivions
le contour du dessin pour la reconnaître. Ainsi l’objet représenté
offre un moyen pour le sensible de servir sans s’effacer dans ce service.
Et en retour, l’objet représenté aide à l’exaltation du sensible : il lui
confère l’unité d’une signification, c’est-à-dire une unité qui tient
déjà de la logique sa fermeté. L’unité d’un roman, d’une méditation
poétique, et même d’une statue ou d’un tableau, c’est l’unité d’un
sens qui peut faire appel à la réflexion, parce que c’est l’unité d’un
concept; si extérieure que cette unité soit au sensible, elle n’en est
pas moins prégnante.
D’autre part, nous savons que l’œuvre, par son expression, décèle
un monde. Ce monde, c’est l’expression qui s’illimite, qui se détache
du perçu dont elle était le visage pour devenir une structure affective
et en quelque sorte une catégorie cosmologique. Or, il est possible
que cette dimension cosmologique ne puisse se révéler que s’il y a
LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE D'ART

un objet représenté qui permette à l’expression de se prendre, de se


cristalliser. Certes, si l’objet représenté est lui-même gros d’un monde,
c’est d’un monde encore représenté et non d’un monde exprimé; il
y a une toile de fond derrière les gros plans d’un tableau ou d’un
roman, et la Victoire de Samothrace évoque l’espace et le vent et la
proue du navire. Mais ce monde que l’imagination ébauche autour
du sujet, ou que la perception saisit marginalement, est comme le
témoin du monde exprimé. L’expression s’accroche à ce qui est
représenté, encore qu’elle signifie au delà; une crucifixion byzantine,
austère, implacable, déchirante, a une expression bien différente
d’une crucifixion de Rubens, somptueuse et théâtrale; et cependant,
le thème commun, crucifixion, comporte une expression générale
qui diffère du thème des fêtes galantes ou des natures mortes : les
fresquistes byzantins n’ont pas peint des fêtes galantes et Fragonard
n’a pas peint de crucifixion; c’est dire que l’expression, telle que
l’artiste la vit et la livre par son œuvre, commande certains sujets,
et plus profondément a besoin du sujet.
Une psychologie de la création montrerait donc que le sujet est
le plus souvent indispensable à la création comme à la perception
de l’œuvre. Pour l’artiste moderne, et Delacroix a été le premier
à le dire en même temps qu’il a été le dernier peintre authentique à
choisir certains « grands sujets », le sujet n’est plus qu’une « occasion »
ou « un prétexte ». Mais il faut bien s’entendre. Ce prétexte n’est pas
quelconque, et l’artiste l’élit entre mille autres, en sorte que sa prédi¬
lection pour certains sujets est un trait remarquable et qui permet
parfois de l’identifier. En ce sens le Christ n’est pas un prétexte pour
Rembrandt ou pour Bach, ni Guernica pour Picasso ou pour Malraux
— le Malraux de l'Espoir ou du Goya, le vrai. L’artiste choisit tel
sujet parce qu’il lui est consubstantiel, parce que ce sujet éveille en
lui une certaine émotion, entretient une certaine interrogation; il ne
s’agit pas pour lui de copier ce sujet, mais de donner à travers lui un
équivalent sensible de la signification affective autant qu’intellectuelle
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

que ce sujet a pour lui : Rouauît ne peint pas un Christ, mais à travers
le Christ un équivalent pictural de ce que le Christ signifie pour lui.
L’objet est représenté dans sa vérité, du moins dans la vérité que lui
connaît l’artiste, et non dans sa réalité plate et insignifiante. Et c’est
ainsi que les artistes les moins attachés à l’imitation, ceux mêmes qui
pratiquent aujourd’hui la peinture ou la sculpture pures, se défendent
de renoncer au sujet et continuent la plupart du temps de donner à
leurs œuvres des titres qui annoncent ce sujet.
Seulement il ne s’agit pas de répéter une certaine réalité qui serait
objective et objectivement transmissible; le monde perçu, une fois
qu’il est objectivé, n’intéresse plus l’artiste et ne saurait susciter le
geste créateur : il n’y a plus qu’à le reproduire, à le mettre en formule,
ou alors à y loger une action, et ceci n’est pas l’affaire de l’artiste; un
visage une fois donné comme un spectacle bien défini, il n’y a plus
qu’à le photographier. L’art ne peut rien ajouter à ce qui est déjà
constitué, identifié et officiellement connu; il ne pourrait que l’altérer,
le déformer comme on dit, et l’interpréter. De là les formules clas¬
siques : homo additus natura, la nature vue à travers un tempérament...
Mais, comme dit Malraux, « l’art n’est pas plus la nature vue à travers
un tempérament que la musique n’est un rossignol écouté à travers un
tempérament » (i), car il ne s’agit pas tant d’interpréter que de faire.
Et si l’objet était déjà donné, si le monde était tout fait, à quoi bon
l’interpréter ? Au vrai, ce qui intéresse et stimule l’artiste, c’est, dans
l’objet du monde, ce qui n’est pas encore fait, et qui l’attend :
c’est cette insaisissable dimension du réel qui ne se manifeste qu’à
l’affectivité, et que l’art seul peut fixer et communiquer. Ce que le
géographe a exclu du paysage, l’historien de l’événement, le photo¬
graphe du visage, ce qui n’est dit qu’à demi-mot par la perception et
qui est tu par la connaissance objectivante, voilà ce que l’artiste doit
dire. Il n’a donc pas à copier l’objet mais à le dire, ou plutôt à le laisser

(i) Psychologie de l’art, II, p. 152.


LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE D'ART

dire lui-même, en levant l’interdit que fait peser sur lui la connais¬
sance objective et en lui prêtant une voix. C’est en ce sens plus exact
que l’artiste est interprète : il fournit un langage à l’objet, il l’aide à
dire ce qu’il veut dire; et l’on comprend alors qu’il ne répudie pas
l’objet même lorsqu’il semble le nier : il le représente toujours, mais
selon une vérité qui n’est pas celle du savoir objectif.
Et l’on comprend aussi que l’objet représenté, investi des vertus
du sensible qui le manifeste et lui prête une voix, dise autre chose que
ce qu’il dit prosaïquement à la perception utilitaire. La hiérarchie
traditionnelle du sujet n’a plus de sens : il peut y avoir plus de
grandeur dans Les paysannes de Van Gogh que dans une Grande armée
de Meissonnier (i), plus de ferveur dans un Arlequin de Picasso que
dans le Vau de Louis XIII d’Ingres, plus de mystère dans une nature
morte de Cézanne où, comme dit Venturi, « les objets inanimés
sont mués en tragédie cosmique » (2), que dans un paysage
d’Hubert Robert. L’art libère un étrange pouvoir dans les plus hum¬
bles choses qu’il représente, parce que la représentation se dépasse
vers l’expression, ou, si l’on préfère, parce que le sujet y devient
symbole.
Mais, avant de montrer comment l’expression s’intégre à la
structure de l’œuvre, nous sommes en mesure de dire s’il y a quelque
équivalent du sujet dans les arts non représentatifs. Il importe ici
de distinguer les deux fonctions du sujet qui sont unies dans les
arts représentatifs : représenter un objet, ordonner le sensible en
l’ordonnant à cet objet. Par un mouvement inverse de celui qui pousse
les arts plastiques à se faire musique, la musique rêve parfois de repré¬
senter : telle est la musique à programme, ou simplement à titre,

(1) Et c’est Van Gogh qui écrit : « Pour donner une impression d’angoisse, on
peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Gethsémani historique ; pour
donner un motif consolant et doux, il n’est pas nécessaire de représenter les person¬
nages du sermon sur la montagne » (cité par Ehote, o. c., p. 328).
(2) Pour comprendre U peinture, p. 162.
396 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

indépendamment de la musique vocale (i). Or, que l’auteur donne


un titre ou un commentaire à son œuvre importe peu : le seul péril
est qu’il soit tenté de faire de la littérature ou de la peinture avec des
sons au lieu de faire de la musique; s’il l’évite, il est parfaitement en
droit de nous confier le motif qui l’a inspiré, l’image qui s’est pré¬
sentée à lui. Plus grave est le péril pour le spectateur qui peut croire
que ce titre n’est pas seulement la confidence que lui fait l’auteur
des circonstances subjectives de la création, mais l’indication impé¬
rieuse de ce qu’il faut comprendre en écoutant; il risque alors de ne
plus écouter, c’est-à-dire de décoller du sensible pour former le
concept, ou pour s’égarer dans des images qui le dispensent d’être
attentif bien plutôt qu’elles ne l’y stimulent. Il en va de même pour
la musique vocale : si l’attention se porte aux paroles et aux repré¬
sentations qu’elles suggèrent, elle se détourne du chant (2). Si la
musique représente, c’est plus subtilement : en exprimant, et sans
inviter l’auditeur à se distraire du royaume des sons; mais elle ne
peut être traitée comme un art représentatif que dans la mesure où
elle cesse d’être perçue comme musique. Par contre, la fonction
ordonnatrice du sujet ne peut être éludée. Par quoi est-elle tenue ?
Par deux éléments différents : d’abord par le schème formel de l’œuvre;
ce qui fait l’unité d’une sonate, c’est d’abord qu’elle est sonate,
clest-à-dire pièce composée selon certaines règles, divisible en cer¬
tains mouvements; ce schème est présent en tout art, mais assume
une importance particulière dans les arts non représentatifs, parce
qu’il peut y tenir heu de sujet. En outre, l’œuvre musicale trouve un

(1) Nous y reviendrons encore à propos de la vérité de l’objet esthétique.


(2) Il en est de même partout où deux arts sont conjugués : si l'attention se porte
sur la danse, elle se détourne de la musique ; et de même à l'écran. Est-ce à dire que
dans cette association un art doit toujours se sacrifier à l’autre par la faible-se de
notre attention ? Pas exactement si nous dépassons le plan de la représentation ;
nous pouvons alors être sensibles à une expression qui procède à la fois de deux arts
conjugués, et qui est la même en chacun d’eux.
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 397

autre agent d’unité, et qui lui est plus intérieur, dans la mélodie,
elle-même organisée selon les thèmes; et l’on appelle bien sujet le
thème d’une fugue, et parfois motif le thème d’un développement.
Mais la mélodie est déjà, nous l’avons dit, l’expression de l’œuvre
telle que la perception l’appréhende : l’expressif se substitue au repré¬
sentatif, ou plutôt évite de passer par lui, pour donner à l’objet esthé¬
tique sa plus haute forme.
Il en va de même en architecture : le sujet ne réside pas davantage
dans une représentation. Si tel temple est « l’image d’une fille de
Corinthe qu’Eupalinos a heureusement aimée », cette image n’est
que pour le créateur, parce qu’elle est subjectivement associée à sa
création. Et si plus généralement, comme le disait Michel-Ange,
l’architecture a rapport au corps humain, c’est une règle pour l’opé¬
ration de l’architecte, mais cela ne signifie pas que le monument doive
évoquer dans le spectateur l’image d’un corps quelconque, pas plus
qu’une symphonie pastorale l’image de prés ou de troupeaux. Le
sujet du temple, c’est d’abord le temple lui-même, ou du palais, le
palais, dont l’œuvre propose et exalte l’idée. L’œuvre est à elle-même
son propre sujet. Et elle l’est plus profondément si elle chante : le
sujet est alors la mélodie, c’est-à-dire l’expression. Mais les arts repré¬
sentatifs eux-mêmes obtiennent dans l’expression à la fois leur plus
haute signification et la plus haute unité du sensible.

ni. — L’expression

a) Du sujet à l'expression. — L’expression est en effet le troisième


élément de la structure de l’œuvre. Mais inséparable du sujet, lui-même
considéré comme inséparable du sensible. C’est pourquoi l’analyse,
si elle échoue à la définir objectivement, peut au moins conduire
jusqu’à elle par une réflexion sur le sujet, principalement dans les
arts représentatifs ou narratifs où le sujet est assez présent et distinct
398 L'EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

pour se prêter à cette réflexion (i). En effet, le sujet de l’œuvre, à qui


s’efforce de le cerner, apparaît bientôt inépuisable. C’est un caractère
remarquable de l’objet esthétique d’offrir une pluralité de sens, qui
ne se juxtaposent pas, mais se superposent en quelque sorte hiérar¬
chiquement. Cette pluralité atteste sa profondeur. Et il nous faut tout
de suite, d’un mot, distinguer ambiguïté et profondeur : il se peut
que la signification de l’œuvre soit simplement ambiguë ou incertaine,
et pour l’écrivain lui-même; c’est parce qu’elle est en quelque sorte
empêtrée dans le signe, comme on voit dans les œuvres qui inventent
un nouvel usage du langage, et dont le sens déconcerte. Il y a là en
quelque sorte une ambiguïté par défaut : il y a des objets ambigus
comme il y a des idées confuses, faute de clarté. Mais il y a aussi
une ambiguïté par excès, qui tient à la surabondance du sens, et c’est
celle que nous rencontrons dans les œuvres les plus authentiques.
Un premier exemple d’une simple dualité de sens nous est donné
par la parabole évangélique, qui raconte une histoire intelligible par
elle-même, et qui fait aussi allusion à autre chose. Et plus qu’allusion,
car cet autre sens est aussi exactement énoncé et offert que le premier,
à condition qu’on opère la transposition nécessaire; il ne s’agit pas
d’une traduction terme à terme, mais plutôt le sens littéral, bien qu’il
se suffise à lui-même, en appelle à un autre sens qui lui est intérieur,
et qui se découvre précisément lorsque nous renonçons à prendre
nos distances, à expliquer et à juger. Que l’on songe pareillement à
ce qu’Alain appelle le vrai des contes : on l’atteint, au delà de l’histoire
littérale, quand on renonce à disputer, à réfuter ou à railler, et davan¬
tage quand on renonce à expliquer, par exemple, par des raisons
physiologiques ou sociologiques, le contenu littéral. Non que l’expli¬
cation soit interdite, mais le sens véritable lui échappe : ce que le
conte dit par une espèce de sagesse naturelle, comme la fleur qui

(i) Nous reprendrons cette démarche dans la description de la perception


esthétique, en considérant alors l’individu qui réfléchit sur l’œuvre qu’il perçoit, et
non plus, comme ici, l’objet de cette réflexion.
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART

s’ouvre dit le printemps, comme la voix de la pythie dit le Dieu qui


est en elle. La vérité du conte, c’est le témoignage qu’il porte. Sur
quoi ? Sur l’homme qui, en le racontant, se raconte, exprime ses
angoisses, ses désirs, ses joies, les travaux et les jours... Enregistrer
ce témoignage, ce n’est pas expliquer le conte par l’homme, c’est
trouver l’homme dans le conte (i). Mais au surplus ce vrai des contes
n’est pas nécessairement un sens exclusif; des interprétations fort
différentes peuvent en revendiquer le monopole, et c’est ainsi qu’il
y a loin parfois d’Hegel à Alain.
Il en est de même pour l’œuvre authentique. Elle a toujours une
quatrième dimension, une aura de sens qu’au moins nous pressentons,
et qui fait une profondeur. Dans les romans de Kafka cette quête
d’une insaisissable vérité qui accomplirait et justifierait l’individu,
que signifie-t-elle ? l’angoisse d’un malade, la déréliction du Juif, la
recherche d’une insaisissable transcendance (2) ? Ici encore toutes les
interprétations sont vraies à la fois; nous faisons la même expérience,
décourageante seulement pour l’entendement, que devant un fait
humain, le fait historique par exemple : la guerre, c’est à la fois une
ruse du capitalisme aux abois, un conflit de cultures, l’irruption du
naturel dans l’artificiel, le consentement passionné de l’homme à
l’inhumain; tous ont raison, Hegel, Marx, Bergson, Alain; tout est
vrai parce que le fait humain est inépuisable : la signification peut se
développer sur des plans différents, où elle est chaque fois complète
et pourtant insuffisante. (A quoi tient ce pluralisme ? grosse question.
Peut-être à l’ambiguïté de l’homme, qui n’est jamais ce qu’il est, qui
est nature et forme une nature, humaine, sociale, culturelle, mais ne
s’y laisse jamais identifier. Peut-être aussi à ce que l’existence, comme

(1) Il nous semble que c’est le chemin que suivent, depuis La psychanalyse du
feu, les travaux de M. Bachelard, toujours plus soucieux de faire crédit aux œuvres
qu’il invoque que de les psychanalyser.
(2) Voir une excellente analyse du double sens des romans de Faulkner che*
C. E. Magny (L'âge du roman américain, p. 209 sq.).
400 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

dit Jaspers, est toujours devant sa transcendance; elle atteste en se


dépassant un plus qu’elle-même, qui est peut-être illusoire, mais qui
n’en donne pas moins à toute grande œuvre une signification reli¬
gieuse, comme on pourrait le montrer sur l’objet esthétique.) L’objet
esthétique n’est pas toujours aussi manifestement ambivalent que
les romans de Kafka; mais il laisse toujours la réflexion sur sa faim,
et laisse pressentir souvent une dimension religieuse du sens. C’est
ainsi qu’au théâtre l’art de l’acteur est souvent de suggérer que le
drame auquel nous assistons est comme l’ombre projetée d’un autre
drame, où figurent les mêmes protagonistes, où s’échangent les
mêmes mots, mais avec un sens différent; comme si la vérité de ce qui
se passe sur terre était au ciel (ce que Barrault n’a pas su exprimer
dans le rôle de Mésa, alors que Renoir l’a réussi dans le rôle de
Turelure, suggérant que Turelure n’est pas seulement un personnage
ignoble, mais l’homme qui a été marqué jusqu’au ressentiment par
sa brève rencontre avec Sygne : « Je suis plus Coufontaine que toi »).
Essayons d’éclairer un peu ce surcroît de sens que découvre la
réflexion lorsqu'elle adhère à l’objet esthétique. Ne serait-ce point
qu’il comporte parfois, comme on dit, une thèse, en sorte que ce qui
s’ajoute au sens premier serait une philosophie implicite à ressaisir
dans l’œuvre ? Le problème est d’actualité : lorsque les philosophes
ne peuvent plus être savants, parce que la science est aux mains des
spécialistes, ils se font romanciers, dramaturges ou poètes, et du
même coup le centre de gravité de la philosophie se déplace de la
cosmologie vers l’anthropologie. Le danger ici est que cette philo¬
sophie ne soit d’abord donnée, et que l’œuvre se voue à en être l’exhi¬
bition et la démonstration, renonçant à être « sans concept ». Pour
l’artiste, le danger n’est réel que s’il n’est pas un artiste, c’est-à-dire
premièrement créateur; s’il l’est assez, qu’importe qu’il ait des idées,
voire un système, il crée avec ce qu’il est et ne va point s’amputer
pour accomplir son œuvre. Mais le danger est pour nous, si nous
pensons que la doctrine est la clé de l’œuvre, car sous prétexte de
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART

chercher cette clé, nous nous éloignons de l’œuvre, et la réflexion


nous en sépare en substituant la doctrine à l’œuvre. Nous risquons
toujours de méconnaître leur vrai rapport, qui est non point que la
doctrine soit la vérité de l’œuvre, mais plutôt l’œuvre la vérité de
la doctrine. Car l’œuvre n’a pas à être prouvée, elle prouve ; l’idée se
forme sur elle et n’a de prix que si elle se retrouve en elle.
Précisons au passage deux points importants : d’abord tout art
implique une philosophie dans la mesure où l’on entend par philo¬
sophie précisément une certaine façon de s’exprimer en décidant de
soi et du sens de toutes choses, une compréhension qui est en même
temps projet de l’univers et de soi. Or, dans la mesure où la philo¬
sophie n’est rien que cet engagement, cette compréhension pré¬
réflexive impliquée dans un certain style de vie, elle répond bien à
ce surcroît de sens que comporte l’œuvre en tant qu’elle témoigne
pour son auteur qui s’est engagé en elle; mais elle ne l’éclaire pas,
parce qu’elle est alors exactement aussi ambiguë ou polyvalente que
lui. La philosophie peut s’exprimer par l’art, mais parce qu’elle n’est
pas encore proprement philosophie, c’est-à-dire objectivement énon-
çable et communicable. Par contre, quand la philosophie a conquis
ses grades et revêtu la forme du système à quoi elle ne peut que tendre,
elle est en tension avec l’art. L’art ne peut consentir à se mettre
au service d’une doctrine sans se renoncer, comme on l’a vu dans
quelques essais malheureux de poésie philosophique. Car, d’une part,
il n’aurait plus sa fin en lui-même, et d’autre part, il se réduirait
finalement aux significations logiques dont il serait l’interprète. Si
l’art comporte une philosophie, cela ne peut être que dans la mesure
où cette philosophie a véritablement besoin de lui, où elle se dégage
de lui sans s’imposer à lui, c’est-à-dire précisément dans la mesure
où elle n’est pas encore une philosophie véritable. Inversement, la
philosophie ne requiert plus les services de l’art, elle n’a pas besoin
d’une expression approchée, lorsqu’elle pense avoir trouvé son
expression adéquate. L’attitude qu’elle adopte à l’égard de l’art est
M. DUFRENNE 26
402 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

différente : si elle est présomptueuse, elle prétend le contrôler, comme


font les esthétiques dogmatiques; si elle est plus sage, elle le prend
pour objet de réflexion, mais en transposant dans son langage et en
intégrant dans son système ce qu’elle trouve de vérité en lui. Il se peut
d’ailleurs qu’elle garde la nostalgie de l’art, que la liberté de l’art lui
soit comme une provocation, et qu’inversement l’art rêve d’être
philosophie; mais leurs destins divergent dans la mesure même où
l’expression esthétique déborde les prises de l’entendement et se
refuse à la rigueur rationnelle; car la philosophie qui est immanente
à l’œuvre n’est pas encore vraiment philosophie. Plus exactement,
c’est une philosophie qui a passé dans l’homme : l’artiste est artiste
avec sa philosophie, mais non au nom de sa philosophie; il exprime
sa philosophie en s’exprimant lui-même. Mais c’est une philosophie
qui n’est pas véritablement philosophie, et le spectateur n’a pas à la
penser comme telle, mais à s’associer à elle, à la vivre, ou plutôt à la
sentir en participant à l’œuvre. Car, loin que la philosophie fasse
être l’œuvre, c’est l’œuvre qui fait être cette philosophie et lui donne
sa profondeur. Sitôt qu’on veut soumettre cette philosophie au
logos rationnel, et du même coup en faire un élément constitutif, bien
qu’indépendant, de l’œuvre, elle n’épuise plus le sens de l’objet esthé¬
tique, car il apparaît aussitôt que cet objet est quelque chose d’autre
ou quelque chose de plus : un foyer d’apparences et non une idée (i).

(i) Nous avons dit la même chose au passage de l’art religieux : ce qu’on appelle
couramment art religieux n’est pas de l’art : ainsi de l’art de Saint-Sulpice. C’est un
procès qui n’est plus à faire ; on sait assez qu’avec de bons sentiments on fait de la
mauvaise littérature. Mais on peut rappeler pourquoi : c'est que les bons sentiments
sont en général animés d’une volonté d’apostolat, en sorte que l’œuvre n’est plus
qu’un moyen au service d’une bonne cause ou d’une propagande : elle veut exhorter,
séduire, convaincre, mais sa vérité et ses vertus tiennent dans ce qu’elle représente,
et ce ne sont pas des vertus esthétiques. Cependant tout art authentique est
peut-être religieux : il dit alors une foi comme il peut dire une philosophie. Mais cette
foi n’est pas un credo qu’il s’agit de défendre, ou même d’illustrer, mais un défi ou un
consentement, un espoir ou un désespoir, un acte d’amour ou de révolte consommés
dans l’œuvre même.
LA STRUCTURE DE L'ŒUVRE D'ART 403

Pas plus qu’à une philosophie qu’il aurait pour tâche d’assumer,
le caractère inépuisable du sens de l’objet esthétique ne tient à ce
qu’a d’inépuisable l’objet représenté par lui. Certes, les choses repré¬
sentées ont par elles-mêmes cette opacité propre aux choses qui tient
à la fois à ce qu’a d’irréfutable leur facticité et à ce qu’a d’indéfini
l’explication, de causes en causes, dont elles sont justiciables. Lors¬
qu’elles sont transportées sur la toile ou dans le roman, elles ne
perdent rien de cette opacité. Un paysage de Cézanne est inépuisable
comme un paysage du monde naturel, et mieux que lui : justement
parce qu’il est soustrait à l’indéfini de l’existence extérieure où toute
forme est dévorée par le changement, où rien n’existe que par la
grâce du tout; sur la toile, il est retiré de la circulation, et promu en
quelque sorte à une existence supérieure où il ne peut plus être mis
en question. La chose représentée acquiert à la représentation un
caractère irréfutable, elle garde de la chose le caractère inépuisable.
Pareillement les individus représentés par l’art conservent dans
l’œuvre le caractère insaisissable et secret qui est le propre d’une
liberté. L’on sait que les romanciers, depuis qu’ils ont renoncé à
s’ériger en juges de leurs propres créatures, nous mettent en face
d’elles, sans avertissement et sans précaution, nous laissant le soin
de juger si nous le voulons; ils ne se font plus les complices de notre
réflexion, ils ne nous accordent pas même le secours de l’épithète
homérique accollée aux personnages comme un signalement. De
même au théâtre : lorsque l’auteur s’interdit de violer le secret de ses
personnages, et qu’on voit le héros lui-même s’interroger parfois
désespérément sur le sens de son acte ou l’authenticité de son être,
comme dans Les mains sales ou dans Un homme de Dieu. Sans doute, ne
faut-il point confondre indétermination et profondeur : certains per¬
sonnages peuvent très bien être insaisissables simplement parce qu’ils
n’offrent pas de prise; nous ne savons pas ce qu’ils sont simplement
parce qu’ils ne sont rien, un peu comme ces élèves qui singent l’atten¬
tion et ont la tête vide. Mais il y a aussi des êtres en qui le mystère
404 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

n’est pas vacuité, mais expression d’une liberté qui refuse toute déter¬
mination : leur réalité débordante élude nos prises par excès plutôt
que par défaut.
Si cette humilité du créateur confère à l’œuvre un caractère
d’authenticité en donnant à l’objet représenté toutes ses chances, la
profondeur de cet objet ne peut par elle-même assurer celle de l’œuvre.
Bien au contraire, l’art transfigure les objets qu’il représente; ce
qu’ils ont d’inépuisable, il le convertit en sa propre profondeur. Il
intègre ces objets dans le monde qu’il secrète, où ils se métamor¬
phosent, comme l’acier se trempe. Le paysage peint par Cézanne gagne
la profondeur d’un signe qui ne renvoie pas à autre chose indéfi¬
niment, mais à lui-même. Ce sol convulsé, je ne l’exphquerai plus
par le jeu de l’érosion, par contractions, plissements, cassures, et de
proche en proche par tout l’univers, pas plus que je n’expliquerai
l’homme comme Darwin explique l’animal. Il faut que je le com¬
prenne en lui-même, réfrénant l’entendement autant que l’imagina¬
tion, et que je découvre sur lui la profondeur de la facticité. Et par
la grâce de l’art, cette facticité n’est point la nécessité brute, fruit
d’une multiplicité de rencontres et de hasards, qui est identique à la
pure contingence, c’est une nécessité impénétrable à force de sens.
Ce sol convulsé, ce Dieu grec, cette figure de ballet, ce porche
roman, pas plus que l’histoire dans la parabole n’a simplement le
sens d’une histoire, ne peuvent avoir simplement le sens littéral
auquel les réduit un art d’imitation. C’est que le sol convulsé devient
un élément, et un témoin, du monde de Van Gogh, comme le buste
du monde grec, ou l’entrechat du monde frénétique, gracieux ou
tragique du ballet. Et de même pour les personnages. Eux aussi
deviennent témoins; et ce qu’ils ont de secret et d’insaisissable y
prend un accent nouveau. Hamlet. ne représente plus seulement
l’énigme d’une volonté lucide et malade, il est un élément de ce
monde étouffant que le film a bien rendu par l’image obsédante de
ces escaliers qui ne sont enfin gravis que lorsque tout est consommé.
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 405

ce monde où la pureté se flétrit, où la vérité se corrompt parce que


chacun y tient un rôle et que des acteurs dérisoires en sont la vérité.
Ainsi les objets représentés, mis au service de l’expression totale,
s’immolent à un sens qui les dépasse. Ils ne cessent pas d’être vrais,
et c’est à cette condition qu’ils peuvent servir l’expression, mais ils
sont plus vrais que la nature parce qu’ils sont incorporés à un monde
auquel ils introduisent.

b) L’expression comme inanalysable. — L’analyse découvre donc


l’expression comme sa limite : l’œuvre d’art dit quelque chose, direc¬
tement, au delà de son sens intelligible, elle révèle une certaine qualité
affective, qu’il n’est peut-être pas facile de traduire, mais qui pourtant
s’éprouve distinctement : telle peinture, n’eût-elle point de sujet,
exprime le tragique, telle musique la tendresse, tel poème l’angoisse
ou la sérénité. Il importe d’ailleurs de rappeler que l’éloquence de
l’œuvre ne se mesure pas ici à l’intensité du pathétique : une œuvre
discrète, froide, délicate peut être aussi expressive qu’une œuvre
violente, emportée, impudique; expressif n’est pas émouvant; bien
au contraire, l’émotion nous ravit, nous bouleverse et nous empêche
de lire l’expression.
Devant l’expression, l’analyse ne doit pas immédiatement abdi¬
quer. Elle peut au moins essayer de la définir, ou en tout cas de la
nommer, comme nous dirons plus tard. On la nomme le plus souvent
du nom de l’auteur de l’œuvre, parce que cette qualité caractéristique
de l’œuvre paraît en même temps désigner l’auteur : elle est commune
à l’œuvre et à l’auteur, et comme leur lien vivant; elle n’est pas seu¬
lement la marque de l’ouvrier sur son ouvrage, mais ce qu’il y a de
véritablement humain dans cet ouvrage. Du même coup, et parce
que l’humain est immédiatement accessible à l’homme, elle est ce
qui nous parle immédiatement; et la compréhension de l’œuvre est un
dialogue que nous avons avec l’auteur. L’expression est le fondement
de l’intersubjectivité. D’autre part, l’analyse peut encore reconnaître
4o6 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

la fonction de l’expression dans l’objet esthétique. C’est elle qui


confère à l’objet sa forme la plus haute parce qu’elle est sa plus haute
signification; car elle est l’unité d’une physionomie, et l’on pourrait
presque dire d’un comportement. Comme nous identifions un indi¬
vidu à un certain air qu’il a, dont aucun de ses signes particuliers ne
peut exactement rendre compte, de même l’œuvre à une certaine
qualité qu’elle rayonne et qui l’anime de part en part, même si nous
ne pouvons pas la cerner.
Mais l’analyse peut-elle chercher dans l’expression elle-même une
structure et y découvrir des schèmes comme elle en découvre dans
le sensible ? C’est ici qu’elle achoppe. L’expression est une qualité,
et la qualité, Bergson l’a bien montré, ne se laisse ni décomposer ni
composer. Pas plus qu’on ne peut déterminer les schèmes qui feraient
le style propre d’une personne, on ne peut isoler ceux qui feraient
l’expression d’une œuvre; on ne peut réduire à des éléments la grâce
mélancolique de La Pavane, la gloire des chorals de Franck ou la
sensibilité tendre de La fille aux cheveux de lin; il se peut que nous
accolions des épithètes aux substantifs qui désignent cette qualité,
mais cela signifie seulement l’impuissance de notre langage et non une
diversité réelle. L’expression est saisie d’un coup et comme une indé¬
composable unité. Pourtant, l’analyse voudrait ne pas abdiquer. A
défaut de chercher les composantes du sentiment révélé par l’œuvre,
c’est-à-dire à défaut d’une analyse conceptuelle dont on ne peut igno¬
rer qu’elle est artificielle, même si elle est légitime, elle peut chercher
les éléments qui produisent ce sentiment et qui sont particulièrement
expressifs. Lorsque nous admirons la sérénité, qui nous a frappés,
d’un visage, ne cherchons-nous pas les traits qui produisent en nous
cette impression, le contraste entre les rides du front qui disent les
passions ou les luttes, et le calme du regard ou la vivacité des pru¬
nelles, ou le ferme dessin de la bouche ? De même, dans une œuvre,
nous repérons des traits expressifs : M. de Schlœzer en note un
grand nombre dans son étude sur Bach; ce qui fait la puissance d’affir-
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART 407

mation dans le Prélude, choral et fugue de Franck, n’est-ce point le retour


des thèmes, leur assomption dans un mouvement toujours plus
rapide et, finalement, l’éclatante conversion du mineur au majeur ?
Ce qui fait la grâce étrange de La fille aux cheveux de lin, n’est-ce pas
l’indécision à la fois du rythme et de la tonalité ? Dans toute œuvre
musicale il y a des accords ou des modulations privilégiées, comme
des mots dans un poème ou un roman, comme des teintes ou des
formes dans une œuvre plastique, qui sont particulièrement lourds
de sens et qui reviennent avec insistance. Ces traits peuvent d’ailleurs
être fort divers : ce sont, soit les schèmes eux-mêijies, soit des détails
d’écriture, soit les thèmes mélodiques dont nous avons observé qu’ils
ne peuvent être esthétiquement quelconques et sont donc déjà par
eux-mêmes expressifs.
Mais prenons-y garde : si nous découvrons ainsi certains traits
particulièrement expressifs, c’est peut-être parce que nous avons
découvert déjà l’expression de l’œuvre totale; ces traits ne sont repérés
qu’après coup et ils ne portent pas à eux seuls la charge de l’expression.
Ils ne sont expressifs que par leur rapport à l’ensemble; isolés, le
seraient-ils encore et de la même façon ? Ou bien s’ils étaient insérés
dans un autre contexte ? Un développement peut moduler du mineur
au majeur sans produire l’effet que dégage le choral de Franck; une
syntaxe musicale peut être décousue, au moins apparemment relâchée,
sans produire l’effet des Préludes de Debussy. Un même trait d’écri¬
ture peut avoir des expressions bien différentes, en sdrte qu’aucun
trait n’est vraiment expressif à soi seul; et inversement, tous les
éléments de l’œuvre peuvent indifféremment concourir à l’expression.
Cela signifie que c’est l’œuvre qui porte l’expression. Et, pour
repérer les traits auxquels on voudrait l’assigner, il faut aller de la
partie au tout; ces traits ne sont pas des éléments à partir desquels on
pourrait reconstituer l’ensemble, ils ne sont pas des schèmes, les élé¬
ments d’une structure ou les agents générateurs d’une totaüté.
Davantage, ces traits, lorsqu’ils sont concertés et systématique-
4o8 L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE

ment exploités, cessent d’être expressifs à force de vouloir l’être.


L’expression véritable, nous venons de le rappeler, est discrète et
ne tolère pas l’impudeur; s’appliquer à exprimer, multiplier les trucs,
c’est se mettre hors d’état d’exprimer. Celui qui fait son propre
pastiche, comme le fameux garçon de café qui joue à être garçon de
café, il cherche à devenir sa propre statue, à se pétrifier dans l’en-soi,
il emploie sa spontanéité à se figer elle-même. De même l’œuvre perd
cette expressivité qui est pour elle le signe, d’une quasi-spontanéité
si elle affirme son expression et joue à être expressive. L’expression
ne doit donc pas être voulue et obtenue par les procédés que l’analyse
pourrait découvrir et le pasticheur imiter. Il reste cependant qu’on
peut toujours chercher dans l’œuvre des traits expressifs, mais à
condition de ne pas oublier : i° Qu’on ne peut entreprendre cette
enquête qu’après avoir éprouvé devant l’œuvre totale la qualité affec¬
tive singulière qu’elle exprime; et 20 Que ces traits ne sont pas des
schèmes capables d’engendrer l’expression par leur développement
propre ou leur synthèse. L’expression n’est à la rigueur analysable
que dans la mesure où elle échappe d’abord à l’analyse.
Ainsi l’analyse éprouve-t-elle sa propre limite et nous renvoie-
t-elle à la perception par laquelle l’objet esthétique est saisi dans son
unité et avec tout son sens. Elle vérifie par là aussi ce que nous
avons dit de l’être de l’objet esthétique. Et d’abord qu’il est pour
nous, puisque c’est par la perception qu’il trouve à s’accomplir et que
se révèle l’expression en laquelle il obtient sa forme la plus haute.
Mais, d’autre part, en décelant sa structure, cette structure qu’il tient
du fait qu’il est créé, l’analyse exprime qu’il est en-soi; et ce qu’il y
a en lui de spatial, le spatial signifiant le caractère de donné du donné,
le confirme. Elfe enseigne enfin qu’il est pour-soi : ce pouvoir qu’il
a d’exprimer lui confère une quasi-subjectivité; les schèmes qui pré¬
sident à sa composition, en même temps qu’ils informent le sensible
et lui donnent un poids de nature, suscitent en lui un invincible mou¬
vement qui se déploie dans une temporalité secrète; et c’est parce
LA STRUCTURE DE L’ŒUVRE D’ART

qu’il est ainsi doué d’une sorte d’intériorité qu’il est capable d’expres¬
sion. Mais c’est dans notre durée que se révèle cette temporalité;
encore une fois, l’objet esthétique n’est un quasi-sujet que pour ce
sujet authentique qu’est le spectateur percevant. Et c’est la perception
qu’il nous faut considérer maintenant.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER

Pages

Introduction. — Expérience esthétique et objet esthétique. i

PREMIÈRE PARTIE

PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’OBJET ESTHÉTIQUE

Chapitre Premier. — Objet esthétique et auvre d’art. 31


— II. — L'œuvre et son exécution . 49
1. Les arts où l’exécutant n’est pas l’auteur. 51
2. Les arts où l’exécutant est l’auteur. 62
3. Les reproductions. 72
— III. — L’œuvre et le public. 81
1. Ce que l’œuvre attend du spectateur. 82
a) L’exécutant. 83
b) Le témoin. 91
2. Ce que l’œuvre apporte au spectateur. 98
a) Le goût. 98
b) La constitution d’un public. 101
— IV. — L’objet esthétique parmi Us autres objets. m
1. L’objet esthétique et le vivant. 112
2. L’objet esthétique et la chose naturelle. 120
a) La chose et l’objet usuel. 120
b) Objet esthétique et nature. 123
3. L’objet esthétique et l’objet usuel. 134
a) L’utilité. 133
b) La présence de l’auteur. 139
c) Le style. 147
412 U EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE
Pages

4. L’objet esthétique et l’objet signifiant. 161


a) De la signification à l’expression. 163
b) L’expression dans le langage. 173
c) L’expression dans l’objet esthétique.... 184
Conclusion : Nature et forme. 188

Chapitre V. — Objet esthétique et monde. 198


1. L’objet esthétique dans le monde. 201
a) L’objet esthétique dans l’espace. 201
b) L’objet esthétique dans le temps. 207
2. Le monde de l’objet esthétique. 221
a) Le monde représenté. 224
b) Le monde exprimé. 232
e) Monde représenté et monde exprimé .. 243
d) Le monde objectif et le monde de l’objet
esthétique..’. 249

— VI. — U être de l'objet esthétique. 258


1. Les doctrines. 259
a) Sartre. 239
b) Ingarden. 266
c) M. de Schloezer. 274
d) Conrad. 277
2. L’objet esthétique comme objet perçu. 281
a) L’objet perçu. 281
b) Objet esthétique et forme. 286

DEUXIÈME PARTIE

ANALYSE DE L’ŒUVRE D’ART

Chapitre Premier. — Arts temporels et arts spatiaux. 303

— H. — L’oeuvre musicale. 314


1. L’harmonie. 314
2. Le rythme. 323
3. La mélodie. 334
TABLE DES MATIÈRES 413

Pages

Chapitre III. — L’œuvre picturale. 343


1. Temporalisation de l’espace . 346
2. La structure de l’objet pictural. 355
a) L’harmonie. 355
b) Le rythme. 366
c) La mélodie. 374

— IV. — La structure de l’œuvre d'art en général. 377


1. Le traitement de la matière. 377
2. Le sujet. . 387
3. L’expression... 397
a) Du sujet à l’expression. 397
b) L’expression comme inanalysable. 405

Note : L’index et la bibliographie figurent à la fin du tome II.


]967 — Joseph FLOCH, Maître - Imprimeur à Mayenne (France)
ÉDIT. N°29248 IMP.N°2713
46S034
Date Due
B H 39 D83 1967 £•)
Dufrenne, Mikel. 010101 000
Phénoménologie de l'experience

163 021 120 2


TRENT UNIVERSITY

BH39 .D83 1967 t.l


Durenne, Mikel
Phénoménologie de 1'expérience
esthétique

DATE

234844
ÉpilMÉïhÉE
Collection dirigée par Jean HYPPOLITE

Miche] Alexandre. — LECTURE DE KANT. Textes rassemblés et annotés


par Gérard Granel . . F. 12 »
Beda Allemann. — HÔLDERLIN ET HEIDEQQER. Traduction par
François Fédier . F. 14 »
H. Arvon.— Aux sources de l’existentialisme : MAX STIRNER - 8 »
— LUDWIQ FEUERBACH OU LA TRANSFORMATION DU SACRÉ
F. 8 »
Jean Beaufret. — LE POÈME DE PARMÉNIDE . R
Gilles Deleuze. — EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ. Essai sur la
Nature humaine selon Hume. F. 7 »
Jeanne Delhomme. — LA PENSÉE INTERROGATIVE ... - 9 »
— LA PENSÉE ET LE RÉEL. Critique de l’ontologie _ - 10 »
Mikel ÜUFRENNE. — PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE, 2 vol., ensemble (2« éd.). F. 30 »
— LA NOTION D’ « A PRIORI ». - 14 »
Maurice Dupuy. — LA PHILOSOPHIE DE MAX SCHELER, 2 vol.,
ensemble . F. 30 »
— LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION CHEZ MAX SCHELER
F. 12 »
Ludwig FEUERBACH. — MANIFESTES PHILOSOPHIQUES. Tra¬
duction de Louis Althusser. F. 12 »
Martin HEIDEGGER. — QU’APPELLE-T-ON PENSER 7 Traduction
par Aloys Becker et Gérard Granel (2“ éd.) . F. 14 »
Michel Henry. — L’ESSENCE DE LA MANIFESTATION, 2 vol.,
ensemble. F. 40 »
— PHILOSOPHIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE DU CORPS ... - 18 »
Jacques d’HoNDT.— HEGEL, PHILOSOPHE DE L'HISTOIRE VIVANTE
F. 24 »
Edmund HUSSERL. — L’ORIGINE DE LA GÉOMÉTRIE. Traduction
et introduction par Jacques Derrida . F. 10 »
Edmund HUSSERL. — LEÇONS POUR UNE PHÉNOMÉNOLOGIE
DE LA CONSCIENCE INTIME DU TEMPS. Traduction par Henri
Dussort. F. 12 »
Edmund HUSSERL. — RECHERCHES LOGIQUES :
T. I : Prolégomènes à la logique pure. Traduction par H. Élie R
T. Il : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la
connaissance. Traduction par Hubert Élie, L. Kelkel et R. Scherer,
2 vol., ensemble. F. 34 »
T. III : Éléments d’une élucidation phénoménologique de la
connaissance. Traduction par Hubert Élie, L. Kelkel et R. Scherer
(Recherche VI). F. 16 »
Edmund HUSSERL. — LOGIQUE FORMELLE ET LOGIQUE TRANS¬
CENDANTALE. Traduction par Suzanne Bachelard. F. 18 »
Jean HYPPOLITE. — LOGIQUE ET EXISTENCE. Essai sur la Logique
de Hegel (2” éd.). F. 10 »
Quentin Lauer. — PHÉNOMÉNOLOGIE DE HUSSERL ... - 15 »
Roger Martin. — LOGIQUE CONTEMPORAINE ET FORMALI¬
SATION . F. 12 »
Jean Nabert. — ESSAI SUR LE MAL. — 7 »
René Scherer. — LA PHÉNOMÉNOLOGIE DES « RECHERCHES
LOGIQUES» DE HUSSERL . (sous presse)
Gilbert SlMONDON. — L’INDIVIDU ET SA GENÈSE PHYSICO-BIOLO¬
GIQUE . F. 15 »
Jules Vuillemin. — MATHÉMATIQUES ET MÉTAPHYSIQUE
CHEZ DESCARTES. F. 16 »
— LA PHILOSOPHIE DE L’ALGÈBRE. T. I. - 36 »

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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