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JEAN-MARIE SCHAEFFER

BART DE
BÂGE MODERNE
L'esthétique et la philosophie
de l'art du XVJII' siècle à nos jours

'!!!f'essais
GALLIMARD
...
INTRODUCTION

Dans Je domaine de. la·réflexion s_ur:les--arts:on· peut-·constat_er


depuis quelques-années.la montée-conjointe de deux-phénomènes
apparemment contradictojres.--Le-premier est une singulière aggra::.
vation de la C'.fise .de légitimation _,.._ .voire d'identité - de rart
contemporain. ,Elle trouve ,son expression notamment dans:la
multiplicité toujours croissante d'essais et de pamphlets qui s en
prerment à ré,tat présent dcTar,t et St'.demà.ndent:,(< comment on·a
pu.eri:.:arrivèr là» .. Les répons_e -à---cette dernière-.question:sont
diverses, mais .presque toutes passent par une remise en causef de
l'art dit'« mode_mistc.»; et nombreuses sont celles quiprônent'un
retour .au· classicisme· ou chanten! Ies·.fouangcs. d'un· éclectisme
tempéré. Particulièrement répandue dans le _tj:omâine des ,arts
plastiqu ,-. cette -z:éaction ·peut,,aussi- s'observer. en musique,: où
commencent à se faire-jour des bilans désabu. és du.sérialisme, :ou
encore.en littérature; où de toute p"art.on'réclame le retour.,(ou ce
qu'on· croit.être-tel) .à Ja ·«grande-tradition ».·,Comme il-se doit;
c ains ·parmi·ceux·qui. se·décoUvrent.Soudain des·goûts. si sages
furen_t- autrefois.les.porteurs d'encensoir les·plùs·enthousiastes:des
avant gardes «révolutionnaires». D'autres, plus !apocalyptiques,
clament que les.remèdes'proposés (classicisme, éclectisme) ne sont
que des placebos de patient est à l'agonie;et sa mort-.- la fin d_e
l'art, si.souvent.annOncêe. -ne.saurait tarder.. ·.
Le deuxième .phénomè e; -.apparemment enrcontradicti9n avec
cc spleen généralis,é, est-un intérêt renouvclé•pour l'.esthétique,.ou
dt!·· moins. pour -l'esthétique,., kantienne. Qui:.;s'èn:, plaindrait?
L'esthétique kantienne'n'.a été que trop longtemps éclipsée par.les
diverses herméneutiques·' de l'art occupant le devant de la scène
depuis le romantisme.·Mais sa-reiiaissance.su t souveni d'étranges
12 Introduction lntroduaion 13

voies. Jean-François Lyotard par exemple, postmoderne et néan- nous apprendre sur le statut du discours sur·l'art. L'art quant à lui
moins défenseur des avant-gardes, en retient surtout la théorie du j'eri.·suis persuadé,·arrivera-fort bien à se:débrouiller·tout seul. '
sublime. Réinterprétée dans une vision qui combine Adorno 1 • c. C'est que la supposée crise des arts est en effet avant·tout une
(l'art comme force subversive) t Heidegger (l'art comme Ereignis, crise du discours de légitimation des arts, ce qui n'est pas du tout
événement ou «occurrence»), elle lui permet de légitimer l'art pareil. Qu'il y ait crise du discours, il suffit de feuilleter les revues
révolutionnaire: « L'avant-gardisme est [...] en germe dans d'art ou les suppléments littéraires.pour s'en.persuader. C'est sans
l'esthétique kantienne du sublime 2• » Pourtant dans la Critique de/a doute dans le domaine.des arts plastiques que la situation est la plus-
faculté de juger la théorie du sublime n'est qu'une pièce rapportée, caricaturale : le charabia- absc-.ons. et .creux, l'absence de tout
difficilement intégrable à l'analyse d'ensemble du jugement esthé- critère _évaluatif cohérent, y sont de,règlc. Nous payons ainsi le
tique 3; par ailleurs, Lyotard le COncèdè lui-même, Kant àpplique privilège.·-cxorbita"nt que nous ;accordons à l' << interprétation
le prédicat « sublime » non pas aux œuvres d'art, mais aux sujets pr?fonde·» (symptomale, psychanalytique, .déconstructionniste,
représentés : le sublime relève d'une esthétique de la nature et non etc.) -· irreproductible et ·autolégitimatrice - aux dépens de
pas d'une théorie de l'art•. Pourquoi alors vouloir chercher une l'. <<interprétation· de surface >>,- c'est•à-dirc ·de la. description
légitimation· de l'art avantwgardiste chez Kant; sinon parce que, analytique des œuvrcs - reproductible et · accessible à une
tout en insistant sur la faillite du, modèle évolutif d'inspiration vérification in"tersubjective de bonne foL Pourtant le-lecteur est en
hégélienne (le« grand .réciO> qui.-sous une-forme ou une autre a droit d'attendre du critique d'art, d'abord, qu'il décnve l'œuvre q'u'il-
toujours commandé l'historicismc·«.modemiste »), Lyotard conti lui -propose-d'aller voir, ensuite, qu'il l'évalue en se fondant sur·
nue à penser que l'art· ne-saurai·t se passer d'une justification des -critères explicites (que les lecteurs, comme l'artiste, peuvent
philosophique? Or, c'est ce. présupposé qui mériterait réflexion bien sûr récuser}: quant à·l'interprétation,·si-l'ceuvre d'art doit rester
Quant à la relecture de resthétique·kantienne, proposée· par Luc une expériènce ·e11e ·devrait·être avant tout affaire de réception
Ferry 5, elle vise surtout à développer-une théorie de l'individualité individuelle'. Certes, l'art plastique moderne est majori- tairement un
politique et une éthique - au nom desquelles les avant-gardes se art descriptif{tel l'art hollandais classique), plutôt que narratif{tel
voient critiquées : dans cette approche l'esthétique et l'art sont l'art italien), 8: or, décrireun tableau descriptif est paradoxalement
donc subordonnés à la philosophie sociale. Certes, Kant lui-même chose-moins aisée que fournir une ekp!,,-asis d'un tableau narratif, et
conçoit l'esthétique dans la visée d un idéal· communicationncl tout ·comme l'historien de l'art qui aborde la peinture hollandaise• se
transcendantal : mais je tenterai de montrer que .:ette utopie d'une rabat sur la . lecture allégorique des tableaux qui autremenrlui
transparence esthétique ne saurait·fonder. une théorie de.l'art, .et apparaîtraient·muets, le critique d'art contemporain se réfugie_ dans
surtout pas- à moins de tomber dans Un .angélisme transcendan• l'interprétation pour échapper au travail de la description·formelle.
taliste - une théorie sociale .del'art - comme semble le penser Mais cette raison de « commo- dité » est singulièrement-renforcée
Ferry. Il est d'ailleurs révélateur-on l'oublie trop souvent-que par la domination générale du modèle·herméneutique dans le
pour Kant le paradigme du beau soit le beau naturel et non pas le discours sur les arts
beau artificiel, l'arL Dans le domaine littéraire; la situation n'est sans doute pas aussi
Que le même texte puissè être utilisé·_ pour exalt_cr. les avant- catastrophique: mais rares ont les critiques-capables dejustifier
gardes ou pour les critiquer est peut-être'tout simplement le signe leur appréciation d'un livre par une analyse de son dessein, de sa
que l'esthétique kantienne ne- saurait·nous--livrer• une théorie de construction, de sa langue·•-. on préfère se contenter d'un vague
l'art modernc.-:Son importance-:histonque, et encore actuelle, ne résumé et de· formules incantatoires concernant le - mystère ·de
réside pas dans ce qu'elle nous dit sur l'art-.qui n'est-pas grand- l'écriture oti du style (qu'on se garde cependant•bien de décrire).
chose- -, ni dans le« sauvetagC >rdc-Pesthétiquc -par--l'éthique Aux États-Unis,-la situation me paraît plus grave : des pans entiers
esquissé dans la théorie du sublime; mais dans ce qu'elle peut de la critique universitaire s'en vont à vau•l'eau au gré de la dérive
déconstructionniste dont les· initiateurs· sont entre-temps sans
• Les notes sont regroupées en fin de.volume, p.•389. doute les premiers à regretter le caractère épigonal et la platitude
14 Introduction [nlroduai,m 15

effrayante. Comme souvent, .la.lutte contre le ·<t:scientisme_positi- considérer que la finalité même de-leur pratique rêsidait dans la
viste » ou l', « idéologie répressive» a abouti à·uq mépris des tâches recherche de sa réponse.· Kandinsky dira ainsi à propos de l'art
analytiques·ct descriptives (et, de là,:à une ignorance de.lei.Irs· moderne:·« Son "·quoi - ne sera plus le:"'quoi matériel, orienté
outils), remplacées par des« interprétations,profondes».mâtinées vers l'objet, de la période.précédente,' mais un e'lémenl intirimr
de philosophie mal digérée. artistique, l'âme'de l'art 10••• » :Ef de ·nos- jours,::Ie minùnalisme et
Il ne faudrait pas pousser l'angélisme. au point de croire en une l'art conceptuel ne sont que les aboutissements extûmes de ce
cloison étanche entre le des.tin.des arts et les discours qu:on .tient à mouvement- sous la forme, soit d'une réduction de l'œuvre·à son
leur propos. Ainsi la conception· historiciste de l'évoluûon artisti- noyau• objectal supposé irréductible (minimalisme), soit de son
que .·qui a été celle du discours .-. itique accompagnant- l'a.ri évaporation dans une construction théorique dont robjet phéno-
moderne a+elle ·sa part de responsabilité·dans .le,.cul-de-sac ménal n'est ·plus que Je· chiflre _obscur (art conceptuel). Deux
minimaliste auquel ont abo ticertains secteurs des arts plistiques; attitudes qui ont. parfois permis·de poser des questions intéres-
Mais cc discours, les avant-gardes ne.l'ont pas inventé, tout au plus santes sur l'art •à-défaut dedonner·ioujours lieu à des œuvres
adapté à leurs besoins. Aussi·, est-il· .illusoire:·d opposer ,une intéressantes,- Mais ·fondamentalement,.. la·quête essentialiste est
<< bonne» modernité> qui.serait, ·par exemple, _celle,de Baudelaire, dépourvue de sens : l'art n'est pas. un objet doté d'une essence
à une « mauvaise•», qui serait .celle des._avant#gardes 9·:.Jes d.cux interne"; comme tout objet 'intentionnel il est (devient) ce queles
s'appuient,- au#delà de Jeurs diflèrences (concenfao_t par exemple la hommes en font - et ils en font les choses les plus diverses. Son
question du << progrès » ), sur -une conception_ identique de.Part. }j évolution ne nous mènc--pas de l'acccssoire_vers l'essentiel: on ne
est sans doute plus sage d'admettre queJes:œuyres-nesauraient sC fàitjamais que changer de··grammaire ou'd'idéal; et lè·minimalisme
réduire aux projets, ni a fortiori aux. théories, aux mo.uvemcnts ou est une forme d'art plastique n, plus rû moins essentielle que
aux écoles. lei, comme ailleurs, il faut faireJa part des choses : tout l'expressionnisme' abstrait et -le cubisme, l'art des icônes·et la
comme la poésie de Holderlil\ a survécu à la mort de la,philosophie sculpture bouddhiste japonaise - ou tout autre style. Que toutes
idéaliste, ou celle de Baudelaire à l'esthétique.du« nouveau »,Ja les formes d'art, que toutes les œuvres,' ne retiennent pas pareille-
peinture de Kandinsky survivra à la mystique avant-gardiste. Une ment notre attention (mais ce qui-retient l'.ittenrion est éminem-
œuvre ne peut se juger _que_.s_ur pièces : un.jugement porté sur la ment variable selon les époques, les cuitures, les pays, les milieux
théorie ou la vision du monde dont elle.se réclame·ne suffit jamais, sociaux, les individus et l'humeur du -moment);' que nous ne les
ni à la sauver, ni à la condamner. Croire ie contraire-. croire par dotions pas toutes de la même valeur, ne.rend pas les unes plus
exemple que sa valeur peut être -déterminée;_d'avancc par, son proches de l' «essence» de l'art que les autres.
prajet, voire par sa position eu égard à .telle ou. telle «évolution» La recherche des constituants fondamentaux ou ultimes de l'art
historique postulée- c'est être victime de· .dis urs sur les arts n'est cependant qu'un aspect d'ailleurs actif surtout dans les
qui se meurt sous nos yeux et qui-.a toujoWS:méconnu-:-- entre arts plastiques - de la·réponse à la question: « Qu'est-ee que
autres - l'irréductibilité de l'acte artistique (mais aussi bien : de l'art?», De manière· plus -.fondamentale on a pensé trouver ·son
tout acte!) à ses procédures de légitimation sociales, philosophi- essence dans un statut' cogrtitif qui, non· seulement· lui serait
ques, religieuses ou autres. spécifique, mais surtout.en ferait à la fois le savoir fondamental et
le savoir des fondements 1-2 : l'art; nous dit--on, est une connaissanCC
Quel est ce discours?.- D'une certaine,. manière, son .illusion extatique, la révélation de vérités ultimes, inaccessibles aux
constitutive s'illustre dans·la question.qu'il prétend fondamentale activités -cognitives -profanes·; ou : il est une·expérience ·transcen-
et qu'il ne cesse de se poser:« Qu'est-ce que !'Art?.·» Depuis deux dantale qui fonde l'être-au-monde de l'homme; ou encore : il est la
cents ans environ, cette question, jusque-là marginale:dàns la présentation de l'irreprésentable, de l'événement de l'être; - et
conscience artistique-·et philoso hique, comme.·dàns· la,-· nscience ainsi de suite. La thèse, sous toutes ses formes et formulations, des
humaine .tout court, n'a cessé de prendre _de-l'importance;·au point plus profondes aux plus triviales, implique une sacralisation de
que dans le domaine des .arts plastiques certains en sont.venus.à l'art, opposé,.en tant·que savoir d'ordre· ontologique, aux autres
16 lntrodw:twn 17

activités qumaines •con.sid rée.s:. comme . i.én.ées, _d ficientes_ ou cc..qu'est l'art :« comme tel», c'est-à-dire de faire passer sa
inauthentiques_. Ce qu'ig.Q.ore:nt,• ou,-feignent·_d-'ignorer,·. _certains définition évaluativc pour une définition analytique.
de ses exposants ctuels les. plus. enthousiastes,- c'est qu'elle Depuis pratiquement deux cents ans cette théorie spéculative
présuppose- aussi une théorie -de rêtre: ._si l'art est un .savoir de !'Art.est la doxa de la,réflexion sur les arts. On la trouve ainsi
extatique, c'est qu'il existe deux_ Sortes· de ·réalité, celle, appa- - déjà-comme lieu .commun..,...chez Hegel,.selon qui l'art·révèle
rente, à laquelle rhomme a accès à l'aide de ses sens et de son « le:Divin, les:intérêts les·plus élevés· de.l'homme, les vérités les
intellect raisonneur, et celle, cachée, quLne s'ouvre qu'à,l'art·(et plus fondamentales de !'Esprit"». Lorsqu'il expose cette thèse,
éventuellement, à la. philosophie). Enfin, elle s'accompagne dans les années vingt du XIX-' siècle; il ne se.sent guère obligé de
d'une conception spécifique du discours sur les arts : .il lui la légitimer: ,en l'avançant il, se sait (d à) .en accord avec la
incombe de fournir une légitimation philosophique de la fonction plupart de ses contemporains cu)tivésc .Et lorsque Martin Heideg-
cognitive ontologique de.l'art. :Ce .qui signifie en fait que les arts ger écrit en 1935':· « Toujours;:quand l'entier de l'étant en tant
et les œuvres doivent. se légitimer philosophiquement"· Or, cela que lui-même requiert.la fondation dans l'ouvert, l'art parvient à
ils ne le peuvent que .lorsqu'ils sont conformes· à- leur « essence» son essence historiale en tant qu'instauration. Elle [l'ouverture de
philosophique postulée: d'où. justement ·la nécessité pour• les l'étant] s'impose dans l'œuvrc.; cette imposition est.accomplie par
artistes d'envisager leurs-œuvres comme dcs-rfponses à Jaques- !'.art 16 », ihne .dit,pas •autre chose que. Hegel plus d'un siècle
tion: « Qu'est-ce que l'ai:t? »;·entendue.comme- question de.sa auparavant, awo:dilïerences de vocabulaire prèo. Lui non plus ne
légitimité. La boucle est ainsi bouclée : la recherche de l'essence se sent pas obligé de fournir une légitimation circonstanciée; il se
est en fait celle d'une1égitimité philosophique.. sait en accord, non seulement .avec beaucoup .de .ses contempo-
La théorie spéculative de !'Art - c'est le nom qu'on peut rains, mais- surtout avec '.des. prédécesseurs prestigieux: Hegel
donner à cette conception - combine• donc une thèse objectale bien entendu,. mais. aussi.,déjà Hôlderlin,.,Novalis on.·le jeune
(« L'art [...] accomplit une tâche. ontologique.1.• ••. ») , avec ·une Schelling,., et plus tard; Schopenhauer. ou le jeune Nictzsehe.
thèse méthodologique (pour étudier l'art, il faut mettre au jour Autant .dc:noms de philosophcs:ctdc,poètes-philosophes: c'est
son essence, c'est-à-dire sa fonction ontologique).Théorie spécula- qu'à ,l'origine la· thèse fait·partie d'une.stratégie philosophique -
live, parce que .dans .les formes diverses qu'elle revêt au fil du mais qui s'est-ensuite imposée au monde de l'art;·autant de noms·
temps elle est toujours. déduite d'une métaphysique générale - allemands aussi : c'est que par son origine et par ses formulations
qu'elle soit systématique comme celle de Hegel, généalogique théoriques les plus-prestigieuses {et les:·plus irifluentes), il s'agit
comme celle de Nietzsche- ou existe.ntielle.comme celle de Hei- bien. d'une tradition allemande - mais·, qui a très vite essaimé
degger -,- qui lui fournit sa légitimation. Il va de· soi que les dans:toutc l'Europe.
définitions de l'art ainsi proposées ne sont pas CC:pour quoi elles La théorie• spéculative de l'Art a joué un rôle de légitimation
se donnent : elles se. -présentent soos une ._forme gramilla cale pour toute une époque.de l'art occidental, celle qu'on désigne-en
desaiptiue, celle d'une définition d'.essence;.mais puisque l'art n'.a général sous le nom·de «modernisme». La qualité de certaines
pas d)essence (au. sens d'une·, 'identité substantielle) et n'est des œuvres qui ont vu le jour 'dans:son. cadre la justifiera sans
jamais que cc que les· hommes: en font,. elles sont en fait des doute amplement aux yeux dc·.nos• descendants lointains (s'il y
définitions é,Jaluatwes (les œuvres. sont identifiées comme œuvres en a)..Mais il en·va autrement ])our'nous : c'est que nous nous·y
pour autant qu'elles sont conformes à .un idéal artistique spécifi sommes ·empêtrés; .souvent avec: délièes,:·parfois .avec mauvaise
que - celui de.la prétendue définition d'essence). Théorie de consèienCe, ·rarement avcc'Jucidité·'- chaque génération··croyant
!'Art, avec une majuscule, parce qu'au-:delà des..œuvres et.des innover alors·cqu'ellcsne:faisait.que répéter la génération précé-
genres, elle, projette une entité ·:transcendante censée fonder la dente en variant, quelque peu' son,:.vocabulaire. Par ailleurs, la
diversité des pratiques artistiques.et ayant ontologiquement prio-- crise actuelle du'discours·sur les arts est un signe qui ne trompe
rité sur elles: seule cette priorité postulée _de l'essencc.,comme pas : la théorie spéculative est usée jusqu'à la trame. Il est temps
entité transcendante permet .au -discours apodictiquc·,_d'énoncer de sortir du confincmênt·dans lequel elle a tenu le discours sur les
18 Introductit,n 19

arts, et pour y réussir il importe avant" tout de1·comprendrc à quoi Car c'est 'bien• à.la-fm du,xvnr siècle ·qu'il faut situer-la
elle nous a engagés et:ce qu'ellcj1ous a amenés à méconnaîtrel naissance de la théorie spéculative de !'Art. Sà genèse, c'est-à-dire
celle de la « révolution romantique», est d'abord et avant tout la
La question est en somme celle,de· la• foncti?n• isto que ?e réponse ,à·.une. double. crise spirituelle, celle ·des •fondements
sacralisation .de l'Art. Où·et comment-son, desnn ,histonque s.est-il religieux de la·réalité humaine·ct- celle 'des fondements transcen-
noué? À quel .bcsoiri corresporidait--clle: -- ct:0quelle :ronCtion dants de la philosophie. Les deux crises sont·liées aux Lumières et
continue-1-elle-de rempli,,?•. · · .. • ' ·· ::.· · ... : elles aitcigncnt leùr apogée intclleciuellc-c- en·Allemagne avec
Quelques phrases deValéry nous mettront sur lccchemin.-Lc 19 lc·criticisme·kanùen. Le terme de<< révolution»· ne doit pas nous
novembre 1937, il dorine.ùne-conïerencc-intituléè « .Nécessité• de la induire en erreur : la révolution roJllantique a •été fondamentale-
poésie ». Il y évoque ses débuts•de poète à.la fin du ·x1x' siècle : ment consmatiice:'puisqù'cllc a consisté pour l'essentiel dàns la
«J'ai.vécu dans un milieu dejcunes·gcns pour:lCSquels l'artel la tentative d'inverser:- Je·mouvement dCS, Lumières vers une Jaicisa..
poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont. il fùt lion de la: pctiséc philosophique et culturelle. Certes, sa naissance
impossible de se p sser;··ct même quelque chose·de -plus: _un_ résulte de la·conjugaison de multiples facteurs sociaux, politiques
aliment surnaturel. A cette époquc,:nous avons eu [,;.] la sensanon· et intellectuels (parmi lesquels, certainement la ,Révolution fran-
immédiate· qu'il-.s'en fallait·de fort peu qu'une.s0rtc:dc culte, de- çaise, mais aussi· l'émancipatiorf:SOciale. des. artistes; c'est-à..dire
religion d'espèce nouvelle, naquk et. donnât :forme- à- tel état l'importance croissante du'marchê'oomme régulateur fustitution-
d'esprit, -quasi-mystiqu_e, qui:régnait alors·et ·qui noùs-.étai inspiré ncl). Mais fondamentalement le syndrome romantique est double :
ou communiqué par notre ·sentimenr:très -intense··de,,-ia valeur d'une·part; l'e:<périence d'unè désorietitation·li_éc à- la différeilcia-
universelle des émotions de I'Artc Quand on se reporte à la jeunesse tion de plus èn plus poussée dés diverses sphères de la vie sociale;
de l'époque, à ce temps plus chargé d'r.sprit que le présent et à la: d'autre pa:rt,'là nostalgie irrépressible d'une (ré)intégration banno-
manière dont nous avons abordé·la' vie:-et la.connaissance . dc.la: viè; nieùse rt organique de tous les aspects de cette réalité vécuècommc
on, observe que outes :.les·· conditi(?ns. ,Î-'unc· formation, d'une discordante et dispersée. Le monde présent est un monde·désen-
création presque religieuse, étaient alors·.absolument. réunies.. En chanté (Hegel, Lukacs et d'innombrables autres penseurs repren-
effet, à ce moment-là régnait,unc sorte .dc·désenchantcmcnt des dront cè ·topos); ·son Unité n'est donc"pas donnée; elle est à
théories philosophiques, un.dédain des promesses de la science, qui (fe)construirc.' Obsession· profondément philosophique et thla/lJgique
avaient été fort mal interprétées par.nos·prédécesseurs.et.aînés, qui .:.;.; ct''c'est bien' primordialemènt ainsi qu'elle ·est vécue par
étaient des écrivains réalistes et-naturalistes. Les,r:eligions avaient friedrich Schlegel,Novalis; Holdcrlin, Schelling ou Hegel. ·
subi les assauts de la critique philologique et philosophique. La '1 La philosophie kantienne est le point névralgique de cettè crise,
métaphysique semblait exterminée par'les analyses de ·Kant 17• » puisquè lc·èriticlsmc est·tenu pour responsable du démantèlement
Valéry décrit le x1x< siècle finissant, mais sa réïerencc à. Kant de'l'ontologie philosophique et de la théologie rationnelle, désor-
pointe vers la fin d'un autre siècle,-cle xvm••.Cc n'est pas un mais frappées d'ui:r intèrdit spéculatif.• Dans une certaine mesure
hasard : comme le feront plus tard les avant-gardes,.lc symbolisme les rômaritiquês. acèeptent le verdict kantien : lcur'thèse philoso-
du x1r siècle finissant,• loin d innover; ne fait que reprendre·un j:>biquc' centrale affirme' en effet Pimpossibilité pour la discursivité
drame vieux d'un siècle, celui de la révolu on romantique.et de sa philoÎiophiquc' d'accéder à !'Absolu. 'Mais ils· proposent une
réaction à la philosophie kàntienn°' La descripti?n· donn_éc !;"" soiùtion ·de- rechàngc; qui n'est autre que la théoriespéèulative de
Valéry résonne comme un écho àttaJ:dé. de la:cvoix de Fncdnch l''Art':'la'poésie--ct plus•-généralement !'Art- rrmplacera.lc
Schlegel où de quclquc,autrc. romantique..allemand: mêmes discours philosophique défaillant. On le voit : la sacralisation·de
protagonistes (la religion,·la philosophie, les-scicnœs,·l'Art- ou !!Art dote-les arts d'une fonction de œmp,nsation. Il' faut noter que
son paradigme idéal: la poésie), même-action. (crise des .fonde- son'instauration·comme rév8ation ontologique ne naît pas d'une
ments philosophiques et plus largement spirituels), même conclu- défaillance de la philosophie comme impebis métaphysiquë, mais de
sion (!'Art- oulapoésic-.commc.issuc à la crise). l'irioompatibilité entre sa forme discursive (déductive et apodicti-
20 lnlroduclion 21
que) et son contenu (ou sa·réfërence} omologique ..: l'œuvre d'art et la philosophie. Le jeune Nietzsche par exemple retrouvera en
reprendra donc I' impetus. métaphysique et réalisera la présentation gros les positions-,-romantiqucs, c'est-à-dire .qu'il- :"ésen:cra la
du contenu de la philosophie. Novalis;, par .exemple, s'inspirant révélation ontologique ultime à l'Art.(dans sa forme d1onyS1aque),
largement de théories néoplatoniciennes, affirmera que la réalité alors que Heidegger postulera un dialogue entrelcs deux activités.
fondamentale est accessible uniquement à travers;!'extase poétique Mais s'il est vrai qu'avec· l'idéalisme objectif la philosophie
qui échappe à la discursivité rationnelle incapable de, dépasser la reprend le flambeau del'Abso_lu en sorte.que I'Art ne. doit plus la
dualité entre un sujet qui énonce et un .objet sur lequel porte remplacer, le -discours cndoxiquc (notamment la· sacncc)·et la
l'énonciation: seul le poète.est.à la fois sujet ctobjet;.moi.et monde, réalité commune continueront à être des,figures du désenchante-
donc lui seul a accès à l' Absolu. ment et de l'aliénation:'autrenient dit, la motivation·.profonde
La sacralisation de· la ...poésie ---· -sinon -de.J'Art..".:'. """"'. n'est ayant donné naissance-à ·la.théorie spéculative·,de'l'Art .:._ sa
assurément pas une .ÙUJtntion romantique:: 13. .,figu{'.c· du poète fonction compensatrice continuera à être· agissante. L'Art e9:t
comme interprète de -la -voix_ mantique, com_me ·prophète_ ou:_i,ates, toujours censé côntrcbalancer. rïnvasion de la culture moderne par
remonte à !'Antiquité, Elle sera d'ailleurs_repris,e,;par.le:christia la·savoirs scientifiques :·l'idéaliSme objectif, le j:>cssimisme-gnoséo--
nismc naissant; sous la forme d'une invocation à Dieu, appelé .à logique de Schopenhauer, le vitalisme du jeune• (etzsche ·ou
seconder la voix du poète chrétien..La thèse resurgira de.temps en l'cxistentialisme·:hcidcggcricn s'opposent ·tous· expliatcment··au
temps au Moyen Âge, et encore àJa-Remµssanc_e, mais .elle -restera discours scientifique et tentent de le dévaloriser. Et la compensa-
toujours marginale. Surtout, il existe une differençc.fondamentale
tion s'exerce aussi à l'égard de la réalité _quotidienne, sociale,
entre la révolution roinantique.cq:es.sacralis,aticms_· ntérieures de historique : si pour Novalis la poésie devait« romantiser » la vie,
la poésie : l'exaltation ro.man_tique de la poésie remplit unefonction
Hegel soutiendra quel'Art-réalise la relève de l'étantité empirique
compensatrice face à la crise du We/Jb_ild traditionnel,:ce qui n'était
dans l'idéal;·pour le jeune Nietzsche, lecteur de Schopenhauer,
pas le cas chez les défenseurs antérieurs de la fonction « divine » de l'art dfonysiaque déchire le voile de la ml!i'a et nous délivre de la
la poésie. tyrannie de laVolonté; chez Heidegger la poésie nous pousse hors
de notrc·être-là•inauthelltique Vers· une·écoute du« dict » de l'être.
La tradition de la théorie spéculative de I'Art ne peut cependant On voit bien quc"ce qui unifie toutes ces figures;•c'est la même
0

être purement et simplement identifiée_,au r:omantisme..:La sp · nostalgie d'une ·vie «·authentique », ·non désacralisée · et non
cité de cc dernier par rapport aux développements philosophiques aliénée. Et nous aurons l'occasion de voir dans le détail comment
ultérieurs de la théorie réside dans.un double agencement : non Hegel, Schopenhauer, Nietzsche ou 'Heidegger adaptent la théorie
seulement !'Art est doté d'une fonction ontologique, mais.encore il spéculative de I'Art à leur propre ontologie, comment ils essaient
est l'unique présentation possible de l'ontologie, de la métaphysique de trouver un accord èntrc la thèse de la nature extatique de l'art et
spéculative. Sur .cc point précis, les phil,osophes. succédant ·aux leur ·prétention,· en· tant·que· philosophes,• d'être eux-mêmes 1
romantiques se sépareront e.n général des.inventeurs de la.théorie. dépositaircs•d'un:.-savoir. cxta·tique, comment, enfin, tous ont besom
Ainsi Schelling et Hegel,·après avoir partagé dans. leur jeunesse la de !' Art comme contrepoids·à une vision·polémique de la réalité
conception romantique d'un dépassement de,:la philosoph.ie: par commune.
!'Art, _réinstaureront la philosophie dans: ses droits-,spéculatifs.
r
Dans Esthétique de Hegel I'Art est dépassé par la philosophie;
À' la difïerence des , philosophes, les artistes = comme en
témoigne le texte de Valéry - auront évidemment tendance à
figure.ultime de !'Esprit. Il n'en continuera pas.moins à être investi reprendre·1a ,position: romantique; c'est-à-dire à élever l'art·aux
d'une fonction de révélation ontologique, -simplement son rapport dépens de la philosophie et à réactiver ainsila « vicil_i quer_elle
au discours philosophique sera pensé dilïercmment.,Cette solution de la philosophie _et de la poésie à laquelle Platon deJà avait fait
idéaliste sera d'ailleurs _à .son tour remise en:qucstion;. notamment réicrcnce. Matthew Arnold écrira par exemple dans « The Study of
par Schopenhauer, Nietzsche,ou-Heidcgger qui reprendront-à Poctry » (1880) : «.De plus en plus-les hommes découvriront que
nouveaux fraisîe problème de la relation hiérarchique entre .I'Art c'est vers Ia·poésie qtle-'nous dcvons·nous tourner pour chercher
22 lnJrodtJ&lion /nlTOd,,elion 23
, llinterprétation·Qe.-Ia,vie, pour·trouver consolation et soutien. Sans ne. sauraient échapper, ne serait-ce que dans leurs liens avec le
<- .p- e:n0 ,$cience·sera i complète; e_t I_a plus grande part de ce monde de l'argent, le clientélisme, l'esprit de chapelle, et autres
,qurpas ;mamtenant.pour etre de la religion ou_de la philosophie réalités qui ne sont que trop humaines. On pourrait se consoler en
'"sera>,i"emplacé<.·par la poésie. fü [...] notre religion [... ] notre sc:disant qu'après tout la transfigura on es une? fon tions _de
,:philpsoph!e [.:.] q':e sont-elles, sinon l'ombre, le songe et l'illusion tout mythe. Et on aurait sans doute raison, SI la theone speeulauvc
i'..d_e1:1â:::v.ra.Je:.conna1ssance 18?» Et.de nos jours, Joseph Kosuth, avait_ eu d'autres conséquences, plus néfastes celles-là parce que
artJste_ conceptuel, reprend -la thèse romantique d'une incorpora- touchant directement la qualité de.notre rapport à l'art: parson
" ti n ?e la philosophie :U:_l'a;t_: « Le l,angage philosophique ou dogmatisme spéculatif, .elle nous a rendus aveugles à la logique
theonque est une parole a 1 mteneur del art » - non sans inverser effective" - toujours précaire - de l'expérience esthétique et
au passage· le verdict hégélien .coricemant.la fin de. l'art;« Le xx artistique. _ . . .
siècle a vu la naissance-d'une.époque qu'on:poun:ait appeler n la • ;_1 -C'est .ici que nous retrouvons Kant : s1. par. sa philosophie
fin de la philosophie et le. commencement de -l'art " 19 • » Cette générale jl.est le représentant,symbolique de ce désenchantement
polémique antiphilosophique de Kosuth reste commandée, comme du monde contre lequel s'élèvera la protestation de la sacralisation
celle des romantiques, par une. problématique philosophique, en :de-l'Art, il livre· en même .temps, par-l'analyse de la démarche
l'occurrence une réappropriation-.abusive à.mon-sens- dé la :C.thétique qu'il propose dam la, Critique .tk lafaadté de juger, une
phil ophie wittgensteinienne, interprétée·dans - u·n.e _. visée- ,mysti- critique anticipée des fondements logiques de la théorie spéculative
que •. . . .. : . : •· . . 'éJe l' Art·. n expose en effet·de manière conclusive le caractère
· Sous des formes plus ou moins.abâtardies, la sacralisation de la spécifique (non déterminant, donc rioa,apodictiquc) du jugement
i'.' ed t el'A;t ;' peu ou.prou teinté la plus grande part de la vie esthétique, démontrant du même coup l'impossibilité de_ toute
arttsnque et littéraire mûµeme, constituant :en .quelque sorte dpctrine du beau. Appliquée aux arts,.cette réflexion. revient à
l' o on d'attente esthétiquedu-monde de l'art occidental•depuis .frapper de nullité cognitive toute doctrine philosophique fondée sur
b1entot deux. cents ans. Mythe.de· légitimation des arts, ellea une définition d'essence de.l'.art•et à limiter le discours esthétique à
accompagné - à la manière d'un déni--la transformation.sociale la critique é\'aluatrice des œuvrcs et (ajouterai:ïe) à l'étude de leurs
des pratiques artistiques : leurlente-,- etparfois doulourcuse- ,structures phénoménales.. Or, le. romantisme - et tout ce qui
acccssion..à l'autonomie esthétique, mais aussi leur· intégration s'ensuit - court-circuite la CriJique tk la faad/J tkjuger par une
progressive dans une économie de marché, c'est-à-dire le remplace- réduction du Beau .au Vrai et. par l'identification de l'i,xpérience
ment des relations de dépendance personnelle, entre artiste et esthétique à la détennination présentative d'un contenu ontologi-
commanditaire par les iluctuations anonymes -et aléatoires - ou que.- Le domaine.des arts cesse ainsi d êtr:c celui de notre rencontre
apparaissant comme telles - de l'oflre,et dda demande"."C'est avec les. œuvres; il devient la. manifestation de l'Arl tel qu'il est
comme si la perte des légitimations fonctionnelles·traditionnelles .déterminé par l'esthétique. spéculative : si· I'Art révèle l'être, les
(religieuses, didactiques ou éthiques),:avait créé .un vide; dans œuvrcs artjstiqu , elles, _révèlen_t l',Art et sont_ à déchiffrer com e
lequel se serait engouffrée la philospphie,. elle-même en crise à la telles, c'est-à-dire comme autant de réalisations empiriques d'une
suite de la faillite des théodicées rationalistes et à la recherche même essence idéale. Répétons-le : c'est aussi parce que les œuvres
d'une nouvelle légitimité. .Débute ainsi, la longue histoire d'une (et les arts) sont réductibles à !'Art que ce dernier peut être une
fascination réciproque confortée. par le rtjet d'un .ennemi - révélation ontologique; la définition de l'Art comme présentation
supposément- commun:. la réalité prosaîque·sous.Ia multiplicité de l'ontothéologie implique la réduction des œuvres (et des arts) à
de ses masques hideux. . . •· • . : .. , , .·. . la théorie spéculative de I' Art.
Définissant l'Art par son contenu de vérité philosophique, la
Toute sacralisation d'une réalitê p fane impl; e son ';,. s- théorie spéculative prétend en décrire l'essence, alors qu'en r ité
sement. La sacralisation de !'Art n'échappe pas à .la'règlc. EUe elle ne fait que proposer un idéal (parmi d'autres) : de ce fau elle
travestit la part de vie prosaïque à laquelle les arts,,,cux non plus, est aussi tOujours un discours d'exclusion, comme en témoigne
CHA.PITRE PR;EMIER-

Prolégomêries kantiens
_ . à.... une esthétique analytique
•·'" ' .
', .. .

::.: -
.,;,On peut trouv_er des onsidérations philosophiquessur le beau et
surtles ,.beaux-arts_ à toute-.époque deJ'.histoire de la philosophie,
Mais.cpcrsonne, ne contcste,plus gu rc;aujourd'hui que c'est,au
xym'sièc)e, dans le sillage du courant lcibnizien-wolflien, que naît
11esthétique ·philosophique proprement _dite1cc On admet générale-
ment quelegeste. crucial.est accompli par Baumgarten, lorsqu'il lie
l'_expérience,du beau ·(et des beaux-arts) à lafaadtas cognoscitioa
iiiftrior c>est-à-dire à la connaissance sensible, et, notamment
imaginative (phantasia). _et fictionnante (faa,ltas fingmdi): «.La
science de la connaissance et-de la représentation sensibles est
l'sEsthétique, en tant que logiqu-e de .la faculté de connaître
inf'erieure,- philosophie des Grâces -et _des Muses,_ gnoséologie
inf'erieure, art de la belle pensée, art de l'analogie de la raison,'.»
,,:,,Cette naissance de l'esthétique philosophique peut être interpré-
tée de:.deux-manières très diffèrentes. -On, peut.y- voir-. une- simple
_étape préparatoire de.la théorie.spéculative de l'/\rt: ondira alors
.cjue,,-scule cette· dernière: a levé l'ambiguïté fondamentale de
· l!CSthétiquc.,du· xvn.1 siècle, tiraillée.- entre le:beau- naturel et le
beau·artificiel, entre une théorie.de la réception et une théorie de la
.création, entre une théorie du.jugement esthétique et une théorie
· ..-'dC_.I'œuvre d'art. À travers une analyse de quelqu aspects de la
Critique dûafoadli.tkjuge, 3 de_Kant,je voudrais.proposer ici une
êiritèrprétation difïerénte. L'esthétique philosophique du xvm'
cèle poursuit au fond un projet difïerent, de celui de la théorie
_•'.;spéèu!ative:._de--l'Art.··Or,. c'est--dans l'œuvrc kantienne qu'elle
'_11Wlifcste le plus clairement sa spécifitjté : elle se veut avant tout
'.-';- ime:: exion méta"":CSthétique,-e_t:plus .précisément une _enquête·sur
-'le,sJalJltet la légitimité du jugement de goût. Il ne s'agit pas là d'un
28 Qu'est-ce que l'esthltique philosophique? 29

trait qui serait propre à Kant : A. Baeumler a montré que la notion -tion, l'imagination, l'esprit (Wit ), l'âme (Geist), le génie, etc.,
essentielle de l'esthétique du xvut siècle est la notion de goût+; or, constituent autant de termes dont il est généralement difficile de
cette notion, qui disparaîtra dans la théorie spéculative de l'Art, se .· ir la signification précise. En proposant d'y voir des figurts
réfère pour l'essentiel à une activité judicatrice. Chez Kant cette diverses.et changeantes· d'un même problème fondamental, celtii
problématique mène d'ailleurs à l'idée d'un Sujet spécifiquement du•statut de l'individualité concrete (comme opposé aux questions
esthétique . Son est;bétique n'est donc pas une théorie de l'art mais • pouvant être résolues par une rationalité déductive), Baeumler leur
une anthropologie de· l'CXpérienCC · esthétique et une analyse ·,donne. une cohércncc.ccrtainc. Il est d'ailleurs· rejoint sur ce point
transcendantale du jugement qui traduit_. cette-expérience dans le p - l'interprétation·de: Cassirer, et, au moins en partie, celle de
domaine discursif. · • - : ' · • -- Philonenko : pour ce dernièr la troisième Critique et de manière
Mais Baeumler va plus. loin : .d'.aprl:sjui,.la naissance de la ·. privilégiée la partie consacrée à la critique du jugement esthétique,
problématique esthétique est en fait la prise de conscience philoso- · est en fait une théorie de la communication intcrhumainc.et de
phique du problème de l'individualité et de son irréductibilité à des •l'individualité'·
déterminations conceptuelles, puisque ,rexpéricncc du goût est par it.Je·nc doute pas que cette interprétation dévoile effectivement la
excellence une expérience du sentiment (Gefo/üJ.·La sphère esthéti- iplace stratégique que l'esthétique occupe dans ùi philosophit kan-
que serait ainsi celle de la subjectivité concrète et autonome·-: dans .timm ::,Ja Critique de· la faculté de juger. knte de tirer parti de la
la création artistique et·dans le jugement de goût l'individu agit :l'i> blématique esthétique pour des enjeux qui sont spécifiquement
librement,· sans se soumettre à aucuiie:•bétéronomic, qu eIIe· soit · ;ceux-du système kantien,.Toutefois mon optique est difïerente :je
théologique, conceptuelle ou éthique. « En,partant de la question •>; _:<'::_ e:,.m intércsserai pas:tant au système kanticn•qu'au statut cognitif

du goût, la troisième Critique trouve le concept d'un,objetqui n'est > -eùhistorique de. sa·'.réllexion. sur l'esthétique et les arts. Aussi
plus soumis à aucune doctrine,· c cst à--dire •à aitcune. légalité · ·· ;voudrais-je apprécier fa pertinence des propositions kantiennes ainsi
abstraite pouvant être formulée a priori. Comme.l'énonce la·fin de ..;, què leur spécificité. par,rapport à la tradition ultérieure. Au lieu de
l'avant-propos_à la Critique de lafacdté de juger;ici." la critique sert i/: a d_er· resth,étiquc de se légitimer philosophiquement, j'es-
de théorie•. A·la place du concept pur, de la théorie• liée. à la .sa1e,ra,,plutot de !.apprécier par.rapport à l'objet, aux.faits, dont
représentation d1 une légalité à valeur absolue, apparaît.la critiqllc .elletprétend rendre compte.
pure. [...J La troisième Critique est uniquement critique et non plus ,::J'ai·divque Je projet·kantien est au fond,difïerent-de celtii de
préparation critique à une doctrine: il ne saurait y·avoir.de théorie l'.esthéti ue romantique e_t plus généralement de la théorie spécula-
de ses objets, au sens où il y avait encore·une théorie des objets de tive,de;l An. Il ne faudrait pas en conclure à l'absence de tout lien.
la Critique de la raison pure.ou de la Crüique de la raisonp,atique6• » · ";'Ja•théorie kantienne du génie sera reprise pades romanti­
L'idée qu'il ne saurait y avoir,de. docJrine de l'Art -•idée dans ues,:• elle, leur livrera .une psychologie de l'artiste en accord avec
laquelle Baeumler voit avec raison le résultat le·plus important de euidéfinitiori de'l'Art c;omme savoir extatique; de.même, la thèse
l'analyse- ·méta-esthétique-· de Kant - s'oppose ;bien entendtl de la•finalité.sans fin·spécifique à l'objet esthétique survivra dans la
frontalement au projet même d'une théorie spéculative·de-l'Art: thèse•.romantiquè dela nature autotélique et organique de l'œuvre
les romantiques ne s'y tromperont ·pas .et ils rejetteront la • ·C!est,que le désaccord fondamental entre Kant et la théorie
conclusion kantienne. · ' ative ne concerne pas primordialement la conception de
La thèse générale de Baeumler qtii lie la naissance de l'esthéti- l'a:uvre d'art, conception que l'auteur de la Critique de lafaculti de
que à la problématique philosophique de l'individualité·est très juger prend là où il la trouve, c'est-à-dire dans une• conjoncture
séduisante: elle permet,- entre autres, .de ·réunir dans une vision ;artistique d§à partiellement préromantique. Toute analyse doit
globale l'ensemble des tentatives du xvm' siècle qui visaient à évid ent tenir ·compte de cette,ambiguïté• de· l'esthétique
fournir des descriptions • des facultés·· esthétiques ·de· l'homme, , nenne et de son exploitation par le romantisme naissant. .
t< :;-::·,
tentatives dont le trait le plus·apparent -est celui d'une· disparité
conceptuelle plutôt déconcertante : le goût, le sentiment, la perfec-
30 Qµ'est-a que.l'esthiûq,u p/rilosophiquû Proligomènls kantiens 31

distingue du jugement pratique·: celui-ci, lorsqu'il est empirique,


Le jugnnmt 1k goût et la jinaliti.sansfzn spicifiqw exprinu un intérét: (ainsilorsqueTutilise le qualificatif« agréable»
pour caractériser un objct,-.;j'cxprime. l'intérêt que je• porte à
On sait que Kant accept,e trois·. facultés humaines fondamen- l'existence de cet objet); lorsqu'il est pur, il pn,voque un intérêt
tales, à savoir la faculté,de connaissance, la faculté de désirer; et le (dans la mesure où la loi éthiqùe .exige :que la réalité sensible
sentiment de plaisir et de déplaisir. La faculté de connaissance et la. s'accorde à elle, le jugement pratique pur provoque.un intérêt pour
faculté de désirer disposent chacune de principes a prii,ri (les formes la réalisation de ceuccord). Désintéressé, le jugement de goût est
aprioriques de l'intuition et les catégories d'un côté, la.loi morale donc libre, et cela non seulement par rapport aux :préïcrcnces
de l'autre). Une des questions auxquelles se propose de répondscla subjectives (donc par.rapport à cc qui m'est agréable ou désagréa-
Critique de lafaadti ikjuger_.est de savoir sikscntimcnt de plaisir et ble), mais aussi par rapport à -la loi morale (par rapport à cc qui
de déplaisir possède son propre principe apriorique. Ainsi,d'entrée s'impose à moi comme obligation);·Kant •dit qu'il .est « hcauto-
de jeu la problématique esthétique est intégrée dans.une stratégie no_mc »: il se détermine lui-même par sa'propre:activité.réfléchis-
philosophique globale. Car la question de savoir s'il existe ou·non santc qui s'exerce sur.la forme:d une:représentation·.sensible.·On
un principe apriorique du sentiment de plaisir est liée au problème comprend tout de suite pourquoi seules les propriétesjô1711llles.de
philosophique de l'individualité·et de la communication directe. l'objet sont concernées par le jugement de goût: si le jugement
Selon Kant, •ni le jugement deconnaissance,,nilcjugemcnt moral portaût sur la matière,.il ne serait plus libre, car face à la matière.de
ne sont de-.l'ordre d une coIDllltinicationdridividuelle.directc.:.La la sensation le sujet·est,toujoursTéceptil; passif; en revanche dans
communication cognitiV est toujours médiatisée par-des concepts ledomaine de la forme il est actif; puisquda forme est imposée par
universaux qui se soumettent la singularité comme. autant: de Pesp?t humai? à la.matière. Le caractère formaliste de l'esthétique
«cas». Il en va de même, bicn.quc·pour·d'autrcs,raisons,-dans la kan enne (qw explique notamment•son attitude ambiguë à l'égard
communication morale: le sujet humain-,n'y -rcncorittc.lcs aùtrcs delà·musique et du coloris en peinture ) découle donc directement
sujets que comme sujets idéaux postulés dansla:soumission.à la loi de sa théorie de la connaissance, plus précisément dcsa:distinction
morale. L'importance qu'il accorde à l'esthétique tient'au fait qu'.il entre la forme et la matière, entre la spontanéité de l'entendement
pense pouvoir montrer que le jugcmcnt:-·csthétiquei-jug ent :: ctla réceptivité de la sensibilité. ·· · :. ·.• : .. . · · :-·
singulier exprimant directement, un sentiment individuel;, réalise, ',..:Ui);La·qwmtiJi. Le, beaù déterminé par lejugement de goût 'plaît
lui, une intersubjectivité.directe. . ·, · mmellnnmt, mais sans concept: Il plaît·universellement parce
La question essentielle qu'il doit.affronterdans cette perspective 9 '.il:ne repose nicsur· une· préïcrcnce'-personnclle ni sur· une
est de savoir comment le sentiment de plaisir,ct,,de déplaisir peut 1 osyncrasic pcrceptuelk En ce qui•conceme ce dernier point, il
donner lieu à un jugement à validité intersubjective. Est-ce queJe '- tinguc de la sensation nue•: cellè-ci:âussi est<< sans concept·»,.
sentiment de plaisir et de déplaisir n'esq,as radicalement privé? ..,.. ·elle est en,mêmc temps radicalement privéc•et incommunica-,
Peut-on encore parlerdejugement et de validité intersubjective en }_ ;;._par.:conséquent -un simple plaisir de ·Sensation :ne· saurait
l'absence de détermination conceptuelle? La,célèbre analyse des ais exiger l'acquiescement universel 9• Bien entendu; du fait que
quatre «moments» du jugement esthétique,se propose de répon° è,\b uplaît sans concept,lcjugement·de goût se distingue aussi
dre à ces questions : cllcdoit garantir son caractère universalisable µr, ugement_de connaissancc:·En, effet, ·si:k beau -pouvait être
et son autonomie. ·· i rminé conceptuellement, -il ·n'exprimerair plus le· sentiment
Rappelons brièvement ces quatre moments :. : · · ; · , : : ,:. H>" - dfa :d'un·sujct--mais se soumettrait aux règles de l'entcnde-
a) La quali.ti, Le jugement de. goût juge d'un objet ou· d'une _,!,Dt.,Du'même_coup il détcrtnincrait.son objet. Or, pour Kant le
représentation· par. un· plaisir·:_ou un dépJaisir, mais sans quc cc
0 en_t degoût n'est pas un jugement·qui détcrtninc un objet : il
sentiment soit déterminé-par·un intérêt pris à l'existence de l'objet , , ,rune:la :7elation du sujet à l'objet, Pour être plus précis :··il
Le caractùe désintiressé est la qualité essentielle de tout jugement de l 9ncc aucunc,proJ>Osition sur des propriétés conceptucllement
goût, ou du moins de tout jugement de goût pur. En ceci il se '.Fïnées·de l'objet mais concerne· le rapport du sujer à la

J,
32 Qu'est-ce que l'estbitiqut pmlosophique? . Proligummes kantims 33

représentation de l'objet: lorsque nous réierons les prédicats ne- pouvait -pas.être considérée,- c est à-dire- dans des.circonstances
esthétiques à la structure (Bescha.ffenheit) objectale, nous effectuons d'isolement contingent, ou.de solipsisme. nécessaire, non seulement
en réalité une projection qui relève.:_du·:dOm.aine .du .« comme si» les.jugements de goût·.1seraient .déplacés, -.mais., ericore le plaisir
(als ob) 10• Les prédicats esthétiques -ne sont pas des prédicats esthétique lui-même ·ne saurait·.exister;3 ».··Kànt .défend avec une
d'objet·mais des prédicats relationnels qui lient l'objet à un état tellc,insistance·la thèsedda préséance du jugement sude plaisir
mental spécifique du sujet. Leur universalité n'est pas due à parce que ce n'est qu'à ce prix que le domaine du pratique et du
quelque détermination par un concept de l'objet, mais au fait qu'ils théoriquè·. peuvent trouvèr un::soubassement.·dans· l'utopie d'une
prétendent pouvoir être partagés par tous les sujets qui jugent : il communica'tion directe,• nol'l médiatisée;
s'agit d'une-« universalité.des yoix >t; d'un:c universalité .subjective c) La·re!ation. D'après·le §cl Ide la Critique de lafa,:u/J,ikjuger, le
et prescriptive. Cette détermination logique des prédicats esthéti- jugement du goût trouveson fondement dans« la formcdela finalité_
ques implique une distinction radicale entre le jugement esthéti- d'un objet (ou de son mode de représentation) 14 »: Cette forme. est
que, jugement évaluatif reposant sur .un sentiment, et le jugement celle d'unefinalilisansfin spécijique.-Malheureusement, les dévelop-
de connaissance, jugement.déterminant reposant sur une média- . pements que Kant consacre à cette thèsesur laquelle repose toutson
tion conceptuelle. Disons tout de suite qu'un même objet peut être édifice conceptuel restent trèsabstraits : une partiedesdifficultés de
assurément abordé selon les.deux angles : une analyse formelle ou compréhension provient sans' conteste du caractère paradoxal 'de
structurelle d'une œuvre d'art.n'est pas un.jugement de goût mais cette finalité, puisqu elle ne doit-pas donner lieu à la représentation
un jugement de conn cc. En-même temps, Kant-pense qu il d'une fin déterminée. D'où l'expression ·« la forme de la finalité»
est impossible de déduire ou de dériver l'un de l'autre un jugement (Form der ZweckmiJssigkeit) : le bel objet n'est pas un objet qu'un
de connaissance et un jugement, de goût:·« Il n'existe pas de jugement··déterminant .recbnnaît- comme··conforme-. à :·.une fin
passage des .concepts au sentiment de plaisir ou de peine 11• ,. (spécifique/, mais un objet·qui pour un jugement réfléchissant (le
Autrement dit, mu:un, t/ziori, descripliDe tks arts nz saurail être diriDit jugemeni esthétique) "exhlbe·Ja forme de la finalité comme telle
d'unz ditmnvraJÏIJ• iDaJUIJlirJ, et imJmemmt. (indéfinie). Concrètement :·lorsqu'une fleur me pllût·esthétique-
Quel peut être le rapport exact entre le sentiment et le jugement ment, ce n'est pas parce que je reconnais que la dispositioll-dc·ses
de goût qu'il fonde? Dans le§ 9,Kant soutient que le jugement organes f".st conforme· à ·sa ;fill·reprodùctrlce (finalité. spécifique),
doit prédikr le sentiment, cette antériorité du jugement étant seule à mais parce qùe cétte-dispàsitiOn t'tellë qu'èllc fait naître en moi
même de garantir la communicabilité universelle du sentimenL Il l'idée qu'elle ne·peut- être simplement contingente mais· doit être.
va.même jusqu'à soutenir que le .sentiment de plaisir esthétique conforme à quelque intention firiale'(indéterrnin_ée), ·
n'est autre chose que le sentiment de cette communicabilité du - Autremènt dit, la firlalité csthétiqu·e nC renvo - à aucuriC finalité·
jugemenL Mais d'autres fois il semble admettre que le jugement de objective de l'objet : en effet, cette dernière est toujours.spécifique,
goût, c'est-à-dire le jugement évaluatif proprement dit, serait c'est-à-dire·présuppose· des principes _dt liaison finale 'iJltmninls
plutôt de l'ordre d'une activité secondaire se .surajoutant à la conuptutllemmt.Si le belobjét me plaisait en vertu'de la représenta-
réflexion primaire sur la forme, réflexion-primaire donnant--nais- tion d'une fin déterminée (parce qu'ilest agréable, bon, oiîpârfait),
sance au. sentiment du beau. Selon _cette perspective, le sentiment il ne me plairait plus sans'èonccpt. Il en découle'quc le jugement de
du beau et l'exigence: de !'intersubjectivité constitueraient deux goût, bieri qu'il soit un_ Jrigernent Tljléchissant;·ne Saurait·• êtrt. un
étapes indépendantes dans l'expérience esthétique 12 •· En général jugement de eonnais.rànce réfléchissànt>'En effet,' le'jugement·"d,
Kant donne la préïerence à la première thèse, du fait de ses liens coi?naissanu'réfléchissa11;t porie tqùjours·sur un.C-téléologie postulée
avec le thème de !'intersubjectivité et de la'communicabilité. Mais commè o6jeclive (par· exemple une' finalité organique· dans 'là
Paul Guyer a objecté fort pertinemment qu'en fondant en une seule disposition des orgànes d'ùri animal);·en revanche le jugimtnt
problématique la question du beau et -celle ,de-l'intersubjectivité, esthétique réfléchissant porte uniquCnièrit sùr le sentïmtnt_d'une forme
«on aboutirait à la conséqucncc:étrangc;;que dans-des circons- finale-·non spicijik: èxpérimentée·comme état d'harmo ie'des facultés
tances pour lesquelles la communicabilité de l'.expérience n'était ou représentatives.· - · •.. · ·
Qu'est-a fJU4 l'uthititpu plùI,,soph ? · ,. Prollginnines kanlims 35
La notion .même d'une·finalité sans .fin spécifique demeure: en, accepter cette dernière thèse·de l'expérience.de l'harmonie sans
grande partie obscure.: Kant la e à l'expérience d'une résonance être, nécessairement, obligé: de suivre. Kant lorsqu'il la lie• au
harmonieuse de nos· fàcultés cognitives,. ou plus' précisément, il' postulat d'une finalité sans.fin spécifique.. ,
prétend qu'elle-en découle. La.thèse de la résonance,harmonieuse ::èd) .IA modalüi. Le jugement.de.goût postule que le .beau est
des fàcultés cognitives ne possède .évidemment<pas le caractère l'objet d'une satisfaction nécessaire, sans que CCtte :,.nécessité soit
paradoxal de la thèse-de la finalité sans fin spécifique.· Reprenons <!'.ordre conceptuel. Si la.satisfaction._n'était pas nécessaire, il.n'y
notre exemple de la fleur : selon la première hypothèse, je la trouve aurait pas de jugements·de goûts purs,-. mais uniquement des
belle parce que si je m'adonnais librement, c'est-à-dire·.sans jugements de goûts empiriques, c'est-à-dire déterminés par des
contrainte objectale, à l'activité «•formatrice ,i,,,dc mon imagination sensations privées. Pour autant, la nécessité. qui accompagne:.lc
productive (en accord avec la-légalité de rentendement), j'aurais_ jugement de goût ne saurait.être- une éccssité· théorique objective
tendance à. projeter spontanément, entre autrcs;,une forme du donnant- ·lieu ·à des affirmations :apodictiques, ni une nécessité
même type que celle que me présente·la fleur. Donc; la.forme du pratique, c'est-à-dire.la.conséquence d'une loi éthique.donnée de
belobjet.est telle qu'elle s'accorde spontanément avec les exigences manière apriorique. Il s'agit d'une nécessité exemplain : chaque
génériques de mes facultés de connaissance. et les met. dans·un jugement de.goût affirme être un exemple d'une-.règle universelle
rapport d'harmonie réciproque.. Cet accord entre le donné .et·la qùd'on ne saurait énoncer conceptuellement. Donc, bien que le
spontanéité de. nos fàcultés mentales ·.est. purement contingent, jugement de goût pur (dans sa généricité)•.rcpose sur un principe
puisque les lois de la nature ne- l'exigent. nullement .(dans le. cas apriorique (principe qui postule la communicabilitéuniverselle du
contraire, _tout objet pei-çu, t:,beau 15). De ce-fuit':- et ici .la sentiment de plaisir ressenti:lors de -l'expérience désintéressée
deuxième hypothèse entre.CIi jeu.::-,- lorsqu'il,y_a accord, nous ne d',unc.-harmonie de nos-facultés. cognitives), aucun jugement de
pouvons pas ne pas postuler, une certaine finalité dans la représen- goût (dans son individualité) n'est dltmninlpar ce principe (sinon il
tation en question, c'est-à--dire .un_._ccrt,ain accof9, la. nature · s'agirait d'un jugement conceptuel). Le principe est purement
(phénoménale) et le subs t .supra,scnsible que nous ,postulons régulateur: la nécessité qui est liée au verdict du jugement de goût
comme son Idée; . . . . ".. . .. . . . . · . réside:dans sa communicabilité universelle qui est posée comme
Or, il me seml>le que.ce lien entre la:fmalité sans fin spécifique et horizon idéal censé régler mon activité judicatrice individuelle. De
le sentiment d'harmonie des_ facultés est un postulat non _analyti- tcc:fait, l'obligation d'acquiescement.reste conditionnelle : le juge,-
que. On.ne voit pas pourquoi le caractère contingent de l'accord ·. ment de goût est toujours problématique, car rien ne me garantit
hanJlonieux de nos facultés Wail nous .amenCJ;_ -faire 1'.expéricnce • qÜe:lc cas présent soit correctement subsumé sous le principe (non
d'un sentiment de· finalité _(sans fin spécifique); .cela .d'autant énonçable)·qui vaut.comme règle d'assentiment. C'est que la règle
moins que par ailleurs - _Kant y-insiste souvent - notre.rapport n'est jamais. donné·e comme telle, mais uniquement sous forme
empirique au monde 11ous.inllrdit.de projeter toute finalité dans la · çl',wie'.de :ses·.réalisations exemplaires : . d'une part la réalisation
nature : pourquoi ne.pourrions-nous pas t<>ut simplement accepter exemplaire n'.est: exemplaire que parce qu'elle est conforme à la
cet accord comme .une.rencontre hcureUSe . 9n _moti'-'.'éc transccn- lc,<c;mais•:d'autre part:Ja, règle ne·saurait·:être. appréhendée
dantalemc:nt? À moins que nous n'abordio_ns le.beau naturel en autremenFque dans..la réalisation-. exemplaire. La règle, est en
OM!ogie au beau artificiel (pour lequel.nous. postulons une finalité iquelque<sorte l'ombre que le jugement .de goût projette au-devant
spécifiqu4): mais c'est une explication que Kant refuserait puisque, dc',lui-même. Cela ne signifie pas qu'.il-nc puisse pas être l'objet
comme nous le verrons, il ne,considère. nuµement -queJe beau, dlun.d.ébat : si on ne peut pas·dispuur du jugement de goût.(il n'est
naturel soit une forme dériv -dti.-beau artificiel; c'est au contraire_ " .détcrminableconceptuellement),on-peut néanmoins en dutukr
le beau: artificic{ qui n cst _qu un forme s_ <:9n airc, impure, du ;gueje peux.postuler de-manière apriorique la-possibilité de
beau. En tout cas la thèse de la finalité sans.fin spécifique ne paraît \ CDtim_ent•·universcl, doncde la unicabilité universelle de
en rien être, .incluse analytiqu ent .d s:·l'_ pêrienc_e d'_unc ;Jatisfaction esthétique 16).
harmonie des facultés de coMaissallcC. Cela veut dire _qu'on peut , ommeJe montre l'analyse qui précède, Kant situe le jugement
36 Qp'tsl-a: qu, l'ts plùlasoph ? Prolégomètus kantims 37

degoût cntrele caractère radicalement.privéde la sensation nue et soumises·;aux exigences d'une connaissance spécifique, mais .se
la détesmination strictement légale. des jugements de l'entende- rapportent ·simplement à la possibilité d'un accord (indéterminé)
menL En l'occurrence -le poids décisif: revient ·au• sentiment eiitrc l'imagination et la.faculté de connaître. . •
d'harmonie des facultés :cognitives. Il faut donc essâyer de voir.de 0i1Ji.'objet sur lequel porte le jugement esthétique n'est évidemment
plus près en quoi il réside. · · jamais, il faut le ·rappeler,. la a!ériali d'.u e sc?"ation, ais
La connaissance dans sa généricité •suppose toujours l'interveri;. uniquement sa forme et plus preasement I umte du divers sensible.
tion de trois facultés (si.nous mettons.entre parenthèses la raison, Encffet,les facultés de connaître n'ontde rapport qu'à la forme des
qui n'intervient pas dans le sentiment du ·beau, mais uniquement oojcts (c'est-à-dire à cc qui peut être universalisé), _l'unité
dans celui du sublime) : : , · · ·.. . . .. .. formelle du divers sensible, et non.pas aux substrats matcnels des
a) L'intuition qui.est la faculté réceptrice des sensations. · sensations qui; eux, restent. toujours., privés : '- « Dans la forme
b) L'imagination qui synthétise les sensations en un champ consiste l'être (Wtsm) de la chose [..:]. pour autant qu'il doit
objectal unifié. Elle est intermédiaire entre l'intuition et l'entende- - pàuvoir .être connu par la raison 18• »-La-réflexion esthétique ·est
ment. D'un côté elle est liée à l'intuition pure du fait de la réflexion sur une Gestalt.
structuration spatiale et temporelle qu'elle·impose aprioriquemcnt :i:Mais en quel sens faut-il comprendre ce terme de «forme,.?
au divers sensible. Par ailleurs elle met en rapport"le domaine du Selon l'usage·établi dans la Critiqu,tk ùz raison pure, la matière d'une
sensible avec les lois de l'entendement; De ce point de vue son sensation est le.divers qui est donné a poittriori,:alors que la forme
activité essentielle est la schématisation, c'ést-à-dirc la présenta- de l'intuition réside dans· une double donnée apriorique; celle du
tion sensible des déterminations conceptuelles qui lui sont fournies tèmps dè l'espace. Or, ces formes aprioriques de la sensi ilité
par l'entendement. Autrement dit, c'est elle qui réalise la mise en sont coextensives à l'expérience commt t,11,, puisque sans elles il n'y
contact du divers sensible et de·s principes organisationnels de a:pas d'expérience possible : si la forme esthétique se réduisait aux
l'csprit·humain. D'où évidemment son importance cruciale, mais formes aprioriques, alors; èommc je l'ai déjà fait remarquer, Illat
aussi son statut difficilement élucidable 17• objet serait beau. Par ailleurs, dàns la mesure où ces deux formes
c) L'entendement, qui détermine le champ objectal dans l'ùnité appartiennent à la· constitution même• de l' ence elles ne
de la conscience selon des règles aprioriques (catégories) et peuvent pas"·être perçues comme telles; « La simple fürm de
empiriques, grâce à l'intermédiaire de l'imagination qui « pré- l'irituition·sans substance, n'.est pas un obJct en elle-même, mais la
pare ,. les données sensibles afin que les déterminations concei;>- simple condition formelle :de cet objet• (comme phénomène),
tuelles puissent !/y appliquer. comme l'espace et le temps pur, qui, tout en étant quelque chose
La représentation esthétiquè·met en résonance harmonieuse les qualité de. formes de l'intuition; ne·sont pas eux-mê es objet
facultés de l'imagination et de l'entendement, sans déclencher pour d'intuition (ms im4gin4riwn) 19: » Or, l'espace et le temps sont les
autant un processus de connaissance spécifique. Plus précisément, deux seults·,fonnes· sensibles que Kant admet. Et il les oppose
cette résonance reste indéterminée en cc que l'objet esthétique explicitement'"aille qualülaensibles, par exemple le goût (au sens
n'enclenche pas d'activité de détermination conceptuelle spécifique d'organe corporel)· et les couleurs : dans la Cril!IJU' ";t ùz faeuhf tk
de la part de l'entendement,· ni d'activité de schématisation juger-les couleurs, ou·du'moins les couleurs mélangces, se voient
spécifique de la· part de l'imagination, Autrement•.dit,·:nous exclues du domaine de 'l'art véritable parce qu'ellès sont des
expérimentons l'adéquation de l'objet. esthétiqùe-à une activité qualités scnsiblcs,c'est-à-direrelèvent d; !' bic\de la mati )
harmonieuse possi/Jk de l'imagination··et de l'entendement, donc plutôt que du bcati (de la forme): <Jn v t ladiflicultc:1 beau!• ne
nous expérimentons un 114' plutôt qu'une activité : le bel objet est peut-•pas résider dans unc·qualite sens,ble (1 'l.ual_ites sensibles
celui qui réalise une homéostase·« générique »:entre.l'imagination sont privées), mais èlle ne peut pas non pl res:der d"?" la _pure
et l'entendement. Pour ·désigner cette ·homéostase •indéterminée, forme apriorique de l'espace ou du temps;pmsqu elle doit toujours
Kant emploie le terme de« jeu » : la librè activitéde l'imagination passer par une rencontre ·perceptive concrète·ct'conlingmtt; a.lors
et .son harmonie avec la faculté de l'entendement nc··sont pas que cc:i deux formes sont'-nictssaimntnl présentes lors de li/ut,
38 Qµ'est-ce qud'isthltique pkilosophiqu,? Prollgomàwkanlims 39

expérience objectale. La seule solution semble être celle.qu'indique monde .nouménal, bien,qu'inaccessible dans le monde phénomé-
Roger Vemeaux: « [...] les formes sontJ'espace etJe temps. Le naJ;,n'est,,pas•:dc·l'ordre d'une chimère. Autrement dit, grâce à
divers contenu dans les formes est donc les·partics de r pace ct·du Uexpérience•dc .la:finalité.sans.fin spécifique nous expérimentons
temps. Ces parties n'existent pas avant que l'espace et le temps ne l'unité.du sensible et du suprasensible, fût-ce sur le simple mode du
soient divisés, car ce sont des contenus. Elles prennent sance de « comme si ». On voit ·bien que cette interprétation.fonctionnelle
deux manières. Soit parce que Pentendement y. construit, des dc:l'esthétiqucest liée uniquement à des exigences spécifiques de la
figures et des nombres, soit parce,quc .les sensations y prennent philosophie kantienne - celle-ci est à la recherche d'une. expé-
place et par là même .y distinguent des lieux et des:.moments;. La rience dfrccte du supra-sensible22 • que par ailleurs elle déclare
première manière est entièrement a priori,.c'est l'activité mentale impossible (d'où le caractère paradoxal, purement formd, e la
de la science mathématique.._La seconde est empirique dans son finalité esthétique)..,..;, clic n'est pas appclcc par la problémanquc
origine, mais le résultat est pur_ si on le comidère en lui-même spécifiquement esthétique. . ..
c'est•à-dire en faisant abstraction,,comme Pexige l'Esthétique; des ùNoussommes donc en.droit de conclure que c'est bien la thèse de
sensations qui prennent place dans les formes, il ne reste alors _que l'harmonie des fàcultés cognitives qui légitime les caractéristiques
les places, comme _dans le premier; cas 20_. » .. La bcaLHé, formelle essentielles du jugement de go0t td que le conçoit Kant, c'est-à-
résiderait donc bien. dans lei" fonn •f aprioriques du - tmps ct de .dire son caractère à la•fois . universd. et singulier, nécessaire. et
l'espace, mais non pas dans leurs qualités gé.nériques: elle-serait subjectif. Il est universel et nécessaire (d'une nécessité d'ordre
liée aux combinaisons spé fiqµes- des-« places-» dessin:Çes par des prescriptivc) parcequ'il résulte.de l'expérience d'une harmonie des
objets toujours par:ttculiers, combinaisqns c9incidan avec l activités génériques.de l'imagination et del'entcndement dans un
tracés que l'esprit humain dlUIS sa libcrté,construiz-.ût spontané- librejcu,,expéricnce qui n'est pas induite par le subs t matérid
ment dans l'intuition pure. Si td est)c cas, il.est facile de d'une sensation privée, ni déterminée par un intérêt pranquc. Il est
comprendre pourquoi le plaisir esthétique n.'est pas un scnti.-r,ent
singuiier23 et subjectif parce qu'il se rapporte toujours à un objet
brut, mais résulte toujours d'une- activité judicatrice complexe.
Mgu/i<r et qu'il porte uniquement sur la relation que la reprismJatùm
Cette analyse montre aussi à quci,point l'esthétique kantienne
non i:rm&,ptuelkinent ditmninkde cet objet entretient avec une activité
est une esthétique de la pcrceptïon,visuclle: cc paradigme visud harmonieuse possible de nos _fàcultés cormaissantes et non pas sur
n'est jamais explicitement formulé e,t-pou11ant il est évident que la des propriétés objectives de cet objet. · ·• ·, ,·. · · ·
notion d' « harmonie des facultés.» est déterminée dans son cadre. ,,..En:.tant qu'il est expérimenté comme sentiment.d'un accord
Cc fait, bien_ entendu, iacoordc avec -la préséance ,que Kant subjectif provoqué par une sensation, le beau est .donc toujours
accorde au .beau naturel sur le beau..arti tique. . .•, fundé dansJ'individualité la plus intime d'une rencontre con c.
Pour Kant, la résonance harmonieuse d.e.,la sensibilité et de Mais, dans·la, mesure· où cette 'représentation sensible 'donne
l'entendement provoquée par le bd 9bjct ne fonde pas.seulement la naissance·à un sentiment d'harmonie des fàcultés mentales consi-
communicabilité dire.etc d'un.sentiment, .mais fournit en ·.même d&ées dans .leur généricité, . Kant pense . qu'elle résulte d'un
temps un indice contingent d'une. possible .coïncidence en.ire .la
principe apriorique fon é dans la turc même de cc:i fà":'1tés.
nature et ce qui constitue l'exigence.fondamentale dè notre raison cela . elle • est commurucablc umverscllcmcnt, . pUlSqU clic fait
la concernant, à savoir cclle·d'une Jl'tégration de. sa.• diversité .«.sens,. pour tout être humain: «Cet état d'un libre jcu,des
empirique infinie (et effective) dans,unc unité- (supra,scnsiblc) facultés de la connaissance.dans une.représentation (par laquelle
absolue 21. C'est ici qu'intervient la thèse de la, finalité sans fin .un objet est donné) doit pouvoir se communiquer universellement;
spécifique : die est une sorte d'ana/ogun de cette cohérence supra- en effet la ..connaissancc, ,comme détermination de !'.objet, avec
sensible qui est située au-d.elà de notre horizon d'êtres finis·. Par là laquelle doivent·s'accorder. des. représentations données_ (
même une dimension_ utopique s,'introduit. dans, l'es étique kan':' qudquc sujct•quc ce ,oit) est le seul mode de rcpréscntanon.qm
tienne, puisque l'expérience de la finalit .sans fin spécifique nous possède une valeur pour tous24. » · .
i_ndiquc que l'identité ultime du. monde des .phénom!,nes et du , ,-Ainsi l'harmonie subjective des fàcultés représentatives, expéri-
40 QJ,'est-ce que l'estkitiqu, plùlosophiqu,? fuligomèna kanliens. 41

mentéè dans le beau et exprimée dans le jugement·de goût, exhibe \ttprésentatiori (par laquelle un objet nous est donné), pour qu'elle
la condition de,possibilité subjective du jugement de connaissance _;_aeviennc une connaissance-, puisse·être communiqué universcl-
comme· tel. Pour que le monde soit:connaissablé, il. faut .d'abord •:rcment; sans cet accord; en tant que condition subjective del'actc
qu'il· fusse sens pour une indiyjdualité ·et une intersubjectivité ,,:• de' connaitre, la connaissance COnsidérée en tant qù'effet ne saurait
humaine : or;l'harmonie subjective entre l'imaginà.tion et l'enten se produire26. »
dement, conçue comme expérience spontanée·dc-l'épigenèscde la û:On le voit: même si on met entre parenthèses le postulat de la
raison, est aussi l'expérience intime-du sens de «·cc qui·est »·.pour Jinalité sans fin spêcifiquc, l'interprétation kantienne de· l'expé-
tout être humain. Expérience':qui.'repose sur des conditions-qui rience esthétique implique un certain nombre de thèses tns fortes
(yjrtuellement) valent pour tout sujet alors même qu'elle exprime ·· • concernant son statut. Son• explication est-elle la scùlè qui soit
l'autonomie la plus intime de.Pindividu qui rexpérimentc.-Si cet .possible,? Le point le plus délicanésidc; me ·semblc-t-il, dans la·
« état représentatif» (Vorstellungs:oi.ttand) n'était ·pas·directement ,fai:on°dont Kant interprète l'cxpêriencc de l'harmonie des facultés
communicable, toute connaissance empirique;· objective;• sèrait . spirituelles. Est-<>n obligé-si on.veut-garantir le caractère public
impossible, pour la toute sitl1ple raison_·que la·connaissance, si cUe de: cette .expérience :_, d'admettre qu'il lui correspond une
est- conceptuelle, n'en est pas-moins tOujours ·aussi une:"COnnais- .structuré transcendantale, apriorique?
sancc· phénoménale, c'est-à-dire. présuppose toujours· l'existenèc _s:<•En gros, ·la ·question est celle du rapport entre l'esthétique
d'un ·accord entre·· ce qui 'est donné. dans l'intuition et .l'activité .:kantienne et l'esthétique empiriste. En effet Hume, par exemple;
conceptuelle qui organise cette donnée:sensible. Cet accord -doit ;ignore toute idée d'un fondement transcendantal,-il se contente de
être communicable comme:tel,c'est-à..<fire dans-sa généricité; car :ramener lejugcment esthétique à un consensus empirique, cxplica-
autrement rien·nc nous permettrait de présupposer (èomme nousle ·:ble,à0la:fois par l'identité de la« fabrique» humaine et- dans le
faisons) que chez.dilïereI)ts individusJes mêmes déterminations domaine artistique; auquel, contrairement à Kant; il donne la
conceptuelles sont liées à des données ·semblables : les données 'préïerence - par la· culture et.l'éducation : la norme du· goût
intuitives pourraient être radicalement difïerentes d'un individu à résulte d' « un sens fort, uni à un sentiment délicat, amElioré par la
l'autre (si Pon excepte l'universalité ·form'clle-· dCS • conditions :pratique; .rendu parfait par la. comparaison et clarifié de tout
aprioriques de l'espace et .du temps);·.auqueLcas la' connaissance :.préjùgé27·». La réïcrence à l'identité de la« fabrique» humaine lui
scientifique n'aurait qu'une univcrsalitê·puremeni-formelle tout en 01iermet d'expliquer la portée générale du jugement de goût par
restant radicalement solipsiste au niveau de son· agencement au l'identité purement empirique de la sensibilité humaine. Il aurait
monde phénoménal. · 'doncfort bien pu accepter la définition kantienne du beau comme
Pour le dire encore autrement: l'actiyjté du schématisme de icntimcnt d'harmonie des.facultés. En revanche, necbctchant pas
l'imagination, schématisJi,e'qui rend possible la ·connaissance en de fondement transcendantal à cetie identité; il y àurait simple-
effectuant le-passage entre l'entendement et la sensibilité, présup- < nient vu un fait d'ordre empirique (biologique);·11 n'aurait en a
pose la possibilité d'un accord générique; indéterminé; entre ces %rtiori aucune place pour la « finalité sans fin spécifique » qui est
deux facultés, c'est-à-dire qu'il présuppose la possibilité que soient •cênséc réïcrcr l'expérience du beau à un fondement suprasensible
rencontrés des objets tels que ·la construction ·schématique de non énonçablc. ·
l'imagination selon les règles aprioriques de l'entendement puisse •:c-Par ailleurs, si chez Hume le goût possède un- fondement
se faire à leur occasion. L'existence d'un smsus eommunis esthétique anthropologique ,mpiriq,,e, il ajoute aussitôt, je l'ai déjà dit; qu'il
garantit donc qu'à l'intersubjectiyjté des concepts corresponde dépend·tout autant; sinon:davantage, de'l'éducation : les ·expé-
aussi une rêalité intersubjcctive des étants déterminés par ces riences esthétiques ne se valent pas toutes; le goût des experts, qui
concepts : « Si des connaissances doivent pouvoir être·communi- est fondé sur la comparaison, la connaissance des ·arts· et la
quées, il faut aussi que l'état d'esprit; c'est-à-dire l'accord'(Stim- pratique, èst plus sûr que celui d'un bommè non:•cultivé. Autre­
mung) des facultés représentatives en vue d'u. e connaissance en menf dit; le jugement de goût est un simplcjugement empiriqu,,
général - et en particulier ci:tte proportion qui conyjent à une cèites, mais·c'cst.unjugmzmfeo7rime les autres, c'estwà-dire qu'il est
42 Qp'esl-a gue l'eslhiligue philosophique? Proligomènls kantiens 43

déterminé par des concepts. Pour autant lorsque Kant dit que la Dcmême l'un privilégie le beau naturel, l'autre le beau artificiel.
sphère esthétique est celle d'une culture du « sentiment universel \} La,:préicrence que Kant accorde au beau naturel est directement
desympathie» (Teilndtmungsgif"u!,/) liant les hommes entre eux et à i liéeà:sa thèse de la finalité sans fin spécifique, thèse qui est plus
la nature, et qu'elle a pour but le développement de« la làculté de , 'plausible dans ce domaine-là que dans celui de l'art: son
pouvoir se communiquer d'une manière intime et univcrsellc28 », · étique demeure fondamentalement rousseauistc, par la préie-
Hume aurait pu accepter cette description : simplement il aurait rènëe:qu'elle accorde au beau naturel, mais aussi par son insistance
insisté sur le làit que cette culture UTWJeTSdk du sentiment est une ' .;laspontanéité et l'autonomie du jugement esthétique. C'est en
a,{t,,r,empirique parmi d'autres. et:en,cgrande partie parce qu'il refuse de concéder que le
Cette dillèrence dans la légitimation du jugement de goût a des Jugement de goût; du moins sous sa forme paradigmatique, puisse
conséquences au niveau de son statut:J'esthétique de Hume, est ;é:ômporter des déterminations conceptuelles que Kant va rcncon-
une esthétique du consensus normatif;- alors que chez Kant le , · sdes :dillicultés dès lors qu'il voudra étendre sa théorie au
jugement esthétique relève de l'autonomie du sentiment univcrsali- . des arts.
sable. L'auteur de la Criligue de la faadti. de juger insiste très -· s des .problèmes que rencontre la tentative d'un foude-
fortement sur cette autonomie.du jugement esthétique, même dans ent:transcendantal du jugement esthétique, sont illus_trés par
le domaine des beaux-arts où pourtant, nous le verrons, il pense )'.ambiguïté:du statut que Kant accorde au sfflSIIS C1J1111m111ÏS. En
que le jugement de goût ne saurait être,qu'impur :,« Si quelqu'un ::faisant--de:la .sphère esthétique le lieu de la communication
me lit son poètne, ou,me,conduit à un spectacle, qui finalement ne hùmàine directe, seule capable de garantir la communicabilité des
convient pas à mon goût, il.,pourra,.bien- invoquer 'Batteux. ou - connaissarices·,humaines; il semblerait que Kant -soit obligé de
Lessing ou des critiques du goût encore plus anciens et encore plus ·, considérer le sens commun esthétique comme un principe amstib,-
célèbres, ainsi que toutes les règles établies par ceux-ci afin de 'lij.c& effet, si le jugement esthétique est censé être lejundemmt du
prouver que son poètne est beau; il,se peut aussi que certains jugement de connaissance et du jugement moral; alors son
passages, qui justement me déplaisent, s'accordent parlàitement ::;":· •principe, le sens commun, doit,posséder un statut constitutif: on
avec les règles de la beauté (comme elles sont données par ces , voitmal une condition de possibilité être pui:ement de l'ordre d'une
autcurs:et généralement reçues) :je me bouche les orci!les,je ne Idée .postulée. Mais une telle, détermination du statu-t du sens
veux entendre aucune raison, aucun argument etj'admettrai plutôt commun est inacceptable: elle, reviendrait en fait à. détruire la
que les règles des critiques sont fàusses,_ou du moins que cc n'est conception·kantienne du jugement·esthétique. En effet, si le sens
pas ici qu'il fàut les appliquer, qucd'acœpter de laisser déterminer commun était un principe constitutif; on ne voit plus comment on
mon jugement par des raispns démonstratives a priori, puisqu'il pourtait encore sauvegarder le caractère purement ob/igatiomrd de
doit _s'agir d'un jugement de goût et non d'un,jugement de l'universalité et de la nécessité du jugement esthétique. C'est là un
r entendement ou de la raison 29• ,. Cette certitude qui accompagne problème que ne rencontre pas l'esthétique empiriste: si le smms
mon jugement _de goût est fondée dans le fait que, considéré t:lllll1nll1Ûs y est bien une , aptitude naturelle, celle-ci n'a aucune
idéalement (et il me faut le considérer idéalement si je veux le fàirc fonction fondatrice pour la connaissance; par ailleurs elle est
valoir comme jugement de goût pur), il n'est pas mon jugement, perfectible par l'exercice et n'.est donc nullement liée à des règles
mais celui de toute l'humanité. Certes; Kant neva pas jusqu'à nier constitutives qui seraient données une fois pour toutes, Chez Kant
que la faculté du goût puisse être affinée,par.-l'éducation et en,revanche, si la sphère esthétique ,doit garder sa spécificité par
l'expérience, mais fondamentalement il pense qu'elle repose sur la rapport à la sphère cognitive, il faut que le St1IS1JS communis soit .un
spontanéité du •= eommunis. principe:simplemcnt rlgulaltuT: dans le cas contraire le jugement
L'approche humicnne et l'approche kantienne.rerent sur des esthétique deviendrait aussi apodictique que lej)Jgement.cognitif.
conceptions fort difïcrcntes du jugement esthétique : Kant_ privi- Au § 22 Kant montre d'ailleurs qu!il est parfaitement conscient de
légie l'autonomie fondée sur le ,sentiment intime, alors que Hume l'alternative : 4< Cette norme indéterminée d'un. sens commun est
privilégie le caractère normatif fondé sur la_ culture intellcctuellc. effectivement présupposée par rions; notre prétention à porter des
44 Qp'est-ce que l'estlillif,,, pmlosopmq,a? Proligomèna kantiens 45
jugements de goût le · prouve. Existe-t-il, en fait, un tel sens éccssaire pour dire beau un. objet (Gegenstand) "· » Le fait que
"?mmun en _tant que • œnstilulif de la possibilité de l'expé- .. t,parle·d'un objet plutôt que d'une œuvre n'est pas dû au
nencc, ou· bien ..un· pnnape encore plus élevé de la raison .nous i!âârd.:.le beau, plutôt que d'être le prédicat d'une œuvre, et de
imposc-t-il comme principe seultmtnl rigrdat,ur de produire en noua · "èriq,lus générale, plutôt que d'être le prédicat d'une classe
tout d'abord un sens commun pour des fins plus élevées? Le goût 'objctsspécifiés, est un prédicat del' «objcctité » représentation-
est-il .ainsi uneJaadtE originaire et Mb!.rtllt, ou. bien seulement l'Idée . èllc'coinmc telle,·c'est-à-dire non spécifiée selon son statut naturel
d'une Jaadtt·t11&1Jrt ·à acq,,irir et factice (künstlû:he) 31 ••• ? ». Seule. la 1tartificiel. On ne saurait dire d'avance à quelle classe d'objets
deuxième option permet de sauvegarder la spécificité purement pàrticnt un bel objet : le beau est, rappelons-le, une affaire de
obligationnellc du jugement esthétique tel que Kant l'analyse par ··contreabsolument contingente. Cette indétermination objcetalc
ailleurs : mais évidemment, conçu ainsi, le smsus "1lllmUllis ne .t>"en'rr:cJation avec la thèse·selon laquelle il n'existe pas de
saurait plus fonctionner comme co111/itùnf ile possihilili subjective de ,.· 'durcipénncttant de réduire les prédicats esthétiques à des
la communicabilité du jugement cognitif: cc que l'esthétique ropriétés.objcetalcs conccptuellcmcnt descriptibles,(le beau ne se
gagne en autonomie, elle le perd en puissance fondatrice 32• Encore ' · ipascà: là sphère logique de·l'objet). Pour reprendre un terme
faut-il ajouter que cette autonomie risquc·d'être de.courte durée, fjàffrencontré· plus haut: le bel objet n'est pas' tant l'objet
car à bien lire le passage quivient d'être cité, il apparaît que le sens · té que l'objet maintenu dans l'étal r,prismlalif (Vormllangs-
commun est·censé être produit. « pour des fins, plus élevées ,. : 0;( c'est sur cc dernier que s'exerce l'activité réfléchissante
contrairement à cc qui SC passe chez Hume,où la pafectibilité du ·téiissée et·conccptucllcmcnt indéterminée. L'insistance sur le
jugement esthétique ne promet en somme·qu'une•maximalisation '".Sl :•iiésintéressé•dc·la satisfaction esthétique n'a donc pas
du plaisir esthétique, chez Kant cc plaisir pointe,vcrs un ailleurs ··· r 0viséc â'étàblid'autotélie de l'œuvre d'art (comme cc sera le
qui n'est plus à proprement parler esthétique, mais relève.d'une .. chez Schiller et dans Je romantisme). Elle n'aboutit même pas à
dimension étbico-socialc. · . . . . . •· • · . . ·. . ·::tdéfirution·'d'une sphère ontologique d'objets spécifiques, qui
On retrouvera une semblable hésitation dans le domaine de la · ·enfles beaux objets (réalisme esthétique); elle sert surtout à
problématique artistique, où Kant oscillera en permanence entrela •• gùer /a rtlatimi esthétique des autres relations au monde : le
théorie du génie et la théorie du godt, entre l'utopie d'une création ·'"êinê'objct peut'induire des attitudes diverses scion·les orienta-
« naturelle ,. et « spontanée ,. et l'acceptation de. l'art comme fait 'ôn)i\ëlèj,"facultés humaines: Bien entendu, un objet doit remplir
culturel Cc « rouascauismc ,. de Kant et son utopismc esthétique cèr,tâfuês1conditions pour'pouvoir fonctionner comme bel objet:
n'ont pas été sans lien avecla naissance de la théorie spéculative de rnâi•'MlllDlc èes.conditions'nc sont pas conccptuellcinent détermi-
l'Art. J ;,ëllcs·ne nous permettent pas de définir·.unè,classc d'objets
'îidéê sur'des·traits discriniinatoires. Tout cc qü'on peut dire c'est
qûc'si.J'ôbjefplaît, alors il remplit les conditions en question, qui
Bta1J. Mb!.rtl et bttm attifo;i,l : le statut iles beawc-atts · Îi 'rappelons-le, des èonditions d'harmonie subjective éontin-
'êittê':'«f:.J on ne petit déterminer·a priori quel objet conviendra
Le fait que l'esthétique kantienne soit liée à ·unc·antbropologie ü;iîôn àu goat, il faut en faire l'expérienccS<. » . ·. .
transcendantale beaucoup plus qu'à une théorie de l'art estillustré '1)qn''lrouvc im témoignage particulièrement révélateur de la
avec éclat par la préséance qu'elle accorde au beau naturel sur le çônéëpti9,,-« indéterministc » du bel objet dans un P""•age consa-
beau artificiel. / êré'à'la'division des arts etplus'spécifiqucmènt à la peinture. Scion
· Dès la définition nominale du goût qui ouvre I' « Analytique de fait
' ,i Kant;' l'art dès jardins partie de la peinture; La thèse·cn elle"
la faculté de juger esthétique,»; on. trouve. un indice .de·cette - --f-,-inême"·ést:ün- eu co un dc·l'époquc.'Mais la raison à. cée est
irréductibilité du beau aux beaux-art,s « La définition du goût qui intéressante: si')'art' des jardins peut être compté pàrmi l'art
sert de point de départ·est la suivante :•c'est la facultédcjugcr,Je ;1lfüiiùraI;' c'est parce que la peinture ne se· réduit pas à· la
beau. L'analyse des jugements de •goût doit dégager cc qui est ;'"reproduction de la nature (peinture mimétique); tout bel arrange-
46 Qu'est-a que l'eslhilique pmb,sophique? ·. ·Pio/igonùnes kantims 47
ment visuel relève de la peinture. Comme un tableau au sens strict s'intéresse ;à, la· rdalion esthétique et· que donc les difïercnccs
du terme, tout bel arrangement de choses matérielles n'existe que catégorielles des objets•esthétiques ne.comptent pas:pour.lui; Ou
pour l'œil. En cela il est génériqucment'1ié à l'art pictural.: «Je fütôt,,cela vaut pour lc:momentinaugural de son·analyse. Mais
rangerais encore dans la peinture·au sens large la décoration. des ,vite il affirme qu'enfait le type d'objets esttrès,important: il
appartements par des tapisseries, des:, garnitures,, et. tout: bel ous,apprcnd en effet ·que ce n'est·qu'à.l'occasion.dcs objets
ameublement simplement destiné à la wc; dc.,mémc .tart de naturels quc:la relation•:csthétique peut s'établir•dans toute sa
s'habiller avec goût {anneaux, tabatières,· etc.).: .En effet, un hbcrté.; D'où·une véritable dévalorisation du . beau• artificiel à
parterre.de Heurs diverses, une salle avec toute espèce d'ornements ,; laquelle, il est intéressant dele remarquer, répondra chez Hegel la
(y compris les parures des dames) forment dans l'éclat d'une fête ; tendance exactement contraire à dévaloriser le beau naturel.
un tableau, qui, comme les tableaux proprement dits (qui. n'ont 1nPour défendre sa conception,: Kant avance deux raisons qui,
pas l'intention d'enseigner l'histoirc_ou les sciences de:la nature), apparemment du moins, semblent se contredire : d'une part, Je
n'est là que-pour être vu et afin de soutenir l'imagination dans son .beàu,.artificiel· est csthétiqucmcnt,:moins central. que le beau
libre jeu avec les idées et d'occuper sans• une fin déterminée la naturel,. parce qu'il ne donne pratiquement .jamais lieu à un
faculté esthétique de juger. La fabrication .de.tous ces ornements 'jugcmcrit:csthétiquc,pur;·d'autre part,·il est•moins.rccommanda-
peut ·toujours être. très difïercnte au point de ..VUe- mécanique ·.et :blc,.:parce qu'aucun intérêt moral direct ne l'accompagne... ·· .
supposer des artistes .tout à fait difïcrcnts;.mais le jugement de goût · ld.a première dévalorisation découle de la définition du jugement
sur cc qui est beau en cet art est toujours unifonnémcnt..dé né; ,esthétique et ·de son objet: le jugement :esthétique légitime
ilne juge.que les formes (sans tenir compte d'unefin);telles qu'elles ,univers cment l'cxpériencè intime d?un rapport d'harmonie entre
se préscntcn_t .aux yeux, soit-isolé , soit.composées, d après l'effet nos:facultés de connaissance; 'qui est « expérimenté » à l'occasion
qu'elles exercent sur l'imagination».-»·. _ ,-· •-. -· _ d'un,objct:perceptif appréhendé,.commc manifestant ,une finalité·
. Co.mme le montre cette longue citation, Kant• reconnaît que du .sans'finspéciliquc. Or, d'après Kant; en face d'un objet naturel ce
point de we de l'intentionnalité.créatrice il n),.aucune.unité.dans p cst 1< la fois plus jorl et plus pur qu'en présence d'un objet
une soirée mondaine, de m mc qu iladm t que,l. .créatio_qu;'.o :artifiacl.," ., · · • . , .......................................... ,
peut y rencontrer sont réierables aux arts mé q es.. plutôt ;ttPpùrquoi le: plaisir ·est-il plus.•fort? Toute œuvre· humaine,
qu'aux beaux-arts; et néanmoins il.range le tableau,vivànt qu'C!t ,qulellc soit artis.anale ou qu'ellc,fassc partie des beaux-arts, est
une telle soirée mondaine partni la peinture, pour la sitnplc raisol! ' erablc,à .une. intention (Absi<ht) déterminée.: Donc; si nous
que le.jugement global que l'amateur. portc.. sur l'orga.nisa.tio11 · ' · cntons·unc finalité.dans une œuvre d'art,.'il s'agit d'une
formelle .4,u champ perceptif qui s'ofli:c ,.à luL«.est toujours expérience ,qui est 'conforme·à nos·attentes,. puisque nous savons
uniformément déterminé», c'est-à-dire,reposc sur le mp)c plaisir qù'il s'agit d'un obj t qui répond à une.fin spécifique, celle qui a
désintéressé que la·contemplation d.c ce.tableau vivant éveille "" guidé::.son·: auteur. A 11inversc; si nous expérimentons une telle
lui. On voit encore une fois que le. prédiœ,t .esthétique se. réfère. .finalité dans un objet naturel, nous sommes toujours "gréablcmcnt
essentiellement à une attitude réceptrice et que de ce fait aucune surprise:. non seulement rien. ne nous .permet de .·nous attendre
difïercnce d'essence ne sépare une œuyre.artistiqucd;un arrange-. : d•avancc·à,unc telle finalité· de, la nature,, mais encore - nous
ment visuel composite, ni, peut-on ajouter,.d'..un.paysage .naturel. ·. l'avons·w - les principes régissant la connaissance de la nature
Dans le cas de l'arrangement visuel composite que forme une.soirée nous .:ârlerdisent formellement de lui supposer une quelconque
mondaine, il entre d'ailleurs beau\'OUP de fortuité, car l'effet formel ' in,cntion. (Absidzt) finale effective. Par. conséquent, le plaisir .qui
global présenté par une salle décorée, et ,anilnéc par les déplace- découlc:du beau.naturel sera beaucoup plus fort que• celui produit
ments et groupements humains ne saurait,.être que "'13,ngeant, .une pàr le beau. artificiel.
suite d'instantanés s'offran_t,au p d tércssé c r tcur"',· :li.Pourquoi· est-il plus pur? Notre entendement nous interdit de
On aurait tort cependant de croire qucJc peu!l'itnportance que ,subsumer un objet naturel sous:unc' cause finale, donc il•nous
Kant accorde aux beaux-arts est. dû uniquement au fait. qu'il .:\intcrclit,tout usagc,déterminant de notre faculté de juger dans ce
48 Q,,'est-ce que l'esthititpu philosophique? Proügomàw hmlims 49

domaine;. lorsque néanmoins no rencontrons une finalité sans fin,, \l'C}lClldant que l'objection est sans valeur, car « le fait de les .[les
spécifique, cette expérience restera plus facilement pure; en vertu• iustcnsiles] .considérer comme des. produits de l'art (Kmutwerk)
de l'interdit nommé, nous llC· Serons, -en effet,·ipas tentés de .la,
0
::suffit.pour être contraint d'avouer que l'on rapporte leur figure à
soumettre à une détesmination conceptuelle. En revanche, dans la· uelque intentionnalité et à un but déterminé. C'est pourquoi il n'y.
sphère technico-pratique qui est celle des produits humains, la· : uamc.. satisfaction immédiate _à leur vue. En revanche une fleur,
situation est inversée : nous considérons '.spontanément que les· ·,exemple une tulipe,·est tenue.,pour belle parce.qu'en sa
produits humains sont conformes aux fins spécifiques que l'artisan' . tion se rencontre une certaine finalité qui,jugée_commc nous
ou· l'artiste se sont proposées;:donc nous les pensoris comme'. e..faisons, ne se rapporte à aucune fin36.». Autrement dit, _dans le
déterminés par des règles conccptualisables; par .conséquent;· en :dcJ'objet préhistorique nous ne faisons pas!'.expérience d'une
face d'un produit des beaux-arts nous aurons tendance à faire .. nalité sans fin spécifique : nous postulons bien une fin spécifique,
usage d'un jugement de connaissance.(déterminant ou téléologi-; ;jlf 9µllplemcnt il se trouve que cette fin.nous reste inconnue. Donc, la
que) plutôt que d'un jugement purement esthétique, c'est-à'"<iirc' \1guestion_n cst pas de savoir si nous sommcs,_.capablcs- ou non,de
que nous aurons tendance à réïercr l'objet.à une cause intention• Jrainener l'objet à une intention.déterminée, mais sioui·ou nonnous
nelle et à le juger. selon sa conformité à sa finalité·spécifique. lposqns;une _telle intention : or, nous ne le faisons pas pour les objets
Notons que pour.Kant (du moins à .cette étape de sa réflexion) '{de la nature, et c'est la raison pour laquelle lor.;qu'ils manifestent
cette manière de procéder.est non seulement inévitable, mais aussi .·· c.linalité, il s'agit.d'une finalité sans lin que, donnant lieu
parfaitement légitime dans. le. domaine·des art<facta.-humains: il- {pà,une.expériencc esthétique pure; nous le faisons.en-revanche pour
n'empêche qu'elle va à l'encontre de la possibilité d'un jugemént .{/\iles artefo,;ta humains, et dès lors que nous savons que nous avons en
esthétique pur,c'est-à-dire sans réïerence à une finalité déterminée:: iilàc,ede nous un tel objet; nous posons une fin spécifique (que nous
On peut encore aborder la question d'un autre point de vue :• <soyons .capables de la déterminer ou .non), et de cc fait·nous
toute fin présuppose un intérêt, c'est-à,dii:e que tout produit final. :f,.sommes hors de l'expérience esthétique pure.,
est réïerable au Begehnmgsvmnogm; à la faculté de désirer de celui: i\(!êl'Lcdeuxième argument important que Kant.avance en faveur du
qui l'a créé. Que la faculté de désirer soit déterminée a priMi (par privilège qu'il·accorde au beau naturel est qu'il éveille pratique-·
une loi pratique) ou a pastmori (par des maximes empiriques ment toujours un intérêt moral. En effet, l'auteur de la CriJiqiu ,k la
technico-pratiques), dans les deux cas le rait ·que nous· savons 'aJ:idJJ ikjuger pense que.-la contemplation ·du beau·naturel nous
qu'elle est au fondement de l'existence de l'œuvre (l'œuvrc. existe. . voie,toujours au supra-sensible, au règne des fins .comme Idée
parce que quelqu'un l'a voulue) risque de perturber la pureté du pratique·: «-faccorderai volontiers que l'intérêt relatif aux beautés
jugement esthétique que nous porterons sur celle-ci : nous aurons de,•l'art (parmi lesquelles je compte· aussi..l'usage. artificiel des
tendance à rapporter sa fmalité formelle à cette même faculté de- IJ:e,,utés;de la nature pour la parure, donc pour la vanité) ne donne
désircr; confondant ainsi la question.du fondement de l'existence· tluèuntprcuve d'une pensée attachée au-bien moral, ou seulement
de l'objet avec le problème de sa qualité esthétique,· lune pensée. qui y tende. En·revanche je soutiens que prendre un
Kant concède qu'on pourrait lui objecter qu'il existe des objets· térêdmmédiat .à la beauté de la nature (et non point avoir
qui obéissent à une fin technico-pratique et que néanmoins nous culèmcnt du goOt pour en juger) est toujours le signe d'une âme
sommes pratiquement obligés d'appréhender comme des finalités ·_est bonne(...]. Celui, qui dans la solitude (etsansl'intentionde
sans fin spécifique, tout simplement parce que nous ignorons leur., ul(!Îricommuniquer .à d'autres. ses.observations) contemplé la
fin spécifique. Il en est ainsi lorsque nous trouvons un ustensile de· :lbclleformc d'une fleur sauvage, d'un oiseau, 'un insecte, etc.,
pierre de l'époque paléolithique dont .nous ignorons l'usage. Ne· ·+.dê_ les admirci, de les aimer,.qui en regretterait l'absence en la
faisons-nous pas dans cc cas l'expérience d'une finalité sans fin· !:!'"'turc en général, et qui loin de voir.en .cela quelque avantage
spécifique? Et pourtant elle ne·provoque aucun plaisir-esthétique ;;briller-pour lui, en retirerait plutôt du dommage, celui-là prend un
(d'après Kant du ·moins); Il faudrait en conclure que la·.finalité; 1:U1térêt,inunédiat et en vérité intellectuel à la .beauté de la nature.·
sans fin spécifique n'est pas identique à la beauté. Kant pense' (Jl'.çst'dirc que non seulement le produit (de la nature) lui plaît
50 Q,,'est-a que l'esthétique phibJsophique? Proligonùnes 1"'nJims 51

scion la forme, mais encore que l'existence de celui-ci lui plaît, sans· suri le beau naturel provoque en quelque sorte un deuxième
qu'aucun attrait sensuel n'intervienne, ou qu'il le lie à quelque fin. jpgêinenuéfiéchissant qui porte sur le jugement esthétique proprc-
[...] Ce privilège de la beauté naturelle sur celle de l'art (même si ,:pcnt dit et qui réfère la finalité sans fin qui fonde celui-ci à une fin
celle-ci l'emporte sur la première par la forme) d'inspirer seule un ·' pra"sensiblc possible. En revanche, l'ccuvre d'art, dans sa
intérêt immédiat, s'accorde avec la manière de penser éclairée et cité,mêine, semble présupposer l'idée d'une fin : cette·idée
sérieuse de tous,les hommes quiont cultivé le sentiment moral" » fl!fcètl{"lejugement de goût, de sorte que dans cc dernier, s'il doit
li y a donc une grandedilI"crence entre la contemplation du beau ''pur;,nous devons accomplir la tâche inverse qui consiste à
naturel, définie comme contemplation solitaire.liée directement à oublia,qùecnous avons en face,dc-nous un produit intentionnel,
un intérêt de la raison et la contemplation du beau artificiel, liée à c: êst-à'-dire un produit qui est« dirigéde manière-visible vers notre
la vie sociale, y compris à ses vanités. Contrairement au beau s,atisfaction ». Un jugement esthétique pur en face d'une ccuvre
artificiel, qui n'est réïcrable qu'au goût (mais à un jugement de humaine' rie serait possible que si l'intentionnalité pouvait·demcu-
, " _}in.visible: nous verrons que cc serà le cas .de l'œuvrc géniale,
goût rarement pur, puisque s'y mêlent des considératio d' tcn-
tionnalité), le beau naturel ne donne pas seulement lieu à- un m•iscr.clle-ci est l'exception plutôt-que la règle; En conclusion, si le
· gcment sur le beau naturel est unjugcment de goût pur (reposant
jugement de goût (pur, puisque lié à aucune idée d'une intention
finale spécifique), mais encore'- et defaçon paradoxale - à un --1 sentiment d'une finalité sans fin) lié directement à un intérêt
jugement pratique; puisque je prends un intérêt à l'existence de !lipra-stnsiblc, le jugetnent sur le beau .artificiel est au contraire
l'objet. Cè jugement pratique est lui aussi un .jugement pur, 11ratiquement toujours un jugement de goût appliqué, c'est-à-dire
puisqu'il :n'est lié à ·•aucun attrait sensuel ni à ··aucune· fin mew.,géâ des considérations de perfection formelle obéissant à une
subjective: iljùgc de la pure·confonnité (contingente) d'un objet ,fin'1spécifiquc.
naturel à un intérêt supra-sensible; C'est que la raison prend un ,,;,Quoi'qu'on·pense par ailleurs de la·décision kantienne d'acco...:
intérêt immédiat à ce que les Idées se trouvent réalisées dans le .dei.1a·•préf"crence au beau naturel en raison de ses prolongcments
monde ·sensible : toute· expérience d'un,e forme finale, fùt-elle éthicjùcs; elle 'est non pertinente··du point de vue strictement
indétcnninée,,est une trace, dans la nature, de l'Idée de causalité , esthétique; puisque l'analyse du jugement esthétique a été menée·à
supra-sensible postulée ·par la raison. Le privilège ,moral accordé ,' bicn'sans la moindre référence à -cette fonction morale. Scion les
au beau naturel est donc directement lié à la pureté de l'expérience époques Kant ·a: été loué ou attaqué pour avoir fait déboucher le
d'une finalité sans fin spécifique: cela·ne fait que montrer encore >plaisir esthétique sur une fonction morale : en fait, dès lors que le
une fois à quel point la thèse de la finalité sans fin spécifique moralisme se _surajoute à l'analyse esthétique proprement dite et
déborde la problématique esthétique; loin de garantir l'autonomie qu'.il enest logiquement indépendant, on n'est pas obligé d'en tenir
de celle-ci, clic la soumet à une finalité pratique. Notons aussi que <compte dans l'appréciation de la théorie proprement esthétique;
Kant dévalorise ici explicitement le formalisme qui est pourtant au ·. :,îtLa distinction, introduite· plus haut, entre le jugement de goût
fondement même de sa définition du jugement esthétique : bien .· pur et:lejugcment de goût appliqué est intimement liée au couple
que le beau artificiel puisse dépasser. le beau naturel quant à la ,deJla beauté libre (pulc/uitvdo"l,aga) et-de la beauté,.adhérente
forme présentée, c'est néanmoins le beau naturel qu'il faut prélcrer (puldiril,ul,,1ufl1aerms). La beauté.adhérente présuppose toujours un
en vertu de l'intérêt moral qui s'y rattache. concept de ce que l'objet doit être et elle conçoit la perfection de
D'après Kant, il n'existe pas de contradiction entre l'idée que le : robjct sêlon .cc· concept. Elle introduit donc des dérerminations
jugement du goût appliqué au beau naturel est par excellence un conceptuelles et ne·donne pas lieu à un jugetncnt de goût pur :
jugement esthétique pur, donc désintéressé, et l'idée qu'il est lié «.•Da:ns:l'appréciation d'une libre beauté (simplement suivant la
directement à un intérêt supra-sensible. Les deux jugetnents, bien :f!!nnc) 'olejugetnent -est pur. On ne supposè pas le concept de
que liés, restent indépendants : le jugement du goût sur le beau : quelque·fin,pour laquelle serviraient les divers Eléments de l'objet
naturel reste pur parce que la réflexion morale s'a,/joiat à lui,-sans ,'.d é,ct'que celui-ci devrait ainsi,représcntcr, de telle sorte que
qu'il y ait le moindre mélange des deux. Le jugetncnt esthétique · (par cette fin) la liberté de l'imagination, quijoue en quelque sorte
52 Qu'est-c, 91# l'estltili,pu philosophique? Prollgomnw J.:antims 53

dans la contemplation de la figure, ne saurait qu'être limitée. Mais· ,:SitUatio.n·sc-èomplique encore, car·il existe aussi des.beau!és
la beauté de l'homme [.•.], la beauté d'un-cheval, d'un. édifice_ îpàmii les produits de l'activité hùmaine :.« Ainsi les dessms
(église, pal.ûs; arsenal ou pavillon).suppose un ci>nccpt d'une fin, a gi-eciiùe;-des rinceaux pour·des encadrements-ou. s ·-des
quidétermine cc que la chose doit être et pat conséquent un concept- piers"·c.peints .-etc.;-·ne·-signifient rien en ..eux-mêmes; -ils ne
de sa perfection; il s'agit doncde beauté_ adhérente.Tout de m e _-,- r tentrien;-aucun objet sous un concept déterminé et sont de
que la liaison de l'agréable (de la scnsabon) avec la beauté, qw ne, "bres::beautés. On peut encore ranger dans cc genre tout cc que
concerne véritablement quela forme,était unobstacleàla puretédu Con nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute
jugement de goût, de_même la liaison.du bono(c'est-à-diredecepour : la'musique sans texte'°.» Lors de l'opposition des beautés libres.à
quoi la diversité est bonne pourl'objet lui-même, scion sa fin) avecla :·l'architecture on avait-pu croire que celle-ci n'était pas accessible à
beauté porte préjudice à la pureté d_e celle-ci 38• » . , . · : un'.jugement esthétique pur parce qu'elle comportait une dimen-
li faut analyser d'un peu plus pres .ce passage, car il temo1gne sion fonctionnelle. M.ûs les exemples des dessins géométriques et
d'une difficulté récurrente dans l'esthétique kantienne.J'ai-présup- :t/i:a&:oratifs·. ainsi que de la musique improvisée- et·de la musique
posé implicitement jusqu'à présent que l'idée .d'une.fin, spécifique < ·sans .:.tex;e;.;scmblent introduire encore un deuxième facteur
était liée à toute œuvre humaine. c est·d'aillcurs cette oonccption d'impurèté : la relation représentationnelle. Cat à quoiopposer.les
que Kant lui-même défend à plusieurs reprises, M.ûs, à Ja lumière ·aèssïns·,,à ·ta:• grecque et·Jes rinceaux q ne « représentent » - en,
du passage qui vient d'être cité, cela semble devoir-être remis en sinon àila peinture représentationnelle?A quoiopposer la musique
question. · .. .:," . .. · ···- - '. sàns· texte 1-'Sinon·: à la musique ·« avec texte», c'est-à-dire -aux
D'une part, les exemples de finalité détCIJllinée ne.concernent pas . œûvres'a;,.,,t une composante verbale représentationnclle? Pour-
seulement des produits artificiels, mais aussi des (!rganismes . tânr-:: même· s'ils ne sont pas représentationnels, 'les dessins
biologiques : l'homme, le cheval. On aurait tort cependant de croire ' ..
géométriques, les rinceaux, de même que les compos1bons mus1-
. .
quecette miseau point vaut pour l'organisme bio:logique comme tel, /-_ciilës::((·puttS·,,.: n'en continuent pas moins de·correspondre à une
au_trcment dit que les organismes biologiques doivent être excl sdu Absùht, à une fin spécifique·: il ne s'agit nullement de concrétions
beau naturel au sens patadigmatique du terme. ,En effet,-dans le 'xnatùrèlles·mais de produits humains tout aussi intentionnels qu'un
paragraphe qui précède notre 'citation-nous lisons: « Beaucoup ; tàblè:ÎÜifiguratif. Autrement di_t, tout autant qu'une oeuvre d'art
d'oiseaux (le perroquet, le colibri,.l'oiscau de paradis); une foule de
rêprésentàtionnelle, les rinceau_x? les essins à la grecque, la
crustacés marins sont en cux•mêmes des beautés, : qui ne se
intis tjuc «pure» devraient mobiliser unJugcm _t co t le
rapportent à aucun_ objet déterminé quant à sa fin par des concepts,
conformité à une fin spécifique. Quant•à l'oppos1bon unpliate (qui
mais qui pl.ûsent librement -et pour eux-mêmes":'.» Donc, à découle'de' l'exemple de l'architecture} entre oeuvres purement
l'intérieur même du règne de _la nature_ il faut,distingucr entre les esthétiques· et œùvres possédant une fonction «utilitaire"• elle
beautés libres et les beautés adhérentes, c'est-à-dire celles détermi- n'est•. évidemment· pas superposable à celle entre les « libres
nées pat une fin: chez le cheval, l'adaptation de la constitution beautés'»· et' les ·œuvrcs représentationnelles, ni à celle ·entre
anatomique au mode de. locomotion,_donne lieu à une beauté «iiiialité sans fin spécifique» et finalité spécifique. Lorsque·Kant
adhérente; à l'inverse, le plumage: des _ oiseaux exotiques ou· les élisaitque le jugement esthétique pur était inco patibl v l'idée
formes de certains crustacés marins relèvent de la beauté libre, parce d?uneTmalité spécifique, le !JP, de cette final1te («·ut11ita1re » ou
que (d'après Kant} ils ne correspondent à aucune fin spécifiq e. O «liédonique ») n'importait pas. Cc qui interdisait la possibilité
pourrait. évidemment se demander sur quelle base on peut etablir él'un'jugement esthétique pur dans le dom ne des.= d'art
une telle distinction. Par aillcurs/·cn :citant pêle-mêle la, forme était le fait générique qu'en tant que'produ1ts humains ils sont le
humaine, la forme du cheval et les œuvres architecturales, Kant r&ultat·d'une intention spécifique:Ce problème est parfaitement
brouille lafrontière entre objets naturels, exclus de toute-interpréta- indépendant de l'opposition entre•fin utilitaire et fin purement
tion finaliste, et objets artificiels, produits humains répondant à une esthétique. . ·· ··· -· ·
fin. Quoi qu'il en soit de ces incohérences manifestes, l'ensemble des
54 Q,,'est-ce fJU4 l'esthitiqu4 phwsophique? ProllgomJnes kanliens
passages que nous venons d'analyser renforce la·dépréciation du
domaine.des beaux-arts. Si l'on accepte la thèse deJa finalité sarui
fin spécifique, tout jugement esthétique pur est impossible dans les
beaux-arts, puisque les produits artistiques sont .des produits .difficulté à laquelle prétend répondre le concept de génie se
intentionnels, donc.obéissent à desfins spécifiques,cetdonc.peuvent !IVC:,parfàitement résumée. dans la·formule par laquelle. Kant
être jugés conceptuellement.Si on accepte les critères (incohérents) IJ:O!luitson étude : « [•••] la finalité dans les beaux-arts, bien qu'dle
analysés en dernier lieu, la situation n'est guêrc plus brillante: l'art · ;inlmti,mnel/e, ne doit pas paraître inlmlwnnel/e;.c'est dire que.l'art
le plus conforme au jugement de goût pur serait l'art purement .oitravoir l'apparence de la nature, bim f/1#• l'on ait.consciene, qu'il
décoratif. À l'inverse, les arts canoniques· (à l'exception de la ,,agil;d'fnt42• » Tout art.présuppose des règles grâce auxquelles un
musique« pure») sont, soit rcprésentationnels (littérature,. pein- bjct est représenté comme possible :.sinon on ne saurait parler de
ture, sculpture, musique vocale), soit liés à une fonction utilitaire ..- . uit .artistique. D'un autre côté cepcndant,.le jugement-pur
(architecture): ils semblent donc exclure toutjugemcnrde goût nccrnant la beauté de l'œuvrc ne doit être dérivé d'aucune règle
pur, la fonction utilitaire Dit représentationnclle interïcrant avec ... ' t un concept comme principe de détermination : jl ne
l'appréhension purement contemplative de la forme Or,. cette . urait notamment pas être dérivé.d'un concept de la.manièredont
place-éminente accordée aux arts décoratils heurte frontalement -produit est-rendu possible. Les analyses inaugurales.de Kant
une autre thêse. kantienne selon _laquelle les. œuvres purement t,waient .clairement laissé entendre qu'un teljugement esthétique
décoratives relèvent de l'agréable plutôt que du beau, car elles ,pw: t tout simplement impossible dans le domaine des arts. La
plaisent avant tout au niveau de la sensation: cmpitique. Nous ·1théorie du.génie revient sur cette impossibilité.et prétend montrer
apprenons ainsi que l'ornementation ,(dont.fait d'ailleurs partie 1::qucJ art.petd s'ouvrir. au jugement esthétique pur,.en .combinant
l'usage des couleurs en peinture) n'est acceptable que pour autant_ i;dcux,caractéristiques contradictoires : être un objet produit inten-
qu'elle· rehausse la beauté formelle; dês lors qu'eUe devient . :ti<>nnellement, mais dans lequel;l'intentionnalité s'effac:e. - .
autonome, elle ne relève plus du beau-41• · .· • · ,. :x,ih l'ant part de l'identification traditionnelle du génie au talent, cc
Kant doit donc corriger le.tir afin.d'éch.appcr à ces conséquences !,!lcrnier étant défini comme un don.inné, découlant de .«la nature
non voulues de la thèse de la finalité.sans fin spécifique. C'est ici J!lu;sujèt43 ». Une _œuvre géniale sera donc une œuvrc d..,;laquelle
qu'intervient la théorie du génie. C'est grâce à elle que l'auteur de . Jac ture.du suJet .(le talent) .donne les règles,à l'art., Cette
la Critiqu4 de la fa&Ulti de juge tentera de réconcilier l'art avec .--;.péfinition satisfait aux deux exigences contraires énoncées plus
l'esthétique: elle.permettra d'.introciuirc la beauté libre,-le juge, ·•il)aµt:,D'une part, Je génie est incapable de fonder lui-même
ment de goût pur, mais aussi le beau naturel,:c'est-à-dire la finalité Jrationnellement ses règles, puisqu'elles .,sont- fondécs:,.dans sa
sans fin spécifique, à l'intérieur même du domaine..des arts .tnaturc:,elles so_nt subies passivement par lui et non pas élaborées
canoniques. Démarche lourde de conséquences, puisqu'elle abolit .t:activcment, _comme c' tJe .cas des _cpnccpts.:Dc cette manière.on
la thèse de l'intentionnalité des ,prpduits artistiques _et dime les ï:évi.te l'idée d'une détermination conceptuelle des règles, incompati0
coupe des autres artifatta humains : le rom.antisme prendra juste:- ldile:avcc la• finalité sans fin spécifique» de la beauté: « [...]le
ment son envol.à partir de cette séparation radicale du domaine ïccréateur d'un produit qu'il doit à.son génic,.ne sait pas lui-même
des arts canoniques de celui .des.autres,activités humaines .(y ·tcommcni;se-trouvent en lui:les idées.qui s y rapportent et il D;'est en
compris de celles comportant manifestement une dimension esthé- , o,11pouvoir .ni de concevoir à _volonté ou suivant un plan de telles
tique non négligeable, tels les arts décoratifs). Ainsi les,difficultés id ,ni de les communiquer aux autres dans·des préceptes, qui les
inhérentes à la théorie du jugement esthétique pur, c'estcà-dirc .;mettraient à même de réaliser. des produits semblables 44. » D'un
pour l'essentiel les conséquences paradoxales -de. la- thèse <le la </1:Utre cô.té, le génie.donne des règles, et nous verrons _que ces.règles,
finalité sans fin spécifique, amènent-elles Kant àpréparer le.terrain .;gui fondent l'exemplarité, de. l'œuvre géniale,·.peuvent·;d'une
à ce qui sera une des pièces centrales de la théorie spéculative de sçertaine_ manière être découvertes par les récepteurs.. Ces derniers
l' Art, à savoir la thèse de l'autotélie de l'œuvrc d'art. ;ont> donc paradoxalement la. possibilité de lire l'œuvre géniale
56 Qu'est-ce que l'estl,itiqu, pmlosophique? Prolégomènes kimJiens 57
comme mise en œuvre de règles compositionnelles 1 donc comme Jr,if éàtricc-l'œuvre-géniale· réalise une présentation- intuitive,
correspondant à une fin spécifique, lecture qui est interditeà ..:. uètible à tout·concept déterminé. Du même coup elle mani-
l'individu génial lui-même. .. e;ûnc_finalité sans fin spécifique, cc en quoi clic rejoint la beauté
La faculté spirituelle à travers laquelle le génie s'exprime est _"', l'clle : l'œuvrc géniale est une œuvre autonome qui, comme la
l'imagination productive. Sa spécificité réside dans le.fait que; · uté'.naturelle, .plaît par. sa seule forme, sans que le caractère
contrairement à· rimagination reproductivt, .elle ne se·borne •pas· à \hétiqucmcnt attrayant.Mcellc-ci puisse tre rapporté à une.fin
réactiver des impressions sensibles, mais projette en quelque sorte· · ceptucllement ·déterminée:. Certes, l'Idée esthétique est la
des intuitions internes qui ne correspondent à aucune expérience résèntation d'une Idée pratique :-mais il s'agit d'une présentation
réelle passée, et, surtout, auxquelles aucun concept de l'cnten- 'déterminée, libre, c'est à-dire non.soumise à une loi pratique; la
dcmeµt ne: saurait être adéquat. L'impossibilité·de sou.mettre les ditllcnsion morale ·naît .à l'occasion de Ja présentation· esthétique
produits de·l'imagination productive à une détermination conc sli!Îs' la déterminer conceptucllement (rappelons qu'il en va de
tuelle a deux causes. D'une part, l'imagination productive.'se libère "'ênie···de·l'intérêt·immédiat que. provoque le beau naturel47).
de la loi de l'association (des impressions sensibles) qui limite ':C'èst donc uniquement dans la mesure où la création géniale est
l'imagination reproductive : dans ·1a· création artistique ·nous · n:consciente de ses propres fins qu'elle peut acquérir un statut
empruntons cenes·tes matériaux à la·nature,,mais nous avons 1a mparable à celui des beautés naturelles. Mais nous verrons que
possibilité de les • travailler « en quelque chose qui dépasse la t rèculc très vite devant les conséquences de sa propre théorie :
nature» :. nous créons ainsi « une autre naiurc pour ainsi-dire· à :mêmc.J!œuvre géniale présuppose un côté mécanique, c'est-à'<lire
partir de la matière que la nature réellc.45.» nous donne. D'autre (nécessite l'intervention.d'une fin conceptuellcment descriptible.
pan et« sans doute plus·essentiellement», ajoute Kant- cette •· PaNÛllcursil faut qu'elle s'annonce comme œuvrc: èllc doit certes
irréductibilité tient au fait que les produits de l'imagination sont C:avoir'l'àpparence d'un produit de la nature, mais en même temps
des intuitions internes et de cc fait irréductibles à tout concept. nous·ilcvons savoir qu'il ne s'agit pas d'un produit naturcl.·))c cc
Une telle intuition interne donne lieu à une Idée esthétique, une .fait;cil y aura toujours une part de Scknn; au sens d' « apparence
« représentation de l'imagir.iation qui donne beaucoup ·à penser, trompeuse», dans la finalité sans fin spécifique .exhibée. par
sans qu'aucune-pensée déterminée,· c'est-à-dire de-concept, puisse l'œuvre géniale.
lui être adéquate et que par conséquent --âucune langue· ne peut :! On peut penser que si Kant apporte des restrictions à sa théorie
complètement exprimer et rendre intelligible"'». De cc fait clic du gEnic, c'est notamment parce qu'il est difficile de la concilier
s'approche de l'Idée de raison qui, elle aussi, est irréductible à avec la conception du beau artificiel exposée antérieurement, et qui
tout concept de l'entendement. Elle peut donc servir d'expression ;.;.;,..·.11ous l'avons vu - exclut que rœuvre d'art puisse manifester
indirecte à une Idée de la raison, ce qui explique sans doute pour- une'véritable finalité sans fin spécifique. Manifestement il ne veut
quoi Kant pense ciue l'expression· artistique est essentiellement pàs abandonner cette conception originaire du beau naturel, mais
figurale. Pour le dire dans le vocabulaire actuel : grâce à la force énmêmc temps fftient à maintenir sa définition du génie, D'où ses
connotationnelle de l'expression figuralc, l'Idée esthétique peut se ièètifications concernant deux points particulièrement sensibles :
constituer en analogon d'une Idée-de la raison, l'une comme l'autre la'•question de la transmissibilité du« mode d'emploi »de l'œuvrc
étant (pour des raisons certes dilïercntés) irréductibles à toute déno- géniale et le problème de la distinction, à l'intérieur de l'œuvrc,
tation conceptuelle. Ainsi l'œuvrc géniale peut, en tant que fruit entre le côté·proprement artistique et·le côté mécanique. ·
de l'imagination productive, nous élever au'<lelà de la réalité empi- ,·,,: En· cc qui concerne le·premier point, il faut distinguer deux
rique et se constituer en présentation sensible d'une Idée de la raison. àspccts. D'une pàrt, bien que l'œuvrc géniale soit foncièrement
C'est à la lumière de cette conception èlc'l'imagination - qui, originale et non imitable, ellê doit pourtant pouvoir fonctionner
sur bien des points, sera reprise ·par les·romantiques - qu'il faut comme modèle exemplaire servant d'incitation à d'autres génies.
essayer de comprendre la thèse·scion laquelle le génie ne saurait D'autre part, clic peut servir de mesure ou de regle de jugement
transmettre les règles de·son art: en:'tantqu'œuvrc-de l'imagina- pour les œuvres du tout-venant, non géniales. Or, ·parmi les
58 Qj,'est-ce que l'estlritique pmlosophique? Pro/égommes kantims 59
produits artistiques, les œuvresgéniales sont l'exception plùtôt que ' ·• ogs,artistiques, puisque le génie.est un,phénomène rare. La
la règle, et Kant admet qu'en fait de nombreuses œuvres obéissent; '.tion ne ,peut:pas reposer sur «·une'Semblable proportion des
au moins partiellement, à des modèles. Il· faut donc supposcr·que i:és.cle-l'âme »·de tous les artistes, carsinon il n y aurait que des
des règles puissent se transmettre. :•co::r; i>res géniales. De cc,fait Kant• se voifforcé d'admettre malgré
Mais de quelle transmission peut-il s'agir?. Celle d'une·doctrini: vda':possitiilité.d'une·transmission c,maptuelle .des:.règles .de
conceptuellement déterminée, déjà exclue. par la, théorie.du·goût, :t<iû.Vl'C ·8ériiale·non plus en tant qu'incitation=exemplaire.pour .un
l'est encore davantage par la.définition du génie. Nous avon9: w,en "' ëgénie;mais en tant que véritable modèle qui sera imillpar des
effet qu,-« il n'est en son pouvoir. ni·.de concevoir à- volonté·:04 ·· · tès:du,tout•venant": « Mais parce que le génie-est un favori"de
suivant un plan de telles idées; ni de les communiquer. aux autres .: nature; et qu'il faut le considérer comme un·phénomène rare,
dans des préceptes, quiJes mettraient à même de .réaliser des · :exemple fonde pour d'autres bons espri 1111el.ou, c'est-à-dire
produits semblables 48 ». La situation semble paradoxale: le génie ûn:msllignem,nl mitlwdiq,u suivant des règles, dans la mesure où l'on a
ne saurait transmettre .des-.préceptes et ·pourtant .son œuvrc ·doit pu les extraire.des œuvres du génie et de ce qu'elles possèdent de
être exemplaire, en ce sens qued'autres génies doivent pouvoir.s'en .._cifique·;·pour ceux l'art-est dans .cette mesure·.unc imitation
inspirer et que des successeurs plus modestes doivent pouvoir en · t.la,nature a donné la règle par un génie'°.,. · ·
extraire des règles. "" :Voilà pour:le moins une étrange manière de concilier la théorie
Partons de la question de savoir comment un.artiste génial peut ·génie avec celle qui conçoit l'œuvrc comme·un objet intention­
apprendre quelque chose auprès d'un. prédécesseur. Selon.Kant,.la cl': si l'œuvrc' demeure foncièrement opaque au génie qui la
règle artistique, bien qu'elle demeure opaque .au génie qui a créé produit, voire ·aux disciples géniaux qui s'en inspirent (leur
l'œuvre, peut être abstraite de celle-ci par ses successeurs : «,[ •••Jla insj>iration semble en 'clfet être non consciente; dans la mesure où
règle[...] doit être abstraite de l'action, c'est-à-dire du produit; par \ille est'due.simplemcnt à une « semblable proportion des facultés
rapport auquel les autres peuvent mesurer leur talent, en. faisant , dë:!'.âme »);•par 'quel miracle peut-elle devenir transparente pour
usage de. cc produit non ·comme ,modèle d'une imitation servile ;:1ês récepteurs médiocres.qui ne sauraient être que des imitateurs?
(Naclmuzc!umg), mais comme d'un héritage exemplaire (Nachfo/ge), ê'.OnXassiste à uti étrange chassé-croisé entre le génie et l'esprit
Il est difficile d'expliquer comment cela est possible. Les idées.de .::\(l'Ècole.:·lc),remier.sait faire ais ne saurait connaître ce qu'il fait,
l'artiste suscitent .chez son disciple des idées semblables lorsque la lei'deùxième ·connaît ,CC ·que le ·premier a ·fait, ·mais ne saurait
nature a doté celui-ci d'une semblable. proportion des facultés de produire une œuvrede même statut. Une telle conception n'est pas
l'âme49 •» Mais cc dernier point.implique l'-existencc d'une harfflo- évidente et donc mériterait une justification. Or Kant ne la justifie
nie préétablie.. Par ailleurs, cela .explique tout au plus en quoi le nulle part.Au contraire : très vite il abandonne la distinction entre
disciple peut produire une œuvrc semblable à celle de son modèle, œnvrcs géniales·ét œuvres du tout-venant en faveur de celle entre
mais nullement comment il.peut abstraire les règles ayant présidé à ce qui. dans l'œuvrc relève proprement des beaux-arts et cc qui
la naissance de cette œuvrc-modèlc cr.qui étaient restées cachées à rélèvc d'un art mécanique, donc entre ce qui n'est pas détermina-
son auteur : s'il y a analogie des idées suscitées, celle-ci devrait ble conceptucllement et ccqui peut être déterminé par un concept :
aussi impliquer .le caractère. non conscient des • règles, donc « [...] iln'y a[ ...] pasparmi les beaux-arts.un art, en lequel il ne se
l'impossibilité de toute opération d'abstraction. Par ailleurs, trouve ·quelque -·chose. de: mécaniqùe, qui- .peut, être saisi ainsi
l'explication que .donne Kant ne permet pas de voir en quoi qu'obscrvé selon des. règles, c'est-à-dire quelque chose de scolaire
l'œuvrc du disciple peut être dijfimrù de.celle du maître: or, elle qui constitue /4 condilùm essarlielle de l'art. //faut en effet qu, quelque,
doit difïerer profondément·dc son modèle, puisqu'il s'agit d'un diost'Soit conçu en 1am gu, fui, puisque autremenJ u proibnt ne pourrait pos
héritage exemplaire et non.pas d'une.imitation..·. être attribué àl'art; a.strail ,m simpu produit duJiasard. Or des· règles
De toute manière cette tctitative d'cxplica on,. du. propre. aveu déterminées; dont on, ne peut·se libérer,·sont indispensables:pour
de Kant, concerne uniquement le rapport de génie à génie. Elle ne mcttreunc•fin en œuvre51.,. Cette distinction intervient-elle aussi
rend donc pas compte de la continuité ,dans la formation• des dàns:le problème de. la· transmissibilité conceptuelle de l'œu:vre
Qu'est-ce que l'estkitique philosophique? . Pro/Jgomènls klmJien.s 61
60

gén_iale? Autrement dit, est--œ que la distinction entre·héritage .excm.;; montre,le ·génie ouk goût, ·revient à demander· si en celle-ci
mmagination .l'emporte sur le jugement.• Or. comme.un art,
plaire (Nachjolge) et imitation (Nachmaclumg) se·superpose à la .dis-
tinction entre ce qui dans une œuvrc relève de l'invention des Idées relativemènt à l'imagination, sera plutôt dit ingénieux a ne miritera
esthétiq et ce qui relève du_côté'mécaniquc? .Kànt:ne répond
,l!it,,,dil un btl.art qu'en rapport DJljugemmt, ce dernier sera, tout au
pas explicitement à cette question, mais il est-difficile d'envisa- moins comme condition indispensable (œnditio sine qua non), ce qui
ger une autre issue aux difficultés résultant de sa volonté de natura• !'importera le plus lorsqu'il:s'agira d'apprécier l'art.CIi tant que bel
liser l'art par le biais de la notion de finalité sans fin. spécifique. ;an:.Œa heaulin'exige pas si nieessairtmmt que l'on soit ridu et original d41IS
Comme si la situation n'était pas ·déjà:asscz embrouillée, il /ts ]dies; elle exige bien plul1it la =formiJé d, l'imaginaJion.en sa liberti à
apparaît que la notion de génie - de raveu·mênic de·Kant - ne la légalité d, l'entendemmt. Car toute la richesse de l'imagination en sa
saurait nous livrer une définition adéquate des beaux•arts, contrai­ liberté sans loi ne produit rien que d'absurde; la faculté de juger
rement à ce qu'avait laissé entendre rintroduction de la notion par est.:cn ·rcvanche·le pouvoir de l'accorder à l'entendementM. »
,:,A-y regarder de près on constate ici un double glissement. En
la formule à l'emporte-pièce :- « Les beaux-arts sont les arts du
premier -lieu, le. génie, qui devait permettre une analogie entre
génie. » Certes, soutient Kant, le génie est un facteur artistique,
nature et art (et donc légitimer• la notion d'une finalité sans fin
œuvr:
mais il ne s'agit d'une condition ni nécessaire (puisqu'il existe des
spécifique dans1e domaine artistique) se trouve réduit ici à un, sœle
non -géniales), ni s ffisante. Le ,génie n'est pas. une
des. deux facultés rendant possible. cette expérience,. à savoir
cond1non suffisante parce qu d ne saurait y·avoir d'œuvre d'art
l'imagination, alors qu'au début il était défini comme faculté de la
sans intervention d un savoir-faire technique-: « Le_ génie ne peut
lib.re,harmonie entr, l'imagination a la légalité de l'entendement.
donner, qu'une riche matière aux-,beaux-arts; lc .. travail de.cette
Autrement dit, le génie ne saurait plus garantirla finalité sans fin
matière et la forme exigent un talent formé par:l'école, afin d'en
· spécifique de l'œuvre : il est uniquement la faculté d'inventer les
faire un usage qui pourra satisfaire la faculté. de· juger"'. » Là
Idées esthétiques, Le deuxième glissement concerne la .faculté de
encore, la distinction, considérée en soi, est·tradiùonnelle·: le génie
,juger;et il est tout aussi lourd de conséquences. Dans le § 49 Kant
est responsable de l'imlenlio, alors que le goûtse manifeste dans la
idéfinit l'a:uvre d'art comme une« belle présentation d'un·objet»,
iüspositw, la Gestalt formelle de l'œuvre, Pourtant U'intérieur de la · belle·présentation qui fait:toujours·réf"eri:nce à la perfection de
théorie kantienne cette distinction ne va:pas.sans:difficultés; En
l'objet, donc à .une.détermination conceptuelle. Or, ajoutc-t-il,
effet, dans le § 49, le. génie avait été défini comme « originalité . pour donner,cettè forme parfaite à l'objet, il suffit d'avoir du goût
exemplaire • dans le « libre usage des--facultés . de connaître », ·(«cwii'd b/oss Geschmack erfordert »). Autrement dit,le goût se trouve
mme «fin ité "..bjective (...] dans le !ibre,accordde l'imaginas
· relié ici à la capacité de créer une forme artistique qui soit C1J11jo11111 à
tton avec la legahte de l'entendement »c De.ce.fait,.l'œuvre d'art
rmefot splcifiqudla perfection). Si on rapproche ce passage du § 47
manifeste une fmalité sans fm spécifique et peut doncdonner lieu à
citéplus haut·et selon lequel« le travail [de la matière livrée par le
un jugement de goût pur: l'expression·.« le .libre: accord de
l'imagination avec la légalité de.l'entendement.» qui,défmit le génie] et la·forme exigC11t un talCllt formé par l'école, afin d'enfaire
un usage qui pourra satisfaire la faculté de juger », il est difficile
génie é t déjà appliquée auparavant au jugement.de goût pur.
Or, mamtenant nous apprenons que le génie ne fait que.livreda d'éviter la conclusion que Kant réduit ici le goût au goût
matière de -l'œuvrc et que l'acte de·: création ·véritable exige un inùllecmalisé. En cela il rejoint sa conception inaugurale des beaux-
arts comme opposés aU beau naturel, mais cil revanche on ne voit
talent formé par l'école ·et, capable de satisfaire « la ·faculté de
juger». On pourrait m'objecter que l'expression «faculté de plus du tout en quoi le génie peut encore être la faculté qui définit
·1es beaux-arts·: si le génie ne fait que livrer la matièrè de l'œuvre, si
juger»- est ambiguë, et qu'elle ne se réfère p -néccssaircmcnt à la
le jugement esthétique ne porte jamais que sur la forme (thèse
faculté du goût. Mais le passage suivant montre,bien ·que Kant
pense au jugement de goût, puisqu'il affirme que la difïcrence entre
,'.,centrale de l'esthétique kantienne), et si dans le cas d'une œuvre
!• génie. et le goût rejoint la distinction entre imagination et d'art le goût intervient pour juger de la conformité de la forme de
l'œuvre avec les règles « de l'école», on ne voit pas comment
Jugement : « Demander si dans l'œuvre d'art ilimporte plus que se
D

62 Qu',sl-ce que l'éslhitique philosophique? Prolégomèna klmlims 63


l'œuvre pourrait encore nous.apparaître-comme un objet naturel;1
· ·rsque la théorie du génie est introduite, elle a pour fonction de
comme finalité sans fin.spécifique. La.théorie du géniene peut plus .· 'gcrila position initiale, c'est-à-dire de ridiairt le champ des
expliquer le statut de.l'œuvre d'art,·puisque.sa forine, c cst•à .• ç-arts àcelui de l'esthétique pure. Elle abolit donc implicite-
ce qui nous intéresse dans lejugementesthétique, ne lui·est pas duc. .cnt la'distinction entre le beau naturel et le beau artificiel, entre
Si on prend en compte l'ensemble de Ia Critique d, la facu!ti d, · thé!ique pure et la théorie des beaux-arts. II n'y•a plus qu'une
juger, on a l'impression· qu _-Kant esquisse plusieurs ·conceptions· hère unique, la sphère esthétique, qui inclut le:domaine des
alternatives, sans se décider définitivement potir·.Punc d entrc ëllcs,- ux-arts ûlenlifiés au génie :
alors que ce point engage les rapports entre··.J'csthétique. è:i la
théorie de l'art. · ·
Le point de départ de la•Critique. d,. la Jaculti d, juger..est une
conception intentionnàlistc,' ou. plutôt mixte, de l'activité· artisti•
que : l'œuvre d'art ne relève pas. de la. sphère ,du jugement
esthétique pur, puisqu'dle m t en œuvre des facteurs .intention•
ncls, irréductibles à tout jugement réflexif fondé simplement sur un
sentiment intime provoqué par une bcllc forme. Dès ]ors.qué le
jugement esthétique s'applique à une œuvrc d art, il n'est pas pur,
puisque l'expérience d'une finalité sans·fin·s·pécifiqùe.y est toujours
contrecarrée. par le caractère effectivement intentionnel de l'objet
contemplé . La beauté de l'objet.artistique n'est pas autosuflis utrement dit, le beau artificiel qui selon la première catégnri-
sante puisque nous y sentons toujours la main (etdonc l'intention) ,tion'entrait en intersection avec le beau naturel n'est plusqu'un de
de son•créateur humain. Ajoutons encore que lorsque nous jugeons cs,asptet,•.•Ou plutôt, la distinction entre beau. naturel et'-bcau
l'objet enlièrtmmt d'après sa finalité spécifique, donc entièrement en · cieLa-tendance·à se transformer en une distinction entre le
tant que produit et plus du tout comme chose «-naturelle», on·se ût; l'aspect réceptif de l'esthétique pure, et le génie, son aspect
trouve dans le .champ de cc que Kant, à:la suite d'une tradition produ :
bien établie, appelle les arts mécaniques: Les:produits des ;arts
mécaniques sont en effet uniqucmentjugésd'après leur conformité
à la fm fonctionnelle qu'ils sontcensés remplir: un tel produit, s'il
est réussi, doit être dit «parfait" plutôt que « beau ",.s'il est vrai
que la perfection est la conformité• à une fin spécifique:En somme;
cela revient à dire que les beaux-arts sont.situés à·l'intcnection du
domainè de l'esthétique pure et de.celui dcs·arts mécaniques'°.·

WDans:un •troisième .moment, Kant semble reculer devant les


..............
8auHm >

--
Ani mbnlqacs
.. équenccs· de cètte deuxième conclusion. La solution ultime
<ju'il'.cnvisage revient à considérer que l'a:uvre d'art résulte de la
.combinaison du.goût et du génie. Autrement dit, le goût et le génie,
qui':dans• le schéma précédent étaient les deux aspects, réceptif et
prodùctif,,dc la sphère ,slkitique; sont ici opposés comme· deux
64 Qu'est-a que l 'estlzilique philosophique? Proligomènes kanJiens 65

principes productifs dans le domaine de, l'art, le génieec.étànt vrc n'est réductible à. un pur objet pcrceptuel, alors que scion
responsable du contenu (les·Idées), le goût de la fonne. Maissen, i'C,Î:; lejugeincnt esthétique pur.porte toujours ·et exclusivement
même temps le génie se trouve réduit.à l'imagination, et lc,·goûti ;,une fonne sensible. Cette non-réductibilité est.particulièrement
intellectualisé, est intimement: lié à rcntendemcnt; -la·finàlité :sans:,: '''déntè dans le,cas :de l'art verbal où le plaisir, n'est certes pas
fin spécifique et le jugement de goût pur disparaissent conjointe': ·····-.-voq'ué par. la -contemplation du texte comme image sensible)
ment de l'horizon artistique : - _ · ·>elle. _vaut aussi pour- les arts plastiques,: comme .l'illustrent
':Vec:force·_ certains développenients- de l'art contemporain, par
cmple chez Duchamp ou dans l'art, conceptuel," autant de
priltiques.qui relèvent-d'un art des idées· beaucoup·plus que d'un

-
ârhcnsible: pour connaître L.H.0,0.Q. de Duchamp, on n'a pas
Goa, ·· in· de-contempler.l œuvre-;·une·<lescription·ver1,alc nous la fait
F"""' · aîtrc·tout aussi bien57 • Bien entendu, ceci né signifie pas que
!asj,ec(scnsible,nejouejamais de·rôle central: pour apprécier la
'i,c,mdè,dc Léonard il faut aussi.en avoir une. expérience sensible
· cctecc·Mais même dans,,cc cas (qui est le cas paradigmatique
our ·tes·arts plastiques) l'expérience sensible directe n'est pas
Il pou it sembler que, ce faisant, Kant retrouve sa position iffiùmJ.e..Cette irréductibilité-- de la dimension .artistique ·à une
d'origine. Et, en effet, les deux schémas coïncident à première vue. ' 'eption purement pem:ptuelle parle avec force en faveur de la
Mais cette identité formelle cache un glissement important:'.le lùtién de compromis adoptée par Kant;·alors que sa théorie du
génie occupe maintenant la place qui avait été celle du jugement -- ·nie;;si on la-prend au sérieux,-nc saurait tenir compte que des
de goût pur, alors que le goût se voit réduit au champ qui,.dans la "is artistiques relcvant,de laperception·sensible:.dirccte. ·
conception originale, relevait.de l'intentionnalité (et.s'opposait'au CCttc...rtécessité d'un compromis- s'impose. uniquement· du -fait
goût). Même si on admet que le.dernier schéma·concerne la. produc,, que, comme nous l'avons vu, Kant commence par construire une
tion, alors que le premier se réfère à la réception, les deux,. ne,sont· iopposition·absolue entre le sentiment esthétique pur et le jugement
pas superposables, puisque le génie se réfcre au contenu de l'œuvre; liCl'.>nceptuel. Or, cette opposition elle-même est "?mmandéc par la
alors que le jugement de goût (pur) est lié uniquement à la fonne. 11otion:'dc finalité sans -fin spécifique. Cc en quoi nous retrouvons
En laissant de côté pour le moment la question de savoir si dans notrecéonstatationdedépart, à savoir que la plupart des difficultés
le domaine du beau naturel notre jugement n'est etîectivemcnt pas iqùé rencontre l'esthétique _kantienne sont liées au postulat d'une
déterminé conceptuellement, il n'y a guère de doute qu'en ce qui ;.finàlité sans fin spécifique.· ·
concerne le domaine des arts, la conception inaugurale et la
conception finale (malgré leur incompatibilité entre elles) sont plus
faciles à défendre que la théorie du génie dans sa fonne radicale. L'=• d'art rkt Kanl el dans lnomanlism,
On voit mal comment on pourrait nier la présence, dans nos
jugements sur les œuvres d'art, d'éléments qui relèvent de r:À travers la théorie du génie, et plus précisément à travers la'
déterminations conceptuelles. Pour apprécier une œuvre d'art, thèse de la finalité sans fin spécifique, -l'esthétique kantienne
nous .devons toujours partir d'une base cognitive, ·non seulement communique avec la théorie romantique de l'Art. En effet, dans la,
parce que la création de l'a:uvre est toujours liée à l'application.de, -mesure où elle insistc·sur- lc côté naturel »·de l'oeuvre d'art, la
procédures cognitives, mais ;aussi parce que, son, identité .est théorie du génie ouvre la porte à·une conception où l'a:uvre n'est·
indissociable de déterminations catégorielles, spécifiques (son, -p3Sidéfinie par son statut-communicati0:nnel·mais par son carac-
genre, les règles formelles, les. conventions reprêsentationnelles, . tère ontique paradoxal : l'a:uvre •(géniale)· représente la nature
etc.)'"· Par ailleurs, du point de vue de son statut ontiquc, aucunè ,,- dans l'art, tout comme le·beau nature-l représente l'art dans la·
66 QI,'est-ce qw l'esthitique philosophique? Prollgommeskanlitns 67

nature. Or, comme nous le iverrons, cette ·neutralisation .de:.la( en.:;,effet· son. œuvre ·comme -un simple· jeu,,· qui·:peut
dichotomie entre la nature et, l'art en fàveur de , leur unité ··· :être utilisé par l'entendement d'une manière finale pour
transcendante est au cœur même du projet romantique,, ·;:;,:iâche59 ,. , · · . • •. · · ..
Toutefois, malgré certàines parentés indéniables, fa,théorie. dé ·: tr·lie on tiendrà l'idêe q ,«,à.l'intérieur.des limit
l'art que défend Kant ne saurait être·,assimilée· à œllc des. •';céptdonné et dcla diversité des formes susceptibles.de s'y
romantiques. On peut le montrer pour chacun· des points sui '.imagination poétique offre une forme « à laquelle aucune
lesquels par ailleurs il se rapproche le plus de ses successeurs. '?n·dularigage n'est p;,.rfaitement adéquate ».Priseau mot,
La notion d' «imagination· productive·», par son importance :est.inintelligible : comment la poésie, qui est un acte de
dans la théorie du génie et dans l'esthétique romantique, se.prête. :,--,\-pdurrait-elle se-présenter dans une forme. telle·qu':« au-
bien à une analyse comparée: Partons de Kant: l'importance qu'il èxprcssiondu langage» ne lui soit parfaitement adéquate ?Le
accorde à l'imagination trouve un écho dans,sa hiérarchie des arts blème réside dans le fait que Kant ne distingue jamais vraiment
En effet, si la poésie occupe le premier rang dans cette hiérarchie; · ê_.i1',intuiti0n poétique intérieure, sémiotiquemcnt neutre, et· sa
c'est parce qu'elle est le seul art à travers lequel· l'imagination; · lion elfective:dans.!'art verbal, c'est-à-dire qu'j) ne dispose
définie comme capacitê de -produire des·. intuitions intérieures e,.quelque. chose qui .serait, par.:exemple, de l'ordre _de la
s'exprime directement Dans-tous les autres arts elle ne s'exprime ''ction-heideggcrienne entre Di&hbmg etPow. Il ne dispose pas
que de manière indirecte à travers une m tion extérieure:: ainsi '·· tàge:dela solution romantique «·classique» qui consiste à
dans les arts plastiques elle doit passer parJ'intermédiairc d'une "nderlcfangagc en langage conceptuel et langage poétique :_dans
représentation visuelle {cri peinture) .ou visucllc-tactilc·(en sculp, :kdrc d'.une tcllc conception, lelangage poétique, irréductible au
turc); quant à la musique, cc« beau jeu.des-sensations», elle doit :' gàge conceptuel, est investi de la capacité • présenter l'i'.'déter-.
emprunter l'extériorité des sensations· auditives. Cela implique a. ·· é:qui reste inaccessible au prcmier.60• CCCJ ne.veut pas dire que
contrario que pour Kant l'extériorisation sensible, orale, de la poésie '\.'conception. soit fondamentalement difi"erentc~ de celle des
ne lui est pas centrale, alors qu'elle est indissociable de. la "mantiques: simplement, .il ne dispose pas.encorc,des concepts
musique 58. ·l'es: pour la penser de manière cohérente. . ·. , :
De fait, à première vue, n'importe quel penseur romantique :.deuxième point remarquable du.passage,cité réside dans-
aurait pu souscrire à la définition kantienne de la poésie.:.. « Le taffinnation que la poésie peut faire usage de la · nature « en
premier rang revient entre tous à la poésie (qui doit ·presque qüelque'sorte comme [d'.]un schème» du supra-sensible, c'est-à-.
entièrement son origine au génie et qui se laisse.le moins guider par. clirûqu'clle. peut la contempler au. profit ·de la raison. Cette
des préceptes et des exemples). Elle élargit l'âme en donnant la assertion .:ne. préfigure pas seulement l'idée romantique de la
liberté à l'imagination et en offrant à l'intérieur,!es. bornes d'un ..·. · gurâtion poétique de la nature, considérée comme présen?5-
concept donné et de la diversité sans limites des formes susceptibles tion sensible de,l'Absolu,-mais..elle-indique.surtout .un poss,ble
de s'y accorder, celle qui lie la présentation de cc concept à une 'ilien entrecla poésie et la 'raison. (conçue comme.fàculté desidées.
plénitude de pensées, à laquelle aucune expression du langage n'est 'chcz.,Kant
•, , ,_ comme.faculté de )'.Absolu chez les romantiques). Or,
parfaitement adéquate et, ce faisant, qui s'élève esthétiquement ; là.encor l'auteur dcla Critique dL lafamltl.tk juger s'avance sur .un
aux Idées. Elle donne des forces à l'âme en lui faisant .ressentir sa !crrain miné : d'aprèsla Critique d, .. /a raismz pure;il ne.saurait y avoir_
faculté libre, spontanée, indépendante de la détermination natu• de:schème du supra-sensible. Le..schématismc, qu'il s'agisse du
relie, de contempler et de juger la nature à des points de vue qu'elle schématisme apriorique de la construction mathématique; ou du
ne présente point d'elle-même dans l'expérience, ni pour les sens, schématisme·. tel.qu'il intervient dans_ la construction conceptuelle
ni pour l'entendement et ainsi d'en faire usage au profit du supra· de.l'univers empirique; y est toujours défini comme la représenta-
sensible et pour ainsi dire comme schème du supra-sensible ·tion:.d'une procédure universelle de_ l'imagination ?>ur obtenir. une.
(gkidzsam Schnna des Übersinnlidini). Elle joue avec l'apparence image correspondantà un concept de l'mtendemtnl, Qu'il puisse y
qu'elle suscite à volonté sans tromper par celle-ci; elle définit elle- avoir :Un schématisme d?une Idé.e de- la raison est exclu·d'avance,
68 Qu'est-,;e que l'esthitùpte philosophique? .Prollgomms kanJiens . 69

puisqu'il ne saurait, y avoir .de présentation .intuitive adéquàte: ildéecde la raison (ainsi le soleil·représente la,majesté royale
d'une Idée. Aussi Kant reste-t-il prudent : la présentation poétique $vertu), D'où aussi le fait qu'.à ses yeux apparemment· la
est « pour ainsi dire» (.gleicksam) un schème, c'est à-dirc qu'elle uctfon. en prosè des·vers de Frédéric II ne. touche pasà la
n'en est pas un réellement. Mais qu'il ait"envisagé un tel lien n!en r_tance•:·poétiquc·de l'ccuvre62. ::,_.:, '
est pas moins révélateur: en effet, à partir du moment où la po<siè , hczdèscromantiques en revanche, l'imagination productive
se trouve-mise en relation avec la faculté·des Idées;,on· ne saurait poséra·frontalement à la sensibilité.empirique. Elle ne sera plus
plus échapper à la question de leur lien logique. Les romantiques;• . uê:de manière secondaire la faculté de l'image poétique conçue
pour leur part, n'auront qu'à laisser tomber le<< pour ainsi dire»-) 1minc',.ifuiililluloet s'élargira pour deveni, le lieu·où le langage' est

et à identifier la notion de «·schème de la raison » avec la notion.dè


0 tofu-:: en elle·la représentation vcrbale,s'abolit en tant qu'élé-
« • lede IA'bsolu », pour,aboutir à une th&.rie spéeulati_,;,.de eni:seeondaire par rapport à une origine qui la précéderait>pour
la poes1c. • . -· . . .-, , :-:"s ,evenir une présentation de l'autodéveloppementde_l'Être. Pou!!e
Il ne faudrait pas pour autant·sous-estimer. la restrictio,; irè:à.Utrcmcnt et plus simplement-: pou les romannqu la J>0;51c
qu'implique l'expression « pour ainsi dire·.».' Elle·est ·en fait un·dès w •:activité. imageant• au sens fort du terme, c'est-à-dire qu_elle
multiples indices de la résistance que Kant oppose à la Kj>ente ;· ·'·.i:ensée:,créer·son propre réïerent. Contrairement à ce.qui est
romantique », c'est-à-dire en fait à la:nouvelle conception des arts· corcrle·.cas··chez'-Kant;, toute transitivité et tout rappoi:1. une
qui est en train de naître. en• cette.fin du xvm' •siècle. Chez hii téritë,œ·'seront bannis.. .
l'imagination reste toujou_rs liéc·à·la s ibilité, d'autant:J)Lus:qUc: , 1i".autre point sur lequel l'esthétique kantienne comm mque
dans. l'art elle ne !aurai-t avoir d activité. schématique au·_isen,s Vee,Ja; théorie romantique de l' Art se trouve dans l'emplo, de la
propre du terme mais uniquement :une activité imageante indé.t , otion"dè* symbole artistique"'»_:. Nous avons rencontré à plu•
minée. Certes, s'il donne la prélërence à la po<sie sur la peinture-= , "êUrs1/;rCprises· ridé : que··-Ie beau, _surtout_ le_ - u naturel,
bien que son esthétique soit une esthétique du regard- c'est·parce rovoquait,un intérêt moral. Dans le§ 59 dèla Cnt,que d, ùifaadli
qu'en peinture l'imagination est toujours bridée par le principe de ' Jugir;'Kant revient à cette thèse. D (a mesure où le beau est la
la représentation visuelle,analogique, ·ce·qui:n'est pas· le eas·de oonformité d'un objet à une règle apnonquc non énon"."'ble, cette
l'activité imageante poétique. Il n'empêche que même·la, poésie
reste liée à une origine sensible. Simplement, elle dispose d'tinë
7
lë ne' saurait être un concept de l'entendemen F'.uisqu'u tel
concept est toujours formulable. Il·ne. peut donc s agu- que une
plus grande liberté que la peinture par rapport à cette origine,: elle , Iâéc':dè Jà:raison.j'eniploic le terme non énonça !• , _m:"" en
peut s'en servir comme simple matériau de départ pour j,roduirè ····âJit€ dans·cec§ 59 Kant passedelà question de•l'enonciatton de
une intuition interne, alors que les arts plastiques sont à la fois "'r lc' aprioriqu qui guide 1e jugement esthétique· à une
reproducteurs et producteurs d'une apparence sensiblè •- Enfin,'le problématique un - .· dilf'erent qui· es c • de.·l'hypotyposc,
produit final de l'activité poétique.reste'toujours·de l'ordre d'une 'définie comme acte qw rend sensible (Versinnl,clumg) un concept. Il
image au sens,d'une présentation sensible:d'une:al/lrill idéelle; distingtie plus précisément entre la rsent tion d'un con:=-irt
même si cette image est purement iÎttérieui-c. Les deux poèmes que empiriquc;.celle d'un concept ( ur) deI ent;n<lem nt et celle une
cite,Kant, quelques vers de FredériC!c' Grand et une ligne· d'un 'ldêédefa raison. Dans le premier cas la presen'.anon_ est?•1 O'"?i:"
poète obscur, qui, d'après les commentateurs, serait].J>h;. Withof, d-'tirf"éxemple: l'intuition-singulière:est·une dctcrmu:ianon spea-
imitateur de Haller, sont d'ailleurs révélatcurs>lhraduit les vers &ântc ·du concept empirique. Dans le deuxième· cas n us avons
de Frédéric II en allemand et en prose :le roiapoète·y construit une âffiifrê•à ·une présentation schémati'!uc :_ l'entendem"','t o e la
r lè• apriorique à la facult imagmattv _et cellc-o rêalisc la
simi/itud,, explicite entre le roi vieillissant et le soleil'couchant. Le
passage de Withofestdc la même veine:<(Die&ninttp14/lkmt,r,wie synth del'aperception qw est la conditton fo • • d . toute
paix
Ruk aus Tugend qui/lt ,. (« Lesoleil jaillit; telle la qui jaillit'de la intUition cmpiriq\le. En revanche aucune préscnta?on mnno e ne
peunorrespondre de manière adéquate à un Idee de raison: !:''
vertu i,). Cette préïcrence pour la figure de la similitude explicitè
montre bien que pour Kant la pobie est une présentation sensible 'une·Idée ne peut être •présentée'que de manière symbolique. Pour
70 Q;,'est-a que l'esthitiqu, philosophique J Prolig/JmltJU kanti,ns. 71

cela on la réfère à une intuition qui est telle« .qu cn rapport à celle- Tplation directe était possible. D'autre part,, les beaux objets .dans
ci le procédé de la faculté·dejuger est simplement analogue à·êelui ..1eur,divcrsité sont aussi des symboles, non plusdu bien moral dans
qu'elle. observe quand elle schématise,·c'cst-à,dire qui s'accorde "sagélléralité, mais d'Idécs morales spécifiques.
simplement avec celui ci par la règle-et non.par-l'intuition même, ... Ji'.Cettc. conception kantiCDIJC du symbole comme représentation
par conséquent simplement avec la forme de la réflexion et non tindirecte-du bien moral annonce.sans.conteste la théorie romanti-
avec le contenu 64 ». Les, représentations boliqua sont donc des que du·symbole poétique. Et pourtant, les deux théories ne·parlent
présentations indirectes par analogie; par similùudo.· pas· ,exactement.de. la .même chose. -Chez les romantiques, .c,est
Ainsi, scion .Kant, la présentation symbolique implique une l'Ahsolu·qui doit·êtrc présenté symboliquement, et cela parce qu'il
double activité de la faculté dcjugcr., D'abord. on cherche une ne.se laisse paspmrer spiad4ûvement.,Dans la théorie kantienne c'est
intuition qui représentera l'Idée. Cette intuition correspond tou• Ie..bien moral qui doit. être présenté symboliquement, et cela pàrce
jours- etfatalement, pourrait-on ajouter_;_.non_pasà l'Idée mais ,qu'.il ne se laisse.pas présenln dans une.intuition direct,; en revanche il
à un conapt (empirique,ou pur) de l'entendement: en effet une ccst·:panaitement pensable (bien .qu'il ne soit pas connaissable).
intuition au sens propre du terme ne peut réfërcr qu'à un concept --Certes, comme les romantiques, Kant oppose, dans I'Anthropologù,
de l'entendement. Ensuite, on applique cette règle .(qui guide la , la connaissance symbolique à la. connaissance discursive, comme
réflexion sur cette intuition).à-un tout autre objet,-cn l'occurrence eux ,.aussi,- il établit une distinction entre signes motivés et signes
une Idée de la raison ; comme la même règle de réflexion est , arbitraires. Mais, contrairement à eux, il n'idaulfu nulle part la
appliquée à la fois au rapport entre l'intuition et s01:1 concept (de distinction entre la. coMaissance symbolique et la connaissance
l'entendement) et à la relation entre l'ensemble de ,ce, premier discursive à celle .entre signes arbitraires et signes motivés. Il
rapport et la .réflexion sur l'Idée de raison, un lien indirect ·est :rejette par ailleurs l'idée d,un symbolisme verbal conçu comme une
établi entre l'intuition et l'Idée. L'explication de J(ant est ,bien cohnaissance. procédant par signes motivés-.: du même coup il ne
abstraite, mais il donne. un· exemple .qui-1'.éclaircit-un. pcu.-.plus: ,sàurait défendre fidée d'un langage poétique, symbolique et
nous avons coutume de représenter l'État monarchique par l'i!'13.ge ·:.-motivé; opposé- au.langage quotidien. Enfin, et c'est sans doute le
d'un corps organique, bien qu'il n'y ait aucune ressemblance ,point le plus important, pour Kant la fonction dù symbolisme ne
directe entre les deux; cependant, la réflcxion sur. le corps saurait être celle d',une révélation ontologique. Le monde visible ne
organique fait .naître en nous des pensées semblables à celles que , saurait être, comm·e il le sera pou:r Novalis, le symbole.du royaume
produit la réflexion sur l'État monarchique : interdépendance , invisible de !'Être; L'auteur·de la Critique de l,,.facu/tl d,juger s'en
entre les membres et le cerveau,._entre.lessujcts·et le roi, etc. Du fait
0
, prend explicitement à cette conception qui lui semble relever de
de cette activité réflexive semblable un lien indirect s'établit. tre . l'exaltation plutôt que de..la philosophie : « Prendre [avec Swcden·
lanotion d'État monarchique et celle de corps organique. •, borg] les phénomènes intramondains réels- qui s'offrent aux.sens,
D'une manière plus générale, Kant prétend que« le beau,estle .comme simples symboles d'un monde intelligible caché derrière
symbole du bien moral "· En effet, le bien moral, c'est,à-dire notre -cux, ,c!est donner dans l'exaltation (Sclra,armem) 65.,. Or, c'est là
fondement supra-sensible, ne saurait donner licu:à une rcp ta- . bien ce que feront·les romantiques;
tion directe. Un bel .objet en revanche peut en· donner .une ·· · La thèse de la•finalité sans fin,spécifique, pour autant qu'elle
représentation symbolique .: non seulement ,il.·me montre dans la , inVestit la théorie du génie;mène·directemènt aux thèses romanti-
nature l'analogon d'un finalité supra-:-sens!blc, niais-cncore-_il.,ne , ques de l'autonofflie et autotélie de l'œuvre d'art. Le geste esquissé
plaît de manière nécessaire et pourtant libre, comme me plairait le .·par Kant·dans ·1a théorie du géniè, ·c'est-à-dire la transformation
bien moral s'il était représentable directement. ,En fait, la symboli, des artcfacts·artistiqucs.en des entités quasi. naturelles, radicale-
sation joue sur deux niveaux. _D'une part le beau..comme tel dans sa ment - distinctes des autres produits huzµains, sera repris·.·et
généricité, c'cst-à,dire dans le plamr désintéressé.que provoque la ·systématisé par·le romantisme pour devenir ensuite.le trait central
finalité sans fin spécifique, constitue-un symbole..du,plaisir que · dC·toute la théorie spéculative de l'Art. .Mais;nous·.avons vu aussi
procurerait la contemplation directe du bien, si une_ tellc.contem• que Kant revient très vite sur··la·théorie du génie et tente d'en
72 Qu'erl-ce que l'eslhitique philosophique? Pro/Jgomines kantinu 73

limiter la portée. Par ailleurs, lorsqu'on se place. au. niveau de .,,., "té vivant dans·une.société harmonieuse beaucoup plus qu'à
l'impulsion fondamentale de la. Critique de la faculté de juger, la igme artistique.: Si l'esthétique kantienne possède-·une
théorie de la finalité sans fin spécifique· concerne- le jugemenl ei,sion·.utopique-et il est incontestable qu'elle en possède une
esthétique et non pas un objefesthétique. Kant réj>ète à·I1envi:qù'il lestc,d'.une utopie esthétique-sociale beaucoup plus qu'artisti-
ne-saurait s'agir d'une détermination objeCtalc,. alors que la thèse 'qÜlil s'agit.·.
de l'autonomie de .rœuvie d'art fonctionne comme proposition
objectale (comme jugement. de connaissance<objectif,,.selon le
vocabulaire kantien). La firialité sans firi···.spécifique ·n' t jamais ,;;mitll-eslhilique <t thJorie de l'art
réductible à des propriétés descriptibles de l'objet, mais indique
uniquement la convenance entre l'objet et rios-facultés :de- connaî- i,la: i:juestion des relations entre la. théorie kantienne et la
tre, c'est-à-dire qu"elle exprime une rdation entre une représenta• 'éôriè:iomantique (considérée ici comme représentative de:toutc
tion et un sujet et non pas entre une représentation et son objet.· â:ttàdition de la théorie•spéculative de !'Art) quant au stabll de l'ait
Enfin, d'une manière générale, la position· que les beaux-arts (éomplcxc et n1admet qu'une réponse nuancée, la situation est
occupent dans l'esthétique kantienne est incompatible avec la ùèoûp plus claire quant à la question de savoir quel peut être 1,
théorie romantique de l'Art; Dans ·cette·dernière, l'activité artisti• Îatul'ilu·discmus eslhilique: l'opposition ici est irréductible.
que devient l'activité humaine suprêrrie, et- · ce-qui est plus Dofaut se rappeler que l'esthétique kantienne est pour l'essentiel
important encore - l'Art··devient le- centre, non seulement de iune mità"<Sthitique, puisqu'elle se propose d'analyser lc·jugement
l'esthétique, mais de toute réflexion philosophique.· Nous-avons vu esthétique et sa légitimatiôn: En cela déjà· elle se distingue dC'la
qu'au contraire dans l'esthétique kantienne les beaux-arts ne ':t!îéorie:dcl'Art spéculative·qui, elle, n'est pas·une• métathéorie
jouent qu'un rôle secondaire, comparés au .beau naturel.. L'idée ·· · 'üne'•théorie objectale.: L'opposition n'est =tes pas absolue
d'une·hégémonie de l'art (même de l'art du génie) à l'intérieur de uisque Kant propose aussi une théorie dê l'art: il n'empêche que
la sphère esthétique, ou encore celle d'une dignité. philosophique >impulsion·'théorique fondamentale de son analyse est d'ordre
particulière.de l'art, idées si centrales da s l'esthétique romantique ' éia'.:èsthétique. · •• · · · ' ··
et au,delà dans toute la tradition de la.théorie spéculative de l' Art; ifCette·diff"erence dans l'objet .étudié n'implique en ·elle-même
sont étrangères à Kant. On peut en--trouvcr unindice parlant-dans âücûi\è:0ihconipatibilité. Cependant dans son analyse•méta-esthéti•
le fait que l'image de la Grèce idéale qu'il projette n'est pas tant quc'Kant pense justement pouvoir montrer que toute·lk<trine est
celle d'un idéal artistique que celle d'un idéal humaniste : «Le ·•iinpossible dansle domaine esthétique, y compris dans lèdomaine
siècle aussi bien que les peuples, en lesquels.la tendance active à dês1beaux-arts; Or, la: théorie spéculative de l'Art tsf une doctrine
une sociabilité légale, qui constitue un peuple·cn. un corps commun · "éôriquè;puisqù'elle est'cxplicitement fondée sur uriemétaphysi-
durable, luttait avec les grandes difficultés qui s'attachent au grave •,ue:;;fondamentalerun.e interrogation transcendante {au sens
problème d'unir la liberté (et par.conséquent·aussi l'égalité) avec la tien du terme, c'est-à-dire une interrogation qui prétend aller
contrainte (plutôt par respect et soumission ;au,devoir .que par û'i!elà dû.monde qui est accessible à l'expérience empirique) dont
i
crainte}, - ce siècle et·ces·peuples devaient-tout·d'abord inventer i'Arf<:st· tm des objets: Autrement dit, l'analyse méta-esthétique
1

l'art de la communication réciproque des·Idées;entre les classes les liâ,Îtiènne exclut d'entrée de jeu, non pas tout, théorie objectale de
plus cultivées et les plus incultes, l'adaptation du développement 1iar't;; mâis le !1P• de théorie objectale que prétend construire la
ou du raffinement des. premières à la .simplicité naturelle et à idiéone spéculative de l'Art.. ·.· .•·.. ·
l'originalité des secondes·· et· ainsi:,découvrir- entre_ ·la- culture ;bNous•avous vu •que pour Kant le jugement esthétique fait partie
supérieure ·et· la simple, nature le/moyen terme;·-qui constitue 'dès jugements réflexifs et non pas des jugements déterminants. Un
également pour le goût,- en tant -que·sens commun de rhomm : jugement déterminant est un jugement qui subsume des intuitions
l'exacte mesure qui ne peut être donnée pu des règles géné- sous' Ûn ·èoncept i>u,sous: une loi qui sont donnés d'avance :·il
rales 66. » La sphère dujugement•esthétique est liée à l'idéal d'une effectue lâ ·spécilication d'un concept en lui subsumant une
74 Qu'est-ce que l'esthétiquephilosophiqu<? Prolig11m111ts kantiens . 75
intuiùon. Il ne repose donc pas sur un principe propre'.puisqu'il·SC . c".goût est aussi exclue: ·il,est impossible, de.,dériver une
borne à agir en conformité avec la.règle que. lui livre l cntendemcnt étermination, conceptuelle d'une,proposition dont la caraètéristi-
Il est un jugement de connaissance au sens strict du terme;c'est:'.'à- , cfùe:iprincipale est ·l'absence :d'une telle détemiination;, Bien
dire que chaque jugement déterminatit-.qui.est vrai augmente notre ,.en_tèndu, le.cfait que :le jugement esthétique. soit, opposé ,au
connaissance de l'objet sur lequel il porte. Le jugement de réflexion jugelliènt:de connaissance n'implique,pas qu'il possède un statut
en revanche est uniquement « la conscience du rapport de ,.irrationnel (de l'ordre- d'un. simple ,Machlsprvdi) : il demeure
représentations données à nos difiërcntes sources de connais- ,··ratfonnel,.puisqu'il.esdondé dans un principe,.apriorique.(ou,,si
sance67 ». Ou encore: il est une·réflcxion.à.propos.d-'unc représeri- ' on n'accepte pas le transcendantalisme kantien : dans un principe
tation donnée quant à la possibilité d'un concept pouvant s'y empirique d'ordre psychologique).-qui·me, permcLd'espérer:,sa
appliquer. Autrement dit, comme nous l'avons déjà >CU, il ne porte communicabilité univcrselle.:;Mais cette·coinmunicabilité univcr-
pas sur le rapport entre la, représentation: et-·-son- objet;,·.mais ·-:-.-'.:;'clle:.:· CSt. celle, d'un··:seritiment-··et . non: pas. -d'une . proposition
uniquement sur la relation entre celle-ci ·et nos.facultés, de nitive·:. lejugement de goût exige seulement queJe même objet
connaissance.. Il n'augmente donc pas :notre. connaissance:objec- ::<,donne:-lieu au·même. sentiment de plaisir· chez-tout être rationnel,
talc. Cela vaut même pour. le.jugement tiliologiqut, c'est-à-dire-lé y-,plùs: précisément chez tout être pour lequel la connaissance, du
jugement réflexif qui postule une fi,nalité objective-de.la nature.:.et ·.·.monde dépend des mêmes. conditions subjectives d'accord,entre
qui rapporte nos,connaissances empiriques à des,.principesde la ·<' les facultés de connaissance :"· · · . , ·.
raison pratique._Il est_ certC:S unJugem.en de connaissan au sens ,:,Selon Kant, le jugement esthétique p<>ssède encore une autre
où il est guidé par un concept, enJ'occurrencc ,celui:cd'.une fin spécificité remarquable :·il n'est jamais détachable, de son objet.
pratique, mais pour autant il-n'augn)entc pas directcment:notre ùu p<>ur être précis : sa communicabilité implique toujours .que
connaissance empirique du monde: il n'est pas descriptif et se !!objet sur lequel il p<>rte •oit di,rectement accessible:Unjugement
borne à jouer un rôle régulateur-dans l'organisation.de connais; de1connaissance sur la tectonique. des plaques terrestres resp<>nsa,
sances objectales déjà données.. Quant au jugement réflexif esthéti- ble de .·la formation des. Alpes est- communicable en _dehors de
que- le seul qui nous intéresse ici - il ne saurait êtr qualifié de .toute expérience directe, de·:Son .objet.: je. peux (du moins dans
jugement de connaissance,-ni.au sens.fan du terme,:puisqu'il·ne .certaines limites) former mon propre jugement de connaissance
contient aucune affirmation.sur.les propriétés objectives.de-l'objet, sur la genèse des Alpes sans que j'aie besoin de refaire à mon tour
ni au. sens faible du terme, puisque_ contrairement- au jµgemcnt !ou.tes les expérimentations géologiques sur.l'objet en.question;
téléologique il n'est pas déterminé par un concept, fût-il pratique; lorsqu'il s agit d'une théorie suffisamment élaborée, il m'est même
-,Certaines conséquences imp<>rtantes découlent de cette analyse, possibled'amendermonjugement,(ct celui des autres) à partirde
Elles concernent le statut du discours esthétique, c'est-à,dire du · COll;Sidérations purement formelles, à partir d'un simple « calcul.»
discours qui s'incarne dans le jugement esthétique, et son r;ipp<>rt à (comme dirait Heidegger),' sans- aucun « contact sensible » avec
une éventuelle théorie des arts. _ les:Alpes'\8; Il n'en:I(" pas de même dans le cas d'un jugement de
Partons du premier p<>int : le discours es_thétique n'est pas.un 'gpût :,.la .communicabilité universelle de mon jugement .concer-
discours cognitif, puisqu'il n'énonce ucune.affirmation-.conccr".' nant la beauté du.mont Blanc (ou du ,Ccrvin)-exige l'accessibilité
nant les propriétés de son objet. Nous avons yu,que,.cette,:thèse ' pçrceptuellc de la, mon_tagne p<>ur. les..autres ,sujets qui jugent
devait être interprétée en un sens très ,fort, c'.c;st•à-dire qu'elle thétiqucment.-J?exige, _certe-s que mon jugement· soit considéré
impliquait notamment l'impossibilité _d une. déd ction, e>u .d unc ·co.g1._me valant - univ rscllement,: mais_ uniquement··sous_ l.a condi
dérivation de tout jugement .de goût, à P3:rtir,d'un jugement' de tion,d'une·expérience correspondame.µe la part des·autrcs ujets
connaissance p<>rtant .sur le bel objeL Il sen1blc donc.y•avoit: une fa1111ains (puisqu'it'm'est impossible de·dêrivçr, des !létermina-
indépendance•réciproque du jugement esthétique et.du jugement tions conceptuelles - d nc détachables de l'expérience directe
de connaissance, puisque la possibilité inverse d'une dédu.ction.ou à, partir de mon jugement '9j. On voit à. quel p<>int chez Kant la
dérivation d'un jugement de connaissance à:partir d'un juge,nent ,;éflexion esthétique est - sous sa forme utopique -c- une-réflexion
76 Qu'esl-ce que l',sl.bitique ,philosophique? Prollgommes kantiens 77
toujours autonome mais universellement .. partagée :à l'oc ion· •,bter;la solution kantienne.et à la qualifier d'empirique, échappe
d'un objet toujours singulier-mais:ui:iiversellement accessible;· aproblématique du jugement de goût et est liée au projet d'une
'L'universalité purement« obligationnelle » du jugement esthéili ',· cde l'art, Eneffet,lorsque Schiller note que, si l'on accepte la
que va de pair avec le fait qu'il est.émis comme exemple d'urierègle ution·kantienne, « le goût restera toujours empirique»; il 'a en
apriorique et non pas comme simple jugement empirique.,Cepen Clnon' p la question du-statut·dujugement esthétique,,mais
dant nous avons w que cette- règle. n est jamais énonçable e:de l'existence d'un,critère conceptuel apriorique permettant
Autrement dit, dans la•Critique de lafaculti dejuga, la question di:la edéfinir l'art : autrement dit, il postule d'avance que Je jugement
possibilité des jugements esthétiques ne se pose pas à l'intérieur de thétique est lié à une connaissance objectale. Or, d'après Kant il
l'opposition -dichotomique entre l'apriorique et l'empirique - mais Y-' pas/et il ne saurait y avoir, de critères objectaux aprioriques,
trouve sa solution dans u-n troisième , terme, Paprioriqu-e non one il nesaurait y.avoir de doctrine esthétiqu , mais seulement une
déterminé . conceptuellement. D'après.'. Kant; ce. troisième'. terme ·. ·gu, du jugement esthétique·: 1es critères, eux, ne sauraient être
rend poSSible une fondation apriorique du jugement esthétique,-·en u'empiriques et conjecturaux>
même temps qu'il interdit-toute doctrine esthétique apriorique Ge ne .,En résumé on peut dire que, selon,Kant, l'impossibilité pour le
reviendrai plus ici. sur les difficultés inhérentes à cctté conccptiôn ugement esthétique de donner lieu à une doctrine est due·à deux
du jugement esthétique: il suffit de remarquer qu'elle est en tout · · ons': ·
cas incompatible avec une théorie spéculative de l'Art). .. >>.a) ,Le jugement esthétique. n'est pas un jugement sur un objet
Certains successeurs de Kant n'ont'pas ·tcnu·comptc dc:cettc · ,sur le rapport que .là-représentation de cet objet entretient
distinction entre l'empirique et l'apriorique conceptuellement non vec nos facultés. S'il·nous arrive de parler comme sUe jugement
déterminable, ce qui les a amcnés"•à-une méconnaissance, de son thétique se rélërait à des propriétés conceptuellement détermi-
esthétique : c'est le cas de Schiller qui,'dans ses Ka/lias-Brieft (J793, . éès,del'objet, c'est uniquement par abus de langage..En réalité le
donc trois ans après la parution de la Critique de la faculté de juger, jugement esthétique ne fait'que rapporter au sujet la représentation
crédite Kant de la thèse selon laquelle le goût serait empirique : la9uelle un objetest donné; et il «rie•permet de remarquer
« La difficulté d'élaborer objectivement un concept de la beauté et au?Jne propriété de·l'objet, mais seulement la forme finale dans la
de le légitimer de manière apriorique en partant de la nature de la ,.détêrmination des facultés représentatives·qui s'occupent avec cet
raison, est presque incalculable.. [...]Aussi longtemps qu'on n'y ++objet" ». . · .. . .·
réussira pas, le goût restera toujours empiriquc,·ce que·Kant pense ,>i.,b FLe jugement de goût repose certes sur une règle, dont il
être inévitable. Mais c'estjustcment de ce caractère.inévitable de ::,.>prétend.être une exemplification, mais cette règle est non formula-
l'empiricité, de cette impossibilité.d'un' principe objectif pè,ur le });/ bic et subjcctivè : elle conCCrile'la communicabilité universelle d'un
goût que je ne saurais encore-me persuader-?0 » Pourtant quelques 'intiment désintéressé' provoqué par une finalité. sans fin spécifi-
lignes plus loin, il décrit correctement la solution kantienne comme :::t,que.Autrement dit, le jugement de goût n'est pasdéterminé par un
une solution subjective-rationnelle et il. l'oppose à: l'empirisme ''principe conceptuel et objectif: l'universalité esthétique « ne lie
sensualiste-subjectif de Burke ainsi qu'à la solution rationaliste-- pasle prédicat de.beauté au concept de l'objet considéré dans toute
objective de Baumgarten: Mais en même.temps il semble penser · sa sphère logique; et cependant l'étend à toute la sphère des sujets
que• seul un principe objectif, ou plus précisément un principe qui jugent 72 ». Donc, si on ne peut pas indiqùer de règle•d'après
capable de déterminer conceptuellement son objet, permet laquelle quelqu'un pourrait être obligé de reconnaître la beauté
d'échapper véritablement à la solution empiriste. Je n'entrerai pas d'une chose, c'est parce qu'il n'existe pas de critère conceptuel de
ici dans une discussion de sa propre solution, qui détermine te·beai.t -· la:beauté pouvant guider Je jugement de goût:« Il nepeut y avoir
comme une qualité sensible-objective et prétend échapper à la·fois .. dé règle objective du goût qui·détermine par un concept ce qui est
à l'empirisme, au rationalisme et 'à,ce·-qu'il pense être une tion- beau. Car tout jugement issu de cette source est esthétique, c'est-à•
solution, à savoir le « rationalisme subjectih·•de' Kant. Je veux --: son Principe déterminant CSt le seritiment du Sujet, non·un•
simplement souligner que la· motivation :qui ·amène· Schiller à :èoncept del'objet. Chi:rcher un principe du goût, qui indiquerait
78 Qµ'est-ce que l'estnitiqu, plûlosophiqu,? 79

par des concepts déterminés le.critérium-universel du.beau·;:estuh ll:iîë,·s'agit.pas d'un jugement de goût, fùt-il impur;
entreprise stérile, car ce que l'on·recherche /'SI impossible et (· ilg'cmcnt•déterminant au même titre que les jugements
même contradictoire. La communicabilité universelle.de la ·se · • ' ,s.urdesobjctsnaturels. Autrement dit, unjugemcnt
tion (de satisfaction ou d'insatisfaction) q\li se réalise sans"concep gnitif:est. aussi·,possible en face d'une œuvrc de génie
l'unanimité aussi parfaite que possible, de,tous.leHempset de to· '' ·:con'trairc··. on' voit:. d'ailleu.rs·.mal comment .il serait
les peuples, co.ncernant le sentiment, [donné] dans la représeri 1fu:cd'un objefnatùicl, puisque l'œuvre de génie est
tion de certains objets, est le critérium empirique, faible.certes'eti ... dfon;objct naturel),
peine suffisant pour permettre de supposer que le: goût;.,ainsi "n,tvcut,'rendre compte fidèlement de l'impulsion• méta,
garanti par des.exemples, a pour originekprincipe profondément uê:tfq damcn1:>1e de'la CritiljUII de lllfaadti de juger il faut
caché et .commun à tous.les -hommes de l accord,qui_-_doit exister- erJtrotS:domames:.
entre eux .dans les jugements qu'ils portent •sur les formes, sou;i e,jugemmt 'ésthitique pur qui est unjùgement 'de valeur fondé
lesquelles les objets leur sont donnés 73• » . · .· 1Sentiment·intime·;:..-··
Il est .important de comprendre la portée réelle de la thèse è'jùgemmtesthitiqu,-nDrmatifqui·est fondé sur l'assomption de
kantienne, car elle a souvent été mal-interprétée. Si .Kant prétend · : esfügles;·il implique une composante cognitive; puisqu'il
montrer l'impossibilité de toute doctrine du beau, de toute doctriÎt èdégitimé:qù'en·tant qù' n--a·d'abord analysé-si oui ou non une
esthétique, son analyse n'exclut en tj.en qu on puisse -porter des "•"_ ·1:doïmée:.·:cst :C()nfonnC•- aux règles. qu'on- accepte comme
jugements de connaissance sur des objets qualifiés par ailleu.rs · -és,:.:rnais Sa fonction reste d'oidre·évaluatif; ·
comme beaux. Il ne dit nulle part que les beaux objets sont des '>lejùgemmt cognitif qui· analyse les.œuvres d'art ·en tant
objets intrinsèquement inconnaissables : il exige simplement qu'on Oojets·de··connaissànce sans mcttrc-cette-ànalyse·au-scrviccd un
distingue les jugements de connaissancedesjugements esthétiques. êmcnt évaluatif. . .. .
Cc qui est enjeu ce n'est pas un !JIP< d'objets mais un !)lpe,d'attilu.de cureusement, dans le texte de Kant ces distinctions n'appa-
mentale. Il est vrai que, dans.la mesure.où Kant s'intéresse surtout , • t'pas toujours avec toute la nettetécsouhaitéc. Ainsi nous
au domaine du beau naturel, c'est uniquement dans ce cadre qu'il ..vôns"vu u'il neditjamais explicitement que dans le domaine de
présente de façon explicite la distinction cnt,:ejugements,esthéti- iàrt}:tàut comme dans.kdomaine du'beau naturel, l'impossibilité
ques et jugements cognitifs : il dit ainsi qu'une fleur peùt être d!Wl'e 'Qoctiine:n'interdit en rien l'existence d un·savoir- positif:s\lr
abordée d'un point de vue cognitif (par exemple par un. botaniste) les œuvrcs considérées indépendamment de l'attitude évaluative.
tout aussi bien que d'un point de vue.esthétique (éventuellement _!:ùne cèitainê manière cela· est normal, pùisque CC qui l'intéresse
par le même botaniste). Mais en toute.logique, la distinction vaui dans là'Critiqu, de lllfaeultl de juger c'est le jugement esthétique pur
aussi pour le domaine du.beau artificiel, pour le domaine de l'art :. :ins saspécificité par rapport alll( autresjugcments de valeur, et
il est donc toujours possible (et même souhaitable) d'étudicr,.par otâiniiient,aujugement noimatifrcposant sur des règlesconcep-
exemple,• une œuvrc architecturale coinmc · un .objet, et plus 'cllcs; Il :n'em che·que cc silence a été lourd de conséquences;
spécifiquement comme une rµlisation qui.répond à une intention non pas dans le domaine du beau naturel, mais dans celui du beau
humaine, donc comme une structuration qui,,:loin .·.de surgir .artificiéJ;.:c'est-à-dire dans le domaine de la théorie de I'arL On a
inopinément dans le royaume de la contingence '(la nature), est 'généralement fait dire,à Kant qu'unc'connaissance de l'art était
ancrée dans un horizon de pratiques individuelles .et. historiques impossible, alors qu'il soutient simplement que le jugement
dfjà constituées. esthétique· ne Saurait·être·-fondé· sur·une· tèllc·connaissance, ni en
Cette distinction entre le jugemen esthétique et le jugement fonder• une.-La «doctrine» dont il parle concerne uniquement le
cognitif ne doit pas non .plus •être. mnfondue avec. celle entre domaine du jugement esthétique, doncle domaine de la définition
l'aspect esthétique et l'aspect mécanique des beaux-arts : l'attitu.dc évaluative de l'art, et non.pas CClui·dc·S3. connaissance descriptive.:
cognitive visée ici n'est pas réd,uctI'blc au jugement de goût <Cèla dit, la révolution romantique et plus globalement la
normatif porté sur une œuvrc d'art selon sa conformité aux« règles tradition de la théorie spéculative de'I'Art ne saurait être expliquéê
80 Qµ'est-ce que l'eslltiûqu, philasophiqu,? ProllgMnines kantims 81
simplement comme une méconnaissance.dc_,la:véritablc portée dC;., ·· e,_ner. à ,nuancer, ou à.pr r, sa théorie du caractère ,non
l'esthétique kantienne. En réalité les romantiques- ,-,jûsaimléde,, ceptu .du jugement esthétique. En effèt, même le jugement
concevoir un discows sur les arts qui ne tùt pas doctrinairco étiqùej:mr,..pour autant qu'il.est encore un-jugemcnt·(et ne.se
L'exemple de Schiller est parlant: ce qu'il regrette, c'est que·Kan ; ·,.•'pas.à être un sentiment privé) doit.pouvoir.être motivé.
pense qu'.une connaissancc,aprioriquc.du-6tau,.donc dc-la:défini uantau jugement esthétique appliqué aux beaux-arts, il impli•
tion fvalwtive . l'art soiimpossible. Chez les romantiques de I , Monjours;,de l'aveu même de,Kant, une composante légitima-
le refus est encore plus radical, puisqu'ils vont rejeter l'interdit) . ce:qui fait appd à despropositions descriptives, puisqu'il conçoit
général formulé par Kant· à l'cnoontre de_ tor,k· amnaiUa'ilC:C '.p,uvre.comme produit artificid structuré scion certaines règles.
objectale aprwriq,u : l'idéalimte naissant, dont participe le romàn,, . µtrement .dit, la plupart des jugements de goût, dès Ion qu'ils se
tisme, va s'en prendre à la CriliflU de la rais,mpa,,plusenam:q à, i:llaulcnt, ,contiennent ·,des propositions descriptives. qui portent
la Crili4ra de. la faadli de jugu. Autrement· dit, même.- IÎ les · d..,gualités réierées à robjet esthétique ou artistique.
romantiques avaient compris que la théorie- kanticnnc,.n'interdit .'.est ce·que montre d àla proposition°type du-jugement de
nullement une connaissance des arts," ils, auraient rejeté cette tfrt(-selon: Kant,:. «a.est beau». Il- s'agit d'une proposition de
connaissance comme« empirique,.,. au·même titre qu'ils n::ïcnc,.> rmC'.prédicative et:elle prédique une qualité de l'objet et non pas
ront les sciences de la nature. C'est. qu'une connaissanœ, positive, , état,.affectif.:Certes, sdon·Kant cette forme grammaticale ne
des arts, telle qu'elle est rendue possible par l'esthétique kantienne,, pond pas à fa structure profonde de la phrase qui,.elle, serait
ne saurait remplir la tâche que le romantisme .attend d'une théorie. ICSSive et évaluativc (puisquelle est censée exprimer à la fois un
de l'art. La théorie spéciJlative de rArt naît de la volonté , 'iirnent et proposer une valeur). Il n'empêche que cette fonne
clairement assumée de construire; contre Kant, une dot:lriatide ticale; ïut-clle de surface, montre que le jugement esthéti-
!'Art, c'est-à-dire une définition d'essence fondée sur uneévalua::_ ue;:en tant q)l'acte discunif public, se présente souvent comme
tion. Il faut toujoun de nouveau insister sur ce point : cequi faitla "!/motivé par des propositions descriptives concernant l'objet Ajou•
spécificité de la théorie spéciJlativc de !'Art ce n'est pas qu'elle : f.tons 'que la structure propositionnelle retenue par Kant, à savoir
veuille donner une définition de l'art, ni même qu'dlc veuille· «·a,,cst beau», ,simplifie abusivement la structure effective des
en donner une définition d'essence. Ce.. qui rintéressc c'est de' :_ ·rjugcm·cnts esthétiques;. surtout lorsqu'ils·portent sur des·œuvrcs
fonder l'ezcellma de I'Art, son.caractère extatique en "1nl f!<'Art par \,,,'..d µt._ Cette- structure est plutôt : « a est un x tel que " beau.""'·
rapport aux autres activités humaines. Or, c'est .bien ce type de' ; '::Autrement dit, il est rare qu'un objct'soit qualifié de beau dans
définition que l'esthétique kantienne déclare impossible; puis-' 'JVàbsolu :cil l'est plutôt· par rapport à un champ contcxtud ou
qu'elle affirme que les critères d'excellence 11e sauraient.être des tcatégoriel spécifique 74• Or, cela implique l'idêe d'une comparabi-
critères univends, fondés «_objcctalement » et objectivement, mais 1:litédd'objct avec d'autres objets : celle-ci peut-elle raisonnable,
uniquement des critères subjectifs, valant pour un sujet individud ','ment être décrite.comme.étantsimplement de l'ordre du sentiment·
en face d'un objet singulier et ne pouvant donner lieu à une :.unfvcrsalisable?' N'implique,t-clle ,pas plutôt la possibilité. de,
univenalisation définitionnelle. :décrire les,traits,distinctifs qui font que j'accepte de dire que« a»
Le problème de la possibilit,é ou non d'une, connaissance ;'esi:un:«x»-qui CSt--beau?- -·
objectale des beaux-arts doit aussi,être distingué de celui du statut ,:.· •:.::t1_.:.Ce'qùi est en cause, èest sans doute l'opposition tranchée entre
des propositions descriptives dans lesqudles s'énonce éventuelle, ' tsentiment et concept, ou encore entre jugement esthétique pur et
ment le jugement esthétique.,Les deux problèmes n'ont rien à voir .·.· j11gement:csthétique appliqué·ou « impur». Il semblerait que le
l'un avec l'autre: la question du statutdes.propositions.descrip,, ' ;jugement, esthétique ,pur et, le. jugement· esthétique « impur»
tives dans lesquelles s'énonce lcjugement·esthétiquc, c'cst à-dire. ,.correspondent tout simplement à deux stades du dévdoppement
en fait le problème des prédicats esthétiques, relève pleinement de :des facultés esthétiques de l'homme; 'et le jugement esthétique pur
l'analyse du jugement esthétique. Kant ne l'aborde que: fort indi- ;-(c:x.pression directe·., d'un scntimcntf1c:cn ·représente sans doute
rectement, ce qui est regrettable, car cela aurait peut-être pu :.l'étàpc. la. plus primitive. C'est du.-moins ce que les études de
82 Qu'e:st·ce qu,l'esthiliqu, pkilosophiqu,? Prallg.....,. lrmmtns 83

psychologie développementalc appliquées au domaine du juge; \.ccllc,cntre jugement esthétique pur etjugement impur; elle
ment esthétique tendraient à· montrer. En etret,:,lc jugemen oie plutôt à la distinction entre une pure esthétique de la
esthétique pur correspond d'assez près à la description:ciqu tion·et unc··théorie de l'art quine saurait faire l'impasse sur la
Michael J. Parsons, dans son étude expérimentale·du développe:-'' ,,c:tuie intentionnelle de ses objets.
ment des facultés de jugement esthétique, donne:dc la premièiè' ,vi,;,de soi que le fait d'accepter l'existence d'une composante
étape de cc développement, celle qu'on trouvc,réaliséc,dans:les:c ccptuelle'danslcjugcmcntde goût ne signifie pas·qu'on le rabat
jugements esthétiques des enfants:·•« Le fait·d'aimer:cr cclui:de': ,:lejugèment de connaissance·: il s'agit-toujours d'un-jugement
juger sont traités comme des idées.équivale.rites? C.'est:commc;sf ûàti( puisqüc les traits descriptifs retenus• ne définissent· pas
notre réponse intuitive était déjà·. un jugement;·Ct<-comme->:si:'lê···, bjè.tÎTÙt mais' sonrceux qui ont provoqué un sentiment de plaisir
jugement était identique à la seule raison- que -nous: somme$""' :dé:déplaisir) de celui qui formule le jugement esthétique, Les
capables d'avancer en sa faveur, à savo1r_.Jc·. fait·.que l'objet:• Iloùs:.t> '·:d,sçriptift·.:iiie<tiblmls ne lnonl pas ptlTce qu'ils SOnl objectalemenl
plaît"·" Lefait que Kant accorde·la préierence au beau naturel' 7,: ·
s/inais parce'.qù'ils sont "suhjzctivemmt-atirtJ:]ants. ·
sur le beau artificiel s'accorde avec l'attitude·-adoptée à cette·étàper Comme on le voit, la conception kantienne de .l'expérience
du développement: la beauté visuelle·y est identifiéc:à>la·beautG· thétiqùc:(ct plus spécifiquement du jugement.esthétique) n'est
des choses reproduites, donc à la beauté·naturellci Mais Parsons': '. sans' poser des problèmes. Je ne prétends pas y avoir apporté
montre aussi - ce dont on se serait·douté.,.,. ... '-que.lc développe;=, '..·.:,;·réponses ·conclusives. Il me suffit d'avoir•- montré que si sà
ment ultérieur, loin de se cantonner à-.·u.iie telle .expression-:d n - · rie est:inCOmpatible avec tout·projet d'une théorie spéculative
sentiment intime, fùt-il acce>mpagné d'une exigence,d universalité;i' è PArt, elle·nc:s'oppose nullement à une connaissance positive _des
tend à s'ouvrir toujours davantage à l'acceptation: de,détermina;t. · )AtltremeIÎt dit, les difficultés-que rencontre sa déterminatioil
tions conceptuelles, qu'il s'agisse de savoirs.empiriques concernan,t> 'urcînent' '« émotiviste »· du jugement esthétique sont indépcn-
l'objet jugé ou de normes conccrnant·les critères, de jugement: arites'dc,Ja validité évèntuellcde sa thèse centrale que l'on peut
Certes, comme le soutenait Kant, lejugement est toujours fondé en: · cr en·'deux points.
dernière instance dans mon attitude face· à· l'ccuvre,. ·mais:·cette,-- }a)'t'analysc: méta-csthétique·montre que le problème de la
attitude peut fort bien être modifiée par des raisonnements d'ordre',: "ibilité d'·unè COnnaissance objective des arts est indépendant à
conceptuel qui m'amènent par exemple à voir des.,choses quc:jé: '\ro;,i-de Ja·questiori du statut' dujugemenfesthétique (pur ou
n'avais pas vues, ou qui me ·montrent que ma réaction est:mak ppliqùé), de celle du statut des propositions descriptives capables.
adaptée, trop simpliste, etc.76• Autrement dit, la psychologic,du'· ,cvcntuèlleinent de motiver cc jugement esthétique et de celle de la:
développement conforte la thèse kantienne en ce qu'elle démontre j,ôssibilité'ou dcl'impossibilité d'une doctrine esthétique apriori-
que le jugement esthétique est effectivement fondé sur le scotimènf, que.. Elle n'interdit donc en rien une connaissance positivede l'art;
de plaisir ou de déplaisir de celui qui.!'énonce, mais elle:montre.crr; connaissance qui a exactement le même statut que les autres
même temps que la source du sentiment de plaisir lùb-mêmc estfort.·: :discours cognitifs; elle n'interdit pas non plus la possibilité d'une
complexe et peut comporter ,une réf'crencc à des faits cognitifs qùi, :motivation du jugement esthétique par des descriptions objectales,
sont un bien public au même titre que les··savoirs· ·su,Je monde.-· . étant entendu que les traits décrits sont choisis en vertu du plaisir
Cela ne vaut pas seulement pour l'art, mais aussLdans le domaine <:qu'ils provoquent et non pas en tant que traits définissant l'essence
de l'appréciation du beau naturel ; dans les civilisations chinoise et: de l'objet en question.
japonaise, qui possèdent une esthétique du beau naturel beaucoup' b) Elle affirme l'impossibilité de réduire le jugement rsthétique
plus complexe que la nôtre, l'appréciation·des beautés naturelles: aux jugements descriptifs motivants, c'est-à-dire qu'elle est incom-
relève d'une culture acquise, riche, en déterminations con patible avec une doctrine esthétique (le terme de« doctrine» étant
tuclles, beaucoup plus.que d'unc·scnsibilité·spontanéc. C'est là ici pris au sens fort qu'il a chez Kant, c'est-à--clire en tant que
raison pour laquelle l'opposition entre le beau naturel ctlc beau synonyme de théorie objectale déterministe), puisque celle-ci
artificiel n'est pas réductible- contrairement à cc que pense Kant consiste justement dans la prétention de transformer un jugement
84 Qu'est-ce que /'esthitique phw,opkique?

évaluatif fondé dans un sentiment de plaisir en une connaissance·


objectale. :,
Avec- le romantisme naît donc une confusion: lo.urde .de.COnsé-:t-
quenccs : une cattgory mor qui consiste, à confondre le disco,Ull<;
cognitif consacré aux arts avec une « doctrine ». au _sens kantiei(du·
terme. En effet, la théorie spéculative de l'Art traite Part comme.1un/
domaine ontique spécifique en vertu de sa valeur: ,cUe.Jon4e.-<une.
catégorie ontique sur une catégorie évaluative Elle. nfond.rart.
comme objet phénoménal et l'art comme valeur: elle le définiq;a,::
sa valeur et le valorise.en-retour par.; a dé.finition. De-ce-fait,;.s
DEUXItME PARTIE
distinction entre art.et non art-est fatalement une ligne de. partage;
tracée à l'intérieur des pratiques.artistiques: le-.geste d'exclusion,
est le complément de la sacralisation. · ,, LA THÉORIE
Ce qui- est..en cause ce_ n'est -pas que la .théorie-spéculative;"de ·
l'Art ait,abandonné la démarche méta-esthétique de: Kant ·= SPÉCULATIVE
encore qu'on puisse.regretter qu'il.ait fallu attendre le.xx.c-:sièclê.
pour , la voir. réactivée (dans la philosophie analytique anglo :
DE L'ART
américaine). La.décision des romantiques.. de .se:-tçmmer vers. la,
théorie de l'art a certainement été un geste positif. Que, ce faisant,
ils aient été obligés de se .séparer·· de ...Kant:. est .tout-:.a_ussi;
compréhensible, vu le caractère peu développé, .voire.inco_hérent '.
de ses positions sur l'art et la préférence q_u'il ,accorde ,au, bca1.1.:
naturel. Mais la rupture fondamentale - et la plus lourde de
conséquences - se situe ailleurs :.dans la sacralisation-,des al'tS-ct;·
dans la construction d'une doctrine spéculative, censée légitimeri
cette sacralisation. L'aspect central ,de la théorie spéculative d,e:
l' Art ne réside donc pas tant dans sa volonté d'al.ler aucdelà de
Kant que dans les facteurs qui la motivent ,et dans sa façon de,
coµcCVoir ce« dépassement». - 'c :;.
CHAPITRE II

La naissance de
la théorie spéculative de !'Art

Lorsqu'on passe de l'esthétique kantienne à l'esthétique roman-


tique on a des difficultés pour accommoder son regard : c'est qu'on
change complètement d'univers. On remarque certes assez vite que
le changement « technique » concerne à la fois le statut accordé à
l'art et celui accordé au savoir esthétique, mais en même temps on
réalise que son enjeu dépasse toute question strictement esthéti-
que: la révolution romantique est le lieu d'un bouleversement
fondamental, d'un changement radical dans la façon de concevoir
le monde et le rapport de l'homme à ce monde, au niveau de la
sensibilité la plus individuelle et la plus privée aussi bien qu'à celui
de la vision globale de l'existence humaine. Ce bouleversement se
condense certes dans le domaine esthétique, mais c'est à son
caractère généralisé que la révolution romantique doit d'être une
étape majeure dans l'histoire de la culture occidentale, au même
titre que la Renaissance ou l'âge des Lumières 1•
Quel est le caractère de cette révolution? Le républicanisme du
jeune Friedrich Schlegel ou de F. W.J. Schelling, de même que le
« radicalisme » de bon nombre des théories esthétiques des frères
Schlegel ou de Novalis risquent d'induire en erreur le lecteur
contemporain : la révolution romantique, et ce dès l'époque de
Iéna, a été fondamentalement« conservatrice», en ce sens qu'elle
a visé - et réussi pour une grande partie - à annuler le
mouvement vers une laïcisation de la pensée philosophique et
culturelle entrepris par les Lumières, et dont le criticisme kantien
est un bon exemple.
Il n'est guère possible de négliger complètement la « vision du
monde » romantique tant elle est liée intimement aux problèmes
esthétiques. La naissance de la théorie spéculative de l'Art résulte
88 La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 89
certes de la conjugaison de multiples facteurs sociaux, politiques et tisme était une religion de l'art, mais il est tout autant la théorie
intellectuels. Mais tous ces facteurs ont le même centre secret, qui d'un art théologique : la sacralisation de l'art est indissociable de
est double : d'une part rexpérience d'une désorientation existen- sa fonction religieuse.
tielle, sociale, politique, culturelle et religieuse, d'autre part la Mais l'Unité est en même temps défaillante : les écrits de
nostalgie irrépressible d'une intégration harmonieuse et organique Friedrich Schlegel et de Novalis ne cessent de tourner autour du
de tous les aspects de la réalité humaine vécus comme discordants thème de sa perte et de l'espoir de sa réinstauration prochaine. C'est
et dispersés. Ainsi, on ne saurait nier que l'interrogation sur le p ur cette raison qu Novalis regrette l'unité monolithique de
statut de l'art soit en relation avec la naissance de la figure de l'Eglise du Moyen Age, déplore la force de dispersion et de
l'artiste «libre», c'est-à-dire en fait avec l'introduction de plus en singularisation issue de la réforme et de l'âge des Lumières, caresse
plus manifeste de la logique du marché dans la circulation de la le rêve d'une restauration de la papauté comme pouvoir suprême
culture artistique et littéraire : le remplacement des liens de réunissant de nouveau sous sa bannière les peuples d'Europe. Et
dépendance personnelle par la sanction anonyme et imprévisible c'est pour la même raison que le jeune Friedrich Schlegel regrette
du marché devait amener fatalement les artistes et écrivains à se l'unité organique de la culture antique, déplore la dispersion
poser des questions sur le statut de leur activité 2• Dans le cas précis subjectiviste de la littérature moderne et annonce la réinstauration
du romantisme allemand, il convient de ne pas négliger les facteurs d'une littérature classique. Il est vrai que, contrairement à Novalis,
politiques. L'éclatement des structures feodales précipité par la il pense que cette réinstauration d'une littérature classique ne se
révolution française, d'abord salué puis très vite déploré par les fera pas à travers une régression historique, mais au contraire
romantiques allemands, n'est pas pour rien dans la double grâce à une exacerbation du subjectivisme moderne qui, de lui
caractéristique paradoxale qui définit leurs textes : une célébration même, produira son opposé, à savoir une culture objective
du subjectivisme le plus radical combinée à une nostalgie, de plus renouvelée.
en plus envahissante, déplorant la destruction des structures Mais c'est sans doute dans le domaine philosophique que le"
sociales intégrées, réputées « organiques ». Lorsque Novalis, dans besoin de l'Unité se manifeste avec le plus d'ampleur, et on le
l'envol mystique de Foi et amour (1798), encense le jeune couple trouve non seulement chez Friedrich Schlegel et Novalis, mais
royal de Prusse, ou l<_>rsque, dans La ch étienté et l'Europe (1800), il se encore chez Hôlderlin et les têtes pensantes de l'idéalisme objectif,
fait le chantre de l'Eglise du Moyen Age et de la contre-réforme, Schelling et Hegel. C'est Kant qui est visé : on l'accuse d'avoir
l'homme qui parle est le même que celui qui dans ses fragments verrouillé l'ontologie, d'avoir limité le domaine du savoir aux
littéraires défend les conceptions poétologiques les plus nova- formes et catégories subjectives ainsi qu'aux objets phénoménaux,
trices 3• Sa éonception radicale de la poésie va de pair avec une d'avoir réduit la question de l'hen kai pan- del'être et de Dieu-
théorie sociale dont on a cru pouvoir dire qu'elle était cons..e. rvatrice austatut d'une pure Idée de la raison, inaccessible à la spéculation
et, surtout, qu'elle annonçait par son culte de l'unité, de l'Etat et de théorique. Voulant dépasser et intégrer la critique kantienne dans
la hiérarchie les idéologies totalitaires du xx' siècle 4• une nouvelle doctrine ontologique, les romantiques et les penseurs
de l'idéalisme objectif remettent en vogue les grands systèmes
Le maître mot de l'idéologie romantique est sans conteste métaphysiques. D'où leur recours à Leibniz, Spinoza, Boehme,
!'Unité. Cette Unité possède deux caractéristiques. D'une part elle Plotin, c'est-à-dire à des constructeurs de systèmes monistes de
n'est pas conçue comme un principe abstrait, mais comme une l'Univers - réinterprétés dans une perspective subjectiviste. Ainsi
force vivante et vivifiante, âme d'un Univers organique où tout est Novalis développe-t-il conjointement sa théorie de la poésie et une
vie. Elle est de nature théologique : les vicissitudes des errances métaphysique de l'Univers d'inspiration plotinienne.
romantiques à travers le panthéisme antique, le spinozisme puis le C'est dans ce cadre global de la vision du monde romantique
catholicisme sont révélatrices non pas tant dans ce qui les qu'il faut situer la révolution esthétique - et notamment la
distingue, mais dans ce qui les unit, à savoir cette exigence d'une nouvelle conception des arts et la nouvelle définition du statut du
vision théologique de l'Univers. On a dit souvent que le roman- discours sur les arts - si on veut en comprendre les motivations
90 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 91

profondes. Cette vision du monde a d'ailleurs été amplement guant entre l'esprit philosophique et sa lettre : « Certains croient
commentée: pendant longtemps l'étude de l' « âme romantique» trouver la forme parfaite de la philosophie dans l'unité systémati-
a été l'un des sujets privilégiés des recherches sur le romantisme. que; mais entièrement à tort, car la philosophie n'est pas de l'ordre
Plus récemment l'attention s'est déplacée vers ses aspects esthéti- d'une œuvre extérieure de présentation (Darstellung) : elle est
ques et poétologiques : le résultat le plus important de ces travaux uniquement esprit et intention [ ] Le concept, le nom même de la
a été de montrer que la révolution romantique pouvait être philosophie, ainsi que toute son histoire, nous indiquent qu'elle
considérée comme le lieu de naissance de la plupart des thèses n'est rien d'autre qu'une recherche infinie qui -n'aboutît jamais
7
esthétiques et poétologiques de la « modernité 5
». En revanche, (ewiges Suchen und Nicht-Finden kiinnen) • » Novalis, s'inspirant
pour autant que je sache, le problème du statut accordé au discours largement des théories néo-platoniciennes, affirmera de son côté
sur les arts et de son lien avec la sacralisation de ceux-ci ont moins que la réalité fondamentale est accessible uniquement à travers une
extase qui échappe à la discursivité rationnelle, puisque cette
retenu l'attention : or le passage de Kant au romantisme se joue
dernière présuppose toujours la dualité entre un sujet qui énonce et
aussi sur le plan épistémologique de ce statut et, d'autre part, la
relation entre la sacralisation des arts et la naissance d'une théorie un objet sur lequel porte l'énonciation. Seule la création poétique a
spéculative les concernant n'est pas de l'ordre d'un parallélisme accès à une contemplation extatique dans laquelle le poète est à la
fortuit. fois sujet et objet, moi et monde.
La naissance du romantisme résulte cependant d'un facteur plus En résumé, l'instauration de l'Art comme révélation ontologique
spéèifique: la conviction que le discours philosophique est incapa- ne naît pas simplement d'une défaillance de la philosophie comme
ble d'exprimer de manière adéquate l'ontologie théologique renou- telle, mais de manière plus spécifique de l'incompatibilité entre sa
velée. Au moment de sa naissance, la théorie spéculative de l'Art forme discursive et son contenu (ou sa réïerence) ontologique.
est indissociable de l'idée que l'Art doit remplacer le discours C'est alors que surgit l'Art: il réalisera la présentation du contenu
philosophique défaillant: l'expérience fondamentale des romanti- de la philosophie.
ques réside dans l'idée que la philosophie ne saurait être le lieu La spécificité du romantisme par rapport aux développements
d'épanouissement de l'onto-théologie. Autrement dit, c'est parce ultérieur de la théorie de l'Art réside dans ce double agencement:
que le discours philosophique est dévalorisé que les arts, et en non seulement l'Art est doté d'une fonction ontologique, mais
premier lieu la poésie, en viendront à être investis d'une fonction encore il est la seule présentation possible de l'ontologie, de la
ontologique. métaphysique spéculative. En effet, sur ce point précis, l'idéalisme
Cet apparent congé donné au discours philosophique est para- objectif s'opposera frontalement aux penseurs romantiques. Chez
doxalement l'œuvre du discours philosophique lui-même6• C'est Schelling ou Hegel, l'Art n'en continuera pas moins à être investi
que l'impulsion philosophique romantique est bicéphale, distendue d'une fonction de révélation ontologique, mais son rapport au
entre un héritage méthodologique, qui reste criticiste, et la nouvelle discours philosophique sera pensé différemment. La solution
ontologie théologique. Les deux impulsions se situent àdes niveaux idéaliste elle-même sera d'ailleurs instable : Schopenhauer, Nietzs-
differents : l'ontologie théologique fonctionne comme une vérité che ou Heidegger reprendront à nouveaux frais le problème, sans
évidente dont la nature discursive est du même coup méconnue; la cesse relancé, de la position hiérarchique respective del'Art et de la
méthodologie criticiste, quant à elle, est censée représenter la philosophie.
discursivité philosophique par excellence. L'ontologie moniste fait Dans la théorie spéculative de l'Art, les arts sont donc pris en
figure de pôle réïerentiel « naturalisé » qui est vécu comme non tenaille par le discours philosophique, au niveau de leur fonction
énonçable dans l'horizon de la discursivité philosophique, com- comme de leur contenu. C'est en ce sens que la sacralisation de
mandée par le dualisme du sujet et de l'objet, et donc par l'Art et la genèse d'une théorie spéculative de l'Art sont indissocia-
l'impossibilité d'énoncer leur unité absolue. bles : les modalités de la sacralisation sont prescrites par la théorie
Friedrich Schlegel exprimera cette non-coïncidence entre le spéculative, mais en même temps c'est la sacralisation qui en
contenu idéal de la philosophie et sa forme discursive en distin- premier lieu motive la mise au point d'une théorie spéculative
92 La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 93

censée la légitimer. Cela explique sans doute pourquoi la tradition tion romantique sans mentionner un dernier trait: la nature
philosophique allemande issue de la révolution romantique se croit foncièrement historiciste de la théorie romantique de l'Art. L'histo-
toujours obligée de développer aussi une théorie de l' Art et de lui ricisme peut être caractérisé comme une théorie qui transforme les
ménager une place stratégique dans la construction métaphysique événements et faits historiques en signes d'une réalité plus
globale. Art ontologique et métaphysique de !'Art se conditionnent fondamentale, en manifestations empiriques de déterminations
réciproquement : la théorie spéculative de l'Art sera toujours une d'essence transcendantes (les formes peuvent être multiples :
détermination spécifique à la fois du contenu de l'Art et du lieu autodéveloppement de l'esprit absolu, lutte pour la vie, destin de
occupé par lui dans une ontologie générale. En nous disant que l'être, etc.). Autrement dit, il y a historicisme dès lors que les
l'Art révèle l'être, la théorie spéculative de l'Art doit toujours aussi, événements et faits historiques ne sont plus étudiés dans leur
et dans le même geste, le situer dans l'être qu'ainsi il révèle : il est à agencement factuel (c'est-à-dire par rapport à d'autres éléments du
la fois révélation ontologique et objet de l'ontologie. Chez les même ordre de réalité ou d'un autre ordre de réalité empirique),
romantiques la poésie nous révèle l'Univers, en même temps mais comme autant de traces de facteurs transcendants. C'est une
qu'elle en constitue la figure eschatologique. Chez Hegel l'art est doctrine qui est omniprésente non seulement dans le romantisme,
révélation sensible de !'Absolu en même temps qu'une des figures mais aussi, bien entendu, dans l'hégélianisme : nous la rencontre-
de l'Esprit, une des étapes dans une hiérarc ie systématique rons dans la conception schlégélienne de l'histoire de la Littéra-
culminant dans l'autoréalisation philosophique. A l'autre bout de ture; nous la retrouverons dans la systématisation historique des
la filiation historique, chez Heidegger, l'œuvre d'art est à la fois la arts chez Hegel. Elle est absente chez Schopenhauer, mais nous la
poïésis de la destinée historiale de l'être (comme être d'un peuple verrons de nouveau à l'œuvre, sous une forme certes très différente,
historique) et une catégorie fondamentale qui s'oppose à la chose et chez Nietzsche et, plus tard, chez Heidegger.
au produit. Cet historicisme n'est qu'une des formes du messianisme
Kant avait déclaré impossible toute doctrine du beau, arguant utopique qui est inhérent à la théorie spéculative de l'Art. J'ai dit
du fait que le beau n'était pas de l'ordre d'une détermination que le culte romantique de l'Unité était celui d'une Unité
conceptuelle. Appliquée aux arts, cette thèse revenait à frapper de défaillante, d'une Unité à (r)établir : grâce à la doctrine histori-
nullité cognitive toute doctrine philosophique fondée sur une ciste, l'histoire se transforme en cheminement vers le Salut 8• Dans
définition axiologique et à limiter le discours esthétique à la la destinée ultérieure de la théorie spéculative ce messianisme
critique évaluatrice des œuvres et à l'étude des mécanismes prend bien entendu des formes diverses. Ainsi la fonction qui est
technico-formels. Quant à la philosophie, elle devait analyser non accordée à l'époque contemporaine dans la dynamique historique
pas !'Art (comme objet axiologique), mais le jugement esthétique n'est-elle pas toujours la même : pour Hegel par exemple l'époque
instituant les objets esthétiques. Le romantisme se propose de contemporaine est l'époque de l'accomplissement. Les romanti-
court-circuiter la troisième Critique en réduisant le Beau au Vrai et ques sont plus indécis : en un premier moment ils conçoivent
en identifiant l'expérience esthétique à la détermination présenta- l'époque contemporaine comme l'aube de l'accomplissement, mais
tive d'un contenu ontologique._ En même temps nous ne rencon- plus tard ils la dénonceront comme étant foncièrement anti
trons plus des œuvres artistiques mais uniquement des manifesta­ poétique (d'où la fuite en arrière). Pour le jeune Nietzsche et pour
tions de l'Art: si l'Art révèle l'être, les œuvres artistiques, elles, Heidegger l'époque contemporaine est l'âge de l'aliénation : d'où le
révèlent l'Art et sont à déchiffrer comme telles, c'est-à-dire comme caractère si souvent polémique de leurs écrits, y compris dans le
autant de réalisations empiriques d'une même essence idéale. C'est domaine esthétique. Schopenhauer, bien qu'il défende lui aussi une
donc aussi parce que les œuvres (et les arts) sont réductibles à !'Art Heilslehre esthétique, est Je seul à ne pas proposer d'eschatologie
que ce dernier peut être révélation de l'être : la définition de l'Art historiciste : c'est que, platonicien strict, il refuse toute réalité à
comme présentation de l'onto-théologie implique la réduction des l'histoire et au changement.
œuvres (et des arts) à la théorie de l'Art. C'est dans le cadre de ces caractéristiques générales du roman-
1
' On ne saurait clore cette présentation synoptique de la révolu- tisme que prend place le double problème que je me propose
La naissance de la théorie 95
94 La théorie spéculative de l'Art

d'étudier ici. Il s'agit d'abord de la sacralisation de la poésie. Je L'impuls10n initiale de l'activité intellectuelle de Novalis est
l'étudierai à travers les textes de Novalis. Il aurait évidemment donc d'ordre philosophique et non pas poétique : les premières
aussi été possible de l'analyser chez Friedrich Schlegel, mais j'ai traces majeures de son évolution spirituelle sont des notes consa-
préféré réserver les textes de celui-ci pour l'étude de l'autre aspect_: crées aux doctrines philosophiques « à la mode » en cette dernière
la genèse d'une théorie spéculative de l'Art. De tous les romant1 décennie du XVIIIe siècle : le criticisme kantien et surtout la
ques, Schlegel est celui qui poursuit avec le plus de rigueur le projet philosophie fichtéenne. Or, la lecture que le jeune Novalis fait des
d'une théorie esthétique, et plus spécifiquement d'une théorie de la textes de ces auteurs montre très clairement comment, à défaut d'y
littérature, fondée sur la sacralisation del'Art. Le double fait que la trouver ce qu'il cherche, il y introduit toutes sortes de gauchisse-
tradition de la théorie spéculative de l'Art s'inaugure par une ments afin de les accorder à sa propre visée. Celle-ci, après une
théorie de la littérature et que cette théorie s'incarne en une période d' « incubation » qui est celle des notes consacrées à Fichte
(1795-1796), s'énonce explicitement dès 1797: l'autocompréhen-
histoire de la Littérature, n'est évidemment pas indifférent quant
au destin ultérieur de la tradition en question. sion de l'être dans toute sa plénitude ne peut avoir lieu que dans la
création poétique.

I. LA POÉSIE COMME RELÈVE DE LA MÉTAPHYSIQUE De la philosophie à la poésie

Les études sur Fichte (1795-1796) constituent le premier docu-


S'il est vrai que la sacralisation romantique de la poésie est la ment de l'apprentissage philosophique de Novalis; parallèlement
traduction d'une impulsion philosophique en une problématique à elles contiennent déjà les premiers germes de sa propre vision
la fois esthétique et artistique - et plus spécifiquement poétique théologique du monde. Il doit donc être possible d'analyser à leur
- il n'est pas étonnant que les « années d'apprentissage» de occasion comment se fait le passage d'une problématique d'analyse
Novalis et de Friedrich Schlegel, les deux esprits les plus radicaux philosophique à un souci de vision du monde et de montrer les
du romantisme de Iéna, aient été consacrées, sinon exclusivement, déplacements conceptuels qu'un tel changement d'enjeu stratégi-
du moins dans une proportion importante, à la réflexion philoso- que implique.
phique. La manière dont celle-ci se conjugue à d'autres champs Il ne saurait être question de suivre pas à pas les réflexions de
d'intérêt est d'ailleurs révélatrice•: alors que Novalis s'attache de Novalis qui sont très décousues. Je me bornerai à tenter d'en saisir
préférence à des questions religieuses, et plus généralement à des la dynamique fondamentale, à savoir la prise de conscience
problèmes d'ordre théologico-politique, Friedrich Schlegel tente progressive d'une incompatibilité entre la philosophie criticiste
plutôt de relier ses travaux philosophiques à une réflexion philolo- (fût-ce sous sa forme fichtéenne) et le projet romantique.
gique et historique. Mais ces différences, pour intéressantes Le trait le plus apparent de la lecture de Fichte par Novalis
qu'elles soient, ne doivent pas faire oublier l'identité foncière de ce réside dans une dramatisation existentielle et vitaliste d'un projet
qui est en jeu chez les deux amis : l'élaboration d'une doctrine philosophique qui, malgré ses ambiguïtés, reste encore proche de la
ontologique qui serait à la fois la légitimation de l'activité poétique démarche kantienne. La Wissenschaftslehre 9 de Fichte se propose en
et son thème central. D'entrée de jeu, la création poétique, et plus effet un but bien précis: la remontée jusqu'au fondement absolu de
généralement artistique, est donc considérée comme couplée à un la connaissance. Tâche ambitieuse certes, mais néanmoins stricte-
savoir qui la fonde et en constitue le thème : l'activité artistique est ment circonscrite : la théorie du« moi absolu» ne prétend avoir de
essentiellement réflexive. Ni Novalis ni Schlegel n'auraient admis validité que dans le cadre de la problématique gnoséologique. Du
la possibilité d'une création artistique coupée d'un tel savoir même coup l'agencemènt des trois « propositions » fichtéennes
fondamental : c'est bien en cela qu'ils fondent la modernité de l'art, fondamentales (le moi absolu comme fondement dernier le non-
. '
et plus spécifiquement de la littérature. mm comme « autre » du moi, la construction du réel comme
f'
96 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 97

limitation réciproque du moi et du non-moi) est d'ordre essentielle- l'être au-delà des étants, ou comme il le dit, le flottement entre
ment conceptuel : il ne s'agit pas d'une théorie ontologique du moi, l'être et le non-être.
ni a fortiori d'une genèse historique ou psychologique du sujet Pourtant, si la vie est au-delà de la discursivité philosophique,"
humain; le moi n'est considéré qu'en tant que sujet du savoir. Ce qui elle n'est pas pour autant ineffable. Pour le romantisme de Iéna,
est en jeu, c'est- comme chez Kant - la déduction des conditions comme pour l'idéalisme naissant (jusqu'en 1800 au moins), la
conceptuelles aprioriques qui rendent possible la connaissance «vie», si elle ne peut être saisie par la philosophie, peut en
humaine. Certes, comme Fichte· suit une méthode synthétique revanche être exprimée par la poésie, et plus généralement la
plutôt qu'analytique, sa démarche est d'une certaine manière sphère artistique. C'est là le rêve utopique que Novalis poursuivra
génétique : mais il s'agit d'une genèse logique, d'une genèse des à travers son roman mythologico-théologique, Henri d'Ofterdingen,
concepts et non pas d'une genèse antique. Le fait qu'il introduise tandis que Schlegel en élaborera la figure théorique dans sa théorie
un moment pratique (la volonté) dans la déduction de la possibilité du roman. Même Hegel, pendant les années de Nuremberg,
du savoir ne doit pas être compris comme impliquant une proposera une « religion de la beauté », souvenir de l'esthétisme
psychologisation existentielle du problème gnoséologique : on doit radical du Attester Systemprogramm, texte issu de ses séances de
plutôt y lire la nécessité, selon Fichte, d'introduire la volonté de « symphilosophie » avec Hëiderlin et Schelling. Quant à ces
savoir parmi les conditions aprioriques de celui-ci. derniers, le premier dans Hyperion, le second dans son System des
Or, Novalis - après une première période pendant laquelle il transzendenta/en ldealismus de 1800, ils placeront eux aussi l'art au-
vise surtout à se rendre maître du vocabulaire fichtéen- glisse très dessus de la discursivité philosophique.
vite vers une problématique ouvertement existentielle et spécula- L'introduction de la notion de« vie» comme terme absolument
tive, c'est-à-dire vers un refus, implicite d'abord, explicite ensuite, premier est un indice du fait que, dès le début de son apprentissage
de la dimension criticiste dans laquelle Fichte, à cette époque du philosophique, Novalis se détourne de la question criticiste du
moins 10, continue de s'inscrire. fondement du savoir au profit de la question du fondement de
La dramatisation existentielle et spéculative passe par la notion l'être. On ne s'étonnera donc pas de le voir assez vite aboutir à une
de «vie» introduite dès le premier cahier de notes, qui date de position paradoxale : la métaphysique comme savoir fondamental
l'hiver 1795: « S'il existait une sphère encore plus élevée [que celle sera visée comme but absolument désirable, mais en même temps
de l'opposition entre le moi et le non-moi], ce serait celle située elle apparaîtra comme impossible, en vertu de l'idée que Novalis se
entre l'être et le non-être- le flottement (Schweben) entre les deux. fait de la discursivité philosophique, qu'il identifie comme telle au
Il s'agirait de quelque chose d'inexprimable, et ici nous sommes criticisme: or, le criticisme, et cela Fichte l'énonce clairement, ne
confrontés au concept de la vie [...] Ici la philosophie s'arrête et saurait aller au-delà du « moi pur», au-delà du sujet.
doit s'arrêter - car la vie réside justement en ceci qu'elle ne Il n'est donc pas étonnant que. chez Novalis le vitalisme"
saurait être comprise 11 • » L'idée d'une opposition entre la vie et la organiciste prenne tout de suite une orientation religieuse. Dès
philosophie n'est pas originale: on la trouve déjà chez Jacobi et cette même année 1795 il introduit dans ses notes la triade « DieuM
d'une manière plus générale dans la tradition piétiste allemande. Nature-Moi», à laquelle il fait correspondre les notions philoso-
Mais Novalis - et en cela réside la nouveauté du mouvement de phiques du nécessaire, du réel et du possible 12• Et à la même
pensée dont il est un des représentants les plus radicaux - ne se époque nous trouvons cette remarque significative : « Spinoza s'est
satisfait pas d'une opposition entre les deux pôles : il cherchera à élevé jusqu'à la nature- Fichte jusqu'au moi,jusqu'à la personne.
découvrir le lieu de leur unité. Dans la tradition criticiste, Moi,jusqu'à la thèse de Dieu 13 • » L'identification du moi fichtéen
l'ontologie philosophique est circonscrite par le dualisme du moi et à la personne montre clairement que Novalis, non seulement se
du non-moi : elle saisit donc l'être uniquement sous la modalité des pose la question d'une généalogie de l'être, mais encore tente
étants pouvant devenir des objets pour une conscience. Or, selon d'arracher le moi fichtéen à son champ d'origine, la question du
Novalis, la «vie» est justement ce qui est au-delà - et donc au fondement de la connaissance. Par ailleurs notre passage formule
fondement - de la distinction entre le moi et le non-moi : ellç est pour la première fois de manière explicite ce qui sera le leitmotiv de
La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 99
98
la réflexion novalisienne future : l'idée que Dieu est identique au important pour la compréhension de ce qui distingue l'idéalisme
menstruum universale de la vie qui se réalise conjointement dans la romantique de la philosophie criticiste.
« L'acte de philosopher doit constituer une manière spécifique
nature et dans le moi. La vie n'est donc pas identifiée à la nature,
qui n'en constitue que la forme visible : elle est l'unité de la nature de penser. Qu'est-ce que je fais lorsque je m'adonne à la
et du moi, du visible et de l'invisible. philosophie? Je réfléchis sur un fondement. Au fondement de la
Il est significatif que le surgissement de la dimension religieuse et philosophie on trouve donc une aspiration à penser un fondement.
celui de la poésie aillent de pair. En effet, c'est à partir du groupe Mais le fondement n'est pas ce qu'on appelle une cause, au sens
de notes datées du printemps et du début de l'été l796 que la propre du terme - il est plutôt de l'ordre d'une constitution
présence de remarques poétologiques commencera à être de plus interne - connexion avec le Tout. Toute philosophie doit donc
en plus régulière : les notes épousent fidèlement la courbe de finir par un fondement absolu. Mais si celui-ci n'était pas donné, si
l'intérêt de Novalis qui commence à se déplacer lentement de la son concept contenait une impossibilité - alors le ressort philoso-
philosophie vers l'art. Au même moment la religion prend une phique serait une activité infinie - et donc sans terme, puisque
place de plus en plus apparente, puisque c'est dans les notes de ce poussée par la nécessité absolue d'un fondement absolu, nécessité
qui ne pourrait jamais être satisfaite que de manière relative- et
même groupe que Novalis introduit la notion de «foi» ( Glauben),
qui dorénavant jouera un rôle central, à la fois dans sa vision du
qui donc ne cesserait pas [...]. La philosophie, c'est-à-dire le
monde et dans son ontologie poétique: « La science n'est qu'une résultat de l'acte de philosopher, naît donc d'une interruption de
moitié. L'autre moitié est la foi 14• » Le lien entre la religion et la l'impulsion vers la connaissance du fondement-par un arrêt auprès de
poésie est établi grâce au concept de l'imagination, puisqu'à la l'élément auquel on est arrivé - abstraction du fondement absolu
même page nous lisons : « La raison combinée à l'imagination et mise en valeur du véritable fondement absolu de la liberté à
(Fantasie) donne la religion. La raison combinée à l'entendement travers l'enchaînement (l'intégration [Verganzung] en un Tout de ce
donne la science 15 • » Le terme de « science » vaut ici non qui est à expliquer) 16 • »
seulement pour les sciences mathématiques ou les sciences de la La résolution de la contradiction constitutive de la philosophie,
nature, mais pour l'ensemble des discours de savoir, y compris la celle entre le droit et le fait, passe donc par une distinction entre
philosophie. Quant à l'imagination, elle renvoie bien entendu au l'acte philosophique, conçu comme activité infinie, et son résultat, la
domaine de la poésie. On peut donc dire que dès l'été l 796 Novalis philosophie comme système, comme totalité organisée, de l'autre. Cette
établit la triade fondamentale qui désormais organisera sa pensée: dernière ne saurait jamais être qu'un analogon de la totalité vivante
savoir, religion, poésie. puisqu'elle n'avance jamais jusqu'au fondement absolu. Cepen-
Le cinquième groupe des notes sur Fichte, daté de l'été 1796, est dant cette limitation de la philosophie, de la discursivité philoso-
le plus important de toute la série : Novalis y donne une phique, dans la mesure où elle est librement assumée, est en même
formulation définitive au paradoxe - d'après lui constituti-f de temps la manifestation paradoxale de la liberté du moi, liberté qui
l'entreprise philosophique; parallèlement il introduit la notion de est le seul véritable fondement absolu. Autrement dit, l'arrêt de
présentation (Darstellung), qui lui permettra de passer d'une théorie l'impulsion philosophique est la manifestation paradoxale du
de l'Art fondée sur une théorie des facultés spirituelles à une fondement absolu que la discursivité philosophique cherche vaine-
théorie onto-théologique déplaçant l'accent de la subjectivité ment dans son mouvement infini.
créatrice .vers l'œuvre créée. Il est important de bien identifier le lieu de la fracture avec
Partons du problème du statut paradoxal du discours philoso- l'entreprise criticiste. En effet, on pourrait être tenté de penser que
phique. Nous avons vu que Novalis avait donné comme tâche à la Novalis en fin de compte ne fait que reprendre la distinction
philosophie de penser le fondement absolu de l'être, la vie, et qu'en criticiste entre le domaine de la philosophie théorique et celui de
même temps il avait affirmé qu'elle ne saurait jamais accomplir l'idéal pratique. Et il est indéniable que sa problématique provient
cette tâche. Après de multiples tâtonnements il réussit à donner de cette distinction. Mais ce qui est nouveau (et très vieux à la fois)
une forme acceptable à ce paradoxe, dans un fragment qui est c'est qu'il identifie la discursivité philosophique non plus à la
f"

100 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 101

recherche des conditions de possibilité du savoir, mais au projet d'un aboutit ainsi à une réification du fondement qui devient l'objet
savoir total. Le passage cité est sans ambiguïté : d'une part, le impossible de la philosophie, celle-ci étant appelée du même coup à
fondement est défini de manière absolue, et non plus par rapport à passer la main à la poésie.
un explicandum précis (le savoir); d'autre part, et c'est le point le C'est dans les notes consacrées à la relecture des œuvres de
plus important, il n'est plus situé dans une problématique des Hemsterhuis et de Kant que Novalis saute définitivement le pas de
conditions de possibilité mais est identifié à la connexion (Zusam- la philosophie vers la poésie. Il s'agit de deux étapes importantes
menhang) interne d'une totalité. Pour Novalis le véritable fonde- dans l'élaboration de sa théorie poétologique, puisquèelles vont le
ment n'est pas une condition apriorique : il est la totalité de l'être mener directement au seuil de la théorie de la poésie qu'il
ramassée dans son unité originelle. La recherche philosophique du développera en 1798-1800.
fondement n'est qu'un autre mot pour la présentation de l'être La lecture de Hemsterhuis le renforce dans son néoplatonisme et"
dans son unité. dans l'idée d'une dualité de la connaissance (Erkennen), selon
La différence la plus décisive entre Fichte et Novalis est illustrée qu'elle est savoir (Wissen) ou foi (Glauben). Bien entendu, si la foi
par une expression que j'ai soulignée dans le passage cité : peut être une connaissance, cela montre que le domaine de cette
Erkenntnis des GrundesJ « connaissance du fondement ». Ce syntagme dernière n'est pas limité à la connaissance discursive fondée dans
concentre en lui le renversement de perspective que Novalis (et une logique de la rationalité. Par ailleurs, s'il y a deux organes de
avec lui l'ensemble de la tradition philosophique romantique et connaissance, le savoir et la foi, et si ces deux organes ne coïncident
idéaliste) entreprend vis-à-vis de l'entreprise criticiste. Cette pas du point de vue de leur dynamisme gnoséologique, c'est parce
dernière en effet ne recherchait pas la connaissance du fondement, mais qu'ils se réfèrent à deux ordres de réalité différents : l'univers
le fondement de la connaissance, non pas la Erkenntnis des Grundes, mais sensible, matériel d'un côté, l'univers spirituel de l'autre. Mais
le Grund der Erkenntnis. La remontée philosophique criticiste vers les comme ce dualisme se situe dans le cadre d'une pensée de l'Unité,
principes premiers reste interne à la connaissance: il s'agit d'un il fait naître l'exigence de son dépassement dans un troisième
mouvement réflexif dans lequel la connaissance s'assure de ses terme: c'est ici qu'intervient la poésie qui relie le spirituel au.,
propres conditions de possibilité. Avec le romantisme au contraire sensible. Si la foi est l'organe grâce auquel nous connaissons le
on (re)passe à la question toute difïerente de la connaissance du supra-sensible in se, la poésie sera l'organe qui nous permettra de le
fondement comme tel, qui est aussi la connaissance du « fond », de découvrir dans le sensible. Elle est donc une spécification de
la réalité ultime. Ce qui dans la philosophie criticiste était l'idéal l'organe de la foi : elle est la foi qui s'exerce dans le visible.
infini d'une complétude des savoirs humains, idéal qui comme tel C'est dans ces mêmes notes sur Hemsterhuis que nous trouvons"
échappait à la législation proprement philosophique, (re)devient pour la première fois l'idée d'une préséance de la poésie sur la
chez les romantiques l'interrogation propre de la philosophie. Du philosophie. Cette thèse avait déjà été mise en avant par Hemster-
même coup le fondement n'est plus relatif (au savoir), mais il est huis lui-même : « D'ailleurs ce n'est pas sans raison que la poésie
réifié en origine absolue. Lorsque Fichte dit qu'il veut mener à bien est appelée le langage des dieux; du moins c'est le langage que les
le véritable projet de la philosophie critique, à savoir la construc- dieux dictent à tout génie sublime qui a des relations avec eux, et
tion du fondement de la connaissance, Novalis traduit : la philoso- sans ce langage nous ferions très peu de progrès dans nos
phie doit chercher le fondement de l'être. Autrement dit, ce qui sciences 17• » Novalis la reformule dans le cadre d)une comparaison
chez Fichte est situé au niveau métaobjectal (les conditions entre la philosophie et la poésie : « [ ] Si la philosophie, à travers
aprioriques de tout objet de savoir) passe au niveau objectal chez la formation de la totalité extérieure, ou par son œuvre législatrice,
Novalis (le fondement comme objet absolu du savoir). Chez le rend possible la poésie parfaite, cette dernière est en quelque sorte
Fichte de la Wissenschaftslehre le génitif du syntagme « fondement du le but de la première, ce à travers quoi seulement elle est dotée de
savoir» est à la fois objectif et subjectif: fondement pour et par le signification et d'une v'ie gracieuse - car la poésie forme la belle
savoir. Novalis (et avec lui toute la tradition romantique) sépare société, ou la totalité intérieure - la famille du monde, la belle
les deux termes pour se poser ensuite la question de leur rapport: il économie (schone Haushaltung) universelle. De même que la philoso-
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phie, à travers la pensée systématique et l'État, marie les forces de de se situer à l'intérieur de l'horizon fichtéen, la motivation des
l'individu avec les forces de l'univers et du reste de l'humanité, et notes sur Kant apparaît toute difïerente. La seule question qui
qu'elle les renforce- faisant du Tout un organe de l'individu et de l'intéresse désormais est celle du dépassement des limites que le
l'individu un organe du Tout-de même la poésie-eu égard à la criticisme impose à la connaissance humaine : « Le concept de
jouissance. - Le Tout est l'objet de la joui sance individuelle et sensibilité (Sinn). D'après Kant les mathématiques et les sciences
l'individu est l'objet de la jouissance totale. A travers la poésie, la naturelles pures se réfèrent aux formes de la sensibilité extérieure.
plus haute sympathie et coactivité - la communauté la plus intime - Quelle science se réfère donc aux formes de la sensibilité
et la plus magnifique deviennent réelles (par la philosophie : intérieure? Existe-t-il aussi une connaissance non sensible (aufler-
possibles) [...] 18 • » La signification de ce passage est partiellement sinnlich)? Existe-t-il encore un autre chemin pour sortir de soi-
obscure, et l'affirmation de la préséance de la poésie est encore même et atteindre d'autres êtres ou être affecté par eux[ ] 19? »
largement implicite. Il n'empêche que la poésie est dite être la « Connaissance non sensible» : c'est bien d'annuler l'entreprise
finalité de la philosophie. Novalis semble admettre deux motifs criticiste qu'il s'agit. Mais pour qu'une telle connaissance soit
capables de justifier J'avantage qui lui est accordé. D'une part, possible, il faut du même coup sortir hors de la finitude du sujet
alors que la totalité formée par la philosophie demeure purement humain affirmée par Kant : il faut donc trouver un chemin qui
extérieure, celle de la poésie est intérieure : elle n'est pas législa- permette de sortir de soi-même, ou, pour le formuler en termes
trice mais organique (comme le montrent les réfèrences à la famille fichtéens, un chemin qui permette de dépasser le moi empirique.
et au ménage). D'autre part, seule la poésie réalise effectivement Que cette interrogation naisse à la suite d'une réflexion sur une
l'interpénétration (la communauté) de la singularité et de l'univer- éventuelle science du sens interne n'est pas un hasard : la sortie
salité, de l'unité et de la totalité, alors que la philosophie ne fait que hors de nous-mêmes est en réalité une entrée au plus profond de
les rendre possibles, c'est-à-dire qu'en énoncer les conditions nous-mêmes, vers ce lieu originaire où nous sommes à la fois sujet
aprioriques. C'est l'opposition entre la totalité extérieure, objet de et objet, moi et univers.
la philosophie, et la totalité intérieure, objet de la poésie, qui me Cette idée d'une sortie hors de nous-mêmes, on la trouve encore
semble la plus révélatrice : dans la mesure où le dualisme dans un autre passage. Novalis y copie Kant (l'Avant-propos à la
romantique implique une réinterprétation subjectiviste du dua- Critique de la raison pure) qui dit : « L'inconditionné que la raison
lisme platonicien, l'opposition entre l'être et l'apparence rejoint [...] exige, nous pousse au-delà des frontières du monde des
celle entre l'intériorité subjective et l'extériorité objective. En phénomènes. » L'auteur romantique sait évidemment que d'après
réduisant la philosophie à une œuvre de totalisation dans le Kant ce mouvement au-delà des phénomènes aboutit à des
domaine de l'extériorité, Novalis la soumet du même coup à la antinomies théoriques et donc ne saurait avoir de statut que
poésie, puisque celle-ci est censée réaliser la synthèse ultime, c'est- pratique. C'est la raison pour laquelle il ajoute la précision
à-dire la reprise de l'extériorité dans l'intériorité. Il est intéressant suivante au texte kantien : « ... ou hors de nous-mêmes 20 ». Le
de noter qu'en 1798 Novalis reprendra le fragment, mais en déplacement peut sembler infime et pourtant il est fondamental.
remplaçant de terme de «jouissance» (Genuss) (qui provient de Lorsque Kant dit que les exigences de la raison nous poussent au-
Hemsterhuis) par celui de« vie» (Leben). Le remplacement n'est delà du monde des phénomènes, il n'entend pas par là qu'il nous
pas indifférent puisqu'il lie explicitement la poésie à ce principe est possible d'aller effectivement au-delà des phénomènes, mais
suprême que la philosophie était dite, dès 1796, ne pas pouvoir uniquement que nous en ressentons l'exigence pratique. Lorsque
atteindre. Novalis en revanche parle d'une sortie hors de nous-mêmes, il y
Les notes sur Kant datées de 1797 vont dans le même sens. Pour voit un acte réel qui nous permet effectivement de dépasser le monde
être plus précis : elles nous apprennent que la poésie peut réaliser des phénomènes.
effectivement ce que la philosophie ne peut que postuler comme En fait, on est ici en face de deux problématiques qui se croisent
horizon inaccessible. et qui ne vont pas tarder à s'unifier. Il s'agit d'une part de la notion
Si dans les notes sur Fichte, Novalis essayait, du moins au début, d' « intuition intellectuelle» : d'origine fichtéenne, elle est définie
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par les romantiques comme voie d'accès la ...connaissance d que» et de ce fait il cesse d'être un Idéal inaccessible pour devenir
l'Absolu (donc comme une possible access10n a la chose-en-s01 un Idéal en acte : « Le pratique et le poétique ne seraient-ils
kantienne). Schelling, dans les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme qu'une seule et même chose? - poétique voulant dire simplement
(1795), œuvre que Novalis a étudiée en 1797, en avait donné une absolument pratique in specie 23• » Ainsi le poétique, transformation
définition parlante : « Nous possédons tous une faculté secrète et de la praxis kantienne en « poïétique » pure, est cet organe
merveilleuse qui nous permet de nous retirer du flux du temps vers supérieur qui est au-delà de la dichotomie du théorique et du
notre moi (Selbst) le plus intérieur, dépouillé de tout apport pratique, puisqu'en lui savoir et faire coïncident : « Nous ne le
extérieur, pour y intuitionner en nous-mêmes l'éternel sous la [l'inconditionné] connaissons que pour autant que nous le réali-
forme de l'immuabilité. Cette intuition est l'expérience la plus sons 24• » Sous des formes diverses, la même affirmation reviendra
intime, et celle qui nous appartient le plus en propre (eigenste) : dans les notes et fragments de 1798-1799 et deviendra un véritable
d'elle seule dépend tout ce que nous savons et croyons au sujet d'un leitmotiv de la gnoséologie novalisienne 25•
monde suprasensible [...]. Cette intuition intellectuelle a lieu
lorsque nous·cessons d'être pour nous-mêmes un objet, lorsque, se
retirant en lui-même, le moi qui intuitionne est identique au moi La théorie spéculative de la poésie
intuitionné, En cet instant de l'intuition, le _temps et la durée
disparaissent pour nous : ce n'est pas nous qui sommes dans le Les notes analysées jusqu'à maintenant n'ont fait que mettre en
temps, mais le temps- ou plutôt, non pas le temps, mais l'éternité place de manière plus ou moins dispersée les éléments de la
pure et absolue - qui est en nous. Ce n'est pas nous qui nous conception poétologique de Novalis : les notes et fragments de
effaçons dans l'intuition du monde objectif, mais lui qui s'efface 1789-1800 vont les synthétiser et donner ainsi sa forme définitive à
dans notre intuition 21 • » L'intuition intellectuelle est donc identi- sa théorie de la poésie. Ils se disposent en gros selon deux sphères
que à ce « chemin vers l'intérieur» que décrit le fragment l 7 de d'intérêt: des réflexions proprement poétologiques d'an côté, des
Pollen de Fleurs: « [ ... ] L'Univers n'est-il donc pas en nous? Nous réflexions consacrées à la philosophie de la nature de l'autre.
ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. C'est vers L'intérêt presque exclusif porté à la poésie et à la philosophie de la
l'intérieur que se dirige le chemin mystérieux. L'éternité avec ses nature est annoncé d'ailleurs de manière programmatique dans
mondes - le passé et le futur - est en nous ou nulle part. Le une lettre à A. W. Schlegel, datée du 24 février 1798 : « Doréna-
monde extérieur est le monde des ombres. Il jette son ombre dans vant je ne m'occuperai plus que de poésie - toutes les sciences
le règne de la lumière [...] ". » _ doivent être poétisées - j'espère pouvoir m'entretenir amplement
La deuxième problématique liée à la notion de la « sortie hors de avec vous de cette poésie réelle (real), scientifique26 • »
nous-mêmes » est celle de l'extase. Elle provient de Plotin qui La philosophie de la nature de Novalis ne nous retiendra pas ici.
affirmait que l'Un absolu est inaccessible à la connaissance Je rappellerai simplement que son projet d'une encyclopédie
discursive et même à l'intuition noétique : il ne se révèle que dans poétique rejoint le projet, défendu à la même époque par Friedrich
une union extatique à l'occasion de laquelle l'objet vu et la vision Schlegel dans l'Athenaeum, d'une nouvelle mythologie 27 : dans les
coïncident et dans laquelle l'individualité s'abolit. Or, ces deux deux cas, il s'agit de déterminer le contenu de la poésie universelle
facteurs : abolition de l'individualité (empirique), union extatique censée remplacer la philosophie défaillante.
du sujet et de l'objet de la connaissance, deviendront dès 1798 des Venons-en donc aux notes poétologiques proprement dites. Pour
éléments définissant la conception novalisienne de la poésie. La simplifier l'analyse je traiterai l'ensemble des fragments des deux
problématique de la « sortie hors de nous-mêmes » implique bien dernières années de la vie de Novalis comme un corpus unique. Ce
entendu une redéfinition des relations entre théorie et pratique, ou faisant je néglige l'évolution indéniable qu'on peut constater même
pour être plus précis, une redéfinition du pratique qui est identifié à cette époque : la pensée de Novalis a été jusqu'à sa mort une
purement et simplement à la dimension poétique. Autrement dit, le pensée en gestation, et mon approche synchronique risque donc de
domaine du pratique se transforme en celui de la faculté « poïéti- donner une vue un peu biaisée de ces dernières collections de notes
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et de fragments. Mais eu égard à l'objet de mes analyses les restreint du terme. Cette conception semble s'imposer chaque fois
conséquences en sont négligeables et je pense qu'il est donc que Novalis pense l'opposition entre la philosophie et la poésie
légitime d'opposer les années 1798-1800 comme un tout à l'ensem- comme une opposition de deux facultés, par exemple entre la
ble des étapes précédentes. discursivité et l'intuition, ou encore entre l'entendement et l'imagi-
Dans la mesure où la poésie est la présentation de la « vie », nation. Si selon la première hypothèse la différence entre la
donc du contenu impossible de la philosophie, il n'est pas étonnant philosophie et la poésie était résolue par une transformation du
qu'on assiste à un flottement quant à leurs rapports. j'ai ditque premier terme, ici nous aurions plutôt affaire à un dépassement des
selon Novalis la poésie était appelée à remplacer la philosophie deux activités par une troisième, censée les synthétiser. Le résultat
défaillante. L'affirmation correspond bien au projet de Novalis, est le même, puisqu'on aboutit toujours à une poésie philosophi-
mais elle doit être précisée. Il hésite en fait entre trois thèses : selon que, ou une philosophie poétique. Seul diffère le chemin : selon la
la première, la philosophie doit se transcender elle-même dans la deuxième conception la poésie elle aussi, telle qu'elle existe
poésie, selon la seconde, elle doit former une synthèse avec elle, actuellement, c'est-à-dire séparée de la philosophie, doit être
enfin, selon la troisième, la poésie doit prendre la relève de la dépassée. C'est dans cette perspective que Novalis oppose le
philosophie. Les trois conceptions ne sont certes pas complètement penseur discursif au poète intuitif. Le premier n'aborde la réalité
contradictoires, il est même peut-être possible de les combiner : il qu'à travers une sorte d'atomisme sémantique: de ce fait il détruit
n'en reste pas moins qu'elles ne sont pas nécessairement liées et la nature vivante et met à sa place une œuvre d'art (mais aussi :
qu'il faut donc les considérer séparément. une œuvre artificielle) formée de pensées (Gedankenkunstwerk).
La première thèse, qui rejoint la conception d'une « mystifica- Quan.t au poète intuitif, il s'oppose à toute règle et à toute forme
tion des sciences » exprimée dans La chrétienté ou l'Europe, postule fixe : pour lui tout est vie et liberté. Leur opposition est appelée à
une poétisation des sciences et de leur forme canonique, la être dépassée par l'artiste (Künstler) : il synthétisera la discursivité
philosophie : « La forme accomplie des sciences doit être poéti- et l'intuition dans l'activité de l'imagination productive 32 • Nous
que 28 », et : « Toute science devient poésie - après être devenue retrouverons plus loin cette notion centrale, mais obscure, d'imagi-
philosophie 29 • » Ce passage qui mène de la philosophie et des nation productive, que Novalis place ici au faîte de sa théorie des
sciences au sens traditionnel du terme à la philosophie poétique est facultés.
lié par Novalis à l'éclosion d'une création pure, absolument libre : D'après la troisième thèse, la poésie est censée prendre la relève
« La liberté s'agrandit avec la formation et la capacité [...] du de la philosophie. Cette conception intervient chaque fois que
penseur. [...] À la fin le penseur est capable de transformer tout en Novalis place la question des rapports entre poésie et philosophie
tout - le philosophe devient poète. Etre poète n'est autre chose dans une perspective directement eschatologique: « Le poète clôt
que le degré suprême de la pensée, de la sensation, etc. [...] La la marche, comme il l'ouvre. Alors que la philosophie ne fait que
séparation entre le poète et le penseur n'est qu'apparente - aux tout ordonner, tout poser, le poète défait tous les liens. Ses mots ne
dépens des deux 30 • » Ou encore : « L'art de la poésie n'est sans sont pas des signes généraux - ce sont des sons - des mots
doute rien d'autre que l'usage gratuit, actif, productif de nos magiques qui meuvent de beaux groupes autour d'eux 33 • » Parfois
organes - et il se pourrait que la pensée ne fût pas autre chose - la thèse est formulée de manière plus vague et plus terre à terre (si
en sorte que la pensée et la poésie seraient une seule et même chose l'on peut dire) : « Ce sera une belle époque que celle où on ne lira
31
[ •••] • » Ainsi la poétisation de la philosophie se ramène à l'idée plus rien d'autre que de belles compositions - les œuvres d'art
d'une pensée absolument libre, c'est-à-dire non dépendante de littéraires. Tous les autres livres ne sont que des moyens et ils
quelque impression sensible qui s'imposerait à nous de l'extérieur passent à l'oubli dès qu'ils cessent de remplir valablement leur
et qui échapperait à notre juridiction. fonction- et cela ne saurait jamais tarder 34• » Cette belle époque
La deuxième thèse, plutôt que de postuler une reprise de la sera évidemment celle du savoir accompli, puisque ce n'est qu1 à ce
philosophie dans la poésie admet l'idée d'une activité imaginative moment qu'on pourra se passer entièrement de livres fonctionnant
supérieure, qui synthétiserait en elle la pensée et la poésie au sens comme moyens (pour atteindre des connaissances). Ailleurs,
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reprenant un fragment de Schlegel 35, il oppose, fidèle à la tradition la poésie a beaucoup de parenté avec la disposition prophétique et
de la philosophie romantique de la nature, trois domaines ontologi- religieuse, avec le sens visionnaire (Sehersinn). Le poète ordonne,
ques : celui de la vie, qualifiée de végétale et chimique, celui de la fusionne, choisit, invente- sans comprendre lui-même pourquoi il
pensée, qualifiée de minérale et mécanique, celui de la poésie enfin, agi t ainsi plutôt qu1autrement 37• »
qualifiée d'animale et organique 36• Bien entendu l'animalité et A première vue le fragment paraît sans doute obscur, et on
l'organicité sont les termes hiérarchiquement premiers par rapport pourrait être tenté d'y voir une caractérisation elle-même « poéti-
aux quatre autres termes, ce qui fonde la supériorité de la poésie. que » de la poésie, une approche allusive, indirecte et paradoxale
Les difïerences entre les trois thèses sont d'une certaine manière de ce qui échapperait à toute déterminatibn conceptuelle et serait
mineures, puisque toutes reviennent à admettre la supériorité de la de l'ordre d'un mystère indicible. Mais à la lumière des notes
poésie. Le flottement concerne uniquement la question de savoir philosophiques que nous avons présentées, le brouillard se dissipe
comment la poétisation de la philosophie et des sciences sera et une lecture plus « technique» devient possible. En fait, le
réalisée : la philosophie doit-elle s'élever d'elle-même jusqu'à la fragment comporte deux versants. Le premier se réfère à l'objet de
poésie, doit-elle au contraire former une synthèse avec la poésie la présentation poétique : il s'agit de l'imprésentable, de l'invisible,
pour aboutir à une philosophie poétique (ou une poésie philosophi- du non-sensible, du contingent nécessaire, autant de caractérisa-
que), ou doit-elle être dépassée (et intégrée) par la seule poésie? Le tions, soit négatives, soit paradoxales, qui se réfèrent à l' hen kai pan
flottement me semble révélateur des difficultés que rencontre le telle que la vision du monde novalisienne en projette le sceau. Le
romantisme dès lors qu1il veut maintenir une distinction entre la deuxième versant concerne les conditions grâce auxquelles la
poésie et la philosophie. Car si la poésie est la présentation de la poésie est capable de présenter cette totalité. On peut en distinguer
philosophie, elle est indifféremment poésie et philosophie, et on voit deux. D'une part, la poésie est une présentation sensible : elle fait
mal comment on pourrait maintenir une distinction sensée .entre voir l'invisible, elle fait percevoir le non-sensible. Qui dit présentation
les deux. sensible, dit présentation concrète, particulière : elle présente
Quoi qu'il en soit, pour légitimer la préférence accordée à la l'universel dans le singulier, dans le personnel, donc aussi le
poésie, Novalis doit évidemment montrer qu'elle est capable de nécessaire dans le contingent. D'autre part, la poésie est présenta-
présenter l'hen kai pan qui est non présentable par la philosophie. Il tion «pure», c'est-à-dire libérée de toute attache re-présentative :
faut donc non seulement définir la poésie comme connaissance alors que la re-présentation est liée à la dualité du sujet et de
ontologique, mais encore, d'une manière ou d'une autre, la doter l'objet, la présentation poétique, elle, se situe en leur point
de traits permettant de la contraster avec le discours philosophi- d'indifïerence, là où ils fusionnent et se fondent dans l'unité
que, malgré leur identité de contenu. absolue. Autrement dit, si le poète peut présenter l'hen kai pan, c'est
" Pourquoi l'hen kai pan est-il donc uniquement accessible à la parce que lui-même l'a déjà atteint, en ce sens qu'il est hors de son
moi empirique (c'est-à-dire du sujet auquel s'oppose un objet),
poésie, pourquoi la philosophie doit-elle être poétisée? Novalis y
dans cette intériorité essentielle de laquelle procèdent à la fois
répond dans un fragment célèbre :
l'intériorité subjective et l'extériorité de la réalité objective. Le
« La disposition (Sinn) pour la poésie a beaucoup en commun
poète, comme le mystique, voit l'univers en Dieu : la poésie est« la
avec la disposition pour le mysticisme. Il s1agit d'une disposition
conscience de soi de l'univers 38 ».
pour ce qui est particulier, personnel, inconnu, mystérieux, pour ce
qui est à révéler, pour le contingent-nécessaire (das Notwendigzufol- Cette définition de la poésie est intimement liée à une théorie de
lige). Elle présente l'imprésentable (Er stellt das Undarstellbare dar). l'imagination productive:«[ ] L'imagination est ce sens merveil-
Elle voit l'invisible, sent le non-sensible, etc. [...] Le poète est in- leux qui peut remplacer tous les autres sens - et qui est déjà
sensé (sinnberaubt) au vrai sens du terme - c'est la raison pour grandement en notre pouvoir. Alors que les sens extérieurs
laquelle tout se rencontre en lui. Il représente au sens le plus semblent être soumis entièrement à des lois mécaniques, l'imagina-
propre du terme le sujet-objet - l'âme et le monde. D'où le tion ne semble pas être liée à la présence et au contact de
.st1mul .at10ns externes 39. »D ans un autre passage Novalis lui donne
caractère infini d'un bon poème, son éternité. La disposition pour
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comme tâche de réaliser la synthèse du sens interne et des sens puissent être doués de dénotation (Bedeutung) 46, ils doivent passer à
externes. « [ ...] L'imagination doit devenir à la fois un sens travers les schèmes; leur portée se limite donc au domaine des
(externe) direct et un sens (interne) indirect. Le sens indirect doit données sensibles. Cela veut dire que l'imagination productive,
devenir un sens direct et auto-agissant - vivant; le sens direct doit bien qu'elle procède selon des déterminations aprioriques, n'a de
devenir un sens indirect et auto-agissant en même temps [...] 40 • » pertinence qu'en tant qu'elle est appliquée à des intuitions qui lui
Si l'imagination peut remplacer tous les sens, si elle peut et doit sont données (qu'elles soient sensibles ou pures). Elle se distingue
devenir à la fois sens interne et sens externe, cela signifie qu'elle certes de l'imagination reproductive en ce sens qu'elle peut
abolit toute extériorité et toute altérité : elle est auto-agissante, inventer librement la forme de son objet47, mais en même temps
tirant ses figures de son propre fond, créant ses objets à travers son Kant soutient- si l'on excepte un passage ambigu de la Critique de
œuvre présentatrice. la faculté de juger qui a été analysé dans le chapitre précédent 48 -
Une comparaison de cette conception avec la théorie kantienne qu'elle n'est« pas capable de produire une représentation sensible
de l'imagination productive est révélatrice du fossé qui sépare le qui jamais auparavant n'aurait été donnée à notre faculté sensible,
criticisme de la théorie spéculative del'Art. On rappellera d'abord [qu']on peut toujours repérer la matière qui renvoie à celle-ci 49 ».
que Kant distingue entre l'imagination reproductive et l'imagina- Chez Novalis au contraire, et plus généralement dans le
tion productive 41 : Novalis, lui, ne s'intéresse qu'à l'imagination romantisme, l'imagination productive est bien créatrice du point
productive. Il l'assimile d'ailleurs à la fantaisie (Fantasie) : « Une de vue ontique. Elle est le lieu où se réalise l'autonomie, et du
pensée pure - une image pure - une sensation pure sont des même coup l'infinitude, du sujet, et où toute extériorité est abolie :
pensées, des images, des sensations qui n'ont pas été provoquées à travers l'imagination, et contrairement à ce qui se passe avec les
par un objet correspondant, mais qui sont nées en dehors des soi- autres sens, c'est le sujet qui « informe » le monde extérieur.
disant1ois mécaniques - en dehors de la sphère du mécanisme. La L'idéalisme magique, autre dénomination de cet « empirisme
fantaisie est une telle force extra-mécanique (magie ou synthétisme actif>> que Novalis réclame, n'est rien d'autre que la mise en œuvre
de la fantaisie. La philosophie apparaît ici entièrement comme de l'imagination productive comme faculté créatrice autonome qui
idéalisme magique) 42 . » Nous sommes loin de Kant comme le tire le monde de son propre fonds et le place en face de soi. L'objet
montre la référence à l'idéalisme magique. Rappelons brièvement n'est plus dépendant d'une stimulation sensible subie, mais devient
la théorie kantienne. Kant avait distingué deux formes de la le produit autonome de l'imagination productive. Celle-ci est donc
produktive Einbildungskraft: l'imagination productive empirique qui bien le centre secret de l'ontologie romantique : ce qui est, est par
intègre le divers de nos intuitions en des images (Bila) 43 , et la vertu de l'imagination créatrice. C'est en ce sens que l'Univers
l'imagination productive apriorique pure, qu'il identifiait à la est un poème, c'est en ce sens aussi que l'imagination productive
faculté du schématisme, c'est-à-dire à cette faculté grâce à laquelle crée la philosophie poétique, la poésie philosophique, horizon
des intuitions peuvent être subsumées sous des concepts. L'imagi- utopique de la poétique novalisienne.
nation empirique présuppose l'imagination pure, c'est-à-dire que Cette théorie de l'imagination se prolonge évidemment par la
la faculté des images ne peut être mise en œuvre qu'en tant qu'elle théorie du langage poétique. La thèse d'après laquelle la poésie se
est guidée par le schématisme des concepts. Ce schématisme, grâce réaliserait dans un langage spécifique, dont les signes seraient
auquel la sensibilité s'accorde à l'entendement, n'est défini que de motivés, et qui s'opposerait ainsi au langage arbitraire de la
manière très imprécise par Kant : ni concept ni image, il est « la communication courante50, est sans conteste une des thèses
représentation d'un procédé général de l'imagination grâce auquel romantiques les mieux ancrées dans nos évidences poétologiques
elle fournit une image à un concept 44 ». Le trait central de cette actuelles. Elle a été analysée en détail par T. Todorov51 et j'y
conception a été fortement souligné par Heidegger45• Il fait reviens ici uniquement pour indiquer les relations étroites qu'elle
remarquer que dans le criticisme kantien, la faculté de l'imagina- entretient avec la théorie,de l'imagination et plus largement avec la
tion productive est le lieu où s'ancre la finitude de la connaissance vision du monde romantique.
humaine ; en effet, pour que les concepts cessent d'être vides et Il va de soi que l'idée même d'un langage poétique spécifique
La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 113
112

trouve sa légitimation dans la thèse selon laquelle la poésie doit sensible au royaume du particulier, on pourra définir le symbole
révéler des vérités inaccessibles à la discursivité non poétique. En comme unité de l'universel et du particulier, ce en quoi on retrouve
ce sens elle est indissociable de la définition de la poésie que donne la thèse du caractère imagé et de la position médiane de
le romantisme : or celle-ci à son tour ne saurait être séparée de l'ima&ination productive, censée unir l'universalité et la particula-
l'ontologie générale dans laquelle elle s'insère, puisque ce n'est rité. A l'inverse, la théorie de l'autotélisme structural, dès lors
qu'à l'intérieur de celle-ci qu'elle déploie sa pertinence. Todorova qu'elle reste inscrite dans une conception gnoséologique de la poésie
montré que, du point de vue de la théorie de la motivation des (et nous verrons que c'est le cas chez Novalis), s'accorde davantage
signes linguistiques qu'elle présuppose, elle se développe selon avec une vision spinoziste du monde qui postule une stricte
deux axes. Ils donnent naissance à deux sous-théories, la théorie de homologie entre le sensible et l'intelligible. Cette vision spinoziste
la motivation verticale (théorie de l'image poétique et du symbo- pose des problèmes dès lors qu'on veut défendre une théorie du
lisme des sons) et la théorie de la motivation horizontale (théorie symbole : s'il existe un parallélisme absolu entre le sensible et
de la motivation syntagmatique des signifiants qui sont censés l'intelligible, le deuxième peut tout aussi bien être qualifié de
former un réseau de sens purement autotélique sans aucune portée symbole du premier que l'inverse; du même coup la fonction
réferentielle) 52 • À cette distinction« linguistique» correspond une symbolique perd son statut de relève du sensible dans l'intelligible,
distinction philosophique qui rejoint deux lectures possibles de la donc perd sa dynamique ascensionnelle. Le plotinisme quant à lui
théorie de l'imagination productive. Dans celle-ci (telle que la s'accorde mal à la thèse du parallélisme structural qui fonde la
voient les romantiques) on peut en effet choisir de privilégier, soit théorie de la motivation horizontale : s'il y a parallélisme structu-
sa fonction figurative (le schématisme) et sa position intermédiaire ral, le sensible n'est plus une simple déchéance de l'intelligible, ni,
entre la sensibilité et l'intellect, soit son autonomie par rapport à comme le veulent Novalis et Schlegel, une simple illusion du moi
toute extériorité et sa créativité absolue. Dans le premier cas on empirique. De manière plus générale, on peut dire que l'hésitation
aura tendance à considérer le langage poétique dans sa fonction du romantisme entre le plotinisme et le spinozisme, et celle entre la
symbolique, alors que dans le deuxième cas on insistera davantage théorie du symbole et la théorie de l'autotélisme structural, ne sont
sur l'organisation autotélique du matériau linguistique. La théorie que les deux manifestations d'une même tension fondamentale qui
du langage poétique sera donc soit une théorie de l'image poétique, résulte de l'affirmation conjointe d'un dualisme ontologique -
soit une théorie de la structure poétique : il va de soi que les deux bien commode, puisqu'il permet de scinder l'expérience en un
théories, tout en étant souvent défendues ensemble, sont logique- domaine essentiel et un domaine des vaines apparences - et d'une
ment indépendantes. exigence moniste irrépressible qui ne saurait accepter le moindre
On peut constater que le choix de la théorie qui va être résidu de réel immaîtrisable, fût-il réduit à l'état d'illusion
privilégiée correspond à des orientations différentes de la vision du empirique. En tout cas, en conformité avec le flottement de sa
monde sous-jacente. Pour en rester à Novalis, lorsqu'on étudie les vision du monde, Novalis défend tour à tour les deux variantes de
fragments qui traitent de sa vision du monde, on constate qu'il la théorie du langage poétique, ou plutôt il les esquisse, puisqu'on
oscille entre le spinozisme et le plotinisme. Or, il semble bien y ne peut pas vraiment dire qu'il les développe de manière détaillée.
avoir des affinités électives entre la théorie du symbole et le Partons de la théorie du symbole. On sait avec quel éclat elle est
plotinisme d'un côté, la théorie de l'autotélisme structural et le défendue par Goethe, les frères Schlegel ou encore par Schelling 54.
spinozisme de l'autre. Ainsi, comme le plotinisme, la théorie du On chercherait en vain un corps de doctrine aussi cohérent chez
symbole postule uue relation hiérarchique entre l'intelligible et le Novalis, alors même qu'il dispose de tous les éléments notionnels
sensible, relation dans laquelle le premier est le paradigme du qui lui permettraient de la développer, entre autres la distinction
second : au fond de toute théorie du symbole se trouve l'idée d'une entre le sensible et l'intelligible, entre le monde matériel et le
inadéquation du sensible, inadéquation que le symbole justement monde spirituel, ainsi que les notions de figuration et d'image. Cela
permet d'annuler puisqu'il est censé le spiritualiser 53 • Si par dit, dans un fragment important il développe au moins implicite-
ailleurs on identifie le monde intelligible à l'universel et le monde ment la théorie du symbole, puisque l'idée d'une synthèse entre
114 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 115

figure et sens à laquelle il se réfère, correspond d'assez près à la pas allégorie - non pas symbole de quelque chose d'autre (eines
définition du symbole qu'on trouve chez d'autres auteurs: « [...] Fremden) - symbole de lui-même 57 • » Le créateur poétique ne met
Les mots et les figures, se déterminent selon un échange continu - pas en rapport le monde sensible avec son fondement spirituel, il
les mots qu'on peut entendre et voir sont en réalité des figures-mots crée un monde divin. Création absolument libre, absolument
(Worifiguren). Les figures-mots sont les figures idéales des autres autotélique, sans aucune relation à quelque extériorité que ce soit.
figures. - Toutes les figures etc., doivent devenir des figures-mots Novalis glisse donc inexorablement de la théorie du symbole vers
ou des figures de langage (Wort-oder Sprachfiguren). De même les la théorie de l'autotélisme poétique. La tâche du poète n'est pas de
mots-figures (Figurenworte) - les images intérieures, etc., sont les traduire le mystère de l'être dans des figures symboliques, mais de
mots idéaux des autres pensées ou mots - en ce sens que tous s'immerger dans cet être c'est-à-dire de lui permettre de se dire
doivent devenir des images intérieures. La fantaisie qui forme les selon sa propre nature interne. Or, l'être est le même partout, il est
mots-figures, peut donc être qualifiée de génie au sens propre.du en tout : le poète doit donc se laisser porter par le langage poétique
terme. On aura atteint l'âge d'or lorsque tous les mots seront des lui-même, faire résonner en lui l'être qu'_il est. L'autotélisme
mots-figures - des mythes - et toutes les figures des figures-mots poétique postulé par Novalis ne saurait être interprété comme une
- des hiéroglyphes - et qu'on apprendra à énoncer et écrire les émancipation de la poésie des contraintes sémantiques et hermé-
figures, à rendre plastiques et musicaux les mots [...] 55 • » neutiques en faveur d'un jeu autonome des sons et des rythmes, le
Cette unité de la figuration et du sens réalisée à travers la sens se réduisant à l'ensemble des associations sémantiques
pénétration réciproque du monde des figures et du monde verbal fortuites induites par une concaténation purement formelle. Certes,
correspond bien à la définition du symbole. Mais le fragment de le langage poétique est bien défini comme totalement autosuffisant
Novalis est encore intéressant en ce qu'il montre que le domaine du et autotélique 58, mais cela ne s'oppose en rien à sa capacité de
symbole n'est pas limité à la poésie : il inclut aussi les arts de la révélation ontologique : la théorie de l'autotélisme poétique est
figuration (plastique). Il faut souligner cet aspect de la théorie du insérée dans une vision du monde qui postule un parallélisme
symbole défendue par le romantisme de Iéna, puisque par son structural entre l'organisation du réel et l'organisation du langage
intermédiaire la voie est ouverte aux systèmes de l' Art. Dans la et qui donc conçoit la capacité de révélation ontologique comme
mesure où le symbole est l'œuvre de l'imagination productive il est une auto-révélation directement liée à l'autotélisme. L'idée que le
situé en ce lieu privilégié où l'universel et le particulier, l'intelligi- poète parle sous la contrainte de la langue ne renvoie pas à quelque
ble et le sensible, mais aussi le formel et le matériel, le sens et la définition purement formelle de la poésie : le poète est un vates, un
figure se représentent l'un dans l'autre. Si le symbole verbal prophète, et la langue, en se révélant à travers sa voix, révèle par là-
représente la figure dans le monde verbal, le symbole figuratif à son même l'être profond des choses.
tour représente le sens dans le dom.ame f1igurat1"f56. L' u.m , te Que ce soit en fin de compte une question gnoséologique qui se
systématique de !'Art est rendue possible par cette réflexion de l'un trouve au centre de la théorie novalisienne de la poésie n'est pas
dans l'autre, par cet échange d'essence entre le domaine du pour étonner. Ce n'est là que la conséquence logique du postulat
figuratif et le domaine du conceptuel. selon lequel le discours poétique présente le contenu indicible de la
On notera cependant que ce qui manque dans cette conception philosophie, c'est-à-dire le savoir ontologique fondamental. De là
novalisienne du symbole, c'est la réference à une transcendance. aussi la nécessité d'un langage qui lui soit spécifique : que ce soit
Ceci n'est pas dû au hasard : Novalis, contrairement à la doxa sous la forme de la coalescence symbolique ou sous celle du
romantique ultérieure, semble bien avoir eu toujours des réticences parallélisme structural, le langage poétique ne peut présenter
à considérer l'art comme mettant en œuvre deux ordres de réalité l'indicible que parce qu'il est essentiellement distinct de la
difïerents. Mais du même coup il se voit obligé de rejeter un aspect discursivité rationnelle ou « quotidienne ». Il abandonne les voies
central de la théorie du symbole, à savoir l'idée d'une mise en de l'abstraction universalisante aussi bien que celles de la réïeren
rapport de deux ordres de réalité foncièrement difïerents. Pour tialité, au profit d'une révélation de l'universel dans le particulier,
Novalis le symbole ne représente que lui-même: « Image - non de l'autre dans le même.
116 La théorie spéculative de !'Art La naissance de la théorie 117

étonnante. D'une certaine manière, l' «oubli» de son fondement


Questions onto-théologique, loin de s'opposer à la sacralisation de l' Art, ne
fait que l'exacerber, dès lors que la motivation fondamentale, qui
Lorsqu'on tente de situer la sacralisation de la poésie (conçue n'est autre que le besoin urgent d'une compensation par rapport à
comme synecdoque de la sacralisation de l'Art) que nous propose une réalité vécue comme déchue, continue d'être présente. Nietzs-
Novalis dans le cadre global de l'histoire des Idées, on ne peut che dit fort justement que la faim ne démontre pas qu'il existe une
évidemment manquer d'être frappé par son caractère « restaura- nourriture capable de la combler, mais qu'elle veut la nourriture.
teur» (qu'on y voie un sursaut salvateur ou une régression importe En fait, il apparaît que la fonction compensatoire dont l'Art
peu ici). Elle va à contre-courant du mouvement général des Idées (sous la figure de la poésie) est investi par les romantiques, et à leur
en Occident, caractérisé, depuis la Renaissance, par une désacrali- suite par toute la tradition de la théorie spéculative, est multiple.
sation de plus en plus poussée de la vie et du monde. En effet, En premier lieu il doit contrebalancer l'invasion, « désenchante-
l'idéal du romantisme ne consiste pas seulement dans une sacrali- resse », de la culture moderne par les savoirs scientifiques : nous
sation de l'Art, mais plus généralement - et à travers cette avons trouvé ce trait dans l'exigence novalisienne d'une mystifica-
sacralisation del'Art - dans une resacralisation de l'être, de la vie, tion des sciences. Il se retrouve chez l'ensemble des penseurs de la
de l'univers. Tel étant le cas, un des aspects les plus fascinants de la théorie de l'Art: l'idéalisme objectif, le vitalisme nietzschéen ou
théorie spéculative de l'Art réside dans sa capacité de survivre à l'existentialisme heideggerien s'opposent tous explicitement au
l'abandon de l'onto-théologie romantique, donc de continuer à se discours scientifique et tentent de le dévaloriser. Mais la compen-
développer même en l'absence des raci.nes théologiques qui seules sation joue aussi vis-à-vis de la réalité quotidienne, sociale,
pourtant semblent pouvoir la doter d'une certaine plausibilité : historique, voire vis-à-vis de la réalité comme telle: pour Novalis la
n'est-il pas étonnant de voir Nietzsche, esprit pourtant sceptique à poésie doit« romantiser » la vie, pour Hegel l'Art est censé réaliser
l'égard de tous les« arrière-mondes », ou Heidegger, penseur de la la relève de l'étantité empirique dans !'Idéal, pour le jeune
finitude de l'homme, reprendre les théorèmes centraux d'une Nietzsche, lecteur de Schopenhauer, l'Art déchire le voile de la
conception de l'Art qui ne saurait avoir de sens qu'à l'intérieur maya et nous délivre de la tyrannie de la Volonté, pour Heidegger la
d'une vision positivement théologique de l'être? poésie nous pousse hors de notre être-là inauthentique vers une
En- fait, sa survivance à l'intérieur de la tradition philosophique écoute du « dict » de l'être. Ce qui unifie toutes ces figures, au-delà
est moins paradoxale qu'il n'y paraît si l'on tient compte d'un de leurs différences indéniables, est bien toujours de l'ordre de la
deuxième aspect sur lequel j'ai déjà insisté : indépendamment de nostalgie d'une vie « authentique», non désacralisée. .,,
son fondement théologico-mystique, la théorie spéculative possède Il n'y a guère de doute que cette fonction de compensation
une fonction structurale spécifique à l'intérieur d'une stratégie de accordée à l'Art a dû correspondre à un besoin profond ressenti par
la philosophie 59. En effet, elle fait de l'Art l'autre de la philosophie, une partie de l'élite intellectuelle et artistique au XIXe et au
le lieu dans lequel elle se réfléchit, que ce soit pour y trouver sa xxe siècle. Et c'est certainement la permanence de ce besoin qui a
réalité canonique, la promesse de son achèvement futur, sa fait le succès historique du romantisme et plus généralement de la
figuration inadéquate ou son partenaire dialogique. Ainsi, alors théorie spéculative de l'Art. Car, analysée froidement, elle présup-
même que la vision du monde qui a donné naissance à la théorie pose des thèses qui pour le moins mériteraient discussion. En effet
spéculative de l'Art s'effiloche (avec Hegel), puis s'écroule (avec l'opposition entre l' Art - qui est la vérité - et la réalité vécue -
Schopenhauer et Nietzsche), la fonction ontologique de l'Art peut qui est hors de la vérité - entre une connaissance artistique
rester inentamée : présentation de l'esprit absolu, présentation de transcendante et des savoirs scientifiques purement phénoménaux,
l'Idée dans les phénomènes, mise en figuration de la vie, « dict » de plus généralement l'affirmation de l'existence d'un domaine de
l'être. vérité plus fondamental que celui de nos vérités intramondaines et
Enfin, la survivance de la sacralisation de l'art hors de la qui serait réservé à l'Art - toutes ces thèses n'ont de plausibilité
tradition philosophique, dans le monde de l'art, n'est guère plus que si on admet qu'au-delà de notre monde il existe un autre
;p
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118 La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 1!9

monde plus véridique, et que nous sommes capables d'accéder à ce formules invocatoires avec leur reprise hors de contextes rituels, ou
monde en transcendant notre nature intramondaine. C'est bien là à des époques où l'art n'a plus de fonction rituelle : dans ces cas,
ce qu'affirme l'ontologie théologique du romantisme. On ne saurait elle s'explique généralement par leur fonction rhétorique et
donc accéder à l'Art qu'en se plaçant à l'intérieur de cette vision ludique. Il en va certainement ainsi chez les poètes romains de
théologique du monde. Or, exiger un tel engagement fondamental l'époque augustéenne par exemple, qui usent et abusent de
comme condition de possibilité d'une·compréhension des phéno- l'invocatio comme topos rhétorique. De même, lorsque les poètes de
mènes artistiques ne semble guère raisonnable. la Renaissance ou de l'âge classique invoquent les dieux antiques,
" Certes, la sacralisation, sinon de l'Art, du moins de la poésie personne n'est dupe : nous considérons fort justement ces invoca-
n'est pas une invention romantique : la figure du poète comme tions comme faisant partie d'un jeu littéraire. Or, je pense que la
interprète de la voix mantique, comme prophète ou vates, donc même attitude doit être adoptée en face de nombreux textes de ces
comme intermédiaire entre la parole divine et les hommes, se époques qui nous présentent le poète comme médiateur entre
trouve déjà chez certains auteurs grecs ou latins, à commericer par l'ordre divin et l'ordre humain.
Pindare, Démocrite et Platon 60 • Elle sera d'ailleurs reprise par le L'idée romantique selon laquelle l'œuvre du poète serait de
christianisme naissant, le topos de l'invocation des Muses étant l'ordre d'une création quasi ontique n'est pas non plus absolu-
remplacé par une invocation à Dieu : sous cette forme, la thèse de ment inédite. Il est cependant révélateur qu'on n'en trouve guère
la fonction médiatrice de la poésie resurgira de temps en temps au de traces à l'époque antique. Cela est dû à au moins deux raisons.
Moyen Âge61 • Quant à la Renaissance, on sait avec quelle force La première est d'ordre esthétique : la théorie de la mimésis exclut
elle réactivera la figure antique du poète inspiré par les Muses. toute idée d'une création poétique qui relèverait de la création
La matérialité des faits ne saurait être contestée, mais il convient antique. Certes, dans le Phédon Platon emploie le verbe poiein pour
de nuancer leur importance et de les replacer dans leur contexte. qualifier l'activité du poète, mais c'est pour se réferer à sa
L'originalité de la position romantique n'en ressortira que mieux. capacité « fictionnante ». Autrement dit, le poète est certes créa-
Il faut noter d'abord que durant !'Antiquité et le Moyen Âge, et en teur au sens d'inventeur d'histoires fictives, mais nullement au
fait jusqu'à la révolution romantique, la théorie du caractère sens où il ferait venir à l'être une réalité ontique inédite. D'une
inspiré de la poésie n'a jamais réussi à s'imposer face aux manière plus générale, il faut rappeler que Platon rapproche
conceptions rhétoriques et mimétiques qui étaient largement toujours la mimésis du simulacre, voire du mensonge : il ne peut
dominantes. Par ailleurs, en ce qui concerne l'interprétation des donc guère voir dans le poète le révélateur d'une vérité ontologi•
sources grecques de la théorie de la possession divine ou du statut que. Il est vrai que dans la République, il crédite certains peintres du
d'interprète de la parole divine conferé au poète, il ne faut pas fait de « se diriger selon le vrai 62 ». Mais la conception reste
oublier que pour une partie au moins la poésie grecque avait interne au modèle mimétique : ces peintres restent des imitateurs,
effectivement possédé à l'origine une fonction religieuse et rituelle, ce même s'ils imitent les paradigmes suprasensibles, donc les détermi•
qui change complètement le problème. Quant à l'invocation aux nants ontologiques ultimes, plutôt que les simples apparences. Ils
Muses, là où elle possède encore une fonction pragmatique-rituelle n'accèdent à aucune connaissance privilégiée du fait de leur art: ils
sérieuse, elle n'est qu'un cas particulier de la pratique générale de ne font que se comporter comme tout homme juste devrait le faire,
l'invocation des esprits adjuvants, c'est-à-dire qu'elle ne singula- c'est-à-dire eu égard aux Idées et non à la réalité phénoménale.
rise en rien l'activité du poète. Autre constatation : si la figure du L'intérêt de ce passage de la République est ailleurs : Platon y adopte
poète comme porte-voix de Dieu est reprise aux premiers siècles de une attitude plus favorable que de coutume face à la mimésis,
l'âge chrétien, c'est parce que la situation y est mutatis mutandis attitude qui sera celle d'Aristote. Mais la mimésis ne saurait être
pareille à celle qui a sans doute existé dans la Grèce archaïque : pour autant une révélation ontologique qui reste réservée à la
l'invocation à Dieu, l'affirmation du caractère inspiré de la poésie philosophie.
s'appliquent explicitement et exclusivement à une poésie religieuse, au En ce qui concerne Aristote, on a souvent fait grand cas de sa
service de la nouvelle foi. On ne saurait donc confondre cet usage des décision d'élever la poésie au·dessus de l'histoire : la poésie aboutit
f'

120 La théorie spéculative de !'Art La naissance de la théorie 121

à des propositions générales, alors que l'histoire ne donne lieu qu'à volontiers comme savante : certains poètes considèrent que le
des propositions particulières. Mais il précise bien que les proposi- contenu de_la poésie embrasse tout le domaine des septem artes. Cela
tions générales en question se réfèrent au « type de chose qu'un rappelle évidemment le projet novalisien d'une encyclopédie
certain type d'homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessaire- poétique. Enfin la doctrine de l'allégorèse, jusque-là réservée à la
ment 63 », c'est-à-dire qu'elles établissent ce qu'on pourrait appeler littérature sacrée, fait son entrée dans le domaine de la poésie
une logique et une pragmatique des actes humains. Il n'y a aucune profane. C'est dans ce climat que certains écrivains commencent à
référence à un savoir métaphysique qui serait inaccessible autre- identifier le poète au philosophe : on trouve cette attitude notam-
ment qu'à travers la poésie. Pour Aristote, comme pour Platon, le ment, et ce n'est sans doute pas un hasard, chez les défenseurs de
poète demeure un créateur d'histoires, c'est-à-dire un créateur de l'épopée philosophico-théologique, tradition générique qui abou-
simulations (kata mimèsin) 64• tira, une fois passée dans les langues vulgaires, à la Divine Comédie.
La deuxième raison pour laquelle l'Antiquité ne conçoit pas le Ainsi Albertina Mussato (fin xm'-début XIV' siècle) soutient-il que
poète comme un créateur dans le domaine ontique est liée à la la poésie a une origine divine et possède une fonction théologique.
cosmologie dominante : une conception pour laquelle la poésie La même idée se trouve chez Pétrarque et Boccace 68 • D'autres vont
serait de l'ordre de la création absolue n'est possible qu'à condition plus loin et prétendent que la poésie a droit à la palme suprême.
que l1idée comme telle d'une création ex nihilo soit acceptée. Or, C'est le cas de Henri d' Avranches. Il part de l'idée que la création se
une telle conception est étrangère à la tradition grecque et latine, diversifie selon trois domaines : l'intellect, les choses et les mots.
qui part en général du principe d'une création démiurgique se Leurs maîtres respectifs sont Dieu, l'empereur et le poète. Ce dernier
faisant à partir d'un chaos préexistant. L'idée d1une création absolue est créateur absolu dans l'ordre verbal de la même manière que Dieu
est une idée chrétienne : c'est donc uniquement sur son terrain que est créateur absolu dans le domainede l'intellect ou l'empereur dans
peut naître la thèse d'un faire« poïétique » absolu et d'une mise en le domaine des choses terrestres. On notera l'absence révélatrice du
parallèle entre le créateur divin et le poète 65• philosophe-théologien. Henri d'Avranches ajoute que le discours
Un autre trait de la révolution romantique dont on trouve des métrique, donc le discours du poète, est une manière de parler divine
traces déjà dans des traditions antérieures est la situation de (species divina loquendi), puisqu'elle est utilisée par Dieu dans la table
rivalité entre le discours philosophique et le discours poétique. Là des Lois et par les prophètes 69• Bien entendu, les philosophes ne
encore on pourrait remonter jusqu'à Platon qui, dans la République, l'entendent pas de cette oreille. Ainsi Michel de Cornouailles répond
rappelle qu'il existe une < vieille querelle )> entre la poésie et la vertement à Henri, l'accusant d'être savant uniquement en gram-
philosophie 66. Cette querelle est intimement liée à la question des maire et d'ignorer tout des sciences de la nature et de la logique 70 •
rapports entre philosophie et rhétorique, dont les premiers échos C'est dans le même cadre quese situe la célèbre querelle entre l'école
remontent, là encore, jusqu'à Platon, et qu'on retrouvera plus tard d'Orléans, défendant la poésie, et l'école parisienne, garante de
chez Cicéron ou Quintilien. Mais plus troublant est l'extraordi- l'orthodoxie philosophique : La bataille des VII ars d'Henri d'Andeli
naire - quoique minoritaire - mouvement de promotion de la est un témoignage éloquent de la virulence du conflit. Même siil
poésie aux dépens de la philosophie qui a eu lieu au haut Moyen n'est pas facile de décider ce qui dans ces affirmations relève
Âge. Je me bornerai au seul exemple de la poésie en langue simplement de l'ordre du topos 71, il est difficile de ne pas voir dans
latine67 • En premier lieu, il semble que ce ne soit qu'au haut cette querelle des parallèles avec la rivalité entre le romantisme
Moyen Âge qu'on commence à utiliser couramment les verbes iénaen et le projet hégélien d'une science philosophique absolue : on
poetari et poetare pour désigner l'activité du poète, alors qu'avant on sait que Hegel a été tout sauf tendre avec Friedrich Schlegel. Mais il
se servait de termes plus« techniques», tels canere,fingere, dictare. ne faudrait pas non plus oublier une différence fondamentale entre
C'est l'époque aussi où de plus en plus de poètes commencent à les deux situations : alors que les poètes du haut Moyen Âge
signer leurs œuvres et où certains poètes « modernes >> font leur s'opposent de l'extérieur à la philosophie scolastique, la révolution
entrée dans le canon de l'enseignement rhétorique à côté des romantique est en fait, comme l'analyse des textes de Novalis l'a
auteurs antiques. En même temps l'activité poétique se conçoit montré, un événement essentiellement intraphilosophique.
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122 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 123

La conception romantique de la poésie se rattache donc à une


vénérable tradition, certes marginale, mais dont l'existence même
est là pour nous montrer que l'exaltation de la poésie (et par Il. L'HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE
extension celle de l'art), n'est pas réductible à la stratégie de la COMME PROJET SPÉCULATIF
théorie spéculative : elle correspond sans doute aussi à une
conviction psychologique élémentaire, liée à la spécificité même de
l'expérience esthétique. La théorie spéculative elle-même tire une Si la sacralisation de la poésie par Novalis est la synecdoque en
partie de sa force de persuasion de cette conviction, c'est-à-dire même temps que le moment initial de la tradition de la sacralisa-
qu'elle contient sans conteste une part de vérité psychologique. tion de l'Art, la théorie romantique de la Littérature constitue le
Mais la révolution romantique confère une signification fondamen- pas inaugural de la construction d'une théorie spéculative des arts.
talement nouvelle à cette exaltation de la poésie. D'abord elle Historicisme oblige, cette théorie sera une histoire de la Littéra-
l'insère dans une perspective entièrement commandée par une ture 72 : elle aura pour but de légitimer la sacr_alisation de la poésie
ontologie théologique dont la présentation est exigée alors même par la construction d'un concept historique de la Littérature
qu'elle est déclarée impossible à l'intérieur de la discursivité conçue comme déploiement temporel de sa mission philosophique.
philosophique : c'est en ce sens qu'elle est aussi la répon e à une La genèse de l'histoire de la Littérature est liée aux deux frères
crise philosophique, ce qui n'est pas le cas au Moyen Age. En Schlegel. Je limiterai cependant mon analyse aux textes de
deuxième lieu, la sacralisation de la poésie, sa détermination Friedrich. Cette mise entre parenthèses des écrits d' August-
comme species divina loquendi est mise en avant dans un contexte Wilhelm - qui serait inexcusable si l'on voulait faire l'histoire
historique qui, lui, est largement désacralisé, ce qui en change circonstanciée de la critique littéraire romantique - me semble
totalement la portée et interdit notamment qu'elle soit réferée à justifiée ici dans la mesure où j'analyserai ici non pas tant les
une fonction institutionnellement théologique ou liturgique (si l'on résultats concrets des travaux philologiques romantiques, mais
excepte les Chants spirituels de Novalis qui font partie intégrante de uniquement le cadre théorique global dans lequel ils s'insèrent. Or,
la musique sacrée luthérienne). Nous retrouvons ici ce qui me des deux frères c'est sans conteste Friedrich qui s'est le plus
semble être la caractéristique fondamentale de la sacralisation intéressé aux problèmes théoriques que pose une détermination
romantique de la poésie : elle remplit une fonction compensatoire d'essence de la Littérature.
face à la crise du Weltbild - et notamment de la théologie et Le cadre théorique de l'histoire de la Littérature n'introduit pas
métaphysique dogmatiques - induite par les Lumières, fonction seulement une nouvelle conception de l'historicité des faits litté-
absente chez les défenseurs antérieurs de la poésie, par exemple raires, mais de manière plus fondamentale une nouvelle définition
ceux du Moyen Âge latin (pour qui il s'agissait certes de se hisser de leur accessibilité théorique : l'histoire cesse d'être une des dimen-
au même niveau que la philosophie dans la hiérarchie des sept arts, sions du fait littéraire, elle devient le lieu où la Littérature peut être
mais dans le cadre d'une vision théologique du monde jamais mise saisie en son essence. Cette conception met en œuvre quatre
en question). Il est d'ailleurs symptomatique de constater que postulats principaux : l'essentialisme, le nomologisme, l'organi-
lorsque Friedrich Schlegel se convertira au catholicisme militant de cisme et l'historicisme. Les trois premiers sont autant de présup-
la Restauration, il abandonnera sa conception de la poésie posés du quatrième qui constitue sans doute le noyau de l'historio-
universelle comme activité théologico-métaphysique fondamen- graphie romantique et, en ce qui concerne notre problème, de la
tale : dès lors que la religion révélée fournit de nouveau le cadre théorie spéculative de la Littérature. Il est par ailleurs indissocia-
herméneutique fondamental, la religion esthétique s'efface. ble de deux particularités remarquables : la transformation de la
vénérable Querelle des Anciens et des Modernes en une opposition
ontologique entre l'antiquité et l'âge moderne, ainsi que la genèse
d'une théorie des genres littéraires conçus comme autoprésentation
de la Littérature dans son unité organique. Je discuterai tous ces
124 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 125

aspects séparément, bien qu'ils soient intimement liés dans la pie qu'un déséquilibre entre l'offre et la demande produira des
théorie schlégélienne. effets spécifiques sur l'équilibre de tout système économique. De
telles lois nous permettent donc de déterminer certains facteurs
causaux qui interviennent dans la genèse d'une crise économique.
L'historicisme Mais elles ne «déterminent» pas cette crise: le fait que l'offre
dépasse la demande est un fait contingent. Sans doute est-il à son
Que faut-il entendre par« historicisme »? Je rappellerai d'abord tour déterminé causalement : mais s'il l'est, c'est par d'autres
une banalité : toute pensée historique n'est pas historiciste. Le facteurs dont la conjonction elle aussi est contingente. Parmi ces
siècle des Lumières par exemple concevait la fonction de l'histoire autres facteurs qui interviennent pour renforcer ou contrecarrer les
tout autrement que ne le fait l'historicisme : pour des historiens effets prédits par la loi d'économétrie, il y a d'ailleurs ce facteur
comme Hume ou Robertson, l'histoire n'était pas le déploiement bien spécifique qu'est notre connaissance de la loi, connaissance
d'une essence transcendante à l'empiricité humaine, mais se qui nous permet (du moins dans certaines limites) d'influer sur les
constituait dans et à travers les actions des hommes et leurs conséquences en intervenant sur les causes.
interactions avec le milieu physique. Étudier l'histoire, ce n'était On pourrait y ajouter un autre argument, d'origine kantienne.
pas ouvrir le livre d'une destinée inéluctable, mais avoir accès à un L'historicisme prétend être une explication causale de l'histoire
dépôt d'expériences, réussies ou ratées, bonnes ou néfastes, les unes conçue comme totalité. Or, d'après Kant, poser la question de la
évitables, les autres inévitables, et capables éventuellement de nous causalité au niveau d'une totalité est une entreprise dénuée de sens.
guider. Face à cette conception pragmatique de l'historiographie, La catégorie de la causalité ne fonctionne qu'au niveau des
l'historicisme oppose le postulat non seulement d'un déterminisme phénomènes faisant partie d'un domaine donné, mais non pas au
historique, mais de manière plus fondamentale d'une causalité niveau de ce domaine comme totalité close 76• On pourrait donc
historique transcendante aux comportements humains ou aux fac- dire que l'historicisme se trompe de domaine d'application de la loi
teurs physiques 73• Précisons que refuser l'historicisme ne signifie de la causalité : c'est sans doute la raison pour laquelle l'idéalisme
pas nier l'intervention de lois en histoire mais uniquement rejeter la allemand distinguera entre la causalité mécanique, la Ursache, à
thèse qu'il existe des lois de l'histoire, autrement dit, des lois qui laquelle le verdict kantien s'appliquera, et le fondement métaphysi-
seraient spécifiquement historiques 74. que, le Grund, qui, lui, pourra être postulé au niveau de la totalité.
L'idée qu'il existe des lois spécifiquement historiques repose sans Mais cette solution implique justement le recours à une causalité
doute sur une idée confuse de ce qu'est une loi (naturelle). Popper transcendante, concept qui, du point de vue kantien, se contredit
soutient ainsi que l'historicisme confond l'explication de faits lui-même.
singuliers et l'établissement de lois, dans la mesure où il prétend Cette cau'salité transcendante 77 , capable de «surdéterminer»
expliquer la « nécessité » des faits singuliers en les déduisant de les causalités empiriquement accessibles, est en fait d'ordre
lois 75• Une loi naturelle a toujours la forme d'une proposition téléologique : les prétendues lois historiques se ramènent au
conditionnelle : elle prédit que si x a lieu, alors y aura lieu aussi. postulat d'un principe final conçu comme Grund de l'histoire : ce
Elle postule donc une corrélation entre deux événements ou deux principe peut être l'idée de progrès, tout autant que celle de chute
séries d'événements. Par contre, elle ne comporte aucune assertion (Sündenfall) ou encore celle d'un mouvement cyclique 78• Par
d'existence concernant un x singulier : elle ne dit pas que y doit ailleurs, la construction historiciste de l'histoire est pratiquement
avoir lieu dans l'absolu. Or, c'est une telle prédiction que devrait toujours commandée par une eschatologie, c'est-à-dire qu'elle
nous livrer une « loi» historique, puisque l'historicisme prétend « prédit »·la convergence de l'histoire vers un événement singulier
que l'évolution factuelle de l'histoire est le résultat d'un processus qui l'achèverait (peu importe que cet achèvement soit censé avoir
nécessaire. Bien entendu, des lois selon le modèle poppérien peuvent lieu après une durée finie ou infinie). Cet événement est un
intervenir comme facteurs causaux dans la survenue de tel ou tel événement singulier, non seulement parce qu'il est défini par sa
événement historique : les lois d'économétrie prédisent par exem- qualité propre (comme le sont tous les événements historiques),
f
!

126 La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 127

mais encore, au sens fort du terme, parce que, s'il est l'effet ultime intrinsèque de celui-ci : il oublie que le savoir de l'historien, loin de
du principe téléologique, il n'y est plus soumis lui-même. En cela correspondre à un regard divin sur l'histoire qui l'embrasserait
aussi les prédictions historicistes se distinguent des prédictions dans tous ses tenants et aboutissants, est toujours, lui aussi,
scientifiques : ces dernières peuvent sans doute prédire des événe- perspectivique.
ments particuliers, mais non pas des événements singuliers, au sens Droysen lie l'illusion de la transparence à la nature narrative du
fort du terme. Lorsqu'on nous prédit que le soleil s'éteindra un discours historique 82• Mais, dit-il, penser que les faits parlent par
jour, cette prédiction concerne un événement futur, certes particu- eux-mêmes est une illusion : ils seraient muets s'il n'y avait pas de
lier, mais elle n'est pas singulière au sens où elle se fonderait sur narrateur capable de les faire parler. La démarche narrative
une spécificité irréductible du soleil : les lois sur lesquelles elle se semble indissociable du discours historique pour deux raisons.
fonde sont des lois physiques constantes et universelles qui valent D'une part une explication de faits singuliers ne saurait se passer
pour tout corps céleste et qui continueront à valoir après l'extinc- d'une mise en ordre narrative de ceux-ci : notre savoir sur les
tion du soleil 79• En réalité le déterminisme historiciste, dans ses enchaînements causaux est toujours lacunaire et ses trous ne
velléités de prédiction, est circulaire : il lit le passé à la lumière sauraient être comblés que dans une démarche narrative fondée
d'un futur postulé, alors que ce dernier lui-même est «pré-dit» à sur une pragmatique générale des actions humaines. En deuxième
partir de ce passé. lieu, le modèle épistémologique du discours historique ne peut être
Un autre aspect problématique de l'historicisme réside dans que le récit testimonial, dont il constitue certes une forme savante
l'illusion objectiviste qu'il cultive. Voltaire ou les historiens et dérivée (puisque, sauf exception, l'historien n'est pas un témoin
empiristes anglais du XVIIIe siècle avaient sans doute une concep- direct des événements dont il rend compte), mais qu'il ne
tion naïve du fait historique, puisqu'ils avaient tendance à le transcende pas vers un savoir quantifiable, même s'il peut faire
considérer comme une donnée brute. Mais, contrairement aux usage de certains outils de ces sciences pour légitimer ses recons-
apparences, l'historicisme ne surmonte nullement cette vue naïve : tructions du passé8 3• L'erreur de l'historicisme ne réside donc pas
simplement, la saisie objective des faits, que les empiristes dans le recours à la narration, mais dans le refus des règles
croyaient possible à travers l'induction empirique, l'historicisme va épistémologiques que cette caractéristique lui prescrit, et qui sont
vouloir la réaliser, soit à travers une démarche déductive ancrant celles d'une pragmatique de la causalité des faits et gestes humains
les faits dans quelque principe ontologique plus général, soit à dans leurs interrelations et dans leurs rapports avec le milieu
travers une intuition intellectuelle accédant directement à l'essence physique.
d'un phénomène historique donné. Il est intéressant de noter que L'historicisme est étroitement lié à l'évolutionnisme, ce qui
dès 1857, le grand historien]. G. Droysen (pourtant influencé par explique un autre de ses traits typiques : le privilège accordé à
Hegel) a critiqué cette illusion de transparence du savoir histori- l'historiographie chronologique par rapport à ce que Paul Veyne
que. Il a soutenu notamment qu'il y a toujours une différence appelle l'histoire par« items», c'est-à-dire l'histoire comparative.
insurmontable entre la réalité passée (postulée) et le savoir L'historicisme identifie en effet l'histoire au passé (national ou
historique concernant cette réalité : le savoir place les faits «universel»), l'historien ayant pour tâche d'expliquer le présent à
historiques dans une perspective qui est commandée par le partir de ce passé : l'histoire est l'épopée du temps humain. Le
moment présent, celui dans lequel se situe l'historien, et non pas préjugé d'une transparence des faits se nourrit de cette définition
par la réalité passée 80 • Expliquer un fait historique, c'est d'abord le de l'histoire comme explicitation du temps vécu (et on sait le rôle
situer. Or, on ne peut le situer que par rapport à un point de cette idée chez Heidegger et plus largement dans la tradition
d'observation ultérieur. Les énoncés historiques aboutissent donc à herménel).tique). Là encore, l'historicisme est victime de l'illusion
des descriptions qui n'auraient pu être celles d'un témoin de ces de la transparence : loin d'être une épiphanie du Temps, l'histoire
événements 81 : le « fait » est indissociable du savoir le concernant. est une intrigue construite par l'historien à partir de traces et de
L'historicisme admet implicitement l'existence d'un passé transpa- documents dont la dynamique évolutionniste n'est nullement
rent, puisque l'historien est censé rendre compte de la signification autoexplicative. Il n'y a pas une histoire, mais des histoires, et leur
128 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 129

multiplicité est celle des intrigues compossibles avec un corpus de espérer saisir, une fois pour toutes, dans sa" totalité", le caractère
traces données 84 • national dont l'histoire nationale était censée être le développe-
La forme concrète que prend l'historicisme dans le domaine des ment87. »
études littéraires introduit bien entendu des spécificités dont la L'historicisme est encore appelé plus spécifiquement par le
discussion qui précède n'a pas tenu compte. Mais ces spécificités paradigme organiciste qui commande la théorie spéculative. La
ne manqueront pas de nous retenir en leur lieu et place. tentation de ce paradigme remonte à Aristote. On sait en effet que
Y a-t il un lien autre que contingent entre l'historicisme et la dans la Poétique il propose de distinguer la poésie « selon ses espèces
théorie spéculative de l'Art? Ce qui est indéniable c'est que, en considérées chacune selon sa finalité (dunamis, puissance) pro-
Allemagne du moins, l'historicisme est né autant, sinon plus, dans pre88 »: du même coup il introduit implicitement une problémati-
le domaine de la problématique des arts que dans celui de l'histoire que organiciste dans le domaine des faits littéraires. De même il
générale. Et ce n'est certes pas un hasard si Friedrich Schlegel se parle d'une« croissance» de la tragédie et ajoute qu'elle ne se fixa.
réfère si souvent à Winckelmann. Dans son Histoire de l'art de qu'une fois « entrée en possession de sa propre nature89 ». Chez
/'Antiquité (1764), ce dernier esquisse pour la première fois ce qui va Aristote ce crypto-organicisme est cependant contrecarré par l'idée
être le credo fondamental de l'historicisme, à savoir la croyance en que l' œuvre artistique est un résultat de la technè humaine et ne
un développement historique organique. Il s'y propose en effet saurait donc être déterminée que par une causalité extérieure. Par
d'étudier« l'origine, la croissance, la transformation et la chute 85 » ailleurs, dans la Physique, il affirme explicitement que l'objet d'art
de l'art, selon un modèle comportant trois périodes : celle où l'art se distingue de l'objet naturel en ce que le premier ne dispose pas
cherche le nécessaire, ensuite celle où il cherche le beau, enfin celle d'un principe de mouvement interne 90: il ne saurait donc y avoir
où il cherche le superflu. Il est par ailleurs intéressant de constater d'évolution_autonome et intérieurement déterminée, ni des espèces
à quel point le modèle de l'évolution artistique orientera les poétiques, ni du genre« poésie 91».
découpages de l'histoire générale dans l'historiographie historiciste En simplifiant grossièrement, on peut dire que jusqu'au roman-
allemande au XIXe siècle: H. R. Jauss a ainsi montré que Ranke, tisme la pensée occidentale sur les arts a généralement privilégié le
dans son Histoire française (1852-1861 ), recourt au paradigme des versant « technologique» de la conception aristotélicienne. Le
styles artistiques pour structurer les époques de l'histoire générale romantisme en revanche se décide radicalement pour la conception
de France86 • organiciste: l'Art est nature92 • Aussi, lorsque Novalis et Schlegel
En réalité il existe un lien intime entre la genèse de la théorie définissent la poésie comme révélation de l'être, ils ne veulent pas
spéculative de l'Art et l'historicisme. Ainsi la sacralisation de la caractériser son essence abstraite, mais sa « vie » : la théorie
littérature implique-t-elle qu'on la considère comme le lieu de la spéculative de l'Art est une pensée vitaliste9 3• Pour les penseurs
totalisation historique de l'expérience humaine : « La manière romantiques, l'essence d'un objet ne réside pas dans une abstrac-
dont. les textes du passé allaient bientôt être présentés par les tion définitionnelle, mais dans son âme, c'est-à-dire la somme de
historiens de la littérature est certainement liée à la nouvelle tâche ses potentialités vitales. L'organicisme romantique ne saurait donc
qui était celle de la littérature dans la société bourgeoise du XIXe être identifié au biologisme aristotélicien : pour Aristote, le devenir
siècle : elle remplaçait la religion dans la fonction de proposer une de l'objet naturel est le passage de la puissance à l'acte, puisque ce
cosmologie. Les textes du passé n'étaient plus une partie d'un n'est que dans l'acte que l'objet est conforme à sa nature, à sa
monde idéal et n'étaient pas encore les symptômes d'un monde définition; dans le romantisme au contraire, l'Art est toujours déjà
passé. Du fait qu'on les considérait comme des médias capables de conforme à sa nature, puisque sa nature est son évolution; donc, sa
déployer une perspective historique totalisante devant le lecteur, définition est son histoire. Connaître l'essence de la littérature
leur valeur cognitive était hypostasiée de manière jamais encore revient donc à exposer son développement organique : la théorie de
vue [...]. Dans la variante nationaliste de cette conception selon la littérature est l'histoire de la Littérature. Mais la proposition
laquelle la totalité du passé peut être saisie à travers la littérature, peut et doit aussi s'inverser : dans la mesure où le développement
on pensait qu'à travers le génie des grands écrivains on pouvait organique est l'épanouissement des potentialités inscrites dans la
130 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 131

nature même de la Littérature, l'histoire de celle-ci est identique à tant que sa présentation fait partie de l'art oratoire[ ]; les œuvres
l'autodéploiement de sa définition. Les deux théorèmes se condi- de la morale ensuite, si on peut les considérer comme relevant de
tionnent mutuellement, et c'est en cela qu'on peut dire que l'art oratoire ou si elles ont une influence plus générale, telle la
l'historicisme découle directement de l'essentialisme organiciste. morale socratique; l'érudition et, enfin, la philosophie [...]. La
Notons pour finir que l'historicisme organiciste présuppose une poésie, l'art oratoire, l'histoire et la philosophie font partie du
vision continuiste de l'histoire. Or, comme l'a noté, entre autres, le genre qui agit à travers la parole. » La notion de « Littérature » est
poète W. H. Auden, l'histoire de l'art est discontinue:« L'histoire donc le nom de classe donné aux humanoria : poésie, art oratoire,
naturelle, comme l'histoire sociale et politique, est continue; il n'y histoire, morale et philosophie. La définition exclut toutes les
a aucun moment où rien n'arrive. Mais l'histoire de l'art est activités intellectuelles ayant des buts pratiques ou utilitaires
discontinue; l'historien de l'art peut montrer les influences et les directs : Schlegel les regroupera plus loin sous les deux en-têtes de
circonstances qui ont rendu possible et probable qu'un peintre l'économie et de la politique. L'énumération correspond grosso modo
donné ait peint de telle ou telle manière spécifique, s'il a choisi de à la répartition préromantique des arts de la parole. On pourrait
peindre, mais il ne saurait pas expliquer pourquoi il a peint un penser que la distinction entre art et science est elle aussi conforme
tableau plutôt que de n'en rien faire 94. » L'art n'est pas une espèce à cette répartition traditionnelle, puisque, du moins à première
biologique capable de se reproduire elle-même. D'où l'importance vue, elle a simplement pour fonction de distinguer entre l'objet et le
centrale que le romantisme accorde à la question des genres, qu'il mode de présentation de la philosophie, de l'histoire et de l'art
traite comme des principes d'engendrement universels capables oratoire : malgré leur objet non littéraire, ces pratiques discursives
d'intégrer la discontinuité des œuvres dans la continuité d'une relèvent de la littérature en vertu de leur mode de présentation. En
évolution organique. Cela implique évidemment une réification des réalité cependant on pourra se rendre compte plus loin que la
catégories génériques qui ont tendance à devenir les véritables distinction entre l'art et la science prépare le terrain pour une
realia de l'histoire de la Littérature. Il est donc tout à fait normal réduction essentialiste de la Littérature.
que l'histoire de la Littérature trouve son couronnement dans une Un premier glissement important ne tarde pas à se produire
théorie des genres. lorsque Schlegel propose de distinguer entre les arts et sciences qui
agissent à travers la parole et ceux qui agissent à travers la matière,
c'est-à-dire qui « se servent de la langue uniquement comme
moyen de communication secondaire». La définition inaugurale
La littérature
limitait la littérature aux arts et sciences agissant directement à
travers la parole : logiquement ceux qui agissent à travers la
Le projet même d'une histoire de la Littérature présuppose matière devraient donc en être exclus. Mais voilà que nous
l'existence d'un concept spécifique de cette dernière, capable de apprenons que les deux genres tombent - selon les pratiques
supporter ce projet. Pour Schlegel il ne saurait s'agir d'un simple concernées - soit dans le domaine de l'art, soit dans le domaine
concept empirique, d'un simple nom de classe servant à désigner des sciences, et que c'est l'ensemble de ces deux domaines qui
l'ensemble des productions écrites de la tradition des belles-lettres : forme la Littérature.
une telle notion ne permettrait pas de fonder une histoire au sens Schlegel précise ensuite cette définition de la Littérature comme
historiciste. Pour découvrir ce qui est réellement en jeu on peut englobant toutes les sciences et tous les arts : « La philosophie,
partir de la description-définition de la littérature qu'il propose en dans la mesure où elle est l'âme (Geist) de l'érudition et de la
1803 dans son Histoire de la littérature européenne. science, comprend en elle, du point de vue de la forme, toutes les
Schlegel commence par une définition qui, à première vue du sciences qui s'expriment par signes. De même la poésie comprend
moins, semble purement nominale : « Généralement on compte tous les arts qui agissent à travers un médium différent de celui de
parmi la littérature toutes les sciences et tous les arts qui agissent à la langue. Tout comme la mathématique, la chimie et la physique
travers le langage : la poésie, l'art oratoire ainsi que l'histoire_, en ne font que montrer isolément, mais de manière plus précise, c'est-
132 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 133

à-dire plus spécifique, ce qui est déjà contenu dans la philosophie, arts expriment selon des spécificités individuelles. Tout comme la
la peinture, la sculpture et la musique expriment séparément, mais philosophie est le savoir fondamental, la poésie est l'expression, ou
de manière vivante et mieux ce que la poésie réalise globalement. comme il dira plus loin, la présentation (Darstellung) artistique
En ce sens la littérature comprend toutes les sciences et tous les arts, elle est fondamentale. Ce procédé de réduction des arts à la poésie sera un
l'Enqyclopédie. » On voit quel était le but secret de la distinction topos central de la théorie spéculative de !'Art, puisqu'on le
entre arts et sciences, ainsi qu'entre médium linguistique et retrouve, pratiquement sans la moindre modification, chez Hegel
médium matériel : il s'agissait de préparer le terrain à la réduction et Heidegger.
des arts non verbaux à la poésie (c'est-à-dire à l'essence de la Ce mouvement d'unification des difïerents genres se poursuit par
Littérature) conçue comme leur principe commun. Cette réduction l'affirmation que la Littérature n'a qu'un contenu unique,
n'est évidemment possible que dans la mesure où on a établi « ]'Infini, le Beau et le Bien, Dieu, le Monde, la Nature et
d'abord que la Littérature englobe aussi les arts non verbaux. C'est l'Humanité», c'est-à-dire en fait les differentes déterminations
pour cela que Schlegel a besoin des distinctions susdites. Sa ontologiques de l'être (tel qu'il est conçu par le romantisme). Cette
manière de procéder est complexe. Au centre de son argumentation thèse de l'unité de contenu est essentielle dans la stratégie de
se trouve l'idée qu'il y a un parallèle entre le rapport que la l'histoire de la Littérature : elle fonde son unité organique et
philosophie entretient avec les sciences mathématiques et physi- permet d'abandonner l'énumération empirique des œuvres et des
ques, et celui que la poésie entretient avec la peinture, la sculpturt genres en faveur d'une differenciation organique, le même contenu
et la musique. Mais pour pouvoir soutenir cette argumentation, il fondamental se spécifiant diversement selon les divers genres
lui faut d'abord montrer que la mathématique et les sciences distingués; et c'est elle encore qui légitime la réduction des arts
agissent dans la matière, comme le font les arts non verbaux. Pour non verbaux à la poésie.
pouvoir maintenir cette idée, il est obligé de définir « agir par la Schlegel trace trois directions selon lesquelles s'exerce la diffe-
matière » comme signifiant « agir par des signes autres que renciation organique. La première résulte de la diversification du
linguistiques». Or, s'il est vrai que la physique et la chimie ont mode d'exposition: les arts présentent (Darstellung) !'Infini; alors
recours à des symboles non linguistiques, il n'en reste pas moins que les sciences l'expliquent (Erkliirung). La deuxième, déjà
9.ue ces symboles ne sont ni plus ni moins matériels que ne l'est rencontrée, résulte de la diversité des médias sémiotiques : d'un
l'expression langagière : il s'agit de langages artificiels qui, loin de côté nous avons des signes coexistants, spatiaux (couleurs et
s'opposer en quoi que ce soit aux signes linguistiques, ne font que proportions), de l'autre des signes successifs (langage, sons). La
les prolonger. Soutenir la même idée en ce qui concerne les troisième résulte de la diversité des sphères de l'Absolu que les
rapports entre la poésie et les arts non verbaux implique un genres expliquent, respectivement présentent. Il va de soi que cette
réductionnisme beaucoup plus important : même si tous les arts difïerenciation du contenu ne concerne ni la poésie ni la philoso-
sont sémiotiques, le fait de réduire leurs différences à une simple phie, puisqu'elles se caractérisent précisément par l'universalité de
distinction entre signes verbaux et signes non verbaux aboutit à leur contenu. Elles forment donc le centre de la Littérature: « [ ]
une vue singulièrement appauvrie de leurs spécificités. La tendance vers ce qu'il y a de plus élevé, vers l'infini, est
Quoi qu'il en soit, à travers ce parallélisme, Schlegel croit présente dans tous les arts et sciences, mais elle n'est nulle part
pouvoir insérer les arts non verbaux dans la Littérature et les aussi dominante qu'en philosophie et en poésie. [...] La philoso-
soumettre à la figure du paradigme poétique : si la seule difference phie et la poésie sont pour ainsi dire l'âme du monde (Weltseele) des
entre la poésie et les arts non verbaux concerne le matériau sciences et des arts, leur centre commun. Elles sont liées de
sémiotique, alors rien ne s'oppose à ce que la poésie joue pour les manière indissoluble et forment un arbre dont la philosophie est la
arts le même rôle intégrateur que la philosophie joue pour les racine alors que la poésie en est le plus beau fruit. Sans la
sciences : de même que la philosophie montre (zeigen) globalement philosophie, la poésie devient vide et superficielle, sans la poésie, la
ce que les autres sciences montrent selon des spécificités indivi- philosophie est sans influence et devient barbare. »
duelles, la poésie exprime (ausdrücken) globalement ce que les autres Le mouvement vers l'unification essentialiste n'en est pas pour
134 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 135

autant terminé : il reste encore à réduire la dualité entre la phie. À cette fin Schlegel reprend l'argumentation antiphilosophi-
philosophie et la poésie. Certes ces deux activités sont déjà unifiées que de Novalis. La finalité intrinsèque de la religion, et donc le but
en ce sens qu'elles ont le même contenu universel. Mais d'un autre ultime de la vie humaine, réside dans la réunification de l'homme
côté elles semblent fondamentalement opposées, puisque l'une vise avec Dieu. Ayant perdu Dieu, l'homme cherche à le retrouver et
l'explication et l'autre la présentation. Comment réduire cette d'abord à le connaître. II s'adresse d'abord à la philosophie. Mais
dualité, puisque le postulat d'une Littérature unifiée ne saurait se toute connaissance de l'infini est, comme son objet lui-même,
passer d'un terme synthétique suprême qui soit la Littérature dans infinie et abyssale. La philosophie échoue donc dans sa tâche
sa figure essentielle? d'expliquer !'Infini. C'est cet échec qui fait naître le besoin de la
En réalité, il n'y a pas de doute que Schlegel donne la préference poésie, de la « présentation symbolique 97 » : « Ce qui ne saurait
à la poésie. II doit donc tenter d'y réduire la philosophie. Deux être résumé dans un concept, se laisse peut-être présenter par une
chemins semblent possibles. Le premier repose sur l'affirmation du image; et ainsi la nécessité de la connaissance mène à la
caractère originaire de la poésie: « [... ] L'objection suivant présentation, amène la philosophie à la poés_ie 98• » Ainsi l'argu-
laquelle la philosophie serait d'une dignité plus élevée que la ment de l'origine est secondé par l'argument du caractère inacces-
poésie, puisqu'elle est dirigée sur les plus hauts objets de la sible de l'infini divin : l'être ne saurait être expliqué, mais
connaissance humaine, [...] est sans poids. [...] En effet, lorsque la uniquement présenté imaginativement.
poésie se manifeste dans sa nature véritable, elle possède le même II n'empêche que cette deuxième solution, bien qu'elle place la
objet et la même dignité que la philosophie. [...] Une autre raison poésie au-dessus de la philosophie, la soumet à la religion révélée,
pour laquelle il faut d'une certaine manière donner la préférence à la poésie ce qui implique sa dévalorisation relative, et du même coup une
sur la philosophie réside dans le fait, qu'au moins en ce qui concerne désorganisation implicite du concept de Littérature. En effet, si la
l'Europe, c'est elle qui est l'activité la plus antique et la racine religion est le but ultime de l'existence humaine, l'unique activité
commune de toutes les sciences et de tous les arts. La poésie la plus qui ne soit pas à son tour un moyen pour autre chose, c'est elle, et
ancienne est en effet mythologique; et la mythologie est à la fois non pas la poésie, qui devrait être le terme synthétique ultime, à la
poésie, philosophie et histoire95• » fois principe téléologique et fondement unitaire de toute la
Le deuxième chemin est plus indirect et n'est pas esquissé dans Littérature. Il faut préciser que la tension n'est pas due au fait que
le passage que je viens de commenter. Il mérite cependant d'être la Littérature est définie comme révélation des vérités (religieuses)
présenté, car il illustre parfaitement l'ambiguïté qui s'attache à la dernières, mais à l'introduction de la religion comme institution
promotion de la poésie dans la théorie spéculative de l'Art. Nous humaine spécifique : autrement dit, c'est le passage de l'onto-
avons vu que toutes les sciences et tous les arts avaient un même théologie poétique
désorganise le projetde
del'époque de Iéna
la Littérature à la religion
conçue instituée qui
comme Encyclopédie
contenu fondamental : l'être. Nous avons vu aussi que cette unité
de contenu est représentée par un genre paradigmatique qui universelle 99• La religion n'est plus le difzniens ultime de la 1
synthétise tous les autres genres, en l'occurrence la poésie. Or, Littérature, mais accède au statut de defininiendum ultime, dévalori-
dans d'autres passages du même texte Schlegel affirme au contraire sant la poésie qui à l'époque de Iéna était censée être le
que seule la religion est la fin ultime de toutes les sciences et de tous difzniniendum ultime. On pourrait d'ailleurs étudier ce même effet de
les arts : « C'est la religion qui doit positivement amener la désorganisation au niveau de la thèse de l'autonomie autotélique
réalisation de la destination suprême de l'homme. Elle n'est pas un de la Littérature : en soumettant la poésie à la religion, Schlegel
moyen, mais une fin en soi, dont procèdent toutes les sciences et détruit du même coup son autonomie.
tous les arts 96. » Cette affirmation se comprend si on tient compte Certes, même après sa conversion au catholicisme Schlegel
de l'année où paraît ce texte, 1803, c'est-à-dire à un moment où n'abandonnera jamais- véritablement son concept de Littérature.
Schlegel prépare sa conversion au catholicisme. Mais cette promo- Mais il mettra une sourdine à la thèse de l'universalité conçue
tion de la religion, si elle frustre la poésie de sa place suprême, lui comme unité suprême de tous les discours dans une révélation
permet en même temps de se rehausser au-dessus de la philoso- poético-ontologique autonome et autotélique : la Littérature ne
136 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 137

sera universelle qu'au sens extensionnel du terme, c'est-à-dire au La difficulté fondamentale ne réside pas tant dans le projet
sens où elle est pareillement présente chez tous les peuples cultivés. essentialiste comme tel que dans la nature indéniablement évalua-
La thèse de l'unité organique de la Littérature n'en sera pas pour tive et non pas descriptive des définitions proposées. Cela est
autant abandonnée, mais simplement déplacée de l'unité de évident dans le cas de Schlegel : la définition d'essence de la poésie
contenu théologique vers celle des organismes littéraires nationaux qu'il propose rejoint celle de Novalis. Or, il va de soi que la
qui seront conçus comme autant d'expressions de la «vie» des proposition : « la littérature est la révélation de la chose en soi »
peuples. Son Histoire de la Littérature ancienne et moderne (1813- (ou une quelconque formulation équivalente) n'est pas une défini-
1815) 100 constituera ainsi un des premiers exemples d'une histoire tion descriptive de la phénoménalité littéraire, mais une définition
évolutionniste et comparatiste de la Littérature, tentant de saisir évaluatrice et prescriptive à la fois, donc, en réalité, un critère
l'unité de la Littérature universelle (au sens géographique et d'excellence. Ce critère, le philosophe se le donne d'avance pour le
historique du terme) à travers une construction chronologique et projeter ensuite sur les faits littéraires, n'en retenant que ceux qui
géographique 101 • s'y accordent. Schlegel justifiera explicitement cette procédure de
Malgré ces ambiguïtés, la définition analysée est une représenta- sélection.
tion assez fidèle des traits essentiels de la « Littérature » en tant L'attirance que peut exercer cette démarche réside bien entendu
qu'objet inventé par la théorie spéculative de !'Art. Laissons de dans le fait que la sélection prétend être motivée cognitivement,
côté le problème de la place hégémonique attribuée à la poésie : s'il c'est-à-dire découler d'une séparation (tout à fait légitime) entre
s'agit là d'une idée centrale de la tradition que j'étudie ici, elle faits essentiels et faits accessoires. Toute démarche cognitive est
s'investit paradoxalement moins dans l'histoire de la Littérature effectivement sélective, et en ce sens elle distingue fatalement entre
qu'elle ne le fait dans des théories artistiques générales, par phénomènes « typiques » et phénomènes « atypiques ». On pour
exemple chez Hegel ou Heidegger. Ne proposant pas de théorie rait donc penser que la démarche réductionniste prônée par la
générale de l'Art mais uniquement une théorie-histoire de la théorie spéculative de l'Art n'est qu'une acceptation explicite de
Littérature, Schlegel a moins besoin d'insister sur la fonction cette nécessité. Mais cette apparence est trompeuse : si les critères
paradigmatique de la poésie. Cela ne veut pas dire pour autant que de sélection étaient cognitifs, il n'y aurait aucune nécessité de
la thèse soit absente chez lui, puisque nous avons vu qu'elle déprécier ou de polémiquer contre les œuvres qui s'y montrent
intervient dans l'institution de la Littérature comme synthèse rétives, ni de les exclure du domaine du «véritable» art. Or, les
absolue des activités spirituelles. définitions essentialistes proposées par Schlegel et les autres
Le point le plus central du projet schlégélien me semble résider représentants de la théorie spéculative de l'Art fourmillent toujours
dans la définition essentialiste-organiciste de la Littérature. Les d'exclusions, de dépréciations et de polémiques, ce qui témoigne de
objections empiriques à la forme spécifique de définition essentia- leur caractère évaluatif. L'histoire de la Littérature naît d'une
liste retenue par Schlegel ne manquent pas : vouloir réduire le réduction, non pas cognitive mais évaluative.
champ de la littérature, ou même le champ de la poésie, à
l'expression de l'infini divin, c'est, ou bien se condamner à ne tenir
compte que d'une faible part des productions littéraires, ou bien se Théorie et histoire de la Littérature
résigner à une herméneutique au moins aussi arbitraire que ne
l'était celle des théologiens qui tentaient de lire des messages De ce qui précède, on peut conclure que la naissance de l'histoire
chrétiens dans les poèmes de Virgile. Mais ces objections empiri- de la Littérature nécessite la conjonction de deux facteurs :
ques ne touchent pas à l'essentiel, dans la mesure où la théorie l'existence d'une définition évaluative de la littérature (telle qu'elle
spéculative de l' Art a recours, selon les auteurs, aux définitions est distillée à partir de la sacralisation de la poésie) et l'acceptation
essentialistes les plus diverses : l'âme de la nation, l'esprit de la de la perspective historiciste comme méthode paradigmatique pour
race, les intérêts de classe, le<< dict » de l'être, etc., peuvent remplir la compréhension des faits littéraires. La question de savoir
exactement la même fonction que l'infini divin. pourquoi on commence à accorder une telle importance à la
138 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 139

dimension historique vers la fin du XVIIIe siècle ne me retiendra pas la vérité n'est pas un attribut de nos propositions, elle est l'autre
ici. Il suffira de noter que pour Schlegel la fonction centrale de nom de l'essence, et plus précisément, elle est l'essence en tant
l'histoire constitue un fait acquis, à tel point qu'il écrira à son qu'elle se donne à voir à l'homme dans une saisie adéquate. Les
frère: «J'ai le dégoût de toute théorie qui n'est pas historique 102• » quatre thèmes sont interdépendants, et je ne les séparerai ici que
Qu'il emploie le terme de «théorie» (Theorie), plutôt que celui, pour la commodité de l'exposé.
plus neutre, de« savoir» (Wissen), n'est pas fortuit: c'est le savoir Les faits littéraires ne peuvent être compris adéquatement que
systématique et fondamental, c'est-à-dire la théorie philosophique, s'ils sont saisis comme totalité unifiée. Dans la mesure où les
qui doit être historique. Ainsi, loin d'être une boutade, l'exclama- traditions littéraires forment des séries chronologiques, vouloir les
tion citée désigne de manière tout à fait précise ce qui est l'enjeu saisir comme totalité unifiée suppose qu'elles puissent être réferées
central de son entreprise philosophique, y compris dans le domaine à une unité interne : toute totalité littéraire sera aussi une totalité
de l'histoire de la Littérature : faire de l'histoire même le champ de historique. Donc, selon la vision schlégélienne, la dimension
la théorie, c'est-à-dire le champ des déterminations nomologiques. diachronique, ou plus précisément chronologique, est essentielle à
Il s'attelle à ce projet dès son premier texte publié, Des écoles de la la constitution même de la science de la Littérature. C'est ainsi que
poésie grecque (1794), même si à ce moment-là ses réflexions se dans Sur l'étude de la poésie grecque (1795-1797), il posera comme
limitent encore à la littérature grecque : « Le premier regard que le principe que la « science pure » doit toujours être combinée à
savant jette sur les fragments et les œuvres complètes qui l'histoire, une science sans histoire étant vide, de même qu'inverse-
subsistent encore de la poésie grecque, se perd parmi leur ment une expérience (historique) sans science est confuse. La
multitude et diversité immenses, en sorte qu'il désespère de formule fait partie des innombrables variations qu'on s'est plu à
pouvoir y découvrir un Tout. En l'absence de cette découverte, son faire subir à la proposition kantienne selon laquelle le concept sans
savoir restera toujours incomplet et mal assuré; et néanmoins il n'a expérience est vide et que l'expérience sans concept est aveugle.
pas le droit de faire violence à la vérité par des subdivisions Que chez Schlegel l'histoire prenne la place de l'expérience est
arbitraires, afin d'obtenir par la force une continuité artificielle. révélateur de la « naturalisation» qu'elle subit dans le discours
Cependant, il n'est nul besoin de ces divisions artificielles. La historiciste. L'histoire n'est pas une organisation discursive, épisté-
nature qui a donné naissance à la poésie grecque comme totalité, mologiquement spécifique, de traces ou de documents humains
l'a aussi divisée en quelques grandes masses, les unifiant selon un (qui pourraient aussi être organisés selon d'autres critères), mais la
ordre délicat (mit leichter Ordnung) w,_ » présence directe de l'expérience. Les difïerentes fonctions que, dans
Plusieurs thèmes centraux de l'histoire de la Littérature se ce même texte, il accorde à l'histoire, s'inscrivent dans le même
nouent dans ce texte inaugural. C'est d'abord le thème de l'unité et horizon : d'abord elle fonctionne co_mme exemple, mais aussi
de la totalité : une connaissance adéquate doit saisir son objet comme justification (Beleg), des concepts; en deuxième lieu elle est
comme identité se déployant selon ses déterminations essentielles. l'ancrage référentiel de l'analyse, à la fois son domaine factuel
C'est ensuite la thèse du caractère« naturel», et plus précisément (Tatsache) et son document (Urkunde); enfin, dans le cas de
organique, de cette totalité: le déterminisme n'est pas extérieur, l'histoire grecque, elle nous livre un paradigme esthétique (iisthe-
n'est pas d'ordre mécanique; il s'agit d'un autodéterminisme tisches Urbild} 104• Je laisse de côté pour le moment la question du
téléologique. C'est aussi, en filigrane, le rôle paradigmatique que Urbild esthétique. Il est intéressant de noter que lorsqu'on regarde
remplit la poésie grecque en tant que totalité naturelle accomplie de près les deux premières fonctions, on découvre qu'elles sont
G'y reviendrai plus loin). S'y ajoute une thèse ontologique incapables de légitimer le statut de l'histoire de la Littérature,
implicite : le rapport que la multiplicité et la diversité des faits puisqu'elles ne mettent nullement en cause l'extériorité réciproque
littéraires entretient avec l'unité est un rapport d'apparence à de l'histoire et du concept: si l'histoire est l'exemplification ou la
essence. La totalité, saisie dans son identité foncière, est l'essence justification d'un concept, elle lui reste extérieure. Il en va de
des faits en tant que ceux-ci sont les manifestations d'une genèse même lorsqu'on la considère comme constituant le domaine factuel
naturelle, organique. Ceci implique un corollaire gnoséologique : ou la justification de la théorie : dans aucune de ces fonctions elle
140 La théorie spéculative de !'Art La naissance de la théorie 141

ne possède de forme nomologique propre, interne à son évolution nées et conceptuellement organisées, elle exige que dans le
même. Autrement dit, la naturalisation de l'histoire ne suffit pas : domaine de la progression de l'âme humaine et du développement
nous devons avoir conjointement une naturalisation du concept, des arts aussi on trouve les lois naturelles et nécessaires (die notwendigen
s'il est vrai que- comme Schlegel dira plus tard - « la science de Naturgesetze) 106• »
l'art est son histoire 105 ». La vision de l'histoire qu'il présente ici en Cette idée qu'il existe des lois du développement historique
1795-1797 est donc encore unilatérale (dn point de vue de constitue une rupture fondamentale avec le criticisme kantien.
l'historicisme), puisqu'elle s'arrête à la naturalisation des « faits » L'idée d'une téléologie de l'histoire se trouve déjà chez Kant. Dans
historiques en continuant à accepter le modèle traditionnel d'une son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (Idee zu
vérité-correspondance pour les relations entre ces « faits >> et la einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht), il défend l'idée
théorie. qu'on peut considérer fhistoire de l'humanité en la lisant à la
C'est ici que se fait sentir la nécessité de la thèse évolutionniste. lumière du postulat d'un « dessein de la nature» qui se réaliserait
Puisque selon Schlegel expliquer un phénomène revient à dévoiler à travers elle. Or, l'idée d'un «dessein»- implique celle d'un
son essence, l'histoire ne peut posséder une nomologie interne que principe téléologique. Mais on sait aussi que pour Kant ce principe
si elle possède son propre contenu idéal. Ce contenu idéal à son n'a pas de portée nomologique : un dessein n'est pas nécessaire-
tour doit pouvoir trouver son explicitation adéquate dans une ment réalisé. Pour que le principe téléologique d'une humanité
exposition historique : il faudra donc qu'il contienne en lui-même rationnelle puisse se réaliser, les hommes doivent y mettre du leur.
un principe évolutif. Nous savons déjà que le contenu idéal de C'est la raison pour laquelle Kant fait remarquer que le fait même
l'histoire de la Littérature est fourni par les postulats de la de présenter aux hommes une conception téléologique de l'histoire
sacralisation de la poésie. Considérés en eux-mêmes, ces postulats peut être considérée comme étant « favorable à ce dessein de la
n'impliquent pas la thèse d'une historicité interne propre : on
pourrait tout aussi bien interpréter la fonction ontologique de la
nature». Le fil conducteur apriorique (Leiifaden a priori) qu'il
propose pour l'histoire reste donc de l'ordre d'une Idée pratique et
'
poésie comme un principe immuable. Pour que le contenu idéal non Pas d'un principe nomologique w7_
puisse fonctionner comme essence historique, il est donc nécessaire Il n'empêche que la conception est ambiguë, puisque Kant parle
d'introduire une composante supplémentaire, à savoir des prin- d'un dessein de la nature : il insiste sur le fait que le philosophe ne
cipes téléologiques internes, c'est-à-dire des lois évolutives. En saurait présupposer l'existence, à travers l'histoire, d'un dessein
vertu de ces contraintes, l'évolution historique de la Littérature se rationnel propre à l'humanité. L'humanité comme telle ne poursuit
trouvera fondée dans une ontologie générale. pas de dessein cohérent. D'où l'idée d'un dessein de la nature. Or,
Ce souci d'un fondement ontologique de l'histoire est une cette hypothèse semble ouvrir la porte à l'intervention d'une force
constante de la pensée de Schlegel. On le retrouve notamment dans transcendante dans l'histoire : derrière les faits et gestes des
la manière dont il réinterprète la distinction historique tradition- hommes il s'agit de déchiffrer quelque dessein secret qui se sert de
nelle entre l'Antiquité et l'époque moderne. Dès ses premiers textes l'humanité pour réaliser ses fins (qu'on pense à l'idée hégélienne
il essaie de la fonder ontiquement, c'est-à-dire selon un certain d'une ruse de la raison). Une autre ambiguïté concerne le statut
nombre de caractéristiques d'essence mutuellement exclusives. épistémologique de ce postulat téléologique. On la trouve surtout
C'est par ce biais qu'elle deviendra la catégorie historique centrale dans les travaux historiographiques de Schiller qui se veulent dans
du romantisme et de l'idéalisme objectif et se trouvera investie par la droite ligne du criticisme kantien. Dans son discours inaugural à
l'ensemble des difïerenciations ontiques postulées par l'ontologie Iena en 1789, Schiller affirme que le principe téléologique est un
idéaliste: nature/liberté, réalité/idéalité, organisme clos/progres- principe d'ordre que l'historien projette sur l'histoire : « Un
sion infinie, finitude/ infinitude, etc. C'est ainsi que la « naturalisa- phénomène après l'autre commence à se soustraire à l'à-peu-près
tion» des concepts rejoint celle de l'histoire et que l'histoire de la aveugle, à la liberté sans loi, et à s'intégrer en tant qu'élément
Littérature deviendra nomologique: «[ ...)la raison exige[...) que concordant dans une totalité harmonieuse (qui, certes, n'existe que
les perceptions du sentiment artistique soient strictement détermi- dans sa représentation). [...) Il tire donc cette harmonie de son
r
{

142 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 143

propre intérieur et la transplante hors de lui-même dans l'ordre synthétique apriorique qui soit constitutif de l'histoire: car, ce qu'il
des choses, c'est-à-dire qu'il introduit un dessein (Zweck) ration- reproche à Kant, c'est que sa conception ne saurait satisfaire la
nel dans le progrès du monde et un principe téléologique dans raison théorique.
l'histoire universelle. [...] Ce principe qu'il voit confirmé par La solution schlégélienne part de la définition criticiste de
mille faits concordants, il le voit aussi réfuté par la même l'histoire comme interaction entre la nature et la liberté. Elle s'en
quantité de faits divergents. Mais aussi longtemps que des écarte cependant très vite dès lors qu'il affirme que la liberté elle
membres importants de la série des changements affectant le aussi est soumise à des lois aprioriques. Autrement dit, l'histoire ne
monde font encore défaut, aussi longtemps que le destin tient en découle plus de l'interaction de la nature et de la liberté (considé-
réserve le dernier mot sur tant d'événements, il déclare la rées comme deux principes antinomiques chez Kant), mais de
question en suspens. L'emporte alors l'opinion qui procure le l'interaction des lois de la nature et des lois de la liberté : « Si la
plus de satisfaction à l'entendement et le plus de félicité au liberté et la nature sont toutes les deux soumises à des lois, si la
cœur 108• » Le principe téléologique est donc une projection qui, liberté existe (et c'est là ce que nient en fait les partisans
au niveau des faits qui constituent la pierre de touche du conséquents de l'absence de système et de lois en histoire - c'est
discours historique, trouve autant d'événements qui le confir- l'idée qu'on trouve au fondement de leurs opinions), si les
ment que d'événements qui l'infirment. La sagesse, dans une représentations de l'homme forment une unité cohérente - un
telle situation, veut bien, comme l'admet Schiller, qu'on laisse la système - alors l'interaction de la liberté et de la nature, c'est-à-
question épistémologique en suspens. Mais laisser la question en dire l'histoire, doit être soumise elle aussi à des lois nécessaires et
suspens devrait empêcher l'historien de prendre parti, alors que immuables : si une telle interaction existe, si l'histoire existe, il doit
d'après Schiller « l'opinion qui procure le plus de satisfaction à y avoir un système de lois nécessaires et aprioriques qui s'y
l'entendement et le plus de félicité au cœur » - c'est-à-dire la rapportent 111• »
thèse téléologique - l'emporte malgré tout. Manifestement, Schlegel s'inspire ici de Fichte, c'est-à-dire qu'il
Le problème naît du fait que le projet d'une histoire univer- a en vue la déduction transcendantale des interactions du moi et du
selle tel qu'il est défendu par le criticisme est orienté déjà par la non-moi, que l'auteur de la Doctrine de la science identifiait aux
question du progrès de l'humanité. Une fois qu'on admet que interactions entre la liberté et la nature. Mais pour Fichte ces
c'est là le domaine légitime du discours historique, la solution principes sont d'ordre transcendantal : ils déterminent les condi-
kantienne peut difficilement apparaître comme satisfaisante, tions de possibilité de l'histoire comme interaction entre les
comme Schiller l'avoue malgré lui. hommes et la nature, mais ne permettent en rien d'établir des lois
Schlegel, dans De la valeur de l'étude des Grecs et des Romains historiques internes. Les principes fichtéens prétendent énoncer à
(1795-1796), ne s'y est pas trompé. S'il se réfère à l'opuscule quelle condition il peut y avoir de l'histoire, mais ils ne prétendent
kantien, c'est pour rejeter sa solution. Il veut établir une histoire nullement déterminer des étapes évolutives. Or, l'histoire de la
complète-de l'humanité qui serait intérieure à l'expérience (elle Littérature a besoin de lois de l'histoire. Et pour aboutir à de telles
doit aller « aussi loin que va l'expérience») et obéirait à un lois, Schlegel est fatalement obligé de projeter les catégories de la
« ordre systématique», un « fondement systématique» et un déduction transcendantale sur l'histoire et d'instituer les diverses
« dessein universel 109 ». Et un peu plus loin il précise : « La figures historiques en expressions de ces déterminations essen
difficulté consiste à trouver une unité inconditionnée, un fil tielles. Les principes transcendantaux font place à une causalité transcen-
conducteur d'organisation apriorique pour l'histoire universelle, qui satis- dante : la « naturalisation » des concepts est parfaitement résumée
fasse à la fois la raison théorique et la raison pratique, sans dans ce passage du transcendantal, donc d'une détermination
offenser les droits de l'entendement et sans faire violence aux conceptuelle, au transcendant, donc à une détermination ontique.
faits de l'expérience 110• » S'il reprend l'expression kantienne de On ne saurait quitter le terrain de la question des rapports entre
fil conducteur apriorique, ce n'est pas pour désigner une Idée histoire et théorie sans avoir abordé les relations entre l'analyse
téléologique, donc un principe régulateur, mais bien un principe historique et l'évaluation, c'est-à-dire entre la théorie et la critique
144 La théorie spéculative de !'Art La naissance de la théorie 145

(littéraire) : en effet, Schlegel n'est pas seulement philosophe et concernant cette Encyclopédie. C'est ici, ou bien nulle part, que se
historien de la Littérature, mais aussi un très grand critique trouvera la source des lois positives de toute critique objective. S'il
littéraire. Or, dans ce domaine il veut éviter à la fois le dogmatisme en est ainsi, il s'ensuit immédiatement que la véritable critique ne
du juge - le Kunstrichter d'inspiration wolffienne - et le relati- saurait prendre la moindre .notice d'œuvres qui n'ajoutent rien à
visme subjectiviste de la génération du Sturm und Drang. Walter l'évolution de l'art et de la science; j'irai plus loin: une critique
Benjamin a noté fort pertinemment que le choix, par les romanti- véritable de ce qui n'est pas en relation avec l'organisme de la
ques, du terme de Kritiker plutôt que de celui, traditionnel, de culture et du génie, de ce qui n'existe pas pour et dans le Tout, est
. 1mposs1"ble 114. » 0 n .a .1c1 un aveu cand"1 de d u cara,ctere fondamen-
Richter, n'est pas dû au hasard: ils prétendent se rattacher au
criticisme philosophique, c'est-à-dire que, comme Kant l'a fait talement évaluatif de la définition essentialiste de l'histoire de la
dans le domaine du savoir, ils veulent dépasser dans le domaine de Littérature, car l' « organisme de la culture et du génie», le
l' Art la dichotomie entre le dogmatisme wolffien et le scepticisme «Tout» dont Schlegel présuppose ici l'existence, ne relève pas
relativiste 112. Mais en même temps leur conception spéculative les d'une problématique extensionnelle (il ne s'agit pas de l'ensemble
amène à rejeter la thèse kantienne selon laquelle le jugement des textes transmis comme littéraires par l'histoire ou considérés et
esthétique est un jugement subjectif universel, c'est-à-dire un fait abordés comme tels par les créateurs ou le public), ni d'une
culturel lié à un art du jugement et à une formation de la sensibilité problématique analytique (il ne s'agit pas de traits constants
selon des principes régulateurs projetés comme idéaux désirables. dégagés à partir d'une analyse historique ou structurale), mais
D'où une incompatibilité entre les principes qui guident l'activité bien d'une problématique prescriptiviste et évaluative (il s'agit des
critique de Schlegel et ceux sur lesquels il fonde l'histoire de la textes qui répondent aux critères d'excellence tels que les déter-
Littérature. Dans son activité critique, il aborde les œuvres mine la sacralisation de la poésie). L'histoire de la Littérature n'est
littéraires selon un principe téléologique régulateur, selon un idéal qu'un canon littéraire de plus, mais d'autant plus insidieux qu'il
de la littérature: s'il y a critique (au sens courant du terme), c'est méconnaît son propre statut et se présente comme saisie d'essence
aussi parce que toutes les œuvres ne sont pas ce qu'elles devraient d'un passé supposé transparent 115 •
être selon l'idéal postulé. Cet idéal est celui-là même qui est
défendu par Novalis dans sa sacralisation de la poésie. On peut ne
pas être d'accord avec ce programme, mais du moins ne tombe-t-il La littérature comme organisme
pas sous l'objection de l'erreur catégorielle tant qu'il se présente
explicitement non comme définition de ce qu'est la poésie mais Le passage d'une critique des monuments littéraires du passé à
comme exigence de ce qu'elle devrait être selon l'idéal romantique. l'histoire de la Littérature implique donc une transformation du
Le projet de l'histoire de la Littérature implique en revanche l'idée principe téléologique : de régulateur il devient constitutif. Cette
d'une essence objective de la poésie et d'un développement auto- transformation passe par l'introduction de l'organicisme. Lorsque
nome de la Littérature selon des lois historiques purement 1 Schlegel, dès son premier texte publié, distingue les divisions

l
internes : or, si tel est le cas, on voit mal au nom de quoi le critique arbitraires et les divisions opérées par la nature elle-même, il
pourra justifier ses interventions polémiques. Aussi ne faut-il oppose en fait les divisions imposées de l'extérieur par l'entende-
pas s'étonner de voir Schlegel - dans le dernier numéro de ment humain à l'autodifférenciation organique : « L'organisation
l' Athenaeum - rejeter la critique littéraire comme activité judica- peut seulement être comprise de manière téléologiqtie ll6_ »
1 La spécificité de l'organisme tel que le définissent les romanti-
trice (beurteilen) en faveur de l'histoire de la Littérature et de la
critique philosophique, activités de compréhension (verstehen) 1
et ques est quadruple :
d'explication (erklaren) 113: désormais il laissera le siècle se critiquer 1 a) L'autonomie : l'organisme possède en lui-même le fondement
lui-même. À la place il annonce le projet d'une« critique positive» de son existence et de son évolution. Cette idée est centrale pour
fondée sur les lois objectives fournies par l'histoire de la Littérature l'histoire de la Littérature, puisqu'elle permet de postuler que
conçue comme Encyclopédie: «Je n'ajouterai qu'une seule chose l'ensemble des faits littéraires forme une totalité autonome, c'est-à-
146 La théorie spéculative de /'Art
T
1 La naissance de la théorie 147

dire que la Littérature contient en elle-même son propre fondement l'essentialisme d'après lequel, pour employer des termes hégéliens,
existentiel et évolutif et qu'elle n'est pas soumise à des influences l'effectivité (das Wirk/iche) n'est autre chose que l'autodéploiement
causales externes. Bien entendu, l'unité organique est toujours du concept. Aussi, dès les premières pages de son Histoire de la
relative : ce qui à un niveau d'analyse donné peut être vu comme littérature européenne (1803-1804), Schlegel affirme+il que le concept
une unité organique, se révélera à un niveau plus élevé être adéquat de la Littérature n'est donné que dans et à travers le
simplement l'élément d'un organisme plus englobant; il est ainsi développement de l'histoire de la Littérature, en sorte que toute
possible de considérer l'œuvre littéraire individuelle à la fois définition abstraite ne saurait qu'être heuristique:« Avant de( ]
comme un organisme absolument autonome et comme élément commencer notre exposition (Darstellung) historique, il est néces-
d'un ensemble organique plus élevé, que ce soit un genre ou une saire de la faire précéder du concept provisoire de ce qu'est la
époque littéraire. Schlegel a pris en compte cette spécificité dans littérature, d'indiquer l'ampleur et les limites de la totalité qu'elle
son célèbre compte rendu de Wilhelm Meister où il dit du critique : forme. Ce concept ne saurait être que provisoire, dans la mesure où
« Il ne divisera le Tout qu'en membres, masses et parties, sans le concept intégral est l'histoire de la Littérature elle-même 120• »
jamais le décomposer en ses éléments originaires qui sont morts d) La téléologie interne. Elle découle directement de l'essentialisme
par rapport à l'œuvre dans la mesure où ils ne comportent plus historiciste : les parties procèdent de la totalité conçue comme
d'éléments qui soient du même genre que ceux du Tout; cela ne les principe téléologique interne, aussi bien du point de vue formel que
empêche nullement d'être vivants par rappürt à l'univers et d'en du point de vue de l'être-là des concrétisations évolutives. De
être des membres ou des masses. C'est à de tels éléments que le même que dans la dimension de leur coprésence les parties
critique commun réfère l'objet de son art, et ainsi il détruit n'existent que par et pour l'unité organique, dans la dimension de
inévitablement l'unité vivante, tantôt en décomposant l'objet en la genèse progressive le déploiement de l'organisme selon des
ses éléments, tantôt en ne le considérant lui-même que comme concrétisations historiques successives est entièrement prédéter-
atome d'une masse plus grande 117 • » miné par l'unité originaire. Le principe de téléologie interne exclut
b) L'autodifférenciation avec maintien de l'unité essentielle dans les toute causalité transitive, extérieure : la finalité évolutive de
différenciations : l'unité organique se déploie selon sa propre sponta- l'organisme est identique à l'autodéploiement de son essence et il
néité interne en diverses particularisations qui sont interdépen- ne peut devenir que ce qu'il est toujours déjà en germe, sans subir
dantes et qui toutes se rapportent à l'unité. S'inspirant vaguement la moindre influence extérieure.
de la monadologie leibnizienne, Schlegel va ainsi postuler que les Dans le domaine de l'explication des faits culturels, l'organi-
divers éléments d'une unité organique expriment tous la totalité 118• cisme permet de combiner l'idée d'une évolution nécessaire avec
« L'essence de toute forme et de tout art supérieurs réside dans leur celle d'une évolution« libre», puisque déterminée uniquement.par
rapport au Tout. C'est en cela qu'ils possèdent une finalité absolue une essence interne. Le romantisme prétend dépasser Kant qui
tout en étant absolument gratuits (...] C'est pourquoi toutes les avait affirmé que nous ne pouvons jamais avoir qu'une évidence
œuvres sont une seule œuvre, tous les arts un seul art, tous les négative de la liberté, sous la forme d'une absence de détermina-
poèmes un seul poème. Car tous recherchent la même chose, l'Un tions extérieures, et qu'il est impossible de construire une théorie
dans son omniprésence et son unité indivise. ( ] Chaque poème, qui aurait la liberté comme principe constitutif. L'organicisme,
chaque œuvre doit signifier le Tout, le signifier réellement et 11 dans la mesure où il permet d'identifier la liberté à la détermina-
véritablement - et ainsi, à travers le Sens et la re-création tion intérieure, livre donc le principe constitutif dont le romantisme

l
(Nachbildung), être réellement ce Tout, dans la mesure où, hormis a besoin pour l'analyse historico-philosophique du domaine des
l'être supérieur (das Hohere} vers lequel il pointe (deutet), seul le Sens faits humains.
existe et est réel 119• » Ce modèle organiciste est absolument hégémonique dans le
c) Le concept comme principe de développement: le principe agissant projet de l'histoire de la Littérature, sur le plan synchronique et
du développement organique n'est autre que son principe spirituel diachronique. En vertu de l'historicisme c'est évidemment le
interne, c'est-à-dire son concept. Nous retrouvons bien entendu ici modèle diachronique qui prévaut, mais la fonction organique
148 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 149

synchronique n'en joue pas moins un rôle important au niveau de de la formation des traditions littéraires. D'où notamment une
la détermination des unités minimales de l'histoire de la Littéra- approche biaisée des traditions littéraires orales, irréductibles à la
ture. Ces unités sont toujours les œuvres individuelles : l'histoire de notion d'œuvre, fût-ce celle d'une œuvre collective ou anonyme.
la Littérature est une histoire des œuvres. Cette promotion de Un deuxième aspect important de la fonction synchronique de
l'œuvre en unité minimale découle du principe selon lequel elle est l'organicisme concerne les relations entre difïerentes activités
un organisme clos. C'est ainsi qu'on peut lire dans l'Entretien sur la littéraires coprésentes à un moment donné : la Littérature comme
poésie: « Ce n'est qu'en formant un tout se suffisant à lui-même totalité des expressions spirituelles d'une époque donnée forme une
qu'une œuvre devient une œuvre 121• » , unité organique. Comme nous le savons déjà, c'est la poésie qui est
L'idée selon laquelle les traditions littéraires sont des successions l'âme, le principe vivifiant de cet organisme. Ainsi dans l'article
d'œuvres, ou plus précisément l'idée que pour pouvoir comprendre Littérature (1803) Schlegel prévient:« La poésie sera le centre et le
la formation des traditions littéraires il faut les organiser selon une but de nos considérations. C'est en effet la place qu'à notre avis elle
chronologie des œuvres, fait partie de ces évidences par rapport occupe dans le Tout formé par l'art et la science. La philosophie
auxquelles il nous est difficile de prendre quelque recul. Pourtant n'est qu'un organon, une méthode qui institue la pensée juste, c'est-
durant la plus grande partie de l'histoire occidentale, la mémoire à-dire divine - pensée qui est précisément l'essence de la poésie;
culturelle était beaucoup moins une mémoire d'œuvres qu'une la philosophie est donc uniquement une voie de formation, un outil
mémoire de« morceaux choisis», de passages paradigmatiques, de et moyen pour atteindre ce que la poésie est. [ ] Nous considérons
fragments exemplaires. Michel Charles 122 a rappelé que la concep- donc que la poésie est le premier et le plus noble de tous les arts et
tion selon laquelle les traditions littéraires s'organisent en une de toutes les sciences; car elle est aussi une.science, au sens le plus
succession d'œuvres implique l'existence de bibliothèques à la fois plein du terme, celle appelée dialectique par Platon, théosophie par
extensives et facilement accessibles. Or, un tel modèle n'a pu Jakob Boehme, c'est-à-dire la science de l'unique réalité véritable.
s'établir fermement qu'avec l'augmentation massive de la circula- La philosophie a le même objet, mais elle ne s'approche que de
tion des livres à la suite de l'invention de l'imprimerie. Avant, manière négative et à travers une présentation indirecte de lui,
c'est-à-dire pendant l'Antiquité et le Moyen Âge, la bibliothèque alors que toute présentation positive du Tout devient immanqua-
réelle était (sauf exception) privée et très lacunaire : le modèle blement de la poésie 123• » Comme Novalis, Schlegel pense donc
dominant était plutôt celui de la mémoire individuelle, « bibliothè- que l'unité des sciences et des arts autour de la poésie est possible
que idéale» qui était davantage organisée selon des rubriques parce que tous n'ont finalement qu'un seul et même contenu qui
analytiques (par exemple rhétoriques) que selon une succession est à la fois l'essence de la Littérature et le principe de son
d'œuvres conçues comme totalités, davantage selon des «traits» autodéveloppement : l' << unique réalité véritable», c'èst-à-dire soit
(stylistiques, thématiques, etc.) que selon des structures indivi- l'hen kai pan (pour le jeune Schlegel), soit la transcendance divine
duelles d'ensemble. Bien entendu les œuvres existaient en tant que (pour le Schlegel catholique).
telles : cependant elles étaient perçues de telle manière que leur Mais c'est surtout dans la dimension diachronique que le modèle
fonctionnement modélisant se situait beaucoup moins au niveau de organiciste se déploie avec toute sa puissance : les différents aspects
leur « être-une-œuvre » qu'à celui de certains de leurs traits organicistes synchroniques y apparaissent comme autant de
particuliers. Autrement dit, la formation même de la tradition moments d'une diachronie totalisante. On peut distinguer au
littéraire reposait beaucoup moins qu'aujourd'hui sur la pertinence moins quatre niveaux :
de l'œuvre individuelle totale et close. Or, l'histoire de la Littéra­ l. L'ensemble des œuvres d'un écrivain. Ce ensemble forme une
ture, et à travers elle la Littérature comme représentation savante totalité organique diachronique en ce sens qu'il exprime la for-
des faits littéraires, est liée intimement à la promotion de l'œuvre mation (Bildung) artistique progressive de son auteur. Autrement
individuelle conçue comme organisme clos et unité de base dit, l'unité organique de l'œuvre globale d'un auteur est fondée sur
chronologique : ce faisant elle ne saurait évidemment tenir compte le caractère organique de son développement spirituel : « L'art
de la variabilité historique des unités pertinentes au niveau même forme, mais il est aussi formé; car celui qui forme n'est pas moins
150 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 151

une totalité organique que ce qui est formé, ceci dans l'exacte asymptotiquement d'une telle intégration, sans jamais l'atteindre
mesure où il est un artiste. Tout artiste possède son histoire : la vraiment : « De manière analogue, tous les livres de la littérature
comprendre, l'expliquer et l'exposer est la première tâche de cette accomplie doivent n'être qu'un seul livre, et c'est dans un tel livre,
science qu'on appelle critique et que jusqu'à maintenant on a éternellement en devenir, que se révélera l'évangile de l'humanité et de
plutôt cherchée que trouvée. C'est avec raison que la genèse de ce 1a cu1ture 128. »C ette d1..stmc. t10n entre1 a p, oes1· e ant·ique et la poésie
qui est formé (des Gebildeten) nous intéresse, c'est même l'unique romantique est conforme aux conceptions iénaennes. Mais dès
chose qui intéresse celui qui s'est élevé à la contemplation du Tout, 1803, dans les exposés de !'Histoire de la littérature européenne, c'est
à la contemplation de la vérité dans son unité avec la beauté 124 • » toute la littérature européenne qui est conçue comme une totalité
Ainsi la série que forment les œuvres successives d'un auteur n'est organique : « La littérature européenne forme un tout harmonique
pas une simple suite chronologique, mais une véritable diachronie dans lequel toutes les branches sont intimement liées, où chaque
organique, puisqu'elle exprime l'histoire de son esprit. Lorsque aspect se fonde sur un autre qui l'explique et le complète. Ces liens
Schlegel rappelle qu' « une œuvre ne peut être comprise totale­ traversent toutes les époques et toutes les nations jusqu'à l'époque
ment que si elle est resituée dans le système de toutes les œuvres de contemporam · e 129. » L es dom. ames d' app11·c.at10n de l' orgam.c.1sme
l'artiste 125 », il faut comprendre que le système en question est changent donc selon les champs dans lesquels Schlegel pense
toujours historique-organique. Certes, la règle du développement pouvoir fonder une conception unitaire de la Littérature : la
organique ne vaut pas pour tous les autetirs, mais uniquement littérature antique d'abord, la littérature européenne ensuite.
pour ceux qui ont « une tendance objective», c'est-à-dire ceux 4. L'évolution de la littérature universelle: elle forme l'organisme
dont le cheminement créateur correspond à une nécessité interne. total de la Littérature, le cercle ultime qui se subsume toutes les
Schlegel les oppose aux auteurs qui, tels Jacobi et Kant (!), n'ont particularités historiques. Parlant du mouvement en spirale qui
qu'un dessein subjectif (Absicht) à la place d'une tendance (Ten- amène le critique à découvrir des organismes spirituels de plus en
den;:,), c'est-à-dire dont les œuvres ne procèdent pas d'une nécessité plus englobants, à mesure qu'il étend le champ de ses analyses,
téléûlogique interne (qui est aussi toujours la nécessité d'une Schlegel note : « Si vous voulez atteindre le Tout, si vous cheminez
époque littéraire donnée) et n'expriment que des idiosyncrasies vers lui, vous pouvez être sûrs que vous ne trouverez pas de
personnelles 126• frontière naturelle, ni de raison objective qui vous amènerait à vous
2. L'évolution générique. Elle procède d'une téléologie interne dont arrêter, avant d'avoir atteint le centre. Ce centre n'est autre chose
on peut suivre le cheminement à travers trois étapes - que que l'organisme de tous les arts et sciences, sa loi et son
Schlegel retrouve dans tous les genres : germination initiale, h1. st01· re 1,0. » cet orgamc1sme
· · umversa
. 11. ste trouvera son expression
floraison, dépérissement. Comme par la suite nous aurons l'occa- la plus poussée dans l'Histoire de la littérature ancienne et moderne. Mais
sion de revenir plus en détail sur la problématique générique je ne il s'agira d'un universalisme centré sur la religion révélée et dans
m'y étendrai pas davantage ici. lequel les arts et les sciences n'auront plus qu'une fonction dérivée.
3. L'évolution littéraire d'une époque historique. Pour autant qu'elle Schlegel y tentera en effet de concevoir la littérature universelle
possède son propre principe interne, elle suit un cycle organique : comme expansion progressive de la révélation divine : il s'agit d'un
tous les livres d'une même époque ne forment qu'un seul livre. arbre qui se ramifie à travers l'histoire et à travers les nations; la
Dans les écrits classicistes de sa jeunesse, et même encore dans révélation divine en constitue la racine et les difïerents arts et
certains textes contemporains de l' Athenaeum, Schlegel affirme que sciences sont ses branches.
seule la poésie antique a suivi une évolution organique accomplie : On sait que le romantisme a longtemps oscillé entre une vision
«[ ...]Tous les poèmes classiques des Anciens sont liés réciproque- linéaire et une vision cyclique de l'histoire : la première correspond
ment, ils sont inséparables, forment un tout organique et ne sont, à l'utopie littéraire proclamée par le romantisme de Iéna, la
correctement perçus, qu'un unique poème, le seul où l'art de la deuxième à la nostalgie du passé, si typique du romantisme
poésie lui-même se manifeste à la perfection 127• » Quant à la conservateur post-iénaen. La question est importante pour le statut
littérature moderne, son évolution ne saurait que se rapprocher conféré à l'organicisme: celui-ci semble en effet s'accorder surtout
152 La théorie spéculative de l'Art La naissance de la théorie 153

avec une vue cyclique des évolutions historiques, selon le schéma qui rendra possible la théorie de la poésie universelle et marquera
de la croissance et du dépérissement des organismes végétaux et le passage des conceptions classicistes du jeune Schlegel à la
animaux. Dans les premiers écrits de Schlegel, par exemple dans théorie romantique de l'époque de l'Athenaeum.
Sur l'étude de la poésie grecque, c'est bien ainsi que le modèle organique On notera que la conception défendue à l'époque de l'Athenaeum
fonctionne: naissance,jeunesse, floraison de l'âge adulte, vieillesse ne tient pas compte d'une possibilité alternative : on pourrait
et décrépitude sont les principes d'intégration d'une totalité considérer que la littérature moderne, tout comme la littérature
littéraire historique. Du même coup le modèle ne saurait s'appli- antique, obéit au modèle du cycle naturel, que les deux sont donc
quer qu'à une littérature achevée, en l'occurrence la littérature finies, avec cette simple différence que contrairement à la littéra-
antique : c'est la raison pour laquelle l'opposition entre la nature et ture antique, la littérature moderne n'a pas encore accompli son
l'entendement, le fini et l'infini, est identifiée par Schlegel à celle cycle. Si Schlegel ne prend pas en compte cette alternative, c'est
entre évolution organique et formation artificielle (künstliche Bil- parce qu'elle contredit la thèse centrale de l'idéalisme subjectif
dung) 131• Pourtant, dès ce même texte, l'idée d'une approche qu'il défend à ce moment : celle d'une progressivité infinie de la
globalisante de la littérature postantique est esquissée. Ainsi il conscience-de-soi. En revanche, lorsque, dans les dernières années
note : « Si on arrache les différentes parties de la poésie moderne de de sa vie, il prendra sur soi de reformuler l'ensemble de ses
leur contexte et qu'on les considère comme des totalités existant conceptions historico-philosophiques dans un cadre conservateur
pour elles-mêmes, elles restent inexplicables. Elles n'ont de consis- et catholique, c'est implicitement une telle thèse qu'il défendra,
tance et de signification que les unes par rapport aux autres. puisqu'il rejettera l'idée d'une progression infinie de l'histoire.
Cependant plus on contemple de manière attentive l'ensemble de Dans La philosophie de l'histoire (1828) il soutient ainsi que l'histoire
la poésie moderne, plus elle apparaît comme étant simplement une n'obéit pas au principe de la« perfection infinie» mais à celui du
partie d'un tout 132• » « cycle naturel». L'époque moderne n'en perd pas pour autant
Mais quelle peut être la nature de cette totalité? D'après toute spécificité par rapport à l'Antiquité: l'histoire universelle est
Schlegel, la culture de l'entendement et le souci de ce qui est certes un cycle unique, mais il s'agit d'un cycle qui ne finit pas par
« intéressant » sont les traits dominants de la littérature moderne. une dégénérescence mais au contraire par une rédemption; la
Mais manifestement ces deux principes ne permettent pas d'abou- dégénérescence est plutôt un moment intermédiaire, celui de la
tir à une causalité unifiante : il oppose en effet la fonction chute de l'homme, étant entendu que la remontée s'amorce avec la
totalisatrice qui est celle de l'organisme naturel lié à une fin (Ziel) naissance du Christ: !'Antiquité, en ce qu'elle précède la passion
toujours indéterminée, à la singularité spécifiante du concept de rédemptrice du Christ est donc profondément différente de l'épo-
l'entendement qui, lui, implique toujours un dessein (Zweck) que romantique 134•
déterminé et ne saurait donc fonctionner comme principe d'inté- Tous ces réaménagements que Schlegel fait subir à sa conception
gration d'une totalité organique (puisqu'une telle totalité possède de l'histoire sont liés à des transformations dans les options
toujours une finalité indéterminée - nous retrouvons ici un écho idéologiques fondamentales. Mais ils sont peut-être dus aussi en
de la théorie du génie telle que l'avait exposée Kant) 133 • Pour partie à des difficultés inhérentes à l'organicisme conçu diachroni-
échapper à cette impasse, il en viendra, dans ses textes ultérieurs, à quement. Celles-ci proviennent essentiellement du fait qu'une
admettre un double modèle organique: celui de l'organisme vision organiciste de l'histoire est obligée de la considérer à partir
naturel, de nature cyclique, et celui de l'organisme spirituel, de son achèvement réel ou postulé, c'est-à-dire en fait de considérer
promis à une évolution infinie. Dans le cas de l'organisme spirituel, les phénomènes historiques à partir d'une philosophie de !'Histoire
la loi de l'intégration progressive prendra la place occupée par la qui nie ce qui est constitutif de toute histoire effective, à savoir son
loi de la succession des âges dans le modèle naturel : le principe inachèvement et son caractère ouvert.
d'unité sera maintenu, mais il sera projeté sur l'axe d'une Malgré tous ses aspects négatifs, l'organicisme est sans doute
intégration infinie plutôt que sur celui d'une figure cyclique une réponse à un problème réel. D'une certaine manière, l'histoire
accomplie. C'est cette conception de l'unité organique spirituelle de la Littérature naît d'une insatisfaction devant la critique
154 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 155

littéraire traditionnelle. Or, cette insatisfaction est liée à l'expan-


sion explosive de la circulation littéraire à la fin du XVIIIe siècle, L'antique et le moderne
notamment en Allemagne, et à l'incapacité subséquente de la
critique de se constituer en filtre institutionnel efficace de la Dans l'histoire de la Littérature telle que Schlegel en esquisse le
production contemporaine. Si la Allgemeine Deutsche Bibliothek de programme - mais il en va de même dans les systèmes artistiques
Nicolai avait encore essayé pendant la deuxième moitié du de Schelling ou de Hegel - la distinction entre !'Antiquité et l'âge
XVIIIe siècle de recenser de manière détaillée toutes les nouveautés moderne joue un rôle fondamental. Elle correspond à une dichoto-
du marché littéraire allemand, cette prétention devait peu à peu mie antique: l'« antique» et le «moderne» sont deux modes
être abandonnée devant la quantité des livres paraissant annuelle- d'être radicalement différents.
ment : plus de 1000 titres dès la fin du xvm' siècle, plus de La césure historique entre l'Antiquité et l'âge moderne est, en
4000 titres vers 1820, plus de 8000 titres vers 1840135• Le soi, une construction du christianisme naissant qui visait à se
phénomène est européen: alors qu'entre 1600 et 1700 on publie singulariser par rapport au passé païen : la naissance de l'unique
250 000 livres en Europe, la quantité monte à 2000 000 entre 1700 véritable religion devait correspàndre à une rupture totale avec le
et 1800 136 • L'abandon de l'activité critique par Friedrich Schlegel passé, à une négation de toute continuité. Autrement dit, la césure
en 1801, le refus de son frère August-Wilhelm, cette même année, est une pièce centrale de l'autoreprésentation de l'âge chrétien
de continuer à rédiger des comptes rendus de livres (il en avait naissant. Elle est donc construite à partir d'un de ses deux termes
rédigé plus de 300 entre 1796 et 1799 pour la Jenaische Allgemeine et non pas à partir d'une position neutre.
Literaturzeitung 137), préparent leur passage de la critique à la Mais, malgré sa fonction religieuse, elle n'en concerne pas moins
pratique exclusive de l'histoire de la Littérature. L'affirmation de aussi, dès sa formulation première, la poésie.
Friedrich selon laquelle seules les œuvres qui sont en relation avec Certains des premiers chrétiens condamnent, en effet, la poésie
l'organisme global de la littérature méritent d'être envisagées par comme telle. Ils reprennent, à leur manière, l'accusation platoni-
le critique, montre certes que l'organicisme a pour fonction de cienne : les poètes sont qualifiés de menteurs parce qu'ils parlent
remplacer l'exhaustivité critique désormais impossible par un des dieux païens, c'est-à-dire d'entités non existantes. Cette
modèle permettant de sélectionner les œuvres selon des critères accusation s'adresse surtout à la poésie épique et lyrique. L'idée
fondés sur la théorie spéculative de l'Art. En même temps elle est d'une possible poésie épique ou lyrique chrétienne - et donc
l'expression d'un changement institutionnel important : désormais «véridique» - n'est pas envisagée, semble-t-il, par ces condam-
la littérature échappe de plus en plus aux tentatives de direction nations de principe. Un autre reproche ne s'en prend pas tant au
critique consciente; son profil est commandé surtout par les aléas caractère mensonger de la poésie qu'aux effets néfastes qui risquent
du marché 138 et les fluctuations d'un goût en grande partie de découler de la mimésis d'actions condamnables : le genre visé
anonyme. À cette impossibilité d'instituer un canon littéraire est évidemment la tragédie, que certains mettent dans le même sac
contemporain à travers une activité judicatrice publique qui soit que les jeux de cirque 139 •
exhaustive, le romantisme réagit de deux manières : d'abord par Toutefois les condamnations globales demeureront en général
l'introduction d'une distinction de plus en plus forte entre grande minoritaires. Beaucoup plus répandue est l'idée selon laquelle la
littérature et littérature de masse, ensuite par un retrait vers les poésie païenne doit être remplacée par la poésie chrétienne, sans
œuvres du passé et vers la construction d'un canon historique. Du pour autant que celle-ci soit toujours nécessairement une poésie
même coup se prépare une distinction radicale entre l'activité explicitement religieuse : s'il est vrai que dans les Églises orientales
critique au jour le jour et la transmission de la tradition littéraire, la première poésie que les chrétiens opposent à la tradition païenne
la première aboutissant finalement au feuilleton littéraire, la est bien d'ordre liturgique, les premières œuvres des chrétiens
seconde à l'institutionnalisation universitaire de l'histoire de la occidentaux n'ont pas de fonction liturgique. L'important demeure
Littérature. que chacun soit persuadé que la poésie chrétienne chante le vrai là
où la poésie antique ne raconte que des mensonges. Mais très
La naissance de la théorie 157
156 La théorie spéculative de l'Art
XVIIIe siècle va aboutir à un changement d'argumentation dont les
souvent on fait la part entre le contenu et la forme : nombreux sont
écrits lassicistes du jeune Schlegel- mais il avait déjà été précédé
les auteurs qui ont tendance à accepter les modèles païens comme
par yvmckelmann - témoignent sans ambiguïté : il faut imiter les
modèles formels. La question de la légitimité d'une telle distinction
Anciens parce que leur poésie constitue un organisme naturel
(et de la concession à la poésie païenne qu'elle implique) contient
parfait, c'est-à-dire qu'elle exhibe tous les traits d'une littérature
déjà en germe toute la querelle des Anciens et des Modernes.
qui _s'est développée en vertu de sa nature interne. Le changement
La césure entre l' Antiquité et l'âge moderne est donc ancrée
est 1mpo tant, puisque le po.ids de l'argumentation ne repose plus
dans la vision chrétienne de l'histoire : autrement dit, l'opposition
tant sur 1excellence de ?ertam s productions individuelles, que sur
- censée être purement littéraire - entre la poésie antique et la
l compk:ude et 1 coherenc mternes d'une époque historique de
poésie moderne, est en fait rede:able d'une lecture chrétie ne de
l humamte : la htterature antique est la Littérature par excellence.
l'histoire européenne. Le romantisme, en voyant dans la naissance
Quant aux défenseurs de l'âge moderne, la structure dichotomi-
du christianisme la crise cruciale de l'histoire universelle, y
que du schéma historique leur interdit d'avoir recours à l'idée d'un
compris dans le domaine artistique, accepte explicitement de
pr?grès historique continu menant del'Antiquité à l'âge moderne.
fonder la césure entre Antiquité et âge moderne sur cette lecture.
S'il y a progrès, il doit être discontinu : ainsi la version « reli-
La Querelle des Anciens et des Modernes n'est concevable que
gieuse » du modernisme soutient que la chrétienneté ne saurait se
dans ce schéma chrétien de l'histoire. Si cette Querelle, inauguréeà
soumettre à des modèles païens (argument qui a servi notamment
la Renaissance, apparaît comme qéplacée par rapport à la
défendre l'intr?duction du merveilleux chrétien dans la poésie
problématique religieuse du Moyen Age, c'est uniquement parce
pique); la vers10n «laïque» quant à elle oppose le caractère
qu'elle tend de plus en plus à méconnaître son propre fondement.
mculte de l'Antiquité aux lumières de la raison qui seraient celles
Hans Robert Jauss a soutenu fort justement que le romantismea
de !' poque '.°oderne. Paradoxalement, le fondement religieux de
en quelque sorte clos l'histoire de la Querelle et qu'il a pu le faire
la d1chotom1e renforce davantage la position moderniste de la
parce qu'il a recentré le débat : le fondement théologiqu de la
ruptu. e que la position a tiquisante de l'imitatio, puisque seule la
dichotomie, souvent perdu de vue dans les querelles du class1c1sme,
resurgit avec toute sa force et se voit amené à une «solution» pr m1er_e s_a vegard la pom_te_ olémique dirigée contre l'Antiquité
140 qm avait ete la mot1vatton mitrnle de la genèse du schéma.
philosophique, puisque la césure est fondée ontiquement •
Schlegel oppose, à son tour, l'antiquité à l'âge moderne comme
Dès lors que l'on conçoit l'évolution littéraire (ou celle de l'art)
l'ère de la natu e à ce!l dela raison. H. Eichner rappelle que, sous
dans le cadre d'une césure entre l'Antiquité et l'âge moderne, la
la forme de 1 oppos1t10n entre une création spontanée et une
question du rapport au passé prend une forme toute particulière.
création guidée par la théorie, la distinction est déjà un lieu
Ainsi les défenseurs de l'imitatio des Anciens ne peuvent pas se
commun en Allemagne - mais aussi en Europe - lorsque
borner à l'argument avancé par les traditionalistes dans une
Sc_hlegel la reprend à s_on ompte. Elle est d'ailleurs développée au
culture non divisée et qui propose de continuer à agir comme ona
meme moment par Fnednch Schiller dans ses Lettres sur l'éducation
agi dans le passé. Dans le cadre de la Querelle des Anciens et des
esthéthique de l'humanité (1795) et dans Sur la poésie naïve et sentimentale
Modernes le passé en question est en effet séparé de la pratique
(1795-1796) mais dans une visée largement diflerente.
actuelle par une rupture. Pour les défenseurs des Anciens c'est
Schlegel oppose souvent dans ses études sur la littérature
justement cette rupture qui justifie l'imitatio en tant qu'elle n'est
antique le caractère objectif de la littérature antique au caractère
pas réductible à la reproduction traditionaliste mais comporte
< i téressant »_ (interessant) d l littérature moderne. Alors que la
l'idée d'une diflerence de principe entre le modèle imité et la
htt: ature antique _est une htterature purement autotélique, une
pratique imitatrice. Certes, la justification de cette diflerence de
poes1e du beau, du Jeu et de l'apparence, la littérature moderne est
principe peut varier. Au xvne siècle elle avait été légitimée pour
au contraire hétérotélique : elle présuppose la prise de conscience
l'essentiel par des arguments rationalistes : il faut imiter les d'une scission entre le réel et l'idéal et se caractérise par l'intérêt
Anciens, parce que leurs productions poétiques coïncident avec les qu'elle porte à la réalisation de l'idéal, à son incai"nanon aans 1e
exigences de la raison. La promotion de l'idée de nature au
La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 159
158
réel 141• Le qualificatif d' « intéressant » appliqué à la littératu e sert le poète sentimental. En conséquence le premier satisfait certes
moderne veut donc dire qu'elle est «intéressée», qu'elle poursmt à sa tâche, mais la tâche elle-même est quelque chose de limité· le
un dessein qui est transcendant à la simple manifestation de so second ne satisfait pas tout à fait à la sienne, mais sa tâche est 'un
propre paraître esthétique. Dans d'autres textes, notammenta infini 145• »
l'époque de l'Athenaeum, la dichotomie est formulée autrement, Si la description schlégélienne des differences entre l'antique et
mais sa signification reste la même : la poésie antique est une le moderne rejoint la description schillérienne des differences entre
poésie naturelle, la poésie moderne est artificielle, en c sens qu'elle !e
le naïf et sentimental, le statut de la dichotomie n'est cependant
est fondée sur la réflexion et sur l'entendement. Du meme coup, la pas le meme chez les deux auteurs. Chez Schlegel la dichotomie
première forme une unité organique totale, mais finie, alors que la forme les deux p les d'un schéma historique dialectique : l'opposi-
deuxième, si elle manque d'unité, participe cependant de l'infini- t1,on des_ de x es1e appelle leur dépassement dans une synthèse
tude de !'Idéal : « La destinée sublime de la poésie moderne n'est reconc1hatnce . Des le Studium-Aufsat;:;, on trouve le postulat
rien de moins que le but supr•eme d e toute p,oes1·e 142 »,c • est-' a-d"ire d'une synthèse historique à venir de la poésie antique et de la
« le beau absolu, un maximum de perfection esthétique objec- poésie moderne, synthèse obéissant « aux lois d'une théorie
tive 143 ». objective et à l'exemple de la poésie classique 147 ». De même il fait
L'opposition schillérienne entre le naïf et le sentimental recourt référence dès 1796 à la composante religieuse de la ;ériode
aux mêmes critères. La littérature naïve est une poésie naturelle et moderne. Dans un compte rendu d'une œuvre de Herder il note en
spontanée qui exprime partout et toujours la même sensibilité effet que le désir de réaliser le « royaume divin » est le dénomina-
(Empfindungsweise) telle qu'elle découle de l'unité vécue de la nature teur commun de toute la poésie moderne 148. À l'époque dt l'Athe-
et de l'humanité. La poésie sentimentale au contraire naît de la naeum la dichotomie entre !'Antiquité et l'âge moderne devient
partie prenante d'une ontologie historique générale, et de ce fait
scission de la nature et de la culture : l'homme a perdu la nature, il
elle est identifiée aux oppositions philosophiques entre l'objectivité
prend conscience de cette perte et - par la poésie - tente de
et la subjectivité, entre le réalisme et l'idéalisme, etc. Selon cette
rétablir l'unité originaire. La poésie sentimentale est donc dominée
l<;ct re philosophique? la poésie ne fait jamais qu'exprimer ou
par la réflexion : elle est toujours guidée par la conscience d'une
rea 1ser les tendances mhérentes à son époque :, ainsi la littérature
perte et par l'intérêt d'un idéal, c'est-à-dire qu'elle exprime
antique est objective, finie et réaliste, alors que la littérature
toujours des sensibilités spécifiques, soit satiriques (lutte contre la
moderne est infinie, idéaliste et exalte la subjectivité. La seule
réalité finie) soit élégiaques (représentation de l'unité comme
différence importante avec les conceptions défendues à l'époque du
origine perdue ou comme idéal à venir) : « Au poète n ï:l n t re
a dispensé la faveur d'agir toujours comme une umte md1v1se, Studium-Aujsat;; réside dans le renforcement du deuxième pôle de la
d'être à chaque instant une totalité autonome et parfaite, et structure d1alect1que : la poésie antique cesse d'être conçue comme
d'incarner dans la réalité l'humanité selon son plein contenu. Au étant le paradigme parfait de l'art; la poésie moderne s'établit sur
poète sentimental elle a conferé le pouvoir ou plutôt elle a inculqué un_pied d'é?alit avec elle, et leur unité dans la poésie romantique
le vivant désir de rétablir par ses propres ressources l'unité que la umverselle 1mphque une interpénétration réciproque.
vie abstraite a supprimée en lui, de rendre en lui l'humanité Chez Schiller le tableau est tout different. La naissance du
144 christianisme n'intervient pas : aussi l'opposition du naïf et du
complète et de passe1 d'un état limité à un état infini •» Comme
chez Schlegel, la poésie naive paie sa perfection par son caractère sentimental n'est-elle pas celle de l'antique et du moderne mais de
fini, alors que la poésie sentimentale rachète ses défauts par le manière beaucoup plus spécifique celle de la nature gr;cque (et
caractère absolu de son Idéal : « Toute réalité, nous le savons, est non pas antique!) et de toute la culture de l'entendement
inferieure à l'idéal; tout ce qui existe a ses limites, tandis que la postérieure à l'âge d'or grec. L'idée centrale chez Schiller est celle
pensée est illimitée. Le poète naïf souffre donc lui aussi de cette d'une aliénation de la nature qui ne s'inscrit pas dans une
limitation à laquelle toute réalité sensible est soumise, tandis qu'au dialectique historique, mais dans une évolution linéaire : il n'y a
contraire la liberté inconditionnée de la faculté inventrice d'Idées pas de renversement ni de synthèse dialectique. Par ailleurs les
La naissance de la théorie 161
160 La théorie spéculative de /'Art
est-il un poète déjà sentimental, alors que Shakespeare, Molière et
poètes, quelle que soit l'époque où ils écri;ent, ont,:o j ours un seul
Goethe demeurent des poètes naïfs dans une époque pourtant
et même objet, à savoir la nature. Il en decoule qua 1 epoque de la
favorable à la poésie sentimentale. En bref, l'interprétation schillé-
culture de l'entendement, loin d'exprimer le principe fondamental
rienne de la dichotomie est incompatible avec une vision histori-
de leur âge, ils s'y opposent, puisque, par une contrainte inhérente
ciste de la poésie définie comme expression de l'âme de l'époque.
à leur activité, ils doivent toujours se définir par rapport à la
nature. Il n'y a donc pas, comme chez Schlegel, d'identité Da s ses L;t res su l'éd cation e t étique de l'humanité, après y avoir
nécessaire (voire tautologique) entre les principes d'une époque et o pose_ la poesi_e antique a la poesie moderne, Schiller passe à une
la poésie de celle-ci : « Au fur et à mesure que la nature, deduction apnonque du beau et non pas à sa construction
disparaissant de la vie humaine, cessa d'être présente dans historique. L'art grec est pour lui un paradigme formel absolu
l'expérience et dans le sujet agissant et sentant, nous la voyons plutôt qu'un concept historique. La distinction schillérienne entr;
paraître dans le monde des poètes en tant qu'ldée et en tant le naïf et le sentimental ne vise donc pas à fonder une histoire de la
Litt,érature. P? r Schlegd en revanche la fonction paradigmatique
qu'objet [...] Les poètes sont partout, de pa; leurconcefl dijà, les ard!'.':5.de
de 1 art grec res1de essentiellement dans son histoire : son évolution
la nature. Là où ils ne peuvent pas l'etre tout a fait et ou deJa ils
for e,_ on_le sait, un organisme parfait « dont l'histoire spécifique
éprouvent sur eux-mêmes l'influence destructive des formes arbitrair_es
est 1 h1st01re naturelle universelle de l'art 151 ».
et artificielles, ou encore là où ils ont eu à lutter contre ces formes, ils
Ce n'est p s que chez Schiller toute dimension historique soit
paraîtront en témoins et vengeurs de la nature. Ou bien donc il
absente. Mais alors que pour Schlegel le dépassement de la
seront nature, ou bien ils chercheront la nature perdue. De la
résultent deux manières poétiques toutes différentes qui épuisent dichoton_ii est de l'ordre d'une synthèse historique nomologique-
tout le domaine de la poésie et en mesurent l'étendue. Tous les poètes n_ie,nt p edictible, elle reste pour Schiller de l'ordre d'un principe
qui sont véritablement poètes appartiendront selon le temps de leur floraison ou teleologique. Chez Schlegel l'unité de l'antique et du moderne n'est
qu'un aspect d'une eschatologie historique générale aboutissant à
selon les circonstances contingentes qui auront excercé de l'influence sur leur
culture générale et sur la disposition passagère de leur âme,à la catégorie l'unité de la vie et de la poésie, à l'établissement du royaume divin
149 sur terre : c'est b_ien pour cela que la résolution théorique de la
des poètes naïfs ou à celle des poètes sentimentaux »,_ Sc?ille , querelle des Anciens _et des Modernes qu'il propose passe par la
contrairement à Schlegel, ne part pas d'une construction histori-
remtroductlon de sa dimension religieuse et par son insertion dans
que, mais d'un concept, d'une déduction apriorique du beau et e
. orizo d'une Heilsg sch_ich e, panthéiste d'abord, catholique bien-
l'..h
la poésie. Par ailleurs la nature, naïve ou sentime_ntale,.,de la poés1_e
tot. Schiller au contraire ms1ste sur le fait que la réconciliation de la
n'est pas l'expression directe d'une époque qm la determmera1t
réalité et de l'idéal ne saurait jamais avoir lieu que dans le domaine
nécessairement : il y a extériorité réciproque entre les détermina-
des apparences esthétiques, et non pas dans la réalité existentielle
tions historiques et la spécificité de la «manière» poétique. C'est
ou historique: l'apparence esthétique et l'existence réelle sont
bien en vertu de cette extériorité que l'histoire peut influer sur la
poésie, de la· même manière que des circonstances fortuites le séparées à jamais (ewig) par des frontières absolues 152 : l' « État
peuvent. Si les poètes qui écrivent à l'époque de la culture de esthétique» dont parle Schiller à la fin des Lettres sur /'éducation
l'entendement, loin de s'accorder à l'esprit de leur époque, s'y esthétique de l'humanité est une Idée régulative et non pas l'étape
opposent, c'est justement en vertu de la définition apriorique ult n:e d' n rrocessus historique dialectique. Du même coup, la
immuable de leur activité : l'influence est donc ici entièrement poes1e, lom d mcarner quelque eschatologie de la réalité historique,
négative. Enfin, Schiller insiste sur le fait que la distinction ent_re le demeure fondamentalement de l'ordre d'une activité autonome ce
naïf et le sentimental n'est pas primordialement une oppos1t10n qui veut dire spécifique et locale : Schiller place tout son es oir
dans l'éducation esthétique de l'humanité qui lui permettrait de
entre des époques historiques, mais entre des « manières» poéti-
re o.u er dans le domaine du paraître esthétique cette unité
ques 150, et il rappelle que les deux types de poésie se trouve'.'!à
ongm_aue du sentir et du penser définitivement perdue dans le
toutes les époques, même si la poésie naïve domine en Grèce antique
domame de l'histoire effective. Pour Schlegel en revanche la poésie
et la poésie sentimentale aux époques ultérieures. Ainsi Euripide
La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 163
162
moderne, tout comme la poésie antique, est une étape nécess.aire l'époq_ue conte poraine est décisive a cessé d'être un espoir pour
dans l'autoréalisation de l'unité poético-historique absolue qm est devemr une certitude : « Nous avons saisi les pôles de l'humanité et
inscrite dans la dialectique même de l'antique et du moderne. nous sommes au centre. Ce qui existe maintenant continuera à se
Le statut spéculatif-historiciste que Schlegel accordeà la césure renforcer (potentialisieren) lui-même éternellement, mais il n'y aura
historique se retrouve dans sa structuration dialectique. Celle-ci se plus de onde nouveau ni d'étape ultérieure; nous vivons l'ultime
déploie autour de la notion _d'un_« in tant décisif» cens od ire Moyen Age 156• » En 1804 il reprendra la même idée : « L'ère n'a pas
un renversement de l'évolut10n h1stonque. Ce moment dec1s1fc, est encore commencé, elle n'est qu'en préparation. Pour le moment
d'abord la naissance du Christ, mais c'est aussi le moment présent, nous ne vivons pas dans une ère, mais dans l'obscurité et le chaos
celui où Schlegel écrit : c'est seulement maintenant que l'humanité d'un temps intermédiaire 157• »
prend conscience de la signification véri able de l'histo re_ u iver- . L'idée d'u < _instant décisif» est liée à deux spécificités du
selle et de la fonction que remplit la naissance du chnstlamsme. d sco r schlegehen :_ son aspect programmatique et son aspect
L'idée est présente dès le Studium-Aujsatz, qui loin d'êtr_e l'expres- h1stonc1ste. Le premier se retrouve surtout _à l'époque de l'Athe-
sion de la graecomanie de son auteur (comme le pensait Schiller) naeum; il fait du romantisme de Iéna le modèle des avant-gardes
est en fait un Que Jaire? artistique : grâce à un détour par la poésie modernistes du XXe siècle. Le deuxième aspect est présent dans tous
antique, Schlegel veut imprimer une révolution_ coper_nicienne aux le s '.extes de Sc legel, à l'époq e classiciste aussi hien qu'à l'époque
lettres modernes. Dans sa préface, qui date de 1797, il remarque: d 0 Iena ou apres sa convers10n au catholicisme. L'historicisme
« Peut-être que le premier texte traite davantage du moderne que se ble ne pa pouvoir se passer de cette idée selon laquelle l'instant
le titre du présent recueil ne le laisserait supposer où ne le permet. present, celm qm est contemporain du philosophe-historien ne
Cependant la relation de la poésie antique avec la p ési moderne, saurait être qu'un instant décisif: qu'il s'agisse de la révolution
ainsi que le but de son étude, dans l'ahsolu aussi h1en que de esthétique des romantiques de Iéna, du stade du savoir absolu de
manière plus précise pour notre siècle, ne pouvaient être éta?l s Hegel, de la genèse du surhomme chez Nietzsche ou variante
qu'après une caractérisation un tant soit peu complète de la poes1e nég tive, de l'âge du rosaïsme accompli chez les ro antiques
tardifs ou encore de celm du « danger extrême » chez Heidegger-
moderne 153 • » Ce sont les besoins de l'heure qui dictent l'étude de
la poésie antique, et ces besoins sont ceux d' ne heu_re dé isiv: la permanence du même topos ne manque pas de laisser rêveur.
« La philosophie poétise et la poésie devient philosophie : l'histoire . Je n'ent erai pas plus en avant dans la problématique schlégé-
est traitée en poésie et celle-ci devient de l'histoire. Même les hen e de 1anuq e et du moderne. Il suffit d'avoir montré qu'elle
genres poétiques échangent leurs déterminations : un- tat d'âme o se e une fonct1 n,.structurante dans la conception dialectique de
(Stimmung) lyrique devient l'objet d'un drame, une mat1ere drama- 1 h1st01re de la L1tterature et qu'elle est fondée sur une lecture
tique est comprimée dans une forme lyrique. Cette anarchie [ . . ] chrétienne de l'histoire. Cette lecture n'est qu'implicite dans les
154 études classicistes des années 1794-1797 dont le sujet est encore en
s'étend sur tout le domaine du goût et de l'art •» La culture
poétique est entrée dans Une crise décisive, qui peut s'avérer, ou grande partie limité à la sphère littéraire. Mais à l'époque de Iéna
bien bénéfique, ou bien néfaste : « Souvent déjà un besoin urgent elle devi ra _explicit: et se combinera aux catégories philosophi-
se créa son propre objet. Du désespoir sortit un calme nouveau et qu s de11deahsme naissant pour donner lieu à l'utopie de la poésie
l'anarchie devint la mère d'une révolution bénéfique. Est-ce que umverselle : à ce moment l'opposition littéraire entre les Anciens et
l'anarchie esthétique de notre siècle ne peut pas mettre son espoir les Modernes n'est plus que la métaphore d'une césure antique
dans une telle catastrophe heureuse? Peut-être que l'instant décisif coupant l'hi t?ire-en deux..d . ans une eschatologie historico-ontologi-
est arrivé : ou bien le goût subira une amélioration décisive lui que. Celle-ci Jouera un role central dans toute la tradition de la
interdisant à tout jamais de retomber en arrière et l'amenantà un pensée spéculative de l'Art qui, loin de la remettre en question ne
progrès nécessaire, ou bien l'art tombera pour toujours et notre fera que la radicaliser de-plus en plus, comme on pourra s'en re dre
époque devra abandonner entièrement tout espoir concernant la compte lors de l'analyse des positions de Nietzsche et de Heidegger.
beauté et la restauration d'un art véritahle 155 • » En 1799, l'idée que
164 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 165

censées se développer historiquement (dans un système diachroni-


La théorie des genres que). On remarque pourtant que Schlegel rencontre bien des
difficultés à les intégrer dans une vision unique : ceci est dû
Dans l'histoire de la théorie des genres littéraires, le romantisme essentiellement, nous le verrons, à une interference entre les
de Iéna est surtout connu pour sa triade dialectique de l'épopée, du principes de la classification générique et certaines conséquences
lyrisme et du drame. On sait que cette conceptualisation fut reprise découlant de la dichotomie de l'Antiquité et de l'âge moderne.
par l'idéalisme objectif pour finir par devenir un lieu commun des Moins virtuose dans le maniement d'une dialectique pluridimen-
études littéraires occidentales. Son effacement récent est d'ailleurs sionnelle que ne le sera Hegel, Schlegel n'arrivera jamais à intégrer
plus souvent dû au désintérêt croissant pour le problème générique véritablement en une unité ces deux systèmes de classification
comme tel, qu'à une attitude critique concernant les présupposés rivaux. C'est peut-être cet échec qui l'amènera dans ses études
de la théorie triadique 158• littéraires de l'époque post-iénaenne à affaiblir de plus en plus ses
C'est surtout la fonction de la théorie générique dans le projet de prétentions théoriques en faveur d'une narration historico-chrono-
l'histoire- de la Littérature qui me retiendra ici. La triade ne logique.
m'intéresse donc pas en tant que telle, mais dans son statut La théorie schlégélienne des genres sert de principe de classifica-
épistémologique. En ce sens elle est sur un pied d'égalité avec les tion fondamental permettant de constituer la Littérature en totalité
conceptualisations alternatives proposées par les romantiques, et organique : les genres sont la Littérature, ce qui implique que les
qui ont eu moins de succès historique. Celles-ci sont nombreuses : œuvres appartiennent à leurs genres, ou les expriment. Les
sans parler des variations multiples dans la répartition des connotations zoologiques et botaniques de la notion seront exploi-
difîerents genres par rapport aux catégories philosophiques de tées sans vergogne (surtout dans la tradition évolutionniste de la
l'objectivité et de la subjectivité, on trouve des triades n'utilisant deuxième moitié du XIXe siècle), et elle reliera l'organisme
plus la dialectique de l'objectif et du subjectif, mais des notions microcosmique de l'œuvre individuelle (qui est, rappelons-le,
empruntées à la philosophie de la nature, l'épopée étant qualifiée l'unité d'analyse fondamentale de l'histoire de la Littérature) à
de chimique, la poésie lyrique de mécanique et le drame d'organi- l'organisme macrocosmique de la Littérature dans son déploie-
que, voire des systèmes à quatre termes 159, etc. Toutes ces ment historique. Par ailleurs, dans l'historicisme les genres fonc-
conceptualisations, plus ou moins convaincantes, remplissent la tionnent comme des sémantèmes historiques fondamentaux, en ce
même fonction dans la stratégie de l'histoire de la Littérature.Je ne sens qu'ils sont toujours liés dans leurs spécificités respectives à des
m'étendrai donc pas sur leurs avantages et désavantages respectifs, déterminations historiques générales qu'ils manifestent: l'esprit
et c'est uniquement pour des raisons de simplification de l'argu- d'une époque, d'un peuple, les déterminations ontologiques, les
mentation que dorénavant je me référerai exclusivement à la triade intérêts de classe, etc. Dans un texte de 1803, Schlegel affirme:« À
devenue canonique. travers la littérature d'un peuple nous apprenons à connaître son
Dans le projet de l'histoire de la Littérature, la théorie des genres esprit, le.degré de sa culture, en un mot, son être et son essence
intervient à la fois dans la conception synchronique et dans la spécifiques 160• » Or, comme la littérature déploie son essence dans
conception diachronique de l'unité organique. Lorsqu'on analyse les genres, ceux-ci sont toujours intimement liés à des détermina-
les conceptions schlégéliennes, on remarque en effet que les genres tions historiques générales. Le genre est ainsi situé à un point
sont conçus à la fois comme un système conceptuellement clos et crucial du projet historiciste : il permet à la fois d'intégrer les
comme une succession historique nécessaire. Dans ses fragments phénomènes littéraires dans l'unité d'une détermination littéraire
théoriques, Schlegel propose essentiellement des systèmes synchro- essentielle et de ramener cette détermination littéraire à une
niques, alors que dans ses études historiques c'est l'aspect diachro- détermination historique générale.
nique qui l'emporte. En stricte logique historiciste, ces deux Schlegel, en fait, identifie la théorie des genres et la théorie de la
aspects devraient évidemment être complémentaires, en ce sens Littérature. Mais la théorie de la Littérature à son tour est, nous le
que les déterminations d'essence (le système synchronique) sont savons déjà, histoire de la Littérature. La théorie des genres,
166 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 167
l'histoire des genres, la théorie de la Littérature et l'histoire de la une relation intérieure se diversifiant selon trois aspects qui se
Littérature ne sont donc que des termes difrerents pour désigner combineraient dans des proportions diverses.
la même chose : la connaissance de la Littérature comme totalité L'autre aspect de la systématicité générique réside dans son
organique. Dans l' Entretien sur la poésie, Marcus fait remarquer déploiement historique. Dès 1794, dans Au sujet des écoles de la poésie
qu'une véritable classification générique serait à la fois une grecque, Schlegel propose un schéma historico-systématique. Il
histoire et une théorie de la poésie 161• Ludoviko ajoute : « Elle distingue une école ionienne, une école dorienne et une école
nous exposerait comment la fantaisie d'un poète - lui-même attique : la première correspond à l'idéal naturel de la poésie la
fruit d'une création poétique - et qui, en tant qu'archétype, St:c nde à l'idéal ulturel (Bildung), la dernière, étape suprêm;, à
serait le poète de tous les poètes, est obligée, en vertu de son l'1deal de beauté. A chacun de ces trois âges il fait correspondre un
activité même, de se limiter et de se partager. » Et Lothario genre: l'épopée d'abord, le lyrisme ensuite, enfin le drame 166. Ily
précise un peu plus loin : « Les genres poétiques sont à propre- ajoute un quatrième terme, l'école alexandrine, caractérisée par
ment parler la poésie 162• » Dans un texte de 1804 nous retrou- l'érudition et la pratique de l'art pour l'art, mais à laquelle ne
vons la même idée : « (...] la spécification des genres, accomplie correspond pas de genre spécifique et dont le statut est purement
de manière approfondie, mènera tôt ou tard à une construction historique. Avec des variations innombrables, ce souci de maîtriser
historique de la totalité de l'art et de la poésie 163• » l'évolution historique en une unité systématique et organique est
C'est ici qu'interviennent les divers schémas génériques, dont présent dans de nombreux textes ultérieurs. Ainsi en 1803 la triade
la célèbre triade. L'idée selon laquelle l'épopée, la poésie lyrique générique se trouve+elle identifiée à la triade de la légende, du
et le drame seraient les trois genres poétiques fondamentaux chant et de la représentation théâtrale, et l'auteur précise que« ces
n'est pas une invention romantique : ce qui est nouveau c'est le trois éléments ou étapes» se retrouvent dans toute poésie et
projet de réduire ces trois formes supposées fondamentales à une ondent l'essence de l'épopée, de la poésie lyrique et du drame 167•
unité systématique, capable de fonder leur prétention à décrire le A l'arrière-plan de toutes ces évolutions postulées se trouve le
champ de toute poésie possible. En ancrant la triade générique même schéma dialectique régi par les catégories de l'objectif et du
dans les trois moments dialectiques de l'ontologie idéaliste, subjectif.
Schlegel pense en légitimer la nécessité apriorique. L'aspect Cependant, en parcourant les écrits de Schlegel consacrés à
dialectique de la classification réside d'ailleurs non seulement l'histoire de la Littérature, on constate qu'il ne réussit guèreà
dans la progression vers une synthèse des deux termes antagoni- enserrer son exposé historique dans le schéma de la triade. Le fait
ques, mais aussi dans l'idée d'après laquelle les trois moments est manifeste dans l'essai « Époques de la poésie» inclus dans
ne seraient pas mutuellement exclusifs, mais pourraient se com- l' Entretien sur la poésie : l'ensemble des considérations est placé sous
biner entre eux. L'idée est évidemment un truisme dans le cas le signe du modèle organique, mais la métaphore du foisonnement
du moment synthétique, puisque par définition il intègre les des branches prend manifestement le dessus sur l'idée d'un
deux moments opposés : Schlegel découvre ainsi des éléments développement dialectique. Il est certes possible de découvrir
lyriques et épiques dans le drame antique, et il va jusqu'à parler quelques traces réïerables au thème d'une évolution dialectique :
du « caractère épique » du drame grec i54. Novalis va plus loin, ainsi la poésie iambique est qualifiée d' « exact opposé de la poésie
puisqu'il se demande si les trois termes fondamentaux ne sont mythique», c'est-à-dire de l'épopée, et Schlegel ajoute qu'elle est
pas plutôt les éléments constitutifs de tout poème : « Est-ce que « pour cette raison précisément, le deuxième foyer de la poésie
l'épopée, le lyrisme et le drame ne sont pas tout simplement les hellénique 168 ». Mais le texte ne fait aucune réference à la fonction
trois éléments de tout poème - l'épopée proprement dite étant de synthèse du drame et surtout il énumère une foule d'autres
uniquement un poème dans lequel l'élément épique est particu- genres dont on ne voit pas comment ils pourraient être réduits aux
lièrement prégnant, et de même pour les autres genres 165••• » trois genres fondamentaux. Certes, ce manque d'intégration de la
Ainsi l'unité systématique ne serait-elle pas fondée sur des théorie à l'histoire, qu'on pourrait illustrer par une multiplicité
relations extérieures entre trois formes irréductibles, mais sur d'autres exemples, n'est peut-être pas uniquement l'effet d'une
168 La théorie spéculative de /'Art La naissance de la théorie 169

incapacité : contrairement à Hegel, Schle el-::- même à l' poque la nature formatrice elle-même. [...) Elle [la poes1e grecque]
de l'Athenaeum où il s'adonne avec pass10n a des exercices de contient en réalité les éléments purs et premiers selon lesquels il
classification aussi divers qu'abstraits - garde toujours une faut d'abord analyser les produits mélangés de la poésie moderne
certaine dose de scepticisme à l'égard de toute construction afin de démêler leur chaos labyrinthique 171• » L'Antiquité nous
historico-systématique à prétention totalisante. Il n'en reste pas présenterait donc dans leur pureté des éléments qui continueraient
moins qu'en posant l'idéal d'une intégra_tion de l thé? e- et de à déterminer la poésie moderne, riiais de manière entièrement
l'histoire il s'installe lui-même dans l'orbite du projet hegehen, et chaotique. À l'époque de 1'Athenaeum, la négation devient plus
il est diff{cile de ne pas le mesurer à l'aune de l'exploit réalisé par ce radicale : Schlegel ne se borne plus à affirmer que les poèmes
dernier. modernes sont des mélanges génériques mais soutient au contraire
Les difficultés qu'il rencontre pour structurer sa reconstruction leur a-généricité radicale. Il n'y a qu'un seul genre romantique, qui
historique de la poésie antique à l'aide de la triade canonique ne est la poésie universelle elle-même en devenir infini; ou, ce qui
sont rien comparées à celles auxquelles il se voit confronté dès lors revient au même, il y a autant de genres romantiques qu'il y a de
qu'il s'agit de rendre compte de la poésie m?derne. Ici en e_ffet c'est textes romantiques, autrement dit, il y en a une infinité. Chaque
le projet même d'une théorie générique qm :ntre en_ confh,t ou.vert livre romantique est son propre genre. Dans une telle perspective,
avec un des principes fondamentaux de la d1chotom1e de I an11que la fonction paradigmatique du système générique antique est
et du moderne : leur opposition selon les catégories de l'objectif et évidemment abolie, et dès les fragments du Lycée (1797) nous
du subjectif. En effet, si l'âge moderne est l'âge d'; la_ subject)v_ité et pouvons lire : « Les Anciens ne sont ni lesJuifs, ni les Chrétiens, ni
de l'individualité, on voit mal comment ses creations poetiques les Anglais de la poésie. Ils ne sont pas un peuple artiste élu par un
pourraient être réduites à un système générique, c'est-à-dire à u décret de Dieu; ils ne détiennent pas la foi en la beauté hors
ensemble de déterminations objectives, universelles. Et on sait laquelle il n'est point de salut; ils n'ont pas le monopole de la
qu'une des affirmations centrales du_ r?1;1antisme de Ié?a, r side poésie 172• » H. Eichner pense que ce fragment constitue une
précisément dans la négation de la vahd1te des concepts genenques « révocation publique des écrits de jeunesse 173 », mais il me semble
poùr le domaine de la poésie moderne et romantique. On trouve que l'expression est trop forte, puisque même à l'époque du Lycée et
chez Schlegel de multiples affirmations catégoriques alla t dans ce de l' Athenaeum, Schlegel ne remet pas en question la dichotomie de
sens : « Tous les genres poétiques classiques, dans leur ngoureuse l'antique et du moderne. En revanche ce qui change, c'est son
pureté, sont à présent risibles 169 • Ou enc re,: < On peut di e tout appréciation globale de la littérature moderne et sa conception du
aussi bien qu'il y a une infinité de genres htteraues progressifs que modèle antique dans l'évolution future de l'âge moderne : tout
dire qu'il n'y en a qu'un seul. Donc, il n'y en a aucun; car un genre compte fait, et malgré de multiples hésitations, les écrits de
ne saurai•t ,e. tre pen,se sans cogenre 170. "-n jeunesse s'inscrivaient encore en partie dans le cadre d'une
Mais il faut distinguer deux degrés dans cette négation de la esthétique du beau, c'est-à-dire d'une esthétique apriorique qui
pertinence des catégories génériques. Dès ses étude l ssicistes, permettait d'exhorter les Modernes à prendre comme modèle le
Schlegel affirme que la poésie moderne est _cara tensee par le beau antique 174• En revanche, à l'époque de 1'Athenaeum, Schlegel
mélange des genres et l'effacement de leur hm1tes r c1proqu_es. En abandonne toute idée d'une autonomie des domaines du beau, du
cela elle s'oppose à la poésie grecque, qm, on le sait, constitue le juste et du vrai en faveur de sa théorie de la poésie universelle
paradigme d'un organisme littéraire génériqueme t déployé selon conçue comme savoir ontologique fondamental. Cela bouleverse
ses déterminations d'essence. Cependant, s1 la poes1e moderne est fondamentalement la dichotomie de l'antique et du moderne, et
un mélange générique, cela signifie qu'elle reste malgré tout soumise rend possible - nous l'avons. vu - sa résolution historico-
aux déterminations génériques, à tel point que l'Antiquité peut lui théologique. Mais en même temps Schlegel donne la préséance à la
fournir son paradigme : « Les frontières de ses genres litt ra_ires_ [de poésie moderne, en sorte que la synthèse ne réside désormais plu:.
l' Antiquité] ne sont pas établies artificiellem nt par es d1st1 c11ons dans un retour de l'âge moderne à l'idéal (antique) du beau, mais
arbitraires et des mélanges, elles sont prodmtes et determmees par tout au contraire dans une intégration du beau antique dans la
170 La théorie spéculative de ['Art

poésie romantique conçue comme synthèse a?sol_ue : d'où, dans le


domaine générique, l'idée d'une « romantisat10n » des genres
antiques, c'est-à-dire d'un effacement de leur spécificité et de leur
caractère déterminé.
Ainsi l'opposition entre l'antique et le moderne qui, à l'époque
des études sur la littérature antique, devait fonder la fonction
paradigmatique du système génériqu antique pour la théorie et CHAPITRE III
l'histoire de la Littérature, fimt, du fait de son evolut10n vers une
opposition d'ordre antique, p r cont ecar r e bu initial, ren?a t Le système de l'Art
du même coup pratiquement 1mposs1ble I mtegrat10n de la theone
des genres dans l'histoire de la Littérature.
Schlegel s'est peut-être obscurément rendu compte de l'impasse
dans laquelle il s'était engagé. Ainsi pourrait s'expliquer sa
tentative momentanée de remplacer le modèle du système histo- À lire les diatribes del'Esthétique I contre les romantiques de Iéna"
risé, ou de l'histoire systématisée, par la distinction entre une (et surtout contre les frères Schlegel), on pourrait penser que les
poétique pure et une poétique appliquée. Un fragment posthume conceptions esthétiques de Hegel s'opposent de manière irréducti-
affirme : « Seuls les genres poétiques ayant une validité absolue ble à la théorie développée par les Iénaens. Mais, comme souvent,
peuvent être déduits dans la poétique pure. L'épopée ne peut l'êtr ces attaques sont le signe d'une parenté intime tout autant que
que dans la poétique appliquée, de même toutes les formes qm d'une opposition irrévocable. Parenté intime quant à la fonction de
valent uniquement pour la poésie classique ou la poésie progres- révélation ontologique dont est dotée l'Art, mais aussi quant au
sive 175• » Un autre fragment est encore plus radical: « Dans une projet d'une définition évaluative de l'Art; opposition irréductible
poétique pure aucun genre ne subsisterait peut-être; la poétique en ce qui concerne la hiérarchie entre !'Art et la philosophie. Alors
76
est tout à la fois pure et appliquée, empirique et rationnelle1 . » que nous avons vu les Iénaens mettre l'Art sur le même plan que la
Mais procéder dans cette voie aurait impliqué un. abandon d:' philosophie, voire le créditer d'une supériorité sur elle, pour Hegel,
projet fondamental de l'histoire de la Litt rature qm se conœvrut à l'inverse, la fonction spéculative de la rationalité philosophique
justement comme un dépassement de la sc1ss10n entre le ratrnnnel est plus puissante que celle de !'Art.
et l'empirique, entre le théorique et l'historique : aussi n'est-il pas En séparant, de nouveau, nettement l'Art de la philosophie,
étonnant que Schlegel ait abandonné sa distinction entre poétique Hegel évite une difficulté épistémologique qui était à l'arrière-fond
pure et poétique appliquée. de la théorie romantique, même si elle n'avait guère été explicitée.
En fin de compte Schlegel aura échoué à développer de manière Elle prend deux formes, selon qu'on l'aborde du point de vue
cohérente sa théorie des genres, alors même qu'une telle théorie intensionnel ou extensionnel. Du point de vue intensionnel :
était appelée comme pièce centrale de l'histoire de la Littérature. Il comment, si l'Art égale, voire dépasse en puissance spéculative le
n'aura donc jamais réussi à donner une réponse satisfaisante à la discours philosophique, ce dernier peut-il encore se constituer en
question qu'il se posait dans un fragment de l'Athenaeum - discours sur l'Art? Ou encore: si l'Art est l'organe spéculatif
question qui est la question de l'histoire de la Littérature (en tant fondamental, comment peut-il y avoir encore une théorie de l' Art?
qu'elle est une théorie essentialiste) - : « La poésie doit-elle être Le problème se pose également si on détermine le caractère absolu
purement et simplement div sée? ou doit-el e. este une,, et de l'Art de manière extensionnelle, c'est-à-dire si on y voit la
indivisible, ou passer alternativement de la d1v1s10n a la reu- totalité accomplie de tous les discours fondamentaux (religion,
nion 177? » Il faudra attendre Hegel pour trouver une véritable philosophie, politique, éthique), voire de toutes les activités
réponse à cette question. humaines : comment le discours philosophique peut-il faire de
l'Art son objet s'il est lui même un de ses éléments?
24 lnlrot!uction

notan1mcnt l'Esthétique de Hegel, qui exclut ou-du·ffioins·margina-


lise à tour de bras tous..les genres·artistiques et·Jiuér3.ires rêputés
impurs ou non essentiels la musique"'.instrumciltale, :}e-ronian ·Ia
sculpture prégrccque,· les àrts ori_entaux,· etc.·. De:·manière :plUs
générale, on peut.dire que dans-la- thé6rie-spéclilative- dé l'Art le
discours de célébration usurpe la-place.d'une-deScri}>tÏon atlalyti-
que des faits artistiques, en·même-temps quC·l'ëxpérience esthéti-
que se voit réifiée enjugcrrient apodictique. Il n'est pas sûr que la
philosophie y ait gagné, mais i1 est certain que riotre relation aux
arts s'en est trouvée singulièrement appauvrie. PREMIÈRE PARTIE
En nous adonnant au mirage.:._- philosophique .;.,_,del'Art, nous
nous sommes donc coupés..defa·réàlité, inultiple et changeante,:des
arts et des œuvres; en prétèndà.nt que !'Art lmportàit davàntage
QU'EST-CE QUE
que cette œuvrc-ci, ici et maintenant;- nOüs ·avons:affaib!f notre L'ESTHÉTIQUE
sensibilité esthétique _(et··- souvent;_;_ hotre ·seOs- 'critique} ;'en
réduisant les œuvres' à· des hiéroglyphes. métaph.)'siqueS;.--iloüs PHILOSOPHIQUE?
avons raréfié les voies de nos plaisirs et-nié la diversité-2... e·t donc la
richesse - cognitive des·arts. ·

Eliot écrit que« ri_en dans·ce moride-ci ·ni dans l'autre,··ne-tient


lieu·-de quoi que ce soit d'autre,;:;·cela vautpotir'.l'art: s'il-peut Sc
mettr auservice·de la révélation·religietise _ ·et'il ra souvent fait
avec s"plcndeur - il ne saurait'la ·remplacer; s'iJ: pèUt exposer,
illustrer ou défendre des.doctrines·métaphysiques et il l'a·parfois
fait avec élégance - il ne· sauràit ·remplacer' leur élaboration
philosophique. Le croire, c'est ·se payefide mots ·,Ces ·arts ·ne s'en
troùvent nullement diminués·:· à rimpossible-nul n'est·tenu -Etqui
aime les arts n'a-aucune raison de le rtgrettèr;-cai ils -lui sèmt·en
eux-mêmes - ne fussent-ils au·service:de rieil Cf.de· personne -
uile telle source de·plaisir" et d'intelligence' qu'il'-n'est"nullcment
tenté de les échanger contre une religion·,,u une philosophie· au
rabais.

1
170 La théorie spéculative de ['Art

poésie romantique conçue comme synthèse a?sol_ue : d'où, dans le


domaine générique, l'idée d'une « romantisat10n » des genres
antiques, c'est-à-dire d'un effacement de leur spécificité et de leur
caractère déterminé.
Ainsi l'opposition entre l'antique et le moderne qui, à l'époque
des études sur la littérature antique, devait fonder la fonction
paradigmatique du système génériqu antique pour la théorie et CHAPITRE III
l'histoire de la Littérature, fimt, du fait de son evolut10n vers une
opposition d'ordre antique, p r cont ecar r e bu initial, ren?a t Le système de l'Art
du même coup pratiquement 1mposs1ble I mtegrat10n de la theone
des genres dans l'histoire de la Littérature.
Schlegel s'est peut-être obscurément rendu compte de l'impasse
dans laquelle il s'était engagé. Ainsi pourrait s'expliquer sa
tentative momentanée de remplacer le modèle du système histo- À lire les diatribes del'Esthétique I contre les romantiques de Iéna"
risé, ou de l'histoire systématisée, par la distinction entre une (et surtout contre les frères Schlegel), on pourrait penser que les
poétique pure et une poétique appliquée. Un fragment posthume conceptions esthétiques de Hegel s'opposent de manière irréducti-
affirme : « Seuls les genres poétiques ayant une validité absolue ble à la théorie développée par les Iénaens. Mais, comme souvent,
peuvent être déduits dans la poétique pure. L'épopée ne peut l'êtr ces attaques sont le signe d'une parenté intime tout autant que
que dans la poétique appliquée, de même toutes les formes qm d'une opposition irrévocable. Parenté intime quant à la fonction de
valent uniquement pour la poésie classique ou la poésie progres- révélation ontologique dont est dotée l'Art, mais aussi quant au
sive 175• » Un autre fragment est encore plus radical: « Dans une projet d'une définition évaluative de l'Art; opposition irréductible
poétique pure aucun genre ne subsisterait peut-être; la poétique en ce qui concerne la hiérarchie entre !'Art et la philosophie. Alors
76
est tout à la fois pure et appliquée, empirique et rationnelle1 . » que nous avons vu les Iénaens mettre l'Art sur le même plan que la
Mais procéder dans cette voie aurait impliqué un. abandon d:' philosophie, voire le créditer d'une supériorité sur elle, pour Hegel,
projet fondamental de l'histoire de la Litt rature qm se conœvrut à l'inverse, la fonction spéculative de la rationalité philosophique
justement comme un dépassement de la sc1ss10n entre le ratrnnnel est plus puissante que celle de !'Art.
et l'empirique, entre le théorique et l'historique : aussi n'est-il pas En séparant, de nouveau, nettement l'Art de la philosophie,
étonnant que Schlegel ait abandonné sa distinction entre poétique Hegel évite une difficulté épistémologique qui était à l'arrière-fond
pure et poétique appliquée. de la théorie romantique, même si elle n'avait guère été explicitée.
En fin de compte Schlegel aura échoué à développer de manière Elle prend deux formes, selon qu'on l'aborde du point de vue
cohérente sa théorie des genres, alors même qu'une telle théorie intensionnel ou extensionnel. Du point de vue intensionnel :
était appelée comme pièce centrale de l'histoire de la Littérature. Il comment, si l'Art égale, voire dépasse en puissance spéculative le
n'aura donc jamais réussi à donner une réponse satisfaisante à la discours philosophique, ce dernier peut-il encore se constituer en
question qu'il se posait dans un fragment de l'Athenaeum - discours sur l'Art? Ou encore: si l'Art est l'organe spéculatif
question qui est la question de l'histoire de la Littérature (en tant fondamental, comment peut-il y avoir encore une théorie de l' Art?
qu'elle est une théorie essentialiste) - : « La poésie doit-elle être Le problème se pose également si on détermine le caractère absolu
purement et simplement div sée? ou doit-el e. este une,, et de l'Art de manière extensionnelle, c'est-à-dire si on y voit la
indivisible, ou passer alternativement de la d1v1s10n a la reu- totalité accomplie de tous les discours fondamentaux (religion,
nion 177? » Il faudra attendre Hegel pour trouver une véritable philosophie, politique, éthique), voire de toutes les activités
réponse à cette question. humaines : comment le discours philosophique peut-il faire de
l'Art son objet s'il est lui même un de ses éléments?
172 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 173

Cette difficulté, Schelling l'avait déjà rencontrée avant Hegel. rité 9• » Comme la nature, comme l'histoire, l'Art est une incarna-
En un premier temps, à l1époque de l'idéalisme transcendantal, il tion del'A solu. Donc, à défaut d'être un organon de la philosophie,
conçoit encore l'Art à la manière des romantiques, c'est-à-dire qu'il 11 dev:a en etœ un analogon:«[ ] il [l'art] est d'une dignité égale à
lui accorde un certain privilège sur la philosophie. Comme les la ph1losoph1e : alors que cette dernière présente l'absolu dans le
Iénaens il pense que la philosophie, contrairement à l'Art, est Urbild, l'art le présente dans le Gegenbild 10• » Si la philosophie
incapable d'accéder à l'identité absolue : « L'œuvre d'art seule présente l'archétype (UrbilJ) de !'Absolu, c'est parce qu'elle le
réfléchit ce qui ne saurait être réfléchi autrement, l'identité présente dans l'idéalité; si l'Art présente le contretype ( Gegenbild)
absolue, qui est même déjà divisée dans le moi; seule la magie de de !'Absolu c'est parce qu'il le présente dans la réalité objective:
l'art fait se réfléchir dans ses œuvres ce que le philosophe divise dès mais l'idéalité et la réalité sont toutes les deux des puissances
l'acte primordial de la conscience et qui demeure inaccessible à (Potenzen) de !'Absolu, et en tant que telles elles sont isomorphes.
toute autre intuition. 2 » D'où la célèbre thèse du Système de De ce fait l'Art doit parcourir dans l'objectivité exactement les
l'idéalisme transcendantal selon laquelle « l'art est le seul et unique mêmes figures que la philosophie parcourt dans le domaine de
organon, la seule et unique preuve de la philosophie 3 », thèse qui est l'idéalité : le système des arts n'est qu'une réalisation particulière
un écho lointain des réflexions de Hiilderlin, Schelling et Hegel de l'ontologie fondamentale; !'Art est la« présentation réelle des
dans Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand formes des choses comme elles sont en soi, donc il présente les
(1794), où on peut lire : « [... ] je suis convaincu que l'acte suprême formes des Urbi/der" ». On voit que l'écart entre la philosophie et
de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un !'Art est minime. Suffit-il pour faire de !'Art un objet de la
acte esthétique et que vérité et bonté ne sont sœurs qu'unies dans la beauté philosophie? « Dans la mesure où l'idéalité est toujours un reflet
[ •••] 4• » Cependant, si l'art est l'organon de la philosophie, il peut plus élevé du réel, le reflet idéal qui est dans le philosophe est plus
difficilement en devenir l'objet: il en est plutôt une partie5 Aussi élevé que le reflet réel qui est dans l'artiste 12 », toutefois la
Schelling, loin d'annoncer une déduction spéculative de l'Art, philosophie, « en tant qu'elle s'oppose à l'art n'est jamais
exprime+il l'espoir d'un retour de la philosophie dans l'océan qu'idéale 13 »: elle reste donc affectée d'un déficit (elle n'est que
primordial de la poésie 6• idéale, nur ideal), et de ce fait les deux activités « se rencontrent sur
Ce n'est que lorsqu'il aura mis au point sa philosophie de le sommet ultime 14 » sans que l'une soit réductible à l'autre.
l'identité (à partir de 1801), c'est-à-dire lorsqu'il aura accordé à la Autrement dit, la philosophie peut certes instituer !'Art en objet,
discursivité philosophique la capacité d'accéder à l'hen kai pan, qu'il mais elle n'en demeure pas moins incapable de résorber son
pourra envisager de développer aussi une philosophie de l'Art. objectivité et d'en assurer sans reste la relève 15 ,
Encore faut-il ajouter que dans La philosophie de l'art (1802), la Cette idée d'un déficit, fût-il minime, de la philosophie, et donc
situation n'est pas toujours très claire. Certes, Schelling part de l'impossibilité d'une réduction sans reste de l'Art à la philosophie,
l'idée que désormais ce n'est pas la philosophie qui a besoin de He,gel_ ne l'acceptera pas : la séparation entre Art et philosophie
l'Art, mais l'inverse:« Seule la philosophie est capable d'ouvrir de q_u 11 etabhra se voudra plus nette. Bien entendu, s'il propose de
nouveau pour la réflexion les sources primitives de l'art qui se sont separer de nouveau fermement les deux activités, ceci ne signifie
taries 7• » De même, la généricité de la philosophie importe pas pour autant qu'il retourne à la situation préromantique. Avant
davantage que la spécificité de son objet: « Notre science doit être le romantisme, la séparation était due à l'inexistence de l'Art
philosophique. C'est là le point essentiel : qu'elle soit philosophie comme concept philosophique : les deux domaines étaient séparés
de l'art n'est qu'un aspect contingent de notre concept 8• » Mais parce que la philosophie n'avait rien à dire concernant les
cette contingence n'est que toute relative, car« seul ce qui, dans sa pratiques artistiques, ou plutôt n'avait pas plus à dire à leur sujet
singularité, est capable d'accueillir l'Infini peut être l'objet d'une qu'au sujet de n'importe quelle autre activité humaine. Hegel en
construction, et donc de la philosophie » : « L'Art, pour pouvoir revanche maintient le noyau de la révolution romantique à savoir
être un objet de la philosophie, doit donc représenter, ou du moins l'institution de l'Art comme savoir ontologique, donc la définition
être capable de représenter l'Infini à travers sa propre singula- des pratiques artistiques comme possédant une fonction spécula
174 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 175

tive: si l'Art peut (de nouveau) être un objet de la philosophie, il cette représentation pour objet) est reprise dans une hiérarchie
n'en sera pas moins un objet singulier en ce sens que, comme chez évolutive des pratiques représentationnelles et discursives. Hegel
Schelling, il est lié plus intimement à elle que ne le sont d'autres ne réussit donc pas à désamorcer véritablement le conflit entre les
objets. deux activités spéculatives.
La solution hégélienne de la difficulté épistémologique inhérente L' Esthétique ne saurait être réduite au rôle qu'elle joue dans la
à la théorie romantique revient à considérer l'Art comme une tradition de la théorie spéculative del'Art. Elle est aussi, et surtout,
représentation spéculative, mais à le placer plus bas que la un des plus grands textes de la tradition esthétique occidentale.
philosophie, et cela de manière beaucoup plus conséquente que Hegel est, sinon un critique d'art, du moins un critique littéraire
Schelling. S'il était permis d'interpréter le système hégélien dans d'une intelligence et d'une sensibilité souvent fascinantes. Par
une perspective synchronique, on pourrait dire qu'il conçoit les ailleurs, une fois qu'on a retranché de !'Esthétique tous les aspects
rapports entre la théorie philosophique et l'Art selon une sorte de qui la lient à la tradition de la théorie spéculative de l'Art, on n'en
théorie des types logiques : la philosophie est d'un type supérieur à est pas pour autant quitte avec son projet théorique. L'originalité
l'Art, voilà pourquoi elle peut porter sur l'Art, sans que celui-ci profonde de Hegel réside dans le fait qu'il est le premier théoricien
cesse pour autant de se situer fondamentalement dans la même de l'art ._qui essaie sérieusement d'agencer une herméneutique
sphère qu'elle. La relation est asymétrique : dans la mesure où la historique à une analyse sémiotique des arts : double projet,
philosophie est le type logique supérieur, !'Art quant .à lui ne représenté respectivement par la théorie des trois formes d'art (art
saurait, contrairement à ce que pensaient les romantiques, énoncer symbolique, art classique et art romantique) et par le système
quoi que ce soit la concernant. Cette distinction logique se retrouve
aussi, en vertu du postulat historiciste, dans le domaine diachroni-
sémiotique des cinq arts (architecture, sculpture, peinture, musi-
que et poésie). Aucune des deux idées, prise isolément, n'est
i
que: si !'Art est inïerieur à la philosophie, ceci implique aussi qu'il inédite : l'analyse sémiotique remonte à Aristote et l'herméneuti- !
vient avant elle, qu'il constitue son passé. Du fait de cette thèse que historique est un projet typiquement romantique (l'histoire de
historique, la séparation des deux sphères est beaucoup plus forte la Littérature de Friedrich Schlegel en témoigne). Mais la tentative
que chez Schelling. de leur union n'avait pas été entreprise sérieusement par les
Il n'empêche que même la solution hégélienne demeure problé- romantiques, et si on peut en trouver des éléments chez Solger ou
matique, dans la mesure où la hiérarchie continue à se situer à Schelling, leurs solutions n'ont jamais l'ampleur de la construction
l'intérieur des frontières d'un même domaine qui est celui de l'Esprit hégélienne 16• On ne peut manquer d'admirer la puissance d'inté-
absolu, moment ultime de l'autodéveloppement de !'Être ou de gration formidable de son système, sa capacité de brasser les
Dieu. Du fait qu'il entre dans le domaine de !'Esprit absolu, l'Art phénomènes les plus divers et de maintenir malgré tout la
se distingue par exemple de la sphère politico-juridique, qui elle cohérence de sa vision globale du monde.
aussi est un moment sur le chemin de l'autoréalisation de l'Esprit,
mais un moment qui appartient à une sphère inférieure, celle de
!'Esprit objectif. Autrement dit, les rapports que Hegel institue L'Art
entre l'Art et la philosophie (comme entre la religion et la
philosophie) demeurent privilégiés et ambigus. C'est ainsi qu'il se Comme les romantiques, Hegel définit l' Art à la fois comme une
voit obligé de redoubler la distinction entre la représentation entreprise spéculative opposée au savoir prosaïque de l'entende-
artistique et le savoir philosophique la concernant par une ment et comme un être-au-monde extatique opposé à l'être-au-
hiérarchie entre les organes spéculatifs : la philosophie est non monde empirique. Ou, pour employer sa propre terminologie :
seulement le métadiscours de l' Art, mais elle est aussi et en même dans l'Art, !'Esprit abandonne la sphère de !'Esprit fini tel qu'il
temps d'un type de vérité plus fondamental que I'Art. Autrement s'incarne dans la vie individuelle et sociale de l'homme pour
dit, la distinction logique entre le discours et le métadiscours (ou accéder à son stade de développement ultime, celui de !'Esprit
entre la représentation artistique et le savoir philosophique qui a absolu, c'est-à-dire de la réconciliation du savoir et de la réalité, du
176 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 177

sujet et de l'objet, du spirituel et du sensible, etc. Cette opposition faut renverser ce lieu commun pour trouver la définition véritable
entre l' Art et l'entendement n'est concevable que parce que l'Art de !'Art. Hegel tire profit ici de l'ambiguïté du terme Schein(en) qui
comme tel est défini - là encore en accord avec le romantisme - signifie à la fois manifestation (phénomène) et illusion. Il soutient
comme une figure du savoir, eine Gestalt des Wissens 17• Elle repose une double thèse : a) c'est le monde sensible qui est une illusion
sur l'idée d'une parenté intime entre l'Art et la raison, et par (Schein), puisqu'il se présente comme une réalité qui se suffit à elle-
contrecoup entre l'Art et la philosophie. Ce parallèle entre la raison même, donc en tant qu'il méconnaît qu'il est fondé dans l'Esprit;
et l'Art et leur opposition commune à l'entendement visent d'abord b) l'Art au contraire, dans la mesure où il transforme le monde
à établir le caractère autotélique de l'Art. En effet, l'entendement sensible en apparence (Schein) produite par l'imagination artistique,
est toujours serf, puisqu'il saisit le réel en tant qu'objectivité le transforme du même coup en manifestation (Scheinen) de !'Esprit,
extérieure qui s'oppose à lui et à laquelle il se soumet. Il trouve donc révèle son être véritable, sa Vérité. Lorsque la sculpture
donc sa détermination hors de lui. La raison à l'inverse est classique représente le corps humain comme corps idéal, comme
autotélique, puisqu'elle ne considère plus le réel comme ce qui manifestation de l'âme divine libérée de toute imperfection due à la
s'oppose de !'_extérieur au savoir : elle se sait au contraire identique contingence biologique, elle révèle du même coup ce qu'il est en
à lui. Dans le savoir de l'entendement, l'altérité apparaît comme vérité, à savoir une objectivation de l'Esprit. À l'inverse, le corps
extériorité, alors que pour la raison elle n'est plus qu'un moment biologique, soumis aux vicissitudes de la vie et du temps, n'y
spécifique du savoir, celui où il se donne une réalité objective. La réussit que très imparfaitement et très rarement. Loin d'être une
raison possède donc en elle-même son propre objet et sa propre illusion, la statue du dieu grec rend transparente son substrat
finalité. La même autotélie se retrouve dans l'Art: l'œuvre sensible et le fait briller de sa propre spiritualité interne; elle
artistique véritable n'est pas au service d'une signification transcen- accomplit ainsi la relève (Aujhebung) de la réalité sensible, la
dante (comme l'est l'œuvre imparfaite, celle de l'art symbolique) transformant en une manifestation épiphanique de !'Esprit. Autre-
ou d'un but extérieur (comme l'est le produit artisanal), qu'il soit ment dit, la représentation artistique abolit le royaume de l'illusion
utilitaire ou d'agrément; elle trouve sa finalité dans son propre être- qu'est la réalité sensible réifiée (coupée de son fondement idéal) :
là qui est l'unité de l'apparence sensible extérieure et de la elle la change en manifestation de la vérité, qui n'est autre chose
spiritualité intérieure, l'unité de la manifestation et de la significa- que'l'unité de l'essence et de sa manifestation dans le phénomène -
tion. La Vérité n'est pas symbolisée par l'œuvre, elle s'incarne en unité qui est méconnue dans l'immédiateté sensible de cette même
elle 18• réalité:« L'essence ne se trouve[ .... ] pas derrière le phénomène ou
II existe cependant une difïerence entre l'Art et la raison, ou du au-delà de lui, mais, du fait que l'essence est ce qui existe,
moins entre l'Art et la Pensée pure, c'est-à-dire la spéculation l'existence est phénomène (Erscheinung) 19• »
philosophique : dans le domaine de la pensée, !'Esprit absolu se L'œuvre artistique, l'incarnation de l'Idée dans une forme
détermine comme unité de l'idéal (Savoir) et du réel (Etre) dans la sensible, est donc la vérité de la réalité sensible. Cette capacité du
pensée, alors que dans l'Art cette même unité se réalise dans la réalité monde artistique à transformer le monde de la réalité sensible en
sensible, qu'il s'agisse de la matérialité tridimensionnelle des arts substrat transparent de l'Idée est due au fait que l'art est créé par
plastiques, de ['apparaître bidimensionnel de la peinture, du son l'artiste, donc est, de naissance, l'extériorisation consciente de
évanescent de la musique, ou de la représentation imaginative de la ]'Esprit, et plus précisément de l'imagination (Phantasie) 20• Comme
poésie. Cette différence, on aura l'occasion de le voir, est lourde de la pensée pure, l'imagination fait partie du domaine de la raison,
conséquences, puisqu'elle fondera la supériorité de la philosophie donc de l'Esprit qui se produit lui-même en tant qu'il est conscient
sur l'Art. de son identité avec les formes dans lesquelles il s'extériorise. Mais
Pour fonder son opposition entre l'Art comme réalité extatique à la différence de la raison, l'imagination donne une forme
et l'être-au-monde empirique, il critique d'abord le lieu commun sensible 21 à son contenu spirituel, parce que ce niest que sous cette
d'après lequel les œuvres d'art ne seraient que des illusions (Schein) forme sensible qu'elle est capable d'en prendre conscience, de
opposées à la réalité matérielle du monde. En fait, objecte-t-il, il l'appréhender.
178 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 179
Comme unité du sensible et du spirituel l'Art naît donc d'un représentation sensible de Dieu. L'Art ne peut représenter l'univer-
double mouvement. D'une part, la réalité sensible - qui dans salité que dans la mesure où elle s'individualise, se singularise dans
l'œuvre artistique ne vaut que comme apparence (et non pas des formes sensibles. Donc, il ne peut représenter le Divin que s'il
comme matérialité et pesanteur) - se transforme en une sorte de se particularise et se réalise à travers des figures singulières,
sensibilité idéelle : elle est spiritualisée. Mais inversement aussi, la possédant chacune sa détermination propre. Ces figures particu-
spiritualité, dans la mesure où elle est médiatisée par l'imagina- lières, ce sont les dieux païens, et de manière privilégiée les dieux
tion, est rendue sensible. L'Art est ainsi la coalescence de la réalité grecs, puisque de toutes les religions antiques, seule la religion
sensible et de son fondement spirituel. Il sauve en quelque sorte les grecque réussit à diversifier l'universalité du Divin en un ensemble
phénomènes, le monde fini, en les ancrant dans !'Absolu: « L'art de figures singulières qui forment un cercle complet dans lequel elle
libère le contenu véritable des phénomènes de l'illusion qui les fait s'explicite de manière organique. Quant à la religion chrétienne
apparaître comme monde mauvais et périssable, et il les dote d'une bien qu'elle ne s'oppose pas directement à la représentatio
rea1,1.te su,p.eneure, n'ee de l'E spn"t 22. » artistique, elle n'y trouve pourtant plus, contrairement à la religion
Tout comme la théorie romantique, la théorie de l'Art de Hegel grecque, sa figure paradigmatique.
est une esthétique du contenu : l'unité de l'Art est garantie par Cependant, si le contenu de l'Art était limité à la représentation
l'universalité de son contenu qui est commun à tous les arts, leurs des dieux, son domaine se réduirait à l'art religieux au sens strict
difïerenciations étant référables uniquement à la diversité sémioti- du terme. Ce n'est évidemment pas ce que veut dire Hegel. D'une
que des substrats dans lesquels il s'incarne. Du fait du caractère manière plus générale, toute réalité humaine substantielle peut
spéculatif de l' Art, donc de sa participation à la sphère de ['Esprit devenir le contenu de l'Art, étant entendu que la réalité humaine,
absolu, ce contenu est le même que celui de la philosophie et de la dès lors qu'elle met en œuvre les intérêts de !'Esprit, participe du
religion : la différenciation de ces trois activités spirituelles est, elle Divin et l'exprime {en même temps qu'elle en manifeste le
aussi, réalisée uniquement à travers la distinction de leurs formes caractère immanent). Du même coup, l'Art n'est pas limité à la
sémiotiques. représentation du monde mythologique grec, même si ce dernier
Quel est donc ce contenu que l' Art partage avec la religion et la est par excellence le monde de l'Art.
philosophie? Dans sa généralité la réponse nous est déjà connue, Vu la fonction paradigmatique que Hegel accorde ici au monde
mais elle se spécifie selon le niveau d'analyse sur lequel on se place. théologique grec, la détermination religieuse del'Art peut paraître
Au niveau d'analyse le plus abstrait, l'art a pour contenu l'Idée, paradoxale : l'activité artistique atteint son sommet lorsqu'elle
c'est-à-dire le Concept en tant qu'il est en même te ps toute la exprime une théologie encore inadéquate, à savoir la théologie
réalité, c'est-à-dire encore l'Absolu, la vérité de l'être. A un niveau panthéiste des dieux de l'Olympe; à l'inverse, elle s'avère inadé-
d'analyse moins abstrait, Hegel nous dit que !'Art doit amener à la quate à l'expression de la théologie accomplie qu'est le christia-
conscience et énoncer (zum Bewujltsein bringen und aussprechen) « le nisme. Certes, dans la mesure où, sous la figure du Christ, de la
Divin (das Gottliche), les intérêts les plus élevés de l'homme, les Sainte Famille, des saints et martyrs, la religion chrétienne connaît
vérités les plus fondamentales de l'esprit 23 ». La référence théologi- elle aussi 'une relative diversification et multiplicité du Divin, elle
que n'est nullement métaphorique : pour Hegel, l' Art n'est vérita- demeure compatible avec la représentation artistique. Par ailleurs,
blement conforme à son essence que lorsqu'il manifeste des l'art romantique peut évidemment aussi représenter la réalité
contenus théologiques. Mais il précise tout de suite que, dans la purement humaine dès lors que celle-ci exprime des réalités
mesure où la représentation artistique est toujours individualisée et substantielles de !'Esprit. Il n'empêche que, le christianisme étant
diversifiée (puisqu'elle représente l'Absolu sous une forme sensible, la religic:m de l'intériorité, cette diversification extérieure n'est
donc nécessairement particulière), elle ne saurait représenter le jamais que secondair_e, d'autant plus qu'elle n'entretient qu'une
Divin dans son universalité absolue. Celle-ci n'est accessible qu'aux relation purement contingente avec l'intériorite spirituelle. Hegel
déterminations de la pensée et elle est irreprésentable sous une rappelle ainsi que dans l'art chrétien, le Christ n'est pas représenté
forme sensible 24 • D'où l'interdiction chez les Hébreux de toute avec un corps idéal comme le sont les dieux grecs : son corps n'est
180 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 181

plus l'expression adéquate de l'intériorité mais sa simple dépouille la définition générale de l'Art (unité de l'universalité et de la
mortelle (on peut donc le montrer torturé de douleurs, de même particularité dans une réalisation sensible) toutes les visions du
qu'on peut le représenter comme cadavre). Ceci ne signifie pas que monde ne sont pas également favorables à la représentation
la théologie du christianisme doive être identifiée à l'universalisme artistique. L'état du monde qui convient le mieux est celui dans
abstrait qui caractérise le Dieu hébreu : Hegel accorde au contraire lequel les déterminations universelles et l'individualité humaine
une importance philosophique et historique capitale au fait que le dans sa singularité et autonomie subjective coïncident, donc où la
Dieu chrétien s'est fait chair, donc s'est incarné dans une réalité singularité est l'incarnation immédiate de l'universalité. Car
sensible particulière. En fait, alors que les religions de l'Orient sont l'unité doit être immédiate et non pas médiatisée par la pensée
en deçà de la religion de l'Art des Grecs, le christianisme est au- abstraite, comme c'est le cas dans la vie de l'entendement, mais
delà, puisqu'il mène l'incarnation sensible de Dieu jusqu'à sa aussi dans celle de la philosophie. Cette unité immédiate s'incarne
résolution dialectique, jusqu'à sa Vérité, jusqu'à son autodépasse- dans l'individu et dans la vie sociale. Au niveau de l'individu elle
ment dans la passion, la mort et la résurrection du Christ. correspond aux déterminations du caractère _et de l'âme. L'homme
Tout cela explique pourquoi l'art romantique s'éloigne du point qui se réalise à travers son caractère et son âme ne se place pas en
d'équilibre parfait que fut l'art classique (et par excellence la face du monde (comme le fait l'homme qui appréhende Je monde à
sculpture classique) : il se caractérise par une hégémonie de travers son entendement), il vit dans le monde. La vie sociale quant à
l'élément spirituel sur l'élément sensible; du même coup son elle ne doit pas être réglée par un ordre légal, autrement dit
intérêt se déplace de la sculpture - art de l'équilibre entre l'éthique, la justice, etc.; ne doivent pas encore avoir pris la form;
l'intériorité et l'extériorité - vers les arts où l'intériorité prédo- d'une nécessité extérieure objective, sous la forme de l'État et du
mine : peinture et musique (la poésie, bien que qualifiée d'art droit public : il faut au cont:r'aire que l'âme coïncide avec ses
romantique dans un des titres intermédiaires de l'Esthétique - ils valeurs, les tire de son propre fonds. C'est l' « âge héroïque>>, le
ne sont d'ailleurs sans doute pas de Hegel- occupe en réalité une monde des épopées homériques et, dans une moindre mesure, celui
position plus complexe). Ajoutons que, dans la mesure où l'intério- des gestes épiques du Moyen Âge. L'individu de l'âge héroïque
rité spirituelle se détache de son enveloppe sensible, cette dernière trouve la source de ses actions dans son propre caractère, son âme
peut paradoxalement s'émanciper et être cultivée artistiquement et son pathos individuels. Mais cette individualité ne s'oppose pas
pour elle-même : Hegel en voit un exemple dans la peinture comme singularité à l'universalité d'un État et d'une société civile
hollandaise dont l'évolution se fait vers une pure virtuosité des comme le fait la subjectivité formelle del'époque prosaïque (qui es;
couleurs et du clair-obscur. la nôtre). Elle s'identifie au contraire toujours à l'universalité d'un
Le contenu de ['Art est d'ordre théologique sans que pour autant clan, d'une tribu ou d'une famille; l'individu héroïque, s'il coïncide
l'Art soit limité à des motifs religieux : tout fait qui exprime une absolument avec ce qu'il fait, coïncide en même temps absolument
nécessité substantielle, c'est-à-dire qui est intelligible comme avec les valeurs de sa communauté, avec l'âme de son peuple, le
détermination de la pensée absolue, possède une dimension Volksgeist. L'individu des âges policés en revanche, dans la mesure
théologique et peut donc devenir un motif de l'Art. La détermina- où il est scindé en individu privé et individu public, distingue entre
tion de son contenu (qu'on trouve dans le chapitre intitulé« Die ses états d'âme et son action extérieure : il accède au statut d'une
Bestimmtheit des ldeals25 ») ne se limite donc pas à l'énumération de personne juridique abstraite qui est dé-solidarisée des liens tradi-
motifs religieux, mais tient compte aussi de motifs empruntés à la tionnels. L'individu moderne n'est donc guère propice à la
réalité humaine dès lors que celle-ci se manifeste comme existence représentation artistique (il peut tout au plus s'incarner en héros
intramondaine 26 du Divin. de roman, et on connaît l'ironie de Hegel face aux héros
" Dans sa spécification progressive du contenu, Hegel distingue romanesques).
trois niveaux : La thèse de la nature ethnique de tout art est centrale dans
a) L'état général du monde (der allgemeine Weltzustand) qui l'Esthétique : l' Art se réalise toujours dans un Volksgeist spécifique,
s'incarne dans une vision du monde (Weltanschauung). En vertu de en sorte qu'écrire l'histoire de l'Art revient à écrire l'histoire des
182 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 183

arts nationaux. Du moins en va-t-il ainsi en principe : dans les conflictuelle pour autant que celle-ci comporte des différences
faits, et surtout dès lors que Hegel passe à l'art romantique, il est substantielles qui aboutissent à une collision de volontés. L'action
souvent (et heureusement, ajouterai-je) infidèle à son postulat. En est la concrétisation accomplie de !'Idéal du Beau et Je point nodal
tout cas, la thèse selon laquelle l'état du monde qui convient à l'Art de l'Art : « L'action est la révélation la plus claire de !'Individu
est celui que réalisent les âges héroïques, c'est-à-dire les âges dans (...] et l'activité, du fait de son origine spirituelle, ne trouve sa
lesquels les individus (et surtout les grands individus) s'identifient clarté et détermination ultimes que dans l'expression spirituelle,
à l'âme de leur peuple, fournit la légitimation pour cette conception dans la parole 28• » Quels sont les motifs de l'action? Ce sont, nous
ethnique : si l'art doit représenter l'universalité spirituelle en tant dit Hegel, « les rt;lation éternelles de la religion et de la morale :
qu'elle s'incarne dans des réalités sensibles particulières, si par famille, patrie, Etat, Eglise, gloire, amitié, condition sociale,
ailleurs cette incarnation n'est possible que lorsqu'il y a coïnci- dignité et, dans l'art romantique, l'honneur et l'amour et ainsi de
dence entre la vie des grands individus et l'âme de leur peuple, et si suite29 ». La détermination la plus concrète de !'Art, celle des
enfin cette coïncidence ne saurait être réalisée qu'aux âges motifs de l'action conflictuelle, nous indique donc du même coup
héroïques où les peuples sont fortement individualisés et s'oppo- quels sont les intérêts substantiels, les enjeux et les contenus dans
sent les uns aux autres comme autant d'individus collectifs, alors il lesquels le Divin se singularise dans son existence intramondaine.
va de soi que l'Art est toujours lié à une vision du monde La première chose qui frappe dans cette détermination du
ethniquement spécifiée et qu'il ne peut véritablement s'épanouir contenu de !'Art, c'est à quel point elle se réfère en réalité toujours
que lorsque la vie des peuples s'incarne dans des particularités à des arts spécifiques, qui changent d'ailleurs selon le niveau
ethniques prononcées. d'analyse. Ainsi, la définition générale de l'Art, opposant l'incarna-
b) La « particularité de la situation » qui se singularise sur le tion sensible de l'idée réalisée par l'Art à sa présence comme
fond de la vision du monde : elle résulte de l'individualisation du pensée dans la philosophie, se réfère sans conteste au modèle de la
Divin en volontés autonomes et spécifiques; elle introduit la sculpture. Celle-ci est d'ailleurs dite être l'Art par excellence,
différence et éventuellement le conflit. Hegel distingue trois puisque, notamment à travers la représentation des dieux de
possibilités : !'Olympe, elle réalise le principe fondamental de l'Art, l'incarna-
- L'absence de situation (Situationslosigkeit), c'est-à-dire la tion de la spiritualité dans une figure sensible, corporelle. En
représentation de l'individualité substantielle dans une immobilité revanche, lorsque Hegel déduit les déterminations spécifiques du
toute calme. Elle est réalisée par exemple dans les postures contenu del'Art pour aboutir à l'action comme moment essentiel,
hiératiques qu'on trouve dans la sculpture égyptienne. il est clair qu'il a changé de paradigme : il ne s'agit plus de la
- La situation non conflictuelle, appelée encore « activité sculpture mais de la littérature, et plus précisément de la poésie
indifférente. » Elle se retrouve essentiellement dans la sculpture dramatique, puisqu'il précise que les motifs de l'action doivent
grecque qui a une prédilection pour la représentation d'activités s'incarner dans un pathos individuel, ce dernier étant« le véritable
non conflictuelles : on peut penser à l' Hermès au repos de Lysippe, au centre, le véritable domaine de l'art 30 ». L'affaire se complique
Discobole de Myron, etc. encore du fait que, lorsqu'il détermine la situation du monde qui
- La situation conflictuelle, c'est-à-dire la lutte entre deux est la plus adéquate à l'Art - détermination qui est absolument
volontés individuelles qui représentent chacune un aspect substan- essentielle, puisque toute l'axiologie historique ultérieure va être
tiel du Divin. Cette situation est l'objet par excellence de l'art orientée par rapport à elle -, et qu'il affirme que cette époque
dramatique27, et de manière plus générale de l'art verbal, seul n'est autre que l'âge héroïque, la manière dont il définit celui-ci se
capable de mener un conflit jusqu'à sa résolution (les arts réfère clairement au paradigme des épopées homériques. Or, on
plastiques ne peuvent représenter qu'un moment du conflit, mais voit très mal pourquoi cet âge héroïque, la Grèce archaïque donc,
non le conflit dans sa totalité comme processus de séparation et de devrait être aussi l'époque la plus favorable aux autres arts, par
réconciliation). exemple à la sculpture et à la poésie lyrique pour ne prendre que
c) L'action en tant que singularité qui résulte de la situation deux exemples.
184 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 185

Évidemment, on pourrait rétorquer que dans la mesure où l'art que de s'incarner religieusement ou de s'énoncer philosophique-
grec classique a pour contenu essentiel les mythes et légendes qui ment.
plongent leurs racines dans l'époque archaïque, c'est bien toujours
cet état du monde qui livre le contenu. Hegel indique d'ailleurs que
l'art n'est pas contemporain à l'épanouissement de l'âge héroïque Art, philosophie et religion
et ne se développe que lorsqu'il commence à s'enfoncer dans le
passé. Mais même si on voulait concéder ce point, il n'en resterait Nous avons vu que l'Art, tout en étant défini, en accord avec la
pas moins que les differentes déterminations qu'il donne de théorie romantique, comme savoir spéculatif et mode d'être
l'essence de l'Art se réfèrent toujours à des arts bien spécifiques extatique, esse chez Hegel d'être le terme suprême de la connais-
plutôt qu'à des caractéristiques qui seraient communes à tous les sance de l'Etre: au-dessus de la sphère artistique se situe la pensée
arts. C'est que, selon le niveau d'analyse sur lequel il est abordé, les philosophique, « la réalité la plus vraie» (wahrhaftigste Realitiit).
caractéristiques essentielles del'Art subissent des métamorphoses : Hegel justifie cette dépréciation (relative) de l'Art en disant qu'il
représentation sensible versus intériorité spirituelle (sculpture), âge représente l'Absolu dans et à travers une réalisation sensible, donc
héroïque versus âge prosaïque (épopée), concrétisation actantielle en tant qu'il possède un apparaître extérieur, alors que dans la
versus détermination abstraite (poésie dramatique). Pour justifier pensée l'Absolu se pense en lui-même et pour lui-même dans sa
ces déterminations différentes, Hegel construira une hiérarchie des liberté infinie. Certes, chez les romantiques aussi l'Art était une
arts, mais nous aurons l'occasion de voir que cette hiérarchie elle- expression indirecte, symbolique de l' Absolu, mais c'était parce
" même n'est pas sans poser des problèmes. que toute représentation directe était réputée impossible. Chez
Le deuxième fait qui se dégage très clairement dès cette Hegel en revanche la représentation directe est possible : elle se
détermination générale del'Art, c'est que l'esthétique de Hegel est réalise sous la forme du système philosophique. Donc d'un côté, il
une herméneutique. Ceci est inévitable dès lors que !'Art est défini maintient la définition romantique de l'Art comme manifestation
comme activité spéculative liée intimement à la religion et à la indirecte de l'Absolu, et en ce sens il l'oppose à l'existence
philosophie : puisque de par leur forme, les trois moments se immédiate et au savoir de l'entendement: « [...] comparée à
différencient, et puisque néanmoins ils doivent être identiques, ils l'apparence de l'existence sensible immédiate ou à celle de
ne peuvent l'être que par le contenu. Ce qui vaut pour la l'historiographie, l'apparence artistique a l'avantage de signifier
distinction entre l'Art d'un côté, la religion et la philosophie de (hindeuten) à travers elle-même vers l'élément spirituel qu'elle doit
l'autre, vaut aussi - rappelons-le - pour les distinctions internes amener à la représentation [...] 31 • » Mais d'un autre côté, cette
à l' Art : les différents arts seront autant de spécifications d'un manifestation.indirecte de !'Absolu comme geheimes Inneres, intério•
même contenu fondamental, spécifications imposées par des maté- ri!é secrète, n'est plus une fatalité inhérente à notre rapport à
riaux sensibles spécifiques qui limitent plus ou moins sévèrement la l'Etre. Il s'agit tout simplement d'une limite du pouvoir spéculatif
sphère de l'Absolu représentable dans un art donné; de même les de l'Art comparé à la philosophie, limite qui est liée intimement au
différentes formes d'art (art symbolique, classique et romantique) fait qu'il est condamné à la représentation sensible et que seule la
seront autant de spécifications de ce même contenu imposées par philosophie, langage de la raison, peut s'avancer vers l'exposition
des visions du monde et des époques historiques spécifiques. conceptuelle de l'universalité concrète dans son élément propre qui
Autrement dit, toute l' Esthétique peut être lue comme l'étude des est le logos. La lecture herméneutique de !'Art y trouve d'ailleurs
spécifications herméneutiques que subit un contenu théologico- une nouvelle justification, car « on peut envisager les représenta-
philosophique unique, en tant que ce contenu est modifié, soit tions comme des métaphores de pensées et de concepts 32 ».
selon les visions du monde (donc, en fin de compte, par !'Histoire), Hegel n'a pas soutenu de tout temps des conceptions aussi
soit selon les matériaux de sa réalisation (les matériaux des tranchées concernant Ie·s relations entre l'art et la philosophie.
différents arts), étant entendu qu'il subit déjà une modification Dans ses écrits de jeunesse il s'était inscrit en effet dans le droit fil
fondamentale du simple fait qu'il est exposé artistiquement plutôt de la religion esthétique des romantiques. Dans L'esprit du christia-
T

186 La théorie spéculative de !'Art Le système de !'Art 187

nisme et son destin, il avait écrit : « La vérité est beauté 33• » Dans ce - L'œuvre d'art abstraite qui célèbre les dieux sous la forme
même texte il interroge le rapport entre l'Art et la religion, et de la vérité objective - les arts plastiques - et sous celle de la
soutient que seule la religion grecque réalise l'essence authentique pure intériorité - le lyrisme hymnique. Dans ce texte l'art
de la religion, parce qu'elle seule est une religion de la beauté 34.L'Art plastique est considéré comme une forme encore imparfaite de
n'est donc pas seulement en relation avec la philosophie, mais l'Art (parce qu'elle manque de concrétude spirituelle), alors que
encore avec la religion : pour comprendre son statut spécifique il dans l'Esthétique la sculpture occupe la place centrale.
faut l'inscrire dans ce triangle. - L'œuvre d'art vivante, c'est-à-dire les fêtes du culte, les
L'étude de l'évolution des conceptions de Hegel concernant la jeux, mystères, etc., autant de formes d'art qui célèbrent l'alliance
relation entre I'Art et la religion est fascinante. Elle permet de voir des dieux et des hommes.
de près à quel point la dépréciation relative de l'Art est aussi due - L'œuvre d'art spirituelle : c'est la réalité accomplie de
au fait qu'il va être lié à une figure non accomplie de la religion. l' Art sous la forme de la littérature, ou plus précisément de
Alors que dans ses écrits de jeunesse Hegel bataillait contre le l'épopée, de la tragédie et de la comédie. La comédie mène
christianisme et en faveur des dieux de !'Olympe, dès la Phénoméno- d'ailleurs à l'autodissolution de la religion de l'art: dans la mesure
logie de l'esprit (1807) la hiérarchie va être renversée: !'Art continue où elle a pour thème la négation de la substantialité divine dans
à être considéré comme une figure de la religion, mais cette figure l'heureuse certitude de soi de l'individu elle abolit la vision du
elle-même cesse d'être la religion accomplie. En effet, la religion monde artistique. Cette vision est en effet liée indissolublement à
s'organise selon une suite de trois figures dans lesquelles s'expose le l'affirmation de la substantialité divine, condition indispensable
même contenu (!'Esprit se sachant lui-même), mais selon des pour qu'elle puisse réaliser sa tâche, c'est-à-dire l'incarnation de
modalités plus ou moins conformes à ses déterminations essen- l'universel (le monde divin) dans le particulier (le monde humain).
tielles 35 : c) La religion manifeste ou révélée, c'est-à-dire la religion
a) La religion de la nature, dans laquelle !'Esprit se représente à chrétienne pour laquelle l'Art cesse d'être une réalité essentielle.
lui-même non pas comme sujet, mais sous la forme de la substance. Hegel formule ici sa célèbre thèse de la fin de l'art, qu'on
C'est la religion des peuplades sauvages et du despotisme oriental. retrouvera dans l'Esthétique : « Les statues sont maintenant des
D'abord !'Esprit divinise les objets naturels (la lumière en Perse, cadavres que leur âme vivante a quittés; les hymnes sont devenus
les plantes et les animaux en Inde). Ensuite il tente de dépasser ce des mots desquels la foi s'est retirée. La table des dieux est
naturalisme, mais il le fait de manière encore instinctive, donc désormais sans nourriture spirituelle ni boisson, et après ses jeux et
imparfaite : c'est le stade qu'atteint la religion égyptienne. Il n'y fêtes la conscience ne retrouve plus l'expérience heureuse de son
existe pas encore d'Art mais uniquement un artisanat religieux, unité avec sa propre essence [ .. ]. Ainsi lorsque le destin nous offre
c'est-à-dire « un travail instinctif comme celui des abeilles qui ces œuvres il ne nous donne pas leur monde, le printemps de la vie
fabriquent leurs alvéoles 36 ». Hegel pense notamment aux pyra- culturelle qui les a vues fleurir, l'été qui les a vues mûrir, mais
mides : elles illustrent l'inadéquation entre la réalité sensible (qui seulement le souvenir voilé de leur réalité. Lorsque nous les
est purement géométrique) et le contenu spirituel qu'elle est censée apprécions [...] il s'agit d'une activité qui reste toute extérieure
exprimer (l'âme du défunt). Cette dépréciation de l'art égyptien se [...]; elle n'accède pas à l'intériorité de la réalité culturelle qui a
retrouvera d'ailleurs dans l'Esthétique où les pyramides seront produit les œuvres et leur a insuffié son esprit; elle échaufaude une
l'expression paradigmatique de l'art symbolique, c'est-à-dire de construction compliquée à partir des éléments morts de leur
l'Art non encore conforme à son essence. existence extérieure, de leur langue, de leur histoire, etc. Nous ne
b) La religion de l'art, c'est-à-dire le moment de « la belle vivons pas en elles, nous ne faisons que les représenter en nous 37• »
individualité» : ici le sensible est l'expression adéquate du spiri- Dans la Phénoménologie, l'art est donc le moment médian de'
tuel. Cette étape correspond à la conscience de soi de !'Esprit l'évolution de la religion, le moment de la religion grecque. Si
comme humanité finie. Hegel distingue trois moments à l'intérieur l'esthétique hégélienne est classiciste c'est donc aussi pour des
de la religion de l'art : raisons théologiques : la figure accomplie de l'Art ne peut être que
188 La théorie spéculative de !'Art Le système de !'Art 189

l'art grec, parce que l'Art est la figure grecque de la religion._ Cela deuxième moment de l'Esprit absolu est maintenant celui de la
explique aussi pourquoi le statut de l'Art dépend en partie du religion révélée (chrétienne) : elle est le «futur» (Zukunft) de la
statut accordé à la religion grecque : aussi longtemps qu'elle religion panthéiste et du même coup le futur de l'Art. Le
constitue la figure par excellence de la religion, l'Art possède u_n christianisme est l'automanifestation du Divin comme intériorité
statut paradigmatique; à partir du moment où la figure accomplie qui se réalise à travers la représentation spirituelle et la commu-
de la religion est la religion chrétienne, l'Art est doté d'un statut nauté des croyants. Enfin le troisième moment, celui de la
plus précaire. Il est en fait difficile de voir qui, joue le rôle philosophie, réalise l'unité de l'Art et de la religion, puisque le
déterminant, du classicisme ou de la perspect1ve theolog1que. logos philosophique est une intuition spirituelle se sachant elle-
Le problème est encore compliqué du fait que la religion elle- même.
même change de statut lorsqu'on passe des écrits de jeunesse à la Cette autonomie de l' Art n'en est pas moins que relative. Tout
Phénoménologie. Alors que dans les écrits de Francfort par exemple la en lui concédant une catégorie spécifique, distincte de celle de la
religion était l'activité kat'exochen et se trouvait donc située au- religion, Hegel continue à lier sa figure canonique à la religion
dessus de la philosophie (« la philosophie doit précisément cesser panthéiste grecque : « Au sujet de l'étroite relation de l'art avec
quand la religion commence38 »), dans la Phénoménologie c'est délà les religions, il faut faire remarquer plus précisément que le bel art
le logos philosophique qui occupe la première place : la pensee ne saurait appartenir qu'aux religions dans lesquelles le principe
absolue est la relève de la religion. Dans la mesure où l' Art est est la spiritualité concrète, devenue libre en elle-même, mais non
identifié à un moment de la religion, il se trouve donc lui aussi encore absolue 40. » D'autre part, il affirme que ·d'une certaine
dévalorisé. Autrement dit, la place accordée à l'Art dépend à la fois manière toute la sphère de !'Esprit absolu est la sphère de la
de la place accordée à la religion grecque dans la religion comme religion 41 : la religion effective, l' Art et la philosophie ne sont que
telle et de la place accordée à cette dernière par rapport à la les difïerentes formes que revêt ce contenu théologique absolu.
philosophie. L'insistance sur les deux facteurs est diverse selon les Malgré un déplacement d'accent indéniable, il n'y a donc pas de
œuvres: dans !'Esthétique par exemple, la thèse du dépassement de contradiction fondamentale entre la Phénoménologie et l' Enryclopédie.
la religion antique par la religion chrétienne ne sera certes pas L' Art reste toujours intimement lié à la religion, puisque toute la
entièrement oubliée, mais Hegel y insistera davantage sur le sphère de ['Esprit absolu est en fait celle de la religion. En même
problème des relations entre Art et philosophie. Du même coup, _on temps il est appelé à être dépassé à la fois par la religion chrétienne
le verra l'Art pourra posséder une autonomie au moms relative et par la philosophie. Mais alors que dans la Phénoménologie il était
par rap ort à la religion, puisque le terme même de « religion de absorbé dans la religion comme telle en tant qu'un de ses
l'art» ne sera plus employé. moments, dans l' Encyclopédie (et dans l' Esthétique, comme nous le
Cette position se trouve esquissée dans l'abrégé de l' Encyclopé- verrons), c'est plutôt la religion panthéiste, comme religion
die39: l'Art y cesse d'être un des moments de la religion effective spécifique, qui se trouve absorbée par l'Art.
pour devenir un des moments autonomes de l'Esprit absolu,·à c_ôté Dans l' Esthétique, la problématique des relations entre art,
de la religion effective et de la philosophie. Il est le premier religion et philosophie se trouve exposée dans le chapitre intitulé
moment de l'Esprit absolu, celui où il se présente comme intuition « L'idée du beau artistique ou l'idéal». L'Art y est défini comme
concrète, comme Idéal. L'Idéal est l'incarnation de l'Idée - du savoir immédiat de !'Absolu, réalisé sous la forme de l'intuition
Divin - dans une forme sensible singulière, de telle manière que sensible. Il est opposé à la religion, deuxième moment de !'Esprit
cette dernière ne soit plus que le signe, la manifestation de absolu : elle est la conscience intérieure, le sentiment de l' Absolu.
l'intériorité divine. L'autonomie relative à laquelle l'Art accède Enfin, l' Art est distingué aussi de la philosophie, moment ultime
ainsi se montre déjà dans le sommaire des paragraphes consacrés à dans lequel !'Absolu se pense lui-même. Là encore, si la religion
!'Esprit absolu. Il est divisé en trois parties : art, religion, prend la relève de l'art, c'est de la religion chrétienne qu'il s'agit.
philosophie, et non plus - comme on aurait pu s'y attendre à la La philosophie quant à elle réalise la synthèse ultime, celle de
lumière de la Phénoménologie - en deux : religion, philosophie. Le l'Art et de la religion comme telle : elle est à la fois l' Art - mais
r
190 La théorie spéculative de !'Art Le système de /'Art 191

dépouillé des limites dues à l'élément sensible - et la religion - appelé à être supplanté par la religion (chrétienne) qui à son tour
mais dépouillée des limites dues au sentiment. trouve sa vérité dans la pensée philosophique. Comme Hegel pense
En fait, Hegel semble hésiter entre deux triades, une triade qu'avec sa propre philosophie l'autoréalisation absolue de la
«Art-religion-philosophie» et une triade « religion de l'Art- philosophie est atteinte, il en conclut que !'Art est une chose du
religion chrétienne-philosophie ». Et ce n'est pas un hasard si dans passé. Cette thèse ne signifie évidemment pas qu'il n'y aura plus
la Phénoménologie il insiste sur la deuxième, alors que dans d'arts au sens empirique du terme, mais que, du point de vue de
I'Enqyclopédie et plus encore dans l' Esthétique l'essentiel du poids l'autoréalisation de l'Esprit absolu, l'Art comme savoir spéculatif
porte sur la première. Dans le cas de l' Esthétique le choix de la n'a plus de mission historique. Il ne saurait donc plus être
première triade peut s'expliquer facilement : puisque Hegel décide conforme à son essence, à sa finalité catégorielle interne (ce qu'à
de consacrer un des champs de sa Realphilosophie à l' Art, il faut bien vrai dire il n'était déjà plus dès la fin de !'Antiquité).
qu'il lui accorde une certaine autonomie par rapport à la religion; La thèse de la fin de !'Art est ambiguë. Nous venons de voir
par ailleurs, .le définissant comme activité spéculative, il doit qu'elle est liée au fait que l'Art n'a plus de mission historique, le
l'opposer à l'existence endoxique mais aussi' le difïerencier de la flambeau du savoir _spéculatif étant passé aux mains de la
spéculation philosophique, ce qui ne saurait se faire s'il était philosophie. Selon cette lecture, même si nous pouvons regretter la
identifié purement et simplement à la religion grecque, puisque splendeur à jamais révolue de l' Art, nous ne perdons pas au
dans ce cas le pôle oppositionnel pertinent risquerait d'être change, puisque la philosophie non seulement reprend le même
toujours la religion chrétienne plutôt que la philosophie. contenu spéculatif mais encore lui confère sa forme paradigmati-
Chez Hegel, les distinctions conceptuelles tendent à être en que: !'Absolu est logos et il est donc tout à fait normal qu'il trouve
même temps des moments évolutifs, puisque « la séquence du son accomplissement ultime dans le discours conceptuel de la
système de la philosophie dans l'histoire est la même que la raison plutôt que dans la figuration sensible de !'Art 44. Prise en ce
séquence dans la dérivation logique de la détermination concep- sens, la thèse n'est rien d'autre qu'une tentative de solution
tuelle de l'Idée 42 ». Cette composante évolutive est fortement radicale du conflit des facultés spéculatives. Cependant Hegel lie
marquée dans l'opposition de !'Art à la religion et à la philosophie. aussi la fin de l' Art de manière pl-µs générale à la nature prosaïque
Ainsi, dès lors qu'il n'est pas l'autoreprésentation de l'Être dans de la modernité. Autrement dit, elle semble résulter aussi de
toute sa plénitude, Hegel considère qu'il ne peut être qu'un l'hégémonie de l'entendement (qui n'est pas identique à la raison
moment transitoire dans l'autorévélation de l'Absolu, moment qui philosophique), de la réflexion abstraite, dans la société civile
est dépassé par la philosophie. De même lorsqu'il l'oppose à la moderne (bürgerlich). Dans cette perspective, la fin de !'Art prend
religion, il a tendance à transformer cette opposition en évolution une coloration difîerente : elle n'est pas liée au dépassement de
historique, le passage de l'art grec à la religion chrétienne étant en l'œuvre artistique par le discours philosophique, mais à Punilatéra-
même temps le passage de l' Art à la religion dans le cheminement lité de la culture de l'entendement, à son incapacité de s'élever
de l'Esprit absolu : à l'ère chrétienne, l'Art cesse d'être une jusqu'à la substantialité de la synthèse de l'individuel et de
manifestation adéquate; l'Absolu s'incarnera désormais dans la l'universel, de la pensée et de la sensibilité, synthèse qui définit
philosophie, moment ultime de !'Esprit absolu et du même coup !'Art.
moment ultime de la religion (au sens où celle-ci est identifiée à La thèse de la fin de !'Art n'implique pas seulement qu'à
l' Absolu comme tel). l'époque contemporaine il a perdu toute fonction spéculative
Donc, la relation qui lie l'Art à la religion et surtout à la propre, mais aussi que nous sommes irrémédiablement coupés de
philosophie n'est pas synchronique. Elle s'inscrit dans une évolu- lui: nous ne saurions plus vivre dans l'Art, notre rapport à lui reste
tion historique : les œuvres d'art sont« le premier anneau intermé­ un rapport extérieur. Cette idée, qu'on retrouvera chez Heidegger,
diaire destiné à rattacher l'extérieur, le sensible et le périssable à la en présuppose une autre : chaque culture historique forme un tout
pensée pure, à concilier la nature et la réalité finie avec la liberté organique clos sur lui-même, une Lebenswelt (comme on dira plus
infinie de la pensée compréhensive 43 ». Ce premier moment est tard) qui n'est accessible qu'à ceux qui en font partie. Cela ne veut
192 La théorie spéculative de l'Art Le système de /'Art 193

pas dire que nous ne saurions plus retirer de plaisir esthétique Da.ns le chapitre intitulé « Déduction historique du concept"
direct de PArt 45, mais nous sommes désormais incapables de vivre véritable de l'art», Hegel indique encore une deuxième condition
dans l'univers de l'œuvre, dans sa vérité effective, dans sa qui préside à la naissance de l'esthétique, condition qui, elle, est
dimension spéculative propre (ou, comme le dira Heidegger, dans intérieure à l'évolution de la philosophie. L'Art, avons-nous vu, est
le monde ouvert par elle) : << Sous tous ces rapports, l'art reste pour le lieu d'une synthèse du sensible et du spirituel, du particulier et
nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce de l'universel. Il en découle que seule une philosophie qui est
fait, il a perdu pour nous tout ce qu'il avait d'authentiquement vrai capable de penser cette synthèse peut penser l'Art. Les philoso-
et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais phies de l'entendement, c'est-à-dire les philosophies prékantiennes,
relégué dans notre représentation. Ce qu'une œuvre d'art suscite en sont incapables, puisque l'entendement se conçoit toujours
aujourd'hui en nous, c'est, en même temps qu'une jouissance comme universalité abstraite qui s1oppose à la particularité du
directe, un jugement portant aussi bien sur le contenu que sur les sensible. Seule la philosophie de la raison, c'est-à-dire la philoso-
moyens d1expression et sur le degré d'adéquation de l'expression phie idéaliste, se donne les moyens de dépasser leur opposition
au contenu. Pour cette raison la science· de l'art est encore dans une réconciliation absolue. Kant, dans la Critique de la faculté
davantage indispensable aujourd'hui qu'elle ne l'était aux époques de juger, est le premier à avoir abordé le problème, mais Hegel
où l'art procurait une pleine satisfaction. L'art nous appelle à le pense qu'il a échoué dans la mesure où il n'a accordé qu'un statut
soumettre à la contemplation de la pensée, non pas dans l'intention subjectif à la réconciliation réalisée dans le jugement esthétique. II
de créer des œuvres nouvelles, mais pour connaître scientifiqueM ajoute que c'est le mérite historique de Schiller, dans L'éducation
ment ce qu'est l'art46. » esthétique de l'humanité, d'avoir osé soutenir que la réconciliation
Mais, ainsi que l'indique la fin du passage cité, l'impossibilité devait avoir une valeur objective.
dans laquelle nous nous trouvons de vivre encore dans le monde de L'évolution de la pensée de !'Art telle que l'esquisse ici Hegel est
l'Art a une contrepartie positive : nous pouvons comprendre ce que révélatrice : d1un côté, pour que l'Art puisse être pensé selon son
fut l'Art, nous pouvons en énoncer l'essence et la vérité profondes. essence, la philosophie doit s'être élevée au niveau d'une philoso-
La mort de l'Art rend possible le savoir spéculatif le concernant phie de !'Absolu; mais, d'un autre côté, cette pensée de !'Absolu
comme le cadavre rend possible la médecine légale. s'origine elle-même dans une problématique esthétique. Car, dit-il,
il faut attendre Schelling pour que la pensée de l'absolu soit inscrite
Le savoir philosophique de l'Art : système et histoire au fronton d'une ontologie générale plutôt que d'une théorie de
!'Art: « Cette union intime du général et du particulier, de la
L'existence même de l' Esthétique en tant que savoir de l'Art liberté et de la nécessité, du spirituel et du naturel, dans laquelle
comme totalité systématique, n'est possible que parce qu'il est une Schiller voyait le principe et l'essence de l'art [ ] est devenue par
chose du passé. En effet, la connaissance philosophique, contraire- la smte, en tant, qu'idée même, le principe de la connaissance et de
ment à l'histoire de l'art ou à la critique, ne peut pas se borner à l'existence, l'idée ayant été proclamée comme le vrai et le réel par
une connaissance partielle et empirique de l'Art: elle a pour tâche excellence. Cette évolution a eu pour effet la tentative de Schelling
de« développer et démontrer la nécessité de sa nature interne 47 ». d'adopter dans la science le point de vue absolu et, si l'art avait
Or, seul ce qui est accompli selon son essence peut être « connu déjà commencé à affirmer sa nature et sa valeur particulières par
selon sa nécessité logico-métaphysique48 ». La thèse de la fin de rapport aux intérêts les plus élevés de l'homme, on était, de plus,
l'Art est donc intimement liée aux exigences de l'essentialisme maintenant en possession du concept de l'art, dont on savait
historiciste : si pour connaître l'essence catégorielle d'un objet (ici désormais la place qui lui revient dans la science et quelle était sa
l' Art) il faut saisir son développement dialectique, donc suivre haute et véritable détermination [...] 49 • » Si la philosophie est
l'épanouissement progressif de l'essence en ses différents moments capable désormais de penser l'Art c'est donc aussi parce qu'elle a
jusqu'à son accomplissement final, la connaissance est toujours repris à son compte la tâche de réconciliation absolue que la
fatalement celle d'une réalité révolue. théorie romantique avait réservée à celui-ci (que Hegel se réfère à
194 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 195

Schiller plutôt qu'à Novalis ou aux frères Schlegel tient essentielle- quelle manière la conscience-de-soi dans le monde, la conscience
ment à l'animosité qu'il entretient à l'encontre de Friedrich de ce qui constitue la plus haute détermination de l'homme et, par
Schlegel). L' Esthétique est le retour sur elle-même de la théorie conséquent, la nature de la culture d'un peuple, le principe de son
spéculative de l'Art, enrichie (en même temps que son objet droit, de sa liberté effective et de sa Constitution, comme de son art
originaire se trouve limité dans ses compétences et possibilités) par et de sa science, correspondent au principe qui constitue la
substance même d'une religion. Discerner que tous ces moments de
son accession au statut d'une théorie ontologique globale.
l'effectivité d'un peuple constituent une seule totalité systématique,
La connaissance de l'Art selon son essence doit exposer son
agencement et son organisation internes. Elle doit aussi déterminer qu'un seul esprit les produit et leur donne figure, tel est le
la place qu'il occupe parmi les différentes formes que revêt !'Esprit fondement qui permet ensuite de discerner que l'histoire des
religions coïncide avec l'histoire-du-monde 51. » Ce principe vaut
dans son Odyssée métaphysique. Le premier point est réalisé par
aussi pour l'histoire del'Art : les trois formes d'Art, le symbolique,
l'exposition del'Esthétique, conçue comme une des faces du système
le classique et le romantique correspondent à trois étapes de la
ontologique global : avant d'étudier les arts dans leur phénoména-
lité, Hegel doit déterminer la place de l'Art comme figure religion : la religion de la nature, le panthéisme grec et la religion
spécifique de !'Esprit. Ou pour le dire autrement : ce que l'Art est révélée (qui est la vérité de toute religion). Pour autant l'historicité
et peut être lui est octroyé de manière apriorique par la place qu'il de l'Art ne se confond pas avec l'historicité des religions : alors que
occupe dans le système global. Le champ del'Esthétique n'est donc la religion n'est pas nécessairement liée à un peuple particulier
pas autonome : il est fondé par et dans le système global. C'est en (bien qu'elle puisse l'être, comme le montre la religion grecque),
ce sens que Hegel peut dire que ses analyses de l'Art. dans l'Art est en revanche toujours l'expression d'un esprit national.
!'Esthétique n'ont pas de statut indépendant. Elles sont fondées en L'histoire de l'Art est une histoire des arts nationaux (telle est du
dernière instance dans la Logique, dont la théorie de l'Art présup- moins sa détermination de principe). ,,
La soumission de l'Art à la sphère de la religion - que ce soit du .
pose la pertinence:« Pour nous le concept du beau et celui de l'art
présupposent le système philosophique 50 • » point de vue de sa détermination catégorielle générale (donc de
Pour l' Esthétique, les conséquences en sont importantes : la thèse celui de la détermination de son contenu générique) ou du point de
herméneutique centrale de Hegel - l'idée que le contenu de l'Art vue de son évolution historique - est en tout état de cause la
est d'ordre théologique - de même que la thèse historique qui lui marque que les exigences du système philosophique global impri-
est liée-l'identification de l'accomplissement de l'essence del'Art ment à l'Esthétique. Ces exigences entrent parfois en conflit avec une
à l'art grec - découlent non pas d'une détermination de la analyse phénoménologique des arts qui se veut respectueuse des
spécificité de l'Art mais de la détermination générale de la sphère différences spécifiques des activités analysées. Lorsque Hegel se
de !'Esprit absolu comme sphère religieuse. Il y a donc un double trouve en face d'un tel conflit entre la théorie de l'Art telle qu'elle
mouvement: c'est parce que l'Art est une activité spéculative découle de son système et ses analyses artistiques effectives, il a
(héritage de la théorie romantique del'Art) et parce que le domaine recours à difïerentes tentatives de solution. La première consiste en
de l'activité spéculative - celui de !'Esprit absolu - est en son ce qu'il faut bien appeler des jongleries conceptuelles plus ou moins
fond religieux (thèse philosophique hégélienne), que !'Art est convaincantes : c'est ce qui se passe pour l'architecture et la
nécessairement de nature théologique. musique (pourtant deux des cinq arts postulés comme canoni-
Cette détermination possède aussi un verSant historique: c'est ques). Le cas le plus frappant est celui de la musique. Hegel admet,
l'évolution religieuse qui fournit le cadre de l'évolution historique avec honnêteté et lucidité, que la musique pure est inapte à
globale. En ce sens l'histoire de la religion est l'histoire du monde : exprimer un contenu difïerencié. Même le thème musical est
« Il appartient à la philosophie de la religion de connaître la essentiellement un lieu d'enjeux formels : varier un thème ce n'est
nécessité logique dans le processus des déterminations de l'essence pas varier un contenu mais varier une forme. Or, ce fait met en
qui est reconnue comme étant l'absolu, de connaître d'abord à danger son système des arts qui repose sur un critère de contenu.
quelles déterminations correspond la spécificité du culte, ensuite de Afin de sortir de cette difficulté il se voit obligé de postuler que la
196 La théorie spéculative de !'Art Le système de !'Art 197

musique, pour être conforme à l'essence de l'Art, doit avoir recours Quel est le lien entre l'historicité empirique (type I) et l'histori-
au concours de la parole, seule capable de lui conférer un contenu cité conceptuelle (type II) ? Le passage consacré à la sculpture
déterminé. D'où cette conclusion paradoxale selon laquelle la égyptienne semblerait suggérer que les deux peuvent être parfaite-
musique est conforme à son essence lorsqu'elle cesse d'être ment indépendantes : même s'il n'y avait pas eu de relation
purement musicale 52• historique empirique entre les deux types de sculpture (bien que
La deuxième solution consiste à marginaliser les phénomènes Hegel croie fortement à l'existence de tels rapports), la sculpture
artistiques rétifs: c'est ce qui arrive au roman (ce qui ne l'empêche égyptienne n'en serait pas moins une Vorstufe de la sculpture
pas de lui consacrer les pages les plus éblouissantes de !'Esthétique), grecque. Une telle manière de voir ne s'accorde cependarit guère
et davantage encore à la danse et à l'art des jardins. Il existe deux avec les conceptions générales de Hegel, puisque l'Esprit doit se
lieux privilégiés pour ces procédures de marginalisation. réaliser aussi dans et à travers la réalité historique empirique : ainsi
Le premier est celui du système des arts : seuls les cinq arts la Phénoménologie prétendait montrer que Napoléon n'était pas
canoniques forment « le système défini et articulé de l'art réel et seulement un individu de l'histoire empirique, mais aussi l'incar-
effectif53 »; les autres arts, et notamment la -danse et l'art des nation d'un moment conceptuellement déterminé de l'historicité de
jardins, ne sont que des « arts imparfaits », des « genres !'Esprit. Il faut donc admettre qu'il y a un lien entre les deux types,
hybrides». Or,« la considération philosophique doit[...] s'en tenir ou plutôt un double lien.
aux difïerences découlant des concepts et ne s'occuper que des D'une part, on peut conclure de l'historicité conceptuelle à
genres correspondant vraiment à ces difïerences 54 ». Ce principe l'historicité empirique. Ainsi, au sujet de la question de savoir si la
permet d'immuniser le système des arts contre toute accusation de peinture - qui est un art romantique - a pu aussi avoir un,e
non-complétude : ce que le système exclut est du même coup non fonction importante dans l'Antiquité grecque, Hegel répond : « A
conforme à l'essence de l'Art. Le deuxième lieu est celui de la envisager les choses au point de vue purement empirique, nous
théorie de l'historicité des formes d'art (symbolique, classique, voyons que telles ou telles œuvres ont été produites à diflerentes
romantique). Ici la manière de procéder de Hegel est plus époques par difïerents peuples; mais il y a une autre question, plus
compliquée. Il distingue entre deux types d'historicité. Il y a profonde, qui porte sur le principe même de la peinture, sur
d'abord l'historicité contingente 55, empirique et qui obéit à la l'examen de ses moyens de représentation et sur la détermination
simple chronologie : tous les événements se valent et la seule du contenu qui, en raison de sa nature même, correspond à la forme
relation pertinente est celle de la succession temporelle (type I). de représentation picturale, plus qu'à aucune autre, de telle sorte
Elle s'oppose à l'historicité propre à l'épanouissement progressif que cette forme appartient précisément à ce contenu 58. » Or, du
des déterminations de l'Esprit: celle-ci obéit à la nécessité du fait de son peu de matérialité (comparée à la sculpture), elle est
concept et la chronologie y exprime toujours des relations concep- surtout adaptée à l'expression de l'intériorité subjective, ce qui,
tuelles (type II). À la fin de sa présentation de la sculpture, Hegel selon l'historicité de type II, en fait un art romantique. Donc, et
se demande ainsi si des rapports historiques empiriques (type I) bien que Hegel avoue de manière candide que nous ne savons pas
ont existé entre la sculpture égyptienne et la sculpture grecque, grand-chose concernant la peinture antique et son rôle, il croit
autrement dit, si la première a pu jouer un rôle de modèle pour la pouvoir postuler que la peinture antique ne pouvait pas atteindre la
seconde. Il répond:«[...] nous pouvons laisser de côté ces détails perfection de la peinture romantique ni celle de la sculpture
historiques, pour rechercher seulement s'il existe entre les deux antique. Autrement dit, un état historique empirique (type I)
sculptures un lien interne, nécessaire 56. » Or, ajoute-t-il, un tel lien spécifique est postulé à partir de l'historicité conceptuelle : « Quel-
interne et nécessaire existe, à savoir un lien de consécution que excellents qu'aient pu être ces tableaux primitifs [des
historique de type II. En effet : « L'idéal, l'art parfait, doit être Anciens], il n'en reste pas moins que, malgré l'inégalable beauté de
précédé de l'art imparfait, l'idéal ne devenant l'idéal que moyennant leurs sculptures, les Anciens n'ont pas pu amener la peinture au degré
la négation de l'art imparfait, l'élimination des défauts et insuffi- de développement qu'elle a atteint plus tard, à l'époque du Moyen
sances qui lui sont inhérents 57 • » Âge chrétien et plus particulièrement aux XVIe et XVIIe siècles.
198 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 199

Cette infériorité de la peinture par rapport à la sculpture était d'un événement, ce n'est pas démontrer sa nécessité; à l'inverse, on
d'ailleurs à présumer, car le vrai principe de la vision du monde chez peut concevoir des événements historiques rigoureusement déter-
les Grecs coïncide, plus qu'avec tout autre art, avec ce que la minés et ayant néanmoins une importance seulement secondaire
sculpture est à même de réaliser. Or, dans l'art, le contenu spirituel (quant à leurs conséquences par exemple).
ne se laisse pas séparer du mode de représentation [...] 59 • » Ce paralogisme est au service de la thèse d'après laquelle ce qui
Inversement, lorsqu'un état de fait historique empirique semble est réel est rationnel (et inversement). Le couple important-
contredire l'historicité conceptuelle, Hegel le compte pour rien : secondaire est affecté au réel, alors que le couple nécessaire-
« On trouve non seulement chez les Anciens d'excellents peintres contingent est affecté à la sphère de la rationalité. En identifiant les
qui ont mené très loin leur art, mais d'autres peuples aussi, tels les deux couples et en se fondant, selon les besoins, soit sur le réel
Chinois, les Indiens, les Égyptiens, etc., ont acquis de la gloire en (l'histoire factuelle) pour légitimer ses déductions (« c'est arrivé,
peinture 6°. »Mais« ce·n'est pas là le point qui importe 61 »: ce qui donc ça devait être»), soit sur le rationnel (le système) pour tailler
importe c'est l'historicité conceptuelle qui découle de la détermina- dans le fouillis du réel rebelle, Hegel a découvert une panacée
tion catégorielle de la peinture, et tout ce qui tombe hors de cette absolue : tel le serpent qui se mord la queue, théorie et histoire se
historicité conceptuelle est sans signification pour l'évolution de légitiment réciproquement en cercle clos.
!'Esprit. Pour justifier ce congé donné aux faits historiques dès lors
qu'ils sont trop encombrants, Hegel soutient que l'historicité
empirique charrie beaucoup de déchets, de faits contingents et L'Art comme système organique
dépourvus de signification, et qu'elle n'exprime qu'imparfaitement
l'évolution de !'Esprit. Telle qu'elle nous a été transmise par ses éditeurs, !'Esthétique se
L'enjeu fondamental de toutes ces distinctions me semble résider divise en trois parties :
dans la volonté de sauvegarder à tout prix le principe du a) La détermination universelle del'Art selon son contenu, c'est-
déterminisme historico-systématique. Malheureusement, ceci n'est à-dire sa définition comme Idéal; cette détermination, nous l'avons
possible qu'au prix d'un tour de passe-passe. En effet, au niveau de vu, part de la détermination générale de l'Art comme réalisation
l'historicité de type II, Hegel se sert des catégories du nécessaire et sensible de l'Idée, passe par un exposé de la vision du monde qui
du contingent. Certaines déterminations de l'Art sont nécessaires est conforme à l' Art pour descendre progressivement jusqu'au
alors que d'autres sont purement contingentes : la séquence des noyau de !'Idéal qui n'est autre chose que l'action conflictuelle.
trois formes d'art (symbolique, classique, romantique) est un trait b) Les déterminations particulières de l' Art selon la spécification
nécessaire, de même que l'épanouissement de la sculpture dans du contenu spirituel, c'est-à-dire selon la particularisation des
!'Antiquité grecque, alors que l'existence éventuelle d'une peinture visions du monde qui s'y investissent et qui correspondent à autant
antique, dans la mesure où elle ne saurait être déduite de la vision de moments de la religion. Il s'agit des trois formes d'art, le
du monde antique, est un fait purement contingent, c'est-à-dire symbolique, le classique et le romantique, qui se suivent catégoriel-
dénué de signification pour une compréhension de l'essence de lement et chronologiquement.
l' Art. Au niveau de l'historicité de type I en revanche, l'opposition c) Les déterminations individuelles selon lesquelles !'Idéal et sa
qui a cours est celle entre ce qui est important et ce qui est spécification historique (la forme d'art) s'incarnent dans un
secondaire : Hegel se sert de cette catégorisation lorsqu'il nous dit matériau singulier : la matière inerte et opaque pour l'architecture,
par exemple que la sculpture est au centre de l'activité artistique la matière« informée» par l'apparence de la vie organique pour la
grecque alors que la peinture n'y occupe qu'une place secondaire. sculpture, la surface bidimensionnelle valant comme apparence
Le tour de passe-passe réside dans l'identification des deux visuelle pour la peinture, la pure intériorité subjective et évanes-
couples : ce qui est nécessaire est du même coup important, et que cente du son pour la musique, la représentation concrète et
ce qui est contingent est du même coup secondaire. C'est déterminée, extériorisée par la parole, pour la poésie. L'ordre
évidemment un paralogisme : démontrer l'importance historique catégoriel selon lequel les arts sont présentés correspond à
200 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 201

l'intériorisation progressive du matériau sensible, mais aussi à la naturel hyperboliqu;', D'où les statues divines à multiples bras, les
concrétisation progressive du contenu spirituel : la poésie est à la monstres, etc. Les Egyptiens, eux, sont certes capables de conce-
fois l'Art le plus intériorisé 62 et celui dans lequel le contenu voir une distinction catégorielle entre l'Absolu et le sensible, mais
spirituel trouve sa concrétisation extrême (dans l'action dramati- ils ne réussissent pas à synthétiser les deux pôles dans une unité
que). artistique: l'Absolu reste de l'ordre d'une intériorité cachée, la
Le problème essentiel que rencontre ce système très puissant figure sensible ne se signifie pas elle-même mais pointe vers un sens
- et qui ne manque pas de séduction - est celui de l'agencement qui lui est extérieur. Ainsi la pyramide est-elle censée exprimer
des formes d'art et des arts individuels. Hegel présente en effet les !'Esprit qui l'habite (l'âme du défunt), mais elle n'y arrive que très
deux niveaux comme des spécifications historico-catégorielles des imparfaitement : non seulement les deux faces du signe sont en
déterminations universelles du Beau;alors qu'en même temps l'un partie indifrerentes l'une à l'autre (la forme géométrique ne saurait
est référé à la sphère de la particularité et l'autre à celle de la être l'expression adéquate de la spiritualité), mais encore la
singularité individuelle. Liagencement des deux niveaux est donc spiritualité est cachée dans la pyramide et non_ pas exprimée par
loin d'être évident. Cette difficulté est encore majorée par le fait elle 64 • Le symbolisme de l'art égyptien se caractérise par une
que, même considérées isolément, les deux classifications posent indétermination de la signification : le symbole est un mystère, et
déjà un certain nombre de problèmes. c'est la raison pour laquelle Hegel voit dans le sphinx non
L'art symbolique, qui est le premier moment, se caractérise par seulement l'emblème de l'art égyptien, mais encore le symbole de
une séparation entre le contenu spirituel et la réalisation sensible l'art symbolique comme tel.
qu'il se donne. D'où sa dénomination, puisque le symbole naît dès Il faut attendre l'art classique pour aboutir à une adéquation
lors qu'existe un rapport motivé mais inadéquat entre le signe réciproque du contenu et de la figure sensible, c'est-à-dire pour en
sensible et le contenu spirituel signifié : lorsque nous identifions arriver à un art conforme à la définition de l'Art. La réconciliation
symboliquement la force (contenu spirituel) au lion (réalisation de !'Esprit et de la matière devient possible parce que l'art
sensible), nous nous servons d'un signe qui est à la fois motivé (le classique met la représentation sculpturale de la figure humaine au
lion est effectivement fort) et inadéquat, dans la mesure où il n'y a centre de ses préoccupations. Or, de tous les objets sensibles, seul
pas de lien univoque entre le signifiant et la signification (le lion le corps humain est capable d'exprimer la spiritualité qui l'habite.
n'est pas le seul animal qui soit fort et la force n'est pas la seule L'art symbolique est avant tout architectural, et quand il est
qualité qu'il possède). Autrement dit, l'art symbolique est caracté- sculptural il représente, soit des animaux et des êtres monstrueux,
risé par un double défaut : d'une part, la réalité sensible choisie soit - dans la sculpture égyptienne - des figures certes quasi
comme véhicule du message représente toujours plus et autre chose humaines mais inexpressives65 • L'art classique en revanche décou-
que le seul contenu spirituel dont elle est censée être le signe; vre l'homme comme forme sensible qui exprime sa propre intério-
d'autre part, ce contenu spirituel n'est lié que de manière rité dans et à travers sa vie. L'humanité est le contenu adéquat de
contingente à la réalité sensible qui l'exprime et pourrait tout aussi !'Art: l'homme est le seul objet sensible dans lequel !'Esprit
bien être exprimé par une réalité autre. Du moins en va-t-il ainsi au s'exprime directement (définition formelle de !'Art); de même,
niveau de ce que Hegel appelle le « symbolisme conscient » et qu'il l'humanité est le réceptable immanent du devenir de !'Esprit
trouve par exemple dans les allégories, mais aussi les fables, les absolu (définition herméneutique de !'Art). Il en découle que
métaphores, etc. 63• En ce qui concerne le « symbolisme incons- l'idéal de l'art classique est d'ordre plastique - ce qui justifie la
cient», noyau de l'art symbolique représenté par l'art indien et place centrale que la sculpture occupe dans le système des arts
surtout égyptien, il dit de manière plus imprécise que la significa- - et que le centre de l'art plastique (donc aussi de !'Art comme
tion spirituelle y est incapable de s'incarner dans une forme tel) doit être la figure humaine. Il va de soi que l'homme est pris ici
sensible adéquate. L'art indien, bien qu'il présuppose une difïeren- en tant qu'il se rapporte au Divin, donc en tant qu'Idéal : ce qui
ciation entre l'Absolu et les objets naturels, ne peut la concevoir signifie que la représentation classique a d'abord pour objet le
que sous une forme quantitative : l'Absolu n'est qu'un objet corps divin et en second lieu seulement celui de l'homme mortel.
202 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 203

Ce dernier doit d'ailleurs être idéalisé, afin de se présenter dans sa du terme, puisqu'elle s'origine dans cet événement pivot qu'est le
substantialité spirituelle, dans la force de son âme, qui n'est autre devenir-homme de Dieu. Certes, la détermination de l'Art reste
chose que le Divin devenu immanent à l'homme. Bien entendu, à toujours religieuse : mais alors que l'art classique avait élaboré la
partir du moment où l'élément divin est trop singularisé dans sa religion antique (la religion grecque est une religion de l'art), l'art
détermination humaine, donc à partir du moment où le lien avec romantique n'élabore en rien son propre contenu: celui-ci lui est
l'universalité spirituelle se perd et que la représentation sculpturale donné de l'extérieur, comme vision du monde historiquement déjà
veut être, soit simplement agréable et attrayante (angenehm, reizena), constituée (l'art romantique est un art de la religion). La lutte entre les
soit naturaliste, l'art classique se dissout lui-même. dieux antiques et Dieu ne se déroule pas dans le champ de !'Art
Ainsi l'art classique est l' « achèvement (Vollendung) du royaume mais dans celui de la réalité historique réelle (alors que la lutte
de la beauté». Mais !'Esprit ne saurait se contenter de l'existence entre les « anciens dieux » et les dieux de l'Olympe avait eu pour
qu'il se donne dans une figure sensible (fût-elle médiatisée par lieu la représentation artistique) : « C'est ce qui assigne à l'art,
l'imagination créatrice dans une poïèsis artistique), puisqu'il est quant au contenu plus élevé qu'il doit couler dans des formes
fondamentalement logos: il ne saurait s'accomplir pleinement que nouvelles, une place tout à fait différente. Ce nouveau contenu ne
dans l'élément de sa propre intériorité spirituelle. L'art classique se présente pas comme une révélation obtenue au moyen de l'art,
découvre certes l'intériorité humaine comme territoire de l'Art, mais il est révélé et évident par lui-même66 • »Si l'art classique était
mais cette intériorité est encore identifiée à sa figure immédiate, une révélation originaire de la vérité, il n'en est plus ainsi de l'art
c'est-à-dire corporelle : elle ne se représente pas encore comme romantique qui ne fait que mettre en forme une vérité déjà révélée
intériorité se sachant comme subjectivité infinie irréductible à toute ailleurs, un contenu déjà élaboré ailleurs. "
incarnation sensible. C'est la raison pour laquelle l'art classique Pourquoi la religion chrétienne est-elle la « présupposition
n'est qu'un moment d'équilibre transitoire qui est dépassé par l'art essentielle 67 » de l'art romantique? La réponse est simple : c'est à
romantique. On peut dire de ce dernier qu'il est l'effet, à l'intérieur travers le devenir-homme de Dieu, à travers la vie et la passion du
de l'Art, de ce nouveau moment de l'Esprit qui le pousse à aller au- Christ, que l'intériorité en arrive à se connaître dans sa propre
delà de !'Art. Voilà pourquoi, comme l'art symbolique, l'art infinitude. Hegel distingue deux moments dans ce qui pour lui est
romantique est caractérisé par une séparation entre le sens et la l'événement central de l'histoire universelle. Le premier moment
réalisation sensible. Mais alors que dans le premier cas la scission réside paradoxalement dans l'extériorisation la plus complète de
résultait d'un manque de détermination du contenu spirituel, ici l'Absolu qu'est l'incarnation de Dieu dans un corps mortel. Cette
c'est l'inverse qui a lieu : le contenu spirituel est devenu trop riche, extériorisation est beaucoup plus radicale que ne le fut celle de la
trop déterminé pour pouvoir continuer à trouver sa réalité formelle sculpture antique : cette dernière manifestait la congruence entre
adéquate dans une figure sensible. Le domaine propre de !'Esprit l'intériorité et l'extériorité, alors que dans la figure du Christ,
est dorénavant l'intériorité de la subjectivité infinie et non plus la l'Absolu s'incarne dans une singularité empirique absolue 68. Dieu
forme sensible de la beauté. Le caractère défaillant de l'art devient l'homme qui souffre dans son corps. Mais cette extériorisa-
romantique, considéré du point de vue de l'essence de l' Art, est tion poussée jusqu'à ses limites extrêmes n'est réalisée que pour
donc dû au fait qu'il doit exprimer artistiquement ce qui, de droit, être aussitôt niée : c'est la fonction de la Passion, de la mort du
n'appartient plus à l' Art. Dieu-homme, négation infinie du sensible et triomphe de l'intério-
Il est important de noter que l'art romantique ne naît pas rité absolue (résurrection du Christ, manifestation du Saint-Esprit,
directement de l'art classique, comme celui-ci naissait directement etc.). Depuis cet événement, aucune réalité sensible ne saurait plus
de l'art symbolique. Le passage de !'Idéal de l'art classique au être. conforme à la richesse intérieure de l'âme : la subjectivité
contenu de l'art romantique n'est pas une transition qui est infinie est au-delà de toute incarnation sensible (elle ne s'y oppose
intérieure à l'Art: la vision du monde romantique n'est pas un donc pas comme à son autre, mais elle la laisse derrière elle comme
produit de !'Art comme l'était la vision du monde classique. Elle un moment qui lui appartient mais qui ne la satisfait plus). Il en
naît au contraire dans l'histoire événementielle au sens le plus fort découle que l'Art ne saurait plus être plastique. Il devient Art de
204 La théorie spéculative de l'Art Le système de /'Art 205

l'intériorité (contenu) dans l'élément de l'intériorité (forme) : un lien nécessaire entre l'organisation de l'Art selon les trois formes
peinture, musique et poésie. Mais du même coup il cesse d'être d'art et la répartition des arts entre ces trois formes:« Comme[ ]
conforme à son essence (qui réside dans la plasticité sensible) et ce sont les difïerenciations immanentes à l'Idée du Beau auxquels
s'achemine vers sa propre fin : l'art romantique n'est en fait que la l'art donne une existence extérieure, dans cette troisième partie [le
)ente agonie de l'Art comme organe spéculatif. système des arts] les formes d'art dans leur généralité doivent être
Cette vision historique très puissante rencontre un certain le fondement de la division (Gliederung) et de la détermination des
nombre de difficultés, essentiellement au niveau des relations entre difïerents arts, c'est-à-dire que les genres artistiques doivent
les formes d'art et les différents arts. Comme nous l'avons vu, manifester les mêmes différenciations que les formes d'art 72• » Or,
Hegel associe à chaque forme d'art un ou plusieurs arts spécifi- si la poésie est l'art universel, cette correspondance entre formes
ques : l'architecture est associée à l'art symbolique, la sculpture à d'art et genres artistiques est brisée, puisqu'il n'existe pas de forme
l'art classique, la peinture et la musique à l'art romantique. Quant d'art universelle qui synthétiserait les trois formes du symbolique,
à la poésie, son statut semble à première vue être indécis. Dans du classique et du romantique.
l'appareil titulaire qui organise le système des afts elle est incluse En mettant entre parenthèses provisoirement le cas de la poésie,
dans l'art romantique69 • Cette thèse est reprise à l'intérieur même les difficultés n'en disparaissent pas pour autant. En effet, s'il existe
du texte : « On peut caractériser la poésie d'une façon plus précise, des liens nécessaires entre les diverses formes d'art et des arts
en disant qu'elle constitue, après la peinture et la musique, le spécifiques, alors le système des arts lui-même doit être historisé,
troisième art romantique 70• » Mais d'autres passages affirment au autrement dit la succession conceptuelle des arts (selon leur degré
contraire que la poésie, dans la mesure où elle est l'art universel, d'intériorité), doit aussi être une succession temporelle. L'architec-
n'est pas liée à une forme d'art spécifique: « Étant donné (...] le ture n'est pas seulement le premier art du point de vue des
rôle important que le côté sensible joue dans les arts plastiques et la déterminations conceptuelles, mais aussi du point de vue histori-
musique, et en raison de la rigoureuse spécificité des matériaux que : de même que la forme d'art à laquelle il appartient - l'art
dont se servent ces arts [...] nous n'avons parlé de chacun de ces symbolique - est historiquement la première forme de l'Art, de
arts qu'en l'associant à la forme particulière qu'il est seul capable même l'architecture est le premier des arts dans l'histoire humaine.
d'exprimer : forme symbolique pour l'architecture, classique pour En généralisant, et en distinguant selon les trois moments concep-
la sculpture, romantique pour la peinture et la musique.(...] Or, la tuels de l'universalité, de la particularité et de la singularité, on
poésie se libère de cette dépendance par rapport aux matériaux, en aurait donc le schéma suivant :
sorte que le caractère déterminé de son mode d'extériorisation
sensible ne saurait plus la limiter à un contenu spécifique, ni Universalité Idéal du Beau (poésie?)
restreindre ses conceptions et ses présentations à un champ fini.
Particularité art symbolique art classique art romantique
Aussi n'est-elle pas liée de manière exclusive à telle forme d'art
déterminée plus qu'à une autre. Au contraire, elle devient l'art Singularité architecture sculpture peinture, musique
(poésie?)
universel, capable de façonner et d'exprimer, sous quelque forme
que ce soit, tout contenu qui est capable d'accéder à l'imagina- évolution historique
tion 71 • »
La cohérence du système exige que la poésie soit, non pas un art Hegel sait bien qu'une telle correspondance ne saurait être
particulier, mais l'art universel : il faut donc l'exclure de la sphère maintenue de manière rigoureuse, ce qui l'amène à préciser
des arts spécifiquement romantiques. Cependant l'affirmation aussitôt : « D'un autre côté cependant ces formes d'art, en tant
contraire de Hegel s'explique : si la poésie transcende les spécifi- qu'elles sont déterminées comme des formes générales, ne se limitent
cités des formes d'art, comment peut-on encore soutenir que ces pas à leur réalisation particulière par un genre artistique spécifique
trois formes correspondent à l'organisation systématico-historique et trouvent aussi une existence dans les autres arts, bien que de
de l' Art en tant que totalité organique? Il pense en effet qu'il existe manière subordonnée. Voilà pourquoi les arts dans leur singularité
206 La théorie spéculative de l'art Le système de /'Art 207
appartiennent de manière spécifique à une des formes d'art et tous les arts plastiques et de la musique, tantôt uniquement de la
composent sa réalité extérieure adéquate, mais en même temps ils peinture et de la musique.
représentent la totalité des formes d'art dans leur propre type de Certaines de ces incertitudes et hésitations tiennent peut-être au
réalisation extérieure 73• » Autrement dit, tout en appartenant de statut composite du texte del'Esthétique. Mais il me semble qu'il y a
manière privilégiée à une forme d'art donnée, chaque art ne s'en encore une autre raison, moins fortuite, et qui tient au fait que
spécifie pas moins selon les trois formes. Donc, tout en étant Hegel met en œuvre deux procédures de dérivation indépendantes
historiquement liés de manière privilégiée à un moment histori- l'une de l'autre qu'il essaie d'intégrer après coup. La première
que spécifique, les différents arts n'en possèdent pas moins un déduit les formes d'art à partir de !'Idéal du Beau et répartit les
aspect transhistorique ou synchronique. Chaque art est repré- cinq arts entre ces trois formes. Cette dérivation correspond au
senté dans toutes les formes d'art mais il trouve sa réalisation souci d'établir le caractère central de l'art classique et de montrer
paradigmatique dans la forme dont la vision du monde corres- que la sculpture, synthèse parfaite du spirituel et du sensible, est
pond le plus intimement au statut de son matériau sémiotique. l' Art par excellence. En revanche, dès lors qu'il passe à l'exposé des
La poésie quant à elle, du fait de son universalité, garde son différents arts, il les hiérarchise non pas seulement par rapport à
statut spécifique de supplément qui est présent dans chaque une synthèse médiane (la sculpture), mais aussi par rapport à une
forme d'art, même si en tant qu'art de l'intériorité c'est dans la synthèse ultime, réalisée par l'art le plus spirituel, en l'occurrence la
forme romantique qu'elle devrait trouver sa réalisation la plus poésie. Bien que la sculpture reste le point d'équilibre entre
adéquate. l'intériorité et l'extériorité, sa fonction est concurrencée par la
poésie - deuxième terme valorisé - qui représente l'art le plus
idéel. Cette valorisation de la poésie se fait non plus au nom de
Idéal du Beau
l' Art, mais au nom du mouvement global de !'Esprit absolu qui
produit une intériorisation de plus en plus profonde, c'est-à-dire
1
_,,,. .... ,. art symbolique
une reprise de l'Art dans la pensée pure.
!/ \'. .. En passant de la dérivation des formes d'art à celle des difïerents
archtei
cture scu pture pemture musique poesze
arts, Hegel change donc de perspective : alors que la première se
i situe dans le cadre de la définition d'essence de l'Art comme
synthèse du sensible et du spirituel, la seconde est guidée en sous-
. ------- /) class\ue
main par une perspective qui trancende le domaine proprement
architecture sculpture peint:::-,::;usique poésie
esthétique pour prendre en compte le mouvement global de
l
..,,.,.,- art romantique:--
!'Esprit absolu. Au niveau le plus général, les difficultés que nous
avons rencontrées viennent de ce qu'il tente d'unifier ces deux
arch1.te-c- .1 '-:::: ----- ,.
t u-re--scu·1p/ture pe m ture mu sique poesie dérivations qui obéissent à des enjeux foncièrement difrerents et
qui manifestent la fracture interne de l' Esthétique, tiraillée entre la
Malheureusement, cette catégorisation alternative, plus com- logique artistique et la logique générale du système ontologique.
plexe, n'est pas défendue de manière cohérente par Hegel. Ainsi D'autres incohérences naissent de la tentation historiciste qui
nous apprenons que l'architecture, art spécifiquement symboli- amène Hegel à vouloir historiser toutes les divisions conceptuelles
que, trouve sa réalisation paradigmatique dans le temple grec, qu'il admet. Dans la mesure où il soutient le caractère évolution-
donc dans l'art classique! D'autre part, dans les chapitres sur la niste des formes d'art et des arts, on ne voit plus très bien lequel des
peinture et la musique, il expose uniquement leur réalisation deux niveaux peut être la spécification de l'autre. Et ce n'est pas un
romantique, sans toucher le moindre mot de la forme classique hasard s'il hésite constamment quant à la place que les formes
ou de la forme symbolique. Quant à la poésie, censée être l'art d'art et les difïerents arts occupent dans la hiérarchie de l'analyse
universel, il la présente comme une sorte de synthèse, tantôt de conceptuelle. Cette analyse est en principe à trois niveaux : celui de
208 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 209

la détermination universelle, celui de la spécification particulière et laisser tomber l'historisation de la division des arts et de se borner
celui des réalisations singulières. Or, Hegel propose deux variantes à celle des formes d'art. Mais cette solution est exclue dans la
concurrentes de cette hiérarchie. D'après la première 74 l'idéal du mesure où la logique du système exige aussi une évolution des
Beau correspond au moment universel de l'Art, les formes d'art difîerents arts, évolution aboutissant à l'intériorité de la peinture,
sont ses moments particuliers et les différents arts en constituent les de la musique et surtout de la poésie. Cette exigence ne découle pas
réalisations singulières. Mais ailleurs 75 nous apprenons que les de l'analyse strictement esthétique mais de la nécessité de l'intégrer
formes d'art correspondent au moment universel de l'Art: en effet, au système philosophique global qui « programme » pour toute la
la suite des difïerentes Weltanschauungen est qualifiée d'évolution sphère de l'Esprit absolu un mouvement d'intériorisation progres-
universelle (allgemeine). Quant aux difïerents arts, ils sont identifiés sive qui aboutit au dépassement de l'Art par la pensée, dépasse-
au moment de la particularité (besondere Künste). Selon cette ment qui implique son autodissolution dans la comédie, point de
deuxième optique, la réalisation singulière de l'idéal du Beau se non-retour de la poésie et par là même de l'Art 77•
trouve sans doute dans les œuvres individuelles, bien que le texte
ne l'affirme pas explicitement. Stephen Bungay 76 soutient qu'au-
cune des deux divisions n'est acceptable et qu'en toute rigueur Les arts
hégélienne il faudrait plutôt voir dans !'Idéal du Beau le moment
universel, dans les différents arts les moments particuliers de cet S'il n'y a que trois formes d'Art, c'est-à-dire trois moments qui
Idéal universel, enfin dans les formes d'art les differents moments correspondent à l'explication progressive de l'essence del'Art, et si
singuliers réferables à la singularité des visions du monde que les les difïerents arts sont référables à ces moments, pourquoi y a-t-il
œuvres sont censées incarner. Mais quoi qu'on pense de la valeur plus de trois arts? Et dès lors qu'il n'en existe pas trois, pourquoi
intrinsèque des deux triades proposées par Hegel, c'est leur en existe-t-il cinq plutôt que six ou sept? La question est moins
existence simultanée même qui est révélatrice : elle montre qu'à absurde qu'il ne paraît, puisque !'Esthétique prétend exposer !'Art
partir du moment où il tente d'historiser conjointement les deux selon sa nature essentielle, ce qui implique que chaque moment
niveaux d'analyse que sont les formes d'art et le système des arts, il isolé est nécessaire, mais aussi qu'il n'en existe pas d'autres que
désorganise son système. En effet, si l'un des deux niveaux doit être ceux-là: le système se veut complet et clos. En effet:« [ ] la vraie
la spécification de l'autre, ils ne peuvent pas tous les deux être classification doit être fondée sur la nature de l'œuvre d'art qui
référables au même titre à une concrétisation historique ultime. Ou épuise dans l'ensemble des genres la totalité des aspects et
bien les formes d'art sont les spécifications historiques des arts, ou moments inhérents au concept de l'art 78• » Tel étant le cas, la
bien les arts sont les spécifications historiques des formes d'art; ou question du nombre des arts, de la provenance de ce nombre et de
bien l'évolution historique traverse tous les arts et va de l'art sa légitimation est cruciale. Le problème ne se pose pas pour les
symbolique à l'art romantique en passant par l'art classique, ou formes d'art, puisqu'elles sont directement déduites de la dialectiw
bien à l'inverse l'évolution historique va de l'architecture à la que de l'intériorité et de l'extériorité, dialectique qui légitime à la
musique (mettons toujours entre parenthèses la poésie) en passant fois leur nombre et l'ordre de leur succession. Il n'en va pas de
par la sculpture et la peinture, mais dans ce cas, les trois formes même pour les arts : le fait qu'il y ait cinq arts canoniques semble
d'art ne sauraient plus être que des déterminations abstraites, être non pas le résultat d'une dérivation philosophique mais la
réalisées par les différents arts. La tentative de combiner les deux et constatation d'un fait contingent : si dans la tradition occidentale
d'identifier la réalisation paradigmatique de tel ou tel art à telle ou (il en va bien entendu difïeremment dans d'autres traditions) on a
telle forme d'art particulière est vouée à réchec, ne serait-ce que assisté à l'élaboration progressive d'une hiérarchie des arts abou-
parce qu'en vertu de la définition générale de l'Art la réalisation tissant à cinq arts canoniques, il s'agit là d'une simple contingence
paradigmatique de tout art en tant qu'Art ne saurait avoir d'autre historique 79 • Ces cinq arts ne circonscrivent pas tout le spectre des
lieu que l'art classique, puisque c'est ici que l'Art déploie la activités esthétiques des hommes, ni celui des activités artistiques
plénitude de son essence. La seule solution cohérente serait de institutionnalisées en Occident: il suffit de penser à l'art de la
210 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 211

danse ou à l'art des jardins (présent encore dans l'esthétique aux autres arts plastiques elle est un art de l'intériorité, alors que
kantienne), deux arts que la tradition de la théorie spéculative de comparée à la musique elle demeure un art des apparences
!'Art marginalise80• extérieures. Dans tous les cas de figure son regroupement avec la
Les difficultés rencontrées par Hegel dans sa tentative de mise en musique désorganise le système.
conformité du système des cinq arts avec leur fondement hermé- D'autres problèmes naissent au niveau de la dimension chrono-
neutique (les trois formes d'art) sont multiples 81• Au point de logique du système des arts, dimension qui est inévitable, puisque
départ il y a une répartition triadique satisfaisante (du point de vue toute difïerenciation catégorielle est justiciable d'un schéma évolu-
de la cohérence du système). Il s'agit du champ des trois arts tif. Hegel en fait distingue trois schémas :
plastiques dont chacun est réferé à une forme d'art: l'architecture a) l'évolution de chaque art à travers les trois formes d'art;
à l'art symbolique, la sculpture à l'art classique, la peinture à l'art b) l'évolution interne de chaque art conçu comme organisme
romantique. Mais cette répartition qui établit une correspondance historique : tout art connaît trois étapes stylistiques qui se suivent
terme-à-terme entre les formes d'art et les arts est ensuite avec nécessité, à savoir Je style sévère, Je style idéal et le style
déséquilibrée par la nécessité de faire place aussi à la musique et à agréable;
la poésie. Nous avons déjà vu le statut indécis qui est accordé à la c) l'évolution qui mène d'un art à un autre et d'un genre à un
poésie : art romantique ou art universel? En la qualifiant d' « art autre : l'architecture est non seulement le premier art selon la
universel 82 », Hegel peut l'identifier à !'Idéal du Beau, donc à !'Art détermination catégorielle, mais aussi du point de vue de la genèse
dans son unité absolue. Mais du même coup elle n'est plus une historique; de même, à l'intérieur de la poésie, l'épopée est à la fois
spécification singulière de l'Art, qui passe·obligatoirement à travers la première forme selon sa détermination conceptuelle et le genre
la spécification particulière des formes d'art. Autrement dit, si la littéraire historiquement originaire.
poésie est l'art universel elle est catégoriellement irréductible aux Les liens qui existent entre ces difïerentes temporalités sont loin
autres arts. À l'inverse, si elle est un art romantique, comment se d'être clairs. Ainsi Hegel nous dit que l'évolution autonome des
fait-il que Hegel non seulement puisse consacrer l'essentiel de ses arts selon le schéma des trois styles est « indépendante des formes
analyses à la poésie antique, mais encore qu'il puisse tirer les d'art» et « commune à tous les arts ». Ces trois styles correspon-
déterminations fondamentales de ses genres (épique, lyrique, dent en effet aux trois moments clés de tout mouvement organi-
dramatique) de cette même poésie antique? Le cas de la musique que : « Chaque art a sa période d'effiorescence, d'épanouissement,
pose d'autres problèmes, qui rejaillissent paradoxalement sur la en tant qu'art, cette période étant précédée d'une période de
peinture. D'une part, en la liant à la peinture, Hegel est obligé de préparation et suivie d'une période de déclin. C'est que les
«décrocher» celle-ci des autres arts plastiques et d'en faire un art produits, les créations des arts étant des œuvres de l'esprit
tout d'intériorité spirituelle. Mais en même temps, il pense que n'atteignent pas d'emblée, comme les produits de la nature, leur
c'est la musique qui est le véritable art de l'intériorité, et à cet état d'achèvement et de perfection à l'intérieur de leur domaine
égard il lui oppose la peinture définie comme art des apparences spécifique, mais présentent un commencement, un développement,
extérieures. D'où l'ambiguïté du statut de la peinture qui ressort un achèvement et un déclin; une croissance, un épanouissement,
très nettement dans les pages iriaugurales des chapitres consacrés à une dégénérescence 83 . » Cela signifie-t-il qu'à l'intérieur du champ
la poésie, pages dans lesquelles Hegel compare cette dernière aux temporel délimité par une forme d'art donnée, chaque art connaît
autres arts. Tantôt la poésie est en effet censée être la synthèse des cette croissance et ce dépérissement organiques, ou cette évolution
arts plastiques et de la musique, tantôt celle de la peinture et de la organique des arts se superpose-t-elle, au contraire, à l'ensemble
musique, selon qu'il la considère comme art universel ou comme des trois formes d'art, la forme symbolique représentant la genèse,
troisième art romantique. Autrement dit, la peinture est tantôt un la forme classique la perfection et la forme romantique Je dépérisse-
art plastique spécifique, celui qui se réalise dans la forme d'art ment? Hegel choisit sans doute la première variante, puisqu'il fait
romantique, tantôt elle est le représentant de l'art plastique comme réference à l'évolution des arts « à l'intérieur de leur domaine
tel en tant qu'opposé à la pure intériorité de la musique. Comparée spécifique»: or, on peut penser que cette expression se réfère aux
212 La théorie spéculative de l'Art Le .rystème de l'Art 213

formes d'art. Cependant, dans la mesure où la triade du symboli- La musique mérite qu'on s'y attarde de manière un peu plus
que, du classique et du romantique obéit elle-même à un mouve- détaillée. Le chapitre qui lui est consacré est un véritable corps
ment qui va d'un déséquilibre initial vers un moment d'équilibre étranger à l'intérieur de !'Esthétique. Ainsi Hegel n'établit pas de
pour se terminer en un déséquilibre final, les distinctions entre les paradigme musical, alors que l'exposition des autres arts se fait
deux ordres de temporalité ont tendance à se brouiller : ainsi le autour d'un tel paradigme censé exprimer leur essence herméneuti-
privilège accordé à l'art grec comme Art par excellence et la théorie que : le temple grec, la statue du dieu, la peinture italienne t
de la mort de l'art dessinent les lignes d'une conception organi- hollandaise, l'épopée homérique et la tragédie sophocléenne. A
ciste-évolutionniste de l'Art comme tel qui ne ferait que se refléter l'exception de la musique, le seul autre art pour lequel il n'établisse
dans les cycles que les difïerents arts parcourent à l'intérieur d'une pas de paradigme est la poésie lyrique. Cette parenté n'est sans
forme d'art donnée. doute pas due au hasard : la poésie lyrique est l'expression de la
Parmi l'ensemble des trois mouvements chronologiques pos- subjectivité intérieure, comme l'est, de manière beaucoup plus
tulés, il me semble que le plus difficile à accepter est celui censé lier radicale encore - c'est-à-dire de manière plus formelle - la
les differents arts entre eux. Et pourtant, il est rendu inévitable par musique. Il ajoute que dans les deux cas l'intériorité en question
la volonté qu'affiche Hegel de lier chaque art à une forme d'art et manque de détermination concrète : du même coup son extériori-
donc à une vision du monde historiquement spécifique. Le sation (générique) devient un ensemble flou aux sous-divisions
caractère artificiel de la correspondance entre les formes d'art et les incertaines. C'est le cas surtout de la musique : « Si, après cette
arts ne se manifeste nulle part davantage qu'ici. L'embarras de définition générale du principe de la musique et les considérations
Hegel est illustré par ses hésitations dès qu'il s'agit de passer de la également générales sur les points que nous venons d'indiquer,
thèse générale à ses figures concrètes. Nous avons vu que dans le nous voulions aborder l'examen de ses aspects particuliers, nous
cas de l'architecture, il est catégorique : « En partant du concept nous heurterions à de grosses difficultés tenant à la nature même de
de l'art, nous allons rechercher ses origines conformément à ridée la chose. Étant donné le caractère si abstrait et formel de l'élément
que nous nous faisons de la tâche qui lui incombe en premier. Or, musical du son et de l'intériorité qu'affecte le contenu, on ne
cette première tâche consiste à façonner ce qui est objectif en soi, le saurait traiter du particulier qu'à force de déterminations techni-
terrain naturel et l'ambiance extérieure de l'esprit, à insuffier ainsi ques portant sur les rapports de masse entre les sons, sur les
une signification et à imprimer une forme à ce qui est dépourvu difièrences existant entre les instruments, sur les genres de sons,
d'intériorité; forme et signification qui, par elles-mêmes, ne sont sur les accords, etc. 86 • » Autrement dit, on est obligé de passer
pas immanentes à l'objectif. L'art qui s'est trouvé devant cette directement de la détermination la plus générale de la musique à la
tâche est celui de l'architecture qui, comme nous l'avons vu, a détermination de ses aspects techniques. Entre les deux paliers
précédé, au point de vue de l'élaboration, la sculpture, la peinture extrêmes il y a une solution de continuité : il manque le niveau
ou la musique8 4• » Il en va de même, à l'intérieur de la poésie, pour intermédiaire, représenté dans les autres arts par l'exposé de l'idéal
l'épopée qui est « la totalité originelle», « le livre absolument herméneutique, idéal à partir duquel Hegel prétend dériver les
premier dans lequel s'exprime l'âme originelle de la nation 85 ». En aspects techniques. Par exemple, la préférence qu'il accorde à la
revanche, dans le cas de la sculpture et de la peinture, il se contente division de la tragédie en trois actes sur celle en cinq actes découle
d'une forme plus faible de sa thèse. Ainsi il existe bien une sculp- directement de la détermination herméneutique de l'action tragi-
ture préclassique, égyptienne, mais elle ne s1épanouit véritable- que idéale, détermination qui contient trois termes: deux pôles qui
ment que lorsque l'architecture elle-même a déjà atteint sa pléni- s'opposent et leur réconciliation finale. Si ce niveau intermédiaire,
tude: la statue du dieu présuppose l'existence du temple (grec). mais central du point de vue du système (puisqu'il permet de lier
Quant à la peinture, elle n'est certes pas strictement postérieure à les déterminations philosophiques générales à une normativité
la sculpture, puisque l'Antiquité elle aussi avait des peintres technique) fait défaut dans la musique, cela est dû au caractère
réputés : cependant nous avons vu que c'est uniquement à l'époque purement formel de son matériau, le son, qui est incapable
romantique qu'elle peut s'épanouir en conformité avec son essence. d'exprimer de manière déterminée le contenu idéel dont il pro
214 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 215

cède : « [...] ce qui lui manque, c'est un aboutissement objectif, soit musique qu'il donne par ailleurs. S'il avait défini la musique
à des formes représentant des phénomènes extérieurs réels, soit à comme musique vocale, pour en dériver ensuite la musique
des conceptions et à des représentations spirituelles, également instrumentale comme forme secondaire, la situation aurait été
objectives 87• » moins paradoxale : la musique vocale, le chant, le mèlos, étant
D'où une conséquence fâcheuse : dans la mesure où la musique indissociablement son et sens, organisation purement formelle et
est purement formelle, elle n'est capable que de déterminations structure signifiante, la musique aurait pu s'insérer dans son
quantitatives; or, toute détermination véritable est une détermina- système herméneutique (quitte à marginaliser la musique instru-
tion de contenu, et toute détermination de contenu est d'ordre mentale). On voit le paradoxe: la détermination philosophique
qualitatif. Ce déficit de la musique du point de vue de la générale de la musique qu'il donne la définit comme une représen-
représentation herméneutique en fait un art qui à tout moment tation sonore purement formelle de l'intériorité dans son abstraction,
risque de sortir du cercle del'Art au sens fort du terme. C'est le cas ce qui marginalise la musique vocale; en même temps la musique
de la musique instrumentale : certes, le thème peut représenter un n'est un véritable Art que si elle cesse d'être purement instrumen-
état d'âme, mais le développement de ce thème ne correspond plus tale, donc si elle devient vocale, donc si elle cesse d'être conforme à
à aucun développement de ce contenu initial qui reste toujours le son essence, donc si d'une certaine manière elle cesse d'être un art.
même. L'énonciation du thème « épuise déjà la signification qu'il Pour être artistique (au sens générique) la musique doit cesser
doit exprimer » : « S'il est répété ou développé selon des opposi- d'être un Art (comme spécification du système des cinq arts).
tions et médiations difïerentes, toutes ces répétitions, ces écarts, ces Quelle que soit la manière dont on examine le problème, les
transpositions dans d'autres tonalités, etc., se révèlent facilement conséquences sont graves pour la cohérence interne du système
superflus pour la compréhension; elles font partie plutôt du hégélien : la musique est l'art où le présupposé fondamental de la
développement purement musical [...] et ne sont ni exigés par le théorie de l'Art hégélienne, à savoir l'idée que l'unité de l'Art est
contenu ni supportés par lui. À l'inverse dans les arts plastiques, le l'unité d'une détermination herméneutique, est battu en brèche. Si
développement concret jusqu'à la singularité est toujours une la musique (instrumentale) est un art, l'essence de l'Art ne peut
détermination plus précise et une analyse plus vivante du contenu pas résider dans son contenu, puisque la musique est incapable
lui-même88 • » Autrement dit, pour que la musique puisse posséder d'exprimer un contenu 90 • Donc la musique ne peu( pas être un Art,
un contenu déterminé, ce contenu doit lui être donné de l'extérieur, au risque de rendre le système hégélien non crédible : contraire-
par des paroles. À défaut d'un tel« contenu préalable déjà clair en ment à des arts comme l'art de la danse ou l'art des jardins, la
lui-même, [...] la musique reste vide, sans signification (bedeu- musique - et cela vaut aussi pour la musique instrumentale - est
tungslos), et dans la mesure où un aspect essentiel de tout art, à en cette première moitié du XIXe siècle fermement établie en tant
savoir le contenu et l'expression spirituelle, lui font défaut, elle ne qu'art canonique.
fait pas encore vraiment partie de l'art 89 ». D'où la conclusion, à Des difficultés du même ordre surgissent à propos de l'architec-
laquelle il a déjà été fait référence : seule la musique vocale, dans la ture. Art symbolique, elle est en effet caractérisée par un déficit
mesure où elle est capable de doter la musique d'un contenu herméneutique : la forme sensible ne traduit que de manière très
qualitativement déterminé et donc d'une signification concrète, imparfaite l'intériorité spirituelle qui l'informe. Nous avons déjà
peut l'élever à la dignité d'un véritable art: la voix humaine est rencontré l'affirmation paradoxale selon laquelle, bien qu'étant
l'instrument par excellence de l'art musical. On ne saurait l'art symbolique par excellence, elle trouve sa réalisation adéquate
imaginer de conclusion plus paradoxale : la musique n'est un non pas dans l'architecture symbolique, mais dans l'architecture
véritable art que pour autant qu'elle cesse d'être un art autonome classique. Paradoxe qui s'éclaire ici, dès lors qu'on se rappelle que
et s'allie à la poésie. Ce qui est en cause ce n'est pas tant le fait que l'architecture symbolique, en tant qu'elle réalise l'essence de
Hegel accorde la préférence à la musique vocale sur la musique l'architecture, est une architecture autonome : « Les productions
instrumentale, mais que cette préÏerence concerne un type de de cette architecture doivent donner à penser par elles-mêmes,
musique qui n'est pas conforme à la définition de l'essence de la doivent faire naître des représentations générales, c'est-à-dire
216 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 217

qu'elles ne sont pas la simple enveloppe et le simple pourtour de l'architecture fonctionnelle, présuppose que d'une certaine
significations déjà formées pour elles-mêmes 91 • » L'architecture manière elle cesse d'être un art {puisqu'elle perd sa dimension
classique est au contraire purement fonctionnelle : elle n'est que la herméneutique, définitoire de l'art comme tel), pour se réaliser
bâtisse, herméneutiquement inerte, qui entoure la statue du dieu. pleinement (mais comme quoi?). Il est clair que Hegel est ici la
Ainsi le couple de l'architecture autonome et de l'architecture victime d'un conflit entre la conviction que l'architecture ne
fonctionnelle rejoint celui de la musique pure et de la musique possède pas de fonction représentationnelle, et les exigences de son
vocale : dans les deux cas, ce qui devrait apparaître comme un système qui définissent l'Art comme tel par un contenu représenta-
déficit par rapport à la pureté d'essence de l'art en question, se tionnel spécifique.
révèle être sa réalisation paradigmatique. Pareille à la musique Toutes ces incohérences du système des arts sont dues en grande
pure supplantée par la musique vocale, l'architecture autonome est partie à deux postulats fondamentaux de l' Esthétique : l'idée que les
remplacée par l'architecture fonctionnelle : dans les deux cas, les difïerenciations conceptuelles s'épanouissent progressivement dans
matériaux sémiotiques, matière inerte ou son pur, sont incapables !'Histoire (historicisme) et la thèse herméneutique d'après laquelle
de devenir des supports d'une signification déterminée et concrète l'unité des arts est garantie par l'identité de leur contenu. Le
L'architecture n'atteint donc son plein développement que lors- premier postulat est responsable de la tentative infructueuse de
qu'elle cesse de vouloir signifier par elle-même et se met au service corréler le système sémiotique des arts au système historique des
d'un art capable d'exprimer de manière adéquate l'intériorité formes d'art; le deuxième aboutit aux définitions pour le moins
spirituelle, en l'occurrence la sculpture. Cette étape classique de paradoxales de l'architecture et de la musique, deux arts difficile-
l'architecture est celle du temple grec. Contrairement aux édifices ment conciliables avec la thèse selon laquelle les formes ne sont que
de l'époque symbolique (la tour de Babel par exemple), il ne la traduction, la mise en œuvre, d'un contenu, d'une vision du
possède plus de signification propre et devient purement fonction- monde.
nel (zweckmiissig) : en tant que demeure du dieu, son modèle est la Et ce n'est peut-être pas un hasard si c'est à l'occasion de la
maison humaine, et le choix de ses composantes (colonnes, murs, discussion de ces deux arts que la question de l'aspect esthétique de
péristyles, etc.) obéit à des motifs purement formels. l'art - question qui est la grande absente de l' Esthétique de Hegel
Il y a ici au moins deux paradoxes. D'une part, l'architecture est - pointe le bout de son nez. Je me bornerai à l'exemple de
l'art symbolique, sa nature est donc définie comme extériorisation l'architecture. Le caractère fâcheux de l'absence d'une problémati-
inadéquate du contenu spirituel: la réalisation sensible impose une que spécifiquement esthétique ressort lors de la discussion de
opacité que la signification n'arrive guère à percer. Mais la l'architecture fonctionnelle. En quoi un bâtiment qui est unique-
définition de l'Art comme tel est d'être la coalescence du matériau ment défini par son « utilité pour un but précis 92 » peut-il encore
sensible et du sens spirituel. L'architecture ne saurait donc être un être beau? Le fait d'être au service d'un but extérieur semble être
Art au sens plein du terme, mais seulement, comme Hegel le dit à inconciliable avec l'autotélie, si centrale dans la conception
propos de l'art symbolique, une étape préparatoire menant vers hégélienne de !'Art. D'un autre côté, le domaine de !'Idéal du Beau
l'Art. Autrement dit, la définition même de l'art architectural est est exclu de l'architecture dès lors qu'elle cesse de posséder une
de n'être pas véritablement un Art. D'autre part, paradoxe plus signification propre. Pourtant Hegel tente d'introduire la beauté
fort, l'architecture se réalise d'autant plus parfaitement qu'elle architecturale : « Mais pour que ces formes, qui présentent tout
s'éloigne de sa propre essence, c'est-à-dire qu'elle cesse d'être d'abord ce caractère de finalité, s'élèvent à la beauté, elles ne
symbolique, c'est-à-dire encore qu'elle cesse de posséder une doivent pas subsister dans leur abstraction première; elles doivent,
dimension herméneutique. Le paradoxe est plus fort que dans le en dehors et en plus de la symétrie et de l'eurythmie, se rapprocher
cas de la musique : la musique devait se soumettre à la poésie parce de l'organique, du concret, du limité en soi et du multiforme. On
qu'elle ne possédait pas de dimension herméneutique; or, l'archi- commence alors à réfléchir sur des differences et des détermina-
tecture possède bien une dimension herméneutique propre, fût-elle tions, à prêter une attention particulière à certains aspects, à faire
inadéquate. Donc sa réalisation paradigmatique, c'est-à-dire ressortir certains côtés, de préférence à d'autres, bref à se livrer à
218 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 219

un travail que la simple finalité ne justifie pas 93 • » L'imprécision par rapport au savoir de l'entendement et à la pensée spéculative :
des termes marque un embarras profond : en réalité Hegel est à la l'œuvre du sculpteur réalise de manière exemplaire la nature duelle
recherche de l'impossible troisième terme qui ne serait ni la pure de la représentation artistique qui se distingue du savoir discursif
fonctionnalité ni l'idéal du Beau défini comme contenu herméneu- en ce qu'elle est à la fois une réalité sensible et une signification
tique s'incarnant dans une forme sensible. On ne peut pas ne pas spirituelle. De ce point de vue, la poésie apparaît comme atypique,
penser à la finalité sans fin de l'esthétique kantienne. Ainsi nous puisqu'elle réduit sa réalisation sensible, le son, au rang d'un
apprenons que les formes de l'architecture doivent certes s'appro- simple « signe inerte 95 ». Il n'a plus de valeur artistiquement
cher des formes organiques, mais sans aller jusqu'à les représenter signifiante en tant que phénomène sensible, mais uniquement
effectivement, auquel cas nous retomberions dans l'architecture comme support arbitraire d'une signification : « C'est pourquoi il
symbolique qui se sert des formes organiques en les dotant d'une est indi:tïerent pour une œuvre poétique d'être lue ou entendue, et
dimension herméneutique. Par ailleurs cette beauté architecturale elle peut, sans rien perdre de sa valeur, être traduite dans des
ne doit pas devenir un « simple ornement94 », c'est-à-dire doit langues étrangères, être transposée de vers en prose et recevoir
toujours rester liée à la fonctionnalité. La beauté architecturale ainsi des tonalités et sonorités variées 96. » Or, en minimisant ainsi
classique serait ainsi située entre l'idéal du Beau, dont elle se dévêt sa dépendance sensible, la poésie s'écarte de la détermination
pour d'autant mieux pouvoir servir l'œuvre sculpturale, et la conceptuelle de l' Art : « [...] elle détruit l'union de l'intériorité
beauté de l'agrément qui tombe hors du domaine de la véritablt spirituelle et de l'extériorité réelle à un point tel qu'elle cesse d'être
beauté. Mais ce troisième terme (kantien) est strictement impensa- conforme au concept primitif de l'art et court le danger de se
ble dans l'esthétique hégélienne pour laquelle le domaine du Beau séparer totalement de la région sensible pour se perdre définitive-
est coextensif à celui de l'expression sensible d'une vision du ment dans le spirituel 97 . » D'où aussi le danger qui la guette en
monde, donc à une définition herméneutique du Beau. permanence, celui de retomber en deçà de l'art dans le discours de
On pourrait montrer que la même difficulté resurgit dans la l'entendement, ou de vouloir aller au-delà del'Art, vers le discours
musique, à propos de sa dimension purement formelle et de la spéculatif.
question de savoir comment apprécier cette dimension dès lors En revanche, lorsqu'on se place du point de vue de la définition
qu'elle n'est pas réferable à un contenu. Dans les deux cas herméneutique de l' Art, la supériorité de la poésie sur les autres
I'Esthétique bute sur les limites que lui impose son cadre théorique. arts éclate. En effet, tous les autres arts sont limités quant au
Du même coup elle révèle à son corps défendant que la théorie de domaine du contenu de l'Art, de !'Idéal du Beau, qu'ils peuvent
l'art ne saurait être réduite purement et simplement à une représenter: cette limitation est due justement à la spécificité de
herméneutique, que la forme n'est pas le simple vêtement du leur réalisation sensible - de leur matériau - qui demeure
contenu, que la beauté n'est pas réductible à la représentation, que toujours partiellement opaque à la signification spirituelle. Plus un
les arts font encore autre chose qu'exprimer une vision du monde art réussit à s'émanciper des limites inhérentes à l'opacité de son
matériau, plus grand est le domaine des idées qu'il peut exprimer:
« Or, la poésie se libère de cette dépendance par rapport aux
L'art de /'Art: la poésie matériaux, en ce sens que, pour être précises, ses expressions
sensibles n'exigent pas que le poète s'enferme dans les limites d'un
Dans la mesure où Hegel considère les arts presque exclusive- contenu spécifique et d'un mode de conception et de présentation
ment sous l'angle herméneutique, il n'est pas étonnant qu'il également spécifiques. Aussi ne se rattache-t-elle à aucune forme
privilégie l'art verbal. Certes, la question de l'art paradigmatique d'art, à l'exclusion des autres, mais elle est un art universel,
est complexe, puisque la poésie semble en concurrence avec la capable de façonner et d'exprimer sous n'importe quelle forme tout
sculpture. Mais cette concurrence n'est qu'apparente, dans la contenu susceptible de trouver accès dans l'imagination, car c'est
mesure où les deux paradigmes ont une signification di:tïerente. l'imagination, cette base générale de toutes les formes d'art
La sculpture est l'art par excellence lorsque Hegel définit l'Art particulières et de tous les arts, qui est et reste la matière sur
220 La théorie spéculative de l'Art Le système de l'Art 221

laquelle elle travaille 98. » Comme le montre la fin du passage cité, soit conçu ni dans les termes de la pensée spéculative ou de
l'avantage que la poésie possède sur les autres arts n'est pas l'entendement, ni sous la forme d'un sentiment sans paroles ou
uniquement quantitatif, mais qualitatif. Elle n'exprime pas seule- sous celle d'une netteté et d'une précision extérieures sensibles; et,
ment davantage de contenus que les autres arts, mais possède un il ne faut pas d'autre part qu'il entre dans la représentation sous
statut spécial, en ce sens qu'elle travaille directement dans et sur l'aspect d'une réalité finie avec tout ce qu'elle a d'accidentel, de
l'imagination. relatif, de fortuit, de contingent w2• » Cette transformation imagi-
Comment la poésie se libère-t-elle de cette dépendance par native relève bien entendu elle aussi du domaine de la représenta-
rapport aux matériaux? Après tout, la matière verbale possède elle tion (Vorstellung) intérieure, en sorte que la poésie est bien l'art qui
aussi ses spécificités, et donc, semble-t-il, ses limites. Certes, mais se réalise dans et par la représentation intérieure:«[...] l'objecti-
le véritable matériau (Material) de la poésie n'est pas - comme on vité n'existe que dans la conscience même, à l'état de représenta-
pouvait le croire à première vue - l'expression verbale comme tion ou intuition purement spirituelle 103• »
phénomène physique; c'est la représentation intérieure elle-même La poésie possède donc bien un statut atypique: elle est le lieu
qui constitue le matériau poétique : « Ce sont les formes spiri- où l'élément sensible de l'Art s'efface pour devenir pur signe
tuelles qui prennent la place du sensible et qui fournissent les transitif de l'intériorité. Paradoxalement, cette caractéristique qui
matériaux à façonner, comme le faisaient précédemment le mar- la situe aux frontières de l'Art si on l'aborde du point de vue de sa
bre, le bronze, la couleur et les sons musicaux 99 • » Le son poétique spécificité sémiotique, la situe en son centre si on se place du point de
n'a pas le même statut que le son musical ou la pierre du sculpteur, vue de son statut herméneutique. La poésie se tient aux frontières de
il n'est qu'un matériau au sens impropre du terme:« L'esprit[...] l'Art en ce qu'elle a tendance à minimiser l'élément sensible, mais
ne se sert de l'élément verbal que comme d'un moyen, soit de elle occupe son centre en ce que son matériau, purement spirituel,
communication, soit d'extériorisation directe; et il s'en sépare dès est en même temps son contenu et que ce contenu n'est autre chose
le début, comme d'un simple signe, pour se replier sur lui- que le contenu de l'Art comme tel.
même rno. » En vertu de cette théorie, Hegel pense pouvoir soutenir que la
Deux difficultés se présentent aussitôL La première tient au fait poésie est, au sens propre de l'expression, l'art de l'Art: elle est
que la représentation intérieure est censée être le contenu de tout art, l'Art dépouillé de toute limitation extérieure et réduit à son noyau
donc aussi de la poésie : « On peut alors nous objecter que les essentiel qu'est l'imagination créatrice. Autrement dit, les fron-
représentations et intuitions forment le contenu de la poésie et ne tières de la poésie sont les limites de l'Art comme tel : la réalité
sauraient par conséquent être considérées comme ses extériorisa- empirique, non substantielle, d'un côté, la raison spéculative de
tions et objectivations 101 • » Or, c1est justement ici qu'éclate la l'autre.
spécificité de la poésie : elle est l'unique art dans lequel le matériau Ainsi la poésie, en tant que reproduction de « la totalité du
et le contenu sont d'une certaine manière une seule et même chose. beau 104 », est-elle la synthèse de tous les arts : « D'une part en
Surgit alors une deuxième difficulté : si la représentation intérieure effet, la poésie, comme la musique, repose sur la perception de
est à la fois le matériau et le contenu de la poésie, en quoi celle-ci se l'intériorité par l'intériorité, principe qui manque à l'architecture,
distingue-t-elle encore de la discursivité prosaïque? En fait, pour à la sculpture et à la peinture, et, d'autre part, elle s'amplifie
que le matériau de la représentation puisse se transformer en jusqu'à former, avec les représentations, les intuitions et les
contenu poétique, il doit être transformé par l'imagination. C'est sentiments intérieurs, un monde objectif, gardant à peu près toute
cette transformation qui fait défaut à la représentation commune . la précision de celui de la sculpture et de la peinture, et elle est, en
« On peut caractériser cette difïerence d'une façon générale en outre, capable de présenter d'une façon plus complète que
disant que ce qui rend un contenu poétique, ce n'est pas la n'importe quel autre art la totalité d'un événement, le déroulement
représentation comme telle, mais l'imagination artistique. [...] complet de mouvements intérieurs, de passions, de représenta-
L'appréhension poétique d'un contenu suppose une condition tions, l'évolution des phases d'une action 105 . » Puisqu'elle est l'art
essentielle qui est la suivante : il faut d'une part que le contenu ne total, elle est aussi l'art le plus systématique, en fait le seul art dans
222 La théorie spéculative de /'Art Le système de /'Art 223

lequel les déterminations fondamentales de !'Idéal du Beau soient est donc l'aboutissement d'une double mise en abyme, à la fois des
reproduites en abyme. Le lieu de cette reproduction en abyme est autres arts et des autres genres littéraires :
celui des genres littéraires. La poésie est le seul art qui se spécifie
en un système générique spéculativement pertinent, parce que son
A /"''' plastiques , . /épopée
épanouissement, non limité par un matériau unilatéral, n'est
autre chose que l'explicitation du Beau comme tel : « En tant ri . / poesie / poésiedramatique
qu'art total disposant de matériaux qui ne sont pas faits pour lui
imposer un mode d'exécution donné, à l'exclusion de tout autre, musique lyrisme
la poésie est à même d'utiliser les différentes variétés de la
production artistique comme telle, de sorte que la base de sa Mais la distinction entre poes1e objective (épopée), poesie
division et de sa diversification en genres ne peut et ne doit être subjective (lyrisme) et poésie objective-subjective (poésie dramati-
empruntée qu'au concept général de la production artistique 106• » que) n'est pas seulement une mise en abyme du système des arts.
Est-ce que, dans sa mise en abyme de la théorie de !'Art, le Elle doit aussi être mise en rapport avec la théorie des formes d'art,
système des genres reproduit le système des formes d'art ou plutôt ces dernières s'organisant elles aussi autour de la dialectique de
celui des arts? D'une part nous apprenons que la poésie épique, l'objectivité et de la subjectivité : Hegel lie l'art symbolique à la
dans la mesure où elle représente la totalité développée du monde représentation de l'objectivité extérieure, l'art romantique à l'exté-
spirituel sous la forme de la réalité extérieure (l'événement), riorisation de la subjectivité et l'art classique à la synthèse de la
reproduit le principe des arts plastiques - avec cette différence représentation objective et de l'expression subjective 108• Or,
importante que dans le cas des arts plastiques la réalité est comme c'était déjà le cas au niveau du système des arts dans sa
matérielle, alors que dans l'épopée il s'agit d'une réalité idéale, totalité, cette mise en parallèle de l'herméneutique des formes d'art
qui n'existe que comme projection imaginaire. De même Hegel et de la sémiotique des arts désorganise le système générique to9_
établit à plusieurs reprises des liens entre la poésie lyrique - la C'est au niveau de l'épopée et de la poésie dramatique que le
poésie de l'intériorité subjective (état d'âme) - et la musique; le système se défait. Ainsi, à la lumière de la caractérisation du
genre le plus important du lyrisme est d'ailleurs le Lied, la lyrisme - lié à la musique - l'épopée devrait avoir une parenté
chanson. Tel étant le cas, on s'attendrait à ce que l'art dramati- intime avec l'architecture, art de la représentation objective et art
que soit la reproduction, à l'intérieur de la poésie, de la synthèse symbolique; quant à la poésie dramatique, on s'attendrait à ce
des arts plastiques et de la musique, c'est-à-dire la mise en abyme qu'elle soit reliée à la sculpture, art classique par excellence. Or,
de la poésie comme telle (puisque nous savons que la poésie comme lorsque Hegel compare l'épopée aux arts plastiques, il ne la réfère
telle est déjà la synthèse des arts plastiques et de la musique). Et, pas à l'architecture mais à la sculpture : les œuvres épiques sont les
en effet, Hegel définit la poésie dramatique par l'action : or, « sculptures de la représentation IID ». La raison de ce choix n'est
l'action est la synthèse de la représentation de la réalité objective pas difficile à trouver : on ne saurait réferer la poésie dramatique
(l'événement) et de la représentation de l'intériorité du sujet aux arts plastiques, par exemple à la sculpture, parce que dans le
(l'état d'âme), ce qui correspond à la définition de la poésie système en abyme, les arts plastiques, loin de représenter la
comme telle. Par ailleurs, la poésie dramatique est le moment synthèse ultime, correspondent au pôle objectif; d'autre part, faire
suprême de la poésie : « Le drame -qui constitue, aussi bien par de l'épopée la reproduction de l'architecture aurait signifié lier un
son contenu que par sa forme, la totalité la plus complète, doit genre littéraire que Hegel considère comme fondamental à un art
être considéré comme le moment le plus élevé de la poésie et de qu'il dévalorise. On peut d'ailleurs rappeler en passant une autre
l'art 107• » Autrement dit, de même que la poésie comme telle incohérence : en regroupant les arts plastiques du côté du pôle de
synthétise les autres arts, la poésie dramatique synthétise les la représentation objective, il doit couper la peinture de la
autres genres littéraires donc la poésie : elle est la poésie de la musique, alors que par ailleurs il y voit deux arts romantiques; en
poésie. Mais la poésie est déjà l'art de !'Art. La poésie dramatique même temps il est obligé de lier l'architecture à la sculpture, alors
224 La théorie spéculative de /'Art Le système de l'Art 225

que la première est censée être un art symbolique et la deuxième un au lyrisme, il est dépourvu d'action et se borne à décrire des états
art classique. d'âme intérieurs. Si ce modèle fonctionne plutôt bien pour
Toutes ces incohérences, dommageables du point de vue de la l'épopée et la tragédie antiques (encore qu'il y ait des exceptions
cohérence systématique, ont certes aussi un avantage indéniable : notables : Les Perses d'Eschyle est une tragédie à intrigue exo-
elles rendent la démarche hégélienne plus fluide, et elle gagne en gène), il ne saurait plus être valable dès lors qu'on prend en
finesse analytique ce qu'elle perd en rigueur systématique. Les compte la littérature narrative moderne : rares sont les romans
chapitres consacrés à la poésie forment sans conteste le titre de qui ont pour sujet des conflits exogènes; au contraire, le caractère
gloire de l' Esthétique, non seulement parce que, dans cette mise en « domestique » de la plupart des intrigues narratives modernes
abyme vertigineuse, Hegel y remet en jeu toutes les distinctions saute aux yeux, et d'ailleurs Hegel est le premier à le faire
catégorielles développées dans la théorie des formes d'art et dans la remarquer.
sémiotique des arts, mais aussi parce que c'est dans le domaine de Enfin, la troisième catégorisation définit les genres par leurs
l'art littéraire que la puissance architectonique de sa pensée se structures herméneutiques, plus précisément par les visions du
marie le plus heureusement avec sa sensibilité esthétique. Il monde qu'ils véhiculent. C'est à ce niveau que la réduction se
n'empêche que la tentative de réduction du système des arts à une révèle la plus difficile.
herméneutique historico-philosophique se révèle encore une fois Partons de la définition de l'épopée : «C'est[...] l'ensemble de la
problématique. conception du monde et de la vie d'une nation qui, présenté sous
Dans la mesure où la théorie littéraire hégélienne est une théorie forme objective d'événements réels, constitue le contenu et déter-
des gerires, c'est-à-dire dans la mesure où elle situe le réel littéraire mine la forme de l'épique proprement dit. [...] C'est en tant que
dans le système triadique de l'épopée, du lyrisme et du drame, elle totalité originelle que le poème épique constitue la Saga, le Livre,
aboutit aussi à une réduction de tous les genres historiquement la Bible d'un peuple, et toute grande et importante nation possède
attestés à ces trois catégories fondamentales. Cette réduction elle des livres de ce genre, qui sont absolument les premiers de tous
aussi ne va pas sans grincements. ceux qui lui appartiennent et dans lesquels se trouve exprimé son
Il apparaît ainsi que Hegel tente de faire fonctionner la triade esprit originel lll_ » Cette détermination d'essence de la poésie
des genres sur trois plans difïerents : épique comme telle est en fait une analyse des épopées homériques.
D'abord, la répartition des œuvres littéraires entre les différentes D'où la marginalisation de toutes les traditions narratives non
catégories semble relever d'une distinction des modalités d'énon- réductibles au modèle herméneutique élaboré à partir de (et pour)
ciation. Ainsi le chapitre consacré à la poésie dramatique regroupe- l'Iliade: théogonies, cosmogonies, littérature didactique (fables,
t-il l'ensemble des formes qui relèvent du mode mimétique. Le etc.), épopées extra-européennes, sans parler du champ immense
chapitre sur la poésie épique quant à lui contient· des considéra- de la littérature romanesque {qui - si elle retient l'attention
tions consacrées aux cosmogonies, aux théogonies, aux nouvelles et privilégiée du critique et du philosophe de l'histoire - ne trouve
romans, en sorte qu'on peut penser qu'elle représente le pôle de la pas grâce aux yeux du théoricien du système des arts). Hegel
littérature narrative. Mais ce critère ne vaut plus pour la poésie justifie cette marginalisation par la distinction entre formes
lyrique : le poème lyrique est l'expression d'un état d'âme, c'est-à- essentielles et formes contingentes - ce qui est un peu court 112•
dire qu'il est défini par son contenu. Il n'y a donc pas de système Lors de l'analyse de la poésie lyrique en revanche - nous
triadique au niveau des modalités d'énonciation. l'avons vu-il n'établit pas de paradigme classique et les exemples
Ensuite, une deuxième catégorisation a recours à une sorte de qu'il analyse proviennent indifféremment de la poésie antique,
logique des actions : la poésie épique est la représentation d'un orientale (Hafiz) et «romantique», avec une nette préférence
conflit exogène, c'est-à-dire d'un conflit entre des héros qui accordée à cette dernière (surtout aux poèmes de Goethe et
relèvent de deux communautés difïerentes; la poésie dramatique Schiller). L'absence d'un paradigme tient au fait que la poésie
au contraire possède une intrigue endogène, c'est-à-dire qu'elle lyrique est l'expression de la subjectivité et que par conséquent elle
représente des conflits internes à une communauté donnée; quant est une forme intrinsèquement instable qui ne connaît pas de
226 La théorie spéculative de !'Art Le système de /'Art 227

limites à la diversité individuelle. En ce sens, elle continue à être subjectivité; quant au drame, nous le savons déjà, il est une
le corps étranger qu'elle avait été dans la plupart des systèmes à quasi-synthèse de la substantialité et de la subjectivité. On
trois genres 113 • aurait donc une mise en abyme supplémentaire de la triade de
Dans le cas de la poésie dramatique, la situation est plus l'objectivité, de la subjectivité et de leur synthèse, cette fois à
complexe. Hegel admet d'entrée de jeu une subdivision en trois l'intérieur même de la poésie dramatique qui est la synthèse de
sous-genres, la tragédie, la comédie et le drame 114, qui ont chacun la poésie qui, elle, est la synthèse des autres arts et reproduit en
leur spécificité propre. Dans la détermination générale de la son sein les trois formes d'art. Hegel n'exploite guère ce schéma,
poésie dramatique, il se borne par conséquent à des analyses qui puisqu'il reviendrait à situer la synthèse ultime de l'Art dans
portent sur la spécificité de l'action et de l'unité dramatiques par une forme moderne, alors qu'en vertu de la thèse historico-
rapport à l'action et l'unité épiques (conflit endogène vs. conflit philosophique générale, seul l'art classique est le lieu de la
exogène), sur les motifs du conflit dramatique et sur l'organisa- synthèse. C'est pour cela que le drame n'est qu'une quasi-
tion formelle du drame (diction, dialogue, mètre, etc.), autrement synthèse : en effet, bien que Hegel emploie effectivement le terme
dit des analyses qui tentent de déterminer ce qu'on pourrait de « médiation » (vermitteln) pour le caractériser, il ajoute aussi-
appeler le statut poétologique de l'art dramatique. Mais c'est tôt que ce genre est moins important que la tragédie et la
dans le schéma sous-générique que surgissent les difficultés. comédie et qu'il est intrinsèquement instable dans la mesure où
D'abord, Hegel se passe complètement de la tripartition du il risque à tout moment, soit de sortir du dramatique propre-
symbolique, du classique et du romantique, qui se trouve rempla- ment dit (pour tomber dans le lyrique), soit de s'abîmer dans
cée par un schéma diadique opposant l'antique au moderne. l'élément prosaïque 116•
Formellement ce schéma détermine six formes. Mais elles sont On voit que dans chacun des trois genres paradigmatiques
loin d'avoir toutes le même statut. Ainsi seule la tragédie antique retenus, la tentative de maintenir une correspondance stricte
est une véritable tragédie, parce qu'elle représente des conflits entre entre la sémiotique des arts et l'herméneutique des formes d'art
des forces substantielles, exprimant toutes des déterminations aboutit à des incohérences plus ou moins importantes. Assuré-
humaines fondamentales (Antigone); la tragédie moderne au ment, il ne s'agit d'incohérences que mesurées à l'aune de l'idéal
contraire présente des conflits qui naissent de la contingence d'un hégélien de systématicité et au nom duquel l'auteur de l' Esthéti-
caractère (Othello) 115 ou d'une passion (Roméo et Juliette), motifs que prétend accéder à un type de connaissance opposé aux
qui sont dépourvus généralement de toute- justification substan- savoirs de la science pédestre : mais si on veut lui rendre justice
tielle propre. La même chose vaut, bien que dans une moindre on ne saurait le faire qu'en le jugeant selon ses propres exi-
mesure, pour la comédie : son paradigme est lui aussi antique, la gences. Par ailleurs, c'est justement dans cette charpente systé-
comédie moderne étant soit trop grave (Tartuffe), soit trop matique que réside la contribution centrale de Hegel à la
prosaïque. Le véritable genre dramatique moderne est le drame : tradition de la théorie spéculative de l'Art. En effet, la thèse de
mélange, voire quasi-synthèse des éléments du tragique et du la fonction ontologique de l' Art n'est pas une création hégé-
comique, il existe certes déjà dans !'Antiquité (drame satyrique, lienne : nous avons vu qu'elle a été développée par les romanti-
tragi-comédie), mais il s'épanouit essentiellement à l'époque ques; Hegel ne fait donc que la reprendre. En revanche l'élabo-
moderne (Iphigénie de Goethe). Autrement dit, à côté du schéma ration d'une théorie spéculative historico-systématique de l'Art,
synchronique tragédie-comédie-drame s'ébauche un schéma dia- censée légitimer la sacralisation à travers une analyse philosophi-
chronique, la tragédie et la comédie étant réservées à l'art que des arts, était largement restée à l'état de projet chez les
antique, le drame à l'art romantique. Ce schéma est apparem- romantiques, même si la genèse de l'histoire de la Littérature
ment dialectique : la tragédie représente le triomphe de la subs- telle que nous l'avons analysée chez Friedrich Schlegel en posait
tantialité sur la subjectivité (les héros tragiques sont détruits, déjà certains jalons essentiels (et en manifestait déjà certaines
parce que l'unilatéralité de leurs buts doit être résorbée dans des limites). Il faut ajouter que le système hégélien des arts
l'unité substantielle); la comédie représente le triomphe de. la laisse loin derrière lui les tentatives analogues de Solger ou de
228 La théorie spéculative de !'Art

Schelling, et en ce sens c'est bien lui qui accomplit le projet


romantique d'une science spéculative de l'Art. Il n'est donc pas
étonnant que son système en exhibe aussi avec le plus de force les
présupposés les plus contestables et qu'il ait à affronter le plus
directement certaines de ses apories.

CHAPITRE IV

Vision extatique
ou fiction cosmique ?

Que l'on voie dans Hegel l'accomplissement du romantisme ou


son dépassement, on ne saurait nier la solidarité philosophique
profonde qui lie l'auteur de !'Esthétique à ses prédécesseurs,
solidarité qui n'est autre que celle de l'idéalisme. Or, Schopen-
hauer et Nietzsche veulent se situer délibérément en dehors de
cette tradition. Le premier prétend être le seul héritier légitime de
Kant et considère comme nulle et non avenue l' « imposture » de
Fichte, Schelling et Hegel. Quant au second, c'est l'ensemble de la
tradition philosophique postsocratique qu'il remet en question, y
compris Kant et Platon, les deux phares de la pensée occidentale
selon Schopenhauer, son maître de jeunesse. Nietzsche s'éloignera
donc vite de rauteur du Monde comme volonté et comme représentation
dont il refusera le pessimisme et la dépréciation de la vie terrestre.
Il n'empêche que - loin au-delà de ses écrits de jeunesse - il
s'affrontera toujours de nouveau à lui 1• Ce qui est plus important
pour nous, c'est que lorsquion situe les deux philosophes par
rapport à la tradition romantique et idéaliste, leurs difïerences
s'estompent en faveur de leur commune rupture avec celle-ci. Dans
le cas de Schopenhauer cette rupture n'est d'ailleurs pas de l'ordre
d'une consécution chronologique, puisque la première édition du
Monde comme volonté et comme représentation (1819) est pratiquement
contemporaine des cours de Hegel sur l'esthétique (à partir de
1818). Cela dit, l'œuvre de Schopenhauer n'a commencé à devenir
influente qu'après la mort de Hegel, en sorte que du point de vue
de l'histoire sociale de la philosophie, il vient malgré tout après son
grand rival.
Il ne saurait être question d'étudier ici cette rupture, et je me
bornerai à en énumérer brièvement quelques aspects essentiels : ce
La thiorie spéculative dt l'Art
228
. c sens c'est bien lui qui accomplit le projet,
Schelling,
· et d'en ee science
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présupposés les plus contesta c . ,
directement certaines de ses apones. ,

CHAPITRE IV

Vision extatique
ou fiction cosmique?

l'on voie dans Hegel l'accomplissement du romantisme ou


ement, on ne saurait nier la solidarité philosophique
c qui lie l'auteur de !'Esthétique à· ses prédécesseurs,
"té qui n'est autre que celle de l'idéalisme. Or, Schopen-
Nietzsche veulent se situer délibérément en dehors de
"tion. Le premier prétend être le seul héritier légitime de
,, t considère comme nulle et non avenue l' « imposture » de
lSchclling et Hegel. Quant au second, c'est l'ensemble de la
n philosophique postsocratique qu'il remet en question, y
<Kant et Platon, les deux phares de la pensée occidentale
·, openhauer, son maître de jeunesse. Nietzsche s'éloignera
"te de l'auteur du Monde comm, volontéd comme représentalion
·· era le pessimisme et la dépréciation de la vie terrestre.
pêche que - loin au-delà de ses écrits de jeunesse - il
cra toujours de nouveau à lui 1 • Cc qui est plus important
ÛS, c'est que lorsqu'on situe les deux philosophes par
·· la tradition romantique et idéaliste, leurs dilïerenccs
t en faveur de leur commune rupture avec celle-ci. Dans
:Schopenhauer cette rupture n'est d'ailleurs pas de l'ordre
nsécution chronologique, puisque la première édition du
·· e volonté et comme .reprisentatitm (1819) est pratiquement
raine des cours· de Hegel sur l'esthétique (à partir de
àadit, l'œuvre de Schopenhauer n'a commencé à devenir
u'après la mort de Hegel, en sorte que du point de vue
·: esociale de la philosophie, il vient malgré tout après son

'ürait être question d'étudier ici cette rupture, et je me


\en énumérer brièvement quelques aspeets essentiels : ce
230 La théorie spéculative de /'Art Vision extatique ou fiction cosmique? 231
n'est qu'à ce prix qu'apparaîtra dans toute sa signification la '·sen:ice de la ..volo:1té, c'est la notion de vérité comme telle qui
continuité qui existe dans le domaine de la théorie de l' Art. devient problemanque. Il se pourrait fort bien qu'elle ne filt en fin
Continuité massive en ce qui concerne la philosophie du Beau de •de_ ompte qu'un fiction utile, puisqu'elle est sanctionnée par des
Schopenhauer et les premiers écrits de Nietzsche. Continuité plus cnteres non pas mtemes mais uniquement externes : nous tenons
paradoxale dans le cas des écrits de la maturité de Nietzsche qui, · :pour v"'! ce dont les co é9uences nous plaisent, ce qui aboutità
après avoir critiqué sévèrement les postulats de la théorie spécula- ides succes, etc. Nos« ventes» ne sont autre chose que des outils
tive de l' Art à l'époque de Humain, trop humain, finira malgré tout · des instru ents par l'intermédiaire desquels nous agissons dans e;
par les réintroduire dans sa vision des choses, quitte à les ,.sur notre_ vie : leur statut est pragmatique et non pas ontologique.
transformer profondément. Du fau de cette dévalorisation de la rationalité l'idéal du
Grossièrement on peut distinguer deux points sur lesquels discours philosophique, pour Schopenhauer !=(>mme 'pour Nietz-
Schopenhauer et Nietzsche s'opposent fondamentalement à la sche, ne saurait plus être celui d'une déduction d'une démonstra-
tradition romantico-idéaliste : , tion: il s'agit plutôt d'exposer une intuition fo damentale concer-
1. Cette tradition était une philosophie du logos, c'est-à-dire une nant« la vie>►:Ia volonté comme fait vital central. Le but lui aussi
pensée pour laquelle il allait de soi que la structure ontologique de :,change : ce n'est plus un savoir pur qu'on vise, mais une leçon de
l'Univers trouve sa plénitude dans un acte de connaissance de soi. ' agesse. phil ophie ?oit ébranler ses disciples, les mettre en
(médiatisé à travers l'humanité comme entité spirituelle). Que l'on '•.état de.c e,les fauc somr de leur existence inauthentique (le voile
pense avec les romantiques que cette adéquation entre le discours d; _la a,a chez Schopenhauer), pour les mener, soit vers la
rationnel et!'Absolu ne saurait être réalisée quedans une approche ',res1gn non de la volonté de vivre (Schopenhauer), soit, au
infinie ou qu'on suive au contraire Hegel pour lequel le savoir : contraire, vers une exacerbation de la volonté de puissance
absolu est réalisable in actu dans le système philosophique, dans les (Nietzsche).
deux cas il incombe au discours, philosophique ou poétique, de 2. Ces oppositions au niveau du statut et de la fonction du
réaliser cette adéquation entre le réel et son savoir-de-soi. Selon , discours philosophique ont des prolongements au niveau de la
cette conception, l'ordo mundi est fondamentalement finalisé eu Jvision e l'humanité. L'idéalisme - fidèle en cela à ses origines
égard à son autorévélation, sa connaissance adéquate coïncidant ..::,roman'.'ques - voy,ait dans l'humanité un organisme infiniment
avec sa plénitude spirituelle. Quant à la matérialité de l'univers et : ;Perf cn !e, compos_e d'?n s mme de communautés historiques
la nature sensible de l'homme, elles se trouvent du côté des .parncuheres appelecs a s untr pour former un corps spirituel
apparences et sont donc appelées à se résorber dans l'essence i.';°l ec f. D'où, nous l'avons vu, une vision eschatologique de
spirituelle. Pour Schopenhauer en revanche, l'homme est primor •lh1St01re. Schopenhauer en revanche refusera de voir dans!'huma-
dialement un être sensible situé dans un espace matériel et soumis .té autre chose que l'identité d'une détermination biologique,
comme tout être à la loi d'airain de la volonté, force cosmique auto- 'est-à-dire l'identité d'une objectivation de la volonté historique-
engendrante et autodestructrice : la volonté est la véritable Chose men: transcendante: En ce_ sens on a eu raison de dire que sa
en Soi, l'autre absolu du monde phénoménal, donc du monde de la :m5ee est une_ philosop e du corps, plutôt que du sujet2•
représentation. Elle échappe à toute connaissance rationnelle, elle _opposant explicitement a Hegel, il rtjette comme inconsistante
est l'irreprésentable par excellence : même la philosophie, connais- ',déc même d'un sujet historique collectif: « L'individu seul en
sance de l'Univers en tant que représentation dans sa totalité, est et, et non l'espèce humaine, possède l'unité réelle et immédiate
incapable de remonter jusqu'à ce fondement dernier. Quant à .la, e conscience; l'unité de marche dans l'existence de l'espèce
connaissance du tout venant, elle est encore plus mal logée : elle umaine n'est donc qu'une pure fiction. En outre, de même que
n'est qu'une simple mèt:hanè au service de la volonté, donc ne ans la ature l'espèce cule est réelle, et que les genres (gmera)
possède qu'une valeur pragmatique. nt de simples abstracnons, de même dans l'espèce humaine la
Nietzsche insiste,a surtout sur ce deuxième aspect : si le savoir, à ' "té _appartient aux individus seuls et à leur vie, les peuples et
l'exception de la connaissance philosophique, est lui aussi au, eur existence sont de simples abstractions 3• » D'où le refus radical
232 La théorie spéculative de l'Arl Vision extatique ou fiction eosmique? 233
de l'historicisme, qu'il pense être incompatible avec toute pensée , l'événement, et qui en font leur œuvre. Aussi le but que Nietzsche
philosophique véritable : « L'histoire nous enseigne qu'à chaque .donne à l'humanité n'est-il pas le développement harmonieux de
moment il a existé autre chose; la philosophie s'efforce au contraire 1::5pèce,. mais, comme il le soutient dès ses pr miers textes,
de nous élever à cette idée que de tout temps la même chose a été, lepanomssement de ses« types les plus élevés9 ». A cette théorie
est et sera. En réalité l'essence de la vie humaine comme de la vo_l n ste de !_'histoire comme acte répond une conception
nature est tout entière présente en tout lieu, à tout moment, et n'a utilitanste du discours historique : rejetant la conception de
besoin, pour être reconnue jusque dans sa source, que d'une l'histoire comme pur savoir, Nietzsche se fait le défenseur d'une
certaine profondeur d'esprit 4. » Et plus loin il précisera:« Tous ,, ,-histoire au service de la vie, que ce soit comme histoire exemplaire
ceux occupés à élever ces constructions de la marche du monde, ou, mythe collectif ou critique du passé. '
comme ils disent, de l'histoire, ont oublié de comprendre la vérité ·· On pourrait objecter que ces conceptions schopenhaueriennes et
capitale de toute philosophie, à savoir que de tout temps la même •nietzschéennes, si elles sont certes en rupture avec l'idéalisme,
chose existe, que le devenir et le naître sont de pures apparences, semblent cependant reprendre une idée centrale du romantisme : iJ
que les Idées seules demeurent et que le temps est idéal 5• » s' t del.athèse de l'irréductibilité de la « vie » au logos
Nietzsche quant à lui, bien qu'il rejette très vite le platonisme ·philosoph1que, thème qui avait déjà été présent chez Friedrich
schopenhauerien et son refus radical de l'histoire, n'en écartera pas Schlegel et Novalis. Cependant, le contenu même de la notion de
moins toute idée d'une téléologie ou d'un déterminisme histori- «· vie » a changé du tout au tout. La « philosophie de la vie » de
ques, en faveur des contingences d'une généalogie : « Comment, la Friedrich Schlegel avait été une philosophie chrétienne et la
statistique démontrerait qu'il y a des lois dans l'histoire? Des lois? «vie» chantée par Novalis avait été celle de l'âme dont la richesse
Certes, elle montre combien la masse est vulgaire et uniforme .inépuisable, fondée dans son statut de speculum Dei, était censée
jusqu'à la répugnance. Faut-il appeler " lois "les effets des forces transcende: toute représentation philosophique. Avec Schopen-
de gravité que sont la bêtise, la singerie, l'amour et la faim? Fort hauer et_ N1etzsche en revanche, c'est la vie biologique, physiologi-
bien! Convenons-en. Mais alors une chose est certaine, c'est que .que, qm entre en scène, contre le logos désincarné certes mais
pour autant qu'il y a des lois dans l'histoire, ces lois ne valent rien ·aussi contre les efiusions de l'âme romantique. '
et l'histoire ne vaut pas davantage 6• » Certes, lorsqu'il rédige« De
l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie», · Ces ruptures au niveau du projet philosophique global ont
dont provient le passage cité, il est encore sous l'influence évidemment_ aussi des répercussions au niveau de la conception des
schopenhauerienne, comme le montre sa défense d'une vision •arts. En fait, Schopenhauer marque une véritable fracture à
supra-historique (überhistorisch) de l'humanité: il s'agit de« détour- ·l'intérieur de la tradition de la théorie spéculative del'Art fracture
ner le regard du devenir vers ce qui donne à l'existence le caractère ,q e Nie1'.'s_che et Hei egger ne feront qu'approfondir10. E effet, le
de l'éternel et de l'identique (gleichbedeutena), vers l'art et la reJ t con ou t du savo1_r déd ctif et du déterminisme historiciste (ce
religion 7 ». Mais en même temps il commence déjà à s'éloigner de .qw ne signifie pas necessa1rement un abandon de l'historicisme
son maître : lorsqu'il rappelle que la vie est « une chose qui vit de )Out c?urt, comme j'esp re le montrer dans le cas de Heidegger)
se nier et de se détruire elle-même, de se contredire sans cesse 8 », .mterd1ra toute constructmn del'Art comme organisme historique:
c'est pour célébrer sa puissance métamorphosante, et donc évolu- son,essence ne_ser plu i e.ntifiée à son développement historique
trice au sens vaste du terme, alors que Schopenhauer n'y voit · ou a son orgamsat,on genenque. Chez Schopenhauer, Nietzsche et
qu'une vaine agitation de surface. Si pour Nietzsche il n'y a pas de · Heidegger la théorie spéculative de l'Art sera bien moins une
téléologie historique, l'histoire n'en est pas moins le lieu de théorie des arts qu'elle ne l'avait été dans le romantisme et chez
bouleversements vitaux constants. D'où, dans les écrits ultérieurs, ::Hegel. Que !'Art soit conçu comme expérience vitale (chez
son retour comme dimension essentielle de l'existence humaine- Schopenhauer et ietzsche), ou comme investigation pensante de
non pas de l'humanité comme logos en devenir mais de l'humanité la question de !'Etre (chez Heidegger), dans les deux cas la
comme vie : l'histoire est celle des grands individus qui créent méditation critique d'œuvres exemplaires remplacera l'étude
234 La théori, spéculative dt /'Art
Vision extatique ou fiction cosmique?
235
extensive des formes d'art et de leur histoire dans sa fonction de
support des thèses spéculatives. Alors que dans l'historicisme
hégélien, l'étude en compréhension (la définition conceptuelle) 1. DEL'ANAGOGIE
devait rajoindre l'étude en extension (le développement histori- À LA RÉDEMPTION ARTISTIQUE
que), cette obligation cesse d'en être une avec Schopenhauer et ses
successeurs. Autrement dit, la vision de l'essence de l' Art s'émanci-
pera de plus en plus de la question de sa relation avec les arts dans
leur pluralité et leur variabilité historiques : encore peu prononcée
chez Schopenhauer lui-même, qui se livre à un survol trdditionnel
! hI(a: h= f
aisai fo d'être le seul descendant légi-
de tous les arts canoniques, cette tendance s'affirme nettement chez manière radic le. Alo ;:a;ur'i:'::tt! q e il •en él?igne e
le jeune Nietzsche pour qui l'Art se réduit dt facto à la tragédie que du Beau était chose impossible le B. octn e philosophi-
grecque et à la musique; il en ira de même chez Heidegger dont la ·ph' , . , eau n etant pas u
théorie de !'Art procède pour l'essentiel de l'analyse de quelques
• ... enomene ontologiquement stable mais un idéal di , ?
discuter, un produit de la cultureh . spute et a
œuvres exemplaires : les poèmes tardifs de Hôlderlin, 9.uelques . déterminations naturelles Sch enhumame et non pas une de ses
poèmes de Trakl et de Rilke, un tableau de Van Gogh. À travers d'établir une doctrine phllosopohil'. aduerBse pro??• explicitement
une telle démarche, les spéculations sur l'Art comme généralité ,•d' d que u eau. Ainsi exposant
-1_ . evant un auditoire d'étudiants, il dira« . C ' ., ses
non spécifiée deviendront fatalement plus envahissantes mais aussi ;rai ICl ne sera pas th, . . . e que J expose-
plus réifiantes, permettant ainsi à la théorie spéculative de l'Art de
se reproduire indéfiniment hors de tout contact compromettant
·Beau Il. » Et il n'ya
:thèses qu'il
':\;et
dans
enque m 1s une métaphysique du
!'':;' le omdre doute là-dessus : les
avec la phénoménalité des arts dans leur multiplicité empirique. , e _le tro1S1eme livre du Monde IXJT1lme oolonJé el
r<P,esentalion constituent une variante spécifi.
Donc, la rupture réalisée par Schopenhauer, et dont les réper• théorie spéculative de l'Art. , 1que certes, de
eussions s'étendront jusqu'à Heidegger (malgré qu'il en ait), loin.'.
d'affaiblir la théorie spéculative de l'Art, lui permettra au contraire J'ai d ni la particularité de cette tradition par le lieu strat' .
e . ue Artyoccupe, au plus près du discours hi! . cgi-
de se déployer dans toute sa pureté sous deux aspects : la 1_ etre-au-mondc extatique, donc à l'o sé d/li osophiq;1e et
sacralisation des arts comme savoir ontologique et la prétention de
cchd.iscours scientifique et l'être-au-mond :otidicn:: occul".: par
la philosophie d'en livrer une connaissance d'essence. Se libérant openhauer ne déroge en . , prosaique.
définitivementde la« science pédestre » Uean Bollack), en l'OCCW:" . •l'opposition frontale de s':sen; tep ncephiti_on. Simplement,
rcnce des différentes disciplines empiriques étudiant les arts/1 es avec cell d 1 .. osop ques fondamen-
théorie spéculative pourra d'autant plus facilement se d' • ' . es e a tradition romantique-idéaliste, la déterm.
uniquement par rapport à son propre passé et sa propre problém n es nceptuelle de ce lieu stratégique subit des changemen:
tique, c'est-à-dire par rapport à elle-même comme concept. E
cessera de tirer sa légitimité (comme c'était encore le cas '.Lee ;cernent essenti';l p s par un réaménagement de la
Hegel) de sa prétention à expliquer plus fondamentalement 1 ' D' enne des facultes spmtuelles : intuition, entendement,
·,. e part, Schopenhauer fait coïncider l'en d
phénomènes que la science pédestre de son côté analyse de mani .. 1 mtu1non, ou plutôt il voit dans le . ten ement
empirique : elle la tirera désormais de plus en plus de sa prop • cntiel de la seconde : l'intuition n pre 1er un pect
existence comme concept, c'est-à-dire de sa propre perman
tationnelle , .. .
af
tcllectuelle (liée à l'entendement)' Po pllrend-il, t toll)ours
' UISqu e e est touJours repré-
historique comme théorie - permanence qui est évidemm
aussi, plus banalement, une inertie culturelle et académique-·· , selonI , c ';"t·a:-<11re qu'elle implique une structuration du
la dote d'une force d'évidence sui generis. ·• on le pri:i;tt'':s ( :;::e =j ;::us pré é ent
té :;:or;;n loi desu c;Ssio )• sl'.a_tiales (loi sd:e;.,!::n)C:;
o1 e causalite). L mtumon intellectuelle est la
236 La théorie spéculative de l'Art Vision extalique ou fiction cosmique? 237
faculté humaine fondamentale. Il en découle une dépréciation de la •• d.i'."'.nue, p isqu'il les él?igne de leur fondement intuitif. En fait,
faculté de la raison qui, depuis Kant, avait été la faculté maîtresse. .l nhte sent,elle de la raISon est d'ordre communicationnel: elle
Il existe - notons-le tout de suite, quitte à y revenir plus tard - n agran?1t pas_ le c?amp du connaissable (elle ne saurait légiférer
des états de connaissance qui accèdent à une réalité située au-delà s r le reel ais umquement sur la vérité logique de nos proposi-
du principe de raison : il s'agit de l'intuition des Idées éternelles. nons abstraites), en revanche elle facilite sa transmission et sa
Mais même ce monde idéel reste encore lié à la dualité représenta- mém _risa i?n, gr ce à son caractère discursif et donc public (alors
tionnelle: il n'y a d'objet que pour un sujet, toute connaissance est 'que 1 mtumon, bien que structurée semblablement chez tous les
donc celle d'un objet qui est relatif à un sujet, qu'il soit individu hum ins, est e entiellement privée et évanescente) : « Ce qui fait
empirique (n'accédant qu'au savoir endoxique selon le principe de .le pnx d la sCJence, de la connaissance abstraite, c'est qu'elle est
raison qui régit l'interconnexion du monde phénoménal) ou sujet .commumcable, et qu'il est possible de la conserver une fois qu'elle
,
pur (accédant à la contemplation extatique des Idées). .est fix
ee '[.]. . IS. » · · ·'
L'intuition est donc notre unique mode d'accès à l'Univers: . On ne s'étonnera donc pas de voir le royaume de la raison -
« Toute connaissance profonde, toute véritable sagesse même, a sa 'c'est-à-dir': •- l'histoire humaine qui sous la forme de !'Esprit
racine dans la conception intuitive des choses [..•]. Toute pensée bsol avait etc le couronnement de la téléologie hégélienne- être
originaire procède par images 12• » Or, dans la mesure où l'intui- evacue par Schopenhauer dans un bref paragraphe : « C'est
tion est structurée représentationnellement, cela revient à dire que ·· seulement grâce au langage que la raison peut réaliser ses plus
notre connaissance ne saurait jamais aller au-delà du monde de la ..:grands effets, par exemple l'action commune de plusieurs indivi-
représentation: l'intuition.estle fondement ultime (Erkenntnisgnmc,:) ,:.dus, l'harmonie des efforts de milliers d'hommes dans un dessein
de tout savoir. La philosophie elle-même est donc un savou- i,préconçu,_ la civi\isati ' l'État; pu d'autre part la science, la
immanenl dont le fondement est empirique : elle ne prétend pas :conservauon de I expenence du passe, le groupement d'éléments
« expliquer jusque dans ses derniers fondements l'existence du \<:Ommuns dans un concept unique, la transmission de la vérité la
monde: elle s'arrête au contraire aux faits de l'expérience externe . ,;propagatio ?e l'erreur, la réflexion et la création artistique, '1es
et interne tels qu'ils sont accessibles à chacun [...]. Elle ne tire par ,,dogmes religieux et les superstitions 16• » Inutile d'insister sur la
conséquent aucune conclusion sur ce qui existe au-delà de toute ::perfidie ami-hégélienne qui rend la raison responsable de la survie
expérience possible [.•.] 13 ». · ·· .::des erreurs aussi bien que de celle de la vérité, de la transmission
Or, on sait que dans la tradition idéaliste, la troisième fac té, /,des dogm ':t des superstitions aussi bien que de celle de la pensée
c'est-à-dire la raison, était précisément l'organe proprement philo- ·.,;.et de la poes,e.
sophique, celui qui permettait d'aller au-delà d':' ph?n?mènes /1{·-· ·En qui concerne ..n. ot e propos, deux conséquences impor-
jusqu'à leur fondement ultime. Schopenhauer, en de'.'°n 1derantla; :,tan -decoulent de ce reamenagement de la triade des facultés. La
raison, est donc tout à fait cohérent avec sa concepnon tmmanen--:,, r,m1ere to che directement la philosophie, elle ne saurait donc
tiste du discours philosophique. D'une part, contrairement à ce \CVIter d'attemdre aussi par ricochet l'Art. Si la raison n'est pas une
que soutenait l'idéalisme objectif, la raison elle aussi demeure, •1s?urce de conn ssance_ spécifique, et si la philosophie - qui est un
dans son exercice spontané, hétérotélique : comme l'intuition- 1scours abstrait- dmt demeurer malgré tout l'entreprise kal'u:o-
entendement elle est au service de la volonté de vivre, c'est-à-dire hen, elle ne saurait plus tirer sa légitimation de la spécificité de sa
qu'elle poursuit des buts purement utilitaires. D'autre part;' turc. discur ive,. en l'occurrence de sa structure purement
épistémologiquement (et m e lors u'ell_e éussit, comme _c'<:5tl · éducuve, mais uniquement du caractère originaire de l'intuition
cas dans le savoir contemplaufpur, a se libérer de sa soumiss10n a; . laquelle elle se fonde et du désintéressement de son attitude
la volonté) elle est totalement dépendante de l'intuition: elle n'est .· ontemplative: plus qu'une déduction, la philosophie est l'agencc-
donc pas une source de savoir autonome, mais uniquement le ent d'un petit nombre d'intuitions originaires. Elle s'apparente
1
14
« reflet abstrait de l'intuition dans le concept non intuitif ». Ce P?n à I_ rt, défi?i lui aussi comme intuition et contemplation
reflet abstrait, loin d'augmenter la certitude de nos connaissancesi JobJets 1deaux. C est la raison pour laquelle Schopenhauer dira :
La théorie spéculative de /'Art Vision extatique ou fiction cosmique? 239
238
« Ma philosophie doit se distinguer de toutes les pré édentes,_ celle passage d'un état infërieur à un état supérieur de notre essence
de Platon exceptée, en ce qu'elle n'est pas une saence malS _un spirituelle, mais nécessite une véritable crise (il faut se libérer de ce
qui constitue notre fond le plus intime: la volonté), un saut hors de
art"-» li identifiera de ême la fa ulté fond ".'ent le u !'h1lo- ·:nous-mêmes : « Ce passage de la connaissance commune des
sopheà la faculté définito1re de l'artiste : le geme,c est-a-dire, la
choses Frticulières à celles des Idées est possible, comme nous
capacité des intuitions originaires. ,. ,. ..
On voit en quoi consiste le renversement ope:e par rappo ta J'avo mdiqué; mais il doit être regardé comme exceptionnel. Il se
Hegel: alors que selon !a conc p:ion_ de ce dern:er la par':nte d ,prodmt brusquement; c'est la connaissance qui s'affranchit de la
·:volonté. Le sujet cesse par le fait d'être simplement individuel· il
l'Art et de la philosophie devait JUStifier la_ r':pnse et le depasse
ment des résultats intuitifs de l'œuvre arusnque dans_ et_ p r , e ent alors un s jetpurement connaissant et exempt de volon;é;
rationalité philosophique, pour Schopenhauer au con?"a1re 1s1 ag,.t :.il n est plus astreint a rechercher des relations conformément au
::principe de raison; absorbé désormais dans la contemplation
de fonder les concepts abstraits de la P?ilo phie a s une
>profond de l'objet qui s'offre à !tri, hors de toute relation à quelque
intuition ayant la force et l'infaillibilité de l'mtumon arusuque. Il
va de soi que si la philosophie est censée conserver un avantage sur · :autre obJet, c'est là désormais qu'il se repose et s'épanouit 19• » Ce
•-saut ne saurait rester que mystérieux et immotivé, puisque rien
l' Ar-t ce qui est malgré tout le cas chez Schopenha ':-r cet
avantage doit résider ailleurs que dans le caractère specifique de :dans la vision schopenhauerienne de l'homme, ni faculté spécifi-
:que, ni même prédisposition fondée dans sa natt1re spirituelle, ne le
son savoir. · .. i.fonde. Au contraire, tout le rend improbable : si l'ultime réalité est
La théorie de la connaissance de Schopenhauer possède, nous
l'avons vu un deuxième aspect: il s'agit de sa thèse ceni_rale la volonté, et si l'homme avec ses facultés est une objectivation de
d'après la uelle la volonté, et plus.spécifiquement la volante de cette volonté, on voit mal comment il pourrait soudain aller à
rencontre de ce qui le fonde.
vivre constitue la chose en soi, I'ens realissimJnn, le fondement de
·Schopenhauer définit la connaissance philosophique et artisti-
toute'. chosesy, compris de la connaissance. De ce fait, dans l ur
activité normale, toutes les facultés de connaissance sont o <:5 . e omme « connaissance de l'Idée» et l'oppose au savoir
aux buts de la volonté et servent ses désirs : elles sont heterotéli· • !aentifique: Comment motive+il cette opposition, qui est com-
une, faut-il le rappeler, à l'ensemble de la tradition de la théorie
ques. La connaissance n'est P"; _recher hée our s n yropre:
éeulative de !'Art? En premier lieu, le savoir scientifique ne nous
compte: « La connaissance en general, ra1son ee aussi b1 qu
onne pas une véritable connaissance des objets, mais uniquement
purement intuitive jaillit donc de la volante et apparuent a:
l'essence des degrés'les plus hauts de son objectivation, comme une e,?'nnaissance des relati'!"' entre objets._ Cela tient au fait qu'il
mèchanè un moyen de consexvation de l'individu et de l'espèce,;_ es interroge que sur des hens causaux : ou? quand? pourquoi? à
pure ,
aussi bien que tout organe du corps. »
1s Cela· rd"t' S hopen
mte 1a. c '
u_ell<; fin?, c'e t-à-dire qu'il aborde l'Univers sous l'angle du
nnope de raison. Comme ce principe structure Je monde
hauer de fonder le caractère ontologique du savo• que no"."
fournissent la philosophie et !'Art (et qui s'opl".'se au s1 ple savo. . énoménal, le savoir scientifique ne saurait jamais aller au-delà
e ce monde vers la chose en soi (c'est-à-dire la volonté) 20 • Seules
des relations entre phénomènes auquel accede la soen_ce) s.
es.connaissances artistique et philosophique peuvent aller au-delà
l'existence d'une faculté de connaissance spécifiq : (q • _se
'est le cas pour la Raison de la tradmon 1dealist 'phénomènes : elles ne s'intéressent pas aux relations entre
commec - 1 b ·ets, mais les contemplent dans leur essence, c'est-à-dire accè-
intrinsèquement autotélique, donc non sourmse à_ que que
autre que la contemplation désintéressée, la /heona): l': savo. t à leurs Idées à travers des représentations particulières (Art)
des concepts abstraits (philosophie). Elles posent la question du
ontologique n'est possible qu'à travers un usage extatique <l,
,. U?i? » et veulent connaître les objets selon leur nature ontologi-
facultés par ailleurs hétérotéliques. . , . ·.
Le statut de la philosophie et de l'Art en deviena la f01s pl uec
instable et plus improbable. Le passag<; e not': etre-au- on ,, descriptio schopenhauerienne de la philosophie prend vite
quotidienà l'extase philosophique ou arnsuquen est plus le s1mpl accents mystiques. Cela n'est pas étonnant: la connaissance de
24-0 La théorie spéculative de l'Art Vision extatique ou fiction cosmique? 241
l'Idée n'est possible que si nous faisons abstraction de notre nécessaire pour que les Idées deviennent objet de connaissance est-
individualité (c'est-à-dire de notre soumission à la volonté) pour elle la suppression de l'individualité dans le sujet connaissant 23_»
nous retrouver comme purs sujets et accéder à l'intuition de l'objet R;PP lons encore une fois 9ue même cette connaissance extatique
dans sa présence autonome, au point de coïncider avec lui, << de n attemt pas la chose en soi, la volonté. Celle-ci est l'irreprésenta-
telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans bl? a?solu, et (a connaissance des Idées, tout en s'émancipant du
personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet pn:icipe de raISon et du principe d'individuation, n'en reste pas
qui intuitionne de son intuition et qu'ils se confondent en un seul moms une représentation, donc est toujours prise dans une relation
être en une seule conscience entièrement occupée et remplie par d'objet-pour-un-sujet: « L'Idée de Platon ( ] constitue nécessai-
une' .visi• on um• que et m

tui· tt· ve 21 ». rer;i:n; un objet, une chose connue, une représentation; c'est
Cette contemplation n'est pas celle de l'objet dans sa singularité :precisement par ce caractère, mais, il est vrai, par ce seul caractère
empirique : il s'agit tout au contraire de la i n. de son essC?ce qu'elle se distingue de la chose en soi. Elle n'a dépouillê que J
génirique, puisque les Idées sont les essences genenques des obJets formes se on?aires du_ phénomène, celles que nous comprenons
naturels. Pour comprendre ceci, il faut préciser la thèse selon sous le pnncipe de raison, ou, pour mieux dire, elle n'y est pas
laquelle l'Univers est l'objectivation de la volonté: cette objectiva- encore entrée24• » Dans les ajouts pour la deuxième édition de
tion est hiérarchisée génériquement, c'est-à-dire qu'elle se réalise · 1844, il se montre encore plus catégorique: « [...] les idées ne
selon un certain nombre de degrés, dont le plus bas est celui des ":manifestent pas encore l'essence en soi, mais seulement le caractère
forces de la nature inanimée et le plus élevé l'homme. Les diflerents .objectif des choses, c'est-à-dire toujours seulement le phénomène,
degrés correspondent à un progrès dans le devenir-représentation , '.et même ce caractère, nous serions condamnés à ne pas le
de la volonté: c'est dans l'homme qu'elle se représente à elle-même :comprendre, si nous n'arrivions par une autre voie à une connais-
avec le plus de clarté et de perfection. Il faut cependant ajouter que sance ou tout au moins à un sentiment confus de l'essence intime
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cette· hiérarchie est statique et non évolutive : tous les degrés .:des oses •» Ce sen?ment confus qui précède et dépasse toute
coexistent de toute éternité. Or, les Idées que contemple l'artiste ou ..conn:11ssance_:5t fonde en fm de compte dans le fait que, d'une
Je philosophe ne sont autre chose que les essences génériques de ces . rcertaine mamere, nous sommes nous-mêmes la volonté.
degrés d'objectivation de la volonté, « en tant qu'ils sont précisé- En résu'."é, il faut distinguer trois sphères ontiques : a) la
ment les espèces définies, les formes et les propriétés originelles de ,.;volonté qui est le fond ultime et radicalement inconnaissable de
tous les corps naturels, tant inorganiques qu'organiques, ou encore. ·,tl'.Être; b) ses objectivations, c'est-à-dire les Idées, c'est-à-dire
les forces générales qui se manifestent conformément aux lois de la . .:encore les forces naturelles et les espèces naturelles, accessibles au
nature22 ». · . voir extatique de !'Art et de la philosophie; c) le monde du
Le monde que nous abordons dans la vie quotidienne, mais aussi·· ultiple et du singulier tel qu'il nous est donné dans l'intuition
dans Je savoir scientifique, n'est que la somme des singularités commune et dans le savoir scientifique 26.
individuelles à travers lesquelles les Idées se donnent à notre ,,,on a souvent insisté sur le caractère gratuit de la théorie des
représentation commune : le monde des phénom nes et ce(ui des dées chez Schopenhauer, son entrée en scène étant un véritable
Idées se rapportent l'un à l'autre comme la copie (Nachb1ld) au coup de force, une pure décision d'autorité : rien dans la théorie de
modèle (Vorbi/d). C'est dire que la multiplicité, tout aussi bien que 'C?":": ss nce qu'il _défend par ailleurs ne rend plausible la
la temporalité, la spatialité et la causalité ne sont que d? 1bih1e d une connaissance des Idées. Ce probfeme rejoint celui
caractéristiques de ce monde des phénomènes, alors que l'Idee, u. manque de plausibilité de la thèse d'une connaissance exta-
demeure une et éternelle. ·. 1ue r i ée parI'Art et la philosophie. Certes, Schopenhauer lui-
On voit ainsi pourquoi la connaissance philosophique et rt_is_ti:, _"';'e ms,st sur le fait que toute connaissance philosophique
que implique un _extase existentielle :_ te':'ps, esf.ac?, _muluphate entable doit être fondée dans une intuition fondamentale : or
objectale, causahte sont en effet constitutlfs de I mdi:"du et e. sa, l":ci.est d l'?rdre d'un sentiment (Gefoh[) et non pas d'une
« sphère de connaissance» (Erkenntnissphiire) : « Aussi la condi11on nvictton theonque. On peut donc concevoir qu'elle ne saurait
24-2 La théorie spéculatwe de /'Art
V"zswn extatique ou fiction cvsmiquû 24-3
être fondée déductivement. Il n'en reste pas moins que la théorie
résoudrait pas toutes les diflicultés que rencontre la théorie des
des Idées qu'il défend s'oppose profondément à sa théofi:e.de ;a Idées chez Schopenhauer. En effet, la variante du réalisme des
connaissance. Celle-ci est en effet fondamentalement empmst<:• ,
universaux qu'il défend est particulièrement restrictive, puisqu'il
sinon sensualiste, et elle ne ménage aucune pl ce pour ces e ntes n'admet d'idées que pour les objets naturels et refuse l'existence
spirituelles que sont les Idées. Je doute que I a!' l_asennment · d'universaux correspondant à des artefacts ou des termes abs-
intime suffise à neutraliser ce manque de plaus1b1lite mtem traits: il n'existe pas d'idée de lit, mais uniquement une Idée de
Quoi qu'on pense de cette_ objection générale? la thé ne des
n matériau naturel. Tel étant le cas, toute représentation
Idées pose de multiples problemes dans le ?omame de 1 A;t· En
picturale d'artefacts qua artefacts est située de jure hors du domaine
premier lieu, dans la mesure où la conna1Ssance des ldees,est
identique à l'intuition des forces fondamental d la natur eta la
d: l' Serait de ême exclue toute représentation allégorique
d umvers ux ab tr'."ts, par exemple éthiques.. Ajoutons que si la
contemplation des espèces naturelles, il est d_iflicil d a h7'" aux
reproducnon arnsnque des Idées se borne à la représentation des
représentations artistiques qui, elles, sont tou ours ûui,vidualzs_anll.S..
forc<;S naturelles t des espè es _naturelles, toutes les œuvres qui
Pour illustrer ce qu'il entend par « connaissance des ldees »,
representent le meme type d objet ont en fait le même contenu:
Schopenhauer donne entre autres l'exemple suivant:« Laglac se
toute peinture de paysage a pour contenu la représentation des
cristallise sur les vitres des fenêtres d'après les lois de la cristall'.sa- •·
forces et lois de la nature inanimée et végétale, toute mimésis
tion, lesquelles sont une expression de la force aturell': qw se littéraire l'Idée de l'espèce humaine. Les œuvres réierablesà un
manifeste sous ce phénomène, lesquelles par smte representent .
m domaine objec sedistingueraient donc uniquement par la
l'Idée· mais les arbres et les fleurs que les cristaux dessinent sur les
mame e o t elles, presentent leur contenu, c'est-à-dire par la
vitres nt un caractère purement accidentel et n'existent qu'à notr<: forme md1viduelle a travers laquelle elles atteignent l'Idée. Une
point de vue 28. » L'exemple illustre parf te ent_ la diflicu té: si •
· \elle conception serait peut-être défendable, mais malheureuse-
l'Idée est représentée par les lois de la cr1Stallisat1on, on voit mal ment l'esthétique schopenhauerienne ne se donne pas les moyens
pourquoi cette connaissance s<;rait inte te àlasci ce et,surt ut, \ de penser cette difïerenciation formelle. En l'absence d'une telle
on ne voit plus du tout en qu01 elle eut e e ccess1ble ux , la .·
représentation picturale d'une fenetre g,:v=. pe t diffietlement
pensée qui seule, vu ses présupposés concernant le contenu des
œuvres, pourrait lui permettre de penser l'individualité des
passer pour une révélation des lois de la cnstall1sanon ! Il en va de œuvres, on voit mal comment éviter des conséquences absurdes du
même pour un autre exemple. Il nous di qu _lorsqu'o <:'nte plc genre: celui qui a vu un paysage peint les a tous vus!
un ruisseau il faut distinguer entre l'mtu1non de l Idee qm le ' Nous aurons l'occasion de rencontrer plus loin deux autres
fonde, Idée' qui n'est autre chose que la loi de la pesanteur "problèmes qui sont liés à cette détermination de I'Art comme lieu
s'incarnant dans une masse liquide, et les « remous, vagues et
de la connaissance des Idées : le premier concerne le système des
caprices de l'écume» qui n'ont d'existen e que phénoménale. ?r, arts de Schopenhauer et plus précisément l'irréductibilité de la
le peintre paysagiste qui représente un rmsseau ou un to t peint
certainement davantage les « remous, vagues et capnces de usique à la détermination d'essence de !'Art; le deuxième
co cerne la fonction quiétive de !'Art, fonction qu'il est difficile de
l'écume » que la loi de la pesanteur! ·
erà la définition cognitive qui vient d'être exposée. Mais avant
L'on pourrait évidemment rétorquer que.Schope uer ve
e les aborder il convient de jeter un regard sur la classification des
dire que l'artiste représente certes des objets ou evenemen que propose Schopenhauer.
particuliers, mais qu'à travers _cette rep:é_sentation, et cela en
qu'elle est extatique, les ldees se revelent._ D:ms le sy_mbol
artistique, Goethe l'avait déjà affirmé, le arncuher et l'umvers..
coïncident : ainsi Je peintre, tout en peignant les remous d
vagues, révélerait en fait l'Idée de pesanteu dont ces r m us
ou coml)rendre la conception des arts que défend Schopen-
sont qu'une manifestation phénoménale. Mais cette explication
uer, 11 faut partir du fait que son esthétique est une esthétique de

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