Vous êtes sur la page 1sur 196

 

Marcel Detienne
 
 

Dionysos
mis à mort
 
 

Gallimard
 
Le bruit court que nous n'en avons pas fini avec les Grecs et que leur
part, dans une anthropologie englobant l'histoire, serait à la mesure de leur
présence, insidieuse ou déclarée, dans un savoir partagé trois siècles déjà
avant que ne surgisse, héros hégélien de l'odyssée phénoménologique, le
Grec traçant la voie hauturière de la conscience naturelle à la conscience
philosophique. Le miracle, il est vrai, n'a jamais été moins crédible, mais la
subversion de l'hellénisme est vaine si elle ne procède de l'intérieur.
En l'occurrence, le Dionysos ici invoqué ne fait pas figure d'étranger,
encore moins de comparse. Les traverses qui relient la chasse à l'érotique et
mènent des cannibales, lointains ou proches, au sacrifice sanglant cuisiné par
les Titans, parcourent un espace qui est le sien : celui des limites autant que
des transgressions. Car nous avons choisi d'interroger la culture grecque à la
lisière de ses normes et à l'écart des assurances en l'homme que d'autres
continuent de signer en notre nom. Un système de pensée aussi cohérent
que l'ordre politico-religieux de la cité se fonde sur une série de gestes de
partage dont l'ambiguïté, ici comme ailleurs, est d'ouvrir l'espace d'une
transgression possible au moment où ils marquent la limite. Pour découvrir
l'horizon complet des valeurs symboliques d'une société, il faut aussi lever la
carte de ses transgressions, interroger les déviances, repérer les phénomènes
de rejet et de refus, circonscrire les bouches de silence qui s'ouvrent sur
l'implicite et sur le savoir sous-jacent.
Des deux cheminements vers les confins, l'un dans les pas de chasseurs au
sexe ambigu qui transgressent les relations conjugales prescrites, l'autre par le
dédale des conduites alimentaires entre les androphages, les végétariens et les
mangeurs de chair crue, le second, sans doute, est aujourd'hui le mieux
tracé. Il ouvre sur l'espace réorganisé du mysticisme où les figures complices
de Pythagore et d'Orphée, cessant de nous apparaître comme des esquisses
perdues et des formes exotiques, s'organisent dans une configuration de
l'alternative à l'ordre mondain du système politico-religieux. Si les diverses
modalités de protestation se laissent appréhender en termes de cuisine qui
n'en disent pas la dérision, c'est que la cité tout entière se reconnaît dans la
manducation de la viande – les chairs d'un animal domestique cuites sur le
feu – qui coïncide avec le sacrifice sanglant et fonde les valeurs dominantes
d'un monde maintenu à mi-distance entre nature et surnature. Les marges
du sacrifice sont un domaine privilégié pour suivre les voies de Dionysos.
D'abord, dans les distorsions qu'il multiplie à plaisir : entre domestique et
sauvage, hommes et bêtes, dieux et mortels, égorgement discret et chasse
violente, cuit et cru, et même, dans la variante orphique, jusque dans le
procès culinaire entre broche et chaudron. La contestation du modèle
sacrificiel par Dionysos se fait aussi bien de l'intérieur que du dehors.
Ensuite, le dionysisme qui, même dans ses mystères, ne bascule jamais vers
un renoncement absolu au monde, esquisse dans ses parcours au-dedans de
la cité le trajet que les Cyniques empruntent au IVe siècle, quand ils
engagent la déconstruction du modèle anthropologique dominant par un
éloge agressif du manger cru et de l'endocannibalisme familial. Mais la
puissance subversive de Dionysos n'est pas limitée aux frontières de l'histoire
grecque. Elle s'affirme également au cœur de la théorie du sacrifice, qui se
constitue pour nous à la fin du XIXe siècle, entre les questions portées par
l'illusion totémique et la réflexion des premiers sociologues sur les rapports
entre la Religion et la Société. Une des propositions fondamentales des
Formes élémentaires de la pensée religieuse est que la Société prend conscience
d'elle-même et s'instaure à travers l'emblème choisi parmi les formes du
monde animal ou végétal avec lesquelles les hommes, dans un état primitif,
étaient le plus immédiatement en rapport familier. L'immolation de
l'animal-enseigne avec la dévoration qui la suit devait être le prototype de
toute pratique sacrificielle. Un dieu comme Dionysos, qui oscille entre la
bête, les plantes et l'apparence humaine, se trouvait d'emblée au centre des
problèmes de partage entre l'homme et le monde animal ou végétal.
Altéré du sang de victimes humaines ou animales, mais à son tour égorgé
et livré à la dévoration, Dionysos semblait offrir dans son rôle ambigu de
victime et de dieu des mystères la synthèse d'une histoire qui commençait
avec la sauvagerie des Peuples de la Nature et s'achevait dans la maturité
spirituelle de la religion chrétienne, centrée sur un dieu personnel, immolé
parce qu'il se sacrifie. Étrange illusion d'une théorie qui, voulant écarter la
menace d'une confusion entre l'animal, l'homme et la divinité, se voit
entraînée à chercher en Dionysos le précurseur inquiétant d'une pensée
religieuse fondée sur le sacrifice en tant que limitation du désir sensible et
renoncement volontairement accepté par le moi.
En faisant retour sur le Dionysos des Orphiques, de ces marginaux qui
mettent les prestiges du dieu égorgé au service d'une critique radicale du
modèle alimentaire et sacrificiel de la cité, on découvre du même coup
comment le christianisme, à travers ses apologies successives, a
progressivement imposé à une pensée qui se voulait laïque et sociologique
l'essentiel de sa problématique du «  sacrifice  ». La fascination exercée par
Dionysos sur les idéologies du sacrifice n'a pas d'autre secret que la
connivence ancienne de ce dieu avec les ligures de la délimitation de
l'homme entre des mondes alternés, dieux d'un côté, brutes de l'autre.
Le trajet cynégétique, l'autre des cheminements vers les limites d'une
culture, n'est pas un détour moins familier au dieu liminaire de ce livre. Un
des gestes symptomatiques de la folie de Dionysos, l'oribasie, est de jeter les
femmes mariées hors de la maison, loin de la cité, dans une course à travers
les forêts et les montagnes, où tout ce qui vit, animal ou être humain, est
pris en chasse par la meute sauvage. Parallèlement, un des traits pertinents
de la transgression dionysiaque, dans l'ordre du mythe, consiste à substituer
la poursuite brutale d'un gibier – homme ou bête –, déchiré par les mains
nues, à la mise à mort non violente d'un animal domestique, mangé cuit en
conclusion du sacrifice. Les chasses préférées de Dionysos bouleversent aussi
bien l'espace du mariage que l'ordonnance du rituel sacrificiel.
En l'occurrence, la panthère ici affichée ne connaît pas d'abord pour
maître Dionysos. Elle appartient à un bestiaire où la chasse, la séduction et
le mariage interfèrent à travers les mythes entrecroisés d'Atalante et
d'Adonis. Tous deux s'adonnent à la chasse. Atalante fuit le mariage, elle
refuse les dons d'Aphrodite et cherche dans une activité fondamentalement
masculine et guerrière le refuge qui la tiendra à la plus grande distance du
désir amoureux et de l'état conjugal. Femme en armes, bras et jambes
rapides, sa haine du mariage s'affirme en particulier dans l'épreuve de vitesse
qu'elle impose aux prétendants obstinés  : au lieu que les mâles rivalisent
d'ardeur pour atteindre au bout de la piste la femme désirable comme c'est
l'usage dans certaines épreuves de mariage, ils sont contraints de fuir, nus et
sans défense, sous la menace de la femme convoitée qui les chasse devant
elle comme lièvres peureux et cervidés craintifs. C'est précisément le gibier
que choisit de poursuivre le chasseur Adonis. En s'abandonnant à la passion
excessive qui l'attache à sa maîtresse au milieu des forêts, l'amant
d'Aphrodite s'exclut du monde viril des affrontements avec les bêtes
féroces ; et le comportement cynégétique qu'il choisit, à l'inverse d'Atalante,
le conduit à confondre l'art de traquer le gibier avec l'art de plaire et de
séduire. La chasse que pratique Adonis est la continuation de la séduction
par les mêmes moyens et avec les mêmes armes, ainsi qu'en témoigne sa
complicité avec la panthère, le seul animal doté d'une bonne odeur naturelle
qui lui permet de captiver en même temps que de capturer ses victimes.
Dans ce territoire, interdit aux femmes, et que les jeunes hommes doivent
seulement traverser à des fins initiatiques, la rencontre entre la chasseresse
fuyant le mariage et le chasseur, séducteur efféminé, débouche sur un
affrontement où la transformation d'Atalante en bête fauve, détestée
d'Aphrodite, apparaît solidaire de la mise à mort d'Adonis, redoublée par
l'échec de sa propre métamorphose en. plante parfumée. Si, au terme de ses
mésaventures, et en dépit des ruses d'Aphrodite, Atalante se voit confirmée
dans sa vocation à la chasse et dans son refus du mariage, si elle est
effectivement intégrée au monde des bêtes féroces où se recrutent les
ennemis irréductibles qui viennent interrompre la carrière d'un jeune
homme trop porté à confondre la chasse et la séduction, sa transformation
en lionne frigide dénonce jusque dans son triomphe apparent le manque
dont elle est affligée. Comme si, à travers ces récits mythiques et quelques
autres évoqués au passage, un certain comportement cynégétique venait
dessiner un espace liminal, ouvert à la transgression des comportements
sexuels dominants, mais où ne pourrait se marquer que l'impuissance d'une
subversion efficace des relations entre les sexes telles que la société les
prescrit.
Ce double domaine, en lisière du sacrifice et à l'interférence entre le
cynégétique et l'érotique, nous l'avons choisi non seulement pour sa richesse
en formes de transgressions, mais encore pour deux raisons solidaires.
D'abord, l'efficacité du sacrifice autant que de la chasse comme opérateurs
mythiques, découvrant dans le prolongement de précédentes analyses la
pertinence de relations et de systèmes de relations qui sous-tendent d'autres
séquences ou d'autres récits de la même mythologie. Ainsi, par le détour
d'Atalante et du récit d'Ovide, la métamorphose végétale du chasseur
Adonis en anémone, fleur sans parfum et sans fruits, confirme, par
homologie symbolique, les affinités déjà dénoncées avec une plante comme
la laitue. Il s'agit de la validité d'une interprétation pour laquelle seules les
données, les traditions et les croyances attestées dans une société peuvent
servir de pièces justificatives. Une telle interprétation ne doit pas être
seulement cohérente et économe, elle doit encore avoir une valeur
heuristique, faire apparaître des relations entre des éléments jusqu'alors
étrangers ou recouper des informations attestées en termes explicites, mais
inscrites ailleurs, à d'autres places, dans le même système de pensée et à
l'intérieur de la même culture.
Par là même, nous entreprenions de répondre aux objections venues des
historiens de la pensée claire, qui réduisent volontiers l'histoire à ce qui s'est
réellement passé et opposent à une analyse opérant par modèles et procédant
par déduction systématique les intuitions du bon sens, scandalisé par
l'intrusion de la logique dans une forme de pensée, la fable, qui lui est
naturellement étrangère. Tout un savoir partagé se fonde ici sur quelques
postulats  ; l'histoire est analyse du changement réel, ce qui est
sémantiquement vrai pour nous doit l'être pour autrui, les seules structures
d'un texte sont celles qui sont lisibles à la surface et formulées en termes
explicites. Mais les vrais problèmes pour l'analyse des mythes ne se nouent
pas autour des illusions du réel, entretenues par les pratiques d'une histoire
traditionnelle ; ils s'énoncent autour de la lisibilité d'un texte, des relations
entre ce qu'un récit mythique formule explicitement et les différents degrés
du savoir implicite que l'analyste peut et doit convoquer selon qu'il choisit
de ramener l'interprétation vers la clôture d'un récit privilégié ou, au
contraire, de l'ouvrir sur l'horizon, plus ou moins étendu, de l'ensemble des
mythes dont dispose une culture.
1
 
Les Grecs ne sont pas comme les autres
 
« Si un peuple ancien atteignit les dernières limites de la civilisation,
ce fut certainement le peuple grec. »
A. Lang and Co.
 
Entre les hellénistes et les praticiens de l'analyse des mythes les relations
ne sont pas nécessairement d'excellent voisinage. Ce n'est pas seulement,
comme certains pourraient le penser, parce que les premiers, gens
d'expérience, alourdis par l'héritage gréco-romain, feraient preuve de
réticence devant une méthode inédite. Le malaise est plus sérieux  ; il se
nourrit de divers malentendus et de plusieurs contresens  : le
«  structuralisme  » en a sans doute suscité quelques-uns, les hellénistes se
sont chargés du reste. Dans le projet intellectuel de Lévi-Strauss, la
mythologie grecque trouve naturellement place à côté des mythes africains
ou polynésiens, puisqu'il s'agit fondamentalement de montrer que, partout
où elle apparaît, la pensée mythique renvoie à ce que Lévi-Strauss appelle
« un systèmes d'axiomes et de postulats ». De ce point de vue, établir que
les mythes grecs sont justiciables de l'analyse structurale, c'est faire la preuve
que les mythes énoncés deux millénaires plus tôt que les mythes américains
engendrent de la même manière une image du monde déjà inscrite dans
«  l'architecture de l'esprit  ». Mais aucune lecture de la Grèce n'est
innocente, surtout quand elle est motivée par la décision de rendre compte
du fonctionnement de l'esprit humain. N'est-ce pas dans la société grecque
que s'est produit, selon l'expression de Lévi-Strauss, « le bouleversement1 »
décisif qui devait permettre l'émergence d'une réflexion scientifique, à partir
de l'invention de la philosophie et de l'instauration d'une pensée
rationnelle ?
Et le premier malentendu éclate. Pour Lévi-Strauss, la Grèce n'occupe
plus une position privilégiée  ; elle n'est que le lieu où la mythologie se
désiste en faveur de la philosophie, et le seul mérite qu'on puisse lui
reconnaître est d'offrir l'exemple, sans doute le plus achevé, d'un
dépassement de la pensée mythique par elle-même, de cette marche vers
l'abstraction qui s'indique dans certaines opérations assumées par de vastes
ensembles de mythes dispersés par le monde mais qui connaît, en Grèce, un
dénouement en apparence plus heureux, étant donné que là, par accident, la
pensée à l'état sauvage se métamorphose discrètement en un système dont le
nôtre tient encore ses principes essentiels. Du coup, face à une théorie qui
élargissait la problématique aux dimensions de l'esprit humain, les hellénistes
avaient le sentiment d'être dessaisis brutalement d'un dossier qu'ils étaient,
certes, enclins à traiter en fonction du seul partage tracé par le XIXe siècle,
entre mûthos et lógos, mais dont le sort, leur semblait-il, ne pouvait être
délinitivement réglé sans l'examen exhaustif et préalable des mythes produits
par la pensée grecque ni sans une confrontation prolongée entre les formes
de pensée qui sont à l'œuvre dans la philosophie, le droit ou la politique, et
celles qui organisent l'ensemble de la mythologie à travers les siècles et par-
delà les continents.
Ce premier malentendu s'est trouvé aggravé par un autre, dont l'analyse
structurale paraît devoir garder la responsabilité. En 1955, après avoir posé
que le mythe est une utilisation du langage au second degré, Lévi-Strauss
entreprend de définir ce que, par fidélité à son modèle linguistique, il
appelle alors mythème ou unité constitutive du mythe ; et, pour illustrer sa
technique du découpage en phrases-relations, regroupées selon leurs affinités
thématiques, il choisit un mythe grec qui se trouve être l'histoire d'Œdipe2.
Sans doute la raison avancée est-elle que nul n'est censé ignorer pareil
mythe, mais précisément l'on est conduit à se demander si ce choix n'a pas
été favorisé par le statut culturel de l'histoire d'Œdipe dans notre propre
société  : nul autre exemple ne pouvait plus sûrement offrir à une
méthodologie conquérante la satisfaction immédiate d'avoir accès à
l'universalité. Lévi-Strauss l'a dit lui-même : Œdipe est un choix de camelot,
«  un exemple traité de façon arbitraire3  ». Le principal bénéfice de la
démonstration fut de mettre en évidence que le mythe devait tirer sa
signification des relations entre les différents mythèmes. Pour le reste, le
résultat était moins positif : l'ensemble des versions que ce type d'analyse se
flatte de prendre en considération pour définir chaque mythe se trouvait ici
remplacé par une histoire dépouillée de la plupart de ses traits pertinents
pour une lecture structurale, puisque les séquences du mythe d'Œdipe
distribuées dans cette matrice étaient, en l'occurrence, empruntées à la
lecture sociologique que Marie Delcourt avait faite dix ans plus tôt en
dehors de toute perspective structuraliste. Comment d'ailleurs une analyse
structurale aurait-elle pu cheminer sans avoir une connaissance directe et
prolongée du contexte ethnographique dont Lévi-Strauss, l'année même de
la publication de l'Anthropologie structurale, découvrait et expliquait le rôle
capital dans le déchiffrement de la « Geste d'Asdiwal4 » ? Aucun helléniste
ne pouvait se rallier à une méthode dont la seule application qu'il fût à
même de contrôler révélait clairement qu'elle procédait avec autant
d'arbitraire que d'autres mieux éprouvées, bien que plus visiblement
obsédées par la découverte d'un sens a priori. Le refus de l'analyse lévi-
straussienne du mythe d'Œdipe était d'autant plus justifié qu'il pouvait se
réclamer des principes mêmes d'une lecture structurale, dégagés pour la
première fois dans l'étude du mythe d'Asdiwal, publiée en 1958.
De cette lecture du mythe œdipien devait naître un des contresens le plus
approuvés et le plus largement diffusés parmi tous ceux que le
«  structuralisme  » a suscités  : prenant prétexte de certaines formules lévi-
straussiennes qui semblaient définir le mythe comme un effort pour trouver
une médiation entre des termes contradictoires, l'anthropologue anglais Ed.
Leach en a conclu abusivement que l'aspect médiateur du mythe était sa
seule fonction5. Ce contresens fonctionnaliste qui faisait du mythe un outil
logique destiné à assurer la médiation entre deux termes ou deux situations
contraires conduisait le même anthropologue, et, à sa suite, quelques autres,
à diffuser un certain nombre d'analyses de mythes grecs ou bibliques dont
l'originalité la moins déniable est de faire la preuve qu'on peut se dire
structuraliste tout en continuant d'ignorer les procédures et les instruments
élaborés par l'analyse structurale depuis une dizaine d'années.
Ces quelques malentendus n'auraient pas semblé si profonds s'ils n'avaient
été envenimés par la mauvaise querelle faite par le structuralisme à l'Histoire
par-delà les pratiques les plus neuves des historiens d'aujourd'hui.
Convaincus qu'ils étaient sommés de choisir entre société chaude et société
froide, entre histoire cumulative et histoire stationnaire, les hellénistes et
quelques autres n'ont eu aucune peine à se persuader que la Grèce, qui avait
très tôt intériorisé son histoire en se forgeant une pensée historienne
solidaire de sa pratique politique, faisait naturellement partie des sociétés
non froides que l'anthropologie structurale ne semblait pas revendiquer avec
autant d'assurance. La distinction brutale entre sociétés froides et sociétés
chaudes ne pouvait que précipiter le réflexe de repliement sur soi, déclenché
par une série de désaccords le plus souvent tacites.
Depuis le XIXe siècle, les grands travaux de la mythologie classique ont été
conduits à partir de deux postulats : d'une part, les données mythologiques
relèvent d'une histoire, qui prend en charge leur chronologie et leur
localisation, et dont l'objectif constant est d'établir des dates, de montrer des
successions, de suivre des cheminements, de localiser des récits en les
inscrivant dans le contexte géographique qui les a vus naître et se
développer. Le second postulat, corollaire du premier, est que les récits
mythiques sont composés d'une pluralité d'images et de thèmes dont les
seules relations sont de filiation et d'ordre génétique. Pour les philologues
qui conduisent les recherches dans ce domaine, le problème essentiel est,
d'abord, d'identifier la version primitive  –  la seule qui garde en elle le
parfum rare de l'authenticité  –, ensuite d'en dégager les composantes de
manière à déterminer leur signification respective, et, par un mouvement en
retour, de montrer comment ces différents éléments se sont combinés et ont
réagi les uns sur les autres. Or, depuis plus d'un demi-siècle, ces deux
postulats du savoir historique n'ont cessé d'être remis en cause au niveau des
pratiques mises en œuvre dans une série de secteurs de la recherche
historique  : de l'histoire démographique à l'histoire des techniques, en
passant par l'histoire des mentalités et des rapports sociaux. Deux traits
dominent cette nouvelle pratique de l'histoire : d'une part, en travaillant sur
des séries, les historiens prennent désormais en considération des ensembles
dont les données en apparence dispersées relèvent de systèmes de
transformation réglementés et soumis à des lois. D'autre part, en s'attaquant
à des phénomènes qui échappent largement aux données conscientes, ce
type d'histoire découvre l'importance des changements séculaires, les flux et
les reflux de la longue durée, ainsi que le poids des permanences dans un
domaine où semblaient régner sans partage la mouvance et le changement.
Voilà presque quarante ans que Georges Dumézil a demandé aux historiens
des sociétés anciennes le droit de cité pour la structure à côté de la
chronologie, pour l'analyse des «  complexes primaires  » à côté des
« complexes secondaires », distinguant ainsi, d'une part, les cadres sociaux et
religieux d'une pensée, et, de l'autre, ce qui se laisse expliquer par les
apports successifs de l'histoire6. Tout au long de ces quarante années,
Dumézil n'a cessé d'inviter les historiens des religions à reconnaître
l'existence d'états de choses complexes, où, comme il le dit, des éléments
nombreux non seulement se juxtaposent mais s'articulent. Et il a fallu ce
long délai pour que l'on commence ici ou là à comprendre, par exemple,
que, dans les religions polythéistes, les panthéons ne sont pas de vagues
collections de dieux, plus ou moins étendues, mais que l'analyse des
puissances divines coïncide nécessairement avec la définition de leurs
relations différentielles au sein d'un ensemble « structuré7 ».
A l'extrême fin du XIXe siècle, Victor Bérard et quelques hardis
compagnons espéraient réintégrer dans l'histoire les trois quarts d'une
mythologie ainsi sauvée du non-sens qui menaçait de l'engloutir.
Aujourd'hui les historiens du monde gréco-romain paraissent moins
optimistes  : certains commencent à entrevoir qu'un mythe n'est pas
nécessairement la création du milieu historique, géographique et social dans
lequel il semble s'inscrire spontanément ; d'autres renoncent à interroger un
discours qui semble aussi peu cohérent, et déclarent que la seule unité de la
mythologie est la forme provisoire et artificielle que lui prêtent à l'époque
hellénistique des recueils et des manuels mythographiques. Si les historiens
du monde grec sont déçus, les philologues, de leur côté, sont fatigués de
chercher la version authentique qui n'est jamais que la forme introuvable
d'un mythe.
Délaissée par les uns et négligée par les autres, la mythologie peut dès lors
être reconnue comme tradition  : un ordre autonome de significations qui
régente fondamentalement la production de chaque texte8. C'est une sorte
de postulat de l'analyse structurale  : la mythologie d'une société est
constituée par un ensemble de récits qui ont plus d'affinités les uns avec les
autres qu'avec tout autre discours ou forme de pensée à quoi l'ont associé
les ruses de la chronologie ou les hasards de l'information. Il s'agit de savoir
si les différentes versions d'un même mythe ne doivent pas d'abord être
confrontées les unes avec les autres au lieu d'être ou bien négligées au profit
de l'une d'elles ou bien renvoyées à des données d'un autre ordre, que cet
ordre soit historique, social ou économique. Revendiquer l'autonomie pour
la tradition mythologique, c'est aussi rompre avec l'habitude philologique
des parallélismes, qui consiste à regrouper des ressemblances et à effacer les
différences en les réduisant à des écarts factices de l'imaginaire individuel.
Pour utiliser au mieux les propriétés de la mythologie, englobant l'ensemble
des mythes transmis ou récités, il faut, au contraire, rapprocher les versions
différentes en vertu de leurs différences et chercher à voir si elles ne peuvent
alors s'ordonner entre elles dans l'espace que leur ouvre la tradition
mythologique. C'est par là que commence une approche structurale du
mythe.
Toutefois, avant d'en examiner les modalités d'application, il faut lever
l'objection préjudicielle que ce type d'analyse ne saurait s'appliquer à la
mythologie des Grecs. Dans un article publié naguère dans la Rivista storica
italiana9, G.S. Kirk, qui ne refuse pas à l'occasion de traiter certains récits à
la manière structuraliste, vient d'insister sur ce qui lui paraît être un trait
essentiel des mythes de la Grèce  : ils sont toujours oblitérés par une
relecture nourrie d'interprétations successives dont les plus savantes, celles
d'Hellanikos et de Phérécyde, au Ve siècle avant notre ère, se contentent de
prolonger de plus anciennes, contemporaines des poèmes homériques. Les
Grecs n'auraient donc cessé de manipuler leurs mythes pour les rendre plus
«  crédibles  » soit en leur ajoutant de nouvelles séquences soit en les
infléchissant en fonction d'événements ou de traditions locales toujours
nouvelles. Et il en résulterait qu'à la différence des mythes livrés par les
sociétés à tradition orale, auxquels le même auteur concède le privilège de
refléter fidèlement les structures sociales, la mythologie grecque serait
condamnée à ne jamais nous apparaître que dans un état d'incessante
mouvance et de décevante élaboration secondaire. On peut se demander si
l'objection ne naît pas d'une illusion portant sur l'exercice de l'analyse
structurale non moins que sur la nature des mythes produits par les sociétés
à tradition orale. En effet, la prédominance de la parole dans une société
n'implique pas que celle-ci ignore le changement, et c'est tomber dans le
piège d'une distinction entre sociétés froides et sociétés chaudes que de
méconnaître l'importance des gauchissements, des reprises, et des
réinterprétations continues dont témoignent les différentes versions d'un
même mythe, selon que l'une est racontée cinquante kilomètres plus loin ou
prononcée cinquante ans plus tôt que l'autre. La mythologie ne serait pas
elle-même sans cette perpétuelle reprise d'une version par une autre. Pour
l'analyse structurale, c'est précisément la justification majeure de sa pratique.
Parce qu'elle a défini le mythe par la récurrence et par la répétition dans la
variation, elle se donne pour tâche de déchiffrer simultanément les
différentes versions d'un même mythe de manière à en reconnaître le
système caché. Par conséquent, plus les variantes sont nombreuses, plus
l'analyse structurale est à son affaire. En réalité, il serait plus pertinent
d'objecter que la mythologie grecque offre plus d'une fois l'aporie
documentaire du mythe isolé connu par une seule version et ainsi dépouillé
du contexte essentiel que pourrait lui assurer une variante.
Une fois reconnue l'autonomie de la tradition mythique, la première
tâche de l'analyse structurale est de construire son objet. Car, en principe,
elle ne s'applique pas à un mythe isolé mais à un groupe de récits, soit le
groupe que forment un mythe et ses différentes versions, soit celui qui
comprend deux ou plusieurs mythes différents ; et il va de soi que les deux
types de groupes ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. Très grossièrement,
nous pourrions distinguer en Grèce trois genres de matériaux
mythologiques. Le premier, – et c'est le lot le plus important – est constitué
par les recueils mythographiques composés depuis l'époque hellénistique et
dont les titres les plus connus sont la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, les
Fables et les Astronomiques d'Hygin, le livre IV des Histoires de Diodore, le
recueil des Métamorphoses d'Antoninus Liberalis ou la compilation dite Les
Mythographes du Vatican. En marge de cette littérature technique, deux types
de récits mythiques se présentent à l'état isolé : les uns sont livrés comme
des informations fragmentaires par la littérature interstitielle des érudits qui
va des scholiastes aux lexicographes  ; et les autres sont transmis par une
œuvre spécifiquement littéraire  –  au sens grec  –, que ce soit l'épopée, la
tragédie ou un poème lyrique comme le péan, le thrène ou l'hymne. Ces
différents récits mythiques, l'analyse structurale revendique le droit de les
combiner et de les inscrire dans les ensembles et dans les groupes qu'elle
entend constituer sans contraintes d'espace ni de temps. C'est pourquoi la
première démarche, au moins dans le domaine grec, est de déconstruire, de
briser les figures traditionnelles empruntées au sens apparent des mythes, et
de jeter bas les clôtures élevées par les mythographes anciens et renforcées
par les mythologues modernes qui en ont respecté fidèlement le tracé. En
principe, chaque mythe renvoie à l'ensemble des autres mythes. En fait,
dans la pratique, la première ébauche d'un groupe peut tirer profit des
affinités entre des personnages, des actions ou des thèmes dominants. Ainsi,
dans une première phase, il n'est sans doute pas inutile de confronter entre
eux les différents mythes qui racontent l'invention de la vie cultivée, ou bien
encore de rapprocher l'histoire des Danaïdes de celle des Lemniennes. Le
danger de cette reconnaissance serait de confondre l'analyse structurale avec
la recherche d'une structure unique se répétant dans différents contextes,
que ce soit le motif de l'épouse meurtrière ou le thème de l'opposition
simple entre sauvagerie et vie civilisée. Les véritables contenus d'un mythe,
et, par là, sa place dans un groupe de récits, ne se dessinent qu'à travers le
déchiffrement des différents plans de signification sans lesquels il n'y a pas
d'analyse structurale. En effet, ce type de lecture se donne pour objet de
déterminer les éléments constitutifs d'un système sans jamais préjuger de la
signification, qui n'est d'ailleurs jamais déposée dans un élément isolé. De
même qu'un mythe ne peut être défini que par l'ensemble de ses variantes
ordonnées en une série formant un groupe de «  permutations  », le même
mythe ne peut être délimité que par les différents plans de significations qui
l'informent et le constituent comme objet de ce type d'analyse.
D'une certaine manière, l'analyse lévi-straussienne des mythes s'instaure
dans les mêmes conditions que l'analyse philologique et comparative du XIXe
siècle. Ici et là, le point de départ est le même : c'est le caractère gratuit et
insensé du discours mythique. Pour Max Müller, le non-sens du mythe était
un scandale  ; pour Lévi-Strauss, c'est un défi. Une lecture structurale
commence par poser que le mythe n'est pas une suite de mots, une histoire
dotée d'une signification linguistique ordinaire, mais un enchaînement de
relations, une suite de concepts, un système d'oppositions signifiantes qui se
distribuent sur différents plans, à plusieurs niveaux sémantiques, que Lévi-
Strauss appelle « codes », parce que leurs unités constitutives semblent obéir
aux mêmes lois d'économie et de redondance que les vrais codes. Au-delà
des séquences qui forment le contenu apparent, l'analyse va donc repérer,
distinguer et séparer les différents plans de signification qui forment
l'architecture du mythe. La faiblesse de la première analyse structurale, celle
que Lévi-Strauss a appliquée au malheureux Œdipe, consistait à procéder au
découpage du mythe de manière à le réorganiser comme s'il était son propre
contexte relationnel. Parce qu'il était défini par son seul système conceptuel,
le mythe ne pouvait être validé que par sa cohérence interne ; il se trouvait
ainsi livré à l'ingéniosité et à l'arbitraire du constructeur de modèle.
L'apport essentiel de la Geste d'Asdiwal a été de soumettre l'analyse formelle
à ce référent indispensable qui s'appelle «  le contexte ethnographique  »,
c'est-à-dire l'ensemble des informations qui, dans une société donnée,
constituent l'horizon sémantique de la mythologie, depuis les données
techno-économiques jusqu'aux croyances et aux représentations religieuses en
passant par les réalités géographiques, les structures sociales et le réseau
entier des pratiques institutionnelles. Le relevé des oppositions pertinentes
du mythe à ses différents niveaux trouve ainsi la caution indispensable que
peut seule lui donner la connaissance approfondie d'un milieu sémantique
organisé. L'analyse structurale n'est pas le formalisme bavard que certains
accusent de schématisme et d'autres de vaine complexité.
Afin de définir les différents plans de significations, l'analyse doit
commencer par élargir le champ de la mythologie à l'ensemble des
informations qui touchent à tous les registres de la vie sociale, spirituelle et
matérielle du groupe humain considéré. Par exemple, l'apparition de l'arbre
à myrrhe dans le mythe grec d'Adonis implique l'inventaire attentif de tous
les témoignages qui nous révèlent la façon dont les Grecs se sont représenté
la myrrhe et les aromates dans leur relation avec les autres types de plantes,
et cet inventaire ne conduit pas seulement à définir l'usage de la myrrhe
dans la pratique sacrificielle ou l'emploi des parfums dans la vie érotique, il
exige d'interroger l'ensemble des savoirs  : botanique, médical, rituel,
zoologique à travers lesquels les Grecs nous livrent leurs classifications et des
pans entiers de leur système symbolique. C'est Lévi-Strauss qui a appris aux
mythologues que, pour connaître la signification d'une plante ou d'un
animal, il fallait chaque fois déterminer avec précision quel rôle chaque
culture attribue à cette plante ou à cet animal au sein d'un système de
classification, sans oublier que de tous les détails, concernant telle plante ou
tel animal, la société en retenait seulement certains pour leur assigner une
fonction signifiante, chacun de ces détails pouvant en outre recevoir des
significations différentes.
Ce n'est qu'au terme de ce déchiffrement du contexte ethnographique
appelé par le mythe que l'analyse pourra déterminer les rapports conceptuels
dont la pertinence aura été validée par la récurrence des mêmes valeurs
sémantiques d'un bout à l'autre du domaine régi par cette pensée
symbolique. Et c'est encore à travers les différents plans de significations
dégagés par cette analyse que va se dessiner le groupe auquel appartient tel
mythe ou tel récit. Un exemple, choisi dans le domaine grec, permettra
d'illustrer la solidarité des opérations impliquées par ce déchiffrement : c'est
le mythe orphique de Dionysos mis à mort par les Titans10. D'emblée,
l'histoire présente une double énigme  : d'une part, elle raconte un repas
monstrueux fait par des cannibales  –  l'enfant Dionysos mangé par ses
ennemis  –, alors que ce mythe se trouve au centre de l'anthropogonie des
disciples d'Orphée dont la pensée est tout entière dominée par le refus de
verser le sang ; en second lieu, la cuisine à laquelle se livrent les Titans est
étrangement fantaisiste  : ils rôtissent les chairs de la victime qu'ils ont
préalablement bouillies ; Dionysos est transformé en bouilli rôti. Pris en lui-
même, le mythe orphique est un discours paradoxal que l'on a toujours
tenté d'expliquer soit en y cherchant le reflet d'un rituel dionysiaque (le
diasparagmós), soit en le réduisant, par des procès comparatifs, à la
représentation pour ainsi dire naturelle d'un dieu qui meurt et qui renaît.
Or ce que peut montrer une analyse structurale, c'est que l'étrangeté du
récit orphique disparaît à mesure qu'il est confronté aux procédures
sacrificielles, à la relation fondamentale entre la broche et le chaudron, et
par-delà à l'ensemble des significations que les Grecs ont données au
rôtissage et à la cuisson par ébullition. De même, c'est en précisant le détail
du gypse, dont les Titans sont recouverts, au moment où ils font violence à
Dionysos, que les acteurs du mythe découvrent leur visage d'hommes
primordiaux, issus de la terre blanchâtre et associés à la chaux vive. Le récit
se trouve alors renvoyé par ses traits les plus pertinents à un ensemble de
représentations, pour la plupart mythiques, et qui sont relatives aux
pratiques alimentaires, aux procédures culinaires, au sacrifice sanglant et, par
là, à la condition de l'homme, telle qu'elle se délimite par rapport aux dieux
et par rapport aux bêtes. Ainsi le meurtre de Dionysos par les Titans vient
s'inscrire dans une série qui comprend les mythes de Prométhée, les
représentations de l'omophagie dionysiaque, les spéculations
pythagoriciennes sur la mort du bœuf laboureur, mais qui doit aussi
englober les différents récits que la cité a élaborés, dans le cadre du rituel
des Bouphonies, autour de la mise à mort du bœuf, compagnon de
l'homme, récits qui se rattachent eux-mêmes à d'autres séries de mythes,
comme celle qui est centrée sur l'histoire de la mise à mort du premier
animal sacrifié. C'est seulement par rapport à cet ensemble, reconnu de
l'intérieur du mythe de Dionysos, que le récit des Orphiques non seulement
prend un sens dans chacun de ses détails singuliers, mais devient un élément
d'un système plus vaste centré sur le sacrifice sanglant.
Le sens du mythe, l'analyse structurale ne le cherche plus au niveau de la
seule intrigue ou dans les ressorts de l'histoire racontée, elle le trouve au
niveau du système formé par un groupe de récits. Mais l'analyse structurale
ne fait pas pour autant, comme on le lui a reproché naguère, un choix pour
la syntaxe contre la sémantique ; elle pose seulement que l'on accède au sens
des mythes en multipliant les analyses formelles qui permettent de dégager
l'armature logique de plusieurs récits. La sémantique des mythes est d'autant
plus riche qu'elle se découvre à travers la syntaxe. Et si la méthode mise en
œuvre par Lévi-Strauss a souvent choisi d'occulter les valeurs sémantiques
des groupes de mythes pour mieux mettre en lumière leurs préoccupations
logiques, il ne faudrait pas se hâter de conclure que ce type de lecture est
exclusivement voué à l'analyse combinatoire de X groupes de mythes  ; la
même pratique peut aussi conduire à déchiffrer un groupe restreint, centré
sur une thématique privilégiée. Pierre Smith et Dan Sperber ont montré
que, du point de vue de l'analyse structurale, les mythes n'étaient pas
seulement des classifications, un discours sur la logique des propositions
dont le feu, la cuisine, les animaux et les plantes sont la matière et
l'instrument, mais que les mythes étaient en même temps un savoir sur les
catégories et sur le monde11. L'expérience limitée du déchiffrement d'un
certain nombre de mythes grecs dont les uns parlent du miel et les autres
des aromates permet de voir combien toute cette mythologie méconnue  –
 parce que dispersée dans une littérature interstitielle – renvoie à un même
savoir sur le monde et, donc, à un même système de pensée  : comme si
toute une part de la mythologie grecque en découvrant les alentours de la
vie cultivée ne faisait qu'explorer un seul et même problème, à savoir la
condition de l'homme à travers le mariage et le sacrifice, les deux
institutions qui alimentent toute une part de la pensée symbolique des
Grecs12.
Même les plus intraitables des hellénistes concéderont sans doute à
l'analyse structurale qu'elle peut contribuer à l'inventaire des richesses de la
mythologie, mais ils feront à son application dans le domaine des mythes
grecs deux objections majeures. La première est que ce type d'analyse fait
bon marché des formes particulières que peut prendre le récit mythique
selon qu'il s'agit du résumé squelettique livré par un mythographe tardif ou
de la version mise en œuvre par une tragédie d'Eschyle. La seconde
objection est que l'analyse structurale méconnaît les données événementielles
et qu'elle semble faire peu de cas des réalités sociales. L'une et l'autre
difficulté posent des problèmes essentiels à ce type d'analyse dans le
domaine grec.
Du point de vue linguistique, l'analyse lévi-straussienne procède de
manière quelque peu paradoxale. D'une part, elle pose que le mythe ne
coïncide pas avec les données de la langue, avec les phrases d'un récit, et,
d'autre part, la même analyse fait à la linguistique structurale une série
d'emprunts pour appliquer l'outillage conceptuel de cette linguistique au
métalangage du mythe. En fait – on le voit maintenant mieux –, l'analyse
des mythes ne doit à la linguistique que des motivations, et les procédures
originales qu'elle met en œuvre ne relèvent pas plus du structuralisme
phonologique que de la grammaire génerative dont la combinatoire des
Mythologiques a pu paraître quelquefois se faire l'écho13. Au terme de
l'enquête ouverte par Le Cru et le Cuit, le projet de faire une grammaire des
mythes, fût-elle structurale ou générative, se heurte à l'impossibilité de
définir les unités constitutives du mythe : les mythèmes restent introuvables.
Toutefois, pour le mythologue helléniste, confronté avec une série de récits
mythiques qu'il est déjà amené à lire «  dans le texte  », le problème des
structures linguistiques et de leur relation avec les structures mythiques
demeure un problème essentiel, d'autant plus urgent que dans cette province
de la mythologie, un grand nombre de variantes prennent la forme de textes
aussi cohérents et hautement élaborés que les épinicies de Pindare ou les
tragédies de Sophocle. On pourrait en schématisant distinguer trois
situations. Dans la première, la narration est réduite au minimum : ce sont
les résumés de mythes qui, de mythographes en mythographes, se réduisent
jusqu'à n'être plus qu'une juxtaposition de séquences tellement appauvries
qu'elles n'offrent aucune résistance à la lecture structurale, laquelle est
d'ailleurs souvent condamnée à se satisfaire des oppositions laissées ou
dégagées par cette sclérose du récit. Dans le deuxième cas, le mythe s'impose
comme un récit dont la logique narrative commande toute l'organisation.
L'analyse structurale doit alors se doubler d'un déchiffrement des figures et
des effets que le jeu des formes narratives a tracés dans la texture même du
mythe. Il s'agit principalement de récits en vers véhiculés par des œuvres
comme les Hymnes homériques ou La Théogonie d'Hésiode, c'est-à-dire par
des textes dont les philologues  –, par exemple, H. Schwabl pour La
Théogonie14  –, ont déjà montré que leur cohérence était assurée par toute
une série de parallélismes syntaxiques, même si les hellénistes n'ont pas
toujours entrevu que des «  rapports d'équivalence et de parallelismes
formels » imposent à l'auditeur ou au lecteur des relations sémantiques entre
les éléments du récit et créent ainsi un véritable réseau d'associations dont
l'analyse du mythe ne peut nullement se dessaisir. Quant à la troisième
situation, elle est imposée par des œuvres comme la lyrique chorale et la
tragédie, dont la composition obéit à un certain nombre de règles très
strictes qui ne se confondent pas avec celles du récit mythique. C'est dans
ce contexte, en particulier, que peut se poser le problème de la
réinterprétation des mythes qu'évoquait G.S. Kirk. Traditionnellement,
l'éloge d'un vainqueur aux Jeux comprend un récit mythique à travers lequel
un poète, investi dans le cas de Pindare du statut du « maître de vérité »,
définit la norme du système de valeurs aristocratiques dont il est par sa
fonction de louangeur le garant indispensable. Lesté d'une valeur
paradigmatique, le mythe, raconté par Pindare, se trouve ainsi placé dans
des conditions nouvelles : il est le lieu où interfèrent le passé et le présent,
où la tradition et l'actualité se combinent, mais toujours à des fins
déterminées que vient dévoiler la sentence gnomique, placée en conclusion
du poème. Dans le cas de Pindare, la réinterprétation du récit mythique est
parfois si nette et si tranchée qu'elle se présente sous la forme d'une
correction apportée au récit, soit dans une séquence entière, soit dans un
détail singulier. Toutefois, dans la mesure même où elle fait l'objet d'un
aveu explicite, la distorsion imposée au mythe ne disqualilie pas, par rapport
à d'autres, la version de Pindare. Dans ce type d'œuvre lyrique, si le mythe
est resémantisé. ce n'est qu'à la mesure de la valeur paradigmatique que lui
assigne l'épinicie.
En réalité, c'est seulement dans la tragédie que la mythologie se trouve
directement menacée par une réorganisation assez profonde pour atteindre,
en certains cas, les ressorts mêmes du mythe. L'œuvre tragique n'est pas
séparable de la mythologie. C'est une évidence. Le mythe donne à la
tragédie ses personnages essentiels et les grands thèmes de son action. Mais
reprise et assumée dans la représentation tragique, l'histoire mythique est en
même temps  –  comme J.-P. Vernant et d'autres l'ont souligné15  –  mise à
distance. Désormais, le mythe tombe sous le regard politique. Les valeurs
anciennes que véhicule la mythologie sont confrontées avec celles que la cité
est occupée à construire et dont le chœur se fait le porte-parole antagoniste.
En conséquence, la tragédie utilise une histoire mythique à travers laquelle
elle met en question les gestes et les paroles du héros et des acteurs en
passant constamment du système de valeurs de la cité aux formes de son
passé mythique. Mais cette activité critique ne porte pas seulement sur la
suite des actions racontées par le mythe, elle s'attaque aussi plus directement
à certains mécanismes essentiels du mythe  : en particulier, lorsque la
tragédie entreprend d'énoncer les formes d'ambiguïté et de les explorer de
manière systématique. C'est ici que le mythologue, au lieu de traiter la
version tragique d'un mythe comme il ferait d'un récit livré par quelque
mythographe besogneux, devra sans doute faire précéder son analyse du
mythe par celle de la tragédie correspondante, de manière à y déceler les
modes de réinterprétation et les formes de distorsion spécifiquement
tragiques.
Le second problème, soulevé par les objections des hellénistes, n'est autre
que celui des relations entre les mythes et, d'une part, la réalité sociale, de
l'autre, la réalité événementielle, c'est-à-dire les heurts, les secousses, les
changements de l'histoire.
Certains historiens de l'antiquité, comme G.S. Kirk après Victor Bérard,
sont convaincus qu'il suffit de connaître les conditions de la première
énonciation d'un mythe pour en établir le sens exact. Une fois rendu à son
origine et restitué à son premier paysage dans l'histoire, le récit mythique
cesserait d'être opaque et sibyllin, il deviendrait aussitôt transparent. Telle est
la méthode de ceux qu'on appelait autrefois les «  analystes  »  ; du moins,
c'est le cheminement qu'ils ont retenu de l'entreprise de Karl-Otfried Müller
et de ses Prolégomènes à une connaissance scientifique de la mythologie, si
nouveaux en  1825  : retrouver les diverses circonstances qui ont donné
naissance à un mythe. De ce point de vue, les mêmes «  analystes  » sont
enclins à penser que la Grèce est singulièrement défavorisée par rapport aux
Amériques, et ils se plaisent à flatter le bonheur des ethnologues qui
vivraient au milieu d'un peuple de récits parlant naïvement et spontanément
de la société qui les a produits et dont les mythes confieraient sans mystères
les soucis, les problèmes et les diverses inquiétudes. Les hellénistes seraient
alors condamnés à ne jamais connaître que des mythes privés de référence à
leur contexte originel, des mythes dont les uns nous parviennent du fond
du néolithique et dont les autres dérivent du monde mycénien, séparés à
jamais de ce qui leur donne un sens, mythes muets ou parlant une langue
abolie que nul ne peut espérer déchiffrer un jour. Peut-être pourrions-nous
apporter quelque réconfort aux historiens dont G.S. Kirk se fait l'interprète,
en leur rappelant que les américanistes ne sont pas toujours à l'abri des
malheurs de l'histoire, et qu'il y a même, dans ce domaine, toute une série
de travaux, inspirés par la méthode de l'école finlandaise qui s'efforce,
courageusement, de faire une sorte d'histoire naturelle des contes et des
récits transmis par la tradition orale : leur ambition majeure n'est-elle pas de
montrer « où ils sont nés, à quelle époque et sous quelle forme », afin de
classer les variantes selon le lieu et l'ordre d'apparition16 ?
Examinons le problème d'une autre manière. Il arrive parfois, malgré les
obstacles dont certains font état, non sans raison, que des historiens
réussissent à retrouver dans les greniers de l'Histoire le document qui semble
consigner l'acte de naissance d'un mythe. Prenons l'exemple d'un de ces cas
privilégiés qui donne à l'historien du monde grec la satisfaction de passer en
revue les différentes interprétations proposées par plusieurs générations de
mythologues, à seule fin de les voir s'évanouir devant l'évidence et la
simplicité de l'explication que donne nécessairement l'Histoire dès qu'elle
consent à nous parler. En l'occurrence, l'heureux dénicheur se nomme Paul
Faure, et le mythe qui bénéficie de la découverte est l'histoire des filles de
Danaos, les Danaïdes, poursuivies par les cinquante fils d'Égyptos, depuis les
bords du Nil jusqu'aux fontaines d'Argos17. En  1964, dans l'ancienne
Thèbes d'Égypte, des archéologues découvrent une inscription
hiéroglyphique gravée pour Aménophis III, circa  1380  av. notre ère. Cette
inscription nous livre une liste de noms disposés de part et d'autre de deux
prisonniers enchaînés au pied du Pharaon. Un des prisonniers représente
l'île de Crète, l'autre les Danaoi, et parmi la liste des villes, des pays associés
aux Danaoi, aux gens de Danaos, on peut lire le nom de Nauplie, le nom
d'une ville fondée, selon Pausanias, par les Égyptiens venus avec Danaos
(Paus., IV, 35, 2). L'inscription royale, découverte en 1964, nous livrerait
donc, selon Paul Faure, la clé du mythe des Danaïdes : le récit des aventures
des filles de Danaos et de leurs cousins d'Égypte ne ferait que relater un fait
historique dont la date nous est connue à quelques années près
(circa  1380  av. J.-C.). Nous aurions atteint les sources de la légende des
Danaïdes : triomphe de la pégomanie.
Admettons que le mythe des Danaïdes soit né, là-bas, sur le rivage où des
Égyptiens rencontraient des Grecs : en quoi cet événement vient-il expliquer,
rendre compte des traits essentiels du mythe ? Paul Faure ne nous dit pas
jusqu'où va l'événement, ni quelle relation il entretient avec la fuite des
Danaïdes, leur refus du mariage avec leurs cousins, leur course jusqu'à Argos
où les eaux souterraines sont taries à la suite d'une querelle entre Héra et
Poséidon. Et nul n'oserait prétendre qu'une chronique plus fournie, en nous
détaillant les pratiques matrimoniales des environs de  1380, nous
expliquerait pourquoi les Danaïdes sont à la fois des femmes qui fuient le
mariage avec des mâles qui leur sont trop proches, et des épouses qui
passent pour avoir introduit en Grèce le grand rituel du mariage, la fête des
Thesmophories. Pour comprendre cette histoire, il faut nécessairement entrer
dans le récit, en suivre les séquences, essayer de comprendre les rapports de
la source Amymonè avec le marais de Lerne qui est aussi une source ; il faut
étudier les rituels d'Argos qui prescrivent aux fiancés de l'année d'aller
puiser l'eau pure du bain nuptial à la source Amymonè  ; il faut encore
prendre en charge les mystères de Lerne, le rôle de Déméter dans ces
mystères, tous les symbolismes de l'eau, l'eau qui vient du monde
souterrain, qui monte d'En Bas ou qui disparaît dans les profondeurs de la
terre, établir les relations entre des eaux disparues, des eaux cherchées,
d'autres portées, lustrales ou souillées et les récipients rituels des
loutrophores, des hydrophores et des thesmophores. C'est l'ensemble du
contexte ethnographique du mythe des Danaïdes que laisse échapper une
lecture prise au piège de la référence « historique » initiale.
En l'occurrence, l'événement de  1380  ne peut rien expliquer. C'est un
document d'histoire politique : il apporte incontestablement la preuve qu'il
y a eu, au XIVe siècle avant notre ère, des contacts entre les Égyptiens et les
Grecs, à proximité d'Argos. Mais aurions-nous la chronique détaillée des
événements de ce temps que le mythe des Danaïdes n'en serait pas moins
opaque. Car ce qu'il faut dénoncer dans la lecture «  historicisante  »,
privilégiée, consciemment ou non, par tant d'hellénistes, c'est l'illusion
toujours vive que le discours mythique doit nécessairement refléter la
«  réalité  ». Le postulat fondamental de la plupart des interprétations
historicistes est de croire que la relation des mythes avec l'organisation
sociale, avec le monde physique, avec le monde naturel, avec les événements
est toujours exclusivement de l'ordre de la représentation. Depuis la Geste
d'Asdiival  –  il faut ici le rappeler  –, Lévi-Strauss a montré, dans une série
d'exemples décisifs, que la mythologie ne pouvait pas servir à faire un
tableau fidèle de la réalité ethnographique, et que le mythe ne devait plus
être confondu avec une source documentaire où l'ethnologue irait puiser de
quoi reconstituer l'organisation sociale, les croyances et les pratiques de la
société. En principe, on ne peut jamais déduire le réel d'un récit mythique.
L'analyse structurale refuse donc d'admettre ce que non seulement des
historiens mais aussi des sociologues des cultures archaïques s'accordaient
volontiers dans leurs recherches, à savoir que la pensée mythique a un
rapport direct avec la donnée sociale (ce qu'admettaient explicitement des
sociologues comme Granet et Gernet) et que certaines images mythiques
peuvent livrer au regard qui sait les interroger des comportements
« préhistoriques » et des institutions abolies qui ne scintillent plus que dans
les éclats d'une pensée très ancienne.
A l'inverse, l'analyse structurale a montré, plus d'une fois, en se référant
au contexte ethnographique, que les institutions décrites dans les mythes
peuvent être la négation des institutions réelles ou que les animaux
intervenant dans les récits se comportent tout autrement que l'observation et
la zoologie semblent l'indiquer. Le mythe entretient certes une relation avec
l'environnement, avec le donné écologique, avec le social et l'histoire d'un
groupe, mais c'est une relation indirecte et médiate, celle qui convient à un
discours autonome prélevant dans la réalité les éléments dont il dispose
souverainement. Un mythe peut utiliser, sur un plan de signification, un
certain nombre de données brutes (par exemple, des éléments de géographie
physique), ensuite sur un autre plan, mêler le réel à l'imaginaire, et, enfin,
dans un troisième ordre, inverser, de manière systématique ou non, les
données du réel18.
Qu'elle soit sociale ou événementielle, l'histoire ne possède aucun
privilège à l'explication des mythes  ; elle n'est qu'une donnée parmi celles
qui font partie de la réalité dont la mythologie fait son profit. Il est possible
que l'événement de 1380 ait quelque rapport avec le mythe des Danaïdes.
Peut-être même en est-il le point de départ. Mais qu'il ait donné ou non le
branle au récit, l'événement a été mangé par le mythe. La mythologie s'est
incorporé ce fragment d'histoire  ; elle a réarticulé cette donnée dans ses
structures propres.
Ce travail de réorganisation, nous pouvons l'observer dans certains cas où
la lecture structurale a été conduite avec soin et plus d'une fois remise sur le
métier. Le mythe hésiodique des races en offre un exemple convaincant.
L'analyse de Jean-Pierre Vernant découvre dans l'histoire racontée par
Hésiode, non pas cinq races se succédant chronologiquement suivant un
ordre de déchéance progressif, mais une construction à trois étages, dont
chacun est divisé en deux aspects opposés et complémentaires. Cette
structure tripartie fonctionne sur une série de plans que le mythe superpose
et imbrique dans son récit, mais elle est, elle-même, surdéterminée par une
autre dont les deux termes, par leur relation, donnent à L'ensemble de la
construction sa polarité maximale. Il s'agit de l'opposition entre les deux
principes de Díkē, de Justice et d'Húbris, de Démesure, dont Hésiode
dénonce lui-même l'importance lorsqu'il tire du mythe, à l'intention du
destinataire, la leçon qu'il faut écouter la Justice, la Díkē, et ne pas laisser
grandir la Démesure, l'Húbris. Or Les Travaux et les Jours ne nous livrent
pas seulement les intentions avouées d'Hésiode  ; ils développent sous nos
yeux le contexte socio-économique inséparable du mythe des races19. La
situation économique et sociale d'Ascra, en Béotie, est marquée par le
morcellement des terres, par la dépossession des petits propriétaires et par
l'endettement progressif des paysans. C'est une crise agraire dont Hésiode
énonce certains aspects typiques : la misère, la faim, la rareté des terres, mais
qu'il interprète avec ses catégories, qui sont celles d'un théologien et d'un
moraliste. La crise que nous appelons « agraire » est vécue par le poète des
Travaux comme un mal, comme une Démesure ; l'Húbris grandit et menace
de faire disparaître la Díkē. Ce sont ces deux principes qu'Hésiode met au
centre du mythe des races, lorsqu'il est contraint par certaines circonstances
sociales et économiques à raconter, à son tour, ce récit, en le réinterprétant,
c'est-à-dire en l'organisant à sa manière propre qui est celle de son temps et
de son histoire, d'une histoire dure, sèche et venteuse, comme la terre
d'Ascra, « un bourg maudit, méchant l'hiver, dur l'été ».
En Grèce, non moins qu'ailleurs, les mythes sont perpétuellement
retouchés, remaniés, revus et corrigés. Événements, rencontres, contacts entre
les groupes et les sociétés, autant de données qui font partie de
l'environnement, au même titre que la faune ou le climat. Chaque
innovation, chaque changement dans la société, dans ses institudons, dans
ses rapports sociaux peut se traduire par une réorganisation dont une
fonction majeure est d'amortir les heurts.
Au-delà des difficultés dénoncées par quelques hellénistes pour un bon
usage de l'analyse structurale dans le domaine grec, restent les objections
implicites que leur évidence immédiate transforme en présupposés ou que
leur naïveté rend aujourd'hui inavouables, dans la plupart des cas. C'est en
ce lieu du non-dit que se nouent les résistances déterminées et que se
décident souverainement rejets et exclusions. Un des présupposés le mieux
partagés dans l'hellénisme, et des plus fortement chevillés au corps des
historiens de l'antiquité grecque, c'est la certitude, nourrie par le dix-
neuvième siècle, que la Grèce, plus que nulle autre société, se trouve
marquée, de manière indélébile, par l'Histoire, une Histoire qu'elle aurait
profondément intériorisée et qui serait ainsi devenue un trait essentiel de
l'expérience de l'homme grec. Personne ne peut nier l'importance de
Thucydide ni d'une œuvre où la reconnaissance de la condition historique
du citoyen grec va de pair avec la conviction élaborée que ce type d'homme
peut agir dans le présent et avoir prise sur l'avenir. Cette conception de
l'histoire, comme type d'œuvre, est centrale pour la signification de l'action
politique dans le monde grec. Mais la Guerre du Péloponnèse n'a jamais été
une raison suffisante pour subordonner toutes les formes de pensée de la
Grèce à la conception que Thucydide se fait de l'histoire, de la temporalité
et de l'action des hommes. Et ce n'est pas davantage une raison, parce que
certains hellénistes se sont illustrés dans l'étude exhaustive de la chronologie
des archontes, pour croire, dans leur sillage, que, à d'autres niveaux de
pensée, les opérations de l'esprit sont astreintes à la même nécessité
chronologique.
Au risque de scandaliser quelques historiens, jaloux de privilèges anciens,
il faut rappeler que le structuralisme s'occupe principalement de variations
et que « le changement est un mode particulier de variation20 ». L'analyse
structurale peut ainsi, sans aucun impéralisme, faire apparaître des ensembles
différents comme des variantes les uns des autres. Dans le monde grec, les
mythes politiques, les mythes de fondation de cités voisines ou rivales
devraient être traités par cette méthode de même que les récits de fondation
de culte ou de sanctuaires dont plusieurs groupes sociaux revendiquent la
propriété, le plus souvent à travers des récits concurrents dont les historiens
hellénistes ont eux-mêmes, plus d'une fois, reconnu les affinités et accusé les
divergences. Davantage, une analyse structurale peut aussi prendre en charge
des problèmes qui semblaient jusqu'à présent réservés à l'Histoire seule : par
exemple, l'analyse d'états successifs qui sont les différentes formes assumées
par un même ensemble. A partir des analyses consacrées par D. Sabbatucci
au mysticisme grec, on peut proposer une application de cette méthode
pour organiser le système des représentations que les Grecs élaborent, entre
le VIe et le IVe siècle avant notre ère, autour de la manducation de la chair
humaine et du problème de l'alimentation carnée21. En regard du modèle
sacrificiel et alimentaire dominé par les relations entre trois termes  –  les
dieux, en haut  ; les bêtes, en bas  ; et les hommes, au milieu  –, quatre
formes de protestation contre la Cité (Pythagorisme, Orphisme, Dionysisme,
Cynisme) se laissent ordonner les unes en relation avec les autres, deux par
deux, selon l'orientation choisie. Dans un cas, la protestation entraîne le
dépassement par le haut (Pythagorisme et Orphisme)  ; dans l'autre, par le
bas (Dionysisme et Cynisme). Le contraste entre les deux solutions se
condense dans la représentation du cannibalisme extrême que Pythagoriciens
et Cyniques possèdent en commun : un enfant dévorant ses propres père et
mère. Vision horrifiée pour les disciples de Pythagore de la vie carnivore et
bestiale menée par les Autres ; mais, pour les Cyniques, image exemplaire de
la déconstruction radicale de la Société que vise à réaliser leur pratique
quotidienne. Or ce que l'Histoire nous apprend en l'occurrence, c'est
comment, dans certaines circonstances politiques, économiques et religieuses,
s'est opérée la métamorphose de certains Pythagoriciens en disciples de
Diogène. Transformation qui se joue dans un temps dramatique, à travers
des échecs et des violences, mais, qui, du point de vue du système, se
traduit par le passage d'un extrême à l'autre, lequel vient se marquer, sans
émoi, par un signe positif se substituant à un signe négatif. Le système des
transformations structurales se trouve ainsi étalé dans le temps et dans
l'espace, et la structure n'est que «  la règle de transformations
historiquement réelles22 ». Que l'exemple n'est pas isolé ne signifie pas que
tout changement dans l'Histoire relève de ce type d'analyse. Au moins faut-
il retenir que, dans différents secteurs, l'analyse structurale peut montrer que
le déroulement de l'Histoire est parfois soumis à certaines contraintes, même
si celles-ci relèvent à leur tour d'une autre Histoire, l'Histoire englobante et
veuve d'événements des lentes périodes et des longs cheminements.
Mais le sceau de l'Histoire, qui marque la Grèce au front, n'aurait pas
tant d'éclat s'il ne devait aussi porter confirmation du caractère élu du
Peuple Grec. De Herder et de Winckelmann aux humanistes nostalgiques,
l'idéologie de la Grèce n'a cessé de se renouveler à travers quelques thèmes
fondamentaux centrés sur les privilèges de l'Hellène. Porteur de la
Civilisation, découvreur de la Raison, le Grec, parmi tous les peuples, a été
désigné pour créer le Beau avec les matériaux de l'Oriental et pour apporter
une contribution décisive aux progrès des sentiments d'humanité. Depuis les
relations des Jésuites sur le Nouveau Monde se réfléchissant dans le miroir
de Plutarque jusqu'aux énoncés de Nietzsche sur la naïveté des Grecs dont
les œuvres nous servent de normes et de modèles inaccessibles, les rapports
complexes que nos sociétés continuent de développer avec la civilisation
gréco-romaine relèvent d'urgence de l'archéologie du monde occidental
entreprise par Michel de Certeau et par quelques autres. Aujourd'hui, mis à
part quelques tentatives désuètes de rappeler la priorité des Grecs dans l'un
ou l'autre secteur de l'actualité, les professions de foi dans le modèle grec se
font rares et discrètes. La franchise et la simplicité dont fait preuve Brian
Vickers n'en ont que plus de prix. Dans un ouvrage neuf et important,
consacré aux problèmes posés par une lecture sociologique de la Tragédie
grecque23, le critique anglais, qui intente à son compatriote Kirk un procès
virulent pour collaboration avec l'occupant structuraliste, énonce, en
conclusion d'une critique radicale de toute tentative d'appliquer la
« méthode structurale » aux mythes de la Grèce, les raisons profondes de sa
position en la matière. Position qui doit une bonne part de son insolence à
l'état d'«  humaniste  » dont se flatte un auteur dégagé de toute technicité
dans ce domaine d'études. Peu importe que Vickers reproche à Lévi-Strauss
de distinguer dans un mythe la réalité des concepts de l'apparence du récit,
ou bien lui fasse grief d'avoir méconnu la clairvoyance de Boas qui avait
découvert la continuité fondamentale entre le discours de la mythologie et
les normes de la vie sociale. Plus fondamentale nous semble sa revendication
d'avoir un accès direct au contenu du mythe  : Brian Vickers réclame le
droit d'entendre la parole mythologique sans être contraint d'en demander
le sens à une analyse qui s'inquiète toujours de ce que le discours apparent
s'obstine à ne pas dire. Impatience de lecteur pour qui il ne doit rien y
avoir entre le texte et lui  ? ou raison de théoricien convaincu que, si les
mythes doivent être décryptés, alors ils ne parlent plus de la société à
laquelle ils s'adressent  ? Vickers entend ne rien cacher, surtout pas d'aussi
bonnes et solides raisons : d'abord, les mythes grecs sont encore les nôtres,
et puisque l'Occident s'est nourri de cette mythologie, nous ne pouvons
nous tromper sur son sens ; ensuite, dans les mythes de la Grèce, mis à part
quelques éléments irrationnels, c'est de l'Homme qu'il est question  : la
mythologie de l'Hellène est dominée par l'anthropomorphisme. D'ailleurs,
regardez ce qu'ils ont inventé  : la littérature, l'art, les sciences, le droit, la
politique... Rien à voir avec les Tsimshian, ces pêcheurs de saumon. Non
vraiment, les Grecs ne sont pas comme les autres24.

1 Mythologiques II. Du Miel aux Cendres, Paris, 1966, 407.


2 « La Structure des mythes » (1955), repris dans Anthropologis structurale, Paris, 1958, 227-255.
3 Op. cit., 238, n. I.
4 Annuaire de l'École pratique des Hautes Études, Sciences religieuses (1958-1959), Paris, 1958, 3-43,
repris dans Anthropologie structurale deux, Paris, 1973, 175-233.
5  Ed. Leach, Genesis as Myth and other Essays, Londres, 1969, ainsi que Lévi-Strauss (trad. franç.)
Seghers, Paris, 1970 ; G.S. Kirk, Myth, 48 sq. ; M. Meslin, Pour une science des religions, Paris, 1973,
223-224 ; etc.
6 Cf. Les Dieux des Indo-Européens, Paris, 1952, 80 sq.
7 Cf. Mythe et épopée III, Paris, 1973, 16.
8 Cf. Paul Zumthor, Essais de poétique médiévale, Paris, 1972, 75 sq.
9 1972, 565-583. Dans le prolongement d'un livre plus vaste : Myth. Its Meaning and Funetions in
ancient and other Cultures, Cambridge University Press, 1970 (Paper-bock, 1973).
10 Cf. infra pp. 161-217.
11 « Mythologiques de Georges Dumézil », Annales E.S.C., 1971, 583-585.
12 Cf. Les Jardins d'Adonis, Paris, 1972 ; « Orphée au miel », dans Faire de l'histoire, éd. J. Le Goff et
P. Nora, III, 1974, 56-75.
13  Cf. Dan Sperber, «  Le structuralisme en anthropologie  » (Postface), dans Qu'est-ce que le
structuralisme ?, Paris, 1973 ; Le Symbolisme en général, Paris, 1974 (III. La Signification absente).
14  Hans Schwabl, «  Hesiods Theogonie. Eine unitarische Analyse  », Sitz. d. Oesterr. Akad. d.
Wissenschaften, Phil. hist. Klasse, B. 250, 5, Vienne, 1966.
15 J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972 ; P. Vidal-Naquet,
«  Œdipe à Athènes  ». Préface aux Tragédies de Sophocle, Paris, Gallimard, 1973, 9-37  (Collection
Folio) ; Nicole Loraux, « L'interférence tragique », Critique, 317, oct. 1973, 908-925.
16 Cl. Lévi-Strauss, L'Origine des manières de table, Paris, 1968, 186-189.
17 Paul Faure, « Aux sources de la légende des Danaïdes », Revue des Études grecques, 82, 1969, pp.
XXVI-XXVIII.
18 Cl. Lévi-Strauss, « Structuralism and Ecology », Barnard Alumnae, 1972, 1, 6-14.
19 « Le mythe hésiodique des races » (1960) dans Mythe et pensée chez les Grecs3, I, Paris, 1971, 38-
41 ; M. Detienne, Crise agraire et attitude religieuse chez Hésiode, Collection Latomus, 68, Bruxelles,
1963.
20 Jean Pouillon, « Présentation » du volume Problèmes du structuralisme, Les Temps modernes, no 246,
nov. 1966, 784 ; Fétiches sans fétichisme, Paris, 1975, 23.
21 Cf. infra, pp. 133-160.
22 J. Pouillon, op. cit., 23.
23 Towards Greek Tragedy, Londres, 1973.
24 Ces propos ont fait l'objet d'une communication présentée à l'occasion du Colloque consacré au
mythe grec qu'avait organisé le Centre international de Sémiotique et de Linguistique d'Urbino,
du 7 au 12 mai 1973. Les notes, réduites en l'occurrence au minimum, trouvaient un prolongement
dans la bibliographie mise en œuvre par deux études de Claude Calame  : «  Philologie et
anthropologie structurale. A propos d'un livre récent d'Angelo Brelich  », Quaderrni Urbinati, II,
1971, 7-47 ; « Mythologiques de G.S. Kirk. Structures et fonctions du mythe », ibid., 14, 1972, 117-
135. La revue Critique (332, janvier  1975, 3-24) a déjà diffusé ces quelques pages auprès de ses
lecteurs.
2
 
La panthère parfumée
1. LA LEÇON D'HISTOIRE.
2. LES MALHEURS DE LA CHASSE.
3. LE DIT DE LA PANTHÈRE D'AMORS.
4. LA ROSE DE VENT.
 

I
 
LA LEÇON D'HISTOIRE

 
Dans l'historiographie d'aujourd'hui, l'étrangeté de l'historien de
l'Antiquité serait d'être friand d'autopsie1. Non certes à la manière des
acolytes gantés et vêtus de blanc que l'enquête policière charge de regarder
dedans le corps du délit, mais à la façon du témoin qui serait un œil vivant.
«  S'il était possible d'assister soi-même à tous les événements, ce serait de
beaucoup la meilleure forme de connaissance2.  » Pour Éphore de Cumes,
écrivant, au IVe siècle avant notre ère, une des premières histoires
universelles, le mode verbal irréel est l'aveu que l'exil dans le présent, au
moment où l'absence paraît déjà submerger la plus grande partie de la
réalité, aiguillonne le désir d'un savoir fondé sur la vision directe des actions
humaines. Dans une tradition respectueuse du Père et convaincue que
l'histoire est « restée en son fond elle-même » depuis Hérodote3, un certain
regard, porté par des contemporains, entend s'exercer dans le champ à la
fois délimité par le témoignage de celui qui sait pour avoir vu et révélé par
l'époptie éclatante que confère la présence réelle à l'événement. Ainsi pour un
helléniste, savant épigraphiste4, l'inscription, de l'Attique à la Bactriane, est
un témoin direct  : «  Sous l'eau charbonneuse que déplace doucement le
doigt sur un marbre presque effacé, une ville que l'on croyait à cent
cinquante kilomètres de là apparaît dans une inscription d'Ionie5.  » Non
seulement les pierres parlent, et leur voix ne vient pas de l'outre-tombe que
semble leur assigner le masque de l'opacité froide, mais elles donnent à voir
le spectacle du passé, elles composent ensemble le kaléidoscope6  grâce
auquel l'historien-antiquaire se trouve transporté au milieu des Anciens : il
devient le contemporain du lapicide, du magistrat, du bienfaiteur...7. Il ne
s'agit plus de repérer ou d'interroger les traces fugitives d'un absent ; l'« eau
de Jouvence »8, jaillissant de la pierre épigraphique, confère à l'historien le
privilège de contempler les événements directement et de ses propres yeux.
L'époptie, d'ailleurs, n'est pas réservée au seul déchiffreur du document
primaire  : «  Tout lecteur de l'inscription peut la ressentir à son tour, le
document une fois imprimé sur le papier est direct comme il l'est gravé sur
la pierre9. »
Dans ce discours méthodologique, confié en 1962 à un volume collectif
sur l'Histoire et ses méthodes, un certain « réalisme » connaît son apogée : la
narration des événements passés s'efface devant la vision partagée d'un
monde que l'on imaginait absent et qui surgit à la surface lisible des mots
tracés sur le marbre. Il est vrai que le document épigraphique n'est pas un
monument parmi d'autres déposés le long des chemins qu'emprunte
l'Histoire  : par sa masse, par sa matière qui impose la présence réelle du
passé, comment ne donnerait-il pas à l'historien l'impression saisissante
d'assister en personne à tous les événements, en l'arrachant aux « discussions
sans fin sur des textes malaxés depuis quatre siècles10 » ? La seule ombre qui
vienne parfois inquiéter ce bonheur solide est celle, soigneusement conjurée,
des « pierres errantes11 », roulant à travers le monde, sautant d'un endroit à
l'autre et qui, en séparant le document-témoin du site et de sa géographie
naturelle, peuvent menacer le privilège épigraphiste de «  faire jaillir
l'histoire12 ».
L'illusion du réel n'a pas souvent autant de force, ni le même éclat, mais,
de manière plus ou moins insidieuse, le réalisme du « c'est arrivé » ne cesse
pas de régenter le savoir partagé des historiens, qui, aujourd'hui, se veulent
ou s'éprouvent « antiquaires ».
Au regard du « réalisme » visionnaire, un projet d'analyse structurale des
mythes ne peut qu'éveiller la suspicion. Sur ce terrain, l'historien n'est-il pas
d'abord dessaisi du recours à une chronologie continue qui échoue à
organiser les mythes comme elle réussit à ordonner les archontes successifs ?
Depuis que les héritiers de K.O. Müller ont découvert qu'un mythe n'est
pas nécessairement le produit du terroir historique, social et géographique
duquel il paraît surgir spontanément, la mythologie, laissée pour compte,
semble n'avoir qu'une réalité douteuse : ni chair, ni poisson, et l'écriture, en
la sevrant de l'oralité, ne l'a pas purifiée pour autant de son appartenance à
l'imaginaire. A la méfiance instinctive que, depuis Hécatée de Milet et les
Histoires d'Hérodote, l'historien-écrivain nourrit devant le mûthos, devant
l'histoire racontée par le mythe, vient s'ajouter l'inquiétude, positiviste, que
fait naître dans les sociétés dominées par l'écriture la nature « historique »
du mythe, sa réalité devant l'événement autant que sa relation avec un
encadrement social, politique ou encore économique. Le soupçon que
nourrit, consciemment ou non, envers la figure du Mythe, une Histoire
« réaliste » devait naturellement se préciser au contact d'une analyse dont la
pratique conduit à privilégier les relations conceptuelles latentes, et à rejeter,
en première instance, le sens explicite du récit. Aussi n'est-il pas surprenant
que les principales objections adressées à un essai sur la mythologie des
aromates en Grèce13 se nouent autour des «  réalités historiques  », tantôt
négligées, tantôt radicalement méconnues. Dans une série de remarques qui
invitent au dialogue, Pierre Lévêque14 regrette que le décryptage des
différents plans de signification ne soit pas effectué «  dans un cadre plus
soucieux des réalités historiques15 ». Dans une longue critique romaine que
la violence entraîne jusqu'à jeter l'anathème, Giulia Piccaluga, qui se réclame
d'une interprétation de la « méthode historico-religieuse16 », dénonce l'échec
de l'entreprise structuraliste qui falsifie systématiquement les relations entre
le mythe et l'histoire. La convergence de ces deux critiques, d'intention et
d'inspiration différentes, indique l'importance du problème dont l'enjeu
n'est autre que le rapport nodal entre Déméter et Adonis, à tous les niveaux
et sur les différents plans de l'ensemble mythique analysé. Pour Pierre
Lévêque, attentif au procès historique de la genèse du culte, les
Thesmophories, fête démétrienne, ont toutes chances de remonter jusqu'au
IIe millénaire, alors que, d'évidence, dans la maison grecque, Adonis le
Sémite n'est qu'un tard-venu17. L'écart que la chronologie vient creuser
entre la divinité grecque autochtone et le dieu étranger de l'Orient rendrait
historiquement impossible que l'opposition entre Adonis et Déméter désigne
une structure fondamentale dans la mythologie des Grecs. Deux termes
d'âge inégal ne devraient faire qu'un mauvais couple.
Pour Giulia Piccaluga, dont le système de référence est beaucoup plus
large, l'analyse méconnaîtrait une réalité historique essentielle  : que dans
l'espace des millénaires, pour les cultures les plus diverses, et en Grèce
comme ailleurs, la céréaliculture, l'ordre démétrien ne peut s'instaurer
qu'une fois disparue la civilisation des chasseurs-collecteurs18. En d'autres
termes, que le chasseur Adonis appartient à une histoire dont le sens est
donné par l'émergence d'une économie céréalière. L'une et l'autre critique
choisissent comme heu de référence la réalité historique. Mais, ironie du
hasard ou ruse de l'histoire, l'objection majeure de G. Piccaluga est l'inverse
de celle que formule P. Lévêque  : l'un me reproche d'avoir méconnu que
Déméter venait avant Adonis, tandis que l'autre me fait grief d'avoir ignoré
que la même puissance des nourritures céréalières venait après Adonis. La
contradiction entre les deux historiens n'entame pas le crédit que mérite
communément la chronologie. Tout au plus le désaccord invite-t-il à
s'interroger sur les présupposés respectifs du recours, en l'occurrence, à la
diachronie et sur la configuration implicite, dans l'un et l'autre cas, du
rappel à la réalité de l'Histoire. Ainsi le débat pourra-t-il s'engager sur les
procédures d'analyse et sur les problèmes de cheminement, de manière à
déployer largement le jeu des questions que chaque interprétation mobilise
pour analyser les mythes et pour leur assigner une place dans l'ensemble des
productions mentales et symboliques d'une société.
Pour P. Lévêque, la référence à l'histoire n'est, sur ce terrain, ni accident,
ni détour. C'est, au contraire, la voie royale d'une lecture qui veut « saisir la
genèse des mythes et des rites, appréhender les relations de causalité entre
les infrastructures socio-économiques et les faits religieux, suivre et expliquer
l'évolution sous la double forme des permanences et des innovations19 ». A
cette lecture génétique qui entend ne pas séparer les réalités socio-
économiques des phénomènes religieux et des traditions mythiques,
s'oppose, sur un certain nombre de points, l'analyse structurale mise en
œuvre dans Les Jardins d'Adonis. Car, sans jamais se donner pour le récit
chronologique des représentations religieuses d'Adonis, de ses pompes et de
ses œuvres, depuis la Phénicie jusqu'aux rives du Danube, en partant de sa
patrie étymologique jusqu'aux limites de l'Empire Romain, mon projet était
de reconnaître le système mythique auquel appartiennent les récits grecs
centrés sur Adonis, sur le fils de Myrrha. Projet qui impliquait, à l'intérieur
de la culture grecque, une double confrontation : d'une part, avec une série
de mythes dont les personnages semblent indifférents aux mésaventures de
l'enfant né de l'arbre à myrrhe  ; de l'autre, avec une série de traditions,
savantes ou naïves, mais, le plus souvent, étrangères à des récits mythiques
et relevant des différents secteurs de la vie sociale, matérielle et spirituelle du
monde grec. C'était préférer aux problèmes de la genèse d'Adonis celui de
l'intelligence d'un milieu sémantique organisé hors duquel ni les différents
détails des mythes confrontés ni les séquences des histoires racontées ne
peuvent prendre de signification par-delà ce qu'ils semblent vouloir dire
dans leur apparence immédiate. Entre une approche «  soucieuse de réalité
historique » et une lecture de type structural mais qui pose, au départ, que
l'horizon sémantique des mythes analysés n'excède pas la limite de la société
productrice et investie par cette tradition, le débat, s'il est classique, n'est
pas pour autant périmé dans la mesure même où, aujourd'hui sur ce terrain
précis, il met en jeu un certain rapport à l'Histoire.
Parmi les exemples que retient P. Lévêque pour développer ces objections,
deux paraissent poser directement les questions fondamentales. Le premier
porte sur un point de détail  : le rapport entre les Abeilles et Déméter
Thesmophore. Le second engage l'interprétation générale d'Adonis  : ses
relations avec le monde végétal et avec les puissances féminines. A propos de
la fête des Thesmophories et du jeûne auquel se livrent le deuxième jour les
épouses légitimes séparées de leur mari, j'avais insisté, en relevant un certain
nombre de contrastes avec les Adonies, sur la légère odeur nauséabonde
qu'émettaient à cette occasion les femmes assises sur la terre, dans l'attitude
prostrée de Déméter en deuil de sa fille  : parfum qu'un problème
aristotélicien motivait par la pourriture de la respiration et des excrétions de
phlegme. Ce trait olfactif des femmes aux Thesmophories m'avait paru
trouver confirmation dans un autre détail, relatif aux Abeilles, aux Mélissai,
les insectes dont, à l'occasion des Thesmophories, les femmes mariées
portent rituellement le nom. En effet, l'un des traits distinctifs de l'animal
qui symbolise la femme-emblème des vertus domestiques est d'éprouver une
véritable horreur des parfums et une aversion irrépressible à l'égard des
séducteurs et des débauchés. La position des femmes aux Thesmophories se
trouvait ainsi délimitée de deux manières : par la mauvaise odeur autant que
par le refus des parfums20. Ces données, P. Lévêque ne les conteste ni en
elles-mêmes ni dans leurs liaisons. Son objection vise le rapport dénoncé
entre le nom rituel des femmes aux Thesmophories et la sensibilité olfactive
que la tradition grecque reconnaît aux Abeilles : « Je m'assure que les fidèles
sont dites Mélissai non par une quelconque référence au monde des odeurs
mais parce que les Abeilles sont depuis toujours liées aux Terres-Mères21 ».
Dissipons d'abord le malentendu. Aucun auteur ancien, il est exact, ne
justifie l'appellation d'Abeilles par une référence au monde des odeurs, pas
plus que, moi-même, je n'ai à aucun moment énoncé un rapport de
causalité privilégiée entre, d'une part, le titre explicitement attesté de
Femmes-Abeilles22  et, de l'autre, un certain comportement olfactif de
l'insecte. Mais l'intention de l'objection est méthodologique  : dans une
perspective génétique, l'horizon des Abeilles de Déméter doit s'élargir
jusqu'au Néolithique, jusqu'au site prestigieux de Çatal-Hüyük qui, avec ses
douze niveaux d'occupation, de 6 500 à 5 650, « brille telle une supernova
de la galaxie nébuleuse des cultures agraires contemporaines23  ». La réalité
historique qui se découvre dans une échappée aussi vertigineuse prend la
forme d'une peinture murale, décorant vraisemblablement un sanctuaire et
« figurant sans doute le cycle de la vie de l'abeille24 ». Un rapide examen du
document publié par J. Mellaart justifie pleinement le doute éprouvé par P.
Levêque25  sur la nature d'une composition trop mutilée pour y déchiffrer
d'autres formes que celle des Abeilles mais suffisamment préservée pour
affirmer l'absence, sur ce document, de toute relation explicite et figurative
entre les Abeilles et une puissance qui serait la Terre Mère. Admettons
même la relation postulée  : que peut-elle nous apprendre sur un rituel de
Déméter dont les lidèles s'appelaient les Abeilles, sinon que le binôme
abeille-Terre Mère est une donnée si fondamentale et originelle qu'elle est
vouée à se reproduire de manière immuable  ? L'histoire verticale depuis le
Néolithique jusqu'à l'âge classique vient régler définitivement le problème
des Femmes-Abeilles. Mais si la méthode que P. Lévêque appelle « la genèse
d'une structure  » conduit à remonter assez profondément dans le temps
pour y découvrir l'émergence d'une relation primaire, rend-elle vaine pour
autant la collecte des informations qui permettent de circonvenir la position
des abeilles dans le bestiaire des Grecs contemporains de récits racontés aux
alentours des Ve et IVe siècles avant notre ère  ? Inversement, si la vérité
d'une structure est inscrite dans le tracé de sa genèse, pourquoi donc
bivouaquer à l'orée du Paléolithique alors que, derrière la Maîtresse des
Léopards, familière de Çatal-Hüyük, le même historien sait parfaitement
qu'il peut, d'un bond à peine plus audacieux, débusquer la haute figure de
la Maîtresse de la Chasse26 ?
Pour la procédure, le second exemple mène certes plus loin. Si P. Lévêque
refuse, pour des raisons chronologiques, la série des relations différentielles
entre Adonis et Déméter, il fait, en revanche, bon accueil à l'association
intime du personnage d'Adonis avec le monde aromatique et parfumé, allant
jusqu'à dire que l'originalité du fils de Myrrha « réside dans sa liaison avec
la myrrhe27 ». On pourrait croire que, du même coup, même s'il n'accepte
pas la philosophie naturelle sous-jacente à l'ensemble de ces traditions, P.
Lévêque retient, au moins avec la myrrhe, la série des informations des
botanistes, des liturgistes et des médecins dont les exégèses savantes
traditionnelles délimitent la place réservée à cette espèce aromatique dans la
taxinomie botanique, dans les rituels sacrificiels ou dans les pratiques
sexuelles du monde grec dans la seconde moitié du premier millénaire avant
notre ère. Il n'en est rien. L'arbre à myrrhe, soigneusement isolé du système
symbolique dont il est partie intégrante, se voit annexé, sans égards, à la
couronne de plantes qui consacre la souveraineté d'Adonis sur «  l'univers
végétal tout entier28  »  : «  démon végétal, dieu au rameau... lié aux fleurs,
aux arbres et particulièrement aux essences aromatiques, aux légumes, aux
céréales... Adonis possède un immense clavier intégrant comme sa parèdre,
l'univers végétal tout entier  ». D'où sortent ces richesses végétales  ? Les
aurait-on si longtemps négligées ? En fait, pour offrir au jeune Adonis son
« immense clavier », P. Lévêque a disposé, côte à côte, toutes les occurrences
botaniques livrées dans la tradition mythique. Peu importe que les légumes
soient la laitue et le fenouil, que la fleur s'appelle anémone ou que l'orge et
le blé soient traités, dans les récits, d'une certaine manière. Sauvé de la
mutilation dont le menaçait le pouvoir sur une seule plante, Adonis se voit
menacé d'hypertrophie et condamné à se perdre dans la foule anonyme des
démons de la végétation. Suffirait-il, pour préserver son identité, de rappeler
qu'Adonis est Enfant Divin «  livré comme tel aux embrassements des
Mères », c'est-à-dire, en premier lieu, à Déméter ? Sur ce point, la démarche
peut sembler paradoxale : à peine la rigueur de l'Histoire, appliquant la loi
de la chronologie, a-t-elle brisé le couple ennemi de Déméter et d'Adonis
qu'elle le reconstitue pour d'autres raisons qui ne sont pas moins d'Histoire
que les premières : « si le passage (d'Adonis) en Grèce s'effectue aisément, ...
c'est parce que le concept d'Enfant Divin était largement représenté et,
particulièrement, de très longue date dans le cycle de Déméter29  ». Les
privautés que Déméter prend avec Adonis ne le privent ni de l'intimité avec
Perséphone ni de l'attachement passionné d'Aphrodite. Dès lors que le fils
de Myrrha n'est plus dévoyé dans le champ de la séduction et que, détourné
des intrigues, il est rendu à son domaine, «  celui des grandes forces de la
sexualité30 », il n'est plus de vraie différence entre les visages des puissances
féminines rencontrées entre la naissance et la mort. D'ailleurs, Adonis ne
cumule-t-il pas les fonctions d'Enfant Divin et de Parèdre Mâle auprès de
Divinités si grandes que la distance entre la mère et l'épouse en devient
négligeable  ? Cette fois encore, il suffit d'évoquer la Sainte Famille pour
effacer les conflits entre Aphrodite et Myrrha, pour faire disparaître les
détails rituels de la fête des Thesmophories et pour rendre indifférent le choix
de certaines plantes de préférence à d'autres dans l'horticulture des Adonies.
Si l'analyse pratiquée dans les Jardins d'Adonis se voit soupçonnée de
surinterpréter les mythes, la lecture de P. Lévêque ne serait-elle pas tentée, à
l'occasion, de sous-interpréter  ? Débarrassée des «  uniformes de
confection31 », sortis des ateliers de Frazer, dont le comparatisme, nous dit-
on, est «  à la fois fondamental et largement dépassé32  », l'analyse,
«  résolument historique » que propose P. Lévêque ressemble à une histoire
dans laquelle le changement serait réduit aux seuls déplacements de la
chronologie, une chronologie si fluide qu'elle paraît glisser sans obstacle
entre le Néolithique et l'époque classique, ou inversement. Comme si la
référence au temps linéaire avait pour fonction principale de produite
l'illusion du réel qui doit masquer l'enquête sur les origines et fonder le
spectacle des archétypes retrouvés.
Dès lors, il est moins surprenant qu'au terme d'un long détour vers la
lumière du Néolithique, le voyage d'un historien, sincère et sans parti pris,
ressemble étrangement à la promenade immobile au pays des structures
imaginaires que Gabriel Germain nous invite à faire, sous sa conduite, à
travers les mythes et la poésie de Grèce et d'ailleurs33. L'Histoire était
bafouée  ; voici la Poésie en danger. Cette fois, la menace est plus grave  :
notre liberté est mise en péril par l'esprit d'épures. Pour éviter la contagion
du mal, G. Germain préconise une méthode qu'il choisit d'illustrer par
l'exemple de la laitue. Naguère, afin de comprendre pourquoi certaines
versions du mythe d'Adonis le font périr dans un carré de laitues où la
fureur du sanglier l'aurait poussé à se réfugier, j'avais rassemblé une série
d'informations  : les plaisanteries d'Euboulos, poète comique du IVe siècle
avant notre ère, sur l'impuissance provoquée par la laitue, ce «  manger de
cadavres  »  ; les observations de Dioscoride le botaniste et du médecin
Oribase sur la nature froide et humide de la plante  ; enfin, les traditions
pythagoriciennes sur une espèce de laitue appelée eunuque, légume
rafraîchissant dont la consommation, aux dires de Pline l'Ancien, était
particulièrement appréciée en été. Dans ce dossier, la laitue du régime
pythagoricien semblait confirmer les valeurs de mort et d'impuissance
déployées par les témoignages du IVe siècle dont certains, comme celui
d'Euboulos, associent étroitement, autour du même légume, les allusions à
l'impuissance et la référence à la mort d'Adonis. L'itinéraire de la myrrhe à
la laitue que proposait explicitement l'histoire d'Adonis invitait à chercher la
place que les deux espèces végétales pouvaient occuper dans une pensée assez
systématique pour classer les plantes les unes par rapport aux autres34.
C'était oublier  –  G. Germain me le rappelle  –  la psychologie de la
création35. Les vertus anaphrodisiaques de la laitue ne sont pas contestables,
mais, parce qu'il réprouve l'amour du système, G. Germain m'invite à
dénicher le secret de la laitue dans un almanach contemporain, le Petit
Albert, qui circulait jadis dans la campagne française : là aussi, la salade n'est
pas recommandée aux séducteurs. Et c'est l'occasion d'un exposé de
méthode, en deux points. D'abord  : «  Tout ce qui touche aux fonctions
génésiques passionne l'humanité.  » Avec les Jardins d'Adonis, je suis passé
aux aveux. Mais il y a davantage  : «  La libido, elle, peut pousser jusqu'au
drame. » Qu'est-ce à dire ? Le voici en clair : « une fois lancée, la tradition
suit l'objet36 ». Entendons : la salade escortée de sa triste réputation. Si je
comprends bien la pensée de G. Germain, la méthode qu'il propose, avec
hardiesse et simplicité, relève en même temps de la sagesse libidinale et de la
balistique, autrefois partie de la science des mécaniques. Étant admis que la
mythologie est un pot-pourri de traditions populaires dont les unes sont
liées à des épices rares et les autres à de vulgaires salades, étant donné que
rien ne voyage plus loin et plus longtemps que lesdites traditions populaires,
le mythologue, promu ingénieur, mais dégagé de tout système, se voit
chargé de calculer la trajectoire des traditions parasites et de déterminer en
fonction du point de chute  –  le Petit Albert ou l'Athènes de Périclès  –  la
propulsion, estimée en unités de désir et de plaisir, des projectiles ainsi
lancés au-delà des mers et par-delà les déserts. Si séduisantes qu'en soient les
perspectives, la « psychologie de la création » que voudrait promouvoir G.
Germain ne paraît pas régler définitivement le sort de la laitue.

1  «  L'éclatement de l'Histoire  » dont parle Pierre Nora, les historiens et les sociologues du monde
grec non seulement le vivent avec d'autres mais y contribuent, autant par leurs pratiques que dans la
mise en question des procédures dont ils sont les premiers héritiers, à la place même qu'une histoire
leur assigne par un travail continu depuis le XVIe siècle.
2 Éphore in F Gr Hist 70 F 110. Cf. G. Nenci, « Il motivo dell'autopsia nella storiografia greca »,
Studi dassici e orientali, 3, 1955, 35-38 ; G. Schepens, « Éphore sur la valeur de l'autopsie », Ancient
Society, 1, 1970, 163-182.
3 P. Boyancé, « Comment on écrit l'histoire », Revue des Études anciennes, 73, 1972, 157. Pour une
lecture épistémologique du même essai de Paul Veyne (Paris, 1971), on renverra aux pages de Michel
de Certeau, « Une épistémologie de transition : Paul Veyne », Annales E.S.C., 1972, 1317-1327.
4  L. Robert, Épigrapbie (Les Épigraphies et l'épigraphie grecque et romaine) dans l'Histoire et ses
méthodes, sous la direction de Ch. Samaran, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, 1962, 453-497.
5 462.
6  463  : » Un bulletin (épigraphique  !) qui analyse chaque année les nouvelles découvertes et
publications est un vrai kaléidoscope. »
7 461.
8 463.
9 462.
10 461-463.
11 Une place leur est faite sous la rubrique « Musées, pierres errantes, provenances » dans le Bulletin
épigraphique (publié depuis 1938 par J. et L.R.), massif d'érudition que traverse le discours historique
de L. Robert et où se noue ce que Paul Veyne appelle l'intrigue, un singulier lourd d'un pluriel qui
ouvre, à travers le récit érudit, sur une extraordinaire histoire sociale, dominée par un locuteur grâce à
qui se laissent repérer des articulations majeures entre un savoir et une place (M. de Certeau,
L'Écriture de l'histoire, Paris, 1975, 63-120 : l'opération historiographique).
12 475. Cf. R. Barthes, » Le discours de l'histoire », Social Science Information, 6, 1975, 65-75.
13 Les Jardins d'Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris (Bibliothèque des Histoires), 1972.
14 « Un nouveau décryptage des mythes d'Adonis », Revue des Études anciennes, 74, 1972, 180-185.
15 185.
16  «  Adonis e i profumi di un certo strutturalismo  », Maia, 26, 1974, 33-51. Qu'il soit littéraire,
critique, ou l'un et l'autre à la fois, un texte ne se livre pas nécessairement dans son seul discours
avoué. En accordant si généreusement la caution de son autorité à la critique publiée par sa revue, le
directeur de Maia ne semble pas avoir soupçonné la part de l'implicite dans la discussion ouverte par
G. Piccaluga. Et l'on pourrait trouver étrange qu'un critique littéraire aussi averti et rompu à
l'«  exégèse ponctuelle  » (cf. Mata  25, 1973, 329) n'ait pas reconnu que la violence des attaques
adressées aux Jardins se nourrissait d'un présupposé majeur : qu'Adonis, le fils de Myrrha, appartenait
à l'espèce des « chasseurs déconfits ». C'est la thèse développée par G. Piccaluga, sous le titre : Adonis.
I Cacciatori falliti e l'avvento dell'agricoltura, au Colloque sur l'analyse des mythes grecs, organisé par
le Centre international de Sémiotique et de Linguistique (Urbino, 7-12  mai  1973). Le débat,
présentement, ne sera pas de méthode, et les raisons d'opportunité, évoquées dans la note liminaire
signée ALP, suffisent amplement à expliquer la somnolence de l'esprit critique. Ne fallait-il pas faire
un exemple afin d'arrêter la marée structuraliste et de restaurer l'autorité d'une méthode philologico-
littéraire, qui, comme on sait, n'a plus à faire ses preuves ? Ma réponse, je la porterai sur le terrain
même où A. La Penna lance le défi à l'analyse structurale, condamnée pour «  géométrisme  » et
schéma préconçu : une « exégèse ponctuelle », celle de l'activité cynégétique que la tradition mythique
prête à Adonis, et autour de laquelle, à l'insu d'A. La Penna, Piccaluga édifie la place forte qui lui
assure une si belle maîtrise de l'interprétation.
17 P. Lévêque, art. cit., 182.
18 G. Piccaluga, art. cit., 43.
19 185.
20 Les Jardins d'Adonis, 155-156.
21 P. Lévêque, art. cit., 180.
22 Apollodore 244 F 89 Jacoby : son témoignage rend vaines les objections de G. Piccaluga, art. cit.,
47.
23 J. Mellaart, Villes primitives d'Asie Mineure (Londres, 1965), trad. fr. Bruxelles, 1969, 77.
24 P. Lévêque, art. cit., 180.
25 J. Mellaart, Çatal Hüyük. A Neolilhic Town in Anatolia, Londres, 1967, pl. 41-42, fig. 46.
26  P. Lévêque, «  Formes et structures méditerranéennes dans la genèse de la religion grecque  »,
Praeleetiones patavinae, Rome, 1972, 171.
27 P. Lévêque, « Un nouveau décryptage des mythes d'Adonis », Revue des Études anciennes, 74, 1972,
183.
28 Id., art. cit., 184.
29 183.
30 184.
31 J'emprunte l'expression à Georges Dumézil, Mythe et Épopée, I, Paris, 1968, 12, faisant retour sur
quelques livres de sa jeunesse, inspirés par James G. Frazer.
32 P. Lévêque, art. cit., 184-185.
33 G. Germain, « Mythes, épices et poésie », Revue des Études grecques, 86, 1973, 425-435.
34 Les Jardins d'Adonis, 130-135 ; 233-234. La stérilité des jardins cultivés au cours des Adonies va
de pair avec les défauts de « la semence des débauchés qui abusent de l'amour » : stérile et inféconde
(ágonon et ákarpon, Plut., Lycurgue, 19, 3). Mais à la stérilité qu'entraîne la séduction répond
l'impuissance que marque la laitue : la négation des plaisirs amoureux et la privation du désir sexuel
sont les signes avant-coureurs de la mort qui guette l'adolescent précoce.
35 Art. cit., 427.
36 428.
 

II
 
LES MALHEURS DE LA CHASSE

 
Avec G. Piccaluga, la critique se fait radicale, au nom d'une Histoire dont
la vocation comparative semble être l'originalité dominante1. Partant du
principe que la comparaison est légitime « quand elle porte sur des données
historiquement comparables parce que ces données plongent dans des
traditions culturelles semblables2 », l'analyse « historico-religieuse » de l'école
de Rome dont se réclame G. Piccaluga pose, d'une manière générale, qu'un
système de pensée religieuse est toujours une réalité historique dont la
formation et le développement ne se laissent reconnaître qu'une fois
déployés les correspondances et les recoupements historico-culturels livrés
par l'ethnologie. De F. Graebner à E. Jensen, la méthode dite historico-
culturelle semble osciller entre les taxinomies positivistes des différents types
de culture et la révélation existentielle des unités culturelles porteuses de
créations spirituelles. Tantôt chaque culture se déchiffre comme un texte,
dont les mots sont tracés sur le sol et inscrits dans la vie matérielle d'un
groupe social dont les comportements, les conditions économiques et les
formes d'imagination sont, pour une large part, déterminés par un milieu
géographique originel. Tantôt, dans la voie ouverte par la morphologie
culturelle, l'histoire de l'humanité non occidentale s'énonce dans un nombre
limité d'aperceptions mythiques fondamentales, complexes primaires et
novateurs, inséparables d'une ou de plusieurs unités culturelles. C'est là,
dans les hautes terres des expériences premières dont le secret est confié à
l'homme des temps primitifs, qu'il faut aller chercher le sens d'un
phénomène culturel ou la signification d'un mythologème dévié de son
contexte et lentement dérivé vers de lointaines traditions. Une archéologie
du mythe s'instaure qui assigne à l'Histoire le domaine du culturellement
semblable, cherchant par des relations de parallélisme entre sociétés
archaïques à repérer dans le foisonnement des traditions mythiques la figure
effacée d'un mythologème ou la forme évanescente d'une expérience
mythique dont l'authenticité se garde intacte à travers les dégradations
successives. Ainsi, pour comprendre les traditions grecques et romaines du
héros que la mort métamorphose en narcisse ou en crocus, il faut, en les
confrontant avec les traditions culturelles de Céram (Moluques), les référer
au mythologème agricole du dema, d'une divinité dont la mise à mort
inaugure le partage entre les hommes et les dieux et dont le cadavre donne
vie aux plantes céréalières. Seul le détour par une civilisation «  de stade
agricole nettement archaïque  » rend crédible que les aventures de Narcisse
ont été inspirées à un jardinier anonyme par l'observation des
métamorphoses végétales dont l'humus est le produit singulier3.
Dans l'interprétation «  historico-religieuse  » du mythe d'Adonis
développée par G. Piccaluga, la comparaison avec différentes, sociétés
archaïques (du N.O. canadien aux Pygmées de la forêt équatoriale) conduit
à dégager une configuration mythique de la chasse, un mythologème
construit sur le partage entre deux périodes culturelles de l'Histoire
humaine4. D'un côté, la chasse authentique : l'activité cynégétique dans sa
fonction primordiale et fondatrice comme elle s'impose à une humanité
dont l'économie dépend entièrement de la chasse  –  à laquelle viennent
s'ajouter les compléments de la cueillette. De l'autre, dans une époque
culturelle de l'histoire humaine dominée par la production de plantes
cultivées, la chasse régressive comme une activité que l'économie à base de
céréales rend désuète et anachronique. Ce modèle d'importation
ethnographique sert de grille pour ordonner la mythologie des chasseurs
dans le monde grec et pour dénoncer sous la confusion apparente des récits
relatifs à la chasse la structure oppositionnelle de deux comportements
cynégétiques fondamentaux. Aux héros chasseurs, tels Orion, Hippolyte ou
Atalante, dont les aventures se déroulent à l'écart de toute référence au
domaine de l'agriculture et que leur destin associe plus ou moins
étroitement à l'instauration d'un ordre de type cosmique, succèdent et
s'opposent à la fois une série de praticiens de la chasse, comme Actéon,
Perdiccas ou Mélanion, dont la carrière obéit à un même tracé : hostiles à
Artémis, souvent même en conflit déclaré avec elle, plus habiles à poser des
collets et à capturer des animaux timides qu'à pousuivre le gros gibier ou à
affronter les grands fauves, ce sont des chasseurs déjà à moitié tournés vers
le travail de la terre, qui découvrent les céréales, inventent les techniques de
culture et qui vont même jusqu'à négliger leurs occupations cynégétiques.
Chasseurs inutiles et cultivateurs sans espoir, partagés entre des genres de vie
contradictoires, déchirés entre Artémis et Déméter, comment ne
connaîtraient-ils pas un destin tragique  ? Les uns fuient le genre humain,
d'autres périssent d'inanition, certains sombrent dans une violence
convulsive ou se livrent à l'homosexualité. Pour G. Piccaluga, Adonis
appartient à l'espèce des chasseurs malheureux. Davantage, aucun mythe de
chasse, jusque dans ses détails les plus anodins, ne semble raconter, de
manière aussi convaincante, les malheurs d'un héros qui ne devient
pleinement lui-même qu'en s'effaçant devant les réalités d'un monde dont il
annonce la bonne nouvelle mais qui le voue inéluctablement à une mort
pitoyable. Cette fois encore, c'est à la «  réalité historique  » que le mythe
d'Adonis se trouve renvoyé et, par là même, dévoilé, sans violence aucune,
au nom de l'évidente relation que «  la mythologie, comme toute création
culturelle, entretient avec l'Histoire dont elle est le produit5  ». Mais
l'Histoire de G. Piccaluga, on le soupçonne, ne recoupe pas nécessairement
ce que d'autres appellent avec confiance la « réalité historique ». Deux traits
en l'occurrence, la rendent singulière. D'une part, c'est l'ouverture sur un
horizon temporel sans limite, étranger à la chronologie tatillonne des
comptables d'Olympiades et où la civilisation grecque dite du Ier millénaire
avant notre ère, une fois confrontée aux ensembles culturels primaires, se
voit assigner dans l'histoire de l'humanité la position que seule la
comparaison permet de calculer sans erreur. En regard d'une Histoire qui se
veut attentive aux changements et qui ordonne les actions dans le temps
linéaire d'un récit « chronophage », l'analyse historico-religieuse de Piccaluga
fait figure d'histoire secrète qui pointe, sous l'apparence des événements,
l'enchaînement des relations et l'ordre conceptuel sous-jacent. Ces affinités
avec une interprétation de type structural semblent se confirmer par un
autre aspect. En effet, l'interprétation que le procès comparatif impose dans
ce cas se présente sous la forme d'un modèle intégrant dans l'opposition
immobile de deux ensembles économico-culturels un élément de diachronie,
réduit à la simple expression d'un rapport d'avant et d'après. L'antithèse
cynégétique qui nous est proposée ne pourrait alors être écartée sous
prétexte qu'elle est un fossile vivant, un de ces résidus autrefois connus sous
le nom affectueux de «  survivances  ». Derrière le masque trompeur d'une
Histoire dont l'homologie culturelle délimite le territoire, il nous faudrait
reconnaître une sorte d'analyse structurale des mythes de la chasse dans le
monde grec. Dans cette perspective, le partage tracé par Piccaluga entre
deux types de chasseurs appelle un certain nombre de remarques sur la
pertinence du modèle proposé.

Un coup d'œil sur le tableau permet de constater l'absence de plusieurs


chasseurs réputés et, en revanche, la présence de personnages dont la carrière
cynégétique est des plus obscures. Ni Céphale, ni Procris, ni Persée ni
Méléagre mais Glaucos, Epiménide, Bellérophon et Asclépios. S'il suffit  –
  comme c'est le cas, semble-t-il, pour Asclépios  –  d'être inscrit parmi les
élèves du centaure Chiron pour faire figure de héros de la chasse, par quelles
injustes rigueurs a-t-on laissé pour compte Ulysse, Palamède ou Achille qui
ont pourtant fait leurs classes dans la même école ou d'autres, non moins
fameux, pour lesquels servir le sanglier ou forcer le cerf est aussi naturel
qu'être bien né et n'avoir d'autre nom qu'une généalogie  ? Une autre
observation jette le doute sur la validité des critères qui président à la
répartition des chasseurs en deux catégories  : trois d'entre eux, et non des
moindres, Orion, Hippolyte et Mélanion, se retrouvent de part et d'autre,
comme s'ils étaient trop riches pour être classés à gauche plutôt qu'à droite
ou inversement.
Pour imposer à la mythologie grecque de la chasse le partage « historico-
culturel  », il ne suffisait pas de faire appel à la comparaison
ethnographique  ; il fallait encore découvrir au cœur même de la tradition
mythique des Grecs le récit qui rendrait crédibles les malheurs exemplaires
d'un chasseur prédémétrien et qui viendrait apporter avec le témoignage
direct et irrécusable des indigènes la garantie philologique et la preuve
historique, plus familière, que, en vérité, les choses se sont réellement
passées de cette façon, puisque les Grecs eux-mêmes nous le disent6. De ce
point de vue, l'histoire de Perdiccas mérite d'être mieux connue. Le recueil
des Mythographes du Vatican la raconte sous forme d'un récit doublé de son
exégèse7. Chasseur de bêtes fauves, Perdiccas est saisi d'amour pour sa mère.
Seule la honte de commettre un crime inouï fait obstacle à la violence de
son désir. Miné par le mal, il tombe dans un état de langueur extrême. Or
c'est le même Perdiccas qui, d'après Virgile, aurait inventé la scie. Mais voici
la vérité, nous dit le mythographe. Perdiccas était chasseur, mais il n'aimait
plus tuer les bêtes féroces ni faire couler le sang ni courir dans les bois
solitaires. Il se disait que ses collègues, Actéon, Adonis et Hippolyte avaient
connu une fin tragique et, maudissant la chasse, il se tourna vers la culture
de la terre. C'est ainsi que l'on raconta qu'il avait aimé la Terre, mère de
toutes choses. Mais c'est la vie aux champs qui l'a rendu si maigre.
La pensée indigène ne montre pas toujours autant de lucidité sur son
propre cheminement. Il faut se rendre à l'évidence. Une fois encore, les
Grecs nous ont devancés  ; ils avaient déjà fait la théorie de la chasse
malheureuse. Le Perdiccas des Mythographes du Vatican n'est pas seulement
un chasseur qui se détourne ostensiblement de ses travaux cynégétiques, c'est
un héros tragique. Il dénonce la faillite d'un genre de vie dont furent
victimes les meilleurs de ses compagnons  : Actéon déchiré par sa meute,
Hippolyte tué par son attelage, Adonis mortellement blessé par le sanglier.
Perdiccas, à son tour, en porte témoignage dans sa propre histoire  : en
devenant le premier paysan de Grèce, en se consacrant au service de
Déméter, il ne fait qu'assumer son destin de médiateur souffrant, de héros
déchiré entre deux mondes contradictoires. Victime de dérèglements sexuels,
épuisé par le travail de la terre, Perdiccas est un mort en sursis. N'est-ce pas
là l'aveu, plus précieux encore s'il est confié au récit mythologique, que le
modèle historico-culturel, en apparence tombé du ciel, appartient à l'histoire
qui se trouve enfouie dans la conscience historique des Grecs, comme si
l'Histoire, une et indivisible, ne voulait s'écrire qu'en usant des mêmes
mots, autrefois comme aujourd'hui.
De toute évidence, les aventures du chasseur Perdiccas se trouvent au
centre du débat engagé par l'analyse historico-religieuse sur les relations de
la mythologie avec l'Histoire. C'est, d'ailleurs, en faisant explicitement
référence à ce récit que l'interprétation piccalugienne des mythes de la
chasse s'autorise de n'être que la paraphrase de l'exégèse indigène d'un
mythe grec. Dès lors, le doute n'est plus permis, au moins, sur la nature de
l'interprétation qui nous est proposée. En effet, si, pour mieux s'imposer, le
mythologème des deux types de chasse se donne pour une donnée factuelle,
explicitement énoncée, il ne peut plus prétendre aussi aisément au rôle de
modèle structural, modèle dont nous avons déjà indiqué par ailleurs
combien il semblait peu satisfaisant dans les limites mêmes de son propre
champ d'application. Mais il faut pousser plus loin l'examen des procédures
engagées au nom de l'Histoire. Dans la meilleure des hypothèses, les
malheurs de Perdiccas apporteraient tout au plus la preuve qu'un Grec de
l'Antiquité pouvait fabriquer une exégèse aussi convaincante que celle de G.
Piccaluga. En l'occurrence, c'est d'abord sur le personnage de Perdiccas que
devait s'exercer la sagacité de l'interprète, plutôt que d'effacer la distance
marquée par le Mythographe du Vatican entre l'histoire mythique et le récit
de sa vérité. Car, si, dans la première, il s'agit d'un chasseur dévoré par une
passion incestueuse pour sa mère, mais qui est aussi l'inventeur de la scie,
dans la version exégétique dont la «  vérité  » s'instaure à travers la relation
symbolique entre la mère et la Terre, l'histoire de Perdiccas raconte la
métamorphose d'un chasseur déçu en un cultivateur laborieux. A d'autres de
s'interroger sur les relations « obliques » qui peuvent se nouer entre la scie,
l'inceste et la chasse. Mais, sans instruire un dossier dont l'importance, à
nos yeux, relève essentiellement des «  mythologiques  » de l'Histoire, qu'il
nous suffise de noter que les aventures prêtées à Perdiccas semblent se situer
à la confluence des exploits de Perdix, le neveu de Dédale qui conçut la
première scie de métal sur le modèle d'une mâchoire de serpent8, et des
amours incestueuses de Perdiccas qui périt, dit-on, de langueur pour avoir
offensé Erôs et Aphrodite9.
Dans le champ de l'interprétation, une des idées fixes de la pensée
historienne – de ce savoir partagé pendant plus d'un siècle – rendait évident
que la Mythologie devait s'expliquer par son seul passé et qu'il y avait
derrière chaque configuration mythique un événement «  historique  » qui
attendait, silencieux – mais, à peine exhumé, irrécusable –, d'être convoqué
pour donner un sens au parler insensé du récit fabuleux. Selon que
l'événement fondateur appartenait à un passé plus ou moins reculé,
l'interprète-historien calculait les effets de réel qui assuraient la crédibilité de
son récit. En conséquence, bien avant d'aborder aux rivages du
Paléolithique, les motivations, délivrées des contraintes de l'érudition,
envahissent le modèle interprétatif, le livrant tout entier à l'exégèse interne
au système symbolique même dont l'interprétation se voulait distante et
séparée. Nul ne l'ignore  : aussi loin que l'archéologie les découvre, les
premiers établissements grecs ont comme base matérielle la culture des
céréales et les animaux domestiques. Les chasseurs-collecteurs confinent aux
brumes du Paléolithique. Ils n'en sont que plus obsédants dans les
interprétations de quelques Modernes, dont la manière d'écrire l'Histoire
glisse insensiblement vers le récit fabuleux, sous l'effet du désir d'exhiber
l'origine, sans pour autant renoncer aux exigences du réalisme qui constitue
le seul horizon du vraisemblable10. C'est ici que, de connivence, se
rejoignent l'interprétation qui légifère sur la régression obligée des chasseurs-
collecteurs devant la montée des mangeurs de céréales et l'explication
convaincue que, le Paléolithique étant la seule période assez longue pour
façonner l'évolution génétique de l'humanité, c'est dans l'activité
cynégétique de ces quelques milliers d'années que s'inventent les gestes et les
conduites qui ont impressionné la mémoire des hommes et que se façonnent
les récits mythiques venus relayer des rites depuis longtemps exténués11. Cet
héritage du Paléolithique dont les Grecs eux-mêmes sont invités à témoigner
de façon plus ou moins consciente, dans un rituel insolite ou dans quelque
tradition singulière de leur histoire, on ne peut concevoir son action qu'à
travers un archétype psychique ou quelque structure fixiste. Sans doute y a-
t-il chez l'historien contemporain qui les développe des motivations fort
éclairantes sur notre propre « mythologie » de la chasse et sur la place que
pour des raisons diverses notre idéologie accorde à cette activité. Mais il faut
porter au compte des cheminements obliques de l'Histoire que des analystes
de mythes anciens objectent à des interprétations structurales l'ignorance
d'une réalité historique qu'eux-mêmes s'appliquent à produire, convaincus
que le passé seul peut servir de caution aux récits de la mythologie.
Pourtant, un des premiers inconvénients de l'opération n'est-il pas,
d'évidence, que de fantasmatiques chasseurs venus du Paléolithique rendent
vaines et futiles toutes les informations du Ier millénaire sur le statut socio-
économique de la chasse ? Car la chasse, au contraire de l'initiation tribale,
n'est ni un élément résiduel, ni une institution moribonde, depuis les
expéditions collectives qui rassemblent les jeunes dans l'idéologie épique
jusqu'à la poursuite d'un lièvre par un brave propriétaire contemporain de
Xénophon, dont l'Art de la chasse entend rappeler les bonnes manières en ce
domaine. Entre le Ve et le IVe siècle avant notre ère, c'est-à-dire dans la
période contemporaine de la tradition athénienne sur l'histoire d'Adonis, la
Grèce garde en service actif, côte à côte, le chasseur-citoyen et le crypte
Spartiate  : le petit bourgeois qui délaisse l'agitation de l'assemblée pour le
plaisir d'une journée à la campagne, et l'homme nocturne, inquiétant,
dangereux comme un fauve, pour qui chasser fait partie d'un dressage et
d'un vaste complexe initiatique dont A. Brelich, naguère, indiquait certaines
correspondances formelles avec des pratiques d'initiation des sociétés
« primitives12 ».
Pour jouer une histoire contemporaine contre un passé plus reculé et
presque inaccessible, encore faudrait-il se convaincre qu'on doit et qu'on
peut à travers des représentations et des idéologies imbriquées reconstruire
une sorte de trame socio-économique de la chasse qui laisserait apparaître
par contraste le dessin de la chaîne mythique. Aucun argument sérieux ne
donne à croire que la mythologie est un déchet ou un sous-produit de
l'Histoire. Au contraire, un certain nombre d'analyses et de réflexions
théoriques sur le mythe suggèrent que les différents plans de signification,
traversant l'ensemble de la mythologie, disposent d'une large autonomie et
que si la chasse, par exemple, oriente une série de mythes dans une société
aussi fondamentalement agricole que la Grèce du Ier millénaire, ce n'est pas
en écho lointain mais fidèle aux rapports sociaux de production d'une horde
de chasseurs qui aurait traversé les clairières de l'Histoire quelques
millénaires auparavant, mais, de manière plus économique, parce que, dans
l'ordre du mythe, l'activité cynégétique constitue un excellent opérateur.
Pour une série de raisons  : activité fondamentalement masculine où
l'affrontement avec les animaux sauvages conduit à verser le sang tout en
procurant un complément de nourriture carnée, la chasse fait contraste avec
la culture de la terre, mais s'articule étroitement à la guerre. Si celle-ci est
tout entière privilège de mâle, parce qu'elle est œuvre de mort, la
production des nourritures cultivées, au contraire, s'opère sur le mode de la
gestation et de la reproduction, même si le travail de la terre est en Grèce
assumé par les hommes. A l'interférence entre les puissances de la vie et les
forces de la mort, l'espace de la chasse constitue à la fois l'au-delà et la
négation des terres cultivées. Lieu d'élection des puissances de la sauvagerie,
le domaine ouvert au chasseur appartient au seul sexe masculin. Pour les
jeunes garçons qui s'y aventurent, seuls ou avec des compagnons du même
âge, l'exploit cynégétique assure l'intégration dans la classe politique des
adultes. C'est en traversant les terres sauvages que l'enfant mâle, enlevé à la
pénombre et à la chaleur des corps féminins, est introduit dans le royaume
de la virilité ; c'est en affrontant les animaux sauvages qu'il se prépare, plus
ou moins directement, à devenir un guerrier, initié au privilège sans partage
des hommes  : la violence qui fait couler le sang. Artémis, maîtresse de la
chasse mais vierge, ne fait qu'entrouvrir son domaine de forêts et de
montagnes aux filles condamnées au mariage. Les petites «  ourses  » ne
peuvent sortir de l'enclos tracé par le sanctuaire où, pour expier le meurtre,
commis par un homme en ce lieu même, d'une ourse familière d'Artémis,
les petites filles d'Athènes sont tenues d'entrer au service de la déesse et de
«  faire l'ourse  » en robe de safran, afin d'avoir, au terme du noviciat, le
droit d'abandonner leur virginité et de rentrer dans la cité pour y devenir
épouses et mères13.
Interdit aux filles et traversé par les garçons avant d'accéder au statut de
guerriers et d'adultes, le territoire de chasse n'est pas seulement la négation
des terres de culture et de l'espace clos de la maison, il fait aussi figure
d'espace extérieur au mariage : accueillant des formes de sexualité déviantes
ou simplement étranges pour la cité. Une série de relations semble ainsi se
nouer entre la chasse et l'érotique : par haine des femmes, un jeune homme
s'en va courir le lièvre dans les montagnes et ne revient plus ; pour fuir le
mariage qui la guette, une jeune fille décide de s'en aller faire la guerre aux
fauves, sur les hauts sommets des montagnes. Mais, dans les amours
masculines, les cadeaux qui se font d'éraste à éromène sont souvent des
produits de la chasse (lièvres, cervidés, renards)14, de même que, dans la
tradition courtoise de la Crète, c'est au cours d'une saison de chasse, longue
de deux mois, que l'adolescent, enlevé selon l'usage, partage l'intimité de
son amant, avant d'être, cette fois, intégré dans la confrérie des guerriers
dont l'accès lui est ouvert par le ravisseur, quand, au terme de l'initiation,
l'aimé reçoit sa tenue de guerre des mains de l'amant15.
Forêts et montagnes composent un paysage masculin d'où la femme-
épouse est radicalement absente, de même qu'en sont exclues les valeurs
socio-politiques définissant le bon usage du corps féminin. C'est donc là,
dans le silence des règles sociales, que s'ouvrent les voies interdites,
s'énoncent les déviances, et s'accomplissent les transgressions. Hippolyte, le
fou d'Artémis, compagnon inséparable de la Vierge16, et dévoré par le feu
de la continence, côtoie les filles du roi Proïtos, affolées de désir et
complètement nues, du jour où elles ont fait offense à Héra  ; Dionysos,
chasseur sauvage, entraîne avec lui la meute des femmes ensauvagées, qui
ont laissé le métier à tisser, abandonnant maris et foyers17  ; Atalante,
poussée par la haine d'Aphrodite, poursuit, le javelot à la main, le rêve
d'une virginité intangible, tandis que la Très-Meurtrière, Poluphontè, partie
pour «  faire la petite ourse  » et vivre dans la seule compagnie d'Artémis,
tombe follement amoureuse d'un ours véritable, avec lequel elle fait l'amour,
sous les yeux horrifiés de la Vierge Chasseresse18. La passion incestueuse du
chasseur Perdiccas pour sa mère trouve ici un contexte immédiat, qui rend
vaine une lecture naïvement socio-économique de ses activités.
Toutefois, si les bois, les forêts et les montagnes dessinent l'horizon
commun des aventures d'Hippolyte, d'Atalante et des filles de Proïtos, il ne
faudrait pas se hâter d'en conclure que le domaine de la chasse en Grèce
servait de refuge aux malheureuses victimes des troubles de la sexualité.
C'est de sa position entre guerre et mariage que l'espace cynégétique tient sa
capacité à devenir, dans la mythologie, le lieu privilégié de comportements
sexuels marginaux : qu'il s'agisse de refuser le mariage au masculin comme
au féminin, ou, à l'inverse, d'expérimenter des comportements sexuels
censurés. Espace liminal, où les rapports dominants entre les deux sexes sont
comme suspendus, le domaine de la chasse est ouvert à la subversion des
relations amoureuses, quels qu'en soient les procès et les modalités.

1 La critique déployée par G. Piccaluga (Maia, 26, 1974, 33-51) fait allusion, en différents endroits
(40, 43, 44, 49) à une lecture de la mythologie d'Adonis qui n'est jamais explicitée, mais dont les
participants du Colloque sur l'analyse des mythes grecs (Urbino, 7-12 mai 1973) avaient eu la primeur.
Les difficultés réservées à la publication des Actes sont seules responsables de la discrétion qui semble
entourer la thèse de G. Piccaluga, et, si nous pouvons nous en faire l'écho, c'est grâce à l'obligeance
du Secrétariat du Colloque qui nous a fait parvenir, comme à tout autre qui en ferait la demande, le
texte de la communication rédigé par l'auteur pour un volume de parution prochaine. Depuis lors
publié, sous le titre Il mito greco, éd. B. Gentili et G. Paioni, Rome, 1977, 33-48.
2 La formule est de R. Pettazzoni, La Religion de la Grèce antique 2  (Rome, 1952), trad. fr., Paris,
1955, 22.
3 Cf. Ileana Chirassi, Elementi di culture precereali nei mitieriti greci, Rome, 1968.
4 Le même modèle avait inspiré certaines remarques d'A. Brelich, Gli eroi greci. Un problema storico-
religioso, Rome, 1958, 178-181.
5 G. Piccaluga, Maia, 26, 1974, 44.
6  De la même manière, I. Chirassi trouvait appui auprès de Théophraste qui savait encore
parfaitement la vérité que nous distinguons avec peine : ne disait-il pas dans ses écrits que l'orge était
venue en Grèce après les légumineuses (op. cit., 12, n. 20) ?
7 Myth. val. I, 232 ; II, 130 ; III, 7, 3. Cf. Fulgence, Mitbol., III, 2.
8 Fr. Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l'artisan en Grèce ancienne, Paris, 1975, 123-124.
9  La langueur de Perdicas (Aegritudo Perdicae) est le titre d'un poème, attribué à Dracontius, qui
raconte en 290 vers les malheurs d'un jeune homme, condamné à se consumer pour sa mère, du jour
où il a omis d'offrir un sacrifice à Erôs et à Aphrodite. Le dossier de Perdicas n'a cessé de s'enrichir
depuis les analyses d'Emil Baehrens, Unedirte lateinische Gedichte, Leipzig, 1877, 5-26, venant après
les hypothèses d'E. Rohde sur la langueur du roi de Macédoine, Perdiccas (qui se mourait d'amour
pour la concubine de son père), jusqu'aux études de G. Ballaira, «  Perdica e Mirra  », Rivista di
Cultura classica e Medioevale, x, 1968, 219-240, montrant l'influence exercée par le mythe ovidien de
Myrrha sur celui de Perdicas.
10 Cf. R. Barthes, » L'effet de réel », Communications, II, 1968, 84-90.
11 De cette orientation tracée par Karl Meuli témoignent les recherches de W. Burkert, Homo Necans,
Berlin-New York, 1972, sur la fossilisation, dans la couche rituelle, des conduites meurtrières de
l'homme paléolithique, prédateur et chasseur.
12 Paides e Parthenoi, I, Rome, 1969.
13 P. Vidal-Naquet, « Les Jeunes. Le cru, l'enfant grec et le cuit », dans Faire de l'histoire, éd. J. Le
Goff et P. Nora, Paris, III, 1974, 137-168. L'ensemble des traditions sur la fondation du rituel de
l'ourse est examiné par W. Sale, « The Temple Legends of the Arkteia », Rh. Mus., 118, 1975, 265-
284.
14  Ainsi lièvre et cervidé, sur la coupe-cotyle d'Amasis  : Louvre A  479  (S. Karouzou, The Amasis
Painter, Oxford, 1956, p.  37, no  71, pl. 13)  ; lièvre et renard, sur la coupe de Soclès  : collection
privée (K. Schauenburg, «  Erastes und Eromenos auf einer Schale des Soldes  », Archäologischer
Anzeiger, 1965, 849-867, fig. 3).
15 Strabon, X, 483 C. Cf. H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, 1939, 450-455.
16 Euripide, Hippolyte, 17.
17 Cf. J. Kambitsis, Minyades kaì Proitides, I, Jannina, 1975.
18 Antoninus Liberalis, Métamorphoses, XXI. Le désir de l'ours lui est inspiré par Aphrodite, outragée
du mépris que lui témoigne Polyphonté.
 

III
 
LE DIT DE LA PANTHÈRE D'AMORS

 
Dans la perspective ouverte par les interférences entre la chasse et
l'érotique, l'exemple d'Adonis devrait servir de pierre de touche. A tout le
moins, est-on conduit à réexaminer une activité cynégétique dont l'issue
funeste polarise l'attention et risque d'orienter l'interprétation de manière
exclusive. Dans une analyse antérieure, nous avons insisté sur l'aspect négatif
de la confrontation avec le sanglier : comment, pour une tradition entre le
IVe et le IIIe siècle avant notre ère, du poète comique Euboulos à Nicandre
de Colophon, l'accent était mis sur la fuite devant la charge du monstre et
sur le ridicule d'un chasseur que la peur pousse à se réfugier dans un carré
de laitues, à moins que sa maîtresse n'ait eu la sottise de lui offrir la
protection d'une plante dont elle allait, à ses frais, connaître les vertus
funestes1. L'impuissance qui s'ensuit vient sanctionner, sur le plan érotique,
le manque de virilité d'un chasseur qui n'a le courage ni de servir un
sanglier à l'épieu, ni de l'attendre de pied ferme, donnant ainsi la preuve
qu'il ne possède ni la vaillance ni la fureur guerrière de son adversaire. Mais
Aristarque n'a pas tort  : il serait aussi ridicule de confronter l'aventure
d'Adonis et les exploits d'Héraclès, tueur de monstres et destructeur de bêtes
sauvages que de laisser les yeux splendides d'Aphrodite affronter le regard de
l'Athéna à l'œil de bronze2. Une lecture négative peut montrer comment
Adonis par son comportement à la chasse se trouve exclu du monde
masculin au lieu de s'y voir intégré comme il convient aux adolescents de
son âge. Mais à dénoncer un manque l'interprétation risque d'oublier que
les beaux yeux d'Aphrodite ne sont pas étrangers à la conduite du chasseur
Adonis.
La version d'Ovide est, sur ce point, très explicite3. Séduite par la beauté
du jeune homme, Aphrodite oublie les rivages de Cythère et abandonnant le
ciel, elle s'attache aux pas d'Adonis. Pour suivre son amant dans sa course à
travers forêts et montagnes, Aphrodite se transforme en puissance de la
chasse : robe retroussée jusqu'aux genoux à la façon d'Artémis, elle excite les
chiens et poursuit les animaux. Non sans discernement. Son gibier, ce sont
des animaux «  que l'on peut capturer sans danger  ; les lièvres prompts à
fuir, tête basse ; les cerfs à la haute ramure ; ou bien les daims. Elle se tient
à distance des sangliers redoutables par leur force  ; elle évite les loups
ravisseurs, les ours armés de griffes et les lions qui se gorgent du sang des
bœufs4  ». En s'introduisant dans le monde de la chasse, la maîtresse
d'Adonis opère aussitôt un partage des animaux en deux groupes  : d'un
côté, lièvres et cervidés, le gibier qui fuit devant l'agression du chasseur ; de
l'autre, ours et loups, lions et sangliers, les bêtes féroces dont l'agressivité
provoque la fuite. Ces limites imposées à l'activité cynégétique, Aphrodite ne
les trace pas à son seul usage  ; elle les assigne à son amant à travers un
mythe dont le récit destiné à Adonis vient justifier le traitement réservé aux
plus sauvages des animaux, en particulier, aux lions et aux sangliers. Si ces
bêtes féroces sont exclues du cercle cynégétique dans lequel Adonis se voit
confiné, c'est parce qu'Aphrodite leur voue une haine sans merci dont, en
retour, la violence de ces animaux sauvages ne cesse de s'alimenter. A
l'origine du partage : une jeune femme, nommée Atalante, qui se voue à la
chasse parce qu'elle tient Aphrodite et le mariage en horreur, ce qui lui
vaudra d'être métamorphosée en lion, en un de ces animaux dont la race
odieuse fait peser sa menace sur le bonheur des amants.
Entre Adonis le séducteur et la chasseresse Atalante, la confrontation
s'annonce inévitable, sur le double terrain de la chasse et du désir
amoureux : Aphrodite, en personne, la provoque et l'ordonne. D'ailleurs, la
rencontre entre Atalante et Adonis n'est ni surprenante ni sans précédent.
Un miroir étrusque de la fin du IVe siècle avant notre ère en donne une
version qui se place sous le signe de la chasse5 (voir figure no 2). Au centre,
dans le haut de la scène, la hure d'un sanglier. Disposés de part et d'autre,
deux couples nettement séparés. A droite, Atalante et Méléagre ; lui, se tient
debout, l'épaule légèrement appuyée sur la lance  ; elle, nue comme son
compagnon, est assise, un coude appuyé contre le genou droit  ; et, se
détournant de ce qui l'entoure, son regard se porte au loin. L'autre couple
est également bisexué ; mais, cette fois, c'est le personnage masculin qui se
trouve assis dans la position symétrique d'Atalante. De la main gauche il
serre une lance tandis que sa droite attire la femme penchée vers lui et dont
le bras déjà entoure ses épaules. L'inscription la nomme Turan6. C'est
l'Aphrodite étrusque qu'enlace étroitement son amant Adonis. Entre les
deux couples, dans l'axe de l'animal monstrueux, un cinquième personnage
occupe le centre de la scène : une femme ailée avec un marteau dans une
main et dans l'autre un clou qu'elle s'apprête à enfoncer à hauteur de la tête
du sanglier. C'est Atropos, la Moire fixant le destin irrévocable, non
seulement pour Adonis et pour Méléagre, mais pour les deux couples
contrastés. Atalante, secondée par Méléagre, triomphe du sanglier, le solitaire
de Calydon qui mobilise la fleur des jeunes hommes. A l'inverse, Adonis
périt d'une mort pitoyable, vaincu par un de ces habitants des bois dont
Aphrodite lui a enjoint de craindre la haine et de fuir la violence.
L'opposition dominante ne se situe pas entre Adonis et Méléagre7, car celui-
ci fait plus ou moins ligure de comparse, voué à la fin tragique que le
déplaisir d'Artémis lui a réservée, en le dressant contre des oncles maternels
qui se refusent à laisser une femme s'emparer de la dépouille du sanglier et
ravir un trophée, symbole des vertus et du pouvoir masculins. En face du
chasseur qu'une « passion sans pudeur8 » enchaîne au corps de sa maîtresse,
Atalante se présente non seulement comme la chasseresse sans égal masculin
mais aussi, dans le couple éphémère et distant qu'elle forme avec Méléagre,
comme une femme aussi indifférente au désir de son compagnon qu'aux
bêtes féroces habitant la forêt.
L'intérêt de la version ovidienne des aventures d'Adonis n'est pas
seulement de développer une série de différences entre un séducteur dévoyé
dans une partie de chasse et une chasseresse fuyant le mariage  ; c'est d'en
orienter le développement dans une direction qui pousse au maximum
l'opposition entre les deux personnages, puisque le récit d'Aphrodite, en
laissant prévoir la mort d'Adonis, en impute d'avance la responsabilité à
Atalante, avec la discrétion que permet l'homologie implicite dans le
bestiaire des Grecs entre le lion et le sanglier9. De manière paradoxale, le
récit d'Ovide n'est pas centré sur les hauts faits d'Atalante sillonnant les
forêts et défiant les fauves. La course a remplacé la chasse. Atalante est une
jeune personne fort habile à la course à pied. Elle est même si douée qu'elle
surpasse tous les champions masculins de la spécialité. C'est peut-être
pourquoi, un jour, Atalante va demander à l'oracle si elle doit prendre un
époux. La réponse est formelle : tu n'en as pas besoin et, même, fuis-le ! Au
conseil s'ajoute une menace : pourtant tu n'y échapperas pas et, sans cesser
de vivre, tu cesseras d'être toi-même10. Épouvantée, Atalante s'enfuit  ; elle
fait retraite dans de sombres forêts dont elle ne consent à sortir que pour
faire subir à des prétendants impatients l'épreuve de vitesse dont l'enjeu est
son corps vierge ou la tête de l'homme.
Dès l'Antiquité, les mythographes ont voulu distinguer deux Atalantes  :
l'une, originaire d'Arcadie, chasse et tire à l'arc  ; l'autre, béotienne, est
rapide à la course11. Il est incontestable que les différentes versions d'un
même mythe peuvent varier, là comme ailleurs, dans leurs composantes
géographiques. Mais courir et chasser, quand il s'agit d'une femme, ne sont
pas des activités si nettement contrastées qu'elles justifient, à elles seules, un
partage radical. D'ailleurs le récit d'Ovide ne les sépare pas  : c'est la forêt
qui devient le domaine de la jeune femme trop agile à la course, dès qu'elle
a décidé de fuir le mariage. Dans un récit antérieur, Les Métamorphoses ont
raconté la part prise par Atalante dans l'expédition contre le sanglier de
Calydon12. Une lille plus rapide à la course que ses concurrents mâles doit
nécessairement apparaître, au regard des autres et à ses yeux propres, comme
un être ambigu dont l'appartenance à un sexe plutôt qu'à l'autre demeure
incertaine. En voyant Atalante se joindre aux chasseurs qui vont traquer le
sanglier, Méléagre ne sait si ce visage est celui d'une vierge chez un jeune
homme, ou d'un jeune garçon chez une vierge13. Sans doute, la course à
pied est-elle une activité moins nettement masculine que la poursuite des
animaux sauvages  : les fillettes recluses dans le sanctuaire artémisien de
Braurôn14  ainsi que les jeunes filles de Sparte qui s'affrontent à l'occasion
des fêtes en l'honneur d'Hélène15, participent à des épreuves de vitesse
comme, à Olympie, le collège des seize femmes mariées16. Mais, dans aucun
de ces concours, les femmes n'ont à affronter des concurrents masculins
pour lesquels bras et jambes rapides font partie des qualités guerrières. Au
contraire, les courses dans lesquelles triomphe Atalante se déroulent
exclusivement sur le terrain masculin, le seul où sa supériorité la conduit
dans un premier temps à s'interroger sur son identité sexuelle et lui permet
ensuite d'éliminer ses prétendants en leur démontrant que, en dépit des
apparences, elle n'appartient pas au monde familier des femmes.
Dans le cas d'Atalante, l'homologie de la course et de la chasse est
d'autant plus nette que, dans les deux épreuves, la jeune femme porte des
armes, et qu'elle fait couler le sang. En réalité, la course qu'Atalante impose
aux prétendants n'est que la continuation de la chasse par les mêmes
moyens et avec les mêmes armes. Dans la version que retient la Bibliothèque
d'Apollodore, le refus du monde féminin marque le destin d'Atalante dès sa
naissance. Son père qui souhaitait avoir un enfant mâle l'expose. Une ourse
l'allaite et en prend soin jusqu'au moment où des chasseurs la découvrent et
se chargent de son éducation17. Avant de triompher du sanglier et de
prendre une forme léonine, Atalante est une petite ourse. Non pas à la
manière des filles d'Athènes qui «  font les ourses  » avant les noces, en
l'honneur d'Artémis de Mounychie ou pour celle de Braurôn, afin, comme
dit une exégèse ancienne, de se purifier de toute trace de sauvagerie18. Au
contraire, en tétant le lait de l'ourse, Atalante se trouve introduite dans le
monde des bêtes sauvages et, du même coup, détournée d'une vocation au
mariage que ne va certes pas lui rappeler le compagnonnage, au milieu des
bois, d'hommes exclusivement passionnés de chasse.
« Devenue femme accomplie (teleía), elle voulut rester vierge (parthénos),
et chassant dans les forêts solitaires, elle n'abandonnait jamais ses armes
(kathōplisménē dietélei)19.  » L'opposition qu'indique déjà le récit
d'Apollodore entre l'accomplissement physiologique de l'âge nubile et la fin
choisie par Atalante, en armes et vierge, se trouve largement exploitée dans
la version de Théognis de Mégare20. Atalante est mûre pour le mariage
(hōraíē), mais elle le refuse et se dérobe à la noce (gámos). « S'étant ceint la
taille/ou/équipée de ses armes (zōsaménē), elle accomplit des exploits sans
fin/ou/inutiles (atélesta télei). Abandonnant la maison de son père, Atalante
la blonde s'en est allée sur les hautes crêtes des montagnes, pour échapper à
l'union désirable et pour fuir les dons de l'Aphrodite d'or. Mais, en dépit de
son refus, elle fit l'expérience du mariage/ou/comprit quel était son
accomplissement (télos d'égnô)21.  » La saison du mariage s'ouvre avec la
maturité sexuelle (hôraîos). Dès que la croissance le permet, c'est-à-dire dès
qu'il y a femme accomplie (teleía)22, l'état conjugal s'impose comme le
terme naturel de l'être féminin, de même que l'arbre, une fois arrivé à
maturité, ne peut renoncer à porter ses fruits. Au contraire, Atalante refuse
de s'accomplir dans le mariage ; et, en l'occurrence, l'homologie entre gámos
et télos se justifie du parallélisme syntaxique qui encadre le récit, chez
Théognis, des aventures d'Atalante23. Dans la maison du père, la virginité
est intenable  ; le mariage lui fera violence tôt ou tard. Une seule issue  :
court-circuiter l'accomplissement qui la menace en le prévenant par un
autre, celui qui s'ouvre dans un espace étranger où les relations conjugales
sont abolies, mais où, en même temps, dès qu'une femme y pénètre, son
image se trouble, et nul ne sait si elle est fille ou garçon.
Déjà l'ambiguïté colore les gestes du départ. L'expression «  se ceindre  »
s'oriente dans deux directions. La ceinture est la pièce du vêtement mise en
dernier lieu ; la nouer ou la serrer achève la toilette de la femme ou termine
l'équipement du guerrier. Quand les dieux convoqués par Zeus s'empressent
autour de Pandora, le piège conçu pour tromper Prométhée et les hommes,
c'est Athéna qui veille sur la parure de la vierge et lui noue la ceinture24.
Mais, à Thèbes, en souvenir d'une contre-attaque menée par Amphitryon
contre les guerriers d'Eubée, on avait élevé une statue d'Athéna dite « à la
ceinture  » (zōstēría), à l'endroit même où le roi thébain s'était équipé et
avait revêtu ses armes25. Entre la toilette féminine et l'équipement militaire,
Athéna, vierge et guerrière, assure une médiation d'autant plus efficace
qu'elle préfère ceindre et nouer, abandonnant volontiers à Artémis le
privilège de la ceinture virginale dénouée26, car cette pièce du vêtement est
aussi celle que l'époux commence par détacher et que la jeune femme doit
consacrer la première fois qu'elle s'unit à un homme27. Précisément,
Atalante n'entend pas la dénouer, et elle ne se ceint la taille que pour garder
et pour défendre sa virginité.
En entrant dans le domaine de la chasse et en revêtant les armes que
désormais elle ne va plus cesser de porter, Atalante noue autour de ses reins
« la ceinture d'Arès », le talisman qui assure aux Amazones, par leur reine
Hippolyte, la prééminence dans l'exercice de la guerre28. Au lieu de
l'accomplissement du mariage (télos... gámoio) elle choisit d'accomplir (teleîn)
des exploits dont la vertu essentielle est d'être privés de terme et
d'achèvement. Atélesta, en deux sens  : sans fin, car ils ne doivent jamais
cesser29  ; mais aussi sans fruits, car ils sont inutiles et vains. La chasse
d'Atalante est interminable comme est sans terme la course pour fuir le
mariage. De même que tant de prouesses cynégétiques sont vaines dès lors
qu'elles ne sont plus orientées dans le sens d'un retour et d'une intégration
au-dedans de la société policée.
Comme les Amazones, vierges carnassières30, la chasseresse Atalante
assume pleinement le double sens traditionnel de l'épithète antiáneira  :
semblable au mâle, et hostile à l'homme31. Une femme qui vaut un homme
ne peut en être que l'ennemi. A la course comme à la chasse. Mais c'est
dans l'épreuve de vitesse qu'Atalante révèle une férocité que, loin de
satisfaire, la poursuite des bêtes sauvages semble exciter et porter à l'extrême.
Dans la version d'Apollodore où un père retrouvé presse aussitôt sa fille de
répondre à l'attente des prétendants, Atalante mène le jeu  : elle impose
l'épreuve, elle en dicte les conditions. L'homme part le premier ; il a droit à
quelques longueurs d'avance32. Mais ce n'est pas le handicap que s'impose
une championne désireuse de corriger une supériorité trop évidente. Entre
les deux adversaires, il faut une distance afin qu'il y ait poursuite. En vérité,
Atalante lance son gibier, droit devant elle. L'homme est nu  ; elle est
armée33. Comme à la chasse  : lance, javelot ou dague. Sur la paroi d'un
verre de fabrication romaine, conservé au château de Vincigliata près de
Florence, Hippomène s'élance de toute sa vitesse vers le but, la tête tournée
vers sa poursuivante qui bondit en tenant dans la main droite une épée
nue34. La course à laquelle les prétendants sont conviés n'est donc qu'une
partie de chasse mais où il leur faut tenir le rôle du gibier, de la bête
traquée qui ne doit son salut qu'à la rapidité de sa course.
Le cérémonial de chasse dont Atalante se donne le spectacle ne se réduit
pas à la forme perverse d'une passion pour une activité qui dénie si
violemment le modèle conjugal. L'épreuve de vitesse n'est pas sans rapport
avec le mariage. A Sparte, Ulysse emmène Pénélope après une victoire dans
la course qui permet de départager les nombreux prétendants35  ; dans la
tradition libyenne, Antée, le roi d'Irasa, poste sa fille à marier au terme de
la piste et déclare aux prétendants assemblés que celui-là l'emmenerait qui
toucherait le premier son voile ; à Argos, les 48 filles de Danaos sont ainsi
mariées sans délai grâce à la sagesse d'un père décidant que chacun des
candidats venus concourir obtiendrait, dans l'ordre d'arrivée, la main d'une
de ses filles36. Dans une épreuve de ce genre, la femme ne court pas ; elle se
tient au bout de la piste devant les prétendants qui rivalisent d'agilité et de
vigueur. Ce scénario, Atalante l'inverse délibérément  : au lieu d'offrir, à
l'extrémité d'un champ de course, son corps désirable promis au plus rapide,
elle est la femme en armes qui chasse devant elle des hommes nus et lancés
dans une fuite affolée. A son vainqueur incertain Atalante impose encore de
n'être que l'homme le plus vite à s'enfuir devant elle. La subversion du
mariage par la chasse s'opère ainsi sur un terrain où, en inversant les rôles
dévolus au masculin et au féminin, Atalante, carnassier et vierge, peut se
flatter de ne pratiquer d'autre chasse que celle instamment recommandée à
Adonis par sa maîtresse : choisir le gibier que l'on capture sans danger, ne
traquer que lièvres peureux et daims craintifs, toutes bêtes promptes à fuir
devant le chasseur.
Voilà la chasseresse dont Adonis écoute les aventures, contées par
Aphrodite, tandis qu'appuyée sur le sein de son amant elle se repose des
fatigues de la chasse au lièvre. Récit, dit Ovide, qui fut souvent entrecoupé
de baisers37. Alors que pour Atalante le comportement cynégétique est le
moyen choisi pour dénier le désir amoureux et pour refuser les dons
d'Aphrodite en imposant à l'espace réservé au mariage de n'être plus que le
domaine du chasseur, pour Adonis et pour la maîtresse qui lui souffle la
règle du jeu, la chasse est une partie de campagne où l'on hésite entre le
plaisir de poursuivre un lièvre apeuré et l'agrément de s'allonger sur l'herbe
à l'ombre d'un grand arbre. Autant Atalante en se livrant à la chasse se veut
et se fait plus virile qu'un homme, autant Adonis trouve dans le même
exercice l'occasion de se montrer efféminé et voluptueux, chasseur si
séduisant qu'Aphrodite abandonne le ciel pour l'accompagner et lui enjoint
de n'avoir d'attention que pour les victimes qui opposent à son ardeur
autant de résistance qu'un amant en espère de sa maîtresse. Le choix de
certains animaux accentue encore le caractère érotique de la chasse
adonisiaque, car les cervidés autant que les lièvres font partie de ces hôtes
des bois dont la céramique attique montre l'importance dans les relations
amoureuses où ils sont offerts en présents au partenaire désiré. Mais, ici
encore, si la comparaison confirme le symbolisme aphrodisiaque du gibier
réservé au courage d'Adonis, elle fait voir comment le rapport érotique entre
Aphrodite et son amant s'énonce dans le domaine de la chasse sur le modèle
masculin et homosexuel d'une relation entre l'éraste et l'éromène, entre le
guerrier adulte et l'adolescent encore imberbe.
Il est dans la logique du partage tracé par Aphrodite dans le domaine
cynégétique qu'un chasseur aussi efféminé devienne pour les bêtes fauves –
  lions ou sangliers –  une victime désignée. La narration n'a plus qu'à
décider des modalités et de l'occasion d'une rencontre. C'est dans ce
contexte, semble-t-il, que s'inscrivent trois versions de la mort d'Adonis.
Dans la première38, le rôle principal est tenu par les Muses, filles de
Mémoire, qui veulent se venger d'avoir été contraintes par Aphrodite de
s'unir à des mortels et d'en avoir une progéniture. Leur arme est, le chant :
elles inventent un air de chasse, si entraînant qu'Adonis, rempli d'orgueil –
 ou aveuglé, dit une sous-version –, s'élance pour affronter les monstres de
la forêt. Le sanglier était au rendez-vous. Pour faire oublier les conseils de
prudence d'Aphrodite, il faut la magie d'un air de chasse. Et le plan médité
par les filles de Mémoire serait insensé si Adonis n'était pas l'amant ignorant
de la chasse virile que mettent en scène le récit d'Ovide et le miroir
étrusque.
Dans la deuxième version39, c'est Artémis qui prend l'initiative  : elle,
aussi, veut se venger d'Aphrodite, coupable de la mort d'un autre chasseur,
Hippolyte qui, à l'inverse d'Adonis, avait choisi la forêt artémisienne pour se
garder du mariage et pour refuser la sexualité avec autant de passion
qu'Atalante. La partie de plaisir qu'Aphrodite organise pour elle et son
amant ne pouvait qu'exciter davantage la colère que nourrissait déjà la
maîtresse de la chasse. Quant à la troisième version40, elle combine la mort
sous les coups de la bête furieuse avec le châtiment réservé au séducteur  :
c'est Arès, rival malheureux d'Adonis, qui prend l'apparence du sanglier,
mettant les vertus guerrières du solitaire au service d'un dépit amoureux.
Un document céramographique récemment publié permet de préciser la
relation privilégiée qui se noue entre la chasse et la séduction à travers le
mythe d'Adonis. En 1972, Erika Simon fait connaître l'imagerie circulaire
d'une petite boîte (voir figure no  3), une pyxis qui peut-être datée de 38o
avant notre ère et attribuée au Peintre de l'Amymonè de Würzburg41. La frise
se développe entre deux figures assises et de sexes opposés, dans un décor
végétal qui situe la scène au milieu de la nature, et, plus précisément, en un
lieu réservé à la chasse, comme l'indiquent les deux javelots placés dans la
main gauche du jeune homme assis. Autour et entre les deux acteurs
principaux, quatre personnages, disposés deux par deux. Deux jeunes
Amours ailés, dont le premier, tenant en laisse un animal, se tourne vers le
chasseur à qui s'adresse une femme debout dont le mouvement des mains
trahit l'activité verbale. L'autre Amour, agenouillé, est le pendant d'un
personnage masculin avec pétase et caducée qui se tient près de la dame
assise. L'interprétation d'E. Simon a permis d'identifier tous les personnages.
Grâce au caducée et à son couvre-chef, Hermès était sans doute le moins
énigmatique. Debout, le coude appuyé sur un genou légèrement surélevé, la
main droite sur la hanche, le dieu porte son regard dans la direction que
fixe également, mais en tournant la tête, la figure assise de sexe féminin.
Deux traits permettent d'identifier Aphrodite à côté d'Hermès  : d'abord,
l'Amour agenouillé à ses pieds, ensuite le geste de la main droite légèrement
levée au-dessus de l'épaule comme pour retenir un voile  : posture
caractéristique de l'Aphrodite «  aux Jardins42.  » Le regard de la puissance
féminine se fixe en même temps sur la jeune femme et sur le beau chasseur
qui, pour écouter son interlocutrice, tourne à son tour la tête en direction
des deux femmes. Une œnochoé de l'Hermitage43, datée de la fin du Ve
siècle avant notre ère, ne laisse aucun doute sur le sens de la scène. La
femme qui s'adresse de manière si persuasive au jeune homme assis ne peut
être que la fidèle compagne d'Aphrodite, Persuasion (Peithō), le messager
«  qui jamais n'a subi un refus44  ». Sur le vase à reliefs de l'Hermitage, la
même puissance occupe la position médiane entre deux personnages dont les
noms sont livrés par des inscriptions  : Aphrodite, d'une part, et, assis en
face d'elle, avec un Erôs posé sur les genoux, Adonis. Pour nommer avec
plus de précision le chasseur vers lequel Aphrodite dépêche «  les sortilèges
aux mots de miels45 », l'éditeur de la pyxis ne pouvait négliger le félin tenu
en laisse par l'Amour symétrique de l'acolyte d'Aphrodite. Or ce carnivore,
apparemment dressé à la chasse et qui ressemble à un félidé du genre
Panthera, présente les traits zoologiques du guépard (Acinonyx jubatus)46.
Dans la Cyrénaïque ancienne qui en tient l'usage des Berbères, comme
d'ailleurs en Égypte depuis la XVIIIe et la XIXe dynastie47, le guépard est
utilisé comme un chien autant parce qu'il se laisse facilement apprivoiser
que par sa remarquable adaptation à la course, qui lui permet d'atteindre
une vitesse très élevée, de l'ordre de 100 kmh.
Le chasseur convoité par Aphrodite est dès lors quelque prince de
l'Orient : Pâris-Alexandre, Anchise ou Adonis48. Comme les deux premiers
manifestent ordinairement leur origine orientale par le costume et par la
coiffure que leur prête la tradition céramographique, et que, de plus, tous
deux sont pâtres et non chasseurs, c'est, en définitive, la candidature
d'Adonis qui semble la plus sérieuse. Reste à interpréter la rencontre
d'Aphrodite et d'Adonis dans un cadre de forêt et la manière dont
l'ambassade amoureuse de Persuasion se concilie avec le projet cynégétique
que semble confirmer l'impatience du félin à s'élancer à la chasse.
L'interprétation que suggère Erika Simon concentre l'action autour d'un
personnage49  : Adonis, placé à la croisée des chemins, entre deux Amours
jumeaux affrontés dont le combat doit décider qui l'emportera de la passion
du chasseur ou du bonheur amoureux offert par Aphrodite. Adonis va-t-il
céder au désir de la chasse et à l'appel du guépard ou, au contraire, va-t-il
écouter la voix persuasive de l'entremetteuse qui vient lui offrir les plaisirs
du mariage et la promesse d'une union avec Aphrodite ?
La tradition iconographique des Amours jumeaux et frères ennemis fait
s'affronter Erôs et Anterôs-, parfois l'un est blond et l'autre a la chevelure
noire, mais presque toujours ils volent l'un vers l'autre, ou bien luttent
ensemble, tantôt seuls, tantôt sous les yeux d'Aphrodite ou devant un
parterre de déesses50. Sur la pyxis de Würzburg, au contraire51, les deux
Amours s'ignorent et sont tout occupés à leur fonction d'acolytes auprès des
deux personnages majeurs dont le mouvement de la tête accuse la position
symétrique. Entre Aphrodite et Adonis, il n'y a pas davantage
d'affrontement  : comme sur le vase à reliefs de l'Hermitage, la parole
persuasive de Peithṓ suit le chemin du désir réciproque qui fait se regarder
les deux amants au milieu de la forêt. Le regard d'Aphrodite est relayé par
la voix de Persuasion, dont le triomphe s'avoue dans l'attention du chasseur
tournant la tête vers les deux femmes. Posté près d'Aphrodite et spectateur
averti, Hermès n'est pas seulement là au nom d'une complicité ancienne
avec Aphrodite et avec sa compagne  : sa présence s'autorise d'une
compétence égale dans les deux domaines qui se croisent sous ses yeux,
tandis qu'il contemple les amours d'Aphrodite avec un jeune chasseur, loin
des chemins et des maisons, en un lieu sauvage, à l'écart des terres cultivées.
Entre l'amour et la chasse, l'Adonis du Peintre de l'Amymonè de Würzburg
n'a plus à hésiter, il a déjà choisi. La preuve en est apportée par le félin
même que tient en laisse l'Erôs, compagnon d'Adonis.
En effet, l'iconographie des mythes ne peut se satisfaire d'une vérité
zoologique toute nue. Encore faut-il s'interroger sur la place occupée par le
guépard dans le bestiaire des Grecs, c'est-à-dire dans ce mélange de savoir
encyclopédique et de valeurs symboliques attribuées à différents types
d'animaux. D'ailleurs, dans l'ordre figuratif, et pour la seule céramique, il
n'est pas toujours aisé de distinguer un guépard d'une panthère. Sur une
coupe de Vulci qui appartient au British Museum, un élégant éphèbe
portant au bout d'une longue baguette l'éponge et le strigile s'avance tenant
en laisse un superbe félin tacheté  : pour O. Keller, spécialiste de l'histoire
des animaux dans l'Antiquité, il s'agit d'un guépard52 ; pour Erika Simon,
ce serait plutôt une panthère ou un léopard53. L'hésitation n'est pas
seulement permise, elle est de rigueur. Les Grecs auxquels était destinée cette
imagerie ne se sont pas donné les moyens linguistiques de distinguer ces
différentes espèces animales les unes des autres. Alors qu'ils disposent de
termes spécifiques pour nommer le lion et le tigre, quand il s'agit de
désigner les fauves du genre Felis (Panthera et Acinonyx), les Grecs utilisent
presque indifféremment deux mots  : párdalis et pántbēr54. Quand Élien,
dans son traité Sur la nature des animaux55, raconte l'aventure d'un chasseur
qui avait apprivoisé une párdalis, il est impossible de savoir s'il veut parler
d'un serval, d'un guépard, d'une panthère ou d'un léopard. Une telle
imprécision sémantique ne peut être tenue pour négligeable dans l'ordre
figuratif correspondant.
Depuis Aristote jusqu'aux bestiaires de Byzance, les animaux du type
párdalis et pánthēr  –  par commodité, nous parlerons de «  panthère  »  –
  présentent un certain nombre de traits symboliques nettement accusés.
Comme d'autres grands fauves, la panthère n'est pas un animal que l'on
chasse, c'est un chasseur  ; et l'homme qui l'affronte doit posséder une
vaillance égale56. Au reste du monde animal la panthère réserve des manières
de chasse qui l'apparentent au renard et aux bêtes rusées. Elle possède
comme elles, la vertu de prudence, la phrónēsis, l'intelligence qui procède
par détours et sait cacher le but qu'elle se propose d'atteindre. Sans doute, à
ce jeu, ne peut-elle rivaliser avec Renard qui, dans la fable d'Ésope, lui fait
compliment de sa robe tachetée mais pour lui faire observer que la bigarrure
(poikilía) de sa peau n'est rien en comparaison d'un esprit bariolé (poikílos),
qui lui a valu à lui, Renard, le surnom de Rusé57. Sans doute, la panthère
sait-elle également faire le mort pour capturer les singes malgré leur agilité
et leur méfiance à son égard58. Mais si la prudence du renard se livre dans
le retournement brusque du mort qui se montre si vif, la tromperie de la
panthère est plus secrète : elle a recours aux vertus de la bonne odeur. En
effet, la panthère est une bête parfumée. C'est d'ailleurs ce qui la distingue
de tous les autres animaux. Aucune bête ne dégage naturellement une bonne
odeur, écrit Théophraste59, sauf la panthère. Et un problème aristotélicien se
demande, sans d'ailleurs y répondre clairement, pourquoi les animaux sont
tous malodorants à l'exception de la panthère60. Il y avait même, autrefois,
dans la ville de Tarse un parfum réputé que l'on appelait le Panthère
(pardalium), mais dont la formule s'était déjà perdue du temps de Pline le
Naturaliste61.
Sa bonne odeur, la panthère la connaît et l'utilise pour capturer ses
victimes. Aristote l'explique lorsqu'il donne des exemples de comportement
prudent dans le monde animal. « La panthère, dit-on, se rend compte que
les animaux sauvages aiment humer son parfum  ; elle se cache pour les
chasser ; ils s'approchent tout près, et elle attrape ainsi même les biches62. »
Pline y insiste  : la panthère est habile à se dissimuler. Car si les animaux
sont tous étrangement attirés par son odeur, en revanche la mine farouche
du carnassier les met en fuite. C'est pourquoi la panthère prend grand soin
de cacher sa tête autant que le reste de sa personne63. Le parfum invisible
est le piège où les victimes viennent se perdre en respirant l'odeur du fauve.
Dans le récit d'Élien, la panthère se contente d'exhaler un souffle embaumé,
et les faons, les chèvres sauvages, toutes les bêtes de la forêt s'approchent
comme envoûtées par un appel magique, par le charme d'un íunx64. La
technique est plus raffinée encore dans le Physiologue65, qui donnera aux
bestiaires du Moyen Age la tradition du Dit de la panthère d'amors66  :
lorsque la panthère a déjeuné, elle se retire dans sa tanière ; trois jours plus
tard, elle s'éveille, lance un rugissement, et, comme sa grande voix est pleine
du parfum des aromates, aussitôt toutes les bêtes, attirées par l'odeur
exquise, accourent se jeter dans la gueule entrouverte du fauve qui les
attend.
Un animal aussi odorant ne peut lui-même rester insensible aux parfums
qui l'entourent. C'est pourquoi, paraît-il, on capture fréquemment des
panthères dans la région de Pamphylie qui possède de nombreuses espèces
aromatiques. Attirées par les effluves odorants, les panthères viennent de
l'Arménie à travers les montagnes, elles franchissent le Taurus et s'avancent
en direction de la gomme de l'arbre à styrax, quand le vent se met à souffler
et que les arbres commencent à embaumer. Philostrate, à qui remontent ces
informations, raconte dans la Vie d'Apollonios de Tyane67  qu'un jour, en
Pamphylie, on a capturé un de ces fauves qui portait autour du cou un
collier en or avec une inscription gravée en langue arménienne  : «  Le roi
Arsace au dieu de Nysa. » A cause de sa beauté et de sa taille, la panthère
avait été consacrée à Dionysos68. Pendant quelque temps elle avait accepté
les caresses de son maître, mais le printemps l'avait excitée ; elle était partie
en direction des montagnes. On la prit dans la région de Pamphylie où les
aromates l'avaient attirée.
Pour s'emparer des fauves friands de bonnes odeurs, les hommes n'auront
qu'à retourner contre eux leur pouvoir de séduction et de tromperie. La
recette en est livrée par Oppien  : c'est l'arôme du vin69. Il suffit d'en
répandre quelques flacons à proximité d'un point d'eau. Alertées par l'odeur,
les panthères s'approchent et boivent autant qu'il y en a. Il ne reste plus
alors qu'à s'en emparer en profitant de leur ivresse. Et si le piège est
tellement efficace, c'est, sans nul doute, parce que les panthères ont aussi la
réputation d'avoir toujours soif. En vertu du tempérament sec qu'exige leur
bonne odeur, elles ne peuvent être que perpétuellement assoiffées70.
Dans sa technique de chasse, la panthère combine la tromperie et la
séduction : le piège qu'elle tend à ses victimes n'est autre que son corps de
fauve dont le parfum fait oublier la mort vorace qu'il recèle en lui-même.
Cette séduction par l'odorat devait entraîner l'intime association de la
panthère avec l'image de la femme parfumée au corps désirable. Pour
Aristophane et pour ses contemporains, une courtisane est en effet une
«  panthère » (pórdalis)71. Mais le mot n'a pas la connotation injurieuse et
méprisante du terme kasalbás qui fait référence à la peau en même temps
qu'à la literie. Dans Lysistrata, après la défaite des mâles contraints de céder
aux arguments de leurs épouses, le coryphée masculin rend un hommage
irrité à la puissance du désir que fait naître le corps féminin  : «  Point de
bête plus indomptable, point de feu plus dévorant, nulle panthère aussi
audacieuse.  » Les amies de Lysistrata viennent précisément de montrer
qu'avec les chemisettes transparentes, les petites tuniques safranées et les
parfums, elles sont capables de faire «  rôtir  » et de «  mettre sur le gril  »
leurs époux72. Myrrhina qui s'éclipse, après s'être inondée de parfum, en
laissant son mari se consumer, ne fait-elle pas preuve d'une férocité plus
grande que la panthère envers les victimes convoquées par son odeur  ?
D'ailleurs c'est ici Socrate qui fait la théorie de la pratique, au scandale de
la Prudoterie, à l'occasion de son entretien avec Théodote, une courtisane
très belle qui était la maîtresse d'Alcibiade. Il lui explique que, pour trouver
des amants, elle se livre à une activité du même ordre que la chasse : elle
emploie des rabatteurs, elle utilise des chiens de plusieurs espèces, elle
dispose de filets ; et tout cet appareil pour traquer le gibier et le prendre au
piège, c'est son corps de femme, beau et désirable73.
Comme la panthère, la belle courtisane pratique un type de chasse que les
Grecs appellent « chasse d'Aphrodite » (aphrodisía ágra)74 : le désir en est le
piège, et qui en est victime est saisi d'amour, ainsi que les perdrix, si
ardentes que le chant strident de l'oiseau servant d'appeau fait naître chez le
mâle un désir violent de s'accoupler au point qu'il vient même parfois se
poser jusque sur la tête de la femelle75.
L'Adonis de Würzburg n'est donc pas comme Héraclès placé à la croisée
des chemins ; son choix est déjà fait : c'est la chasse, mais à la manière de la
panthère que l'Amour tient à ses côtés. Et à la voix persuasive de Peithṓ
répond symétriquement l'appel envoûtant du fauve qui ne connaît aucune
différence entre séduire et chasser. Comme si, dans une même scène
figurative, le peintre avait voulu, prolongeant le mythe dont témoigne le
récit d'Ovide, montrer la double relation de séduction qui conjoint les
amants et inscrire dans le domaine cynégétique familier à Adonis une
homologie inédite entre le désir que fait naître le produit de l'arbre à
myrrhe et l'attirance qu'exerce de manière irrésistible l'haleine parfumée de
la panthère76. Aucun autre animal, semble-t-il, ne pouvait mieux symboliser
le caractère aphrodisiaque de la chasse réservée au fils de Myrrha  : une
chasse aussi peu masculine et virile que celle menée par la courtisane
justement surnommée Panthère.

1 Les Jardins d'Adonis , 130.


L'Adonis athénien est un piètre chasseur, et ce ne sont pas les confidences de son «  collègue  »
Perdiccas (Myth. vat. I, 232 ; II, 130 ; III, 7, 3) qui vont sauver sa réputation dans ce domaine. A
partir du Ier siècle de notre ère, une autre tradition s'atteste qui va s'affirmer dans l'imagerie des
sarcophages : la virtus d'Adonis à la chasse, qu'il soit tué ou vainqueur (comme il l'est peut-être sur la
mosaïque de Daphné, près d'Antioche, où, sous le regard de la jeune «  Magnanimité  » de
Megalopsychia, Adonis sert à pied un sanglier bondissant). Dans le traité de chasse qu'il publie au
moment où Ovide part en exil, Grattius, qui voit dans l'art cynégétique la marque de la Raison et la
preuve de la bienveillance de Diane, veut montrer par deux exemples combien l'ignorance de l'art de
la chasse est funeste, et, en se référant aux histoires de jadis, il évoque deux héros victimes de leur
bravoure folle : Ancée et Adonis, tombés tous deux sous les coups d'un sanglier auxquels les a livrés
leur ignorance de la cynégétique (Cynegetica, I, 24 sq.). Le courage ne manquait pas, seul l'art faisait
défaut. C'est au Ve siècle de notre ère dans les Dionysiaques de Nonnos, que s'affirme, à travers les
aventures de Béroé, la version d'un Adonis chasseur épousant Aphrodite. Éponyme de la ville de
Bérytos, Béroé est une aimable chasseresse qui porte aussi le nom d'Amymoné (des monnaies de
Bérytos, contemporaines d'Élagabal, représentent Béroé sous les traits d'Amymoné surprise par
Poséidon  : Ch. Picard, Rev. arch., t. XLVII, janv.– juin  1956, 224-228). Dionysos et Poséidon se
disputent sa main jusqu'à la victoire du dieu de la mer, ravi d'accorder sa protection à la cité
phénicienne. C'est en racontant la rivalité des deux prétendants que Nonnos se réfère à une légende
« récente » (41, 155-157), d'après laquelle Béroé serait née des amours d'Aphrodite et de l'Assyrien
Adonis, un Adonis dont, quelques vers plus loin (41, 209-211). le même poète évoque la mort par
les soins d'Arès devenu sanglier (cf. pour l'épisode de Béroé, les analyses de Gennaro D'Ippolito, Studi
nonniani. L'epillio nelle Dionysiache, Palerme, 1964, 110-114). Ce que Nonnos qualifie de version
récente pourrait fort bien être une version phénicienne, dont le recoupement par le mythe de
Poséidon et d'Amymonè n'est pas la séquence la moins intéressante. Si les chasseurs paléolithiques
n'ont ici que faire, en revanche un autre Adonis se dessine, et dans un domaine géographique où
l'exégèse grecque devait, davantage que dans le jardin de l'Attique, s'accommoder des récits orientaux
dont l'amant d'Aphrodite est l'héritier incontestable (Cf. la note 189, sur Adonis et les fruits mûrs).
2 Schol. T. in Il. XXIV, 31.
3 Métamorphoses, X, 520-739.
4 537-541.
5 Miroir étrusque de Berlin-Ouest (Staatliche Museen, Antikenabteilung, Inv. Fr. 146) : J.D. Beazley,
«  The World of the Etruscans Mirrors  », Journal of Hellenic Studies, 69, 1949, 12-13  (une bonne
photographie en a été donnée par W. Attalah, Adonis dans la littérature et l'art grecs, Paris, 1966, fig.
5, p. 65).
6 Cf. R. Schilling, La Religion romaine de Vénus, Paris, 1954, 165-167.
7 Contrairement à l'interprétation défendue par Beazley.
8  Cf. Les Jardins d'Adonis, 130, n. 1. Dans son essai sur Panyiassis of Halikarnassos (Text and
Commentary, Brill, 1974), 120-125, Victor J. Matthews rapporte ce trait à la version développée par
Panyassis [F 25 k (b)].
9 « Cf. L'olivier, un mythe politico-religieux », Revue de l'Histoire des Religions, 1970, 3, 18-19.
10 X, 564-566.
11 Ainsi dans Schol. Theocr. III 40 d ; Schol. Eur. Phénic. 150  ; et les mythographes modernes ont
entériné le partage (cf. W. Immerwahr, De Atalanta, Berlin, 1885). Cette analyse avec une série de
prolongements a été élaborée au cours de séminaires de l'École des Hautes Études en Sciences
sociales, en 1974-1975. Au moment où la rédaction était largement avancée, Giampiera Arrigoni, de
l'Université de Milan, m'a fait connaître le résultat de ses recherches sur les ambiguïtés du statut
virginal dans la tradition mythique. Si nos analyses se recoupent sur un certain nombre de points,
elles divergent dans leur orientation  : le cheminement de la mienne est fixé par la confrontation
« ovidienne » entre Adonis et Atalante, tandis que G. Arrigoni a choisi de capter au miroir d'Atalante
les variations idéologiques auxquelles se prête, dans le discours des Tragiques, l'histoire d'une femme
affranchie du mariage et qui met en question les valeurs masculines.
12 VIII, 317-430.
13 VIII, 322-323.
14 Lilly G. Kahil, « Autour de l'Artémis attique », Antike Kunst, 1964, 20-33.
15 Théocrite, Épithalame d'Hélène.
16 Pausanias, V, 16, 2.
17 III, 9, 2.
18 Élien, Hist. Var., 13, 1 ; Anecdota graeca, I, 444, 30-445, 13 Bekker.
19 Apollodore, III, 9, 2.
20 1289-1294. Le premier vers de l'élégie (1283) évoque l'injustice amoureuse d'un éromène qui fuit
son amant, mais ne pourra éviter d'être blessé ou « pénétré ». Qu'il y a une justice, une díkē, dans les
relations amoureuses, B. Gentili l'a montré (cf. Studi clastici e orientale, 21, Pise, 1972, 60-72  ; et
M.G. Bonanno, «  Osservazioni sul tema della “giusta” reciprocità amorosa da Saffo ai comici  »,
Quaderni Urhinati, 16, 1975, 110-120).
21 Dans l'espace des 6 vers, le mot télos apparaît trois fois de manière explicite ; une quatrième, à
travers son équivalent hōraîos.
22  Cf. Les Jardins d'Adonis, 218-219. Il y a un télor... gámoio (Od. 20, 74) ou un gamḗlios télos
(Eschyle, Euménides, 835).
23 1289 : anainoménēn gámon andrèn/pheúgein ~ 1294 : télos d'égnô kai mál'anainoménē.
24 Hésiode, Travaux, 72 ; 76.
25 Pausanias, IX, 17, 3. Cf Ch. Picard, « Athéna Zōstḗria », Revue des Études anciennes, 1952, 245-
255. Les guerriers sont appelés Zōstḗres Enyoûs : Callimaque, Hymne à Apollon, 85.
26 Partheniē zṓnē : Od. XI, 245.
27 Paroemiographi graeci, II, 513, 5-8. A Trézène, c'est à l'Athéna Apatouria que les jeunes filles vont
offrir leur ceinture la veille de leur mariage : Pausanias, II, 32, 2 ; S. Wide, De Sacris Troezeniorum
Hermionensium Epidaicriorum, Uppsala, 1888, 15  sq.  ; J. Boardman, «  Ionian Bronze Belts  »,
Anatolia, V, 1960, 179-189, et P. Schmitt, « Athéna Apatouria et la ceinture : les aspects féminins des
Apatouries à Athènes », Annales E.S.C., nov.-déc. 1977, 1059-1073.
28 Zōstḗr d'Arès : Apollodore, II, 5, 9 ; après l'avoir obtenu de la reine des Amazones, Héraclès vient
l'offrir à Héra, puissance souveraine du mariage, dans le temple de Mycènes : Euripide, Héraclès, 416-
418. Sur les définitions respectives de Zōstḗr et de mítrē (ceinture portée sur la peau nue), cf. Cl.
Rolley, Les statu ettes de bronze (Fouilles de Delphes, V), Paris, 1969, 20-21.
29 Parménide, 8, 4 et 8, 32 ; 42.
30 Kreobóroi : Eschyle, Suppliantes, 287.
31 L'épithète lui est donnée par Nonnos, Dionysiaca, 35, 82, mais l'Illiade la prête aux Amazones (3,
189  ; 6, 186). L'histoire de la double interprétation dans l'Antiquité, entre Eschyle et Aristarque,
vient d'être faite par Th. Drew-Bear, » Imprecations from Kourion », Bull. Amer. Soc. Papyr., 9, 1972,
88-92.
32 III, 9, 2.
33  III, 9, 2  : katbōplisménē  ; Hygin, Fab. 185. Sur un modèle épique nommant le pieu où était
affichée la tête du vaincu, et montrant Atalante courant, revêtue de ses armes : J. Schwartz, Pseudo-
Hesiodeia, Leyde, 1960, 362 sq.
34 A. Minto, « La corsa di Atalante e Hippomenes figurata in alcuni oggetti antichi », Ausonia, 9,
1919, 78-86.
35 Pausanias, III, 12, 4 sq. ; 13, 6.
36 Pindare, Pylhiques, 9, 105-124.
37 X, 557-559-
38 Scholies à Lycophron, 831, éd. Scheer, 266, 4-21.
39 Apollodore, III, 14, 4 ; Schol. Euripide, Hippol. 1421.
40 Scholies à Lycophron, 831  ; Nonnos, Dionys., 42, 209-211. Cf. W. Attalah, Adonis, 320-321, où
l'époux qui tire vengeance du séducteur s'appelle Héphaīstos.
41 « Aphrodite und Adonis. Eine neuerworbene Pyxis in Würzburg », Antike Kunst, 15, 1972, 20-26,
pl. 5-7.
42  E. Langlotz, «  Aphrodite in den Gärten  », Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der
Wissenschaften, Philos. Hist. Klas., 1955-1954, 2, Heidelberg, 1954.
43 K. Schefold, Untersuchungen zu den Kertscher Vasen, Berlin, 1934, 103, fig. 41-42  ; W. Attalah,
Adonis, 203-204, fig. 60.
44 E. Simon, art. cit., 22.
45 Eschyle, Prométhée, 172.
46 E. Simon, art. cit., 21.
47  O. Keller, Thiere des Classiscben Altertbums in culturgeschichtlicher Beziehung, Innsbruck, 1887,
154-157.
48 E. Simon, art. cit., 22.
49 E. Simon, art. cit., 25.
50 A. Greifenhagen, Griechische Eroten, Berlin, 1957, 40-46.
51  Les documents reproduits par E. Simon, art. cit. pl. 6  accusent nettement la différence avec la
pyxis vers laquelle ils sont convoqués.
52 O. Keller, op. cit., 154-157 ; 389, n. 81 (autres documents).
53  Une documentation figurée abondante sur la «  panthère  » dans H. Jereb, s. v. Panther, R.E.
(1949), c. 767-776.
54 Fr. Wotke, s. v. Panther, R.E. (1949), c. 747-767.
55 VI, 2.
56  Sa vaillance s'affirme dans une comparaison homérique, Il. 21, 573-580, une seule, mais où
s'annonce le défi lancé par Hector : alors que tous les Troyens fuient en direction de la ville, Agénôr
lui fait face. « Telle une panthère, sortant d'un fourré profond, qui affronte un chasseur. Son cœur ne
ressent ni peur ni envie de fuir, parce qu'elle entend hurler les chiens. Si l'homme, le premier, la
touche, ou l'atteint, même transpercée par la javeline, elle n'oublie pas la vaillance  ; elle attaquera
d'abord ou périra ».
57 Ésope, Fab. 42 ; Plutarque, Moralia, 500 C-D.
58 Élien, N.A. V, 54.
59 Caus. Plant. 6.17. 9 ; Pline, H.N., 8, 62 ; 21, 39.
60 XIII, 4, 907 b 35-7.
61 13, 6. Pardáleion, c'est le nom d'un phármakon, appelé aussi « l'étouffe-panthère », pardalianchés :
plante toxique, du genre aconit, dont on se sert pour détruire le fauve. Mais il faut compter avec la
prudence de l'animal. Car, à peine la panthère a-t-elle reconnu le poison dont les hommes ont enduit
l'appât offert à sa convoitise qu'elle cherche à se procurer le seul contre-poison efficace  : des
excréments humains. La ruse des chasseurs est d'en disposer à proximité, mais dans un récipient
suspendu de manière que la panthère s'épuise à l'atteindre sans jamais y parvenir (Aristote, Hist.
Anim. IX, 6, 612 a 5-12 ; [Aristote], Mirabilia, 6 in Paradoxographi graeci, 226 Giannini).
62  Aristote, Hist. des Animaux, IX, 6, 612  a  12-15. Cf. Théophraste, Caus. Plant., VI, 5, 2  ;
[Antigone], Mirabilia, 31, in Paradox, gr. 50-51 Giannini.
63 8, 62.
64 N.A. V, 40.
65 I, 16, éd. Sbordone, p. 60, 5 sq.
66  Nicole de Margival, Le Dit de la panthère d'amors, éd. H.A. Todd, Paris, 1883. «  Li vraie
pantière... qarist de se douche alaine » les bêtes qui, blessées ou malades, s'en approchent : Richard de
Fornival, Li Bestiaire d'Amours, éd. C. Segre, Milan, 1957, 45, I.
67 II, 1-2. Passage repris dans la Bibliothèque de Photius, 324 a 25-b 18.
68 Cf. H.G. Horn, Mysteriensymbolik auf dem Kölner Dionysosmosaïk, Bonn, 1972, 109 sq.
69 Cynegetica, IV, 320-353 ; Timothée de Gaza, 11 éd. M. Haupt.
70 Damascius, Vie d'Isidore, 97.
71 Aristophane, F. 478 Kock ; Lysistrata, 1014-1015.
72 Les Jardins d'Adonis, 121-122.
73 Xénophon, Mémorables, III, 1, 1, 5 sq. Devant les révélations de Xénophon, les professeurs sont
partagés  : les uns crient au blasphème, parlent d'apocryphe, les autres expliquent avec gravité qu'il
n'est pas impossible que les relations de Socrate avec ce genre de femmes aient parfois dépassé les
bornes d'une admiration académique. Le débat remplit le chapitre XI d'A. Delatte, Le Troisième Livre
des Souvenirs socratiques de Xénophon, Liège-Paris, 1933, 148-161.
74 Hésychius, s. v. aphrodisía ágra ; Paroemiographi graeci, II, 150, 5 Leutsch-Schneidewin.
75 Aristote, Hist. des Animaux, IX, 9, 614 a 26-28.
76 Sur le Cotyle d'Amasis (Louvre A 479), dans le défilé des présents et des couples amoureux, un
homme agenouillé tient dressée sur le bras gauche une panthère bondissante dont le contexte figuratif
certifie la valeur érotique (voir figure no  1). Il faut y joindre, ici, en souhaitant l'enquête
iconographique sur les animaux du genre « panthère », un Miroir étrusque de Leningrad (Hermitage
B  5o5), qui montre une Aphrodite debout embrassée pat Adonis. A leurs côtés, un jeune Satyre,
flanqué de deux panthères ; à droite, assise, une femme ailée, appelée Zipna, qui tient un alabastron
de parfum et une spatule destinée à en étendre le contenu sur la tête et sur le corps : J.D. Beazley,
« The World of Etruscans Mirrors », Journal of Hellenic Studies, 69, 1949, 11-12, fig. 13. Sur une
coupe à bande du Peintre du Centaure (CVA Brit. Museum, 2 GB 2, 15, 1 a et b) que me signale A.
Schnapp, à une chasse au daim, représentée sur un côté, répond la poursuite par une panthère d'un
jeune garçon. C'est dans le même contexte érotique qu'il faut sans doute placer une coupe à lèvres,
trouvée à Chypre (BCH, 1962, 296, fig. 7) qui montre une panthère face à un chasseur, sexe érigé et
armé du bâton traditionnel (lagōbólon) pour la chasse au lièvre.
Sans doute faudrait-il ajouter également, choisie parmi les documents analysés par H. Metzger, Les
Représentations dans la céramique attique du IVe siècle, Paris, 1951, 47-53, telle Hydrie du Musée de
l'Hermitage (Cat. Ant. Bosph. 104 h ; Metzger, no 29, p. 49) où apparaît une petite panthère sous le
siège d'une jeune femme dont les genoux portent un Erôs dressé. Les significations érotiques du chat,
figuré sur plusieurs vases d'Italie du Sud, s'inscrivent dans une symbolique qui va d'Erôs à Dionysos
et où la panthère n'est d'abord qu'un chat plus ardent et plus sauvage. Cf. T.M.C. Toynbee, Animals
in Roman Life and Art, Londres, 1973, 87-88. Claude Bérard me signale la coupe du peintre des
chiens et des chats (Beazley, A.R.V. 2, 866, 1  ; Paralipomena, 426) que reproduit J. Dörig, Art
antique. Collections privées de Suisse romande, Mayence, 1975, no 215.
 

IV
 
LA ROSE DE VENT

 
Entre Atalante et Adonis la confrontation s'opère non pas sous le signe
du mariage que l'une repousserait et que l'autre obtiendrait, mais sous celui,
dominant et exclusif, du plaisir amoureux et d'Aphrodite pour lesquels le
beau chasseur éprouve une inclination aussi violente que la haine vouée à
leur égard par la vierge victorieuse du monstre de Calydon. Aphrodite elle-
même en est garant par le récit où, prenant la place du narrateur, elle
introduit l'histoire d'Atalante pour justifier les limites assignées aux exploits
d'Adonis autant que pour évoquer, par avance, la faillite inévitable du
partage qu'elle vient à peine de tracer. L'apparition de la panthère
adonisiaque invite à prolonger l'analyse des aventures d'Atalante jusqu'au
dénouement retenu par Ovide, c'est-à-dire jusqu'à la métamorphose en lion
de la chasseresse1 à laquelle, par la ruse et sur son terrain même, Aphrodite
vient imposer la contrainte du désir.
A la violence guerrière qu'Atalante fait subir aux prétendants Aphrodite
répond par les armes de la tromperie, par l'apatḗ féminine : les fruits d'or.
Le prétendant que les faveurs d'Aphrodite viennent combler est tantôt
Hippomène, tantôt Mélanion. Le premier, retenu par Hésiode et repris par
Ovide, est un personnage neutre et insipide, au contraire de son rival inscrit
dans la version d'Apollodore2. En effet, Mélanion, le Noiraud3, est, lui, de
la même espèce qu'Atalante  : c'est un chasseur qui refuse de prendre une
épouse. Sur le vase François, face au sanglier de Calydon, Mélanion se tient
aux côtés d'Atalante, derrière Méléagre et Pélée4. Mais pour les vieillards
d'Aristophane qui s'encouragent de son exemple, le Noiraud est un garçon
misogyne qui vit en célibataire dans la solitude des montagnes, chassant au
lièvre avec les filets qu'il a tressés. « Et jamais plus il ne revint chez lui, par
haine, tant il avait les femmes en horreur5. » Méléagre est sociable et sert le
sanglier à l'épieu, tandis que son rival fuit le mariage et le monde pour
s'adonner à un type de chasse solitaire, rusée et sans péril dont le lièvre est
le seul gibier. Et, d'évidence, c'est dans le Mélanion misogyne qu'Atalante
rencontre son double du côté masculin : chasseur par haine du mariage.
Pour Aphrodite, c'est d'une pierre deux coups  : les fruits d'or dans la
main, le chasseur noir est le filet où vient se jeter Atalante. D'ailleurs, le
lièvre y invite : non seulement parce que Mélanion le capture dans ses filets
trompeurs, sans arme de jet, mais parce que c'est un des animaux préférés
d'Aphrodite et le présent qu'un amant vient offrir à son aimé. Dans les
versions qui nous restent, Hippomène et Mélanion ne sont que des
comparses. La ruse vient d'Aphrodite, et elle est seule à mener le jeu. Dans
le Catalogue des femmes, attribué à Hésiode et reconstitué à l'aide de
citations et de fragments de papyrus6, l'histoire d'Atalante et d'Hippomène
se développe autour d'un don qui, d'abord repoussé, est ensuite imposé par
des voies insidieuses. Atalante méprise le plaisir amoureux : « les dons (dō̂ra)
de l'Aphrodite d'or » sont rejetés7. Mais Atalante cède à la voix persuasive
qui l'invite à accepter les fruits d'or : « Reçois ces présents (dō̂ra) éclatants
de l'Aphrodite d'or8.  » Dans le récit d'Hésiode, le geste vient relayer la
parole et lui donner l'efficace mais déjà en traçant son cheminement
propre : les pommes, lancées par trois fois, empêchent Atalante de combler
la distance qui la sépare du prétendant. Si elle perd la course, c'est pour
avoir ramassé les fruits tombés à terre. Dans la version d'Apollodore, les
paroles d'invitation sont absentes ; il n'y a plus que les gestes, comme si la
pomme était un piège irrésistible9  : Atalante est contrainte de suivre la
course d'un fruit après l'autre. Mais dans d'autres récits, comme la version
d'Ovide ou celle de Théocrite, l'efficacité se concentre dans la pomme : au
lieu de provoquer la défaite d'Atalante qui se trouve dès lors obligée
d'épouser le vainqueur de l'épreuve, le fruit d'or agit directement à la
manière d'une drogue ou d'une incantation. Le renversement est complet :
Atalante est dépossédée de sa supériorité à la course et, si l'épreuve a lieu,
c'est pour la rétablir dans son sens premier où le prétendant le plus rapide
emmène avec lui l'épouse ainsi conquise. Pour Ovide, avant même que la
course ne commence, Atalante est vaincue10. A peine a-t-elle vu Hippomène
qu'«  elle aime sans se douter qu'elle aime11  ». Il lui faudra quand même
s'élancer derrière chaque pomme d'Aphrodite. Ovide y ajoutera un moment
de suspens : quand la troisième pomme roule à l'écart de la piste, Atalante
se demande si elle doit aller la ramasser, mais Aphrodite est là  : «  Je la
forçai12. » Pour Théocrite qui résume l'action en deux lignes, Aphrodite n'a
même plus besoin d'intervenir : « Hippomène qui voulait épouser la vierge
prit des pommes et accomplit la course. Mais Atalante, à leur vue, en quelle
folie (emánē), en quel abîme d'amour (es bathùn érōta) elle s'élança13.  »
Nous sommes en deçà de la parole persuasive : un regard, et par le point le
plus vulnérable de l'être, par les yeux qu'atteint l'éclat des fruits, Atalante est
emplie de la folie d'Eros.
Le symbolisme aphrodisiaque des pommes d'or se déploie entre deux
termes extrêmes  : d'un côté, la violence contraignante du don qui ne se
peut fuir et, de l'autre, l'offre par un prétendant courtois du présent que la
femme désirée semble pouvoir librement accepter ou refuser. Entre Atalante
et Aphrodite, le rapport de déception qui se noue dans l'interférence des
deux procès de la chasse et du mariage impose de reconnaître la série des
contextes symboliques évoqués par les fruits d'or14. Deux traditions
s'affrontent sur leur origine. Pour l'une, que suit le récit d'Ovide, Aphrodite
elle-même les a cueillis au centre de l'île de Chypre dans son domaine de
Tamasos au milieu duquel crépitent les rameaux d'or d'un arbre
resplendissant15. D'après l'autre, les fruits proviennent du Jardin des
Hespérides16. Mais l'identité des fruits efface la différence géographique.
Car, à Chypre, le seul arbre qu'Aphrodite a fait croître est un grenadier
(Punica Granatum)17, le fruitier que toute une tradition associe au verger
d'Héra et, par sa médiation, au Jardin qu'habitent les filles d'Atlas. Dans
son sanctuaire d'Argos, l'Héra en majesté tient d'une main le sceptre et,
dans l'autre, serre un fruit du grenadier18, de l'arbre qui pousse, dit-on,
pour elle seule, souveraine des noces légitimes19. C'est, en effet, à l'occasion
du mariage avec Zeus qui fait d'elle la gardienne inflexible du lit conjugal
qu'Héra reçoit de la Terre, venue avec les autres dieux offrir à la nouvelle
épousée les cadeaux du mariage, les fruits d'or qui vont désormais resplendir
dans le jardin des dieux, sous le regard des Hespérides, les Vierges des
extrémités du monde20. Il faut ici le préciser  : les fruits du grenadier
qu'Aphrodite affectionne autant qu'Héra ne sont qu'une manière de
nommer les «  pommes  » de la fable. Car le mot grec «  pomme  » (mē̂lon)
désigne toute espèce de fruit rond ressemblant à une pomme et s'applique
en conséquence non seulement au fruit du pommier mais à la grenade et au
fruit du cognassier, connu sous le nom de « pomme cydonienne ».
C'est dans le domaine du mariage, où la puissance d'Aphrodite
s'accommode au pouvoir d'Héra, que les fruits ronds éclatants, coings,
grenades et pommes, interviennent de plusieurs manières dans des gestes et
des pratiques rituels. Dans un de ses poèmes, Ibycos de Rhégium évoque les
amours heureuses et le jardin intact des Vierges où mûrissent les grenades et
les pommes de Cydon21. On en fait la cueillette à l'occasion des noces,
comme le montrent les tablettes de Locres sur lesquelles deux jeunes femmes
emplissent des corbeilles placées au pied d'un arbre dont les branches sont
couvertes de fruits ronds : un examen attentif des différents exemplaires de
la même scène a permis d'y reconnaître en alternance des grenades, des
coings et de simples pommes22. Ce sont les fruits offerts aux jeunes époux
et qui parfois sont lancés sur le cortège nuptial : le char qui emporte Hélène
et Ménélas est couvert de rameaux de myrte et de pommes de Cydon23.
D'autres manières y sont familières : le produit de la cueillette est versé dans
le vêtement de la mariée, ou bien une jeune femme accompagnant les époux
présente un fruit tenu entre deux doigts. Dans le monde athénien, le geste
rituel se trouve sanctionné par la législation solonienne qui prescrit à la
jeune mariée de croquer une pomme de Cydon avant de franchir le seuil de
la chambre nuptiale24. L'exégèse de Plutarque peut prêter à la sagesse de
Solon le soin de veiller que la jeune épouse ait ainsi la bouche fraîche et
l'haleine parfumée25, mais l'aventure de Perséphone chez Hadès est sans
doute plus révélatrice du symbolisme du fruit mangé par la mariée. Les
dieux ont décidé de rendre à Déméter sa fille. Hadès doit s'incliner, mais,
avant de laisser Perséphone rejoindre sa mère éplorée, le Souverain lui donne
à manger un fruit  : elle croque un grain de grenade26. Désormais,
Perséphone devra passer une partie de l'année chez les morts  : elle est
devenue l'épouse d'Hadès. A Déméter, Perséphone racontera que son hôte
lui a fait violence, en l'obligeant à manger une nourriture douce et sucrée,
alors que la seule contrainte effectivement infligée est celle du don que, sans
le savoir, elle a reçu de la main d'Hadès27. Certes, il y a tromperie dans la
manière d'offrir à la jeune femme le fruit nuptial  : Hadès jette un regard
circulaire, il opère en cachette. La conjoncture l'y invite. Mais, en
l'occurrence, le point essentiel est que, dans la cérémonie du mariage,
l'offrande d'un fruit rond, qu'il s'agisse d'un coing ou d'une grenade,
consacre rituellement l'union des époux. La mésaventure de Perséphone
vient faire la preuve de l'efficacité du geste.
Ce n'est pas seulement sur le plan du contrat matrimonial, assumé par
Héra, que le geste apparaît efficace  ; il ne l'est pas moins dans l'ordre du
désir, quand Aphrodite intervient à sa manière qui est différente. La
tradition médiévale l'appelle « réquisition d'amour28 » : lancer la pomme ;
en grec, mēloboleîn. Il s'agit d'une expression proverbiale qui, pour les
exégètes anciens, dénonce le mode d'action d'Aphrodite : rendre amoureux,
mettre hors de soi, séduire par l'appât de plaisirs amoureux (eis apbrodisia
deleázein)29. La pomme d'amour est un jeu frivole quand une catin la lance
sur un gamin bouche bée30  ; mais quand, dans le sanctuaire d'Artémis, la
belle Ctésylla se penche pour ramasser le fruit jeté par Hermocharès, elle ne
peut que céder au désir de l'homme qui l'aime, du jour où il l'a vue danser
autour de l'autel d'Apollon. Le piège est d'autant plus abrupt que sur la
pomme l'amant a tracé pour son amie le serment  : «  Je jure par Artémis
d'épouser Hermocharès d'Athènes31  ». Lire pour les Grecs est aussi
prononcer, et les liens du serment qui s'énonce rendent encore plus
contraignante la réquisition de la pomme. Dans la version de Théocrite, la
violence érotique rend la ruse inutile : la seule vue des pommes bouleverse
Atalante. Poison ou philtre, c'est Aphrodite toute nue, mais ailleurs que
dans l'espace matrimonial où le désir choisit l'apparence du contrat. Car, s'il
y a dol et ruse, c'est pour prendre Atalante au piège des épousailles. Le récit
d'Hésiode trace avec soin le cercle du mariage à travers la formule pour
ainsi dire juridique qu'Hippomène adresse à Atalante  : «  Reçois les dons
éclatants de l'Aphrodite dorée.  » Mais derrière le geste qui emprunte à
l'Héra du mariage sa gravité sereine de contrat régulier se cache la folie
soudaine du désir amoureux. Sous la forme trompeuse d'une relation qui se
donne comme l'accord et le don réciproque de deux parties, Aphrodite
délivre sa violence naturelle, celle qui sur son passage saisit « les loups gris,
les lions au poil fauve, les ours, les panthères rapides » et les fait s'accoupler
tous ensemble, deux par deux, dans les vallons pleins d'ombre32.
D'une certaine manière, la haine d'Atalante pour le mariage vise trop
exclusivement Aphrodite pour ne pas entraîner en retour la folie érotique
qui fait basculer la chasseresse dans le mariage et, plus particulièrement, du
côté du plaisir amoureux. Les noces d'Atalante et d'Hippomène sont un
échec. Une négligence vient troubler le déroulement de la cérémonie.
Plusieurs sacrifices sont normalement requis par le rituel nuptial  : en
l'honneur de Zeus et d'Héra, d'Artémis, des Charites, d'Aphrodite et de
Persuasion33. Le marié commet un lapsus, il omet de remercier sa
protectrice. Aphrodite est rayée du rituel, et aux noces qu'elle a préparées
elle est celle qu'on oublie34. Sa vengeance est immédiate. Elle suit d'ailleurs
les mêmes voies_que dans la déception d'Atalante  : un désir immodéré.
Mais cette fois l'aiguillon est dirigé sur Hippomène. Les versions hésitent
sur le nom du sanctuaire : est-ce celui de Cybèle, la Mère des dieux35, ou
bien le temple de Zeus Vainqueur sur le Parnasse36 ? Mais toujours c'est un
lieu saint, clôturé de forêts d'où surgissent Atalante et son époux. Une des
versions précise qu'Aphrodite les châtie au cours d'une chasse, comme si
Atalante avait trouvé dans l'époux qui lui est imposé le compagnon des
mêmes courses à travers les bois et les montagnes37. Tous deux viennent de
faire halte. Hippomène éprouve soudain une envie irrésistible de faire
l'amour : le sanctuaire tout proche lui paraît accueillant. Pour les nouveaux
mariés il n'y aura pas d'union dans la chambre nuptiale, mais un coït
sauvage sous « le regard indigné des vieilles statues de bois ». Atalante et son
complice se conduisent comme des bêtes. Sur ce point l'opinion grecque est
unanime dans sa sévérité : il est interdit de faire l'amour dans un sanctuaire,
et même d'entrer dans des lieux saints sans s'être lavé au sortir du lit d'une
femme. Il n'y a, dit Hérodote38, que les animaux, du bétail aux oiseaux, que
l'on voit s'accoupler dans les enclos sacrés. D'évidence, Aphrodite veut faire
le malheur des amants. Ils se détournent de la forêt qui pourrait les cacher
et s'écartent des clairières ouvertes aux amours d'Adonis et de sa maîtresse.
La colère des dieux s'abat sur les sacrilèges : ils se métamorphosent en bêtes
féroces : « Leur cou se couvre d'une crinière fauve ; les doigts se courbent
en forme de griffes ; aux épaules naissent des pattes ; tout le poids du corps
se porte sur la poitrine ; il leur pousse une queue qui balaie le sable ; leur
regard exprime la colère ; au lieu de paroles, ils profèrent des rugissements ;
au lieu d'une chambre nuptiale, ils habitent les forêts.  » Atalante et son
compagnon sont devenus des lions, redoutables pour tous, et, en particulier,
pour les jeunes garçons comme Adonis à qui, en terminant son histoire,
Aphrodite laisse la recommandation d'éviter soigneusement une race qui lui
est odieuse39.
Au terme du récit, Atalante se trouve confirmée dans sa vocation à la
chasse et, en conséquence, dans son refus du mariage. En revêtant
l'apparence du fauve qui, parmi les animaux, est le seul chasseur que ni les
bêtes ni même les hommes ne prennent pour gibier, elle règne désormais sur
le monde de la chasse où la haine d'Aphrodite l'a fait entrer et d'où les
ruses de la même puissance ont échoué à la faire sortir. Dans le contexte
adonisiaque où prennent place les aventures d'Atalante, c'est sur l'échec
d'Aphrodite et de ses machinations qu'il faut s'arrêter. En effet, certaines
versions ajoutent à la scène de la métamorphose animale un trait de
comportement qui met directement en cause la relation entre Aphrodite et
Atalante.
Le récit d'Ovide, centré sur la fin pitoyable d'Adonis, insiste sur l'audace
redoutable des lions qui attaquent de face comme les sangliers et déchirent
les chasseurs trop aimables quand ils oublient la sagesse du lièvre. Mais
d'autres mythographes latins explicitent le choix de ce fauve par des raisons
différentes de la vaillance à la chasse : les lions sont des animaux auxquels
les dieux n'accordent pas de s'accoupler ou encore qui, depuis le jour où un
désir incongru a dévoyé Atalante et son époux, sont condamnés à ne plus
faire l'amour40. Voilà les ennemis d'Aphrodite châtiés. Certes, par où ils ont
péché  : ils se sont livrés au coït au mépris des usages les plus sacrés  ;
désormais, ils seront privés de plaisirs amoureux. Dans la lumière de cette
logique, aucune conclusion ne semble plus satisfaisante. Mais le paradoxe est
que la vengeance d'Aphrodite conduit à renforcer le refus du mariage
affirmé initialement par Atalante et que, au terme de ses ruses et de ses
manœuvres, la puissance du désir puisse seulement signifier sa colère en
refusant à son ennemie les « dons » que celle-ci n'a cessé de repousser.
L'intérêt de ces versions est de resémantiser la métamorphose animale en
fonction de l'hostilité initiale d'Atalante à un projet matrimonial dont
l'emblème est Aphrodite en tant que puissance du désir et de l'union
sexuelle. Épouse manquée, la chasseresse ne devient pas seulement une de
ces bêtes féroces qui provoquent la perte d'Adonis, elle se transforme en un
grand carnassier sans désir, un lion frigide, un fauve déchargé de toute
activité sexuelle et qui, de ce fait, déteste Aphrodite autant qu'il en est peu
aimé. Dans la version d'Ovide comme dans toutes celles qui racontent le
triomphe de la chasse, il semble qu'Aphrodite obéisse à une conduite
d'échec. Car c'est bien elle qui partout et toujours mène le jeu  : aucune
autre puissance du mariage ne vient lui rappeler ses limites ni réclamer
d'évidents privilèges. Cependant l'affaire concerne également Artémis autant
qu'Héra, car Atalante, en entrant dans le mariage, ne peut éviter de traverser
le domaine de l'une et de l'autre. Sans doute l'ombre d'Héra est-elle
présente quand le prétendant, inspiré par Aphrodite, prononce la formule de
contrat qui introduit, tout en la dérobant, la réquisition d'amour. Mais tout
se passe comme si livrée à elle-même et poussée par le ressentiment,
Aphrodite, sous le masque de celle qui tient les clefs du mariage, se trouvait
entraînée par la violence de son pouvoir, faisant ainsi la preuve, dans le
contest avec Atalante, de son incapacité à occuper seule l'espace du mariage.
Car ce n'est pas à la maladresse d'Aphrodite qu'il faut imputer la folie
amoureuse dont est prise Atalante à la vue des fruits d'or, et ce n'est pas
non plus l'intervention d'un tiers vengeur qui provoque la négligence
rituelle dont Aphrodite fait les frais dans un mariage où sa seule erreur est
de vouloir régner sans partage. A la passion d'Atalante pour la chasse répond
de la part d'Aphrodite qui se dévoile la pulsion érotique dont la violence
marque le terme et dit la vérité de la manœuvre matrimoniale. Sans doute,
la conclusion de l'histoire n'est-elle pas imposée par les seuls protagonistes
en conflit, car, ailleurs, dans des versions qu'exploite la tragédie, Atalante ne
termine pas sa carrière au fond des bois : elle « aime les hommes », ou bien
à la garçonne ou bien en courtisane experte en plaisirs insolites, poussant
Méléagre à divorcer et faisant de Mélanion son esclave41. Il n'y a de lion
superbement indifférent aux plaisirs de l'amour que dans la logique d'un
contraste entre Atalante et Adonis, contraste poussé à l'extrême à l'intérieur
d'un domaine commun que délimite l'interférence entre l'activité
cynégétique et la puissance d'Aphrodite. D'une certaine manière, c'est bien
la panthère parfumée qui appelle en retour un fauve méprisant les transports
amoureux.
Mais les deux animaux, s'ils sont également merveilleux, ne se situent pas
sur le même plan. Et d'abord dans leur relation privilégiée avec Aphrodite et
ses valeurs. En effet, si dans la tradition des Grecs la croyance aux vertus
odorantes de la panthère fait partie des données explicites du bestiaire,
l'image d'un lion obstinément chaste est à coup sûr moins familière. Elle est
même fort insolite. Car les informations de l'Histoire naturelle de Pline où
certains depuis Frazer croient trouver l'explication d'un comportement aussi
singulier insistent au contraire sur l'activité sexuelle des lionnes qui, attirées
par la soif au bord de quelque rivière, se mêlent aux léopards et aux autres
fauves en rut, provoquant la colère du lion. Lequel reconnaît aussitôt
l'adultère à l'odeur et s'élance de toute sa force pour punir sa femelle, si
bien que, raconte l'ancien Pline, la lionne prend soin de se laver de sa faute
dans le fleuve ou encore de suivre le mâle à distance respectueuse42. On
pourrait donc penser que la privation de coït n'est infligée à cette espèce
animale qu'à l'intérieur du mythe où s'accomplit la métamorphose en lions
d'Atalante et de son mari éphèmère43. Ce serait un hapax dont la singularité
devrait alors être intégrée dans l'analyse. Toutefois, si dans le cas du lion les
représentations sous-jacentes à sa frigidité nous sont moins connues que
l'ensemble cohérent sous-tendant le parfum de la panthère, peut-être peut-
on indiquer parmi les traditions relatives au lion le point à partir duquel
l'exégèse de l'inimitié à l'égard d'Aphrodite a pu se constituer.
Les serpents ailés d'Arabie qui avec le printemps envahissent l'Égypte,
appartiennent à une espèce féroce et nuisible. Ils auraient depuis longtemps
rempli la terre si leur propre férocité n'y avait mis obstacle. Car quand ces
bêtes s'accouplent et que le mâle est en train d'émettre sa semence, la
femelle le saisit à la gorge et ne le lâche pas avant de l'avoir dévoré. Mais, à
leur tour, les petits, alors qu'ils sont encore dans le ventre de leur mère, la
dévorent, car c'est en rongeant ses entrailles qu'ils se frayent un passage
pour sortir. L'endocannibalisme de l'espèce en freine l'accroissement trop
rapide. Pour Hérodote qui rapporte les histoires du pays des Arabes, c'est
une preuve péremptoire que la divine providence a voulu peu fécondes les
espèces féroces et nuisibles, comme elle a fait prolifiques les espèces
d'humeur timide et qui sont bonnes à manger, pour empêcher qu'elles ne
viennent à disparaître à force d'être dévorées44. D'ailleurs, la théorie
hérodotéenne se fait persuasive en recourant à deux exemples : le lièvre et le
lion.
Aucun animal n'est plus prolifique que le « pied-velu » d'humeur timide.
Le lièvre est chassé par tous : par les bêtes sauvages, par les oiseaux, par les
hommes. C'est pourquoi, « seule entre les animaux, sa femelle conçoit alors
qu'elle est pleine  ; des petits sont couverts de poil dans le ventre de leur
mère, d'autres n'en ont pas, d'autres sont en voie de formation dans la
matrice, au moment où d'autres sont conçus ». Tandis que le lion, qui est
un animal très fort et très hardi, est, au contraire, une des espèces les moins
prolifiques. Car la lionne ne met bas qu'une fois dans sa vie, et elle n'a
qu'un seul petit ; et, ajoute Hérodote, « lorsqu'elle met bas, elle rejette hors
d'elle la matrice en même temps que son fruit  ». «  En voici la raison  :
quand le lionceau commence à remuer dans le corps de sa mère, comme il a
les griffes de beaucoup les plus aiguës de tous les animaux, il déchire la
matrice et, à mesure qu'il grandit, il en vient à la lacérer plus
profondément  ; quand la lionne est près de mettre bas, il n'en reste rien
d'intact45 ». Sottise, dit Aristote, qui a de bonnes raisons d'y voir une fable,
mûthos. Et, cependant, comme telle, l'opposition du lièvre et du lion n'est
pas gratuite même si le zoologiste peut nous rappeler que «  la lionne a
généralement deux petits avec un maximum de six46 ».
C'est que le lièvre par sa fécondité merveilleuse appartient à Aphrodite47.
Un tableau érotique décrit par Philostrate en explicite les raisons. Au milieu
d'un verger, des Amours complices s'amusent à encercler un lièvre tout
occupé à ronger des fruits tombés dans l'herbe. Les arcs sont proscrits, et le
but de la chasse est de prendre vivant l'animal qui est appelé «  victime
préférée d'Aphrodite ». Cette préférence est motivée par l'activité amoureuse
des lièvres : la femelle ne cesse d'être pleine ni le mâle d'émettre sa semence.
Il y a dans cet animal une vertu de persuasion amoureuse que les pédérastes
eux-mêmes lui reconnaissent48. Et les scènes figurées sur les vases confirment
les informations de Philostrate  : le Désir, Hímeros, s'envole sur la mer,
escorté de jeunes et beaux garçons aux longues ailes dont l'un tient un lièvre
par les oreilles49. Tandis que le Peintre de Meidias a dessiné sous le couple
enlacé d'Aphrodite et d'Adonis un lièvre bondissant que serre de près un
Erôs aux mains nues50.
Le récit fabuleux d'Hérodote laisse dans l'ombre les relations explicites de
l'une et l'autre espèce animale avec Aphrodite elle-même. Mais de la
tradition qui fonde la nature aphrodisiaque du lièvre, on peut, de manière
négative et dans les limites de l'opposition exploitée par l'histoire
d'Hérodote, induire sinon une vocation à la chasteté du moins une certaine
réserve du lion à l'égard des « travaux d'Aphrodite ». En outre, Aristote lui-
même peut ici témoigner, quoi qu'il en dise ailleurs : la stérilité menace la
lionne qui, « au début met bas cinq ou six petits ; l'année suivante, elle en
a quatre, puis trois, et ainsi de suite jusqu'à un. Puis elle n'en a plus du
tout, comme si à mesure que l'âge avançait, la semence disparaissait51  ».
Dans l'espace mythique ouvert par les exploits cynégétiques concurrents et
contrastés d'Atalante et d'Adonis, le lion et le lièvre se combinent avec la
panthère pour esquisser un bestiaire où domine la référence à Aphrodite.
Entre la panthère aphrodisiaque et le lion sans désir, le lièvre fait figure de
personnage complexe à la mesure de ses relations avec les puissances de la
sexualité  : son tempérament amoureux le qualifie pour être un présent
efficace entre amants masculins pour lesquels l'intrigue ne peut être dissociée
de la chasse ; en outre, sa timidité et sa nature peureuse le prédisposent à
servir d'emblème à l'être convoité  ; et enlin son caractère prolifique lui
assure une place privilégiée dans le domaine de la fécondité que régente en
partie, au-dedans du mariage, l'Aphrodite de la Persuasion et du lien
amoureux. Aucune des versions qui nous restent des conflits de la chasse et
de l'amour entre Atalante et Adonis n'exploite les virtualités inscrites dans la
série des valeurs symboliques du lièvre, même pas celles que recoupe
immédiatement la séquence des fruits d'or, ourdie par la ruse d'Aphrodite.
Le récit ovidien qui nous a imposé le cadre de l'analyse est construit tout
entier sur l'affirmation de termes extrêmes dont l'opposition est rendue plus
sensible par l'absence de médiations et d'opérateurs qui favoriseraient les
déplacements ou introduiraient à l'intérieur du récit des zones d'opacité.
Dans la logique des métamorphoses à laquelle obéit la version choisie par
Ovide des destins parallèles d'Atalante et d'Adonis, il y a un élément qui
renforce encore la vigueur de l'antithèse entre l'amant chasseur et la
chasseresse odieuse à Aphrodite. Et il s'agit d'abord d'un autre aspect du
décalage entre le lion et la panthère. En effet, si Atalante revêt
délinitivement une forme léonine, Adonis ne connaît pas la métamorphose
animale qui viendrait le fixer en un point où la chasse est pure séduction.
La panthère disparaît dès que surgit la bête féroce dont le chasseur
amoureux devient le gibier ; elle s'en va sans même laisser la trace de son
parfum. La version d'Ovide y insiste, dans un contexte où la déception
d'Aphrodite se mesure au traitement ultime réservé à son amant en regard
de celui que connaît la non moins infortunée Mintha, concubine d'Hadès et
rivale de Perséphone. Les dents du sanglier déchirent la peau, la terre est
mouillée de sang, Aphrodite endeuillée fait deux promesses : chaque année,
la scène de la mort rappellera ses lamentations  ; le sang d'Adonis sera
changé en fleur52. La métamorphose s'accomplit sur le plan végétal et
s'inscrit dans l'ordre botanique déjà dessiné par les aromates, par la laitue et
par les céréales. Elle s'opère en concurrence ouverte avec la transformation
de Mintha en menthe parfumée53  et en parallèle implicite avec la
métamorphose de Leucothoé en une tige d'encens rejoignant Soleil, l'amant
lointain dont la sévérité d'un père a voulu la séparer en l'enfouissant dans
une fosse54. Aphrodite accomplit les mêmes gestes que le Soleil : elle répand
un nectar odorant55. Et du sang d'Adonis que fait bouillonner la substance
d'origine divine surgit, une heure plus tard, une fleur de même couleur  :
«  Elle est semblable à celle du grenadier qui cache ses graines sous une
écorce souple, mais nul ne peut en jouir longtemps car, mal fixée et trop
légère, elle tombe, détachée par celui qui lui donne son nom, le vent56. »
C'est l'anémone dont le nom grec anemōnē évoque celui du vent, ánemos57.
Plante à tige duveteuse et mince au sommet de laquelle s'ouvre une fleur
semblable à celle du pavot avec, au centre, des têtes noires ou bleu foncé,
l'anémone58 est parfois confondue, malgré la mise en garde de Dioscoride,
avec le Pavot argémone ou avec le coquelicot59. Dans la floraison du
printemps, elle est la plus proche de la rose, la dernière à fleurir et la
première à passer60. Mais l'une et l'autre fleur n'ont pas seulement en
commun une floraison brève. A côté de la version d'Ovide, d'autres
traditions qui ne sont pas toujours des récits mêlent la rose et l'anémone à
la mort d'Adonis. Ainsi les roses naissent du sang d'Aphrodite qui se blesse
aux épines dans sa course, tandis que l'anémone blanche s'empourpre du
sang d'Adonis61. Ailleurs, dans le Chant funèbre pour Adonis attribué à Bion,
ce sont des roses que fait surgir le sang de la victime du sanglier et c'est
l'anémone qui fleurit à l'emplacement des larmes versées par Aphrodite62.
Dans cette dernière version, ce sont les affinités de la rose et de l'anémone
qui leur permettent d'échanger leur rôle, mais au prix d'un choix en faveur
du parfum jusque dans la mort. Car, si le proverbe dit qu'il ne faut
comparer ni la ronce ni l'anémone aux roses63, c'est qu'entre les deux fleurs
également éphémères et printanières l'une est odorante et l'autre ne l'est pas.
La rose (rhódos) doit son nom au flot de senteur (rheûma tē̂s odōdēs) qu'elle
dégage64 ; son parfum est si violent qu'il fait crever les vautours friands de
la puanteur des cadavres65. Au contraire, l'anémone est inodore et le
scholiaste qui écrit l'exégèse de la version de Nicandre, selon laquelle cette
fleur naît du sang d'Adonis, définit l'anémone comme une rose sans parfum
(ánodmon)66. Dans le contexte du seul récit d'Ovide, la métamorphose en
anémone assigne à l'amant d'Aphrodite la position la plus défavorisée dans
l'échelle des amants devenus végétaux  : pour Leucothoé, l'arbre à encens,
pour Mintha, l'herbe parfumée, et pour Adonis, la fleur qui n'est que rose
inodore.
Deux autres traits accentuent le caractère négatif de la métamorphose
d'Adonis. L'anémone rouge est comme la fleur du grenadier, mais la
ressemblance n'est donnée que pour dire l'absence, dans la fleur née du
sang, de la promesse de fruits, et la privation de la fécondité67, que cache,
sous son écorce souple, le fruit offert le jour des noces à la nouvelle épouse.
Autant que des céréales et des semences de Déméter, l'anémone d'Adonis se
place à l'antipode des fruits mûrs. Et le second trait retenu par Ovide
conforte la stérilité proverbiale des « jardins de pierre » issus des Adonies68 :
sans parfum, sans fruits, l'anémone est fleur éphémère et fragile. Mal fixée
et trop légère, un souffle la détache. Elle est sans racine, vaine comme les
paroles qu'emporte le vent et que Lucien appelle «  les anémones du
langage69  ». Détourné de la métamorphose animale qui viendrait
sanctionner son destin symétrique de celui d'Atalante, le chasseur-séducteur,
en devenant fleur inodore et rose de vent, se voit exilé du monde des
parfums et des odeurs. L'ultime floraison qu'Aphrodite tente d'obtenir pour
lui est un faux-semblant de fleur qu'un souffle fait tomber. Par un
cheminement qui prolonge sur le plan botanique la métamorphose rivale
d'Atalante, l'itinéraire de la myrrhe à la laitue se trouve confirmé  : jusque
dans la fleur qui naît de sa mort, Adonis se voit dépouillé de toute
appartenance au monde du désir, il est banni du domaine riche en fleurs et
en bonnes odeurs où Erôs est florissant70. Dans une version même, celle
qu'adopté le poète alexandrin Nicandre, la laitue et l'anémone sont associées
en une seule séquence où l'une sert de refuge dérisoire contre la fureur du
sanglier tandis que l'autre naît de la blessure mortelle de la victime71.
A suivre les chasses d'Atalante, lionne pour l'amant d'Aphrodite, l'analyse
fait retour vers le monde des odeurs que convoque, de la panthère à
l'anémone, le chasseur venu des aromates. Car la métamorphose d'Adonis
en rose privée de parfum n'est pas seulement la preuve que l'arbre à myrrhe
dessine un plan sémantique essentiel dans la mythologie du beau chasseur
victime du sanglier  ; elle conduirait encore  –  si le temps n'était venu d'y
mettre un terme résolument arbitraire  –  à enrichir le modèle botanique
naguère proposé72, en indiquant, en deçà et par-delà les céréales et les fruits
mûrs, les fleurs sans parfum répondant à des parfums sans fleurs73. Ce ne
serait encore qu'une manière de marquer la relation entre des catégories du
mythe et la pensée explicite qui entraîne un des convives de Plutarque74 à
distinguer parfums frais et parfums « corrompus75  »  : si les uns, dénoncés
comme trompeurs et factices, ne peuvent engendrer que des délectations
artificielles, les autres, assimilés aux produits offerts par les saisons, ne
diffèrent aucunement des fruits mûrs qui sont, comme eux, naturels et purs.
Déchu de ses privilèges caniculaires, le chasseur-séducteur ne peut trouver
asile en ce temps verdoyant où Erôs se lève, «  à l'heure même où la terre
fécondée se couvre de fleurs printanières76  ». Sa ruine est consommée.
N'est-il pas coupable d'avoir confondu la forêt et le jardin, comme la vierge-
chasseresse l'est à son tour d'avoir transgressé l'espace assigné à la nature
féminine  ? Le chasseur efféminé n'appartient plus ni à l'un ni à l'autre
sexe77 ; il est sevré de désir comme Atalante devenue lionne ; et leurs deux
parcours opposés se rejoignent au terme d'une condamnation unique et sans
appel, comme si, d'un même geste, l'imaginaire des Grecs exorcisait les
figures subversives du modèle dominant des relations entre masculin et
féminin.

1 Métam., X, 698-704.
2 III, 9, 2.
3 P. Vidal-Naquet, « Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne », Annales E.S.C., 23, 1968,
947-964, dont une version nouvelle sur plusieurs points a été publiée, en italien, dans le recueil Il
Mito. Guida storica e critica, ed. M. Detienne (Universale Laterza, 306), Rome-Bari, 1973, 53-72  ;
245-252.
4 Clitias et Ergotimos : Cratère à volutes 4209, Florence, Museo Archeologico, Face A, Scènes du col.
J. Boardman, J. Dörig, W. Fuchs, M. Hirmer, L'arc grec, Paris-Munich, 1966, pl. 92.
5 Lysistrata, 785-796.
6 F. 76 West-Merkelbach. Cf. J. Schwartz, Pseudo-Hesiodeia, 361-366.
7 F. 76, 5-6.
8 F. 76, 8-10.
9 III, 9, 2.
10 Métam., X, 609-680.
11 637.
12 676-678.
13  III, 40-42. Un chevrier désolé de la froideur de sa dame énonce, à la manière d'incantations
amoureuses, une série d'aventures où l'amour triomphe de manière miraculeuse. Le troisième exemple
est la folie amoureuse (lússa) d'Aphrodite pour Adonis : alors même qu'il n'est plus qu'un cadavre,
elle ne peut se résoudre à l'écarter de son sein. L'érudition s'est penchée sur ce sein  : maternel ou
érotique ? Si l'on n'est pas, au départ, sérieusement convaincu de la générosité de la Grande Déesse
accueillant dans son sein et le fils et l'amant, on hésitera à suivre la lecture «  maternelle  » de Ch.
Segal, « Adonis and Aphrodite », L'Antiquité classique, 38, 1969, 82-88.
14 J. Trumpf, « Kydonische Äpfel », Hermes, 88, 1960, 14-22 ; D.R. Littelwood, « The Symbolism
of the Apple in Greek and Roman Literature  », Harvard Studies in Classical Philology, 1967, 148-
168 ; M. Lugauer, Untersucbungen zur Symbolik des Apfels in der Antike, Erlangen, 1967 ; I. Chirassi,
Elementi di culture precereali nei miti e riti greci, Rome, 1968, 73-90.
15 X, 644-648.
16 Scbol. Theocr. III, 38  b  ; Servius in Verg. Aen. III. 13  ; Ecl. VI. 61. Une troisième version fait
venir les fruits de la couronne de Dionysos d'où ils tirent leur vertu de charme érotique : Philétas, F.
18 Powell.
17 Athénée, III, 84 c.
18 Paus., II, 17, 4.
19 Philostrate, Vie d'Apollonios, IV, 28.
20 Phérécyde, ap. F Gr Hist 3 F 16 Jacoby. Cf. Euripide, Hippolyte, 742-750 : la chambre nuptiale de
Zeus et d'Héra se dresse sur la terre fertile qui porte les arbres d'or des Hespérides.
21 Poetae melici graeci, 286 Page. « Les grenades pour les jeunes époux », c'est un proverbe qui se dit
des offrandes les plus belles adressées aux êtres les plus beaux : Paroemiographi graeci, II, 770 Leutsch-
Schncidewin.
22 P. Zancani-Montuoro, « Note sui soggetti e sulla tecnica delle tabelle di Locri », Atti e Memorie
della Società Magna Grecia, I, 1954, 71-106 (part. 98-99).
23 Poetae melici graeci, 187 Page.
24 F. 127 a, b, c Ruschenbusch.
25 Préceptes conjugaux, 138 D.
26  Ce sont les grains tombés sur le sol qu'il est interdit aux Thesmophores de manger  : Clément
d'Alexandrie, II, 19, 3 Stählin, 15, 9. Cf. L. Deubner, Attische Feste, Berlin, 1932 (Réimpr. 1956), 58.
27  Hymne homérique à Déméter, 372-374  ; 411-413  éd. N.J. Richardson (Oxford, 1974), avec les
commentaires : 276-277 ; 286-287.
28 H. Gaidoz, « La réquisition d'amour et le symbolisme de la pomme », Annuaire de l'École pratique
des Hautes Études, Sciences historiques et philologiques, 1902. 5-33.
29 Schol. in Aristophan. Nubes, 996-7.
30 Théocrite, V, 88.
31  Antoninus Liberalis, Métamorphoses, I, éd. M. Papathomopoulos. De même, les amours de
Kudippé et d'Akontios : Callimaque, F. 67-75 Pfeiffer.
32 Hymne homérique à Aphrodite, 69-74.
33 Plutarque, Quaest. Rom., 264 B ; Diodore, V, 73, 2-3 ; Pausanias, II, 32, 7-9 ; Pollux, III, 38 ;
Etymologicum Magnum, s. v. gamēlia,
34 Ovide, Métam., X, 681-682.
35 Métam., X, 698-707. Cf. Myth. vat., I, 39 ; II, 47.
36 Apollodore, Bibl., III, 9, 2 ; Hygin, Fab. 185, 6. Dans la version de Nonnos, Dionysiaques, XII,
87-89, l'aiguillon, oîstros (à la fois le taon et la passion furieuse) est envoyé par Artémis, comme G.
Arrigoni me l'a fait observer. Le «  châtiment  » d'Atalante vient, cette fois, du côté de la puissance
divine qui cultive la virginité et la chasse ; mais le jeu d'Artémis est subtil : pour fixer Atalante dans
ses bois et du côté de la chasteté, elle a recours aux armes d'Aphrodite, à la pulsion érotique.
37 Métam., X, 694.
38 Hérodote, II, 64.
39 Métam., X, 698-707. Cf. 547-552.
40 Hygin, 185 ; Mythogr. Vatic., 1 39 ; Servius, In Verg. Aen., III. 113.
41 Nous renvoyons ici aux recherches de Gianpiera Arrigoni.
42 VIII, 43. Cf. Apollodore, Bibliothèque, éd. J.G. Frazer (1921), I, 401, 2.
43  Dans une lecture du caractère antiérotique des lions, il faudrait peut-être faire intervenir la
castration d'Attis évoquée par la colère de Cybèle, ainsi que me le suggère G. Devallet de l'Université
Paul-Valéry.
44 III, 108-109.
45 III, 108.
46 Histoire des Animaux, VI, 31, 579 b 1-5.
47 Le lièvre est un animal qui a beaucoup de sperme. La preuve, dit Aristote, c'est l'abondance de
son poil : « il est le seul animal qui ait du poil sous les pieds et au-dedans des mâchoires » (Gen.
Anim., IV, 5, 774 a 32-35).
48 Imagines, I, 6, 5.
49 Stamnos de Londres E 440 (c. 480 B.C.) : A. Greifenhagen, Griechische Eroten, Berlin, 1957, fig.
25.
50 Cf. Attalah, Adonis, fig. 58, p. 202.
51 Gen. Anim., III, 1, 750 a 30-35. Cf. III, 10, 760 b 23.
52 Métam., X, 725-739.
53  728-731. Aphrodite s'adresse à Perséphone  : «  Tu as pu autrefois faire d'un corps de femme la
menthe odorante, in olentes verlere montas ; je serais, moi, blâmée, en offrant une forme nouvelle au
fils de Cinyras.  » La version à laquelle Ovide fait allusion est celle où Mintha, démembrée par
Perséphone, est, à la demande d'Hadès, transformée en menthe de jardin (Schol. vel. in Nie. Alex.
375, éd. Keil ; Strabon, 8, 3, 14. Cf. Les Jardins d'Adonis, 142).
54 Métam., IV, 190-255. Toute l'histoire de Leucothoé et de Clytia devrait être intégrée dans l'analyse
du récit ovidien sur Myrrha et sur Adonis : Soleil séduit par Leucothoé se déguise en mire pour s'unir
à la fille du roi qui règne sur le Pays des Aromates ; Clytia, l'épouse abandonnée par Soleil, publie
partout l'adultère, provoquant la mort de Leucothoé et se condamnant à dépérir jusqu'à sa
transformation en héliotrope, fleur sans parfum mais tournée vers le soleil. Paolo Fabbri, qui a
déployé cette analyse lors d'un séminaire à l'École des Hautes Études, faisait observer que Clytia
éplorée, se figeait dans un comportement « thesmophorique » : assise sur la terre nue..., pendant neuf
jours, sans eau, sans aliment... jusqu'à ce que ses membres s'attachent au sol (256-270).
55 X, 732 ; IV, 250. « La fleur ne s'épanouit jamais qu'au souffle du vent, ce qui leur a valu aussi
leur nom » : Pline, H.N., 21, 165.
56 X, 732-739.
57 Prononcer des paroles qui sont comme du vent : anemṓlia bázein (Od., XI. 465). Et Lucien lança
autrefois l'expression  : les anémones du langage, anemṓnai tṓn lógōn, paroles qu'emporte le vent
(Lucien, Lex., 23). Pour certains, le nom de l'anémone dériverait linguistiquement d'ánemos  : P.
Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, I, Paris, 1968, 86. Dans son lexique (éd.
Latte, 4882), Hésychius consigne une définition large de l'anémone  : «  toute plante rapidement
détruite par les vents ».
58 J. André, Lexique des termes de botanique en latin, Paris, 1956, s. v. anemṓnē ; K. Lembach, Die
Pflanzen bel Theokrit, Heidelberg, 1970, 167-168.
59 2. 176. 3. Dans l'analyse de G. Piccaluga, centrée sur les malheurs du chasseur, l'anémone joue un
rôle important : elle vient confirmer de manière décisive qu'Adonis se voit refuser jusque dans la mort
l'accès au royaume de Déméter. Pour les besoins de sa démonstration, G. Piccaluga a recours au
témoignage d'Ammien Marcellin (22, 9, 15) qui mettrait la mort d'Adonis en relation avec
l'apparition d'une variété d'anémone, appelée adonis, dont la floraison précède la moisson des blés
(l'ormai prossima maturazione del grano). Voici le texte invoqué  : «  Evenerat autem eisdem diebus
annuo cursu completo, Adonea ritu veteri celebrari amato Veneris, ut fabulae fingunt, apri dente ferali
deleto quod in adulto flore sectarum est indicium frugum.  » L'Empereur Julien arrive à Antioche.
«  C'était ces jours-là que, le cours de l'année étant révolu, on célébrait les Adonies à la manière
ancienne ; l'amant de Vénus, comme les mythes le racontent, avait péri sous les coups sauvages du
sanglier, ce qui veut dire qu'il est, dans la fleur de la jeunesse, le symbole des blés moissonnés » (dans
son édition Le Storie di Ammiano Marcellino, Turin, 1965, A. Selem renvoie à  19, I, 11, pour
l'expression « in adulto flore »). Aucune trace d'anémone, mais, au contraire, comme on l'a vu depuis
longtemps (W. Attalah, Adonis, 320), une exégèse qui transforme Adonis en symbole des fruits mûrs,
à la manière de Porphyre, dans le Traité sur les Images (7, p. 10* éd. Bidez).
Dans un compte rendu attentif (Rev. Hist. Rel., avril 1974, 208-211), R. Turcan observe qu'Adonis
d'áhōros devient hōraîos, et que, mort prématurément, il est aussi celui qui meurt en plein
épanouissement de jeunesse, dans la fleur de sa beauté. Non seulement c'est une lecture possible mais
Porphyre et d'autres l'ont faite. Les rapports avec Déméter s'en trouvent modifiés, ainsi que l'équilibre
de tous les concepts inventoriés dans les différentes configurations. Nous sommes pleinement d'accord
avec R. Turcan (211) pour dire que nos analyses ont principalement porté sur des informations et des
versions du mythe dans un contexte athénien entre le VIe et le IVe siècle, et pour reconnaître la
nécessité d'autres lectures qui préciseraient les variations apparentes à l'époque hellénistique, en
distinguant de plus l'appartenance géographique de ces autres versions (Alexandrie ou Byblos), comme
le suggérait H. Seyrig (Antiquités syriennes, 96. La résurrection d'Adonis et le texte de Lucien, Syria,
49, 1972, 100).
60 Théophraste, H. Pl., 6, 8, 1-2 ; Pline, H.N., 21, 64.
61 Schol. Lycophr. 831, éd. Scheer 266, 22 sq.
62 [Bion], Chant funèbre pour Adonis, 65-66.
63 Théocrite, 5. 92 ; Paroemiographi graeci, II, 635, 1-2 L.S.
64 Plut., Sympos, III, I. 3, 648 A.
65 Théophraste, C. Pl. VI. 5. I : roses et parfums artificiels (cf. Les Jardins d'Adonis, 50).
66 Schol. Theocr. 5. 92 e Wendel.
67  Deux mots pour l'objection que m'adressent, par avance, ceux-là mêmes qui ont relevé, à mon
intention, l'intérêt de la métamorphose en anémone (J.P. Borle, dans un c. r. paru dans le Museum
Helveticum, 30, 1973, 236-237  ; et A. Voelke, dans une correspondance à ce sujet). A plusieurs
reprises, des botanistes et des médecins (Dioscoride, 2, 176, 2 ; Pline, XXI, 165 ; Galien, XI, 831)
rappellent, parmi les vertus de la plante, qu'elle fait venir le lait, et qu'elle est emménagogue.
L'efficacité de l'anémone dans la menstruation et dans la lactation orienterait la fleur associée à
Adonis en direction de la fécondité féminine et, en conséquence, devrait la rattacher au monde de
Déméter. Il faut d'abord observer que, dans la version la plus détaillée, celle d'Ovide, les
caractéristiques de la plante, retenues et explicitées, dénient toute relation avec la fertilité ou la
fécondité. Si le récit des Métamorphoses ne donnait aucun détail sur l'anémone, sans doute faudrait-il
convoquer le maximum d'informations dispersées dans la culture, de manière à envisager les
différentes solutions qui pourraient rendre compte du choix de la fleur dans ce contexte mythique. Il
reste qu'une même plante peut véhiculer des valeurs hautement contrastées entre lesquelles sa position,
dans un mythe ou dans un groupe de mythes, ne permet pas nécessairement de trancher.
Dans l'ensemble mythique centré sur les parfums et la séduction, le cas de l'anémone n'est pas
isolé. Une autre enquête nous a permis de compléter la laitue d'Adonis par une laitue d'Héra, et de
mettre en évidence que, si ce légume entraînait l'impuissance, il était également responsable de la
naissance de Hébé, de Jouvence, la fille qu'Héra engendre seule, en mangeant une laitue. Il en va de
même pour le gattilier dans le cadre des Thesmophories  : ses vertus anaphrodisiaques vont de pair
avec son efficace dans les phénomènes de menstruation et de lactation. Pour ces deux espèces
botaniques, l'apparente contradiction d'un double registre renvoie à un partage plus profond entre le
plan du désir érotique, du plaisir amoureux, de la séduction, et le plan de la fécondité du corps
féminin, de la production d'enfants légitimes. Si, dans les deux cas, le partage est le même, il ne
s'opère pas sur la même surface. Pour la laitue, c'est le couple : elle rend l'homme impuissant, privant
de désir le mâle, tandis que, pour la femme, la laitue est le substitut du sperme et de la semence.
Pour le gattilier, c'est la femme seule qui est concernée : la plante qui impose le silence du désir dans
son corps est aussi celle qui, en provoquant les menstrues et en faisant venir le lait, favorise dans
l'organisme féminin l'activité de reproduction.
Dans cette perspective, la double orientation des valeurs de l'anémone pourrait trouver une
explication qui ferait intervenir les deux sexes : elle connoterait l'échec de la séduction (sans parfums
et sans fruits) et la mort du désir érotique masculin tout en laissant intacte, et comme disponible, une
fécondité féminine tenue dans l'ignorance de toute sexualité. Reste à découvrir le mythe qui exploite
le second registre de l'anémone.
68 Les Jardins d'Adonis, 192-194.
69 Cf. supra, p. 128, n. 187.
70 Platon, Banquet, 196 b : Sur ce qui ne fleurit pas ou qui a passé fleur, corps, âme ou quoi que ce
soit d'autre, l'Amour ne vient point se poser.
71 F. 65 et 120 Schneider.
72 Cf. le classement schématisé dans Les Jardins d'Adonis, 33-36.
73 A la naissance de l'enfant divin de la IVe Églogue, comme autour de Dionysos, les fleurs odorantes
se mêlent aux parfums les plus rares. L'Age d'Or dionysiaque ne peut se déployer qu'en parcourant
l'espace d'un extrême à l'autre. Cf. H. Jeanmaire, Le Messianisme de Virgile, Paris, 1930, 185 sq. ; J.
Hubaux et M. Leroy, «  Vulgo nascetur amomum  », Ann. Inst. Philol. Hist. Or. II (1933-1934) =
Mélanges J. Bidez, Bruxelles, 1934, 503-550.
74 Sympos. III. I. 646 B.
75 Le partage tracé par Baudelaire dans les tercets des Correspondances est étranger à la Grèce, qui a
méconnu les parfums d'origine animale, comme le musc, et n'a pas davantage associé la sensualité à
la mysticité des parfums d'origine végétale, comme l'encens et le benjoin. Cf. J. Gengoux, «  Les
Tercets des “Correspondances” de Baudelaire : signification et prolongements », Annales de la Fac. d.
Lettres et Sc. bumaines. Univ. de Dakar, 1971, 1, 119-187. Peut-être y a-t-il chez Empédocle une
figure des odeurs où la corruption est l'envers de la violence d'un parfum. Les effluves les plus riches
naissent de la fleur et de la maturité, mais plus l'odeur est puissante, plus la vie s'épuise, et plus la
mort menace (J. Bollack, Empédocle, I, Paris, 1965, 235-237). La documentation réunie par Saara
Lilja, The Treatment of Odours in tbe Poetry of Antiquity (Coll. Commenlationes Humanorum
Litterarum, 49) Helsinki, 1972, devrait conduire à explorer davantage les catégories olfactives do
l'homme grec.
76 Théognis, 1275-7.
77 Cf. Les Jardins d'Adonis, 225, n. 3. Dans le récit d'Aphrodite, Ovide suggère la même ambiguité à
propos d'Atalante  : «  Hippomène voit le visage d'Atalante et son corps dépouillé de ses voiles, un
corps tel que le mien, tel que serait le tien si tu devenais femme, si femina fias » (X, 579). Je remercie
G. Devallet qui me l'a fait remarquer.
3
 
Ronger la tête de ses parents
 
« Voleur de feu, chargé de l'humanité des animaux mêmes. »
Rimbaud.
15 mai 1871.

« Pour vivre seul, il faut être une bête ou un dieu, dit Aristote. Reste
un troisième cas : il faut être les deux à la fois... philosophe... »
Nietzsche.
 
L'émotion fut vive quand, à la fin du siècle dernier l'École
anthropologique anglaise entreprit de dénoncer «  des survivances d'un état
sauvage » dans la pensée et dans la société où la civilisation occidentale avait
placé sans inquiétude ses principes et ses valeurs. Les Grecs, qui avaient
découvert miraculeusement la Raison incarnée dans l'homme et qui avaient
ainsi, les premiers, reconnu la position privilégiée de l'être humain dans le
monde, avaient-ils pu goûter à la chair humaine et manger de l'homme
comme les Iroquois ou les sauvages de Mélanésie ? Si les mythes portaient
bien témoignage d'un état social révolu, comme l'affirmaient Tylor et ses
disciples, alors le repas de Thyeste, le sacrifice de Lykaon, l'histoire de
Cronos devenaient autant de preuves accablantes que les ancêtres de Platon
ressemblaient singulièrement aux Indiens d'Amérique1.
Aujourd'hui si les hellénistes sont victimes d'insomnie, ce n'est sans doute
plus à cause du cannibalisme d'un arrière-grand-père de Platon. Et le
problème se pose en d'autres termes2.
Mis à part un rituel insolite comme celui de l'homme-loup, au cours
duquel les initiés se partageraient des chairs humaines mêlées aux morceaux
d'une victime animale, l'anthropophagie est essentiellement, en Grèce
ancienne, «  bonne à penser  », que ce soit dans des mythes, dans des
représentations religieuses ou dans des idéologies politiques. Le
déchiffrement du cannibalisme peut dès lors se faire de deux manières. La
première serait une sorte de lecture thématique dont le champ s'étendrait à
la série des mythes et des récits où apparaît, de façon plus ou moins
épisodique, le motif de l'anthropophagie. Dionysos mangé par les Titans,
Térée et Thyeste engloutissant leurs enfants, la Sphinge thébaine dévorant
les jeunes garçons avec lesquels elle copule, Tantale et Lycaon offrant aux
dieux un repas de chair humaine, Cronos avalant les rejetons qui lui
naissent de Rhéa, autant de mythes où le cannibalisme paraît immédiat,
mais qui, à peine convoqués pour les besoins de l'enquête, se révèlent
profondément différents les uns des autres. Car la signification de ce qui
semble se donner comme une conduite anthropophagique relève chaque fois
d'un contexte qui peut seul décider de son véritable sens. Deux exemples
suffiront à montrer les apories de la première méthode. Celui de Cronos
d'abord. Une lecture naïve d'Hésiode peut donner à penser que Cronos est
un père cannibale puisqu'il engloutit chaque nouveau-né sitôt que Rhéa le
tient entre ses genoux3. Mais une fois replacée dans le contexte des mythes
de souveraineté où s'inscrit son histoire, la conduite de Cronos prend un
sens tout différent4. Comme Zeus qui est son homologue dans le mythe
d'Hésiode, Cronos est un dieu souverain dont le destin est d'être détrôné
par son fils, par un enfant plus puissant que son père. Pour prévenir ce
danger, Cronos et Zeus recourent au même procédé  : l'avalement
(kataplíneei). Cronos ne dévore pas membre à membre sa progéniture née de
Rhéa, il l'engloutit toute vive en attendant de la dégorger sous l'effet de la
drogue que lui administre la complice de Zeus, Mètis. Cette Mètis
précisément que Zeus, menacé à son tour de voir un fils plus puissant le
dépouiller de la souveraineté, décide d'avaler, après l'avoir épousée, de
manière à faire sienne toute l'intelligence rusée sans laquelle son règne serait
aussi éphémère que celui de Cronos. Ni l'un ni l'autre ne sont de vrais
cannibales : ce sont des dieux souverains qui engloutissent leurs adversaires
pour défendre ou pour fonder leur pouvoir.
Le second exemple nous est fourni par les mythes de Térée et de
Polytechnos5, deux versions d'une histoire où un homme mange sans le
savoir les chairs de son enfant accommodées par les soins de son épouse.
Isolé de son contexte, ce repas monstrueux permet tous les contresens, y
compris celui du banquet dionysiaque et du repas omophagique6. Une
analyse du contexte mythologique permet, au contraire, en inscrivant ces
mythes dans un ensemble centré sur le miel, de préciser le sens de
l'allélophagie pratiquée par Térée et par Polytechnos7. En effet, ces deux
mythes sont des versions parallèles d'un récit qui part d'une lune de miel
excessive et aboutit à la transformation du miel en pourriture et en
excréments. Dans la version de Térée, l'époux qui abuse de la lune de miel
est condamné d'abord à séduire et à violer sa belle-sœur, ensuite à dévorer
les chairs de son enfant, avant de se métamorphoser en huppe, c'est-à-dire
en oiseau qui se nourrit d'excréments humains. Dans la version de
Polytechnos, qui est l'oiseau Pic, maître du miel et des abeilles, une lune de
miel également excessive conduit l'époux coupable, par le même
cheminement (viol, allélophagie), à périr par le miel dans lequel on l'a roulé
avant de l'abandonner aux morsures des insectes et aux piqûres des
mouches. Supplice qui convient parfaitement au coupable, dont la faute
initiale est de s'être vautré trop longtemps dans le miel ou d'en avoir mangé
avec excès –  pour reprendre les expressions dont usent les Grecs quand ils
parlent de la lune de miel et du plaisir que se donnent l'un à l'autre les
jeunes époux. Car les mythes de Térée et de Polytechnos racontent
simplement comment un mauvais usage du miel transforme cet aliment en
son contraire, en excrément ou en pourriture, transformation qui est
médiatisée par une phase d'allélophagie que d'autres mythes du même
groupe définissent comme l'état antérieur à la découverte du miel, racontant
comment les hommes se mangèrent entre eux jusqu'au moment où les
Femmes-Abeilles leur apprirent à se nourrir du miel récolté dans la forêt8.
Par conséquent, le cannibalisme de ces mythes se révèle, au terme d'une
analyse structurale, à la fois comme le signe d'une régression en deçà du
miel, et comme le premier degré d'une corruption de la nourriture miellée
avant que celle-ci ne tourne à l'excrément dans le cas de la huppe, ou à la
pourriture quand il s'agit du pic.
A défaut d'une lecture systématique des différents groupes de mythes
dont font partie les récits relatifs à l'anthropophagie, une autre voie reste
ouverte  : définir le cannibalisme à l'intérieur du système de pensée des
Grecs, le situer dans l'ensemble des représentations qu'une société se fait
d'elle-même et d'autrui à travers ses manières de manger. En effet,
l'anthropophagie, que les Grecs tiennent pour une modalité de
l'allélophagie, est un terme essentiel du code alimentaire qui, dans leur
pensée sociale et religieuse, représente un plan de signification privilégié
pour définir l'ensemble des relations entre l'homme, la nature et la
surnature9. Il faut donc déployer tout ce système afin de tirer le
cannibalisme de la position marginale que lui impose explicitement une
société qui se refuse radicalement à le pratiquer, mais qui, par cela même
qu'elle accepte d'en dire, contraint les individus ou les groupes contestataires
d'exprimer leur refus par le détour de ce même comportement alimentaire.
En d'autres termes, la définition du cannibalisme en Grèce ne s'énonce pas
seulement de l'intérieur d'un système de pensée politico-religieux, elle se
formule aussi du dehors, à travers les différentes formes que revêt en Grèce
le refus de la cité et de ses valeurs : refus prononcé tantôt par des individus
plus ou moins isolés comme les Orphiques ou les Cyniques, tantôt par des
sectes ou des groupes plus ou moins organisés comme les Pythagoriciens ou
les lidèles de Dionysos. Qu'ils se veuillent un antisystème ou qu'ils soient
une protestation contre la cité, ces quatre mouvements  –  Pythagorisme,
Orphisme, Dionysisme, Cynisme – constituent un ensemble à quatre termes
dont chacun renvoie en miroir une image du système politico-religieux dans
laquelle le cannibalisme est marqué tantôt positivement, tantôt
négativement.
Le système politico-religieux tire sa dominance de la pratique sacrificielle
qui informe l'ensemble des conduites politiques et détermine la vie
alimentaire des Grecs. En effet, l'alimentation carnée coïncide avec l'offrande
aux dieux d'un animal domestique dont les hommes se réservent les parties
charnues en laissant aux puissances divines la fumée des os calcinés et
l'odeur des aromates brûlés à cette occasion. Sur le plan alimentaire, le
partage est ainsi nettement tracé entre les hommes et les dieux : les premiers
reçoivent la viande parce qu'ils ont besoin pour vivre de manger des chairs
périssables comme le sont eux-mêmes les hommes  ; les seconds ont le
privilège des odeurs, des parfums, des substances incorruptibles qui forment
les nourritures supérieures réservées aux puissances immortelles.
C'est là une première définition de la condition humaine. Mais le
sacrifice en implique une autre, non plus par rapport aux dieux mais par
rapport aux animaux. Cette fois, la frontière est moins nette pour une série
de raisons : d'abord, parce que les hommes et les animaux ont en commun
le besoin de manger et qu'ils souffrent ensemble de la faim qui est le signe
de la mort ; ensuite parce que certaines espèces animales sont carnivores au
même titre que l'espèce humaine  ; enfin, parce que, si les dieux et les
hommes sont séparés au point qu'il faut brûler les aromates pour convoquer
les premiers aux sacrifices des seconds, les humains et les animaux, au
contraire, vivent dans une familiarité parfois si grande que le groupe des
hommes éprouve en certaines occasions de véritables difficultés à se
distinguer radicalement d'un animal comme, par exemple, le bœuf
laboureur.
Dans le cadre de la cité, l'idéologie dominante concernant les relations
entre l'homme et le monde animal s'exprime à travers Aristote et l'École
stoïcienne, qui s'accordent à penser que les animaux existent en vue du bien
de l'homme, qu'ils sont là pour lui fournir la nourriture, lui procurer le
vêtement et l'aider dans ses travaux. C'est une juste loi de la nature, dit
Aristote, que l'homme utilise les animaux à ses fins10. A quoi les adversaires
du végétarisme feront écho : renoncer à se servir des animaux, c'est courir le
risque de «  mener une vie bestiale11  ». L'homme peut donc, de manière
souveraine, partager le monde animal en deux : ceux qu'il protège pour les
services qu'il en attend et ceux qu'il chasse pour les dommages qu'il en
redoute. Mais qu'ils soient sauvages ou domestiques, les animaux sont
toujours tenus pour des êtres dépourvus de raison avec lesquels les hommes
ne peuvent établir aucun rapport de droit, étant donné que les animaux
sont incapables de « conclure entre eux des accords au terme desquels ils ne
feraient subir aucun dommage ni n'en subiraient eux-mêmes aucun12 ». Le
monde animal ne connaît ni justice ni injustice. Et cette ignorance
essentielle dessine dans la pensée grecque l'opposition la plus radicale entre
les hommes et les animaux : séparés de l'humanité qui vit sous le régime de
la díkē, des rapports de droit, les animaux sont condamnés à se dévorer
mutuellement. Le règne de l'allélophagie s'ouvre à l'antipode de la justice :
«  Telle est la loi que le fils de Cronos a prescrite aux hommes  : que les
poissons, les fauves, les oiseaux ailés se dévorent puisqu'il n'est point parmi
eux de justice13.  » Par conséquent, tout comme entre les dieux et
l'humanité, la vraie différence entre l'homme et l'animal se marque sur le
plan alimentaire, mais avec cette nuance que, du côté du monde animal,
l'écart est double, qu'il comprend deux degrés dont le cru n'est que le
premier. « L'homme n'est pas un animal mangeur de chair crue14 » : pour
toute la pensée grecque, la nourriture humaine est inséparable du feu
sacrificiel, tandis que les moins sauvages des animaux domestiques, les
herbivores, sont encore condamnés à manger le non-cuit15. Autrement dit,
la bestialité commence avec l'omophagie, elle s'accomplit dans l'allélophagie.
Entre bêtes et dieux, la position de l'homme est bien défendue : tout le
système politico-religieux la soutient à travers la pratique quotidienne du
sacrifice sanglant de type alimentaire. Mais, sous cette forme figée, ce
modèle à trois termes n'est ni correct ni adéquat. Il ne le devient qu'une
fois reconnu son caractère dynamique. La condition humaine ne se définit
pas seulement par ce qu'elle n'est pas, elle se délimite aussi par ce qu'elle
n'est plus. Dans la cité grecque, où une histoire culturelle vient relayer le
discours mythique sur les origines, une double tradition se développe,
marquée par l'alternance de l'Age d'Or et de la Sauvagerie. Tantôt – et c'est
le mythe d'Hésiode  –  les hommes en sont venus à manger de la viande
après avoir connu la commensalité avec les dieux, tantôt – et c'est le mythe
des Femmes-Abeilles  –  les hommes n'ont accédé à leur régime alimentaire
d'aujourd'hui qu'après avoir longtemps vécu la vie des bêtes sauvages,
mangeant cru et se dévorant les uns les autres.
Le modèle présente donc deux ouvertures symétriques, l'une par le haut,
l'autre par le bas, qui dessinent dans ce champ conceptuel deux orientations
concurrentes dont l'homologie est soulignée par la présence, à l'une et
l'autre extrémité, d'un même médiateur  : Prométhée. Dans un cas, par
l'invention du sacrifice, Prométhée assure le passage de la commensalité de
l'Age d'Or à l'alimentation carnée16  ; dans l'autre, par l'apport du feu et
l'invention des différentes techniques, Prométhée arrache l'humanité à la vie
sauvage et la détourne de la bestialité17. Deux représentations entre
lesquelles la cité ne se sent pas tenue de choisir, accordant une place égale à
l'une et à l'autre. Dans sa pratique sacrificielle, elle assume de façon
implicite le cheminement tracé par le mythe hésiodique, tandis que, dans les
différentes idéologies centrées sur son histoire propre, elle ne cesse de
privilégier le passage qui mène de l'allélophagie au régime alimentaire défini
par la manducation du pain et de la viande.
Par conséquent, dans le système de pensée politico-religieux, le
cannibalisme est clairement dénoncé comme une forme de bestialité que la
cité rejette sans ambiguïté et qu'elle situe aux confins de son histoire, dans
un âge antérieur de l'humanité, ou aux limites de son espace, chez les
peuplades qui composent le monde des Barbares. La distribution
géographique des Sauvages obéit au principe que l'omophagie est une forme
de bestialité moins marquée que l'allélophagie18. Aussi trouve-t-on des
mangeurs de chair crue jusque dans certaines régions reculées de la Grèce
comme, par exemple, dans le nord de l'Étolie où vivent les Eurytanes « qui
parlent une langue tout à fait inintelligible et se nourrissent de viande
crue19 ». Les vrais cannibales habitent les lointains : ce sont des Scythes qui
mangent de la chair humaine comme d'autres de leur espèce se nourrissent
du lait de leur jument20. Hérodote les nomme Androphages  : «  Ils ont les
mœurs les plus sauvages, ils n'observent pas la justice, ils n'ont aucune loi.
Ils sont nomades... ; seuls des peuples dont nous parlons, ils mangent de la
chair humaine21. » C'est ce qu'Aristote appelle, en clinicien, «  dispositions
bestiales » et qu'il relève chez les mêmes peuplades sauvages de la région du
Pont qui ont «  une tendance au meurtre et au cannibalisme  », tendance
parfois institutionnalisée comme dans certaines tribus qui se fournissent, dit-
on, les unes aux autres des enfants pour festoyer22. Autant d'exemples d'un
cannibalisme des confins du monde civilisé où les Grecs peuvent aussi bien
dénoncer, comme le fait Platon, la survivance d'un état primitif de
l'humanité23  que reconnaître, comme le font les contemporains d'Aristote,
la tribu sauvage à laquelle appartient la croquemitaine Lamia qui vient la
nuit dévorer les fœtus dont elle s'empare en éventrant les femmes
enceintes24.
Cette représentation sociologique du cannibalisme doit être complétée par
une autre, qui confirme la manière dont la cité exclut radicalement toute
conduite anthropophagique. Dans la pensée grecque du Ve et du IVe siècle,
le tyran, le túrannos, est un type d'homme dont la délinition fait appel en
termes explicites au modèle à trois termes qui sous-tend la pratique
sacrificielle et le système alimentaire de la cité. Parce qu'il tient son pouvoir
de lui-même sans l'avoir reçu en partage et sans être astreint à le remettre
« au milieu » (es méson), le tyran se place au-dessus des autres et au-dessus
des lois : sa toute-puissance le voue à être l'égal des dieux. Mais, du même
coup, le tyran se trouve exclu de la communauté et rejeté en un lieu où la
pensée politique ne fait plus de distinction entre le sur-homme et le sous-
homme, où s'efface la distance entre les dieux et les bêtes25. Dans la
République platonicienne, le comportement tyrannique marque l'apparition
au grand jour des appétits sauvages qui ne s'éveillent ordinairement en nous
qu'avec le sommeil quand, sous l'effet de la boisson, la partie bestiale de
l'âme, tò thēriō̂des, entreprend en rêve de commettre l'inceste avec sa mère,
de violer n'importe qui, homme, dieu ou animal, de tuer son père ou de
manger ses propres enfants26. Hors de la cité et du système hiérarchisé qui
en est solidaire, l'homme, le dieu et l'animal ne sont plus que les objets
interchangeables du désir qui habite le tyran et le pousse à commettre
l'inceste et le parricide avant de l'entraîner dans l'endocannibalisme. En
dévorant sa propre chair, le tyran montre clairement qu'il est hors jeu, qu'il
est exclu de la société, comme le bouc émissaire est expulsé de la cité au
cours de certaines fêtes de printemps, dans différentes régions de la Grèce.
En effet, manger de la chair humaine, c'est entrer dans un monde
inhumain d'où l'on n'est pas sûr de revenir. Lorsque Cambyse, dans sa
démesure, décida de se soumettre les Éthiopiens « Longue-vie » qui sont les
compagnons de la Table du Soleil et les habitants bienheureux des
extrémités de la terre, ses armées, à mesure qu'elles avançaient et que les
vivres venaient à manquer, étaient réduites progressivement à manger les
bêtes de somme, à brouter les plantes et les herbes, et, enfin, à dévorer un
homme sur dix, après l'avoir tiré au sort. Si fou qu'il fût, dit Hérodote,
Cambyse renonça aussitôt à son expédition, tant il craignait que ses hommes
ne se dévorassent les uns les autres27  et ne devinssent pareils à des bêtes
sauvages, comme ces mercenaires phéniciens et ces Libyens dissidents,
réduits par la famine à se manger entre eux, et que leur vainqueur,
Hamilcar Barca, lit écraser par ses éléphants parce qu'il pensait que des
anthropophages «  ne pouvaient plus, sans sacrilège, se mêler aux autres
hommes28  ». Il y a là un modèle de l'exclusion dont l'efficacité a été
prouvée par certaines entreprises polémiques dirigées contre ceux que l'on
voulait dénoncer comme des ennemis de l'humanité. Coucher avec sa mère
ou avec sa sœur, égorger un nouveau-né pour en manger la chair et en boire
le sang, en y trempant son croûton, ce sont les crimes imputés aux premiers
Chrétiens ; calomnies dont les apologètes grecs, Origène et Justin, tiennent
pour responsables des Juifs hellénisés du IIe siècle de notre ère et dont, plus
tard, les Juifs eux-mêmes devaient faire les frais, à leur tour, et plus d'une
fois29.
D'ailleurs, le renversement est un mécanisme fondamental d'un système
de pensée qui trouve sa véritable signification dans la relation dynamique de
quatre formes d'antisystème dont chacune retourne à son profit les termes
du modèle de référence, en empruntant l'une des deux directions qui
s'ouvrent au sein de ce même modèle. Par le haut ou par le bas  : le
dépassement du système politico-religieux peut se faire en direction des
dieux ou, à l'inverse, du côté des bêtes. Pythagoriciens et Orphiques
explorent la première voie ; la seconde est empruntée par le Dionysisme et,
à son tour, par le Cynisme. Mais, de quelque manière que procède le
renoncement au monde politico-religieux ou la protestation dans la cité, ils
sont toujours contraints de se donner une certaine image de l'allélophagie et
de se définir par rapport au cannibalisme.
Sur le plan religieux, l'Orphisme et le Pythagorisme sont certes les formes
de déviance les plus connues. Schématiquement, ce sont des mouvements
d'intention religieuse qui rejettent le système de valeurs de la cité et
contestent son modèle d'une relation primaire entre les dieux et les
hommes, fondé sur le partage accompli par Prométhée quand, en réservant
la viande pour les hommes, il les a séparés des dieux et les a délinitivement
privés de la commensalité d'autrefois. Toute l'action du Pythagorisme se
joue essentiellement sur le plan alimentaire dans la revendication plus ou
moins exigeante d'une nourriture non carnée30. En effet, le Pythagorisme
assume, en même temps, deux attitudes différentes à l'égard du sacrifice
sanglant et de la cité. Dans un cas, c'est le refus intransigeant d'une secte
qui s'érige en anti-cité  ; dans l'autre, le refus mitigé d'un groupe plus
politique que religieux qui entend réformer la cité de l'intérieur. Les
premiers rejettent toute forme d'alimentation carnée ; les seconds transigent
en décidant que certaines victimes sacrificielles  –  les porcs et les chèvres  –
 ne sont pas, à proprement parler, de la viande et que la vraie viande est la
chair du bœuf laboureur dont la mise à mort fait l'objet d'une interdiction
formelle.
De ces deux attitudes, la première seule mérite le statut de
«  renoncement  » qui l'amène à se constituer en antisystème. Pour les
végétariens de stricte observance, tout sacrifice sanglant est un meurtre et, à
la limite, un acte d'anthropophagie dont ils dénoncent l'horreur à travers
leurs représentations de la fève. En effet, cette légumineuse est à l'antipode
des aromates, les nourritures merveilleuses des dieux et de l'Age d'Or. Grâce
à sa tige sans nœud, la fève établit avec le monde des morts, dont elle relève
par ses affinités avec le pourri, la même communication directe qu'assurent
les aromates avec le monde des dieux, auquel ces substances appartiennent
par leur qualité solaire et leur nature desséchée. Mais dans le système de
pensée des Pythagoriciens, la fève est davantage  : un être de chair et de
sang, le double de l'homme aux côtés duquel elle a poussé, sur le même
fumier, se nourrissant de la même décomposition. En conséquence, disent
les Pythagoriciens, c'est crime égal de manger des fèves et de ronger la tête
de ses parents. La preuve en est administrée par une série d'expériences dont
fait état la tradition pythagoricienne. Une fève est placée, pour une
mystérieuse coction, dans une marmite ou dans un récipient clos, caché sous
du fumier ou enfoui dans la terre ; après une période de gestation plus ou
moins longue, la fève se transforme soit en un sexe de femme auquel
s'attache la tête à peine formée d'un enfant, soit en une tête humaine dont
les traits déjà sont reconnaissables. Dans ces expériences, la marmite est une
matrice chargée de révéler la vraie nature de la fève, que l'on peut déjà
découvrir en exposant quelques instants au soleil une fève rongée ou
légèrement écrasée, puisqu'il s'en dégage aussitôt, dit-on, une odeur qui est
tantôt celle du sperme, tantôt celle du sang versé dans un meurtre. Les
Pythagoriciens sont explicites  : manger des fèves, c'est se nourrir de chairs
humaines, c'est dévorer la viande la plus marquée. Aux yeux des renonçants,
les mangeurs de victimes sacrificielles, les carnivores de la cité oscillent entre
deux formes extrêmes de la bestialité : d'un côté, Lamia dévorant les fœtus
qu'elle arrache du ventre des femmes enceintes ; de l'autre, le fils cannibale
qui mange la tête de ceux qui lui sont le plus précieux et le plus sacrés. Par
le geste qui la constitue en antisystème et l'établit en contre-cité, la secte des
Pythagoriciens purs renverse le modèle politique, ramené de trois termes à
deux (viande/non-viande)  : l'allélophagie n'est plus reléguée chez de
lointains Sauvages, elle est dans la cité, parmi les hommes qui sacrifient sur
les autels en l'honneur des dieux. C'est ce que signifie la tradition d'après
laquelle Pythagore aurait inventé le régime végétarien afin de détourner ses
contemporains de l'habitude qu'ils avaient alors de se dévorer
mutuellement31.
Les Orphiques adoptent une position tout aussi radicale. Leur
renoncement au monde les conduit à procéder au même renversement
brutal que les Pythagoriciens sectaires. Il y a un paradoxe dans la pensée
orphique  : l'enseignement le plus important qu'Orphée ait apporté aux
hommes est traditionnellement de « s'abstenir de meurtres » (phónoi), c'est-
à-dire, dans le vocabulaire des sectes, de rejeter la pratique du sacrifice
sanglant et la consommation de la viande. Or, le mythe central des
Orphiques est le récit d'un sacrifice alimentaire dont le jeune Dionysos fait
les frais et dont les acteurs sont les Titans, qui mangent leur victime après
lui avoir fait subir une préparation culinaire où les chairs préalablement
bouillies sont passées à la broche. Aussi longtemps qu'on s'obstine à voir
dans ce mythe une espèce de repas communiel, le paradoxe subsiste. En
revanche, il disparaît dès que l'on met en regard l'un de l'autre le sacrifice
des Titans et celui de Prométhée, dès que l'on s'aperçoit que, de ces deux
sacrifices primordiaux, l'un, celui de Prométhée, représente le geste qui
fonde les relations des hommes avec les dieux, tandis que l'autre, le sacrifice
des Titans, est explicitement conçu dans la fabulation orphique comme un
repas de cannibales dont le caractère sacrificiel est souligné par les
procédures culinaires employées, et dont les conséquences sont, d'une part,
le châtiment des Titans foudroyés et, de l'autre, la naissance, à partir de
leurs cendres, de l'espèce humaine qui, chaque fois qu'elle offre un sacrifice
aux dieux, reproduit inconsciemment le meurtre et le banquet
anthropophagique consommé par ses lointains ancêtres32.
Le partage tracé par les Orphiques recoupe exactement celui des
Pythagoriciens : les cannibales, ce sont ceux qui acceptent le régime carné et
qui ne pratiquent pas le « genre de vie orphique » (bíos orphikós), négligeant
ainsi de purifier l'élément divin enclos dans l'homme par la voracité des
Titans et d'abolir la distance ouverte par le sacrifice sanglant entre les
hommes et les dieux. Dans ces deux mouvements sectaires qui occupent une
position symétrique et inverse par rapport au système politico-religieux, le
cannibalisme est marqué du même signe négatif que dans la cité.
Tout change avec les deux autres mouvements de protestation qui
viennent compléter la série des contre-systèmes inscrite dans le champ de
l'histoire de la cité grecque, du VIe au IVe siècle. En effet, dans le
Dionysisme comme dans le Cynisme, l'allélophagie, en tant qu'elle prolonge
le «  manger cru  », devient l'instrument de la subversion que ces deux
mouvements nourrissent contre le système politico-religieux, mais de
l'intérieur, au cœur de la cité, l'un sur un plan religieux, l'autre sur un plan
socio-politique.
En regard du modèle politique, la position du Dionysisme est claire : le
dépassement du sacrifice que les Orphiques et les Pythagoriciens opèrent par
le haut, le Dionysisme l'accomplit par le bas. Grâce à l'omophagie qui
consiste à dévorer la chair crue d'un animal pourchassé dans les montagnes
et déchiqueté tout vif au mépris des règles en usage dans le sacrifice
«  politique  », les frontières entre les bêtes et les hommes sont abolies,
l'humanité et la bestialité se confondent en s'interpénétrant. Les Ménades et
les Bacchantes donnent le sein à de jeunes fauves et, en même temps, elles
déchirent à belles dents les panthères et les chevreuils comme si, pour mieux
s'ensauvager, les fidèles de Dionysos devaient d'abord adoucir les bêtes
féroces et se les rendre familières jusqu'à s'identifier à elles. Chasseur
sauvage, Dionysos n'est pas seulement le «  mangeur de chair crue  »
(ōmádios, ōmēstḗs) ; l'omophagie qu'il impose à ses dévots les entraîne aussi
à se livrer, comme de vraies bêtes sauvages, à l'allélophagie la plus cruelle33.
Différentes données d'ordre rituel viennent confirmer des représentations
mythiques plus connues. A Chios, à Ténédos, à Lesbos, Dionysos est affamé
de chair humaine : la victime déchiquetée en son honneur est un homme,
comme dans le récit des Bacchantes ou dans l'histoire des Minyades.
Possédée par le dieu que Penthée méconnaît, Agavé capture à la chasse son
fils, venu dans la montagne pour jouir du spectacle des femmes frappées de
folie. Lionceau et bouvillon  –  d'ailleurs «  velu comme une bête
sauvage34  »  –, Penthée est pour sa mère une proie qu'elle déchire de ses
mains et qu'elle s'apprête à dévorer35. Les filles de Minyas connaissent le
même délire. Assises devant leur métier à tisser, elles préfèrent se marier
plutôt que d'aller faire les bacchantes dans la campagne. Dionysos les force
à rejoindre les ménades, et sa folie leur donne « l'envie de chair humaine » :
les Minyades tirent au sort un de leurs enfants, et le démembrent comme
un tendre animal36.
Dans toutes ces traditions, le cannibalisme, s'inscrivant dans la logique de
l'omophagie, semble la forme achevée de l'état sauvage vers lequel le
Dionysisme oriente son parcours. Goûter à la chair humaine et s'adonner à
l'allélophagie font partie des comportements qui visent à ensauvager
l'homme et permettent d'établir, par la possession, un contact plus direct
avec le surnaturel, en l'occurrence avec le Dionysos mangeur d'hommes. On
peut toutefois se demander si la manducation de chair humaine prend
toujours dans le Dionysisme la même valeur positive que la dévoration de la
viande crue d'un animal capturé à la chasse. En effet, dans une des versions
de l'histoire des Minyades, la mise à mort de l'enfant déchiré par sa mère
provoque chez les autres Bacchantes une réaction indignée : elles suspendent
leur course dans la montagne pour se retourner contre les mères
dénaturées37. De la même manière, à la fin des Bacchantes, la mort de
Penthée apparaît comme un meurtre qui entraîne une souillure et contraint
Agavé à l'exil38. Or, cette fois, c'est Dionysos en personne qui prononce la
sentence, condamnant ainsi la conduite qu'il semble avoir lui-même dictée.
Il est vrai que, dans ces deux contextes, le «  mangeur de chair crue  » ne
rend cannibales que ceux qui lui résistent et se refusent à connaître sa
sauvagerie. La dévoration de chair humaine n'est pas pour autant étrangère
au Dionysisme  ; elle en est une composante essentielle mais de nature
ambiguë. C'est ce que montre singulièrement l'histoire des Bassares, les
fidèles de Dionysos en Thrace  : «  Non contents d'être des adeptes des
sacrifices tauriques, les anciens Bassares allaient même dans le délire des
sacrilices humains jusqu'à dévorer leurs victimes. » Et Porphyre qui rapporte
ces coutumes dans son Traité sur le végétarisme39  fait remarquer que les
Bassares «  agissaient là comme nous le faisons avec les animaux puisque
aussi bien nous en offrons d'abord les prémices et employons le reste à
festoyer ». Mais la comparaison s'arrête là, car, continue Porphyre, « qui n'a
entendu raconter comment, frappés de folie, ils se jetaient les uns sur les
autres pour se mordre en dévorant réellement des chairs sanglantes, et
comment ils ne cessèrent d'agir de la sorte avant d'avoir exterminé la famille
de ceux qui, les premiers, s'étaient livrés à de semblables sacrifices  ». Le
cannibalisme découvre ici ses contradictions internes. Il surgit dans le
Dionysisme comme la forme extrême de la sauvagerie offerte par le dieu à
ses fidèles. Mais, cette fois, Dionysos n'intervient pas pour condamner les
mangeurs de chair humaine : ils se perdent eux-mêmes. Saisis par une faim
dévorante, les Bassares sont impuissants à satisfaire leur fringale avec les
seules victimes des sacrifices ; ils se jettent les uns sur les autres, se déchirent
furieusement et se dévorent entre eux comme des bêtes fauves.
L'allélophagie est à son comble. Mais, précisément – et c'est en quoi elle est
ambiguë  –, elle ne peut culminer sans se condamner elle-même. Car de
deux choses l'une  : ou bien les Bassares se détruisent jusqu'au dernier, ou
bien le cannibalisme endémique du Dionysisme est sévèrement réglementé.
Pour mettre un terme à l'épidémie anthropophagique qui menace
d'exterminer le groupe des fidèles de Dionysos, les Bassares sont contraints
de tuer ceux d'entre eux qui sont connus pour avoir introduit des sacrifices
horribles. A l'état pur, le cannibalisme est intenable. Et le Dionysisme qui le
porte en lui-même et l'intègre dans certains de ses rituels ne peut en faire
qu'un usage maîtrisé, dans l'exacte mesure où le mouvement dionysiaque,
tout en visant le dépassement par la sauvagerie, demeure une composante
essentielle de la religion politique, qu'il entend contester, certes, mais,
toujours, de l'intérieur et sans jamais prendre la forme d'un antisystème
radicalement étranger à la religiosité officielle.
Ce cannibalisme impossible, le Cynisme le reprend à son compte dans un
projet en apparence parallèle à celui du Dionysisme, car il vise également le
retour à une sauvagerie première40. Mais, alors que le mouvement
dionysiaque se situe principalement sur le plan religieux, le Cynisme est une
forme de pensée qui s'attaque à l'ensemble de la société. Sur le plan
théorique et dans leur pratique quotidienne, les Cyniques développent une
véritable mise en question non plus seulement de la Cité, mais de la Société
et de la Civilisation. Leur protestation est une critique généralisée de l'état
civilisé41. Critique qui surgit au IVe siècle avec la crise de la Cité, et dont un
des thèmes majeurs est le retour à l'état sauvage42. Négativement, c'est le
dénigrement de la vie dans la cité et le refus des biens matériels produits par
la civilisation. Positivement, c'est un effort pour retrouver la vie simple des
premiers hommes qui buvaient l'eau des sources et se nourrissaient des
glands qu'ils ramassaient ou des plantes qu'ils récoltaient43. Et pour
réapprendre à manger des herbes crues, les Cyniques se proposent deux
modèles : les peuples sauvages qui ont gardé ce genre de vie inaltéré, et les
animaux qui n'ont jamais été contaminés par le feu de Prométhée. En effet,
le Cynisme est traversé par tout un courant antiprométhéen, dirigé contre
l'invention du feu technique et civilisateur44. Pour s'ensauvager, il ne suffit
pas de manger cru, ni de pratiquer l'omophagie comme le fait Diogène,
quand, payant de sa personne, il dispute à des chiens un morceau de poulpe
cru45 ; il faut aussi déconstruire le système de valeurs qui fonde la société.
Le retour à la sauvagerie passe par la critique de Prométhée, non plus le
sacrificateur responsable de la séparation des dieux et des hommes, mais le
titan civilisateur de l'anthropologie culturelle, le médiateur coupable d'avoir
tiré l'humanité de l'état sauvage en lui faisant le cadeau empoisonné du feu.
Le Dionysisme se jette dans la sauvagerie à corps perdu, il y cherche la
possession, le contact avec le surnaturel. Dans le Cynisme, la démarche est
toute différente  : on entre dans la sauvagerie à reculons, on y descend
progressivement, par paliers successifs. D'abord en mangeant cru et en
condamnant le feu, ensuite en émettant deux revendications fondamentales
dont l'une est l'abolition de la prohibition de l'inceste et l'autre la pratique
de l'endocannibalisme. Toutes deux sont formulées par Diogène de Sinope.
La première, sur un mode ironique  : Pourquoi Œdipe se lamente-t-il si
violemment d'être à la fois le père et le frère de ses enfants, et d'être en
même temps l'époux et le fils de la même femme ? Les coqs, les chiens et
les ânes ne font pas tant de bruit, ni d'ailleurs les Perses46. Quant à la
seconde revendication, Diogène ne s'est pas contenté de l'exprimer
discrètement en faisant observer que plus d'une société ne s'interdit pas de
goûter à la chair humaine ; il aurait lui-même, dit-on, « appris aux enfants à
pousser devant eux leur père et leur mère jusqu'à l'autel du sacrifice et à les
manger jusqu'au dernier morceau47 ». Inceste, parricide et cannibalisme : les
grands interdits sont jetés bas. La déconstruction de la société est poussée
jusqu'à la terre vierge, là où le cynisme ne trouve plus que l'individu à l'état
pur, avant la société, en deçà de toute vie en groupe. C'est seulement dans
le contexte d'une mise en question radicale de l'état civilisé que le
cannibalisme peut prendre la valeur pleinement positive que le Dionysisme,
en tant que mouvement collectif inscrit dans la société grecque, ne pouvait
lui reconnaître aussi franchement, ni d'ailleurs aussi gratuitement. Car il est
bien évident que seuls des « intellectuels » comme les Cyniques peuvent se
permettre de faire l'éloge du fils cannibale pour affirmer les droits de
l'individu, face à la société et contre toute forme de civilisation.
Ces quatre solutions, centrées sur le modèle politico-religieux, se
distribuent deux par deux selon que le cannibalisme y est affecté d'un signe
positif ou négatif . Les deux premières, qui se posent en antisystème, se
contentent de renverser le modèle politique et de condamner dans la Cité
les conduites anthropophagiques que celle-ci dénonçait à l'extérieur ; quant
aux deux autres, qui procèdent de l'intérieur du système politico-religieux,
elles entreprennent de retourner le cannibalisme contre la Cité soit pour la
détruire, soit pour y introduire ce que Platon appellerait l'Autre. Ces
différentes représentations ne sont pas pour autant les quatre solutions qui
épuiseraient les possibilités du champ combinatoire ouvert par le modèle
dont nous sommes partis. En effet, ce modèle n'offre en réalité que deux
solutions, dont chacune apparaît sous deux modalités différentes au cours de
l'Histoire depuis le VIe jusqu'au IVe siècle. Toutefois, plusieurs raisons
inclinent à parler de système. C'est d'abord, dans la tradition mythique et
légendaire des origines, l'alternance constante de l'Age d'Or et de la
Sauvagerie. C'est ensuite que Prométhée change de visage selon qu'il assure
la médiation depuis la commensalité avec les dieux ou depuis l'état sauvage
que les hommes partageaient avec les animaux.
A ces deux arguments, l'Histoire permet d'en ajouter un troisième qui
vient confirmer la cohérence du système et la relation entre ses deux
ouvertures symétriques. C'est la transformation d'une solution en son
contraire telle que nous pouvons l'observer dans le deuxième tiers du IVe
siècle, quand, après leur échec sur le plan politique et religieux, certains
Pythagoriciens se métamorphosent en Cyniques, pour ainsi dire sous nos
yeux.
A la fin du V « siècle, le Pythagorisme a définitivement échoué dans son
projet politique de réformer la Cité. Pourchassés, persécutés, les disciples de
Pythagore sont dispersés  : un petit groupe réussit à survivre à Phlionte,
Archytas va faire carrière à Tarente, la plupart abandonnent la Grande
Grèce48. La société pythagoricienne est démembrée : il n'y a plus ni secte ni
confrérie. Et c'est à Athènes que se retrouvent un certain nombre de
rescapés dont le type, l'allure et le genre de vie nous sont familiers grâce aux
comédies écrites pour le public athénien par des poètes comme Antiphane,
Aristophon et Alexis49. Surprise complète  : le Pythagoricien est devenu un
personnage comique. Plus rien en lui ne rappelle l'homme au maintien
grave, vêtu de blanc, qui se vouait à l'ascèse et s'exerçait à la sainteté dans le
cadre sévère de la secte. Le nouveau Pythagoricien est un clochard  : pieds
nus, couvert de crasse, il se désaltère dans les ruisseaux50, il descend dans les
ravins pour y brouter des herbes sauvages telles que le pourpier de mer51. La
besace à l'épaule, le grossier manteau court jeté sur le dos, il porte les
cheveux longs, il couche dehors, hiver comme été. Bref, on ne finit pas d'en
rire. Mais ces déracinés hirsutes et malpropres, peut-on encore les appeler
Pythagoriciens, alors que rien dans leur comportement ne semble les
distinguer des Cyniques auxquels ils ont même emprunté leurs signes
particuliers : la besace et le manteau court52 ?
Dès l'Antiquité, la question est posée par des historiens de la philosophie
dont la perplexité est largement partagée par les Modernes53. Il y a dans
l'Athènes de la première moitié du IVe siècle un philosophe étrange, nommé
Diodore d'Aspendos, qui se prétend disciple de Pythagore mais s'habille et
se conduit comme un Cynique. Au dire d'un de ses contemporains, c'est un
«  sectateur de Pythagore, mais qui réunit une nombreuse assistance autour
de sa folie à peau de bête et de son discours prodigue en injures54  ». La
confusion est-elle si grave qu'il faille, avec l'auteur obscur d'un livre intitulé
Les philosophes successifs, accuser Diodore d'avoir agi par affectation en
adoptant cheveux longs et manteau court, «  alors qu'avant lui les
Pythagoriciens portaient des vêtements soignés, usaient de friction, se
faisaient couper les cheveux et tailler la barbe suivant l'usage ordinaire ?55 ».
C'est bien plutôt le caractère ambigu de Diodore qui paraît exemplaire de la
mutation dont, à la même époque, les poètes comiques portent témoignage
et dont ils tirent les effets les plus sûrs en montrant sur la scène des
végétariens de stricte observance se disputer voracement les morceaux d'un
chien56.
Tout semble se passer comme si, après l'échec de la solution par le haut,
les derniers Pythagoriciens n'avaient plus le choix qu'entre deux issues  :
rentrer dans la Cité pour s'y fondre ou tenter par le bas, à la manière
individualiste, le dépassement du système politico-religieux qu'ils n'avaient
pu réussir par le haut. Et c'est peut-être le modèle « dieux-hommes-bêtes »
qui permet d'expliquer de la façon la plus satisfaisante comment la
représentation de l'enfant dévorant ses parents peut être affectée, par les
mêmes protestataires, à deux siècles de distance, d'un signe tantôt négatif,
tantôt positif57.

1 A. Lang, La Mythologie, trad. fr. L. Parmentier, Préface de Ch. Michel, Paris, 1886.
2  De nombreux matériaux sont rassemblés et analysés sous des éclairages différents par Marie
Delcourt, « Tydée et Mélanippe », Studi e Materiali di Storia delle Religioni, t. 37, 1966, 139-188 ;
Giulia Piccaluga, Lykaon. Un tema mitico, Rome, 1968 ; W. Burkert, Homo Necans, Berlin, 1972.
3 Théog., 459-46o.
4 Cf. J.-P. Vernant, « Mètis et les mythes de souveraineté », Revue de l'histoire des religions, 1971, 29-
76 (en part. 41-44) repris dans M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l'intelligence. La mètis des
Grecs, Paris, 1974, 70-74.
5 G. Mihailov, « La légende de Térée », Annuaire de l'Université de Sofia, t. L, 2, 1955, 77-208.
6 Commis par Welcker, Hiller von Gaertringen, Cazzaniga...
7 Ces mythes ont leur place dans une lecture de la mythologie du miel.
8 Cf. « Orphée au miel », dans Faire de l'histoire, éd. J. Le Goff et P. Nota, t. III, Paris, 1974, 56-75.
9 Cf. M. Detienne, Les Jardins d'Adonis, Gallimard, 1972, 71-113, et l'Introduction de J.-P. Vernant,
pp. VII-IX, XL-XLIII, ainsi que les analyses de P. Vidal-Naquet, « Chasse et sacrifice dans l'Orestie
d'Eschyle », Parola del Passalo, 1969, 401-425 (repris dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et
tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, 135-158) ; « Valeurs religieuses et mythiques de la terre et du
sacrifice dans l'Odyssée  », Annales E.S.C., 1970, 1278-1297  ; «  Bêtes, hommes et dieux chez les
Grecs », dans Hommes et bêtes. Entretiens sur le racisme, éd. L. Poliakov, Paris, 1975, 129-142.
10 Porphyre, De Abstinentia, I, 6 ; Aristote, Pol., A, 8, 1256 b 7-26. Cf. P. Moraux, A la recherche de
l'Aristote perdu. Le dialogue «  Sur la Justice  », Paris-Louvain, 1957, 100-107  ; M. Laffranque,
Poseidonios d'Apamée, Paris, 1964, 468 et 478, avec les remarques d'A.-J. Vœlke, Studia Philosopbica,
t. XXVI, 1966, 287.
11 Porph., De Abstinentia, I, 4.
12  Épicure, Rar. Sent., XXXII, in Usener, Epicurea, 78, 10-14, et les analyses de P. Moraux. Cf.
également J. Mélèze-Modrzejewski, « Hommes libres et bêtes dans les droits antiques », dans Hommes
et bêtes. Entretiens sur le racisme, éd. L. Poliakov, Paris, 1975, 75-102.
13  Hés., Travaux, 276-278  ; Platon, Politique, 271  d  ; Protagoras, 321  a. Mais à l'orthodoxie
d'Hésiode et d'Aristote répond la tradition de la fable sur un monde animal où l'húbris de l'aigle
contrevient à l'équité, à la díkē qu'en attendait le renard, en faisant société avec l'oiseau des hauteurs
(Archiloque, 168-174  Lasserre et Bonnard). Pour la tradition chrétienne, cf. J. Passmore, The
« Treatment of Animals », Journal of the History of the Ideas, 36, 1975, 195-218.
14 Porph., De Abstinentia, I, 13.
15 Les Jardins d'Adonis, 33.
16 J.-P. Vernant, Introduction, dans Les Jardins d'Adonis, pp. XXXVI-XXXVII.
17 Th. Cole, Democritus and the Sources of Greek Anthropology, Princeton, 1967, 6, 20-21, 150.
18  Cf. A.-J. Festugière, «  A propos des arétalogies d'Isis  », Harvard Theological Review, 1949, 216-
220, repris dans Études de religion grecque et hellénistique, Paris, 1972. 145-149-
19 Thucydide, III, 94.
20 Éphore, dans F Gr Hist 70 F 42.
21 Hérodote, IV, 106.
22 Éthique à Nicomaque, VII, 1148 b 19-25 ; Politique, VIII, 1338 B 19-22.
23 Lois, 782 b 6-c 2.
24 Commentaire anonyme in Comment, in Aristot. graeca, t. XX, Berlin, 1892, 427, 38-40.
25 J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d'Œdipe-Roi », dans J.-P.
Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, 116-117 ; 128-130.
26 République, 571 c. Cf 619 b-c.
27 Hérodote, III, 25. Cf J.-P. Vernant, Les Troupeaux du Soleil et la Table du Soleil, dans Revue des
études grecques, 85, 2, 1972, XIV-XVII.
28 Porphyre, De Abstinentia, II, 57.
29 J.-P. Waltzing, « Le crime rituel reproché aux chrétiens du IIe siècle », Bulletin de l'Acad. royale de
Belgique, Cl. Lettres, 1925, 205-239.
30 Cf Les Jardins d'Adonis, 78-111.
31 Cf Les Jardins d'Adonis, 99, n. 2.
32 Interprétation développée pp. 163-217.
33 J. Schmidt, s. v. Omophagia, R.-E. (1939), c. 380-382 ; H. Jeanmaire, Dionysos, Paris, 1951, 256.
34 Euripide, Bacchantes, 1185-1189.
35 Id., ibid., 1240-1242.
36 Plutarque, Questions grecques, 38, 299 E ; Antoninus Liberalis, Métamorphoses, X. Pour l'ensemble
du dossier, cf. I. Kambitsis, Minyades kai Proitides, Iannina, 1975.
37 Élien, Hist. var., III, 42.
38 Bacchantes, 1674.
39 De Abstinentia, II, 8.
40 J. Haussleiter, Der Vegetarismus in der Antike (RGVV, 24), Berlin, 1935, 167-184.
41 Sur un certain nombre de points, la comparaison entre Cyniques et Hippies parait pertinente : E.
Shmueli, «  Modern Hippies and ancient Cynics  : a comparaison of philosophical andpolitical
developments and its lessons », Cahiers d'Histoire Mondiale, 12, 1970, 490-514.
42 « Ensauvager la vie » (tòn bíon apotēiriṓsai) selon l'expression de Plut. De Esu Carnium, 995 C-D,
à propos de Diogène le Cynique.
43 Diogène Laërce, VI, 56 ; 105 ; Julien, Disc., VII, 214 C ; Dion Chrysostome, VI, 62, éd. G. de
Budé, I, 120, 16-21 ; VI, 21-22, éd. G. de Budé I, III, 4-11.
44 Dion Chrysostome, VI, 23, éd. G. de Budé, I, III, 23-28 ; Plut., Aqua an ignis util. 2, 956 B. Cf.
Th. Cole, 0p. cit., 150-151.
45 Dion et Plut., ibid.
46 Dion, X, 29-30, p. 145, 12-16.
47 Théophile, Ad Autolycum, III, 5 (Von Arnim, SVF, III, F. 730).
48 K. Von Fritz, s. v. Pythagoreer, R.-E. (1963), c. 214-219.
49  G. Méautis, Recherches sur le pythagorisme, Neuchâtel, 1922, 10-18  ; W. Burkert, Weisheit und
Wissenscbaft, Nuremberg, 1962, 194.
50  Aristophon, Le Pythagoricien, F. 3, in Fragmenta comicorum graecorum, III, 362, éd. Meineke  ;
Alexis, La Pythagoricienne, F. 2 et 3 in FCG, III, 474-473 ; Aristophon, ibid., F. 1, in FCG, III, 360-
361.
51 Antiphane, Mnémata, in FCG, III, 87.
52  Pḗra (Antiphane, ibid, emploie le synonyme kṓrukos) et tríbōn (Aristophon, ibid., F  4  et  5  in
FCG, III, 362-363).
53 Cf. P. Tannery, Sur Diodore d'Aspende dans Mémoires scientifiques, t. VII, Paris, 1925, 201-210. Si
W. Burkert, op. cit., 192-199, a bien vu les relations entre ces Pythagoriciens de la Comédie et un
personnage comme Diodore d'Aspendos, il a été plus attentif à la continuité depuis les
« Acousmatiques » qu'à la rupture dont témoigne l'apparition de ce type de Pythagoricien-Cynique,
ce marginal que la Cité, cette fois, rejette et qui se trouve radicalement coupé du groupe et de la
société autrefois constitués par les Pythagoriciens.
54 Stratonicos, in Athénée, 163 E-F.
55 Sosicrate, in Athénée, ibid.
56 Alexis, Tarentins, F. 1 et 2, in FCG, III, 483.
57 En consacrant son numéro 6 aux Destins du cannibalisme, la Nouvelle Revue de Psychanalyse (1972,
231-246) avait accueilli cet essai dans une première version.
4
 
Dionysos orphique et le bouilli rôti
 
Si Dionysos a longtemps fait figure de puissance venue de l'étranger, alors
que, nous le savons aujourd'hui, il est d'aussi bonne souche que d'autres
divinités grecques, c'est que ce dieu a vocation pour l'Étrange. A la fois
présent au-dehors et au-dedans de la cité, Dionysos se plaît au jeu rituel de
l'hospitalité, du xenismós, où, citoyen du Panthéon et Olympien à part
entière, il est reçu et accueilli par l'ensemble de la communauté politique
comme une puissance étrangère. Dans l'espace clos de la cité comme dans
son au-delà, il fait à volonté surgir la forme de l'Autre, portant le masque
qui le découvre mais toujours le dérobe, là surtout où le dieu semble offrir
le visage le plus familier. Ainsi, sur tel vase, Dionysos assiste à l'initiation
d'un de ses fidèles dont l'apparence fait un autre lui-même, comme le
Dionysos appelé Myste, se faisant initier à ses mystères, dédouble sa propre
altérité, dans l'espace de la transgression ouvert par le mysticisme1.
Insaisissable et protéiforme, Dionysos ne cesse de l'être à travers les
interprétations qu'il provoque, aujourd'hui comme autrefois. Au début du
siècle, dans un climat de guerre froide, toute une école d'historiens entreprit
de découvrir « les religions à mystères » et leur relation avec le christianisme
primitif2. Dionysos, dont le pouvoir était au centre du débat, fut égal à lui-
même, gardant le même sourire pour ses dévots fanatiques et pour ses
contempteurs aveugles. N'était-il pas le dieu qui sauve par l'initiation à ses
mystères, celui qui délivre ses fidèles, qu'ils soient femmes ou esclaves  ?
N'apparaissait-il pas à travers le « repas communiel » de ses mystes comme
le modèle de ces dieux qui s'offrent eux-mêmes en victimes dans la forme
paroxystique du sacrifice  ? Pour V. Macchioro, un de ses plus farouches
défenseurs, qui entreprit de montrer dans une série d'études comment le
christianisme paulinien transposait le récit orphique de la passion
dionysiaque, il ne faisait pas de doute qu'en sortant de la nature humaine le
fidèle d'Orphée devenait Dionysos comme le chrétien devient Christ3. Au
contraire, pour A.J. Festugière, préoccupé de délimiter le fait religieux
hellénistique sur sa frontière la plus dangereuse, là où se posaient les
problèmes d'interférences entre le mystère chrétien et ce que l'histoire des
religions appelait alors «  les mystères païens  », le récit de la soi-disant
passion de Dionysos se réduisait à une légende tardive, démarquée de la
mort pitoyable d'Osiris, et les mystères de ce dieu ne pouvaient offrir aux
malheureux initiés qu'une occasion de s'évader quelques heures du train de
la vie quotidienne4.
Interprété par les néo-platoniciens comme par les Pères de l'Église, le
mythe orphique de Dionysos égorgé, puis dévoré par les Titans, n'a pas
cessé de nourrir les questions fondamentales du sacrifice sanglant, questions
que, pour des historiens comme R. Smith, J. Frazer et A. Loisy5, semblait
formuler avec le plus de pertinence la passion d'un dieu placé à la
confluence des religions anciennes du Proche-Orient et de la nouvelle
doctrine de salut, affirmée par le christianisme. Solidaire d'antiques rituels
agraires, Dionysos semblait également inséparable des nouvelles orientations
de la pensée religieuse. Ne découvrait-on pas, jusque dans les Bacchantes
d'Euripide, l'idée « presque chrétienne déjà »6 d'un délire purement spirituel
qui fait de la vie avec Bacchos une cérémonie sainte  ? La fortune dans la
pensée orphique d'un dieu dont la « passion » est devenue récit exemplaire
pour l'idéologie du sacrifice n'a fait qu'accentuer le caractère marginal de
Dionysos. Comme si d'avoir été accueilli dans un milieu sectaire
condamnait le Dionysos mis à mort par les Titans à n'être interprété qu'en
marge de son espace mythique propre.
Pour échapper au vertige de ces idéologies à masque herméneutique, il
faut s'ancrer fermement dans les données de la tradition. D'une part, ce
mythe raconte non seulement la mise à mort du jeune Dionysos, mais aussi
le châtiment des coupables, les Titans, que la foudre de Zeus réduit en
cendres d'où va surgir l'espèce humaine. Par ailleurs, ce récit, contemporain
de Pisistrate, occupe une position centrale dans la pensée orphique la plus
ancienne, celle du VIe siècle7. Dès lors, le mythe de Dionysos assassiné par
les Titans8  devient, dans ses diverses séquences, le lieu d'une série de
questions sur le sacrilice sanglant de type alimentaire, sur ses modalités, sur
son statut dans la société et dans la pensée grecques. Questions qui naissent
de la double énigme proposée par l'aspect insolite et par le caractère
monstrueux du meurtre sacrificiel accompli par les Titans. Monstrueux parce
que ceux-ci, couverts de gypse, masqués de plâtre, attirent un enfant, le
jeune Dionysos, en lui découvrant des objets fascinants, une toupie, un
rhombe, des poupées articulées, des osselets, un miroir. Et pendant que
Dionysos contemple son image captée par l'éclat du métal, les Titans le
frappent, le découpent et se livrent à une cuisine tellement étrange par
rapport à la tradition culinaire des Grecs qu'un problème aristotélicien y sera
tout entier consacré9. Les membres de la victime sont jetés dans un
chaudron où ils sont mis à bouillir ; après quoi, les Titans les saisissent, les
enfilent sur des broches et les mettent à rôtir10. Et c'est ce bouilli passé au
gril qu'ils ont le temps d'engloutir, sauf le cœur qui est dérobé et ainsi
préservé de la destruction que la foudre de Zeus inflige aux bourreaux.
Mais ce sacrifice humain n'est pas seulement énigmatique par les
procédures qu'il utilise, il est encore plus singulier par la position centrale
que lui réserve le mouvement orphique, dont un des traits essentiels est de
refuser obstinément, dans la pratique alimentaire de son genre de vie, de
manger de la viande, c'est-à-dire, sur le plan religieux et cultuel, d'offrir aux
dieux des sacrifices sanglants11.
C'est de ce paradoxe sacrificiel qu'il faut partir, après l'avoir explicité.
Que signifie le contraste entre le mythe et la pratique du milieu qui formule
ce récit ? Comme le pythagorisme dont il est contemporain, l'orphisme est
un mouvement de protestation religieuse qui se définit par une attitude de
refus, refus de tout le système politico-religieux, organisé autour des
Olympiens et de la distance qui sépare les hommes et les dieux12. Dans la
pensée grecque, le lieu de la différence et du partage est dessiné par le
sacrifice prométhéen qui a désigné les parts de la victime animale réservées
aux uns et aux autres  : pour les dieux, le fumet et les odeurs qu'ils se
contentent de humer, pour les hommes, la viande dont ils ont besoin pour
vivre et qui est le signe de leur condition mortelle. Changer de régime
alimentaire, c'est mettre en question l'ensemble des relations entre les dieux,
les hommes et les bêtes sur lesquelles repose tout le système politico-
religieux de la cité grecque. Mais selon qu'il s'agit des Orphiques ou des
Pythagoriciens, le refus sera modulé de façon différente.
Pour les Pythagoriciens, rejeter le système de la cité peut prendre deux
formes qui se traduisent en comportements alimentaires parallèles : ou bien
le refus est pur renoncement au monde. Le genre de vie choisi est alors une
ascèse, une purilication complète de l'âme. Toute pratique du sacrifice
sanglant est exclue, l'alimentation carnée est rejetée avec intransigeance. Ou
bien la critique du système politico-religieux se fait de l'intérieur : c'est un
réformisme. Le Pythagorisme se présente alors comme un mouvement
politique d'inspiration religieuse qui vise à transformer la cité. Cette
orientation entraîne d'autres conduites alimentaires dont témoignent les
Pythagoriciens qui acceptent de manger du porc ou de la chèvre, mais
refusent obstinément de toucher à la viande de bœuf ou de mouton,
comme si ces deux espèces animales représentaient à elles seules toute la
nourriture carnée dont porcs et chèvres se trouvent exclus pour différents
motifs détaillés par l'idéologie pythagoricienne13.
Pour les disciples d'Orphée, au contraire, il n'y a qu'une seule attitude
possible, car l'Orphisme se joue exclusivement sur le plan religieux. C'est
une secte qui met radicalement en question la religion officielle de la cité. A
deux niveaux, en particulier  : l'un, de pensée théologique, l'autre, de
pratiques et de comportements. Fondamentalement, l'orphisme est une
religion du livre ou plutôt des textes, avec des cosmogonies, des théogonies
et les interprétations qu'elles ne cessent d'engendrer. Toute cette littérature
paraît, pour l'essentiel, construite contre la théologie dominante des Grecs,
celle d'Hésiode et de sa Théogonie. Trois exemples suffiront à marquer les
contrastes entre Orphisme et Hésiodisme14.
Le premier est l'opposition entre le Chaos d'Hésiode et l'Œuf primordial
des Orphiques. A l'origine de toutes choses, la Théogonie hésiodique situe
une puissance de l'inorganisé, la Béance, Chaos, à partir de quoi, par étapes
successives, les puissances constitutives du cosmos vont se distinguer,
prendre forme et se définir les unes par rapport aux autres. La souveraineté
de Zeus va marquer la fin d'un procès, parti du Non-Être pour déboucher
sur l'Être. Dans les cosmogonies orphiques, le cheminement est inverse. A
l'origine de tout, il y a l'Œuf, symbole de la vie, image du vivant parfait ;
et l'Œuf qui représente la plénitude originelle de l'Être va se dégrader peu à
peu jusqu'au Non-Être de l'existence individuelle. Deuxième exemple : Erôs,
l'Amour, qui joue dans la Théogonie rhapsodique des Orphiques un rôle
capital, alors qu'il est pour ainsi dire mis entre parenthèses par Hésiode.
Chez les premiers, Erôs apparaît sous les noms de Premier-Né, Prôtogonos,
de celui qui fait briller, Phanès. Puissance qui intègre, qui concilie les
opposés et les contraires, l'Amour est la force primordiale qui permet
d'unifier les aspects différenciés d'un monde déchiré par l'action de Neîkos,
la Querelle. Dans la Théogonie d'Hésiode, au contraire, Erôs n'est plus que
le principe de la génération par accouplement dont la médiation permet la
différenciation de puissances distinctes. Cette divergence d'orientation entre
les deux systèmes de pensée apparaît encore plus nettement dans la place
que l'un et l'autre réservent à l'homme et au problème de l'anthropogonie.
Pour Hésiode, le vrai discours sur l'Être, ce sont les dieux, leurs parts
respectives, leur histoire jusqu'à la victoire définitive de Zeus. Le partage
tracé par le sacrifice prométhéen ne fait que fonder, sur le plan du mythe,
l'ordre défini par les puissances divines. A l'inverse, dans la pensée orphique,
l'anthropogonie est un chapitre capital  : il s'agit d'expliquer à la fois
comment les premiers hommes ont fait leur apparition dans un monde
originellement parfait et pourquoi ils ont été condamnés à une existence
individuelle, tout en gardant en eux une parcelle d'origine divine.
Comme l'Orphisme est une littérature inséparable d'un genre de vie, la
rupture avec la pensée officielle entraîne des différences non moins grandes
dans les pratiques et dans les comportements. Celui qui choisit de vivre à la
manière orphique, le bíos orphikós15, se présente d'abord comme un individu
et comme un marginal ; c'est un errant, semblable à ces Orphéo-télestes qui
vont de cité en cité, proposant aux particuliers leurs recettes de salut et se
promenant de par le monde comme les démiurges d'antan16. Bien entendu,
ces espèces de moines sont non seulement coupés du monde politique de la
cité, mais ils s'en sont délibérément évadés. D'autant plus sûrement qu'ils
ont pris soin de marquer l'écart, sur le plan des pratiques. Leurs vêtements
les singularisent, aux yeux de tous : ils ne portent que des habits de couleur
blanche, et ils refusent de se laisser ensevelir dans une pièce d'étoffe de
laine, parce que la laine est aussi part entière du vivant17. Mais avant tout,
ce sont les manières de manger qui désignent le disciple d'Orphée. Pour les
contemporains d'Aristophane une phrase résume toute la doctrine de la
secte  : «  Orphée a appris aux hommes à s'abstenir de meurtres18  ». Le
« meurtre » dont il s'agit est, en grec, phónos, mot qui n'est pas étranger au
vocabulaire sacrificiel19. Quoi qu'en disent d'aucuns20, Orphée n'est pas
venu apprendre aux hommes à respecter la vie humaine ; la cité s'en était
déjà occupée. L'originalité d'Orphée est ailleurs  : dans l'extension du
concept de « meurtre ». Il y a phónos dès qu'on tue ce qui est animé, dès
qu'on détruit le vivant. Et pour toute la pensée sectaire du VIe siècle, se
tenir à l'écart du meurtre, c'est essentiellement refuser le sacrifice sanglant et
le type d'alimentation carnée qui en est solidaire. Le genre de vie appelé
orphique ne se réduit pas à quelque végétarisme insipide  : s'abstenir de
manger de la viande est dans la cité grecque un acte hautement subversif.
Tel est l'encadrement culturel et religieux du récit que donnent de la
mort de Dionysos les disciples d'Orphée. Il s'agit d'un mythe du sacrifice
sanglant et alimentaire, situé au centre d'un système de pensée qui rejette ce
type de sacrifice et se constitue en opposition déclarée à la tradition
officielle, représentée par Hésiode, par le théologien qui raconte le partage
alimentaire décisif du premier sacrifice animal : celui par lequel Prométhée
assigne à chacun des partenaires,  –  aux dieux et aux hommes  –, sa place
définitive. En conséquence, le déchiffrement du mythe orphique de
Dionysos, mangé sacrificiellement par les Titans, ne pourra se faire que par
référence au mythe prométhéen du premier animal consommé. La
confrontation est d'autant plus justifiée que, de part et d'autre,  –  nous
allons le voir – il s'agit d'un sacrifice sanglant, commis aux origines et qui
doit définir à la fois un comportement alimentaire et un type de relation
entre les dieux et les hommes.

Parmi les interprétations de la mise à mort de Dionysos, l'une des plus


obstinées voudrait reconnaître dans les gestes des meurtriers une mise en
scène de l'omophagie, c'est-à-dire de ce rite spécifiquement dionysiaque qui
consiste à manger crues les chairs d'une victime animale21. L'intention
idéologique y est évidente : le mythe se doit de refléter un rituel. Reflet que
vient à peine troubler l'inversion de Dionysos qui, de sacrificateur
déchaînant la violence des Bacchantes dans le diasparagmós, devient, dans ce
récit, le sacrifié victime de la troupe déchaînée des Titans. Pour toute une
série d'historiens, entraînés par Frazer22, la précellence du rituel était
d'autant moins contestable que ce dernier semblait faire partie intégrante
d'une religion agraire dont l'École de Mannhardt découvrait avec lyrisme la
présence permanente dans les civilisations les plus diverses. A cette lecture, si
confiante, il suffit d'opposer une seule objection, et elle est décisive  : le
mythe orphique de Dionysos ne fait aucune allusion à l'omophagie, ni au
manger cru du dionysisme. Aucune version de ce mythe ne montre les
Titans capturant l'enfant Dionysos au terme d'une chasse ou d'une
poursuite  ; davantage, aucune ne nous raconte que les Titans ont dévoré
toutes crues les chairs de leur tendre victime23. En effet,  –  et ici nous
entrons dans l'analyse du mythe par ses traits les plus pertinents –, l'histoire
de Dionysos et des Titans se situe sans ambiguïté du côté du cuit et de
l'activité culinaire  : la victime, égorgée, est soigneusement bouillie avant
d'être rôtie. Nous sommes loin d'une scène de lynchage24. Le récit révèle
deux traits d'importance inégale, mais qui contribuent l'un et l'autre à
qualifier les Titans commes les acteurs d'un sacrifice régulier parfaitement
homologue à celui qu'accomplit Prométhée.
C'est en premier lieu la manière dont les Titans traitent leur victime  :
sans la traquer, sans la chasser, sans lui faire d'autre violence que celle,
inévitable, de l'égorgement. Dans le. sacrifice ordinaire, l'usage est de mener
paisiblement la victime, un animal domestique, jusqu'à l'emplacement choisi
pour le sacrifice, et, là, de chercher à obtenir son consentement, soit en
l'aspergeant au cours de la libation, soit en lui versant dans l'oreille des
grains d'orge et de blé25. L'animal est ainsi persuadé de secouer la tête
d'une certaine manière où les Grecs reconnaissent une forme
d'assentiment26. C'est le même but que visent les Titans en offrant à
Dionysos de merveilleux jouets : poupées articulées, pommes d'or, rhombe,
toupie et, enfin, le miroir27 où l'enfant découvre son image et se perd à la
contempler28. Autant de ruses pour frapper la victime sans qu'elle s'en
aperçoive, sans qu'elle se débatte ou lance un cri de mauvais augure. Mais
l'arme du crime est-elle bien la même que l'instrument du sacrifice ? Seule
l'épopée dionysiaque de Nonnos rompt le silence des autres versions  ; elle
nous apprend que Dionysos, absorbé dans la contemplation de son visage
déformé par le miroir, a été égorgé, saigné au couteau, par la máchaira29.
Dans le diasparagmós, la victime est déchiquetée, à mains nues, ou bien,
comme dans le sacrifice à la Despoina de Méthydrion en Arcadie, où le
prêtre ne tranchait pas la gorge des animaux, la foule se jetait sur les
victimes et chacun arrachait le morceau qu'il parvenait à saisir30. Ici, au
contraire, les Titans se servent du couteau sacrificiel, de l'instrument qui
permet à la fois d'égorger et de découper la victime. Tous les autres
témoignages du meurtre de Dionysos se contentent de nous dire que
l'enfant a été dépecé ou démembré. Et c'est le verbe employé pour exprimer
le démembrement, diaspáō ou diasparássō31, qui a souvent fait conclure à
une scène d'omophagie. Mais la suite de l'histoire qui est, dans tous les cas,
consacrée aux détails de la préparation culinaire, détourne d'y reconnaître
une pratique de diasparagmós. Si le récit recourt à un terme dont la couleur
dionysiaque est aussi violente, c'est pour ne laisser aucune équivoque sur la
brutalité des Titans : Dionysos est égorgé, mais de manière sauvage, par des
sacrificateurs qui sont aussi ses bourreaux32.
Le second trait est sans aucun doute plus significatif. Traditionnellement,
bouillir et rôtir font partie des prérogatives du cuisinier-sacrificateur33. Avec
la cuisine dont Dionysos fait les frais, nous sommes de plain-pied dans
l'économie du sacrifice régulier. C'est d'ailleurs par le récit de ces opérations
que s'ouvrent la plupart des versions du mythe. La cuisson des chairs de la
victime est un acte essentiel du rituel de sacrifice. Mais, dans le cas des
Titans, cette activité culinaire34 est plus complexe qu'à l'ordinaire, au point
qu'elle fait l'objet d'un problème aristotélicien centré sur les rapports du
bouilli et du rôti  : «  Pourquoi n'est-il pas permis de rôtir le bouilli, alors
que ce l'est de bouillir le rôti  ? Est-ce à cause de ce qui est dit dans la
Teletḗ35  [le récit orphique  : Rite d'initiation où était raconté le mythe de
Dionysos et des Titans]  ? ou bien est-ce parce que les hommes apprirent
plus tard à préparer les mets bouillis, car, autrefois, ils rôtissaient tout.  »
Voilà le problème : il y a deux modes de cuisson de la viande, le rôti et le
bouilli. Leur ordre de succession n'est pas indifférent. Or il semble bien,
d'après ce problème, que les Titans ont inversé l'ordre normal  : ils ont
commencé par faire bouillir les chairs de Dionysos avant de les passer à la
broche36. Pourquoi  ? Autrement dit, deux questions surgissent  : quel est
dans le sacrifice ordinaire le rapport entre le rôti et le bouilli ? Quel est le
sens de cette relation et de l'inversion qu'on peut lui faire subir ?
Sur le premier point, le problème aristotélicien indique déjà nettement que
les deux modes de cuisson ne peuvent se confondre et qu'ils ne sont pas
interchangeables, comme on le dit communément et ainsi que peut le faire
croire l'usage attesté plus d'une fois de soumettre toutes les viandes au
rôtissage seul37. En fait, toute une série d'informations, littéraires38,
céramographiques, épigraphiques établissent formellement, d'une part, que
l'économie du sacrifice comprend deux opérations culinaires distinctes  : la
cuisson dans le chaudron, et le rôtissage à la broche  ; de l'autre, que ces
deux modes de cuisson s'appliquent à des parties différentes de l'animal
sacrifié et se succèdent toujours dans le même ordre  : les viscères sont
d'abord passés à la broche, le reste de la viande est ensuite mis à bouillir
dans le chaudron. Dans la grande inscription qui réglemente les statuts de la
confrérie des Molpes, des Chantres de Milet, une famille de prêtres reçoit la
charge de «  griller les viscères et de cuire les viandes par ébullition39  ».
Division du travail culinaire en deux temps rituels qui sont illustrés
remarquablement par une hydrie ionienne de Caere où sont figurées les
diverses phases d'un sacrifice sanglant40.
Cette opposidon entre le rôti et le bouilli trouve à se confirmer à
l'intérieur du modèle sacrificiel par le jeu des différences entre les morceaux
de la victime  : les uns sont du côté de la broche, les autres relèvent du
chaudron. Pour la broche, sont réservées les parties appelées spláncbna, c'est-
à-dire les viscères dont la liste exhaustive est dressée par Aristote dans son
Traité sur les parties des animaux  : foie, poumon, rate, reins et cœur
(estomac, œsophage et intestins n'en font pas partie41). Ce sont les organes
internes que les Grecs définissent par opposition à ce qu'ils appellent viande,
sárx, c'est-à-dire les morceaux externes42. Cette opposition dedans/dehors en
rencontre une autre, plus importante, entre vital/non-vital. Les viscères, les
splánchna, représentent les parties vitales de l'animal, en fonction desquelles
Aristote, dans le même traité, distingue deux catégories d'espèces animales :
les sanguins et les non-sanguins. Seuls les premiers possèdent des viscères
parce que les splánchna sont des organes formés à partir du sang  : «  une
humeur sanguine se condense et se fige pour former les viscères43 ». Et c'est
une donnée capitale pour comprendre pourquoi ces morceaux de l'animal
sont consommés en premier : les splánchna représentent ce qu'il y a de plus
vivant et de plus précieux dans la victime offerte en sacrifice. Dans certains
récits mythiques ou légendaires, le pouvoir ou la victoire appartiennent à
celui qui s'empare des parties vitales d'une victime. Dans un mythe grec,
raconté par Ovide, un oracle avait fait savoir que celui qui mangerait le
premier les splánchna d'un taureau monstrueux, enserré dans les replis du
Styx, deviendrait assez fort pour triompher des dieux et renverser le pouvoir
de Zeus. Au moment où le géant Briarée s'apprêtait à rôtir les entrailles de
la victime, un milan les lui arracha et les remit entre les mains de Zeus,
écartant ainsi de justesse le danger qui menaçait l'ordre olympien44. Le
même détournement apparaît dans l'histoire légendaire de Véïes, la cité des
É
Étrusques que vient assiéger Camille. Les Romains ont creusé sous la ville
un tunnel qui débouche à deux pas du temple de Junon. Ils surgissent en
plein milieu d'un sacrifice, au moment où le devin, après avoir examiné les
entrailles, annonce que « le dieu donne la victoire à celui qui poursuivrait le
sacrifice  ». Aussitôt, les soldats de Camille s'emparent des splánchna et les
remettent à leur chef45.
D'autres oppositions viennent compléter les premières. Par exemple,
tandis que les chairs de la victime se mangent assaisonnées de sel, les
splánchna doivent être consommés sans sel. La prescription peut paraître
gratuite, mais elle prend tout son sens dès qu'elle est replacée dans le
contexte de pensée culinaire que lui fournit une comédie d'Athénion, écrite
au IIIe siècle avant notre ère46. Dans cette pièce, un cuisinier, qui est aussi
un sacrificateur – mágeiros a les deux sens –, fait l'éloge de son art. Avant
l'invention de l'art culinaire, l'humanité était condamnée à la sauvagerie : la
civilisation commence par la cuisine, et tout progrès de l'une est une
victoire de l'autre. Pour ce cuisinier philosophe, l'histoire des hommes
commence par l'allélophagie pré-culinaire et elle s'achève avec la découverte
des raffinements alimentaires qui marquent l'épanouissement de la vie
civilisée. Or, dans cette histoire, la consommation des splánchna non salés
est donnée comme la preuve d'un état intermédiaire entre le cannibalisme et
l'invention des assaisonnements, des hēdúsmata, dont l'usage inaugure
l'avènement des ragoûts, et des plats richement épicés. Les brochettes sans
sel que l'on mange dans le rituel du sacrifice jouent donc dans la théorie du
porte-parole d'Athénion le même rôle que les «  grains entiers  », les
oulóchutai, dans l'histoire de la civilisation que Théophraste, à la même
époque, entreprend de reconstruire à travers les données de ce même rituel
du sacrifice47. Si l'on jette des «  grains entiers  » sur le sol devant soi et
devant la victime, c'est en souvenir d'un temps où le moulin n'avait pas
encore été révélé aux hommes par Déméter. Les oulóchutai gardent la trace
d'un âge intermédiaire entre l'avènement des céréales et l'invention du blé
moulu et du pain à base de farine48. Par conséquent, l'opposition sel/sans
sel semble renvoyer à une sorte de périodisation de l'histoire culturelle
inscrite dans le sacrifice et dans le détail de son cérémonial culinaire.
Mais ce n'est pas le seul indice de temporalité qu'offre ce rituel. Une
nouvelle opposition entre les splánchna et le reste de la viande montre que le
sacrifice obéit à un temps de l'avant et de l'après. Un règlement cultuel,
comme le calendrier d'Erchia, distingue deux phases dans le déroulement
d'un sacrifice  : jusqu'aux splánchna et après les splánchna. Il s'agit du
sacrifice offert à Zeus Meilíchios à Athènes, au mois d'Anthestēriṓn  ; la
victime est une brebis  ; et il est précisé que le sacrifice sera du type
nēphálios méchri splánchnōn  : on n'y fera pas usage de vin jusqu'aux
splánchna49. Autrement dit, après la consommation des brochettes, des
splánchna, le vin sera licite, comme il l'est normalement pour les libations
d'un sacrifice ordinaire. Ce détail rituel est d'autant plus pertinent qu'il
vient souligner le double aspect du culte rendu à Zeus Meillchios, mi-
chthonien et mi-ouranien, tour à tour maléfique et bienveillant50.
Ces différentes oppositions ne sont pas sans relations entre elles. Si la
consommation des viscères constitue nécessairement la première phase du
sacrifice, cette priorité n'est sans doute pas étrangère à la nature vitale des
parties appelées splánchna. C'est parce qu'ils assurent la participation
maximale au sacrifice que les viscères sont croqués en premier. Deux
témoignages suffisent à l'établir. Le premier est une scène de l'Odyssée, dans
le chant III. Au moment où Télémaque accompagné d'Athéna arrive en vue
de Pylos, Nestor et ses fils sont occupés à offrir un sacrifice solennel à
Poséidon : « Déjà, ils ont mis la dent aux premières grillades, aux splánchna,
et ils font brûler les cuisses, les mēría.  » Dès que les gens de Pylos
aperçoivent Télémaque, ils s'empressent de l'inviter. Mais au lieu de se
contenter de lui offrir une part des quartiers de viande auxquels nul n'a
encore touché, les Pyliens suspendent le cours de la cérémonie  ; ils prient
leurs hôtes de verser une libation, de prononcer une courte prière et de
manger une part des grillades, une portion de splánchna51. De cette
manière, Télémaque et ses compagnons sont pleinement associés au
sacrifice : en recevant leur part des viscères, ils prennent place dans le cercle
de ceux que les Grecs appellent « mangeurs de splánchna », splachneúontes,
ou sussplanchneúontes, « ceux qui mangent ensemble des splánchna52 ». Cette
solidarité des co-mangeurs de viscères est attestée explicitement par le second
témoignage  : un rituel des Eupatrides destiné à purifier le coupable d'un
crime de sang. Ce rituel s'ouvre par un sacrifice auquel participent le
purilicateur attitré et une série de personnages dont le nom n'est pas révélé
mais dont la complicité avec le premier s'affirme à travers les gestes du
sacrifice : ils mangent tous ensemble les parties vitales de la victime, et cette
commensalité les qualifie pour accomplir collectivement la purilication du
meurtrier53.
On est ainsi conduit à mettre en évidence une opposition, dominante par
rapport aux précédentes, entre deux cercles de mangeurs de viande
sacrificielle  ; l'un, resserré, des co-mangeurs de splánchna, l'autre à la fois
plus large et plus lâche, de ceux qui participent au repas sacrificiel. Entre les
deux cercles, il n'y a pas seulement la distance qui sépare le rôti du bouilli,
mais la différence qui distingue deux manières de manger : les viscères de la
victime doivent être consommés sur place, croqués tout brûlants, tandis que
les portions de viande peuvent être mangées plus tard, soit sur place dans
quelque local voisin, soit dans les demeures privées de ceux qui, pour avoir
participé au sacrifice, ont bénéficié de la répartition des chairs, soit encore,
en des lieux plus ou moins éloignés, chez ceux qui ont reçu en hommage,
en géras, de la part du sacrifiant tel morceau de choix prélevé sur la victime.
C'est ainsi, par exemple, que, lors d'un sacrifice solennel offert à Apollon
dans la cité de Chaleion en Locride occidentale, on mettait en réserve,
chaque année, une part de viande qui était expédiée à une poétesse de
Smyrne dont les citoyens de Chaleion avaient fort apprécié un poème écrit
en l'honneur de leur dieu54.
Voilà donc entre splánchna et non-splánchna une série de contrastes  : les
premiers sont les parties internes de la victime, les organes vitaux,
consommés en premier, sur place, et qui, mangés sans sel, fondent une
solidarité très forte entre les commensaux. Quant aux non-splánchna, c'est-à-
dire le reste de la viande, ils sont constitués par des parties externes,
qualifiées de non-vitales, qui se laissent accommoder avec du sel et des
assaisonnements, mais dont la consommation peut être différée et n'entraîne
pas le même degré de commensalité. Ces différentes oppositions
surdéterminent le partage initial entre la broche et le chaudron dont la
complémentarité régente l'ordonnancement de chaque sacrifice sanglant de
type alimentaire. Elles viennent confirmer l'orientation du rapport qui
s'établit entre le rôti et le bouilli, dans un rituel où les viscères de la victime
sont toujours passés à la broche et consommés avant le reste de l'animal. Le
bouilli vient toujours après le rôti.
Une fois reconnu ce modèle culinaire du rituel sacrificiel, reste encore à
savoir, d'abord, quelle est la signification de ce double procédé culinaire, ce
que veut dire bouillir par rapport à rôtir, et, ensuite, quel est le sens de
l'inversion que les Titans font subir à ce modèle au cours de leur sacrifice.
La seconde question conduira à cerner de plus près le statut des acteurs
mêlés à ce drame orphique.
Entre le rôti et le bouilli, les Grecs ont relevé de façon explicite une série
de différences dont les unes sont culinaires et les autres culturelles, sans qu'il
y ait rupture entre les deux plans. Ce sont d'abord des jugements qualitatifs
qui relèvent d'une physique de la cuisine : le rôti est plus cru, et serait ainsi
plus sec que le bouilli, ou encore : les viandes grillées sont plus sèches en
dehors qu'en dedans, alors que c'est l'inverse pour les bouillis. Les
Météorologiques d'Aristote ou les Problèmes de son école sont remplis
d'observations de ce genre, souvent banalisées55. Mais d'autres différences
sont moins immédiates et le culinaire s'y mêle au culturel. Par exemple,
lorsque Philochore compare les mérites respectifs du rôtissage et de la
cuisson par ébullition, il ne se contente pas d'expliquer que rôtir est un
procédé moins avantageux que l'usage du chaudron, grâce auquel on peut
non seulement dépouiller les viandes de leur crudité mais en amollir les
parties dures et cuire le reste à point (pepaínein). Philochore en dit
davantage  ; il affirme que le rôtissage oscille le plus souvent entre deux
modes du mal cuit, entre l'à-moitié-cru et l'à-moitié-brûlé, tandis que la
coction par ébullition représente le type de cuisson le plus parfait, celui qui
reproduit dans l'art culinaire le procès suivi par la maturation des fruits, la
pépansis achevée que la Nature obtient en combinant le sec et l'humide dans
le jeu régulier des saisons alternant au rythme du Soleil56. Avec la cuisson
par ébullition, l'art, la téchnē culinaire s'affirme l'égale d'un procès naturel
qui met à la disposition de l'homme les nourritures les plus parfaites  : la
supériorité du bouilli sur le rôti n'est pas seulement gastronomique, elle est
d'abord culturelle. Et Platon le confirme dans la République où rôti et
bouilli s'opposent mutuellement comme état primitif et société à civilisation
raffinée57. Dans le premier, c'est le règne de la vie simple où l'on fait griller
sur la braise des glands et des baies de myrte. Dans l'autre, il n'y a que
ragoûts, nourritures en sauce, plats mijotés voisinant avec les aromates et les
douceurs. Le contraste entre les deux régimes est d'autant plus marqué qu'il
est repris dans la description du genre de vie des Gardiens de la
République58  : pour être semblables à des chiens toujours en éveil, l'œil
ouvert et l'oreille tendue, les guerriers seront astreints au régime des
grillades, optà kréa, car le rôtissage demande peu d'apprêts et n'exige aucun
de ces ustensiles que réclame une cuisine de ragoûts et de viandes préparées
à la marmite. Certes, Platon prend ici le contre-pied de l'opinion
commune : faire l'éloge du rôti est une manière de refuser l'histoire. Mais,
même en négatif, il témoigne encore que le temps du rôti précède l'âge du
bouilli. Tel est bien le sens qu'Athénion ou son cuisinier prétendait
déchiffrer dans le sacrifice à travers l'usage de consommer les brochettes sans
sel  : la broche est bien antérieure au chaudron. C'est ce qu'affirme
également l'auteur du Problème aristotélicien qui s'interroge sur la cuisine
des Titans, car une des interprétations qu'il envisage pour expliquer
l'interdiction de rôtir le bouilli est qu'un pareil procédé menacerait de
subversion une histoire culturelle convaincue que l'humanité a d'abord
mangé de la viande grillée avant d'apprendre l'art des plats mijotés59.
De la convergence de ces différents témoignages on peut sans doute
conclure que, pour la pensée grecque, le sacrifice, soumis à la règle de la
broche précédant le chaudron, est porteur d'une certaine représentation de
l'histoire de la culture dont les traits sont d'autant mieux dessinés qu'ils en
prolongent d'autres, inscrits dans les divers récits mythiques sur l'origine de
la vie cultivée. En effet, entre le rôti et le bouilli qui sont l'un et l'autre des
modalités du cuit, il y a le même écart qu'entre le cru et le cuit. De même
que le cuit distingue l'homme de l'animal qui mange cru, le bouilli sépare le
vrai civilisé du rustre condamné aux grillades. C'est là, il faut déjà le noter,
un schéma qui vient corriger celui du mythe de Prométhée. Dans ce dernier,
le sacrifice sanglant représente, pour l'humanité, le passage d'un âge d'or à
un état qui est un mal ambigu  : manger les chairs cuites d'un animal
sacrifié, c'est régresser d'un mieux vers un mal. Mais à l'intérieur même de
ce modèle, l'analyse en découvre un second, autrement orienté que le
premier : du mal au mieux, dans le sens qui conduit du rôti au bouilli.
Et sans doute faut-il ici, en guise de confirmation, alléguer, de façon
paradoxale, le témoignage de certains des disciples de Pythagore dont un des
préceptes recommande de ne pas rôtir le bouilli60. Recommandation qui
n'est certes pas formulée par les Purs, convaincus de ne jamais commettre le
moindre «  meurtre  », mais qui convient parfaitement à ces Pythagoriciens
qu'un compromis avec le pouvoir politico-religieux conduisait naturellement
à sanctionner l'ordre inscrit dans la pratique fondamentale du sacrifice
sanglant. Une fois le sacrifice accepté, avec les aménagements que nous
connaissons par ailleurs61, il n'est plus question de le détruire du dedans. Et
le précepte des Pythagoriciens, loin d'être l'écho déformé du mythe
orphique, apparaît bien plutôt comme une marque destinée à différencier,
ici encore, les disciples de Pythagore des lidèles d'Orphée.
Dès lors, l'inversion que fait subir le mythe orphique aux procédures
culinaires du sacrifice n'est plus une évidence immédiate ; sa signification est
délivrée par la seule référence au modèle que nous venons de dégager. Aller
du bouilli au rôti, c'est opérer un renversement décisif qui vient effacer dans
le jeu même du rituel toute trace de positivité62. Mais pour interpréter
correctement ce travail de dénégation, il convient d'abord d'interroger les
acteurs choisis par les Orphiques pour exécuter ce sacrifice primordial. Qui
sont donc ces Titans ? Sont-ce simplement des Royaux, des puissances qui
ont vocation à la souveraineté et qui se distinguent par une violence
orgueilleuse dont Dionysos, après Zeus, serait réduit à faire les frais ? Dans
l'image que nous en livrent les différentes versions du mythe, deux détails
méritent une attention particulière : d'une part, les Titans qui s'emparent de
Dionysos sont des êtres couverts de gypse63  ; par ailleurs, leurs cendres,
mêlées à la terre, vont donner naissance aux premiers représentants de
l'espèce humaine64.
Le déguisement qu'empruntent les bourreaux de Dionysos avait éveillé
l'intérêt de H. Jeanmaire, friand de toutes les données mythiques ou
rituelles de la Grèce ancienne que l'ethnologie pouvait éclairer par
comparaison. Ces hommes masqués, couverts de plâtre, dont la troupe
encerclait un jeune garçon, n'évoquaient-ils pas de façon surprenante les
adultes des sociétés africaines qu'une couche de terre blanchâtre transformait
en êtres surnaturels aux yeux de ceux qu'ils avaient la charge d'initier ? Et
Jeanmaire croyait pouvoir conclure que le mythe des Orphiques s'était
contenté de transposer les dangers courus par l'adolescent à l'occasion des
rites de passage65. C'était d'abord négliger toutes les connotations
sacrificielles du récit  ; c'était oublier également que, dans l'Orphisme, le
mythe était inséparable d'une anthropogonie  : il s'agit de l'origine de
l'homme, non de l'éducation du jeune Dionysos. Celui-ci n'accède pas à la
vie adulte des Titans qui l'auraient initié66, mais ce sont ses bourreaux que
la foudre vient réduire en cendres d'où sortira l'espèce humaine67. En fait, le
détail du gypse ne vient nullement contredire le sens du récit.
Techniquement, le gypse (gúpsos), c'est le plâtre, qui est, en Grèce, assez
rarement utilisé comme enduit. Dans les constructions minoennes, la pierre
à plâtre est le plus souvent employée sous forme de dalles, destinées aux
seuils, aux orthostates, aux bases de colonne68. Mais cette pierre blanche est
souvent associée et même confondue avec la chaux vive que l'on obtient par
cuisson dans les fours des calcaires et des marbres. Or le terme spécifique
pour désigner la chaux vive, c'est títanos, ou «  titan  », qui signifie la
poussière blanchâtre, l'espèce de cendre (téphra) de couleur blanche que
produit la crémation de toute espèce de calcaire69. Dès lors ces meurtriers
masqués de gypse ne seraient-ils pas cachés par cela même qui révélerait le
mieux leur identité70  ? C'est ce que semblent indiquer certaines traditions
sur l'existence de premiers autochtones, appelés tantôt Titán, tantôt Titḗnios
ou Titakos71. D'après Philochore, le plus célèbre des Atthidographes, la Terre
Attique s'appelait autrefois la « Terre Titane », Titanìs gē̂, nom qui lui venait
d'un certain Titḗnios qui habitait aux environs de Marathon  : il était plus
ancien que les Titans, et seul, disait-on, il n'avait pas livré combat contre les
dieux72. Titḗnios faisait sans doute partie de ces Royaux dont l'autochtonie
remontait à des temps antérieurs à Cécrops, comme semblait l'admettre
Istros dans son recueil des histoires de l'Attique73. Et, de la même manière,
pour les gens de Sicyone, le premier habitant de la terre s'appelait Titán :
c'était le frère du Soleil et il avait donné son nom à tout le pays, appelé
désormais Titanḗ74.
Dans toutes ces traditions, il s'agit de vivants nés de la terre, et, plus
précisément, formés de l'élément terreux mêlé de feu que désigne leur nom
de títanos, de chaux vive. Le Titan de Sicyone a pour frère le Soleil. Ce
mélange de feu et de terre est aussi une donnée physique, inscrite dans les
Météorologiques d'Aristote : « Les corps formés de terre sont le plus souvent
chauds par suite de l'activité de la chaleur qui les a produits, par exemple la
chaux et la cendre, titanos kaì téphra75. » Mais les commentaires d'Eustathe
à l'épopée homérique ont gardé souvenir d'une relation beaucoup plus
précise entre les premiers autochtones appelés Titans et les ennemis de
Dionysos couverts d'une poussière blanchâtre. En marge des vers de l'Iliade
qui évoquent les blancs sommets du Titane76, le savant archevêque de
Thessalonique nous rappelle que titanos est le nom technique de la chaux
vive et que ce nom lui vient directement du supplice subi dans le mythe par
les Titans lorsqu'ils furent réduits en cendres par le feu de Zeus et
confondus avec la poussière blanche que produit la cuisson des calcaires et
des marbres77.
Les Titans du mythe orphique ne se laissent donc pas confondre avec les
adversaires de Zeus dans la Théogonie d'Hésiode. Dans le récit du meurtre
de Dionysos, ce sont des puissances qui participent à la fois des dieux et des
hommes  : des dieux parce qu'ils sont, comme eux, antérieurs à la race
humaine, mais aussi des hommes parce que les affinités de ces personnages
avec une certaine matière terreuse, avec la poussière de chaux, les qualifient
pour jouer le rôle d'ancêtres d'une race aussi profondément enracinée dans
la glèbe que les «  mangeurs de pain  ». Dans toute une série de traditions
aussi marginales que les précédentes, l'espèce humaine, que la Théogonie
d'Hésiode se représente jouissant de la commensalité des dieux avant d'en
être séparée par le partage sacrificiel, fait, au contraire, son apparition soit
en émergeant des entrailles de la terre78, soit en s'animant sous les doigts
d'un démiurge qui l'a façonnée après avoir mélangé la terre et l'eau, disent
les uns79, la terre et le feu, ainsi que d'autres le prétendent80. Et c'est
précisément toute une part de ces récits circulant en marge de la tradition
officielle que la pensée orphique récupère et qu'elle réorganise dans un
mythe théologique dont les Grecs eux-mêmes soulignaient le caractère
composite en y dénonçant une forgerie d'Onomacrite qui aurait – selon la
version de Pausanias  – adapté des rites sacrés à Dionysos, emprunté à
Homère le nom des Titans et imaginé de faire de ces personnages les
auteurs des souffrances de Dionysos81. Si l'analyse que nous venons de faire
oriente plutôt vers d'autres sources que le texte homérique, elle semble aussi
montrer plus nettement l'originalité, orphique de ce mythe, car les Titans,
meurtriers de Dionysos, introduisent directement au centre de la théologie
orphique, c'est-à-dire à l'anthropogonie  : c'est de leurs cendres que vont
naître les hommes. Davantage  : les Titans couverts de gypse ne sont pas
seulement les ancêtres de l'espèce humaine, ils sont aussi, par leur statut de
vivants primordiaux et par leur nature mi-terreuse, mi-ignée, la préfiguration
dramatique des premiers êtres humains. En égorgeant Dionysos, en dépeçant
ses membres pour les cuire au chaudron et à la broche avant de s'en
repaître82, les Titans sont déjà des hommes qui accomplissent les gestes du
sacrifice sanglant et qui sauvagement assassinent les victimes innocentes dont
ils vont se repaître.
A ce point, il faut confronter de façon plus systématique les Titans de
l'orphisme avec le Prométhée d'Hésiode. Le lieu même où se déroule le
premier sacrifice du bœuf invite à interroger acteurs et intentions. C'est à
Mékoné qu'officie Prométhée, dans cette région de Sicyone à laquelle un
Titan autochtone aurait autrefois donné son nom. Comme les meurtriers de
Dionysos, le Prométhée d'Hésiode est de nature titanique. Mais Prométhée
est d'abord le héraut des dieux ; c'est en médiateur qu'il opère le sacrifice et
qu'il procède au partage  ; il n'est pas ici le démiurge façonnant l'argile
humaine dont parlent certaines traditions écartées par Hésiode. Et la
différence est capitale, car elle touche à l'orientation du premier rituel de
sacrifice. Quant aux autres divergences dont l'évidence paraît plus grande, –
  le feu et la victime  –, elles sont mineures. L'une, celle du feu, est plus
qu'illusoire, car, en face de la double opération culinaire des Titans, nous
avons vu qu'il fallait déployer les procédures du rituel officiel dont
Prométhée reste l'initiateur83, malgré le silence d'Hésiode sur le rôle
respectif des deux modes de cuisson. Quant à la victime, le choix du bœuf,
d'un côté, celui d'un jeune enfant, de l'autre, n'est certes pas sans
importance, mais la différence à nouveau ramène à l'essentiel, c'est-à-dire
l'intention du sacrifice. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de justifier la
position de l'homme dans le monde. Le mythe de Prométhée, raconté par
Hésiode, est centré sur les rapports de communication que le sacrifice
permet d'établir entre les dieux et les hommes à travers la distance qui
sépare les deux partenaires : Prométhée leur sert d'intermédiaire pour régler
le différend ; de la même victime animale, choisie parce qu'elle est proche
de l'homme sans pour autant se confondre avec lui, chacun va recevoir la
part qui l'établira dans sa différence. Au contraire, dans le mythe orphique,
les Titans n'ont aucune fonction de médiateurs ; tout leur comportement les
rejette du côté des hommes, et les dieux ne sont présents que par
l'intermédiaire de l'enfant qui joue le rôle de la victime. Le mythe insiste,
cette fois, non sur la distance qui peut être franchie, mais sur la déchéance
et sur la misère de l'espèce humaine, condamnée à surgir des résidus d'un
crime que renouvellent, dans l'ignorance confuse, les gestes quotidiens de
ceux qui pensent rendre grâces aux dieux en dévorant les chairs de victimes
égorgées.
Toute la mise en scène du récit des Orphiques tend donc à montrer que
le sacrifice sanglant de type alimentaire est, originellement, et dans le temps
exemplaire du mythe, un crime, un acte d'anthropophagie, un repas
allélophagique où les Titans, premiers vivants surgis de la terre, se sont livrés
au meurtre d'un enfant dont ils ont englouti les membres soigneusement
cuisinés. L'horrible traitement infligé à Dionysos revêt dans le mythe les
apparences de l'ordre culinaire qui spécifie l'acte sacrificiel, avec toutefois
une différence essentielle  : l'inversion du rôti et du bouilli dont nous
pouvons maintenant comprendre mieux encore le sens et l'intention. En
effet, en adoptant le schème «  bouilli suivi de rôti  », les Orphiques
entendent bien nier le procès qui fait du sacrifice, au niveau de la cuisine,
un acte positif, une pratique à connotation « progressive ». Aller du bouilli
au rôti, ou rôtir le bouilli, c'est, tout en respectant l'apparence formelle du
sacrifice, l'inverser du dedans, le détruire de l'intérieur après l'avoir
condamné du dehors. Le sacrifice est un mal  ; rien ne peut infléchir son
orientation funeste.
Le meurtre de Dionysos par les Titans vient illustrer directement
l'enseignement majeur dispensé par Orphée  : «  s'abstenir de meurtres, de
phónoi », avec la double exhortation de cesser de manger de la viande et de
mettre un terme à l'assassinat d'êtres humains. A travers ce mythe, Orphée
enseigne aux hommes qu'il faut refuser toute pratique du sacrifice sanglant,
parce que ce rituel, loin de permettre d'établir des relations avec les dieux,
reproduit, sous une forme à peine déguisée, un crime dont l'espèce humaine
ne cessera de participer tant qu'elle n'aura pas définitivement reconnu sa
filiation titanique et entrepris de purifier par le genre de vie dit orphique
l'élément divin enfermé en elle par la voracité de ceux qui, naguère, ont
égorgé le jeune Dionysos.
Les exégètes modernes de l'Orphisme, quand ils ne refusent pas
simplement toute créance au mythe sur les Titans84, ont souvent objecté
que la mise à mort de Dionysos n'était pas nécessairement liée à l'origine
titanique de l'espèce humaine85. Le dossier philologique, en effet, semblait
inviter au scepticisme. Il est vrai que le traité plutarchéen Sur la
manducation des viandes est le premier témoignage qui établit une homologie
explicite entre les Titans dévorant Dionysos et l'humanité carnivore86 ; il est
non moins exact que nul avant Dion Chrysostome ne raconte la naissance
des hommes à partir du sang des Titans87. Entre ces témoignages du
premier siècle de notre ère et Onomacrite, contemporain des débuts de
l'Orphisme, il y a six siècles d'écart. Il en faut moins pour qu'un philologue
se sente justement inquiet. Mais l'analyse que nous venons de faire permet
de répondre à ces objections strictement philologiques  : le mythe raconté
dans le poème orphique intitulé Teletē, « Rite d'initiation », contient, dès la
plus ancienne version, celle des Problèmes aristotéliciens, certains détails dont
l'intelligence exige le détour par des pratiques alimentaires que la première
tradition, celle d'Aristophane et de Platon, met au cœur du genre de vie
adopté par les disciples d'Orphée. Nous avons vu que le traitement infligé à
Dionysos par les Titans est dépourvu de sens s'il n'est pas référé au rituel du
sacrifice sanglant de type alimentaire. Or c'est de ce problème que débattent
essentiellement les milieux sectaires : manger ou ne pas manger de la viande.
Du côté des Pythagoriciens ou du côté de la cité, en particulier dans les
récits sur le rituel du Meurtre du Bœuf, il n'est question que de fixer la
position de l'homme par rapport aux bêtes et aux dieux. C'est pourquoi le
mythe central des Orphiques débouche si naturellement sur une
anthropogonie.
Jusqu'à présent, notre analyse s'est bornée à déchiffrer l'histoire des Titans
et de Dionysos en fonction d'un modèle sacrificiel dont elle nous semblait
reprendre les termes tout en les inversant. Si, chemin faisant, il nous a fallu
reconnaître l'identité des meurtriers de Dionysos pour comprendre le sens
théologique du mythe, nous avons apparemment négligé de nous occuper de
la victime et des problèmes qu'elle pose. Car, si les Titans ont été choisis
par les Orphiques à des fins que nous avons tenté de cerner, le choix de
Dionysos pour être la victime de ce festin d'anthropophages n'est sans doute
pas davantage gratuit. En effet, son intrusion dans le discours que les
Orphiques développent autour du refus du sacrifice sanglant pose au moins
deux questions. La première, interne à l'Orphisme, est un problème
d'architecture théologique  : quelle est la place de Dionysos en tant que
puissance divine dans la pensée théogonique des Orphiques  ? Quant à la
seconde, elle s'ouvre sur les relations entre l'Orphisme et le mouvement
dionysiaque : est-ce par hasard que la théologie des Orphiques a retenu à la
place du bœuf ou de l'animal sacrifié une victime que ses fidèles se plaisent
à invoquer sous le nom de « mangeur de chair crue » ?
De ces deux problèmes, le premier découle directement d'un détail du
récit dont notre analyse n'a pas encore fait état. Il s'agit cependant d'une
précision d'ordre culinaire. Certaines des versions de la mort de Dionysos
mettent l'accent non pas sur le crime, ni sur le châtiment des coupables,
mais sur le sort de la victime. Dionysos, une fois bouilli et rôti, est
soigneusement partagé entre les convives, et, cependant, au terme du festin,
il va renaître. Mis à part deux variantes qui décrivent la collecte des
membres de Dionysos – dans un cas, par Zeus, dans l'autre, par Déméter-
Rhéa88,  –  les autres versions associent étroitement la renaissance de la
victime au traitement privilégié de l'un de ses organes : « Des membres de
l'enfant, dit l'une d'elles, ils firent sept parts, mais c'est seulement le cœur,
doué d'intelligence, qu'ils abandonnèrent89  ». Qu'il soit simplement
soustrait au partage ou qu'il soit sauvé par Athéna qui le dérobe, le cœur de
Dionysos est le seul morceau de la victime que les Titans ne consomment
pas. Son statut privilégié se trouve confirmé par toute une tradition rituelle
qui formule l'interdiction de croquer le cœur.
Normalement, cet organe fait partie des viscères, des splánchna qui sont
servis en brochettes au début du sacrilice. Mais plusieurs règlements de culte
prescrivent de s'abstenir du cœur de la victime. Dans une inscription qui
détaille les cérémonies célébrées au prytanée d'Éphèse par le collège des
Courètes90, il est prévu que le prytane doit allumer le feu, brûler des
aromates sur tous les autels et fournir les victimes à ses frais91. Leur nombre
s'élève à  365  dont  190  devront être offertes kardiourgoúmena et
ekmērizómena. Les cuisseaux seront découpés pour être consumés en
l'honneur des dieux. Quant aux cœurs, ils seront extraits des victimes92,
c'est-à-dire soustraits à la consommation, pour des raisons dont le caractère
spécifique nous échappe dans ce contexte mais que d'autres documents
permettent d'indiquer en découvrant les relations de cet interdit avec
d'autres du même genre. C'est ainsi qu'une loi sacrée de Rhodes, datée du
Ier siècle de notre ère, impose à qui veut pénétrer dans un sanctuaire
(d'Asclépios ou de Sarapis93 ?), en état de pureté, hágnos, de respecter une
triple interdiction : ni plaisirs amoureux, ni fèves, ni cœur94. Régime qui n'a
pas la sévérité de celui qui est imposé aux prêtres de Zeus et d'Athéna dans
leur sanctuaire du mont Cynthe, sur l'île de Délos, aussi longtemps, semble-
t-il, que dure leur sacerdoce  : ni femmes, ni alimentation carnée95. A
Rhodes, la continence est temporaire, et l'abstinence partielle : elle se limite
aux fèves et au cœur. Ces deux derniers interdits se retrouvent chez les
Pythagoriciens sans que ceux-ci en aient l'exclusivité dans le milieu
mystique : ni les disciples d'Orphée ni les initiés d'Éleusis ne mangent non
plus de fèves96. Mais l'étroite association du cœur et de ce légume trouve
dans le pythagorisme le contexte qui propose en des termes explicites la
justification la meilleure de ce double interdit, fondamental pour tout le
mysticisme grec.
Si la fève est bien, dans le monde des plantes, le lieu de la génération le
plus marqué, au point d'apparaître, dans les fantasmes des Pythagoriciens,
comme un mélange horrible de sang et de sexe, l'interdiction d'y goûter ne
fait que reprendre en des termes plus pressants la défense triviale de
consommer de la viande ou de verser le sang d'un être vivant97. Mais nous
savons que, dans le même courant mystique, le refus du sacrifice sanglant
peut prendre la forme affaiblie de l'interdiction de consommer certaines
parties de la victime dont les plus fréquemment nommées sont le cœur et la
cervelle  : «  ne croque pas le cœur  », dit un précepte pythagoricien, «  ne
mange pas la cervelle  », ajoute un autre, souvent accolé au premier98. Le
cœur et la cervelle sont, en effet, dans l'être vivant le lieu de la génération :
genéseōs archē. Cette expression – « principe de la naissance » – est employée
par un interlocuteur des Questions de Table de Plutarque qui croit devoir
chercher dans les doctrines orphiques ou pythagoriciennes la raison du refus
qu'un des convives vient d'opposer à l'invitation de manger un œuf99.
Comme le cœur ou la cervelle, qui présente aux yeux des Pythagoriciens de
si grandes affinités avec le sperme100, l'œuf ne peut être consommé parce
qu'il est le vivant par excellence, ainsi qu'en témoignent les représentations
orphiques de l'œuf primordial d'où surgira Phanès-Erôs, disent certains, et
dont la coquille brisée, selon d'autres, donnera forme à la terre et au ciel101.
L'œuf, le cœur et la fève sont ainsi tous les trois ramassés dans une même
liste d'interdictions qu'énumère pour les initiés de Dionysos Bromios un
règlement cultuel provenant de Smyrne et daté du IIe siècle de notre ère102 :
ne pas s'approcher des autels en vêtements de couleur noire, ne pas porter la
main sur des victimes non sacrifiables, ne pas servir d'œufs dans les
banquets en l'honneur de Dionysos, faire brûler sur les autels le cœur (de la
victime)103, s'abstenir de menthe104 qui (accompagne ?) la race exécrable des
fèves. Mais l'horreur provoquée par ces légumineuses reçoit dans ce contexte
dionysiaque une justification inédite que le même règlement invite à fournir
aux initiés de ces mystères  : les fèves sont nées des Titans, meurtriers de
Dionysos105. Si ce document rédigé en hexamètres dactyliques est, comme le
suggérait A.D. Nock, un produit de l'activité oraculaire de l'Asie Mineure
au cours du IIe siècle de notre ère106, son originalité n'est pas de combiner
les préceptes orphiques avec les tabous pythagoriciens en leur donnant une
coloration dionysiaque  ; c'est bien plutôt de surdéterminer des motifs
parallèles mais d'origine différente  : d'inventer, par exemple, une origine
titanique pour les fèves. Ces légumineuses ne sont plus seulement le double,
nocturne et sanglant, de la plante humaine, dont la manducation condamne
au cannibalisme  ; les fèves sont elles-mêmes issues de ces vivants
primordiaux que leur conduite anthropophagique a promus au rang
d'ancêtres de l'humanité carnivore. Le cannibalisme dont les fèves sont
marquées passivement est redoublé par l'allélophagie dont les Titans
témoignent sur un mode actif  ; et l'horreur qu'inspirent à leur tour les
Titans rend encore plus vive la répulsion dont les fèves sont l'objet. Mais,
par contraste, le même contexte de prescriptions mystiques vient démontrer
qu'il n'y a aucune relation de dépendance directe entre l'interdiction de
manger le cœur, formulée par les rituels, et la conduite adoptée par les
Titans dans le mythe orphique. Le cœur est ici prohibé pour la même
raison que l'œuf : parce qu'il est principe du vivant, archḗ, dans le double
sens de ce qui commence et de ce qui commande107.
De cette représentation du cœur que systématisent, chacun à leur
manière, médecins et physiciens108, Philon d'Alexandrie propose une version
triviale où se nouent les traits essentiels. « On sait que, d'après les meilleurs
médecins et physiciens, avant l'ensemble du corps, le cœur prend forme le
premier, comme l'assise d'une maison ou la quille d'un navire. Et l'on dit
que le cœur palpite encore après la mort pour disparaître le dernier de la
même manière qu'il est apparu le premier109. » Premier et dernier, comme
la déesse du Foyer, Hestia, à laquelle le compare le traité aristotélicien Sur
les parties des animaux : « Le cœur est nécessaire parce qu'il est le principe
de la chaleur, et il faut une espèce de foyer, hestía, où se conserve la flamme
de la nature. Ce foyer doit être bien gardé, car il est comme la citadelle du
corps, son akrópolis110. » Pour tous les vivants à régime sanguin, le cœur est
le premier organe formé, il est le premier produit de l'humeur sanguine
dont la condensation donne forme aux viscères. Principe du sang qui anime
le vivant, le cœur en est aussi le premier réceptacle ; c'est la partie du corps
qui, avant toutes les autres, commence à remuer, comme un petit animal111.
Ce cœur qui naît le premier est aussi l'organe qui occupe la première place,
celle du milieu : position privilégiée parce que le milieu est unique et parce
qu'il peut être atteint de tous les points également ou presque. Dans le
même ouvrage qui développe longuement cette représentation, Aristote
insiste sur la position centrale du cœur  : il est logé au milieu de la cage
thoracique, même si l'on doit bien concéder que, dans le corps humain, le
cœur se dirige légèrement vers la gauche de manière à compenser le
refroidissement d'une partie moins privilégiée, puisqu'elle est l'autre de la
droite. La seule place que le cœur puisse occuper est le centre, le point de
l'espace le plus valorisé, le lieu de l'archḗ d'où l'on commande et à partir de
quoi tout commence112. C'est le même modèle que Philolaos exploite, sur
un plan cosmologique, dans la théorie d'un feu central, hestía : le monde se
forme sous le commandement et à partir du milieu  ; il croît de manière
égale vers le haut et vers le bas113.
Sans doute, aucun témoignage n'affirme explicitement que l'Orphisme a
partagé cette conception, mais Aristote nous garantit que les «  soi-disant »
vers d'Orphée contenaient une théorie du développement de l'être vivant
d'après laquelle les parties du corps se formaient les unes après les autres, à
la manière d'un filet que l'on tresse114. Le cœur n'était certainement pas le
dernier-né. Bien au contraire, comme le donne à penser l'histoire des
Titans  : si le cœur est la seule partie de Dionysos qui échappe à la
destruction, c'est que la conservation de cet organe, le plus vivant en tout
être animé, permet à ce dieu de renaître, même après avoir été consommé.
Pour reprendre le discours de la tradition rappelée par Aristote  : le cœur
n'est le dernier que parce qu'il est d'abord le premier.
Tel est précisément le statut de Dionysos dans la théologie des
Orphiques : le terme d'une série dont il est aussi l'initiateur et le principe.
Dans le système développé par la Théogonie rhapsodique, six générations
divines se succèdent  : Phanès, également appelé Mètis, surgit le premier
dans une lumière éclatante ; il cède ensuite le sceptre de la souveraineté à
Nuit  ; Ouranos puis Cronos lui succèdent, et Zeus est le cinquième
souverain dont la puissance s'établit grâce aux conseils de la Nuit et avec la
complicité de Phanès-Mètis englouti par le nouveau roi des dieux. C'est à
son fils, né de son union avec Perséphone, que Zeus remet enfin le pouvoir
royal : Dionysos sera le dernier en même temps que le premier souverain,
car la sixième génération qui met un terme à la série marque un retour à
l'origine115. Dionysos n'est qu'un autre nom de Phanès116  : par la
médiation de Zeus, le Premier-Né lumineux des origines s'identifie à ce
dernier né qui est le jeune et nouveau roi du monde et des dieux117. Sa
renaissance ferme le cercle des générations divines comme sa mise à mort
par les Titans vient ouvrir pour l'espèce humaine le cycle des naissances et
de la génération.
Le rôle central assumé par Dionysos dans l'Orphisme, sur le triple plan
cosmogonique, théogonique et anthropogonique, pose en termes pressants la
question des rapports entre cette forme de pensée religieuse et le
mouvement mystique qui se développe dans le dionysisme à la même
époque, mais sous des formes entièrement différentes. Question d'autant
plus pertinente qu'elle s'énonce sur le plan de la pratique sacrificielle, aussi
bien dans les procédures mises en œuvre que dans le statut de la victime. Si
certains des modernes se sont laissé séduire par la ressemblance tout
artilicielle entre le rituel omophagique du «  déchirement  » de la victime
dans le dionysisme et la mise à mort de Dionysos sacrifié rituellement par
les Titans, d'autres, plus circonspects mais convaincus que l'Orphisme était
une espèce de protestantisme à l'intérieur du dionysisme, se contentaient
d'observer que le mythe orphique maquillait en crime le sacrement
dionysiaque de l'omophagie118. C'était reconnaître l'importance du sacrifice
pour confronter les deux mouvements mystiques. En effet, l'omophagie est
pour le dionysisme ce que le refus de manger de la viande est pour
l'Orphisme. Manger cru, c'est aussi une manière de rejeter le sacrifice
sanglant et le système de valeurs qui en est solidaire. En déchiquetant le
corps d'un animal sauvage et non plus domestique, capturé au terme d'une
poursuite violente, en mastiquant cette viande crue au lieu de n'en
consommer que certains morceaux, les uns rôtis, les autres bouillis, le
possédé de Dionysos fait sauter les barrières dressées par le système politico-
religieux entre les dieux, les bêtes et les hommes. Emportés par la chasse
sauvage que conduit le « mangeur de chair crue », les fidèles de Dionysos
ômēstḗs cessent d'être les consommateurs paisibles d'une chair animale
cuisinée selon les règles  : ils s'ensauvagent, et se conduisent comme des
bêtes féroces. Le dionysisme permet d'échapper à la condition humaine en
s'évadant dans la bestialité, par le bas, du côté des animaux, tandis que
l'orphisme propose la même évasion du côté des dieux, par le haut, en
refusant l'alimentation carnée qui fait couler le sang des vivants et en ne
consommant que des nourritures parfaitement pures. L'omophagie
dionysiaque est l'homologue du végétarisme orphique. Les deux
mouvements visent les mêmes fins, mais par des procédés différents qui,
cependant, empruntent des voies complémentaires119.
Toutefois, le rapport inverse des moyens choisis  –  par le haut, dans un
cas, dans l'autre, par le bas  –  n'implique pas que le mythe orphique doit
offrir l'image inversée du rituel dionysiaque. Les relations sont plus
complexes, car la complémentarité des voies empruntées ne va pas sans
concurrence sur le terrain même du refus de la pratique sacrificielle imposée
par la cité. Il y a, dans le mythe central de l'Orphisme, une certaine
distance à l'égard du dionysisme. Le tout-puissant « mangeur de chair crue »
devient dans l'histoire des Titans la victime pitoyable d'une bande de
cannibales. Par une sorte d'ironie, Dionysos est consommé après avoir été
cuit au chaudron et à la broche comme n'importe quelle victime animale de
ce type de sacrifice sanglant que l'Orphisme rejette avec autant de
conviction que le Dionysisme. Comme si, dans un même récit mythique, les
disciples d'Orphée avaient voulu à la fois condamner la vie carnée de la cité
et suggérer en termes discrets, à travers la mort de Dionysos, l'échec d'un
comportement alimentaire rival de celui qu'Orphée voulait imposer. Échec
ou danger, car l'omophagie confine souvent à l'allélophagie  : la frénésie
qu'engendre la manducation d'un animal déchiqueté tout vif peut conduire
à ces comportements excessifs dont témoignent les Bassares légendaires,
quand, dans le délire des sacrifices humains, après avoir dévoré leurs
victimes, ils se jetaient les uns sur les autres, en s'arrachant des lambeaux de
chair à pleines dents120. Ne sont-ce pas précisément les filles de Minyas,
mordues par le désir de goûter à la chair humaine et coupables d'avoir
déchiré leur propre enfant, qui vont venir justifier le scénario rituel des
Agrionies où le prêtre de Dionysos, armé d'une épée, et poursuivant les
descendants de ces forcenées, avait le droit de mettre à mort celle qu'il
pouvait atteindre à la course121  ? En plusieurs parties du monde grec, la
sauvagerie de Dionysos n'est pas moins inquiétante que la violence des
Titans  : il est le dieu qui réclame un sacrifice d'homme, le mangeur de
chair humaine122. Les disciples d'Orphée avaient de sérieuses raisons de
penser que le dionysisme ressemblait parfois de manière étrange à la folie
meurtrière qu'ils dénonçaient dans l'alimentation carnée et dans le sacrifice
en usage parmi ceux qui restaient prisonniers du système de la cité.
Davantage  : sur le plan du sacrifice, il y a un antagonisme profond entre
l'orphisme et le mouvement dionysiaque. Car ni les violences meurtrières
qu'autorise sa folie, ni le délire anthropophagique qu'il inspire à certains de
ses fidèles ne sont démentis par les pratiques sacrificielles qu'encourage le
dionysisme discipliné et sagement inscrit dans la religion «  politique  ». La
mise à mort d'un bouc en l'honneur de Dionysos est dans la cité un geste
aussi banal que l'offrande d'une truie sur l'autel de Déméter. Et certaines
cités semblent même avoir accueilli une forme affaiblie du manger cru. C'est
ainsi qu'à Milet, au IIIe siècle av. notre ère, la prêtresse de Dionysos
Bacchios, les jours de sacrifice public, accomplit au nom de la cité le geste
rituel d'ōmophágion embállein123  : la première, elle dépose dans la corbeille
sacrée une « bouchée de viande crue » qui n'est le substitut d'aucun sacrifice
animal régulier mais la trace parfaitement discrète des grandes chasses de
chair fraîche que Dionysos aime à conduire par monts et par vaux. Si
proche et familier que se fasse Dionysos, il se trouve toujours du côté du
sang versé, à l'opposé de la vie pure que revendique l'orphisme.
Un partage aussi tranché sur le plan capital du comportement sacrificiel
induirait à croire que les disciples d'Orphée ont fabriqué à leur usage, dans
le discours théologique, un anti-Dionysos qu'ils auraient alors forgé de
toutes pièces à des fins idéologiques. Mais s'il y a forgerie ou plutôt, comme
nous le pensons, resémantisation, ce n'est pas à partir d'un Dionysos aussi
simple et comme contraint à l'univocité. Multiple et polymorphe, Dionysos
l'est plus que toute autre puissance du panthéon,  –  par ses allures de
magicien aux prestiges insolites autant que par sa vocation à dénoncer ou à
manifester au au-delà. Au-delà qui, référé à la condition de l'homme entre
bêtes et dieux, ne prend pas la seule forme de l'état de bestialité cruelle
qu'impose l'omophagie. Car la même indistinction entre les bêtes et les
hommes sous le signe de Dionysos conduit également à effacer toute
distance entre les hommes et les dieux. L'extrême sauvagerie qu'exige la
possession du dieu prend la forme d'un âge d'or, rendu présent par l'absence
de toute différence entre animalité, divinité et humanité. De cet âge d'or le
dionysisme porte témoignage en divers lieux. Et d'abord dans les récits
d'enfance de Dionysos  : le mangeur d'hommes qui métamorphose les
femmes en bêtes féroces grandit au pays du cinnamome, dans l'Éthiopie
parfumée où la narration d'Hérodote localise «  Nysa la Sainte124  ». Cent
parfums se répandent, les brebis se couvrent de laine, des eaux vives
jaillissent, et de lointains oiseaux apportent des rameaux de pur
cinnamome  ; c'est la naissance de l'enfant divin racontée par Denys le
Périégète, au IIe siècle de notre ère125. Sept siècles auparavant, les Bacchantes
de la tragédie d'Euripide passent sans transition d'un état paradisiaque à la
chasse sauvage126. A l'appel du thyrse, une eau fraîche s'écoule du rocher, le
vin sourd de la terre et les doigts qui fouillent le sol sont mouillés de lait,
tandis que de la feuille du lierre le miel tombe goutte à goutte. Les ménades
donnent le sein à de jeunes loups et des serpents viennent leur lécher la
joue. Soudain la course bacchique s'ébranle, «  la montagne entre en folie
avec ses fauves  »  ; les bacchantes s'abattent sur un troupeau de bœufs,
lacèrent les robes, déchirent les chairs, arrachent les membres. Puis la
troupe, «  comme un vol d'oiseaux qui prend l'essor  », traverse les blés de
Déméter et fond sur les bourgs, au pied du Cithéron. Tout est dévasté. Les
ménades emportent les enfants, et, avec eux, elles emmènent le bronze, le
fer et le feu, c'est-à-dire tous les instruments de la vie cultivée : chaudrons,
broches, crochets à viande, foyer127, comme si le triomphe de Dionysos et
de ses paradis sauvages impliquait la négation des moyens et des outils du
sacrifice. Ailleurs encore, c'est le même glissement insensible d'un pôle à
l'autre, dans l'alternance indifférente des extrêmes. Pour les filles de Minyas
qui choisissent de rester à la maison au lieu d'aller rejoindre le thiase dans la
montagne, le métier à tisser laisse couler de ses montants le nectar et le lait.
Mais, cette fois, Dionysos ne fait naître les produits éclatants de l'âge d'or
qu'après avoir montré la face de la bestialité : successivement taureau, lion,
léopard. Et le mouvement s'inverse dans la séquence suivante : le nectar qui
subvertit l'objet technique se transforme en corps déchiqueté par les tisseuses
obstinées auxquelles Dionysos vient d'insuffler l'envie irrésistible de goûter à
la chair humaine128.
De cette double orientation, toujours ouverte dans le mouvement de
Dionysos, l'Orphisme a voulu retenir celle qui le confirmait dans sa décision
de court-circuiter le système politico-religieux par une pratique de l'âge d'or.
Il lui fallait dès lors mettre un terme à l'échange circulaire entre les deux
pôles que reliait le jeu dionysiaque, imposer à Dionysos la violence d'un
partage qu'exigeaient l'horreur du sang versé et le choix, fondamental dans
l'Orphisme, en faveur de l'homme pur, c'est-à-dire de la pureté masculine.
La mise en scène du meurtre commis par les Titans devait permettre
d'exorciser le délire anthropophagique qui guettait le geste sacrificiel.
Pitoyable victime d'un crime monstrueux, Dionysos se trouvait détourné des
orgies meurtrières, abandonnées aux bacchantes et aux ménades ; il renaissait
enfant et souverain des dieux, chargé d'inaugurer le règne de l'Unité refaite
dans la dénégation du corps déchiré et morcelé. L'Orphisme infléchissait
ainsi une part du dionysisme dont il a sans doute contribué à favoriser la
vocation à devenir religion de salut129. D'ailleurs, ne venait-il pas combler le
vide théologique130  d'un mouvement qui semble avoir été plus riche en
pratiques d'initiation qu'en discours exégétiques131, à l'inverse de l'orphisme,
dont chaque « rite initiatique », chaque teletḗ, prenait la forme d'un récit de
caractère théologique, texte écrit dans les marges et dans les replis d'un
autre, et dont la voix venait grossir ce « tumulte de livres » qui donnait de
l'humeur à Platon132.
Mais, pour imposer à Dionysos la marque de leur choix, il fallait encore
que les Orphiques entreprennent de clouer au pilori la sauvagerie
dionysiaque de telle manière qu'elle soit ouvertement censurée et dénoncée
sans aucun compromis. C'est ce dont peut témoigner le récit mythique de
la mort d'Orphée, retenu par Eschyle dans une tragédie qui fait partie de la
tétralogie organisée autour de Lycurgue  : les Bassares ou Bacchantes133.
Chaque matin, Orphée monte au sommet du Pangée pour saluer
l'apparition du Soleil qu'il identifie au dieu Apollon134. Et Dionysos, qui
règne sur le pays, se venge du mépris que lui voue Orphée, en le livrant à la
furie des ménades  : le fou du Soleil, le dévot d'Apollon est mis en pièces
par les sectateurs de Dionysos. Le mysticisme apollinien que les disciples
d'Orphée nourrissent en compagnie des Pythagoriciens apparaît ici en
opposition radicale avec le comportement inspiré par Dionysos. D'un côté
« le grand prêtre de Thrace au long surpellis blanc135 », en face, une bande
de femmes qui traquent la bête humaine. Ce sont des Bacchantes, appelées
Bassares, du même nom que les prêtresses raisonnables menant le thiase à
Éphèse ou à Torre Nova136, mais homonymes aussi de ces dévots de
Dionysos dont Porphyre raconte la folie dangereuse qui les avait conduits à
se dévorer entre eux, enivrés du plaisir d'avoir goûté les chairs des victimes
humaines choisies pour leurs sacrifices137. Le partage entre Dionysos et
Apollon s'opère ici dans les traces d'un autre, plus profond sans doute, que
l'Orphisme a fait sien  : entre la femme et l'homme, entre la bestialité
impure de l'une et la pure spiritualité promise à l'autre. L'Orphisme exile les
sauvages violences de Dionysos dans le monde animal de la femme qui se
trouve ainsi, par sa nature même, exclue de la règle de vie tracée par
Orphée138.
Sans doute, certains lecteurs de mythes, entraînés par un goût exigeant du
concret, aimeraient-ils reconnaître dans la mésaventure d'Orphée un épisode
affligeant des différends qui auraient opposé les partisans de Dionysos aux
disciples innocents d'Orphée139. Mais l'histoire des tumultes sociaux n'est
pas davantage que la chronique des cataclysmes transcrite directement dans
le discours des mythes. L'affrontement d'un Dionysos sauvage et d'un
Orphée apollinien ne prend de signification que confronté lui-même au
rapport d'étroite complémentarité entre l'Apollon de Delphes et le Dionysos
victime des Titans. Si, dans une version, Apollon, au lieu de Déméter ou de
Rhéa, est chargé de ramasser les lambeaux de l'enfant égorgé140, et si, dans
plusieurs récits, c'est à Delphes, dans le sanctuaire le plus apollinien, que
Dionysos est accueilli141, c'est parce qu'il y a, dans la théologie des disciples
d'Orphée, une séparation stricte entre le Dionysos de l'âge d'or, Souverain
de l'Unité retrouvée, et le dieu de l'omophagie, Prince de la bestialité.
Mais on peut se demander si le partage tracé par l'orphisme dans le corps
du dionysisme n'est pas directement menacé par cela même qui l'autorise et
le rend possible, c'est-à-dire par l'oscillation permanente de Dionysos entre
les pôles alternant de la Sauvagerie et du Paradis retrouvé. En conférant la
première place à une puissance divine dont la royauté aux origines du
monde affirme le privilège de réunir en elle les éléments et les formes les
plus diverses, par intégration des différences affirmées, l'Orphisme se
trouvait immanquablement attiré dans l'orbite du phénomène dionysiaque et
entraîné dans la mouvance des métamorphoses que se donne, au long de
l'histoire, la folie constituante et toujours neuve de Dionysos.

Discours de théologiens, certes, car il s'agit de déterminer la position


d'une puissance divine dans un système de pensée qui se noue autour de la
problématique de l'un et du multiple. Dionysos y est à l'étroit qui rend
l'analyse interminable. Mais, pour en rappeler le procès, il faut, de façon
provisoire et arbitraire, en suspendre le jeu. La première démarche n'a pas
été de récuser des lectures convaincues que le mythe devait réfléchir le
scénario d'un rituel dionysiaque ou que la dévoration d'un enfant divin se
laissait réduire, par glissement comparatif, à la représentation pour ainsi dire
naturelle d'un dieu voué par essence à mourir et à renaître. Au départ, il y a
une série de questions singulières, amorcée par le double paradoxe, culinaire
et sacrificiel, inscrit au centre du mythe orphique. Mais ces questions ne
pouvaient se formuler que si, déjà, d'autres récits, des pratiques rituelles,
différentes traditions mythiques se trouvaient convoqués, confrontés et mis
en relation les uns avec les autres. Dénoncer le caractère insolite d'une
histoire de cannibalisme, dans une secte obsédée par l'horreur du sang versé,
ou pointer un usage fantaisiste des manières de cuisine, c'est entreprendre la
lecture du milieu sémantique organisé sans lequel le déchiffrement du mythe
ne peut ni s'ouvrir ni s'orienter. L'étrangeté du récit orphique apparaît à
mesure que ses données sont confrontées aux procédures sacrificielles, à la
relation cardinale entre la broche et le chaudron, et à l'ensemble des
significations que les Grecs ont données au rôtissage et à la cuisson par
ébullition. De même, c'est en précisant les valeurs du gypse dont les Titans
sont maculés que les acteurs du mythe découvrent leur visage d'hommes
primordiaux, issus de la terre blanchâtre et associés à la chaux vive. Le récit
de la mort de Dionysos se trouve alors renvoyé par ses traits les plus
pertinents à un ensemble de représentations, la plupart mythiques, qui
s'organisent autour des pratiques alimentaires, des procédures culinaires, du
sacrifice sanglant, et, par là, autour de la condition de l'être humain telle
qu'elle se délimite par rapport aux bêtes et en relation avec les dieux. Le
meurtre de Dionysos par les Titans s'insère ainsi dans un groupe de mythes
qui comprend l'histoire de Prométhée, les représentations de l'omophagie
dionysiaque, les spéculations pythagoriciennes sur la mort du bœuf
laboureur, mais qui pourrait aussi s'élargir dans deux directions : d'une part,
vers les différents récits que la cité a élaborés autour du rituel des
Bouphonies, récits qui sont eux-mêmes un sous-groupe des mythes centrés
sur le sang versé du premier animal  ; de l'autre, vers l'ensemble des
traditions mythiques et rituelles qui forment la texture de l'histoire de
Dionysos, fragment d'une mythologie dont la lecture devient urgente, ne
serait-ce que dans la perspective immédiate d'une confrontation prolongée
entre le dionysisme et l'orphisme.
Le sens de ce mythe, central dans la pensée orphique, n'est pas confié à
ce que le récit semble vouloir dire, plus ou moins explicitement, à travers les
relations de surface que nouent les différents personnages  : les Titans,
Dionysos, les Hommes, les Dieux. Il a fallu, au contraire, se détourner d'un
message pressant pour reconnaître les relations sémantiques que chacun des
termes du mythe orphique entretient avec d'autres récits également
mythiques ou avec des données rituelles diverses. Seul moyen de mesurer le
travail de réorganisation investi dans un discours conçu et fabriqué par des
théologiens. Théologiens de la marginalité dont le discours s'énonce en
opposition à la pensée politico-religieuse, en rupture avec les mythes
hésiodiques et avec le système de la cité, mais théologiens qui prélèvent, à
différents niveaux, tantôt dans les traditions marginales, tantôt dans des
récits communs, les éléments, les termes et les relations qu'ils vont
réinterpréter en les combinant dans un discours mythique délibérément
savant et ne procédant que par détours et par connotations réfléchies142.

1 Cl. Bérard, Anodoi. Essai sur l'imagerie des passages chthoniens (Bibl. helv. rom), 1974, 105-III.
2  Témoin d'hier  : A. Loisy, Les Mystères païens et le mystère chrétien 2, Paris, 1930. Le ton est
aujourd'hui donné par A.D. Nock, Hellenistic Mysteries and Christian Sacrements (1952), repris dans
Essays on Religion and the Ancient World (éd. Z. Stewart), II, Oxford, 1972, 791-820. Le volume du
même auteur Early Gentily Christianity and its Hellenistic Background, New York, 1964, est paru en
version française, médiocre, sous le titre Christianisme et hellénisme, Paris, éd. du Cerf, 1973.
3 V. Macchioro, Zagreus. Studi intorno all'orfismo, Florence, 1930.
4  A.J. Festugière, «  Les Mystères de Dionysos  » (2), Rev. biblique, 1935, 381 (= Études de religion
grecque et hellénistique, Paris, 1972, 47).
5 Dionysos est présent tout au long du livre que René Girard a consacré au sacrifice : La Violence et
le sacré, Paris, 1972.
6 A.J. Festugière, Études de religion gr. et hell., 76.
7  Ces données, nous entendons montrer qu'elles sont en accord avec le discours essentiel du
mysticisme grec, tel que deux études précédentes ont tenté de le définir : « La cuisine de Pythagore »,
Archives de Sociologie des Religions, 29, 1970, 141-161 (cf. Les Jardins d'Adonis, Paris, 1972, 71-114) ;
« Entre bêtes et dieux », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 6, 1972, 231-246 (cf. infra, 133-160). Contre
l'attitude hyper-critique de Wilamowitz, de Linforth et de Moulinier, Guthrie, Lagrange et quelques
autres, comme H.I. Rose, ont défendu le point de vue de la tradition. Deux études de K. Prümm
dressent le bilan des arguments dans les deux camps  : «  Die Orphik im Spiegel der neueren
Forschung », Zeitschrift für katholische Theologie, 1956, 1-40  ; s.v. Mystères. L'Orphisme, Dictionnaire
de la Bible, Suppl. VI, 1937, c. 33-86.
8 Le dossier est présenté par A.J. Festugière, « Les Mystères de Dionysos » (2) Rev. Biblique, 1935,
376-379 (repris dans Études de religion grecque et bellénistique, Paris, 1972, 42-43), et surtout par I.M.
Linforth, The Arts of Orpheus, Berkeley, 1941, 307-364. Cf. Orphicorum Fragmenta 2, éd. O. Kern
(1963) F. 34-36, 209-214.
9 [Aristote], Problèmes, III, 43, éd. Bussemaker, t. IV, 331, 13  sqq.  : S. Reinach, «  Une allusion à
Zagreus dans un problème d'Aristote », dans Cultes, Mythes et Religions, V, Paris, 1923, 61-71.
10 O.F. 33 Kern.
11 Aristophane, Grenouilles, 1032 ; Platon, Lois, 782 c (= O.F., Test. 212 Kern) ; Euripide, Hippolyte,
952-3 (= O.F., Test. 213 Kern).
12 Cf. D. Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco, Rome, 1963, 69-83.
13 Cf. « La cuisine de Pythagore », Archives de Sociologie des Religions, 29, 1970 141-162.
14 Nous les empruntons à D. Sabbatucci (op. cit., 87-126).
15 Platon, Lois, 782 c.
16  P. Boyancé, «  Platon et les cathartes orphiques  », Revue des études grecques, 1942, 217  sqq.
Bibliographie dans Le Culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris (1936), réimpression, 1972, 375.
17 Hérodote, II, 81. Cf. Ed. des Places, La religion grecque, Paris, 1969, 199.
18 Grenouilles, 1032 : Orpheùs mèn gàr teletàs th' hēmîn katédeixe phónōn t'apéchesthai.
19 Cf J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices en grec, des origines à la fin de l'époque
classique, Aix-en-Provence, 1966, 160-162 et les indications données dans Les Jardins d'Adonis, 79-80.
20  En particulier, I.M. Linforth (op. cit., 68-72) qui retient trois sens possibles de phonos dans ce
contexte  : meurtre, cannibalisme, nourriture carnée. Mais, on le verra plus loin, la dernière de ces
significations subsume les deux autres. Contra, F. Graf, Eleusis und die orphische Dichtung Athens in
vorhellenistischer Zeit, Berlin-New York, 1974, 31-39.
21  C'est déjà celle de Firmicus Maternus, Traité sur les erreurs des religions païennes, VI, p.  15,
2 Ziegler = O.F. 214 Kern.
22  H. Jeanmaire a exposé leurs arguments et critiqué la thèse de manière décisive (Dionysos, Paris,
1951, 371-378). Dans son livre Les Grecs et l'Irrationnel (University of California Press, 1951), trad.fr.
Paris, 1963, 155, E.R. Dodds persiste à croire que ce mythe de Dionysos « est fondé sur l'antique
rituel dionysiaque du Sparagmós et de l'Omophagia ».
23  W.F. Otto, Dionysos 2, 1933, 120, ne s'était pas trompé sur la différence entre le mythe et
l'omophagie.
24 Comme l'imagine R. Girard, op. cit., 190 et 347, qui trouve ainsi la justification de sa lecture en
clef de « bouc émissaire ». C'est la même confusion entre deux manières de manger qui a entraîné
plusieurs historiens de l'Orphisme à reconnaître la dévoration de Dionysos par les Titans dans la
scène représentée sur une hydrie du Musée britannique (E  246)  : Dionysos, barbu et couronné de
feuilles, assiste à la mise en pièces d'un enfant par un personnage vêtu en Thrace. Cf. C. Smith,
« Orphic Myths on Attic Vases », Journal of Hellenic Studies, II, 1890, 343-331 ; A.B. Cook, Zeus I,
1914, 634, pl. 36 ; W.K.C. Guthrie, Orphée et la religion grecque (1933), trad. fr. Paris, 1936, 148.
Seul Henri Metzger, Les Représentations dans la céramique attique du IVe siècle, Paris, 1951, 263, n.3 a
reconnu, avec l'aide de Sir John Beazley, l'invraisemblance d'une telle interprétation. Dans le même
temps, H. Jeanmaire suggérait de voir dans le geste que fait «  Dionysos  » devant la dévoration un
signe de réprobation qui vise directement certains excès orgiaques et dont la critique orphique ne
serait qu'un aspect (op. cit., p. 407).
25 J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce
classique, Genève, 1938, 239-261.
26 Aristophane, Paix, 960 (Schol.) ; Plutarque, De def. orac. 435 c ; 437 A-B ; Qu. Conviv., 729 F ;
Schol. A.R.I. 425 ; Porphyre, De Abstinentia, II, 9.
27 Ces différents objets, « cône, toupie, dés, miroir », sont ceux qu'énumère le Papyrus de Gourob,
témoin, au IIIe siècle avant notre ère, d'un rituel d'initiation aux mystères de Dionysos, rituel qui
combine le sacrifice, suivi de consommation, d'un bouc et d'un bélier, l'absorption d'un breuvage par
le myste et la manipulation des «  jouets  », symboles de la passion de Dionysos  : Orphicorum
fragmenta 31 Kern. Cf. M.J. Lagrange, Les Mystères : l'Orphisme, Paris, 1937, 113-117 ; H. Jeanmaire,
op. cit., 472-473.
28 Dans la version de Nonnos, Dionysiaques, VI, 172-173 = O.F. 209 Kern, Dionysos reçoit le coup
fatal au moment où il regarde son visage déformé, semble-t-il, par la surface réfléchissante du miroir.
Dionysos pris au piège de son image : pour les néo-platoniciens, si Dionysos est morcelé, c'est qu'il
s'est attaché à son apparence, qu'il a été pris au piège de la matière. Dans le Poimandrès du Corpus
hermeticum (I, 14), l'Homme Primordial s'est penché sur la terre, il a vu se refléter dans l'eau une
forme semblable à lui, il s'est mis à l'aimer et il a voulu habiter près d'elle. Cf. J. Pépin, « Plotin et le
miroir de Dionysos », Revue internationale de Philosophie, 1970, 304-320.
29 O.F. 209 Kern. Hérodote, II, 41 montre bien que le máchaira est avec le chaudron et les broches
le signe instrumental du comportement alimentaire des Grecs, aux yeux d'un étranger. C'est
l'invention de la máchaira qui entraîne la mort du bœuf laboureur (Aratos, Phénom., 131  et
Plutarque, De esu carnium II, 998 A).
30 Pausanias, VIII, 37, 8.
31 O.F. 34-36 et 210-211 Kern.
32  Cf. en particulier, O.F. 35  Kern. Le choix du verbe du déchirement implique sans doute
davantage  : la critique d'une procédure spécifiquement dionysiaque, comme me le suggère Jeannie
Carlier (Cf. 202-204).
33 Platon, Eulhydème, 301 a.
34 A.J. Festugière, qui néglige ces détails, comme les autres interprètes de l'Orphisme, veut y voir la
surenchère bavarde d'une tradition tardive (Études de religion grecque et bellénistique, Paris, 1972, 44).
Le problème aristotélicien qu'il semble ignorer prouve, au contraire, l'ancienneté et l'importance de
ces précisions d'apparence futile. En déclarant que ce double traitement de la viande est une donnée
confuse, A. Henrichs, Die Phoinika des Lollianos, Bonn, 1972, p.  68  se persuade sans peine que le
sacrifice de l'enfant Dionysos par les Titans est le reflet fidèle du « rituel dionysiaque » qu'il pense
avoir découvert dans le récit romanesque, fait par Lollianos, de la dévoration du cœur d'un enfant
que se partagent un groupe de conjurés, au cours d'une mascarade nocturne. Sans chercher à discuter
une interprétation qui méconnaît toute référence à l'Orphisme, qui néglige toute distance entre
Dionysos et Orphée, et qui soutient que boire du vin est une manière de rendre vie à l'enfant
« Dionysos » dont le cœur vient d'être consommé dans un repas initiatique de communion, il faut au
moins noter que, dans le récit de Lollianos, le cœur est la seule partie de la victime qui soit dévorée,
tandis que, dans le mythe de Dionysos mangé par les Titans, le seul morceau de l'enfant qui ne
disparaît pas dans le ventre de ses assassins est précisément le cœur (cf. infra, n. 89).
35 L'expression tà legómena en tḗi teletḗi a égaré S. Reinach (op. cit., 64-65) du côté des Mystères
d'Éleusis. Mais Pierre Boyancé, «  Remarques sur le salut selon l'orphisme  », Revue des Études
Anciennes  43, 1941, 160-161 a raison d'y voir la référence à une œuvre d'Orphée, tantôt appelée
Teletḗ (O.F. 34 Kern : Orphée, le poète de la Telelḗ) tantôt citée sous la forme Teletaí (O.F. 301 et
Test. 223 Kern). Le témoignage fondamental d'Aristophane (Grenouilles, 1032) associe étroitement les
telelaí qu'Orphée nous a enseignés et le refus de la vie carnivore dont il est responsable.
36  La version de Clément d'Alexandrie (0. F. 35  Kern) recoupe parfaitement le problème
aristotélicien : katbḗpsoun próteron, épcita obelískois
37 C'est ce que font, dans le Dúskolos de Ménandre, les sacrificateurs qui ont oublié de prendre avec
eux l'indispensable chaudron (v. 456 sqq. et 519).
38 On peut citer, entre autres, les repas-sacrifices accomplis par le Cyclope, par Lycaon et Atrée. Dans
le Cyclope, 243-247 ; 356 sqq., Euripide donne à voir l'ogre commençant par goûter les morceaux de
chair « tout brûlants au sortir de la braise », puis dévorant le reste « amolli par la cuisson dans le
chaudron  ». Repas monstrueux dont le caractère d'anti-sacrifice est d'autant mieux marqué que les
traits essentiels du modèle sacrificiel sont nettement accusés. Quand Lycaon offre à son hôte la
victime humaine qui doit lui permettre d'éprouver la nature divine de son visiteur, il procède en
sacrificateur expert  : «  Il attendrit dans l'eau bouillante une partie des membres palpitants de la
victime, tandis qu'il fait rôtir l'autre sur la flamme  » (Ovide, Métamorphoses, I, 228-229). C'est la
même technique qui est employée par Atrée : « Il use de la broche aussi bien que de la marmite »
(Sénèque, Thyeste, 1060-1065). La référence au sacrifice est encore accentuée par le nom du triste
bénéficiaire de ce repas de chair humaine  : Thyeste (Thuestḗs) semble signifier «  l'homme du
sacrifice » (K. Kérényi, Heroen der Griechen, Zürich, 1958, 327).
39 F. Sokolowski, Lois sacrées d'Asie Mineure, Paris, 1955, no 50, 1. 34.
40 G. Ricci, « Una Hydria ionica da Caere », Annuario della Scuola arcbeologica di Atene, t. XXIV-
XXVI, 1946-1948, 47-57, pl. IV (1-2-3).
41  Aristote, Part. anim., 667  b I sqq. et  673  b  15  sqq. Les parties internes sont elles-mêmes
subdivisées en splánchna et en éntera, lesquels désignent les entrailles, c'est-à-dire les parties contenues
dans la cavité du bas-ventre (Platon, Timée, 73 a). Précision que nous devons à Guy Berthiaume.
42 Id., ibid., 674 a 4-6.
43 Aristote, op. cit., 673 b 1-3.
44 Ovide, Fastes, III, 805 sqq.
45 Plutarque, Camille, V, 5-6. Cf. J. Hubaux, Rome et Véies, Paris, 1958, 221-285.
46 Athénion, ap. Athénée, XIV, 660 E = C.G. F. III. 369 Kock.
47 Théophraste, ap. Schol. AD in Il. I. 449.
48  Cf. A. Delatte, «  Le Cycéon, breuvage rituel des mystères d'Éleusis  », bulletin de l'Acad. R. de
Belgique, Cl. Lettres Sc. Mor. et polit., 5e série, t. XL, 1954, 691-693.
49 F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Paris, 1969, no 18, col. A 1. 40-43.
50  G. Daux, «  La Grande Démarchie  : un nouveau calendrier d'Attique (Erchia)  », Bulletin de
Correspondance hellénique, 1963, 629.
51 Od. III. 5-66.
52 Aristophane, Paix, 1115.
53 Athénée, IX, 410 A-B.
54 IG. IX, 11, 330 = L. Lerat, Les Locriens de l'Ouest, II, Paris, 1952, p. 152.
55 Métérologiques, IV, 3, 380 a 36 sqq. ; 381 a 27 sqq. ; Problèmes, V, 34, 884 a 36 sqq.
56 Philochore, F Gr Hist 328 F 173 Jacoby. Cf. Les Jardins d'Adonis, 210-211.
57 372 D-373 A.
58 404 A-D.
59 Cf. supra, p. 173.
60 Jambl., V.P., 154, p. 87, 6-7 Deubner.
61 « La cuisine de Pythagore », Archives de sociologie des religions, 29, 1970, 155-157.
62 Une autre forme d'inversion possible aurait conduit à bouillir ce qui devait être rôti, et à rôtir ce
qui devait être bouilli. En l'occurrence, toutes les parties de la victime sont traitées de la même
manière, sans distinction de splánchna et de kréa. Le partage se fait sous le signe du bouilli  : en
portions ou en tranches, en moîrai ou en mérides. Au sortir du chaudron, le tout est rôti à la flamme
comme le sont normalement les seuls splánchna. Il n'y a donc pas une inversion simple, par rapport
au sacrifice, ordinaire, mais double. Comme me le fait remarquer Pierre Smith, dans un cas, on
répartit les procédés culinaires, dans l'autre, on les additionne sur la même viande.
63 0. F. 209 Kern.
64 Dion Chrysostome, XXX, 55.
65 H. Jeanmaire, Dionysos, Paris, 1951, p. 390. La voie avait été ouverte par J. Harrison, Prolegomena
to the Study of Greek Religion 3, Cambridge University Press, 1922 (Réimpr. N.Y. 1955), 491-4.
66 L'objection a été faite par M.P. Nilsson dans un compte rendu du livre de Jeanmaire : Gnomon,
XXV, 1955, 276.
67  Les Titans ne sont pas davantage les ennemis par excellence de Dionysos, comme le suggère P.
Boyancé (Le « Dionysos » de M. Jeanmaire, Revue philosophique, 1956, p. 116) qui tente de ramener
cette séquence du mythe à un thème dominant de la mythologie de Dionysos : refus et persécution.
68 R. Martin, Manuel d'architecture grecque, I, Paris, 1965, p. 425.
69 A. Orlandos, Les Matériaux de construction et la technique architecturale des anciens Grecs (trad. fr.
Vanna Hadjimichali), I, Paris, 1966, 136-148.
70  La relation entre les Titans et le plâtre (titanos) avait déjà été indiquée rapidement par A.
Dieterich, Rh. Museum, 48, 1893, 280 ; J. Harrison, Prolegomena, 491 sq. ; Themis, 15  et  17  ; A.
Loisy, Mystères païens et mystère chrétien 2, Paris, 1930, 33, n. 2.
71 L'attention sur ces notices a été attirée par une étude de M. Pohlenz, « Kronos und die Titanen »,
Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, 37, 1916, 581-583.
72 F Gr Hist 328 F 74 Jacoby (avec ses commentaires, en II, b [Supplements] t. I, Leyde, 1954, 354-
355).
73 F Gr Hist 334 F I Jacoby (avec les remarques, ibidem, 627).
74 Pausanias, II, II, 5.
75 IV, 11, 389 a 28.
76 Il., II, 735.
77 Eust., 332, 24 sqq.
78  Les hommes de Bronze naissent des Frênes, les Corybantes phrygiens surgissent de la terre et
grandissent comme des arbres sous l'œil étonné du Soleil  ; ou encore ce sont les Dryopes, les
compagnons du chêne. Cf. « L'Olivier, un mythe politico-religieux », Revue de l'Histoire des Religions,
1970 (3) 15.
79 Hésiode, Travaux, 61 ; Xénophane, B 33 Diels-Kranz 7 ; Aristophane, Oiseaux, 686 ; Pausanias,
X, 4, 3.
80 Platon, Protagoras, 320 D.
81 Pausanias, VIII, 37,5 = Test. 194 Kern.
82 De les « mastiquer », selon O.F. 107 Kern (tàs sárkas masō̂ntai).
83 Contra : J. Rudhardt, « Les mythes grecs relatifs à l'instauration du sacrifice : les rôles corrélatifs
de Prométhée et de son fils Deucalion  », Museum Helveticum, 27, 1970, 1, 1-15. Le mythe
prométhéen d'Hésiode a fait l'objet d'analyses aiguës dans les séminaires de J.P. Vernant qui en a livré
une esquisse dans Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, 177-194.
84 Point de vue de Wilamowitz et de Festugière.
85  Reprenant la critique de Ivan M. Linforth, L. Moulinier a résumé les différentes objections
(Orphée et l'Orphisme à l'époque classique, Paris, 193 5, p. 59).
86 Plutarque, De esu carnium, 996 C = O.F. 210 Kern.
87  XXX, 10. De Budé. Mais les hommes naissent de la suie (aithálē) selon O.F. 220  Kern. Sur le
plan philologique, on a depuis longtemps répondu à l'objection en alléguant le témoignage de
Xénocrate (F. 20 Heinze), l'élève de Platon, sur le caractère « titanique » de la prison, phrour á, où les
hommes sont enfermés. Cf. P. Boyancé, « Remarques sur le salut selon l'Orphisme », Revue des Études
anciennes, 1941, 167-168 et W. Burkert, Homo necans, p. 249, n. 43.
88 O.F. 35 et 36 Kern.
89 O.F. 210 a et b Kern.
90  Cf. en général, J. Keil, Kulte im Prytaneion von Ephesos, Anatolian Studies Buckler, Manchester,
1939, 119-128.
91 Règlement cultuel du IIIe siècle de notre ère publié par F. Miltner et G. Marech, Anzeiger A.W.
Wien, 96, 1939, 39-40. Repris par F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques. Supplément, Paris,
1962, no 121.
92 Le sens de kardioulgoúmena est éclairé par Hésychius, s. v. kardioûsthai, où kardiourgeîn est glosé
par kardioulkeîn, tirer le cœur de la victime, sens donné par Lucien, De Sacrificiis, 13. Cf. A.
Heinrichs, Die Phoinika des Lollianos, Bonn, 1972, 71-72.
93 Rien ne permet de préférer l'un à l'autre.
94 Publié par S. Accame, Mem. Ist. Stor. Arch. di Rodi 3, 1938, 69-71 et repris par Fr. Sokolowski,
Lois sacrées des cités grecques. Supplément, Paris, 1962, no  108, 1. 1-3. J. et L. Robert, Bull. Epigr.,
1946-1947, no 157 ont pensé à une influence pythagoricienne, mais la suite de l'inscription les en a
détournés, car il est question de verser certaines sommes dans un tronc, thēsaurós, pour offrir des
sacrifices sanglants dont les victimes sont le bœuf, des quadrupèdes (porc, chèvre, mouton) et le coq.
Si la présence de victimes animales n'exclut pas immédiatement une référence aux Pythagoriciens,
celle d'une victime comme le bœuf semble bien justifier les réserves émises par J. et L. Robert.
95 Nudité des pieds, port des vêtements blancs vont de pair avec la pureté des mains et de l'âme : P.
Roussel et M. Launey, Inscriptions de Délos, Paris, 1957, no 2529, 1. 16-17. Règle d'un genre de vie
ou ascèse temporaire ? demande H. Jeanmaire, « Sexualité et mysticisme dans les anciennes sociétés
helléniques », dans Mystique et continence, « Les Études carmélitaines », Paris, 1952, p. 54.
96 Cf. Pausanias, I, 57, 4 = Test. 219 Kern ; O.F. 291 Kern.
97 Les Jardins d'Adonis, Paris, 1972, 96-1oo.
98 Jamblique, Protreptique, XXI, 108, 5-6 éd. Pistelli ; Aristote, F. 194 Rose (Élien, V.H., IV, 17 et
Aulu-Gelle, IV, II) ; Jamblique, V.P., 109, éd. L. Deubner, 63. 2-3.
99 Questions de table, II, 5, 1, 635 e/f. Dans les Tbeolog. arithm. du Pseudo-Jamblique, c. XXII, la
cervelle est dite l'arché, de l'homme, et le cœur est appelé l'archḗ du vivant.
100  Diogène Laërce, VIII, 28, éd. A. Delatte, p.  127, 11-15, et les remarques de M. Delcourt,
« Tydée et Mélanippe », Studi e Materiali di Storia delle Religioni, vol. 37, 1966, 176-178.
101  A. Olivieri, «  L'uovo cosmogonico degli Orfici  », Memoria R. Ace, Arch. Lett. Napoli, VII,
1919 (1920), 297-334 ; R. Turcan, « L'Œuf orphique et les quatre éléments », Revue de l'Histoire des
Religions, 159-160, 1961, 11-23.
102  Publié par J. Keil dans Anzeiger Österr. A.W., 1955, 16  sqq., et repris par F. Sokolowski, Lois
sacrées de l'Asie Mineure, Paris, 1955, no. 84.
103 Consumer le cœur « sur les autels sacrés », c'est s'en interdire la consommation et le laisser dans
la part qui revient aux dieux.
104 Cf. G. Daux, « L'interdiction rituelle de la menthe », Bulletin de Correspondance hellénique, 81,
1957, 1-5, a proposé, à la suite de Kalleris, de lire au lieu de ēdeosmoû la forme hēdeosmoû, c'est-à-
dire un des noms de la menthe, de la plante qui est encore aujourd'hui en Grèce un condiment quasi
indispensable pour les fèves.
105 1. 15-16.
106 A.D. Nock, art. cit., p. 852.
107 Il faut donner leur pleine valeur aux raisons alléguées par Plutarque, Questions de table, II, 3, 1,
635 e/f. Expliquer le tabou pythagoricien par l'influence de l'Orphisme, comme le fait M. Tierney,
«  A Pythagorean Tabu  », Mélanges E. Boisacq, Bruxelles, 1938, 317-321, c'est méconnaître la
différence entre les deux mouvements mystiques.
108 Cf. C.R.S. Harris, The Heart and vascular system in ancient Greek Medicine, 1972.
109  Legum allegoriae, II, 6, Mondésert  107. L'intérêt de ce texte a été dénoncé par P. Boyancé,
« L'Apollon solaire », Mélanges J. Carcopino, Paris, 1966, p. 167, n. 3.
110 670 a 23-26. Cf. S. Byl, « Note sur la place du cœur et la valorisation de la μεσότης dans la
biologie d'Aristote », L'Antiquité classique, 1968, 467-476.
111 666 a 7-10 et 20-22.
112 666 a 14-16 ; 666 b 6-10.
113 Philolaos B 17. Cf. W. Burkert, Weisheit und Wissemchaft, Nuremberg, 1962, 248 sqq.
114 Aristote, Gener. Anim., 734 a 16 = O.F. 26 Kern. Lier et tisser sont des opérateurs fondamentaux
dans les mythes de genèse du vivant et de naissance du monde. Cf. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les
Ruses de l'intelligence. La Mètis des Grecs, Paris, 1974, 132 et n. 14.
115 M.J. Lagrange, Les Mystères : l'Orphisme, Paris, 1937, 127-132  ; W.K.C. Guthrie, Orphée et la
religion grecque (1935), trad. fr., Paris, 1956, p. 117 sqq. ; Les Ruses de l'intelligence, 128-131.
116 O.F. 61, 83, 107, 170, 237 Kern.
117 0. F. 207 Kern.
118 Le point de vue « réformation » a été défendu par E. Rohde, Psyché, trad. fr. A. Reymond, Paris,
1952, 348  sqq. et critiqué, en particulier, par H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus,
Paris, 1951, 396 sqq. La thèse de la transposition de l'omophagie en scénario criminel est développée
par M.P. Nilsson, « Early Orphism and kindred religious Movements », Harvard Theological Review,
XXVIII, 1935, 203-204 = Opuscula selecta, II, 1952, 654-655.
119 Cf. infra, 149-153, ainsi que J.-P. Vernant, Introduction, pp. XLI-XLIII dans M. Detienne, Les
Jardins d'Adonis, Paris, Gallimard, 1972.
120 Porphyre, De Abstinentia, II, 8.
121 Plutarque, Questions grecques, 38, 299 E à 300 A. Il y a poursuite, diōxis, et l'arme est une épée,
xiphos, non un couteau sacrificiel.
122 J. Schmidt, s. v. Omophagia, R.E. (1939), c. 380-382.
123 F. Sokolowski, Lois sacrées d'Asie Mineure, Paris, 1955, no 48, 1.2 ; formule expliquée par A.J.
Festugière, dans Classica et Mediaevalia, 17, 1956, 31-34 (= Études de religion grecque et bellénistique,
Paris, 1972, 110-113).
124 Hérodote, III, 110. Cf. II, 146 ; II, 97 rapprochés par J. Hubaux et M. Leroy, « Vulgo nascetur
amomum », Mélanges J. Bidez [Annuaire Inst. Philol. Hist. orient. II, 1933-1934], 505-550.
125  Denys le Périégète, V, 935-947  (éd. G. Bernhardy, Geographi graeci minores, Leipzig, 1828, I,
51  sqq.). Tableau que J. Hubaux et M. Leroy, art. cit., rapprochent de celui de la naissance d'un
Enfant divin dans la IVe Églogue.
126 702-768. Les » ambiguïtés de l'âge d'or » ont été mises en évidence, à propos de ce texte et de
quelques autres, par P. Vidal-Naquet, « Le mythe platonicien du “Politique” et les ambiguïtés de l'âge
d'or et de l'histoire », dans Langue, Discours et Société. Pour É. Benveniste, Paris, 1975, 374-390.
127 Cette interprétation du fer et du bronze est avancée par J. Roux, « Pillage en Béotie », Rev. des
Études grecques, 1963, p. 37. Cf. Id., Commentaire dans Euripide, Les Bacchantes, éd. trad. connm., II,
Paris, 1972, 482-483.
128 Antoninus Liberalis, Métamorphoses, X, éd. M. Papathomopoulos ; Plutarque, Qu. gr. 58, 299 E-
F. ; Élien, Hist. var., III, 42.
129 Cf. H. Jeanmaire, Dionysos, 399-414.
130 Id., ibid., 401.
131  Dans l'enquête sur les mystères de Dionysos que l'édit de Ptolémée IV Philopator organise à
l'échelle de l'Égypte, le fonctionnaire royal qui la préside doit interroger tous ceux qui initient aux
mystères afin de savoir qui a transmis les rites jusqu'à la troisième génération et d'obtenir
communication sous pli scellé de la doctrine sacrée. Cf. P. Roussel, « Un édit de Ptolémée Philopator
relatif au culte de Dionysos », CRAI, 1919, 237-243 et sur quelques points, G. Zuntz, « Once more
the so-called « Edict of Philopator on the Dionysiac mysteries », Hermes, XCI, 1963, 228-239. A la
pluralité des pratiques répond la diversité des discours sacrés.
132 République, 364 E. Cf. Eur., Hippolyte, 954.
133 Eschyle, F. 83 éd. H.J. Mette (Comment. II, 138-139).
134 Dans un essai sur « L'Apollon solaire » (Mélanges J. Carcopino, Paris, Hachette, 1966, 149-170),
P. Boyancé a montré que l'équivalence d'Apollon et d'Hélios était le fruit de spéculations savantes
dont les Pythagoriciens pouvaient revendiquer leur part.
135 Ainsi que l'appelle Joachim Du Bellay.
136 Cf. F. Cumont, « La grande inscription bachique du Metropolitan Museum », American Journal
of Archaeology, 37, 1933, 249.
137 De Abstinentia, II, 8.
138 Le ménadisme est chose féminine, on l'a souvent noté. Sans doute, à l'époque hellénistique, voit-
on des hommes dans les mystères, initiés et remplissant des fonctions importantes. Mais, même alors,
ce sont des femmes qui gardent la présidence du thiase et jouent le rôle de mystagogue (Cf. A.J.
Festugière, Études de religion grecque et bellénistique, Paris, 1972, p. 19, n. 4). Toutefois dans le collège
de Torre-Nova, qui est d'origine grecque, le personnel est en majorité masculin et le dignitaire qui
ouvre le cortège, porte le titre de Hḗrōs. Le premier personnage féminin qui marche à ses côtés est la
Dadouque, la Porteuse de torche. S'il y a des Pythagoriciennes, il ne semble pas qu'il y ait des
Orphiques au féminin. Les Orphéotélestes de Platon sont bien exclusivement masculins. Quand les
textes orphiques abandonnent un silence méprisant, c'est pour reprendre la formule  : Rien de plus
chien qu'une femme (O.F. 234  Kern). Ce n'est pas seulement une vague misogynie, car la haine
d'Hippolyte à l'égard des femmes, du mariage et du sexe est sans doute une composante de ce
personnage qui justifie le mieux qu'il apparaisse aux yeux de Thésée et des spectateurs athéniens
comme un suppôt d'Orphée. Reste Eurydice et sa relation privilégiée avec Orphée. En attendant une
interprétation plus serrée, on pourra voir : « Orphée au miel », Quaderni Urbinati di Cultura classica,
n. 12, 1971, 7-23 (Faire de l'histoire, éd. J. Le Goff et P. Nora, III, Paris, 1974. 56-75).
139 Y voir – comme Wilamowitz, Der daube der Hellenen 2, Bâle, II, 1959, 190 – une preuve que
l'orphisme ancien aurait été plus apollinien que dionysiaque, c'est faire mauvais usage des apparences
de la diachronie. M.P. Nilsson est mieux inspiré de lire l'épisode en termes de conflits et de tensions
entre les deux mouvements mystiques (Geschichte der griecbiscben Religion 2, 1955, 686-687). Cf.
aussi, dans ce sens, H. Jeanmaire, op. cit., p. 407. Contre la thèse de A. Krüger (Questiones orphicae,
Halis Saxonum, 1934, 30-33), qui veut distinguer deux orphismes, on verra les objections de M.J.
Lagrange, L'Orphisme, 44-46.
140 O.F. 35 Kern.
141 O.F. 35 et 210 Kern (en part. Schol. in Lycopbr. 208, p. 98, 5 Scheer). Dionysos à Delphes : H.
Jeanmaire, Dionysos, 187-198, etc.
142  Cette analyse, présentée et discutée dans plusieurs séminaires à l'École normale supérieure de
Pise, a été publiée par les Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Cl. di Lettere e Filosofia, S.
III, vol. IV, 4, 1974, 1193-1234. La présente version a été réformée sur une série de points.
Parmi ceux qui m'ont fait l'amitié de discuter ces pages, je remercie particulièrement Luc Brisson,
Walter Burkert, Jean-Louis Durand, Pierre Smith et Froma Zeitlin.
 

POSTFACE
 
Retour sur la transgression
d'un meurtre sacrificiel

 
Mis à mort, Dionysos est ici au cœur d'une enquête sur le sacrifice sanglant et
ses affinités sans ombre avec le meurtre. Qui plus est, il s'agit de l'assassinat d'un
dieu que les disciples d'Orphée, ces « végétariens » dénonçant l'horreur des autels
ensanglantés de la cité et de son genre de vie « politique », ont choisi de mettre
au centre d'une théologie soucieuse d'expliquer l'origine de l'espèce humaine.
Visée neuve et insolite en ce monde grec des VIIe et VIe siècles avant notre ère
dont la pensée polythéiste n'a cure d'anthropogonie, tant elle est convaincue de la
familiarité et du commerce entre les hommes et leurs dieux, et d'abord dans la
cité qui englobe l'essentiel de la vie en société. Pour autant que j'en sois informé,
il ne semble pas que les recherches menées depuis vingt ans sur Dionysos, le
sacrifice et les Orphiques aient démenti ou rendu obsolètes les interprétations
proposées en 1974 entre Pise et Paris. Aujourd'hui, cependant, les « Orphiques »
nous sont beaucoup mieux connus. Il y a eu la découverte et les premiers
déchiffrements du «  Livre de Dervéni  », le plus ancien livre grec, datant des
environs de 340 avant notre ère1. Ensuite, les trouvailles d'Olbia, sur les bords
de la mer Noire, et la collection des petites tablettes d'os donnant à lire
vers 500 av. J.-C. – donc à la fin du VIe siècle, bien avant Platon et d'autres –
 le nom d'« Orphique », celui de Dionysos, comme un leitmotiv accompagné de
ces mots si puissants dans le premier mysticisme grec : la Vérité, la Tromperie,
l'Âme, la Vie, la Mort2. Par ailleurs, en ce qui me concerne, ni Dionysos, à
dieu ne plaise, ni le sacrifice en cheville avec l'homicide n'ont disparu de mon
lopin de recherche. Dionysos « à ciel ouvert » (en Italie, m'a-t-on dit, il a failli
devenir « à ciel couvert ») m'a guidé par la main vers le cœur et le phallus d'un
dieu dont je voulais alors, en  1986,3  –  pour faire pièce à des lectures
consensuelles d'un Dionysos bourgeois d'Athènes  –  fouiller au scalpel la
«  puissance  », au sens grec de dynamis, cette force imprévisible qui jaillit
spontanément d'elle-même. L'affaire me semblait assez importante pour laisser de
côté – dans l'urgence de l'essai, sinon du pamphlet avec son tintamarre de notes
érudites – les parcours à l'infini des interférences, des interactions, des complicités
et des échanges avec les autres puissances divines du même ensemble polythéiste4.
Singulièrement avec le complice privilégié de Dionysos, je veux dire Apollon qu'il
soit de Rhodes, de Naucratis ou de Delphes. Un long cheminement en
compagnie du « Bel Homicide de Delphes » m'a permis de faire retour, à travers
les restes sanglants et les garçons bouchers d'Apollon, vers les premières approches
de l'alimentaire et du sacrificiel, si précieuses, pour entrer dans des systèmes de
pensée construits, au VIe siècle, j'insiste, par les dévots d'Orphée autant que par
les membres de la communauté pythagoricienne. Pour le dire en termes
académiques, ce sont donc les pièces successives d'une même enquête, menée avec
quelle persévérance, que j'entends, en cette réédition, soumettre aux amants de
Dionysos, à la société des amis des polythéismes ainsi qu'au chaland inconnu.
Soit, me dira-t-on, pour le Dionysos à la mode d'Orphée, mais fallait-il pour
autant remettre en circulation la « défense et illustration » de l'analyse des récits
mythiques proposée par Claude Lévi-Strauss, et, par la même occasion,
apostropher derechef la gent helléniste en lui lançant le même «  Les Grecs ne
sont pas comme les autres  », qui, d'ailleurs, semble avoir laissé plus d'un
perplexe, sinon interloqué5. Mettons les choses au point, et, en premier, sur ces
déclarations d'intention, écrites, j'en tiens compte, dans les années soixante-dix,
soixante-treize où je terminais Les Jardins d'Adonis et me mettais à rédiger
L'Orphée au miel6. Pourquoi prendre à partie la Société des Philanthropes née
pour l'Encouragement des études grecques alors qu'elle offre le spectacle, toujours
édifiant, de gens aimables, vaquant à leurs affaires, se réunissant calmement et
périodiquement pour échanger entre eux les dernières nouvelles de la discipline,
oui, hélas, « en notre temps de refus des études grecques7 ». Pourquoi ? Laissez-
moi vous le dire clairement : parce que, à la question « Pourquoi la Grèce ? »,
oui, aujourd'hui, entre multiculturalisme, histoire globale, micro-histoire et tant
d'autres occasions de repenser ou, simplement, de réfléchir, Jacqueline de Romilly,
helléniste de France devenue Immortelle, délivre sous la Coupole et à l'adresse du
monde ce message inouï  : en Grèce, on «  aspire au général, à l'humain et à
l'universel8 ». Point, c'est tout. Dès lors, à quoi bon s'interroger sur ce que peut
être un système polythéiste, un texte, une œuvre, sur ce que veut dire mythe ou
mythologie et ce que peuvent signifier les étrangetés de tant d'anciens récits ? Si
les « études grecques » donnent accès directement et universellement à l'humain
et à l'universel, n'est-ce pas d'évidence que «  les Grecs ne sont pas comme les
autres  » et que, en l'occurrence, leurs mythes ne sont pas justiciables d'une
analyse qui s'appliquerait aux traditions d'autres sociétés exclues du privilège de
l'universel. Mais en voilà assez pour motiver une apostrophe qui ne cesse pas
d'être actuelle envers ceux qui rejettent l'idée même que les mythes de Dionysos
ou d'Apollon puissent relever d'une analyse proposée pour des récits transmis par
les Indiens de l'Amérique du Sud ou du Nord.
Pour l'heure, laissons de côté le débat sur la spécificité des Hellènes ou de
toute autre culture, ainsi que la question de l'Altérité radicale des Anciens par
rapport à Nous, aujourd'hui ou, mieux, à « nos Modernes9  ». Tout cela nous
éloigne fort heureusement des lieux communs de l'Académie et nous conduirait
vers les raisons d'un comparatisme aux prises avec de l'incomparable : pourquoi
« faire de l'anthropologie avec les Grecs  » va dans le sens d'un comparatisme
constructif associant étroitement historiens et ethnologues, convaincus qu  : une
culture fermée sur elle-même a les vertus d'une peau de chagrin. J'y viens, mais
ailleurs, ne vous en déplaise, et ce sera entre mortels et au présent.
Le contraste est vif et amusant entre le parti des adorateurs de la Grandeur
de l'Antique, si influent dans les milieux académiques en France, et la foule
grandissant de par le monde de ceux qui se rassemblent sous le signe du « Post ».
Depuis quelque temps, le phénomène a retenu l'attention de bons observateurs,
curieux de comprendre comment une avant-garde se renouvelle à coups de post-,
postmodernisme, post-féminisme, post-structuralisme, post-déconstructionisme.
Certains de ces observateurs, plus pénétrants que d'autres, ont noté que la
posture initiale semble répétitive, alors que les variations, elles, sont virtuellement
infinies : pour être « en avant », il convient de se placer « après », post. Ce qui
paraît malaisé, à première vue, est, en fait, fort simple  : il suffit de faire
l'économie de chercher à comprendre la chose en -isme qui, dotée d'un post- va
faire de vous un novateur prêt à rejoindre la troupe déjà dense des autres post-
10. Sans être, je l'avoue, entièrement convaincu de la pertinence d'une telle

interprétation, j'ai tout lieu de craindre que le bête et méchant amalgame des
années soixante-dix, baptisé «  structuralisme  », fasse encore parfois obstacle à
l'intelligence des procédures d'analyse développées par Claude Lévi-Strauss en
matière de certains récits, appelons-les avec lui, « mythiques », et, je le dis tout
de suite, nullement à propos de n'importe quoi qui serait texte ou récit, par
assimilation progressive.
Trois concepts peuvent définir ce type d'analyse depuis « La geste d'Asdiwal »
jusqu'aux récentes enquêtes comme «  La potière jalouse  » et «  Histoire de
Lynx » : relation, transformation, et contexte. Relation, d'abord, car la première
hypothèse pose que les termes considérés isolément ne sont jamais porteurs d'un
sens intrinsèque. Le sens découle de la manière dont ils s'opposent entre eux : il
est de relation. Seconde proposition : analyser un mythe, c'est étudier les rapports
de transformation entre les versions de ce mythe, ainsi qu'entre ce mythe et des
mythes apparentés. Ce qui veut dire que ni une seule version, ni une synthèse de
plusieurs versions ne constituent un objet d'étude adéquat. Troisième principe, à
moins qu'il ne soit, en effet, le premier sous sa forme exigeante  : ce type
d'analyse requiert la connaissance du contexte ethnographique, un contexte
ethnographique indépendant de la matière mythique elle-même, un contexte
ethnographique ouvert à l'ensemble des objets, des valeurs, des institutions qui
constituent la culture de la société dans laquelle se racontent les mythes choisis
par l'analyste. Plantes, animaux, pratiques sociales, données géographiques,
systèmes écologiques, phénomènes astronomiques, techniques  : autant de
connaissances que doit posséder le lecteur-déchiffreur de mythes à la manière
d'un encyclopédiste du vécu. Car il s'agit bien de repérer, sous des détails tantôt
curieux, tantôt à peine perceptibles, la multiplicité des plans de signification qui
donnent au récit mythique son épaisseur. Végétaux, pratiques de pêche ou de
chasse, nourritures et calendriers  : tous les registres disponibles d'une culture
doivent être mobilisés par l'analyse, et dans autant de sociétés que la
comparaison entre mythes voisins et contrastés invite à reconnaître.
Contrairement à l'idée vaguement sémiotique que s'en font ceux qui ne l'ont ni
pratiquée ni même comprise, l'analyse lévi-straussienne des mythes se veut à la
fois connaissance du concret et expérimentation des structures intellectuelles dans
des combinaisons tantôt locales tantôt plus larges. Il convient donc de travailler
au moyen de plusieurs plans de signification  : dans chacun, des propriétés
latentes sont extraites d'un domaine d'expérience. A l'analyste de les mettre à
l'épreuve en les confrontant avec les données offertes par d'autres provinces de
l'expérience humaine.
Si l'analyse est combinatoire, elle n'est pas nécessairement interminable.
Comme toute interprétation, l'analyse structurelle des mythes se donne des
contraintes et s'impose des limites. Et d'abord, celles d'une culture pour autant
que celle-ci offre par la richesse de ses mythes et de ses versions un terrain assez
vaste pour permettre à l'analyste privilégiant certains schémas conceptuels (qu'un
autre pourra remettre sur le métier) de reconstruire un milieu sémantique
organisé et d'articuler des éléments qui semblent appartenir à la même
configuration. Procédure qui, certes, enrichit les mythes au lieu de les appauvrir
en les réduisant à quelques oppositions squelettiques, comme le disaient naguère
des interprètes si vite satisfaits par d'autres lectures, à condition qu'elles leur
viennent de la tradition du milieu d'opinion dont ils se réclament par
éducation, le plus souvent. Quand, par choix, l'enquête se donne une limite
d'évocation qui suit les contours d'une société déterminée, quand elle décide de
restreindre le champ de la comparaison autour d'une constellation de mythes et
de leurs versions distinctes, elle est en droit de découvrir davantage de
différences, de distinctions possibles et d'enrichir ladite culture d'un ensemble
neuf de relations qualitativement différentes. Il n'y a pas si longtemps, en faisant
retour vers Les Jardins d'Adonis, à l'occasion d'une autre Postface11, j'ai
indiqué combien, dans une version d'Ovide, la métamorphose du sang adonisien
en anémone conduisait à mettre en évidence une donnée «  implicite  » de la
configuration « anémone », cette rose « sans parfum » venant enrichir d'un trait
pertinent le portrait négatif d'un héros né de l'arbre à myrrhe12. Plus
récemment, dans un ouvrage consacré « aux situations extrêmes » sous le signe
d'Artémis, Pierre Ellinger, un des rares hellénistes à avoir compris l'intérêt de ce
type d'analyse, est revenu longuement sur deux détails de la mise à mort de
Dionysos par les Titans : le masque de gypse porté par les assassins de l'enfant
dieu ; la « suie de la fumée » se dégageant des Titans foudroyés, dont le second,
en particulier, occulté par la traduction «  cendres  » de ma lecture de  1974,
permet de reconnaître en deçà des vapeurs lourdes de graisse, le pôle ambigu des
odeurs et de la matière sacrificielle, un mélange de vapeur et de suie, de fumée
malodorante et de résidu noirâtre « qui ne monte vers le ciel que pour retomber
bientôt sur terre où elle donne naissance à la race humaine13 ». Enquêtes menées
au microscope et qui vous rendent soudainement attentifs au goût légèrement
obsessionnel d'un dieu comme Apollon pour les autels faits de cendres et de sang,
ou bien à l'importance des restes pour interroger les commencements14, à partir
d'une pensée religieuse qui a choisi très tôt de réécrire les discours sur les dieux,
le meurtre interne au sacrificiel et l'origine de la malheureuse espèce humaine15.
Johns Hopkins University
Octobre 1997.

1 Cf. la note : Repères bibliographiques.


2 Présentées au public non russe par M.L. West, The Orphics of Olbia, Zeitschrift für Papyrologie und
Epigraphik, XLV, 1982, pp. 17-29, ainsi que par Y. Vinogradov, Zur Sachlichen und Geschichtlichen
Deutung der Orphiker-Plättchen von Olbia, dans Orphisme et Orphée, en l'honneur de Jean Rudhardt,
éd. Ph. Borgeaud, Genève, 1991, pp. 77-86.
3 Dionysos à ciel ouvert, Paris, 1986.
4 En accord avec le projet dessiné dans « Expérimenter dans le champ des polythéismes », Kemos, 10,
1997, pp. 57-72, et mis en œuvre dans Apollon, le couteau à la main, Paris, Gallimard, 1998.
5  En témoigne, voici peu encore, N. Loraux dans une réflexion, vive et assez suggestive pour me
donner l'envie d'en débattre à mon tour, sur quelques traces de ladite « Anthropologie de la Grèce » :
Back to the Greeks ? Chronique d'une expédition lointaine en terre connue, dans Une école pour les
sciences sociales, éd. J. Revel et N. Wachtel, Paris, 1996, pp. 275-297, en particulier, pp. 280-281.
6 Livre renvoyé dans un tiroir pour faire place à la réflexion sur la généalogie de la catégorie mythe et
les difficultés d'une grammaire de la mythologie, qui allait s'appeler L'invention de la mythologie, Paris,
(1981), 1992 (Tel).
7 Comme dit l'auteur de Pourquoi la Grèce ?, Jacqueline de Romilly.
8  Ce thème, comme il convient, est repris dans la conclusion de Pourquoi la Grèce  ? (sous-titrée
« L'ouverture aux autres », p. 295), Paris, 1992 (Livre de Poche, 1994.)
9  Cf. l'enquête menée par Barbara Cassin sur «  les stratégies contemporaines d'appropriation de
l'Antiquité », et publiée par elle sous le titre « Nos Grecs et leurs Modernes », Paris, 1992.
10 Pour faire diversion, un coup d'œil sur M. Sahlins, Goodbye to Tristes Tropes : Ethnography in the
Content of Modem World History, Journal of Modern History, 65, 1993, pp. 1-25.
11 Parue en 1989, dans une édition « revue et corrigée » des Jardins d'Adonis, pp. 243-263 (Où en
sont les Jardins d'Adonis ?).
12 Op. cit., pp. 256-259.
13  P. Ellinger, La légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre
d'anéantissement (BCH, Suppl. XXVII), Athènes-Paris, 1993, pp. 147-195 (« La suie de la fumée des
Titans »).
14 Nous l'avons tenté dans deux chapitres d'Apollon, le couteau à la main.
15  Dans un essai important, bien argumenté et que je le remercie de m'avoir envoyé, Luc Brisson
revient fort utilement sur le texte d'Olympiodore, ce philosophe néoplatonicien du VIe siècle de notre
ère, il est bon de le rappeler, qui livre le détail de « la suie de la fumée des Titans ». Son enquête,
attentive à tous les fragments des versions du récit de la mise à mort de Dionysos, montre que, si le
meurtre de Dionysos par les Titans et la résurrection du dieu sont des données anciennes,
l'articulation explicite entre le châtiment des Titans qui ont mangé du bouilli rôti dionysien et la
naissance de l'espèce humaine est beaucoup moins claire, et, dans l'état présent de notre information,
plus récente. Au point même que l'auteur, à la fin de son enquête, suggère la date du premier, sinon
du deuxième siècle de notre ère pour ce trait de l'anthropogonie, et, plus sévèrement, pour la
séquence «  origine de l'espèce humaine  », venant en conclusion d'une théogonie orphique. Cf. L.
Brisson, Le Corps «  dionysiaque  ». L'anthropologie décrite dans le commentaire sur le Phédon de
Platon (1, par 3-6) attribué à Olympiodore est-elle orphique ?, in Sophiès maiètores. Hommage à Jean
Pépin, Paris (Études augustiennes), 1992, pp. 481-499. Point de vue critique dont les vertus ne me
laissent pas insensible, mais qui pourrait sembler légèrement hypercritique au moment où, à Olbia,
vers 500 avant notre ère, à Sélinonte au début du Ve siècle et à Pélinna au IVe siècle avant notre ère
également, des documents convergents attestent l'importance de «  fautes anciennes  » pour la
condition humaine inquiète de se purifier et d'être délivrée.
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

 
Entre Orphée et Dionysos, les livres et les articles sont trop nombreux et
inégaux pour en dresser une liste alphabétique. Elle serait, par ailleurs, peu
utile alors qu'existe, en formule paperback, la bibliographie dressée par Th.
H. Carpenter et Chr. A. Faraone pour le volume Masks of Dionysos (Cornell
University Press, 1993) dont ils sont les éditeurs (pp. 303-329). Tandis que,
pour en savoir beaucoup plus sur Orphée au miroir du «  Papyrus de
Dervéni », ce très étonnant livre de la bibliothèque des Orphiques, il n'est
que de consulter en une de nos bibliothèques publiques et universitaires si
bien achalandées le tout frais volume, non moins collectif que le précédent,
édité par A. Laks et G.W. Most sous le titre adéquat Studies on the Derveni
Papyrus (Clarendon Press, Oxford, 1997), pp. 75-185 (par la grâce de M.S.
Funghi).
Il m'est donc loisible de donner la «  short list  » des textes, parus
après  1977, qui m'ont fait réfléchir, pour la suite des analyses esquissées
dans ce livre :
 
W. BURKERT, Craft versus Sect : The Problem of Orphics and Pythagoreans,
in B. F. MEYER and E. P. SANDERS, ed. Jewish and Christian Self-
Definition, III, Philadelphia, 1982, pp. 1-22.
 
P. ELLINGER, La légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes
et les récits de guerre d'anéantissement (BCH, Suppl. XXVII), Athènes-Paris,
1993.
 
F. FRONTISI-DUCROUX, Le dieu-masque. Une figure du Dionysos d'Athènes,
Paris-Rome, 1991.
 
F. GRAF, Textes orphiques et rituel bacchique. À propos de lamelles de
Pélinna, dans Ph. BORGEAUD, éd. Orphisme et Orphée, en l'honneur de
Jean Rudhardt, Genève, 1991, pp. 87-102.
 
N. LORAUX, La Grèce hors d'elle, L'Homme, janv.-mars  1980, XX, 1,
pp. 105-111.
 
J.-M. PAILLER, Bacchus, figures et pouvoirs, Paris, 1995.
 
A. SCHNAPP, Le chasseur et la cité, Paris, 1997.
 
Ch. SEGAL, Dionysiac Poetics and Euripide's Bacchae, Princeton, 1997.
 

INDEX GÉNÉRAL1*

 
Abeilles (Femmes) : 57, 58, 138, 142.
Accame, S. : 213 n. 94.
Achille : 69.
Actéon : 66, 68, 70.
Adonies : 57, 120 n. 34, 129 n. 59.
Adonis : 11, 12, 28, 54-62, 65-67, 70, 74, 78-81, 87-89, 91-93, 97-99,
106-109, 112-120, 121 n. 1, 122 n. 11, 126 n. 13, 128 n. 54 et 59.
Agavé : 150, 151.
Age d'or : 130 n. 73, 142, 147, 155, 182, 200-202, 204, 215 n. 126.
Agrionies : 199.
áhōros : 129 n. 59.
Alexis : 156.
alimentation carnée : 43, 139, 142, 146. Voir aussi : viande.
allélophagie : 137, 138, 141-143, 146, 148-152, 176, 194, 198.
Amazones : 85, 86, 123 n. 31.
Amour : 90, 92, 97, 112. Voir aussi : Erôs.
Amphitryon : 85.
Amymonè : 38, 121 n. 1.
Ancée : 121 n. 1.
Anchise : 91.
André, J. : 128 n. 58.
anémone : 12, 114, 115, 128 n. 57 et 59, 129 n. 67.
ánemos : Voir : vent
animaux : 140, 141, 155. Voir aussi : bêtes.
Antée : 87.
Anterôs : 92.
anthropogonie : 169, 184, 186.
anthropophagie : 135, 136, 138, 145, 146, 188. Voir aussi : cannibalisme.
anliáneira : 86.
Antiphane : 156.
Antoninus Liberalis : 26.
apátē : Voir : tromperie.
aphrodisía ágra : 97.
Aphrodite : 11, 12, 60, 61, 72, 77, 79-81, 84, 88-92, 97, 99-116, 121 n.
18, 125 n. 76, 126 n. 13, 127 n. 36, 128 n. 53.
[Apollodore] : 25.
Apollon : 105, 179, 203, 204.
Arabie : 110.
Archytas : 156.
Arès : 85, 89, 121 n. 1, 123 n. 28.
Argos : 38, 39.
Aristarque : 78.
Aristophon : 156 .
Aristote : 180.
armes : 84, 85.
aromates : 28, 31, 54, 95, 96, 114, 116, 140, 147, 181.
Arrigoni, G. : 122 n. 11, 127 n. 36 et 41.
Artémis : 66, 75, 76, 79, 83, 85, 89, 104, 106, 108, 127 n. 36.
Asclépios : 68, 69.
Ascra : 41.
Asdiwal : 19, 20, 28, 39.
Atalante : 11, 12, 66, 68, 77, 80, 82-88, 99-102, 105-110, 113, 116, 117,
127 n. 36, 131 n. 77.
atélesta : 86.
Athéna : 79, 85.
Athéna Apatouría : 123 n. 27.
– Zōstēría : 85.
Atrée : 211 n. 38.
Atropos : 81.
Attalah, W. : 122 n. 5, 123 n. 40, 124 n. 43, 128 n. 50, 129 n. 59.
Attis : 127 n. 43.
avalement : 136.
 
Bacchantes : 150, 151, 201, 203.
Bacchios (épithète de Dionysos) : 199.
Baehrens, E. : 120 n. 9.
Barthes, R. : 118 n. 12, 120 n. 10.
Bassares : 151, 152, 199.
Baudelaire : 131 n. 75.
Beazley, J.D. : 122 n. 5, 125 n. 76.
Bellérophon : 68, 69.
Bérard, Cl. : 126 n. 76, 208 n. 1.
Bérard, V. : 22, 35.
Béroé (chasseresse) : 121 n. 1.
Berthiaume, G. : 211 n. 41.
bestialité : 141-143, 147, 150, 198, 201, 203, 204.
bêtes : 8, 30, 43, 106, 141, 142, 144. 145. 157, 167, 190, 197, 198, 200,
206.
bíos orphikós : 149, 169.
Boardman, J. : 126 n. 4.
bœuf : 30, 140, 146, 167, 187, 206.
Bollack, J. : 131 n. 75.
Bonanno, M.G. : 123 n. 20.
Borle, J.P. : 129 n. 67.
bouilli : 29, 30, 148, 163-217.
Bouphonies : 30, 206.
Boyancé, P. : 118 n. 3, 209 n. 16, 210 n. 35, 212 n. 67, 213 n. 87, 214 n.
109, 216 n. 134.
Braurôn : 83.
Brelich, A. : 74, 120 n. 4.
Briarée : 175.
broche : 8, 30, 148, 174, 179, 181, 205.
Bromios (épithète de Dionysos) : 193.
bronze : 201, 215 n. 127.
Burkert, W. : 120 n. 11, 158 n. 2, 160 n. 53, 213 n. 87, 215 n. 113.
Byl, S. : 215 n. 110.
 
Calame, Cl. : 46.
Cambyse : 144, 145.
Camille : 175.
cannibalisme : 43, 44, 135, 136, 138, 139, 142, 143, 146, 119 n. 16, 151.
152, 154, 155, 194, 205, 209 n. 20.
Casabona, J. : 209 n. 19.
Çatal-Hüyük : 58, 59.
Carlier, Jeannie : 210 n. 32.
Cazzaniga : 158 n. 6.
Cécrops : 184.
ceinture : 85, 123 n. 27. Voir aussi : zōstḗr.
Céphale : 69.
céréales, céréaliculture : 55, 66, 70. 75, 76, 114. 117. 176.
Certeau, M. de : 45, 118 n. 3 et 11.
cervelle : 193, 214 n. 99.
cervidés : 11, 76, 79, 87, 88, 121 n. 14.
Chaleion : 179.
chant : 89.
Chantraine : 128 n. 57.
Chaos : 168.
Charites : 106.
chasse, chasseur 7, 8, 10-12, 64-83, 85-92, 94, 96-100, 102, 106-109, 111-
113, 116, 117, 119 n. 16, 121 n. 1, 125 n. 76, 127 n. 36, 200, 201.
chat : 125 n. 76.
chaudron : 8, 30, 166, 174, 179-181, 205, 211 n. 37.
chèvre : 146, 167.
Chios : 150.
Chirassi, I. : 120 n. 3 et 6, 126 n. 14.
christianisme : 9, 10, 164, 165.
Chypre : 102.
cité : 7, 8, 10, 35, 43. 76, 139-144, 146, 148, 149, 153. 155-157, 160 n.
53, 163, 170, 190, 198, 199, 207.
Clytia : 128 n. 54.
cœur : 191-196, 214 n. 99 et 103.
coing : 103, 104.
Cole, Th. : 159 n. 17.
commensalité : 178, 179, 186.
Cook, A.B. : 209 n. 24.
Courètes (collège des – ) : 191.
course : 82, 83, 86, 101, 102.
Crète : 76.
crise agraire : 41.
Cronos : 135-137, 196.
cru : 8, 9, 141-143, 149-151, 153, 154, 171, 180, 181, 197, 198.
Ctésylla : 104.
cueillette : 66.
cuisine : 176.
cuit : 8, 171, 182.
Cumont, F. : 216 n. 136.
Cybèle : 106, 127 n. 43.
Cyclope : 211 n. 38.
Cydon : 103.
Cyniques, cynisme : 9, 44, 139, 145, 149, 153-157, 159 n. 41.
 
Danaïdes : 26, 37-40, 87.
Daux, G. : 211 n. 50, 214 n. 104.
Delatte, A. : 125 n. 73, 211 n. 48.
Delcourt, M. : 19, 158 n. 2, 214 n. 100.
Delphes : 204.
dema : 65.
démembrement : 172. Voir : diasparagmós.
démesure : Voir : húbris.
Déméter : 38, 54, 55, 58-60, 66, 70, 104, 116, 128 n. 59, 129 n. 67, 176.
Déméter Thesmophore : 57.
désir : 97-99, 105-108, 112, 116, 117, 130 n. 67.
Despoina : 172.
Deubner, L. : 127 n. 26.
Devallet, G. : 127 n. 43, 131 n. 77.
diasparagmós : 30, 171-173.
Dieterich, A. : 212 n. 70.
dieux : 8, 30, 43, 139-142, 144-150, 154. 155, 157, 166-168, 170, 185,
190, 197, 198, 200, 206.
díkē : 41, 141.
Diodore : 26.
Diodore d'Aspendos : 157, 160 n. 53.
Diogène de Sinope : 153, 154.
dionysisme : 44, 139, 145, 149, 151, 153-155, 197, 198.
Dioscoride : 62.
Dodds, E.R. : 209 n. 22.
domestique (animal – ) : 8-10, 139, 197.
don : 102, 105, 108. Voir aussi : dôra.
dôra : 100, 101.
Dörig, J. : 126 n. 76 et 4.
Dracontius : 120 n. 9.
Drew-Bear, Th. : 123 n. 31.
Dumézil, G. : 22, 119 n. 31.
 
eau : 38.
Empédocle : 131 n. 75.
endo-cannibalisme : 9, 110, 144, 154.
éntera : 211 n. 41.
Epiménide : 68, 69.
époptie : 51, 52.
épouse : 76.
éraste : 76, 88.
Erchia : 177.
éromène : 76, 88.
Erôs : 72, 91-93, 102, 112, 116, 117, 125 n. 76, 168. Voir aussi : Amour,
érotique : 7, 12, 76, 78, 88.
Être : 168.
Euboulos : 62.
Eupatrides : 178.
Eurydice : 216 n. 138.
Eurytanes : 143.
Eustathe : 185.
 
Fabbri, P. : 128 n. 54.
Faure, P. : 37-38.
fécondité : 116, 129 n. 67.
femme : 10, 11, 57, 83, 87, 203, 216 n. 138.
fer : 201, 215 n. 127.
Festugière, A.-J. : 159 n. 18, 164, 208 n. 4, 6 et 8, 210 n. 34, 213 n. 84,
215 n. 123, 216 n. 138.
feu : 141, 133, 154, 187, 201.
fève : 146, 147, 192-194.
folie : 105, 109.
forêt : 76, 77, 82, 84, 106.
Fornival, R. de : 125 n. 66.
Frazer, J.G. : 61, 119 n. 31, 164, 171.
Fritz, K. von : 160 n. 48.
Frontisi-Ducroux, Fr. : 120 n. 8.
Fuchs, W. : 126 n. 4.
 
Gaertringen, Hiller von : 158 n. 6.
Gaidoz, H. : 127 n. 28.
gámos : 84, 123 n. 22 et 23. Voir aussi : mariage,
gattilier : 130 n. 67.
Gengoux, J. : 131 n. 75.
Gentili, B. : 122 n. 20.
géras : 179.
Germain, G. : 61-63, 119 n. 33.
Gernet, L. : 39.
gibier : 87, 97.
Girard, R. : 208 n. 5, 209 n. 24.
Glaucos : 68, 69.
Graebner, F. : 64.
Graf, I. : 209 n. 20.
Granet : 39.
Greifenhagen, A. : 124 n. 50, 128 n. 49.
grenade, grenadier : 102-104, 114, 115.
guépard : 91-93. Voir aussi : panthère.
guerre, guerrier : 11, 73-77, 83, 88, 89.
Guthrie, W.K.C. : 208 n. 7, 209 n. 24, 215 n. 115.
gypse : 30, 165, 183, 184, 186, 205.
 
Hadès : 104, 114, 128 n. 53.
Harris, C.R.S. : 214 n. 108.
Harrison, J. : 212 n. 65 et 70.
Haussleiter, J. : 159 n. 40.
Hébé : 130 n. 67.
Hécatée de Milet : 53.
hēdúsmata : 176.
Henrichs, A. : 210 n. 34, 213 n. 92.
Hélène : 83, 103.
Hellanikos : 24.
Héra : 38, 77, 102-106, 108, 123 n. 28, 126 n. 20, 130 n. 67.
Héraclès : 78, 97, 123 n. 28.
Herder : 45.
Hermès : 90, 92.
Hermocharès : 105.
Hérodote : 51, 53.
Hésiode : 35, 40, 41, 142, 168-170, 186, 187.
Hespérides : 102, 126 n. 20.
Hestia : 195.
Heusch, Luc de : 47 n. 22.
Hímeros : 112.
Hippolyte : 66, 68-70, 76, 77, 89, 216 n. 138.
Hippolytè (Amazone) : 85.
Hippomène : 86, 99-101, 131 n. 77.
Hirmer, M. : 126 n. 4.
histoire : 13, 20-22, 35-38, 42-44, 51-63, 65, 67, 68, 70-74, 118 n. 1.
homme : 203.
hommes : 8-10, 30, 32, 43, 139-142, 146, 148-150, 154, 155, 157, 166,
167, 170, 185, 190, 197, 200, 206.
hōraîos : 84, 123 n. 21, 129 n. 59.
Horn, H.G. : 125 n. 68.
Hubaux, J. : 130 n. 73, 211 n. 45, 215 n. 124 et 125.
humide : 180.
húbris : 41, 158 n. 13.
Hygin : 26.
 
Immerwahr, W. : 122 n. 11.
inceste : 71, 72, 77, 144, 154.
initiation : 11, 74-76, 183, 184.
Ippolito, G. di : 121 n. 1.
íunx : 95.
 
Jeanmaire, H. : 121 n. 15, 130 n. 73, 159 n. 35, 183, 209 n. 22et 24,
214 n. 95, 215 n. 118, 216 n. 129, 217 n. 139 et 141.
Jensen, E. : 64.
justice : Voir : díkê.
Justin : 154.
 
Kahil, L.G. : 122 n. 14.
Kambitsis, J. : 121 n. 17, 159 n. 36.
Karousou, S. : 121 n. 14.
kasalbás : 96.
Keil, J. : 213 n. 90, 214 n. 102.
Keller, O. : 93, 124 n. 47.
Kérényi, K. : 211 n. 38.
Kirk, G.S. : 24, 34-36.
kréa : 212 n. 62.
Krüger, A. : 217 n. 139.
 
Laffranque, M. : 158 n. 10.
lagōbólon : 125 n. 76.
Lagrange, M.J. : 208 n. 7, 210 n. 27, 215 n. 115, 217 n. 139.
laitue : 12, 60-63, 78, 114, 116, 130 n. 67.
Lamia : 143, 147.
Lang, A. : 158 n. 1.
Langlotz, E. : 124 n. 42.
La Penna, A. : 119 n. 16.
Launey, M. : 214 n. 95.
Leach, Ed. : 20, 47 n. 5.
Lembach, K. : 128 n. 58.
léopard : 93, 110.
Lerat, L. : 212 n. 54.
Lerne : 38.
Leroy, M. : 130 n. 73, 215 n. 124et 125.
Lesbos : 150.
Leucothoé : 115, 128 n. 54.
Lévêque, P. : 54-61, 118 n. 14, 119 n. 17.
Lévi-Strauss, Cl. : 17-20, 27, 29, 31, 39, 45, 46.
lièvre : 11, 76, 79, 87, 88, 100, 107, 111-113, 121 n. 14, 127 n. 20.
Lilja S. : 131 n. 75.
Linforth, I.M. : 208 n. 7 et 8, 209 n. 20, 213 n. 85.
lion, lionne : 12, 79-81, 89, 99, 107-113, 116, 117.
Littelwood, D.R. : 126 n. 14.
Locres (tablettes de – ) : 103.
lógos : 18.
Loisy, A. : 164, 208 n. 2, 212 n. 70.
Loraux, N. : 47 n. 15.
Lugauer, M. : 126 n. 14.
lússa : 126 n. 13. Voir aussi : folie.
Lycaon : 135, 136, 211 n. 38.
 
Macchioro, V. : 164, 208 n. 3.
máchaira : 172, 210 n. 29.
mágeiros : 176.
mâle : 11, 75, 110.
Mannhardt : 171.
Marech, G. : 213 n. 91.
Margival, N. de : 125 n. 66.
mariage : 10-12, 32, 38, 75-77, 80, 81, 84, 86-89, 92, 99, 100, 102-105,
107, 109, 122 n. 11.
marmite : 147.
Martin, R. : 212 n. 68.
Matthews, V.J. : 122 n. 8.
Méautis, G. : 160 n. 49.
médiateur, médiation : 20, 187, 188.
Mékonè : 187.
Mélanion : 66-69, 99, 100, 109.
Méléagre : 69, 80-82, 100, 109.
Mélèze-Modrzejewski, J. : 158 n. 12.
Métissai : Voir : Abeilles.
Mellaart, J. : 58, 119 n. 23 et 25.
Mémoire : 89.
Ménades, ménadisme : 150, 201, 216 n. 138.
Ménélas : 103.
menthe : 114, 128 n. 53.
mēría : 177.
Meslin, M. : 47 n. 5.
Mètis : 137.
Metzger, H. : 125 n. 76, 209 n. 24.
Meuli, K. : 120 n. 11.
meurtre : 148, 151, 169, 170, 188, 189, 209 n. 20.
miel : 31, 137, 138.
Mihailov G. : 158 n. 5.
Milet : 199.
Miltner, F. : 213 n. 91.
Mintha : 114, 115, 128 n. 53.
Minto, A. : 123 n. 34.
Minyades : 150, 151, 199, 201.
miroir : 166, 172, 209 n. 27.
mítrē : 123 n. 28.
moîrai : 212 n. 62.
Moire : Voir : Atropos.
Molpes : 174.
montagne : 76, 77, 84, 100.
Moraux, P. : 158 n. 10 et 12.
mort : 75, 147.
Moulinier, L. : 208 n. 7, 213 n. 85.
Müller, K.O. : 36, 53.
Müller, M. : 27.
Muses : 89.
mûthos : 18, 53.
Myrrha : 61, 128 n. 54.
myrrhe : 28, 59, 62, 116.
Myrrhina : 97.
Myste (épithète de Dionysos) : 163.
mystères : 163, 164, 210 n. 27, 216 n. 131.
mysticisme : 8, 208 n. 7.
mythe, mythologie : 13, 17-46, 53-55. 65, 67, 71, 74.
mythographes : 25, 26.
 
Narcisse : 65.
Nauplie : 37.
nectar : 201, 202.
Neîkos : 168.
Nenci, G. : 118 n. 2.
Nestor : 177.
Nietzsche : 45.
Nilsson, M.P. : 212 n. 66, 215 n. 118, 216 n. 139.
Nock, A.D. : 194, 208 n. 2.
Nora, P. : 118 n. 1.
Nuit : 196.
 
odeur : 11, 57, 94, 110, 116, 139, 166.
Œdipe : 19, 20, 27, 154.
Œuf : 168, 193, 194.
oîstros : 127 n. 36.
Olivieri, A. : 214 n. 101.
Ōmádios (épithète de Dionysos) : 150.
Ōmêstē̂s (épithète de Dionysos) : 150, 197.
omophagie : 30, 141, 143, 150, 151. 153. 171, 172, 197-200, 204, 206,
215 n. 118.
Onomacrite : 186, 189.
Oribase : 62.
oribasie : 10.
Origène : 145.
Orion : 66, 68, 69.
Orlandos, A. : 212 n. 69.
Orphée, Orphiques, orphisme : 8, 10, 29, 30, 44, 139, 145, 146, 148, 149,
163-217.
Orphéotélestes : 169, 216 n. 138.
Osiris : 164.
Otto, W.F. : 209 n. 23.
oulochútai : 176.
Ouranos : 196.
« ourses » : 75-77, 83.
 
Palamède : 69.
Pamphylie : 95, 96.
Pandora : 85.
panthère : 10, 11, 78-98, 99, 109-113, 116, 124 n. 56, 125 n. 76.
pardáleion : 124 n. 61.
párdalis : 93, 96.
parfum : 28, 57, 95-97. 110, 115-117, 130 n. 75, 139.
Pâris : 91.
parole : 24.
parricide : 144, 154.
parthénos : Voir : vierge.
Passmore, J.P. : 158 n. 13.
Peithṓ : 91, 92, 98. Voir aussi : Persuasion.
Pélée : 100.
Pénélope : 87.
Penthée : 150, 151.
pépansis : 180.
Pépin, J. : 210 n. 28.
Perdiccas : 66, 68-72, 77, 120 n. 9. 121 n. 1.
Perdiccas (roi de Macédoine) : 120 n. 9.
Perdix : 72.
Persée : 69.
Perséphone : 60, 104, 114, 128 n. 53.
Persuasion : 106. Voir aussi : Peithṓ.
Pettazzoni, R. : 120 n. 2.
Phanès : 168, 193, 196.
Phérécyde : 24.
Philolaos : 195.
philosophie : 18.
phónos : Voir : meurtre.
phrónēsis : 94.
Picard, Ch. : 121 n. 1, 123 n. 25.
Piccaluga, G. : 54, 64-68, 71, 118 n. 16, 119 n. 16, 120 n. 1, 128 n. 59,
158 n. 2.
piège : 95-97, 101, 105.
Pindare : 34.
Platon : 155.
Pline l'Ancien : 62.
Plutarque : 189.
Pohlenz, M. : 212 n. 71.
poikílos : 94.
Poluphontè : 77, 121 n. 18.
Polytechnos : 137, 138.
pomme : 101-105.
Pont : 143.
porc : 146, 167.
Poséidon : 38, 121 n. 1, 177.
Pouillon, J. : 47 n. 20, 22.
poupée : 165, 166, 172.
pourri, pourriture : 137, 138, 147.
Procris : 69.
Proïtides : 76, 77.
Prométhée : 30, 85, 142, 146, 148, 153-155, 170, 171, 182, 187, 206.
Prôtogonos : 168.
Prümm, K. : 208 n. 7.
pureté (masculine) : 202, 203.
Pythagore, Pythagoriciens, pythagorisme : 8, 44, 139, 145-149, 156, 157,
160 n. 53, 167, 182, 190, 192, 193, 203, 216 n. 138.
 
races (mythe des – ) : 40, 41.
rationnelle (pensée – ) : 18.
réel : 51-53, 61.
Reinach, S. : 208 n. 9, 210 n. 35.
religion : 9.
renard : 76, 94, 121 n. 14.
renversement : 145, 148.
Rhéa : 136.
Rhodes : 192.
rhombe : 165, 172.
Ricci, G. : 211 n. 40.
Robert, L. : 51-53, 118 n. 4-12.
Robert, J. et L. : 213 n. 94.
Rohde, E. : 215 n. 118.
Rolley, Cl. : 183 n. 82.
rose : 99-117.
rôti : 29, 30, 163-217.
Roussel, P. : 214 n. 95, 216 n. 131.
Roux, J. : 215 n. 127.
Royaux : 183, 184.
Rudhardt, J. : 209 n. 25, 213 n. 83.
ruse : 99, 100, 105, 107, 108, 113.
 
Sabbatucci, D. : 43, 208 n. 12et 14.
sacrifice : 7, 10, 12, 30, 31, 139-142, 146-149, 164-183, 186-193, 197-
201, 205, 206, 211 n. 38.
Sale, W. : 121 n. 13.
sanglier : 78-81, 83, 89, 100, 107, 114, 117, 121 n. 1.
sauvagerie : 75, 142, 152-155, 176, 200, 204.
Schauenburg, K. : 121 n. 14.
Schefold, K. : 124 n. 43.
Schepens, G. : 118 n. 2.
Schilling, R. : 122 n. 6.
Schmidt, J. : 159 n. 35, 215 n. 122.
Schnapp, A. : 125 n. 76.
Schwabl, H. : 35.
Schwartz, J. : 123 n. 33, 126 n. 6.
scie : 70-72.
Scythes : 143.
sec : 180.
séduction : 10-12, 60, 81, 89, 96, 98, 104, 113, 116, 117, 120 n. 34,
130 n. 67.
Segal, Ch. : 126 n. 13.
sel : 176, 179.
serment : 105.
serpent : 110.
Seyrig, H. : 129 n. 59.
Shmueli, E. : 159 n. 41.
Simon, E. : 90, 91, 93.
Smith, C. : 209 n. 24.
Smith, P. : 31, 212 n. 62.
Smith, R. : 164.
Smyrne : 193.
Socrate : 97, 125 n. 73.
Sokolowski, Fr. : 211 n. 39 et 49, 213 n. 91 et 94, 215 n. 123.
Soleil : 114, 128 n. 54, 180, 185, 203.
Solon : 103.
souillure : 151.
souveraineté : 136, 137, 168, 183, 196.
Sperber, D. : 31.
sperme : 193.
Sphinx : 136.
splánchna : 174-179, 191, 211 n. 41, 212 n. 62.
stérilité : 116, 120 n. 34.
structurale (analyse), structuralisme : 17-21, 23-33, 39, 42-45, 54, 56, 68,
119 n. 16, 138.
Styx : 175.
 
Tamasos : 102.
Tannery, P. : 160 n. 53.
Tantale : 136.
teleía : 84.
Télémaque : 177, 178.
Télétè : 173, 189, 202, 211 n. 35.
télos : 84, 123 n. 21-77.
Ténédos : 150.
téphra : 184, 185.
Térée : 136-138.
Terre : 70, 71, 102.
Terre Mère : 57, 38.
Théophraste : 120 n. 6.
Thesmophories : 38, 54, 57, 61, 130 n. 67.
Thucydide : 42.
Thyeste : 135, 136, 211 n. 38.
Tierney, M. : 214 n. 107.
Titán : 184, 183.
Titanís gê : 184.
títanos : 184, 183, 212 n. 70.
Titans : 7, 29, 30, 136, 148, 149, 164-166, 170-173, 179, 181, 183-199,
202, 204-206, 209 n. 24, 212 n. 67 et 70.
toupie : 163, 172, 209 n. 27.
Toynbee, T.M.C. : 125 n. 76.
tragédie : 26, 35-35, 45.
tromperie : 96, 99.
Trumpf, J. : 126 n. 14.
Turcan, R. : 129 n. 59, 214 n. 101.
Tylor : 135.
tyran : 143, 144.
 
Ulysse : 69, 87.
Usener : 158 n. 12.
 
végétariens, végétarisme : 8, 140, 146, 148, 170, 198.
Véïes : 175.
vent : 114, 128 n. 57.
Vernant, J.-P. : 35, 40, 47 n. 15, 158 n. 4 et 9, 159 n. 16, 25et 27, 213 n.
83, 215 n. 114et 119.
Veyne, P. : 118 n. 3 et 11.
viande : 8, 139, 142, 146, 148, 151, 166, 170, 177, 189, 190, 192, 197.
Vickers, B. : 45, 46.
Vidal-Naquet, P. : 47 n. 13, 121 n. 13, 126 n. 3, 158 n. 9, 159 n. 23,
215 n. 126.
vie : 75.
vierge, virginité : 73-77, 82-87, 122 n. 11, 127 n. 36.
vin : 177.
Virgile : 70.
viscères : 178. Voir aussi : splánchna.
Vœlke, A.-J. : 129 n. 67, 158 n. 10.
 
Waltzing, J.-P. : 159 n. 29.
Welcker : 158 n. 6.
Wide, S. : 183 n. 81.
Wilamowitz : 208 n. 7, 213 n. 84, 216 n. 139.
Winckelmann : 45.
 
xenismós : 163.
Xénophon : 74.
Zancani-Montuoro, P. : 127 n. 22.
Zeus : 102, 106, 126 n. 20, 136, 137, 163, 166, 168, 173, 183, 185, 196.
Zeus Meilichios : 177.
zôstḗr : 123 n. 28. Voir aussi : ceinture.
Zumthor, P. : 47 n. 8.
Zuntz, G. : 216 n. 131.

1* St. Georgoudi nous a fait l'amitié d'établir les deux Indices.


 

INDEX LOCORUM

 
Alexis
La Pythagoricienne, F. 2 et 3 Meineke : 50.
Tarentins, F. 1 et 2 Meineke : 56.
Ammien Marcellin
22, 9, 15 : 59.
Antiphane
Mnémata, FCGIII, 87 Meineke : 156 (n. 51 et 52).
Antoninus Liberalis
Métamorphoses, I : 31; X : 36, 201, 128; XXI : 18.
[Apollodore]
Bibliothèque, II, 5, 9 : 28; III, 9, 2 : 83, 84, 86, 100, 101 ; III, 14, 4 :
39.
Aristophane
Grenouilles, 1032 : 11, 18, 35.
Lysistrata, 785-796 : 100 ; 1014-1015 : 71.
Oiseaux, 686 : 79.
Paix, 1115 : 52.
Fragment 478 Kock : 71.
Aristophon
Le Pythagoricien, F. 3, 4 et 5 Meineke : 156 (n. 50 et 52).
Aristote
Éthique à Nicomaque, VII, 1148 b 19-25 : 143.
Génér. Anim., 734  a 16  : 195, 114; III, 1, 750  a  30-35  : 112  ; IV, 5,
774 a 32-35 : 47.
Histoire des Animaux, VI, 31, 579 b 1-5 : 111 ; IX, 6, 612 a 5-12 : 115;
IX, 6, 612 a 12-15 : 94, 95 ; IX, 9, 614 a 26-28 : 75.
Météorologiques, IV, 11, 389 a 28 : 185.
Part. Anim., 666  a  7-10  et  20-22  : 195  (n. III)  ; 666  a  14-16  : 112;
666 b 6-10 : 112; 667 b 1 sq. : 41; 670 a 23-26 : 110; 673 b 1-3 : 43;
673 b 15 sq. : 41.
Politique, A, 8, 1256 b 7-26 : 10; VIII, 1338 b 19-22 : 22.
Fragment 194 Rose : 98.
[Aristote]
Mirabilia 6 : 61.
Problèmes, III, 43 éd. Bussemaker, t. IV, 351, 15 sq. : 9, 173, 174, 181,
34; XIII, 4, 907 b 35-37 : 60.
Athénée
III, 84 C : 17; IV, 163 E-F : 157 (n. 54 et 55) ; IX, 410 A-B : 53.
Athénion
ap. Athénée, XIV, 660 E : 46, 181.
[Bion]
Chant funèbre pour Adonis, 65-66 : 115.
Damascius
Vie d'Isidore, 97 : 70.
Denys le Périégète
V, 935-947 : 125.
Diogène Laërce
VI,  56 ; 105 : 43; VIII, 28 : 100.
Dion Chrysostome
VI, 25 : 153 (n. 44 et 45) ; XXX, 55 : 64, 87.
Dioscoride
2, 176, 3 : 59.
Élien
Sur la nature des animaux, V, 40 : 64; V, 54 : 58; VI, 2 : 55.
Éphore
F Gr Hist, 70 F. 42 : 20; 70 F. 110 : 2.
Épicure
Rar. Sent. XXXII : 140, 12.
 
Eschyle
Prométhée, 172 : 45.
Bassares, F. 83 Mette : 133.
Ésope
Fables, 42 : 57.
Euripide
Bacchantes, 702-768 : 126; 1185-1189 : 34; 1240-1242 : 35.
Cyclope, 243-247 ; 356 sq. : 38.
Héraclès, 416-418 : 28.
Hippolyte, 742-750 : 20.
Firmicus Maternus
Traité sur les erreurs des rel. païennes, VI, p. 15, 2 Ziegler : 21.
Grattius
Cynegetica, I, 24 sq. : 1.
Hérodote
II, 41 : 29; II, 64 : 38; II, 81 : 17; III, 25 : 144, 145 ; III, 108-109 : III
(n. 44 et 45), 112 ; III, 110 : 124; IV, 106 : 21.
Hésiode
Théogonie, 459-460 : 3.
Travaux, 61 : 79; 72 ; 76 : 24; 276-278 : 13.
Catalogue des femmes, F. 76, W.-M. : 100, 101, 105.
Hesychius
s. v. kardioûsthai : 92.
Homère
Iliade, II, 735 : 76; XXI, 573-580 : 56.
Odyssée, III, 5-66 : 177, 51; XI, 245 : 26; XI, 465 : 57.
Hygin
Fables, 185 : 107, 40, 33.
Hymne homérique à Aphrodite
69-74 : 32.
Hymne homérique à Déméter
372-374 ; 411-413 : 27.
Ibycos de Rhégium
Poetae Melici Graeci, 286 Page : 21.
Jamblique
Protreptique, XXI, 108, 5-6 Pistelli : 98.
Vit. Pyth., 109, p. 63, 2-3 Deubner : 98; 154, p. 87, 6-7 Deubner : 60.
[Jamblique]
Theolog. arithm., c. XXII : 99.
Lucien
De Sacrificiis, 13 : 92.
Lex. 23 : 57.
Mythographes du Vatican
I,  232 ; II, 130 ; III, 7, 3 : 69-71.
Nikandre
Fragments 65 et 120 Schneider : 71.
Nonnos
Dionysiaques, 12, 87-89  : 36; 35, 82  : 31; 41, 155-137  : 1; 41, 209-
211 : 1; 42, 209-211 : 40.
Oppien
Cynegetica, IV, 320-353 : 69.
Orphicorum fragmenta (Kern)
fr. 31  : 27; fr. 34  : 31, 211  n. 35  ; fr. 35  : 10, 31, 32, 88, 204  (n.
140 et 141), 36; fr. 36 : 31, 88; fr. 107 : 82; fr. 207 : 117; fr. 209 : 28,
63; fr. 210 : 31, 89, 141; fr. 211 : 31; fr. 234 : 138.
Ovide
Fastes, III, 605 sq. : 44.
Métamorphoses, I, 228-229  : 38; IV, 190-255  : 54; VIII, 317-430  : 82,
83 ; X, 529-739 : 79, 81, 82, 98 ; X, 579 : 77; X, 609-680 : 10; X, 644-
648 : 15; X, 694 : 37; X, 698-707 : 1, 39, 108  ; X, 725-739  : 113-115,
52, 183, 185 et 186, 67.
Parménide
8, 4 ; 8, 32 ; 42 : 29.
Parœmiographi graeci
II, 513, 5-8 L.-S. : 27; II, 635, 1-2 L.-S. : 63; II, 770 L.-S. : 21.
Pausanias
II, 11, 5 : 74; II 17, 4 : 18; II, 32, 2 : 27; III, 12, 4 sq. ; 13, 6 : 35; IV,
35, 2 : 37 ; VIII, 37, 5 : 81; VIII, 37, 8 : 30; IX, 17, 3 : 25; X, 4, 3 : 79.
Phérécyde
F Gr Hist, 3 F 16 Jacoby : 20.
Philochore
F Gr Hist, 328  F  74  Jacoby  : 72; 328  F  173  Jacoby  : 56; 354  F I
Jacoby : 73.
Philolaos
B 17 : 113.
Philon d'Alexandrie
Leg. allegoriae, II, 6, p. 107 Mondésert : 194, 109.
Philostrate
Imagines, I, 6, 5 : 48.
Vie d'Apollonios de Tyane, II, 1-2 : 95, 96 ; IV, 28 : 19.
Physiologus
I, 16, Sbordone, p. 60 5 sq. : 65.
Pindare
Pythiques, 9, 105-124 : 36.
Platon
Le Banquet, 196 b : 70.
Euthydème, 301 a : 35.
Lois, 782 b 6-c 2 : 23; 782 c : 11, 15.
Protagoras, 320 D : 80.
République, 364 E : 132; 372 D-373 A : 57; 404 A-D : 58; 572 C : 26.
Pline
Histoire naturelle, 8, 43 : 42; 8, 62 : 63; 13, 6 : 61; 21, 165 : 55.
Plutarque
Camille, V, 5-6 : 45.
Aqua an ignis util., 2, 956 B : 153 (n. 44 et 45).
De esu carnium, 995 C-D : 42; 996 C : 86.
Préceptes conjugaux, 138 D : 103, 104.
Questions grecques, 38, 299 E : 36; 38, 299 E-300 A : 121.
Questions de table, II, 3, I, 635 e-f : 193, 194, 107; III, I, 646 B : 74; III,
I, 3, 648 A : 64.
Porphyre
De Abstinentia, I, 4 : 11 ; I, 13 : 14; II, 8 : 151, 152, 120, 137, II, 57 :
28.
Scholies à Aristophane Nubes
996-997 : 29.
Scholies à Euripide Hippolyte
1421 : 39.
Scholies à Euripide Phéniciennes
150 : 11.
Scholies T in Hom. Iliade
XXIV, 31 : 2.
Scholies à Lycophron
831 : 89 (n. 38 et 40), 61.
Scholies à Théocrite Idylles
III, 38 b : 16; III, 40 d : 82 (n.65) ; V, 92 e : 66.
Solon
Fragments 127 a, b, c, Ruschenbusch : 24.
Strabon
X, 483 : 15.
Théocrite
Idylles, III, 40-42 : 101, 102, 105 ; V, 88 : 30; V, 92 : (n. 193).
Théognis de Mégare
1275-1277 : 76; 1289-1294 20.
Théophile
Ad Autolycum, III, 5 : 47.
Théophraste
Caus. Plant., VI, 5, I : 65; VI, 17, 9 : 59.
Hist. Plant., VI, 8, 1-2 : 60.
Thucydide
III, 94 : 19.
Xénophane
B 35 7 D.-K. : 79.
Xénophon
Mémorables, III, 1, 1, 5 sq. : 73.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr
 
© Éditions Gallimard, 1977, 1998 pour la présente édition. Pour l'édition
papier.
© Éditions Gallimard, 2015. Pour l'édition numérique.
Marcel Detienne
Dionysos mis à mort
Postface inédite de l'auteur
 
Depuis les années quatre-vingt, par la grâce d'historiens encore soviétiques,
le Dionysos d'Orphée a enfin reçu droit de cité dans l'histoire de la Grèce
archaïque. Les tablettes d'os trouvées sur les bords de la mer Noire
témoignent que, pour les disciples d'Orphée (les «  Orphiques  »)
vers  500  avant notre ère, Dionysos règne entre Mort et Vie, qu'il habite
l'arrière-pays où la vérité se souvient de la Tromperie et du Mensonge. Pour
interroger la Grèce, pour mettre en question le regard de l'hellénisme,
demain comme aujourd'hui, Dionysos jamais ne fait défaut. C'est
l'opérateur le plus efficace, et d'abord pour découvrir dans le dispositif
sacrificiel la force du meurtre intérieur ; ensuite pour reconnaître à l'horizon
d'une société les avancées de ses transgressions et jusque dans celles qui lui
sont possibles  ; peut-être aussi pour entrecroiser la chasse et l'érotique en
expérimentant librement entre récits mythiques, pratiques du polythéisme et
formes de société.
Infiniment turbulent, Dionysos, le dieu qui, dit-on, s'empare de tout et
possède le vivant comme l'inanimé, s'avoue impuissant devant la gent
helléniste. Pourquoi ? C'est ce que nous avons voulu comprendre hardiment.

M.D.
 
Mosaïque romaine, 1er siècle après J.-C.
Musée d'Archéologie, Corinthe.
Photo © G. Dagli Orti.
DU MÊME AUTEUR
 
Aux Éditions Gallimard
 
LES JARDINS D'ADONIS. La mythologie des aromates en Grèce, 1972 (éd.
revue et corrigée avec postface, 1989).
L'INVENTION DE LA MYTHOLOGIE, 1981 (éd. revue, 1987).
L'ÉCRITURE D'ORPHÉE, 1989.
LA CUISINE DU SACRIFICE EN PAYS GREC (en collaboration avec
Jean-Pierre Vernant et alii), 1979.
 
Chez d'autres éditeurs
 
LES MAÎTRES DE VÉRITÉ DANS LA GRÈCE ARCHAÏQUE (1967)
(éd. nouv. avec postface), Angora-Pocket, 1994.
LES RUSES DE L'INTELLIGENCE. La mètis chez les Grecs (en
collaboration avec Jean-Pierre Vernant), Flammarion, 1974. (Champ,
1978)
DIONYSOS À CIEL OUVERT, Hachette, 1986.
LA VIE QUOTIDIENNE DES DIEUX GRECS (encollaboration avec
Giulia Sissa), Hachette, 1989.
HOMÈRE, HÉSIODE ET PYTHAGORE. Poésie et philosophie dans le
pythagorisme ancien, coll. Latomus, t. LVII, Bruxelles, 1962.
DE LA PENSÉE RELIGIEUSE À LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE. La
notion de Daimôn dans le pythagorisme ancien, Les Belles Lettres, 1963.
CRISE AGRAIRE ET ATTITUDE RELIGIEUSE CHEZ HÉSIODE, coll.
Latomus, t. LXVIII, Bruxelles, 1963.
 
Ouvrages collectifs
 
LES SAVOIRS DE L'ÉCRITURE. En Grèce ancienne, sous la direction de
M. Detienne, Pressses universitaires de Lille, 1988.
TRACÉS DE FONDATION, sous la direction de M. Detienne, Peeters,
Louvain-Paris, 1990.
TRANSCRIRE LES MYTHOLOGIES. Tradition, écriture, historicité, sous
la dir. de M. Decienne, Albin Michel, Paris, 1994.
LA DÉESSE PAROLE. QUATRE FIGURES DE LA LANGUE DES
DIEUX (Inde, Célèbes-Sud, Géorgie, Cuna du Panama), sous la dir. de M.
Detienne et G. Hamonic, Flammarion, Paris, 1994.
DESTINS DE MEURTRIERS, sous la direction de M. Cartry et M.
Detienne (Systèmes de pensée en Afrique noire, No 14), École pratique des
Hautes Études, Paris, 1996.
Cette édition électronique du livre Dionysos mis à mort de Marcel Detienne a été réalisée le 09 février
2015 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070742127 - Numéro d'édition :
159985).
Code Sodis : N03842 - ISBN : 9782072038501 - Numéro d'édition : 187285
 
 
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.
Table des matières

Titre

Le bruit court que nous n'en avons pas fini avec les Grecs...

1 - Les Grecs ne sont pas comme les autres


Épigraphe

Entre les hellénistes et les praticiens de l'analyse...

2 - La panthère parfumée
I - LA LEÇON D'HISTOIRE

II - LES MALHEURS DE LA CHASSE

III - LE DIT DE LA PANTHÈRE D'AMORS

IV - LA ROSE DE VENT

3 - Ronger la tête de ses parents


Épigraphe

L'émotion fut vive quand, à la fin du siècle dernier…

4 - Dionysos orphique et le bouilli rôti


Si Dionysos a longtemps fait figure de puissance...

POSTFACE. Retour sur la transgression d'un meurtre sacrificiel


REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

INDEX GÉNÉRAL

INDEX LOCORUM
Copyright

Présentation

Du même auteur

Achevé de numériser

Vous aimerez peut-être aussi