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Du même auteur

en poche

Les Politocrates : vie, moeurs et coutumes de la classe politique, avec Joseph Macé-Scaron, Paris,
Seuil, Points Actuels n° 145, 1994.
François BAZIN

JACQUES PILHAN,
LE SORCIER
DE L’ÉLYSÉE

www.editions-perrin.fr
Secrétaire générale de la collection :
Marguerite de Marcillac

© Plon, 2009
et Perrin, 2011 pour la présente édition revue et augmentée

© Patrick GRIPE/SIGNATURES

EAN : 978-2-262-04238-7

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
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A mon libraire préféré
« Il était né avec le don du rire et la certitude que le monde
était fou. Ce fut là son unique héritage. »
RAPHAEL SABATINI, SCARAMOUCHE.

« Ces gens savent-ils que je leur apporte la peste ? »


CONFIDENCE DE FREUD À JUNG LORS DE LEUR PREMIER
VOYAGE AUX ETATS-UNIS.

« Mais en lui, la fiction et la réalité ne formaient qu’un.


Guillaume Thomas était mort. »
JEAN COCTEAU, THOMAS L’IMPOSTEUR.
OUVERTURE
Cette étrange loi du silence…

Il aimait le luxe, le mystère et le jeu. Le luxe parce que c’est rare. Le


mystère parce que le gris est la couleur de l’existence, la seule qui protège de
cette transparence, annonciatrice de la mort. Le jeu enfin, parce que c’est une
métaphore de la guerre et que la vie appartient à ceux qui luttent. Jacques
Pilhan ne connaissait que deux angoisses : le temps qui passe et le corps qui
s’abandonne. A ceux qui le pressaient, avant son décès, le 28 juin 1998, dans
son appartement de l’avenue Franklin-Roosevelt à Paris, de laisser une trace
– notes, mémoires ou testament –, ce petit homme usé par le cancer répondait
d’un seul mot : « Rien. »
Ne rien dire, ne rien laisser derrière soi, ne rien laisser paraître, y compris
sur la nature du mal qui allait l’emporter. Il fallait tout brûler. C’est d’ailleurs
ce qu’il avait fait tout au long de sa vie, dans cette course folle où le
mouvement est tout et le but, incertain. Ses notes, ses archives, ses moules,
comme disent les sculpteurs – et lui en était un ! –, il les avait soigneusement
détruits, avec la conviction que « le temps réel » était son seul plaisir et
l’unique support de sa stupéfiante intelligence. Au bout du chemin, à l’âge de
cinquante-quatre ans, il n’y avait plus que le vide, et à cela aussi il s’était
préparé.
Les hommes de l’ombre sont ainsi faits qu’ils emportent généralement
leurs secrets dans leur tombe. Mais avec Jacques Pilhan, ce n’est pas
seulement de cela qu’il s’agit. A l’annonce de son décès, on a parlé de
« disgrâce ». Un an après cette dissolution ratée de l’Assemblée nationale
qu’il avait vécue comme une humiliation, l’homme de tous les Présidents, le
conseiller en communication qui s’était mis au service de Jacques Chirac
après avoir si longtemps accompagné François Mitterrand, n’avait-il pas
perdu la main ? Sa mort n’était-elle pas le dernier signe de l’échec ?
Lui même, au bout du compte, l’avait d’ailleurs perçu en mesurant sur le
tard sa part de responsabilité, non pas dans une manœuvre incertaine, mais
dans la destruction méthodique d’une forme de politique qu’il avait tant
aimée. Et si, au final, la technique, cette foutue technique dont il fut le plus
grand magicien, avait été la plus forte pour ne servir qu’à une chose : laisser
le champ libre à cette « société du spectacle » qu’il avait cru subvertir, avant
de l’installer, sans retenue, au sommet de l’Etat ? Dix ans plus tôt, son vrai
maître intellectuel, Guy Debord, avait écrit ces mots d’une lucidité pessimiste
et glacée : « L’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore
que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les
révolutionnaires deviennent des agents secrets. » A cette époque – on est en
1988 –, Jacques Pilhan venait de réaliser son chef-d’œuvre : la réélection de
François Mitterrand. Il est douteux qu’il n’ait pas lu ce qui, de fait, valait
aussi pour lui.
« Etrange loi du silence », donc, selon l’expression employée alors par Le
Monde. Peu de commentaires. Beaucoup de non-dits, cachés par quelques
gerbes. Pour comprendre, il faut d’abord observer ces étonnantes obsèques,
au crématorium du Père-Lachaise, en cet après-midi du 3 juillet 1998. Au
premier rang, la famille, bien sûr, avec sa femme Michèle, sa fille Marie – les
deux femmes de sa vie –, entourées des amis et, plus loin, des ex-
collaborateurs. Et puis, à gauche du cercueil, les Chirac – Jacques, Bernadette
et Claude, la seule élève, au demeurant, de cet homme qui n’aimait pas
transmettre. Face à eux, visiblement ému, Hubert Védrine, ex-secrétaire
général de l’Elysée, alors ministre des Affaires étrangères dans le
gouvernement Jospin. Dans la petite foule attristée, les potes du PS, Julien
Dray et Jean-Paul Huchon. Mais aussi Jacques Séguéla, Jean-Pierre
Elkabbach, Alain Minc et une kyrielle de patrons. La liste est loin d’être
exhaustive. Là n’est pas l’important. Elle dit une influence. Elle illustre un
parcours. Elle résume une vie.
Jean Glavany – un futur ministre de Jospin – est venu en ami. C’est lui
qui s’est chargé du discours d’adieu. Dans cette triste occasion, il est surtout
celui qui fait le lien. Il a connu Jacques Pilhan pendant la campagne
présidentielle de 1981. Comme chef de cabinet de François Mitterrand, il fut
un de ses plus fidèles relais au sein d’un cabinet élyséen où, au début tout au
moins, ses soutiens n’étaient pas légion. Il a participé à toutes les fêtes – et
Dieu sait si elles furent nombreuses – organisées par Jacques Pilhan dans son
moulin du Loiret. Quand ce dernier est passé au service de Jacques Chirac,
lui n’a pas moufté : « Fais le métier que tu aimes. » Pour bien montrer qu’il
ne regrette rien, en ce jour de deuil, face au cercueil de son ami, il laisse
entendre que la présence de Jacques Pilhan dans les équipes de Chirac n’est
pas étrangère au « magnifique discours » d’hommage prononcé par ce
dernier, à la télévision, au soir de la mort de François Mitterrand, en
janvier 1996.
Ainsi la boucle est-elle bouclée et la cohérence retrouvée. Et si c’était
vrai ? Jean Glavany, à sa façon, dit à haute voix ce que suggèrent les visages
de ceux qui sont venus, ce jour-là, accompagner Jacques Pilhan. Une forme
d’unité. Presque une cohabitation. En tout cas, le signe d’une permanence, au
sommet de la République, incarnée par l’homme qui y aura finalement passé
quatorze ans – deux septennats – de 1984 à 1998. Onze ans, officiellement,
avec François Mitterrand, trois ans avec Jacques Chirac. Qui dit mieux ?
Voilà pour la légende, au vrai sens du terme. C’est-à-dire du vrai et du
magnifié à la fois. Il y a pourtant une autre façon de regarder ces obsèques en
oubliant ceux qui étaient là pour faire la liste de ceux qui auraient dû l’être.
Dans le répertoire téléphonique que, avant de mourir, Jacques Pilhan a
abandonné sur son bureau, il n’y avait pas seulement les clients de sa société,
Temps public. C’est un parfait digest de la République d’en haut, celle de la
politique, des médias et des affaires. Il n’y manque aucun nom, aucun
numéro de téléphone, aucune adresse privée. Jacques Pilhan, à la fin de sa
vie, était en relation avec tout ce que la France comptait de puissants, ceux
qui pèsent vraiment comme ceux qui font semblant. Pour rompre avec les
importuns, il avait une méthode somme toute assez radicale qui était de ne
plus rappeler, sans donner la moindre explication. Il faut bien reconnaître
que, au sommet de sa gloire, Jacques Pilhan, par intérêt et par curiosité,
n’avait guère fait le tri.
Au Père-Lachaise, combien d’entre eux manquaient à l’appel pour ce
dernier rendez-vous ? Cette liste-là aussi mérite d’être rappelée. Michel
Rocard, qu’il avait si longtemps conseillé avant de lui signifier brutalement la
rupture de leur contrat, à la mi-1993. Nicolas Sarkozy, qui lui avait proposé
la botte, du temps de Balladur, avant de solliciter son aide pour retrouver,
plus tard, le sillage gagnant de Chirac. Bernard Tapie, dont il fut, jusque tard,
l’officier traitant à la fois subjugué par son absence d’inhibition et effaré par
autant d’impudeur. Alain Juppé, qu’il avait servi à Matignon, tout en
souhaitant son départ, au grand dam de Dominique de Villepin, son meilleur
ennemi. Lionel Jospin, qui lui battait froid, comme tous ceux qui avaient eu
l’audace de le connaître – et de le supporter – avant qu’il devienne le seul
maître de la gauche. François Bayrou, enfin, dont il avait deviné – et
entretenu – cette ambition sans bornes qui lui sert de boussole.
Et tant d’autres encore, petits et grands, qui un jour ou l’autre étaient
venus en consultation, dans l’antre de « Maître Jacques ». De la rénovatrice
en chef des louveteaux socialistes, Martine Aubry, au très droitier Charles
Millon, en passant par la néochiraquienne en rupture de ban, Michèle
Barzach. Sans parler de ces journalistes de télévision, telle Christine Ockrent,
qui tous étaient venus lui baiser la babouche, ou ces grands patrons – Bernard
Arnault, François Pinault, Loïk Le Floch-Prigent, Didier Pineau-Valencienne,
Jacques Lehn, Philippe Jaffré – qui, en serrant sa main, touchaient – mais à
quel prix – celle qui avait salué Dieu. Entendez Mitterrand.

Le système est totalitaire


On reviendra plus loin sur cette absence-là, ou plutôt sur ce grand vide,
marque d’une longue fascination pour celui qui était resté à ses yeux, au-delà
de la mort, deux ans plus tôt, le Président, le seul, le vrai. Dans la cérémonie
des adieux du 3 juillet 1998, il y avait quelque chose de bizarre et fascinant,
entre cohabitations inattendues et silences révélateurs, qui tient pour
l’essentiel à la personnalité de Jacques Pilhan. C’est que, sans lui, en effet,
tout allait disparaître. Il était le centre, le pivot d’un système cloisonné,
organisé comme tel, où les uns et les autres pouvaient parfois se croiser mais
rarement se rencontrer. Pour le mélange des genres, il y avait bien sûr les
week-ends au moulin, près de Malesherbes, ou les vacances dans la grande
maison de Sierra Leone. Mais pour le reste, tout le reste, c’est-à-dire
l’essentiel d’une vie consacrée au travail, il n’était pas question que
l’information circule autrement que de bas en haut. Vers lui et lui seul.
Au jour du départ, combien par exemple étaient-ils à savoir ou même à
imaginer le sens véritable de la présence de Jacques Chirac devant le cercueil
du stratège secret de sa campagne – oui, de toute sa campagne, du début à la
fin – entre 1993 et 1995 ? Qui savait jusqu’à quelle date exacte il avait
conseillé conjointement François Mitterrand et Michel Rocard, dans une
joute où il fournissait à la fois l’attaque et la parade ? Qui, à part Michèle
Pilhan, sa femme – près de trente-cinq ans de vie commune –, savait quels
avaient été sa vie, les épisodes de sa carrière et cette si longue attente avant
que, en 1980, la chance passe enfin à portée de sa main ? De tout cela,
Jacques Pilhan ne disait jamais rien. Non pas qu’il fût laconique. Mais parce
que l’art de l’esquive était une seconde nature dès lors qu’il s’agissait de lui.
Il parlait bas, de préférence en face-à-face, avec une très légère pointe
d’accent, seul héritage de sa jeunesse bordelaise. L’homme que deux
Présidents avaient chargé – entre autres – d’ausculter la France était d’ailleurs
à demi sourd, depuis sa prime enfance, sans que la plupart de ses
interlocuteurs l’aient jamais remarqué. Jacques Pilhan faisait parler les autres.
Son jardin très secret était celui du psy et non celui de l’homme de pub. Il
avançait à bas bruit. C’est en écoutant les autres qu’il leur faisait les poches.
Parler peu. Parler bas. Laisser entendre. Faire semblant d’en savoir davantage
et d’être déjà au courant, même quand ce n’était pas vrai. Et, pour ce qui le
concerne – règle de base du métier –, en dire le moins possible, se contentant
d’observer avec ses grands yeux enfantins qui lui mangeaient le visage, dès
lors qu’il avait choisi de séduire et non pas de tuer.
« Ça n’a aucun intérêt », répondait Jacques Pilhan à ceux qui
l’interrogeaient sur sa vie et même ses méthodes. Longtemps, sa thébaïde du
cours Albert-Ier, sur les bords de la Seine, lui a servi de refuge. C’est là qu’il
se cachait. C’est là qu’il consultait et faisait bouillir ses alambics avec, pour
ambition, la lente distillation de l’opinion, sa vraie passion et son grand
œuvre. On l’ignorait – lui qui pourtant connaissait la terre entière –, et c’était
très bien ainsi. Les premiers portraits dans la presse, à la fin des années
quatre-vingt, les premières apparitions – ne serait-ce que dans le coin d’une
photo, au détour d’un article –, il les a guettés comme autant de dangers dans
l’exercice de son art. Vivons caché, vivons heureux.
Ce combat contre la lumière, il l’a progressivement perdu. Mais jusqu’au
bout, il aura cultivé le mystère, comme si c’était là l’ingrédient principal
d’une légende qu’il avait choisi de modeler à sa main. « Lacan disait que ce
qu’on ne peut pas nommer n’existe pas. J’ai bien peur que cela s’applique à
mon métier. Aucun nom convaincant n’a pu lui être donné. Tous ceux qu’on
emploie sont laids. C’est déjà une indication : l’inesthétique parle1. » Ainsi
commence un long entretien accordé par Jacques Pilhan à la revue Le Débat,
en octobre 1995. Ce fut le premier et le dernier du genre. Il y avait, à
l’époque, plus de dix ans qu’il était officiellement entré au service de
l’Elysée. Dix ans sans rien dire. Dix ans avant de sortir du bois, au seul
moment de sa vie où éclairer son art était aussi une manière de protéger sa
place. Chapeau l’artiste, surtout quand on arpente le terrain archifréquenté de
la communication présidentielle. C’est en ce sens que Jacques Pilhan fut
l’anti-Séguéla. Il avait l’art du bref. « L’intelligence, disait-il parfois, c’est la
simplicité. »
Ce masque protecteur était celui d’un maître d’armes qui connaissait la
grandeur et les risques de son art. « Vous savez, le système est totalitaire »,
avait-il confié un jour à Michel Rocard. Il n’est pas sûr que dans la bouche de
cet amoraliste absolu ce fût l’expression d’un regret. La connaissance des
règles lui importait autant que la maîtrise du jeu, et la partie l’amusait
davantage que sa simple conclusion. L’appât du gain ne se réduisait pas, chez
lui, à l’amour de l’argent. Jacques Pilhan s’est longtemps présenté comme
« un joueur de poker », bien après avoir abandonné cette passion de jeunesse
qui fut, un moment, son véritable gagne-pain.
Quatre autour de la table : cela suffisait à son bonheur et son excitation.
Dans la gestion de l’image élyséenne, dans l’organisation stratégique de trois
campagnes présidentielles, toutes couronnées de succès – 1981, 1988, 1995
–, Jacques Pilhan était trop élitiste pour imaginer un seul instant qu’on puisse
jouer en étant plus nombreux. François Mitterrand, peu avant de prendre le
contrôle du PS en 1971, avait confié à Pierre Mauroy, ébahi, qu’il suffisait de
cent hommes, décidés et fidèles, pour accéder au pouvoir. A sa manière,
Jacques Pilhan était plus ambitieux.

Une pulsion de l’affrontement


L’homme qui ne disait rien a offert une seule fois les clés de son
tempérament, mais il l’a fait avec des mots trop précis pour qu’on n’y
perçoive pas la marque d’une longue autoanalyse. C’est le seul portrait
existant de Jacques Pilhan par lui-même. Il date de l’automne 1994, à la fin
d’une longue et pénible journée de travail dans son bureau de Temps public.
« Etais-tu déjà un guerrier quand tu étais enfant ? » lui demande Jean-Luc
Aubert qui, plus que son principal collaborateur, fut dès le début de
l’aventure l’inspirateur et le contradicteur, l’excitant perpétuel et le vrai
modérateur – au sens psychanalytique du terme.
La réponse de Jacques Pilhan est d’une prodigieuse clarté : « Oui, depuis
toujours et ce n’est pas de l’acquis. Je suis programmé comme cela. Je suis
opiniâtre. J’ai une véritable pulsion pour l’affrontement. J’y trouve du plaisir.
Ça se structure sur le désespoir. Si l’on ne pratique pas l’exercice de la
volonté, tout est toujours foutu. De plus, je suis obsessionnel. J’étais combatif
dans le sport, le jeu, partout ! C’est un peu excessif dans la vie ordinaire mais
je n’y peux rien. Intellectuellement, j’aurais voulu être un contemplatif. Mais
je suis un guerrier régulier, un stratège. Je déteste d’ailleurs les soudards
séculiers. » Fermez le ban !
En lisant ces phrases tirées au cordeau, on comprend mieux que « ce
métier qui n’existe pas » était en fait un métier dont Jacques Pilhan ne voulait
pas dire le nom. Dans son interview au Débat, il se compare un instant aux
« chefs d’état-major des armées » : « J’ai eu l’occasion d’aborder ces
questions avec eux […] Nous nous sommes aperçus que nous faisions, au
fond, le même métier. » La belle affaire ! Comme si le sorcier de Temps
public, au fond de son antre, s’était contenté de dresser des cartes et
d’imaginer des campagnes en laissant à d’autres le soin de mener la bataille.
Cette fable-là, il l’a servie jusqu’au bout en expliquant avec soin qu’il ne
décidait de rien et que son boulot de communicant, auprès du Président, était
de l’avertir des conséquences possibles de ses décisions, pour mettre en
scène, ensuite, les scénarios de vente qui lui semblaient les plus pertinents.
On comprend aisément les raisons d’autant de précautions oratoires. Dès
lors que s’installait une réputation de tireur de ficelles – « le marionnettiste de
l’Elysée », disaient déjà certains –, c’est l’efficacité de son métier qui soudain
s’effaçait. Il fallait donc donner le change et mesurer sa modestie affichée à
l’aune de son influence réelle. D’où aussi la règle du secret absolu. Conseiller
en communication ! Expert en « écriture médiatique » ! Dans le jeu de la
guerre envahi par le spectacle, Jacques Pilhan était en fait un clandestin
heureux. Inclassable donc habilité à franchir toutes les lignes, en choisissant
son rôle, tel le héros de Thomas l’imposteur, ce roman de Cocteau qu’il a trop
lu et relu pour écarter l’hypothèse d’une forme d’identification.
Jacques Pilhan a servi – au moins – deux maîtres. Mais comment ne pas
voir que pour lui ils ne se valaient pas ? Avec l’un, il avait créé. Avec l’autre,
il avait poursuivi. Le plaisir infini de la campagne menée avec Jacques
Chirac, entre 1993 et 1995, venait de son caractère clandestin. La suite fut
une immense déception, tempérée par une sympathie réciproque. Toutes
choses que François Mitterrand n’inspirait guère. Mais dans l’exercice qui
était le sien, c’est à coup sûr le respect – fût-il teinté d’effroi – que
recherchait Jacques Pilhan.
Pour qui d’autre le « guerrier régulier » de Temps public aurait-il eu
l’énergie de mobiliser son intelligence créatrice ? Pour quel autre « père
sévère » (toujours Lacan !) aurait-il pu mettre au point ces techniques de
communication qui l’inscrivent désormais dans l’histoire secrète de la
Ve République ? Pour que ça marche, il fallait surtout que ces deux-là se
comprennent. Pour que la confiance règne, il fallait aussi que l’homme de
Jarnac ait eu la conviction de trouver son véritable maître d’armes. Et si
mystère il y a, dans cette improbable rencontre, il est d’abord du côté de
François Mitterrand dont on ne sache pas qu’il ait jamais confié de pareils
intérêts à une seule personne, extérieure à sa propre maison et dotée, de
surcroît, d’un talent mystérieux dans un art – celui de la communication –
qu’il avait longtemps considéré comme mineur ou même méprisable.
Ce n’est pas Jacques Pilhan qui a choisi François Mitterrand. C’est
François Mitterrand qui, en désignant Jacques Pilhan, lui a permis de devenir
ce qu’il voulait être. Comme s’il avait reconnu en lui, au-delà du technicien
hors pair, une personnalité comparable à la sienne, sans illusion sur les
hommes ni tabou dans la manière de les faire avancer, aussi bon connaisseur
des ressorts de l’opinion qu’il l’était lui-même des trésors cachés de l’âme
nationale. Dans la salle d’armes du Président, les assauts n’étaient pas à
fleurets mouchetés. François Mitterrand, comme Jacques Pilhan, estimait que
le risque était souvent créateur. Au fond, le maître et son conseiller étaient
devenus complices. Et ce n’est pas parce que, à la fin, l’un préparait sa mort
et l’autre sa survie que ce sentiment-là avait entièrement disparu. « Ce Pilhan,
quel culot », aurait lâché le vieux monarque lorsque, au moment de quitter
son palais, il vint lui annoncer que, lui, avait choisi d’y rester. Ce mot-là, s’il
est vrai, était la manifestation d’une colère froide. Quand on connaît l’échelle
de valeur de François Mitterrand, il n’est pas évident qu’ils aient valu
condamnation absolue.
Pour François Mitterrand, Jacques Pilhan était prêt à tout. Même à céder
au ridicule – lui qui était si attentif à ce genre de travers – dans ce mimétisme
inconscient qui l’avait conduit, au fil des ans, à parler comme lui, à partager
les mêmes goûts, à vivre au même rythme, à fréquenter les mêmes libraires
ou même à employer comme chauffeur le propre fils de celui qui avait
longtemps conduit un premier secrétaire du PS devenu président. Pour en
arriver là, il fallait que la fascination fut immense. Mais derrière l’écume de
cette trop longue fréquentation il y avait autre chose de bien plus essentiel.
Cette chose mystérieuse, sans laquelle rien ne se serait jamais produit,
c’est une commune perception du temps qui passe. Sur ce terrain, Jacques
Pilhan était imbattable. S’il y a un fil rouge qui court le long de sa relation
avec François Mitterrand, c’est à coup sûr celui-là. Le slogan de la « Force
tranquille » n’était sans doute pas de son cru. Mais c’est un concept qui
découle tout naturellement des stratégies qu’il avait élaborées et qu’il ne
cessera de mettre en œuvre, à l’ombre de deux Présidents. Jacques Pilhan
venait d’inventer la cure de jouvence perpétuelle. Celle qui transforme un
homme vieilli en un sage plein d’expérience. 1981, 1988 et même 1995 :
c’est toujours la même histoire. Celle du loser devenu conquérant. Celle du
candidat du passé soudain transformé en héros de la jeunesse. Celle de
l’usure transformée en patine.
Jacques Pilhan n’était pas un homme de coups ni de campagne. Son
univers n’était pas celui de la pub mais celui de la stratégie. Il ne confondait
pas, comme tant d’autres, la guerre et la bataille, l’offensive et les sonneries
de clairon. Son rêve secret était celui d’une communication sans pub,
devenue à ce point cohérente qu’elle pouvait presque se passer de toute
action visible. Pour la réélection de François Mitterrand, en 1988, on n’est
pas passé loin de cet idéal théorique. Celui que Jacques Pilhan exprima d’une
formule géniale, lorsqu’il travaillait en secret dans les soutes de la maison
Chirac : « L’opinion change d’elle-même l’image de celui qu’elle veut faire
gagner. »

L’orgasme élyséen
A ses yeux, la vraie stratégie était l’art de préparer les cristallisations
inéluctables. Bref, d’organiser la rencontre d’un homme et d’une opinion, en
construisant l’image de l’un et en modifiant les réactions de l’autre. Par
définition, une ligne de communication n’était donc pas l’affaire d’un instant.
Il fallait la dessiner pour qu’elle dure. Et puis l’entretenir, entre chaque
élection, pour qu’elle serve de nouveau. Toujours la même ligne, mais
adaptée aux attentes du moment. Avec Jacques Pilhan, le prêt-à-porter était
pour les clients secondaires et la haute couture, un privilège présidentiel. Il
fallait simplement que, tous les sept ans, le pli soit impeccable. Mais ce
n’était plus là qu’affaire de tour de main.
Cette conception du jeu politique supposait surtout, chez pareil stratège,
une perception du temps que, par nature, le « soudard séculier » ne pouvait
pas avoir. Jacques Pilhan travaillait en « temps réel ». Or il avait acquis la
conviction qu’en France, plus qu’ailleurs, le réel, c’était la télévision, ce
qu’elle montre et ce qu’elle met en scène. Moins marxiste que lui, cela
n’existe guère ! Les classes sociales n’ont jamais appartenu à son univers
intellectuel. Jacques Pilhan pensait styles de vie, puis modes de vie, tous
unifiés par le spectacle télévisuel. C’est là que se structure la mémoire des
hommes. C’est sur le souvenir qu’il convenait donc de travailler pour ensuite
agir juste.
Jacques Pilhan n’était pas visionnaire. Le pessimisme était un trait trop
puissant de sa personnalité pour qu’il en soit autrement. En revanche, sa
vitalité était trop forte pour que son ambition constante ne soit pas d’être
toujours en avance. En avance sur les rêves, en avance sur le mouvement, en
avance sur les évolutions auxquelles l’opinion aspire, sans vraiment
l’exprimer. Il n’était pas plus sondeur que publicitaire. Son originalité n’était
pas dans les techniques qu’il mobilisait mais dans la manière dont il les
agençait et la lecture qu’il savait faire de leurs indications.
Dans le précipité des éprouvettes de Temps public, tous les grands
mouvements de la société française sont ainsi apparus, les uns après les
autres, bien avant qu’ils se manifestent au grand jour et fassent la une des
magazines. Mort de la pensée 68 – désir d’autorité, besoin de protection – dès
le début des années quatre-vingt. Coupure peuple/élite, dix ans plus tard, à
l’occasion du référendum de Maastricht. Montée, à la même époque, des
« rurbains » – 30 % de la population française, une paille ! –, sortes de mix
du banlieusard et du campagnard, structuré par le triangle travail-maison-
hypermarché, et dont Jacques Pilhan pensait qu’ils étaient les vrais enfants de
la télé : « Pour eux il n’y a pas de plan moyen. C’est le monde d’un côté et
mon nombril de l’autre. » Effet garanti dans les urnes…
Jacques Pilhan était un mauvais citoyen, longtemps fâché avec le fisc,
abstentionniste sans complexe jusqu’à ce qu’il se mette à voter pour ses
clients, à partir de 1981. Toutes les évolutions révélées par ses études étaient
aussi un peu les siennes. Lui, l’ex-gauchiste libertaire devenu le conseiller
des puissants, dans un élitisme sans pareil. Lui qui pourtant détestait les
grandes institutions politiques et intellectuelles, les prétendus savants, les
autorités autoproclamées auxquels il reprochait de vouloir dire le vrai et le
bien, en oubliant ce qu’ils étaient en fait : les gardiens d’une pensée morte,
les profiteurs d’intérêts devenus illégitimes. Lui enfin qui, à la fin de sa vie,
rêvait de partager son existence entre un autre monde – la Chine, ce « nouvel
Eldorado » – et le cocon de sa résidence de Malesherbes, entre ses livres et
ses cygnes.
Rêve de fuite dans un destin à la Conrad, brisé net par la maladie et la
mort ? Etre « contemplatif » ou « guerrier régulier » : sans doute Jacques
Pilhan a-t-il davantage été déchiré entre ces deux rôles qu’il n’a bien voulu le
dire, à l’heure des confidences. Son vrai mystère est là. Dans son âme
profonde, il y avait quelque chose de noir qu’il surmontait par le rire, la fête,
l’amitié et l’ivresse. Il rêvait de nouveaux horizons mais n’aimait guère le
voyage et ne parlait aucune langue étrangère. En ce sens, il était très français,
et il n’est pas étonnant qu’il soit devenu aussi proche de François Mitterrand.
Entre Jacques Pilhan, son client préféré et les techniques de
communication mises au point pour son compte, il y avait une unité naturelle.
Une évidence foncière qui explique une aussi longue collaboration dans un
jeu un tantinet pervers où le maître acceptait l’influence et le serviteur, la
domination. Donner du temps au temps ; ancrer, dans le passé, la
compréhension du présent ; ne jamais être où on l’attend ; choisir le terrain de
l’affrontement ; imposer son rythme et les armes de la bataille : bien malin
qui pourrait dire ce qui relève de Jacques Pilhan, le conseiller en
communication, ou de François Mitterrand, l’homme politique et le chef
d’Etat.
Dans l’art de la stratégie, ils n’utilisaient pas les mêmes techniques mais
partageaient la même culture. Conserver, c’était pour eux résister. Régner,
c’était d’abord une position. On a souvent dit que Jacques Pilhan avait
théorisé le silence du Président au point d’en faire le principe même d’une
inaction protectrice. Lui prêter pareil projet, c’est ne rien comprendre à ces
lois du désir que l’un et l’autre avaient explorées, avec une passion sans
bornes. Ce désir qui suppose l’attente, qui entraîne la règle (« interdire, un
peu… », comme disait Barthes) et ne s’exprime, dans une pleine jouissance,
que dans la juste compréhension du moment opportun (le kaïros, comme
disaient les Grecs). Pour employer une métaphore sexuelle, que curieusement
il n’a jamais utilisée, même en privé, alors qu’il travaillait pour un grand
séducteur, Jacques Pilhan fut l’homme de l’orgasme élyséen dans une
relation amoureuse avec les Français.
Il ne fut pas gaulliste. Question de génération sans doute. S’il l’avait été
davantage, il aurait naturellement rappelé que c’est la marque du chef que de
pouvoir se taire, tout en étant compris, puis de lancer la foudre, pour éclairer
le ciel en détruisant l’ennemi. Jacques Pilhan préférait parler de Dieu ou de
Jupiter. Mais au bout du compte, cela revient au même. Dans un monde de
bruits, il a dicté la grammaire de la parole divine. Ce luxe des grands qui ne
s’extraient de la masse dont pourtant ils dépendent que dans un subtil
mélange de proximité et d’étrangeté.
Jacques Pilhan, c’était la Ve République en majesté, arrivée à ce point de
perfection qui préfigure la mort. L’élection du Président au suffrage
universel, la télévision, les sondages et l’opinion : il a en maîtrisé tous les
attributs. Il a accompagné ses derniers héros. Il a accéléré sa dégénérescence,
comme une ultime subversion. Il est sorti du jeu avant que le quinquennat
annonce la décadence sarkozyste. Ainsi va la vie : on rêve de révolutionner le
monde, on croit changer la société et on finit par dynamiter la seule figure du
pouvoir.
Lorsqu’il était jeune homme, Jacques Pilhan s’était pris de passion pour
un film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. C’est l’histoire d’un
conquistador parti, au milieu du XVIe siècle, à la conquête d’une contrée
mythique appelée l’Eldorado. L’aventure tourne mal. Tandis qu’ils remontent
un torrent déchaîné, ses compagnons sont transpercés un à un par des flèches
tirées par de mystérieux Indiens. La dernière scène du film montre Aguirre,
seul sur son radeau envahi par les singes. Fou de désespoir, il hurle ces mots
qui disent son projet insensé : « Nous mettrons l’Histoire en scène comme
d’autres mettent en scène des tragédies. »
La vie de Jacques Pilhan n’a pas le caractère d’une tragédie. L’Histoire,
l’esprit de conquête, l’Eldorado, des flèches empoisonnées et même les
singes y ont cependant une place de choix. C’est elle qu’il faut maintenant
raconter.

1. Dans une conférence prononcée le 22 juin 1955 et intitulée « Psychanalyse et cybernétique ou de la nature du
langage » (Le Seuil), Jacques Lacan dit en fait que, « sans doute, quelque chose qui n’est pas exprimé n’existe pas ». La
nuance est de taille… Il ajoute aussitôt : « Mais le refoulé est toujours là qui insiste et demande à être […] Ce qui
insiste pour être satisfait ne peut être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès symbolique, c’est que le
non-être vienne à être, qu’il soit parce qu’il a parlé. » Si on les lit de près, ces phrases semblent destinées à Jacques
Pilhan, comme dans une mise en abîme où le faux dit la réalité et révèle les ressorts cachés d’un homme qui prétendait
se montrer au grand jour alors que, inconsciemment, il conservait son masque.
1
L’enfant du poker

Jacques Pilhan est né le 31 août 1943 à 19 heures, à Tarnos, dans les


Landes. Son père, Ernest, a vingt-huit ans et sa mère, Eugénie, à peine trente.
Ils sont tous les deux employés, lui de commerce et elle, de banque. Ils ont
déjà deux enfants, un fils et une fille. Ils vivent alors à Bayonne et ne vont
pas tarder à se séparer. Tout est dit ? Sûrement pas… Mais pour tout ce qui
concerne l’enfance de Jacques Pilhan, mieux vaut commencer par ce qui est
le plus sûr. « Je suis né en Afrique », a-t-il assuré un jour à l’une de ses
collaboratrices qui ignorait que, parfois, pour lui, le rêve rejoignait la réalité.
Jacques Pilhan détestait son enfance. A l’âge de dix-sept ans, il a claqué
la porte du domicile familial. Ce n’était donc pas pour y revenir un jour, fût-
ce par le souvenir. Quand son père, à la fin des années quatre-vingt, a
redonné signe de vie, il l’a reçu quinze minutes, montre en main, dans son
bureau de Temps public, pour ne plus jamais le revoir. Le jour des obsèques
de sa mère, pour laquelle il avait gardé une véritable affection, c’est son
secrétaire particulier qui a pensé à envoyer des fleurs.
Pas d’héritage. La réalité est pourtant plus complexe que celle d’un
gamin sans famille ou d’un enfant de la balle. Le diable est souvent dans les
détails. Il y en a deux au moins qui disent une filiation plus riche que prévu.
Mme Pilhan mère était une petite dame serrée et inquiète qui, après son
divorce, avait installé sa couvée à Bordeaux, dans une modeste HLM, près du
stade de foot du parc Lescure. Elle travaillait à la Banque de France. Un de
ses rares plaisirs était le jeu. Tous les jeux, pourvu qu’ils ne soient pas
d’argent, avec une passion pour les cartes que Jacques Pilhan a donc appris à
battre et rebattre, dès son plus jeune âge, comme si la vie, pour lui, s’était
jouée d’emblée autour d’un tapis vert.
Avec M. Pilhan père, c’est presque plus étonnant. Il travaillait chez un
gros négociant en vins de Bordeaux. Son fils lui rendait parfois des visites
sans bonheur. Ou plutôt, limité à un seul. Ernest Pilhan était ami avec une
femme qu’on appelait Mme Charlotte. Elle était à la fois cartomancienne et
rebouteuse. La légende familiale veut que le petit Jacques ait souvent fait
parler, dans sa salle d’attente, des clients qui disaient ainsi tout haut ce qu’on
allait leur révéler plus tard, autour d’un jeu de tarots. Mme Charlotte
prétendait également qu’il suffisait d’observer ceux qui poussaient sa porte
pour deviner, à leur allure, le mal dont ils souffraient. Elle avait compris toute
seule la différence entre le signifié et le signifiant, le digital et l’analytique,
comme disent les pontes de l’école de Palo Alto. C’est chez elle que Jacques
Pilhan a découvert les règles de base de son futur métier. Toujours une
histoire de cartes.
Pour Jacques Pilhan, la vraie ville de son enfance s’appelle Tarnos. Il y
est né. Hasard de la guerre. Il y est retourné. Plaisir des vacances. C’est là
qu’habite, depuis toujours, la famille de sa mère. Une vraie tribu. Leur nom ?
Champagne. Tout un programme ! Bordeaux, pour Jacques Pilhan, c’est – et
cela restera – la ville des bourgeois et des apparences, celles qu’il faut
sauvegarder, surtout quand on est enfant de parents divorcés aux revenus
modestes. C’est la ville où l’on compte. Tarnos, c’est celle où l’on joue et on
lutte. Juste à côté, il y a les forges du Boucault, avec cette classe ouvrière si
dure et si conviviale à la fois.
Tarnos, ville rouge. Un des premiers fiefs du PC. Chez les Champagne,
on a longtemps milité. Au parti et au syndicat. Le grand-père maternel de
Jacques Pilhan était la figure tutélaire de cet engagement communiste.
Ouvrier aux forges, adjoint au maire de Tarnos il l’a payé très cher et tenait, à
la fin de sa vie, un petit magasin de cycles. Il est mort juste avant la guerre.
« Le Jacquot » l’a donc à peine connu. Mais comment imaginer qu’entre les
baignades dans l’Adour et les courses de vélos avec les cousins, il ne se soit
pas imprégné de cette culture ouvrière, si éloignée de l’univers étriqué de la
vie bordelaise ?
Fin des vacances, fin du bonheur. Avec le retour à Bordeaux, c’en est fini
de cette politique qui l’a très tôt passionné. Le sujet est tabou à la maison.
Mme Pilhan n’aime pas ces sujets qui fâchent et qui ont abîmé la vie de son
père. Pour entendre l’écho de ce monde merveilleux, plein de fureur et de
bruit, il n’y a que les journaux. C’est ainsi qu’on devient papivore. Militant ?
C’est une autre affaire. Le frère aîné de Jacques Pilhan l’est devenu très tôt. Il
a fini sa carrière comme permanent communiste dans le Val-de-Marne, au
plein cœur de la fédération de Georges Marchais. De cela, Jacques Pilhan
n’en a jamais parlé, surtout quand il gérait la communication de François
Mitterrand. Il est vrai que les deux frères ne s’étaient jamais entendus. L’un si
fermé, l’autre si radieux et au fond si rétif devant tout ce qui pouvait aliéner
sa chère liberté.
Les rapports de Jacques Pilhan avec l’engagement politique sont à la fois
simples et complexes. Dans ses rares confidences, quand viendra le temps des
portraits dans la presse, il laissera entendre qu’il a fréquenté l’Union des
étudiants communistes (UEC), puis les cercles maoïstes ou situationnistes.
Rien ne vient pourtant confirmer la réalité d’un parcours militant qui, s’il a
réellement existé, a laissé trop peu de traces pour être vraiment sérieux. La
politique, pour Jacques Pilhan, était une passion et une culture. Mais
l’homme était trop guerrier pour être vraiment soldat. Son seul engagement
de jeunesse véritablement attesté n’est d’ailleurs pas partisan.
Au milieu des années cinquante, il y a à Bordeaux, barrière de Pessac,
une paroisse – Notre-Dame-des-Anges – dirigée par des franciscains. Ils
animent une troupe de scouts. Mme Pilhan y a inscrit son jeune fils. On lui
trouve un totem : « Ouistiti rieur ». Jacques Pilhan, un louveteau vif et
séduisant. Il a un tempérament de leader. Cela tombe bien : ces franciscains-
là ne se contentent pas de faire découvrir à leurs ouailles les joies du jeu du
foulard. Ils sont tiers-mondistes, très à gauche et, souvent, à la veillée, le nom
de Marx rejoint celui de Jésus. Solidarité, générosité. Un autre mot parfois
apparaît : révolution. Dans la tête de Jacques Pilhan, tout cela se mélange au
souvenir du grand-père Champagne, dans un drôle de cocktail. C’est la vraie
clé de son éducation politique.

Le bluff au centre du jeu


La suite semble écrite d’avance. Il est intelligent, généreux et doué pour
la vie. Son chemin paraît tout tracé. Trop, sans doute. La rupture avec sa
jeunesse et les siens va être d’une rare violence. Jacques Pilhan a quinze ans
et déjà son bac au fond de la poche. On l’envie ? Il s’ennuie. La fac ? Il s’y
inscrit sans passion. Une année de droit, puis une année de sociologie, puis
une année d’économie. Chaque fois, c’est la même déception. Le monde
universitaire, avec ses règles et ses rites, lui fait l’effet d’un mouroir. On est
en 1958. La guerre d’Algérie bat son plein et de Gaulle est revenu au
pouvoir. Le monde bouge et lui tourne en rond. Entre Sciences-Po Bordeaux
et l’école des impôts – ce rêve de mère inquiète –, Jacques Pilhan est un
garçon soudain à la dérive. Il échappe de peu au service militaire et au
voyage dans les Aurès, grâce à sa demi-surdité. Mais il ne supporte plus la
vie de jeune homme rangé qui lui tend les bras.
L’explosion, c’est le jeu. L’explosif, c’est le poker. Jacques Pilhan vient
de trouver sa drogue. Ce plaisir est devenu une passion dévorante. Il y
consacre ses journées et bientôt ses nuits. C’est que, pour cela aussi, il est
doué. Les cartes et l’argent. La mise et le gain. Le hasard et la stratégie.
Déjà… Dans ce monde interlope où tous les chats sont gris, les différences
sociales, les hiérarchies naturelles s’effacent. Quand les cartes se mettent à
circuler, il ne demeure que l’excitation du jeu. Jacques Pilhan est dans son
élément, loin de l’univers cafardeux de la maison familiale et de la fac. Il
joue. Il joue gros. Et, en plus, il gagne. Pour tout perdre le lendemain. Parfois,
même, il plume. Ses proies sont des jeunes gens du quai des Chartrons, ces
bourgeois pleins de fric qu’au fond de lui il hait. Et tant pis s’il arrive qu’en
fin de nuit les nerfs en viennent à lâcher et que, au jeu, succède une violence
sans frein.
Jacques Pilhan a échappé à la guerre d’Algérie. Dans des salles
enfumées, il s’en est choisi une autre. Au poker, autour du tapis vert, il s’est
fait des amis de toujours et des ennemis irréductibles. Il a découvert le
bonheur fou du risque et du gain. C’est là qu’il est devenu stratège. « Le bluff
est le centre de ce jeu. Il le domine, du seul fait qu’il est permis ; mais s’il
domine, c’est seulement pour son ombre de personnage absent. » Ou bien :
« Le secret de la maîtrise du poker, c’est de se conduire d’abord, et autant que
possible, sur les forces réelles que l’on se trouve avoir. Il ne faut certainement
rien suivre très loin avec des forces médiocres. Il faut savoir employer à fond
le kaïros de la force du moment juste. » Ou encore : « L’unité n’est jamais le
coup mais la partie. Il est plus difficile de gagner beaucoup au juste moment ;
et c’est le secret des bons joueurs. » Ou enfin : « La vérité la plus vraie du
poker, c’est que certains joueurs sont essentiellement toujours meilleurs que
d’autres ; et c’est aussi la moins reconnue. » Ce pourrait être du Pilhan dans
le texte, expliquant après coup comment, d’une passion de jeunesse, il a tiré
les règles d’une vie. Peu importe que ces notes soient de Guy Debord et
datent de 19901. Elles disent l’essentiel. C’est par le poker que Pilhan est
devenu Pilhan.
Encore fallait-il qu’il n’y laisse pas sa peau. On n’en est pas passé très
loin. Vingt ans encore vont être nécessaires pour que ce jeune homme en
morceaux trouve la force et l’occasion de rassembler tous ses talents épars,
toutes ses expériences disparates, toutes ses potentialités inexploitées. Vingt
ans, c’est-à-dire jusqu’à la campagne présidentielle de 1981. C’est l’un des
mystères d’un homme au rythme de vie à nul autre pareil. Il a grandi trop
vite. Il mûrira lentement.
Cette longue période, celle de la renaissance, porte un nom : Michèle
Berteau. Elle est jeune, elle est belle, elle n’a pas froid aux yeux. Ils se sont
rencontrés au tout début des années soixante. Dans son petit appartement de
Bordeaux, cette fille de vigneron de la côte de Blaye organise des soirées où
elle aime convier des personnes, connues ou inconnues, qui lui semblent
dignes d’intérêt. A dix-huit ans, elle est déjà la bohème incarnée. Elle peint.
Elle vit de tout et de rien. Jacques Pilhan en a entendu parler. Il s’est fait
inviter. Un soir, il vient. Et puis il reste. Michèle Berteau jure que jusqu’à la
mort de Jacques ils n’ont pas passé plus de quatre ou cinq nuits l’un sans
l’autre.
Drôle de couple. S’ils se comprennent aussi bien, c’est qu’il y a chez eux
ce même mélange de réserve et de sociabilité, de luminosité et de noirceur
qui les fait arpenter les chemins de la vie comme deux moineaux étonnés et
voraces. Ce qu’elle apporte à Jacques Pilhan ? Un cadre de vie ou, mieux, un
mode de vie. Une stabilité dans la bohème. Michèle Berteau a des parents
généreux et ouverts qui aiment la vie et rient que le nouveau compagnon de
leur fille, le soir de sa présentation, ait terminé la nuit dans les bosquets de
l’exploitation familiale, pour avoir découvert, un peu trop généreusement, les
saveurs du bordeaux. Michèle Berteau a également un petit frère, Jean-Marie,
dit Jammy, qui deviendra vite le complice de Jacques, dans le mélange qu’il
préfère à l’époque : le vin et le foot.

Un couple à la Bonnie and Clyde


Jacques Pilhan vient de se trouver une famille de substitution. Une
famille pour le plaisir. Michèle et lui forment un duo détonant. Leur vie, c’est
la fête. Lui joue encore au poker. Elle bosse dans un magasin de chaussures
et la nuit devient disc-jockey. C’est l’époque des petits boulots alignés les uns
derrière les autres. Pendant quelque temps, Jacques Pilhan est employé à Sud-
Ouest, le grand quotidien régional. Entre deux roupillons, la nuit, dans les
toilettes, il découpe et trie les dépêches AFP. Devenir journaliste ? Il en rêve
un moment, jusqu’au jour où, après avoir placé un article en forme de critique
dramatique, il passe à la caisse pour récupérer sa pige. C’est un billet de cinq
francs qu’il abandonnera sur place, dédaigneusement, avec la conviction –
durable – que la presse est un métier de gagne-petit qui n’est pas fait pour lui.
Il y a là un climat de douce insouciance qui se suffit à lui-même. Jacques
Pilhan et Michèle Berteau viennent d’avoir vingt ans, et l’idée même d’une
stabilité professionnelle ou d’un engagement politique leur est parfaitement
étrangère. Tirer le diable par la queue est tellement plus rigolo ! Refaire le
monde jusqu’à l’aube, avec les copains de passage, est tellement plus
excitant ! Les événements de 68 leur passent sous le nez. Sans doute Jacques
Pilhan – souvent sans Michèle, qui n’aime pas ce désordre – ira-t-il flairer les
effluves du joli mois de mai bordelais, en se mêlant aux manifs ou aux débats
passionnés de la fac. Mais il faut beaucoup d’audace pour voir en lui un
gauchiste patenté ou un militant d’extrême gauche engagé dans l’action.
Dès cette époque – il va avoir vingt-cinq ans – la position préférée de
Jacques Pilhan est celle de l’observateur. Il écoute et il lit, notamment le Petit
Livre rouge du président Mao dont il saura citer les maximes, jusqu’à la fin
de sa vie. Mais il ne participe guère. Si ce n’est en surplomb, dans une pose
amusée et un brin aristocratique qui correspond à son caractère profond. Cet
homme politisé à l’extrême est ainsi resté à l’écart des deux moments qui
structurent la mémoire de sa génération : la guerre d’Algérie et Mai 68. Ce
qui est une façon, somme toute, d’être déjà mitterrandiste !
Jacques Pilhan a des excuses. En juin 1967, il a épousé Michèle Berteau,
et au printemps 1968 il est devenu père d’une petite fille, Marie. Cela crée
des obligations. Un peu plus tôt, il a retrouvé ses amis de Notre-Dame-des-
Anges. Seul, tout d’abord, il a posé une plaque avec un titre ronflant –
« conseiller en communication » – qui cache une activité plus prosaïque : la
réalisation d’étiquettes de vin. Succès relatif. En 1969, plus sérieusement, il
réunit ses maigres économies pour constituer, avec son ancien chef scout et
un autre copain, une petite société, Idées services, dont il devient, durant
quelques années, le commercial efficace. Ce sont les premiers pas de Jacques
Pilhan dans le monde du marketing et de la « com ».
Tout cela dessine en creux le portrait d’un jeune homme qui, en
retrouvant sa stabilité, n’a pas encore trouvé sa voie. Jacques Pilhan est un
enfant de 68, c’est-à-dire un pur produit des années soixante-dix. Dans la
famille post-soixante-huitarde, il n’appartient ni à la catégorie des idéologues,
ni à celle des babas cool. Ceux qui l’ont connu à ce moment-là décrivent un
homme au caractère vif, entier, parfois cassant, qui forme avec sa femme un
couple à la Bonnie and Clyde. Il roule à toute allure dans une R16 déglinguée
et fume comme un pompier des Camel sans filtre, « la clope de l’ouvrier
américain ». Il ne sait pas changer une ampoule et pense que le vrai luxe est
de commander du champagne au bar de la plage, surtout quand on est fauché.
Il potasse plus souvent le Coder – cette bible du marketing – que Guattari ou
Deleuze et se jette, chaque semaine, sur Charlie Hebdo ou Actuel. Il préfère
Orange mécanique de Kubrick et Les Valseuses de Blier à La Chinoise de
Godard. Il n’imagine pas une seconde faire le tour du monde en stop et n’a
que mépris pour le débraillé mou d’un Dany Cohn-Bendit. Il se veut libre et
différent. Et puis – surtout – il a une passion, qui est la suite du poker et qui,
sans doute, l’a sauvé d’une forme d’égoïsme aristocratique : l’observation
perpétuelle et jamais assouvie des ressorts du comportement humain.
Là sont les clés : le désir de s’en sortir et le plaisir de comprendre. Mais
pour cela, il faut quitter Bordeaux et son parfum de province. Il en a fait le
tour et épuisé tous les charmes. En 1972, Jacques Pilhan décroche un job à
Paris dans la branche française d’une société de cosmétique américaine,
nommée Graham. Ce n’est pas le Pérou. Mais c’est déjà ça. Pendant quelque
temps, il fait en voiture des allers et retours qui l’épuisent entre Bordeaux et
la capitale. Un jour, ivre de fatigue, il manque de se tuer sur l’autoroute. Sa
décision est prise. Avec Michèle et Marie, il faut faire les valises. Il installe
sa famille dans un petit appartement, avenue Victor-Hugo, juste derrière
l’Etoile. C’est encore l’aventure. Jacques Pilhan a un emploi fixe mais il ne
connaît personne dans la capitale. Qu’importe. Il est d’Artagnan et Rastignac
à la fois. A nous deux Paris !

1. Guy Debord, « Notes sur le poker », in Œuvres, Gallimard, 2006.


2
Sous le signe de Debord

Décembre 1979. Dans moins d’un an, Jacques Pilhan sera au cœur de la
campagne présidentielle de François Mitterrand. Pour l’heure, il trime. Jour et
nuit. C’est le temps des vaches maigres. En délicatesse avec le fisc, le futur
conseiller en com du président de la République n’a trouvé qu’un moyen
pour rembourser ses dettes : bosser deux fois plus qu’auparavant. Il y a peu, il
rêvait d’une alternance au travail où Michèle se chargerait des années paires
et lui des années impaires. La plaisanterie est terminée. Jacques Pilhan a un
copain, rencontré sur une plage de l’Hérault quelques années plus tôt. Jean-
Claude Matéo est un drôle de loustic qui rêve de cuisine et de révolution
armée. L’animal est rustique et énergique. Lui aussi est monté à Paris. C’est
là qu’il a appris à l’ami Jacques que le service de table – pourboires obligent
– peut être une activité lucrative.
Tablier autour de la taille, plateau à la main – lui, pourtant si maladroit –,
voici donc Jacques Pilhan loufiat dans une brasserie de la porte Maillot. Ce
job-là, il l’a déjà fait plusieurs fois. Avec sérieux mais sans passion. Un jour,
il a même servi sa sœur, stupéfaite de le découvrir dans ce rôle qu’elle
n’imaginait pas. Mais ce qui était auparavant une manière simple et rapide de
mettre du beurre dans les épinards familiaux est devenu, en cet hiver 1979-
1980, une véritable corvée. Jacques Pilhan est à bout de nerfs. Il craque. Son
médecin le met d’urgence en arrêt maladie. Voilà sept ans qu’il est arrivé à
Paris pour y faire carrière. Il aura bientôt trente-sept ans. Et si sa vie était un
échec ?
Pour un homme aussi orgueilleux, cette situation est profondément
humiliante. La bohème de sa jeunesse bordelaise avait son charme. Il est
aujourd’hui épuisé. Pour faire bouillir la marmite, Michèle bosse dans une
boîte de gestion d’abonnements pour la presse magazine. Ça permet au
couple de vivre, tant bien que mal. Les Pilhan sont à présent installés
boulevard Edgar-Quinet, dans un appartement sans charme et à peine meublé.
Dans le salon, autour d’une table Knoll, il y a un flipper et un paper-board.
Les livres sont entassés dans les placards. Tout semble ici en location. Dans
le même groupe d’immeubles vit également Jean-Paul Sartre. Ce n’est qu’un
voisin qu’on croise de temps en temps. Presque jusqu’à la fin de sa vie,
Jacques Pilhan, entre la Coupole, le Rosebud et le Dôme, restera fidèle à ce
quartier de Montparnasse qui est pour lui celui des artistes, loin de Saint-
Germain-des-Prés et des intellectuels que, au fond, il n’aime guère. Jacques
Pilhan a choisi son village. Il se vit comme un artiste, mais l’artiste est
désœuvré. Hier, il tournait en rond, sans complexes. Désormais il tourne à
vide.
L’aventure de Graham s’est mal terminée. Dans un petit bureau des
Champs-Elysées, Jacques Pilhan n’a bossé que quatre ans pour cette
entreprise. L’expérience a été formatrice. Réunir des groupes « conso » ou
étudier les conditions de lancement d’un parfum n’est pas une activité qu’il
juge indigne de son talent. Bien au contraire. Le marketing et la pub, Jacques
Pilhan aime ça. C’est la base de son métier qu’il ne renie en rien. Dès cette
époque, il estime que pour comprendre les ressorts du comportement humain,
mieux vaut se plonger dans l’univers commercial que s’enfermer dans le
monde grisâtre de la recherche universitaire. Pilhan l’artiste n’est pas – et ne
sera jamais – un homme de cabinet, confiné dans des études sans débouchés
pratiques.
Là est sa force. Là serait aussi sa limite si d’autres horizons ne venaient
élargir son champ de vision. Reste qu’il faut bien vivre et qu’en 1976, quand
Graham-France lui rend sa liberté, Jacques Pilhan vient rejoindre une
population que la crise fait croître inexorablement : celle des chômeurs. Rien
de dramatique. Les années Giscard sont des années douces pour ceux qu’on
appelle encore pudiquement les demandeurs d’emploi. Leur mode
d’indemnisation ferait aujourd’hui rêver. Jacques Pilhan en profite d’autant
plus qu’il considère que l’existence ne saurait se réduire à un boulot salarié.
C’est avec nonchalance qu’il feuillette les rubriques emploi des journaux
spécialisés. Les pages politiques sont tellement plus passionnantes !
Lorsqu’un industriel allemand le contacte pour assurer la promotion d’un
système de pompe qu’il vient de mettre au point, il l’écoute poliment avant
de raconter aux copains, hilares, la drôle de proposition qui lui a été faite.
A Bordeaux, dans sa jeunesse, Jacques Pilhan alignait les petits boulots.
A Paris, il enfile désormais les petits contrats. Un jour, on le croise chez
Bernard Krief, un autre dans une filiale informatique de l’agence RSCG. Tout
cela n’est guère sérieux. L’angoisse – celle de l’âge et des fins de mois
difficiles – est pour bientôt. Mais, dans ce milieu des années soixante-dix,
Jacques Pilhan est à l’image de l’époque. Il ne sent pas monter l’orage. Il
danse au-dessous du volcan, persuadé qu’un jour, sans trop forcer l’allure, on
viendra lui offrir un job à la mesure de ses immenses capacités.

Dans les poches des amis


Pour comprendre comment Pilhan est devenu Pilhan, il y a deux manières
de procéder. Soit on fait le compte de ses lectures et de ses découvertes ; ce
qui peut paraître le plus logique. Soit on va d’emblée à la rencontre de ceux
qui furent ses éveilleurs ; ce qui, compte tenu de sa personnalité, est sans
doute le plus instructif. Jacques Pilhan, selon sa propre expression, est un
« verbo-moteur ». Il a toujours préféré avancer dans l’échange et la joute que
de se coltiner aux textes fondateurs. Etant entendu, naturellement, que pour
lui il s’agit là d’une méthode et non d’une hiérarchie.
Deux hommes dominent cette période de formation parisienne. L’un
s’appelle Jacques Bruel et l’autre Alain Marcassus. C’est d’ailleurs le premier
qui a introduit l’autre dans l’entourage de Jacques Pilhan. Ils ont le même
profil, ô combien original et fantasque ! Ils sont originaires du Sud-Ouest,
passionnés par la peinture, férus d’anthropologie, dotés surtout d’un bagage
militant d’une incomparable richesse. Lorsqu’il rencontre Jacques Pilhan, au
cours de l’été 1970, à Sérignan-plage, chez le restaurateur Jean-Claude
Matéo, Jacques Bruel est étudiant en arts plastiques. Il a tout juste vingt ans
et a roulé sa bosse dans les milieux anarchisants de la fac de Toulouse. Il
connaît bien le milieu situationniste. Par tradition familiale, il sait d’instinct
que la politique est d’abord une forme de résistance. En dépit de son jeune
âge, il est doté d’une culture vaste et foisonnante. A Paris, il deviendra le
baby-sitter de Marie et, plus encore, le premier sparring-partner intellectuel
de son père.
Son ami Marcassus, dans un registre moins lumineux mais tout aussi
écorché, n’entre en scène qu’à la fin des années soixante-dix. Curieux
personnage que cet homme sombre, de quatre ans le cadet de Jacques Pilhan.
Ancien du PC, lui aussi frotté au monde situationniste dont il connaît par
cœur les textes et les acteurs, il dirige la gare de triage de Paris-Tolbiac où,
pour rembourser ses études, il a été mis à la disposition du ministère des
Transports. Alain Marcassus est assurément le plus fort, le plus mûr et le plus
structuré des trois compères. Il est aussi celui qui dispose de la palette la plus
large, dans l’univers de la pub, de l’intelligentsia et même de l’entreprise.
Comme Jacques Bruel, c’est un véritable intellectuel, sensible, instable, et au
final peu doué pour la vie en société dont il méprise tous les codes, avec une
ostentation un brin suicidaire.
En cela, il ne ressemble guère à Jacques Pilhan. Mais celui-ci aime
s’entourer de ces personnalités qui l’amusent et le tiennent éveillé. Jacques
Bruel, Alain Marcassus, et plus tard Jean-Luc Aubert, quand sonnera l’heure
de l’installation, à l’ombre de François Mitterrand, sortent du même moule.
Avec eux, Jacques Pilhan joue, échange, teste. Il pille aussi dans une
excitation sans cesse renouvelée qui est le vrai moteur de son inventivité. Tel
est déjà son mode de fonctionnement. Généreux et curieux, amoureux des
marges qu’il observe sans guère les fréquenter, avide d’un savoir dont il
devine les potentialités subversives. Son pouvoir de séduction, dès cette
époque, est un don de compréhension puis de synthèse. Il est le fruit d’une
intelligence pointue, simple, et d’une exceptionnelle rapidité. Au vrai sens du
terme, Jacques Pilhan est un opportuniste. Pour cet homme qui se veut
« guerrier » et non « contemplatif », l’obscénité n’est pas de faire les poches
des soldats mais de les laisser abandonner leurs armes au râtelier.
Eté 1974. Valéry Giscard d’Estaing est entré à l’Elysée. La France
change et chez les Pilhan la vie continue. Michèle s’étonne devant Jacques
Bruel : « Mais quel est donc ce livre que Jacques lit et relit sans cesse ? » De
tout temps, Pilhan a bouquiné aux WC. Cette manie est devenue gênante. Elle
l’occupe désormais durant des heures entières. Le livre en question s’appelle
La Société du spectacle. Guy Debord l’a publié une première fois en 1967. Il
vient de le rééditer, chez un nouvel éditeur, Champ libre. Le situationnisme,
pour Jacques Pilhan, est une découverte tardive. Cela n’enlève rien à
l’intensité d’une rencontre en tous points décisive dans sa formation
intellectuelle. Chez Debord, il ne fait pas le tri. Tout le subjugue : le style, les
thèses, la personnalité de l’auteur, les livres – ceux de Garcian ou de
Clausewitz – que celui-ci parraine dans les collections de son ami, Gérard
Lebovici.
La Société du spectacle est une réflexion subversive sur les nouvelles
règles de fonctionnement du capitalisme. Jacques Pilhan y sent aussi la patte
du stratège et une alacrité réjouissante qui tranche avec les lourds pensums de
l’extrême gauche. Le ton de Debord le met en joie, tout comme le réjouissent
également sa sèche intolérance et l’élitisme affiché du moindre de ses propos.
Le style, c’est l’homme, et Jacques Pilhan se reconnaît en lui. Il puise dans
ses textes des munitions qu’il ne laissera pas à l’abandon. La Société du
spectacle est son nouveau bréviaire, son traité de savoir-vivre. Il en découvre
bientôt un autre, d’un genre différent. C’est un livre traduit par Debord et
écrit par un de ses amis. Il dit dans quelles eaux Jacques Pilhan a choisi de
pêcher.
Le Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme
en Italie est publié, en août 1975, sous la plume masquée d’un certain
Censor. Il est adressé à des personnalités triées sur le volet avant d’être mis
en vente en librairie. Le succès est immédiat. La presse italienne se passionne
pour l’identité de cet auteur, en qui elle croit reconnaître un chef d’entreprise
de souche aristocratique, cultivé et cynique, qui cite Dante et Retz, et soutient
que la seule façon d’éviter la révolution est de faire entrer au gouvernement
le Parti communiste italien. Qui en 68, à Prague comme à Paris, a été le plus
efficace pour rétablir l’ordre ? Le PC, bien sûr ! Pourquoi ne pas continuer à
lui faire confiance ? Mais bientôt Censor tombe le masque et révèle la
supercherie. Il s’appelle Gianfranco Sanguinetti. Il est une des têtes de pont
du mouvement situationniste en Italie. Le Véridique Rapport, c’est lui. Sa
véritable intention : nuire à la classe dirigeante et à ses alliés objectifs, pour
faire triompher « le parti de l’organisation autonome des assemblées
ouvrières ».

Fini de rire !
Jacques Pilhan adore, et, quand le livre sort en France, il l’offre à tour de
bras. Tout lui plaît dans cette histoire. Mais ce qu’il préfère, c’est le
comportement de la presse. Elle s’est laissé mener par le bout du nez. Ses
commentateurs patentés ont écrit, au mot près, ce qu’on attendait d’eux. Les
règles du système médiatique sont à ce point prévisibles qu’avec du culot et
un brin de technique il n’est guère compliqué de les détourner ou même de
les retourner contre ceux qui s’en croient les maîtres. Pour Jacques Pilhan,
cette leçon de choses italienne est une révélation. Il ne l’oubliera pas. Plus
tard, il s’amusera à deviner les titres des journaux ou le texte des dépêches
AFP sur des événements ou des déclarations qu’il a lui-même mis au point.
C’est également à Censor – autre nom de Caton… – qu’il pensera en se
proposant d’aider deux journalistes amis qui voulaient diffuser sous le
manteau, dans les élites parisiennes, en 1994, des brochures
antiballaduriennes appelées « Les nouvelles mazarinades ».
Chez Debord comme chez Sanguinetti, Jacques Pilhan a découvert que la
vraie subversion est dans la juste compréhension des règles du système et du
comportement humain – élites ou opinion publique. Avec ses amis Jacques
Bruel et Alain Marcassus, il plonge dans un univers intellectuel qui le laisse
pantois tant il correspond à ce que, intuitivement, il avait flairé, dans sa prime
jeunesse, autour du tapis vert. Tout fait ventre. Jacques Pilhan est une
synthèse incarnée. C’est déjà un prototype. Inimitable et souvent
incompréhensible pour ceux qui le côtoient. Il avance sans souci de méthode.
S’il mélange, avec aussi peu de tabous, c’est pour jouir, au final, de se sentir
unique.
Peu de domaines échappent, dans ces années soixante-dix, à sa curiosité.
Les règles du marketing continuent de le passionner. Il regarde du côté de la
psychanalyse en effleurant Lacan et en découvrant surtout les textes de
l’école de Palo Alto qui vont devenir une source essentielle de sa
compréhension des techniques de communication. Il lit la théorie des jeux
avec John von Neumann et découvre la cybernétique avec Norbert Wiener.
La linguistique et Barthes lui ouvrent des portes inconnues. Le livre du
philosophe Henri Lefebvre – encore un situationniste – sur la Commune de
Paris et son extraordinaire introduction sur la fête révolutionnaire, publié à la
veille de 68, le remplit de bonheur. Avec l’étude des codes de
l’administration napoléonienne, dans leur dimension symbolique, il entame
des lectures historiques qui ne faibliront plus. Quand il lit Marx, c’est Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, plus que Le Capital qui le fait bâiller.
L’éthologie, enfin, est une science qu’il explore avec Konrad Lorenz et
Desmond Morris.
Seule la littérature l’indiffère. Trop long, trop dilué. Il a chargé Michèle
de lui sélectionner deux ou trois pages – pas plus ! – dans les romans qu’elle
dévore. C’est ainsi qu’il impressionne, notamment par sa connaissance
d’Henry Miller qu’il n’a pourtant jamais lu. Toute sa vie, Jacques Pilhan
fonctionnera de la sorte. Certains en concluront que sa culture était
superficielle. C’est à la fois vrai et totalement faux. Aux yeux d’un
Marcassus, à l’heure de la rupture, il restera un vulgaire « pubard », tout juste
capable d’impressionner les gogos par son art du name-dropping. Mais a-t-on
jamais mieux survolé, avec tant de perspicacité ? A la fin des années
soixante-dix, alors qu’il se désespère face au succès qui ne vient pas et à cette
chienne de vie qui lui impose de servir des choucroutes du côté de la porte
Maillot, Jacques Pilhan a toutefois d’autres soucis en tête. C’est un touche-à-
tout qui n’a le droit de toucher à rien. Il se sent prêt. Mais qui le sait
vraiment ?
Pour en sortir, il va falloir de la volonté et de la chance. Comme toujours.
La volonté est d’ailleurs autant celle de Michèle que de Jacques Pilhan. Cette
femme qui, à Bordeaux, lui a fait découvrir la bohème va siffler, à Paris, la
fin de la récréation. Son génie de mari file sur ses trente-sept ans. Fini de rire
et de tâtonner. Au boulot ! Quelques années plus tôt, Jacques Bruel, de retour
d’un voyage aux Etats-Unis, a raconté à Jacques Pilhan que, là-bas, le père
d’une de ses copines, tout en tondant sa pelouse, offrait au coup par coup – et
surtout à prix d’or – du conseil stratégique aux entreprises. L’œil de Jacques
Pilhan s’est immédiatement allumé.
Dans un numéro de L’Expansion, il vient de lire que, dans les grosses
boîtes, le poste important ne sera bientôt plus celui du financier ou du
commercial mais celui du directeur marketing. Corporate : quel drôle de
mot ! Les deux amis s’enflamment. Leur discussion est animée et, au bout
d’un moment, elle dérive. Jacques Pilhan dit ses rêves, reparle de politique.
Pour Jacques Bruel, il n’y a plus aucun doute : « Ce que tu veux, ce n’est pas
être le conseiller du P-DG mais le bras droit du Président. » La réplique est
immédiate : « Et alors ! Pourquoi pas ? »
Voilà pour le rêve. Un de plus… La suite est affaire de hasard. A la mi-
1980, Michèle Pilhan a décroché pour son mari un rendez-vous avec Maurice
Lévy, le prestigieux patron de Publicis. Celui-ci est pressé. Il n’a que trois
minutes, montre en main, à consacrer à son visiteur. Jamais Jacques Pilhan
n’oubliera cette humiliation. A la même époque, Alain Marcassus a obtenu,
de haute lutte, un entretien avec Jacques Séguéla auquel il entraîne son ami.
On est à un an de la prochaine présidentielle. Jacques Pilhan ne le sait pas
encore. Il vient chercher du boulot. Il va croiser la chance de sa vie.
3
Quand Séguéla recrute

Trois hommes dans une bulle. Un grand, qui parle fort, un brin exalté. Un
petit, tout en retenue, qui s’exprime d’une voix presque fluette. Et un grand
type bronzé qui les écoute en silence, avec le sentiment d’être tombé sur de
drôles de duettistes. Rue Bonaparte à Paris, maison RSCG. Au premier étage,
tout en haut d’une rampe, il y a un grand bureau de verre. C’est là, au milieu
des créatifs de sa jeune agence, que reçoit Jacques Séguéla. Ses visiteurs du
jour, en ce début d’été 1980, ne sont ni des clients ni des collaborateurs, mais
des types venus de nulle part, sans vrais diplômes et avec de minces
références. Mais c’est le talent de la nouvelle star de la pub française :
Jacques Séguéla n’a guère de préjugés. L’originalité ne lui fait pas peur.
Quand on le sollicite et qu’en plus on l’amuse, il ouvre toute grande sa porte
puis, surtout, ses oreilles.
C’est Alain Marcassus – le grand qui parle fort – qui a décroché le
rendez-vous. Presque tous les jours, pendant plusieurs semaines, depuis une
cabine téléphonique de la gare de Tolbiac, il a harcelé la secrétaire de Jacques
Séguéla, allant même jusqu’à lui envoyer des fleurs. « Tu verras, moi j’y
arriverai », a-t-il juré à son copain Pilhan – le petit à la voix fluette. Mission
accomplie ! Jacques Séguéla n’est pas Maurice Lévy. C’est toute la
différence entre un flibustier et un seigneur hautain. L’entretien va durer
presque deux heures. Après s’être présentés, Alain Marcassus et Jacques
Pilhan ont vidé leur grand sac à idées. Et Dieu sait s’ils en ont… Ils cherchent
un job et, en matière de com, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne
récitent pas un discours convenu.
Cela suffit à allumer l’œil de Jacques Séguéla. « Au premier abord, dira-
t-il plus tard, ces deux types semblaient complètement déjantés. Tout était
curieux : leur allure, leurs projets, leur association. Je me suis même
demandé, un temps, s’ils n’étaient pas camés. » Au fil de la conversation, il a
toutefois remarqué que celui qui en disait le moins était assurément celui qui
pensait le plus. Jacques Pilhan vient de réussir son examen de passage. Il est
vrai que, à la différence de son pote Marcassus, il n’a pas l’impression de
déchoir en proposant ainsi ses services.
Séguéla, à l’époque, c’est son dieu. Jacques Pilhan, qui n’est pas bluffé
par grand monde, voue au « S » de RCSG une admiration sans bornes. Il ne
s’en est jamais caché. Il a suivi son ascension. Il a lu, l’année précédente, son
livre au titre provocateur : Ne dites pas à ma mère que je suis dans la
publicité… elle me croit pianiste dans un bordel. Il aime son style et ses
méthodes. Depuis dix ans, avec ses compères Bernard Roux, Alain Cayzac et
Jean-Michel Goudard, Jacques Séguéla bouscule l’univers de la pub à grands
coups de campagnes chics et de slogans chocs. Des quatre, cet ancien
pharmacien catalan, qui fut un temps journaliste, est sans conteste le plus
créatif et le plus original. Grâce à lui, la pub est descendue dans la rue. Fini le
temps de la réclame. Oubliée, surtout, la critique soixante-huitarde de ce
monde de paillettes et de manipulation. Etre reçu – et reconnu – par Jacques
Séguéla est pour Jacques Pilhan un honneur sans pareil. Cela aussi, le plus
vieux des deux Jacques – ils ont dix ans d’écart – l’a sans doute deviné. Dans
tout coup de foudre, il entre une part de vanité partagée.
On se reverra donc. Mais pas dans le même équipage. Jacques Pilhan est
de nouveau convoqué rue Bonaparte. Cette fois-ci, il vient seul. Jacques
Séguéla l’a voulu ainsi, pour ne pas effrayer ses associés de l’agence. Tant
pis pour Marcassus ! En présence d’Alain Cayzac, il a prévu de plancher sur
les nouvelles tendances de la communication. Jacques Pilhan est installé dans
un coin. Il écoute. Et puis, à la fin de la réunion, il explique, dans un registre
clair et simple, que tout cela est bien beau, mais que pour agir juste encore
faut-il ne pas avoir un métro de retard. « Je t’engage », s’exclame illico
Jacques Séguéla. Au même instant, il reçoit un coup de pied sous la table.
« On va y réfléchir », corrige Alain Cayzac.
Ainsi va le monde de la pub et de RSCG en particulier. On aime
dépenser, mais on n’oublie pas de compter. Derrière Séguéla l’artiste, il y a
des hommes qui savent lire des bilans comptables. Avant d’entrer, il faut
séduire et, d’abord, payer son écot. C’est une forme de bizutage lucratif
auquel Jacques Pilhan va devoir se plier. « Si tu nous apportes un budget, on
te prend », claironne au téléphone Jacques Séguéla dans le courant de l’été.
Ce jour-là, Jacques Pilhan est chez lui, en compagnie de Jacques Bruel. « Dis
oui », murmure ce dernier. « Ben oui », répète-t-il d’une voix blanche. Sans
savoir comment il va pouvoir s’y prendre pour déposer aux pieds de RSCG
cette offrande sans laquelle ses rêves n’auront été qu’une illusion passagère.
Sacré Marcassus ! Si encombrant et si pratique à la fois. Encore une fois,
c’est lui qui apporte la solution. Quelques semaines plus tôt, il a croisé un de
ses anciens amis, nommé Xavier Lavielle. Il est tarbais, comme lui. Il a
monté sa petite agence et il a pour client le patron d’une boîte allemande de
matériel informatique. Nixdorf, jusque-là implanté dans les PME-PMI, veut
investir le terrain occupé par les géants du secteur. L’entreprise est prête à
mettre le prix dans une campagne de pub originale et percutante. Durant l’été
1980, Alain Marcassus et Jacques Pilhan travaillent d’arrache-pied. A la
rentrée, ils sont prêts et le résultat est superbe.
La campagne, telle qu’ils l’imaginent, est une suite de petits encarts, tous
différents, illustrés par le dessinateur Chenez, déclinés pendant trente
semaines à la une du Monde puis repris en pleines pages récapitulatives, une
dizaine de fois dans l’année. Il s’agit, expliquent les duettistes, « de mettre en
valeur, sur un mode d’exclusion (“ça ou ça”), un certain nombre d’items
recensés par les études du CCA ou de la Cofremca, qui tous se rapportent à
l’univers de la marque, à ce fameux “small is beautiful” ». En termes de
créativité, cette campagne, qui sera lancée le 21 janvier 1981, est le chef-
d’œuvre de Jacques Pilhan qui s’est lancé à corps perdu dans l’aventure.
Quand il la présente, début octobre 1980, au patron de Nixdorf, celui-ci
est enthousiaste. Sait-il que ce jour-là il vient de mettre le pied à l’étrier du
conseiller en com du prochain président de la République ? Dès qu’il a topé,
Jacques Pilhan se précipite chez Jacques Séguéla. Le budget exigé, le voilà !
En achat d’espace, il se monte à environ huit cent mille francs. Ce n’est pas
énorme, mais le contrat est rempli. Les bénéfices sont partagés entre les
concepteurs et RSCG. C’est la loi du genre mais qu’importe, puisqu’à la clé il
y a l’embauche promise. Jacques Pilhan signe pour un emploi fixe. Il vient
d’avoir trente-sept ans. Le voilà salarié dans la boîte de ses rêves. Mais pour
quoi faire ?

Et si c’était Rocard ?
Lorsque sourit la chance, ce n’est jamais à moitié. En entrant à RSCG,
Jacques Pilhan rejoint aussi l’agence qui s’apprête à faire la campagne de
François Mitterrand. Jacques Séguéla s’est bien gardé de le lui dire. Le patron
de RSCG, pour constituer ses équipes, a d’autres noms en tête. Quant à son
nouvel employé, il est d’abord venu chercher un job pour faire bouillir sa
marmite familiale. François Mitterrand, qui plus est, n’est pas franchement sa
tasse de thé. S’il fallait choisir entre les ténors du PS, c’est du côté de Michel
Rocard que Jacques Pilhan irait plutôt regarder.
Avec Alain Marcassus, il a d’ailleurs réfléchi, quelques années plus tôt, à
ce que pourrait être une campagne rocardienne digne de ce nom.
L’autogestion exprimée en termes de communication : un beau challenge !
Une belle impasse, aussi ! Les deux hommes n’ont pas poussé plus loin.
Leurs relais, dans l’entourage de Rocard, étaient particulièrement minces. Pas
de place pour eux. Ils n’en ont pas fait un drame. Cette brève tentation
rocardienne dit surtout le climat de l’époque. La jeunesse, l’avenir, le succès :
tout cela n’est pas du côté de François Mitterrand. Jacques Pilhan va bientôt
retourner, en positif, cette image désastreuse, mais, pour l’instant, il n’est pas
le dernier à partager ces préjugés.
Pour lui, le premier secrétaire du PS est encore un barbon, sentencieux et
archaïque. Tout cela sent la province et la petite-bourgeoisie républicaine,
avec sa culture de notaire et ses élans radicaux, tout juste bons à gagner des
congrès socialistes. Jacques Pilhan est un enfant de Mai 68 qui aime Voltaire
et déteste Rousseau. L’union de la gauche et son programme commun l’ont
toujours fait bâiller. Ce grand lecteur de Debord ne se sent aucun atome
crochu avec le mitterrandisme d’essence lamartinienne.
Voilà pour les sentiments. Mais quand on joue au poker, on ne se
demande pas si on aime les cartes qui sortent du sabot. Avoir la main est une
question de chance. Quand on l’a, il faut être sot pour ne pas miser gros. Il y
a d’abord eu le rendez-vous avec Jacques Séguéla, puis le budget Nixdorf.
L’année 1980 va s’achever sur un dernier hasard. Mais pas le moindre.
Pendant que Jacques Pilhan cherche un emploi, François Mitterrand, lui,
cherche un publicitaire. Depuis plusieurs années, il tâtonne. Le premier
secrétaire du PS a échoué de peu, face à Valéry Giscard d’Estaing, lors de la
précédente présidentielle. Il entend bien tenter une dernière fois sa chance.
Ses négligences sur le terrain de la com ont pesé lourd, en 1974, face à un
adversaire qui a su lui ravir le talisman de la jeunesse et le monopole du
cœur. François Mitterrand le sait. Reste qu’il n’aime ni la pub, ni les
sondages qui l’accompagnent. Ce sont, pour lui, des armes rocardiennes.
Longtemps, il a laissé les mains libres au lourd secteur « propagande » du PS.
Propagande ! C’est un mot qui dit tout.
Dans l’entourage mitterrandiste, tous ne partagent pas ces préventions
d’un autre âge. Petit à petit, le premier secrétaire a d’ailleurs évolué. En 1976,
il a donné son imprimatur à une campagne commerciale où il est apparu,
détendu et souriant, sur une plage des Landes, en manteau beige et écharpe
rouge. « Le socialisme, une idée qui fait son chemin. » L’affiche a un côté
« Force tranquille » avant l’heure. Elle est signée Jacques Séguéla. François
Mitterrand a beaucoup aimé. Et si c’était la formule du succès ? En avril
1980, le premier secrétaire accepte de déjeuner au Procope avec le patron de
RSCG. On parle, on se flaire. Le leader socialiste paraît séduit. Jacques
Séguéla, qui a fait des offres de service à presque tous les candidats
potentiels, de gauche comme de droite, devine un gros coup. Jusqu’au milieu
de l’été, c’est le silence radio, et puis, soudain, le verdict tombe,
mitterrandien en diable. « Faites. »
Dans toute cette opération, un homme, dans l’ombre, joue un rôle
essentiel. Sans lui, rien n’aurait été possible. Et d’abord pour Jacques Pilhan.
Il s’appelle Gérard Colé. C’est un de ces personnages originaux, fantasques et
bien organisés, tels que les aime le premier secrétaire du PS. Patron d’un
cabinet de relations publiques dynamique et prospère, il a bazardé sa petite
affaire juste après la présidentielle de 1974 avec pour projet affiché d’aider
François Mitterrand à retrouver le chemin du succès, grâce à une com à la
hauteur de ses ambitions. Gérard Colé roulait en Jaguar. Il ne circule plus
qu’en moto, en gros pull de laine et salopette. Il habitait un grand
appartement, près du parc Monceau. Il s’installe dans un petit deux pièces,
dans le quartier Mouffetard. Changement de vie. Gérard Colé a de l’énergie à
revendre et un culot d’acier. Sans avoir sa carte du PS – il ne l’aura jamais –,
cet ami de Georges Fillioud a su révolutionner les méthodes des équipes de la
presse socialiste. Déjà, il choque et il tranche. Ce séducteur impénitent a un
bagout de titi parisien et un savoir-faire de première bourre. Il fréquente la
bande Charlie Hebdo, plutôt que les secrétaires de section. Il affiche un
mépris souverain pour les énarques et les apparatchiks. Si François
Mitterrand laisse faire, c’est aussi qu’il y a vu son intérêt.
En février 1980, Gérard Colé entre au cabinet du premier secrétaire. Dans
la machine socialiste, il reste un électron libre. Hors normes dans la vie, hors
pair dans l’action. Il connaît bien Jaques Séguéla pour avoir fait avec lui son
service militaire. C’est lui qui a monté le déjeuner du Pactole. C’est lui qui
comprend, à table, que l’affaire est bien emmanchée. Gérard Colé connaît son
Mitterrand sur le bout des doigts, avec son mode de fonctionnement et ses
manières de faire à nulles autres pareilles. Ce jour-là, le premier secrétaire
règle l’addition, sortant de sa poche arrière une belle liasse de billets. Signe
habituel, chez lui, d’une intense satisfaction. Lorsque, au milieu de l’été
1980, François Mitterrand donne son feu vert à Jacques Séguéla, dans le plus
grand secret, il va de soi que Gérard Colé sera l’agent de liaison entre le futur
candidat et les équipes de RSCG.

Mitterrand et les « pubards »


Or ces équipes, précisément, n’existent pas. A dix mois du scrutin,
Jacques Séguéla a trouvé un client. Il a quelques intuitions, mais c’est peu de
dire qu’il ne s’est guère préparé à cette nouvelle campagne présidentielle.
L’équation du futur candidat est pourtant d’une rare complexité. Personne ne
mise un kopeck sur ses chances de victoire face à un Giscard qui paraît
souverain. Beaucoup doutent même qu’il ait seulement la force de s’imposer
face à Michel Rocard, porté par toutes les enquêtes d’opinion. Ni la presse ni
les sondeurs ne donnent cher de sa peau. Il est l’éternel loser, combattu par la
droite, contesté dans son propre parti, pilonné jour et nuit par ses ex-alliés
communistes. Pourquoi diable cela changerait-il en un claquement de doigts,
fût-il signé Séguéla ?
Dans l’état-major de RSCG, ce néomitterrandisme surprend et inquiète.
Bien sûr, il y a le souvenir de l’affiche de 1976. Bien sûr, Jacques Séguéla est
marié à la fille d’un ancien député de la Convention des institutions
républicaines. Bien sûr, enfin, le budget n’est pas négligeable. Mais quand
même ! Aller jusqu’à mouiller l’agence dans une opération vouée à l’échec,
conduite, qui plus est, par le héraut de l’union de la gauche, n’est-ce pas
prendre un risque inconsidéré ? On l’oubliera à l’heure de la victoire, mais
RSCG, en 1980, penche à droite. Pas simplement chez ses cadres dirigeants.
Jean-Michel Goudard est un chiraquien pur sucre. Bernard Roux est
réactionnaire en diable. Quant aux idées politiques d’Alain Cayzac – si elles
existent, à l’époque –, elles ne sont guère de gauche. Mais, surtout, tous
craignent que leurs gros clients ne réagissent fort mal aux lubies de Jacques
Séguéla. A juste titre d’ailleurs. Quand l’affaire deviendra publique,
beaucoup menaceront de retirer leurs contrats à la filiale pub du « socialo-
communisme ».
Enfin, de son côté, François Mitterrand a pris un gros risque en acceptant
d’externaliser une partie essentielle de sa campagne. En 1974, l’appareil du
PS avait accepté du bout des lèvres – faute de pouvoir faire autrement – que
le candidat unique de la gauche souligne sa liberté en installant à l’écart son
siège de campagne. Mais dès lors qu’il redevient le candidat potentiel du seul
PS, faut-il qu’il recommence ? Faut-il surtout qu’il abandonne à des
« pubards » un secteur dont chacun sait qu’il dépasse, et de loin, celui de la
simple communication ? Drôle de situation. Au moment où tout commence,
François Mitterrand a confié l’une des clés de sa future campagne à une
agence qui n’a pas tout à fait les moyens de ses ambitions, le tout dans un
climat hostile, tant au PS que chez les principaux commentateurs.
C’est la chance de Jacques Pilhan. Etre là, au bon moment, quand la
situation est suffisamment embrouillée pour que le recours à son
professionnalisme s’impose de lui-même. Toute sa vie, il bâtira sa carrière –
avec Mitterrand, encore, en 1983, puis avec Jacques Chirac, dix ans plus tard
– sur cette équation singulière : un vide qu’il remplit ; un sac de nœuds qu’il
dénoue ; un problème dont il devient la solution. Jamais, il ne laissera passer
sa chance. Tout de suite, il fonce. Il relève le défi. C’est le « professionnel »
qui parle, et la question, pour lui, n’est pas de savoir s’il apprécie ou non le
client. Instinct du joueur. Instinct du guerrier.
La scène se passe au début du mois de novembre 1980. Rue Bonaparte,
Jacques Séguéla a battu le rappel de ses maigres troupes, sous le regard navré
de Gérard Colé. Un directeur artistique, des concepteurs rédacteurs, des
spécialistes du visuel : le patron de RSCG a fini par trouver chaussure à son
pied. Mais il manque encore l’essentiel, c’est-à-dire un directeur marketing,
bref, un stratège qui soit à la hauteur de l’enjeu. Les premières équipes qui
ont planché devant l’émissaire de François Mitterrand lui ont paru d’une rare
médiocrité. Ce sont des marchands de lessive, rien que des marchands de
lessive, sans culture politique ni finesse stratégique. Dans ces cas-là, Gérard
Colé flingue. Sans complexe. Aux suivants ! Mais y en a-t-il encore en
magasin ?
Un jour, alors qu’il désespère, il repère, dans une réunion, un petit
homme qui parle peu et « n’ouvre la bouche qu’au bon moment, pour dire des
choses pertinentes ». Cet homme, c’est Jacques Pilhan. Il est drôlement
fringué dans un costume mal coupé. Il a un sourire d’enfant. Il ne paye pas de
mine. Pour Gérard Colé, cependant, aucun doute, c’est lui ! Il ne le connaît
pas, mais quelque chose lui dit qu’il vient de trouver l’homme de la situation
qui résout tous ses problèmes de casting. A la fin de la réunion, une
association est née. Pilhan et Colé. « Colan » et « Pilhé », comme beaucoup
les appelleront jusqu’à la date de leur séparation, en 1991, après dix ans
d’aventures communes.
Les présentations sont vite faites. L’un explique son rôle auprès de
François Mitterrand. L’autre dit sa situation, au sein de l’agence. « Je suis
surtout joueur de poker », ajoute Jacques Pilhan. C’est la cerise sur le gâteau.
Les deux hommes ont le don du rire. La séduction est réciproque. Se revoir ?
Bien entendu. Et pourquoi, d’ailleurs, se quitter aussi vite ? Pourquoi ne pas
se mettre tout de suite au boulot ? Bras dessus, bras dessous, les nouveaux
compères filent boulevard Edgar-Quinet. Quand elle ouvre la porte, Michèle
Pilhan voit débouler, derrière son mari, un inconnu tonitruant qui l’embrasse
comme du bon pain. « Je connais Jacques depuis cet après-midi. Je suis
tombé amoureux de lui. Cela dit, où sont les chiottes car j’ai très envie de
pisser. » Pour l’émissaire de François Mitterrand, la découverte de Jacques
Pilhan est d’abord un immense soulagement.
4
L’invention de la Force tranquille

C’est une note de dix pages signée Jacques Séguéla et datée du


22 novembre 1980. Elle est adressée au candidat socialiste. Son titre se passe
de commentaires : « Mitterrand président ». Autant qu’un projet, c’est un
espoir. Il y a à peine quatorze jours que le patron du PS est entré dans l’arène,
via un communiqué qui signe, du même coup, la fin de l’aventure Rocard.
Mitterrand voulait être prêt, dès ses premiers pas, avec un positionnement
stratégique qui, en termes de communication, tienne la route jusqu’au scrutin
de mai. C’est à présent chose faite.
La note pose, en ouverture, quelques principes de base : 1) « Nous
voulons être là pour gagner et non pas se contenter d’un score honorable. » 2)
« Nous avons éliminé l’approche classique du marketing politique qui
respecte les règles du jeu imposées depuis dix ans par la droite et qui tient
pour acquis que le futur Président des Français doit être un technocrate,
homme de signe et non de sens car, à ce jeu, la gauche n’a aucune chance,
sauf à présenter un technocrate sur le modèle de droite. » 3) « Compte tenu
de son ambition, cette stratégie sera contraignante et minutieuse. Elle exige
d’être appliquée par des professionnels et implique une coordination forte. »
La tonalité de ces lignes est offensive, préventive et très antirocardienne.
C’est l’air du temps. Mais pas seulement. On pourrait croire, à les lire,
qu’elles ont été écrites avant que François Mitterrand règle la question du
leadership, au sein de la famille socialiste. Or, précisément, c’est le cas ! La
note, toute la note, a été rédigée boulevard Edgar-Quinet, au tout début
novembre. Jacques Séguéla n’en prit connaissance, dans sa version initiale,
que dans la Rolls rose qui le conduisait chez François Mitterrand. « Vous
pensez que ça lui plaira ? » Ce fut son unique commentaire, juste avant
d’abandonner Jacques Pilhan sur le trottoir de la rue de Bièvre.
De fait, cela a beaucoup plu. Cette note, signée Séguéla et rédigée par
Pilhan et Colé, va servir de colonne vertébrale à toute la campagne de
François Mitterrand. Sous la forme résumée d’une petite fiche plastifiée, elle
ne quittera plus, pendant près de six mois, la poche de son veston. Le
candidat socialiste est « l’homme qui veut ». « Attitude », « vêtement »,
« rythme verbal », « ton », « contenu » : tout y est résumé avec soin, en
quelques courtes formules. C’est le guide pratique d’une « énergie vraie,
intérieure et contenue » (imprimé en gras). C’est la déclinaison concrète
d’une « stratégie globale de repositionnement ». Car pour Jacques Pilhan et
son nouveau compère, tel est l’enjeu central de la campagne qui commence.
Pour gagner, François Mitterrand doit apparaître « avec une nouvelle
image », construite « à partir des faiblesses » de Giscard, telles qu’elles sont
apparues durant son septennat. Cette image doit traduire « ce que Mitterrand
est réellement », c’est-à-dire « un chef d’Etat et non un chef de parti qui
s’essaie à l’économie ». Elle suppose, « compte tenu des délais très courts, le
développement de deux stratégies simultanées : une stratégie classique
d’occupation des médias traditionnels et une stratégie d’électrochocs, avec
des événements nationaux soigneusement préparés et médiatisés ». Résumé :
« Mitterrand contre Giscard, c’est l’homme qui veut contre l’homme qui
plaît, ou Roosevelt contre Louis XV. » Rien de moins !
Avec le recul, ces préconisations peuvent sembler banales. François
Mitterrand, dans l’action, leur a donné un air d’évidence en devenant ce
qu’on lui suggérait d’être. La vraie rupture est ailleurs, c’est-à-dire dans la
méthode. Jamais, à gauche, une campagne présidentielle n’a été aussi
résolument axée sur la personnalité du candidat. D’abord, le produit
Mitterrand, puis, loin derrière, son programme. Le « sens » et non pas le
« signe ». Plus qu’une évolution, c’est une révolution. Pour la première fois
également, à gauche, le rôle des communicants n’est pas seulement
d’imaginer des affiches mais aussi de construire un scénario de campagne
cohérent et précis. Progressivement, les « créatifs » s’effacent derrière les
« stratèges » qui s’avancent, du même coup, sur le terrain des « politiques ».
Novembre 1980 marque le tout début de cette seconde révolution. Cela suffit
à expliquer comment s’est imposé Jacques Pilhan. Il a occupé un rôle qui
n’attendait que lui.
Encore fallait-il qu’il soit à la hauteur. Très vite, il est clair qu’il l’est,
assurément. Pour sa première note, Jacques Pilhan a bossé jour et nuit,
boulevard Edgar-Quinet, avec Gérard Colé. Crayon à la main, lunettes sur le
bout du nez, il questionne, il écoute, il note. La gauche, le PS et, surtout,
Mitterrand. Comment est-il ? Comment fonctionne-t-il ? Quelle est sa vraie
personnalité ? Jacques Pilhan veut tout savoir. C’est un interrogateur
redoutable. « Une huître capable de filtrer des millions de litres d’eau avant
de produire, à la fin, une perle », comme dit joliment un de ses amis. Le
moindre détail l’intéresse. Sur François Mitterrand, qu’il n’a jamais
rencontré, sa curiosité est insatiable. Gérard Colé, qui a le sens du récit et le
goût du petit fait vrai, est un formidable partenaire. Les deux hommes
s’amusent comme des fous. Imaginer le positionnement du futur candidat du
PS, alors que personne, officiellement, ne vous a rien demandé : voilà qui est
assez farce. Pilhan-le-clandestin adore. Ce qui était jusque-là un plaisir est
devenu une méthode de travail.
« Tout homme porte en lui six ou sept visages différents, dit-il volontiers.
L’art de la communication n’est pas de les montrer tous à la fois, ou même de
choisir celui qui serait le vrai. C’est de trouver le bon, au moment juste. Car
c’est toujours le plus efficace. » Tout Pilhan est dans ces quelques mots.
Comprendre, simplifier, épurer. Rien de plus simple, en apparence. Rien de
plus compliqué, en réalité, dès lors que l’objectif est d’opérer, pour François
Mitterrand, un basculement d’image qui ne soit ni brutal, ni artificiel. On le
dit « vieux » ? Il faut qu’il devienne « un sage » qui a « réglé le conflit
plaisir/réalité, base inconsciente du clivage gauche-droite ». On le perçoit
comme « intellectuel ou rural » ? Il deviendra « réaliste », doté d’une
« longue expérience » et d’un vrai « bon sens ». Il fait figure d’éternel
« perdant » ? Ce sera la marque du « vrai », « par nature non partisan ». Et
ainsi de suite, puisque la règle est de positiver, toujours positiver. A ce jeu,
l’habileté devient du courage et l’entêtement de la ténacité. Le « littéraire
abstrait » se transforme en un passionné des causes justes et le « mauvais
économiste » en un homme d’Etat, doté d’une vision et capable de « ne pas
être seulement l’homme du PS ».

Un cheval nommé « Puissance sereine »


Jacques Pilhan, dans les soutes de la campagne de François Mitterrand,
fait preuve d’une autre qualité rare. Il sait écouter, mais aussi il sait lire. Les
études de la Cofremca, notamment, sur les styles de vie des Français. Est-ce
Jacques Séguéla qui les a commandées ? Jacques Pilhan se les est-il
procurées par la bande ? En a-t-il eu connaissance avant même de rejoindre
RSCG, comme le montre la campagne concoctée pour Nixdorf ? L’histoire,
sur ce point, n’est pas très claire. En cet automne 1980, ces études, en tout
cas, trônent sur son bureau. D’autres que lui, bien sûr, les connaissent. Mais il
les comprend mieux que quiconque. Autant que des tendances, elles montrent
clairement l’émergence d’un groupe central – 42 % des Français – que la
Cofremca appelle les « personnalistes » et qui désire le changement, à
condition qu’il soit dans l’ordre.
Toute la question, pour Jacques Pilhan, est de positionner son candidat
afin qu’il devienne le héraut de cette famille potentiellement majoritaire. Il
opère, pour cela, comme un homme de pur marketing. A partir de cent
quarante critères, triés avec soin, il en choisit deux qui lui paraissent les plus
pertinents. Ecoute et force. L’une est en ordonnée et l’autre en abscisse.
Giscard est tout en bas à gauche : il n’a ni écoute ni force. Chirac est en bas à
droite : il a de la force mais peu d’écoute. Marchais est dans le même coin : il
a trop de force. Mitterrand est en haut à gauche : il a de l’écoute mais pas
assez de force. C’est l’état du terrain, juste avant la bataille. La campagne
gagnante, conclut Jacques Pilhan, sera celle qui empêchera les autres
candidats de changer de territoire, tout en permettant au champion socialiste
d’occuper le centre du jeu. Pour être élu, celui-ci doit conserver sa capacité
d’écoute, tout en acquérant la force qui lui manque encore. « Force
tranquille. » CQFD.
La question n’est pas de refaire ici l’histoire d’une affiche, sur fond de
petit village bourguignon. Elle a symbolisé, a posteriori, la campagne
victorieuse de François Mitterrand. A juste titre. Mais elle n’a été placardée
qu’en toute fin de course, lorsque les jeux étaient faits et que d’autres
affiches, moins commentées mais plus remarquées, avaient déjà servi de
support à la stratégie imaginée par Jacques Pilhan. Est-ce lui qui a trouvé le
slogan de « La Force tranquille » ? C’est douteux, et il n’a d’ailleurs jamais
revendiqué cet honneur qu’il a attribué par la suite, au gré de ses intérêts, à
l’un ou l’autre de ses équipiers. Jacques Pilhan n’était pas un grand créatif. Il
se voulait stratège. Son apport n’a pas été de décliner la campagne socialiste
mais de la définir, dès l’origine, avec suffisamment de justesse pour
qu’ensuite tout le reste en découle.
Le slogan de « La Force tranquille » est déjà contenu dans la note
stratégique élaborée par Jacques Pilhan et Gérard Colé en novembre 1980.
Quand il naît, il a la puissance de l’évidence. Il résume une campagne en train
de s’achever. Ce n’est plus un slogan, mais déjà une vérité. Sans doute est-ce
pour cela qu’il reste dans les mémoires et que beaucoup ont le sentiment de
l’avoir trouvé, sans comprendre que son véritable inventeur est celui-là même
qui n’a rien eu besoin de dire. Quelques mois après la victoire, Jacques Pilhan
rappellera, d’ailleurs, en rigolant, à son pote Jacques Bruel que ces procès en
paternité sont souvent incertains. Au cours de l’été 1980, ce dernier n’avait-il
pas parlé d’une copine écuyère dont le cheval s’appelait… « Puissance
sereine » ?
L’histoire de la Force tranquille souligne une dernière qualité de Jacques
Pilhan. C’est autant un trait de caractère qu’un mode de fonctionnement,
gage, à ses yeux, d’une véritable efficacité. La discrétion ! Si le publicitaire
s’affiche, le stratège, lui, se doit de rester dans l’ombre. Dans la campagne de
1981, le nom de Jacques Pilhan n’apparaît jamais au grand jour. Nombre des
principaux acteurs de cette étonnante campagne conservent un souvenir –
admiratif ou excédé – de Jacques Séguéla, bien sûr, ou même de Gérard Colé.
De Jacques Pilhan, en revanche, pas grand-chose, si ce n’est une silhouette,
celle d’un petit homme avec des cheveux dans le cou, mal fringué, camouflé
dans d’improbables écharpes qui lui cachent le visage.
Son rôle, il est vrai, n’est pas encore celui qui sera le sien en 1988 ou
1995. Jacques Pilhan est nouveau dans le système. Le monde qu’il découvre
est tout entier placé sous la houlette de Jacques Séguéla. Celui-ci exploite les
talents. Il est au meilleur de sa forme. Imaginatif, culotté, réactif. Jacques
Pilhan, le nouveau stratège qu’il vient d’installer au cœur de son dispositif,
reste un homme émerveillé par la chance qui soudain lui sourit. Il prétendait
autrefois, avec un brin de grandiloquence, que Jacques Séguéla était « en état
d’insurrection permanente ». Il n’est pas déçu du voyage et son héros lui
accorde, de surcroît, une confiance absolue. Quand il écrit à François
Mitterrand le 28 décembre 1980, le patron de RSCG commence par ces
mots : « Vous allez présenter vos vœux à la France. Laissez-nous, Gérard
Colé, Jacques Pilhan, tous les collaborateurs de l’agence et moi-même vous
présenter les nôtres : Mitterrand président. »
Cet ordre de présentation dit une hiérarchie. Lorsque Jacques Séguéla se
rend, chaque semaine, rue de Bièvre, dans le pigeonnier de celui que tout le
monde appelle respectueusement « Président », il est généralement
accompagné de Gérard Colé. Jacques Pilhan, lui, reste au bureau. Dans le
back office. Son rôle a été de fixer le cadre stratégique de la campagne
proposée au candidat. Mais il ne s’est pas arrêté là. Toutes les études
d’opinion passent par lui. « Voyez Pilhan », dit, en janvier 1980, François
Mitterrand à Charles Salzmann, le grand maître des sondages, dans son
équipe rapprochée. Les « focus groupes » et les études qualitatives qui font
alors une arrivée massive dans la campagne socialiste suivent le même trajet.
Grâce à eux, Jacques Pilhan observe l’impact des formules utilisées par le
candidat socialiste. Lors d’une séance de pose, organisée en mars 1981, dans
un studio de la rue du Caire, il est là, dans un coin, qui profite de l’occasion
pour suggérer à un Mitterrand attentif de réutiliser, avec davantage de netteté,
des mots et des phrases encore mal mémorisés par l’opinion. Le soir du grand
débat télévisé avec Giscard, dans l’entre-deux-tours de la présidentielle,
Jacques Pilhan est chez lui en famille. C’est avec soin qu’il note, un à un, ces
« éléments de langage », transmis quelques jours plus tôt au candidat de son
cœur.
Dans le dispositif Séguéla, Jacques Pilhan occupe une place centrale,
mais en second rideau. Ses interlocuteurs sont les hommes du cabinet
mitterrandiste ou les hiérarques du PS. Il voit rarement le candidat. Celui-ci
n’a pas encore pris l’exacte mesure de sa valeur. Pour autant, il n’ignore pas
son rôle. En politique, comme dans la vie, le premier coup d’œil est souvent
le meilleur. La précision et la discrétion de Jacques Pilhan n’ont pas échappé
à François Mitterrand. Ce sont des qualités qu’il apprécie d’autant plus
qu’elles sont rares dans cet univers de bavards abscons. Il dit « Monsieur
Pillan », en mouillant les « l », preuve qu’il a deviné ses origines landaises.
L’intéressé n’apprécie guère mais c’est bien la seule chose qui l’énerve, chez
le leader socialiste.
Jacques Pilhan est un mitterrandiste tardif. Le coup de foudre n’en est
que plus violent. En planchant sur l’image de François Mitterrand, il a
découvert un homme qu’il n’imaginait pas. C’est-à-dire un stratège doté d’un
étonnant sang-froid, capable de mêler à une détermination sans faille une
capacité d’écoute d’une rare finesse, dès lors qu’il a décidé que le jeu en vaut
la chandelle. « Ce type est incroyable. Il a été capable d’intégrer, en quelques
mois, des règles de com que d’autres n’assimileront jamais », s’exclame
Jacques Pilhan lorsqu’il rentre chez lui. Quand on aime, on ne compte pas. Le
voilà amoureux, pour toujours, de cette grosse bête politique qui
l’impressionne, même si en privé il l’appelle « le Tonton ». Chez François
Mitterrand, il devine un émetteur surpuissant qui n’a pas encore donné toute
la mesure de ses capacités. La présidentielle n’est pas finie que, déjà, il en
redemande…

A l’enterrement de la vieille gauche


Il est loin, le temps où il fallait qu’un quelconque Marcassus lui ouvre les
portes auxquelles il n’osait pas sonner. Dans l’aventure de la campagne
présidentielle, Jacques Pilhan découvre de nouveaux visages. Il multiplie les
contacts et commence à garnir un carnet d’adresses jusque-là maigrelet.
Notamment dans le bestiaire socialiste. Jacques Séguéla l’a chargé des
contacts avec la rue de Solferino. Il n’en a pas l’exclusivité. Gérard Colé
connaît suffisamment la boutique socialiste pour jouer, là aussi, les
intermédiaires. Ou plutôt les bulldozers. Mais quand il faut convaincre – ou
déminer – au nom du « professionnalisme », mieux vaut être extérieur à tout
ce petit monde. Rude boulot, au demeurant. Jacques Pilhan aime la rapidité.
Il déteste les réunions bavardes. Il n’apprécie guère qu’on lui fasse la leçon,
au nom de l’orthodoxie militante, dans son domaine de compétences. Avec
les hiérarques du PS, le voilà servi !
Il y a plus grave. Jacques Pilhan ne tarde pas à comprendre que, sans le
dire ouvertement, la machine socialiste conteste l’ensemble du dispositif
voulu par François Mitterrand et entretenu par Jacques Séguéla. Pour elle, pas
de doute, les barbares sont dans la plaine. Etait-ce la peine de tenir bon face à
Michel Rocard et d’entretenir, coûte que coûte, le combat de l’union avec le
PC de Marchais, pour tout abandonner, au final, à des fils de pub ? « Les
campagnes politique (Parti) et apolitique (Mitterrand) doivent être reliées par
une seule identité visuelle », écrit Jacques Séguéla dans sa note du
28 décembre 1980. Mitterrand, « apolitique » ? Et puis quoi encore ! « Il est
fondamental que les décisions continuent d’être prises par vous seul et que
nous continuions à nous voir, avec Gérard Colé, chaque semaine. » Et le PS
dans tout ça ?
« Pour vos vœux, poursuit Jacques Séguéla, la formulation “Guérir la
France” a fait l’objet d’une étude. Les principaux items qui sortent sont :
réaliste/pragmatique, concret/austère et authentique/fraternel […] Le
29 décembre, faites annoncer que vous vous adresserez au pays le lendemain
à 20 heures. Si le secret est bien gardé, nous pouvons espérer les télévisions
en direct dans le journal télévisé du soir. Si l’intervention est courte (moins
de trois minutes), elle sera diffusée intégralement. » Mais quel est donc ce
jargon néorocardien et dépolitisé qui ouvre une voie royale à la radicalité
communiste ?
Le cœur de la résistance socialiste, Jacques Pilhan le rencontre et
l’affronte en la personne de Laurent Fabius. Celui-ci dirige d’une main ferme
tout le secteur presse/communication du PS en compagnie de son épouse,
Françoise Castro, et de leurs hommes liges, Gérard Unger et Jo Daniel. Cette
jeune garde mitterrandiste a été en première ligne, dans la bataille du congrès
de Metz, en 1979. Elle est talentueuse, franchement sectaire et peu disposée à
abandonner son terrain de jeux favori. Pour ne rien arranger, elle est liée aux
communicants de Publicis. Lorsque, quatre ans plus tard, Jacques Pilhan
s’installera définitivement au cœur de la communication présidentielle, ni lui
ni celui qui est devenu le jeune Premier ministre de la France n’auront oublié
ces anciennes passes d’armes. Ces deux-là ne se sont jamais aimés. Le temps
qui passe ne fera rien à l’affaire.
Le 10 mai 1981, à 20 heures, Jacques Pilhan est chez lui, en famille,
devant la télévision. Depuis quelques jours, il sait. Mitterrand président : ce
n’est plus un slogan mais une réalité. Champagne pour tout le monde et tous
à la Bastille, pour faire la fête, parmi les anonymes. Rue de Solferino, les
huiles socialistes célèbrent le triomphe de leur chef. Mais n’entre pas qui veut
dans cette cité interdite aux vulgaires quidams. Il faut montrer patte blanche.
Gérard Colé, qui a eu l’imprudence de prêter son badge à l’épouse de Jacques
Séguéla, à leur retour de Château-Chinon, est éjecté, sans ménagement, par
un service d’ordre musclé qui obéit aux ordres d’un Pierre Joxe un tantinet
rancunier. Jacques Pilhan n’a même pas eu l’idée de s’inviter au raout
socialiste. Son boulot est terminé. Tandis que d’autres, plus connus ou mieux
placés, se répartissent déjà les bureaux, à l’Elysée, il sait qu’il reprendra, dès
le lendemain matin, le chemin de la rue Bonaparte et de RSCG. Mitterrand a
gagné. Ce soir-là, cela suffit à son bonheur.
Un an plus tôt, il était un communicant sans emploi. Que de chemin
parcouru, en si peu de temps ! Dans cette campagne victorieuse, Jacques
Pilhan a appris à ne pas douter de son talent. Comme toujours, c’est en se
comparant qu’on s’estime le mieux. Il a également vérifié son goût inné de la
stratégie. Or, sur ce terrain-là, la concurrence était faible. Il s’est enfin
convaincu que la vie avec François Mitterrand ne s’est pas arrêtée, un soir de
mai 1981. La campagne qui s’achève est un premier essai. Les méthodes
employées méritent d’être affinées, perfectionnées, systématisées. Il a, pour
cela, des idées, plein d’idées.
Lors de ce bilan à chaud, Jacques Pilhan prend surtout conscience que sa
passion est pour François Mitterrand et non pour son parti. « C’est
l’enterrement de la vieille gauche », commente-t-il, sans regret, en regardant
les cérémonies d’investiture au Panthéon. Mais c’est une autre histoire qui,
pour lui aussi, ne fait que commencer. Le 4 juin 1981, Jacques Séguéla a
adressé une longue note au nouveau président de la République. Ce sont des
conseils, des projets, des offres de service, suivis de propositions concrètes en
termes d’organisation.
« Si vous le désirez, écrit-il, nous allons conserver notre position de
“regard extérieur” à votre entourage. » Séguéla suggère donc que, au sein de
RSCG, « une structure de réflexion » soumette « périodiquement une
synthèse de la perception de votre action par le public » et élabore « une
stratégie de communication dont la mise en pratique restera l’œuvre de
l’Elysée ». Pour maintenir « l’indispensable liaison directe avec vous, et
compte tenu de la lourdeur de votre charge, conclut Jacques Séguéla, cette
structure de réflexion devrait disposer d’un relais permanent et efficace avec
l’Elysée ». Le choix de ce relais, le patron de RSCG le laisse évidemment à la
discrétion de François Mitterrand. Le nom de l’animateur de la « structure de
réflexion » figure, en revanche, en toutes lettres dans cette note. Jacques
Pilhan avait un job. Le voici doté d’une mission.
5
Panique à l’Elysée

Le titre est ronflant. La réalité est beaucoup moins glorieuse. Rue


Bonaparte, au siège de RSCG, le chef de la « cellule de réflexion » imaginée
par Jacques Séguéla tourne à vide et Jacques Pilhan s’ennuie. A-t-on encore
besoin de lui ? Il a un bureau et un salaire qui ont en commun la modestie.
L’état de grâce, c’est pour les autres. Dès le lendemain de la victoire, ces
grands hommes se sont préoccupés de ce qui les intéresse le plus, c’est-à-dire
d’eux-mêmes. Tout cela est logique et énervant à la fois. Dès le 11 mai 1981,
Jacques Séguéla s’est précipité sur les plateaux de télé pour expliquer que
« les publicitaires de France » pouvaient « être fiers » car « leur métier venait
d’entrer dans l’histoire de France ». Séguéla fait sa pub. Il a joué gros. Il
attend désormais un retour sur investissement. Le promoteur de la Force
tranquille – c’est ainsi qu’il se présente, sans complexe – n’est pas du genre à
partager la lumière. L’avenir politique du Président ne lui est pas indifférent.
Mais il faut vivre, et les budgets de com du nouveau pouvoir rose constituent
un magot dont il compte bien obtenir l’essentiel.
A l’Elysée, François Mitterrand, lui aussi, est tout à sa jouissance. S’il a
été élu, c’est qu’il était le meilleur. Point final. Les problèmes qui l’assaillent
lui laissent peu de temps pour réfléchir à sa communication. La note de
Jacques Séguéla du 4 juin 1981 a atterri sur le bureau présidentiel, au milieu
de tant d’autres. François Mitterrand a pris acte de ces offres de service. Mais
quelque chose s’est rompu. La petite structure qui, en marge du PS, avait
noué une relation privilégiée avec le candidat a perdu sa raison d’être, dès
lors que celui-ci est devenu président. Jacques Séguéla fait des affaires.
Gérard Colé est reparti dans le privé. « Que voulez-vous ? » lui a demandé
François Mitterrand. « Un strapontin à Brégançon », lui a-t-il répondu. On ne
lui a pas posé deux fois la question. Quant à Jacques Pilhan, en cet été 1981,
il a repris le chemin du bureau, avec son petit cartable. Et puis, il s’est offert
de longues vacances au soleil.
Ce n’est pas de l’amertume. Mais c’est à coup sûr de la déception. Elle ne
fera que croître à mesure que les mois passeront et que le nouveau pouvoir
gâchera le formidable capital de confiance dont il jouissait, au départ, auprès
de l’opinion. Jacques Pilhan s’attendait à mieux. A l’agence, tout le monde
sait quel a été son rôle dans la campagne. C’est déjà ça ! Reste que la manière
dont Jacques Séguéla a tiré, après coup, la couverture à lui énerve
passablement ce petit homme qui apprécie l’ombre, sans pour autant se
résigner à l’anonymat.
Jacques Pilhan aime la rapidité, l’excitation du combat et l’odeur de la
poudre. Tout cela s’est évaporé plus vite que prévu. Rue Bonaparte, il partage
un petit bureau avec une jeune rédactrice nommée Nadia Marik. Elle est toute
jeune, elle est franchement de droite, elle finira d’ailleurs secrétaire nationale
du RPR avant d’épouser le patron de Sciences-Po. Pour l’heure, elle observe
avec tendresse et amusement ce drôle de type qui arrive tard au boulot, file on
ne sait jamais où puis réapparaît, en fin de journée, pour partager, autour d’un
verre, des conversations sans fin sur l’état du pays et de la gauche. Quand le
téléphone sonne, elle note les appels. Ceux de Gérard Colé. Ceux aussi de
Jean Glavany, qui est devenu le chef de cabinet de François Mitterrand. Avec
l’Elysée, à l’évidence, les ponts n’ont pas été coupés.
Faute de mieux, Jacques Pilhan garnit son carnet d’adresses. Jacques
Séguéla veut des budgets. C’est souvent lui qu’il envoie pour défendre les
intérêts de l’agence auprès des ministères. Celui de l’Energie ou celui des
Droits de la femme, notamment. Rien de bien grisant mais c’est au moins
l’occasion de faire la connaissance d’Edmond Hervé ou d’Yvette Roudy,
ainsi que de leurs collaborateurs. Dans le grand bain de la pub, Jacques
Pilhan découvre aussi le monde des grandes entreprises qui l’ennuie à mourir.
Sa vraie passion reste la politique. Dès qu’il le peut, il y replonge avec
délice. Aux municipales de mars 1983, il s’occupe de la campagne de son
pote Glavany, à Issy-les-Moulineaux, ou de celle de la ministre Catherine
Lalumière, à Talence. Est-ce à cette occasion qu’il fait également la rencontre
de Gaston Defferre ? Le ministre de l’Intérieur, qui livre, à Marseille, l’un de
ses derniers combats dans des conditions délicates, est sans conteste l’homme
que Jacques Pilhan préfère dans le cheptel socialiste. « C’est un mec
incroyable. Un vrai bandit », raconte-t-il, avec une admiration qui est
d’ailleurs réciproque. Gaston Defferre est une grosse bête politique, comme il
les aime tant. Jacques Pilhan va vite se mêler de ses affaires de presse,
notamment au Provençal. C’est le début d’une aventure marseillaise qui, par-
delà la mort du vieux lion, durera plus d’une décennie.
Mais ce ne sont là que des amuse-gueule. Dans la vie, Jacques Pilhan
n’aime que le meilleur et le rare. Dans la politique, pour lui, il n’y en a qu’un
et c’est François Mitterrand. Le coup de foudre de la campagne de 1981 a été
trop violent pour que, dans les premières années de son règne, son regard ne
se porte pas, sans cesse, vers l’Elysée. Or, ce qui s’y passe le désole. Le
Président – « le Tonton » – semble avoir oublié les préceptes de
communication sans lesquels il aurait immanquablement échoué aux portes
du pouvoir.
Dès les cérémonies de sa prise de fonctions, Jacques Pilhan a compris
que l’affaire était mal emmanchée. Il n’a pas aimé le Président hiératique et
vieille gauche qui, une rose à la main, semblait davantage penser à son
bonheur qu’à la construction d’une image capable de résister aux grands
vents de l’action. Les « barbus » socialistes l’insupportent. Il juge le Premier
ministre, Pierre Mauroy, nécessaire mais un peu court, dès lors que la gauche
entend s’installer dans la durée. Ce dispositif est voué au désastre si François
Mitterrand ne réagit pas au plus vite. Encore faudrait-il qu’il écoute !
Alors que la courbe de popularité du Président, soudain, pique du nez, ce
sont les mêmes recettes usées que l’on ressert aux Français. Changer sans le
dire, invoquer la méchanceté de la droite, le sabotage du patronat et une
conjoncture internationale à contre-courant de ce qu’on espérait : la belle
affaire quand, précisément, l’opinion attend un barreur à la main sûre et
ferme. En privé, Jacques Pilhan enrage. A la fin du printemps 1982, alors que
s’amorce le tournant de la rigueur, il navigue sur le canal de Bourgogne avec
quelques amis, dont Gérard Colé. Il pleut et, pour tromper le temps, entre
deux parties de poker, on imagine parfois les contours d’une gauche rendue à
la modernité. Quand il retrouve Jacques Séguéla, à RSCG ou dans ces dîners
que celui-ci aime organiser autour d’un plat de spaghettis aux langoustes –
spécialité maison –, Jacques Pilhan déroule ses arguments, son diagnostic et
ses solutions. Mais il parle dans le vide.
Jacques Séguéla est parti en campagne. Ce n’est pas celle que Jacques
Pilhan attendait. Virer Mauroy est peut-être indispensable. Mais comment
croire que cela puisse suffire ? Comment imaginer que l’on puisse convaincre
François Mitterrand en lui expliquant simplement qu’il s’est trompé de
casting à Matignon ? Comment croire qu’il changera ses méthodes si l’on
monte une cabale contre son Premier ministre ? « Toujours la même chose.
On reste dans la vérité de l’instant », soupire Jacques Pilhan, tel un stratège
incompris. Pour lui, le problème est d’abord à l’Elysée, et tant qu’il ne sera
pas résolu il est vain d’espérer la moindre amélioration de la situation.

Dans le dos de Séguéla


« Le Président, c’est celui qui a le plus de poil aux pattes. » Signé Pilhan.
Etre un chef, cela se montre, cela se prouve. Or, depuis que François
Mitterrand est à l’Elysée, que fait-il, sinon la démonstration quotidienne qu’il
n’a pas modifié l’essence de son pouvoir ? Il est toujours au front. Trop
souvent au milieu des socialistes, dont il semble rester le chef. A la fois trop
lointain et pas assez décalé. Etre un monarque, pour Jacques Pilhan, n’est pas
une pose mais une construction. Et il ne suffit pas de convoquer tous les
grands de la Terre à Versailles pour en convaincre les Français. En termes de
communication, sa parole ne peut avoir d’impact que si elle n’est pas
galvaudée.
Le Président doit être ailleurs. Naturellement au-dessus et spontanément à
part. Cela exige, au minimum, de ne pas se mettre dans la main de la presse
en répondant à toutes ses sollicitations, sans tri, sans hiérarchie, sans rythmes
préétablis et sans, d’ailleurs, que ladite presse lui en soit le moins du monde
reconnaissante. Jacques Pilhan s’est trop frotté à la psychanalyse pour ne pas
mesurer, en observant le Président à la télévision, que ce qu’il dit – le signifié
– contredit fondamentalement ce qu’il montre – le signifiant. Bref, qu’il n’est
pas totalement dans son rôle et que, du même coup, il met lui-même en scène
sa part d’illégitimité.
Mais pour lui tenir ce discours décapant, encore faudrait-il pouvoir
rencontrer François Mitterrand sans témoins, comme dans le secret d’une
consultation où la franchise est de mise parce que le secret absolu est de
rigueur. Inimaginable avec Jacques Séguéla ! Celui-ci n’a pas désigné
Jacques Pilhan « chef de la cellule de réflexion » de sa maison pour qu’il aille
livrer, seul, ses lumières au plus prestigieux de ses clients. Tout cela est
humain mais sacrément inhibant. Régulièrement, les deux hommes se rendent
à l’Elysée et, dans la voiture, le petit Jacques fait au grand Jacques la
synthèse de ses préconisations. Quand Mitterrand les voit arriver dans son
bureau, souvent encombré de conseillers, il s’amuse à comparer leurs mines.
L’un est tout bronzé, quelle que soit la saison. L’autre a généralement la
couleur d’un cachet d’aspirine. « On voit qui est le patron », lâche-t-il en
souriant, avant d’écouter Jacques Séguéla d’une oreille distraite.
A ce compte-là, comment s’étonner que la catastrophe menace ? François
Mitterrand se débat au milieu de difficultés économiques et sociales d’une
ampleur inégalée. Ses bases politiques s’effritent. La confiance s’est envolée
et il lui faut, de surcroît, inventer une autre politique qui rompe avec ses
promesses de 1981. Le tout sans aucune réflexion sur le réaménagement
d’une image profondément dégradée. Retour du loser. Retour du politicien
habile et flottant. 1983, c’est l’année terrible du premier septennat. Jospin,
alors premier secrétaire du PS, vient d’inventer la « parenthèse de la
rigueur ». Celle qui se profile est surtout la parenthèse d’un pouvoir aux
abois. Et si tout cela, comme d’habitude à gauche, n’avait été qu’une courte
expérience, avant un retour à la normale, c’est-à-dire à la droite ?
Comme à l’automne 1980, la chance de Jacques Pilhan est d’être là et
d’être prêt lorsque la situation est à ce point bloquée que le mouvement et
l’innovation deviennent inéluctables. En mars 1983, François Mitterrand a
refusé de changer de politique et de Premier ministre, en conservant le cap
d’une rigueur seule compatible avec la poursuite de la construction
européenne. Il a confirmé Pierre Mauroy à son poste. Il est donc
psychologiquement prêt à toucher à l’essentiel, c’est-à-dire à lui-même. A
une condition impérative : que cela se voie mais ne se sache pas.
Là est la clé de tout. Jacques Séguéla s’est trop vanté de son influence
dans la campagne de 1981 pour que le monarque de l’Elysée lui fasse à
nouveau une confiance aveugle. Dans son bureau, François Mitterrand
consulte. Sans tabou. Un jour, c’est Bernard Rideau, l’ex-responsable de la
communication giscardienne. Un autre, c’est Claude Marty, l’ancien grand
manitou de l’image rocardienne. Le premier est d’une conversation agréable,
mais il ne convainc pas. Avec le second, l’affaire paraît mieux emmanchée.
Sur ses conseils, une campagne de publicité gouvernementale jugée
hasardeuse et coûteuse – « Les yeux ouverts », tout un programme ! – est
envoyée à la poubelle. Quand, en septembre 1983, François Mitterrand
inaugure sur TF1 – avec une réelle aisance – devant François de Closets un
discours économique décapant, tout entier centré sur le rôle de l’entreprise et
de l’innovation, on devine la main du nouveau gourou de l’Elysée. Et c’est
bien là le problème.
Passe encore que Claude Marti soit rocardien. Mais qu’il aille expliquer à
longueur d’interview qu’il faut remiser la « Force tranquille » au placard
(« C’est bon pour une affiche, pas pour un chef d’Etat ») ou qu’il se permette
de dicter en public le casting socialiste des années à venir est beaucoup plus
que ne peut supporter le président de la République. Claude Marti vient de
commettre deux erreurs capitales. Il est bavard et un tantinet vantard.
Pourquoi, à ce compte, se passer de Jacques Séguéla ? Et puis, ce drôle de
protestant n’a qu’une idée en tête : amener François Mitterrand à abjurer sa
foi.
Ce dernier est trop imprégné de culture catholique pour ne pas aller au-
delà du secret de la confession. Il n’a pas besoin d’un répétiteur sévère mais
d’un passeur habile. Il n’entend pas qu’on lui pose des problèmes mais qu’on
lui apporte des solutions. Exit donc les anciens conseillers. Exit également
Claude Marti. On les laissera « faire les guignols » encore quelques mois
pour mieux détourner les regards d’une presse trop curieuse et enfumer, du
même coup, les spécialistes patentés des mouvements de la Cour. Car, en
coulisse, ça bouge !
Août 1983 : c’est l’heure de Pilhan. Il a tout juste quarante ans et c’est un
cap qu’il franchit sans dessoûler pendant plus de vingt-quatre heures.
L’ivresse est une façon de dominer ses angoisses. Peut-être est-ce aussi une
manière de fêter son triomphe. Sa vie a basculé, au cœur de l’été, dans un
petit avion qui le ramène de Latche, en compagnie du couple Séguéla. Installé
à l’avant de la cabine, François Mitterrand a le nez plongé dans les Rougon-
Macquart, tandis que le patron de RSCG tente vainement de l’intéresser aux
enjeux du moment. Il faut que Mauroy parte ! Toujours le même refrain !
« Pensez à la jeunesse. Oui, à la jeunesse, Président. » Au bout d’un moment,
François Mitterrand interrompt sa lecture et se tourne vers Jacques Pilhan.
« Et vous ? Vous pensez vraiment que je peux m’en sortir ? » La réponse est
claire, simple et laconique : « Oui. » Le commentaire présidentiel l’est tout
autant : « Ah bon ! Il faudra que vous me disiez comment. » Retour à Zola.
Cette grande scène du contrat, à 6 000 pieds d’altitude, Jacques Pilhan l’a
racontée cent fois, par la suite, à ses proches amis, en expliquant que, sur le
coup, Jacques Séguéla avait continué « à baratiner » son client favori, sans
comprendre qu’il venait de lui échapper. L’histoire est sans doute un peu plus
compliquée. Ce qu’elle perd en pittoresque ne fait que rajouter à son
caractère éminemment mitterrandiste. Il va falloir attendre trois bons mois, en
effet, avant qu’elle se dénoue.
François Mitterrand veut un conseiller qui s’occupe, à plein temps et en
exclusivité, de son image et de sa communication. Selon Jacques Séguéla, ces
exigences interdisaient donc, de facto, qu’on s’adresse à lui, et il aurait
d’ailleurs fallu qu’il insiste pour que Jacques Pilhan, affolé par tant de
responsabilités, finisse par accepter cette mission impossible. « Tente ta
chance et si tu échoues, ne t’en fais pas, tu auras toujours ta place à
l’agence. » Ces mots, dignes d’un grand prince, auraient emporté la décision.
Quand on connaît la psychologie de Jacques Pilhan, tout cela n’est guère
crédible. Si le futur patron de Temps public a hésité, ce n’est pas sur le
principe d’une telle collaboration mais sur ses modalités pratiques.
A la rentrée de septembre, au terme d’une réunion de travail à l’Elysée au
cours de laquelle on lui a présenté une étude qualitative sur « Les femmes et
la politique », le Président est revenu à la charge. A sa manière ! « Vous
voyez, on n’a pas toujours besoin de M. Séguéla », dit-il à Jacques Pilhan. Ce
jour-là, celui-ci est accompagné du chef du service corporate de RSCG,
Marc-Antoine Lorne. A la sortie, il lui glisse, benoîtement : « Et si on
partait ? – Où ça ? demande Lorne. – Chez Mitterrand, pardi ! » Jacques
Pilhan, à l’évidence, a déjà fait ses bagages. Mais le secret qu’il exige aussitôt
est d’abord l’expression d’une gêne, doublée d’une prudence, à l’égard de
celui qui est encore son principal employeur.
Au retour du voyage de Latche, Jacques Séguéla, qui n’est pas né de la
dernière pluie, s’est répandu en commentaires peu amènes à l’égard du chef
de l’Etat : « Ce salaud essaye de nous piquer Pilhan. » Ce possible transfert
d’un stratège hors pair est, pour RSCG, une véritable catastrophe en termes
d’image et d’influence. Jacques Pilhan en est parfaitement conscient. Jusqu’à
la fin octobre, il se garde de toute initiative qui pourrait affoler davantage
Jacques Séguéla. Discrètement, il entreprend de contacter, au sein de
l’agence, de futurs collaborateurs. Mais sans leur indiquer la nature exacte
d’un projet qui n’a du reste pas encore été formalisé avec l’Elysée.

Le chèque du Président
Jacques Pilhan avance sur un fil. Un soir d’automne, il appelle Marc-
Antoine Lorne pour l’avertir qu’il vient de faire à François Mitterrand une
proposition de collaboration en bonne et due forme. Celui-ci s’est contenté de
l’écouter en écrivant quelques mots sur une petite feuille de papier qu’il a
ensuite glissée dans sa poche, sans plus de commentaires. D’où l’inquiétude
de Jacques Pilhan : « J’ignore ce que cela signifie mais il faut que tu sois
présent à RSCG, demain matin. Si le Président appelle Séguéla pour l’avertir,
ça va tanguer sec. »
Cette proposition, de fait, est assez culottée. Après mûre réflexion,
Jacques Pilhan vient d’abattre ses cartes. Pas question pour lui de s’installer à
l’Elysée comme un simple conseiller, même doté d’un statut particulier. Il est
arrivé à la conclusion que, sans une distance physique avec François
Mitterrand, son boulot serait impossible, surtout dans le climat qui régnait
alors au sein du cabinet présidentiel. Jacques Pilhan, qui sait compter, a
également compris que l’échelle des rémunérations des conseillers élyséens
n’était guère compatible avec les revenus auxquels il entendait prétendre.
C’est donc vers un modèle RSCG – en plus réduit – qu’il s’est naturellement
dirigé. Avec, d’un côté, un client principal – François Mitterrand – et, en
back office, une cellule corporate chargée de ramener des budgets, souvent
publics, dans une démarche de conseil et de campagnes publicitaires. Quand
il recrute, début novembre 1983, celui qui va devenir son bras droit, Jean-Luc
Aubert, Jacques Pilhan ne lui cache pas qu’il entend devenir – ce sont ses
propres mots – « le nouveau Séguéla ». Or, qui dit nouveau Séguéla dit
immanquablement RCSG-bis.
A cette époque, Jacques Pilhan vit confortablement mais il n’a pas un sou
devant lui. Il n’a jamais été – et il ne sera jamais – économe. Pour se lancer
dans l’aventure d’une agence autonome, il a besoin d’une grosse mise de
départ. S’associer ? Mais avec qui ? Emprunter ? Mais à qui ? Après avoir
esquissé un projet de collaboration avec Marc-Antoine Lorne, il est allé taper
quelques copains, sans que cela épuise toutefois ses besoins qui sont gros.
C’est dans ces conditions qu’il se décide à aller voir – enfin ! – Jacques
Séguéla pour une explication, entre quatre yeux. Son pari est que, en dépit du
grand air de la trahison qu’il entonne à tout-va, le patron de RSCG n’a pas
envie d’insulter l’avenir.
La solution imaginée par Jacques Pilhan est une manière de compromis
entre leurs intérêts respectifs. Pourquoi ne pas créer une société dans laquelle
RSCG aurait une participation forte mais minoritaire ? Le veto viendra des
associés de Jacques Séguéla qui argueront du fait que leur entreprise a
toujours contrôlé le capital de ses filiales. Ses fonds de départ, Jacques Pilhan
va donc devoir les chercher ailleurs. A l’Elysée. Pendant plusieurs semaines,
François Mitterrand s’est abstenu de commenter le dispositif imaginé par son
nouveau conseiller en com. Puis, un beau jour, il l’interpelle à la fin d’un
banal entretien, avec ces simples mots : « A propos de l’affaire que vous
aviez évoquée, eh bien c’est oui. Passez voir Bianco. Le contrat est prêt. »
Merci Tonton !
Le directeur de cabinet de François Mitterrand, Jean-Claude Colliard, a
toussé, début décembre 1983, quand il a vu passer le contrat et le chèque qui
l’accompagnait. Celui-ci est de un million de francs. Il est tiré sur le compte
numéroté personnel du président de la République. Dans le contrat, il est
prévu que la société de Jacques Pilhan touchera mensuellement la somme de
deux cent mille francs. Officiellement ! Les études, notamment les sondages,
sont à la charge de la présidence. Ce n’est pas une revendication du futur
patron de Temps public qui aurait bien aimé pouvoir contrôler l’ensemble du
circuit. Mais cela n’était pas négociable et il faudra attendre 1995 et l’arrivée
de Jacques Chirac pour que cet important détail du contrat soit enfin corrigé.
Dans l’instant, cela n’entache en rien le bonheur de Jacques Pilhan. Le voici
maître de sa propre boutique. Pour qu’elle soit viable, il va falloir donner
satisfaction au président de la République et trouver, par ailleurs, des clients
extérieurs afin de faire rentrer dans ses caisses au moins la moitié de son
chiffre d’affaires. Mais c’est une autre histoire.
Le 14 décembre 1983, devant Me Doyon, notaire à Paris, et en compagnie
de son ami Claude Vaillant qui est aussi l’avocat de Jacques Séguéla, Jacques
Pilhan dépose les statuts d’une société anonyme dénommée Temps public.
Son objet : la communication, l’étude d’opinion, la publicité. Son capital de
départ est de deux cent cinquante mille francs. Jacques Pilhan détient
l’essentiel des parts. Le reste de l’actionnariat est constitué par les copains de
l’heure. « J’ai fait dans l’affectif », explique le nouveau P-DG. Pour
verrouiller son affaire, il a mobilisé deux restaurateurs, un conseiller
ministériel qui choisira bientôt la chronique gastronomique et un homme de
loi habitué des fourneaux. Dans cette petite bande, la politique partisane ne
joue qu’un rôle mineur. On y retrouve toutefois la trace de réseaux d’où
s’échappent de plus curieux fumets. Autres cuisines !
Le premier administrateur de Temps public s’appelle en effet Jean-Pierre
Mattei. Il brasse de grosses affaires dans l’immobilier. Jacques Pilhan l’a
rencontré dans les méandres de la succession de l’empire Boussac. Merci
Séguéla ! Il préside également la fédération parisienne des radicaux de
gauche. Son père est un adjoint de Jacques Chirac qui ne tardera pas à avoir,
sur son bureau de l’Hôtel de Ville, une note détaillée sur le pedigree de la
nouvelle recrue de François Mitterrand. Enfin, Jean-Pierre Mattei, comme
une bonne partie des actionnaires de l’agence, est un franc-maçon affiché. Ce
qui fera longtemps dire, contre toute évidence, vu son peu de goût pour la
palabre, que Jacques Pilhan, lui aussi, est un frère.
En compagnie de cette joyeuse équipe, le chèque de l’Elysée est fêté et
encadré – après avoir été photocopié, naturellement – dans les locaux du 30,
cours Albert-Ier, loués à un marchand de biens qui est le maire « divers
droite » de Montmorency, dans le Val-d’Oise. Tout cela est plus baroque que
véritablement sulfureux. Le nouveau conseiller en com d’un président de la
République aux abois porte volontiers des santiags et des vestes de cuir à col
fourré. Il se veut l’héritier de Jacques Séguéla. Cette filiation lui plaît, même
s’il entend dépasser son maître. C’est encore le temps des copains, des
bistrots enfumés et de l’alcool sans retenue. Cela ne durera pas. Ou tout au
moins, plus sous cette forme. Raison de plus pour en profiter. Une dernière
fois.
6
Un intraitable affranchi

En ce début de l’année 1984, Jacques Pilhan s’est installé à demeure. Il


est son propre patron. Enfin ! L’agence du nouveau conseiller en com de
François Mitterrand est située sur les quais de Seine. Rive droite. C’est un
rez-de-chaussée discret, entouré d’ambassades et d’entreprises de presse. Pas
de plaque à l’extérieur. Mais rien non plus d’un bunker. Ne pas se cacher est
toujours la meilleure façon de ne pas être vu. On est à cinq minutes à pied de
l’Elysée. C’est l’endroit idéal pour réfléchir en paix. Les locaux ont été
aménagés, en quelques jours, avec un souci évident d’économie. Jacques
Pilhan aime le luxe mais pas le tape-à-l’œil. De toute façon, il n’en a pas
encore les moyens. Le mobilier a été acheté chez Ikea. Ce sont, pour
l’essentiel, des tréteaux en bois laqué noir. Il a fallu louer une camionnette
pour en prendre livraison.
Voilà pour le décor. C’est celui d’une start-up, comme on ne le dit pas
encore. La réalité de Temps public, en fait, est un peu différente. Car autant
qu’une agence, avec bureaux, collaborateurs et secrétariat, il s’agit aussi, dès
l’origine, d’une sorte de thébaïde dans laquelle tout est organisé autour d’une
seule pièce : l’antre de Jacques Pilhan. N’y entre pas qui veut. Quand le
patron est absent, elle est inaccessible. Quand il est là, on le trouve installé,
cigarette aux lèvres, le dos à la fenêtre, à contre-jour, derrière une grande
table sur laquelle il n’y a qu’un téléphone, quelques crayons et une rame de
papier. Pas davantage. Sur les murs, des paper-boards – repliés lorsque des
visiteurs entrent. Quelques chaises et un canapé. Tout cela est à la fois
entièrement intime et totalement impersonnel. Jacques Pilhan a le sens de la
mise en scène.
Sans doute est-ce ce qui donne à Temps public cette curieuse atmosphère
qui, au fil des ans, ne changera jamais. Tout a commencé dans le bricolage et
une improvisation enrobée de bonne humeur. Et en même temps, il n’a pas
fallu longtemps – moins de huit mois – pour que l’ordre de Jacques Pilhan
s’impose inexorablement, avec sa hiérarchie, ses codes, ses habitudes et,
surtout, ce rythme qui n’appartient qu’à lui. Peu nombreux ont été ceux qui
ont compris tout de suite que ce petit homme à l’allure décontractée et simple
était en fait un patron de combat, aux méthodes un tantinet terroristes. La
chance lui a ouvert les bras. L’enjeu est de taille. Il ne s’agit de rien de moins
que de la survie du président de la République. Jacques Pilhan joue gros. Très
gros. Dans ce genre de circonstances, les joueurs de son acabit ne sont guère
disposés aux petites transactions et aux compromis de coin de table. Malheur
à ceux qui ne sont pas dans l’épure.
Engager et épurer. Tester et virer. Ou, tout au moins, mettre sur la touche.
Choisir, sinon le meilleur, du moins le plus efficace. Temps public, à ses
débuts, est une machine à trier. En s’installant dans ses meubles, Jacques
Pilhan s’est tourné vers ce qu’il connaissait le mieux, c’est-à-dire les équipes
de RSCG. Marc-Antoine Lorne, pour la partie corporate, Brigitte Lech, pour
les études, Christian Michel, pour le domaine artistique. Tous sont de très
bons professionnels, reconnus comme tels, à défaut d’être toujours confirmés.
Pendant plusieurs mois, certains d’entre eux vont faire de doubles journées
entre la maison Séguéla et leur nouvelle boutique. Jacques Pilhan les paye
chichement. Mais l’aventure semble si belle !
Ce sont les compagnons des premiers temps. Ceux de l’installation. En
cette époque trouble, ils ont l’enthousiasme des pionniers. La manière dont la
plupart d’entre eux vont progressivement s’éloigner – les uns dès 1984, les
autres dans les années suivantes – donne la mesure exacte du projet de
Jacques Pilhan. Temps public est une agence de communication, bien sûr.
Une sorte de RSCG en réduction, peut-être. Avec ce que cela suppose
d’exigences de rentabilité et d’efficacité. Mais, dans l’esprit de son fondateur,
est-ce autre chose que l’atelier discret d’un artiste chargé de retailler l’image
présidentielle ?
D’un côté, il y a, à l’Elysée, le bureau de François Mitterrand. De l’autre,
à Temps public, celui de Jacques Pilhan. Quand le tailleur est prêt ou qu’il
ressent le besoin d’une séance d’essayage, il traverse la Seine. C’est aussi
simple que ça. Le Président appelle rarement lui-même. Il fait passer ses
commandes via le secrétaire général de sa maison, Jean-Louis Bianco. Son
unique exigence est que la ligne soit tenue et que ses habits neufs aient un pli
impeccable. Jacques Pilhan ne demande pas autre chose. Il entend
simplement que, dans le silence de son atelier, on le laisse travailler à sa
guise, avec les méthodes de son choix, sans que l’on vienne juger de leur
orthodoxie. Pour le reste, tout le reste, il faut qu’on soit à son service. Ses
collaborateurs sont sans doute des amis avec qui, en arrivant le matin, il aime
papoter, avant de finir la journée autour d’une bouteille de whisky. Entre-
temps, toutefois, prière d’aller vite, de comprendre à demi-mot, d’imaginer
sans que l’on fasse un dessin, sans oublier de faire rentrer de l’argent dans les
caisses. Prière enfin de laisser au vestiaire les préjugés militants et autres
billevesées d’une gauche hors d’âge.
Le premier à avoir compris, en ce début 1984, que le Pilhan drôle, sympa
et séducteur cachait, dans l’action, un guerrier implacable, s’appelle Jean-Luc
Aubert. Dans l’équipe initiale de Temps public, ce grand type, à la crinière
blonde et au verbe discret, est celui qui connaît le moins le patron. Il l’a
rencontré pour la première fois quelques semaines plus tôt, chez Brigitte Lech
qui est une vieille amie et l’ex-épouse, par ailleurs, d’un sondeur qui secoue
déjà le cocotier de sa profession, Jean-Marc Lech. Le contact a été rapide, vif
et concluant. Pilhan et Aubert ne se ressemblent guère. Ils sont pourtant sur la
même longueur d’onde. Il y a surtout chez eux cette complémentarité
naturelle qui explique que, en dépit des exaspérations mutuelles, leur
collaboration – leur duo, peut-on même dire – ait duré, presque sans
interruption, jusqu’à la fin de l’aventure, quatorze ans plus tard.
Jean-Luc Aubert est un personnage comme les aime Jacques Pilhan.
Fantasque, cultivé, original. C’est un enfant de la très bonne bourgeoisie qui a
rompu avec les siens et une existence toute tracée pour se lancer dans une
carrière artistique. Aubert est peintre, si tant est qu’on puisse le définir d’un
seul mot. En marge des Beaux-Arts et des Arts-Déco, il a longtemps milité à
l’UEC, avant de s’installer au Liban. Des boulots, par la suite, il en a fait à la
pelle. De l’architecture, du cinéma d’animation et même de la mode. Quand il
rencontre Jacques Pilhan, ce Parnassien invétéré qui connaît tous les bars et
les boîtes de jazz du quartier est devenu, dans le sillage de Guy Aznar et de
Bernard Cathelat, un des pontes de ces étranges techniques projectives qui,
sur fond de dynamique de groupe, plaisent tant aux hommes de marketing.
Dans sa jeunesse, il a suivi les séminaires de Lacan avant de se passionner
pour le mouvement néoreichien de l’antipsychiatrie, jusqu’à devenir
psychothérapeute. Tout cela est à la fois hétéroclite et passionnant. L’ex-
hippy libertaire travaille désormais en free lance et en vit confortablement.
Un peu trop sans doute. Il n’a pas épuisé ses rêves d’aventure. Jacques Pilhan
arrive, pour lui, juste au bon moment.
« Tu travailles sur quoi ? » Question banale quand on fait connaissance.
La réponse de Jean-Luc Aubert l’est un peu moins. « Je fais un fromage. On
m’a donné une boule de pâte molle. Je dois la transformer en produit de
grande consommation qui s’appellera Vieux Pané. » Hurlement de rire ! Le
« Vieux Pané » de Jacques Pilhan s’appelle François Mitterrand. Pour celui
qui s’apprête alors à prendre en charge l’image présidentielle, Jean-Luc
Aubert a des qualités rares. Côté culture, il vaut largement ses vieux potes
Bruel ou Marcassus. Côté expérience, il les dépasse de cent coudées. Et puis,
surtout, il est d’un caractère plus souple, plus positif, et ne partage pas leurs
réticences instinctives à l’égard de l’univers du marketing ou de la pub. Que
demander de plus ?
Dans l’esprit de Jacques Pilhan, Jean-Luc Aubert s’impose d’emblée
comme le sparring-partner de ses rêves. Moitié accoucheur, moitié apporteur
d’idées fraîches. Leur première collaboration officieuse date du 16 novembre
1983 avec la préparation d’une « Heure de vérité », sur Antenne 2, au cours
de laquelle le président de la République annonce, de facto, la réplique
française à l’attentat de Beyrouth contre le Drakkar. Si les semaines qui
suivent sont plus compliquées, c’est que, en dépit de son absence de préjugés,
Jean-Luc Aubert hésite soudain à sauter le pas. Avec Pilhan, ils ne se quittent
plus. Au cours de dîners arrosés, ils parlent, échangent, comparent. Et,
parfois, Jean-Luc Aubert frémit.
Que son convive veuille devenir « le nouveau Séguéla », passe encore,
même s’il voue lui-même au fondateur de RSCG une détestation aussi
profonde que durable. Mais que le but du jeu soit explicitement de
« reprendre les méthodes situationnistes », à l’ombre de François Mitterrand,
voilà qui relève d’une douce folie. Le caractère de Jacques Pilhan étonne
aussi Jean-Luc Aubert. « C’est un joueur de poker dur » qui fonctionne avec
sa femme « dans une économie de conflit régulé », écrit-il un soir de
décembre, dans son journal intime. Il comprend mal, par ailleurs, que pour
faire entrer Debord à l’Elysée il faille travailler avec des collaborateurs jugés
trop « militants » que l’on critique sans complexe, dès qu’ils ont tourné le
dos. Bref, pour Jean-Luc Aubert, il y a dans cette affaire quelque chose qui ne
tourne pas rond. Bientôt, il craque. Et file quelques semaines en Grèce.
François Mitterrand attendra et Jacques Pilhan aussi, par la même occasion.
Satan en action
Avant de s’enfuir, Jean-Luc Aubert a écrit l’essentiel, en quelques mots,
dans son cahier secret : « Mais à quel diable d’homme suis-je en train de
vendre mon âme ? » Le gentil Pilhan, installé seul aux manettes de Temps
public, vient de donner des sueurs froides à celui de ses collaborateurs qui
était pourtant le moins prédisposé à ce genre de frayeur. Quand il sera revenu
de ses îles méditerranéennes et aura été réintégré dans l’équipe, tel le fils
prodigue, Jean-Luc Aubert offrira à Jacques Pilhan un texte de Roger
Caillois, intitulé Naissance de Lucifer1. « Tout entier tourné vers le possible
et s’y attaquant sans délai, Lucifer est Satan en action. Satan intelligent et, en
un certain sens, Satan courageux », écrit l’auteur avant de poursuivre par ces
lignes : « Ayant assez de foi dans sa rébellion pour voir en elle un ordre futur,
il ne tolère aucune discipline, d’où qu’elle vienne, qui pourrait l’affaiblir. Si
bien que l’esprit de domination habite cet intraitable affranchi. » Pas mal vu !
L’« intraitable affranchi » de Temps public, comme tous les grands
obsessionnels, est un homme de rites et de codes. Dès lors qu’il entre dans
son bureau du cours Albert-Ier, il change de visage. Quand les portes se
referment et que le boulot commence, le temps n’est plus au rire et à la
déconne. « Ce lieu mythique, écrit Jean-Luc Aubert, tient du cloître (pour la
réflexion) et de la salle capitulaire (pour les décisions). » Il y a un peu
d’emphase dans cette description qui oublie les improvisations initiales et le
joyeux foutoir des premiers pas. Elle dit davantage l’esprit dans lequel
Jacques Pilhan entend travailler que le quotidien d’une agence, aux allures
ordinaires. Mais n’est-ce pas là, précisément, la réalité de Temps public ? Son
siège est sur les quais. Son cœur bat dans la pièce centrale. Son logiciel est
dans le cerveau du patron.
Il manque toutefois un élément dans ce système qui progressivement
s’installe, au cours du premier semestre de 1984. Jacques Pilhan, avec Jean-
Luc Aubert, a recruté un « psy ». Sa place est à son côté, un peu en retrait,
pas loin du canapé. Rien de plus logique. Mais pour que tout fonctionne
comme prévu, il faut aussi trouver un relais. Quelqu’un qui, à l’Elysée, soit
un bras armé, fidèle et efficace. Le retour de Gérard Colé a des allures
d’évidence. Dans la période grise des années 1981-1983, les duettistes de la
campagne présidentielle ne se sont pas perdus de vue. Ils partagent la même
déception, les mêmes frustrations, la même nostalgie d’un Mitterrand
puissant et imaginatif. Dans le souvenir de Gérard Colé, c’est le Président en
personne qui est à l’origine de cette nouvelle collaboration. « Vous voyez
toujours Pilhan ? » lui demande-t-il, un jour de la fin avril, après lui avoir
posé, une fois encore, cette question qui l’obsède : « Vous croyez que je peux
m’en sortir ? »
Jacques Pilhan, dans ses confidences de l’époque, parle, lui, de petits
déjeuners de travail autour de Jean-Louis Bianco, dès le début janvier 1984,
en présence de Gérard Colé. Il évoque aussi trois réunions successives,
convoquées par le Président. « Gérard était là. Il aurait fallu être débile pour
ne pas comprendre ce que cela signifiait. Travaillez ensemble ! » C’est une
manière de suggérer que ce choix-là fut autant le fait du prince qu’une
décision personnelle. Cette petite nuance traduit une grosse ambiguïté.
Gérard Colé, qui, une nouvelle fois, va bazarder sa petite société de conseil
pour se mettre au service de François Mitterrand, s’est installé officiellement
dans un bureau du SID2. Pour cette nouvelle aventure, il entend bien renouer
avec le dispositif de la campagne présidentielle. Il rêve d’une collaboration,
d’égal à égal, avec son ancien complice. Or précisément, dans l’esprit de
Jacques Pilhan, ce n’est plus de saison.
Les dés ont roulé. Le « nouveau Séguéla » n’a pas besoin d’un alter ego
mais d’un collaborateur privilégié qui soit, à l’Elysée, le pendant de Jean-Luc
Aubert. Le système Pilhan repose sur deux piliers, l’un installé à demeure,
l’autre basé à la présidence. Et pas besoin d’être grand clerc pour comprendre
que, à ses yeux, la clé de voûte ne peut qu’être unique. Jacques Pilhan a de
l’amitié pour Gérard Colé. Il envie son bagout, son énergie, sa connaissance
incomparable des méandres de la pensée mitterrandiste. Il apprécie enfin
qu’il soit, à son côté, le chroniqueur haut en couleur de la vie de la cour
présidentielle et un communicant souvent imaginatif. Mais dans la hiérarchie
implicite de Temps public, il ne saurait y avoir un duopole au sommet.
En apparence, Jacques Pilhan va devoir composer. Au moins avec
l’Elysée. C’est avec Gérard Colé qu’au printemps 1984 cet amoureux de la
discrétion fait une entrée en fanfare à la présidence. Les barbares sont de
retour ! Dans l’entourage mitterrandiste, on observe avec consternation cette
scène qu’Erik Orsenna, dans un roman à clé, racontera, bien plus tard, sur un
mode amusé : « Un beau matin, les grilles se sont ouvertes sur deux Jaguar
XJ framboise […] Puis précédé d’un gendarme, le petit à droite, calvitie
bronzée vêtu comme nous (gris mais plus luxueux, peut-être un costume de
chez Hilditch and Key, le tailleur qui nous faisait tous rêver, celui de la rue de
Rivoli où s’habillait Drieu la Rochelle), le grand à gauche, tout en daim,
chaussures, pantalon, veste, cravate, sauf la chemise et les cheveux
(jaunes)3. » Une légende s’installe. Celle du couple infernal. Pilhan-Colé,
Colan-Pilhé, « Hilditch and Key » et « Tout en daim ». Au fond de lui-même,
Jacques Pilhan ne goûte guère ces pitreries. Non pas qu’elles le choquent.
Quoique… Mais parce qu’elles lui paraissent inutilement tapageuses et donc
totalement contre-productives.
Le patron de Temps public doit surtout se résoudre à partager avec
Gérard Colé ses entretiens avec François Mitterrand. L’un à droite du bureau,
l’autre à gauche, dans une mise en scène immuable. Lors de ces rendez-vous
sans régularité préétablie, le patron de Temps public arrive avec au fond de la
poche une note qu’il a apprise par cœur. C’est un petit récit, une histoire qui
débouche sur un scénario. Alors qu’en cette année 1984, aux Etats-Unis, dans
l’entourage de Ronald Reagan, une expression fait son apparition – spin
doctor –, Jacques Pilhan pratique déjà, sans complexe, le story-telling. Il
accepte de se livrer à cet exercice autrement que dans le face-à-face avec son
client. Mais pour le reste, pas question de partager. Ses notes de synthèse
pour le Président, il entend les écrire seul, pour ensuite se les mettre en
bouche, livide et concentré, comme un artiste avant le lever du rideau. Le
26 septembre 1984, Jacques Pilhan rédige ainsi la nouvelle stratégie de com
qu’il entend proposer à François Mitterrand. Il a bossé toute la nuit, avec
Jean-Luc Aubert et Gérard Colé. Au petit jour, lorsqu’il exige qu’on le laisse
boucler l’affaire en solitaire, ce dernier explose. Les portes claquent. Mais
peu importe. Sur ce point, qui n’est pas de détail, Jacques Pilhan ne transigera
jamais.
Dans l’histoire de Temps public, ce rendez-vous du 26 septembre 1984
est important à plus d’un titre. Il établit une hiérarchie entre le patron et ses
plus proches collaborateurs. Il marque, de facto, la naissance de Dieu. Bref,
du nouveau « Tonton » jupitérien que Jacques Pilhan appelle de ses vœux. Il
clôt surtout une période de six mois de boulot intensif – entrecoupés par des
essais de peinture – qui a permis à l’artiste de faire ses preuves, sous le regard
attentif du monarque et l’œil interloqué de ses conseillers élyséens. Ce ne fut
pas toujours une partie de plaisir.

L’endive et le crétin
La première note de Temps public a été remise à la présidence au début
du mois de mars précédent. C’est un état des lieux plus qu’une préconisation,
réalisé à partir d’enquêtes disparates sur l’image présidentielle glanées par
Brigitte Lech. Un samedi matin, tout est prêt. Jacques Pilhan rédige dans
l’urgence la page de présentation. Mais quand il arrive à l’Elysée, François
Mitterrand est déjà parti en week-end. Le lundi, lorsqu’il revient, le Président
est en train de signer un parapheur d’un air absorbé. Les minutes passent.
Jacques Pilhan finit par se lancer. Il pose sur le bureau son document, avec ce
seul commentaire : « Voilà, vous êtes là. Tout en bas. » François Mitterrand
lève les yeux. « Je vais regarder ça », dit-il en glissant le document dans sa
poche. Jacques Attali, qui passe par là, en demande illico une copie. La
réponse de Pilhan, qui a besoin de calmer ses nerfs, claque comme une
mâchoire : « Il n’en est pas question. »
Quelques semaines plus tard, Jacques Pilhan reçoit une autre commande.
Les élections européennes sont prévues pour la fin juin, et à l’Elysée, en
sous-main, on entend promouvoir une drôle de liste, conduite par un curieux
trio. Brice Lalonde, l’écolo, Olivier Stirn, l’ex-chiraquien, et François
Doubin, le trésorier des radicaux de gauche. Cela donne LSD. A Temps
public, on rebaptise la liste, en vitesse. Cela sera ERE. « De l’air. » C’est
Jean-Louis Bianco en personne qui a envoyé Doubin chez Jacques Pilhan. Le
MRG finance l’opération. Grâce à l’appui de son groupe parlementaire au
Sénat, ERE va avoir droit à un temps d’antenne supplémentaire dans la
campagne officielle. Raison de plus pour soigner sa com.
Entre « l’endive » et « le crétin » – entendez, Lalonde et Stirn –, Jacques
Pilhan travaille pour l’essentiel avec François Doubin qui est un ex-cadre
dirigeant de la régie Renault. Il s’amuse comme un fou. C’est sa première
grande campagne depuis 1981, et il entend bien innover. D’abord avec un
spot à la télé mettant en scène une Cocotte-Minute qui menace d’exploser,
telle une métaphore de la France. Avec, aussi, une affiche 4 × 4,
particulièrement réussie, dont la caractéristique principale est de n’être
placardée qu’à Paris, dans une dizaine de lieux stratégiques. Devant les sièges
des journaux et des télés. La technique est d’une efficacité redoutable.
L’affiche quasi invisible est commentée à tout-va par une presse qui a
toujours tendance à se croire le nombril du monde.
Le résultat final est décevant puisque la liste ERE ne franchit pas le seuil
des 5 %, nécessaire pour avoir des élus. N’empêche. Dans l’histoire de
Jacques Pilhan, cette pochade électorale n’est en rien secondaire. Elle
confirme un savoir-faire évident. Elle a surtout un côté « France unie » qui
resservira, quatre ans plus tard, lors de l’élection présidentielle. La liste ERE,
voulue par François Mitterrand, est venue concurrencer celle du PS, conduite
par son premier secrétaire, Lionel Jospin. Celui-ci n’a guère apprécié la
plaisanterie. Pour Jacques Pilhan, en revanche, aucun problème. N’est-ce pas
servir le Président, son seul vrai client, que de lui permettre d’élargir le
périmètre de sa majorité aux abois ? Fût-ce aux dépens des socialistes.
Autre épisode, autre registre. Début juillet, alors que la crise scolaire
atteint son paroxysme et que plus d’un million de personnes viennent de
défiler dans la rue pour la défense de l’école privée, François Mitterrand a
choisi d’aller prendre le pouls du pays, en Auvergne, sur les terres de celui
qu’il a défait en 1981 : Valéry Giscard d’Estaing. Spectacle garanti ! La
droite souffle sur toutes les braises. A une époque où le monde paysan
menace, lui aussi, de sortir les fourches, une visite rapide est également
prévue dans une modeste exploitation familiale. Rien que du classique ?
C’est moins sûr ! Tandis que le Président s’installe dans la salle à manger de
la ferme, Gérard Colé expulse, sans ménagement, le préfet, les ministres, les
conseillers, les élus, les photographes et la foule des journalistes qui, comme
d’habitude, se sont agglutinés pour observer, en direct, la rencontre
impérissable d’un paysan et de sa femme avec le premier des Français. Une
seule caméra de télé a été autorisée à filmer la scène. Sans le son. C’est ainsi
que le soir, à l’heure du journal télévisé, toutes les chaînes diffuseront les
images, bien léchées, d’un Président simple et attentif, devisant, sans
intermédiaire ni apparat, avec de « vrais gens » qui sentent bon le terroir.

Fabius, hélas…
Pour commencer à extraire François Mitterrand du magma politicien,
Jacques Pilhan et Gérard Colé ont tapé juste et fort. Et ce n’est qu’un début !
Sur un mode plus tactique, la fine équipe va inventer le mois suivant une
superbe manœuvre qui s’inscrit dans le cadre de la sortie difficile de l’affaire
scolaire. Depuis plusieurs semaines, la droite exige un référendum pour
permettre aux Français de trancher cette querelle hors d’âge. François
Mitterrand, arguant d’une impossibilité constitutionnelle, a fini par trouver la
parade en sortant de son chapeau l’idée d’une réforme préalable des
institutions. C’est le fameux « référendum sur le référendum ».
Tandis que la majorité sénatoriale, sous la houlette de Charles Pasqua,
tente d’empêcher cette opération de diversion, les artificiers de Temps public
vont lui tendre un piège qui fonctionnera à merveille. En une nuit, les murs
de France se couvrent d’affiches qui indiquent, sur la base d’un sondage
Ipsos – merci Jean-Marc Lech ! – que 70 % des Français sont favorables à la
proposition présidentielle. La question est un peu spécieuse. Qui imaginerait
que les personnes sondées puissent s’opposer à ce qu’on leur redonne la
parole ? Mais plutôt que de laisser filer, Charles Pasqua hurle au trucage. Il
saisit la commission de vérification des sondages qui relève quelques
anomalies dans l’échantillon utilisé. C’est alors que dans La Dépêche du Midi
– merci Jean-Michel Baylet ! – sort une seconde enquête, BVA celle-ci, qui
vient confirmer les résultats d’Ipsos. La droite est KO. Jacques Pilhan peut
sabler le champagne. Il vient de démontrer, avec brio, ce qu’il a toujours
pensé. Le sondage quantitatif ne révèle que des évidences, sans grand intérêt
pour la compréhension de l’opinion. Mais quelle arme de choix, dès lors
qu’on sait l’utiliser, au moment opportun, dans le combat politique !
Entre tous ces essais de peinture qui confirment pour l’Elysée le savoir-
faire et la fiabilité de Temps public, un autre événement est venu, enfin,
rebattre les cartes, au sommet de l’Etat. Juillet 1984 : exit Mauroy, bonjour
Fabius. Changement de style, changement de génération. C’est la fin d’une
certaine gauche, estampillée 1981, que vient attester le départ des ministres
communistes. Jacques Pilhan n’a joué qu’un rôle minime dans cette relève de
la garde. On ne lui a pas demandé son avis. C’est la première et la dernière
fois que Jacques Pilhan, à l’ombre de François Mitterrand, est hors jeu pour
ce genre de nomination.
Il y avait, bien sûr, un petit peu réfléchi. A sa façon. Sans vraie passion.
Avec la certitude surtout, tant de fois rabâchée devant Jacques Séguéla, qu’un
changement de chef du gouvernement n’a de véritable importance que dans le
cadre d’une stratégie globale de repositionnement de l’image présidentielle.
Au cours des séances de brain-storming avec Jean-Luc Aubert, on a donc
évoqué de nouvelles figures, mais sans en faire part à l’Elysée. Un jour, c’est
Pierre Bérégovoy. Un autre, c’est même Georges Pébereau. Ce grand patron
n’est pas particulièrement de gauche mais, précisément, l’heure n’est plus à
l’orthodoxie socialiste. Pour sauver François Mitterrand, il faut l’aider à
renverser la table. Afin de reconstruire, par la suite, quelque chose de
totalement différent.
Jacques Pilhan a décidé, au cours de ces mois de maturation du premier
semestre 1984, de faire « tomber les peaux mortes ». Autrement dit,
d’éliminer méthodiquement tout ce qu’il porte en lui de vieille culture de
gauche, avec ses références attendues et ses réflexes obligés. Ce travail de
deuil, souvent pénible, a été mené avec Jean-Luc Aubert au cours de longues
séances presque analytiques, conduites dans le secret du cours Albert-Ier. Il y
a pourtant belle lurette que les deux hommes, chacun de leur côté, ont largué
les amarres. Mais ils veulent être sûrs de n’avoir rien conservé de ces amours
passées. Pour convaincre François Mitterrand d’abandonner ses anciennes
lubies et ses rêves de rupture, pour le mettre en situation d’accepter – mieux,
de revendiquer – une nouvelle voie, il est indispensable que ses conseillers se
sentent eux-mêmes au clair dans leur tête. N’avoir aucun regret, n’est-ce pas
la garantie de n’avoir, demain, plus un seul tabou ?
Dans ce contexte, le choix de Laurent Fabius, qu’à titre personnel il
n’aime guère, est, pour Jacques Pilhan, comme une cerise, un peu aigre, sur
un gâteau sucré. Il montre que François Mitterrand est désormais sur le bon
chemin. Que demander de plus ? D’autant qu’au moment même où le
nouveau Premier ministre s’installe dans ses meubles, une autre fumée
blanche s’élève au-dessus de l’Elysée. Elle ravit d’autant plus Jacques Pilhan
qu’elle le concerne au premier chef. Le 1er août 1984, le fondateur de Temps
public est sorti avec un sourire triomphant du bureau présidentiel. Sa période
probatoire, celle de la gestation, vient de s’achever. Neuf mois, jour pour
jour, après la signature de son contrat.
« Un jour historique », s’exclame-t-il en revenant à l’agence. Fini « les
courtisans et les experts incompétents ». François Mitterrand a tranché. « Il
m’a confié les pleins pouvoirs », raconte Jacques Pilhan, au comble du
bonheur. « Il ne s’agit pas seulement de pub ou de marketing mais de conseil,
avec du contenu politique. » Le patron de Temps public s’enflamme au point
d’annoncer un peu vite, autour de lui, qu’il va aussi piquer à Publicis le
budget de la régie Renault et qu’il sera bientôt nommé administrateur
d’Havas, « même si Rousselet tire la tronche ». Il précise enfin que « le
Tonton » l’a chargé « d’homogénéiser » toute l’action gouvernementale.
Comment ne pas comprendre sa jubilation ? Ceux qui voulaient le
cantonner dans l’analyse des éprouvettes ne l’empêcheront plus de toucher
aux manettes. « On ne teste pas une volonté », dit-il ce jour-là, superbe et
généreux, pour expliquer qu’avec François Mitterrand le temps des études
sans lendemain est terminé. Laurent Fabius, à Matignon, peut pavoiser tant
qu’il le veut. Jacques Pilhan, avec un sentiment de surpuissance stupéfiant
chez cet homme qui n’avait jamais rien laissé paraître, vient de s’installer au
cœur du pouvoir. A la droite de Dieu. Place à l’action !

1. Roger Caillois, Naissance de Lucifer, Ed. Fata Morgana, 1992.


2. Service d’information et de diffusion.

3. Erik Orsenna, Grand amour, Seuil, 1993.


7
Modèle Reagan, révisé Duras

Vous voulez être entendu ? Alors, taisez-vous ! Jacques Pilhan tel qu’en
lui-même, amoureux fou du paradoxe dont il pense qu’en matière de com il
est d’une efficacité sans pareille. Tout autre que lui, à l’heure de la contre-
offensive, aurait conseillé à François Mitterrand de s’expliquer, de reprendre
langue avec les Français, de courir les médias. C’est l’inverse qu’il lui
propose. Non pas le silence, mais la diète. Toujours la rareté, ce ressort du
désir. Cette mécanique-là est fragile. Il faut réenclencher doucement. En cet
automne 1984, alors qu’à Matignon le jeune Laurent Fabius déploie avec
bonheur ses gammes modernistes, à l’Elysée, l’heure est à la discrétion.
Jacques Pilhan a un objectif et une certitude. L’objectif est de limiter les
dégâts lors des législatives de 1986. Si la gauche les perd – hypothèse
crédible ! – alors pour la première fois dans l’histoire de la Ve République il
faudra cohabiter. A droite, Raymond Barre, qui a le vent en poupe, réclame
déjà, au nom de l’orthodoxie gaulliste, un départ précipité du Président. Pour
éviter ce scénario catastrophe, il convient de réinstaller François Mitterrand
dans un rôle qui le rende intouchable.
En termes de popularité, c’est donc moins la cote de confiance qu’il faut
faire remonter que la cote de défiance – ou d’hostilité – qui doit fléchir au
plus vite. Il y a en effet une règle que Jacques Pilhan juge d’airain. Il l’a
expliquée maintes fois à ses visiteurs : « Plus on est haut dans l’opinion, plus
celle-ci interprète favorablement ce que vous dites. Quand on dit la même
chose et qu’on est bas, les gens estiment que ce que vous dites est nul. »
Parler lorsqu’on est impopulaire, c’est comme marcher dans les sables
mouvants. Plus on s’agite, plus on s’enfonce.
François Mitterrand va donc s’imposer une cure de silence. Il ne disparaît
pas. Mais on le voit beaucoup moins. Quelques voyages officiels, en
Aquitaine puis en Alsace. Deux émissions télé en un an. Un peu de radio
aussi, parce que, pour Jacques Pilhan, c’est le média du mystère, celui de la
voix sans visage. « Dans l’imaginaire des Français, dit-il, le Président à la
radio, ça a toujours un petit côté Radio-Londres. » S’il n’avait tenu qu’à lui, il
aurait sans doute préconisé à son client élyséen un remède encore plus
radical. Mais cela supposait une telle rupture dans les habitudes de François
Mitterrand qu’il valait mieux ne pas y songer. Les « pleins pouvoirs »,
accordés en août 1984, signifient surtout « carte blanche ». Encore une fois –
ou plutôt comme toujours – il va falloir faire ses preuves. C’est à ce travail-là
que Jacques Pilhan s’attelle dès le mois de septembre.
Sa méthode n’est pas celle du vide ou du gros dos, en attendant que passe
l’orage. L’homme est quand même plus subtil que ça ! Le nouveau
Mitterrand qu’il entend installer au cœur de la vie politique n’est pas un
simple produit de consommation courante, vite posé sur les rayons, vite
acheté et vite oublié par l’opinion. C’est d’abord « une marque », destinée à
durer et à être déclinée, ensuite, au gré des circonstances. Plus tard, dans la
campagne présidentielle de 1988, on dira « Dieu ». Pour le moment, dans le
grand bureau de Temps public, on évoque plutôt Greta Garbo, « l’idole qui se
refuse ». Si lointaine et si désirable à la fois.
Dans l’imaginaire pilhanesque, tout fonctionne sur deux axes
symboliques. L’un est horizontal. C’est celui de la proximité et donc d’une
forme de quotidienneté, voire de banalité. L’autre est vertical. C’est celui de
la distance et donc de l’autorité. Dans le système de la Ve République,
l’horizontalité est l’axe privilégié du Premier ministre. La verticalité, en
revanche, est l’axe présidentiel par excellence. Or, pour Jacques Pilhan, le
constat est simple : « Depuis 1981, les socialistes ont enfermé François
Mitterrand dans une horizontalité sans horizon. » Il était l’un des leurs et
devait le rester, coûte que coûte, de peur qu’il ne leur échappe. On a vu le
résultat ! Pour que le système retrouve son efficacité, l’urgence était de le
remettre à l’endroit. Traduit en termes psychanalytiques, cela suppose qu’on
oublie « le langage de la mère » pour imposer celui « du père ».
Voilà pour la feuille de route. Plus facile à dire qu’à faire ! A Temps
public, on n’en est pas encore aux grandes études qualitatives et à ces « focus
groupes » destinés à mettre l’opinion sur le divan en tentant de deviner ses
ressorts profonds. Tout fonctionne encore à l’intuition, dans un échange
permanent et fiévreux avec Jean-Luc Aubert et Gérard Colé. Pendant près
d’un mois, on cherche, on teste, on imagine. On tâtonne aussi. Le
8 septembre 1984, une première note de synthèse est esquissée avec, comme
concept de base : « la France offensive ». Une répartition des rôles est
également établie : le couple Mitterrand-Fabius, c’est l’alliance d’un
« archétype » et d’un « néotype » (sic), l’un fonctionnant dans le champ du
« symbolique », comme « un chef de guerre », et l’autre dans celui du
« réel », comme « un maître d’intendance ».
Pour le Président, tout cela suppose une présence forte sur quatre terrains.
Celui de l’action : « autorité/décision » mais « sans agitation ni à-coups, afin
de tenir la distance ». Celui de la modernité : « capacité d’adaptation avec les
grandes tendances du monde d’aujourd’hui et non pas résistance au
changement ». Celui de la compétence : « formation/expérience », avec le
danger de « la dérive technocratique ». Proximité enfin : « nécessité d’un
langage simple et chaleureux », avec le risque d’une « proximité trop
catégorielle (jeunes, femmes…) » et « le désir démagogique d’être aimé qui
mène tout droit au symptôme du loser ». C’est à la fois banal, simple et juste.
Bref, c’est une base de départ. A la mi-septembre, après un week-end de
travail cours Albert-Ier, Pilhan et son équipe dégagent les caractéristiques de
la « marque Mitterrand » : « un leader autoritaire, charismatique, optimiste et
expérimenté ». Avec, en toile de fond, une juste compréhension du citoyen-
consommateur qui veut « casser les clivages politiques » – adieu 1981 ! –, qui
attend « un général en chef dans la guerre économique » – bonjour la crise !
–, et qui espère qu’un « leader avouable vienne occuper le terrain
nationaliste » – merci Le Pen !
Le leader d’extrême droite a fait une percée spectaculaire aux élections
européennes du mois de juin précédent. François Mitterrand a commencé à
jouer avec celui qu’il considère comme un simple appendice d’une droite
classique en voie de radicalisation. Il a ainsi suggéré aux télévisions, qui sont
toutes de service public, de lui ouvrir davantage leurs antennes. Rien ne
montre que Jacques Pilhan ait participé à ces opérations à haut risque, lancées
courant 1983, à une époque où il n’était pas encore au cœur du système
élyséen. Mais comment imaginer qu’au moment de rédiger la nouvelle
« charte » de la communication présidentielle il n’en ait pas tenu compte ?
A Temps public, la question Le Pen, en cet automne 1984, est à
l’évidence un élément central du repositionnement symbolique du chef de
l’Etat. Dans les échanges entre Jacques Pilhan et ses proches, tout cela est
évoqué sans détour. Le but du jeu est de procéder, « en moins d’un an », à
l’« avènement du mitterrandisme ». Cela suppose la « disparition du PS » et
une polarisation Mitterrand/Le Pen, fonctionnant sur le « registre
de Gaulle/Pétain ». Résistance versus collaboration. Pas de tabous ! Sur les
paper-boards du bureau de Jacques Pilhan, les « vieilles peaux mortes » de la
gauche d’autrefois sont accrochées, sans complexe, avant qu’elles tombent
d’elles-mêmes. Le 26 septembre, on l’a vu, tout est prêt. Avec Gérard Colé,
le patron de Temps public va voir François Mitterrand. Il a en poche une note
dont il a rédigé tout seul la synthèse. C’est une sorte d’« adresse, courte,
écrite d’un seul jet, assez chargée d’émotion mais résolue », explique-t-il
avant de partir pour l’Elysée. A son retour, il confie, soulagé : « J’ai senti en
la lisant que ça lui faisait du bien, là où ça lui faisait mal. »
La méthode Pilhan est tout entière contenue dans ce moment fondateur.
Une ligne de conduite, une charte de communication mais aussi une force de
persuasion. Du coaching, en quelque sorte. Deviens ce que tu es ! Comprends
ce que tu veux ! C’est en cela que la personnalité de Jacques Pilhan importe
autant que les remèdes qu’il suggère. Sans elle, jamais François Mitterrand
n’aurait avalé les pilules qu’on lui propose dans le secret de son bureau
présidentiel. Mais pour que cet accouchement ait un sens, il faut d’abord que
le client comprenne ce qu’il sait déjà depuis belle lurette et que Jacques
Pilhan vient lui répéter, juste au bon moment. « En politique, l’échec n’existe
pas. Toute action, même loupée, laisse une trace. Plutôt que de ruminer le
passé, l’art des grands c’est précisément de savoir transformer ses handicaps
en autant d’atouts, pour une renaissance programmée. » Comme durant la
campagne de 1981.

Télé unifiée, opinion massifiée


« La marque », pour avoir un impact, doit être déclinée, méthodiquement
et avec précision. C’est l’autre facette du travail de Jacques Pilhan, tel qu’il le
conçoit. Dans les mois qui suivent la validation de la note stratégique du
26 septembre, toute la com du président de la République va changer avec
une efficacité d’autant plus grande qu’elle s’appuie désormais sur une charte
cohérente. Le premier septennat mitterrandiste a basculé, idéologiquement,
en mars 1983, avec l’acceptation des contraintes européennes, puis,
politiquement, en juillet 1984, avec la nomination de Laurent Fabius à
Matignon. Jacques Pilhan y ajoute une cohérence d’image à laquelle il veille
dans les moindres détails. C’est là sa force et son talent.
Les détails. Toujours les détails. Le sorcier de Temps public ne les a
jamais négligés, avec ce goût du travail bien fait qui lui fait croire qu’il serait
sot de gâcher l’ensemble d’une stratégie en ne leur prêtant pas une attention
minutieuse et quasi obsessionnelle. Cet homme lit la presse écrite comme
d’autres consomment leur drogue quotidienne, ne jurent que par la télé, ou,
mieux, par la grand-messe du journal de 20 heures. Ce n’est pas une affaire
de goûts mais un réflexe professionnel. Dans la vie quotidienne, Jacques
Pilhan regarde d’ailleurs assez peu le « fenestron », comme il dit joliment. On
lui livre des cassettes qu’il zappe rapidement pour s’arrêter sur une image, un
mot, un élément de décor ou une posture qu’il repère et dissèque avec une
rapidité stupéfiante.
La télévision, pour lui, c’est ce qui unifie. Le JT est une grand-messe,
donc une communion. En 1984, lorsqu’il prend en main la communication
présidentielle, l’offre télévisuelle est, en France, d’à peine deux cents heures
par semaine. Les trois chaînes sont publiques. Antenne 2 commence ses
émissions à partir de la mi-journée, TF1 boucle à peine ses après-midi et FR3
relaye ses programmes jusqu’en début de soirée. Autre époque. Pour faire
passer le message et la nouvelle image présidentielle dans aussi peu de
canaux, nul besoin de jouer la carte de la sophistication. Télé unifiée, opinion
massifiée. La France n’est pas les Etats-Unis où la segmentation est un effet
du système médiatique et une conséquence de l’immensité du territoire.
Quand Jacques Pilhan pense aux Français, il les imagine devant leur poste de
télévision, à l’heure du dîner familial. Tout le reste en découle.
A Temps public, personne n’a oublié cet important discours de François
Mitterrand de septembre 1982, prononcé à Figeac, dans le Lot, sur le thème
du « rassemblement face à la crise » et de « la rigueur de l’effort ». Un beau
discours, en effet, à ceci près que personne ne l’a vu ! Retransmis en direct –
mais l’après-midi – sur FR3, il n’a touché que 1 % des téléspectateurs, et les
journaux télévisés du soir n’en ont repris que de minces extraits. Ce bel
exemple d’amateurisme est un contre-modèle absolu. Dès lors que François
Mitterrand choisit, sur les conseils de Jacques Pilhan, de se faire rare, il est
impératif de soigner la moindre de ses sorties.
Premier objectif : nettoyer l’écran. Ce travail-là a été entamé en
juillet 1984, sous la houlette de Gérard Colé, lors d’un voyage officiel en
Auvergne. Il va être poursuivi et systématisé avec l’idée qu’à chaque
déplacement le Président doit apparaître, seul et en majesté, sur de courtes
séquences, scénarisées avec précision et formatées pour correspondre aux
attentes de la télévision et du JT. Court, fort, symbolique. Cela exige de la
discipline de la part de François Mitterrand, puis une gestion ferme et habile
du petit monde des photographes et des caméramen, et, surtout, en amont,
une réflexion sur le sens exact de la séquence ainsi mise en scène.
Dans la même veine, un relookage général de l’image présidentielle est
opéré dans un écran offert tout entier à sa personne. Bientôt, François
Mitterrand n’apparaît plus qu’avec le drapeau tricolore en arrière-plan. Cela
semble aujourd’hui d’une rare banalité. Mais à l’époque, cette initiative
provoque des cris de colère chez les conseillers élyséens qui voient là la
marque d’une dérive « fascisante ». Il faudra que Jacques Pilhan en personne
aille leur expliquer que, loin d’être une concession au lepénisme ambiant,
cette initiative participe d’une réappropriation du symbole national, au
service donc de celui qui incarne son unité.
Ces résistances-là sont idéologiques. D’autres se cachent derrière des
prétextes techniques. La Société française de production (SFP) a ses bonnes
vieilles habitudes qui vont être bousculées, sans guère de ménagement. Un
fond bleu et non plus marron pour les interventions présidentielles ?
Impossible pour des questions d’éclairage ! Des projecteurs moins puissants
permettant d’éviter ces clignements d’yeux qui donnent au Président une
allure papillonnante ? Inimaginable pour des raisons de contraste ! Et tutti
quanti… Avec Gérard Colé, qui n’est pas du genre à se laisser enfumer par
de pareilles billevesées, les techniciens de la SFP sont priés d’innover et
surtout d’obéir. Et comme ils traînent les pieds, on sollicite les conseils du
vieil Henri Alekan – soixante-quinze ans.
Ce grand maître éclairagiste du cinéma français a tourné avec Jean
Cocteau (La Belle et la Bête) ou René Clément (La Bataille du rail). Il
s’apprête à rempiler avec Wim Wenders pour un film, Les Ailes du désir, au
titre pilhanesque en diable. En un tour de main, il fait sauter les obstacles
supposés insurmontables, et invente des solutions qui – ô miracle ! –
transforment et adoucissent le visage du Président. Le nouveau Mitterrand est
seul dans l’écran, et en plus il est beau et serein. Il suffisait d’y penser. Pour
que tout cela soit parfait car totalement maîtrisé, Jacques Pilhan, avec l’aide
de Gérard Colé, va aller jusqu’au bout de cette logique. Au début de l’année
1985, il fait installer à grand prix, rue de l’Elysée, un studio dont le décor
reproduit à l’identique le bureau de François Mitterrand. Lorsque ce dernier
choisit de parler, pas besoin d’attendre vingt-quatre heures que la SFP
mobilise ses troupes, tire ses câbles et installe ses camions. C’en est fini des
grues qui n’arrivent pas ou des installations électriques qui gèlent par temps
de grand froid, en plein discours présidentiel.
Maîtriser la technique, c’est contrôler l’image. Mais pas seulement.
Désormais, il suffit que François Mitterrand traverse la rue pour s’adresser
aux Français. Tout est en place pour qu’il puisse frapper vite et fort, sans que
la nouvelle de son intervention ait le temps de faire le tour de Paris. Derrière
ce parti pris de vitesse, il y a bien autre chose qu’un désir de simplicité. A
l’approche d’une cohabitation qui paraît hautement probable, Jacques Pilhan
dessine, ni plus ni moins, le visage d’un Président « jupitérien », capable,
entre de longues phases de silence, de lancer la foudre au moment opportun.
« Jupitérien » : le mot va d’ailleurs s’imposer dans le vocabulaire
pilhanesque, au fur et à mesure qu’on avance dans ce repositionnement de
l’image mitterrandiste. C’est à cette époque que le Président inaugure un
pupitre en forme de proue. Celui-ci a été imaginé dans les ateliers de Temps
public. C’est un « Jupiter », commente une collaboratrice de l’agence
lorsqu’on le lui présente. Le détail, toujours le détail…

Jupiter à l’Elysée
Dans le secret de son bureau de Temps public, à partir de l’automne
1984, Jacques Pilhan sait qu’une fois de plus il avance sur un fil. Sans doute
François Mitterrand lui a-t-il accordé sa confiance. Mais encore faut-il
qu’arrive – et vite – la manifestation concrète de son efficacité. Après ses
rendez-vous élyséens, il décrit souvent un chef de l’Etat en proie à la
déprime. Un voyage en province qui se passe mal, comme celui en Alsace en
décembre, ou des cotes de popularité qui restent désespérément plates, et
c’est la petite musique du doute qui réapparaît illico. A la fin de l’année, la
confiance reste en berne mais la défiance recule légèrement. Rien de
spectaculaire. Mais c’est déjà un début. Jacques Pilhan souffle : « Cela sera
mis à notre actif. »
Le patron de Temps public est d’un tempérament optimiste. S’il continue
de croire en sa bonne étoile, c’est aussi qu’il ne doute pas des capacités de
François Mitterrand. Au fil de ses rendez-vous élyséens, il a appris à
connaître les ressorts les plus intimes de sa personnalité. Pour ce passionné
d’éthologie, le Président est d’abord un formidable combattant. « Il se sent
toujours tenu d’y aller, dit-il. Il a une mentalité biologique des choses.
Comme dans les meutes de chiens ou de loups, il sait qu’à la seconde où il
défaille, le chef est remplacé. » Or, précisément, François Mitterrand n’a pas
envie d’être remplacé. Ni par ses ennemis, ni par ses amis. Quand bien même
le premier d’entre eux s’appellerait-il Laurent Fabius.
Curieux moment que celui où Jacques Pilhan prépare, dans l’ombre, la
renaissance mitterrandiste. Rarement dans l’histoire de la Ve République,
l’ancien et le nouveau se sont autant entremêlés. Rarement le vacarme du
combat politique se sera mélangé, avec une pareille complexité, au cliquetis
discret de petits faits apparemment anodins. L’opinion française est en train
de changer à bas bruit. A la certitude qu’il a d’avoir trouvé pour François
Mitterrand le bon positionnement s’ajoute, chez son conseiller, la conviction
que, pour comprendre la France, il faut se débarrasser de toute certitude. Là
est la véritable urgence : comprendre ce qui bouillonne dans le grand magma
de l’opinion publique.
Parfois, ça pue, et Jacques Pilhan a envie de se boucher le nez. Parfois,
c’est frais, et l’excitation du chasseur est alors à son comble. Pour sentir ces
mouvements et ces odeurs du temps, il y a maintenant à Temps public une
petite machine qui tourne vite et bien. Le patron est toujours aussi speedé. Il
continue à mener son petit monde dans un mélange d’exigence folle et de
décontraction apparente. Jacques Pilhan, avec Jean-Luc Aubert, s’est acheté
des costumes neufs et mieux taillés. Il a renoncé à l’alcool au repas de midi.
Les nouveaux clients affluent, comme prévu. Avec le succès, il lui arrive
même de devenir parano.
Depuis qu’il a surpris Jean Montaldo, ce spécialiste du libelle
antimitterrandiste, en train de fouiller dans ses poubelles, Jacques Pilhan, déjà
d’un naturel méfiant, a appris à domestiquer son tempérament quelque peu
bordélique. Régulièrement, il fait venir des « dératisateurs », chargés de
vérifier que les murs de son agence n’ont pas d’oreilles. Les cartouches des
machines qui servent à taper les notes destinées au Président sont
immédiatement mises au coffre. Sa secrétaire, Anne Lavollée, a ordre de
vider ses poches tous les soirs afin de vérifier que le moindre papier a été
immédiatement détruit. De toute façon, Jacques Pilhan n’aime que le
classement par le vide. Il jette sans complexe. Ses archives, voilà longtemps
qu’il les a rangées dans le seul endroit qui lui inspire confiance : son cerveau.
Trois Pilhan cohabitent dans la même tête. Il y en a un qui invente Jupiter
à l’Elysée. Et puis un deuxième qui imagine, qui lance des hypothèses et
s’amuse à voir comment elles retombent : et si l’on proposait à François
Mitterrand de dissoudre l’Assemblée pour prendre tout le monde de court ?
Et si l’on faisait entrer au gouvernement, avec la responsabilité de la
Formation, Gilbert Trigano, le fondateur du Club Méditerranée ? Et si on
faisait de Danielle Mitterrand un personnage de la vie publique qui sache ne
pas pleurer quand un collaborateur de l’agence, au cours d’une séance de
média-training, l’interroge avec la vivacité d’un journaliste ordinaire ?
Et puis, derrière l’écume, il y a le dernier Pilhan. Celui qui sait qu’avant
de chasser pour François Mitterrand, il faut savoir flairer. Ordre, sécurité,
compétence. Dans les éprouvettes de Temps public, ce triptyque réapparaît
sans cesse. Il signe la mort de la pensée 68. C’est celle de Jacques Pilhan. Et
alors ? Cet esprit libertaire et un brin aristo n’est pas du genre à se laisser
entraver par ses préférences personnelles. L’opinion réclame des valeurs. Les
catégories idéologiques d’autrefois sont obsolètes. Les institutions partisanes
qui les incarnaient sont progressivement rejetées. L’image et l’émotion
supplantent l’écrit et la réflexion. Le mouvement et les réseaux contestent les
partis traditionnels. Pourquoi donc résister ? Et d’ailleurs, comment pourrait-
on faire si on en avait eu jamais l’intention ?
Pour Jacques Pilhan, la grande affaire n’est pas de contester l’inéluctable
mais d’inscrire François Mitterrand dans des courants qui, au final, le servent.
Tout peut être détruit et contesté pourvu que, au bout du compte, ces
nouvelles tendances viennent s’agréger autour du Président-Jupiter. Système
amoral ? A coup sûr. Système sans principe ? C’est moins sûr. Système sans
efficacité politique ? Sûrement pas. Pilhan ou l’art de la transfiguration. On
est là au cœur de son métier. Le neuf, quelle que soit sa nature, n’a pour lui
d’intérêt que pris à la racine et réintroduit, illico, dans le logiciel présidentiel.
Quand on sait la culture de François Mitterrand, on comprend aisément que
cet art de l’alchimie l’ait à ce point séduit.
La question nationale est, sans conteste, celle sur laquelle Jacques Pilhan
travaille avec le plus de soin, au cours de l’hiver de 1984-1985. C’est la
quintessence de tout. Celle qui lie la gerbe et rassemble toutes les questions
du moment. D’où la problématique du chef et de l’énergie, dans un projet qui
ne sépare jamais la modernisation nécessaire et des mobilisations
indispensables. D’où aussi l’attention portée à l’action de deux des nouveaux
ministres de Fabius : Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement. L’un comme
l’autre incarnent une facette du rôle régalien de l’Etat. Protéger, à l’Intérieur.
Instruire, à l’Education. Il y a là une charge symbolique potentielle à laquelle
Jacques Pilhan ne peut rester insensible.
Vu le caractère et les méthodes de Pierre Joxe, il est illusoire d’imaginer
qu’un communicant extérieur au cercle des amis du ministre puisse
s’introduire place Beauvau. A quoi bon, d’ailleurs, puisqu’il n’y a pas grand-
chose à redire à son action ? Avec Jean-Pierre Chevènement, en revanche,
Jacques Pilhan va vite trouver le point d’entrée attendu. Question de réseaux,
sans doute. A Temps public, le ministre de l’Education dispose d’un
correspondant de choix en la personne de Marc-Antoine Lorne qui a milité
dans son courant et a déjà eu l’occasion de travailler pour lui, à Belfort. Mais
cela n’explique pas tout. De même qu’il est sensible au charme rugueux de
Gaston Defferre, Jacques Pilhan a un petit faible pour l’indépendance d’esprit
de Jean-Pierre Chevènement et sa manière de sortir sans complexe des
canons de la pensée officielle. L’intéressé – cela ne gâche rien – n’est pas
indifférent à la douce ivresse d’une médiatisation réussie. Les deux hommes
sont sur la même longueur d’onde, sur un plan idéologique. Roulez jeunesse !
Lorsqu’il arrive rue de Grenelle, en juillet 1984, Jean-Pierre
Chevènement a pour mission de refermer au plus vite les plaies de la guerre
scolaire. Mais son horizon ne s’arrête pas là. Il rêve aussi de remettre la
machine scolaire à l’endroit, après les expérimentations hasardeuses héritées
de Mai 68. Dans la mise en forme de cette nouvelle politique éducative, le
rôle de Jacques Pilhan, en sous-main, va vite se révéler décisif. « Lire,
compter, écrire. » Le célèbre triptyque chevènementiste est le plus beau
slogan publicitaire de la période. Pour Temps public, cela se prolongera par
une énorme étude qualitative destinée à mieux saisir les attentes des écoliers
et des lycéens, et par une opération de communication appelée « le train de
l’éducation ». Il en ressort que dans les salles de classe on réclame désormais
des professeurs qui soient aussi des maîtres. Aux yeux de Jacques Pilhan, ce
n’est pas une surprise. Quand il réfléchira plus tard au casting du nouveau
mitterrandisme, Jean-Pierre Chevènement aura longtemps une place de choix.
Avec le ministre de l’Education, il vérifie que, pour faire du neuf, il faut
parfois faire un détour par un prétendu archaïsme et que l’invention de la
modernité suppose une claire conscience des racines. Une fois encore, c’est le
chercheur de symbole qui pointe le bout de son nez.

La petite main jaune de SOS


Jacques Pilhan nourrit toujours une même obsession. Quoi qu’il fasse et
quoi qu’il propose, il reste dans cette problématique apparue dans
l’élaboration de sa note au Président du 26 septembre 1984.
Mitterrand/Le Pen comme prolongement contemporain du couple de
Gaulle/Pétain. Pour travailler sur ce registre-là, il faut ne pas avoir froid aux
yeux ni la main qui tremble. Ce sont là des qualités fort prisées à Temps
public où l’on n’est pas assez naïf pour ne pas avoir deviné la dimension
tactique de cette opération. Elle ne gêne pas Jacques Pilhan. Comme François
Mitterrand, il voit dans le Front national « une seconde droite ». C’est-à-dire
une formation politique qui est le prolongement et le concurrent de
l’opposition de l’époque. Jacques Pilhan estime également que si « des bulles
puantes remontent de la vase » c’est que la société française est malade. Or,
on ne la soignera pas par la dénégation de ses maux et l’indifférence à l’égard
de ses aspirations.
« Le fascisme ne passera pas » est, à ses yeux, un slogan un peu court.
Lorsque le maître de Temps public relève le nez de ses études, les seules
questions qu’il se pose sont de trois ordres différents mais d’une évidente
complémentarité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quelles sont les politiques à
mettre en œuvre pour canaliser ce mouvement ? Comment faire pour poser
François Mitterrand en seul rempart légitime ? C’est ainsi que, en même
temps qu’il encourage Jean-Pierre Chevènement à liquider l’héritage éducatif
de Mai 68, Jacques Pilhan va devenir un des grands protecteurs de la
nouvelle génération, dite morale, incarnée par les fondateurs de SOS-
Racisme.
A l’heure même où il s’installe dans ses bureaux de Temps public en
1984, quelques jeunes gens bien formés viennent pousser la porte du bureau
de François Mitterrand. La marche des beurs, en 1983, a montré ses limites
sans que, dans les banlieues, la fièvre soit retombée. Bien au contraire.
Le Pen a fait irruption dans le paysage politique français. Ne pas innover,
face à cette menace, c’est à coup sûr se planter. Que faire ? SOS-Racisme est
encore dans les limbes mais ses inspirateurs font déjà leurs premiers pas, tout
au sommet de l’Etat. A l’Elysée, Jean-Louis Bianco, le secrétaire général de
la présidence, est un formidable aiguilleur. Au printemps 1984, il a dirigé les
promoteurs de la liste ERE vers le cours Albert-Ier. Quatre mois plus tard, il
indique à Harlem Désir et Julien Dray un parcours identique qu’ils vont
apprendre à suivre, les yeux fermés, pour une dizaine d’années.
Jacques Pilhan, qui a un joli flair, a vite compris, en voyant arriver chez
lui ces deux jeunes gens aux allures de gamins, qu’on ne lui a pas adressé du
menu fretin. Du culot, du savoir-faire, un sens inné de la médiatisation.
« Harlem » et « Juju » ont peut-être fricoté dans les rangs de l’extrême
gauche – le second plus que le premier, au demeurant – mais ils n’ont pas ses
lourds travers. La séduction est réciproque. Les intérêts sont convergents.
Pourquoi donc hésiter si, en plus, la sympathie est là ! Jacques Pilhan est sous
le charme dès les premières présentations : « Tu t’appelles comment ? »
Harlem Désir ! Mieux qu’un nom, c’est un slogan. Et, en plus, l’animal attire
la lumière comme personne. C’est un produit télé comme on n’en fait pas
encore. L’aventure peut commencer.
« La touche » Pilhan, dans l’histoire de SOS-Racisme, comme souvent
avec lui, est décisive sans être fondatrice. L’idée vient d’ailleurs. Mais
personne ne comprend plus vite que lui, sinon l’intérêt de l’opération, du
moins la manière de l’inscrire dans la grande saga mitterrandiste. Jacques
Pilhan va être, pour le jeune mouvement antiraciste, un conseiller image
capable de servir de trait d’union avec le monde des people – comme on ne
dit pas encore. Lorsqu’il faudra organiser le grand meeting-concert de
juin 1985, place de la Concorde, il sera également là pour donner un coup de
main, sans qu’il faille voir en lui le tireur de ficelles de toute l’opération.
La petite main jaune, promise à un succès sans pareil, est, en revanche,
une production 100 % Temps public. Harlem Désir et ses amis ont trouvé
tout seuls leur slogan : « Touche pas à mon pote ». Mais il leur manque un
support simple et visible qui ait le même impact que le badge Solidarnosc,
après le coup d’Etat polonais de décembre 1981. Tous les projets qui leur ont
été présentés paraissaient soit ternes, soit à côté de la plaque. Celui qui va
trouver la formule magique s’appelle Jacques Bruel. Le vieux copain de
Jacques Pilhan est un graphiste imaginatif doublé d’un esprit cultivé. Des
badges originaux, il en a vu beaucoup. Notamment à la FIAC qu’il fréquente
avec assiduité. Un soir, dans son petit bureau de Temps public, il dessine sa
propre main sur une feuille de papier, avant d’en réduire les contours à la
photocopieuse. Le résultat lui plaît. Il interpelle Jacques Pilhan qui bosse
dans la pièce d’à côté :
— Quelle couleur je mets, à ton avis ?
— Je ne sais pas. Ça se portera où, ce truc ?
— Sur le cœur !
— Alors si c’est sur le cœur, jaune, bien entendu…
Lorsque Julien Dray accourt sur son scooter pour voir le résultat, sa
première réaction est mitigée. « Je ne suis pas sûr que ça plaira aux potes. »
De fait, cela ne leur plaira guère. Non pas à cause de la référence à l’étoile
jaune mais parce qu’ils estimeront que le badge manque encore de force et
d’évidence. Trop tard toutefois pour chipoter. Une conférence de presse pour
le lancement de SOS-Racisme est prévue le lendemain. Harlem Désir et
Julien Dray portent la petite main à la boutonnière. Et là, miracle, elle fait un
tabac immédiat, au point d’être vendue à des millions d’exemplaires, pour le
plus grand bonheur du trésorier de l’association. Dans le genre, Jacques
Pilhan ne fera jamais mieux.
Dans l’opération SOS, son vrai plaisir dépasse – et de loin – celui de la
production d’un matériel de campagne. Ce que Jacques Pilhan recherche
avant tout, dans le lancement d’un mouvement qui va occuper le devant de la
scène politique jusqu’à la fin des années quatre-vingt, c’est peut-être même
davantage qu’un pare-feu efficace contre le lepénisme, dans un mélange
innovant d’inventivité et de souplesse. SOS-Racisme parle à la jeunesse. Ce
mouvement porte des valeurs et répond à des attentes que les vieux partis
sont incapables de comprendre ou même de relayer. A sa manière, il s’inscrit
parfaitement dans un projet de repositionnement présidentiel qui suppose que
le vieux sage de l’Elysée soit le protecteur affiché d’une jeunesse qui vibre et
se passionne, dès lors que les principes de la démocratie sont en jeu. Eternelle
recette, expérimentée en 1981 et qui présage déjà de la prochaine
présidentielle. Celle de 1988. Dans SOS-Racisme, il y a en gestation
Génération Mitterrand. En cet automne 1984, Jacques Pilhan lui-même ne le
sait pas encore. Mais les pièces du puzzle sont en train de se mettre en place.
Il y en a d’autres qui, sur un registre comparable mais sur un mode plus
discret ou moins évident, montrent que la répétition générale a commencé.
Jacques Pilhan les a repérées avec ce sens vorace de la nouveauté qui lui est
coutumier. Le 28 septembre 1984, deux jours après qu’il a présenté à
François Mitterrand sa charte de communication, Marguerite Duras est
l’invitée unique de Bernard Pivot pour une émission d’« Apostrophes » tout
entière consacrée à son dernier roman, L’Amant. Ce soir-là, elle est divine,
naturellement divine. Scotché à son fauteuil, stupéfait et ravi, Jacques Pilhan
la regarde, devant son poste, lancer un cri d’amour comme on n’en a plus
entendu depuis longtemps.
« Oui, je suis mitterrandienne ! » Marguerite Duras, ce soir-là, décrit un
Président, « seigneur de lui-même », qui a su « contourner les idéologies »
pour, au final, « culturiser la crise ». Le propos semble baroque. Il fait ricaner
les médias. Il correspond pourtant, au mot près, à ce que Jacques Pilhan
voudrait installer avec le Mitterrand nouveau. Il ne connaît pas Marguerite
Duras. Il ne lui a jamais parlé. Mais elle a saisi toute seule, avec le coup d’œil
insensé de la romancière, les potentialités d’un Président qu’elle admire, sans
crainte de céder au ridicule. La « tontonmania » est née et Jacques Pilhan
n’aura pas à chercher très loin, lors de la présidentielle de 1988, pour trouver
son registre naturel. Il suffira de recopier Duras.
L’autre innovation, en cet automne 1984, vient d’outre-Atlantique. Le
4 novembre, Ronald Reagan est reconduit pour un second mandat. Il est
vieux. Ce n’est pas une lumière. Son bilan est mitigé, et pourtant il n’a fait
qu’une bouchée de son adversaire démocrate. Tout est réuni pour que cette
campagne américaine fasse dresser l’oreille, à Paris, sur les quais de la Seine.
Jacques Pilhan – c’est son originalité – ne s’est jamais beaucoup soucié des
méthodes de com expérimentées hors de France. Les Etats-Unis sont loin.
C’est une terre inconnue sur laquelle il n’a pas encore mis les pieds. Les
règles de la médiatisation, du fait de la segmentation naturelle de l’opinion,
ne lui semblent guère exportables dans l’Hexagone. Il y a toutefois dans
l’équation américaine de 1984 quelque chose qui mérite davantage qu’un
coup d’œil rapide ou la simple reprise d’un clip d’images ultrarapides, censé
résumer l’adéquation d’un homme avec l’histoire de son pays et qui
resservira lorsque François Mitterrand sera de nouveau candidat.
Pour Jacques Pilhan, le triomphe de Reagan marque « une véritable
révolution de la politique de la communication ». Son jugement, à chaud, est
aussi enthousiaste qu’intéressé. « Domination absolue de la télé » et
« déclinaison systématique du même message, toujours dans le même style ».
Jacques Pilhan le souligne illico : « C’est ce que nous préconisons depuis
plusieurs mois à François Mitterrand. » Reagan, « primaire et pragmatique »,
a su convaincre les Américains qu’ils devaient conserver un Président « actif,
simple et optimiste ». Dans le travail symbolique, il y a bien sûr des
différences qui tiennent à l’histoire des deux nations et à l’imaginaire de leurs
peuples. N’empêche. Alors que Mitterrand-Jupiter entame ses premières
gammes, sous le regard attentif de son nouveau coach, comment imaginer
qu’il ne puisse pas faire aussi bien qu’un acteur hollywoodien de seconde
zone ? Sous le signe de Duras et de Reagan, dans une polarisation sans
complexe avec Le Pen, voilà François Mitterrand qui se met en mouvement.
L’homme qui le pousse sur cette voie baroque n’a pas peur des mélanges
détonants. Et ce n’est qu’un début !
8
L’incroyable M. Mourousi

Le Président apprend vite. Ou plutôt, il comprend à merveille. Le lancer


de foudre, façon Jupiter, fait partie de son répertoire naturel. Jacques Pilhan
lui montre comment l’utiliser à bon escient. Au bon moment ! Le 16 janvier
1985, à 20 heures, François Mitterrand inaugure son nouveau studio de
télévision, à l’Elysée. Tout est en place dans ce décor factice qui reproduit
son bureau. Le drapeau, la pendulette, les photos de ses proches et puis, face
à lui, dans un fauteuil légèrement rabaissé – petit truc pour souligner les
hiérarchies ! –, Christine Ockrent, la nouvelle star du « fenestron ». Depuis
quelques semaines, en Nouvelle-Calédonie, la violence ne fait que croître. Un
leader kanak, considéré comme l’un des plus radicaux, Eloi Machoro, vient
d’être abattu dans des conditions assez troubles. Christine Ockrent entraîne le
Président sur un terrain glissant en faisant un parallèle avec la situation
algérienne de 1954, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. L’entretien est
suave en façade et âpre sur le fond. Lorsque la journaliste demande à
François Mitterrand s’il compte se rendre un jour en Nouvelle-Calédonie, la
réponse est immédiate :
— Oui.
— Quand ?
— Demain !
En trois secondes, l’actualité vient de basculer. Le Président qui
commente a laissé la place au chef qui décide. A Orly, un DC8 de l’armée de
l’air est déjà prêt à décoller. Image de la rapidité, image du risque, image de
la responsabilité.
François Mitterrand adore. Mais cela ne lui suffit pas. C’est que, depuis
quelque temps, un léger trouble s’est installé au sommet de l’Etat. Le
Président, depuis l’été 1984, est sorti de la nasse. A Matignon, en revanche,
Laurent Fabius semble marcher sur l’eau. Il est jeune, il est moderne, il plaît
aux Français (et aux Françaises). Et s’il incarnait l’avenir de la gauche ? En le
nommant Premier ministre, François Mitterrand savait pertinemment que
cette opération découplage, au sein de l’exécutif, était la seule façon de
tourner la page de l’impossible rupture, façon 1981. « Lui, c’est lui ; moi,
c’est moi. » La formule, lâchée par Laurent Fabius en septembre 1984, était
l’expression d’une réalité voulue et assumée. De là à en faire un programme
d’action ou, mieux encore, la promesse d’un prochain héritage…
En février 1985, François Mitterrand convoque Jacques Pilhan, en
compagnie de Gérard Colé. Le message vaut à la fois rappel à l’ordre et
commande d’une réplique. « Vous avez vu Fabius, hein… Ça marche bien
pour lui. L’opinion le suit. Il a de meilleures équipes que nous. Il va falloir
réagir. » C’est tout le problème de Jupiter. Au sommet de l’Olympe, il n’y a
de place que pour lui. S’il partage, il cesse d’être ce qu’il prétend. Mais, en
même temps, il ne peut ignorer, sans courir de risques majeurs, que, sous la
Ve République, l’exécutif est bicéphale. Pour Jacques Pilhan, ce n’est pas une
révélation. Il y a belle lurette qu’il a pris la mesure de cette difficulté à la fois
théorique et pratique. Comment gérer l’image du Président sans la
coordonner avec celle du Premier ministre ? Comment installer l’image d’un
couple inégal et pourtant complémentaire, dès lors que les intérêts de l’un
percutent les ambitions de l’autre et que toute rupture est impossible pour les
deux ?
Pour Jacques Pilhan, la réussite du chef du gouvernement et de ses
ministres ne peut que rejaillir positivement sur le chef de l’Etat. Sur le papier,
tout est affaire de répartition de territoire symbolique. Le « chef de guerre »,
d’un côté, le « maître de l’intendance », de l’autre. Rien que du classique. La
mise en musique de cette double partition va pourtant s’avérer encore plus
compliquée qu’on ne pouvait s’y attendre. Jacques Pilhan et Laurent Fabius
n’ont aucun atome crochu. C’est apparemment secondaire. Et pourtant ! Ils se
sont jaugés dans les coulisses de la campagne de 1981. Comme toujours, le
premier coup d’œil est le bon.
Tout oppose les deux hommes : la taille, le tempérament, le parcours, les
méthodes. Sans parler de la conception qu’ils ont, l’un et l’autre, du service
de François Mitterrand. Laurent Fabius appartient, de surcroît, à cette
nouvelle génération d’hommes politiques qui a mesuré l’importance capitale
de la communication et qui pense avoir, en ce domaine, des idées originales.
Il estime ne pas avoir besoin d’un Pilhan. Et lorsqu’il ressent la nécessité
d’un conseil, c’est vers sa propre maison qu’il se tourne en priorité. Pas
question de s’en remettre à un homme dont il sent bien qu’il n’est pas le
serviteur de deux maîtres. Laurent Fabius a un sens aigu de l’exclusivité.
C’est également le cas de Jacques Pilhan. Méfiance garantie.
Les premières gammes du Premier ministre ont été observées, à Temps
public, avec un mélange d’intérêt, de suspicion et d’amusement. Au tout
début, on a applaudi l’artiste. Fabius en famille. Fabius en chaussons à
l’heure des croissants. Fabius en équipe. Fabius à la télévision, si clair et
simple à la fois. Et puis, on a commencé à trouver un peu saumâtre cette
manière de tout faire tourner autour du soleil de Matignon, au moment même
où on entendait gérer la nouvelle galaxie des ministres dans une
communication globale, au service du Président. Entre Jacques Pilhan et le
Premier ministre, l’incommunicabilité a vite été totale.
Quand il va à Matignon, le maître de Temps public a le sentiment
d’entrer dans un bunker. « Ils ont des pistolets dans les yeux », dit-il en
revenant à son bureau. Seule Françoise Castro, l’épouse de Laurent Fabius,
lui semble jouer une partie positive. Et encore, par intermittence ! Les pires
sont, pour lui, les deux communicants du fabiusisme, Gérard Unger et Jo
Daniel. François Mitterrand, qui a observé ce manège stérile, conseille un
jour à Gérard Colé de s’en ouvrir à Louis Schweitzer, le directeur de cabinet
du Premier ministre. Vu le caractère diamétralement opposé des deux
hommes, l’idée était assez saugrenue. L’entrevue est glaciale. Il n’y en aura
pas d’autres.
Guerre impossible, complicité illusoire. Le plus curieux, dans cette
situation, est que le projet politique suggéré par Jacques Pilhan au Président
pour « s’en sortir » n’est pas très éloigné de celui qu’imagine Laurent Fabius
pour sauver la gauche et préserver, du même coup, son avenir personnel.
L’un comme l’autre ont tiré un trait sur les rêves mitterrandistes des origines.
Européens et modernistes, ils n’ont que l’efficacité économique à la bouche.
Ils estiment qu’un dépassement des vieilles structures partisanes – et
notamment du PS – est un impératif absolu pour aborder les échéances
électorales à venir avec la moindre chance de limiter les dégâts. Bientôt,
Laurent Fabius entrera en conflit ouvert avec le premier secrétaire du PS,
Lionel Jospin. C’est l’époque où Jacques Pilhan, dans la lignée de la
campagne européenne de la liste ERE, va prendre langue avec l’éternel Jean-
Jacques Servan-Schreiber et conforter ses contacts avec les radicaux,
convaincu que le mitterrandisme est un républicanisme moderne et que son
parti, pour être viable, doit être un rassemblement de comités, d’élus et de
personnalités.
Cet accord sur le fond ne fait que renforcer une rivalité d’ambition, elle-
même attisée par un conflit de fonctions. Quand il observe Laurent Fabius,
Jacques Pilhan se convainc rapidement que ce dernier dessert François
Mitterrand. La remontrance présidentielle de février 1985, dès lors, ne
l’étonne qu’à moitié. Si elle renforce son agacement, elle lui montre aussi
qu’à l’Elysée on a vu le problème. Le Président, comme d’habitude, vient de
le mettre sous tension. A lui de redonner des marges. A lui de préparer
l’avenir. A lui d’imaginer une solution. L’objectif est de préparer les
conditions d’une réélection et non, comme le voudrait Laurent Fabius,
d’explorer les voies d’une succession. Cela change, du tout au tout, la feuille
de route pour les législatives de 1986 et le positionnement présidentiel dans
ce combat décisif. Comme dit alors Jacques Pilhan : « Fabius veut tuer le
père. Aidons le père à vampiriser le fils. »

Quels journalistes a-t-on en magasin ?


Retour sur image. Au mois d’août 1984, Hervé Bourges, le nouveau
patron de TF1, a reçu un coup de fil de son ministre de tutelle qui l’a laissé
perplexe. Le chef du gouvernement, lui explique Georges Fillioud, veut
pouvoir s’adresser directement aux Français, lors d’un rendez-vous régulier, à
une heure de grande écoute. La formule de la « causerie au coin du feu » est
mendésiste en diable. Elle soulève des difficultés pratiques dont la moindre
n’est pas celle de l’égalité du temps de parole entre la majorité et
l’opposition. Laurent Fabius, qui plus est, recherche un journaliste capable de
lui apporter un semblant de contradiction afin de donner à sa prestation un
tour moins solennel – certains diraient moins présidentiel.
Après une longue polémique, c’est Jean Lanzi, immédiatement qualifié
de « nouveau Michel Droit », qui accepte, bon gré mal gré, de jouer les
utilités. « Parlons France » débute le 17 octobre 1984, juste après le journal
télévisé. Le style, le décor, le ton : tout semble, de prime abord, antédiluvien.
Et pourtant ça marche. Laurent Fabius, avec ses mots simples et ses formules
ciselées, joue sans complexe la carte d’une modernité tranquille, un brin
grisâtre mais au final d’une rare efficacité. Les taux d’écoute sont
remarquables. L’émission a été programmée juste avant Dallas. Mais cette
petite habileté ne suffit pas à expliquer son succès.
Pour François Mitterrand et Jacques Pilhan, « Parlons France » est un
défi qui résume, à lui seul, la compétition larvée qui est en train de s’installer.
Si le Premier ministre devient la voix de la France, à quoi sert le Président ?
Si la performance, sur le plan médiatique, est désormais à Matignon, quelle
est l’utilité du sorcier de Temps public ? Il y a là l’esquisse d’un transfert,
déjà perceptible dans les sondages, qui, s’il devait s’accélérer, modifierait
complètement les rapports de forces au sommet de l’Etat et donc le
fonctionnement des institutions.
L’offensive était médiatique. La contre-offensive le sera également. Elle
va nécessiter plusieurs mois de travail intensif pour déboucher, le 28 avril
1985, sur une émission bientôt culte qui marque un tournant dans l’histoire de
la télévision, de la communication politique et du mitterrandisme. « Ça nous
intéresse, monsieur le Président », avec Yves Mourousi, sur TF1, est l’une
des plus belles réussites de la maison Pilhan. Pour comprendre, il faut
s’arrêter un instant. Dans cet entre-deux à haut risque qui révèle un double
basculement, l’un, général, dans les rapports des responsables politiques avec
leur image, l’autre, plus particulier, dans la gestion, par un gourou de la
communication, de ses relations avec les journalistes.
Au début de l’année 1985, alors que Jacques Pilhan replonge le nez dans
ses éprouvettes, une émission politique d’un nouveau genre est déjà
programmée sur TF1. « Questions à domicile » est animée par Anne Sinclair
et Pierre-Luc Séguillon. Comme son nom l’indique, elle se déroule chez
l’invité. Spectacle de l’intimité. Dans son salon, le responsable politique est
forcément plus sincère ! Transparence, vérité. Un an plus tôt, un autre tabou a
sauté dans une émission de Patrick Sébastien appelée « Carnaval » – ça ne
s’invente pas ! Jacques Chirac y a fait une apparition remarquée.
C’est le début d’une longue série qui verra Lionel Jospin ou François
Léotard pousser la chansonnette sur les plateaux de variétés. Preuve que le
responsable politique est un homme comme les autres et que, au-delà des
discours, il sait, lui aussi, rire et chanter. Enfin – c’est l’envers de ces
évolutions – les chanteurs ont fini par s’inviter chez le téléspectateur-citoyen
pour lui expliquer la France et le monde. « Vive la crise » est diffusée le
22 février 1984. Dans cette émission entièrement scénarisée, Yves Montand
ne tient pas la place du journaliste ou du témoin, mais celle du Président. Le
rôle lui convient à merveille et l’idée commence d’ailleurs à germer que, du
spectacle à la réalité, il n’y a qu’un pas, qu’avec un peu de culot et de volonté
on peut franchir aisément.
Quand les barrières s’abaissent une à une, c’est le statut traditionnel de
l’homme politique qui se modifie entièrement. Premier défi pour Jacques
Pilhan. Il gère l’exceptionnel et l’unique dans une période où le mélange des
genres devient la règle et la proximité une valeur cardinale. Sur le papier, la
contradiction est flagrante. Une autre évolution du spectacle télévisuel, en
revanche, répond à merveille aux attentes du maître de Temps public.
Pendant longtemps, l’émission politique type, du genre « Cartes sur table »
ou « Face à face », a été construite dans une dramaturgie assumée. Celle d’un
match, d’une confrontation entre deux politiciens ou d’une mise à la question
par des journalistes, inquisiteurs ou complices. Les chaînes invitaient et le
responsable politique acceptait de s’expliquer.
Tout cela est en train de passer de mode. Celle-ci est aujourd’hui à la
scénarisation. Mais alors, pourquoi laisser à d’autres qu’au conseiller en com
la responsabilité de cette nouvelle « écriture médiatique » ? A Temps public,
on entend substituer une politique de l’offre à celle de la demande.
Désormais, le Président ne répondra plus aux invitations mais il choisira de
s’inviter, quand il le veut et où il le veut. Mieux, il fixera lui-même l’histoire
et les rôles de chacun. La méthode Pilhan, c’est aussi ça : la maîtrise pleine et
entière du scénario télé. Globalement, il juge que les journalistes ne sont que
des pions sur un échiquier qui ne leur appartient pas. « Ces gens ne sont pas
très chers », lâche-t-il un jour, en revenant d’un rendez-vous au cours duquel
il a confié à un rédacteur de Libération la réalisation d’un document de
campagne du PS. Le mot est cruel. Il dit le fond de sa pensée.
« Qu’a-t-on en magasin ? » Combien de fois, dans son bureau de Temps
public, n’a-t-il pas posé cette question qui résume en une phrase l’essentiel de
sa méthode ? Quand Jacques Pilhan prépare une émission, il ne se demande
pas si l’intervieweur est un ami politique. Son art consiste, au contraire, à
trouver celui ou celle dont la personnalité ou l’image correspond le mieux au
style qu’on entend donner à la prestation présidentielle. Le journaliste choisi
est prié de rester ce qu’il est et de jouer librement son rôle, dans un scénario
qui globalement lui échappe.
Un jour, c’est celui du faux « naïf », d’où le recours à des animateurs télé
plus qu’à des spécialistes de la rubrique politique. Un autre, c’est celui de « la
ménagère de plus de cinquante ans », dont le questionnement est
nécessairement terre à terre. Parfois, c’est celui du « tueur » dont l’agressivité
fait d’autant mieux ressortir le courage et la sincérité d’un Président ainsi
passé sur le gril. D’Yves Mourousi à Anne Sinclair en passant par Philippe
Alexandre, toutes les vedettes des médias vont être mises à contribution.
Bientôt, Jacques Pilhan, ce grand manager de la presse télé, estimera qu’il est
plus simple d’enrichir le cheptel que de constater l’état du stock. On le verra
alors faire la sortie des placards. Puis celle des écoles, lorsque, dans le sous-
sol du cours Albert-Ier, de jeunes pousses de la presse viendront tester, à
grands coups de média-training, leur capacité à endosser les couleurs de
l’écurie Pilhan.

Jamais avec les « socialos »


En ce début de l’année 1985, le système n’en est toutefois qu’à ses débuts
et l’urgence, sous la pression de François Mitterrand, est d’inventer du neuf,
du fort, du moderne qui ringardise Laurent Fabius et qui fasse que Jupiter
règne seul sur l’Olympe. A l’évidence, Jacques Pilhan tâtonne face à ce
nouveau défi. Il sait ce qu’il veut mais ne sait pas comment faire. Ou plutôt, il
sait ce qu’il ne veut pas, sans avoir encore trouvé la solution magique de
substitution. L’horreur absolue, à ses yeux, c’est « L’Heure de vérité »,
l’émission politique vedette d’Antenne 2, symbole d’un « entre-soi
politicien » dont Alain Duhamel lui semble être l’incarnation achevée. Tu me
questionnes, je te réponds. Je te connais, tu me connais, on se reconnaît. Les
spécialistes adorent. L’opinion – la grande opinion, la seule qui intéresse
Jacques Pilhan – est priée de rester à la porte. Circulez, y a rien à voir !
Fin 1984, il a emmené François Mitterrand dialoguer sur RTL avec Alain
Souchon. Allô, maman bobo. Le filon est intéressant. Il brise les cadres
habituels de la communication présidentielle. Mais ce n’est pas suffisant. Un
après-midi de février 1985, dans le parc de l’Elysée, alors qu’il se promène
avec son client préféré en compagnie de Gérard Colé, Jacques Pilhan, pour la
première fois, teste la piste qu’il a décidé d’explorer. Tout cela est dit à mots
comptés. La rupture qu’il veut proposer à François Mitterrand est telle que
cela mérite quelques précautions de langage :
— Pour l’opinion, vous n’êtes pas seulement un leader politique. Peut-
être pourriez-vous vous exprimer dans le cadre d’émissions un peu
différentes ? Sans bien sûr tomber dans le show-business !
— Pas de politique politicienne, bien sûr, surenchérit Gérard Colé. Mais
vous pourriez aborder des sujets qui intéressent vraiment les Français. Ou
bien tout simplement qui les amusent.
— Ce serait une occasion de montrer votre culture, précise Jacques
Pilhan1.
François Mitterrand visiblement mord à l’hameçon. Parler littérature chez
Bernard Pivot. Après tout, pourquoi pas ? Il l’a déjà fait, lorsqu’il était
premier secrétaire du PS, et ce fut une belle réussite. Dans la même veine,
Gérard Colé suggère qu’il trouve « un biais qui permette de parler des
régions, de ce pays qu’il connaît comme sa poche ». Raconter la France, celle
des gens et de leurs racines. « Géographie humaine, histoire quotidienne »,
résume Jacques Pilhan dans une de ces formules qu’il lâche comme autrefois
ses cartes, autour du tapis vert. Celle-là fait mouche. François Mitterrand
vient de toper. L’aventure peut commencer.
Encore faut-il trouver le format d’une émission originale et percutante.
Gérard Colé, qui connaît le milieu de la télévision beaucoup mieux que son
complice, est chargé de déblayer le terrain. Il a carte blanche. Son ordre de
mission est simple : innover, sortir à tout prix des sentiers battus. Bernard
Pivot, à la réflexion, est jugé trop classique. Pas assez surprenant. On pense
alors à Drucker. Mais n’est-il pas un peu mou, trop gentil ? Et puis, surtout, il
ne travaille jamais en direct. Or, pour Jacques Pilhan, c’est la seule façon de
mettre François Mitterrand en danger et de l’obliger ainsi à être à son
meilleur.
Jean-Pierre Elkabbach ? Il anime, toutes les fins d’après-midi, sur
Europe 1, une émission, « Découvertes », où défilent les nouveaux visages du
monde de la culture, des sciences et des arts. « Il faut retravailler, ne pas être
paresseux », lui a dit, sans vergogne, le Président au printemps 1982, alors
que le journaliste se morfondait dans de petits boulots. Son grand retour à la
télévision serait, à coup sûr, un joli coup. Mais n’était-ce pas aller un peu vite
en besogne ? Et puis, la réhabilitation du pestiféré de la Bastille, si elle devait
se faire avec un pareil éclat, ne serait-elle pas davantage commentée que les
propos présidentiels ?
Dans cette quête de l’oiseau rare capable de mettre en valeur les
nouveaux ramages mitterrandistes, Gérard Colé ne néglige aucune piste.
Animateurs d’émissions féminines, de magazines animaliers ou d’aventure,
tout y passe. Même les frères Bogdanoff sont contactés. Avec la jeune
Dorothée, l’entrevue tourne au gag. A Temps public, on hurle de rire lorsque
Gérard Colé raconte que la star incontestée des cours de récré est venue
accompagnée de ses deux producteurs et que, après avoir écouté la
commande, elle a pris l’air inspiré pour lâcher le seul mot qu’elle maîtrise :
« Combien ? »
Qui le premier a prononcé le nom d’Yves Mourousi ? Est-ce Gérard
Colé, qui le connaît d’autant mieux que la fille de l’un est la baby-sitter de
l’autre ? Est-ce Jacques Pilhan, qui n’a pas oublié que le présentateur du
journal de TF1, le 14 juillet 1984, a été l’intervieweur inspiré d’un François
Mitterrand suffisamment à l’aise, en dépit de la gravité du contexte politique,
pour lui arracher un sourire complice ? Peu importe en fait. Car le plus
difficile, dans cette opération, ne va pas être de contacter Yves Mourousi
mais de le convaincre d’accepter cette collaboration. Un premier rendez-vous
est pris, à la fin mars 1985, en milieu de soirée, dans le bureau du patron de
TF1, Hervé Bourges, à la tour Montparnasse. Ce n’est pas un franc succès.
L’équipe de Temps public – Jacques Pilhan, Gérard Colé et Jean-Luc Aubert
– a enfilé pour l’occasion son habit couleur de muraille. Hervé Bourges est
dans ses petits souliers. Yves Mourousi, surtout, a sa tête des mauvais jours.
L’homme, il est vrai, n’aime pas les « socialos ». Son cœur bat plutôt à
droite. Il a fait l’essentiel de sa carrière sous Giscard. Son talent lui a permis
de survivre à l’alternance. Avec lui, il n’y a guère de tabous. Pourvu que
l’info et les spectacles soient au programme, il est toujours partant.
N’empêche… Cette idée de construire une émission avec les conseillers de
François Mitterrand ne lui plaît qu’à moitié. Son premier contact avec
Jacques Pilhan est assez frais. « Je ne le sens pas », confie cet intuitif absolu.
Cela ne durera pas. Mais pour l’heure, c’est un sacré handicap, même si le
regard qu’il pose sur Jean-Luc Aubert – un bel homme ! – et sa complicité
naturelle avec Gérard Colé – un vrai bandit ! – évitent que la prise de contact
ne tourne immédiatement au fiasco.
Un autre rendez-vous est pris le 15 avril 1985, dans le même équipage
auquel s’est joint le directeur de TF1, Alain Denvers. Celui-là est un succès.
Deux semaines avant le bientôt fameux « Ça nous intéresse, monsieur le
Président », tout est désormais sur les rails. Le nom de l’émission, son
casting, les équipes et surtout le concept. Yves Mourousi a fini par toper.
Entre-temps, il a fallu que Jacques Pilhan aille convaincre François
Mitterrand, un brin inquiet, qu’il est bien l’homme de la situation. Le
présentateur de TF1 est un joueur. Il a vite compris que ce qu’on lui propose
est l’occasion rêvée d’une nouvelle aventure et qu’on peut détester les
« socialos » sans pour autant snober le président de la République. Un
mitterrandiste de plus !
Il y a surtout quelque chose qui lui dit que François Mitterrand est un
client hors pair et que Jacques Pilhan, avec son vieux fonds de culture
situationniste, est en train de lui offrir le rôle de sa vie, baroque et culotté, et
donc inégalable. Yves Mourousi se connaît mieux que quiconque : « Les
jeunes m’aiment parce que je suis tout le temps bronzé, que j’ai la voix
cassée et que j’ai l’air d’en avoir rien à branler », dit-il à Jean-Luc Aubert.
Après coup, il lui confiera ce qui était d’emblée une évidence : « C’est
l’émission que j’avais toujours rêvé de faire. »
Pour ne rien gâcher, on a réuni autour de lui la meilleure triplette du
moment. Pierre Géraud, son complice quotidien du JT de 13 heures, pour la
conception générale de l’émission. Maurice Dugowson, l’homme du « Droit
de réponse » de Michel Polac, à la réalisation. Et Henri Alekan,
naturellement, pour la mise en lumière. Lors de la réunion au sommet du
15 avril, Jacques Pilhan est venu avec, au fond de la poche, une note qui dit
l’ambition du projet : « Une émission spectacle, très sociologique, restituant
l’univers médiatique des Français. » « Ça nous intéresse, monsieur le
Président » est un produit télé entièrement conçu dans les locaux de Temps
public. Voilà déjà quelque temps que Jacques Pilhan s’est aperçu, dans ses
études qualitatives, que la mémoire de l’opinion publique est calquée sur le
déroulé des journaux télévisés des six derniers mois. « Quand on demande
aux gens ce qui les a marqués récemment dans leur vie, ils parlent, sans s’en
rendre compte, de ce qu’ils ont vu dans le poste », confie-t-il, stupéfait. Dès
lors qu’on entend mettre en scène un Président à l’écoute, proche des
préoccupations réelles de ses concitoyens, quelle meilleure solution que de le
confronter à des images, à des séquences qui sont précisément celles qu’ils
ont en tête ?

Jusqu’au bord du précipice


Le reste est affaire de style. Il faut faire simple, moderne, direct, sans
aucun respect pour les codes anciens. Pour cela, sans conteste, Yves
Mourousi est un partenaire idéal. En sortant de chez Hervé Bourges, le
15 avril, Jacques Pilhan n’est pas seulement rassuré, il est d’un enthousiasme
sans limites. « Professionnalisme, énergie, fraîcheur » : ses mots pour dire
l’impression que lui a produite, ce jour-là, le présentateur de TF1 se passent
de commentaires. « Il n’a pas simplement acheté notre concept, dit-il. Il s’en
est emparé. Il l’a optimisé. » Ce faisant, le maître de Temps public tranche, à
chaud, une question qui n’a cessé de turlupiner les observateurs depuis que
cette émission est entrée dans l’histoire de la télévision.
On a parlé, après coup, d’émission scénarisée de A à Z. De questions
prévues et répétées par François Mitterrand. De spots surprises, visionnés à
loisir par le Président avant qu’on les lui soumette en direct. A l’Elysée,
certains conseillers jureront même avoir vu passer des notes qui retraçaient la
totalité du déroulé du spectacle. Les mêmes assureront mordicus que le
fameux dialogue du « chébran »-« câblé » qui fera le bonheur des gazettes
puis la réputation d’un Président décidément de son temps – forcément de
son temps, comme dirait Marguerite Duras – avait été écrit par Jacques
Pilhan en personne.
Rien ne prouve cette manipulation absolue. Elle colle, en tout cas, assez
mal avec la personnalité d’Yves Mourousi. Complice, il pouvait l’être à coup
sûr. Mais l’imaginer obéissant à ce point, c’est bien mal connaître son
caractère frondeur. Et puis, surtout, c’est ne rien comprendre aux méthodes
de Jacques Pilhan. Dans ce genre d’opération, ce dernier fixe le concept, met
en place le scénario global et installe les rôles de chacun. Pour le reste, sans
doute met-il la main à la pâte, suggérant ici un angle, là une scène. Mais à
partir du moment où l’émission lui semble calée, sa confiance est telle qu’il
s’en remet aisément à l’inventivité des autres.
Yves Mourousi a établi le conducteur de l’émission, la veille du débat,
dans sa cuisine, en compagnie de Pierre Géraud. Il n’y a rien dans cette
improvisation qui puisse choquer le maître de Temps public. Pour lui, il n’en
démordra jamais, la surprise du direct est une garantie du succès puisque le
risque calculé – surtout avec François Mitterrand – est un facteur de qualité.
Toute la question – la seule qui vaille – est de ne pas aller trop loin. C’est la
théorie du précipice. Quand le client s’arrête juste au bord, le public
applaudit. S’il fait un pas de trop, en revanche…
Un pas de trop ! Quand, le 28 avril, sur le coup de 19 h 30, Yves
Mourousi, avec sa voix inimitable, s’adresse à François Mitterrand,
impassible et concentré, Jacques Pilhan est installé en régie, juste derrière le
réalisateur. D’habitude, il est devant son poste, comme un spectateur moyen,
pour mieux juger de la prestation présidentielle. Mais l’enjeu est tel, pour lui
comme pour son client, qu’il n’a pas pu résister à la tentation. A priori, tout
est sur les rails. Ce dimanche soir, les autres chaînes ne diffusent que des
fadaises. Bien joué ! « Ça nous intéresse… » a été programmé à l’heure
habituelle du grand film fédérateur de TF1. Dans le jargon du métier, on
appelle ce créneau « la pièce du boucher ». C’est dire s’il est recherché ! Les
moyens techniques mobilisés rappellent plus ceux d’un « Champs-Elysées »
que d’un « Apostrophes ». Pas de petites économies ! François Mitterrand est
resté introuvable tout l’après-midi. Gérard Colé prétendra, plus tard, qu’il
était en galante compagnie. Il est arrivé à la Maison de la radio, au tout
dernier moment, avec cet air de lutteur qui lui va si bien.
Dans le grand studio, réservé pour l’occasion, un public de choix d’une
bonne centaine de personnes a pris place dans un silence tendu. Têtes
anciennes, tel Jacques Séguéla. Têtes obligées, tel Hervé Bourges. Têtes
nouvelles, tel Bernard Tapie. Tiens donc ! « Nanar » n’est encore qu’un
entrepreneur libéral et dynamique qui ne passe pas pour un franc supporter de
la gauche au pouvoir. Il prépare une émission pour TF1, consacrée à
l’économie, qui fera un tabac à l’audimat. Sa présence authentifie un désir de
rupture.
La fête peut commencer. « Il s’agit pour vous de savoir ce que François
Mitterrand, président de la République, pense de certains sujets
d’actualité… » Yves Mourousi, qui connaît la leçon, ajoute aussitôt : « … et
quel est l’homme qui est face à vous. » Dans un coin du plateau, un buste de
Marianne vient rappeler, pour ceux qui l’auraient oublié, le statut officiel de
l’invité. La suite est un bouleversement complet, systématique et radical des
règles établies de la télévision. Pas de plan logique ni, en apparence,
rationnel. Yves Mourousi enchaîne les séquences comme au gré de son
inspiration. C’est un cheminement touche-à-tout qui fonctionne par
association d’idées. Comme dans un rêve. Autre nouveauté : le rythme du
débat. On est plus proche de l’univers de la pub que de celui de la politique
classique, avec ses longues tirades et les tunnels qui l’accompagnent souvent.
On zappe. « De cela, je ne veux pas dire plus, ce soir », lâche ainsi le
Président, décidément dans le bon ton.
Mieux encore : le réel est présenté à travers ce qu’en disent les médias,
fût-ce au prix d’un recours à la pure fiction. Sur les vingt-deux spots diffusés
ce soir-là, certains sont même joués par des journalistes connus, tel Bruno
Masure annonçant dans un JT fictif la privatisation de Renault. Parfois, ça
coince, quand François Mitterrand commente, d’un air pincé, des images du
général de Gaulle. Parfois, l’émotion est à son comble lorsque, après une
séquence montrant des enfants au visage ravagé par la guerre, Yves Mourousi
se tait et laisse le Président murmurer, comme s’il se parlait à lui-même :
« On dirait que les hommes aiment la mort. Il faut d’abord reconquérir la paix
à l’intérieur de soi-même. » Au bout du compte – et sans doute est-ce la
principale innovation de l’émission – tout est fait pour mettre en scène un
journaliste décontracté et insolent face à un Président débonnaire, quand il le
faut, et grave, lorsque c’est nécessaire. Bref, souverain et accessible, capable
de descendre de son Olympe mais tellement différent du commun des
mortels.
L’échange peut être parfois sec. « Ça n’est pas le sujet », coupe Yves
Mourousi. « Ça vous étonne », réplique François Mitterrand, lors d’une autre
de ses interruptions. Le mélange est détonant. Cela n’empêche pas le
Président de montrer, au passage, qu’il reste maître de son sujet : « Je suis en
train de m’apercevoir que sept ans c’est long. » De l’art de faire supercourt
pour dire qu’on a le temps, même en cas de cohabitation. « La clé sous le
paillasson, ce n’est pas mon genre. » Les leaders de la droite, ceux qui « ont
un gros appétit », sont donc priés de brider leur impatience. François
Mitterrand ne leur accordera pas ce qu’il est en train d’accepter de son
intervieweur qui s’impatiente, bouscule, relance sans complexe, au point de
sembler revendiquer tous les droits. Le moindre n’étant pas de poser la moitié
de son postérieur sur le bureau présidentiel, signé Paulin – un ami du couple
Pilhan – et présenté aux Français pour la première fois. Le message ?
Toujours le même. François Mitterrand a dans la tête les images qui parlent à
l’opinion. Il réagit avec elle. Il montre la direction. Pour le reste, il accepte
une familiarité qu’il refuse à ses adversaires. Car tel est son bon plaisir. Celui
du roi.
Quand l’émission s’arrête, au bout de deux heures d’un dialogue mené
tambour battant, Jacques Pilhan est à demi rassuré. Tout s’est passé comme il
le voulait. Mais les téléspectateurs ont-ils réagi comme il s’y attendait ? Dans
la salle, en tout cas, c’est la consternation. Hervé Bourges est livide. Seul le
sourire épuisé de François Mitterrand lui redonne quelques vagues couleurs.
Le commentaire présidentiel, à chaud, reste laconique. « Ça a été très
difficile », glisse-t-il avant de faire un bref passage à l’Espace Cardin où TF1
régale ses invités. Jacques Séguéla, pour sa part, ne parvient pas à calmer sa
colère. « Vous venez de le tuer », lance-t-il à Jacques Pilhan. Le patron de
RSCG a tout faux. Mais on ne le saura que le lendemain matin. Le premier à
sabler le champagne est Yves Mourousi. Pour décompresser, il a passé la
nuit, entre amis, au Look, sa boîte favorite. A l’aube, il envoie son chauffeur
acheter la presse. Le ton hésite entre la fascination et l’horreur. On y décrit un
président-artiste qui a brisé les derniers tabous de sa fonction. Tant pis si
quelques éditorialistes coincés se bouchent le nez. On parle de lui, on
commente en pleine page son émission de la veille. Pour Yves Mourousi,
cela suffit à son bonheur. Mission accomplie.
Jacques Pilhan va devoir attendre quelques heures de plus avant de
pouvoir souffler de soulagement. L’audimat, c’est le juge de paix absolu. Il
tombe en fin de matinée. A Temps public, on sait alors que « Ça nous
intéresse… » n’est pas seulement le succès espéré mais un triomphe inégalé.
Au début de l’émission, 17 % des foyers étaient installés devant TF1. A
20 heures, ils étaient 26 %, puis 41 %, une demi-heure plus tard. Quand Yves
Mourousi s’apprête à rendre l’antenne, 47 % écoutent avec le Président les
stars américaines Stevie Wonder, Lionel Richie, Michael Jackson ou Paul
Simon entonner We are the world, à gorges déployées. A la télévision
française, on n’avait pas connu ça. Une audience massive et en progression
constante. Pas besoin de faire un dessin. C’est gagné. C’est plié.
La même presse qui, le matin, hésitait entre condamnation et
applaudissements va choisir son camp, en moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire. Pour Jacques Pilhan, c’est une confirmation : le commentaire est
libre mais la plume est serve, dès lors qu’elle se soumet au verdict de
l’audimat ou des sondages. Sa politique de l’offre médiatique est confortée
sur toute la ligne. Il a joué sa tête. Jupiter est heureux. Il ne doute plus. Et tant
mieux si Yves Mourousi, comme hier Jacques Séguéla, dans d’autres
aventures, revendique pour lui seul la paternité de l’opération. Pour Jacques
Pilhan, l’ombre est une jouissance de tous les instants si elle se conjugue avec
une influence croissante.

1. Gérard Colé, Le Conseiller du prince, Michel Lafon, 1999.


9
Jours tranquilles à Temps public

Ce jour-là, il a pris une grande feuille blanche et soigneusement,


lentement, il a aligné, en quinze points, l’essentiel de sa méthode. Etonnant
document ! Jacques Pilhan écrit peu. C’est un homme du verbe. Il pense en
parlant, il échange en parlant, il explique en parlant. C’est un homme du bref.
Il peut passer des heures à malaxer une idée, à retourner un concept ou à
extraire d’une intuition une proposition concrète. Mais il estime que
l’intelligence, par nature, est une forme de fulgurance. C’est enfin un homme
de l’éphémère qui, au stylo, préfère le crayon noir et la gomme. Dès qu’il a
terminé un travail, il vide ses tiroirs, pour « casser le moule » et ne jamais
emprunter deux fois le même chemin.
« Ecrire sur du sable », pour Jacques Pilhan, c’est à la fois un principe et
une jouissance. Cet homme travaille sur le temps, ses rythmes et ses traces. Il
propose aux autres, à ses « clients », des méthodes qu’il ne s’applique pas à
lui-même. Il construit leur image en effaçant la sienne, comme un gage
d’efficacité. La tension perpétuelle qu’il instaure est un moteur pour l’action.
Pour rassurer, il faut d’abord terroriser. Pour pouvoir protéger, il faut
commencer par se mettre en danger. Le situationnisme de Jacques Pilhan est
avant tout une règle de comportement. Presque un style de vie. Voilà pour
l’esthétique.
D’où le caractère exceptionnel de la note en quinze points qui, dans la
course folle du maître de Temps public, apparaît comme un moment de
synthèse et l’occasion d’une mise au clair avant de repartir sur le sentier de la
guerre. En ce milieu de l’année 1985, Jacques Pilhan est au sommet, non pas
de sa puissance, mais de son art. Avec l’émission d’Yves Mourousi, il a fait
tomber les dernières barrières qui se dressaient encore entre l’Elysée et le
cours Albert-Ier. François Mitterrand lui accorde désormais ce qu’il a de plus
rare : sa confiance. L’opération Jupiter est à la fois comprise et assumée. Elle
a trouvé dans sa déclinaison concrète, ce qui est le plus compliqué : une
forme d’évidence. Voilà pour le contexte.
Il y a mieux encore. Si le bonheur de Jacques Pilhan est soudain parfait,
c’est qu’en cet instant – peut-être le seul de toute sa vie – il ne doute pas. Il
va avoir quarante-deux ans. Il a longtemps tâtonné. La chance et la réussite se
sont fait attendre. Tout cela est de l’histoire ancienne. L’homme n’est pas
encore riche, mais il vit enfin dans l’aisance. Son agence commence à tourner
à plein régime. C’est une entreprise prospère où l’angoisse des fins de mois a
disparu. Le conseiller en com de François Mitterrand reste pour les médias un
parfait inconnu. Son nom n’apparaît jamais dans les articles consacrés au
président de la République. Les quelques initiés, dans le petit monde de la
presse, ont bien appris la leçon. Ici l’ombre ! Jacques Pilhan adore ça. Voilà
pour le positionnement.
Ce moment magique est celui de l’artiste sur son fil, lorsqu’il a trouvé
son point d’équilibre et qu’à l’angoisse du vide succède la certitude, ô
combien merveilleuse ! d’être éternel. Le doute, ce sera pour plus tard, quand
viendra la fatigue et qu’aura disparu, avec une réussite trop éclatante, la
fraîcheur des premiers instants. Le désir d’explication viendra, en son temps,
lorsqu’il faudra se justifier publiquement – dans les colonnes du Débat, en
l’occurrence – et donner ainsi, deux ans avant la mort, une cohérence à
l’œuvre de toute une vie. Mais on n’en est pas là. Si Jacques Pilhan écrit en
ce milieu de 1985, c’est d’abord pour lui-même.
Cette note en quinze points est peut-être l’ébauche d’un de ces livres,
sans cesse évoqués, jamais vraiment entamés, auxquels il fait allusion dans
une lettre à son ami, l’universitaire Jean Mouton. « Tu es accoucheur de
destins », lui a dit ce dernier. « Merci pour cette lumineuse image », lui
répond Jacques Pilhan qui ajoute avoir « bien avancé sur la rhétorique des
images publiques ». Dans son esprit, sans doute y a-t-il là la promesse d’une
leçon. Mais est-ce bien son registre ? Au bout du compte, seule demeure une
charte personnelle, à usage privé. Il l’a rédigée au stylo plume, sur une
grande feuille blanche, d’une écriture soignée, en soulignant les mots clés,
avec le souci évident d’aller à l’essentiel. Comme pour une démonstration
fluide, précise, implacable. Sans savoir à l’époque que ce document-là serait
le seul qui lui survivrait et que, de sa propre main, il écrivait ainsi l’unique
décryptage existant de sa propre méthode. C’est pour cela qu’il faut le citer
tout entier.
Les trois premiers points relèvent du constat. « La gestion de l’image
publique et le discours public ont, depuis le “tv-centrisme”, changé de
rhétorique. » La raison fondamentale de cette transformation tient au fait que
« le réel est dans le poste » : « Il se compose d’une dizaine d’images-stars »
qui ne restent en mémoire que « deux mois maximum et sont communes à
tous ». Dès lors, « la différenciation des publics, qui ont tous ce patrimoine
minimum commun, se fait à travers des médias complémentaires,
essentiellement magazines ». Conclusion logique : « Le discours public se
tient en temps réel. » Ce constat est une sorte de résumé théorique de « Ça
nous intéresse, monsieur le Président ». Plus généralement, c’est pour
Jacques Pilhan une façon de pointer une spécificité française. A l’inverse des
Etats-Unis, l’opinion est un corps homogène, dont les seules différenciations
sont « culturelles » et qui se constitue, en direct, dans un moment de
communion spécifique : la grand-messe du journal télévisé, à 20 heures.
L’art de la communication repose sur une juste appréhension des
rythmes. D’où les points 4 et 5 de la note de Jacques Pilhan. « L’actualité est
faite, comme un toit en tuiles, de la superposition de sujets/temps. » Avec
trois phases – « amorce, paroxysme, décrue ». Chacun a sa spécificité.
« Intervenir dans l’un ou l’autre n’a pas le même sens » et, dans un même
sujet, « on peut isoler la séquence ». Ainsi « parler sur l’opinion cristallisée »
n’a pas le même effet que « parler au moment de la cristallisation ». Le
maître de Temps public note d’ailleurs qu’être « dans la
conclusion/mémorisation » procure, en termes de « statut », un « bénéfice
incomparable ». C’est ainsi que, dans les moments de crise, on le verra
toujours proposer à François Mitterrand le geste, le discours ou l’initiative
qui referme la séquence, la résume et l’éclaire, et indique surtout la puissance
de celui qui a l’autorité suffisante pour passer à autre chose.
Encore faut-il être crédible dans ce rôle. D’où la question centrale du
« statut de l’émetteur » que Jacques Pilhan examine dans ses points 6 à 11.
Pour lui « l’impact est maximum » quand l’opinion ressent un message mais
« ne décode pas ». Les maîtres mots sont « rareté », « surprise », « risque »,
« justesse » et « concentration ». Rareté, parce qu’une « présence » mal
dosée n’est pas un signe de « puissance » et qu’elle contrevient aux lois du
« désir ». Surprise, parce que « les rendez-vous fixes » sont des « formes
attendues » qui brident au lieu de libérer. Risque, parce que le téléspectateur
associe, dans un rapport « proportionnel », le danger encouru par l’émetteur à
une preuve de sa sincérité. Justesse, puisque « parler au moment juste est
supérieur à parler juste » et que le choix du moment, de « la fenêtre de tir »,
est un élément essentiel du message. Concentration, enfin, parce que, sans
elle, c’est « le bruit » qui domine, au risque de « diluer le signal » et donc de
banaliser celui qui l’émet.
Au bout de ce raisonnement, il y a bien sûr Jupiter, ce dieu qui, du haut
de son Olympe, lance la foudre et éclaire le ciel. D’où la question de la
réputation qu’aborde Jacques Pilhan dans ses quatre derniers points. Pour lui,
l’important n’est pas ce qui est dit mais ce qui est cru. Non pas ce qui est
compris mais ce qui est ressenti. Non pas ce qui est vu mais ce qui est
imaginé. La communication n’est pas un art de la compréhension mais une
gestion de la sensation, dans un rapport, « en temps réel », avec une opinion
globalisée par « le spectacle télévisuel ». Tout cela est expliqué en quelques
phrases qui sont autant de règles pour l’action. Le message « indirect » (« on
parle de moi ») est plus puissant que le message « direct » (« je parle »). A la
télévision, « le spectacle relationnel » – entendez, « le jeu de rôles » – est
plus fort que « le contenu ». Une « image publique », comme « à
Hollywood », doit être « l’incarnation d’un mythe universel » dont il convient
de « raconter l’histoire appropriée ».

Les remords de l’artiste


Là est précisément le travail du communicant. L’artiste Pilhan explique
bien entendu qu’il n’a pas à déterminer le message et que les décisions
politiques du client ne relèvent en aucun cas de sa responsabilité. Il met en
musique. Point final. Avec un seul souci, celui de l’efficacité. N’empêche que
la marge est mince entre les deux sphères et qu’il ne suffit pas de les dire
distinctes pour qu’elles soient vraiment indépendantes. L’ambiguïté de
Jacques Pilhan est consubstantielle à l’idée qu’il se fait des règles de la
communication, et, plus précisément, de la communication présidentielle. En
bon élève de l’école de Palo Alto, il la résout sur un mode quasi
psychanalytique, en notant que « la maîtrise désespérée du signifié fait hurler
le signifiant ». « Ce que tu es, écrit-il en conclusion de sa note, parle si fort
que je n’entends pas ce que tu dis. » C’est par ce détour-là qu’il répond au
procès de manipulation et à cette accusation d’artifice dont il sent bien qu’ils
constituent son talon d’Achille.
François Mitterrand ne joue pas. Il devient ce qu’il est. C’est le théorème
de Pilhan. Ses conseils n’ont pas d’autre fonction que de faire apparaître la
vérité d’un homme. « Accoucheur de destin », donc ! Est-ce aussi simple que
cela ? Le patron de Temps public sait pertinemment que la réalité est
beaucoup plus complexe. Mais quand le succès est là, ces questions passent
nécessairement au second plan, chez un homme qui, depuis belle lurette, se
balade au-delà du bien et du mal avec pour seule boussole la recherche du
juste. C’est d’ailleurs ce qu’écrira, quelques années plus tard, Jean-Luc
Aubert, dans un petit texte à usage personnel – une spécialité maison,
décidément ! – intitulé « Quelques réflexions, sans aucun ordre, sur Temps
public ».
L’adjoint de Jacques Pilhan y règle cette question morale, en quelques
phrases, sur la nature du travail mené cours Albert-Ier : « Il s’agit d’un
exercice d’intelligence, d’une posture esthétique. La recherche vise la
justesse, pas la justice, parce qu’il y a un transcendant – le client – qui nous
dispense de la question de l’éthique (comme un avocat, un médecin ou un
prêtre). » La conclusion de Jean-Luc Aubert claque comme une porte qu’on
referme : « Le problème de l’éthique se pose lors du choix du client. Ce choix
fait, la question éthique est généralement considérée comme réglée. »
Mitterrand-président-client : voilà la chaîne. Le logiciel de Pilhan est
destiné à la rendre inoxydable. Tout le reste est art d’exécution. Ce qui ne
veut pas dire que ce soit le plus facile car, là, interviennent des ingrédients
aussi peu prévisibles que l’actualité, le caractère des hommes, l’humeur du
temps ou le jeu des ambitions contradictoires. 1985, pour cela, est une année
de transition, dès lors qu’on ne se laisse pas aveugler par la lumière de « Ça
nous intéresse, monsieur le Président ». Derrière le chef-d’œuvre, il y a des
ajustements, des rectifications, des remords, comme on dit en peinture. Trois
événements – la démission de Rocard, le trouble de Fabius et surtout, entre
eux deux, l’attentat contre Greenpeace – sont l’occasion pour Jacques Pilhan
de vérifier la pertinence de ses méthodes, leurs difficultés d’application et,
parfois aussi, les limites de sa propre influence.
4 avril 1985. En pleine nuit, à 2 h 12 du matin, Michel Rocard claque la
porte du gouvernement. Le ministre de l’Agriculture entend ainsi protester
contre la décision de François Mitterrand d’instaurer la proportionnelle pour
les élections législatives de l’année suivante. C’est à ses yeux un moyen
pervers et dangereux de lancer Le Pen et ses sbires dans les pattes de la
droite. Pour banaliser l’événement qui a pris tout le monde de court – Jacques
Pilhan le premier –, le Président choisit de remplacer Michel Rocard par un
simple conseiller élyséen, Henri Nallet. Jupitérien en diable, magnanime et
un brin méprisant, il est dans le rôle dessiné à Temps public, sans qu’on ait eu
besoin de lui tenir la main.
Ce qui n’est pas le cas, en revanche, du nouveau ministre. Henri Nallet
est un novice en politique. Et c’est peu de dire qu’il angoisse. Depuis
plusieurs années, il est à l’Elysée, avec Gérard Colé, un des correspondants
préférés de Jacques Pilhan qui apprécie sa précision et sa connaissance du
monde agricole, si utiles dans la gestion des voyages du Président en
province. A peine nommé, Henri Nallet reçoit un coup de fil, ô combien
pilhanesque ! 1. « Je suis heureux pour toi » ; 2. « Ça aurait dû se faire il y a
six mois » ; 3. « Si je peux t’aider… »
En trois temps, trois mouvements, Jacques Pilhan lui indique donc
l’essentiel, c’est-à-dire son pouvoir. Son rôle de communicant lui donne voix
au chapitre dans la sélection du personnel ministériel. Avec un droit de suite
clairement revendiqué. Le soir même de son entrée en fonction, Henri Nallet
déboule cours Albert-Ier, pour une première leçon de maintien. Son vrai
baptême du feu doit avoir lieu lors des questions d’actualité à l’Assemblée
nationale. Jacques Pilhan sera son coach : « Tu oublies Rocard. Tu la joues
technique. Tu les impressionnes calmement par ta maîtrise des dossiers. » Et
ça marche !

Quand Fabius devient bête


Dans un registre différent, le conseiller en com du président de la
République est également un des acteurs discrets de cette curieuse séquence
de l’automne 1985 au cours de laquelle Laurent Fabius commet deux
énormes faux pas qui altèrent un peu plus ses relations avec François
Mitterrand. Le 27 octobre au soir, le Premier ministre débat sur TF1 avec le
leader du RPR, Jacques Chirac. Jacques Pilhan n’est intervenu ni dans la
décision, ni dans la préparation de ce face-à-face calamiteux, entièrement
géré par les équipes de Matignon. Laurent Fabius a sous-estimé son
adversaire. Il s’est laissé prendre au piège d’une agressivité qui apparaît vite
comme une marque de suffisance. Devant sa télévision, Jacques Pilhan a
assisté au match, le sourire aux lèvres, et c’est sans déplaisir qu’il entend, le
lendemain, François Mitterrand tirer devant lui la leçon de ce superbe raté :
« Fabius était comme quelqu’un qui a appris un rôle à l’avance et qui ne se
rend pas compte qu’il s’est trompé de pièce. »
Entre grands monstres de la scène politique, décidément, on ne se fait pas
de cadeau. Dans cet épisode, Jacques Pilhan vérifie, une fois encore, que le
verdict de la presse – le seul qui compte, à ses yeux, puisqu’il installe
l’opinion – est entièrement dicté par les sondages. A chaud, les quotidiens du
matin sont encore dans l’expectative. Donc dans un semblant d’équilibre.
Mais il suffit que dans l’après-midi tombent des enquêtes qui disent le
jugement critique des téléspectateurs pour que tout bascule instantanément.
Pour Laurent Fabius, c’est la curée. Il avait été dominé. Le voilà écrasé. A
Temps public, on tente de bloquer, avec Jean-Marc Lech, la sortie d’un
sondage Ipsos particulièrement cruel pour le chef du gouvernement. « En
vain », jure Jacques Pilhan.
Laurent Fabius – « le roi des médias », comme dit ironiquement François
Mitterrand – aura d’autant plus de mal à refermer cette séquence qu’au lieu
de lever le pied, il va n’avoir de cesse qu’il ne corrige le tir. A ses risques et
périls. Pour Jacques Pilhan, c’est un condensé du mystère Fabius. Il ne
parvient pas à comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse devenir
aussi maladroit dès que son image est en jeu. La période est particulièrement
compliquée pour les deux têtes de l’exécutif. Le 21 novembre 1985, le
président de la République s’est pris à son tour les pieds dans le tapis en
tenant une conférence de presse destinée à caler sa stratégie, à six mois des
élections législatives. A Temps public, on lui a vivement déconseillé ce
« rendez-vous trop attendu » dont il ne peut maîtriser ni le scénario, ni le
questionnement. Résultat, François Mitterrand, au lieu de rester sur les
hauteurs jupitériennes, va passer près d’un tiers de son propos à répliquer,
non sans peine, à des journalistes obsédés par un seul sujet : l’ouverture des
chaînes hertziennes à la télévision privée. La Cinq de Silvio Berlusconi, en
l’occurrence !
Or, c’est précisément le moment que choisit Laurent Fabius pour ouvrir
un nouveau front au sommet de l’Etat, à propos de la visite en France du
général Jaruzelski, l’homme de la normalisation polonaise. Le 5 décembre
1985, devant les députés, le Premier ministre se dit « troublé » par cette
invitation qui attente à l’idée qu’il se fait des Droits de l’homme. Ce devait
être, à ses yeux, un démarquage. Cela apparaît comme un crime de lèse-
majesté. « Et pourtant, il est intelligent… », commente le président de la
République, devant Jacques Pilhan, au retour d’un voyage officiel aux
Antilles que Laurent Fabius a gâché par son initiative intempestive. Mais à la
différence des conseillers de l’Elysée, tels Jean-Louis Bianco ou Jacques
Attali, qui plaident pour que la foudre s’abatte sur Matignon, Jacques Pilhan
joue la carte de l’apaisement. Sinon de l’oubli ! La clé de cette préconisation,
il la livrera, parmi les siens, dans son antre du cours Albert-Ier, en des termes
qui sont un condensé de ses règles de com : « Entre le président de la
République et le chef du gouvernement, il y a une hiérarchie naturelle qui
découle de la nomination du second par le premier. Elle doit être respectée et
soulignée à chaque occasion. Mais toute rupture est un échec que l’opinion
fait payer aux deux protagonistes. Elle n’est envisageable que si le Président
est au sommet de sa forme. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Il faut donc
passer à autre chose. »
Jacques Pilhan, tel qu’en lui-même. Homme d’ordre et de méthode. Froid
et réaliste. Fidèle, en tout cas, à la note en quinze points qu’il a rédigée
quelques mois plus tôt et qui lui sert désormais de viatique quand surgit
l’événement. A l’Elysée, son attitude en a étonné plus d’un. On le croyait le
meilleur ennemi de Laurent Fabius et voilà qu’au moment de sa faute
magistrale, il plaide la clémence. Certains y voient la marque d’un
tempérament tacticien. Sans comprendre que, à cet instant déjà, Jacques
Pilhan vit dans l’unique obsession de préserver l’image présidentielle, à
l’approche des législatives de mars 1986 et d’une si prévisible cohabitation.
Et puis, surtout, les étonnés de l’Elysée montrent qu’ils n’ont toujours pas
compris le mode de fonctionnement d’un homme qui pourtant ne cache plus
grand-chose sur sa manière d’agir. Notamment en temps de crise.
1985. Entre la démission de Michel Rocard, au printemps, et le
« trouble » de Laurent Fabius, à la fin de l’automne, c’est l’année d’une crise
estivale qui manque d’emporter le gouvernement, son chef, et même le
président de la République. Pour décrypter Jacques Pilhan, l’affaire
Greenpeace est aussi importante que l’émission « Ça nous intéresse… ». Elle
montre le double visage d’une politique de com qui à la fois gère l’offre –
c’est le positionnement symbolique du Président – et répond à la demande –
quand l’urgence s’en fait ressentir. L’affaire Greenpeace, vue du côté Pilhan,
est l’illustration parfaite de ce que doit être le rôle d’un communicant au seul
service du chef de l’Etat.
Le 10 juillet, lorsque le bateau de l’organisation écologiste explose dans
la baie d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, tuant net un photographe de presse,
le patron de Temps public s’apprête à partir en vacances. Sa grande affaire du
moment est la gestion de la traditionnelle interview présidentielle, à
l’occasion de la fête nationale. L’année a été belle. Jupiter est en forme.
Pourquoi bouder son bonheur ? A Temps public, l’ambiance est estivale. On
s’est beaucoup amusé des dernières propositions d’Yves Mourousi qui, dans
l’élan de son émission réussie, multiplie les feux d’artifice. Et pourquoi pas
animer, en direct, sur TF1, un Conseil des ministres ? Et pourquoi pas
transformer la garden-party de l’Elysée en un gigantesque bal des pompiers,
populaire et festif ? A côté de tout cela, une bombe qui explose à l’autre bout
de la planète est une péripétie qui ne mérite pas qu’on s’y attarde trop
longtemps.
Lorsque l’alerte sonne, quelques jours plus tard, et qu’il devient évident,
vers la fin juillet, que l’effet de souffle de l’explosion d’Auckland est en train
d’arriver jusque sur les berges de la Seine, le premier réflexe de Jacques
Pilhan est d’aller à l’Elysée, avec Gérard Colé, pour conseiller à François
Mitterrand un geste simple qui devrait suffire, selon lui, à arrêter l’escalade :
la démission immédiate du chef des services spéciaux. Vieille théorie du
fusible que le Président écoute ce jour-là d’une oreille distraite. Il n’est
d’ailleurs pas certain que celui qui la lui a conseillé ait été totalement
persuadé de l’efficacité de ce geste d’autorité. Quand il retourne à son bureau,
sa préoccupation essentielle n’est d’ailleurs pas d’enquêter pour savoir ce qui
s’est réellement passé, le 10 juillet à l’aube, mais de comprendre l’état exact
de l’opinion face à cette ténébreuse affaire.
Officiellement, elle désapprouve et commence à s’indigner. La belle
affaire ! On retrouve là une des règles de base d’une méthode de travail
instaurée à Temps public. Le sondage quantitatif n’y est jamais considéré
comme un point de départ pour une juste compréhension du réel. Il s’intègre,
en effet, dans un système en boucle où les sondés répètent ce que disent les
commentateurs de presse, lesquels reprennent et amplifient leurs jugements
initiaux, avec la conviction qu’ils expriment l’opinion des Français. Pour le
communicant, ce n’est donc pas un instrument adapté. A la limite, ce peut
être une arme de manipulation, destinée à crédibiliser une stratégie lorsqu’on
fait fuiter le sondage au moment opportun. Mais c’est une autre histoire…
Le sondage « quantitatif » qui éclaire, l’enquête « qualitative » qui
précise et l’intuition qui, au final, invente la solution : pour Jacques Pilhan,
cet enchaînement-là, qui plaît tant à ses confrères, est la formule de l’échec
garanti. Pour bâtir ses stratégies de communication, il opère un renversement
radical. D’abord l’intuition, ensuite des « qualis » à hautes doses afin de
vérifier que les ressorts de l’opinion sont bien là où on l’imaginait. Et enfin
seulement, le « quanti », pour d’ultimes vérifications et éventuellement
quelques manipulations appropriées.
Greenpeace ? Une péripétie !
Dans l’affaire Greenpeace, tout a donc commencé selon des règles que
Jean-Luc Aubert a décrites dans ses « Quelques réflexions, sans aucun ordre,
sur Temps public » : « L’analyse est essentiellement orale. Comme une
machine qui fabrique son énergie en avançant, les idées se forment en parlant.
La méthode est verbo-motrice : données de base, associations, éloignement,
accélérations, étirement, ellipses, métaphores. » Au milieu de l’été 1985,
alors que la presse s’enflamme et que le gouvernement s’agite comme une
mouche sous le bocal, Jacques Pilhan et son complice s’enferment pour de
longues heures de brain-storming où on décortique l’affaire dans toutes ses
dimensions.
Greenpeace et le Président. L’image de l’un et le statut de l’autre. Une
organisation anglo-saxonne et le chef de l’Etat français. Le contre-pouvoir et
le pouvoir. La bombe d’Auckland et les essais nucléaires de Mururoa. Avec,
au final, l’intuition que le cœur du problème n’est pas que François
Mitterrand ait donné l’ordre – fût-ce du bout des lèvres – de détruire le navire
de Greenpeace mais que l’opération ait été un fiasco puisque certains des
agents chargés de l’opération croupissent dans les prisons néo-zélandaises.
D’où la question centrale qui n’est pas « comment nier » mais « comment
assumer ». Autrement dit, comment montrer que le Président était dans son
rôle, comme maître de la défense, en préservant la politique nucléaire de la
France ?
Jacques Pilhan, dans ce genre de situation, est un amoraliste absolu. Il ne
se demande pas si l’opération contre Greenpeace était ou non justifiée. Il ne
s’arrête pas sur le sort du photographe tué dans l’explosion. Il n’a en ligne de
mire que l’intérêt personnel du Président. Son intuition lui fait croire que son
statut le protège. C’est exactement ce que vont confirmer les entretiens non
directifs commandés en urgence. Lorsqu’il les examine de près, Jacques
Pilhan comprend, début août 1985, que l’opinion compatit mais que, dans ses
ressorts profonds, elle estime que le Président était dans son rôle en laissant
agir les services secrets placés sous ses ordres. Lorsque, enfin, il fait réaliser
des sondages quantitatifs, le maître de Temps public oublie l’affaire
proprement dite pour ne vérifier que l’adhésion de l’opinion à la politique
nucléaire de la France, donc aux essais de Mururoa. Or celle-ci est massive.
L’opération exfiltration de François Mitterrand peut alors commencer.
Le sort de Charles Hernu, ce vieil ami du Président, qui au ministère de la
Défense ment comme un arracheur de dents ? Les contorsions de Laurent
Fabius contraint de gérer, à Matignon, un dossier dont il sent bien qu’il ne
connaît pas toutes les pièces ? Les parties de billard à cinq bandes dont Pierre
Joxe à l’Intérieur s’est fait une spécialité ? Pour Jacques Pilhan, ce sont
désormais des détails. Le Président jupitérien a une porte de sortie. La clé
n’est pas à Auckland mais à Mururoa. C’est là qu’il faut aller. C’est là qu’il
faut se montrer. Non pas pour s’excuser. Mais pour persévérer.
La « fenêtre de tir » est fixée au 13 septembre 1985. Avec un prétexte :
l’installation sur place d’un conseil supérieur du Pacifique Sud. Sa présidence
est confiée à Régis Debray qui n’avait rien demandé et qui se voit subitement
chargé d’une mission dont tout le monde sait bien qu’elle constitue un leurre.
Au cours de cette visite éclair, François Mitterrand prononce des mots que
son porte-parole, Michel Vauzelle, répète soigneusement à la presse : « La
souveraineté de la France ne peut être remise en cause. Personne ne peut se
substituer à sa volonté lorsqu’il s’agit de ses intérêts dans le Pacifique, sauf à
apparaître comme un adversaire. » Dans cette séquence, dont Jacques Pilhan
et Gérard Colé sont allés présenter le moindre détail au Président dès le
10 septembre 1985, il y a surtout une application concrète des règles de com
chères au patron de Temps public : « surprise », « risque », « choix du
moment juste », « concentration ».
Sur le papier, tout est prêt. Le voyage présidentiel est annoncé par un
court communiqué rédigé de la main même de Jacques Pilhan. Il suscite illico
des commentaires journalistiques, « dans la droite ligne symbolique »
attendue par son auteur. Le Président emprunte le Concorde afin de faire
l’aller et retour entre Paris et la Polynésie en moins de trois jours. Et puisqu’il
faut bien imaginer des escales, la première est fixée à Kourou, en Guyane, où
la France s’apprête à lancer une fusée Ariane. Jacques Pilhan ne néglige ni les
symboles, ni la manière dont ils peuvent s’articuler avec le calendrier. Un
Président filant à travers les airs pour aller réaffirmer la voix de la France
dans le Pacifique, tout en célébrant, dans un département d’outre-mer, la
perfection de sa technologie : dans le genre, il est difficile de faire mieux.
Après coup, à l’heure du bilan, même l’échec, en direct, du lancement de
la fusée Ariane qui s’abîme dans l’Océan sous les yeux de François
Mitterrand, sera considéré par Jacques Pilhan comme un simple contretemps.
A Temps public, on a négligé l’avertissement des scientifiques qui avaient
prévenu que, d’un point de vue statistique, un pépin était toujours possible. A
Kourou, François Mitterrand a flotté. On n’est pas passé loin d’une vraie
catastrophe médiatique. Avec Gérard Colé, le Président l’a gérée au plus près,
sauvant du même coup l’ensemble d’un voyage qui, avec un peu moins de
réflexe, n’aurait pas refermé la séquence Greenpeace mais entretenu celle de
la « scoumoune présidentielle », pour reprendre le titre du billet de Claude
Sarraute dans Le Monde.
Le 15 septembre 1985, ce n’est donc pas un Président loser mais un
Président « qui a la pêche » (dixit Jacques Pilhan) qui, de retour à l’Elysée,
tire devant une centaine de journalistes les leçons de sa virée à Mururoa. La
conférence de presse a été convoquée un dimanche. Elle est retransmise en
direct sur TF1 et Antenne 2. Jupiter n’attend pas. Jupiter ne laisse à personne
d’autre que lui le soin du commentaire. La veille, Jacques Pilhan a dîné avec
Gérard Colé et Jean-Luc Aubert. L’ambiance est joyeuse. Les trois hommes
ne se reprochent qu’une seule chose : ne pas avoir rédigé, avant son départ de
Paris, la réaction qui aurait dû être celle de François Mitterrand en cas
d’échec du lancement d’Ariane.
Faute d’inattention. Mais qu’importe. Pour eux, Greenpeace, c’est
terminé. François Mitterrand est tiré d’affaire. Quelques jours plus tard, les
révélations du Monde sur « la troisième équipe » d’Auckland la relancera
pourtant jusqu’à provoquer la chute de Charles Hernu. Mais du seul point de
vue qui lui importe, celui des intérêts du Président, Jacques Pilhan dit, en
trois mots laconiques, devant ses compères, son bonheur, son soulagement et
sa satisfaction de voir que ses règles de com – celles de sa note en quinze
points – fonctionnent à merveille : « Fin de la péripétie. »
10
Et Mitterrand lança la foudre…

Ça devait bien finir par arriver. Un choc frontal, un désaccord de fond,


presque une brisure. Depuis qu’il travaille pour François Mitterrand, Jacques
Pilhan n’a jamais imaginé que cette collaboration serait un lit de roses. « Le
Président écoute 40 % de ce que je lui dis et c’est déjà beaucoup », dit-il
volontiers. Pour le convaincre, il faut argumenter, bien sûr. Il faut également
accepter ses jeux d’influences et de consultations croisées, cette manière de
préserver sa liberté en multipliant les acteurs d’un dossier. Il faut enfin éviter
la moindre improvisation, car à la première faille dans le raisonnement la
mâchoire du Président claque, sans pitié : « Ça ne tient pas la route, votre
affaire. »
Plus son influence grandit et plus Jacques Pilhan comprend qu’il n’a pas
le droit à l’erreur. On le surveille. On le jalouse. Et puis – c’est une loi que
cet ex-joueur de poker connaît mieux que quiconque –, en politique aussi, le
risque est à la hauteur de la mise. Voilà déjà quelque temps que le Président a
demandé qu’on surveille discrètement les sources de cet alchimiste dont la
précision l’étonne et l’intrigue à la fois. A l’Elysée, Jacques Pilhan n’a pas
que des amis. Jean-Louis Bianco, Jean Glavany et Christine Cottin – le
secrétaire général, le chef de cabinet et la conseillère chargée de la presse –
sont des relais efficaces et fidèles. Il y en a d’autres qui jouent en sens
contraire.
André Rousselet, le patron d’Havas, qui est le partenaire de golf préféré
du Président, a toujours trouvé que Jacques Pilhan était un faiseur. Son
successeur à la direction du cabinet élyséen, Jean-Claude Colliard, n’a jamais
été convaincu par les méthodes d’enquête de Temps public qui lui semblent,
de surcroît, extraordinairement coûteuses. Jacques Attali, enfin, que Jacques
Pilhan surnomme « la concierge » parce que son bureau est dans
l’antichambre de celui de François Mitterrand, ne supporte toujours pas cet
air de comploteur rigolard qu’il affiche, avec Gérard Colé, au sortir
d’entretiens dont il ignore la teneur.
Le premier gros clash entre le président de la République et son conseiller
en com date du 1er mars 1986. Il n’arrive pas par hasard. Il porte sur une
question essentielle qui met en jeu l’avenir de François Mitterrand, à moins
de trois semaines d’un événement qui semble aujourd’hui banal mais qui à
l’époque est perçu comme un grand saut dans le vide. Pour la première fois,
sous la Ve République, un Président va devoir affronter une Assemblée
nationale d’une orientation politique contraire à la sienne. Cela passionne les
constitutionnalistes, divise les politiques et inquiète l’opinion. La
cohabitation, puisque tel est le nom qu’on a donné à cette situation baroque,
est inéluctable. Elle avait failli se produire, lors des élections législatives de
1978, entre Valéry Giscard d’Estaing et une gauche que l’on croyait alors
invincible. François Mitterrand ne découvre donc pas la question. Mais il a
changé de rôle.
Hier, il était l’assaillant. Aujourd’hui, le voici assiégé. Avec Jacques
Pilhan, il n’a jamais vraiment cru qu’il pourrait éviter cette expérience
inédite. C’est du reste dans cette unique perspective que le maître de Temps
public a repositionné l’image présidentielle à partir de l’été 1984. Les
principales pièces du dossier sont à présent sur la table. La gauche va être
défaite. Mais dans quelle proportion ? Et quel sera surtout le rapport de
forces, à droite, entre les chiraquiens – plutôt cohabitationnistes – et les amis
de Raymond Barre qui, au nom d’une prétendue orthodoxie gaulliste,
n’imaginent pas qu’un Président désavoué puisse ne pas démissionner
aussitôt ?
Pour gérer ce grand choc, Jacques Pilhan a multiplié études et sondages.
Il en a tiré la conclusion que l’opinion souhaitait l’alternance mais redoutait
la crise. Bref, qu’une cohabitation sans drame était du domaine du possible.
Dans cette perspective, la seule question qui vaille – dès lors qu’on ignore le
verdict exact des urnes – est donc celle de l’installation de François
Mitterrand dans un registre qui lui permette d’abord d’encaisser la défaite
puis de conserver, à l’Elysée, les ressources d’un futur rebond. Sur le papier,
cette stratégie est celle que privilégie également le président de la
République. Sauf qu’au bord du gouffre, au moment décisif, les deux
hommes en tirent, en termes de communication, des conclusions
diamétralement opposées. De cet affrontement, rien n’a jamais filtré. Sans
doute parce que le conseiller en est sorti vainqueur.
François Mitterrand, ce 1er mars 1986, n’a qu’un mot à la bouche :
dramatisation. A la veille de sa dernière intervention télévisée, dans une
campagne législative où il n’est pas resté « inerte », il veut frapper un grand
coup en montrant à ses adversaires que la cohabitation qu’il accepte n’est pas
une résignation. Il veut se battre, manifester une fois encore qu’il ne cédera
pas un pouce de ses prérogatives constitutionnelles. Autant d’intentions que
Jacques Pilhan partage. A un détail près ! Pour afficher sa détermination,
François Mitterrand entend intervenir, en direct, sur les trois chaînes de
télévision, à 20 heures. A Temps public, en revanche, on a concocté depuis
plusieurs semaines, avec Yves Mourousi, sur TF1, une nouvelle version de
« Ça nous intéresse, monsieur le Président ».
Derrière cette divergence sur la forme se cache un désaccord majeur,
d’ordre stratégique. Pour Jacques Pilhan, le Président est en train de perdre
ses nerfs. Cette « jouissance dans l’adversité » qui est le propre des grands
combattants ne lui semble pas adaptée à la situation. En solennisant son
ultime prestation télévisuelle, le Président commet, à ses yeux, une erreur
majeure. En dramatisant, « il surligne », sans voir que les Français ont déjà
compris sa posture et qu’en la réaffirmant à ce point il manifestera plus une
inquiétude qu’une détermination. Avec, comme effet prévisible, de
« ressouder la droite », alors que l’objectif, dans la dernière ligne droite de la
campagne, est de la « déstabiliser ». Les ambitions contraires qui animent ses
chefs et les attentes contradictoires de son électorat sont autant d’atouts qu’il
serait sot de ne pas attiser en offrant une cible aussi explicite. « 30 %
d’indécis » : voilà l’enjeu des dernières semaines de campagne, plaide
Jacques Pilhan. Qu’ils aillent dans un sens ou dans l’autre et l’équation de la
future cohabitation en sera tout entière modifiée. A quoi bon cliver, quand on
peut encore rassembler ?
Pour convaincre François Mitterrand, Jacques Pilhan va quasiment
camper, trois jours durant, entre le 28 février et le 1er mars, dans le bureau de
Gérard Colé à l’Elysée. C’est qu’il faut être là en permanence. Surtout ne pas
laisser la moindre marge aux influences contraires. Mettre François
Mitterrand sous pression. Plaider, plaider sans cesse, tant le risque est grand
de voir le Président céder à ses pulsions. Au bord du gouffre – « j’ai cru que
j’allais crever », dira-t-il plus tard – Jacques Pilhan livre, dans ces moments
d’une tension inouïe, un des combats les plus violents de sa carrière. C’est
surtout la première fois qu’il affronte, sans fard, le chef de l’Etat. S’il perd,
c’en sera fini de son influence. S’il échoue, c’est la cohabitation qui partira
sur une mauvaise pente.
Tandis que le patron de Temps public fait le siège de l’Elysée, un
émissaire de son équipe est chez Yves Mourousi pour mettre la dernière main
à une émission prévue le 2 mars au soir et dont nul ne sait encore si elle aura
vraiment lieu. Régulièrement, Jean-Luc Aubert téléphone pour rendre compte
de sa mission. Tout est sur les rails. Le présentateur de TF1 a travaillé sur ses
fiches durant la nuit entière. L’émission doit durer deux heures, « sans
images annexes, ni gadgets ». Rien que de la politique « mais sur un rythme
mourousien » (sic), avec « des questions urgentes, qui purgent », sans
inquiéter. « La télé transpire », confie Yves Mourousi, désormais plus Pilhan
que Pilhan lui-même, lorsque celui-ci écrivait qu’« à la télé, le spectacle
relationnel est plus fort que le contenu ».

A deux doigts de la catastrophe


Le 28 février 1986, en fin d’après-midi, lorsqu’il sort du bureau de
François Mitterrand, Jacques Pilhan pense que « c’est foutu ». En fin de
soirée, vers minuit, un long coup de fil du Président, manifestement
« désorienté », lui redonne un mince espoir. Quand les deux hommes se
revoient à l’Elysée, le lendemain matin, rien n’est encore décidé. A 12 h 45,
Jacques Pilhan a gagné. « On a le feu vert », dit-il d’une voix épuisée à Jean-
Luc Aubert afin qu’il prévienne Yves Mourousi. Le 2 mars à 20 h 30,
François Mitterrand, en majesté, répond d’une voix calme et déterminée aux
questions de son interlocuteur.
Il est le Président et il entend le rester. Sur tous les sujets, nationaux et
internationaux, il dit sa ligne et ses intentions. Comme d’habitude. La
cohabitation ? C’est un dossier parmi d’autres. Et c’est précisément pour cela
qu’il peut lâcher, en une phrase, une menace qu’à droite on enregistre cinq
sur cinq : « Je préférerais renoncer à ma fonction plutôt qu’aux compétences
de ma fonction. » C’est exactement ce que souhaitait Jacques Pilhan. La
menace tranquille d’un Président serein. Pour que cela soit dit et entendu, il
fallait que cela soit enrobé et non pas assené. Merci Mourousi !
Jacques Pilhan a eu peur. « On est passé à deux doigts de la
catastrophe », dit-il au lendemain de l’émission. Bien sûr, le plus dur reste à
faire. Le 16 mars, les Français vont voter. Personne ne sait quelle sera
l’ampleur de la défaite de la gauche. Même si la proportionnelle est là pour
amortir le choc, bien malin celui qui peut le prévoir. « Fabius et Jospin disent
qu’avec six mois de plus on aurait pu gagner », raconte Jacques Pilhan qui
ajoute, un brin amer : « Ils auraient pu y penser plus tôt au lieu de se
chamailler, dans l’espoir d’hériter un jour les dépouilles de Mitterrand. »
Mais c’est une autre affaire. En ce bref instant de soulagement, plutôt que de
pleurer sur le lait renversé, il préfère s’interroger sur ses méthodes de travail
et l’efficacité du dispositif qu’il a mis en place depuis plus de deux ans.
Avec d’abord une question : ce qui vient de se passer ne démontre-t-il pas
qu’une présence constante à l’Elysée est parfois préférable à cette distance
dont il a longtemps théorisé l’efficacité ? Depuis le début janvier 1986,
Gérard Colé n’est plus un clandestin. Il est officiellement « conseiller du
Président ». Passé les élections législatives, son nom sera cité comme celui
d’un possible porte-parole de l’Elysée. Jacques Pilhan se demande également
si la cohabitation ne rend pas nécessaire qu’il saute lui aussi le pas en
s’installant lui aussi au Château, au plus près du Soleil. Ce n’est qu’une
interrogation. Ce n’est pas la dernière fois qu’elle traverse l’esprit de Jacques
Pilhan qui montre, ce faisant, un trait de son caractère. Pas de schéma
préétabli, pas de tabous. Même quand il s’agit de lui.
Pour le maître de Temps public, l’épisode du 1er mars 1986 a la valeur
d’une expérience grandeur nature. Sans doute a-t-il été pénible et indécis
jusqu’au bout. Mais il confirme également une de ses thèses fondamentales,
et cela le rassure plus que tout. En matière de communication, l’essentiel
repose sur la définition initiale d’une bonne stratégie. Si le positionnement du
client est juste, alors tout le reste s’ensuit, comme une évidence, avec une
force presque irrésistible. Il l’avait expérimenté dans la campagne
présidentielle de 1981. Il le vérifie à nouveau dans l’épreuve. Bien sûr, un
dérapage inattendu, lié au caractère des hommes ou au poids de l’événement,
peut à tout instant perturber la partie. Mais le système mis en place est tel
que, plus on avance, plus il devient difficile de déroger aux règles qu’il a
contribué à instaurer. Si François Mitterrand a finalement cédé, au moment
décisif, c’est moins parce que Jacques Pilhan est un vendeur hors pair que
parce que, au bout du compte, le Président n’avait plus le choix, sauf à être
infidèle à ce qu’il était devenu.
Jacques Pilhan en reste convaincu : dans l’histoire du mitterrandisme, le
premier « Ça nous intéresse… » est une date clé qui marque le passage d’une
époque à une autre. Jusque-là, la question était : « Comment s’en sortir ? »
Désormais, elle est : « Comment être réélu ? » Insensiblement, le calendrier a
changé. Les législatives de 1986 cessent d’être un quitte ou double pour
devenir une étape vers le vrai rendez-vous de la présidentielle de 1988. Dans
les sondages, on a désamorcé les forces du rejet. Celles qui auraient pu mettre
fin à « l’expérience », comme on disait dans les premières années du
septennat. François Mitterrand est doté désormais d’un « statut symbolique »
qui ne le met pas totalement à l’abri mais qui lui permet au moins de déployer
une cohérence sans laquelle toute contre-offensive aurait été vaine.
A Temps public, ce nouveau statut a été enregistré au quart de tour.
« Dans l’émission de Mourousi, Mitterrand s’est retrouvé dans la posture
archétypale du chef, désirée par l’opinion, et cela dans une mise en scène
paradoxale de modernité. » Voilà pour le constat de base. La suite ? « Il faut
continuer sur l’axe : sécurité, fierté nationale, optimisme de l’individu qui se
bat seul contre tous. » La cible de ce « marketing de l’offre » ? « Les jeunes,
les cadres supérieurs, les décideurs, bref, les forces vives. » La méthode ? « Il
faut les cueillir au niveau de leur imaginaire pour les faire adhérer à une
symbolique qui contourne le réel qui n’intéresse plus personne. » Les
exemples de ce réel sans intérêt ? « La grisaille quotidienne, les luttes
politiques partisanes, le pessimisme de crise… » Dans ce chamboulement des
repères proposé à François Mitterrand, rien n’est épargné. C’est avec une
satisfaction sans bornes – et un tantinet amusée – que Jacques Pilhan repère
dans une étude qualitative que « des items gaulliens » sont désormais
attribués au vieil adversaire du Général : « capacité de résistance, cynisme
politique, indépendance nationale ».
La traduction politique d’un tel positionnement est, dès lors, évidente.
Les portes sont en train de se refermer sur tous ceux qui spéculaient sur un
départ rapide du chef de l’Etat. Pas d’alternative à gauche, puisque Laurent
Fabius, ce héros trop pressé d’un socialisme moderne, est remis à sa place du
jour même où François Mitterrand reprend la sienne. Pas d’alternative,
surtout, à droite – tout au moins à court terme – puisque
l’anticohabitationnisme théorique de Raymond Barre se trouve
progressivement vidé de sa substance et que la tentation du coup de force
légal, toujours présente dans la tradition chiraquienne, vient de perdre ce qui
faisait sa force. A cela, Jacques Pilhan ajoute un dernier élément nommé Le
Pen sur lequel il s’appuie pour installer – vieille intuition exprimée dès
l’automne 1984 – une polarisation « du genre Pétain/de Gaulle ».
Il y a là toutes les pièces d’une partie que François Mitterrand comprend
à merveille, sans avoir besoin pour cela des conseils d’un homme de
communication, fût-il stratège hors pair. En revanche, la patte de Jacques
Pilhan devient déterminante dès qu’il faut vérifier les marges dont dispose le
Président dans cette opinion publique sans laquelle on bâtit sur du sable.
Cette alchimie-là suppose de la précision dans l’observation et un vrai savoir-
faire dans ce que, à Temps public, on appelle la « déclinaison de la marque ».
Or, il apparaît désormais que la marque détermine la stratégie mitterrandiste.
Le Président-Jupiter, dans la perspective des élections législatives de 1986,
ne peut plus gagner. Sauf miracle ! Mais il ne doit pas perdre. Il doit être
celui qui garantit. Une sorte de « contre-pouvoir », attentif et bienveillant, qui
préserve l’essentiel (pour les Français) et la suite (pour lui-même). C’est la
formule du désintéressement absolu dans un intéressement radical. Ce que
Jacques Pilhan entend construire, devant l’opinion, est un oxymore politique.
Il a toujours pensé qu’en termes d’images ce mariage des contraires était
d’une puissance sans pareille. Hier, la Force tranquille. Demain, la
cohabitation de combat.

Chirac, bien entendu !


Cette ligne n’a de sens que si François Mitterrand trouve, dans la
campagne des législatives de 1986, les mots et les gestes aptes à le rendre à la
fois actif et intouchable. Pour Jacques Pilhan, tout cela est possible à
condition d’installer le Président, avant l’événement, dans la posture exacte
qui lui conviendra après qu’il aura eu lieu. Ou, mieux encore, dans celle qui
lui permettra de le surmonter puis de le retourner en sa faveur, quand viendra
l’heure du véritable affrontement, en 1988.
Esquissée durant l’été 1985, retravaillée en novembre de la même année,
la déclinaison concrète de cette stratégie de communication est bouclée à
Temps public, dans la deuxième semaine de janvier 1986. Pour cela, Jacques
Pilhan a reconstitué ses vieilles équipes en faisant revenir, aux côtés de Jean-
Luc Aubert et de Gérard Colé, des collaborateurs tels Christian Michel, Jean-
Pierre Grunfeld ou Brigitte Lech dont il s’était progressivement éloigné.
Pendant plus de huit jours, enfermés cours Albert-Ier, ils ont travaillé sans
désemparer, avec le sentiment d’une urgence absolue. La campagne de
François Mitterrand – sa campagne dans la campagne des législatives –
débute sur les chapeaux de roue dès le 17 janvier avec un grand meeting tenu
au Grand-Quevilly, sur les terres normandes de Laurent Fabius.
Le chef de l’Etat a planté le décor lors de ses vœux de fin d’année à la
télévision (« Je serai là pour assurer la continuité de nos institutions »). Il
s’apprête à verrouiller son dispositif en nommant Robert Badinter à la
présidence du Conseil constitutionnel. Le voici qui accélère, en passant
insensiblement d’un statut à un autre, et c’est précisément l’objet de toutes les
réflexions de Temps public. Comment entrer dans la mêlée sans descendre de
l’Olympe ? Le 23 janvier, Jacques Pilhan déjeune à l’Elysée avec François
Mitterrand et Lionel Jospin, le premier secrétaire du PS. Plus qu’un
débriefing du meeting du Grand-Quevilly, c’est l’occasion d’une dernière
vérification, d’un ultime cadrage. Le Président, le chef du parti, le conseiller
en com : cette articulation-là est la condition du succès. Lorsqu’il revient au
bureau, Jacques Pilhan a dans sa poche sa feuille de route, à quarante jours du
scrutin. Son obsession, il la livre sans détour : tenir la ligne, préserver la
cohérence de l’image présidentielle. Quoi qu’il arrive !
Dans ce genre d’opération, le patron de Temps public a une manière toute
personnelle de veiller au grain sans se mêler de tout. Son job, c’est d’abord
de scénariser les prestations publiques de François Mitterrand, et notamment
ses meetings. Il y a eu Le Grand-Quevilly. Il y aura Lille, chez Pierre Mauroy
– l’autre Premier ministre –, le 7 février, devant trente-cinq mille personnes.
Deux coups de tonnerre, pas davantage. Le « garant de la continuité des
institutions » devient « le garant de la cohésion sociale ». C’est une façon
d’agrandir son territoire et de justifier, en même temps, son intervention dans
la campagne.
Pour que le message soit compris, il faut avoir l’œil sur le moindre détail.
L’entrée en scène du Président : majestueuse, nécessairement majestueuse,
sur un long tapis rouge, entre deux haies de supporters – tenus toutefois à
l’écart –, sous un éclairage soigné, signé par l’increvable Alekan. Mais aussi
le parterre des invités, dans un curieux mélange de responsables politiques,
d’acteurs ou d’écrivains, tels Jack Lang, Coluche et Françoise Sagan. Le roi,
la foule, ses généraux et la Cour : c’est tout cela qu’il faut montrer. D’abord à
la télévision, puisque c’est la seule chose qui intéresse Jacques Pilhan. Dans
le car de régie, un de ses collaborateurs est chargé de surveiller le réalisateur
qui coordonne, pour les trois chaînes, la diffusion de l’événement. « Tu
entres, tu te plantes derrière lui et tu lui fixes la nuque. Ça devrait suffire. » A
Temps public, on a l’esprit pratique.
Autre innovation signée Jacques Pilhan : une affiche 4 × 3, clairement
distincte de celle du PS, à une époque où l’affichage commercial est
subitement un must qui grève les budgets des partis politiques et fait tourner à
plein régime le système délétère des fausses factures. Rue de Solferino, le
bras droit du premier secrétaire, Bertrand Delanoë, a confié à un publicitaire,
plutôt catalogué à droite, Daniel Robert, la réalisation d’une campagne (« Au
secours la droite revient ! ») que le patron de Temps public juge « vulgaire »
et « inutilement défaitiste ». Mais qu’importe ! L’occasion est trop belle de
souligner la différence présidentielle.
Le projet de Jacques Pilhan est présenté à François Mitterrand, le
31 janvier, à l’Elysée, dans la salle du Conseil des ministres, afin de lui
permettre de le juger avec le recul nécessaire. « Ça a de la gueule »,
commente le chef de l’Etat. Le visuel – un clocher en coin, sur fond de ciel
bleu-blanc-rouge – rappelle celui de 1981. « Avec le Président » : c’est
l’unique slogan d’une affiche où le visage de l’intéressé n’a pas besoin
d’apparaître pour être présent. « L’accroche, explique Jacques Pilhan,
n’annonce pas un programme mais constitue une invite à marquer
l’appartenance, voire l’adhésion à un homme et à sa fonction. »
Refus du portrait, refus de l’accroche publicitaire : le Président en
campagne ne fait rien comme les autres. Il est à part et partout à la fois. A
Temps public, on tient la ligne : « Il faut marquer la présence du Président
dans le choix qui va être fait sans l’impliquer plus que nécessaire dans le
débat législatif. » Cette campagne d’affichage, complétée par un spot, sera
donc brève. Cinq jours, pas davantage. Jacques Pilhan, qui a le sens du
rythme dès lors qu’il souligne une hiérarchie, veillera à ce que cette vague
soit la dernière vue par les Français avant le scrutin du 10 mars.
Au même moment, sur les dos de kiosque, apparaît une autre affiche dont
la réalisation a été suivie de près à Temps public. C’est la une de Globe. Le
mensuel, dirigé par Georges-Marc Benamou, a vu le jour en novembre 1985.
Juste au bon moment pour devenir le support officieux du « parti
mitterrandiste », comme dit si bien Jacques Pilhan. L’affiche de la campagne
est sans visage. La couverture de Globe est un portrait du Président signé
Kiki Picasso. C’est terriblement branché – ou plutôt « câblé », pour reprendre
le vocabulaire de François Mitterrand. Dans un premier temps, Globe avait
sollicité Andy Warhol, mais l’affaire a capoté. Pour Jacques Pilhan,
l’opération n’en est pas moins « géniale ». Il y voit l’équivalent papier du
premier « Ça nous intéresse, monsieur le Président ». Tout lui plaît dans ce
numéro d’avant-élection. De l’édito de Guy Konopnicki (« La gauche,
malgré tout ») au billet de Françoise Sagan (« Les déçus du socialisme sont
des traîtres, des ignorants et des lâches »). Lorsqu’il le referme, il a ces mots
qui disent son état d’esprit au moment où s’achève cette campagne électorale
sans équivalent dans l’histoire de la Ve République : « La France a changé.
La question est maintenant de savoir qui est tombé du train, à gauche comme
à droite, et où sont les fossiles des deux camps. »
Pour l’instant, il n’est plus temps d’agir. La campagne est finie et les
Français vont voter. Il faut attendre. Bientôt, tous les acteurs de cette partie
insensée vont changer de rôles. Tous, sauf un ! Et c’est bien là l’essentiel. Le
16 mars au soir, le Président restera le Président. Lorsque s’ouvre ce nouveau
chapitre de la saga mitterrandiste, le maître de Temps public est au cœur du
système, à l’Elysée. Pour la première fois de sa vie, il ne passe pas une soirée
électorale chez lui, devant son poste de télévision. Jacques Pilhan appartient
désormais au premier cercle du pouvoir. Il le savait déjà. Le vérifier, dans de
telles circonstances, est pour lui un bonheur sans pareil. C’est l’occasion
d’observer, et Dieu sait s’il aime ça ! C’est aussi un moyen de deviner la
suite, et Dieu sait si elle l’intrigue ! Drôle d’ambiance au Château. La gauche
est défaite mais c’est tout juste si elle ne sable pas le champagne. Avec 31 %
des suffrages exprimés, le PS a fait mieux que se défendre. Il y aura donc une
véritable opposition dans la nouvelle Assemblée nationale. La droite, RPR et
UDF confondus, n’a pas connu le triomphe qu’elle croyait. Sa majorité est
terriblement courte. Grâce à la proportionnelle, elle sera surtout flanquée d’un
groupe lepéniste qui, inévitablement, lui mordra les mollets. Pour François
Mitterrand, cette configuration parlementaire est la meilleure qu’il pouvait
espérer, dès lors qu’il avait abandonné l’espoir d’une victoire de son camp.
Voilà toutes les cartes rebattues. Pour un joueur comme Jacques Pilhan, une
telle main ouvre des perspectives inégalées. Encore faut-il ne pas se tromper
au moment d’entamer la partie.
L’entame ! C’est le plus important. Tout le reste en découle. A condition
toutefois de ne pas oublier qu’autour du tapis vert, il faut savoir bluffer et ne
pas retourner ses atouts plus tôt que de raison. Dans la cohabitation qui
commence, tout est à inventer. La Constitution est là. Elle fixe des
procédures. Elle encadre la partie. Mais les vraies règles du jeu restent à
découvrir. Elles dépendent entièrement du comportement des différents
acteurs, dans une bataille d’opinion qui est d’abord une bataille d’image.
Qui à Matignon ? Qui à la tête de l’ennemi ? Nommer le Premier ministre
– prérogative présidentielle –, c’est désigner le partenaire et la cible. Quand le
17 mars au matin Jacques Pilhan et Gérard Colé déboulent à l’Elysée,
François Mitterrand a déjà fait son choix. Inutile de finasser. Les Français ont
voté. Le chef du premier parti de la nouvelle majorité s’appelle Jacques
Chirac. C’est lui qu’il faut choisir comme chef du gouvernement. Dans
l’entourage présidentiel, certains élaborent encore des schémas compliqués.
Pourquoi pas Chaban ? Et si c’était Giscard ? Face à ses deux visiteurs,
François Mitterrand se garde bien de révéler son choix. « Alors ? » « Chirac,
bien entendu », répondent en chœur Jacques Pilhan et Gérard Colé. Plus
qu’une consultation, le Président vient de les soumettre à un examen de
passage. Les voilà tous les trois sur la même longueur d’onde. L’aventure
peut continuer.
Encore faut-il mettre en scène l’acte I. Pour cela aussi, François
Mitterrand et Jacques Pilhan ont les mêmes réflexes. La télé, à 20 heures, sur
les trois chaînes, en direct, derrière le pupitre Jupiter. Quand on ne biaise pas,
il faut faire vite et simple. Quand le choix est contraint, il faut le revendiquer,
haut et fort. Le texte de l’allocution présidentielle a un air d’évidence : « La
majorité est faible numériquement mais elle existe […] C’est donc dans ses
rangs que j’appellerai demain […] Je forme des vœux pour que la nouvelle
majorité réussisse […] Dans le respect scrupuleux de nos institutions, etc. »
C’est classique, sobre et bien fait. A Temps public, on n’a rien eu à dire – si
ce n’est opiner – dans cette séquence initiale. Le seul commentaire que se
permet Jacques Pilhan – et encore, en privé ! – est pour se féliciter d’avoir su
résister, trois semaines auparavant, à la dramatisation voulue par le chef de
l’Etat et qui aurait donné à son discours télévisé l’allure – ô combien
désastreuse – d’une capitulation.

Le mâle dominant
La suite, c’est un piège magistral qui, en moins de trois mois, va se
refermer sur Jacques Chirac et inverser, du même coup, les rapports de forces
au sein de l’exécutif. Le Premier ministre ne s’en remettra jamais. Le
14 juillet 1986, c’est le candidat à la future présidentielle qui laisse ainsi
échapper toute chance de victoire. Qui a inventé la manœuvre ? Qui le
premier a imaginé qu’il fallait d’abord endormir Jacques Chirac pour qu’il
s’engouffre, apparemment sans résistance, dans des projets économiques et
sociaux plus caricaturaux les uns que les autres ? Qui a compris que, pour
mieux l’enfumer, il fallait lui faire croire qu’il avait le champ libre sur la
scène intérieure et que les seules chausse-trapes viendraient de
l’international ? Qui, enfin, a eu l’idée perverse d’engager le fer un jour de
fête nationale, lorsque l’atmosphère est au rassemblement, avec le refus,
exprimé en direct à la télévision – et sans coup de semonce –, de signer les
ordonnances de privatisation ?
A l’évidence, tout cela porte la marque de François Mitterrand qui, pour
ce type d’opération, n’a guère besoin qu’on l’aide. Mais à l’évidence aussi,
tout cela a été béni par Jacques Pilhan, metteur en scène sourcilleux d’une
pièce entièrement écrite dans le bureau présidentiel. Dans les semaines qui
ont suivi le changement de majorité, les artificiers de Temps public se sont
attachés à rédiger la nouvelle « charte de communication » de François
Mitterrand, en temps de cohabitation. Le 24 avril, elle est prête dans ses
grandes lignes. « Intégrisme démocratique », « gestion de l’absence »,
« préparation d’une demande de retour » : tels sont ses axes principaux. « Le
leader est absent mais il émet sur un mode très signifiant et cela génère
frustration et désir », explique Jacques Pilhan. « Il convient de sortir
provisoirement de la télé, lieu de vulgarité, pour restaurer les médias chauds,
telles la radio et la presse écrite », ajoute-t-il. Ce qui suppose aussi qu’il sache
adopter « un style insolent et subversif » et qu’il montre qu’il incarne « la
règle » face aux « séculiers » du gouvernement.
En sortant de chez le Président, le jour où il était allé lui présenter cette
nouvelle « charte », Jacques Pilhan fait une confidence à Jean-Luc Aubert :
« Il faudrait qu’il refuse de signer quelques ordonnances. » On est alors à la
fin mai et le compte à rebours vient de commencer sans que, à Matignon, on
sente venir le coup. L’opération n’est pas aussi facile qu’on a pu le dire, après
coup. D’un point de vue constitutionnel, elle est jouable, mais d’un point de
vue politique, elle est risquée, compte tenu du rapport de forces avec la
droite. Face à l’opinion surtout – et c’est là qu’intervient l’expertise de
Jacques Pilhan –, elle peut avoir l’effet d’une bombe explosant au nez de
celui qui l’a fabriquée.
Comment en effet expliquer aux Français que l’avenir de quelques
entreprises industrielles et bancaires – aussi puissantes soient-elles – mérite
qu’on entame le contrat, signé sous leurs yeux, entre les deux têtes de
l’exécutif ? Comment assumer une crise au sommet de l’Etat dont rien ne dit
qu’elle ne débouchera pas sur la mort de la cohabitation ? Et dans ce cas,
quelle attitude adopter pour justifier ce qui risque d’apparaître comme une
perte de maîtrise chez un Président pourtant « garant de l’essentiel » ?
Comme d’habitude, c’est dans les sondages – « quantis » et « qualis » –
que le patron de Temps public va trouver un début de solution au problème
qui lui est posé. Sans doute les Français, comme l’écrit toute la presse,
plébiscitent-ils la cohabitation. Ce mariage des contraires est un rempart
contre l’extrémisme et une garantie de modération qui répond à leurs
aspirations. Mais, explique Jacques Pilhan, derrière cette approbation de
façade, on sent monter une inquiétude à l’égard de projets gouvernementaux
jugés contraires aux principes d’égalité. Tout cela est encore diffus. Si le
Président doit porter le fer, c’est bien évidemment en relayant ces craintes. Et
en enfilant du même coup ses habits de « garant de la cohésion sociale ».
Son intervention dans le dossier des privatisations de sociétés, dont
certaines sont publiques depuis la Libération, ne tape donc pas à côté de la
plaque. Il réaffirme ainsi son rôle protecteur, attendu par l’opinion, tout en
faisant vibrer une fibre gaullienne. Ce qui est une façon habile de reprendre
son statut de Président jupitérien. Le coût de l’opération ? Quand François
Mitterrand interroge Jacques Pilhan, à la fin juin, celui-ci ne lui cache pas
qu’il peut être lourd, même si la crise, au final, n’emporte pas avec elle la
cohabitation. « Avez-vous le choix ? ajoute-il cependant. Mais si vous restez
inerte, au moment où le gouvernement fonce tout droit dans le mur, vous ne
serez plus qu’une conscience momifiée et, à la rentrée, Raymond Barre
ramassera la mise. » Entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre. Dans
cette partie d’échecs, c’est une fois encore la perspective de la présidentielle
de 1988 qui explique le comportement des joueurs. C’est le vrai paradoxe
d’une opération qui va secouer la cohabitation pour ne pas laisser d’espace
politique à celui qui en est le principal contempteur !
Début juillet, François Mitterrand est à New York pour assister aux
cérémonies du centenaire de la statue de la Liberté. Une semaine plus tard, il
est en visite officielle à Moscou. « Tonton » parmi les grands ! Le hasard du
calendrier diplomatique a bien fait les choses. Alors que le Président
s’apprête à descendre sur la scène politique intérieure, le sourire aux lèvres et
la dague à la main, les images d’un défilé naval sur l’Hudson, avec Ronald
Reagan, ou d’un décollage de fusée à la Cité des étoiles, avec Mikhaïl
Gorbatchev, ont un effet apaisant qui ne sera pas de trop quand arrivera le
choc.
Tandis que le Président voyage, Jacques Pilhan, à Paris, fixe les derniers
détails de l’embuscade. Yves Mourousi, puisque c’est lui qui officie
traditionnellement sur TF1, le 14 juillet, est discrètement mis au parfum.
Dans le système Temps public, il est désormais une pièce essentielle. « Avec
lui, pas besoin de faire un dessin, reconnaît Jacques Pilhan. Il comprend au
quart de tour et il a même l’art d’optimiser les lignes qu’on lui suggère. » A
Temps public, on a également décidé que l’interview, cette fois-ci, n’aurait
pas lieu dans les jardins de l’Elysée mais dans le bureau de François
Mitterrand. Sur fond de drapeaux tricolores. Tout est fait pour présidentialiser
l’événement.
Le jour de la fête nationale, en fin de matinée, le chef de l’Etat quitte la
tribune où il vient d’assister au défilé militaire, à côté du Premier ministre. A
quelques centaines de mètres de là, Jacques Pilhan l’attend à l’Elysée.
Maquillage et ultimes réglages. A l’heure du déjeuner, le Président est en
piste. Un petit tour de chauffe, signé Mourousi, et c’est parti ! François
Mitterrand, pour justifier son refus de signer les ordonnances, n’oublie pas un
mot de son texte. Sa « conscience », « l’indépendance nationale », les grands
« principes » constitutionnels et, même, « la main de l’étranger »… Le
déroulé est parfait. Pour montrer sa grande magnanimité, le Président se paye
le luxe d’indiquer au Premier ministre la voie pour s’en sortir. Passez donc
par le Parlement où vous disposez d’une majorité fidèle et disciplinée !
La foudre est tombée mais, comme l’a conseillé Jacques Pilhan, elle est
enrobée de guimauve et de bons sentiments, afin que le téléspectateur
décrypte lui-même le sens de l’événement. A la fois geste protecteur, « acte
d’autorité dédramatisée » et rappel à l’ordre, sans intention homicide
explicite. Lorsque l’émission se termine, le maître de Temps public confie
avec un brin de cruauté : « On sait à nouveau qui est le mâle dominant. » Il ne
reste plus qu’à savoir comment va réagir le mâle dominé. Quand celui-ci
envoie, le soir même, à la télévision Edouard Balladur, ministre de
l’Economie mais surtout grand théoricien de la cohabitation, il est clair que la
guerre est évitée.
Le 17 juillet, Jacques Chirac s’invite sur les trois chaînes à 20 heures
pour confirmer qu’il s’incline afin de ne pas provoquer « une crise
politique ». Jacques Pilhan assiste à cette reddition, depuis l’Elysée, en
compagnie du Président. Sur la forme comme sur le fond, décidément, le
Premier ministre est « nul ». Il est tombé dans le premier trou qu’on a creusé
sous ses pas et, en plus, il invite les Français à assister en direct à ce gadin
politique qui en annonce tant d’autres. Pour Jacques Pilhan, c’est une
invitation à creuser davantage. Et encore plus profond !
11
Jospin, « un homme, un vrai »

Histoires de famille. François Mitterrand lui avait déjà envoyé son


épouse, Danielle, pour essayer de corriger, à grands coups de média-training,
ses interventions télé jugées calamiteuses. Un jour, il est allé plus loin. En
plein milieu d’une séance de travail à l’Elysée, le Président s’est levé, sans
donner la moindre explication. Lorsqu’il est revenu dans son bureau, il tenait
par la main une toute jeune fille. « Voilà, lui a-t-il dit. Je voulais te présenter
deux amis. Deux vrais amis : Gérard Colé et Jacques Pilhan. » Et puis il l’a
raccompagnée, sans ajouter un mot, dans le bureau mitoyen du secrétariat
particulier, avant de reprendre le fil de la conversation. Comme si de rien
n’était1.
Pour Jacques Pilhan, Mazarine était une rumeur. C’est désormais un
visage. Une silhouette d’adolescente. Pas davantage. Même à l’heure de
l’outing, à la fin du second septennat, en 1994, il restera à l’écart de cette
affaire privée. François Mitterrand voulait qu’il sache. Ou plutôt qu’il
comprenne, de visu. Sans doute pour qu’il intègre cette donnée – si on ose
dire – dans le décryptage de son comportement. Pour le reste, prière de
s’occuper de ce qui le regarde. C’est-à-dire de Dieu, en priorité, et, par la
même occasion, de cette guerre politique que se livrent, sans fard, ses deux
fils préférés, Laurent Fabius et Lionel Jospin. Autre histoire de famille…
En ce milieu de l’année 1986, alors que commence l’aventure de la
première cohabitation, le champ de vision de Jacques Pilhan s’est
considérablement modifié. Il y a encore quelques mois, il s’occupait du
Président en essayant – non sans mal ! – de coordonner l’activité de son
Premier ministre et des principales personnalités du gouvernement, dans le
cadre d’une communication globale. Ce temps-là est révolu. A Matignon et
dans les ministères, il n’y a plus que des ennemis, et le but du jeu est de les
faire trébucher à la moindre occasion. La gauche est une forteresse assiégée.
Dans son donjon de l’Elysée, le vieux roi dirige la manœuvre. Il est logique
que, dans pareil contexte, l’attention du maître de Temps public se soit portée
sur ce fortin jusque-là négligé et qui devient soudain une pièce essentielle de
la bataille : la rue de Solferino.
Jacques Pilhan n’est pas un familier du siège national du PS et de ses
principaux dirigeants. Manque de temps, manque d’intérêt, manque d’estime,
surtout. Le quartier général des « barbus », comme il dit, lui a longtemps fait
l’effet d’une maison morte, sorte de conservatoire de cette « vieille gauche »
à laquelle François Mitterrand devait échapper au plus vite s’il voulait
retrouver le contact avec l’opinion. Les racines familiales de Jacques Pilhan
sont communistes et sa culture, post-soixante-huitarde. Son adjoint, Jean-Luc
Aubert, est un ancien de l’UEC qui vote encore parfois pour les candidats de
la place du Colonel-Fabien. Gérard Colé a bossé pour l’appareil socialiste
sans jamais prendre sa carte. A Temps public, la chargée des études, Brigitte
Lech, qui passe pour « une militante » rose, est régulièrement brocardée, tant
ses réflexes et ses références semblent archaïques au reste de l’équipe. Si
Jacques Pilhan a des amis socialistes, c’est parce qu’ils sont d’abord
mitterrandistes. Seul cet étendard lui paraît acceptable.
Sa rencontre avec Lionel Jospin et la complicité qui va en découler,
jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, relèvent donc du hasard et de la
nécessité. Les deux hommes se sont à peine croisés lors de la présidentielle
de 1981. La première campagne de Temps public a été pour la liste ERE qui,
aux européennes de juin 1984, concurrençait directement celle du premier
secrétaire du PS. On a connu entames plus chaleureuses. A son poste, Lionel
Jospin s’est fait le gardien intransigeant d’un socialisme dont le modernisme
n’est pas la qualité principale. Sans doute finit-il toujours par obéir, bon gré
mal gré, aux directives de l’Elysée. Mais dans la mise en musique de la
nouvelle partition mitterrandiste, le premier secrétaire, par fonction et par
tempérament, fait partie de ceux qui plaident la parenthèse et l’adaptation,
hélas, inévitable. On est loin, très loin, de la révolution culturelle prônée à
Temps public.
Fabius ? Jospin ? Avec le premier, Jacques Pilhan partage une même
vision de ce que devrait être la gauche moderne. Lionel Jospin, en revanche,
lui fait l’effet d’un guerrier rugueux et un peu court, soucieux de ses
prérogatives, rétif au changement et peu intéressé par les questions de
communication. Mais, au final, le patron du PS n’est-il pas plus facilement
intégrable dans les plans de bataille concoctés à l’Elysée ? Au lendemain des
élections législatives de mars 1986, Jacques Pilhan vérifie cette intuition dans
les premières escarmouches de la cohabitation. Lorsqu’il rentre au bureau,
c’est toujours pour se plaindre du manque de coopération de Laurent Fabius.
« Ce type ne pense qu’à se protéger. » Lionel Jospin n’a pas ce défaut-là.
Début juin 1986, il a accepté de préparer, à Temps public, une « Heure de
vérité » qui marque le début de la contre-offensive mitterrandiste. La
performance laisse encore à désirer. « Tu mets trop de contenu dans tes
propos. Arrête de répondre comme si tu te justifiais. Cesse ces formules du
genre : je pense personnellement… » Pour Jacques Pilhan, Lionel Jospin est
un client mal dégrossi. Mais, au moins, il écoute, il progresse, et il ne
rechigne pas à cogner, lorsque c’est nécessaire. Quitte à durcir, au service du
Président, sa propre image publique, déjà fortement dégradée.
Voilà en fait plusieurs mois qu’entre Jacques Pilhan et le premier
secrétaire du PS les anciennes méfiances se sont progressivement estompées.
Au tout début de la campagne des législatives, lors d’un déjeuner de cadrage
organisé autour de François Mitterrand, ils se sont aperçus qu’à défaut d’être
toujours sur la même longueur d’onde ils avaient au moins la même vision de
la bataille. C’est dans ces moments-là qu’on se découvre des fraternités plus
anciennes et des liens qu’on n’imaginait pas. Jean Glavany, le chef de cabinet
du Président, est un intime de la tribu Pilhan. Cela tombe bien : c’est aussi un
proche de Lionel Jospin. Jean-Luc Aubert a bien connu Jean Pronteau, ce
grand résistant communiste qui, jusqu’à sa mort en juin 1984, a été le mentor
du patron du PS. Souvenirs, souvenirs…
Enfin et surtout, l’épouse du premier secrétaire, Elisabeth, n’a jamais
caché son admiration pour Jacques Pilhan qu’elle a croisé chez RSCG, quand
il faisait ses premiers pas dans la carrière. Lorsqu’ils se sont revus, ce dernier
a eu le tact – et l’habileté – de l’interroger sur ses activités de
psychosociologue sans évoquer une seule fois le nom de son époux. Il lui a
raconté la mise en place de sa nouvelle agence, ses méthodes de travail, son
bonheur d’être au service de l’Elysée. Il lui a aussi fait comprendre que les
portes de Temps public lui étaient grandes ouvertes. Elisabeth Jospin ne l’a
pas oublié.
Ce faisceau d’amitiés favorise une collaboration que François Mitterrand
juge essentielle pour la suite des opérations. Jacques Pilhan et Lionel Jospin,
jusque-là, pouvaient creuser leur sillon en parallèle. Ils fonctionnaient sur des
registres différents, et l’appréciation qu’ils portaient l’un sur l’autre ne prêtait
guère à conséquence. Le fait qu’ils se découvrent des atomes crochus, dans le
fracas des armes, au cours d’une campagne législative à haute tension,
bouleverse la donne dans le dispositif mitterrandiste. C’est d’ailleurs une des
clés pour la suite. Ces deux-là ne se comprendront jamais qu’au cœur de la
bataille. Dès que s’évaporera l’odeur de la poudre, ils retrouveront leurs
préventions initiales, sur fond de déception partagée. Mais on n’en est pas
encore là.

Lionel est-il présidentiable ?


La cohabitation est un combat de deux ans qui, inévitablement, prendra
fin avec la présidentielle de 1988. Le coup de tonnerre du 14 juillet 1986
marque le vrai début des hostilités. Quelques jours plus tôt, le Conseil
constitutionnel a annulé le scrutin législatif en Haute-Garonne. L’événement
n’a pas fait les gros titres des journaux. Cette élection partielle, fixée à la fin
septembre, s’annonce comme le premier test électoral de la mandature
Chirac. Mais elle n’est pas en mesure de modifier l’équilibre des forces à
l’Assemblée nationale. On a donc tourné la page un peu vite. Jusqu’à ce que
Lionel Jospin annonce publiquement son intention de conduire la liste
socialiste.
Adieu Paris ! Adieu la bande du 18e arrondissement ! Bonjour
l’aventure ! Pour le premier secrétaire du PS, député de la capitale depuis
1981, ce parachutage surprise marque la fin d’une époque. En Haute-
Garonne, les papys de la gauche cassoulet sont en train de dilapider un vieil
héritage socialiste. Pis encore, à Toulouse, un jeune maire de droite, lisse et
clean à la fois, nommé Dominique Baudis, impose progressivement son style
et ses équipes. Il est donc urgent d’envoyer sur place du sang neuf et une
autorité sans faille. Jacques Pilhan a suivi, dans ses moindres détails,
l’annonce de ce parachutage, encouragé par François Mitterrand. Il a vite
compris que dans l’esprit de Lionel Jospin il y a avait là davantage qu’une
simple opération de rétablissement de l’ordre.
Le 17 juillet, le premier secrétaire du PS n’est pas encore officiellement
candidat que déjà le maître de Temps public réfléchit avec lui aux grands
axes de sa campagne. A la fin du mois, il le rejoint à Eygalières, en Haute-
Provence, où il termine de courtes vacances chez son ami, le riche homme
d’affaires Richard Moatti. Trois jours plus tard, Lionel Jospin et Jacques
Pilhan filent en voiture à Toulouse pour de premières prises de contact.
Jamais ce dernier n’a suivi d’aussi près une campagne locale. C’est dire
l’importance qu’il lui accorde. Et pas seulement en raison de son écho
national. Le voilà au cœur de la jospinie, de ses réseaux et de ses amitiés dont
il ignorait tout, quelques mois auparavant. Elisabeth Jospin travaille
désormais à Temps public. Les créatifs de l’agence ont été mobilisés pour
cette aventure haute-garonnaise. Gérard Colé, qui a l’habitude de dire tout
haut ce que beaucoup pensent tout bas, a fait sourire Jacques Pilhan lorsqu’il
lui a demandé s’il croyait, lui aussi, que « Lionel » était à présent
« présidentiable ».
Poser la question, c’est déjà y répondre. Toujours un temps d’avance :
c’est la règle, à Temps public. Et c’est, du coup, la formidable ambiguïté
d’une campagne qui intervient alors que tous les acteurs du grand jeu
politique, à gauche comme à droite, cherchent leurs marques et s’imaginent
des rôles inédits. La cohabitation est un séisme souterrain qui a fait bouger
les plaques tectoniques du paysage partisan, et son onde de choc n’en finit
pas de produire des effets inattendus. Jacques Pilhan le vérifie chaque jour
dans ses éprouvettes. Lorsqu’il rentre du front, dans cette guerre larvée qu’il
livre quotidiennement aux côtés de François Mitterrand, c’est pour se
pencher, des heures durant, sur les résultats des enquêtes qu’il commande à
jets continus.
Un monde s’en va et ça ne l’étonne pas. Il faut en inventer un nouveau et
c’est sa grande obsession, dans l’urgence d’un basculement qui détermine, à
ses yeux, le sort de la bataille finale, en 1988. Avec Jospin, un nouveau PS ?
Avec Doubin, un nouveau radicalisme ? Durant l’été 1986, le relookage de la
gauche dans son ensemble, avec, en toile de fond, son redéploiement
idéologique, passionne Jacques Pilhan. Quand il n’est pas à Toulouse, il est à
Marseille, cet autre fief aux pieds d’argile où, derrière Robert Vigouroux, le
successeur de Gaston Defferre décédé au printemps, une nouvelle gauche
municipale est en train de voir le jour. Le 14 juillet, Jacques Pilhan a soufflé à
Yves Mourousi des questions sur les contours de la future majorité
présidentielle auxquelles François Mitterrand répond mollement, en dépit de
l’insistance de son intervieweur. Tout cela témoigne d’une curiosité et même
d’une inquiétude. La campagne de Haute-Garonne tombe à point. C’est
l’occasion d’une vérification sur le talent d’un homme, la force d’un parti et
l’état d’esprit de l’opinion.
Curieuse campagne, au demeurant, qui va d’ailleurs laisser à Jacques
Pilhan un souvenir mitigé. Pendant près de deux mois, il découvre un Jospin
qu’il n’imaginait pas. Plus tourmenté et plus timoré qu’on n’avait bien voulu
le lui dire. Le dérèglement thyroïdien dont souffre alors le premier secrétaire
a altéré son caractère. Il est, de surcroît, à un tournant de sa vie affective et
politique, y compris avec ses ex-camarades de l’extrême gauche lambertiste.
Un jour il est charmant, drôle, séducteur. Le lendemain, il est fermé comme
une huître.
Pour l’affiche de campagne, Jacques Pilhan a convoqué une amie de
Jean-Luc Aubert, spécialiste des photos à gros grain. Il a en tête le visuel du
cow-boy de Marlboro, symbole d’une virilité assumée. Pour l’occasion,
Lionel Jospin a accepté de porter une chemise en jean bleu, mais face à
l’objectif il se cabre. Impossible de lui arracher le moindre sourire. La séance
s’éternise, dans un climat pénible, jusqu’à ce que Richard Moatti ait l’idée de
se déguiser en travelo. Quand il apparaît, soudainement, dans le champ de
vision du candidat, celui-ci se déride un court instant. Clic-clac. Jacques
Pilhan peut respirer.
Un mois plus tard, le maître de Temps public est de retour à Toulouse
pour proposer à Lionel Jospin un ultime slogan, destiné à une campagne
d’affichage en forme d’apothéose. Contre Dominique Baudis, « le beau et le
bon jeune homme », Jacques Pilhan, qui n’a pas froid aux yeux, a décidé
d’installer son champion dans la posture symbolique de « l’homme couillu ».
Le chef de la droite se présente comme le héros du « pays occitan ». Le
parachuté de la gauche lui répondra donc sur un terrain physique, censé plaire
au pays du rugby. C’est une ligne de com que Lionel Jospin a validée et qu’il
décline, sur un mode plus ou moins politique, en expliquant qu’il est le
capitaine courageux, venu d’ailleurs, pour conduire l’équipe socialiste à la
victoire finale.
Mais lorsque le 30 août au soir, à un mois du scrutin, Jacques Pilhan
ouvre ses cartons, le premier secrétaire ne peut retenir un mouvement de
stupeur. « Un homme, un vrai » : le slogan proposé ne fait pas dans la
dentelle. « Ça veut dire que tu es le chef », explique Jacques Pilhan, en se
référant aux anciennes campagnes de Gaston Defferre à Marseille. « C’est ce
dont nous avons besoin, ici », surenchérit le patron de la fédération socialiste,
Jean Carassou, un professeur de latin-grec qui aime la castagne et fait
semblant, ce soir-là, de ne pas savoir traduire la rhétorique pilhanesque. A
deux heures du matin, un compromis, digne d’une commission de synthèse
d’un congrès socialiste, est enfin trouvé. « Un homme, un vrai » devient « Un
homme, en vrai ». « On ne pourra pas dire que je mets en doute la virilité de
mon adversaire », souffle Lionel Jospin. Dommage, lui répond du tac au tac
Jacques Pilhan, « c’était plus macho, plus killer ». En effet !
Le 28 septembre 1986, lorsque tombent les résultats de l’élection partielle
de Haute-Garonne, Jacques Pilhan est à Paris. Le score de la liste Jospin est
honnête. Sans plus. Les socialistes retrouvent leurs quatre sièges de député,
en dépit d’une dissidence et d’une liste MRG. Ce n’est pas Austerlitz. Ce
n’est pas non plus Waterloo. Cela suffit pour ouvrir une nouvelle page dans
la carrière du premier secrétaire. L’homme a peut-être des faiblesses. Il n’a
pas ce goût inné de la transgression qui, en politique, fait la force de François
Mitterrand. Il reste un petit-bourgeois socialiste qui ne saura jamais
« abandonner les vieilles peaux usées de la gauche », comme on dit à Temps
public. Mais, comme dit aussi Jacques Pilhan : « A-t-on autre chose en
magasin ? »

Cogner Le Pen
Le PS est « une pâte molle informelle » à partir de laquelle il s’agit
d’élaborer « un fromage attrayant ». Comme François Mitterrand, deux ans
auparavant, à l’heure du « Vieux Pané » ! Le temps passe mais l’approche
marketing, elle, ne change pas. Si la guerre de la cohabitation ne mobilisait
pas l’essentiel de son énergie, Jacques Pilhan aurait volontiers poursuivi le
travail entamé, durant l’été, sur le repositionnement du PS. Oui mais voilà, il
y a urgence et dans ce cas-là, à Temps public, on va au plus simple. « Les
barons du socialisme », comme hier les barons du gaullisme, sont des poids
morts. Laurent Fabius est aux abonnés absents. Michel Rocard se tait. Le PS
ne dit plus rien. C’est un parti usé. Le premier secrétaire, malgré ses défauts
et ses limites, est le seul qui, aux yeux de Jacques Pilhan, soit en mesure de
favoriser cette articulation indispensable entre l’Elysée et Solferino. Va donc
pour Jospin…
C’est ainsi que, progressivement, Temps public devient une succursale de
la jospinie. Jacques Pilhan et le premier secrétaire sont désormais en contacts
quasi quotidiens. Les média-trainings se multiplient, dans les sous-sols de
l’agence. Dans le courant de l’année 1987, cette collaboration prend un tour
très concret qui souligne, du même coup, sa véritable nature. Tout commence
avec le congrès du PS, prévu à Lille, au début du mois d’avril. Pour Lionel
Jospin, ce rendez-vous doit être l’occasion d’une mobilisation militante, à un
an de la présidentielle, et d’une émancipation personnelle vis-à-vis des
éléphants de son parti. Dans cette double ambition, il a le soutien complet de
Jacques Pilhan. Dès le début février, les grandes lignes du congrès sont
examinées à Temps public. En présence d’Elisabeth Jospin. Ce qui facilite
naturellement le travail. Décor, discours, scénographie : rien n’est oublié, et
c’est à cette occasion que germe l’idée de transformer la dernière journée du
congrès, le dimanche matin, en un grand meeting de soutien au président de
la République, animé par le premier secrétaire.
Le 2 avril, juste avant de partir pour Lille, Lionel Jospin passe l’après-
midi entier cours Albert-Ier où Jacques Pilhan, crayon à la main, corrige le
texte intégral de ses interventions. Pour la première fois de sa carrière, Lionel
Jospin ne se contente pas d’un simple schéma de discours, rédigé dans
l’urgence. Mieux – ou pis encore, si l’on se souvient de ses anciens réflexes !
–, il accepte qu’un homme de com s’immisce sans complexe dans le déroulé
d’un congrès, quitte à peser sur la stratégie de son principal dirigeant. « Il
faut que ton style soit serré, précis », lui dit Jacques Pilhan qui ajoute en
souriant : « Cette fois-ci, tu peux dire moi-je. Tu es le chef. Montre-le. »
Dans la promotion de Lionel Jospin, le maître de Temps public intervient
une seconde fois en juin 1987, à l’occasion d’un débat qui, lui aussi, marque
une rupture. Voilà plusieurs années que Jean-Marie Le Pen s’est installé dans
le paysage politique français. Il a fait sa première percée lors des européennes
de 1984. Ses prestations à la télévision – favorisées en sous-main par l’Elysée
– sont autant de shows qui dopent l’audience des chaînes. Depuis un an –
merci la proportionnelle ! – il dispose d’un groupe à l’Assemblée nationale.
Mais il reste un paria avec lequel aucun leader politique de dimension
nationale n’accepte de débattre dans un face-à-face.
Le 2 juin, lors d’une séance de travail à Temps public destinée à fixer sa
stratégie pour les mois à venir, c’est précisément cet ostracisme que Lionel
Jospin propose de remettre en question. « Il faut démasquer Le Pen. Non pas
en l’interrogeant, comme le font les journalistes. Mais en l’affrontant en
direct. Sur le terrain politique. » Ce jour-là, le premier secrétaire ne tourne
pas autour du pot : « J’ai envie de me le payer. » Cela tombe bien. Jacques
Pilhan est dans le même état d’esprit. Depuis quelque temps, il a visionné
l’ensemble des émissions dans lesquelles s’est produit le leader d’extrême
droite. Il a observé sa manière inimitable d’entraîner ses interlocuteurs sur
son propre terrain et de les impressionner, fût-ce par des menaces implicites.
Pour casser ce système, il faut changer de registre. Taper fort. Prendre des
risques. Comme toujours !
Avec des raisonnements différents, Lionel Jospin et Jacques Pilhan sont
arrivés à une même conclusion. Le premier secrétaire cherche un duel qui
éclaire et fasse tomber les masques. Le patron de Temps public veut mettre
en scène un choc frontal dont l’existence même signale un coup d’arrêt. L’un
reste pédagogue et l’autre, agitateur de symboles. Encore faut-il que
l’affrontement ne tourne pas au pugilat et surtout que le leader du PS sache
résister à l’homme qui est, à cette époque, le meilleur débatteur du circuit.
Jacques Pilhan déconseille donc le choix d’un média chaud. Avec ses ennuis
thyroïdiens, Lionel Jospin a parfois un regard inquiétant qui passe mal à la
télévision. Sa voix, en revanche, sonne juste à la radio, ce vecteur idéal pour
un débat conçu comme le choc de deux hommes incarnant deux systèmes de
pensée diamétralement opposés.
Le 22 juin 1987, sur RTL, le premier secrétaire du PS et le président du
Front national se retrouvent face à face. Depuis deux semaines, les équipes de
Temps public sont mobilisées pour l’événement. Lionel Jospin n’a pas le
droit à l’erreur. Ses arguments, ses formules, sa ligne de conduite ont été
répétés dans les locaux du cours Albert-Ier. Le patron du PS a bien sûr
sollicité les conseils de ses propres collaborateurs et des secrétaires nationaux
de son parti. Mais, une fois encore, c’est à Jacques Pilhan qu’il a confié
l’essentiel de ses intérêts. Une petite cellule composée de Jean-Luc Aubert,
Elisabeth Jospin, Michelle Rigalleau, la spécialiste maison du média-training,
et du journaliste du Monde Jean-Marie Colombani a été constituée dans
l’urgence. Avec pour mission de décrypter les techniques oratoires du leader
frontiste et d’aider le premier secrétaire à se mettre en bouche ses principaux
arguments.
Juste avant que Lionel Jospin parte pour RTL, dont les studios sont à
portée de fusil de ceux de Temps public, Jacques Pilhan, en vrai coach, lui a
simplement dit : « Tu vas affronter la bête. Tu es le premier qui ose le faire.
Ça sera mis, immanquablement, à ton crédit. » A condition qu’il ne se fasse
pas manger tout cru, évidemment. Quand le débat commence, Jacques Pilhan,
Jean-Luc Aubert et Elisabeth Jospin, agglutinés autour d’un petit transistor,
n’en mènent pas large. Quand il s’achève, ils respirent. Pas de dérapages. Pas
d’improvisation. Pas de KO donc.
Le leader du FN l’a joué classique en diable. Que le débat ait lieu
suffisait sans doute à son bonheur. Lionel Jospin a concentré ses tirs sur la
question sociale : « Votre programme, c’est mort aux faibles. » Il a plaidé en
matière de sécurité pour un juste équilibre entre prévention et répression. Là
non plus, guère de surprise. Le premier secrétaire a fait mieux que se
défendre. Que demander de plus ? « La bête », comme dit Jacques Pilhan,
n’est donc pas intouchable. L’émission n’est pas terminée depuis un quart
d’heure que Lionel Jospin et son staff déboulent à Temps public. Champagne
pour tout le monde !
Fin de la partie ? Pour Jacques Pilhan, ce n’est pas aussi simple. Imagine-
t-il déjà d’autres matchs, d’autres chocs avec Le Pen ? Réfléchit-il au casting
d’un affrontement, cette fois télévisé, qui pourrait mettre en difficulté le
leader d’extrême droite dans un corps-à-corps plus physique et plus brutal
encore ? Pour cela, il faudra attendre Bernard Tapie et la fin des années
quatre-vingt. « Nanar », après « Lionel ». Quelle histoire ! En cette fin
d’après-midi du 22 juin 1987, alors que la jospinie se congratule, une autre
aventure, toutefois, se poursuit, dont le héros s’appelle François Mitterrand.
Elle éclaire du même coup l’émission de RTL sous un jour différent. Loin
des problèmes d’affirmation d’un premier secrétaire.

Ockrent et les asticots


Depuis quelques semaines, un mot a fait son apparition dans le
vocabulaire politico-journalistique. Il nourrit les commentaires, passionne les
éditorialistes et structure les discours. C’est celui de « déclin ». Déclin de la
France, déclin de son modèle social, déclin de son rôle dans le monde. De
Raymond Barre à Jacques Chirac, en passant par Alain Juppé, toute la droite
entonne, à l’unisson, ce refrain qui trouve un écho jusque dans les rangs de la
gauche. Pour Jacques Pilhan, il est le principal aliment d’un pessimisme de
crise sur lequel prospère le Front national. Toutes ses études lui
confirment que, dans la tête des Français, déclinisme rime avec lepénisme, et
que la bonne manière de résister au leader du FN est bien sûr de l’affronter en
direct mais aussi d’imposer un discours d’énergie nationale et de refus de la
fatalité. Or, qui d’autre que le président de la République peut incarner un
pareil projet ?
Ce positionnement symbolique suggéré à François Mitterrand n’est pas
nouveau. Dès qu’il est entré en scène en 1984, le maître de Temps public en a
recherché, à la moindre occasion, les déclinaisons concrètes. Trois ans plus
tard, dans un contexte de cohabitation qui favorise l’impuissance publique, ce
n’est pas chose facile. Mais quel atout ce serait si, à un an de la présidentielle,
son client élyséen redevenait « l’homme qui veut » ! Comme dans la
campagne de 1981. Juste avant le match de RTL, comme par hasard, François
Mitterrand est à Cahors puis à Saint-Lô. Sus au déclin ! « Je ne crois pas à
cette mode intellectuelle », lance-t-il dans le Lot. « La France a les moyens de
vaincre les difficultés devant lesquelles elle se trouve, martèle-t-il, mais à
condition qu’elle se rassemble autour d’idées fortes et justes. » Dans la
Manche, son appel au rassemblement et à la mobilisation est encore plus
explicite : « Cela dépend de vous, qui que vous soyez. »
Voilà pour les discours qui sonnent comme une répétition pour une
campagne à venir. Ils souffrent toutefois d’une contradiction que Jacques
Pilhan pointe, dans le secret de ses rendez-vous avec François Mitterrand.
« Comment expliquer à la fois que la France n’est pas sur le déclin et que
votre Premier ministre, Jacques Chirac, la conduit à l’échec ? » C’est le piège
d’une cohabitation qui enferme les deux têtes de l’exécutif dans une
responsabilité partagée. D’autant, signale Pilhan, que « ces modes
intellectuelles » aux effets émollients sont plus faciles à dénoncer sur les
tréteaux publics, en province, que sur les plateaux de télévision, là où se
forge l’opinion des Français.
La préparation d’une nouvelle émission de TF1, « Le Monde en face », à
la rentrée de septembre 1987, vient conforter Jacques Pilhan dans cette
analyse. Christine Ockrent, la nouvelle star de la chaîne récemment
privatisée, entend frapper un grand coup en invitant sur son plateau le
président de la République. Dans le « cheptel », comme dit Jacques Pilhan, il
y avait déjà Yves Mourousi, « le mitterrandissime ». Puis Anne Sinclair qui a
fait les honneurs de son « Sept sur Sept » à François Mitterrand, au début de
l’année, dans une émission spéciale où – dixit encore Jacques Pilhan – « le
Président est apparu en directeur de conscience face à une Marie-Madeleine
pécheresse ». L’arrivée sur le marché de la « reine Christine » complique un
peu plus ce concours de stars.
D’abord parce que François Mitterrand s’en méfie. Non pas qu’il ait pour
elle la prévention absolue qu’il éprouve à l’encontre de Catherine Nay. Mais
parce qu’il ne la sent pas. Tout simplement. Jacques Pilhan, qui est un brin
misogyne, surtout dans le travail, n’est pas loin de partager cette opinion.
Lors d’un premier contact avant l’été avec Jean-Luc Aubert, il décrit
Christine Ockrent comme « une sorte de brochet qui attend l’asticot ». Le
second rendez-vous, début septembre, alors que le principe de l’émission a
été validé par l’Elysée, n’est guère plus encourageant. Jacques Pilhan tient au
secret absolu et il craint les confidences de cette journaliste qui vit avec un
grand bavard – comprenez Bernard Kouchner. Il découvre surtout, ce jour-là,
que ses angles d’attaque sont tous d’essence décliniste. « L’impuissance de la
France, l’Etat entravé… » : rien que du négatif. « En apparence, c’est du
barrisme. En fait, c’est du lepénisme inconscient », lâche alors Jacques
Pilhan, furieux de voir « une femme intelligente, prototype de la journaliste
A+ », être aussi « perméable à l’air du temps ».
Et si c’était cela – l’air du temps – le principal ennemi de François
Mitterrand ? La mi-1987, aux yeux du maître de Temps public, est une
période grise, sorte d’entre-deux où il est à la fois trop tôt pour agir et urgent
de réagir. Dans ces moments de tâtonnement, Jacques Pilhan, qui sait que le
Président est reparti sur le chemin de la guerre et qu’une nouvelle campagne
présidentielle se profile à l’horizon, a une façon toute particulière de gérer la
surface et les profondeurs du débat politique. Lionel Jospin, à gauche, reste le
meilleur bouclier du Président. Durant l’été, Michel Rocard, « candidat quoi
qu’il arrive », a disserté dans les colonnes de Libération sur « la morale » en
politique, dans un registre éminemment antimitterrandiste. Laurent Fabius,
suivi par Jean-Pierre Chevènement, n’a pas résisté au plaisir de dire sa
disponibilité pour 1988. Au cas où ! C’est le premier secrétaire qui les a
rappelés à l’ordre. « Heureusement qu’il est là », souffle Jacques Pilhan.
Voilà pour la surface des choses. Dans les profondeurs de l’opinion, il y a
ce « lepéno-déclinisme » qui travaille « la France du pessimisme, de la
vulgarité et du chacun pour soi ». Jacques Pilhan a une certitude : « On ne
répond pas par la raison à des mouvements irrationnels. » Des forces de cette
nature ne peuvent être combattues comme si on pouvait les détruire ou les
faire disparaître. Au contraire, dit-il, « il faut savoir les gérer en les faisant
émerger puis en inversant leur dynamique ». Face à Le Pen, le choc de
l’affrontement ne sert donc à rien s’il n’y a pas, derrière, une autre force qui
vienne subvertir ses idées, positiver ses réflexes et détourner son cours. Dans
l’esprit de Jacques Pilhan, ce grand amoureux du paradoxe dans l’art de la
communication, progresse ainsi, à bas bruit, un projet indicible tant il est
scandaleux. Seul François Mitterrand est capable de le comprendre, et sans
doute est-ce pour cela qu’il va si bien fonctionner lors de la campagne
présidentielle qui s’annonce. Pour éviter l’assoupissement barriste, l’aventure
chiraquienne et l’hystérie lepéniste, il faut à la France un président socialiste,
branché et… réactionnaire. Tout simplement !

1. Gérard Colé, op. cit.


12
Le film de « Tonton »

La journée du 10 octobre 1986 débute par un événement rarissime : un


coup de fil de François Mitterrand. « Passez donc me voir », dit-il à Jacques
Pilhan, sans plus d’explications. Quelques minutes plus tard, un autre appel,
celui-ci de Jacques Séguéla, fait monter la pression. Si le patron de RSCG a
petit-déjeuné avec le Président, c’est qu’il se mijote quelque chose à l’Elysée.
Mais quoi ? Poussée d’adrénaline. Court moment de détente, en fin de
matinée, lorsque, coup sur coup, le nouveau maire de Marseille, Robert
Vigouroux, et Michel Pezet, son challenger officieux pour les prochaines
municipales, viennent solliciter au téléphone des conseils identiques. Juste
avant le déjeuner, c’est au tour de Françoise Castro, l’épouse de Laurent
Fabius, d’appeler pour un tour d’horizon de la situation politique. « Tu
devrais l’engager », rigole Jean-Luc Aubert, juste avant que Gérard Colé, qui
est en Afrique, pointe lui aussi le bout du nez : « Ça va bien à Paris ? »
C’est comme si tout le monde s’était donné le mot. Grands dossiers,
petites histoires. Ce 10 octobre, Temps public est une ruche qui s’agite.
Jacques Pilhan adore ce genre de télescopages, souvent sans importance.
Mais quand il part pour l’Elysée, en début d’après-midi, c’est avec le
sentiment que ce rendez-vous-là ne sera pas de routine. Que veut François
Mitterrand ? D’habitude, il n’appelle pas lui-même, laissant ce soin à son
secrétariat particulier ou à Jean-Louis Bianco, le secrétaire général de sa
maison. Depuis quelques semaines, le Président et son conseiller en com sont
en froid. Ce dernier aurait voulu qu’il se démarque plus nettement du
gouvernement lors de la vague d’attentats qui a ensanglanté Paris, à la mi-
septembre. Il n’a pas été entendu. Des bribes de ce différend ont fuité dans la
presse. Est-ce pour évoquer cette question qu’on le convoque à brûle-
pourpoint ?
La dernière campagne présidentielle de François Mitterrand – la
quatrième de sa carrière, celle de 1988 – vient en fait de commencer, et
Jacques Pilhan ne le sait pas encore. Depuis la demi-défaite de la gauche aux
législatives de mars, le maître de Temps public s’est délibérément placé dans
cette hypothèse, sans que jamais son client préféré ait prononcé devant lui le
moindre mot qui puisse l’accréditer. A la fin de l’été, avec Jean-Luc Aubert,
puis avec Gérard Colé, il a commencé à gamberger. Mais c’était davantage
pour être prêt – au cas où – que pour proposer une stratégie en bonne et due
forme. Dans l’esprit de Jacques Pilhan, être président – évidemment président
– malgré la cohabitation est le meilleur moyen de le demeurer, si l’envie d’un
second septennat venait à se manifester. Or, c’est précisément de cela que
François Mitterrand veut parler en compagnie de son grand alchimiste lors de
ce rendez-vous impromptu du 10 octobre après-midi.
Oh ! bien sûr, on n’en est encore qu’au tout début d’un processus lent,
compliqué et fragile. « Le Tonton », comme dit Jacques Pilhan, n’est pas du
genre à abattre toutes ses cartes si loin de l’échéance. Il faudra attendre neuf
mois avant qu’il accélère, quatorze avant qu’il se décide, et dix-sept avant
qu’il annonce publiquement sa nouvelle candidature. La maladie qui le ronge
– et dont on ne sait rien à Temps public – ainsi que les aléas d’une
cohabitation qui ne fait que commencer l’incitent à la prudence et donc à la
dissimulation. Mais lui aussi a compris que pareille aventure ne s’improvise
pas. Les leçons de 1981 n’ont pas été oubliées. Pour pouvoir démarrer au
moment opportun – si démarrage il doit y avoir –, encore faut-il qu’en amont
un dispositif minimum ait été mis en place.
Le rendez-vous d’automne, en ce sens, est l’équivalent du déjeuner du
Procope au printemps 1981, point de départ d’une campagne que l’on croyait
sans espoir. A un détail près, qui n’est pas mineur pour Jacques Pilhan. Cette
fois-ci, la pièce centrale ne s’appelle plus Jacques Séguéla. Si le Président a
petit-déjeuné avec le patron de RSCG, c’est pour le tester. Vérifier qu’il est
toujours bien dans son camp, après ses étonnantes gammes giscardiennes du
milieu des années quatre-vingt. Peut-être aussi pour installer entre les deux
Jacques une concurrence de bon aloi et brouiller les pistes, par la même
occasion. Reste qu’avec le second il est suffisamment explicite pour qu’à son
retour, cours Albert-Ier, celui-ci lève les deux mains en signe de victoire.
« Faites », a murmuré François Mitterrand. « Il a accepté notre stratégie de
campagne », traduit Jacques Pilhan. « Te voilà devenu la plaque tournante, le
point nodal, d’enjeux considérables », résume Jean-Luc Aubert. Est-ce aussi
simple que ça ?
Avec le temps et l’expérience, les artificiers de Temps public ont appris
que, dans le système mitterrandiste, la position est tout et la décision
secondaire. Le Président est un adepte du gris. La question n’est donc pas de
lui arracher on ne sait quel acte de candidature mais d’obtenir le droit
d’avancer, dans une sorte de mission exploratoire qui ne préjuge de rien mais
ouvre toutes les portes. Ce privilège signale une hiérarchie. François
Mitterrand, en cet automne 1986, s’est mis doucement en mouvement, en
commençant par Jacques Pilhan. « Faites », cela veut surtout dire
« continuez ».
Pour cette nouvelle aventure encore en pointillés, le conseiller en com du
Président dispose d’un avantage de taille. La gestion de la cohabitation est
d’abord une bataille d’image. Or, qui gère la cohabitation prépare
nécessairement la future campagne. 1986-1988 : il y a là un bloc qui ne se
divise pas. La force de Jacques Pilhan est d’incarner, à l’ombre de l’Elysée,
une forme de continuité, sans qu’on sache très bien, dans son travail
quotidien, ce qui assure la résistance du Président en fonction et ce qui
prépare déjà la bataille d’un candidat à venir. Au fond, le conseiller
s’applique à lui-même la stratégie qu’il était en train de construire pour son
client préféré. Non plus « deviens ce que tu es » mais « conserve ce que tu
as ». Plus facile à dire qu’à faire !
D’abord tenir. C’est chose acquise depuis le coup de tonnerre du
14 juillet 1986. Ensuite durer. C’est tout l’enjeu de la période qui va courir
jusqu’à la fin de l’été 1987. La cohabitation est « un luxe démocratique » que
l’opinion apprécie. Elle est donc, aux yeux de Jacques Pilhan, d’un
maniement délicat. Elle protège et enlise à la fois. Elle n’a d’intérêt qu’à
condition de savoir s’en extraire. C’est une arme pour la défense et un boulet
pour l’attaque. Dès le début du mois de septembre 1986, le patron de Temps
public en fait la démonstration concrète, devant le président de la République.
La petite note qu’il a glissée, ce jour-là, au fond de sa poche est
particulièrement éclairante.
« Votre chute dans les sondages, a-t-il écrit, n’est pas due à l’accroc de la
cohabitation mais au discrédit qui s’attache à l’action gouvernementale. Le
problème est de savoir à quel moment l’opinion sera reconnaissante à celui
des deux qui mettra un terme à l’expérience. Actuellement, l’opinion est
désabusée et le danger est que cette amertume rejaillisse sur le Président
comme sur le Premier ministre et que Raymond Barre en soit le bénéficiaire.
Votre marge de manœuvre est donc très faible. » Tout y est. En quelques
lignes. La partie qui se joue n’est pas un duel mais un jeu de poker. Sous le
regard des Français, elle met en scène un exécutif à deux têtes, solidaire et
ennemi, qui, s’il échoue, le fera conjointement en laissant tout l’espace de
l’alternance nécessaire à celui qui conteste le principe même de la
cohabitation.

Mitterrand creuse un trou, Chirac tombe dedans


François Mitterrand n’a donc pas d’autre solution qu’être en même
temps, sur le fil du rasoir, le garant du rassemblement, gardien de l’essentiel,
et le chef de file de la contestation, figure principale de l’opposition. Tout en
restant crédible dans les deux rôles contradictoires ! Epuiser Jacques Chirac
et étouffer Raymond Barre : telle est la ligne. Jacques Pilhan l’a examinée
sous toutes ses coutures avec le Président au cours d’une journée de travail à
Latche, au mois d’août 1986. Les deux hommes sont convenus que sa
réussite passait, dans une première phase, par un recadrage du
positionnement présidentiel. Dans cette opération-là, il va falloir s’adapter à
l’événement – par nature imprévisible – en conservant un œil attentif sur les
sondages de popularité, à la fois baromètre d’une opinion versatile et
boussole d’une presse inconstante.
Attentats terroristes de septembre, mouvement étudiant de décembre avec
la mort de Malik Oussekine, grèves des cheminots durant les fêtes de fin
d’année : la patte de Jacques Pilhan, dans la gestion de ces épisodes d’une
actualité chargée et souvent dramatique, n’est pas vraiment décisive. Chaque
fois, bien sûr, il est consulté, associé aux décisions, mis à contribution pour
imaginer un mot ou un geste qui frappe l’opinion. Mais il y a désormais à
l’Elysée un homme et un seul qui ne laisse à personne le soin de mener à sa
place cette bataille feutrée qui l’oppose à son Premier ministre.
Temps public propose, le Président dispose. Plus encore que d’habitude.
Quand, au lendemain de l’explosion d’une bombe à la préfecture de police,
François Mitterrand s’envole pour un voyage officiel en Indonésie, Jacques
Pilhan lui suggère – en vain – de profiter de la présence de tout le
gouvernement, dans les salons de Roissy, pour le placer publiquement devant
ses responsabilités. Quand, au lendemain de la mort de Malik Oussekine, le
Président convoque Jacques Chirac, le maître de Temps public exige que la
cour de l’Elysée soit placée dans le noir pour que l’on ne retienne que l’image
d’un Premier ministre tassé dans sa voiture, quittant la présidence sous les
flashes, tel un délinquant sortant du palais de justice. Quand, enfin, la France
est paralysée par une grève des transports, c’est lui qui suggère à François
Mitterrand, alors en vacances au fort de Brégançon, de recevoir, tel un
Président débonnaire et protecteur, une délégation de grévistes.
Telles sont les contributions ponctuelles de Jacques Pilhan dans une
guérilla aux ressorts essentiellement psychologiques et dont l’unique limite
est de ne jamais pouvoir déboucher sur la mort politique d’un des
protagonistes. François Mitterrand connaît maintenant son rôle sur le bout des
doigts. Régulièrement, Jupiter lance la foudre et puis remonte sur son
Olympe, comme si de rien n’était. Tout cela a été répété, avec Jacques Pilhan,
bien avant la cohabitation. Lui-même le raconte sans détour : « Tonton creuse
un trou. Chirac tombe dedans. On lui demande s’il ne s’est pas fait trop mal.
Et puis ça recommence… »
Tandis que François Mitterrand retrouve ses sensations de guerrier,
Jacques Pilhan reprend son registre favori de stratège. Non pas indifférent au
quotidien du front, mais déjà appliqué à préparer la suite. Curieuse époque,
après les immenses tensions du premier semestre de 1986. Le voilà plus fort,
plus froid, parfois presque distant. Son client préféré déroule son texte avec
maestria et c’est un pur bonheur. Il a davantage de temps pour s’occuper de
ses propres affaires. Le nouveau Président argentin le consulte, comme hier
ses homologues algérien et libanais. Il bosse – ou fait bosser – pour le groupe
socialiste du Parlement européen, la fondation Elf ou les Potasses d’Alsace !
C’est toujours ça qui rentre dans les caisses de l’agence. La nouvelle situation
marseillaise le passionne tout autant que les escarmouches hautes-
garonnaises. Ce sont des investissements pour demain. Et puis, surtout,
l’essentiel lui semble à présent se jouer sur un terrain autre que celui d’une
baston au sommet de l’Etat dont il ne faudrait pas qu’elle absorbe toute
l’énergie de François Mitterrand.
En ce début de l’année 1987, Jacques Pilhan montre qu’il n’a pas oublié
sa mission du 10 octobre 1986. « J’écris un film », confie-t-il, un soir, à l’un
de ses amis. Celui de la future présidentielle. Désormais, c’est sa grande
obsession. Il scénarise. Tourne des bouts d’essai. Repère les attentes du
public. Tout cela ne sort pas des quatre murs de son bureau, cours Albert-Ier.
Dans toute l’histoire de la Ve République, c’est sans doute la première et la
dernière fois qu’un homme réfléchit avec autant de précision et aussi
longtemps à l’avance à l’écriture d’une campagne présidentielle. Cet exercice
de synthèse puis de projection vers l’avenir est un des chefs-d’œuvre de
Jacques Pilhan. A chaud, il n’en a parlé à personne. Comme si le plus dur,
pour lui, était de rassembler dans sa tête, avant que résonnent les trois coups,
toutes les pièces de cette partie de haut vol dont il ne sait même pas encore si
elle sera ou non jouée, dans le casting espéré.
Car c’est, bien entendu, l’autre difficulté de l’exercice. Durant toute cette
période, Jacques Pilhan avance sans savoir à quel rythme ni dans quel
équipage. Ses études qualitatives lui renvoient l’image d’une opinion
publique « désorientée », très nettement « régressive » et hantée par l’idée du
déclin. Les sondages de popularité et d’intention de vote montrent que le
Président a repris l’ascendant sur tous ses concurrents potentiels, sans que le
danger Barre soit encore écarté. Un an, jour pour jour, avant le scrutin de
1988, Jacques Pilhan a ce mot qui dit tout : « Ça va trop bien. » Alors que les
rumeurs les plus folles courent sur l’état de détermination de François
Mitterrand et que l’intéressé les nourrit à loisir, lors de sa traditionnelle
randonnée de Solutré (« Il ne faut pas s’incruster, il faut laisser un peu de
souplesse à la vie »), le maître de Temps public jure qu’il n’imitera pas « les
salons » et autres « exégètes qui s’épuisent sur la question de la
candidature ». « Faisons comme si, pour être prêt, au cas où », ajoute-t-il.
C’est une façon de dire qu’il n’est sûr de rien, juste au moment où il est
pleinement certain de savoir ce qu’il conviendra de faire !
Il faut avoir les nerfs solides pour supporter pareilles incertitudes. Même
ceux de Jacques Pilhan – et Dieu sait s’il en a – sont mis à rude épreuve
durant l’été 1987. Autant il a aimé les longs mois de réflexion solitaire au
cours desquels les détails de « la stratégie Tonton » se sont progressivement
mis en place, autant l’ambiance poisseuse de cet entre-deux immobile lui
semble pénible à vivre. C’est que soudain tout vacille. « On va vers de gros
tangages », soupire-t-il à la veille de la traditionnelle interview du 14 Juillet.
« Tout le monde va tirer sur François Mitterrand pour tenter de le
décourager. » Le 3 août, c’est d’ailleurs un Président pessimiste et triste que
découvre Jacques Pilhan à l’heure du déjeuner. Sa petite-fille vient d’être
victime d’un grave accident. Il broie du noir. Envisager l’avenir, dans ces
conditions, lui paraît au-dessus de ses forces.
Une visite impromptue de Jacques Séguéla à Temps public vient ajouter
du doute au trouble de la période. « J’ai vu longuement le Président, dit-il en
confidence. Il veut que je commence à travailler pour la campagne du
candidat socialiste, donc pour lui ou pour un autre. Mais il ne veut pas que je
t’associe à mon équipe. » Stupeur de Jacques Pilhan qui, vérifications faites,
comprendra surtout qu’à l’Elysée on se méfie des enthousiasmes du patron de
RSCG. Reconstituer sans précaution le duo de 1981, même dans un ordre
hiérarchique inversé, n’est-ce pas prendre le risque d’une accélération
intempestive et de rumeurs incontrôlées ? Fausse alerte, donc. Il y en aura
d’autres. Jacques Pilhan les supporte parce que c’est Jacques Séguéla et que,
en dépit de toutes les exaspérations, il lui conserve son admiration et sa
reconnaissance. Vu la bataille qui se profile, à l’horizon de 1988, il ne pense
pas, de surcroît, qu’il soit utile d’ouvrir des fronts secondaires.

Opération « Moineau hardi »


Les grandes manœuvres ont commencé ! Les vraies et les fausses. Les
militaires et les civiles. C’est ce qui redonne le sourire à Jacques Pilhan
lorsque, à la rentrée de septembre 1987, sur le champ de bataille de la future
présidentielle, les pièces recommencent à bouger. A Temps public, on affûte
les armes de la com. François Mitterrand, au même moment, assiste avec
Helmut Kohl à des manœuvres franco-allemandes. Les deux hommes, pour
l’occasion, posent en veste treillis, paire de jumelles autour du cou. Tout cela
est à la fois martial, amical et européen. « Moineau hardi » : tel est le nom de
code ridicule que les militaires ont donné à cette opération. Il y a au moins un
homme, sur la place de Paris, que ce spectacle laisse pantois. C’est Jean-
Pierre Elkabbach. Un an plus tôt, à la terrasse de la brasserie Chez Francis, à
deux pas de Temps public, alors que la cohabitation faisait ses premiers pas,
il a assisté à un dialogue entre Jacques Pilhan et Gérard Colé dont il se
souvient comme si c’était hier :
— Il faut montrer que, le chef, c’est le Président, dit le premier.
— Il est d’ailleurs le chef des armées, souligne le second.
— Montrons-le dans ce rôle…
— En train d’observer des soldats qui manœuvrent !
— Il faut qu’il soit lui-même en treillis…
— Avec des jumelles autour du cou !
— Parce qu’il est le maître de la guerre et de la paix…
— Pourquoi pas avec Kohl, comme à Verdun en 1984 ?
— Mais dans un registre différent.
— C’est cela : lors de manœuvres militaires franco-allemandes !
Bingo. Un an après, ce scénario d’après-déjeuner est devenu réalité. Tout
se passe comme prévu Chez Francis. Pas une image, pas un cliché ne
manquent. Les manœuvres font la une des journaux et l’ouverture des JT. Ce
que Jean-Pierre Elkabbach ne sait pas encore, c’est que « Moineau hardi »
n’est que la scène finale d’une séquence plus large dont « le brochet » –
comprenez Christine Ockrent – est, en arrière-plan, l’innocente héroïne.
Quand François Mitterrand monte au front, en cette rentrée de 1987, c’est
toute une gamme d’images, de sensations et de représentations qui est offerte
aux Français. Pour Jacques Pilhan, cette offensive doit installer, en quelques
jours, le président de la République dans une posture de précampagne. Pour
cela, il ne doit manquer aucun bouton de guêtre.
Tout a commencé quelques jours plus tôt, le 17 septembre, sur TF1.
Devant Christine Ockrent – loin des thèmes « déclinistes » envisagés par la
journaliste –, François Mitterrand s’applique à souligner, sans grande
modestie, la dimension historique de son personnage. Il est président et
arbitre. Bons points pour les uns, mauvais points pour les autres. Il distribue
les coups de patte avec une feinte magnanimité. Dans le genre, c’est plutôt
réussi. Mais ce n’est qu’un début. A peine l’émission terminée, François
Mitterrand retourne à l’Elysée où l’attend le patron du service politique du
Point, Denis Jeambar.
Sur le coup de 22 h 30, le Président entame l’interview à pleines dents.
Installé dans un fauteuil, le voilà plus monarque que jamais. La petite cour de
ses conseillers – dont Jacques Pilhan – a été priée d’observer la scène, debout
et en silence, à quelques mètres de là. Ni eux, ni Denis Jeambar ne vont être
déçus par ce spectacle nocturne. Le Président a faim et sa mâchoire claque.
C’est toute la politique audiovisuelle du gouvernement Chirac qu’il
déchiquette, méthodiquement. Et notamment la Commission nationale de la
communication et des libertés.
Cette CNCL est la nouvelle instance de régulation que la droite a mise en
place, en remplacement de la Haute Autorité créée par la gauche en 1982.
Voilà déjà un moment que sa composition et ses décisions sont dans le
collimateur de François Mitterrand. Devant Denis Jeambar, il a décidé de
l’achever. « La CNCL n’a rien fait jusqu’ici qui puisse inspirer le respect »,
dit-il, avant de lâcher, en guise de conclusion : « La liberté de l’information et
de l’expression […] relève des droits fondamentaux garantis par la
Constitution. Si on altère ce principe, mon devoir est de monter au créneau. »
Plus qu’une charge, c’est un assassinat. Jacques Pilhan en était averti. Il lui
revient maintenant de le mettre en forme.
C’est ce qu’il fait, dès la fin de l’entretien, en obtenant du Point que sa
couverture fasse apparaître non seulement le Président – ça va de soi – mais
aussi Christine Ockrent – ce qui est plus original. Dans l’écriture médiatique
de cette séquence, le maître de Temps public fait donc le lien entre le
Président-arbitre de TF1 et le Président-cogneur du Point. Il marque ainsi une
continuité, avec l’espoir de signaler une cohérence. C’est toute la ligne de la
future campagne du candidat Mitterrand qui s’installe, en quelques jours.
Quand Le Point sort en kiosque, le 21 septembre, provoquant du même coup
les protestations indignées de la droite, François Mitterrand est déjà dans le
coup suivant. Et, en plus, il a de la chance. Même l’actualité le sert. Le
22 septembre, Michel Polac est viré de TF1 pour avoir égratigné, lors de son
émission « Droit de réponses »… la CNCL ! Pas besoin d’insister ! En veste
treillis, le Président peut redevenir, le 26 septembre, avec ce cher Helmut, le
gardien de l’essentiel. A peine a-t-il fini de pilonner les positions de la droite
que déjà il reprend de la hauteur, hors d’atteinte des canonniers de Chirac.
« Moineau hardi » : le nom, finalement, n’était pas si mal trouvé ! Fin des
grandes manœuvres de rentrée.
Ce genre d’opération, en trois temps – d’abord Ockrent, ensuite le Point,
enfin Kohl –, met en joie Jacques Pilhan. Lorsque tout s’emboîte selon le
scénario prévu et que les images se superposent pour positionner le Président
comme il l’avait souhaité, il est au comble du bonheur. Seule ombre au
tableau : pour la première fois, il est apparu en photo dans un quotidien –
Libération en l’occurrence – sur le plateau de TF1, en compagnie du
Président et de son intervieweuse. Ce petit détail le trouble plus qu’on ne
pourrait l’imaginer. Le voilà vu ! Près de quatre ans après être entré au
service de François Mitterrand ! D’autres que lui auraient trouvé le temps
long. Mais Jacques Pilhan déteste la lumière.
Cela ne tombe pas très bien, car la période qui s’ouvre est, plus que
jamais, celle de la clandestinité. Même devant ses plus proches, François
Mitterrand continue de cultiver le doute sur ses intentions réelles, avec
d’autant plus d’efficacité que sa propre religion, pour 1988, n’est pas encore
faite. Le 12 octobre, en privé, il a eu devant Jacques Pilhan ces mots qui
disent son dilemme : « Je n’ai pas envie de me présenter mais j’ai envie de
les battre. » Quinze jours plus tard, à Roanne, il se promène dans les rues de
la ville avec son grand chapeau noir et son écharpe rouge. N’avait-il pas
confié en souriant, à la fin de l’été, qu’il ne réenfilerait pas par hasard cet
uniforme de campagne ? Excitation à Temps public. Car tel est Jacques
Pilhan à la veille de la bataille. Un brin midinette. Déjà excité par l’odeur de
la poudre.
13
Artiste ou spadassin ?

Silence, on tourne ! Action ! Les promesses faites par François


Mitterrand, le 10 octobre 1986, ont été tenues. Jacques Pilhan est le metteur
en scène de la future campagne. C’est une offensive de longue haleine. Son
généralissime est au secret, à l’Elysée. Son stratège caché siège cours Albert-
Ier. Le « film » de la bataille, imaginé par Jacques Pilhan, va pouvoir se
dérouler. Exactement comme prévu. La grande scène d’ouverture a été
tournée fin septembre, entre TF1 et Le Point. La seconde séquence est une
petite révolution dans le monde de la com politique. Il s’agit, rien de moins,
que du lancement d’une campagne sans candidat affiché. « Préparez-moi
quelque chose de réversible », a dit le Président, durant l’été, à quelques
pontes socialistes triés sur le volet, parmi lesquels Lionel Jospin.
« Réversible » : cela signifie que ladite campagne doit pouvoir servir, le cas
échéant, à un autre que lui.
La commande est une coproduction mitterrando-pilhanesque. Elle est à la
fois habile et prudente. C’est une préparation d’artillerie qui ne préjuge pas
de la charge finale. Elle permet d’occuper le terrain, dans cette période de
précampagne du début de l’année où les présidents sortants – on l’a vérifié en
1981 – se sont toujours enlisés, faute de savoir sur quel registre jouer, avant
le scrutin du printemps. Dès l’automne, Jacques Pilhan prévoit donc qu’il
faudra frapper un grand coup, en janvier 1988, en même temps qu’il
programme avec François Mitterrand, pour cette même époque, une série de
rendez-vous internationaux qui le mettront en scène avec les grands de la
planète et autres prix Nobel. Hors de portée de la critique politicienne.
Ce calendrier est original et audacieux. Mais ce n’est pas la partie la plus
compliquée de l’opération. En pratique, la « campagne réversible » est un
véritable casse-tête qui occupe Jacques Pilhan à plein temps. C’est qu’il faut
veiller à tout. Début octobre, avec Jean-Marc Lech, patron d’Ipsos, il a fait le
point sur la question des sondages. Il ne croit guère à leur valeur scientifique,
mais ils nourrissent l’essentiel du commentaire de presse. Raison de plus
pour les surveiller de près. Pour lui, la Sofres et BVA sont des instituts
« truqueurs » ! Autre contrainte : celle de l’argent. Avec André Laignel, le
trésorier du PS, Jacques Pilhan a fait les comptes. Face au RPR et à ses relais
économico-médiatiques, même en imaginant des circuits parallèles de
financement, la gauche ne fait pas le poids. Il va donc falloir imaginer des
opérations de campagne qui, dans un premier temps, maximisent l’impact
recherché, pour un coût minimum.
Cela suppose non seulement que le PS anime, jusqu’à la fin de l’année, la
« campagne réversible », mais aussi que d’autres acteurs entrent
bénévolement dans la partie. Comme à son habitude, Jacques Pilhan fait de
cette contrainte une force. « La tontonmania » est au bout du chemin ! A
Temps public, on en avait découvert la force potentielle, dès l’automne 1984,
avec Marguerite Duras. Puis on l’a expérimentée à plus grande échelle, lors
des législatives de 1986. Mais, cette fois-ci, il s’agit de faire beaucoup mieux.
Le 1er décembre 1987, Globe publie un manifeste (« Ils soutiennent
Mitterrand ») dans lequel les habituels – Barbara, Pierre Arditi… – se mêlent
aux ralliés – Dominique Jamet, rédacteur en chef du très droitier Quotidien de
Paris. Le 7 décembre, dans une pleine page du Matin, c’est au tour du
chanteur Renaud : « Tonton, laisse pas béton ! » Le 22 décembre, Gérard
Depardieu s’engage dans Le Parisien libéré : « Mitterrand ou jamais ». Et ce
n’est qu’un début.
Tous ces appels ne sont pas directement gérés par Jacques Pilhan. Jack
Lang ou Pierre Bergé ont, dans cet exercice, une virtuosité qu’il n’a jamais
cherché à contester. Mais le rythme de leur publication et leur mise en scène
sont clairement estampillés par le grand scénariste de Temps public qui
veille, avec un soin particulier, à ce qu’ils arrivent par vagues successives
pour donner l’impression d’un élan sans cesse renouvelé puis, au final, un
sentiment de masse que n’aurait pas eu le one shot d’une pétition unique. Ce
sont-là de petits trucs qui peuvent rapporter gros. Ils préparent surtout
l’essentiel qui, comme prévu, déboule début janvier : « Génération
Mitterrand ».
Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Le 12 octobre 1987,
cours Albert-Ier, un an presque jour pour jour après son rendez-vous élyséen
et ce « Faites » présidentiel, en forme de sésame, Jacques Pilhan rapporte les
grandes lignes du dispositif telles que François Mitterrand les lui a exposées,
quelques heures auparavant. Premier point : travailler avec Séguéla : « C’est
inévitable. » « Il t’infecte », commente Jean-Luc Aubert. Tant pis ! Deuxième
point : assurer la coordination des campagnes du PS et du futur candidat, quel
qu’il soit. Dernier point : tout centraliser à Temps public, pour des raison de
confidentialité et pour marquer, du même coup, le rôle central de l’agence.
Le 15 octobre au soir, une première séance de réflexion a eu lieu, dans le
bureau de Jacques Pilhan, avec le patron de RSCG et le journaliste Claude
Sérillon, écarté de la présentation du JT de France 2 après l’affaire
Oussekine. Le 19 au matin, retour de Jacques Séguéla, accompagné cette
fois-ci d’une productrice de RSCG et d’un créatif nommé Dominique
Chevallier. Ce dernier était déjà dans les équipes de 1981, rue Bonaparte, et il
ne lui faut pas longtemps pour comprendre que les temps ont changé. « Plus
pro, plus rapide, plus construit… », commente-t-il, à chaud. Et puis, surtout,
le chef n’est plus le même !
Deux jours plus tard, place aux politiques avec Lionel Jospin. Bientôt, le
premier secrétaire du PS revient à Temps public en compagnie d’André
Laignel et d’Henri Emmanuelli. L’un est le trésorier du parti, l’autre,
secrétaire national chargé de la communication. Ce sont des mitterrandistes
de stricte obédience, dans sa version antifabiusienne. Pour l’occasion, tous
ont renvoyé chauffeurs et R 25. Ils sont venus en taxi. La « campagne
réversible » est placée sous le signe de la clandestinité. Au PS, la mode de
l’automne est couleur de muraille. Toutes les semaines, le mercredi matin,
tandis qu’à l’Elysée François Mitterrand s’installe face à Jacques Chirac pour
le Conseil des ministres, ce trio-là va se retrouver autour de Jacques Pilhan.
Jacques Séguéla est le dernier permanent de l’équipe. Parfois Jean-Luc
Aubert est de la partie. Les socialistes ont exigé que Gérard Colé ne soit pas
invité. Ce qui n’empêche pas qu’il soit associé aux réunions avec François
Mitterrand, à l’Elysée.
Les séances de travail du cours Albert-Ier sont d’une rare intensité. Il faut
tout organiser. Et vite ! Le programme du PS, qui a été confié à Dominique
Strauss-Kahn et dont la tonalité « très rocardienne » enchante Jacques
Pilhan ; l’affiche du PS qui, bientôt, mettra en scène une femme nue,
enceinte, une rose à la main, et fera tiquer François Mitterrand ; les meetings
du candidat – quel qu’il soit, bien sûr ! – avec ce que cela suppose de
réservations de salles, d’infrastructures et de décorations, et pour lesquels le
grand absent de ce cénacle, Jack Lang, a déjà des idées aussi précises que
flamboyantes ; enfin, l’affiche officielle du candidat qui ne l’est pas. Pour
trouver la solution de cet immense Meccano de communication, les conjurés
du cours Albert-Ier vont devoir faire preuve d’une belle créativité. A la mi-
novembre, c’est chose faite.
Non sans mal. Outre la difficulté de l’exercice, imposé par François
Mitterrand, il y a dans cette équipe des caractères et des sensibilités qui se
rejoignent difficilement. Les trois socialistes – Jospin, Emmanuelli, Laignel –
ont parfois des hauts-le-cœur en entendant Jacques Séguéla évoquer des
visuels où apparaîtraient Gérard Depardieu ou même Bernard Tapie, ce
« libéral » grand teint qui n’est pas encore « Nanar » mais que le patron de
RSCG essaye déjà d’introduire dans l’univers mitterrandiste. Jacques Pilhan,
dans son for intérieur, penche plus vers le « fils de pub » que vers les enfants
de Solferino. Mais, dans tous ces débats, il prend soin d’apparaître comme
l’homme de l’équilibre, à la fois patron et professionnel, soucieux, en tout
cas, de ne pas se couper des hiérarques du PS.

La lente montée du désir


Qui a eu l’idée de l’affiche « Génération Mitterrand » ? Qui a imaginé ce
slogan ? Qui a trouvé la solution géniale de transformer ce concept en
logotype, en incrustant, dans la typographie, la main tendue d’un homme vers
celle d’un enfant ? Il en va de « Génération Mitterrand » comme de « La
Force tranquille ». Ce sont des œuvres collectives dont, par définition, la
paternité est multiple. Fin 1987, ni Jacques Pilhan ni Lionel Jospin et ses
camarades ne cherchent toutefois à nier que, pour la partie créative, la maison
Séguéla a joué un rôle décisif. Pas seulement parce que la main de l’enfant
est celle de Lola, la dernière fille du patron de RSCG. L’important, pour
Jacques Pilhan, est que cette affiche corresponde à la commande de l’Elysée
et qu’elle cadre, au millimètre, à la ligne de campagne qu’il a lui-même
dessinée. Tout y est. Le nom du Président mais pas son visage. L’idée d’une
filiation pour une nouvelle étape – s’il est candidat – ou un passage de témoin
– s’il ne l’est pas. C’est une affiche suggestive et ouverte. Elle peut se
décliner dans tous les sens. C’est un visuel et un slogan à la fois. Bravo
l’artiste !
Le 15 novembre 1987, un dimanche soir, les deux Jacques – Pilhan et
Séguéla – arrivent discrètement à l’Elysée, évitant la cour d’honneur. Ils ont
des cartons plein les bras. François Mitterrand, qui les attend dans son
bureau, est ravi du résultat. Ce qui n’était pas écrit d’avance, vu l’humeur
exécrable qui est alors la sienne. Une sombre affaire de financement
politique, dite affaire Luchaire, l’a mis en grave difficulté. Il s’en est sorti à
grand-peine, exigeant du gouvernement une législation en la matière, plus
contraignante et moins archaïque. Jacques Pilhan lui a concocté une émission
sur RTL, censée purger la polémique. Mais le journaliste choisi pour cette
opération n’a pas joué le jeu attendu. Philippe Alexandre est un emmerdeur
fini ! A la sortie du studio, avec Gérard Colé, il a failli en venir aux mains.
François Mitterrand, un brin rancunier, n’a pas oublié ce faux pas médiatique.
A Temps public, on se convainc que si le Président est aussi agressif, s’il
passe son temps à déblatérer sur « ce voyou de Chirac », c’est qu’il se motive
pour un combat qu’il juge désormais inéluctable. N’empêche ! L’accueil fait,
ce 15 novembre au soir, à la « campagne réversible » est un vrai
soulagement. Le Président est content. Une étape décisive vient d’être
franchie. En attendant la suivante.
Pour les fêtes de fin d’année, Jacques Pilhan est parti en famille en Sierra
Leone. Il n’y a pas encore acheté sa maison mais, avec sa femme et sa fille, il
aime ce pays africain et ses plages de rêve. A l’hôtel, il tombe nez à nez
avec… André Laignel. L’année précédente, il avait croisé, dans le même
établissement, François Hollande et Ségolène Royal. Comme le monde est
petit ! Et comme les gens sont prévisibles ! A son retour à Paris, Jacques
Pilhan est prêt à assister, mi-admiratif, mi-estomaqué, au grand lancement de
Génération Mitterrand par un Jacques Séguéla au meilleur de sa forme. Les
deux hommes sont convenus que cette campagne d’affichage serait une
opération de com qui doit s’installer d’emblée au cœur de la campagne en
faisant parler d’elle. Or, quel meilleur vendeur que le patron de RSCG ?
Le 18 janvier, quand Jacques Séguéla présente « son » œuvre sur le
plateau du JT de TF1, Jacques Pilhan est planté devant son poste les yeux
écarquillés. Le lendemain, rebelote sur Europe 1, avec l’ami Elkabbach. Le
surlendemain, le patron de RSCG nourrit à lui seul un article fort élogieux de
Libération qui, bientôt, barre sa une de ce mot qui va faire florès :
« Tontonmania ». De l’art de faire sa pub par les autres ! Et tant pis si les
commentaires sont parfois ironiques ou outragés. Génération Mitterrand n’est
plus une affiche. C’est désormais un signe de ralliement. Raymond Barre, qui
n’en loupe pas une, va même jusqu’à l’évoquer, à « L’Heure de vérité ».
Merci du coup de main !
Quand il lit, dans Le Monde, un article favorable au Président signé Jean-
Marie Colombani, Jacques Pilhan ne résiste pas au plaisir de rappeler que le
même, devant lui, prévoyait, peu de temps auparavant, « un juin 1988
barriste ». A moins de cent jours du scrutin, tous les indicateurs sont au vert.
François Mitterrand est au plus haut à la fois dans les cotes de popularité et
les intentions de vote. « C’est parti », s’exclame Jacques Pilhan. « La légende
est en marche », ajoute-t-il, sans que, ce jour-là, Jean-Luc Aubert sache s’il
parle de lui ou de François Mitterrand. « Il va falloir gérer cela et ça ne va pas
être facile. » En effet…
Une chose est de vouloir être candidat, une autre est de l’annoncer
publiquement et d’être, ensuite, réélu. Quand ? Comment ? La stratégie
élaborée par Jacques Pilhan était de partir très tôt, sans candidat affiché, pour
pouvoir se déclarer le plus tard possible et mener une campagne en forme de
sprint. Créer l’attente, faire monter le désir : rien que du classique. Reste que
cette course n’est pas une épreuve solitaire et qu’elle impose à François
Mitterrand un brusque changement de statut qui peut déstabiliser l’opinion.
« C’est comme aux Six Jours », estime Jacques Pilhan. L’essentiel est autant
de démarrer au bon moment que d’obliger les adversaires à se découvrir les
premiers. Le 16 janvier, Jacques Chirac se lance, depuis l’hôtel Matignon.
Dès le début de l’opération Génération Mitterrand, il a senti le danger. « Son
timing est bon mais la mise en scène est mauvaise », commente-t-on à Temps
public. Raymond Barre, lui, attend le 8 février. Il n’a rien voulu changer à
son calendrier. La veille de sa déclaration de candidature, à Lyon, Globe, que
Jacques Pilhan manœuvre comme à la parade, s’est affiché en kiosque avec
une couverture qui montre le champion de l’UDF déguisé en tortue, marchant
à reculons, tandis qu’une pancarte indique : « an 2000 ». Ce n’est guère
raffiné mais contre le candidat de droite que, à l’Elysée, on juge le plus
dangereux, tous les coups sont permis.
Jacques Pilhan observe cette double entrée en scène avec l’œil froid du
professionnel. Techniquement parlant, celle de Raymond Barre est une
heureuse catastrophe. « Pas de risque, pas de surprise, donc un ennui
profond. » Sur ce plan-là, le candidat RPR n’est guère mieux loti. Il a
annoncé à l’avance ce qu’il allait faire. Ses lieutenants ont défloré l’essentiel
de son propos, en croyant préparer le terrain. C’est exactement l’inverse de ce
que le maître de Temps public suggère à François Mitterrand. Ce faisant, il
découvre que, dans cette nouvelle phase de la campagne, la partie est devenue
subitement plus serrée. A l’Elysée, les jeux d’influence sont devenus d’une
rare complexité. Le Président en joue comme si c’était pour lui une manière
de protéger son secret. Pour Jacques Pilhan, habitué aux face-à-face avec « le
Tonton », c’est presque une déception.
Fin février 1988, alors que François Mitterrand se promène en Irlande,
entre dolmens et croix celtiques, Jacques Pilhan planche, trois jours durant,
sur ce qu’il considère comme le moment le plus risqué de la campagne.
Comment le dire ? Comment être candidat sans cesser d’être président ?
L’équation est d’autant plus compliquée que, jusqu’à cette date, il ne sait
rien. Par intuition, par déduction, il devine que le Président va replonger pour
une nouvelle candidature. Constitutionnellement, le Président sortant doit se
découvrir avant la fin mars. Mais alors que les aiguilles des sondages se
mettent soudain à vaciller, aucune fumée blanche ne monte de l’Elysée.
Black-out complet ! Le 25 février, Jacques Pilhan confie qu’il a en tête une
date mais qu’il ne veut pas en parler à François Mitterrand. « Par peur des
fuites » (sic). Sa hantise est que, au lieu d’entretenir l’attente de l’opinion, le
Président donne le sentiment de jouer une partie égoïste. Attention danger !
Le 11 mars, enfin, les choses bougent. « A partir du milieu de la semaine
prochaine, confie Jacques Pilhan, le Président va pouvoir annoncer sa
candidature quand il le veut. » Le 17, il file à l’Elysée. « Tout est bétonné »,
dit-il en en sortant.

Les clans, les factions et les bandes


« Tout », c’est-à-dire une splendide manœuvre dont le ressort est l’effet
de surprise. D’abord, on laisse fuiter l’information d’une annonce sur un
« média froid » : un simple communiqué AFP. Puis on brouille les cartes en
faisant croire que le nouveau candidat viendra s’expliquer à TF1, sur le
plateau de « Sept sur Sept ». Ce soir-là, 23 mars, l’invité est Alain Juppé.
Prévoir de le décommander, c’est bien entendu avertir le RPR. On est en
plein enfumage et ça marche à merveille. Car dès le 21 au soir, François
Mitterrand a donné le top départ. Le lendemain au matin, le chef du service
politique d’Antenne 2, Paul Amar, est convoqué à l’Elysée, sur un coup de fil
laconique de Jacques Pilhan. Surtout ne rien dire d’explicite au téléphone !
On n’est jamais assez prudent. Dans le bureau de Gérard Colé, le journaliste
est averti que François Mitterrand répondra à ses questions, le soir même, à
20 heures, dans le cadre du JT. Sans plus de détails. A 12 h 30, la nouvelle
tombe à l’AFP.
En début d’après-midi, Jacques Pilhan et Gérard Colé déboulent dans les
locaux d’Antenne 2. C’est que la rédaction gronde. Depuis quand un candidat
choisit-il son intervieweur ? Elie Vannier, le directeur de la rédaction, et
Claude Contamine, le président de la chaîne – deux chiraquiens grand teint –,
sont aux aguets. Que va dire le Président ? Faut-il comprendre qu’il est
désormais candidat ? On les envoie aux pelotes et quand, sur le coup de
19 h 30, François Mitterrand, accompagné de Jacques Pilhan, arrive en salle
de maquillage, le visage fermé, Claude Contamine est écarté sans
ménagement. Paul Amar n’est pas mieux traité.
— L’interview va durer douze à quinze minutes, dit-il.
— Trois ou quatre me suffiront, lui répond sèchement le Président.
— Ce n’est pas ce que m’a dit ce matin votre conseiller.
— Vous l’avez sans doute mal compris.
On est là au cœur de la stratégie de com élaborée par François Mitterrand
et Jacques Pilhan. Aller à la télé, c’est choisir un « média chaud ». Se
déplacer sur le plateau du JT d’une chaîne publique, c’est se dépouiller des
attributs présidentiels. Choisir le direct, c’est préparer la foudre. Et quelle
foudre ! Ni le présentateur du journal, Henri Sannier, ni Paul Amar ne sont
avertis de la décision de François Mitterrand. A tel point que lorsque le
premier pose d’emblée la question – « Etes-vous candidat ? » – le Président
semble surpris d’une entame aussi directe. Son « oui » du bout des lèvres, en
faisant « non » de la tête, est « un oui de fiancée, encore vierge », comme dira
par la suite Jacques Pilhan qui jure qu’il n’a pas été répété à l’avance. La
charge qui l’accompagne a été, en revanche, peaufinée, sinon dans la forme,
du moins sur le fond. Pour justifier qu’il se représente, François Mitterrand
invoque rien de moins que des « circonstances exceptionnelles » et la
nécessité de « faire front », afin de « garantir la paix civile ».
En quelques minutes, c’en est fini du Président rassembleur dont tous les
commentateurs avaient imaginé qu’il entrerait en piste sur un mode
débonnaire, censé ménager la transition entre son ancien et son nouveau
statut. Voilà soudain revenu le guerrier, attaquant à grands coups de sabre
« les clans », « les factions », « les bandes ». Bref le RPR, désigné comme
ennemi principal. Le tout au nom de « la France unie ». Lorsqu’il quitte le
plateau, François Mitterrand n’adresse pas un mot à Paul Amar. Encore ahuri
d’une pareille agressivité, le chef du service politique d’Antenne 2 se tourne
vers Jacques Pilhan qui lui sourit doucement. Celui-ci peut rentrer, satisfait,
cours Albert-Ier : « C’est fait. Le Tonton a mis un terme à la cohabitation. Il
reste président mais il devient le seul opposant. Le bilan, c’est Chirac.
L’avenir, c’est lui. »
La presse du lendemain est globalement assassine. Perte de sang-froid,
hystérie inutile, faute politique. « Alain Duhamel et ses frangins, encore une
fois, n’ont rien compris » : pour Jacques Pilhan, ces commentaires rappellent
ceux de 1985, après l’émission avec Yves Mourousi. Il aurait pu les écrire
d’avance. Il va les étouffer de la même manière. Dans Le Monde du 25 mars,
un sondage Sofres montre, opportunément, que 61 % des Français
approuvent l’entrée en campagne du chef de l’Etat. Vieilles techniques ! Le
même jour, sur Europe 1, face à Jean-Pierre Elkabbach, François Mitterrand,
pugnace et souverain, poursuit son offensive. Le 31 mars, sur TF1, il a déjà
repris de la hauteur (« Je peux rassembler plus que les autres »). Le
décryptage à chaud du patron de Temps public est un satisfecit absolu :
« Pour pratiquer l’ouverture – le mot va faire florès – il fallait d’emblée
marquer son territoire avec force. » Frapper d’abord, ouvrir les bras ensuite.
Ou, plutôt, faire les deux en même temps, dans une campagne
ultracourte. Quand François Mitterrand s’élance officiellement, on est en
effet à un mois du premier tour de la présidentielle. Il fait la course en tête
dans toutes les enquêtes d’opinion. Jacques Pilhan note avec satisfaction que,
pour la première fois sous la Ve République, un candidat sortant a réussi
l’exploit d’entrer en scène sans décrocher – fût-ce légèrement – dans les
sondages. « La mayonnaise n’a pas tourné », observe-t-on avec soulagement
cours Albert-Ier. Pour autant, les jeux ne sont pas encore faits. Avec son
adjoint, Jean-Luc Aubert, le maître de Temps public a imaginé de faire passer
progressivement François Mitterrand du statut de « père maternel », qui dit
« la loi, la règle et les limites », à celui de « père solidaire », qui établit avec
ses enfants « une relation adulte de non-dépendance, fondée sur le contrat ».
C’est sans doute viser un peu haut, dans une campagne dont il est désormais
clair que la sophistication n’est plus la qualité première.
Entre le conseiller et le Président-candidat s’instaure, juste au moment où
le « film » se déroule exactement comme prévu, une relation complexe,
mélange d’extrême proximité et de complicité légèrement dégradée. « Jules II
ne confondait pas ses artistes et ses spadassins », commente un soir Jacques
Pilhan. Le pape de l’Elysée est devenu un pur guerrier et, au cœur de la
bataille, il ne fait plus le tri. Fini cet art de la distance et cette gestion
différenciée des rythmes qui plaisaient tant à Temps public ! Désormais il
faut cogner, improviser dans l’urgence, jouer sa partie entre des influences
multiples. Officiellement, le siège officiel de la campagne est installé avenue
Franco-Russe où Pierre Bérégovoy joue les utilités, tandis qu’au PS Lionel
Jospin ne décolère pas d’être mis sur la touche. Le quartier général du
mitterrandisme est, en fait, l’Elysée, dans le bureau présidentiel. Ce dispositif
en forme de leurre répond aux souhaits de Jacques Pilhan qui prend pourtant
conscience que, lorsque tout s’accélère, ne pas être constamment au Château
est un sacré handicap.
Ce léger décalage, qui en annonce bien d’autres, se manifeste dès
l’élaboration de l’affiche du candidat Mitterrand. La veille du jour où ce
dernier doit s’élancer, sur Antenne 2, Jacques Pilhan découvre une curieuse
coïncidence. Jean-Michel Goudard, qui est le conseiller en com de Jacques
Chirac, vient de révéler le slogan de son champion : « Nous irons plus loin
ensemble ». Rien de très original sauf que c’est, à quelques mots près, celui
que les équipes Séguéla ont également choisi, après de longues et pénibles
séances de brain-storming. Jean-Michel Goudard et Jacques Séguéla sont
voisins de bureau et coactionnaires de RSCG. Pour Jacques Pilhan, la fuite
est signée. Il ne dispose d’aucune preuve mais dans ce moment d’extrême
tension il n’hésite pas à manifester son courroux du côté de l’Elysée.
Ambiance !
Lorsque, bon gré mal gré, tout le monde se remet autour de la table pour
réfléchir à une autre solution, l’imagination n’est pas au rendez-vous et
François Mitterrand s’impatiente. Le visuel de l’affiche a été validé, sans
grande difficulté, depuis déjà quelque temps. Le candidat y apparaît de profil,
presque marmoréen. « C’est le visage de Dieu, celui d’un chef archaïque »,
commente Jacques Pilhan. Il y a, dans tout cela, un tel air d’évidence qu’il
juge inutile de signaler le nom du candidat – « pas besoin de surligner » – ou
même de vérifier son impact – « on ne teste pas une volonté ». Peut-être est-
ce la raison pour laquelle le bon slogan est aussi dur à trouver. Faute de
mieux, on opte pour « La France unie ». Ce sont trois mots qui claquent. Ils
ont été prononcés par le candidat lors de sa prestation devant Paul Amar. Ils
disent une ambition que Jacques Pilhan ne récuse pas. Imprimé sur une
affiche, ce slogan lui paraît pourtant « vieux, bourgeois et conformiste ».
En l’occurrence, le maître de Temps public fait preuve de mauvaise foi.
Mais c’est l’ambiance du moment. « Pour s’imposer, il faut tuer », dit-il
avant d’évoquer « le temps mortifère de la campagne ». Pendant tout le mois
qui court jusqu’au premier tour de scrutin, fixé au 24 avril, Jacques Pilhan,
les nerfs à vif, navigue entre surexcitation et minidépression. Jamais il n’a été
aussi attentif au respect de ses prérogatives et soucieux, en même temps, du
moindre détail d’une campagne dont il craint à chaque instant qu’elle ne se
délite, à deux doigts du bonheur. Un jour, il s’enthousiasme devant la vista de
son champion. Un autre, il se désespère devant la mégalomanie d’un homme
qui excite autour de lui la courtisanerie, comme s’il avait fini par croire à son
rôle « divin ». Pour François Mitterrand, Jacques Pilhan a inventé une série
de gestes techniques qui bientôt entreront dans les annales de la compétition.
Sa jouissance est totale. Et pourtant, il n’est jamais content.

Dieu ne descend pas sur les marchés


La Lettre à tous les Français, publiée le 7 avril ? Bien sûr, c’est une belle
réussite. Dans l’élaboration de ce manifeste un peu pompeux du nouveau
mitterrandisme, on a mis en scène un candidat capable de s’extraire de la
moindre contrainte. François Mitterrand, plume à la main, penché sur son
écritoire. François Mitterrand, alignant les feuillets un à un, au grand dam de
son entourage. François Mitterrand, corrigeant sa copie jusque chez
l’imprimeur. Tout cela est vrai et scénarisé dans le moindre détail. Les
thèmes abordés dans la Lettre ont été testés, lors d’une vague d’entretiens
qualitatifs. Le Président-candidat semble à l’écoute de ses concitoyens. Voilà
qu’il les entend avant même qu’ils s’expriment. Tout cela est pilhanesque à
souhait.
Pendant plus d’une semaine, c’est tout juste si la presse n’a pas lancé
elle-même le compte à rebours. Et quand la Lettre sort, sous forme de pages
publicitaires, dans vingt-trois quotidiens régionaux et deux titres nationaux,
Le Monde en reproduit gratuitement l’intégralité. Que demander de plus ?
« On a mis dans le mille. La mise en page est superbe. Bravo Séguéla »,
commente Jacques Pilhan, jusqu’à ce que l’écrivain Angelo Rinaldi pointe
cruellement quelques fautes de syntaxe dans la prose présidentielle. Là, alors,
c’est l’explosion : « On ne pouvait pas faire un peu plus attention ! »
Même chose pour les meetings. Puisque « Dieu ne descend pas sur les
marchés » – le mot est de Gérard Colé et il horrifie le PS –, il faut que ses
apparitions soient rares et massives. Pour occuper le champ médiatique, entre
quelques visites sur le terrain qui offrent aux JT de courtes séquences aux
images bien léchées, on programme une petite poignée de réunions
publiques. Quatre, pas davantage, avant le premier tour, mais devant des
dizaines de milliers de supporters enthousiastes. Le Président-candidat,
comme lors des législatives de 1986, arrive par le fond de la salle, en majesté,
au milieu d’une foule tenue à l’écart. Il s’installe derrière son pupitre Jupiter
– comme lors de ses interventions élyséennes. Et il jette la foudre. Sur les
« bandes et les clans » – comme chez Paul Amar – ou sur le CNCL, son
punching-ball préféré – comme dans Le Point. Avant d’expliquer à une foule
qui siffle puis chavire : « Nous ne sommes pas les bons, ils ne sont pas les
méchants » – comme dans la France unie.
Pour ce spectacle, qu’il adore plus que tout tant il lui semble être la
quintessence du génie guerrier de François Mitterrand, Jacques Pilhan s’est
battu, bec et ongles. Avec une obsession, toutefois. L’image, toujours
l’image. Il faut absolument, explique-t-il, que les meetings débutent aux
environs de 20 heures, afin que les journaux télévisés – les seuls qui lui
importent – ne diffusent que les scènes de ces arrivées triomphales. Le
discours ? Ce sera pour la reprise du lendemain et les commentaires de la
presse écrite. Deux coups en un ! La méthode est imparable. A l’époque, elle
surprend. Elle choque aussi. Et c’est ce qui exaspère Jacques Pilhan, lors
d’incidents incessants, soit avec le premier cercle des barons mitterrandistes,
Jack Lang en tête, soit avec les équipes de presse de Franco-Russe.
Il y a quelque chose d’épuisant dans ces combats qui ne sont que de
détails mais qui traduisent, aux yeux de Jacques Pilhan, une totale
incompréhension des enjeux d’une communication maîtrisée. Plus l’élection
approche et plus il voudrait n’avoir à se concentrer que sur le jeu d’équilibre
d’un Président-candidat qui, pour tenir la ligne, doit être rassembleur et
combattant à la fois. Or, sur son fil, plus monarque que jamais, François
Mitterrand laisse faire. Quand il n’attise pas lui-même les rivalités de sa cour
et l’exaspération des esprits. Pour Jacques Pilhan, il est temps que la partie
s’achève. Bientôt le premier tour. Ensuite, peut-être, on y verra plus clair.
Dans l’avion qui le ramène de Lyon où son champion a tenu un ultime
meeting, c’est un homme ivre de fatigue – et pas seulement ! – qui soudain
décompresse, au milieu des hiérarques socialistes, stupéfaits de l’entendre
commenter, à voix haute, sans guère de retenue, son immense lassitude.
Château-Chinon, 24 avril, à l’hôtel du Vieux-Morvan où François
Mitterrand, depuis plus de vingt ans, attend, parmi les siens, le verdict des
Français. Jacques Pilhan a repris ses esprits. Sur le coup de 19 heures, il a en
main de premières estimations fiables. « Vous êtes à 34 % environ. » C’est
encore mieux que prévu. Raymond Barre, avec 16 %, est éliminé. Autre
bonne nouvelle, Jean-Marie Le Pen est à 14 %. « C’est le meilleur », souffle
le Président-candidat, sous l’œil estomaqué de son conseiller. Quant à
Jacques Chirac, avec moins de 20 %, « il a du souci à se faire pour la suite ».
Pour Jacques Pilhan, l’affaire est pliée. Il n’est pas le seul à le penser mais
comme tout le monde, dans les équipes mitterrandistes, il n’ose pas le dire à
voix haute.
Il faudrait désormais un miracle, ou plutôt une catastrophe, pour que le
maire de Paris comble son retard, dans les quinze jours de l’entre-deux-tours.
Le Président-candidat a tous les atouts en main pour s’assurer une réélection
triomphale. Son challenger va devoir recoller une droite en morceaux. Bon
courage ! A gauche, ce n’est plus un problème. Raison de plus pour ne pas
changer de ligne ! Puisque les forces de progrès, comme on dit, sont déjà
rassemblées, la France unie est plus que jamais à l’ordre du jour.
Tel est, à chaud, le conseil que Jacques Pilhan donne à François
Mitterrand. Comme lui, il devine que Jacques Chirac va jouer son va-tout,
quitte à renverser la table. Soit en tendant la main à Raymond Barre, qui la
saisira mollement. Soit en faisant des appels du pied à Jean-Marie Le Pen,
sans espoir de réponse mais en espérant séduire une fraction de son électorat.
Le scénario est écrit d’avance. Mais ce 24 avril au soir, qui peut imaginer que
le chef du RPR, toujours Premier ministre dans une cohabitation en
lambeaux, ira aussi loin dans la droitisation ? « Valeurs communes » avec le
Front national, évoquées par Charles Pasqua, libération à grand spectacle des
otages du Liban et, surtout, assaut sanglant contre la grotte d’Ouvéa, en
Nouvelle-Calédonie. En quelques jours, toutes les barrières tombent, dans un
climat d’extrême tension.
Cet entre-deux-tours, Jacques Pilhan le vit aux premières loges, sans que
son rôle soit essentiel. Tout est désormais concentré entre les seules mains du
Président-candidat qui, dès le 25 avril au matin, s’est envolé pour les Antilles,
comme pour prendre du champ. Le maître de Temps public a imaginé une fin
de campagne plus « France unie » que jamais. Fidèle à sa méthode, il s’est
déjà projeté dans l’après-élection et les débuts d’un second septennat où il
faudrait nécessairement représidentialiser l’image de François Mitterrand.
Mais puisque les couteaux sont sortis, que tous les coups sont bons pour
Jacques Chirac, comment résister aux logiques délétères de cette guerre sans
dentelles ?
Le débat télévisé, prévu le 28 avril, son organisation, sa mise en scène
occupent l’essentiel du temps de Jacques Pilhan. Cours Albert-Ier, les
sondages, confiés à l’institut Ipsos de Jean-Marc Lech, sont quasi quotidiens.
C’est qu’il faut surveiller l’opinion comme le lait sur le feu, avec le sentiment
que le face-à-face entre François Mitterrand et Jacques Chirac est une sorte
de rite qui ne peut changer le résultat de l’élection mais dont la dimension
symbolique dépasse – et de loin – l’importance que lui accordent les
commentateurs. Le combat des chefs est le point d’orgue de la campagne. Il
résume ses enjeux et fixe la perception que les Français vont avoir, pour
longtemps, de la personnalité des deux champions qui sollicitent leurs
suffrages. Audience maximum. Ces images-là sont d’abord faites pour durer.
C’est Jean-Luc Aubert, en liaison avec Serge Moati, le réalisateur choisi
par François Mitterrand, qui mène les négociations pratiques, avec les
équipes chiraquiennes. Taille de la table, couleur du décor, cadrage des
candidats – sans plans de coupe : tout est sujet à polémique. Gérard Colé
prend une part active à la confection des petites phrases et autres répliques
qui doivent assurer la reprise médiatique. Jacques Pilhan a donné pour
consigne d’éviter tout ce qui pourrait donner à cet affrontement au sommet
l’allure d’un pugilat. Mettre de la distance, quitte à couper le rythme de
l’adversaire, c’est établir une hiérarchie. Il y avait, avant la campagne, le
président de la République et son Premier ministre. C’est cela qu’il faut
retrouver entre le favori et le challenger, à dix jours d’un scrutin dont l’issue
paraît désormais assurée.
Lorsque commence le débat, le 28 avril au soir, Jacques Chirac tente de
casser, d’emblée, cette logique. Que chacun se dépouille de ses attributs.
N’est-ce pas, « monsieur Mitterrand » ? Il est immédiatement séché par une
parade imaginée par Gérard Colé : « Vous avez tout à fait raison – léger
silence –, monsieur le Premier ministre. » Jacques Pilhan est aux anges. Avec
Jean-Luc Aubert, il est un des rares à être admis sur le plateau, assis à
quelques mètres des débatteurs, hors du champ. Tout se passe comme prévu.
Mieux, le candidat RPR semble bientôt céder à la pression en rendant à
François Mitterrand, au détour d’une phrase, ce titre de « Président » qu’il lui
avait pourtant contesté quelques minutes auparavant.
Puis, soudain, c’est l’incident. Jacques Chirac, qui a prévu d’attaquer sur
la question du terrorisme, met en cause l’attitude de son adversaire dans la
gestion des terroristes d’Action directe. Celui-ci réplique en évoquant
l’élargissement opportun d’un diplomate iranien, Wahid Gordji, impliqué
dans l’attentat du Publicis-Saint-Germain en 1986. Le candidat RPR se
défend. « Pouvez-vous vraiment contester ma version des choses en me
regardant dans les yeux ? » Faute de plan de coupe, les téléspectateurs ne
verront jamais cet instant incroyable où, pendant quelques petites secondes,
François Mitterrand hésite. Puis se lance, après avoir jeté un bref coup d’œil à
Jacques Pilhan. L’index tendu, d’un bref mouvement du poignet, celui-ci lui
fait un geste qui veut dire : « Cognez. » Quand la caméra fixe de nouveau le
Président, sa réplique est sèche comme la foudre : « Dans les yeux, je le
conteste. »
Sans doute François Mitterrand n’avait-il pas besoin d’un conseiller pour
frapper de la sorte. Ce moment fugitif d’une stupéfiante complicité, dans un
échange qui, au fond, ne change rien à la nature de cet ultime face-à-face,
résume surtout la relation qui s’est instaurée entre le Président et le maître de
Temps public. On fixe une stratégie. On prévoit de garder les distances avec
l’ennemi, de le balader plutôt que de le frapper. Mais lorsque surgit
l’événement, il suffit d’un coup d’œil et d’un geste du doigt pour que, chez
l’un comme chez l’autre, ressurgisse l’instinct guerrier. L’un, sur le devant de
la scène, et l’autre, un peu à l’écart. Comme depuis plus de quatre ans.
Depuis le début de l’année 1984, Jacques Pilhan ne rêvait que de ça.
Faire réélire François Mitterrand, mais pas n’importe comment. Le Président
jupitérien, au détour d’un débat télévisé, vient de lui offrir un moment de pur
bonheur. Il ne l’avait pas prévu et c’est ce qui ajoute à sa jouissance. Bientôt,
tout sera parfait. 54 %, le 8 mai : quel triomphe ! Depuis quelques jours déjà,
Jacques Pilhan sait que les jeux sont faits. Est-ce ce qui explique que sa
saveur soit moindre ? Une époque s’achève. Souvenir de 1981, nostalgie des
années de galère. C’était dur mais c’était bon. Maintenant, rien ne sera plus
comme avant.
14
Rocard et la queue du Minotaure

Une simple feuille de papier avec une date, une heure et quelques mots
laconiques. En ce soir de second tour de la présidentielle, ç’aurait dû être un
communiqué de victoire. C’est, en fait, un avertissement. « 8 mai 1988,
21 h 05. Je crois qu’à partir de maintenant nous allons gêner. » Dans
l’hélicoptère qui ramène François Mitterrand à Paris, le bruit est infernal.
Difficile de s’entendre et puis, surtout, il y a des réflexions qu’il vaut mieux
ne pas partager à voix haute. Gérard Colé a du flair1. Il a aussi la prescience
du danger. Il vient d’écrire ce que Jacque Pilhan pense tout bas. Drôle de
moment. « Le Tonton » a gagné. Le voici reparti pour sept ans. Mais ceux qui
ont été les artisans de son triomphe devinent déjà que les ennuis commencent.
A Château-Chinon, quelques heures plus tôt, l’ambiance était
étonnamment fraîche. Jacques Pilhan a eu toutes les peines du monde à voir
François Mitterrand. Juste avant le décollage, celui-ci a quand même trouvé
le temps de s’isoler avec ses deux conseillers. Qui pour Matignon ? Comme
en mars 1986, au lendemain des législatives, ils ont répondu d’une seule voix.
Hier, c’était « Chirac, bien sûr ». Désormais, c’est « Rocard, bien entendu ».
A l’époque, François Mitterrand avait souri. Ce choix-là était aussi le sien et
il l’excitait. Aujourd’hui, l’évidence rocardienne a le don de l’énerver. Le
Président comprend les arguments de Jacques Pilhan et Gérard Colé : le
changement dans la continuité, la nécessité du rassemblement dans la ligne
de la France unie. Mais, au fond de lui-même, il ne les admet pas. S’il a
écrasé Jacques Chirac, ce n’est pas pour se voir imposer un Premier ministre
qu’il déteste d’autant plus que celui-ci appartient à sa propre famille d’esprit.
S’il a brigué un second mandat, c’est pour être libre. Malheur à ceux qui
ramènent Dieu au sens des réalités.
Dans la relation de Jacques Pilhan avec François Mitterrand, quelque
chose vient de se fissurer. Déjà, au cœur de la campagne, le premier avait
senti, sinon une gêne, du moins l’esquisse d’un malaise. Longtemps, son
plaisir avait été d’être « un artiste ». Et voilà soudain qu’on l’utilisait comme
une sorte de « porte-flingue » chargé, au milieu de tant d’autres du même
acabit, d’exécuter les basses œuvres du candidat. Le « stratège » avait été
ravalé, progressivement, au rang de « sicaire ». Pis encore, à ses yeux, il avait
perdu ce statut très particulier de conseiller de luxe, consulté en secret et dont
l’influence tenait précisément à la discrétion de ses préconisations. En
quelques semaines, Jacques Pilhan avait été vu, repéré, manipulé aussi.
« Attention à ne pas apparaître comme les nouveaux Juillet et Garaud du
régime », avait-il confié à son vieux complice, Jean-Luc Aubert. Mais
comment résister à cette pente quand la bataille fait rage, quand l’heure n’est
plus à la subtilité et que le prince lui même se croit suffisamment puissant
pour ne plus écouter qu’une seule voix : celle de son bon plaisir.
Fatigue, dépression, déception. Tel est le cocktail du 9 mai au matin. On
a gagné. Mais pour quoi faire ? En moins d’une semaine, Jacques Pilhan,
enfermé dans son bureau du cours Albert-Ier, assiste impuissant à une
distribution des rôles et des prébendes dont il ne comprend pas la logique. Le
Président ne l’écoute plus. C’est à peine s’il lève la tête quand il vient, à
l’Elysée, lui proposer une stratégie en phase avec les enjeux du moment.
D’ailleurs, qui François Mitterrand écoute-t-il vraiment ? Plutôt que de
construire, il joue. Au milieu des contraintes – car il y en a encore quelques-
unes ! – il embrouille. Diviser pour régner : quel drôle de programme quand
on est Dieu et qu’on a une des plus belles donnes de l’histoire de la
Ve République. Jacques Pilhan a beau dire qu’il se sent libéré depuis qu’il a
rempli sa mission en permettant à son client préféré de rempiler pour sept
ans, un tel gâchis est un crève-cœur.
S’il ne tenait qu’à lui, François Mitterrand resterait fidèle à la ligne qui
lui a permis d’être réélu. La France unie à l’Elysée. Michel Rocard à
Matignon. Un gouvernement sans les vieux barons du PS. Pas de dissolution
dans l’immédiat. Ouverture au centre. Création d’un vrai « parti
mitterrandiste ». Or, ce projet-là – le seul qui, à ses yeux, justifie un nouveau
septennat – est écarté avant même qu’il ait eu l’audace de l’exposer. Pour le
Président, l’essentiel n’est pas de rebattre les cartes mais de compliquer la
partie. Ce sera donc Michel Rocard comme Premier ministre, seule
concession à l’humeur de la période. Et pour le reste, un gouvernement de
fidèles dont Lionel Jospin, à l’Education, est le vrai numéro 2, et Pierre
Bérégovoy, aux Finances, le verrouilleur en chef. La petite ouverture voulue
par l’Elysée se résume à une suite de débauchages individuels. A la tête du
PS, enfin, le Président entend bien installer son cher Laurent Fabius. La
dissolution est au bout du chemin. Rien que du classique. Jeux d’équilibre, en
interne. Prise d’avantage, en externe. Hélas !
Le samedi 14 mai, dans le bureau de Jean-Louis Bianco, le secrétaire
général de la présidence, François Mitterrand expose son schéma devant
Michel Charasse, Gérard Colé et Jacques Pilhan. Il est d’autant moins disposé
à transiger que, la veille au soir, le courant majoritaire du PS, réuni salle
Clemenceau, au Sénat, a préféré Pierre Mauroy à Laurent Fabius comme
nouveau premier secrétaire du PS. On lui désobéit ? Raison de plus pour
accélérer. « J’ai décidé de dissoudre l’Assemblée nationale. » Cet après-midi-
là, seul Gérard Colé ose expliquer que cet acte est un contresens politique et
qu’il serait sans doute plus habile de laisser les députés de droite –
majoritaires depuis 1986 – faire la démonstration qu’ils rejettent la main
tendue par le champion de la France unie. C’est précisément l’option
défendue par Michel Rocard. Elle est écartée d’un revers de la main. Sans
que Jacques Pilhan sorte de son mutisme.
Il a perdu. Pourquoi livrer des combats inutiles ? Quand le Président est
dans cette disposition d’esprit, le maître de Temps public est d’un surprenant
fatalisme. Le choc frontal n’est pas dans sa manière d’être. Il y a dans son
tempérament quelque chose qui le conduit à apprécier le rapport de forces
avant de se découvrir. Bluffer, il sait faire. Mais quand on n’a qu’un deux de
trèfle entre les mains, mieux vaut passer son tour en attendant que la chance
revienne. Intuitivement, Jacques Pilhan a compris qu’il allait devoir faire le
mort. Laisser du temps au temps, comme dit si bien François Mitterrand.
Tout cela lui rappelle 1981, lorsque, au lendemain de son élection, ce dernier
avait oublié en quelques heures les leçons de sa victoire. Retour des vieux
démons. Jusqu’à ce que les difficultés soient telles que le rappel des vrais
pros s’impose de lui-même. Comme en 1984.
Ce faisant, Jacques Pilhan fait preuve d’un optimisme un peu prématuré.
Il mesure mal que les temps ont changé. François Mitterrand ne cède pas
seulement au plaisir de la surpuissance. Il ne fait pas simplement preuve
d’une certaine ingratitude. Il ne se contente pas d’écarter, sans le dire
ouvertement, ceux qui ont été les acteurs de cette formidable aventure qui
vient de s’achever par sa réélection triomphale. « Sans vous, rien n’aurait été
possible », a dit Pierre Joxe à Jacques Pilhan, au lendemain du 8 mai. Ce
genre de compliment, venant d’un homme qui ne passe pas pour un fervent
admirateur de la communication politique, a le don d’exaspérer François
Mitterrand. S’il a gagné, il ne le doit qu’à son seul talent. Ceux qui l’ont vu à
l’heure du doute, ceux qui ont été les témoins de ses anciennes faiblesses
doivent être écartés. Au moins provisoirement.

L’Elysée ne répond plus


Mais il y a pis. Jacques Pilhan ne le mesure pas encore, au cours de cette
semaine terrible où l’ivresse de la victoire fait brutalement place à la
déception et au doute. Dieu est ingrat. Dieu est rancunier. Dieu est malade,
certes. Dieu, surtout, est parfaitement à l’aise dans le rôle qu’à Temps public
on a construit pour lui, depuis plusieurs années, avec patience et méticulosité.
La cohabitation lui va comme un gant. Présider et s’opposer à la fois : quel
bonheur ! Veiller sur l’essentiel, tout en ayant le loisir de critiquer
l’accessoire : quelle jouissance ! Sur ce double registre qui colle parfaitement
aux subtilités de son caractère, François Mitterrand, conseillé par Jacques
Pilhan, a retrouvé avec les Français une complicité sans pareille. Or, il veut
que ça dure. Sans doute est-ce pour cela qu’il s’est résigné au choix de
Michel Rocard. Parmi les conseils du patron de Temps public, il n’a retenu
que celui-là. Ce n’est pas tout à fait par hasard. Cohabiter, c’est régner. Et si
Jacques Pilhan avait fabriqué un golem ?
Résultat : trois mois de pénitence. Trois mois de silence. Trois mois sans
un appel. L’Elysée ne répond plus. Cours Albert-Ier, les cerveaux tournent à
vide. Hier, c’était le surrégime. C’est à présent l’ennui. Pas de rupture. Le
contrat continue. Mais les commandes n’arrivent plus. Il y a dans tout cela
une atmosphère de disgrâce. On bosse, mais pour rien. On élabore des
stratégies, mais ce ne sont plus que des plans sur la comète. Jusqu’à la fin
août 1988, Jaques Pilhan est un homme triste qui tourne en rond et cache mal
son dépit. Félicité et oublié ? Il avait tout imaginé, sauf ce scénario-là.
Au cœur de la déprime, un petit événement rallume toutefois, dans son
regard, une lueur d’excitation. Est-ce une blague ? Est-ce un piège ? Est-ce
un signe du destin ? Mi-juin, au téléphone : « Bonjour, c’est Tony Dreyfus.
J’aimerais vous rencontrer. » Dans le gouvernement Rocard, Tony Dreyfus
est un secrétaire d’Etat d’un type particulier. Il n’a pas d’attributions précises.
Avocat d’affaires, ancien du PSU, il est l’homme des missions secrètes de
son ami « Michel ». Dans le système rocardien, il jouit du privilège rare de
pouvoir prendre des initiatives sans en référer à personne. Les mystères de la
communication ne le passionnent guère. Mais dans la campagne
présidentielle, il n’a pas été le dernier à observer l’efficacité dont a fait
preuve Jacques Pilhan. Tony Dreyfus aime les professionnels qui ne se
poussent pas du col. C’est son seul critère d’appréciation. Il sait que le maître
de Temps public a facilité l’atterrissage de Michel Rocard, à la fin de l’année
1987, lorsque celui-ci a dû s’effacer une fois encore devant François
Mitterrand. Il ignore tout de sa semi-disgrâce. Bref, il est à la fois curieux et
innocent. Son appel n’en est que plus direct.
Dans l’état-major rocardien, il y a des boutefeux. Ce sont ceux qui autour
de Michèle Rocard, la femme du Premier ministre, estiment que l’expérience
sera de courte durée. François Mitterrand, à leurs yeux, reste un ennemi
irréductible. Il n’a pas joué le jeu durant la campagne législative de juin 1988.
Il n’aura de cesse qu’il ne fasse trébucher le chef de son gouvernement.
Raison de plus pour se préparer à la rupture, dans des conditions qui
n’hypothèquent pas les chances du héros de la seconde gauche pour la
prochaine présidentielle. Tony Dreyfus, lui, n’est pas un guerrier. La
négociation est son métier. Si son copain Rocard est allé à Matignon, ce n’est
pour y faire ni de la figuration, ni une simple apparition. Il cherche donc des
alliés qui sachent parler aux deux camps. Pourquoi pas Jacques Pilhan ?
Cette prise de contact intervient juste au lendemain du second tour des
législatives. Avec une courte majorité relative, le PS a frôlé le désastre et
Michel Rocard, la correctionnelle. Le plus étonnant n’est pas le coup de fil de
Tony Dreyfus mais l’empressement que Jacques Pilhan met à lui répondre.
Sans en avertir l’Elysée. Puisqu’on ne l’appelle plus, pourquoi devrait-il
informer du moindre de ses faits et gestes ? Dans son esprit, ses visites chez
Tony Dreyfus, puis chez Jean-Paul Huchon, le directeur de cabinet du
Premier ministre, et enfin chez Michel Rocard lui-même, n’ont d’ailleurs
qu’un simple caractère exploratoire.
On le consulte. Il arrive. C’est aussi simple que ça. Faciliter les rapports
entre les deux têtes de l’exécutif en évitant que Matignon ne parte en torche
ne saurait avoir, à ses yeux, le caractère d’une trahison. « J’anticipe », confie-
t-il avant de filer à son premier rendez-vous. Derrière tout cela, il y a un
double pari. L’un est que le couple Mitterrand-Rocard est destiné à durer.
L’autre est qu’on lui sera bientôt gré d’avoir su préparer cette cohabitation
d’un nouveau genre. Et puis, il faut bien vivre. Jacques Pilhan est un homme
qui a maintenant de gros besoins.
« La prochaine fois, appelez-nous avant que le feu ait pris aux rideaux. »
Avec Jean-Paul Huchon, le premier contact est vite amical. Le maître de
Temps public est venu à Matignon, en compagnie de Gérard Colé, en passant
par le côté jardin. Il la joue pompier volant rigolard. Avec Michel Rocard,
c’est un peu différent. Les deux hommes ne se connaissent pas. Mais ils
s’apprécient instinctivement. Le Premier ministre est flatté qu’un homme clé
du dispositif mitterrandiste accepte de le voir avec des intentions qui ne
soient pas homicides. Les questions de communication le passionnent plus
qu’il ne le dit, même s’il les maîtrise mal. L’intelligence de son interlocuteur
constitue enfin, à ses yeux, un sésame qui vaut toute autre recommandation.
Jacques Pilhan, lui, est un homme désœuvré qui ignore quelle sera la
durée de son purgatoire. Il est curieux de découvrir ce petit homme pour
lequel François Mitterrand n’a que mépris mais qui l’a toujours intrigué.
Avant 1981, il avait aimé sa lucidité et son imagination. Au point
d’envisager, un temps, de participer à ses combats. Chez Michel Rocard, le
maître de Temps public apprécie le regard du sociologue. Il a longtemps
désespéré de son talent politique et de sa capacité à incarner le rôle du chef et
non celui du copain. Bref, c’est pour lui un talent gâché qui conserve
pourtant, entre les mains, de très sérieux atouts. A condition, bien sûr, qu’il
sache le reconnaître. Donc qu’il soit, enfin, conseillé comme il devrait l’être !
On n’en est pas encore là, en ce début d’été de 1988. On s’est flairé. On
s’est reconnu. On s’est apprécié. Pas davantage. C’est l’heure des
préliminaires, qui durent d’autant plus qu’au sommet de l’Etat rien n’est
encore stabilisé. Un septennat, pour quoi faire ? Un couple improbable à la
tête de l’exécutif, mais pour aller où ? Une majorité étroite, mais pour
conduire quelle politique ? Tout cela manque de « grand dessein », comme va
bientôt le dire Laurent Fabius sur un mode acerbe. Dans cette situation
incertaine, Jacques Pilhan flotte, tel un amoureux déçu qui espère encore.
D’un côté, il attend qu’une fumée blanche monte de l’Elysée et qu’on le
sollicite à nouveau. « Tonton déconne », soupire-t-il. Il se croit obligé de
« solder ce qu’il croit être des dettes » en préservant les branches mortes de
ses vieux compagnons. Il a « saboté l’ouverture » avec des ralliés qui ne sont
que « des leurres » et des stars médiatiques, « sans valeur symbolique ». Il
peine à « rencontrer l’Histoire », faute de comprendre qu’un peuple est « une
collectivité de désir ». Mais, en même temps, que faut-il attendre de Michel
Rocard, au-delà d’un flirt excitant qui n’est peut-être qu’une simple passade ?
Après le grand bonheur de la campagne présidentielle, tout paraît petit et
fade. Un jour, Jacques Pilhan pousse Bernard Tapie jusqu’à la porte du
gouvernement. Sans succès. « Pas de Stavisky chez nous », a lâché Tony
Dreyfus au nom de son patron. Un autre jour, il conseille de virer, sans
complexe, le professeur Schwartzenberg du ministère de la Santé, histoire de
manifester l’autorité du Premier ministre en faisant taire les maladroits ou les
gaffeurs. Quand Michel Rocard, en juin, réussit ce coup d’éclat qui rétablit la
paix en Nouvelle-Calédonie et l’installe définitivement à son poste à
Matignon, Jacques Pilhan n’est pas de la partie. Et si la chance et le succès
l’avaient définitivement abandonné ? Et si pour survivre il fallait se contenter
dorénavant de petits contrats avec Lionel Jospin, à l’Education, Jean-Pierre
Soisson, au Travail, ou François Doubin, au Commerce et à l’Artisanat ?
Mauvais été, mauvaises sensations, mauvaises rumeurs. Dans ce Paris qui
déjeune et papote, la cote de Jacques Pilhan n’est déjà plus ce qu’elle était au
lendemain de la victoire de François Mitterrand. Ceux qui le jalousaient,
soudain, montrent les crocs. Son début de collaboration avec Michel Rocard
est désormais connu de quelques initiés. L’Elysée ne dit rien, mais comment
croire que le Président ne soit pas au courant ? Néanmoins, il se tait. C’est
pourtant dans ce contexte trouble que le dispositif espéré à Temps public va
se remettre en place, à la fin du mois d’août.

Le génie des carpettes


Pourquoi ? Comment ? Jacques Pilhan, qui aime faire mine de tout savoir
et de tout comprendre, avoue lui-même, en privé, ne pas avoir les clés de ce
miracle de rentrée. Ses vacances, il les a passées, comme d’habitude, dans sa
fermette de Fontainebleau. Avec les copains. Pour prendre le soleil – et
entretenir les contacts ! – il a également accepté de passer quelques jours en
Méditerranée, sur le yacht de Bernard Tapie. Et puis sa mère est morte à la
fin de l’été. Juste au moment où le téléphone a recommencé à sonner.
« Le Président veut vous voir. » Enfin ! Pour Jacques Pilhan, c’est la fin
du purgatoire. Il restera une blessure. Mais à quoi bon l’exposer au grand
jour ? Dans l’expression de ses sentiments, dès lors qu’il s’agit du travail, le
maître de Temps public n’est pas un expansif. Le Président appelle. Il répond.
Et tant pis si on ne lui donne aucune explication sur ce silence de trois mois
et ce retour en grâce. François Mitterrand est ainsi fait. Il ne se justifie jamais.
Jacques Pilhan accepte parce que c’est la règle du jeu. « C’était au fond
inévitable », dit-il sur le mode laconique. Avec un brin d’orgueil, il signifie,
ce faisant, qu’il a eu raison de conserver son calme. Quoi qu’il lui en ait
coûté. Ce n’est pas François Mitterrand qui le rappelle, mais la situation qui
exige son retour. Fini les improvisations des premiers mois du nouveau
septennat. Les pulsions mortifères du Président n’ont pas disparu d’un
claquement de doigts. Mais alors que les sondages s’affolent, signe que
l’opinion ne comprend plus, il est grand temps de redevenir sérieux. A
présent, il faut durer. Et pour durer, il faut Pilhan.
Dès lors que les dés roulent sur le tapis vert de la politique, il n’y a plus
moyen de tricher. François Mitterrand a nommé Michel Rocard. Michel
Rocard a accepté la mission de François Mitterrand. Ces deux-là, comme
dans tout début de cohabitation, ont besoin l’un de l’autre. Le temps a passé.
Il n’est plus possible de rompre. Mais pour que le dispositif au sommet de
l’Etat soit autre chose que le fruit d’une double résignation, il convient de
mettre en scène une collaboration crédible sous le regard des Français.
L’équation est compliquée. Elle occupe Jacques Pilhan jusqu’au milieu du
mois de septembre. C’est que, dans cette affaire, une fois encore, il faut tenir
compte de la psychologie des hommes et de leurs antipathies mutuelles, sans
pour autant s’arrêter à ces données irrationnelles.
Paradoxalement, la clé se trouve à Matignon. C’est la première fois de sa
carrière que le maître de Temps public est en mesure de jouer, avec une telle
précision, sur la stratégie de communication des deux têtes de l’exécutif.
Depuis plus de quatre ans, il est au service du Président. Entre 1984 et 1986,
le Premier ministre était pour lui un rival. Entre 1986 et 1988, ce fut un
ennemi. Aujourd’hui, c’est un partenaire et cela change tout. Jacques Pilhan,
du même coup, n’est plus dans un camp contre l’autre mais dans les deux à la
fois. Le voici donc grand régulateur d’un système dans lequel chaque
protagoniste joue librement sa partition sans avoir les moyens d’en imaginer
une autre, sauf à s’exposer aux foudres de l’opinion.
Pour être convaincant, il convient d’être efficace. A la mi-septembre,
Jacques Pilhan livre à François Mitterrand une stratégie de com qui repose
sur trois points, en forme de constats. Le premier est que les Français, dans
un contexte de croissance retrouvée, aspirent à l’harmonie. Ils sont inquiets
sur l’avenir du pays et rassurés sur leur bonheur personnel. Ils espèrent donc,
à la fois, la Force tranquille et la France unie. Deuxième constat : Dieu, par
définition, est une sorte de souverain. Il doit rester à sa place, celle d’un
grand protecteur qui ne saurait devenir, sans déchoir, le perturbateur de
l’action gouvernementale. Enfin, troisième constat qui n’est pas le moindre
aux yeux de son interlocuteur élyséen : le temps est un allié naturel quand on
vient d’être réélu pour sept ans. Si François Mitterrand, dans son for intérieur,
juge que son Premier ministre n’a pas le talent suffisant pour réussir
durablement, son intérêt n’est sûrement pas d’apparaître comme un Président
revanchard, responsable, à ce titre, d’un échec annoncé.
Tout cela se tient. François Mitterrand a fini par l’admettre. A peine
Jacques Pilhan a-t-il quitté l’Elysée qu’il court déjà à Conflans-Sainte-
Honorine où l’attend Michel Rocard. Lors d’un week-end de travail dans la
villa de Jean-Paul Huchon, le maître de Temps public a décidé de vendre au
Premier ministre une contre-stratégie qui s’emboîte parfaitement dans celle
qu’il vient de suggérer au Président. Il lui a trouvé un nom de code :
« Prométhée ». Puisque telle est sa mission : « voler le feu de Jupiter » qui,
dans un premier temps, cherchera peut-être à punir, avant de se résigner et
même de pardonner.
Cette belle histoire a un sens pratique que Jacques Pilhan expose, sans
détours, au cours du colloque de Conflans. L’avenir de Michel Rocard – y
compris présidentiel – passe par Matignon. Il y est installé. Il faut qu’il y
reste le plus longtemps possible afin que sa réussite soit complète. Ce dont
l’intéressé ne doute pas un instant ! C’est en étant chef du gouvernement,
pleinement chef du gouvernement, qu’il peut espérer prendre un jour la
succession du Président. Il y a là une logique de filiation qui suppose, dans la
phase actuelle, un strict respect des prérogatives élyséennes. Pas de
provocation, donc ! Surtout que Michel Rocard reste dans son rôle, fidèle en
cela aux canons de la Ve République ! C’est ainsi, lui explique Jacques
Pilhan, que s’opérera cette transmutation des substances qui le conduira à son
tour tout en haut de l’Olympe.
A cette démonstration, il ajoute quelques ingrédients destinés à achever
de convaincre son hôte de Conflans. La vraie question, à court terme, n’est
pas celle des sentiments que lui voue François Mitterrand. Si on ne lui offre
aucune occasion de frapper, ses intentions homicides seront sans effet et elles
finiront bien par se calmer. Jacques Pilhan, qui a toujours une métaphore
dans son sac, abandonne quelques instants Prométhée pour entraîner le
Premier ministre vers de nouveaux horizons. « C’est comme dans le
labyrinthe. Si tu attrapes bien fort la queue du Minotaure et que tu ne la
lâches pas, il aura beau s’agiter dans tous les sens, jamais il ne parviendra à te
dévorer. »
Le système imaginé à Temps public, en ce mois de septembre 1988, a
ceci d’incroyable qu’il répond aux attentes de deux hommes qui ne partagent
rien. Que Dieu reste Dieu. Que Michel Rocard – le « génie des carpettes » –
demeure fidèle à sa nature profonde : celle d’un artiste de l’action
gouvernementale. En attendant mieux ! Pour que cela dure, à la plus grande
satisfaction des Français, il faut toutefois que quelqu’un veille à ce que ni
l’un ni l’autre ne sorte prématurément de son rôle en cédant à ses pulsions.
Jacques Pilhan, serviteur de deux maîtres, peut donner à nouveau la pleine
mesure de son talent. Vendre à la fois la stratégie et la contre-stratégie. Offrir
à chacun les moyens de contrecarrer les intentions de l’autre. Réguler un
mécanisme de pouvoir, sans savoir lequel des protagonistes en bénéficiera in
fine. Il fallait y penser. Il fallait surtout oser l’imaginer. Sans se rompre le
cou.

1. Gérard Colé, op. cit.


15
Une pyramide nommée Imhotep

Soulagement et jouissance. C’est la tonalité du moment. Sur le papier,


rien n’a changé. Mieux, le périmètre d’action de Temps public s’est encore
agrandi. François Mitterrand et maintenant Michel Rocard, sans parler de
Lionel Jospin, le « premier ministre d’Etat » comme dit, avec immodestie,
l’ex-premier secrétaire du PS. « Consulter Pilhan » est à présent un must.
Parfois, c’est drôle. Parfois ça pue, comme lorsque le chef de l’Etat l’envoie,
à la mairie d’Angoulême, s’occuper du plus sulfureux de ses affidés, Jean-
Michel Boucheron. Jacques Pilhan fait le boulot. En plus, ça rapporte gros. A
Marseille, le maître de Temps public reproduit, en petit, les gammes
borderline qu’il vient d’esquisser au niveau national. Conseiller le maire,
Robert Vigouroux, que protège l’Elysée, tout en organisant la communication
de son challenger, Michel Pezet, soutenu par Michel Rocard et la rue de
Solferino : est-ce bien raisonnable, à quelques encablures des municipales de
mars 1989 ? Surtout quand on a désormais dans son portefeuille Bernard
Tapie, présenté comme l’antidote absolu à la poussée lepéniste. Et pas
seulement du côté du Vieux-Port…
Soulagement et jouissance, donc. Un autre mot s’impose également :
inquiétude. La peur bleue des quelques mois qui ont suivi la présidentielle
s’est évaporée, sans que soit pour autant rassuré un homme qui a toujours eu
le sens de l’éphémère. Un peu partout ça craque, et Jacques Pilhan comprend
qu’il va falloir bouger pour ne pas être entraîné dans la chute d’un système
usé jusqu’à la corde. Il en prend conscience à l’occasion d’un de ces
microévénements qui font soudain les gros titres des journaux et passionnent
l’opinion, avant que les feux de l’actualité se braquent sur un autre sujet.
L’affaire du salaire de Christine Ockrent éclate à la rentrée de 1988, avec
l’annonce que la nouvelle présentatrice du journal d’Antenne 2 sera payée
cent vingt mille francs par mois. C’est le prix d’une star. Mais c’est sur le
service public. Un préavis de grève est immédiatement déposé. Jacques
Pilhan est consulté pour déminer le dossier. Le 19 septembre, il déjeune à
l’Elysée avec Hervé Bourges, le P-DG de la chaîne. Le soir même, il réunit
cours Albert-Ier une cellule de crise, en présence de la journaliste, au bord des
larmes.
C’est là qu’il se rend compte que, face à « l’orage médiatique », il n’y a
pas grand-chose à faire, sinon attendre qu’il passe. Ce « mouvement
d’hystérie collective » fonctionne en boucle, avec la télé comme moteur,
bientôt suivie par l’ensemble des médias. Il ne dure que quelques jours.
« Quand il s’arrête, note le maître de Temps public, on a déjà oublié ce qui l’a
provoqué. » Au-delà du mécanisme de ce type de crise, il y a « un rituel » qui
est « la traduction cathodique d’une coupure entre l’élite et les petits ». C’est
Moloch, note Jacques Pilhan. Régulièrement, les médias offrent en pâture au
peuple un représentant de la France d’en haut. Ce phénomène-là est nouveau.
Cours Albert-Ier, il passionne. Il effraye aussi. Et ce n’est qu’un début. Une
révolution est en marche qui bouscule définitivement ce clivage
gauche/droite auquel Jacques Pilhan ne croyait d’ailleurs plus guère sous sa
forme classique. Ce « poujadisme de gauche » rejoint la lepénisation des
esprits, sur fond de « déclinisme », dans les éprouvettes de Temps public.
Quelque chose bouillonne qui ne sent pas très bon.
Pour comprendre, il faut être diablement fort. Pour anticiper, il convient
d’être terriblement réactif, alors qu’au sommet de l’Etat les rapports entre le
Président et le Premier ministre n’ont jamais été aussi sophistiqués. Les
équipes de l’agence sont bientôt renforcées. Jean-Marc Lech occupe une
place croissante dans ce dispositif, même si Jacques Pilhan s’énerve qu’il soit
aussi bavard dans les dîners en ville. Un artiste des enquêtes qualitatives,
nommé Jacques Anfossi, professionnalise plus encore la machine Temps
public. Un peu comme si cet apport de sang neuf devait compenser, dans
l’urgence, le délitement d’un système qui a mal résisté à la surchauffe de la
campagne présidentielle.
Car, en cet automne de 1988, Temps public est en crise, et cela tombe
mal. Jacques Pilhan le reconnaît lui-même : « On ne peut plus continuer
comme avant. » Problèmes d’argent ? Sans doute. Durant toute la
cohabitation, les budgets annexes qui faisaient tourner la machine se sont
subitement taris. Les déficits se sont creusés, juste au moment où les besoins
personnels du patron allaient croissant. La réélection de François Mitterrand
et l’installation dans les ministères de vieux amis politiques ont réamorcé les
pompes à finances. Le généreux contrat signé avec Matignon s’ajoute à celui
de l’Elysée. Mais cela ne suffit pas. Fin octobre, Jacques Pilhan avertit le
premier cercle de ses collaborateurs : « Alerte rouge. Notre découvert est
énorme. »
Autre tuile que le patron de Temps public expose sans détour : « Nos
méthodes sont obsolètes. » Comme elle paraît lointaine, l’époque où, sur les
quais de la Seine, on travaillait en silence, dans une discrétion éminemment
protectrice. Etre vu ! C’était la crainte quasi obsessionnelle de Jacques
Pilhan. C’est maintenant une réalité. Curiosité des journalistes en mal d’échos
et de portraits, jalousies croisées des équipes rivales qu’il a fallu écarter, dans
l’entourage de François Mitterrand et de Michel Rocard : ce cocktail-là est
explosif. Les stars de la télé ont également compris que, pour avoir accès aux
grands de la République, il fallait faire un détour cours Albert-Ier. Ce pouvoir
d’influence accru a une contrepartie. Impossible, désormais, d’aller faire à sa
guise son marché dans « le cheptel » journalistique – comme dit Jacques
Pilhan – sans provoquer de minipsychodrames qui sont autant de pertes de
temps, d’énergie et, surtout, d’efficacité.
Et puis, il y a plus grave encore. Le trio de base de Temps public ne se
supporte plus. Jacques Pilhan, Gérard Colé et Jean-Luc Aubert sont épuisés.
La réélection de François Mitterrand a été pour eux une sorte d’orgasme qui
les laisse sur le flanc. Depuis 1984, les relations entre ces fortes personnalités
n’ont jamais été un lit de roses. Le premier ne voulait voir qu’une tête : la
sienne. Le deuxième supportait mal qu’on veuille le cantonner dans un rôle
de simple exécutant. Le dernier vivait dans d’éternels rêves de fuite. Mais ils
avaient su trouver dans l’action un mode de régulation de leurs caractères et
de leurs ambitions qui, pour être quelque peu hystérique, assurait néanmoins
le bon fonctionnement de la machine.
Ce temps-là est révolu. Le 28 octobre 1988, les trois hommes déjeunent
ensemble à l’Elysée pour une grande explication. En quittant la table, ils
conservent le menu. Comme un souvenir d’une histoire passée.
Officiellement, on continue. En pratique, c’est beaucoup moins simple. Le
plus « psy » de la bande, Jean-Luc Aubert, fait à chaud une lecture de ce
sommet de crise qui dit l’état d’esprit du moment. Colé ? « Son désir de statut
et de pouvoir est inversement proportionnel à sa force de résistance. Cela crée
chez lui de fortes angoisses dans le cadre de sa relation œdipienne à son cher
Mitterrand. » Pilhan ? « Il fonctionne au désir. C’est la traduction d’un
manque. Il compense cela par l’argent et l’acquisition de biens et de signes. Il
encaisse les coups, les stocke, les refoule. D’où son angoisse perpétuelle. »
Pour ce qui le concerne, Aubert n’est pas le moins décapant : « Mon désir
d’être réputé pour l’excellence de mon savoir est difficilement compatible
avec la discrétion qu’on me demande. » Fermez le ban !

Ce Mitterrand, quel pervers !


Ce concentré de frustrations est hautement explosif dans une situation où
s’accumulent les tensions. Gérard Colé veut prendre du champ, sans pour
autant lâcher François Mitterrand et Michel Rocard. On parle du Conseil
d’Etat. Ce sera bientôt la présidence du Loto. Jean-Luc Aubert veut reprendre
la peinture. Jacques Pilhan, une fois encore, le rattrape par le col. Mais, au
fond, il a compris. Désormais, il est seul, même si les apparences sont sauves.
C’est peut-être ce dont il rêvait secrètement. Etre seul maître à bord. Régner
sans partage. Jouer, quand il le faut, avec l’un ou l’autre, et principalement
avec Jean-Luc Aubert, son sparring-partner favori. Continuer. Accélérer.
Accumuler. Quels que soient les risques. Et Dieu sait s’ils sont grands !
Jacques Pilhan a posé sur le papier les règles d’une cohabitation
harmonieuse entre François Mitterrand et son Premier ministre. Il a été
écouté. A-t-il été entendu ? Les mouvements sociaux de l’automne 1988, et
principalement celui des infirmières, sont un tour de chauffe qui montre que
dans ce système instable dont le maître de Temps public entend être le grand
régulateur, on est toujours au bord du précipice. Quand la colère gronde dans
la rue, le Président, imperturbablement, fait comme Saint Louis sous son
chêne. Il écoute et rend la justice. Bref, il se place à équidistance des
plaignants et du chef du gouvernement.
C’est une position confortable que Jacques Pilhan encourage. A une
condition toutefois, qu’il expose sans relâche lors de ses rendez-vous
élyséens. L’arbitre présidentiel doit être un recours, un facilitateur dans la
résolution d’un conflit qui ne saurait s’opérer aux dépens du Premier
ministre. « L’opinion n’accepterait pas qu’il en soit autrement », argumente-t-
il. « Rocard n’est pas Chirac. Attention au jugement des Français », poursuit-
il inlassablement, en présentant les études qui, toutes, confortent son analyse.
Le Président, chaque fois, regimbe. Pis, il encourage, en sous-main, la jeune
garde des ex-animateurs de SOS-Racisme dont l’antirocardisme demeure
viscéral. Le plus turbulent d’entre eux est Julien Dray. Le nouveau député PS
de l’Essonne est un ami personnel de Jacques Pilhan. C’est un de ces
visiteurs du soir qu’à Temps public on aime écouter, éduquer, et qu’il faut à
présent tempérer au point de lui proposer, lorsqu’à l’excitation du combat
succède la déprime, de venir travailler à plein temps à l’agence.
Lorsqu’il achève de calmer le Président et ses sbires, Jacques Pilhan
traverse la Seine pour mettre du baume sur les plaies de Michel Rocard. C’est
un boulot épuisant. Avec Gérard Colé, tous les mercredis, vers 19 heures, il
retrouve le Premier ministre et sa garde rapprochée dans le pavillon de
Musique, situé au fond du jardin de Matignon. Arrivée discrète, en habit
couleur de muraille. A la même heure, dans un autre bureau, une autre équipe
de communicants se réunit autour de Jacqueline Chabridon. On ne lui a rien
dit. Elle finira par comprendre. Tout cela dit l’ambiance de ces consultations
clandestines où, autour d’une bouteille de whisky, Michel Rocard déverse
son amertume – « Mitterrand, quel pervers ! » –, exprime sa colère – « Dray,
quel salaud ! Charasse, quelle ordure ! » –, tandis que le duo Pilhan-Colé,
sans dire un mot de leurs rendez-vous précédents, reprennent leur antienne :
« Tu serres bien fort la queue du Minotaure, etc. »
Ces allers et retours exigent de la patience et de la dissimulation. Le
maître de Temps public n’en manque pas. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi
que, dans le rôle qui lui est imparti, le Premier ministre soit à la hauteur de sa
réputation. Or Matignon, quand la crise survient, est une pièce plus difficile à
manœuvrer que ne l’avait imaginé Jacques Pilhan. Celui-ci a appris à gérer
les actes symboliques qui conviennent à un Président jupitérien pris dans la
tourmente. Par nature, ce registre-là ne convient pas pour un chef de
gouvernement dont l’opinion attend qu’il sache surtout trouver des solutions
concrètes au moindre conflit social.
Lorsque, début octobre 1988, la coordination des infirmières tient le haut
du pavé, avec des revendications salariales et statutaires au coût faramineux,
Jacques Pilhan conseille tout d’abord à Michel Rocard de rester à l’écart du
conflit. Le ministre des Affaires sociales, Claude Evin, est un proche du
Premier ministre. Autant lui laisser engager les premières négociations. « Les
infirmières sont populaires, explique à Matignon le maître de Temps public.
Mais elles vont aller trop loin. Attendons pour entrer en scène que les blouses
blanches deviennent les gouines rouges. » Dans son expression privée,
surtout lorsqu’il s’agit des femmes, Jacques Pilhan n’est pas toujours un
modèle d’élégance.
Le 13 octobre, alors que le mouvement dure déjà depuis près de quinze
jours, la situation semble suffisamment mûre pour frapper un grand coup. Le
scénario imaginé cours Albert-Ier est réglé comme du papier à musique.
Premier temps, annulation subite d’un déplacement de Michel Rocard au
camp militaire de Mailly, dans l’Aube. Dramatisation ! Deuxième temps,
intervention du Premier ministre, en direct, dans le journal de 20 heures de
TF1 : « Si on va trop loin, ce sont toujours les salariés qui perdent. »
Pédagogie ! Dernier temps, transport à Matignon où les attend le chef du
gouvernement, en pleine nuit, à trois heures du matin, des représentantes des
infirmières qui négociaient en vain dans le bureau de Claude Evin. C’est
l’indémodable modèle Mendès France, révisé Nouvelle-Calédonie, pour un
accord à l’arraché obtenu au prix d’ultimes concessions.
Selon Jacques Pilhan, la manœuvre est risquée mais elle est jouable. Elle
peut surtout rapporter gros, en installant Michel Rocard dans le rôle d’un
magicien de la négociation, ferme et courageux, capable de dénouer, dans la
fièvre d’une nuit automnale, les crises les plus complexes. Sur le papier, c’est
génial. Sauf que, le 14 octobre à l’aube, le communiqué n’est pas celui qu’on
attendait. Claude Evin, en amont, s’est pris les pieds dans le tapis en lâchant
trop vite des avantages que Michel Rocard pensait s’être réservés. A
Matignon, le charme n’a pas joué. La coordination des infirmières a refusé le
compromis proposé. Echec sur toute la ligne. La crise se dénouera plus tard.
Mais en attendant, le coup d’essai de Jacques Pilhan n’est pas le coup de
maître espéré. « Mon plan n’a pas été respecté à la lettre », explique-t-il, à
chaud, avec un peu de mauvaise foi. En confidence, dans son bureau du cours
Albert-Ier, il lui faut toutefois reconnaître que, au-delà du cas Rocard, la
communication de crise, vue du côté Matignon, est une technique qu’il peine
encore à maîtriser.

Pourquoi pas Goebbels, tant qu’ils y sont !


Ce genre de faux pas a le don de mettre en joie François Mitterrand. Son
alchimiste de luxe n’est pas infaillible et cela, en fait, le rassure. Qu’il se
plante aux dépens du Premier ministre ne fait qu’augmenter son plaisir. C’est
dans ces instants-là que Dieu aime être magnanime. Mais à sa façon ! Et en
anticipant un peu. Le 6 octobre 1988, alors qu’il vient de décorer Marie-Paule
Belle et Jeanne Moreau, dans la salle des Fêtes de l’Elysée, le Président
croise Michel Rocard qui discute de la pluie et surtout du mauvais temps avec
Jacques Pilhan et Gérard Colé, dans un coin de fenêtre. Son propos est à la
fois aimable et carnassier : « Je sais que vous voyez nos amis, dit-il au
Premier ministre. C’est bien. Faites du bon travail. Moi, je vous laisse. J’ai
encore beaucoup de dossiers à voir et il faut que je me couche de bonne
heure. Demain, je dois accueillir le pape à Strasbourg1. »
Résumé des courses : je sais ; vous savez que je sais ; si vous ne le saviez
pas, vous voilà averti. Et surtout, bon courage ! Tout est dit en quelques mots.
Un brin d’ironie. Une petite dose de menace. Un cocktail d’ambiguïté.
Jacques Pilhan avance sur un fil. On ne lui fera pas de cadeau. S’il réussit,
tant mieux. S’il se rompt le cou, tant pis pour lui. C’est la loi du genre. Celle
que doivent accepter les joueurs. A Temps public, ce message à tiroir est reçu
cinq sur cinq. C’est une invitation à remettre l’ouvrage sur le métier. Dans la
manière dont Jacques Pilhan a vendu sa double stratégie à Jupiter-Mitterrand
et à Prométhée-Rocard, à la rentrée de septembre, sans doute y avait-il un peu
de naïveté, cette marque des tempéraments orgueilleux et optimistes.
Il va falloir recadrer les choses, et ce n’est pas une mince affaire. Si
François Mitterrand sait et que Michel Rocard est, lui aussi, au parfum, il est
vain d’imaginer que le secret reste confiné entre quelques hommes, au
sommet de l’Etat. Jacques Pilhan est devenu un enjeu dans des luttes
d’influence où l’Elysée et Matignon s’en donnent à cœur joie. A Temps
public, on voit passer les balles avec le sentiment d’être la cible des artificiers
des deux camps. Un papier trop bien informé dans Le Canard enchaîné ? Il y
a décidément chez les rocardiens des gens qui jouent la politique du pire. Un
papier trop précis dans Le Monde, un écho dans l’Observateur ? A la
présidence, il y a, pour sûr, des conseillers qui tirent à vue. Dans les deux
camps, en tout cas, tout le monde n’apprécie pas qu’au milieu des lignes un
homme seul, nommé Jacques Pilhan, en appelle au calme et à la raison.
Le maître de Temps public voit poindre des jalousies à Matignon. Il sent
aussi monter, depuis l’Elysée, un procès en trahison, nourri par tous ceux que
le Président a élevés dans l’idée qu’il n’y avait pas pire ennemi que Michel
Rocard. Le secrétaire général de la présidence n’est pas de ceux-là. Jean-
Louis Bianco s’entend à merveille avec Jean-Paul Huchon, le directeur de
cabinet du Premier ministre. C’est donc un allié. Un des rares de la maison.
Même quand il se déchaîne, Michel Charasse reste un copain et un soldat.
Mais, pour Jacques Pilhan, tel n’est pas le cas de tant d’autres au Château.
Dans sa ligne de mire, il y a au premier chef Régis Debray, chez qui il devine
un concentré de détestation, lié à ses méthodes de travail et à son influence
auprès du Président.
« Les mecs de cet acabit auraient préféré que Chirac soit élu et que la
droite repasse, pour être à nouveau légitimes dans ce rôle d’éternel opposant,
cher à cette gauche molle, dilettante, velléitaire. » Jacques Pilhan, le gentil
Pilhan, a décidé de montrer les crocs. La gauche, la droite, les journalistes, les
soi-disant politologues : s’il le pouvait, il les mordrait tous à pleines dents
pour leur faire payer leurs remarques fielleuses, leurs jalousies aigres et les
costumes qu’ils lui taillent dans les dîners en ville. Un jour, « traître » à
Mitterrand. Un autre, « opportuniste », avide d’argent et de pouvoir. Ou bien
encore, « grand Satan » d’une communication perçue comme pur art de la
manipulation. « Pourquoi pas Goebbels, tant qu’ils y sont ? »
Le 14 décembre 1988, à la lecture d’un article du Canard enchaîné (« Les
deux éminences grises de Rocard »), Jacques Pilhan s’interroge. Répliquer ?
Exiger un droit de réponse ? Mais s’il agit ainsi, il montre sa faiblesse. Il cède
à ses pulsions. Il se place surtout de lui-même sous les feux des médias. Le
voilà coincé. C’est la rançon de son système. Il peut bien enrager. Laisser dire
à Jean-Luc Aubert que « le Président a les neurones programmés pour des
stratégies de rats d’égout ». Pointer les faiblesses insignes de Michel Rocard.
Pester contre les entourages et la terre entière, s’il le faut. La messe est dite.
S’il bouge trop brusquement, il tombera de son fil. C’est peut-être cela aussi
qu’a voulu lui signifier François Mitterrand, le 6 octobre, dans la salle des
Fêtes de l’Elysée. Pour sauver sa peau, il n’a qu’une solution. Bosser pour
trouver la martingale. Retour, donc, dans la thébaïde de Temps public. C’est
de là que tout a commencé. C’est de là que tout doit repartir.
Jacques Pilhan ne se connaît qu’une seule amie : l’opinion. Elle le guide
et le rassure. Or, en ce mois de décembre 1988, alors que le tout-Paris
politico-médiatique s’agite et bruisse de rumeurs, elle lui dit l’essentiel, c’est-
à-dire qu’il a raison. Toutes les enquêtes qui sortent des soutes de Temps
public le confortent dans l’idée que les Français ne supportent pas cette
guérilla incessante au sein de l’exécutif. Ni François Mitterrand ni Michel
Rocard n’ont les moyens de rompre. Le rôle que leur conseille Jacques Pilhan
correspond exactement aux attentes de l’opinion. Protection avec l’un.
Efficacité avec l’autre. Le roi et son grand chambellan, rivaux peut-être –
mais c’est leur affaire ! – dans une logique qui reste de filiation.
Pour que cela fonctionne, il ne suffit pas que les deux têtes de l’exécutif
fassent preuve de sagesse, de patience ou de bonne volonté. Il faut aussi que
dans l’incarnation – le grand mot de Jacques Pilhan – chacun soit à sa place.
L’axe vertical – celui de la symbolique – appartient à François Mitterrand.
L’axe horizontal, dit « axe existentiel », est le domaine réservé de Michel
Rocard. A la mi-décembre, des études sont lancées en rafales. Elles montrent
que cela tient et que l’opinion adhère au schéma. Cette pyramide a sa pointe à
l’Elysée et sa base à Matignon. Ce n’était pas acquis d’avance. L’opération
« Imhotep », du nom d’un architecte égyptien, a enfin des fondements
théoriques. La référence maçonne est évidente. Elle plaît à Jacques Pilhan au
point qu’il envisage, un instant, de débaptiser son agence. « Imhotep, ça
aurait de la gueule, quand même… »
Place aux travaux pratiques. Le 18 décembre, pour la première fois après
sept mois de gouvernement, Michel Rocard accepte l’invitation d’une grande
émission politique. Jusque-là, Jacques Pilhan lui avait déconseillé pareille
exposition en expliquant que sa voix passait mieux à la radio et qu’il était
surtout inutile de donner le sentiment de porter un projet de société différent
de celui du Président. Ce « Sept sur Sept », sur TF1, va être répété avec soin
dans les locaux de Temps public. Pas d’improvisation, surtout s’agissant de
Michel Rocard ! Celui-ci doit porter pour l’occasion un costume à épaules
renforcées, censé accroître sa carrure. L’idée n’est pas d’éclairer l’avenir –
privilège élyséen – mais de clore une séquence gouvernementale marquée par
plusieurs mois de conflits sociaux dans la fonction publique. « Comprendre
les revendications » sans « compromettre l’avenir », afin que le pays sorte de
« la rigueur » : telle est la ligne définie par Jacques Pilhan.
Le Premier ministre la développe méticuleusement. Pour le reste, Michel
Rocard se donne pour objectif de « déverrouiller la France ». Il annonce
l’ouverture de « l’immense chantier » de la rénovation du secteur public en
prenant même le risque calculé – tout cela a été testé à l’avance – de proposer
l’instauration d’un « service minimum ». Devant son poste de télévision,
Jacques Pilhan regarde son client de Matignon répondre, comme prévu, aux
préoccupations quotidiennes des Français, sur un mode réaliste et rigoureux.
Les hiérarchies sont respectées. François Mitterrand peut être content.
« Imhotep » aussi.
L’autre volet de l’opération intervient moins de quinze jours plus tard, à
l’occasion des vœux du nouvel an. 31 décembre à 20 heures, à la télévision :
ce rendez-vous-là est un privilège présidentiel. Comme celui du 14 juillet.
Mais, plus que ce dernier, il est nécessairement consensuel. C’est ce qui fait
sa force et parfois aussi sa vacuité. Pour Jacques Pilhan, ces vœux – les
premiers depuis la réélection de François Mitterrand – sont d’une importance
toute particulière. Ils doivent donner – enfin ! – un sens au second septennat.
Voilà déjà quelques mois que le maître de Temps public réfléchit à la
manière de rafraîchir le statut de son client élyséen sur la scène
internationale. Le discours prononcé par le Président le 29 septembre, à la
tribune de l’ONU, aurait pu être l’occasion de cette relance. Mais Jacques
Pilhan, ivre de rage, a assisté ce jour-là à une prestation « loupée à 100 % ».
Ni le bon timing, ni le bon tempo, ni le bon sujet. L’interdiction des
armes chimiques ? « Encore une idée à la con de quelques conseillers
politiques qui se pensent plus malins que les autres. » Pour les vœux du
31 décembre, ça sera donc du Temps public, pur jus. Innovation : le Président
s’exprime en direct depuis Strasbourg. Mise en scène : La Marseillaise est
jouée par l’orchestre de l’Opéra du Rhin. Symbole : le drapeau étoilé de
l’Europe, pour la première fois, est mêlé au drapeau tricolore. La France
s’apprête à présider l’Union et c’est François Mitterrand qui annonce le
programme. Son texte a été relu avec un soin particulier : « Bientôt,
320 millions d’Européens seront libres d’échanger leurs biens et leurs
services, de circuler, de s’installer, de travailler où ils voudront. C’est un
risque, me dira-t-on. Sans doute. Eh bien, ce risque est pris et je l’assume en
votre nom. Le vrai risque serait au contraire de s’isoler, de se replier sur soi-
même. » Courage, vision, autorité : sur ce registre-là, François Mitterrand
l’Européen établit un lien entre ses choix de 1983 et le projet de son nouveau
septennat. Sur l’axe symbolique vertical, cher à Imhotep, le voilà solidement
planté. Jacques Pilhan est ravi. Si seulement ça pouvait durer ! Oui mais
voilà, ça ne durera pas.

1. Gérard Colé, op. cit.


16
Coach de Tapie

Un petit qui marche à petits pas et arbore un sourire de gamin. Un grand


qui parle fort et roule les mécaniques. Jacques Pilhan et Bernard Tapie. Ce
matin de mai 1988, dans la cour de l’Elysée, commence une des plus étranges
associations du second septennat de François Mitterrand. Il y en aura de plus
sulfureuses. Celle-là est, à coup sûr, une des plus hautes en couleur. Bernard
Tapie quitte à peine le bureau présidentiel et, déjà, Jacques Pilhan l’attend
pour lui faire faire le tour du propriétaire et notamment de ce studio télé
installé à deux pas, rue de l’Elysée. On a les passions qu’on peut ! Les deux
hommes se connaissent. Ils se tutoient. S’il le fallait, ils se taperaient dans le
dos, tels de vieux complices. La comédie du bonheur, l’un et l’autre savent
faire. Pour le moment ils se flairent. Parce qu’ils n’ont pas le choix et qu’ils
mesurent aussi l’ampleur de leurs intérêts communs. Dans la gestion de leurs
affaires, ces deux fortes personnalités ont-elles jamais fonctionné aux
sentiments ?
Jusqu’à la présidentielle, on l’a vu, Jacques Pilhan et Bernard Tapie n’ont
fait que se croiser. Fréquentation minimum pour une méfiance partagée.
« Nanar », qui appartient plutôt à l’écurie RSCG, est dans le public, en 1985,
lors de l’enregistrement du « Ça nous intéresse, monsieur le Président »
d’Yves Mourousi. Il est alors libéral, plutôt giscardien et déjà médiatique.
Gaston Defferre, sous le charme, entend lui confier les rênes de l’Olympique
de Marseille. Ce pedigree atypique, ajouté à la recommandation d’un homme
qu’il vénère, suffisent au maître de Temps public. Via Séguéla, il aurait aimé
entraîner Bernard Tapie, à la fin de la campagne de 1988, dans l’escouade des
« people » chargée de chanter la gloire de « Tonton ». Pourquoi pas un appel
dans Le Monde, sur le mode habituel du « pour moi, c’est lui » ? Bernard
Tapie a hésité. Puis il a fait faux bond. Le sort des urnes ne lui semblait pas
encore scellé.
Pour Jacques Pilhan, ce faux pas signe un caractère. « Encore un qui ne
sait jouer que gagnant. » Il ne l’oubliera pas de sitôt. Pour lui, Bernard Tapie
est entré, d’emblée, dans la catégorie des grandes gueules, aux fidélités
d’autant plus incertaines qu’elles ne reposent sur aucune conviction. C’est le
genre d’homme qu’il faut utiliser lorsqu’on en a besoin, sur le mode du
donnant-donnant. Sans se faire d’illusions. Or, au lendemain de la victoire,
comme tant d’autres de son acabit, Bernard Tapie a changé. Il suffit de
l’entendre, à la sortie du bureau présidentiel. Le voici mitterrandiste de choc.
Il a en main sa feuille de route. « Voyez Pilhan », lui a dit le Président. Dans
ces cas-là, ledit Pilhan s’exécute. En bon petit soldat.
C’est la dernière mission que François Mitterrand confie discrètement à
son conseiller en com, avant de raccrocher son téléphone pour trois longs
mois de silence. Il aimerait bien que Bernard Tapie soit ministre mais sans
avoir à imposer sa nomination. Jacques Pilhan fait partie des émissaires qui
en parlent à Michel Rocard. Sans succès. Le Président ne verrait également
aucun inconvénient à ce que Bernard Tapie devienne « député d’ouverture »
à Marseille. Pourquoi pas en allant défier Jean-Marie Le Pen qui rêve lui
aussi d’être élu dans la cité phocéenne, lors des législatives de début juin ?
Jacques Pilhan évoque cette hypothèse devant le patron des socialistes
locaux, Michel Pezet, qui est, par ailleurs, un ami de Michel Rocard. Sans
plus de réussite.
La circonscription des Bouches-du-Rhône qui échoit finalement à
Bernard Tapie n’est pas celle qu’il voulait. Il y est battu de justesse, avec la
conviction qu’on lui a tendu un traquenard et que son échec est le fruit d’une
trahison, concoctée par les hiérarques pusillanimes et jaloux du PS
marseillais. Jacques Pilhan observe le dossier à la loupe. Il en tire la
conclusion que « Nanar » n’est pas la victime innocente qu’il veut bien dire
mais qu’à coup sûr le marigot socialiste n’est pas disposé à lui faire le
moindre cadeau. Quand Bernard Tapie entre en scène, c’est d’abord pour
bousculer les socialistes PS dans leurs petites habitudes. Il est l’instrument
d’une recomposition qui dépasse – et de loin – les limites du Vieux Port.
Dans la double ambassade voulue par l’Elysée, cette dimension n’a pas
échappé à Jacques Pilhan. A la guerre comme à la guerre ! « Nanar » est un
lien qui ne saurait être négligé dans des relations un moment distendues avec
François Mitterrand. Il est surtout un atout de taille dans une bataille contre
Le Pen qui ne fait que commencer. La première manche de l’opération Tapie
a échoué. En ce mois de juin de 1988, le patron de l’OM n’est ni ministre ni
même député. Mais c’est un nouveau pion sur l’échiquier mitterrandiste. Il va
falloir le déplacer, à l’avenir, avec davantage d’efficacité. C’est la nouvelle
mission de Temps public. Dangereuse et excitante à la fois. Autant l’objectif
est clair, autant est trouble l’homme qui l’incarne. Attention danger !
« Tonton vient de nous mettre de la dynamite entre les mains. »
Dès l’origine, il y a donc une belle dose d’ambiguïté dans la relation qui
s’installe entre Bernard Tapie et Jacques Pilhan. Ce dernier aime les grosses
bêtes. Or, celle-là est de taille. Il a un faible pour les personnalités hors
norme, fussent-elles un peu voyou. Or, celle-là l’est assurément. Il devine
aussi depuis longtemps que, pour contrer la poussée lepéniste, la posture du
vieux chef archaïque, potentiellement réactionnaire, proposée à François
Mitterrand est sans doute une solution mais qu’elle n’est pas la seule. Face à
l’énergie Le Pen, la contre-énergie Tapie s’impose comme une évidence.
Avec, toutefois, une limite qui résume la complexité de l’opération. Pour que
ça marche, il faut que « Nanar » ne sorte pas de son rôle.
Autant rêver ! Sur le Phocéa, au large de la Sardaigne, au cours de l’été
1988, Jacques Pilhan découvre plus avant un homme qui lui inspire
fascination et répulsion. Et pas seulement parce que « Nanar » ne supporte
pas son habituelle tabagie ou qu’il refuse, dans tous les sens du terme, qu’on
tienne la barre à sa place ! « Ce mec est incroyable, confie-t-il à son retour
sur terre. Il n’a aucun sens des contraintes. Son surmoi est égal à zéro. Rien
ne l’arrête. » C’est le propre des énergies brutes. Dans le propos de Jacques
Pilhan, il y a aussi une nuance d’envie. Argent et pouvoir. Indépendance et
irrespect. Ce sont des cocktails qui lui plaisent d’instinct. Sauf que celui-là est
un peu trop corsé à son goût.

Quand « Nanar » sera président…


Depuis qu’il travaille dans la com, Jacques Pilhan n’a jamais eu
directement affaire à des personnalités de ce type et cela le trouble beaucoup
plus qu’il ne veut bien l’avouer. Il est un pur cerveau. Bernard Tapie est un
corps puissant. Le joueur et le flambeur. Ces deux-là sont faits pour
s’entendre, se craindre et se jalouser. D’autant qu’ils fonctionnent, l’un et
l’autre, sur des registres antagonistes. Le face-à-face est la posture préférée
de Jacques Pilhan qui ne supporte ni l’improvisation ni l’imprécision.
Bernard Tapie, lui, ne réfléchit et n’agit que dans l’agitation confuse de
réunions où chacun entre et sort à sa guise. Copains, conseillers, hommes de
sac et de corde : tous ont droit à la parole. Cela change des rendez-vous
élyséens et même des séances de brain-storming avec le staff rocardien.
Jacques Pilhan ouvre, devant ce spectacle, de grands yeux étonnés. Sans le
dire ouvertement, il n’apprécie guère enfin que Bernard Tapie ne respecte
aucun des codes de Temps public en copinant ouvertement avec Gérard Colé
ou en affichant pour Jean-Luc Aubert une admiration sans limites. « Ils sont
trois mais le troisième, on ne dit jamais son nom », dit-il en juin 1990, sur le
plateau de « L’Heure de vérité ». En matière de discrétion et de respect des
hiérarchies, on a parfois fait mieux !
Du danger de jouer avec quelqu’un qui ne joue pas le jeu… Rien n’est
jamais d’équerre avec Bernard Tapie qui, pour compliquer la partie encore
davantage, s’est mis en tête de piétiner toutes les plates-bandes de la maison
Pilhan. Un jour, il est en ligne directe avec l’Elysée, via Jacques Séguéla.
L’autre – et c’est plus original –, il est en contact avec Matignon, via son
nouveau pote, Jean-Paul Huchon, qui s’est mis en tête, avec un brin
d’inconscience, de le rallier à la cause rocardienne. A Temps public, ça donne
le tournis. Qui fait quoi ? Et qui croire surtout ? Pour s’implanter à Marseille,
bientôt comme député, à l’occasion d’une élection partielle en janvier 1989,
et peut-être demain comme maire de la ville, Bernard Tapie ne recule devant
rien. Or c’est précisément le moment où, dans la cité phocéenne, Jacques
Pilhan, lui aussi, avance sur un terrain glissant, avec des méthodes qui font
peu de cas des règles habituelles de la déontologie. Deux clients à la fois,
pour une même ambition, c’est déjà beaucoup. Si, en plus, un troisième
larron s’immisce dans la partie !
Dans la perspective des municipales de mars 1989, le maître de Temps
public a déjà pris en charge les intérêts pourtant divergents de Robert
Vigouroux et de Michel Pezet, sans que ce dernier soit au courant de cette
double commande. Il a fait du successeur de Gaston Defferre une sorte de
père tranquille, plus soucieux du choix de ses cigarillos que des directives du
PS. De la belle ouvrage. En même temps, il a poussé son rival, avec une
certaine perversité, à s’afficher sans complexe comme le champion des
éléphants roses de la rue de Solferino. Dans cette partie qui tourne vite au
bénéfice du maire sortant et brise les derniers repères de la gauche
marseillaise, Bernard Tapie est un perturbateur absolu. La seule carte qu’il
connaisse est celle de ses intérêts. Soit on le sert, soit il brise. Ou, à défaut, il
mouille. Jacques Pilhan, qui n’a pourtant pas froid aux yeux, ne tarde pas à en
faire l’expérience à ses propres dépens.
Marseille résiste ? A l’aide Pilhan ! Quand celui-ci s’exécute, il est flashé
à la descente du jet privé de « Nanar » qui vient de se ranger discrètement sur
le tarmac de l’aéroport de Marignane. Le lendemain, la photo est dans Le
Provençal. L’article qui l’accompagne se passe de commentaires. Le
conseiller personnel de François Mitterrand au service de Bernard Tapie ! La
manipulation est double. Elle n’en est que plus belle. Fureur à Temps public.
Il y en aura d’autres. Fin janvier 1990, Jacques Pilhan manque s’étrangler en
découvrant la couverture du Nouvel Observateur. « Tapie, l’homme qui veut
être président ». Difficile de faire mieux pour exciter les relations déjà
tendues entre François Mitterrand et Michel Rocard. Mais le pire, dans cette
histoire, c’est que, sans en avertir personne, Bernard Tapie a collaboré à ce
numéro en accordant une longue interview à Jacques Julliard, le chroniqueur
vedettte de l’hebdomadaire.
« Ce type est vraiment trop con, rugit Jacques Pilhan. Non seulement, il
affiche des ambitions qui ne devraient pas être les siennes. Non seulement, il
abandonne le terrain marseillais du combat anti-Le Pen. Mais en plus, il se
laisse piéger par un journaliste dont tout le monde sait bien qu’il le déteste. »
Naïveté ou folie des grandeurs ? Au fond, peu importe. Bernard Tapie n’en
est d’ailleurs pas à son dernier coup d’éclat. Ne vient-il pas de se laisser
séduire par un projet délirant, signé Claude Lelouch ? C’est une demi-fiction
politique dont la sortie est prévue lors de la présidentielle de 1995. Puisque
telle est la date, assure le cinéaste, où « Nanar » triomphant doit s’installer…
à l’Elysée !
« Ces types sont insensés », soupire Jacques Pilhan. Tirer l’échelle ? Ce
serait la logique. Mais c’est précisément ce qu’il ne peut plus faire. Il est allé
trop loin. Il peut bien désormais redoubler de prudence. Le voilà piégé.
Ingérable, Tapie ? Sans doute. Mais comment se désengager ? Le maître de
Temps public a beau répéter, urbi et orbi, que « Nanar » est l’incarnation
d’une époque qu’il vaut mieux oublier, que les valeurs qu’il porte sont
obsolètes, qu’il faut tourner, au plus vite, cette page des années fric qui
excitent l’opinion, au risque de ternir un septennat déjà mal emmanché, rien
n’y fait. C’est que l’animal est hybride. Sur le petit théâtre de la politique,
Jacques Pilhan sait qu’il a contribué à installer « un personnage de
feuilleton », sorte de Mandrin des temps modernes, qui conserve une utilité
dans une bataille sans merci. Toujours l’obsession de Le Pen, contre lequel
tous les coups sont bons. Et tant pis pour les dégâts collatéraux.

M. Ramirez fait de la com


Bernard Tapie, vu de Temps public, est un boulet et une arme. Avec lui,
on ne peut rien construire. Mais, pour détruire et faire bouger les lignes du
jeu politique, il n’y a pas mieux dans l’arsenal mitterrandiste. Autrefois, on
pouvait compter sur SOS-Racisme mais l’association a vieilli. Jacques Pilhan
le sait mieux que quiconque. Son pote Julien Dray est devenu député PS.
Harlem Désir n’est plus aussi frais qu’autrefois. Dans l’affaire du voile
islamique, à l’automne 1989, l’organisation antiraciste a tremblé sur ses
bases. Le fond de l’air a changé. Elle n’a pas su s’adapter. Au cœur de la
crise, les alchimistes de Temps public n’ont pas été en mesure de lui fournir
les conseils attendus.
Au ministère de l’Education, Lionel Jospin, un autre habitué du cours
Albert-Ier, a choisi dans cette affaire la voie de la temporisation. A ses risques
et périls. Jacques Pilhan a été consulté. Mais dans ses propres équipes, la
polémique a fait rage, sans que lui-même sache se faire une religion. Retour
sur une ligne plus « républicaine », moins « communautariste » ? C’est
l’orientation qu’il préconise bientôt. Tout en reconnaissant que, dans cette
bataille-là, qui n’est pas si éloignée que cela de la guerre engagée contre le
lepénisme ambiant, il n’a pas été au meilleur de sa forme.
C’est, à ses yeux, d’autant plus regrettable que la question Le Pen agit
comme un révélateur de l’état de l’opinion française et qu’elle redistribue
toutes les cartes du système partisan. Jacques Pilhan en a la confirmation, au
printemps 1990, lorsqu’une jeune femme brune vient frapper à sa porte, sur
les conseils de l’Elysée. Michèle Barzach, l’ancienne ministre de la Santé du
gouvernement Chirac entre 1986 et 1988, est une petite star de la jeune
droite. Elle est en délicatesse avec le maire de Paris qui n’a pas voulu
répondre à toutes ses ambitions, lesquelles, il est vrai, sont immenses.
Michèle Barzach entretient des contacts sans chaleur avec ceux qu’on appelle
les « rénovateurs » du RPR. Bref, elle est disponible.
Or, pour elle aussi, l’attitude ambiguë du mouvement chiraquien à l’égard
du Front national est l’occasion d’une prise de distance. Jacques Pilhan
l’écoute attentivement. Il commande même une étude détaillée sur son image
auprès des Français. « Pour eux, vous êtes une vierge noire », lui annonce-t-
il, ravi. « Vous vous êtes sûrement trompé. Ça n’est pas du tout mon genre »,
lui répond l’intéressée. Fous rires à Temps public. Mais l’essentiel n’est pas
là. La prise est bonne. Elle est révélatrice d’un climat.
Dans cette période trouble où SOS-Racisme est contraint de se recentrer
dans l’urgence, tandis que des figures de la droite sont prêtes à faire
sécession, ce ne sont plus les lignes qui bougent. C’est une rupture qui peut-
être se prépare. Elle vient ainsi relancer l’idée de l’ouverture dont Jacques
Pilhan a toujours considéré qu’elle avait été bêtement sabotée par François
Mitterrand, au lendemain de la présidentielle. Dans l’optique des législatives
de 1993, ce sont là des cartes qu’on ne saurait gâcher une seconde fois. Dans
ce jeu, Temps public ne fait pas le tri et s’occupe activement du lancement de
l’Association des démocrates, animée par Jean-Pierre Soisson.
Jacques Pilhan a pris l’habitude de faire son marché à la table du ministre
des Affaires sociales. C’est un bon client de l’agence, doublé d’un joyeux
convive. Son carnet d’adresses est impressionnant. Chez lui, le maître de
Temps public découvre le leader de FO, Marc Blondel, et le patron de la
CFDT, Jean Kaspar, à qui il ne tarde pas à donner d’utiles conseils de
communication. Une toile se tisse. Les réseaux se connectent dont l’agence
du cours Albert-Ier est le centre opérationnel. Pour le fun, c’est parfait. Pour
les caisses de l’agence, ce n’est pas inutile. Mais pour recomposer
l’architecture du paysage politique français, il faut reconnaître que cela reste
un peu court. Dans le match central contre Le Pen, impossible donc de se
passer de Bernard Tapie. Sans sa force d’impact, comment espérer faire du
neuf ? Comment séduire l’opinion ? « Vous voyez quelqu’un d’autre en
magasin ? » Toujours la même question.
Jacques Pilhan est un réaliste froid qui reste fidèle à ses techniques de
travail. Dans ce genre de situation, il faut frapper un grand coup. Quoi de plus
efficace qu’un bon casting, dans une émission de télé à forte audience ? En
juin 1987, le maître de Temps public avait mis en scène, sur RTL, le premier
débat entre le leader du Front national et un responsable politique
d’envergure nationale. Lionel Jospin, en l’occurrence. Il en a gardé, on l’a vu,
un souvenir mitigé. Le patron du PS avait tenu le choc. C’était parfait pour
son image personnelle, sans que cela suffise, évidemment, à briser la vague
lepéniste. Mais depuis, plus rien. Le PS est aux abonnés absents. Seuls de
petits calibres, tel le ministre d’ouverture Lionel Stoléru, acceptent
d’affronter « la bête » dans des émissions où ils se font d’ailleurs tailler en
pièces.
En décembre 1989, l’occasion de rectifier le tir arrive par surprise, à
l’initiative de TF1. La chaîne se propose d’organiser un débat sur
l’immigration entre Jean-Marie Le Pen et quiconque osera l’affronter. A
gauche comme à droite, tout le monde se défile. Michel Rocard est sollicité.
Il refuse. Un mardi matin, lors de la traditionnelle réunion des éléphants
socialistes, à Matignon, son directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, revient à
la charge en sollicitant un volontaire. Il argumente en faisant valoir que
l’émission sera soigneusement balisée, avec des reportages tous favorables à
l’intégration des immigrés
Si ça n’est pas du Pilhan dans le texte, ça y ressemble fort ! Pourtant,
autour de la table, tout le monde regarde le bout de ses chaussures. C’est à ce
moment-là que Jean-Paul Huchon lance son joker. « Pourquoi pas Tapie ? »
Personne n’est vraiment pour. Mais personne, non plus, n’est vraiment
contre. Va pour Tapie ! Comme le hasard fait bien les choses, « Nanar » n’a
pas besoin d’être consulté pour être franchement enthousiaste. A TF1, où on
espérait affiche plus prestigieuse, on tord le nez. A Temps public, en
revanche, on applaudit à tout rompre.
Pour ce débat, Jacques Pilhan se fixe un unique objectif qui,
apparemment, ne lui ressemble guère : faire en sorte que l’émission tourne au
pugilat. Le calcul est simple. Transformer le match en un affrontement
physique, c’est souligner illico la différence d’âge des deux boxeurs. Bref,
c’est ringardiser Le Pen sur son registre favori : celui du mâle couillu et
dominateur. Chauffe Bernard ! En quelques jours, le maître de Temps public,
assisté de Jean-Luc Aubert et de Gérard Colé, se transforme en une sorte de
M. Ramirez de la com. Les fiches sur l’immigration ? Ce n’est vraiment pas
son problème. Les répétitions ont lieu dans l’hôtel particulier de Bernard
Tapie, rue des Saints-Pères, à Paris. En jogging fluo, plus « Nanar » que
jamais, celui-ci se met en bouche des répliques qui ne frappent pas toutes au-
dessus de la ceinture. Voilà un an et demi que Jacques Pilhan tente de
canaliser son énergie. Désormais, il l’excite. « Tu dois cogner. Avec Le Pen,
tous les coups sont permis. C’est ce que veut le public. Ne te retiens pas. »
Et ça marche ! Encore mieux que prévu. Le 8 décembre 1989, l’émission
est enregistrée en cours d’après-midi avant d’être diffusée, le soir même, à
20 h 30. Jacques Pilhan a délégué Gérard Colé sur le plateau. Lorsque la fine
équipe revient de TF1, elle fait, bien sûr, le détour par le cours Albert-Ier. Là,
dans le bureau du patron, Bernard Tapie refait le match. Il est encore au
comble de l’excitation. Tout y passe. La manière dont il a défié le leader du
Front, en coulisse, dans la salle de maquillage. Comment il lui a mis la
pression devant les caméras. Comment il a utilisé son champ de vision, réduit
par son regard borgne, pour lui donner l’allure d’un vieux taureau affolé. Et
puis surtout cette scène d’anthologie au cours de laquelle il a proposé de
régler tout ça, aux poings et à mains nues. « Il vous en cuirait », a lâché,
méprisant, le président du FN, avant de prendre en pleine figure un crochet
qui l’a laissé pantois : « Regardez-moi ! Regardez-vous ! »
Et Jacques Pilhan, se regarde-t-il encore ? En matière de com, il n’a
jamais eu froid aux yeux. L’attaque au physique ne lui a jamais fait peur. Il
vient de lâcher une bête contre la bête. Sur le coup, il jouit. A l’Elysée,
François Mitterrand est ravi et le félicite pour cette opération réussie. Mais
dans les jours qui suivent ce match sans dentelle, le maître de Temps public
ne peut s’empêcher, en privé, d’exprimer son malaise. Crainte d’avoir joué
avec le feu ? Peut-être. Sentiment diffus d’une perte de maîtrise ? Sans doute.
A l’heure du doute, Jacques Pilhan manifeste surtout un début de fatigue qui
dépasse – et de loin – le destin de « Nanar » et le sort de Le Pen. C’est
quelque chose d’indéfinissable. Un peu de tristesse. Une pointe d’amertume.
Un court moment de dépression. Tout ça pour ça !
17
A la conquête d’Havas

Ça n’a l’air de rien. Le signe, pourtant, n’est pas anodin. Jacques Pilhan a
changé de cantine. Fini Chez Francis, près du pont de l’Alma, à deux pas de
Temps public. Désormais, il déjeune presque tous les jours chez Laurent, sur
les Champs-Elysées, à quelques mètres de la présidence, tandis que, le soir, il
oublie les bonnes vieilles bouffes entre copains pour des dîners plus guindés
où se mélangent affaires et mondanités. Autre monde, autre vie. Chez Francis
était une brasserie. Un lieu de passage, volontiers anonyme. Laurent est un
petit théâtre où les grands – ou prétendus tels – de la politique, de la presse et
de l’entreprise se saluent de loin, d’un simple hochement de la tête. On se
connaît, on se reconnaît. On fait même semblant de s’apprécier. Les
conversations sont feutrées. Ici, tout est d’apparence. Même la discrétion.
Jacques Pilhan adore. Depuis la présidentielle de 1988, il se plaint d’être
« vu » et de ne plus pouvoir exercer son métier comme avant. Au calme et
dans l’ombre. C’est le même homme, pourtant, qui arpente sans complexe les
scènes, un tantinet frelatées, où s’exhibe la comédie du pouvoir. Le maître de
Temps public s’habille désormais comme un milord. Son tailleur est
londonien. Sa mise est impeccable, même s’il a pris du ventre en arrêtant de
griller – sur les conseils de Tapie ! – ses trois paquets de cigarettes
quotidiens. Il roule en limousine avec chauffeur, en écoutant à tue-tête des
cassettes de Janis Joplin ou en se débattant avec des téléphones qui ne
marchent jamais. Les finances de son agence sont régulièrement dans le
rouge. Mais tant pis. Jacques Pilhan aime l’argent. Il en gagne beaucoup et le
dépense sans compter. Le joueur est devenu jongleur.
Au début de 1990, Jacques Pilhan a quarante-sept ans. Dans quelques
mois, il fêtera le premier anniversaire de son septennat, à Temps public, dans
l’ombre de François Mitterrand. L’époque, dit-il, est « louis-philipparde ».
Dans ses éprouvettes, il voit apparaître « un pays qui se radicalise à droite ».
Malgré de bonnes performances économiques, « il y a, en France, une perte
spectaculaire de références identitaires ». Les mots de la période donnent la
mesure de cette situation, ô combien dangereuse : « Pour la politique, c’est
dominer. Pour la finance, c’est posséder. Pour les médias, c’est éblouir. Pour
les Français, c’est être protégés. » Peut-être Jacques Pilhan est-il, sans en
avoir une claire conscience, à l’image de son temps. C’est dans ce contexte-là
qu’il va entamer à bas bruit une nouvelle aventure dont il espère qu’elle le
conduira, non plus seulement au sommet de l’influence, mais au faîte de la
puissance.
Voilà plusieurs années qu’il a appris à flairer ce monde de la finance et de
l’entreprise dont il ignorait l’essentiel lorsqu’il s’est engagé au service du
Président. Pour vivre, Temps public ne peut se contenter du généreux contrat
signé avec l’Elysée. Ce système-là frise le trafic d’influence à une époque où
la politique vit encore sous le règne artisanal des valises de billets. A partir de
la fin des années quatre-vingt, il change de braquet – sinon de nature – sous
une double influence. La première est presque mécanique. François
Mitterrand a été réélu. La gauche tient à nouveau tous les leviers de l’Etat.
Temps public est le ministère officieux de l’information. Mais il y a mieux.
Etre vu, c’est aussi être reconnu, et cela n’a pas que des inconvénients. Des
hommes qu’on n’imaginait pas pouvoir séduire viennent désormais frapper à
la porte du cours Albert-Ier. C’est la vraie facture de la gloire, gênante dans la
gestion de la communication présidentielle mais combien rentable pour les
comptes d’une boutique dont les besoins sont sans limites.
A sa manière, François Mitterrand – sans parler de Michel Rocard –
encourage le mouvement. La récompense pour services rendus est dans ses
habitudes. Avant d’offrir la présidence du Loto à Gérard Colé, il a évoqué
devant lui le Conseil d’Etat et même le secrétariat d’Etat au Commerce
extérieur. Un jour, Jacques Pilhan est rentré stupéfait à l’agence. « Le Tonton
me propose une circonscription dans la Nièvre, dit-il à Jean-Luc Aubert. Tu
crois qu’il rigole ? » Va savoir ! Quand il rêve, en tout cas, le maître de
Temps public ne se voit pas député. D’autres puissances, toutes financières,
l’excitent bien davantage.
Jacques Pilhan a un instinct très sûr. Son « grand tour » est une sorte de
résumé de la république des affaires. Bien sûr, il y a des stations annexes,
publiques (RATP, Air France) et privées (Accor). Mais quand on passe à
l’essentiel, quelle vista ! On commence par la Caisse des dépôts que préside
Robert Lion, bientôt intégré dans le portefeuille des clients de Temps public.
Puis on fait un tour du côté d’Elf où François Mitterrand a installé Loïk Le
Floch-Prigent. Jacques Pilhan ne fait pour l’instant que planter des jalons. Il
s’occupe des affaires compliquées de la première épouse du président du
groupe. Il devient également l’ami du nouveau directeur aux Affaires
générales. Un dénommé Georges Sirven, qui sait tant de choses sur les
réseaux français et africains et qui les raconte si bien lors de dîners réguliers
dans une trattoria de la rue Marbeuf.
Dans ce petit monde, Jacques Pilhan nage comme un poisson dans l’eau.
Amusement, curiosité, intérêt. Comme d’habitude. En politique, il aime
l’odeur de la poudre. Dans les affaires, c’est plutôt celle du soufre. Avec
toutefois des limites. En janvier 1990, il accepte de déjeuner au Crillon avec
deux proches de Mikhaïl Gorbatchev dont les projets ne sont pas que
diplomatiques. Ça n’ira pas plus loin. Etre en relation avec le milliardaire
rouge du PC, Jean-Baptiste Doumeng, suffit à son bonheur. Jacques Pilhan
accepte également de donner un sérieux coup de main à son ami Colé pour
sortir le Loto, rebaptisé Française des jeux, de sa douce léthargie. L’opération
est une belle réussite. Tout au moins financière. Cet univers du jeu excite le
maître de Temps public. Avec son vieux complice, il s’amuse comme un fou.
Mais lorsque ce dernier lui propose un contrat en bonne et due forme, il
refuse. « Trop dangereux, glisse-t-il. Trop de coups à prendre. »

Et soudain, il se mit à pleurer…


Il est vrai qu’à cette époque, Jacques Pilhan a en tête d’autres projets
personnels, tellement plus mirifiques. Havas ! Son budget, sa puissance de
feu, son prestige surtout. Que rêver de mieux quand on se veut homme de
com et d’influence ? La plus grosse agence de publicité de la place de Paris
est une forteresse, plantée au cœur de la République, qui en a fait fantasmer
plus d’un. Dès son arrivée à l’Elysée, François Mitterrand n’a eu de cesse
qu’il n’y installe son propre directeur de cabinet qui est aussi un ami
personnel, doublé d’un financier habile : André Rousselet. En revenant au
pouvoir en 1986, la droite n’a pas tardé à répliquer. Privatisation et
promotion d’un de ses hommes liges, Pierre Dauzier. L’alternance de 1988
n’a pas modifié le statut de l’agence. Mais, en son sein, les grandes
manœuvres sont reparties de plus belle.
Mettre le pied dans la place est un vieux projet que le patron de Temps
public ne juge pas incompatible avec la gestion de l’image du président de la
République. Il entre dans tout cela des rêves de revanche. Lorsqu’il n’était
rien, juste avant 1981, Jacques Pilhan a été snobé par les pontes de la
profession. Ah ! ce rendez-vous arraché à Maurice Lévy, roi de Publicis !
Trois minutes d’explication, montre en main, et puis adieu, on vous écrira !
Quand il a créé Temps public en 1984, on lui a promis un poste
d’administrateur d’Havas qui n’est jamais venu. Et si cette fois était la
bonne ?
Ce faisant, Jacques Pilhan joue gros. Le terrain est miné. Les intérêts en
cause sont d’une rare complexité. Havas est une entreprise privée sur laquelle
la puissance publique n’est pas sans influence. Pour forcer sa porte, il n’y a
qu’un seul moyen : s’assurer du soutien du président de la République.
Lorsqu’il lui en parle, Jacques Pilhan a d’emblée le sentiment que cette
opération-là n’est pas très bien emmanchée. François Mitterrand ne dit pas
non. Il fait pire. « C’est une bonne idée mais il faut que je demande à
Rousselet ce qu’il en pense. » Autant demander à un caïman s’il veut bien
partager son marigot.
Un lundi matin, sur le green de Saint-Nom-la-Bretèche, le Président
interroge, comme promis, son habituel partenaire de golf. André Rousselet
n’a aucune sympathie pour Jacques Pilhan. Il connaît son Mitterrand sur le
bout du doigt. Sa réponse est donc aussi pointue qu’assassine : « Diriger
Havas est un métier très particulier. La publicité et la com, ça n’est pas la
même chose. Etes-vous sûr que votre candidat ait les qualités nécessaires
pour ce poste ? » Bien joué. Car le pis, c’est que la remarque est fondée. Pour
Jacques Pilhan, le choc est rude. Reste que « le Tonton », lui aussi, a un art
très particulier de faire passer les messages. Celui qu’il retourne au maître de
Temps public n’en est pas moins explicite pour qui sait le décrypter.
Promouvoir, c’est non ! Pas question de laisser échapper pareil conseiller. En
revanche, récompenser, pourquoi pas ? La grande porte d’Havas est bouclée
de l’intérieur. Jacques Pilhan passera donc par les annexes.
A la fin de l’année 1989, il a fait la connaissance d’un homme
sympathique et plein d’entregent. Alain de Pouzilhac est le P-DG d’Eurocom,
une des principales filiales d’Havas. C’est un professionnel reconnu. Il est
plutôt de droite, affilié aux Debré. Il a un carnet d’adresses long comme le
bras. Il n’est pas sectaire et, d’ailleurs, il connaît bien le patron de Canal +.
Un dénommé… André Rousselet. Lors de leurs nombreux déjeuners chez
Laurent, Jacques Pilhan et Alain de Pouzilhac, dit « Poupou », ont eu
l’occasion d’évoquer leurs affaires respectives. Le premier a des rêves de
reconversion et le second des projets de restructuration. Comme ça tombe
bien !
Au mois d’avril 1990, le patron d’Eurocom a eu le temps de tâter le
terrain en haut lieu. Il fait au maître de Temps public une proposition qui,
pour n’être pas totalement spontanée, cadre parfaitement avec ses nouvelles
attentes. Eurocom est une belle boutique qui connaît de graves difficultés.
Hémorragie des budgets publics d’Etat. Conflits larvés avec le ministre des
Finances, Pierre Bérégovoy, pour le regroupement des activités d’achat
d’espaces. Crise, enfin, avec Bélier, l’une de ses deux enseignes.
L’offre faite à Jacques Pilhan est excitante à souhait. C’est également une
splendide affaire financière. Elle passe par sa nomination à la tête de Bélier
avec, en échange, le rachat de Temps public. Alain de Pouzilhac a fait les
calculs. La règle, pour ce genre d’opération, est entre quatorze et dix-sept fois
le montant des profits annuels. Or l’agence du cours Albert-Ier dégage en
profit près de 40 % de son chiffre d’affaires. Jacques Pilhan a les yeux qui
brillent. Un bout du pied dans l’univers Havas. Des millions comme s’il en
pleuvait. Pourquoi refuser ?
L’annonce du transfert est officielle début juillet 1990. Elle fait grand
bruit dans le Landerneau de la pub et de la politique. Jacques Pilhan a fêté sa
nomination comme il se doit. C’est-à-dire de manière arrosée. Temps public
restera cours Albert-Ier, telle une coquille à demi vide. Près du pont de
Neuilly, chez Bélier, un nouveau bureau l’attend, au dernier étage d’un
immeuble de standing. Larges baies vitrées, immense terrasse. Le fidèle
Aubert est du voyage. Pour Jacques Pilhan, ce n’est qu’une étape. A nous
deux, Havas ! Plus dure sera la chute…
André Rousselet n’avait pas tout à fait tort. La com n’est pas la pub. Ce
sont des métiers qui se recoupent mais n’obéissent pas aux mêmes lois.
Combien de fois Jacques Pilhan ne l’a-t-il pas lui-même répété, à propos de
Jacques Séguéla ? Mais c’était pour manifester sa supériorité dans la gestion
de l’image de François Mitterrand. Péché d’orgueil. Chez Bélier, il lui faut
commencer par un exercice qu’il déteste : la gestion d’équipes et le
dégraissage de personnel. Jacques Pilhan est un piètre manager. Cassant,
nerveux, brutal. Pendant plusieurs semaines, les salariés défilent un à un dans
son bureau. L’atmosphère est à couper au couteau. Le patron, assisté de Jean-
Luc Aubert, n’écoute pas. Il exécute. Il terrorise. Le comble est qu’il n’est
même pas efficace. Plus il avance, plus il comprend qu’il s’est sans doute
fourvoyé. Mais il est trop tard pour reculer.
A Eurocom, on s’impatiente. Certains commencent même à ricaner.
Heureusement qu’Alain de Pouzilhac est fidèle. C’est lui qui progressivement
va exfiltrer Jacques Pilhan. En douceur, par le haut, au gré de ces fusions
multiples qui bouleversent le monde de la pub. En octobre 1991, alors
qu’Eurocom rachète RSCG – Jacques Séguéla et ses amis savent eux aussi
solder les comptes à bon prix –, l’éphémère patron de Bélier remet sa
démission. Une grève du personnel accompagne son départ. Ce n’est pas
glorieux. In extremis, Jacques Pilhan réussit néanmoins un beau
rétablissement qu’il doit à un nouveau coup de pouce élyséen. Le voici
directeur général adjoint d’Havas. Le titre est ronflant. C’est toutefois celui
d’un homme sous surveillance qui, entre-temps, a retrouvé son bon vieux
bureau du cours Albert-Ier. Celui qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Que de dégâts dans cet aller-retour qui n’est pas encore tout à fait terminé
mais qui semble déjà programmé ! En quatorze mois, entre l’été 1990 et
l’automne 1991, Jacques Pilhan vient de subir l’un des pires échecs
professionnels de sa carrière. Sa fortune avait un prix qu’il n’avait pas prévu :
sa réputation. L’admettre n’est pas aisé pour un homme de cette trempe que
l’on a vu soudain, sur les pages glacées de magazines, poser en bras de
chemise avec les pontes de la profession dont les sourires figés n’ont d’égal
que leurs détestations réciproques. Tout cela est grotesque et Jacques Pilhan
le sait.
Bien sûr, il fait le boulot. Notamment auprès de Pierre Bérégovoy.
L’achat d’espaces est un jeu capital et Bercy veille au grain. Le voici petit
télégraphiste. Cela lui vaut des amis. Gilbert Gross, notamment, roi de l’achat
d’espaces publicitaires et, par ailleurs, grand joueur de poker devant
l’Eternel. Cela manque aussi de briser des amitiés plus anciennes. Trois mois
après le début de l’aventure de Bélier, un soir d’octobre 1990, Jean-Luc
Aubert a été le premier à tirer le signal d’alarme. Il a convoqué une réunion
de crise dont il a exigé que Gérard Colé soit l’unique témoin. Dans le bureau
de ce dernier, à la Française des jeux, il vide son sac, sans retenue ni
précautions. « Tu déconnes à pleins tubes, Jacques. Cela ne peut plus durer. »
Pilhan essaye de se défendre. Et puis, au bout d’une heure, il craque. Il se met
à pleurer.
Les larmes de Jacques Pilhan ! Même à l’heure de la mort, il n’en versera
pas. Des larmes sur son sort. Des larmes sur son échec. Faut-il que
l’humiliation soit forte pour qu’il se laisse ainsi aller. Le stress y a aussi sa
part. Depuis quelques semaines, entre Bélier, Matignon et surtout l’Elysée, il
ne fait que courir. La première guerre du Golfe est pour bientôt. Depuis
l’invasion de l’Irak, au milieu de l’été, François Mitterrand est sur le pont et il
exige des siens une disponibilité de tous les instants. Jacques Pilhan est le
stratège image d’un conflit décisif qui fait bouger toutes les lignes au sommet
de l’Etat. Déserter ce combat-là, alors que l’opinion s’inquiète, serait pure
folie. Et voilà que, en même temps que le monde vacille, il lui faut jouer les
coupeurs de têtes, dans la filiale en folie d’une agence de publicité !
Lorsqu’il devient, un an plus tard, directeur général adjoint d’Havas, le
contexte politique n’est pas aussi dramatique mais, pour autant, il ne lui laisse
pas beaucoup plus de loisir. François Mitterrand a nommé Edith Cresson à
Matignon, sans écouter un seul instant les avertissements de son conseiller en
com. Nouvel échec de Jacques Pilhan. Un jour, il faudra bien redescendre sur
terre. Arrêter de jouer ces parties insensées où il manque à chaque instant de
se rompre le coup. Bref, redevenir le maître de Temps public. Puisque tel est
son unique et immense talent.

Une OPA manquée sur Hachette


Dans ce voyage au pays des affaires, la redescente est la plus
douloureuse. Elle va encore prendre un an. A la tête d’Havas, Pierre Dauzier
n’est pas du genre à faire des cadeaux, surtout à un homme qui a ouvertement
lorgné sa place. Jacques Pilhan le surnomme « le garçon coiffeur ».
N’empêche ! Il le craint. Pierre Dauzier est un chiraquien pur sucre et les
législatives de 1993 approchent, en même temps qu’une nouvelle
cohabitation. Dès qu’il le pourra, il liquidera, sans la moindre hésitation, celui
qu’il considère comme l’œil de François Mitterrand dans sa propre maison.
En attendant, il utilise Jacques Pilhan sur un terrain de jeu qui l’a toujours
passionné, sans avoir forcément les moyens d’y déployer son art.
Le PAF bouge. Le paysage audiovisuel français se restructure à grande
vitesse. C’est la suite logique de la création de La Cinq et, surtout, de la
privatisation de TF1. Longtemps, Jacques Pilhan s’est moins occupé des
« tuyaux » que du « cheptel », c’est-à-dire des journalistes. En matière de
nominations, tant à la tête des chaînes publiques qu’au CSA, François
Mitterrand n’a jamais laissé à son conseiller en com la latitude d’action que
celui-ci espérait. Jacques Pilhan n’a pas le droit de toucher aux boutons. Il
garde toutefois dans le milieu de la télé quelques solides relais.
Hervé Bourges, au premier chef, mais l’ex-patron de TF1, recasé à la tête
du CSA, est trop malin pour n’avoir qu’un protecteur unique. Avec Jean-
Pierre Elkabbach, la ligne est plus directe. Les petits déjeuners réguliers au
Plaza-Athénée, au cours desquels les deux hommes, celui de l’Elysée et celui
d’Europe 1, ont pris l’habitude d’échanger infos, impressions et services, ont
fini par créer des liens qui sont presque d’amitié. « Elkachou », comme dit
Jacques Pilhan, rêve à nouveau de télé. Dix ans après 1981. Dix ans après la
Bastille. Au printemps 1991, c’est dans les locaux de Temps public qu’on
élabore le concept d’une émission politique qui marque le grand retour – sur
La Cinq en l’occurrence – de l’ex-star du petit écran.
Mais tout cela n’est qu’amuse-gueule. Sous la houlette de Pierre Dauzier,
à son poste de directeur général adjoint d’Havas, Jacques Pilhan est bientôt le
poisson-pilote dans des opérations d’une tout autre envergure. A partir de
février 1992, l’état-major du groupe est sur le sentier de la guerre. Reprendre
La Cinq qui bat de l’aile et se cherche un actionnaire de référence ? Lancer
une OPA sur Hachette ? Ce dossier à haut risque, vu la puissance de feu et les
appuis politiques de Jean-Luc Lagardère, est ultrasecret. Jacques Pilhan, à qui
Pierre Dauzier l’a confié, est donc averti d’emblée qu’il y joue sa tête.
Lorsque, en octobre, Havas est contraint de battre en retraite au point de
devoir nier publiquement avoir jamais eu la moindre intention hostile à
l’égard d’Hachette, la messe est dite. Pierre Dauzier a l’élégance – ou la
perversité – de laisser entendre que le sacrifice de son directeur général
adjoint n’est motivé que par des raisons politiques. L’alternance arrive. On
n’a plus besoin de lui. De profundis !
Ce coup de grâce, Jacques Pilhan l’a vu venir de loin. Il signe un échec
qu’il savait inéluctable. Il referme définitivement cette période de sa vie qui
n’est pas la plus glorieuse. Maître Jacques et les rois de la finance : ce
chapitre-là comprend trop de ratures pour ne pas s’achever sans une pointe
d’amertume. Curieusement, cette fin sans gloire, signée par Pierre Dauzier,
intervient au moment où un autre patron, lui aussi grand ami du maire de
Paris, vient solliciter l’aide de Jacques Pilhan, sur les conseils d’un vieil
habitué du cours Albert-Ier, Jean-Paul Huchon. L’ancien directeur de cabinet
de Michel Rocard est allé pantoufler au groupe Printemps. Cela crée des
opportunités. Le premier contact date de février 1992. Le côté « tueur froid »
de François Pinault intrigue Jacques Pilhan. Ses liens, réels ou supposés, avec
les secteurs les plus durs de la droite lui déplaisent fortement. Mauvais
feeling…
Au début décembre 1992, François Pinault est de retour, cours Albert-Ier,
avec en poche un projet qui stupéfie son interlocuteur. Ce dimanche, en fin
d’après-midi, Jacques Pilhan est en train de travailler sur la prochaine
campagne législative pour le compte de Pierre Bérégovoy. Or, ce qu’on lui
propose n’est ni plus ni moins que la gestion médiatique d’une opération
boursière d’une ampleur inégalée sur le marché américain. Le patron du
Crédit Lyonnais, Jean-Yves Haberer, que Jacques Pilhan connaît et apprécie,
est de la partie. Le chiffre de plusieurs milliards de francs est avancé. Le plan,
en forme de « paquet cadeau », demandé à Temps public, est l’amorce d’une
réorganisation en profondeur du groupe Printemps.
Trois jours plus tard, François Pinault décide brusquement d’annuler
l’opération. Pour Jacques Pilhan, cet épisode est comme un résumé de sa
courte intrusion dans un univers qu’il ne connaissait guère, jusqu’à la fin des
années quatre-vingt. Grosses bêtes et coups fumants, hors du champ
politique. Pour ces jeux-là, sans doute n’est-il pas encore prêt. A chaud, il
confie que François Pinault est atteint d’un symptôme qu’il connaît bien pour
l’avoir souvent remarqué chez tant d’autres clients. « Plus fort, plus loin, plus
vite. » Quel qu’en soit le coût. Ce sont précisément les mots qu’il employait,
il y a encore peu de temps, pour décrire le tempérament de Bernard Tapie.
Cela signe une époque. Est-ce encore la sienne ?
Un jour où ils évoquaient autour d’un verre leurs projets d’avenir, Gérard
Colé a fait à Jacques Pilhan cette remarque qu’il n’a pas complètement
oubliée : « Je ne comprends pas pourquoi tu tiens à avoir une agence, des
employés et des collaborateurs. Ça t’emmerde et en plus ça t’alourdit. Tu es
fait pour travailler seul. Loue plutôt, dans un quartier prestigieux, un grand
bureau lambrissé. Tu installes ta table tout au fond de la pièce. Tu attends le
client. Quand il entre et qu’il vient vers toi, tu comptes. C’est un bâton à
chaque pas. » Au début de l’année 1993, Jacques Pilhan annonce à Jean-Luc
Aubert que désormais il va gérer sa « marque ». Il vient de racheter celle de
Temps public pour une bouchée de pain. Le 5 février, il dépose les statuts
d’une SARL au capital de cinquante mille francs dont il est avec son épouse,
Michèle, l’unique actionnaire. Ce holding a pour nom « Jacques Pilhan
Finances ». Bien vu, Colé !
18
Les fêtes au moulin

Une grille qui s’ouvre lentement puis se referme sans bruit. Derrière elle,
un grand parc, bordé de saules et débordant de roses. Un petit étang où
circulent des cygnes. La bâtisse principale est un ancien moulin qui a
longtemps fait office de maison de passe. Ici, tout semble fait pour le calme,
le luxe et la volupté. Jacques Pilhan s’est installé à Trézan, près de
Malesherbes, dans le Loiret, juste après la présidentielle de 1988. C’est là
qu’il se ressource. C’est là qu’il se détend. C’est là aussi qu’il s’amuse. Le
maître de Temps public est un homme à tiroirs qui ne trouve sa stabilité que
dans une gestion toute personnelle de ses réseaux d’amitié et de ses circuits
de pouvoir. Il cloisonne. Il distingue. Et c’est pour cela qu’il éprouve à
présent le besoin de poser, dans sa vie, des repères qui sont les lieux de sa
géographie intime.
La grande scène parisienne est un théâtre d’ombres. Il en connaît tous les
recoins. Ses restaurants où il faut être vu. Ses cercles où il faut être reconnu.
Pour ne pas sombrer dans cet univers d’apparence, Jacques Pilhan a préservé,
coûte que coûte, ses anciennes thébaïdes : un bureau, cours Albert-Ier, et un
appartement, rue Joseph-Barrat, à deux pas du jardin du Luxembourg. L’une
est réservée au premier cercle de ses collaborateurs et à des interlocuteurs
triés sur le volet. N’y entre pas qui veut. L’autre est entièrement consacrée à
sa famille, ou plutôt à ses femmes – Michèle et Marie –, dans un huis clos qui
ne souffre guère d’exceptions. A tel point d’ailleurs que certains de ses amis
ignorent jusqu’à l’adresse de son domicile privé.
Dans ce paysage-là, le moulin de Trézan est bien davantage qu’une
résidence secondaire pour cadres parisiens en surchauffe. Avant d’en faire
l’acquisition, Jacques Pilhan possédait près de Fontainebleau une ferme où il
avait déjà pris l’habitude de réunir, le temps d’un week-end, ses amis les plus
proches, dans une atmosphère joyeusement déjantée. Dès qu’il en a eu les
moyens, après la création de son agence, le maître de Temps public n’avait eu
de cesse qu’il ne s’aménage un refuge campagnard. Rien de bien original.
Mais, en 1988, c’est un autre Pilhan qui soudain se manifeste au grand jour.
La légende veut qu’un riche Japonais, désireux d’agrandir à tout prix son
domaine pour y installer un golf, ait sorti son chéquier pour offrir à l’heureux
propriétaire de ladite ferme la somme qu’il voudrait bien lui indiquer. C’est
ainsi, par hasard et presque par ricochet, dans un jeu très pilhanesque de
ventes et d’achats croisés, que le conseiller en com de François Mitterrand est
devenu, un jour, seigneur de Malesherbes.
Une autre vie commence. Acheter un ancien bordel ? Quelle farce ! Faire
de ce nouveau domaine le petit théâtre de tous ses plaisirs privés ? Quel
bonheur ! Installer, à une heure de Paris en voiture, une autre scène pour
mêler à sa guise famille, copains, relations de toutes origines et de tout
acabit ? Quelle chance ! C’est ainsi qu’il a toujours fonctionné. Dans une
forme d’excès dont il jouit d’être le grand ordonnateur. Pour être heureux, cet
homme solitaire a besoin d’être entouré, dans une codification du désordre
qui n’appartient qu’à lui. Le bruit, le rire, l’ivresse sont peut-être des rideaux
de fumée. Au sommet de son influence, sinon de sa puissance, le maître de
Temps public a un désir vital de ces subterfuges, en forme de dérivatifs. Pour
cela, le moulin tombe à point. C’est un luxe qui vient combler un vide.
Jacques Pilhan n’est pas du genre à faire les choses à moitié. Il est riche.
Très riche. Il le sera encore plus avec l’aller-retour entre Temps public et
Bélier. Lorsqu’il tirait le diable par la queue, il ne brillait déjà guère par son
sens de l’économie. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il va changer sa manière
d’agir. L’argent, pour lui, n’est pas fait pour être thésaurisé. S’il aime en
gagner, c’est d’abord pour le dépenser. Sans compter et au profit de ceux
qu’il aime. Il y a du Fouquet chez cet homme qui déteste les gagne-petit et les
rentiers. Avec le moulin, il va donner la vraie mesure de ce tempérament.
Rien n’est trop beau. Rien n’est trop grand. Au moulin, les travaux ont
vite commencé. Pour aménager le parc, le nouveau propriétaire fait appel à
l’un des plus célèbres paysagistes de la place de Paris, Louis Benech. Pour
décorer les bâtiments, il songe un moment à Philippe Starck. C’est finalement
Grégoire Tisné, le frère d’un photographe connu à l’époque de la Force
tranquille, qui sera retenu. Jacques Pilhan et sa femme veulent avoir l’œil sur
le moindre détail. Pas d’ancien. Michèle déteste ça. Mais du luxe, à coup sûr.
Il y a dans tout cela un côté « folie des grandeurs ». Avec une piscine
chauffée, une salle de cinéma, une pièce pour le billard et le black-jack, une
cave pleine des plus grands bordeaux. Pour faire tourner la maison, un couple
de domestiques est installé à demeure, avec un cuisinier. Car le moulin, avec
Jacques Pilhan, a retrouvé, en tout bien, tout honneur, sa vocation initiale. Ce
n’est pas une maison où l’on s’enferme entre soi. C’est un vrai lieu de fêtes et
de rendez-vous. Une sorte de phalanstère, réservé aux amis. Aux vrais. Si tant
est que cela existe.
Le maître de Temps public y arrive généralement le vendredi matin pour
n’en repartir que le lundi en fin d’après-midi. Pendant que son épouse peint
dans son atelier, il se consacre à la lecture et à ses rosiers, tout en faisant
découvrir à sa fille les joies de l’éthologie dans l’observation de la vie des
cygnes et des fourmis. Jacques Pilhan n’aime guère les enfants. Sauf la
sienne. C’est un père amoureux et tendre. Quand il est au moulin, il supporte
mal d’être dérangé. L’ère du téléphone portable n’est pas encore arrivée.
Cours Albert-Ier, sa secrétaire filtre les appels et bascule au besoin la ligne,
sans jamais signaler que le patron est dans sa résidence secondaire. Si
nécessaire, celui-ci saute dans sa voiture. Paris, Mitterrand et les autres
clients ne sont jamais qu’à une heure de route.
C’est d’ailleurs ce que Jacques Pilhan répète à tous ceux qu’il convie au
moulin. Ce n’est pas loin. Et puis, surtout, quel accueil ! Trézan a quelque
chose d’un « Relais et Châteaux » pour happy few. On peut y débarquer dès
le vendredi soir. Chaque invité a droit à une chambre digne des plus grands
hôtels avec salle de bains, télévision, linge frais et livres personnalisés sur la
table de nuit. La cuisine est parfaite et les vins d’exception. Entre les dîners,
chacun est libre d’organiser sa vie comme il veut. Il y a un style Pilhan. Avec
lui, tout est codé et rien n’est guindé. Le mélange est étonnant. Dans la
présence et l’absence. Dans le luxe et la simplicité. Dans ce côté parfois
nouveaux riches de vieux soixante-huitards, heureux de côtoyer éminences
roses, stars de la télé, jeunes actrices, journalistes de renom, financiers ou
simples quidams dont l’unique qualité est d’être amis du seigneur des lieux.
Au moulin, on croise immanquablement le noyau dur des vrais potes.
Jean-Martin Cohen-Solal, médecin de la famille Pilhan, socialiste grand teint,
mutualiste de toujours. Mais aussi Jean Glavany, ex-chef de cabinet de
François Mitterrand, devenu député PS des Hautes-Pyrénées, ou Roland
Mihaïl, journaliste média, connu à l’époque du Point. Pour le reste, il faut
être entomologiste pour démêler les fils qui relient Jacques Pilhan à des
personnalités aussi variées que Claude Sérillon et Georges Wolinski,
Jacqueline Chabridon1, Hugues Gall2 et Elsa Zilberstein, Catherine Pégard3 et
Pierre Perret, Jean-Michel Goudard, Jean Todt4, Jean-Pierre Elkabbach, Alain
de Pouzilhac et Olivier Lyon-Caen5, Jean-Noël Tassez6 et Jean-Paul Huchon.
La liste des invités du maître de Temps public est longue comme un Bottin
mondain, brillante comme la vie parisienne, baroque comme seul peut l’être
le carnet d’adresses d’un homme qui aime briser tous les codes et franchir
toutes les frontières.
Pilhan, intime ? Pilhan, secret ? A partir du début des années quatre-
vingt-dix, les week-ends au moulin sont surtout le reflet d’un autre Pilhan. Le
maître de Temps public a presque tout réussi dans sa vie professionnelle. Il
peut offrir à ses proches le train de vie d’un nabab. Il ne compte plus. S’il se
met au régime, c’est pour maigrir et non pour économiser. Il y a du même
coup quelque chose de parfois étrange dans ces soirées à la fois trop riches et
souvent trop arrosées. Comme un bonheur forcé. Comme une manière de
retenir à tout prix – c’est le cas de le dire – l’humeur d’une jeunesse qui s’en
va, celle du temps des copains, de l’insouciance et de la légèreté.

Pilhan l’Africain
Quand il était encore bordelais, Jacques Pilhan imitait volontiers Laurel,
l’alter ego d’Hardy. Désormais, dans les soirées déconnantes qu’il aime
organiser, il se déguise en clown. Les fêtes du moulin disent la permanence
d’un caractère et cette discrète fêlure des hommes qui arrivent à la
cinquantaine. Tous les attributs du bonheur sont autour de la table. Mais pour
quoi faire ? A Trézan, à l’heure du dîner, le samedi soir, les convives
s’installent côte à côte dans une grande pièce surchauffée. Le maître des lieux
est frileux ! La conversation est drôle et légère. Le maître des lieux déteste les
pisse-vinaigre ! La cuisine, la vaisselle, le linge sont raffinés. Le maître des
lieux ne supporte que le luxe !
On mange en musique. Glenn Gould à tue-tête. Au moment du dessert,
tout le monde reprend en chœur du Luis Mariano. Mexico, Mexico. C’est
l’heure d’aller danser. Sur l’air de Zobie la mouche des « Négresses vertes »
que Jacques Pilhan adore. Plus tard, des gens qui jusque-là ne s’étaient jamais
croisés finiront la nuit, comme des amis de toujours, un verre de chartreuse à
la main, autour du billard. Ce sont les mêmes que l’on retrouvera le
lendemain – pas avant 13 heures ! – pour un brunch puis pour des parties de
tennis ou de badminton au cours desquelles le maître de maison fait la
démonstration d’un tempérament teigneux, volontiers râleur mais jamais
rancunier.
Tel est Jacques Pilhan. Si soucieux de sa propre liberté qu’il organise lui-
même celle des autres. Si généreux qu’il ne supporte pas qu’on ose résister à
son amitié. Si serré dans une vie professionnelle à haut risque qu’il
décompresse, loin de Paris, dans un moulin du Loiret où il retrouve, pêle-
mêle, tout ce dont il semble désormais sevré : le calme de la nature, l’ivresse
de la fête. Il fut un temps où il pouvait mener de front ces différentes activités
dans une existence de bohème qui répondait, au fond, à ses véritables
aspirations. On n’en est plus là. Cloisonner, cloisonner toujours. Non plus
tant ses amis ou ses connaissances que les différents compartiments d’une vie
lancée à toute allure. Cela nourrit inévitablement des rêves de fuite. Au
moulin. Ou ailleurs.
Jacques Pilhan n’est pas un grand voyageur. Quand il bouge, c’est pour
chercher un refuge plus que pour découvrir un pays. Direction le soleil.
Longtemps ce fut Ibiza ou la Costa Brava, dans des villas où la tribu Pilhan –
épouse, fille, copains… – s’enfermait sans mettre le nez dehors, si ce n’est
pour aller jouer au casino. Puis vint l’Afrique. C’est Michèle qui l’a voulu.
Elle bronze. Lui grille. A la fin des années quatre-vingt, la Sierra Leone est
une destination très prisée du petit monde de la politique, du show-biz et des
médias.
Sierra Leone, soleil et sable fin. Pays du diamant et des bois précieux. La
guerre civile qui va déchirer le pays ne fait que commencer. Les combats sont
encore loin. A une heure de bateau de Freetown, on est dans un autre monde,
à l’écart de tout. C’est là que Jacques Pilhan a choisi de poser ses valises. Sur
un promontoire en roche volcanique, juste au bord de la mer. Un moulin en
Afrique ? Un refuge exotique ? Bientôt viendra le temps des rumeurs et
même des prétendues notes blanches des Renseignement généraux. Quand un
conseiller en com foule le sol africain, c’est qu’il fait de l’argent avec « les
rois nègres », selon la délicate expression de la profession. Et quand, en plus,
il fréquente les dirigeants d’Elf, c’est nécessairement qu’il traficote, dans un
sens ou un autre. Jacques Pilhan l’Africain est un homme désormais trop
influent, aux relations trop interlopes, pour que ces fantasmes-là ne
rejaillissent pas inévitablement sur sa réputation.
Le maître de Temps public n’aime pas qu’on vienne le chercher sur ce
terrain glissant. Mais, au début des années quatre-vingt-dix, on n’en est pas
encore là. C’est en ce sens que la Sierra Leone est un prolongement
paradisiaque du moulin de Trézan. Avec un même goût de la démesure
lorsqu’il imagine faire construire en pleine nature une villa d’une dimension
telle qu’elle pourrait devenir, à terme, le cœur d’un complexe hôtelier. Il se
contentera finalement de trois petits bungalows. Avec quand même une plage
aménagée. Voilà pour le repos. Une cave frigorifiée avec champagne et
bordeaux. Voilà pour la fête. Des quads pour filer à toute allure à travers la
forêt. Voilà pour l’aventure.
Chaque année, Jacques Pilhan passe les fêtes de Noël et de Pâques dans
son refuge africain. Là, il décroche. Et pas seulement à moitié. Injoignable :
ce n’est pas qu’une formule. Ni portable – cela n’existe pas encore – ni
liaisons satellite – ce serait attenter à sa tranquillité. A peine un fax. Ne me
déranger qu’en cas de décès du Président ! Combien de fois Jacques Pilhan
n’a-t-il pas glissé la consigne à sa secrétaire, avant de disparaître, du jour au
lendemain, à la manière de ces magiciens qui s’évanouissent dans un nuage
de fumée. François Mitterrand apprécie moyennement. Mais, à la différence
de Jacques Chirac, jamais il ne parviendra à lui faire modifier ces habitudes
qui sont d’ailleurs aussi les siennes.
Tout cela traduit un style de vie. Week-end à la campagne, vacances
exotiques. Désir de repos et plaisir des retrouvailles du petit clan familial,
entouré de copains. En Sierra Leone, Jacques Pilhan offre le double visage
d’un chef de tribu. La sienne qu’il déplace avec lui. Celle aussi des villages
alentour qu’il aime fréquenter. Il était venu chercher le soleil et la mer. Il a
découvert un continent. Ou, mieux encore, une civilisation, un art et des
rythmes, qui progressivement séduisent cet homme sans racines. Tout cela
trace le portrait d’un Pilhan qui cherche. C’est l’autre facette d’un homme qui
ne se contente pas de claquer, sans compter, l’argent qu’il récolte à foison.
Quand il revient à Paris, bronzé et reposé, Jacques Pilhan a vite fait de
retrouver ses dossiers. Aucune faiblesse. Des coupures, pas de brisures. Ce
qu’il ne tolère pas chez ses collaborateurs, à de rares exceptions près, il n’est
pas disposé à l’accepter pour lui-même. Cette dureté, un brin masochiste, est
celle d’un homme qui, pour rien au monde, ne veut déserter la partie. Gagner,
dans tous les sens du terme, est sa raison de vivre, et ce n’est pas parce que le
jeu devient de plus en plus sophistiqué, avec le danger que cela suppose, qu’il
imagine devoir un seul instant quitter le tapis vert. C’est la course qui
reprend. Contre le temps qui passe et les formules qui s’émoussent. Un soir
qu’il revient du moulin en voiture, Jacques Pilhan en oublie même de
s’arrêter au péage, frôlant de peu l’accident grave. C’est presque une
métaphore de la période.
Assoupissement ? Mieux vaut parler d’alourdissement. C’est le propre
des gens qui, en vieillissant, deviennent plus sérieux. Ils fonctionnaient à
l’intuition, sans complexe. Les voilà qui se posent des questions. Jacques
Pilhan est à présent l’un des leurs. Pendant près d’une décennie, entre les
deux campagnes victorieuses de François Mitterrand, celles de 1981 et 1988,
il a vécu sur un stock d’énergie et d’intuitions emmagasinées du temps de sa
jeunesse. Culte de la vitesse, culte de la fulgurance. Sans doute le premier
Pilhan vérifiait-il, dans le back office de Temps public, les analyses et les
préconisations qu’il allait ensuite livrer à François Mitterrand. Mais sa
confiance en lui-même était telle qu’il recherchait davantage l’étincelle que la
démonstration.
A partir du début des années quatre-vingt-dix, le doute est là. Le signe le
plus tangible de cette perte de confiance est la multiplication des enquêtes
lourdes lancées à Temps public. Tout bouge. Tout doit être remis en question.
C’est une affaire de principe avec laquelle Jacques Pilhan n’a jamais transigé.
S’il lui arrive de se disperser – c’est le moins que l’on puisse dire ! – dans le
service de ses multiples clients, il ne fait en revanche aucune concession dès
lors que l’objectif est une meilleure compréhension du monde tel qu’il est et,
surtout, tel qu’il est en train de se transformer. Cette période de doute
s’inscrit dans un contexte personnel qui, au fond, la renforce.

A l’enseigne du « Conservateur »
Trop d’argent dans les poches, trop de soucis dans la tête. Jacques Pilhan
est désormais moins léger. Donc, à la fois moins rapide et plus sérieux. A ses
yeux, ce ne sont pas forcément des qualités. Le situationniste d’antan est
devenu un homme installé. Un détail marque, plus que tout autre, ce lent
basculement dans un monde qui n’a plus la même fraîcheur, dans cet univers
des adultes que le petit homme aux yeux de billes et au sourire de gamin aura
eu tant de mal à rejoindre. Jacques Pilhan s’est mis à lire. Non plus avec
l’avidité de quelqu’un qui feuillette, picore et réclame des digests au motif
que l’intelligence et le bref filent souvent de concert. Mais avec la lente
détermination de celui qui découvre que, à condition de savoir prendre son
temps, on peut rencontrer des trésors sur les chemins de traverse.
Longtemps, Jacques Pilhan a entassé ses livres, chez lui, au fond des
placards. Il n’y a toujours pas de bibliothèque dans son bureau du cours
Albert-Ier. Au moulin, en revanche, il s’est bien rattrapé. Sa collection de
livres, soigneusement reliés, est la seule concession faite à l’ancien dans ce
lieu voué à l’éphémère. Pilhan, collectionneur ? Qui l’eût cru… C’est en
mettant ses pas dans ceux de François Mitterrand qu’il a poussé un jour la
porte d’une petite librairie, boulevard de La Tour-Maubourg, à l’ombre des
Invalides. Benoît Yvert est le patron du Conservateur. Cet homme affable et
discret, doté d’une superbe culture, est un spécialiste des textes politiques,
mémoires, manuscrits et autres catalogues, avec une prédilection pour tout ce
qui concerne la France du début du XIXe siècle.
Sa boutique, placée sous le signe de Chateaubriand, porte bien son nom.
C’est avec un certain amusement que ce catholique libéral grand teint, qui
sera un jour le conseiller culturel de Dominique de Villepin, a vu débouler
chez lui, dans le sillage du président de la République, la petite cour de ses
proches : Robert Badinter, Georges Kiejman, Michel Charasse… Jacques
Pilhan a suivi. Il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette reproduction des
habitudes mitterrandistes, à la fois dans ses goûts et ses rythmes. Mais ainsi
va la vie ! Le maître de Temps public possède son Latche personnel, du côté
du Loiret. L’après-midi, à la première occasion, il part se promener dans les
rues de Paris, afin de se laver l’esprit. Le cours Albert-Ier n’est pas loin du
boulevard La Tour-Maubourg. Il suffit de traverser la Seine. Un jour du début
des années quatre-vingt-dix, Jacques Pilhan pousse la porte du Conservateur.
Benoît Yvert vient de gagner un client de choix et bientôt un ami cher.
Drôle de rencontre entre deux hommes qui, a priori, n’ont ni le même
mode de vie, ni les mêmes goûts culturels, ni la même construction
intellectuelle, ni surtout les mêmes sympathies politiques. Jacques Pilhan, à
l’époque, s’intéresse à la Commune de Paris. Celle de 1871. Il a lu avec
passion le livre d’Henri Lefebvre et les pages stupéfiantes que le philosophe,
ami des situationnistes, a consacrées, à la veille des événements de Mai 68, à
« cette fête du printemps dans la Cité, fête des déshérités et des prolétaires,
fête révolutionnaire et fête de la Révolution, fête totale, la plus grande des
temps modernes ». Jacques Pilhan est doté d’une belle culture politique. Sa
culture historique est, en revanche, beaucoup plus lacunaire et il n’est pas
indifférent qu’à cette époque de sa vie, soudain marquée par le doute, il aille
à la recherche de la trace, de la mémoire, bref de tout ce qui, dans
l’imaginaire des peuples, indique une permanence.
C’est dans le livre ancien qu’il fait à présent son marché. Plaisir du texte.
A Garcian qu’il connaît de longue date et qu’il préfère – et de loin – à
Machiavel, il a vite ajouté Retz et la cohorte des frondeurs. Mais tout cela
doit davantage à Debord qu’à Yvert. Les auteurs grecs et latins, Sénèque
notamment, font également leur apparition dans sa bibliothèque, sur les
conseils de l’ami Elkabbach. Il y a désormais un éclectisme Pilhan. Le patron
du Conservateur y ajoute une dimension supplémentaire qui tient pour
l’essentiel à ses propres centres d’intérêt : la Restauration et, avant elle, le
Consulat puis l’Empire, bref, la reconstruction d’une France
postrévolutionnaire dans un mélange de ruptures assumées et de traditions
ranimées.
Pour Jacques Pilhan, cette période de l’histoire de France est d’une
richesse et d’un intérêt sans équivalents. Il ne la découvre pas. Mais au
contact de Benoît Yvert, il en perfectionne sa connaissance jusqu’à la
spécialisation. Au début des années quatre-vingt, un de ses amis, Jean
Mouton, avait déjà pointé pour lui, au cours de longues conversations, la
richesse symbolique de l’épopée napoléonienne, la réinstallation d’une
administration d’Etat digne de ce nom, avec ses codes, ses repères, ses modes
de sélection et de gratification. Napoléon, pour le maître de Temps public,
c’est la rencontre d’une énergie conquérante avec ce nouvel acteur qui
s’appelle l’opinion. Il n’entre pas dans cet univers par les soldats de plomb et
les récits de bataille. Mais par l’argent, l’administration et la mise en scène
d’un nouveau pouvoir qui ne peut trouver sa légitimité que dans le spectacle
de sa gloire et le contrôle des forces qui assurent sa pérennité.
Cela aurait pu être Fouché. Ce sera Fiévée. Non pas la police, mais la
presse et la découverte de l’opinion. Entre les deux pères Joseph de
l’Empereur, Jacques Pilhan, sur les conseils de Benoît Yvert, choisit celui qui
lui ressemble le plus. C’est aussi simple que ça. Une affaire de passions. Le
patron du Conservateur a du flair. Il devine vite ses clients. Joseph Fiévée est
sans contexte le plus pilhanesque des personnages de la période. Acteur et
observateur à la fois. Homme d’ombre et de déchirements. Un vrai passeur.
Dans le petit Panthéon du maître de Temps public, le conseiller secret de
l’Empereur occupe vite une place de choix.
Tout lire, tout savoir. Des opinions et des intérêts pendant la Révolution :
Jacques Pilhan achète. Rien que sur le titre du livre. Du Dix-huit Brumaire
opposé au système de la Terreur : il dévore. Et puis, surtout, il y a cette
longue Correspondance entre Joseph Fiévée et Bonaparte qui le laisse
pantois tant elle éveille en lui échos et souvenirs. Pendant onze ans, de 1802 à
1813, le conseiller a adressé à son maître des lettres où il lui disait sans
détour ce qu’il pensait être l’état d’esprit des Français et, plus encore, ce qu’il
convenait de faire pour conserver l’adhésion d’une opinion naissante.
Fiévée est un monarchiste modéré, nostalgique de l’Ancien Régime mais
conscient qu’une page s’est tournée avec la Révolution. Il a du style, une
élégance naturelle et un certain courage. Il a surtout le goût du secret et un
sens indéniable de la manipulation. D’un côté, il informe, non pas sur le
mode de la dénonciation mais dans une volonté de compréhension. Bref, il
avertit. De l’autre, comme rédacteur en chef du Journal des Débats, rebaptisé
Journal de l’Empire, il contribue à modérer la ligne d’un quotidien qui,
officiellement, exprime la voix d’une opposition respectueuse au nouveau
régime. Bref, il régule.
Miroir, mon beau miroir ! Dans les soirées du moulin, il arrive que
Jacques Pilhan lise à ses amis les plus proches des extraits de la
Correspondance de son nouveau héros. Il s’amuse que celui-ci ait écrit un
tableau de mœurs, La Dot de Suzette, qui fut un des plus grands succès
d’édition de la France du Directoire. Il aime aussi à rappeler que cet
homosexuel affiché s’était installé avec son compagnon à la tête de la
préfecture de… la Nièvre, en 1813, avant de devenir, après la chute de
l’Empire, un des plus flamboyants porte-parole de la droite intellectuelle en
même temps qu’un fervent défenseur de la liberté de la presse. Pour cet
homme hors norme, Jacques Pilhan est prêt à franchir une nouvelle étape
dans la transformation de ses propres habitudes. Il lisait vite. Le voici qui
collectionne. Il ne gardait rien. Le voici bibliophile. Il n’aimait que le neuf.
Le voici plongé dans l’ancien. Il aimait le marketing. Le voici qui redécouvre
l’Histoire. Cette mutation est celle d’une maturité inquiète qui ne transparaît
guère, tant est fort le bruit de la fête et de l’argent qui coule et tant sont
maintenant puissantes les trompettes de la renommée. Et pourtant !
En ce début des années quatre-vingt-dix, Jacques Pilhan est même prêt à
prendre la plume. Jusqu’à présent, il n’a laissé aucune trace. Rien, en tout
cas, qui laisse transparaître, par l’écrit, le désir d’échapper à l’éphémère et au
temps qui passe. A la demande de Benoît Yvert, il a accepté de rédiger une
introduction à une édition critique de la Correspondance de Fiévée et de
Bonaparte. Pas de contrat mais un engagement. Dans la vie de Jacques
Pilhan, ce petit texte aurait été une grande rupture. Le début de quelque chose
de nouveau. Il suffira d’un bavardage, d’une fuite dans la presse, pour qu’il
déboule au Conservateur dans un état de fureur qui ne lui ressemble guère et
qui est sans doute le signe d’une hésitation à la mesure de l’enjeu. « Je
n’aime pas qu’on m’exploite. » Jacques Pilhan, au bord du gouffre, vient de
reculer. Plus tard, il s’excusera du ton mais pas de sa décision. Tout peut bien
changer autour de lui, jusqu’à bouleverser son mode d’existence, son art de
vivre, ses centres d’intérêt. Jamais il ne quittera sa vieille maîtresse : le secret.

1. Directrice de communication.

2. Conseiller d’Etat, directeur d’opéra.

3. Journaliste, future conseillère de Nicolas Sarkozy.

4. Patron d’écurie de formule 1.

5. Médecin.

6. Journaliste et homme d’affaires.


19
Mitterrand, soldes et inventaire

« Putain, quelle cata… » Ce dimanche 25 mars 1990, s’il le pouvait,


Jacques Pilhan s’arracherait ce qui lui reste de cheveux. A « Sept sur Sept »,
sur TF1, François Mitterrand vient de se livrer à l’un des exercices télévisés
les plus calamiteux de sa longue carrière. Trois quarts d’heure sur le congrès
de Rennes ! Rien de moins ! Et tout ça pour expliquer que les déchirements
socialistes ne le concernent pas, que les barrissements d’éléphants ne
sauraient l’émouvoir, bref que tout va pour le mieux sur la planète rose. Tu
parles ! Pour le maître de Temps public, un congrès socialiste, surtout s’il
tourne au pugilat, est un rendez-vous dont le Président doit se tenir à l’écart.
Il le lui a dit avant. Il le lui a répété pendant. Durant toute la semaine qui a
couru entre la fin du congrès et l’émission de TF1, il le lui a expliqué sans
relâche. En vain.
Lucide mais impuissant, Jacques Pilhan a vu venir l’accident. Depuis que
ses principaux acteurs – qui sont aussi ses clients – lui en ont confié les
véritables enjeux, il sait que rien de bon ne peut sortir de la bataille de
Rennes. « Ils se croient assassins et ils n’ont que des couteaux en plastique »,
a-t-il commenté avant même l’ouverture du congrès. Puis il a regardé à la
télévision le spectacle attendu. Ce week-end-là, Jacques Pilhan est au moulin,
en famille. Tandis qu’il taille ses rosiers, Julien Dray, Jean-Paul Huchon, le
directeur de cabinet de Rocard, et Marie-France Lavarini, l’attachée de presse
de Jospin, lui téléphonent, tour à tour, pour l’informer des détails secrets de
ce combat de chiffonniers.
Si Michel Rocard et Lionel Jospin vont au bout de leur logique en
s’alliant ouvertement contre Laurent Fabius et les hommes du Président, c’est
le gouvernement qui explose. Raison de plus pour qu’en face, à l’Elysée, on
sache faire preuve de bon sens. Rennes est une folie. Rennes est un
traquenard. Que François Mitterrand veuille reprendre, en sous-main, le
contrôle du PS, quoi de plus normal. Mais qu’il aille mettre en scène, après
coup, sa colère, ses rancœurs et même son impuissance, cela dépasse
l’entendement.
Pour Jacques Pilhan, le « Sept sur Sept » présidentiel du dimanche
25 mars 1990 est un signal d’alarme. Le Président – « le Tonton » – ne se
contente pas de n’en faire qu’à sa tête. Désormais, il désapprend. Combien de
fois ne lui a-t-on pas répété qu’à la télévision il y a ce que l’on dit et surtout
ce que l’on montre ? Impossible de tricher. Lorsque le signifié vient
contredire le signifiant, le téléspectateur ne retient qu’une seule chose : le
double langage. Vieille loi de Palo Alto. Sur Rennes, il fallait se taire. Faire
comme si tout cela n’était que l’écume de la politique. Parler d’autre chose,
surtout, pour mieux manifester la maîtrise et l’autorité élyséennes. Cette loi
de la communication est d’une rare simplicité. François Mitterrand la connaît
mieux que quiconque. Mais c’est précisément pour cela qu’il ne veut plus la
suivre. Le second septennat n’a pas encore deux ans. Au grand dam de
Jacques Pilhan, il vient de renouer, de la pire des manières, avec l’humeur de
ses débuts : celle du bon plaisir.
A Temps public, c’est la consternation. Cette faute de com a des effets
immédiats sur la cote de popularité du couple exécutif. Un système se délite.
Après la réélection de 1988, il avait fallu plus de six mois pour réinstaller à la
tête de l’Etat, entre le Président et son Premier ministre, un semblant
d’équilibre. Or, pour que cela fonctionne, il fallait que François Mitterrand et
Michel Rocard jouent le jeu. Chacun à sa place. Dans une logique de
succession clairement assumée. Sans à-coups ni crises de nerfs. L’inverse,
précisément, de ce qui s’est passé à Rennes.
Longtemps, Jacques Pilhan a rêvé, au point d’imaginer avoir inventé la
martingale absolue. Sans doute est-ce pour cela que le réveil est aussi rude et
aussi désespérant. Un an plus tôt, le 8 mai 1989, lors du premier anniversaire
de la réélection de François Mitterrand, il confiait encore, dans le secret de
son antre du cours Albert-Ier, son soulagement d’avoir mis fin au « doute ».
Début d’une « idylle » ? C’est ce qu’il voulait croire. Et si les frères ennemis
des deux gauches avaient appris « à se connaître, donc à se respecter » ?
Même les hommes les plus froids dans l’observation scrupuleuse des
caractères et des rapports de forces sont parfois d’une naïveté confondante.
Chez Jacques Pilhan, l’erreur de jugement est d’autant plus étonnante
qu’il a entre les mains toutes les pièces du dossier. Pas une semaine sans que,
dans le pavillon de Musique de Matignon, Michel Rocard ne vienne lui
raconter le détail des avanies que lui font subir le Président et ses spadassins.
Pas un seul rendez-vous élyséen sans que monte vers lui la litanie des
reproches, contre un Premier ministre, un jour timoré, l’autre maladroit et
toujours inapte aux devoirs de sa charge. Des alertes en forme de coups de
sang, il y en a beaucoup plus qu’on veut bien le dire dans la presse. En
public, le Président et son Premier ministre ont appris, vaille que vaille, à
jouer la comédie d’un bonheur contraint, et Jacques Pilhan utilise tous ses
relais journalistiques pour répandre cette fable. En privé, en revanche, c’est la
lune de fiel. Depuis son bureau du cours Albert-Ier, le maître de Temps public
observe et démine. Avec un objectif : faire durer l’assaut le plus longtemps
possible, sans qu’il se solde par la mort de l’un ou l’autre des protagonistes.

Le stratège est devenu croyant


A ce jeu-là, il faut avoir les nerfs solides. Jacques Pilhan n’en manque
pas. Il s’est également fait, à l’Elysée et à Matignon, des alliés qui partagent
sa stratégie : Jean-Louis Bianco, le secrétaire général de la présidence, et
Jean-Paul Huchon, le directeur de cabinet du Premier ministre. Jusqu’au
grand choc de Rennes, ce trio assure, dans l’ombre, vaille que vaille, la
stabilité au sommet de l’Etat. De cette collaboration naîtront des solidarités
qui pèseront lourd à l’heure du divorce entre François Mitterrand et Michel
Rocard. Mais on n’en est pas encore là. A Temps public, Jacques Pilhan est
désormais obligé de soupeser les caractères. Le voici avant tout psychologue.
Chez Michel Rocard, il décèle « un besoin de père » qui lui fait croire que
jamais il n’osera aller jusqu’à « l’assassinat de son papa élyséen ». Le
Premier ministre, dit-il, est « un cérébral », peu sensible à la dimension du
« plaisir ». Mais lorsqu’il est convaincu de la rationalité d’une stratégie, il s’y
tient.
Celle du « génie des carpettes » lui convient parfaitement, et c’est plutôt
rassurant dès lors que l’enjeu de la période n’est pas de hâter la succession de
François Mitterrand mais d’assurer le succès de son second septennat. Chez
le Président, en revanche, Jacques Pilhan repère « un instinct mortifère » qui
lui fait parfois craindre le pire. La rumeur de la maladie lui est revenue aux
oreilles. Officiellement, il ne sait rien. Mais comment croire qu’il n’ait pas
intégré cette donnée privée dans son analyse du comportement élyséen ?
François Mitterrand est devenu illisible. Il est souvent arrivé à Jacques Pilhan
de n’être pas d’accord avec lui. Mais, à présent, il ne parvient plus à le
décrypter.
Lors de l’installation du nouveau Conseil supérieur de l’audiovisuel, par
exemple, le patron de Temps public suggère que le choix des trois candidats
nommés par le Président s’inscrive dans une stratégie clairement identifiée.
L’enjeu, en termes de communication, est d’une trop grande importance pour
que ces décisions-là soient abandonnées à un simple jeu de cour et
d’influences croisées. Or c’est précisément à ce travers que cède François
Mitterrand en désignant, entre autres, le très pâle président de l’Union
nationale des associations familiales (UNAF), Roger Burnel. Face à
l’intéressé qui n’était même pas candidat, il se justifie par ces mots stupéfiant
de légèreté : « Vous êtes content, c’est moi qui vous ai choisi ? » Quand on
lui rapporte cet épisode, Jacques Pilhan en reste pétrifié.
Quelques mois plus tard, la nomination par le CSA du très droitier
Philippe Guilhaume à la tête des sociétés publiques de l’audiovisuel, au terme
d’un scrutin où Georges Kiejman, un mitterrandiste de choc, était pourtant
donné favori, le sidère encore davantage. Le jour de cette élection, Jacques
Pilhan est à Latche, en compagnie du Président. Celui-ci est ivre de rage. Il
raccroche au nez de Gilles Ménage, son directeur de cabinet, quand ce dernier
l’informe de ce splendide loupé. Pour son conseiller, tout cela traduit une
absence totale de professionnalisme. Décidément, François Mitterrand, celui
qu’il avait tant aimé lors du premier septennat, puis tant admiré lors de la
campagne de 1988, n’est plus au meilleur de sa forme.
Raison de plus pour entretenir le lien entre le Président et son Premier
ministre, le seul qui assure, à ses yeux, la pérennité du pouvoir dont il se veut
le serviteur zélé. La faiblesse de Jacques Pilhan, dans ces années cruciales où
se jouent l’avenir de la gauche et la réussite du nouveau mandat de François
Mitterrand, est tout entière contenue dans cette contradiction : le stratège est
devenu croyant. Il est désormais animé moins par la conviction d’avoir raison
que par la certitude qu’il n’y a plus d’alternative. Il faut que ça marche. Il faut
que ça dure. Pour cela, il surestime le poids de l’opinion sur le comportement
des acteurs. Il connaît la somme de détestation accumulée entre le Président
et Michel Rocard. Il sait le passif qui existe entre les deux hommes. Il
n’ignore plus rien de leurs histoires rivales. Mais dès lors que les Français
apprécient leur collaboration forcée et que, dans le baromètre Sofres-Figaro
Magazine, leurs cotes de popularité restent au sommet – 61 % pour l’un,
63 % pour l’autre –, comment pourraient-ils être assez sots, ou à ce point
suicidaires, pour ne pas poursuivre l’aventure, quelles que soient leurs
arrière-pensées réciproques ? On connaît la suite !

« Ils sont devenus fous »


Rennes, tout le monde descend. Sondages en piqué, confiance en torche.
Il n’y a pas d’autre explication à la sidération de Jacques Pilhan, en ce
printemps 1990. « Ils sont devenus fous », glisse-t-il avec amertume. Tous
fous ? C’est une autre affaire. Car alors que se concocte, en coulisse, son
transfert chez Havas, le maître de Temps public est en train de modifier sa
lecture des jeux de pouvoir au sommet de l’Etat. Jusqu’à présent, il avait
toujours privilégié ses rapports avec le président de la République. Il ne
jugeait pas François Mitterrand infaillible. Mais, en dépit de désaccords et de
fâcheries ponctuels, c’est d’abord à lui, et à lui seul, qu’il accordait sa
confiance et, pour tout dire, son affection principale. Est-ce toujours le cas ?
Le Président se fourvoie. Il se trompe de positionnement. Pour Jacques
Pilhan c’est aussi simple et aussi grave que ça. Une phrase de François
Mitterrand, en mai 1989, à Solutré, l’avait déjà fait sursauter : « Mon rôle est
constamment d’aiguillonner. » Avec un bel optimisme, le maître de Temps
public avait alors considéré que « le Tonton » avait la nostalgie de la
cohabitation qui lui avait si bien réussi, en termes de popularité et de confort
personnel. Et puis, il a bien fallu se rendre à l’évidence. François Mitterrand
s’est durablement installé dans le rôle de premier opposant de France. Face à
Michel Rocard, il est la vigie du social, le gardien de l’égalité des chances et,
du même coup, le procureur systématique de son Premier ministre, coupable
de désarmer la gauche en l’éloignant de ses fondamentaux, dans l’espoir
illusoire de séduire les centristes.
Ce discours ne tient pas debout. En faisant ce constat, Jacques Pilhan
n’exprime pas une préférence idéologique. Il souligne une incohérence
politique. Le Président de la France unie ne peut passer son temps à critiquer
l’action d’un chef de gouvernement qu’il a lui-même nommé et qui
appartient, de surcroît, à sa famille politique. S’il est à ce point mécontent de
son action, il faut qu’il le licencie. Mais alors, il faut aussi qu’il se justifie
devant l’opinion. Le peut-il ? La réponse est évidemment négative. Toutes les
enquêtes commandées par Temps public le montrent, sans conteste. Sans
doute y a-t-il un début d’insatisfaction sociale. Mais pour y remédier, les
Français attendent du couple exécutif une collaboration accrue et non pas des
bisbilles quotidiennes entre un « aiguillon » et une « carpette ».
C’est là un raisonnement que François Mitterrand écoute mais n’admet
plus. Au printemps 1990, il n’a qu’une seule obsession : virer Rocard. Pour
l’en dissuader, Jacques Pilhan va livrer une de ces batailles qui, à intervalles
réguliers, mettent à rude épreuve sa collaboration avec le chef de l’Etat.
Celle-là est à coup sûr l’une des plus aigres et des plus désagréables. Car, tout
à coup, plus rien ne marche : « Le Tonton déconne à pleins tubes. » Avec,
d’abord, Rennes et l’émission catastrophe de « Sept sur Sept ». Puis,
quelques semaines plus tard, Carpentras, la profanation de son cimetière
israélite et la présence du Président au milieu de la foule qui défile, entre
Bastille et République. A Temps public, on désapprouve cette initiative que
la presse salue pourtant comme un beau coup médiatique. Même Julien Dray
et Harlem Désir partagent ce constat inquiet : « Si le chef de l’Etat manifeste
dans la rue, qui sera, demain, l’interlocuteur légitime des manifestants ? »
On touche là à l’essentiel. Le 10 avril 1990, Jacques Pilhan déjeune avec
Gérard Colé à l’Elysée. François Mitterrand est nerveux et inquiet. Les
sondages sont mauvais. « Vous payez votre engagement sur le terrain
politicien. Les Français veulent un chef », explique le maître de Temps
public. Dans un mois, ce sera le deuxième anniversaire du nouveau septennat.
Le Président veut que cela soit l’occasion d’une remise en ordre. Dans les
semaines qui suivent ce déjeuner, alors que cours Albert-Ier on bosse sans
désemparer, Jacques Pilhan est régulièrement convoqué à l’Elysée.
L’impatience présidentielle est à la mesure de l’enjeu. Il y a dans tout cela un
côté quitte ou double qui met les nerfs à vif. Le 10 mai, rien n’est encore prêt.
Ce jour-là, une grande enquête quantitative et qualitative est mise au point.
Son thème se passe de commentaires : « Inventaire, soldes avant fermeture. »
A la fin du mois, le « plan de redressement d’image » de François
Mitterrand est enfin prêt. Il repose sur un constat que Jacques Pilhan exprime
sans détour : « Les Français ont la trouille. Le pays se radicalise à droite, en
profondeur, malgré de bonnes performances économiques. C’est l’effet d’une
perte de repères identitaires. Peur d’un monde qui change trop vite. Peur de la
réunification allemande. Peur de l’Europe qui s’ouvre à l’Est. Peur de
l’Afrique et de son immigration. Peur du Maghreb et de l’islam. » Dans ce
contexte nauséabond, le chef de l’Etat devrait être celui qui rassure et montre
le chemin. Or il inquiète, quand il ne donne pas le sentiment de jouer. Ses
hésitations lors de la chute du mur de Berlin, fin 1989, ont laissé des traces
dans l’opinion. La guérilla qu’il mène contre son Premier ministre est jugée
illisible. Alerte rouge !
Il faut réagir au plus vite. Le 2 juin 1990, en début d’après-midi, quand il
revient dans le bureau présidentiel, Jacques Pilhan a en poche une
ordonnance qui est, en fait, une potion amère. Premier point : « Il faut un
pilote qui admette un copilote à ses côtés. » Deuxième point : « Il faut se
réapproprier le thème de l’énergie nationale en vidant Le Pen de sa substance
et en ne lui laissant que ses lubies racistes. » Troisième point : « Il faut
réactiver le thème de la France qui gagne, avec comme concept de base :
l’espoir pour des Français qui veulent que ça marche et qui veulent mieux
vivre. » On retrouve là une vision très pilhanesque du projet mitterrandiste.
Pour que le Président redevienne « l’homme d’un consensus dynamique »,
sans que cela « nuise à la compétitivité du pays », il ne doit pas chercher « le
clivage mais le rassemblement ». C’est presque une synthèse des lignes
Mitterrand, Rocard et Bérégovoy, alors seigneur de Bercy. La conclusion de
Jacques Pilhan tient, en tout cas, en une phrase : « Arrêtez, immédiatement,
de jouer le rôle d’un opposant. »
A l’Elysée, cette grande explication dure plus de trois heures. « Ça a été
très tendu », confie au téléphone le maître de Temps public à son ami Jean-
Luc Aubert en sortant du bureau présidentiel. Le premier réflexe de François
Mitterrand a été de se raidir. Le diagnostic de son conseiller en com le trouble
et le heurte. Il veut tout vérifier, en traquant la moindre faille. C’est qu’il se
sent agressé par ces révélations qui le mettent directement en cause. Ainsi,
depuis deux ans, il n’aurait rien vu, rien compris, au point de laisser en cale
sèche cette présidence reconquise de haute lutte dans une campagne de haut
vol ? Au moment même où François Mitterrand entend se séparer de Michel
Rocard, voilà qu’on lui explique que ce dernier est dans le vrai. Et si Jacques
Pilhan était passé à l’ennemi ?
Face à son conseiller – plus de six ans, déjà, d’une collaboration
fructueuse ! –, le Président a des mots parfois désagréables. Il ne l’a jamais
ménagé, lors de leurs rencontres en tête à tête. La loi du doute systématique
est la seule qu’il connaisse. Mais cette fois-ci, il y a plus : une pointe
d’aigreur. D’autant que Gérard Colé est sur la même ligne que Jacques
Pilhan. François Mitterrand a face à lui un bloc soudé qui s’est préparé au
choc avec un soin tout particulier. Leur dossier est en béton. Pas
d’échappatoire possible. Parce qu’il se sent coincé et qu’il déteste ça, le
Président cogne. Puis il résiste. Il fait enfin quelques concessions. « Laissez-
moi réfléchir. Il faut voir… » C’est une manière de rompre la conversation,
sans pour autant couper les ponts. Un nouveau rendez-vous est fixé au
mercredi suivant. Quand il rentre cours Albert-Ier, Jacques Pilhan n’est qu’à
moitié rassuré. Le pire ne s’est pas produit. De là à parier sur le meilleur…
Les entretiens suivants, à l’Elysée, n’auront pas la même alacrité. Mais à
quoi bon, si cela doit déboucher sur une triste résignation ? « Le Président n’a
plus de jus. C’est grave. » Jacques Pilhan a sauvé la tête de Michel Rocard.
Mais il n’a pas su remobiliser François Mitterrand. C’est une demi-victoire
qui s’explique moins par la force de ses arguments que par l’impossibilité,
pour le chef de l’Etat, d’imaginer une solution alternative. Le Président sait
ce qu’il ne veut plus. Mais il n’a pas en main les cartes qui lui permettraient
de modifier la partie et il ne se sent pas encore la force de renverser la table.
On continuera donc comme avant. Avec, en bouche, le goût amer d’une
bataille désirée et qui n’a pas pu être livrée. A Matignon, le Premier ministre
peut bien sabler le champagne. Cette morne continuité, au sommet de l’Etat,
écarte la politique du pire. Elle constitue pourtant la pire des politiques.

Mitterrand comme Pétain


Il ne faut d’ailleurs pas très longtemps pour que Jacques Pilhan mesure
les conséquences de cette relance avortée. Puisque rien n’a vraiment changé
au sommet de l’Etat, le voilà coincé dans ce rôle de grand entremetteur entre
deux hommes qui se détestent mais ne savent pas comment rompre. Etre sur
un fil, au-dessus du vide, n’a jamais été pour lui déplaire. Y rester immobile a
tout pour l’inquiéter. Alors que l’été approche, le maître de Temps public
imagine donc une double intervention médiatique censée clore la séquence,
après tant de secousses, d’un semestre de folie.
Pour François Mitterrand, c’est une longue interview au Monde. Pour
Michel Rocard, c’est un 20 heures, au journal de TF1. L’écrit pour l’un,
l’image pour l’autre. Cette inversion des habitudes de la maison Temps
public souligne l’humeur de la période. Jacques Pilhan pensait jusqu’à
présent qu’il fallait contrôler le verbe rocardien en lui évitant des émissions
en direct, propices aux dérapages. Désormais, c’est du Président qu’il se
méfie le plus. S’il va à la télé, immanquablement, comme lors du « Sept sur
Sept » d’après-Rennes, il devra répondre à des questions de politique
intérieure et il ne résistera pas à la tentation des flèches empoisonnées qui
nuisent à son image.
A Auxerre, le 29 mai 1990, chez Jean-Pierre Soisson, son vieux complice
bourguignon qui est aussi son ministre du Travail, François Mitterrand a
réentonné sans complexe l’antienne du déficit social. Toujours
« l’aiguillon ». Toujours la faute à Rocard. A la Pentecôte, à Solutré, il n’a
pas pu s’empêcher d’humilier son Premier ministre, face à des journalistes
ravis d’un pareil spectacle. François Mitterrand, tel qu’en lui-même. Assassin
jusque dans le compliment. « C’est moi qui l’ai appelé parce qu’il semblait
convenir à la situation. C’est moi qui le garde […] Parfois on se lasse mais je
ne vais pas me plaindre du choix que j’ai fait. Je ne me suis pas trompé. »
L’interview au Monde, dans l’esprit de Jacques Pilhan, doit donc être un
entretien de recadrage – et de rattrapage ! – sans la moindre petite phrase. Le
Président sait où il va ; il fixe la ligne sur le plan intérieur et surtout
international ; il est dans son rôle ; il y a un pilote dans l’avion. Telle est la
ligne. Quand l’entretien sort en kiosque, le patron de Temps public ne peut
toutefois retenir un long soupir de déception. Le texte est terne. « Ce n’est
vraiment pas l’appel du 19 Juin », ironise-t-il. Et encore, le pire a été évité de
justesse. « Le premier jet était tout en dénégation, avec un ton hargneux et un
contenu quasi nul. » Il a fallu tout réécrire. Résultat : « Un ton d’éditorialiste,
d’analyste, d’avocat, toujours à la limite du désagréable avec Rocard. »
« Tout le monde s’en est rendu compte », ajoute-t-il. C’est le drame de
François Mitterrand. Même dans un entretien de presse écrite, ce qu’il pense
transpire à ce point qu’un exercice de réécriture ne suffit pas à masquer ses
sentiments profonds.
Avec Michel Rocard, l’exercice est d’une tout autre nature. Il n’y a pas
meilleure démonstration de l’état d’esprit de Jacques Pilhan dans la gestion
millimétrée de ses deux principaux clients. Préparation de l’émission, cadrage
du message, commentaire a posteriori de la performance. Ecoutez la
différence ! L’interview présidentielle au Monde a été un calvaire et, au final,
un demi-loupé. Huit jours plus tard, le 28 juin 1990, le show rocardien, dans
le journal de TF1, est, aux yeux de Jacques Pilhan, une superbe réussite. Il
faut dire que l’émission a été soigneusement préparée. Rendez-vous à
Matignon, répétition, média-training : entre les hommes du Premier ministre
et ceux de Temps public, l’accord est parfait. Rien n’a été laissé au hasard et
Michel Rocard a fait preuve, dans les jours précédant ce rendez-vous télévisé,
d’une attention – et d’une obéissance – que Jacques Pilhan interprète comme
la marque du professionnalisme croissant.
La phrase clé de l’interview, conduite par Patrick Poivre d’Arvor, est un
modèle du genre : « François Mitterrand, c’est un homme qui a de l’épaisseur
et, à travailler quotidiennement avec lui, on s’enrichit. J’apprends tous les
jours. C’est un privilège aussi. Alors, je vais vous le dire, j’en redemande. »
Dite avec un brin d’emphase, avec un large sourire, cette déclaration
d’amour, alors que tout le monde parle de divorce, a un impact maximum. A
l’Elysée, on la reçoit comme une véritable provocation. C’en est d’ailleurs
une. Voulue et assumée car peaufinée durant deux réunions de deux heures,
le jour même de l’émission, en présence de Jacques Pilhan.
Quelques jours plus tôt, ce dernier avait transmis à Michel Rocard un
brief dont les axes principaux sont « autorité, fierté nationale, espoir ». Ceux-
là mêmes qu’il avait suggérés au Président, le 2 juin, à l’Elysée. En cela, la
provocation de TF1 est à double détente. Le discours que Jacques Pilhan fait
tenir au Premier ministre est d’un mitterrandisme absolu. Avec une petite
phrase qui, au sens littéral, est un acte de soumission, mais qui ne peut être
perçue que comme un bras d’honneur. Avec aussi un positionnement sur des
thèmes qui auraient dû être ceux du président de la République. Dans cette
opération, il est difficile de distinguer le message du Premier ministre à
François Mitterrand de celui que Jacques Pilhan entend adresser à son client
élyséen. L’émission de TF1 du 28 juin 1990 est sans doute la facture la plus
salée que Temps public ait jamais expédiée rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Expression d’un ressentiment ? Avertissement sans frais ? Début d’un
lâchage ? Pour Jacques Pilhan – il le dit alors, sans excès de précautions,
Michel Rocard vient de prendre « la dimension d’un chef d’Etat ». Pour la
première fois, il le regarde non plus comme un Premier ministre qu’il faut
faire durer mais comme le futur candidat à la présidence de la République,
qu’il convient d’entraîner. Cette ambiguïté était latente depuis qu’à Temps
public, au cours de l’été 1988, on a pris la double commande de la
communication mitterrandiste et rocardienne. Deux ans plus tard, elle éclate
au grand jour. Parce que le Président sortant ne bouge plus, Jacques Pilhan
choisit d’accélérer, avec Michel Rocard. Au lendemain de « son » TF1, il
avertit : « Si le Président ne réagit pas, il va se faire pétainiser. » Cela semble
chose faite quand, le 14 juillet, lors de son habituel rendez-vous télévisé,
François Mitterrand rend les armes sans panache : « Le gouvernement est en
place. Il travaille bien. Je veille à lui faciliter la tâche et à assurer sa durée. »
Jacques Pilhan est un réaliste. Autres temps, autre champion. Comment
aurait-il pu deviner que l’Histoire, parfois, aime bousculer les calendriers ?
20
La catastrophe Cresson

En cet été de 1990, Jacques Pilhan est au moulin, en famille, et les


nouvelles qui montent du front, celui de la politique intérieure, ne sont guère
réjouissantes. Après le spasme du printemps, un calme relatif est revenu entre
l’Elysée et Matignon. C’est le temps des vacances. Même les guerriers de la
gauche respectent cet armistice. Par ses réseaux de la présidence, le maître de
Temps public est toutefois averti d’une stupéfiante rumeur. François
Mitterrand serait au bord de la démission.
Jacques Pilhan le sait gravement malade. Il suffit de le rencontrer, hors
des cénacles officiels, pour deviner à sa mine et à son allure qu’un mal est en
train de le ronger. Trop d’absences soudaines. Trop de sautes d’humeur. Trop
d’irrationalité, aussi, dans son comportement. Sans doute la vieillesse est-elle
un naufrage. A soixante-treize ans, on peut encore jouer les vieux sages, et
Jacques Pilhan s’est longtemps employé à construire cette réputation. Mais,
désormais, c’est d’autre chose qu’il s’agit, et de bien plus compliqué à gérer
aux yeux de l’opinion.
« Inventaire avant liquidation ». Ce nom de code pour l’étude qualitative
consacrée à l’image présidentielle, au printemps dernier, était peut-être le
bon. Dans la seconde quinzaine de juillet, en tout cas, il s’est passé de drôles
de choses à l’Elysée. Sans connaître tous les détails de cet épisode, Jacques
Pilhan sait qu’entre François Mitterrand et son médecin personnel, le
Dr Gubler, la rédaction du bulletin de santé présidentiel, publié le 28 juillet,
n’a pas été une mince affaire. Quel a été le rôle exact de Michel Charasse ?
Le chef de l’Etat a-t-il envisagé de jeter l’éponge ? Pour l’heure, le patron de
Temps public devine plus qu’il ne sait. Le voilà en alerte. Il a depuis
quelques mois la claire conscience que ce second septennat ne sera pas de
tout repos et que le caractère « mortifère » qu’il prête à François Mitterrand
ne facilitera pas les transitions nécessaires. De là à imaginer un mandat
interrompu…
Et, d’ailleurs, qui croire dans ce jeu de rumeurs qui affole la cour
élyséenne ? A la mi-août, Jacques Pilhan a retrouvé Jean-Luc Aubert. Celui-
ci lui a raconté, par le menu, un étonnant déjeuner avec le Président qui a eu
lieu au cœur de l’été, dans les Landes, à l’instigation de Gérard Colé. Le
nouveau patron de la Française des jeux connaît bien la région. Enfant, il
passait toutes ses vacances à Tarnos où, sans le savoir, il a sans doute croisé
sur la plage un petit gamin du coin, nommé… Jacques Pilhan. Il possède,
depuis peu, un airial, sorte de grande ferme au milieu d’une clairière de pins.
C’est là qu’il a choisi d’inviter son prestigieux voisin de Latche, avec Jean-
Luc Aubert.
Or dans le compte rendu de ce déjeuner sur l’herbe, autour d’un quartier
de taureau rôti au four, ce dernier trace le portrait d’un Président qui n’est
vraiment pas à l’article de la mort. A Gérard Colé qui lui explique les
méthodes de travail de Temps public, il réplique ainsi, dans un sourire
carnassier : « En somme, ça fait des années que vous m’instrumentalisez. »
Puis, entre quelques considérations spécialisées sur le Tour de France cycliste
et la vie culturelle estivale, il aborde de lui-même la question taboue de sa
succession. Jean-Luc Aubert, qui parfait ce jour-là sa réputation de grand
taiseux, n’a pas ouvert la bouche mais il a tout noté de cet échange
impromptu. C’est ce qui passionne Jacques Pilhan.
François Mitterrand évoque la fin de son septennat : « Vous croyez
toujours en moi. Vous me pensez usé ? » Il parle de l’avenir de la gauche :
« La prochaine présidentielle arrive plus vite qu’on ne le croit. C’est dans
quatre ans et demi. Il faut s’y préparer. » Il évoque enfin le cas Rocard :
« Aujourd’hui, il serait en bonne position. Mais le prochain coup, le sera-t-il
encore ? » Difficile de faire plus distancié, et Jacques Pilhan connaît trop bien
son « Tonton » pour ne pas décrypter le message qui lui était aussi adressé.
Se préparer, c’est sans doute nécessaire. Anticiper, c’est, à coup sûr,
prématuré.
Comprenne qui voudra. Au milieu de ses roses et de ses cygnes, son
conseiller confie à cette époque que la gestion de François Mitterrand est
devenue un vrai casse-tête tant les considérations privées se mêlent désormais
à son activité publique. Tout cela ne fait qu’empirer et les bruits de l’été – un
jour inquiétants, l’autre, rassurants – finissent par lui donner le tournis. Il y a
du craquement dans l’air. D’instinct, Jacques Pilhan devine qu’une page
d’Histoire est en train de se tourner, mais sans savoir à quel rythme et dans
quelles conditions. Cela le turlupine. Du coup, en se réveillant le 2 août, il n’a
sans doute pas mesuré toutes les conséquences d’un événement qui fait déjà
les gros titres des journaux : l’invasion du Koweït par les forces armées
irakiennes et l’annonce de l’annexion de cet Etat pétrolier par un des plus
féroces dictateurs de la région, Saddam Hussein.
Depuis Latche, où il se repose, le président de la République réagit sans
attendre. Dès le 3 août, il est de retour à l’Elysée, pour un Conseil restreint.
François Mitterrand est sur le pont. Il évoque « un cycle de guerre ». Michel
Rocard, qui navigue sur l’Adriatique, pas plus que le ministre de la Défense,
Jean-Pierre Chevènement, qui passe ses vacances en Toscane, n’ont été
rappelés à Paris. Il a suffi de quelques heures pour que, face à la crise, le
pouvoir revienne à l’Elysée. Le Président fait d’ailleurs tout pour qu’il en soit
ainsi. C’est son caractère. C’est aussi la logique des institutions. Quand
l’événement arrive, a fortiori sur la scène internationale, il ne laisse à
personne le soin de tenir les rênes à sa place. Jacques Pilhan, dans son
moulin, n’est qu’à une heure de Paris. Il attendra le 20 août pour rencontrer à
l’Elysée un chef de l’Etat qui s’occupe de tout, distribue les ordres à son
cabinet davantage qu’à ses ministres, et se passionne plus pour la diplomatie
avec les grands du monde que pour une communication qui, au fond, lui
semble aller de soi.
Quelque chose vient de basculer dans le fonctionnement du pouvoir, en
France. Le 21 août, le maître de Temps public passe la journée à préparer une
conférence de presse qu’entend tenir François Mitterrand. De retour de
l’Elysée, il confie qu’il a été intégré à « une cellule de crise » qui vient d’être
mise en place. Ce jour-là, il a retrouvé Michel Rocard, Lionel Jospin et les
principaux conseillers du Président : Jean-Louis Bianco, Hubert Védrine,
Michel Charasse. Il ne reste donc pas à l’écart. Mais sa place, insensiblement,
s’est modifiée. Plus de tête-à-tête avec François Mitterrand qui a d’autres
chats à fouetter. Une simple présence dans le premier cercle présidentiel. Les
politiques sont de retour. Les conseillers retrouvent une place de second rang.
Dans cette période où le monde vacille, Jacques Pilhan passe plus de temps à
remettre de l’ordre dans l’agence Bélier, dont il vient d’être nommé
président, qu’à aider François Mitterrand à remettre la planète à l’endroit.
Il ne s’en offusque pas. Depuis qu’il est au service du Président, il ne
s’est jamais beaucoup investi dans les dossiers internationaux. Non pas qu’ils
lui aient été interdits par principe. Jacques Pilhan avait de très bons rapports
avec Henri Nallet, du temps où celui-ci était encore conseiller agricole et fin
connaisseur à ce titre des arcanes des sommets européens qu’il aimait lui
raconter par le menu. Hubert Védrine, le conseiller diplomatique de François
Mitterrand, futur secrétaire général de l’Elysée, est devenu, au fil des ans, un
ami proche. Les deux hommes sont des animaux à sang froid qui se
comprennent et s’admirent. Ils ont parfaitement deviné que l’avenir du
second septennat se jouait sur la scène internationale, notamment en Europe.
Mais, dans la vision que Jacques Pilhan a de sa tâche, les enjeux extérieurs
sont toujours lus, analysés, travaillés sous l’angle des retombées possibles, en
termes d’opinion, sur le théâtre français.
C’est le paradoxe qui se manifeste comme jamais alors que couve la
première guerre du Golfe, à partir de l’été 1990. Le maître de Temps public a
trop d’expérience pour ne pas mesurer l’intérêt d’un repositionnement du
chef de l’Etat sur un terrain qui n’appartient qu’à lui. Grand négociateur et
chef des armées : que demander de mieux dès lors qu’il convient de replacer
François Mitterrand sur ce fameux « axe vertical » qu’il n’aurait jamais dû
quitter ? Jupiter, le retour, avec, entre les mains, la foudre et le destin des
Français. Pour ce genre de film, Jacques Pilhan est évidemment disponible.
Sauf que ce scénario, ce n’est plus lui qui l’écrit en entier. Le vrai stratège est
ailleurs. Il y a là comme un retour aux sources. Fini, pour quelque temps, le
mélange des genres. L’homme de com peut faire un pas en arrière. Il ne gère
plus que les retombées médiatiques d’un grand jeu qu’il se contente
d’observer.
Réunir les Français, préparer l’opinion. Cela sonne comme un slogan
publicitaire. C’est la commande passée par François Mitterrand, dès la rentrée
de septembre 1990. Jusqu’au début de la guerre proprement dite, début 1991,
le chef de l’Etat a une double obsession. Il veut faire entendre la voix
originale de la France, dans un concert diplomatique dominé par la puissance
américaine. Il veut également préserver, derrière lui, une unité nationale sans
laquelle l’intervention militaire qu’il juge – hélas – inéluctable risque de
tourner au cauchemar. Les Français étaient travaillés par la peur, avant même
l’invasion du Koweït. Jacques Pilhan l’avait observé dans ses éprouvettes,
dès le printemps précédent. C’est sans aucune surprise que, dans ses enquêtes
de l’automne, à l’heure du péril, il vérifie que « le pays pète de trouille ».
Le communicant Pilhan estime qu’il ne sert pas à grand-chose d’essayer
de le rassurer. La ligne qu’il déploie en liaison avec l’Elysée et l’état-major
des armées, ne brille guère par son originalité. Elle repose sur deux idées. 1)
Le Président veille ; 2) Il ne sera pas aisé d’aller déloger du Koweït la
prétendue « cinquième armée du monde ». Il y a dans tout cela beaucoup de
bourrage de crâne. Comme dit alors Jacques Pilhan : « A la guerre comme à
la guerre. » Reste que, dans cet automne 1990 où le bruit des armes ne couvre
pas encore entièrement le chuchotement des diplomates, d’autres cliquetis
continuent de se faire entendre. C’est peu de dire qu’à Temps public, on les
écoute avec un sentiment croissant de lassitude.

Rocard et les innocents


Décidément, rien n’y fait. Jacques Pilhan a beau vouloir consacrer la
majeure partie de son temps à ses nouvelles affaires, du côté d’Havas, tandis
que les affaires du Golfe tiennent l’opinion en haleine, une autre guerre n’en
finit pas. C’est bientôt pour elle seule qu’il va falloir, de nouveau, mobiliser
son énergie. Mitterrand-Rocard : c’est reparti de plus belle. Tout cela est
d’autant plus absurde que les affaires internationales gèlent, de facto, toute
tentative de mouvement sur la scène intérieure. Le Président a retrouvé un
rôle. Son Premier ministre est retourné, du même coup, à sa place. Le schéma
imaginé à Temps public, fin 1988, s’est réinstallé par la force des choses.
Rien, à court terme, ne peut venir le modifier. Or, c’est à ce moment précis
qu’entre Matignon et l’Elysée les tirs de missile se font de plus en plus
intenses.
Grèves lycéennes, bataille de la CSG, affaire corse… La liste n’est pas
exhaustive. Tout semble fait pour installer la pagaille au cœur de l’Etat. Sans
même parler des tiraillements croissants que les mouvements de bottes, au
Moyen-Orient, suscitent au sein de la gauche en général, et au PS en
particulier. L’agence de Jacques Pilhan a été longtemps le siège officieux
d’un état-major de campagne, dans les grandes et les petites guerres du
pouvoir rose. La voici transformée en un bureau des pleurs destiné, dans le
meilleur des cas, à de vaines tentatives de conciliation pour couples en
instance de divorce. On est loin – très loin – de la communication.
Jacques Pilhan est en train de se noyer chez Bélier. Lorsqu’il trouve le
temps de relever la tête, il doit se transformer en une sorte de psy. Un jour
c’est Michel Rocard qui verse des larmes dans son whisky. Le lendemain,
c’est Lionel Jospin qui éructe, persuadé – à juste titre – qu’on lui fait payer en
haut lieu la facture de Rennes. Plus tard, c’est Julien Dray qui ne sait plus où
il habite et qui continue de canarder le Premier ministre, sans épargner à
présent son héros élyséen. Tous sont clients de Temps public. Tous réclament
des conseils. Aucun ne suit vraiment ceux qu’on lui prodigue. Il y a des soirs
où Jacques Pilhan a envie de baisser les bras.
Jamais il n’a autant travaillé. Rarement il a été aussi peu satisfait du
résultat. C’est épuisant et minant à la fois. Car, au fond, il en est persuadé :
rien ne pourra redevenir d’équerre tant que, au sommet de l’Etat, François
Mitterrand n’aura pas tranché le nœud gordien et qu’il se contentera d’exciter
les passions plutôt que d’imaginer le nouveau dispositif capable de redonner
équilibre et dynamisme au couple exécutif. Jusqu’à ce que cela soit fait, à
quoi bon parler de communication ? Si le maître de Temps public a la tête
ailleurs et qu’il se réfugie dans ses affaires privées, sans doute est-ce aussi
parce qu’il se sent totalement inutile, totalement impuissant.
Début décembre 1990, à l’occasion d’un déjeuner à Matignon autour de
Michel Rocard et du premier cercle de ses conseillers politiques, Jacques
Pilhan se décide pourtant à une initiative qui montre son exaspération et une
forme de résignation. Cela se passe comme ça, désormais. Quand il tente, une
dernière fois, de faire bouger les lignes au sommet de l’Etat, il ne va plus à
l’Elysée mais il se confie, sur l’autre rive de la Seine, chez le Premier
ministre. Peut-être parce qu’on l’y écoute davantage.
Ce jour-là, le maître de Temps public est venu sonner l’heure de la
retraite. Fin d’une expérience. Deux ans plus tôt, il avait vendu à Matignon
une stratégie qu’il pensait gagnante et qui était censée reconduire Michel
Rocard à son poste, jusqu’aux législatives de 1993, puis à la présidentielle de
1995. On connaît le refrain : il est Jupiter, tu es Prométhée. Tu lui voles
progressivement le feu et il finira bien par te pardonner. Or, cette stratégie est
en train d’échouer. A l’Elysée, explique Jacques Pilhan, François Mitterrand
ne renoncera jamais au sacrifice de son Premier ministre. C’est plus fort que
lui. Même s’il doit payer ce geste au prix fort. Dès que l’opération irakienne
sera terminée – ce qui ne saurait tarder –, il sortira son couteau. Autant donc
se préparer à partir. Par la négociation. Si c’est encore possible. Plus qu’un
changement de ligne, c’est un tournant à 180 degrés. La méthode Pilhan
déconstruite par celui-là même qui l’a inventée ! Une retraite, de guerre lasse,
pour préserver l’essentiel !
Autour de Michel Rocard, tous ne sont pourtant pas convaincus par la
démonstration. Il y a toujours eu à Matignon deux lignes. Celle des
conciliateurs, persuadés que le succès de l’action gouvernementale bridait,
ipso facto, les humeurs homicides du Président. Celle des guerriers,
convaincus qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, claquer la porte pour ne pas
se laisser engluer dans des compromis sans lendemain, désastreux en termes
d’image. En ce début décembre 1990, le clivage demeure. Mais il s’est
déplacé.
Jean-Paul Huchon a changé de camp en même temps que son ami Pilhan.
Jean-Claude Petitdemange, le rude apparatchik du courant Rocard, entonne
lui aussi le chant du départ, à court terme. Tous les autres, de Guy
Carcassonne à Yves Colmou, sont à l’image du Premier ministre. C’est-à-dire
hésitants. « Syndrome de Stockholm », grommelle le maître de Temps public.
Ils se croient les plus forts. Ils sous-estiment les pulsions du Président. Ils le
croient encore rationnel alors qu’il est dorénavant dans la passion pure. « Ces
jeunes gens rêvent », commente Jacques Pilhan au sortir d’un déjeuner qui
n’a débouché sur aucune décision concrète.
La rocardie est une tribu sympathique qui, au milieu des périls, se croit
encore placée sous la haute protection de l’opinion. « Dans une démocratie
moderne comme la nôtre, les partis ne sont ni légitimes, ni fondés à vouloir
autre chose que ce que veulent les Français », a déclaré quelques semaines
plus tôt le Premier ministre, un brin bravache, lors d’un séminaire du PS
organisé à Joué-lès-Tours. La belle affaire ! En matière de communication,
Jacques Pilhan croit à la politique de l’offre, pas à celle de la demande.
L’opinion se construit. C’est une pâte molle dont il faut connaître les
caractéristiques pour mieux la modeler. Croire à l’illégitimité des partis dans
la définition d’une stratégie gouvernementale est au fond aussi sot que
d’imaginer qu’un président de la République puisse se contenter d’agir à la
seule vue des sondages. Ces derniers sont une boussole. Pas une feuille de
route.
Michel Rocard et ses amis s’aveuglent à force de ne pas vouloir
comprendre que, cette fois-ci, les dés sont en train de rouler. Rester à tout
prix ? Ce qui était possible juste avant l’été est devenu illusoire. Aux yeux de
Jacques Pilhan, François Mitterrand n’a pas changé. Simplement, il était hier
impuissant alors qu’aujourd’hui, grâce à la crise irakienne, il a retrouvé des
marges et des munitions. Le petit remaniement ministériel de septembre 1990
aurait dû être observé avec davantage d’attention, à Matignon. Notamment le
départ d’Edith Cresson. En démissionnant, la ministre des Affaires
européennes n’a pas eu de mots assez durs pour stigmatiser la politique du
chef du gouvernement. « Faites attention, a confié à chaud Jacques Pilhan à
ses interlocuteurs rocardiens. Le Président avait déjà songé à elle comme
Premier ministre, au lendemain de sa réélection en mai 1988. »
Le chant du départ
Toutes ces mises en garde ne sont guère entendues. Au fond, Jacques
Pilhan s’y attendait. C’est regrettable et un peu imprudent. Mais à quoi bon se
précipiter ? L’opération exfiltration de Michel Rocard est inéluctable. On
n’en est toutefois qu’aux prémices. Le maître de Temps public a planté des
jalons. Il a suggéré une stratégie alternative. Rien ne sert de s’agiter alors que
la crise du Golfe n’est pas encore arrivée à son paroxysme. Toute initiative
politique sur le front intérieur serait naturellement contre-productive.
L’important est surtout de ne pas prendre Michel Rocard au dépourvu, afin de
ne pas se retrouver en position de faiblesse lorsque, inévitablement, le choc
arrivera. Avec le Premier ministre, Jacques Pilhan a des prudences et des
attentions qu’il n’a plus avec François Mitterrand. Il a changé d’analyse et
donc de stratégie. Mais de cela, il n’avertit personne à l’Elysée. Même pas le
Président.
« Le Napoléon du marketing » – dixit le Nouvel Obs – a vu juste.
Lorsque, à la fin février 1991, les armes se taisent en Irak après une
campagne express qui a permis la libération du Koweït par les forces de la
« coalition », les enjeux nationaux ont vite fait de reprendre leurs droits. Pour
Jacques Pilhan, c’est le moment de vérité. François Mitterrand est au zénith
de sa popularité. A lui de jouer. A Temps public, on lui suggère une
« nouvelle ambition » : « contrôle du désarmement, réduction de la misère,
protection de la planète ». Le Président écoute mais, au bout de quelques
rendez-vous, il est clair que cette « assomption présidentielle » ne fait pas
partie de ses priorités. Jacques Pilhan n’insiste pas. Dans ce genre de
situation, il fait preuve d’un réalisme absolu. Tout se passe hélas comme il
l’avait prévu. Le Président veut reprendre seul les rênes du pouvoir. C’est à
cette entreprise qu’on va l’aider dans les semaines à venir. Avec un unique
objectif : faire en sorte que le divorce entre François Mitterrand et son
Premier ministre se déroule dans les moins mauvaises conditions possibles
pour les deux hommes.
L’exercice, en termes de communication, n’est pas aussi simple qu’on
veut le croire à l’Elysée où règne un climat de douce euphorie. Quand
Jacques Pilhan se plonge une nouvelle fois dans ses éprouvettes, il retrouve
les données d’un problème qu’il connaît bien. Au sortir de la guerre, le
Président est populaire mais son Premier ministre l’est tout autant. « Rocard
superglue », comme on dit cours Albert-Ier. Pour pouvoir le licencier sans que
l’opinion se rebiffe, il va falloir trouver un motif crédible. Début mars 1991,
Jacques Pilhan a lancé, avec Jean-Marc Lech, le patron d’Ipsos, une grande
enquête destinée à comprendre les attentes des Français. Or, ceux-ci ne
veulent pas de bouleversements supplémentaires. Ils ont eu peur et ils ne sont
toujours pas rassurés. Ils rêvent encore d’une harmonie mitterrando-
rocardienne dans un partage des rôles inchangé, tout en devinant qu’elle est
devenue impossible. La quadrature du cercle !
Une fois encore, pour faire bouger les lignes, Jacques Pilhan passe donc
par Michel Rocard. Le 10 avril, en compagnie de Jean-Paul Huchon et de
Jean-Luc Aubert, il dîne avec le Premier ministre. Ambiance surréaliste ! Le
maître de Temps public est venu pour parler politique. Il lui faut déguster une
carpe farcie préparée par Ilana, la nouvelle compagne de son hôte, dont il
apprécie modérément la conversation. C’est quand elle est à la cuisine qu’il
trouve le temps d’aborder le seul sujet qui l’intéresse : les conditions de son
départ de Matignon. Tard dans la soirée, Jacques Pilhan, autour d’un dernier
verre, finit par mettre les pieds dans le plat : « Michel, tu n’as plus le choix. »
D’où le plan de campagne dont il esquisse ce soir-là les grandes lignes.
Pour se donner le beau rôle, Michel Rocard doit proposer un vaste
remaniement de son gouvernement, et, comme il est probable que le
Président le refusera, il pourra alors « dealer » les conditions d’un divorce à
l’amiable. Une fois parti de Matignon, avec les honneurs, l’ex-Premier
ministre aura tout loisir de préparer tranquillement la prochaine
présidentielle. « Tu t’installes loin de Paris. Tu livres à intervalles réguliers
de rares oracles devant des visiteurs triés sur le volet. Tu deviens ainsi le
recours et l’évidence, avec une double posture : pragmatisme et éthique. » Au
fond, ce 10 avril 1991, Jacques Pilhan ne fait rien d’autre que de proposer à
Michel Rocard de prendre l’initiative d’une redistribution des cartes à
laquelle François Mitterrand aspire sans parvenir à en prendre la décision.
C’est gonflé. Cela n’insulte pas l’avenir. Cela suppose surtout que les
deux parties en présence, tant à Matignon qu’à l’Elysée, sachent trouver le
terrain d’un compromis honorable. A charge pour les communicants de le
vendre ensuite à l’opinion. Jacques Pilhan aime à organiser ces situations où
le comportement des acteurs est dicté par leur positionnement initial. Si
Michel Rocard ne s’accroche pas à son poste et cesse de théoriser un « devoir
de grisaille » pour les mois à venir, si François Mitterrand abandonne ses
rêves de vengeance et comprend qu’il n’a pas besoin d’humilier son ex-rival
pour achever dignement son septennat, alors, en effet, il y aura un bon usage
de cette séparation au sommet de l’Etat. Mais est-ce encore possible ?
Jacques Pilhan en est sincèrement convaincu. Deux semaines après le
dîner de la rue Vaneau, juste avant le Conseil des ministres, Michel Rocard,
comme prévu, suggère au Président le remaniement partiel que celui-ci rejette
illico : « Si je dois changer, je change tout. » Au même moment, le maître de
Temps public fait passer à l’Elysée le message qui lance le compte à rebours :
« Si vous voulez, c’est le moment. » Alors que brutalement les cotes de
popularité du couple exécutif piquent du nez et que la guérilla reprend au sein
du gouvernement, il n’est plus possible de temporiser. Cours Albert-Ier, on
élabore un scénario qui doit s’achever à la mi-mai par la nomination d’un
nouveau Premier ministre avec une équipe ministérielle remusclée. « Ça va
tanguer », prévient Jacques Pilhan. Pas un instant il n’imagine, même dans
ses pires cauchemars, qu’en fait de tangage c’est un naufrage politique qui se
dessine à l’horizon.

Séguéla vend la mèche


Il suffit en effet que la partie s’engage pour que l’irrationnel reprenne ses
droits. Pour justifier le départ de Michel Rocard, le maître de Temps public
propose que François Mitterrand fixe la feuille de route de son successeur. Or
celui-là ne pense qu’à faire le procès du sortant. Manque de courage, déficit
social : le trou de la Sécurité sociale est un prétexte qui ne tient guère la
route. Le Président s’y accroche, coûte que coûte, sans vouloir entendre les
avertissements de Jacques Pilhan : « La seule façon de tourner la page, c’est
de vous tourner vers l’avenir. » Autrement dit, vers l’échéance européenne du
marché unique de 1993. C’est l’année des législatives. Cela tombe bien.
« Passez à la VIe République », ajoute-t-il. Dans son esprit, cela suppose que
l’ensemble du pouvoir se concentre à nouveau à l’Elysée, autour d’un
Président qui ne soit plus un demi-opposant mais « un chef » qui prenne ses
responsabilités et qui surtout les assume devant les Français.
Dans ce schéma, ce n’est donc plus un Premier ministre, nommé Rocard,
qui s’en va mais Matignon qui disparaît ou qui, pour le moins, change de
statut. Cela renforce le pouvoir de François Mitterrand sans déplaire à celui
qui entend lui succéder un jour à l’Elysée. Pour Jacques Pilhan, c’est une
situation idéale qui l’autorise, sans risques, à gérer la communication d’un
Président en fin de mandat et d’un futur candidat en réserve de la République.
Il a d’ailleurs dans la poche le nom d’un Premier ministre au profil idéal pour
cette nouvelle donne institutionnelle : Jean-Louis Bianco. Le secrétaire
général de l’Elysée est un homme discret et précis. Il a toute la confiance de
François Mitterrand dont il est le premier collaborateur. Il s’est
soigneusement tenu à l’écart des querelles intestines du PS. Pas de carte du
parti. Pas de mandat électif. Sans doute manque-t-il de charisme. Mais est-ce
vraiment un défaut dès lors qu’à Matignon on entend installer un simple
coordinateur de la machine gouvernementale ?
Jean-Louis Bianco présente aux yeux de Jacques Pilhan un ultime
avantage. C’est un ami de Temps public. Depuis la fondation de l’agence, en
1984, il a été un correspondant fidèle, peu au fait des questions de
communication mais jamais hostile aux préconisations venues du cours
Albert-Ier. « Il faudrait simplement qu’il change de garde-robe », commente
Jacques Pilhan. Dans la période agitée qui s’ouvre à la fin du mois
d’avril 1991, on ne le reverra pas de sitôt avec le sourire aux lèvres. A
l’Elysée, ses rêves de conciliation font l’effet de plans sur la comète. François
Mitterrand est d’humeur homicide. En 1986, avec la nomination de Jacques
Chirac, puis en 1988, avec celle de Michel Rocard, il avait partagé ou admis
les vues de Jacques Pilhan. Cette époque est révolue. Désormais, il veut
trancher. A sa guise.
Dans le licenciement de Michel Rocard, tout est fait pour donner une
impression d’humiliation. Avec, tout d’abord, une accélération du calendrier
qui accroît inutilement la dramatisation. « La rumeur devient très forte. Il faut
accélérer. J’attends votre lettre de démission », explique sèchement François
Mitterrand à Michel Rocard, le 15 mai au matin, juste avant le Conseil des
ministres. La veille, sur Europe 1, Jacques Séguéla a vendu la mèche au
micro de Jean-Pierre Elkabbach : « La fin de Rocard, c’est pour bientôt. Au
plus tard le 15 juin. » Le patron de RSCG ne fait qu’amplifier une
information publiée dans Le Point sous la plume de Denis Jeambar. Mais
qu’importe. La machine s’est emballée. Tous ces gens trop bien informés
gravitent dans la mouvance de Temps public. Jacques Pilhan est fou de rage,
et il va même jusqu’à accuser Jean-Marc Lech – un habitué de son bureau –
d’être le bavard qui est en train de tout faire capoter. Car c’est le paradoxe de
cet épisode final : le détail qui tue, celui qui permet au Président de chasser
son Premier ministre comme un valet, semble venir tout droit de Temps
public alors même qu’on s’y échine à ménager les transitions.
Mais il y a pis encore. Avant de choisir définitivement le successeur de
Michel Rocard, François Mitterrand a demandé à Jacques Pilhan de « tester le
cheptel ». Points forts, points faibles. Il en ressort une liste de « premiers-
ministrables », classés par ordre de préférence. Tout en haut, il y a Pierre
Bérégovoy et tout en bas Edith Cresson. Les autres sont dans la juste
moyenne. Jean-Louis Bianco n’a pas été testé. Prudence, prudence ! A Temps
public, on sait que l’ex-ministre des Affaires européennes tient la corde dans
l’esprit du Président. Depuis quelques semaines, trop de signes, trop de
visites à l’Elysée, trop de confidences aussi attestent de cette préférence.
Jacques Pilhan la trouve « loufoque ». Pas à la hauteur, pas en phase avec
l’opinion, pas assez rassembleuse. « Ce serait une pure provocation à l’égard
de Rocard », ajoute-t-il, surtout.
Mais tel est précisément ce qui motive François Mitterrand. Le 15 mai
1991 au matin, sur le coup de 8 heures, il appelle son conseiller en
communication. Trois heures plus tard, ce dernier entre dans le bureau
présidentiel en compagnie de Gérard Colé. Les deux hommes arrivent tout
droit du cours Albert-Ier où ils ont peaufiné leurs arguments. Ils les
développent longuement devant un Président au visage fermé. « Les
difficultés me stimulent », lâche-t-il, ce jour-là. A 13 heures, Jacques Pilhan
téléphone à Temps public, la voix inquiète : « Cresson est favorite. » Une
demi-heure plus tard, il rappelle Jean-Luc Aubert : « C’est elle. » Jusqu’au
bout, il a décliné les multiples raisons qui font, selon lui, de cette nomination
une véritable catastrophe. Dans le bureau présidentiel, tout s’est terminé par
un dialogue à trois qui marque la fin d’une équipe et le début d’une aventure
sans issue. Nommer Edith Cresson à Matignon ?
— C’est pourtant vers cela que j’incline, murmure François Mitterrand.
— Alors, il va falloir beaucoup l’aider, reprend Jacques Pilhan.
— Sans moi ! conclut Gérard Colé1.

1. Gérard Colé, op. cit.


21
Tout sauf Delors

Est-ce rattrapable ? Gérard Colé ne le croit pas. Le jour de la nomination


d’Edith Cresson, comme presque tous les mercredis, il retrouve dans une
salle à manger de l’Elysée, Michel Charasse et quelques conseillers de
François Mitterrand. On appelle ça « le déjeuner des marquis ». Or, les
marquis sont fous de rage et, parmi eux, le patron de la Française des jeux est
un des plus virulents. « Edith » est conne, « Edith » n’est pas à la hauteur,
« Edith » est une catastrophe. Verdict final : « On partira sous les
épluchures. » Dans son bureau de Temps public, à la même heure, Jacques
Pilhan est tout autant effondré mais un peu moins catégorique. Son ami Colé
reprend sa liberté. A ses risques et périls. Lui n’en ni les moyens ni l’envie.
Malgré tous les conseils qu’on lui a prodigués, François Mitterrand vient de
faire une des plus grosses « conneries » de sa carrière. Raison de plus pour
rester à son côté.
Voilà pour les intentions. Pour essayer de comprendre, Jacques Pilhan ne
se tourne pas vers la politique mais vers la psychologie. « Bon plaisir » et
« pulsion de désir ». Cours Albert-Ier, autour de Jean-Luc Aubert et de Jean-
Marc Lech, on ne fait pas dans la sophistication : « Le roi est vieux. Il jouit
de faire scandale en imposant une belle femme au regard effronté. » La
première prestation du Premier ministre, sur Antenne 2, va presque jusqu’à
séduire l’équipe de Temps public : « Cresson est simple, concrète, pédago. »
Et puis, « elle a du charme et elle n’a pas peur ». Faites semblant de croire et
bientôt vous croirez ! Jacques Pilhan a envie de se rassurer. Cela ne dure pas.
Premiers pas, premières gaffes. Le Premier ministre est déjà sous pression.
Son gouvernement est un nid de vipères. Son discours d’investiture est un
loupé magnifique. Sa ligne politique est baroque et sa majorité à
l’Assemblée, incertaine. « Objectif Europe » a dit, comme prévu, le président
de la République. Mais ça ne tient pas la route.
Quinze jours après l’arrivée d’Edith Cresson à Matignon, le diagnostic de
Jacques Pilhan tombe comme un couperet. « Elle parle trop et elle s’use. »
« Elle a permis à la droite de resserrer ses rangs. » « Elle s’est mis
inutilement à dos tous les courants du PS. » Tout cela est tellement
catastrophique que le maître de Temps public va jusqu’à se demander si
François Mitterrand ne l’a pas fait exprès : « Et si, une fois de plus, Tonton
nous avait balancé un leurre derrière lequel se cache son chouchou : Laurent
Fabius ? » Vieille crainte du cours Albert-Ier qui dit l’ambiance affolée du
moment. Mais l’essentiel, hélas ! est ailleurs. Pour l’opinion, les jeux sont
faits : « Les Français, en quelques jours, ont intégré l’idée de la défaite
inéluctable de la gauche lors des prochaines élections législatives. Ils pensent
même qu’elles peuvent être anticipées par une dissolution. »
Cette analyse de la situation traduit un pessimisme noir. Mais elle est
indicible en dehors du petit cénacle de Temps public. François Mitterrand
n’est pas d’humeur à ce qu’on vienne lui expliquer son erreur. Les cris
d’orfraie du microcosme politico-médiatique ne l’ont ni surpris, ni peiné.
Michel Rocard a été humilié, et c’est précisément ce qu’il voulait. Désormais,
le Président attend de ses conseillers qu’ils se comportent en soldats. Soit on
prend la porte, soit on se serre les coudes. Gérard Colé a choisi. Jacques
Pilhan est coincé.
Faire semblant : est-ce vraiment un métier ? Alors que l’été arrive, les
sondages sont en chute libre. Chaque sortie d’Edith Cresson est l’occasion de
nouvelles gaffes dont les médias se régalent. « Aidez-la ! » Ordre de l’Elysée,
formulé le 15 mai 1991 dans le bureau présidentiel. Quelques jours plus tard,
François Mitterrand organise un déjeuner entre le Premier ministre et son
conseiller en com qui, au moment du dessert, conviennent, sans
enthousiasme, d’un rendez-vous hebdomadaire à Matignon. « Je veux bien
faire plaisir à Tonton mais ça va être, au mieux, le bal des faux-culs »,
commente Jacques Pilhan. Il s’y rend en traînant les pieds. Il en revient en
levant les yeux au ciel. L’entourage d’Edith Cresson – à commencer par son
conseiller spécial Abel Farnoux – écoute ses préconisations avec un mépris
affiché. Le Premier ministre le considère comme un vendeur de cravates. « Il
veut que je pose devant le Rafale pour montrer que je suis moderne. Vous
vous rendez compte ! »
Ambiance électrique pour un double mépris. Entre Jacques Pilhan et
Edith Cresson, c’est presque physique. Ils s’insupportent, et le temps ne fait
rien à l’affaire. Si l’ordre ne venait pas d’en haut, il y a belle lurette qu’ils
auraient cessé de se voir. L’un est un brin misogyne. L’autre, franchement
parano. Pour essayer de calmer le jeu, durant l’été, le maître de Temps public,
avec l’accord de François Mitterrand, envoie un conseiller élyséen veiller, au
quotidien, sur la communication de Matignon. Jean-Louis Chambon a beau
être un homme d’un calme à toute épreuve, il ne se passe pas plus d’un mois
avant qu’il demande à rendre son tablier. Mission impossible. A la rentrée de
septembre, Jacques Pilhan tire l’échelle. Il a essayé. Il a échoué.
« Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre la fin. En essayant d’éviter le
pire… »
Six mois. Six mois blancs. Six mois de silence. Jusqu’à la fin de l’année
1991, Jacques Pilhan ressemble à ces sous-marins cachés en eaux profondes
pour mieux se faire oublier. Peu de contacts avec François Mitterrand qui est,
de toute façon, d’une humeur de dogue et qui a mal digéré, après son sans-
faute de la guerre du Golfe, de s’être laissé piéger lors d’une tentative de
coup d’Etat, en Russie, dont il a mal mesuré les enjeux. Peu de projets avec
Michel Rocard qui peine à surmonter, moralement et physiquement, la
tentative de liquidation dont il a été l’objet. Jacques Pilhan passe l’essentiel
de son temps à Havas. Pour le reste, il bricole. Et il observe.
C’est l’instinct du chasseur qui devine que, dans la période qui s’ouvre,
toutes les pièces du dispositif, très lentement, sont en train de bouger. Rien de
bien spectaculaire encore. Mais les mouvements qui s’amorcent dessinent le
pouvoir de demain. Un jour – mais quand ? – il faudra bien réinventer un
système qui tienne la route. Les échéances électorales qui approchent –
législatives de 1993, présidentielle de 1995 – imposeront d’elles-mêmes des
évolutions que la « parenthèse Cresson » n’a fait que retarder. L’important,
pour l’heure, c’est donc moins l’opinion que le jeu des acteurs politiques, en
coulisse. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les Français
condamnent le Premier ministre et son action brouillonne. Mais il serait bien
bête de ne pas être prêt lorsque la vraie partie reprendra.
Jacques Pilhan déserte donc la scène principale pour aller flâner sur des
chemins de traverse. C’est souvent là qu’on perçoit le mieux l’humeur du
moment. Une nouvelle génération ministérielle est en train de se faire les
dents, à l’ombre d’Edith Cresson. Dominique Strauss-Kahn, à l’Industrie, est
le compagnon d’Anne Sinclair. Bernard Kouchner, à l’Action humanitaire,
celui de Christine Ockrent. Ce sont des clients potentiels. Mais le patron de
Temps public s’intéresse surtout à Martine Aubry. La ministre du Travail
manque de relais médiatiques. Elle n’a pas, à demeure, de journaliste-
conseiller en com ! Très vite, elle trouve donc le chemin du cours Albert-Ier
où on aime son énergie et sa vitalité. « Du potentiel à dégrossir », commente
Jacques Pilhan qui la verrait volontiers faire équipe avec son principal
poulain, Jean-Louis Bianco, qui a quitté le secrétariat général de l’Elysée
pour le ministère des Affaires sociales.
Dans le cheptel de Temps public, Jean-Pierre Soisson, l’homme de
l’ouverture, cru 1988, continue à occuper une place de choix. De même
qu’Henri Nallet, garde des Sceaux, autre acteur clé de la campagne
présidentielle, dont il fut le trésorier. Jacques Pilhan ne se préoccupe pas
seulement des nouvelles pousses du gouvernement Cresson. C’est une règle
chez lui : ne jamais oublier les amis. Surtout quand ils sont en difficulté et
transportent de la dynamite politique au fond de leurs poches. Chaque
semaine, à l’Assemblée, le garde des Sceaux souffre le martyre. Toujours
l’affaire Urba !
Jacques Pilhan est bien placé pour connaître les réseaux de financement
de la campagne mitterrandiste. Il a eu l’occasion d’en parler avec Henri
Nallet mais aussi avec André Laignel, l’ex-trésorier du PS, et son successeur,
Henri Emmanuelli. La présidentielle de 1988 a coûté cher. Très cher. A
l’Elysée, on s’est débrouillé, comme on dit. Mais sans que l’essentiel passe
par Urba. Parfois, Jacques Pilhan se demande si François Mitterrand ne se
satisfait pas de voir la justice explorer une fausse piste. Quitte à faire d’Henri
Nallet une cible trop facile. Tous les week-ends, ce dernier est à Tonnerre, au
calme, dans sa mairie. C’est là que Jacques Pilhan l’appelle, pour prendre de
ses nouvelles et lui soutenir le moral.

L’hypothèse Badinter
En cette fin d’année 1991, le maître de Temps public est en état de veille.
Dans tous les sens du terme. Un peu à l’écart. Attentif au moindre
mouvement. Le traité de Maastricht a été signé en décembre. Il faudra le faire
ratifier. Mais on n’en est pas encore là. Il règne au sommet de l’Etat un climat
délétère fait de surplace, de méfiances et de haines recuites. Raison de plus
pour filer en Sierra Leone, pour les fêtes de Noël. Dès son retour à Paris,
début janvier, Jacques Pilhan comprend toutefois que quelque chose a
changé, après six mois désespérants d’improvisation et de foucades. « C’est
le grand retour de la politique », dit-il en se frottant les mains. Les affaires
reprennent sur les chapeaux de roue. Il s’y attendait un peu. Mais sans
imaginer que ce démarrage serait aussi brutal. Dans le secret de son bureau
du cours Albert-Ier, il le confie sans détour : « Cresson c’est fini. L’objectif
est qu’elle parte après les régionales de mars. D’ici là, il va falloir
s’accrocher. » Trois mois pour reprendre la main !
Le grand dégel a commencé, dès le début janvier 1992, par une opération,
signée François Mitterrand, à laquelle Jacques Pilhan est totalement étranger.
A la tête du PS, Pierre Mauroy a lâché prise. Depuis le congrès de Rennes, il
n’était plus qu’un premier secrétaire en sursis. Mais avant de partir, au prix
d’un ultime compromis, le maire de Lille a tenu à fixer les rôles du nouveau
dispositif socialiste. D’accord pour que Laurent Fabius lui succède rue de
Solferino, comme on le souhaite depuis si longtemps à l’Elysée. Mais à
condition d’officialiser – dans les mots ! – le statut de Michel Rocard,
« candidat virtuel » à la présidence de la République. Ça ne mange pas de
pain. L’intéressé apprend d’ailleurs la nouvelle en Polynésie où il est en
vacances, chez sa fille. Ce mouvement, sur un terrain qui n’est pas
gouvernemental, n’en est pas moins décisif. Pour tout le monde, à
commencer par Jacques Pilhan, il en annonce d’autres, au sommet de l’Etat.
En retrouvant les dossiers qu’il avait refermés au printemps précédent, le
maître de Temps public constate que l’équation n’a pas changé. Comment
permettre à François Mitterrand d’achever dignement son septennat et à
Michel Rocard de se mettre en piste pour sa succession, sans qu’en même
temps un Premier ministre digne de ce nom vienne assurer les transitions
nécessaires ? Jacques Pilhan, à chaud, a une angoisse et une curieuse idée. Et
si le Président allait chercher Jacques Delors, à Bruxelles ? En janvier,
comme par hasard, le patron de la Commission européenne s’est rappelé au
bon souvenir des Français à l’occasion d’une « Heure de vérité », sur
Antenne 2, où il a fait un tabac. « Cet homme est en réserve. Il porte un
programme de gouvernement », analyse-t-on illico cours Albert-Ier, avec, en
prime, cette angoisse : « Si Delors est nommé à Matignon et qu’il échoue, on
aura, au final, Chirac à l’Elysée. S’il réussit, il sera immanquablement le
candidat du PS aux dépens de Rocard. »
Pour contrer l’hypothèse Delors, Jacques Pilhan sort alors un drôle de
lapin de son chapeau. Robert Badinter à Matignon ! « Monsieur Propre pour
purger les affaires. » Mais quand il en parle à François Mitterrand, celui-ci
balaye la proposition d’un revers de la main. Le Président a beau se résoudre
lentement au départ d’Edith Cresson, il n’est pas encore prêt à imaginer la
suite. Pour cette partie-là, dont Matignon est la pièce essentielle, sa religion
n’est pas encore faite. Du coup, ça tangue sec au sommet de l’Etat. Jusqu’à ce
que l’événement – l’événement inattendu – intervienne comme un révélateur
qui précise les stratégies et fait bouger les lignes.
A la fin du mois de janvier, Jacques Pilhan a trois fers au feu. François
Mitterrand, qu’il faut repositionner comme « le chef » aux yeux de l’opinion
qui doute, une fois de plus, de sa capacité à peser sur le cours des choses.
Michel Rocard, avec qui il prépare un « Sept sur Sept » sur TF1, au cours
duquel « le candidat virtuel » entend préciser « le visage de la France de ses
rêves ». Julien Dray, enfin, qui, avec son pote Harlem Désir, est en état de
quasi-sécession, tant avec le PS qu’avec l’Elysée, et qui vient d’organiser
dans les rues de Paris une grande manif anti-Le Pen pendant laquelle les
hiérarques roses ont été sévèrement chahutés.
Cela fait beaucoup de clients à la fois sur un même périmètre. A Temps
public, on a pris l’habitude de ce genre d’exercice. Mais quand même ! Tout
cela relève de la haute voltige. D’autant que, le 29 janvier 1992, pour ne rien
gâter, éclate au grand jour une affaire qui en quelques heures enflamme la
scène politique. Qui a pris la responsabilité d’accueillir en France, pour qu’il
y soit hospitalisé, Georges Habache, chef du Front populaire de libération de
la Palestine (FPLP) ? Edith Cresson était-elle au courant ? Quel jeu a joué
Georgina Dufoix, ex-ministre et actuelle présidente de la Croix-Rouge
française ? Quel a été le rôle du Quai d’Orsay et de la place Beauvau ? A son
retour d’un voyage officiel à Oman, François Mitterrand convoque le chef du
gouvernement ainsi que les ministres concernés, Roland Dumas, ministre des
Affaires étrangères, et Philippe Marchand, ministre de l’Intérieur. Très vite,
les sanctions pleuvent. Sur des lampistes ! Alors que les médias s’échauffent,
une intervention publique du Président devient indispensable. A l’aide Pilhan.
Pour calmer les « orages médiatiques », le maître de Temps public a deux
techniques. Soit le silence, quand c’est possible, en privant la polémique de
toute parole qui pourrait l’entretenir. Un geste symbolique, alors, suffit. Soit
« Ralph Nader », en tapant fort pour étouffer le commentaire et le faire
dériver vers de nouveaux sujets. C’est cette dernière solution qu’il privilégie
cette fois-ci. Avec une difficulté imprévue. Juste avant que François
Mitterrand parle, Michel Rocard est l’invité de « Sept sur Sept » sur TF1.
Jacques Pilhan le sait d’autant mieux qu’il est à l’origine de ce rendez-vous,
prévu de longue date. Or, dans les jours qui précèdent l’émission, il découvre
avec stupeur que le « candidat virtuel » est décidé à jouer au « candidat
flingueur ».
Pour Michel Rocard, l’affaire Habache est l’expression achevée de
l’irresponsabilité mitterrandiste. Jacques Pilhan a beau lui expliquer qu’en
agressant l’Elysée il brise la stratégie d’un passage de témoin « naturel » et
« en douceur », rien n’y fait. Le 2 février 1992, Michel Rocard sort l’artillerie
lourde : « Ou les ministres étaient au courant, auquel cas c’était à eux de
payer le prix du risque pris. Ou ils ne l’étaient pas et, d’une certaine façon,
c’est pire. » Feu sur Roland Dumas. Tempête en mitterrandie. Pour préparer
une intervention présidentielle destinée à rétablir le calme, sans doute y avait-
il mieux à faire. En chargeant ainsi un ministre de la vieille garde
mitterrandiste, Michel Rocard, sans le vouloir, a également coupé l’herbe
sous le pied d’Edith Cresson qui comptait profiter de l’occasion pour exiger
de François Mitterrand un gouvernement resserré et, surtout, délesté de ses
vieux éléphants.
Pour Jacques Pilhan, ce coup de gueule rocardien est une faute lourde. Il
ne sert à rien. Il le met en difficulté, aux yeux de son client élyséen. Il relève,
au fond, de la « pulsion ». C’est la première faille entre le « candidat virtuel »
et son conseiller en com. Il y en aura d’autres. Cet épisode contribue aussi à
ressouder les liens entre le maître de Temps public et le président de la
République. Le 4 février, à la télévision, c’est en effet un François Mitterrand
au meilleur de sa forme qui reprend l’initiative et clôt, du même coup,
l’affaire Habache. En quelques minutes, aux environs de 20 heures, Jacques
Pilhan a retrouvé le « Tonton » qu’il a tant aimé : professionnel, souverain,
jupitérien.
Tous les gestes techniques qu’il semblait avoir oubliés lui sont revenus
comme par magie. Le guerrier d’autrefois est de retour. Comme lors de sa
déclaration de candidature, en 1988. Déstabilisation de l’un des
intervieweurs, Patrick Poivre d’Arvor, en l’occurrence, que l’on endort avant
l’émission pour mieux l’agresser, en direct, sur le plateau (« Pourquoi êtes-
vous déjà insidieux »). Minimisation de l’affaire (« une erreur de jugement »)
dont on a vérifié, auparavant, qu’elle ne choquait guère les Français. Mise en
cause des médias et de leurs « campagnes obsédantes ». Contre-attaque
institutionnelle avec la convocation d’une session extraordinaire du
Parlement, demandée par la droite (« S’il plaît alors à l’opposition de déposer
une motion de censure… »). Du grand art. L’inverse de Michel Rocard, dont
le Président a eu l’habileté de ne pas commenter le propos, laissant à Roland
Dumas le soin de lui régler son compte : « C’est un barreur de petit temps. »
Après tant de mois d’incompréhension et de déceptions, l’affaire
Habache est un tournant psychologique. Quand Jacques Pilhan revient à
l’essentiel, c’est-à-dire aux conditions du limogeage d’Edith Cresson et à
l’installation d’un nouveau gouvernement, il a en tête cette donnée qui
change tout : le patron, c’est « Tonton ». Fin du doute. Début des grandes
manœuvres de printemps. Dans deux mois, les régionales. Tout, alors, devra
être terminé. Sans qu’il soit possible, à un an des législatives, de rattraper le
coup en cas de « déconnade », dixit Pilhan, aussi grossière qu’en mai 1991.

Un gouvernement de style militaire


Le 20 février, tout commence avec une grosse enquête qualitative. Les
groupes-tests défilent, dans le studio, en sous-sol de Temps public. Cœur de
cible : des hésitants, plutôt de gauche, jeunes, assez haut de gamme. Depuis
son bureau, Jacques Pilhan les observe sur un écran de contrôle. Premières
conclusions : Mitterrand a « un potentiel intact » et il reste « maître du jeu ».
Rocard est un candidat « réel, probable, crédible ». Delors est « un recours,
un homme virtuel, à ce titre dangereux à la fois pour Mitterrand et Rocard ».
Le Pen est installé dans le paysage, comme « quelque chose d’inéluctable ».
Lalonde, alors ministre de l’Environnement et patron de Génération écologie,
est « l’homme qui monte, celui avec qui il faut compter ». Tapie est
« démodé et on le voit aux portes de la prison ». Bianco « manque
d’épaisseur ». Jospin est « hors jeu car il incarne le passé ». Fabius est
l’« homme du coup d’après qui devra passer son tour, lors de la prochaine
présidentielle ». Reste Bérégovoy qui est celui qui « limite les dégâts ».
Pour Jacques Pilhan, cette enquête est un soulagement. Il demande
immédiatement que ses principales conclusions soient vérifiées, par Jean-
Marc Lech, avec des sondages quantitatifs. Mais l’essentiel est déjà sur la
table : « Il y a à nouveau du jeu. Il n’y a pas de désir de droite. Delors à
Matignon est peut-être évitable. L’hypothèse Bérégovoy tient la route si
Mitterrand choisit de l‘instrumentaliser durant un an, afin de limiter la casse
aux législatives de 1993, grâce à un programme social et de relance. » Tout
cela est du court terme. Mais c’est la loi du genre.
Au cours de cette même vague d’enquêtes, Jacques Pilhan a pris soin de
regarder un peu plus loin, avec des études projectives dont le thème est « la
société idéale de 1999 ». Il en ressort « un rêve de paradis » avec l’apparition
de « valeurs new age ». Le « spirituel » est de retour mais « sans mystique
collective ». « La consommation individuelle » est reine. Pour la fin du
siècle, les Français rêvent d’une société « sans énarques » qui soit à la fois
« écolo, douce, propre, conviviale, pacifique » sur fond de « technologies
avancées et de démocratie directe ». La difficulté de l’exercice qui attend les
hommes de Temps public est de faire coller une redistribution des rôles au
sommet de l’Etat avec les attentes profondes de l’opinion. Commentaire, à
chaud, de Jacques Pilhan : « Si déjà on réussit à ne pas faire exploser le
système, on pourra sabler le champagne. »
Le 26 février, cours Albert-Ier, c’est l’heure du débriefing avec, cette fois-
ci, les « quantis » commandés à Ipsos. Pour le maître du Temps public, la
toile de fond est posée : « La société française est morte de trouille. Elle rêve
d’un paradis perdu. Elle est, pour cela, en quête d’un “Grand Autre”, c’est-à-
dire d’un chef. » C’est d’ailleurs pour cela, ajoute-t-il dans son habituel
dialogue avec Jean-Luc Aubert, que « les plus bêtes et les plus pauvres se
tournent vers Le Pen ». La problématique de l’après-régionales se dessine
progressivement. Deux hypothèses sont retenues. Soit le PS est à moins de
20 %, et alors Michel Rocard « sort du bois et flingue ». Soit le PS est à plus
de 20 %, et alors le jeu reste ouvert. Bérégovoy comme Premier ministre ? Il
est à la manœuvre mais François Mitterrand lui pardonnera-t-il d’avoir été,
depuis Bercy, « le bourreau » d’Edith Cresson ? Delors ? « Ce serait la
solution de facilité mais avec beaucoup d’effets pervers. »
Jacques Pilhan, qui a de la suite dans les idées, est encore à la recherche
d’un troisième homme qui satisfasse les intérêts de tous ses clients. Après
Robert Badinter, dont François Mitterrand ne veut pas, pourquoi pas Pierre
Joxe ? « C’est un pari mais c’est vrai qu’il a un bon phallus » (sic), commente
Jean-Luc Aubert. Toujours la même idée : celle d’un « Monsieur Propre »
pour « tenir Matignon, remobiliser la gauche tout en ouvrant au centre et à la
société civile ». Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, est parfait pour
« flinguer la droite ». Il est « plutôt pour Delors ». Ce qui permet de laisser ce
dernier « au chaud, dans le virtuel ». Il est bien avec Laurent Fabius, le
nouveau patron du PS. C’est un fidèle de François Mitterrand, « sans être un
courtisan ». « Zéro défaut, ce mec ! » s’exclame Jacques Pilhan.
Une semaine plus tard, pourtant, Joxe est déjà passé à la trappe. C’est que
le rythme soudain s’accélère. Fini les hypothèses. Il va falloir passer aux
solutions. Le 3 mars, en milieu d’après-midi, le président de la République a
téléphoné à Jacques Pilhan. Ce n’est guère dans ses habitudes. C’est le signe
d’une impatience ou d’un doute. « Le Tonton a dû lire la presse de ce matin
qui n’est pas tendre avec lui », commente le maître de Temps public. Rendez-
vous à l’Elysée, dans les quarante-huit heures. D’ici là, il va falloir bosser. La
solution Pilhan, telle qu’elle se dessine après une nuit d’échanges et de
réflexion, est celle d’un « gouvernement de style militaire » dans un contexte
post-régionales dont on prévoit qu’il sera marqué par des accords entre la
droite et le Front national. La cible ? « Les petits à qui il faut rendre espoir »,
tout en rassurant « les élites dirigeantes qui n’en peuvent plus de Cresson ».
L’objectif ? « Capter l’énergie réac avec une équipe de hussards. » Pour cela,
« Delors n’est pas l’homme qui convient ». Comme par hasard !
Telles sont les préconisations que Jacques Pilhan expose, le 5 mars, dans
le bureau de François Mitterrand. « Ecoute plutôt favorable », commente-t-il
à son retour cours Albert-Ier. « Le Tonton n’est pas absolument favorable à
Delors pour Matignon. » Ouf ! « Il continue à penser que Rocard n’a pas
l’envergure d’un chef d’Etat. » Hélas ! « Les écolos ne l’intéressent pas. »
Dommage ! « Au fond de lui-même, il continue à rêver d’une candidature
Fabius ancrée sur un PS rénové, lors de la prochaine présidentielle. » Aïe !
Au moins les intentions élyséennes sont-elles désormais à peu près claires.
Cresson, c’est fini. « Le temps n’est plus à l’analyse de la demande,
commente Jacques Pilhan, mais à celle de la pulsion. » Celle du Président.
Celle de l’opinion, également.
Alors qu’un nouveau sondage quantitatif est commandé à Jean-Marc
Lech pour vérifier ses « hypothèses de guerre », Jacques Pilhan prend soin de
nettoyer le terrain politique autour de lui. Avant d’avancer, il veut être sûr de
ses arrières. Le 12 mars, il petit-déjeune chez Michel Rocard, avec Jean-Paul
Huchon. Il lui conseille de ne pas se mêler au « cloaque médiatique ».
Surtout, restons zen ! Si François Mitterrand ne bouge pas, après les
régionales, il faudra se revoir et analyser calmement la nouvelle donne. Fini
le « flingage ». Jacques Pilhan suggère donc au « candidat virtuel » de réagir,
le moment venu, à une situation dont il travaille ardemment à ce qu’elle ne se
produise pas. Etonnant !
Dans la foulée, le patron de Temps public reçoit son pote Julien Dray.
Avec ses amis de SOS-Racisme et dépendances, le député PS de l’Essonne
est à la manœuvre dans la préparation des manifestations lycéennes contre les
réformes de Lionel Jospin que Jacques Pilhan continue, par ailleurs, de voir
et de conseiller. Les sondages confidentiels, commandés à Ipsos et qu’il
commente devant « Juju », montrent l’extrême impopularité du ministre de
l’Education. « Son départ du gouvernement est inéluctable. » Pourquoi donc
s’acharner ? A l’Elysée et au PS, les petits jeux de Julien Dray énervent au
plus haut point. Ses projets de lancement d’un nouveau parti avec Harlem
Désir sont jugés suicidaires. François Mitterrand s’apprête à convoquer son
ex-protégé. A la veille d’un remaniement, lui glisse Jacques Pilhan, est-ce
bien malin de se faire ainsi remarquer ?
Une semaine plus tard, le 18 mars, après une nouvelle nuit de travail, une
fumée blanche monte au-dessus du cours Albert-Ier. Cette fois, Jacques
Pilhan se sent prêt. Dans sa poche, il n’a pas le nom d’un Premier ministre
mais d’un gouvernement au grand complet. C’est la première fois – et la
dernière – de sa carrière qu’il met aussi haut la barre de son désir d’influence.
Pour Matignon, il retient deux noms : Jacques Delors – sait-on jamais ! – et,
surtout, Pierre Bérégovoy qui a incontestablement sa préférence. C’est « un
Pinay de gauche » qui porte les valeurs de l’« homme sage ». « Les Français,
ajoute-t-il, veulent un gouvernement de compétence, d’expérience et
d’action. » Il faut de l’autorité à la tête d’une équipe – « pas plus de vingt
ministres » – marquée par « l’ouverture, le rajeunissement et la mixité ».
Dans le casting Pilhan, il y a Martine Aubry à Bercy, Bernard Kouchner
aux Affaires sociales, Pierre Joxe à la Justice, Jean-Louis Bianco à
l’Education, Frédérique Bredin à la Culture, Brice Lalonde à l’Equipement et
Paul Quilès à l’Intérieur. Exit donc Roland Dumas, Lionel Jospin ou Jack
Lang, les vieilles stars de la mitterrandie. Et puis, cerise sur le gâteau, pour
s’occuper du chantier européen qui doit être au cœur de la seconde partie du
septennat, le maître de Temps public a pensé à la reine de l’UDF, Simone
Veil. Rien de moins !
C’est peu de dire qu’il est fier de son œuvre. De ses enquêtes, il a tiré la
conclusion qu’il n’y a pas d’appétit pour la droite, que le PS est moins atteint
qu’on ne pouvait le craindre et que l’heure est venue de « la démode » (sic)
de Le Pen et avec elle du « style populiste, incarné par Cresson, Tapie ou
Charasse ». La suite montrera que ces intuitions étaient un peu hasardeuses –
ou prématurées. Mais qu’importe. Dans le nouveau système de pouvoir tel
que Jacques Pilhan l’imagine, tout le monde peut être satisfait car chacun a
retrouvé un rôle. Avec Jacques Delors « en réserve », Michel Rocard en
« candidat virtuel » et Laurent Fabius en « champion de la rénovation
socialiste », en attendant mieux… Quant au « grand chef » élyséen, le voici
désormais en mesure d’achever son septennat, en s’épargnant l’épreuve d’une
nouvelle cohabitation. « François Mitterrand, commente-t-on cours Albert-Ier,
va même pouvoir réaliser les réformes institutionnelles dont il rêve. Y
compris, s’il le veut, le quinquennat, sans être obligé de se l’appliquer à lui-
même. »
Incontestablement, le gouvernement Pilhan tient la route. Il est cohérent
et habile. Il ne lui manque qu’une seule chose : l’imprimatur du président de
la République. Dans huit jours, les régionales ! Dans quinze jours, le second
tour des cantonales avec, entre-temps, le rendez-vous crucial de l’élection des
nouveaux présidents de région. L’heure de vérité approche et, comme
d’habitude, cette cristallisation prochaine met les nerfs à vif. Jacques Pilhan
joue gros dans cette affaire où il s’est engagé, souvent à découvert et, en tout
cas, beaucoup plus loin qu’il n’en avait l’habitude. Enjeu maximum, risque
maximum. C’est la loi des joueurs. Les cartes se rebattent. On s’observe. On
garde quelques atouts dans sa manche. Malheur aux hésitants, aux flambeurs
et aux tricheurs.
Bonne nouvelle : Jacques Pilhan apprend que Jacques Delors s’apprête à
quitter la table de jeu. Il veut rester à Bruxelles. Helmut Kohl serait intervenu
auprès de son ami Mitterrand pour qu’il achève son mandat à la tête de la
Commission. Le traité de Maastricht n’a pas six mois. Il faut encore qu’il soit
ratifié dans les pays de l’Union et on a encore besoin de Delors l’Européen.
« Ce type est un loser. Il va laisser passer la chance de sa vie. » Mauvaise
nouvelle : Brice Lalonde est sur le point de trahir. Le ministre de
l’Environnement est également le patron de Génération écologie. Pour mieux
négocier avec la droite, lors des régionales, il s’apprête à démissionner du
gouvernement. Jacques Pilhan en est informé le 19 mars en soirée. C’est une
petite « cata ». Brice Lalonde tenait une place centrale dans le casting de
Temps public. Tandis que François Mitterrand, en personne, tente de rattraper
le coup, Jacques Pilhan décroche son téléphone. Si ce n’est pas l’un, ce sera
l’autre, puisque l’écologie politique est une famille à deux têtes : « Qu’on
dise à Antoine Waechter de venir me voir. »

Un casting signé Temps public


Deux jours avant les régionales, le 20 mars, sur le coup de 17 h 30, le
maître de Temps public entre dans le bureau de François Mitterrand pour lui
présenter son travail. En sortant, il dit son « pessimisme » sur l’attitude du
Président. Celui-ci ne veut plus rien décider. Dire ouvertement à Edith
Cresson qu’il la lâche est pour lui un crève-cœur. Renoncer définitivement à
l’hypothèse Delors lui paraît prématuré. Avant de trancher, François
Mitterrand veut surtout avoir entre les mains les résultats du scrutin. A juste
titre, d’ailleurs, car le 22 mars ils sont encore plus mauvais qu’on ne pouvait
le craindre. 18 % pour le PS ! Tassement de la droite, certes. Mais percée des
écologistes de toutes obédiences et maintien du Front national à un haut
niveau. Si la tendance se confirme, dans huit jours, lors du second tour des
cantonales, la Bérézina socialiste sera complète.
Du coup, l’Elysée ne répond plus. Silence radio. Cours Albert-Ier, c’est la
perplexité la plus totale. Sans doute les Français sont-ils d’« habiles
politiciens ». Mais « le Tonton », que pense-t-il ? Au lendemain des
régionales, Jacques Pilhan en est réduit à aller à la pêche aux nouvelles.
François Mitterrand aurait petit-déjeuné avec Jacques Delors. Or l’ami
Elkabbach, lui, a déjeuné avec le Président. On file donc chez lui où il reçoit,
une jambe dans le plâtre, à la suite d’un accident de ski nautique à l’île
Maurice ! « Que t’a-t-il dit ? » En fait, pas grand-chose. François Mitterrand
hésite. « Cela nous fait une belle jambe », plaisante Jacques Pilhan pour
détendre l’atmosphère.
Dans cette semaine de folie, c’est le sauve-qui-peut général. Le 27 mars,
deux ministres du gouvernement Cresson, Jean-Pierre Soisson et Jean-Marie
Rausch, se font élire présidents des régions Bourgogne et Lorraine grâce aux
voix du Front national. « Et alors ? commente François Mitterrand. Dans un
scrutin à bulletin secret, on constate le résultat sans chercher à savoir qui a
voté pour qui. » Consternation à Temps public où l’on avait plutôt prévu
d’exploiter d’éventuelles alliances entre la droite et le Front. Soisson, qui plus
est, est un client de l’agence. Que faire sinon se boucher le nez ? Et
s’adapter !
La veille de cet épisode nauséabond, Jacques Pilhan a retouché son
casting. Tout cela sent l’improvisation. De 10 heures à 15 h 30, sans
désemparer, en compagnie de Jean-Luc Aubert, de Jean-Marc Lech puis de
Julien Dray, il corrige, barre, ajoute de nouveaux noms. Derrière Pierre
Bérégovoy, Martine Aubry reste à l’Economie, tandis que Jean-Louis Bianco
passe au Quai d’Orsay, Paul Quilès à l’Industrie, Frédérique Bredin à la
Culture et à la Communication et Bernard Kouchner à la Santé. Pierre Joxe,
lui, demeure garde des Sceaux après que Jacques Pilhan eut vérifié qu’Henri
Nallet, à bout de souffle, souhaitait prendre du champ. On retrouve les
principaux poulains de Temps public. Ceux qu’on avait déjà retenus, dix
jours plus tôt, d’un précédent casting. Avec, toutefois, de nouveaux venus :
Michel Delebarre à l’Intérieur. Et même des revenants : Jack Lang à
l’Education. Simone Veil a disparu de la liste, comme si le résultat des
régionales avait refermé la porte de l’ouverture au centre pour laisser la place
à de nouvelles têtes écolos. « Pourquoi pas Dominique Voynet ? » « Et si on
essayait Noël Mamère ou Harlem Désir ? »
Le 27 mars après-midi, Jacques Pilhan est reçu pendant plus d’une heure
et demie par François Mitterrand qu’il trouve, cette fois-ci, « très sensible » à
ses arguments. Il faut faire vite en frappant fort, dès la semaine suivante. Pas
d’illusions : le second tour des cantonales n’inversera pas la tendance. La
gauche, et le PS en particulier, va subir une sévère défaite. Le remplacement
d’Edith Cresson est une nécessité vitale. Le président de la République ne
veut indiquer qu’une seule intention : plutôt Bérégovoy. Pour les ministres,
on verra plus tard. Le 30 mars au matin, lendemain d’élections, rien n’est
encore décidé quand, à 18 heures, Jacques Pilhan reprend le chemin de
l’Elysée. Les socialistes ? « Ce sont des losers », grince-t-il. Les écolos et
notamment Brice Lalonde : « des enfoirés ». De retour cours Albert-Ier, il
commente son entretien d’une voix fatiguée : « Les jours prochains seront
rudes. On a fabriqué un gouvernement astucieux mais on n’est plus les
décideurs. Depuis quelques jours, beaucoup de choses ont évolué sans que
j’en sois au courant. »
C’est une litote. Car si les actions de Pierre Bérégovoy sont désormais au
plus haut, la composition de son gouvernement reste énigmatique. Le 1er avril
au matin, Jacques Pilhan – pour la première fois – est à Bercy, pendant trois
heures, face à celui qu’il a tant poussé vers Matignon. « Béré » adhère
globalement au casting Pilhan. Avec des nuances, toutefois. Et pas des
moindres. Ce jour-là, il évoque son intention de nommer Bernard Tapie au
ministère de la Ville. A Temps public, on n’avait rien vu venir. Sacré
« Nanar » ! Voilà déjà longtemps que celui-ci entretient d’excellentes
relations avec le duc de Nevers, futur comte de Matignon. Au cours de la
campagne des régionales, dans les Bouches-du-Rhône, il a réservé à son
invité un accueil en fanfare qui a flatté son orgueil. Et Dieu sait si ça compte !
Pour Pierre Bérégovoy, Bernard Tapie sent le peuple. « Je suis le Le Pen
de gauche », lui répète ce dernier. Vieille antienne ! Le futur Premier ministre
hésite encore à promouvoir une personnalité aussi controversée. Mais il croit
tenir la tête d’affiche de son gouvernement, alors même que les banlieues
grondent et que l’électorat populaire entre en sécession. A l’Elysée, François
Mitterrand est d’accord. Comme d’habitude, Jacques Séguéla est venu mettre
son grain de sel. Tout cela cadre mal avec le projet Pilhan. Mais comment
résister ? Cours Albert-Ier, on fait contre mauvaise fortune bon cœur. Après
tout, pourquoi pas ? Mais il faudra surveiller de près les premiers pas de
« Nanar » dans cette nouvelle carrière.
Ce 1er avril, en début de soirée, le maître de Temps public file de
nouveau à l’Elysée. Après « Béré », « Tonton ». On n’est jamais trop
prudent. Dans l’antichambre présidentielle, il croise Michel Rocard qui lève
les yeux au ciel. François Mitterrand est d’une humeur de crin. Visiblement,
le rendez-vous du Président et du « candidat virtuel » ne s’est pas mieux
passé qu’à l’accoutumée. Cela promet pour la suite ! Pour le moment, il faut
parer au plus pressé en préparant l’allocution télévisée que le chef de l’Etat a
prévue pour le lendemain soir. « Si Béré est nommé et si Aubry, Bianco,
Kouchner et les autres restent au gouvernement, on aura du pain sur la
planche », soupire Jacques Pilhan, comme pour mieux se rassurer, à la veille
du grand jour.
Le 2 avril, c’est fait. Sur le coup de 9 heures, le maître de Temps public
est officiellement averti que Pierre Bérégovoy succède à Edith Cresson. A un
an des élections législatives, c’est donc à cet homme que Jacques Pilhan
connaît, au fond, assez mal que revient la tâche difficile d’éviter la nouvelle
cohabitation tant redoutée par l’Elysée. Ramener le PS à 26 % : tel est
l’objectif fixé par François Mitterrand. Quant au reste – la réforme du mode
de scrutin, les réformes institutionnelles – on verra bien, en temps utile. Pour
l’instant, l’essentiel est sauf. Avec Edith Cresson on a perdu un an. Mais à
quoi bon pleurer sur le lait renversé ?
Sur le coup de 23 heures, le gouvernement est formé. Jacques Pilhan a
plus été au fait des ultimes réglages qu’associé aux décisions finales. Comme
prévu, c’est l’annonce de la nomination de Bernard Tapie à la Ville qui fait
l’événement. Les poulains de la maison Temps public – Martine Aubry,
Bernard Kouchner, Jean-Louis Bianco – sont maintenus dans leurs fonctions
antérieures. Sans plus ! Jean-Pierre Soisson a sauvé sa tête. Jack Lang,
l’insubmersible, cumulera Education et Culture. Jean Glavany, l’ami cher,
fait ses premiers pas dans la carrière. Ségolène Royal progresse, en héritant
de l’Environnement. Mais, celle-là, Jacques Pilhan ne la sent vraiment pas.
« C’est un gouvernement mitterrando-mitterrandiste » – un de plus ! – qui
ne correspond pas aux vœux de Temps public. « On fera avec. » Jacques
Pilhan a joué. Il n’a qu’à moitié gagné et, tout compte fait, cela montre les
limites de son influence quand il essaye de sortir du territoire qui lui est
imparti. Conseiller du prince, à coup sûr. Faiseur de rois et de roitelets, c’est
une autre histoire. C’est la vengeance de la politique. « Nous revenons à notre
schéma du 3 mars », commente-t-il. « Un gouvernement de style militaire. »
La bataille peut commencer. Jacques Pilhan est un peu déçu. Mais il s’y sent
prêt.
22
Le jour où Mitterrand a voulu partir

Il est partout et ça lui plaît. Réseau Pilhan ? Mieux vaut parler de toile. Le
système est ainsi fait qu’il n’a pas d’autre nature que celle que lui confère
l’homme qui l’a construit. En ce printemps 1992, c’est sans doute l’un des
plus étonnants qu’ait connus la République. Jacques Pilhan est au summum
de son influence. Il ne fait pas tout, il ne peut pas tout. On l’a vu lors de la
constitution du gouvernement Bérégovoy. Cependant il se mêle de tout, non
qu’il joue des coudes mais parce qu’on le sollicite. Telle est sa force. Tout
cela est fragile. D’ailleurs, sous cette forme, ça ne durera pas. En attendant,
pour le moment, quelle stupéfiante réussite !
Tout en haut, il y a François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. Le patron de
Temps public gère l’image – et même un peu plus ! – des deux principaux
personnages de l’Etat. Ce n’est pas nouveau, à un détail près qui, pour lui, est
loin d’être secondaire : le Président et son Premier ministre ne sont ni des
rivaux potentiels, ni des adversaires déclarés. Voilà Jacques Pilhan accepté
dans les deux maisons à la fois, Elysée et Matignon, sans qu’il ait besoin de
se cacher. Dès la nomination de Pierre Bérégovoy, il a trouvé des relais de
choix en la personne d’Hubert Védrine, le secrétaire général de la présidence,
et d’Hervé Hannoun, le directeur de cabinet du Premier ministre. Ce sont des
professionnels tels qu’il les aime, qui agissent vite et juste, sans céder aux
états d’âme.
Le 6 avril, toute la soirée, puis le lendemain, toute la matinée, Jacques
Pilhan est étroitement associé à l’élaboration du discours d’investiture de
Pierre Bérégovoy. Cela ne lui était encore jamais arrivé. Dans le
« gouvernement de guerre » qui vient d’être constitué, il est plus qu’un agent
de liaison. Lui, en tout cas, se verrait bien comme un chef d’état-major. Ce
même 6 avril, François Mitterrand l’a convié à sa table en compagnie des
ministres qui constituent l’armature politique de l’équipe « Béré » : Paul
Quilès, Louis Mermaz, Jean-Louis Bianco, Jack Lang. C’est le clan des
mitterrandistes. Tous ne sont pas présents. Mais le message est clair : Jacques
Pilhan fait partie de la famille.
Il a également en portefeuille les jeunes pousses et les nouvelles stars de
l’élite rose : Martine Aubry, Elisabeth Guigou, Bernard Kouchner. La liste
n’est pas exhaustive. On lui a demandé de surveiller Bernard Tapie comme le
lait sur le feu. Quand le ministre de la Ville prend possession, boulevard
Saint-Germain, de l’hôtel de Roquelaure – l’un des plus beaux de la
République –, Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert sont déjà dans son sillage.
Face à des hauts fonctionnaires tétanisés d’effroi, la fine équipe la joue
vilains garçons. « Et voilà le salon Cambacérès, monsieur le Ministre »,
explique un huissier. « Demande s’il s’agit d’un joueur de foot », glisse
Aubert à l’oreille de « Nanar ». Avec Jean-Pierre Deck, le principal conseiller
de Tapie qui est aussi un ami de Temps public, Jacques Pilhan a des projets
plein la tête, et ce n’est pas parce qu’il n’a pas souhaité cette nomination qui
doit tout au Président et au Premier ministre qu’il va rester à l’écart d’une
aventure aussi excitante. « Tapie est l’anti-techno numéro un, explique-t-il. Il
transperce les murs de l’administration. On ne le changera pas. Mitterrand et
Béré l’ont nommé pour ce qu’il est. »
Dans le système Pilhan, on trouve aussi tous ceux qui sont restés à l’écart
du gouvernement. Julien Dray, qu’il faut consoler, et Harlem Désir, qu’il faut
calmer au moment où il s’apprête à faire ses adieux à la présidence de SOS-
Racisme. Sans parler de Michel Rocard qui le convie à déjeuner dans un
restaurant de l’avenue de La Tour-Maubourg, le jour où il décide de mettre en
place une « cellule stratégique » destinée à organiser sa prochaine campagne
présidentielle. L’homme clé de ladite cellule est Jean-Paul Huchon, qui
prépare un livre de souvenirs. Jean-Luc Aubert en a déjà trouvé le titre :
« Jours tranquilles à Matignon ».
A gauche, rares sont ceux qui restent à l’écart de la toile tissée cours
Albert-Ier. Dans un an les élections législatives ! François Mitterrand a repris
toutes les rênes du pouvoir. Il entend avoir derrière lui une phalange soudée.
Au sortir de son déjeuner élyséen du 6 avril, Jacques Pilhan confie à ses
proches qu’il « va falloir bosser avec Laurent Fabius ». Cela ne l’enchante
guère plus que le premier secrétaire du PS qui s’est installé, rue de Solferino,
avec son habituelle équipe de communicants. Les mêmes qui, déjà, le
conseillaient à Matignon entre 1984 et 1986. Mais, au moins, l’intention est
là tandis que l’autre « fils de Dieu », Lionel Jospin, se prépare à une traversée
du désert. Unité et solidarité. Peut-être parce qu’il est « en réserve » à
Bruxelles, Jacques Delors est finalement le seul avec qui Jacques Pilhan reste
sans contacts suivis. Ce n’est pas qu’il le considère comme quantité
négligeable. Le président de la Commission européenne est un sérieux client
pour la succession de François Mitterrand. Mais pour Jacques Pilhan, là n’est
pas la question. « Delors est un fantasme. Il fait rêver mais il n’est bon qu’à
cela. » C’est un jugement qui rassure Michel Rocard et que semble partager
le Président.
En ce printemps 1992, le système Pilhan étend également ses
ramifications hors du champ politique à proprement parler. Et pas seulement
pour des raisons financières. L’échappée belle d’Havas, entamée deux ans
plus tôt, est en train de toucher à sa fin. Jacques Pilhan le devine mais il ne
veut pas encore l’admettre. Alors que s’ouvre une des séquences les plus
cruciales du second septennat, le conseiller en com du président de la
République est au cœur, on l’a vu, d’une tentative d’OPA sur le groupe
Hachette. Cela ne l’empêche pas d’être le coach attitré de Jacques Lehn, le
directeur général d’Europe 1. Cours Albert-Ier qui est redevenu le cœur de la
maison Pilhan, l’élite du patronat et de la finance, celle d’hier et de demain, a
désormais ses habitudes. Un jour, c’est Jean-Yves Haberer, le président du
Crédit Lyonnais. Un autre, c’est François Pinault, l’autre patron de Jean-Paul
Huchon, qui vient de lancer le groupe Artémis. Il leur arrive de croiser les
frères Attali, Jacques et surtout Bernard, le P-DG d’Air Inter, ainsi que
Christian Blanc, alors patron de la RATP.
Politique, médias, affaires. Au fond, pour Jacques Pilhan, c’est un même
monde. Il s’y meut avec un plaisir achevé et, toutefois, le sentiment qu’il
suffirait de presque rien pour qu’il s’écroule soudain, tel un château de cartes.
Le maître de Temps public approche de la cinquantaine et il lui arrive, bien
sûr, de penser à la suite. Une autre vie ? Une autre aventure élyséenne avec
Michel Rocard ? Par principe, par construction intellectuelle aussi, il ne
repousse aucune de ces différentes hypothèses. Mais comment imaginer
pouvoir tourner la page sans avoir auparavant refermé le grand chapitre des
années Mitterrand ?
1992, année charnière, année terrible. C’est celle du grand basculement
qui déterminera cette redistribution des cartes dans laquelle Jacques Pilhan
entend avoir sa part. L’épisode de la nomination de Pierre Bérégovoy à
Matignon, en cela, ne marque pas seulement le rétablissement d’un dispositif
cohérent à la tête de l’Etat. Les « guerriers » sont de retour. L’un s’appelle
François Mitterrand qui sait qu’il va bientôt livrer ses ultimes combats. Un
autre s’appelle Jacques Pilhan qui sait que dans ces batailles-là se joue la
pérennité d’un système sans lequel, brutalement, il peut n’être plus rien.
« Ça va être chaud mais ce n’est pas plié. » Comme tous les grands
joueurs, le maître de Temps public est d’un tempérament optimiste. Pendant
quelques jours, après l’arrivée de Pierre Bérégovoy à Matignon, le voilà qui
se remet à y croire. Le gouvernement aurait pu être plus « sexy ». Le Premier
ministre est « un diesel » qui ne risque pas de « faire bander les foules ». « Il
est à la politique ce que les Sicav sont à la bourgeoisie », c’est-à-dire une
valeur refuge. Mais, après tout, n’est-ce pas ce qui était recherché ? Du pro,
du solide, du cohérent, après les années folles des gouvernements Rocard et
surtout Cresson. Pour la première fois depuis 1988, il semble y avoir dans
l’avion des pilotes qui, à l’Elysée et à Matignon, ne se disputent pas le
manche. Que demander de plus ? Le duo « Tonton-Béré » rassure Jacques
Pilhan. « D’un point de vue symbolique, dit-il, cela fonctionne au quart de
tour. » Du coup, en ces premiers jours d’avril 1992, il est déjà passé à l’étape
suivante : l’Europe, comme apothéose du mitterrandisme présidentiel.
Le premier pépin intervient là où il l’attendait le moins : lors du discours
de politique générale du nouveau Premier ministre. Dieu sait pourtant s’il
avait été préparé avec soin ! Surtout, ne pas refaire l’erreur d’Edith Cresson !
Pour ce discours, Jacques Pilhan a été mis à contribution. Durant des heures
entières, il a exposé à Matignon, devant Pierre Bérégovoy et ses plumes, le
fruit de ses enquêtes. Chômage, insécurité urbaine, lutte contre la corruption :
les « trois chantiers » du gouvernement ont été testés, sondés, examinés avec
méthode. Pour « restaurer la confiance », on refermera les dossiers inutiles,
tel celui des institutions. Pour surprendre, on annoncera la suspension
unilatérale des essais nucléaires. La veille de l’entrée en piste de « Béré »,
Jacques Pilhan dîne avec des amis. Il règne autour de la table un climat de
scepticisme. « Vous avez tort. Demain, vous allez entendre un discours
génial », lâche-t-il. On est le 7 avril au soir. Vingt-quatre heures n’ont pas
passé que le même se dit « totalement anéanti ».
« Le con ! Mais quel con ! » C’est que, devant l’Assemblée, Pierre
Bérégovoy, que l’on croyait homme de fer, a fini par craquer. Exaspéré par
les cris de l’opposition – Urba ! Tapie ! Naouri ! – alors qu’il fait son numéro
de Monsieur Propre, le Premier ministre, soudain menaçant, a sorti de sa
poche une feuille dactylographiée : « J’ai ici une liste de personnalités dont je
pourrais éventuellement vous parler. » Or, bien évidemment, il ne le peut pas
et, pour calmer le jeu, il a donc été contraint de s’excuser platement. Dans la
presse, on ne retient que cet épisode. Aux yeux de Jacques Pilhan, ce
dérapage est une faute majeure de communication. Au lieu de solder le passé,
« Béré » vient de « rouvrir la boîte à cloaque ». Il devait mettre en scène son
calme et sa détermination. Et le voilà soudain qui joue les vengeurs
incertains. « Le pire, c’est que pour le reste, il avait vingt sur vingt. » Mais
qui s’en souviendra ?

La bombe de Maastricht
Comme un malheur n’arrive jamais seul, à peine quinze jours plus tard, le
maître de Temps public apprend que Bernard Tapie est sous la menace d’une
inculpation pour « complicité d’abus de biens sociaux » dans une sombre
affaire qui l’oppose à un homme d’affaires à la réputation sulfureuse,
Georges Tranchant, qui est aussi député chiraquien des Hauts-de-Seine. Le
25 avril, Jacques Pilhan est en train de travailler avec le ministre de la Ville
sur une communication-programme qu’il doit bientôt présenter devant le
Conseil des ministres quand tombe la nouvelle de ce nouveau coup dur.
Toujours sur le même terrain nauséabond ! Bernard Tapie hurle au
traquenard. François Mitterrand a été averti. Faut-il envisager une
démission ? « Il n’en est pas question. Qu’il se batte », commente, à chaud, le
président de la République.
La belle affaire ! Très vite, la mise en examen du ministre de la Ville
semble inéluctable. Le 19 mai, en compagnie de Jacques Séguéla et de Jean-
Marc Lech, Jacques Pilhan déboule à l’hôtel de Roquelaure afin d’imaginer
une riposte. A moins que cela ne soit déjà la voie d’une rapide exfiltration…
Ambiance de folie ! C’est qu’il faut soutenir le moral de Bernard Tapie qui
parle « d’en finir » (sic) tout en évoquant des projets de reprise du MRG,
voire de conquête de la mairie de Marseille, tandis qu’à l’autre bout du fil
Pierre Bérégovoy s’est déjà résigné à la démission d’un ministre qu’il a lui-
même poussé au gouvernement.
La ligne Pilhan, ce jour-là, est celle de la retraite en bon ordre et du
départ négocié. Que « Nanar » donne sa démission après l’annonce, par le
Premier ministre, qu’il reviendra à son poste dès qu’il aura été blanchi. Cela
suppose un jeu de communiqués croisés auquel Bernard Tapie est bien
incapable. Sa chute – provisoire – fait un dégât maximum. Sauve qui peut !
Pierre Bérégovoy se retrouve entraîné sur un terrain qu’il devait éviter a tout
prix. François Mitterrand n’a pas été mieux inspiré en invitant à dîner chez
lui, rue de Bièvre, le ministre démissionnaire. Les socialistes se sont
comportés comme de « parfaits salauds ». Retour des affaires, retour des
passions, retour des pulsions. Retour à la case départ ?
Jacques Pilhan, en ce printemps de 1992, vit le faux pas de Pierre
Bérégovoy et le gadin de Bernard Tapie comme une double catastrophe qui
entache durablement l’action du « gouvernement de combat » dans laquelle il
avait fondé tant d’espoirs. Décidément, cela n’en finira jamais. Comme si ce
second septennat était marqué par le sceau de l’échec et qu’à chaque tentative
de relance le système devait à nouveau se coincer, jusqu’à la chute finale. Et
pourtant ! A Temps public, en dépit de tous ces loupés, on n’a pas encore
baissé les bras. Quand les ministres – et notamment le premier d’entre eux –
se mettent à la faute, la seule solution est de persévérer avec le Président.
Pour oublier la boue et sauver ce qui peut l’être encore, Jacques Pilhan fait
une fois de plus bouillir ses cornues. Dans leurs précipités, il y a belle lurette
qu’il a vu quelque chose qui lui semble capable de renouer les liens entre son
vieux maître élyséen et cette opinion qu’il dit être « femelle » et « volage ».
« Il faut la séduire mais aussi la tenir », dit-il. Comment ? Par l’Europe,
pardi !
Jacques Pilhan se fait des illusions. Mais c’est souvent comme cela qu’on
avance. Un chef et un destin : pour repositionner le Président et donner, du
même coup, un sens à son second septennat, il n’a jamais hésité. Tout a
commencé lors des vœux du 1er janvier 1989, en direct de Strasbourg. Puis
avec le discours d’intronisation d’Edith Cresson, le 15 mai 1991 à la
télévision. A deux reprises, le 11 décembre de la même année, dans le journal
d’Antenne 2, puis le 15 décembre, à « Sept sur Sept » sur TF1, François
Mitterrand est venu commenter les résultats du sommet de Maastricht.
Depuis cette date, l’Europe est au menu de la moindre de ses interventions
publiques. C’est à la fois un chantier et un enjeu, notamment sur le terrain
politique intérieur. Quand il fabriquait des gouvernements, cours Albert-Ier, à
la fin de l’hiver de 1992, Jacques Pilhan n’a pas envisagé pour rien la
nomination de Simone Veil au ministère des Affaires européennes.
Avril 1992, fin des préliminaires. Pour ouvrir une nouvelle séquence, le
maître de Temps public procède toujours de la même manière. Il met au
point, pour le Président, une émission de télévision. Hors du « fenestron »,
pas de réalité. Tandis que Pierre Bérégovoy est censé « rétablir la confiance »
à l’Assemblée, François Mitterrand ira donc « réveiller l’espérance » en
montrant aux citoyens-téléspectateurs que le combat européen, symbolisé par
le traité de Maastricht, est désormais tout entier dans ses mains. Le rendez-
vous est fixé au 12 avril 1992 et, pour l’occasion, Jacques Pilhan a décidé de
taper fort en convoquant la crème du journalisme radio-télé. Pas de jaloux. Si
tout le monde est de la partie, c’est que l’événement est de taille.
Ce faisant, il s’aperçoit, mais un peu tard, qu’il a eu la main un peu
lourde. Deux épouses de ministres – Anne Sinclair et Christine Ockrent –
pour interroger le Président, c’est déjà limite. Pour corser le tout, l’un des
intervieweurs, Yvan Levaï, est l’ex-époux de l’une d’entre elles, ainsi que
l’ennemi intime de Jean-Pierre Elkabbach. Le cinquième invité, Philippe
Labro, présente un profil a priori moins pittoresque. Mais au dernier moment
il cède ça place à Olivier Mazerolle que Jacques Pilhan ne peut pas voir en
peinture. Ce concentré d’ego a le don de mettre en joie le Président. « Si ça
peut le détendre, c’est déjà ça », commente, un peu pincé, le maître de Temps
public qui, pour bien caler l’émission, prend soin, la veille de sa diffusion, de
recevoir longuement Christine Ockrent, cours Albert-Ier, puis de déjeuner
avec Jean-Pierre Elkabbach. Dans le quintette des stars, ces deux-là sont
assurément ceux dont il se sent le plus sûr.
Le 12 avril, François Mitterrand est dans une forme éblouissante. Avec
Jacques Pilhan, il a soigneusement préparé son intervention. « Europe et
patrie française, paix et prospérité ». Le brief de Temps public n’est pas
d’une particulière originalité. Mais l’émission est surtout faite pour planter le
décor, dire une volonté et préparer des initiatives à venir. Sur les modalités de
ratification du traité de Maastricht, le Président choisit de calmer le jeu :
« C’est, à l’évidence, un problème parlementaire. » Le Conseil
constitutionnel a été saisi, afin de savoir si cette ratification nécessitait une
révision de la loi fondamentale. La réponse sera probablement positive. Mais,
rassure François Mitterrand, « je ne vois pas pourquoi j’irais compliquer les
choses avec un référendum ».
Référendum : le grand mot est lâché, et même si le Président le remet
illico dans sa poche, il est désormais ancré dans les têtes. Pour Jacques
Pilhan, c’est bien l’essentiel. Tandis qu’il planche avec Michel Rocard, toute
la journée du 14 avril, sur les contours de l’Europe telle que l’imagine le
« candidat virtuel », il bâtit, pour François Mitterrand, un plan médias qui a
des allures de tournée des grands-ducs. Sur Europe 1, face à Jean-Pierre
Elkabbach – toujours lui ! –, le Président insiste sur l’Europe sociale. A
Sciences-Po, il parle aux étudiants de l’Europe de la jeunesse qui, comme
chacun sait, est aussi celle de la paix et de la culture. Rien que du classique.
C’est que l’important n’est pas vraiment là. François Mitterrand déroule ses
gammes pour montrer une présence. Comme lui, Jacques Pilhan entend ne
pas bouger tant que les dés n’auront pas fini de rouler. Que veut la droite ?
« L’Europe peut être un motif de rupture en son sein, comme le fut le
programme commun, pour la gauche, dans les années soixante-dix »,
commente-t-on, cours Albert-Ier. Sur la procédure de ratification, inutile de
s’avancer tant que le paysage constitutionnel ne sera pas dégagé. « Je
n’exclus rien », lâche François Mitterrand le 1er mai, en rajoutant une couche
sur le thème rebattu de l’Europe sociale.
La bombe de Maastricht est en train de remonter et Jacques Pilhan, pas
plus que son client élyséen, ne mesure le danger à sa juste mesure. C’est qu’à
force de regarder la droite s’agiter, il a oublié un autre acteur de la partie :
l’opinion. Un comble pour un homme de communication ! Cours Albert-Ier,
la question de l’« identité nationale » est bien sûr de celles qu’on observe
avec une attention particulière. Mais en ce printemps de 1992, rien ne vient
encore alerter les alchimistes de la maison Pilhan. Même pas le « non »
danois qui, le 2 juin, éclate comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu de
l’Europe.
François Mitterrand a immédiatement réagi en annonçant que, une fois
votée la révision constitutionnelle, le traité serait soumis aux Français par
voie référendaire. Mais lorsque, le 5 juin, Jacques Pilhan retrouve Hubert
Védrine, le secrétaire général de l’Elysée, chez Elisabeth Guigou, la ministre
des Affaires européennes, c’est pour constater, avec un brin de naïveté, que
« le non danois est une bénédiction pour une nouvelle prise de conscience
européenne ». D’un côté, l’« isolement », de l’autre « l’union qui fait la
force » : n’y a-t-il pas là l’axe d’une campagne victorieuse, même si les 65 %
de oui, annoncés par certains sondages, sont naturellement d’un optimisme
imbécile ?
A cette époque, personne ne sait d’ailleurs la date exacte à laquelle le
référendum pourra avoir lieu. Le Congrès, qui doit voter la révision
constitutionnelle nécessaire à son organisation, est prévu le 23 juin, à
Versailles. François Mitterrand souhaite qu’après cette étape tout aille le plus
vite possible. Mais il faut compter avec les vacances d’été. Début septembre ?
Mi-octobre ? Rien ne peut être encore décidé et raison de plus pour vérifier,
d’ici là, que l’état d’esprit des Français est bien celui que prétendent les
sondages. Question de méthode ou signe d’un début d’inquiétude ? A
l’Elysée, François Mitterrand a pris soin de calmer l’enthousiasme de ceux
qui lui promettent un succès facile. « Vous verrez, ça sera plus serré qu’on ne
le dit. » De là à envisager une victoire du non ! Michel Charasse a fait
parvenir au Président une note en forme d’avertissement : « Rien n’est joué. »
A Temps public, dès la mi-juin, on commande donc à Ipsos une très grosse
enquête. Pas un « quanti » mais un « quali ». A partir de là, tout va basculer.
Jacques Pilhan a une méfiance instinctive de ces sondages d’intentions de
vote qui, plutôt que de révéler l’opinion des sondés, ne font que reproduire le
discours dominant. « Cela fonctionne en boucle, dit-il. Le commentaire induit
le résultat du sondage qui lui-même renforce le commentaire. Il en résulte
une bulle qui ne veut strictement rien dire. » L’intuition est ancienne. En
l’occurrence, elle est totalement appropriée. Car dès lors qu’on utilise des
méthodes projectives, on sort du jugement formaté sur les bienfaits de
l’Europe pour explorer les perceptions personnalisées des effets de la
construction européenne.
Le 20 juin, l’enquête, réalisée par Ipsos, est sur le bureau de Jacques
Pilhan. Elle est catastrophique. Elle montre que, pour les Français, l’Europe
est inéluctable mais qu’elle ne sert que les riches et les puissants. Plus on est
en haut de l’échelle sociale, plus on approuve Maastricht. Plus on est en bas,
plus on craint ce traité et ce qu’il représente. Surtout, plus on a le sentiment
que cette Europe que l’on dit inéluctable n’annonce rien de bon pour les
petits et les pauvres. « C’est terrible comme représentation », commente,
stupéfait, Jacques Pilhan, qui ajoute ce jour-là : « Je comprends mieux
pourquoi Tonton ne remonte plus dans les sondages. On l’a positionné
comme le champion de l’Europe et les Français ont le sentiment qu’il est en
train de construire une machine broyeuse d’hommes. » Les sondages
d’intentions de vote étaient donc bien un leurre. « Ils disent un désir de
citoyenneté européenne. Ils cachent l’essentiel, c’est-à-dire une hostilité
farouche à l’égard de l’Europe réelle, celle que bâtissent les technocrates de
Bruxelles avec la complicité tacite des gouvernants. »

« On s’est trompé sur toute la ligne »


Pour Jacques Pilhan, cette enquête est un choc. Un traumatisme absolu
qui vient bouleverser en quelques instants sa représentation de l’opinion, sa
compréhension des Français et son appréhension de leurs attentes. Pour lui,
désormais, il y aura un avant et un après 20 juin 1992. Il avait vu monter la
peur, la déstructuration des anciens clivages, la recomposition progressive de
nouveaux imaginaires. Mais pas une coupure aussi brutale entre une France
d’en bas et une France d’en haut. « Il va falloir lutter contre deux dangers à la
fois qui se nourrissent l’un l’autre : le populisme et le nomenklaturisme »,
dit-il aussitôt. Sur ce schéma-là, le maître de Temps public n’a pas fini de
travailler et de construire des campagnes. D’autres que François Mitterrand
en bénéficieront. Plus tard…
Pour le moment, en cette veille d’été 1992, il faut redresser la barre au
plus vite. Adieu slogans éculés sur la paix, la jeunesse et la culture, censés,
avec une pointe de social, repeindre l’Europe en rose. Si on continue comme
ça, le référendum de Maastricht sera un désastre absolu qui peut même
entraîner la chute de celui qui l’a décidé. Il va falloir aller dire à François
Mitterrand qu’il s’est engagé – ou qu’on l’a poussé ! – dans une impasse.
Rude épreuve en perspective.
Le 23 juin, le Congrès, réuni à Versailles, vote massivement la révision
constitutionnelle sans laquelle le référendum n’aurait pas été possible. C’est
un succès pour le Président, et Jacques Pilhan choisit ce jour-là pour jouer, à
l’Elysée, les oiseaux de mauvais augure. Jean-Luc Aubert l’accompagne
jusqu’à la porte du bureau de François Mitterrand. Quand il en ressort, deux
heures plus tard, il est livide : « Il veut partir », glisse-t-il. De retour cours
Albert-Ier, le maître de Temps public s’explique davantage : « Mitterrand est
atterré. Il m’a écouté longuement. Il m’a posé des questions. Et puis, à la fin,
il m’a dit qu’en effet, sur l’Europe, on s’était trompé sur toute la ligne et qu’il
allait devoir en tirer toutes les conséquences. Pour lui, le lien est rompu avec
les Français. Il veut démissionner. »
Avant ou après le référendum ? La question n’est pas là. Depuis qu’il
fréquente François Mitterrand, Jacques Pilhan ne l’avait jamais vu dans un
pareil état de découragement. La maladie qui le ronge ajoute sans doute à la
déprime. Sa brutalité, en tout cas, est impressionnante. Physiquement,
politiquement aussi, le maître de Temps public prend conscience, ce 23 juin,
que la fin est proche. Jusque-là, il se contentait de l’imaginer. Désormais, il
l’a vu et cela change tout. Maastricht, du même coup, n’a plus la même
nature. Cela sera l’acte I de la cérémonie des adieux. Raison supplémentaire
pour ne pas le louper.
Par chance, le « guerrier » de l’Elysée ne tarde pas à reprendre ses esprits.
Tandis qu’au lendemain de ce face-à-face dramatique Jacques Pilhan déjeune
avec Michel Rocard et les membres de sa « cellule présidentielle », sans leur
dire un mot de ce qu’il vient de vivre, François Mitterrand est déjà en train
d’imaginer un des coups d’éclat les plus spectaculaires de sa longue carrière :
une visite surprise à Sarajevo assiégé par les troupes serbes. Le jet
présidentiel atterrit sur l’aéroport de la capitale bosniaque le 28 juin, jour
anniversaire de l’assassinat de l’archiduc François-Joseph qui marqua en
1914 le début d’un conflit mondial de quatre ans. A Lisbonne où vient de se
tenir un sommet européen, le Président n’a rien dit de cette initiative.
Jacques Pilhan en a été averti lui aussi tardivement. Juste à temps pour
organiser le plan médias. Images télé, photos pour Paris Match. A Temps
public, on retient son souffle. Six heures, sous les balles, à Sarajevo : quelle
aventure ! Et puis, au-delà du geste et du symbole, il y a surtout un signe que
Jacques Pilhan pense être un des seuls à comprendre. Pour lui, aucun doute :
« Le Tonton avait besoin de se mettre en danger pour surmonter sa déprime.
Il reste un combattant. Avec ce voyage rocambolesque, il veut se prouver à
lui-même que sa vitalité est intacte. Ce type ne se ressource que dans la
fréquentation de la mort. »
A peine revenu à Paris, François Mitterrand convoque d’ailleurs son
conseiller en com. Le 29 juin, en fin d’après-midi, l’ambiance a changé dans
le bureau présidentiel. Place à l’action. Ce référendum, à quelle date ? Quand
et comment l’annoncer ? Quelle campagne et quel dispositif ? Quels thèmes ?
Pour ne plus subir, il faut contre-attaquer. Rectifier le tir au plus vite.
Remobiliser les troupes alors que les sondages, tous favorables au oui,
continuent de les endormir ? La guerre vient de commencer. Elle se terminera
le 20 septembre, au fond des urnes. Il n’y a plus de temps à perdre.
La ligne, désormais, est claire. Sa mise en application l’est un peu moins.
C’est que, à force de croire que l’affaire est pliée, on a oublié les détails.
Même à Temps public. A partir du 5 juillet, Jacques Pilhan reprend ses
vieilles habitudes. Pas de campagne sans affiches et pas d’affiches sans
Jacques Séguéla. RSCG vient d’être racheté par Havas. Dans le train des
« pubards » qui débarque cours Albert-Ier, il y a donc aussi Alain de
Pouzilhac et Jean-Michel Goudard. D’un point de vue économique, c’est
logique. D’un point de vue politique, c’est plus original. Aucun des deux
hommes n’est particulièrement de gauche. Le second est même un proche du
maire de Paris, président du RPR, Jacques Chirac, qui, contre l’avis de ses
troupes, vient de prendre parti pour le « oui ». Ces connections-là annoncent
d’autres aventures que, alors, nul n’imagine autour de la table.
En ce début d’été 1992, Jacques Pilhan et ses publicitaires voient grand.
Avec des affiches, certes, mais aussi des spots radio et télé. Cela coûte cher.
Pas question de réduire cette campagne à celle du PS. Difficile aussi de créer
en si peu de temps une association des partisans du oui, capable de lever les
fonds nécessaires. Est-ce d’ailleurs souhaitable, alors que, de Philippe Séguin
à Jean-Marie Le Pen, en passant par Charles Pasqua et Jean-Pierre
Chevènement, on tire à boulets rouges sur le cartel du oui et les partis
officiels qui le composent ? Ce sera donc une campagne d’information du
Premier ministre.
Jacques Séguéla se met au travail. Le choix des slogans est une première
bataille qui montre que chez les partisans du traité deux lignes coexistent et
que le tournant du 20 juin tarde à s’inscrire dans les têtes. Et puis, surtout, le
25 juillet, deux jours à peine après que François Mitterrand a donné son
imprimatur, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), que l’on dit
pourtant orienté à gauche, met son veto à toute l’opération. Celle-ci
contrevient à la loi du 15 janvier 1990 – merci Rocard ! – qui prohibe les
émissions publicitaires à caractère politique.
Le coup est rude. Alors que l’Elysée tempête contre tant d’amateurisme
et que le camp « noniste » se sent pousser des ailes, les sondages
commencent à piquer du nez. Cours Albert-Ier, on multiplie les enquêtes qui
toutes confirment l’imminence du danger. L’heure n’est donc plus à la
sophistication. Malgré l’aide précieuse d’Hubert Védrine, désormais
convaincu de la justesse de ses thèses, Jacques Pilhan a toutes les peines du
monde à contenir les initiatives de Jack Lang ou d’Elisabeth Guigou qui se
sont mis en tête de reproduire en 1992 les recettes de la campagne
présidentielle de 1988 : mobilisation des « people », appel aux forces de la
modernité… La France a changé et ils ne la comprennent plus. Parler
d’Europe protectrice leur semble une concession au populisme ambiant. Et
puis, il y a ce PS que Laurent Fabius tarde à mettre en ordre de bataille.
« Qu’est-ce qu’il cherche ? tempête Jacques Pilhan. A se protéger, une fois
encore ? Ou bien, la défaite du oui et la démission de Mitterrand ? » Même
Jacques Delors se met à « déconner » en allant jusqu’à injurier les partisans
du non qui devraient, selon lui, abandonner toute action politique. « Tu parles
d’un argument ! »
Dès le début du mois d’août, le maître de Temps public est convaincu que
le salut ne peut venir que de François Mitterrand en personne. Il a négocié le
traité de Maastricht, il l’a signé, il a voulu ce référendum. C’est donc à lui
que revient la responsabilité de le défendre en première ligne. A ses risques et
périls. « De toute façon, explique Jacques Pilhan, une défaite du oui serait
d’abord la sienne. » Les Français attendent donc que le Président s’expose.
Dans tous les sens du terme. Le grand show de la Sorbonne est au bout du
chemin.

Un grand show à la Sorbonne


Du Pilhan pur jus pour un Mitterrand au sommet de son art ! Rarement
les deux hommes n’auront joué aussi gros, en direct, dans une seule émission
de télé. Pour un rendez-vous exceptionnel, il faut des moyens qui le sont tout
autant. Pas question de répéter. Encore une fois, il faut innover. L’événement,
estime le patron de Temps public, doit être autant dans le propos présidentiel
que dans la mise en scène de son engagement. Quand le compte à rebours est
lancé, à la mi-août, nul ne sait encore que les sondages s’apprêtent à donner
le non vainqueur et surtout que le Président est sur le point de subir une
opération qui révélera son cancer au grand jour. Pour autant, il est clair que
sans une dramatisation maximum la défaite est probable. Mais comment faire
sans donner le sentiment de céder à l’affolement ?
D’abord, choisir la chaîne : TF1. Pour l’audience. Ensuite, trouver un
cadre original. L’Elysée ? Trop classique, trop officiel. Pourquoi pas la
Sorbonne ? Pour une leçon magistrale, c’est pas mal, mais à condition de
dépoussiérer son grand amphithéâtre. Dès l’origine, Jacques Pilhan a en tête
une sorte de remake du « Ça nous intéresse, monsieur le Président » de 1985,
remis au goût du jour et adapté à l’enjeu. Renouer avec la veine de ce show
fondateur, c’est une idée qui séduit à la fois l’Elysée et le cours Albert-Ier, au
moment où la boucle est en train de se fermer.
Le Mourousi du moment s’appelle Guillaume Durand. L’ex-animateur de
La Cinq vient de passer sur TF1. Il a écrit à François Mitterrand pour lui
proposer une émission d’explication de Maastricht qui cadre à peu près avec
le projet de Jacques Pilhan. Guillaume Durand est un « saltimbanque »,
comme il les aime. Il est direct, bon animateur, culotté quand il le faut. Ce
n’est pas un journaliste politique professionnel. Dans le circuit des grands
caïmans de la presse télé, il apporte de la nouveauté, de la jeunesse et,
surtout, de la fraîcheur. Avec « ce léger brin de vulgarité », comme dit
Jacques Pilhan, qui a toujours excité François Mitterrand. A TF1, ce choix ne
fait pas que des heureux. Mais qu’importe. Patrick Le Lay et Etienne
Mougeotte, les patrons de la chaîne, couvrent l’opération. Que la droite est
sympa dans ces temps incertains !
Tous les réseaux de Temps public sont mobilisés. Le vieil Henri Alekan,
une dernière fois, est chargé de l’éclairage. Il faut que la scène soit belle en
mettant en valeur les acteurs du débat et le cadre du grand amphi de la
Sorbonne, retapissé d’un bleu qui rappelle, comme dit Jacques Pilhan, celui
« des fauteuils du Crillon ». On a les références qu’on peut ! Chaque détail
compte. Julien Dray est chargé de réunir le menu fretin du public. Puisque
public il y a pour ce spectacle où les anonymes, les petits, les sans-grade
doivent être rois. Dans la scénarisation de l’émission, Jacques Pilhan a prévu,
pour l’essentiel, trois grandes parties, avec Guillaume Durand en Monsieur
Loyal. D’abord, un débat avec les Français, puis un entretien avec un
journaliste, enfin un face-à-face avec un leader du non. Très vite, il est clair
que, pour lui, l’entame de l’émission détermine tout le reste. Là est son vrai
coup de génie.
Dans l’entourage présidentiel, beaucoup ne parviennent pas à comprendre
cette scénographie. Jean d’Ormesson, écrivain et éditorialiste du Figaro, pour
la seconde partie ? « Vous êtes fou. Il est de droite », hurle Jack Lang.
Philippe Séguin, plutôt que le patron de Peugeot-Citroën, Jacques Calvet,
proposé par Hubert Védrine ? « C’est un débatteur redoutable », s’exclament
les mêmes. Face à ces broncas incessantes, le maître de Temps public ne peut
compter que sur le soutien de François Mitterrand. Lui a confiance. A
condition qu’on lui explique. C’est ce que fait Jacques Pilhan dans le secret
du bureau présidentiel.
Jean d’Ormesson et Philippe Séguin, dans son esprit, ne sont que des
comparses. Le Président connaît bien le premier. « C’est un mondain », dit-il.
Il a jaugé le second : « Il est bon mais c’est un faux dur. » Et puis, tant qu’à
affronter un leader du non, autant que cela soit un vrai politique, talentueux
de surcroît, pour qu’il ne soit pas dit qu’on a préféré combattre un simple
poids moyen. A vaincre sans péril… « C’est Pasqua qui va aimer », ajoute le
Président. Jacques Pilhan, lui aussi, a assimilé ces données psychologiques.
Mais elles lui semblent secondaires. L’essentiel pour lui est dans une
dramaturgie dont il peaufine les ressorts. Si François Mitterrand, dans la
première partie de l’émission, réussit à nouer un vrai dialogue avec les
Français, alors nécessairement les d’Ormesson et autres Séguin apparaîtront
comme les représentants décalés de cette France d’en haut, celle des élites
que l’opinion rejette. La Sorbonne, en ce sens, est l’occasion d’un splendide
retournement des rôles qui seul peut inverser la tendance et donc le cours de
la campagne. A condition que le Président soit à la hauteur !
Pour cela, il ne faut rien négliger. Quitte à piper les dés. La Sofres a été
chargée de réunir un échantillon représentatif au sein duquel doivent être
sélectionnés les quatorze Français – huit pour le oui, six pour le non – qui
débattront avec François Mitterrand, en début d’émission, juste après la
diffusion d’un court propos de Helmut Kohl, en direct de Bonn. C’est un
panel. Jacques Pilhan entend en tirer un casting. Ce qui n’est pas la même
chose. Quelques jours avant le show de la Sorbonne, les impétrants sont
convoqués dans les sous-sols d’un bar parisien, le Man Ray. Face à eux,
Guillaume Durand qui veut repérer ceux qu’il juge capables d’affronter la
caméra. Jean-Luc Aubert, l’alter ego du maître de Temps public, a reçu une
mission très nettement différente.
Objectif ? Trouver des nonistes « sympas », « carrés » et « bien structurés
dans leur tête ». Les partisans du oui ? « On s’en fout », lâche Jacques Pilhan.
Ce faisant, il dévoile le but de la manœuvre qui n’est pas d’assurer une
quelconque domination présidentielle mais de montrer que François
Mitterrand sait écouter et répondre, à travers ses contradicteurs, aux citoyens-
téléspectateurs qui observent et qui doutent encore. Or si lesdits
contradicteurs ne sont pas en empathie avec ceux qui les regardent, c’est
toute l’opération qui tombe à l’eau.
De même, comment croire à la sincérité du Président s’il n’a pas face à
lui une sincérité comparable ? Sauf que, dans cette rencontre en direct où il
s’agit moins de convaincre que de séduire, la partie n’est pas égale. Ces
nonistes que Jean-Luc Aubert sélectionne, un par un, François Mitterrand les
connaît déjà tous. Non pas personnellement mais à travers les enquêtes de
Temps public qui ont décortiqué leur mode de raisonnement et pour lesquels,
cours Albert-Ier, on a imaginé les réponses et les explications nécessaires.
Cette petite manipulation est d’un machiavélisme achevé. Car dès lors
que l’émission débute sur ces bases et que François Mitterrand en saisit le fil,
la partition des autres acteurs devient à ce point encadrée qu’elle est presque
écrite d’avance. Personne, bien entendu, ne songe à dicter leurs textes à Jean
d’Ormesson ou Philippe Séguin. Mais pour Jacques Pilhan, tout doit être fait
afin qu’ils soient libres d’être ce qu’on attend qu’ils soient. Du coup, le seul
enjeu – et ce n’est pas le moindre – est que le Président sache, durant près de
trois heures, ne pas dévier de cette ligne qui, dixit Jacques Pilhan, « le conduit
tout droit dans le cœur des Français ». « Courtoisie et humanité » pour
défendre une « Europe protectrice » : toute l’émission de la Sorbonne tient en
une seule phrase. « Faire simple, il n’y a rien de plus compliqué », a toujours
expliqué le maître de Temps public.
Dans ce registre, il faut aussi accepter le risque du direct et l’épreuve
d’une émission au long cours. Avec qui d’autre que François Mitterrand,
l’artiste absolu, ce pari-là pouvait-il être tenté ? Juste au bord du vide. La
veille de l’émission, le 2 septembre, Jacques Pilhan est officiellement averti
par le Dr Gubler, médecin personnel du Président, que sa maladie doit
entraîner une prochaine intervention chirurgicale et qu’il faudra prévoir, en
cours de débat, une pause publicitaire afin de lui permettre de se reposer.
Voire de se faire soigner ! Depuis quelques jours, François Mitterrand souffre
le martyre. C’est un élément supplémentaire de dramatisation qui pèsera
moins sur le show de la Sorbonne que sur la suite de la campagne.
En direct, sur TF1, le 3 septembre, le Président est à son meilleur niveau.
Plus de vingt-trois millions de téléspectateurs le regardent. La courbe
d’audience est en progression constante. Comme avec Mourousi en 1985. En
sortant du plateau, Guillaume Durand confie à Jacques Pilhan, ravi et
soulagé, avoir ressenti physiquement qu’à chaque mot du Président, le oui
regagnait du terrain. Dès le lendemain de l’émission, tous les sondages
confirment cette impression. 56 % pour le oui, titre le Journal du dimanche.
Chez Ipsos, Jean-Marc Lech a aussi mis la main à la pâte. Une seule question
a retenu l’attention de Jacques Pilhan. Elle montre que, pour les Français, le
Président sera en mesure de rester en fonction, même si le non devait
l’emporter. Pour le reste, le maître de Temps public continue de se méfier.
« Pas de triomphalisme. Il reste encore trois semaines de campagne. Il faut à
tout prix endiguer le oui nomenklaturiste pour promouvoir le oui des
anonymes. »
Mais alors que le Président entre à l’hôpital et que bientôt le mot
« cancer » est prononcé dans un communiqué officiel, tiré au cordeau,
Jacques Pilhan a déjà la tête ailleurs. Gérer l’annonce de la maladie, préparer
la mise en scène du retour à l’Elysée, le tout alors que vient de se lever une
tempête monétaire d’une rare violence, suffit à remplir ses jours et ses nuits.
Le jour de l’hospitalisation de François Mitterrand, il a trouvé le temps
d’organiser pour Michel Rocard une séance de média-training, dans le studio
de Temps public. La veille de sa sortie de Cochin, il parle au téléphone avec
le Président. « C’était très doux », confie-t-il avec des mots que, d’habitude,
il emploie assez peu. A charge pour lui d’organiser la première apparition de
son « Tonton », sur le perron de Cochin. On l’aperçoit d’ailleurs, à l’arrière-
plan, sur la photo qui fait la une de tous les journaux.
Le 20 septembre, jour de référendum, Jacques Pilhan reçoit dans la
matinée les estimations de Jean-Marc Lech : 55 % pour le oui, parole
d’Ipsos ! Vers 18 heures, confirmation de la prétendue tendance. Mais quand
on ouvre les urnes et que sortent les premières projections, à partir des
bulletins réels, les visages se figent. A l’Elysée, Jacques Pilhan est dans le
bureau du Président et l’ambiance est à couper au couteau. Pendant un
moment, il croit même que tout est perdu. Echouer si près du but, quelle
misère ! « Tout à coup, j’ai croisé des regards assassins », dira-t-il plus tard.
Finalement, sur le coup de 21 h 30, la courte victoire du oui est donnée
comme certaine. 51,05 : le vent du boulet n’est pas passé bien loin. Il faut
encore que Jacques Pilhan se batte pour que le Président s’exprime, à chaud,
à la télévision. La France est coupée en deux et le moment serait mal venu de
rouler les mécaniques. Le Président dit son « respect pour les sentiments des
libres citoyens », quel que soit leur vote. Il assure qu’il ne fera pas de ce
scrutin un succès personnel. « Le pire, commente Jacques Pilhan, c’est que
c’est vrai. » Adieu rêve de renaissance. Maastricht, opération blanche.
23
Dieu bande-t-il encore ?

Grave question à l’aube de la bataille : « Dieu bande-t-il encore ? » A


Temps public, on va droit au but. Sans se payer de mots. Jacques Pilhan
adore ce langage de corps de garde qui dit bien l’enjeu du moment. François
Mitterrand a été opéré de la prostate. Il a annoncé son cancer aux Français. Sa
sortie de l’hôpital Cochin a été « grandiose ». Mais, pour l’opinion, est-il
vraiment retourné à l’Elysée et, surtout, a-t-il les moyens d’y rester si, comme
c’est hélas probable, la droite remporte les élections législatives du mois de
mars suivant ? Sur le tableau de bord de Temps public, au lendemain du
référendum de Maastricht, tous les indicateurs virent au rouge.
La cote de popularité présidentielle est en berne. Rien à voir avec celle de
la fin 1985 qui, à l’époque, avait permis à François Mitterrand de peser sur la
campagne des législatives et d’imposer, d’emblée, sa marque sur la
cohabitation. D’autant que, cette fois-ci, il est clair qu’il n’y aura pas, au bout
du chemin, de nouveau mandat élyséen. Autre handicap : Pierre Bérégovoy
n’est pas à Matignon un nouveau Fabius. « Diesel » il était, « diesel » il
restera. Pas de miracles. Son gouvernement de prétendus « guerriers »
comporte trop d’éclopés et trop d’éminences qui ménagent leur avenir. Quant
au PS, il stagne bien en deçà de l’objectif des 26 % qui lui avait été assigné.
Faute d’avoir accepté ce retour à la proportionnelle voulu par l’Elysée, il s’est
lui-même placé dans la nasse. Triste spectacle.
Jacques Pilhan est un homme d’ordre. Avant d’aller plus loin, en cet
automne de 1992, il veut d’abord savoir les intentions du Président. Que
veut-il ? Surtout, que peut-il ? L’opération « retour d’affection de Tonton » –
puisque tel est son nom de code – commence, tout doucement, par une série
de vérifications, comme pour une convalescence. Y a-t-il encore du désir ?
Pour le maître de Temps public, cet éventuel retour de flamme passe en
priorité par une émission de télévision. Son diagnostic : « Les Français savent
que François Mitterrand est encore vivant. Ils l’ont vu sortir, en direct, de
l’hôpital. Mais, pour eux, il ne sera redevenu vraiment Président que le jour
où il réapparaîtra, dans le fenestron, depuis l’Elysée. » Encore faut-il que
François Mitterrand en ait l’énergie. Il va falloir attendre pour cela près de
deux mois.
C’est que ce genre de rendez-vous n’est pas aussi facile à monter qu’on
pourrait l’imaginer. Il faut trouver le bon moment et le bon ton. Solenniser,
sans dramatiser. Jouer l’évidence sans banaliser l’événement. Fin octobre,
Jacques Pilhan pense avoir trouvé la martingale. Le Président a des projets
institutionnels. Il veut mettre en place une commission d’experts chargée de
lui faire des propositions. C’est une manière de montrer qu’il reste maître du
jeu, sur son domaine de prédilection, et que la vie ne s’arrête pas, pour lui, au
soir des prochaines législatives. Que demander de mieux ? Le message ne
saurait être plus clair. Il faut désormais le mettre en scène. Après le signifié,
le signifiant. Toujours les mêmes recettes de communication.
A Temps public, on fait le choix de la douceur. Pas d’émission spéciale
mais un rendez-vous commun sur TF1 et Antenne 2. Du direct, à 20 heures,
bien entendu, depuis l’Elysée mais dans les appartements privés et non dans
le bureau présidentiel. Et puis, surtout, pour conduire l’entretien, des femmes.
« Des infirmières », précise Jacques Pilhan en ajoutant illico cette touche un
peu machiste qui n’appartient qu’à lui : « Il y en a de deux sortes. Celles qui
piquent les fesses et celles qui font bander. » On convoquera donc une
représentante de chaque catégorie. « Qui a-t-on en magasin ? » La sélection
est vite faite. Pas de vedettes du petit écran, style Anne Sinclair ou Christine
Ockrent. L’infirmière, par définition, joue à un niveau inférieur. Ce sera donc
Arlette Chabot assistée de Ruth Elkrief. Voilà pour le casting, signé Temps
public.
Dans ce genre d’opération, il y a toujours un pépin de dernière heure qui
arrive là où on ne l’attendait pas. François Mitterrand a donné son
imprimatur. Tout cela est assez farce et ça lui plaît. A TF1, en revanche, ça
coince. Non pas pour des questions de principe mais pour des problèmes bien
plus essentiels : l’audience. La chaîne veut faire monter la pression pour cette
première réapparition d’un Président convalescent alors qu’à Temps public
on avait prévu de révéler l’événement au tout dernier moment. L’émission
doit avoir lieu le lundi 9 novembre. Or, trois jours plus tôt, la chaîne privée
l’a annoncée dans un communiqué. Petit détail, grands effets. En pleine
affaire du sang contaminé, alors que Laurent Fabius, ainsi que les anciens
ministres Georgina Dufoix et Edmond Hervé, sont menacés de la Haute Cour,
la presse s’enflamme. Aucun doute possible : si François Mitterrand s’invite
à la télévision, c’est évidemment pour dire son opinion sur cette délicate
question qui déchire les socialistes. Bref, en laissant aux médias le temps de
dicter le programme de l’émission, on en change, du même coup, la nature.
Fureur de Jacques Pilhan.
Il voulait réinstaller en douceur le Président au cœur du jeu institutionnel,
et voilà qu’on le transforme en juge de paix, dans une affaire douloureuse où,
faute de solution évidente, il n’y a que des coups à prendre. Que François
Mitterrand dise sa compassion avec les victimes, rien de plus normal. Qu’il
ajoute l’expression de sa solidarité avec son ex-Premier ministre devenu
premier secrétaire du PS, pourquoi pas. Qu’il ajoute enfin que la Haute Cour,
malgré toutes ses imperfections, reste la seule instance qui puisse examiner
son cas, bien entendu. Mais que ces questions prennent le pas sur toutes les
autres, c’est, pour le maître de Temps public, une absurdité dont TF1 porte
l’entière responsabilité. Tel n’était pas le but de l’émission. « Encore un
lynchage médiatique », soupire Jacques Pilhan, qui montre surtout, ce jour-là,
que le seul client qui l’intéresse siège à l’Elysée et non rue de Solferino. Ce
n’est pas nouveau. Mais c’est d’autant plus rageant que, dans la conception
de l’émission, tout avait été fait pour réinstaller le Président dans un rôle
central et non pour attiser la fureur d’un premier secrétaire persuadé d’avoir
été lâché, en direct à la télé, par son protecteur supposé.
Rien ne va plus dans le système socialiste. « Cela pue la mort »,
commente Jacques Pilhan. Quand il se rend à Matignon, en compagnie de
Jean-Luc Aubert ou de Jean-Marc Lech, il découvre d’ailleurs un Premier
ministre qui, déjà, déprime et sent venir la fin. Que veut encore Pierre
Bérégovoy ? Il y a à peine six mois, il se voyait dans la peau d’un « Pinay de
gauche », seul capable d’insuffler à son camp l’élan nécessaire à son ultime
rebond. Désormais, il doute de tout et surtout de lui-même. Dans ses longues
conversations avec le maître de Temps public, « Béré » se livre aux
confidences. Alors que la nuit tombe, il lui arrive parfois d’oublier d’allumer
la lumière de son bureau, et c’est dans une semi-obscurité, un brin morbide,
que s’achèvent ces entretiens improbables.
Le Premier ministre imagine le pire. Un jour, c’est la mort du Président et
une présidentielle anticipée. Faut-il s’y préparer ? Et comment, dans cette
hypothèse, ne pas faire son devoir, en étant soi-même candidat à la
succession ? Un autre jour, c’est la situation politique et sociale qui mine le
moral de Pierre Bérégovoy. « Si le PC me lâche, mon gouvernement tombe.
Il faudra donc dissoudre, or rien n’est prêt pour des législatives. » Le
23 novembre, Jacques Pilhan est venu lui présenter le sigle du mouvement
sous lequel les candidats socialistes et leurs alliés devront aller à la bataille.
Contourner le PS, par trop discrédité : c’est le souhait du Président et
l’ambition du Premier ministre.
« Alliance des forces républicaines » ? « Alliance des forces pour l’avenir
de la France » ? « Rassemblement pour l’avenir des Français » ? A Temps
public, on a finalement opté pour l’« Alliance des Français pour le progrès ».
ADFP. « Pour éviter AFP », s’amuse Jacques Pilhan. Rien de bien génial.
Mais surtout, ce soir-là, Pierre Bérégovoy a la tête ailleurs. A peine son
directeur de cabinet, Hervé Hannoun, a-t-il quitté son bureau que le Premier
ministre reprend à haute voix le fil des réflexions qui l’obsèdent. « On va vers
un nouveau Mai 68. Ceux qui gagneront sont ceux qui auront le plus de sang-
froid. » Etre le Pompidou d’un nouveau Grenelle, tandis que Mitterrand serait
le de Gaulle d’un nouveau Baden-Baden, est-ce vraiment un destin ? La crise
est là. Le chômage est à son sommet. « Je ne crois pas aux bienfaits des
grands équilibres monétaires », va même jusqu’à confier, sous le regard
stupéfait de Jacques Pilhan, celui qui a pourtant attaché son nom à la défense
du franc fort ! Si même « Béré » n’y croit plus…

Rocard sous la coupole


Après l’émission de François Mitterrand, le 9 novembre, le maître de
Temps public s’est replongé dans ses dossiers. Bilan de l’opération ? A la
réflexion, il est peut-être moins négatif qu’on n’aurait pu le craindre, à chaud.
La presse nationale qui ne se préoccupe que de l’écume des choses a fait ses
choux gras sur l’affaire du sang contaminé. Pauvre Fabius ! Cours Albert-Ier,
le sort du premier secrétaire n’empêche personne de dormir. Les sondages
qui ont été réalisés durant la prestation présidentielle, et notamment
l’habituelle enquête de l’institut Médiascopie, montrent que le message prévu
est bien celui qui a été retenu par les téléspectateurs : le Président ira jusqu’au
bout de son mandat. Sa capacité à se battre, le dos au mur, avec obstination
n’est pas remise en cause. C’est un point décisif qu’il va falloir creuser plus
avant.
Le 14 décembre 1992, quand tombent les résultats d’une vaste enquête
qualitative, nouveau soupir de soulagement cours Albert-Ier. Rien n’est
gagné. Mais l’essentiel est sauf dès lors que l’objectif n’est plus de remporter
les législatives mais de permettre au vieux Président de rester à son poste.
Pour les Français, il ne fait aucun doute que la droite va être de nouveau
majoritaire, à l’Assemblée, en mars prochain. Mais, en même temps, ils
estiment aussi que cette situation est la plus favorable qui soit pour François
Mitterrand. Le souvenir de la précédente cohabitation, celle de 1986-1988,
reste prégnant dans tous les esprits.
« Les Français regardent ce spectacle dont ils devinent le dénouement
avec plaisir et gourmandise », analyse Jacques Pilhan. Pour eux, François
Mitterrand est « un maître, un sage, un stratège et un prophète ». N’en jetez
plus ! Il n’est surtout « jamais meilleur que dans l’adversité et jamais aussi
proche de l’opinion que dans son opposition à la droite ». C’est la clé de tout.
« Sans doute, conclut Jacques Pilhan, la gauche n’est-elle plus la gauche
mais, en tout cas, la droite reste bien la droite dans l’imaginaire des
Français. » En cette fin d’année 1992, alors qu’approchent les fêtes, le
paysage a au moins le mérite d’être à peu près éclairci. Le Président est
malade. Il est en fin de course mais pas encore impuissant. C’est cette bonne
nouvelle que porte lui-même, à Latche, le 21 décembre, le conseiller du
Président. Juste avant de faire ses valises pour le soleil de la Sierra Leone.
Jacques Pilhan a besoin, lui aussi, de recharger ses accus à l’approche
d’une nouvelle année qui s’annonce décisive. Havas, c’est terminé. Retour à
l’artisanat de luxe. Puisque tel est son vrai talent. Fini, pour l’instant, les
rêves d’hyperpuissance et de diversification. Le patron de Temps public ne
sera jamais empereur de la pub. Les statuts de l’agence viennent d’être
réécrits. « Jacques Pilhan » est désormais une marque qu’il faut faire
fructifier. Au-delà de l’espérance de vie du vieux monarque qu’elle sert
depuis maintenant près de huit ans.
Avant de partir pour l’Afrique, Jacques Pilhan a rangé ses affaires.
Boucler un gros dossier lucratif pour l’ordre de Malte. Entamer une étude
pour ATD-Quart Monde. Déjeuner avec François Léotard, ce jeune loup de la
droite dont l’ami Elkabbach dit le plus grand bien. Sait-on jamais ! Mettre un
pied aussi à Bruxelles où règne Jacques Delors. Tiens donc ? Depuis
Maastricht, la Commission européenne s’est enfin mise à réfléchir sur une
communication digne de ce nom. Jacques Pilhan a vu là l’occasion d’aller
flairer cet univers qu’il a toujours trouvé « technocratique » mais dont il veut
connaître les ressorts. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas déçu.
« C’est encore pire que prévu », dit-il. Ces gens, décidément, sont à l’image
de leur patron : « Ils ne comprennent rien et me regardent avec des yeux
ronds quand je leur explique que la seule ligne de com possible est celle de
l’ordre et de la protection. Ils pensent faire rêver. Ils ne veulent pas voir que,
pour l’opinion, l’Europe est une valeur d’usage. Que peut-elle pour moi ?
C’est la seule question que se posent aujourd’hui les Français. »
Entre Jacques Pilhan et le delorisme, le malentendu est total et
l’incompréhension absolue. Deux mondes, deux manières de penser la
politique, deux façons d’imaginer l’avenir. Le maître de Temps public ne fait
d’ailleurs guère d’efforts pour qu’il en soit autrement. Ce n’est pas le cas
avec tout le monde. Quand Bernard Tapie est blanchi, fin décembre, et qu’il
retrouve, comme le lui avait promis Pierre Bérégovoy, son portefeuille de la
Ville, Jacques Pilhan est immédiatement dans son sillage. Bientôt, il fêtera en
belle compagnie, dans un restaurant situé derrière la Bourse – « Ça ne
s’invente pas ! » dit-il –, le cinquantième anniversaire de l’incroyable
« Nanar ». L’opération mainmise sur le MRG est déjà en bonne voie.
A Temps public, les réunions de travail se multiplient entre Bernard
Tapie et Bernard Kouchner. Associer le patron de l’OM et d’Adidas avec le
French Doctor, n’est-ce pas une idée géniale, à l’heure de la grande
redistribution des cartes ? L’un incarne « les valeurs structurantes des années
quatre-vingt », que Jacques Pilhan décrit comme « centrifuges, masculines et
guerrières ». L’autre incarne les « valeurs des années quatre-vingt-dix », qui
sont « centripètes et féminines » et portent un désir « d’équilibre et de
protection ». Les deux Bernard, s’ils acceptent de partager le même lit,
peuvent fait un malheur. Cours Albert-Ier, en tout cas, on y travaille
activement.
A l’approche des fêtes, Jacques Pilhan a déjeuné avec le très populaire
secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire. Bernard Kouchner et Christine
Ockrent ont prévu de passer les vacances en Corse, chez eux, à Sperone, en
compagnie de Michel Rocard et de sa nouvelle compagne. Ces affinités
électives réjouissent le maître de Temps public. Car c’est bien là, à ses yeux,
l’enjeu de la nouvelle année. Un Président s’en va, doucement, et il est allé
lui dire à Latche qu’il pouvait prendre son temps. Pour que le passage de
témoin s’opère dans les meilleures conditions pour la gauche, il convient
toutefois d’organiser, dès maintenant, la mise sur orbite de son successeur
attitré. Vieille obsession de Jacques Pilhan qu’il porte en lui depuis le début
du second septennat, en dépit des aléas de la vie politique et des pulsions
respectives de ses deux principaux clients : François Mitterrand et Michel
Rocard.
Voilà plus de six mois que, dans le plus grand secret, Jacques Pilhan a été
intégré à « la cellule présidentielle » du « candidat virtuel ». A l’Elysée,
François Mitterrand n’est pas totalement dupe. « Alors, votre Rocard… », lui
dit-il parfois. Le Président a bien compris que son conseiller en com ne
voyait pas d’autre solution pour la gauche qu’une transition, au sommet et en
douceur. Après la première gauche, la seconde : quoi de plus logique ? Et,
surtout, veut croire aussi Jacques Pilhan, quoi de plus exaltant pour un vieux
monarque, promu au rang de fondateur d’une dynastie, fût-ce au prix du sacre
de son meilleur ennemi ? Pour autant, François Mitterrand n’est pas au
courant de tous les détails de l’aide apportée par la maison Pilhan à la
promotion de Michel Rocard. L’eût-il été que l’opération se serait, à coup
sûr, singulièrement compliquée, alors même qu’en rocardie l’apport de
Temps public reste souvent contesté.
« La coupole » : c’est le nom de code que Guy Carcassonne a donné à la
réunion hebdomadaire des conspirateurs rocardiens. Le conseiller très spécial
de l’ancien Premier ministre n’est pas franchement un ami de Jacques Pilhan.
Lui aussi a des idées en matière de communication et ces histoires de
« Prométhée qui vole le feu de Jupiter » ne lui ont jamais dit rien qui vaille.
Le patron de Temps public joue essentiellement avec Jean-Paul Huchon. Ce
qui n’arrange pas son cas. Mais comment le contester dès lors qu’il a la
confiance du chef ? De son côté, Jacques Pilhan n’a pas une passion folle
pour les représentants de ce qu’il appelle « le soviet suprême du rocardisme
international ».
La réflexion en tête à tête ou, pour le moins, en très petit comité reste sa
posture favorite. « Rocard débarque avec des potes à lui qui s’appellent
Colmou, Encrevé et Poignant, dit-il sur le mode rigolard à Jean-Luc Aubert.
Tu imagines qu’on puisse conquérir l’Elysée avec des noms pareils ? » La
présence, en marge de ces débats stratégiques, d’Ilana, celle qui partage
désormais la vie du « candidat virtuel », ne lui plaît guère davantage. Elle est
sociologue et un brin envahissante. Elle livre parfois des études, cours Albert-
Ier, que l’on paye rubis sur l’ongle avant de les jeter à la poubelle. Un jour,
Michel Rocard a organisé pour elle, dans un salon de chez Drouant, un dîner
auquel il a convié Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert. Au dessert, il lui a
demandé de sortir avant d’interroger le duo ébahi : « Vous pensez qu’elle
ferait une bonne femme de Président ? »

Vers un Mai 68 soft


On n’en est pas encore là et, jusqu’à la fin de l’année 1992, ladite
« coupole » déboule régulièrement dans les locaux du cours Albert-Ier pour
des séances de travail qui portent, pour l’essentiel, sur la relation de Michel
Rocard avec sa vieille amie : l’opinion publique. Le 2 décembre, Jacques
Pilhan présente ainsi au « candidat virtuel » une charte de communication en
bonne et due forme qui fait grosse impression autour de la table. Ce jour-là, il
propose également le premier jet d’un « manifeste » dont le titre est tout un
programme : « Assez ! » « Je suis atterré, peut-on y lire, de voir avec quelle
rapidité, le référendum de Maastricht terminé, nous sommes retombés au
niveau zéro du débat politique […] Clochermerle l’emporte sur notre
destinée. » Ce « manifeste » est un appel aux « femmes et hommes de
talent », issus de « toutes les familles politiques ». Il se termine par ces mots
d’un pré-ségolénisme échevelé : « Il y a, chez l’ensemble des Français, plus
de ressources d’intelligence, d’imagination et de créativité que je ne peux
avoir, même avec mes amis. Du courrier que, peut-être, cette proposition
suscitera, j’attends qu’il soit, en quelque sorte, la Lettre de tous les
Français. »
Quatre ans et demi après la Lettre à tous les Français, la « lettre de tous
les Français » ! On imagine la tête de François Mitterrand si ce « manifeste »,
signé Michel Rocard et rédigé par Jacques Pilhan, avait été publié. Il ne le
sera finalement pas, d’autres initiatives – celle du « big-bang », notamment –
lui ayant été préférées. On y reviendra. Dans le contexte troublé de cette fin
d’année 1992, Jacques Pilhan conseille plutôt de ne pas sortir prématurément
« la tête de la tranchée ». L’opinion n’est pas mûre. Le 22 décembre, à peine
rentré de Latche, il livre ainsi à Michel Rocard et ses boys les résultats d’une
enquête qualitative qui est en fait le volet rocardien de l’étude présentée, la
veille, à François Mitterrand.
Jacques Pilhan explique la règle du jeu. Des groupes de dix à douze
personnes, payées chacune trois cents francs, ont été constitués. Un animateur
leur a fait croire qu’il s’agit d’une commande sur « la politique aujourd’hui »,
pour un grand magazine d’information. Toutes les tendances politiques,
hormis la droite la plus dure et la plus extrême, y sont représentées. Une
première catégorie a été repérée : celle « des déçus, sans être traîtres ». « Ils
ont voté Mitterrand en 1981 et 1988, et souvent socialiste aux autres
élections, explique longuement le maître de Temps public. Mais aujourd’hui,
ils s’abstiennent ou choisissent les écolos. Ils ont toujours la foi, mais plus
comme avant. Ils attendent qu’on réfléchisse ensemble. Ils refusent de
consommer de nouvelles utopies mais sont toujours partants pour en créer
une. Ils n’attendent plus un nouveau programme mais sont toujours disposés
à en monter un, en kit. Bref, leur structure de travail ressemble à un
laboratoire. Ils sont à la recherche d’idéal. L’humanitaire et l’environnement
peuvent en tenir lieu. Ils veulent agir sur la société. Leurs valeurs sont très
morales et esthétiques. Ils restent attachés à la notion d’intérêt général. »
Leurs hommes politiques préférés sont Rocard, Kouchner et Lalonde.
La deuxième catégorie, poursuit Jacques Pilhan, est celle qu’on appelle,
« faute de mieux, les centristes ». « Sociologiquement, ce sont des cadres sup
ou des couches moyennes supérieures. Eux veulent de la compétence et
entendent collaborer avec la classe dirigeante. Ils veulent en être et, pour cela,
leur structure préférée est le club. Leur souhait est d’être quelqu’un de bien.
Leur surmoi est énorme. Ils aiment l’argent et veulent savoir et non chercher,
comme dans le groupe précédent. Ils veulent suivre ceux qui auront le
pouvoir. Leur terreur : l’exclusion hiérarchique. » Leurs politiciens préférés
sont Barre, Delors, Kouchner et Aubry, « vue comme la directrice des
ressources humaines de leur entreprise ».
Enfin, la troisième catégorie, celle qui passionne visiblement le plus
Jacques Pilhan, est celle « des rurbains ». C’est à eux, explique-t-il, que
Clinton, qui vient d’être élu président des Etats-Unis, s’est adressé en
priorité. « Ils sont de plus en plus nombreux. Ils attendent du maternage. Une
de leurs expressions préférées est : nous autres, pauvres couillons. Ils ont des
revenus convenables avec souvent deux salaires au foyer, mais ils passent
leur semaine à courir. Ils demandent du lien, au travers des associations de
défense ou de parents d’élèves. Ce sont d’abord des consommateurs. Sur le
plan politique, ils ont une haine active de Mitterrand et surtout de Fabius. Ils
ont la bave aux lèvres en raison de leurs difficultés quotidiennes. »
« S’il fallait simplifier, poursuit Jacques Pilhan, ces rurbains sont sans
arrêt dans les embouteillages mais les responsables politiques les doublent ou
les écartent avec leurs voitures officielles. De manière générale, ils ont la
haine des élites dont ils pensent qu’elles travaillent uniquement pour elles.
C’est un sentiment prérévolutionnaire. » Les seuls hommes politiques qu’ils
supportent encore sont Delors, « parce qu’il ne leur a jamais rien fait »,
Kouchner, « parce que tout le monde l’aime et qu’il est vrai et sincère », et
Chirac, « parce que les législatives approchent et qu’ils ne ratent jamais ceux
qui vont gagner ». Rocard, conclut Jacques Pilhan, « ne figure pas dans la
liste parce qu’il est aux manettes et qu’il est trop lié au PS ».
Pour le maître de Temps public, cette description au scalpel de l’état
d’esprit des Français, en cette fin d’année 1992, à peine trois mois avant le
rendez-vous des élections législatives, est en fait la confirmation de ce qu’il
avait subitement découvert, au mois de juin précédent, lorsqu’il travaillait sur
la campagne de Maastricht. C’est le cadre à partir duquel il va désormais
travailler, quels que soient ses clients. « Dans les trois groupes, insiste-t-il,
quatre thèmes reviennent régulièrement : la santé, l’éducation,
l’environnement, le travail. Pour décrire la – ou plutôt leur – réalité, trois
mots reviennent sans cesse : dureté, saleté, laideur. » Or le concentré de tout
cela est la télévision qui est, pour eux, « une drogue et de la merde ».
Résultat : « On l’allume souvent, on la regarde toujours mais elle est de
moins en moins crue. »
Quand on leur demande comment doivent se comporter les responsables
politiques, quatre mots reviennent : « tolérance, vérité, clarté, politesse ».
C’est ce qui fait dire à Jacques Pilhan que la demande politique est « modeste
dans sa forme mais révolutionnaire sur le fond. Comme si on attendait une
révolution douce, un Mai 68 soft ». Quand il achève son long exposé, ce
22 décembre, il y a dans le regard de Michel Rocard et de ses compagnons de
« la coupole » un mélange de stupéfaction et d’inquiétude. C’est que, pour ne
rien gâter, le maître de Temps public vient de leur démontrer, outre qu’ils
dansent au-dessous d’un volcan, que Jacques Delors, le rival, l’ennemi de
Bruxelles, celui que François Mitterrand conserve au fond de sa poche
comme une carte de rechange, apparaît dans deux de ces trois groupes qui
structurent désormais l’opinion, alors que le « candidat virtuel », lui, ne
figure que dans le premier d’entre eux.
« Même si cela peut paraître paradoxal, précise toutefois Jacques Pilhan
qui sait ménager ses effets, ce n’est pas dramatique. » Car « le groupe où
Rocard est le plus fort est précisément celui qui détermine l’élection
présidentielle. C’est celui qui permet de franchir le premier tour, alors que les
deux autres agissent plutôt comme un levier, lors du tour décisif ».
Soulagement sous « la coupole ». Il n’est pas dit que la même démonstration,
la veille, à Latche, ait produit un effet comparable. Si tant est qu’elle ait été
faite ! Au fond, le maître de Temps public vient de dire à chacun de ses deux
clients préférés ce qu’il voulait surtout qu’ils entendent avant de se jeter à
l’eau. Au Président, qu’il n’avait pas trop de souci à se faire pour la fin de
son mandat à la seule condition qu’il ne se trompe pas sur le cadrage de cette
nouvelle cohabitation qui, inévitablement, va bientôt s’installer. Au
« candidat virtuel », qu’il doit la jouer fine pour entraîner une opinion
instable, partagée entre un désir de continuité et un espoir de changement,
plein de doute et d’aigreur.
Telle est l’équation de la prochaine présidentielle, à deux ans et demi du
rendez-vous prévu au printemps de 1995. Mais pour la résoudre, encore faut-
il surmonter l’épreuve des législatives de mars 1993. Dans ses éprouvettes,
Jacques Pilhan a vu l’ennemi, celui qui peut tout faire basculer : ce
« rurbain » qui est l’enfant naturel du non à Maastricht. Il a désigné du même
coup l’enjeu : ce vote écolo qui brouille les repères partisans et bouscule des
clivages désormais obsolètes. La solution, c’est la collaboration et donc la
maîtrise des passions. La suite, toute la suite, se jouera donc en fonction des
rapports entre François Mitterrand et Michel Rocard. Comme toujours !
24
Le licenciement de Rocard

Scène de genre chez Laurent, le restaurant où les grands passent à table.


Ce 28 janvier 1993, Jacques Pilhan déjeune avec Jean-Marie Colombani, le
directeur adjoint de la rédaction du Monde. La commission de révision de la
Constitution, présidée par le doyen Vedel, doit rendre prochainement ses
conclusions. La campagne des législatives vient de démarrer en trombe. C’est
le bon moment pour reprendre le débat sur la cohabitation, entamé en
novembre, à la télé, et continuer ainsi à délimiter le territoire présidentiel.
Une interview de François Mitterrand s’impose naturellement. Nombreux
sont les journalistes de toutes pointures qui sollicitent Jacques Pilhan.
Quelques jours plus tôt, c’était Mireille Dumas. Un Président sur son plateau,
quel honneur ce serait, mais, de préférence, après les élections.
Jean-Marie Colombani n’a pas ce genre de patience. Dès le 8 février, il
entend que cet entretien au sommet barre la une du Monde. Du fond et du
scoop ? Jacques Pilhan promet qu’il y en aura. Des précisions sur le profil du
prochain Premier ministre, si la droite l’emporte ? Pilhan promet encore. « En
tout cas, je vois mal comment ce pourrait être quelqu’un qui n’a pas voté oui
à Maastricht », glisse-t-il. Ça ne mange pas de pain mais telle est la consigne
donnée par le chef de l’Etat. Brouiller les pistes sans mettre, en même temps,
trop d’huile sur le feu. Installer progressivement l’idée d’une « cohabitation
tranquille ». Devant Jean-Marie Colombani, en compagnie de Jean-Luc
Aubert, le maître de Temps public prépare donc le terrain.
Cette question de la cohabitation passionne le journaliste du Monde. Il a
contribué à la relancer en 1990 en publiant une tribune d’Edouard Balladur
dans laquelle celui-ci expliquait doctement que, dans ce genre de situation,
l’idéal serait que le Premier ministre n’ait pas d’ambitions présidentielles.
Jean-Marie Colombani est à l’évidence séduit par cette posture balladurienne.
Cela tombe bien : Jacques Pilhan aussi. Il le confie à sa manière, c’est-à-dire
à mots prudents. « Je le lis, je l’observe mais je ne le connais pas », ajoute-t-
il. Quand le déjeuner se termine, les deux hommes vont récupérer leurs
vestiaires. Et c’est là qu’ils tombent nez à nez avec… Edouard Balladur.
Jean-Marie Colombani a à peine le temps d’esquisser des présentations que,
déjà, Jacques Pilhan fixe dans les yeux, d’un air moqueur, le futur Premier
ministre de François Mitterrand : « J’ai beaucoup entendu parler de vous. »
Ce à quoi l’intéressé, un brin estomaqué, ne trouve rien d’autre à répondre
qu’un vague : « Euh… moi aussi, vous savez. »
Première rencontre. Première insolence. Première escarmouche. La
guerre en dentelles, pour une « cohabitation tranquille », vient de commencer
dans l’antichambre d’un grand restaurant parisien. Jacques Pilhan fait le
malin, en public, mais en ce début d’année 1993 il reconnaît en privé que la
situation est l’une des plus compliquées qu’il ait eu à gérer. Pour que
François Mitterrand puisse encaisser, sans trop de dégâts, le choc des
législatives prévues à la fin mars, encore faudrait-il qu’il y ait une gauche qui
sache résister à la droite. Or ladite gauche, précisément, est dans les choux. A
la tête du PS, Laurent Fabius traîne, comme un boulet, l’affaire du sang
contaminé. Il a même trouvé l’occasion de se quereller avec Pierre
Bérégovoy sur l’éternelle question de la conduite de la campagne.
A la tête de l’Alliance des Français pour le progrès, le Premier ministre
entend sonner lui-même le rappel des troupes socialistes. Pauvre « Fafa »,
pauvre « Béré » ! Le premier secrétaire, pour sauver les meubles, voudrait
nouer une alliance avec les écolos. Or, il vient de prendre en direct un missile
estampillé Lalonde. C’était la veille du déjeuner de Jacques Pilhan et de Jean-
Marie Colombani. « Les gens qui ont le cœur à gauche ne te croient plus. Le
monde s’écroule autour de toi », a lancé le patron de Génération écologie à
son homologue du PS. Presque du Pilhan dans le texte ! Au même moment,
depuis Matignon, Pierre Bérégovoy vient d’ordonner qu’on concentre les tirs
socialistes contre les candidats verts. Comprenne qui pourra !
Lors de ses vœux du 1er janvier, le président de la République s’est
montré offensif dans la défense de ses propres intérêts mais défaitiste en ce
qui concerne son camp : « Il est normal que le pouvoir en place paie, dans
l’opinion publique, le prix de son courage. » Un mois n’a pas passé que, déjà,
ledit courage s’est envolé. Le 1er février, Jacques Pilhan a été convoqué à
Matignon. Il en revient soucieux : « Béré est au fond du trou. » Le lendemain,
il découvre dans Le Canard enchaîné un article assassin qui met en cause le
Premier ministre dans l’attribution d’un prêt sans intérêt de un million de
francs destiné à l’achat, en 1986, d’un appartement dans le
16e arrondissement de Paris. L’auteur de ce prêt s’appelle Roger-Patrice
Pelat. C’est un ami sulfureux – et décédé – du président de la République. Le
titre du Canard fait un lien explicite avec l’affaire qui plombe Laurent
Fabius : « Le million qui empoisonne Béré. » Consternation à Temps public.
« Avec un truc pareil, l’ami Béré aura beau se défendre, il est cuit », lâche
illico Jacques Pilhan.
Résumé des courses à un mois et demi du scrutin législatif. Le Premier
ministre est KO. Le premier secrétaire du PS est hors jeu. Le président de la
République est enfermé dans son château et on le voit mal battre campagne,
comme en 1986, à grands coups de meetings. Du côté des assaillants, les
écolos de toutes obédiences semblent avoir le vent en poupe. La seule
incertitude est, à droite, celle du rapport de forces entre le RPR et l’UDF, qui
déterminera le choix du futur Premier ministre. Jacques Pilhan, quand il se
penche sur ses éprouvettes, croit deviner que le fond de l’air est vert et que le
score sera serré entre les deux grandes familles de l’opposition. En
l’occurrence, il se trompe. Mais qu’importe. Dans ce spectacle de désolation,
la gauche court à la catastrophe au risque d’entraîner François Mitterrand
dans sa chute. Il faut donc bouger, au plus vite, quitte à renverser la table. A
l’aide Rocard !
Commence alors un mois de folie au cours duquel Jacques Pilhan va
jouer une des parties les plus risquées de sa carrière. Le « candidat virtuel »
est la seule pièce qui puisse encore bouger sur l’échiquier d’une gauche aux
abois. Avec celle du couple Tapie-Kouchner. Mais pour ranimer un
néoradicalisme de gauche, il est un peu tard. Tout cela servira lors de la
prochaine présidentielle. Pour le rendez-vous législatif de mars, cette
opération-là ne peut servir, au mieux, qu’à freiner la grande fuite des déçus
du socialisme vers le refuge écolo. C’est une analyse que Jacques Pilhan
partage avec Michel Rocard qui, comme lui d’ailleurs, commence à paniquer.
Etre différent, à gauche, c’est bien beau. Mais à quoi bon cultiver cette
réputation si, au bout du compte, c’est tout le dispositif socialiste qui menace
de l’entraîner dans sa chute ?
On est loin, très loin, du plan de bataille imaginé initialement. Dans ces
semaines de plus en plus noires du début de l’année 1993, la grande affaire de
la maison Temps public est le lancement… d’un livre. Il est signé Jean-Paul
Huchon. Son titre, Jours tranquilles à Matignon, est de Jean-Luc Aubert. Le
manuscrit a été relu avec soin, cours Albert-Ier. C’est l’expression même de la
ligne traditionnelle de Jacques Pilhan, avec une mise en valeur de l’originalité
rocardienne, sans agression évidente contre François Mitterrand. Dès sa
sortie, le livre fait un tabac. A l’Elysée, le Président tord le nez mais sans
pouvoir répliquer, via ses sicaires habituels. Lors des interviews qu’il accorde
à jets continus, Jean-Paul Huchon se montre un peu moins soft qu’à l’écrit. A
Temps public, on le lui fait remarquer. Mais ce ne sont que des détails.
Alors que Jacques Pilhan revient à son métier de base, en ce début de
1993, Jean-Paul Huchon, lui aussi, rêve de reconversion, loin du groupe PPR
(Pinault-Printemps-Redoute) et de François Pinault. Retour à la politique.
« Jours tranquilles à l’Elysée » : quelle belle suite ce serait ! Les deux
hommes travaillent donc main dans la main, à temps presque complet. Dans
la galaxie Temps public, il n’est pas le seul relais sur lequel on puisse
compter. Mais c’est à coup sûr le plus disponible au moment où Julien Dray
et Jean Glavany battent la campagne, pour leur propre compte et le dos au
mur, dans leurs circonscriptions de l’Essonne et des Hautes-Pyrénées. Et
puis, surtout, Jean-Paul Huchon a deux autres qualités qui intéressent Jacques
Pilhan au plus haut point. Dans le système rocardien, sa voix est l’une des
plus écoutées et l’une des plus attentives aussi aux recommandations du cours
Albert-Ier. A Conflans-Sainte-Honorine, dans le fief du « candidat virtuel »,
c’est lui enfin qui fait tourner la boutique. Ou plutôt qui essaye ! Car là aussi,
à un mois et demi du scrutin législatif, la gauche est en danger.

Opération big-bang
Peut-on être candidat à la présidentielle en ayant été battu, auparavant, à
la députation ? C’est une question imprévue qui détourne soudain Jacques
Pilhan de la difficile défense des intérêts de son client élyséen. Une enquête
de terrain a été lancée par Temps public, et lorsque, le 4 février, ses
conclusions tombent sur le bureau du maître des lieux, l’inquiétude fait place
à la franche consternation. Foutus « rurbains » ! A Conflans aussi, ils sont en
sécession. Un projet d’autoroute menace leur quiétude. Haut les fourches ! Le
verdict est sans appel : « Leur député a la tête ailleurs. Il ne pense qu’à
l’Elysée. Bref, il ne travaille que pour lui. » Résultat probable : une poussée
écolo et une montée de l’abstention avec, au bout du compte, la défaite
annoncée de Michel Rocard dans sa propre circonscription.
« Il y a le feu au lac », commente immédiatement Jacques Pilhan. Michel
Rocard est convoqué. Décidément, tout fout le camp. Au plan national, le PS
coule. A Conflans, il ne résiste pas davantage. C’était une intuition. C’est
désormais une certitude. Ne rien faire, c’est poser soi-même la tête sur le
billot. Pour colmater les brèches, on envoie donc Michel Rocard en urgence
chez Pierre Bérégovoy pour qu’il obtienne l’arrêt immédiat du projet
autoroutier tant contesté. Mais puisque la voie d’eau est nationale, à quoi bon
tenter de la réduire localement ?
Tempête sous les crânes. Le 10 février, durant toute la journée, le bureau
de Jacques Pilhan est une ruche où se croisent Michel Rocard, Jean-Paul
Huchon, Guy Carcassonne et même, pour l’occasion, Jean-Pierre Elkabbach.
Lorsque les conspirateurs se quittent, l’opération « big-bang » est déjà sur les
rails. Avec un grand discours, prévu sept jours plus tard, et un plan médias
d’enfer. C’est l’avenir présidentiel du « candidat virtuel » qui est en train de
se jouer, au fin fond des Yvelines. C’est donc rien de moins que la gauche
qu’on va soudain bousculer.
Finie, la prudence ! Oubliés, les rêves de transition en douceur ! Plus
qu’une contre-offensive, l’opération « big-bang » est une tentative de
mainmise sur le PS. Plus qu’un colmatage, c’est une refondation. Plus qu’un
geste de campagne, c’est l’affirmation d’une nouvelle autorité. La musique
est rocardienne en diable. La technique est pilhanesque comme jamais. De la
stratégie pure. « Big-bang » : même le mot sonne comme un slogan. Il est
conçu pour marquer les esprits et faire les gros titres des journaux. L’idéal
aurait été de faire ça à Tours, lieu historique pour la gauche depuis le grand
schisme de 1920. Faute de mieux, faute de temps aussi, on se rabattra, à
quelques kilomètres de là, sur Montlouis-sur-Loire. « Personne ne connaît.
C’est parfait, lâche Jacques Pilhan. On ne retiendra donc que notre idée de
base. Celle d’un nouveau monde dans une nouvelle galaxie, à gauche. »
Depuis le temps qu’il en rêve ! Pour Michel Rocard, cette initiative,
bricolée dans l’urgence, est un véritable soulagement. Enfin aux manettes !
Enfin le retour au « parler vrai » qu’il affectionne tant ! Désormais, son destin
est entre ses mains et non plus dans celles d’un Président en fin de course,
claquemuré à l’Elysée. Les formules de Montlouis ont été peaufinées dans les
locaux de l’antenne rocardienne de la rue de Varennes par les plumes de sa
maison, avant d’être revues et corrigées cours Albert-Ier. « Une rupture » ?
Non : « une renaissance » ! Le « candidat virtuel » ne propose rien de moins
que la dissolution de fait du Parti socialiste, dans sa version mitterrandiste.
Sur ses décombres, il suggère de bâtir un mouvement qui ne porte pas encore
de nom mais qui entend s’ouvrir « à tout ce que l’écologie compte de
réformateurs, à tout ce que le centrisme compte de fidèles à une tradition
sociale, tout ce que le communisme compte de véritablement réformateur et à
tout ce que les Droits de l’homme comptent aujourd’hui de militants actifs et
généreux ».
En matière de contenu, le discours est assez faible. En termes de
structure, il est révolutionnaire. Michel Rocard ouvre tout grands les bras
alors que la vieille gauche se réduit à un parti racorni. Il reprend l’offensive
alors qu’elle donne le sentiment de n’avoir pour seul projet que de sauver les
meubles. Jacques Pilhan a mesuré tous les risques de cette opération. « C’est
un coup de poker mais on n’a pas le choix », explique-t-il en expert. « Nous
allons vivre un moment historique », ajoute-t-il, lui qui ne prise pourtant
guère les grands mots. Le voilà partagé entre l’excitation et l’angoisse. Une
page se tourne. Encore faut-il qu’à l’Elysée ce passage de témoin, dont
François Mitterrand ne sait encore rien, soit accueilli autrement que par des
cris d’orfraie.
Sur les conseils de Jacques Pilhan, seules deux personnes extérieures au
premier cercle rocardien ont été mises dans la confidence : Jacques Delors –
il n’y a pas de petits plaisirs –, Bernard Kouchner – c’est un ami de la maison
et sa réaction, à chaud, pèsera lourd. Ceux-là ont donc droit à un coup de fil
de Michel Rocard. La veille du discours de Montlouis, ce dernier prend
surtout son courage à deux mains pour aller avertir François Mitterrand. Le
Président l’écoute en silence. Son commentaire est à la fois laconique et
réservé. « Enthousiasme minimum », rapporte le « candidat virtuel » à
Jacques Pilhan, dès sa sortie de l’Elysée. C’était prévisible mais il n’y a
encore rien d’irréparable.
Pour le maître de Temps public, l’essentiel désormais est d’éviter toute
secousse supplémentaire. Quand on tape fort d’emblée, pas besoin d’en
rajouter dans la provocation. D’autant que, comme d’habitude, le plan médias
proposé à Michel Rocard en intègre un autre, vendu celui-là à François
Mitterrand. Le premier doit lancer la partie à Montlouis le 17 février au soir
et la reprendre au vol, quatre jours plus tard, sur TF1, à « Sept sur Sept »,
pour un recadrage télé destiné à préciser son projet, si nécessaire, et à
répondre aux premiers commentaires. Mais entre-temps, le 19 février au soir,
François Mitterrand a prévu de longue date une grosse opération, en direct
sur France 3, avec l’ensemble des stations régionales de la chaîne. Objectif
initial : reprendre un dialogue direct avec les Français, tout en précisant, à
nouveau, les règles de la future cohabitation. Mais avec le big-bang un
nouvel invité s’installe à la table présidentielle. A chaud, il va bien falloir que
le chef de l’Etat prenne publiquement ses responsabilités.
En clair, voilà donc François Mitterrand piégé par son propre conseiller
en communication. Lorsqu’il s’exprime le 19 février au soir, il a lu la presse
qui, toutes tendances confondues, salue favorablement l’initiative
rocardienne. Enfin, du mouvement à gauche ! Il a entendu les commentaires
de ses propres amis qui, à l’exception de Laurent Fabius, ont accueilli le
discours de Montlouis avec des mots qui traduisent un début de résignation.
Enfin, on lui a transmis les premiers sondages qui montrent que les Français,
et plus particulièrement les électeurs socialistes et écolos, ne sont pas
insensibles à cette opération.
Que faire, donc, sinon louvoyer ? « Avant d’élargir les alliances, note le
Président, il faut que le Parti socialiste retrouve son message, s’unifie
davantage et reste fidèle à ses origines. » Face à la déferlante provoquée par
le discours de Montlouis, ce ne sont que de maigres mots. Le Président se
sent d’ailleurs à ce point sur la défensive qu’au sortir de l’émission de
France 3, il s’interroge à voix haute devant Hubert Védrine, puis, dans sa
voiture, devant Jacques Pilhan : « N’ai-je pas pris trop de distances vis-à-vis
de Michel Rocard ? »
A Temps public, on pavoise. Michel Rocard a téléphoné à Jacques Pilhan
pour le féliciter et lui dire que « le big-bang » était « l’acte fondateur de sa
vie ». C’est que, subitement, tout semble se débloquer comme par miracle.
Au PS, Lionel Jospin a bien exprimé publiquement quelques bémols mais, en
privé, il a fait savoir qu’il approuvait globalement l’opération. Les quadras
deloristes, derrière François Hollande, en sont réduits à demander la
convocation d’un congrès avant l’été, dont ils savent bien qu’il ne peut
sonner que le triomphe de Michel Rocard. Julien Dray, l’ex-héros de la
jeunesse mitterrandiste, hier procureur de sa gestion à Matignon, confie qu’il
marchera lui aussi derrière le « candidat virtuel » car « c’est vraiment un mec
de gauche ». Comme prévu, Bernard Kouchner est enthousiaste. Tout comme
Brice Lalonde dont la déclaration prorocardienne (« Il est le seul Monsieur
Propre ») est perçue comme le premier « bouger » d’une mouvance écolo qui
campait, jusque-là, sur la ligne du « ni gauche, ni droite », voire même du
« tous pourris » !
Quand Michel Rocard pousse son avantage le 21 février 1993 à « Sept
sur Sept », Jacques Pilhan est déjà parti se faire bronzer en Afrique. Signe
que, pour lui, l’alerte la plus chaude est passée. C’est Jean-Luc Aubert qui
l’informe de la prestation de Rocard devant Anne Sinclair. Sans doute a-t-il
un peu mordu le trait en annonçant son désir de « nettoyer les écuries
d’Augias ». Mais, pour tout le reste, ce dernier est resté dans la ligne. Le
commentaire du maître de Temps public est chaleureux dans le ton et d’une
parfaite froideur dans le constat : « Il abandonne à Tonton le passé et le
présent, c’est-à-dire la cohabitation. Il se réserve l’avenir. Tout se passe
comme prévu. »

Mitterrand fait de la résistance


En l’occurrence, Jacques Pilhan parle un peu vite. D’habitude si méfiant
à l’égard des sondages d’intentions de vote, le voilà qui salue comme un
premier succès les enquêtes qui annoncent un frémissement du vote PS –
22 % au lieu des 20 % habituels –, un tassement des écolos et un mano a
mano de l’UDF et du RPR. Et si Michel Rocard avait redonné de l’air à la
gauche ? A son retour à Paris, début mars, le maître de Temps public doit
toutefois déchanter. Sans doute le « candidat virtuel » devenu l’homme du
big-bang est-il toujours sur son petit nuage, au point d’imaginer qu’au soir du
premier tour des législatives les éléphants socialistes puissent lui accorder le
porte-parolat de la campagne, prélude d’une mise à l’écart de Laurent Fabius.
Mais côté Elysée, un vent mauvais est en train de se lever.
Jacques Pilhan, qui, pour ce genre de chose, a un flair à toute épreuve, en
décrypte vite la véritable nature. « Le Tonton a repris du poil de la bête.
Manifestement, la base mitterrandiste du PS, relayée par le proche entourage
présidentiel, est allée lui expliquer qu’il ne pouvait laisser ainsi ruiner
l’œuvre de sa vie en abandonnant les rênes de la gauche à l’ennemi de
toujours. » Pour bloquer cette contre-offensive, il décide de mouiller
ouvertement sa chemise sur le registre qui est toujours le sien, dès lors qu’il
s’agit des rapports entre Michel Rocard et François Mitterrand : celui de la
temporisation. Dès lors que le big-bang est lancé, explique-t-il, le danger
devient double. « Si le Tonton se cabre trop ouvertement, il risque de se
mettre à dos l’opinion, d’être jugé responsable de la défaite de la gauche et de
ne pas pouvoir tenir le choc quand la droite sera revenue aux affaires. » Or,
ajoute-t-il, un départ anticipé du Président, dans de pareilles conditions,
ruinerait toutes les chances de Michel Rocard d’accéder un jour à l’Elysée.
Conclusion logique : les deux hommes ont le même intérêt. « Il faut qu’ils
s’aident l’un l’autre dans une forme de complémentarité. » Pour que François
Mitterrand puisse rester, il doit laisser Michel Rocard s’affirmer. Pour que ce
dernier lui succède un jour, il faut qu’il évite de tirer sur l’Elysée.
Le 3 mars, Jacques Pilhan prend le « candidat virtuel » entre quatre yeux.
« Arrête la surenchère. Demande à tes troupes de se calmer. Sois plus
déférent à l’égard du Président. » Michel Rocard acquiesce. Mais est-il
vraiment convaincu ? En fin d’après-midi, ce même jour, Jacques Pilhan
déboule à l’Elysée, dans une ambiance à couper au couteau. Dans un premier
temps, il explique à François Mitterrand, qui l’écoute en silence, la logique
qui est celle du big-bang. Le discours de Montlouis date de trois semaines et
il n’avait pas encore pris le temps de cette explication. « Rocard, plaide-t-il,
n’avait pas d’autre choix pour canaliser un désir de changement qui taraude
l’opinion et qu’il est le seul à encore incarner, à gauche. » Et puis, surtout,
Jacques Pilhan fait une lecture marketing de toute l’opération : « Le big-bang
est le type même du produit de grande consommation avec un contenu
minimum et une surface projective maximum. Chacun y met ce qu’il veut.
Bref, c’est une auberge espagnole idéale qui permet à Rocard d’incarner le
changement avant qu’il ne soit trop tard. Pour vous, comme pour lui. Ni plus,
ni moins. »
La « renaissance de la gauche », proclamée à Montlouis, ce n’était donc
que cela : un coup de com pour une marque improbable ! Face à François
Mitterrand, sans doute le maître de Temps public force-t-il le trait. A tel point
d’ailleurs que, après son départ, le Président confiera que « M. Pillan » –
toujours ce « l » mouillé ! – a encore cherché à l’enfumer. Reste que
l’argumentation de son conseiller a ceci d’énervant qu’elle est, au fond,
imparable. Cogner Rocard est un luxe qu’on ne peut se permettre quand on
est aux abois. Ce 3 mars, Jacques Pilhan s’est peut-être tortillé sur sa chaise.
Mais au moins a-t-il été droit au but. Pas seulement pour ce qui concerne
l’avenir de la gauche. Lorsque, à la fin de leur entretien, le Président lui a dit
son extrême réserve à l’égard de la nomination prochaine d’un Premier
ministre issu du RPR, il l’a contredit au quart de tour : « Vous avez tort.
L’opinion veut Balladur et ce choix correspond d’ailleurs à votre intérêt bien
compris. »
Quelle époque ! Michel Rocard d’un côté, Edouard Balladur de l’autre. A
quinze jours du scrutin des législatives, Jacques Pilhan vient de vérifier qu’il
devrait donc affronter François Mitterrand sur deux fronts à la fois. Depuis le
temps qu’il travaille pour l’Elysée, il sait d’expérience que ces fins de
campagne sont toujours éprouvantes pour les nerfs, que « le Tonton » ne se
résout jamais de gaieté de cœur à des choix pourtant inéluctables. La raison
contre sa liberté ! C’est la même histoire, sans cesse répétée. A ceci près
qu’en ce mois de mars 1993 l’enjeu a changé de nature. Sur la table, la mise
est double : avenir du Président et avenir de la gauche. Or, rien ne dit que le
monarque vieillissant et malade aura suffisamment de ressources pour éviter
cette éternelle tentation des « opposants consubstantiels » : celle de la
politique du pire.
Le lendemain de cette pénible passe d’armes à l’Elysée, Jacques Pilhan
s’est aménagé une courte plage de détente. Un déjeuner chez Laurent, avec
Jean-Luc Aubert et Jean-Pierre Elkabbach qui reste l’homme le mieux
informé de Paris. A gauche et surtout à droite. Ce qui, par les temps qui
courent, n’est pas à négliger. Avant de faire bouger ses pièces, il n’est jamais
inutile de savoir ce qui s’y concocte. A sa droite précisément ! Or, quand
Jacques Pilhan et ses convives passent à table, ils découvrent qu’à quelques
mètres de là déjeunent en tête à tête Edouard Balladur et Nicolas Sarkozy. Le
maître de Temps public avait été présenté au premier par Jean-Marie
Colombani, quelques semaines plus tôt. Il fait la connaissance du second
grâce à Jean-Pierre Elkabbach. Merci les journalistes ! Ce jour-là, on se salue
poliment. Le temps n’est plus à l’insolence. L’échange est bref et le propos
banal. De part et d’autre, les regards qui se croisent disent une même
intention. Il faudra se revoir.

Règlements de comptes
L’urgence va venir de là où on ne l’attendait pas. Même si on la craignait
un peu. Indécrottable Rocard ! On lui avait pourtant bien dit d’éviter toute
provocation. Le 9 mars, on lui avait même organisé une séance de travail tout
entière consacrée à son look avec photographes et stylistes. Soigner les
apparences, c’était une façon utile d’éviter les dérapages verbaux. Jacques
Pilhan a sorti pour l’occasion toute une série de clichés : « Tu vois, Michel, le
problème, c’est que tu n’apparais jamais au centre des photos. Tu es toujours
au milieu du groupe. On ne sent pas le chef. » Le « candidat virtuel », au
cours de ces séances, est, une fois de plus, un élève attentif et appliqué. C’est
ce qui plaît à Temps public. « Il n’y a pas à dire, commente souvent Jacques
Pilhan. Ce type est d’une intelligence hors pair. Il a de la ressource. Il est
autant conciliateur que Mitterrand est guerrier dans l’âme. Il comprend le
mouvement de l’opinion là où l’autre en devine d’abord ses structures. Ils
sont si différents qu’ils finiront bien par comprendre qu’ils sont
complémentaires. » Dernier rêve avant l’accident fatal.
Ce que ne parvient toujours pas à admettre Jacques Pilhan, cet esprit
froid, ce « pur cerveau », comme dit son épouse, c’est que ses deux clients
préférés puissent avoir, eux aussi, des pulsions. Michel Rocard a, en outre, un
handicap qui n’est pas mince lorsqu’on boxe au plus haut niveau. Son sens
stratégique confine parfois à la sottise. Le 15 mars, alors qu’il bat campagne à
Cergy, chez son ami Alain Richard, il va ainsi commettre l’irréparable. Dans
le feu de son discours, il s’en prend à François Mitterrand avec des mots qui
font sortir Jacques Pilhan de ses gonds. « Il y a un règlement de comptes
personnel entre les Français et le président de la République […] Cela nous
tombe un peu dessus alors que nous n’y sommes pas pour grand-chose. »
Bref, pour Michel Rocard, c’est le Président qui plombe la gauche.
A Temps public, ces propos sont accueillis avec consternation. Et dire
qu’on lui avait conseillé d’être « plus déférent » ! Cette agression, au moment
même où la solidarité devrait être de mise, est d’autant plus stupide qu’elle ne
sert à rien. « C’est con, rugit Jacques Pilhan. Totalement con ! »
Immédiatement, au PS, les derniers antirocardiens de la création s’en donnent
à cœur joie. Inacceptable, intolérable, bref, les mots habituels qu’on avait
pourtant réussi à faire taire. Au téléphone, Michel Rocard concède « un petit
loupé ». Et voilà qu’il récidive dans une interview au Figaro. « Le titre de
l’interview est mensonger », tente-t-il d’expliquer à Jacques Pilhan, tel un
petit garçon pris en faute.
Le 18 mars, ce dernier se précipite à l’Elysée pour tenter d’éteindre
l’incendie. Il y trouve un François Mitterrand d’humeur radieuse. Rocard
s’est mis à la faute. Pas besoin d’en rajouter. Dans le climat de cette fin de
campagne, le discours de Cergy est plus qu’une faute de goût. C’est une
grossière erreur politique qui sonne la mort du « big-bang ». « Votre Rocard,
hein, il y va fort. » Deux humiliations en une. En la matière, François
Mitterrand est un orfèvre. A son retour cours Albert-Ier, Jacques Pilhan, hors
de lui, s’enferme dans son bureau avec Jean-Luc Aubert, et les deux hommes,
après un rapide conciliabule, rédigent ce qui ne s’est jamais vu : la lettre de
licenciement d’un candidat à la présidence de la République par son
conseiller en communication.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La lettre est polie dans sa forme mais
implacable sur le fond. Fin d’une collaboration entamée durant l’été 1988.
Rupture immédiate du contrat. Jean-Paul Huchon est informé le premier. En
milieu d’après-midi, le chauffeur de Jacques Pilhan file chez Michel Rocard
pour lui porter la missive en mains propres. Le voilà viré comme un valet.
Une demi-heure plus tard, il tente de joindre son ex-conseiller au téléphone.
C’est Jean-Luc Aubert qui le prend. « Je suis puni pour dix jours ou pour six
mois ? » s’interroge benoîtement Michel Rocard. « Dis-lui que c’est
définitif », fait répondre Jacques Pilhan. Les deux hommes se reverront plus
tard pour une explication en tête à tête. Il leur arrivera encore de se donner un
coup de main lorsque le « candidat virtuel » sera devenu premier secrétaire
du PS. Mais rien ne sera plus comme avant. Le 18 mars 1993, Jacques Pilhan
a tiré un trait sur cette étonnante aventure. Pour lui, c’est clair, jamais Michel
Rocard ne sera élu président de la République.
Une déception ? Pour le maître de Temps public, cette rupture est un
crève-cœur. Elle marque l’échec d’une tentative désespérée pour sauver la
gauche en permettant à ses deux hérauts de préserver leurs intérêts respectifs.
Dans cette affaire, il jouait, bien sûr, son propre avenir ainsi que la pérennité
de son agence. Mais dans son esprit il n’y avait pas que cela. Au plaisir d’être
le plus fort et de conduire jusqu’au bout cette mission impossible s’ajoutait le
désir d’assurer une filiation au sein d’une famille de pensée qui est aussi la
sienne. En coupant les ponts avec Michel Rocard – et de quelle façon ! –,
Jacques Pilhan rompt aussi, ce 18 mars 1993, avec un avenir qu’il n’avait
jamais imaginé autrement qu’avec la gauche. L’ère Mitterrand est en train de
s’achever. Son successeur, inévitablement, sera de droite. Jacques Pilhan se
prépare à devenir orphelin. Le voilà prêt pour d’autres aventures. Sans ses
amis d’autrefois.

Un dîner secret avec Sarkozy


Trois jours après avoir licencié Michel Rocard, Jacques Pilhan reçoit
d’ailleurs un nouveau coup sur la tête. Dimanche 21 mars, au soir du premier
tour des élections législatives, c’est un homme sonné qui, à l’Elysée, prend
connaissance des premiers résultats. De retour de Château-Chinon, le
Président s’est éclipsé dans ses appartements privés, sans échanger avec lui
autre chose que des propos convenus, sur un ton glacial. Les prévisions du
maître de Temps public n’étaient guère optimistes. Mais pas jusqu’à imaginer
pareille déculottée. Le PS est à 18 %. Il y a moins d’un an, quand Pierre
Bérégovoy a été nommé, l’objectif était de le porter à 26 %. Les écolos qu’on
voyait triomphants sont en net recul (7 %). Pire encore, la puissante poussée
de la droite a surtout profité au RPR de Jacques Chirac. Ses députés
domineront à coup sûr la prochaine Assemblée. Ce qui lie, de facto, les mains
du Président lors de la nomination du prochain Premier ministre, dans une
cohabitation qui s’annonce bien plus compliquée que celle de 1986.
Pour Jacques Pilhan, cette nouvelle donne politique ne fait que renforcer
une ancienne conviction : Edouard Balladur, de par son style, son
positionnement et ses liens avec le maire de Paris est l’homme de la situation,
dès lors qu’on continue à caresser l’espoir d’une cohabitation tranquille et
durable. Dès le lendemain du premier tour, Jacques Pilhan a lancé les
enquêtes nécessaires pour être sûr de l’opinion des Français. En attendant
qu’elles tombent sur son bureau, il a le temps d’aller flairer l’humeur du
moment. Au PS, c’est la panique. Jean-Paul Huchon et Julien Dray sont déjà
sur le sentier de la guerre avec pour objectif de déloger Laurent Fabius de son
poste de premier secrétaire. Si ça peut les amuser !
A l’Elysée, c’est le branle-bas de combat. Les déclarations incendiaires
des leaders du RPR, Jacques Chirac en tête, évoquant le nécessaire départ du
Président, ont eu le don de mettre ce dernier en rage. Le 24 mars, après une
cérémonie des adieux, lors du dernier Conseil des ministres du gouvernement
Bérégovoy, François Mitterrand est passé de la parole aux actes. « Je
n’entrerai pas dans la ratière », a-t-il promis. Tout l’après-midi, la vieille
garde du Président a défilé dans son bureau. Toujours le même discours :
repousser Rocard et surtout éviter le RPR, fût-il représenté par Edouard
Balladur. Celui-ci a eu beau multiplier les déclarations apaisantes qui
tranchent avec celles du maire de Paris, rien n’y fait.
Le soir du 24 mars, Jacques Pilhan est convoqué à l’Elysée en compagnie
de Roland Dumas, Louis Mermaz, Michel Charasse, Ségolène Royal, Hubert
Védrine et Anne Lauvergeon. Le Président veut la guerre. Le maître de
Temps public, lui, cherche l’armistice. Il a dans sa poche les résultats de ses
enquêtes qui ont été immédiatement transmis à l’Elysée. Les Français
souhaitent la nomination d’Edouard Balladur à Matignon. Ils la pronostiquent
tout aussi massivement. « Il est, pour eux, un Premier ministre évident. Ils ne
comprendraient pas que le Président esquive ce choix », commente Jacques
Pilhan, sans détour. Avant d’ajouter : « Barre ou Giscard ne sont pas dans la
course. S’ils devaient être nommés, ils seraient contraints, de surcroît, à une
surenchère permanente pour résister à la pression d’une Assemblée où le
RPR sera dominant. »
Pas le choix : tel est précisément le mot que François Mitterrand ne veut
pas entendre, à quelques jours du second tour des législatives. Cela
n’empêche pas Jacques Pilhan d’insister davantage. « Une fois à Matignon,
Balladur devra naturellement s’appuyer sur le Président pour ne pas être
phagocyté par Chirac et son clan. » D’ailleurs, qui d’autre que le maire de
Paris a intérêt à un clash rapide, suivi d’une présidentielle anticipée ? « Pour
le moment, les Français le voient déjà à l’Elysée. Or, il sait bien que ce
souhait n’est que passager et que, dans quelques mois, avec les difficultés
qui, immanquablement, assailleront la droite, la partie ne sera plus la même. »
Enfin, Jacques Pilhan joue son va-tout face à un Président sceptique :
« Dans leur tête, les Français ont déjà opéré une répartition des territoires
entre Balladur et vous. A l’un, une sorte de super-Bercy. A l’autre, une sorte
de super-Quai d’Orsay. Avec, en votre faveur, un dernier avantage qui n’est
pas mince. Vous restez à leurs yeux, y compris à droite et au Front national,
le protecteur des acquis sociaux. C’est un positionnement idéal pour la suite,
en dépit de la débâcle des législatives. »
Ce 24 mars, François Mitterrand écoute mais ne veut rien encore décider.
« Attendons les résultats du second tour. » Chacun déjà les devine. Les
députés socialistes vont être fauchés, un à un, comme sous la mitraille. Mais
le Président veut encore gagner du temps. Le 26 mars, Jacques Pilhan
remonte quand même au front. Il ressort du bureau présidentiel le feu aux
joues. « Il est toujours hors de lui, confie-t-il à son retour, cours Albert-Ier.
Balladur, jamais ! Cela reste son leitmotiv. » A tel point d’ailleurs que,
devant une telle obstination face à l’évidence, accompagnée de propos d’une
rare stupidité (« Je me fous de l’opinion des Français »), le maître de Temps
public en vient à se demander si le Président ne pratique pas, même avec les
plus proches de ses conseillers, l’art de l’intox afin de mieux déstabiliser
l’adversaire RPR.
Le 29 mars au soir, lendemain du second tour des législatives, Jacques
Pilhan est à l’Elysée pour assister à la nomination en direct du nouveau
Premier ministre. C’est Edouard Balladur, bien entendu. Toute la journée, le
secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine, a réglé avec l’impétrant, dans
une suite d’un grand hôtel parisien, le détail de cette intronisation. En
écoutant le Président, Jacques Pilhan a le sourire aux lèvres : « Le ton est à
peu près chaleureux. Ni trop, ni pas assez. Mais quel bal de faux-culs ! » Il y
a un autre détail de cette affaire qui l’amuse beaucoup, dans son for intérieur.
Personne ne le sait à l’Elysée, pas même François Mitterrand, mais une
semaine plus tôt, le lundi soir suivant le premier tour des législatives, alors
que le Président renâclait devant le choix d’Edouard Balladur, il a pris une
initiative qui, si elle avait été connue, lui aurait coûté son poste et sa
réputation : un dîner en tête à tête avec Nicolas Sarkozy.
C’était la première fois. Ce ne sera pas la dernière. Avec le bras droit
politique du futur locataire de Matignon, bientôt ministre du Budget et porte-
parole du gouvernement, Jacques Pilhan ne s’est pas contenté de faire un peu
mieux connaissance. Les deux hommes ont soigneusement déblayé ce soir-là
les obstacles qui se dressaient sur leur route. Comment contourner Chirac,
pour l’un. Comment faire céder Mitterrand, pour l’autre. Comment donc
promouvoir, comme Premier ministre, celui qu’ils avaient tous les deux
choisi, chacun à leur manière ? Mission accomplie. Bravo les artistes.
25
Allô ! Monsieur Trigano ?

Une nouvelle cohabitation ? Un remake, avec Edouard Balladur dans le


rôle-titre du Premier ministre, de la guerre sans dentelles livrée à Jacques
Chirac entre 1986 et 1988 ? Allons donc ! Le 24 avril 1993, il n’y a pas
encore un mois que les Français ont voté, donnant à la droite une des plus
larges majorités parlementaires de l’histoire de la République, que, déjà,
Jacques Pilhan tourne la page des années Mitterrand. Quelque chose vient de
s’achever. Mais quoi exactement ? En cette fin d’après-midi, le maître de
Temps public s’est enfermé dans son bureau avec son habituel complice,
Jean-Luc Aubert. Pour faire le point. Imaginer l’avenir. Détecter surtout les
lignes de force de cette drôle de période où soudain tous les chats sont gris.
De fait, la cohabitation n’est pas nouvelle mais différente. Sept ans plus
tôt – une éternité ! –, l’urgence était d’organiser la résistance et de préparer
du même coup la réélection de François Mitterrand. Aujourd’hui, la gauche
vient d’être rayée de la carte et le Président n’a plus que l’ultime ambition de
terminer sa longue carrière politique, dans l’honneur et la dignité. Pour se
battre, il faut avoir des armes. Or, comment ne pas voir que l’Elysée en est
désormais dépourvu. En nommant, bon gré, mal gré, Edouard Balladur à
Matignon, François Mitterrand a fait le seul choix qui évitait un choc frontal
avec la droite qui lui aurait été fatal. Pourvu que ça dure ! Il n’y a pas mieux à
espérer.
En mars, analyse Jacques Pilhan, « les Français n’ont pas voté comme
pour des législatives mais comme pour une présidentielle ». Ils voulaient la
grande alternance, sans la crise de régime. Ils ont été d’un mitterrandisme
achevé en donnant « du temps au temps ». Cette cohabitation n’est pas une
parenthèse mais une mise en bouche. Sauf énorme surprise à laquelle, à
Temps public, on ne croit guère, la présidentielle de 1995 marquera le retour
d’une cohérence politique à la tête de l’Etat. Bref, le successeur de François
Mitterrand sera de droite. Son nom ? C’est bien là la question !
Cette incertitude a le don d’exciter Jacques Pilhan. Il a observé avec soin
les premiers pas d’Edouard Balladur. L’homme a visiblement du talent. Il a
entendu aussi les premières rumeurs sur sa rivalité naissante avec Jacques
Chirac, son supposé mentor de l’Hôtel de Ville de Paris. L’homme a
visiblement de l’ambition. Et puis, surtout, après quelques semaines, de très
curieux messages sont arrivés, cours Albert-Ier. Des amis d’« Edouard » mais
aussi de « Jacques » sont venus dire, à mots à peine couverts, que la route
était longue et qu’il serait bien sot de ne pas se parler, dès lors que la
cohabitation prenait un tour apaisé. Des offres de service ? Des propositions
de contrat ? On n’en est pas encore là, mais ces préliminaires résument
l’humeur du moment. « On a changé d’époque », commente le maître de
Temps public. Ce 24 avril 1993, puisque l’heure est aux grandes remises à
plat, c’est également son propre rôle qu’il examine, autour d’un verre, avec
l’ami Aubert. La communication ? Il y a belle lurette que Jacques Pilhan est
sorti des clous de son métier de base. « Homme de pouvoir ? Je dirais plutôt
homme d’influence. »
Cette définition dit une lucidité. Cette lucidité annonce une ambition sans
limites. La politique française est en train de basculer et, avec elle, la vie de
celui qui entend rester en coulisse son grand ordonnateur. Lorsqu’il revient
chez lui, Jean-Luc Aubert écrit dans son journal des mots d’une incroyable
franchise. A Temps public, tout change, sauf le goût du jeu : « Jacques et
moi, nous nous sommes dit que nous “ferions” le prochain président de la
République et que nous vivions, pour l’instant, l’exquise légèreté de ne pas
avoir choisi lequel. » « Tout est ouvert » : autant qu’un constat, c’est presque
un cri de guerre. Le conseiller en com – puisque tel est encore son titre
officiel – de François Mitterrand est désormais un homme disponible. Il y a, à
cette époque, une phrase qu’il aime citer et qui explique la suite, toute la
suite. Elle est du vieux chancelier Metternich : « Le grand art, c’est de
durer. »
Avant de choisir son nouveau champion, Jacques Pilhan veut toutefois se
donner du temps. Le paysage n’est pas encore très clair. Dans ce genre de
situation, il n’aime guère céder à la précipitation. Cacher son jeu est, pour lui,
une manière de laisser les autres abattre leurs cartes. Dans l’ordre des
priorités, il y a d’abord François Mitterrand. La semaine de l’entre-deux-tours
des élections législatives n’a pas été une partie de plaisir. Le choix d’Edouard
Balladur était, pour Jacques Pilhan, celui de la raison. Le Président a eu du
mal à s’y résoudre. Cela a laissé des traces. Le maître de Temps public
connaît suffisamment son « Tonton » pour savoir qu’après des crises de ce
genre, mieux vaut ne pas se vanter en criant sur tous les toits qu’on a eu
raison le premier.
« Mon programme pour les cinq ans à venir… » Dès son discours, le
Premier ministre a dit l’essentiel. Il n’est venu à Matignon ni pour faire de la
figuration, ni pour chauffer la place. Edouard Balladur joue la comédie à la
perfection. Le voilà qui enjambe sans complexe le rendez-vous présidentiel
de 1995. Pour cela, il a besoin d’affirmer son indépendance. C’est ce qu’avait
prévu Jacques Pilhan lorsqu’il plaidait sa cause auprès de François
Mitterrand. Pour réussir, Edouard Balladur doit durer. Et pour durer, il lui
faut résister aux boutefeux de son camp. Quitte à s’appuyer discrètement sur
le chef de l’Etat. Ce mécanisme-là s’est installé sans qu’il soit nécessaire
d’insister. Pour convaincre François Mitterrand qu’il a fait le bon choix – si
tant est que ce soit désormais nécessaire –, il suffit à Jacques Pilhan d’aller à
l’Elysée avec, dans son cartable, les courbes de popularité des deux têtes de
l’exécutif. Le Premier ministre jouit d’une cote sans pareille auprès des
Français. A Temps public, on n’avait pas prévu qu’elle atteigne ces sommets.
Mais l’essentiel n’est-il pas que le Président soit, lui aussi, aspiré vers le
haut ? Il était au fond du trou. Il retrouve un peu d’air. Que demander de
plus ?
A comédien, comédien et demi. Dans la grande mise en scène d’une
cohabitation tranquille – bientôt, on dira de velours –, François Mitterrand
n’a pas besoin qu’on lui tienne la main. Jacques Pilhan en a la confirmation
lors de la préparation de cette interview du 14 juillet qui permet au Président,
surtout en période de cohabitation, de marquer son territoire, quitte à faire
claquer sa mâchoire. Comme en 1986, avec Jacques Chirac. Même timing,
même sanction ? A la fin juin, le maître de Temps public n’a pas été le
dernier à observer que, sur l’immigration ou l’enseignement privé, François
Mitterrand a commencé à se démarquer de l’action gouvernementale. Et si
c’était le début d’une nouvelle offensive ?
Le 29 juin, avant de rejoindre le Président dans son bureau de l’Elysée,
Jacques Pilhan révise une dernière fois les conclusions d’une enquête sur
l’état d’esprit des Français. Alors que les prévisions économiques, dans un
contexte de crise internationale, leur font craindre que la barre des
3,5 millions de chômeurs ne soit franchie avant la fin de l’année, ils se disent
à la fois satisfaits du couple Mitterrand-Balladur et mécontents de la politique
du gouvernement. L’Europe, depuis Maastricht, n’en finit pas de les
inquiéter. Ils demandent à la fois de l’ordre et de la protection. S’ils croient à
la bonne volonté du Premier ministre, ils se font un sang d’encre pour leur
avenir et celui de leurs enfants.
Dans cette enquête, Jacques Pilhan a testé une mesure qui lui semble
révélatrice de cet état d’esprit : l’autorisation administrative de licenciement,
supprimée lors du précédent passage de la droite au pouvoir. Or les Français,
même chez les sympathisants RPR et UDF, sont favorables à son
rétablissement, à une très large majorité. Pour déstabiliser Edouard Balladur,
l’ami des patrons, rien de plus facile. Il suffit que lors de la fête nationale le
Président en fasse benoîtement la proposition. A chaud, François Mitterrand,
avec un sourire carnassier, demande à réfléchir. Mais le 14 juillet, il préfère
disserter sur le code de la nationalité, la loi Falloux ou l’avenir de Bernard
Tapie, pris dans la tourmente de l’affaire OM-VA. « Si j’avais le sentiment
que les intérêts de la France sont gravement compromis, je le dirais »,
prévient-il avant de conclure : « Les griffes, entrées ou sorties, sont toujours
là. » Pas besoin de décodeur. C’est ce que souhaitait Jacques Pilhan. Pour la
guerre, si guerre il doit y avoir au sommet de l’Etat, on repassera plus tard.
Sur ce front-là – celui des rapports entre le Président et le Premier
ministre – qui longtemps occupa l’essentiel de son talent et de son énergie, le
maître de Temps public ne se fait plus guère de souci. Entre l’Elysée et
Matignon, on s’observe, on se jauge, on se méfie. Mais si chacun joue à peu
près le jeu, c’est que personne n’a encore les moyens d’ouvrir les hostilités.
« Cela va durer encore quelques bons mois », confie Jacques Pilhan avant de
partir en vacances. Quand le 25 octobre il organise pour François Mitterrand
une édition spéciale de « L’Heure de vérité », sur France 2, il constate sans
déplaisir que les faits lui ont donné raison.
Alors qu’Edouard Balladur doit faire face à un climat social extrêmement
dégradé et que la négociation sur les règles du commerce international
ravivent des plaies ouvertes lors des débats de Maastricht, le Président n’a
toujours pas sorti « les griffes » : « Le Premier ministre que j’ai choisi a
beaucoup de fermeté, de conviction, mais il a un tempérament qui lui permet
d’aborder chaque problème avec moi dans des termes qui ne sont pas a priori
antagonistes. » Ce rendez-vous télévisé a été préparé, à Temps public, avec
un soin habituel. La reprise presse est celle qu’on attendait. Au lendemain de
l’émission, François Mitterrand prend le temps de remercier son conseiller :
« Je sais que vous avez beaucoup travaillé. » « Je bosse pour lui depuis dix
ans. C’est la première fois qu’il me dit ce genre de choses », commente
Jacques Pilhan en raccrochant.

Mais pour qui roule donc Martine Aubry ?


Un autre Mitterrand ? Ce satisfecit a beau surprendre Jacques Pilhan, au
fond, il ne l’étonne pas. Le caractère de l’homme, sans doute, ne change
guère, même si la maladie l’épuise au point d’altérer son humeur et parfois,
même, son jugement. Si nouveauté il y a, elle est d’abord dans la situation du
vieux « guerrier » qui, à l’heure du départ, cherche davantage à sculpter sa
statue qu’à imaginer des combats qui, au fond, ne le concernent plus.
François Mitterrand a encore des obsessions, des haines et des coups de cœur.
Il n’est pas disposé à abandonner une seule once de son pouvoir, avant de
devoir quitter son palais. Mais a-t-il encore des projets ? C’est la question que
se pose régulièrement Jacques Pilhan lorsqu’il revient de l’Elysée avec un air
moitié mystérieux, moitié guilleret, et qu’il jette, dans le coffre de Temps
public, une cassette dont nul, même pas Jean-Luc Aubert, n’a le droit de
connaître le contenu exact.
« Encore une ! » Drôle d’expression alors qu’il s’agit de rien de moins
que des mémoires d’outre-tombe de François Mitterrand. Le premier
enregistrement a eu lieu le 25 mars 1993, dans la bibliothèque privée de
l’Elysée. Depuis, ces rendez-vous secrets se sont poursuivis en fonction des
disponibilités du Président. Chaque fois, c’est le même scénario. François
Mitterrand s’installe devant la caméra. Jean-Pierre Elkabbach pose les
questions. Elles portent sur l’actualité, mais pas seulement. Elles ont toutes
été préparées avec Jacques Pilhan. Des séances de ce type, il y en aura au
total vingt-deux, jusqu’à ce que le Président, épuisé par la maladie, choisisse
d’y mettre fin, au cours de l’été 1994.
Qui a eu l’idée le premier de ces mémoires audio d’un genre inusité ? Le
journaliste ou le conseiller ? Jean-Pierre Elkabbach jure en avoir fait la
proposition dès la fin 1989, en marge d’un sommet européen, à François
Mitterrand qui l’aurait définitivement acceptée, trois ans plus tard, lors d’une
conversation au fort de Brégançon. A cette même époque, le maître de Temps
public livre à ses proches une version qui est un peu différente sans être
nécessairement contradictoire. « Le projet est dans l’air depuis un bout de
temps mais le Tonton cette fois-ci est partant. » Signe qu’à l’approche des
législatives le Président, lui aussi, sent qu’une page de son histoire est en
train de se tourner et que l’heure des mémoires va bientôt sonner.
En privé, Jacques Pilhan évoque, pour mener ces entretiens, les noms
d’Anne Sinclair ou de Christine Ockrent. Et puis, un soir, en rentrant chez lui,
il lâche : « Ça sera finalement Jean-Pierre. » Ce qui est à la fois logique, vu
les rapports du Président et du journaliste, et inévitable, vu les liens de ce
dernier et du conseiller. Au moment où commencent ces enregistrements,
cette question de la paternité du projet qui, bien plus tard, en 2001, après la
mort de Jacques Pilhan, débouchera sur celle des droits d’auteur, est jugée
totalement secondaire. La règle du jeu a été fixée par François Mitterrand en
personne. Pas d’exploitation de son vivant et d’ici là, secret absolu. Jacques
Pilhan a pris l’opération en main. Très vite, les enregistrements ont lieu dans
le studio de l’Elysée et non plus dans la bibliothèque présidentielle.
La réalisatrice choisie par Jean-Pierre Elkabbach, Agnès Delarive, n’est
pas jugée suffisamment digne de confiance. Un ami de la maison Temps
public, Cadys Sosnowski, la remplace au pied levé. Des appelés du
contingent, qui gèrent habituellement le studio élyséen, sont également mis à
contribution. Tout cela n’est pas totalement d’équerre. Mais dans cette semi-
clandestinité qui plaît tant à Jacques Pilhan, comment faire autrement ? « On
s’arrangera », et, de fait, on s’arrange. Souvent de la main à la main. Pas de
contrat. Il faudra attendre plus d’un an avant que l’avocat de Jacques Pilhan,
Claude Vaillant, remette les choses au net. Rien que du flou. Pour Jacques
Pilhan, la seule chose qui importe est d’être le seul dépositaire des cassettes.
« Encore une ! »
Ce faisant, le maître de Temps public ne se contente pas d’investir pour
l’avenir. Il montre surtout qu’en ce printemps de 1993, avec l’accord de
François Mitterrand, il se préoccupe autant, sinon plus, de la mémoire du
vieux Président que des règles, au demeurant sans mystère, de la seconde
cohabitation. Ces enregistrements sont un document. Ils disent l’humeur du
moment. Ils n’apportent guère de révélations. Dans la séance qui suit
l’enterrement de Pierre Bérégovoy, François Mitterrand a repris, face à la
caméra, ses diatribes contre ceux qui, dans la presse notamment, ont « livré
aux chiens » l’honneur de l’ancien Premier ministre.
Jacques Pilhan n’était pas à Nevers lors des obsèques, mais il a suivi à la
télévision le discours présidentiel. Il n’a pas été associé à l’événement et, au
fond, cela ne le chagrine pas outre mesure. A l’hôpital du Val-de-Grâce,
quelques jours plus tôt, il a vu le Président, « bouleversé comme jamais ».
Qu’il règle désormais ses comptes, seul face à l’Histoire, a quelque chose
d’humain, de trop humain. « Qu’est-ce qu’il met aux journalistes », dit-il
parfois en revenant des séances d’enregistrement à l’Elysée.
François Mitterrand est en train de sortir lentement de la pure politique.
Jacques Pilhan, lui, n’éprouve pas cette tentation. L’aventure mitterrandiste
touche à sa fin. Ce n’est pas une raison pour quitter le navire. D’autant qu’il
doit rester à flot jusqu’au printemps 1995. Mais, en même temps, il est
désormais clair, à ses yeux, que les fidélités passées n’ont plus la force
d’autrefois. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’état désastreux de cette
gauche qui fut longtemps sa vraie famille. Dans les mois qui suivent les
élections législatives de 1993, rien, strictement rien ne laisse présager une
lueur d’espoir, sur ce coin-là de l’échiquier politique. Dans l’opinion, les
socialistes sont discrédités. « Les Français ne veulent plus les voir en
peinture. » L’opposition existe mais elle n’a pas d’incarnation politique.
Quand il relève la tête de ses dossiers, Jacques Pilhan en fait invariablement
le constat. « Les clivages de Maastricht ont brouillé tous les repères partisans.
Contre les élites, il y a un populisme ambiant qui monte et qui ne trouve pas
de représentation crédible dans le champ politique classique. »
En ce printemps de 1993, Jacques Pilhan a beau chercher autour de lui, la
gauche est un quasi-désert. Delors, vite ! Cette petite musique, entonnée par
les proches de l’Elysée, a un écho dans l’opinion mais pas cours Albert-Ier.
Ni l’homme ni son positionnement ne sont jugés dignes d’intérêt. L’envie,
surtout, n’est pas là, et, comme on dit à Temps public, « ça ne s’explique
pas ». En revanche, Martine Aubry, qui vient de refuser un bureau à l’Elysée,
a le don d’éveiller l’attention. La fille du président de la Commission
européenne connaît bien le chemin de la maison Pilhan. Elle l’avait emprunté
sans complexe quand elle était ministre. Elle le retrouve sans difficulté au
moment où elle s’installe, à son compte, à la tête de la Fondation contre
l’exclusion.
A partir de l’été 1993, les rendez-vous se multiplient. Jacques Pilhan
admire l’énergie d’une femme qu’il juge sympathique, énergique mais
« légèrement maniaco-dépressive ». Il voit se ranger derrière elle des réseaux
influents qui sont aussi les mieux-pensants de la République, et ça lui fait
dresser l’oreille. « En tout cas, elle ne roule pas pour son père mais pour elle
seule », commente-t-il rapidement. Souvent, Martine Aubry vient avec sa
grande copine de l’époque, Elisabeth Guigou, qui a besoin de conseils pour le
lancement d’une association pour l’Europe et la publication d’un prochain
livre. Les deux femmes communient dans un même antirocardisme. C’est
frais mais un peu court. Jacques Pilhan, qui s’y connaît en œnologie, a ce
jugement lapidaire : « Du vin de garde. A conserver à la cave. »
Mais que boire d’autre, en attendant ? La jeune garde de SOS-Racisme
n’a pas le culot et le charme de celle des fondateurs. Fodé Sylla (« un
pragmatique ») et Delphine Batho (« un joli sectarisme ») ont repris les rênes
de l’association. On les aide bien sûr pour leurs nouvelles campagnes comme
on a toujours aidé les vrais potes, surtout s’ils sont les enfants de « Juju »
Dray. SOS reste la grande fidélité de Jacques Pilhan, au moment où toutes les
cartes s’embrouillent. Tel l’ultime repère dans une aventure désormais sans
boussole. Mais ce n’est pas avec ça qu’on reconstruira la gauche. Pas plus
d’ailleurs qu’avec Bernard Tapie. Le 29 juin 1993, Jacques Pilhan est allé
déjeuner avec Jean-Luc Aubert rue des Saints-Pères, dans l’hôtel particulier
d’un homme une nouvelle fois aux abois. Match truqué, rumeur de
corruption : le patron de l’OM est dans de sales draps.
Avant de passer à table, face au maître de Temps public ébahi, Bernard
Tapie explique à sa femme et son fils qu’il doit se préparer à la prison. Puis il
évoque en rigolant l’hypothèse du suicide. Ambiance à l’apéro ! Jacques
Pilhan qui sort ce jour-là de l’Elysée évoque le soutien que compte lui
apporter le Président lors de son interview du 14 juillet. C’est peu de dire
qu’il ne souhaite pas que François Mitterrand s’avance trop sur ce terrain
miné. La photo de « Nanar » et de « Tonton » sur la pelouse de l’Elysée, lors
de la garden-party de la fête nationale, lui déplaira souverainement. Pour
Jacques Pilhan, Bernard Tapie est « un personnage de feuilleton », tel qu’on
en trouvait dans la presse du XIXe siècle. Un malfrat au grand cœur, toujours
au bord du précipice. Avec lui, on ne s’ennuie jamais. Mais pour déjeuner en
sa compagnie, mieux vaut se munir d’une longue cuillère.
C’est comme cela qu’on en revient à Michel Rocard. Licencié en mars,
réengagé en avril ? Il est vrai qu’entre-temps le promoteur maladroit du big-
bang s’est installé, à la tête du PS, dans le fauteuil de Laurent Fabius, au
terme d’un putsch dont Jean-Paul Huchon et Julien Dray ont été les
principaux artisans. Curieuse situation. Le maître de Temps public a viré
Michel Rocard de son bureau, juste avant les législatives, et voilà qu’il le
retrouve, quelques semaines plus tard, aux manettes d’un parti où les amis de
sa maison – Huchon, « Juju » mais aussi Glavany – n’ont jamais été aussi
nombreux. Le 22 avril, Jacques Pilhan revoit en tête à tête le nouveau patron
du PS. Mais il y a quelque chose d’artificiel dans ce retour de flamme. A
Temps public, on accepte de donner un coup de main pour les états généraux
de la gauche, organisés à Lyon, à la mi-juillet. Les séances de travail ont
repris, cours Albert-Ier. Un jour avec François Mitterrand, l’autre avec Michel
Rocard. Comme au bon vieux temps, et c’est bien le problème. Ce jeu-là est
désormais un peu vain et, du coup, il manque de saveur.
Jacques Pilhan a beau faire. Il n’y croit plus. Quand il regarde ses
enquêtes, il vérifie que le « candidat virtuel » a perdu ce qui faisait autrefois
sa force, c’est-à-dire un lien privilégié avec l’opinion. Durant l’été, il caresse
un moment l’idée, soufflée par Julien Dray, d’un néorocardisme dont Jean-
Paul Huchon serait le chef de file. Les rénovateurs de « la bande à Jean-
Paul » ? Après tout pourquoi pas ! Mais il faudrait aussi pour cela que ledit
« Jean-Paul » choisisse entre sa casquette d’apparatchik en chef du PS et celle
de consultant chez François Pinault. C’est le temps des calculs fous et des
projets sans lendemain. « Il faudrait que Rocard s’entende avec Chirac pour
occuper, à eux deux, tout le champ politique et pouvoir ainsi se retrouver,
face à face, en 1995 », soupire Jacques Pilhan. Tout cela n’est pas sot. Mais
tout cela sent aussi le bricolage.
Le 17 juillet, au sortir d’une séance de travail décevante de décryptage de
la campagne Clinton, le maître de Temps public souligne, avec un brin
d’amertume, le « manque de motivation » de Michel Rocard. Une semaine
plus tard, il confie à Jean-Paul Huchon le vrai motif de sa déception : « On ne
gagne pas une présidentielle en se faisant aimer des électeurs mais en
flinguant l’adversaire. » Or, chez Michel Rocard, il sent davantage « le
sociologue » que « le tueur ». Le 31 août, il le reçoit, cours Albert-Ier pour lui
dire que, cette fois, tout est terminé. « Tu n’as pas compris que le système
était totalitaire. » Rocard écoute en silence cette leçon de politique d’une rare
brutalité. A l’heure des adieux, il dit à Jacques Pilhan et à Jean-Luc Aubert
qu’il leur conserve toute son amitié et qu’ils auront toute leur place à
l’Elysée, quand il sera président. « Pour gagner, dans une période comme
celle-là, il faudrait être léniniste », réplique le premier. Ou bien
mitterrandiste ! Quand la porte se referme sur le héraut de la seconde gauche,
il n’y a pas une seule lueur de regret dans le regard des duettistes de Temps
public : « Nous allons retrouver la nécessité du secret et la jubilation de la
transgression. »
Adieu la gauche, bonjour Jacques Chirac ! En cette fin d’été de 1993, une
nouvelle vie commence, et Jacques Pilhan vit ce moment stupéfiant avec un
mélange d’excitation et d’angoisse qu’il n’avait plus connu depuis ses
premiers pas aux côtés de François Mitterrand. En 1981, il était dans la
création. Désormais, il est dans l’espoir insensé d’une renaissance. Après
l’expérience de l’ombre, voici venue celle de la clandestinité. Depuis
plusieurs années, le maître de Temps public se plaignait d’avoir été « vu »,
donc repéré et compris, et de ne plus pouvoir faire son métier comme il
l’entendait. Trop de monde, trop d’interlocuteurs, trop de contraintes. Et, au
final, une efficacité en berne.

Chirac appelle à l’aide


Tout a commencé à se détraquer au lendemain de la réélection de
François Mitterrand, et, à y regarder de près, les cinq premières années du
second septennat n’ont été qu’une longue suite de déceptions, entrecoupées
par des plaisirs fugaces. Echec du passage de témoin entre François
Mitterrand et Michel Rocard. Echec de l’échappée belle à Havas, dans le
monde plein de tentations des rois de la publicité. Jacques Pilhan, si riche et
si pauvre à la fois. Sans « la jubilation de la transgression », pourquoi donc se
donner tant de mal ? Or celle qui se prépare n’est pas celle d’un petit joueur
de poker. Elle est gigantesque. Elle frôle la trahison. Elle suppose une
discipline de fer et un culot d’acier.
Gérer l’ancien et le nouveau, le Président sortant et son successeur
potentiel : c’était un projet caressé de longue date à Temps public. Mais
accompagner François Mitterrand sans lui dire, un seul instant, que l’on va se
mettre au service de Jacques Chirac relève d’une tout autre démarche. En cet
été 1993, le président du RPR, maire de Paris, est un homme perdu, lâché par
tous les siens – ou presque. Il est l’incarnation achevée du loser pour lequel, à
l’Elysée, on n’a que du mépris, à peine teinté de commisération. C’est un
sentiment qu’on partage, sans guère de précaution, du côté de Matignon. Si
François Mitterrand et Edouard Balladur avaient su, à cette époque, ce qui se
tramait dans leur dos, sans doute auraient-ils conclu que Jacques Pilhan était
devenu fou. C’est pourtant dans cette aventure-là qu’il vient de se lancer, dès
le lendemain des législatives de mars 1993. Par des messages discrets et des
appels du pied.
Jacques Pilhan jouit, à droite, d’une réputation solidement établie qui est
le reliquat de la précédente cohabitation. Les chausse-trapes en tout genre,
imaginés cours Albert-Ier, ont laissé un souvenir amer, tant à Jacques Chirac
qu’à ses commensaux. « Avoir un Pilhan », « faire du Pilhan » : ce sont des
expressions qui appartiennent désormais au vocabulaire des stratèges de la
droite. Longtemps, on s’est ignoré. Puis on s’est croisé avant de partager les
mêmes tables et les mêmes restaurants. Edouard Balladur a tiré le premier,
par l’intermédiaire de Nicolas Sarkozy, dans l’entre-deux-tours des
législatives. Puis, avec le succès, il a cru qu’il était le plus fort. Dans son pas
de deux avec François Mitterrand, il n’a pas jugé bon de s’encombrer de
contacts accessoires avec un simple conseiller. Péché d’orgueil. Ses équipes
ont vite estimé qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir la porte à un nouveau venu,
issu, de surcroît, de la concurrence. Péché d’égoïsme.
Au fond, pour aller frapper à la porte de Jacques Pilhan, il fallait être nu.
C’est ce qu’ont deviné Jacques Chirac et, avant lui, ses proches. Le premier
signal est envoyé, début avril 1993, par José Frèches. Conseiller pour la
presse et la communication à Matignon, entre 1986 et 1988, c’est un vieil ami
du maire de Paris qui a poursuivi sa carrière à Canal + avant de rejoindre le
groupe pharmaceutique de l’ambitieux – et très droitier – Pierre Fabre.
Jacques Pilhan le connaît bien sans être pour autant l’un de ses intimes. De
leurs brèves conversations, il retire une double conclusion. La première est
que « Chirac est dans la merde ». La seconde est que Claude, sa fille, a décidé
de tout faire pour l’en sortir.
Claude Chirac n’est pas non plus une inconnue, cours Albert-Ier. Un an
plus tôt, Jacques Pilhan, qui est un esprit curieux, a accepté de déjeuner avec
elle, dans un petit restaurant, derrière l’Etoile. Ce jour-là, Jean-Michel
Goudard a servi de chaperon. Le « G » de RSCG a observé – de loin –
l’entrée dans la carrière de Jacques Pilhan, lors de la campagne de 1981. A
l’époque, il se disait « gaulliste » et travaillait pour Jacques Chirac. Entre le
maître de Temps public et lui, il est resté un fonds d’estime réciproque. On
n’était pas du même bord mais ça n’empêchait pas de se parler, à l’occasion.
Pas de concurrence : cela crée parfois plus de liens qu’une supposée
proximité, façon Séguéla. Avec l’arrivée de RSCG dans le giron d’Havas,
Jacques Pilhan et Jean-Michel Goudard ont retrouvé des chemins
convergents. Notamment lors de la campagne de Maastricht.
Le déjeuner de 1992 entre la fille cadette du maire de Paris et le
conseiller du Président n’est pas resté sans suite. C’est qu’ils se sont plu,
immédiatement. Quand il le veut, Jacques Pilhan est un séducteur drôle,
délicat et précis. Claude Chirac, qui fait ses premiers pas dans la com à
l’ombre de Jean-Michel Goudard, est sortie de table avec le sentiment que cet
homme-là n’était décidément pas un « pubard » comme les autres. Quant au
maître de Temps public, il est rentré au bureau avec la certitude que cette
fille-là n’était pas franchement de droite. On se reverra, c’est sûr, et, en effet,
on s’est revu.
Au printemps 1993, l’ambassade de José Frèches est, à l’évidence,
couverte par Claude Chirac. Pour Jacques Pilhan c’est un signal important.
La confirmation de cette intuition ne tarde d’ailleurs pas à arriver. Le 24 mai,
il reçoit un coup de téléphone qui l’excite au plus haut point. A l’autre bout
du fil, Jean-Michel Goudard ne tourne pas autour du pot. Jacques Chirac est
« paumé ». Tout son entourage est en train de le trahir, Nicolas Sarkozy en
tête, en rejoignant ce félon d’Edouard Balladur que les sondages rendent fou
de prétention. « Il se voit déjà élu président. » A l’aide Pilhan !
Pourquoi pas un déjeuner avec le maire de Paris ? Le maître de Temps
public demande à réfléchir. Quand il raccroche, pourtant, sa décision est déjà
presque prise. Curiosité ? Assurément. Plaisir du jeu ? Sans doute. Calcul
politique ? Bien entendu. Car pour Jacques Pilhan, la montée en puissance
d’Edouard Balladur est aussi un danger pour François Mitterrand. Elle
déséquilibre la cohabitation en instaurant un rapport de forces trop inégal
entre Matignon et l’Elysée. Pour le moment, ce n’est pas dramatique. A
terme, cela peut se révéler dangereux. Dans ces conditions, semer la discorde
à droite, en redonnant un peu d’air au clan des chiraquiens, n’est pas
forcément inutile. En tout cas, ça ne mange pas de pain.
Dès qu’il évoque ce futur déjeuner avec Jacques Chirac devant Jean-Luc
Aubert, Jacques Pilhan n’en reste pourtant pas à ces règles de bonne gestion
de la cohabitation. Le soir du 24 mai, cours Albert-Ier, il a déjà mis le pied
dans une tout autre logique. Avertir François Mitterrand ? Pour quoi faire ? Il
sera bien temps, un jour ou l’autre, de lui faire le compte rendu de ces
contacts clandestins. Et puis, surtout, comment ne pas voir qu’une porte
inattendue est en train de s’entrouvrir, en vue de la présidentielle de 1995 ?
Apparemment, Jacques Chirac n’est pas un cheval attrayant. Mais dans
son échange, à chaud, avec Jean-Luc Aubert, Jacques Pilhan retrouve une
conviction qui vient de loin et explique toute la suite d’une aventure qui n’en
est pourtant qu’à ses prémices. « Face à Balladur, ce pompidolien, il y a la
place pour un projet de société gaulliste. » Celui-ci est dans l’air du temps. Le
choc de Maastricht est passé par là. « Les classes moyennes sont dans
l’attente d’un leader un peu populiste » qui ne soit pas un « bourgeois ». Et si
c’était Jacques Chirac ? Le plus stupéfiant dans cette affaire qui s’enclenche
et va, bientôt, changer la face de la politique française est qu’elle repose sur
une intuition, nourrie par des enquêtes d’opinion. Jacques Pilhan ne connaît
pas Jacques Chirac. Il l’a croisé sans jamais lui parler. Il évoque une tradition
gaulliste qui n’a jamais été sa tasse de thé. Il ne réagit qu’à un simple coup de
fil en forme de SOS. Et pourtant, il a déjà tout compris.
Merci Balladur ! Car le responsable de tout, c’est bien lui. Pour
comprendre aussi vite les ressorts potentiels du produit Chirac, il fallait que
Jacques Pilhan ait saisi auparavant la figure de son double inversé. En entrant
à Matignon, le Premier ministre a changé. A Temps public, on a ouvert tout
grands les yeux, en constatant qu’il suffisait de quelques sondages pour que
tombe le masque. Edouard en majesté, quel spectacle ! Pour le décrypter dans
ses moindres nuances, Jacques Pilhan dispose, il est vrai, d’un guide avisé et
pointu : Jean-Pierre Elkabbach. Celui-ci a écrit, en 1989, avec Balladur un
livre d’entretiens au titre prémonitoire : Patience et longueur de temps. Dès
sa nomination, il est devenu un familier de Matignon. Il fait partie des rares
journalistes qui ont l’honneur de déjeuner en tête à tête avec le Premier
ministre. En sortant de table, il lui arrive de faire un saut cours Albert-Ier. Et
de tout raconter.
Le 16 avril 1993, par exemple, Jean-Pierre Elkabbach passe pas moins de
trois heures dans le bureau de Jacques Pilhan. Edouard Balladur, à
l’évidence, est déjà candidat à la présidentielle. Il ne cache pas, en privé, ses
immenses ambitions. Il pense avoir cassé la machine RPR. Il n’a pas de mots
assez cruels pour décrire l’agitation de ce pauvre Chirac qui veut encore
décider de tout et de n’importe quoi, alors qu’il ferait mieux de gérer sa
mairie. Edouard Balladur se permet même, ce jour-là, de gloser sur les
déboires familiaux de son ex-patron, notamment le brutal décès du mari de
Claude. Jacques Pilhan, toutes oreilles ouvertes, découvre les coulisses d’une
droite qu’il connaît encore peu. Ces informations-là, il les transmet illico à
François Mitterrand. « Le scénario marche à merveille. Edouard Balladur va
avoir besoin de vous. » Il est toutefois une question à laquelle il ne parvient
toujours pas à répondre : « Par quel hasard, pour la première fois sous la
Ve République, le vainqueur d’une élection, c’est-à-dire Chirac, a-t-il choisi
de laisser à un subordonné la place qui lui était due ? »

Ce type est un ogre


La réponse va tomber, de la bouche même du principal intéressé, au
début de l’été, dans un grand appartement de la rue du Docteur-Blanche, au
cœur du 16e arrondissement de Paris. « Parce que j’ai cru à la parole
d’Edouard Balladur. » C’est aussi simple que ça et c’est signé Jacques
Chirac. Voici venu le temps des rencontres, des découvertes et des premières
confidences. Jean-Michel Goudard a obtenu ce qu’il voulait : mettre les deux
Jacques, le grand et le petit, autour d’une même table. La sienne en
l’occurrence. Le 11 juin puis le 6 juillet, à l’heure du dîner, il est allé chercher
près de chez lui le couscous et le vin. On va enfin pouvoir parler entre
hommes. De la situation économique qui est mauvaise, très mauvaise. Des
derniers événements politiques et notamment de la sortie de Philippe Séguin
contre le « Munich social » auquel conduit tout droit la politique du
gouvernement. Mais si Pétain est aux portes du pouvoir, où est donc le
nouveau de Gaulle ? Pour évoquer les relations de Jacques Chirac et
d’Edouard Balladur, on ne saurait imaginer meilleure mise en bouche.
Lors des dîners chez Goudard, des projets d’une tout autre collaboration
sont évoqués à mots à peine couverts. Résistance : telle est la ligne. Jacques
Pilhan, qui pourtant en a vu d’autres, est moitié sous le charme, moitié
interloqué. Ce que dit Jacques Chirac correspond exactement à ce qu’il avait
imaginé. « Cet homme ne sait plus où il habite. » Le maire de Paris a levé
l’oreille quand le maître de Temps public lui a dit que toutes ses enquêtes
confortaient ce qu’il avait découvert lors de la campagne de Maastricht : « Il
y a en France une profonde déchirure sociale. » Il a bien rigolé lorsqu’il l’a
entendu dire que « Bernard Kouchner et les hypermarchés ne pouvaient être
durablement l’horizon indépassable des classes moyennes. » Mais de là à
imaginer les conditions d’un rebond, d’ici 1995…
De retour à Temps public, Jacques Pilhan décrit d’ailleurs moins une
politique qu’un personnage. « Il est sympa, il bouge tout le temps, il passe
son temps à jouer avec ses lunettes. » Et puis, surtout, quel appétit. « Il a
mangé presque toutes les brochettes et descendu le pinard à lui tout seul. » Il
y a du Guignol dans l’air. Jacques Pilhan, au fond, adore. « Ce type est un
ogre, dit-il. Toute la question est désormais de lui donner à bouffer autre
chose que les produits merdiques que lui ont proposés jusqu’à présent ses
conseillers en communication. » Et Dieu sait s’il y en a eu ! Jacques Pilhan
ne le comprend encore qu’à moitié. En fait, sa chance est double. La première
est d’avoir le soutien de Goudard et surtout celui de Claude, sans laquelle
rien ne saurait se faire. L’autre est plus paradoxale. Le principal défaut du
président du RPR est d’écouter tous les conseils à la fois, avec une
prédilection pour le dernier qui a parlé. Or, en cet été de 1993, le problème ne
risque plus de se poser. Tout le monde est parti. Jacques Chirac est seul et ça
risque fort de durer.
Pour Jacques Pilhan, il y a donc un boulevard. A moins que ce ne soit une
impasse ! Aider Jacques Chirac n’est pas pour lui une question morale mais
une difficulté pratique, doublée d’une interrogation concrète. Après tout, le
jeu en vaut-il la chandelle ? Quand il se penche sur l’image de Jacques
Chirac, il lui faut reconnaître qu’elle est franchement désastreuse. Presque
autant que celle de Michel Rocard. Jouer avec des losers n’a jamais été la
spécialité de Temps public. D’autant qu’en dépit de la crise et du chômage,
jamais la popularité d’Edouard Balladur n’a semblé aussi florissante. « Pour
les Français, reconnaît Jacques Pilhan durant l’été 1993, il est presque devenu
le vrai Président, tandis que Mitterrand est relégué au rang de vice-
président. »
Tout cela est enrageant. Ce Balladur est « Tartuffe incarné ». Sa
courtoisie surjouée, sa façon de s’afficher comme un homme convenable qui
ne dit pas de gros mots – celui de présidentielle, par exemple – et prétend ne
pas faire de politique est sans doute profondément insupportable. Mais a-t-on
jamais bâti une stratégie de com avec une somme d’énervements ? Pendant
quelques semaines, après les dîners de Goudard, Jacques Pilhan doute. Mais,
en même temps, comment ne pas voir qu’il se prépare ? Au cas où… Le
démon des affaires ne l’a pas totalement abandonné. Son grand homme du
moment s’appelle Jean-Marc Oury, un des hommes clés de la Générale des
eaux, présenté alors comme le successeur de Pierre Suard. Avec sa fidèle
ajointe, Catherine Mamet, il a évoqué, lors d’un déjeuner à la mi-juillet, chez
Ledoyen, un projet d’OPA sur la Fnac dont on imagine qu’elle pourrait un
jour fusionner avec Virgin. La difficulté vient de ce que François Pinault
aussi est sur le coup. Pinault, ce grand ami de Chirac ! Décidément, que le
monde est petit !
D’ailleurs, à Havas aussi il y a encore des hommes qui n’ont pas lâché le
maire de Paris. Comme si le monde des affaires était un peu moins infidèle –
ou moins rapide ? – que celui de la politique. L’ami Pouzilhac est toujours
partant quand Jacques Pilhan a des rêves de grandeur. Le 6 juillet, jour du
second dîner avec Jacques Chirac, les deux hommes ont déjeuné en tête à
tête. A Temps public, on aimerait aider « Poupou » à devenir « le Monsieur
Pub des années quatre-vingt-dix ». C’est un plan de bataille qu’expose ce
jour-là Jacques Pilhan à son ami d’Havas. Le concept tient en une phrase :
« Tu dois incarner à la fois l’après-Séguéla et l’anti-Séguéla. » Avec, en
conclusion, une note d’ambiance qui dit une rancune vieille de treize ans :
« On ne va quand même pas laisser ce rôle à Maurice Lévy et à Publicis. »
Un pied dans la finance, un autre dans la publicité, Jacques Pilhan a en
fait une manière assez simple de s’occuper juste avant le grand saut. Durant
tout l’été, il est resté en contact permanent avec Jean-Michel Goudard qui le
presse désormais d’accepter une offre de service en bonne et due forme. Le
31 août, Michel Rocard est définitivement largué, sans guère de ménagement.
Deux jours plus tard, Jacques Pilhan retrouve Claude Chirac, rue du Docteur-
Blanche. Ce jour-là, l’affaire est topée. Le conseiller en communication du
président de la République accepte de travailler pour son ennemi de toujours.
Pas d’autorisation élyséenne. Pas de contrat écrit avec le maire de Paris.
Adieu la gauche, bonjour la droite. Ou, plutôt, bonjour une certaine droite.
Le grand saut de Jacques Pilhan est un pari risqué. « Je n’ai pas choisi un
candidat mais c’est l’opinion qui m’a dicté celui-là », explique-t-il aux deux
seules personnes qu’il a mises dans la confidence, c’est-à-dire son épouse,
Michèle, et son adjoint, Jean-Luc Aubert. Car c’est le côté farce de cette
nouvelle aventure que d’être le fruit d’un référendum, celui de Maastricht,
voulu par Mitterrand, pour lequel Jacques Chirac a appelé à voter oui et qui
va déboucher sur une campagne présidentielle tout entière calée sur
l’électorat noniste.
Quand Jacques Pilhan entre en scène, en cette rentrée 1993, Edouard
Balladur est au sommet de sa gloire. 68 % d’opinions favorables dans le
baromètre Figaro Magazine/Sofres. Tout l’été, il a soigneusement quadrillé
le terrain médiatique avec une interview sur France 2, depuis son lieu de
villégiature, à Chamonix, le 12 août, puis une conférence de presse, le 25 du
même mois. L’étouffeur de Matignon ne laisse plus une once d’espace à
Jacques Chirac. Pour sauver les apparences, il n’y a plus que les jeunes du
RPR que Philippe Séguin enflamme, lors de leur université d’été. « Chirac à
l’Elysée, Mitterrand à Latche. » Ces slogans ne doivent naturellement rien à
Jacques Pilhan !
Le 6 septembre, Jacques Chirac a prévu de faire sa rentrée politique
devant le « Club de la presse » d’Europe 1 où l’attendent tous les grands
caïmans des médias, Jean-Pierre Elkabbach en tête. C’est un rendez-vous
important qui, dans le contexte du moment, prend une dimension toute
particulière. Jusqu’au début de l’été, le maire de Paris pouvait encore faire
semblant de ne pas avoir vu les nouvelles ambitions de ce cher « Edouard ».
Mais comment pourrait-il désormais ne pas commenter l’évidence de la
trahison ? Juste avant de se rendre dans les studios de la rue François-Ier, le
maire de Paris passe par son bureau et décroche son téléphone : « Allô !
Monsieur Trigano ? »
L’homme qui lui répond est chez lui, à son domicile privé, rue Joseph-
Barra. C’est Jacques Pilhan. Pour tromper d’éventuelles écoutes, les deux
hommes sont convenus de ce pseudonyme et de cette méthode
rocambolesque. De sa petite voix calme, « Monsieur Trigano » donne ses
consignes à « Monsieur Jacques ». « Il faut que vous calmiez le jeu. Que vous
invoquiez les intérêts supérieurs du pays et le nécessaire respect des
échéances. Prenez de la hauteur. Et surtout restez détendu. » Du Pilhan pur
jus pour une première préconisation. Pour faire la guerre, le maître de Temps
public pense qu’il faut avoir, bien sûr, une âme de guerrier. Mais quand
l’heure de la bataille n’a pas encore sonné, il faut aussi savoir ne pas gaspiller
ses munitions. Jacques Pilhan l’avait expliqué à Michel Rocard. Le voilà qui
le recommande à Jacques Chirac, à son tour.
Sur Europe 1, le maire de Paris est un élève appliqué : « Edouard
Balladur et moi ne serons jamais en concurrence pour toutes sortes de raisons
qui tiennent à l’amitié, à la droiture, à un socle commun de convictions et au
sens de l’intérêt de l’Etat et de la nation. » Sourires rue Joseph-Barra. Quand
vient l’inévitable question sur sa candidature à la prochaine présidentielle,
Jacques Chirac sort de sa poche une phrase tirée au cordeau : « Personne ne
doute de ma détermination à délivrer un message politique dont je me sens
porteur. » Cela ne veut pas dire grand-chose mais c’est ce qui était prévu. Ni
trop, ni pas assez. « Pas mal pour un début », commente « Monsieur
Trigano ». Le lendemain, Jacques Pilhan appelle Jean-Pierre Elkabbach.
— Tu l’as trouvé comment, Chirac ?
— Pas très crédible.
— Ah bon ! Pas moi…
26
Dans les caves, avec Chirac

Comme dans un film d’espionnage ! Lorsqu’elle s’engage sur le cours


Albert-Ier, la petite auto noire fait un appel de phares. A ce signal, un grand
type aux cheveux en bataille appuie sur le bouton qui ouvre la porte du
garage. La petite auto noire s’engage sur la pente pour aller se garer en sous-
sol. La conductrice – une jeune femme blonde – jette un coup d’œil autour
d’elle et fait signe à son passager qu’il peut sortir sans crainte. Celui-ci
déploie sa grande carcasse. Ils sont désormais trois dans le garage. La petite
jeune femme et les deux grands types. Par une porte dérobée, iIs s’engagent à
la queue leu leu dans les caves de l’immeuble. Ça sent l’humidité et c’est mal
éclairé. Le grand type aux cheveux en bataille ouvre la marche, en silence.
Arrivé devant une porte blindée, il frappe discrètement. La porte s’ouvre en
grinçant sur un studio de télévision où patiente un petit homme aux yeux de
billes. On se salue rapidement avant de s’engager dans un escalier en
colimaçon. Celui-ci débouche sur un hall désert. Pour ne pas avoir à le
traverser – sait-on jamais ! –, le type à la grande carcasse enjambe la
rambarde de l’escalier et s’engouffre dans un large bureau. Les portes se
referment. Dans un coin, il y a des bières et des sandwichs. La séance peut
commencer. Thème unique : comment fabriquer un président de la
République ?
Jacques Chirac – la grande carcasse – adore cette mise en scène. Jacques
Pilhan – les yeux de billes – aussi, en dépit du stress qu’elle lui procure.
Claude Chirac – la petite jeune femme blonde – et Jean-Luc Aubert – le
grand type aux cheveux en bataille – sont les seuls témoins de ces rendez-
vous secrets qui commencent dès le mois d’octobre 1993, dans le bureau du
maître de Temps public. Fini le temps des dîners chez Jean-Michel Goudard
et des coups de téléphone codés de « Monsieur Trigano ». Pour travailler
sérieusement, il fallait, à la fois, du temps et un lieu où on ne soit pas
dérangé. Les deux Jacques sont vite convenus qu’il était illusoire de jouer les
clandestins à l’Hôtel de Ville de Paris. Le circuit des caves du cours Albert-
Ier s’est imposé de lui-même. En soirée, bien entendu, lorsque l’agence est
vide.
Juste avant l’arrivée de la petite auto noire conduite par Claude Chirac,
Michèle Pilhan – l’autre femme de la conjuration – est chargée d’éloigner le
chauffeur de son époux en prétextant un dîner au restaurant. Il est vrai que
ledit chauffeur s’appelle Olivier Tourlier et que son père exerce des talents
identiques auprès de François Mitterrand. Une seule fois, à la suite d’un
malentendu, il aura l’occasion de croiser, dans le garage de Temps public,
une grande carcasse dont on voit mal comment il ne l’aurait pas reconnue.
C’est le dernier côté farce de l’affaire que d’avoir été éventée à une seule
reprise, par un homme – l’incarnation vivante des liens de Jacques Pilhan et
de la présidence de la République – qui aurait pu tout faire capoter et qui,
manifestement, a su garder sa langue.
Prise de risques maximum, discrétion absolue. Du Pilhan pur sucre ! La
première séance de travail a lieu, à Temps public, le 26 octobre 1993. Deux
hommes et une femme dans un bureau. Deux complices à l’extérieur – Jean-
Michel Goudard et Michèle Pilhan. Point final. Durant au moins neuf mois,
personne, strictement personne d’autre que ces conjurés ne se doutera que
chaque semaine, et parfois même davantage, on est en train de concocter,
cours Albert-Ier, l’improbable campagne du successeur de François
Mitterrand. C’est d’ailleurs ce qui excite le plus Jacques Pilhan. Les
circonstances le ramènent à ce qu’il a toujours préféré. Secret, invisibilité,
travail en tout petit comité. Telle est, à ses yeux, la recette de l’efficacité et du
plaisir réunis.
Tout cela le rajeunit et Dieu sait si ça compte pour cet homme obsédé par
la fuite du temps. Automne 1980 : treize ans déjà ! A cette époque, Jacques
Pilhan faisait ses premiers pas dans la carrière à l’ombre de Jacques Séguéla,
et ils étaient peu nombreux, alors, ceux qui auraient parié un kopeck sur les
chances de succès de François Mitterrand. Tout était à construire. Avec les
rendez-vous secrets du cours Albert-Ier, il retrouve des sensations qu’il avait
progressivement oubliées dans la banalité progressive de son job. C’est une
des clés principales de cette nouvelle aventure, au-delà du désir de durer.
Recommencer, c’est une manière de revivre. Avec François Mitterrand,
Jacques Pilhan a acquis de haute lutte tout ce qui le faisait rêver : la réussite
et la réputation, l’argent et la gloire. Désormais, on le craint et on le jalouse.
Ce n’est pas fait pour lui déplaire. Mais est-ce vraiment ainsi que les hommes
vivent ? Surtout quand ils ont la passion du jeu et cette hantise de l’ennui qui
souvent l’accompagne.
Chirac, pour se distraire ? C’est bien sûr un peu plus compliqué que ça.
Et pourtant ! Devant son nouveau visiteur du soir, Jacques Pilhan est au
comble de la transgression. Quand il bossait pour Michel Rocard, François
Mitterrand était à peu près au courant, et les deux hommes, surtout,
appartenaient au même camp. Cette fois-ci, le Président ne sait rien, et celui
dont on entend faire son successeur à l’Elysée est un de ses plus vieux
adversaires politiques. Le temps des signes de connivence et des clins d’œil,
dans le dos d’Edouard Balladur, n’est pas encore venu. Pour le vieux
monarque malade, le président du RPR, par ailleurs maire de Paris, reste un
ennemi absolu dont la subite solitude n’attire aucune commisération.
Qu’importe que l’agité d’hier soit l’oublié d’aujourd’hui. Loser il était, loser
il restera. A quoi bon s’attarder sur son cas.
Longtemps, Jacques Pilhan a fait la même analyse. C’est ce qui donne un
tour aussi étonnant à ses premiers entretiens avec Jacques Chirac. Le temps
n’est plus aux préliminaires et conseils ponctuels. Désormais, on entre dans le
dur. Il ne s’agit plus de redonner de l’air à un homme aux abois mais de lui
permettre d’être élu à la présidence de la République. L’intuition de Jacques
Pilhan est double. C’est celle qu’il expose d’emblée au maire de Paris.
Premier point : le désir d’alternance qui s’est manifesté dans le pays, en
mars 1993, est tel qu’il faudrait un miracle pour que la gauche puisse sauver
les meubles à la présidentielle de 1995. François Mitterrand, bien sûr, ne se
représentera pas. Le PS de Michel Rocard est une pétaudière. Son candidat de
rechange, Jacques Delors, est un leurre que l’Elysée agite sans croire un seul
instant qu’il puisse passer à l’acte.
Second point : l’opinion publique française est travaillée par des
aspirations à la fois « aigres et prérévolutionnaires » – rien de moins ! – qui,
dans un contexte économique et social délétère, nourrissent un puissant
courant « populiste, antiélitiste, antibourgeois » qui s’est manifesté, une
première fois, lors du référendum de Maastricht et qui réapparaîtra,
immanquablement, lors de la prochaine présidentielle. Les Français veulent
de l’ordre, de la protection et de la justice. Ils aspirent au changement et à la
morale. L’équation de 1995 est donc, au final, assez simple. Tout au moins
sur le papier. Celui qui, à droite, saura capter ce mouvement succédera, ipso
facto, à François Mitterrand.
Dès la première séance de travail entre Jacques Pilhan et Jacques Chirac,
les clés de l’élection sont déjà sur la table. La demande – celle des Français –
est beaucoup plus claire qu’on ne pourrait le croire. Le seul enjeu est celui de
l’offre. C’est le genre de situation que le patron de Temps public connaît sur
le bout du doigt. Il la résume d’une seule phrase : « Si rien ne change, alors
Edouard Balladur sera élu. Mais si on réussit à faire apparaître, à droite, un
produit alternatif et crédible, alors il peut être battu. » D’où la question qui,
plus que toute autre, justifie les longues séances d’accouchement du cours
Albert-Ier : « Qui êtes-vous vraiment, Jacques Chirac ? »

La vérité d’un homme seul


Jacques Pilhan, lui, est d’abord un coach. C’est sa force et son talent.
Dans l’action, il est à la fois rapide et sans complexe. Mais en amont, il a
cette capacité rare, dans sa profession, de savoir écouter et, avant cela, de
savoir faire parler. Ses relances sont toujours positives. Face au client, cet
homme qui peut être cinglant est soudain d’une infinie douceur. Bref, il a
l’art de mettre en confiance. C’est peu de dire qu’il apporte à Jacques Chirac
ce qui lui manque le plus. Durant sa longue carrière, le maire de Paris a
connu, usé et jeté un nombre incalculable de soi-disant gourous qui tous ont
cru qu’il n’était qu’une pâte molle – en clair, un grand con – à qui il suffisait
de mettre une idée dans la tête pour qu’il la fasse sienne. En cet automne
1993, rien n’aurait été possible si sa fille, Claude, ne lui avait pas vanté les
talents de Jacques Pilhan. Mais rien aussi n’aurait été durable si ce dernier
n’avait pas eu le talent de surmonter ses anciens préjugés pour découvrir,
selon son expression, « la vérité d’un homme ».
Drôles de duettistes ! Les deux Jacques. Celui qui se sent trahi par
Edouard Balladur et celui qui, à sa manière, trahit la confiance de François
Mitterrand. Celui qui voudrait être Président et celui qui aimerait faire le
prochain. Celui qui doute et celui qui ne doute de rien. Il y a du transfert dans
l’air ! Pour le maire de Paris, le seul fait qu’un homme comme Jacques Pilhan
accepte de se mettre à son service est source de réconfort. Si le conseiller en
com de François Mitterrand prend le risque de lui apporter son concours, ce
n’est pas par simple charité ! De son côté, le maître de Temps public est
suffisamment malin pour mesurer qu’avec un client de cet acabit, il a
l’occasion inespérée de jouer, une fois encore, une de ces parties de poker
sans lesquelles la vie ne mériterait pas d’être vécue.
Pour comprendre cette aventure qui n’en est encore qu’à ses prémices, il
ne faut rien oublier. La psychologie des hommes, le contexte politique et
même le cadre de leurs rencontres clandestines. La petite auto, les appels de
phares, les caves, l’escalier en colimaçon… Sans cette complicité née du
danger et du rire, sans ce sentiment parfois un peu gamin de jouer un tour
pendable à « oncle Edouard » et à « Tonton », l’esprit de sérieux aurait vite
repris le dessus et, avec lui, la crainte, mêlée de fatalisme, de ne pas être
assez fort pour faire bouger les lignes du pouvoir établi. Pour Jacques Pilhan,
en tout cas, ce ressort-là est essentiel. C’est celui du désir et du plaisir mêlés.
François Mitterrand l’avait séduit en l’impressionnant. Michel Rocard l’avait
conquis en l’intéressant. Jacques Chirac va le ravir en l’intriguant.
Sans doute est-ce d’ailleurs pour cela qu’il l’écoute avec une telle
attention, durant la première vague de leurs entretiens clandestins. Jacques
Pilhan avait abandonné le maire de Paris, en 1988, à la fin de la précédente
présidentielle, avec le sentiment que ce type était un fantoche, doublé d’un
irresponsable. Il avait ensuite suivi ses déboires avec la jeune garde du RPR,
sans prêter guère plus d’attention à ce qu’avait pu lui raconter Michèle
Barzach. Il avait enfin trouvé stupéfiant, en mars 1993, qu’il ait la bêtise de
laisser à Edouard Balladur les clés d’un nouveau pouvoir qui lui revenait de
droit. Pour dire les choses franchement, sans les appels du pied de sa fille,
Claude, et de Jean-Michel Goudard, jamais Jacques Pilhan ne se serait
penché sérieusement sur le cas Chirac.
D’abord, il a dit que c’était « un ogre ». Ensuite, il a reconnu qu’il était
« très sympa ». Enfin, il a avoué qu’il avait rarement connu un client aussi
« complexe ». Dans une élection comme une présidentielle, selon Jacques
Pilhan, il faut savoir découvrir toutes les facettes du candidat pour ensuite
organiser sa campagne autour de celle qui colle le mieux aux attentes de
l’opinion. Façon de dire que le communicant n’invente rien mais qu’il se
contente de mettre en valeur puis en cohérence. En 1981, par exemple, c’est
ainsi qu’on est passé du « père sévère » à la « force tranquille ». Le problème
avec Jacques Chirac est qu’il a l’art de valoriser ses défauts et de masquer ses
qualités. Quand il lui présente les résultats de ses enquêtes, Jacques Pilhan
découvre ainsi, avec surprise, « un arrondissementier » à qui il n’est pas
besoin de faire de longs discours pour qu’il comprenne les forces qui
travaillent l’opinion. « Fracture sociale », dit-on – déjà ! – à Temps public.
C’est tout juste si Jacques Chirac ne hausse pas les épaules devant pareille
banalité. « Mais alors, pourquoi ne pas le dire publiquement », s’étonne
Jacques Pilhan.
Lors d’une autre séance de travail, le maître de Temps public découvre
également l’ampleur de la culture anthropologique de son nouveau client.
« Jacques Kerchache ? Mais c’est un ami », lâche celui-ci, au détour de la
conversation, en racontant comment il a rencontré ce grand spécialiste des
arts premiers, en marge d’une conférence sur la francophonie, en 1990, sur
l’île Maurice. Jacques Pilhan et surtout Jean-Luc Aubert tombent des nues.
L’art africain les passionne. Ils connaissent bien, l’un comme l’autre, l’œuvre
de Claude Lévi-Strauss, et voilà que Jacques Chirac leur montre
tranquillement que sur ces sujets-là ils restent de gentils novices. Début
novembre 1993, Jacques Pilhan va même jusqu’à rencontrer Jacques
Kerchache, non pas pour vérifier les affirmations du maire de Paris mais pour
mesurer de lui-même la réputation de son client. « C’est fou, dit-il à son
retour. Il m’a confié qu’il avait rarement rencontré quelqu’un d’aussi pointu
et passionné que Chirac. Et personne n’en sait rien ! »

Tartuffe, c’est Balladur. Orgon, c’est Chirac


Le premier verdict face à ce client d’un genre inusité est un mélange
d’étonnement et de perplexité. Il a de la ressource – c’est une évidence – et de
l’énergie – c’est indiscutable. « Le problème, commente Jacques Pilhan, c’est
qu’il cache la première et qu’il épuise la seconde. » S’il continue à ce rythme,
le maire de Paris ne sera bientôt plus qu’un barbon de la droite, abandonné
par ses amis et délaissé par l’opinion. Fin novembre, cours Albert-Ier, Jacques
Chirac a raconté d’un air las comment, à la fin d’un bureau politique du RPR,
Nicolas Sarkozy, qui lui doit pourtant toute sa jeune carrière, est venu lui
dire, droit dans les yeux, qu’il faisait « de la politique » et qu’il choisissait
donc Edouard Balladur. A la même époque, Jacques Pilhan fait réaliser une
grande enquête qualitative, officiellement destinée à l’Elysée, mais dont tout
un volet porte – comme par hasard – sur l’image comparée du maire de Paris
et du Premier ministre. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est guère
encourageante.
Quel « positionnement symbolique » pour Jacques Chirac ? En ce début
d’hiver 1993, c’est la seule question qui obsède les clandestins de Temps
public. Intuitivement, Jacques Pilhan devine ce qu’il faudrait faire. C’est
d’ailleurs ce qu’il a toujours fait : transformer la ringardise en sagesse, faire
de l’abandon une preuve de désintéressement et de la longévité la marque
d’une résistance à toute épreuve. En 1981, il fallait ajouter à cela une
réputation d’homme d’Etat qui manquait à François Mitterrand. Pour la
prochaine présidentielle, vu l’humeur de l’opinion et le profil de la
concurrence balladurienne, c’est une autre réputation, celle de l’écoute, qu’il
convient d’introduire dans la panoplie de Jacques Chirac, pour faire de celui-
ci une sorte de « Tonton de proximité ». Vaste programme !
Lorsqu’il passe ses week-ends dans son moulin de Malesherbes, il est un
rendez-vous que Jacques Pilhan ne veut manquer à aucun prix. Chaque
dimanche, à l’heure du déjeuner, il se plante devant sa télévision pour
regarder la « Semaine des Guignols », sur Canal +. C’est pour lui le meilleur
résumé de l’actualité tant Bruno Gaccio et ses copains, qu’il ne connaît pas et
ne cherchera jamais à connaître durant toute cette période, ont le don de
mettre en scène les traits et les travers du bestiaire politique. Chirac et son
« boulot de dans deux ans » : quel bonheur ! Pour Jacques Pilhan, il y a là,
exprimée à la perfection, la vérité du moment telle que la ressent l’opinion et
telle qu’elle se fixe dans les esprits.
Dans un autre registre, mais qui n’est pas si éloigné que cela de celui des
Guignols, le maître de Temps public a distribué les rôles sur la grande scène
du théâtre français. Avec François Mitterrand, souvent, il allé voir dans
Shakespeare. Désormais, il est passé à Molière. « Tartuffe, c’est Balladur.
Orgon, c’est Chirac et Hermine, c’est l’opinion publique. » Alors que la
campagne présidentielle n’en est qu’à ses débuts, c’est une manière de dire
que cette pièce-là se joue, pour l’essentiel, entre trois personnages. « Un
faux-cul, un cocu et une femme volage », résume-t-on cours Albert-Ier. A
l’acte I, Edouard Balladur, « l’homme qui gouverne et ne fait pas de
politique », emporte les suffrages tandis que Jacques Chirac fait rire pour
avoir poussé sa belle dans les bras de son meilleur ennemi. En termes de
communication, il convient donc de déconstruire Tartuffe pour reconstruire
Orgon. Sur ce terrain-là au moins, les Guignols et Jacques Pilhan avancent de
concert.
En décembre 1993, alors qu’approchent les fêtes, ce dernier fait un bilan
d’étape qui est surtout une manière de programmer les tâches de l’année à
venir. Or celle-là, c’est sûr, sera décisive. Jacques Pilhan a toujours pensé
qu’une présidentielle se gagnait un an à l’avance, sur des choix de
positionnement qui déterminent toute la suite de la campagne. On n’en est
pas encore là mais il n’y a plus de temps à perdre. Bilan relationnel avec
Jacques Chirac ? Parfait ! « On le regonfle. Il s’est remis à bouger. » Un peu
trop parfois. Jacques Pilhan va vite s’en apercevoir en découvrant, un peu
exaspéré, depuis sa villégiature de Sierra Leone, l’usage immodéré que le
maire de Paris et sa fille savent faire du téléphone. Sur ce plan-là, la rupture
avec la pratique mitterrandiste est totale.
François Mitterrand, justement. Lui aussi s’est remis en mouvement. Feu
sur Matignon. Un seul « obus », mais quel « obus » ! Il est parti de Saint-
Céret, le 17 décembre 1993, en marge d’un de ces voyages en province
qu’affectionne le chef de l’Etat. Sur la révision de la loi Falloux, le Premier
ministre a voulu passer en force au Sénat. Entre deux considérations peu
amènes sur ces manières d’agir, François Mitterrand annonce qu’il usera d’un
droit constitutionnel qui lui permet d’exiger une nouvelle lecture de la loi,
devant le Parlement. Au-delà de l’impétueux ministre de l’Education,
François Bayrou, c’est bien évidemment Edouard Balladur qui est visé dans
cette affaire.
Premier accroc sérieux dans la cohabitation de velours ? A Temps public
où l’on prépare, comme chaque année, le cadrage des vœux présidentiels, les
oreilles se dressent. Le 20 décembre, à l’Elysée, Jacques Pilhan suggère deux
axes pour cette intervention : « Il n’y a pas de fatalité pour qu’en France les
petits et les faibles le soient toujours davantage » ; « L’accélération de la
construction politique de l’Europe est une protection contre les remous du
monde ». Après avoir validé ce projet, le maître de Temps public montre à
François Mitterrand le résultat d’enquêtes qu’il a déjà fait passer à Jacques
Chirac. L’image d’Edouard Balladur ? « Solide mais pas indestructible. »
L’épisode Falloux vient brouiller le succès de la négociation réussie du
GATT sur le commerce international. Un peu de « suffisance », une once de
« désinvolture » : ce n’est pas grand-chose mais c’est peut-être un début.
« Balladur ne pense qu’à la présidentielle et il utilise des ruses de Sioux pour
que ça ne se voie pas », ironise François Mitterrand qui raconte à Jacques
Pilhan un récent échange avec le Premier ministre :
— Vous souvenez-vous de la date de la loi Falloux ?
— 1850, monsieur le Président !
— Vous avez raison. C’était sous la IIe République, et Louis Napoléon
Bonaparte préparait un coup d’Etat…
Quelque chose a changé entre les deux principaux acteurs de la
cohabitation. Pour Jacques Pilhan, qui informe soigneusement Jacques Chirac
de ces évolutions, ces petites fissures doivent être examinées avec soin car
elles peuvent modifier la donne de la prochaine présidentielle. Par les amis de
Temps public, et notamment Jean-Pierre Elkabbach qui vient d’accéder à la
présidence de France Télévision, l’information remonte cours Albert-Ier où
elle est immédiatement rapportée à qui de droit. « Il y a entre les Français et
moi une histoire particulière. Gare à qui voudra se mettre sur mon chemin »,
aurait ainsi confié le Premier ministre. « Quel dindon », commente Jacques
Pilhan qui, via ses relais dans les instituts de sondage, note également que les
études commandées à haute dose par Matignon portent en priorité sur le
comportement de l’électorat de centre gauche. « C’est, pour lui, l’électorat clé
du second tour de la présidentielle. Ce type ne pense qu’à ça. » Mais les
Français en ont-ils vraiment conscience ?
27
L’ouverture de Sarkozy

Tartuffe, Orgon, Hermine : on en revient toujours aux mêmes. Quand il


rentre de vacances, début janvier 1994, Jacques Pilhan rouvre immédiatement
le circuit des caves du cours Albert-Ier. Face aux Chirac – Jacques et Claude
–, il fixe l’objectif de la nouvelle année. « Vous devez apparaître d’ici l’été
prochain comme le candidat qui porte le meilleur projet, et ce projet, vous
devez le broder sur le dos d’Edouard Balladur. » Autant qu’une ligne, c’est
un slogan. Ecoutez la différence ! L’homme qui entend les Français contre
celui qui les gouverne. Le candidat du terrain contre le candidat des palais et
des réseaux. Le tribun du peuple contre le champion des élites. « Voyagez,
consultez, interrogez. Ne montrez surtout aucune impatience. » Un petit livre,
qui ne sera pas encore un programme mais qui indiquera une vision et une
lucidité, est mis sur le métier. Son nom de code : « Nouvelle France ».
« L’important, souligne Jacques Pilhan, c’est bien entendu le mot
“nouveau”. »
Le maître de Temps public l’avait confié à Michel Rocard, lors de leur
dernière rencontre, en août 1993 : « Pour gagner une présidentielle, il ne faut
pas chercher à se faire aimer. Il faut savoir flinguer l’adversaire. » Devant
Jacques Chirac, il ajoute toutefois : « Cela ne signifie pas qu’il faille tirer
dans tous les sens. Dans ce jeu-là, une balle suffit, de préférence avec un
silencieux et au moment opportun. » Jacques Pilhan se méfie autant des
pulsions du maire de Paris que de celles du héraut de la seconde gauche. Sa
crainte est que l’un résiste aussi mal aux provocations d’Edouard Balladur
que l’autre, hier, à celles de François Mitterrand. Or, précisément, en ce début
d’année 1994, il lui semble évident que la stratégie de « l’homme qui ne fait
pas de politique » consiste à délégitimer Jacques Chirac, en l’enfermant, une
fois encore, dans le rôle de l’agité, du diviseur, du mécanicien en chef de
cette « machine à perdre » qui désespère l’électorat de droite depuis près de
treize ans.
Plus tard, après la victoire, en octobre 1995, dans une longue interview au
Débat, Jacques Pilhan analysera avec une cruelle précision les ressorts du
balladurisme en campagne. Il pointera, méthodiquement, la manière dont le
Premier ministre s’est laissé enfermer dans « une bulle » qui l’a
progressivement coupé de l’opinion, avant de signer sa défaite finale. Mais
alors que la bataille ne fait que commencer, le maître de Temps public a
davantage d’intuitions que de certitudes. Il cherche la faille. Il explore les
contradictions avec l’ambition autant de comprendre que de dévoiler puisque,
« du jour même où Tartuffe devient un Tartuffe, aux yeux d’Hermine, il cesse
d’être un danger ». Pour servir Jacques Chirac, Jacques Pilhan voudrait
surtout que celui-ci oublie, un instant, Edouard Balladur pour lui laisser – et à
lui seul – le soin de démonter la supercherie.
Après un semestre éblouissant, en 1993, le Premier ministre a entamé
l’année 1994 sous des augures un peu moins réjouissants. L’affaire de la loi
Falloux lui a éclaté à la figure. Merci Mitterrand, merci la gauche, merci
surtout les manifestants qui, en descendant massivement dans la rue, ont
contraint le gouvernement à une piteuse retraite ! En laissant deux de ses
ministres issus de l’UDF, Simone Veil et François Léotard, afficher
publiquement leur soutien à sa candidature, le Premier ministre a également
cédé à son péché mignon : l’orgueil.
« C’est parfait. Il commence à se croire tout permis », analyse illico
Jacques Pilhan. En janvier et février 1994, le cas Balladur occupe à plein
temps les artificiers du cours Albert-Ier. Dans les sondages quantitatifs, la
cote du Premier ministre a commencé à fléchir, même si elle reste
extraordinairement positive. Dans les « qualis », son obsession présidentielle,
en complet décalage avec son discours public, commence en revanche à faire
des dégâts. Or, c’est précisément le moment où Edouard Balladur met en
place le dispositif qui doit lui ouvrir la voie de l’Elysée. Système de
financement avec « la pompe Elf », croit-on savoir à Temps public. Contrôle
des médias avec ce qu’on appelle, cours Albert-Ier, « la bande de Torcello ».
En clair, ces journalistes et sondeurs, tels Alain Duhamel ou Jérôme Jaffré,
qui aiment se retrouver en vacances sur cette île vénitienne et qui, de retour à
Paris, organisent la promotion de leur champion du moment.
Accusations gratuites ? A Temps public, en tout cas, on y croit dur
comme fer, et, derrière ces petites « manips », on pense voir la main de
puissants intérêts, tous au service du Tartuffe de Matignon. « Pierre Suard
met une pression terrible sur L’Express », décrète ainsi, en février 1994,
Jacques Pilhan qui vient de déjeuner avec un de ses amis de l’hebdomadaire.
« La plaque tournante du balladurisme s’appelle Nicolas Sarkozy », ajoute-t-
il. Pour lui, c’est une évidence : le ministre du Budget, qui est aussi le porte-
parole du gouvernement, dispose d’armes fiscales et médiatiques, tout
entières mises au service d’une campagne dont il est, de facto, le patron.
Ah ! Nicolas Sarkozy ! Depuis qu’il a fait sa connaissance, en secret, au
lendemain du premier tour des législatives de 1993, Jacques Pilhan n’a pas
perdu le contact avec ce petit homme qui l’impressionne par son culot et son
savoir-faire. Jacques et Claude Chirac, qui le connaissent sur le bout du doigt,
ont tracé devant lui le portrait d’un ambitieux de talent que l’on peut accuser
de tout, sauf de… tartufferie. François Mitterrand, qui le découvre, lui a
également confié quelques petits secrets sur sa manière d’agir. Jean-Pierre
Elkabbach, comme toujours, a fait passer quelques messages, tout en
suggérant des déjeuners en commun. Entre Bercy et le cours Albert-Ier, on
s’est parfois téléphoné. Pour régler quelques détails de la cohabitation entre
l’Elysée et Matignon. Bien entendu !
Jacques Pilhan a vite acquis la conviction que, dans l’équipe
balladurienne, Nicolas Sarkozy est chargé de l’essentiel, c’est-à-dire de
l’assassinat de Jacques Chirac. « Tous les coups partent de lui ou de ses
proches. » Toutes les rumeurs aussi qui, au final, dessinent une stratégie
d’effacement du maire de Paris. L’opération est assez simple. Elle consiste à
montrer que Jacques Chirac est, à l’instar d’un Giscard ou d’un Barre,
l’homme d’une époque révolue. Il a perdu hier contre François Mitterrand. Il
perdra demain face à Jacques Delors. Voyez les sondages ! Il a été le dindon
de la farce de la première cohabitation. Ce n’est pas le genre de déboires qui
risquent d’arriver à Edouard Balladur ! Lisez la chronique des journaux !
Dans l’argumentaire balladurien, révisé Sarkozy, « la traîtrise » n’est pas là
où on pourrait le croire. C’est Jacques Chirac qui, en mettant les bâtons dans
les roues du Premier ministre, a rompu par pure jalousie le contrat initial,
préférant ainsi tout perdre plutôt que de laisser gagner un autre que lui, en
1995.
La force de cet argumentaire est d’être cohérent. Lorsqu’il cesse de l’être,
des sondages, habilement présentés, et des commentaires, téléguidés ou non,
sont là pour sauver les apparences. En soi, c’est déjà un problème, et il ne
faudrait pas que, par des sorties impétueuses, Jacques Chirac vienne conforter
le piège qui lui est tendu. Or précisément, le maire de Paris et ses hommes
ont le plus grand mal à résister à la tentation. Question de culture. Sabrer,
dans la geste chiraquienne, est un acte de bravoure. Dans la manière
pilhanesque, c’est une bêtise sans nom. Début février 1994, Jean-Louis Debré
– il fallait s’y attendre – ouvre les hostilités. Modèle Séguin, « Munich
social ». Mais à contretemps. Le secrétaire général adjoint du RPR est un
chiraquien de stricte obédience. Un des derniers fidèles. Alors que le Premier
ministre vient de présenter un plan de soutien à l’économie, il en appelle, via
un article dans Le Monde, à « une autre politique ». Tempête immédiate dans
le Landerneau.
Le soir même, à Temps public, Jacques Pilhan tance Jacques Chirac.
« Faites-le taire ! Ce genre d’attaque, venue d’un responsable RPR, ne fait
que renforcer l’image de Balladur, l’homme qui gouverne sans faire de
politique. » Dès le lendemain, le maire de Paris publie un communiqué dans
lequel il dit « approuver et soutenir sans réserve, ni états d’âme, l’action du
gouvernement ». Trop tard ! La réplique vient tout d’abord de Jacques
Baumel, un député des… Hauts-de-Seine. Tiens donc ! Et puis surtout, le
1er février, à « L’Heure de vérité », sur France 2, Edouard Balladur en
personne profite du faux pas chiraquien pour indiquer que « le nouvel élan »,
entamé dès mars 1993, n’attend que l’étape de 1995 pour être prolongé et
amplifié. « Je vous l’avais bien dit, commente, furieux, Jacques Pilhan devant
Jacques Chirac. Vous lui avez servi cette démonstration comme sur un
plateau. »

Chirac est-il con ?


L’avertissement est sévère. Une semaine plus tard, voilà pourtant que le
maire de Paris se lance lui-même dans la mêlée. Lors du déjeuner
hebdomadaire des leaders de la droite à Matignon, il critique vertement la
politique de défense du gouvernement, exprimée dans un « livre blanc » qui
fait, à ses yeux, la part trop belle aux options mitterrandistes, notamment sur
le moratoire des essais nucléaires. Ses propos sont immédiatement rapportés
dans la presse qui en fait ses choux gras. Nouvelle colère à Temps public :
« Chirac cultive son image d’agité. Comment est-il assez con pour tomber
dans des pièges aussi grossiers ? » Une fois encore, le voilà contraint au
rétropédalage. A ce rythme, commente Jacques Pilhan, « on va bientôt
pouvoir plier les gaules ».
Printemps 1994, printemps du doute. L’affaire du Contrat d’Insertion
Professionnelle (CIP), qui va occuper toute l’actualité du mois de mars et se
solder par une des plus grosses défaites d’Edouard Balladur, montre toutefois
que les leçons quasi hebdomadaires du cours Albert-Ier ne sont pas
complètement inutiles. Jacques Chirac, cette fois-ci, la joue fine. Sans avoir
l’air d’y toucher, il est l’un des premiers à qualifier ce projet de « SMIC-
jeunes ». Difficile d’être plus assassin. « S’il était malin, il devrait même
suggérer son retrait. Sans agressivité. Pour rendre service. Au nom de la
concorde publique », commente Jacques Pilhan, alors que les manifestations
de jeunes se multiplient et que le gouvernement semble pris dans la nasse.
Mais qu’importe ! En termes d’opinion, les dégâts, pour Matignon, sont
considérables. « La présidentielle est peut-être en train de basculer », se
réjouit-on à Temps public.
Tandis que Jacques Chirac est envoyé à la télé pour disserter sur les arts
premiers, la gauche, une fois encore, fait le travail. Avec François Mitterrand,
dans le rôle attendu du père de la nation, et Julien Dray, en sous-main, dans
celui de parrain des mouvements de jeunesse. Pour sortir de l’ornière, le
gouvernement est contraint à une négociation qui prépare le retrait du CIP.
C’est Nicolas Sarkozy qui est chargé de la manœuvre. Les amis de « Juju »
sont discrètement contactés. Jacques Pilhan, bien sûr, en est immédiatement
informé. Mais le mieux est à venir.
Le 15 mars, deux jours avant un dîner organisé par Jean-Pierre
Elkabbach, le maître de Temps public reçoit un bien curieux message du
ministre du Budget. « Sarkozy vient de me réitérer des offres de service »,
raconte-t-il, illico, à son compère Jean-Luc Aubert. Ne pas dire oui, ne pas
dire non et laisser planer l’ambiguïté en demandant le temps de la réflexion,
est un sentiment délicieux. Mitterrand la journée, Chirac le soir, et pourquoi
pas en effet Balladur la nuit ! Passé les premiers éclats de rire, les artificiers
du cours Albert-Ier en concluent que « l’oncle Edouard » doit se sentir
diablement mal pour faire de telles propositions. Mais, après tout, le Premier
ministre est-il au courant de toutes les initiatives de Nicolas Sarkozy ?
« Quelle époque ! » En ce printemps de 1994, Jacques Pilhan n’a plus
que ce mot à la bouche. Un jour, c’est en revenant de l’Elysée : « Tu te rends
compte ! Le Tonton vient d’évoquer devant moi une candidature de Jack
Lang à la présidentielle. » Un autre, c’est en recevant, cours Albert-Ier, la
visite d’un ami d’Alain Madelin, Gérard Bourgoin, dit le « roi du poulet » :
« Il a réussi dans les affaires. Il est plein aux as. Il se prend pour le nouveau
Tapie et il voudrait qu’on l’aide à monter une liste aux européennes. Je lui ai
demandé si la présidentielle l’intéressait. Il n’a pas eu l’air surpris. » Bientôt,
d’autres visites, un peu plus sérieuses, viendront conforter Jacques Pilhan
dans l’idée que les cadres habituels de la politique sont tous en train de
craquer, à un an du grand rendez-vous électoral de mai 1995.
Comme le « roi du poulet », Charles Millon a des ambitions cachées.
Mais lui est président du groupe UDF à l’Assemblée nationale et cela joue,
bien évidemment, sur l’attention qu’on lui prête à Temps public. Hier, il était
un des piliers du barrisme. Il jouit de solides appuis dans l’équipe du Point.
Aujourd’hui, il est surtout un des rares leaders de l’UDF qui n’aient pas cédé
aux sirènes du balladurisme. Sans doute ne pèse-t-il pas grand-chose dans
l’opinion. Mais son hypothétique candidature à l’Elysée serait un mauvais
coup porté au Premier ministre. Pourquoi se priver d’un tel allié ?
« Revoyons-nous, bien entendu ! »
Depuis le début de l’année, Jacques Pilhan est en contacts constants avec
tous les barons de l’UDF, quel que soit leur calibre, pourvu qu’ils ne soient
pas alignés sur Matignon. A l’approche de la présidentielle, les grands
anciens, style Giscard, sont encore à l’affût. Mais « l’Ex » plane trop haut
pour avoir remarqué la présence d’un simple conseiller en com. Ce n’est pas
le cas de Raymond Barre. Un projet de déjeuner a été programmé. Sait-on
jamais ! Avec François Bayrou, en revanche, il y a belle lurette qu’on n’en est
plus aux préliminaires. Depuis la fin 1993, le patron de Temps public vient
régulièrement bavarder avec le ministre de l’Education, dans son bureau de la
rue de Grenelle. Le soir généralement, quand tous les chats sont gris.
La crise de la loi Falloux a d’abord servi de prétexte. Jacques Pilhan,
comme d’ailleurs François Mitterrand, n’a rien fait pour enfoncer, dans cette
affaire, un ministre pris au piège de son impétuosité et de ses ambitions. « Je
ne sais pas s’il ira aussi loin qu’il le croit mais, en tout cas, il a une tête
grosse comme un melon et il roule d’abord pour lui », commente le maître de
Temps public. Et c’est bien là l’essentiel. Quand il s’agit de pousser les
protégés d’Edouard Balladur à s’autonomiser, Jacques Pilhan est d’une
disponibilité à toute épreuve. Bavardages, études ponctuelles, plan sur la
comète : avec François Bayrou, il est – et il restera – un conseiller à la fois
gratuit et intéressé. Ces deux-là se sont compris à demi-mot. Cela suffit pour
l’instant à leur bonheur commun.
Pour Jacques Pilhan, l’objectif est moins de briser le système Balladur
que de lui faire perdre sa rude cohérence. Avec la presse, il agit d’ailleurs
comme avec les politiques. Sans oublier au passage les intérêts de sa propre
boutique. Ces opérations qui, par ricochet, doivent progressivement redonner
de l’air à Jacques Chirac, relèvent plus de la guérilla que de l’assaut frontal.
C’est le genre qu’on a toujours préféré, cours Albert-Ier. Et puis, en
l’occurrence, nécessité fait loi. Si l’on y regarde de près, en effet, les
principaux relais médiatiques de Temps public ne sont vraiment pas à
l’avant-garde de l’antiballadurisme.
D’abord, il y a l’ami Elkabbach. Dès l’été 1993, Jacques Pilhan a
participé aux déjeuners de L’Arpège au cours desquels a été mise au point la
campagne de conquête de la présidence de France Télévisions. Jusqu’au vote
du CSA, le 13 décembre de la même année, il a été un soutien efficace et actif
de Jean-Pierre Elkabbach. Notamment auprès de l’Elysée. Dans cette
opération, il a fallu choisir entre deux amis du cours Albert-Ier : Hervé
Bourges, le sortant, et Jean-Pierre Elkabbach, l’un des principaux impétrants.
Jacques Pilhan, sans complexe, a choisi la nouveauté et la plus grande
proximité.
« Je t’embrasse. Et embrasse aussi Jean-Luc », lui a dit au téléphone,
depuis New York, celui qu’il surnomme gentiment « Elkachou », le jour où il
a compris que sa présidence était bien emmanchée. « Tu te rends compte. Si
on nous avait dit ça le 10 mai 1981 », a lâché Jacques Pilhan en rigolant
devant son ami Aubert. Le soir du vote du CSA, il a surtout appelé François
Mitterrand pour lui dire des mots qui résument l’affaire : « Monsieur le
Président, il faut vous féliciter. Vous n’avez pas perdu la main. » Depuis cette
date, le maître de Temps public est resté un des conseillers les plus écoutés
du nouveau patron de France Télévisions. Notamment en matière publicitaire.
Un déjeuner avec un des nouveaux pontes de la droite contre un déjeuner
avec un des rois de l’achat d’espace. Nicolas Sarkozy contre Gilbert Gross,
par exemple. Cela s’appelle un échange de bons procédés.
Quand en pleine affaire du CIP Michel Field organise au « Cercle de
minuit » un happening avec les leaders du mouvement qui met en rage
Matignon, Jacques Pilhan est un des premiers à appeler Jean-Pierre
Elkabbach : « Bravo, joli coup. » A la même époque, il a également mis un
pied dans ce que Jacques Chirac appelle « le temple de la bien-pensance
balladurienne ». C’est-à-dire Le Monde où, avec le soutien actif d’Alain
Minc, Jean-Marie Colombani vient de prendre le pouvoir. Ce dernier a des
projets plein la tête pour le cinquantième anniversaire du quotidien du soir
ainsi que pour sa nouvelle maquette. Jacques Pilhan est contacté, consulté,
associé. Bientôt, il y aura même un contrat.
Une seconde équipe au Monde, managée par le conseiller de François
Mitterrand : ça ne s’invente pas ! Pour s’occuper des tuyaux et de l’image,
naturellement. Concrètement, tout cela ne changera rien à la ligne éditoriale
du quotidien. Telle était pourtant, à l’évidence, l’ambition initiale de Jacques
Pilhan. Entre France Télévisions, Le Monde et même Europe 1, où Temps
public continue de conseiller Jacques Lehn, c’est le rêve d’un « pôle média
de qualité » qui est en train de se dessiner, par touches successives. En plein
cœur des réseaux Balladur. La présidentielle doit avoir lieu dans un an et
Jacques Pilhan montre ainsi qu’il est bien décidé à ne négliger aucune arme
ni, surtout, aucun levier d’influence.

Le dernier combat de Rocard


Alors que Jacques Chirac met la dernière main à son livre-projet
« Nouvelle France », son conseiller secret est sur tous les fronts. Le plan de
bataille élaboré au début de l’année 1994 se déploie comme à la manœuvre.
Le maire de Paris reste caché, à demeure. Pendant ce temps, Jacques Pilhan
scie consciencieusement la branche d’Edouard Balladur. Pour cela, il n’est
pas inutile d’aller faire un détour du côté de l’Elysée. Lorsque le 8 mai
approche, date anniversaire de la seconde élection de François Mitterrand,
Jacques Pilhan déboule ainsi dans son bureau avec un projet d’émission télé.
Une interview avec Patrick Poivre d’Arvor et Paul Amar, sur TF1 et France
2 ? « Si vous ne parlez pas vous-même, ce jour-là, d’autres feront le
commentaire à votre place », avertit le maître de Temps public. Pour éviter la
nécrologie, le signe d’une présence intacte : quoi de plus simple, en effet ? Et
si, par la même occasion, le vieux monarque peut égratigner son Premier
ministre, pourquoi donc se gêner ?
Quand il rentre cours Albert-Ier, après des entretiens de ce genre ou après
l’enregistrement des mémoires d’outre-tombe de François Mitterrand,
Jacques Pilhan ne peut toutefois s’empêcher de décrire un homme usé par la
maladie et obsédé par sa propre fin. Le Président a encore de la ressource.
Bill Clinton, avec lequel il va se livrer à un éblouissant numéro de duettiste
lors d’une prestation télévisée qui a mobilisé, de longue date, tous les talents
de Temps public, le confiera sur un mode bluffé : « Quel immense
communicant ! »
Ce sont-là des compliments qui ravissent Jacques Pilhan mais qui ne
changent pas l’essentiel : le roi est vieux, le roi s’en va. « Il ne se passionne
plus que pour la politique politicienne, confie volontiers son conseiller à demi
infidèle. Ce n’est plus qu’un gros chat qui attend la souris. » François
Mitterrand peut encore griffer. Il pourrait même tuer. Mais il n’a plus les
moyens de s’imposer. « Si j’étais plus jeune, je reprendrais la main et je les
battrais tous », confie-t-il le 7 mai à Jacques Pilhan. Oui, mais voilà, François
Mitterrand a soixante-dix-sept ans.
Ce même jour de mai, à Temps public, le maître des lieux fait, dans le
secret de son bureau, un constat qui rejoint, à sa manière, celui du monarque
résigné qui s’apprête à céder son trône : « Dans un an, en bonne logique, s’il
ne fait pas de conneries, Jacques Chirac sera élu président. » Ce pronostic-là,
ils sont peu nombreux à le faire sur la place de Paris. Dans les dîners en ville,
Jacques Pilhan commence à le distiller tranquillement. On l’écoute. Poliment.
Parfois, on sourit. Sacré Jacques ! Même ceux qui le connaissent le mieux
mettent ses propos sur le compte d’un antiballadurisme trop viscéral pour ne
pas être aveugle. Le maître de Temps public, ce faisant, ne se contente pas
d’asseoir la crédibilité encore chancelante du maire de Paris face à des
interlocuteurs tout prêts à parier qu’un jour ou l’autre il finira par jeter
l’éponge. Son plaisir est aussi d’entendre les habituels savants, les soi-disant
experts, expliquer doctement qu’en 1995 rien ne résistera à Edouard Balladur
et que, pour relever le niveau de ce match joué d’avance, Jacques Delors
ferait un estimable sparring-partner.
« Chaque fois qu’on vous interroge, même en privé, n’oubliez pas
d’afficher une tranquille détermination », a-t-il conseillé à Jacques Chirac.
Etait-ce bien nécessaire ? Jacques Chirac n’oublie pas. D’ailleurs, il n’oublie
rien. A commencer par les trahisons des uns et les quolibets des autres. Cours
Albert-Ier, la machine à enquêtes tourne désormais à plein régime. Avec les
« qualis » d’Anfossi et les « quantis » de BVA, désormais préférés à ceux
d’Ipsos. Confidentialité oblige ! Tous montrent que l’image de Balladur-
Tartuffe est en train de s’écorner. Tous confirment que le positionnement de
Jacques Chirac est le bon. Cela ne se voit encore guère, dans les cotes de
popularité qui dictent le commentaire médiatique. Mais ce n’est pas si grave.
Pour le moment, la question n’est pas d’afficher sa force mais de préparer le
terrain en vue d’une accélération décisive que l’on a programmée au début de
l’année suivante, en 1995. Bref, le plus tard possible. Pour ne pas s’user
prématurément. Méthode Pilhan.
Le plus drôle, dans ces dernières semaines d’une clandestinité absolue où
la collaboration entre le maître de Temps public et le maire de Paris reste un
secret absolu, est que la seule campagne que l’on prête à Jacques Pilhan est
précisément celle à laquelle il n’a jamais pris part. Avec ses nouveaux amis
des radicaux de gauche, Bernard Tapie s’est lancé dans une aventure
européenne qui met en péril le pouvoir déjà chancelant de Michel Rocard à la
tête du PS. Pour la presse unanime, la liste « Nanar » est un missile élyséen,
lancé contre le premier secrétaire, avec d’évidentes intentions homicides. Est-
ce totalement faux ? Face à la déferlante de la rumeur, François Mitterrand
dément publiquement. Sans vraiment convaincre.
Mais si François Mitterrand est à la manœuvre, comment imaginer que
Jacques Pilhan puisse ne pas être aussi dans le coup ? C’est, en tout cas, la
conviction de Michel Rocard. Face à Jean-Paul Huchon d’abord, puis devant
le premier secrétaire, le maître de Temps public a toutes les peines du monde
à démontrer son innocence. « Je ne prends plus Tapie au téléphone depuis
plusieurs mois », jure-t-il. « Demandez à mon ami Jean-Pierre Soisson. Je lui
ai déconseillé d’aller sur cette liste », ajoute-t-il. « Et si mon autre ami,
Bernard Kouchner, figure en troisième place sur la liste PS, est-ce parce que
je fais le jeu de Tapie ? » jette-t-il, comme un ultime argument. Face à Jean-
Paul Huchon, Jacques Pilhan dit surtout le fond de sa pensée, au-delà du
traditionnel « on ne prête qu’aux riches ». La faute de Michel Rocard est
d’avoir négocié « comme un imbécile » en refusant, au MRG, les quelques
concessions qui l’auraient retenu de monter une liste autonome. Et puis,
surtout, le succès de « Nanar » n’est rien d’autre que la traduction électorale
du déficit rocardien « chez les jeunes et les ouvriers ».
Pas besoin d’aller chercher midi à 14 heures ! « Si la liste de Rocard finit
à moins de 18 %, conclut Jacques Pilhan, alors, en effet, il est cuit et il peut
dire adieu à la présidentielle. » Comment dire toutefois les vraies raisons de
son effroi devant pareille perspective ? Si Michel Rocard se retire, à
l’évidence, une voie royale s’ouvrira devant Jacques Delors. Alors même que
le danger de cette candidature venue de Bruxelles constitue l’argument choc
des partisans d’Edouard Balladur pour délégitimer Jacques Chirac, au nom de
l’union nécessaire de la droite. Tout cela, décidément, est cousu de fil blanc.

Le piège de la Sofres
Au soir de l’élection européenne, le 12 juin 1994, Jacques Pilhan ne tarde
d’ailleurs pas à vérifier qu’il a, hélas ! vu juste. La liste Rocard n’obtient que
14,5 % des voix. C’est un naufrage qui va vite coûter son poste au premier
secrétaire, ex-candidat virtuel du PS. La droite RPR-UDF, derrière
Dominique Baudis, ne réalise qu’un score médiocre (25,5 %). La percée de
Bernard Tapie, avec 12 %, est spectaculaire. « Un front populiste », analyse-
t-on à Temps public, est en train de se constituer autour de Jean-Marie Le Pen
et Philippe de Villiers. « C’est bien la preuve qu’une France nationaliste
remonte à la surface comme les bulles de la vase du fond de l’étang. » Pour
Jacques Pilhan, l’homme qui saura canaliser ce mouvement sera le vainqueur
de la prochaine présidentielle.
Mais à peine a-t-il achevé cette analyse qui conforte, à ses yeux, le
positionnement de Jacques Chirac que déjà, sur les écrans de télévision,
apparaissent d’autres chiffres qui le font hurler à la manipulation. A TF1, en
effet, la grande nouvelle de la soirée est un sondage Sofres, réalisé à chaud,
qui montre qu’en cas d’élection présidentielle seul Edouard Balladur serait en
mesure de battre Jacques Delors. Dehors Chirac, le loser ! Le message coule
de source sans que personne, à l’antenne, ne vienne apporter la moindre
nuance dans l’interprétation d’un sondage qui, sans doute, dit l’humeur du
moment mais ne préjuge en rien des effets d’une campagne qui n’a même pas
commencé.
A chaud, le coup est imparable. Il met en rage Jacques Chirac qui, avec
Jacques Pilhan, avait calé sa communication posteuropéenne sur de tout
autres enjeux. Sur la foi de cette unique enquête de la Sofres, la machine
médiatique est repartie de plus belle, avec une seule obsession : le match
Balladur-Delors. Celui-là même que la publication d’un petit opuscule, signé
Chirac et intitulé Une nouvelle France – Réflexions 1, devait faire oublier.
Pour ce lancement surprise, Jacques Pilhan a pourtant mobilisé tout le savoir-
faire de sa maison. Nicole Lattès, l’éditrice des éditions Nil, n’a reçu le
manuscrit qu’à la dernière minute. Elle l’avait signalé dans ses programmes
sous un amusant nom de code : « La Nouvelle Femme ».
Rien n’a été négligé. Ni le titre, ni le sous-titre – « Réflexions 1 » – qui
annonce une suite et donc une détermination à aller de l’avant. Le making-off
rappelle celui de la Lettre à tous les Français de François Mitterrand, en
1988. L’idée du livre date de plus de six mois et sa rédaction doit beaucoup
aux études de Temps public. N’empêche ! Pour les médias, on met en scène
Jacques Chirac, enfermé dans une villa de Monfort-l’Amaury et rédigeant,
sur de grandes feuilles blanches, un condensé personnel d’un dialogue
entamé avec les Français. La belle histoire !
Ce livre, dans l’esprit de Jacques Pilhan, est, comme toujours avec lui,
l’occasion d’une mise en scène doublée d’une mise en perspective. Sur le
théâtre de la prochaine présidentielle, il y a ceux qui jouent et avancent
masqués. Suivez mon regard. Et puis, il y a un chef d’Etat en puissance qui,
dans la solitude d’une réflexion personnelle, livre sa vision du pays et donc
de son destin. Pas besoin de faire un dessin. C’est du Mitterrand, révisé
Maastricht. « Désintégration sociale ». « Montée de la grande pauvreté ».
« Tragédie du chômage ». « Divorce des Français avec la France ».
« Refondation du contrat social ». Tous les mots du nouveau discours
chiraquien sont désormais sur la table. Le maire de Paris s’est positionné
clairement du côté des petits, des sans-grade, des oubliés des politiques
publiques.
Pas un mot sur l’action du gouvernement Balladur. La critique est en
creux. Ce livre est fait, tout entier, pour parler de la France, avec une voix de
gauche. C’est du gaullisme sociologique. « Avec ça sous le bras, Jacques
Chirac n’a pas besoin de dire qu’il entre en campagne. Il lui suffit d’affirmer
qu’il assure la promotion de son livre en allant vérifier ses intuitions avec les
Français », commente Jacques Pilhan. Pour un peu, il sablerait le champagne.
Sans ce foutu sondage TF1-Sofres, l’opération aurait été parfaite. La
couverture presse de cet événement politico-éditorial déçoit un peu le patron
de Temps public. La vente, en revanche, le ravit. C’est une confirmation de
ses analyses. France d’en haut, France d’en bas. C’est aussi – hélas – une
vérification de ses craintes. Le système Balladur a encore de beaux restes.
« Un jour, ils comprendront et ça leur fera très mal. » Juste avant l’été,
Jacques Pilhan aurait aimé que cette démonstration soit un peu plus éclatante.
Mais l’art de la guerre n’est-il pas, d’abord, celui de patience ?
28
« Il faut que ça soit obscène »

Paroles de professionnel. A l’occasion de sa troisième présidentielle,


Jacques Pilhan livre les secrets de son art. Pour gagner, il faut savoir gérer le
temps. Neuf mois avant l’élection, au plus tard, le candidat doit avoir trouvé
« son positionnement symbolique ». C’est ce positionnement qui l’installe
dans un rôle et c’est autour de celui-ci que s’organisent désormais ses gestes,
ses paroles et même ses silences, dans une cohérence globale dont le respect
est impératif. La campagne proprement dite, qui ne débute pas forcément
avec la déclaration de candidature – voir François Mitterrand en 1981 –, est
une sorte de spasme, bref et violent, qui relève autant de la technique
guerrière que de l’acte amoureux : je te tue, je te prends. Entre ces deux
phases, il y a une longue période de faux plat qui, en termes de stratégie – et
pas seulement de communication –, est particulièrement délicate parce
qu’elle exige, plus que toute autre, du doigté et des nerfs. C’est celle de
l’attente, donc de la montée du désir.
En cet été de 1994, Jacques Pilhan est un homme sûr des techniques qu’il
emploie mais qui s’est mis pourtant à douter. Si ses repères s’affolent, c’est
que le calendrier, qui détermine les trois phases de la campagne, est devenu
incertain. L’élection présidentielle doit avoir lieu au printemps de l’année
suivante. Encore faudrait-il que François Mitterrand aille au bout de son
mandat. Il en a la volonté. En aura-t-il la force ? Le 17 juillet, le Président a
subi, à l’hôpital Cochin, une seconde opération chirurgicale. Voici revenu le
temps des rumeurs et des spéculations.
Elles ne portent plus seulement sur sa capacité à exercer sa charge mais
sur la durée de sa résistance, avant que le cancer l’emporte. Tout cela rappelle
la longue agonie de Georges Pompidou en 1974, à cette différence près que, à
l’époque, la maladie du Président n’avait pas été révélée aux Français.
Edouard Balladur et Jacques Chirac s’en souviennent mieux que quiconque.
Jacques Pilhan, un peu moins, qui n’était pas, à l’époque, aux mêmes avant-
postes. Mais cela ne change pas les données du problème humain et politique.
Comment se comporter ? Sur quel calendrier se caler ?
Le maître de Temps public est le conseiller officiel d’un Président malade
et le conseiller secret d’un candidat que le buzz parisien a déjà enterré. Il
avait mis au point un plan de bataille qui devait installer le second dans le
fauteuil du premier, au terme d’une longue course dont l’enjeu principal était
la marginalisation du Premier ministre. Durant ces semaines où la vie de
François Mitterrand semble ne tenir qu’à un fil, Jacques Pilhan n’a pas
d’autre choix que d’observer pour essayer de comprendre la nouvelle donne
qui est en train de s’organiser sous ses yeux. Retour à la cohabitation. La
question du moment n’est pas celle de l’élection mais de la gestion du rapport
de forces au sommet de l’Etat. Plus que jamais, le destin de l’une est
entièrement lié aux modalités de l’autre.
Jacques Pilhan n’a eu aucun mal à convaincre Jacques Chirac de se tenir
en retrait. Son livre, Une nouvelle France, est sorti fin juin. Il faut le laisser
vivre pour que ses thèses infusent dans l’opinion. Le maire de Paris est allé
s’isoler dans un « ryocan », sur les hauteurs de Tokyo. Il médite à l’hôtel.
Parfait ! Quand règne l’incertitude, mieux vaut en dire le moins possible.
C’est le meilleur moyen de ne pas faire de bêtise. D’autant qu’à Matignon,
Edouard Balladur n’a pas cette possibilité. Pendant la courte hospitalisation
de François Mitterrand, il a présidé le Conseil des ministres avant de
retrouver, quelques jours plus tard, à l’Elysée, un homme qui lui a semblé
être à bout de forces.
« Balladur est en train de se piéger lui-même », analyse froidement
Jacques Pilhan. Par tempérament, par fonction, par stratégie aussi, le Premier
ministre est comme aspiré par le vide. Il est presque contraint à réaliser son
rêve, c’est-à-dire remplacer, de facto, le Président avant même que celui-ci ait
achevé son mandat. Au moment où il devrait savoir garder son rang,
uniquement son rang, la situation le dévoile plus que de raison. Vis-à-vis de
l’opinion, ce n’est pas dramatique. « Les Français veulent être rassurés,
commente-t-on à Temps public. Ils comprennent qu’en cas de déficience du
Président le vice-président le supplée. » Mais, à l’égard de François
Mitterrand, quelle faute de goût ! Quelle erreur psychologique, surtout !
En quelques jours, Edouard Balladur vient de changer définitivement de
visage. Oubliée, la cohabitation de velours. Le Président, après avoir hésité
en mars 1993, s’était progressivement installé dans l’idée que, au-delà des
inévitables arrière-pensées des uns et des autres, son dernier Premier ministre
partageait au moins avec lui l’ambition de la durée. L’homme trop pressé, à
droite, c’était Jacques Chirac. Or voilà que les rôles s’inversent subitement.
Quand il se rend à l’Elysée, Jacques Pilhan est le témoin attentif et intéressé
de ce mouvement qui change tout. D’autant que, pour ne rien gâcher,
Edouard Balladur multiplie les erreurs. Devant le Président, il reste tel qu’en
lui-même, un Premier ministre respectueux des hiérarchies. Mais dès qu’il est
parti, François Mitterrand découvre, fou de rage, un Tartuffe de la plus belle
eau qui laisse fuiter, dans Le Monde, l’annonce de l’installation d’une « force
d’action rapide », censée le préparer à une présidentielle anticipée, puis qui
piétine, sans complexe, le « domaine réservé » de la politique étrangère, à
l’antenne de RMC ou dans les colonnes du Figaro.
Depuis son bureau de Temps public, Jacques Pilhan observe et note. Le
Président a désormais deux ennemis qui sont, pour lui, complices et auxquels
il voue une haine de tous les instants. Ce sont « l’étouffeur ottoman » et « le
soi-disant quotidien de référence ». Bref, Edouard Balladur et Le Monde.
« Lorsqu’il me serre la main, j’ai le sentiment qu’il me prend le pouls », dit-il
de son Premier ministre. « Ils sont obscènes », lâche-t-il en lisant un article
qui fait longuement le point sur la nature de sa maladie et le rythme possible
de son évolution. Jacques Pilhan vient de signer avec le nouveau directeur du
Monde « un contrat de collaboration » qui est l’expression achevée de son art
de courir entre les lignes. Mais dans la bataille qui s’annonce, l’essentiel n’est
plus de multiplier les réseaux dans chacun des camps en présence. Le front
principal, pour lui, reste celui de la présidentielle. Or, là, à l’évidence, sans
qu’il ait eu besoin d’intervenir, de grosses pièces ont bougé sur l’échiquier
politique.
A partir de l’été 1994, François Mitterrand et Jacques Chirac sont
devenus complices. Mieux que des ennemis communs, ils ont désormais des
intérêts partagés et des envies convergentes. Le septennat doit aller à son
terme. Il faut que ça dure ! Sus à Balladur ! Jacques Pilhan n’est pas du genre
à sonder les reins et les cœurs. Le Président est-il vraiment sincère lorsque,
devant ses visiteurs, il entreprend de dessiner, par petites touches, le portrait
de son successeur et qu’il ressemble, comme par hasard, davantage au maire
de Paris qu’à l’ex-« ami de trente ans » ? Peu importe, en fait. La question
qui se pose, à Temps public n’est pas non plus de savoir s’il faut avertir
François Mitterrand du travail engagé avec Jacques Chirac depuis près d’un
an. En conseillant le second, on sert désormais le premier. Jacques Pilhan, à
cette époque de sa vie, fréquente assidûment un des plus vieux compagnons
du Président qui s’appelle Louis Mermaz et qui aime à citer, devant lui, un
précepte du cardinal de Retz : « En politique, comme en amour, on ne sort de
l’ambiguïté qu’à ses dépens. »
Lorsque les logiques politiques sont solidement installées, le
comportement des acteurs découle de lui-même. Vieille conviction de
Jacques Pilhan. Dans ces cas-là, il faut aider et non dicter. Nul besoin de tenir
la main de François Mitterrand dans la gestion, un brin perverse, de ces petits
signes qui sont autant de messages adressés à l’opinion. Dans l’opération du
25 août, à l’Hôtel de Ville de Paris, Jacques Pilhan est le serviteur amusé de
deux maîtres qui s’entendent, ce jour-là, comme larrons en foire. Pour
l’anniversaire de la libération de la capitale, le maire a accueilli à la tribune
d’honneur le Président et son Premier ministre. Rien de bien original. La
suite l’est un peu plus, et si François Mitterrand a négligé d’en avertir
Edouard Balladur, Jacques Pilhan – et Claude Chirac ! – n’a pas oublié
d’alerter à l’avance les caméras de télévision.
La veille de la cérémonie, on a subitement redécouvert une tradition qui
voulait, paraît-il, que le Président signe, dans ce genre de visite, le livre d’or
de la mairie. A la fin des discours, Jacques Chirac emmène donc François
Mitterrand dans son bureau, tandis qu’Edouard Balladur reste planté, à la
tribune, parmi les officiels. Quand les deux hommes reviennent, tout sourire,
un quart d’heure plus tard, le mal est fait. La séance signature se transforme,
dans la presse, en un entretien mystérieux d’autant plus commenté qu’il est
resté secret. « Ils ne se sont pas dit grand-chose », commente à chaud Jacques
Pilhan. Mais l’important n’est-il pas que tout le monde, à commencer par le
Premier ministre, imagine le contraire ? En termes de communication,
François Mitterrand vient de faire du Palo Alto sans le savoir. Le geste est
tout et le propos n’est rien. Si, avec Jacques Chirac, il s’isole et lui sourit,
c’est qu’une complicité est née. CQFD.

Mitterrand et son ami Bousquet


Facile et bien fait. Il suffisait d’y penser. Il faudra d’ailleurs
recommencer. Sous une autre forme. Dans les habitudes de Temps public,
cela passe généralement par une interview télévisée. Mais vu l’état du
Président, Jacques Pilhan penche plutôt pour un grand entretien de presse
écrite. Un projet est d’ailleurs dans les tuyaux depuis le début de l’été.
« Appelez-moi Giesbert, au Figaro ». La veille de l’enregistrement qui doit
avoir lieu à Latche, le maître de Temps public a calé avec François
Mitterrand les grandes lignes de l’interview. Faire long, pour indiquer une
présence intacte. Aborder tous les sujets de l’heure, pour montrer une autorité
sans faille. Ne pas négliger la politique étrangère, pour rappeler à Matignon
les hiérarchies institutionnelles. Ne pas éviter les questions de personnes,
pour souligner la vraie source du pouvoir à venir, avec un coup de griffe pour
Edouard Balladur, un petit coup de chapeau à Jacques Chirac, sans oublier la
gauche et le fantasme Delors. « Pensez-vous commenter le livre que Pierre
Péan vient de consacrer à votre jeunesse et à votre itinéraire politique ? »
interroge Jacques Pilhan. « J’en dirai peut-être un mot », répond le Président.
Ce jour-là, à l’Elysée, François Mitterrand et son conseiller en
communication sous-estiment gravement l’impact et la force de déflagration
d’une enquête qui ne comporte pas de révélations majeures mais qui, à
travers trois lignes de citations portant sur René Bousquet, son rôle dans la
rafle du Vél’ d’hiv’ et son amitié avec le futur leader de la gauche, vont
soudain enflammer la France politique et journalistique. Lorsqu’il rentre
cours Albert-Ier, Jacques Pilhan a bien d’autres soucis en tête que le passé de
François Mitterrand. Le lendemain, il sera lui aussi à Latche et son inquiétude
porte avant tout sur la santé du Président et sa capacité à reprendre la main,
dans un contexte politique qui semble parfois lui échapper.
Ce faisant, le maître de Temps public pense à la fois au destin de
François Mitterrand et à l’avenir de Jacques Chirac qu’il a revu longuement,
deux soirs de suite, pour faire le point et programmer la suite de sa
précampagne. En cette rentrée de 1994, Jacques Pilhan est un homme qui
doute encore. « La période est dure et compliquée », confie-t-il. C’est le
temps des rumeurs, de l’intox et des coups bas en tous genres. Rien n’est
simple. Même à gauche. « Je pense toujours que Delors ne sera pas candidat,
dit-il. Mais si j’ai raison, il est alors complètement fou de jouer avec les
électeurs en laissant monter un tel désir autour de lui. »
Le président de la Commission européenne est une énigme. Tel n’est pas
le cas de son principal supporter, à droite, c’est-à-dire Edouard Balladur.
Pourtant, le comportement du Premier ministre étonne Jacques Pilhan. « En
bonne logique, analyse-t-il, il devrait se garder d’anticiper le destin. Bien sûr,
il y a les sondages qui l’enflamment. Chaque semaine, il peut constater les
effets du traitement chimio qui épuise Mitterrand. Sa stratégie est celle du
glissement progressif. Il veut être président avant d’avoir été élu. » Tout cela
n’a de sens qu’à une seule condition : l’accélération des échéances. En est-on
déjà là ?
La bombe Péan, qui est en train d’éclater, va bientôt jouer un rôle de
révélateur et d’accélérateur tant elle met à l’épreuve les nerfs et la volonté
présidentiels. A son retour de Latche, Jacques Pilhan découvre subitement, en
lisant la presse, les dégâts que ce livre est en train de provoquer. Très vite,
son opinion est faite : « L’épicentre de la déflagration est à gauche. Ce qui est
en jeu est la survie politique du Président. Ceux qui entendent le faire taire,
définitivement, veulent salir sa mémoire pour effacer sa trace. » Si François
Mitterrand sait faire face à une pareille épreuve, c’est que, décidément, le
guerrier n’est pas encore mort.
Jacques Pilhan, à titre personnel, n’est pas de ceux que le passé
mitterrandiste choque ou effraie. D’abord parce qu’il ne s’est jamais fait
d’illusions et que sa longue fréquentation du Président lui a fait découvrir les
multiples facettes de son personnage. C’est même sur elles qu’il a bâti,
depuis plus de dix ans, l’essentiel de sa communication. Et puis, par
construction personnelle, Jacques Pilhan n’est pas le moins bien placé pour
comprendre ce que François Mitterrand veut dire quand il explique le climat
de Vichy, au début des années quarante, le double jeu des uns, les précautions
des autres et, au final, l’extrême complexité de tous, dans une situation qu’on
ne saurait juger à partir de seuls critères moraux.
Jacques Pilhan n’est pas – et ne sera jamais – un moraliste. Parler,
comme François Mitterrand, de « lobby juif » ne le gêne guère. Estimer, avec
lui, qu’à travers le procès fait à son passé on assiste à « une tentative
d’assassinat politique » ne le trouble pas davantage. Il y a du règlement de
comptes dans l’air et il faudrait être bien innocent pour ne pas comprendre
que les réactions au livre de Péan sont, avant tout, liées au contexte
préprésidentiel. « Au PS, dit-il, la carte de l’indignation recouvre celle des
courants. Dans la presse, c’est la même chose. » L’explication est sans doute
un peu courte. En privé, Jacques Pilhan reconnaît d’ailleurs que, s’il avait eu
un conseil à donner dans l’élaboration de ce livre – ce qui n’a pas été le cas –,
il aurait suggéré qu’on choisisse d’autres thèmes et un autre timing. Pour
confesser François Mitterrand, à l’heure des adieux, il avait, dans sa manche,
bien d’autres candidats et bien d’autres projets. On ne lui a rien demandé.
Mais telle n’est plus la question.
L’affaire Péan est la dernière grande bataille que va livrer Jacques Pilhan
aux côtés de François Mitterrand. Son intuition est que la partie qui se joue
est un acte majeur, dans la succession du vieux monarque, donc de la future
présidentielle. Mais cela n’explique pas tout. « Sauver Mitterrand », face à
l’Histoire, est aussi un acte de fidélité ou, tout au moins, le signe d’une
cohérence retrouvée, chez un homme que le goût du jeu a entraîné parfois
plus loin qu’il n’aurait dû. En 1983, François Mitterrand l’avait fait venir à
l’Elysée en lui posant alors une seule question : « Croyez-vous que je puisse
m’en sortir ? » Sur un mode plus personnel et encore plus dramatique, c’est
cette même question qu’il lui répète, au téléphone, le 8 septembre 1994. Le
Président a joint Jacques Pilhan pour commenter avec lui l’interview au
Figaro. Il en est très satisfait. Mais au bout de quelques phrases, il est clair
que cet appel a un tout autre objet. François Mitterrand est aux abois. Ses
amis le lâchent. La meute est derrière lui. Il demande de l’aide. « Je vous
rappelle dès demain, avec une solution », lui promet Jacques Pilhan.
« On va lever les derniers tabous. » Ce n’est pas un projet mais déjà une
certitude. Dans l’histoire des relations de François Mitterrand et du maître de
Temps public, le rendez-vous de l’affaire Bousquet est une manière
d’apothéose. Il y avait déjà eu le « Ça nous intéresse, monsieur le Président »,
avec Yves Mourousi en avril 1985, pour sortir de la nasse et inaugurer les
années « divines » du premier septennat. Puis la leçon de Maastricht, à la
Sorbonne, avec Guillaume Durand, en septembre 1992, pour sauver le grand
œuvre européen. Il y aura donc, le 12 septembre 1994, une ultime émission,
depuis l’Elysée, avec Jean-Pierre Elkabbach, pour une mise à nu désormais
seule capable d’éviter la mise à mort.
Jusque tard dans la nuit, après le coup de fil présidentiel, Jacques Pilhan
s’est enfermé avec Jean-Luc Aubert pour réfléchir à l’extrême difficulté de
cette opération. D’abord, il y a l’urgence. Même si l’intuition des deux
hommes est que l’opinion, une fois encore, ne partage pas l’hystérie des
commentateurs, l’orage médiatique est là et il ne saurait être question
d’attendre qu’il s’éloigne avant de lancer le Président dans l’arène. On est un
jeudi soir et le principe d’une intervention télévisée, le lundi suivant à
20 h 30, s’impose de lui-même. En direct, naturellement, parce que le risque
est la condition de la performance. Il faut que le Président s’expose. C’est la
condition de sa crédibilité.
Le principe d’une courte interview, en fin de journal, est vite écarté. Pour
purger, il faut du temps. Cela risque d’être pénible, surtout pour un vieil
homme malade. Mais le concept précisément est là : montrer la douleur et
faire souffrir pour attirer la compassion. « Il faut que le méchant homme, au
final, soit plaint par le téléspectateur », assène Jacques Pilhan. Le but de
l’émission est donc moins que François Mitterrand soit convaincant dans ses
explications – comment d’ailleurs pourrait-il l’être, sauf à commettre l’erreur
de s’excuser ? – que d’entraîner la gêne de ceux qui le regardent et l’ont
contraint à cette exhibition. Résumé du maître de Temps public : « Pour que
ça marche, il faut que ça soit obscène. »
L’autre condition du succès est que la question de la mort efface celle de
la faute. Autrement dit, que l’affaire Bousquet et donc des juifs durant
l’Occupation ne soit plus, dans la tête des téléspectateurs, qu’un prétexte
destiné à faire la preuve du courage de François Mitterrand. De sa vraie
résistance, en quelque sorte. Hier, durant la guerre et aujourd’hui devant le
cancer. D’où le choix de Jean-Pierre Elkabbach pour conduire l’entretien
télévisé. Le président de France Télévisions est un excellent intervieweur,
doublé d’un ami de Temps public. François Mitterrand ne le considère pas
comme un adversaire acharné à sa perte. Mais aux yeux de Jacques Pilhan,
une autre motivation, bien plus importante, entre en ligne de compte. Pour
mettre François Mitterrand à la question, le faire souffrir et donc le faire
plaindre, « il faut que l’interlocuteur soit juif ». Il le dit sans détour, dans
cette première phase de conception de l’émission. « Pas de tabous », en effet.

Questions assassines et regard tendre


La suite, toute la suite, est un condensé des méthodes de communication
de Temps public. Choix de l’heure. Choix du cadre. Choix, enfin, des
protagonistes. La question n’est pas de leur souffler leur rôle mais de les
laisser être eux-mêmes puisque ce qu’ils sont, détermine la manière dont ils
vont se comporter. Une fois de plus, Jacques Pilhan est un metteur en scène
dont l’unique obsession est la réaction du public. Dès le vendredi
9 septembre, il explique à François Mitterrand le concept de l’émission qu’il
vient de concocter. Puis, avec son accord, il appelle Jean-Pierre Elkabbach.
Le patron de France Télévisions est en déplacement dans l’Hérault. « Péan ?
Je l’ai pas encore lu. – Ce n’est pas le problème. Il faut que tu rentres. »
Rendez-vous est pris, le lendemain après-midi.
Ce samedi-là, à l’Elysée, François Mitterrand est un homme épuisé mais
qui a décidé de se battre. Avant de recevoir Jean-Pierre Elkabbach, il s’est
longuement entretenu avec Jacques Pilhan. L’émission que celui-ci lui
propose est un pari risqué, doublé d’une épreuve physique. Mais a-t-il encore
le choix des armes ? En présence de son conseiller, il explique donc sans
détour au président de France Télévisions ce qu’on attend de lui. Sur le
principe d’une interview, à heure de grande écoute, Jean-Pierre Elkabbach est
d’accord, bien sûr. Lundi ? Aucun problème. Avec lui ? L’intéressé tombe
des nues. Sa réaction est logique. Il est patron de chaîne, donc plus tout à fait
journaliste. Mais, preuve que le Président a bien assimilé « le concept »,
comme dit Jacques Pilhan, on passe alors de la commande à la requête : « Je
veux m’expliquer. J’entends me défendre et pour cela j’ai besoin de vous.
Face aux Français, je ne serai plus président et vous ne serez plus journaliste.
Il n’y aura que deux hommes autour d’une table pour une explication sans
concession. Il en va de mon honneur. Je vous demande de ne retenir aucun
coup et aucune question. J’y suis prêt. »
La machine est en route. Telle que l’a imaginée le maître de Temps
public. Tandis que, le dimanche, François Mitterrand se repose et que Jean-
Pierre Elkabbach se concentre sur ses dossiers et ses fiches, Jacques Pilhan
est chez lui, au moulin de Malesherbes. Il n’a aucun contact avec les deux
protagonistes du débat. Pas plus que le lundi, jusqu’en toute fin d’après-midi.
Ultime réglage ? Dernière mise en scène ? Deux heures avant le début de
l’émission, le patron de France Télévisions est convoqué d’urgence à
l’Elysée. Lorsqu’il arrive au palais et qu’on lui dit que François Mitterrand
l’attend dans ses appartements privés, il a la conviction que tout va être
annulé. Dans sa chambre, le Président est allongé sur un canapé, en costume
sombre et chemise blanche. Son visage est livide. Entrant dans la pièce, Jean-
Pierre Elkabbach croit apercevoir un cadavre1.
François Mitterrand n’est pas mort mais il est au plus mal. Il souffre et ça
se voit. De part et d’autre du canapé, il y a Anne Lauvergeon, la jeune
secrétaire générale adjointe de l’Elysée, et Jacques Pilhan. Quand le Président
se redresse pour saluer son visiteur, l’atmosphère est toujours aussi lourde.
En quelques mots sifflants, François Mitterrand exécute ceux qui lui ont
manqué : Attali, Fabius, Badinter… Il dit, surtout, une nouvelle fois ce qu’il
attend de son intervieweur : « Je veux un débat d’homme à homme, Jean-
Pierre Elkabbach. Surtout, je vous le répète, ne retenez aucune question. »
Pour descendre au studio, il faut franchir quelques marches. François
Mitterrand est à ce point affaibli qu’il est contraint de s’appuyer aux bras de
Jacques Pilhan et du patron de France Télévisions. « Prévoyez des coupures
et même un programme de remplacement, glisse ce dernier au réalisateur. Il
n’est pas sûr qu’on puisse aller au bout. »
Le pire, c’est que c’est vrai. Le pire, aussi, est que tout va se dérouler
exactement comme prévu. Le vieil homme d’un côté, le journaliste intraitable
de l’autre. Pendant une heure et demie, face à des Français ébahis, François
Mitterrand est contraint de se battre, le dos au mur. On l’agresse, il répond,
d’un ton cinglant. On le passe sur le gril, il tente des explications sur son
passé et son parcours politique. Au début, de manière laborieuse, puis,
progressivement, avec l’énergie retrouvée d’un combattant bien décidé à
vendre chèrement sa peau. Son propos est parfois ambigu. A plusieurs
reprises, il est même franchement mensonger. Mais en régie, ce n’est pas cela
qui retient l’attention de Jacques Pilhan. Il voulait du sang, il l’a. Il voulait de
la rage, il est gâté. Il voulait de la souffrance, c’est chose faite. L’important, à
ses yeux, était le visage de deux hommes, dans un choc à la fois contrôlé et
sans aucun tabou. Quand l’émission s’achève, il livre son verdict : « Mission
réussie. Jean-Pierre avait des questions assassines et un regard tendre. Pour le
Président, c’était presque l’inverse. »
A la lecture de la presse, au cours des jours qui suivent l’émission, le
patron de Temps public vérifie qu’il ne s’est pas trompé. Passé l’analyse
critique sur les arguments servis par François Mitterrand, le commentaire
dérive sur la performance de ce dernier. Si le Président se bat, c’est donc qu’il
est encore vivant. S’il défend son passé, en dépit de la maladie, c’est qu’il
veut continuer à peser sur le présent et l’avenir. Dans les enquêtes
qualitatives, la dimension sacrificielle de l’émission apparaît clairement.
Mitterrand attaqué, Mitterrand agressé, Mitterrand acquitté. Un sondage Ipsos
qui dit à peu près la même chose est confié au Nouvel Observateur. Fin de
l’orage médiatique. L’« obscénité » a payé. Mais à quel prix ?
Pour sauver François Mitterrand – c’est la leçon de cet épisode –, Jacques
Pilhan était prêt à tout. Le risque et la transgression. Encore plus que
d’habitude et jusqu’au bout s’il le faut. Dans un registre voisin, la gestion
contrainte de l’outing de Mazarine, à la une de Paris Match, un mois et demi
plus tard, mettra en branle des ressorts de communication d’une nature
comparable. La vie privée – maladie ou paternité cachée – pour effacer les
vices publics d’une trop longue carrière, entamée en eaux troubles. Le maître
de Temps public, en cet automne 1994, s’est installé dans un registre qui fait
parfois froid dans le dos.
L’Histoire, il est vrai, offre peu l’occasion de pareils moments où le
destin des hommes semble ainsi vaciller. Jacques Pilhan le sait mieux que
quiconque. Il est placé à l’endroit exact où les fils se rejoignent. Les uns
mènent à François Mitterrand et les autres à Jacques Chirac. Leurs destins
sont désormais liés, mais ni l’un ni l’autre n’en a encore totalement
conscience. Dans la situation qui est la leur et qui n’est guère flamboyante, ils
pensent d’abord à eux-mêmes. Comment durer pour mieux partir ? C’est
l’angoisse du Président. Comment avancer pour espérer gagner ? C’est celle
du maire de Paris. Il n’y a qu’à Temps public où l’on peut faire la difficile
synthèse de ces différentes problématiques. Durée et départ d’un côté,
accélération et victoire de l’autre. Le tout dans un climat poisseux dominé par
la rumeur de la mort, à gauche, et celle de l’assassinat, à droite.
Le mois d’octobre 1994 est un concentré absolu des miasmes de la
période. C’est dans ce contexte que va se jouer, autour de Jacques Pilhan, un
épisode décisif de l’élection présidentielle. Premier constat : à l’Elysée, tout
va mal. Après avoir arrêté une dizaine de jours les traitements qui l’épuisent,
François Mitterrand a été contraint de les reprendre. Ses obligations
officielles ont été réduites au minimum mais chaque semaine, au Conseil des
ministres, sous les yeux d’Edouard Balladur, le Président offre le spectacle
parfois pathétique d’un homme à bout de forces. Jacques Pilhan est le témoin
horrifié de cette déchéance. Mieux que le Premier ministre, il en connaît les
détails. Par le canal de Temps public, Jacques Chirac est informé, au moins
de l’essentiel. La mort rôde. Elle peut frapper à tout instant.

Balladur oublie le désir


Le maire de Paris s’est interdit de spéculer sur l’état de santé du
Président. Il a donné ordre à ses proches de ne pas commenter les affaires de
toutes natures qui assaillent désormais l’Elysée. Mais comment pourrait-il,
lors de ses visites cours Albert-Ier, programmer sa campagne et en imaginer le
rythme sans tenir compte de ces données humaines ? Avec Jacques Pilhan, il
a pour seule obsession la gestion du temps, donc la recherche du bon
moment, le kaïros. C’est dans ces conditions que, à la mi-octobre, le maire de
Paris et son conseiller clandestin aboutissent à la conclusion qu’ils vont
devoir changer leurs plans de bataille sur un point décisif : celui de l’annonce
officielle de la candidature.
D’autres facteurs que la santé présidentielle ont pesé sur cette décision,
tenue secrète jusqu’au dernier moment. Pour Jacques Pilhan, il y a d’abord, et
avant tout, l’état de l’opinion. Toutes ses enquêtes le lui prouvent. Les
Français veulent de la clarté. Or, l’offre politique qui leur est faite est tout
entière marquée du sceau de l’ambiguïté. Cela vaut pour la gauche que « les
atermoiements de Delors rendent subitement muette ». Le président de la
Commission européenne continue de multiplier les gestes qui laissent croire
qu’il se prépare à entrer dans l’arène, tout en distillant des propos qui font
penser le contraire. La conviction de Jacques Pilhan est que, ce faisant, « il
tue son camp » qui n’ose même plus, par ailleurs, défendre son leader
d’autrefois, c’est-à-dire François Mitterrand. Conclusion : « Pas
d’incarnation, pas de projet. La gauche est en train de disparaître du paysage
politique. » Cet espace-là est à prendre.
A droite, la stratégie balladurienne est calée sur le « fantasme » d’une
menace deloriste que le Premier ministre serait le seul à pouvoir repousser.
« Balladur pense à tout, sauf à la gestion du désir », estime Jacques Pilhan. Il
est dans l’évidence et non dans la conquête. Il néglige une donnée qui
apparaît clairement dans toutes les enquêtes de Temps public : les Français
pronostiquent massivement sa victoire à l’élection présidentielle mais, dans
leur majorité, ils ne la souhaitent pas. Conclusion de Jacques Pilhan :
« L’offre balladurienne ne marche que si elle est unique. Or précisément, elle
ne l’est plus. »
Pour en faire la démonstration, les artificiers du cours Albert-Ier sont aux
petits soins avec toutes les têtes qui dépassent encore, du côté de l’UDF. Les
vieilles pointes de la confédération centro-libérale – Valéry Giscard
d’Estaing, Raymond Barre – sont dans les starting-blocks. « Tous nos
sondages montrent qu’en fait ils sont hors jeu, commente Jacques Pilhan.
Mais l’essentiel est que nos papys continuent à rêver. » Dans le même temps,
on entretient l’ambition des jeunes pousses de l’UDF. Celle de François
Bayrou, par exemple, que le maître de Temps public continue de voir
régulièrement. Celle de Charles Millon, aussi, qui est désormais un des
visiteurs du soir du cours Albert-Ier.
Ces petits contre-feux sont autant de pétards qui amusent Jacques Pilhan.
De là à imaginer qu’ils puissent suffire à dérégler la machine balladurienne !
Le 15 octobre, le maître de Temps public fait avec Jean-Luc Aubert un de ces
bilans d’étape qui, dans son mode de fonctionnement, sont toujours
l’occasion de nouvelles initiatives. Point numéro un : l’opinion attend et ne
voit rien venir ; les Français ont le sentiment qu’on joue, sous leurs yeux, une
partie qui ne les concerne pas. Point numéro deux : une présidentielle se
gagne non pas avec des sondages mais avec une campagne ; or, pour le
moment, personne ne s’est officiellement déclaré. Point numéro trois, qui est
le plus nouveau : « L’opinion change d’elle-même l’image du candidat
qu’elle veut élire. » Conclusion logique : Jacques Chirac doit accélérer. C’est
une précaution, vu l’état de santé du Président. C’est une nécessité, vu l’état
d’esprit des Français. C’est une chance enfin, car le maire de Paris est le seul
à pouvoir le faire. L’urgence est de déchirer le voile. Pas de candidat, pas de
campagne. Pas de campagne, pas de désir. Pas de désir, pas de changement
d’image. C’est aussi simple que ça.
A l’Elysée, François Mitterrand, au même moment, est arrivé à la même
conclusion. C’est l’expérience qui parle et Jacques Pilhan n’y est pas pour
grand-chose. En 1988, il s’était déclaré le plus tard possible. Mais il était le
sortant. En 1981, il était le challenger, contesté lui aussi dans son propre
camp, et il avait annoncé sa candidature à l’automne de l’année précédente.
Plusieurs émissaires du vieux monarque sont allés voir Jacques Chirac pour
lui livrer cette démonstration, comme un conseil d’amis. C’est la preuve que
le Président ne mesure pas encore toute la place qu’occupe son conseiller en
communication dans le dispositif chiraquien. Il fait compliqué là où il aurait
pu faire simple. La multiplicité de ces messages, en tout cas, achève de
convaincre le maire de Paris de jouer son va-tout. Sa garde rapprochée, au
RPR, est pour. Sa fille aussi. François Mitterrand l’est également. Pourquoi
hésiter ? Jacques Pilhan, dans ces cas-là, ne demande pas de droits d’auteur.
La question n’est plus de savoir s’il faut accélérer mais de déterminer les
modalités du mouvement.
Le 4 novembre, le résultat est là. C’est du Pilhan pur sucre. L’opération a
été montée et supervisée, de A jusqu’à Z, dans les locaux de Temps public,
avec le relais, à l’Hôtel de Ville, de Claude Chirac qui s’est chargée, avec son
père, de la vendre aux principaux responsables du RPR – Alain Juppé,
Philippe Séguin. D’abord, règle de base, jouer l’effet de surprise. « La
foudre », comme dit Jacques Pilhan. Il y aura donc une interview de presse
écrite pour créer l’événement et, quelques jours plus tard, une émission de
télévision – « Sept sur Sept », en l’occurrence – pour le faire vivre et, au
besoin, le corriger. La principale innovation, signée Temps public, est dans le
choix du média principal : La Voix du Nord, un grand quotidien régional,
puisque la province ne ment pas, et le candidat n’est pas celui des élites
parisiennes. La Voix du Nord, c’est également Lille, la ville natale du général
de Gaulle dont on s’apprête à célébrer l’anniversaire de la mort. Tradition et
résistance : si le message, c’est le média, alors celui-ci est très aisément
décryptable.
Et puis, surtout, il y a les mots utilisés par Jacques Chirac pour justifier
son accélération. Tous indiquent la même nécessité : « clarifier ». « Je pense
que les choses doivent être dites clairement », indique le nouveau candidat,
afin de « rompre avec un climat malsain ». La phrase clé de l’interview a été
ciselée avec soin : « Entre les risques d’une politique de rupture qui sèmerait
le désordre et le confort d’une tiédeur qui enliserait notre pays dans un déclin
léthargique, la nécessité du changement s’impose à la raison. » Avec elle,
tout est dit. Sur le conseil de Jacques Pilhan, Jacques Chirac ne se place pas
entre Jacques Delors et Edouard Balladur, mais entre une gauche qui n’existe
plus et tous les candidats du conservatisme.
Ce faisant, il se saisit du talisman du changement qui, pour Jacques
Pilhan, est la clé du prochain scrutin présidentiel. Jacques Chirac vient
d’enfermer ses concurrents potentiels dans le piège de la continuité. A
gauche, les héritiers de François Mitterrand y seront nécessairement
contraints. A droite, le Premier ministre s’est mis lui-même dans la nasse, dès
son discours d’investiture, en mars 1993. L’entrée en campagne inopinée du
maire de Paris est pourtant commentée dans la presse comme un signe
d’affolement d’un candidat privé d’oxygène par son ex-« ami de trente ans ».
Les ratés du congrès extraordinaire du RPR, qui lui accorde son investiture en
l’absence de Philippe Séguin, ajoutent un air de confusion à toute l’opération
qui n’a d’ailleurs aucun effet sensible sur les sondages d’opinion.
Un coup pour voir ? Un coup pour rien ? Quand il retrouve Jacques
Chirac, Jacques Pilhan n’est pas aussi rassuré qu’il veut bien le montrer. Son
propos a pourtant l’allure d’une démonstration. « Depuis juin, vous aviez un
positionnement, symbolisé par la fracture sociale. Désormais, vous avez une
ligne qui est celle du changement. Tout vous oppose à Edouard Balladur.
Vous êtes celui qui dit face à celui qui joue. Celui qui éclaire face à celui qui
embrouille. Dans les sondages, vous êtes le challenger et pourtant, dans les
faits, vous faites la course en tête pour la bonne raison que vous êtes seul en
lice. » Dans la gestion du temps, Jacques Pilhan, ce jour-là, est à son meilleur
niveau. Il a assuré la survie du Président sortant. Il vient de mettre en place
les conditions de la renaissance de son plus ancien adversaire. Reste encore à
gagner la guerre.
C’est elle qui révèle le caractère des hommes. Un soir, alors qu’il
préparait l’interview à La Voix du Nord, le maître de Temps public s’est livré
aux confidences intimes devant Jean-Luc Aubert. « Je suis opiniâtre. J’ai une
véritable pulsion pour l’affrontement. J’y trouve du plaisir. Cela se structure
sur le désespoir. Si on ne pratique pas l’exercice de la volonté, tout est
toujours foutu. » Pensait-il aussi à Jacques Chirac en mettant à nu les ressorts
de sa propre psychologie ?

1. Pierre Péan, Dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances, Plon, 2002.
29
L’assassinat de Balladur

Il y a ceux qui savent depuis toujours, ceux qui désormais devinent et


ceux enfin qui continuent à ne rien voir. Ils sont les plus nombreux. Dans les
dîners en ville, Jacques Pilhan s’amuse comme un fou. Il y explique, d’une
voix calme et posée, que Jacques Chirac sera, à l’évidence, le prochain
président de la République. Il y a encore quelques mois, on le prenait pour un
gentil cinglé. En ce début d’année 1995, ils ne sont guère plus nombreux à
écouter, sans sourire, la démonstration du conseiller de François Mitterrand.
C’est la vraie source de son plaisir. Non seulement ses convives ne
comprennent rien aux mouvements qui travaillent l’opinion, mais en plus ils
ignorent tout de son rôle auprès du maire de Paris, devenu candidat officiel
du RPR. Dix-huit mois de clandestinité, au cœur d’une campagne
présidentielle, c’est une belle performance. Jacques Pilhan a la ferme
intention de la mener jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la date fatidique du
7 mai 1995. En dépit des quelques soupçons qui commencent à germer.
Flairer une collaboration ne veut pas dire comprendre la nature exacte
d’un contrat. Jacques Anfossi, l’homme des « qualis » à Temps public, a
dressé l’oreille le premier, à l’automne 1994, après avoir rendu une enquête
qui montrait, plus nettement encore que d’habitude, que la gauche avait cessé
d’être représentée dans l’imaginaire des Français : « C’est incroyable. Ses
électeurs vont finir par se reporter sur Chirac. » Jacques Pilhan a pris le
rapport sans faire de commentaires. Quelques jours plus tard, son épouse,
Michèle, rappelle Jacques Anfossi :
— Il y a un petit problème…
— Rien de grave ?
— Non, il faudrait simplement que tu envoies la facture non pas à Temps
public mais à Goudard, à Euro-RSCG.
L’argent laisse des traces. Surtout quand il vient se mêler aux circuits de
la maison Séguéla. A la même époque, un chauffeur rapporte à ce dernier
que, au détour d’une course, il a aperçu la petite silhouette de Jacques Pilhan
dans un couloir de l’Hôtel de Ville. Ce n’est pas une preuve. Mais c’est déjà
un signe. Faute de temps, Jacques Chirac délaisse désormais le circuit des
caves du cours Albert- Ier. Lors des réunions avec le premier cercle de ses
conseillers, il lui arrive de prendre au téléphone un mystérieux correspondant
qu’il écoute avec une attention particulière et qu’il appelle « Jacques ».
Jacques qui ? En matière de com, le candidat du RPR et sa fille Claude ont
des idées très précises qui ne souffrent pas la discussion. Dans l’ambiance du
moment, les derniers chiraquiens restés fidèles à leur leader ont bien d’autres
chats à fouetter que d’essayer de deviner la source de cette nouvelle
assurance.
La rumeur, celle des dîners en ville, porte d’ailleurs moins sur le rôle de
Jacques Pilhan que sur le moral supposé du maire de Paris. Depuis qu’il a fait
acte de candidature, début novembre 1994, Jacques Chirac s’est beaucoup
démené, sans guère améliorer sa cote dans les sondages. Hier, on le plaignait
d’un air faussement navré. On s’interroge, à présent, sur sa capacité à mener
campagne jusqu’au bout. Pour la plupart des commentateurs, l’affaire reste
pliée : ça sera Balladur, bien entendu ! A la une du Monde, Jérôme Jaffré, le
directeur des études politiques de la Sofres, s’abrite derrière l’opinion des
Français pour en faire l’implacable démonstration. Sur Antenne 2, Arlette
Chabot pose à Jacques Chirac la question qui est sur toutes les lèvres.
Renoncer ? « Vous plaisantez ! » réplique le maire de Paris d’un ton rageur.
Mais qui le prend encore au sérieux ?
C’est l’ambiance du moment, à quatre mois du grand choc. Un brin
surréaliste, comme toujours en politique, lorsque les dés se mettent à rouler et
que personne n’imagine qu’ils puissent abolir le hasard. Jacques Pilhan
connaît ça par cœur. Il n’en est pas pour rien à sa troisième présidentielle.
Comme Jacques Chirac. A une différence près : lui a gagné les précédentes,
avec François Mitterrand. « Repriser les hauts, mépriser les bas » : cette
vieille formule qu’aime à répéter le maire de Paris rejoint la préoccupation de
l’heure, à Temps public. Rassurer et enfumer : tout un programme ! Un jour
de janvier 1995, alors qu’il déjeune avec le président de la République et
quelques-uns de ses proches chez Le Divellec, Jacques Pilhan aperçoit
Dominique de Villepin à une table voisine. Les deux hommes ne se
connaissent pas. Au café, ils s’isolent. Le maître de Temps public reprend
sans sourciller sa démonstration sur l’inéluctable victoire de Jacques Chirac.
Le futur secrétaire général de l’Elysée, qui ne sait rien du rôle joué par son
convive auprès de son champion du RPR, en conclut que la mitterrandie,
décidément, a un compte à régler avec Edouard Balladur. En l’occurrence,
c’est vrai. En pleine affaire Schuller-Maréchal, il suffit de lire la presse pour
s’en apercevoir. Mais Dominique de Villepin, en écoutant Jacques Pilhan,
manque aussi d’imagination.
Il n’est pas le seul. Dans l’entourage du Premier ministre, on ne se doute
pas davantage de ce qui se trame entre l’Hôtel de Ville et le cours Albert-Ier.
Non pas que l’on méprise le talent de Jacques Pilhan. Bien au contraire ! La
com est une passion balladurienne, et les enfants d’Edouard, Nicolas Sarkozy
au premier chef, savent depuis belle lurette qu’en la matière, l’artiste absolu,
le spécialiste incontesté des campagnes présidentielles, consulte à Temps
public. Jacques Pilhan, de son côté, n’a jamais perdu le contact avec
l’impétueux ministre du Budget. Dès l’origine, il a repéré son rôle central
dans le dispositif de Matignon. Il apprécie son allant, son culot, sa rapidité.
Bref, il a flairé une de ces bêtes politiques dont il dit volontiers qu’elles ont
« l’étoffe des grands ». Jacques Pilhan déteste Edouard Balladur, mais il
goûte la fréquentation de ses proches. On se téléphone. On se voit aussi.
C’est la loi du milieu.
Au printemps 1994, Nicolas Sarkozy a fait à Jacques Pilhan des offres de
service. Alain Minc, que celui-ci ne fréquente pas seulement pour refaire Le
Monde, fait aussi partie des balladuriens qui aimeraient s’attacher ses
services. « Il adore l’argent. Il est flexible. Il est retournable », dit Minc.
Mais, dans son esprit, c’est du conseiller de François Mitterrand qu’il s’agit
et non de celui de Jacques Chirac. Pas un seul instant Alain Minc n’imagine
que Jacques Pilhan a déjà choisi un nouveau champion. A l’automne 1994,
enfin, juste après l’entrée en lice officielle du maire de Paris, Nicolas Bazire,
le directeur de cabinet du Premier ministre, tente une dernière ambassade à
l’occasion d’un dîner organisé par l’un de ses amis, le journaliste Philippe
Reinhard. Ce soir-là, Jacques Pilhan s’en donne à cœur joie. Son propos est
brillantissime. Il séduit, il allume. Mais quand Nicolas Bazire avance ses
pions, le maître de Temps public fait mine de ne pas comprendre.
« Revoyons-nous », dit-il. De fait, ils se reverront. Mais quand tout sera
terminé. Après la présidentielle.
Jeux de dupes, jeux de Pilhan. « Fréquenter n’est pas coucher », dit-il à
cette époque à l’un de ses amis. Nicolas Sarkozy, Alain Minc, Nicolas Bazire
et même William Abitbol, le sicaire de Charles Pasqua, sont, à coup sûr,
d’agréables convives. On ne perd jamais son temps à les écouter. Ils en disent
toujours davantage qu’ils ne devraient. C’est que, à la différence de Jacques
Pilhan, ils ne savent pas tout. Lui seul, entre l’Elysée et l’Hôtel de Ville,
connaît la configuration exacte d’une partie qui vient d’entrer dans sa phase
décisive. En ce début de 1995, c’est un atout de taille pour un homme que
l’on croit multicartes alors que son unique obsession est de permettre
l’élection de Jacques Chirac et de conserver ainsi le seul job qui le
passionne : conseiller du Président.
« Pourquoi pas Balladur dès le premier tour ? » Quand Jean-Pierre
Elkabbach lui rapporte ce pronostic signé Sarkozy, Jacques Pilhan éclate de
rire. « Le pire, dit-il, c’est peut-être qu’il le croit. » Quand il était Premier
ministre, rien que Premier ministre, « l’homme qui ne fait pas de politique »
se comportait comme un Tartuffe. Or, plus il est candidat et plus il se prend
pour le président autodésigné. « Balladur ignore ce qu’est une campagne »,
dit-on à Temps public. Ce n’est pas le genre d’erreur qui guette Jacques
Chirac. Comme Jacques Pilhan, il sait qu’une popularité ne fait pas l’élection.
C’est aussi pour cela que, au cœur de l’adversité, ces deux-là s’entendent
comme larrons en foire.

Un candidat antibourgeois
La première éclaircie est venue, le 11 décembre 1994, avec l’annonce du
retrait de Jacques Delors. Le président de la Commission européenne ne sera
pas candidat. La gauche est orpheline. Elle rêvait. Désormais, elle déprime.
C’est la fin des illusions. François Mitterrand n’aura pas de successeur de son
camp. Pour Jacques Pilhan, c’était une très ancienne conviction. C’est à
présent une certitude. Combien de fois ne l’a-t-il pas répété à Jacques
Chirac ? Celui-ci a d’ailleurs pris le risque de l’annoncer à l’avance. Les faits
lui ont donné raison. Le voilà crédité d’une lucidité que n’a pas eue Edouard
Balladur. Devant le maire de Paris, Jacques Pilhan fait le bilan de cette
opération : « Delors, pour justifier son manque d’audace, a été dégueulasse
avec Mitterrand. Son allusion aux rois fainéants était de trop. Il a été assassin
avec la gauche. Il prive le Premier ministre du principal argument de sa
propre candidature. Il y a désormais, au moins une chose de sûre : vous serez
au second tour de la présidentielle. »
De l’air ! Une bouffée d’oxygène ! Il était temps… En jetant l’éponge,
Jacques Delors permet également à Jacques Chirac de rester bien calé dans le
créneau délimité par le maître de Temps public : le terrain, le peuple. Le
maire de Paris, qui a parfois le sens de la plaisanterie utile, prend, à cette
même époque, l’initiative d’une longue entrevue avec Martine Aubry, la
présidente de la Fondation contre l’exclusion. « Elle me succédera un jour à
l’Elysée », confie-t-il volontiers. Flatter la fille, c’est presque une manière de
remercier le père. Jacques Pilhan n’est étranger ni à ce rendez-vous, ni à sa
discrète médiatisation, ni aux commentaires qui l’accompagnent. On s’amuse
comme on peut !
Libéré de la menace deloriste, Jacques Chirac peut continuer à avancer à
son rythme. Et Dieu sait si ça compte, en matière de com. Avec Jean-Michel
Goudard, Jacques Pilhan avait imaginé une grande vague d’affichage
commercial que la nouvelle loi sur le financement des campagnes autorise
jusqu’à la date limite du 31 décembre 1994. Il s’agissait, dans l’esprit de ses
concepteurs, de manifester à la fois une présence et une détermination. Avec
le risque toutefois d’abandonner le registre modeste – et donc antiballadurien
– d’une campagne en rupture avec les anciennes pratiques chiraquiennes,
modèle 1981 et surtout 1988. Cet argument, dans le nouveau contexte de la
fin de l’année 1994, est jugé décisif. Adieu donc les affiches 4 × 4.
Les thèmes qu’elles étaient censées mettre en valeur ne sont pas pour
autant oubliés. L’une des affiches montrait des fruits, en écho au discours
chiraquien sur « un meilleur partage des fruits de la croissance ». Pour
Jacques Pilhan, renoncer à l’affiche ne signifie pas abandonner le message. Il
a prévu de longue date la sortie, début janvier, d’un second livre signé
Jacques Chirac qui est la suite programmatique de Une Nouvelle France
publié six mois plus tôt. La couverture de ce nouvel opus intitulé La France
pour tous est jugée un peu terne. Pourquoi ne pas l’illustrer d’un symbole ?
Une corne d’abondance ? Un chêne ? Le graphiste des éditions Nil suggère
un arbre fruitier. Bingo ! Le jour de la présentation du livre à la presse,
Jacques Chirac est interrogé, à brûle-pourpoint, sur ce choix qui lui semblait
anecdotique. Pourquoi un pommier ? « Euh… parce que j’aime les
pommes. » Applaudissements immédiats à Temps public. Tout le monde, les
Guignols en tête, se saisit du symbole. C’est simple, c’est bien vu et ça
marche à merveille. Chirac, chef de pub ! Qui l’eût cru ?
Parole de Pilhan : « Dans une campagne, quand ça marche, tout
marche. » Nul besoin de forcer le cours des choses. L’opinion et les
commentateurs évoluent en même temps, dans le sens souhaité. Même les
intellos s’y mettent. Le maître de Temps public l’avait constaté en 1988. Il le
vérifie de nouveau dans cette présidentielle. Tout s’est cristallisé, à partir de
l’automne, après la prestation de Jacques Chirac devant un petit club, Phares
et Balises, fondé par l’éditeur Jean-Claude Guillebaud et l’ancien conseiller
de François Mitterrand, Régis Debray. L’ami corrézien du maire de Paris,
l’écrivain Denis Tillinac, a joué les entremetteurs, et c’est ainsi que Jacques
Chirac découvre, au hasard d’un rendez-vous a priori anodin, les thèses que
le démographe Emmanuel Todd vient de publier dans une petite brochure
intitulée Aux origines du malaise politique français.
Ce texte a beau avoir été édité par la Fondation Saint-Simon, ce temple
de la « pensée unique » qu’abhorre Jacques Chirac, il reprend une à une les
analyses développées par Jacques Pilhan : le moment fondateur du
référendum de Maastricht, la déshérence de l’électorat populaire, sa sécession
avec la gauche officielle, la gentrification de cette dernière… Emmanuel
Todd et le maître de Temps public ne se connaissent pas. Chacun dans leur
spécialité, ils ont simplement travaillé sur des données comparables avant
d’aboutir à des conclusions similaires. Lors de la réunion de Phares et
Balises, Jacques Chirac a l’habileté de jouer les étonnés. Mais tout ce qu’il
entend lui est parfaitement familier depuis plus d’un an.
Il fait mine d’écouter. Il va bientôt instrumentaliser, avec l’aide de
Jacques Pilhan. Emmanuel Todd est un homme de gauche. Sa brochure ne
porte pas le sceau officiel de la chiraquie. Dans le combat politique, l’homme
et le produit sont une bénédiction du ciel. Il y avait la gauche balladurienne.
Voici venu le temps de la gauche chiraquienne. Dans une campagne
présidentielle, ces « intellos »-là sont des agents d’influence remarquables. Ils
donnent à Jacques Chirac et à son projet cette forme de cohérence qui est la
condition de la crédibilité. Bien sûr, ce rassemblement est baroque. Surtout
quand il entraîne avec lui le vieux fonds des people liés à François
Mitterrand. Contre Edouard Balladur et un PS infidèle au Président sortant, il
y a de la place pour tous. En politique, cela va de Philippe Séguin à Alain
Madelin, et, dans le champ intellectuel, d’Emmanuel Todd à Pierre Bergé, en
passant par Frédéric Mitterrand. « C’est la conséquence de votre
positionnement, explique Jacques Pilhan à Jacques Chirac. Ça craque en haut,
dans les élites. Bientôt ça bougera en bas, dans l’opinion. » A une double
condition : qu’il reste dans la double posture du challenger et du candidat
« antibourgeois ».
Edouard Balladur sait-il que dans cette stratégie il est le meilleur allié de
Jacques Chirac ? Le Premier ministre a entamé l’année 1995 en laissant dire à
ses porte-parole, officiels et officieux, que l’élection était jouée d’avance. Ce
qui est une façon de faire comprendre aux Français qu’ils sont privés de leur
liberté de choix. Mieux encore, le 18 janvier, sous les lambris de Matignon, il
annonce officiellement sa candidature, en la plaçant sous le signe de la
« continuité ». Pas de « rupture », pas de « fracture ». Dans le choix du lieu
comme dans celui des mots, c’est du Balladur à l’état pur. Jacques Pilhan est
un théoricien du bruit. Parler trop souvent et sur un même registre est selon
lui la meilleure façon de ne pas être entendu. Or c’est précisément ce que
vient de faire le nouveau candidat. Dans les enquêtes du cours Albert-Ier, ce
formidable loupé apparaît sans tarder. « Balladur voulait être un candidat
tranquille face à Chirac l’agité. Il est désormais l’incarnation de
l’immobilisme et du conservatisme face au mouvement et au changement. »
« On croirait du Barre, en 1988 », commente aussi Jacques Pilhan. Deux
jours avant qu’Edouard Balladur entre en scène, il a d’ailleurs déjeuné avec
l’ancien Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, histoire de vérifier ses
intentions réelles pour cette nouvelle présidentielle. Ira, ira pas ? Comme
VGE, Raymond Barre fait mine d’entretenir le suspens.
« Psychologiquement, cet homme ressemble à Delors. En plus vieux. Si c’est
possible ! » ironise Jacques Pilhan en sortant de table. Un déjeuner pour
rien ? Au cours de la conversation, son convive lui a raconté un récent
entretien avec Edouard Balladur, au cours duquel ce dernier a eu ce mot qui
dit tout : « On va fatiguer Chirac comme un poisson. » Pour Jacques Pilhan,
c’est une nouvelle preuve de la cécité de Matignon. « Ils croient qu’une
campagne, c’est de la pêche à la ligne. En fait, c’est une partie de chasse. »

Jospin se refuse
Le mot est juste. Mais en l’occurrence, il n’est qu’à moitié vrai et Jacques
Pilhan le sait pertinemment. Dans l’art de la guerre et le jeu, un peu moins
ragoûtant, des boules puantes, Edouard Balladur et les siens ne sont pas plus
manchots que Jacques Chirac et ses sbires. La suite de la campagne le
démontrera à l’envi. Mais en soulignant les travers du Premier ministre-
candidat, le maître de Temps public pointe aussi ceux qu’il devine chez son
client de la mairie de Paris. Le grand meeting de la porte de Versailles, le
17 février, devant vingt mille personnes qui scandent « On va ga-gner, on va
ga-gner », lui a laissé, à cet égard, une impression mitigée. Non pas que cette
manifestation de force ait été inutile. Jacques Chirac a été impeccable, dans le
fond et surtout dans la forme. Le maire de Paris a appris à mieux maîtriser sa
gestuelle. Il parle plus lentement, d’une voix mieux posée. Les séances de
média-training, dans les sous-sols du cours Albert-Ier, ont manifestement
porté leurs fruits. Cela se sent à la télévision et aussi, désormais, à la tribune
des meetings.
En fait, la gêne de Jacques Pilhan a des raisons plus intimes : il
n’apprécie guère, dans les campagnes, ces dernières lignes droites où il sent
que son rôle progressivement s’efface. Il aime l’ombre et voici que les
lampions s’allument. Il aime les tout petits comités où l’on peut s’expliquer
face à face avec le candidat, et voici que les influences se multiplient. Il aime
la raison du stratège et voici que, dans le feu de l’action, les hommes qu’il
conseille deviennent un peu fous. Cette ivresse-là ne sera jamais la sienne.
Déjà avec François Mitterrand en 1988, il avait ressenti ce malaise.
Le moment Pilhan, celui qui le met au comble du bonheur, c’est un an
avant l’élection, quand on construit et qu’on scénarise ; quand on dresse des
plans de bataille et qu’on installe un champion dans un positionnement de
vainqueur. Là est la jouissance. La suite, au fond, est une lente déception,
d’autant plus cruelle qu’elle avance en même temps que l’espoir d’avoir vu
juste et l’attente du grand spasme final qui, avec la victoire, en fera la
démonstration. Pour le meeting de Versailles, le maître de Temps public a vu
un Chirac qui reprenait ses vieilles habitudes. Consulter les uns, écouter les
autres. Ménager Juppé. Contrôler Séguin. Ne pas vexer Madelin. Bref, n’en
faire qu’à sa tête. Comme toujours !
Rien de vraiment dramatique, et il faudrait que Jacques Pilhan soit bien
sot pour se cabrer ou déprimer au moment même où, dans les sondages, les
courbes d’intentions de vote, soudain, se rejoignent, avant de s’inverser. Un
BVA, puis un Ipsos, puis un Ifop. Désormais plus de doute, Jacques Chirac a
rejoint Edouard Balladur. En cette mi-février de 1995, la présidentielle est en
train de changer de visage. Tout bouge. L’opinion, la presse, le moral des
troupes et donc l’image des candidats. C’est le mouvement qu’avait prévu
Jacques Pilhan. Mais c’est aussi la fin d’une époque. Celle où le maire de
Paris était un candidat hors système. Le challenger absolu qui « rame dans la
falaise », comme on disait alors à Temps public. Jacques Chirac en est sorti
vivant. Jacques Pilhan se méfie de ces moments-là, propices à tous les
dérapages.
Or février 1995 est aussi, dans la vie de Jacques Pilhan, le mois des
adieux. Une page se tourne. Il le savait. Il l’a voulu. Il l’a programmé. Le
vivre en direct, c’est pourtant autre chose. Il y a tout d’abord l’ami Colé, le
complice des premiers temps, qu’une campagne de presse animée par Le
Monde met en cause dans la gestion passée de la Française des jeux. Gérard
Colé est comme « un perdreau, pris dans une battue de sangliers ». Jacques
Pilhan fréquente trop Jean-Marie Colombani pour ne pas comprendre que,
pour le quotidien du soir, la vraie cible est François Mitterrand et le système
qu’il incarne. Temps public en fait partie. La crainte de Jacques Pilhan est
d’être pris dans ces tirs croisés. Il a aidé Gérard Colé et servi François
Mitterrand. Se tenir à l’écart, sans manquer aux règles élémentaires de
l’amitié et de la solidarité, n’est pas une mince affaire. Elle le préoccupe
presque autant que le nouveau cours de la campagne chiraquienne.
Dans un autre registre, Jacques Pilhan comprend aussi que le temps est
venu de ses adieux à la gauche. Le 3 février, Lionel Jospin a été désigné, face
à Henri Emmanuelli, comme le candidat du PS à la présidentielle. A Temps
public, on ne l’a pas vu venir. Depuis le retrait de Jacques Delors, Jacques
Pilhan observe pourtant avec une attention particulière les grandes
manœuvres socialistes. Mais les deux hommes qui l’informent, Jean Glavany
et Julien Dray, ne brillent guère par leur lucidité. Un jour, ils lui disent que ça
sera Pierre Joxe. Un autre, ils lui jurent que Robert Badinter a ses chances.
Enfin, ils l’assurent qu’Henri Emmanuelli, le premier secrétaire de l’époque,
va remporter la primaire devant les militants, parce qu’il a le soutien des
grosses fédérations fabiusiennes et l’appui explicite des radicaux de gauche,
emmenés par Bernard Tapie.
En l’occurrence, ils se trompent sur toute la ligne. Mais la surprise de
Jacques Pilhan, lors de la désignation de Lionel Jospin, n’est rien à côté de la
déception que suscitent, cours Albert-Ier, les premiers pas de sa campagne. Le
maître de Temps public montre à cette occasion une surprenante facette de sa
personnalité. C’est que, au fond, il a gardé de la sympathie pour l’ancien
patron du PS qu’il a si souvent côtoyé – et aidé – dans les années quatre-
vingt. Lorsque, au début janvier, celui-ci a manifesté ses nouvelles ambitions
en se lançant dans la primaire socialiste, Jacques Pilhan a trouvé que c’était
« une bonne idée », exprimée « au bon moment ». Il ne croyait pas à ses
chances, mais cela ne l’empêchait pas de saluer son initiative. Au lendemain
de sa désignation, il va aller jusqu’à imaginer, un moment, que le candidat
socialiste puisse faire appel à ses services.
Etonnant Pilhan. Il est encore le conseiller en com de François
Mitterrand. Il est toujours le conseiller clandestin de Jacques Chirac. Et il
n’aurait vu aucun inconvénient à donner un coup de main au candidat
socialiste ! Très vite, il lui faut pourtant déchanter. Par l’intermédiaire de
Bertrand Delanoë, Lionel Jospin lui a fait savoir, ainsi qu’à Jacques Séguéla,
qu’il entendait innover en se passant des services des habituelles agences de
communication politique. Le candidat socialiste ne veut pas remettre ses pas
dans ceux de François Mitterrand. Autre époque, autres pratiques. C’est aussi
cela, son « droit d’inventaire ». Le fait que son ex-épouse, Elisabeth
Dannenmuller, ait été une collaboratrice de Temps public a sans doute pesé
dans ce choix. Jacques Pilhan aurait pu le comprendre. C’est d’ailleurs ce
qu’il confie, à chaud, à Bertrand Delanoë. Mais bientôt une rumeur lui revient
aux oreilles et le met hors de lui. Si Lionel Jospin ne veut pas de ses conseils,
c’est qu’il désapprouve – et se méfie ! – son nouveau train de vie.
Jacques Pilhan a le cuir moins épais qu’on n’aurait pu l’imaginer. Cette
mise à l’écart, qui est somme toute logique et qu’il aurait dû trouver justifiée
au regard de sa situation dans le dispositif chiraquien, lui fait pourtant l’effet
d’une humiliation. Perte du sens des réalités ? Absence de lucidité, due à son
habitude de jouer toutes les cartes en même temps ? Le maître de Temps
public a peut-être plus de mal qu’il veut bien le reconnaître à rompre avec
cette gauche qui reste sa famille. Ce faisant, cet homme qui a toujours tout
mélangé, sans aucun complexe, semble pris à son propre jeu. A partir de
février 1995, cela va profondément teinter son regard sur la phase décisive de
la campagne présidentielle.
D’un côté, Jacques Pilhan continue de gérer Jacques Chirac, avec l’espoir
qu’il sera élu le 7 mai. De l’autre, il observe le parcours de Lionel Jospin
avec presque plus d’attention que celui d’Edouard Balladur qui, il est vrai, lui
semble désormais sans mystère. Politique et sentiments. A l’heure du grand
basculement, ce cocktail-là est pour le moins original. Surtout à Temps
public. Dans le comportement de Jacques Pilhan, une autre donnée, qui est
plus rationnelle, entre toutefois en ligne de compte. Dans la partie à trois qui
est en train de se jouer, l’enjeu est à présent l’élimination, au premier tour,
d’Edouard Balladur, afin de laisser place à un choc, au résultat garanti, entre
Jacques Chirac et Lionel Jospin. Dans sa tête, le maître de Temps public a
distribué les rôles. A l’un, l’Elysée. A l’autre, le leadership de la gauche.
C’est cela aussi qu’il aurait aimé organiser lui-même.
Jacques Pilhan n’a aucun relais dans l’entourage de Lionel Jospin. Quand
il commente, en privé, le parcours chaotique du candidat socialiste, on devine
les conseils qu’il aurait pu lui donner. La présentation de son programme :
« Trop professoral, comme d’habitude. » L’axe de sa campagne : « Trop
moral, pas assez social. » Déjà ! Le choix de ses cibles : « Pourquoi
concentrer ses attaques sur Chirac ? S’il veut être au second tour, c’est sur
Balladur qu’il devrait tirer en priorité. » Ses relations avec François
Mitterrand : « Quelle drôle d’idée de ne pas rechercher son appui. » Sur ce
dernier aspect de la stratégie jospiniste, Jacques Pilhan reconnaît toutefois
que les torts sont partagés. Ses visites à l’Elysée sont moins fréquentes, mais
lorsqu’il rencontre François Mitterrand, notamment pour la préparation de sa
dernière grande émission, chez Bernard Pivot, il découvre un homme fatigué
qui « ne comprend pas grand-chose au déroulement de la campagne ».
Le 27 mars, à un mois du premier tour, de retour de l’Elysée, il confie
que le Président « aimerait aider Jospin mais uniquement parce qu’il
trouverait moche qu’après deux septennats la gauche ne soit pas représentée
au second tour ». François Mitterrand regrette que le candidat socialiste ne lui
demande rien. Il se contentera donc d’un soutien minimum, au détour d’une
interview, dans Le Figaro. Au fond, commente Jacques Pilhan, « sa vraie
motivation n’est pas celle qu’on croit. Il ne pense plus qu’à lui et à son
image ». Celle qu’on a contribué à sculpter depuis plus de dix ans, à Temps
public, et qu’on abandonne désormais à l’Histoire, avec un brin de nostalgie
mais aussi une pointe de soulagement. La roue tourne. C’est ainsi. Le temps
des regrets, ce sera pour plus tard.

La faute qui empêche le triomphe


Jacques Pilhan est ailleurs. Jacques Pilhan est parti. Ou plutôt, il s’apprête
à rester. Conseiller du Président. Depuis que le maire de Paris a pris
l’ascendant sur Edouard Balladur dans les sondages, à la mi-février, il a la
conviction que les jeux sont faits. La campagne prend un tour délétère. Le
Premier ministre-candidat croit faire « populaire » en grimpant sur les tables
et en se faisant appeler « Doudou » par ses supporters. Ce n’est que l’écume
des choses. Début avril, les sondages mettent Jacques Chirac à 26 %, loin
devant Lionel Jospin (20 %) et surtout Edouard Balladur (16 %). Ils ont le
don de regonfler le moral des chiraquiens. Mais il ne faudrait pas que leur
champion, en abandonnant sa position de challenger, cède à la tentation du
triomphalisme et, plus grave encore, qu’il délaisse prématurément l’axe
« antibourgeois » de sa campagne.
Dans ce nouveau climat, il y a de la panique dans l’air, notamment chez
les balladuriens. Jacques Pilhan le constate chaque jour, avec un bel
amusement. Autant Jacques Chirac fait mine de pardonner aux élus RPR qui
retournent leur veste en catastrophe, autant il ne pardonne rien à une presse
coupable de l’avoir enterré prématurément. « Pour vous, les mines de sel »,
dit-il volontiers lorsqu’on l’accueille dans les rédactions avec un subit
empressement. Les amis du patron de Temps public sont les premiers visés et
donc les premiers inquiets. C’est dans ces conditions que, début mars, Jean-
Marie Colombani, le directeur du Monde, a supplié Jacques Pilhan d’aider
Edouard Balladur à terminer sa campagne, en proposant d’en parler à Alain
Minc. Ou que Jean-Pierre Elkabbach, le patron de France Télévisions, lui, a
avoué que son rêve serait que le Premier ministre « prenne encore des coups,
qu’il soit tout cabossé mais qu’à la fin, il soit quand même élu ».
Jacques Pilhan avait deviné tous ces petits calculs depuis belle lurette.
Sans que cela l’empêche de dormir. Sa vraie préoccupation, durant les
semaines qui précèdent le premier tour, fixé au 23 avril, n’est pas de savoir si
Jacques Chirac sera qualifié en finale mais de préparer les conditions de son
élection, le 7 mai. Contre qui ? Telle est la question du moment. Le 16 avril, à
la veille du week-end de Pâques au cours duquel il a prévu de visser les
derniers boulons de la campagne avec Jacques Chirac et sa fille Claude, il a
reçu des sondages secrets. Les écarts entre les trois principaux candidats se
resserrent, dans une hiérarchie inchangée. Face au maire de Paris, il les étudie
à la loupe. « Quantis », « qualis » : tous disent la même chose. Edouard
Balladur a fait « une campagne immobile » et Lionel Jospin n’a pas compris
que la présidentielle se jouait sur le terrain social. « Il n’y a que Robert Hue
qui ait su faire, comme vous, une campagne de terrain avec un
positionnement clair, dit-il à Jacques Chirac. » Pour le second tour, il va
falloir s’adapter : « Si c’est face à Balladur, vous devez incarner le
mouvement contre l’immobilisme, et si c’est face à Jospin, le changement
contre la continuité. » Conclusion : « Votre force est d’avoir ces deux atouts
dans votre jeu, depuis le début. Quoi qu’il arrive, vous pourrez rester fidèle à
l’axe de votre campagne. »
Jacques Pilhan voit juste. Son raisonnement est impeccable. A ceci près
qu’il se fonde sur des sondages beaucoup trop optimistes. Le 23 avril au soir,
Jacques Chirac est à l’Hôtel de Ville et son conseiller secret, cours Albert-Ier.
A 18 h 30, lorsque tombent les premières estimations, les deux hommes
blêmissent. Foutus sondeurs ! « Encore une fois, ils se sont plantés »,
murmure le maître de Temps public. Ils disaient Lionel Jospin distancé. Le
voilà qui vire en tête. Ils disaient Edouard Balladur dans les choux. Et voilà
qu’il talonne le maire de Paris au point de remettre en question sa
qualification pour le second tour. Une soirée de ce genre, Jacques Pilhan n’en
avait pas connu depuis le référendum de Maastricht. En 1992, il s’était juré
de se méfier, jusqu’au bout, de ces estimations décidément trop peu fiables.
Pourtant, une fois encore, il s’est laissé « enfumer ».
Au final, il y aura plus de peur que de mal. Jospin : 23,3 %. Chirac :
20,8 %. Balladur : 18,6 %. Le Pen : 15 %. Pour la démocratie, le score de
l’extrême droite est un sacré avertissement. Pour Jacques Chirac, tout cela
n’est guère brillant. « Cet homme n’emballe pas », commente à chaud
Jacques Pilhan. C’est toute la différence avec François Mitterrand, son
précédent client. « C’est le produit qui a un problème et non son
positionnement qui, lui, était parfait. » Déception à Temps public. Ce ne sera
pas la dernière. « Vous êtes élu », confie-t-il néanmoins à Jacques Chirac
quand il lui téléphone en milieu de soirée. Jacques Pilhan n’imagine qu’un
seul scénario qui pourrait ébranler cette certitude : celui d’un ticket de
dernière heure entre Lionel Jospin et Jacques Delors dans le rôle de Premier
ministre. Mais il connaît trop le tempérament des deux hommes pour croire
vraiment à cette opération.
Le lendemain matin, à tête reposée, Jacques Pilhan a surmonté sa
déception. Il a en main des enquêtes sorties des urnes qui le rendent même
assez optimiste sur l’ampleur de la victoire finale de Jacques Chirac. « 55 %,
c’est dans ses cordes. » Mais à condition qu’il prenne son adversaire au
sérieux et qu’il ne se comporte pas, subitement, comme si l’élection était
jouée d’avance. Pour écraser Lionel Jospin, le maire de Paris doit à tout prix
garder l’état d’esprit du « challenger ». Il ne faudrait pas qu’au nom du
nécessaire rassemblement de son camp il enfile l’habit d’un candidat
conservateur, héraut de toutes les droites, ou, pis encore, d’un Président
prédésigné avant même d’avoir été élu. A force de côtoyer Jacques Chirac,
depuis près de deux ans, Jacques Pilhan connaît ses qualités mais aussi ses
défauts. A deux pas, d’un succès qu’il voudrait éclatant, sa crainte est que son
champion néglige celle qui s’apprête à le faire roi : l’opinion, avec les forces
qui la travaillent, sa détestation des élites, ses doutes envers les règles de la
démocratie. Bref, qu’il oublie les leçons tant de fois répétées à l’époque bénie
des caves du cours Albert-Ier.
Durant les quinze jours de l’entre-deux-tours, Jacques Pilhan conseille,
répète, avertit. C’est peu de dire qu’il n’est guère écouté. Le débat télévisé
avec Lionel Jospin est, pour lui, l’expression achevée de ces fautes
stratégiques qui vont coûter à Jacques Chirac les quelques points qui séparent
une victoire d’un triomphe. Ce soir-là, les deux concurrents n’ont qu’une idée
en tête : assurer. Le candidat socialiste est le champion d’une gauche
minoritaire et cela suffit visiblement à son bonheur. Le candidat de la droite a
adopté la posture débonnaire d’un Président en puissance qui ne craint que la
gaffe qui viendrait tout gâcher. Débat pépère pour un score qui le sera donc,
lui aussi. A Temps public, Jacques Pilhan a regardé ce spectacle à la
télévision. « Dommage, commente-t-il d’un ton laconique. Chirac vient, par
manque de confiance, de se priver des cartes qui lui auraient permis de
renverser la table, après son élection. »
C’est pourtant le même homme qui, le 7 mai au soir, savoure sans
retenue, cours Albert-Ier, ce succès qu’il avant tant espéré. 52,6 % : c’est fait.
Voici donc Jacques Chirac installé dans le fauteuil de François Mitterrand.
Quelle histoire ! Quelle aventure ! Dans ces instants de jouissance, bien sûr,
on oublie que la fête aurait pu être plus belle encore. Troisième présidentielle,
troisième victoire : Jacques Pilhan ne veut retenir que cette manière de
record. Cette campagne fut-elle la plus belle ? A ses yeux, elle fut surtout la
plus excitante, la plus drôle, la plus culottée, la plus improbable. Il y a investi
l’essence de son art, en prenant tous les risques. Et tant pis pour ceux qui
bientôt le traiteront d’opportuniste quand on leur annoncera qu’il reste alors
que François Mitterrand s’en va.
Ceux-là ne savent rien et c’est très bien ainsi. S’ils connaissaient la vérité,
ils seraient ébahis, et c’est le mot de traître qui viendrait sur leurs lèvres.
Jacques Pilhan s’en moque. Avec Jacques Chirac, il a gagné et rien ne pourra
gâcher son bonheur. Le secret qui l’entoure lui donne une saveur qu’il ne
goûtera jamais plus. Le soir de son élection, le nouveau Président, toutes
fenêtres ouvertes, file en voiture à travers Paris. On le voit à la télévision qui
sourit et salue les badauds. Il a le portable collé à l’oreille. Mais qui remercie-
t-il ainsi, dans cette belle nuit de mai ? Jacques Pilhan, pardi !
30
Deux Jacques à l’Elysée

« Dehors ! » Marie Pilhan va avoir vingt-huit ans. Génération Mitterrand,


révisée SOS-Racisme. Elle a un caractère bien trempé. Elle adore son père
mais apprendre, de sa bouche même, qu’il va poursuivre avec Jacques Chirac
ses activités élyséennes la met dans une colère noire. Au point de vouloir le
virer… de chez lui. Quelques jours plus tard, elle trouvera sur son lit, posé en
évidence, un vieux numéro de Libération titré : « Chirac est-il de gauche ? »
Avec sa fille, le maître de Temps public a des attentions qu’il n’a pas pour les
autres. Jacques Anfossi, l’homme des « qualis », a eu l’audace d’émettre des
réserves sur ce transfert qui ne lui paraît pas répondre aux canons de la
morale politique. Jacques Pilhan lui a raccroché au nez, pour ne plus jamais
le rappeler. « Tant pis pour lui. »
Mai 1995. François Mitterrand s’en va après quatorze ans de règne et,
cours Albert-Ier, un homme réfléchit à l’un des plans médias les plus délicats
de sa carrière : le sien. Jacques Pilhan a été le maître d’œuvre clandestin de
toute la campagne de Jacques Chirac. Cela reste indicible. Il entend bien le
suivre à l’Elysée. Mais comment l’annoncer ? Voilà belle lurette que le
nouveau Président et son « ami de gauche », comme il dit parfois, sont
convenus de ne pas se séparer au lendemain de la victoire. On ne change pas
une équipe qui gagne !
Pour Jacques Pilhan, c’est une évidence. Conseiller du Président, il était.
Conseiller du Président, il entend bien rester. L’alternance politique ne le
concerne pas. Il n’a pas pris tous les risques, depuis l’été de 1993, pour
soudain raccrocher à l’heure des récompenses. C’est la morale des joueurs.
Miser et remiser sans cesse, pour ne jamais quitter le tapis vert. C’est aussi
une forme d’addiction. Jacques Pilhan aime l’influence et l’argent qui
l’accompagne. Cours Albert-Ier, il y a une douzaine de personnes qui
travaillent à plein temps et que l’on paye royalement. Temps public est une
petite entreprise qui ne saurait connaître la crise.
L’outing de Jacques Pilhan est une opération de communication qui
l’occupe, sans désemparer, du 8 mai au matin au 18 mai dans l’après-midi.
Tout commence au lendemain du second tour de la présidentielle. Tout
s’achève au lendemain de l’installation officielle de Jacques Chirac à
l’Elysée. Dix jours pour convaincre ? Dix jours surtout pour faire la
démonstration que derrière l’apparence de l’opportunisme il y a la réalité du
professionnalisme. Car telle est la ligne de com choisie par Jacques Pilhan.
Celle qu’il tiendra jusqu’au bout, contre vents et marées, quitte à rompre avec
cette règle qu’il s’était lui-même fixée de cultiver le secret et donc le mystère
sur la nature exacte de son curieux métier.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » Le maître de Temps public a d’abord
entrepris de sonder ses amis. C’est une manière de les informer par la bande.
De les manipuler aussi. Jean-Paul Huchon, Jean Glavany, Jean-Martin
Cohen-Solal ont tous droit à la même question et au même laïus. « On me
propose… je m’interroge… » Jacques Pilhan leur fait croire que deux
publicitaires proches de Jacques Chirac, Jean-Michel Goudard et Bernard
Brochant, sont venus le solliciter. « Aubert me pousse à dire oui », ajoute-t-il
sans vergogne. Or, les amis ne mouftent pas. Ils n’ont pas la rude fraîcheur de
Marie Pilhan. Sacré Jacques ! Passé le premier instant de surprise, ils ne
manifestent aucune indignation. Logique professionnelle, intérêt personnel,
goût du défi : non seulement ils avalent tout mais, en plus, ils encouragent.
Merci les copains !
La seconde phase de l’opération peut commencer, via un autre ami de
Temps public, Roland Mihaïl. Celui-ci anime un petit hebdomadaire, très
influent dans le monde des médias : CB News Communication. Le 15 mai, il
y publie une interview à peine cryptée de Jean-Michel Goudard dont le
prétexte est un retour sur la campagne chiraquienne et l’objectif réel le
déclenchement de la machine à rumeurs sur le transfert de Jacques Pilhan.
Roland Mihaïl cherche le scoop sans deviner ce qu’il recouvre exactement.
Le président d’Euro-RSCG International, qui a déjeuné avec Jacques Pilhan
la veille de l’enregistrement de cet entretien, a pesé ses mots au trébuché. Au
détour d’une question, il évoque une conversation qu’il a eue avec lui dans
l’entre-deux-tours de la présidentielle. Il loue la clairvoyance d’un « homme
qui sait et qui se tait ». Et puis, en bon publicitaire, il lâche la formule qui fait
mouche : « Le pape, c’est Pilhan. »
Or, a-t-on jamais vu « un pape » soumis aux lois de l’alternance
politique ? Il suffisait d’y penser. Dans d’autres conversations avec des
journalistes, Jean-Michel Goudard ira jusqu’au bout de l’enfumage, en
expliquant que la gestion de la communication présidentielle n’a rien à voir
avec celle d’un candidat et que le recours au conseiller qui a accompagné
pendant plus de dix ans François Mitterrand s’imposait donc comme une
évidence. « Jacques Pilhan n’est pas unique, il est le seul. » Autre formule
pour dire la même chose. Un « professionnel » – puisque tel est le mot qu’on
martèle désormais – ne choisit ni ses clients ni ses contrats. Il fait son métier.
Un point c’est tout. Dès lors qu’il le fait à la perfection, on ne saurait avoir de
scrupules à requérir ses services. Tout cela est cousu de fil blanc, mais ça
marche. Quand la nouvelle tombe que Jacques Pilhan rempile à l’Elysée, la
presse globalement reprend l’argumentaire sans jamais s’interroger sur la
date exacte du début de sa collaboration avec le nouveau président de la
République. Il est vrai que, ce 18 mai, elle a d’autres chats à fouetter avec la
nomination d’Alain Juppé à Matignon.
En coulisse, dans les jours qui suivent, Jacques Pilhan s’active pour
peaufiner le message. Jamais il n’a pris au téléphone autant de journalistes.
Sa surmédiatisation est en marche. C’est un feu d’artifice. Avec des formules
ciselées. « Les Présidents passent. Le conseiller reste. » « Comme disent les
Anglais, je suis by appointment of the President. » « C’est gravé sur mon
front : conseiller du Président. » Jacques Pilhan va jusqu’à se comparer au
fournisseur de fromage de l’Elysée : « Comme lui, je demeure. » Il lui arrive
parfois de relever le plat d’une légère pointe de politique : « Chirac a gagné
sur le thème du changement. Ça me plaît. » Ce thème, il a lui-même
contribué à le forger durant la campagne, mais il ne le dit pas. Quand le
Nouvel Obs titre sur le « troisième septennat de Pilhan », c’est tout juste si
l’intéressé ne sable pas le champagne : « C’est dans la poche. On a gagné. »
Mais à quel prix ? Dans ce mercato au sommet de l’Etat, Jacques Pilhan
s’est forgé une réputation. Celle d’un magicien de la com, au tempérament
culotté. La grande interview au Débat – la seule de sa carrière, sur ce registre-
là – est au bout du chemin. Elle tombe en novembre 1995, dans une revue
prestigieuse, six mois à peine après son transfert officiel dans la maison
Chirac. Face à Marcel Gauchet et Pierre Nora, Jacques Pilhan y démonte les
lois de l’« écriture médiatique » en s’appuyant sur sa longue expérience à
l’ombre de François Mitterrand. Il y décrypte aussi les causes de la défaite
d’Edouard Balladur, sans dire bien entendu la part qu’il y a prise. Il théorise
plus qu’il ne raconte. Après la réputation, la légende. On n’est jamais mieux
servi que par soi-même ! Dans Le Débat, Jacques Pilhan se contente de
mettre sur la table des règles de com qu’il a établies depuis plus de dix ans.
S’il avance ainsi à découvert, c’est pour mieux se protéger. On peut exécuter
un mercenaire. Mais qui oserait toucher au « pape » ?

Dernière visite à Mitterrand


Le nouveau Pilhan n’est pas plus vrai que l’ancien. C’est une marque qui,
pour mieux s’imposer, s’est adaptée aux circonstances. Hier, elle reposait sur
le secret. Aujourd’hui, sur l’évidence. Ce changement d’éclairage a des
contreparties. En suivant Jacques Chirac à l’Elysée, le maître de Temps
public a surpris tout son monde. Il a aussi choqué. Sans doute plus qu’il n’a
bien voulu le croire, à chaud, en écoutant ses amis proches et en lisant la
presse. L’annonce de sa nomination, le 18 mai, soulève au RPR des hoquets
d’indignation. Dans le clan des chiraquiens, personne – ou presque – n’a vu
le coup venir. « Je suis pourtant Compagnon de la Libération. J’étais à
Londres dès le 19 juin », s’amuse Jacques Pilhan. Mais qui le sait, à part le
Président et sa fille ?
Même Bernadette Chirac, qui, il est vrai, n’était pas dans la confidence,
juge ce transfert « peu convenable ». Alain Juppé, qui avait flairé quelque
chose et à qui Jacques Pilhan dira bientôt toute la vérité, encaisse sans
moufter. Les autres barons du Rassemblement, eux, ne décolèrent pas.
Encore un coup de Claude ! A quoi bon être débarrassé de François
Mitterrand si c’est pour conserver ses hommes ! Philippe Séguin, qui n’a pas
oublié le traquenard de la Sorbonne en septembre 1992, est le plus virulent
contre celui qu’il appelle « la cartomancienne ». Le plus vexé, et donc le plus
dangereux, est le nouveau secrétaire général de l’Elysée, Dominique de
Villepin. On ne lui a rien dit et il déteste ça. Il devine une concurrence sur
« le cerveau de Chirac » et il ne le tolère pas. Une guerre commence qui ne
cessera jamais.
Jacques Pilhan est pourtant prêt à faire les gestes nécessaires pour
s’intégrer à sa nouvelle famille. La droite ? La gauche ? Ces vieilles
catégories ont-elles encore un sens ? En privé, mais aussi à l’Elysée, en ce
printemps de 1995, il tient des propos d’une parfaite orthodoxie chiraquienne.
Il croyait à la France unie en mai 1988 lorsque François Mitterrand l’avait
déjà rangée aux oubliettes. Il croit encore à la fracture sociale alors que
Jacques Chirac s’apprête à troquer son habit de candidat pour celui de
Président. « Il y a deux France, assène volontiers Jacques Pilhan. Celle de la
rue Saint-Guillaume, de la Fondation Saint-Simon, des bien-pensants, des
gens convenables, des partisans du franc fort et des grands équilibres, qui
veulent que rien ne bouge, pour qui rien n’est possible. C’est la France de
Jaffré, Duhamel, Minc, Colombani, Elkabbach, July. Elle a ses intellectuels –
Furet, Rosanvallon – et ses candidats – Veil, Rocard, Delors – qui ont la cote
dans les sondages mais ne résistent pas au principe de réalité, en campagne.
Et puis, il y a l’autre France : celle des résistants. Celle de Chirac. »
Jacques Pilhan est à la fois sincère et gonflé. Il est en parfaite cohérence
avec la ligne postmaastrichtienne qu’il a contribué à donner à la campagne
chiraquienne. En même temps, il pointe sans complexe des idées et des
hommes qui, longtemps, lui ont été chers. C’est que, derrière le
« professionnel », il y a aussi un conseiller qui, pour avancer à découvert, a
besoin de brûler ses vaisseaux. Quitte à se faire manichéen. Il lui reste trois
ans à vivre et plus jamais il n’aura le désir – ou l’occasion ? – de jouer toutes
les cartes en même temps, comme au temps du second septennat de François
Mitterrand. Quand la partie commence, Jacques Pilhan est toujours le
serviteur d’un seul maître. 1995, en cela, ressemble à 1984. Son
néochiraquisme est tout aussi exclusif que son mitterrandisme des origines.
C’est d’ailleurs pour cela que sa rupture avec l’ancien Président va être
aussi sèche. Comment lui dire ? Et d’ailleurs que lui dire ? Le 12 mai à
17 h 30, Jacques Pilhan a rendez-vous avec François Mitterrand à l’Elysée.
Dans cinq jours, celui-ci sera rendu à la vie civile et son seul combat sera
désormais de lutter contre la mort. Le maître de Temps public veut qu’il
sache. Avant les autres. C’est son ultime délicatesse. Pour le reste, il se
contente de plaider un engagement professionnel qui fait fi des fidélités
personnelles. Il ne dit rien de son très long compagnonnage avec celui qui
bientôt s’installera dans ce même bureau. François Mitterrand écoute en
silence. Il aurait peut-être pu accepter le transfert de son conseiller si on
l’avait consulté. Mais, ce 12 mai, on ne sollicite pas son avis. On l’informe
d’une décision. Pour expliquer qu’il reste, sans livrer tous ses secrets, Jacques
Pilhan n’a pas d’autre choix que de lui dire, droit dans les yeux, que la
fonction est tout et que les hommes ne sont rien.
« Quel culot, ce Pilhan. » François Mitterrand n’émettra pas d’autre
commentaire. S’est-il jamais fait d’illusions sur le comportement de ceux qui
prétendaient le servir ? Les deux hommes ne se reverront jamais plus. Ils ne
se reparleront qu’une seule fois avant la mort du vieux monarque. Le
17 juillet 1995, alors que Jacques Pilhan discute dans son bureau avec Benoît
Yvert, un des libraires préférés de François Mitterrand, le téléphone sonne. A
l’autre bout du fil, c’est une voix courroucée qui lui dit son indignation après
le discours prononcé la veille par Jacques Chirac, à l’occasion de
l’anniversaire de la rafle du Vél’ d’hiv’. Jacques Pilhan, qui n’a pas la culture
de la repentance, n’est pas pour grand-chose dans ces propos par lesquels le
nouveau Président a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la
déportation des juifs. Mais qu’importe. François Mitterrand, ce jour-là, lui
reproche amèrement d’avoir été infidèle à ses leçons et donc à sa mémoire.
Ce qui est une façon de lui indiquer ce qu’il attendait de lui – au-delà du
« culot » – dès lors qu’il avait choisi de rester.
A gauche en général, dans les cercles de la mitterrandie en particulier,
certains n’ont pas attendu si longtemps pour dénoncer le traître. Ce n’est pas
à proprement parler une bronca. Jacques Pilhan a conservé dans ces réseaux
trop d’amis pour qu’il en soit ainsi. Mais quand même ! Au-delà des intimes,
la gêne est perceptible. Lionel Jospin, qui s’apprête à redevenir patron du PS,
lâche quelques mots désobligeants. Hubert Védrine, l’ex-secrétaire général de
l’Elysée, est un des rares à défendre, bec et ongles, le choix du maître de
Temps public. Les autres préfèrent se taire. Bien leur en prend car, quand on
vient le chercher, le gentil Pilhan a aussi l’art de taper fort en visant juste. Là
où ça fait le plus mal.
Le 23 mai, à l’heure du déjeuner, alors qu’il vient de quitter l’Elysée où il
a supervisé une séance photo pour le portrait officiel de Jacques Chirac, il
tombe sur Jacques Attali. Pour dire ce qu’il pense, celui-ci se réfugie derrière
Jacques Séguéla qui estime, rapporte-t-il, que « Pilhan a tort de se précipiter »
et qu’il « aurait mieux fait de garder secrète cette collaboration, pendant six
mois, afin de respecter un devoir de veuvage ». L’expression est amusante.
Elle ne fait pas rire du tout l’intéressé qui administre illico au pauvre Attali
une leçon en quatre points qui le laisse sans voix.
« Premièrement, entame Jacques Pilhan, Mitterrand n’est pas un
maharajah tenu de mourir avec ses courtisanes et ses éléphants. » Bing !
« Deuxièmement, ajoute-t-il, j’entends qu’on me parle de décence et de
veuvage mais j’en connais aussi certains qui ont couché avec leur maîtresse
avant la mort de leur femme. » Bang ! « Troisièmement, il faut être stupide
pour croire qu’on peut garder six mois un secret quand on bosse pour le
président de la République. » Pif ! « Enfin, tu sais mieux que quiconque
qu’une action présidentielle se juge, pour l’opinion, dans les cent premiers
jours. Cette fois-ci, je veux aller vite et ne pas perdre de temps. » Paf !
Au-delà de la colère et du brin de mauvaise foi qui l’accompagne
nécessairement, Jacques Pilhan vient de dire l’essentiel. Lors du premier
septennat de François Mitterrand, il est entré en piste au bout de deux ans et
demi, juste avant qu’il soit trop tard pour redresser l’image présidentielle.
Lors du second septennat, on n’a pas voulu l’écouter dans les semaines qui
ont suivi la victoire et les erreurs commises à cette occasion n’ont jamais pu
être rattrapées. En 1995, pour son troisième mandat et son second Président,
Jacques Pilhan, fort de son expérience, entend veiller au grain. Sans mesurer
toutefois l’extrême complexité de cette opération. Il est une fausse vierge. On
le croit nouvellement arrivé, dans l’entourage de Jacques Chirac, alors qu’il
est déjà au cœur du système depuis près de deux ans. En « se précipitant »,
comme dit Jacques Séguéla, il s’est également privé de la possibilité d’être un
recours. Au cas où il faudrait rectifier le tir, en cours de mandat.
On n’en est pas encore là. Jacques Pilhan est heureux. C’est le prix du
succès. Il apparaît dans tous les magazines. C’est la contrepartie de son
propre plan médias. Mais le voilà ficelé pour toujours. C’est la rançon de la
gloire. L’Elysée de Jacques Chirac lui fait l’impression d’un havre de paix
après les années délétères du mitterrandisme finissant. Le Président est
sympa. Avec lui, tout va vite. Rien ne semble compliqué. Le patron de Temps
public connaissait – et appréciait – le candidat-guerrier, courageux et intuitif.
Il découvre un monarque sans apprêts qui, dans la vie courante, n’a pas
changé d’un iota. Jacques Pilhan a réglé, avec lui et sans protocole, les détails
concrets de son transfert qui faisait d’ailleurs partie du contrat initial. Jacques
Chirac voulait qu’il vienne. Jacques Pilhan voulait rester. A quoi bon, dès
lors, s’encombrer de complications inutiles ?
Salaire, fonctions, pouvoirs : tout est allé très vite, en même temps que la
gestion médiatique de cette opération. Jacques Pilhan entendait conserver ses
acquis de l’ère mitterrandiste, avec un contrôle accru sur la production des
sondages. Accordé ! Le Président n’avait pas envie de toucher au dispositif
de sa campagne, dans un jeu à trois où sa fille Claude jouait un rôle pivot. Pas
de problème ! Quand Jacques Chirac a évoqué l’idée que son nouveau
conseiller ait un bureau à l’Elysée, celui-ci lui a expliqué, comme hier à
François Mitterrand, que cela nuirait à l’efficacité de son travail, et il a été
entendu. Claude Chirac, dans son esprit, est une sorte de Colé, en jeans,
chargée de faire respecter au Château les consignes élaborées cours Albert-
Ier. La fille du Président a les qualités de son père : simplicité, énergie. C’est
aussi une protectrice absolue contre ceux qui, déjà, imaginent de lui faire la
peau. Elle apprend vite et comprend bien. Sa présence, au cœur de la
communication chiraquienne, n’était pas négociable. Jacques Pilhan ne l’a
pas négociée. Pas seulement par prudence. « Ma petite Claude », dit-il
lorsqu’il lui parle. C’est parfois surjoué. Reste qu’il y a dans ces mots
quelque chose de plus profond que la simple technique de séduction d’un
homme de cour qui n’était pas passé jusque-là pour un grand pédagogue ni un
vrai féministe.

Le Président est sympa


Chirac, père et fille, quel drôle de couple ! En tout cas, ça change et ça
pulse. Le maître de Temps public découvrira plus tard que la simplicité
débonnaire de son nouveau Président cache, dans l’action quotidienne, un art
de gouverner beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait imaginé. Mais alors
que tout commence, il n’y a pas l’ombre d’un nuage dans le ciel élyséen.
Jacques Pilhan n’en revient pas lui-même. Il a tort. A force de réfléchir à sa
propre médiatisation, peut-être a-t-il été moins attentif et moins curieux qu’il
n’aurait dû l’être. Il ne voit pas notamment qu’à côté de son propre dispositif,
tout droit issu de la campagne, il y en a un autre, ancré dans le passé du RPR
et l’activité gouvernementale de ses leaders, qui n’est pas disposé à se laisser
marginaliser.
L’homme clé de ce dispositif s’appelle Dominique de Villepin. Le
secrétaire général de l’Elysée est en ligne directe avec Alain Juppé, dont il fut
le directeur de cabinet au Quai d’Orsay. Il travaille main dans la main avec
Maurice Gourdault-Montagne qui anime désormais les équipes de Matignon.
Dans un premier temps, Jacques Pilhan, qui connaît mal les ressorts de sa
nouvelle famille, a cru que l’existence de ce trio au cœur du pouvoir serait un
gage d’efficacité dans l’action quotidienne. Il ne devine pas que, pour la
première fois de sa carrière, il va avoir affaire à un secrétaire général de
l’Elysée qui a des idées très précises sur l’image du Président, son style et son
positionnement symbolique. Ses prédécesseurs, Jean-Louis Bianco et Hubert
Védrine, étaient pour Jacques Pilhan des alliés et bientôt des amis qui
relayaient des décisions de François Mitterrand. Dominique de Villepin
s’impose d’emblée comme un concurrent qui lui dispute son influence auprès
de Jacques Chirac.
Dans ces cent premiers jours du septennat, décisifs pour l’image
présidentielle, ces petites failles, qui deviendront de vrais gouffres, sont
masquées par le bonheur de la victoire et de l’installation dans le nirvana
élyséen. Même si les cotes de popularité sont élevées, il n’y a pas d’état de
grâce, comme le montreront, dès le mois de juin, des élections municipales
décevantes pour la droite, notamment à Paris. Jacques Pilhan l’avait prévu
dès la fin 1994. Les marges ne sont pas immenses. Elles auraient pu l’être si
Jacques Chirac n’avait pas abandonné la posture du challenger, durant
l’entre-deux-tours de la présidentielle. Mais, à Temps public, on ne vit pas
dans la nostalgie des occasions perdues. Pour mieux encaisser les chocs à
venir, Jacques Pilhan fait même partie de ceux qui suggèrent la paix des
braves avec les balladuriens. « Edouard » à la mairie de Paris ? Un rôle pour
Sarkozy ? Il suffit de croiser le regard des Chirac, père et fille, pour
comprendre qu’il est inutile d’insister. Comment d’ailleurs expliquer que la
dégradation des comptes publics oblige Alain Juppé à serrer la ceinture si on
réintègre illico, dans le premier cercle du pouvoir, les premiers responsables
de ce désastre ?
Jacques Pilhan considère, surtout, que ces questions-là relèvent du seul
Premier ministre. Pour installer Jacques Chirac dans son rôle et lui trouver un
positionnement à la mesure de sa fonction, il convient de le dégager des
contingences. Le Président est l’homme de l’essentiel. Or l’essentiel, vu la
nature de sa campagne, est la réduction de la fracture démocratique. Sans
doute celle-ci est-elle aussi la conséquence de la fracture sociale. On l’a vu
lors du débat de Maastricht. Mais dans l’esprit de Jacques Pilhan, la
symbolique élyséenne est telle que rien ne pourra être fait par la suite si, dès
ses premiers pas, Jacques Chirac n’impose pas un style de présidence qui dise
un projet global de modernisation. « De Gaulle, explique-t-il, avait modernisé
la République. Pompidou, l’industrie. Giscard, les mœurs, Mitterrand, la
politique avec l’alternance. Chirac doit moderniser la société et le mode de
vie des Français. »
Simple question d’image ? L’ambition de Jacques Pilhan, à l’évidence, ne
se réduit pas à quelques clichés. Pour autant, quand tout commence, au
lendemain de la victoire du 7 mai, il les néglige moins que quiconque.
Premiers rendez-vous, premières initiatives. Le portrait du Président est
accroché dans toutes les mairies et tous les lieux publics. « C’est l’équivalent
du buste de Marianne, dit-il. C’est le seul visage du roi qui ait une existence,
en dehors de l’écran de télé. » Le 21 mai, un dimanche soir, Bettina Rheims,
sur un simple coup de fil de Claude Chirac, a accepté d’être la photographe
officielle du nouveau Président dont elle est, du reste, une amie personnelle.
A peine a-t-elle raccroché que Jacques Pilhan l’appelle à son tour pour lui
donner le brief : « Il faut résoudre un paradoxe. Un président de la
République mais un président simple, plus accessible, plus proche des gens.
Bref, une incarnation du changement dans une forme de continuité. » Dès le
lendemain, le maître de Temps public retrouve, à l’Elysée, Bettina Rheims et
les Chirac. Il a déjà une idée en tête. En 1981, François Mitterrand avait posé
dans sa bibliothèque, un livre à la main. Pourquoi ne pas innover en
photographiant son successeur en pied, dans le parc de l’Elysée, dos tourné
au Palais sur lequel flottent les trois couleurs ?
Un Président de plein air. Un Président « primaire », dans un contraste
assumé avec François Mitterrand, ce Président « secondaire et complexe »
dont les Français « se demandaient toujours ce qu’il avait voulu dire, ou
cacher ». Un Président « manager, doté d’une morale de l’action, un homme
simple qui revient sans cesse au fondamental ». C’est ainsi que doit
apparaître Jacques Chirac dans son portrait officiel. Le 22 mai, la lumière est
trop dure. Pour que le drapeau tricolore soit mieux visible, il faut que de
discrets filins le déploient entièrement. La séance de pose est donc repoussée
au lendemain. En attendant, Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert ont le temps
de discuter avec le Président. Celui-ci a posé un coin de fesse sur le bureau
du général de Gaulle qui a remplacé celui de Paulin, si cher à François
Mitterrand. Atmosphère détendue. Ambiance chaleureuse. Au milieu de la
conversation, Jacques Chirac téléphone, sans rien cacher de ses propos, à
Alain Juppé et Philippe Séguin. Autre temps, autre style. A Temps public, on
adore.
Dans la vie courante, Jacques Pilhan n’a pas encore découvert le revers
de la médaille. Le Président lui a demandé de l’appeler « Jacques », y
compris devant ses visiteurs. Il l’appelle plusieurs fois par jour au téléphone.
« Il me prévient toujours à l’avance de ses projets. Il travaille dans la
transparence, en temps réel. » Bref, l’inverse de François Mitterrand. Le
maître de Temps public, plus tard, parlera de « harcèlement ». Il se plaindra
de l’incapacité de Jacques Chirac « à prendre de la distance », de cette façon
de « consulter tout le monde pour n’écouter personne », de ce « goût du
maternage » si peu conforme aux attentes d’une presse qu’il tient
soigneusement à distance au motif qu’« elle ne raconte que des conneries ».
Mais, pour le moment, Jacques Pilhan est tout à son bonheur retrouvé. « Je
jouis, dit-il volontiers, d’un confort de travail inconnu sous le précédent
septennat. »
Lune de miel à l’Elysée. Jacques Pilhan s’est laissé aspirer par le système
Chirac parce qu’il n’a jamais connu autre chose, depuis la clandestinité des
années 1993-1995, et qu’il est surtout dans la comparaison constante avec
François Mitterrand. Par principe, il entend « casser le moule », inventer
autre chose, sans imaginer un seul instant que les techniques et les stratégies
qui ont si bien fonctionné autrefois puissent être reprises à l’identique. Mais,
en même temps, comparer, c’est parfois reproduire à l’envers. Jacques Pilhan
était impressionné par François Mitterrand. Il le respectait plus qu’il ne
l’aimait vraiment. Il était bluffé par cet opportunisme foncier qui est la
marque des grands politiques. Avec Jacques Chirac, le stress s’est envolé.
Jacques Pilhan la joue « professionnel » en diable mais parle aussi de
« sympathie » et de « confort ». Ce sont des impressions par nature volatiles
qui se prêtent mal à ce qui est l’essence de son métier : la construction d’une
stratégie durable, à partir d’un positionnement réaliste.

Pas de bonne com sur un mauvais produit


L’annonce, le 13 juin, de la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique
est l’illustration achevée des difficultés qu’à Temps public on ne voit pas
venir. Cet engagement de campagne était, à l’origine, un missile contre la
pusillanimité balladurienne et une pierre dans le jardin de François
Mitterrand. Lorsqu’il avait interrompu ces essais en mars 1992, ce dernier
n’avait-il pas déclaré que personne après lui n’oserait les reprendre ? Pour
Jacques Chirac, cette promesse est une manière de défi. La tenir rapidement
est une nécessité technique. Pour Jacques Pilhan, c’est l’occasion rêvée de
faire toucher au Président ce feu nucléaire qui est le symbole même de son
nouveau pouvoir.
Pour la première fois dans l’histoire de la République, un plan médias en
bonne et due forme va donc être construit autour d’une question aussi
essentielle que celle du nucléaire. Jacques Chirac, dans cette affaire, est le
maître d’œuvre. C’est lui qui décide. Mais dès qu’il a expliqué à Jacques
Pilhan les enjeux militaires de ce choix et le calendrier qui en découle, celui-
ci livre son verdict : « Vous annoncez cette reprise, par surprise. Signe de
courage. Vous faites procéder aux essais, à l’automne, malgré les
protestations inévitables. Signe de détermination. Vous les interrompez, au
début de l’année prochaine, quand la modernisation nécessaire de la force de
frappe aura été opérée. Signe de sagesse et de lucidité. » Ce faisant, le
Président et son conseiller sous-estiment gravement les dégâts, sur la scène
internationale, d’une décision qui intervient juste avant le cinquantième
anniversaire du bombardement d’Hiroshima. Un détail…
Ce léger oubli donne un air d’arrogance à ce qui aurait dû être la
manifestation d’une indépendance tranquille. Mais c’est surtout dans la forme
que l’annonce de la reprise des essais va montrer ses limites. A l’Elysée,
Dominique de Villepin plaide pour une intervention solennelle à la télévision.
Pour lui, pas de doute, quand il en va des intérêts vitaux de la nation, le
Président doit être gaullien, forcément gaullien. Pour Jacques Pilhan, en
revanche, soutenu par Claude Chirac, cette manière pavlovienne de remettre
le chef de l’Etat dans les pas de son lointain prédécesseur est une stupidité
sans nom. « Charles le Petit ! J’entends déjà les commentaires », soupire-t-il.
Le courage, à ses yeux, ne saurait être synonyme de grandiloquence. Si
Jacques Chirac veut être un Président manager, proche des Français, il n’a
pas besoin de grimper dans les cimes. Pour un choix courageux, la simplicité
est la marque de la crédibilité.
Le 13 juin, sur le coup de 20 heures, tout est en place. Pour l’occasion,
Jacques Pilhan a choisi d’innover avec une conférence de presse, sans thèmes
officiellement préétablis. Le Président intervient debout, derrière un pupitre,
face aux journalistes accrédités et non plus devant les vedettes de la
profession. Derrière lui, les habituels drapeaux tricolores et étoilés de la
France et de l’Europe. Les lambris de la salle des fêtes de l’Elysée ont été
masqués par des décors beiges. Ni clinquant, ni roulement de tambours. Sa
prestation est diffusée en direct, à la télévision, au milieu du JT. « Il faut
donner l’impression que les caméras n’ont pas été convoquées mais qu’elles
se sont invitées », dit-on à Temps public.
Sur le papier, ça se tient. En pratique, un peu moins. Pour être sûr que la
question sur les essais soit posée, au milieu de celles qui s’imposent sur la
situation économique ou la guerre de Bosnie, le journaliste de l’AFP a été
mis au parfum. Mais cela donne du même coup aux propos de Chirac (« J’ai
décidé… ») un caractère artificiel qui frappe immédiatement les
téléspectateurs. Dans un coin de la salle des fêtes de l’Elysée, Jacques Pilhan
observe la scène d’un air navré. Il voulait quelque chose de simple et de
direct. Et voilà que tout semble tordu et guindé. Jacques Chirac lit un texte et
cela se voit. Il récite. Au lieu d’être proche, il semble être ailleurs. Le maître
de Temps public découvre, ce 13 juin, que le nouveau Président, dans la
fausse improvisation en direct à la télévision, n’a pas le talent de son
prédécesseur. C’est un acteur médiocre qu’une forme de sincérité vient
brider, dès lors qu’il cesse d’être un guerrier conquérant. En campagne,
Jacques Chirac dévore, sans complexe. A l’Elysée, le voilà qui picore, avec la
crainte de paraître agité.
Cette découverte plonge Jacques Pilhan dans des abîmes de perplexité. Il
avait rêvé d’un Président qui, certes, existe dans le silence de son bureau
élyséen mais qui s’évanouit dès que les projecteurs s’allument. Or, c’est dans
ces instants-là que l’image s’installe. « Chirac a des ressources
insoupçonnées qu’il ne parvient pas à exprimer » : le patron de Temps public
l’avait constaté, dès 1993, lors des premiers contacts secrets avec celui qui
n’était qu’un candidat aux abois. Dans le feu de la campagne, il l’avait
progressivement oublié. Il le redécouvre subitement, en ce début d’été de
1995. Au pire moment, alors que les sondages soudain piquent du nez et que
monte lentement le procès en trahison de l’ex-héraut de la fracture sociale.
Un autre procès commence d’ailleurs à être instruit : Jacques Pilhan,
fausse valeur ? Si Jacques Chirac flotte dans son habit présidentiel, n’est-ce
pas aussi parce que son couturier de luxe a perdu la main ? Le génie de la
com, n’était-ce pas d’abord François Mitterrand ? A Temps public, on
connaît ce refrain, vieux comme l’agence. On y répond toujours de la même
façon : « Pas de bonne com sur un mauvais produit. » Mais, ajoute aussitôt
Jacques Pilhan : « Le plus troublant, c’est que Chirac est potentiellement un
excellent produit. » Jamais il n’abandonnera cette conviction. D’où la
recherche effrénée, durant tout l’été 1995, du déclic, de l’émission miracle
qui pourrait remettre le Président dans la bonne direction.
Quand il relève la tête de ses éprouvettes, Jacques Pilhan dessine
inlassablement la figure simple et pratique d’un Président manager, installé,
avec les Français, dans un rapport d’autorité fait de confiance réciproque.
« L’épaisseur de Chirac » n’est pas un fantasme de communicant et Jacques
Pilhan voudrait qu’elle se manifeste, avec force, sur le double terrain de la
Défense et de la Culture. En Bosnie, le Président agit vite et juste. Avec la fin
du service militaire et la réorganisation des armées, il s’apprête à montrer une
ambition réformatrice dont la reprise des essais a donné la mesure. Son
conseiller en est d’autant mieux informé que le ministre en charge de ces
dossiers, Charles Millon, est resté un correspondant fidèle de la maison
Temps public.
En matière culturelle, le vrai Chirac, celui que devine Jacques Pilhan, a
également les ressources nécessaires pour imposer un style et une image.
« La culture, c’est la vitrine des Présidents », répète-t-on inlassablement
cours Albert-Ier. Mais encore faudrait-il qu’il y ait, en relais, un ministre
digne de ce nom. A l’évidence, Philippe Douste-Blazy n’est qu’un « joueur
de claquettes ». Dans sa manche, Jacques Pilhan a le nom d’un remplaçant
idéal qui fait partie du cercle de ses amis. C’est Hugues Gall, le patron de
l’Opéra de Paris. Mais toucher à Douste revient à bousculer les petits
équilibres de la droite. Jacques Chirac ne veut pas en entendre parler. Misère
de la politique.
Au sommet de l’Etat, l’atmosphère, brusquement, s’est crispée. Mauvais
sondages, mauvaise conjoncture économique, crise des finances publiques.
Le bilan des cent premiers jours est moins rose qu’on n’avait pu l’espérer.
Dans son antre de Temps public, Jacques Pilhan tâtonne. Le sculpteur de
présidents cherche un nouveau moule. Plus tard, on lui reprochera d’avoir
imposé à Jacques Chirac des règles de silence, conséquence de ses théories
sur la rareté de la parole présidentielle. Une belle légende en l’occurrence !
Dans les colonnes du Débat, le maître de Temps public s’apprête à expliquer
que la gestion du désir n’est en rien un éloge de l’abstinence. Et puis, surtout,
durant ces premiers mois du septennat chiraquien, jamais un Président n’aura
été aussi bavard. Et c’est bien là le problème.
Conférence de presse le 13 juin, juste après un grand discours de
mobilisation des préfets. Déplacement dans le Maine-et-Loire, à la veille de
la traditionnelle prestation télévisée du 14 juillet. Interview au Point, fin août,
suivie d’un « Sept sur Sept », puis, quelques jours plus tard, d’une invitation
dans le journal de 13 heures de TF1. La série est impressionnante. Pour faire
également passer ce fameux « off » auquel rechigne Jacques Chirac, Jacques
Pilhan réussit même à convaincre Claude d’ouvrir la table présidentielle aux
hommes de médias que le père et la fille détestent par-dessus tout.
« Mitterrand était pareil mais au moins il poussait le mépris jusqu’au bout : il
les manipulait sans vergogne », commente le maître de Temps public. Le
30 juin au soir, Hervé Bourges, le président du CSA, est le premier à ouvrir le
bal de ces dîners privés dont Jacques Pilhan espère qu’ils contribueront à
faire comprendre la vraie nature du Président.
Pour le reste, ce qui frappe avant tout dans cette saturation médiatique,
c’est moins la force du verbe que la diversité des registres utilisés et des
thèmes abordés. Presse écrite, discours public, émission de télé. Défense,
économie, jeunesse, éducation. Rien ne manque à l’appel. Sous la houlette de
Jacques Pilhan, le Président du grand air est en fait un Président qui se
cherche. Parfois il se trouve, mais sans vraiment s’installer. Le 14 juillet, sur
la pelouse de l’Elysée, entre une interview télévisée et un point de presse
informel, sans doute Jacques Chirac a-t-il été au plus près de ce que Jacques
Pilhan aurait souhaité qu’il fût. Direct, précis et simple. Mais que cet homme
est irrégulier !
Avec lui, il faut veiller à tout. Même aux détails qui tuent. Ce 14 juillet,
Bernadette Chirac devait-elle assister au déjeuner offert par son époux à
quelques têtes blondes ? « Si vous y allez, ça fera papa, maman et les
enfants », explique Pilhan l’insolent. Le « professionnel » est devenu
subitement conseiller conjugal. Hier, il mélangeait les clients. Au service de
Jacques Chirac, à ses risques et périls, il mélange les genres. C’est dans ces
moments-là que s’insinue le doute. Le bonheur, avec ce nouveau Président,
est-il autre chose qu’un plaisir fugace ?
31
Une grève anti-Maastricht

Drôle de coïncidence. Le 26 juin 1995, à Temps public, les affaires se


croisent, comme si, pour elles aussi, l’alternance était de rigueur. Souvenir
des années Mitterrand : c’est Bernard Tapie qui frappe au carreau. Il passait
dans le quartier. Il est venu dire bonjour. Allons bon ! Le tribunal
correctionnel vient de le condamner à deux ans de prison, dont un ferme,
dans l’affaire OM-VA. « Nanar » a le moral dans les chaussettes. Mais il n’a
pas encore perdu le nord. Lui aussi se dit « choqué » par le transfert de
Jacques Pilhan. Une leçon de morale signée Tapie, ça ne s’invente pas. Le
maître de Temps public trouve la situation assez farce. Il ne tarde pas à
comprendre le véritable objet de cette visite surprise. Après la leçon, le
message : « Retiens bien ça. Chirac aura, un jour, besoin de moi comme
Mitterrand a eu besoin de Le Pen. »
Bernard Tapie a dérangé Jacques Pilhan en plein travail. Cet après-midi-
là, celui-ci a rendez-vous à Matignon avec Alain Juppé. Pour sa première
rencontre en tête à tête avec le Premier ministre, un mois après sa
nomination, il aurait aimé évoquer d’autres sujets que celui – ô combien
délicat – des appartements de la Ville de Paris. Mais quand gronde l’orage
médiatique, c’est toujours au même spécialiste qu’on fait appel, en
catastrophe. « Voyez Juppé », a dit Jacques Chirac. Cette phrase, Jacques
Pilhan n’a pas fini de l’entendre. Elle ne le dérange pas. Gérer à la fois
l’Elysée et Matignon est une vieille ambition. L’image du Président dépend
aussi de celle de son Premier ministre. Pour positionner l’une, il faut préciser
l’autre. C’était vrai du temps de François Mitterrand et de Michel Rocard. Ça
l’est encore plus avec Jacques Chirac et Alain Juppé.
Encore faudrait-il que ce dernier écoute. Le 26 juin, de toute évidence, il
n’en a guère envie. Non pas qu’il nourrisse une quelconque prévention à
l’égard du pompier volant que lui envoie l’Elysée. Durant une heure et
demie, les deux hommes décortiquent en détail les accusations du Canard, le
mode de fonctionnement de la Mairie de Paris, le statut des adjoints et les
avantages qui leur étaient consentis. Jacques Pilhan a entre les mains des
enquêtes qui montrent que, pour l’opinion, le cas Juppé est surtout
l’expression d’un système qui ne se limite pas à la capitale. L’ancien adjoint
aux Finances de Jacques Chirac n’a donc aucune chance d’être compris s’il
se contente d’expliquer que, d’un strict point de vue juridique, il n’a rien à se
reprocher et que son appartement de la rue de Seine n’était rien de plus qu’un
logement de fonction. « Si vous plaidez simplement votre bon droit, explique
Jacques Pilhan, vous allez ajouter, dans l’esprit des Français, de l’arrogance à
la faute. »
Alain Juppé est un curieux client. « Il est blessé, il est sincère. Mais il
pense qu’il suffit d’avoir raison pour être convaincant », soupire Jacques
Pilhan à son retour de Matignon. « Droit dans ses bottes », comme il le dira
bientôt à la télévision, le Premier ministre ne comprend rien à la
communication telle qu’on la conçoit cours Albert-Ier. L’affaire des
appartements de la Ville de Paris tombe mal. Elle percute de plein fouet
l’image d’un nouveau pouvoir dont Jacques Chirac, dans le droit-fil de sa
campagne, avait promis, dès son installation, qu’il romprait avec les pratiques
des années Mitterrand. Plus simple, plus proche, plus citoyen. Le problème,
avec Alain Juppé, n’est pas qu’il récuse cette ligne mais qu’il substitue, dès
qu’il s’agit de lui, une forme de raideur aristocratique aux habitudes
monarchiques de ses prédécesseurs.
Pour Jacques Pilhan, tout cela relève du mystère. Il connaît mal Alain
Juppé, comme d’ailleurs l’essentiel du personnel chiraquien. Durant la
présidentielle, il a eu l’occasion d’observer – mais de loin – son intelligence
politique, la froideur sèche de ses raisonnements et l’extrême
professionnalisme de la moindre de ses initiatives. Si Jacques Chirac avait
échoué, sans doute aurait-il servi, sans complexe, Edouard Balladur. Mais à
aucun moment il n’a donné le sentiment d’être en passe de trahir. Alain
Juppé, de son côté, a sans doute été l’un des premiers à flairer l’influence du
maître de Temps public sur les choix de campagne de son champion. Sans
faire de commentaire. Cet homme est un soldat qui, en politique, ne veut
croire qu’aux lois de l’efficacité. La présence d’un conseiller clandestin dans
les soutes du chiraquisme ne l’a pas heurté plus que de raison. Jacques Pilhan
en a conclu que, à la différence d’un Séguin ou d’un Villepin, Alain Juppé ne
fonctionnait pas à l’affect. Mais sans deviner, chez lui, d’autres ressorts que
ceux de l’ambition.
« De loin, on dirait Fabius », commente-t-il. Ce n’est pas forcément un
compliment dans sa bouche. A l’heure de la distribution des rôles, cette
comparaison va toutefois plus loin qu’il ne pourrait y paraître. La nomination
d’Alain Juppé comme Premier ministre est, pour Jacques Chirac, une
évidence. Elle ne se discute pas. Elle s’impose. A Jacques Pilhan comme aux
autres. Celui-ci ne s’en offusque pas. Il n’en a ni le désir, ni les moyens. Mais
c’est quand même la première fois depuis 1984 que, pour une décision d’une
pareille importance, on ne lui demande même pas son avis. Ce choix, qui ne
le surprend guère, l’inquiète pourtant un peu. Alain Juppé a toutes les
compétences nécessaires pour diriger Matignon. Il sort du Quai d’Orsay
auréolé d’une réputation flatteuse. Il a la haute main sur l’appareil du RPR. Il
a la confiance absolue du Président qui l’a désigné publiquement, neuf mois
plus tôt, comme « le meilleur d’entre nous ». Est-il pour autant l’homme de la
situation ?
Jacques Pilhan se garde bien de le dire ouvertement mais il en doute. Son
raisonnement a le mérite de la simplicité. Au lendemain d’une présidentielle,
le Premier ministre qui entame le nouveau septennat se doit d’être en
cohérence avec l’esprit de la campagne qui vient de s’achever. Ce n’est pas
une question de morale publique mais d’efficacité politique. Toute autre
option, en effet, empêche le Président d’entrer dans son nouveau rôle, en le
ramenant sans cesse à celui de « candidat élu ». Dans l’esprit de Jacques
Pilhan, le premier Premier ministre est celui qui purge et qui permet du même
coup l’assomption du nouveau Président. C’est une sorte de passeur,
nécessairement provisoire, qui ouvre une nouvelle période et permet de
régler, du même coup, la délicate question de la fidélité aux promesses de
campagne.
Pierre Mauroy s’imposait en 1981, et la grande faute de François
Mitterrand, à cette époque, fut de ne pas voir que, grâce à lui, il pouvait être
bien davantage que le simple leader de l’union de la gauche. De même,
Michel Rocard, en 1988, était le Premier ministre évident d’une France unie
dans la réforme, qui aurait dû permettre au Président réélu de prendre de la
hauteur en s’installant dans le rôle de grand bâtisseur de l’Europe. En 1995,
Jacques Pilhan n’a rien oublié de ces expériences passées. « La logique, dit-il,
voudrait que Jacques Chirac nomme donc Philippe Séguin à Matignon. » Or,
c’est bien sûr impossible.
Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste en chiraquisme pour savoir que
l’évidence du choix d’Alain Juppé n’a d’égale que l’évidence du rejet de
Philippe Séguin. Trop ténébreux, trop impulsif, trop imprévisible. Inutile
d’insister. Le Président n’en veut pas et n’en voudra jamais vraiment, même
au bord du gouffre. Du coup, c’est tout le dispositif du nouveau septennat qui
démarre sur des bases bancales. Qui pour solder la fracture sociale ? Qui pour
gérer le quotidien ? Qui pour occuper l’« axe horizontal », comme on dit à
Temps public, en permettant ainsi au Président de s’installer sur l’« axe
vertical », avec un positionnement symbolique qui l’autorise à être, dans la
durée, l’homme de l’essentiel ?
Alors qu’un nouveau pouvoir prend ses marques au sommet de l’Etat, ce
ne sont là que des intuitions. Les craintes qu’elles nourrissent ne sont pas
encore des cris d’alarme. Elles sont, de toute façon, informulables devant le
Président. Le schéma que Jacques Pilhan a en tête est trop spéculatif pour
avoir à ses yeux le moindre intérêt. Il y reviendra, quand il sera trop tard et
que l’on conviendra, à Temps public, qu’il aurait mieux valu, en effet,
commencer par Séguin, le flamboyant, pour continuer avec Juppé, le sage,
plutôt que d’essayer le trajet inverse. Façon de dire que la comparaison avec
Laurent Fabius n’était peut-être pas si stupide que ça !
Pour Jacques Pilhan, le choix initial d’Alain Juppé comme Premier
ministre est d’abord un révélateur du tempérament de Jacques Chirac. C’est
bientôt l’expression manifeste d’une difficulté plus profonde qui lui apparaît
à l’évidence, lors du rendez-vous de Matignon, le 26 juin, au cœur de la
tempête provoquée par l’affaire des appartements de la Ville de Paris. Jusqu’à
ce premier face-à-face, le maître de Temps public s’était contenté d’observer.
Parfois avec surprise. Parfois aussi avec une once de déception. Manque de
souffle, manque d’élan. Au gouvernement, le Premier ministre s’est entouré
d’une équipe sans relief. Sa déclaration de politique générale, devant
l’Assemblée nationale, a déçu en distillant l’ennui. Drôle d’entame. A
l’Elysée, Jacques Pilhan est au comble du bonheur. Chirac est sympa ! Mais
comme Juppé est triste ! Comme il semble coincé !
« Ce type a peur. » A Temps public, on ne voit pas d’autre explication à
ce comportement. Les sondages, pourtant, sont encore flatteurs. Mais rien n’y
fait. Le Premier ministre verrouille. Il a toutes les cartes entre les mains. Au
gouvernement. Au RPR. Et même à l’Elysée, où Dominique de Villepin
veille à ses intérêts avec un soin jaloux. Jacques Pilhan, à son poste, a du mal
à comprendre pourquoi Alain Juppé, avec autant d’atouts, s’enferme
progressivement dans le rôle hautement périlleux d’un Premier ministre dont
l’unique obsession est le rétablissement des finances publiques. L’héritage
laissé par Edouard Balladur n’est guère reluisant. La crise est là qui plombe
tout espoir de relance. Est-ce pour autant une raison pour faire de Matignon
le quartier général de la rigueur ?
« Droit dans mes bottes. » L’expression est parfaite. Elle est d’une
justesse absolue. Elle fait frémir d’effroi les communicants de Temps public.
Lorsque Alain Juppé la prononce, le 6 juillet sur TF1, Jacques Pilhan est
devant sa télévision : « Quel con ! » Dire aussi franchement ce que l’on est, la
jouer bravache devant une opinion hostile, ce n’est plus du courage mais de
l’inconscience. Les conseils prodigués n’ont été d’aucune utilité. Le Premier
ministre n’en fait qu’à sa tête. « Il confond se battre et se cabrer », commente
Jacques Pilhan qui confie, ce soir-là, avec consternation que cet enfant de
Jacques Chirac, dans son goût de la provocation inutile, lui fait plutôt l’effet
d’un rejeton de Raymond Barre.

Le grand retour des bien-pensants


Alors qu’en cet été de 1995 Jacques Pilhan tâtonne, sans parvenir encore
à trouver le geste fondateur qui installerait Jacques Chirac comme président
d’une République « moderne et modeste », la posture choisie par Alain Juppé
n’est pas qu’une simple faute politique. En termes de com, elle relève du non-
sens. Du coup, au sommet de l’Etat, tout fonctionne à l’envers. Le système
était bancal. Le voilà cul par-dessus tête. Avec un Président qui flotte tandis
que son Premier ministre se raidit. Un Président qui protège, au lieu d’être
protégé. Un Président qui s’éparpille, au risque de devenir touche-à-tout,
tandis qu’à Matignon on vit – et on communique – avec l’unique obsession
des ceintures qu’il va falloir serrer.
Jacques Pilhan le dit sans détour, dès son retour de vacances : « Le
système n’est pas viable si Juppé s’enferme dans le rôle d’un directeur de
cabinet surpuissant. » Pour l’opinion, il doit être « la gouvernante, si possible
bienveillante ». Il ne saurait apparaître, en tout cas, comme une sorte de
tuteur caché du Président, qui lui dicte la ligne au lieu de la mettre en
musique. Tout cela apparaît avec une évidence criante dans le baromètre
mensuel, créé par Ipsos, qui porte à la fois sur l’image du Président, celle du
Premier ministre et le bilan sectoriel du gouvernement. Chaque semaine, le
jeudi après-midi, Claude Chirac et Frédéric de Saint-Sernin, l’homme des
sondages, à l’Elysée, retrouvent Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert, cours
Albert-Ier. Chaque jour surtout, la fille du Président vient à Temps public
rapporter la rumeur du Château et les bruits de la ville. Tous disent la même
chose : alerte rouge.
Les « quantis » piquent du nez. Les « qualis » donnent la clé. Le
septennat n’a que quatre mois et le sentiment des Français n’est pas celui de
la trahison mais de l’abandon. C’est un thème qui commence à monter dans
la presse. Les réseaux médias de Jacques Pilhan, qui viennent de se renforcer
avec l’arrivée à la tête d’Europe 1 de son ami Denis Jeambar, sont tous en
alerte. Lors de ses tête-à-tête avec Jacques Chirac, Jacques Pilhan évoque
sans ambages cette déception qui monte. Souvent, le dimanche en fin
d’après-midi, il rentre de son moulin de Malesherbes pour rejoindre, à
l’Elysée, le véritable état-major du chiraquisme que le Président aime à réunir
autour d’un verre. Il y a là Alain Juppé et son directeur de cabinet, Maurice
Gourdault-Montagne, Dominique de Villepin, le secrétaire général du
Château, Jean-Pierre Denis, son adjoint, ainsi que le sénateur Maurice Ulrich,
un vieil ami de Jacques Chirac.
Ce n’est pas le cadre idéal pour parler librement, malgré l’apparente
décontraction qu’affecte le Président. Le système Mitterrand était plus
resserré. Plus cloisonné aussi dans un jeu d’influences multiples. Son extrême
sophistication, au final, convenait davantage au caractère de Jacques Pilhan et
à ses méthodes de travail. Celui-ci en fait progressivement le constat. Avec
Jacques Chirac, tout est plus confortable. Mais est-ce plus efficace ? Alors
que l’orage gronde dans l’opinion, c’est dans ce genre de cénacle que le
maître de Temps public comprend, à la rentrée de 1995, que, pour remettre le
système à l’endroit, au sommet de l’Etat, il va falloir renverser la table. Mais
pour cela il n’y a pas d’autre solution que de conforter Alain Juppé, à
Matignon, sur la ligne à haut risque qu’il défend bec et ongles : rigueur et
réforme en même temps.
Il y a à peine quelques mois, juste après la présidentielle, Jacques Pilhan
brocardait « les bien-pensants », « les convenables », bref les porte-drapeaux
de la pensée unique et du cercle de la raison. C’est pourtant à ceux-là qu’il va
falloir faire appel pour ce nouveau départ d’un septennat qui ne parvient pas à
trouver le bon rythme. La mise au point de cette relance essentiellement
politique est une coproduction Chirac-Juppé à laquelle est associé Jacques
Pilhan. Le plan médias qui en découle, en revanche, est un exercice
d’« écriture » 100 % Temps public.
Tout commence le 26 octobre, sur France 2, avec en toile de fond un
climat social qui s’envenime, notamment dans la fonction publique, et un
débat budgétaire qui souligne, à l’Assemblée, les divisions de la majorité.
Jacques Chirac monte au front, dans la nouvelle émission politique animée
par Alain Duhamel. Ce casting est déjà un programme. « Dudu », comme dit
Jacques Pilhan, est l’archétype du « journalisme bien-pensant ». Pour solder
des promesses de campagne qui ne sont plus de saison, il est le sparring-
partner idéal. « Avec lui, commente le maître de Temps public, il n’y aura
pas de procès en trahison mais un simple retour au bercail. » L’idéal aurait
sans doute été que, auparavant, le Premier ministre ait fait la démonstration,
devant les Français, qu’il avait tout tenté. Cette pédagogie-là, manifestement,
n’était pas dans ses cordes. Jacques Pilhan le regrette. Mais c’est ainsi.
Pour que ce grand tournant soit crédible ou qu’il ait, pour le moins, une
chance d’être compris, il n’y a pas d’autre solution que d’en laisser la
responsabilité au président de la République. « Réajustement » : tel est le mot
clé de son intervention. Jacques Pilhan a soigné l’image avec des plans
resserrés censés renforcer la force de conviction présidentielle, sur un mode
intimiste qu’avait délaissé François Mitterrand à l’heure du déclin et de la
maladie. L’argumentaire choisi n’est pas celui de la rupture avec la rupture
mais de la responsabilité face à une crise qui perdure. Le Président reconnaît
en avoir « sous-estimé » l’ampleur, durant la campagne, tout en regrettant
que des mesures de rigueur n’aient pas été prises « au début 1993 ». Mais sur
le thème rebattu de l’héritage, il ne peut guère aller plus loin. Sauf à charger
la barque d’Edouard Balladur. Quel autre choix dès lors que de plaider
l’intérêt national ?
« La maîtrise des déficits est une nécessité si on veut être maître de son
destin », martèle Jacques Chirac. « Des mots qui claquent sur un ton serein »,
a conseillé Jacques Pilhan. Celui-ci reconnaît volontiers qu’en matière de
communication il n’y a là rien de très original ni de très inventif. Il a surtout
veillé à ce que le Président prononce trois phrases qui résument son état
d’esprit et justifient la suite des opérations : « On ne peut pas vivre avec une
Sécurité sociale qui voit ses déficits augmenter de façon constante. Il faut
savoir si nous avons le courage d’assainir nos finances. Il faut du courage et
je n’en manque pas. » Le message a au moins le mérite d’être clair. Il y a un
capitaine à la barre qui se préoccupe de la France. A Juppé, désormais, de
s’occuper des Français.
Le 26 octobre, Jacques Pilhan pense avoir réglé, aux yeux de l’opinion,
cette question de l’absence qui la taraude depuis quelques mois. Le Président
veille et tient le cap. C’est pour cela qu’il devait parler le premier. La suite est
une déclinaison du thème du « réajustement » nécessaire, sans lequel le
virage opéré par Jacques Chirac aurait eu l’allure d’une simple abdication de
ses ambitions initiales. C’est le cœur du problème. Pour montrer que le
Président est à son poste, il faut aussi renforcer la position du Premier
ministre, à la tête du gouvernement. Sauver la Sécu, a dit notamment le chef
de l’Etat. « Il ne faudrait tout de même pas, commente Jacques Pilhan, que
les Français n’y voient qu’un prétexte pour sauver Juppé. »
Or c’est quand même un peu de cela qu’il s’agit. Le 7 octobre, quelques
jours avant l’intervention télévisée du Président, le maître de Temps public
est retourné à Matignon pour un après-midi de cadrage avec le Premier
ministre. Toujours le même thème. Son appartement, les embarras de Paris,
les suites judiciaires de toute cette affaire. Impossible d’avancer tant que ce
dossier ne sera pas clos. Moralement, Alain Juppé n’est pas encore rétabli.
Mais le bout du tunnel semble en vue. L’acte I de l’opération renaissance
dont le Premier ministre est désormais l’acteur principal va pouvoir
commencer.
Lors de la constitution de l’équipe Juppé, au mois de mai 1995, Jacques
Pilhan n’avait pas eu son mot à dire. A l’heure du remaniement, il retrouve
ses anciennes habitudes. Le 7 novembre, le Premier ministre annonce sa
démission. Il est reconduit dans l’heure à la tête d’un gouvernement resserré.
La veille, cours Albert-Ier, on a travaillé d’arrache-pied à ce petit coup
d’éclat. Voilà plusieurs jours que Jacques Pilhan plaide pour l’effet de
surprise, afin de renforcer l’impact de ce qui doit apparaître comme une
reprise en main. Le secret a été bien gardé. De ce point de vue, l’opération est
une réussite.
Le maître de Temps public, en accord avec Alain Juppé, a également pesé
de tout son poids pour qu’on ne se contente pas d’un simple rafistolage, au
gré des équilibres internes de la majorité. Dans l’action, il n’a jamais été
partisan des armées mexicaines. Depuis la démission, fin août, d’Alain
Madelin, le ministre de l’Economie, Jacques Pilhan s’est fait fort de
coordonner la communication de l’Elysée, de Matignon et de Bercy. Comme
au bon vieux temps ! Avec ce remaniement, il estime qu’il est urgent de
poursuivre le mouvement de reconcentration du pouvoir. « Ça va tanguer, dit-
il. Il faut que le bordel cesse chez Juppé. » Avant d’ajouter en rigolant : « On
attend Staline. »
Dans ce registre aussi, il est écouté à Matignon. Un peu trop, d’ailleurs.
Le gouvernement Juppé 2 perd en poids ce qu’il gagne en muscle. On l’ouvre
aux balladuriens tout en éjectant un bon tiers de l’équipe précédente. Emporté
par l’élan, celles qu’on appelait « les juppettes » et qui ne servaient pas à
grand-chose se retrouvent au tapis. Jacques Pilhan se réveille lorsque le mal
est fait. Jusqu’au dernier moment, il a surtout veillé, sondages à l’appui, au
choix du ministre clé du nouveau gouvernement. Jacques Barrot était ministre
du Travail. Il hérite, de surcroît, des Affaires sociales. « Il est rond. Il ne fait
pas politicien. Il a une image de compétence et une réputation d’homme de
dialogue. Il est fait pour ce poste, au moment opportun. » Jacques Pilhan ne
le dit qu’en privé, mais pour lui Jacques Barrot, cet antihéros de la Haute-
Loire, formé à l’école de la démocratie chrétienne, est d’abord l’anti-Juppé.
Ce choix-là dit aussi une forme de méfiance, doublée d’une manière
d’inquiétude.

Juppé et sa bande de « technos »


Car le moment est venu de l’acte III, celui de la grande accélération.
Voilà Juppé requinqué. Il n’a plus le droit d’échouer. Deux heures à peine
après ce remaniement surprise, le Premier ministre est à la télévision. Sur les
conseils de Jacques Pilhan, il intervient depuis Matignon. Droit derrière un
pupitre. C’est l’occasion pour lui de justifier la constitution d’une « équipe
plus homogène et mieux soudée ». Sur le plateau d’un journal télévisé, il
aurait été obligé de s’expliquer sur le sort réservé aux « juppettes ». Sa brève
déclaration est la suite concrète de l’intervention télévisée du Président, le
26 octobre. Place à l’action.
Le Premier ministre expose ses priorités avec, au premier rang, la
réforme de la Sécurité sociale et de l’Etat. Pas un mot sur l’emploi. Rien sur
la fameuse « fracture sociale ». Le chiraquisme des origines, celui de la
campagne présidentielle, est définitivement escamoté au profit d’autres
combats. Une machine est lancée. Personne ne peut plus en descendre.
Jacques Pilhan fait mine de ne pas s’en inquiéter : « La faute aurait été de
donner l’impression d’une panne, sans nouvel horizon. » Pas de reniement,
donc. De l’avant !
La suite, toute la suite, est un parfait contresens sur l’état réel de
l’opinion, ses attentes et ses angoisses, que, dans le feu de l’action, le maître
de Temps public semble avoir oublié. Curieuse amnésie. C’est comme si
toutes ses enquêtes, depuis le tournant du référendum de Maastricht, avaient
été subitement effacées. A force de réfléchir sur le repositionnement du
couple exécutif, Jacques Pilhan s’est laissé enfermer dans des jeux de
pouvoir, un tantinet politiciens, qui lui font perdre sa lucidité. Toute la
journée, désormais, jusqu’à la fin de l’année, il va courir entre l’Elysée et
Matignon dans une vie de folie qui l’oblige à négliger ses éprouvettes du
cours Albert-Ier.
Trop vite. Trop de choses à la fois. Trop d’improvisation, en fait. Le
système Chirac est une pompe aspirante qui ne laisse ni répit ni recul. Entre
un Premier ministre qu’il faut coacher, alors qu’il regimbe à ce genre
d’exercice, et un Président qui sort son portable à toute heure du jour et de la
nuit, y compris pour régler l’accessoire, Jacques Pilhan a perdu toute capacité
de résistance. Il est devenu un conseiller politique comme les autres. Il s’est
laissé banaliser en oubliant cette posture, faite de distance et de secret, qui
était autrefois la marque de son originalité.
Sur le papier, son influence paraît pourtant à son zénith. Les leviers qu’il
contrôle de nouveau sont ceux qui faisaient sa force et sa réputation aux plus
belles heures des années Mitterrand. Le discours fondateur que prononce
Alain Juppé, le 15 novembre, devant les députés qui lui font une standing-
ovation, a été revu et corrigé à Temps public. Il a été testé par une batterie de
sondages qui tous indiquent que l’opinion est prête à entendre le rude langage
de la vérité. Le Premier ministre charge la barque en ajoutant la réforme des
régimes spéciaux à celle du mode de gouvernance de la Sécurité sociale.
Jacques Pilhan ne s’en alarme guère. En tout cas, il laisse faire, en dépit des
inquiétudes manifestées par Jacques Chirac. La ligne de communication qu’il
défend est juppéiste en diable. Effet de surprise, énergie, détermination. Pour
lui, le mouvement est tout et le but secondaire. Il oublie – un comble quand
on fait ce métier – que la conjonction d’un mouvement étudiant, d’une grève
de fonctionnaires et d’un conflit à la SNCF peut soudainement faire sens, aux
yeux d’une opinion qui se sent violentée.
Grève par procuration ? L’expression va faire florès. Alain Juppé n’y
croit pas, au moment même où la France s’immobilise et où enflent les
manifestations. Jacques Pilhan, lui aussi, est sceptique. Le 23 novembre, à
l’Elysée, le secrétaire général adjoint, Jean-Pierre Denis, lui a dressé un
sombre tableau des perspectives de croissance. Moral des Français en berne.
Indicateurs au rouge. « Est-ce foutu ? » s’interroge le maître de Temps
public. Dès le lendemain, il est de nouveau au front, oubliant ce court
moment de doute. « C’est stressant, confie-t-il. Mais je reste confiant. » Son
pari est qu’il faut tenir bon car bientôt l’opinion se retournera contre ces
fonctionnaires qui ne font que défendre des privilèges d’un autre âge.
« Même la gauche tangue, ajoute-t-il. Regardez la CFDT. » Jacques Pilhan a
gardé des relais dans les cercles rocardiens. Cela ne contribue pas à sa
lucidité.
Le 28 novembre, c’est depuis le bureau du président de la RATP qu’il
trouve le temps d’examiner, au téléphone, avec Alain Juppé, le
développement des grèves qui paralysent progressivement le pays. Changer
de stratégie ? A Matignon comme à l’Elysée, on est entré dans une logique
d’affrontement que ne conteste pas Jacques Pilhan. Avec François Bayrou,
qui a conservé, sous Chirac, le portefeuille de l’Education acquis sous
Balladur, les gestes nécessaires ont été faits pour que baisse la tension dans
les facs. Un peu tard. Sur l’essentiel de la contestation, la Sécu et les régimes
spéciaux, il n’est plus possible de reculer. Sauf à sacrifier Alain Juppé. Ce qui
n’est jamais évoqué.
Il faut attendre la première semaine de décembre pour qu’à Temps public
on commence à se poser des questions sur l’issue du conflit. Le 3, depuis le
Bénin où il est en voyage officiel, Jacques Chirac a réaffirmé sa volonté de
s’engager sur la « voie de la réforme trop longtemps différée ». Mais le 5, en
marge de la journée nationale d’action qui élargit le spectre des
manifestations, le Premier ministre a saisi l’occasion d’un débat de censure à
l’Assemblée pour faire quelques concessions, notamment sur les régimes
spéciaux. De ce jour, Jacques Pilhan est – enfin ! – saisi par le doute.
Le 10 décembre, lorsque Alain Juppé, sur France 2, réduit un peu plus la
voilure de sa réforme, il se contente d’un commentaire laconique : « Belle
lumière. Le ton se veut chaleureux et fraternel. Pour le moment, pas possible
de faire mieux. » Le lendemain, il ajoute : « Si Juppé perd la main, il est
mort. » Le 12, alors qu’il revient de Villacoublay où il a supervisé la gestion
médiatique de l’accueil, par le Président, des pilotes français retenus en
otages en Serbie, il confie, avec un brin d’amertume : « Juppé ne change pas.
Il est arrogant. » Le style du Premier ministre, en l’occurrence, a bon dos.
Bientôt, avec les fêtes de fin d’année, viendra le temps des ultimes
concessions, fruits d’un sommet social, à Matignon, qui sauvent la réforme
de la Sécurité sociale mais écornent la rigueur et, avec elle, le crédit du
gouvernement.
Quand cessent les grèves, il y a plus de quinze jours que Jacques Pilhan a
déjà tiré les rudes conclusions d’un mouvement qu’il n’avait pas vu venir et
dont il a compris tardivement la véritable nature. Pour cela, il a fallu qu’il
descende lui aussi dans la rue. « Les gens ont l’air tristes », dit-il. Plus tard, il
évoquera « un Mai 68, sans la fête ». Puis il prononcera ces mots qui font le
lien avec la campagne de Jacques Chirac dont il fut l’inspirateur clandestin :
« Nous venons d’assister à la première grève antimaastrichtienne. »
Dès lors, tout s’éclaire, comme si, en réexplorant cette veine, Jacques
Pilhan avait retrouvé d’anciennes sensations et avec elles une capacité intacte
de compréhension du réel. Retour sur terre. Le mouvement est, à l’évidence,
un concentré explosif des difficultés de l’heure. L’opinion ? « Elle reste
travaillée par la peur. L’antiélitisme du petit tiers état qui défile dans la rue
exprime une angoisse terrible du déclassement. » Les intellectuels ? « Ils sont
l’image du héros des grévistes, Pierre Bourdieu. Ils ont une haine farouche
des technos et des élites. Ils sortent du trou après avoir été tenus en laisse,
durant quatorze ans, par Mitterrand et son génie politique. » Et puis, enfin, il
y a la droite, dont Jacques Pilhan avait voulu se convaincre, en rejoignant
Jacques Chirac, qu’elle avait disparu ou, tout au moins, perdu de sa superbe.
A la mi-décembre, le maître de Temps public déjeune avec ses vieux
clients d’Accor, Paul Dubrule et Gérard Pélisson. Le premier est maire de
Fontainebleau. Sa campagne municipale, en mai 1995, a été concoctée cours
Albert-Ier. En même temps, d’ailleurs, que celle du très mitterrandiste Louis
Mermaz, à Vienne. Le second est un conservateur grand teint. « L’archétype
du patron réac ». Or les deux hommes, ce jour-là, se livrent à cœur ouvert.
« Ils pensent que la France est foutue, qu’elle est irréformable, raconte
Jacques Pilhan en sortant de table. Ils parlent de s’expatrier. Pour eux, les
législatives de 1998 sont déjà perdues. Ils en veulent terriblement à Juppé. »
Ah ! Juppé ! Il fallait le sauver à tout prix. Il est à présent la source de
tous les maux du pays. Dans ce registre, Jacques Pilhan n’est pas le dernier à
accabler le protégé de Jacques Chirac. Devant son copain Julien Dray, il roule
encore les mécaniques : « Combien tu paries que j’arriverai à le tirer
d’affaire ? » Mais dans le silence de son bureau du cours Albert-Ier, avec
Jean-Luc Aubert, il est bien moins flambard. C’est l’heure des comptes et ils
sont désastreux. « La droite française, souligne Jacques Pilhan, veut toujours
trop en faire. Pour réformer, il faut savoir prendre les dossiers un à un.
Thatcher et Reagan, en leur temps, avaient attendu pour foncer d’avoir maté
les mineurs ou les aiguilleurs du ciel. »
Il aurait sans doute pu s’en apercevoir plus tôt. Pointer la responsabilité
des autres est toujours une manière de dégager la sienne. Or, Jacques Pilhan
ne se fait aucune illusion. Son procès, un jour, viendra. Si Jacques et Claude
Chirac ne lui conservaient pas une confiance absolue, il aurait même débuté
depuis belle lurette. Dans sa radioscopie de la méthode Juppé, le maître de
Temps public montre aussi qu’il est passé à l’étape suivante. La grève
s’épuise, en cette fin d’année 1995, mais le septennat, lui, continue, et il va
bien falloir trouver le moyen de le remettre, avec le Président, dans la bonne
direction.
C’est dans ces instants-là que Jacques Pilhan est à la fois le plus pointu et
le plus acerbe. « La crise, dit-il, met en cause la méthode Juppé et de la bande
de technos qui l’entourent à Matignon, avec Maurice Gourdault-Montagne
mais aussi, à l’Elysée, avec Dominique de Villepin. Ces hommes sont
aveugles et brutaux. Ils ne fonctionnent qu’en circuit fermé. » Cela sonne
comme une déclaration de guerre. Jacques Pilhan y ajoute un codicille qui va
plus loin encore dans l’analyse d’une opération ratée qui a failli tout
emporter : « Juppé sait-il qu’on peut faire du bien à la France sans faire mal
aux Français ? » Poser la question, c’est déjà y répondre.
32
Le roi est mort, vive le roi !

Mystères de la vie et de la mort. C’est Jacques Chirac qui, le 8 janvier


1996, en tout début de matinée, apprend à Jacques Pilhan le décès de
François Mitterrand. D’un Président à l’autre, le maître de Temps public aura
toujours été présent. Lors des élections et des passations de pouvoir.
Maintenant, à l’heure du grand départ. Ce lundi-là, il est venu à l’Elysée pour
régler les derniers détails des vœux que le chef de l’Etat doit présenter à la
presse. La nouvelle bouleverse naturellement ce programme. Dans le bureau
de Jacques Chirac, l’émotion est palpable. « C’était d’une grande tristesse »,
dira par la suite Jacques Pilhan. Le Président vient de perdre son plus ancien
adversaire et lui, son véritable héros, ce « Tonton » sans lequel la vie aurait
été si fade, cet homme d’exception pour lequel il nourrissait des sentiments
passionnés.
La mort de François Mitterrand est un choc. Ce n’est pas une surprise.
Jamais le Président et son conseiller ne s’en étaient dit le moindre mot. Rien
n’est prêt mais, pourtant, ils sont prêts. Annuler les vœux à la presse ? Cela
relève de l’évidence. Parler le soir même aux Français, à la télévision ? C’en
est également une. Le roi est mort, vive le roi ! Tout cela reste dans l’ordre de
l’indicible mais, pour Jacques Pilhan, il est clair que l’hommage à celui qui
s’en va signe le sacre de celui qui reste. Etre au cœur de ce transfert, ô
combien symbolique, est aussi une manière de relire, et donc de justifier, sa
propre attitude, au printemps précédent.
« Parlez comme à un ami » : il n’a pas eu besoin d’en dire davantage.
Jacques Chirac, par tempérament, par sensibilité, par compréhension
instinctive des enjeux, n’est pas du genre à se laisser guider la main dans de
pareilles circonstances. A midi, Christine Albanel, sa plume élyséenne, lui
rend le premier jet d’un discours qu’il retravaille à l’heure du déjeuner. En
début d’après-midi, il le peaufine en compagnie de sa fille Claude, de
Dominique de Villepin et de son conseiller en com. Les corrections ne sont
que de détail. Le texte est à la fois fort et délicat. A 17 heures, de retour au
bureau, le maître de Temps public ne résiste pas. Il en fait la lecture à haute
voix devant Jean-Luc Aubert.
« Je voudrais saluer la mémoire de l’homme d’Etat mais aussi rendre
hommage à l’homme dans sa richesse et sa complexité […] Ses choix étaient
clairs et il les a toujours faits au nom de l’idée qu’il se faisait de la France
[…] Il avait la passion de l’amitié. La fidélité que l’on doit à ses amis était
pour lui un dogme qui l’emportait sur tout autre […] De cette relation avec
lui, contrastée mais ancienne, je retiens la force du courage quand il est
retenu par une volonté, la nécessité de replacer l’homme au cœur de tout
projet, le poids de l’expérience. » Ces mots, signés Jacques Chirac et qui
n’ont pas encore été prononcés à la télévision, Jacques Pilhan se les est déjà
appropriés. Comme si les rôles étaient inversés et qu’il y avait, chez lui, le
regret de ne pas pouvoir dire, à visage découvert, l’hommage qui va
bouleverser les Français.
Le 9 janvier, alors que la presse salue unanimement la qualité du discours
présidentiel, il retient un petit encadré du Figaro, titré « Jacques Pilhan, le
passeur ». Etre vu, pour une fois, le met au comble du bonheur. Une part de
l’héritage lui revient. Sur ce point-là, il n’est pas disposé à transiger. Quand
André Rousselet, l’exécuteur testamentaire du Président défunt, téléphone
pour essayer de récupérer les cassettes de ses interviews d’outre-tombe avec
Jean-Pierre Elkabbach, Jacques Pilhan le rabroue, sèchement. Ce qu’il a, il le
garde. Avec ses propres souvenirs et sa propre émotion. On lui a fait
comprendre qu’il ne serait le bienvenu ni aux obsèques à Jarnac, ni même à la
messe de Notre-Dame de Paris. Quelle importance ? Jacques Pilhan a
toujours évité les églises et les enterrements. Par construction personnelle, cet
homme qui n’oublie rien regarde vers l’avant.
Le voilà seul. Avec Jacques Chirac. C’est comme si le septennat venait
enfin de commencer et que le deuil, pour les deux hommes mais aussi pour
l’opinion, allait pouvoir effacer les tâtonnements des premiers temps et les
faux pas de l’automne. Il a suffi d’un soir, à la télévision, pour que le
Président se fasse porte-parole de toute la nation. Avec ses mots, ses gestes et
sa sincérité. C’est ainsi que Jacques Pilhan aimerait qu’il demeure. La cote de
popularité du chef de l’Etat a fait un bond dans les sondages. Le vrai Chirac
pour un nouveau départ ?
On n’en est pas encore là. A l’heure des grands adieux avec les années
Mitterrand, l’innovation est plutôt du côté de la maison Temps public.
Quelques jours avant la mort du vieux monarque, Jacques Pilhan et ses
équipes se sont installés dans de nouveaux locaux. Ce déménagement n’est
pas un exil. Entre le cours Albert-Ier et l’avenue Franklin-Roosevelt, il y a à
peine quelques centaines de mètres. L’Elysée reste à portée de fusil, et c’est
bien là l’essentiel. Jacques Pilhan a choisi de bouger juste au lendemain de
l’élection de Jacques Chirac. Il a avancé pour cela des arguments de
commodité et de confort. Sur deux étages, Temps public a désormais pignon
sur rue.
Le bureau du patron était un rez-de-chaussée un peu sombre. C’est
désormais une grande pièce, au premier étage, avec vue sur la Seine et les
Invalides. Décor dépouillé, fauteuils de cuir clair. Comme il est loin le temps
des origines – douze ans déjà ! – et des tréteaux de bois achetés chez Ikea !
Le nouveau siège de Temps public est l’ultime manifestation de cette
installation, au vrai sens du terme. C’est un aboutissement et, pour qu’il soit
complet, sans doute fallait-il qu’à l’Elysée arrive un autre Président et que
meure l’ancien. Franklin-Roosevelt incarne et résume la nouvelle vie du
maître de Temps public. On se montre, on s’expose, on s’affiche. Plus de
secrets.
Le seul qui demeure est un petit détail d’ordre privé. Jacques Pilhan s’est
installé, en famille, dans un appartement qui communique avec l’agence. Il
suffit de pousser une porte et le voici chez lui. Vraiment chez lui. Là où il
n’invite jamais personne. Pour le reste, Temps public tourne à plein régime
comme une petite usine. Un directeur général, qui ne fera pas long feu, a été
installé aux commandes de l’agence. Un département édition a été développé
avec Michèle Pilhan à sa tête. On y publie des bilans de société. C’est une
activité extrêmement lucrative. On prévoit également d’éditer des livres-
documents et même des biographies. Une de Michel Rocard, pour
commencer, confiée à un journaliste ami, Renaud Revel.
Ces projets disent une gourmandise intacte. Qu’importe si parfois ils
avortent. Jacques Pilhan a faim. On ne le changera pas. Mais, en même
temps, ils indiquent une recherche. Peut-être même un manque. Pour la
première fois de sa vie, il parle de s’associer. Il a fait venir à l’agence le jeune
fils d’une amie de son épouse, François Quideau, qu’il a entrepris de former.
Avant qu’il lui succède un jour ? Avec Anne Méaux, la directrice d’Image 7
qui, à droite, fait un peu le même métier que lui, il a évoqué des projets
communs. Elle gère François Pinault et lui Bernard Arnault. Pourquoi ne pas
aller plus loin ensemble ? Dominique Chevallier, un publicitaire qu’il a
connu chez RSCG, du temps de la présidentielle de 1981, a droit à des
propositions comparables. Jacques Pilhan a des idées plein la tête.
Il s’est pris de passion pour la Chine, « ce nouvel Eldorado ». Cela
nourrit sans doute, au-delà de l’Afrique, ses conversations avec Jacques
Chirac. Mais pas seulement. A Pékin, le voici lié à un homme d’affaires
nommé Charles Choukroun, qui a longtemps traîné dans les réseaux du
« milliardaire rouge », roi de l’agro-alimentaire, Jean-Baptiste Doumeng. Le
maître de Temps public a bien connu ce dernier. Il l’a souvent retrouvé, avant
sa mort, en 1987, au restaurant du Plaza Athénée, à l’heure du petit déjeuner,
pour partager d’autres choses que le café, les croissants et la lecture de
L’Humanité.
Tout cela dessine, par petites touches, une nouvelle géographie de la
planète Pilhan. C’est également à cette époque que Pierre Dauzier, ce vieil
ami de Jacques Chirac, évoque devant lui les conditions d’un retour en force
chez Havas qui effacerait son précédent échec. Le maître de Temps public
par principe ne dit jamais non. Quand on l’invite, il vient. Ne serait-ce que
pour flairer la bête ou examiner le contrat. Il lui arrive de repartir en courant.
Jean-Marie Messier, qui s’apprête à succéder à Guy Dejouany à la tête de la
CGE, aura beau lui proposer des ponts d’or, jamais il ne cédera à ses avances.
« Ce type est fou et dangereux. » Parole de Pilhan.
Depuis qu’il a fondé son agence fin 1983, il a toujours fonctionné dans ce
registre très particulier qui allie un attachement indéfectible au client de
l’Elysée et la recherche constante d’un ailleurs capable d’assouvir ses rêves
de puissance et son goût de nouveaux horizons. En ce début de 1996, il y a
toutefois, dans ce comportement, quelque chose de plus profond et donc plus
noir qu’autrefois. Un brin de lassitude, à l’ombre de Jacques Chirac ? La peur
du vieillissement ? La crainte d’un engourdissement ? A Franklin-Roosevelt,
Jacques Pilhan est un homme, un brin cambré, qui jouit de son bonheur et de
sa réputation. Que demander de plus ? C’est peut-être là le fond du problème.

Il faut sacrifier Juppé


Avec la mort de François Mitterrand, une boucle se referme
définitivement. Jacques Pilhan avait cru pouvoir ouvrir un nouveau cycle de
sa vie avec l’élection de Jacques Chirac, le 7 mai 1995. Rester, c’était aussi
une façon de se dire qu’il était immortel. Péché d’orgueil. Depuis le 8 janvier
1996, il est orphelin. Avec ce père-là aussi, il n’a pas pu – ou pas su –
s’expliquer. « Je crois à l’esprit des lieux », dit-il en laissant entendre que le
cours Albert-Ier était plein de trop de souvenirs pour qu’il puisse supporter
d’y rester plus longtemps. Franklin-Roosevelt, en ce sens, est un leurre qui
cache un vide. Tout cela est trop beau et un peu trop clinquant. Jacques
Pilhan bouge, à défaut d’être capable de fuir. Ses rêves de Chine ou
d’Afrique sont l’expression d’un manque qui ne sera jamais comblé. Ils
relèvent du fantasme. Juste au moment où la réalité – et bientôt la mort – est
en train de le rattraper.
Attention danger ! C’est Jacques Chirac en personne qui s’est chargé
d’avertir Jacques Pilhan, au début du mois de février 1996, lors de leur
habituel tête-à-tête du lundi matin. Les nuages s’accumulent, et ils ne sont pas
seulement politiques. Sur la place de Paris, et même à l’Elysée, le maître de
Temps public s’est fait beaucoup d’ennemis. C’est la rançon de la gloire.
Mais pas seulement. Sous François Mitterrand, il était intouchable. Le
système Chirac n’a pas cette rude cohérence. Des notes blanches des
Renseignements généraux commencent à circuler sur de prétendues affaires
africaines dans lesquelles son nom est parfois cité. Le Président aurait pu les
garder sous le coude. Il préfère avertir. Jacques Pilhan apprécie. La confiance
est intacte. Avec Jacques Chirac, tout au moins.
Printemps des doutes. Printemps des illusions. Ça ne sent pas très bon, au
sommet de l’Etat. La société française s’aigrit. « Le populisme est partout et
il fait des ravages », commente Jacques Pilhan. Après les grandes grèves de
décembre, le calme relatif est revenu sur le front social. Mais le feu couve
sous la braise. Par son comportement lors de la mort de François Mitterrand,
le Président s’est offert une bouffée d’oxygène. Alain Juppé panse ses
blessures, à Matignon. Il gouverne vaille que vaille. En silence. Ce n’est pas
très glorieux. Au moins la crise est-elle passée. A Temps public, on veut
encore croire à une possible relance du septennat chiraquien, sur des bases
nouvelles. Ce n’est que la troisième tentative en moins de neuf mois. Sauf à
rendre son tablier, Jacques Pilhan a-t-il d’autre choix que de persévérer ? S’il
veut pouvoir partir un jour, a-t-il d’autre solution que de réussir au plus vite ?
Les temps ont changé mais les données du problème demeurent
identiques. D’un côté Jacques Chirac, de l’autre Alain Juppé. Un Président
qui se cherche. Un Premier ministre qui s’accroche. Le couple ne peut être
défait. La solution Pilhan est un paradoxe : « découpler le couple », en faisant
en sorte que l’image de l’un ne rejaillisse pas sur celle de l’autre et que leurs
courbes de popularité cessent enfin d’être liées. Union libre au sommet de
l’Etat. C’est d’autant plus compliqué qu’au centre de ce jeu, il y a un
conseiller en com dont la mission est de coordonner et l’intention
d’autonomiser.
Jacques Pilhan est à nouveau sur un fil. Le lundi matin, il voit en tête à
tête le chef de l’Etat. Il le retrouve aussi tous les jeudis, en présence de
Claude Chirac et surtout de Dominique de Villepin. Entre-temps, le mardi en
fin d’après-midi, il s’est entretenu à Matignon avec le Premier ministre. Dans
ce système complexe, il faudrait, comme au temps de François Mitterrand et
de Michel Rocard, qu’il puisse parler à l’un sans que l’autre soit
immédiatement au courant de tous les détails de leurs échanges. L’homme de
trop, celui qui parle et rapporte, à l’évidence, c’est le secrétaire général de
l’Elysée. Mais comment faire sans lui ?
La « charte de communication » que Jacques Pilhan propose à Jacques
Chirac, début mars, repose sur trois piliers. La séquence « jupitérienne »,
inaugurée avec l’annonce de la reprise des essais nucléaires, a été refermée,
quelques semaines plus tôt, lors d’une émission télé au cours de laquelle le
Président a annoncé une réforme des armées et la fin du service militaire
obligatoire. Sur la scène nationale, Jacques Chirac doit désormais être « à
l’écoute » des Français, multipliant les déplacements de plusieurs jours en
province. Sur la scène internationale, dans la foulée de son voyage réussi aux
Etats-Unis, il doit incarner l’« esprit de conquête ». Sur la scène européenne,
enfin, alors que le débat sur la future monnaie unique et le respect des critères
de Maastricht est reparti de plus belle, il doit occuper « un terrain déserté par
la gauche » en devenant le héraut de l’« Europe sociale ».
Au fond, Jacques Pilhan cultive toujours la même idée qui est d’installer
Jacques Chirac dans la posture d’un Président-manager, adepte d’une énergie
concrète destinée à « moderniser la société française ». Ce n’est guère
original. Mais « ça colle avec l’idée que l’opinion se fait de ce Président-là ».
Sur ce créneau, Jacques Chirac va bientôt retrouver dans les sondages le
crédit relatif qui était le sien avant le grand décrochage de l’automne
précédent. Pour que ça dure, explique Jacques Pilhan, il convient que le
Premier ministre cesse d’être « un super directeur de cabinet », trop faible
pour diriger un gouvernement et une majorité, trop fort pour ne pas donner le
sentiment aux Français qu’il dicte sa ligne à l’ensemble de l’exécutif, Elysée
compris.
S’autonomiser, dans l’esprit du maître de Temps public, cela veut dire
« s’affirmer différemment ». C’est peu de dire qu’Alain Juppé accepte mal
cette stratégie de communication. Il y voit un signe de défiance. Ce qui n’est
pas totalement faux. Jacques Pilhan a trop répété que si le Premier ministre
devait à nouveau décrocher, en tirant le Président vers le bas, il faudrait s’en
débarrasser au plus vite. A Matignon, on le regarde comme un ennemi en
puissance. Une méfiance s’est installée qui ne faiblira plus. Alain Juppé est
sur ses gardes. Il écoute Jacques Pilhan. Il le suit quand, après deux mois
d’abstinence, celui-ci lui concocte un plan médias que l’ensemble de la presse
avale sans broncher. Juppé, chef d’équipe, avec un séminaire
gouvernemental. Juppé, sympa et détendu, avec des clichés en famille. Juppé,
proche des gens, avec un « Sept sur Sept » où il jure vouloir s’occuper de « la
vie quotidienne des Français ».
Mais, au fond de lui-même, le Premier ministre estime que ces gammes
qu’il déroule sans passion sont au mieux du vent, au pis de la manipulation.
Derrière la méfiance, il y a surtout le doute. Et derrière le doute, la résistance
d’un pur politique, formé à l’école de la haute administration, qui se sent
humilié d’avoir à suivre les conseils d’un homme qu’il considère, au fond,
comme un simple marchand de soupe. Pour Jacques Pilhan, ce comportement
est un casse-tête. Chaque fois qu’il revient de Matignon, il le confie sans
détour : « Comment peut-on être aussi intelligent et aussi sec à la fois ? »
Jusqu’au début de l’été, à Temps public, on veut croire au miracle. En
privé, Jacques Pilhan est pourtant d’humeur morose. Il fait le job. Ça marche
à peu près. Mais les grandes excitations d’autrefois semblent avoir disparu.
On répète, on s’ennuie. Trop de boulot pour trop peu de satisfaction. C’est
souvent dans ces moments-là que se préparent les grandes ruptures. Le
26 juin 1996, le maître de Temps public a déjeuné avec Jean-Pierre Denis, le
secrétaire général adjoint de l’Elysée, en compagnie de Bernard Arnault.
Tous les indicateurs sont au rouge : moral des Français, perspectives de
croissance, prévision de chômage. « La France, confie le P-DG de LVMH,
est un îlot de récession dans un océan de croissance. » La formule a fait
mouche. Le théorème de Pilhan veut que la courbe de popularité du Président
soit totalement indexée sur celle de l’emploi. Si le chômage repart à la
hausse, celle de Jacques Chirac, inévitablement, repartira à la baisse.
Mauvaise nouvelle.
Pour la préparation de la traditionnelle émission du 14 juillet, Jacques
Pilhan a également lancé une vaste étude qualitative censée faire le point sur
l’image du Président et de son Premier ministre. Ses résultats sont
inquiétants. Le découplage espéré n’a pas produit les effets escomptés. « Les
Français aiment Chirac et n’aiment pas Juppé. » Jacques Pilhan note qu’ils ne
réclament plus le départ du Premier ministre, comme en octobre 1995, mais
qu’« ils supposent son prochain remplacement, sans parvenir à deviner le
nom de son successeur ». De là à en vouloir au Président de ne pas les
éclairer suffisamment…
Le vent mauvais de la défiance s’est de nouveau levé sur la France. Dans
ce genre de situation, il faut se méfier de tout. Y compris des amis. Ceux de
la maison Temps public semblent s’être donné le mot, depuis quelques
semaines. En mai, la chute de Jean-Pierre Elkabbach à France Télévisions a
bien failli éclabousser Jacques Pilhan qui a eu le plus grand mal à expliquer,
contre toute évidence, que ces intérêts-là ne le concernaient pas. En juillet, la
démission forcée du président de la SNCF, Loïk Le Floch-Prigent, aurait pu
avoir des effets comparables. Jacques Pilhan a tenté de sauver la mise en
poussant à ce poste Jean-Paul Huchon. Mais, au dernier moment, alors que sa
nomination semblait acquise, celui-ci a préféré jeter l’éponge. Et voilà que,
en septembre, Denis Jeambar, à la une de L’Express, se livre à une attaque en
règle contre le chef de l’Etat.
— Tu aurais pu au moins me prévenir !
— Pour que tu alertes mes actionnaires afin qu’ils fassent pression sur
moi ?
Ambiance ! Entre les deux ex-complices des années quatre-vingt, à
l’époque du Point, il y a quelque temps que les ponts sont rompus. Jacques
Pilhan a aidé Denis Jeambar à devenir directeur d’Europe 1 et il n’a pas aimé
qu’à peine neuf mois plus tard, celui-ci file subitement à L’Express pour
remplacer Christine Ockrent. Dans ce dernier transfert, le maître de Temps
public n’était vraiment pour rien mais on a cru voir sa main, même là où elle
n’était pas. Jacques Pilhan a une sainte horreur de ces coups de billard
improvisés. Le pamphlet du patron de L’Express fait tousser à l’Elysée. Il va
falloir expliquer, rassurer, se justifier. Pour Jacques Pilhan, au-delà de la
mauvaise manière, il y a surtout un avertissement qu’il comprend cinq sur
cinq : Jacques Chirac désormais est dans la ligne de mire. C’est précisément
ce qui ne saurait durer. Alain Juppé, malgré les efforts faits pour redresser
son image, est parti pour battre tous les records d’impopularité de la
Ve République. Jacques Pilhan établit un lien évident entre ces deux
phénomènes. Sa réaction est immédiate. Après le découplage, le dessoudage.
Il voulait soigner. Il faudra opérer.

Villepin ou l’art de la fuite


Les trois mois qui vont suivre et qui courent jusqu’à la fin de 1996
figurent parmi les plus brutaux et les plus cruels qu’ait jamais connus le
maître de Temps public. Fin d’un système, épuisement d’une méthode. Pour
sauver Jacques Chirac et son septennat, Jacques Pilhan va jeter une dernière
fois toutes ses forces dans la bataille. En vain. C’est en ce sens que ce
combat-là dépasse, de loin, le sort d’un Président. Il met en lumière toutes les
contradictions accumulées depuis trop d’années et qui vont éclater dans un
spasme d’une violence proprement destructrice.
Tout commence le 12 octobre 1996, avenue Franklin-Roosevelt. Depuis
deux jours déjà, Jacques Pilhan et Claude Chirac ont entrepris de mettre à plat
l’ensemble du dispositif présidentiel. Inutile de se raconter des histoires :
c’est la grande panne. Jacques Chirac court la province mais ses propos
n’impriment pas. Pas d’impulsion au sommet de l’Etat. Résultat, l’Elysée est
un nid de vipères et la majorité, une pétaudière. Plus le Président s’expose et
plus il s’enfonce. Il devrait être une clé de voûte. Il est l’ultime pilier d’un
système qui n’a pas dix-huit mois et qui est déjà vermoulu. C’est qu’il y a
une faille dans ses fondations. A Matignon, bien entendu.
Voilà pour le constat et l’architecture. Quand Jacques Pilhan et Claude
Chirac se retrouvent le 17 octobre, ils ont en main des études d’opinion
signées Temps public qui ne leur laissent plus aucun doute. Alain Juppé est
définitivement « cramé » et Jacques Chirac le sera bientôt, à son tour, s’il
donne le sentiment aux Français qu’il ne veut rien entendre. Jacques Pilhan
est catégorique : « Il faut changer d’urgence le Premier ministre et remplacer
l’actuel par un homme neuf. » La fille du Président acquiesce. « Trois idées
simples et un calendrier de travail autour d’un thème unique : le
pragmatisme » : telle est l’ordonnance de Temps public. Encore faut-il savoir
la vendre. La logique voudrait que Jacques Pilhan se rende immédiatement à
l’Elysée. Or, c’est à Matignon qu’il file sans attendre.
Jacques Pilhan a choisi de jouer, cette fois-ci, cartes sur table. Il avance à
découvert. Il n’a même pas dans la poche le nom d’un successeur possible.
Droit dans les yeux, ce 17 octobre, en fin d’après-midi, il vient expliquer au
Premier ministre que la situation n’est plus tenable. Vous êtes foutu, il faut
partir ! C’est pour votre bien, en quelque sorte. C’est qu’il considère Juppé
comme un esprit rationnel. Un peu trop, d’ailleurs ! Il pense qu’avec lui il ne
faut pas biaiser. Il sait aussi, d’expérience, que, dans le limogeage d’un
Premier ministre, le plus dur n’est pas de faire céder l’intéressé mais de
convaincre celui-là même qui l’a nommé. C’est-à-dire le Président. Il se
souvient de la longue campagne menée par Jacques Séguéla contre Pierre
Mauroy, en 1983. Elle n’avait servi à rien, sinon à prolonger encore
davantage le mandat du Premier ministre, tout en écornant la crédibilité du
patron de RSCG auprès de François Mitterrand.
Jacques Pilhan ne veut pas être le Séguéla du septennat chiraquien. Alain
Juppé, plusieurs fois déjà, est allé dire au Président qu’il ne s’accrocherait pas
à son poste. Cela aussi est revenu aux oreilles du maître de Temps public.
Claude Chirac lui a confirmé l’information. Elle lui a confié, par la même
occasion, l’extrême réticence de son père à l’idée de cette séparation. Le
Président n’aime pas le changement. Alain Juppé le plombe et, pourtant, il
continue à le rassurer. Jacques Pilhan, en commençant par Matignon, le
17 octobre, a toutes ces données entre les mains. Il croit abattre ses cartes
dans le bon ordre. En l’occurrence, il se trompe lourdement. Excès de
confiance ? Perte du sens des réalités ? Sentiment de surpuissance ? Il y a
peut-être aussi dans tout cela une part de naïveté dans l’appréhension des
enjeux, au sein du système chiraquien. Face à Alain Juppé, il croit jouer la
franchise. Par son raidissement immédiat, le Premier ministre lui signifie
qu’il ne retient que le culot.
Ça part en biais. Ça part mal. Jacques Pilhan s’en aperçoit, quelques jours
plus tard, dans le bureau de Jacques Chirac. Trop tard. Quand il entrait en
campagne, jusqu’à présent, il savait protéger ses secrets. Ses préconisations
ne sortaient pas de Matignon et encore moins de l’Elysée. En tout cas, elles
ne se trouvaient pas dans la presse, quelques jours après qu’il les eut
exposées. Autres temps, autres mœurs. Jacques Pilhan, en blessant Alain
Juppé, a sous-estimé la capacité de nuisance de Dominique de Villepin. A la
présidence, le secrétaire général est un guerrier qui, depuis l’origine,
s’oppose, en tous points et en toutes occasions, aux ordonnances venues de
Temps public. Pour lui, la question est autant celle du sort réservé à son ami
Juppé que du positionnement conseillé à Jacques Chirac.
Comme Jacques Pilhan, Dominique de Villepin est un amoureux de
Napoléon. Mais l’un lit Fiévée, l’homme de la correspondance secrète, alors
que l’autre ne jure que par Fouché, l’homme de la police et de ses réseaux. Le
secrétaire général de l’Elysée ne jouit qu’en respirant l’odeur de la poudre. Il
rêve de batailles et de grands coups de sabre. Il a le sens du verbe et le goût
des postures martiales. Il enrage d’entendre ce Pilhan, qui s’est introduit
avant lui au cœur du chiraquisme, expliquer chaque semaine qu’une
présidence « moderne et modeste » est la seule réponse possible aux enjeux
du moment.
Villepin ou l’art de la fuite. Le secrétaire général de l’Elysée n’a pas tardé
à comprendre que la force de Jacques Pilhan était l’ombre et le refus du faire-
savoir. Depuis 1995, le maître de Temps public, pour justifier son transfert, a
pris le risque de la médiatisation. On va donc le prendre à son propre jeu.
C’est quand l’information circule que Jacques Pilhan la contrôle le moins.
Celui-ci ne le sait pas encore mais le voilà désarmé. Le 27 octobre, un
dimanche après-midi, il a décidé de forcer le destin. Il a pris rendez-vous
avec Alain Juppé à Matignon. En sortant, il compte retrouver discrètement le
Président, à l’Elysée, en compagnie de Claude Chirac, afin de le convaincre
du nécessaire limogeage de son Premier ministre. D’abord l’un, ensuite
l’autre. Mais au moment de prendre congé d’Alain Juppé, Jacques Pilhan
s’aperçoit que quelqu’un, à la présidence, a vendu la mèche. Avec un brin de
perversité, le Premier ministre lui propose de l’accompagner à l’Elysée.
Impossible de refuser. Commentaire désolé du maître de Temps public : « Je
voulais un moment de vérité. J’ai eu droit à un bal de faux-culs. »
Et ce n’est qu’un début. Deux jours plus tard, le 29 octobre, Jacques
Pilhan découvre dans Libération un article très bien informé, même s’il est un
peu orienté, qui décrit par le menu la lutte d’influence qui est en train de se
livrer à l’Elysée autour du cas Juppé. Pour lui, c’est signé : « Villepin
balance. » Ce faisant, le secrétaire général ne se contente pas d’allumer des
contre-feux. Il change la nature même du travail de Jacques Pilhan. Dans
cette mise en scène, celui-ci cesse d’être le conseiller du Président et donc, à
ce titre, son interlocuteur privilégié pour devenir « le simple protagoniste
d’une tragi-comédie ». Nouveau commentaire contrit du maître de Temps
public : « Villepin tire tout le monde vers le bas, dans la cour d’école. Pour
affaiblir mon propos, il détruit mon statut. »
C’est bien vu. Mais c’est aussi le constat d’un début d’impuissance.
Comment convaincre, en effet, Jacques Chirac de se séparer d’Alain Juppé
dès lors qu’on sort d’un rôle de conseil, dans une juste compréhension des
attentes de l’opinion ? Pour figer la situation, auprès d’un Président hésitant,
la méthode de Villepin est d’une rare efficacité. Elle bloque la partie. Pour
sortir de la nasse, Jacques Pilhan est contraint de modifier tous ses plans. Son
analyse reste inchangée : Juppé est condamné par les Français. C’est le
calendrier du départ et ses modalités qu’il va falloir réviser. Dans l’urgence.
Autrefois, Jacques Pilhan jouait pour avancer. Désormais, il joue pour ne
pas tomber. Si ses parties sont de plus en plus sophistiquées, c’est qu’elles
ont perdu en efficacité. Tout est devenu plus dur, plus fruste, plus violent.
Pour échapper à cette spirale infernale, il faudrait pouvoir vivre caché et ne
faire confiance à personne. Juste au moment, précisément, où ce n’est plus
possible. Le dernier coup de Jacques Pilhan, en cet automne de 1996, va
donner la mesure de cette situation poisseuse où il épuise inéluctablement son
énergie, son talent et même sa réputation.
Jacques Pilhan a fait un rêve. Toujours le même. Refaire le coup de 1985
avec Yves Mourousi. Ou de 1992, avec Guillaume Durand, à la Sorbonne.
Bref, débloquer le jeu par le haut, en offrant au Président la grande émission
télévisée qui, dans une manière d’assomption, lui donnera les moyens de
rebattre les cartes et d’ouvrir une nouvelle page de son septennat sur des
bases rénovées. Jacques Chirac se sent visiblement trop faible pour
abandonner, à froid, son Premier ministre favori. Mais dès lors qu’il aura
retrouvé la confiance, sans doute aura-t-il l’audace de cette séparation qui lui
coûte tant sur le plan personnel. C’est le pari de Pilhan qui reprend soudain
ses anciens moules, faute de savoir innover.
La faiblesse de cette stratégie est de proposer davantage un détour qu’une
solution. En novembre 1996, le maître de Temps public se trouve contraint de
conduire deux stratégies à la fois dont il devine la cohérence, sans en
apercevoir l’issue. Il ne croit guère à la première qui est de permettre à Alain
Juppé de se maintenir le nez hors de l’eau, en attendant que le Président se
requinque. Toujours la même histoire. Juppé est sympa, Juppé est humain.
Cette fois-ci, c’est un livre-confession qui doit en faire la démonstration.
Entre nous, puisque tel est son titre, a été confié à Nicole Lattès, une vieille
connaissance du candidat Chirac. Gros tirage, plan médias d’enfer. Tout cela
est réglé le 26 novembre par Jacques Pilhan, au domicile privé de l’éditrice.
Sortie prévue fin décembre. Dans la foulée de l’émission télé du Président.
L’autre volet de la nouvelle opération « Sauvez Juppé », telle qu’on la
conçoit à Temps public, est un très gros remaniement qui, à la différence de
celui de l’automne précédent, doit faire entrer au gouvernement tous les poids
lourds de la droite. Y compris les parias du balladurisme. Jacques Pilhan n’a
pas attendu cette échéance pour reprendre langue avec eux. Il a ainsi revu
Nicolas Bazire, reconverti dans la banque. Il a surtout dîné, à plusieurs
reprises, avec Nicolas Sarkozy qui est devenu un habitué de l’avenue
Franklin-Roosevelt. L’ex-porte-parole d’Edouard Balladur a faim. Il veut
retrouver à tout prix une place dans le dispositif de la vraie droite. Celle qui
gouverne. Jacques Pilhan est un de ses alliés. Il voit en lui un des possibles
successeurs d’Alain Juppé. Car tel est bien le véritable sens du remaniement
qu’on prévoit pour janvier. « Quand tous les caïmans de la droite seront dans
le même marigot, explique Jacques Pilhan, on verra bien quel est le plus fort.
C’est lui qui, nécessairement, s’imposera lorsqu’il faudra débrancher Juppé.
Ce qui est impensable, dans l’esprit de Chirac, aura alors des allures
d’évidence. »
La ligne Pilhan se résume d’une phrase : conforter Juppé aujourd’hui
pour le sortir « dignement » demain. Elle n’a de sens qu’à la condition d’être
le simple élément d’une stratégie plus globale dont le point de départ est la
réussite de l’émission du Président. Toute la journée du 14 novembre,
Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert se sont enfermés à Temps public pour
réfléchir, avec Claude Chirac, au format de ce rendez-vous télévisé. Les
thèmes qui sont explorés en dessinent les contours : « L’Allemagne et
l’euro », « Le Pen, les petits, les impôts », « La croisade pour l’emploi des
jeunes ». Bref, la vie quotidienne des Français qui souffrent et s’inquiètent de
leur avenir.

Un clash dans le bureau de Chirac


« Il faut créer une dynamique de confiance », explique Jacques Pilhan, et
pour cela soigner la forme d’une émission qui doit « faire l’effet d’une
bombe » dans l’opinion. Accrochage immédiat avec Dominique de Villepin.
Le principe de ce remake de « Ça nous intéresse, monsieur le Président » a
été révélé dans Le Monde, avec des détails ennuyeux sur la date de sa
programmation, quatre jours avant la réunion de Temps public. Le secrétaire
général de l’Elysée voudrait surtout que ladite « bombe » soit une
intervention solennelle du chef de l’Etat, destinée à dramatiser les enjeux et à
installer les conditions d’une « nouvelle résistance ». Vaste programme !
Ce n’est pas la première fois que Jacques Pilhan s’affronte au secrétaire
général de l’Elysée sur ce qu’il appelle le « volume » d’une prestation
présidentielle. Pour défendre son projet, le maître de Temps public, plus
encore que d’habitude, est contraint de batailler sur tous les fronts. Perte de
temps, perte d’énergie. L’émission a été programmée le 12 décembre. Il faut
attendre le 27 novembre pour que Jacques Pilhan obtienne le feu vert définitif
de l’Elysée, au cours d’un déjeuner de travail avec Jacques Chirac et sa fille.
Huit jours plus tard, il retrouve, avenue Franklin-Roosevelt, Guillaume
Durand qui, quatre ans après la Sorbonne, a été chargé de l’animation de ce
rendez-vous télévisé. « Il est notre Mourousi perpétuel », s’amuse Jacques
Pilhan.
Le reste du casting est plus original. Il est fixé le 4 décembre, lors d’un
dîner avec Etienne Mougeotte, le directeur d’antenne de TF1. Car c’est un
élément clé de cette programmation d’un nouveau genre. D’un côté, on
bétonne. Rien pour le service public, six mois après le limogeage de l’ami
Elkabbach. De l’autre, on innove. Dehors les anciens, les PPDA, Sinclair et
autres Duhamel. Et place aux nouvelles têtes : Marine Jacquemin, de TF1,
Emmanuel Chain de M6, Michel Field de Canal + et Alexandre Adler d’Arte.
Ce plateau new look a de la gueule. C’est peut-être son grand défaut. Il donne
le sentiment d’être un simple élément du décor. C’est d’ailleurs ainsi que le
conçoit Jacques Pilhan. Lorsque, le 9 décembre, au lendemain d’un nouveau
dîner avec Etienne Mougeotte et Guillaume Durand, l’annonce officielle est
faite de cette programmation, la polémique enfle sans attendre. « Les
Français s’interrogent, le Président répond », martèlent les bandes-annonces,
concoctées par Temps public pour TF1. Dans ce système, les intervieweurs
ne sont plus que les porte-voix. Ils sont été choisis sur catalogue, selon la
bonne vieille expression de Jacques Pilhan : « Qui a-t-on en magasin ? »
Il n’y a rien là de très nouveau dans la méthode. Sous François
Mitterrand, le maître de Temps public l’avait inaugurée, avec toujours la
même intention à prétention « pédagogique ». Pour être entendu des Français,
le Président ne doit pas satisfaire la curiosité des journalistes mais être le
miroir des contradictions de l’opinion. C’est seulement à partir de là qu’il
peut faire passer son message. Celui que Jacques Pilhan a proposé à Jacques
Chirac tient en deux mots : « Adaptation ou régression ». Ce genre de
packaging est d’une redoutable efficacité. A une seule condition : qu’il ne
soit pas décryptable.
Or le patron de Temps public l’est désormais, à l’évidence. Au cœur de
l’Elysée, il y a un homme, Dominique de Villepin, qui le combat sans répit et
qui braque pour cela, en permanence, le projecteur des médias sur le moindre
de ses gestes. Dans la presse, il y a aussi des journalistes qui regimbent.
Quand ils s’inclinent, ils font d’ailleurs encore pis, aux yeux de Jacques
Pilhan, en consacrant l’essentiel de leurs papiers, non pas à l’enjeu de
l’émission mais à la personnalité du grand metteur en scène qui tire les
ficelles en coulisse. L’effet produit est destructeur. Il dévalorise Jacques
Chirac en démasquant son conseiller. Dans sa chronique du Monde, Bertrand
Poirot-Delpech dénonce une « idéologie totalitaire ». Jacques Pilhan
s’offusque. C’est pourtant l’adjectif qu’il avait lui-même utilisé, trois ans plus
tôt, pour dire à Michel Rocard la vraie nature du « système ».
Le 12 décembre, alors que Jacques Chirac quitte vers 22 heures le studio
aménagé pour l’occasion dans les salons de l’Elysée, le maître de Temps
public pousse un soupir de soulagement. Il fallait que le Président « réactive
son dialogue avec les Français ». C’est fait. Plus de neuf millions d’entre eux
ont regardé l’émission. C’est une belle performance. Les sondages réalisés à
chaud par Ipsos et l’Institut Médiascopie sont bons. Seule la tirade de soutien
à Alain Juppé a fait flop. C’est un moindre mal. Il y a pourtant, ce soir-là,
chez Jacques Pilhan une amertume qu’il parvient difficilement à cacher.
Devant ses proches, il reconnaît volontiers que Jacques Chirac ne
parvient pas à faire oublier l’« artiste absolu » qu’était François Mitterrand :
« Avec lui, on faisait des émissions géniales. Aujourd’hui, on se contente
d’être bons. » L’hypermédiatisation de ses méthodes de travail le trouble au-
delà ce qu’il veut bien dire. Quelque chose s’est cassé. Mais comment avouer
que, pour ne pas être vu, mieux aurait valu ne pas se montrer ? Ce sont là des
regrets et des inquiétudes. Ils n’ont aucune importance au regard d’un
événement qui a eu lieu la veille de l’émission et que Jacques Pilhan porte en
lui comme une blessure qui n’est pas près de se refermer.
Le 11 décembre, en effet, il s’est rendu à l’Elysée, convoqué par Jacques
Chirac, et à deux reprises il a été le témoin de scènes qui lui ont donné la
nausée. La première met en cause le Président et Dominique de Villepin.
Alors qu’il vient préciser, une fois encore, le déroulement de l’émission,
Jacques Pilhan se rend compte que le choix d’un des journalistes-
intervieweurs continue d’être contesté. Tout cela est absurde. La machine est
lancée. Il est trop tard pour l’arrêter. Pourtant le secrétaire général n’a qu’une
idée en tête : écarter Alexandre Adler du plateau.
Il tient ainsi à son endroit des jugements personnels qui révulsent Jacques
Pilhan. « Adler risque d’être obséquieux », hurle notamment le secrétaire
général. L’engueulade entre les deux hommes est d’une rare violence.
Lorsqu’il retrouve Jacques Chirac, dans son bureau, le maître de Temps
public s’aperçoit surtout que les arguments de Villepin ont été entendus. Très
vite, l’entrevue dégénère. D’une voix blanche, Jacques Pilhan lance à Jacques
Chirac qu’il faudra qu’il explique pourquoi il « ne veut pas être interrogé par
Adler ». En désignant Dominique de Villepin, il ajoute : « Je ne tolère pas
d’être obligé d’écouter malgré moi de pareils propos. » Et il sort.
De retour à Temps public, Jacques Pilhan raconte les détails de cette
scène à Jean-Luc Aubert en lui demandant de les noter par écrit. Quelques
heures plus tard, il est de nouveau appelé par le Président. L’Elysée est un
palais en folie. L’affaire Adler est oubliée. On ne changera pas le casting de
l’émission. Place à l’affaire Thomson. Le dossier de cette délicate
privatisation a été géré, dès la mi-octobre, par Matignon. Depuis le début,
Alain Juppé manifeste une évidente préférence pour le groupe Lagardère.
Jacques Pilhan s’est démené pour calmer la colère du P-DG d’Alcatel, Serge
Tchuruk. La question lui semblait définitivement réglée. Et voici que, le
11 décembre, Jacques Chirac entend la rouvrir. Entre Alain Juppé qui clame
que si le dossier est retiré à Lagardère, il ne pourra plus gouverner et un
Président qui tourne soudain casaque dans une affaire de cette importance,
Jacques Pilhan a le cœur qui vacille.
Lorsqu’il revient avenue Franklin-Roosevelt, cet homme aux nerfs
d’acier et qui n’en est pas à son premier coup de bambou a le visage livide.
« Des fous, des malades », lâche-t-il hors de lui. « J’espère, ajoute-t-il, que
l’émission de demain sera une réussite éclatante. Comme ça je pourrai
démissionner sans problème. » Partir ! C’est une menace qu’il ne mettra
jamais à exécution. Le soir même, alors qu’il a recouvré ses esprits et son
calme, Jacques Pilhan est bien forcé de reconnaître qu’il n’a pas les moyens
de sa colère. Sans le contrat du Président, Temps public peut mettre la clé
sous la porte. « C’est aussi pour cela que tu as choisi de continuer en 1995,
souligne cruellement Jean-Luc Aubert. Tu ne pouvais pas faire autrement. »
Le constat est terrible. Un piège s’est refermé. L’aventure Pilhan, la vraie, la
belle, s’est sans doute arrêtée sur ces mots assassins qui disent une liberté
enfuie, le 11 décembre 1996, sur le coup de 20 heures.
33
La dissolution m’a tué

Il est partout et ça le met en rage. Merci du cadeau ! Pour son numéro


daté du 26 décembre 1996, L’Express n’a pas lésiné. Non seulement la tête de
Jacques Pilhan fait la couverture du magazine mais, en plus, elle s’affiche sur
tous les dos de kiosque. Depuis sa maison de Sierra Leone où il est allé
prendre quelques jours de repos, le maître de Temps public est pendu au
téléphone. « J’ai remonté les Champs-Elysées. On ne voit que toi », lui
raconte un ami. Hurlement à l’autre bout du fil. C’est qu’en plus de la
couverture, il y a le titre : « Le gourou de l’Elysée ». Un an plus tôt, dans
cette interview au Débat qu’il avait crue définitive, Jacques Pilhan avait
pourtant prévenu : « Lacan disait que ce qu’on ne peut pas nommer n’existe
pas. J’ai bien peur que cela s’applique à mon métier. Tous ceux qu’on
emploie sont laids. C’est déjà une indication : l’inesthétique parle. » Bien vu.
Hélas !
« Le gourou » : ce nom-là, Jacques Pilhan le déteste plus que tout. Il le
trouve vulgaire. Pour lui, c’est un mauvais cliché. Lorsqu’il est sorti de
l’ombre en rejoignant Jacques Chirac, il a passé des heures à essayer de
trouver les mots qui disent l’essence de son art et la manière dont il le
concevait. En vain, manifestement. Pour cet ultime outing, quinze jours à
peine après qu’il eut songé à claquer la porte de l’Elysée, on n’a retenu que la
manipulation et l’envoûtement. Oublié le stratège ! Le professionnel, une fois
encore, est ravalé au rang de « cartomancienne ». Ses détracteurs ont encore
gagné. Jacques Pilhan est un curieux joueur. L’échec, pour lui, est une
humiliation.
Le pis, c’est que le coup vient d’un ami. Ou plutôt d’un homme que,
encore récemment, il considérait ainsi. Denis Jeambar est un de ceux qui, sur
la place de Paris, connaissent le mieux les techniques employées à Temps
public. Avec Jean-Marc Lech, il a été un des premiers, à l’époque du Point, à
descendre dans les soutes de l’agence. L’enquête qu’il a commandée à
Ghislaine Ottenheimer est honnête, précise et plutôt bienveillante. Jacques
Pilhan y a d’ailleurs collaboré avec le sentiment qu’il valait mieux aider pour
l’orienter que d’essayer de bloquer ce qui ne pouvait plus l’être. Les photos
qui illustrent le dossier de L’Express ont été prises avec son accord. Mais
Jacques Pilhan aurait aimé pouvoir contrôler l’ensemble du produit.
Déformation professionnelle ! Désormais, le produit c’est lui. On l’affiche
sans lui demander son avis. Il est « le gourou ». Que ça lui plaise ou non.
Ça ne pouvait pas plus mal tomber. Lors du show télévisé du
12 décembre, la presse a davantage commenté le rôle du maître de Temps
public que les propos du Président. Tandis que Le Parisien fait sa une sur
« Le grand fiasco » de Jacques Chirac, L’Evénement du jeudi annonce que
« La chasse au Pilhan est ouverte ». Des deux titres, le second est sans doute
le plus juste. Sur sa plage de Sierra Leone, Jacques Pilhan en est convaincu. Il
y a, dans sa colère à la lecture de L’Express, une part de désarroi. Pour la
première fois de sa vie, il se sent entraîné dans un de ces « orages
médiatiques » qu’il gérait autrefois pour les autres et qui le concernent
aujourd’hui personnellement. C’est ce qu’il sait le moins bien faire. Jacques
Pilhan se sent impuissant. Son vrai secret, c’était le secret. Or, comment
corriger une image qui ne devrait pas exister ? « Attention à l’insolence de la
réussite, dans des temps difficiles », l’avertit Jean-Luc Aubert, à son retour à
Paris. Ce n’est qu’une partie du problème mais cela résume sa complexité.
Un système se délite, juste au moment où les médias, horrifiés, font mine
d’en découvrir la puissance. « Je dérange ceux que le pouvoir rend fous et qui
me prêtent, du même coup, tous les maux de la société », analyse en privé
Jacques Pilhan. Ce sont d’abord les journalistes qui « me prennent pour un
charlatan ou un manipulateur ». Mais il y a aussi les politiques, à droite
notamment, qui « me considèrent, à cause de mon passé, comme un traître ou
un mercenaire ». Sans parler des sondeurs et des politologues « qui croient
faire le même métier que moi et rêvent de prendre ma place », ou enfin des
intellectuels qui « courent derrière leur influence perdue en cultivant, avec
leurs vieux concepts, un pessimisme de plus en plus réactionnaire ».
Quand il regarde autour de lui, Jacques Pilhan ne voit qu’« aigreur et
jalousie ». Il ne s’était jamais fait d’illusions sur le regard des autres. La
nouveauté, c’est la blessure. Fini de rire. Dans les bureaux de l’avenue
Franklin-Roosevelt, les nerfs commencent à lâcher. Jacques Pilhan enrage.
Jean-Luc Aubert entame une grave dépression qui va l’éloigner de Temps
public pendant plus de dix-huit mois. La fine équipe des origines, celle du
temps des copains, est progressivement décimée. Après Colé, victime d’un
accident cardiaque, voilà Aubert hors jeu. Trop de pression. Trop de stress.
Les uns après les autres, ils craquent. La maladie qui les rattrape est le
symptôme d’un mal plus profond. Le « gourou » ne le sait pas encore, mais
c’est un homme en sursis. Un survivant.
Il porte beau. Il dit avoir « des projets plein la tête ». Il est bien décidé à
vendre chèrement sa peau, quitte à s’inventer de nouveaux terrains de jeu.
Mais pour le moment, en ce début d’année 1997 qui annonce sa dernière
grande bataille politique avant que la mort l’emporte, Jacques Pilhan est seul.
Ou presque. Il ne tient que grâce à la force de sa propre énergie et à la
protection que lui assure, au Château, la confiance de Claude Chirac. Faire la
couverture des magazines dans de pareilles circonstances a quelque chose de
tristement farce. Cette gloire dont il ne voulait pas annonce une fin qu’il ne
voit pas venir.
Pour remonter la pente, Jacques Pilhan n’a trouvé qu’une parade. On le
médiatise ? Il aidera donc à la médiatisation des autres. Retour à son métier
de base. Cette contre-programmation est une façon de se faire oublier. Ce
n’est pas tous les jours facile. Sous les fenêtres de Franklin-Roosevelt, une
équipe de Canal +, sur ordre de Karl Zéro, campe en permanence dans
l’espoir de saisir quelques images du « gourou ». M6 prépare une émission
sur cette curieuse tribu, et il faut mobiliser des trésors de diplomatie pour
dissuader ses journalistes de transformer leur enquête en un « spécial
Pilhan ».
Pendant qu’on le traque, celui-ci aide les limiers du Point à
confectionner, en urgence, une couverture de diversion sur Claude Chirac.
Histoire de faire la preuve, avec l’accord de l’intéressée, que la com
présidentielle est une œuvre collective. Dans les colonnes du Nouvel
Observateur, Jacques Pilhan se livre, en duo avec Dominique de Villepin, à
un numéro de claquettes destiné à faire taire les rumeurs de leur prétendue
rivalité. A l’Elysée, autour du Président, il y a une chouette équipe qui
travaille au bien de la France et à la réussite du septennat. « Le gourou » ?
Quel « gourou » ?
Tout cela est grosses ficelles. Mais Jacques Pilhan a-t-il encore le choix
des armes ? Quand on est pris dans ce genre de tourmente – combien de fois
ne l’a-t-il pas expliqué –, il faut savoir s’armer de patience et continuer à
tracer sa route sans se soucier des commentaires. Les médias ont besoin
qu’on les nourrisse. Si on ne leur lâche pas quelques morceaux de viande, ils
vous dévorent tout entier. Mais si on les nourrit trop longtemps, ils en
redemandent chaque jour davantage. Le maître de Temps public fait le pari
qu’en devenant progressivement plus discret il finira par se laisser oublier et
que l’on reviendra, inévitablement, au seul sujet qui compte : le président de
la République.
Jacques Pilhan fait ainsi preuve d’un optimisme qui frise l’inconscience.
Car c’est moins sa personne qui désormais excite la passion médiatique que
le métier dont il est devenu l’incarnation achevée. La ligne de com qu’il
propose à Jacques Chirac n’aboutit d’ailleurs qu’à renforcer ce phénomène
pervers. Sur le papier, elle a sa cohérence. Malgré les commentaires très
critiques qu’a suscités, dans la presse, l’émission télévisée du 12 décembre
1996, Jacques Pilhan continue de penser qu’elle correspond, dans son style et
son format, aux nécessités du moment pour un Président toujours à la
recherche du bon positionnement.
Il a du reste observé que lors de son show d’investiture, en janvier, pour
son second mandat, puis en février, devant le Congrès, pour son discours sur
l’état de l’Union, Bill Clinton a exploré une veine comparable en s’adressant
aux Américains, tel un manager de la vie quotidienne. Après s’être inspiré de
Ronald Reagan pour installer un Président de gauche dans une posture de
vieux sage, Jacques Pilhan verrait bien Jacques Chirac dans la peau d’un
Clinton à la française. « Ne vous y trompez pas. A sa manière, il en a les
ressources », répond-il à ceux que ce projet amuse ou fait même ricaner.

Chirac, tête de lard


Le 10 mars, sur France 2 et France 3, ces chaînes du service public
oubliées en décembre, le maître de Temps public installe donc son Président
favori à la Cité des sciences et de l’industrie, à deux pas de la Géode, devant
un public de jeunes, pour une émission tout entière consacrée à l’emploi des
nouvelles générations. Mêmes techniques. Même préparation du casting, en
amont. Même mise en scène que la fois précédente. « An 2000, une chance
pour tous. » Le titre de l’émission reprend et prolonge celui du livre de
campagne du candidat Chirac. Jean-Marie Cavada et William Leymergie ont
été choisis pour animer plutôt que pour interroger. Résultat : un four doublé
d’une belle polémique.
D’habitude, les taux d’audience faisaient taire les critiques. Cette fois-ci,
ils les excitent de plus belle. Les téléspectateurs ont décroché dès le premier
quart d’heure. Le Président-miroir devait entraîner les Français, trois mois
après avoir pointé leur « conservatisme ». Le moins que l’on puisse dire est
qu’il n’a pas été à la hauteur de l’enjeu. Quand le fond n’existe pas, c’est la
forme qui remonte. Pilhan, en coulisse. Pilhan, aux manettes. Pilhan tout-
puissant. La presse, à nouveau, est pleine de portraits acerbes. Haro sur ce
spin doctor à la française qui ose ce qui ne viendrait même pas à l’idée de ses
homologues américains. Ce commentaire-là fonctionne désormais en boucle.
C’était déjà celui de décembre. C’est de nouveau celui de mars. Le bide de
Jacques Chirac est aussi celui de Jacques Pilhan. Nouvelle humiliation du
« gourou ». Au moins, la couverture de L’Express est-elle flatteuse !
Ce loupé est une catastrophe. Le maître de Temps public n’a même pas le
temps de l’analyser. Elle l’affaiblit alors que le septennat chiraquien est en
train de basculer, avec les rumeurs insistantes d’une prochaine dissolution de
l’Assemblée nationale. La force de Jacques Pilhan était, jusqu’à présent,
d’être le grand scénariste des présidents qui gagnent. On l’écoutait parce qu’il
disait non pas le vrai mais le juste et que ses préconisations produisaient,
chaque fois, les effets annoncés. Au cours de l’année 1996, il a perdu, dans le
dispositif chiraquien, le monopole du conseil effectif. En ce début de
printemps de 1997, avec une émission qui devait le remettre en selle, il vient
d’abandonner, quoi qu’il en pense, une forme d’exclusivité plus précieuse
encore : celle de la réussite.
Entre Jacques Chirac et Jacques Pilhan, quelque chose a changé.
Apparemment, les deux hommes avancent de concert. Ils n’ont rien changé
de leurs habitudes ni de leurs rendez-vous. Entre eux, Claude veille et
démine, au besoin. A aucun moment le Président ne manifeste le moindre
signe de défiance ni même d’agacement. Les rares personnes qui, dans son
entourage, se permettent de critiquer son conseiller en communication sont
immédiatement rabrouées. Et pourtant… Une petite fissure, au fil des mois, a
fini par produire des effets dont les intéressés eux-mêmes n’ont pas encore
une claire conscience. Le clash de décembre 1996, qui a mis le maître de
Temps public au bord de la démission, n’était pas qu’un incident de parcours
dû à la tension accumulée par une année de travail. On n’en a plus reparlé.
Mais il a laissé des traces.
Jacques Pilhan a une manière toute personnelle d’exprimer ce sentiment
bizarre qui ressemble plus à une perte de complicité qu’à une rupture de
confiance. Au lendemain de la présidentielle, quand il parlait de Jacques
Chirac, il le disait « sympa, direct, simple, agréable dans le travail ». Puis il a
évoqué ses coups de fil incessants, « sa dépendance au portable » pour des
conseils qu’il oubliait aussi vite qu’il les avait demandés. Désormais, il le
décrit volontiers en privé comme « une tête de lard » à qui il est impossible
de faire changer d’avis, dès lors qu’il a opté pour une stratégie.
C’est le même Chirac, avec les différentes facettes de sa personnalité, que
Jacques Pilhan découvre ainsi progressivement. Mais, en ce début de
printemps de 1997, il n’insiste pas par hasard sur l’obstination du Président.
Si celui-ci n’écoute pas, peut-être est-ce aussi parce que son conseiller n’a
plus son influence d’autrefois. Et s’il ne l’a plus, peut-être est-ce aussi parce
que la performance immédiate n’est plus au rendez-vous. Pour apprécier cette
dernière, la réputation compte plus que la réalité. C’est toujours un crève-
cœur de voir juste, et d’avoir raison, sans réussir à convaincre. Vu par
Jacques Pilhan, c’est toute l’histoire de la dissolution.
Quand Jacques Chirac s’est-il mis en tête l’idée de renvoyer devant les
électeurs les députés issus de la « vague bleue » de 1993 et de gagner une
précieuse année sur l’échéance normale de 1998 ? Cela fait belle lurette que
cette idée court dans les états-majors de la droite. Pas un seul de ses leaders
qui ne l’ait évoquée, à un moment ou à un autre, en fonction de ses propres
intérêts, depuis le début du septennat. Le Président a donné le sentiment d’y
couper court, le 14 juillet 1996 : « On ne dissout pas par convenance
personnelle. » Puis l’automne a passé, avec le long enlisement de Juppé.
Lorsqu’il est rentré de dix jours de vacances à Amélie-les-Bains, au début
janvier 1997, Jacques Chirac avait tourné casaque. Avant Noël, on ne parlait
que de remaniement. On ne parlera plus, désormais, que de dissolution.
« Génial ! » Lorsqu’il surjoue pour plaire, et aussi pour flatter, Jacques
Pilhan en fait parfois des tonnes. Une idée présidentielle, par principe, ne se
combat pas bille en tête. D’abord on approuve, ensuite on discute, enfin, au
besoin, on enterre. Sur la question de la dissolution, le maître de Temps
public a une position neutre. Il voit bien l’intérêt de la manœuvre alors que la
croissance pique du nez et que les déficits se creusent. Prendre de court une
gauche à peine convalescente alors que l’opinion s’impatiente et risque
bientôt de se radicaliser n’est pas totalement sot. Et puis, de toute façon, sur
ce genre de question, Jacques Pilhan a pour principe de ne pas en avoir.
La dissolution n’est pas un mot qui lui fait peur. Il en avait évoqué la
perspective avec François Mitterrand, à l’automne 1984. Dans le même ordre
d’idée, il avait même réfléchi à une présidentielle anticipée, à la fin de 1987.
La foudre a toujours figuré dans l’arsenal de Temps public. Mais son
utilisation n’a pas de sens en soi. Pour être pleinement efficace, elle doit clore
une séquence et en ouvrir une nouvelle. C’est un moment fort dans « un film
qu’il faut avoir écrit à l’avance », comme dit Jacques Pilhan. Il est en cela
totalement chiraquien, version 14 juillet. On ne dissout pas pour se faire
plaisir. Soit on y est contraint, faute de majorité, soit on agit à froid, mais
alors il convient avant tout de donner à cet acte d’autorité une cohérence qu’a
priori il n’a pas.
Pourquoi ? C’est la seule question qui vaille, aux yeux de Jacques Pilhan,
au début de l’année 1997, quand le Président lui fait part de cette intention
qui manifestement l’excite au plus haut point. Jusqu’à cette date, à Temps
public, on s’était davantage calé sur l’échéance de la présidentielle de 2002
que sur l’étape des législatives de 1998. D’où, d’ailleurs, le style tant contesté
de l’émission télévisée, spécial jeunes, avec Jean-Marie Cavada et William
Leymergie. Mais puisque Jacques Chirac entend faire parler la poudre, il n’y
a pas d’autre solution que de veiller à ce que l’ensemble du magasin ne lui
explose pas au nez.

Le protecteur du Président
Dès l’origine, c’est la grande faiblesse de la position de Jacques Pilhan.
L’idée de la dissolution est peut-être « géniale », mais elle ne vient pas de lui.
Il s’y résout sans pouvoir exprimer cette légère part de doute qui lui traverse
inévitablement l’esprit. Sur le papier, il est vrai, les risques semblent faibles.
Les sondages commandés par l’Elysée et ses dépendances indiquent, qu’au
pis, la majorité sera plus faible qu’auparavant. Tous signalent également que
son avance n’est pas telle qu’on puisse attendre sans danger l’échéance
normale de 1998. Tous conduisent donc à la même conclusion : pourquoi
hésiter, puisque c’est imperdable ?
A Temps public, on partage cette illusion. Jacques Pilhan n’est pas plus
lucide que les autres. En compagnie de Pierre Giacometti, qui a rejoint Jean-
Marc Lech à Ipsos, il exprime parfois quelques doutes sur cette fameuse
« prime au sortant » censée garantir la réélection des députés RPR et UDF. Il
a également noté, dans une étude Sofres commandée par le patron de la CGE,
Ambroise Roux, que l’avance de la droite est plus nette si la campagne est
conduite par un autre Premier ministre qu’Alain Juppé. Mais jamais, même
en privé, jusqu’à la fin du mois de mars 1997, il n’évoque le risque d’une
défaite qui viendrait briser les reins du président de la République.
Dans les jeux internes du pouvoir chiraquien, Jacques Pilhan s’est laissé
de nouveau déporter. Le conseiller du roi est un pion parmi d’autres qui n’a
plus, de surcroît, son influence d’autrefois. Quand il bouge, ce n’est plus en
fonction des seuls intérêts du Président. Le système élyséen est devenu d’une
rare complexité. Jacques Chirac est un chef obstiné qui entretient l’instabilité
de son propre entourage. Dans ce contexte, l’idée de la dissolution a une
vertu rare qui n’a pas échappé à Jacques Pilhan. Elle est fédératrice. Tout le
monde y est favorable, même si c’est pour des raisons opposées. Le Président
s’est autoconvaincu que c’était là l’occasion de commencer enfin son règne.
Alain Juppé y voit un moyen d’assurer son autorité chancelante. Ce sont deux
raisons suffisantes pour entraîner l’adhésion de Dominique de Villepin.
Au sommet de l’Etat, chacun a des fourmis dans les jambes. Pour
débloquer une situation qui menace de s’envenimer, l’aspiration au
mouvement, quel qu’il soit, est devenue majoritaire. Jacques Pilhan
n’échappe pas à la règle. Son idée initiale, celle de la fin 1996, était celle d’un
vaste remaniement destiné à lester le gouvernement de tous les ténors de la
droite, balladuriens compris, afin de préparer, à terme, l’émergence d’un
nouveau Premier ministre. Dans un premier temps, Alain Juppé a donné le
sentiment de mordre à l’hameçon. Mais il a suffi d’un livre-confession en
forme de best-seller, suivi d’un léger redressement de sa cote de popularité,
pour qu’aussitôt il le recrache.
Le Premier ministre croit que le printemps qui arrive sera aussi le sien.
Lorsqu’il regarde ses éprouvettes, Jacques Pilhan est beaucoup moins
optimiste. Mais comment résister à la pression qui monte autour de l’idée
d’une dissolution, dès lors que Jacques Chirac et Alain Juppé sont sur la
même longueur d’onde et que les intérêts de l’un rejoignent ceux de l’autre ?
Jacques Pilhan est coincé. Le piège s’est refermé. Il n’a plus les moyens de le
desserrer. Quand il en prend conscience, au mois de mars 1997, il est déjà
trop tard.
Durant les trois semaines qui précèdent l’annonce officielle de la
dissolution, le 21 avril, le maître de Temps public joue sur deux fronts à la
fois. Il va résister sur l’un et abdiquer sur l’autre pour finalement perdre sur
les deux tableaux. Toujours la même question : dissoudre, mais pour quoi
faire ? Alain Juppé est décidément incorrigible ! Il veut dire la vérité aux
Français. Quitte à leur tordre le bras. Ces législatives anticipées sont, pour lui,
un vote de confiance à l’échelle du pays. Objectif affiché : préparer la France
aux prochaines échéances européennes et notamment celle de la monnaie
unique. D’où la nécessité d’un pouvoir fort, relégitimé dans les urnes et
capable, à ce titre, d’entamer une politique de réduction drastique des
finances publiques.
Pour Jacques Pilhan, cette dramatisation des enjeux, sur une telle
thématique, relève de la pure folie. Toutes ses enquêtes le prouvent : l’Europe
reste un sujet hautement anxiogène. Avec, pour une fois, l’appui de
Dominique de Villepin, il réussit à repousser, début avril, une offensive
menée par Jean-Pierre Denis, le secrétaire général adjoint de l’Elysée, qui est
surtout le chef de file des libéraux du Château. « Derrière Denis, il y a bien
évidemment Juppé », analyse Jacques Pilhan. Pour convaincre Jacques
Chirac, il est toutefois contraint d’abattre toutes ses cartes. « Liberté, Europe,
rigueur : ces mots vont, pour les Français, dans le même sens. Ils sont
synonymes de souffrance. Ils font peur. » Alors que le Front national semble
avoir le vent en poupe et qu’il vient de conserver, lors d’une élection
partielle, la mairie de Vitrolles, est-il bien raisonnable de sauter à pieds joints
sur ce terrain miné ?
« On ne dissout pas, ajoute-t-il, pour donner un tour de vis mais pour
proposer un nouvel élan. » Le grand mot est lâché. Il séduit le Président. Mais
ça s’arrêtera là. C’est tout le drame de la dissolution, vue par Jacques Pilhan.
Le « nouvel élan » suppose en effet un autre Premier ministre. Donc un chef
de guerre capable d’entraîner son camp au lieu de proposer la énième version
du trop fameux « sauvez Juppé ». A l’aube de la bataille, le maître de Temps
public ne parvient pas à faire comprendre à Jacques Chirac le sens réel de ce
slogan de campagne.
On en revient aux origines du septennat, lorsque Jacques Pilhan pensait
qu’il aurait mieux valu nommer Philippe Séguin à Matignon. Via Henri
Guaino, alors commissaire au Plan, il a tenté, au début de l’année 1997, de
prendre contact avec le bouillant président de l’Assemblée nationale. Les
deux hommes ne s’aiment guère. Ils ne se parleront pas. Et puis surtout, à
l’Elysée, Jacques Chirac reste « une tête de lard ». Séguin ? Jamais ! Jacques
Pilhan n’a pas besoin de traducteur. Ce cri du cœur veut surtout dire : Juppé,
toujours !
C’est l’équation impossible de cette dissolution. « Comme dans Le
Guépard, soupire Jacques Pilhan. On veut bouger pour que rien ne change. »
Dans son bureau de Franklin-Roosevelt, le maître de Temps public voit venir
la catastrophe, mais quand il est à l’Elysée, il ne se sent plus la force de tirer
le signal d’alarme. Chirac, Villepin, Juppé : tous sont persuadés que la
victoire est au bout du chemin. Jacques Pilhan avait des doutes. Désormais il
a des craintes. Mais il n’a pas de solution. Echec et mat. Rompre ? Cela n’est
plus possible. Renverser la table ? Il n’en a plus les moyens. Insensiblement,
le voilà donc qui bouge sur son axe.
Le Président est en train de prendre un risque insensé. S’il gagne son pari,
tant mieux. Mais comme il peut aussi le perdre, il convient donc de le
protéger. Comment ? Jacques Pilhan n’a pas une seule hésitation : « Il faut le
préparer à devenir cohabitant. » Au cas où… Le 21 avril au soir, lorsque
Jacques Chirac appuie à la télévision, en direct, sur le bouton de la
dissolution, Jacques Pilhan est un homme déchiré. Il sourit. Il dit qu’on va
gagner. Comme tout le monde et presque plus fort que les autres. Il joue à la
perfection la comédie du bonheur. Pour sa première campagne à visage
découvert, dans les rangs de la droite, il se sent obligé d’en rajouter alors
qu’il a déjà un pied dans une autre partie.

Les cinq qui ont planté Chirac


Tout commence mal. C’était prévisible. Pas d’effet de surprise. La
pression médiatique était trop forte et il a fallu anticiper de deux jours
l’annonce officielle de la dissolution. A la télévision, le Président a semblé
bien en peine de justifier sa décision. La presse le souligne, les sondages le
confirment : les Français acceptent, bien entendu, qu’on leur « rende la
parole », mais ne comprennent pas pourquoi. Le pire, c’est que Jacques
Pilhan a soigneusement veillé à ce qu’il en soit ainsi. Surtout, pas de
dramatisation. Juste une allusion aux échéances européennes. Le Président se
veut le gardien du pacte républicain. On croit deviner qu’il fait allusion au
Front national. Qui comprend à cette heure qu’on le prépare aussi à une
possible cohabitation ?
D’emblée, il y a deux lignes Pilhan pour une même campagne. Celle de
la victoire et celle de la défaite. La première se joue avec Alain Juppé. Tous
les matins à 8 h 30, le maître de Temps public le rejoint au fond du jardin de
Matignon, dans ce pavillon de Musique où il retrouvait autrefois Michel
Rocard et ses boys, quand il fallait – déjà ! – jouer une double partition entre
le Premier ministre et le Président. Souvenirs, souvenirs… Autour d’Alain
Juppé, Dominique de Villepin et Maurice Gourdault-Montagne sont les
autres artificiers de cette campagne improbable. Un chef, une ligne, un
combat. Jacques Pilhan n’est pas le moins ardent. Du moins, en apparence.
Bien sûr, c’est une curieuse idée que de faire d’un homme aussi
impopulaire qu’Alain Juppé le porte-drapeau unique des intérêts de la droite.
Dès le lendemain de la dissolution, on a chargé le jeune François Baroin de
desserrer l’étau en laissant entendre que le Premier ministre pourrait ne pas
rempiler, même en cas de victoire de son camp. Mais dans les jours qui
suivent, Alain Juppé est allé expliquer à la télévision son programme d’action
pour « les quarante premiers jours » de la prochaine législature. Comprenne
qui pourra !
Jacques Pilhan, en tout cas, a parfaitement compris et cela ne le gêne qu’à
moitié. Faire peser sur le Premier ministre le poids de toute l’opération est
une façon de laisser à l’écart celui qui a donné le signal de la bataille, c’est-à-
dire le président de la République. Lors du premier meeting de la coalition
RPR-UDF, le 22 avril, porte Maillot, un seul slogan domine la tribune :
« Avec Jacques Chirac, un nouvel élan pour la France. » C’est du Pilhan pur
sucre. Le Président est là, en toile de fond. Pas davantage. Le « nouvel élan »,
censé justifier l’élection, n’est pas défini autrement que par cette référence
sans contenu à l’action du chef de l’Etat. Lequel, au bout du compte, n’est
pas directement concerné par le verdict des électeurs puisque son mandat
court encore cinq ans, jusqu’au printemps 2002.
Dans cette bataille qu’Alain Juppé annonce « brutale et joyeuse »,
Jacques Pilhan est un acteur central qui déroule ses gammes, comme à la
parade, sans excès d’imagination. Il répète. Il se répète. Il fait le job. Sans
génie. L’affiche qu’il propose, après s’être fait recaler la première fois par les
pontes de la droite, met en scène des mains, dont celles d’un enfant, dressées
vers le ciel. C’est Génération Mitterrand, en beaucoup moins bien. Le texte
que publie le Président dans quatorze quotidiens régionaux n’est guère plus
novateur. C’est un vague souvenir de la Lettre à tous les Français, doublé
d’un rappel incertain de l’interview fondatrice du candidat Chirac, dans La
Voix du Nord, à la fin 1994.
Pas question, en revanche, de laisser le Président s’engager plus avant. En
1986, François Mitterrand, avec l’aide de Jacques Pilhan, avait tenu deux
meetings de combat. Jacques Chirac rêve de l’imiter. Le maître de Temps
public s’y oppose sans relâche. Jamais, et ce n’est pas un hasard, le Président
n’aura eu un programme aussi chargé sur la scène internationale qu’au cours
de cette campagne dont il restera, jusqu’au bout, le principal absent. A
l’Elysée, cette stratégie du retrait fait parfois grincer des dents. Dominique de
Villepin, notamment, aurait voulu un Président plus ardent. Mais le secrétaire
général, dans cette partie à triple bande, est lui aussi ferré. Il s’est persuadé
que la victoire est au bout du chemin. Il ne conçoit pas qu’on puisse en retirer
le bénéfice à celui qui mène la bataille. C’est-à-dire à son ami Juppé.
Charger Pilhan ? Ceux qui, à droite, commencent à s’inquiéter ont bien
d’autres chats à fouetter. Ils jouent leur peau. Certains, tel Philippe Séguin,
tentent d’élaborer de nouvelles martingales. « Pilhan est nul », dit-il. La belle
découverte ! Les règlements de comptes, ça sera pour demain. On se bat le
dos au mur, et le sort réservé au conseiller du Président n’est pas la priorité
du moment. Curieusement, c’est sans doute à gauche qu’on observe et qu’on
comprend le mieux la ligne esquissée, à petites touches, par le maître de
Temps public. Il est vrai qu’on le connaît depuis si longtemps ! Jacques
Pilhan a un ami personnel, Jean Glavany, qui est au cœur de la campagne
socialiste. Il a surtout un vieux compagnon de combat, Jacques Séguéla, qui,
avec Stéphane Fouks, a pris en main la communication de Lionel Jospin.
Ce n’est pas parce qu’on ne se parle plus qu’on ne se devine pas à demi-
mot. Jacques Pilhan protège son président. Comme d’habitude. Sans doute a-
t-il aussi sous-estimé Lionel Jospin. Mais il n’est pas le seul. Du danger de
trop bien connaître son adversaire… Dans l’idée de la dissolution, il y avait
aussi celle que la gauche n’était pas prête et son leader trop court sur pattes
pour pouvoir mener son camp à la victoire finale. Jacques Pilhan n’a rien fait
pour détromper Jacques Chirac. Il était l’un des moins bien placés pour
réévaluer le statut d’un homme qu’il avait tant aidé et qui l’avait tant déçu.
Lors de la présidentielle de 1995, Lionel Jospin a eu des mots très durs à son
égard. Il a repoussé la main qu’il lui tendait sans savoir qu’elle tenait déjà
celle de Jacques Chirac. A l’annonce de son transfert, en mai 1995, il n’a pas
été le dernier à dénoncer son absence de principes. Jacques Pilhan n’a pas
oublié cet affront qui a fini par occulter son jugement.
Dans la campagne des législatives de 1997, il y a pourtant une cohérence
cachée entre la ligne Pilhan et la ligne Jospin. La politique a parfois des
logiques qui n’ont pas besoin d’être dites pour se manifester. Jacques Pilhan
laisse Alain Juppé aller là où il le veut, c’est-à-dire en première ligne. C’est
précisément là où l’attend Lionel Jospin. Le maître de Temps public tient
Jacques Chirac à l’écart de la bataille. C’est exactement là où le premier
secrétaire du PS entend qu’il reste. L’un dessine progressivement l’habit d’un
Président cohabitant. L’autre enfile, sans éclat, le costume d’un Premier
ministre de cohabitation. Tout cela rappelle, sur un mode inversé, le débat
télévisé de l’entre-deux-tours de la présidentielle. Pas de coups inutiles.
Pourquoi diable se blesser, dès lors qu’on sait pertinemment qui sera le
vainqueur.
Le 25 mai, au soir du premier tour, en tout cas, le doute n’est plus permis.
A l’Elysée, Jacques Pilhan est aux premières loges pour assister en direct à
cette déroute de la droite qu’il pressentait, sans toutefois en mesurer
l’ampleur. Depuis les débuts de la Ve République, jamais celle-ci n’a été
aussi faible. La poussée du Front national la contraint à des triangulaires qui
s’annoncent mortifères. Les jeux sont faits. Pour Jacques Pilhan, la gauche ne
peut plus perdre. « Il faudrait un miracle », souffle-t-il en petit comité alors
qu’à l’Elysée certains continuent de rêver. Si ça peut leur faire plaisir !
Liquider Alain Juppé, aller chercher Philippe Séguin en le mariant à Alain
Madelin. Cela ne le concerne plus guère. Le 27 mai, à la télévision, Jacques
Chirac a la mine résignée. Les mots ronflent mais il n’est pas question
d’insulter un avenir aussi prévisible. « Le Président, commente Jacques
Pilhan, est dans le même état que le jour où il a décidé de dissoudre. Il a tout
cassé parce qu’il ne pouvait plus voir ses troupes en peinture. »
L’explication est tordue. Elle dit surtout l’humeur du moment. Au soir du
second tour, le 1er juin, alors qu’il faut bien constater la réalité du désastre,
Jacques Pilhan, en pantalon de velours et pull sans manches, est un homme
groggy qui, dans un coin de fenêtre, à l’Elysée, ne parvient plus à articuler un
seul mot. Jacques Chirac n’a fait que passer avant de s’enfermer dans son
bureau. Les regards se croisent. On compatit. Bientôt sonnera l’heure des
comptes. Personne ne peut espérer sortir indemne d’une pareille aventure.
Alain Juppé est à terre. Dominique de Villepin est dans le collimateur de
Bernadette Chirac qui l’appelle « Néron ». Claude Chirac ne pense qu’à son
père. Elle est solidaire de Jacques Pilhan, mais l’urgence est ailleurs.
Il faut déjà préparer la suite. Le maître de Temps public connaît tout ça
par cœur. Deux fois, à l’ombre de François Mitterrand, dans de pareilles
circonstances, il a vécu ces moments d’extrême tension où il faut soigner ses
plaies tout en jetant les bases de la future cohabitation. Celle-ci est toutefois
d’un genre plus cruel. En 1986, c’est tout juste si la gauche ne sablait pas le
champagne. Elle avait perdu mais avait évité le naufrage qui aurait pu
entraîner le départ du Président. En 1993, la déroute était attendue. Elle
marquait la fin d’une époque que personne n’espérait plus retenir. En 1997, la
cohabitation est bien plus qu’une sanction. Elle est le fruit d’une dissolution
hasardeuse. Il y entre un ingrédient qui tue : celui du ridicule.
Jacques Pilhan a beau se dire qu’il a tout fait pour éviter cette
humiliation, il devine les regards, il anticipe les sourires, il entend à l’avance
les condoléances faussement attristées. Bravo l’artiste… En coulisse,
Dominique de Villepin explique déjà à qui veut bien l’entendre que, cette
erreur étant collective, personne ne saurait s’en affranchir. Jacques Pilhan
n’est pas disposé à accepter cette ultime manipulation. Mais comment
reconnaître, quand on est animé d’un pareil orgueil, que la force vous a
manqué et qu’on a laissé faire, juste en croisant les doigts ? Jacques Pilhan,
faute de mieux, a préparé le Président à encaisser le choc de la défaite.
Maigre consolation. Personne ne songe à exiger la démission de Jacques
Chirac. Peut-être est-ce aussi parce qu’on ne se soucie plus de lui. A l’image
de Lionel Jospin qui, bientôt, annoncera lui-même sa nomination comme
Premier ministre, sur le perron de l’Elysée. Comme si c’était une formalité.
Comme si c’était lui désormais qui décidait de tout.
L’humiliation est totale. Jacques Pilhan, le « gourou » de janvier, est
devenu le pestiféré de juin. Le mercredi suivant le second tour des
législatives, il est à son bureau, avenue Franklin-Roosevelt, quand on lui
apporte la presse du jour. A la une du Parisien, il y a une manchette qui le
fait sursauter. « Les cinq qui ont planté Chirac ». Le maître de Temps public
en a les larmes aux yeux. Entre les photos d’Alain Juppé et de Dominique de
Villepin, à gauche, et celles de Claude Chirac et de Maurice Gourdault-
Montagne, à droite, s’étale, bien au centre, un visage qu’il n’aurait jamais
voulu voir associé à pareil déshonneur : le sien.
34
Le dernier secret

L’Elysée est un château hanté où chacun se claquemure. La droite est un


champ de bataille où on compte les cadavres. La gauche gouverne à
Matignon. Le pouvoir a traversé la Seine. C’est le paysage politique après la
défaite. Une page s’est tournée, un nouvel ordre s’installe. Les vainqueurs
d’un côté – avec Lionel Jospin et la dream team qui plaît tant aux Français –,
les vaincus de l’autre – avec Jacques Chirac qui préside en silence dans une
cohabitation aux allures de sanction. Il a joué, il a perdu. Tant pis pour lui.
C’est dans ces instants-là qu’on compte ses amis. Ils sont devenus rares. Dans
les rangs de la droite, l’heure est davantage au mépris qu’à la colère.
Puisqu’on ne peut plus compter sur le Président, on fera donc sans lui. Vae
victis. Tout lui échappe. Même le RPR où ce pauvre Juppé a dû laisser son
fauteuil au couple Séguin-Sarkozy. Plus qu’une tête d’affiche, c’est déjà un
programme. L’heure de la déchiraquisation paraît avoir sonné.
Au lendemain de la défaite, début juin 1997, dans l’ambiance délétère de
ce grand basculement, Jacques Pilhan est allé voir Jacques Chirac avec des
mots rassurants. « Sous la Ve République, il peut y avoir deux pouvoirs
rivaux au sommet de l’Etat. Mais l’un d’entre eux est par nature
insubmersible parce qu’il est issu du suffrage direct des Français. C’est le
vôtre. Le roi ne meurt jamais. Il peut être blessé. Il peut s’incliner devant plus
fort que lui. Cela s’appelle la cohabitation. Celle qui vient de commencer est
bien sûr d’une essence très particulière. Elle est issue d’une dissolution ratée.
Mais dans sa nature profonde, elle ne change pas. Vous êtes le Président.
Votre mandat ne s’achève que dans cinq ans. Vous avez deux armes que
personne ne peut vous contester : l’onction du peuple et le temps qui joue
pour vous. »
Parole d’expert. Le maître de Temps public a une spécialité dont il aurait
bien voulu ne pas avoir à faire usage, pour la troisième fois de sa longue
carrière. La gestion d’un Président de cohabitation, dans la perspective d’une
réélection, est une figure de style qu’il maîtrise plus que toute autre. Dans le
système Pilhan, la difficulté principale a toujours été l’articulation entre le
Président et son Premier ministre.
Pour que le Président tienne droit, il convient que le Premier ministre
assure, à sa place, la stabilité de l’édifice. En cas de cohabitation, le rapport
de forces est plus rude. Mais au moins les choses sont-elles claires dans
l’esprit des Français. Lorsque enfin sonnent de nouveau les échéances
présidentielles, il est plus facile de rester ce qu’on est, en retrouvant son
influence passée, que de conquérir un rôle qu’on n’a jamais eu. C’est simple.
C’est juste. C’est du Pilhan. Sa préconisation coule de source. Elle a la force
de l’évidence. Elle correspond à ce que Jacques Chirac attendait qu’on lui
dise. Le plus dur reste toutefois à venir. Dans la cohabitation, tout est affaire
de doigté. De faire-savoir autant que de savoir-faire. Bref, de communication.
Les premières enquêtes lancées à Temps public, au lendemain des
législatives, sont moins inquiétantes qu’on n’aurait pu le craindre. Elles
confirment les intuitions de Jacques Pilhan. La crédibilité de Jacques Chirac
est atteinte mais ni sa personne ni sa fonction ne sont sérieusement
contestées. Son capital de sympathie est intact. Les Français attendent de lui
qu’il soit un bouclier. Rien de nouveau sous le soleil. Lionel Jospin a le
respect des formes et un sens inné des rapports de forces. Le positionnement
qu’il a choisi est celui que Jacques Pilhan attendait qu’il adopte. Que
demander de plus ?
En se rendant chez Jacques Chirac, en ce mois de juin 1997, le maître de
Temps public est allé vérifier que le Président tenait bon. « Je suis le coach »,
dit-il volontiers. Mais il est aussi venu mesurer sa propre cote de confiance.
Elle n’est pas entamée. Dominique de Villepin a beau se répandre dans tout
Paris en annonçant l’exécution prochaine du « nain de jardin », rien n’y fait.
Le secrétaire général de l’Elysée n’est pas ressorti indemne de l’aventure de
la dissolution. Il fait du bruit mais il n’a plus tous les moyens de son
ambition. Dans le système de la cohabitation, il occupe une place centrale
puisqu’il assure le lien avec le directeur de cabinet du Premier ministre,
Olivier Schrameck. C’est un boulot à plein temps qui ne lui permet pas de
faire, de surcroît, le ménage à l’Elysée.
« Dois-je rester ? » La réponse du Président est immédiate : « Bien
entendu. » Jacques Pilhan, à dire vrai, ne se faisait guère de souci. Claude
Chirac est là, qui le protège. Durant toute la campagne, il n’a pas fait un seul
geste auquel elle n’ait été associée. Elle n’a d’ailleurs pas eu besoin de
plaider la cause de son ami « Jacques ». Le Président se sent trop seul pour
imaginer pouvoir couper des têtes autour de lui. Et puis, il n’a pas oublié que,
avant de songer à rester, il a fallu conquérir. Sans Jacques Pilhan et le circuit
des caves du cours Albert-Ier, dans les années de solitude absolue de l’après-
1993, la question de la cohabitation serait restée purement théorique,
puisqu’il n’aurait jamais été élu !
Jacques Chirac a au moins cette qualité : il a le souci des autres. En
politique, c’est une brute sympathique qui ne pense qu’à ses propres intérêts.
Dans la vie courante, il a des attentions, avec ses collaborateurs, que François
Mitterrand n’avait pas. Ou, du moins, pas de cette manière. Jacques Pilhan a
une petite mine. Il a l’air épuisé. « Ménagez-vous. Prenez du repos », lui
conseille le Président. Depuis plusieurs mois, le maître de Temps public
souffre de migraines incessantes. A l’automne précédent, il s’était plaint d’un
ulcère. Trop de travail. Trop de stress. Pour cela, la cohabitation tombe à pic.
Jacques Pilhan compte pouvoir lever le pied. Un seul client, à l’Elysée,
cela donne du temps pour s’occuper de ses propres affaires, sur un rythme
plus humain. Il a en Chine des projets qui l’attendent et le passionnent. Pour
commencer, il voudrait avoir le loisir d’aller plus souvent et plus longtemps
au moulin de Malesherbes. En Sierra Leone, des troupes rebelles au pouvoir
central ont saccagé sa maison le jour même où, en France, la droite perdait les
législatives. Drôle de coïncidence. Il y a des pages qui se tournent ensemble.
Pour effacer les regrets, quoi de mieux que de nouveaux projets ? Une autre
vie ? Une vie différente, assurément.
Au début de l’été 1997, Jacques Pilhan poursuit son rêve inassouvi d’un
grand ailleurs. Sa vie, pourtant, est en train de basculer. Dans moins d’un an,
il sera mort. Un jour qu’il doit déjeuner avec Jean-Pierre Davant, le patron de
la Mutualité française, et son conseiller, Jean-Martin Cohen-Solal, qui est
aussi son médecin personnel, il prévient, au tout dernier moment, qu’il
préfère annuler. Ce n’est pas dans ses habitudes. Fatigue, mal de tête : il n’en
peut plus. Jean-Martin Cohen-Solal l’envoie immédiatement à l’Hôpital
américain de Neuilly. Fin juillet, après de longues analyses, le diagnostic
tombe : cancer du poumon à un état avancé, avec des métastases notamment
cérébrales. Jacques Pilhan est opéré une première fois à la mi-août. Il subit
une seconde intervention, plus longue et plus pénible encore, en septembre.
Jusqu’en novembre, il est traité, de manière massive, par radio et
chimiothérapie.

« J’avais oublié que j’avais un corps »


Jacques Pilhan a subitement disparu des radars de la politique et des
médias. Les rumeurs de disgrâce ont repris de plus belle. Il y a ceux qui
savent et ceux qui, comme d’habitude, imaginent et papotent. Les premiers se
comptent sur les doigts d’une seule main. Ne rien dire, ne jamais se plaindre,
conserver le secret. Face à la maladie et à la douleur, alors qu’il pense ne pas
avoir la force de survivre très longtemps, Jacques Pilhan ne change pas. Sa
femme, sa fille, Jean-Martin Cohen-Solal, à qui il a demandé de
l’accompagner jusqu’au bout, sont seuls dans la confidence. Avec Claude
Chirac, évidemment, qu’il a bien fallu avertir, sans lui dire la nature exacte du
mal qui le ronge et en lui demandant, dans un premier temps, de n’en rien
dire au Président.
Au mois d’août au moulin, au milieu de ses proches amis, Jacques Pilhan
a fait croire qu’il ne souffrait que d’un mal bénin. Inutile d’en parler
davantage. A l’automne, alors qu’il s’efforce de travailler chez lui au
téléphone, il n’est pas plus loquace. Parfois, il pousse la porte de son
appartement qui donne directement sur les locaux de l’agence. On l’aperçoit
furtivement au vernissage d’une exposition de sa femme. C’est un petit
homme amaigri, aux cheveux rares, qui flotte dans ses vêtements. Il suffit de
le croiser pour comprendre. Mais lui se tait. Tel est Jacques Pilhan, au seuil
de la mort. Intraitable, dur au mal, guerrier de tous les jours, persuadé que la
vie est un combat permanent et qu’il suffit de mettre un seul genou à terre
pour que tout soit foutu.
Au début de l’année 1998, le maître de Temps public a repris une vie en
apparence plus normale. Quand il se rend à l’Elysée, c’est en voiture, en
passant par la grille du parc. Ne pas être vu : c’était pour lui une règle de vie.
C’est, désormais, une obsession. Le regard des autres l’insupporte. Il est
revenu d’un conseil d’administration de RSCG avec le sentiment qu’en lui
serrant la main on lui prenait le pouls, comme disait autrefois François
Mitterrand. Le boulot est son dernier refuge. Le 8 janvier, durant toute la
journée, il examine ainsi les premières conclusions d’une grande enquête
qualitative, sorte de rapport d’étape après six mois de cohabitation. « Et si
vous gagnez au Loto… » Quatre groupes ont été constitués : PC-PS, RPR-
UDF, Indécis, FN. Les interviewés ignorent tout de l’objectif réel de
l’exercice auquel ils se livrent. C’est la loi du genre. On leur demande de se
projeter dans un avenir heureux. C’est la structure de leur imaginaire qu’on
tente de saisir. Y compris dans sa dimension politique.
La dernière grande étude signée Jacques Pilhan est un rêve de bonheur.
Elle a ceci de fascinant qu’elle donne déjà les clés de la présidentielle de
2002. Avec notamment les forces et les faiblesses de Jacques Chirac, « vieux
et bon garçon, extérieur à la demande de modernité, mal entouré » mais
toujours crédité d’une forme de lucidité pour avoir su comprendre, lors de sa
campagne de 1995, les maux de la société française. Côté Front national, il y
a le double sentiment d’une « exclusion » et d’un souhait évident de « rentrer
dans le jeu ». Pour Lionel Jospin, enfin, que les sondages quantitatifs placent
pourtant au pinacle, les conclusions de l’enquête sont assassines. Le Premier
ministre est « un pauvre garçon qui sera sacrifié, un homme de transition ».
Pour Jacques Pilhan, ces jugements des interviewés sont la confirmation de
ce qu’il pressentait. Il le dit sans détour à Jacques Chirac : « Face à Jospin,
vous êtes le plus fort. Les Français l’ont placé dans un rôle dont il ne sortira
pas. C’est celui d’une gouvernante acariâtre. Il fait le ménage et range la
maison. Mais on ne lui en confiera jamais les clés. »
Objectif 2002. On ne se refait pas. Quatre ans avant l’échéance, Jacques
Pilhan est reparti sur le sentier de la guerre. Pour cela, il a même échangé des
signes de réconciliation avec ses plus vieux ennemis. Dominique de Villepin,
qui devine à défaut de tout savoir, a fait le premier pas en lui offrant une
édition originale du Petit Prince de Saint-Exupéry. Il lui a renvoyé illico les
Mémoires de Fouché. Avec un mot amical. Au début du mois de mars, la
maladie pourtant le rattrape. Les métastases sont désormais hépatiques.
Nouvelles séances de chimiothérapie. Nouvelles absences. Quelques échos de
presse signalent sa maladie. Le cercle de ceux qui connaissent la vérité ne
s’est pourtant pas agrandi. Officiellement, même sa secrétaire particulière et
son chauffeur ne doivent rien savoir. Quand ses amis viennent le voir, il se
tait ou parle d’autre chose. Jean Glavany en a les larmes aux yeux.
A la fin mai, il revoit pour la première fois depuis un an et demi son
complice Jean-Luc Aubert, lui-même à peine sorti d’une longue dépression.
« J’ai été malade mais je vais mieux », lui dit-il sur un ton laconique, tassé
dans un fauteuil. Ce jour-là, pendant près de deux heures, il évoque « un
immense stress accumulé depuis trop longtemps ». « Plus jamais, confie-t-il,
il ne faudra accepter de travailler dans de telles conditions. » C’est l’heure
des confidences. Celles qu’il n’avait jamais faites en quatorze ans de travail
en commun. « J’avais oublié, dit-il, que j’avais un corps. » Et puis, au
moment de partir, ce cri du cœur qui dit une blessure d’orgueil chez un
homme qui portait son art encore plus haut qu’on ne l’imaginait : « Je suis
tombé malade juste après la dissolution que je n’ai pas su empêcher. » La
dissolution m’a tué !
Début juin commence une lente agonie. Jacques Pilhan n’a déjà plus de
corps mais son esprit fonctionne encore avec une stupéfiante rapidité. Le
cancer a gagné. La chimiothérapie est devenue inutile. On l’arrête. A la mi-
juin, la nouvelle se répand, chez ses amis, d’une dernière hospitalisation.
Dans ses ultimes moments de lucidité, entre sa femme et sa fille, cet artiste
absolu de l’écriture médiatique évoque « les cygnes » de son moulin. « Tu as
été l’homme le plus intelligent de ce siècle », lui glisse Michèle Pilhan.
« Contentons-nous de ces cinquante dernières années », répond-il dans un
demi-sourire. Le 28 juin 1998, un dimanche, il meurt. Il allait avoir
cinquante-cinq ans.
Epilogue
Sur la trace du sorcier

Il y a quelque chose de paradoxal à vouloir rechercher la trace d’un


homme qui ne croyait pas plus à l’héritage qu’à la transmission. Que reste-t-il
de Jacques Pilhan ? Au cours des dix années qui ont suivi sa mort, son nom
et, plus généralement, le souvenir de son action à l’ombre de deux Présidents
ont été entourés d’un halo de mystère. Le sorcier de l’Elysée aimait le secret.
Il estimait que c’était la condition de l’exercice de son art. Il ne s’est
médiatisé qu’à regret. Son souci était davantage de brouiller les pistes que
d’éclairer un souvenir qu’il jugeait sans objet. Jacques Pilhan se croyait
unique. De fait, il l’était. Il est parti comme il était arrivé. En silence. Comme
disait Lao-Tseu qu’il aimait tant : « Celui qui sait marcher ne laisse pas de
traces. »
La suite ne le concernait pas. Il a laissé à d’autres le soin de le juger, avec
cette pointe de pessimisme des hommes qui ne vivent que dans l’action et se
désintéressent des parties auxquelles ils ne sont plus conviés. « Agir en
primitif et prévoir en stratège », disait-il parfois, citant René Char. Sa morale
était celle de la vie. Son plaisir était celui de la bataille. Son ambition était
d’en comprendre les règles et d’en fixer les modalités pour qu’au final la
victoire soit au rendez-vous. Ce n’est pas ainsi que l’on fonde une école.
Le seul texte à prétention théorique que Jacques Pilhan ait laissé sur la
table, avant de tirer sa révérence, est cette longue interview accordée au
Débat, à l’automne 1995, à une époque où, au-delà des apparences, il
cherchait moins à expliquer la réalité de son métier qu’à justifier le nouveau
cours de sa carrière. Jacques Pilhan aimait le bref et le juste. Son talent était
celui de la fulgurance. Bien plus que le théoricien du silence, il était le
stratège du désir. Jamais, pourtant, il n’aura été aussi mal compris que le jour
où il a pris le temps de retourner quelques-unes de ses cartes. Cet exercice, au
fond, ne l’intéressait guère. C’était un rideau de fumée, une concession
passagère à l’air du temps qui veut que le dévoilement soit le critère ultime de
la sincérité. Jacques Pilhan se moquait éperdument de passer pour un simple
praticien pourvu qu’on le laisse exercer tranquillement son artisanat de luxe.
Entre la postérité et l’efficacité du moment, il a toujours choisi cette dernière.
En ce sens, il est un peu responsable du procès qui lui est fait de manière
récurrente et dont les pièces principales ont été posées avant même son décès.
Comme tous les communicants – un mot qu’il détestait pour sa laideur –, il a
été accusé d’être un gourou – un mot qu’il détestait pour sa vulgarité. Comme
tous les précurseurs, on lui a reproché de mélanger les genres, sans voir que
telles étaient précisément l’essence et l’originalité de sa méthode. Si le nom
de Jacques Pilhan n’a pas disparu des radars de la politique, s’il réapparaît
régulièrement, au détour d’une campagne ou à l’occasion d’une de ces
émissions télé qui scandent l’activité de tout président de la République, c’est
qu’il reste associé à des figures de style qui ne le résument pas – loin s’en
faut ! – mais qui sont comme la déclinaison d’une marque qui n’était pas
destinée à durer plus longtemps que son fondateur.
Ne pas refaire « du Pilhan » est devenu le leitmotiv de tous ceux qui
l’imitent sans savoir l’égaler. Ou, s’agissant des responsables politiques, de
tous ceux qui préfèrent oublier qu’ils l’ont longtemps consulté. De Lionel
Jospin, entre 1997 et 2002, à Nicolas Sarkozy, depuis 2007, c’est toujours au
nom de la prétendue primauté du politique qu’ont été contestées les règles
édictées à Temps public. Le premier voulait exercer un droit d’inventaire qui,
sur le mode pudibond, l’a conduit tout droit au désastre du 21 avril. Le
second a choisi de manifester une volonté de rupture qui lui fait croire qu’en
matière de communication élyséenne le priapisme est l’unique alternative à la
chasteté des vieux monarques. L’un après l’autre, dans des registres opposés
qui tiennent à la fois à leur tempérament et à leurs ambitions, ils ont ainsi
contrevenu – et contreviennent encore – à ces lois du désir qui sont au cœur
des relations entre l’opinion et ses gouvernants.
Le roman de Pilhan est celui d’une époque. La trace de Pilhan est tout
entière dans « ce métier qui n’existe pas », qu’il a pourtant contribué à forger
et qui implique, précisément, une juste compréhension de ce qu’est une
époque. Tout est là. Au-delà des techniques, des recettes et des livres de
cuisine. Le maître de Temps public ne se racontait pas d’histoires. Mais il
aimait en murmurer à l’oreille des Présidents. Il était davantage passeur que
visionnaire. Il était moins créatif qu’inventif. Il avait surtout le don de savoir
parler à un seul, pour qu’il soit entendu du plus grand nombre. Sur la scène
politique française, la seule qu’il jugeait digne de son immense talent, il était,
en tout cas, l’égal, sinon plus, de ces spin doctors qui ont révolutionné, dans
les grandes démocraties occidentales, les méthodes de la communication
politique.
Jacques Pilhan aurait été étonné d’apprendre que le story-telling avait été
inventé aux Etats-Unis, au début des années quatre-vingt-dix. Lui qui, à cette
date, le pratiquait, comme Monsieur Jourdain, depuis près d’une décennie,
dans le secret de ses rendez-vous avec François Mitterrand. Peu de temps
après sa mort, en juin 1998, Bernard-Henri Lévy – peut-être parce qu’il savait
mieux que quiconque ce que signifie la gestion d’une marque, la sienne en
l’occurrence ! – a dit, en quelques phrases ciselées, la fascination exercée par
le sorcier de l’Elysée : « Ce n’était pas un vendeur de vent, un marchand de
songes et de mensonges. C’était, en un sens, le contraire : un politique absolu,
un marchand de tropes et de figures – c’était un homme dont tout indique
qu’en prenant son parti du Spectacle, en prenant acte du triomphe de
l’Emotion sur la Pensée, ou de la Séduction sur l’Illusion, il avait, à l’inverse
et à l’échelle de la Cité, réduit la part de la comédie. Les uns diront qu’il
participait, ce faisant, à l’abaissement de l’idée républicaine. Les autres
assureront qu’il fut l’image même de l’esprit démocratique triomphant. Tous
auront, évidemment, raison. »
Jacques Pilhan aurait adoré que cette ambiguïté l’enserre pour toujours.
POSTFACE À L’ÉDITION 2011
Jacques Pilhan ou l’esprit de la monarchie

Loué soit Nicolas Sarkozy ! Grâce à lui, Jacques Pilhan demeure. Non
pas à travers ce qu’il fut, mais dans la vérité d’une œuvre si radicalement
contestée, puis si soudainement réévaluée, que réapparaît, par contraste, ce
qui faisait sa spécificité. Vivre avec deux Présidents et revivre post mortem
avec un troisième sont une manière d’exploit que le sorcier de l’Elysée aurait
apprécié à sa juste mesure. Il avait esquissé cette ambition en quelques mots
laconiques le jour où il passa du service de François Mitterrand à celui de
Jacques Chirac : « Les Présidents passent, le conseiller demeure. » Et comme
il avait de l’humour, il avait alors ajouté que son statut était comparable à
celui d’un célèbre fromager devenu, au fil de temps, fournisseur attitré du
palais de l’Elysée. « By appointment of the French président. »
Nicolas Sarkozy, dans cet exercice de comparaison, est un miroir inversé.
Ou un antimodèle. Ou un Président moderne. Comme on voudra. Il fait
réapparaître ce qui n’est plus, en soulignant ce qui n’était pas. Il dessine, en
creux, ce qui a toujours été le plus difficile à saisir : la réalité du
« pilhanisme », sa spécificité dans un univers politique envahi par la com, son
originalité dès lors qu’on considère que les problèmes qu’il avait soulevés
sont désormais le quotidien assumé de quiconque ambitionne d’exercer ne
serait-ce qu’une once du pouvoir d’Etat.
Notre propos, on l’aura compris, n’est pas ici de disséquer – et encore
moins de juger – le mode de communication erratique du sixième Président
de la Ve République. L’histoire – avec ou sans majuscule – s’en chargera
toute seule. Nombreux, trop nombreux, ont déjà été ceux qui ont tenté, à
chaud, d’en saisir les traits essentiels pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter
notre grain de sel. Posons donc comme seul principe que Nicolas Sarkozy, au
poste qui est le sien et jusqu’à ce qu’il réenfile l’habit du candidat, a été
l’anti-Pilhan absolu, dans sa gestion de la parole présidentielle, dans sa
conception du temps élyséen, dans sa vision de ce qu’est une opinion et la
manière dont elle se cristallise. Admettons ensuite qu’il n’a cessé, au cours de
son quinquennat, de tourner autour de cette figure du sorcier ou, plus
précisément, des quelques lois qu’il avait édictées.
Reconnaissons enfin qu’il est assez farce que l’ontologie d’une pensée
finisse par se fixer dans une comparaison dont on mesure le caractère
improbable. Non pas que la différence de statut entre le Président et le
conseiller soit un obstacle à tout essai d’évaluation entre ce qu’ils ont tenté,
l’un comme l’autre. Mais parce que, dans leur caractère, il y a quelque chose
d’essentiel qui les rapproche plus que tout : un pragmatisme viscéral, un
opportunisme – au sens propre du terme – de tous les instants, un refus
systématique des codes et des habitudes qui a nourri leur goût de la rupture et
qui – rêvons un peu – aurait sans doute conduit Jacques Pilhan, s’il avait vécu
plus longtemps, à tenter l’aventure avec celui dont il avait flairé, bien avant
qu’elles ne deviennent évidentes, l’énergie et la puissance communicative.
Jacques Pilhan, comme un artiste, cassait ses moules dès qu’ils avaient
servi. La répétition l’ennuyait. Il estimait surtout que, pour durer, il fallait
toujours innover, faute de quoi on ne faisait que reproduire ce qui avait
marché une fois et qui, de ce seul fait, ne pouvait, selon lui, réussir une
seconde. Cette loi du pilhanisme complique la juste appréhension de sa
réalité. Elle dit un caractère. Elle ne précise guère les contours d’une méthode
et encore moins l’essence d’une pensée.
D’autant que les temps ont changé. Ou plutôt le temps a changé depuis la
disparition de Jacques Pilhan. Nicolas Sarkozy est le produit de cette
mutation qu’il constate et qu’il accompagne. Celui qui lui succédera, un jour
ou l’autre, n’échappera pas à cette évidence. Avec le septennat, le Président
était coureur de fond. Avec le quinquennat, il est passé au demi-fond. Ce
genre d’épreuve exige une accélération continue. Donc un effort radicalement
différent. Il élimine, avant le sprint final, une phase – celle de la cohabitation
– qui ramenait le Président-candidat à son statut premier et dont Jacques
Pilhan avait compris, mieux que quiconque, la charge symbolique et la force
émotive.
Cela ne sera jamais plus. Sauf à imaginer un Président privé, dès son
entrée en fonctions, du soutien parlementaire nécessaire à l’exercice de son
nouveau pouvoir. Ce qui évidemment modifierait la nature de la fonction
élyséenne, bien au-delà de ce que pouvait induire la cohabitation à
l’ancienne. L’autre changement, lié au quinquennat, modifie lui aussi le
rythme présidentiel et, du même coup, l’équilibre au sommet entre le chef de
l’Etat et son Premier ministre. Il n’y a aucune évidence à ce que l’un ravale
l’autre au rang de simple « collaborateur ». Ce rêve sarkozyste – celui des
origines – n’a pas duré bien longtemps. Il signalait une pente qu’il serait
pourtant sot d’ignorer. Le quinquennat a installé l’homme de l’Elysée en
première ligne, sur toute la durée du mandat. Il l’oblige à devenir Président et
Premier ministre à la fois et bouleverse cette articulation entre « verticalité »
et « horizontalité » dont l’extrême sophistication était, aux yeux de Jacques
Pilhan, la clé d’une communication réussie.
Enfin, dernier changement qui, lui, n’a pas fini d’angoisser tous les
communicants du monde : l’internet est venu introduire dans l’exercice
quotidien du métier politique, et a fortiori du métier présidentiel, des
éléments auxquels rien ne le préparait. Vitesse, immédiateté, transparence.
Excusez du peu ! La question n’est pas ici de savoir si l’ambition du Net
correspond bien à sa réalité et encore moins de juger de la pertinence de son
ambition initiale. Reconnaître qu’avec lui l’art de la communication a changé
de visage est, en revanche, une évidence sur laquelle il n’est guère besoin
d’insister. Jacques Pilhan a commencé sa carrière à une époque où la
télévision se résumait à trois chaînes, toutes publiques. Il ne faut être grand
clerc pour comprendre qu’on ne forgeait pas l’image d’un chef d’Etat, il y a
trente ans, comme on la modèle aujourd’hui.
Le « télécentrisme », dont Jacques Pilhan avait pointé le caractère central
dans la construction de l’opinion, n’a pourtant pas disparu. Le journal de
20 heures demeure, pour la grande majorité des Français, le lieu de
prédilection de leurs perceptions du réel et de l’accumulation de leurs
souvenirs. Mais cette permanence ne signifie pas que tout demeure identique.
Le Net est une culture. Il n’a pas remplacé la télé, mais a modifié ses règles
de fonctionnement. Il ne fait pas l’actualité, mais il bouleverse la hiérarchie
des titres et les angles d’attaques. Bref, il impose ses codes, y compris dans le
saint des saints du JT qui, pour aller vite, ne se cale plus sur la une du Monde,
mais sur la rumeur de la toile. Tout cela est encore à l’état d’esquisse. Mais
l’influence de ce mode de pensée sur tous les acteurs du système médiatique
– journalistes, hommes politiques, citoyens-téléspectateurs – est désormais
trop forte pour qu’on puisse imaginer une ligne de communication qui en
fasse abstraction.
Dans le même registre, c’est le statut du communicant qui se trouve lui
aussi chamboulé. Jacques Pilhan avait décrété que son métier n’avait pas de
nom et qu’à ce titre, il n’existait donc pas. Cette humilité cachait une
immense ambition. N’être rien, c’est aussi vouloir être tout et l’indéfinition
est souvent le masque d’un désir illimité de puissance. Jacques Pilhan se
croyait unique et, de fait, il l’était. A la manière d’un prototype. C’est ce qui
explique qu’il soit difficile de le comprendre sans recourir à la biographie qui
seule permet de mesurer son originalité. Avec une culture personnelle, un
caractère particulier, des rencontres improbables, une époque qui n’est plus.
Derrière cette notation personnelle, il y en a une autre d’une portée plus
générale. Ce métier « qui n’existe pas » ne pouvait s’exercer que dans
l’ombre. Il supposait le secret. Pour être vraiment efficace, il fallait qu’il ne
soit ni repéré, ni décrypté. Toute sa vie, Jacques Pilhan a vécu dans une
tension entre soif de reconnaissance, désir d’influence et absence de visibilité.
Aucun acteur de sa profession n’a effacé, avec autant de soin, les traces de
son action. Il s’y est employé avec une férocité qui surprend, dans un milieu
où faire de la com revient souvent à faire sa pub. Suivez mon regard… Au-
delà des questions de morale individuelle que soulève pareil comportement,
on peut s’interroger aujourd’hui sur la pertinence de ce modèle, alors que la
loi du silence que Jacques Pilhan avait su imposer à quelques éditorialistes
complices est précisément celle que traque le moindre internaute en mal de
transparence.
Autre époque, en effet ! La profession que Jacques Pilhan prétendait ne
pas connaître n’a guère plus de réalité aujourd’hui qu’elle n’en avait hier.
Disons, pour faire court, qu’à force de tout envahir, elle a perdu sa spécificité.
Elle recouvre des pratiques à ce point disparates qu’on serait bien en peine
d’en dire l’originalité. Elle a plus de prégnance dans le regard de ceux qui
l’observent – souvent pour la dénoncer – que dans la tête de ceux qui
l’exercent. Pour le meilleur comme pour le pire. Rien que de la com : on
connaît le refrain ! Même quand il n’y en a pas, on soupçonne sa présence.
L’art supposé du story-telling, cette tarte à la crème du commentaire
journalistique, imprègne tout. Il déforme tout. Il dévalue tout. Il place le
communicant dans cette situation paradoxale où non seulement il ne peut plus
rester dans l’ombre, mais où il lui est également difficile de ne pas donner, en
même temps qu’il agit, les clés sa propre action. En cela, Jacques Pilhan est
bien mort et cette biographie constitue son tombeau.
Ce qui nous ramène, un bref instant, à Nicolas Sarkozy. Celui-ci voulait
rompre, au premier chef, avec son premier père politique : Jacques Chirac. Il
entendait incarner, au pouvoir, un nouveau type de virilité. Il s’est donc
tourné vers celui qui, à l’époque de son triomphe, était la vraie figure d’une
modernité assumée : Tony Blair. Pour son style, pour sa gueule, pour son
appétit. Pour sa politique ? C’est une autre histoire qui, ici, indiffère. Dans le
même élan, Nicolas Sarkozy a adopté la ligne de com qui avait si bien réussi
au Premier Britannique. Celle de son Pilhan à lui : Alastair Campbell, roi de
la météo politique dont il disait qu’on pouvait la maîtriser en bombardant le
système médiatique de nouvelles sans cesse renouvelées, lesquelles
satisfaisaient du même coup son goût de la nouveauté et encourageaient
l’opinion sur le chemin du zapping.
Pas de mémoire, pas de cristallisation, pas de fracture dans une ligne de
communication en constante élaboration : un vrai rêve de gouvernant dont on
mesure combien il tranchait avec ce que fut l’ambition du sorcier de l’Elysée.
Avec son homologue anglais, il n’y avait pas de Dieu et encore moins
d’Olympe, pas de lâcher de foudre et nulle explosion dans l’expression du
désir. Rien que du brut enrobé d’un sourire éclatant, un peu plébéien dans
l’expression, mais ô combien aristocratique, dans son ultime vérité. So
british…
Cette séduction made in Blair avait un air d’évidence, à l’aube de la
conquête. Cela marchait du feu de Dieu. Et puis, c’était aussi, pour Nicolas
Sarkozy, une manière de montrer que la cuisine Pilhan, celle des monarques
fatigués, usés et vieillis, avait la lourdeur des sauces trop riches en calories.
Le nouveau Président voulait avoir le ventre plat. Il courait chaque jour
comme un lapin. Il se sentait prêt à dévorer son quinquennat d’un seul trait.
Sans rien demander à quiconque et surtout pas à un Premier ministre qu’il
avait choisi, à l’image d’un fils de notaire et qui, à ce titre, n’avait qu’à jouir
tranquillement de sa nouvelle aisance, sans se mêler des parties endiablées du
nouveau maître de l’Elysée.
Au fond, ce n’était pas si mal vu. Au moins dans le constat d’un
épuisement du modèle de communication élaboré par Jacques Pilhan et
décliné, après sa mort, sur le mode pépère, par Jacques Chirac et sa fille
Claude, entre le miracle de 2002 et la triste retraite de 2007. Un autre rythme
s’imposait au premier vrai Président de quinquennat de la Ve République.
Plutôt que de chercher à retenir le temps, Nicolas Sarkozy a choisi l’option
qui devait lui permettre de le chevaucher sans complexe. C’était flatteur.
C’était excitant. C’était surtout conforme à cette loi du monde moderne qui
veut que, quand tout s’accélère, la chance sourit à ceux qui savent courir
encore plus vite et mordre encore plus fort. Adieu rareté, adieu arythmie de
l’expression publique, adieu modèle Pilhan. CQFD.
Là est pourtant la faille. Celle qui éclaire, en retour, la réalité du sorcier.
C’est qu’en calquant sa ligne de communication sur celle d’un Premier
ministre anglais, entraîné par ce qu’il croyait être la nouvelle logique de nos
institutions, Nicolas Sarkozy a oublié une seule chose, mais pas la moindre :
the Queen ! Au-delà de la couronne, il a négligé la force d’incarnation du
monarque et le poids symbolique de sa présence, au sommet de l’Etat,
comme garant d’une communauté de destin. Il a ainsi fait le chemin inverse
de celui imaginé par Jacques Pilhan, en désacralisant la présidence, là où se
dernier voulait lui conserver, en dépit de l’air du temps et des pressions de
tous ordres, son essence monarchiste. Tout découle de ce curieux
croisement : l’incapacité sarkozyste à se représidentialiser, hors,
curieusement, des phases de bataille de la campagne électorale ; l’attention
portée par Jacques Pilhan à ce qui apparaît, rétrospectivement, comme la
question centrale de sa réflexion sur la communication présidentielle : celle
de l’autorité, celle de la préservation de l’axe vertical dans un système
démocratique où l’égalité devant le suffrage ramène inexorablement à
l’horizontalité grise des dossiers ordinaires.
Une fois encore, c’est le contraste qui éclaire le mieux, par-delà les
différences de statut. Nicolas Sarkozy est un Président bancal, usé par une
surexposition médiatique, comme d’autres le sont par le soleil. Il n’a pas
voulu voir que l’ambiguïté de sa fonction – moitié Blair, moitié Elisabeth –
était la garantie non pas de sa seule longévité, mais de son efficacité durable.
Au fond, il n’a pas compris cette leçon que Jacques Pilhan avait si bien
rappelée à ses anciens clients, François Mitterrand et Jacques Chirac –
lesquels le savaient d’ailleurs d’instinct – qui veut que, dans l’exercice de
n’importe quel pouvoir, c’est la contradiction qui est source de puissance.
Ou, mieux encore, que c’est elle, et elle seule, qui, lorsqu’elle est bien gérée,
procure cette force d’incarnation – ou cette force médiatique, peu importe –
qui reste l’apanage des grands monarques. Fussent-ils républicains.
Il y a là des vérités d’évidence que les artistes saisissent plus subtilement
que les politiques. Quitte à s’inspirer des Anglais, mieux vaut ainsi se
pencher sur l’œuvre de leurs cinéastes que sur celle de leurs communicants.
Les catalogues offrent deux films qui, à leur manière, expriment, sur grand
écran, l’essence du pilhanisme. L’un est signé Stephen Frears. Il s’appelle
The Queen. Il montre combien, à la mort de la princesse Diana, il fallut
d’intelligence politique à une reine blessée et à un Premier ministre hésitant
pour que cet événement tragique ne signe à la fois le désastre d’une
monarchie et la déstabilisation d’un gouvernement privé de son tuteur
naturel. Cette œuvre-là rappelle, mieux que toute autre, la double essence du
pouvoir qu’un esprit aussi français que Jacques Pilhan mesurait à l’aune de sa
culture historique et anthropologique.
L’autre film, plus saisissant encore, est Le Discours d’un roi de Tom
Hooper. Il dit, à travers l’initiation d’un monarque bégayant par un thérapeute
inspiré, la réalité de tout pouvoir. Il rappelle qu’un homme sans parole est un
roi plein de misère. Il souligne enfin que l’exercice de communication ne
consiste pas à plaquer du faux sur du vrai, ou du factice sur du réel, mais à
donner à voir ou à entendre – donc à comprendre – ce qui, sans lui, ne serait
qu’accumulation de sons ou d’images, privée de cohérence. Ce roi-là et ce
thérapeute-là, à travers leurs dialogues incertains, sont les correspondants
anglais de François Mitterrand et de Jacques Pilhan, dès lors qu’il fallut que
le premier montre, avec l’aide du second, à la télévision notamment, qu’il
était prêt à entrer dans son nouvel habit présidentiel.
Dans cet apprentissage, le roi apparaît nu. C’est dans l’ambiguïté que le
monarque républicain peut incarner cette double nature dont découle son
pouvoir. D’où le scandale qui rejaillit, comme par ricochet, sur le
communicant. Jacques Pilhan considérait que c’était dans la nature des
choses et son goût du secret était une manière de protéger son intégrité, face
aux humeurs assassines qu’attisait son influence. Il fut un temps où l’on
brûlait les sorcières. Le sorcier de l’Elysée ne trouvait pas illogique qu’on
veuille le passer sur le grill.
La plus belle trace de cette hostilité, sans fards ni nuances, se retrouve
sous la plume de Régis Debray qui, ce faisant, a au moins eu le mérite de
répéter aujourd’hui ce qu’il dénonçait hier. Pour lui, il n’y a pas de solution
de continuité entre François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Tout juste une même pente qui, à chaque mandat, descend encore davantage
et livre l’Elysée aux barbares de la com. Et pourtant ! Quand on lit Debray,
commentant, en marge d’une pièce d’Olivier Py, l’image de son Président
favori, ce sont les mots de Jacques Pilhan qu’on croit entendre, avant que ne
sifflent les flèches contre tous les sorciers de la création. « Ce que j’admire
dans l’animal politique, c’est la carcasse. La résistance physique (…). La
mégalomanie est une armure. La folie douce protège. Elle inspire chez les
plus grands une majestueuse solitude, la fameuse gravitas. Le monarque est
un homme lent qui prend son temps1. »
Tout est dit. Mais sur le mode décliniste et ronchon que détestait Jacques
Pilhan, tant il lui semblait révéler, derrière un discours bronzé, une
impuissance propre à tous ceux qui abandonnent, en armure rouillée et
chaussons fourrés, les champs de bataille où se construit l’Histoire. Rien de
bien grave, au demeurant. Ces incompréhensions disent plus des allergies que
de vrais désaccords. Elles sont donc passagères. Elles relèvent de choix
esthétiques qu’ignore, sans complexe, l’univers de la communication. Loué
soit donc Debray qui, comme Sarkozy, lit Pilhan à l’envers et permet, du
même coup, de le comprendre à l’endroit.
Pourtant, qu’on ne se fasse pas d’illusions. Le « pilhanisme », cet
empirisme, ressemblera toujours à celui qui l’a conçu. Quoi qu’on dise et
quoi qu’on imagine, on trouvera chez lui, quelque chose de délicieusement
indéfinissable qui est sa part de mystère – comme Mitterrand avait, paraît-il,
sa part de vérité ! – et qui décevra les amateurs de livres de recettes. Pilhan
ramène immanquablement à lui-même. Quitte à céder pour conclure à l’esprit
romanesque – celui qui dit le vrai dans le faux revendiqué –, c’est donc vers
un autre héros qu’on se tournera pour résumer l’ambition d’un petit homme,
monté de son Sud-Ouest natal, ébahi par Paris, livré corps et âmes au seul
service du roi et dont on retiendra qu’il fut, dans le paradoxe d’une aventure
politique et intellectuelle sans équivalent, l’ultime gardien – ô paradoxe – de
cette flamme monarchiste sans laquelle, en république, il n’y a pas de
Président possible. Ce héros, c’est d’Artagnan devinant qu’il ne survivra pas
et courbant une dernière fois l’échine devant plus haut que lui, comme devait
le faire Jacques Pilhan lorsque sa tête fonctionnait encore, mais que son corps
ne le suivait déjà plus :
« Le roi est mon maître. Il veut que je fasse des vers, il veut que je
polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres ;
mordious ! C’est difficile mais j’ai fait plus difficile que cela. Je le ferai.
Pourquoi le ferai-je ? Parce que j’aime l’argent ? J’en ai. Parce que je suis
ambitieux ? Ma carrière est bornée. Parce que j’aime la cour ? Non, je resterai
parce que j’ai l’habitude, depuis trente ans, d’aller prendre le mot d’ordre du
roi et de m’entendre dire : “Bonsoir d’Artagnan”, avec un sourire que je ne
mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Etes-vous content, Sire ? » Rideau.
Gigaro, juin 2011

1. Le Monde, 5 mars 2011.


Bibliographie

Archives et documents privés


Cahiers personnels de Jean-Luc Aubert.
Fonds François Mitterrand (Archives nationales de France).
Documents personnels de Gérard Colé, Bernard Poignant, François Quideau,
Anne Rigalleau, Jacques Séguéla.
Press book personnel de Jacques Pilhan.

Sources audiovisuelles
Archives INA.

Sources écrites
ANDREANI Jean-Louis, Le Mystère Rocard, Robert Laffont, 1993.
BACQUÉ Raphaëlle et SAVEROT Denis, Chirac président, les coulisses d’une
victoire, Le Rocher, 1995.
BOUCHET Philippe, L’Aventure Tapie, Seuil, 1992.
BOURGES Hervé, De mémoire d’éléphant, Grasset, 2000.
CHAMARD Marie-Eve et KIEFFER Philippe, La Télé, dix ans d’histoires
secrètes, Flammarion, 1992.
COIGNARD Sophie, 10 mai 1981, le jour où la France a basculé, Robert
Laffont, 1991.
COLÉ Gérard, Le Conseiller du prince, Michel Lafon, 1999.
DELPORTE Christian, La France dans les yeux, Flammarion, 2007.
DOMENACH Nicolas et SZAFRAN Maurice, Le Roman d’un président, Plon,
1997.
—, Le Miraculé, Plon, 2000.
FAVIER Pierre et MARTIN-ROLLAND Michel, La Décennie Mitterrand, Seuil,
1990-1999.
FULDA Anne, Un président très entouré, Grasset, 1997.
GIESBERT Franz-Olivier, François Mitterrand, une vie, Seuil, 1996.
—, La Tragédie d’un président, Flammarion, 2006.
GRANGER Dimitri, Jacques Pilhan, scénariste du pouvoir, thèse, Celsa, 2002.
HUCHON Jean-Paul, Jours tranquilles à Matignon, Grasset, 1993.
LARROUY Pierre, « Médias, la paille dans la lucarne », in La Célibataire, n° 1,
automne 1998.
LECASBLE Valérie et ROUTIER Airy, La Vraie Vie de Bernard Tapie, Grasset,
1994.
LECH Jean-Marc, Sondages privés, Stock, 2001.
Libération (service politique), Histoire secrète de la dissolution, Plon, 1997.
PÉAN Pierre, Dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances,
Plon, 2002.
—, L’Inconnu de l’Elysée, Fayard, 2007.
ORSENNA Erik, Grand amour, Seuil, 1993.
OTTENHEIMER Ghislaine, Le Fiasco, Albin Michel, 1996.
REVEL Renaud, L’Egérie, l’énigme Claude Chirac, Lattès, 2007.
SALMON Christian, Storytelling, La Découverte, 2007.
SALZMANN Charles, Le Bruit de la main gauche, Robert Laffont, 1996.
SÉGUÉLA Jacques, Fils de pub, Flammarion, 1984.
SÉGUÉLA Jacques et SAUSSEZ Thierry, La Prise de l’Elysée, Plon, 2007.
SCHEMLA Elisabeth, Edith Cresson, la femme piégée, Flammarion, 1993.
SCHNEIDER Robert, La Haine tranquille, Seuil, 1992.
—, Les Dernières Années, Seuil, 1994.
WINKIN Yves, La Nouvelle Communication, Seuil, 1981.
WATZLAWICK Paul et WEAKLAND John, Sur l’interaction, Seuil, 1981.
ZEMMOUR Eric, Chirac, l’homme qui ne s’aimait pas, Balland, 2002.
Remerciements

Entre 1990 et 1998, au cours de conversations régulières, Jacques Pilhan


m’a expliqué comment il concevait son métier et comment il l’exerçait auprès
de François Mitterrand puis de Jacques Chirac. J’ai utilisé, à de très
nombreuses reprises, ses remarques, notations ou confidences. A l’heure des
remerciements, c’est donc d’abord à Jacques Pilhan que je pense.
Ce livre n’aurait pas été possible sans l’aide de Michèle et Marie Pilhan.
Mes questions étaient parfois indiscrètes. Elles y ont toujours répondu avec
précision et patience. Qu’elles trouvent ici l’expression de ma profonde
gratitude.

Merci aussi à Jean-Luc Aubert et Gérard Colé. Le premier m’a ouvert les
cahiers qu’il a tenus, sans discontinuer, de 1984 à 1998. Sans cette source et
sans nos colloques du Select, ce livre ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Le
second m’a confié ses souvenirs et plusieurs documents importants sur
l’aventure de Temps public. Plusieurs scènes de ce livre sont tirées par
ailleurs du Conseiller du Prince, publié par Gérard Colé en 1999 aux éditions
Michel Lafon et, hélas ! épuisé en librairie.

Des remerciements particuliers à Jacques Bruel et François Quideau,


Jean-Martin Cohen-Solal et Jean Glavany, ainsi qu’à Claude Chirac et à Jean-
Michel Goudard, tous gardiens, à leur façon, d’une partie du mystère Pilhan.

Merci pour leurs témoignages à :


Christine Albanel, Paul Amar, Jacques Anfossi,
Nicolas Bazire, Georges-Marc Benamou, Jean-Marie Berteau, Jean-Louis
Bianco, Jean-Marcel Bichat, Pierre Blayau, Michel Bongrand, Hervé
Bourges, Bernard Brochant,
Jacqueline Chabridon, Jean-Louis Chambon, Michel Charasse,
Dominique Chevallier, Jean-Claude Colliard, Yves Colmou, Jean-Marie
Colombani, Thierry Croizé,
Elisabeth Dannenmuller, Dominique David, Bertrand Delanoë, Harlem
Désir, François Doubin, Roland Dumas, Julien Dray, Tony Dreyfus,
Guillaume Durand,
Henri Emmanuelli, Bernard Etcheparre,
Roger Feuilly, Stéphane Fouks, José Frèches,
Hugues Gall, Jean Gayet, Pierre Géraud, Eric Ghebali, Pierre Giacometti,
Franz-Olivier Giesbert, Jean-Pierre Grunfeld,
François Hollande, Jean-Paul Huchon,
Denis Jeambar, Pierre Joxe,
Alain Laguillaumie, André Laignel, Jack Lang, Laurent Lardit, Pierre
Larrouy, Marie-France Lavarini, Xavier Lavielle, Anne Lavollée, Brigitte
Lech, Jean-Marc Lech, Jacques Lehn, Jean-Marc Lespade, Marc-Antoine
Lorne,
Alain Marcassus, Jean-Pierre Mattei, Nadia Marik, Anne Méaux, Gilles
Ménage, Christian Michel, Roland Mihaïl, Alain Minc, Jean Mouton, Denis
Muzet,
Henri Nallet, Pierre Nora,
Erik Orsenna, Ghislaine Ottenheimer,
Catherine Pégard, Jean-Jacques de Peretti, Michel Pezet, Françoise
Pilhan, Bernard Poignant, Alain de Pouzilhac, Jean-François Probst, Francis
Pudlowski,
Natalie Rastoin, Michelle Rigalleau, André Rousselet,
Frédéric de Saint-Sernin, Charles Salzmann, Jacques Séguéla, Jean-Pierre
Soisson, Anne Storch,
Bernard Tapie, Jean-Noël Tassez, Grégoire Tisné, Jérôme Tisné,
Claude Vaillant, Hubert Védrine,
Benoît Yvert.

Merci enfin à Lise Tiano et Marie-Laure Mas, mes copines de la


documentation du Nouvel Observateur.
Index
Abitbol, William 1
Adler, Alexandre 1 2 3 4 5
Albanel, Christine 1
Alekan, Henri 1 2 3 4
Alexandre, Philippe 1 2
Amar, Paul 1 2 3 4 5 6 7
Anfossi, Jacques 1 2 3 4
Arditi, Pierre 1
Arnault, Bernard 1 2 3
Attali, Bernard 1
Attali, Jacques 1 2 3 4 5 6 7
Aubert, Jean-Luc 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58
59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114
Aubry, Martine 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Aznar, Guy 1
Badinter, Robert 1 2 3 4 5 6 7
Balladur, Edouard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58
59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89
90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114
115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126
Barbara 1
Baroin, François 1
Barre, Raymond 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
Barrot, Jacques 1 2
Barzach, Michèle 1 2 3 4
Batho, Delphine 1
Baudis, Dominique 1 2
Baumel, Jacques 1
Baylet, Jean-Michel 1
Bayrou, François 1 2 3 4 5 6
Bazire, Nicolas 1 2 3 4
Belle, Marie-Paule 1
Benamou, Georges-Marc 1
Benech, Louis 1
Bérégovoy, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54
Bergé, Pierre 1 2
Berteau, Jean-Marie 1
Bianco, Jean-Louis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
Blanc, Christian 1
Blondel, Marc 1
Boucheron, Jean-Michel 1
Bourges, Hervé 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Bourgoin, Gérard 1
Bousquet, René 1 2 3 4
Bredin, Frédérique 1 2
Brochant, Bernard 1
Bruel, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Burnel, Roger 1
Calvet, Jacques 1
Carassou, Jean 1
Carcassonne, Guy 1 2 3
Castro, Françoise 1 2 3
Cathelat, Bernard 1
Cavada, Jean-Marie 1 2
Cayzac, Alain 1 2 3 4
Chabot, Arlette 1 2
Chabridon, Jacqueline 1 2
Chain, Emmanuel 1
Chambon, Jean-Louis 1
Charasse, Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Chevallier, Dominique 1 2
Chevènement, Jean-Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Chirac, Bernadette 1 2 3 4
Chirac, Claude 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42
Chirac, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59
60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90
91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115
116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137
138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159
160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181
182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203
204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225
226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247
248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269
270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291
292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313
314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335
336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357
Choukroun, Charles 1
Clinton, Bill 1 2 3 4 5
Closets, François de 1
Cohen-Solal, Jean-Martin 1 2 3 4 5
Cohn-Bendit, Daniel 1
Colé, Gérard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29
30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91
92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105
Colliard, Jean-Claude 1 2
Colmou, Yves 1 2
Colombani, Jean-Marie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Coluche 1
Contamine, Claude 1 2
Cottin, Christine 1
Cresson, Edith 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35
Daniel, Joseph 1 2
Dannenmuller, Elisabeth 1
Dauzier, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8
Davant, Jean-Pierre 1
Debord, Guy 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Debray, Régis 1 2 3
Debré, Jean-Louis 1
Deck, Jean-Pierre 1
Defferre, Gaston 1 2 3 4 5 6 7
Dejouany, Guy 1
Delanoë, Bertrand 1 2 3
Delarive, Agnès 1
Delebarre, Michel 1
Delors, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41
Denis, Jean-Pierre 1 2 3 4 5
Denvers, Alain 1
Depardieu, Gérard 1 2
Désir, Harlem 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Doubin, François 1 2 3 4 5
Doumeng, Jean-Baptiste 1 2
Douste-Blazy, Philippe 1 2
Dray, Julien 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
Dreyfus, Tony 1 2 3 4 5 6 7
Drucker, Michel 1
Dubrule, Paul 1
Dufoix, Georgina 1 2
Dugowson, Maurice 1
Duhamel, Alain 1 2 3 4 5 6 7
Dumas, Mireille 1
Dumas, Roland 1 2 3 4 5
Durand, Guillaume 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Duras, Marguerite 1 2 3 4 5 6 7 8
Elkabbach, Jean-Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
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Elkrief, Ruth 1
Emmanuelli, Henri 1 2 3 4 5
Evin, Claude 1 2 3
Fabius, Laurent 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59
60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74
Fabre, Pierre 1
Farnoux, Abel 1
Field, Michel 1 2
Fillioud, Georges 1 2
Fouks, Stéphane 1
Frèches, José 1 2
Gaccio, Bruno 1
Gall, Hugues 1 2
Garaud, Marie-France 1
Gauchet, Marcel 1
Gaulle, Charles de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Géraud, Pierre 1 2
Giacometti, Pierre 1
Giesbert, Franz-Olivier 1
Giscard d’Estaing, Valéry 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
Glavany, Jean 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Gorbatchev, Mikhaïl 1 2
Goudard, Jean-Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
Gourdault-Montagne, Maurice 1 2 3 4 5
Gross, Gilbert 1 2
Grunfeld, Jean-Pierre 1
Guaino, Henri 1
Gubler, Dr 1 2
Guigou, Elisabeth 1 2 3 4
Guilhaume, Philippe 1
Guillebaud, Jean-Claude 1
Habache, Georges 1 2 3 4
Haberer, Jean-Yves 1 2
Hannoun, Hervé 1 2
Hernu, Charles 1 2
Hervé, Edmond 1
Hollande, François 1 2
Huchon, Jean-Paul 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
28 29 30 31 32 33 34
Hue, Robert 1
Jacquemin, Marine 1
Jaffré, Jérôme 1 2 3
Jaffré, Philippe 1
Jamet, Dominique 1
Jeambar, Denis 1 2 3 4 5 6 7 8
Jospin, Elisabeth 1 2 3 4 5 6
Jospin, Lionel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59
60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87
Joxe, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Julliard, Jacques 1
July, Serge 1
Juppé, Alain 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29
30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60
61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91
92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107
Kaspar, Jean 1
Kerchache, Jacques 1 2
Kiejman, Georges 1 2
Kohl, Helmut 1 2 3 4 5
Konopnicki, Guy 1
Kouchner, Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
Krief, Bernard 1
Labro, Philippe 1
Lacan, Jacques 1 2 3 4 5 6
Lagardère, Jean-Luc 1 2 3
Laignel, André 1 2 3 4 5
Lalonde, Brice 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Lalumière, Catherine 1
Lang, Jack 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Lanzi, Jean 1
Lattès, Nicole 1 2
Lauvergeon, Anne 1 2
Lavarini, Marie-France 1
Lavielle, Xavier 1
Lavollée, Anne 1
Lebovici, Gérard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24
Lehn, Jacques 1 2 3 4
Le Pen, Jean-Marie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40
Levaï, Yvan 1
Lévy, Bernard-Henri 1
Lévy, Maurice 1 2 3 4
Leymergie, William 1 2
Lion, Robert 1
Lorne, Marc-Antoine 1 2 3 4 5 6
Lyon-Caen, Olivier 1
Madelin, Alain 1 2 3 4 5
Mamère, Noël 1
Mamet, Catherine 1
Marcassus, Alain 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Marchais, Georges 1 2 3
Marchand, Philippe 1
Marik, Nadia 1
Marti, Claude 1 2 3 4
Masure, Bruno 1
Matéo, Jean-Claude 1 2
Mattei, Jean-Pierre 1 2
Mauroy, Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Mazerolle, Olivier 1
Méaux, Anne 1
Ménage, Gilles 1
Mendès France, Pierre 1
Mermaz, Louis 1 2 3 4
Messier, Jean-Marie 1
Michel, Christian 1 2
Mihaïl, Roland 1 2 3
Millon, Charles 1 2 3 4
Minc, Alain 1 2 3 4 5 6 7 8
Mitterrand, Danielle 1 2
Mitterrand, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
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Moati, Serge 1
Moatti, Richard 1 2
Montaldo, Jean 1
Montand, Yves 1
Moreau, Jeanne 1
Mougeotte, Etienne 1 2 3
Mourousi, Yves 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
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Mouton, Jean 1 2
Nallet, Henri 1 2 3 4 5 6 7 8
Nay, Catherine 1
Nora, Pierre 1
Ockrent, Christine 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Ormesson, Jean d’ 1 2 3 4
Orsenna, Erik 1
Ottenheimer, Ghislaine 1
Oury, Jean-Marc 1
Pasqua, Charles 1 2 3 4 5 6
Paulin, Pierre 1 2
Péan, Pierre 1 2 3 4 5
Pébereau, Georges 1
Pégard, Catherine 1
Pelat, Roger-Patrice 1
Pélisson, Gérard 1
Perret, Pierre 1
Pétain, Philippe 1 2 3 4 5
Petitdemange, Jean-Claude 1
Pezet, Michel 1 2 3 4
Pilhan, Ernest 1 2
Pilhan, Eugénie 1 2 3
Pilhan, Marie 1 2 3 4 5 6 7
Pilhan, Michèle (née Berteau) 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
23 24 25 26 27 28
Pinault, François 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Pinay, Antoine 1 2
Pineau-Valencienne, Didier 1
Pingeot, Mazarine 1 2
Pivot, Bernard 1 2 3 4
Poignant, Bernard 1
Poirot-Delpech, Bertrand 1
Poivre d’Arvor, Patrick 1 2 3 4
Polac, Michel 1 2
Pompidou, Georges 1 2 3
Pouzilhac, Alain de 1 2 3 4 5 6 7
Pronteau, Jean 1
Quideau, François 1
Quilès, Paul 1 2 3
Rausch, Jean-Marie 1
Reagan, Ronald 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Reinhard, Philippe 1
Revel, Renaud 1
Rheims, Bettina 1 2
Richard, Alain 1
Rideau, Bernard 1
Rigalleau, Michelle 1
Rinaldi, Angelo 1
Robert, Daniel 1
Rocard, Michel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
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Rocard, Michèle 1
Rosanvallon, Pierre 1
Roudy, Yvette 1
Rousselet, André 1 2 3 4 5 6 7
Roux, Ambroise 1
Roux, Bernard 1 2
Royal, Ségolène 1 2 3
Sagan, Françoise 1 2
Saint-Sernin, Frédéric de 1
Salzmann, Charles 1
Sanguinetti, Gianfranco 1 2
Sannier, Henri 1
Sarkozy, Nicolas 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
Schrameck, Olivier 1
Schwartzenberg, Léon 1
Schweitzer, Louis 1
Sébastien, Patrick 1
Séguéla, Jacques 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27
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Séguillon, Pierre-Luc 1
Séguin, Philippe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
Sérillon, Claude 1 2
Servan-Schreiber, Jean-Jacques 1
Sinclair, Anne 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Sirven, Georges 1
Soisson, Jean-Pierre 1 2 3 4 5 6 7 8
Sosnowski, Cadys 1
Souchon, Alain 1
Stirn, Olivier 1
Stoléru, Lionel 1
Strauss-Kahn, Dominique 1 2
Suard, Pierre 1 2
Sylla, Fodé 1
Tapie, Bernard 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
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Tassez, Jean-Noël 1
Tchuruk, Serge 1
Tillinac, Denis 1
Tisné, Grégoire 1
Todd, Emmanuel 1 2 3 4
Todt, Jean 1
Tourlier, Olivier 1
Tranchant, Georges 1
Trigano, Gilbert 1
Ulrich, Maurice 1
Unger, Gérard 1 2
Vaillant, Claude 1 2
Vannier, Elie 1
Vauzelle, Michel 1
Vedel, Georges 1
Védrine, Hubert 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Veil, Simone 1 2 3 4 5
Vigouroux, Robert 1 2 3 4
Villepin, Dominique de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
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Villiers, Philippe de 1
Voynet, Dominique 1
Waechter, Antoine 1
Wolinski, Georges 1
Yvert, Benoît 1 2 3 4 5 6 7
Zéro, Karl 1
Zilberstein, Elsa 1

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