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Les Politocrates : vie, moeurs et coutumes de la classe politique, avec Joseph Macé-Scaron, Paris,
Seuil, Points Actuels n° 145, 1994.
François BAZIN
JACQUES PILHAN,
LE SORCIER
DE L’ÉLYSÉE
www.editions-perrin.fr
Secrétaire générale de la collection :
Marguerite de Marcillac
© Plon, 2009
et Perrin, 2011 pour la présente édition revue et augmentée
© Patrick GRIPE/SIGNATURES
EAN : 978-2-262-04238-7
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute
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intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
L’orgasme élyséen
A ses yeux, la vraie stratégie était l’art de préparer les cristallisations
inéluctables. Bref, d’organiser la rencontre d’un homme et d’une opinion, en
construisant l’image de l’un et en modifiant les réactions de l’autre. Par
définition, une ligne de communication n’était donc pas l’affaire d’un instant.
Il fallait la dessiner pour qu’elle dure. Et puis l’entretenir, entre chaque
élection, pour qu’elle serve de nouveau. Toujours la même ligne, mais
adaptée aux attentes du moment. Avec Jacques Pilhan, le prêt-à-porter était
pour les clients secondaires et la haute couture, un privilège présidentiel. Il
fallait simplement que, tous les sept ans, le pli soit impeccable. Mais ce
n’était plus là qu’affaire de tour de main.
Cette conception du jeu politique supposait surtout, chez pareil stratège,
une perception du temps que, par nature, le « soudard séculier » ne pouvait
pas avoir. Jacques Pilhan travaillait en « temps réel ». Or il avait acquis la
conviction qu’en France, plus qu’ailleurs, le réel, c’était la télévision, ce
qu’elle montre et ce qu’elle met en scène. Moins marxiste que lui, cela
n’existe guère ! Les classes sociales n’ont jamais appartenu à son univers
intellectuel. Jacques Pilhan pensait styles de vie, puis modes de vie, tous
unifiés par le spectacle télévisuel. C’est là que se structure la mémoire des
hommes. C’est sur le souvenir qu’il convenait donc de travailler pour ensuite
agir juste.
Jacques Pilhan n’était pas visionnaire. Le pessimisme était un trait trop
puissant de sa personnalité pour qu’il en soit autrement. En revanche, sa
vitalité était trop forte pour que son ambition constante ne soit pas d’être
toujours en avance. En avance sur les rêves, en avance sur le mouvement, en
avance sur les évolutions auxquelles l’opinion aspire, sans vraiment
l’exprimer. Il n’était pas plus sondeur que publicitaire. Son originalité n’était
pas dans les techniques qu’il mobilisait mais dans la manière dont il les
agençait et la lecture qu’il savait faire de leurs indications.
Dans le précipité des éprouvettes de Temps public, tous les grands
mouvements de la société française sont ainsi apparus, les uns après les
autres, bien avant qu’ils se manifestent au grand jour et fassent la une des
magazines. Mort de la pensée 68 – désir d’autorité, besoin de protection – dès
le début des années quatre-vingt. Coupure peuple/élite, dix ans plus tard, à
l’occasion du référendum de Maastricht. Montée, à la même époque, des
« rurbains » – 30 % de la population française, une paille ! –, sortes de mix
du banlieusard et du campagnard, structuré par le triangle travail-maison-
hypermarché, et dont Jacques Pilhan pensait qu’ils étaient les vrais enfants de
la télé : « Pour eux il n’y a pas de plan moyen. C’est le monde d’un côté et
mon nombril de l’autre. » Effet garanti dans les urnes…
Jacques Pilhan était un mauvais citoyen, longtemps fâché avec le fisc,
abstentionniste sans complexe jusqu’à ce qu’il se mette à voter pour ses
clients, à partir de 1981. Toutes les évolutions révélées par ses études étaient
aussi un peu les siennes. Lui, l’ex-gauchiste libertaire devenu le conseiller
des puissants, dans un élitisme sans pareil. Lui qui pourtant détestait les
grandes institutions politiques et intellectuelles, les prétendus savants, les
autorités autoproclamées auxquels il reprochait de vouloir dire le vrai et le
bien, en oubliant ce qu’ils étaient en fait : les gardiens d’une pensée morte,
les profiteurs d’intérêts devenus illégitimes. Lui enfin qui, à la fin de sa vie,
rêvait de partager son existence entre un autre monde – la Chine, ce « nouvel
Eldorado » – et le cocon de sa résidence de Malesherbes, entre ses livres et
ses cygnes.
Rêve de fuite dans un destin à la Conrad, brisé net par la maladie et la
mort ? Etre « contemplatif » ou « guerrier régulier » : sans doute Jacques
Pilhan a-t-il davantage été déchiré entre ces deux rôles qu’il n’a bien voulu le
dire, à l’heure des confidences. Son vrai mystère est là. Dans son âme
profonde, il y avait quelque chose de noir qu’il surmontait par le rire, la fête,
l’amitié et l’ivresse. Il rêvait de nouveaux horizons mais n’aimait guère le
voyage et ne parlait aucune langue étrangère. En ce sens, il était très français,
et il n’est pas étonnant qu’il soit devenu aussi proche de François Mitterrand.
Entre Jacques Pilhan, son client préféré et les techniques de
communication mises au point pour son compte, il y avait une unité naturelle.
Une évidence foncière qui explique une aussi longue collaboration dans un
jeu un tantinet pervers où le maître acceptait l’influence et le serviteur, la
domination. Donner du temps au temps ; ancrer, dans le passé, la
compréhension du présent ; ne jamais être où on l’attend ; choisir le terrain de
l’affrontement ; imposer son rythme et les armes de la bataille : bien malin
qui pourrait dire ce qui relève de Jacques Pilhan, le conseiller en
communication, ou de François Mitterrand, l’homme politique et le chef
d’Etat.
Dans l’art de la stratégie, ils n’utilisaient pas les mêmes techniques mais
partageaient la même culture. Conserver, c’était pour eux résister. Régner,
c’était d’abord une position. On a souvent dit que Jacques Pilhan avait
théorisé le silence du Président au point d’en faire le principe même d’une
inaction protectrice. Lui prêter pareil projet, c’est ne rien comprendre à ces
lois du désir que l’un et l’autre avaient explorées, avec une passion sans
bornes. Ce désir qui suppose l’attente, qui entraîne la règle (« interdire, un
peu… », comme disait Barthes) et ne s’exprime, dans une pleine jouissance,
que dans la juste compréhension du moment opportun (le kaïros, comme
disaient les Grecs). Pour employer une métaphore sexuelle, que curieusement
il n’a jamais utilisée, même en privé, alors qu’il travaillait pour un grand
séducteur, Jacques Pilhan fut l’homme de l’orgasme élyséen dans une
relation amoureuse avec les Français.
Il ne fut pas gaulliste. Question de génération sans doute. S’il l’avait été
davantage, il aurait naturellement rappelé que c’est la marque du chef que de
pouvoir se taire, tout en étant compris, puis de lancer la foudre, pour éclairer
le ciel en détruisant l’ennemi. Jacques Pilhan préférait parler de Dieu ou de
Jupiter. Mais au bout du compte, cela revient au même. Dans un monde de
bruits, il a dicté la grammaire de la parole divine. Ce luxe des grands qui ne
s’extraient de la masse dont pourtant ils dépendent que dans un subtil
mélange de proximité et d’étrangeté.
Jacques Pilhan, c’était la Ve République en majesté, arrivée à ce point de
perfection qui préfigure la mort. L’élection du Président au suffrage
universel, la télévision, les sondages et l’opinion : il a en maîtrisé tous les
attributs. Il a accompagné ses derniers héros. Il a accéléré sa dégénérescence,
comme une ultime subversion. Il est sorti du jeu avant que le quinquennat
annonce la décadence sarkozyste. Ainsi va la vie : on rêve de révolutionner le
monde, on croit changer la société et on finit par dynamiter la seule figure du
pouvoir.
Lorsqu’il était jeune homme, Jacques Pilhan s’était pris de passion pour
un film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu. C’est l’histoire d’un
conquistador parti, au milieu du XVIe siècle, à la conquête d’une contrée
mythique appelée l’Eldorado. L’aventure tourne mal. Tandis qu’ils remontent
un torrent déchaîné, ses compagnons sont transpercés un à un par des flèches
tirées par de mystérieux Indiens. La dernière scène du film montre Aguirre,
seul sur son radeau envahi par les singes. Fou de désespoir, il hurle ces mots
qui disent son projet insensé : « Nous mettrons l’Histoire en scène comme
d’autres mettent en scène des tragédies. »
La vie de Jacques Pilhan n’a pas le caractère d’une tragédie. L’Histoire,
l’esprit de conquête, l’Eldorado, des flèches empoisonnées et même les
singes y ont cependant une place de choix. C’est elle qu’il faut maintenant
raconter.
1. Dans une conférence prononcée le 22 juin 1955 et intitulée « Psychanalyse et cybernétique ou de la nature du
langage » (Le Seuil), Jacques Lacan dit en fait que, « sans doute, quelque chose qui n’est pas exprimé n’existe pas ». La
nuance est de taille… Il ajoute aussitôt : « Mais le refoulé est toujours là qui insiste et demande à être […] Ce qui
insiste pour être satisfait ne peut être satisfait que dans la reconnaissance. La fin du procès symbolique, c’est que le
non-être vienne à être, qu’il soit parce qu’il a parlé. » Si on les lit de près, ces phrases semblent destinées à Jacques
Pilhan, comme dans une mise en abîme où le faux dit la réalité et révèle les ressorts cachés d’un homme qui prétendait
se montrer au grand jour alors que, inconsciemment, il conservait son masque.
1
L’enfant du poker
Décembre 1979. Dans moins d’un an, Jacques Pilhan sera au cœur de la
campagne présidentielle de François Mitterrand. Pour l’heure, il trime. Jour et
nuit. C’est le temps des vaches maigres. En délicatesse avec le fisc, le futur
conseiller en com du président de la République n’a trouvé qu’un moyen
pour rembourser ses dettes : bosser deux fois plus qu’auparavant. Il y a peu, il
rêvait d’une alternance au travail où Michèle se chargerait des années paires
et lui des années impaires. La plaisanterie est terminée. Jacques Pilhan a un
copain, rencontré sur une plage de l’Hérault quelques années plus tôt. Jean-
Claude Matéo est un drôle de loustic qui rêve de cuisine et de révolution
armée. L’animal est rustique et énergique. Lui aussi est monté à Paris. C’est
là qu’il a appris à l’ami Jacques que le service de table – pourboires obligent
– peut être une activité lucrative.
Tablier autour de la taille, plateau à la main – lui, pourtant si maladroit –,
voici donc Jacques Pilhan loufiat dans une brasserie de la porte Maillot. Ce
job-là, il l’a déjà fait plusieurs fois. Avec sérieux mais sans passion. Un jour,
il a même servi sa sœur, stupéfaite de le découvrir dans ce rôle qu’elle
n’imaginait pas. Mais ce qui était auparavant une manière simple et rapide de
mettre du beurre dans les épinards familiaux est devenu, en cet hiver 1979-
1980, une véritable corvée. Jacques Pilhan est à bout de nerfs. Il craque. Son
médecin le met d’urgence en arrêt maladie. Voilà sept ans qu’il est arrivé à
Paris pour y faire carrière. Il aura bientôt trente-sept ans. Et si sa vie était un
échec ?
Pour un homme aussi orgueilleux, cette situation est profondément
humiliante. La bohème de sa jeunesse bordelaise avait son charme. Il est
aujourd’hui épuisé. Pour faire bouillir la marmite, Michèle bosse dans une
boîte de gestion d’abonnements pour la presse magazine. Ça permet au
couple de vivre, tant bien que mal. Les Pilhan sont à présent installés
boulevard Edgar-Quinet, dans un appartement sans charme et à peine meublé.
Dans le salon, autour d’une table Knoll, il y a un flipper et un paper-board.
Les livres sont entassés dans les placards. Tout semble ici en location. Dans
le même groupe d’immeubles vit également Jean-Paul Sartre. Ce n’est qu’un
voisin qu’on croise de temps en temps. Presque jusqu’à la fin de sa vie,
Jacques Pilhan, entre la Coupole, le Rosebud et le Dôme, restera fidèle à ce
quartier de Montparnasse qui est pour lui celui des artistes, loin de Saint-
Germain-des-Prés et des intellectuels que, au fond, il n’aime guère. Jacques
Pilhan a choisi son village. Il se vit comme un artiste, mais l’artiste est
désœuvré. Hier, il tournait en rond, sans complexes. Désormais il tourne à
vide.
L’aventure de Graham s’est mal terminée. Dans un petit bureau des
Champs-Elysées, Jacques Pilhan n’a bossé que quatre ans pour cette
entreprise. L’expérience a été formatrice. Réunir des groupes « conso » ou
étudier les conditions de lancement d’un parfum n’est pas une activité qu’il
juge indigne de son talent. Bien au contraire. Le marketing et la pub, Jacques
Pilhan aime ça. C’est la base de son métier qu’il ne renie en rien. Dès cette
époque, il estime que pour comprendre les ressorts du comportement humain,
mieux vaut se plonger dans l’univers commercial que s’enfermer dans le
monde grisâtre de la recherche universitaire. Pilhan l’artiste n’est pas – et ne
sera jamais – un homme de cabinet, confiné dans des études sans débouchés
pratiques.
Là est sa force. Là serait aussi sa limite si d’autres horizons ne venaient
élargir son champ de vision. Reste qu’il faut bien vivre et qu’en 1976, quand
Graham-France lui rend sa liberté, Jacques Pilhan vient rejoindre une
population que la crise fait croître inexorablement : celle des chômeurs. Rien
de dramatique. Les années Giscard sont des années douces pour ceux qu’on
appelle encore pudiquement les demandeurs d’emploi. Leur mode
d’indemnisation ferait aujourd’hui rêver. Jacques Pilhan en profite d’autant
plus qu’il considère que l’existence ne saurait se réduire à un boulot salarié.
C’est avec nonchalance qu’il feuillette les rubriques emploi des journaux
spécialisés. Les pages politiques sont tellement plus passionnantes !
Lorsqu’un industriel allemand le contacte pour assurer la promotion d’un
système de pompe qu’il vient de mettre au point, il l’écoute poliment avant
de raconter aux copains, hilares, la drôle de proposition qui lui a été faite.
A Bordeaux, dans sa jeunesse, Jacques Pilhan alignait les petits boulots.
A Paris, il enfile désormais les petits contrats. Un jour, on le croise chez
Bernard Krief, un autre dans une filiale informatique de l’agence RSCG. Tout
cela n’est guère sérieux. L’angoisse – celle de l’âge et des fins de mois
difficiles – est pour bientôt. Mais, dans ce milieu des années soixante-dix,
Jacques Pilhan est à l’image de l’époque. Il ne sent pas monter l’orage. Il
danse au-dessous du volcan, persuadé qu’un jour, sans trop forcer l’allure, on
viendra lui offrir un job à la mesure de ses immenses capacités.
Fini de rire !
Jacques Pilhan adore, et, quand le livre sort en France, il l’offre à tour de
bras. Tout lui plaît dans cette histoire. Mais ce qu’il préfère, c’est le
comportement de la presse. Elle s’est laissé mener par le bout du nez. Ses
commentateurs patentés ont écrit, au mot près, ce qu’on attendait d’eux. Les
règles du système médiatique sont à ce point prévisibles qu’avec du culot et
un brin de technique il n’est guère compliqué de les détourner ou même de
les retourner contre ceux qui s’en croient les maîtres. Pour Jacques Pilhan,
cette leçon de choses italienne est une révélation. Il ne l’oubliera pas. Plus
tard, il s’amusera à deviner les titres des journaux ou le texte des dépêches
AFP sur des événements ou des déclarations qu’il a lui-même mis au point.
C’est également à Censor – autre nom de Caton… – qu’il pensera en se
proposant d’aider deux journalistes amis qui voulaient diffuser sous le
manteau, dans les élites parisiennes, en 1994, des brochures
antiballaduriennes appelées « Les nouvelles mazarinades ».
Chez Debord comme chez Sanguinetti, Jacques Pilhan a découvert que la
vraie subversion est dans la juste compréhension des règles du système et du
comportement humain – élites ou opinion publique. Avec ses amis Jacques
Bruel et Alain Marcassus, il plonge dans un univers intellectuel qui le laisse
pantois tant il correspond à ce que, intuitivement, il avait flairé, dans sa prime
jeunesse, autour du tapis vert. Tout fait ventre. Jacques Pilhan est une
synthèse incarnée. C’est déjà un prototype. Inimitable et souvent
incompréhensible pour ceux qui le côtoient. Il avance sans souci de méthode.
S’il mélange, avec aussi peu de tabous, c’est pour jouir, au final, de se sentir
unique.
Peu de domaines échappent, dans ces années soixante-dix, à sa curiosité.
Les règles du marketing continuent de le passionner. Il regarde du côté de la
psychanalyse en effleurant Lacan et en découvrant surtout les textes de
l’école de Palo Alto qui vont devenir une source essentielle de sa
compréhension des techniques de communication. Il lit la théorie des jeux
avec John von Neumann et découvre la cybernétique avec Norbert Wiener.
La linguistique et Barthes lui ouvrent des portes inconnues. Le livre du
philosophe Henri Lefebvre – encore un situationniste – sur la Commune de
Paris et son extraordinaire introduction sur la fête révolutionnaire, publié à la
veille de 68, le remplit de bonheur. Avec l’étude des codes de
l’administration napoléonienne, dans leur dimension symbolique, il entame
des lectures historiques qui ne faibliront plus. Quand il lit Marx, c’est Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, plus que Le Capital qui le fait bâiller.
L’éthologie, enfin, est une science qu’il explore avec Konrad Lorenz et
Desmond Morris.
Seule la littérature l’indiffère. Trop long, trop dilué. Il a chargé Michèle
de lui sélectionner deux ou trois pages – pas plus ! – dans les romans qu’elle
dévore. C’est ainsi qu’il impressionne, notamment par sa connaissance
d’Henry Miller qu’il n’a pourtant jamais lu. Toute sa vie, Jacques Pilhan
fonctionnera de la sorte. Certains en concluront que sa culture était
superficielle. C’est à la fois vrai et totalement faux. Aux yeux d’un
Marcassus, à l’heure de la rupture, il restera un vulgaire « pubard », tout juste
capable d’impressionner les gogos par son art du name-dropping. Mais a-t-on
jamais mieux survolé, avec tant de perspicacité ? A la fin des années
soixante-dix, alors qu’il se désespère face au succès qui ne vient pas et à cette
chienne de vie qui lui impose de servir des choucroutes du côté de la porte
Maillot, Jacques Pilhan a toutefois d’autres soucis en tête. C’est un touche-à-
tout qui n’a le droit de toucher à rien. Il se sent prêt. Mais qui le sait
vraiment ?
Pour en sortir, il va falloir de la volonté et de la chance. Comme toujours.
La volonté est d’ailleurs autant celle de Michèle que de Jacques Pilhan. Cette
femme qui, à Bordeaux, lui a fait découvrir la bohème va siffler, à Paris, la
fin de la récréation. Son génie de mari file sur ses trente-sept ans. Fini de rire
et de tâtonner. Au boulot ! Quelques années plus tôt, Jacques Bruel, de retour
d’un voyage aux Etats-Unis, a raconté à Jacques Pilhan que, là-bas, le père
d’une de ses copines, tout en tondant sa pelouse, offrait au coup par coup – et
surtout à prix d’or – du conseil stratégique aux entreprises. L’œil de Jacques
Pilhan s’est immédiatement allumé.
Dans un numéro de L’Expansion, il vient de lire que, dans les grosses
boîtes, le poste important ne sera bientôt plus celui du financier ou du
commercial mais celui du directeur marketing. Corporate : quel drôle de
mot ! Les deux amis s’enflamment. Leur discussion est animée et, au bout
d’un moment, elle dérive. Jacques Pilhan dit ses rêves, reparle de politique.
Pour Jacques Bruel, il n’y a plus aucun doute : « Ce que tu veux, ce n’est pas
être le conseiller du P-DG mais le bras droit du Président. » La réplique est
immédiate : « Et alors ! Pourquoi pas ? »
Voilà pour le rêve. Un de plus… La suite est affaire de hasard. A la mi-
1980, Michèle Pilhan a décroché pour son mari un rendez-vous avec Maurice
Lévy, le prestigieux patron de Publicis. Celui-ci est pressé. Il n’a que trois
minutes, montre en main, à consacrer à son visiteur. Jamais Jacques Pilhan
n’oubliera cette humiliation. A la même époque, Alain Marcassus a obtenu,
de haute lutte, un entretien avec Jacques Séguéla auquel il entraîne son ami.
On est à un an de la prochaine présidentielle. Jacques Pilhan ne le sait pas
encore. Il vient chercher du boulot. Il va croiser la chance de sa vie.
3
Quand Séguéla recrute
Trois hommes dans une bulle. Un grand, qui parle fort, un brin exalté. Un
petit, tout en retenue, qui s’exprime d’une voix presque fluette. Et un grand
type bronzé qui les écoute en silence, avec le sentiment d’être tombé sur de
drôles de duettistes. Rue Bonaparte à Paris, maison RSCG. Au premier étage,
tout en haut d’une rampe, il y a un grand bureau de verre. C’est là, au milieu
des créatifs de sa jeune agence, que reçoit Jacques Séguéla. Ses visiteurs du
jour, en ce début d’été 1980, ne sont ni des clients ni des collaborateurs, mais
des types venus de nulle part, sans vrais diplômes et avec de minces
références. Mais c’est le talent de la nouvelle star de la pub française :
Jacques Séguéla n’a guère de préjugés. L’originalité ne lui fait pas peur.
Quand on le sollicite et qu’en plus on l’amuse, il ouvre toute grande sa porte
puis, surtout, ses oreilles.
C’est Alain Marcassus – le grand qui parle fort – qui a décroché le
rendez-vous. Presque tous les jours, pendant plusieurs semaines, depuis une
cabine téléphonique de la gare de Tolbiac, il a harcelé la secrétaire de Jacques
Séguéla, allant même jusqu’à lui envoyer des fleurs. « Tu verras, moi j’y
arriverai », a-t-il juré à son copain Pilhan – le petit à la voix fluette. Mission
accomplie ! Jacques Séguéla n’est pas Maurice Lévy. C’est toute la
différence entre un flibustier et un seigneur hautain. L’entretien va durer
presque deux heures. Après s’être présentés, Alain Marcassus et Jacques
Pilhan ont vidé leur grand sac à idées. Et Dieu sait s’ils en ont… Ils cherchent
un job et, en matière de com, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne
récitent pas un discours convenu.
Cela suffit à allumer l’œil de Jacques Séguéla. « Au premier abord, dira-
t-il plus tard, ces deux types semblaient complètement déjantés. Tout était
curieux : leur allure, leurs projets, leur association. Je me suis même
demandé, un temps, s’ils n’étaient pas camés. » Au fil de la conversation, il a
toutefois remarqué que celui qui en disait le moins était assurément celui qui
pensait le plus. Jacques Pilhan vient de réussir son examen de passage. Il est
vrai que, à la différence de son pote Marcassus, il n’a pas l’impression de
déchoir en proposant ainsi ses services.
Séguéla, à l’époque, c’est son dieu. Jacques Pilhan, qui n’est pas bluffé
par grand monde, voue au « S » de RCSG une admiration sans bornes. Il ne
s’en est jamais caché. Il a suivi son ascension. Il a lu, l’année précédente, son
livre au titre provocateur : Ne dites pas à ma mère que je suis dans la
publicité… elle me croit pianiste dans un bordel. Il aime son style et ses
méthodes. Depuis dix ans, avec ses compères Bernard Roux, Alain Cayzac et
Jean-Michel Goudard, Jacques Séguéla bouscule l’univers de la pub à grands
coups de campagnes chics et de slogans chocs. Des quatre, cet ancien
pharmacien catalan, qui fut un temps journaliste, est sans conteste le plus
créatif et le plus original. Grâce à lui, la pub est descendue dans la rue. Fini le
temps de la réclame. Oubliée, surtout, la critique soixante-huitarde de ce
monde de paillettes et de manipulation. Etre reçu – et reconnu – par Jacques
Séguéla est pour Jacques Pilhan un honneur sans pareil. Cela aussi, le plus
vieux des deux Jacques – ils ont dix ans d’écart – l’a sans doute deviné. Dans
tout coup de foudre, il entre une part de vanité partagée.
On se reverra donc. Mais pas dans le même équipage. Jacques Pilhan est
de nouveau convoqué rue Bonaparte. Cette fois-ci, il vient seul. Jacques
Séguéla l’a voulu ainsi, pour ne pas effrayer ses associés de l’agence. Tant
pis pour Marcassus ! En présence d’Alain Cayzac, il a prévu de plancher sur
les nouvelles tendances de la communication. Jacques Pilhan est installé dans
un coin. Il écoute. Et puis, à la fin de la réunion, il explique, dans un registre
clair et simple, que tout cela est bien beau, mais que pour agir juste encore
faut-il ne pas avoir un métro de retard. « Je t’engage », s’exclame illico
Jacques Séguéla. Au même instant, il reçoit un coup de pied sous la table.
« On va y réfléchir », corrige Alain Cayzac.
Ainsi va le monde de la pub et de RSCG en particulier. On aime
dépenser, mais on n’oublie pas de compter. Derrière Séguéla l’artiste, il y a
des hommes qui savent lire des bilans comptables. Avant d’entrer, il faut
séduire et, d’abord, payer son écot. C’est une forme de bizutage lucratif
auquel Jacques Pilhan va devoir se plier. « Si tu nous apportes un budget, on
te prend », claironne au téléphone Jacques Séguéla dans le courant de l’été.
Ce jour-là, Jacques Pilhan est chez lui, en compagnie de Jacques Bruel. « Dis
oui », murmure ce dernier. « Ben oui », répète-t-il d’une voix blanche. Sans
savoir comment il va pouvoir s’y prendre pour déposer aux pieds de RSCG
cette offrande sans laquelle ses rêves n’auront été qu’une illusion passagère.
Sacré Marcassus ! Si encombrant et si pratique à la fois. Encore une fois,
c’est lui qui apporte la solution. Quelques semaines plus tôt, il a croisé un de
ses anciens amis, nommé Xavier Lavielle. Il est tarbais, comme lui. Il a
monté sa petite agence et il a pour client le patron d’une boîte allemande de
matériel informatique. Nixdorf, jusque-là implanté dans les PME-PMI, veut
investir le terrain occupé par les géants du secteur. L’entreprise est prête à
mettre le prix dans une campagne de pub originale et percutante. Durant l’été
1980, Alain Marcassus et Jacques Pilhan travaillent d’arrache-pied. A la
rentrée, ils sont prêts et le résultat est superbe.
La campagne, telle qu’ils l’imaginent, est une suite de petits encarts, tous
différents, illustrés par le dessinateur Chenez, déclinés pendant trente
semaines à la une du Monde puis repris en pleines pages récapitulatives, une
dizaine de fois dans l’année. Il s’agit, expliquent les duettistes, « de mettre en
valeur, sur un mode d’exclusion (“ça ou ça”), un certain nombre d’items
recensés par les études du CCA ou de la Cofremca, qui tous se rapportent à
l’univers de la marque, à ce fameux “small is beautiful” ». En termes de
créativité, cette campagne, qui sera lancée le 21 janvier 1981, est le chef-
d’œuvre de Jacques Pilhan qui s’est lancé à corps perdu dans l’aventure.
Quand il la présente, début octobre 1980, au patron de Nixdorf, celui-ci
est enthousiaste. Sait-il que ce jour-là il vient de mettre le pied à l’étrier du
conseiller en com du prochain président de la République ? Dès qu’il a topé,
Jacques Pilhan se précipite chez Jacques Séguéla. Le budget exigé, le voilà !
En achat d’espace, il se monte à environ huit cent mille francs. Ce n’est pas
énorme, mais le contrat est rempli. Les bénéfices sont partagés entre les
concepteurs et RSCG. C’est la loi du genre mais qu’importe, puisqu’à la clé il
y a l’embauche promise. Jacques Pilhan signe pour un emploi fixe. Il vient
d’avoir trente-sept ans. Le voilà salarié dans la boîte de ses rêves. Mais pour
quoi faire ?
Et si c’était Rocard ?
Lorsque sourit la chance, ce n’est jamais à moitié. En entrant à RSCG,
Jacques Pilhan rejoint aussi l’agence qui s’apprête à faire la campagne de
François Mitterrand. Jacques Séguéla s’est bien gardé de le lui dire. Le patron
de RSCG, pour constituer ses équipes, a d’autres noms en tête. Quant à son
nouvel employé, il est d’abord venu chercher un job pour faire bouillir sa
marmite familiale. François Mitterrand, qui plus est, n’est pas franchement sa
tasse de thé. S’il fallait choisir entre les ténors du PS, c’est du côté de Michel
Rocard que Jacques Pilhan irait plutôt regarder.
Avec Alain Marcassus, il a d’ailleurs réfléchi, quelques années plus tôt, à
ce que pourrait être une campagne rocardienne digne de ce nom.
L’autogestion exprimée en termes de communication : un beau challenge !
Une belle impasse, aussi ! Les deux hommes n’ont pas poussé plus loin.
Leurs relais, dans l’entourage de Rocard, étaient particulièrement minces. Pas
de place pour eux. Ils n’en ont pas fait un drame. Cette brève tentation
rocardienne dit surtout le climat de l’époque. La jeunesse, l’avenir, le succès :
tout cela n’est pas du côté de François Mitterrand. Jacques Pilhan va bientôt
retourner, en positif, cette image désastreuse, mais, pour l’instant, il n’est pas
le dernier à partager ces préjugés.
Pour lui, le premier secrétaire du PS est encore un barbon, sentencieux et
archaïque. Tout cela sent la province et la petite-bourgeoisie républicaine,
avec sa culture de notaire et ses élans radicaux, tout juste bons à gagner des
congrès socialistes. Jacques Pilhan est un enfant de Mai 68 qui aime Voltaire
et déteste Rousseau. L’union de la gauche et son programme commun l’ont
toujours fait bâiller. Ce grand lecteur de Debord ne se sent aucun atome
crochu avec le mitterrandisme d’essence lamartinienne.
Voilà pour les sentiments. Mais quand on joue au poker, on ne se
demande pas si on aime les cartes qui sortent du sabot. Avoir la main est une
question de chance. Quand on l’a, il faut être sot pour ne pas miser gros. Il y
a d’abord eu le rendez-vous avec Jacques Séguéla, puis le budget Nixdorf.
L’année 1980 va s’achever sur un dernier hasard. Mais pas le moindre.
Pendant que Jacques Pilhan cherche un emploi, François Mitterrand, lui,
cherche un publicitaire. Depuis plusieurs années, il tâtonne. Le premier
secrétaire du PS a échoué de peu, face à Valéry Giscard d’Estaing, lors de la
précédente présidentielle. Il entend bien tenter une dernière fois sa chance.
Ses négligences sur le terrain de la com ont pesé lourd, en 1974, face à un
adversaire qui a su lui ravir le talisman de la jeunesse et le monopole du
cœur. François Mitterrand le sait. Reste qu’il n’aime ni la pub, ni les
sondages qui l’accompagnent. Ce sont, pour lui, des armes rocardiennes.
Longtemps, il a laissé les mains libres au lourd secteur « propagande » du PS.
Propagande ! C’est un mot qui dit tout.
Dans l’entourage mitterrandiste, tous ne partagent pas ces préventions
d’un autre âge. Petit à petit, le premier secrétaire a d’ailleurs évolué. En 1976,
il a donné son imprimatur à une campagne commerciale où il est apparu,
détendu et souriant, sur une plage des Landes, en manteau beige et écharpe
rouge. « Le socialisme, une idée qui fait son chemin. » L’affiche a un côté
« Force tranquille » avant l’heure. Elle est signée Jacques Séguéla. François
Mitterrand a beaucoup aimé. Et si c’était la formule du succès ? En avril
1980, le premier secrétaire accepte de déjeuner au Procope avec le patron de
RSCG. On parle, on se flaire. Le leader socialiste paraît séduit. Jacques
Séguéla, qui a fait des offres de service à presque tous les candidats
potentiels, de gauche comme de droite, devine un gros coup. Jusqu’au milieu
de l’été, c’est le silence radio, et puis, soudain, le verdict tombe,
mitterrandien en diable. « Faites. »
Dans toute cette opération, un homme, dans l’ombre, joue un rôle
essentiel. Sans lui, rien n’aurait été possible. Et d’abord pour Jacques Pilhan.
Il s’appelle Gérard Colé. C’est un de ces personnages originaux, fantasques et
bien organisés, tels que les aime le premier secrétaire du PS. Patron d’un
cabinet de relations publiques dynamique et prospère, il a bazardé sa petite
affaire juste après la présidentielle de 1974 avec pour projet affiché d’aider
François Mitterrand à retrouver le chemin du succès, grâce à une com à la
hauteur de ses ambitions. Gérard Colé roulait en Jaguar. Il ne circule plus
qu’en moto, en gros pull de laine et salopette. Il habitait un grand
appartement, près du parc Monceau. Il s’installe dans un petit deux pièces,
dans le quartier Mouffetard. Changement de vie. Gérard Colé a de l’énergie à
revendre et un culot d’acier. Sans avoir sa carte du PS – il ne l’aura jamais –,
cet ami de Georges Fillioud a su révolutionner les méthodes des équipes de la
presse socialiste. Déjà, il choque et il tranche. Ce séducteur impénitent a un
bagout de titi parisien et un savoir-faire de première bourre. Il fréquente la
bande Charlie Hebdo, plutôt que les secrétaires de section. Il affiche un
mépris souverain pour les énarques et les apparatchiks. Si François
Mitterrand laisse faire, c’est aussi qu’il y a vu son intérêt.
En février 1980, Gérard Colé entre au cabinet du premier secrétaire. Dans
la machine socialiste, il reste un électron libre. Hors normes dans la vie, hors
pair dans l’action. Il connaît bien Jaques Séguéla pour avoir fait avec lui son
service militaire. C’est lui qui a monté le déjeuner du Pactole. C’est lui qui
comprend, à table, que l’affaire est bien emmanchée. Gérard Colé connaît son
Mitterrand sur le bout des doigts, avec son mode de fonctionnement et ses
manières de faire à nulles autres pareilles. Ce jour-là, le premier secrétaire
règle l’addition, sortant de sa poche arrière une belle liasse de billets. Signe
habituel, chez lui, d’une intense satisfaction. Lorsque, au milieu de l’été
1980, François Mitterrand donne son feu vert à Jacques Séguéla, dans le plus
grand secret, il va de soi que Gérard Colé sera l’agent de liaison entre le futur
candidat et les équipes de RSCG.
Le chèque du Président
Jacques Pilhan avance sur un fil. Un soir d’automne, il appelle Marc-
Antoine Lorne pour l’avertir qu’il vient de faire à François Mitterrand une
proposition de collaboration en bonne et due forme. Celui-ci s’est contenté de
l’écouter en écrivant quelques mots sur une petite feuille de papier qu’il a
ensuite glissée dans sa poche, sans plus de commentaires. D’où l’inquiétude
de Jacques Pilhan : « J’ignore ce que cela signifie mais il faut que tu sois
présent à RSCG, demain matin. Si le Président appelle Séguéla pour l’avertir,
ça va tanguer sec. »
Cette proposition, de fait, est assez culottée. Après mûre réflexion,
Jacques Pilhan vient d’abattre ses cartes. Pas question pour lui de s’installer à
l’Elysée comme un simple conseiller, même doté d’un statut particulier. Il est
arrivé à la conclusion que, sans une distance physique avec François
Mitterrand, son boulot serait impossible, surtout dans le climat qui régnait
alors au sein du cabinet présidentiel. Jacques Pilhan, qui sait compter, a
également compris que l’échelle des rémunérations des conseillers élyséens
n’était guère compatible avec les revenus auxquels il entendait prétendre.
C’est donc vers un modèle RSCG – en plus réduit – qu’il s’est naturellement
dirigé. Avec, d’un côté, un client principal – François Mitterrand – et, en
back office, une cellule corporate chargée de ramener des budgets, souvent
publics, dans une démarche de conseil et de campagnes publicitaires. Quand
il recrute, début novembre 1983, celui qui va devenir son bras droit, Jean-Luc
Aubert, Jacques Pilhan ne lui cache pas qu’il entend devenir – ce sont ses
propres mots – « le nouveau Séguéla ». Or, qui dit nouveau Séguéla dit
immanquablement RCSG-bis.
A cette époque, Jacques Pilhan vit confortablement mais il n’a pas un sou
devant lui. Il n’a jamais été – et il ne sera jamais – économe. Pour se lancer
dans l’aventure d’une agence autonome, il a besoin d’une grosse mise de
départ. S’associer ? Mais avec qui ? Emprunter ? Mais à qui ? Après avoir
esquissé un projet de collaboration avec Marc-Antoine Lorne, il est allé taper
quelques copains, sans que cela épuise toutefois ses besoins qui sont gros.
C’est dans ces conditions qu’il se décide à aller voir – enfin ! – Jacques
Séguéla pour une explication, entre quatre yeux. Son pari est que, en dépit du
grand air de la trahison qu’il entonne à tout-va, le patron de RSCG n’a pas
envie d’insulter l’avenir.
La solution imaginée par Jacques Pilhan est une manière de compromis
entre leurs intérêts respectifs. Pourquoi ne pas créer une société dans laquelle
RSCG aurait une participation forte mais minoritaire ? Le veto viendra des
associés de Jacques Séguéla qui argueront du fait que leur entreprise a
toujours contrôlé le capital de ses filiales. Ses fonds de départ, Jacques Pilhan
va donc devoir les chercher ailleurs. A l’Elysée. Pendant plusieurs semaines,
François Mitterrand s’est abstenu de commenter le dispositif imaginé par son
nouveau conseiller en com. Puis, un beau jour, il l’interpelle à la fin d’un
banal entretien, avec ces simples mots : « A propos de l’affaire que vous
aviez évoquée, eh bien c’est oui. Passez voir Bianco. Le contrat est prêt. »
Merci Tonton !
Le directeur de cabinet de François Mitterrand, Jean-Claude Colliard, a
toussé, début décembre 1983, quand il a vu passer le contrat et le chèque qui
l’accompagnait. Celui-ci est de un million de francs. Il est tiré sur le compte
numéroté personnel du président de la République. Dans le contrat, il est
prévu que la société de Jacques Pilhan touchera mensuellement la somme de
deux cent mille francs. Officiellement ! Les études, notamment les sondages,
sont à la charge de la présidence. Ce n’est pas une revendication du futur
patron de Temps public qui aurait bien aimé pouvoir contrôler l’ensemble du
circuit. Mais cela n’était pas négociable et il faudra attendre 1995 et l’arrivée
de Jacques Chirac pour que cet important détail du contrat soit enfin corrigé.
Dans l’instant, cela n’entache en rien le bonheur de Jacques Pilhan. Le voici
maître de sa propre boutique. Pour qu’elle soit viable, il va falloir donner
satisfaction au président de la République et trouver, par ailleurs, des clients
extérieurs afin de faire rentrer dans ses caisses au moins la moitié de son
chiffre d’affaires. Mais c’est une autre histoire.
Le 14 décembre 1983, devant Me Doyon, notaire à Paris, et en compagnie
de son ami Claude Vaillant qui est aussi l’avocat de Jacques Séguéla, Jacques
Pilhan dépose les statuts d’une société anonyme dénommée Temps public.
Son objet : la communication, l’étude d’opinion, la publicité. Son capital de
départ est de deux cent cinquante mille francs. Jacques Pilhan détient
l’essentiel des parts. Le reste de l’actionnariat est constitué par les copains de
l’heure. « J’ai fait dans l’affectif », explique le nouveau P-DG. Pour
verrouiller son affaire, il a mobilisé deux restaurateurs, un conseiller
ministériel qui choisira bientôt la chronique gastronomique et un homme de
loi habitué des fourneaux. Dans cette petite bande, la politique partisane ne
joue qu’un rôle mineur. On y retrouve toutefois la trace de réseaux d’où
s’échappent de plus curieux fumets. Autres cuisines !
Le premier administrateur de Temps public s’appelle en effet Jean-Pierre
Mattei. Il brasse de grosses affaires dans l’immobilier. Jacques Pilhan l’a
rencontré dans les méandres de la succession de l’empire Boussac. Merci
Séguéla ! Il préside également la fédération parisienne des radicaux de
gauche. Son père est un adjoint de Jacques Chirac qui ne tardera pas à avoir,
sur son bureau de l’Hôtel de Ville, une note détaillée sur le pedigree de la
nouvelle recrue de François Mitterrand. Enfin, Jean-Pierre Mattei, comme
une bonne partie des actionnaires de l’agence, est un franc-maçon affiché. Ce
qui fera longtemps dire, contre toute évidence, vu son peu de goût pour la
palabre, que Jacques Pilhan, lui aussi, est un frère.
En compagnie de cette joyeuse équipe, le chèque de l’Elysée est fêté et
encadré – après avoir été photocopié, naturellement – dans les locaux du 30,
cours Albert-Ier, loués à un marchand de biens qui est le maire « divers
droite » de Montmorency, dans le Val-d’Oise. Tout cela est plus baroque que
véritablement sulfureux. Le nouveau conseiller en com d’un président de la
République aux abois porte volontiers des santiags et des vestes de cuir à col
fourré. Il se veut l’héritier de Jacques Séguéla. Cette filiation lui plaît, même
s’il entend dépasser son maître. C’est encore le temps des copains, des
bistrots enfumés et de l’alcool sans retenue. Cela ne durera pas. Ou tout au
moins, plus sous cette forme. Raison de plus pour en profiter. Une dernière
fois.
6
Un intraitable affranchi
L’endive et le crétin
La première note de Temps public a été remise à la présidence au début
du mois de mars précédent. C’est un état des lieux plus qu’une préconisation,
réalisé à partir d’enquêtes disparates sur l’image présidentielle glanées par
Brigitte Lech. Un samedi matin, tout est prêt. Jacques Pilhan rédige dans
l’urgence la page de présentation. Mais quand il arrive à l’Elysée, François
Mitterrand est déjà parti en week-end. Le lundi, lorsqu’il revient, le Président
est en train de signer un parapheur d’un air absorbé. Les minutes passent.
Jacques Pilhan finit par se lancer. Il pose sur le bureau son document, avec ce
seul commentaire : « Voilà, vous êtes là. Tout en bas. » François Mitterrand
lève les yeux. « Je vais regarder ça », dit-il en glissant le document dans sa
poche. Jacques Attali, qui passe par là, en demande illico une copie. La
réponse de Pilhan, qui a besoin de calmer ses nerfs, claque comme une
mâchoire : « Il n’en est pas question. »
Quelques semaines plus tard, Jacques Pilhan reçoit une autre commande.
Les élections européennes sont prévues pour la fin juin, et à l’Elysée, en
sous-main, on entend promouvoir une drôle de liste, conduite par un curieux
trio. Brice Lalonde, l’écolo, Olivier Stirn, l’ex-chiraquien, et François
Doubin, le trésorier des radicaux de gauche. Cela donne LSD. A Temps
public, on rebaptise la liste, en vitesse. Cela sera ERE. « De l’air. » C’est
Jean-Louis Bianco en personne qui a envoyé Doubin chez Jacques Pilhan. Le
MRG finance l’opération. Grâce à l’appui de son groupe parlementaire au
Sénat, ERE va avoir droit à un temps d’antenne supplémentaire dans la
campagne officielle. Raison de plus pour soigner sa com.
Entre « l’endive » et « le crétin » – entendez, Lalonde et Stirn –, Jacques
Pilhan travaille pour l’essentiel avec François Doubin qui est un ex-cadre
dirigeant de la régie Renault. Il s’amuse comme un fou. C’est sa première
grande campagne depuis 1981, et il entend bien innover. D’abord avec un
spot à la télé mettant en scène une Cocotte-Minute qui menace d’exploser,
telle une métaphore de la France. Avec, aussi, une affiche 4 × 4,
particulièrement réussie, dont la caractéristique principale est de n’être
placardée qu’à Paris, dans une dizaine de lieux stratégiques. Devant les sièges
des journaux et des télés. La technique est d’une efficacité redoutable.
L’affiche quasi invisible est commentée à tout-va par une presse qui a
toujours tendance à se croire le nombril du monde.
Le résultat final est décevant puisque la liste ERE ne franchit pas le seuil
des 5 %, nécessaire pour avoir des élus. N’empêche. Dans l’histoire de
Jacques Pilhan, cette pochade électorale n’est en rien secondaire. Elle
confirme un savoir-faire évident. Elle a surtout un côté « France unie » qui
resservira, quatre ans plus tard, lors de l’élection présidentielle. La liste ERE,
voulue par François Mitterrand, est venue concurrencer celle du PS, conduite
par son premier secrétaire, Lionel Jospin. Celui-ci n’a guère apprécié la
plaisanterie. Pour Jacques Pilhan, en revanche, aucun problème. N’est-ce pas
servir le Président, son seul vrai client, que de lui permettre d’élargir le
périmètre de sa majorité aux abois ? Fût-ce aux dépens des socialistes.
Autre épisode, autre registre. Début juillet, alors que la crise scolaire
atteint son paroxysme et que plus d’un million de personnes viennent de
défiler dans la rue pour la défense de l’école privée, François Mitterrand a
choisi d’aller prendre le pouls du pays, en Auvergne, sur les terres de celui
qu’il a défait en 1981 : Valéry Giscard d’Estaing. Spectacle garanti ! La
droite souffle sur toutes les braises. A une époque où le monde paysan
menace, lui aussi, de sortir les fourches, une visite rapide est également
prévue dans une modeste exploitation familiale. Rien que du classique ?
C’est moins sûr ! Tandis que le Président s’installe dans la salle à manger de
la ferme, Gérard Colé expulse, sans ménagement, le préfet, les ministres, les
conseillers, les élus, les photographes et la foule des journalistes qui, comme
d’habitude, se sont agglutinés pour observer, en direct, la rencontre
impérissable d’un paysan et de sa femme avec le premier des Français. Une
seule caméra de télé a été autorisée à filmer la scène. Sans le son. C’est ainsi
que le soir, à l’heure du journal télévisé, toutes les chaînes diffuseront les
images, bien léchées, d’un Président simple et attentif, devisant, sans
intermédiaire ni apparat, avec de « vrais gens » qui sentent bon le terroir.
Fabius, hélas…
Pour commencer à extraire François Mitterrand du magma politicien,
Jacques Pilhan et Gérard Colé ont tapé juste et fort. Et ce n’est qu’un début !
Sur un mode plus tactique, la fine équipe va inventer le mois suivant une
superbe manœuvre qui s’inscrit dans le cadre de la sortie difficile de l’affaire
scolaire. Depuis plusieurs semaines, la droite exige un référendum pour
permettre aux Français de trancher cette querelle hors d’âge. François
Mitterrand, arguant d’une impossibilité constitutionnelle, a fini par trouver la
parade en sortant de son chapeau l’idée d’une réforme préalable des
institutions. C’est le fameux « référendum sur le référendum ».
Tandis que la majorité sénatoriale, sous la houlette de Charles Pasqua,
tente d’empêcher cette opération de diversion, les artificiers de Temps public
vont lui tendre un piège qui fonctionnera à merveille. En une nuit, les murs
de France se couvrent d’affiches qui indiquent, sur la base d’un sondage
Ipsos – merci Jean-Marc Lech ! – que 70 % des Français sont favorables à la
proposition présidentielle. La question est un peu spécieuse. Qui imaginerait
que les personnes sondées puissent s’opposer à ce qu’on leur redonne la
parole ? Mais plutôt que de laisser filer, Charles Pasqua hurle au trucage. Il
saisit la commission de vérification des sondages qui relève quelques
anomalies dans l’échantillon utilisé. C’est alors que dans La Dépêche du Midi
– merci Jean-Michel Baylet ! – sort une seconde enquête, BVA celle-ci, qui
vient confirmer les résultats d’Ipsos. La droite est KO. Jacques Pilhan peut
sabler le champagne. Il vient de démontrer, avec brio, ce qu’il a toujours
pensé. Le sondage quantitatif ne révèle que des évidences, sans grand intérêt
pour la compréhension de l’opinion. Mais quelle arme de choix, dès lors
qu’on sait l’utiliser, au moment opportun, dans le combat politique !
Entre tous ces essais de peinture qui confirment pour l’Elysée le savoir-
faire et la fiabilité de Temps public, un autre événement est venu, enfin,
rebattre les cartes, au sommet de l’Etat. Juillet 1984 : exit Mauroy, bonjour
Fabius. Changement de style, changement de génération. C’est la fin d’une
certaine gauche, estampillée 1981, que vient attester le départ des ministres
communistes. Jacques Pilhan n’a joué qu’un rôle minime dans cette relève de
la garde. On ne lui a pas demandé son avis. C’est la première et la dernière
fois que Jacques Pilhan, à l’ombre de François Mitterrand, est hors jeu pour
ce genre de nomination.
Il y avait, bien sûr, un petit peu réfléchi. A sa façon. Sans vraie passion.
Avec la certitude surtout, tant de fois rabâchée devant Jacques Séguéla, qu’un
changement de chef du gouvernement n’a de véritable importance que dans le
cadre d’une stratégie globale de repositionnement de l’image présidentielle.
Au cours des séances de brain-storming avec Jean-Luc Aubert, on a donc
évoqué de nouvelles figures, mais sans en faire part à l’Elysée. Un jour, c’est
Pierre Bérégovoy. Un autre, c’est même Georges Pébereau. Ce grand patron
n’est pas particulièrement de gauche mais, précisément, l’heure n’est plus à
l’orthodoxie socialiste. Pour sauver François Mitterrand, il faut l’aider à
renverser la table. Afin de reconstruire, par la suite, quelque chose de
totalement différent.
Jacques Pilhan a décidé, au cours de ces mois de maturation du premier
semestre 1984, de faire « tomber les peaux mortes ». Autrement dit,
d’éliminer méthodiquement tout ce qu’il porte en lui de vieille culture de
gauche, avec ses références attendues et ses réflexes obligés. Ce travail de
deuil, souvent pénible, a été mené avec Jean-Luc Aubert au cours de longues
séances presque analytiques, conduites dans le secret du cours Albert-Ier. Il y
a pourtant belle lurette que les deux hommes, chacun de leur côté, ont largué
les amarres. Mais ils veulent être sûrs de n’avoir rien conservé de ces amours
passées. Pour convaincre François Mitterrand d’abandonner ses anciennes
lubies et ses rêves de rupture, pour le mettre en situation d’accepter – mieux,
de revendiquer – une nouvelle voie, il est indispensable que ses conseillers se
sentent eux-mêmes au clair dans leur tête. N’avoir aucun regret, n’est-ce pas
la garantie de n’avoir, demain, plus un seul tabou ?
Dans ce contexte, le choix de Laurent Fabius, qu’à titre personnel il
n’aime guère, est, pour Jacques Pilhan, comme une cerise, un peu aigre, sur
un gâteau sucré. Il montre que François Mitterrand est désormais sur le bon
chemin. Que demander de plus ? D’autant qu’au moment même où le
nouveau Premier ministre s’installe dans ses meubles, une autre fumée
blanche s’élève au-dessus de l’Elysée. Elle ravit d’autant plus Jacques Pilhan
qu’elle le concerne au premier chef. Le 1er août 1984, le fondateur de Temps
public est sorti avec un sourire triomphant du bureau présidentiel. Sa période
probatoire, celle de la gestation, vient de s’achever. Neuf mois, jour pour
jour, après la signature de son contrat.
« Un jour historique », s’exclame-t-il en revenant à l’agence. Fini « les
courtisans et les experts incompétents ». François Mitterrand a tranché. « Il
m’a confié les pleins pouvoirs », raconte Jacques Pilhan, au comble du
bonheur. « Il ne s’agit pas seulement de pub ou de marketing mais de conseil,
avec du contenu politique. » Le patron de Temps public s’enflamme au point
d’annoncer un peu vite, autour de lui, qu’il va aussi piquer à Publicis le
budget de la régie Renault et qu’il sera bientôt nommé administrateur
d’Havas, « même si Rousselet tire la tronche ». Il précise enfin que « le
Tonton » l’a chargé « d’homogénéiser » toute l’action gouvernementale.
Comment ne pas comprendre sa jubilation ? Ceux qui voulaient le
cantonner dans l’analyse des éprouvettes ne l’empêcheront plus de toucher
aux manettes. « On ne teste pas une volonté », dit-il ce jour-là, superbe et
généreux, pour expliquer qu’avec François Mitterrand le temps des études
sans lendemain est terminé. Laurent Fabius, à Matignon, peut pavoiser tant
qu’il le veut. Jacques Pilhan, avec un sentiment de surpuissance stupéfiant
chez cet homme qui n’avait jamais rien laissé paraître, vient de s’installer au
cœur du pouvoir. A la droite de Dieu. Place à l’action !
Vous voulez être entendu ? Alors, taisez-vous ! Jacques Pilhan tel qu’en
lui-même, amoureux fou du paradoxe dont il pense qu’en matière de com il
est d’une efficacité sans pareille. Tout autre que lui, à l’heure de la contre-
offensive, aurait conseillé à François Mitterrand de s’expliquer, de reprendre
langue avec les Français, de courir les médias. C’est l’inverse qu’il lui
propose. Non pas le silence, mais la diète. Toujours la rareté, ce ressort du
désir. Cette mécanique-là est fragile. Il faut réenclencher doucement. En cet
automne 1984, alors qu’à Matignon le jeune Laurent Fabius déploie avec
bonheur ses gammes modernistes, à l’Elysée, l’heure est à la discrétion.
Jacques Pilhan a un objectif et une certitude. L’objectif est de limiter les
dégâts lors des législatives de 1986. Si la gauche les perd – hypothèse
crédible ! – alors pour la première fois dans l’histoire de la Ve République il
faudra cohabiter. A droite, Raymond Barre, qui a le vent en poupe, réclame
déjà, au nom de l’orthodoxie gaulliste, un départ précipité du Président. Pour
éviter ce scénario catastrophe, il convient de réinstaller François Mitterrand
dans un rôle qui le rende intouchable.
En termes de popularité, c’est donc moins la cote de confiance qu’il faut
faire remonter que la cote de défiance – ou d’hostilité – qui doit fléchir au
plus vite. Il y a en effet une règle que Jacques Pilhan juge d’airain. Il l’a
expliquée maintes fois à ses visiteurs : « Plus on est haut dans l’opinion, plus
celle-ci interprète favorablement ce que vous dites. Quand on dit la même
chose et qu’on est bas, les gens estiment que ce que vous dites est nul. »
Parler lorsqu’on est impopulaire, c’est comme marcher dans les sables
mouvants. Plus on s’agite, plus on s’enfonce.
François Mitterrand va donc s’imposer une cure de silence. Il ne disparaît
pas. Mais on le voit beaucoup moins. Quelques voyages officiels, en
Aquitaine puis en Alsace. Deux émissions télé en un an. Un peu de radio
aussi, parce que, pour Jacques Pilhan, c’est le média du mystère, celui de la
voix sans visage. « Dans l’imaginaire des Français, dit-il, le Président à la
radio, ça a toujours un petit côté Radio-Londres. » S’il n’avait tenu qu’à lui, il
aurait sans doute préconisé à son client élyséen un remède encore plus
radical. Mais cela supposait une telle rupture dans les habitudes de François
Mitterrand qu’il valait mieux ne pas y songer. Les « pleins pouvoirs »,
accordés en août 1984, signifient surtout « carte blanche ». Encore une fois –
ou plutôt comme toujours – il va falloir faire ses preuves. C’est à ce travail-là
que Jacques Pilhan s’attelle dès le mois de septembre.
Sa méthode n’est pas celle du vide ou du gros dos, en attendant que passe
l’orage. L’homme est quand même plus subtil que ça ! Le nouveau
Mitterrand qu’il entend installer au cœur de la vie politique n’est pas un
simple produit de consommation courante, vite posé sur les rayons, vite
acheté et vite oublié par l’opinion. C’est d’abord « une marque », destinée à
durer et à être déclinée, ensuite, au gré des circonstances. Plus tard, dans la
campagne présidentielle de 1988, on dira « Dieu ». Pour le moment, dans le
grand bureau de Temps public, on évoque plutôt Greta Garbo, « l’idole qui se
refuse ». Si lointaine et si désirable à la fois.
Dans l’imaginaire pilhanesque, tout fonctionne sur deux axes
symboliques. L’un est horizontal. C’est celui de la proximité et donc d’une
forme de quotidienneté, voire de banalité. L’autre est vertical. C’est celui de
la distance et donc de l’autorité. Dans le système de la Ve République,
l’horizontalité est l’axe privilégié du Premier ministre. La verticalité, en
revanche, est l’axe présidentiel par excellence. Or, pour Jacques Pilhan, le
constat est simple : « Depuis 1981, les socialistes ont enfermé François
Mitterrand dans une horizontalité sans horizon. » Il était l’un des leurs et
devait le rester, coûte que coûte, de peur qu’il ne leur échappe. On a vu le
résultat ! Pour que le système retrouve son efficacité, l’urgence était de le
remettre à l’endroit. Traduit en termes psychanalytiques, cela suppose qu’on
oublie « le langage de la mère » pour imposer celui « du père ».
Voilà pour la feuille de route. Plus facile à dire qu’à faire ! A Temps
public, on n’en est pas encore aux grandes études qualitatives et à ces « focus
groupes » destinés à mettre l’opinion sur le divan en tentant de deviner ses
ressorts profonds. Tout fonctionne encore à l’intuition, dans un échange
permanent et fiévreux avec Jean-Luc Aubert et Gérard Colé. Pendant près
d’un mois, on cherche, on teste, on imagine. On tâtonne aussi. Le
8 septembre 1984, une première note de synthèse est esquissée avec, comme
concept de base : « la France offensive ». Une répartition des rôles est
également établie : le couple Mitterrand-Fabius, c’est l’alliance d’un
« archétype » et d’un « néotype » (sic), l’un fonctionnant dans le champ du
« symbolique », comme « un chef de guerre », et l’autre dans celui du
« réel », comme « un maître d’intendance ».
Pour le Président, tout cela suppose une présence forte sur quatre terrains.
Celui de l’action : « autorité/décision » mais « sans agitation ni à-coups, afin
de tenir la distance ». Celui de la modernité : « capacité d’adaptation avec les
grandes tendances du monde d’aujourd’hui et non pas résistance au
changement ». Celui de la compétence : « formation/expérience », avec le
danger de « la dérive technocratique ». Proximité enfin : « nécessité d’un
langage simple et chaleureux », avec le risque d’une « proximité trop
catégorielle (jeunes, femmes…) » et « le désir démagogique d’être aimé qui
mène tout droit au symptôme du loser ». C’est à la fois banal, simple et juste.
Bref, c’est une base de départ. A la mi-septembre, après un week-end de
travail cours Albert-Ier, Pilhan et son équipe dégagent les caractéristiques de
la « marque Mitterrand » : « un leader autoritaire, charismatique, optimiste et
expérimenté ». Avec, en toile de fond, une juste compréhension du citoyen-
consommateur qui veut « casser les clivages politiques » – adieu 1981 ! –, qui
attend « un général en chef dans la guerre économique » – bonjour la crise !
–, et qui espère qu’un « leader avouable vienne occuper le terrain
nationaliste » – merci Le Pen !
Le leader d’extrême droite a fait une percée spectaculaire aux élections
européennes du mois de juin précédent. François Mitterrand a commencé à
jouer avec celui qu’il considère comme un simple appendice d’une droite
classique en voie de radicalisation. Il a ainsi suggéré aux télévisions, qui sont
toutes de service public, de lui ouvrir davantage leurs antennes. Rien ne
montre que Jacques Pilhan ait participé à ces opérations à haut risque, lancées
courant 1983, à une époque où il n’était pas encore au cœur du système
élyséen. Mais comment imaginer qu’au moment de rédiger la nouvelle
« charte » de la communication présidentielle il n’en ait pas tenu compte ?
A Temps public, la question Le Pen, en cet automne 1984, est à
l’évidence un élément central du repositionnement symbolique du chef de
l’Etat. Dans les échanges entre Jacques Pilhan et ses proches, tout cela est
évoqué sans détour. Le but du jeu est de procéder, « en moins d’un an », à
l’« avènement du mitterrandisme ». Cela suppose la « disparition du PS » et
une polarisation Mitterrand/Le Pen, fonctionnant sur le « registre
de Gaulle/Pétain ». Résistance versus collaboration. Pas de tabous ! Sur les
paper-boards du bureau de Jacques Pilhan, les « vieilles peaux mortes » de la
gauche d’autrefois sont accrochées, sans complexe, avant qu’elles tombent
d’elles-mêmes. Le 26 septembre, on l’a vu, tout est prêt. Avec Gérard Colé,
le patron de Temps public va voir François Mitterrand. Il a en poche une note
dont il a rédigé tout seul la synthèse. C’est une sorte d’« adresse, courte,
écrite d’un seul jet, assez chargée d’émotion mais résolue », explique-t-il
avant de partir pour l’Elysée. A son retour, il confie, soulagé : « J’ai senti en
la lisant que ça lui faisait du bien, là où ça lui faisait mal. »
La méthode Pilhan est tout entière contenue dans ce moment fondateur.
Une ligne de conduite, une charte de communication mais aussi une force de
persuasion. Du coaching, en quelque sorte. Deviens ce que tu es ! Comprends
ce que tu veux ! C’est en cela que la personnalité de Jacques Pilhan importe
autant que les remèdes qu’il suggère. Sans elle, jamais François Mitterrand
n’aurait avalé les pilules qu’on lui propose dans le secret de son bureau
présidentiel. Mais pour que cet accouchement ait un sens, il faut d’abord que
le client comprenne ce qu’il sait déjà depuis belle lurette et que Jacques
Pilhan vient lui répéter, juste au bon moment. « En politique, l’échec n’existe
pas. Toute action, même loupée, laisse une trace. Plutôt que de ruminer le
passé, l’art des grands c’est précisément de savoir transformer ses handicaps
en autant d’atouts, pour une renaissance programmée. » Comme durant la
campagne de 1981.
Jupiter à l’Elysée
Dans le secret de son bureau de Temps public, à partir de l’automne
1984, Jacques Pilhan sait qu’une fois de plus il avance sur un fil. Sans doute
François Mitterrand lui a-t-il accordé sa confiance. Mais encore faut-il
qu’arrive – et vite – la manifestation concrète de son efficacité. Après ses
rendez-vous élyséens, il décrit souvent un chef de l’Etat en proie à la
déprime. Un voyage en province qui se passe mal, comme celui en Alsace en
décembre, ou des cotes de popularité qui restent désespérément plates, et
c’est la petite musique du doute qui réapparaît illico. A la fin de l’année, la
confiance reste en berne mais la défiance recule légèrement. Rien de
spectaculaire. Mais c’est déjà un début. Jacques Pilhan souffle : « Cela sera
mis à notre actif. »
Le patron de Temps public est d’un tempérament optimiste. S’il continue
de croire en sa bonne étoile, c’est aussi qu’il ne doute pas des capacités de
François Mitterrand. Au fil de ses rendez-vous élyséens, il a appris à
connaître les ressorts les plus intimes de sa personnalité. Pour ce passionné
d’éthologie, le Président est d’abord un formidable combattant. « Il se sent
toujours tenu d’y aller, dit-il. Il a une mentalité biologique des choses.
Comme dans les meutes de chiens ou de loups, il sait qu’à la seconde où il
défaille, le chef est remplacé. » Or, précisément, François Mitterrand n’a pas
envie d’être remplacé. Ni par ses ennemis, ni par ses amis. Quand bien même
le premier d’entre eux s’appellerait-il Laurent Fabius.
Curieux moment que celui où Jacques Pilhan prépare, dans l’ombre, la
renaissance mitterrandiste. Rarement dans l’histoire de la Ve République,
l’ancien et le nouveau se sont autant entremêlés. Rarement le vacarme du
combat politique se sera mélangé, avec une pareille complexité, au cliquetis
discret de petits faits apparemment anodins. L’opinion française est en train
de changer à bas bruit. A la certitude qu’il a d’avoir trouvé pour François
Mitterrand le bon positionnement s’ajoute, chez son conseiller, la conviction
que, pour comprendre la France, il faut se débarrasser de toute certitude. Là
est la véritable urgence : comprendre ce qui bouillonne dans le grand magma
de l’opinion publique.
Parfois, ça pue, et Jacques Pilhan a envie de se boucher le nez. Parfois,
c’est frais, et l’excitation du chasseur est alors à son comble. Pour sentir ces
mouvements et ces odeurs du temps, il y a maintenant à Temps public une
petite machine qui tourne vite et bien. Le patron est toujours aussi speedé. Il
continue à mener son petit monde dans un mélange d’exigence folle et de
décontraction apparente. Jacques Pilhan, avec Jean-Luc Aubert, s’est acheté
des costumes neufs et mieux taillés. Il a renoncé à l’alcool au repas de midi.
Les nouveaux clients affluent, comme prévu. Avec le succès, il lui arrive
même de devenir parano.
Depuis qu’il a surpris Jean Montaldo, ce spécialiste du libelle
antimitterrandiste, en train de fouiller dans ses poubelles, Jacques Pilhan, déjà
d’un naturel méfiant, a appris à domestiquer son tempérament quelque peu
bordélique. Régulièrement, il fait venir des « dératisateurs », chargés de
vérifier que les murs de son agence n’ont pas d’oreilles. Les cartouches des
machines qui servent à taper les notes destinées au Président sont
immédiatement mises au coffre. Sa secrétaire, Anne Lavollée, a ordre de
vider ses poches tous les soirs afin de vérifier que le moindre papier a été
immédiatement détruit. De toute façon, Jacques Pilhan n’aime que le
classement par le vide. Il jette sans complexe. Ses archives, voilà longtemps
qu’il les a rangées dans le seul endroit qui lui inspire confiance : son cerveau.
Trois Pilhan cohabitent dans la même tête. Il y en a un qui invente Jupiter
à l’Elysée. Et puis un deuxième qui imagine, qui lance des hypothèses et
s’amuse à voir comment elles retombent : et si l’on proposait à François
Mitterrand de dissoudre l’Assemblée pour prendre tout le monde de court ?
Et si l’on faisait entrer au gouvernement, avec la responsabilité de la
Formation, Gilbert Trigano, le fondateur du Club Méditerranée ? Et si on
faisait de Danielle Mitterrand un personnage de la vie publique qui sache ne
pas pleurer quand un collaborateur de l’agence, au cours d’une séance de
média-training, l’interroge avec la vivacité d’un journaliste ordinaire ?
Et puis, derrière l’écume, il y a le dernier Pilhan. Celui qui sait qu’avant
de chasser pour François Mitterrand, il faut savoir flairer. Ordre, sécurité,
compétence. Dans les éprouvettes de Temps public, ce triptyque réapparaît
sans cesse. Il signe la mort de la pensée 68. C’est celle de Jacques Pilhan. Et
alors ? Cet esprit libertaire et un brin aristo n’est pas du genre à se laisser
entraver par ses préférences personnelles. L’opinion réclame des valeurs. Les
catégories idéologiques d’autrefois sont obsolètes. Les institutions partisanes
qui les incarnaient sont progressivement rejetées. L’image et l’émotion
supplantent l’écrit et la réflexion. Le mouvement et les réseaux contestent les
partis traditionnels. Pourquoi donc résister ? Et d’ailleurs, comment pourrait-
on faire si on en avait eu jamais l’intention ?
Pour Jacques Pilhan, la grande affaire n’est pas de contester l’inéluctable
mais d’inscrire François Mitterrand dans des courants qui, au final, le servent.
Tout peut être détruit et contesté pourvu que, au bout du compte, ces
nouvelles tendances viennent s’agréger autour du Président-Jupiter. Système
amoral ? A coup sûr. Système sans principe ? C’est moins sûr. Système sans
efficacité politique ? Sûrement pas. Pilhan ou l’art de la transfiguration. On
est là au cœur de son métier. Le neuf, quelle que soit sa nature, n’a pour lui
d’intérêt que pris à la racine et réintroduit, illico, dans le logiciel présidentiel.
Quand on sait la culture de François Mitterrand, on comprend aisément que
cet art de l’alchimie l’ait à ce point séduit.
La question nationale est, sans conteste, celle sur laquelle Jacques Pilhan
travaille avec le plus de soin, au cours de l’hiver de 1984-1985. C’est la
quintessence de tout. Celle qui lie la gerbe et rassemble toutes les questions
du moment. D’où la problématique du chef et de l’énergie, dans un projet qui
ne sépare jamais la modernisation nécessaire et des mobilisations
indispensables. D’où aussi l’attention portée à l’action de deux des nouveaux
ministres de Fabius : Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement. L’un comme
l’autre incarnent une facette du rôle régalien de l’Etat. Protéger, à l’Intérieur.
Instruire, à l’Education. Il y a là une charge symbolique potentielle à laquelle
Jacques Pilhan ne peut rester insensible.
Vu le caractère et les méthodes de Pierre Joxe, il est illusoire d’imaginer
qu’un communicant extérieur au cercle des amis du ministre puisse
s’introduire place Beauvau. A quoi bon, d’ailleurs, puisqu’il n’y a pas grand-
chose à redire à son action ? Avec Jean-Pierre Chevènement, en revanche,
Jacques Pilhan va vite trouver le point d’entrée attendu. Question de réseaux,
sans doute. A Temps public, le ministre de l’Education dispose d’un
correspondant de choix en la personne de Marc-Antoine Lorne qui a milité
dans son courant et a déjà eu l’occasion de travailler pour lui, à Belfort. Mais
cela n’explique pas tout. De même qu’il est sensible au charme rugueux de
Gaston Defferre, Jacques Pilhan a un petit faible pour l’indépendance d’esprit
de Jean-Pierre Chevènement et sa manière de sortir sans complexe des
canons de la pensée officielle. L’intéressé – cela ne gâche rien – n’est pas
indifférent à la douce ivresse d’une médiatisation réussie. Les deux hommes
sont sur la même longueur d’onde, sur un plan idéologique. Roulez jeunesse !
Lorsqu’il arrive rue de Grenelle, en juillet 1984, Jean-Pierre
Chevènement a pour mission de refermer au plus vite les plaies de la guerre
scolaire. Mais son horizon ne s’arrête pas là. Il rêve aussi de remettre la
machine scolaire à l’endroit, après les expérimentations hasardeuses héritées
de Mai 68. Dans la mise en forme de cette nouvelle politique éducative, le
rôle de Jacques Pilhan, en sous-main, va vite se révéler décisif. « Lire,
compter, écrire. » Le célèbre triptyque chevènementiste est le plus beau
slogan publicitaire de la période. Pour Temps public, cela se prolongera par
une énorme étude qualitative destinée à mieux saisir les attentes des écoliers
et des lycéens, et par une opération de communication appelée « le train de
l’éducation ». Il en ressort que dans les salles de classe on réclame désormais
des professeurs qui soient aussi des maîtres. Aux yeux de Jacques Pilhan, ce
n’est pas une surprise. Quand il réfléchira plus tard au casting du nouveau
mitterrandisme, Jean-Pierre Chevènement aura longtemps une place de choix.
Avec le ministre de l’Education, il vérifie que, pour faire du neuf, il faut
parfois faire un détour par un prétendu archaïsme et que l’invention de la
modernité suppose une claire conscience des racines. Une fois encore, c’est le
chercheur de symbole qui pointe le bout de son nez.
Le mâle dominant
La suite, c’est un piège magistral qui, en moins de trois mois, va se
refermer sur Jacques Chirac et inverser, du même coup, les rapports de forces
au sein de l’exécutif. Le Premier ministre ne s’en remettra jamais. Le
14 juillet 1986, c’est le candidat à la future présidentielle qui laisse ainsi
échapper toute chance de victoire. Qui a inventé la manœuvre ? Qui le
premier a imaginé qu’il fallait d’abord endormir Jacques Chirac pour qu’il
s’engouffre, apparemment sans résistance, dans des projets économiques et
sociaux plus caricaturaux les uns que les autres ? Qui a compris que, pour
mieux l’enfumer, il fallait lui faire croire qu’il avait le champ libre sur la
scène intérieure et que les seules chausse-trapes viendraient de
l’international ? Qui, enfin, a eu l’idée perverse d’engager le fer un jour de
fête nationale, lorsque l’atmosphère est au rassemblement, avec le refus,
exprimé en direct à la télévision – et sans coup de semonce –, de signer les
ordonnances de privatisation ?
A l’évidence, tout cela porte la marque de François Mitterrand qui, pour
ce type d’opération, n’a guère besoin qu’on l’aide. Mais à l’évidence aussi,
tout cela a été béni par Jacques Pilhan, metteur en scène sourcilleux d’une
pièce entièrement écrite dans le bureau présidentiel. Dans les semaines qui
ont suivi le changement de majorité, les artificiers de Temps public se sont
attachés à rédiger la nouvelle « charte de communication » de François
Mitterrand, en temps de cohabitation. Le 24 avril, elle est prête dans ses
grandes lignes. « Intégrisme démocratique », « gestion de l’absence »,
« préparation d’une demande de retour » : tels sont ses axes principaux. « Le
leader est absent mais il émet sur un mode très signifiant et cela génère
frustration et désir », explique Jacques Pilhan. « Il convient de sortir
provisoirement de la télé, lieu de vulgarité, pour restaurer les médias chauds,
telles la radio et la presse écrite », ajoute-t-il. Ce qui suppose aussi qu’il sache
adopter « un style insolent et subversif » et qu’il montre qu’il incarne « la
règle » face aux « séculiers » du gouvernement.
En sortant de chez le Président, le jour où il était allé lui présenter cette
nouvelle « charte », Jacques Pilhan fait une confidence à Jean-Luc Aubert :
« Il faudrait qu’il refuse de signer quelques ordonnances. » On est alors à la
fin mai et le compte à rebours vient de commencer sans que, à Matignon, on
sente venir le coup. L’opération n’est pas aussi facile qu’on a pu le dire, après
coup. D’un point de vue constitutionnel, elle est jouable, mais d’un point de
vue politique, elle est risquée, compte tenu du rapport de forces avec la
droite. Face à l’opinion surtout – et c’est là qu’intervient l’expertise de
Jacques Pilhan –, elle peut avoir l’effet d’une bombe explosant au nez de
celui qui l’a fabriquée.
Comment en effet expliquer aux Français que l’avenir de quelques
entreprises industrielles et bancaires – aussi puissantes soient-elles – mérite
qu’on entame le contrat, signé sous leurs yeux, entre les deux têtes de
l’exécutif ? Comment assumer une crise au sommet de l’Etat dont rien ne dit
qu’elle ne débouchera pas sur la mort de la cohabitation ? Et dans ce cas,
quelle attitude adopter pour justifier ce qui risque d’apparaître comme une
perte de maîtrise chez un Président pourtant « garant de l’essentiel » ?
Comme d’habitude, c’est dans les sondages – « quantis » et « qualis » –
que le patron de Temps public va trouver un début de solution au problème
qui lui est posé. Sans doute les Français, comme l’écrit toute la presse,
plébiscitent-ils la cohabitation. Ce mariage des contraires est un rempart
contre l’extrémisme et une garantie de modération qui répond à leurs
aspirations. Mais, explique Jacques Pilhan, derrière cette approbation de
façade, on sent monter une inquiétude à l’égard de projets gouvernementaux
jugés contraires aux principes d’égalité. Tout cela est encore diffus. Si le
Président doit porter le fer, c’est bien évidemment en relayant ces craintes. Et
en enfilant du même coup ses habits de « garant de la cohésion sociale ».
Son intervention dans le dossier des privatisations de sociétés, dont
certaines sont publiques depuis la Libération, ne tape donc pas à côté de la
plaque. Il réaffirme ainsi son rôle protecteur, attendu par l’opinion, tout en
faisant vibrer une fibre gaullienne. Ce qui est une façon habile de reprendre
son statut de Président jupitérien. Le coût de l’opération ? Quand François
Mitterrand interroge Jacques Pilhan, à la fin juin, celui-ci ne lui cache pas
qu’il peut être lourd, même si la crise, au final, n’emporte pas avec elle la
cohabitation. « Avez-vous le choix ? ajoute-il cependant. Mais si vous restez
inerte, au moment où le gouvernement fonce tout droit dans le mur, vous ne
serez plus qu’une conscience momifiée et, à la rentrée, Raymond Barre
ramassera la mise. » Entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre. Dans
cette partie d’échecs, c’est une fois encore la perspective de la présidentielle
de 1988 qui explique le comportement des joueurs. C’est le vrai paradoxe
d’une opération qui va secouer la cohabitation pour ne pas laisser d’espace
politique à celui qui en est le principal contempteur !
Début juillet, François Mitterrand est à New York pour assister aux
cérémonies du centenaire de la statue de la Liberté. Une semaine plus tard, il
est en visite officielle à Moscou. « Tonton » parmi les grands ! Le hasard du
calendrier diplomatique a bien fait les choses. Alors que le Président
s’apprête à descendre sur la scène politique intérieure, le sourire aux lèvres et
la dague à la main, les images d’un défilé naval sur l’Hudson, avec Ronald
Reagan, ou d’un décollage de fusée à la Cité des étoiles, avec Mikhaïl
Gorbatchev, ont un effet apaisant qui ne sera pas de trop quand arrivera le
choc.
Tandis que le Président voyage, Jacques Pilhan, à Paris, fixe les derniers
détails de l’embuscade. Yves Mourousi, puisque c’est lui qui officie
traditionnellement sur TF1, le 14 juillet, est discrètement mis au parfum.
Dans le système Temps public, il est désormais une pièce essentielle. « Avec
lui, pas besoin de faire un dessin, reconnaît Jacques Pilhan. Il comprend au
quart de tour et il a même l’art d’optimiser les lignes qu’on lui suggère. » A
Temps public, on a également décidé que l’interview, cette fois-ci, n’aurait
pas lieu dans les jardins de l’Elysée mais dans le bureau de François
Mitterrand. Sur fond de drapeaux tricolores. Tout est fait pour présidentialiser
l’événement.
Le jour de la fête nationale, en fin de matinée, le chef de l’Etat quitte la
tribune où il vient d’assister au défilé militaire, à côté du Premier ministre. A
quelques centaines de mètres de là, Jacques Pilhan l’attend à l’Elysée.
Maquillage et ultimes réglages. A l’heure du déjeuner, le Président est en
piste. Un petit tour de chauffe, signé Mourousi, et c’est parti ! François
Mitterrand, pour justifier son refus de signer les ordonnances, n’oublie pas un
mot de son texte. Sa « conscience », « l’indépendance nationale », les grands
« principes » constitutionnels et, même, « la main de l’étranger »… Le
déroulé est parfait. Pour montrer sa grande magnanimité, le Président se paye
le luxe d’indiquer au Premier ministre la voie pour s’en sortir. Passez donc
par le Parlement où vous disposez d’une majorité fidèle et disciplinée !
La foudre est tombée mais, comme l’a conseillé Jacques Pilhan, elle est
enrobée de guimauve et de bons sentiments, afin que le téléspectateur
décrypte lui-même le sens de l’événement. A la fois geste protecteur, « acte
d’autorité dédramatisée » et rappel à l’ordre, sans intention homicide
explicite. Lorsque l’émission se termine, le maître de Temps public confie
avec un brin de cruauté : « On sait à nouveau qui est le mâle dominant. » Il ne
reste plus qu’à savoir comment va réagir le mâle dominé. Quand celui-ci
envoie, le soir même, à la télévision Edouard Balladur, ministre de
l’Economie mais surtout grand théoricien de la cohabitation, il est clair que la
guerre est évitée.
Le 17 juillet, Jacques Chirac s’invite sur les trois chaînes à 20 heures
pour confirmer qu’il s’incline afin de ne pas provoquer « une crise
politique ». Jacques Pilhan assiste à cette reddition, depuis l’Elysée, en
compagnie du Président. Sur la forme comme sur le fond, décidément, le
Premier ministre est « nul ». Il est tombé dans le premier trou qu’on a creusé
sous ses pas et, en plus, il invite les Français à assister en direct à ce gadin
politique qui en annonce tant d’autres. Pour Jacques Pilhan, c’est une
invitation à creuser davantage. Et encore plus profond !
11
Jospin, « un homme, un vrai »
Cogner Le Pen
Le PS est « une pâte molle informelle » à partir de laquelle il s’agit
d’élaborer « un fromage attrayant ». Comme François Mitterrand, deux ans
auparavant, à l’heure du « Vieux Pané » ! Le temps passe mais l’approche
marketing, elle, ne change pas. Si la guerre de la cohabitation ne mobilisait
pas l’essentiel de son énergie, Jacques Pilhan aurait volontiers poursuivi le
travail entamé, durant l’été, sur le repositionnement du PS. Oui mais voilà, il
y a urgence et dans ce cas-là, à Temps public, on va au plus simple. « Les
barons du socialisme », comme hier les barons du gaullisme, sont des poids
morts. Laurent Fabius est aux abonnés absents. Michel Rocard se tait. Le PS
ne dit plus rien. C’est un parti usé. Le premier secrétaire, malgré ses défauts
et ses limites, est le seul qui, aux yeux de Jacques Pilhan, soit en mesure de
favoriser cette articulation indispensable entre l’Elysée et Solferino. Va donc
pour Jospin…
C’est ainsi que, progressivement, Temps public devient une succursale de
la jospinie. Jacques Pilhan et le premier secrétaire sont désormais en contacts
quasi quotidiens. Les média-trainings se multiplient, dans les sous-sols de
l’agence. Dans le courant de l’année 1987, cette collaboration prend un tour
très concret qui souligne, du même coup, sa véritable nature. Tout commence
avec le congrès du PS, prévu à Lille, au début du mois d’avril. Pour Lionel
Jospin, ce rendez-vous doit être l’occasion d’une mobilisation militante, à un
an de la présidentielle, et d’une émancipation personnelle vis-à-vis des
éléphants de son parti. Dans cette double ambition, il a le soutien complet de
Jacques Pilhan. Dès le début février, les grandes lignes du congrès sont
examinées à Temps public. En présence d’Elisabeth Jospin. Ce qui facilite
naturellement le travail. Décor, discours, scénographie : rien n’est oublié, et
c’est à cette occasion que germe l’idée de transformer la dernière journée du
congrès, le dimanche matin, en un grand meeting de soutien au président de
la République, animé par le premier secrétaire.
Le 2 avril, juste avant de partir pour Lille, Lionel Jospin passe l’après-
midi entier cours Albert-Ier où Jacques Pilhan, crayon à la main, corrige le
texte intégral de ses interventions. Pour la première fois de sa carrière, Lionel
Jospin ne se contente pas d’un simple schéma de discours, rédigé dans
l’urgence. Mieux – ou pis encore, si l’on se souvient de ses anciens réflexes !
–, il accepte qu’un homme de com s’immisce sans complexe dans le déroulé
d’un congrès, quitte à peser sur la stratégie de son principal dirigeant. « Il
faut que ton style soit serré, précis », lui dit Jacques Pilhan qui ajoute en
souriant : « Cette fois-ci, tu peux dire moi-je. Tu es le chef. Montre-le. »
Dans la promotion de Lionel Jospin, le maître de Temps public intervient
une seconde fois en juin 1987, à l’occasion d’un débat qui, lui aussi, marque
une rupture. Voilà plusieurs années que Jean-Marie Le Pen s’est installé dans
le paysage politique français. Il a fait sa première percée lors des européennes
de 1984. Ses prestations à la télévision – favorisées en sous-main par l’Elysée
– sont autant de shows qui dopent l’audience des chaînes. Depuis un an –
merci la proportionnelle ! – il dispose d’un groupe à l’Assemblée nationale.
Mais il reste un paria avec lequel aucun leader politique de dimension
nationale n’accepte de débattre dans un face-à-face.
Le 2 juin, lors d’une séance de travail à Temps public destinée à fixer sa
stratégie pour les mois à venir, c’est précisément cet ostracisme que Lionel
Jospin propose de remettre en question. « Il faut démasquer Le Pen. Non pas
en l’interrogeant, comme le font les journalistes. Mais en l’affrontant en
direct. Sur le terrain politique. » Ce jour-là, le premier secrétaire ne tourne
pas autour du pot : « J’ai envie de me le payer. » Cela tombe bien. Jacques
Pilhan est dans le même état d’esprit. Depuis quelque temps, il a visionné
l’ensemble des émissions dans lesquelles s’est produit le leader d’extrême
droite. Il a observé sa manière inimitable d’entraîner ses interlocuteurs sur
son propre terrain et de les impressionner, fût-ce par des menaces implicites.
Pour casser ce système, il faut changer de registre. Taper fort. Prendre des
risques. Comme toujours !
Avec des raisonnements différents, Lionel Jospin et Jacques Pilhan sont
arrivés à une même conclusion. Le premier secrétaire cherche un duel qui
éclaire et fasse tomber les masques. Le patron de Temps public veut mettre
en scène un choc frontal dont l’existence même signale un coup d’arrêt. L’un
reste pédagogue et l’autre, agitateur de symboles. Encore faut-il que
l’affrontement ne tourne pas au pugilat et surtout que le leader du PS sache
résister à l’homme qui est, à cette époque, le meilleur débatteur du circuit.
Jacques Pilhan déconseille donc le choix d’un média chaud. Avec ses ennuis
thyroïdiens, Lionel Jospin a parfois un regard inquiétant qui passe mal à la
télévision. Sa voix, en revanche, sonne juste à la radio, ce vecteur idéal pour
un débat conçu comme le choc de deux hommes incarnant deux systèmes de
pensée diamétralement opposés.
Le 22 juin 1987, sur RTL, le premier secrétaire du PS et le président du
Front national se retrouvent face à face. Depuis deux semaines, les équipes de
Temps public sont mobilisées pour l’événement. Lionel Jospin n’a pas le
droit à l’erreur. Ses arguments, ses formules, sa ligne de conduite ont été
répétés dans les locaux du cours Albert-Ier. Le patron du PS a bien sûr
sollicité les conseils de ses propres collaborateurs et des secrétaires nationaux
de son parti. Mais, une fois encore, c’est à Jacques Pilhan qu’il a confié
l’essentiel de ses intérêts. Une petite cellule composée de Jean-Luc Aubert,
Elisabeth Jospin, Michelle Rigalleau, la spécialiste maison du média-training,
et du journaliste du Monde Jean-Marie Colombani a été constituée dans
l’urgence. Avec pour mission de décrypter les techniques oratoires du leader
frontiste et d’aider le premier secrétaire à se mettre en bouche ses principaux
arguments.
Juste avant que Lionel Jospin parte pour RTL, dont les studios sont à
portée de fusil de ceux de Temps public, Jacques Pilhan, en vrai coach, lui a
simplement dit : « Tu vas affronter la bête. Tu es le premier qui ose le faire.
Ça sera mis, immanquablement, à ton crédit. » A condition qu’il ne se fasse
pas manger tout cru, évidemment. Quand le débat commence, Jacques Pilhan,
Jean-Luc Aubert et Elisabeth Jospin, agglutinés autour d’un petit transistor,
n’en mènent pas large. Quand il s’achève, ils respirent. Pas de dérapages. Pas
d’improvisation. Pas de KO donc.
Le leader du FN l’a joué classique en diable. Que le débat ait lieu
suffisait sans doute à son bonheur. Lionel Jospin a concentré ses tirs sur la
question sociale : « Votre programme, c’est mort aux faibles. » Il a plaidé en
matière de sécurité pour un juste équilibre entre prévention et répression. Là
non plus, guère de surprise. Le premier secrétaire a fait mieux que se
défendre. Que demander de plus ? « La bête », comme dit Jacques Pilhan,
n’est donc pas intouchable. L’émission n’est pas terminée depuis un quart
d’heure que Lionel Jospin et son staff déboulent à Temps public. Champagne
pour tout le monde !
Fin de la partie ? Pour Jacques Pilhan, ce n’est pas aussi simple. Imagine-
t-il déjà d’autres matchs, d’autres chocs avec Le Pen ? Réfléchit-il au casting
d’un affrontement, cette fois télévisé, qui pourrait mettre en difficulté le
leader d’extrême droite dans un corps-à-corps plus physique et plus brutal
encore ? Pour cela, il faudra attendre Bernard Tapie et la fin des années
quatre-vingt. « Nanar », après « Lionel ». Quelle histoire ! En cette fin
d’après-midi du 22 juin 1987, alors que la jospinie se congratule, une autre
aventure, toutefois, se poursuit, dont le héros s’appelle François Mitterrand.
Elle éclaire du même coup l’émission de RTL sous un jour différent. Loin
des problèmes d’affirmation d’un premier secrétaire.
Une simple feuille de papier avec une date, une heure et quelques mots
laconiques. En ce soir de second tour de la présidentielle, ç’aurait dû être un
communiqué de victoire. C’est, en fait, un avertissement. « 8 mai 1988,
21 h 05. Je crois qu’à partir de maintenant nous allons gêner. » Dans
l’hélicoptère qui ramène François Mitterrand à Paris, le bruit est infernal.
Difficile de s’entendre et puis, surtout, il y a des réflexions qu’il vaut mieux
ne pas partager à voix haute. Gérard Colé a du flair1. Il a aussi la prescience
du danger. Il vient d’écrire ce que Jacque Pilhan pense tout bas. Drôle de
moment. « Le Tonton » a gagné. Le voici reparti pour sept ans. Mais ceux qui
ont été les artisans de son triomphe devinent déjà que les ennuis commencent.
A Château-Chinon, quelques heures plus tôt, l’ambiance était
étonnamment fraîche. Jacques Pilhan a eu toutes les peines du monde à voir
François Mitterrand. Juste avant le décollage, celui-ci a quand même trouvé
le temps de s’isoler avec ses deux conseillers. Qui pour Matignon ? Comme
en mars 1986, au lendemain des législatives, ils ont répondu d’une seule voix.
Hier, c’était « Chirac, bien sûr ». Désormais, c’est « Rocard, bien entendu ».
A l’époque, François Mitterrand avait souri. Ce choix-là était aussi le sien et
il l’excitait. Aujourd’hui, l’évidence rocardienne a le don de l’énerver. Le
Président comprend les arguments de Jacques Pilhan et Gérard Colé : le
changement dans la continuité, la nécessité du rassemblement dans la ligne
de la France unie. Mais, au fond de lui-même, il ne les admet pas. S’il a
écrasé Jacques Chirac, ce n’est pas pour se voir imposer un Premier ministre
qu’il déteste d’autant plus que celui-ci appartient à sa propre famille d’esprit.
S’il a brigué un second mandat, c’est pour être libre. Malheur à ceux qui
ramènent Dieu au sens des réalités.
Dans la relation de Jacques Pilhan avec François Mitterrand, quelque
chose vient de se fissurer. Déjà, au cœur de la campagne, le premier avait
senti, sinon une gêne, du moins l’esquisse d’un malaise. Longtemps, son
plaisir avait été d’être « un artiste ». Et voilà soudain qu’on l’utilisait comme
une sorte de « porte-flingue » chargé, au milieu de tant d’autres du même
acabit, d’exécuter les basses œuvres du candidat. Le « stratège » avait été
ravalé, progressivement, au rang de « sicaire ». Pis encore, à ses yeux, il avait
perdu ce statut très particulier de conseiller de luxe, consulté en secret et dont
l’influence tenait précisément à la discrétion de ses préconisations. En
quelques semaines, Jacques Pilhan avait été vu, repéré, manipulé aussi.
« Attention à ne pas apparaître comme les nouveaux Juillet et Garaud du
régime », avait-il confié à son vieux complice, Jean-Luc Aubert. Mais
comment résister à cette pente quand la bataille fait rage, quand l’heure n’est
plus à la subtilité et que le prince lui même se croit suffisamment puissant
pour ne plus écouter qu’une seule voix : celle de son bon plaisir.
Fatigue, dépression, déception. Tel est le cocktail du 9 mai au matin. On
a gagné. Mais pour quoi faire ? En moins d’une semaine, Jacques Pilhan,
enfermé dans son bureau du cours Albert-Ier, assiste impuissant à une
distribution des rôles et des prébendes dont il ne comprend pas la logique. Le
Président ne l’écoute plus. C’est à peine s’il lève la tête quand il vient, à
l’Elysée, lui proposer une stratégie en phase avec les enjeux du moment.
D’ailleurs, qui François Mitterrand écoute-t-il vraiment ? Plutôt que de
construire, il joue. Au milieu des contraintes – car il y en a encore quelques-
unes ! – il embrouille. Diviser pour régner : quel drôle de programme quand
on est Dieu et qu’on a une des plus belles donnes de l’histoire de la
Ve République. Jacques Pilhan a beau dire qu’il se sent libéré depuis qu’il a
rempli sa mission en permettant à son client préféré de rempiler pour sept
ans, un tel gâchis est un crève-cœur.
S’il ne tenait qu’à lui, François Mitterrand resterait fidèle à la ligne qui
lui a permis d’être réélu. La France unie à l’Elysée. Michel Rocard à
Matignon. Un gouvernement sans les vieux barons du PS. Pas de dissolution
dans l’immédiat. Ouverture au centre. Création d’un vrai « parti
mitterrandiste ». Or, ce projet-là – le seul qui, à ses yeux, justifie un nouveau
septennat – est écarté avant même qu’il ait eu l’audace de l’exposer. Pour le
Président, l’essentiel n’est pas de rebattre les cartes mais de compliquer la
partie. Ce sera donc Michel Rocard comme Premier ministre, seule
concession à l’humeur de la période. Et pour le reste, un gouvernement de
fidèles dont Lionel Jospin, à l’Education, est le vrai numéro 2, et Pierre
Bérégovoy, aux Finances, le verrouilleur en chef. La petite ouverture voulue
par l’Elysée se résume à une suite de débauchages individuels. A la tête du
PS, enfin, le Président entend bien installer son cher Laurent Fabius. La
dissolution est au bout du chemin. Rien que du classique. Jeux d’équilibre, en
interne. Prise d’avantage, en externe. Hélas !
Le samedi 14 mai, dans le bureau de Jean-Louis Bianco, le secrétaire
général de la présidence, François Mitterrand expose son schéma devant
Michel Charasse, Gérard Colé et Jacques Pilhan. Il est d’autant moins disposé
à transiger que, la veille au soir, le courant majoritaire du PS, réuni salle
Clemenceau, au Sénat, a préféré Pierre Mauroy à Laurent Fabius comme
nouveau premier secrétaire du PS. On lui désobéit ? Raison de plus pour
accélérer. « J’ai décidé de dissoudre l’Assemblée nationale. » Cet après-midi-
là, seul Gérard Colé ose expliquer que cet acte est un contresens politique et
qu’il serait sans doute plus habile de laisser les députés de droite –
majoritaires depuis 1986 – faire la démonstration qu’ils rejettent la main
tendue par le champion de la France unie. C’est précisément l’option
défendue par Michel Rocard. Elle est écartée d’un revers de la main. Sans
que Jacques Pilhan sorte de son mutisme.
Il a perdu. Pourquoi livrer des combats inutiles ? Quand le Président est
dans cette disposition d’esprit, le maître de Temps public est d’un surprenant
fatalisme. Le choc frontal n’est pas dans sa manière d’être. Il y a dans son
tempérament quelque chose qui le conduit à apprécier le rapport de forces
avant de se découvrir. Bluffer, il sait faire. Mais quand on n’a qu’un deux de
trèfle entre les mains, mieux vaut passer son tour en attendant que la chance
revienne. Intuitivement, Jacques Pilhan a compris qu’il allait devoir faire le
mort. Laisser du temps au temps, comme dit si bien François Mitterrand.
Tout cela lui rappelle 1981, lorsque, au lendemain de son élection, ce dernier
avait oublié en quelques heures les leçons de sa victoire. Retour des vieux
démons. Jusqu’à ce que les difficultés soient telles que le rappel des vrais
pros s’impose de lui-même. Comme en 1984.
Ce faisant, Jacques Pilhan fait preuve d’un optimisme un peu prématuré.
Il mesure mal que les temps ont changé. François Mitterrand ne cède pas
seulement au plaisir de la surpuissance. Il ne fait pas simplement preuve
d’une certaine ingratitude. Il ne se contente pas d’écarter, sans le dire
ouvertement, ceux qui ont été les acteurs de cette formidable aventure qui
vient de s’achever par sa réélection triomphale. « Sans vous, rien n’aurait été
possible », a dit Pierre Joxe à Jacques Pilhan, au lendemain du 8 mai. Ce
genre de compliment, venant d’un homme qui ne passe pas pour un fervent
admirateur de la communication politique, a le don d’exaspérer François
Mitterrand. S’il a gagné, il ne le doit qu’à son seul talent. Ceux qui l’ont vu à
l’heure du doute, ceux qui ont été les témoins de ses anciennes faiblesses
doivent être écartés. Au moins provisoirement.
Ça n’a l’air de rien. Le signe, pourtant, n’est pas anodin. Jacques Pilhan a
changé de cantine. Fini Chez Francis, près du pont de l’Alma, à deux pas de
Temps public. Désormais, il déjeune presque tous les jours chez Laurent, sur
les Champs-Elysées, à quelques mètres de la présidence, tandis que, le soir, il
oublie les bonnes vieilles bouffes entre copains pour des dîners plus guindés
où se mélangent affaires et mondanités. Autre monde, autre vie. Chez Francis
était une brasserie. Un lieu de passage, volontiers anonyme. Laurent est un
petit théâtre où les grands – ou prétendus tels – de la politique, de la presse et
de l’entreprise se saluent de loin, d’un simple hochement de la tête. On se
connaît, on se reconnaît. On fait même semblant de s’apprécier. Les
conversations sont feutrées. Ici, tout est d’apparence. Même la discrétion.
Jacques Pilhan adore. Depuis la présidentielle de 1988, il se plaint d’être
« vu » et de ne plus pouvoir exercer son métier comme avant. Au calme et
dans l’ombre. C’est le même homme, pourtant, qui arpente sans complexe les
scènes, un tantinet frelatées, où s’exhibe la comédie du pouvoir. Le maître de
Temps public s’habille désormais comme un milord. Son tailleur est
londonien. Sa mise est impeccable, même s’il a pris du ventre en arrêtant de
griller – sur les conseils de Tapie ! – ses trois paquets de cigarettes
quotidiens. Il roule en limousine avec chauffeur, en écoutant à tue-tête des
cassettes de Janis Joplin ou en se débattant avec des téléphones qui ne
marchent jamais. Les finances de son agence sont régulièrement dans le
rouge. Mais tant pis. Jacques Pilhan aime l’argent. Il en gagne beaucoup et le
dépense sans compter. Le joueur est devenu jongleur.
Au début de 1990, Jacques Pilhan a quarante-sept ans. Dans quelques
mois, il fêtera le premier anniversaire de son septennat, à Temps public, dans
l’ombre de François Mitterrand. L’époque, dit-il, est « louis-philipparde ».
Dans ses éprouvettes, il voit apparaître « un pays qui se radicalise à droite ».
Malgré de bonnes performances économiques, « il y a, en France, une perte
spectaculaire de références identitaires ». Les mots de la période donnent la
mesure de cette situation, ô combien dangereuse : « Pour la politique, c’est
dominer. Pour la finance, c’est posséder. Pour les médias, c’est éblouir. Pour
les Français, c’est être protégés. » Peut-être Jacques Pilhan est-il, sans en
avoir une claire conscience, à l’image de son temps. C’est dans ce contexte-là
qu’il va entamer à bas bruit une nouvelle aventure dont il espère qu’elle le
conduira, non plus seulement au sommet de l’influence, mais au faîte de la
puissance.
Voilà plusieurs années qu’il a appris à flairer ce monde de la finance et de
l’entreprise dont il ignorait l’essentiel lorsqu’il s’est engagé au service du
Président. Pour vivre, Temps public ne peut se contenter du généreux contrat
signé avec l’Elysée. Ce système-là frise le trafic d’influence à une époque où
la politique vit encore sous le règne artisanal des valises de billets. A partir de
la fin des années quatre-vingt, il change de braquet – sinon de nature – sous
une double influence. La première est presque mécanique. François
Mitterrand a été réélu. La gauche tient à nouveau tous les leviers de l’Etat.
Temps public est le ministère officieux de l’information. Mais il y a mieux.
Etre vu, c’est aussi être reconnu, et cela n’a pas que des inconvénients. Des
hommes qu’on n’imaginait pas pouvoir séduire viennent désormais frapper à
la porte du cours Albert-Ier. C’est la vraie facture de la gloire, gênante dans la
gestion de la communication présidentielle mais combien rentable pour les
comptes d’une boutique dont les besoins sont sans limites.
A sa manière, François Mitterrand – sans parler de Michel Rocard –
encourage le mouvement. La récompense pour services rendus est dans ses
habitudes. Avant d’offrir la présidence du Loto à Gérard Colé, il a évoqué
devant lui le Conseil d’Etat et même le secrétariat d’Etat au Commerce
extérieur. Un jour, Jacques Pilhan est rentré stupéfait à l’agence. « Le Tonton
me propose une circonscription dans la Nièvre, dit-il à Jean-Luc Aubert. Tu
crois qu’il rigole ? » Va savoir ! Quand il rêve, en tout cas, le maître de
Temps public ne se voit pas député. D’autres puissances, toutes financières,
l’excitent bien davantage.
Jacques Pilhan a un instinct très sûr. Son « grand tour » est une sorte de
résumé de la république des affaires. Bien sûr, il y a des stations annexes,
publiques (RATP, Air France) et privées (Accor). Mais quand on passe à
l’essentiel, quelle vista ! On commence par la Caisse des dépôts que préside
Robert Lion, bientôt intégré dans le portefeuille des clients de Temps public.
Puis on fait un tour du côté d’Elf où François Mitterrand a installé Loïk Le
Floch-Prigent. Jacques Pilhan ne fait pour l’instant que planter des jalons. Il
s’occupe des affaires compliquées de la première épouse du président du
groupe. Il devient également l’ami du nouveau directeur aux Affaires
générales. Un dénommé Georges Sirven, qui sait tant de choses sur les
réseaux français et africains et qui les raconte si bien lors de dîners réguliers
dans une trattoria de la rue Marbeuf.
Dans ce petit monde, Jacques Pilhan nage comme un poisson dans l’eau.
Amusement, curiosité, intérêt. Comme d’habitude. En politique, il aime
l’odeur de la poudre. Dans les affaires, c’est plutôt celle du soufre. Avec
toutefois des limites. En janvier 1990, il accepte de déjeuner au Crillon avec
deux proches de Mikhaïl Gorbatchev dont les projets ne sont pas que
diplomatiques. Ça n’ira pas plus loin. Etre en relation avec le milliardaire
rouge du PC, Jean-Baptiste Doumeng, suffit à son bonheur. Jacques Pilhan
accepte également de donner un sérieux coup de main à son ami Colé pour
sortir le Loto, rebaptisé Française des jeux, de sa douce léthargie. L’opération
est une belle réussite. Tout au moins financière. Cet univers du jeu excite le
maître de Temps public. Avec son vieux complice, il s’amuse comme un fou.
Mais lorsque ce dernier lui propose un contrat en bonne et due forme, il
refuse. « Trop dangereux, glisse-t-il. Trop de coups à prendre. »
Une grille qui s’ouvre lentement puis se referme sans bruit. Derrière elle,
un grand parc, bordé de saules et débordant de roses. Un petit étang où
circulent des cygnes. La bâtisse principale est un ancien moulin qui a
longtemps fait office de maison de passe. Ici, tout semble fait pour le calme,
le luxe et la volupté. Jacques Pilhan s’est installé à Trézan, près de
Malesherbes, dans le Loiret, juste après la présidentielle de 1988. C’est là
qu’il se ressource. C’est là qu’il se détend. C’est là aussi qu’il s’amuse. Le
maître de Temps public est un homme à tiroirs qui ne trouve sa stabilité que
dans une gestion toute personnelle de ses réseaux d’amitié et de ses circuits
de pouvoir. Il cloisonne. Il distingue. Et c’est pour cela qu’il éprouve à
présent le besoin de poser, dans sa vie, des repères qui sont les lieux de sa
géographie intime.
La grande scène parisienne est un théâtre d’ombres. Il en connaît tous les
recoins. Ses restaurants où il faut être vu. Ses cercles où il faut être reconnu.
Pour ne pas sombrer dans cet univers d’apparence, Jacques Pilhan a préservé,
coûte que coûte, ses anciennes thébaïdes : un bureau, cours Albert-Ier, et un
appartement, rue Joseph-Barrat, à deux pas du jardin du Luxembourg. L’une
est réservée au premier cercle de ses collaborateurs et à des interlocuteurs
triés sur le volet. N’y entre pas qui veut. L’autre est entièrement consacrée à
sa famille, ou plutôt à ses femmes – Michèle et Marie –, dans un huis clos qui
ne souffre guère d’exceptions. A tel point d’ailleurs que certains de ses amis
ignorent jusqu’à l’adresse de son domicile privé.
Dans ce paysage-là, le moulin de Trézan est bien davantage qu’une
résidence secondaire pour cadres parisiens en surchauffe. Avant d’en faire
l’acquisition, Jacques Pilhan possédait près de Fontainebleau une ferme où il
avait déjà pris l’habitude de réunir, le temps d’un week-end, ses amis les plus
proches, dans une atmosphère joyeusement déjantée. Dès qu’il en a eu les
moyens, après la création de son agence, le maître de Temps public n’avait eu
de cesse qu’il ne s’aménage un refuge campagnard. Rien de bien original.
Mais, en 1988, c’est un autre Pilhan qui soudain se manifeste au grand jour.
La légende veut qu’un riche Japonais, désireux d’agrandir à tout prix son
domaine pour y installer un golf, ait sorti son chéquier pour offrir à l’heureux
propriétaire de ladite ferme la somme qu’il voudrait bien lui indiquer. C’est
ainsi, par hasard et presque par ricochet, dans un jeu très pilhanesque de
ventes et d’achats croisés, que le conseiller en com de François Mitterrand est
devenu, un jour, seigneur de Malesherbes.
Une autre vie commence. Acheter un ancien bordel ? Quelle farce ! Faire
de ce nouveau domaine le petit théâtre de tous ses plaisirs privés ? Quel
bonheur ! Installer, à une heure de Paris en voiture, une autre scène pour
mêler à sa guise famille, copains, relations de toutes origines et de tout
acabit ? Quelle chance ! C’est ainsi qu’il a toujours fonctionné. Dans une
forme d’excès dont il jouit d’être le grand ordonnateur. Pour être heureux, cet
homme solitaire a besoin d’être entouré, dans une codification du désordre
qui n’appartient qu’à lui. Le bruit, le rire, l’ivresse sont peut-être des rideaux
de fumée. Au sommet de son influence, sinon de sa puissance, le maître de
Temps public a un désir vital de ces subterfuges, en forme de dérivatifs. Pour
cela, le moulin tombe à point. C’est un luxe qui vient combler un vide.
Jacques Pilhan n’est pas du genre à faire les choses à moitié. Il est riche.
Très riche. Il le sera encore plus avec l’aller-retour entre Temps public et
Bélier. Lorsqu’il tirait le diable par la queue, il ne brillait déjà guère par son
sens de l’économie. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il va changer sa manière
d’agir. L’argent, pour lui, n’est pas fait pour être thésaurisé. S’il aime en
gagner, c’est d’abord pour le dépenser. Sans compter et au profit de ceux
qu’il aime. Il y a du Fouquet chez cet homme qui déteste les gagne-petit et les
rentiers. Avec le moulin, il va donner la vraie mesure de ce tempérament.
Rien n’est trop beau. Rien n’est trop grand. Au moulin, les travaux ont
vite commencé. Pour aménager le parc, le nouveau propriétaire fait appel à
l’un des plus célèbres paysagistes de la place de Paris, Louis Benech. Pour
décorer les bâtiments, il songe un moment à Philippe Starck. C’est finalement
Grégoire Tisné, le frère d’un photographe connu à l’époque de la Force
tranquille, qui sera retenu. Jacques Pilhan et sa femme veulent avoir l’œil sur
le moindre détail. Pas d’ancien. Michèle déteste ça. Mais du luxe, à coup sûr.
Il y a dans tout cela un côté « folie des grandeurs ». Avec une piscine
chauffée, une salle de cinéma, une pièce pour le billard et le black-jack, une
cave pleine des plus grands bordeaux. Pour faire tourner la maison, un couple
de domestiques est installé à demeure, avec un cuisinier. Car le moulin, avec
Jacques Pilhan, a retrouvé, en tout bien, tout honneur, sa vocation initiale. Ce
n’est pas une maison où l’on s’enferme entre soi. C’est un vrai lieu de fêtes et
de rendez-vous. Une sorte de phalanstère, réservé aux amis. Aux vrais. Si tant
est que cela existe.
Le maître de Temps public y arrive généralement le vendredi matin pour
n’en repartir que le lundi en fin d’après-midi. Pendant que son épouse peint
dans son atelier, il se consacre à la lecture et à ses rosiers, tout en faisant
découvrir à sa fille les joies de l’éthologie dans l’observation de la vie des
cygnes et des fourmis. Jacques Pilhan n’aime guère les enfants. Sauf la
sienne. C’est un père amoureux et tendre. Quand il est au moulin, il supporte
mal d’être dérangé. L’ère du téléphone portable n’est pas encore arrivée.
Cours Albert-Ier, sa secrétaire filtre les appels et bascule au besoin la ligne,
sans jamais signaler que le patron est dans sa résidence secondaire. Si
nécessaire, celui-ci saute dans sa voiture. Paris, Mitterrand et les autres
clients ne sont jamais qu’à une heure de route.
C’est d’ailleurs ce que Jacques Pilhan répète à tous ceux qu’il convie au
moulin. Ce n’est pas loin. Et puis, surtout, quel accueil ! Trézan a quelque
chose d’un « Relais et Châteaux » pour happy few. On peut y débarquer dès
le vendredi soir. Chaque invité a droit à une chambre digne des plus grands
hôtels avec salle de bains, télévision, linge frais et livres personnalisés sur la
table de nuit. La cuisine est parfaite et les vins d’exception. Entre les dîners,
chacun est libre d’organiser sa vie comme il veut. Il y a un style Pilhan. Avec
lui, tout est codé et rien n’est guindé. Le mélange est étonnant. Dans la
présence et l’absence. Dans le luxe et la simplicité. Dans ce côté parfois
nouveaux riches de vieux soixante-huitards, heureux de côtoyer éminences
roses, stars de la télé, jeunes actrices, journalistes de renom, financiers ou
simples quidams dont l’unique qualité est d’être amis du seigneur des lieux.
Au moulin, on croise immanquablement le noyau dur des vrais potes.
Jean-Martin Cohen-Solal, médecin de la famille Pilhan, socialiste grand teint,
mutualiste de toujours. Mais aussi Jean Glavany, ex-chef de cabinet de
François Mitterrand, devenu député PS des Hautes-Pyrénées, ou Roland
Mihaïl, journaliste média, connu à l’époque du Point. Pour le reste, il faut
être entomologiste pour démêler les fils qui relient Jacques Pilhan à des
personnalités aussi variées que Claude Sérillon et Georges Wolinski,
Jacqueline Chabridon1, Hugues Gall2 et Elsa Zilberstein, Catherine Pégard3 et
Pierre Perret, Jean-Michel Goudard, Jean Todt4, Jean-Pierre Elkabbach, Alain
de Pouzilhac et Olivier Lyon-Caen5, Jean-Noël Tassez6 et Jean-Paul Huchon.
La liste des invités du maître de Temps public est longue comme un Bottin
mondain, brillante comme la vie parisienne, baroque comme seul peut l’être
le carnet d’adresses d’un homme qui aime briser tous les codes et franchir
toutes les frontières.
Pilhan, intime ? Pilhan, secret ? A partir du début des années quatre-
vingt-dix, les week-ends au moulin sont surtout le reflet d’un autre Pilhan. Le
maître de Temps public a presque tout réussi dans sa vie professionnelle. Il
peut offrir à ses proches le train de vie d’un nabab. Il ne compte plus. S’il se
met au régime, c’est pour maigrir et non pour économiser. Il y a du même
coup quelque chose de parfois étrange dans ces soirées à la fois trop riches et
souvent trop arrosées. Comme un bonheur forcé. Comme une manière de
retenir à tout prix – c’est le cas de le dire – l’humeur d’une jeunesse qui s’en
va, celle du temps des copains, de l’insouciance et de la légèreté.
Pilhan l’Africain
Quand il était encore bordelais, Jacques Pilhan imitait volontiers Laurel,
l’alter ego d’Hardy. Désormais, dans les soirées déconnantes qu’il aime
organiser, il se déguise en clown. Les fêtes du moulin disent la permanence
d’un caractère et cette discrète fêlure des hommes qui arrivent à la
cinquantaine. Tous les attributs du bonheur sont autour de la table. Mais pour
quoi faire ? A Trézan, à l’heure du dîner, le samedi soir, les convives
s’installent côte à côte dans une grande pièce surchauffée. Le maître des lieux
est frileux ! La conversation est drôle et légère. Le maître des lieux déteste les
pisse-vinaigre ! La cuisine, la vaisselle, le linge sont raffinés. Le maître des
lieux ne supporte que le luxe !
On mange en musique. Glenn Gould à tue-tête. Au moment du dessert,
tout le monde reprend en chœur du Luis Mariano. Mexico, Mexico. C’est
l’heure d’aller danser. Sur l’air de Zobie la mouche des « Négresses vertes »
que Jacques Pilhan adore. Plus tard, des gens qui jusque-là ne s’étaient jamais
croisés finiront la nuit, comme des amis de toujours, un verre de chartreuse à
la main, autour du billard. Ce sont les mêmes que l’on retrouvera le
lendemain – pas avant 13 heures ! – pour un brunch puis pour des parties de
tennis ou de badminton au cours desquelles le maître de maison fait la
démonstration d’un tempérament teigneux, volontiers râleur mais jamais
rancunier.
Tel est Jacques Pilhan. Si soucieux de sa propre liberté qu’il organise lui-
même celle des autres. Si généreux qu’il ne supporte pas qu’on ose résister à
son amitié. Si serré dans une vie professionnelle à haut risque qu’il
décompresse, loin de Paris, dans un moulin du Loiret où il retrouve, pêle-
mêle, tout ce dont il semble désormais sevré : le calme de la nature, l’ivresse
de la fête. Il fut un temps où il pouvait mener de front ces différentes activités
dans une existence de bohème qui répondait, au fond, à ses véritables
aspirations. On n’en est plus là. Cloisonner, cloisonner toujours. Non plus
tant ses amis ou ses connaissances que les différents compartiments d’une vie
lancée à toute allure. Cela nourrit inévitablement des rêves de fuite. Au
moulin. Ou ailleurs.
Jacques Pilhan n’est pas un grand voyageur. Quand il bouge, c’est pour
chercher un refuge plus que pour découvrir un pays. Direction le soleil.
Longtemps ce fut Ibiza ou la Costa Brava, dans des villas où la tribu Pilhan –
épouse, fille, copains… – s’enfermait sans mettre le nez dehors, si ce n’est
pour aller jouer au casino. Puis vint l’Afrique. C’est Michèle qui l’a voulu.
Elle bronze. Lui grille. A la fin des années quatre-vingt, la Sierra Leone est
une destination très prisée du petit monde de la politique, du show-biz et des
médias.
Sierra Leone, soleil et sable fin. Pays du diamant et des bois précieux. La
guerre civile qui va déchirer le pays ne fait que commencer. Les combats sont
encore loin. A une heure de bateau de Freetown, on est dans un autre monde,
à l’écart de tout. C’est là que Jacques Pilhan a choisi de poser ses valises. Sur
un promontoire en roche volcanique, juste au bord de la mer. Un moulin en
Afrique ? Un refuge exotique ? Bientôt viendra le temps des rumeurs et
même des prétendues notes blanches des Renseignement généraux. Quand un
conseiller en com foule le sol africain, c’est qu’il fait de l’argent avec « les
rois nègres », selon la délicate expression de la profession. Et quand, en plus,
il fréquente les dirigeants d’Elf, c’est nécessairement qu’il traficote, dans un
sens ou un autre. Jacques Pilhan l’Africain est un homme désormais trop
influent, aux relations trop interlopes, pour que ces fantasmes-là ne
rejaillissent pas inévitablement sur sa réputation.
Le maître de Temps public n’aime pas qu’on vienne le chercher sur ce
terrain glissant. Mais, au début des années quatre-vingt-dix, on n’en est pas
encore là. C’est en ce sens que la Sierra Leone est un prolongement
paradisiaque du moulin de Trézan. Avec un même goût de la démesure
lorsqu’il imagine faire construire en pleine nature une villa d’une dimension
telle qu’elle pourrait devenir, à terme, le cœur d’un complexe hôtelier. Il se
contentera finalement de trois petits bungalows. Avec quand même une plage
aménagée. Voilà pour le repos. Une cave frigorifiée avec champagne et
bordeaux. Voilà pour la fête. Des quads pour filer à toute allure à travers la
forêt. Voilà pour l’aventure.
Chaque année, Jacques Pilhan passe les fêtes de Noël et de Pâques dans
son refuge africain. Là, il décroche. Et pas seulement à moitié. Injoignable :
ce n’est pas qu’une formule. Ni portable – cela n’existe pas encore – ni
liaisons satellite – ce serait attenter à sa tranquillité. A peine un fax. Ne me
déranger qu’en cas de décès du Président ! Combien de fois Jacques Pilhan
n’a-t-il pas glissé la consigne à sa secrétaire, avant de disparaître, du jour au
lendemain, à la manière de ces magiciens qui s’évanouissent dans un nuage
de fumée. François Mitterrand apprécie moyennement. Mais, à la différence
de Jacques Chirac, jamais il ne parviendra à lui faire modifier ces habitudes
qui sont d’ailleurs aussi les siennes.
Tout cela traduit un style de vie. Week-end à la campagne, vacances
exotiques. Désir de repos et plaisir des retrouvailles du petit clan familial,
entouré de copains. En Sierra Leone, Jacques Pilhan offre le double visage
d’un chef de tribu. La sienne qu’il déplace avec lui. Celle aussi des villages
alentour qu’il aime fréquenter. Il était venu chercher le soleil et la mer. Il a
découvert un continent. Ou, mieux encore, une civilisation, un art et des
rythmes, qui progressivement séduisent cet homme sans racines. Tout cela
trace le portrait d’un Pilhan qui cherche. C’est l’autre facette d’un homme qui
ne se contente pas de claquer, sans compter, l’argent qu’il récolte à foison.
Quand il revient à Paris, bronzé et reposé, Jacques Pilhan a vite fait de
retrouver ses dossiers. Aucune faiblesse. Des coupures, pas de brisures. Ce
qu’il ne tolère pas chez ses collaborateurs, à de rares exceptions près, il n’est
pas disposé à l’accepter pour lui-même. Cette dureté, un brin masochiste, est
celle d’un homme qui, pour rien au monde, ne veut déserter la partie. Gagner,
dans tous les sens du terme, est sa raison de vivre, et ce n’est pas parce que le
jeu devient de plus en plus sophistiqué, avec le danger que cela suppose, qu’il
imagine devoir un seul instant quitter le tapis vert. C’est la course qui
reprend. Contre le temps qui passe et les formules qui s’émoussent. Un soir
qu’il revient du moulin en voiture, Jacques Pilhan en oublie même de
s’arrêter au péage, frôlant de peu l’accident grave. C’est presque une
métaphore de la période.
Assoupissement ? Mieux vaut parler d’alourdissement. C’est le propre
des gens qui, en vieillissant, deviennent plus sérieux. Ils fonctionnaient à
l’intuition, sans complexe. Les voilà qui se posent des questions. Jacques
Pilhan est à présent l’un des leurs. Pendant près d’une décennie, entre les
deux campagnes victorieuses de François Mitterrand, celles de 1981 et 1988,
il a vécu sur un stock d’énergie et d’intuitions emmagasinées du temps de sa
jeunesse. Culte de la vitesse, culte de la fulgurance. Sans doute le premier
Pilhan vérifiait-il, dans le back office de Temps public, les analyses et les
préconisations qu’il allait ensuite livrer à François Mitterrand. Mais sa
confiance en lui-même était telle qu’il recherchait davantage l’étincelle que la
démonstration.
A partir du début des années quatre-vingt-dix, le doute est là. Le signe le
plus tangible de cette perte de confiance est la multiplication des enquêtes
lourdes lancées à Temps public. Tout bouge. Tout doit être remis en question.
C’est une affaire de principe avec laquelle Jacques Pilhan n’a jamais transigé.
S’il lui arrive de se disperser – c’est le moins que l’on puisse dire ! – dans le
service de ses multiples clients, il ne fait en revanche aucune concession dès
lors que l’objectif est une meilleure compréhension du monde tel qu’il est et,
surtout, tel qu’il est en train de se transformer. Cette période de doute
s’inscrit dans un contexte personnel qui, au fond, la renforce.
A l’enseigne du « Conservateur »
Trop d’argent dans les poches, trop de soucis dans la tête. Jacques Pilhan
est désormais moins léger. Donc, à la fois moins rapide et plus sérieux. A ses
yeux, ce ne sont pas forcément des qualités. Le situationniste d’antan est
devenu un homme installé. Un détail marque, plus que tout autre, ce lent
basculement dans un monde qui n’a plus la même fraîcheur, dans cet univers
des adultes que le petit homme aux yeux de billes et au sourire de gamin aura
eu tant de mal à rejoindre. Jacques Pilhan s’est mis à lire. Non plus avec
l’avidité de quelqu’un qui feuillette, picore et réclame des digests au motif
que l’intelligence et le bref filent souvent de concert. Mais avec la lente
détermination de celui qui découvre que, à condition de savoir prendre son
temps, on peut rencontrer des trésors sur les chemins de traverse.
Longtemps, Jacques Pilhan a entassé ses livres, chez lui, au fond des
placards. Il n’y a toujours pas de bibliothèque dans son bureau du cours
Albert-Ier. Au moulin, en revanche, il s’est bien rattrapé. Sa collection de
livres, soigneusement reliés, est la seule concession faite à l’ancien dans ce
lieu voué à l’éphémère. Pilhan, collectionneur ? Qui l’eût cru… C’est en
mettant ses pas dans ceux de François Mitterrand qu’il a poussé un jour la
porte d’une petite librairie, boulevard de La Tour-Maubourg, à l’ombre des
Invalides. Benoît Yvert est le patron du Conservateur. Cet homme affable et
discret, doté d’une superbe culture, est un spécialiste des textes politiques,
mémoires, manuscrits et autres catalogues, avec une prédilection pour tout ce
qui concerne la France du début du XIXe siècle.
Sa boutique, placée sous le signe de Chateaubriand, porte bien son nom.
C’est avec un certain amusement que ce catholique libéral grand teint, qui
sera un jour le conseiller culturel de Dominique de Villepin, a vu débouler
chez lui, dans le sillage du président de la République, la petite cour de ses
proches : Robert Badinter, Georges Kiejman, Michel Charasse… Jacques
Pilhan a suivi. Il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette reproduction des
habitudes mitterrandistes, à la fois dans ses goûts et ses rythmes. Mais ainsi
va la vie ! Le maître de Temps public possède son Latche personnel, du côté
du Loiret. L’après-midi, à la première occasion, il part se promener dans les
rues de Paris, afin de se laver l’esprit. Le cours Albert-Ier n’est pas loin du
boulevard La Tour-Maubourg. Il suffit de traverser la Seine. Un jour du début
des années quatre-vingt-dix, Jacques Pilhan pousse la porte du Conservateur.
Benoît Yvert vient de gagner un client de choix et bientôt un ami cher.
Drôle de rencontre entre deux hommes qui, a priori, n’ont ni le même
mode de vie, ni les mêmes goûts culturels, ni la même construction
intellectuelle, ni surtout les mêmes sympathies politiques. Jacques Pilhan, à
l’époque, s’intéresse à la Commune de Paris. Celle de 1871. Il a lu avec
passion le livre d’Henri Lefebvre et les pages stupéfiantes que le philosophe,
ami des situationnistes, a consacrées, à la veille des événements de Mai 68, à
« cette fête du printemps dans la Cité, fête des déshérités et des prolétaires,
fête révolutionnaire et fête de la Révolution, fête totale, la plus grande des
temps modernes ». Jacques Pilhan est doté d’une belle culture politique. Sa
culture historique est, en revanche, beaucoup plus lacunaire et il n’est pas
indifférent qu’à cette époque de sa vie, soudain marquée par le doute, il aille
à la recherche de la trace, de la mémoire, bref de tout ce qui, dans
l’imaginaire des peuples, indique une permanence.
C’est dans le livre ancien qu’il fait à présent son marché. Plaisir du texte.
A Garcian qu’il connaît de longue date et qu’il préfère – et de loin – à
Machiavel, il a vite ajouté Retz et la cohorte des frondeurs. Mais tout cela
doit davantage à Debord qu’à Yvert. Les auteurs grecs et latins, Sénèque
notamment, font également leur apparition dans sa bibliothèque, sur les
conseils de l’ami Elkabbach. Il y a désormais un éclectisme Pilhan. Le patron
du Conservateur y ajoute une dimension supplémentaire qui tient pour
l’essentiel à ses propres centres d’intérêt : la Restauration et, avant elle, le
Consulat puis l’Empire, bref, la reconstruction d’une France
postrévolutionnaire dans un mélange de ruptures assumées et de traditions
ranimées.
Pour Jacques Pilhan, cette période de l’histoire de France est d’une
richesse et d’un intérêt sans équivalents. Il ne la découvre pas. Mais au
contact de Benoît Yvert, il en perfectionne sa connaissance jusqu’à la
spécialisation. Au début des années quatre-vingt, un de ses amis, Jean
Mouton, avait déjà pointé pour lui, au cours de longues conversations, la
richesse symbolique de l’épopée napoléonienne, la réinstallation d’une
administration d’Etat digne de ce nom, avec ses codes, ses repères, ses modes
de sélection et de gratification. Napoléon, pour le maître de Temps public,
c’est la rencontre d’une énergie conquérante avec ce nouvel acteur qui
s’appelle l’opinion. Il n’entre pas dans cet univers par les soldats de plomb et
les récits de bataille. Mais par l’argent, l’administration et la mise en scène
d’un nouveau pouvoir qui ne peut trouver sa légitimité que dans le spectacle
de sa gloire et le contrôle des forces qui assurent sa pérennité.
Cela aurait pu être Fouché. Ce sera Fiévée. Non pas la police, mais la
presse et la découverte de l’opinion. Entre les deux pères Joseph de
l’Empereur, Jacques Pilhan, sur les conseils de Benoît Yvert, choisit celui qui
lui ressemble le plus. C’est aussi simple que ça. Une affaire de passions. Le
patron du Conservateur a du flair. Il devine vite ses clients. Joseph Fiévée est
sans contexte le plus pilhanesque des personnages de la période. Acteur et
observateur à la fois. Homme d’ombre et de déchirements. Un vrai passeur.
Dans le petit Panthéon du maître de Temps public, le conseiller secret de
l’Empereur occupe vite une place de choix.
Tout lire, tout savoir. Des opinions et des intérêts pendant la Révolution :
Jacques Pilhan achète. Rien que sur le titre du livre. Du Dix-huit Brumaire
opposé au système de la Terreur : il dévore. Et puis, surtout, il y a cette
longue Correspondance entre Joseph Fiévée et Bonaparte qui le laisse
pantois tant elle éveille en lui échos et souvenirs. Pendant onze ans, de 1802 à
1813, le conseiller a adressé à son maître des lettres où il lui disait sans
détour ce qu’il pensait être l’état d’esprit des Français et, plus encore, ce qu’il
convenait de faire pour conserver l’adhésion d’une opinion naissante.
Fiévée est un monarchiste modéré, nostalgique de l’Ancien Régime mais
conscient qu’une page s’est tournée avec la Révolution. Il a du style, une
élégance naturelle et un certain courage. Il a surtout le goût du secret et un
sens indéniable de la manipulation. D’un côté, il informe, non pas sur le
mode de la dénonciation mais dans une volonté de compréhension. Bref, il
avertit. De l’autre, comme rédacteur en chef du Journal des Débats, rebaptisé
Journal de l’Empire, il contribue à modérer la ligne d’un quotidien qui,
officiellement, exprime la voix d’une opposition respectueuse au nouveau
régime. Bref, il régule.
Miroir, mon beau miroir ! Dans les soirées du moulin, il arrive que
Jacques Pilhan lise à ses amis les plus proches des extraits de la
Correspondance de son nouveau héros. Il s’amuse que celui-ci ait écrit un
tableau de mœurs, La Dot de Suzette, qui fut un des plus grands succès
d’édition de la France du Directoire. Il aime aussi à rappeler que cet
homosexuel affiché s’était installé avec son compagnon à la tête de la
préfecture de… la Nièvre, en 1813, avant de devenir, après la chute de
l’Empire, un des plus flamboyants porte-parole de la droite intellectuelle en
même temps qu’un fervent défenseur de la liberté de la presse. Pour cet
homme hors norme, Jacques Pilhan est prêt à franchir une nouvelle étape
dans la transformation de ses propres habitudes. Il lisait vite. Le voici qui
collectionne. Il ne gardait rien. Le voici bibliophile. Il n’aimait que le neuf.
Le voici plongé dans l’ancien. Il aimait le marketing. Le voici qui redécouvre
l’Histoire. Cette mutation est celle d’une maturité inquiète qui ne transparaît
guère, tant est fort le bruit de la fête et de l’argent qui coule et tant sont
maintenant puissantes les trompettes de la renommée. Et pourtant !
En ce début des années quatre-vingt-dix, Jacques Pilhan est même prêt à
prendre la plume. Jusqu’à présent, il n’a laissé aucune trace. Rien, en tout
cas, qui laisse transparaître, par l’écrit, le désir d’échapper à l’éphémère et au
temps qui passe. A la demande de Benoît Yvert, il a accepté de rédiger une
introduction à une édition critique de la Correspondance de Fiévée et de
Bonaparte. Pas de contrat mais un engagement. Dans la vie de Jacques
Pilhan, ce petit texte aurait été une grande rupture. Le début de quelque chose
de nouveau. Il suffira d’un bavardage, d’une fuite dans la presse, pour qu’il
déboule au Conservateur dans un état de fureur qui ne lui ressemble guère et
qui est sans doute le signe d’une hésitation à la mesure de l’enjeu. « Je
n’aime pas qu’on m’exploite. » Jacques Pilhan, au bord du gouffre, vient de
reculer. Plus tard, il s’excusera du ton mais pas de sa décision. Tout peut bien
changer autour de lui, jusqu’à bouleverser son mode d’existence, son art de
vivre, ses centres d’intérêt. Jamais il ne quittera sa vieille maîtresse : le secret.
1. Directrice de communication.
5. Médecin.
L’hypothèse Badinter
En cette fin d’année 1991, le maître de Temps public est en état de veille.
Dans tous les sens du terme. Un peu à l’écart. Attentif au moindre
mouvement. Le traité de Maastricht a été signé en décembre. Il faudra le faire
ratifier. Mais on n’en est pas encore là. Il règne au sommet de l’Etat un climat
délétère fait de surplace, de méfiances et de haines recuites. Raison de plus
pour filer en Sierra Leone, pour les fêtes de Noël. Dès son retour à Paris,
début janvier, Jacques Pilhan comprend toutefois que quelque chose a
changé, après six mois désespérants d’improvisation et de foucades. « C’est
le grand retour de la politique », dit-il en se frottant les mains. Les affaires
reprennent sur les chapeaux de roue. Il s’y attendait un peu. Mais sans
imaginer que ce démarrage serait aussi brutal. Dans le secret de son bureau
du cours Albert-Ier, il le confie sans détour : « Cresson c’est fini. L’objectif
est qu’elle parte après les régionales de mars. D’ici là, il va falloir
s’accrocher. » Trois mois pour reprendre la main !
Le grand dégel a commencé, dès le début janvier 1992, par une opération,
signée François Mitterrand, à laquelle Jacques Pilhan est totalement étranger.
A la tête du PS, Pierre Mauroy a lâché prise. Depuis le congrès de Rennes, il
n’était plus qu’un premier secrétaire en sursis. Mais avant de partir, au prix
d’un ultime compromis, le maire de Lille a tenu à fixer les rôles du nouveau
dispositif socialiste. D’accord pour que Laurent Fabius lui succède rue de
Solferino, comme on le souhaite depuis si longtemps à l’Elysée. Mais à
condition d’officialiser – dans les mots ! – le statut de Michel Rocard,
« candidat virtuel » à la présidence de la République. Ça ne mange pas de
pain. L’intéressé apprend d’ailleurs la nouvelle en Polynésie où il est en
vacances, chez sa fille. Ce mouvement, sur un terrain qui n’est pas
gouvernemental, n’en est pas moins décisif. Pour tout le monde, à
commencer par Jacques Pilhan, il en annonce d’autres, au sommet de l’Etat.
En retrouvant les dossiers qu’il avait refermés au printemps précédent, le
maître de Temps public constate que l’équation n’a pas changé. Comment
permettre à François Mitterrand d’achever dignement son septennat et à
Michel Rocard de se mettre en piste pour sa succession, sans qu’en même
temps un Premier ministre digne de ce nom vienne assurer les transitions
nécessaires ? Jacques Pilhan, à chaud, a une angoisse et une curieuse idée. Et
si le Président allait chercher Jacques Delors, à Bruxelles ? En janvier,
comme par hasard, le patron de la Commission européenne s’est rappelé au
bon souvenir des Français à l’occasion d’une « Heure de vérité », sur
Antenne 2, où il a fait un tabac. « Cet homme est en réserve. Il porte un
programme de gouvernement », analyse-t-on illico cours Albert-Ier, avec, en
prime, cette angoisse : « Si Delors est nommé à Matignon et qu’il échoue, on
aura, au final, Chirac à l’Elysée. S’il réussit, il sera immanquablement le
candidat du PS aux dépens de Rocard. »
Pour contrer l’hypothèse Delors, Jacques Pilhan sort alors un drôle de
lapin de son chapeau. Robert Badinter à Matignon ! « Monsieur Propre pour
purger les affaires. » Mais quand il en parle à François Mitterrand, celui-ci
balaye la proposition d’un revers de la main. Le Président a beau se résoudre
lentement au départ d’Edith Cresson, il n’est pas encore prêt à imaginer la
suite. Pour cette partie-là, dont Matignon est la pièce essentielle, sa religion
n’est pas encore faite. Du coup, ça tangue sec au sommet de l’Etat. Jusqu’à ce
que l’événement – l’événement inattendu – intervienne comme un révélateur
qui précise les stratégies et fait bouger les lignes.
A la fin du mois de janvier, Jacques Pilhan a trois fers au feu. François
Mitterrand, qu’il faut repositionner comme « le chef » aux yeux de l’opinion
qui doute, une fois de plus, de sa capacité à peser sur le cours des choses.
Michel Rocard, avec qui il prépare un « Sept sur Sept » sur TF1, au cours
duquel « le candidat virtuel » entend préciser « le visage de la France de ses
rêves ». Julien Dray, enfin, qui, avec son pote Harlem Désir, est en état de
quasi-sécession, tant avec le PS qu’avec l’Elysée, et qui vient d’organiser
dans les rues de Paris une grande manif anti-Le Pen pendant laquelle les
hiérarques roses ont été sévèrement chahutés.
Cela fait beaucoup de clients à la fois sur un même périmètre. A Temps
public, on a pris l’habitude de ce genre d’exercice. Mais quand même ! Tout
cela relève de la haute voltige. D’autant que, le 29 janvier 1992, pour ne rien
gâter, éclate au grand jour une affaire qui en quelques heures enflamme la
scène politique. Qui a pris la responsabilité d’accueillir en France, pour qu’il
y soit hospitalisé, Georges Habache, chef du Front populaire de libération de
la Palestine (FPLP) ? Edith Cresson était-elle au courant ? Quel jeu a joué
Georgina Dufoix, ex-ministre et actuelle présidente de la Croix-Rouge
française ? Quel a été le rôle du Quai d’Orsay et de la place Beauvau ? A son
retour d’un voyage officiel à Oman, François Mitterrand convoque le chef du
gouvernement ainsi que les ministres concernés, Roland Dumas, ministre des
Affaires étrangères, et Philippe Marchand, ministre de l’Intérieur. Très vite,
les sanctions pleuvent. Sur des lampistes ! Alors que les médias s’échauffent,
une intervention publique du Président devient indispensable. A l’aide Pilhan.
Pour calmer les « orages médiatiques », le maître de Temps public a deux
techniques. Soit le silence, quand c’est possible, en privant la polémique de
toute parole qui pourrait l’entretenir. Un geste symbolique, alors, suffit. Soit
« Ralph Nader », en tapant fort pour étouffer le commentaire et le faire
dériver vers de nouveaux sujets. C’est cette dernière solution qu’il privilégie
cette fois-ci. Avec une difficulté imprévue. Juste avant que François
Mitterrand parle, Michel Rocard est l’invité de « Sept sur Sept » sur TF1.
Jacques Pilhan le sait d’autant mieux qu’il est à l’origine de ce rendez-vous,
prévu de longue date. Or, dans les jours qui précèdent l’émission, il découvre
avec stupeur que le « candidat virtuel » est décidé à jouer au « candidat
flingueur ».
Pour Michel Rocard, l’affaire Habache est l’expression achevée de
l’irresponsabilité mitterrandiste. Jacques Pilhan a beau lui expliquer qu’en
agressant l’Elysée il brise la stratégie d’un passage de témoin « naturel » et
« en douceur », rien n’y fait. Le 2 février 1992, Michel Rocard sort l’artillerie
lourde : « Ou les ministres étaient au courant, auquel cas c’était à eux de
payer le prix du risque pris. Ou ils ne l’étaient pas et, d’une certaine façon,
c’est pire. » Feu sur Roland Dumas. Tempête en mitterrandie. Pour préparer
une intervention présidentielle destinée à rétablir le calme, sans doute y avait-
il mieux à faire. En chargeant ainsi un ministre de la vieille garde
mitterrandiste, Michel Rocard, sans le vouloir, a également coupé l’herbe
sous le pied d’Edith Cresson qui comptait profiter de l’occasion pour exiger
de François Mitterrand un gouvernement resserré et, surtout, délesté de ses
vieux éléphants.
Pour Jacques Pilhan, ce coup de gueule rocardien est une faute lourde. Il
ne sert à rien. Il le met en difficulté, aux yeux de son client élyséen. Il relève,
au fond, de la « pulsion ». C’est la première faille entre le « candidat virtuel »
et son conseiller en com. Il y en aura d’autres. Cet épisode contribue aussi à
ressouder les liens entre le maître de Temps public et le président de la
République. Le 4 février, à la télévision, c’est en effet un François Mitterrand
au meilleur de sa forme qui reprend l’initiative et clôt, du même coup,
l’affaire Habache. En quelques minutes, aux environs de 20 heures, Jacques
Pilhan a retrouvé le « Tonton » qu’il a tant aimé : professionnel, souverain,
jupitérien.
Tous les gestes techniques qu’il semblait avoir oubliés lui sont revenus
comme par magie. Le guerrier d’autrefois est de retour. Comme lors de sa
déclaration de candidature, en 1988. Déstabilisation de l’un des
intervieweurs, Patrick Poivre d’Arvor, en l’occurrence, que l’on endort avant
l’émission pour mieux l’agresser, en direct, sur le plateau (« Pourquoi êtes-
vous déjà insidieux »). Minimisation de l’affaire (« une erreur de jugement »)
dont on a vérifié, auparavant, qu’elle ne choquait guère les Français. Mise en
cause des médias et de leurs « campagnes obsédantes ». Contre-attaque
institutionnelle avec la convocation d’une session extraordinaire du
Parlement, demandée par la droite (« S’il plaît alors à l’opposition de déposer
une motion de censure… »). Du grand art. L’inverse de Michel Rocard, dont
le Président a eu l’habileté de ne pas commenter le propos, laissant à Roland
Dumas le soin de lui régler son compte : « C’est un barreur de petit temps. »
Après tant de mois d’incompréhension et de déceptions, l’affaire
Habache est un tournant psychologique. Quand Jacques Pilhan revient à
l’essentiel, c’est-à-dire aux conditions du limogeage d’Edith Cresson et à
l’installation d’un nouveau gouvernement, il a en tête cette donnée qui
change tout : le patron, c’est « Tonton ». Fin du doute. Début des grandes
manœuvres de printemps. Dans deux mois, les régionales. Tout, alors, devra
être terminé. Sans qu’il soit possible, à un an des législatives, de rattraper le
coup en cas de « déconnade », dixit Pilhan, aussi grossière qu’en mai 1991.
Il est partout et ça lui plaît. Réseau Pilhan ? Mieux vaut parler de toile. Le
système est ainsi fait qu’il n’a pas d’autre nature que celle que lui confère
l’homme qui l’a construit. En ce printemps 1992, c’est sans doute l’un des
plus étonnants qu’ait connus la République. Jacques Pilhan est au summum
de son influence. Il ne fait pas tout, il ne peut pas tout. On l’a vu lors de la
constitution du gouvernement Bérégovoy. Cependant il se mêle de tout, non
qu’il joue des coudes mais parce qu’on le sollicite. Telle est sa force. Tout
cela est fragile. D’ailleurs, sous cette forme, ça ne durera pas. En attendant,
pour le moment, quelle stupéfiante réussite !
Tout en haut, il y a François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. Le patron de
Temps public gère l’image – et même un peu plus ! – des deux principaux
personnages de l’Etat. Ce n’est pas nouveau, à un détail près qui, pour lui, est
loin d’être secondaire : le Président et son Premier ministre ne sont ni des
rivaux potentiels, ni des adversaires déclarés. Voilà Jacques Pilhan accepté
dans les deux maisons à la fois, Elysée et Matignon, sans qu’il ait besoin de
se cacher. Dès la nomination de Pierre Bérégovoy, il a trouvé des relais de
choix en la personne d’Hubert Védrine, le secrétaire général de la présidence,
et d’Hervé Hannoun, le directeur de cabinet du Premier ministre. Ce sont des
professionnels tels qu’il les aime, qui agissent vite et juste, sans céder aux
états d’âme.
Le 6 avril, toute la soirée, puis le lendemain, toute la matinée, Jacques
Pilhan est étroitement associé à l’élaboration du discours d’investiture de
Pierre Bérégovoy. Cela ne lui était encore jamais arrivé. Dans le
« gouvernement de guerre » qui vient d’être constitué, il est plus qu’un agent
de liaison. Lui, en tout cas, se verrait bien comme un chef d’état-major. Ce
même 6 avril, François Mitterrand l’a convié à sa table en compagnie des
ministres qui constituent l’armature politique de l’équipe « Béré » : Paul
Quilès, Louis Mermaz, Jean-Louis Bianco, Jack Lang. C’est le clan des
mitterrandistes. Tous ne sont pas présents. Mais le message est clair : Jacques
Pilhan fait partie de la famille.
Il a également en portefeuille les jeunes pousses et les nouvelles stars de
l’élite rose : Martine Aubry, Elisabeth Guigou, Bernard Kouchner. La liste
n’est pas exhaustive. On lui a demandé de surveiller Bernard Tapie comme le
lait sur le feu. Quand le ministre de la Ville prend possession, boulevard
Saint-Germain, de l’hôtel de Roquelaure – l’un des plus beaux de la
République –, Jacques Pilhan et Jean-Luc Aubert sont déjà dans son sillage.
Face à des hauts fonctionnaires tétanisés d’effroi, la fine équipe la joue
vilains garçons. « Et voilà le salon Cambacérès, monsieur le Ministre »,
explique un huissier. « Demande s’il s’agit d’un joueur de foot », glisse
Aubert à l’oreille de « Nanar ». Avec Jean-Pierre Deck, le principal conseiller
de Tapie qui est aussi un ami de Temps public, Jacques Pilhan a des projets
plein la tête, et ce n’est pas parce qu’il n’a pas souhaité cette nomination qui
doit tout au Président et au Premier ministre qu’il va rester à l’écart d’une
aventure aussi excitante. « Tapie est l’anti-techno numéro un, explique-t-il. Il
transperce les murs de l’administration. On ne le changera pas. Mitterrand et
Béré l’ont nommé pour ce qu’il est. »
Dans le système Pilhan, on trouve aussi tous ceux qui sont restés à l’écart
du gouvernement. Julien Dray, qu’il faut consoler, et Harlem Désir, qu’il faut
calmer au moment où il s’apprête à faire ses adieux à la présidence de SOS-
Racisme. Sans parler de Michel Rocard qui le convie à déjeuner dans un
restaurant de l’avenue de La Tour-Maubourg, le jour où il décide de mettre en
place une « cellule stratégique » destinée à organiser sa prochaine campagne
présidentielle. L’homme clé de ladite cellule est Jean-Paul Huchon, qui
prépare un livre de souvenirs. Jean-Luc Aubert en a déjà trouvé le titre :
« Jours tranquilles à Matignon ».
A gauche, rares sont ceux qui restent à l’écart de la toile tissée cours
Albert-Ier. Dans un an les élections législatives ! François Mitterrand a repris
toutes les rênes du pouvoir. Il entend avoir derrière lui une phalange soudée.
Au sortir de son déjeuner élyséen du 6 avril, Jacques Pilhan confie à ses
proches qu’il « va falloir bosser avec Laurent Fabius ». Cela ne l’enchante
guère plus que le premier secrétaire du PS qui s’est installé, rue de Solferino,
avec son habituelle équipe de communicants. Les mêmes qui, déjà, le
conseillaient à Matignon entre 1984 et 1986. Mais, au moins, l’intention est
là tandis que l’autre « fils de Dieu », Lionel Jospin, se prépare à une traversée
du désert. Unité et solidarité. Peut-être parce qu’il est « en réserve » à
Bruxelles, Jacques Delors est finalement le seul avec qui Jacques Pilhan reste
sans contacts suivis. Ce n’est pas qu’il le considère comme quantité
négligeable. Le président de la Commission européenne est un sérieux client
pour la succession de François Mitterrand. Mais pour Jacques Pilhan, là n’est
pas la question. « Delors est un fantasme. Il fait rêver mais il n’est bon qu’à
cela. » C’est un jugement qui rassure Michel Rocard et que semble partager
le Président.
En ce printemps 1992, le système Pilhan étend également ses
ramifications hors du champ politique à proprement parler. Et pas seulement
pour des raisons financières. L’échappée belle d’Havas, entamée deux ans
plus tôt, est en train de toucher à sa fin. Jacques Pilhan le devine mais il ne
veut pas encore l’admettre. Alors que s’ouvre une des séquences les plus
cruciales du second septennat, le conseiller en com du président de la
République est au cœur, on l’a vu, d’une tentative d’OPA sur le groupe
Hachette. Cela ne l’empêche pas d’être le coach attitré de Jacques Lehn, le
directeur général d’Europe 1. Cours Albert-Ier qui est redevenu le cœur de la
maison Pilhan, l’élite du patronat et de la finance, celle d’hier et de demain, a
désormais ses habitudes. Un jour, c’est Jean-Yves Haberer, le président du
Crédit Lyonnais. Un autre, c’est François Pinault, l’autre patron de Jean-Paul
Huchon, qui vient de lancer le groupe Artémis. Il leur arrive de croiser les
frères Attali, Jacques et surtout Bernard, le P-DG d’Air Inter, ainsi que
Christian Blanc, alors patron de la RATP.
Politique, médias, affaires. Au fond, pour Jacques Pilhan, c’est un même
monde. Il s’y meut avec un plaisir achevé et, toutefois, le sentiment qu’il
suffirait de presque rien pour qu’il s’écroule soudain, tel un château de cartes.
Le maître de Temps public approche de la cinquantaine et il lui arrive, bien
sûr, de penser à la suite. Une autre vie ? Une autre aventure élyséenne avec
Michel Rocard ? Par principe, par construction intellectuelle aussi, il ne
repousse aucune de ces différentes hypothèses. Mais comment imaginer
pouvoir tourner la page sans avoir auparavant refermé le grand chapitre des
années Mitterrand ?
1992, année charnière, année terrible. C’est celle du grand basculement
qui déterminera cette redistribution des cartes dans laquelle Jacques Pilhan
entend avoir sa part. L’épisode de la nomination de Pierre Bérégovoy à
Matignon, en cela, ne marque pas seulement le rétablissement d’un dispositif
cohérent à la tête de l’Etat. Les « guerriers » sont de retour. L’un s’appelle
François Mitterrand qui sait qu’il va bientôt livrer ses ultimes combats. Un
autre s’appelle Jacques Pilhan qui sait que dans ces batailles-là se joue la
pérennité d’un système sans lequel, brutalement, il peut n’être plus rien.
« Ça va être chaud mais ce n’est pas plié. » Comme tous les grands
joueurs, le maître de Temps public est d’un tempérament optimiste. Pendant
quelques jours, après l’arrivée de Pierre Bérégovoy à Matignon, le voilà qui
se remet à y croire. Le gouvernement aurait pu être plus « sexy ». Le Premier
ministre est « un diesel » qui ne risque pas de « faire bander les foules ». « Il
est à la politique ce que les Sicav sont à la bourgeoisie », c’est-à-dire une
valeur refuge. Mais, après tout, n’est-ce pas ce qui était recherché ? Du pro,
du solide, du cohérent, après les années folles des gouvernements Rocard et
surtout Cresson. Pour la première fois depuis 1988, il semble y avoir dans
l’avion des pilotes qui, à l’Elysée et à Matignon, ne se disputent pas le
manche. Que demander de plus ? Le duo « Tonton-Béré » rassure Jacques
Pilhan. « D’un point de vue symbolique, dit-il, cela fonctionne au quart de
tour. » Du coup, en ces premiers jours d’avril 1992, il est déjà passé à l’étape
suivante : l’Europe, comme apothéose du mitterrandisme présidentiel.
Le premier pépin intervient là où il l’attendait le moins : lors du discours
de politique générale du nouveau Premier ministre. Dieu sait pourtant s’il
avait été préparé avec soin ! Surtout, ne pas refaire l’erreur d’Edith Cresson !
Pour ce discours, Jacques Pilhan a été mis à contribution. Durant des heures
entières, il a exposé à Matignon, devant Pierre Bérégovoy et ses plumes, le
fruit de ses enquêtes. Chômage, insécurité urbaine, lutte contre la corruption :
les « trois chantiers » du gouvernement ont été testés, sondés, examinés avec
méthode. Pour « restaurer la confiance », on refermera les dossiers inutiles,
tel celui des institutions. Pour surprendre, on annoncera la suspension
unilatérale des essais nucléaires. La veille de l’entrée en piste de « Béré »,
Jacques Pilhan dîne avec des amis. Il règne autour de la table un climat de
scepticisme. « Vous avez tort. Demain, vous allez entendre un discours
génial », lâche-t-il. On est le 7 avril au soir. Vingt-quatre heures n’ont pas
passé que le même se dit « totalement anéanti ».
« Le con ! Mais quel con ! » C’est que, devant l’Assemblée, Pierre
Bérégovoy, que l’on croyait homme de fer, a fini par craquer. Exaspéré par
les cris de l’opposition – Urba ! Tapie ! Naouri ! – alors qu’il fait son numéro
de Monsieur Propre, le Premier ministre, soudain menaçant, a sorti de sa
poche une feuille dactylographiée : « J’ai ici une liste de personnalités dont je
pourrais éventuellement vous parler. » Or, bien évidemment, il ne le peut pas
et, pour calmer le jeu, il a donc été contraint de s’excuser platement. Dans la
presse, on ne retient que cet épisode. Aux yeux de Jacques Pilhan, ce
dérapage est une faute majeure de communication. Au lieu de solder le passé,
« Béré » vient de « rouvrir la boîte à cloaque ». Il devait mettre en scène son
calme et sa détermination. Et le voilà soudain qui joue les vengeurs
incertains. « Le pire, c’est que pour le reste, il avait vingt sur vingt. » Mais
qui s’en souviendra ?
La bombe de Maastricht
Comme un malheur n’arrive jamais seul, à peine quinze jours plus tard, le
maître de Temps public apprend que Bernard Tapie est sous la menace d’une
inculpation pour « complicité d’abus de biens sociaux » dans une sombre
affaire qui l’oppose à un homme d’affaires à la réputation sulfureuse,
Georges Tranchant, qui est aussi député chiraquien des Hauts-de-Seine. Le
25 avril, Jacques Pilhan est en train de travailler avec le ministre de la Ville
sur une communication-programme qu’il doit bientôt présenter devant le
Conseil des ministres quand tombe la nouvelle de ce nouveau coup dur.
Toujours sur le même terrain nauséabond ! Bernard Tapie hurle au
traquenard. François Mitterrand a été averti. Faut-il envisager une
démission ? « Il n’en est pas question. Qu’il se batte », commente, à chaud, le
président de la République.
La belle affaire ! Très vite, la mise en examen du ministre de la Ville
semble inéluctable. Le 19 mai, en compagnie de Jacques Séguéla et de Jean-
Marc Lech, Jacques Pilhan déboule à l’hôtel de Roquelaure afin d’imaginer
une riposte. A moins que cela ne soit déjà la voie d’une rapide exfiltration…
Ambiance de folie ! C’est qu’il faut soutenir le moral de Bernard Tapie qui
parle « d’en finir » (sic) tout en évoquant des projets de reprise du MRG,
voire de conquête de la mairie de Marseille, tandis qu’à l’autre bout du fil
Pierre Bérégovoy s’est déjà résigné à la démission d’un ministre qu’il a lui-
même poussé au gouvernement.
La ligne Pilhan, ce jour-là, est celle de la retraite en bon ordre et du
départ négocié. Que « Nanar » donne sa démission après l’annonce, par le
Premier ministre, qu’il reviendra à son poste dès qu’il aura été blanchi. Cela
suppose un jeu de communiqués croisés auquel Bernard Tapie est bien
incapable. Sa chute – provisoire – fait un dégât maximum. Sauve qui peut !
Pierre Bérégovoy se retrouve entraîné sur un terrain qu’il devait éviter a tout
prix. François Mitterrand n’a pas été mieux inspiré en invitant à dîner chez
lui, rue de Bièvre, le ministre démissionnaire. Les socialistes se sont
comportés comme de « parfaits salauds ». Retour des affaires, retour des
passions, retour des pulsions. Retour à la case départ ?
Jacques Pilhan, en ce printemps de 1992, vit le faux pas de Pierre
Bérégovoy et le gadin de Bernard Tapie comme une double catastrophe qui
entache durablement l’action du « gouvernement de combat » dans laquelle il
avait fondé tant d’espoirs. Décidément, cela n’en finira jamais. Comme si ce
second septennat était marqué par le sceau de l’échec et qu’à chaque tentative
de relance le système devait à nouveau se coincer, jusqu’à la chute finale. Et
pourtant ! A Temps public, en dépit de tous ces loupés, on n’a pas encore
baissé les bras. Quand les ministres – et notamment le premier d’entre eux –
se mettent à la faute, la seule solution est de persévérer avec le Président.
Pour oublier la boue et sauver ce qui peut l’être encore, Jacques Pilhan fait
une fois de plus bouillir ses cornues. Dans leurs précipités, il y a belle lurette
qu’il a vu quelque chose qui lui semble capable de renouer les liens entre son
vieux maître élyséen et cette opinion qu’il dit être « femelle » et « volage ».
« Il faut la séduire mais aussi la tenir », dit-il. Comment ? Par l’Europe,
pardi !
Jacques Pilhan se fait des illusions. Mais c’est souvent comme cela qu’on
avance. Un chef et un destin : pour repositionner le Président et donner, du
même coup, un sens à son second septennat, il n’a jamais hésité. Tout a
commencé lors des vœux du 1er janvier 1989, en direct de Strasbourg. Puis
avec le discours d’intronisation d’Edith Cresson, le 15 mai 1991 à la
télévision. A deux reprises, le 11 décembre de la même année, dans le journal
d’Antenne 2, puis le 15 décembre, à « Sept sur Sept » sur TF1, François
Mitterrand est venu commenter les résultats du sommet de Maastricht.
Depuis cette date, l’Europe est au menu de la moindre de ses interventions
publiques. C’est à la fois un chantier et un enjeu, notamment sur le terrain
politique intérieur. Quand il fabriquait des gouvernements, cours Albert-Ier, à
la fin de l’hiver de 1992, Jacques Pilhan n’a pas envisagé pour rien la
nomination de Simone Veil au ministère des Affaires européennes.
Avril 1992, fin des préliminaires. Pour ouvrir une nouvelle séquence, le
maître de Temps public procède toujours de la même manière. Il met au
point, pour le Président, une émission de télévision. Hors du « fenestron »,
pas de réalité. Tandis que Pierre Bérégovoy est censé « rétablir la confiance »
à l’Assemblée, François Mitterrand ira donc « réveiller l’espérance » en
montrant aux citoyens-téléspectateurs que le combat européen, symbolisé par
le traité de Maastricht, est désormais tout entier dans ses mains. Le rendez-
vous est fixé au 12 avril 1992 et, pour l’occasion, Jacques Pilhan a décidé de
taper fort en convoquant la crème du journalisme radio-télé. Pas de jaloux. Si
tout le monde est de la partie, c’est que l’événement est de taille.
Ce faisant, il s’aperçoit, mais un peu tard, qu’il a eu la main un peu
lourde. Deux épouses de ministres – Anne Sinclair et Christine Ockrent –
pour interroger le Président, c’est déjà limite. Pour corser le tout, l’un des
intervieweurs, Yvan Levaï, est l’ex-époux de l’une d’entre elles, ainsi que
l’ennemi intime de Jean-Pierre Elkabbach. Le cinquième invité, Philippe
Labro, présente un profil a priori moins pittoresque. Mais au dernier moment
il cède ça place à Olivier Mazerolle que Jacques Pilhan ne peut pas voir en
peinture. Ce concentré d’ego a le don de mettre en joie le Président. « Si ça
peut le détendre, c’est déjà ça », commente, un peu pincé, le maître de Temps
public qui, pour bien caler l’émission, prend soin, la veille de sa diffusion, de
recevoir longuement Christine Ockrent, cours Albert-Ier, puis de déjeuner
avec Jean-Pierre Elkabbach. Dans le quintette des stars, ces deux-là sont
assurément ceux dont il se sent le plus sûr.
Le 12 avril, François Mitterrand est dans une forme éblouissante. Avec
Jacques Pilhan, il a soigneusement préparé son intervention. « Europe et
patrie française, paix et prospérité ». Le brief de Temps public n’est pas
d’une particulière originalité. Mais l’émission est surtout faite pour planter le
décor, dire une volonté et préparer des initiatives à venir. Sur les modalités de
ratification du traité de Maastricht, le Président choisit de calmer le jeu :
« C’est, à l’évidence, un problème parlementaire. » Le Conseil
constitutionnel a été saisi, afin de savoir si cette ratification nécessitait une
révision de la loi fondamentale. La réponse sera probablement positive. Mais,
rassure François Mitterrand, « je ne vois pas pourquoi j’irais compliquer les
choses avec un référendum ».
Référendum : le grand mot est lâché, et même si le Président le remet
illico dans sa poche, il est désormais ancré dans les têtes. Pour Jacques
Pilhan, c’est bien l’essentiel. Tandis qu’il planche avec Michel Rocard, toute
la journée du 14 avril, sur les contours de l’Europe telle que l’imagine le
« candidat virtuel », il bâtit, pour François Mitterrand, un plan médias qui a
des allures de tournée des grands-ducs. Sur Europe 1, face à Jean-Pierre
Elkabbach – toujours lui ! –, le Président insiste sur l’Europe sociale. A
Sciences-Po, il parle aux étudiants de l’Europe de la jeunesse qui, comme
chacun sait, est aussi celle de la paix et de la culture. Rien que du classique.
C’est que l’important n’est pas vraiment là. François Mitterrand déroule ses
gammes pour montrer une présence. Comme lui, Jacques Pilhan entend ne
pas bouger tant que les dés n’auront pas fini de rouler. Que veut la droite ?
« L’Europe peut être un motif de rupture en son sein, comme le fut le
programme commun, pour la gauche, dans les années soixante-dix »,
commente-t-on, cours Albert-Ier. Sur la procédure de ratification, inutile de
s’avancer tant que le paysage constitutionnel ne sera pas dégagé. « Je
n’exclus rien », lâche François Mitterrand le 1er mai, en rajoutant une couche
sur le thème rebattu de l’Europe sociale.
La bombe de Maastricht est en train de remonter et Jacques Pilhan, pas
plus que son client élyséen, ne mesure le danger à sa juste mesure. C’est qu’à
force de regarder la droite s’agiter, il a oublié un autre acteur de la partie :
l’opinion. Un comble pour un homme de communication ! Cours Albert-Ier,
la question de l’« identité nationale » est bien sûr de celles qu’on observe
avec une attention particulière. Mais en ce printemps de 1992, rien ne vient
encore alerter les alchimistes de la maison Pilhan. Même pas le « non »
danois qui, le 2 juin, éclate comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu de
l’Europe.
François Mitterrand a immédiatement réagi en annonçant que, une fois
votée la révision constitutionnelle, le traité serait soumis aux Français par
voie référendaire. Mais lorsque, le 5 juin, Jacques Pilhan retrouve Hubert
Védrine, le secrétaire général de l’Elysée, chez Elisabeth Guigou, la ministre
des Affaires européennes, c’est pour constater, avec un brin de naïveté, que
« le non danois est une bénédiction pour une nouvelle prise de conscience
européenne ». D’un côté, l’« isolement », de l’autre « l’union qui fait la
force » : n’y a-t-il pas là l’axe d’une campagne victorieuse, même si les 65 %
de oui, annoncés par certains sondages, sont naturellement d’un optimisme
imbécile ?
A cette époque, personne ne sait d’ailleurs la date exacte à laquelle le
référendum pourra avoir lieu. Le Congrès, qui doit voter la révision
constitutionnelle nécessaire à son organisation, est prévu le 23 juin, à
Versailles. François Mitterrand souhaite qu’après cette étape tout aille le plus
vite possible. Mais il faut compter avec les vacances d’été. Début septembre ?
Mi-octobre ? Rien ne peut être encore décidé et raison de plus pour vérifier,
d’ici là, que l’état d’esprit des Français est bien celui que prétendent les
sondages. Question de méthode ou signe d’un début d’inquiétude ? A
l’Elysée, François Mitterrand a pris soin de calmer l’enthousiasme de ceux
qui lui promettent un succès facile. « Vous verrez, ça sera plus serré qu’on ne
le dit. » De là à envisager une victoire du non ! Michel Charasse a fait
parvenir au Président une note en forme d’avertissement : « Rien n’est joué. »
A Temps public, dès la mi-juin, on commande donc à Ipsos une très grosse
enquête. Pas un « quanti » mais un « quali ». A partir de là, tout va basculer.
Jacques Pilhan a une méfiance instinctive de ces sondages d’intentions de
vote qui, plutôt que de révéler l’opinion des sondés, ne font que reproduire le
discours dominant. « Cela fonctionne en boucle, dit-il. Le commentaire induit
le résultat du sondage qui lui-même renforce le commentaire. Il en résulte
une bulle qui ne veut strictement rien dire. » L’intuition est ancienne. En
l’occurrence, elle est totalement appropriée. Car dès lors qu’on utilise des
méthodes projectives, on sort du jugement formaté sur les bienfaits de
l’Europe pour explorer les perceptions personnalisées des effets de la
construction européenne.
Le 20 juin, l’enquête, réalisée par Ipsos, est sur le bureau de Jacques
Pilhan. Elle est catastrophique. Elle montre que, pour les Français, l’Europe
est inéluctable mais qu’elle ne sert que les riches et les puissants. Plus on est
en haut de l’échelle sociale, plus on approuve Maastricht. Plus on est en bas,
plus on craint ce traité et ce qu’il représente. Surtout, plus on a le sentiment
que cette Europe que l’on dit inéluctable n’annonce rien de bon pour les
petits et les pauvres. « C’est terrible comme représentation », commente,
stupéfait, Jacques Pilhan, qui ajoute ce jour-là : « Je comprends mieux
pourquoi Tonton ne remonte plus dans les sondages. On l’a positionné
comme le champion de l’Europe et les Français ont le sentiment qu’il est en
train de construire une machine broyeuse d’hommes. » Les sondages
d’intentions de vote étaient donc bien un leurre. « Ils disent un désir de
citoyenneté européenne. Ils cachent l’essentiel, c’est-à-dire une hostilité
farouche à l’égard de l’Europe réelle, celle que bâtissent les technocrates de
Bruxelles avec la complicité tacite des gouvernants. »
Opération big-bang
Peut-on être candidat à la présidentielle en ayant été battu, auparavant, à
la députation ? C’est une question imprévue qui détourne soudain Jacques
Pilhan de la difficile défense des intérêts de son client élyséen. Une enquête
de terrain a été lancée par Temps public, et lorsque, le 4 février, ses
conclusions tombent sur le bureau du maître des lieux, l’inquiétude fait place
à la franche consternation. Foutus « rurbains » ! A Conflans aussi, ils sont en
sécession. Un projet d’autoroute menace leur quiétude. Haut les fourches ! Le
verdict est sans appel : « Leur député a la tête ailleurs. Il ne pense qu’à
l’Elysée. Bref, il ne travaille que pour lui. » Résultat probable : une poussée
écolo et une montée de l’abstention avec, au bout du compte, la défaite
annoncée de Michel Rocard dans sa propre circonscription.
« Il y a le feu au lac », commente immédiatement Jacques Pilhan. Michel
Rocard est convoqué. Décidément, tout fout le camp. Au plan national, le PS
coule. A Conflans, il ne résiste pas davantage. C’était une intuition. C’est
désormais une certitude. Ne rien faire, c’est poser soi-même la tête sur le
billot. Pour colmater les brèches, on envoie donc Michel Rocard en urgence
chez Pierre Bérégovoy pour qu’il obtienne l’arrêt immédiat du projet
autoroutier tant contesté. Mais puisque la voie d’eau est nationale, à quoi bon
tenter de la réduire localement ?
Tempête sous les crânes. Le 10 février, durant toute la journée, le bureau
de Jacques Pilhan est une ruche où se croisent Michel Rocard, Jean-Paul
Huchon, Guy Carcassonne et même, pour l’occasion, Jean-Pierre Elkabbach.
Lorsque les conspirateurs se quittent, l’opération « big-bang » est déjà sur les
rails. Avec un grand discours, prévu sept jours plus tard, et un plan médias
d’enfer. C’est l’avenir présidentiel du « candidat virtuel » qui est en train de
se jouer, au fin fond des Yvelines. C’est donc rien de moins que la gauche
qu’on va soudain bousculer.
Finie, la prudence ! Oubliés, les rêves de transition en douceur ! Plus
qu’une contre-offensive, l’opération « big-bang » est une tentative de
mainmise sur le PS. Plus qu’un colmatage, c’est une refondation. Plus qu’un
geste de campagne, c’est l’affirmation d’une nouvelle autorité. La musique
est rocardienne en diable. La technique est pilhanesque comme jamais. De la
stratégie pure. « Big-bang » : même le mot sonne comme un slogan. Il est
conçu pour marquer les esprits et faire les gros titres des journaux. L’idéal
aurait été de faire ça à Tours, lieu historique pour la gauche depuis le grand
schisme de 1920. Faute de mieux, faute de temps aussi, on se rabattra, à
quelques kilomètres de là, sur Montlouis-sur-Loire. « Personne ne connaît.
C’est parfait, lâche Jacques Pilhan. On ne retiendra donc que notre idée de
base. Celle d’un nouveau monde dans une nouvelle galaxie, à gauche. »
Depuis le temps qu’il en rêve ! Pour Michel Rocard, cette initiative,
bricolée dans l’urgence, est un véritable soulagement. Enfin aux manettes !
Enfin le retour au « parler vrai » qu’il affectionne tant ! Désormais, son destin
est entre ses mains et non plus dans celles d’un Président en fin de course,
claquemuré à l’Elysée. Les formules de Montlouis ont été peaufinées dans les
locaux de l’antenne rocardienne de la rue de Varennes par les plumes de sa
maison, avant d’être revues et corrigées cours Albert-Ier. « Une rupture » ?
Non : « une renaissance » ! Le « candidat virtuel » ne propose rien de moins
que la dissolution de fait du Parti socialiste, dans sa version mitterrandiste.
Sur ses décombres, il suggère de bâtir un mouvement qui ne porte pas encore
de nom mais qui entend s’ouvrir « à tout ce que l’écologie compte de
réformateurs, à tout ce que le centrisme compte de fidèles à une tradition
sociale, tout ce que le communisme compte de véritablement réformateur et à
tout ce que les Droits de l’homme comptent aujourd’hui de militants actifs et
généreux ».
En matière de contenu, le discours est assez faible. En termes de
structure, il est révolutionnaire. Michel Rocard ouvre tout grands les bras
alors que la vieille gauche se réduit à un parti racorni. Il reprend l’offensive
alors qu’elle donne le sentiment de n’avoir pour seul projet que de sauver les
meubles. Jacques Pilhan a mesuré tous les risques de cette opération. « C’est
un coup de poker mais on n’a pas le choix », explique-t-il en expert. « Nous
allons vivre un moment historique », ajoute-t-il, lui qui ne prise pourtant
guère les grands mots. Le voilà partagé entre l’excitation et l’angoisse. Une
page se tourne. Encore faut-il qu’à l’Elysée ce passage de témoin, dont
François Mitterrand ne sait encore rien, soit accueilli autrement que par des
cris d’orfraie.
Sur les conseils de Jacques Pilhan, seules deux personnes extérieures au
premier cercle rocardien ont été mises dans la confidence : Jacques Delors –
il n’y a pas de petits plaisirs –, Bernard Kouchner – c’est un ami de la maison
et sa réaction, à chaud, pèsera lourd. Ceux-là ont donc droit à un coup de fil
de Michel Rocard. La veille du discours de Montlouis, ce dernier prend
surtout son courage à deux mains pour aller avertir François Mitterrand. Le
Président l’écoute en silence. Son commentaire est à la fois laconique et
réservé. « Enthousiasme minimum », rapporte le « candidat virtuel » à
Jacques Pilhan, dès sa sortie de l’Elysée. C’était prévisible mais il n’y a
encore rien d’irréparable.
Pour le maître de Temps public, l’essentiel désormais est d’éviter toute
secousse supplémentaire. Quand on tape fort d’emblée, pas besoin d’en
rajouter dans la provocation. D’autant que, comme d’habitude, le plan médias
proposé à Michel Rocard en intègre un autre, vendu celui-là à François
Mitterrand. Le premier doit lancer la partie à Montlouis le 17 février au soir
et la reprendre au vol, quatre jours plus tard, sur TF1, à « Sept sur Sept »,
pour un recadrage télé destiné à préciser son projet, si nécessaire, et à
répondre aux premiers commentaires. Mais entre-temps, le 19 février au soir,
François Mitterrand a prévu de longue date une grosse opération, en direct
sur France 3, avec l’ensemble des stations régionales de la chaîne. Objectif
initial : reprendre un dialogue direct avec les Français, tout en précisant, à
nouveau, les règles de la future cohabitation. Mais avec le big-bang un
nouvel invité s’installe à la table présidentielle. A chaud, il va bien falloir que
le chef de l’Etat prenne publiquement ses responsabilités.
En clair, voilà donc François Mitterrand piégé par son propre conseiller
en communication. Lorsqu’il s’exprime le 19 février au soir, il a lu la presse
qui, toutes tendances confondues, salue favorablement l’initiative
rocardienne. Enfin, du mouvement à gauche ! Il a entendu les commentaires
de ses propres amis qui, à l’exception de Laurent Fabius, ont accueilli le
discours de Montlouis avec des mots qui traduisent un début de résignation.
Enfin, on lui a transmis les premiers sondages qui montrent que les Français,
et plus particulièrement les électeurs socialistes et écolos, ne sont pas
insensibles à cette opération.
Que faire, donc, sinon louvoyer ? « Avant d’élargir les alliances, note le
Président, il faut que le Parti socialiste retrouve son message, s’unifie
davantage et reste fidèle à ses origines. » Face à la déferlante provoquée par
le discours de Montlouis, ce ne sont que de maigres mots. Le Président se
sent d’ailleurs à ce point sur la défensive qu’au sortir de l’émission de
France 3, il s’interroge à voix haute devant Hubert Védrine, puis, dans sa
voiture, devant Jacques Pilhan : « N’ai-je pas pris trop de distances vis-à-vis
de Michel Rocard ? »
A Temps public, on pavoise. Michel Rocard a téléphoné à Jacques Pilhan
pour le féliciter et lui dire que « le big-bang » était « l’acte fondateur de sa
vie ». C’est que, subitement, tout semble se débloquer comme par miracle.
Au PS, Lionel Jospin a bien exprimé publiquement quelques bémols mais, en
privé, il a fait savoir qu’il approuvait globalement l’opération. Les quadras
deloristes, derrière François Hollande, en sont réduits à demander la
convocation d’un congrès avant l’été, dont ils savent bien qu’il ne peut
sonner que le triomphe de Michel Rocard. Julien Dray, l’ex-héros de la
jeunesse mitterrandiste, hier procureur de sa gestion à Matignon, confie qu’il
marchera lui aussi derrière le « candidat virtuel » car « c’est vraiment un mec
de gauche ». Comme prévu, Bernard Kouchner est enthousiaste. Tout comme
Brice Lalonde dont la déclaration prorocardienne (« Il est le seul Monsieur
Propre ») est perçue comme le premier « bouger » d’une mouvance écolo qui
campait, jusque-là, sur la ligne du « ni gauche, ni droite », voire même du
« tous pourris » !
Quand Michel Rocard pousse son avantage le 21 février 1993 à « Sept
sur Sept », Jacques Pilhan est déjà parti se faire bronzer en Afrique. Signe
que, pour lui, l’alerte la plus chaude est passée. C’est Jean-Luc Aubert qui
l’informe de la prestation de Rocard devant Anne Sinclair. Sans doute a-t-il
un peu mordu le trait en annonçant son désir de « nettoyer les écuries
d’Augias ». Mais, pour tout le reste, ce dernier est resté dans la ligne. Le
commentaire du maître de Temps public est chaleureux dans le ton et d’une
parfaite froideur dans le constat : « Il abandonne à Tonton le passé et le
présent, c’est-à-dire la cohabitation. Il se réserve l’avenir. Tout se passe
comme prévu. »
Règlements de comptes
L’urgence va venir de là où on ne l’attendait pas. Même si on la craignait
un peu. Indécrottable Rocard ! On lui avait pourtant bien dit d’éviter toute
provocation. Le 9 mars, on lui avait même organisé une séance de travail tout
entière consacrée à son look avec photographes et stylistes. Soigner les
apparences, c’était une façon utile d’éviter les dérapages verbaux. Jacques
Pilhan a sorti pour l’occasion toute une série de clichés : « Tu vois, Michel, le
problème, c’est que tu n’apparais jamais au centre des photos. Tu es toujours
au milieu du groupe. On ne sent pas le chef. » Le « candidat virtuel », au
cours de ces séances, est, une fois de plus, un élève attentif et appliqué. C’est
ce qui plaît à Temps public. « Il n’y a pas à dire, commente souvent Jacques
Pilhan. Ce type est d’une intelligence hors pair. Il a de la ressource. Il est
autant conciliateur que Mitterrand est guerrier dans l’âme. Il comprend le
mouvement de l’opinion là où l’autre en devine d’abord ses structures. Ils
sont si différents qu’ils finiront bien par comprendre qu’ils sont
complémentaires. » Dernier rêve avant l’accident fatal.
Ce que ne parvient toujours pas à admettre Jacques Pilhan, cet esprit
froid, ce « pur cerveau », comme dit son épouse, c’est que ses deux clients
préférés puissent avoir, eux aussi, des pulsions. Michel Rocard a, en outre, un
handicap qui n’est pas mince lorsqu’on boxe au plus haut niveau. Son sens
stratégique confine parfois à la sottise. Le 15 mars, alors qu’il bat campagne à
Cergy, chez son ami Alain Richard, il va ainsi commettre l’irréparable. Dans
le feu de son discours, il s’en prend à François Mitterrand avec des mots qui
font sortir Jacques Pilhan de ses gonds. « Il y a un règlement de comptes
personnel entre les Français et le président de la République […] Cela nous
tombe un peu dessus alors que nous n’y sommes pas pour grand-chose. »
Bref, pour Michel Rocard, c’est le Président qui plombe la gauche.
A Temps public, ces propos sont accueillis avec consternation. Et dire
qu’on lui avait conseillé d’être « plus déférent » ! Cette agression, au moment
même où la solidarité devrait être de mise, est d’autant plus stupide qu’elle ne
sert à rien. « C’est con, rugit Jacques Pilhan. Totalement con ! »
Immédiatement, au PS, les derniers antirocardiens de la création s’en donnent
à cœur joie. Inacceptable, intolérable, bref, les mots habituels qu’on avait
pourtant réussi à faire taire. Au téléphone, Michel Rocard concède « un petit
loupé ». Et voilà qu’il récidive dans une interview au Figaro. « Le titre de
l’interview est mensonger », tente-t-il d’expliquer à Jacques Pilhan, tel un
petit garçon pris en faute.
Le 18 mars, ce dernier se précipite à l’Elysée pour tenter d’éteindre
l’incendie. Il y trouve un François Mitterrand d’humeur radieuse. Rocard
s’est mis à la faute. Pas besoin d’en rajouter. Dans le climat de cette fin de
campagne, le discours de Cergy est plus qu’une faute de goût. C’est une
grossière erreur politique qui sonne la mort du « big-bang ». « Votre Rocard,
hein, il y va fort. » Deux humiliations en une. En la matière, François
Mitterrand est un orfèvre. A son retour cours Albert-Ier, Jacques Pilhan, hors
de lui, s’enferme dans son bureau avec Jean-Luc Aubert, et les deux hommes,
après un rapide conciliabule, rédigent ce qui ne s’est jamais vu : la lettre de
licenciement d’un candidat à la présidence de la République par son
conseiller en communication.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La lettre est polie dans sa forme mais
implacable sur le fond. Fin d’une collaboration entamée durant l’été 1988.
Rupture immédiate du contrat. Jean-Paul Huchon est informé le premier. En
milieu d’après-midi, le chauffeur de Jacques Pilhan file chez Michel Rocard
pour lui porter la missive en mains propres. Le voilà viré comme un valet.
Une demi-heure plus tard, il tente de joindre son ex-conseiller au téléphone.
C’est Jean-Luc Aubert qui le prend. « Je suis puni pour dix jours ou pour six
mois ? » s’interroge benoîtement Michel Rocard. « Dis-lui que c’est
définitif », fait répondre Jacques Pilhan. Les deux hommes se reverront plus
tard pour une explication en tête à tête. Il leur arrivera encore de se donner un
coup de main lorsque le « candidat virtuel » sera devenu premier secrétaire
du PS. Mais rien ne sera plus comme avant. Le 18 mars 1993, Jacques Pilhan
a tiré un trait sur cette étonnante aventure. Pour lui, c’est clair, jamais Michel
Rocard ne sera élu président de la République.
Une déception ? Pour le maître de Temps public, cette rupture est un
crève-cœur. Elle marque l’échec d’une tentative désespérée pour sauver la
gauche en permettant à ses deux hérauts de préserver leurs intérêts respectifs.
Dans cette affaire, il jouait, bien sûr, son propre avenir ainsi que la pérennité
de son agence. Mais dans son esprit il n’y avait pas que cela. Au plaisir d’être
le plus fort et de conduire jusqu’au bout cette mission impossible s’ajoutait le
désir d’assurer une filiation au sein d’une famille de pensée qui est aussi la
sienne. En coupant les ponts avec Michel Rocard – et de quelle façon ! –,
Jacques Pilhan rompt aussi, ce 18 mars 1993, avec un avenir qu’il n’avait
jamais imaginé autrement qu’avec la gauche. L’ère Mitterrand est en train de
s’achever. Son successeur, inévitablement, sera de droite. Jacques Pilhan se
prépare à devenir orphelin. Le voilà prêt pour d’autres aventures. Sans ses
amis d’autrefois.
Le piège de la Sofres
Au soir de l’élection européenne, le 12 juin 1994, Jacques Pilhan ne tarde
d’ailleurs pas à vérifier qu’il a, hélas ! vu juste. La liste Rocard n’obtient que
14,5 % des voix. C’est un naufrage qui va vite coûter son poste au premier
secrétaire, ex-candidat virtuel du PS. La droite RPR-UDF, derrière
Dominique Baudis, ne réalise qu’un score médiocre (25,5 %). La percée de
Bernard Tapie, avec 12 %, est spectaculaire. « Un front populiste », analyse-
t-on à Temps public, est en train de se constituer autour de Jean-Marie Le Pen
et Philippe de Villiers. « C’est bien la preuve qu’une France nationaliste
remonte à la surface comme les bulles de la vase du fond de l’étang. » Pour
Jacques Pilhan, l’homme qui saura canaliser ce mouvement sera le vainqueur
de la prochaine présidentielle.
Mais à peine a-t-il achevé cette analyse qui conforte, à ses yeux, le
positionnement de Jacques Chirac que déjà, sur les écrans de télévision,
apparaissent d’autres chiffres qui le font hurler à la manipulation. A TF1, en
effet, la grande nouvelle de la soirée est un sondage Sofres, réalisé à chaud,
qui montre qu’en cas d’élection présidentielle seul Edouard Balladur serait en
mesure de battre Jacques Delors. Dehors Chirac, le loser ! Le message coule
de source sans que personne, à l’antenne, ne vienne apporter la moindre
nuance dans l’interprétation d’un sondage qui, sans doute, dit l’humeur du
moment mais ne préjuge en rien des effets d’une campagne qui n’a même pas
commencé.
A chaud, le coup est imparable. Il met en rage Jacques Chirac qui, avec
Jacques Pilhan, avait calé sa communication posteuropéenne sur de tout
autres enjeux. Sur la foi de cette unique enquête de la Sofres, la machine
médiatique est repartie de plus belle, avec une seule obsession : le match
Balladur-Delors. Celui-là même que la publication d’un petit opuscule, signé
Chirac et intitulé Une nouvelle France – Réflexions 1, devait faire oublier.
Pour ce lancement surprise, Jacques Pilhan a pourtant mobilisé tout le savoir-
faire de sa maison. Nicole Lattès, l’éditrice des éditions Nil, n’a reçu le
manuscrit qu’à la dernière minute. Elle l’avait signalé dans ses programmes
sous un amusant nom de code : « La Nouvelle Femme ».
Rien n’a été négligé. Ni le titre, ni le sous-titre – « Réflexions 1 » – qui
annonce une suite et donc une détermination à aller de l’avant. Le making-off
rappelle celui de la Lettre à tous les Français de François Mitterrand, en
1988. L’idée du livre date de plus de six mois et sa rédaction doit beaucoup
aux études de Temps public. N’empêche ! Pour les médias, on met en scène
Jacques Chirac, enfermé dans une villa de Monfort-l’Amaury et rédigeant,
sur de grandes feuilles blanches, un condensé personnel d’un dialogue
entamé avec les Français. La belle histoire !
Ce livre, dans l’esprit de Jacques Pilhan, est, comme toujours avec lui,
l’occasion d’une mise en scène doublée d’une mise en perspective. Sur le
théâtre de la prochaine présidentielle, il y a ceux qui jouent et avancent
masqués. Suivez mon regard. Et puis, il y a un chef d’Etat en puissance qui,
dans la solitude d’une réflexion personnelle, livre sa vision du pays et donc
de son destin. Pas besoin de faire un dessin. C’est du Mitterrand, révisé
Maastricht. « Désintégration sociale ». « Montée de la grande pauvreté ».
« Tragédie du chômage ». « Divorce des Français avec la France ».
« Refondation du contrat social ». Tous les mots du nouveau discours
chiraquien sont désormais sur la table. Le maire de Paris s’est positionné
clairement du côté des petits, des sans-grade, des oubliés des politiques
publiques.
Pas un mot sur l’action du gouvernement Balladur. La critique est en
creux. Ce livre est fait, tout entier, pour parler de la France, avec une voix de
gauche. C’est du gaullisme sociologique. « Avec ça sous le bras, Jacques
Chirac n’a pas besoin de dire qu’il entre en campagne. Il lui suffit d’affirmer
qu’il assure la promotion de son livre en allant vérifier ses intuitions avec les
Français », commente Jacques Pilhan. Pour un peu, il sablerait le champagne.
Sans ce foutu sondage TF1-Sofres, l’opération aurait été parfaite. La
couverture presse de cet événement politico-éditorial déçoit un peu le patron
de Temps public. La vente, en revanche, le ravit. C’est une confirmation de
ses analyses. France d’en haut, France d’en bas. C’est aussi – hélas – une
vérification de ses craintes. Le système Balladur a encore de beaux restes.
« Un jour, ils comprendront et ça leur fera très mal. » Juste avant l’été,
Jacques Pilhan aurait aimé que cette démonstration soit un peu plus éclatante.
Mais l’art de la guerre n’est-il pas, d’abord, celui de patience ?
28
« Il faut que ça soit obscène »
1. Pierre Péan, Dernières volontés, derniers combats, dernières souffrances, Plon, 2002.
29
L’assassinat de Balladur
Un candidat antibourgeois
La première éclaircie est venue, le 11 décembre 1994, avec l’annonce du
retrait de Jacques Delors. Le président de la Commission européenne ne sera
pas candidat. La gauche est orpheline. Elle rêvait. Désormais, elle déprime.
C’est la fin des illusions. François Mitterrand n’aura pas de successeur de son
camp. Pour Jacques Pilhan, c’était une très ancienne conviction. C’est à
présent une certitude. Combien de fois ne l’a-t-il pas répété à Jacques
Chirac ? Celui-ci a d’ailleurs pris le risque de l’annoncer à l’avance. Les faits
lui ont donné raison. Le voilà crédité d’une lucidité que n’a pas eue Edouard
Balladur. Devant le maire de Paris, Jacques Pilhan fait le bilan de cette
opération : « Delors, pour justifier son manque d’audace, a été dégueulasse
avec Mitterrand. Son allusion aux rois fainéants était de trop. Il a été assassin
avec la gauche. Il prive le Premier ministre du principal argument de sa
propre candidature. Il y a désormais, au moins une chose de sûre : vous serez
au second tour de la présidentielle. »
De l’air ! Une bouffée d’oxygène ! Il était temps… En jetant l’éponge,
Jacques Delors permet également à Jacques Chirac de rester bien calé dans le
créneau délimité par le maître de Temps public : le terrain, le peuple. Le
maire de Paris, qui a parfois le sens de la plaisanterie utile, prend, à cette
même époque, l’initiative d’une longue entrevue avec Martine Aubry, la
présidente de la Fondation contre l’exclusion. « Elle me succédera un jour à
l’Elysée », confie-t-il volontiers. Flatter la fille, c’est presque une manière de
remercier le père. Jacques Pilhan n’est étranger ni à ce rendez-vous, ni à sa
discrète médiatisation, ni aux commentaires qui l’accompagnent. On s’amuse
comme on peut !
Libéré de la menace deloriste, Jacques Chirac peut continuer à avancer à
son rythme. Et Dieu sait si ça compte, en matière de com. Avec Jean-Michel
Goudard, Jacques Pilhan avait imaginé une grande vague d’affichage
commercial que la nouvelle loi sur le financement des campagnes autorise
jusqu’à la date limite du 31 décembre 1994. Il s’agissait, dans l’esprit de ses
concepteurs, de manifester à la fois une présence et une détermination. Avec
le risque toutefois d’abandonner le registre modeste – et donc antiballadurien
– d’une campagne en rupture avec les anciennes pratiques chiraquiennes,
modèle 1981 et surtout 1988. Cet argument, dans le nouveau contexte de la
fin de l’année 1994, est jugé décisif. Adieu donc les affiches 4 × 4.
Les thèmes qu’elles étaient censées mettre en valeur ne sont pas pour
autant oubliés. L’une des affiches montrait des fruits, en écho au discours
chiraquien sur « un meilleur partage des fruits de la croissance ». Pour
Jacques Pilhan, renoncer à l’affiche ne signifie pas abandonner le message. Il
a prévu de longue date la sortie, début janvier, d’un second livre signé
Jacques Chirac qui est la suite programmatique de Une Nouvelle France
publié six mois plus tôt. La couverture de ce nouvel opus intitulé La France
pour tous est jugée un peu terne. Pourquoi ne pas l’illustrer d’un symbole ?
Une corne d’abondance ? Un chêne ? Le graphiste des éditions Nil suggère
un arbre fruitier. Bingo ! Le jour de la présentation du livre à la presse,
Jacques Chirac est interrogé, à brûle-pourpoint, sur ce choix qui lui semblait
anecdotique. Pourquoi un pommier ? « Euh… parce que j’aime les
pommes. » Applaudissements immédiats à Temps public. Tout le monde, les
Guignols en tête, se saisit du symbole. C’est simple, c’est bien vu et ça
marche à merveille. Chirac, chef de pub ! Qui l’eût cru ?
Parole de Pilhan : « Dans une campagne, quand ça marche, tout
marche. » Nul besoin de forcer le cours des choses. L’opinion et les
commentateurs évoluent en même temps, dans le sens souhaité. Même les
intellos s’y mettent. Le maître de Temps public l’avait constaté en 1988. Il le
vérifie de nouveau dans cette présidentielle. Tout s’est cristallisé, à partir de
l’automne, après la prestation de Jacques Chirac devant un petit club, Phares
et Balises, fondé par l’éditeur Jean-Claude Guillebaud et l’ancien conseiller
de François Mitterrand, Régis Debray. L’ami corrézien du maire de Paris,
l’écrivain Denis Tillinac, a joué les entremetteurs, et c’est ainsi que Jacques
Chirac découvre, au hasard d’un rendez-vous a priori anodin, les thèses que
le démographe Emmanuel Todd vient de publier dans une petite brochure
intitulée Aux origines du malaise politique français.
Ce texte a beau avoir été édité par la Fondation Saint-Simon, ce temple
de la « pensée unique » qu’abhorre Jacques Chirac, il reprend une à une les
analyses développées par Jacques Pilhan : le moment fondateur du
référendum de Maastricht, la déshérence de l’électorat populaire, sa sécession
avec la gauche officielle, la gentrification de cette dernière… Emmanuel
Todd et le maître de Temps public ne se connaissent pas. Chacun dans leur
spécialité, ils ont simplement travaillé sur des données comparables avant
d’aboutir à des conclusions similaires. Lors de la réunion de Phares et
Balises, Jacques Chirac a l’habileté de jouer les étonnés. Mais tout ce qu’il
entend lui est parfaitement familier depuis plus d’un an.
Il fait mine d’écouter. Il va bientôt instrumentaliser, avec l’aide de
Jacques Pilhan. Emmanuel Todd est un homme de gauche. Sa brochure ne
porte pas le sceau officiel de la chiraquie. Dans le combat politique, l’homme
et le produit sont une bénédiction du ciel. Il y avait la gauche balladurienne.
Voici venu le temps de la gauche chiraquienne. Dans une campagne
présidentielle, ces « intellos »-là sont des agents d’influence remarquables. Ils
donnent à Jacques Chirac et à son projet cette forme de cohérence qui est la
condition de la crédibilité. Bien sûr, ce rassemblement est baroque. Surtout
quand il entraîne avec lui le vieux fonds des people liés à François
Mitterrand. Contre Edouard Balladur et un PS infidèle au Président sortant, il
y a de la place pour tous. En politique, cela va de Philippe Séguin à Alain
Madelin, et, dans le champ intellectuel, d’Emmanuel Todd à Pierre Bergé, en
passant par Frédéric Mitterrand. « C’est la conséquence de votre
positionnement, explique Jacques Pilhan à Jacques Chirac. Ça craque en haut,
dans les élites. Bientôt ça bougera en bas, dans l’opinion. » A une double
condition : qu’il reste dans la double posture du challenger et du candidat
« antibourgeois ».
Edouard Balladur sait-il que dans cette stratégie il est le meilleur allié de
Jacques Chirac ? Le Premier ministre a entamé l’année 1995 en laissant dire à
ses porte-parole, officiels et officieux, que l’élection était jouée d’avance. Ce
qui est une façon de faire comprendre aux Français qu’ils sont privés de leur
liberté de choix. Mieux encore, le 18 janvier, sous les lambris de Matignon, il
annonce officiellement sa candidature, en la plaçant sous le signe de la
« continuité ». Pas de « rupture », pas de « fracture ». Dans le choix du lieu
comme dans celui des mots, c’est du Balladur à l’état pur. Jacques Pilhan est
un théoricien du bruit. Parler trop souvent et sur un même registre est selon
lui la meilleure façon de ne pas être entendu. Or c’est précisément ce que
vient de faire le nouveau candidat. Dans les enquêtes du cours Albert-Ier, ce
formidable loupé apparaît sans tarder. « Balladur voulait être un candidat
tranquille face à Chirac l’agité. Il est désormais l’incarnation de
l’immobilisme et du conservatisme face au mouvement et au changement. »
« On croirait du Barre, en 1988 », commente aussi Jacques Pilhan. Deux
jours avant qu’Edouard Balladur entre en scène, il a d’ailleurs déjeuné avec
l’ancien Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, histoire de vérifier ses
intentions réelles pour cette nouvelle présidentielle. Ira, ira pas ? Comme
VGE, Raymond Barre fait mine d’entretenir le suspens.
« Psychologiquement, cet homme ressemble à Delors. En plus vieux. Si c’est
possible ! » ironise Jacques Pilhan en sortant de table. Un déjeuner pour
rien ? Au cours de la conversation, son convive lui a raconté un récent
entretien avec Edouard Balladur, au cours duquel ce dernier a eu ce mot qui
dit tout : « On va fatiguer Chirac comme un poisson. » Pour Jacques Pilhan,
c’est une nouvelle preuve de la cécité de Matignon. « Ils croient qu’une
campagne, c’est de la pêche à la ligne. En fait, c’est une partie de chasse. »
Jospin se refuse
Le mot est juste. Mais en l’occurrence, il n’est qu’à moitié vrai et Jacques
Pilhan le sait pertinemment. Dans l’art de la guerre et le jeu, un peu moins
ragoûtant, des boules puantes, Edouard Balladur et les siens ne sont pas plus
manchots que Jacques Chirac et ses sbires. La suite de la campagne le
démontrera à l’envi. Mais en soulignant les travers du Premier ministre-
candidat, le maître de Temps public pointe aussi ceux qu’il devine chez son
client de la mairie de Paris. Le grand meeting de la porte de Versailles, le
17 février, devant vingt mille personnes qui scandent « On va ga-gner, on va
ga-gner », lui a laissé, à cet égard, une impression mitigée. Non pas que cette
manifestation de force ait été inutile. Jacques Chirac a été impeccable, dans le
fond et surtout dans la forme. Le maire de Paris a appris à mieux maîtriser sa
gestuelle. Il parle plus lentement, d’une voix mieux posée. Les séances de
média-training, dans les sous-sols du cours Albert-Ier, ont manifestement
porté leurs fruits. Cela se sent à la télévision et aussi, désormais, à la tribune
des meetings.
En fait, la gêne de Jacques Pilhan a des raisons plus intimes : il
n’apprécie guère, dans les campagnes, ces dernières lignes droites où il sent
que son rôle progressivement s’efface. Il aime l’ombre et voici que les
lampions s’allument. Il aime les tout petits comités où l’on peut s’expliquer
face à face avec le candidat, et voici que les influences se multiplient. Il aime
la raison du stratège et voici que, dans le feu de l’action, les hommes qu’il
conseille deviennent un peu fous. Cette ivresse-là ne sera jamais la sienne.
Déjà avec François Mitterrand en 1988, il avait ressenti ce malaise.
Le moment Pilhan, celui qui le met au comble du bonheur, c’est un an
avant l’élection, quand on construit et qu’on scénarise ; quand on dresse des
plans de bataille et qu’on installe un champion dans un positionnement de
vainqueur. Là est la jouissance. La suite, au fond, est une lente déception,
d’autant plus cruelle qu’elle avance en même temps que l’espoir d’avoir vu
juste et l’attente du grand spasme final qui, avec la victoire, en fera la
démonstration. Pour le meeting de Versailles, le maître de Temps public a vu
un Chirac qui reprenait ses vieilles habitudes. Consulter les uns, écouter les
autres. Ménager Juppé. Contrôler Séguin. Ne pas vexer Madelin. Bref, n’en
faire qu’à sa tête. Comme toujours !
Rien de vraiment dramatique, et il faudrait que Jacques Pilhan soit bien
sot pour se cabrer ou déprimer au moment même où, dans les sondages, les
courbes d’intentions de vote, soudain, se rejoignent, avant de s’inverser. Un
BVA, puis un Ipsos, puis un Ifop. Désormais plus de doute, Jacques Chirac a
rejoint Edouard Balladur. En cette mi-février de 1995, la présidentielle est en
train de changer de visage. Tout bouge. L’opinion, la presse, le moral des
troupes et donc l’image des candidats. C’est le mouvement qu’avait prévu
Jacques Pilhan. Mais c’est aussi la fin d’une époque. Celle où le maire de
Paris était un candidat hors système. Le challenger absolu qui « rame dans la
falaise », comme on disait alors à Temps public. Jacques Chirac en est sorti
vivant. Jacques Pilhan se méfie de ces moments-là, propices à tous les
dérapages.
Or février 1995 est aussi, dans la vie de Jacques Pilhan, le mois des
adieux. Une page se tourne. Il le savait. Il l’a voulu. Il l’a programmé. Le
vivre en direct, c’est pourtant autre chose. Il y a tout d’abord l’ami Colé, le
complice des premiers temps, qu’une campagne de presse animée par Le
Monde met en cause dans la gestion passée de la Française des jeux. Gérard
Colé est comme « un perdreau, pris dans une battue de sangliers ». Jacques
Pilhan fréquente trop Jean-Marie Colombani pour ne pas comprendre que,
pour le quotidien du soir, la vraie cible est François Mitterrand et le système
qu’il incarne. Temps public en fait partie. La crainte de Jacques Pilhan est
d’être pris dans ces tirs croisés. Il a aidé Gérard Colé et servi François
Mitterrand. Se tenir à l’écart, sans manquer aux règles élémentaires de
l’amitié et de la solidarité, n’est pas une mince affaire. Elle le préoccupe
presque autant que le nouveau cours de la campagne chiraquienne.
Dans un autre registre, Jacques Pilhan comprend aussi que le temps est
venu de ses adieux à la gauche. Le 3 février, Lionel Jospin a été désigné, face
à Henri Emmanuelli, comme le candidat du PS à la présidentielle. A Temps
public, on ne l’a pas vu venir. Depuis le retrait de Jacques Delors, Jacques
Pilhan observe pourtant avec une attention particulière les grandes
manœuvres socialistes. Mais les deux hommes qui l’informent, Jean Glavany
et Julien Dray, ne brillent guère par leur lucidité. Un jour, ils lui disent que ça
sera Pierre Joxe. Un autre, ils lui jurent que Robert Badinter a ses chances.
Enfin, ils l’assurent qu’Henri Emmanuelli, le premier secrétaire de l’époque,
va remporter la primaire devant les militants, parce qu’il a le soutien des
grosses fédérations fabiusiennes et l’appui explicite des radicaux de gauche,
emmenés par Bernard Tapie.
En l’occurrence, ils se trompent sur toute la ligne. Mais la surprise de
Jacques Pilhan, lors de la désignation de Lionel Jospin, n’est rien à côté de la
déception que suscitent, cours Albert-Ier, les premiers pas de sa campagne. Le
maître de Temps public montre à cette occasion une surprenante facette de sa
personnalité. C’est que, au fond, il a gardé de la sympathie pour l’ancien
patron du PS qu’il a si souvent côtoyé – et aidé – dans les années quatre-
vingt. Lorsque, au début janvier, celui-ci a manifesté ses nouvelles ambitions
en se lançant dans la primaire socialiste, Jacques Pilhan a trouvé que c’était
« une bonne idée », exprimée « au bon moment ». Il ne croyait pas à ses
chances, mais cela ne l’empêchait pas de saluer son initiative. Au lendemain
de sa désignation, il va aller jusqu’à imaginer, un moment, que le candidat
socialiste puisse faire appel à ses services.
Etonnant Pilhan. Il est encore le conseiller en com de François
Mitterrand. Il est toujours le conseiller clandestin de Jacques Chirac. Et il
n’aurait vu aucun inconvénient à donner un coup de main au candidat
socialiste ! Très vite, il lui faut pourtant déchanter. Par l’intermédiaire de
Bertrand Delanoë, Lionel Jospin lui a fait savoir, ainsi qu’à Jacques Séguéla,
qu’il entendait innover en se passant des services des habituelles agences de
communication politique. Le candidat socialiste ne veut pas remettre ses pas
dans ceux de François Mitterrand. Autre époque, autres pratiques. C’est aussi
cela, son « droit d’inventaire ». Le fait que son ex-épouse, Elisabeth
Dannenmuller, ait été une collaboratrice de Temps public a sans doute pesé
dans ce choix. Jacques Pilhan aurait pu le comprendre. C’est d’ailleurs ce
qu’il confie, à chaud, à Bertrand Delanoë. Mais bientôt une rumeur lui revient
aux oreilles et le met hors de lui. Si Lionel Jospin ne veut pas de ses conseils,
c’est qu’il désapprouve – et se méfie ! – son nouveau train de vie.
Jacques Pilhan a le cuir moins épais qu’on n’aurait pu l’imaginer. Cette
mise à l’écart, qui est somme toute logique et qu’il aurait dû trouver justifiée
au regard de sa situation dans le dispositif chiraquien, lui fait pourtant l’effet
d’une humiliation. Perte du sens des réalités ? Absence de lucidité, due à son
habitude de jouer toutes les cartes en même temps ? Le maître de Temps
public a peut-être plus de mal qu’il veut bien le reconnaître à rompre avec
cette gauche qui reste sa famille. Ce faisant, cet homme qui a toujours tout
mélangé, sans aucun complexe, semble pris à son propre jeu. A partir de
février 1995, cela va profondément teinter son regard sur la phase décisive de
la campagne présidentielle.
D’un côté, Jacques Pilhan continue de gérer Jacques Chirac, avec l’espoir
qu’il sera élu le 7 mai. De l’autre, il observe le parcours de Lionel Jospin
avec presque plus d’attention que celui d’Edouard Balladur qui, il est vrai, lui
semble désormais sans mystère. Politique et sentiments. A l’heure du grand
basculement, ce cocktail-là est pour le moins original. Surtout à Temps
public. Dans le comportement de Jacques Pilhan, une autre donnée, qui est
plus rationnelle, entre toutefois en ligne de compte. Dans la partie à trois qui
est en train de se jouer, l’enjeu est à présent l’élimination, au premier tour,
d’Edouard Balladur, afin de laisser place à un choc, au résultat garanti, entre
Jacques Chirac et Lionel Jospin. Dans sa tête, le maître de Temps public a
distribué les rôles. A l’un, l’Elysée. A l’autre, le leadership de la gauche.
C’est cela aussi qu’il aurait aimé organiser lui-même.
Jacques Pilhan n’a aucun relais dans l’entourage de Lionel Jospin. Quand
il commente, en privé, le parcours chaotique du candidat socialiste, on devine
les conseils qu’il aurait pu lui donner. La présentation de son programme :
« Trop professoral, comme d’habitude. » L’axe de sa campagne : « Trop
moral, pas assez social. » Déjà ! Le choix de ses cibles : « Pourquoi
concentrer ses attaques sur Chirac ? S’il veut être au second tour, c’est sur
Balladur qu’il devrait tirer en priorité. » Ses relations avec François
Mitterrand : « Quelle drôle d’idée de ne pas rechercher son appui. » Sur ce
dernier aspect de la stratégie jospiniste, Jacques Pilhan reconnaît toutefois
que les torts sont partagés. Ses visites à l’Elysée sont moins fréquentes, mais
lorsqu’il rencontre François Mitterrand, notamment pour la préparation de sa
dernière grande émission, chez Bernard Pivot, il découvre un homme fatigué
qui « ne comprend pas grand-chose au déroulement de la campagne ».
Le 27 mars, à un mois du premier tour, de retour de l’Elysée, il confie
que le Président « aimerait aider Jospin mais uniquement parce qu’il
trouverait moche qu’après deux septennats la gauche ne soit pas représentée
au second tour ». François Mitterrand regrette que le candidat socialiste ne lui
demande rien. Il se contentera donc d’un soutien minimum, au détour d’une
interview, dans Le Figaro. Au fond, commente Jacques Pilhan, « sa vraie
motivation n’est pas celle qu’on croit. Il ne pense plus qu’à lui et à son
image ». Celle qu’on a contribué à sculpter depuis plus de dix ans, à Temps
public, et qu’on abandonne désormais à l’Histoire, avec un brin de nostalgie
mais aussi une pointe de soulagement. La roue tourne. C’est ainsi. Le temps
des regrets, ce sera pour plus tard.
Le protecteur du Président
Dès l’origine, c’est la grande faiblesse de la position de Jacques Pilhan.
L’idée de la dissolution est peut-être « géniale », mais elle ne vient pas de lui.
Il s’y résout sans pouvoir exprimer cette légère part de doute qui lui traverse
inévitablement l’esprit. Sur le papier, il est vrai, les risques semblent faibles.
Les sondages commandés par l’Elysée et ses dépendances indiquent, qu’au
pis, la majorité sera plus faible qu’auparavant. Tous signalent également que
son avance n’est pas telle qu’on puisse attendre sans danger l’échéance
normale de 1998. Tous conduisent donc à la même conclusion : pourquoi
hésiter, puisque c’est imperdable ?
A Temps public, on partage cette illusion. Jacques Pilhan n’est pas plus
lucide que les autres. En compagnie de Pierre Giacometti, qui a rejoint Jean-
Marc Lech à Ipsos, il exprime parfois quelques doutes sur cette fameuse
« prime au sortant » censée garantir la réélection des députés RPR et UDF. Il
a également noté, dans une étude Sofres commandée par le patron de la CGE,
Ambroise Roux, que l’avance de la droite est plus nette si la campagne est
conduite par un autre Premier ministre qu’Alain Juppé. Mais jamais, même
en privé, jusqu’à la fin du mois de mars 1997, il n’évoque le risque d’une
défaite qui viendrait briser les reins du président de la République.
Dans les jeux internes du pouvoir chiraquien, Jacques Pilhan s’est laissé
de nouveau déporter. Le conseiller du roi est un pion parmi d’autres qui n’a
plus, de surcroît, son influence d’autrefois. Quand il bouge, ce n’est plus en
fonction des seuls intérêts du Président. Le système élyséen est devenu d’une
rare complexité. Jacques Chirac est un chef obstiné qui entretient l’instabilité
de son propre entourage. Dans ce contexte, l’idée de la dissolution a une
vertu rare qui n’a pas échappé à Jacques Pilhan. Elle est fédératrice. Tout le
monde y est favorable, même si c’est pour des raisons opposées. Le Président
s’est autoconvaincu que c’était là l’occasion de commencer enfin son règne.
Alain Juppé y voit un moyen d’assurer son autorité chancelante. Ce sont deux
raisons suffisantes pour entraîner l’adhésion de Dominique de Villepin.
Au sommet de l’Etat, chacun a des fourmis dans les jambes. Pour
débloquer une situation qui menace de s’envenimer, l’aspiration au
mouvement, quel qu’il soit, est devenue majoritaire. Jacques Pilhan
n’échappe pas à la règle. Son idée initiale, celle de la fin 1996, était celle d’un
vaste remaniement destiné à lester le gouvernement de tous les ténors de la
droite, balladuriens compris, afin de préparer, à terme, l’émergence d’un
nouveau Premier ministre. Dans un premier temps, Alain Juppé a donné le
sentiment de mordre à l’hameçon. Mais il a suffi d’un livre-confession en
forme de best-seller, suivi d’un léger redressement de sa cote de popularité,
pour qu’aussitôt il le recrache.
Le Premier ministre croit que le printemps qui arrive sera aussi le sien.
Lorsqu’il regarde ses éprouvettes, Jacques Pilhan est beaucoup moins
optimiste. Mais comment résister à la pression qui monte autour de l’idée
d’une dissolution, dès lors que Jacques Chirac et Alain Juppé sont sur la
même longueur d’onde et que les intérêts de l’un rejoignent ceux de l’autre ?
Jacques Pilhan est coincé. Le piège s’est refermé. Il n’a plus les moyens de le
desserrer. Quand il en prend conscience, au mois de mars 1997, il est déjà
trop tard.
Durant les trois semaines qui précèdent l’annonce officielle de la
dissolution, le 21 avril, le maître de Temps public joue sur deux fronts à la
fois. Il va résister sur l’un et abdiquer sur l’autre pour finalement perdre sur
les deux tableaux. Toujours la même question : dissoudre, mais pour quoi
faire ? Alain Juppé est décidément incorrigible ! Il veut dire la vérité aux
Français. Quitte à leur tordre le bras. Ces législatives anticipées sont, pour lui,
un vote de confiance à l’échelle du pays. Objectif affiché : préparer la France
aux prochaines échéances européennes et notamment celle de la monnaie
unique. D’où la nécessité d’un pouvoir fort, relégitimé dans les urnes et
capable, à ce titre, d’entamer une politique de réduction drastique des
finances publiques.
Pour Jacques Pilhan, cette dramatisation des enjeux, sur une telle
thématique, relève de la pure folie. Toutes ses enquêtes le prouvent : l’Europe
reste un sujet hautement anxiogène. Avec, pour une fois, l’appui de
Dominique de Villepin, il réussit à repousser, début avril, une offensive
menée par Jean-Pierre Denis, le secrétaire général adjoint de l’Elysée, qui est
surtout le chef de file des libéraux du Château. « Derrière Denis, il y a bien
évidemment Juppé », analyse Jacques Pilhan. Pour convaincre Jacques
Chirac, il est toutefois contraint d’abattre toutes ses cartes. « Liberté, Europe,
rigueur : ces mots vont, pour les Français, dans le même sens. Ils sont
synonymes de souffrance. Ils font peur. » Alors que le Front national semble
avoir le vent en poupe et qu’il vient de conserver, lors d’une élection
partielle, la mairie de Vitrolles, est-il bien raisonnable de sauter à pieds joints
sur ce terrain miné ?
« On ne dissout pas, ajoute-t-il, pour donner un tour de vis mais pour
proposer un nouvel élan. » Le grand mot est lâché. Il séduit le Président. Mais
ça s’arrêtera là. C’est tout le drame de la dissolution, vue par Jacques Pilhan.
Le « nouvel élan » suppose en effet un autre Premier ministre. Donc un chef
de guerre capable d’entraîner son camp au lieu de proposer la énième version
du trop fameux « sauvez Juppé ». A l’aube de la bataille, le maître de Temps
public ne parvient pas à faire comprendre à Jacques Chirac le sens réel de ce
slogan de campagne.
On en revient aux origines du septennat, lorsque Jacques Pilhan pensait
qu’il aurait mieux valu nommer Philippe Séguin à Matignon. Via Henri
Guaino, alors commissaire au Plan, il a tenté, au début de l’année 1997, de
prendre contact avec le bouillant président de l’Assemblée nationale. Les
deux hommes ne s’aiment guère. Ils ne se parleront pas. Et puis surtout, à
l’Elysée, Jacques Chirac reste « une tête de lard ». Séguin ? Jamais ! Jacques
Pilhan n’a pas besoin de traducteur. Ce cri du cœur veut surtout dire : Juppé,
toujours !
C’est l’équation impossible de cette dissolution. « Comme dans Le
Guépard, soupire Jacques Pilhan. On veut bouger pour que rien ne change. »
Dans son bureau de Franklin-Roosevelt, le maître de Temps public voit venir
la catastrophe, mais quand il est à l’Elysée, il ne se sent plus la force de tirer
le signal d’alarme. Chirac, Villepin, Juppé : tous sont persuadés que la
victoire est au bout du chemin. Jacques Pilhan avait des doutes. Désormais il
a des craintes. Mais il n’a pas de solution. Echec et mat. Rompre ? Cela n’est
plus possible. Renverser la table ? Il n’en a plus les moyens. Insensiblement,
le voilà donc qui bouge sur son axe.
Le Président est en train de prendre un risque insensé. S’il gagne son pari,
tant mieux. Mais comme il peut aussi le perdre, il convient donc de le
protéger. Comment ? Jacques Pilhan n’a pas une seule hésitation : « Il faut le
préparer à devenir cohabitant. » Au cas où… Le 21 avril au soir, lorsque
Jacques Chirac appuie à la télévision, en direct, sur le bouton de la
dissolution, Jacques Pilhan est un homme déchiré. Il sourit. Il dit qu’on va
gagner. Comme tout le monde et presque plus fort que les autres. Il joue à la
perfection la comédie du bonheur. Pour sa première campagne à visage
découvert, dans les rangs de la droite, il se sent obligé d’en rajouter alors
qu’il a déjà un pied dans une autre partie.
Loué soit Nicolas Sarkozy ! Grâce à lui, Jacques Pilhan demeure. Non
pas à travers ce qu’il fut, mais dans la vérité d’une œuvre si radicalement
contestée, puis si soudainement réévaluée, que réapparaît, par contraste, ce
qui faisait sa spécificité. Vivre avec deux Présidents et revivre post mortem
avec un troisième sont une manière d’exploit que le sorcier de l’Elysée aurait
apprécié à sa juste mesure. Il avait esquissé cette ambition en quelques mots
laconiques le jour où il passa du service de François Mitterrand à celui de
Jacques Chirac : « Les Présidents passent, le conseiller demeure. » Et comme
il avait de l’humour, il avait alors ajouté que son statut était comparable à
celui d’un célèbre fromager devenu, au fil de temps, fournisseur attitré du
palais de l’Elysée. « By appointment of the French président. »
Nicolas Sarkozy, dans cet exercice de comparaison, est un miroir inversé.
Ou un antimodèle. Ou un Président moderne. Comme on voudra. Il fait
réapparaître ce qui n’est plus, en soulignant ce qui n’était pas. Il dessine, en
creux, ce qui a toujours été le plus difficile à saisir : la réalité du
« pilhanisme », sa spécificité dans un univers politique envahi par la com, son
originalité dès lors qu’on considère que les problèmes qu’il avait soulevés
sont désormais le quotidien assumé de quiconque ambitionne d’exercer ne
serait-ce qu’une once du pouvoir d’Etat.
Notre propos, on l’aura compris, n’est pas ici de disséquer – et encore
moins de juger – le mode de communication erratique du sixième Président
de la Ve République. L’histoire – avec ou sans majuscule – s’en chargera
toute seule. Nombreux, trop nombreux, ont déjà été ceux qui ont tenté, à
chaud, d’en saisir les traits essentiels pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter
notre grain de sel. Posons donc comme seul principe que Nicolas Sarkozy, au
poste qui est le sien et jusqu’à ce qu’il réenfile l’habit du candidat, a été
l’anti-Pilhan absolu, dans sa gestion de la parole présidentielle, dans sa
conception du temps élyséen, dans sa vision de ce qu’est une opinion et la
manière dont elle se cristallise. Admettons ensuite qu’il n’a cessé, au cours de
son quinquennat, de tourner autour de cette figure du sorcier ou, plus
précisément, des quelques lois qu’il avait édictées.
Reconnaissons enfin qu’il est assez farce que l’ontologie d’une pensée
finisse par se fixer dans une comparaison dont on mesure le caractère
improbable. Non pas que la différence de statut entre le Président et le
conseiller soit un obstacle à tout essai d’évaluation entre ce qu’ils ont tenté,
l’un comme l’autre. Mais parce que, dans leur caractère, il y a quelque chose
d’essentiel qui les rapproche plus que tout : un pragmatisme viscéral, un
opportunisme – au sens propre du terme – de tous les instants, un refus
systématique des codes et des habitudes qui a nourri leur goût de la rupture et
qui – rêvons un peu – aurait sans doute conduit Jacques Pilhan, s’il avait vécu
plus longtemps, à tenter l’aventure avec celui dont il avait flairé, bien avant
qu’elles ne deviennent évidentes, l’énergie et la puissance communicative.
Jacques Pilhan, comme un artiste, cassait ses moules dès qu’ils avaient
servi. La répétition l’ennuyait. Il estimait surtout que, pour durer, il fallait
toujours innover, faute de quoi on ne faisait que reproduire ce qui avait
marché une fois et qui, de ce seul fait, ne pouvait, selon lui, réussir une
seconde. Cette loi du pilhanisme complique la juste appréhension de sa
réalité. Elle dit un caractère. Elle ne précise guère les contours d’une méthode
et encore moins l’essence d’une pensée.
D’autant que les temps ont changé. Ou plutôt le temps a changé depuis la
disparition de Jacques Pilhan. Nicolas Sarkozy est le produit de cette
mutation qu’il constate et qu’il accompagne. Celui qui lui succédera, un jour
ou l’autre, n’échappera pas à cette évidence. Avec le septennat, le Président
était coureur de fond. Avec le quinquennat, il est passé au demi-fond. Ce
genre d’épreuve exige une accélération continue. Donc un effort radicalement
différent. Il élimine, avant le sprint final, une phase – celle de la cohabitation
– qui ramenait le Président-candidat à son statut premier et dont Jacques
Pilhan avait compris, mieux que quiconque, la charge symbolique et la force
émotive.
Cela ne sera jamais plus. Sauf à imaginer un Président privé, dès son
entrée en fonctions, du soutien parlementaire nécessaire à l’exercice de son
nouveau pouvoir. Ce qui évidemment modifierait la nature de la fonction
élyséenne, bien au-delà de ce que pouvait induire la cohabitation à
l’ancienne. L’autre changement, lié au quinquennat, modifie lui aussi le
rythme présidentiel et, du même coup, l’équilibre au sommet entre le chef de
l’Etat et son Premier ministre. Il n’y a aucune évidence à ce que l’un ravale
l’autre au rang de simple « collaborateur ». Ce rêve sarkozyste – celui des
origines – n’a pas duré bien longtemps. Il signalait une pente qu’il serait
pourtant sot d’ignorer. Le quinquennat a installé l’homme de l’Elysée en
première ligne, sur toute la durée du mandat. Il l’oblige à devenir Président et
Premier ministre à la fois et bouleverse cette articulation entre « verticalité »
et « horizontalité » dont l’extrême sophistication était, aux yeux de Jacques
Pilhan, la clé d’une communication réussie.
Enfin, dernier changement qui, lui, n’a pas fini d’angoisser tous les
communicants du monde : l’internet est venu introduire dans l’exercice
quotidien du métier politique, et a fortiori du métier présidentiel, des
éléments auxquels rien ne le préparait. Vitesse, immédiateté, transparence.
Excusez du peu ! La question n’est pas ici de savoir si l’ambition du Net
correspond bien à sa réalité et encore moins de juger de la pertinence de son
ambition initiale. Reconnaître qu’avec lui l’art de la communication a changé
de visage est, en revanche, une évidence sur laquelle il n’est guère besoin
d’insister. Jacques Pilhan a commencé sa carrière à une époque où la
télévision se résumait à trois chaînes, toutes publiques. Il ne faut être grand
clerc pour comprendre qu’on ne forgeait pas l’image d’un chef d’Etat, il y a
trente ans, comme on la modèle aujourd’hui.
Le « télécentrisme », dont Jacques Pilhan avait pointé le caractère central
dans la construction de l’opinion, n’a pourtant pas disparu. Le journal de
20 heures demeure, pour la grande majorité des Français, le lieu de
prédilection de leurs perceptions du réel et de l’accumulation de leurs
souvenirs. Mais cette permanence ne signifie pas que tout demeure identique.
Le Net est une culture. Il n’a pas remplacé la télé, mais a modifié ses règles
de fonctionnement. Il ne fait pas l’actualité, mais il bouleverse la hiérarchie
des titres et les angles d’attaques. Bref, il impose ses codes, y compris dans le
saint des saints du JT qui, pour aller vite, ne se cale plus sur la une du Monde,
mais sur la rumeur de la toile. Tout cela est encore à l’état d’esquisse. Mais
l’influence de ce mode de pensée sur tous les acteurs du système médiatique
– journalistes, hommes politiques, citoyens-téléspectateurs – est désormais
trop forte pour qu’on puisse imaginer une ligne de communication qui en
fasse abstraction.
Dans le même registre, c’est le statut du communicant qui se trouve lui
aussi chamboulé. Jacques Pilhan avait décrété que son métier n’avait pas de
nom et qu’à ce titre, il n’existait donc pas. Cette humilité cachait une
immense ambition. N’être rien, c’est aussi vouloir être tout et l’indéfinition
est souvent le masque d’un désir illimité de puissance. Jacques Pilhan se
croyait unique et, de fait, il l’était. A la manière d’un prototype. C’est ce qui
explique qu’il soit difficile de le comprendre sans recourir à la biographie qui
seule permet de mesurer son originalité. Avec une culture personnelle, un
caractère particulier, des rencontres improbables, une époque qui n’est plus.
Derrière cette notation personnelle, il y en a une autre d’une portée plus
générale. Ce métier « qui n’existe pas » ne pouvait s’exercer que dans
l’ombre. Il supposait le secret. Pour être vraiment efficace, il fallait qu’il ne
soit ni repéré, ni décrypté. Toute sa vie, Jacques Pilhan a vécu dans une
tension entre soif de reconnaissance, désir d’influence et absence de visibilité.
Aucun acteur de sa profession n’a effacé, avec autant de soin, les traces de
son action. Il s’y est employé avec une férocité qui surprend, dans un milieu
où faire de la com revient souvent à faire sa pub. Suivez mon regard… Au-
delà des questions de morale individuelle que soulève pareil comportement,
on peut s’interroger aujourd’hui sur la pertinence de ce modèle, alors que la
loi du silence que Jacques Pilhan avait su imposer à quelques éditorialistes
complices est précisément celle que traque le moindre internaute en mal de
transparence.
Autre époque, en effet ! La profession que Jacques Pilhan prétendait ne
pas connaître n’a guère plus de réalité aujourd’hui qu’elle n’en avait hier.
Disons, pour faire court, qu’à force de tout envahir, elle a perdu sa spécificité.
Elle recouvre des pratiques à ce point disparates qu’on serait bien en peine
d’en dire l’originalité. Elle a plus de prégnance dans le regard de ceux qui
l’observent – souvent pour la dénoncer – que dans la tête de ceux qui
l’exercent. Pour le meilleur comme pour le pire. Rien que de la com : on
connaît le refrain ! Même quand il n’y en a pas, on soupçonne sa présence.
L’art supposé du story-telling, cette tarte à la crème du commentaire
journalistique, imprègne tout. Il déforme tout. Il dévalue tout. Il place le
communicant dans cette situation paradoxale où non seulement il ne peut plus
rester dans l’ombre, mais où il lui est également difficile de ne pas donner, en
même temps qu’il agit, les clés sa propre action. En cela, Jacques Pilhan est
bien mort et cette biographie constitue son tombeau.
Ce qui nous ramène, un bref instant, à Nicolas Sarkozy. Celui-ci voulait
rompre, au premier chef, avec son premier père politique : Jacques Chirac. Il
entendait incarner, au pouvoir, un nouveau type de virilité. Il s’est donc
tourné vers celui qui, à l’époque de son triomphe, était la vraie figure d’une
modernité assumée : Tony Blair. Pour son style, pour sa gueule, pour son
appétit. Pour sa politique ? C’est une autre histoire qui, ici, indiffère. Dans le
même élan, Nicolas Sarkozy a adopté la ligne de com qui avait si bien réussi
au Premier Britannique. Celle de son Pilhan à lui : Alastair Campbell, roi de
la météo politique dont il disait qu’on pouvait la maîtriser en bombardant le
système médiatique de nouvelles sans cesse renouvelées, lesquelles
satisfaisaient du même coup son goût de la nouveauté et encourageaient
l’opinion sur le chemin du zapping.
Pas de mémoire, pas de cristallisation, pas de fracture dans une ligne de
communication en constante élaboration : un vrai rêve de gouvernant dont on
mesure combien il tranchait avec ce que fut l’ambition du sorcier de l’Elysée.
Avec son homologue anglais, il n’y avait pas de Dieu et encore moins
d’Olympe, pas de lâcher de foudre et nulle explosion dans l’expression du
désir. Rien que du brut enrobé d’un sourire éclatant, un peu plébéien dans
l’expression, mais ô combien aristocratique, dans son ultime vérité. So
british…
Cette séduction made in Blair avait un air d’évidence, à l’aube de la
conquête. Cela marchait du feu de Dieu. Et puis, c’était aussi, pour Nicolas
Sarkozy, une manière de montrer que la cuisine Pilhan, celle des monarques
fatigués, usés et vieillis, avait la lourdeur des sauces trop riches en calories.
Le nouveau Président voulait avoir le ventre plat. Il courait chaque jour
comme un lapin. Il se sentait prêt à dévorer son quinquennat d’un seul trait.
Sans rien demander à quiconque et surtout pas à un Premier ministre qu’il
avait choisi, à l’image d’un fils de notaire et qui, à ce titre, n’avait qu’à jouir
tranquillement de sa nouvelle aisance, sans se mêler des parties endiablées du
nouveau maître de l’Elysée.
Au fond, ce n’était pas si mal vu. Au moins dans le constat d’un
épuisement du modèle de communication élaboré par Jacques Pilhan et
décliné, après sa mort, sur le mode pépère, par Jacques Chirac et sa fille
Claude, entre le miracle de 2002 et la triste retraite de 2007. Un autre rythme
s’imposait au premier vrai Président de quinquennat de la Ve République.
Plutôt que de chercher à retenir le temps, Nicolas Sarkozy a choisi l’option
qui devait lui permettre de le chevaucher sans complexe. C’était flatteur.
C’était excitant. C’était surtout conforme à cette loi du monde moderne qui
veut que, quand tout s’accélère, la chance sourit à ceux qui savent courir
encore plus vite et mordre encore plus fort. Adieu rareté, adieu arythmie de
l’expression publique, adieu modèle Pilhan. CQFD.
Là est pourtant la faille. Celle qui éclaire, en retour, la réalité du sorcier.
C’est qu’en calquant sa ligne de communication sur celle d’un Premier
ministre anglais, entraîné par ce qu’il croyait être la nouvelle logique de nos
institutions, Nicolas Sarkozy a oublié une seule chose, mais pas la moindre :
the Queen ! Au-delà de la couronne, il a négligé la force d’incarnation du
monarque et le poids symbolique de sa présence, au sommet de l’Etat,
comme garant d’une communauté de destin. Il a ainsi fait le chemin inverse
de celui imaginé par Jacques Pilhan, en désacralisant la présidence, là où se
dernier voulait lui conserver, en dépit de l’air du temps et des pressions de
tous ordres, son essence monarchiste. Tout découle de ce curieux
croisement : l’incapacité sarkozyste à se représidentialiser, hors,
curieusement, des phases de bataille de la campagne électorale ; l’attention
portée par Jacques Pilhan à ce qui apparaît, rétrospectivement, comme la
question centrale de sa réflexion sur la communication présidentielle : celle
de l’autorité, celle de la préservation de l’axe vertical dans un système
démocratique où l’égalité devant le suffrage ramène inexorablement à
l’horizontalité grise des dossiers ordinaires.
Une fois encore, c’est le contraste qui éclaire le mieux, par-delà les
différences de statut. Nicolas Sarkozy est un Président bancal, usé par une
surexposition médiatique, comme d’autres le sont par le soleil. Il n’a pas
voulu voir que l’ambiguïté de sa fonction – moitié Blair, moitié Elisabeth –
était la garantie non pas de sa seule longévité, mais de son efficacité durable.
Au fond, il n’a pas compris cette leçon que Jacques Pilhan avait si bien
rappelée à ses anciens clients, François Mitterrand et Jacques Chirac –
lesquels le savaient d’ailleurs d’instinct – qui veut que, dans l’exercice de
n’importe quel pouvoir, c’est la contradiction qui est source de puissance.
Ou, mieux encore, que c’est elle, et elle seule, qui, lorsqu’elle est bien gérée,
procure cette force d’incarnation – ou cette force médiatique, peu importe –
qui reste l’apanage des grands monarques. Fussent-ils républicains.
Il y a là des vérités d’évidence que les artistes saisissent plus subtilement
que les politiques. Quitte à s’inspirer des Anglais, mieux vaut ainsi se
pencher sur l’œuvre de leurs cinéastes que sur celle de leurs communicants.
Les catalogues offrent deux films qui, à leur manière, expriment, sur grand
écran, l’essence du pilhanisme. L’un est signé Stephen Frears. Il s’appelle
The Queen. Il montre combien, à la mort de la princesse Diana, il fallut
d’intelligence politique à une reine blessée et à un Premier ministre hésitant
pour que cet événement tragique ne signe à la fois le désastre d’une
monarchie et la déstabilisation d’un gouvernement privé de son tuteur
naturel. Cette œuvre-là rappelle, mieux que toute autre, la double essence du
pouvoir qu’un esprit aussi français que Jacques Pilhan mesurait à l’aune de sa
culture historique et anthropologique.
L’autre film, plus saisissant encore, est Le Discours d’un roi de Tom
Hooper. Il dit, à travers l’initiation d’un monarque bégayant par un thérapeute
inspiré, la réalité de tout pouvoir. Il rappelle qu’un homme sans parole est un
roi plein de misère. Il souligne enfin que l’exercice de communication ne
consiste pas à plaquer du faux sur du vrai, ou du factice sur du réel, mais à
donner à voir ou à entendre – donc à comprendre – ce qui, sans lui, ne serait
qu’accumulation de sons ou d’images, privée de cohérence. Ce roi-là et ce
thérapeute-là, à travers leurs dialogues incertains, sont les correspondants
anglais de François Mitterrand et de Jacques Pilhan, dès lors qu’il fallut que
le premier montre, avec l’aide du second, à la télévision notamment, qu’il
était prêt à entrer dans son nouvel habit présidentiel.
Dans cet apprentissage, le roi apparaît nu. C’est dans l’ambiguïté que le
monarque républicain peut incarner cette double nature dont découle son
pouvoir. D’où le scandale qui rejaillit, comme par ricochet, sur le
communicant. Jacques Pilhan considérait que c’était dans la nature des
choses et son goût du secret était une manière de protéger son intégrité, face
aux humeurs assassines qu’attisait son influence. Il fut un temps où l’on
brûlait les sorcières. Le sorcier de l’Elysée ne trouvait pas illogique qu’on
veuille le passer sur le grill.
La plus belle trace de cette hostilité, sans fards ni nuances, se retrouve
sous la plume de Régis Debray qui, ce faisant, a au moins eu le mérite de
répéter aujourd’hui ce qu’il dénonçait hier. Pour lui, il n’y a pas de solution
de continuité entre François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Tout juste une même pente qui, à chaque mandat, descend encore davantage
et livre l’Elysée aux barbares de la com. Et pourtant ! Quand on lit Debray,
commentant, en marge d’une pièce d’Olivier Py, l’image de son Président
favori, ce sont les mots de Jacques Pilhan qu’on croit entendre, avant que ne
sifflent les flèches contre tous les sorciers de la création. « Ce que j’admire
dans l’animal politique, c’est la carcasse. La résistance physique (…). La
mégalomanie est une armure. La folie douce protège. Elle inspire chez les
plus grands une majestueuse solitude, la fameuse gravitas. Le monarque est
un homme lent qui prend son temps1. »
Tout est dit. Mais sur le mode décliniste et ronchon que détestait Jacques
Pilhan, tant il lui semblait révéler, derrière un discours bronzé, une
impuissance propre à tous ceux qui abandonnent, en armure rouillée et
chaussons fourrés, les champs de bataille où se construit l’Histoire. Rien de
bien grave, au demeurant. Ces incompréhensions disent plus des allergies que
de vrais désaccords. Elles sont donc passagères. Elles relèvent de choix
esthétiques qu’ignore, sans complexe, l’univers de la communication. Loué
soit donc Debray qui, comme Sarkozy, lit Pilhan à l’envers et permet, du
même coup, de le comprendre à l’endroit.
Pourtant, qu’on ne se fasse pas d’illusions. Le « pilhanisme », cet
empirisme, ressemblera toujours à celui qui l’a conçu. Quoi qu’on dise et
quoi qu’on imagine, on trouvera chez lui, quelque chose de délicieusement
indéfinissable qui est sa part de mystère – comme Mitterrand avait, paraît-il,
sa part de vérité ! – et qui décevra les amateurs de livres de recettes. Pilhan
ramène immanquablement à lui-même. Quitte à céder pour conclure à l’esprit
romanesque – celui qui dit le vrai dans le faux revendiqué –, c’est donc vers
un autre héros qu’on se tournera pour résumer l’ambition d’un petit homme,
monté de son Sud-Ouest natal, ébahi par Paris, livré corps et âmes au seul
service du roi et dont on retiendra qu’il fut, dans le paradoxe d’une aventure
politique et intellectuelle sans équivalent, l’ultime gardien – ô paradoxe – de
cette flamme monarchiste sans laquelle, en république, il n’y a pas de
Président possible. Ce héros, c’est d’Artagnan devinant qu’il ne survivra pas
et courbant une dernière fois l’échine devant plus haut que lui, comme devait
le faire Jacques Pilhan lorsque sa tête fonctionnait encore, mais que son corps
ne le suivait déjà plus :
« Le roi est mon maître. Il veut que je fasse des vers, il veut que je
polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres ;
mordious ! C’est difficile mais j’ai fait plus difficile que cela. Je le ferai.
Pourquoi le ferai-je ? Parce que j’aime l’argent ? J’en ai. Parce que je suis
ambitieux ? Ma carrière est bornée. Parce que j’aime la cour ? Non, je resterai
parce que j’ai l’habitude, depuis trente ans, d’aller prendre le mot d’ordre du
roi et de m’entendre dire : “Bonsoir d’Artagnan”, avec un sourire que je ne
mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Etes-vous content, Sire ? » Rideau.
Gigaro, juin 2011
Sources audiovisuelles
Archives INA.
Sources écrites
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ZEMMOUR Eric, Chirac, l’homme qui ne s’aimait pas, Balland, 2002.
Remerciements
Merci aussi à Jean-Luc Aubert et Gérard Colé. Le premier m’a ouvert les
cahiers qu’il a tenus, sans discontinuer, de 1984 à 1998. Sans cette source et
sans nos colloques du Select, ce livre ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Le
second m’a confié ses souvenirs et plusieurs documents importants sur
l’aventure de Temps public. Plusieurs scènes de ce livre sont tirées par
ailleurs du Conseiller du Prince, publié par Gérard Colé en 1999 aux éditions
Michel Lafon et, hélas ! épuisé en librairie.