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Sylvie Jumel

La sorcellerie
au cœur
de la République

JXbracadabrantesque !
www.carnot.fr
LA SORCELLERIE AU CŒUR
DE LA RÉPUBLIQUE

Sylvie Jumel

www.carnot.fr
CARNOT
10, quai Jean-Mermoz - 78400 Chatou
Tél. 01 30 53 75 05
www.camot.fr

ISBN N° 2-912362-69-5 Dépôt légal: 3e trimestre 2002

Photographies : tous droits réservés.

Toute reproduction de cet ouvrage, même partielle et quel qu'en soit le mode, est
formellement interdite et constitue une contrefaçon passible des peines prévues par
les textes en vigueur et notamment par la Loi du 11 mars 1957 sur la protection des
droits d'auteur.
À mon sorcier préféré ...
Merci à ...

- Olivier, mag1c1en à sa manière, doué d'une


finesse, d'un humour et d'un esprit. .. Perle rare, qua­
siment introuvable de nos jours. Sans lui, ce livre
n'aurait jamais vu le jour.
- Mes enfants, qui ont su garder le secret pendant
les quelques mois nécessaires à la fabrication de
« l'œuvre magique» que leur maman concoctait quo­
tidiennement sous leurs yeux. Être dans la confidence
a dû, parfois, leur sembler long ...
- Pierre, sans qui ce grimoire ne serait, lui qui
dès notre première rencontre a su, a œuvré, m'a
encouragée, m'a poussée à trouver l'éditeur, l'inspi­
ration, la « plume» et enfin a travaillé au respect des
délais, magie oblige.
- Et tous mes interlocuteurs, informateurs dont je
tairai le nom pour les garder encore longtemps en
vie ...
AVERTISSEMENTS•••

Ceci est un livre du secret.


Tellement silencieux qu'il paraîtra parfois
presque romancé. En France, au pays des Celtes et de
l'omerta, on ne divulgue pas l'indicible. Ce secret tu,
le titre de l'ouvrage que vous avez entre les mains par
curiosité ou besoin de comprendre, vous le révèle : nos
princes, sans distinction de parti ni de religion, ou
presque, font souvent appel aux sorciers du xxie siècle
pour conquérir ou garder leur pouvoir. Pour forcer leur
destin. Pour rester les maîtres de leur monde qui est
aussi le nôtre.
La France du XXIe siècle reste officiellement
cartésienne, démocratique, égalitaire. Elle n'étale pas
dan les journaux les mœurs de ses représentants. Nous
av n du reste la presse d'information qui se pense la
plu rc pectable du monde, méprisante pour les
t I ïd britanniqu qui fouillent la vie privée de leurs
� uv rain à up d ph t d- paparazzi et de man-

t1
chettes en des ou de lac inture. Notre Monde, notre
Libération, notre Figaro, notre Parisien, notre Huma­
nité, notre France-Soir, et bien sûr nos nouveaux
Métro et autres 20 Minutes ne tiennent pas le compte
des maîtresses de nos présidents ni ne plongent dans
les mœurs privées de nos trop rares femmes politiques.
Même nos feuilles à scoops préfèrent la traque des
stars du showbiz aux secrets d'alcôve de nos élus. À
son tour, le satirique Canard veille à ne pas jouer les
voyeurs de vie trop privée, sinon pour la bonne cause,
l'analyse politique. Comme l'écrit Jean-Claude Lau­
mond, l'ancien chauffeur-nounou de Jacques Chirac
dans son douloureux cri de dépit à l'encontre de son
ex-employeur, « . . . depuis Henri IV, les Français ne
répugnent pas, contrairement aux Américains, à avoir
un chef d'État qui reste vert, et galant. » 1 Est-ce bien,
est-ce mal ? Les élus ont-ils droit à une vie authenti­
quement privée ? Nos Clinton ont-ils des comptes à
rendre sur leur vie sexuelle? Le consensus dit« non».
N'a-t-il pas raison, tradition monarchique oblige ?
Mais quand ces mêmes personnalités publiques versent
dans les pratiques occultes, faut-il en respecter le
secret et en taire les supposées conséquences?
Naturellement, les conseillers au pouvoir, prési­
dents, ministres, directeurs de cabinets, prennent
leurs décisions la plupart du temps à l'aune de leurs
responsabilités et de leurs talents. Puisque nous avons

1. Vint-cinq ans ave lui , Jean- laude Laumond, Ramsay.

14
élu des personnalités sensées sur des programmes
politiques raisonnables, il est rare qu'un cataclysme
spectaculaire vienne perturber la vie politique.
En 2002, pourtant, elle s'est fracassée contre
« l'impossible ». Le président sortant n'a réuni, au
premier tour, le 21 avril 2002, que moins de 20 % des
suffrages exprimés, alors que le Premier ministre candi­
dat se voyait éliminé de la compétition ! Pour bloquer
tout risque de voir le candidat FN accéder à la prési­
dence, l'opinion française réélit alors Jacques Chirac à
82 % des voix. Du jamais vu dans la vie politique
française, comme dans celle des démocraties en géné­
ral. En tout état de cause, nous avons vécu une élection
«anormale». Du Fabuleux gadin de Lionel Jospin de
Libération (juin 2002) à L'étrange défaite du Monde
(Dominique Dhombres, 22 juin 2002), et jusqu'à
« l'incroyable retour » pour le Figaro (17 juin), les
qualificatifs«magiques» ont plu sur cette avalanche
de coups de théâtre. Pour justifier pareils retourne­
ments, des politologues bien informés nous expliquent
toujours après coup pourquoi leurs prévisions ne se sont
pas réalisées, et comment leurs sondages ont été traî­
treusement faussés par une opinion publique versatile,
des électeurs un peu menteurs et des abstentionnistes
déferlants.
Quant aux explications moins rationnelles ... il
n'en est tout simplement pas question. Pourtant, dans
l'ombre des élections françaises, des sorciers, africains
comme français, se sont beaucoup agités. Eux sont per­
suadés être la cause de ces résultats stupéfiants. Aucun
journal n'y a prêté attention.

15
Le recour des élus aux pouvoLr des sorcier ,
pourtant, est un secret de Polichinelle. Mais jus­
qu'alors, pas un biographe, pas un chroniqueur des
« très riches heures» du pouvoir n'a osé le révéler. En
partie parce qu'il sent le soufre, ce vrai-faux secret.
Aussi parce qu'il est impossible à prouver. L es journa­
listes savent, mais se taisent, ou ne veulent carrément
pas savoir. À quoi bon ? L'on ne pourrait citer person­
ne, ou si peu. L'on risquerait des procès dignes d'une
nouvelle inquisition. Sont-ce les seules raisons du
silence ? Pas sûr. Ceux et celles qui savent et se taisent
ont une autre inavouable raison de garder le silence
ils/elles ont peur. Tout simplement. Tout humainement.
Or les politiciens font appel aux magiciens.
Comprenons-nous : nous ne faisons pas allusion
aux astrologues de ces messieurs ni aux voyantes de
ces dames. Tout le monde sait bien qu'il n'est pire
superstitieux qu'un élu, qu'un monarque, qu'un pré­
sident de quelque chose ... L a chronique n'a jamais
celé au public la voyante préférée de François Mitter­
rand, Élisabeth Teissier, laquelle, la première, en a
fait son fonds de commerce 1 • Personne n'ignore les
consultations assidues de feu Edgar Faure. Quel jour­
naliste de cour n'a-t-il pas entendu tel ancien
conseiller de presse du Général de Gaulle affirmer
qu'il parle à sa femme décédée par l'entremise de son
chat ? Pour certains de ses proches, Jacques Chirac

l. « Chirac devrait gagner d'un cheveu » selon elle, citée par


Match. Gagné, oui. D'un cheveu? Voire ...

16
lui-même ne serait pas insensible aux avis des pro­
phètes inspirés. Tarot de Marseille, lignes de la main
ou boule de cristal sont, après le vote, le sondage ou
les armes de guerre - ou les trois - les servants du
pouvoir partout sur la planète. Devins attitrés ou gou­
rous secrets, •peu importe : depuis la nuit des temps,
les princes ont gouverné avec ou contre les dieux, et
se sont attachés à en favoriser les faveurs. Alliance
divine ou pacte avec Satan, c'est du pareil au même
le monde magique que les ethnologues essaient de
nous resituer toujours sous d'autres latitudes, du côté
des bons ou des mauvais sauvages, ce monde
magique hante la ve République comme un double
occulte au monde rationnel. Il pénètre la société
française (et sans doute toutes les autres ... ), mais
incognito, invisible ou presque, sous le vernis de
notre science officielle, de nos constitutions rigou­
reuses, de nos lois de logique, de nos méthodes de
management rationnel (car bien sûr, nos brillants
chefs d'entreprise, eux aussi, ont leurs sorciers ...) et
de notre fameux esprit cartésien, si «hexagonal».
Leurs sorciers. Le distinguo entre voyants,
médiums, astrologues, numérologues et sorciers est
fondamental. Dans un pays où des millions de
Français(es) lisent chaque jour leur horoscope, où
40 000 ou 50 000 praticiens des sciences occultes -
voyants, diseurs de bonne aventure... - se partagent
un marché fabuleux de plusieurs centaines de mil­
lions d'euros, la voyance dont userait un élu ou un
haut fonctionnaire n'est pas crime d'État (même si la
loi pénale sanctionne les « devins », article 479 du

17
Code pénal1). Un président de la République ne erait
pas destitué - on l'a constaté - s'il avouait semblable
faiblesse. Il est humain, sinon justifié, de consulter
les astres. Mais quid de la sorcellerie, ce « pouvoir»
de« perturber l'ordre des choses», comme le définit
le grand spécialiste du monde magique contemporain
en France, Dominique Camus ? Ethnologue et socio­
logue, docteur ès sciences de l'École de hautes études
en sciences sociales et aujourd'hui enseignant à
Rennes I, Camus se livre depuis plus de vingt ans à
l'étude de terrain de la sorcellerie, « en France,
aujourd'hui », pour citer l'un des ouvrages les plus
précis et les plus récents2• Un sorcier, un« homme du
don», « propage le mal ou le fait disparaître», écrit
Dominique Camus. Un sorcier n'établit pas de diffé­
rence entre magie blanche et magie noire, entre bien et
mal,« car [il] estime que [son] rôle est de satisfaire la
demande de [ses] clients. » 3
Les sorciers agissent, les voyants devinent. Ça
change tout. Le pouvoir des sorciers, a constaté
Dominique Camus, ne se limite pas à la santé ou à la
maladie : « Le sorcier peut soumettre à son vouloir
tout ce qui constitue son environnement : détraquer
les machines, paralyser les véhicules, provoquer des
accidents, faire pourrir les récoltes, affecter le compor­
tement des bêtes et des hommes, créer des phénomènes
"paranormaux ,, ... »
On le constatera chemin faisant, un sorcier pense
pouvoir aussi faire gagner ou perdre une équipe de
football et, bien évidemment, faire gagner ou perdre
une élection.

18
Y parvient-il dans les faits ? On y croira ou pas.
Notre enquête n'en exclut pas a priori l'efficience ...
Prudemment, un chercheur comme Dominique
Camus y voit davantage la « régulation de tensions
sociales »4 que la manifestation d'un authentique
pouvoir magique, même si ses enquêtes concluent
parfois à la réalisation effective des objectifs visés
par le sorcier. « Faut-il croire à la sorcellerie ? »
questionnait il y a quelques années un spécialiste de
la magie antillaise, Ary Ebroin, en conclusion d'un

1. Article 479: « Seront punis d'une amende de 200 à 274 □ (1 300


à 1 800 FF) : 7 ° Les gens qui font métier de deviner, de pronosti­
quer ou d'expliquer les songes. »
Article 480: » Seront punis d'une peine d'emprisonnement pou­
vant aller jusqu'à cinq jours : 4° les devins ou interprètes des
songes.»
Article 481 : « Seront, de plus, saisis ou confisqués : 2° Les ins­
truments, ustensiles et costumes servant, ou destinés, à l'exercice
du métier de devin, de pronostiqueur ou d'interprète des songes. »
Le droit répressif français ne cite donc pas explicitement la sorcel­
lerie, contrairement au droit canadien, par exemple (article 365 :
« Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de cul­
pabilité par procédure sommaire quiconque frauduleusement
selon le cas : a) affecte d'exercer ou d'employer quelque magie,
sorcellerie, enchantement ou conjuration ... ) »
2. La sorcellerie en France aujourd'hui, Dominique Camus, édi­
tions Ouest-France, 2001.
3. Op.cil., page 15
4. Op.cil., page 120.

19
exposé devant la Société des Gens de Lettres, au cour
duquel il avait décrit quantité de« faits» que n'expli­
quaient pas les « lacunes encore considérables de la
connaissance». En tout cas, les hommes et les femmes
de pouvoir qui y ont recours y croient, eux, dur comme
fer: il suffit d'entendre parler des sommes d'argent en
jeu pour admettre que le« client» du sorcier paie pour
réussir. ..
On est loin des gentils voyants et des devins inof­
fensifs des princes, des présidents, des Premiers
ministres ou du maire de commune.
Nous sommes sur les pas des sorciers de la Répu­
blique. Nous affirmons avoir suivi leur trace en maints
endroits, auprès de bon nombre de leurs« clients», y
compris au cœur des hautes sphères de l'État. Mais
nous ne les nommerons pas. De même que nous tairons
les noms des élus ou des ministres en place qui
rémunèrent leurs « services ». Si nous citions des
noms, nous « péririons » (virtuellement, préférons­
nous penser) sous l'effet des vengeances, inévitables,
occultes ou pas, et, de façon moins invisible, sous celui
des procès en diffamation qui ne manqueraient pas de
pleuvoir sur nous.
Taire l'existence d'un enfant né du lit d'une
maîtresse d'un président de la République relève d'un
choix déontologique non écrit : les journalistes, dans
les allées du pouvoir mitterrandien, connaissaient
l'existence de Mazarine avant qu'elle ne fût révélée
par son père lui-même. Affirmer que telle ou telle
personnalité en poste cherche à se faire élire ou à
faire chuter son adversaire en recourant à la magie

20
·xi crait des pr ·uve tangible v ire de aveu . P r­
·onn. n av u ra. Jamais.
Pourtant, il nous est apparu nécessaire, à tout le
moins, d'attirer l'attention des Français sur cette réa­
lité interdite : sous les pavés des discours, la page des
prières. Sous l'urne cadenassée, la boulette magique.
Dans l'ombre de certains puissants - et parfois même
à leur insu - la guerre des sorciers.
C'est pourquoi nous vous demandons, lecteur
convaincu comme lecteur sceptique, de nous faire
l'amitié de ce crédit : sous les noms transformés par
nos soins, se cachent nombre de personnalités poli­
tiques françaises, actuellement en place ou non. Les
témoins qui nous ont demandé l'anonymat existent
bel et bien et ne sont pas nés de notre imagination.
Quant aux rares personnalités connues qui ont
accepté de parler à visage découvert parce qu'elles
n'ont fait qu'exprimer leur ressenti et donner leur
avis, qu'elles trouvent ici l'expression de notre recon­
naissance.
Puisse cette plongée dans les arcanes de la vie
de la cité aiguiser votre curiosité et alerter votre sens
critique.
Car il ne s'agit pas, au sortir de votre lecture, de
croire que les sorciers mènent le monde ni, à l'inverse,
que la sorcellerie n'a aucun pouvoir. Un ouvrage de
savants a connu l'été dernier un grand succès, Devenez
sorciers, devenez savants de Georges Charpak, prix
Nobel de physique, et Henri Broch, chercheur à l'Uni­
versité de Sophia Antipolis l . Nos deux scientifiques
dénoncent le « retour de l'obscurantisme » d'un

21
monde « vé� l 'par l s sup rstitions ». Bien sür, pour
nos deux auteurs, la sorcellerie est « affaire de charla­
tans ». C'est faux, sous cette formulation abrupte.
Certes, des marabouts abusent tous les jours de la cré­
dulité de leur clientèle. Mais nous avons rencontré des
sorciers qui croient en leurs pouvoirs, en leur mission,
en leur « don » - ils ne sont donc pas, au sens strict du
mot, des « escrocs ». Face à leurs « résultats », leurs
« clients », souvent incrédules a priori, finissent vite
par se rendre à l'évidence des succès qu'ils accumu­
lent... Pour autant, ne vous précipitez pas chez les
sorciers. Outre le prix en euros sonnants et trébu­
chants à payer, le risque d'échec, le choc en retour, les
conséquences peut-être mortelles de ces jeux interdits
devraient suffire à faire de vous des citoyens avertis,
libres de toute entrave. On ne livre pas son âme aux
dieux et aux diables impunément.
Que cet « avertissement », au sens premier du
mot, vous prépare à la lecture non pas d'une enquête
journalistique proprement dite, puisque toute ressem­
blance avec des personnages vivants ou ayant existé
serait niée par l'auteur, mais à un voyage réel en la
France politique magique.

1. Chez Odile Jacob.


Chapitre 1

LE LIVRE DE CLAUDE

« On doute
la nuit ...
J'écoute:
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit. »
Victor Hugo,
Les djinns (Les Orientales)

28 janvier 2002. Quatre heures du matin. Porte


Maillot. Un froid de saison. Sain. Sec. Déjà, avant de
partir, le provincial monté à Paris a dû choisir. Train
+ métro ou voiture ? Il lui faut le moyen de transport
le plus discret, celui qui limitera les risques de se voir
repéré, identifié. Brrr. Il fait si froid, le métro si tôt,
c'est pas ça. Et puis le provincial découvre une réalité
parisienne : pas de métro au cœur de la nuit ! Donc,
voiture. Louée, bien sûr. Surtout, rester anonyme.

23
Le bonhomme di cret 'e t po é une autre ques­
tion, la tenue. Impératif : des vêtements passe-partout.
Mais qu'est-ce qui sera passe-partout, en plein Paris, la
nuit, en hiver, direction le bas des Champs-Élysées ... ?
Le touriste ! Sans appareil photo, l'objectif est ailleurs.
Mais tout un appareillage quand même. Car l'inconnu
est là pour travailler. Curieux travail. « On » œuvre
pour la France ...
Une France pour l'heure endormie qu'il veut
mettre en mouvement.
Le « touriste » descend à présent l'avenue des
Champs-Élysées dans sa voiture de location. Gaffe.
Ne pas se faire contrôler. Éviter les flics qui vou­
draient savoir pourquoi on se ballade la nuit, avec une
sacoche pleine dans le coffre. Pleine de quoi ? De
semaines, de nuits de travail entassées là ...
Rond-Point des Champs. Ça ne rate pas. Quatre
minibus policiers en faction. Pourvu qu'ils essaient
de roupiller, bien gelés, les flics. Rien ne bouge, on
dirait. L'auto que conduit le provincial passe-partout
a pris la direction de l'avenue Matignon. C'est assez
près. On se gare. Pas de risque. On fera des allers­
retours à pied, c'est tout. L'homme se bourre les
poches des petits objets qu'il puise dans sa sacoche.
Un blouson noir - doublé doudoune -, un jogging,
des baskets, une casquette kaki. Voilà notre anonyme
venu de sa province qui se promène comme un tou­
riste jogger noctambule.
Façon l'homme invisible ...
Son parcours semble sans but précis. C'est une
impression. L'homme se déplace selon un chemine-

24
111 nt c Jln\l d lui s ul. L plu pr che de la cible. 11
a déjà repéré les lieux en novembre 2001. Tout est
·alculé. Ça « caille », mais c'est si excitant. Cible
dans deux cents mètres. Quelques minutes. Ça
ré hauffe.
Si l'on surveillait l'inconnu à bord d'une mont-
olfière, par exemple, on s'apercevrait vite que ses
pa ne le guident pas au hasard. Voilà trois fois qu'il
refait le même curieux parcours dans la demi-heure.
Un très grand triangle autour de l'Élysée. À chaque
fois, il revient à sa voiture, plonge les mains dans la
·acoche, se bourre les poches d'objets que l'on ne
voit pas, repart par les mêmes rues. «Cible». Dépôts
furtifs de drôles de « cailloux » que le Poucet tire de
es poches. Retour à la voiture.
Quatre heures et demie. Le « jogger » acharné
en a presque terminé avec sa mission secrète. La Lune,
dans le ciel froid, lui fait un lampadaire de plus, la
lumière glisse à travers les branches nues des arbres.
Silence de ses pas. Agitation à droite : des pompiers à
l'exercice. Toujours rester à l'affût. Malgré le froid, on
brûle. Avenue de Marigny à gauche. Un peu plus loin
sur les Champs, des employés déposent les guirlandes
du Noël passé. L'homme sourit. Sa promenade, décidé­
ment, prend des tours joyeux. Les ouvriers ne l'ont pas
même remarqué, avec son journal sous le bras - détail,
détail, le mec que la question d'une patrouille ne pren­
dra pas au dépourvu : « Que faites-vous là ? Rien, je
me balade, suis allé acheter / 'journal en f 'sant mon
jogging ... » Les poches plombées ... On a beau
l'avoir fait et refait, son parcours, le moindre bruit

25
vous branche sur le 180 degré : on e retourne vite
fait!
Premier voyage, premier coin du triangle, pre­
mière« cible». Entre l'avenue Gabriel et les Champs,
à côté du pavillon du Gouverneur. Il se penche,
touille la terre meuble, enfouit l'objet au pied des
buissons.
Deuxième voyage, deuxième« cible». Le che­
min est plus long, plus à découvert, plus éclairé. Ce
quartier est l'un des plus protégés, le mieux gardé de
France. Des yeux guettent. Si l'on est suspect, embar­
qué. Rue de Miromesnil. Bon sang, pas beaucoup de
terre, du bitume ! Tiens, au pied du poteau du relevé
de gaz. J'enterre, merci EDF. Les gestes sont précis.
La « cache» ne doit pas sauter aux yeux. Le deuxiè­
me côté du triangle est « balisé ».
Troisième et dernier voyage. Surtout ne pas
céder à la routine, relâcher son attention. C'est fait.
Englobant l'Élysée et le ministère de l'Intérieur, le
troisième côté du triangle virtuel est marqué, la figu­
re est« bouclée». L'homme à la casquette a remonté
la rue des Saussaies jusqu'à la place. Pris à gauche
rue d'Astorg. Arrêt au-dessus d'une bouche d'égout.
Planque parfaite. Le jogger se baisse en soufflant fort
comme pour se dérouiller les muscles des cuisses, le
troisième « objet » descend comme une lettre à la
Poste. Fini. Retour voiture. Le long de l'avenue de
Marigny, Poucet pond discrètement ses petits
« cailloux». Sept, huit. ..
Quelle heure est-il ? Un gardien dans sa guérite
a encore la force de soulever son bras gauche pour

26
rép ndre � u p rtif. uatre h ures quarante-cinq.
Bientôt la relève, gars. Un brin de fatigue alourdit les
paupières du promeneur solitaire. Le loueur attend sa
bagnole à quelque trois heures de route de Paris. Le
soleil se lèvera sur l'autoroute. Dans un mois, à la
prochaine lune descendante, le « pondeur » reviendra
réamorcer ses boulettes. Mais à quel pari idiot obéit­
il donc ? À quel dessein obscur répond-il ? Punaise,
ce froid ! Chauffage à fond.

***

Cette ombre, sur les trottoirs de Matignon et de


l'Élysée, appartient à un authentique sorcier. Sous le
nom forgé de Claude de Jussieu, il a pignon sur rue
dans sa Bourgogne de résidence. Chaque année, un
journal local lui ouvre ses colonnes. Consciencieuse­
ment, précisément, Claude donne à ses lecteurs sa
vision de l'année : événements, élections, attentats,
catastrophes s'égrènent sans effet de style spectaculai­
re sous la plume « automatique » du devin de la Côte
d'Or. Invariablement, la réalité semble lui donner lar­
gement raison. « Quarante-neuf prédictions vérifiées
sur cinquante-trois en 2001 » sourit ce quasi quin­
quagénaire qui en paraît quarante, ce Nostradamus du
:xx1e siècle aux yeux pétillants de malice. Claude est
sorcier. Et son « don » emplit sa vie plus sûrement que
le commerce qu'il gère avec sa femme. Lui aimerait
vivre, jour et nuit, dans ce « monde immense » qu'il
évoque parfois, les yeux au loin. « Ah, la puissance
occulte du bien et du mal, elle est fabuleuse ... »

27
Monfrère, qui es aux cieux...
Pour comprendre tout le récit à venir, il nous
faut camper Claude, raconter sa vie, dire sa magie,
sans juger. Le lecteur est libre, comme nous l'avons
été, d'écouter son « histoire ». L'homme ne cherche
jamais à convaincre. « Ça ne fait rien que vous me
croyiez ou pas, répète-t-il à ses visiteurs, moi j'agis,
c'est tout. » Alors nous avons écouté Claude et noté
ses paroles. Les voici. S'en moquer, hausser les
épaules n'a pas d'importance. Écoutez à votre tour,
l'homme qui parle n'a rien à prouver, rien à perdre.
Nous ne sommes pas venus le voir pour démêler le
faux du vrai.
Claude a découvert son « pouvoir » tout jeune.
Issu d'un milieu modeste, il n'a pas fait de grandes
études. À vingt ans, père de famille, il investit son
énergie dans l'achat d'un commerce. Mais il se sait
fait pour« autre chose». Tout jeune, il s'était essayé
à une incantation puisée dans un livre de magie
« trouvé dans un grenier » (sic) et l'avait dirigée
contre de malheureux chevaux de trait qui ne deman­
daient rien à personne. Il ne voulait pas la mort du
p'tit ch'val, Claude, juste essayer. Les chevaux tré­
passent. Le jeune homme en ressent un grand choc.
A-t-il le « don» ? Il lui faut réessayer l'incantation.
D'autres innocents chevaux à nouveau succombent,
ils tombent au champ d'horreur des expériences
occultes du jeune sorcier. Cette fois, il est sûr. Ses
pratiques magiques peuvent tuer. Il en est tellement
frappé qu'il « perd » le livre. Il ne le retrouvera
jamais. Un« psy» y verrait un« acte manqué» ...

28
laude a un ami un peu orc.i. r par on grand­
i" \rc. « Tu as le don » lui dit celui qui sera son maître.
Maj orcier ou pas, Claude n'a pas la vie facile. Son
1 ère se suicide. Son frère cadet, son frère adoré, res-
1 ccté, ne supporte pas plus la vie. Malgré les efforts
d Claude, lui aussi se donne la mort. Mais désor­
mais, les deux frères ne se quitteront plus. Le cadet
parle à son aîné. Par écriture automatique 1 • Et cette
:intimité d'au-delà la mort devient le vrai grand pou­
voir de Claude : par l'intermédiaire de cette âme tour­
mentée, « bloquée par son karma dans la proximité
du monde terrestre», il apprend, il voit, il sait. À tout
moment, stylo en main, il interroge ce frère fantôme
toujours présent, toujours disponible. Il lui parle de
tout, de rien, de l'essentiel, des autres, de lui, du
monde. Inlassablement, les réponses fraternelles se
bousculent sur le papier, généreuses, précises, vision­
naires... Claude obéit. Aveuglément. « On m'a dit,
j'ai fait. Parfois je demande, et c'est "non". Quand
c'est "oui", j'agis ... » Il est croyant. Son Dieu rend
la justice.

Choc en retour
Claude est marié, il a un fils. Mais il est un sor­
cier solitaire. Son maître aussi a quitté ce monde.
Avant sa mort, le jeune homme, à l'école des sorciers

1. L'écriture automatique, courante chez les médiums, consiste


en un acte d'écrire par le «récepteur» conscient que sa volonté
n'entre en rien dans les mots qui s'alignent sous sa main. Les
spécialistes parlent de «psychographie».

29
pr lll · comm tm certain Harry Potter, a taquiné
l cculte pour faire « monter » son équipe de rngby.
Le maître et 1' élève rivalisent gentiment, chacun avec
ses méthodes. D'après l'élève, ses rituels à lui se
montrent plus efficaces : son équipe de jeunes ama­
teurs se hisse à la surprise générale à ce qui se nom­
mait alors la«3e Division», dite«Nationale». Mais
Claude de Jussieu a soif de justice. Bientôt, il va agir
sur d'autres terrains. La politique locale. Le secours
aux malades. Ses«armes», celles du sorcier : le cra­
paud, la terre de cimetière, les prières, les bougies, les
poupées de cire ... Le député qui vient le voir inco­
gnito passe avec lui un pacte moral : s'il est élu, il
tiendra ses promesses électorales. Tout simplement.
Claude n'en demande pas plus. Mais gare au
« client» qui oublierait ses engagements. « Je suis un
sorcier qui défend, contre celui qui attaque. » Super­
man, le Bourguignon ? Un peu de ça. Les
«méchants», les«tordus», ils ne les apprécient pas.
Si son « ange fraternel » l'a autorisé à contre-atta­
quer, alors le rugbyman se pique au jeu. Malheur au
commanditaire du sorcier adverse s'il s'entête malgré
les signes d'avertissement. Car autour de nous, dans
le théâtre invisible de la sorcellerie française, les
maîtres de l'incantation se combattent. Leurs coups
sont silencieux. « J'entre en guerre » avoue de Jus­
sieu. « Je suis un très mauvais perdant. Si je sais
qu'un sorcier cherche à causer le plus grand mal pos­
sible à celui ou celle qui est venu chercher mon aide,
je pose la question à mon frère. S'il me répond "tu
prends", la guerre commence. Je ne suis plus un

30
h mm . li uis mon li nt. Au d but, j bloque [l at­
taque]. J; nettoie. Puis si l'agression continue en
face, je renvoie. J'attaque. » Dès lors, comme le
décrit l'ethnologue Dominique Camus, déjà cité, les
sorciers se battent à mort. Eux-mêmes se sont protégés.
Ils ne risquent guère le choc en retour, surgi des dimen­
sions parallèles dans lesquelles fusent les supposées
forces indéfinies que le magicien dit provoquer :
chaque sorcier malin s'est créé un « double » quelque
part, soigneusement enterré, qui absorbera l'énergie de
mort 1• Mais le client, lui, le commanditaire, risque fort,
en effet boomerang, de subir la loi de la magie. Nous
verrons, au détour du récit, comment certains adver-
. saires du magicien côte-d'orien sont en train de subir
son implacable œuvre de mort ...
Notre sorcier n'a pas de « boule de cristal ».
Pour vérifier l'effet de sa magie, il devient détective.
Il mène l'enquête, observe l'entourage de sa cible,
surveille son environnement, écoute les échos de voi­
sinage. Il apprend tôt ou tard que le commanditaire
adverse subit physiquement le contrecoup de sa para­
de. Un jour, l'un de ses clients lui explique qu'un
inconnu a cherché, curieusement, à lui serrer la
main2 . Pour Claude, c'est le sorcier attaquant. Il
accomplit la parade puis « planque » chez son client,

1. Malgré tout, certains sorciers mal protégés se laissent piéger,


disent les spécialistes : ils paient à leur tour leur échec par la
mort.

31
un oir de pl ine lune, seul heur d'action po ible
pour son adversaire. Personne. « Il a pris ce que je lui
ai envoyé» commente, satisfait, l'homme qui parle à
son frère disparu. On le verra, notre sorcier lance des
avertissements. Il n'y en aura pas trois. « Après, ce
n'est plus moi qui mène le jeu ... » dit Claude en
levant les yeux au ciel.. .

Mort non suspecte


À nouveau, ne nous préoccupons pas de rationalis­
me. Nous sommes là en observateurs d'une réalité. L a
sorcellerie, efficace ou pas, est à l'œuvre partout dans le
monde. En ce moment même, Claude de Jussieu, cet
aimable commerçant chez lequel des clients viennent
acheter leur marchandise, solliciter ses services, igno­
rent absolument les secrets de l'arrière-boutique.
L'homme est souriant, ouvert, sympathique. Pourquoi
ne le serait-il pas puisqu'il a sa conscience pour lui : il
agit pour défendre, jamais pour attaquer. Ne venez pas
les poches pleines d'euros lui demander de pousser
l'oncle à héritage vers la tombe pour disposer de ses
biens : il vous éconduira prestement. En revanche, si
vous avez peur qu'un neveu un peu pressé n'ait trouvé,

2. Tel un secouriste diplômé, le sorcier Claude de Jussieu protè­


ge toujours ses clients du « choc en retour». Première directive :
ne jamais accepter la poignée de main d'un inconnu. Dans ce cas
précis, il avait donné pour consigne à son « client» de refuser la
main tendue de l'inconnu, le sorcier attaquant, dont il avait anti­
cipé la venue.

32
:lui le orcier v nal prêt à vou expédier moyennant
Lme coquette somme, tournez-vous vers lui que rien
ne distingue de l'homme de la rue. Si jamais il se
confirme que vous êtes en danger, alors votre vie, à
es yeux, devient précieuse. Claude déteste les tueurs
ans scrupules. Il estime, dans sa charia bourguignon­
ne toute simple, que le mal appelle le mal, la mort, la
mort. Il vous demandera de lui payer ses efforts, après
avoir consulté l'âme fraternelle qui le seconde en
tout. Puis il se jettera dans la bataille. « Quand je
prends un chantier - ce sont ses mots - je veux le
mener au bout. Je peux devenir très méchant. C'est ta
peau que tu joues ... »
L'homme dort peu. Il doit agir souvent la nuit,
en lune montante ou descendante. Il doit préparer ses
« boulettes », ses mixtures, ses prières, ses crapauds.
Sitôt tourné le coin de sa boutique, commence la
plongée dans son « monde ». À droite, au bas de
l'allée, une cage abrite ses deux corbeaux noirs, vola­
tiles frères, soldats coassant qui le seconderont de
leurs vols symboliques, tels des aigles au bout du
poing de leur dresseur. En face, la pie noire et blanche
a, elle aussi, sa partie à jouer dans la « bataille ».
Dans l'appentis, Claude a installé son « QG ». Une
table bancale, un vieux fauteuil fourbu venu du
« maître » disparu, à côté une pyramide de carton
sans fond bricolée, suspendue, qui « recharge » les
objets disposés sur un support bas. Des œufs emplis
de sel bénit, des boulettes de terre de cimetière où
l'officiant a mêlé les cendres du papier sur lequel ont
été tracés un nom, des prières ou bien des débris orga-

33
niques de la « cible » des ntraille d crapaud, des
herbes, les objets actifs, « chargés », du sorcier.
Entre fournitures, marchandises et piè_ces déta­
chées, le « magicien » range ses accessoires, ses
ingrédients, ses matières premières, dont des figu­
rines de cire prêtes pour l'envoûtement, achetées par
correspondance dans une boutique spécialisée - qui
l'aurait cru ?
Et puis il y a le « garage » interdit. Haut lieu de
haute magie. Là s'élabore le « grand œuvre » de la
contre-attaque. C'est l'antre sombre où une vieille
carcasse de Ford noire finit en autel du sacrifice.
Claude y prépare ses pires mixtures, irrespirables,
sauces infernales puantes d'animaux morts, crapauds
ou serpents, bocaux maléfiques, dagydes 1 cloutées.
Ici, danger. Ici, rituels mortels. Même le maître se
protège les mains de gants de chirurgien. Les êtres
vivants dont le simulacre subit les pratiques secrètes
de Claude de Jussieu y jouent leur santé, leur vie, leur
mort. Ils et elles ont, selon l'homme du « don »,
déchaîné les forces du mal sur ses clients. S'élabore
dans cette antichambre de l'enfer leur châtiment en
retour. Qu'ils arrêtent leurs attaques, et le sorcier qui
défend les libère de leur bocal caché. S'ils continuent,
ils en paieront alors le prix ultime.
Qu'on en rie ou pas, qu'on s'en alarme ou non,
c'est ainsi. Claude n'est qu'un sorcier parmi d'autres,
et Claude agit pour le bien, comme en témoignent ses
colombes blanches, calmes voisines des corbeaux.
Près de vous, quelque part, peut-être, des assauts de
maléfices se livrent dans les arrière-boutiques, les

34
ou - ol , les greniers. Des médecins diagnostiquent
des maladies graves sans cause apparente. Des êtres
jeunes, pleins de vie, entrent à l'hôpital pour n'en pas
ressortir. Des vieillards expirent un jour sans plus de
raison que la veille (diagnostic : mort naturelle). Ils
sont noirs, blancs, français, étrangers, hommes,
femmes. Ils crèvent sans comprendre, personne ne
soupçonnera l'assassinat. Chefs d'entreprise, ils sont
ruinés sans cause apparente. Candidats favoris d'une
élection, les voilà battus. Tel ministre est poussé à
démissionner. L'avenir d'Untel est entravé, à tout
jamais compromis. Sportifs, ils perdent un match
contre toute attente. Personne ne se doute de la cause
de leur défaite. Chez les sorciers, les disparitions sont
parfaites. Pour la justice des hommes, ce ne sont pas
des crimes, la victime est morte de maladie ou d'ac­
cident. Pour les médecins, ce ne sont pas des
meurtres, ils n'ont rien pu faire. Pour la justice divi­
ne, le bien a eu raison du mal. Ainsi combat Claude
de Jussieu. Dieu et mon droit. 2

1. Poupée de cire, de papier, de terre, de pâte à bois, de ficelle à


l'effigie de la« cible». Son principe, en sorcellerie, est univer­
sel. Les Égyptiens en usaient il y a 5 000 ans.
2. Selon les« lois» de la sorcellerie, un envoûtement auquel on
ne réagit pas s'aggrave. Mais si l'on réagit, si l'on met au travail
un désenvoûteur, si l'on se protège contre une récidive, l'effet
espéré sera proportionnel au retard mis à agir. « C'est comme
une ampoule allumée - l'envoûtement-, tant qu'on ne l'éteint
pas - désenvoûtement - ça reste actif. Si on l'éteint, ça n'agit
plus ... » : image d'une médium marseillaise ...

35
Mission Elysée
Notre justicier, fort heureusement, ne passe pas
son temps à gâcher la vie des commanditaires du sor­
cier ennemi. Outre les voyances « médiumnisées »
via son frère à ses côtés, consultations dûment
rémunérées, Claude entend rééquilibrer le pouvoir
des puissants. Il déteste les fourbes et les usurpateurs.
C'est sa façon à lui de s'engager en politique. Voilà
pourquoi nous l'avons suivi, en prologue à notre
récit, dans son périple parisien. Il est temps de l'ex­
pliquer.
Outre son frère décédé, Claude de Jussieu
« parle » avec d'autres morts. Parmi eux, Pierre Béré­
govoy, Premier ministre de François Mitterrand, tragi­
quement disparu. Suicide, a conclu l'enquête. Pour
Claude, intime des âmes arrachées à la vie, « Béré »
s'exprime de l'au-delà. Depuis quelque temps, notre
sorcier songe à « bloquer » ce président Chirac qu'il
juge immoral et intouchable, auquel il reproche de
n'avoir pas tenu ses promesses. Trop d'affaires, trop de
doutes et trop de promesses non tenues. Le justicier
n'aime pas l'arrogance. Quand, un jour, d'outre-tombe,
toujours par le jeu de l'écriture automatique, le ministre
socialiste défunt lui demande d'agir contre le candidat
Chirac, Claude n'hésite plus.
Des voix ? Vous pensez à Jeanne d'Arc et vous
souriez ? Vous en avez le droit. En quelque sorte,
Claude quitte sa Bourgogne pour marcher vers le
« roi ». Mais ce n'est pas pour l'aider à bouter les
socialistes hors de Matignon. Bien au contraire, en
cette froide nuit de janvier 2002, donc, l'ombre qui

36
rôde du c "té de l Ély e, n aluant le polici -r
vigiles qui se tassent dans leurs guérites chauffées au
gaz, est en train de « plomber » le périmètre. Des bou­
lettes chargées sont cachées - là une grille d'aération,
ici la fourche d'un arbre, plus loin un coin de terre où
l'on enterre la petite patate de terre durcie - selon un
cheminement soigneusement contrôlé pour tracer un
triangle virtuel pointe en bas. Notre magicien « tra­
vaille » l'élection présidentielle de 2002. Chirac doit
la perdre. Au moment où ses tuteurs spirituels l'auto­
risent à agir, il est bien tard. « On » a prévenu Claude
le Bourguignon : depuis 1981, des sorciers africains,
sans doute du Sénégal, agissent en faveur du prési­
dent français (nous les retrouverons sur notre route).
Ils ont été, paraît-il, grassement payés en francs. Qui
les a mandatés ? L'entourage... Permettez-nous de
nous en tenir à cette vague affirmation. Mais pour
notre petit sorcier blanc, la partie n'est pas gagnée.
Quand il « monte » à Paris en janvier, il sait qu'il est
trop tard pour que sa magie influence efficacement
des millions d'électeurs. Mais il expérimente. Il dit :
« J'ai testé les délais. » Pour de prochaines
élections?
Qu'a-t-il concocté dans ses boulettes ? De la
terre de cimetière fraîchement tirée d'un enterrement
récent (ne frémissez pas). La photo consumée de
l'intérieur du bureau de Jacques Chirac. Une de son
siège de campagne. Un portrait de son chef de cam­
pagne. Un autre de sa fille Claude. Il a ajouté au
mélange des entrailles de crapauds, récoltés l'été
d'avant puis congelés. Il suffit de mêler au tout le

37
sigle RPR : « Son programme est étouffé » ouffle de
Jussieu.
Ses interminables promenades dans Paris ne
sont pas terminées. Il a « doublé » le triangle un ou
deux kilomètres plus loin, « pour englober les acteurs
proches. » Enfin un troisième triangle immense,
balisé de petites boulettes « chargées », cerne toute
l'Île-de-France. Ce n'est pas fini. De retour en Bour­
gogne, l'adversaire des supposés sorciers africains
répète son dispositif en plein champ. Le triangle ainsi
reconstitué du côté de chez lui est le miroir de son
périmètre élyséen. Il relaie l'étau des boulettes en un
mystérieux champ de forces familier aux magiciens.
Le jeune « pape des escargots » cher à l'écrivain
bourguignon Henri Vincenot qu'est Claude de Jussieu
n'a plus qu'à recharger ses boulettes à chaque pleine
lune, sans avoir à revenir constamment à Paris : tout
endormis ou frigorifiés qu'ils aient pu être, les poli­
ciers en faction auraient fini par repérer le manège de
ce rôdeur à casquette, lui auquel n'échappe pas l'œil
glacé des caméras de surveillance ... Il y retournera à
Paris, malgré tout, pour disséminer une autre cargai­
son de sachets : ils contiennent, dans la terre des
morts, les cendres des bulletins de vote au nom du
président candidat. ..

« J'ai explosé Jospin »


« Quelle c ... ! » Inutile d'être médium pour
entendre d'ici, au moment où nous écrivons ce récit
délirant mais on ne peut plus véridique, le cri du cœur
que poussent certains lecteurs. Libre à vous du reste

38
de h rcher en j u clo pi t t I de œuf: de Pâques
au , abords du Palai de l'Élysée, les cadeaux empoi-
80110és du sorcier. Ils y sont restés ! D'autant plus que
·c ont bien des œufs magiques, familiers dans l'ar­
N nal sorcier, que notre justicier a dissimulés aux
abords de l'Élysée à son troisième passage. L'œuf !
Redoutable vecteur de la science magique, ce com-
1 iné minéral-animal, une fois vidé, reçoit les
mélanges agissants, pourvu qu'ils aient été introduits
1 ar le bon bout 1 • De Jussieu n'en veut qu'aux voix du
président, pas à sa santé. Mais lors de son premier
v yage à Paris, au plus près de sa « cible », notre
thaumaturge commet une erreur : comme il n'appré-
ie pas beaucoup l'ordre socialiste incarné par le
Jninistère de l'Intérieur, il inclut dans son périmètre
magique les bâtiments de la Place Beauvau, voisins
fa palais présidentiel. Il s'en rendra compte plus
tard:« J'ai explosé Jospin» commente, philosophe et
modeste, celui qui mérite dès lors le titre d'apprenti
8 rcier ... D'après lui, avec six mois de délais supplé­
mentaires, le « travail » était bouclé : Jospin passait
haut la main. Faut-il vraiment éclater de rire à la lecture
d. cet autre commentaire de celui qui parle avec les

1. Selon que le mélange aura été introduit dans l'œuf évidé par
l,c « petit » ou le « gros » bout, les effets sont bénéfiques ou
maléfiques. Jonathan Swift le savait-il quand il imagine la guer­
re entre les « petitboutistes » et les « grosboutistes » en ses
Vi yages de Gulliver !

39
morts : « Bérégovoy m'a laissé fair ... » Il y a de la
chicane dans l'au-delà, sans doute. Les morts qui
n'en ont pas fini avec la Terre chuchotent aux oreilles
des vivants. Mais risible ou pas pour le sceptique, le
réseau sorcier est en place. Pour ceux qui« croient »
en la sorcellerie, et qui ont des raisons tangibles de le
faire, le« piège» de Jussieu est tendu. Si l'on voulait
jouer les commentaires a posteriori, comme ceux
dont nous régalent les gourous des instituts politiques
et les journalistes experts, nous aurions la partie belle
d'y aller de notre article de choc surréaliste : pris dans
la tenaille de la double influence des sorciers afri­
cains et de la « gaffe » du sorcier français roi de la
boulette, Jospin a fait les frais de la guerre des
magies ! « Il a morflé, se contente de conclure notre
Bourguignon, et ça a contribué à renforcer le Front
National. En même temps, j'ai puissamment contri­
bué à la chute du "Che" [Chevènement], qui se
retrouvera battu, sans parti. Ça fait partie des aléas
de la sorcellerie. J'avoue qu'à ce moment-là je n'é­
tais pas le maître des résultats ... J'ai voulu donner
une leçon à la droite et à la gauche. »
Sacrée leçon. . . Le ciel est maussade sur Paris
quand nous écoutons, à la terrasse d'un café parisien, le
récit impavide du sorcier blanc. Nous sommes le 3 juin
2002. Dans six jours, les législatives. « Une majorité de
droite va déferler» laisse tomber, sûr de lui, comme s'il
s'agissait d'un détail déjà sans importance, notre
« prolo » bourguignon (le mot n'a rien de péjoratif,
Claude de Jussieu, malgré la fausse particule qu'il s'est
donnée, se réclame du peuple et sa justice). Certes, il a

40
1 u lire, omme tout le monde, les sondages, du reste
cJl'\CO:re peu tranchés. Il n'empêche que ce jour-là, la
1 aucbe croit encore pouvoir sauver les meubles. Bran­
hé sur radio voyance, Claude de Jussieu mesure les
· n équences de son erreur de« périmètre», quand il a
0nglobé le ministère de l'Intérieur. Pour lui, la victoire
de la droite a été puissamment aidée. « Ceux qui ontfait
;a sont en Afrique ... »
Chapitre 2

ELECTIONS EN FOLIE

« Que la politique soit maléfique, qu'elle charrie avec


lie tout un défilé de pratiques malfaisantes, implacables ou
perverses, c'est là une plainte aussi vieille que la politique
elle-même, une plainte aussi vieille que le monde. »
Myriam Revault d'Al/ones 7

Des municipales de 2001 aux élections législa­


tives en 2002 avec les présidentielles au milieu, la
l"rance a voté de folle façon. Le 18 mars 2001, alors
que les élections des conseillers dans les villes
signent la déroute de la gauche partout en France ou
presque, le socialiste Bertrand Delanoë ravit la Mai­
rie de Paris au RPR Jean Tiberi donné pour mort au
plan électoral et pourtant réélu... dans le Se arrondis­
sement!« C'est bien sûr, d'abord, un tremblement de

1. Ce que l'homme fait à l'homme, Champs, Flammarion, 1995.

43
t r'f'. pour la dr it hiraqui nn , n pla d puis
vingt-quatre ans, depuis que Paris, en 1977, a recou­
vré un maire » commente L 'Express. Dans un autre
article, l'analyse distribue les « noyades » et les
« naufrages » inattendus sans sourciller : « En réalité,
la noyade collective des édiles de gauche, comme le
naufrage des vaisseaux amiraux du RPR - Paris - et
de ! 'UDF - Lyon - montrent que ce scrutin 2001 chan­
ge tout : le paysage municipalfrançais et le scénario
pour 2002. » Oui, tout change, les urnes font un pied
de nez aux sondages, les vainqueurs sur le papier sont
les perdants de la rue, sans qu'au fond personne ne
sache vraiment pourquoi. Sauf deux types de person­
nages, les journalistes - ils font leur métier en signant
de fines analyses de psychologie des foules qui expli­
quent l'inexplicable - et quelques hommes de
l'ombre, persuadés, eux, que les surprises des élec­
tions s'expliquent par leur magie opérante.
En 2001, sur le théâtre de Paris, notre « ombre »
née des réverbères, Claude de Jussieu, est déjà là. Il
agit pour Tiberi. Le futur ex-maire de la capitale lui a­
t-il, en grand secret, dépêché des émissaires pour lui
acheter ses services ? Que nenni. Claude travaille « à
l'œil », et Tiberi n'y est pour rien. Inclassable, tantôt
à gauche tantôt à droite, notre Claude se moque des
partis. Seul l'humain l'intéresse. Et justement, il esti­
me que ce n'est pas au lampiste Tiberi de payer les
pots cassés. Oh, certes, les analyses politiques de
notre sorcier bourguignon ne prétendent pas dépasser
le coup de cœur. Il n'a pas de plan, pas de vision à
long terme, même si, dans la dimension invisible, son

44
fr· r , rappelle-t-il, approuve ou non sa conduite.
!\in j Jean Tiberi avec ses dents de la chance sera-t-il
secondé, totalement à son insu, par le petit commer-
ant de la France d'en bas.« Je suis entré en guerre»
conte Claude. D'un coup de TGV, le voilà, de nuit, sur
le trottoir parisien. Méthodique, il photographie
toutes les mairies d'arrondissement, et bien sûr l'Hô­
t 1 de Ville où trône encore Tiberi pour quelques
mois. La presse lui fournit tous les portraits voulus
des candidats, les Séguin, de Panafieu, Alliot-Marie,
Dominati et tutti quanti. Dans le secret de ses
recettes, il les a« montés les uns contre les autres ».
La campagne bourguignonne lui offre, à cinquante
kilomètres de chez lui, un champ-relais dans lequel il
ymbolise la mairie de Paris. Tout autour, dans une
orte de Kriegspiel de la nuit, il dispose les photos des
mairies d'arrondissement. Alors d'innocents crapauds
livrent leurs entrailles à la terre que le sorcier modèle
en boulettes enrichies de certaines herbes. Une terre
qu'il est allé quérir autour du cercueil d'un inhumé
mort de façon violente (« Je saisis l'esprit du mal du
corps, j'en suis le premier "cueilleur", en lune des­
cendante, ou à la Toussaint. ») À cette terre maudi­
te, il mêle les cendres du nom et de la photo du can­
didat à « bloquer ». Dans le champ, le « plan de
Paris » est chargé. Auprès des hôtels de ville, Claude
de Jussieu a déposé les boulettes sœurs, « huit par
mairie». Le périmètre est« clenché », autrement dit
bouclé. C'est depuis le pré ensorcelé qu'il va« don­
ner la puissance » censée écraser le RPR, l 'UDF et DL
dans la capitale. Quelque part brûlent des cierges

45
noirs sur lesquels le sorcier a collé les sigles d par­
tis. Nous sommes encore loin des municipales, elles
sont pour dans un an : une fois par mois, le magicien
rechargera ses boulettes toujours en pleine lune par
incantations à proximité des sachets dissimulés ou
légèrement enterrés. Paris, ville plombée... « Au
cours du dernier mois, en lune montante, j'ai donné
du jus à la gauche ». Les bougies blanches qui se
consument emportent les chances des candidats.
Quand la France se réveille, en mars 2001, sous
la vague bleue municipale, Paris est rose dans douze
arrondissements. Mais « saint Jean Tiberi », réélu,
signe le meilleur score de la droite. Nulle contradiction
pour Claude de Jussieu : Tiberi bénéficie toujours de
l'aura de réussite que le sorcier s'est ingénié à lui pro­
diguer. Pour expliquer la descente aux enfers d'un
Philippe Séguin, nos plumitifs plongent alors dans la
logique implacable de la démonstration par l'absurde.
Forces en présence, accords stratégiques, évolution
sociologique des électeurs, erreurs des uns, discours
des autres ... Si l'on veut bien, un instant, prendre du
recul, faire un tout petit pas de côté, que se dit-on ?
Que les incantations d'un sorcier valent bien, en guise
d'explication de l'inattendu ou de l'impossible, les
contournements psycho-chiffrés des analystes poli­
tiques patentés. En tout cas, Claude, lui, ne lit pas les
journaux : il sifflote, avec le sentiment du travail
accompli...

46
Magie t�fricaine
ans doute quelque peu agacé par ce revers pari­
" ien - et lyonnais -, mais rassuré par la reprise en
main des principales villes, le président de la Répu­
bl.ique se concentre sur sa réélection en 2002. Au sor­
tir des municipales, sa cote n'est pas flamboyante. En
mai 2001, la Sofres le crédite de 46 points de confian­
ce, 51 de défiance. Jospin, lui, dans le même temps,
aligne 53 points de confiance contre 44 de défiance.
Sur le papier, il est élu président. Et si sa courbe grim­
pe dans le bon sens, celle de son adversaire président
ortant stagne dans la confiance et empire dans la
défiance. Encore une fois, dans l'invisible, des sor­
ciers agissent. Pas seulement Claude de Jussieu. Le
clan Chirac se serait assuré, immédiatement après l'é­
lection de Mitterrand en 1981, la puissante magie du
continent noir. Le Bourguignon contre les Africains.
Le premier veut « bloquer » Chirac. Les seconds le
« dopent » depuis des années. Combat inégal. Si l'on
entre dans le jeu, on constate que ni les boulettes
chargées en triangle ni les « pouvoirs » du petit sor­
cier blanc décrits plus haut ne réitéreront « l'exploit »
de la mairie de Paris.
Qui sont ces « sorciers africains » ? Une vieille
histoire. Une fois de plus, lecteurs, vous devrez nous
faire crédit. Nous connaissons le nom du vénérable
marabout 1 sénégalais qui nous a reçus en grand secret
pour nous révéler l'écume des choses. Nous ne révéle-

L Emprunté du portugais marabuto, d'origine arabe, le marabout


désigne un musulman qui se consacre à la pratique et à l'ensei-

47
ron pas ici on identité. L'homme, fort âgé, vit entre
France et Afrique. Il est issu d'une lignée de mara­
bouts opérant selon la magie africaine. Ses compa­
gnons - enfants, petits-enfants, arrière-petits­
enfants... - pratiquent la magie noire - le mal - tout
comme la magie blanche - le bien. Les schémas de la
sorcellerie sont universels, même si les écoles -
européennes, africaines, juives, corses, arabes ... -
connaissent des variantes et se critiquent l'une
l'autre. Le vieil homme sent ses derniers jours
proches. Avec lui, pense-t-il, disparaîtra tout un pan
de la sorcellerie africaine : sa descendance, éclatée
aux quatre coins du monde, ne vit plus en Afrique
« dans la tradition ». « Ainsi va la vie », nous dit le
vénérable.
Pourquoi choisit-il de parler aujourd'hui? Peut­
être parce que la sorcellerie se paie, et que certains
débiteurs de ses services n'ont pas encore entière­
ment éteint leur dette ... Il semblerait, en effet, que
des hommes politiques français, et non des moindres,
non contents d'essayer par tous les moyens d'obtenir
le succès et de conserver leur pouvoir, oublient de
payer au jour dit, comme ils oublient de tenir leurs
promesses électorales. Peut-être aussi parce qu'un
sorcier, sentant sa fin prochaine, a, comme tout un

gnement de la religion. Dans notre ouvrage, il désigne partout un


sorcier d'origine africaine. Attention, ne pas les assimiler aux
«marabouts» de pacotille dont les publicités envahissent les jour­
naux d'annonces de quartier!

48
ha un le entiment qu'il doit lai ser un te tament,
une trace. Comme dit A.T., le marabout anonyme,
ain i va la vie. Or la classe politique française a déjà
beaucoup dépensé ...
Il faut écouter Jean-François Probst, grand mili­
tant gaulliste, collaborateur de Chirac, Monod, Pas­
qua, Juppé, Tiberi, source généreuse de nombre de
j urnalistes en mal de copie et auteur de Chirac et
d pendances, l'un des plus éclairants ouvrages sur
)'Élysée chiraquien intime', raconter une « visite en
brousse » (cette narration ne figure pas dans son
livre). Il était en 1998 en visite au Cameroun. Unjour,
on invite la délégation à« se rendre en brousse». Per­
sonne ne voudrait rater la rencontre avec le marabout
de Rumsiki, dans l'extrême Nord Cameroun. La pro­
menade n'a pourtant rien d'une balade d'après déjeu­
ner : quatre heures de pistes. Il faut se montrer
motivé ... Jean-François Probst reste fasciné par sa
rencontre avec « le sorcier au crabe », noble vieillard
de 95 ans aux yeux bleus verts, qu'un chien fidèle
accompagne et que sert un gamin attachant, interprète,
Jean Gabin (sic). C'est la cour des miracles. Digni­
taires ou gens du peuple, chacun pose ses questions
au sorcier. On n'est pas au confessionnal : ici, tout le
monde voit et entend celui qui pose sa question, et
personne n'ignore la réponse du voyant. Depuis le
petit fonctionnaire cocu auquel le « Crabe» reproche

1. Ramsay, 2002

49
« d n pas faiY< rir a j' mm » jusqu aux dignitaire
camerounais venus écouter l'oracle. Sérieux ? Fou­
taises ? Probst se contente de relever ce trait troublant :
le marabout, en sa présence, prévoit la victoire de l'é­
quipe de France de football contre le Brésil lors du
Mondial 1998 et la visite de Jacques Chirac au Came­
roun l'année suivante, en 1999, et très précisément en
juillet. Plus tard, au cours d'une réunion de travail à
l'Élysée, Jean-François Probst note que ladite visite est
fixée en avril. Le« Crabe» s'était trompé. C'était sans
compter avec le « destin» : la visite présidentielle au
Cameroun est décalée au mois de juillet pour des rai­
sons diverses.
Grand africaniste, fin observateur, Probst ne fait
pas mystère du goût de Chirac pour ces« exotismes »
de bon aloi, ces consultations de marabouts partout en
Afrique, ces liasses de francs CFA qui passent de
poche en boubou, quitte, bien sûr à railler officielle­
ment ces prédictions de brousse. Après tout, rappelle
ce chroniqueur de la vie des puissants, Mitterrand,
lui, il les faisait carrément venir, les hommes du don
africain, 1ue de Bièvres ou à l'Élysée, hiératiques sor­
ciers du monde baoulé 1• En écho, l'une de nos
« gorges profondes »2 trace du président Chirac un
portrait moins ambiance, plus noir. L'on passe du
soleil à l'opaque. De la brousse africaine à la frousse
élyséenne. Il nous dit : « C'est à l'Élysée plus que sur
les marchés camerounais ou sénégalais que le cabi­
net noir de Chirac broie celui qu'il veut avantager»,
pris dans une « chaîne de manipulation » inspirée des
techniques sectaires les plus éprouvées. Immédiate-

50
rnent à 1 ent ndr l'on pense à 1 époqu des
n eiller tout-puissants nommés Pierre Juillet et
Marie-France Garaud, eux dont l'influence, dit-on,
·onfinait à un gentil « maraboutage à la française »,
fait d'ascendant et d'esbroufe. Mais non. L'entourage
que décrit notre informateur est actuel. Longtemps
tourmenté par les soucis de santé de sa fille, Chirac a
connu des moments difficiles après son accident de
voiture, en 1976, époque vers laquelle il a consulté
deux psychiatres. Ça ne l'empêche pas de croire en la
baraka. Fort de tous les culots, il lançait parfois,
paraît-il, des petites phrases surprenantes que nous
restitue notre témoin:« Faut voir avec Houphouët »3 •
Ou « Y a qu'à consulter. » Ou encore « Faut faire
plier. » Mots après tout apparemment bien banals

l. Bill Clinton lui-même consultera le marabout de Pivaouane au


Sénégal.
2. Surnom (deep throat) donné à leur informateur capital, à ce
jour non identifié, par Woodward et Bernstein, les journalistes
du Washington Post qui ont mis à jour ce qui deviendra le Water­
gate de Richard Nixon.
3. Félix Houphouët Boigny, président de la Côte d'Ivoire de
1960 à sa mort, le 7 décembre 1993, dont !'écrivain Ahmadou
Kourouma dresse le portrait bien peu voilé dans En attendant le
vote des bêtes sauvages (Le Seuil, 1998) : le « sorcier » de
Yamoussoukro y est décrit sous les traits d'un dictateur servi par
la météorite magique que sa maman lui a donnée et le Coran de
son marabout. ..

51
pour un homme d pouvoir. Forrnul codées, e time
« deep throat ». Et ambiguïté permanente de cet
« homme qui ne s'aimait pas » (selon le journaliste
Éric Zemmour 1 ). Selon un autre témoin de la vie ély­
séenne, le recours présumé de Chirac aux pouvoirs des
sorciers s'explique par le mélange de trois « tenta­
tions»: 1/3 par utilité (au cas où ça« marcherait» ...)
1/3 par goût du fruit défendu. 1/3 par affect, en souve­
nir d'une certaine magie enfantine. Autrement dit, le
portrait que nous dresse notre témoin d'un Chirac qui
« fait faire» par ses amis présidents africains, est bien
celui d'un joueur: « Ça peut toujours servir...»

Affaiblir les concurrents, figer les juges


Il semble en tout cas que A.T. le sénégalais
serve certains intérêts français depuis fort long­
temps ... Révélation inédite, son père, déjà, avait mis
sa magie au service de la France. Dès 1942. L'histoi­
re visible se déroule sur les champs de bataille ou le
maquis de la Résistance, et le succès des forces
armées est officiellement à mettre au crédit de leurs
chefs, de leur courage et du sort des armes. Les confi­
dences d'A.T. nous révèlent une terrible histoire invi­
sible où la mort des uns fait aussi le succès des autres
par le coup de pouce de la sorcellerie. Une histoire
interdite jamais écrite et qui ne le sera pas dans ces
pages. Encore une fois, peu nous chaut que les forces
occultes se montrent en l'occurrence efficientes ou

1. L'homme qui ne s'aimait pas, Balland, 2002.

52
pa : ce qui nous importe, c'est que des chefs d'État
ontré dans l'histoire aient alors convoqué les sorciers
au rendez-vous de leur destin...
Les marabouts d'Afrique ne sont pas, à cette
poque, indifférents au sort de leur propre continent.
Entre 1945 et 1960, nous explique le calme vieillard,
il ont agi de magique façon sur le pouvoir français
pour favoriser décolonisation et indépendance. Cette
f is, la magie est blanche. Selon A.T., le Sénégal et la
ôte d'Ivoire ont obtenu leur liberté sans le recours à
la violence avec l'aide bienfaitrice des marabouts.
D'après lui, il n'est pas certain que l'indépendance
algérienne ait bénéficié des mêmes influences
occultes.
La face cachée de la politique française est
hantée, depuis 1981, par le combat occulte des chefs.
Toutes nos sources le confirment : rares sont les
ambitieux, sur la scène politique, qui se passent du
recours aux forces magiques. Dans Du pouvoir et des
hommes - Jacques, Lionel, Jean-Pierre et les
autres ... , le psychologue psychanalyste Jean-Pierre
Friedman, consultant pour des groupes industriels, le
confirme : « Faut-il voir dans le goût prononcé de la
plupart des monarques, républicains ou autres, pour
les voyants, cartomanciennes et astrologues, une
confirmation de leur mentalité infantile ? La croyance
de l'enfant en la magie est aussi d'ordre mégaloma­
niaque ... » 1 Certains, vrais Louis XI de la superstition,

1. Éditions Michalon, février 2002. Le psychologue n'hésite pas


à affirmer que « le pouvoir est une maladie mentale[...] L'homme-

53
franchi ent un degré : il croi nt dur comm fer au
pouvoir sorcier. D'autres, opportunistes professionnels,
paient« au cas où». Tous érigent leurs consultations en
secret d'État. Plus ils s'élèvent dans la hiérarchie du
pouvoir, plus ils évitent comme la peste toute ren­
contre directe 1 • Les « entourages » deviennent des
relais commodes. Les sorciers étrangers, plus dis­
crets, aussi.
Les intermédiaires de Jacques Chirac, nous ont
révélé des informateurs dont nous avons recoupé les
indiscrétions, traitent depuis longtemps avec les mara­
bouts sénégalais. Ils sont une centaine, rien de moins,
nous dit-on, à débarquer en septembre 1994 à Paris.
Mission : déstabiliser Édouard Balladur, présidentiable
confirmé, à peu près sûr de son succès. Pour l'escoua­
de de choc, il n'y a là rien d'exceptionnel : alors que
les chefs d'État africains se cachent à peine d'ériger la
magie au rang de Premier ministre fantôme-n'est-elle
pas une composante culturelle reconnue ?2 - les
« grands frères» européens et occidentaux n'avoueront
jamais des pratiques réputées moyenâgeuses qui
pourraient leur coûter leur élection. À partir de 1992,
l'alerte ancien Premier ministre de Georges Pompidou,

de pouvoir est indifférent à tout ce qui ne participe pas de son


obsession. Il est monomaniaque ! Une idée fixe. Les autres
n'existent que pour le servir. [...] L'homme de pouvoir est un
"tueur né ". »
1. François Mitterrand n'a-t-il pas été, à cet égard, une excep­
tion ? Lire à ce sujet le chapitre 6.
2. On lira à ce sujet avec profit le numéro spécial de Politique
Africaine, éditions Karthala, Pouvoirs sorciers, n° 79, octobre
2000.

54
Jacque haban-Delmas, maire de Bordeaux, tennis­
man redoutable auquel les médecins prêtent une santé
d fer (champion du double messieurs vétérans aux
lntemationaux de France en 1970 - il a alors 55 ans !),
voit sa santé s'altérer d'assez inexplicable façon. En
1995, affaibli, il n'est plus en état de s'opposer au
débarquement d'Alain Juppé dans son fauteuil de
maire de Bordeaux. Il mourra en 2000, à 85 ans. Dans
l'ombre, se dessine la figure inquiétante de notre mara­
bout : « C'est moi qui suis intervenu, nous révèle-t-il,
sur demande ... »
Les sorciers, blancs ou noirs, sont de redoutables
« avocats » sans plaidoirie. Nous verrons, dans un
autre chapitre, comment certains protégés de Claude le
sorcier bourguignon influencent de façon inattendue
des procès mal engagés. Pour le marabout A.T., il est
relativement simple de contrôler la conduite d'un
magistrat. Nous avons un frisson quand il nous décrit
son action sur les juges chargés des affaires. Aucun ne
semble avoir été épargné. Éva Joly ? Éric Halphen ?
Oh, rien de bien grave, simplement ils sont empêtrés
dans leur instruction, ils « patinent ». Auraient-il fini
par inculper sans la magie du marabout ? La question
est vaine. Peut-être oui, peut-être non. Nous nous
demandons si le vieil homme a besoin de nous mentir.
Veut-il accréditer un pouvoir qu'il n'a pas ? Pour quoi
faire ? Sans espoir de publicité à sa demande expresse,
quel intérêt serait le sien de s'attribuer des événements
passés sur lesquels l'opinion publique reste en lisière
des dossiers? Il n'a rien à nous vendre, rien à nous prou­
ver. Les « affaires » ne semblent pas aboutir. « Pschitt ».

55
« Le Pen m'a tuer»
« Entre ce 21 avril où il réalisait le plus mauvais
score d'un président sortant (moins de 20 %) et ce 16
juin où une Assemblée ultramajoritaire vient couron­
ner son plébiscite élyséen, la France s'est donnée... »
écrit le journaliste Hervé Algalarrondo sous le titre Le
roi Chirac dans Le Nouvel Observateur du 20 juin
2002. C'est effectivement bien observé. Du reste,
toute la presse va dès lors entonner le chant du bizar­
re, de la stupeur, de l'inexplicable. « C'était écrit,
mais rien ne s'est déroulé comme prévu [... ] Chirac
a tout. [...] Ce n'est pas insulter la science politique
que d'avancer qu'elle n'est pas une science exacte»
note Algalarrondo à l'unisson de ses confrères pris au
dépourvu par la « magie » politique. À peine quatre
mois plus tôt, Marianne titrait Chirac, l'hallali, et
annonçait que « La chasse au Chirac est ouverte en
attendant - peut-être - de sonner la curée ». Ce
«peut-être» prudent sauve l'hebdomadaire d'un dis­
crédit tonitruant. À trois semaines du premier tour,
encore, un journaliste québécois le remarquait : « On
n'avait jamais vu une telle incertitude en France
pour une élection présidentielle [... ] Aucune tendan­
ce ne se dégage... » 1• Alors, la meilleure explication,
pour les experts, devient... la chance. Souveraine.
Énorme. Massive. « Tout se passe depuis quelques
semaines comme si Chirac avait absorbé tout le capi­
tal chance de la France... » reconnaît Emmanuel

1. Louis-Bernard Robitaille, La Presse.

56
r dd bien obligé de basculer dans l'irrationnel, faute
du meilleure explication. Serge July dans Libération
ne trouve lui non plus au chef de l'État meilleure
alliée que cette chance qu'il « sait accueillir», et qui
? aura été bonne mère pour lui» après ce rejet de la
•'auche plurielle « à bien des égards stupéfiant » (17
juin 2002). Anne Fulda, du Figaro, elle qui connaît si
intimement« l'entourage », prêtait au président can­
didat, deux mois plus tôt, une foi capable de vaincre
le montagnes : « Chirac sent la victoire ». Diantre.
La veille des législatives miracle qui vont sacrer roi
cet enfant de la chance, Roselyne Bachelot, ministre
de !'Écologie et du Développement durable cite son
a trologue qui lui a prédit une victoire de l'Union
our la majorité présidentielle (in Le Figaro, 7 juin
2002). Ça ne fait pas très sérieux, mais l'opinion
publique, qui lit comme elle son horoscope, n'en veut
pas à cette bizute du gouvernement, au contraire.
« Incroyable retour », « Malédiction plurielle », on
n'en finirait pas de puiser dans la presse une sémantique
magico-occulte saupoudrée de tous les qualificatifs de la
surprise. Tout se passe comme si, tenus de rationaliser
un miracle digne des Évangiles, les commentateurs
butaient contre un prodige irréductible à toute logique.
A moins de 20 % au premier tour, Chirac devait
perdre. Il l'emporte avec 82 % des voix au second
parce que la gauche plurielle qui devait l'emporter,
brutalement décapitée, doit appeler à voter Chirac,
écrivant de son sang politique« Le Pen m'a tuer» sur
les panneaux électoraux !

57
Du coup, le révélation (a po teriori, faut-il le
souligner) des sorciers en guerre sonnent assez justes
sur la scène du grand Politic Magic Circus. Si l'on
relit certaines « petites phrases » chères à certains
journalistes politiques, l'on se demande parfois com­
ment les interpréter vraiment. C'est le cas de cette
remarque chiraquienne rapportée par Hervé Algalar­
rondo dans Le Nouvel Observateur : « "Tu sais, j 'au­
rais battu Jospin"a-t-il lancé à un proche après les
résultats. » On peut certes n'y voir qu'une bravade de
compétiteur. Mais au vu des chiffres qui le donnaient
battu, l'on a le droit d'y percevoir aussi la certitude
d'un homme béni des dieux ...
D'ailleurs, un médium marseillais, MKL, qui
pourtant se refuse à toucher à la sorcellerie, finit par
reconnaître que « Jospin a été emboucané » 1 et que
Chirac est impossible à« faire tomber ».
Paradoxalement, un seul homme croit en l'intel­
ligence tactique du président « miraculé ». C'est
Jean-Marie Le Pen ! En fondant d'admiration (et
d'envie, sans doute) devant ce qu'il nomme une
« magouille électorale fantastique », le leader d'ex­
trême droite attribue à son adversaire la paternité
d'un « formidable montage ». En gros, Chirac fait
porter sa campagne sur l'insécurité pour« faire mon­
ter» Le Pen. « S'arrange» pour que Charles Pasqua
abandonne faute de vingt signatures d'élus. Le tour
est joué. « Même si tout le monde le prend pour un
benêt, conclut Le Pen, Chirac a peut-être roulé la
gauche dans la farine. » Oui, peut-être, puisque sou­
dain conscient qu'il en prête beaucoup côté calcul à

58
s n ad ver air horuli 1- même Le Pen corrige le tir en
SLtggérant que cette tactique géniale pourrait être
l œuvre du « cabinet noir » de Chirac !2

Faire aboyer n'importe qui!


Ah, utile cabinet noir ! Retour à « l'entourage ».
Nos interlocuteurs politiques qui l'évoquent, les sorciers
qui l'impliquent, les journalistes qui le« balancent» ou
même l'ancien chauffeur de la famille Chirac, Jean­
Claude Laumond, quand il en décrit les manœuvres3 ,
tous y voient l'anti-chambre de contact entre le pouvoir
politique et le pouvoir magique. « La politique, c'est de
la magie» aime à répéter à qui veut l'entendre le prési­
dent miraculé, qu'il doive son succès à son génie ou à
l'occulte.
Or « dans le monde politique », nous glisse
l'une de nos« gorges profondes», familier du palais,
« chacun y touche, à l'occulte. » Même le président?
« Il a consulté des marabouts en Afrique. » Le mara­
bout A.T., celui qui présente l'entourage présidentiel
comme acheteur de ses pouvoirs, confirme :
« Jacques Chirac s'est toujours rendu lui-même en
Afrique entre 1977 et 1993, avant de déléguer les

1. Mot d'origine néo-calédonienne, et utilisé plutôt dans le sud


de la France. Il signifie ici « ensorcelé ».
2. In Le Figaro, 3 juillet 2002.
3. Vingt-cinq ans avec lui, op. cit. Jean-Claude Laumond est
entré au service de Jacques Chirac en qualité de chauffeur en
1972, on a mis fin à ses fonctions en 1998.

59
contacts qu'il avait av n u à . [p J iticien proche de
lui], puis à C. [jeune femme] et à G [faux n ble, vrai
éminence grise]. » Les mêmes noms sont prononcé
dans le cabinet de travail du familier du palais ! Bien
sûr- nous l'avons vérifié - les deux hommes, le poli­
tique anonyme et le sorcier sans nom, ne se connaissent
pas, vivent sur deux planètes différentes. Parmi ces per­
sonnalités citées, l'éminence grise, particulièrement,
revient. L'homme serait revenu humainement changé
des États-Unis où il a été en poste à l'ambassade de
France, avant de devenir un proche du président. Ber­
nadette Chirac le déteste. Ne l'a-t-on pas vue parfois
op�rer un détour dans les couloirs de l'Élysée pour ne
pas « tomber sur l'autre ... » ? « L'autre » que notre
informateur soupçonne carrément d'appartenir à une
secte d'origine américaine fort manipulatrice. « Je
l'ai entendu dire "Je gère le cerveau de Chirac". Il a
déjà démenti l'avoir dit. Mais moi, je l'ai enten­
du ... » 1
Récapitulons. Un président superstitieux -
comme la plupart des politiques - cent fois mort poli­
tiquement, sacré roi. Des sorciers sénégalais
appointés, affirment-ils, pour forcer son destin depuis
des décennies2 • Un sorcier français idéaliste qui
« coupe » Chirac, revendiquant son piètre score au
premier tour, mais qui affaiblit aussi son adversaire Jos­
pin au profit d'un Le Pen aidé par le retrait de Pasqua ...
Touillez le tout: ni la« chance» qu'évoquent les édito­
rialistes pris au dépourvu, ni le supposé génie politique
entrevu par Le Pen, ni les révélations des sorciers, ni les
confidences de nos gorges profondes, aucun de ces

60
1, · non 11 pr nd 1 pa ur le autr s pour expliquer
1 ·s folle él ction de 2002. Une seule certitude : les
·ntourages » ont bel et bien eu recours aux forces
, , · ·ultes pour arracher la victoire. Pas tous : contrai­
• 'ment à la droite au sens large, plus traditionaliste, la
pauche, de philosophie positiviste, scientifique, dog-
111ati.que, est culturellement hostile au paranormal.
nue est réputée ne recourir qu'exceptionnellement à
la sorcellerie, à travers certains de ses représentants
minents, grands adeptes3• Au rang desquels ne figu­
re pas Lionel Jospin, de l'avis unanime de ceux qui
t;avent. L'un d'eux - de droite - ajoute que« c'est bien

I.. Il ne s'agit pas d'une révélation. Le journaliste Éric Zemmour


rapporte l'anecdote dans L'homme qui ne s'aimait pas, op.cit.
Auparavant, le mot avait déjà été cité par la journaliste Ghislai­
ne Ottenheimer, dans Le fiasco, Albin Michel, 1996, où elle
donne une description des cercles qui entourent le chef de l'État
et son Premier ministre Alain Juppé. De ce livre, Philippe Bau­
char, de L 'Expansion, dit : « Un monde étrange, déconnecté du
quotidien, où les inspecteurs des finances ont dû céder le pas
aux diplomates. »
2. Est-ce bien eux qui pratiqueraient, selon l'une de nos sources
élyséennes, ces sacrifices rituels en faveur de certains chefs d'État
européens au cours desquels une tête d'étalon vaudrait la bagatelle
de 10 000 à 20 000 euros ? Quant au prix des interventions afri­
caines, parlons-en. 15 000 □ ( 100 000 F) pour une action ponctuel­
le. 76 000 □ (500 000 F) pour une mission d'importance. À toutes
fins utiles, « l'ardoise» de l'entourage se monterait aujourd'hui à
près de 230 000 □, environ 1 500 000 F. (Nos sources viennent de
nous faire part de la mise en place d'un échelonnement).
3. Évoqués au chapitre 5.

61
bien là son problèm . » Faut-il n cl duir qu il ne
lutte pas à armes égales, ce qui expliquerait les
« Sainte gamelle » et autres « Fabuleux gadins » 1 ?
Ou d'autres gaffes politiques majeures - en tout cas
interprétées comme telles. Ainsi de Gaulle tonnant en
1967 un « Vive le Québec libre » sous les hourras de
Québécois en délire, et qui dira plus tard ne pas avoir
compris d'où lui était venu ce cri du cœur impro-
• ,
VISe ... 2
Improviser? Voilà le talon d'Achille du candidat
Premier ministre favori et défait. Lire des discours
écrits, s'offrir tous les téléprompteurs possibles ?
Voici l'un des remparts chiraquiens absolus contre la
dérive. Deux mots sur ces bourdes jospiniennes
orales.
« Mon programme n'est pas un programme
socialiste » lance le candidat... socialiste quand 80 %
des Français opinent que les programmes
droite/gauche sont pratiquement indiscernables.
« Chirac est un homme fatigué, vieilli et usé » : la
gaffe de haut vol prononcée dans un avion devant une
poignée de journalistes qui se sentent même obligés de
se concerter avant de citer Lionel Jospin, le 10 mars
2002, vaut son pesant d'envoûtement ! Un chroni­
queur de la revue Stratégies note qu'à cette époque,
Jacques Chirac, justement, « apparaît à tous comme
"cool, super sympa et super chaleureux". » « Une
ânerie» juge le pro de la communication3 • On conti­
nue?« Ce n'est pas moi» finit par s'excuser« Lionel
la bavure» devant l'impact médiatique catastrophique
de son petit délire sur son adversaire... Il en commet

62
,l'autre· d b urdes comme son« J'ai été na·if » à
pr p de l'in écurité et de la délinquance. Mais son
n'est pas moi» sur un plateau de télé (autrement
dît ça ne me ressemble pas, à moi, Lionel, quand je
prononce une méchanceté pareille à propos du prési­
d nt) évoque curieusement, en écho, un pouvoir inouï
l nt se prévalent les sorciers : à l'instar d'un hypno-
tiseur de music-hall, ils affirment savoir, au besoin,
< faire aboyer» (sic) n'importe qui.

1. Respectivement Sainte Gamelle, un article d'Éric Ollivier,


dans Le Figaro du 25 juin 2002, et une série d'analyses en cinq
lets titrées Le fabuleux gadin de Lionel Jospin signés par Éric
/\eschimann et Renaud Delly dans Libération au cours du mois
de juin 2002.
, . De Gaulle avait écrit dans ses Mémoires d'espoir : « Il n'est
ras question 9uej'adresse un message au Canada pour célébrer
.,, n "centenaire". Nous pouvons avoir de bonnes relations avec
I Canada. Nous devons en avoir d'excellentes avec le Canada
français. Mais nous n'avons pas à féliciter ni les Canadiens ni
11 us-mêmes de la création d'un "État" fondé sur notre défaite

I autrefois et surtout l'intégration d'une partie du peuple


fi-ançais dans un ensemble britannique. » Et malgré tout, de
Uaulle, pour clore un vibrant hommage aux Canadiens, lance
dans un micro qu'il a lui-même branché, « La France entière,
sait, voit, entend ce qui s'est passé ici. Etje puis vous dire qu'el­
/ en vaudra mieux. Vive Montréal. Vive le Québec... (pause)
(vivats) Libre (vivats). Vive le Canada français et vive la Fran­
·e. » « Ce que j'ai fait, je devais le faire » dira simplement le
·hef d'État dans l'avion de retour, lui qui avait affirmé ne déli­
vrer aucun message « sécessionniste » aux Québécois ...
. Lionel la bavure, par Jacques Hénocq, président de l'agence
péra, in Stratégies.

63
« La sore ll ri une fois lan ' tou h ra l s point
faibles des gens visés » renchérit Claude de Jussieu.
Celui de Lionel Jospin, selon lui, passait par son goût
pour l'improvisation. De là à suggérer que des
influences puissantes aient pu faire en sorte que « ce
ne soit pas lui » qui ait parlé, qu' « on » lui ait fait
dire, ne gêne pas outre mesure nos magiciens. En tout
cas, la cote de confiance en faveur de Jospin mesurée
par la Sofrès s'écroule brutalement à ce moment-là
pour ne jamais remonter...
D'autres sorciers africains sont-ils entrés dans la
danse ? Un article de l'hebdomadaire camerounais
Aurore Plus du 9 avril 2002, sous le titre Le sorcier
de Biya au secours de Chirac, affirme que « la vic­
toire probable de Jospin donne des frissons aux
caciques et hiératiques (sic) des réseaux chiraquiens.
Ceux-ci mettent tout en œuvre pour contribuer au
maintien de leur mentor. Tout y passe, même l'occul­
tisme et le maraboutage. Alors le Cameroun se prête
au jeu ». Cameroun et Sénégal, même combat.
***

Sommes-nous potentiellement sous l'influence


de forces inconnues, déclenchées par des « hommes
du don » rétribués pour faire le mal ou le contre-atta­
quer ? Apparemment, ceux qui les paient y croient, à
tout le moins ne veulent rien laisser au hasard.
Pourtant, le 14 juillet 2002, malgré un dispositif
de sécurité sur les dents équipé de détecteurs ultra
sophistiqués, un homme s'approche à 150 mètres du

64
pré id nt hirac et tire. Le arde du corps entraîné
ont-ils repéré Maxime Brunerie, l'auteur de l'attentat,
connu des services p_oliciers depuis cinq ans, et neu­
tralisé le tir? Négatif. C'est un trio de spectateurs qui
dévie le canon vers le ciel. Drôle de ciel. ..
Nous reviendrons sur cette singulière tentative
d'attentat au chapitre 5. Mais auparavant, il est temps
de vous inviter à vous plonger, comme nous l'avons
fait, dans les réalités d'une sorcellerie à la française
qu'ont explorée des ethnologues et pensée de curieux
personnages...
Chapitre 3

PAROLES MAGIQUES

Dans ma marmite c'est l'épouvante


Y'a des bestioles dégoulinantes
Ce soir j 'fais du bœuf au pipi
Car c'est la fête aujourd'hui ...
C'est la, c'est la, c'est la
Salsa du démon.
Le Grand Orchestre du Splendid

Nous avons répété ici et là que nos informations


ne sont pas ipso facto la reconnaissance de / 'efficien­
ce du fait magique, mais avant tout la certitude qu'un
grand nombre d'hommes et de femmes qui dirigent
les destinées d'un pays comme la France ont recours
à la sorcellerie. Bien. Mais si nous nous arrêtions à
cette position somme toute confortable, nous nous
exposerions à juste titre à une critique de bon sens
affirmer que nombre de nos élus, énarques et autres
huiles décorées consultent des sorciers relève de la
rubrique potins à peine mondains.

67
En revanche, écrir que n u pen n qu ce
mêmes personnages obtiennent réellement de leur
commerce avec l'occulte des avantages et/ou des
inconvénients constitue la justification de notre
enquête, sa raison d'être, notre engagement de
témoins, de citoyens et de républicains.
Cet engagement, nous vous le devons, à vous
lecteurs. Résolument sceptiques ou décidément
ébranlés, incrédules ou convaincus, vous avez le droit
de vous forger une opinion en toute connaissance de
cause.
La nôtre ? Elle n'est déjà plus objective. Nous
pensons malgré tout que la sorcellerie, vieille comme
le monde, insensible aux frontières, aux cultures, aux
époques, dépasse le champ de l'illusion et de la
poudre aux yeux. Nous croyons que son pouvoir agit
au-delà de l'autosuggestion (une idée importante sur
laquelle nous revenons à travers les meilleurs auteurs
au cours du chapitre 6). Nous sommes conscients que
les « vrais » sorciers, ceux qui obtiennent des résul­
tats palpables, sont rares. Nous affirmons que les
charlatans pullulent. Et nous ne savons pas comment
les envoûtements, les désenvoûtements et les contre­
envoûtements opèrent. La plupart du temps, les sor­
ciers ne le savent pas plus que nous ! Comme l'écrit,
dans un petit volume sans doute publié à compte
d'auteur, un« maître en occultisme», Jacques Rubin­
stein, « la possession par les mauvais esprits existe
bel et bien. [ ...] Qu'en est-il dans la réalité ? En
vérité, je l'ignore, mais l'important est de constater
que cela réussit. C'est tout ce qui m'importe. [ ... ]Je

68
crois à une connaissance empirique et à un fond de
connaissance universelle, non transmise dans les
livres. » 1
D'un opuscule sans cesse réédité, petit bréviaire
d'exorciste amateur signé du nom médiéval de
François des Aulnoyes, nous extrayons la
conclusion : « Il ne nous reste qu'à répéter combien
l'envoûtement est rare, combien sa pratique est dan­
gereuse, et enfin à prévenir une dernière fois ceux qui
se croient envoûtés que la plupart du temps ils sont
victimes d'eux-mêmes et, au sens magique du terme,
des démons qu'ils portent en eux et qu'ils ont créés de
toute leur force psychique. »2 Bref, la magie existe,
mais surtout par l'effet que sa croyance suscite chez
l'individu. Georges Charpak et Henri Broch, nos
scientifiques de choc, déjà cités, ne disent pas autre
chose.
Mais nous disons, nous, que quelles qu'en soient
les voies impénétrables, la sorcellerie n'est pas seule­
ment le jeu de « gamins monstrueux» comme Jean­
Pierre Friedmann désigne en psychologue les gens de
pouvoir3 • À l'écoute des hommes de prière, dans le
psychisme d'une voyante de renom, aux limites de la
science chez un kinésithérapeute « désenvoûteur »

I. Occultisme, Jacques Rubinstein (1993), Dynapost, Aubagne.


2. Envoûtement, désenvoûtement, contre-envoûtement, Tech­
nique, Pratique et Secrets du Rituel, par François des Aulnoyes,
Éditions Bussière.
3. Du pouvoir et des hommes, op. cil.

69
et même à traver ce que tente d en dire la p ychana­
lyse, nous allons vous plonger le temps d'un chapitre
dans le bain bouillonnant des visions du magique. Un
seul but pour ces pages : saisir la sorcellerie dans des
prismes de pensée et de lecture que le cloisonnement des
approches n'a encore jamais à ce point mêlés. Nous
vous convions à des rencontres où le cœur palpite.

Sorcier français, portrait robot


Un ethnologue doublé d'un sociologue comme
Dominique Camus n'est pas le plus mauvais des
guides d'initiation. Nous avons ouvert avec lui nos
« Avertissements » 1 • En chercheur méthodique,
Camus s'est immergé dans la France des sorciers, il a
passé des années en leur voisinage pour en com­
prendre le rôle, les pratiques. Mais surtout instaurer
un dialogue entre des gens qui s'ignorent, nous et
eux, « [ ... ] les tenants de la vérité rationnelle et ceux
qui vivent dans le fantasmagorique ... » 2 Passionnan­
te démarche que celle de Camus : se poser une ques­
tion que l'ennemi personnel des sorciers, le Nobel
Charpak, jamais n'entendra. Camus écrit : « Dire :
"De nos jours, il y a encore des gens qui croient en
l'efficacité des pratiques magiques ", c'est faire une
opposition entre eux et nous, entre les autres, qui
perpétuent la "mentalité magique", et nous, qui
avons pour rôle d'élaborer la connaissance et de la
diffuser. » Dès lors, demande le chercheur, « [ ...]
pourquoi ne pas considérer que c'est nous qui
sommes dissimilaires, nous, petite minorité, qui, dans
une certaine mesure, façonnons les pensées de nos

70
n it y ns ? [ • t-ce] pour nous préserver de
royances qui nous font peur parce que nous ne
sommes finalement pas si loin que ça d'y adhérer?»
Et toc ! Il enfonce le clou, Camus, là où ça fait mal,
comme un sorcier pique une poupée d'envoûtement!
Très bien, d'accord, ouvrons nos esprits. Avouons­
nous que la pensée magique rôde aux lisières de notre
intellect. Le peuple des « hommes et femmes du
don » se révèle tout autour de nous. Ce sont des gens
ordinaires. Ils exercent en ville autant qu'à la cam­
pagne. La « sorcière » - 2/3 des prévenus du xve au
xvne siècle3 - s'est laissée de nos jours piquer son
balai par une majorité d'hommes. Le« don» se hié­
rarchise : il est mesuré, si son détenteur se contente de
sentir les ondes - pendule, baguette (on les nomme
«radiesthésistes» et«sourciers»). Un don au-dessus
révèle les voyants et les médiums. Plus haut dans la
hiérarchie commencent les « leveurs de maux ».
Eux/elles ont franchi le cap de la vision pour soigner.
Ils sont à la limite de la magie et se nomment plus
volontiers«guérisseurs». Un petit signe de croix sur
une verrue, un soupçon de salive sur un furoncle ou le
transfert du bobo sur un légume réceptacle, c'est là

1. Lire notamment de Dominique Camus, La sorcellerie en


France aujourd'hui, op. cit., et Voyage au pays du magique,
Dervy, 2002.
2. Voyage au pays du magique, op. cit.
3. Cf. Le sexocide des sorcières, fantasme et réalité, par Françoise
d'Eaubonne, Esprit Frappeur, 1999.

71
tout leur pouvoir. Au-delà entre enjeu le« pan eur de
secrets » qui soigne des affections multiples par orai­
sons. Il a reçu le don par legs. Règle intangible : ses
soins sont gratuits, il/elle ne peut demander le paie­
ment de ses bons offices. On monte encore d'un degré
avec la puissance émettrice des « magnétiseurs » :
« 55 % des Français croient aux guérisons par l'im­
position des mains » relève Dominique Camus en
citant Le Monde (1993). Enfin voilà le sorcier, dans la
plénitude du don : ces hommes et ces femmes de pou­
voir sorcier pratiquent magie blanche et magie noire.
Ils/elles vont perturber l'ordre des choses, propager le
mal ou l'arrêter, soumettre leur environnement. Ils et
elles sont donc tout à la fois radiesthésistes, magnéti­
seurs, médiums et voyants... La totale. Leurs interven­
tions sont rarement gratuites. Beaucoup sont
« aisés ». Tous, selon le sociologue de la sorcellerie,
« commercent avec des entités ». Claude de Jussieu,
on le sait, dialogue avec son frère défunt. D'autres
écoutent les anges, les saints, le Christ, pactisent avec
le diable ou ses lieutenants. Ils ne se séparent guère
de leurs grimoires ou de leurs recueils de prières.
Claude le bourguignon qui garde ses prières soigneu­
sement dans un classeur à feuillets transparents
semble parfois lever les yeux vers la face invisible du
monde : pour les sorciers, le visible et le caché sont
en interaction. Mais eux connaissent simplement les
règles de la dimension interdite pour agir sur le
visible - « un monde grandiose, puissant », répète
souvent notre ami le sorcier. Tous n'ont pas les
mêmes outils ni les mêmes vecteurs. Les « natura-

72
1 · te » manient Je éléments, composent de
philtre 1• Les « spiritualistes » éveillent des puis­
sances, évoquent des trépassés, des divinités (Camus
y a identifié une influence kabbaliste moyen-orienta­
le « très forte sur la magie française depuis la fin du
Moyen Âge. »)
Ils pensent l'humain tri-unitaire : un corps phy-
ique, un corps spirituel, un corps astral - une aura -
sur lequel agir à distance (tout comme ils savent agir
sur une société tout entière, laquelle, selon eux,
déploie aussi son aura ; d'où les champs-relais de
Claude de Jussieu, où il recrée, à petite échelle, un
territoire immense - cf. cahier photos). Enfin, ils
conçoivent tous les composants de l'univers en inter­
action - ce que modélisent à leur manière les physi­
ciens quantiques2 : rien d'étonnant si le sorcier agit
par contagion, par substitution, par transfert.
Ajoutez à ce portrait du sorcier moderne un
mode de vie contraignant - les heures rythment les
rites, les conjonctions planétaires se moquent des
obligations terrestres et les nuits exigent leur part
d'action. Claude de Jussieu ne dort que trois ou
quatre heures par nuit. Il a une pendule dans la tête.
N'arrivez pas en retard à un rendez-vous, il ne vous
attendra pas ...

1. Et non pas filtres ... Du grec (aimer), breuvage destiné à tel


effet.
2. La physique quantique modélise le monde corpusculaire. À
l'échelle de !'infiniment petit, la physique du monde visible ne
s'applique plus...

73
Des ministres, des chefs de cabinet, de hauts
magistrats ...
Ne nous payons pas de mots : pour un médecin
psychiatre, un sorcier développe une schizophrénie
bien tassée, une pathologie propre à séduire l'infanti­
lisme des princes mis en lumière par Friedmann. Une
psychanalyse de la sorcellerie tente même de ren­
voyer à la mauvaise mère, l'Église toute-puissante du
Moyen Âge, à cause de laquelle l'individu « n'a pu
construire son moi » face à cette entité qui dit
« Renonce, diffère ton désir, nejouis pas » 1 • Dans Les
mots, la mort, les sorts, une autre ethnologue, Jeanne
Favret-Saada, a tenté de montrer en quoi réside l'effi­
cacité des mots qui ensorcellent. Dans la « disruptu­
re» qui projette l'individu dans un monde sémantique
(l'étude du sens pour la linguistique) en décalage où
ses repères psychiques sont alors brouillés. 2
Beaux discours. Une évidence : chaque
« savant» s'approprie la sorcellerie pour tenter d'en
maîtriser l'inexplicable. Mais « les gens qui en par­
lent ne maftrisent rien » nous dit un soir une jeune
femme sensée, ouverte, belle médium en renom mais
curieuse d'explorer le phénomène de sa voyance («Je
n'aime pas l'idée de don »). Elle se nomme Maud
Kristen. Son site Internet (www.maudkristen.fr) devient
le rendez-vous des« penseurs et des chercheurs pluri­
disciplinaires, des sociologues, des philosophes, des
ethnologues, des historiens, des physiciens... » Chez
Maud, « pro» assumée de la divination («je vends ma
compétence » nous dit-elle), la vision s'élabore sous la
forme d'un souvenir qui ne lui appartient pas. La sor-

74
· Il rie?« J'ai une prévention contre elle» ann n e­
t-elle. « Les gens qui trifouillent avec ça sont per­
suadés d'être dans leur bon droit, or j'ai des doutes
sur leurs capacités. Même si l'on peut garder l'hypo­
thèse que les sorciers sont capables d'agir, je pense
que ça fonctionnera bien plus en Afrique où les
ntités-relais existent dans l'inconscient collectif. »
hnportant : les voyants rigoureux, c'est net, s'interdi­
sent moralement l'intrusion psychique. Maud veut-elle
signifier que les sorciers trichent sur leurs prétendus
pouvoirs ? « Non. Je suis certaine qu'il est possible de
manipuler pour réduire ou accroître. » Reçoit-elle,
elle-même, des « politiques » ? « Bien sûr ! Pour un
premier contact, jamais directement. On m'envoie un
proche, une assistante, pour me tester ... » Que veu­
lent-ils ? « Très pragmatiques. Ils attendent de moi
des informations : serai-je élu ? Sera-t-il battu ? »
Une dominante politique ? « Plutôt des gens de droi­
te. » Qui sont-ils ? « Beaucoup de maires, surtout à
l'époque des municipales, qui déchaînent le nombre
de consultations. Sinon, des ministres, des chefs de
cabinet, de hauts magistrats. Toujours des gens très
intelligents et rationnels ... »

1. Denise Paulme et Bernard Valade, Sorcellerie, Encyclopaedia


Universalis.
2. Les mots, la mort, les sorts, Jeanne Favret-Saada, Folio.

75
Dieu se sert de moi
René, lui, n'est pas un voyant. Plutôt un« leveur
de maux» ou un« panseur de secrets» dans la hiérar­
chie des hommes du don élaborée par Dominique
Camus. « Je travaille par la prière qui libère. Pour les
autres. Je ne m'adresse qu'à Dieu. La plupart des gué­
risseurs pensent qu'ils interviennent dans le processus.
Mais non! Moi,je ne suis rien. On a tous reçu des dons.
L'esprit même est matière, mais le but de l'être est hors
toute matière ... » Sous ses gros sourcils noirs, le regard
de René B., ancien boulanger, pétille d'intelligence.
Dieu, il l'avait rejeté dans sa jeunesse après un certain
mois de mai 1968. À Pâques 1983, il fait pourtant sa
« B.A. », René. Il accompagne un groupe de personnes
âgées et malades à Lourdes. Et le voilà qui récite en tou­
riste un Notre Père de son enfance... qui le transperce !
« De la tête aux pieds » dit-il. Le choc est immense.
« Pendant troisjours, à chaque fois queje prononçais
une prière, la même transe. Percé. Physiquement, une
sorte d'électrocution. C'est la meilleure image que je
puisse donner. J'ai pleuré. Trois jours. Continuelle­
ment. Je pleurais. Pardon ? Non, c'est courant. Rien
d'exceptionnel, vous savez. Dieu vous visite. Il m'a
montré ma vie. Il m'a fait comprendre qu'il m'aimait
encore plus ... » Mais René hésite. Que doit-il faire ?
Un jour, à la boulangerie où il est employé, une ven­
deuse qui sait qu'en priant il a arrêté le saignement de
nez d'un collègue, lui apporte son chat malade. René,
lui, n'aime pas trop les chats. Tant pis, il pose sa main
sur l'animal, récite une prière. Le chat est guéri.
« Depuis, sourit René,j'aime les chats. »

76
D it-il partir oigner ? Doucement... C'e t un
pragmatique. De quoi vivra-t-il? Prudent, il obtient un
mi-temps à la boulangerie. Il part à Jérusalem en 1984.
À son retour, il largue les amarres. « J'ai dit au Sei­
gneur, payez les factures ... » Nous sommes le 15 juin.
ette fois, l'ancien boulanger n'a plus un sou. Mais la
providence veille. Il prie, il reçoit. René est un pauvre
en costume assuré du gîte et du couvert. On le nour­
rit. On le loge. On lui offre même le superflu. Vous
vous souvenez de la chanson de Julien Clerc?« J'dis
que j'vis sur l'amour, et j'espère de vivre vieux ... »
René donne ses prières qui guérissent, qui sauvent ou
qui soulagent. «La vie est très simple. »
Que pense-t-il des sorciers? Que sait-il d'eux ?
Le sourire de l'homme d'oraison se veut compatis­
sant. « Eh bien ? Ils font tous appel à Dieu. Rien
d'autre. Tenez, regardez les bouddhistes. Ils pensent
qu'ils parviennent à Dieu par leurs efforts... » - le
geste de René bénit gentiment les yogis qui croient
que leurs années de discipline leur valent le nirvana.
Mais les sorciers ? « Tout vient de Dieu. La sorcelle­
rie a toujours existé. Les trois-quarts du temps, elle
naît de l'envie, de l'argent, du pouvoir. Les envoûte­
ments sont l'œuvre de l'être qui les subit. Tout être
humain pris par les forces du mal a accepté un jeu
trouble. Il s'est enchaîné lui-même.. . Quand je le
comprends, je ne vais pas dire à cette âme en proie au
mal qu'il ou elle a créé son malheur. Vous l'écoutez,
vous faites le nécessaire. Dans les autres cas, c'est la
pensée mauvaise qui vise à détruire l'autre. Alors,
c'est toujours par son point faible que la personne

77
victime de cette pensée agissante est touchée.L'esprit
de haine est si puissant ... » Un jour, René reçoit un
appel téléphonique. On lui demande avec insistance
de se rendre dans une clinique privée, à Paris. Il entre
dans la chambre d'une jeune femme inanimée de
trente-cinq ans. Coma, médecine impuissante. René
lui prend la main, certain de son impuissance. Il prie.
Dix, quinze minutes, les yeux clos. Ses prières dites,
il ouvre les yeux ... pour croiser le regard de la jeune
femme qui vient de sortir de l'inconscience. Il quitte
la pièce. Il n'en aura plus de nouvelles. Comme per­
sonne ne lui dira non plus que cette autre femme qu'il
a tenté d'arracher à l'alcoolisme par ses prières à
Dieu sera effectivement guérie de sa maladie. Ce
n'est que troi s ou quatre années plus tard qu'il l'ap­
prendra. « Dieu se sert de moi. »
René nous quitte, il n'est pas bien grand, la provi­
dence lui sert de hauteur. Il est le guérisseur de son Dieu.
Un petit saint besogneux, comme chantait Brassens. Un
sorcier, lui aussi, à sa façon, mais tout blanc, colombe
malgré ses cheveux noirs, qui panse en priant.

Sorcie r == empoisonneur !
Ras s urons-nous : les voyants sont des électeurs
comme les autres ! Quand nous demandons à nos
médiums ce qu'ils sentent de telle ou telle personnalité
politique, le ur s réponses contradictoires ne semblent
pas dictées par l'extralucidité. Ainsi Nicole, la gentille
guérisseuse qui s'ennuie dans son appartement sans
lumière, nous dit « je suis très humble » - et c'est si
vrai. « On ne peut pas expliquer l'inexplicable» avoue-

78
t-cll vaincue par on effort pour tent r d'exprimer ce
lJl• elle re sent à l'aide de mots. Eh bien Nicole, par
xemple, pense que « Chirac est pourri à la moelle».
<' C'est un ressenti, je ne veux pas toucher à la poli­
tique... » Mais tout aussitôt, elle fustige aussi Lionel
Jospin. « On est dirigé par des incapables» conclut la
petite dame dont le jeu de cartes usé, au bord de sa table,
montre des rois décatis et des valets fatigués. Nicole est
bien consciente que ses opinions n'engagent qu'elle,
comme au Café du Commerce. Elle connaît René B.,
qu'elle tient pour un« saint». Que dit le saint sur Chi­
rac? Qu'il« a toujours été un battant». Oh, certes, il a
consulté des voyants, comme tout le monde. Mais au
moins, lui,« il avance». Pas comme Mitterrand,« noir
comme du charbon», lui qui a« favorisé le développe­
ment de la sorcellerie en France... » Saint de droite,
voyante un rien anar, ne confiez pas votre bulletin de
vote aux guérisseurs. Dans l'isoloir de l'occulte, les
voyants ne voient goutte...
Un homme, malgré tout, ne s'en laisse pas
conter. La sorcellerie, il la connaît, il y « croit »
mieux que quiconque, et pour cause : Monsieur L.
lutte contre les envoûtements de façon scientifique.
L. est kinésithérapeute. Sur la plaque qui annonce son
cabinet, au rez-de-chaussée d'un immeuble passe­
partout, dans une proche banlieue Est, il n'ajoute pas
même ses spécialités : iridologue (détermination des
affections par examen de l'iris de l'œil), homéopathe,
acupuncteur... Manque à la liste « désenvoûteur ». Il
s'agit là, pourtant, de son activité majeure, en tout cas
sa vraie passion de l'art du soin, celle à laquelle il vou-

79
cirait se consacrer. Mais ses associés ne peuvent à eux
seuls le décharger de la clientèle « normale » qui se pres­
se dans sa minuscule salle d'attente. Qui une rééduca­
tion, qui un mal de dos, qui des rhumatismes ... 1 Mais
alors, à quelle clientèle particulière le kiné L. prodigue­
t-il l'essentiel de sa science ? À ceux et celles qui se
croient, à tort ou à raison, victimes d'un sort. Monsieur
L., en blouse blanche, la cinquantaine rassurante, ne
veut pas entendre parler de rituel, d'oraison, de cra­
pauds. « Ma démarche est scientifique, à 100 %. » Sans
doute. Il n'empêche que les pairs de L., s'ils s'intéres­
saient à ses consultations particulières, risqueraient le
coup de sang : « Assez, Cher Confrère. Passe encore
pour !'iridologie, d'accord pour l'acupuncture, mais
votre "règle de radiesthésie", mais vos pendules, mais
vos fioles homéopathiques, non, mille/ois non ... »
Ces Diafoirus de la solution camphrée ne sont
effectivement pas prêts à admettre que les patients
discrets que soulage - sauve, parfois - M. L. ont été
victimes d'un sorcier. C'est pourtant bien le cas. Mais
L. ne croit pas un seul instant aux mauvaises ondes
qui s'en viendraient à distance « maléficier » leur
cible. « De deux choses !'une, explique le scientifique
« désenvoûteur », ou bien on a fait peur à mon
patient, au point de perturber son système endocri­
nien2 . Et dès lors tout va mal chez cette victime qu'un
véritable choc a physiquement perturbée. Ou bien il y
a eu ingestion ou contact, absorption d'une substance
ou traces sur la peau de la victime, voire inhalation
d'une poudre fine, et nous nous retrouvons face à une
intoxication, un empoisonnement. »

80
Dan le premi r ca le malade p ychiqueme1 t
p rturbé - avec effet sur les glandes endocrine -
relève des traitements antidépresseurs. Dans le
second, en fonction du poison ingéré, il reste à L. à
déterminer l'antidote. Dans l'affaire, la sorcellerie se
réduit à la peur ou frôle l'acte criminel.« Les sorciers
croient à des influences qui se promèneraient quelque
part, sourit notre pourfendeur de mythe, moi je n'en
ai jamais vu. Les clous ou les aiguilles dans les
poupées d'envoûtement, les fameuses dagydes, ça ne
peut agir à distance. Si elles ont un effet, c'est parce
que la "cible" a vu ou a appris qu'elle était ainsi
attaquée par de supposées forces qui la terrorisent ! »
L'homme en blouse blanche rejoint les tenants de
l'effet psychosomatique. Ce qui ne l'empêche pas de
confirmer que « tous les hommes politiques consultent,
de César à Mitterrand... » En écho au psychologue
consultant Jean-Pierre Friedmann, déjà cité, L. hausse
les épaules : « La soif du pouvoir des politiques est une
maladie, dit-il,je n'arrive pas à la comprendre.»

1. Qu'est-ce qu'une clientèle « normale » ? Les patients qui ne


viennent pas voir le« kiné » pour un bobo musculaire ou articu­
laire, mais bien dans l'espoir d'un désenvoûtement, sont-ils donc
« anormaux » ? Difficulté du vocabulaire : relisez la profession
de foi de l'ethnologue Camus qui se demande où est la norma­
lité et ce qui lui échappe ...
2. Le système endocrinien maintient, avec le système nerveux, la
stabilité du milieu intérieur des animaux multicellulaires. Il
déclenche les réponses adéquates aux stimulations par mise en
circulation (ou sécrétion interne) de messagers chimiques, les
hormones.

81
Sorcellerie psychique, sorcellerie chimique
Nous n'en avons pas fini avec la consultation de
celui qui mesure l'envoûtement. Car si le sorcier, quel
qu'il soit, a réussi à empoisonner sa victime, L. va se
mettre en œuvre de savoir quelle substance toxique il a
utilisée. Pour ce faire, notre homme de sciences aux
frontières, aux limites du supportable pour les gardiens
de la science « officielle », va sortir son arsenal vibra­
toire. Car le kinésithérapeute devient radiesthésiste. À sa
disposition, deux outils. D'abord, la « règle de radies­
thésie». Elle est là, posée contre un meuble. Une longue
règle de bois où des mains expertes ont fixé un bobina­
ge métallique qui se déploierait sur huit mètres une fois
débobiné. L. va mesurer, dit-il, la longueur d'onde qu'é­
met le corps de son patient. La valeur « normale » tan­
gente justement les huit mètres. Tout chiffre qui s'en
éloignerait - dans une variation très petite - signerait la
maladie 1 • Si l'expérience est significative, notre arpen­
teur de santé saisit son pendule, le promène au-dessus
des fioles de la pharmacopée homéopathique qu'il
conserve dans son étroit bureau encombré d'appareils de
rééducation. Auparavant, il a constitué le « témoin » du
patient qui se croît envoûté, généralement à l'aide d'une
goutte de sang. Notre radiesthésiste ne se réclame d'au­
cun « don ». Pour lui, en bon homéopathe, les sub­
stances génèrent des vibrations que détecte le pendule.
Tout est question d'identification: L. mesure le témoin,
puis les substances de ses fioles. Son savoir-faire sera
alors d'identifier la résonance vibratoire entre ce que le
sang révèle des molécules qu'il supporte, et l'une des
fioles témoins: alors L. sait quel poison « on » a réussi

82
à intr <luire dans l'organisme de « l'envoüté », désor­
mais requalifié plus justement « d'empoisonné ». Au
venin de tarentule, peut-être, ou aux herbes toxiques
d'Haïti chères aux sorciers vaudou, quel que soit le poi­
son, avec un peu de chance, on tient l'antidote. L.
indique alors les préparations homéopathiques qui vont
stimuler le système immunitaire de la victime. Aucune
magie dans tout cela. Si tant est que l'on admette les
principes encore controversés de l'homéopathie ... 2
Un jour, L. reçoit dans son officine un gendarme
de Nouvelle-Calédonie en triste état, presque à l'ago­
nie. L'interrogatoire, très précis, méticuleux même,
révèle que le malade a notamment, un jour, mangé une
langouste préparée par un individu douteux. Le cuisi­
nier criminel avait « assaisonné » son plat de coraux
toxiques, révélés par le pendule ... En bon homéopathe,
L. traite alors l'empoisonné à l'aide de ces mêmes
coraux en haute dilution. Réactivé, le système immu­
nitaire du gendarme calédonien va efficacement lutter
contre le poison. Vie sauvée.

1. Il suffit au patient de poser la main sur la règle. Le radiesthé­


siste, armé de son pendule, attend l'inversion de giration. La
règle graduée, alors, a vérifié la longueur d'onde du consultant.
2. La médecine allopathe officielle, aux yeux de laquelle on n'a
jamais mis en évidence les propriétés d'une dilution très forte,
continue à douter de la médecine homéopathe. Dont les tenants
affirment, eux, que les propriétés vibratoires de la molécule
diluée agissent, induisant une réaction de l'organisme. C'est tout
le procès en manipulation qui a valu il y a quelques années l'ac­
cusation de tricherie au Dr Benveniste (il affirmait avoir mis en
évidence une« mémoire de l'eau»).

83
Sorcellerie psychique. Sorcellerie chimique.
Pour l'homéopathe-kiné, les prétendus pouvoirs de
ces medecine men assassins se réduisent aux secrets
des poisons et aux ruses pour les administrer. La
Brinvilliers ou la Voisin, qui ont fini exécutées,
étaient des sorcières sans l'étiquette ... 1 Quant aux
« boulettes » de Claude de Jussieu et confrères, elles
restent, pour lui, sans effet.
Même sur des footballeurs en Coupe du
monde ? En Corée, en juin dernier, les sorciers, pour­
tant, arbitraient bel et bien les matchs. Des folles
élections à la Coupe maudite, la « scoumoune », à
nouveau, a servi d'argument aux journalistes à court
de rêve pour expliquer l'impensable élimination des
Bleus ... Nous avons tenté d'en savoir plus.

1. On arrêta, dans le sillage de la Brinvilliers mise à mort en


1676, 442 devins, magiciens, sorciers et autres sorcières (dont la
Voisin), et plusieurs membres de la cour furent dénoncés, dont la
duchesse de Montespan.
Chapitre 4

LA COUPE JUSQU'À LA LIE

« La France a été créée par la Providence


pour des malheurs exemplaires
ou des succès achevés »
Charles de Gaulle, Mémoires

« Le succès pardonne tout »


Jean-Pierre Friedman 1

Le 11 juin 2002, les Bleus sont verts et tout un


pays rit jaune. La France a été éliminée du Mondial
de football. Après la secousse d'élections « irration­
nelles », la série continue. Oh, certes, le spectre irréel
d'un sortilège plane bien un instant dans l'imaginaire
gaulois groggy. Pas possible ! On nous leur a jeté un
sort à nos Zizou et autres Pirès ! Les champions du
monde peuvent-ils ainsi se faire sortir dès le premier
tour sans même marquer un seul but ?

1. Du pouvoir et des hommes, op. cit.

85
Alor ? Penson -nou qu en orée les pauvre
Bleus, effectivement, auraient subi la loi magique des
sorciers de leurs adversaires, et que, par conséquent,
la France se serait pris les Adidas dans une sorcellerie
tellement puissante qu'elle fût capable d'atteindre le
quadriceps de notre héros national ? Eh bien non. Le
scénario auquel aboutit notre enquête est bien pire que
cette pirouette méprisable. Il met en scène d'authen­
tiques sorciers, certes, mais même si les marabouts
sénégalais locaux ont pu, c'est humain, mitonner
quelques recettes plus ou moins folkloriques dans
l'espoir d'aider leurs Lions, les joueurs de Bruno
Metsu, l'entraîneur de l'équipe sénégalaise, ne doi­
vent en gros qu'à eux leurs exploits. Mais ce que nous
allons vous révéler est dix fois plus tordu que ce que
croient savoir certains journalistes. Et bien sûr, les
protagonistes de cette sombre affaire appartiennent au
gotha politique français ...
Dans l'ensemble, la presse française volontiers
allusive ne va quand même pas accuser directement les
Sénégalais d'avoir marabouté Zidane pour triompher
de l'ancien colonisateur, le ridicule a ses limites !1
Pourtant, à lire les commentaires inspirés de quelques
envoyés spéciaux en Corée, on se demande s'ils ne
font pas dans le« subliminal», ces Thierry Roland du
papier journal, aidés par des Bleus qui gambergent
(les bleus, c'est à l'âme qu'ils les ont). Ainsi Frank
Lebœuf, au journaliste de L'Équipe, semble sous­
entendre bien des choses inavouables : « Sur la fin, à
force de ne pas marquer, ça en devenait risible... On
avait le sentiment qu'on aurait pu jouer dix heures

86
sans in ri'f'. un but. D'ailleurs, à la mi-temps, l ar­
bitre portugais est venu me dire : "Frank, mais qui
vous a jeté un sort ? "» On ne saurait exprimer plus
clairement le soupçon qui vous hante. Du coup, le
journaliste en rajoute:« Des statistiques si pitoyables
qu'elles en deviennent historiques. Et mystérieuses. »
Mystère ? Le mot est lâché. Dans Le Parisien, le 11 juin,
c'est la« chance » qui semble avoir fui une équipe à
laquelle elle « s'attachait depuis 1998 ». Cette fois, le
journaliste se contente d'une petite comparaison chif­
frée 1998/2002. Du temps de la« chance », un but en
or contre le Paraguay en huitième de finale. Des tirs
au but contre l'Italie en quart de finale. Deux buts de
Thuram en vingt minutes contre la Croatie en demi­
finale ... En Corée du Sud, c'est édifiant : quarante­
deux tirs en trois matchs, cinq sur les montants, zéro
but. Dans un autre « papier », le même Parisien
replonge dans les statistiques : le 27 mars 2002, la
France tire cinq fois contre le but écossais, cinq buts.
En juin, aucun des seize tirs ne trouve la voie des
cages sénégalaises. Les champions bottent quinze
fois face au gardien uruguayen : rien. Pour faire
bonne mesure, l'auteur de l'article, Karim Nedjari,
témoigne que « tant bien que mal, les internationaux
français s'efforcent d'exorciser la malchance ou le

1. Zidane, jouera, jouera pas ? Signalons que A.T., le sorcier


sénégalais, et Claude de Jussieu, le sorcier français, nous avaient
annoncé à l'avance l'absence du buteur fétiche pour le match
d'ouverture de la Coupe. Pour de Jussieu, c'est bien le moins,
puisqu'il ceuvrait à cette fin.

87
mauvai œil. » 1 • urprenant « papi r » titr Un v nt de
mysticismeflotte sur la sélection. Tout y souffle, effecti­
vement : de Francis Lalanne le barde guide qui estime
que les joueurs « doivent comprendre qu 'ils ont perdu la
protection cosmique apportée d'habitude par Christian
Karembeu (sic !). Ils doivent désormais vaincre sans le
secours de la chance. Leur légende doit s 'inscrire dans
la difficulté. Ils doivent aller au bout en passant par des
épreuves difficiles. » Jusqu'à l'anecdote de la
« médium » venue de Marseille affirmer que « la Fran­
ce avait été maraboutée par les Sénégalais, car
l'Afrique avait besoin de cette victoire lumineuse. »
Sans commentaire. Ah, si, un, pourtant : « Et demain ? »
se lamente Vincent Duluc de L'Équipe qui a titré son
papier Les raisons d'un échec. « On ne sait pas si la
magie va s 'éventer, si la vie des Bleus va redevenir ordi­
naire ... » Image curieuse ... Comme cette photo publiée
dans le même journal décidément très insistant : l'en­
trâmeur des Lions sénégalais, Bruno Metsu, a les yeux
levés au ciel, bras écartés dans une posture très litur­
gique. La légende n'y va pas par quatre chemins
« Bruno Metsu incante le ciel et les marabouts. » Il
pourrait tout aussi bien montrer à ses joueurs l'exercice
qu'il veut les voir accomplir ou même vouloir dire
quelque chose à quelqu'un dans les tribunes ! Dans un
autre registre, Le Figaro exprime à peu près la même
idée du merveilleux perdu des Bleus:« Le carrosse est
redevenu citrouille. » Décidément, en France, on adore
les contes de fée, à condition qu'ils se terminent bien.

1. C'est nous qui soulignons

88
Verve journalistique ou message codé?
Décrypter ainsi la presse toute chaude de la gifle
coréenne révèle un festival sémantique qui en dit long
sur les messages que veulent faire passer les journa­
listes. Tentent-ils d'atténuer leur propre humiliation
de vaincus en accréditant une sorte de « fatwa »
occulte ? À moins que, parfaitement informés, ils
jouent à feinter la critique en chargeant leurs acroba­
ties verbales de sens chiffré. Peu importe au fond. Il
se dégage malgré tout de leurs reportages une
« ambiance » sulfureuse où la magie semble arbitrer
les matchs. Que les Bleus soient ou non de la partie.
C'est ainsi qu'après avoir titré que Les dieux étaient
sénégalais, Jean-Louis Le Touzet, en verve, commen­
te dans Libération le Sénégal-Uruguay (3-3) à la
façon d'un familier des marabouts. Incroyable, toutes
les magies y passent : « À la suite d'une partie pro­
prement insensée, les deux équipes de fakirs se sont
quittées, 1 assise chacune sur trois buts très
piquants. » Dans la foulée, Le Touzet la qualifie de
« magnétique », cette partie. Ne voulait-il pas écrire
« magique » ? C'est ce que suggère la suite, intitulée
«Spirites».« Le Sénégal a joué en faisant tourner les
guéridons. L'esprit frappeur s'appelle encore une
fois de plus El Hadj Diouf», qu'il qualifiera dans la
foulée de « cousin, à la mode de Bretagne, des der­
viches tourneurs les plus considérables. » N'en jetez
plus ! Les Sénégalais passent allègrement du soufis­
me islamique (fakir, derviche) aux fantômes spirites,

1. C'est nous qui soulignons

89
avec un détour par la Br tagne, contrée de r i r t
de druides ! C'est beaucoup pour un simple compte­
rendu de match, mais peut-être pas assez pour qui
voudrait vraiment assimiler une rencontre de football
à une bataille de magiciens. Pour faire bonne mesure,
le journaliste de Libération rappelle que « la France,
elle, a perdu le numéro de l'Éternel. Mais pas le
Sénégal qui passe toujours par l'opérateur. » La
métaphore, de filée, devient torsadée. Traduction
alors que les Bleus, en 2002, n'ont plus fait appel aux
forces d'en haut, les Sénégalais, eux, n'ont pas cessé
de « faire appel aux dieux », autrement dit à la sorcel­
lerie. Si Le Touzet avait voulu signifier que l'équipe de
France, en 1998, était déjà en ligne avec l'occulte, il
n'aurait pas écrit autrement ... Du reste, son festival
au deuxième degré se poursuit. « L'Uruguay avait
perdu d'avance » prophétise cet initié comme s'il
reconnaissait la puissance du maraboutage sénégalais
- maraboutage pourtant incapable d'éviter le match
nul. Au cas où nous n'aurions pas compris sur quel
terrain il shoote ses mots, le journaliste affiche la cou­
leur sur panneau lumineux : « Ce sont des choses qui
dépassent le lecteur de Descartes. » Et pour cause !
Celui de Libé, qui croit encore que le football est une
affaire d'hommes, de muscles, de têtes et de tactique
où le meilleur gagne, ne peut effectivement com­
prendre que ce match « endiablé » se joue dans une
autre dimension. Là où « le Sénégal possède le sens
du merveilleux». Au passage, l'envoyé spécial n'au­
ra pas écrit un mot sur le déroulement du match ! Ça
ne fait rien, le lecteur aura compris : si le Sénégal a

90
dan é es matchs dans le sabbat des griots ce jour-là,
il a sans doute battu aussi la France à coups de sor­
tilèges ...
Habile, au fond. Le journaliste «voyant» règle
ainsi ses comptes avec la glorieuse incertitude du
sport et remplit sa mission d'informateur, tout en se
retranchant derrière la métaphore si jamais on lui
demande de s'expliquer davantage. Comment ? Mais
ces gens n'ont rien compris. Je n'ai fait que mettre ma
plume au service d'une image. La presse est libre, que
je sache ...
Oui, mais la presse libre s'est acquittée de son
devoir en expliquant entre les lignes, à des lecteurs
tout prêts à croire leur équipe victime d'un mauvais
sort, que les Bleus n'ont effectivement rien pu faire
contre la magie africaine. Et accessoirement, sud­
américaine. Et le cas échéant, danoise. Un superbe des­
sin de Chenez pour L'Équipe trace tout haut ce que la
presse décrit en « lousdé » : quatre Vikings casqués
barbus penchés sur une poupée de Zidane enfoncent
des épingles dans la cuisse de la dagyde de cire, et le
chef viking ordonne : « Encore une ! » La télévision ne
s'en est pas privée non plus : dans un documentaire
télé de Gaëlle Le Roy tourné à chaud dans les rues de
Dakar, on entend « les inconditionnels de l'équipe
menée par le vaillant capitaine Cissé. "Les sorciers
ont fait le nécessaire" déclare ainsi à la terrasse d'un
café un supporter. » Ne parlons pas de l'expérience de
la chaîne Teva qui a invité l'irrationnel à son plateau
sous forme de voyants : ils et elles devaient prédire
l'issue des matchs. Passons sur le bilan, déplorable.

91
Chirac, un « président ,le club aux abois »
« Quelqu'un peut-il m'expliquer comment l 'é­
quipe championne du monde et d'Europe a pu se
prendre une dérouillée aussi magistrale ? » clame
Olivier Péretié, dans un éditorial de Elle du 17 juin. Le
début de réponse qu'il apporte à sa propre interroga­
tion situe bien le cadre du vrai théâtre des opérations
le politique. « Faut-il conclure qu'en France, le foot
c'est comme la politique ? Que les vainqueurs d'hier
ne sont bons qu'à faire les perdants de demain ? Que
les sorciers en peau de lapin oublient qu'on joue sa
vie dès le premier tour ? » Jacques Chirac, lui, ne
l'oublie pas. Est-ce par hasard qu'il a tenu à suivre de
bout en bout France-Sénégal sur l'écran géant installé
dans son bureau ? Sitôt la défaite « concédée », il
appelle l'entraîneur Lemerre et le capitaine Desailly
« pour leur remonter le moral » écrivent les journa­
listes bien informés. Dans Le Parisien très attentif, le
12 juin 2002, Matthieu Le Chevallier et le très pers­
picace Karim Nedjari livrent des faits fort instructifs.
Parmi les Quatorze raisons d'un fiasco monumental,
la quatorzième, justement, met les pieds dans le plat.
Les deux journalistes estiment en effet que « la
récupération du monde politique » a pesé dans l'é­
chec. « À peine les matchs terminés, les Bleus rece­
vaient les messages de Jacques Chirac ou la visite
empressée de Jean-François Lamour, son ministre
des Sports. Ce dernier a pris le temps de déjeuner
avec les Bleus tant l'heure était grave pour la Fran­
ce. En pleine campagne électorale, Jacques Chirac
s'est comporté comme un président de club aux

92
a· i,, t J an-1� r .n i Lamour comme un directeur
f
sp rti iffrayé. Rappel de ses déclarations après la
0 l ifàite concédée face au Sénégal : "Après le coup de
, ifjlet final, le président était déçu, énervé, brassé
sic). Il voulait à tout prix leur parler. J'ai transmis le
message à Roger (Lemerre) et à Marcel (Desailly).
Les joueurs sont passés à côté. Il faut désormais se
r mobiliser, se regrouper, trouver des solutions sur le
terrain. Mais je crois que le déclic est passé. "Cette
démarche électoraliste a amusé, choqué ou agacé les
·hampions du monde. En tout cas, elle n'a servi à
rien. Lilian Thuram : "On n'est que des footballeurs.
Ce n'est pas de ma faute si d'autres font croire aux
gens que nous avons une autre mission". » Mais bien
évidemment qu'ils en ont une ! Personne n'en doute.
Ni Claude Imbert, éditorialiste du Point, qui écrit le
28 juin que « le football devient pour quatre
semaines, et, comme la guerre, "la continuation de la
politique par d'autres moyens ... " 2 Les chefs d'État
ne s '.Y trompent pas, qui caressent leurs champions,
certains que leurs exploits influent sur l'humeur
nationale. » Du coup, un autre éditorialiste, du Figa­
ro cette fois, Alain-Gérard Slama, au quatrième jour
du Mondial, sentant le danger, se dépêche de ne pas

1. C'est nous qui soulignons.


2. Allusion à un propos de Karl von Clausewitz, officier alle­
mand qui s'est illustré en 1818 à Waterloo face aux armées
napoléoniennes et auteur, entre autres, de Théorie du combat et
De la guerre.

93
assimiler la défaite de Bl u à v nir aux r j?U du
cirque qui abrutissaient le peuple sous l'Empire
romain... » « Il n'est pas vrai, s'insurge-t-il, que
l'intérêt pour le sport occupe, dans notre société, une
place qui serait abandonnée par le politique. » Et de
citer, entre autres preuves de sa démonstration, la
« mobilisation massive et responsable des électeurs,
à l'occasion de l'élection présidentielle, entre le 21
avril et le 5 mai. » Slama est bon apôtre. En feignant
de croire que dans l'opinion publique le Mondial
éclipse la politique - ce qui n'est évidemment pas le
cas - il évite le vrai débat : une Coupe du Monde
gagnée favorise le pouvoir en place et dope les
milieux économiques. Une défaite, en toute logique,
produira l'effet inverse. D'où l'agitation d'un prési­
dent conscient du formidable avantage électoral que
lui a donné la victoire de 1998. Ce que traduit dans Le
Monde du 12 juin 2002 la remarque bonhomme de
Jacques Buob : « Les plus superstitieux [parmi les
Français], ceux qui croient aux gestes du destin,
diront que c'est un signe [la défaite]. Avec Jospin aux
affaires, n'auraient-ils pas gagné ? »
Dans un « Rebonds » de Libération emberlifi­
coté, le médiateur de la République, Bernard Stasi,
tâche, le 13 juin, d'exorciser l'effet défaite en subli­
mant l'impact victoire : « Il appartient à tous les
Français, et particulièrement à ceux qui exercent des
responsabilités dans quelque domaine que ce soit, de
faire en sorte que l'image, un peu idyllique - il faut
bien le reconnaître - donnée par les Bleus à notre
pays [...] corresponde chaque jour davantage à la

94
r alit? t ll qu' lie est vécue par les Français, telle
qu' lie devrait rayonner dans le monde... » Merci,
·m.édiateur ! Le message est clair : les politiques, de
droite et de gauche, au lendemain « d'un fiasco
monumental », craignent que la « magie » de 1998
n'agisse plus. À tort, à raison, au fond peu importe.
Ce qui nous intéresse en l'occurrence, c'est de
constater le malaise du monde politico-joumalistique
français : les enjeux sont considérables ... Au Figaro,
on juge les conséquences économiques [de la défaite]
importantes. » Mais l'analyste prédit que « la chute
sera moins importante que /'embellie d'il y a quatre
ans », entre autres grâce à la baisse du chômage
(portée au crédit de la gauche !). Mais« la bulle psy­
chologique qui a fonctionné à plein pendant quatre
ans va éclater. » Aïe. Des économistes anglais avaient
déjà montré la corrélation entre la Coupe du Monde
et un« état d'esprit gagnant». Et que penser des diri­
geants italiens, Berlusconi le premier, qui, eux, n'ont
pas hésité à intervenir à la tribune de leur assemblée
pour... donner des conseils à l'entraîneur ! « J'aurais
mis Machin là, Truc aurait dû jouer comme ça. .. »
Simple passion latine pour le foot ? Pas du tout
conscience du pouvoir d'une nation gagnante, mesu­
re de l'impact sur le business. Il faut voir quelle
déprime a gagné l'Italie après l'élimination. Côté
France, d'aucuns opinent que ce n'est pas la défaite
de l'équipe de France qui explique que la France soit
«déboussolée», mais l'inverse - l'équipe de France
« a perdu lamentablement » parce que le pays allait
moralement mal. Peu importe, laissons les théra-

95
peutes hexagonaux discuter de la poule et de l' œuf.
Comme le conseillait Machiavel au prince, « il doit
en outre, aux moments de l'année qui conviennent,
tenir occupés les peuples avec les fêtes et
spectacles. » 1 Encore faut-il que les fêtes ne tournent
pas au désastre national. ..

« Chancepions » du monde !
Une certitude : malgré les analyses on ne peut
plus rationnelles (mais hélas tellement tardives) des
causes immédiates de la défaite, les propos des
joueurs et des journalistes sur la chance et la mal­
chance démontrent que le foot, à l'échelle mondiale,
est avant tout de la superstition ! 2 La septième raison
du fiasco monumental sur les quatorze recensées par
le Parisien s'intitule : La scoumoune a remplacé la
chance. Ulrich Ramé : « Nous avons redoublé de mal­
chance avec deux balles sur les poteaux à chaque
match. » Zidane : « On a été malchanceux. » Et pour
les journalistes, cet incroyable aveu : « [La France] a
remboursé, au Mondial, les coups de chance qui lui
avaient permis de devenir championne du monde et
d'Europe. » Vous avez bien lu ! Pour les journalistes
spécialistes du sacro-saint foot, les Bleus n'ont été
champions du monde en 1998 que par « coups de
chance » ! Ils auraient pu écrire « la réussite qui a
soutenu le génie de nos gars » ou quelque chose de
cette eau. Mais non ! Relisons encore une fois : « les
coups de chance qui lui avaient permis ... » Nous tou­
chons là, en réalité, à ces petites phrases qui en disent
long sur les messages que se permettent de « balan-

96
cer » dé orrnai 1 observateurs privilégiés de la réa­
lité footbalistique française : ils n'ont jamais été
dupes de la victoire de 1998. Pour quelle raison ?
Mais parce que l'équipe de France livrée à elle­
même, en 1998, n'aurait sans doute pas décroché la
Coupe ...
Ce significatif décryptage de la presse, véhicule
conscient ou inconscient de vérités cachées, dévoile
ad nauseam ce qu'elle veut ou peut enfin dire des
zones d'ombre d'il y a quatre ans. Bien sûr, l'allusion
demeure voilée : en 1998, nous explique-t-on, c'est le
Brésil qui a la « scoumoune ». Jean-Julien Ezvan
dans Le Parisien du 3 juin, rappelle la « litanie de
contretemps» qui frappe Ronaldo, le héros de l'équi­
pe brésilienne. « L'attaquant vedette de la Seleçao
qui, depuis le début de la compétition, souffre d'une
inflammation des tendons rotuliens est, dans sa
chambre, saisi de convulsions. Les muscles tétanisés,
regard hagard, il perd brièvement connaissance [ ...]

1. Le Prince, Machiavel.
2. Car la sorcellerie, heureusement, ne saurait être la cause unique
d'une défaite annoncée ! Le Dr Ferret, médecin de l'équipe, affir­
me, après coup, que« médicalement, l'équipe de France ne pouvait
pas gagner à Séoul[. . .] Je les ai trouvés dans un état d'usure psy­
chologique et physique avancé. » Et de parler de « stress oxydatif.
Au-delà d'une certaine dose de surentraînement, il devient très
difficile de récupérer. » Enfin : « Je voyais bien qu'ils n'étaient
pas en état de l'emporter. »

97
Le 8 novembr 199 il se bl ss au n u dr it� t ur­
ne le dos au terrain pendant six semaines. » Il n'y a
pas que son genou qui enfle : « Les polémiques
autour de son malaise et de sa blessure» aussi. Ezvan
les sous-entend par trois points de suspension allusifs
qu'un supporter brésilien, lui, cité par Libé du 1erjuillet
2002, n'élude pas : « [La Seleçao avait vendu] la
Coupe aux Français. Car c'est bien ce qui s'était
passé en 1998. Je ne crois pas aux salades sur les
convulsions de Ronaldo. » Rien que ça ! Couche-toi,
Brésil! Dans le même journal, le chroniqueur du Bré­
sil-Allemagne (2-0) dominé par les deux buts d'un
Ronaldo éblouissant rappelle que « le 12 juillet
[1998] Ronaldo n'avait été qu'une ombre sur la
pelouse du Stade de France face aux Bleus, victime
d'un malaise toujours inexpliqué 1• »
Bref, la synthèse de la presse déchaînée ne laisse
guère de doute au lecteur, lui auquel les quotidiens et
les hebdos distillent les infos au fil des jours (les
« vérités » dérangeantes, ainsi, n'apparaissent qu'en
filigrane)2 : si l'on suit bien la presse, ou bien la Fran­
ce, en 1998, était«aidée», ou bien a bénéficié d'une
chance insolente, ou pire (l'improbable hypothèse du
supporter brésilien!) En 2002, ou bien la France était
incapable physiquement, ou bien n'a plus été
«aidée», ou bien a été«maraboutée» ...
On tourne autour du pot. Notre enquête, elle,
aboutit en tout cas à deux témoignages de première
main de sorciers qui veulent désormais«parler» : en
1998, une armée de marabouts sénégalais payés sur
les fonds secrets de la République française investit

98
1 e pac ma.gjqu.c de la oupe du monde en faveur
des Bleus. En 2002, leurs « clients » - qui leur doi­
vent de fortes sommes - estiment inutile de faire
appel à leurs « services ». En 2002 toujours, gratis
pro Deo, l'homme qui se fait appeler Claude de Jus­
sieu, dont on a compris le rôle occulte allégué dans
les « folles élections » françaises, agit, invisible,
contre l'équipè de France. Pourquoi ? Ses « voix »
relais le lui demandent (il n'a pas perdu le « numéro
de l'Éternel», lui !). Et son éthique du sport person­
nelle le lui impose. Pour lui, les sommes colossales
empochées par les joueurs et la logique fric du foot en
général sont obscènes. Rappelez-vous : un sorcier
chrétien comme de Jussieu frappe fort pour le
«bien». Il évoque volontiers Saint Michel Archange,
dont la puissance du glaive a chassé les démons et les
esprits mauvais. Vous souriez ? Pourquoi ? Des
armées de fidèles ou de superstitieux de par le monde
évoquent ainsi tous les saints du Ciel en ne doutant
pas de leur intercession. Cette « sorcellerie » chré­
tienne ne serait-elle pas aussi opérationnelle que la
sorcellerie animiste ? Peu importe : des gens « haut
placés » en France paient cher pour s'en assurer les
effets. Cela, c'est une certitude. Et ce contrat avec les
puissances invisibles semble valoir bien plus pour ces
gens-là que les petits maraboutages locaux des suppor­
ters sénégalais dont on nous a rebattu les oreilles.

1. C'est nous qui soulignons.


2. Un psy du sport, Patrick Bauche, expliquait le 27 avril dans Le
Monde que « le monde du sport reste celui du non dit et du
secret. »

99
Ce que la presse ne peut écrire, nou l écriv 11s. Les
sorciers parlent. Ils ont sans doute leurs raisons pour
le faire. Ils nous « manipulent », qui sait ? Mais si
c'est le prix à payer pour que la France des druides se
reconnaisse sous son cartésianisme officiel, payons-le
donc!

1998: 1,5 million d'euros pour une Coupe en or


En Afrique, la sorcellerie n'est pas un mot tabou
ni une vérité interdite. La magie reste une réalité quo­
tidienne que les États développés de l'hémisphère
nord jugent avec mépris. Ils ont doublement tort.
D'abord, on l'a vu, parce que les princes de ces
mêmes États utilisent hypocritement à leur profit ce
qu'ils renvoient au Moyen Âge du monde. Ensuite,
parce qu'ils n'écoutent guère les ethnologues, socio­
logues et autres chercheurs sans parti pris qui obser­
vent la réalité africaine sans les œillères des savants
qui nient. Parmi ces chercheurs lucides, Jean­
François Bayart, du CNRS, spécialiste de politique
comparée, dont il suffit de lire cette courte citation
pour prendre conscience de nos idées toutes faites
« L'opinion occidentale reste gorgée de stéréotypes
sur le pouvoir et l'État en Afrique, en particulier
quant au rôle privilégié que la corruption et le triba­
lisme sont censés jouer au sud du Sahara. Certes, les
Africains parlent eux-mêmes à ce propos de politique
du ventre. Mais l'expression renvoie, aussi bien
qu'aux nécessités de la survie et de l'accumulation, à
des représentations culturelles complexes, notam­
ment celles du monde de l'invisible, de la sarcelle-

100
ri . » t Dan le mun ro 79 de Politique africaine
con acré aux « Pouvoirs sorciers », une équipe de
chercheurs dénonce les « clichés d'un retour de
l'Afrique "au cœur des ténèbres"» au profit de l'hy­
pothèse que « le renouveau de la sorcellerie partici­
pe au contraire d'un mouvement de domestication de
la modernité et d'une redéfinition des représentations
contemporainès de la cité. »2 C'est muni de ces
quelques garde-fous contre les stéréotypes que nous
vous invitons à nous suivre chez A.T., notre respec­
table vieillard au cœur du « contrat » de la Coupe.
Inutile de chercher son numéro dans l'annuaire.
C'est le sorcier qui choisit le jour et l'heure de l'en­
trevue (par l'intermédiaire d'un tiers, présenté à
l'aïeul par l'une de ses arrière-petites-filles), dans un
grand appartement parisien, au bord de la Seine. Cinq
minutes d'attente dans un hall « banalisé ». Quand
nous entrons dans la pièce de réception, nous bascu­
lons dans une Afrique de tentures, de tapis, de décors.
A.T. est assis dans un fauteuil de bois sculpté. Le
vieillard se lève. Nous invite à nous asseoir sur le
tapis. Il fait de même dans un mouvement d'une sou­
plesse inouïe : le marabout a pourtant bel et bien 88
ans ... Entre le sorcier, son assistant et nous, une cou­
pelle couleur or, une bouteille d'eau minérale, des
allumettes, du papier, un éventail. De la terre.

1. L'État en Afrique : la politique du ventre. Jean-François


Bayart travaille notamment sur la sociologie historique de l'État,
en particulier en Afrique sub-saharienne, mais aussi en Turauie
A.T. parle parfaitement le françai . Mai c e t en dia­
lecte qu'il évoque la sorcellerie. Son « assistant »,
jeune homme vêtu à l'européenne, traduira. Ce qui se
passe alors, les gestes, les incantations, les brûlages
de papier, n'importe guère. La sorcellerie a ses rituels
comme en impose toute magie ou religion. Nous nous
sentons calmes et apaisés à l'issue de cet accueil
ritualisé.
Le sorcier parle, cite des noms, poursuit le rituel
puis prie ses visiteurs de le laisser une trentaine de
minutes. À notre retour, il nous informe qu'il accepte
de répondre à nos questions.
Le 9 juillet 2002, à Marseille, le marabout nous
reçoit dans un appartement du centre ville. Il parle,
lui seul.
Le 10 juillet, c'est lui-même qui se présente
spontanément à notre résidence marseillaise. L'entre­
tien durera une vingtaine de minutes. À partir de cet
instant, le marabout acceptera les entrevues et nos
questions. Nous avons la liberté de reproduire ses
« révélations ».
La magie de A.T. est passée au service « action
secrète » de certains des dirigeants français depuis
bien longtemps. L'homme a 28 ans quand il en
déploie pour la première fois les rituels au profit de

et en Iran et sur les imaginaires politiques. Il s'intéresse à la poli­


tique étrangère de la France. Pour aller plus loin : www.ceri-scien­
cespo.com/cerifr/cherlist/bayart.htm
2. Numéro spécial coordonné par Florence Bemault et Joseph
Tonda.

102
I 'LU d ·ux. Le r sp et de a mémoir nous invit à
taire on nom. Mais c'est au début des années quatre­
vingt que les Goliath de la politique française confon­
dent à nouveau politique africaine et mise en œuvre
de la haute magie du continent noir à leur seul profit.
ue dit l'histoire des présidentielles hexagonales ?
En 1981, François Mitterrand est élu à la surprise
générale. En 1995, lui succède un Jacques Chirac
inattendu face à un Édouard Balladur donné gagnant
par les sondages. Malgré tout, les législatives de 1997
marquent le retour d'une majorité de gauche plurielle
à l'Assemblée nationale. A.T. et ses aides travaillent,
disent-ils, à une autre victoire, en 1998. Celle de l'é­
quipe de France. Les Bleus ? Une belle forme, du
punch, mais, dit le sorcier, le talent leur manque pour
prétendre à la Coupe. Alors on lance les forces
occultes qui vont affaiblir les Italiens et les Brésiliens
pour favoriser les Français. À en croire A.T. le séné­
galais, les souffrances, les convulsions, les contre­
performances de Ronaldo ne doivent rien à un arran­
gement financier imaginaire que d'aucuns suspectent,
que des journalistes suggèrent. Sa magie, affirme-t-il,
et celle de ses marabouts, s'est révélée efficace ...
Qui l'a approché pour finaliser l'accord ? Le
nom qu'il nous donne se recoupe avec celui qui
revient souvent de la part de nos « gorges pro­
fondes». Nous ne pouvons que le traduire par« l'en­
tourage » au contact direct de Jacques Chirac. Quel
intérêt d'aider la France à gagner la Coupe? Préparer
l'avenir. Les élections présidentielles ne sont pas
toutes proches, mais l'entourage a compris que seul

103
un climat de confiance, le moral de vainqu ur d'un
nation peut aider son candidat à s'affranchir de l'usu­
re du pouvoir. Au passage, on n'avait pas touché au
« budget spécial sorciers » depuis près de deux ans.
L'Afrique n'est pas l'unique « marché ». On aurait
testé en outre les ressources magiques de l'île Mauri­
ce. A.T. fait ses comptes. Entre ce que les Sénégalais
ont reçu et son estimation des sommes versées à la
«concurrence», la note devient salée: plus de 1,5 mil­
lion d'euros, 10 millions de francs.
À ce prix-là, la Coupe n'est pas si chère au vu des
bénéfices engrangés. Qu'on imagine quelques chiffres
fabuleux : le sport contribue pour 1 à 1,5 % du PIB des
pays développés, 2,5 % du commerce mondial, un
chiffre d'affaire global de 2 500 milliards de francs à la
fin des années quatre-vingt dix, dont 5 % pour le mar­
ché français ... 1 Qu'il s'agisse des lignes spéciales pour
le développement du sport - fonds Fernand Sastre -
ou, de façon globale, ce que Le Monde nomme le
« coup de fouet à la fierté nationale et à l'économie
française » (le Mondial 2002 devrait injecter 8,9 mil­
liards de dollars dans l'économie coréenne et générer
un point supplémentaire de croissance...), les enjeux
sont tels que le recours à la sorcellerie, après tout, aussi
élevée soit la note, peut devenir tentant dans les allées
du pouvoir. Oui, s'il ne s'agissait d'un cas de tentative
de fraude caractérisée (souvenons-nous que le Code
pénal français interdit le commerce de la divina­
tion...). Et puis quand même, est-il bien admissible
que des dirigeants politiques français disposent de
fonds pour aider à leur réussite occulte ?

104
Or, pour la Coupe 2002, le vieux sorcier ne révè­
le aucune« commande» élyséenne ... Ce qui ne veut
pa dire que d'autr�s bonnes âmes du cénacle poli­
tique ou industriel n'aient pas mis la main à la poche
pour que A.T. et ses pairs déploient leurs supposés
pouvoirs en faveur des Zidane, Lizarazu, Desailly et
compagnie. Ce que d'aucuns, parmi les journalistes,
ont entendu dire, et qu'ils ont traduit par la bouche
des supposés « emboucanés ». Souvenez-vous des
propos ambivalents d'un Lebœuf...
Dans ce contexte, vains sont les soupçons
énoncés à l'encontre des Lions emmenés par Bruno
Metsu. Quand l'entraîneur - qu'on surnomme le
« sorcier blanc » ! - se fâche et assène que « notre
seule magie, c'est le travail, la rigueur et la discipli­
ne », il a raison.
-L'équipe du Sénégal n'a pas été aidée directe­
ment, affirme le marabout sénégalais mercenaire,
sinon par l'affaiblissement procuré aux joueurs
adverses.
- Peut-on par la magie transformer des joueurs
moyens en super champions ? lui demandons-nous.
- Impossible. On peut simplement affaiblir leurs
adversaires. Les Français étaient moralement et physi­
quement incapables de gagner la Coupe une seconde
fois ...

1. Carine Battajon, Les retombées sur /'économie touristique


française de la Coupe du Monde de Football 1998, mémoire
soutenu auprès de Institut de recherche et d'études supérieures
de tourisme/Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

105
Ennemi public 11, 10

On se souviendra de ce détail. Car à l'autre bout


de la France, un autre sorcier, Claude de Jussieu, s'est
lui aussi impliqué dans le Mondial. Son but, on le
connaît : bloquer les Bleus, au nom de sa conception
du « bien ». Les enjeux politiques ou les retombées
économiques, « au-dessus de nos têtes on n 'en a rien
à battre » sourit le sorcier justicier. Ce rugbyman qui
aime bien le foot n'a jamais digéré le« on est, on est,
on est les champions ». Du côté de l'Éternel, la
modestie est vitale, pense-t-il, c'est un équilibre
majeur. Titre usurpé, réhabilitation des perdants. La
balance de la justice n'est pas une simple vue de l'es­
prit chez ce « gémeaux » astrologique où tout est
binaire : le bien, le mal, la victoire, la défaite, la vie,
la mort. Claude n'a jamais rencontré le marabout afri­
cain. Pourtant, à notre grande surprise, il nous racon­
te à son tour le scénario occulte, depuis l'intervention
de la magie sénégalaise commanditée de 1998 jus­
qu'à la« scoumoune» de 2002. D'après lui, les jour­
nalistes ont parfaitement senti les vraies causes : la
chance n'est plus là. La malchance s'est installée.
Mais au pays des sorciers, chance et malchance n'ont
rien à voir avec hasard et statistiques. Elles sont,
toutes deux, filles obéissantes de ceux qui savent les
guider.
Ce voyageur nocturne, cet arpenteur inlassable
sait aussi« rentabiliser» ses déplacements. Son« tra­
vail» au noir contre les Bleus, il l'a mené en parallè­
le de sa mission impossible contre le président de la
République. À l'image des mairies prises dans l'étau

106
Champs-relais
Quelque part dans la campagne bourguignonne, Claude de Jussieu éta­
blit des champs-relais où il reconstitue les triangulations magiques
créées loin d'ici, sur les lieux mêmes où doit opérer sa magie.
Dans ce champ précis, c'est le triangle pointe en bas établi par ses
soins à l'aide de boulettes de mélanges chargés autour de l'Élysée
qu'il a récréé. Selon les lois de la sorcellerie, ces relais réactivés
régulièrement par le sorcier évitent de retourner souvent sur place
le sorcier limite ainsi les risques de se faire remarquer.
Du bois à l'horizon au bosquet à droite, en limite de terre labourée,
C. de Jussieu a reconstitué par projection une partie du territoire sur
lequel il veut opérer (lire chapitre 4).

I
Matière première
Les boulettes du sorcier sont
constituées de terre de tombe
dans laquelle on introduit les
ingrédients voulus.
Il est relativement aisé de s'en
procurer comme le montrent
ces images : nombre de tombes,
anciennes ou récentes, ne sont
pas recouvertes d'une pierre
tombale.
Le sorcier prélève la quantité
de terre dont il a besoin sur
plusieurs tombes de façon à
reconstituer exactement l'ap­
parence des lieux, par respect
pour le mort.
Des cas particuliers de magie
noire le poussent à se procurer
la terre d'une tombe d'une vic­
time de décès violent.

Il
Boulettes invisibles
En pleine campagne, seul un œil exercé et initié repérera ces bou­
lettes de terre durcie préparées par le sorcier selon une recette
immuable : elles contiennent sous forme de cendres les ingrédients
qui "cibleront" les personnes concernées.

Requiem pour une Coupe du Monde


Voici la "dagyde" réelle qui a servi au sorcier pour "plomber" les
buteurs des Bleus. Sous l'amalgame de terre et de lierre bouilli, repo­
sent les images des joueurs "cloués", à l'aide de clous de cercueil.
Des plumes noires et blanches symbolisent l'intention du sorcier. Un
triangle noir (cf. photo p.IV haut) clôt le champ de la dagyde (lire
chapitre 4).

III
..
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Terrain miné
Chimie secrète et ondes de forme: en plaçant la dagyde au centre du
triangle formé par les boulettes de terre, le sorcier oriente les effets
de sa magie.
Ci-dessous : le bosquet qui marque la limite symbolique des sites pri­
vilégiés des Bleus (en l'occurrence Clairefontaine). Les boulettes
sont enterrées de façon à ce que les labours ne les déplacent pas.

IV
Pierre-autel
Dans son appentis de magie noire, Claude de Jussieu a installé cette
pierre tombale du xvrrc siècle sur laquelle il procède à ses prépara­
tions. À droite, des bocaux emplis de cadavres de serpents entrant
dans les compositions des mixtures de mort.
Cet endroit est suffisamment empli, selon le maître des lieux, de sub­
stances maléfiques pour justifier que le visiteur doive en sortant se
tremper les pieds dans un bain... d'eau bénite.
Œuvre au noir
Appentis de haute magie chez Claude de Jussieu. Au premier plan,
la pyramide noire sous laquelle sont maléfiquement chargés les
bocaux des cibles dangereuses (chapitres 1 et 6). À droite, un livre
de sorcellerie.
Ci-dessous : la croix (premier plan) est omniprésente. À gauche,
pendu au plafond, le cadavre desséché d'un balbuzard "attire" à lui les
flux maléfiques qui pourraient, selon le désorceleur, revenir dans les
lieux.

VI
Magie blanche, "pour le bien"
u lqu part dans un autre garage de Claude de Jussieu, bien séparé
d l'app ntis, s'établit I œuvre au blanc. Sous cette pyramide de car­
ton susI nduc qui "irradie" vers le bas, le sorcier dispose sur un
·arr' d tissu blanc l ·s 'l '111 nts qu'il veut charger en po itif. Une
·n i 'Onstitu � • r ( ·ufs. sur un support de circ verte, se charge de
m I·� dit·� "d · forrn ,·•. irradi � ·s natur·II 111 ·ni par la pyramide .
• '011s 1 · 'lll'nd,111, on :q ·r ·oit u11 • :issi 'Ill' d • ·:irton port us· d s 1
1 rtlll, 1,111 'l,111 I · 1. 111 ,1 ·11 11111 1':lll I · '( l1Mlllllllill1011.
1
Dagydes neutres
Sur une table recouverte de blanc, deux dagydes neutres en forme de
bougie attendent leur future destination. À gauche, une dagyde femme
de cire, aux attributs sexuels nettement marqués, sera le support des
soins incantés par le sorcier. À droite, une dagyde noire masculine, au
sexe démesuré, servira à quantité d'intentions, tant sexuelles que sani­
taires.

VIII
d _ s triangle virtuel , il a r ndu vi ite au tad · de
Ftance, ymbole des Bleus. Y a caché ses petites
bour es chargées. A_ répété la grande triangulation
pointe en bas à quelques kilomètres. S'est rendu au
camp d'entraînement de Clairefontaine, a déposé ses
pièges occultes, parmi lesquels les fameux « œufs »
réputés si puissants déjà décrits. On ne laisse rien au
hasard chez les sorciers. Dans le champ de Côte d'Or
vers lequel il nous emmène, il nous montre les relais
et leurs repères, enterrés une nuit sous le regard de la
lune descendante. Vous vous souvenez du principe
des « recettes » : une certaine terre, de certains cra­
pauds, des cendres d'images et d'insignes. « Je n'ai
eu aucun problème pour me procurer photos et écus­
sons, éclate de rire ce Grandgousier implacable,
TotalFina offrait des kits "Coupe du Monde" à ses
clients, avec tout ce qu'il mefallait dedans ... » 11 juin
2002. Un journal dresse l'historique des gnons des
Bleus juste avant le Danemark-France qui va régler la
question : 23 mars, blessure de Robert Pirès au genou
droit ( « Ce repos va me faire du bien » dit le meneur
avant de déclarer forfait). En réalité, les sorciers
revendiquent le terrible honneur d'avoir « traité »
Pirès. Comment? Le« spécialiste» Jussieu reconsti­
tue le mode opératoire : « Comme il était la pièce
maîtresse, en tant que bélier dominateur, il ne devait
en aucun cas jouer la Coupe. Mais rien n'est dû au
hasard. Pirès devait avoir quelque chose à se repro­
cher ». Bigre. 27 avril : blessure de Karembeu. 26
mai : à la trente-quatrième minute, le fameux quadri­
ceps de la cuisse gauche de Zinedine Zidane lâche et

107
la France arrache le gain du match d prépaiati n d
trop contre la Corée du Sud (3-2) sans convaincr
juin : expulsion de Thierry Henry en plein« Uruguay
round». Petit est suspendu après deux cartons jaune
« Zidane est de retour, mais cela suffira-t-il ? » deman­
de sans trop y croire le journaliste. Que se concocte-t-il
alors concrètement dans l'ombre ? Vous êtes aux pre­
mières loges. Claude de Jussieu poursuit un travail de
Titan. A cause du décalage horaire, le sorcier va agir
toutes les heures, se relevant la nuit pour« charger»
les pièces maîtresses à bloquer. Il sait que la magie
sénégalaise depuis 1998, poursuivie en 2000, ne
demande qu'à produire ses effets : il doit« couper».
C'est alors que Claude nous révèle l'ahurissant effet
de ses incantations : le meilleur buteur d'Italie, le
meilleur buteur d'Angleterre et le meilleur buteur de
France estiment mal la taille des cages ! « Les buts
sont purement et simplement agrandis aux yeux des
joueurs, affirme-t-il, leurs repères sont faussés, ils
tapent à côté ou sur les barres. » Nous nous retenons
pour ne pas éclater de nte quand notre sorcier nous
révèle ce viol incroyable de la perception rétinienne.
Il n'est pas dupe. Mais il ne plaisante pas. « Ça
semble fou, hein ? » Nous ne sommes pas au bout de
nos surprises. Sur la dagyde des joueurs, régulière­
ment, Claude de Jussieu répète ses incantations d'é­
chec : « Tu es très maladroit. Tu perds tes ballons. Tu
ne marques aucun but. Pète les plombs, pète les
plombs ... » 1 Les buteurs trompés, le sorcier s'attaque
aux milieux de terrain, récupérateurs de ballons. Pour
les ralentir, l'homme de la nuit travaille à alourdir
1 UJ bau ur . Enfin, ur le poupée des d fi n­
~

scu rs la psalmodie quasi enfantine du sorcier devient


<, Tu es très lent, tu laisses passer tes adversaires ... »
l]ux non plus n'en croient pas leurs yeux : avec un
effet allégué de parallaxe qui décalerait l'adversaire
d'un mètre, le défenseur laisse passer bien des bal­
lons ... Autant l'avouer: à ce point du récit de Claude
de Jussieu, notre raison se rebelle. Et pourtant ...
Quand on revoit les matchs pitoyables de l'équipe
ainsi « incantée », la magie de celui qui dit
« enclouer » nos Bleus semble vraiment agir. Magie
noire, certes. À l'inverse, en magicien blanc, de Jus­
sieu psalmodie pour favoriser l'adversaire. Au fond,
la sorcellerie n'a rien de compliqué. Encore faut-il se
persuader qu'elle opère. Depuis son appentis, le rusé
magicien qui voyait sur sa télévision les joueurs
français englués sur le terrain n'en riait même pas :
pour lui, rien que de très naturel. .. Tout est affaire de
« niveau » sportif: « D'un âne, on ne fait pas un che­
val de course haut de gamme, mais un petit trotteur.
D'un honnête trotteur, on peut faire un crac. C'est un
art ... »
Dans le TGV qui le ramène en Bourgogne, il « tra­
vaille » discrètement les dagydes des champions du
monde qu'il promène dans sa sacoche passe-partout.
Décidément, pour une flopée de supporters, Claude de

1. Le code sorcier est précis : le tutoiement renforce puissance et


domination sur l'objet de l'incantation (cf. la dagyde en cahier
photos).

109
Jussieu e t sans doute 1 ennemi publi num.ér l.
Mais au fond, à bien y réfléchir, la d uxième étoile
que TF1 a collée au-dessus du portrait de Zidane sur
son immeuble avant même l'ouverture de la Coupe
(l'image disparaîtra discrètement peu après) était
peut-être plus lourde à porter pour des champions
« obligés » que les incantations du justicier de Bour­
gogne ...
Chapitre 5

L'ENTOURAGE

[ ...] Jacques Chirac avait pris Jacques Pi/han à


l'Élysée, qui a transmis ses secrets de sorcier à Claude.
Jospin a choisi Séguéla. Mais, quand Mitterrand
faisait son marché dans ce qu'on lui proposait,
gardait ce qui l'intéressait, ses deux élèves,
Chirac comme Jospin, restent prisonniers
des communicants laissés en héritage.
Éric Zemmour l

La sorcellerie, au fond, pourrait n'être pour


Jacques Chirac, si jamais l'on suit la logique de nos
témoins, qu'une sorte de variante de la communica­
tion institutionnelle ...
Qu'un« pro de la corn» le conseille sur ses cra­
vates ou ses gris-gris, quelle différence pour ce
monument de cynisme ?

I. In Le Figaro, Carnet de campagne, Esprit de Mitterrand,


es-tu là ? 17 avril 2002.

111
Sait-il que des sorciers africain 1 « dopent » ?
Nos sources africaines - apparemment décidé à
parler, entre autres, dit-on, pour cause d'impayés -
affirment qu'il a consulté lui-même en Afrique
même, à une époque. Avons-nous des témoins
directs? Non, bien sûr. Nous n'affirmerons donc rien.
Simplement, la personnalité du maître du Château
laisse à penser que l'homme de pouvoir n'est pas du
genre à mépriser celui des marabouts. Tout énarque
fût-il, son système de pensée n'a rien de mathématique.
Le journaliste Éric Zemmour, l'un des biographes qui a
pénétré le plus avant dans l'intimité du personnage,
raconte que, jeune homme, Chirac « s'enferme des
heures durant dans sa chambre avec des livres d'oc­
cultisme. » 1 La pile des ouvrages que les proches, les
journalistes, les conseillers, ont écrit sur Chirac, sur
l'entourage, sur les coulisses du palais, sur la personna­
lité du président commence à concurrencer en hauteur la
pile Mitterrand2• On y retrouve les mêmes réalités du
personnage : grand dragueur, grand indécis, grand
traître, grand cynique, grand menteur, enfant chéri de la
chance, du côté des chroniqueurs qui n'attendent rien
(ou plus rien) du « roi ». Grand politique - au nom de
tous ses défauts -, grand réaliste, grand stratège, gros
travailleur, grand humaniste, très généreux pour les gens
de cour et les journalistes du cénacle (et la plupart du
temps un mélange des attaques et des compliments).
Pas un auteur ne fait allusion à ce conseiller invisible,
cette éminence occulte qui semble pourtant l'avoir
accompagné depuis belle lurette, à l'image de ses
prédécesseurs, la sorcellerie. Rien d'étonnant : les

112
b rvat ur pr fe i 1111 1 ne 'attachent qu'au
vi ibJe.
Même dans Vingt-cinq ans avec lui, le chauffeur­
ami-confident-complice-porteur-de-valise malgré lui
Jean-Claude Laumond3 ne pipe mot des sorciers de la
République(« Je sais ce quej'aifait,je ne sais pas ce
que l'on m'afaitfaire», dit-il). Celui qui« balance»
par dépit parce que-« balancé» par ingratitude(il ajoute
en privé que ses« mémoires» sont aussi sa meilleu­
re protection, au cas où ... ), lui qui cite les rendez­
vous galants, les petits arrangements entre amis, les
scènes conjugales, les superstitions, cet homme bles­
sé, pensons-nous, doit savoir des choses. Quand

l. In L'homme qui ne s'aimait pas, Balland, 2002. On notera au


passage que de telles lectures ne laissent jamais indemne : ce
simple détail suffit à penser que la sorcellerie et ses enjeux ne
peuvent susciter d'indifférence de la part d'un Jacques Chirac
sans doute plus amusé que convaincu par le monde magique,
mais attentif à ses « promesses ». Zemmour ajoute dans le même
ouvrage : « Pour Chirac[. . .], "la politique c'est de la magie",
trois gris-gris de sorcier africain, un art de la guerre à la Sun
Tzu. » (page 204).
2. Parmi ceux que nous avons consultés, Chirac et dépendances, par
Jean-François Probst, Ramsay, Chirac ou le démon du pouvoir, par
Raphaëlle Bacqué, Albin Michel, L'homme qui ne s'aimait pas, par
Éric Zemmour, Balland, Jacques et Bernadette en privé, par
Caroline Pigozzi, Laffont, Chirac ou la victoire en pleurant, par
Frédéric Haziza, Ramsay, Chirac le Gaulois, par Denis Tillinac,
La Table Ronde, Les coulisses d'une victoire, par Bruno Jeudy et
Sylvie Maligorne, L' Archipel.
3. Op. cit., Ramsay

113
nous le r ne ntron dan un bar hupp
entrées privilégiées, nous espérons une pi te, un début
de preuve, une confession précise. Après tout, les jour­
nalistes se sont tous succédé auprès de cet homme déçu
dans l'espoir d'un scoop. Mais Jean-Claude Laumond
est honnête. Ce qu'il a laissé écrire dans le livre rédigé
à la première personne, ce sont des anecdotes vécues.
Validées. Vraies. Rien de plus. Le sous-entendu n'est
pas son fort. Son message politique se réduit à un
désespoir : « Le peuple ne connaît rien, on lui fait croi­
re. Et vous autres, lesjournalistes, vous êtes tous ache­
tés. Moi, j'ai compris, maintenant ... Je veux être moi­
même » nous lance Jean-Claude de sa voix de stentor
au grand dam de son ami serveur qui nous fait signe
dans son dos que des oreilles écoutent. « Vous parlez,
vous êtes un salaud. Vous vous taisez, vous êtes un
con ! » Ainsi souffre Laumond.
-Monsieur, avez-vous parfois piloté le président
vers des rendez-vous avec des sorciers, des magi­
ciens, blancs ou noirs?

Le silence du chauffeur ne semble pas exprimer


le refus de répondre. Il ne sait pas.
- Un jour, une Africaine, en Afrique, sur un
marché, a dit : « Chirac va réussir, mais il va souf­
frir. »
- Mais avez-vous été témoin, avez-vous su qu'il
ait consulté des sorciers?
- Il est sensible, et pris dans l'étau de son entou­
rage. Teissier 1 connaît Chirac, aussi. Il l'écoute. Par­
fois, il sortait perturbé de ce qu'elle lui avait dit.

114
J an- laud Laumond t déjà reparti dan 1a
logorrhée verbale de son nouveau combat : « Les
journalistes sont manipulés. Et fascinés. Et c 'est moi
le salaud ? »
Faut-il conclure des silences du chauffeur Lau­
mond, à l'image de ceux du colonel Bramble, que
l'on prête à Jacques Chirac des accointances sorcières
usurpées ? Pas forcément. Même au porteur de
secrets confident on ne laisse pas tout voir. Surtout si
ce fameux entourage qui le « serre dans un étau »
consulte pour lui, loin des rétroviseurs de la CX pré­
sidentielle...
Car pour le marabout africain sorti du mutisme,
Monsieur A.T., « consultant » officieux de la Répu­
blique, l'interlocuteur privilégié, et celui qui signe les
chèques (ou plutôt qui paie en espèces), n'est pas
Chirac, Jacques. Ce n'est pas non plus un homme.
Les journaux (que cette personne accuse de colporter
des ragots) et les livres la présentent comme une col­
laboratrice proche. Est-ce assez la désigner sans la
nommer?

Le « mage » de Vi/lepin
Un homme, lui, faisait partie de cet entourage
« gris » avant que ses éminents services ne lui offrent
enfin sur un plateau, après les présidentielles de 2002,

1. Élizabeth Teissier, la voyante « officielle » de François Mit­


terrand.

115
la position depuis longt mps car sée de mini tr . 11
s'agit de Dominique de Villepin, fils de Xavier
Galouzeau de Villepin, sénateur des Français de
l'étranger. Des surnoms lui collent à la peau : mara­
bout ou« sorcier africain» de l'Élysée 1 sont les plus
aimables. Il cultive sur ses portraits l'allure Buster
Keaton, sourcils légèrement froncés de l'énarque
grave qui porte sans jamais sourire le fardeau du pou­
voir. Jean-François Probst l'anecdotiste, dans son
Chirac et dépendances2, lui réserve les pages les plus
amères de ses amitiés déçues. Entre autres amabilités,
il dit de lui que « ce n'est pas parce qu'il emploie le
mot "con" et "connard" trois fois par phrase qu'il a
raison. » De Villepin, auteur du très maniéré Cri de la
gargouille3 , récit de ses sept années dans« l'entoura­
ge », à l'écriture tellement travaillée qu'elle en
devient souvent illisible, est un « tueur » (dixit ses
nombreux ennemis). En tout cas, il se targue d'avoir
été un secrétaire général cardinal, au sens Richelieu
de l'adjectif. Au grand dam de ceux qui ne compren­
nent pas le secret d'une telle influence. Sous le titre
de Le grand stratège de Chirac, François Dufay, dans
Le Point4, rappelle cette remarque du président
« Villepin, il me règle mes problèmes. » Quand on
mesure à quel point Chirac les déteste, les « pro­
blèmes », on comprend tout : l'inventeur du fameux
« Abracadabrantesque », lancé par Jacques Chirac
sur un plateau de télé pour exorciser en un mot toutes
les« affaires », est du reste censé« posséder le code
secret d'accès au cerveau du patron ». Dès lors, si
l'Élysée a payé pour que l'occulte favorise Chirac,

116
al r le « orci r» Villepin devrait être au courant. Si
les journalistes savent, alors on doit retrouver dans
leurs articles et leurs citations les allusions et les mots
à double détente dont ils raffolent. Dans Le Point, par
exemple, on insiste : de Villepin « pilote dans
l'ombre» (au fait, pour lui,« la lumière tue», ce sont
ses propres mots). Il est le « guetteur du Château ».
Citant un diplomate anonyme, le journaliste rappelle
que Dominique « cherche des réponses hors des
canaux habituels. » Certes, on ne prêtera pas à Dufay
des intentions qu'il n'a sans doute pas eues, mais quel
vocabulaire allusif! D'ailleurs, le style d'écrivain de De
Villepin, qualifié de« passéiste», renforce le portrait de
ce fou de pouvoir. À propos du pouvoir, justement, il
écrit, dans Le cri de la gargouille, que« ce n'est pas un
hasard si tant de princes, de rois et de chefs d'État se
sont entourés de fous, poètes, philosophes, peintres et
mages, créatures étranges et suspectes aux yeux des
conseillers : ces marginaux assuraient pourtant la res­
piration du pouvoir, aiguillon de sa force, étincelle de
son commandement. » Une nouvelle fois, nous vous
invitons à une petite explication de texte, apparem­
ment passée inaperçue des critiques. Sans doute,

1. Entre autres, Anne Fulda, in Le Figaro, 6 mai 2002, Domi­


nique de Villepin, le samouraï de l'Élysée.
2. Op. cit., Ramsay
3. Le cri de la gargouille, par Dominique de Villepin, Albin
Michel, 2002.
4. Du 7 mai 2002.

117
Dominique de Villepin évoqu -t-il. une p que révo­
lue. Mais comment ne pas voir dans ces « margi­
naux » une synthèse à sa mesure ? Il est poète 1• Phi­
losophe. Il est effectivement « étrange » et « suspect »
aux yeux des conseillers qui le détestent (les
« connards ») et le craignent. Et qu'écrit le fou du
roi ? Relisons : « Ces marginaux assuraient la respi­
ration du pouvoir, aiguillon de sa force, étincelle de
son commandement. ... » Impossible de croire qu'il
n'ait pas pensé à lui-même en ciselant cet hommage
aux « mages ». Aurait-il pu être l'ambassadeur des
marabouts auprès de son président ? Ça ne détonne­
rait pas en tout cas avec le portrait qu'il fait de lui. À
moins qu'il n'ait, bien au contraire, comme il l'écrit,
chassé « les revenants » et conjuré « les ombres »,
pour « aborder les "rives lumineuses d'un nouvel
âge", comme l'espérait Érasme en son temps. »2 •
Pour quelqu'un que d'aucuns accusent d'avoir flirté,
aux États-Unis, avec le New Age, l'allusion pourrait
passer pour un pied de nez subtil à lire entre les
lignes ... Bref, le personnage est sulfureux, et la sur­
abondance des mots connotés, les images ambiguës,
la galerie des silhouettes esquissées sur des « places
publiques envahies de diseurs de bonne aventure, de
joueurs de bonneteau ou de gourous espiègles »
(page 11) finissent par créer un bien curieux climat.
« Au cœur du mystère français gît un sentiment pro-
fond, irrationnel, irréductible aux statistiques mais
pourtant presque palpable : la peur, qui court au long
des siècles et confère au rapport entre le pouvoir et la
société une large part de sa singularité. » (page 26).

118
e Vill pin ign là un e ai gothique, au sens litté­
raire du terme, que le titre de Cri de la gargouille
évoque au possible. ll n'est question que de « sor-
ières de Macbeth, ces fantômes [qui] dansent autour
du chaudron français » (page 43) lequel « fume,
bouillonne, explose », de « secte » (page 82), de
« gourou » (page 82), de « magie du verbe », de
«conjurations», de_« guérisseur», d'«enchanteur»,
mots certes sortis de leur contexte, mais dont l'entê­
tante répétition crée l'effet étouffant d'une incantation
de formules. Il faut tout l'académisme d'un Druon
pour juger ce « livre touffu, mais jamais confus. »3
A.T., le sorcier sénégalais qui nous a révélé le rôle de
son bataillon de marabouts, cite fréquemment son
nom.

Mme la présidente, je vous fais une lettre, que


vous lirez peut-être ...
Dans « l'entourage » agit en outre Mme Bernadet­
te Chirac née Chodron de Courcel. Ne comptez pas sur
nous pour vous conter les disputes, les drames fami­
liaux, les rapprochements, le vouvoiement permanent de
ce couple si mal assorti en apparence. Les journaux et
les livres y excellent. Ils rappellent entre autres à quel

1. Entre autres Élégies barbares, publiées à compte d'auteur.


2. Le cri de la gargouille, 2002, Albin Michel.
3. In Dominique de Villepin : une ardeur qui se communique à
l'histoire, Le Figaro, mai 2002.

119
point le rotw·i r Jacqu hirac a dü ubir 1 avanies
de la mère de sa femme, toujours prête à lui rappeler
qu'il n'aurait « jamais dû entrer dans la famille » -
des belles-mères ont été maraboutées par leur gendre
pour moins que ça !
Pourtant, après 46 ans de mariage et autant d'in­
fidélité de la part de son mari - que Bernadette Chirac
évoque avec lucidité dans Conversation, best-seller
d'entretiens avec Patrick de Carolis paru chez Plan en
2001 -, « maman » a réussi à devenir, sinon l'égérie
du président de la République, au moins une « poli­
tique » avisée avec laquelle il faut compter. Rudoyée
du temps où Jacques Chirac, Premier ministre, laissait
ses conseillers envahissants faire la loi, Madame la
présidente a su prendre des revanches, des initiatives,
forger une image. En 1971, son mari lui suggère de se
présenter au conseil municipal de Saran, en Corrèze.
Six ans plus tard, modestement, elle est adjointe au
maire. Encore trois ans, et elle devient la première
femme à entrer au conseil régional de ce fief familial
macho. Depuis, réélue. Et fondatrice d'associations
de bienfaisance, comme l'on dit dans son milieu, dont
la fameuse Fondation des Hôpitaux de Paris-Hôpi­
taux de France au bénéfice de laquelle elle devient la
populaire« Madame pièces jaunes ». Mais politique­
ment, elle reste la conseillère officieuse qui a prédit la
montée du FN aux élections présidentielles contre tous
les instituts de sondage et les analystes accrédités.
Suggérer qu'elle ait pu se faire souffler cette prédic­
tion par une voyante ou un sorcier serait gratuit et
sexiste : depuis le temps qu'elle épaule son mari

120
ntr de conseillers qui voudraient bien que les
ép u es de leurs champions restent dans leurs apparte­
ments, elle a droit à voir reconnue son intuition poli­
tique. « Pendant quinze jours, elle m'a littéralement
'tympanisé" avec la montée de Le Pen » s'amuse un
Chirac en l'occurrence peu courtois 1 • Marie-Françoise
Colombani, l'éditorialiste de Elle, titre son billet du 10
juin 2002 « Quoi de neuf? Bernadette ! » Et même si
elle écrit que cette Hilary Clinton à la française est
« perçue dans son camp comme une sorte de sage ou de
marabout», rien, dans les confidences de nos interlocu­
teurs, ne semble accréditer l'idée qu'une Chodron de
Courcel pût frayer avec les incantations de·pleine lune...
Pourtant, elle devrait connaître le sorcier Claude
de Jussieu. Et même son vrai nom, son adresse, sa
profession, son parcours.
Lui a-t-elle parlé ? Jamais. Mais elle a reçu ses
courriers. Si elle les a eus en main propre, elle a dû
les lire. Car Claude de Jussieu écrit sans complexe à
tous les« grands du monde» qu'il estime en danger.
Il écrit sans espoir de réponse s'il« voit» une mena­
ce se dessiner à l'encontre d'un pays. Il prévient,
conscient de la naïveté de sa démarche, mais bien
davantage soucieux de s'acquitter de ce qu'il estime
être un devoir sacré.
Nous avons eu accès à cette étrange correspon­
dance restée sans réponse.

1. Cité par Le Monde.

121
Vous allez à votre tour Jir ces courn r adr
aux puissants, en recommandé et accusé de réception.
Ils restent toujours lettre morte ou presque. À nou­
veau, préparez-vous à en sourire : le style de Claude
de Jussieu, ses fautes d'orthographe même 1, ne sont
pas dignes des énarques qui les reçoivent, lesquels,
sans doute, la plupart du temps, les jettent au panier.
Bernadette Chirac ou son secrétariat ont-ils pu faire
de même?
Des courriers de ce type, les hommes et femmes
politiques, les dirigeants d'entreprise, les destinataires
de quelque importance en reçoivent régulièrement.
Impossible pour eux d'y répondre, difficile de donner
suite, dangereux d'y porter crédit. Pourtant, quand un
semblant de réalité paraît parfois accréditer la voyan­
ce du médium, personne ne reste insensible : les
Nostradamus du xx1e siècle n'écrivent plus sous
forme de quatrains sibyllins. Objection, s'insurgeront
Charpak et Broch, les deux savants qui conseille­
raient aux destinataires de ne pas tenir compte de ces
fausses voyances de sorciers : avec un peu de chance,
statistiquement, leurs prédictions, diraient-ils, ont
toute chance de se réaliser, surtout s'ils les évoquent
avec quelques années d'avance sur l'événement !
C'est vrai. Mais après tout, le bon peuple a bien le
droit de savoir ce qu'un sorcier peut annoncer en
privé à une présidente matemante.

1. Rappelons que de Jussieu écrit en psychographie, par écriture


automatique.

122
Attentat: rendez-vous avec le futur...

M ..... .... .
Alias Claude de Jussieu
Boulevard de ...
21 ...
Médium en sciences occultes
. . . . . , le 3.6. 1999

À Madame la Présidente Chirac Bernadette


55 rue du Faubourg St Honoré
75008 Paris

Suite à mes deux précédents courriers adressés


à votre époux, M Chirac Jacques Président de la
République en date du 22.05.97 et du 29.06.98, par
mon éthique, je suis dans l'obligation de vous mettre
en garde.
En effet, j'ai la certitude qu'un attentat physique
contre la personne de M Chirac va être entrepris
l'été ou au début de l'automne de cette année 1999.
Par expérience professionnelle, je sais que
chaque événement prédit peut être modifié si les per­
sonnes concernées le désirent, avec la réserve de s'en
donner la possibilité dans le temps. La date de l'ac­
complissement de l'événement est proche, mais nous
avons la possibilité de l'éviter. Je peux travailler sur
le déroulement de cet attentat, afin d'en amoindrir les
dangers et les conséquences et s'il n'est pas trop tard,
l'éviter.

123
Je joins à ette pr nt m pr di ti ns
publiées sur différents hebdomadaires bourguignons
sous le pseudonyme de Monsieur de Jussieu Claude.
Par leur réalisation, vous pourrez constater que mon
don de médium est réel. Malgré votre septicisme
(sic), je vous sollicite de me contacter dans les plus
brefs délais, car le temps nous est désormais compté
pour agir pleinement.
Je vous prie d'agréer, Madame la Présidente,
l'expression de ma très haute considération.

Bien sûr, silence de l'Élysée. L'été puis l'autom­


ne 1999 passent. Aucun attentat à l'horizon. Rien en
2000. Rien en 2001. On connaît la suite : le 14 juillet
2002, à 9 heures 59, un certain Maxime Brunerie,
vingt-cinq ans, épaule une 22 long rifle et tire vers le
président qui vient de monter sur le véhicule de com­
mandement pour descendre les Champs, tout près de
l'Arc de Triomphe. Bloqué par trois spectateurs pen­
dant que la foule crie « Police, police ! », le jeune
militant <l'Union radicale, branche du mouvement
d'extrême droite MNR, se laisse arrêter par des CRS
sans résister. La France vient d'entendre siffler la
balle d'une tragédie sans précédent. Mais faute de
dramatisation médiatique, « l'incident » semble
presque irréel.
À l'évidence, de Jussieu s'est trompé de quatre
ans. « Il n'est jamais possible d'affirmer une date en
voyance » nous expliquera celui qui « voit » ce que
son frère défunt lui transmet sur leur ligne privée
d'outre-ciel. Un « détail » que confirmeront tous les

124
v yant sur rr : le temps, notion humaine, n'a
. re de repères dans la dimension cachée avec
laquelle ils pensent et disent interférer. Impossible
pour autant d'en tirer une conclusion en faveur du
don de notre « sorcier bien-aimé ». Les sceptiques ne
e priveront pas de faire remarquer qu'un extralucide
a souvent réponse à tout. Ainsi en est-il pour Claude
de Jussieu.
- Claude, · vous persistez à affirmer que votre
« vision » de 1999 prédisait l'attentat manqué de
2002?
- J'en suis certain. Je pense que mon courrier,
Mme Chirac l'a transmis aux services de sécurité. Et
qu'est-ce qu'ils ont fait? Ils ont renforcé leur dispo­
sitif. Ça suffit pour que des attentats soient évités, ou
retardés.
Évidemment, dit comme ça ...
Reste que l'attentat du 14 juillet réserve sa part
d'ombre. Interviewé au cours de l'un des journaux
télé du soir du 14, le capitaine Prouteau, le premier
patron du GIGN 1 , s'étonne qu'un individu connu,
fiché, porteur du plus suspect des camouflages depuis
que les films policiers campent des tueurs- un étui de
guitare-, n'ait pas été repéré. Bon camarade, le spé­
cialiste des opérations musclées lâche que « le
debriefing [du service de sécurité] risque d'être
chaud. » En écho, sans se rendre compte qu'il nie
l'intérêt même de sa fonction, l'un des responsables

1. Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale, créé en


1974.

125
de la sécurité du président plaide non coupabl : « Il
y a un moment où on ne peut rien faire... » Mais ne
pouvait-on vraiment pas repérer Brunerie ?! 1 « Il
s'agit d'un second avertissement, le dernier », pré­
vient de Jussieu. « Chirac n'a pas tenu ses engage­
ments. Il aurait dû se retirer après le premier tour.
Réaliser moins de 20 % des suffrages, ça, c'était le
premier avertissement. Son succès, il l'a volé... Le
troisième avertissement interviendra rapidement ... »
Dans un article du jour même, Le Monde écrit
« L'épouse du président, Bernadette Chirac, a de son
côté confirmé qu'on avait voulu tuer son mari.
Comme on lui demandait à la garden-party de l'Ély­
sée s'il s'agissait d'une tentative d'attentat, Mme
Chirac a répondu : "oui, c'est clair ". 2 »
Est-il bien clair pour elle qu'un nouvel avertisse­
ment de Claude de Jussieu devient carrément alar­
mant ? Car le voyant dit avoir perçu, dans les heures
qui ont suivi l'attentat, un nouveau « flash » prédictif.

1. Le 21 avril, Brunerie avait participé à la soirée électorale du


MNR pour le premier tour de l'élection présidentielle, où une
journaliste du Monde avait recueilli ses réactions. Dans ces
conditions, les propos du responsable de la sécurité semblent
ahurissants.
2. D'autres rumeurs, inévitables, font état d'une suspicion d'atten­
tat manipulé, au cours duquel on aurait laissé Brunerie approcher,
étroitement surveillé par des agents banalisés. Pour quelle raison ?
Un attentat manqué renforce toujours l'image de la victime. Hypo­
thèse que nous nous contentons de citer.

126
ima sont v nues. C'est grandiose. Je l'ai vu,
j ai vu le film ! Ils sont deux. Typés. Un mec porte un
j an noir. Il y en a un, planqué au troisième étage d'un
immeuble, à 500 ou 600 mètres de Chirac. Mais il a un
omplice plus près, il marche sur le trottoir. Il a dans les
28, 29 ans... »
Ce n'est pas tous les jours qu'on allume la télé
mentale pour visualiser des images du futur. Dia-
logue.
- Claude, pouvez-vous dater votre voyance?
- Je vous l'ai dit, ce n'est jamais daté. Mais
c'est proche.
-Essayez d'être plus précis ...
-Peut-être huit, neuf mois.
-Mais la sécurité doit avoir été renforcée ...
-Elle l'est. Mais il reste des failles.
-Jacques Chirac est-il blessé, tué?
- Non. L'attentat sera à nouveau manqué,
mais ...
-Mais?
-Je ne vois rien de bon pour le président de la
République. Il ne terminera pas son quinquennat.
Maladie.
-Espérez-vous que l'entourage réagisse, cette
fois?
- À la suite de la publication de votre livre, le
contraire serait étonnant. Je m'attends à l 'interroga­
toire de certains services secrets qui vont vouloir
savoir qui je suis, si je ne suis qu'un illuminé ou pas.
- Est-ce de nature à faire échec à l'attentat pré­
sumé?

127
- Peut-être ...
- Tant mieux ! Auquel cas nous ne saurons
jamais si votre vision était fondée ou non !
- Si jamais y'a pas de tir, le grand public risque
de pas le savoir, ou bien l 'info sera limitée à un p 'tit
truc, là, un entrefilet. Mais vous, vous le saurez ...
Fin de l'entretien. Cette fois la « lettre » de
Claude de Jussieu est ouverte. Elle ne se perdra pas.1
Au rendez-vous des voyances, le sorcier de Côte d'Or
a signé là son plus gros « pari » divinatoire. Mes­
sieurs les potentiels assassins, il ne vous reste plus
qu'à le discréditer. .. en passant votre chemin.

« Je suis le con de service... »


Les courriers de Claude de Jussieu sont suffi­
samment étonnants pour que l'on en exhume un
autre. Le petit commerçant bourguignon n'a pas froid
aux yeux qui écrit, à la main, à ... Bill Clinton. Nous
sommes le 1er décembre 1997.

1. Preuves en main, Claude de Jussieu fait état des curieuses


anomalies qui affectent son courrier recommandé ou ses envois
par Chronopost. « Au total, trois recommandés perdus et six
Chronopost jamais arrivés ! La Poste m'a remboursé ... » Sur­
prenant ? « Non, mon courrier est détourné » opine le sorcier. ..

128
M Bil/ Clinton
La Maison Blanche

... . . , le 1.12.97

Monsieur le Président,
Je me présente, je suis Médium, Voyant et beau­
coup plus encore. Je ne tire aucun bénéfice financier
de ce don. J'exerce la profession de ... dans la ban­
lieue de ... qui se trouve entre Paris et Lyon. C'est un
devoir qui me pousse à vous écrire pour attirer votre
attention sur plusieurs événements concernant votre
pays. Plusieurs vagues d'attentats très Meurtiers
vont ce produire en Amériques touchant les villes de
New York, Washington, l'auclahoma et le Massachu­
setts, attentats simultanés provocant la mort de mil­
liers de personnes. Une catastrophe, détruisant plu­
sieurs simboles de l'Amérique. Une deuxième vague
d'attentats suivra avec des gaz chimiques paralysants 1
dont voici deux formules (. ..) Ces produits peuvent
être mélangés à l'eau.
D'autre part, je vous signale que Saddam Hus­
sein possède la bombe atomique et qu'il peut
atteindre l'Amérique par la mer car il possède un très
vieux soumarin mais très performant ...
Monsieur, je reste à votre disposition pour de
plus amples renseignements.
Recevez mes salutations distinguées.

PS: je ne corrige jamais les fautes.

1. C'est nous qui soulignons.

129
Bien ent ndu, J oi eau d mauva1 all ur n
reçoit aucune réponse ; Il ne d arme pa . Au fi I d
années et de ses visions, ce sont qu lqu vingt-cin
fax que recevront le FBI et la CIA. En pros consomm
les Américains feront agir discrètement les foncti n­
naires de la DST en France pour obtenir un brie/sur d
Jussieu. Ce qui vaut un jour au voyant français d
recevoir un coup de fil d'un enquêteur blasé, charg
« d'évaluer le client». « Il se foutait gentiment de ma
gueule » se souvient Claude. « il me demandait si
j'avais une boule de cristal. Alors on l'a un peu
chambré avec un ami. Il a fini par nous lâcher aprè
avoir expliqué qu'il était le con de service chargé d
prendre des renseignements . . . » Mais de Jussieu
continue à percevoir des images effroyables.
Convaincu que « Bill » ne réagira pas, il écrit ceci
(extraits) au rédacteur en chef du Washington Post :

Le 4.2.98

Ce texte est très important pour vous.

[. . .] Plusieurs attentats concerneront /'Amé­


rique avec détournement d'avions sur New York,
Washington, l'auclahoma (sic) et le Massachusetts,
ces attentats feront des milliers de victimes. [. . .]

Cette prophétie isolée « sonne » juste, n'est-ce


pas ? Ne soyons pas dupes : de Jussieu aligne toute
une série d'autres catastrophes qui, elles, comme la
guerre de Troie chez Giraudoux, n'ont pas eu lieu (ou

130
pa::i n or ). Qu' n conclure ? Les esprits rationnels
l'�timeront que sur le« lot», les visions du sorcier qui
:,1 • ont vérifiées sont bien minces, malgré leur
mnpl ur. Peut-être. À nos yeux, de Jussieu est un
homme sincère qui agit par devoir. Il n'a rien d'un
·harlatan. Les images qui déferlent sous son crâne ont
· tte précision sinistre, ce détail capable de se super­
P ser, un jour, à un événement bien réel. L'ennui,
· est que l'au-delà ne lui envoie pas un film étalonné
avec la date et l'heure. Des avions détournés« contre
des symboles » de l'Amérique, visualisés en 1998,
ont décollé en fait le 11 septembre 2001. Et si les
catastrophes qui hantent ses courriers, chacune avec
noms de lieux, type d'attentat, jusqu'à la couleur des
véhicules, faisaient un jour prochain la une des jour­
naux? Ce jour-là, il faudra peut-être recruter Claude
de Jussieu au poste de voyant de la République ...
Pour l'heure, il n'a rien à gagner à ses envois
aux États-Unis ou à la présidence française qui lui
coûtent le prix de l'affranchissement et sans doute,
quelque part, une jolie petite fiche classée avec la
mention« illuminé». Mais de quelle lumière s'agit-il
donc?

Visions et silhouettes
Rassurons-nous malgré tout : les voyants ne sont
pas toujours d'accord entre eux. Et l'on a le droit de
sourire de leurs contradictions. Ainsi A.T., sorcier
sénégalais au cœur du dispositif magique de l'entou­
rage élyséen, ne perçoit, pas, lui, le danger d'attentat
affirmé par Claude de Jussieu. En revanche, les deux

131
hommes du don se rejoignent sur un point, sombr
l'élu inattendu de 2002 ne finirait pas son quinqu n­
nat. Pour le voyant français, « d'ici à deux années, la
maladie pourrait le pousser à démissionner. » Ver­
sion africaine : « Les deux prochaines années seront
difficiles pour Jacques Chirac, au point qu'un ennui
de santé le conduira à démissionner. » Difficile de s
montrer plus en accord entre hommes qui ne s
connaissent pas, tout en se côtoyant parfois, dans le
coulisses du monde visible, dans le secret de leurs
rituels, parfois en formidables adversaires. Les
batailles des super héros des comics japonais façon
Pikachu, en quelque sorte ...
Au cœur de ces mésaventures sorcières, l'entou­
rage présidentiel ne se réduit pas aux plus proches.
Les« bêtes» politiques de l'hexagone ne sont appa­
remment guère plus cartésiennes. Beaucoup consul­
tent. Certains signent le « contrat ». Des noms ?
Certes pas. Un, pourtant, celui d'un« calibre» appa­
remment rétif aux facilités magiques. Le Corse Pas­
qua. Tout concourrait à penser qu'il cède aux attraits
de l'occulte. Son tempérament, son origine, ses ambi­
tions. Est-ce par pusillanimité, celle qu'évoque Jean­
François Probst dans son Chirac et dépendances,
qu'il éviterait ainsi le commerce des sorciers ? Ou
tout simplement par mépris pour ces pratiques tor­
dues ? Quoi qu'il en soit, il passe, dans le gotha poli­
tique, pour ne pas y toucher. Pourtant, d'autres
« calibres », vedettes de la politique française et de
ses reniements, s'adonnent, eux, à l' œuvre au noir.
Tel important ministre actuel, par exemple, est bien

132
: nnu d A. I. n mal. Il n'est paraît-il pas du tout
aim n Afrique. Non parce qu'il méprise les mara­
bouts, au contraire. Selon A.T., qu'il s'en est allé
onsulter entre 1993 et 1995, pour lui-même et en
faveur du candidat qu'il soutenait, le ministre en
question a commis l'erreur de se moquer des pra­
tiques auxquelles il sacrifiait pourtant. Mal lui en a
pris. Du coup, l'homme serait revenu écouter ceux-là
mêmes dont il a osé rire.
Dans la série des Français méprisants, cette autre
vedette de poids de la politique française a vu sa car­
rière claudicante compromise : alors qu'il aurait été le
missi dominici du président auprès de A.T, entre autres,
le sorcier décidé à ne plus respecter le secret profes­
sionnel révèle que l'homme aurait fini par traiter les
marabouts de« Jean Foutre». Même si l'injure est des
plus parisiennes, on ne la lui a pas pardonnée. En six
ans, l'homme est recordman des déconvenues. Un
kamikaze ? Le moins que l'on puisse dire est que le
personnage semble effectivement, pour le moment, en
mauvaise posture.
Les « clients » de A.T. ne sont pas tous de
« droite». Ainsi nous cite-t-il le cas d'un ministre clé
de feu François Mitterrand. Nous ne ferons pas même
d'allusion susceptible de mettre nos lecteurs sur la
voie : l'homme est redoutable, nous dit-on. À la
moindre citation, son staff de robes noires assigne. Il
est l'un de ceux que l'une de nos « gorges
profondes» proche du cénacle politique désigne à son
tour comme un adepte « méchant » de la sorcellerie.
À son sujet, A.T. explique pourquoi, malgré tout, sa

133
magie a du mal à agir : sa structure m ntaJ tortur
n'en fait pas un sujet facile ...
Le même A.T. a eu pour adversaire, en 1992, un
adepte de « la voie de gauche de la Kabbale » mission­
né par un compagnon proche de feu le maître de Latché.
Enjeux : contrecarrer l'ascension d'un chef d'entrepri­
se hors norme alors fort médiatisé, protégé par François
Mitterrand. Il semblerait que la magie africaine, plus
lente dans ses effets, nous a-t-on expliqué, n'ait pas pu
triompher de la magie mise en œuvre par ce ministre
rebelle.
Enfin, au petit jeu des sorcelleries concurrentes
surgissent les initiales d'un autre cacique du PS. Lui
tente bien de se faire aider par la magie cachée de sa
religion familiale. Mais il « ne croit pas » en revanche
aux pratiques africaines. A.T. ne l'a jamais rencontré.
Mais cet homme à femmes est fascinant. Intelligent,
ambitieux, séducteur, il a vu se dresser sur son che­
min la statue du Commandeur, tel Don Juan à l'heure
où ses infidélités se paient. Un commandeur en
jupons, du reste, sa propre femme. L'histoire de son
accablement vaut le détour. Elle est, comme on dit, de
première main. Donc, l'homme tombe souvent amou­
reux. Violemment. Ardemment. Mais sa conjointe
légitime ne le supporte pas. Fort introduite au secret
des herbes haïtiennes, elle préfère sacrifier la carrière
politique de son mari à sa tranquillité conjugale.
L'homme, brutalement, rompt avec sa maîtresse ado­
rée. Mais l'amante ainsi interdite souffre à son tour
des effets de la substance herbacée. Elle tombe mala­
de. Au point de ne plus savoir où la guident ses pas,

134
d · s p rdr dan n propre quartier, de fondre en
larme à tout moment, de tâtonner dans son tra­
vail... Bi n sür, la médecine généraliste ne lui trouve
rien. Elle finit par trouver le chemin d'un certain
kinésithérapeute désenvoûteur dont vous avez fait la
nnaissance au chapitre 3. La suite, vous la recons­
tituez : en établissant la cause de ses troubles, L., le
radiesthésiste, valide l'antidote qui rendra à l'ex-maî­
tresse de notre cacique « ernboucané » santé et équi­
libre. Faut-il du reste sourire de l'anecdote ? Les
amours contrariées des caïds en politique sur fond de
philtres haïtiens ne sont pas précisément ce qu'une
démocratie attend de son gouvernement ...
Bien d'autres vedettes de la politique française
tâtent ainsi des forces susceptibles de les favoriser,
d'étancher leur soif de pouvoir. À nouveau, nous ne
nous prononcerons pas sur leur efficience, même si
les cerveaux d'énarques qui les sollicitent ne sem­
blent pas les mépriser : ils paient et en redemandent !
Simplement, nous constatons qu'ils et elles trahissent
d'une certaine façon leurs électeurs en agissant inco­
gnito.
Telle cette darne, agitatrice d'un cénacle poli­
tique très masculin, aujourd'hui ministre du gouver­
nement Raffarin. On nous la désigne benoîtement
adepte d'une sorcellerie à la gauloise, volontiers par­
tisane de ces noms « chargés » enfermés dans des
bocaux censés étouffer la concurrence. D'elle, Alice
Saunier-Séïté, ancienne ministre des Universités sous
Giscard d'Estaing, dit qu'elle a « un côté félin
méchant ». Entre ministres femmes, pas de cadeau.

135
Certains de ses proches pensent « qu'elle a un
revanche à prendre». Sur qui, sur quoi ? Peut-être la
vie.
C'est aussi loin que l'on puisse aller dans le
révélations ...
Chapitre 6

« Souviens-toi que tu es mortel»

(... ) Quand des hommes d'État responsables flirtent


eux-mêmes avec l'irrationnel, on peut craindre que
revienne le temps où des peuples entiers se laissent
conduire à l'abîme par des gourous politiques,
tels les aveugles peints par Jérôme Bosch. »
Gérard et Sophie de Sède 1

Quelqu'un auquel nous contions un jour le détail


de notre enquête a souri, exprimé sa surprise, soupiré,
s'est exclamé, pour enfin se fendre de l'attendu
« quelle histoire... »
Quelle histoire, bien sûr. Dans la foulée, il nous
a posé la « bonne » question : « Vous y croyez vrai­
ment, à la sorcellerie ? »
Nous avons essayé, au fil des chapitres, d'es­
quisser des réponses, parfois en osant critiquer la
position d'un Nobel de physique, Georges Charpak.
Dans son Devenez sorciers, devenez savants2, l'obli­
gation dans laquelle il se tient de nier toute réalité à

1. In L'occultisme dans la politique, par Gérard et Sophie de


Sède, Robert Laffont, 1994.
2. Op. cit.

137
la magie - qu'il 'entête à confondre avec un illu­
sionnisme de tours de magie, de fakir d'opérette et
d'avaleurs de sabre - le pousse à jeter dans le même
sac sorciers et escrocs. « En apprenant à berner les
autres, explique-t-il, vous serez mieux préparés à
juger des boniments des marchands d'illusions qui
cherchent à vous persuader de leurs connaissances
hors du commun, que ce soit dans les domaines tou­
chant à la santé, à la vie sentimentale ou à la poli­
tique. » Autrement exprimé, il estime, avec son
collègue Henri Broch, que nous constituons, nous,
peuple gaulois superstitieux qui craint encore que le
ciel ne lui tombe sur la tête, le terreau fertile des
devins de bande dessinée. Charpak est Astérix face à
Prolix le devin 1•
L'efficacité endogène, spécifique, de la sorcelle­
rie ne sera jamais prouvée scientifiquement. Nos
savants ont raison. Mais son effet sur les individus
s'observe facilement. Nos sorciers ont raison. Et ils
ont d'autant plus « redoutablement » raison qu'ils
sont eux-mêmes persuadés appartenir à la famille des
« hommes du don » définis par Dominique Camus2•
Qu'ils soient naïfs ou envoûtés par des pouvoirs
autoattribués, ceux que nous avons rencontrés ne se
ressentent nullement charlatans au fond d'eux­
mêmes. La réduction de la sorcellerie par nos savants
à un système binaire de trompeurs/trompés suffit à
circonscrire leur brillante démonstration : ils n'ont
pas voulu voir plus loin que leur a priori scientifique.
Dans les années soixante-dix, une série d'auteurs
anglo-saxons ont curieusement commis la même

138
erreur en décrétant morte la sorcellerie. L'un d'eux,
cité par Jeanne Favret-Saada, ethnologue française
d'une grande finesse, estimait que « dans la société
moderne, nous [ne connaissons plus les sorciers que
par] les mythes et les contes [car ils appartiennent
depuis longtemps] à notre monde fantasmatique. »
Favret-Saada, qui a passé quelques années, tout
comme Dominique Camus, dans la proximité des sor­
ciers paysans, s'inscrit en faux contre une telle affir­
mation : « Autant dire que les sorciers n'ont plus la
moindre réalité sociale. Faut-il en conclure que les
paysans européens du Sud, de l'Ouest et parfois de
l'Est, chez qui la sorcellerie est actuellement attestée,
ne font pas partie de la "société moderne" ou qu'il ne
faut pas les compter parmi "nous" ? » 3 La réponse va
de soi : non seulement les sorciers, en France, existent
- parmi lesquels les hommes sont bien plus nombreux
que les femmes, exit l'image de la sorcière au nez cro­
chu -, bien intégrés au corps social, mais encore agis­
sent-ils avec la foi du charbonnier pour ou contre des
gens - vos voisins, vos proches peut-être - qui sortent
de l'épreuve gagnants ou anéantis ! Ce n'est pas discu­
table. Ce sont des faits. Comme l'écrivait avec ouver­
ture d'esprit le père jésuite Éric de Rosny en 1991,

1. Dans Le Devin, par Goscinny et Uderzo, éditions Albert René,


un devin-sorcier habile flatteur vit aux crochets de Gaulois
apeurés et crédules. Astérix, qui ne croit miette des pouvoirs du
devin, finit par confondre le charlatan.
2. Op. cit.
3. In Sorcières et sorcellerie, Cahiers Masculin/Féminin, Presses
Universitaires de Lyon, 2002.

139
« la raison t nd d plu n plus à d >.p .ss r l limit s
qu'elle tenait autrefois pour sures t ne craint plus
d'explorer méthodiquement son "contraire", son
opposé, la face cachée d'elle-même. » 1
Claude de Jussieu, sorcier urbain, rural et plané­
taire, en est un exemple. Sans doute se distingue-t-il
des sorciers « de base » par ses combats dans l'arène
politique et sportive. Mais quand il ne « clenche »2
pas un président, il vient au secours de clients parfai­
tement ordinaires. À travers les récits que voici, et à
la lumière, par exemple, de « l'explication rationnel­
le » de type psychologique de Jeanne Favret-Saada,
vous verrez que la magie du coin de la rue n'est pas,
la plupart du temps, n'en déplaise au duo Charpak­
Broch, un simple tour de passe-passe ...

Toute puissance du mental ?


Claude est un« désorceleur »3 • Autrement dit sor­
cier contre-attaquant, ou « antisorcier ». À ne pas
confondre avec le sorcier « méchant », cher payé par
des criminels à la petite semaine pour avoir la peau
d'un ennemi, d'un concurrent, d'un rival, d'un ex­
conjoint honni. L'antisorcier, à l'inverse, œuvre au
retour à un ordre perdu et au rétablissement de la santé.4
Qui dit sorcellerie dit argent, pouvoir, vengeance. On
imagine ce que ces enjeux vieux comme l'humanité
signifient au cœur de l'État ou des instances élues ...
Claude, lui, est un « gentil ». On l'a vu, ça ne
l'empêche pas de frapper fort s'il estime le « bien »
menacé, avec l'aval du fraternel fantôme, « l'âme » de
son frère décédé.

140
Le j une couple qu'il nous présente, à deux pas
de son domicile bourguignon, revient de loin. Lui,
que nous nommerons Pierre-Yves, est viticulteur. Il a
hérité de son père, avec son frère, d'une confortable
exploitation. Heureux époux d'Odile qui lui a donné
une charmante petite bourguignonne, il a tout pour
réussir. Mais depuis des années, rien n'allait plus.
Dans la propriété familiale voisine - les deux cours
sont de plain-pied - vit sa blonde belle-mère, femme
en secondes noces de son père trop vite disparu après
son remariage. Une pierre d'achoppement: si jamais
Pierre-Yves et son frère venaient à disparaître, ou si
leur mère, qui loue des vignes à sa bru, mourait, Mme
Belle-Mère, quinquagénaire active, recevrait en héri­
tage l'ensemble des vignes de son mari décédé dont
elle exploite une partie. Famille. Intérêts divergents.
Argent. Les ingrédients habituels du désorceleur...
Très vite, après le décès trop rapide de son père,
Pierre-Yves souffre. Le médecin diagnostique une
« asthénie fonctionnelle ». Jolis mots de toubib pour
dire « je ne sais pas trop ce dont vous souffrez, mon

1. La sorcellerie et ses parades, Éric de Rosny, s.j., in Études,


novembre 1991.
2. Boucler, enfermer, étouffer. Mot du vocabulaire sorcier.
3. L'usage est en faveur du verbe désorceler, qui donne désorce­
leur, plutôt que désensorceler, désensorceleur.
4. Éric de Rosny, dans la revue Études (novembre 1991), note
que les parlers africains distinguent les deux actions par des
mots différents. En anglais, on marque le distinguo entre witch­
craft et sorcery (sorcellerie de naissance et sorcellerie acquise).

141
pauvre monsieur. .. » La grand-mère de Pi rr - v
au surplus, tombe malade, s'alite. « Elle enfle» nou
dit-on. Jeanne Favret-Saada, qui a étudié moult situa­
tions similaires chez des fermiers du bocage d
l'ouest de la France, dirait que le potentiel « bio-éco­
nomique » du groupe familial Pierre-Yves, Odile,
grand-mère et fillette est entamé. Fatigué, amoindri,
dépressif, Pierre-Yves n'en essaie pas moins de déve­
lopper son affaire, mais décidément la chance lui
tourne le dos : au moment de signer un superbe
contrat d'approvisionnement de boutiques de duty
free, par exemple, l'accord capote. D'autres belles
affaires n'aboutiront pas. Les ventes chutent. Le
couple s'endette. Ahurissant : alors que le viticulteur
traite ses vignes au désherbant adapté, les ceps sont
envahis par la végétation parasite. « Des montagnes
d'herbes! Et puis la ronce ... »Anormal: le fil de fer
qu'il pose casse à plusieurs reprises. C'est à peu près
à ce moment-là que Pierre-Yves, suicidaire, rencontre
Claude de Jussieu. Comme tout bon Bourguignon du
terroir, il a beau être« attentif à ces choses-là», Pier­
re-Yves se refuse d'abord à entrer dans le jeu du
désorcèlement. D'ailleurs sa femme Odile, pas
convaincue, s'efforce, comme elle le dit, de« garder
un esprit rationnel ». Mais pour le couple, la série
noire va trop loin. Quand leur « petite » tombe sou­
dain malade, sans raison, sans vrai diagnostic, Odile
a un « flash » :« La nourrice m 'a craché le morceau.
Alors que "l'autre" [la belle-mère de Pierre-Yves] ne
venait jamais, deux jours avant qu'elle ne tombe
malade, elle était venue la voir... » Désormais, le

142
upl roit à la thèse de Claude de Jussieu - la belle­
m re a recruté un sorcier pour les faire disparaître,
rien de moins. Il leur promet qu'il va les aider à se
battre.

Arrêt sur image


La situation est emblématique des récits recueillis
par l'ethnologue Jeanne Favret-Saada. Un chef d'en­
treprise et sa femme en difficulté. Un désorceleur venu
reconnaître « le mal ». Une marâtre suspecte qui pré­
sente un « mobile ». . . Le scénario sorcier se met en
place. La thèse de Mme Favret-Saada tient en quelques
mots bien sentis. Le sorcier-désorceleur induit, sou­
vent à son insu, par ses rituels, par ses formules, par
ses actes, une attitude mentale nouvelle chez ses
protégés. Ils sont en rupture. Il les oblige, par une
sorte de rendez-vous avec eux-mêmes - prières,
déplacements, attitudes, quantité de gestes divers -, à
bouleverser leurs comportements. Face à « l'autre »,
la belle-mère, le choc se veut encore plus net : la
regarder dans les yeux, ne pas ciller, ne pas accepter
de lui prendre la main ... Au fil des mois, avec le tra­
vail acharné du sorcier désenvoûteur, très présent,
très rassurant, la « magie mentale » opère. Le chef
d'entreprise reprend confiance en lui. Son couple
s'est à nouveau solidarisé. Sa passivité résignée s'est
muée en attitude hyperactive : «L'ensemble de ces
actions équivaut à une thérapie du collectiffamilial
des exploitants... [ ... ] Par le biais des prescriptions
de protection et de non-communication agressive,
elle vise à faire récupérer aux ensorcelés de la

143
'force" en leur enseignant le maniement de la vi
lence indirecte. » 1 Bref, une bonne vieille techniqu
d'affirmation de soi, comme le sous-tend l'hypothèse
Favret-Saada. Il est vrai qu'en quelques mois Pierre­
Yves et sa femme ont vu leur situation basculer
affaires conclues, association profitable sur le point
d'être signée, vignes débarrassées de leurs parasites.
Même les clôtures, malgré un hiver de plus, ne se
rompent plus ! Au bord du dépôt de bilan, l'exploita­
tion est sauvée : le jugement du tribunal de commer­
ce offre de confortables délais au couple de viticul­
teurs. Pierre-Yves, transformé, signe des contrats de
3 000, 4 000 bouteilles ... À côté, en revanche, Mme
Belle-Mère plonge. Ce sont ses vignes, désormais,
qui sont envahies par la végétation. Des bouchons
d'une cuvée de vins vieux, chers, dans la cave, ont
subi l'effroyable pourriture du liège. À la nouvelle
lune, en fin de phase descendante, Claude s'en est
venu imposer ses deux mains chacune garnie d'un
crapaud desséché sur le tracteur « ennemi ». Depuis,
le mécanicien du village se demande encore pourquoi
la boîte a lâché. À l'heure où nous écrivons, la récol­
te de Mme Belle-Mère présente tous les signes d'un
pourrissement préoccupant. Enfin, pire que tout, elle­
même est tombée malade: elle souffrirait d'un cancer
des poumons et de polypes oesophagiens. Pour une
non-fumeuse ...

De la psychologie d'un tracteur...


Nous sommes là au cœur du mystère.
Si Mme Favret-Saada a posé le bon diagnostic,

144
< t ut e pa e dan la tête » comme dirait le commun
c1e mortels. Nous verrons à travers l'aventure de
laude de Jussieu que ce schéma psychologique lui­
même connaît ses limites. Il n'empêche que comme
l'exprime l'ethnologue, il nous faut « rompre une fois
pour toutes avec la problématique du vrai et du faux
et considérer le désorcèlement comme une institution
de rattrapage : un dispositif destiné à aider certains
sujets (les chefs d'exploitation et de famille) à fran­
chir un passage devant lequel ils ont échoué [ ...] » 2
Ne pourrait-on pas dire la même chose des chefs d'É­
tat?
La réponse à la question de l'ami évoquée en
début de chapitre est donc bien nette : oui, la sorcel­
lerie existe, nous l'avons rencontrée. Oui, elle est
opérationnelle. Est-ce en soi un phénomène mental
relevant du seul psychisme ? En partie, peut-être,
sans doute. Pourtant, le schéma explicatif psycholo­
gique serait-il le bon qu'il faudrait dès lors déclarer
séance tenante Claude de Jussieu docteur en psycho­
logie honoris causa et l'inviter à ouvrir son cabinet,
avec les félicitations de Freud et ses disciples ! Car à
lui seul, l'humble Bourguignon sorcier serait plus
efficace qu'une armée de « psys » partis pour dix ans
d'analyse... À notre avis, la vérité est ailleurs, un peu
plus à l'ouest, comme dirait le professeur Tournesol.
Dans la vie de Pierre-Yves, Odile, leur fille et leur

1. Op. cit.
2. Op. cit.

145
grand-mère elle-même, « tout devient bizarre. L'o
culte nous remet en cause. » Le jour du procès qui
décidera ou non de la liquidation de son entreprise,
Pierre-Yves joue sa survie professionnelle face à
l'avocate de la partie adverse qui l'agresse. Il
applique les préceptes du sorcier : capter le regard de
la présidente du tribunal. Certes, c'est mieux, sur le
plan psychologique, que de baisser la tête ! Mais la
main de Pierre-Yves, dans sa poche, s'accroche au
sachet de protection concocté par son avocat invi­
sible, Claude. « Le sachet me brûlait la main. Comme
l'embout d'un séchoir. » La présidente, contre toute
attente, renvoie sa décision aux calendes : Pierre­
Yves échappe à la faillite. Psychologique ?
- Tout ça, l'idée que "l'autre" est sur votre
peau, que le sorcier a entrepris de vous sauver, que
les choses semblent s'améliorer, c'est un effet place­
bo, non ? 1
Odile : - En tout cas, ça nous a redonné de la foi
et de l'énergie.
Pierre-Yves : - Je passe une heure par jour aux
rituels. Claude m'a obligé à faire des choses. J'ai
envie d'écrire un roman, celui de ma vie2 .
Dans ce coin de Bourgogne, de bien curieux
phénomènes mettent en jeu le bonheur et la mort, la
réussite et la maladie. Est-il raisonnable de penser
que la seule « affirmation de soi » à laquelle Mme
Favret-Saada prête tant de pouvoir suffise à conduire
le couple de viticulteurs vers la réussite, et la comman­
ditaire présumée à la mort ? Tout autour de Pierre-Yves
s 'orchestre une série de coups de chance quand, dans

146
l même temp , e concmrent , faux ami , e nne­
mis voient une pluie de tracas s'abattre sur eux
méventes, petits complots sordides qui se retournent
contre leurs fauteurs, tracteur-enjambeur qui tombe en
panne ... Dans le garage interdit de Claude de Jussieu
décrit au chapitre 1, un bocal dans lequel s'étouffe dans
la fumée tabagique le simulacre de Mme Belle-Mère
semble correspondre à la suspicion de cancer chez cette
non-fumeuse. Si c'est bien la « force du mental »
soupçonnée par l'ethnologue qui produit ces effets sur
elle, et non pas du tout la « magie » du sorcier, alors
cette force paraît décidément bien terrifiante ! Écrivons­
le autrement: le simple changement d'attitude du beau­
fils de cette dame suspectée des pires desseins, la façon
nouvelle qu'il a de la regarder avec assurance, auraient
donc suffi à induire chez elle un cancer des voies supé­
rieures et des polypes dans !'oesophage? À moins, tout
est possible, que la maladie ait frappée par hasard cette
malheureuse, au moment même où le désorceleur
redonnait à ses clients « le jus », comme il dit. Mais
alors il faut croire que le même hasard est cause de la
prolifération des ronces ou du pourrissement des bou­
chons, dans la cave. Ou bien encore que la malchance
des concurrents de Pierre-Yves tombe pile au moment
où lui-même, avec son moral de battant, rafle les com­
mandes.

1. L'effet placebo, bien connu en médecine, détermine une


action mesurable quelconque alors que la cause qui est censée
l'induire n'existe pas matériellement.
2. Ce constat de nos deux viticulteurs semble donner de la force
aux arguments de l'interprétation psychique.

147
- Claude, ne pensez-vous pas sincèrement, qu
vos interventions aient un effet psychologique puis­
sant sur vos clients ?
- Mais si, bien sûr ! Arriver en « sauveur » ras­
sure. En face, on reprend confiance en soi. Et alors,
le reste ? Les clients qui n'entrent même plus dans
votre exploitation, c'est psychologique ? Une boîte de
vitesse qui flanche, c'est "mental", comme vous
dites ? Elle a p'tête été influencée par le moral du
voisin ? »
Toutes les hypothèses restent ouvertes. Nous
vous laissons juges.

Maraboutage par fonctionnaire ripoux


L'histoire de Colette, elle, ne suit pas exactement
le schéma de référence décrit par Mme Favret-Saada.
Les ensorcelés du bocage qu'elle a étudiés ressem­
blaient à la situation de Pierre-Yves et Odile. Mais
Colette, elle, vit dans une grande ville. Elle a mené une
carrière de secrétaire à responsabilités dans le secteur
des assurances. Or, un jour, tombe le verdict des
médecins : Colette souffre d'une maladie orpheline
dégénérative 1 • Elle est handicapée. Peu à peu, ses
muscles vont s'atrophier. Déjà, elle ne peut conduire
qu'une voiture aménagée, sans embrayage ni freinage
au pied. Elle approche de la cinquantaine.

1. Une maladie est dite orpheline quand elle se révèle incurable,


sans thérapie possible.

148
on mari, lui, ne va pas le supporter longtemps.
Il est fonctionnaire d'un grade moyen. Il lui jette un
« Je te plaque » et prend la poudre d'escampette, la
laissant seule avec leurs deux enfants, une fille, un
garçon. Il est vrai que le monsieur n'a jamais fait
montre de grande fidélité. Colette n'a pas encore tou­
ché le fond, elle perd son emploi. La dépression,
alors, a raison de son énergie. Lui reprochera-t-on de
s'accrocher à un espoir irrationnel, celui de consulter
un médium ? Elle vient de lire, dans la presse locale, les
fameuses prédictions d'un certain Claude de Jussieu,
celles qui se sont révélées si étrangement précises. Elle
prend rendez-vous. Après tout, elle consulte trois fois
par semaine un psychologue et ne se sent pas soulagée
pour autant. Ses visites chez le médecin s'intensi­
fient : la douleur la tient. En permanence. Claude
écoute cette petite femme enfoncée dans son enfer.
« Demandez le divorce, lui conseille-t-il, cet homme
ne vous vaudra que de la souffrance. » Comme pour
lui donner raison, le fonctionnaire brutal commence à
frapper son fils qui dépose plainte. Protégé par sa
fonction, le père indigne n'écopera que d'un avertisse­
ment de sa hiérarchie. Il plastronne, refuse le divorce,
insulte l'avocat de Colette que son beau-frère, méde­
cin, tente de faire passer pour folle. Passons sur les
drames de ce couple à la dérive, les foucades de l'hom­
me, le divorce prononcé aux torts partagés, la pension
alimentaire à laquelle il est astreint.
Nous sommes en novembre 2001. Claude, dit-il,
« sent » que quelque chose déraille chez Colette. Elle
vient lui confier le secret qui la pétrifie de honte :

149
depuis des semaines, des mois, des cauchemar terribl
hantent ses nuits. Quand elle nous répète alors ce qui lui
arrive, elle doit rassembler tout son courage pour évo­
quer les images oniriques au milieu desquelles elle se
réveille, en nage : des rêves pornographiques l'as­
saillent, elle se voit livrée aux pires pratiques, jusqu'à la
zoophilie. Les disciples du Dr Freud l'écouteraient
d'une oreille attentive : pulsions sexuelles refoulées ?
La pauvre Colette n'en peut mais. Le désorceleur Jus­
sieu estime qu'un marabout payé par « l'ex » agit
contre elle depuis une ville voisine. D'après lui, il
« charge » méchamment la malheureuse. Quelques
séances de désenvoûtement plus tard, Colette consta­
te : « les symptômes disparaissent. Plus de rêves
odieux. » Claude lui a confectionné ses fameuses
boulettes séchées dans lesquelles, affirme-t-il, sont
détournées les énergies maléfiques du marabout
ennemi. « Je ressens l'échauffement quand je les
touche » précise Colette. Au cœur du mélange pré­
paré par le sorcier côte-d'orien les cendres d'une
photo du triste sire de mari, celles de l'un de ses vête­
ments et même... l'image du marabout attaquant !
Car Claude en est certain, celui que le mari a payé
pour expédier sa femme au diable est ce marabout
dont le portrait est publié dans une publicité locale.
Ainsi le circuit est bouclé : commanditaire et magi­
cien sont noyés dans la même gangue de terre. Pour
Claude, le retour du maléfice en effet boomerang vers
le mari est imparable. Du reste, il crée, comme on l'a
vu dans le cas de Pierre-Yves et Odile, une dagyde du
fonctionnaire sur laquelle il exerce le redoutable pou-

150
v ir qu il revendique. Il était temps, dit-il. Une voisi­
ne affirme avoir vu rôder le marabout près de chez
olette. On trouve même un crapaud noir, vivant, tout
près. La fille du couple séparé tombe malade, tandis
que son frère, jeune garçon calme, montre des accès
de violence. Sommet démentiel de la crise, dont on
pourrait tirer un polar glauque : le mari fait écrire à sa
propre mère un témoignage par lequel elle dénonce
l'inaptitude de Colette à élever ses enfants. L'assis­
tante sociale s'en mêle. L'affaire s'envenime à la
suite d'un dépôt de plainte de Colette. Furieux, le
fonctionnaire vient menacer son ex-femme de vio­
lences si elle s'avise de déposer plainte à nouveau...
En voulez-vous vraiment encore ? La suite de l'his­
toire de Colette, vrai roman noir, fourmille de détails
odieux, de péripéties malsaines, de rebondissements
tordus. Style Violence conjugale et Basic Instinct réu­
nis. Une nuit, Colette se rêve ver de terre. Elle se
réveille assise dans son lit en train de réciter la prière
libératrice que Claude de Jussieu, sorcier-soignant,
lui a demandé de dire chaque jour. Pour elle, le mes­
sage est clair : on veut la mettre en terre, mais elle
saura s'en échapper. Son subconscient fait le reste, au
point de déclencher le rituel de sauvegarde dans son
sommeil même ! Les dernières nouvelles : persuadé
que le ripoux continue à faire marabouter sa cliente,
le désorceleur a sorti le grand jeu. Aujourd'hui, très
malade, l'individu semble avoir renoncé à venir terro­
riser son ex-femme. Colette, elle, malgré sa maladie
incurable, se porte étonnamment bien.

151
Le roman Mitterra1·ul
Voilà donc une autre page du grand livre de la
magie noire au quotidien, éloignée des schéma
récurrents et des interprétations psychologique
chères aux ethnologues et aux psychologues. Si l'on
apprend bientôt le décès du fonctionnaire infidèle,
violent, truqueur, qu'en conclura-t-on? Que ses excès
de luxure et d'alcool l'ont tué ? Qu'une immanente
justice divine a mis un terme à sa vie dissolue ? Ou
encore que les prières du bon sorcier Jussieu ont eu
un effet psychologique tel que son souffre-douleur de
femme a retrouvé la « pêche » (autrement dit, à la
seule vue de sa vitalité, l'ex-mari serait tombé mala­
de?). Comme l'on veut. Au fond, ne prend-il pas ses
délires pour des réalités, ce Claude sans cesse en aler­
te, à l'écoute des âmes qui lui soufflent ses combats?
Est-ce toujours le hasard qui sert ses projets, ses
haines, ses luttes? Les« films» qu'est censé lui pro­
jeter l'au-delà, films catastrophes où des avions s'é­
crasent sur des symboles américains, où un président
français risque la balle qui le ratera, ne sont peut-être
après tout que des délires fort courants en hôpital psy­
chiatrique. Mais alors, comment soigner nos dirigeants,
nos chefs de parti, nos élus, nos décideurs, nos cham­
pions, nos patrons, eux qui paient des sorciers, qui se
plient aux rituels, qui recherchent le pouvoir, l'argent,
l'anéantissement de l'autre, l'or de leurs ambitions?
Un roman, paru en 1994, a été oublié un peu
vite. Son titre, Le nègre du Palais. Son auteur, Thier­
ry Pfister, essayiste, « témoin privilégié des coulisses
du pouvoir » comme le présente son éditeur Albin

152
Mich 1 1• e roman a rencontré un certain succès,
mais on ne le trouve plus qu'au rayon« livres rares»
des bouquinistes. Pourtant, il est surprenant.
Qui est le « nègre » ? Un personnage que le
romancier nomme Anta N'Golo. On ne saura jamais
trop de quel pays africain il est issu, mais il est un
vague neveu d'un authentique marabout assidûment
consulté par un président de la République française,
président dont le lecteur n'apprendra jamais le nom.
Dans quel palais ? Bien sûr l'Élysée, jamais nommé
non plus. Peu importe. Pfister n'a pas voulu écrire un
roman à clés réservé aux intimes du pouvoir. Le pré­
sident à peine romancé était François Mitterrand. Et
Le nègre du Palais n'est autre que le récit de la sorcel­
lerie ordinaire invitée à prendre ses quartiers à l'Élysée
par le plus croyant, le plus angoissé, le plus pharaonique
et le plus superstitieux des agnostiques, Mitterrand.
Dans ce qui demeure un roman, où, après tout,
l'auteur a bien le droit d'imaginer, d'inventer, d'em­
bellir, il ne fait pourtant aucun doute que Thierry
Pfister a évoqué un vrai « secret d'État ». « Ce

1. Cette courte bibliographie de Thierry Pfister montrera à quel


point l'homme sait de quoi il retourne : Lettre ouverte aux gar­
diens du mensonge, Albin Michel, 1998, Le Mort Qui Parle (un
mystérieux dossier menace Jacques Chirac, Albin Michel, 1995),
Lettre Ouverte à la Génération Mitterrand, Albin Michel, 1992,
Le cadavre de Bercy, Albin Michel, 1991, La République des
Fonctionnaires, Seuil, 1990, La Vie Quotidienne à Matignon,
Gallimard, 1986.

153
fameux soir, ils s'étaient déjà rendus ensembl au
pied de l'arbre et, ensemble, ils avaient enfoui sous
les racines, dans la terre fraîchement remuée, les
amulettes qui garantiraient la pérennité du règne ... »
campe Pfister pour décrire les rituels du « Président ».
« De retour vers le palais, le marabout avait expliqué
que la charge magique ne serait pas éternelle : si le
Président exerçait plusieurs mandats ou s'il deman­
dait trop aux esprits, il faudrait penser à renouveler
l'opération. » 1 Pour le romancier bien informé, du
reste, la magie de ce N'Golo à laquelle aurait souscrit
pleinement un François Mitterrand rattrapé par la
maladie n'est pas simple fumisterie d'escroc. Ce sor­
cier bien réel rebaptisé N'Golo est, selon Pfister, « sans
doute venu jusqu'au fond de ce parc [de l'Élysée] pour
gagner de l'argent, mais il est d'abord un grand initié.
Il croit à sa fonction tout autant qu'il redoute les forces
dont il use. Il ne pense plus au Blanc en termes de
clientèle. Il éprouve pour lui du respect et une forme de
tendresse. Le Président leur a été bénéfique, à son
oncle, à lui, aux frères restés au pays. Il a payé hier, il
paye aujourd'hui.[... ][N'Golo] doit s'acquitter d'une
dette et protéger ce vieillard puisque, en dépit de tous
les gardes de son palais, un ennemi est parvenu à lui
inoculer le mauvais ver. » Mitterrand victime de la sor­
cellerie (le ver est le cancer qui l'emportera) et client
de la sorcellerie. Dans le parc du palais où se promène
parfois un autre président, Jacques Chirac, un fétiche
consacré enterré par Mitterrand et son supposé sorcier
au pied d'un certain chêne dort-il encore sous la terre?
Pas sûr. Thierry Pfister clôt son roman sur les derniers J

154
j ur du pr i I nt al r qu s llicité p ur autoris r
de travaux d r nouvellement de la pelouse, il lance à
l'intendant : « Aussi longtemps que je serai le maître
en ce palais, on ne touchera pas à cette pelouse et
moins encore à son sol. Tenez cette consigne pour un
ordre exprès. Après moi, vous ferez comme bon vous
semblera. »2
Curieux roman qui résonne comme le message
d'un journaliste obligé de révéler les choses sous cou­
vert de fiction. En 1995, chez le même Albin Michel
décidément très attentif à la personnalité magique de
l'ancien président, un certain Nicolas Bonnal s'était,
lui, attaché à rendre crédible la dimension occulte
d'un homme complexe3• Cet auteur des plus auda­
cieux avait fini par soupçonner François Mitterrand
de n'être rien moins que la réincarnation du pharaon
Séti I ! Bonnal citait au passage les curieux propos du
journaliste Georges-Marc Bennamou, un « proche »
de plus, pour lequel « Mitterrand était un dibbouk, un
esprit possédé. »4

I. In Le nègre du Palais, Thierry Pfister, Albin Michel, pages


126/127.
2. Op. cit., page 284.
3. Mitterrand le grand initié, par Nicolas Bonnal, première édi­
tion chez Claire Vigne, 1995, puis nouvelle édition refondm
chez Albin Michel, 2001, sous le même titre.
4. Un « dibbouk » est un esprit capteur de l'âme d'un être
humain dans la mythologie juive. Le journaliste Georges-Marc
Benamou tente aujourd'hui de tirer un film de ses souvenirs dans
l'intimité du président, adapté de son livre Le dernier Mitterrand
(Plon 1996), intimité du reste vigoureusement contestée par la
famille Mitterrand ...

155
Nos sorciers de la République, en tout ca r s­
semblent décidément beaucoup aux Anta N'Golo et
aux Claude de Jussieu qui semblent orbiter dans le
« hautes sphères ». Un Jacques Chirac longtemps
soucieux de ressembler au pharaonique président
dont il fut l'un des premiers ministres s'inscrit-il dans
son héritage sorcier ? Faudra-t-il qu'un témoin en
coulisses comme Pfister compose un jour le roman
qui décrive les secrets si mal gardés d'une Ve Répu­
blique rimant avec magique ? En ouvrant sous vos
yeux le dossier, nous n'avons pour notre part que
tenté des suppositions logiques à partir de témoi­
gnages irréfutables et de sous-entendus chuchotés ter­
riblement bruyants ...

Et maintenant ?
Si nous prêtons le moindre crédit au sorcier
Claude de Jussieu, dont les « pouvoirs » cumulent le
soin, la voyance et l'action sur les êtres et les choses,
cette Ve République occulte risque fort de connaître
quelques remous.
Récapitulons : en 2001, le sorcier blanc se
concentre sur les municipales à Paris. Tiberi est
« boosté », Séguin écrasé. Progrès des élus de feue la
gauche plurielle à Paris quand les municipales des
France d'en haut et du bas, du nord au sud, chassent
cette même gauche des conseils. En avril-mai 2002,
élections présidentielles surréalistes qui disqualifient
un Jospin favori au profit d'un Jacques Chirac lui­
même disqualifié au premier tour 1 • Montée inatten­
due d'un Le Pen. Extrême droite en embuscade. Parti

156
communi te laminé. L gislativ 2002: aucune inter­
vention du sorcier blanc (soucieux de laisser jouer un
équilibre qu'il qualifie de « naturel » ). Pourtant, les
résultats confortent les actions précédentes : Tiberi
député, Séguin et Chevènement (victime du triangle
pointe en bas Place Beauvau) morts politiquement,
gauche survivante à Paris.
Désormais, les politiques ambitieux verrouillent
leur axe de tir sur les prochaines présidentielles,
qu'elles aient lieu dans deux ou cinq ans. Auparavant,
l'année 2004 aura dénombré une rare série de rendez­
vous électoraux : scrutins régionaux, cantonaux,
européens et sénatoriaux. Selon les lois de la sorcel­
lerie, les effets des rituels/incantations/boulettes
chargées perdurent quelque temps si rien ne vient
contrarier leur direction. Or, une année avant, en mai
2003, se tient un congrès politique majeur, celui du
Parti socialiste, justement dans la bonne ville de
Dijon. Capitale bourguignonne.
Comment imaginer que le Bourguignon à la cas­
quette kaki qui n'hésite pas à« monter» à Paris pour
semer ses mélanges de haute magie n'entreprendra
pas, à sa façon, sa campagne magique, son program­
me astral, sur ses terres ? Mais au fait, cette mouche
du coche du respect des engagements politiques est-il
de droite ou de gauche ?

1. Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès sont sur le point de


publier une analyse de Jean-François Cambadélis intitulée à
juste titre Une étrange défaite.

157
Au terme des heures passées en a compagnie
au détour des petits mots de cet amateur de mgby qui
ne supporte pas les trahisons du foot, nous nous ren­
dons à l'évidence : les« voix» qui le guident, paraît­
il, « là-haut», ne votent ni à droite ni à gauche ! Elles
exigent l'équité et le respect de la parole donnée. On
n'en attend pas moins de ces entités proches de
quelque bon dieu. Du coup, les missions secrètes de
Claude de Jussieu semblent frapper alternativement
les trahisons et les manquements aux promesses, à
droite comme à gauche. Un bémol à tout ce joli jeu, à
destination des lecteurs qui voudraient voir trop rapi­
dement dans le petit sorcier l'arbitre tout-puissant des
justes causes : comme tout humain, Claude a ses
défauts et ses qualités. Pour connaître les premiers,
nous ne l'élirons jamais messie des causes justes. Du
reste, lui-même ne brigue pas le statut de saint.
Mais il semble logique que celui qui a cherché,
par souci de l'éthique, à bloquer la réélection du pré­
sident actuel, qui affirme avoir manqué de temps
(« six mois de plus, et il ne passait pas ... »), qui
avoue même n'avoir pas pu maîtriser complètement
les événements, tienne à aller jusqu'au bout de son
entreprise. À Dijon, en mai prochain, instruit par ses
expériences récentes, c'est ce qu'il fera. « J'ai voulu,
en saisissant le ministère de l'Intérieur dans mon tri­
angle magique fin 2001 et début 2002, donner une
leçon au ministre en exercice. J'ai eu tort. J'ai
"explosé" Jospin. » Claude le médium prépare dans
la ville du socialiste François Rebsamem ce qu'il
nomme la « solution » aux courants antagonistes du

158
J? ! Entr l ébauch d une fi rmation emmenée par un
Dominique Straus -Kahn blanchi par la justice et
réhabilité par ses pairs, le fort contingent des « fabiu-
iens », l'alliance Aubry-Glavany que la journaliste
Pascale Sauvage désigne sous le joli nom des « deux
teigneux », l'isolé Hollande ou « le conglomérat »
Guigou-Vaillant 1 , le sorcier a choisi ... Suspense. Une
discrétion minimale sied à ses entreprises. Au passage,
il « donnera du jus » au maire actuel de Dijon - étran­
ger aux desseins du sorcier. Passons sur ses raisons,
elles sont liées à ses inspirateurs <l'outre-vie. C'est le
22 août dernier, lune montante oblige, que se sont mises
à brûler les premières bougies blanches « travaillées »
par le sorcier en faveur des caciques, après tout pas plus
ridicules que les cierges votifs des chapelles. Reste à
prendre rendez-vous, un de plus, avec l'avenir, histoire
de confronter le sorcier à ses prédictions : si sa magie
opère, alors l'on devrait assister à l'émergence d'un
grand parti unique de gauche emmené par le courant x.
Difficile pari face à un gouvernement qui additionne
littéralement les points de cote de popularité, emmené
par un Raffarin qu'on imagine mal se fier aux sorciers,
n'en déplaise à ses origines rurales, et qui a ce mot
juste : « Remettre la France dans le bon sens». Lequel ?
Celui que lui souffle peut-être son fils Denis dont on
apprend le 16 août, sur RTL, au journal de 9 h 30, qu'il
est un ... médium ! Assidûment consulté par la classe
politique, ajoute la radio. Magnifique ! Comment

l. In Le Figaro, 25 juillet 2002.

159
douter que son père ne lui prête oreille ? Ce père qui
sûr de lui, répète à l'envi qu'il n'est là qu'à titre tran­
sitoire. Ah, France magique, France des sorciers,
France des votants !

***
Faut-il« brûler» un Claude de Jussieu ?
Ériger de nouveaux bûchers symboliques à l'en­
contre de ces sorciers de la République qui vivent
incognito parmi les Gaulois de l'hexagone ? Si les
princes qui nous gouvernent ne se fient pas à leur
seule intelligence, si leurs programmes sont autant
magiques que démocratiques, si le pouvoir du xx1e
siècle est affaire de batailles de sorciers, que faut-il
faire ? Chasser les marabouts du Temple ? Refuser le
dopage de nos présidents ?
Pas si vite.
Claude de Jussieu et les hommes du don qui
agissent « pour le bien » - en sorcellerie, paraît-il,
beaucoup plus difficile à obtenir que le mal - sont
finalement de sacrés régulateurs sociaux. Agents psy­
chologiques des faibles, ils rappellent aux puissants
qu'ils sont mortels 1• Ce sont des « équilibreurs » de
l'invisible. Si un sorcier met les« esprits» au service
d'un roi, un autre évoquera les siens au bénéfice d'un
misérable. Le « don » réconcilie France d'en haut et
France d'en bas. Pour un religieux comme le père de
Rosny, il s'agit même« d'un ensemble de comporte­
ments et de pratiques permettant à une société
donnée de gérer les tensions provoquées en son sein

160
par d r s ur '. � Jolie r connaj ance d la part
d'un homme peu u pect de favoriser les entreprises
diaboliques.
La sorcellerie, de tout temps, à travers toutes les
civilisations, est un outil de pouvoir. Le maître des
magiciens au xvme siècle, un abbé, Constant - plus
connu des initiés sous le pseudonyme d'Éliphas Lévi
- osait qualifier la sorcellerie d' « art royal ». Il y
voyait la puissance légitime des gouvernements éli­
tistes, soucieux de ne pas laisser la conduite des
nations aux aveugles...
Toutes les démocraties sont hantées par les
mêmes symboles, elles sont partout modelées par des
sorciers au service de gouvernements fébriles : nous
irons à leur rencontre à travers d'autres enquêtes en
préparation.
Celle-ci, au fond, se résume à une certitude,
celle de savoir que les puissants les plus intelligents,
les plus hautains, les plus machiavéliques, les plus
diplômés, les plus riches, les plus libres penseurs sont
aussi les plus superstitieux, les plus crédules, les plus
manipulés, les plus âpres, les plus pusillanimes des
êtres face à la mort, le pouvoir et la richesse.

1. Allusion à cette pratique de la démocratie romaine que l'on


nomme le memento mori : lorsqu'un empereur ou un général
était jugé digne du « Triomphe » (défilé en grande pompe dans
la cité), un esclave se tenait près du monarque, chargé de lui
répéter, pendant tout le temps du défilé, « Souviens-toi que tu es
mortel»).
2. Op. cit.

161
Voilà qui résonne comm une b 11 l ç n d
morale.
Cette leçon valait bien un ouvrage, sans doute

Paris, août 2002


ANNEXES
t

Schéma de protection
SECRETS DE SORCIER

Pour avoir côtoyé quelques mois Claude le sor­


cier, nous avons approché le quotidien de cet homme
qui ne dort guère plus de trois ou quatre heures par
nuit, par tranche de quinze à trente minutes. Nous
avons assisté à ses incantations, ses préparations,
nous avons ouvert son recueil de prières... du moins
quand il nous l'a autorisé.
Avec son accord, nous avons voulu lever
quelques secrets, décrire quelques-unes de ses pra­
tiques de façon à compléter ce témoignage unique.
Une certitude: aucune de ces« recettes» ne sera
d'une quelconque façon efficace pour l'apprenti sor­
cier qui voudrait s'en inspirer. Pour deux raisons :
d'abord parce que ne s'improvise pas « homme du
don» qui veut. Ensuite parce que Claude de Jussieu a
soigneusement « oublié » par-ci par là un détail de
son rituel...

168
Tel quel, ces quelques secrets d'un sorcier, sont
autant de documents vrais destinés à vous faire tou­
cher du doigt le quotidien d'un magicien du :xx1e
siècle. Qu'on en rie ou pas, qu'on y croie ou non, des
personnalités prestigieuses comme des anonymes
superstitieux se fient à ces pratiques et y mettent le
prix. Au milieu de cette relation sociale, une certitude, le
sorcier Claude de Jussieu n'est pas un charlatan. S'il
trompe les gens, alors c'est en se leurrant lui-même...

Boulettes de terre, la clé du mystère


Voici comment pourrait se passer la journée
ordinaire d'un homme hors du commun. Entre ses
préparations, ses rendez-vous avec ses clients, la
réactivation de ses boulettes, les décalages horaires,
les cycles lunaires, ses « conversations» spirites, sans
oublier, tout simplement, la charge de son commerce,
il faut une santé de fer à Claude de Jussieu pour
« boucler» ses journées.

Un jour type pourrait commencer par le façon­


nage des fameuses boulettes dont un sorcier fait ses
« armes » les plus courantes. Le mélange condensé
chargé le plus utilisé, tient du modelage et du rituel.
Qu'il s'agisse de « maléficier » un périmètre ou, au
contraire, y créer une influence positive, les boulettes
entrent en scène. Seuls changent alors les ingrédients
et les incantations.
Voici la « recette » d'une boulette de magie
nmre.

169
- Le sorcier se procure, de nuit, en hme de n­
dante, de la terre d'une tombe fraîchement creusée. L
mort qui y repose s'est suicidé, ou a vu sa vie brutale­
ment abrégée, victime d'un meurtre ou d'un accident.
- En prenant la terre, le sorcier prononce une
incantation, puis bénit le mort pour amoindrir l'effet
de sa violation de sépulture.
- La terre repose trois jours. Puis le sorcier va la
magnétiser avec ses mains trois jours durant en répé­
tant l'incantation appropriée.
- Il mêle alors à la terre préparée les ingrédients
voulus. Il peut s'agir de sang, d'entrailles de cra­
pauds, d'herbes, de poudre d'os, liés à l'eau de pluie
mêlée de lierre. Le mélange est alors assez plastique
pour avoir la consistance de la pâte à modeler.
- Le mélange repose trois jours. Il suffit ensuite
de le façonner en boulettes. Le sorcier en modèle
alors une trentaine, puis les laisse sécher. Elles reçoi­
vent les incantations voulues tout au long de trois
autres jours.

Le mode opératoire est largement semblable


dans le cas des boulettes destinées à créer une
influence positive, à quelques détails curieux près.

- La terre est « cueillie » en lune montante à par­


tir de la tombe d'un décédé qui a vécu au moins
quatre-vingt-dix ans sur Terre.
- Bien sûr, l'incantation change de sens : « Que
cette terre amène le bonheur, la réussite et la santé. »

170
- Le r i r lu ·nit, la purifie à l'aide de s 1
consacré t d au bénite.
- Dans l'amalgame, ce sont des herbes précises
qui remplacent les ingrédients dits du « mal ». Le
soleil y a sa place sous forme de tournesol et de mar­
guerites jaunes.
- Le sorcier pile des cristaux de roche pour les
intégrer au mélange.

Une erreur de composition suffit, explique Clau­


de de Jussieu, pour transformer une boulette positive
en arme négative. Séchage trois jours. Un brin de buis
béni lors de la fête des Rameaux complète la recette
de sorcellerie « chrétienne ».
Mais aussi polyvalentes soient-elles, les boulettes
n'auront jamais, selon notre sorcier, la« puissance» de
l'organique. De Jussieu prélève donc dans la campagne
environnante les crapauds, petits ou gros, qui donne­
ront leur corps, sinon à la science, en tout cas à la
magie.

Puissance du crapaud
Qu'on le regrette ou pas, ce type de batracien
entre de tout temps dans l'arsenal sorcier. Capturé
vivant ou simplement ramassé mort le long des
routes, il est une matière première essentielle pour le
désorceleur.

- Les mains protégées par des gants de chirur­


gien, le sorcier prélève les entrailles de l'animal mort,
et prononce une incantation qu'il ne souhaite pas voir

171
citée. Il les place dans un bocal hermétique et le lai
macérer.
- Le corps de l'animal est mis à sécher fixé sur
une planche à l'aide de clous de cercueil - Claude de
Jussieu s'assure de la complicité d'un fossoyeur.
- Le sorcier prononce une incantation répétée
sept fois par jour pendant neuf jours, chiffre de la sor­
cellerie.
- Il magnétise les crapauds séchés en lune des­
cendante : beaucoup plus rapidement que dans des
conditions naturelles, les corps des batraciens
sèchent, deviennent particulièrement durs.
- Pour les rendre opérationnels, ils sont à nou­
veau encloués à l'aide de clous de cercueil noirs. Le
sorcier dissimule dans le corps une petite croix noire
en bois.
Ces préparations constituent pour le sorcier une
part non négligeable d'un emploi du temps surchargé.
Mais même s'il agit « pour le bien », le désorceleur
attaquera parfois avec détermination des adversaires
qu'il juge potentiellement dangereux. Il se dirigera
alors, pour accomplir les rituels, dans le garage qu'il
a consacré au« mal», dans sa terminologie.

Rituel de magie noire par os humain


Il s'agit d'un rite de mort.
En un lieu sombre et isolé, par lune descendante,
le sorcier se vêt de noir.
Sept jours d'affilée, à la même heure, il pronon­
ce sur l'os humain une incantation maléfique. Nous
tairons le reste de la préparation par précaution.

172
Il uffl. ·ur l '
Le rituel pr nd place très précisément entre
minuit et une heure. La lumière d'une bougie noire
éclaire la scène.
Dès lors, le« mal» est passé vers la victime.
Véritable vecteur entre ciel et terre, le sorcier
ignore quand les effets de sa magie noire frapperont
la« cible».

Dialogues avec l'au-delà


Il ne se passe pas une journée sans que notre sor­
cier ne dialogue avec le frère qui a mis fin à ses jours.
Soyons clairs : dans le monde magique, rien de plus
normal. Un psychiatre y verrait, lui, la trace d'une
bouffée délirante.
Hors les athées absolus, les sceptiques convain­
cus et les croyants qui, avec l'Église chrétienne,
condamnent les pratiques du dialogue avec les morts,
un tel échange avec l'au-delà comblera les adeptes
des techniques de la transcommunication (écriture
automatique, enregistrements sonores, etc.)
Dans le cas de Claude de Jussieu, cette transcom­
munication prend, selon ses propres mots, l'allure d'un
besoin« assimilable à une drogue».
- Comment s'établit le « dialogue » avec votre
frère?
-Je ne peux m'en passer. J'essaie de l'établir à
heure fixe, tôt le matin pour moi ou très tard dans la
nuit, mais je « l'appelle» en cas de besoin. Il est tou­
jours avec moi, j'ai sa photo dans une plaque de mon
bracelet.

173
- Vous passez par l'écriture automatique ?
- La plupart du temps, oui, pour court-circuiter
mes propres pensées. Je pose un stylo sur une feuille
de papier. Ça part tout seul.
- Si vous ne disposez pas de papier ...
- Je pose un doigt sur mon plexus. Comme un
stylo. Je « lis » ses mouvements sous forme de mots
tracés. Si je cherche une confirmation, je
« l'appelle » au matin.
- Certains disent que si les morts communiquent
ainsi avec les vivants, ils sont arrêtés dans leur
ascension supposée ...
- Mon frère a encore besoin d'être secondé. Et
moi aussi, j'en ai besoin constamment. Il « monte » et
« descend » ...

***

Claude de Jussieu a-t-il, par magie, retenu à la


vie un ami mourant? Il en est persuadé. Nous versons
au dossier le récit qu'il nous en a fait.
Le « maître » en sorcellerie de Claude, atteint
d'un cancer du cerveau, sombrait de façon répétée
dans le coma. L' « élève » se précipitait à chaque fois
à son chevet et prononçait les prières voulues. Le
malade en soins palliatifs reprenait connaissance, au
prix de nouvelles souffrances : il ne devait pas « partir »
à la fête des morts, se justifie le « panseur de secrets ».
Malgré tout, à cinquante-sept ans, son ami finit par
mourir. Claude de Jussieu affirme qu'ils restent en
communication. S'il obtient, parfois, des messages du

174
di paru e t dit-il par l interm diair de l'entit de
on frère. Au-delà de la mort, le « maître » conseille
encore, paraît-il, celui auquel il a livré ses secrets de
sorcellerie.
BOBOS ET REMÈDES DE BONNE FEMME ...

Un trait constant de la sorcellerie au quotidien


le soin des bobos ou le maintien en vie. Chaque sor­
cier a « la prière qu'il faut » pour tel ou tel mal, du
plus bénin à la maladie la plus mortelle.
Dans le grand cahier du sorcier de Côte d'Or,
s'empilent quantité de prières ad hoc pour mille tra­
cas de l'existence. C'est le savoir-faire des rebouteux.
On le sait, les sorciers sont des « cumulards » du don.
Renaissent ainsi quantité de prières simples
empruntées à la foi naïve, évoquant tous les saints de
la religion chrétienne, que récitent sans barguigner
croyants et athées ...

Contre les verrues


Après avoir frotté la verrue avec un oignon, le
« panseur de secrets » se poste sur un terrain exposé
aux rayons lunaires et s'adresse à l'astre des nuits en
ces termes, tout en jetant l'oignon

176
Salut pleine lune
Voici un présent
À emporter loin d'ici

Il s'en retourne ensuite par un autre chemin que


celui par lequel il est venu.

***

Autre recette
À l'aube et à jeun, prendre autant de petits pois
qu'il y a de verrues et toucher chacune avec un pois.
Jeter les petits pois dans une haie par dessus l'épaule
en prononçant à chaque fois

Verrue, tu t'en vas loin de moi.

Rentrer chez soi par un chemin autre qu'à l'aller,


en déclamant cinq Pater et cinq Ave.

Pour le travail
Sorcier des villes comme sorcier des champs
disposent chacun d'une prière évoquant un saint de la
religion pour chaque drame de la vie. En priant Saint
Joseph, les « clients » de Claude retrouvent-ils du tra­
vail?

« Saint Joseph travailleur célèbre de la bible,


charpentier modeste qui sut nourrir et chérir l'enfant
Dieu, je te demande ton aide. Je te demande le travail

177
qui sur cette Terre est dû à tout homme t tout fi mm,
de bonne volonté. Au nom de Dieu qui m'a donn la
force physique et l'esprit, je veux mettre tout cela au
service des autres hommes. Être privé de travail
serait me priver de vie et de dignité. Je ne demand
ni l'aumône ni l'argent, mais l'occupation de me
mains et de ma tête pour le bien du plus grand
nombre. Je veux comme toi, Saint Joseph, ne rester à
charge pour qui que ce soit. Je veux comme toi selon
mes possibilités prendre en charge ma famille et tous
ceux qu'au nom de Dieu je pourrais aider.
Ainsi soit-il. »

178
Souffle de vie
Au détour du cahier, s'en viennent parfois des
prières inattendues, évoquant des saintes peu fami­
lières. Tel est le cas de Sainte Nathalie, appelée au
chevet de ceux et celles qui aspirent à respirer... Et
tout simplement, repousser la mort.

« Sainte Nathalie, fille de l'air, toi qui donne le


« respir », préserve-moi le plus longtemps possible de
« l 'expir » qui met fin à la vie. Donne-moi le souffle
qui fait vivre, le souffle qui soulage, le souffle qui
guérit. Écarte de moi le souffle pénible qui fait souf­
frir, donne-moi le souffle d'être, souffle de plaisir.
Pour mon travail, donne-moi le souffle de la force.
Sainte Nathalie, donne-moi le souffle de la création et
de la procréation.
Sainte Nathalie, que l'air devienne pour moi
une nourriture céleste. Sainte Nathalie, fille des
grands espaces, je te remercie, et avec toi je veux être
dans la gloire de Dieu.
Au nom du Père, au nom du Fils, au nom du
Saint-Esprit, ainsi soit-il. »

Contre les démons


Un sorcier doit prémunir ses « consultants »
contre les démons et les mauvais esprits.
Il leur donne alors à réciter la prière à Saint
Michel Archange ...

« Saint Michel Archange, pour la gloire de Dieu,


ta victoire sur les démons et les esprits mauvais est

179
connue. Archange, la puissance de ton glaiv
chassé devant toi pour les conduire en enfer l
démons attaquants. Avec courage tu les as affront '
Je demande ton secours pour les chasser de ma mai­
son et mes biens. Je demande ton secours pour le
chasser de ceux qui m'entourent comme de moi­
même. Par ta force et ta gloire, les esprits mauvais,
ordinaires et extraordinaires, retourneront au néant,
pour ta gloire et celle de Dieu le Père,
Au nom du Père, au nom du Fils, au nom du
Saint-Esprit, ainsi soit-il. »

Ainsi se rythme la vie du sorcier, entre bien et


défense, prières, préparations, rituels. Claude de Jus­
sieu est le désorceleur des gens ordinaires qui s'en
viennent le consulter. Il est aussi l'homme des causes
personnelles, l'apparent instrument d'une éthique
invisible aux redoutables enjeux.
Que cette plongée dans la réalité inattendue
d'une France secrète ne soit jamais rien de plus à vos
yeux qu'une promenade curieuse en terre étrangère.
TABLE DES MATIÈRES

Avertissements 13

Chapitre 1 23
Le livre de Claude

Chapitre 2 43
Élections en folie

Chapitre 3 67
Paroles magiques

Chapitre 4 85
La Coupe jusqu'à la lie

Chapitre 5 111
L'entourage

Chapitre 6 137
« Souviens-toi que tu es mortel »
Annexes
COLLECTION DOCUMENTS
(Extrait)

Le Pentagate Thierry Meyssan


Écologistes, petites esbroufes Jean-Paul Croizé
et gros mensonges
11 Septembre - L'effroyable imposture Thierry Meyssan
Le Crédit Agricole hors la loi ? Jean-Loup Izambert
Menaces islamistes Pierre-Henri Bunel
Asiles de la honte Pascal Colombani
Téléphones portables - Dr G. Carlo - Martin Schram
Oui, ils sont dangereux
Lions Club - L'enquête interdite Hugo Nhart
Crimes de guerre à l'Otan Pierre-Henri Bunel
Erika, le naufrage de complaisance Alain Malardé
Le dossier noir des cartes bancaires Pascal Colombani
Les armes de l 'ombre Marc Filterman
Lumières sur la Lune Philippe Lheureux
Femmes de 1'espace Anne-Catherine Souchon
Confessions incisives d'un dentiste Alain Amzalag
La délinquance des mineurs Laurence Cavé
L'amour polysexuel Jean-Bernard Roggeman
Ovni, enquête sur des faits Hugo Nhart
Terreurs virtuelles Jean-Paul Ney
Cyclone de l'enfer Irène Jarry
Le temps des puces Bruno Marzloff
/ Stéphane Glaziou
Cet ouvrage a été réalisé par la
SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l 'Estrée
pour le compte des Éditions Carnot
en septembre 2002
Imprimé en F'rt1111
Dépôt légal : septc1111lr • 00
N° d'impression: (l( 11/11
Vous croyez, vous, à la sorcellerie ?
Attention, pas les médiums, voyants et autres astrologues
permanentées : nous parlons bien des sorciers. Des mages, des
jeteurs de sorts et autres thaumaturges adeptes de magie noire
ou blanche, qui enfoncent des aiguilles dan _ des poupées,
fouillent la terre des cimetières, éventrent des crapauds ... pour
agir sur la réalité.
Savoir si ces pratiques sont efficaces n'est pas notre propos,
et nous n'avons pas non plus à juger les clients « ordinaires ».
Mais quand ce sont des ministres, des chefs de cabinet, de
hauts magistrats ... et des présidents de la République et leur
entourage, cela ne nous regarde-t-il pas ? Celui-ci veut-il
s'assurer une victoire électorale, cet autre abattre un adversaire
politique ou celui-là, plus retors, influer sur les courbes de
popularité en détournant la trajectoire des ballons ronds ?
Ce n'est pas possible ? Libre à vous de le croire.
Mais au terme de cette enquête, on saura désormais qu'en
France, au plus haut niveau de l'État, on paie très cher pour
s'assurer les effets, réels ou espérés, de la sorcellerie.
Cela, au moins, est une certitude.

Sylvie Jumel, haut fonctionnaire, a exercé les fonctions de


magistrat financier à la Cour des comptes, puis elle a rejoint
les services du Premier ministre comme chargée de mission.
Après s'être spécialisée dans les investissements
internationaux au Ministère de l'économie et des finances,
elle poursuit sa carrière dans l'Administration.
Elle se passionne depuis plusieurs années pour les sujets
liés à l'occulte. Ses contacts et ses réseaux au cœur du
pouvoir lui ont donné les clés pour écrire ce livre, qui ose,
enfin, dire au citoyen ce que beaucoup savent mais taisent.

11111 1 1 1
ISBN: 2-912362-69-5 EAN: 9782912362698
PRIX ÉDITEUR : 16 €

9 782912 362698

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