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SOUBIRAN,

UN ESCROC
AU RENSEIGNEMENT
SOUS NAPOLÉON
Du même auteur

Chez Nouveau Monde éditions :


L’Affaire Farewell – Vue de l’Intérieur

Édition : Iris Granet, Sabine Sportouch


Maquette : Pierre Chambrin

© Nouveau Monde éditions, 2013


21, square St Charles – 75012 Paris
ISBN : 978-2-36942-416-1
Dépôt légal : mai 2013
Imprimé en France par Dupli-Print
SOUBIRAN,
UN ESCROC
AU RENSEIGNEMENT
SOUS NAPOLÉON

nouveau monde éditions


À la mémoire de ma mère pour son immense affection et sa
contribution à cette enquête à Toulouse et à Auch.
« Croyez-vous m’abuser ? Couverts de noms sublimes,
ces crimes consacrés n’en sont pas moins des crimes ? »
Casimir Delavigne
Avant-propos

On ne naît pas espion, on le devient, souvent, au gré des


circonstances de la vie. L’espion n’est pas nécessairement
contraint et forcé. La plupart du temps, le commun des mortels
le considère comme quelqu’un de stipendié ou qui s’est laissé
corrompre. On incrimine le pouvoir corrupteur de l’argent. Il
est vrai que ce dernier n’est pas toujours étranger à l’espionnage
ni à la trahison d’ailleurs. Il y a cependant de la marge, entre
le traître que l’on désignera facilement à la vindicte populaire
et l’espion beaucoup moins diabolisé. Les deux notions sont
asymétriques. L’un œuvre contre son propre camp, l’autre est
positionné dans le camp adverse. Judas Iscariote, qui tenait la
caisse et ne se privait pas d’y puiser1, était motivé par la cupidité.
C’est l’archétype du traître. Charles Louis Schulmeister, le
fameux espion de Napoléon, était lui fasciné par son maître et
se complaisait dans l’aventure parmi les états-majors ennemis.
C’est le maître-espion de la période. On peut donc sans se laisser
corrompre, et de son propre chef, par patriotisme se mettre au
service de son pays, ou à l’inverse de l’ennemi, par pure idéologie
par exemple. Il peut y avoir dans cette démarche volontaire
sinon une justification morale, du moins une certaine cohérence

1. Évangile de Jean, 11-12.

11
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

intellectuelle qui dans certains cas mérite le respect2. Mais,


selon qu’il sera dénoncé, se fera prendre ou non, la destinée de
l’espion pourra être assimilée à celle d’un traître méprisable ou
d’un authentique héros. La réalité ne se présente pas toutefois
sous cet aspect, aussi distinctement binaire : la vile trahison et
la grandeur du service de l’État. Il est incontestable, en effet,
que certains personnages ont des dispositions de l’esprit pour
l’intrigue. On peut être assuré, dans ce cas, que de tout temps,
en tout lieu, il se passera quelque chose. Simple agent, indicateur
de police ou espion de haut vol, l’éventail sera large entre les
petites et les grandes compromissions, les basses besognes et les
affaires d’État. Pour tout compliquer, souvent dans les faits, rien
n’est tout à fait clair, c’est le mélange des genres qui prévaut.
L’espionnage et la prostitution sont, dit-on parfois, les deux
plus vieux métiers du monde. C’est une façon de souligner que
leur exercice est depuis toujours commun à l’humanité toute
entière. Cette constatation classique conduit souvent à un inva-
riant de la nature humaine, et singulièrement à sa part d’ombre.
Déjà hier, moins qu’aujourd’hui peut-être, on faisait commerce
de son corps et de ses charmes. On continue tout aussi facilement
à vendre son âme au diable. Immuables perversions du corps et
de l’esprit qui au fil des temps se sont professionnalisées au point
d’avoir de nos jours pignon sur rue.
Personnage sulfureux, tour à tour aventurier, imposteur,
provocateur, escroc, espion, Paul Émile Soubiran savait user de
son charme et de sa perfidie pour séduire les femmes, parfois
belles mais toujours dotées, aux crochets desquelles il a vécu la
plus grande partie de sa vie. Bel homme, sympathique, il arrivait
2. Ces « mouchards » volontaires rappellent à l’éditeur du Livre noir de MM. Delavau
et Franchet – dans un de ses nombreux commentaires – un Napolitain qui, mal
accueilli, voulut connaître le motif des rebuffades qu’il venait d’essuyer. « Vous êtes
espion », lui dit son interlocuteur. Il en convint, mais ajouta fièrement : « Sachez
Monsieur que, si je suis espion, ce n’est pas pour de l’argent, mais pour l’honneur
Monsieur ! » Voir Delavau, Le Livre noir de messieurs Delavau et Franchet, ou répertoire
alphabétique de la police politique sous le ministère déplorable, tome II, 2e édition, Paris,
Moutardier, 1829, p. 88.

12
Avant-propos

à subjuguer, à abuser avec la plus grande aisance bon nombre


de ses contemporains parmi les plus haut placés. Les jours fastes
ne durent pas, le tumulte de la Révolution puis de l’épopée
napoléonienne ont porté un temps les frasques de cet aventurier,
de ce vagabond impénitent qui a profité largement du désordre.
La Restauration, la tranquillité publique s’installant au fil des ans
devaient le discréditer et le ravaler au rang de délateur ordinaire
et pathétique.
Tout comme les escrocs, les espions sont d’autant plus par-
faits qu’ils sont parfaitement sympathiques. Le sourire est un
argument commercial, et ce n’est pas une pratique exclusive de la
prostituée. « On attrape les mouches plutôt avec du miel qu’avec
du vinaigre », c’est bien connu. Pendant la partie la plus aventu-
reuse de sa vie, Paul Émile Soubiran a été en permanence l’ac-
teur d’un « jeu de rôle » au sens moderne du terme, en équilibre
instable entre fiction et réalité. La noirceur de l’âme enrobée de
bons sentiments et la complexité de la nature humaine, tel est le
fil conducteur de notre essai d’investigation posthume sur Paul
Émile Soubiran d’après ce qu’en disaient et ce qu’en écrivaient
ses contemporains.

Prostitution, espionnage, les plus vieux métiers du monde ! Il


ne faut évidemment pas pousser trop loin l’aphorisme, encore
qu’on puisse s’amuser à y trouver des analogies. Ces deux acti-
vités s’exercent dans l’ombre, dans l’anonymat. Prostituées et
espions sont des espèces nocturnes : « belles de nuit » et « hommes
de l’ombre »… Mais, paradoxalement, si les unes aussi dénom-
mées « filles publiques » s’exposent sous les lampadaires ou « font
le trottoir », clients et espions ont tendance à se cacher et à « raser
les murs ». Le monde des espions est celui du secret. C’est une
question de vie ou de mort. Généralement l’exercice de ces
métiers n’anoblit pas. Aux yeux de l’opinion, ils sont dégra-
dants et ont mauvaise presse. L’espionnage n’est pas assimilé à
un service régulier. Le métier d’espion est exercé à prix d’argent

13
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

par des individus à la moralité douteuse, telle est parfois l’opi-


nion des bien-pensants. L’espionnage serait peut-être tolérable,
dit Montesquieu, s’il était exercé par d’honnêtes gens. Napoléon
affirme quant à lui que c’est une activité très honorable. Phéno-
mène nouveau, certains espions sont même devenus des chefs
d’État célèbres3. Depuis des temps anciens, prostituées, courti-
sanes, danseuses, musiciennes font bon ménage avec les espions,
et sont créditées d’un rôle non négligeable dans bien des affaires
du monde, pas seulement dans le roman ou le film d’espion-
nage. Talleyrand, qui s’y connaissait en politique et en espion-
nage, mélangeant allégrement les deux, ne disait-il pas : « Oui, les
femmes, c’est la politique » ? On se souvient de son mot d’ordre
au congrès de Vienne : « Il faut faire marcher les femmes ! »
Le contexte révolutionnaire, l’Empire et la Restauration ont
vu se déliter la société de l’Ancien Régime au profit d’une société
civile nouvelle. Les anciennes structures mentales ont été fon-
damentalement bouleversées, les conduites délestées de certains
jugements religieux et moraux. Les mœurs sont libres, on divorce
pour se remarier aussitôt, et redivorcer au plus vite. Durant
cette période, les traîtres, les espions, les délateurs, dénommés
aussi péjorativement « mouchards », pullulent. On n’a jamais vu
dans l’histoire de France une telle frénésie en matière de déla-
tion, d’espionnage, autant de trahisons objectives et répétées. À
l’époque, l’espionnage apparaissait comme une technique, une
activité de la police, en vue essentiellement du contrôle politique
de la société. Il y avait là une confusion, un mélange des genres
dans les esprits en général et au sommet de l’État impérial.
Temps fort de la Révolution que celui du Comité de sûreté
générale, véritable ministère de la Police qui ne dit pas son nom,
et dans la réalité officine de délation au profit de la minorité
gouvernementale qui a fonctionné, toutes proportions gardées,
comme la Tchéka des premiers jours de la révolution russe.

3. Yitzhak Shamir, Ben Ali, George Bush père, Vladimir Poutine pour ne citer qu’eux.

14
Avant-propos

Qu’on en juge : le Comité de sûreté générale a mis en application


la fameuse « loi des suspects », et de ce fait institué la délation
en principe citoyen. Les ennemis de la Révolution sont classés
par catégories, stigmatisés et donc pourchassés. Le certificat
de civisme est obligatoire. Au départ, il y a une décision de
l’Assemblée constituante du 28 juillet 1789 créant un « Comité de
recherche » formé de députés chargés de recevoir les dénonciations
et au besoin de les susciter. L’Assemblée législative transformera
le « Comité de recherche » en « Comité de surveillance » le
25 novembre 1791. L’idée a fait son chemin car, il convient de
le souligner, dans la frénésie révolutionnaire, l’époque connaît
la manie de la dénonciation. Pas toujours anonyme, celle-ci va
devenir un exercice national qui peu ou prou va se poursuivre
pendant la période impériale. Les affirmations d’André Malraux
dans sa préface de Sanctuaire de William Faulkner, si elles sont
anachroniques et tout à fait fausses aujourd’hui, trouveraient
leur bien-fondé sous l’Empire et la Restauration : « La police ne
relève ni de la psychologie ni de la perspicacité, mais bien de la
délation » et « une bonne police est une police qui a su mieux
qu’une autre organiser ses indicateurs ». « La loi des suspects » fut
une bénédiction pour les ministres de la Police que furent Fouché
et Savary. La Révolution a fait le lit du despote, c’est bien vrai.

Contrairement à une idée fausse largement répandue, la


contrainte physique ou psychologique n’est pas le moyen le plus
sûr pour recruter, surtout à long terme, agents, indicateurs et
espions fiables. Les pressions aboutissent parfois à faire dire tout et
n’importe quoi à la personne contrainte. Souvent celle-ci aura ten-
dance à inventer. Elle dira ainsi ce que, selon elle, le policier sou-
haite entendre. L’écueil, de toute évidence, c’est le manque d’ob-
jectivité, l’exagération, si ce n’est l’affabulation pure et simple. Le
policier ne « met le marché en main » que lorsqu’il ne peut faire
autrement. Par ailleurs, la plupart du temps, il n’est pas en son
pouvoir de faire table rase du passé encombrant de l’agent qu’il

15
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

cherche à recruter. En revanche, il peut « fermer les yeux » momen-


tanément, faire semblant de ne pas voir, ou de ne pas tout voir…
Il faut enfin souligner qu’en temps de guerre, à plus forte raison
en temps de guerre civile, les pressions physiques ou morales ne
sont pas toujours nécessaires pour obtenir des renseignements :
dans ces périodes de troubles, les délateurs se présentent sponta-
nément en grand nombre même s’ils s’embusquent parfois der-
rière l’anonymat de leur correspondance. Leur contribution n’est
pas négligeable. Les autorités, policières ou militaires, reçoivent,
d’autre part, sans spécialement le solliciter, le concours de ce que
l’on appelle des « volontaires ». Il s’agit de patriotes qui s’identi-
fient en tant que tels, de repentis ou dissidents de telle ou telle
faction, encouragés par la perspective du secret et naturellement
d’avantages divers et variés qu’on leur promet. Ils acceptent, et
recherchent même la collaboration avec l’autorité du moment.
Dans de telles circonstances, parmi ces cohortes de « supplétifs de
police », on trouve aussi, à l’évidence, des opportunistes qui s’ef-
forcent de saisir « le sens du vent », pour voler au secours de la vic-
toire et se ranger dans le camp des vainqueurs.
Pour qu’une collaboration ne reste pas sans lendemain, pour
qu’elle se développe et prospère, il convient de l’asseoir sur une
contrepartie acceptable. Au minimum, c’est donnant, donnant.
Il faut, certes, tenir l’agent, l’indicateur, l’espion mais aussi, par
souci d’efficacité, risquer de le laisser vivre dans son milieu. Plutôt
rênes longues que rênes trop courtes. Tel fut le cas de Paul Émile
Soubiran qui, dans chacune des fonctions qu’il exerça, endossa
tour à tour les habits de circonstance pour trahir en définitive ses
différents employeurs. En général, la collaboration n’est acceptée
qu’après enquête et évaluation, c’est la moindre des précautions.
Il n’est pas certain que les patrons de notre Gascon aient tous,
sur ce point, fait preuve de cette élémentaire prudence envers
lui, qui se mit au service, alternativement et/ou simultanément,
de l’Empire et de la Restauration et d’au moins trois ou quatre
puissances étrangères.

16
Avant-propos

Avant que Fouché ne soit nommé ministre de la Police par


le Directoire le 2 thermidor an VIII (20 juillet 1799), une
fonction qu’il continua d’exercer sous le gouvernement du
Consulat (1799-1804), il y avait cinq à six polices : le ministère
de la Police générale, l’administration générale de la police
(urbaine), la police départementale, la police de l’état-major, et
la police des consuls. C’était une police peu fiable, indigente,
corrompue et corruptrice. Il y avait même une contre-police,
une officine dirigée par un certain Dupérou4, financée par les
Britanniques et les royalistes, qui puisait ses renseignements, par
un système étendu de complicités secrètes, au sein des services
officiels. Parmi les plus distingués des bailleurs de fonds de cette
officine, il y avait le chevalier de Coigny, l’abbé Godard et Hyde
de Neuville qui avait partie liée avec les chefs vendéens. La police
était donc, à cette époque, un corps disparate et sans tête. La
première décision de Fouché fut de faire arrêter les jacobins et les
royalistes les plus agités, dont Dupérou.

Dès son accession au pouvoir en tant que premier consul,


et plus encore par la suite, Napoléon Bonaparte, attacha une
importance considérable aux affaires de police : « C’est par la
police que je dois être mis au courant de tout ! » D’une certaine
manière, l’Empereur a le sens de la police. C’est un policier-né.
Il interfère même souvent, plus qu’il ne devrait, dans les affaires
de ses ministres-policiers. Tout autant, et c’est moins souligné,
c’est un homme de renseignement au sens moderne du terme.
Sur le champ de bataille, cette qualité lui permet bien souvent
d’enrichir sa stratégie. Il tient pour primordial le rôle de ses
espions. Il a utilisé à merveille le double jeu de Charles Louis
Schulmeister auprès du général autrichien Karl Mack lors de la
prise d’Ulm, en octobre 1805. Un exemple parmi d’autres. Mais

4. On trouve aussi Dupeyrroux ou Duperron, alias Marchand.

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Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

il faut bien distinguer cette activité de renseignement militaire


de celle qui était mise en œuvre au sein de la police.
Au sommet de l’État impérial, différents services de police
et de renseignements fonctionnent tout en s’épiant les uns
les autres. Outre les déjà cités Fouché et Savary, ministres de
la Police, il y avait aussi le « bureau secret » de Landrieux et
Salicetti pendant les campagnes du Premier Consul, le « cabinet
noir » de Lavalette, directeur des Postes, la garde rapprochée
de l’Empereur avec Berthier et Duroc, sans compter l’officine
Talleyrand. Chacun continuait à se méfier de tout le monde :
la Terreur et la « Loi des suspects » avaient laissé des traces.
Pourtant, pendant la période napoléonienne, les prisons étaient
à peu près vides. Il fallait à l’extérieur de la « chair à canons », et
à l’intérieur des « mouchards » tenus ou pas, comme on vient
de le voir, en raison de méfaits antérieurs par la « haute police »
de Fouché puis de Savary. Quant à l’espionnage militaire, étant
donné l’état de guerre quasi permanent dans lequel se trouvait
la France, Napoléon en fit son domaine de prédilection. Il
contrôlait et dirigeait personnellement certains de ses espions,
notamment, nous l’avons vu, le plus fameux d’entre eux, Charles
Louis Schulmeister. Pour ce qui est de la police des mœurs, le
danger pour l’État ne venait pas des mille six cents prostituées
parisiennes, mais des demi-mondaines et de celles ou ceux qui
fréquentaient les salons. Depuis le XVIIIe siècle, ceux-ci étaient
l’asile du libertinage philosophique, puis politique, parfois aussi
le foyer de nombreuses intrigues. Le Premier Consul remettra
au pas ces « Merveilleuses », grandes dames et courtisanes,
Mmes Tallien, Récamier, Mlle Lange. Napoléon éloignera à
Coppet Mme de Staël, femme politique, qu’il ne supportait
pas et en Belgique Mme Hamelin, intime de Joséphine, à cause
précisément de ses bavardages et indiscrétions. Telle est la toile
de fond sur laquelle vont s’inscrire les aventures de Paul Émile
Soubiran, tant en France qu’en Espagne, au Portugal, en Italie,
en Allemagne, en Angleterre, en Suède, et même en Amérique.

18
Avant-propos

Son rayon d’action dépasse largement, comme on pourra en


juger, sa petite ville natale de Lectoure en Lomagne gersoise.
Soubiran a dit et écrit cependant tant de choses, on a dit
et écrit sur lui tant de choses, qu’il paraît difficile aujourd’hui
en première analyse de renouveler le sujet. Toutefois, le
personnage est si complexe, les interrogations sur son compte
sont si nombreuses, et certaines, il est vrai, si usées, qu’il reste à
coup sûr quelque chose de neuf à découvrir. Son tempérament
hâbleur, la légende de l’aventurier sympathique, qu’il a contribué
à entretenir à la fin de sa vie, ont progressivement occulté la
réalité de son existence, et celle-ci mérite, si tant est que cela
soit possible, d’être restituée. Était-ce en réalité un délinquant de
droit commun récidiviste, un imposteur, un escroc international
doublé d’un espion aux diverses allégeances ? Ce qu’on appelerait
de nos jours un espion multicarte, tant il s’est répandu tous
azimuts. A-t-il réellement joué un rôle quelconque dans la
société de son époque ? Un rôle politique ? À l’évidence, il serait
bien présomptueux de chercher à le suivre et de trouver toujours
une cohérence dans ses pérégrinations erratiques. Il a cependant,
par ses écarts de conduite, par ses nombreux écrits, laissé bien
des traces, plus qu’il ne le pensait sans doute.
Paul Émile Soubiran a vécu les débuts de la Révolution, à
Lectoure, sur un mode décalé, après s’être, un court laps de
temps, prudemment éloigné du fracas parisien. Tout comme
son compatriote, sensiblement du même âge, Jean Lannes – qui
fut d’abord employé à soigner des chevaux, à creuser des fossés
pour les plantations qui décoraient le bastion de Lectoure, puis
exerça la fonction d’apprenti teinturier –, Paul Émile Soubiran
s’engagera dans la Garde nationale à Lectoure. Leurs parcours
vont néanmoins rapidement diverger. L’un, maréchal de France,
mourra au champ d’honneur, à Essling, l’autre connaîtra la
prison, l’exil, sera même porté déserteur. En fait, s’il a exercé de
manière très circonstancielle le métier des armes pour lequel il
n’était pas du tout fait, à l’inverse de son illustre compatriote,

19
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

volontaire et courageux, Paul Émile Soubiran n’a jamais eu de


profession définie. Il n’était pas en peine pour usurper des titres
ronflants, vivre richement et joyeusement, dès l’âge de 22 ans,
aux dépens de ses trois épouses, et, entre-temps, de ses maîtresses
successives, en commettant des délits, voire des crimes, portant
à son paroxysme le modèle de l’aventurier sans foi ni loi. La
couverture de ses activités délictueuses était, en général,
l’usurpation de fonctions officielles, la recommandation, vraie
ou inventée, l’abus de confiance, l’escroquerie, accessoirement
un espionnage à géométrie variable, activités auxquelles il s’est
livré avec délectation pendant toute une partie de sa vie, se
complaisant, à y regarder de près, dans la plus insolente des
voyoucraties.
Mais en définitive, derrière un portrait aussi peu
recommandable de gibier de police, n’y a-t-il pas un autre
personnage ? Par chance, Soubiran ayant beaucoup écrit, nous
lui laisserons donc raconter ses mensonges, ses demi-vérités,
parfois aussi ses vérités, en les confrontant le plus possible
avec le jugement qualifié des autorités de son temps. Quant à
ses innombrables et insolites relations vraies ou mensongères,
conformément à l’adage populaire, « dis-moi qui tu fréquentes,
je te dirai qui tu es », son carnet d’adresses sera d’un grand secours
pour éclairer davantage sa personnalité.
Chapitre I

Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

Depuis la prise de la Bastille, victoire de la population


parisienne derrière laquelle se cachaient marginaux, casseurs et
malfaiteurs de tout acabit, qui devaient, dès le début, donner
à la Révolution son caractère sanglant, l’agitation ne cessait de
croître et gagnait progressivement les provinces. Las du régime
féodal, dans un contexte de famine provoqué par une série
de mauvaises récoltes, les paysans commencèrent à attaquer
châteaux et abbayes. Nobles et clercs devenaient ainsi la cible
du petit peuple. La multiplication de ces jacqueries inquiétait
l’Assemblée constituante qui pour calmer les esprits abolit dans
la nuit du 4 août la féodalité et les privilèges.
La formation de la Légion patriote, le 28 septembre 1789, est
le premier acte révolutionnaire des Lectourois. L’état-major de
ce groupe, et c’est tout un programme, est constitué du « colonel
Delongpré, en réalité Pierre Magnard de Longpré, ancien
capitaine au régiment du Maine dit régiment de Turenne, du
lieutenant-colonel Boubée fils, colonel-major, de Banel, adjoint
du major, de Malus aîné, paroisse du Saint-Esprit, quartier-
maître, de Soubiran fils, suppléant ». Voilà notre héros, alors âgé
de 19 ans ! Un beau quintette suivi de « Dantignan aumônier,
Roques chirurgien-major5 ». À y regarder de près et avec le recul,
la composition de cet état-major ne manque pas de sel. On ne
5. Archives municipales de Lectoure, 5621 H.

21
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

sait pas grand-chose de l’activité de cette Légion patriote, elle


devait devenir « Garde nationale » et avait pour objet le maintien
de l’ordre. Avec quels moyens ? Ce n’est pas dit clairement.
Les manifestations populaires, les émeutes de la capitale avaient
frappé les esprits. Il est vrai qu’en Gascogne, compte tenu de
l’éloignement, la communication, comme on dirait aujourd’hui,
se fait en temps différé. De plus, c’est l’oralité qui prévaut, avec
une tendance naturelle à l’exagération. La presse écrite n’atteint
pas le plus grand nombre. Les nouvelles circulent lentement
et irrégulièrement. Il faut presque une semaine pour que de la
capitale elles parviennent à Lectoure, petite ville bourgeoise sur la
route de Paris à Barèges. On s’informe sur les marchés. Ici comme
ailleurs, citadins et ruraux se suspectent. Il y a une société des
villes et une société des champs beaucoup plus importante. Les
récoltes médiocres se succèdent et la disette ne tarde pas à sévir en
Lomagne. La révolte est larvée contre la perception des impôts et
surtout contre les privilèges. Globalement, à la fin de l’été 1789 et
pendant les semaines précédant la création de la Légion patriote,
on passe de l’attentisme aux ralliements de circonstance, aux
rodomontades, puis à la franche inquiétude, et c’est la crainte quant
au lendemain qui finit par prévaloir chez la majorité des Lectourois.
La « grande peur », le mythe des brigands provoquent des
réactions contraires. Il se trouve des personnages importants qui
font preuve de bon sens et même de sens critique mais ce n’est
pas le cas de tous. Le lieutenant général d’Esparbes, commandant
militaire de Gascogne, qui réside à Auch, probablement sans
grande réflexion, « donne l’autorisation » aux villages de sonner
le tocsin en cas d’alerte et de monter la garde. Excellent moyen
d’amplifier le moindre incident ! En Lomagne, le baron de
Montesquieu, à l’inverse, refuse de croire aux brigands. Le comte
de Polastron défend en vain de sonner le tocsin. Un officier de
Saint-Clar en permission gasconne et avertit que 4 000 brigands
se trouvent à Lauzerte. Il ajoute, ironique : « Je crois bien qu’on
ne les a pas comptés ! »

22
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

Le 24 juin 1790, les représentants des « gardes nationaux du


district » élisent les délégués qui se rendront à Paris au Champ-de-
Mars pour la fête de la Fédération, organisée le 14 juillet 1790 à
l’occasion du premier anniversaire de la prise de la Bastille. Parmi
eux, figurent entre autres Soubiran, Banel et Lagrange, futur
maire qui certifiera de manière appuyée et réitérée que Paul Émile
Soubiran est à Lectoure pendant cette période, « qu’il a prêté le
serment civique aux 14 juillet 1790 et 1791 et qu’il a rempli
ses fonctions6 avec zèle et patriotisme à la Garde nationale ». Ce
document est une curiosité, il ne comporte pas moins de onze
signatures, il est vu et paraphé par l’administrateur du district,
Léglize, le 6 juin 1792, « an 4e de la Liberté [sic] », et enfin, « il est
certifié que son contenu est conforme à la vérité et que Jean, Paul
Soubiran7 a donné des preuves de civisme dans toutes les occasions
à Paris ». Le texte est daté du 16 juin, « l’an IV de la Liberté
[sic] », signé par B. Descamps, Louis Maribon-Montaut, Capin,
députés du Gers8. Parallèlement, Soubiran a été employé comme
commis au comité de district dès sa création, fin 1789. En mai et
juin 1792, il se prépare à quitter Lectoure et, à nouveau, sollicite,
à cet effet, une série de documents d’état civil et autres certificats
de bonne conduite, y compris auprès de l’Église constitutionnelle
en la personne du « curé Lanes9 [sic] ». D’autre part, il se fait mettre
pour deux mois en congé de la Garde nationale « pour aller à Paris
pour une affaire indispensable10 ». En fait, Paul Émile Soubiran
se rendra bien dans la capitale où il rencontrera, à la veille des
journées révolutionnaires de septembre 1792 qui mettront à bas la
monarchie, les députés du Gers dont Descamps11. Peu après, il sera
6. Certificat délivré par Lagrange, maire de Lectoure, le 6 juin 1792. SHAT
Vincennes, Dossier Soubiran, 1 2140.
7. Jean et Paul sont les prénoms de l’état civil. Son prénom d’usage sera Paul Émile.
8. SHAT Vincennes, op. cit.
9. Il s’agit de Bernard Lannes, frère aîné du maréchal, curé constitutionnel de la
cathédrale de Lectoure, retourné à l’état laïc : un personnage excentrique s’il en est.
10. Demande de congé limité, signée Banel le 30 mai 1792. SHAT Vincennes.
11. Descamps, Maribon et Capin, députés du Gers signataires le 16 juin 1792 d’un
certificat de civisme au profit de Soubiran. SHAT Vincennes.

23
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

affecté à sa demande « pour une sous-lieutenance au 40e régiment


d’infanterie de ligne12 » à compter du mois de juillet 1792, pour
être destitué le 6 octobre 1793 « par faute d’abandonnement »
et « incompétence13 ». Il se retire alors à Toulouse, où il ne reste
pas longtemps. Il est de retour à Lectoure au moment de la levée
en masse décrétée par la Convention le 24 février 1793 avec un
second volet le 23 août de la même année, qui sera à l’origine
de la création du 6e bataillon de volontaires lectourois dont
Paul Émile Soubiran, on ne sait trop par quel miracle, prendra
le commandement. Ces soldats de l’an II iront rejoindre la
zone arrière de l’armée des Pyrénées occidentales, alors que le 2e
bataillon de volontaires du Gers levé en 1792 et intégré à l’armée
des Pyrénées-Orientales, dont font partie Jean Lannes, Laterrade
et Banel, combat avec difficulté les Espagnols.
La période qui correspond à son incorporation au 40e de ligne14,
au demeurant assez courte, a fait l’objet de la part de Paul Émile
Soubiran de nombreuses allégations plus mensongères les unes
que les autres. Il a prétendu avoir été capitaine adjoint à l’état-
major du général Custine, blessé au siège de Mayence, prisonnier
de guerre, libéré sur parole, puis envoyé à l’armée des Pyrénées-
Orientales qui, le 3 septembre 1793, combattit notamment les
Espagnols à Orles où il fut blessé. Tout ceci est une pure invention
destinée à enrichir des états de service peu reluisants. Les autorités
militaires ne s’y sont naturellement pas trompées. En réalité, avec
son 6e bataillon affaibli par les désertions, Paul Émile Soubiran ira
à Condom, à 30 kilomètres de Lectoure ! Un document étonnant
du maire, en date du 7 septembre 1820, établit que « le bataillon
que Monsieur Soubiran commanda dans notre ville s’y conduisit,
12. Anciennement dénommé régiment de Soissonnais (jusqu’en 1791).
13. SHAT Vincennes.
14. Le régiment de Soissonnais, de Picardie, ou encore d’Amiens est dissout en
1791 et devient le 40e de ligne. Soubiran n’a pas pu participer à l’armée du Rhin
et au siège de Mayence. Réformé en 1793, il devient le 1er bataillon de la 79e demi-
brigade d’infanterie de bataille et le 2d bataillon de la 80e demi-brigade d’infanterie
de bataille. Gageons que c’est à l’occasion de la réforme de 1793 que Soubiran a
quitté son unité.

24
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

quoique dans des temps difficiles, de manière à mériter l’estime


et à emporter les regrets des habitants… » La signature du maire
de Condom est légalisée par le sous-préfet. Combien de temps
est-il resté dans cette ville ? Nul ne le sait. On retrouve sa trace
au Fort du Hâ à Bordeaux où il fait enregistrer au Comité de
sûreté générale, « le 16 frimaire 2e année [16 novembre 1794], une
pétition pour obtenir l’élargissement », après un mois de privation
de liberté, sans qu’il en connaisse le motif. À cet effet, il sollicite la
consultation du comité de sûreté générale de Blaye où il paraît être
connu15. Nous sommes, en effet, après la chute de Robespierre, à
un moment où la Terreur se retournait contre ses promoteurs et
où, dans les départements comme à Paris, les prisons s’ouvraient.
L’onde de choc révolutionnaire, lorsqu’elle atteint Lectoure, a
déjà perdu en se propageant quelque peu de son intensité. Au fur
et à mesure que le temps passe, l’ardeur des premiers jours s’est
également estompée. Les patriotes ont pourchassé les « ennemis
du peuple ». Églises et chapelles ont été fermées, le clergé
réfractaire momentanément éloigné. Lorsqu’il revient à Lectoure,
en 1791, l’évêque Louis-Emmanuel de Cugnac apprend qu’il est
remplacé, il résiste et occupe le palais épiscopal plusieurs mois.
Il finira par être traduit devant le Tribunal révolutionnaire « qui
ne voulut pas en faire un martyr » ! Cas exceptionnel, bien qu’il
fût un prélat « insermenté », c’est-à-dire hostile à la réforme du
clergé décrétée par l’Assemblée constituante le 12 juillet 1790,
il n’émigra pas. Malgré le tumulte, les exactions et déprédations
inévitables dans des périodes semblables, les patriotes lectourois,
qui n’étaient pas des terroristes s’abreuvant au sang des seigneurs
et des clercs, suivirent le mouvement sans trop en rajouter. Il y
avait bien eu dans le temps, dit-on, un bourreau à Lectoure mais
il n’y a jamais eu de guillotine. Seuls, deux Lectourois ont été
condamnés à l’échafaud et exécutés à Auch. Il n’est pas douteux
qu’on emprisonna certains, peu ou prou anti-révolutionnaires,

15. Archives départementales de la Gironde, Dossier Soubiran.

25
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

pour leur éviter le pire. En janvier 1794, par arrêté du représentant


en mission Bouillerot, les prisons de Lectoure, où étaient internés
les principaux chefs girondins, sont ouvertes. Jacques de Saint-
Géry est placé pour raison médicale en résidence surveillée à
son domicile, un certain Soubiran, peut-être le père de Paul
Émile, qui se plaint de douleurs aux articulations, bénéficie
du même régime. La tolérance et parfois la mansuétude des
bourgeois jacobins envers la noblesse, déjà perceptible pendant
la Terreur, prend un caractère public, lorsque le conseil de la
commune excuse le citoyen Longpré de n’avoir pu empêcher son
fils d’émigrer. En 1790, le conventionnel Descamps avait épousé
Sophie de Longpré. Au fur et à mesure que les événements se
précipitent, le bel enthousiasme patriotique du début s’estompe,
disparaît, et laisse place aux querelles intestines du camp
républicain, à l’esprit de vengeance des rescapés de la Terreur.
En 1794, des émeutes avaient éclaté dans le district de l’Isle-
Jourdain, en 1795 dans l’Armagnac. En 1798, c’est une véritable
insurrection qui se déchaîne et affecte le district de Lectoure. Les
royalistes, profitant du désordre et des combats aux frontières
des armées de la République, prennent à leur tour les armes.
Vive émotion à Lectoure. Les colonnes républicaines auront
bien du mal à reprendre Mauvezin, Montfort, Saint-Clar. « Le
pire fut évité de justesse. » C’est, du moins, ce que disent les
historiens locaux.

Paul Émile Soubiran joue sa propre partition

Pendant que les Lectourois, Gascons bien typés, font la


Révolution à leur façon, c’est-à-dire pour la plupart dans la
violence surtout verbale, proclamant haut et fort un idéal
républicain, certains autres, comme partout, se livrent à des
accommodements particuliers, à la limite du double jeu16.
16. Pierre Féral, « La Révolution et l’Empire », dans Maurice Bordes et al., Deux
siècles d’histoire de Lectoure, Lectoure, Syndicat d’initiative de Lectoure, 1981, p. 39.

26
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

Paul Émile Soubiran est donc en principe à Condom avec le


6e bataillon de volontaires du Gers. Pour une raison obscure,
il mentionnera dans ses états de services les 7e et 10e bataillons.
À croire que son séjour dans cette garnison ne lui pas laissé de
grands souvenirs militaires. Le bataillon qu’il commandait fut
assez vite amalgamé, et il se retira à cette occasion. Quoi qu’il en
soit, au surlendemain même du jour où Robespierre montait sur
l’échafaud, il épouse à Lectoure, le 12 thermidor an II (30 juillet
1794), Charlotte du Bouzet, déclarée comme divorcée17. C’est
une noble et riche dame des environs de Condom, dont les
domaines échappèrent, par l’entregent du nouvel époux, à la
vente comme biens nationaux.
En 1795, il dénonça un émigré, tout en s’assurant lui-même
de son arrestation en accompagnant pour ce faire les gendarmes
jusqu’au lieu où il se cachait. Mais une correspondance en date
du 12 floréal an VII (1er mai 1799), émanant de la présidence
de l’administration municipale de la commune de Lectoure et
adressée au ministre de la Police générale de la République, nous
éclaire plus complètement sur l’épopée condomoise de notre
révolutionnaire : « Il se maria ensuite avec Marie Charlotte du
Bouzet18, la femme de l’émigré de Cugnac, neveu du ci-devant
évêque de ce nom, ici, qui avait six enfants19. Cette femme avait
un bien patrimonial, qui valait bien 150 000 francs, que Soubiran

17. Georges Courtès, « Comportement de la population lectouroise sous la


Révolution et l’Empire », BSAG, 1978, p. 195 (rubrique remariages) : « Deux divorcés
se mettent en ménage en 1794, Marie, Charlotte Dubouzet (âgée de 18 ans) divorcée
de L. Cugnac émigré épouse Paul Émile Soubiran (24 ans). » Registre de l’état civil
de Lectoure des mariages et décès de Paul Soubiran. Il ne semble pas que Soubiran
ait été précédemment marié, donc il n’était pas divorcé. D’autre part, dans cet acte
de mariage, la particule est contractée au nom. On trouve Dubouzet et parfois aussi
Dabouzet.
18. La famille du Bouzet possédait terres et seigneuries dans le Condomois et
notamment le château de Mons à Caussens à 10 kilomètres de Condom, qui fut bâti
en 1285 par Édouard Ier roi d’Angleterre.
19. On relèvera la contradiction avec l’état civil des mariages de Lectoure où
Charlotte Dubouzet est déclarée comme ayant 18 ans en 1794. Il semble qu’elle ait
été sensiblement rajeunie.

27
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

lui a fait vendre et manger dans l’espace de trois années, ainsi


qu’un essaim de bijoux de la valeur de 60 000 francs, tout cela a
été consommé en voyages, au jeu, en objets de luxe, ou bien en
objets de folles dépenses… Au déclin de toutes ces ressources,
Soubiran se rendit seul à Paris et laissa sa femme à Toulouse …
La femme de Cugnac se voyant abandonnée et fatiguée sans
doute d’une conduite si peu analogue à une personne qui s’était
vue dans une famille où il y avait 50 000 francs de rente, s’est
rendue à Condom dans le sein de ses parents où elle a été reçue
avec les sentiments qu’ont ordinairement vis-à-vis des enfants
ceux qui leur ont donné le jour. On assure dans ce moment
qu’on travaille à la faire divorcer d’avec Soubiran. »
Le divorce sera prononcé par l’administrateur municipal de
Toulouse le 15 germinal an VIII (5 avril 1800). En 1824, Paul
Émile Soubiran s’adresse de Bordeaux au préfet du Gers pour
appuyer un ami de Condom, candidat à une élection. Revenant,
un peu gêné, et pour cause, sur l’épisode de son mariage avec
Charlotte du Bouzet, il écrira, cependant, toute honte bue, et
avec l’audace qui le caractérise : « Chef de bataillon, l’un de ceux
que fournit le Gers pour la défense de la patrie, jeune et plein
d’enthousiasme, je rencontrai une dame sur les chemins de la vie,
bien plus âgée que moi et possédant une immense fortune, je me
laissai entraîner par des illusions et ne résistai pas à l’offre de sa
mère quand elle me présenta l’extrait de mort de son mari tué à
l’armée de Condé, mais à peine eus-je la certitude du contraire
que je demandai la nullité du mariage et quittai la France pour
me rendre en Allemagne où je restai jusqu’au Consulat … » En
fait, Paul Émile Soubiran et Charlotte du Bouzet, après leur
mariage, s’installèrent momentanément à Toulouse où l’on
trouve déjà leur trace en 179220. Une fois Soubiran devenu un
20. Archives nationales, F7 44427 (n° 30). Massacre des prisonniers d’Orléans à
Versailles : « D’Escorbiac, officier du régiment du Cambrésis, écrit à son oncle J.-J.
d’Escorbiac officier, décoré, chez M. Soubiran à Toulouse d’aviser ses parents à
Bagnères-de-Luchon de sa translation à Paris, déclarant qu’il attend de sang-froid la
fin de ses malheurs. »

28
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

« nouveau riche » grâce à l’argent de son épouse, le pas est vite


franchi vers l’aventure la plus débridée qui soit. Se mettant alors
à distance de la politique et de l’armée, il vit luxueusement et
est pris par le démon du jeu qui l’accaparera, suivant l’état de
ses finances, plus ou moins toute sa vie. Il abandonnera son
épouse dès l’année 1797. On peut d’ailleurs se demander, sans
en rajouter inutilement, si Paul Émile Soubiran n’a pas été, de
surcroît, un de ces fraudeurs matrimoniaux, dans la mesure où
le mariage, blanc ou pas, pouvait apparaître comme un moyen
attractif permettant d’échapper au service militaire et à la
machine de guerre de la République, d’autant qu’il était facile de
divorcer21. Il arrivait fréquemment que des couples se marient
rapidement et forment des alliances incongrues. De jeunes
hommes épousaient des veuves ou des vieilles filles que leur âge
ou leur apparence physique auraient condamnées à supporter le
célibat leur vie durant. Marié puis divorcé, il ira donc poursuivre
seul son aventure en Italie.
On ne connaît pas les conditions précises dans lesquelles
Paul Émile Soubiran en 1796 se rendit dans ce pays, à quel
titre, ni pour quelle raison. La Prusse, la Hollande et l’Espagne
avaient déposé les armes en 1795. La Convention avait en partie
mis fin à la guerre extérieure. Seules l’Angleterre et l’Autriche
continuaient la lutte. Le Directoire en 1796 prépara trois
armées contre l’Autriche. Il s’agissait de s’emparer de Vienne.
Les généraux Moreau et Jourdan passeraient par l’Allemagne,
Bonaparte par l’Italie du Nord – l’Autriche possédant le Milanais.
Ainsi, peut-être, Paul Émile Soubiran s’est-il rendu en Italie à la
suite des armées françaises, poussé par son instinct d’aventurier.
Il y rencontrera les maréchaux Murat et Augereau. Ce dernier, se
souvenant de lui en mauvaise part, le fera poursuivre et rechercher
dès 1797 pour son activité délictueuse à Rome. Contraint de

21. Les hommes mariés étaient dispensés du service militaire et la loi de 1792 qui
régissait le mariage rendait la séparation plus facile que le Code Napoléon.

29
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

fuir d’Italie où il a séjourné à peu près deux ans, il réapparaît fin


1798 début de 1799 en Espagne.
En confirmation de son séjour tumultueux en Italie, une
note du commissaire municipal de Lectoure Léglize, datée du
12 floréal an VII (1er mai 1799), adressée au ministre de la Police,
indique qu’une feuille, vieille d’environ six mois, annonçait
qu’un nommé Soubiran avait été arrêté en Toscane22.
Après avoir connu quelques péripéties administratives et
avoir été curieusement poursuivi et condamné à une amende
pour bigamie par le tribunal de première instance du départe-
ment de la Seine, Paul Émile Soubiran épousera, en effet, « en
deuxièmes noces Frédéricke, Gertuyde Van Westrenen, veuve
en premières noces de Guillaume Arnold Lyssen citoyen d’Au-
triche, et en deuxièmes noces de Pierre Minoire de Villemur,
ou Villamur. Le mariage a eu lieu à Paris le 1er frimaire an IX
[22 novembre 1800]. Paul Émile Soubiran habite 2 rue d’An-
jou, faubourg Saint-Honoré, et Frédéricke Van Westrenen 32
rue du Mont-Blanc à Paris23 ». On prétend qu’ils se sont ren-
contrés en Italie. C’est une Hollandaise d’origine, elle est dési-
gnée sous les noms de Leyssins ou Leyssius ou encore « veuve
Ménouard », patronyme qui se rapporte certainement à son deu-
xième mari. Elle passe pour fréquenter différents ministres. Évi-
demment, cette personne est fort riche, et permettra à notre
Gascon, après avoir épuisé les ressources de Charlotte du Bou-
zet, de se relancer dans la société parisienne tout autant qu’à
Rome, Madrid et en Europe du Nord. Désormais, tout est clair :
la carrière de Paul Émile Soubiran va se poursuivre comme elle a
commencé, dans l’aventure aux dépens de celles puis de ceux qui
l’écoutent, mais cette fois à l’échelle internationale. Lectoure est
oubliée, on ne l’y verra point pendant plusieurs années. À cette
époque-là, il est un viveur égoïste à la recherche de la bonne vie,

22. Achives nationales, F7 6817, Dossier 2062. Ce dossier relatif à Soubiran


rassemble plusieurs autres dossiers, notamment le n° 3276.
23. Archives de la ville de Paris, Dossier 6 A Z 1935.

30
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

de son propre plaisir, il se moque des convenances, des lois, de


la morale et des gens.

Bonne éducation mais mauvaises mœurs

Ce n’est pourtant pas ce qu’on lui avait enseigné. Homme de


pouvoir, esprit politique parmi les plus éminents de son temps,
cynique et naturellement sans illusion sur la nature humaine,
Talleyrand avait coutume de dire : « On ne saura jamais jusqu’où
les hommes peuvent s’égarer dans les périodes de décomposition
sociale. » Réflexion pertinente, mais qui venant du « diable
boiteux » fait cependant quelque peu sourire. Si l’on s’en tient à la
situation de ses parents, Paul Émile Soubiran est issu d’un milieu
bourgeois plutôt aisé. Le père, Jean, parfois nommé Louis, est
orfèvre, il appartenait aux jurandes. La mère, Jeanne Goulard,
vient d’une famille connue en Gascogne. Paul Émile est né le
20 novembre 1770 à Lectoure et a été baptisé le lendemain. Ses
prénoms à l’état civil sont Jean, Paul. Dès sa jeunesse, il se fera
néanmoins appeler Paul Émile et, tout au long de sa vie, prendra
un malin plaisir dans ses différents CV à donner, sans raison
nécessaire, des dates de naissance erronées. Le plus souvent, il
se rajeunit. Il est l’aîné d’une fratrie de cinq enfants24, quatre
garçons et une fille. Dans ses tribulations, ses frères et sa sœur
n’interviennent pas sinon de manière incidente. Seul Arnaud
sera arrêté en 1815, suspecté d’avoir hébergé Paul Émile alors
recherché par la police napoléonienne. Quant à sa sœur Marie,
qui se fait aussi appeler Adèle, elle décédera à l’âge de 27 ans.
Pour l’époque, le jeune Paul Émile recevra une éducation
particulièrement soignée, à la différence du maréchal Lannes,
son compatriote, dont Napoléon disait : « Lorsque je le pris
pour la première fois, il n’était qu’un ignorantaccio. Son éduca-

24. Jean-Paul, né le 20 novembre 1770 ; Arnaud, né le 5 septembre 1773 ; Louis, né


le 1er septembre 1780 ; Paul, né le 14 mai 1785 ; Marie, née le 5 juin 1787.

31
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

tion avait été très négligée, il fit beaucoup de progrès25… » Sou-


biran fut, sans aucun doute, élève au collège de Lectoure tenu
par les pères doctrinaires, de 1630 à la Révolution. La maison
mère était à Toulouse. Le collège connut des professeurs presti-
gieux, tel Joseph Lakanal qui y enseigna la grammaire26. En ce
qui concerne ses études en région parisienne, il convient de faire
preuve de la plus extrême réserve. Dans les quatre CV dispo-
nibles qu’il rédige à partir de 1815, en général pour obtenir des
emplois, Paul Émile Soubiran fait état d’études dans un collège
à Enghien, puis il précise qu’à 15 ans il a été élève à « l’institu-
tion de l’Oratoire » où il n’est resté qu’une année avant d’aller à
Montmorency faire un cours de logique dans la même congré-
gation. Il cite enfin le très célèbre collège des Oratoriens de Juilly
près de Meaux en Seine-et-Marne. On ne trouve aujourd’hui
aucune trace d’un élève du nom de Soubiran dans les archives du
collège qui ont été conservées. On notera que ce dernier ne sait
même pas orthographier « Juilly » correctement, à chaque fois
qu’il mentionne cet établissement27. Il est malheureusement dif-
ficile de croire en sa version des faits. Si ses allégations avaient été
vraies, en effet, il aurait croisé dans ce collège, en 1786 et 1787,
25. Voir Georges Brégail, « Bataillons de volontaires du Gers à l’armée des Pyrénées-
Occidentales et à l’armée des Pyrénées-Orientales (1792-1795) », BSAG, 1er trimestre
1952, p. 38, à propos d’une lettre de Lannes : « On est frappé par la méconnaissance
presque absolue de l’auteur en matière d’orthographe et de grammaire. Mais, si elle
témoigne d’une manière saisissante de la médiocre culture du futur maréchal […],
elle n’en révèle pas moins son ardent patriotisme et ses hautes qualités de cœur. »
26. Voici ce que dit Lakanal lui-même au sujet de sa carrière pédagogique dans une
page consacrée au souvenir de Laromiguière : « Mon confrère et constant ami dans la
Doctrine, j’ai parcouru tous les degrés de la hiérarchie scolaire, régent de cinquième,
quatrième, troisième, seconde, à Lectoure, Moissac, Gimont Castelnaudary…
professeur de rhétorique à Périgueux, reçu Docteur ès Arts à l’université d’Angers. »
Joseph Lakanal, Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal : pour sauver, durant
la Révolution, les sciences, les lettres, et ceux qui les honoraient par leurs travaux, Paris,
Didot, 1838, p. 195. Voir aussi Geoffroy Saint-Hilaire, Lakanal, sa vie et ses travaux
à la Convention et au Conseil des Cinq-Cents, Paris, Bureau de la revue, 1849.
27. Il écrit tantôt Julie, tantôt Julié, tantôt July, au lieu de Juilly. Fondé en 1638, le
collège de Juilly (77) a fermé ses portes en juillet 2012. Le prestigieux établissement
a accueilli de nombreux élèves devenus célèbres comme Montesquieu, Jérôme
Bonaparte ou encore plus près de nous l’acteur Philippe Noiret.

32
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

Joseph Fouché dont la réputation est déjà énorme. La sympa-


thie, l’intérêt même que les oratoriens portèrent à la Révolu-
tion naissante éveillèrent la vocation politique de professeurs qui
s’appelaient donc Fouché, Daunou, Le Bon, Ysabeau, Billaud-
Varenne. Au sein de la Convention, ils seraient les plus ardents
révolutionnaires. Parmi les élèves, se trouvent des oratoriens de
Juilly, Jérôme Bonaparte et… plus récemment, Jacques Mesrine !
Selon un curriculum vitae qui contredit le précédent, le séjour
à Juilly précède celui qui eut lieu dans un collège d’Enghien,
sans qu’aucune précision autre ne soit donnée. Cette inversion
permet de ménager une transition en apparence plus cohérente
avec un patronnage ou une recommandation soi-disant accordée
par le duc d’Enghien à Soubiran, dont celui-ci s’est prévalu pour
obtenir une sous-lieutenance au régiment de Soissonnais. Ces
allégations sont évidemment fausses. En mai 1792, au moment
où Paul Émile Soubiran intègre, dit-il, le régiment de Soissonnais,
le duc d’Enghien n’est pas en France et constitue « l’armée royale
française » pour combattre aux côtés de son grand-père le prince
de Condé. Avec le recul, personne n’est dupe de la supercherie.
Sous la Restauration, il n’est pas stupide de se référer au duc
d’Enghien pour embellir et rendre attractifs ses états de service.
Dans ses nombreux écrits relatifs à ses démêlés avec la police
napoléonienne, Soubiran ne parle qu’une seule fois de Fouché,
toujours de Savary, à l’encontre de qui il ne cesse de récriminer.
L’on sait que Fouché a créé une police politique avec de nombreux
agents, pour contrôler ce qu’il appelait « l’esprit public ». On est
là dans un registre plutôt intellectuel. La police judiciaire de droit
commun ne l’intéressait pas. C’est, disait-il, « la police des filles et
des réverbères ». Il l’a abandonnée à la gendarmerie. À l’inverse, le
gendarme Savary était beaucoup plus polyvalent avec une nette
tendance à mélanger les genres et à confondre la police générale
de l’Empire et la police militaire au profit du chef de l’État.
D’après ses dispositions intellectuelles, son aspect physique,
son entregent, Paul Émile Soubiran avait le profil idéal pour

33
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

espionner, sous le contrôle de Fouché, quelque prince ennemi.


Il écrit parfaitement, sans fautes, avec une grande facilité, dans
un style aisé quelque peu ampoulé, certes, mais toujours clair
et précis. Il parle plusieurs langues. Il s’exprime de même dans
un langage châtié, celui des gens du monde, il n’apparaît pas du
tout marqué par ses origines gasconnes, n’utilise pas le moindre
idiotisme. Physiquement, il porte beau. C’est exactement ce qui
sied à Fouché. L’éminent policier a placé des agents partout,
aussi bien chez l’Empereur que dans le plus sordide des tripots,
chez des puissances étrangères tant amies qu’ennemies.
Mais paradoxalement, d’après ce qu’on en sait, les rapports
de Soubiran avec Fouché puis Savary n’ont pas tout à fait
correspondu à ce tableau idéal. S’il a été momentanément utilisé
par l’un ou par l’autre, tous deux l’ont surtout poursuivi, avec
sans conteste plus de hargne et d’assiduité en ce qui concerne
Savary. Mais, contrairement à ce que prétend Soubiran, il n’y
a pas que Savary qui l’a « persécuté ». Il y a aussi les préfets,
toujours actifs à ses trousses et prompts à relancer les avis de
recherche quelles que soient les variations politiques successives :
gouvernement impérial, royaliste ou autre. Alors qu’il se montre
habituellement si prompt à critiquer, qu’il n’a que la récrimination
à la bouche, comment interpréter, de la part de Soubiran, le
silence et l’absence de commentaire à l’encontre de Fouché ?
Aurait-il été, à un moment donné, un de ses agents patentés, ce
qui n’aurait plus été le cas avec Savary ? On soulignera, non sans
quelque perplexité, la disparition de son dossier signalée par les
fonctionnaires du ministère eux-mêmes. On ne possède donc
aucun élément sur lui de 1800 à 1805-1806 et, curieusement,
lui d’habitude si bavard est tout à fait muet sur ses activités
pendant cette période.
En 1812, Savary, ministre de la Police, diffuse de Paul Émile
Soubiran, âgé alors de 40 ans, un signalement précis, pour le faire
appréhender. Ce signalement est le suivant : « Taille d’un mètre
soixante-seize centimètres, cheveux châtains, front rond, sourcils

34
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

châtains, yeux bruns, nez gros, bouche petite, barbe brune,


menton rond, visage plein, teint clair. » D’autres signalements
permettent de relever des divergences de taille, d’un mètre
soixante-treize à un mètre quatre-vingt-deux !
Autre aspect plutôt insolite de sa personnalité, la culture
littéraire de Soubiran mérite quelque détour. Il aime les belles-
lettres. Il a même publié. Sous l’Empire, un ecclésiastique, l’abbé
Marboutin, « pour le sortir de l’oubli », écrivit un article dans le
Journal du Lot-et-Garonne du 2 avril 1806, vantant les mérites
littéraires de Paul Émile Soubiran, qui se produisit à Agen, avec
son « Ode sur l’espérance », ses couplets sur « Le bon ton », ses
« Pièces fugitives »… « Et vous, le journaliste du pays, vous gardez
un silence coupable sur un phénomène littéraire », renchérit
l’abbé Marboutin. Diable ! Soubiran donna-t-il un récital ou se
produisit-il dans un salon à Agen ? L’érudit ecclésiastique crut
avoir découvert un authentique poète, alors que le XVIIIe siècle
sera celui de la prose. Mais la poésie n’est pas tout à fait
dans l’air du temps. Soubiran émailla parfois sa pléthorique
correspondance de quelques sentences versifiées de son cru. Il
écrivit, notamment, deux essais autobiographiques, non publiés :
Voyage de Philadelphie en France, 21 pages manuscrites, et Les
deux dernières années de ma vie, 17 pages également manuscrites,
portant comme épigraphe ce distique d’alexandrins qui n’est pas
particulièrement réussi :

« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable


Il doit régner partout, même dans la fable. »

Voici cependant, en contrepoint, le portrait réaliste et sans


complaisance que brosse de Soubiran le sous-préfet de Lectoure,
Miègeville : « Doué d’une figure prévenante et de l’agrément
de l’esprit […], le sieur Soubiran dont la vie est un véritable
roman, a longtemps vécu avec le secours d’une belle figure,
d’une tournure agréable, et d’un esprit d’intrigue dont il s’est

35
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

servi adroitement pour faire des dupes parmi le beau sexe.


Lorsque ses moyens physiques se furent opposés à ce qu’il eût
les mêmes succès, il a dirigé toute son intrigue sur les affaires
et a joué toutes espèces de rôles. À Madrid, il fut espion de
Murat et de Bonaparte, il a dupé alternativement les Anglais
et les Américains. Il n’est point l’ennemi du gouvernement par
opinion, parce qu’il n’en a aucune. Mais c’est un intrigant, prêt
à se vendre à tous les partis. » Miègeville décrit en outre la famille
de Soubiran en des termes éloquents : son « frère cadet dément,
mort en maison de réclusion des fous, sa sœur Marie28 en raison
de son inconduite et de son libertinage qui lui ont procuré une
maladie mortelle, et qui depuis longtemps avait abandonné son
mari et son enfant. Sa mère pourrait inspirer quelque intérêt,
si elle-même n’était blasée sur les événements de son fils qui se
sont répétés si souvent profitant alternativement de ses bonnes
ou mauvaises fortunes29 ».

L’évasion de la prison de Bayonne

Avant son mariage à Paris, le 1er frimaire an IX (22 novembre


1800), avec la bien dotée hollandaise habituellement dénommée
« la veuve Ménouard », il semble que, comme il l’écrit, Paul Émile
Soubiran ait fait avec elle un assez long périple en Europe, en
Allemagne, en Hollande, certainement en Italie et en Espagne
et peut-être même au Portugal. Il est sûr qu’il a séjourné assez
longuement en Italie, de 1796 à 1798, où son attitude ainsi
que celle de la veuve Ménouard ont retenu, nous l’avons vu,
l’attention des autorités qui les ont poursuivis.
Ainsi retrouvera-t-on les fugitifs à Madrid. Lorsqu’il se présente
à l’ambassadeur de la République française Guillemardet,

28. Marie Soubiran, épouse Goulard (Goulard est aussi le nom de jeune fille de sa
mère).
29. Lettre en date du 23 septembre 1815 du sous-préfet de Lectoure Miègeville au
préfet du Gers. Archives départementales du Gers, Dossier Soubiran, 361.

36
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

celui-ci constate que Paul Émile Soubiran est en possession « des


certificats de service de l’armée d’Italie, et d’un passeport de l’un
des membres du gouvernement de la République romaine. Il était
accompagné d’une femme hollandaise qui se nomme Leyssins,
veuve Ménouard. Ils ont trouvé l’un et l’autre les moyens de se
faire introduire dans plusieurs maisons marquantes du pays et
notamment dans celle du Prince de la Paix30, où paraît-il, pour
exciter l’intérêt, la veuve Leyssins s’est dite être en relation très
particulière avec l’un des membres de notre gouvernement et
avec moi », précise l’ambassadeur.
« On sait que Soubiran s’est targué du titre et s’est présenté
en uniforme de général français ; il s’est en outre répandu en
critiques acerbes contre les autorités françaises. On sait encore
qu’ils ont colporté, l’un et l’autre, dans des maisons de commerce
et même auprès de quelques ministres, de fausses informations
et même une lettre de change de trente-cinq mille francs que
personne ne devait accepter. Ils ont, d’autre part, voulu faire
de leur domicile une maison de jeux, mais comme ils n’ont pu
trouver des dupes, ils ont échoué dans ce projet… Une telle
conduite devait d’autant plus fixer mes regards que j’avais tout
lieu de soupçonner que celle qu’ils ont tenue en Italie n’était
pas moins suspecte. Soubiran me croyant probablement instruit
de l’irrégularité de sa conduite s’est empressé de quitter Madrid
sans prendre son passeport31. »
S’ensuit l’épisode rocambolesque de l’arrestation à Bayonne
de Paul Émile Soubiran, qui semble pour le coup avoir
momentanément faussé compagnie à la veuve Ménouard et quitté
l’Espagne dans l’urgence sous une identité d’emprunt, avec un
passeport usurpé, délivré le 9 janvier 1799 par le chargé d’affaires
de la République batave à Madrid, et visé par l’ambassadeur

30. Manuel Godoî ou Godoy, plusieurs fois Premier ministre espagnol.


31. Correspondance de l’ambassadeur de la République française à Madrid,
Guillemardet, au ministre de la Police générale de la République, en date du 22
germinal an VII. Archives nationales.

37
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

français. Le passeport est au nom de Jacob Auguste Vermeulen,


citoyen hollandais se rendant de Madrid en Hollande par la
France et l’Allemagne, nanti d’un laissez-passer diplomatique en
bonne et due forme. En fait, c’est par le plus grand des hasards
que Paul Émile Soubiran a pu être interpellé à Bayonne le 12
germinal an VII (1er avril 1799) en fin de journée, c’est-à-dire à
18 heures, alors qu’il avait franchi la frontière le matin et fait viser
par l’administration de la ville le passeport Vermeulen. Le hasard
est, dit-on, le dieu des policiers, mais il convient d’ajouter, et
c’est heureux, que certains malfaiteurs contribuent allégrement
à leur propre perte. Soubiran n’aurait jamais dû s’arrêter comme
il l’a fait à une frontière, pour refaire ses forces dans une auberge,
après avoir abandonné sa voiture à six mules lourdement chargée.
Il y a là une négligence, un manque de vigilance et d’expérience
étonnants de sa part. L’attelage, divaguant sans aucun voyageur
sur la route d’Espagne, ne pouvait manquer d’attirer l’attention
du premier venu.
La police visite aussitôt les auberges et ne tarde pas à interpeller
Soubiran qui, malchance supplémentaire, est reconnu par
des Lectourois de passage à Bayonne. Il est manifestement en
possession d’une identité usurpée. La police se réfère assez vite
à une lettre instructive du ministre de la Police générale du 12
vendémiaire an VI (3 octobre 1797)32 prescrivant qu’en cas de
découverte « le dit individu serait mis de suite en arrestation ».
Autrement dit, Soubiran faisait l’objet de ce qu’on appelerait
aujourd’hui un mandat d’arrêt, et qu’il n’aurait pas dû prendre à
la légère. Ainsi, son arrogance et plusieurs fautes d’imprudence
cumulées le conduisent en prison. Il s’est fait prendre comme
un amateur. Voire ! Avec lui, la police n’est jamais au bout de ses
peines, on va de rebondissement en rebondissement. Détenu à
peine dix jours à la maison d’arrêt de Bayonne, il s’échappe le
22 germinal à la faveur de soins médicaux pour une maladie

32. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062.

38
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur

reconnue et certifiée par l’officier de santé33. On le croit reparti


en Espagne.
Quoi qu’il en soit, personne ne le retrouve sur le moment,
malgré les recherches intensives. Mais qu’est devenu, quant à
lui, Jacob Auguste Vermeulen ? Assassiné ? La question peut, en
effet, se poser. Il ne donna plus aucune nouvelle. On ne sait
pas dans quelles conditions son lourd équipage est tombé aux
mains de Soubiran. Il n’est peut-être pas excessif d’y voir la
complicité active de la veuve Ménouard, elle aussi hollandaise,
étonnamment absente de l’équipée. Entre-temps, depuis la fuite
de Soubiran d’Italie vers l’Espagne, à partir des investigations
entreprises, un épais dossier a été constitué par les ministères
de la Guerre, de la Police et des Relations extérieures. En atteste
le document qui suit, à la fois véritable commission rogatoire
internationale et mandat d’arrêt : « Lettre écrite de Rome en date
du 19 brumaire an VII (9 novembre 1798) par les commissaires
exécutifs de la République française envoyés à Rome, adressée
au consul de la République à Gênes, dans laquelle se trouvent
retranscrits les ordres du ministère des Relations extérieures aux
dits commissaires. Le tout relatif à des renseignements pris et à
prendre sur le citoyen Soubiran natif de Lectoure département
du Gers, parti de Paris pour l’Italie avec la citoyenne Ménouard
née hollandaise et veuve d’un Français, portant que l’intention
du Directoire exécutif est que tous les généraux français et
autorités civiles en Italie soient chargés de faire arrêter le citoyen
Soubiran, et la citoyenne Ménouard, d’examiner leurs papiers,
de les renvoyer en France sous bonne garde… « Qu’ils soient
expulsés de toute l’Italie, que dans aucun cas ils ne puissent
pénétrer dans les états du roi de Naples, que si Soubiran est
reconnu comme réquisitionnaire, il soit arrêté comme fuyard
et déserteur34. » On retiendra l’interdiction absolue de pénétrer

33. Ibid.
34. Archives du ministère de la Guerre. SHAT Vincennes, Dossier 1 2140.

39
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

dans les États du roi de Naples où leur conduite à coup sûr a été
particulièrement irrégulière.
Au vu de ces instructions qui ne prêtent guère à interprétation,
le 18 frimaire an VII (8 décembre 1798), la police, ayant appris
le séjour de Marie Charlotte du Bouzet, dite Dabouzet, divorcée
Cugnac35, épouse légitime de Paul Émile Soubiran, à Perpignan,
procéda à une minutieuse perquisition à l’auberge du Petit-
Paris où elle se trouvait momentanément, accompagnée d’une
fille de service. Charlotte Dabouzet dit avoir été domiciliée à
Bordeaux. et résider depuis un an à Toulouse. Elle sera laissée
libre après avoir affirmé ne pas savoir où se trouve son mari,
ni la veuve Ménouard. L’enquête établira cependant que tous
deux se trouvent alors à Barcelone. On ne sait pas comment et
dans quelles conditions Soubiran a retrouvé la veuve Ménouard,
franchi de nouveau, en sens inverse, la frontière espagnole, si
bien verrouillée tant à Bayonne qu’à Perpignan, pour repasser
assez vite en France puis en Belgique où sa présence est signalée
le 23 vendémiaire an IX (15 octobre 1800) à l’hôtel de la cour
de Mannheim à Spa. Autre grand sujet d’étonnement, en effet,
celui de voir le couple Soubiran-Ménouard convoler en justes
noces à Paris le plus naturellement du monde, le 1er frimaire
an IX (22 novembre 180036), dix-huit mois après l’affaire de
Bayonne.

35. Charlotte du Bouzet ou Dabouzet dit qu’elle est âgée de 30 ans.


36. Le mariage a eu lieu à Paris (Archives de la ville de Paris, 6 AZ, 1935) et non
à Spa comme l’écrit Jacques Claude Beugnot, ministre de l’Intérieur, en 1814, et à
la suite Olivier Blanc dans Les espions de la Révolution et de l’Empire, Paris, Perrin,
1995, p. 284.
Chapitre II

Jeunes mariés, pourtant vieux amants

Jeunes mariés, Soubiran et la veuve Ménouard vivent déjà


ensemble depuis trois ans sinon, plus probablement, quatre. De
concert, ils ont sévi en Italie et en Espagne, tenu diverses maisons
de jeu, conduit différentes affaires louches, et surtout cultivé
l’intrigue. Après la Terreur, dans la période qui correspond au
Consulat, époque de reflux révolutionnaire à l’intérieur, mais de
guerres à l’extérieur, personne n’est très regardant sur la morale
publique, il n’existe même pas un semblant de contrôle social.
C’est le règne d’une certaine inorganisation qui laisse place au
laxisme des uns, aux audaces des autres. La mise en place de
l’administration impériale, des préfets, d’une police et d’une
gendarmerie structurées, vont modifier du tout au tout la vie
sociale.
On n’entendra plus parler pendant environ cinq ans de
Soubiran. Toutes les archives sont muettes de 1800 à 1805 ou
1806, c’est à dire de la fin du Directoire au début de l’Empire,
et pendant l’intermède du Consulat. La période a pourtant
été riche en événements dont certains n’ont pas dû laisser Paul
Émile Soubiran indifférent. Les complots sans cesse renaissants
conduisent le Premier Consul à renforcer ses pouvoirs. Après « la
machine infernale », le Consulat à vie ; après la conspiration de
Georges Cadoudal, l’Empire. Non contents de provoquer la guerre,
en effet, les Britanniques soudoyaient en France les royalistes

41
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Georges Cadoudal, Pichegru et Moreau. Les conspirateurs furent


punis. Pichegru, selon la version officielle, s’étrangla en prison.
Moreau s’exila aux États-Unis. Que fait notre Gascon pendant ce
temps ? Son silence est quasi total. On dispose d’une commission
d’agent principal du service des fourrages militaires établie à Paris
le 6 fructidor an XI (24 août 1803) et valable pour l’an XII (1803).
Ce dernier document, d’apparence anodine, constitue aux mains
de Soubiran un véritable brevet de moralité en même temps qu’un
laissez-passer valable auprès des autorités civiles et militaires, et
l’on peut imaginer l’usage qu’un fripon de son espèce peut en
faire. Qu’on en juge : « Nous, entrepreneur général des fourrages
soussigné, étant informé de l’honnêteté et de l’intelligence du
citoyen Paul Émile Soubiran […] la présente commission lui a été
délivrée pour justifier de sa qualité auprès des autorités civiles et
militaires […]. » La question se pose de savoir si ce document, en
définitive, a réellement été en sa possession37. Enfin, on ne saurait
passer sous silence une curieuse fiche de la préfecture de police
au nom de Soubiran, Paul Émile, dit Saint-Paul, en date du 4
brumaire an XIV (26 octobre 1805), précisant que Soubiran a été
arrêté à Paris et soumis aux formalités de dépôt, mais apparemment
pas écroué38.
Quant à la veuve Ménouard, elle disparaîtra presque complè-
tement du paysage vers 1806 avant la guerre en Espagne. Elle était
un peu moins âgée que lui, sans enfant, disponible, intelligente,
indépendante, en avance sur son temps, ce qui n’était peut-être
pas tout à fait le cas de Charlotte du Bouzet. Y a-t-il un rapport de
cause à effet entre la pression policière et leur silence pendant la
période allant de 1800 aux années 1805-1806 ? Les jeunes mariés,
mal à l’aise à Paris, ont-ils préféré s’exiler en Allemagne, peut-
être à Hambourg où il est sûr que Paul Émile Soubiran a tenu
37. Ce document original au porteur est apparemment resté aux Archives du
ministère de la Guerre. A-t-il été utilisé par Soubiran ? C’est peu probable.
38. Préfecture de police de Paris. Fiche extraite d’un ancien fichier établi à la fin du
XIXe siècle après l’incendie de 1871. Elle renvoie au registre n° 2 des dépôts folio 108-
verso. Pas d’autre indication.

42
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

une maison de jeu ? Hambourg est, comme il l’écrit, « autrefois le


théâtre de mes exploits fameux ». Mais on n’en saura pas plus.
En ce début de siècle, si riche en événements tant en France
qu’en Europe, notre héros si prompt à s’introduire aux premières
loges pour profiter de la moindre occasion paraît totalement
absent. Cette situation n’est pas sans poser un certain nombre
d’interrogations. A posteriori, c’est-à-dire à la Restauration, en
1815, comme il l’a déjà fait précédemment sous le Consulat, Paul
Émile Soubiran se trouve contraint de se racheter une conduite
et se fait délivrer une série de documents établissant sa qualité
d’opposant actif à l’Empire. Cela n’étant probablement pas tout
à fait suffisant, il s’attribue un rôle dans l’opposition royaliste,
se prévalant sinon de complicité, du moins de rapports avec les
auteurs d’actions terroristes ou de complot contre la sûreté de
l’État, ce qui n’est pas une peccadille. Quelle meilleure preuve
de loyalisme vis-à-vis des nouvelles institutions ? On rappellera
d’abord que l’attentat de la rue Saint-Nicaise contre le Premier
Consul a eu lieu le 3 nivôse an IX (24 décembre 1800). Grâce
à une enquête scientifique rigoureuse, la première du genre, le
préfet de police Louis Dubois et les collaborateurs de Fouché
identifieront rapidement et arrêteront certains des auteurs,
chouans et royalistes.
On sait que Bonaparte avait commencé par accuser les jacobins
sans même attendre les résultats de l’enquête et qu’il profita de
l’affaire pour se débarrasser d’eux par une répression finalement
plus féroce que celle exercée sur les royalistes, de sorte que l’un
des coauteurs de l’attentat, Joseph Picot de Limoléant, s’enfuit et
gagna les États-Unis. Comme par hasard, Paul Émile Soubiran
se cache, dit-il, dans des souterrains39 avec Limoléant, terroriste
repentant et pathétique, qui finira prêtre. Il dit aussi avoir donné
asile à Moreau. Est-ce vrai ? Toujours est-il que, pour établir
solidement son loyalisme royaliste, Soubiran sollicite en 1816
39. Anne Bernet, Histoire générale de la chouannerie, Paris, Perrin, 2000, p. 578 :
« Dans les souterrains de Saint Laurent » ?

43
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

un de ses amis de Lectoure, Gervais-Germain Boret, auquel il


fait déclarer ce qui suit : « Mandé devant le préfet de cette ville
(Auch) et subséquemment devant le substitut où j’eus à subir
un interrogatoire pour savoir où était Émile Soubiran, recherché
par le gouvernement de Bonaparte, je déclarai à l’autorité
que les différentes recherches faites dans la ville (Lectoure) et
notamment dans ma maison prouvaient assez que j’ignorais sa
retraite mais qu’il était vrai que je l’avais reçu à son arrivée, que
je l’avais même visité lorsqu’il était caché chez M. Desperoux,
pour avoir donné asile à Georges, mais je ne voulus jamais dire
où il était… »
Au moment où la police recherchait Georges Cadoudal, dit
Georges, il semble bien, malgré une certaine ambiguïté dans le
propos de Boret, que Soubiran était aussi recherché pour lui avoir
donné asile. En conséquence, il était venu se cacher à Lectoure
chez Desperoux40. En 1823, à propos d’une demande de passeport
pour l’Angleterre et de subsides qu’on lui fait régulièrement
espérer, il met en avant, selon son habitude, pour être plus
persuasif, les services rendus. Mais, on ne sait trop pourquoi,
au détour d’une phrase, il écrit, sans autre commentaire : « J’ai
reçu Moreau aux dépens de ma vie […]. » La conjuration de
Cadoudal, Moreau et Pichegru date du printemps 1804, près de
vingt ans avant qu’il n’écrive ces lignes.
S’agissant de Paul Émile Soubiran, toutes ses allégations
plus ou moins liées entre elles sont sujettes à caution, suscitent,
comme toujours avec le personnage, la même extrême réserve et
n’ont pour objectif que d’impressionner l’interlocuteur royaliste
institutionnel qu’il s’agit de mettre à contribution. Rien de tout
à fait probant, et il paraît donc difficile de meubler la période
allant de 1800 à 1805-1806 par ce prétendu activisme chouan
et royaliste. Pour éclairer cette époque quelque peu nébuleuse

40. Copie par Soubiran de la déclaration faite par Boret à Lectoure le 24 août 1816,
légalisée et enregistrée dans cette même ville. Archives nationales, F7 6817, Dossier
2062.

44
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

en ce qui concerne Soubiran, il n’est pas inutile de se référer au


magnifique certificat calligraphié, établi par M. Druilhe, maire
de Lectoure, le 2 septembre 1807 : « Retiré sur ses foyers à la
paix avec l’Espagne, il composa ses loisirs du voyage d’Italie,
d’Espagne, du Portugal et du nord de l’Europe dont il a cultivé
la langue41. » D’une façon plus prosaïque, disons qu’il était, en
effet, très probablement à Hambourg, et certainement aussi à
Londres où, suite à une affaire de jeu, il se dit créancier d’un
certain Brodwin « qui [lui] doit une somme de sept mille huit
cents francs, du temps où [il] étai[t] riche ». La version du maire
de Lectoure est beaucoup plus crédible.

Intermède dans la Garde nationale

Revenu à Lectoure en été 1806, puis un peu plus tard à


Bordeaux, Paul Émile Soubiran se retrouve seul. Il donne
l’impression de vouloir se ranger et mettre un terme à la vie
tumultueuse qu’il a menée jusqu’alors, en habitué des cercles de
jeux et des milieux interlopes. Pour lui rien n’étant gratuit, il
convient d’admettre que c’est dans un but précis qu’il réclame
ainsi une nouvelle fois une série de brevets de civisme. Il est âgé
de 36 ans, apparemment désargenté, puisqu’il se met en quête
d’un emploi officiel : c’est un signe qui ne trompe pas en ce qui
le concerne. Quand il a de l’argent, pourquoi donc chercherait-il
à s’employer, et a fortiori à travailler ! À cet effet, il sollicite
différents certificats de moralité auprès de ses amis, comme
il l’a fait à divers moments dans des circonstances analogues.
Lors de la reprise de la guerre avec la Prusse, le 17 septembre
1806, Napoléon ordonna le 23 octobre 1806 la levée de 3 000
grenadiers et chasseurs de la Garde nationale de Bordeaux pour
renforcer la défense des côtes. Il répondit ainsi aux Anglais qui
interdirent aux non-belligérants le commerce maritime avec la

41. Archives du ministère de la Guerre, SHAT Vincennes, 1 2140.

45
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

France et l’Allemagne. La flotte anglaise arraisonnait en haute


mer les navires des pays neutres et confisquait les marchandises
qui s’y trouvaient. Au lendemain de la victoire d’Iéna, Napoléon
répliqua par le décret de Berlin (novembre 1806) : « Les îles
britanniques sont déclarées en état de blocus. » Il espérait ainsi
créer en Angleterre une crise économique et sociale pendant que
son hégémonie politique entraînerait en Europe continentale
une hégémonie économique.
Paul Émile Soubiran, séparé de la veuve Ménouard, est
désormais seul. L’occasion lui est fournie de présenter sa
candidature à un poste d’officier. Selon ses habitudes, il multiplie
les interventions au point d’indisposer le général Lamartillière,
commandant la 11e division, chargé de mettre en état de marche
des nouvelles unités de grenadiers et de chasseurs. Le général
fait assez vite savoir par une lettre qu’il ne dérogera pas à la règle
et que Soubiran, qui ne s’embarrasse pas de protocole en la
circonstance, doit se faire présenter par le préfet du Gers, sous-
entendu : comme tout le monde. Ce qui finalement fut fait.
S’ensuit sa nomination le 26 décembre 1806 – arrêté à titre
provisoire du 26 février 1807 – qui fixe les fonctions de Soubiran,
capitaine de grenadiers, 4e compagnie, 2e cohorte, 2e légion. En
fait de défense des côtes atlantiques, telle est la mission générale
de la 11e division : il s’agit plutôt d’activités de gendarmerie et
de douane, probablement aussi de renseignement, dans le cadre
des dispositions relatives au « blocus continental ». Une vie de
garnison, en somme. Soubiran remplit d’abord des missions
logistiques peu valorisantes à son goût, en qualité de major, puis
il est chargé de surveiller l’instruction des recrues à la citadelle
de Blaye ; il exerce en même temps les fonctions de commissaire
impérial, près le tribunal permanent de la 11e division. Le 2 avril
1807, le général Lamartillière le nomme capitaine aide-major
de la 3e cohorte, dont une partie était détachée à l’île d’Oléron.
Lassé sans doute par des tâches fastidieuses et surtout dénué de
réelle motivation, le 14 octobre 1807, Soubiran songe à partir. Il

46
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

sollicite un premier certificat de service, indiquant « qu’il a rempli


ses fonctions avec exactitude, intelligence et dévouement ». Un
nouveau certificat est établi à Bordeaux le 19 novembre par
le conseil d’administration de la 11e division, à peu près dans
les mêmes termes que le précédent. Finalement, Paul Émile
Soubiran ne servira que onze mois dans les différents emplois
précédemment cités, dans la 2e puis dans la 3e cohorte.
Ce qui frappe durant cette période, c’est évidemment la
mobilité, pour ne pas dire l’instabilité, de Soubiran dans un
cadre militaire territorial en général peu propice à ce type
d’évolution de carrière. Le général Lamartillière et le conseil
d’administration de la 11e division sont unanimes cependant
pour dire que Soubiran « n’a cessé de montrer autant de zèle que
de talent et d’activité dans toutes les attributions qui lui ont été
confiées42 ». Ainsi, nanti de certificats plutôt élogieux, le Gascon
qui ne peut rester en place songe à d’autres espaces où il pourra
donner, espère-t-il, la pleine mesure de ses nombreux talents. Le
12 décembre 1807, Soubiran démissionne donc de ses fonctions.
« Vu la lettre du maréchal, duc de Montebello, et l’intérêt qu’il
lui porte, le général Lamartillière autorise le sieur Soubiran à se
rendre auprès du duc de Montebello. » Soubiran dira plus tard
qu’il a pris attache, avec le maréchal Lannes, son compatriote,
lors d’un passage à Bordeaux. On ne sait exactement ni quand
ni comment il a pu ainsi l’approcher. L’un et l’autre sont, en
effet, très rarement à Lectoure. Quoi qu’il en soit, dès le mois
de janvier, il se fait délivrer à Bordeaux, son domicile déclaré,
un passeport pour se rendre au Portugal, à Lisbonne, qu’il a déjà
visité en 1798. Il part le 22 janvier 180843, à l’époque où l’armée
de Junot, après avoir franchi les Pyrénées en octobre, occupe
Lisbonne depuis le mois de novembre 1807. Victime collatérale
du « blocus continental », le Portugal ne vivait guère que du

42. Ibid.
43. Registre des passeports délivrés au départ de Bordeaux (Fiche 00450028O70),
Archives départementales de la Gironde.

47
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

commerce avec l’Angleterre. Le Premier Consul, déjà, avait tout


fait pour intimider les Bragance et la petite cour de Lisbonne
placée sous haute surveillance par le général de division Jean
Lannes, envoyé extraordinaire de la République de 1802 à 1803
et qui ne gardera pas un bon souvenir de cette courte ambassade.
Napoléon fait donc occuper le Portugal par l’armée de Junot.
Paul Émile Soubiran, comme il l’a déjà fait précédemment en
Italie, suit les troupes. Pour quoi faire ? Est-ce sur les conseils du
maréchal Lannes ? En fait, s’il est effectivement allé au Portugal,
il n’y est pas resté très longtemps44, peut-être effrayé par l’état
pitoyable de l’armée de Junot, indisciplinée, en guenilles, sans
souliers et pillarde.
En tout cas, Soubiran se rend dans ce pays à titre tout à fait
personnel, sans aucun ordre de mission officiel ou feuille de
route ; ce voyage qui n’a rien de touristique s’apparente plutôt
à une reconnaissance. Il fait, en outre, un détour par Madrid,
probablement le but principal de son déplacement, d’où il
revient dans les premiers jours d’avril 1808, on ne sait trop
comment, porteur de deux dépêches pour l’Empereur, l’une
du maréchal Bessières, l’autre de l’ambassadeur de France. Ces
dépêches ont été remises à Bordeaux le 7 avril 1808 au général
et écuyer de l’Empereur Antoine Durosnel qui en signe un
reçu nominatif45 : leur existence est donc parfaitement avérée.
Soubiran, probablement pour faire l’important, expliquera,
plus tard, dans une note récapitulant l’un de ses états de service,
« qu’envoyé [par qui ?] auprès de son altesse le grand duc de
Berg46 alors à Madrid, celui-ci [le] renvoya en dépêches auprès
de sa majesté, qui daigna s’entretenir avec [lui] sur les premiers
événements de Madrid [la déposition de Manel Godoï, Prince
de la Paix]. Le maréchal Bessières me chargea de dépêches pour
44. Le comte Jacques Beugnot, ministre de l’Intérieur en 1813, prétend que
Soubiran a été « destitué au Portugal ». Il y a une probable confusion de sa part.
Olivier Blanc, Les espions de Napoléon, Paris, Perrin, p. 284 et 285.
45. Archives du SHAT Vincennes.
46. Joachim Murat.

48
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

accélérer le départ de sa division, mission que j’exécutai dans les


18 heures vu l’urgence ». Napoléon, qui était en avril et mai à
Bordeaux et à Bayonne, s’est-il entretenu avec Soubiran ? C’est
sans doute exact. Risquons-nous à le croire. Comme on peut en
juger, on est loin, en effet, de la vie de caserne.

La guerre en Espagne

L’occupation du Portugal procurait un prétexte à Napoléon


pour intervenir en Espagne. Il estimait, en fait, que si la péninsule
ibérique passait sous sa domination, il y trouverait des ressources
pour lutter contre l’Angleterre. Les Bourbons, où qu’ils soient,
étaient les ennemis de Napoléon par principe. Ceux de Madrid
étaient plutôt détestables, dégénérés et corrompus. Le vieux roi
Charles IV et son fils, tombés au degré extrême de l’avilissement,
se querellaient devant un aventurier, Manuel Godoï, amant de
la reine et ennemi du fils, qui prétendait régner sous le nom
de Ferdinand VII. Napoléon pensait chasser les Bourbons
de Madrid, comme il les avait chassés de Naples. L’envoi de
renforts à Junot fut un prétexte pour faire entrer en Espagne
une armée commandée par Murat, le grand-duc de Berg.
L’Empereur à Bayonne ne tardait pas à mettre toute la famille
royale à sa discrétion. Elle prenait sans difficulté le chemin de
l’exil en France, après l’émeute des 2 et 3 mai à Madrid. L’arrivée
de Joseph Bonaparte dans la capitale espagnole et la prompte
substitution d’une dynastie à une autre imposée par l’étranger
apparurent tout aussi vite comme une insulte au patriotisme des
Espagnols.
La campagne de Paul Émile Soubiran en Espagne est difficile
à suivre. Nous savons qu’avec lui rien n’est tout à fait simple.
Parti fin janvier 1808, soi-disant pour le Portugal, en dehors de
tout cadre militaire, revenu à Bordeaux les premiers jours d’avril
après avoir fait un détour par Madrid où se trouve Murat, il
apparaît de manière surprenante comme un porteur de dépêches

49
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

particulièrement autorisé puisque ces missives sont destinées


à l’Empereur. À coup sûr, il connaît Murat, qui a franchi les
Pyrénées le 27 février, est entré depuis le 23 mars à Madrid,
et, malade, quittera la capitale espagnole le 28 mai. Soubiran
a longtemps fréquenté plusieurs personnes de l’entourage de
Murat, son aide de camp le colonel Blamard de Séranon, et aussi
son autre aide de camp, l’Italo-Anglais Macirone. Probablement
les a-t-il tous rencontrés en Italie à Milan, dans les années 1800-
1804, au cours de ses pérégrinations avec la dame Ménouard.
À peine de retour à Bordeaux, le 18 avril 1808, Soubiran
adresse directement à l’Empereur une lettre pour solliciter un
poste d’officier dans l’armée d’Espagne. Quand on connaît le
personnage et son itinéraire, cette requête ne manque pas de
soulever une certaine hilarité tant le ton est obséquieux et
sonne faux. « Sire, quand j’ai eu l’honneur d’être admis à vos
pieds, je n’ai osé vous témoigner mes sollicitudes, l’état de votre
gloire, l’admiration et l’enthousiasme remplissaient mon âme,
et je me vois forcé de détester la vie, si Votre Majesté ne daigne
l’utiliser47. » En fait, cette lettre a été orientée pour traitement
au bureau des états-majors, et l’Empereur, comme nous le
verrons, y donnera suite un peu plus tard. Sans attendre cette
décision, toujours pressé et opportuniste, usant de tous les
moyens disponibles, Soubiran rencontre de nouveau le maréchal
Lannes dans les premiers jours de juillet. L’entrevue a lieu dans
les Pyrénées, à Tarbes et Saint-Sauveur. Le Gascon sait alors que
Murat, écarté du trône d’Espagne qu’il ambitionnait, soigne une
jaunisse à Barèges. Le grand-duc de Berg ne l’intéresse plus. Il
joue alors à fond la carte Lannes. Il obtient de lui une feuille de
route d’officier, établie à Tarbes le 22 juillet, signée de Séguenot,
commissaire des guerres, place de Tarbes, 10e division, et une
lettre de recommandation auprès de « Sa Majesté » catholique,
Joseph Bonaparte, roi d’Espagne depuis le 10 mai : « Si Votre

47. Archives du SHAT Vincennes.

50
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

Majesté avait besoin d’un aide de camp, mon protégé a pour


cette place l’intelligence48. »
Cette lettre est restée sans effet, puisqu’on retrouvera Soubiran
à l’état-major du maréchal Ney. En 1832, il fera la relation
suivante de son départ pour la guerre d’Espagne : « Bientôt le
maréchal Lannes passa à Bordeaux, je dînai avec lui, et il décida
que je quitterais ce corps [la 10e division Lamartillière] afin de
me rendre auprès de Joseph Bonaparte, à l’intention de qui
il me donna une lettre trop flatteuse pour que je la rapporte,
le roi m’attacha à l’état-major et le général Augustin Bélliard
[gouverneur de Madrid] m’ayant donné l’ordre de me rendre
auprès de Monsieur le maréchal Ney, […] le maréchal me donna
le commandement de Bilbao. » Il y est nommé le 16 septembre
1808 avec les consignes les plus sévères en matière de maintien
de l’ordre. Différents documents établissent que Paul Émile
Soubiran est parti de Pau le 23 juillet 1808. Il était à Burgos
le 5 août, il n’a donc fait que passer peu de temps à Madrid.
Il est présenté au général Saligny49 : « Restez à l’état-major, me
dit le général. Le lendemain, je fus envoyé en dépêches50[…]. »
On le trouve à Bilbao dès le mois de septembre. Il y reçoit, en
outre, des ordres particuliers écrits de Béchet de Léocourt, aide
de camp du maréchal Ney51 : « Faites faire des patrouilles pour
prévenir tout désordre, nous devons employer tous les moyens
possibles pour conserver les ressources d’une ville dans laquelle
nous reviendrons très incessamment52. » La garnison comporte
alors quatre compagnies de grenadiers et six compagnies de
voltigeurs.

48. Lettre de Lannes au roi d’Espagne, 18 juillet 1808, citée par Soubiran dans son
mémoire au duc de Feltre.
49. Il s’agit du général Charles Saligny de San Germano, né en 1772 à Vitry-le-
François et mort à Madrid le 25 février 1809.
50. Mémoire du 7 mars 1811. Archives départementales du Gers, Dossier 361.
51. Correspondance Béchet, figurant aux Archives du SHAT Vincennes, Dossier 1
2140.
52. Le 30 septembre 1808.

51
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

C’est la division Dessolles qui assure le service de la place.


Bien que Gascons, Dessoles (originaire d’Auch) et Soubiran ne
s’apprécient manifestement pas53. Dans le pays, la situation est
difficile avec la population, les municipalités n’obtempèrent que
de très mauvaise grâce aux ordres du quartier général, les troupes
françaises ne sont pas de première fraîcheur. Ainsi, Béchet de
Léocourt commande à Soubiran « pour servir d’escorte à la
calèche du maréchal, 5 ou 6 éclopés avec un caporal ». Selon ses
dires, le Gascon remplira plusieurs missions délicates : « Je fus
chargé de porter les diamants du Christ d’Arriba54 à l’Empereur
alors à Bordeaux et un petit paquet pour son épouse [alors
auprès de la reine de Naples], je traversais trois bandes qui firent
pleuvoir, sans m’atteindre, une grêle de balles. » Tout cela est
invérifiable. « Le 18 septembre 1809, le duc d’Istries55 me donna
la croix de la Légion pour avoir pénétré au travers des flammes
dans une maison à laquelle les Polonais du 4e régiment de la
Vistule avaient mis le feu après y avoir enfermé le curé et douze
religieuses56, ces faits se sont passés à Fornosa près de l’état-major
du maréchal dont j’ai parlé […]. Peu de temps après, je préférai
la proscription, la mort même, à l’idée affreuse de livrer l’évêque
de Santander et M. de Massarédo, qui s’étaient réfugiés à Bilbao
dont j’étais le commandant. » Ces derniers événements, que
Paul Émile Soubiran se targue d’avoir réglés en préservant des
vies humaines, sont, tout autant, difficiles à mettre à son crédit.
Comme toujours avec ce type de personnage, il y a quelque
chose de véridique à la base de son récit, mais les faits relatés
sont trop souvent controuvés et déformés à son profit.

53. « Dessolles mon compatriote, s’il avait le temps de s’occuper des autres. »
Sous-entendu : il n’a rien fait pour moi. États de services établis par Soubiran à la
Restauration. Archives du SHAT Vincennes.
54. Arriba se trouve dans les montagnes au sud de Tolède à 1 278 m d’altitude. C’est
un petit village, et on ne voit pas comment Soubiran, si cela est vrai, a pu récupérer
ces diamants.
55. Maréchal Bessières.
56. Soubiran donne de cet événement des versions différentes, voir infra.

52
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

« M. Massaredo57 » est en réalité l’amiral de la flotte espagnole ;


il était conseiller de Charles IV et, à ce titre, il a participé à
l’entrevue de Bayonne en mai 1808, au cours de laquelle
Napoléon spolia les Bourbons d’Espagne. Il a prêté serment à
Joseph Bonaparte le 19 juillet suivant, et il a été gardé comme
conseiller. Sa présence à Bilbao en septembre ou en octobre, au
moment où s’y trouve Soubiran, s’explique parce qu’il est natif
précisément de cette ville. Les troupes françaises, lorsqu’elles
y sont entrées au mois d’août et qu’il les accompagnait, ont
été accueillies par une fusillade provenant du couvent des
Franciscains. Le bruit fut colporté que Massaredo aurait organisé
la répression et fait arrêter un grand nombre de ses compatriotes,
en un mot collaboré avec les Français, ce qui n’était pas le cas. En
effet, il rejoignit Madrid tout aussitôt sans attendre la réaction
des troupes françaises. Le roi Joseph le renvoya un peu plus tard
dans sa ville natale, lui enjoignant de réparer les dommages
causés par l’insurrection du mois d’août, d’ailleurs limitée, et
donc réprimée par les Français. L’affaire fut réglée avec la junte
provinciale. Soubiran aurait-il empêché que Massarredo soit
livré à la « résistance espagnole » ?
On ne sait presque rien sur la durée et la fin du séjour de
Soubiran à Bilbao, où il rencontre Suchet, le duc d’Albufera
qui se souviendra de lui en 1819, sans autre commentaire que
de simple courtoisie. Le 9 avril 1809, il est cité en ces termes,
dans une lettre rédigée en espagnol et émanant d’une autorité
de police qui signe du nom de Pedro Diez : « Par l’intermédiaire
de M. le Colonel qui dit s’appeler Paul Émile Soubiran, on
m’informa que le 7 janvier 1809, à une demi-lieue d’un village
sur la route de Burgos, on avait tué un officier de cavalerie et son
ordonnance, et dérobé la malle qu’ils transportaient avec tout ce
qu’elle contenait […]. Intervenu le jour même et vérifications
faites, il n’a été recueilli sur les lieux aucun mobile ou indice à
57. Massaredo, en réalité José Mazaredo y Salazar, amiral espagnol, ministre de la
Marine, conseiller de Charles IV puis de Joseph Bonaparte.

53
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

ce meurtre, et les lois ne me permettant pas de poursuivre les


investigations dans une juridiction qui n’est pas la mienne, je
n’ai pas continué les recherches […]. »
Outre le climat d’insécurité qui règne à ce moment-là en
Espagne, on notera le très relatif empressement de la police locale
pour rechercher les auteurs de ce meurtre. C’est tout ce que l’on
sait de la campagne de Soubiran en Espagne ; elle n’a pas, en fait,
excédé sept à huit mois. On ne sait pas davantage comment elle
a exactement pris fin. Selon certaines de ses déclarations écrites,
Soubiran, malade, aurait quitté Bilbao pour Vitoria. Tous ses
papiers auraient alors été perdus. Selon une autre version, il aurait
été fait prisonnier à Bilbao, puis il se serait rendu à Lectoure
où sa présence est attestée aux premiers jours de 1809. Selon
la version officielle, il a été « destitué pour indiscipline », sans
aucune autre explication.

Une obscure fin de campagne

Dans une de ses correspondances, Soubiran explique que


« sans appointements, [il a] dû rompre cette incertitude et part[it]
joindre le bon maréchal ». Lannes était arrivé en Espagne en été
1808, il en est reparti après le siège de Saragosse en mars 1809, et
sera mortellement blessé à Essling le 22 mai 1809. Ses explications
ne sont peut-être pas tout à fait fausses. De Lectoure, en effet, il
écrit le 8 février 1810 au duc de Feltre58, ministre de la Guerre,
en lui adressant une note récapitulative de ses états de service
avec à l’appui notamment sa feuille de route d’officier délivrée
à Tarbes et différents ordres écrits, déjà cités, signés du nom de
Béchet, du temps où il était à Bilbao. Il réclame à nouveau « un
service dans l’armée de Sa Majesté en Espagne ou au Portugal,
et le règlement de ses appointements antérieurs ». Sur un des

58. Henri Clarke, comte de Hunebourg, duc de Feltre, ministre de la Guerre puis
de l’Intérieur.

54
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

documents annexés, écrit à Trévino59, en date du 9 octobre 1808,


il est indiqué par Béchet que « l’inspecteur aux revues lui remettra
l’état des officiers d’état-major du corps d’armée sur lequel il sera
porté, veuillez lui envoyer votre livret afin qu’il puisse compléter
l’état d’après lequel vous devez être payé ». Cette note porte la
mention manuscrite du fonctionnaire qui traite le dossier : « La
seule pièce conservée pour toucher ses appointements. » Il finira
sans doute par les obtenir ultérieurement. Il est assez vain de
chercher les causes exactes de son départ d’Espagne au tout
début de 1809. Si toutefois elles existent, elles ne figurent pas
dans des archives. Dont acte.
Âgé de 39 ans, Paul Émile Soubiran a toujours manifesté un
curieux tropisme ibérique. Cela mérite d’être noté. L’Espagne n’a
pas toujours été en odeur de sainteté chez les Gascons. Certaines
expressions de leur langue en disent long sur l’ostracisme dans
lequel les Espagnols étaient tenus. Partir en Espagne, c’était sans
idée de retour. Les criminels passaient les Pyrénées pour échapper
aux poursuites et avoir la vie sauve. Les Gascons disaient encore
au début du XXe siècle : « travailler comme un Espagnol », « habillé
comme un Espagnol » ! Il est difficile de dire que Napoléon a
tenu les Espagnols en haute estime et ceux-ci le lui rendaient
bien. Ils lui ont voué une haine farouche encore perceptible de
nos jours dans le langage populaire. Soubiran est en quelque
sorte à contre-courant. Il connaît bien la langue et le pays. Avec
son lourd passé de déserteur en 1793, d’aventurier, d’escroc au
début des années 1800 en Italie, d’agent de renseignement, la
situation de l’Espagne en pleine désorganisation lui paraît, à
coup sûr, un terrain de prédilection pour développer de nouveau
ses activités délictueuses en toute impunité. Il n’y a aucune raison
pour qu’il ait changé à Bilbao son comportement antérieur. On
ne court pas beaucoup de risques en avançant qu’il a été, comme

59. Bourgade située entre Vitoria et Miranda.

55
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

auparavant, tout à la fois l’entremetteur, l’agent stipendié des


uns et des autres, le voleur lorsque l’occasion se présentait.
Il n’est pas certain que ses antécédents aient été connus des
armées françaises, qui ont quitté l’Europe centrale pour l’Espagne
en un minimum de temps, ce qui pour l’époque fut un véritable
exploit. Le maréchal Lannes, en tout cas, s’est laissé circonvenir
de la manière la plus grossière en faisant preuve d’une certaine
imprudence. Soubiran était déjà connu à Lectoure au moins
pour l’affaire de Bayonne de 1798. La sous-préfecture et la
municipalité n’ignoraient rien de ses turpitudes. Il est intéressant
de relever que les rencontres connues et décisives de Soubiran avec
Lannes ont eu lieu à Bordeaux, à Tarbes, à Saint-Sauveur. Ainsi
le brave maréchal n’a-t-il pas pu être mis en garde. De même,
on est stupéfait de constater que pendant toute cette période
et jusqu’en février 1810, au ministère de la Guerre, le dossier
Soubiran chemine lentement mais favorablement, dans un parfait
imbroglio administratif. Pendant qu’il est à Bilbao, commandant
de la Place, sa nomination est ainsi formulée par le ministre de la
Guerre, le duc de Feltre : « Je vous annonce avec plaisir, Monsieur,
que l’Empereur vous a nommé par décret du 21 septembre 1808
à l’emploi de lieutenant au 75e régiment du 4e corps de l’armée
d’Espagne en remplacement de M. Billet60. » Bien entendu, il ne
rejoindra jamais cette unité. On doit ainsi prendre acte du fait
que, à cette dernière date, son passé trouble n’est pas connu du
ministère de la Guerre et de Napoléon lui-même.
Cependant, en différentes circonstances, sa destitution le
6 octobre 1793 pour « abandonnement », c’est-à-dire désertion,
abandon de poste, est mentionnée dans son dossier. Les faits
remontent à quinze ans : on peut admettre qu’à l’époque dans un
contexte de guerre les autorités n’étaient pas très exigeantes, mais
c’est alors la deuxième fois, avec son départ de Bilbao et Vitoria
soi-disant pour maladie, que Paul Émile Soubiran abandonne son

60. Archives du SHAT Vincennes.

56
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

poste ou est destitué, pour revenir à Lectoure. Les raisons de ce


départ sont probablement multiples. À peine arrivé à Madrid,
Joseph Bonaparte ne fait rien de la recommandation de Lannes,
il s’en remet au général Belliard, commandant de la place, qui,
contredisant l’avis du général Saligny, s’empresse d’éloigner
Soubiran de la capitale. À Bilbao, coup du sort, il croise sur
son chemin le général Dessolles. Il s’ensuit une haine tenace de
Soubiran envers cet Auscitain qui, lorsque sa division assurait
le service de la Place, n’ignorait peut-être rien de lui et de ses
frasques. Bien plus tard, sous la Restauration, Soubiran, selon
sa technique habituelle, fera tenir sur le général Dessolles, par le
comte de Nouvion, des propos peu amènes qu’il prendra un malin
plaisir à rapporter au ministre de l’Intérieur et de la Police : « Quel
ministre61 ! ce Dessolles, c’est un tartuffe qui n’est ni militaire ni
diplomate, le roi lui donna cent trente mille francs pour qu’il le
suivît à Gand, le Gascon prit l’argent et ne fit pas le voyage. » Paroles
de Nouvion, mais Soubiran, en rapporteur patenté, n’en pense
pas moins ! Citons-le encore : « Le marquis Dessolles qui préféra
quitter l’armée plutôt que de servir en 1808 comme chef d’état-
major du maréchal Brune, à cause de l’obscurité de son origine
et, qui fatigué de sa nullité, fit ensuite des bassesses pour être
employé au commandement d’une division du corps d’armée où
j’étais, attaché comme officier supérieur d’état-major. Ceux qui le
connaissent comme moi, ne se méprendront pas sur sa popularité,
elle se manifeste quand le pouvoir s’enfuit, et M. le Marquis sera
toujours le même astucieux et dissimulé, plus ambitieux que
politique, inhabile à former de grands desseins, et sans expérience
pour les conduire ». Cette citation est tirée du « Rapport à Son
Excellence le baron Mounier62 ». Quelle audace, alors qu’en 1819-
1820 Dessolles est président du Conseil ! Ayant été lui-même
victime de bavardages rapportés par des intrigants à l’Empereur, il
avait aussitôt essuyé quelques dix-huit mois de disgrâce après avoir
61. Ministre des Affaires étrangères, Seconde Restauration, 1818-1819.
62. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062.

57
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

été radié du Conseil d’État. Le général Dessolles s’était alors retiré


en 1806 dans ses terres gersoises à Preignan, non loin d’Auch et
de Lectoure.
Dans le pays, tout se sait, et Soubiran est connu comme le
loup blanc. Il n’est pas audacieux de penser que, rétabli depuis
peu dans un commandement, le général ait été particulièrement
effrayé par sa jactance et son comportement, marqué par une
grande duplicité. Il ne voulut pas, sans doute, s’occuper de ce
compatriote déjà connu défavorablement de lui et, à la première
incartade, il le destitua ou le fit destituer. Il n’y a pas lieu, semble-
t-il, de chercher d’autres raisons à cette sanction et, en tout cas,
au contentieux manifeste entre les deux hommes. Le fait qu’en
août 1810, au ministère de la Guerre, rien ne soit reproché à
Paul Émile Soubiran est suffisant pour constater que l’affaire a
été réglée en interne, sur un plan local. Ce ne sera pas toujours
le cas avec le ministère de l’Intérieur.
Un événement insolite, relaté par l’intendant général de
l’Armée du Nord en Espagne, mérite l’attention, à différents
titres. D’abord, il illustre, s’il en est encore besoin, le contexte
d’insécurité et de guérilla que font régner les insurgés, en
particulier les bandes du fameux Mina, commandant en chef des
guérillas de Navarre. Ensuite et surtout, il concerne la propre sœur
de Soubiran. Il s’agit d’une histoire de malle-poste avec assassinat.
L’intendant informe le commissaire général de Bayonne que « le
courrier de la malle a été arrêté le 10 juillet 1811, sur la route
de Burgos à Valladolid. Il y avait dans la voiture une dame qui a
été faite prisonnière par les brigands. Pour lui rendre la liberté,
ils l’ont contrainte à signer une traite de 3 000 francs payables à
vue par M. Ouvray, payeur de la guerre à Bayonne. La traite est
signée Goulard, née Soubiran63… » Il s’agit de la sœur de Paul
Émile, prénommée Marie à l’état civil et parfois appelée Adèle ;
elle est âgée de 24 ans. Que fait-elle sur les routes en Espagne ? Se

63. Archives nationales, F7 6568, Dossier 2548.

58
Jeunes mariés, pourtant vieux amants

rend-elle de Burgos à Valladolid, puis vers le Portugal ? Suivant


l’exemple de son frère aîné, alors en Angleterre, est-elle saisie par
le démon de l’aventure ? Le sous-préfet de Lectoure, Miègeville,
rapportera au préfet du Gers « qu’elle est morte en 1815, que
son libertinage lui a procuré une maladie mortelle, et que depuis
longtemps elle avait abandonné son mari et son enfant64 ».
Suite à cet événement, le ministère de la Police demandera
au commissaire général de Bayonne « de prendre les mesures
nécessaires pour par ailleurs mettre fin, ce qui est de notoriété
publique, aux différents trafics de passeports avec lesquels,
moyennant 100 à 150 francs, on peut voyager et transporter des
marchandises sans crainte d’être inquiété par les bandes, surtout
celles qui se tiennent entre la Navarre et la Biscaye […] ». Ce que
l’imprudente dame Goulard, née Soubiran, avait omis de faire.

Francisco Espoz y Mina, dit général Mina, organisateur de la


guérilla contre les troupes françaises en Navarre, était un homme
frustre, déterminé et cruel. Charismatique et bien organisé, il
avait établi sur la frontière, à Irun, une douane dont les taxes lui
permettaient de financer ses opérations. Il déclencha une guerre
atroce, sans merci, faite de représailles et d’exécution en masse
de prisonniers. Les troupes françaises, prises dans l’engrenage de
la violence, firent de même et, de surcroît, déportèrent en France
un grand nombre de familles espagnoles disséminées dans le
grand Sud-Ouest, jusqu’à Bordeaux. Napoléon avait interdit
qu’elles soient installées au-delà de la rive droite de la Garonne.
Elles étaient, comme on peut l’imaginer, particulièrement mal
vues des populations. En 1814, il y avait à Tarbes un camp de
réfugiés espagnols de 148 adultes. L’expression péjorative « bande
à Mina » est même passée dans le langage des Gascons pour
désigner plus généralement des marginaux un peu remuants.

64. Archives départementales du Gers, Dossier 361.


Chapitre III

L’aventurier au long cours

L’amère victoire du maréchal Lannes au sanglant siège de


Saragosse, la résistance opiniâtre des Espagnols qui répandaient
la guérilla en infligeant des pertes sévères aux troupes françaises,
partout en difficulté face à un ennemi insaisissable, laissaient mal
augurer de la suite des événements dans la péninsule ibérique.
L’Empire français en 1810-1811 avait atteint ses dernières
limites, il s’étendait du Tibre aux bouches de l’Elbe et comptait
cent trente départements. C’était l’apogée de la puissance de
Napoléon qui tenait alors sous sa main la moitié de l’Europe,
la Russie dominant l’autre moitié. Napoléon et sa nouvelle
épouse, l’archiduchesse autrichienne Marie-Louise, firent leur
entrée dans Paris par l’arc de triomphe de l’Étoile le 2 avril 1810.
L’Angleterre, quasi ruinée par le « blocus continental », à la veille
d’un conflit avec les États-Unis, n’épargnait rien cependant pour
faire éclater la guerre entre Napoléon et Alexandre, les deux amis
des entrevues de Tilsitt et Erfurt, lors desquelles l’Empereur avait
tenté de circonvenir le jeune tsar.
Lorsqu’il revint à Lectoure après sa piteuse fin de campagne
en Espagne, Paul Émile Soubiran est sans un sou, le diable dans
la poche, comme on disait en Gascogne. Le service dans l’armée
impériale si ardemment réclamé n’était pas encore tout à fait
sorti de son esprit, puisqu’il fait porter par sa sœur, Mme Goulard
de Monfort (du nom du village où elle habite) et par Mme de

61
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Montluc un mémoire au ministère de la Guerre. Le 16 juin


1810, il écrit à Tabarié, chef de la division « Cavalerie et états-
majors » du ministère de la Guerre, pour lui faire connaître qu’il
est prêt et attend son ordre pour rejoindre au Portugal la Légion
hanovrienne, se réjouissant par avance « de se trouver à nouveau
auprès du duc d’Elchingen [Ney]65 ». Suite à cette démarche,
il est proposé dans la Légion hanovrienne mais, par décision
du 21 août 1810, « Sa Majesté a l’intention de la licencier et a
ordonné de placer Soubiran dans un autre régiment étranger66 ».
Les jours passent. Lassé d’attendre, sans argent, il forme le projet
de passer l’hiver à Lectoure quand il est informé des poursuites
dont il est l’objet pour une lettre de change à Paris. Comme le
naturel revient vite au galop, nous apprendrons par lui qu’après
avoir vendu ses meubles, il part le 1er août 1810 pour Barèges
et Bagnères-de-Bigorre, stations balnéaires où se pratiquaient
différents jeux de hasard.
Les eaux pyrénéennes étaient célèbres à l’époque, prisées des
princes et des militaires. Le jeu permet de distraire les hommes,
mais aussi, comme le disait Casanova, de corriger la fortune… À
bien des égards émule, sans le savoir, du fameux Vénitien, Paul
Émile Soubiran ira donc jouer ce qu’il avait emprunté, sans le
moindre succès. Il dut précipitamment rentrer à Lectoure, non
sans avoir au passage emprunté 600 francs au préfet Chazal, à
Tarbes. Poursuivi par les créanciers, il se trouve à Lectoure dans
une position intenable. Il s’enfuit à la fin de l’été avec un valet
de chambre, prénommé Gilbert, qu’il se plaisait à appeler, on ne
sait pourquoi, Frontin. C’est pendant cette période que, selon
ses dires, il se détermina à aller offrir ses services « en Moldavie à

65. Pour impressionner son correspondant et laisser croire qu’il a toujours ses
entrées, Soubiran croit utile de préciser qu’il écrit « du château du duc de Montebello
près de Lectoure le 16 juin 1810 ».
66. Décision 4521 du 21 août 1810. Voir Correspondance inédite de Napoléon Ier,
tome III, éd. Ernest Picard et Louis Tuetey, Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1912-1925,
p. 706.

62
L’aventurier au long cours

l’hospodar prince Ipsiléanty avec qui [il] fu[t] autrefois lié67 ». À


Bordeaux, il est reçu par des amis. À Blois, il rend visite à Mme de
La Jonquière, sœur d’Albert de La Tour, à qui il avait, soi-disant,
rendu service en Espagne. Dans le vieux château délabré de la
Savonière [sic], il fit la conquête d’une jeune et belle femme qui
l’introduisit dans tous les domaines des environs. Il rencontre
Mme de Staël, lui emprunte de l’argent. De même, il emprunte
400 francs au préfet Corbigny en se portant fort de transmettre
cette somme au jeune sous-lieutenant Boisnier-Clairveaux,
prisonnier des Espagnols. Il n’en fera rien.
Le préfet Corbigny se plaint aussitôt de son comportement
au conseiller d’État, chargé de la police générale. Dans son
périple, disons plutôt sa « cavale », Soubiran évite de séjourner
trop longtemps à Paris. Il s’installe à Senlis. Nous sommes
à l’automne 1810. C’est là qu’il fait venir Mlle Millière et
Mme Éléonore, toutes les deux danseuses à l’Opéra. Mme Éléonore
n’est pas autrement connue. En revanche, Mlle Brigot Marie, dite
Millière, a défrayé la chronique parisienne par ses caprices, son
indiscipline et ses démêlés incessants avec le comte de Rémusat,
directeur de l’Opéra. Il n’est pas sans intérêt de fixer l’attention
sur cette dernière interprète brillante de Psyché, de Flore dans
Le Retour de Zéphir. Mlle Millière a eu en janvier 1808 un
différend avec le jeune prince de Mecklembourg. Elle a alors
pour conseiller le sénateur Chaptal « qui passe une bonne partie
de la journée chez elle. Ainsi, elle n’ôte pas toute espérance au
prince, mais il est douteux qu’elle soit en mesure de faire de
grands sacrifices68 ». Tout cela a lieu sous les yeux amusés de la
police de Napoléon. « Sa présence est signalée dans un club de
jeux. Plusieurs femmes s’y trouvent. Mlle Millière est avec celui

67. Archives départementales du Gers, Dossier 361 : Les deux dernières années de ma
vie, 1815. Cette notation intéressante et curieuse est datée de 1810 : sa fille Aurélie
épousera, en effet, le 23 novembre 1849, soit quarante ans après, le prince Grégoire
Ghika, prétendant hospodar de Moldavie-Valachie.
68. Jean Savant, Les espions de Napoléon, Paris, Hachette, 1957, p. 240.

63
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

qu’on appelle son Chinois – Mathéos –, négociant à Macao69. »


En 1809, elle a eu un enfant avec Monsieur de Quélen, duc
de La Vauguyon et général de division70, qui l’a reconnu. Ce
général était aide de camp de Murat en 1804. Il avait été l’amant
de Caroline, l’affaire tourna au tragique, il fut prié de quitter
les États napolitains et se consola donc quelque temps avec la
jeune danseuse. En 1810, le traitement de Mlle Millière à l’Opéra
est suspendu ; elle serait partie en Angleterre. En 1815, elle fait
l’objet d’une correspondance du commissaire général de police
de Rotterdam qui se plaint de « sa mauvaise tenue et propose
pour l’exemple de la punir de quelques jours de prison […]. Elle
ne sortira pas de France avant d’avoir remboursé le montant des
effets avec lesquels elle est partie71 ». Beugnot, directeur de la
police, prétend que Soubiran se mit à cette époque en ménage
avec Mlle Millière, décidément très sollicitée. Si ce fut le cas, cela
ne dura pas longtemps72. En effet, survint aussitôt après l’épisode
de Mme de Mirecourt, ancienne chanoinesse73, dont il est permis
de douter de l’identité exacte. Elle aussi est un personnage hors
norme. Elle avait été, dit Soubiran, la maîtresse de Bourdon de
l’Oise, révolutionnaire extrémiste, exalté et d’une rare violence –
on dirait aujourd’hui terroriste – qui prit la tête de l’insurrection
en août 1792, fut député à la Convention, vota la mort de
Louis XVI, contribua puissamment à la chute de Robespierre
et sombra par la suite dans une totale confusion idéologique et

69. Fouché, Joseph, La police secrète du Premier Empire : bulletins quotidiens adressés
par Fouché à l’Empereur. Nouvelle série, tome IV, éd. Jean Grassion, Paris, R. Clavreuil,
1963, p. 42 et 75
70. Paul Yves Bertrand de Quélen de Stuer de Caussade, comte puis duc de La
Vauguyon. Lieutenant général, il siégea à la Chambre des pairs en 1830. Décédé le
24 janvier 1837.
71. Archives nationales, AJ 13 47, AJ 13 63, AJ 13 84.
72. Olivier Blanc, Les espions de la Révolution et de l’Empire, op. cit., p. 285.
73. Une fois de plus, Soubiran en rajoute. Il ne peut s’agir ici d’un nom propre. Dans
son aveuglement, il prend « le Pirée pour un homme ». Les chanoinesses sont une
congrégation vouée à l’enseignement qui possédait en Lorraine un certain nombre
d’institutions, notamment à Mirecourt. Il n’y a donc pas de Mme de Mirecourt.

64
L’aventurier au long cours

mentale. Qu’à cela ne tienne, l’ex-chanoinesse, qui avait vu pire


que Soubiran, était riche.
D’une femme à l’autre, de conquête en conquête, Soubiran,
comme le maraudeur, sait, quand il faut, « plumer vivante la
volaille sans la faire crier ». Pendant les quinze jours qu’il passa
à Bruxelles, il fut toujours flanqué de son valet, Gilbert-Frontin
et « la maison de Mme de Mirecourt fut [s]on auberge », écrit-il.
La dame devait, en outre, lui fournir une calèche et 50 louis
pour le voyage en Hollande avec pour viatique une caisse de
vin. Amsterdam, première étape dans « le grand Nord », méritait,
en effet, mieux qu’un simple détour. On n’assistera pas pour
autant aux retrouvailles de Soubiran avec celle qui est toujours,
au moins juridiquement, son épouse, l’ex-veuve Ménouard qui
partagea sa vie lors de ses « années folles » à Paris, en Italie et
en Espagne. Tout comme l’assassin qui ne revient jamais sur
les lieux de son crime, il ne voulut point la revoir, préférant
lui dépêcher Gilbert-Frontin qui lui soutira tout de même 100
ducats. Elle n’était pas rancunière ! Dans une curieuse lettre écrite
de Bruxelles et adressée à son ami de Fleurance, Chauveton de
Saint-Léger, en date du 30 novembre 1810, Soubiran donne
quelques indications sur son projet de voyage : « Je me dirige vers
le grand nord… J’ai passé douze jours à Bruxelles dont quatre
au charmant château de mon enchanteresse, deux à Paris, trois
à Senlis et depuis huit jours je suis logé au superbe hôtel de
Brabant […]. Dans une demi-heure je pars pour Anvers où je
resterai deux jours […]. Début décembre je serai à Amsterdam
où j’attends un colis de ma sœur. » Il est d’excellente humeur et
paraît ne pas s’ennuyer. « Les femmes de ce païs sont charmantes,
leur blancheur le disputerait à l’albâtre et leur taille à celle des
Géorgiennes [?], sans être fatigantes comme ces dernières, pas
une grosseur amollissante. Pardon… J’allais dépasser les bornes. »
On ne sait sur la recommandation de qui, en tant que chef
d’escadron, il obtiendra une « feuille de route », délivrée à
Utrecht le 5 décembre 1810 au titre du « Corps d’observation

65
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

de Hollande », pour se rendre à Stockholm en Suède74. Comme


son nom le suggère fortement, ce « Corps d’observation » est une
unité d’espionnage militaire essentiellement axée sur la menace
anglaise et basée en Hollande pour des raisons géographiques
et surtout stratégiques évidentes. C’est une couverture idéale
pour Soubiran. Pendant les derniers jours de 1810 et le premier
trimestre de 1811, c’est-à-dire en plein hiver nordique, il va
se livrer, toujours flanqué de Gilbert-Frontin, à un incroyable
périple qui va le conduire dans une Europe du Nord anti-
révolutionnaire où, sous l’influence de la Prusse, se cristallise déjà
la résistance à l’hégémonie napoléonienne. Partant d’Utrecht, le
6 décembre, il va ainsi, en Allemagne, à Emden, à Brême, le
17 il est à Groningue, le 18 à Hambourg, puis à Kiel, le 30
à Oldenbourg ; au Danemark, il se rend à Copenhague, en
Suède à Stockholm, enfin à Fredrikstad. Sa « feuille de route »
est visée à chaque étape. Cette mission d’espionnage plus fictive
que réelle, pour dire vrai, ressemble à un alibi pour un fugitif.
Fuite éperdue sans doute ? Cosmopolitisme à la Mme de Staël ? Le
plaisir du voyage, la découverte, après les pays du Midi, des pays
du Nord, le goût des cultures diverses, il y a de tout cela chez
lui. Soubiran manifeste surtout un réel état d’esprit de routard,
mais il aime le luxe, la belle vie. Il se plaint de « l’excessive cherté
des voyages. Je ne l’aurais jamais cru. Je commence à me trouver
à sec75 ». Comment concilier à la fois une quête sans bornes de
nouveaux horizons et la dure réalité de la vie ? Prompt à saisir les
opportunités lorsqu’elles se présentent, Soubiran n’a cependant
pas toujours une riche héritière, disponible au moment voulu
pour l’accompagner complaisamment par monts et par vaux.
Gilbert-Frontin est un faire-valoir, et un complice pour la mise
en œuvre aléatoire de ses escroqueries et abus de confiance,
devenus pendant cette période de précarité ses seuls moyens de
vivre au jour le jour. À Emden, se disant aide de camp de « Son
74. Archives départementales du Gers, Dossier 361.
75. Lettre à Chauveton de Saint-Léger.

66
L’aventurier au long cours

Altesse » le prince royal de Suède, il emprunte 65 frédérics d’or


au négociant Schroeder qui en réclamera le remboursement au
ministre de la Guerre. De cela, il ne se vante pas. Dans le récit
de son voyage dans les pays du Nord, il fait jouer, et pour cause,
ses relations militaires, il est censé être un officier en mission.
« Je visitai Groningue et j’arrivai sur le bord de la mer. Je trouvai
l’amiral de Venter qui fut mon intime à Paris, je vis et fus présenté
par lui au général Miollis. Il me donna des lettres pour les
généraux de brigade qui étaient à Emden, où je fus reçu comme
si j’étais le prince Frédérik. Je vins à Oldenbourg, porteur d’une
lettre pour le général Saligny. À Brême, j’avais calculé un coup
de contrebande qui devait me procurer 80 000 francs […]. »
Sans doute emporté par son enthousiasme et le souvenir de
ses exploits, Paul Émile Soubiran se montre très approximatif
dans la relation qu’il en fait76. On peut même ici le prendre
en flagrant délit de mensonge. Ce n’est pas la première fois ! Il
est probable qu’il fut en contact à Paris avec l’amiral Jean de
Winter et non de Venter, d’origine hollandaise, comme la veuve
Ménouard. Cet amiral commandait, en effet, à partir de 1810,
la marine des côtes de l’Europe du Nord. On peut douter en
revanche de la présence du général Miollis en Hollande. Il était,
en principe, à Rome de 1807 à 1814. Il n’est pas possible de
croire Soubiran quand il parle du général Saligny. Cet homme,
qu’il a connu, nous l’avons dit, en Espagne, est mort à Madrid
depuis deux ans déjà, le 25 février 1809 !
Poursuivons : Soubiran nous dit qu’à Hambourg, le sort lui
fut favorable au jeu. Il gagna 1 000 ducats mais, inconséquent,
provoqua au théâtre une rixe avec un aide de camp du gouverneur
Davout d’Auerstaedt, le Maréchal de Fer, qui l’appela, le plaça en
garde à vue dans son hôtel, le Saint-Pétersbourg, en attendant les
ordres sollicités au ministère de la Guerre, puisqu’il s’était présenté
comme colonel. Le chenapan réussit à s’enfuir en pleine nuit et

76. Essai autobiographique Les deux dernières années de ma vie.

67
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

atteignit à pied la frontière danoise. Il obtint à Kiel de Charlotte


Lowendal77 des passeports allemands, des recommandations pour
Copenhague et 250 guinées. La gendarmerie étant à sa poursuite,
les meilleures recommandations ne lui furent d’aucun secours. Il
traversa le Grand Belt dans des conditions rocambolesques, au
nez et à la barbe du gendarme venu pour l’arrêter. Les motifs
d’un mandat d’arrêt s’accumulaient. Il ne trouva point d’asile en
Suède où « Bernadotte pour plaire au Tyran » mit sa tête à prix.
Plus de nouvelles de Gilbert-Frontin, abandonné à son triste
sort.
Soubiran s’enfuit de Stockholm à Fredrikstad, où « dévotement »
il alla se recueillir devant le tombeau de Charles XII, un geste qui
n’est pas si innocent qu’il y paraît. Ce roi de Suède lutta contre
Pierre le Grand et la coalition des Russes, Danois, Saxons et
Prussiens. On se souvient de l’Histoire de Charles XII de Voltaire ;
Soubiran aussi. Le 15 mars 1811, il s’embarqua, à ce qu’il prétend78,
pour la Caroline du Sud sur la goélette Pegu. En fait, on ne trouve
pas trace de la goélette Pegu ; si tant est d’ailleurs qu’une goélette
eût été en mesure de faire directement, à partir de Fredrikstad,
la traversée de l’Atlantique. À Malmö ou Copenhague, il aurait
pu effectivement trouver un bâtiment plus adapté, lui permettant
de gagner directement l’Amérique. Soubiran n’eut pas le loisir de
s’interroger, puisque ladite goélette fut aussitôt interceptée par le
navire anglais The Formidable.
Cet épisode donne un nouvel exemple des approximations
récurrentes et des élucubrations de notre Gascon. Appréhendé
par la marine anglaise, il se déclara espagnol et fut autorisé à
débarquer à Londres. En réalité, il évitait ainsi, sur l’instant,
d’être déclaré « prisonnier de guerre » et de se voir traité, à coup
sûr, en Angleterre, en tant que tel, ce qui n’était évidemment pas
77. Il s’agit de Charlotte Marguerite Élisabeth, fille de Charlotte de Bourbon-
Condé et du comte de Charolais. Elle était mariée à François Xavier Joseph, comte
de Lowendal et donc elle était la belle-fille du maréchal de Lowendal. Sur l’évasion,
voir Archives nationales, F7 6563, Dossier 2437.
78. Essai autobiographique Les deux dernières années de ma vie.

68
L’aventurier au long cours

la meilleure des situations. Mais toute médaille a son revers : lors


de son retour en France, pendant la première Restauration, il lui
était plus que nécessaire de faire valoir cette qualité d’opposant
politique auprès des autorités. Faute de documents authentiques,
il produisit un manifeste en date du 25 mai 1811, très détaillé,
relatif à une goélette suédoise Pegasus et non Pegu, ayant pour
port d’attache Malmö, avec le nom, l’âge, la rétribution des cinq
matelots, mais lui-même ne figurait pas sur ce document. Pour
faire bonne mesure, il ajouta un certificat de départ de Douvres
pour Paris via Calais, avec la mention « prisonnier de guerre ».
Cette dernière pièce ne porte pas de date, paraît maquillée, et la
mention a visiblement été rajoutée pour les besoins de la cause.
Soubiran va adresser aux nouvelles autorités une série de
correspondances, pour la majorité d’entre elles relatives à la
présentation d’états de service, destinées, suivant un schéma
devenu répétitif, à influencer des hommes influents, en vue
d’obtenir de leur part un certain nombre de faveurs. Il met
évidemment en exergue sa qualité de « prisonnier de guerre »,
en faisant de fausses déclarations et en produisant soit de faux
documents, soit des pièces falsifiées. Tout cela ne trompe pas
grand monde. Il n’est pour s’en convaincre que de relever les
mentions marginales successives à ses correspondances : « Faux !
[…] Non ! […] La pièce est altérée, et il n’était pas en Angleterre
en tant que prisonnier de guerre ! » En outre, ses versions
divergent selon les époques. Il parle d’une captivité de deux ans
quand il s’adresse au ministère de la Guerre puis, ailleurs, d’un
séjour en prison qui n’aurait duré que de mars à octobre 1811.
Ses déclarations contiennent cependant une part plus ou moins
grande de vérité, suivant les époques, ou les destinataires. D’après
ses dires, on pourrait croire que ce n’est pas la première fois qu’il
se rend en Angleterre.

69
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Faire un peu d’argent en Angleterre


et beaucoup en Amérique

Il n’est pas douteux que Paul Émile Soubiran a appris l’anglais


à l’école de la veuve Ménouard. Il a rencontré des Anglais dans les
salons, les salles de jeu, les tripots et autres milieux plus ou moins
louches, fréquentés au cours de ses nombreuses pérégrinations,
aux alentours des années 1800. À cette époque, il rencontra
Brodwin avec lequel il eut maille à partir à Paris, suite à une
dette de jeu. Soubiran, lorsqu’il arrive à Londres au printemps
1811, malgré l’ancienneté des faits qui remontent à 1801, soit
à plus de dix ans, se rappelle au bon souvenir de son débiteur,
d’autant qu’il ne dispose pas du moindre sou vaillant. L’occasion
est trop belle.
Après avoir menacé, fait pression sur le banquier anglais
et la famille Brodwin, Soubiran, dépourvu naturellement du
moindre argument juridique crédible et fort de son audace et de
son verbe, obtient de Brodwin père, qui souhaite éviter un scan-
dale, une lettre de change de 250 000 francs. Non content, il
trouve le moyen de se battre, le lendemain, avec Brodwin Junior
et lui brise l’épaule d’un coup de pistolet. Suite à cette rixe, il
est, dit-il, éloigné de Londres. Sans aucun doute, l’affaire a mal
tourné : « coups et blessures volontaires avec arme », ce n’est pas
une bagatelle. Il est douteux qu’il n’ait écopé, comme il le dit,
que d’une simple mesure administrative d’éloignement. C’est, à
coup sûr, à ce moment-là qu’il a connu, pendant quelques jours,
les prisons anglaises.
Tout naturellement il s’est jeté, dès son arrivée, dans les
bras des légitimistes français en exil à Londres. C’est là que
se trouvent ceux qui formeront « les fourgons de l’étranger »,
royalistes émigrés qui reviendront en France au moment de la
Restauration. Peut-être quelques bonnes âmes, à qui il vouera une
reconnaissance inhabituelle, abrégeront-elles sa peine ? « [Il dut]
alors sa liberté à la duchesse Pauline d’Oldenbourg et au duc de

70
L’aventurier au long cours

Chartres79 », dit-il. Admettons aussi qu’il ait été en contact avec


le général Dumouriez. Soubiran, nous l’avons vu, avait connu
en Espagne le général Augustin Belliard qui avait été chef d’état-
major et même très proche de Dumouriez. La trahison de ce
dernier lui avait donné du fil à retordre avec la Convention, qui
lui reprochait sa proximité avec cet agent de l’étranger. C’est sans
doute en se recommandant du général Belliard que Soubiran
entra en contact avec Dumouriez, qui correspond exactement au
type de relation qu’il avait l’habitude d’exploiter. « Je fus, dit-il
encore, le confident de ses secrètes pensées. »
Dumouriez, en effet, s’y connaissait en espionnage et aventures
de tous ordres, mais il était plus espion qu’aventurier. Avant la
Révolution, il avait espionné à Madrid, en Pologne, en Suède.
Il devint partisan d’une monarchie constitutionnelle après
Valmy, mais son jeu ambigu avec les Autrichiens le discrédita
auprès de la Convention. Il fut considéré comme un traître,
en France et un peu partout en Europe. En 1800, les Anglais,
comme toujours très pragmatiques, et nantis d’une culture innée
du renseignement, virent très vite l’intérêt considérable qu’il
pouvait présenter. Ils l’accueillirent comme un vrai transfuge, et
non comme un exilé, exploitant son savoir, son expérience, et le
gratifièrent d’une pension. Il fut le conseiller du Premier Ministre
Castlereagh et de Wellington. La personnalité de Dumouriez
ne devait pas manquer de fasciner Soubiran. Cependant, la
politique et l’opposition au bonapartisme étaient les cadets de
ses soucis : il n’est ni plus ni moins qu’un repris de justice, un
fugitif à la recherche de subsides qu’il ne trouvera pas chez les
exilés politiques. Ceux-ci sont rarement fortunés !
À Brighton, il fit la connaissance d’un riche émigré espagnol,
Crillon de Porto-Rico, dont il s’efforça de capter la confiance
puis, en peu de temps, l’héritage. Après avoir éloigné les
familiers et circonvenu le vieil homme, Soubiran fut déclaré
79. Archives du SHAT Vincennes, Dossier 1 2140. Le duc de Chartres, puis duc
d’Orléans, est le futur Louis-Philippe.

71
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

légataire universel à la mort de Crillon de Porto-Rico, celui-ci


succombant « d’une goutte remontée », le 4 septembre 1811.
Scandale général, l’ambassadeur d’Espagne à Londres fit casser le
testament, à la fureur de Soubiran, qui avait soudoyé le notaire.
Il réussit pourtant à sauver 1 200 quadruples (96 000 francs).
« Celui qui se hâte de s’enrichir n’est jamais innocent », dit le
proverbe ! Soubiran s’enfuit à Ryde dans l’île de Wight d’où il
ne tarda pas à s’embarquer pour l’Amérique le 20 octobre 1811.
Cette fois, il n’est resté en Angleterre qu’un peu moins de huit
mois. Ce séjour, plutôt inopiné, s’est déroulé dans des conditions,
comme on le voit, assez rocambolesques. Soubiran avait, depuis
un certain temps déjà, l’intention de se rendre en Amérique, en
Caroline du Sud. Pourquoi la Caroline du Sud ? A priori, on ne
voit pas très bien ce qu’il pouvait aller faire dans cet État dont la
capitale est Charleston. On relèvera avec intérêt qu’en 1801 y fut
fondé « le rite écossais et accepté », l’un des rites maçonniques les
plus répandus dans le monde.
Au lieu de rejoindre Charleston, comme il en a d’abord
l’intention, Soubiran débarque à Boston le 1er janvier 181280 et
reste sur la côte nord-est des États-Unis où se situe le centre
de gravité des activités économiques et politiques. On pourrait
croire que ce changement de destination correspond à la
fantaisie du personnage, imprévisible et vivant au jour le jour.
Il a sans aucun doute un objectif : faire fortune. A-t-il un plan
minutieusement élaboré et mûri pour y parvenir ? Le voyage
transatlantique, certes, a été long, fastidieux et probablement
inconfortable, en cette fin d’année 1811. Soubiran dira que,
pendant la traversée, il a fait la connaissance d’un Irlandais, le
major John Henry. Dix ans auparavant, l’« Act of Union » de
William Pitt plaçait directement l’Irlande, jusqu’alors première
colonie de la Couronne, sous la tutelle du Parlement de
Westminster au sein du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et

80. La traversée a duré soixante-dix jours.

72
L’aventurier au long cours

d’Irlande. Le sort du peuple irlandais n’était guère plus enviable


que précédemment. Le major Henry est déçu. Mais ne cachait-il
pas aussi une désillusion personnelle, plus profonde ? On peut
comprendre, en tout cas, les états d’âme de ce soldat irlandais,
envoyé en service commandé en Amérique par le gouvernement
de Londres. John Henry sera en effet, pour Soubiran qui, lui,
a dû fuir l’Angleterre sans demander son reste – c’est le cas de
le dire –, un compagnon de voyage particulièrement choisi et
compréhensif. Il a de bonnes manières, un port altier, un beau
physique, mais il traîne sa morosité, son air mélancolique.
Conversations d’anciens combattants, confidences plus ou
moins réciproques : nos voyageurs sont bel et bien dans la même
fraternité d’armes. L’un est un espion officiel, il l’avoue ; l’autre,
s’il a été jadis espion, est d’habitude plus porté vers l’imposture,
l’escroquerie de haut vol et l’abus de confiance. Naturellement,
il se dissimule. Qu’à cela ne tienne, c’est un peu le même monde
parallèle, la même technique de dédoublement de la personnalité.
Ils se comprennent, en tout cas. Soubiran nous dira : « Je mis
à profit un pareil aveu, j’encourageai ce mécontentement et
fis tourner au profit de la France ce qui devait écraser sa cause.
Je ne négligeai ni promesses ni espérances, et enfin maître de
toutes les correspondances, des dépêches pour le gouverneur
[du Canada], j’abordai le continent d’Amérique81. » Tout cela est
vrai, leur rencontre est donc le fruit du hasard qui, comme le
disait Machiavel, gouverne au moins la moitié de nos actions.
Le major Henry n’était pas tout à fait le premier venu, il avait
déjà un lourd passé d’agent de renseignement, voire d’escroc
aux renseignements. Il avait beaucoup vécu. Il avait émigré à
New York à l’âge de 16 ans, pour y chercher fortune. Incorporé
dans l’armée américaine, il était resté une dizaine d’années aux
États-Unis. En 1807, il s’installa au Canada, à Montréal. La
haute société de la colonie britannique le considéra avec une

81. Essai autobiographique Les deux dernières années de ma vie.

73
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

réelle faveur. C’était un bel homme, instruit et d’un commerce


agréable, avec un côté dilettante très séduisant. Il impressionna
un collaborateur du gouverneur, le secrétaire civil Herman
Witsius Ryland, vieux fonctionnaire colonial, corrompu,
un parfait intrigant qui le recruta et fut le premier à l’utiliser
comme agent de renseignement. Il l’envoya en mission aux
États-Unis, particulièrement dans le Vermont, à Boston, ainsi
qu’en Nouvelle-Angleterre, à un moment où la tension entre les
États-Unis et l’Angleterre ne cessait de croître pour des raisons
commerciales. Le président Thomas Jefferson avait décrété un
embargo qui portait préjudice aux commerçants anglais installés
en Nouvelle-Angleterre, proches sur le plan politique des
fédéralistes conservateurs américains, précisément adversaires de
gouvernement en place. Cette mesure était plutôt maladroite et
mécontentait tout le monde. Les rapports que produisit John
Henry à son retour à Montréal, après cette première mission,
concluaient « qu’en cas de guerre, les États américains près de
la frontière canadienne pouvaient être détachés de l’Union ». Ils
trouvèrent un écho favorable auprès du gouverneur du Canada,
sir James Henry Craig, qui les fit parvenir à Londres au ministre
de la Guerre et des Colonies, Robert Stewart, plus connu sous
le nom de Lord Castlereagh. En réponse, ce dernier fit savoir à
Craig qu’Henry était « une personne bien informée et avisée […]
méritant encouragement ».
Il n’en fallait pas davantage pour que Craig et Ryland décident
de renvoyer Henry dans le Vermont et le Massachusetts, nanti
cette fois d’instructions précises et secrètes. Sa mission consistait
en une évaluation des forces politiques en présence, de leur
influence réelle. En priorité, il devait établir si les fédéralistes
des États de l’Est étaient réellement susceptibles de mobiliser
l’opinion publique pour mettre en oeuvre une politique
extrémiste consistant à quitter l’Union et si, en cas de besoin,
ils demanderaient l’aide de l’Angleterre. Henry était, d’autre
part, accrédité pour établir des relations étroites et secrètes

74
L’aventurier au long cours

avec des responsables fédéralistes, qu’il considérerait comme


« interlocuteurs valables » pour des négociations éventuelles
avec le gouverneur du Canada. À l’évidence, on entrait ainsi
de plain-pied dans une opération de renseignement de grande
envergure, on ne peut plus officielle, planifiée et financée par
le gouvernement anglais et dont Henry s’acquitta en quelques
mois en envoyant à Craig quatorze rapports, en définitive sans
grande consistance. Il reprenait les conversations des dîners
en ville, les discussions de comptoir, les articles de journaux
et, paresseux, ne se résolut pas à rechercher un quelconque
« interlocuteur valable ». Henry fut rappelé à un moment où les
États-Unis et la Grande-Bretagne étaient sur le point de trouver
un compromis sur l’embargo, par les canaux diplomatiques
classiques. À son retour, pour des raisons alimentaires, il se mit
au service d’un commanditaire privé, la North West Company,
en tant que lobbyiste, activité qui se superposa à ses fonctions
d’agent d’influence du gouvernement canadien de Craig.
Il faisait des piges et, sous un pseudonyme, publiait dans divers
organes de presse des informations élogieuses sur la politique de
Craig et de ses partisans. Il cherchait avant tout à se mettre en
valeur auprès d’eux pour obtenir des avantages divers. Pendant
son séjour à Londres, de la fin de l’été 1810 à la fin de l’automne
1811, Henry s’efforça d’obtenir un poste officiel en se prévalant
des promesses de Craig. Il adressa en pure perte des requêtes en
ce sens au successeur de Lord Castlereagh, au ministère de la
Guerre et des Colonies, Lord Liverpool, qui se contenta d’une
recommandation de simple courtoisie au nouveau gouverneur
du Canada, George Prévost ; en effet, James Craig avait entre-
temps démissionné pour raison de santé.
En réalité, Henry fut mal inspiré d’entreprendre ce voyage
à Londres qui fut un pas de clerc intégral, ce qu’il pressentait,
son principal appui ayant disparu. Il revint ainsi à la colonie
avec seulement de belles promesses. On comprend dès lors sa
déception personnelle, tout aussi profonde que son ressentiment

75
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

lié au sort réservé à l’Irlande et à ses compatriotes par le


gouvernement de Londres. Il se sent d’autant plus discriminé.
Il est certain que Paul Émile Soubiran a réellement rencontré
le major John Henry sur le bateau lors de leur voyage vers
l’Amérique. Ce qui est non moins certain, c’est qu’il existe
un mémoire daté à peu près des derniers mois de 1810, que
Soubiran a adressé au ministre de la Police générale, Savary
(huit feuillets autographes et signés). Ce document concerne
« l’état du Canada et des États-Unis ». À ce mémoire, se trouve
jointe une lettre de Soubiran à Savary, datée à Hambourg du
25 janvier 1811. Il se plaint de ne pas avoir reçu de réponse
au mémoire qu’il lui a précédemment présenté82. Tout ceci est
plus que curieux et laisserait entendre que Soubiran et Henry
se sont concertés dès la fin de 1810 ou au début de 1811, ce
qui est totalement impossible et contredit les déclarations de
Soubiran lui-même. L’épisode de la goélette Pegu, arraisonnée
par le navire anglais The Formidable, établit qu’il n’a regagné
l’Angleterre qu’après le 15 mars 1811. Rappelons qu’Henry est
en Angleterre depuis l’été 1810, qu’il séjournera à Londres et en
Irlande et que les deux hommes s’embarqueront ensemble pour
l’Amérique le 20 octobre 1811. Ce mémoire authentique est
donc, en réalité, un vrai-faux établi par Soubiran lui-même. Il
est donc intéressant par son existence même. Soubiran y prétend
clairement avoir convaincu Henry de travailler pour Napoléon
et s’être fait remettre toute la correspondance entretenue par
l’Irlandais avec sir James Craig, gouverneur du Canada, « ce
qui devait lui valoir vingt-cinq mille livres sterling en arrivant
à Québec ». D’autre part, ce document contient une série de
détails destinés à rendre son auteur crédible : Soubiran y prétend
avoir livré ces renseignements à Savary. En réalité, il est tout
à fait douteux qu’il ait songé « à vendre l’affaire » au ministre
de la Police. Soubiran se prévaut d’avoir fait son devoir en
82. Essai de bibliographie canadienne, Fonds Chauveau, n° 4324, Bibliothèque de
l’Assemblée nationale du Québec.

76
L’aventurier au long cours

informant les autorités françaises même si elles n’ont pas cru


devoir réagir. Plus probablement, il s’agit d’une manœuvre de sa
part, destinée à impressionner l’ambassadeur et le consul français
avec des documents fabriqués par lui pour la circonstance. Notre
Gascon a l’esprit suffisamment alambiqué pour être capable de
cette supercherie. On peut toutefois se demander comment ces
documents se sont retrouvés entre les mains des Canadiens.
Quoi qu’il en soit, sans complexe, Soubiran a d’instinct analysé
« la déprime » de l’Irlandais, et davantage encore tout l’intérêt
qu’il pouvait en tirer. Plein d’ardeur, quant à lui, il profita de
cet état de faiblesse et, son imagination, sa mégalomanie aidant,
il se présenta comme un grand personnage : comte Édouard de
Crillon, chevalier de Malte, descendant d’une illustre famille
hispano-française, propriétaire de l’important domaine de Saint-
Martial en Gascogne. L’usurpation d’identité était son exercice
favori, il excellait dans cette pratique. À l’époque, il n’y avait guère
de difficulté administrative pour circuler, passer les frontières.
Avec sa carte de visite, on pouvait en principe faire le tour du
monde. En l’espèce, celle de Soubiran était particulièrement
brillante, elle recouvrait une légende construite de la manière la
plus précise, en fonction de l’épisode de Brighton où Crillon de
Porto-Rico l’avait institué légataire universel, légende d’autant
plus crédible qu’elle était soutenue avec la plus ferme assurance
et, de surcroît, invérifiable sur le moment.

Le grand jeu

La magie du verbe, la force de conviction de Soubiran, qui


était grande, eurent tôt fait de persuader le major irlandais Henry
du sort médiocre que lui réservaient les Britanniques après les
services exceptionnels qu’il leur avait rendus en Amérique. Il
convenait de tirer toutes les conséquences de cette injustice et
d’aller, sans délai, se mettre au service des États-Unis. Tels furent
les éléments d’un langage qui ne pouvait qu’emporter l’adhésion

77
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

de l’Irlandais, si mal récompensé et donc profondément désabusé


à l’issue d’un séjour à Londres dépourvu pour lui du moindre
résultat concret. Les circonstances étaient favorables à une action
politique audacieuse, le climat de tension s’accroissait dans tout
le pays et le président James Madison, successeur de Jefferson qui
avait interdit le commerce avec la Grande-Bretagne, agitait lui-
même le spectre de la guerre. En fait, une fois récupéré par Paul
Émile Soubiran et mis en forme, le matériel établissant l’activité
d’espionnage d’Henry allait être, tout simplement, proposé à la
vente aux autorités américaines, après avoir été en quelque sorte
labellisé par l’ambassadeur de France Jean Sérurier qui, de plus,
servit de vecteur vers les autorités américaines : l’idiot utile type.
Les documents en question étaient des instructions secrètes
de Craig, des copies des rapports au gouverneur pendant sa
mission, et des requêtes adressées à Lord Liverpool. Pour rendre
l’ensemble plus attractif, Henry falsifia lui-même une bonne partie
des documents : il modifia certains d’entre eux, en supprimant
ici et là quelques paragraphes, et en réécrivit plusieurs autres.
Pour corser le tout, il ajouta des éléments accréditant la thèse
qui circulait à l’état de rumeur d’un complot sécessionniste.
La manœuvre, la provocation, l’escroquerie avaient Soubiran
comme instigateur et Henry comme coauteur. Elle consistait
à démontrer de la manière la plus éclatante que, parallèlement
aux négociations diplomatiques officielles, la Grande-Bretagne
conduisait une opération d’espionnage politique parmi les
dissidents américains avec pour objectif à terme d’organiser une
sécession.
L’initiateur, le maître d’œuvre de la manipulation, l’escroc
Paul Émile Soubiran, qui débarquait à Boston sans la moindre
relation, allait se révéler, dans le montage de cette véritable
désinformation, à la hauteur d’un maître espion. Henry,
en revanche, certainement déprimé et d’un naturel plutôt
paresseux, se tint consciencieusement en retrait, dans la phase
opérationnelle, tandis que Soubiran, inspiré par un trait de génie,

78
L’aventurier au long cours

se précipitait à Washington auprès de l’ambassadeur français. Ce


dernier, le type même de l’officier d’Ancien Régime sans grand
talent83, ne voyant pas le piège, donna sa caution et, pour se
valoriser, présenta l’affaire sans aucune difficulté au président
James Madison. Celui-ci, pas davantage avisé que l’ambassadeur,
considérera les révélations d’Henry dans la perspective d’une
action de politique intérieure. C’était une occasion inespérée
de refaire l’unité des États-Unis en mobilisant l’opinion autour
du thème de la guerre, tout en discréditant l’opposition des
fédéralistes. Aussi surréaliste que cela puisse paraître, un contrat
fut passé le 7 février 1812 stipulant qu’Henry, royalement gratifié,
recevrait 90 000 dollars, soit presque le double de la totalité des
fonds spéciaux destinés par le Congrès aux services secrets, c’est-
à-dire 50 000 dollars. En grand seigneur, Édouard de Crillon,
de son côté, se substituant en quelque sorte à l’État américain,
aurait avancé un peu plus tard la différence de 40 000 dollars.
Au surplus, il aurait fait don à Henry de la propriété familiale
de Saint-Martial en Gascogne. Ce n’est pas tout, en sa qualité
de chevalier de l’ordre de Malte, il aurait fait de John Henry
son écuyer particulier84. Toujours le même principe : plus c’est
gros, plus ça marche ! Comme on pouvait s’y attendre, le 9 mars
1812, le président Madison fit sensation au Congrès en révélant
au grand jour la duplicité des Britanniques engagés dans des
négociations avec les États-Unis par canal diplomatique et,
parallèlement, complotant contre l’Union avec des dissidents
par des actions d’espionnage. Dans le public, les déclarations
présidentielles firent grand bruit, mais au bout de quelque temps,
83. Il est ainsi présenté dans le « Rapport de Bonaparte au Directoire sur Sérurier » :
« Ami rigide de la discipline, de l’ordre et des vertus les plus nécessaires au maintien
de la société. Il dédaigne l’intrigue et les intrigants, ce qui lui a quelques fois fait des
ennemis parmi les hommes qui sont toujours prêts à accuser d’incivisme ceux qui
veulent que l’on soit soumis aux lois et aux ordres supérieurs. » Voir Jean Tulard (dir.),
Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987, p. 86.
84. Ernest Alexander Cruikshank, The Political Adventures of John Henry : The
Record of an International Imbroglio, Toronto, L. MacMillan Company of Canada
Limited, 1936.

79
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

on commença par s’apercevoir du faible intérêt des documents,


et on ne tarda pas à apprendre que, plus grave, le budget de
presque deux années des services de renseignements avait été
dépensé pour pas grand-chose. L’affaire, se dégonflant, devait
finalement se retourner contre ses promoteurs politiques. Ce fut
un grand scandale. Pitoyable stratège, manipulateur manipulé,
le président Madison vit sa cote de popularité sensiblement
dégradée à un mauvais moment.
Quant à Henry, effrayé par les démarches officielles de
Soubiran au plus haut niveau, pressentant, et pour cause, la
découverte rapide de l’imposture, il retourna incognito en France
avant même que ces documents ne fussent rendus publics.
Attitude pleine de prudence qui confirme, s’il en est besoin, qu’il
avait agi plus ou moins de concert avec Crillon-Soubiran dans le
montage de la désinformation. Cependant, au printemps 1812, à
son arrivée en France, Henry apprit par le ministre-conseiller de
l’ambassade des États-Unis à Paris que lui-même avait été, à son
tour, dupé. Le seul descendant de la famille Crillon vivait à Paris,
le domaine de Saint-Martial en Gascogne n’existait pas plus que
châteaux en Espagne, et les garanties données pour rembourser
la somme 40 000 dollars n’étaient que pures chimères85.
Déconvenue supplémentaire, Henry dut passer définitivement
par pertes et profits un don de 1 000 dollars fait en Amérique
par Soubiran, ainsi qu’un prêt en bonne et due forme de
6 000 dollars, sans espoir de le récupérer. Soubiran, quant à
lui, poursuivit quelque temps encore, avec une inconscience
inouïe, son séjour aux États-Unis. Exposé en pleine lumière
sous l’identité d’Édouard de Crillon, il la troque à Philadelphie
pour celle d’Édouard de Guichard, et ailleurs d’Edward Weyer.
Il cultive des relations très cordiales avec le consul général de
France, le baron Daniel Lescallier, en faisant mine de s’intéresser
à son activité contre les Anglais. Soubiran dira aussi « qu’il avait
85. Charles Blue, « John Henry, the Spy », Canadian Magazine, n° 47, mai 1916,
p. 3-10.

80
L’aventurier au long cours

été aidé en Amérique par Mme Moreau ». On sait que le général


Jean Moreau s’était installé pendant son exil à Morrisville près de
Philadelphie. En 1812, il avait déjà rejoint le tsar Alexandre. Il
était connu pour être anti-anglais et franc-maçon, or Philadelphie
est le siège de la plus ancienne obédience maçonnique des États-
Unis. Soubiran dit « avoir eu école politique en Amérique ». Il a
séjourné à Philadelphie, déployant en peu de temps, à ses dires,
une intense activité anti-anglaise et il fut si bien considéré par
les autorités diplomatiques françaises que lorsqu’il décida, lui
aussi, de ne point s’éterniser sur place, le vice-consul de France
à Philadelphie, Félix de Douzy, avec un luxe de précautions,
l’accompagna le 22 mai 1812 à Newcastle pour qu’il puisse
regagner la France.
Une fois encore, Soubiran fait fonction de courrier diplo-
matique, mais cette fois, son employeur n’est autre que le gou-
vernement américain lui-même ! Accessoirement, il est aussi le
messager de l’ambassadeur français pour le ministre des Affaires
étrangères Maret, duc de Bassano, et pour l’Empereur. Excusez
du peu ! L’affaire des documents de John Henry, même si elle
allait finalement tourner court, servait de quelque manière la
politique de la France contre les Anglais. Certains prétendent
qu’elle précipita la déclaration de guerre des États-Unis contre
l’Angleterre, le 18 juin 1812. Ce serait faire beaucoup d’hon-
neur à nos deux escrocs. Il y avait bien d’autres causes. Il n’en
reste pas moins que, dans la mesure où l’objectif poursuivi par le
président Madison était évidemment politique, l’opération s’ap-
parente à une désinformation. Quant à la conception et à la mise
en œuvre de la mystification, parfaites sur le plan de la méthode,
la faiblesse de leur contenu a tout fait capoter un peu prématuré-
ment. En définitive, il ne subsistera de cette affaire qu’une gigan-
tesque escroquerie au détriment des États-Unis et de son gou-
vernement. Les deux arnaqueurs en seront les seuls vrais bénéfi-
ciaires : Henry est grassement rétribué puis, à un degré moindre,
Soubiran qui avait été pourtant le promoteur de toute l’affaire.

81
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

On retiendra surtout que le Gascon avait bel et bien berné le


quatrième président des États-Unis !
Le hasard faisant parfois bien les choses, le 2 juillet 1814,
Soubiran se trouvant à Paris croit reconnaître Henry dans
la rue, en galante compagnie. Il le suit pendant plus de deux
heures, jusqu’à minuit. Il cherchera vainement à le rencontrer.
Il lui écrit aussitôt une lettre stupéfiante d’audace : « Arrêté chez
l’abbé Rouffigny le 8 février 1813, 213 jours de cachot parce
que je refusais de dire ce qui vous aurait perdu (même à Paris).
J’apprends que vous vous êtes plaint de moi, et de quoi je vous
prie ? De ce que je ne vous ai pas perdu en Angleterre, de ce
que je vous ai fait avoir 50 000 dollars ? » Soubiran propose un
arrangement, qui est en fait un chantage éhonté : « Sinon, ne
me blâmez pas de prendre le parti de publier ma situation, avec
toutes vos lettres86. » La suite n’est pas connue.
Quelques années plus tard, une note assez savoureuse du
ministre des Affaires étrangères, le duc de Richelieu, au duc
Decazes, ministre de la Police, en date du 1er mars 1816, confirme
avec une prudence toute diplomatique l’épopée américaine de
Soubiran : « Il avait inquiété depuis l’Espagne jusqu’à Hambourg
par ses œuvres d’industrie politiques et financières […]. Il se
lia d’amitié avec un major irlandais nommé Henry dont Votre
Excellence a sans doute vu le nom figurer dans la querelle des
États-Unis avec l’Angleterre. Il paraît que ce major chargé de
quelque exploration politique par le chef de l’armée anglaise
vendit le secret de sa mission au président Madison et le
mémoire de Soubiran semble le montrer comme intermédiaire
dans cette négociation du prix de laquelle Soubiran s’adjugea
sans doute une bonne partie puisqu’il rentra en France avec
70 000 francs de lettres de change du consul Lescallier qui le
traitait avec intimité, ainsi que M. Serrurier [sic], alors ministre
de France aux États-Unis. Comme tout ce tripotage m’a semblé

86. Archives départementales du Gers, Dossier 361.

82
L’aventurier au long cours

avoir quelque relation avec les efforts respectifs des deux partis
américains que cultivait ou combattait alors l’envoyé de France,
j’ai cru nécessaire d’envoyer à Votre Excellence les verbaux
romanesques du mémoire de Soubiran dont les aveux naïfs ou
imprudents peuvent faire présumer jusqu’à un certain point
la vérité87. » On sait seulement que John Henry vécut à Paris
comme un gentleman fortuné, qu’il ne revint plus jamais aux
États-Unis, « le climat ne lui convenant pas ! » Il est décédé en
1853.

Un acrobatique retour d’Amérique

Le séjour de Soubiran aux États-Unis n’excéda pas cinq mois,


de janvier à mai 1812. Il était grand temps qu’il parte, si l’on s’en
réfère aux propos de ce passager anonyme mais informé du navire
L’Atlas qui, le 12 décembre 1812, a confié au commissaire général
de la police de Bayonne « que, d’après des lettres de France, on
était fixé sur le prétendu comte de Crillon, l’aventurier Soubiran.
Quelques personnes étaient honteuses d’avoir été dupées par
pareil intrigant ». Cet informateur est à ce point précis qu’il ne
peut qu’avoir été proche de la représentation française, peut-être
même proche du consul général Lescallier. Ce dernier avait eu
la légèreté de tirer au porteur (Soubiran) une lettre de change
d’un montant de 69 160 francs, ce qui représente une somme
importante. L’informateur a des connaissances de première
main : « Le capitaine Henry qui s’est entendu avec lui pour
tirer parti des révélations faites au gouvernement anglais dans
le Canada, [affirme] qu’il doit être en France en ce moment,
après avoir reçu 50 000 gourdes88 qui furent partagées avec
Soubiran. Le gouvernement américain a favorisé son passage à
bord du bâtiment Le Waspo ou La Guêpe qui est arrivé il y a six
mois environ dans des ports de France, celui de Lorient à ce que
87. Ibid.
88. Monnaie d’Haïti.

83
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

l’on croit. Il est certain que ce capitaine Henry a des notions


beaucoup plus importantes que Soubiran89. » La police sait à
quoi s’en tenir sur Soubiran ; elle est d’autant plus intriguée par
son complice, « le capitaine Henry », dont elle ne sait rien sinon
qu’il est désormais en France. Le commissaire général de police
de Lorient, saisi de l’affaire, apporte à son tour à l’enquête des
éléments supplémentaires, à partir des déclarations, le 26 février
1813, d’un autre témoin qui relate lui aussi avec précision les
conditions de l’embarquement de Soubiran en Amérique.
« Le prétendu comte de Crillon [Paul Émile Soubiran] a
dû embarquer de Philadelphie, il y a environ six mois sur un
balaon français que commandait l’enseigne de vaisseau Begon
des Rosières et qui a abordé à Bayonne ou à La Teste. Un autre
Français nommé Borel, homme d’un certain âge, qui a longtemps
vécu dans la capitale où il dit avoir un neveu secrétaire de Sa
Majesté, devait embarquer sur le même bâtiment, étant allé à
bord quelques jours avant le départ, il trouva le prétendu comte
et s’empressa de clamer haut et fort que c’était un imposteur,
un chevalier d’industrie qu’il avait maintes fois rencontré à
Paris. On prétend, mais ceci est peu vraisemblable que ces
propos déplurent au consul général, et que par la suite, il refusa
d’autoriser le passage de Borel, du reste, on disait dernièrement
à Nantes que Soubiran avait été arrêté et conduit à Bordeaux et
que, pour l’avoir amené, l’enseigne Begon avait été démis de son
commandement. Quant au capitaine Henry […], s’il est vrai
qu’il est parti des États-Unis sur Le Waspo, on pourrait trouver
à son sujet des renseignements à Cherbourg où ce bâtiment
est arrivé le 5 avril 1812 avec un messager. Le capitaine Jones
le commandait alors […]. » L’intérêt de ce témoignage réside
surtout dans l’incident du départ provoqué par le dénommé
Borel qui démasque publiquement Soubiran, ce qui déplaît, on
le comprend, au consul général. Le balaon est un type de navire

89. Archives nationales, F7 6207, Dossiers 3276 et 2062.

84
L’aventurier au long cours

de guerre américain, celui-ci est sous pavillon français et porte


le numéro 5. Borel sera donc refusé à l’embarquement, une sage
décision du consul sans aucun doute. Quant à Soubiran, il ne
peut désormais ignorer qu’il a été repéré en Amérique.
Quand il accoste à Santander, le 7 juillet 181290, la situation
de l’Espagne qu’il a connue s’est singulièrement dégradée,
la guérilla s’est aggravée et a entraîné un reflux des armées
françaises. Il s’empresse de rechercher ce qu’on peut appeler
« une couverture diplomatique » et demande une escorte au
consul pour franchir la frontière à Bayonne, ce qu’il fera dans des
conditions acrobatiques, le dimanche 26 juillet 1812. Une fois
de plus, en effet, ne doutant de rien, se sachant depuis longtemps
recherché, dans l’Empire et ailleurs, en permanence sur ses
gardes, après avoir fait viser ses passeports au nom de Guichard,
il est à nouveau démasqué. Il réussit à s’enfuir, laissant sur place
toutes ses affaires, y compris ce qu’on appellerait aujourd’hui
« la valise diplomatique », bien imprudemment confiée. Celle-ci
reste même ouverte ! Soubiran a, probablement, une fois de plus,
tenté le diable.
L’affaire, en effet, fit grand bruit à l’époque. Le commissaire
de Bayonne informa, comme il se doit, le ministre de la Police
Savary qui à son tour adressa, le 3 août 1812, un bulletin à
l’Empereur. Il y est relaté « l’arrivée à Bayonne d’un étranger
sous le nom de Guichard, se disant américain, porteur de
dépêches du gouvernement des États-Unis qu’il devait remettre
à l’Empereur […] cousue dans un collet, il a été découvert une
lettre de change établie par le consul Lescallier de 69 160 francs
[…] il a été reconnu pour l’intrigant Soubiran […] sachant
qu’il était découvert, il a disparu […] ». Le 12 août, un nouveau
bulletin est adressé par Savary à l’Empereur, résumant « les notes
qui existent à la police générale sur Soubiran ». Son renvoi de

90. La traversée a duré quarante-cinq jours, vingt-cinq de moins qu’à l’aller ! Il


débarque avec MM. Dumas de Moissac et Lupiac de Saint-Sever à qui Soubiran
avait permis l’accès à bord.

85
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

l’armée en Espagne pour inconduite y est souligné, de même que


sa liaison avec Mlle Millière91.
Depuis sa fameuse évasion du 23 germinal an VII (1799),
Soubiran s’est plus d’une fois présenté à ce point de passage de la
frontière espagnole sous une identité usurpée puis, dans un sens
ou dans l’autre, sous sa propre identité, notamment le 27 juillet
1808 pour rejoindre Madrid, comme en fait foi sa feuille de route
de l’époque. Rien d’étonnant à ce que le sellier Dutroya, avec
qui il avait précédemment eu affaire, le reconnaisse. « Courrier
diplomatique », nanti de passeports américains, recherché
« depuis vingt ans pour beaucoup de traits d’audace, poursuivi
comme très délié et escroc très dangereux tant en France, en
Italie, en Allemagne, qu’en Espagne et au Portugal92 », il risquait
cette fois les geôles impériales, ce qu’il sut toujours éviter à
quelques rares et brèves exceptions près. Ce n’était pas encore
son heure.
De l’été 1812 au printemps 1813, la police de Savary
soupçonne Paul Émile Soubiran de se cacher à Lectoure. En
réalité elle perdra complètement sa trace. Le sous-préfet de
Lectoure, Arnaud Junqua, homme de forte stature – il mesurait
près de deux mètres –, autoritaire et coléreux, s’emploie du mieux
qu’il peut à assurer les missions d’un représentant de l’autorité
impériale. Il est garant dans l’arrondissement du maintien de
l’ordre, de la collecte de l’impôt, et de la conscription. De ce
fait, il n’est pas toujours en très bons termes avec les maires et
une partie de ses concitoyens. Jalousé, en 1810, il est dénoncé au
ministre de l’Intérieur qui le soumet à une étroite surveillance.
Le préfet Balguerie fait même une enquête : « [Arnaud Junqua]
accorderait son appui à un maire qui protège les réfractaires ! »
Peut-être y a-t-il là une explication aux difficultés de la police à
91. Savary, Anne, La police secrète du Premier Empire, tome V. Bulletins quotidiens
adressés par Savary à l’Empereur de juillet à décembre 1812, éd. Nicole Gotteri, Paris,
H. Champion, 2001, p. 100 et 104.
92. Correspondance du commissaire de police de Bayonne au préfet du Gers en date
du 4 août 1812. Archives départementales du Gers.

86
L’aventurier au long cours

appréhender Paul Émile Soubiran qui a évidemment de fortes


attaches locales. Dans son ensemble, en France, la population
commence à être excédée par la conscription, l’inquisition
policière et la suppression des libertés publiques. En 1808,
Napoléon s’est rendu à Auch et a confirmé le démembrement
de la Lomagne, le canton de Lavit étant rattaché au département
du Tarn-et-Garonne. Cette mesure administrative ne fit l’objet
en Gascogne d’aucune critique à l’époque, mais quelques
années après, au printemps 1814, toute la région se dressa
contre Napoléon. Le maréchal Soult, qui remporta la sanglante
bataille de Toulouse, ne put empêcher Wellington d’entrer dans
la ville sous les applaudissements de la population en raison de
l’abdication de l’Empereur le 6 juin93.

93. José Cabanis, La bataille de Toulouse, Paris, Gallimard, 1966.


La cathédrale de Lectoure (fin du XVe siècle)
et son parvis. Vue du XIXe siècle.

Rue principale de Lectoure à la fin du XIXe siècle. Rue Royale, puis rue Nationale pendant la Révolution,
rue Impériale, puis de nouveau rue Royale, elle est aujourd’hui redevenue la rue Nationale.

I
Sépulture de la famille de Cugnac au cimetière de Caussens.

Le château de Mons (Caussens 32100) qui a appartenu à la famille de Cugnac puis par la suite à la famille de
Montebello, aujourd’hui propriété de la Chambre d’agriculture du Gers.

II
Cours intérieure du château.

Caussens, vue extérieure du château.

III
Document établi en 1814 lorsque le préfét Jacques Beugnot prit la direction de la police du royaume.
Il a été établi d’après les souvenirs des fonctionnaires de l’époque impériale restés en place
et qui avaient connu Soubiran.

IV
Chapitre IV

Nouveau séjour à Londres

Par la voie la plus directe, en passant par Orthez, Vic-en-


Bigorre, Mirande et Auch, Soubiran regagna, on ne sait trop
comment, ses pénates à Lectoure pour demander asile au petit
cercle de ses compatriotes les plus intimes, en premier lieu
Gervais-Germain Boret. Curieusement, le sous-préfet Junqua et
la gendarmerie qui redoubleront d’efforts n’arriveront pas à le
trouver. Pourtant, début août, il avait imprudemment envoyé
son homme de confiance, l’orfèvre Galup ou Gallut, dit aussi
Bellise, à Bayonne où il tenta en vain d’obtenir auprès des
autorités de police la restitution des bagages et documents de
Soubiran. Ce même Galup s’efforça, tout aussi vainement, de
négocier auprès de Mas, le receveur général des finances du
Gers, la lettre de change tirée par Lescallier auprès des offices de
change François Martin au 6, rue Bergère et, au besoin, Baubé
au 36, rue Saint-Lazare à Paris. Pressentant l’escroquerie, Savary,
consulté par précaution, prescrivit d’abord de ne pas payer. Sans
doute contrarié de voir l’audace de Soubiran, qui échappait
depuis longtemps à toutes les investigations de la gendarmerie, il
approuva la décision du préfet du Gers, Balguerie, de faire arrêter
ses supports logistiques les plus visibles, le 22 septembre 1812 à
11 heures, par « mesure de haute police », c’est-à-dire pour des

89
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

raisons politiques94. Son frère cadet, Arnaud Soubiran, orfèvre


lui aussi, qui a pris la succession du père, dit qu’il « ne l’a pas
vu depuis deux ans ». Galup, complice potentiel d’assistance à
personne recherchée, ne dit rien, de même que Gervais-Germain
Boret. Leur interrogatoire ne permit pas de localiser le fugitif,
pourtant caché à Lectoure.95 En effet, l’insoumission atteignait,
à la fin de l’Empire, des proportions importantes ; la population
ne supportait plus la conscription, et conspirait plus ou moins
contre la gendarmerie en cachant ceux qu’elle recherchait.
Savary est très irrité que Soubiran n’ait pu être arrêté et
demande quelles sont les mesures qui ont été prises à cet égard
et le nom des fonctionnaires qui ont été chargés d’y concourir :
« J’ai de la peine à concevoir comment cet homme a pu échapper
aux recherches si elles ont été faites avec le sens convenable. »
Réponse du préfet du Gers, le baron de Lascours : « L’opinion
générale est que cet individu n’a pas discontinué d’être caché
dans la ville ou les environs, cet escroc est si aimé des habitants
que personne ne se manifeste pour aider à le découvrir […] du
reste, il serait avantageux dans cette circonstance que j’eusse les
moyens d’organiser de l’espionnage. Ce moyen me paraît le plus
sûr pour parvenir à notre but96. »
Malgré la complicité de ses amis, la précarité de la situation de
Soubiran à Lectoure lui était insupportable et risquait à la longue
de le mettre en péril. Spécialiste des cavales au long cours, il
s’enfuit en Angleterre. Par quels détours ? Comme toujours avec
lui, cela n’est pas très clair. Il s’embarqua, dit-il, en Catalogne,

94. SHAT Vincennes, 1 2140 et Archives nationales, F7 6563, Dossier 2437.


En 1814, Soubiran fera établir par le concierge de la maison d’arrêt d’Auch une
déclaration relative à l’arrêté du préfet Balguerie du 18 septembre 1812 ordonnant
par mesure de haute police l’arrestation de toute la famille Soubiran, l’aîné étant un
agent des Bourbons !
95. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062. Curieuse déclaration au profit de
M. Émile Soubiran, signée Boret aîné, et légalisé, en date du 24 août 1816. Voir
supra.
96. Archives départementales du Gers, Dossier Soubiran 361, note du 4 octobre
1812.

90
Nouveau séjour à Londres

fit naufrage à Gibraltar et, si l’on comprend bien, après avoir fait
le tour de la péninsule ibérique, passablement démuni, il arriva
à Londres97. Il récidiva dans l’usurpation de l’identité du duc de
Crillon qui lui a si bien réussi précédemment.
Après la désastreuse campagne de Russie, le déclin de l’Em-
pire se précisait au fil des jours. En Europe et en France, le ren-
chérissement de la vie accroissait sans doute le mécontentement
général, mais surtout, chez certains peuples fiers de leur gran-
deur passée comme les Hollandais, ce mécontentement renforça
le sentiment national. En Angleterre aussi, la situation écono-
mique est des plus critiques, mais l’espoir renaît. Soubiran, pour
fanfarronner, ajoute à sa qualité de duc celle de colonel du 12e
chasseur et il rejoint les rangs des royalistes qui préparent la Res-
tauration. L’émigration est appauvrie, à bout de souffle. La petite
cour autour du comte de Provence vit à crédit des subsides des
coalisés. Il n’y a pas beaucoup d’argent à espérer. Soubiran pré-
tend s’être adressé « au roi de France [le futur Louis XVIII] à
Hartwell » mais, à cette éqoque, il est emprisonné pour dettes.
« Je fus pris chez l’abbé Rouffigny, Castle street et jeté dans les
cachots 213 jours. » L’abbé de Rouffigny était un prêtre inser-
menté installé en Angleterre, connu dans le milieu émigré, et
qui fut quelque temps le précepteur de Lord Byron à qui il tenta
d’apprendre le français, avec peu de succès, semble-t-il. Sou-
biran, cette fois vraiment à court d’argent, se faisait héberger
par cet ecclésiastique et tentait d’échapper à ses créanciers. Mal
lui en prit. Sa durée d’incarcération varie au gré de ses déclara-
tions : tantôt 113, tantôt 213 jours. Depuis sa prison, il trouva
le moyen de se procurer quelque argent en expédiant des brevets
d’officier du 12e chasseur ! C’est en prison qu’il apprit l’abdica-
tion de Napoléon et son départ pour l’île d’Elbe. Après l’avè-
nement de Louis XVIII, il fut libéré sur intervention, dit-il, du

97. Lettre au major Henry du 2 juillet 1814.

91
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

comte de Périgord (neveu de Talleyrand) et de Mme Moreau qui


lui avait réservé « l’accueil le plus distingué » en Amérique.
Ce séjour de Soubiran en prison sera le quatrième – après ceux
de 1798 en Toscane et à Bayonne, et celui d’Angleterre après
1811 – qui doit être inscrit à ce qu’on appellerait aujourd’hui son
casier judiciaire. Malgré la rigueur des lois impériales, la dureté
de Fouché, de Savary et d’autres, il n’aura pas été facile de lui
mettre la main au collet ni en France ni ailleurs. Cela est aussi un
grand sujet d’interrogation, à moins qu’il ne fût alors un espion
bonapartiste. Il est vrai qu’il avait tout autant de complicités en
Angleterre qu’en France et même en Europe.
Compte tenu du périple qu’il a dû faire depuis son retour
d’Amérique, son séjour à Lectoure, son détour par Gibraltar,
Soubiran n’a pas regagné l’Angleterre avant le printemps 1813.
Il était de retour à Paris aux premiers jours de la Restauration en
juillet 1814. Ce deuxième séjour connu outre-Manche dure donc
un peu plus d’un an, dont sept ou quatre mois de cachot : juste
le temps de parfaire son image de persécuté par « la tyrannie »,
de rallier le camp des Bourbons, de s’y faire quelques relations
qu’il croit utiles pour compléter son carnet d’adresses, telles que
le duc de Blacas, le plus proche collaborateur du futur Louis
XVIII, le duc de Duras, le marquis de La Maisonfor98. Soubiran
cultive les relations à des fins toujours bassement utilitaires mais
pas toujours avec succès. En 1819, dans une correspondance au
ministre de l’Intérieur Decazes, il évoquera sa désillusion suite
à son séjour en Angleterre, de la manière suivante : « Quand je
faisais toucher du doigt, en 1813, la possibilité du retour des
Bourbons […], ces considérations me portaient à croire que
ma conduite en Angleterre qui m’avait fait quelques amis dans
l’administration pouvait me rendre utile à Votre Excellence […],
d’après l’accueil que me fit quand je lui fus présenté celui qui par

98. Louis Dubois Descours de La Maisonfor, émigré et agent des princes, arrêté à
Paris le 20 ventôse an X, transféré à l’île d’Elbe d’où il s’évada le 19 pluviôse an XI.
Il se mit au service la Russie et employa toute son énergie à lutter contre l’Empire.

92
Nouveau séjour à Londres

l’abus de son ascendant sur l’esprit du monarque irrita contre lui


et la cour et la ville99. » Il vise le duc de Blacas. Soubiran ne perd
jamais le nord. Pendant la première Restauration, il s’efforcera
de contraindre par une action civile le receveur général des
finances du Gers, à payer la lettre de change de 69 160 francs
tirée par Lescallier à son ordre, ce qu’il avait refusé de faire deux
ans auparavant. Dans un long mémoire d’instruction à ses juges,
formulé par son avocat Me Barailhé, il se pose en victime du
régime impérial injustement persécutée.

Les choses ne tournent pas toujours mal.

On ne sait pas grand-chose sur le retour à Paris de Soubiran


ni sur ses activités pendant la première Restauration, période
de transition et de trouble, au moins dans les esprits. Il réside
d’abord au 17, rue Duphot dans le 8e arrondissement, quartier de
la Madeleine. La police lui laisse-t-elle du répit ? C’est probable
en raison du contexte politique. En tout cas, il trouvera le temps
de convoler de nouveau en justes noces, et ce, paisiblement. Dans
une lettre au préfet du Gers, Miègeville, le sous-préfet de Lectoure,
nous nous en souvenons, croit pouvoir écrire le 15 septembre
1815 : « Le sieur Soubiran […] a longtemps vécu avec le secours
d’une belle figure, d’une tournure agréable […] dont il s’est
servi adroitement pour faire des dupes parmi le sexe. Lorsque ses
moyens physiques se sont opposés à ce qu’il eût le même succès
auprès du beau sexe, il dirigea toute son intrigue sur les affaires et
a joué toutes sortes de rôles100 […]. » Propos hasardeux : en effet,
Soubiran venait de se marier, pour la troisième fois, le 20 janvier
1815 à Vire (Calvados) avec Caroline Aimée Lesieur ou Lesueur
de La Chapelle, 21 ans, née le 27 février 1793, fille de Jean Pierre
François Lesueur de La Chapelle, médecin, et de Marie Aimée
Le Pensec. Il est vrai que Paul Émile Soubiran, en se déclarant
99. Archives nationales, lettre du 20 mai 1819.
100. Archives départementales du Gers, Dossier 361.

93
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

né le 20 octobre 1774 (?), se rajeunit de quatre ans, et pour


cause : son épouse pourrait être sa fille. On sait qu’il est habile et
a déjà fait usage de la technique qu’il possède pour contrefaire
les signatures des actes et des passeports. Au bas de l’acte de
mariage, figure la mention suivante : « Officier sous le règne de
Louis seize au régiment de Soissonnais et dernièrement colonel
à l’état-major du Mal Ney101. » Caroline de La Chapelle était la
sœur du colonel, « le brave qui fit si bien la guerre dans le corps
du marquis de Frotté, que j’avais connu en Angleterre », nous dit
Soubiran. Après ce beau mariage, son train de vie ne paraît pas si
médiocre, puisque, comble de l’ironie, le comte Demoges tente
de lui emprunter 3 000 ou 4 000 francs le 15 mars 1815, c’est-
à-dire quelques jours à peine avant l’entrée à Paris de Napoléon,
de retour de l’île d’Elbe. À l’évidence, compte tenu de son zèle,
précédemment déployé en faveur des Bourbons, Soubiran est
contraint à un brusque changement de cap : il doit d’abord
changer de résidence, et surtout d’orientation politique.
Contrairement à ce qu’il proclame à qui veut l’entendre, il
s’adapte aux événements politiques, comme la plupart de ses
contemporains, sans en prévoir aucun. C’est donc le retour de
Napoléon de l’île d’Elbe (1er mars 1815) qui le contraint de
quitter le bocage normand. Il se manifeste dès le 1er avril 1815
sous des cieux qui lui sont plus familiers, à Lectoure, flanqué
d’un agent bonapartiste chargé de propagande impériale en
Gascogne et Béarn. Mal lui en a pris : à peine a-t-il le temps
de gagner à Napoléon quelques Lectourois que Joseph Fouché,
revenu lui aussi aux affaires, a déjà ordonné « d’arrêter ce
misérable intrigant, ce chevalier d’industrie, qui ne vit, depuis
un grand nombre d’années, que d’escroqueries qu’il commet
partout où il se présente102 ». La célérité avec laquelle Fouché,
dès son retour au ministère de la Police, délivre en quelque sorte

101. Archives municipales de Vire (Calvados).


102. Le ministre de la Police générale au préfet du Gers, 15 avril 1815. Archives
départementales du Gers.

94
Nouveau séjour à Londres

ce nouveau mandat d’arrêt montre que Soubiran est loin d’être


inconnu de l’administration centrale, et même certainement de
Fouché lui-même.
D’où l’importance que le ministre attache à cette arrestation,
en prescrivant que toutes les précautions soient prises pour
s’assurer de sa personne mais aussi de ses papiers, ce qui implique
plutôt une connotation politique. Soupçonnés de connivence
avec l’intéressé, comme nous l’avons vu, le sous-préfet Junqua
et le commissaire de police de Lectoure sont mis à l’écart
de l’opération confiée exclusivement au substitut impérial
Monbrun. Mais qu’à cela ne tienne, le cercle des amis lectourois
vient une fois de plus à son secours. Soubiran, qui n’est resté que
quelques jours à Lectoure, s’enfuit vers Paris ! Par miracle, il est
finalement arrêté et écroué à Angoulême comme en fait foi le
registre d’écrou de cette ville : « Le maréchal des logis Philippe
Texier de la gendarmerie impériale à la résidence d’Angoulême
certifie avoir déposé à la maison d’arrêt de cette ville et écroué
sur le registre de la geôle le sieur Soubiran Émile, lieutenant-
colonel, arrêté en vertu d’un signalement envoyé par l’inspecteur
général de la gendarmerie impériale, et déposé dans cette maison
par ordre de M. le Capitaine de la gendarmerie de la Charente
le 3 avril 1815. Signé Texier. Le dénommé ci-dessus a été extrait
de la dite maison d’arrêt le 23 mai suivant pour être conduit à
Paris103. »
L’affaire était sérieuse cette fois, à tel point que Soubiran se
résolut une fois de plus à la fuite. Pendant son transfert, il faussa
compagnie à l’escorte de gendarmerie un peu avant d’arriver à
Angers. Pourquoi ce détour des gendarmes par Angers ? Fit-il
usage de la violence, fit-il le coup de poing ? Cela lui est déjà
arrivé : à Hambourg, en 1810, il brise l’épaule de Brodwin Junior
en 1811 en Angleterre ; aux États-Unis il se bat avec Tompson,
Derby et Willing du parti anglais. Selon ses propres aveux,

103. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062.

95
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

poursuivi par les gendarmes à Langon, « il menace les bateliers de


leur brûler la cervelle s’ils n’obtempèrent pas à ses injonctions ».
Fut-il libéré, comme il le dira un jour, par sa femme, enceinte,
ou par La Rochejaquelein et un commando de Vendéens ? Cette
évasion demeure un mystère.
Cependant, le 22 mai, Monbrun, le substitut du procureur
impérial, procédait à de minutieuses perquisitions dans les dif-
férentes résidences connues de Soubiran à Lectoure : la grand
rue près de la cathédrale et près de la Hount Caude104 au bord
du ruisseau dit Jourdain. Ces fouilles se déroulèrent en présence
d’Adèle Soubiran, épouse Goulard, sa sœur. On découvrit divers
papiers intéressants, entre autres deux manuscrits autobiogra-
phiques intitulés Les deux dernières années de ma vie et Voyage de
Philadelphie en France. On découvrit aussi « une croix à brillants
[dénommée par ailleurs médaille de Rose-Croix] enveloppée
d’un papier et une paire d’épaulettes à graine d’épinards ». Il
s’agit d’insignes maçonniques qui ne sont pas la preuve mais
un indice de l’appartenance de Paul Émile Soubiran à la franc-
maçonnerie. Il y tenait beaucoup. L’ensemble de ces documents
et objets furent saisis. Par une lettre en date du 15 septembre
1816, il les réclama au préfet du Gers, avec la plus grande insis-
tance, et finit par récupérer la croix et les épaulettes mais pas les
documents. Cette restitution fut faite à Lectoure par Boubée,
le 24 septembre 1816105. Le fugitif alla, en attendant, trouver
refuge dans le bocage, une fois de plus servi par son audace et
peut-être aussi par la chance.

Ces événements qui ne tiennent qu’à un fil

La chute définitive de l’Empire ne fut cependant pas à


proprement parler un heureux événement pour Soubiran.
Celui-ci ne cessa pas d’être inquiété à la fois par la gendarmerie
104. Lieu dit « Fontaine chaude » en gascon.
105. Archives départementales du Gers, Dossier 361.

96
Nouveau séjour à Londres

et la police qui, en l’espace d’un an, étaient devenues royales


puis à nouveau impériales, mais n’en continuaient pas moins
à le tracasser, malgré, ses protestations de loyalisme envers le
nouveau régime à chaque bouleversement politique. Le 11 août
1815, un mois et demi après Waterloo et la seconde abdication de
Napoléon, le comte Demoges renvoyait l’ascenseur à Soubiran et
adressait à son profit une lettre de recommandation au nouveau
préfet du Calvados, Frédéric Christophe d’Houdetot. Réponse
du préfet : « Les renseignements qui me sont parvenus sur cet
individu sont si étranges que je prends la liberté de vous inviter
à un examen très attentif des voies par lesquelles il est parvenu à
exciter votre intérêt. Je serais charmé que cette recherche procure
des lumières qui lui soient avantageuses ou qui dans le cas
contraire appellent à la plus grande méfiance, sur le compte d’un
homme qu’il ne faudrait pas introduire légèrement dans le service
du Roi. » À l’évidence, la longue carrière d’escroc de Soubiran,
ses turpitudes anciennes et moins anciennes, étaient devenues si
notoires que, malgré ses suppliques, empreintes de flagornerie
et même d’indécence, il ne pouvait plus tromper qui que ce
soit. Ainsi, il sollicitait vainement un emploi de commissaire de
police à Lectoure et de commandant de la gendarmerie du Gers.

Dans la dernière moitié du mois d’octobre 1815, Soubiran


est aux eaux, à Bagnères-de-Bigorre. Il séjourne au Frascati.
Fondé au tout début des années 1800 par l’ancien consul
général d’Espagne à Paris, José Delugo, c’est un établissement
somptueux, à peine achevé, un casino avant l’heure qui ne tarda
pas à devenir le centre de la vie mondaine bagnéraise. Un guide
édité en 1818106 le présente ainsi : « Voulez-vous vous distraire ?
Venez à Frascati […]. C’est le centre de réunion des personnes
distinguées qui composent ce que nous appelons la bonne
compagnie. Il réunit tous les agréments, tous les amusements
106. Cité par René Escoula dans Glanes bagnéraises, Bagnères-de-Bigorre, Éditions
de la Petite Gazette, 1926.

97
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

utiles et honnêtes. » On y trouve salle de danse, théâtre, salons de


concert, de jeu, cabinets littéraires, restaurant, café, magnifiques
appartements et chambres séparées, bains aussi spacieux
qu’élégants et commodes. « Vous y verrez de graves et silencieux
politiques réfléchir mûrement sur les destinées de l’Europe
[…] des femmes légères et frivoles, qui passent leur vie dans les
bals, des prudes et des coquettes, des sages et des fous. Enfin,
l’étranger qui arrive dans cette ville resterait longtemps solitaire
si tant d’avantages ne l’arrachaient à son isolement. Alors il vient
à Frascati ; il observe ; il choisit ses amis ; il se compose une petite
société, et il n’est pas rare de voir l’habitant des bords glacés de
la Neva se lier d’amitié avec le grave Espagnol des rives de la
Bétique107. » Paul Émile Soubiran ne peut rêver d’un lieu plus
propice à ses aventures. Il ne manquera pas évidemment de se
pavaner au Frascati autant qu’il le peut.
De manière inconsidérée, en se faisant passer pour officier de
la garde royale et en mettant en jeu des sommes considérables,
il attirait à nouveau l’attention du commissaire de police de
Bagnères-de-Bigorre qui, sous l’Empire, avait reçu l’ordre de
l’arrêter. Le préfet des Hautes-Pyrénées ne pouvait laisser passer
cette occasion de le faire interpeller, en raison de son attitude
voyante et même provocante. On peut imaginer qu’il le prit de
haut, évoquant, avec son habituelle assurance, tour à tour « ses
malheurs pendant l’Usurpation […]. Les services rendus à la
cause du plus auguste des monarques […]. Son récent mariage
avec Mlle de la Chapelle ».
Le commissaire resta inflexible. On ne voit pas très bien
pourquoi la décision fut prise de transférer Soubiran de Bagnères
à Tarbes puis surtout à Auch. Peut-être le préfet de Tarbes a-t-il
estimé qu’il y avait dans le Gers davantage matière à l’incriminer ?
Ou peut-être, tout simplement, voulait-il se débarrasser d’un
personnage encombrant ? Une nouvelle fois, l’affaire prenait une

107. Ibid.

98
Nouveau séjour à Londres

vilaine tournure pour Soubiran. Néanmoins, il nous a habitués


à tant de revirements de situation dont il a le secret qu’il ne nous
étonne plus. Alors que le nouveau préfet du Gers Abrial prenait
son temps pour examiner la régularité de la procédure policière
et du transfert par la gendarmerie, inventoriait aussi les papiers
saisis sur Soubiran, celui-ci, récidiviste de l’évasion, profitait de
l’inattention générale pour s’enfuir de la préfecture d’Auch dans
des conditions rocambolesques, par l’office selon certains, sous
le déguisement d’un cuisinier.
C’est en pareilles circonstances la troisième évasion connue.
On comprend la gêne du préfet Abrial qui, le 20 octobre, informe
de cet événement le ministre de la Police générale. Lui, Soubiran,
n’est pas du tout gêné d’expliquer à l’imprévoyant préfet les
raisons de sa fuite. Il lui adressa, ce même 20 octobre 1815, une
lettre insensée au lyrisme malsonnant, tant le mensonge le dispute
au ridicule108. Il met en avant son zèle envers la royauté : « Au
moment de l’entrée des Prussiens, je fus avec M. de Coméras, fils
de l’ancien gouverneur des Pages et avec M. le marquis de Verac,
gentilhomme de M. le Comte d’Artois, planter le drapeau des lys
sur le château, le berceau de nos rois. À l’arrivée des souverains,
je fus arborer ce même drapeau dans toute la Bretagne et dans
la Normandie, toujours exposé aux fureurs de la soldatesque. »
À la limite de l’irrévérence et du grotesque, il donne ensuite les
raisons de sa fuite : « Je ne pus me faire à l’air sévère avec lequel
vous me dites d’attendre […] L’idée d’un frère mort dans une
prison, d’une sœur dont mes persécutions ont précipité les jours
dans la nuit du tombeau […]. Pour ménager la sensibilité de ma
mère, pour épargner à une épouse vertueuse la peine au moment
de ses couches que son mari innocent, le plus zélé pour son roi,
était arrêté […]. Je suis chez des gens inconnus, dans une grange,
mes bottes déchirées, sans linge, sans pouvoir me changer […]. »

108. Archives départementales du Gers, lettre au préfet du Gers du 20 octobre 1815.

99
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

On le cherche dans tous les départements limitrophes du


Gers. La préfecture du Tarn-et-Garonne, le 2 mai 1816, signale
que « Soubiran de Lectoure a résidé quelque temps chez Palazot
de Bastazac, maître de bateaux près d’Auvillar et qu’il pourrait
être chez le colonel Teulé à Caumont, ou chez le général Barrié
à Castelsarrasin ». Chaque fois, les gendarmes arrivent trop
tard. Toutes les investigations entreprises pour le retrouver se
sont terminées par la mention habituelle en pareil cas : « vaines
recherches ». Il avait filé à l’anglaise… en Belgique !

La Belgique et le salon de Fortunée Hamelin

La fin de l’Empire, les Cent-Jours, Waterloo, les guerres


incessantes et les retournements de situation politique qui se sont
ensuivis en peu de temps, ont provoqué un trouble profond dans
les esprits, tant dans le camp des vaincus bonapartistes que dans
celui des vainqueurs légitimistes inquiets pour l’avenir. « Toutes
les têtes, nous dit le comte Jacques Beugnot, se remplissent de
projets de conspirations, de machinations contre le gouvernement,
d’incertitudes pour le présent et de dangers pour l’avenir […].
Double complot, c’est-à-dire, d’une part, le complot des officiers
bonapartistes contre le gouvernement et d’autre part, le complot
des anciens chefs vendéens contre les généraux bonapartistes. »
C’est ce que synthétisait sur un plan politique l’ancien directeur
général de la police en 1814, analyse qui vaut jusqu’en 1818,
époque où, cependant, les passions et les ressentiments
s’estompent au fil du temps et sont en voie d’apaisement.
Tout cela s’inscrit dans le contexte d’une France dont la
population, alors en proie à une grande lassitude, aspire à la
paix. Néanmoins, la société demeure éclatée, avec d’un côté les
royalistes d’Ancien Régime, les nobles émigrés et les royalistes
constitutionnels éloignés des principes de la Révolution et, de
l’autre, la haute bourgeoisie, les acquéreurs de biens nationaux,
les fonctionnaires, les militaires en retraite. En dehors de ces

100
Nouveau séjour à Londres

clivages sociologiques, se trouvent un petit groupe de jacobins


agités et une armée qui est toujours fortement imprégnée du
système instauré par Bonaparte. Tel est, après la Révolution et
l’Empire, le paysage de la France politique et sociale que nous
découvrons au moment du congrès de Vienne. Soubiran, réfugié
à Bruxelles qu’il connaît bien, y séjourna en 1816 et 1817 et
durant une partie de l’année 1818.
Chateaubriand, parlant de son propre exil en Amérique
pendant la Révolution, désigne Bruxelles comme « le Quartier
Général de la haute émigration ». C’était tout le contraire sous
la Restauration. Il y avait beaucoup de riches Anglais que les
guerres napoléoniennes avaient empêchés de voyager. S’y
côtoyaient une foule cosmopolite, hétérogène, des libéraux et des
bonapartistes. On y trouve Cambacérès, exilé par Louis XVIII,
Sieyès comme régicide, Benjamin Constant, de même que
Mme Fortunée Hamelin, restée bonapartiste, et pour cause :
elle a été protégée et financée en permanence par Napoléon
qui l’utilisait comme espionne. En son temps, Fouché l’aurait
bien fait arrêter en raison de son libéralisme intellectuel, mais
surtout de ses bavardages et de sa proximité avec Joséphine.
Son parti pris bonapartiste n’empêcha pas toutefois que pour
assumer le prix de ses toilettes, dit-on, elle servit avec entrain la
police de Louis XVIII. Ces exilés et émigrés seront pour certains
autorisés à rentrer en France par Decazes en décembre 1818.
Une fois encore, Soubiran ne manque pas de se mêler à cette
nouvelle émigration politique qu’il fréquente et de tenter de
tirer avantage, en la trahissant, de la conspiration bonapartiste.
En premier lieu, il trouve le moyen de dénoncer au sous-préfet
de Lectoure, Miègeville, le général Subervie, Lectourois comme
lui, « qui a entretenu une correspondance avec les ennemis du
gouvernement réfugiés en dernier lieu à Bruxelles, qu’il s’était
vanté qu’il lui en coûtait 500 francs par mois pour correspondre
avec l’île d’Elbe et tenir au courant l’usurpateur de ce qui se
passait en France ». Il informe du complot qui se trame le

101
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

ministre de la Police et, ce qui n’est pas très régulier, le duc et la


duchesse d’Angoulême. Avec ces derniers, il utilise un système de
communications codées. Son pseudonyme est « Monsieur Paul »
et les instructions lui sont transmises dans le Journal de Paris
par des annonces telles que celle-ci, dans le numéro du 3 février
1816 : « L’avocat de Monsieur Paul l’avertit qu’il est autorisé à
poursuivre son procès et l’invite à correspondre avec lui. » Ce
système, somme toute relativement rudimentaire, donne une
idée de l’implication de Soubiran auprès des royalistes.
Mais « le complot des violettes », ainsi que ses quelques
ramifications en France, est éventé, tant ses promoteurs sont
inorganisés, velléitaires et peu discrets. La violette est sous la
Restauration, par opposition à la fleur de lys royaliste, l’emblème
et, partant, le signe de reconnaissance des comploteurs
bonapartistes. Dans les chansons populaires, « le Père la Violette »
désigne Napoléon. À la demande du gouvernement français,
les conspirateurs bruxellois sont dispersés et neutralisés sans
difficulté. Les renseignements de Soubiran sont exacts pour une
fois, ils sont cependant déjà connus et souffrent d’un manque
d’opportunité opérationnelle. Reste que Soubiran ne s’ennuie
pas à Bruxelles. Par l’intermédiaire de Fortunée Hamelin, il fait
la connaissance de Casimir Mouret de Montrond, dit le Beau
Montrond, l’homme lige de cette belle dame, le grand amour de
sa vie. Celui-ci avait épousé Aimée de Coigny, divorcée du duc
de Fleury, « la belle captive » d’André Chénier. Montrond était,
comme Soubiran, un joueur effréné, il fréquentait les tripots,
tout en faisant partie de l’officine politique de Talleyrand. Le
grand homme l’appelait « le petit jésus de l’enfer ». Il disait de lui
à Mme Hamelin : « C’est certainement l’homme du monde qui a
le plus d’esprit. » Pour en administrer la preuve, il ajoutait : « De
fait, il n’a pas un sou de biens, il ne jouit d’aucun traitement, il
dépense 60 000 francs par an et n’a pas de dettes109. » Montrond
109. Jean Orieux, Talleyrand ou le Sphinx incompris, Paris, Flammarion, 1970,
p. 303.

102
Nouveau séjour à Londres

avait été dans le passé l’aide de camp de La Tour-Maubourg,


autre relation de Soubiran, et futur directeur de la gendarmerie.
Pendant que le Gascon est toujours à Bruxelles, le duc de
Wellington, commandant en chef des troupes d’occupation
à Paris, en rentrant d’un dîner, vers une heure du matin, est
victime d’un attentat, le 11 février 1818. Un inconnu tire un
coup de pistolet au moment où la voiture franchit la porte
cochère de son hôtel particulier, l’hôtel Grimod, rue de l’Élysée,
actuellement rue Boissy-d’Anglas. Il n’est pas atteint. Sur le
moment, le duc ne prend pas la mesure de la situation. Il croit
à un coup de feu intempestif provenant d’un planton maladroit
dans le maniement de son arme. Ce n’est qu’en descendant
de sa voiture, après conversation avec son cocher, qu’il prend
réellement conscience du geste criminel qui aurait pu lui être
fatal. Le duc Decazes, ministre de la Police, est informé, rend
visite à Wellington le lendemain et constate que le duc « a pris
la chose fort gaiement ». À Londres cependant, on s’inquiète
davantage. L’affaire, de ce fait, devient alors plus politique que
criminelle. L’opinion s’enflamme, on dit que c’est un coup monté
par l’entourage du lord pour servir de motif de plainte. Certains
ajoutent qu’il a existé une vive discussion entre Wellington et
le ministre de la Guerre sur l’exécution du traité de Paris, et
qu’alors le lord aurait dit en colère « qu’il serait obligé de faire
tirer le canon. Le ministre lui aurait répondu avec fermeté que,
de son côté, il ferait sonner le tocsin et que le son des cloches
neutraliserait le bruit et éteindrait le feu des canons ! » Le préfet
de police Anglès enquête. C’est alors, semble-t-il, que Soubiran,
depuis Bruxelles, sans que personne ne lui demande rien, joue
les utilités et produit « des notes utiles » à l’enquête. Plusieurs
mentions d’un collaborateur du ministre de la Police, qui suivait
et traitait les dossiers, établissent le rôle réel mais sans doute
marginal de Paul Émile Soubiran en la circonstance. Dans une
note de synthèse au préfet du Calvados datée du 25 février 1820,
il est indiqué : « Toutefois, comme il se trouvait en Belgique, lors

103
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

de l’attentat dirigé à Paris contre sa grâce le duc de Wellington,


le sieur Soubiran a transmis des notes qui parurent utiles et en
fut récompensé. » On trouve encore ce commentaire éloquent,
à la même époque, en marge d’une lettre de récriminations où
Soubiran se plaint au ministre de la surveillance ostensible dont
il est l’objet, ainsi que sa famille, dans le Calvados, malgré les
services rendus au gouvernement, notamment en Belgique : « Il a
servi en Belgique où il se trouvait, je ne sais comment, et on lui a
payé fort cher quelques vérités mêlées de beaucoup de mensonges.
Il suivait une autre direction que la mienne [Luizay]. »
Le fait est que, le 6 mars 1818, après une enquête rapide
en particulier parmi la pègre parisienne, la police arrête un
certain Marie-André Cantillon, ancien sous-officier de l’armée
impériale qui a mal tourné et que tout désigne comme l’homme
qui a tiré le coup de feu. Un coupable idéal, en quelque sorte.
Jugé quelques mois plus tard, il sera acquitté faute de preuves,
comme cela arrive parfois à un coupable trop idéal. Cette
affaire procure néanmoins au préfet de police Anglès le titre de
ministre d’État. Pour couronner le tout, Cantillon sera couché
sur le codicille du testament de Sainte-Hélène ; il bénéficiera de
10 000 francs, et Napoléon écrira à son sujet que « Cantillon
avait autant le droit d’assassiner cet oligarque que celui-ci de
m’envoyer périr sur le rocher de Sainte-Hélène. Wellington qui
a proposé cet attentat cherchait à le justifier par l’intérêt de la
Grande-Bretagne. Cantillon s’il avait voulu vraiment assassiner
le lord serait couvert et aurait été justifié par les mêmes motifs de
l’intérêt de la France […] ».
Comme il le fait souvent, le temps passant, Soubiran revient
sur des événements dont il a initialement donné un compte rendu
plus édulcoré. La dernière version est en général plus complète
et parfois plus proche de la vérité. En 1829, plus de dix ans
après l’attentat, il donne incidemment la version suivante de sa
contribution à l’enquête : « M. Leroy, sous-Préfet à Châteaubriant

104
Nouveau séjour à Londres

dans les Cent-Jours, est le même qui avec Cauchois-Lemaire110


dépêcha Cantillon pour tirer sur Lord Wellington. J’en prévins
alors le ministère, et M. Decazes fut faible dans la circonstance
surtout lorsque chez Morissel111 et Mme Hamelin, après avoir prêté
serment au fils de l’usurpateur, ils attaquèrent tout ce qu’il y a
de plus auguste, mais M. Decazes m’envoya un nommé Poisson,
ensuite un nommé Potar (aujourd’hui chef de bataillon et chargé
de plusieurs missions près de Mme la Duchesse en Angleterre)
enfin M. Decaux, me blâmant d’avoir écrit directement au duc
d’Angoulême qui me permit de lui adresser mes observations
(alors que j’en avais reçu une défense formelle du ministère)112. »
Comme toujours, Soubiran a joué double jeu. Il tirera
néanmoins, à l’évidence, un avantage certain de cette affaire
sous le ministère Decazes, qui cessera de le poursuivre, le laissera
donc aussitôt rentrer en France, s’installer momentanément
à Vire, où réside sa femme et sa belle-famille, et l’emploiera
comme agent occasionnel sans lui donner de véritables missions
et orientations, sans l’assurer surtout d’une rétribution régulière,
ce dont il ne manquera pas de se plaindre à la moindre occasion.
Il convient de dire aussi que Soubiran bénéficiera d’un contexte
politique particulièrement favorable. Le 29 septembre 1818, un
décret supprime le ministère de la Police générale. La police est
intégrée au ministère de l’Intérieur où Decazes est nommé le
29 décembre 1818. Ainsi fut détruit l’État policier construit par
Fouché.

110. Louis Augustin Cauchois-Lemaire est un journaliste polémiste libéral, alors


réfugié à Bruxelles où il publie Le Libéral et Le Nain jaune réfugié. Il luttera contre
Louis XVIII et Charles X.
111. Morissel est un ex-général en exil à Bruxelles. Il fut jusqu’en 1823 l’amant
de Fortunée Hamelin. S’étant brouillé avec elle, il la menaça d’écrire des mémoires
scandaleux ! C’était un joueur effréné. Rien d’étonnant qu’il fréquentât Soubiran.
112. Note au ministre de l’Intérieur du 30 août 1829. Archives nationales, F7 6817,
Dossier 2062.
Chapitre V

Une enquête en Vendée

Il semble qu’au retour de Soubiran en Belgique, les autorités


policières, empreintes d’un peu plus de libéralisme, aient fondé
quelques espérances sur les capacités de Paul Émile Soubiran à
rapporter des observations de nature à les éclairer sur « l’esprit
public » de l’époque. Le Grand Ouest a vécu un premier quart
du XIXe siècle difficile. Après la chouannerie anti-révolutionnaire
et royaliste, la guerre de Vendée antibonapartiste, on assiste
en 1815, pendant les Cent-Jours, à des répliques de moindre
amplitude de ces deux mouvements aux racines bien distinctes :
la petite chouannerie dans le Morbihan avec Sol de Grisolles, et
les Vendéens dans le Maine et l’Anjou avec La Rochejaquelein.
Rien d’étonnant à ce que le gouvernement de Louis XVIII
cherche à s’informer sur les départements de l’Ouest.
L’administration de la police, mise en place par Joseph
Fouché pour contrôler « l’esprit public », a pour base dans les
villes les commissaires de police et les préfets. Le commissaire de
police transmet « à partir des renseignements secrets qui lui sont
parvenus » un rapport hebdomadaire de plusieurs pages au préfet
et, tous les deux mois, une synthèse est adressée au ministre. La
police contrôle les cafés, les salons, les théâtres, les cercles de
jeu. Des rapports sont rédigés sur les tendances de l’opinion,
les étrangers, le commerce, la bourse, les grands travaux,
etc. On attache naturellement de l’importance aux menées

107
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

subversives. Il y a là, déjà, une véritable bureaucratie policière


qui couvre l’ensemble du territoire, est souvent ignorée mais
très efficace. Cette administration est doublée par un système
parallèle d’agents secrets traités à l’échelon central, c’est-à-dire
par le ministre de la Police lui-même. Ils opèrent essentiellement
dans la capitale et en Europe, mais pas toujours. On peut ainsi
recouper les renseignements collectés113.
À l’évidence, Paul Émile Soubiran est missionné officieuse-
ment, et son activité de contrôle de l’opinion, qui débute à la fin
de l’année 1818, n’attire pas spécialement l’attention. Mais, avec
lui, cette situation ne dure jamais très longtemps. En avril 1819,
un collaborateur du ministre note : « Soubiran a envoyé sa femme
à Paris pour y apporter à Votre Excellence un paquet de notes
sur la Vendée, il peut continuer d’utiles observations. Mais il a
chargé son émissaire, sans aucune ressource, Paris où elle n’a pu
subsister qu’en mettant ses effets en gage. Elle ne peut repartir.
Soubiran n’a rien touché depuis un an, c’est un homme utile
dans des circonstances intéressantes. Je soumets un mandat,
en faveur de l’un et de l’autre. Votre Excellence approuve-t-elle
qu’on y joigne quelques instructions ? » En marge figure la men-
tion « remis 1 200 francs114 ».
Paul Émile Soubiran, infatigable voyageur qui a le diable tantôt
dans la poche, tantôt dans les sandales, globe-trotter impénitent,
toujours sur la route, a donc repris son bâton de pèlerin et bat la
campagne vendéenne pour le compte du roi de France, en espérant
de lui quelque faveur, quelques subsides […]. Ses déplacements ne
vont pas manquer de surprendre les différents préfets qui avaient,
les années précédentes, reçu l’ordre de la police impériale d’y
mettre un terme et de l’arrêter. On relève, sur ce point particulier,
un certain agacement et des divergences d’appréciation entre
préfets et administration centrale, et ces tensions ne seront pas

113. Archives municipales de Bordeaux, 320.1, 2 et 3. Rapports pour les années


1816-1822.
114. Archives nationales. Note interne du ministère de l’Intérieur du 5 avril 1819.

108
Une enquête en Vendée

les dernières. Soubiran circule avec une voiture qui a retenu


l’attention du préfet du Calvados car « sur une des portières figure
un chiffre entouré de ces mots : agent diplomatique ». La même
remarque avait été faite il y a dix-huit mois par le Préfet du Gers.
Mis en demeure de faire disparaître cette mention fallacieuse et
ridicule, Soubiran, qui a réponse à tout et avance toutes les excuses
du monde, s’explique de la sorte : « J’achetai l’an dernier, dit-il, la
voiture de M. le Marquis de Savédra au moment où il partait pour
Cuba, son nom [Antoine, Dominique] l’écusson de ses armes
étaient sur les panneaux et j’aurais fait disparaître ces lettres qui le
distinguaient de son frère engagé dans la cause des insurgés, et ces
emblèmes d’un blason étranger, si le terme approché des couches
de mon épouse, n’eut réclamé la plus grande célérité et si le peintre
ne m’eut assuré qu’il fallait poncer la caisse et la repeindre. [Ce qui
est exécuté depuis plus d’un mois115]. »
C’est donc dans un équipage plus discret que Soubiran
parcourra la Bretagne et la Vendée pendant un an, de juillet 1818
à juin 1819. Ses activités sont difficiles à contrôler, le personnage
étant de nature ingérable. Vu la situation, on lui demande de
rectifier l’axe initial de ses recherches. « Retournez à Fougères où
il paraît y avoir de l’agitation, voir ensuite les arrondissements
de Montfort et de Redon contigus au Morbihan, d’après les
renseignement recueillis soit dans les trois arrondissements soit à
Rennes, voir l’arrondissement de Savenay […]. On verra d’après
ce que l’on aura appris s’il est nécessaire de pénétrer dans ce
dernier département (Morbihan) ou de se rabattre sur la partie
de la Loire-Inférieure qui est connue sous le nom de pays de
Retz116 […]. » Soubiran fera d’ailleurs écho à ce nouveau plan
de travail pour précisément se justifier de ne pas l’avoir suivi :
« Quant au pays que j’ai parcouru sans ordre, si Votre Excellence
« daigne jeter les yeux sur la note qui m’a été envoyée, elle se
convaincra que je n’ai fait que suivre ponctuellement celui que
115. Archives nationales. Lettre de Nantes du 25 mai 1819, F7 6817, Dossier 2062.
116. Archives nationales. Note anonyme, sans date ni en-tête.

109
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

j’avais reçu et que je ne pouvais aller à Redon et à Montfort sans


me rendre à Rennes, ni à Savenay sans passer à Nantes, d’où
je n’ai rien hasardé, puisque je tenais mes renseignements des
sources les plus authentiques117. »
Pendant sa tournée d’information dans l’Ouest, Paul Émile
Soubiran séjournera à Granville, Fougères et Nantes, base
principale de ses informations où il passe les mois de mai et
juin 1819. En tout, il fera parvenir au ministère dix rapports
sous forme de lettres, dont sept de Nantes. On s’attendait à une
série d’études sur la société, l’état de l’opinion. Il s’agit pour
l’essentiel d’informations liées à la politique générale et locale,
de médiocre qualité dans la mesure où il y a chez lui un parti
pris de délation. Le plus souvent, il dénonce tel ou tel en raison
de ses propos, au hasard de conversations de comptoir, suite
à des dîners en ville où, pique-assiette professionnel, il se fait
systématiquement inviter. Il rapporte des bavardages, des ragots
divers qu’on pourrait glaner sur le port, dans les tripots ou les
cercles de jeu nantais, sur lesquels il reste par ailleurs très discret.
Il est plein de certitudes, et assène sans préoccupations des
affirmations de manière péremptoire. D’autre part, il n’y a pas
chez lui le recul, l’objectivité et l’attention nécessaires à l’analyse
d’une situation. Il mélange en permanence son sentiment
personnel, des considérations de politique générale tout à fait
gratuites, des proclamations éhontées d’allégeance au pouvoir
en place, avec des indications ponctuelles sur des individus qui
ne prouvent rien et s’avèrent très décousues. On est dans la
présomption d’opinion politique.
Curieusement, il se fait connaître du commissaire de police
partout où il passe. Ainsi stigmatise-t-il les « exagérés », les
« cocardes vertes », à Fougères, à Saint-Brieuc. Il signale des
dépôts d’armes et de munitions à Granville, à Saumur, un
corps de 10 000 à 15 000 hommes prêts à prendre les armes,

117. Ibid.

110
Une enquête en Vendée

des exercices de tir la nuit dans le Morbihan, l’incitation à la


désertion. Il cite l’ancien chef des chouans, Sol de Grisolles, qui
exerce dans le département une grande influence.
De quoi inquiéter sérieusement le ministère, si ce n’était
l’information régulière des préfets. Tropisme parisien, de Granville
ou de Nantes, il ne peut s’empêcher, non plus, de mettre en cause
des personnalités de la capitale. « S’il importait à Votre Excellence
de connaître ce que Gobineau118 est allé faire à Londres, la base de
ses liaisons avec Montrond, tout ce qu’il débite sur Brivasac, j’aurais
le soin d’en instruire Votre Excellence119. » Cependant, Soubiran,
dans ses investigations, se laisse emporter par son tempérament
et son goût de la délation. Il apparaît ainsi plutôt comme un
insidieux délateur, un escroc aux renseignements que comme un
véritable agent impliqué dans une enquête d’opinion, ce pour quoi
il a été mandaté. À l’époque, en 1818-1820 dans l’Ouest, l’ordre
public n’est perturbé que par un brigandage résiduel. La tension
entre « bleus et blancs » est contenue. La chouannerie est devenue
un état d’esprit, une séquelle historique plus qu’une opposition
organique prônant l’action directe contre le pouvoir central, ce
qui a été le cas quelques années auparavant.

L’étonnant M. Webster

Depuis les premiers jours de la Révolution, l’Intelligence Service


entretenait à Paris et dans l’ouest du pays des agents chargés de
renseigner le gouvernement britannique sur les événements. Sous
la Convention et au temps du Comité de salut public, ont gravité
autour de Bertrand Barère de Vieuzac, une dizaine d’étrangers,

118. Il s’agit de Louis Gobineau, le père d’Arthur, diplomate et écrivain qui influença
le racisme germanique. Louis Gobineau fit une carrière militaire et se compromit
sous l’Empire pour ses sympathies légitimistes. Il fut même emprisonné en 1813.
Libéré à la Restauration, il ira rejoindre le roi à Gand pendant les Cent-Jours. Il est
nommé à son retour capitaine à la garde royale.
119. Archives nationales. Lettre de Granville du 28 mars 1819.

111
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

personnages troubles et agents patentés120 qu’il protégeait. Lui-


même, on le sait aujourd’hui, était un véritable agent d’influence
de William Pitt. Il correspondait avec lui en grand secret par
l’intermédiaire de Lord Stanhope, beau-frère du Premier Ministre
et cousin par alliance de Lord Grenville, directeur du Foreign
Office. Il neutralisa les conventionnels partisans de l’intervention
en Irlande au moment où les indépendantistes de ce pays secouaient
le joug britannique.
Hostiles à la Révolution, les Britanniques n’étaient cependant
pas mécontents de la voir se radicaliser. Les excès et les crimes
empêcheraient, pensaient-ils, les idées nouvelles de se propager
spécialement en Irlande catholique. Ils ne se privaient pas d’attiser
les feux chouan et vendéen en introduisant armes et munitions
par les côtes, à partir des îles anglo-normandes. L’intensité du
trafic a varié selon les périodes. Il se poursuivait encore, plus ou
moins, sous l’Empire, ce qui ne cessait d’irriter Napoléon.
Né à Tarbes, élève du célèbre collège royal des Bénédictins de
Sorèze, personnage à la fois intelligent, complexe et odieux, Barère
« proclama la terreur à l’ordre du jour » et fut l’un des promoteurs
de la fameuse loi des suspects. Il fut capable, pour sauver sa tête,
de mener double et triple jeu politique, trahissant, sans état d’âme,
ses amis de la veille, Robespierre notamment. Il fut le seul membre
du Comité de salut public à survivre à la Révolution.
L’histoire de l’espionnage britannique en France ne s’arrête pas
avec Barère et les espions du Comité de salut public, les chouans et
les Vendéens. Quelques années après, sous le Consulat, la répression
de l’indépendantisme irlandais provoqua l’arrivée en Europe
de quelques membres de l’Irish Defenders. Les Britanniques
s’efforcèrent de les pourchasser tant à Hambourg qu’à Paris, en
particulier par l’infiltration et le noyautage du mouvement des
Irlandais unis qui s’était formé en exil. L’un des responsables
de ce mouvement, Samuel Turner, était probablement l’agent

120. W. Stone, N. Madget, R. Ferris, Ch.-M. Somers et autres.

112
Une enquête en Vendée

le plus important et le plus haut placé parmi les exilés dont les
Britanniques aient disposé à cette époque. Il fit arrêter lors de
leur passage à Londres nombre de ses compatriotes. C’était un
négociant, français par mariage, qui circulait beaucoup entre la
France et l’Angleterre. Il s’associa un temps à Richard Hennessy,
lui aussi irlandais, qui avait créé à Cognac une firme de vins et de
spiritueux121. Il était fort riche. Suspecté d’espionnage par Fouché,
il fut arrêté et détenu quelques mois mais libéré lors de la paix
d’Amiens au printemps 1802.
« L’arrestation et l’expulsion de tous les Anglais de Paris » fut
décidée peu après, suite à la rupture du traité par les Britanniques.
Déjà, Bonaparte s’exaspérait contre eux en raison de la lenteur
qu’ils mettaient à évacuer Malte. En fait, la décision radicale
de Bonaparte se traduisit essentiellement par des mesures
d’éloignement des Anglais en province. L’objectif principal
des Britanniques en France n’était pas les quelques terroristes
irlandais qui y avaient trouvé refuge. C’était Napoléon Bonaparte
et la politique qu’il menait sous le Consulat et l’Empire. Pendant
la période impériale, malgré les mesures prises et l’exécution de
quelques espions pris la main dans le sac comme, par exemple,
Charles Marien Somers122, l’espionnage britannique ne cessa pas,
il se fit tout simplement plus subtil. En dehors des vrais et faux
émigrés séjournant à Londres, d’autant plus faciles à retourner
qu’ils étaient pour la plupart démunis après de longues années
d’exil, les Anglais ont procédé à de nombreux recrutements
d’agents envoyés non pas toujours à Paris où il valait mieux ne pas
se faire prendre mais un peu partout dans les villes importantes
de l’Ouest et de la façade atlantique.
Au ministère des Relations extérieures, rue du Bac, l’entourage
de Talleyrand, son cabinet particulier, ses intermédiaires
officieux étaient organisés et actionnés pour conduire, en fait,
une diplomatie tout à la fois officielle et parallèle qui confinait
121. Olivier Blanc, Les espions de la Révolution et de l’Empire, op. cit., p. 136.
122. Ibid., p. 56.

113
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

parfois, comme on le sait, à la trahison pure et simple. Il y


avait là, suivant les époques, Montrond, Radix de Sainte-Foix,
d’Arbelles, Baudus et bien d’autres qui recevaient des fonds
secrets du banquier Perrégaux pour des missions secrètes dans
toute l’Europe mais aussi à Londres. Question simple : parmi
ces diplomates officiels et officieux, ces hommes du monde, ces
hommes d’affaires, ces banquiers, ces espions, « qui corrompait
qui ? qui manipulait qui ? » C’est bien là, en effet, toute la
question, là aussi qu’il faut chercher les vrais agents, les vrais
espions parmi lesquels les Britanniques n’étaient évidemment
pas absents et n’étaient pas non plus les seuls. Quant à Nancy
Catherine Grand, maîtresse puis épouse de Talleyrand, elle était
de culture anglo-saxonne et fréquentait un certain nombre
d’affairistes douteux plus ou moins espions, tel James Crawfurd.
Sous la Terreur, elle avait émigré à Londres et y avait conservé des
relations avec des personnages importants du monde politique.
On lui connaît de mystérieux voyages à Hambourg, à l’époque
base avancée des services britanniques en Europe. Sa loyauté
était sujette à caution aux yeux de la police de Fouché et de
Savary, mais elle était protégée.
À la Restauration, la situation évolue et exige une adaptation
du dispositif de l’Intelligence Service et une redéfinition de ses
objectifs. La majorité des espions britanniques de cette époque
étaient français où avaient acquis la nationalité française par le
mariage. Ils travaillaient seuls ou en réseau avec des objectifs plus
politiques et diplomatiques que pendant la période de guerre.
D’autre part, le commerce renaissant favorisait le retour des
Anglais essentiellement dans les villes portuaires.
Pour se faire valoir, jouer à la personne informée, Soubiran,
qui termine son périple dans l’Ouest, recycle à partir de Nantes
des informations de troisième ou quatrième main sur l’état
de santé de Louis XVIII. Qu’on en juge : « J’ai appris hier soir
(19 mai 1819) par M. Bouchet [dont la mère est la cousine
germaine de M. de Blacas] que M. Webster aurait dit à un de ses

114
Une enquête en Vendée

amis, qui le lui avait répété, que des lettres de Paris m’annoncent
que le roi est à son terme […] que bientôt la couronne passerait
sur la tête de Charles X123 […]. » En fait, Louis XVIII décédera
le 10 septembre 1824. On n’est plus là dans le renseignement
mais dans la prémonition tout à fait gratuite. La rumeur de la
maladie du roi commençait à l’évidence déjà à circuler, c’est cela
la véritable information. Soubiran en rajoute en spéculant sur
la succession, et se ridiculise. Mais qui est donc ce M. Webster ?
C’est un banquier anglais et, selon Soubiran, un agent de
renseignement posté à Nantes où, dit-il, il traite plusieurs autres
sous-agents. On peut, en effet, se poser la question : que fait
à Nantes ce banquier pittoresque ? Soubiran, piètre agent de
renseignement, fait-il pour une fois du bon contre-espionnage ?
Au fil des jours, il complète et précise ses premières indications :
« M. Webster, dit-il, a été trouvé jeudi dernier, entre minuit et
une heure faisant le guet dans une petite rue dans le bas de la
ville. Le commissaire de police en tournée le somme de déclarer
son nom, ce qu’il refuse obstinément. Cependant, il se laisse
conduire chez lui par les gendarmes et ne cesse de vomir des
injures contre le commissaire à qui il a fait l’honneur de proposer
un cartel124 […]. Cet événement a amené chez lui les personnes
les plus distinguées de cette ville, mais outre que M. Webster
passe pour un agent britannique, il a de très beaux équipages,
une jolie femme, un excellent cuisinier. Chacun se dit que ses
observations nocturnes ont un tout autre but qu’une intrigue
amoureuse, d’autant qu’on a remarqué que des Anglais, qu’on
dit avoir appartenu à l’armée, font de fréquents voyages dans la
Vendée dont ils n’osent s’éloigner, dans l’attente d’un événement
qui les mettrait à la tête de divisions organisées125. » Soubiran
aurait-il donc détecté un espion ? Et de qui s’agit-il ? De sir James

123. Archives nationales. Lettre de Nantes du 20 mai 1819.


124. On peut supposer qu’il s’agit d’un tournoi de bouillotte, un jeu de cartes qui
se joue à quatre.
125. Archives nationales. Lettre de Nantes du 23 mai 1819.

115
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Webster-Wedderburn, en effet, un personnage excentrique s’il


en est, fils d’une illustre famille, dandy, sportif, excellent cavalier,
ancien champion de course à pied qui, à l’époque, monnayait
déjà ses exploits.
Il fut l’ami de Lord Byron, jusqu’au jour où il découvrit que
l’écrivain était l’amant de sa femme. Mais il est surtout passé à
la postérité pour être l’époux de Francesca Caroline Annesley, la
célèbre et jolie maîtresse, selon certains, du duc de Wellington
qui prit la peine de lui écrire à trois heures du matin le jour de
la bataille de Waterloo, après avoir participé la veille avec elle, à
Bruxelles, au fameux bal de la duchesse de Richmond. Tout cela,
évidemment, Soubiran ne le sait pas. James Webster avait épousé
Francesca Caroline Annesley le 8 décembre 1810, c’était un
mariage de convenance, elle avait 15 ans et avait fui sa famille.
C’était l’une des plus belles femmes de son époque. Ils eurent
cinq enfants, restèrent mariés, ce qui fut considéré comme un
exploit par leurs contemporains puisqu’elle avait notoirement
été la maîtresse de Lord Byron, peut-être de Wellington, mais
également de n’importe qui, pourvu qu’il ait de l’argent et soit
capable de payer des dommages et intérêts quand la réputation
du couple était publiquement en jeu, comme ce fut, paraît-il,
souvent le cas. Lord Byron décrit Lady Webster sous les traits
du principal personnage féminin de son livre Le Corsaire. Les
Webster sont ainsi devenus une référence littéraire dans la
mesure où ils ont eu, tous deux, des relations compliquées avec
Lord Byron, et ont ainsi été portraiturés par lui.
Il est établi que James Webster et son épouse ont résidé à
Nantes en 1817, 1818 et 1819126. Mais pour quoi faire ? Le couple
était, dit-on, totalement corrompu. James Webster avait gaspillé
la fortune familiale, était vaniteux, égocentrique, il ne pouvait
pas passer inaperçu à Nantes, d’autant que le jeu était devenu
pour lui et son épouse une obsession. Nul doute que Soubiran

126. Ils ont perdu un enfant (Charles Byron ?) à Nantes en octobre 1817.

116
Une enquête en Vendée

l’a plus ou moins côtoyé, il en parle à différentes reprises. On ne


peut exclure que James Webster ait été réellement un agent du
gouvernement britannique.

Le rocher de Guernesey

Les îles anglo-normandes, en particulier Guernesey, sont


le refuge de quelques malfaiteurs de droit commun, de
contrebandiers, et surtout servent de relais aux bonapartistes
dont l’activité préoccupe, à juste titre, le gouvernement qui a
besoin de savoir ce qui s’y passe.
Initiée par Decazes, une mission urgente particulièrement
« signalée » est donc préparée. Elle a pour objectif Maubreuil
et quelques autres, frappés comme lui de bannissement. Leur
agitation accrue, en direction de la Normandie et surtout de
la Vendée, inquiète. C’est ce qui a précipité le mouvement. Il
semble que le ministre et ses collaborateurs se soient interrogés
sur l’opportunité d’envoyer Soubiran en territoire étranger. Il est,
en effet, nanti d’un passeport signé du duc Decazes, en date du
23 janvier 1819. Il ne partira que fin juillet. Deux collaborateurs
du ministre suivront le dossier et analyseront ses rapports au
fur et à mesure qu’ils leur parviendront. Ainsi, ils procéderont à
une véritable évaluation de la production de l’agent Soubiran en
annotant, parfois paragraphe par paragraphe, ses informations
et même en signalant leurs propres observations. Ces deux
collaborateurs sont Luisay, déjà cité, et Rosan.
Avant même le départ de Soubiran à Guernesey, ces deux
derniers n’entretiennent aucune illusion sur le compte de
Soubiran et se méfient grandement de lui. Ils tentent de le faire
contrôler par les préfets de la Manche et du Calvados, ainsi que
par le sous-préfet de Lorient, Jollivet, en raison du caractère
sensible de la Vendée : « Grâce pour Soubiran, mais prenez-y
garde, c’est le plus grand menteur de la Terre. Il faut prévenir M.
Jollivet et bien le mettre au courant de cet homme. Il nous coûte

117
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

encore de l’argent en échange de mensonges. Tâchez d’imposer


une tenue au rôle vagabond de cet Émile politique. » Et encore :
« Il a joué plusieurs rôles, et a même rendu service, mais sa
position est gênée et ce peut être pour lui un nouveau motif de
donner essor à son imagination. » Mais pourquoi donc utiliser
comme agent un personnage si peu fiable ? A-t-on oublié les
leçons de Fouché ? « On ne confie une mission d’espionnage qu’à
un homme prudent, discret, courageux, sans souci d’héroïsme,
doté d’un sens aigu de l’observation. »
C’est l’éternel dilemme : le parfait espion ne courant pas les
rues, on prend ce que l’on trouve. Soubiran ne vaut rien sur
le plan humain, il coûte cher, mais il est disponible, ne doute
de rien, et surtout parle plusieurs langues dont l’anglais. On
pourra toujours le désavouer, le payer au lance-pierres ou ne
pas le payer du tout, en fonction de son comportement, de la
valeur de ses fournitures127. À regarder de près sa correspondance
et ses multiples récriminations, les crédits lui ont été plus que
chichement mesurés : il y a de quoi décourager tout autre que
lui. Paul Émile Soubiran, arrivé à Guernesey fin juillet 1819,
rédige son premier rapport le 2 août. Avec sa femme enceinte et
un enfant de 3 ans, il y restera huit mois.
Il tentera, d’abord sans succès, d’impliquer le ministère en
sollicitant une mise de fonds pour une affaire commerciale « où il
aurait pris quelque intérêt ». Puis, devant le peu d’empressement
suscité, à défaut, il réclamera l’envoi d’un bailleur de fonds,
qu’il n’aura pas davantage. Il dénoncera quelques circuits de
contrebande, d’envois de libelles et pamphlets par Cherbourg,
Saint-Malo, puis formulera à nouveau, comme à son habitude,
quelques exigences logistiques : « Si Votre Excellence désire savoir
des secrets de la plus haute importance, il faut qu’elle m’envoie
de suite un confident affidé, qu’elle m’ouvre une correspondance
facile par Saint-Malo ou par Cherbourg, et elle apprendra ce qui
127. Terme technique : la fourniture ou les fournitures désignent ce que fournit un
agent, des renseignements, des documents.

118
Une enquête en Vendée

a échappé à tous les agents en Angleterre […] ce qui se propose


contre la sûreté du trône et l’anéantissement de la légitimité128. »
Le collaborateur du ministre mettra en marge de ces lignes à son
intention : « Votre Excellence a signé une lettre et j’y ai ajouté ce
qu’elle désirait relativement à Maubreuil », le tout sous un trait
de plume rageur. Mais, à l’inverse, le plan que médite Soubiran
et qu’il dit de la plus haute importance est de « paralyser le comité
impérial et les démarches des agents de Sainte-Hélène ».
Les rapports connus de Soubiran, adressés à Decazes devenu
ministre de l’Intérieur et de la Police, au nombre d’une dizaine,
font état presque exclusivement d’un complot bonapartiste
impliquant la famille Bonaparte : Joseph, ex-roi d’Espagne ;
Caroline, princesse de Lipona, épouse de Joachim Murat,
ex-roi de Naples ; Pauline, princesse Borghèse ; Torlonia,
banquier napolitain de Napoléon ; O’Méara, qui fut médecin de
l’Empereur à Sainte-Hélène. Soubiran ajoute comme comparses
et agents de liaison du complot le colonel Gruchet, Blamard de
Séranon, ancien aide de camp de Murat, de même que Macirone,
un prêtre, Bonavita, et une foule de personnages plus ou moins
secondaires. Napoléon est en liaison avec l’opposition à Londres
et, selon Soubiran, un duc, Alex Douglas de Hamilton, donne
son assistance à ses partisans. Cet Anglais – fait suffisamment
rare pour être souligné – est un fervent admirateur de l’Empereur
déchu des Français129.
« Napoléon, ainsi, correspond avec l’Angleterre et l’Europe
au moyen de tous les livres qu’on lui envoyait sur sa demande,
des points qu’on mettait avec du citron sur telle ou telle lettre,
des barres pour former des mots qu’on réunissait pour former
une lettre. » L’objectif central du complot vise d’abord à « enlever
l’impératrice Marie-Louise, au moment où elle irait aux eaux de
128. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062. Lettre de Guernesey, du 24 août
1819.
129. Il a fait peindre par Jacques-Louis David le célèbre tableau de Napoléon en pied
dans son cabinet de travail qui se trouve à la National Gallery of Art à Washington.
Il avait rendu visite à Napoléon à l’île d’Elbe.

119
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Lucques » dès les premières dissensions entre l’Angleterre et les


États-Unis, puis « d’enlever le fils de Marie-Louise projet tant
recommandé par Joseph Bonaparte confié à un nommé Saint-
Léon commandant un bateau à vapeur qui doit naviguer sur le
Danube ». Enfin, « outre les projets dont on a calculé l’exécution,
on compte sur un coup de main pour enlever Bonaparte de
Sainte-Hélène au moyen d’une flotte américaine montée par
beaucoup de Français aujourd’hui aux Etats-Unis. »
Les émigrés à Londres, les Bonaparte à Rome, Marie-
Louise à Vienne, la princesse Murat à Frohsdorf, une flotte
américaine à Sainte-Hélène ! Même s’il s’agit d’actions non
concomitantes, tout cela fait beaucoup et paraît relever, en
premier lieu, de l’illusion lyrique entretenue au sein d’une
poignée de bonapartistes londoniens, pénétrés de surcroît par les
services de sécurité britanniques. Quel est le rôle exact, en effet,
de Lord Hamilton et de quelques autres dans cette affaire ? Le
tout est amalgamé et amplifié par un Soubiran qui voit là, à son
habitude et à tort, le moyen de se faire valoir, en se persuadant
qu’il se venge ainsi de « la tyrannie ». En réalité, l’ensemble de ses
rapports achève de le discréditer. D’autant que, dès son arrivée à
Cherbourg le 8 février 1820, il s’est rendu au cabinet du maire
pour écrire, en sa présence, une lettre au ministre de l’Intérieur.
À cette occasion, il dévoile la finalité de sa mission, précisant que
c’est sur ordre du ministre lui-même qu’il s’est rendu à Guernesey
afin de surveiller Maubreuil, ennemi déclaré des Bourbons ;
qu’il avait, en outre, appris sur place le projet d’enlèvement
de Marie-Louise. Ces mêmes indiscrétions seront répétées au
service des douanes au moment de retirer ses bagages. Le préfet
de la Manche, Charles de Vanssay, précédemment préfet des
Basses-Pyrénées, qui connaît bien Soubiran, s’étonne de « ses
indiscrétions et de sa jactance » et en rend compte au ministre le
14 février en sollicitant des instructions. Il en est de même du
préfet du Calvados, le comte de Montlivault, le 20 février, qui
précise que, se rendant à Vire chez sa belle-famille, Soubiran « a

120
Une enquête en Vendée

répandu des nouvelles absurdes et avancé de nouveau qu’il avait


été chargé d’une mission ».
Que fait dans ce cas le ministre de l’Intérieur ? Hier comme
aujourd’hui, il ne dément pas lui-même, il fait contester par
un tiers ! Sous la plume de Rosan, voici le démenti adressé le
25 février au préfet du Calvados : « Monsieur le Comte, je
me suis fait rendre compte de la situation du sieur Soubiran
dont m’entretiennent plusieurs de vos rapports. Il n’avait reçu
du ministère de l’Intérieur aucune mission pour se rendre à
Guernesey où, durant un séjour assez prolongé, il a cru s’occuper
de surveillance politique, il n’a non plus aucune mission pour
voyager dans l’intérieur. À diverses époques, il s’est fait connaître
par sa légèreté, ses indiscrétions et une conduite très peu régulière
[…] il a depuis cherché de nouvelles occasions d’obtenir des
secours dont il paraît avoir le plus grand besoin, mais sans autre
règle que les écarts de son imagination et de la jactance qui lui
est familière. Ces détails vous suffiront pour vous faire connaître
l’individu en question et vous fourniront les moyens comme
vous avez le droit d’exiger qu’il montre plus de réserve dans ses
propos, dans ses démarches. »
C’était sans compter sur l’ouvrier-sellier Louvel, révolu-
tionnaire, qui assassinera le 13 février 1820 sur les marches de
l’Opéra le duc de Berry, neveu de Louis XVIII, fils du futur
Charles X, provisoirement130 dernier descendant des Bourbons.
Élie Decazes, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, est
violemment accusé de laxisme par les ultras et obligé de démis-
sionner aussitôt. Par l’ordonnance du 21 février 1820, les anciens
fonctionnaires du ministère de la Police, qui dépendaient depuis
sa suppression du ministère de l’Intérieur, sont regroupés au sein
de la Direction générale de l’administration départementale de
la police, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur.

130. Naissance posthume du duc de Bordeaux en septembre 1820.

121
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Cette direction est confiée au baron Mounier, fils d’un


président de la Constituante, et ancien secrétaire du cabinet
de l’Empereur. Il avait déjà dirigé la Direction générale de la
police du 15 mai au 27 décembre 1814. Cette importante
réforme s’est accompagnée de mutations avec la préfecture de
police qui a continué à fonctionner suivant les règles imprégnées
de convictions révolutionnaires, définies par le Directoire et
le Consulat. Soubiran, qui avait déjà annoncé plusieurs fois le
départ de Decazes, et informé par les gazettes de la réalité de ce
départ, ne perd pas de temps pour adresser dès le 29 février une
lettre très habile au nouveau responsable de la police, le baron
Mounier.
Il laisse entendre que, rentré en France depuis peu de jours, « il a
envoyé au Président du Conseil des ministres des renseignements
de la plus haute importance » sur un complot bonapartiste mais
« il ne sait pas s’il a pu les recevoir ou si, en raison de son départ,
ils ne se sont pas égarés sur quelques bureaux ». Il se serait bien
rendu à Paris s’il « n’avait épuisé une partie de ses facultés et si
son épouse n’était au moment de le rendre père d’un nouvel
enfant ». Apparemment, Rosan et Luizay ne sont plus là. Une
main anonyme annote ainsi cette correspondance expédiée de
Caen : « Écrire lettre à Montlivault de l’envoyer à Paris et de lui
donner 500 francs. » Voilà Soubiran relancé !

« Les grands secrets prétendent aux grands crimes. »

Ainsi, pour une raison tout à fait circonstancielle, le départ


du duc Decazes, Paul Émile Soubiran n’a pas pu, et pour cause,
adresser un rapport complet de fin de mission à l’autorité qui
en était commanditaire. Il n’a pas pu, en particulier, rendre
compte de ses contacts avec Maubreuil, spécialement ciblé par
le ministère de l’Intérieur. Il le fera néanmoins dans un rapport
détaillé de huit pages, adressé donc à « Monsieur le baron
Mounier », le nouveau directeur général de la police. Dès les

122
Une enquête en Vendée

premières lignes, Paul Émile Soubiran explique qu’il est devenu


« le confident intime » de Maubreuil et « le dépositaire de ses
secrets et de ses projets criminels ». Marie-Armand Guerry de
Maubreuil, marquis d’Orvault, est un personnage sulfureux,
un noble dévoyé sur lequel il n’est pas sans intérêt de s’attarder.
Il avait été écuyer de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie. Le
2 juin 1814, lors de la déchéance de l’Empereur par le Sénat,
la rumeur s’était répandue d’un projet visant à l’assassiner. Le
complot aurait été ourdi dans l’entourage de Talleyrand par
un certain Emmerich Dalberg, espion russe officiel et le mieux
organisé à Paris. On citait même l’homme de main, Maubreuil.
Or, quelques semaines après, Maubreuil fut arrêté pour
avoir attaqué l’équipage de Catherine de Wurtemberg, reine de
Westphalie, épouse de Jérôme, et lui avoir dérobé ses bijoux et de
l’argent, plusieurs millions de l’époque. Un véritable braquage.
L’affaire fit grand bruit, la reine de Westphalie était la cousine du
tsar, qui chargea son ambassadeur Nesselrode de saisir la justice.
En fait, c’est Talleyrand lui-même qui saisit le préfet de police
Pasquier. Les bijoux et l’argent furent rapidement restitués, au
moins en partie. Pasquier, parfaitement au courant de cette
affaire depuis le début, se hâtait lentement pour faire condamner
Maubreuil, car il le savait protégé par le comte d’Artois, futur
Charles X. Incarcéré, Maubreuil fut libéré avant le retour de
Napoléon de l’île d’Elbe. Pour se venger de Talleyrand, il l’accusa
d’avoir fourni de l’argent et des hommes pour faire assassiner
Napoléon, ce qui n’était pas crédible. À qui aurait profité ce
crime ? Ce n’était dans l’intérêt de personne. L’Empire était fini.
En outre, ces allégations ne concordent pas avec le caractère et la
manière de Talleyrand. Maubreuil fut condamné à cinq ans de
prison par contumace en 1818.
Il se rendit encore célèbre en 1827 en souffletant Talleyrand
à la sortie de la cathédrale Saint-Denis, après une cérémonie
commémorative de la mort de Louis XVI. Il s’ensuivit un

123
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

procès retentissant131. Comme on peut le constater, Maubreuil,


marquis d’Orvault, n’avait pas manqué de hautes relations, il
était bonapartiste acharné, et pourvu notamment d’un casier
judiciaire assez fourni : rien d’étonnant qu’avec Paul Émile
Soubiran une certaine intimité ait pu assez vite s’instaurer. Dans
son premier rapport au baron Mounier, le plus complet, et dans
ceux qui ont suivi, le thème majeur du complot bonapartiste
est repris par un Soubiran toujours plus polarisé. Il enrichit
ses rapports d’une quinzaine de noms qui, selon ce que lui dit
Maubreuil, constituent les éléments les plus actifs. On notera ici
que Maubreuil est la source directe et exclusive de la plupart des
informations. C’est lui qui parle. Soubiran, en général, se défausse
et met sur le compte de ses interlocuteurs tout ce qu’il recueille.
Il s’agit là d’un récit de troisième main ! Si l’on comprend bien,
Maubreuil rapporte à Soubiran les propos tenus par un troisième
homme, Brivasac, à l’encontre duquel il se livre de manière
curieusement appuyée à une violente diatribe, l’évoquant comme
un « un impitoyable bavard qui a toujours besoin d’argent, qui
lui a dit tous ses secrets et qui traîne l’ambassade dans la boue ».
Il poursuit : toujours selon Brivasac, Caroline Murat serait au
centre du clan familial avec autour d’elle, outre sa sœur Pauline
Borghèse, d’anciens officiers proches de feu le roi de Naples, tels
Blamard de Séranon, son aide de camp, et Francis Macirone. Le
colonel Gruchet est lui aussi impliqué ; il avait été aide de camp
de Joseph Bonaparte en Espagne. Soubiran le connaît ; il l’avait
rencontré à Bruxelles et, avec Maubreuil, c’est un de ses contacts
permanents à Guernesey.
131. « Il était sans le sou mais non sans astuce et trouva le moyen de se faire
attribuer une pension par l’État. À quel titre ? […]. En 1866, sous le nom de marquis
d’Orveault, à 82 ans il se maria avec une dame dont les relations de passage étaient
nombreuses […]. Ils vivaient dans la gêne dans un hôtel meublé du XVIIIe arrdt
[…]. Il mourut en 1869. La marquise ne l’imita qu’en 1910. Elle le rejoignit en
meilleur équipage qu’il n’était parti. Elle possédait voiture et luxueux appartement
rue de Rivoli. Que c’était-il passé ? Elle fit de l’Institut Pasteur son légataire universel
(1 million de francs de 1910). La vertu finalement était récompensée. » Jean Orieux,
Talleyrand ou le Sphinx incompris, op. cit., p. 767.

124
Une enquête en Vendée

Tous les aspects du complot sont envisagés, qu’ils soient


politiques, financiers ou propagandistes. Maubreuil, répétant
encore les propos de Brivasac, dénonce « la manière méprisable
dont se conduit la police française à Londres […], il ridiculise
la correspondance du Times. Tous les Anglais savent qu’Élie
Decazes paie à grands frais Stoder, le rédacteur ». De même, il
critique de manière douteuse la politique de l’ancien président du
Conseil : « Qui nage entre deux eaux, comme M. Decazes, finit
par se noyer et mourir dans la vase ! » Après avoir paraphrasé les
propos de Brivasac et Maubreuil, Soubiran reprend la main pour
dévoiler incidemment le canal de financement de Maubreuil, le
négociant Virgile Doze, « homme délié et très fin, fort intrigant
et surtout escroc avec sa femme ». Ce curieux personnage a été
interpellé dans le département de la Manche avec une liasse de
comptes au milieu de laquelle se trouvaient cinq lettres de la main
même de Bonaparte. Il n’a pas cité le nom des destinataires. Ces
lettres ont été restituées, sans que le procureur du roi les examine,
à la grande surprise de Doze qui s’est empressé de les détruire132.
Maubreuil dira plus tard que Virgile Doze se vantait de porter une
chemise ensanglantée, à la façon des Provençaux, hommage à la
condamnation de son père aux galères « pour s’être farandolé » à
Fréjus lors du débarquement de Napoléon en 1815. Il possédait,
entre autres qualités, une écriture magnifique et microscopique.
« Nous l’utilisâmes en envoyant par l’entremise du digne abbé
Bonavita133 un grand nombre de pièces au prisonnier de Sainte-
Hélène. Je dois cette justice à Doze, poursuit Maubreuil, que
tant qu’il a été avec moi et jusqu’à son arrestation à Granville,
à mon sujet, il a été bonapartiste et même un des plus zélés. Il
était fort jeune alors […]. Il a été fidèle à tous les engagements
pris […]. Le plus puissant de mes alliés, il fut longtemps l’ami

132. Archives nationales. Préfet du Calvados au directeur général Mounier, 25 mars


1820.
133. Il s’agit d’Antonio Buonavita qui fut l’aumônier attitré de Napoléon à Sainte-
Hélène de 1819 à 1821.

125
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

le confident et surtout l’appui financier, car il est homme de


ressources et en outre il voit très juste et peut toujours préciser
de même que prévoir en haute politique134. »
Quant à Soubiran, il déclare que les bonapartistes ont pour
banquier le duc Giovanni de Torlonia à Rome. Cela n’est pas
une révélation, chacun sait depuis longtemps que Torlonia est le
banquier de tous les Bonaparte. C’est lui que Stendhal décrira
comme un « riche banquier, fort juif, fort avare, un peu fripon ».
Maubreuil, toujours selon Brivasac, dévoile enfin un certain
nombre d’agents de propagande : Chassenon135 venu en Irlande,
Schulmeister136 à Londres, le général Desfourneaux137 en Écosse.
« Ils ont porté des principes destructifs. » Pour finir, Maubreuil
se prépare à écrire dans la presse, sous un nom d’emprunt, un
article qui doit être rédigé par Pelletier avec des notes du général
Denican138. « Ce sera le procès de l’émigration [royaliste].
Blamard et Maubreuil m’ont parlé de l’exécution de ces projets
comme certaine. »
Ces révélations n’émeuvent pas tous les policiers du baron
Mounier. L’un d’eux mentionne : « Il y a longtemps qu’on savait
que M. de B. [Blamard] était l’auteur des articles insérés dans le
Morning Post. M. de B. est trop bavard pour que l’on ne sache
pas tout ce qu’il fait, lors même que ce sont des choses qui

134. Virgile Doze est cité par Marie-Armand de Guerry Maubreuil dans l’Histoire
du soufflet donné à M. de Talleyrand-Périgord, grand chambellan de Louis XVIII, Paris,
1861. Virgile Doze est l’auteur de l’ouvrage Un mois en Moldavie, Bruxelles, Méline
et Cans, 1857. C’était un autre aventurier, grand voyageur ; « Il a été de toutes les
dynasties suivant que ses intérêts le lui commandaient ! »
135. Le comte Charles Bon-Esprit de Chassenon, fort riche, en rapports fréquents
avec M. Saulnier, ancien secrétaire général de la police sous Fouché. Voir Delavau, Le
Livre noir […], op. cit., tome II, p. 53.
136. Charles Louis Schulmeister, l’espion favori de Napoléon.
137. Le général Edme Étienne Borne Desfourneaux a combattu notamment
Toussaint Louverture à Saint-Domingue.
138. Louis Michel Thévenet dit Danican, général, se bat en Vendée, suspect après la
déroute des républicains à Entrammes. Il dénonce à la Convention les généraux qui
ont servi avec lui, pour les atrocités qu’ils ont commises. Réfugié en Suisse, il revient
en France à la Restauration, il est éconduit et son grade de général n’est même pas
reconnu. Il repart en Angleterre et pour le Holstein où il meurt.

126
Une enquête en Vendée

peuvent le rendre méprisable. » Une fois de plus, il semble que


Soubiran enfonce quelques portes déjà ouvertes. Mais il a quand
même réussi à pénétrer au cœur du cercle des bonapartistes les
plus actifs, engagés dans des combats d’arrière-garde et vains,
néanmoins insupportables pour l’ordre public et le pouvoir en
place.
Chapitre VI

Les morceaux choisis du docteur O’Méara

Pendant son séjour à Guernesey, Soubiran a donc entretenu


des relations étroites avec des bonapartistes et notamment
Maubreuil, le plus actif d’entre eux, de qui il a obtenu la plupart
des renseignements sur les différents projets de reconquête du
pouvoir plus ou moins fantasmés par les exilés. En revanche,
on ne sait pas exactement comment et quand Soubiran a pu
se procurer un étonnant document, relatant quelques fragments
de la vie de Napoléon à Sainte-Hélène et les conditions dans
lesquelles il prit congé de son médecin irlandais, Barry Edward
O’Méara, en lui demandant, une fois en Europe, de se rendre à
Munich puis à Rome auprès de sa famille. Il est impossible que ce
document, daté du 6 mars 1820, ait transité par l’intermédiaire
de ce même Maubreuil, puisque Soubiran est rentré de Guernesey
le 8 février. Il est intitulé : « Précis sur diverses anecdotes relatives
au prisonnier de Sainte-Hélène que M. O’Méara son médecin
a raconté à un de ses amis et c’est de ce dernier que nous les
tenons. »
Comme indiqué, le texte est donc de seconde main. La
signature est illisible, mais comporte clairement, in fine, un
signe maçonnique. A-t-il été obtenu par un canal maçonnique ?
Rien ne permet de l’avancer avec certitude. L’intérêt réside dans
le caractère d’apparente authenticité qui résulte du récit à la
première personne. C’est, en effet, O’Méara qui parle. Il décrit

129
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

les promenades de Napoléon et ses longues conversations avec


les officiers, sous-officiers et soldats de la garnison britannique,
avec les généraux Bertrand, Montholon et avec lui-même. Il
s’attarde sur les états d’âme de Napoléon : il a mobilisé autour de
lui des compagnons fidèles qu’il ne pourra jamais récompenser.
O’Méara explique en premier lieu les circonstances de son
départ de Sainte-Hélène et la façon dont un soir, alors qu’ils étaient
rassemblés chez lui, Napoléon demanda au général Montholon
« s’il n’était pas fatigué de l’état misérable où sa mauvaise fortune
l’avait réduit et s’il ne serait pas bien aise d’y mettre un terme
en passant en Europe […], le général lui répondit avec émotion
qu’il était d’autant plus éloigné de penser à l’abandonner que, s’il
était renvoyé par lui, il se verrait forcé pour la première fois de
sa vie de lui désobéir. L’Empereur sans lui répondre lui tendit la
main et se tournant vers moi, il me dit de faire mes préparatifs
pour retourner en Europe, vu qu’il n’avait plus besoin de mes
services » […]. Ce serait donc Napoléon qui, en quelque sorte,
aurait congédié O’Méara, ce qui, vu le contexte de l’exil à Sainte-
Hélène, paraît plus que curieux. Il s’agit certainement d’un
exemple de « langue de bois » avant l’heure. O’Méara décrit une
scène touchante lorsqu’il prend congé du général Bertrand. Alors
que celui-ci lui disait : « vous allez, docteur, revoir notre belle
France », l’épouse du général, sans lui donner le temps d’achever,
lui prit la tête entre ses deux mains, et lui dit : « Tais-toi mon
ami, il semblerait que tu as des regrets de notre position, cela me
ferait redouter d’être obligée de quitter notre bon Empereur139. »
O’Méara ne veut pas s’expliquer sur les vraies raisons de son
départ. Il ajoute que Napoléon le pria de retourner en Europe,
en lui remettant une traite sur le prince Eugène de Beauharnais
de la valeur de 70 000 francs, avec ces mots : « Sans doute ma
famille pourra payer une dette d’honneur envers vous, quant à
celle du cœur je ne pourrai l’acquitter. » Se rendant par la suite,
139. Cité par Louis Puech, Un aventurier gascon : Paul Émile Soubiran, Lectourois
(1770-1885), Auch, L. Cocharaux, 1907, p. 71 et 72.

130
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

à Munich chez Eugène de Beauharnais, O’Méara fut le témoin


de ses réticences compte tenu, prétendit-il, de la parole donnée
à l’empereur Alexandre de n’avoir désormais aucune relation
directe ou indirecte avec Napoléon. Le prince, après réflexion,
décida le lendemain d’honorer la traite et, poursuit O’Méara,
« il compta lui-même la somme en m’assurant que c’était pour
lui un sacrifice vu qu’il n’était pas riche ; j’avais envie de lui faire
observer que l’Empereur récapitulant plusieurs fois la fortune de
sa famille avait souvent assuré que son fils adoptif n’était pas le
plus malheureux ».
S’étant ensuite rendu à Rome auprès du cardinal Fesch,
O’Méara logea dans son palais, y trouva Mme Lætitia, la
princesse Borghèse qui lui firent « l’accueil le plus flatteur » et,
comme marque de sa reconnaissance, Mme Lætitia lui remit à sa
grande surprise un contrat d’une rente viagère de 4 500 livres.
La princesse Borghèse assurait en outre qu’avant son départ
pour Londres « une forte somme lui serait confiée pour faire
les achats dont leur parent l’avait chargé avant son départ de
Sainte-Hélène ».
Ce document appelle quelques remarques de fond. À part
la scène du départ sujette à caution, il est sans doute exact qu’à
son retour en Europe, la famille Bonaparte ait gratifié O’Méara,
qui dénoncera par ailleurs les mauvais traitements et l’attitude
inhumaine d’Hudson Lowe dans un livre publié en 1822. Le
médecin de l’Empereur serait même allé jusqu’à accuser le
général britannique d’avoir voulu faire disparaître son illustre
prisonnier. L’affaire devait finir en justice, mais la plainte en
diffamation fut rejetée pour vice de forme. On sait aujourd’hui
que Barry O’Méara se trouvait à Sainte-Hélène dans une
situation complexe.
Médecin en chef et chirurgien de la Royal Navy, il avait
combattu les Français, en Égypte, en Sicile, avait navigué en
Méditerranée et aux Antilles, et c’est un peu par hasard qu’il
avait été désigné pour cette mission. Devenu très proche de

131
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Napoléon qui l’estimait – il s’entretenait avec lui en italien


–, il devint rapidement suspect aux yeux de Hudson Lowe.
L’Empereur ne voulait pas voir ce dernier ni avoir la moindre
conversation avec lui. O’Méara occupait, de fait, la position
inconfortable d’intermédiaire et de médiateur entre les deux
partis. Il joua un double jeu subtil qui, le rendant suspect aux
yeux des deux partis, entraîna son départ le 2 août 1818 sur
décision du ministre Bathurst. En réalité, Hudson Lowe, depuis
un certain temps, voulait se débarrasser de lui, et demandait son
rappel de manière réitérée. Il devait, en définitive, être relevé de
ses fonctions et radié de l’Amirauté dès son retour à Londres, le
28 octobre 1818. Barry Edward O’Méara avait fait ses études au
Trinity College et au Royal College of Surgeons, il était cultivé
et avait beaucoup d’expérience malgré son jeune âge, à peine 35
ans en 1818. D’un caractère indépendant, cynique, bavard et
perfide, il fut rappelé à l’ordre pour indiscrétion et indélicatesse.
À son retour, il alerta les autorités sur la gravité de l’état de santé
de Napoléon. Il ne fut pas tenu compte de son avis.
Le document détenu par Paul Émile Soubiran en mars 1820
correspond probablement à la période où O’Méara prépare son
ouvrage mettant en cause Hudson Lowe. Ce sont pour ainsi
dire « les bonnes feuilles » de Napoleon in Exile, or a Voice From
St. Helena. Napoléon l’avait encouragé à tenir un journal à
condition qu’il ne le publiât qu’après sa mort. Il n’est pas sûr que
ce document fût totalement sans intérêt pour le baron Mounier
ou du moins pour ses collaborateurs. En l’espèce et sur le plan
policier, ce ne n’est pas le contenu qui compte. Par sa seule
origine, il établit la proximité sinon l’intimité de Soubiran avec
les cercles bonapartistes. Gageons qu’en le produisant, notre
Gascon, peu soucieux du potentiel historique de l’anecdote, veut
valoriser et faire prendre au sérieux ses propres informations et
démontrer surtout qu’il est bien placé. C’est aussi pour lui une
façon d’authentifier ses précédente déclarations qui présentent
l’ancien médecin de l’Empereur comme susceptible de rallier les

132
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

exilés de Londres. Les Bonaparte sont dispersés en Europe, et par


ailleurs on se méfie de Maubreuil.
Exploitant à fond le filon du péril bonapartiste, Paul Émile
Soubiran en rajoute chaque fois qu’il le peut, ainsi le 10 mars
1820 : « Il est certain que Bonaparte écrit quand il veut, que ses
lettres sont adressées pour être remises à Barry O’Méara […]
qu’O’Méara est son agent principal, le détenteur de ses fonds
[…] j’ai su qu’Holme son beau-frère avait rempli une mission
auprès d’Eugène pour demander six millions et qu’il avait eu une
longue conférence avec Las Cases en passant à Francfort. » Est-ce
le baron Mounier qui mentionne en marge : « Examiner ceci, il y
a des faits que nous devons connaître. J’attends ces examens. » ?
De son côté, apparemment sans réponse de la part de la
Direction générale de la police et fortement contrarié de ne
point obtenir régulièrement « dédommagement et secours », son
expression favorite qui ponctue chacune de ses correspondances,
Paul Émile Soubiran n’en reste pas moins mobilisé sur les exilés
bonapartistes de Londres et sur les Anglais en France. Il fait
preuve en cela d’une énergie et d’un zèle effectivement sans
limites. Une persévérance diabolique !

Le colonel Macirone et la princesse de Galles

On a constaté, en effet, que Paul Émile Soubiran a une


audace et un sens aigu de la relation publique, du contact
humain, et qu’il est doué d’une propension sans cesse renouvelée
à se rendre intéressant. Il est d’ailleurs plus apte à rechercher le
renseignement opportun qu’à recruter des agents et, a fortiori, à
entretenir avec eux des relations à long terme. Ce qui ruine tout
chez lui, c’est bien entendu son indiscrétion et, tout autant, son
errance, son vagabondage, qui s’expliquent en grande partie par
un état d’esprit d’aventurier au train de vie dispendieux. Ce n’est
pas un véritable agent de renseignement. Cependant, il peut
« faire des coups ». D’avril à août 1820, on le retrouve à Alençon,

133
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

au Mans, et à Tours. Il fait, comme diraient aujourd’hui certains


policiers, « du RGx140 », du mauvais « RGx ».
Avec Fouché, on était dans le contrôle de « l’esprit public »,
la police politique. Le baron Mounier, lui, fait « la police
de la politique » et notre Soubiran dénonce « les colporteurs
de nouvelles de caractère alarmant […]. L’opinion exagérée
contraire à la marche du gouvernement ». Il désigne, entre autres
« Le libéral Farine, libraire rue de la Perle au Mans, qui pria M.
Chouanne, un négociant son voisin, de lui laisser mettre une
échelle contre le mur de séparation pour favoriser sa fuite en cas
d’arrestation […]. M. Chouanne lui-même m’a garanti ce fait ».
On ne verra plus dès lors, sur les rapports de Soubiran, le moindre
commentaire du baron Mounier ou de ses collaborateurs. Le
personnage intéresse de moins en moins les autorités avec ses
délations de bas niveau.
Au printemps 1820, il semble s’être rendu, brièvement à Paris
où il n’a pas été reçu. À peine revenu, en effet, il rédige une
nouvelle lettre de récrimination : « Si mes services, Monsieur le
baron, méritent quelque récompense, je vous supplie d’avoir
égard à ma position qui est vraiment pénible. » Pour prouver une
fois de plus ses relations haut placées à un moment où son étoile
commence à pâlir, il transmet en annexe une correspondance
de Londres adressée par le général Baily, « le plus riche seigneur
d’Angleterre et regardé comme le fils chéri du roi actuel », à un
de ses compatriotes, le colonel Dobbyn qui vit en France. La
raison d’être de cette transmission au baron Mounier est qu’il
est question de Soubiran dans cette lettre : « Je suis charmé que
M. Soubiran se porte bien et que ses affaires commencent si
heureusement à se reprendre. » C’est au club littéraire d’Alençon
que Soubiran s’est lié avec Dobbyn. Celui-ci, comme par hasard,
est l’ami de Macirone et l’intime de Maubreuil. Il voyage ainsi
avec ce colonel anglais, dans la campagne du Maine-Anjou et,

140. « Pour Renseignements généraux ».

134
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

au moment de prendre congé, après avoir promis de le revoir


au Mans ou à Angers, Dobbyn confie à Soubiran une missive
destinée à Macirone141. Soubiran la détourne et c’est le baron
Mounier, au lieu de Macirone, qui la recevra. Sauf à être codée,
cette lettre n’est pas très significative. Il s’agit du remboursement
d’une créance. Macirone est prié de verser 110 livres et, si
possible, 210 livres à la banque Coutts and Co Strand. Dobbyn
justifie cette requête en écrivant depuis un village misérable,
sans confort. Comme on l’a constaté, le nom de Macirone, que
les Anglais appellent Macéroni, émaille à peu près chacun des
rapports de Soubiran au début des années 1820.
De son vrai nom Francis Macéroni142, Macirone passait pour
italien mais était né en Angleterre d’un père romain et d’une mère
anglaise. Il avait la nationalité britannique. Il était le fils d’un
fabriquant respectable de Londres. Il avait servi en Amérique
pendant la guerre d’Indépendance. En 1805, il s’installa à Naples
pour faire du négoce. Peu après, l’armée française envahit le
royaume de Ferdinand IV et les Anglais furent considérés comme
prisonniers de guerre. Il entra assez vite au service de Murat, roi
de Naples, probablement comme interprète. En 1814, quand
celui-ci rejoignit les coalisés, Macirone s’engagea dans l’armée
napolitaine et reçut le grade de colonel. Après Waterloo, Fouché
l’envoya, comme par hasard, auprès de Wellington à Bruxelles,
pour sonder ses intentions. La crise s’éternisant, il fut renvoyé
une seconde fois auprès du duc pour lui demander d’accélérer le
mouvement de ses troupes vers la capitale, car Fouché redoutait
une confrontation entre bonapartistes et légitimistes. En outre,
Macirone négocia le sort de Murat en transmettant aux coalisés
une lettre en forme de mandat pour le tirer d’affaire. Napoléon
trouva cette fameuse lettre « d’un ridicule achevé ». Wellington
s’opposa à ce que Murat reste en France.

141. Colonel Macirone, n° 36 Devonshire Street, Portland Place, London.


142. Il est appelé Macéroni en Angleterre et Macirone en France.

135
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

C’est finalement Macirone qui remettra à Murat les passeports


délivrés par Metternich le 27 août 1815. Murat était réfugié en
Corse et il s’agissait de permettre à l’ex-roi de Naples de s’exiler
en Bohême, en Autriche ou en Moravie. Macirone était un
important agent de Murat qu’il avait servi avec sincérité. C’était
un homme agréable et courtois, qui avait aussi servi Fouché.
Pourquoi Soubiran s’est-il tant intéressé à lui ? Sans doute l’a-
t-il pris pour cible de ses activités de renseignement, parce qu’il
était bonapartiste mais surtout parce qu’il était très proche
d’O’Méara. Il y a fort à parier que « l’ami [du médecin] qui a
reçu les anecdotes relatives au prisonnier de Sainte-Hélène » est
Macirone. Les liens étroits entre les deux hommes sont établis.
En 2005, dans une salle des ventes de Londres, a été mise aux
enchères une dent de Napoléon ! Il s’agissait d’« une canine
supérieure extraite en 1817 à Sainte-Hélène par Barry O’Méara
qui l’avait donnée à Francis Macéroni et que sa famille avait
conservée jusqu’en 1956143 ». Elle a été vendue 14 000 livres.
Personnage lui aussi étonnant, Macirone a eu une vie
d’agent de renseignement autant que d’aventurier. À l’affût du
moindre événement, du moindre commentaire, du moindre
ragot, de la moindre anecdote piquante qu’il exagère au besoin
pour discréditer quelqu’un et intéresser le ministère, Soubiran
met sur son compte des propos, faits et gestes destinés à jeter
l’opprobre sur la reine d’Angleterre. La réputation de celle-ci
avait déjà beaucoup souffert des rumeurs et des campagnes de
presse. Soubiran souhaite prendre du recul par rapport à ce qu’il
rapporte. Il tait l’identité du tiers dont il transmet les révélations,
se croyant très professionnel en laissant planer un certain mystère
sur l’origine du renseignement. Sa relation des faits est cousue de
fil blanc. La source anonyme, un officier anglais qui n’est plus en
service, est très certainement Dobbyn. « Je lisais, dit Soubiran,
un journal anglais où se trouvait consignée une déclaration du

143. Presse britannique.

136
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

colonel Macirone qui portait aux nues la reine d’Angleterre et


sa conduite exemplaire qu’elle avait tenue pendant son séjour
en Italie […] “Quel fourbe ! s’écria l’officier anglais, Macirone
ne veut que de l’argent, car il m’a dit cent fois en Angleterre
que la princesse de Galles était une p…, qu’elle avait couché
avec Murat, qu’il en avait l’assurance, que Bergami n’était qu’un
homme très vulgaire qui vivait avec elle et que Murat alors
roi de Naples, ayant été prié à dîner chez la princesse, s’y fit
accompagner par lui Macirone qui vit le dit Bergami derrière la
chaise de sa maîtresse très actif à servir et à exécuter ses ordres”. »
La princesse de Galles n’est autre que Caroline de Brunswick,
princesse d’Angleterre et épouse du roi George IV. L’histoire
de ce couple est plus qu’un marivaudage. En 1795, le futur
souverain, alors prince de Galles, qui avait contracté d’énormes
dettes, épousa Caroline de Brunswick uniquement pour sa dot.
Elle était, dit-on, petite, grosse et laide. D’un commun accord,
ils se séparèrent dès la première année de leur mariage. Une fille,
Charlotte, serait née de cette union, mais ce fut contesté. Ainsi,
ils n’ont pratiquement jamais vécu ensemble. On s’efforçait
d’ailleurs d’éloigner la jeune épouse de la cour. Pour s’en
débarrasser, le prince de Galles lui intenta même publiquement
deux procès en adultère, ce qui donna lieu à des débats scandaleux
et à de graves soupçons, jusqu’au jour où George III mourut,
le 29 janvier 1820. Le gouvernement proposa 50 000 livres à
Caroline de Brunswick, devenue reine du Royaume-Uni, pour
qu’elle reste en dehors du pays (elle vivait en exil en Suisse et
en Italie) mais elle refusa. La Chambre des lords, de son côté,
voulut la faire comparaître pour dissoudre le mariage au motif
qu’elle avait un amant, un Italien de basse extraction, Bartoloméo
Bergami. Finalement, la Chambre des lords abandonna ce projet
car la reine était populaire, ce qui n’était pas le cas de son époux,
Georges IV.
Après bien des péripéties plus que rocambolesques, le
couronnement eut lieu, le 18 juillet 1821, sans elle ! Pour la

137
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

discréditer, ses détracteurs répandaient sur elle les bruits les


plus détestables sur sa conduite, soi-disant licencieuse. La
campagne de presse fut terrible, on écrivit des pièces de théâtre
sur l’histoire de ce couple. En réalité, Caroline de Brunswick
était bonne, malheureuse, et se souciait peu des convenances.
Elle devait mourir dix-neuf jours après le couronnement de son
mari, soit le 6 août 1821. Lorsque Paul Émile Soubiran relate
ainsi l’épisode conflictuel entre le roi et la reine d’Angleterre,
dans une lettre au baron Mounier datée du 2 août 1820, tous
les détails qu’il fournit sont repris et largement évoqués dans les
gazettes, des deux côtés de la Manche. Il précise : « Ce qui vient
de m’être rapporté me paraît de la plus haute importance dans la
situation où se trouve le cabinet des Tuileries relativement à celui
de Saint-James. » On comprend très bien ce qu’il cherche : se
rendre intéressant en insinuant que Macirone, à ses yeux le deus
ex machina du bonapartisme à Londres, est à la solde de la reine.
Il est certain que Macirone n’a pas d’argent. Repris par le
démon de l’aventure, il ira combattre aux côtés des insurgés
espagnols en 1822-1823. Il séjourna, en 1830, à Constantinople
où il aida les Turcs à combattre les Russes. Revenu à Manchester
comme importateur italien de marchandises britanniques,
il inventa en 1833 avec John Squire une voiture à vapeur (la
diligence du colonel Macirone). Il fut ruiné par un associé
italien, d’Asda, chargé de commercialiser l’invention en France
et en Belgique. Il mourut en 1846 dans le dénuement le plus
total144 […]. À l’automne 1820, Soubiran était revenu à Lectoure
où il prétendait faire de « grandes révélations à l’abbé, duc de
Montesquiou, qui s’y trouvait de passage ». L’ancien ministre de
l’Intérieur de 1814-1815 l’invita à s’adresser aux autorités légales
compétentes pour les traiter.

144. Macirone écrivit des Mémoires de la vie et des aventures du colonel Macirone,
Londres, J. Macrone, 1838. Ces mémoires, ou plutôt ce témoignage de l’aide de
camp de Murat, sont surtout axés sur les affaires d’Italie et les Cent-Jours.

138
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

« Mon mortel ennemi » ou la guerre des polices

Pendant les années 1819-1820, Paul Émile Soubiran, dans


ses nombreux rapports au ministre de l’Intérieur, a cité à diverses
reprises le fameux Brivasac en faisant quantité d’efforts, en par-
ticulier en 1820, pour le discréditer auprès du baron Mounier.
Beaucoup plus tard, le 30 mars 1827, Soubiran, qui n’a eu en cinq
ou six ans que des contacts épisodiques avec la police, faute de
l’intéresser, adresse une note à son directeur général du moment,
Franchet d’Esperey. Il y rappelle ses états de services depuis la pre-
mière Restauration, ses liens avec le duc d’Angoulême, fils aîné de
Charles X avec qui il correspondait directement, ses missions com-
mandées par Decazes à Guernesey, mais, surtout, il relate en détail
un incident le mettant en cause, ainsi que Brivasac, aux Tuileries,
alors qu’il répondait à une convocation du baron Mounier.
« Mon mortel ennemi, Brivasac, appelé pour donner des
informations sur mon compte. Ne pouvait-on pas juger ma
conduite par mes missions, ma correspondance ? Sortant de l’hôtel
au moment où j’y entrais, ce misérable trouva un de mes amis, qui
me l’assurait hier encore, à qui il dit avec véhémence, “qu’il y aille,
il sera bien reçu, je l’ai habillé de la belle manière, ce Soubiran qui
m’a desservi en Angleterre”. Je prie Votre Excellence d’observer
que je ne dessers personne. Brivasac pilotait à Londres l’entrée de
Savary à Paris, il en faisait un héros de bravoure, d’honneur et de
délicatesse. Ce misérable m’aurait poursuivi à outrance si j’avais
été pris par ses satellites, et j’aurais péri sous la dénomination
d’agent des Bourbons… Pour une masse de services rendus, j’ai
reçu cinq cents francs de M. de Montlivault et pareille somme de
M. Mounier, sans Brivasac j’aurais été remboursé de 26 000 francs
que j’ai dépensés, j’aurais un emploi honorable […]. »
Quel est donc ce Brivasac qui s’oppose à ce point avec hargne
à Soubiran qui, par ailleurs, le lui rend bien ? Quel peut donc
être le motif du conflit ? À la fin de l’Empire, il existait à Londres
une police française qui, jusqu’en 1822, fut assez ostensible. Le

139
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

comte Hubert Louis de Brivasac ou Brivazac, dit Beaumont de


Brivasac, en était le chef, il était inspecteur général du ministère
de la Police en mission extraordinaire à Londres comme agent
secret de Louis XVIII. Il avait sous ses ordres plusieurs agents
français parmi lesquels Cariat. Ils surveillaient les Français
réfugiés à Londres en liaison avec la police anglaise. Beaumont
de Brivasac avait à sa disposition des sommes considérables, mais
comme il faisait de grosses dépenses, il fut arrêté deux fois pour
dettes et perdit beaucoup de la considération dont il jouissait.
Il se mit à la solde de plusieurs ambassadeurs, se mêla de tant
d’intrigues qu’il finit par semer la discorde entre eux. Decazes le
rappela, à la demande de l’ambassadeur de France.
Il semble bien que Soubiran ne soit pas également tout à
fait étranger à ce rappel, puisqu’il l’a dénoncé aux autorités
françaises. Il est évident, compte tenu de ce que nous savons, que
tout ce qui se passe à Londres dans la colonie des exilés est su à
Guernesey. En voici la preuve : au cours de l’été 1819, alors que
Soubiran se trouve précisément en mission sur cette île, le sous-
préfet de Lorient Jollivet rend compte, comme par hasard, de cet
événement, le 21 septembre 1819, au duc Decazes, dans les termes
suivants : « J’ai déjà quelques données sur l’affaire traitée dans la
lettre autographe du sieur Soubiran. Il est bien vrai que le sieur
Brivasac, qui servait en 1815 la police du cousin Savary et celle de
Sa Majesté à Gand, recevant de l’argent des deux mains, a menacé
de livrer la correspondance du Times et de nommer les auteurs
de cette correspondance. Emprisonné à Londres pour dettes, sa
femme partit de Paris, il y a moins de trois mois, pour aller le
délivrer. On disait en Angleterre que le ministère avait fourni les
fonds à Mme de Brivasac pour tirer son mari d’affaire. Aussitôt
en liberté, il paraît qu’il maltraitait sa femme, lui prit ce qu’elle
possédait et depuis jeta feu et flamme et exhala force menaces pour
obtenir de nouveaux secours mettant ainsi son silence à prix145. »
145. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062. Le sous-préfet Jollivet au ministre
de l’Intérieur, le 21 septembre 1819.

140
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

Étonnant agent secret, étonnant mari ! Le directeur général


de la police n’était pas très regardant sur la qualité de ce type
de personnel. En 1820, le baron Mounier envoya Beaumont de
Brivasac en mission secrète à Bordeaux, en Suisse et en Allemagne !
En février 1828, il était à Condom. Il fut commissaire de police
et juge royal à Bône (Algérie) en 1832, puis magnétiseur (?)
à Bordeaux et à Fontainebleau146. On comprendra cette lutte
intestine et ces dénonciations croisées grâce à une curieuse
coïncidence personnelle. Hubert Louis, comte Beaumont de
Brivasac, s’est marié le 15 novembre 1800 avec Louise Anne
Emmanuelle de Cugnac ! Soubiran, on s’en souvient, a épousé
en premières noces le 12 thermidor an II, à Lectoure, Charlotte
Dabouzet, en réalité Du Bouzet, épouse divorcée de l’émigré
de Cugnac dont il a dilapidé la fortune, ce qui a fait quelque
bruit à l’époque. D’autre part, lorsque Soubiran était employé
au comité de district à Lectoure, ce même comité a donné
une réception en l’honneur du major général de la cavalerie
bordelaise, M. Beaumont de Brivasac. Il s’agissait d’Edme
Jean-Baptiste Beaumont de Brivasac, chef d’escadron, père
d’Hubert147. La famille avait à l’époque des attaches à Condom,
comme la famille de Cugnac.
Depuis longtemps déjà, Paul Émile Soubiran agace
singulièrement les autorités préfectorales qui se plaignent de lui
auprès du ministre. Il ne cesse de se présenter comme chargé
de mission, et laisse croire qu’il est agent de police, ce qui a été
pour lui une façon de se faire craindre. Cette habileté à trop
servir, au bout d’un certain temps, ne fait plus illusion. Le
18 septembre 1818, le sous-préfet de Lectoure, le clairvoyant
chevalier de Caravel, adresse au baron Lascours, préfet du Gers,
la correspondance suivante : « On pense généralement que cet
homme n’est autre qu’un agent de police, mais la police paye-
t-elle au point que ses agents brillent dans l’or ? et être attaché
146. Archives nationales, Fonds Beaumont Brivazac, 141/AP.
147. Archives municipales de Lectoure, 1-D1-75.

141
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

à la police, ce n’est pas bien sûrement un moyen de rémission


complète et absolue de tous les péchés faits ou à faire. Il y a des
tours d’esprit, des tours d’adresse dans les faits qu’on lui attribue,
mais il y aurait aussi des choses épouvantables, si ce que l’on dit
est vrai. »

Une difficile reconversion

Après sa déconvenue, suite à l’intervention de Beaumont de


Brivasac auprès du baron Mounier, qu’il faut situer probablement
en 1821, Paul Émile Soubiran se fait, et pour cause, de plus
en plus oublier. Ses communications à la Direction générale de
la police deviennent rares et restent sans réponse. Il a fini par
complètement lasser avec ses réclamations, cent fois réitérées, ses
demandes de secours, d’emploi de sous-préfet, de commissaire de
police, de chef de division du ministère ! Au milieu des flatteries
et des apitoiements, pas le moindre accent de dignité. En 1820,
il en est réduit à faire parvenir au ministère quasiment des
articles de journaux, telle la lettre ouverte à Benjamin Constant
imprimée et publiée par le député de la Sarthe Charles Goyet,
accusé de complot contre la sûreté de l’État et chez qui l’on avait
trouvé des lettres de La Fayette. Au cas où, sait-on jamais, le
ministre ne serait pas au courant !
Réduit à l’inactivité, après avoir vécu quelque temps chez
sa belle-famille à Vire, avec sa femme et ses quatre enfants, il
revient à Lectoure où sa présence est attestée le 17 janvier
1822. Dans une nouvelle lettre au baron Mounier, exercice
consacré, il commence par rappeler les services qu’il a rendus,
prétend-il, en pure perte : « Non seulement je n’ai pu obtenir
de M. Decazes la sous-préfecture qu’il m’avait promise, je n’ai
pas même été remboursé. » Il évoque alors une curieuse affaire
de tentative d’attentat à Londres, visant à faire sauter le pont de
Waterloo ! À ses dires, un jeune Lectourois du nom de Durieux,
étudiant en médecine à Paris, serait mêlé à la préparation de

142
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

« ce crime gratuit » et ses camarades s’efforceraient d’obtenir,


en cas de besoin, la participation de militaires de la garde.
Une reconnaissance a déjà été effectuée par deux jeunes gens
du Havre. En première analyse, on a un peu de mal à concevoir
les contours du projet, sa faisabilité, en somme, à prendre l’affaire
au sérieux. En pareil cas, l’autorité qui reçoit un renseignement
de cette nature commence par poser la question de son origine
précise. Comment à Lectoure un étudiant peut-il savoir ce qui
se trame à Paris, au Havre, sur un possible attentat à Londres ? Il
est question d’une lettre dont le contenu est connu (comment ?),
ainsi que de certains propos tenus par Durieux lui-même (?),
de sorte que Soubiran propose « qu’on oblige le jeune homme à
comparaître devant le sous-préfet, que la rumeur publique aurait
instruit du contenu de cette lettre dont on voudrait connaître
l’auteur ». Une façon pour Soubiran de prouver sa valeur, sans
doute, mais pourquoi ne va-t-il pas trouver directement le sous-
préfet lui-même ?
On ne sait pas la suite qui a été réservée à cette dénonciation au
demeurant très peu crédible. En 1824, le commissaire Hinaux,
chef de la police centrale de la préfecture de police, a été chargé
d’enquêter sur quelques étudiants turbulents en médecine et en
droit, qui s’étaient rendus en Espagne pour servir dans les rangs
des révolutionnaires appelés liberales et qui se sont réfugiés en
Angleterre en 1823. Parmi eux figure un certain Durieux « qui a
fait partie de l’École de Droit, mais qui l’a quittée en avril 1821
sans qu’on ait jamais su sa demeure, ni ce qu’il est devenu.
Tout porte à croire que c’est bien ce dernier qui fait l’objet
des recherches, mais nous n’en trouvons aucune trace jusqu’à
présent148 ». Aucune autre allusion de la Direction générale de
la police à cette affaire qui pourrait ressembler à un canular
d’étudiant plus qu’à une action terroriste, si elle ne s’inscrivait

148. Delavau, Le Livre noir […], op. cit., tome IV, p. 305 et 306.

143
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

dans le cadre de l’effervescence estudiantine qui règne à l’époque


et de la lutte contre les libéraux.
Paul Émile Soubiran, quant à lui, fera désormais encore une
fois l’objet de toute l’attention des préfets. Armand Jahan de
Belleville, préfet des Hautes-Pyrénées, signale à la Direction
générale de la police, le 22 juillet 1822, l’arrivée pour deux mois
de Soubiran à Bagnères : « Il fait croire qu’il est employé par la
police et il a fait voir quelques lettres qui sembleraient appuyer
cette prétention. » En retour, le préfet reçoit un démenti formel,
avec le commentaire suivant : « Il sera surveillé avec soin, et il sera
rendu compte des observations auxquelles sa conduite pourrait
donner lieu. »
Le 17 mars 1823, le baron Lascours, préfet du Gers, note le
changement de comportement de Soubiran qui « depuis deux
ans vit retiré et paraît avoir renoncé au moins pour le moment,
ajoute-t-il prudemment, au rôle qu’il avait joué jusqu’en 1821 ».
Cependant, le préfet suspecte une nouvelle aventure. Soubiran
veut se rendre, avec sa femme, ses quatre enfants et une femme
de chambre anglaise, en Angleterre où des affaires d’un intérêt
majeur l’appellent. Il réclame d’urgence un passeport. Le baron
Lascours, qui le connaît bien, fait preuve de prudence et prend
l’avis du ministère de l’Intérieur. La procédure s’éternise, la
demande date du 17 mars et le passeport n’est accordé que le
9 mai 1823… Seulement !
C’en est trop pour notre impatient personnage qui a déjà
abandonné son idée de voyage. Entre-temps, il a un autre projet
ou, plus probablement, il poursuit son projet initial par un autre
chemin. Il tente de se rendre à Bayonne, espérant être employé
à la compagnie Ouvrard. Financier notamment de l’épopée
napoléonienne, spéculateur de génie, profiteur de guerre, Gabriel
Ouvrard couvrait tous les achats de l’intendance militaire ou
« munitionnaire », selon le lexique de l’époque. À ce titre,
certains historiens lui imputent une arnaque monumentale qui
devait, selon eux, conduire à la défaite des armées de Napoléon.

144
Les morceaux choisis du docteur O’Méara

Par souci d’économie, il leur aurait laissé livrer des chaussures


de mauvaise qualité à semelle en carton ! On peut imaginer
les conséquences de cette escroquerie pendant la campagne de
Russie. Ses opérations complexes d’escompte avec le Trésor lui
valurent un séjour à la prison Sainte-Pélagie. Il avait été l’amant
de la célèbre Thérésa Cabarrus, plus connue sous le nom de
Mme Tallien. Pendant le Consulat, le richissime financier l’avait
installée au château du Raincy, il vécut avec elle et ils eurent
trois enfants. Il fut aussi admirateur puis compagnon d’exil à
Bruxelles de Fortunée Hamelin. Le jeune Alexandre Dumas
devait dire de Gabriel Ouvrard qu’il était « toujours entre deux
fortunes et deux captivités ».
Spéculateur impénitent, à la Restauration, Ouvrard finança, en
effet, l’expédition d’Espagne de 1823. Le duc d’Angoulême, que
Soubiran connaissait de longue date, commandait l’expédition.
Il est clair que c’est lui qui lui a fléché le parcours du Gascon vers
Bayonne. Mais il était trop tard, peut-être : Soubiran n’obtint pas
l’emploi qu’il escomptait et rentra à Lectoure. Quant à Ouvrard,
en dépit des accords passés, il ne fut jamais remboursé. Mis en
faillite, il fut emprisonné à la Conciergerie, puis disculpé mais il
ne récupéra pas sa fortune.
Dans le courant de l’année 1824, fasciné par la lutte contre
les libéraux espagnols, Paul Émile Soubiran, qui envisage de
se rendre en Catalogne avec sa famille où selon son expression
favorite « l’appellent quelques affaires d’intérêt », demande un
passeport. En définitive, le déplacement n’aura pas lieu mais,
désormais, il est suivi à la trace. Sa correspondance est annotée :
« Il est bon d’avertir le préfet des Pyrénées-Orientales et le baron
d’Eroles149. »
Ce dernier personnage fait montre du même opportunisme
politique que Soubiran ; après les avoir combattu sous Napoléon,
il approuve l’entrée en Espagne des Français du duc d’Angoulême,

149. Joaquim Ibanez Cuevas, baron d’Eroles.

145
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

durant la guerre contre les libéraux. Il devient gouverneur de


Barcelone. Soubiran prétend l’avoir connu à Toulouse et avoir
entretenu avec lui une certaine intimité, alors qu’il faisait partie
de la régence d’Urgel pendant la captivité du roi Ferdinand.
Quant au duc d’Angoulême, qui combattit lui aussi aux côtés
de Wellington en Espagne, Soubiran l’a surtout approché en
Angleterre. Il le cite souvent dans ses écrits.
Chapitre VII

Le diable sous la table de jeu

Selon un proverbe russe, « on connaît l’homme au jeu et en


voyage ». Pour le voyage, Paul Émile Soubiran a déjà beaucoup
donné. Il faut être jeune pour voyager à l’époque, et il commence
à laisser percevoir des signes de fatigue. Pour le jeu, c’est autre
chose… Sous l’Empire, ce qu’on appelait « la ferme des jeux »
consacrait un partage des bénéfices entre le gouvernement et le
fermier. « Ces produits servent à couvrir les dépenses de la police
qui sont ordonnées toutes par le directeur général dans des formes
régulières et ostensibles150. » Ce sont les propres termes de Beugnot,
directeur général de la police à la Restauration. L’émigration et l’exil,
le désœuvrement, ont donné aux jeux un essor notable à la fin de
l’Empire. Bien que théoriquement prohibés, ils connaissent une
grande vogue. Il en était, disait-on, déjà ainsi sous la Révolution,
quand Anacharsis Cloots écrivait qu’il en était « des ravages du
jeu comme du vin et des femmes dans Paris, comme des ravages
de l’Amstel, du Danube et de la Néva, dans Amsterdam, Vienne
et Saint-Pétersbourg. Une proclamation prohibitique contre les
trois fleuves serait moins impertinente que ce qui se passe sous nos
yeux. C’est aggraver un mal nécessaire que de vouloir l’extirper151 ».
150. Jacques-Claude Beugnot, Mémoires du comte Beugnot, ancien ministre (1783-
1815) publiés par le comte Albert Beugnot, son petit-fils, Paris, E. Dentu, première
édition 1866.
151. Anacharsis Cloots, Écrits révolutionnaires : 1790-1794, Paris, Champ libre,
1979. L’auteur est un membre du club des Jacobins, guillotiné en 1794.

147
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Soubiran, lui, ne boit pas. Il lui arrive même de dénoncer des


fonctionnaires qui boivent. Pour le reste, il aime les femmes, sans
aucun doute, et a joué tout ce qu’il a pu.
Comme tous les désœuvrés de l’Europe, « il ne va aux eaux que
pour boire de l’or152 ». Malgré sa situation, qu’il décrit de manière
récurrente comme « proche du besoin », Paul Émile Soubiran
fréquente les stations thermales pyrénéennes quand il le peut,
et semble-t-il régulièrement à partir de 1823. On y trouve alors
beaucoup d’étrangers, notamment des Anglais. À cette époque,
Soubiran dénonce l’ambassadeur d’Espagne à Paris, San Lorenzo,
dont il avait fait la connaissance, et José Delugo, le propriétaire
du fameux établissement Frascati à Bagnères. Cet homme, à l’en
croire, est un partisan exalté de la révolution en Espagne, qui
effectivement est suivi de très près par la police à Paris quand
il s’y rend153. À l’été 1824, Soubiran, souffrant sans doute de
rhumatismes – il se plaint de temps à autre de douleurs aux genoux
– va « prendre, pour deux mois, les eaux dans les Pyrénées ». Il est
attendu à Bagnères, à Cauteret, ou encore à Barèges. Le préfet des
Hautes-Pyrénées est prévenu. Soubiran est localisé finalement à
Barèges où le premier rapport le concernant date du 27 juillet :
« Quant à Soubiran, qui semble vouloir toujours appartenir à la
police, le jeu est ici sa principale occupation et comme les officiers se
livrent à ce dangereux passe-temps, il trouve facilement à satisfaire
son goût. Les jeux les plus en vogue sont la bouillotte et l’écarté154
que les lois n’interdisent pas. Le général Madies commandant la
subdivision paraît décidé à donner à ceux de MM. les officiers qui
jouent le plus l’ordre de rejoindre leur garnison ! » On n’en saura
pas plus sur les gains ou les pertes de Soubiran sinon qu’il est venu
à Barèges avec Jacques de Saint-Géry d’Agen.

152. Ibid.
153. Delavau, Le Livre noir […], op. cit., tome II, p. 212 et 213.
154. Bouillotte, jeu de cartes français datant du Directoire. Jeu de brelan transformé.
Chaque joueur met un jeton au jeu. L’écarté, jeu de cartes français, se joue à deux,
trois ou quatre. Il est ainsi nommé parce que les joueurs écartent des cartes. Il se joue
avec un piquet de cinq ou sept points.

148
Le diable sous la table de jeu

Le préfet et ses services n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts


de surveillance : « Sur la réputation de l’un, j’avais soupçonné la
moralité de l’autre, j’ai pris des renseignements et tout me dit que
M. de Saint-Géry est un homme bien né, riche et considéré dans
son département. Serait-il dupe de son compagnon de voyage
ou celui-ci vaut-il un peu mieux que sa renommée ? Le temps
nous l’apprendra. » Au mois de novembre, sans doute motivé
par une saison estivale tout entière dédiée au jeu, avec peut-être
quelques gains, Soubiran, délaissant les intrigues politiques et
son zèle légitimiste, enfourche un nouveau cheval : il veut se
rendre important et nécessaire, cette fois, à la police des jeux. Il
commence dénoncer deux étrangers qui doivent être, selon lui, à
Paris, et qui sont « capables de ruiner une banque de Jeu ». Bien
entendu, il ne donne pas les noms, mais se dit prêt à le faire. Peu
après, semble-t-il, il se rend à Paris et recueille, soi-disant, toute
une série d’informations susceptibles d’intéresser les autorités.
Âgé de 54 ans seulement en 1824, Soubiran produit dès lors
une impression quelque peu surprenante. Est-t-il sur le déclin ?
Il répète jusqu’à satiété les mêmes rengaines, ses états de services,
d’ailleurs à géométrie variable, étant assortis systématiquement
de demandes de subventions qui fatiguent d’autant plus le
lecteur qu’aucune information digne d’intérêt n’est associée à ces
doléances. Dans le meilleur des cas, il recycle de vieilles affaires.
Ses rapports sont inintéressants, non lus, et donc nécessaire-
ment sans réponse. Mais surtout, compte tenu de son passé, on a
quelques réticences à l’entendre se plaindre de rhumatismes. Qui
peut croire, en effet, que Soubiran à Paris se couche à huit heures
du soir ? « J’ai vu peu de monde à Paris, une douleur aux genoux
m’oblige à toujours rentrer à huit heures… J’ai vu un nommé
Garcia des Cortès qui a ruiné tout mon païs par son adresse et sa
dextérité. Le besoin d’argent, le besoin de briller avait déterminé,
m’a-t-on dit, le duc de San Carlos à le recommander à Bruxelles,
comme le colonel de ce nom, son parent, mais malheureusement,
sous M. Decazes où il m’était particulièrement recommandé de

149
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

découvrir ce que l’on pouvait faire aux jeux, je signalai ce Garcia.


Il est fils d’un boulanger ! Après avoir gagné 400 000 francs à la
banque avec ses associés (par l’entremise d’un nommé Barré), il
exploite avec ses satellites la confiante Belgique. » Comme on peut
le constater, Paul Émile Soubiran connaît très bien le milieu des
jeux qu’il n’a, peu ou prou, jamais cessé de fréquenter.
Il se permet d’ironiser sur l’ancien directeur des jeux de la
préfecture de police, Perrin, qui a cru bon d’installer en Angle-
terre une maison de jeux avec des opérateurs incompétents, ne
connaissant même pas la langue. Il s’ensuivit une perte sèche de
800 000 francs, pour Perrin et ses investisseurs. « Les cartes ne font
pas fortune outre-Manche où l’on ne joue que le creps155 ! » À dif-
férentes reprises, il cite encore Perrin et son homme de paille, Pon-
tet. Tous deux sont, autant sinon mieux que Soubiran, connus
du préfet de police et étroitement surveillés dès 1822 : « Nous
sommes informés (29.11.1822) que les liberales espagnols résidant
à Paris se proposent d’établir un lieu de rendez-vous chez le sieur
Perrin, ancien administrateur des jeux rue de Richelieu, que c’est
un nommé Pontis [sic] qui est à la tête de cet établissement… Pour
éloigner tout soupçon, il y aura dans ce local jeux de billard, de
bouillotte et de 21. » On comprend mieux les allégations de Sou-
biran, selon qui Perrin a cherché sans succès à faire fortune en
Angleterre, si l’on sait que ce dernier a eu des difficultés avec Savary
du temps du ministère Beugnot. Celui-ci a pris alors la défense de
son prédécesseur : « À propos des démêlés du duc de Rovigo avec
le sieur Perrin […] qui lui réclame une somme considérable […],
il [Savary] s’est défendu de toute répétition par l’état de sa fortune
[…]. Je l’ai même assuré que, s’il était attaqué comme ministre, il
jouirait de la garantie constitutionnelle156. » Le bruit avait couru
que Savary avait dans cette affaire un prête-nom. Serait-ce Perrin ?

155. Creps ou Krabs, jeu de dés d’origine anglaise, à l’époque interdit en France.
Avant de jouer, on annonce « le point de chance » qui ne peut être que cinq, six, sept,
huit ou neuf.
156. Jacques-Claude Beugnot, Mémoires […], op. cit., p. 242.

150
Le diable sous la table de jeu

Le comte de Caumont La Force a « toujours porté de l’inté-


rêt » à Soubiran. C’est le beau-frère de Balby, lui aussi ancien
directeur des jeux, mauvais sujet, autrefois compromis avec des
Anglais dans des affaires louches. Soubiran est donc prêt à réac-
tiver cette relation. Il cite deux Anglais, tricheurs profession-
nels qui sévissent en France, par exemple au Raincy où viennent
d’importants personnages de Paris. Il a d’ailleurs rencontré ces
Anglais à Barèges. Ce sont, le capitaine Davies et Mansbridge,
hommes élégants, à la mode, qui ont fait deux élèves et, moyen-
nant finances, ont vendu leur secret au capitaine Mangin et à un
certain Mendia. Il est impossible de les prendre sur le fait.
« Par toutes ces machinations, je perdais autrefois ce qui ferait
aujourd’hui mon bonheur et celui de mes enfants », soupire
Soubiran. Cette dernière observation pleine de repentance
n’est évidemment destinée qu’à préparer la proposition finale :
« Avec la promesse du secret, je donnerai tous les détails sur les
personnes qui sont à la tête de l’administration. J’ai l’honneur
de vous assurer que les persécutions m’ont fait courir l’Europe,
que je connais bien du monde, bien des secrets, et que j’ai bien
profité de mes voyages ! mais je suis malheureux ! » Étonnant ?
Cet accent de vérité est très étonnant chez un homme qui nous
a tant habitué au cynisme, à la duplicité, au mensonge. Serait-ce
le début de la fin ? On est probablement en 1826.

Les dernières salves

Dans la dernière moitié de la décennie 1820-1830,


Paul Émile Soubiran réside la majeure partie de son temps
avec sa famille à Lectoure. La cité se remet lentement des
bouleversements politiques et de la crise économique provoquée
par les campagnes militaires de la Révolution et de l’Empire.
L’administration communale n’a pas les moyens d’entretenir
les bâtiments publics et la voirie qui, en 1820, est dans un
état pitoyable en dehors de la Grande-Rue. La municipalité

151
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

répugne à accepter sa sujétion au pouvoir central. Il existe une


forte minorité populaire opposée au régime monarchique,
mais les divisions et rivalités politiques passent au second plan
face aux difficultés de l’existence, et c’est plutôt le calme et
la monotonie qui caractérise la vie à Lectoure comme dans
les petites villes de province. Selon le baron de Rayniès, un
Tarn-et-garonnais qui séjourne quelques jours dans la cité, « la
ville proprement dite ne se compose que d’une longue rue qui
commence à la promenade du Bastion et se termine en face
de l’hôpital. Aux environs de la cathédrale, on a construit des
trottoirs des deux côtés. Les boutiques ont l’air pauvres et peu
fournies […], nulle peinture fraîche, ni objet de goût. De loin
en loin un magasin de coiffeur étale derrière sa vitrine des pains
de savon à la rose, quelques pots de pommade et autres articles
de parfumerie commune. D’autres, où des chiffonnages de
bonnets usurpent le nom de marchands de mode. Enfin de rares
cafés plus chétifs encore, dépourvus d’ornements quelconques,
sauf de mauvaises peintures à fresque sur les murs. Des tables
en bois de noyer et l’indispensable billard autour duquel
viennent tuer le temps des habitants désœuvrés de cette triste
ville. Quant aux petites ruelles, elles ne sont habitées que par
les familles des artisans les moins aisés et par de pauvres gens.
La ville ne possède qu’un seul hôtel, l’hôtel de l’Europe situé
au milieu de la Grande-Rue. Il faut lui rendre cette justice, les
chambres y sont propres et l’ordinaire y est fort sain, car le veau
et les quartiers d’oie dont le Lectourois est le pays classique
en composent le fond. Aussi nous servit-on du veau de toutes
les façons, poitrine de veau farcie et bouillie, veau à la sauce
tomate, côtelettes de veau en papillotes, ris de veau, enfin veau
rôti ! C’était désolant. À en devenir veau soi-même157 ! » On se

157. Témoignage cité par Georges Courtès, « Vie politique et société de 1815 à
1914 », dans Maurice Bordes et al., Deux siècles d’histoire de Lectoure : 1780-1980,
Lectoure, Syndicat d’initiative de Lectoure, 1972, p. 314.

152
Le diable sous la table de jeu

doute que Lectoure n’était point tout à fait l’univers rêvé par
Paul Émile Soubiran qui alors habite la Grande-Rue.
Ses voyages s’espacent avec le temps. Même l’intérêt que lui
portent les autorités préfectorales a tendance à faiblir dans la mesure
où il ne se déplace pas. La surveillance est plus discrète dès lors
qu’il ne voyage pas. Il s’est rendu cependant à quelques reprises à
Bordeaux puis à Paris où il sollicite un passeport pour l’Angleterre.
Ce projet de voyage réactive tout naturellement la curiosité de la
police à son endroit. On le suspecte de renouveler une précédente
demande de passeport destinée uniquement à faire diversion.
Pourquoi faire cette demande à Paris ? Officiellement, Soubiran
invoque une importante affaire commerciale, que la lenteur des
administrations provinciales risquerait de compromettre. Le voilà
reconverti dans le commerce et la finance.
Il prétend donc se rendre à Londres au nom de Pépin de
Castellinard, soi-disant l’oncle de sa femme, « pour placer cent
mille billets […] et actionner ainsi par lots un palais et une terre
magnifique d’une valeur de quinze cent mille francs. Si je puis au
lieu de dix francs en avoir douze par billet, je partagerai le bénéfice,
mais le moindre retard me porterait un préjudice notable ». Le
passeport lui sera finalement délivré le 10 avril 1827, sans trop
de péripéties administratives. Il a dû se rendre cependant trois
fois à l’hôtel du conseiller d’État, directeur général de la police,
sans être reçu, et il a dû écrire plusieurs lettres. Les délais sont
raisonnables, c’est donc avec une relative mauvaise foi qu’il se
plaindra amèrement du retard qu’on a mis pour lui délivrer
son passeport, ce qui, écrit-il, rend une fois de plus son voyage
inutile. Le préfet de police fera savoir au directeur général que
le retard ne lui est pas imputable : « Votre Excellence lui ayant
accordé le passeport qu’il réclamait, dès que délivré, on le fit
prévenir sur le champ pour qu’il vienne le retirer, mais le sieur
Soubiran n’est pas reparu à ma préfecture. » En la circonstance,
il n’est pas à exclure que le directeur de la police, suspectant une
nouvelle escroquerie et ne pouvant réprimer une infraction hors

153
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

compétence territoriale, se soit précipité, faisant le nécessaire


pour décourager un fâcheux bien connu et toujours pressé.
En novembre 1828 et au début de l’année 1829, Soubiran vit
à l’hôtel de l’Europe à Nantes, occupé, à ce qu’il dit, à des « spé-
culations commerciales » dont on ne sait rien. Il commence lui
aussi à se fatiguer d’écrire des lettres et des rapports qui restent
sans réponse et surtout sans aucun avantage financier ou autre :
« Cette lettre est la dernière que j’écrirai à Votre Excellence si je suis
obligé de continuer un emploi pénible pour soutenir ma famille
[…]. Je ne parlerai donc plus, ni de ce que j’ai vu, ni de ce que j’ai
appris, je dirai seulement que partout on inspire au peuple que le
ministère veut annihiler les libertés publiques […] et que rien ne
peut éveiller son indifférence. » Il demande, en outre, par l’inter-
médiaire du préfet de Loire-Atlantique, la restitution de certaines
pièces qui avaient été annexées à une de ses correspondances.
Ainsi prend fin, le 5 novembre 1829, la collaboration à
épisodes de Paul Émile Soubiran avec le ministère de l’Intérieur.
Qu’à cela ne tienne, notre homme est tenace, il se tourne vers
le ministère de la Guerre pour faire reconnaître sans succès ses
états de service. Il adresse le 14 févier 1832 une longue lettre au
ministre pour solliciter un emploi ! Il a alors 60 ans ! On n’entendra
plus dès lors parler de lui, sauf pour la répétition de dettes. Le
4 avril 1832, le sieur Chanet de Paris s’adresse au ministère de
la Guerre pour réclamer le paiement « d’une dette de 457 francs
due depuis 1831 par le colonel Soubiran, de Lectoure, dont on
lui dit qu’il fait aujourd’hui partie de l’armée d’Afrique ! » Le
ministère fait connaître au sieur Chanet que Soubiran n’a plus,
depuis longtemps, aucun grade dans l’armée et qu’il n’est donc
pas en son pouvoir de l’obliger à régler sa dette.
Un temps, il vend des tableaux. Pour autant, à l’évidence,
il n’est pas devenu marchand de tableaux. Il ne s’agit pas d’un
véritable métier mais d’un simple expédient, que Soubiran
exploite, comme jadis il vendit ses meubles. Son épouse – on
n’est jamais attiré que par son contraire – est fidèle, complaisante,

154
Le diable sous la table de jeu

très patiente. C’est une mère exemplaire. Elle s’est occupée


assidûment, souvent dans des conditions qu’on peut imaginer
délicates, de ses trois enfants. Elle-même a reçu une bonne
éducation, elle est cultivée. En outre, elle peint. Est-elle une
véritable artiste ou une simple dilettante ? Soubiran a vendu
plusieurs de ses œuvres au Mans. Il cherche aussi, à peu près à la
même époque, à écouler deux tableaux de chevalet de François-
André Vincent, peintre néoclassique – c’est-à-dire partisan du
retour à l’antique –, soi-disant premier artiste de l’empereur
d’Autriche. Ces deux œuvres sont payées 300 francs lors d’une
vente à Bruxelles.
Par le plus grand des hasards, on apprend qu’après le décès du
général Pierre-Dominique Bazaine en 1838, Me Moreau, notaire,
dressa le 19 décembre 1840 un « acte de liquidation partage
de la communauté » ayant existé entre l’officier et son épouse,
Stéphanie de Sénovert. Il se trouve dans la masse active de cette
succession « une créance sur M. Soubiran de Cassagnau ». On
ignore le montant de la créance, par qui exactement et à quelle
époque elle a été recueillie. Nul doute que son débiteur n’est autre
que Paul Émile Soubiran. Cassagnau est le nom d’un lieu-dit
proche de Lectoure où il avait une propriété à partir des années
1830. On ne voit pas en revanche le lien avec les familles Bazaine
et de Sénovert qui sont restées au service du tsar Alexandre Ier en
Russie, presque sans interruption jusqu’en 1835158.

« Qui sert deux maîtres, à l’un des deux, ment. »

Lorsqu’on examine avec quelque recul la vie pour une très


large part erratique de Paul Émile Soubiran, on est frappé par
son intelligence pratique, sa lucidité, sa capacité à analyser les
situations critiques. On l’est aussi, surtout, par son aptitude à
rebondir, à s’adapter à un environnement politique mouvant, et

158. Source : Mme Odile Pepin Lehalleur-Gondre.

155
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

à jouer des « rôles », comme disaient les autorités de l’époque qui


n’étaient pas toutes dupes, tant s’en faut, de ses mystifications,
et le considéraient comme « le plus grand des menteurs »,
« capable de bâtir un roman avec une parcelle de vérité ». Parmi
ses contemporains, c’est sans doute le sous-préfet de Lectoure
Miègeville qui a le mieux cerné le personnage. On rappellera ses
propos : « Soubiran a longtemps vécu avec le secours d’une belle
figure […] dont il s’est adroitement servi pour faire des dupes
parmi le beau sexe […]. Il a dirigé toutes sortes d’intrigues sur les
affaires […]. À Madrid, il fut espion de Murat et de Bonaparte,
il a dupé alternativement les Anglais et les Américains. Il n’est
point ennemi du gouvernement par opinion, parce qu’il n’en a
aucune, mais c’est un intrigant prêt à se vendre à tous les partis. »
Tout est dit en peu de mots.
On pourrait regretter que dans sa retraite lectouroise, en fin de
carrière, menant sous le poids des ans une vie plus normale, Sou-
biran, qui a été atteint d’une véritable frénésie de l’écriture sem-
blable, sans doute, à sa logorrhée verbale, n’ait pas trouvé le temps
d’écrire ses mémoires. La postérité aurait pu bénéficier d’intéres-
santes indications. Mais peut-être ne faut-il pas trop le regretter.
Ses nombreux écrits étalés dans le temps nous présentent bien des
fois des versions différentes des mêmes événements et nous per-
mettent de présumer, d’esquisser quelques vérités, mais pas toutes,
tant s’en faut. La mode était pourtant aux confessions ! Le person-
nage est exceptionnel ; dès son retour définitif à Lectoure aux alen-
tours de 1830, la culture locale aidant, une certaine légende s’est
créée autour de lui et, comme on ne prête qu’aux riches, on en a
facilement rajouté. Ce fut aussi le cas, semble-t-il, dans les différents
dossiers du ministère de la Guerre ou du ministère de l’Intérieur.
En raison de la disparition manifeste de certaines pièces, qui ne lui
est pas imputable contrairement à des allégations inconsidérées,
répandues en particulier à Lectoure, il est à peu près certain que,
de manière récurrente, pour pallier ces lacunes, l’administration de
la police a catalogué Soubiran dans la liste de Bonaparte sans pou-

156
Le diable sous la table de jeu

voir par la suite apporter la moindre précision. On se contentait


de dire « qu’il avait été fiché comme agent de Bonaparte ». Cette
affirmation lapidaire, exacte au demeurant, circulait dans les pré-
fectures, mais sans jamais être étayée par un exposé circonstancié.
Compte tenu des vagabondages de l’intéressé pendant la plus
grande partie de la période impériale, des poursuites incessantes
dont il faisait l’objet de la part de la gendarmerie et de la police,
on ne voit d’ailleurs pas comment il aurait pu espionner au
profit de qui que ce soit. Pour faire de l’espionnage avec quelque
sérieux, il faut un minimum de stabilité. La campagne d’Espagne
constitue cependant une première exception. En effet, comme le
souligne le sous-préfet Miègeville, il est sûr que Soubiran a été au
moins agent de Murat à Madrid. C’est là qu’il a connu son aide
de camp Macirone et le colonel Gruchet, aide de camp de Joseph
Bonaparte. Tous les deux, on l’a vu, étaient des espions patentés.
Il est tout à fait possible qu’à Bilbao, où il servait les Bonaparte,
Soubiran se soit mis parallèlement au service des Anglais ou des
Espagnols, mais nous n’en avons aucune preuve.
À la suite de l’évasion d’avril 1815, lors du transfert de
Soubiran à Paris, une synthèse établie par l’inspecteur de la
gendarmerie, datée du 20 septembre, est adressée au ministre
de la Police générale. Elle décrit Soubiran comme « un intrigant
extrêmement adroit. On ne lui connaît point de propriété et
cependant on le voit partout aimer à dépenser l’argent de manière
à le croire indifférent sur les moyens de s’en procurer ». Tout cela
n’est pas nouveau. La suite est plus intéressante : « Il a eu du
service pour Bonaparte en Espagne et on lui impute un double
et triple espionnage extrêmement lucratif. Récemment encore,
lorsque le préfet du Gers transmit à celui des Basses-Pyrénées
la personne et les papiers d’un certain Antibéros Palombino,
envoyé secret de M. de Palafox, le carnet de cet Espagnol
portait écrit au crayon noir : Soubiran à Leictoure [sic]159. Son

159. Cité par Louis Puech, Un aventurier gascon […], op. cit., p. 25.

157
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Excellence le ministre de la Police a peut-être des données sur


quelques nouvelles actions de Soubiran qui l’aurait mis dans le
cas de redouter une incarcération. Je répète que Soubiran était
sans doute bien vivement poussé par quelque terreur secrète
pour s’être décidé à une évasion au moment où rien de ma part
ne lui annonçait de sévérité. »
Le fait qu’on trouve son nom dans les papiers d’un agent
espagnol, interpellé en France en 1815, ne peut laisser indifférent
lorsqu’on sait notamment l’intérêt que Soubiran a toujours
porté à l’Espagne. Il s’y est rendu de nombreuses fois. Pendant la
guerre, il n’y est resté certes que quelques mois, de juillet 1808
au tout début de l’année 1809. Il passait son temps, comme il
dit, « en dépêche », ce qui lui convenait et ne s’opposait pas à
des activités parallèles occultes, bien au contraire. Cela dit, en
dehors de cette parenthèse, on ne voit pas comment il aurait
pu être l’agent de quiconque jusqu’au début de l’année 1813,
malgré son séjour en Angleterre après un détour par Gibraltar.
Cet épisode constitue la seconde exception à la relative
inactivité de Soubiran en tant qu’agent160. Pendant l’année
1814, la Direction générale de la police du royaume fut
confiée au préfet Jacques Beugnot. Il prit ses fonctions dans
des circonstances difficiles et n’était pas spécialement fait pour
ce métier161. Lorsqu’il arriva, son bureau était vide, les dossiers
sensibles, notamment ceux des agents de renseignement, avaient
disparu, ce qui est un classique du genre. En 1810, lors de sa
seconde disgrâce, Fouché avait déjà fait brûler tous les dossiers
de ses agents et indicateurs. Beugnot accusera explicitement
Savary du même crime. Il entreprit donc, à partir de quelques
documents financiers et des souvenirs de ceux des fonctionnaires

160. Archives nationales, Beugnot, AN/AP/15.


161. Jacques Beugnot n’aimait pas la police, il conservera un mauvais souvenir « des
gens de police qui ont un tel fumet, que longtemps après que j’eusse abandonné mes
fonctions, les chiens me suivaient en jappant après moi ». Cité par Georges-André
Euloge, Histoire de la police et de la gendarmerie des origines à 1940, Paris, Plon, 1985,
p. 135.

158
Le diable sous la table de jeu

restés en place qui avaient plus ou moins eu affaire à ces dossiers,


de reconstituer une liste des principaux agents secrets de la
période napoléonienne. Il ne faut pas se demander pourquoi il
entreprit ce travail nécessairement lacunaire. Il détestait les agents
secrets et les comparait « au corps gras qui salit et tache tous
ceux sur lesquels il se répand162 ». Le document est intitulé État
de quelques agents secrets à Londres sous le dernier gouvernement.
Après un long préambule au cours duquel il différencie plusieurs
catégories d’agents, de manière d’ailleurs peu professionnelle, il
en désigne nommément vingt-cinq, ce qui est dérisoire compte
tenu de ce que l’on sait de Fouché, de Savary, de l’organisation
et du fonctionnement des différentes polices napoléoniennes.
Étonnamment, le dernier de ces agents, dont Beugnot affirme se
souvenir, est Paul Émile Soubiran.
On notera avec beaucoup d’intérêt qu’il a été surtout « actif à
la fin de la fin de l’Empire », ce qui correspond à l’année 1813 et
au séjour qu’il fit à cette époque en Angleterre. La fiche Soubiran
comporte quelques éléments dont certains sont erronés ; il est
décrit comme un aventurier, mais on n’apprend rien sur sa
production. Celle-ci peut néanmoins se déduire de ce qu’on sait
d’un autre agent, le sieur Peru. Celui-ci avait voyagé en Europe du
Nord et à Londres, était en contact avec des personnes attachées
aux princes de la maison des Bourbons. Il promit de leur être
utile si elles pouvaient faciliter son retour en France. Il fut admis
auprès du duc d’Angoulême. Ce Peru semble être un véritable
clone de Soubiran. Le comportement de ce dernier à Lectoure,
lors du retour de Napoléon de l’île d’Elbe, est la suite logique de
son allégeance manifeste au bonapartisme. Mais, comme on l’a
vu, cela ne durera pas bien longtemps.
À la suite d’un échange de correspondance entre Soubiran et
l’ancien préfet du Gers, le baron Balguerie, en date du 7 décembre

162. Saint-Edme, Biographie des lieutenants généraux, ministres, directeurs généraux,


chargés d’arrondissements, préfets de police en France et de ses principaux agents, Paris,
chez l’auteur, 1829, p. 358.

159
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

1815, celui-ci s’adresse en ces termes à son ancien administré :


« Vous ne pouvez pas vous dissimuler, Monsieur, que Bonaparte
voyait en vous un homme très contraire à son intérêt, qu’il vous
considérait comme un agent des Anglais objet de toute sa haine
ou comme celui de l’antique famille des Bourbons pour laquelle
il ne pouvait douter que beaucoup de Français formaient des
vœux secrets. C’était bien assez pour exciter toute sa fureur
contre vous. La teneur des ordres que je recevais de son fidèle
ministre vous concernant prouvaient assez combien il tenait à
s’assurer de votre personne, mais vous étiez dans un pays ami, et il
vous fut d’autant plus facile de vous soustraire à ses persécutions.
N’attribuez donc qu’à lui les malheurs que vous avez éprouvés et
les atteintes portées à votre fortune163. »
« Les espions du gouvernement impérial survécurent à sa
ruine, et vendirent leurs services à qui voulut les payer. Bientôt
on vit apparaître […] une espèce d’hommes plus perfides que
les délateurs de l’Empire, plus odieuse même que les moutons
du Comité de sûreté générale. Ces nouveaux venus ne se
bornèrent pas à trafiquer des confidences […], ils inventèrent
des complots, ils firent des conspirations et provoquèrent à
la révolte tantôt par des avis donnés dans l’ombre, tantôt à la
clarté du jour164. » Le parcours de Paul Émile Soubiran, son état
d’esprit, son comportement ne sont pas, en effet, très éloignés de
cette analyse qui correspond à une époque, mais aussi à un type
de personnages plus ou moins sans foi ni loi.

Une bonne vie, voilà sa religion

On ne trouve que de très rares éléments relatifs à la religion


dans les nombreux écrits de Soubiran. Rappelons qu’il a, bien
sûr, été baptisé à Lectoure le lendemain de sa naissance, le
21 novembre 1770. Il y a été élevé par les doctrinaires et se réclame
163. Archives nationales, F7 6817, Dossier 2062.
164. Delavau, Le Livre noir […], op. cit., tome I, p. LXIX.

160
Le diable sous la table de jeu

par pur snobisme des oratoriens de Juilly, bien qu’il n’ait jamais
été scolarisé dans cet établissement. La légende locale veut qu’un
jour, poursuivi par les gendarmes, il se déguisa en évêque pour
leur échapper165 ! Plus sérieusement, une notice biographique
rédigée de sa main, de manière cursive – on dirait aujourd’hui
télégraphique –, comportant d’ailleurs plusieurs éléments faux,
et qui date probablement de 1822, fait état d’une rencontre avec
un membre du clergé à Hambourg, probablement à la fin de
l’année 1810 ou au début de la suivante : « Ai vu l’archevêque
de Toulouse, alors évêque de Châlons à Hambourg166 ! » On
relève, s’ils ne sont pas feints, quelques états d’âme exprimés
par Soubiran pendant la guerre en Espagne. Il indique ainsi de
manière très appuyée que, dans « un acte d’humanité », il a sauvé
d’une mort certaine des religieux ou religieuses167 à Fornosa,
refusé d’arrêter un évêque âgé. Il a d’autre part, soi-disant, porté
à l’Empereur, alors à Bordeaux, les diamants du Christ d’Arriba
issus manifestement du pillage d’une église168. En 1823, « le
dernier dimanche de Carême », il reçoit à Lectoure la famille
Mataflorida dont un des membres, l’archevêque de Tarragone,
a institué avec le baron d’Eroles la régence absolutiste d’Urgel.
Nous ne possédons aucune autre indication de nature religieuse
susceptible de nous éclairer davantage sur ses convictions.
Compte tenu de son parcours d’aventurier, escroc, délateur,
espion, de sa mauvaise vie, il eût été intéressant d’avoir,
rétrospectivement, quelques-unes des réflexions de Soubiran
prenant de l’âge, entouré de sa famille. Si tant est qu’il ait bavardé
et menti à tout propos et hors de propos, il n’a jamais livré ses
pensées profondes. Pour une fois, impénitent et beau parleur, il
restera sur ce sujet d’une totale discrétion. Bien qu’il lui ressemble

165. Cité par Louis Puech, Un aventurier gascon […], op. cit., p. 57.
166. SHAT Vincennes, Dossier 1 2140.
167. Une fois, il parle de religieuses, une autre fois, de huit religieux puis d’un curé
et douze religieux, ce qui fait fortement douter de l’événement qu’il situe en outre à
des dates différentes selon ses correspondances et états de services.
168. SHAT Vincennes, 31 octobre 1815 et 14 février 1832.

161
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

étrangement, par certains côtés, il n’est pas Casanova, qui va dans


ses mémoires étaler toutes ses turpitudes et affirmer clairement
qu’il ne croit à rien. Paul Émile Soubiran est culturellement un
fils de Voltaire, des philosophes des Lumières et de la Révolution.
Ainsi le prénom Émile n’est pas celui de son état civil, mais celui
qu’il a choisi de s’attribuer, en référence à l’œuvre de Rousseau –
Émile ou de l’éducation. Mais ne soyons pas dupe : sa flexibilité
intellectuelle, morale et politique est incommensurable.
Cependant, à la fin de la période impériale, Soubiran, peut-
être simplement pour obtenir des avantages, paraît avoir été initié
et avoir fait partie de la franc-maçonnerie. La preuve formelle
ne peut en être fournie par le fait que la gendarmerie, lors de
la perquisition à son domicile de Lectoure, le 22 mai 1815, a
saisi « une médaille de Rose-Croix en brillants169 ainsi que des
épaulettes ». Cet élément n’est qu’un premier indice. Ces objets
lui seront restitués par le préfet du Gers le 24 septembre 1816.
Après son voyage en Amérique, on trouve aussi parfois, sous sa
propre signature, des signes maçonniques, même quand il écrit à
des personnes qu’il ne connaît pas. Ces symboles sont constitués
de deux lignes obliques parallèles au milieu desquelles figurent
en série les fameux trois points. Ils constituent un deuxième
indice. Certains des correspondants de Soubiran utilisent
exactement les mêmes caractères, d’autres en revanche des
marques différentes, ce qui laisse penser qu’ils n’appartiennent
pas à la même obédience. Autre élément de convergence, son
séjour à Philadelphie, qui n’est évidemment pas innocent.
Naïvement, Soubiran révèle « qu’il y a eu école politique » ! Il
est très probable qu’il fasse ainsi allusion à son initiation. Il y
avait à l’époque en Amérique des assemblées de « philadelphes »
composées entièrement de Français. On ne s’y occupait que de
169. Il s’agit d’une plaque formée d’une croix entourée par une couronne de roses
symbolisant l’infini. Dans le procès-verbal des gendarmes, on trouve « une croix de
Saint-André montée en brillants ». Dans sa lettre de réclamation du 15 septembre
1816, Soubiran ne s’y trompe pas et parle d’une médaille Rose-Croix », dénomination
reprise par ailleurs. Archives départementales du Gers, Dossier 361.

162
Le diable sous la table de jeu

philosophie, de philanthropie et d’amitié. Moreau passe pour


en avoir fondé une à Philadelphie, précisément. Pour ce qui est
de Soubiran, bien que les éléments recueillis prêchent en faveur
de son appartenance quasi certaine, au moins momentanée, à la
franc-maçonnerie, la prudence s’impose. Après s’être travesti en
évêque, s’est-il également travesti en maçon ?
On connaît la position sarcastique de Napoléon sur la franc-
maçonnerie. Néanmoins, il la laissa se développer en France, en
Espagne et en Europe. Nul doute que Soubiran a été influencé
bien avant son séjour à Philadelphie. L’entourage de Joseph
Bonaparte à Madrid était composé de maçons, lui-même étant
grand maître en titre du Grand Orient de France. Soubiran
a très tôt baigné dans le cosmopolitisme. Il parle plusieurs
langues et peut donc voyager aisément. Dans l’Europe de la
période impériale, en cas de difficulté, le voyageur maçon, pour
peu qu’il soit recommandé, est assuré du gîte et du couvert. Il
existait même à l’époque une sorte de « passeport maçonnique »,
document délivré au voyageur et authentifiant son appartenance
à une loge. C’était une excellente introduction pour pénétrer
les milieux éclairés. En cas de danger, le frère pouvait faire le
signe de détresse maçonnique, encore fallait-il que l’agresseur le
comprenne.
Il n’est pas impossible que Soubiran ait bénéficié dans certaines
circonstances, lors d’évasions par exemple, de complicités
maçonniques. Il est connu que, pendant la période napoléonienne,
les Anglais faisaient relâcher de nombreux prisonniers français
appartenant à la franc-maçonnerie. La mansuétude et la patience
de Decazes, fervent maçon, à l’égard de Soubiran s’explique aussi
peut-être par une forme de solidarité corporative. À Lectoure,
il y avait une loge avant même la Révolution. On y trouve un
« Jean François de Goulard, lieutenant particulier au présidial
et sénéchal et maire de la présente ville170 ». Cette mention
170. On rappellera que le patronyme Goulard, assez courant dans la région, est celui
de la mère de Paul Émile, et aussi celui du mari de sa sœur, Marie, dite aussi Adèle.

163
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

est suivie du même signe maçonnique que celui qu’utilise


Soubiran171. D’autre part, le maire Agasson, d’après le symbole
qui accompagne sa signature, était maçon, mais pas de la même
obédience que Soubiran, ce qui n’empêchait pas ce dernier
de savoir tout ce qui se passait dans la ville et de bénéficier de
facilités plus ou moins grandes. Le grand chancelier de la Légion
d’honneur Lacépède était franc-maçon ; il éconduisit en revanche
Soubiran qui sollicitait auprès de lui une distinction, convaincu
qu’il serait exaucé : « L’adulation de M. de Lacépède, prétend-
t-il, m’en donnait la certitude. » Il implore sa protection, son
dossier est mauvais, il n’aura rien.
Après la Restauration, on ne trouve aucun signe de son appar-
tenance à la franc-maçonnerie, ce qui laisse supposer que ses
convictions n’étaient pas en définitive très profondes. S’il est vrai
que Soubiran a été initié à Philadelphie, ce qui est le plus pro-
bable, il l’a été dans le rite écossais. La franc-maçonnerie amé-
ricaine de rite écossais, à fondement charitable, marquée par le
mécénat, n’a pas dû convenir très longtemps à son mode de vie.

Aventurier, fripon, mouchard, espion ?

On ne s’attendait pas avec Paul Émile Soubiran à une histoire


d’espionnage manichéenne qui ressusciterait après la Révolution
le spectre du combat de Napoléon contre l’Angleterre et les
coalisés et, à la Restauration, celui des bonapartistes opposés
aux royalistes. On ne s’attendait pas davantage à une aventure
digne des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Soubiran
n’est pas non plus James Bond. Nous avons hérité d’un roman
policier qui s’apparente à la série noire par ses contours obscurs,
où le personnage se conduit à la fois en repris de justice, ce qu’il
n’a juridiquement jamais été172, en imposteur rusant avec les

171. Archives municipales de Lectoure, Série BB.


172. À notre connaissance, il n’a jamais comparu devant un tribunal, et donc n’a
jamais été condamné.

164
Le diable sous la table de jeu

autorités, en redresseur de torts et, entre-temps, les changements


politiques aidant, en escroc aux renseignements vis-à-vis des
nouvelles autorités. Il est tout, en effet, sauf un véritable agent
secret. Alors qu’il a été aventurier au sens plein pendant sa
période vagabonde, de criminel de droit commun, la catégorie
à laquelle son état d’esprit, son comportement paraissent le plus
correspondre est celle des indicateurs de police, des « mouchards »,
comme on disait à l’époque.
Sur un plan technique, du point de vue du renseignement ou
de la police, Paul Émile Soubiran est inclassable. Il a été, tout à
la fois et successivement, imposteur, escroc, indicateur de police,
espion double ou triple. Il n’a absolument rien à voir avec le
renseignement au sens noble du terme. Ce n’est pas un agent
de renseignement. À l’évidence, il n’y a pas dans ses activités
une finalité honorable qui lui vaudrait d’être considéré comme
un « honorable correspondant » ! Il s’apparente davantage, par
rapport à ce que nous avons appris de sa personnalité et de ses
activités, à la catégorie décrite par Savary qui avait suffisamment
d’expérience pour savoir de quoi il parlait : « Il y a, à Paris,
une classe d’hommes qui vivent aux dépens de la crédulité et
de la bonhomie des autres. Ceux-là ont un grand intérêt à être
informés de tout, vrai ou faux. Ils ont un compte courant qu’ils
chargent de tout ce qu’ils apprennent. C’est avec ces gentilles
bagatelles qu’ils paient leur dîner, ou leur place de spectacle. Ils
portent une nouvelle pour en écouter une autre. Ce sont des
hommes précieux pour un ministre de la Police ; ils les a, sans
peine, en les tirant des mauvaises affaires où ils ne manquent
pas de se jeter. On s’en sert pour donner de la publicité à ce que
l’on veut répandre, pour découvrir d’où part la publicité que l’on
donne à ce qu’il faut taire173. »
Paul Émile Soubiran n’avait pas 20 ans en 1789, et la période
d’instabilité révolutionnaire et de chaos social étaient propices à
173. Cité par Thierry Lentz, Savary : le séide de Napoléon, Paris, Fayard, 2001, p. 245
(1re édition : 1993).

165
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

l’aventure. En ce qui le concerne, il a d’abord fait un peu comme


tout le monde, il a suivi le mouvement, mais très vite il s’est
inventé une identité marginale qu’il est parvenu à maintenir sans la
moindre honte, pendant plus d’un quart de siècle. Il a été militaire,
assez peu de temps compte tenu de l’époque. Il n’a jamais exercé
de métier ou de fonction bien définie et, la plupart du temps, a
vécu d’expédients, loin de cette « triste carrière de la vie à Lectoure
[sic] », avant de finir comme rentier. Il n’était pas plus patriote que
cosmopolite. En Espagne, on suspecte fortement qu’il trahissait
au profit des Espagnols et des Anglais. Il n’avait donc pas, quant à
lui, d’ennemis extérieurs, mais il s’en procurait avec persévérance
dans son propre pays. Se préoccupait-il seulement de savoir si ses
informations, glanées ici et là au hasard des circonstances, étaient
exactes ? Sans doute pas. Tant que le ministre de l’Intérieur ou
le directeur général de la police donnaient, ou faisaient semblant
de donner du crédit à ses scénarios baroques, son avenir d’agent,
qu’on ne peut guère qualifier de secret, était cependant assuré.
De même, sur un plan personnel, Paul Émile Soubiran est
tout aussi inclassable, sociologiquement et historiquement. Il
cherche une certaine intensité de vie, c’est un homme d’action
extravagant, avec beaucoup de ressources, doté d’une grande
beauté physique et d’un vrai pouvoir de séduction ; il attire
les femmes et les amis qu’il dupe. Il ne s’est jamais ennuyé.
Par certains aspects, on pourrait être tenté de le comparer au
Vénitien Giovanni Girolamo Casanova. En réalité, ils sont très
dissemblables. On se souvient de ce commentaire du prince de
Ligne au sujet de Casanova : « Ce serait un bien bel homme, s’il
n’était pas laid. » Soubiran ne peut être un émule de Casanova,
qui ne s’est jamais laissé enchaîner par les liens du mariage. Notre
Gascon a été marié trois fois, a fondé une famille, a eu des enfants
et, de diable, sur le tard, s’est fait ermite. Comme Casanova,
certes, il a toutes les audaces et, en toutes circonstances, toutes
les justifications du monde. Pour justifier son double et triple
jeu, ses trahisons, il déclame en alexandrins :

166
Le diable sous la table de jeu

« Le pouvoir ne rend point ses actes légitimes,


Et qui sert le barbare en partage les crimes ! »
Toutes les époques connaissent plus ou moins ce type de
personnage incandescent. Aventuriers, imposteurs, mythomanes,
escrocs en tout genre, criminels ou pas, qui jouent à cache-cache
avec la police, les services secrets, et parviennent parfois, sinon à
s’introduire dans les cercles politiques, du moins à se faire passer
auprès de l’opinion publique pour des Robin des Bois. On peut être
sympathique et avoir des côtés sombres et même tout à fait noirs,
comme Jacques Mesrine qui était, plus qu’un simple voyou, un
véritable aventurier criminel. À l’inverse, on se souvient de l’adage
d’Albert Spaggiari : « Sans arme, ni haine, ni violence. » Ancien de
l’OAS, voyou, mythomane, farceur et inventif, il proposa même,
à Miami, ses services à la CIA dans l’espoir que celle-ci le recrute
pour ses opérations spéciales ! Quoi qu’il en soit, Mesrine et
Spaggiari n’appartiennent ni l’un ni l’autre à la pègre, au « milieu ».
On est dans le domaine de l’aventure excentrique qui peut revêtir
des formes bien différentes, parfois même tout à fait criminelles.
D’une certaine manière, Soubiran appartient à la même
famille, par ses frasques et son adresse, son culot, sa mentalité.
Tout autour de lui, gravite une foule d’individus glauques du
même acabit. On ne sait s’il les fréquente pour les gruger ou
pour les dénoncer à la police. Où sont les relations de pure
sympathie ? On ne lui connaît pas de véritables amis, sauf
quelques-uns à Lectoure où, quoi qu’il en dise, il se sent bien
et en sécurité. Dans cette région, on le protège comme un mal
aimé. Chauveton de Saint-Léger, qui réside à Fleurance, apparaît
comme son unique confident. On ne lui en connaît pas d’autres.
En contrepoint, et pour différencier le rôle de Soubiran qui
ne fut donc pas un véritable agent secret, mais un intermittent,
un subalterne du renseignement, on peut citer l’exemple d’un
authentique agent double, qui l’a précédé dans la carrière, un
autre Gersois, Larrazet.

167
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Celui-ci n’a jamais fréquenté Soubiran. Ils ne pouvaient se


connaître mais, d’après ce que l’on sait de l’un et de l’autre, leurs
personnalités sont assez proches et, à quelques années d’intervalle,
leur itinéraire est semblable : coupables d’inconduite dans la
capitale, ils sont poursuivis par la police, ont la même passion du
jeu, optent pour une trahison précoce au profit des Anglais, avec
la Hollande comme terre de prédilection. L’histoire de Larrazet
est brève, moins complexe que celle de Paul Émile Soubiran. Elle
n’est probablement pas si anodine qu’on pourrait le penser au
premier abord. Né à Nogaro, il se présenta spontanément, vers le
mois de juin 1804, au général Marmont, et lui déclara qu’il était
chargé par le ministre plénipotentiaire anglais Rumbold, alors
à Hambourg, d’une mission d’espionnage en Hollande, et qu’il
correspondait avec lui au moyen d’un code secret. Il proposa sa
collaboration au général en vue d’intoxiquer l’ennemi au moyen
de cette correspondance. Fouché, mis au courant, fit parler
ses fichiers et constata que Larrazet, joueur, de très mauvaise
conduite, avait quitté Paris au début de l’année 1803 sans qu’on
connaisse le motif de ce départ.
Cette affaire, dont Napoléon a certainement été informé, lui qui
savait qu’Hambourg était une plaque tournante de l’espionnage
britannique, n’est pas, on peut facilement l’imaginer, tout à
fait étrangère l’une des réactions surprenantes de l’Empereur,
qui sema l’émoi dans les chancelleries européennes : la presse
française adressait de violents reproches aux Britanniques qui
accordaient l’asile aux opposants de Napoléon, suspectés de
vouloir l’assassiner. Le ministre anglais des Affaires étrangères,
Hawkesbury, crut bon de déclarer dans une circulaire adressée
aux ambassadeurs européens à Londres « qu’en temps de guerre
était légitime tout acte tendant à affaiblir l’adversaire ». Napoléon
ayant connaissance de cette note écrivit à Fouché de Trèves, le
7 octobre 1804 : « Je désire faire enlever le ministre anglais à
Hambourg avec ses papiers et, immédiatement après, je ferai
notifier cet enlèvement aux cours de l’Europe, et le justifierai

168
Le diable sous la table de jeu

d’après la note de Lord Hawkesbury. » Fouché, exécutant les


ordres reçus, chargea le général Frère de cet enlèvement qui eut
lieu dans la nuit du 24 au 25 octobre 1804. Frère s’empara de
sir George Rumbold et de ses papiers. Le prisonnier fut conduit
à Paris, enfermé à la prison du Temple, pendant que le roi de
Prusse Frédéric-Guillaume III faisait savoir dès le 30 octobre à
Napoléon qu’il considérait cet enlèvement comme un casus belli.
Dans la nuit, Rumbold fut relâché174.
La moisson fut cependant abondante, notamment sur les fonds
transitant par Hambourg pour soutenir l’espionnage anglais sur
le continent, et notamment à Paris par l’agence Thornton &
Power. La version officielle veut qu’aucun des papiers saisis ne
fut intéressant, et qu’ils furent détruits par Fouché. Cependant,
parmi les fameux papiers Rumbold, figuraient aussi sept rapports
de Larrazet. Fouché, en réalité, les fit transmettre au général
Marmont en le priant de lui faire part de ses observations. Il
avait remarqué, dans le rapport du 15 janvier 1804, un passage
inquiétant quant à l’implication profonde de cet agent double
avec le gouvernement britannique : « Je continuerai mon voyage
jusqu’à Boulogne, où votre gouvernement pourra, s’il le juge
convenable, faire usage du projet dont je remis une note à Votre
Excellence et qu’elle a bien voulu lui transmettre. » Le général
Marmont reconnut les quatre derniers rapports, tous datés du
mois d’avril, qu’il avait donc contrôlés, mais précisa : « Larrazet
ne m’a rien dit de sa correspondance antérieure. Je l’ai perdu
de vue depuis longtemps. Si je parviens à le découvrir je le ferai
arrêter. » Les recherches actives pour le retrouver établirent qu’il
s’était réfugié en Angleterre, mais qu’il se proposait de revenir
en France pour se soigner et régler une succession pour laquelle
sa présence était nécessaire. Le 5 mai 1805, on annonçait son
arrestation. Le 27 juillet, sa femme Rosine Zembenni, de

174. Alors qu’il regagnait l’Angleterre par l’Allemagne après son enlèvement, Rum-
bold disparut dans des conditions mystérieuses ! Pierre-Marie Desmarest, Quinze ans
de haute police sous le Consulat et l’Empire, Paris, Garnier frères, 1900.
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

retour elle aussi à Paris, était interrogée, libérée sous caution,


et autorisée à séjourner à La Rochelle175. On n’eut plus aucune
nouvelle de Larrazet, qui avait sans doute cherché à se couvrir
en allant rendre compte au général Marmont d’une demi-vérité
et qui fut pris en défaut par l’initiative imprévisible et, il faut
bien le dire, intempestive de Napoléon sur le plan du droit
international. Moralité : le métier d’agent double est un métier
compliqué, périlleux, parfois ça finit mal !
Ce ne fut pas le cas pour Paul Émile Soubiran qui, lui, a
tranquillement terminé sa vie. Rentier, propriétaire d’un bien
à Cassagnau, près de Lectoure, il est mort à l’âge de 85 ans,
peut-être politiquement contrarié mais dans son lit, à son
domicile principal, rue Impériale (!) à Lectoure, le 18 décembre
1855 à 2 heures du matin. Sa fille Aurélie, férue de littérature,
femme de lettres qui avait épousé le prince valaque Grégoire
Ghika, se trouvait alors en Roumanie. Produit de la société
postrévolutionnaire, Soubiran a évolué sans idéologie. La notion
de révolution, si tant est qu’elle y fût jamais bien ancrée, n’était
plus depuis longtemps dans son esprit, seul subsistait l’égoïsme.
La « Grande Révolution », l’Empire, le retour des Bourbons, la
révolution de Juillet, celle de 1848, le coup d’État bonapartiste
du 2 décembre 1851, Paul Émile Soubiran aura tout connu ou
presque. Héros pour ses concitoyens, il réussit de son vivant
à se créer un mythe d’aventurier et d’imposteur diabolique et
crapuleux. Mouchard froid et cynique, il trouve toujours le
moyen de survivre en des temps de troubles et de « révolutions ».

175. Fouché, Joseph, La police secrète du Premier Empire : bulletins quotidiens adressés
par Fouché à l’Empereur, tome I, éd. Ernest d’Hauterive et Jean Grassion, Paris, Perrin,
1908-1922, n° 598. Ibid., tome II, n° 59.
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Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

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Index

A Balby Beauharnais
(directeur des jeux Eugène (d’) 130-131
Abrial de la préfecture de Béchet de Léocourt 51,
André Pierre (préfet du police) 151 52, 54-55
Gers, 1815) 99 Balguerie Begon des Rosières 84
Agasson Pierre (préfet du Gers, Belleville
(maire de Lectoure) 1800-1813) 86, 89- Armand Jahan (de)
164 90, 159 (préfet des Hautes-
Alexandre Ier Banel Pyrénées, 1819-
(tsar de Russie) 155 Pierre (général, 1766- 1823) 144
Angoulême 1796) 21, 23-24 Belliard
(duc d’) 102, 105, Barailhé Augustin (général) 57,
139, 145-146, 159 (avocat) 93 71
Annesley Barère de Vieuzac Bellise
Francesca Caroline Bertrand (voir Galup/Gallut) 89
(épouse de Webster) (conventionnel) Bergami
116 111-112 Bartoloméo 137
Arbelles Barré 150 Bernadotte
(d’) 114 Barrié Jean (roi de Suède) 68
Artois Jean Léonard (général, Berthier
(comte d’) (futur 1762-1848) 100 Louis Alexandre
Charles X) 99, 123 Bathurst (maréchal) 18
Asda (ministre britannique) Bertrand
(d’) 138 132 Henri Gatien
Augereau Baubé (maréchal) 130
Pierre (maréchal) 29 (agent de change) 89 Bessières
Baudus 114 Jean-Baptiste (duc
B Bazaine d’Istrie, maréchal)
Pierre Dominique 48, 52
Baily
(général) 155
(général) 134

175
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Beugnot Bouzet Capin


Jacques Claude Charlotte (du) 27-28, ou Cappin Joseph
(ministre de 30, 40, 42, 141 (homme de loi) 23
l’Intérieur, 1814) Brigot Caravel
40, 48, 64, 100, Marie (dite Millière, (de) (sous-préfet de
147, 150, 158-159, danseuse) 63 Lectoure) Cariat
171 Brivasac 141
Billaud-Varenne 33 ou Brivazac Hubert Casanova
Billet 56 (dit Beaumont de Giovanni Girolamo
Blacas d’Aulps Brivasac) 111, 124- 62, 162, 166
Pierre Louis (de) 126, 139-142 Cassagnau
(ministre de la Brodwin 45, 70, 95 (Soubiran de
Maison du Roi, Brune Cassagnau) 155
Louis XVIII) 92-93, Guillaume (maréchal) Castlereagh
114 57 (Lord) (en réalité
Blamard de Seranon 50, Brunswick Robert Stewart,
119, 124 Caroline (de) (épouse secrétaire d’État aux
Boisnier-Clairveaux 63 de George IV, roi Affaires étrangères)
Bonaparte d’Angleterre) 137- 71, 74-75
Jérôme 32-33, 123 138 Cauchois-Lemaire
Joseph 49-51, 53, 57, Byron (écrivain, polémiste)
119-120, 124, 157, George Gordon 105
163 (Lord) (poète, figure Caumont la Force
Napoléon 17, 29, 36, du romantisme (de) 151
43-44, 79, 101, 113, britannique) 91, Chanet 154
120, 125, 133, 156- 116 Chaptal
157, 160 Jean Antoine (chimiste
Bonavita C et homme politique)
(prêtre) 119, 125 63
Borel 84-85 Cadoudal Charles IV
Boret Georges (dit Georges, (roi d’Espagne) 49, 53
Gervais-Germain 44, chouan) Cabarrus Charles X 105, 115,
89-90 Thérésa (Mme 121, 123, 139
Borghèse Tallien) 41-42, 44 Charles XII
Pauline 119, 124, 131 Cambacérès (roi de Suède) 68
Boubée 21, 96 Jean-Jacques Chartres
Bouchet 114 (jurisconsulte, (duc de) (futur Louis-
Bouillerot 26 homme d’État) 101 Philippe) 71
Bourdon Cantillon
François Louis (dit Marie-André (demi-
Bourdon de l’Oise) solde) 104-105
64

176
Index

Chassenon Craig Davout


Charles Bon-Esprit James Henry d’Auerstaedt Louis
(de) (général, ancien (gouverneur du (prince d’Eckmühl,
secrétaire de Fouché) Canada) 74-76, 78 maréchal) 67
126 Crillon Decaux 105
Chateaubriand de Porto-Rico Decazes
François-René (de) (pseudonyme de Élie (ministre de
(écrivain, diplomate) Paul Émile Soubiran) la Police, 1815 ;
101 71-72 homme d’État) 82,
Chauveton de Saint- Édouard (de) 92, 101, 103, 105,
Léger 65-66, 167 (pseudonyme de 117, 119, 121-122,
Chazal Paul Émile Soubiran) 125, 139-140, 142,
Jean-Pierre (préfet des 77, 79-80, 83-84, 91 149, 163
Hautes-Pyrénées, Cugnac Delongpré
1802-1813) 62 Louise Aimée Pierre (Magnard de
Chénier Emmanuelle (de) Longpré) 21
André (poète) 102 (épouse d’Hubert Delugo
Chouanne 134 Beaumont de José (consul général
Coigny Brivasac) 141 d’Espagne à Paris)
Aimée (de) (divorcée Louis-Emmanuel (de) 97, 148
du duc de Fleury) (évêque de Lectoure) Demoges 94, 97
102 25 Denican
(chevalier de) 17 Custine (Louis Michel
Coméras Adam Philippe (de) Thévenet, dit
(de) 99 (général) 24 Denican, ex-général)
Condé 126
(prince de) (grand-père D Derby 95
du duc d’Enghien) d’Eroles
28, 33, 68 Dabouzet Joaquin Ibanez Cuevas
Constant Charlotte (voir du (baron d’Eroles)
Benjamin (écrivain et Bouzet) 27, 40, 141 145, 161
homme politique Dalberg Descamps
franco-suisse) 101, Emmerich (espion Bernard
142 russe) 123 (conventionnel,
Corbigny Dantignan 21 régicide) 23, 26
Louis Antoine (en Daunou Desfourneaux
réalité Chicoilet de Pierre (conventionnel) Edme (général) 126
Corbigny, préfet du 33 Desperoux 44
Loir-et-Cher, 1800- Davies 151 Dessolles
1811) 63 Jean Joseph (général,
homme politique)
52, 57-58

177
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Diez Enghien G
Pedro 53 (duc d’) (Louis Antoine
Dobbyn 134-136 de Bourbon-Condé, Galup
Douzy 1772-1804) 33 ou Gallut 89-90
Félix (de) (consul Esparbes Garcia 150
de France à (d’) (commandant George IV
Philadelphie) 81 militaire de (roi du Royaume-Uni)
Doze Gascogne) 22 137
Virgile (négociant, Ghika
agent de change, Grégoire (hospodar de
F Valachie) 63, 170
voyageur) 125-126,
172 Faulkner Gobineau
Druilhe William 15 Louis 111
(maire de Lectoure) 45 Feltre Godard
Dumas (duc de) (Henri Clarke (abbé) 17
Alexandre 85, 145, ; général, ministre Godoî
164 de la Guerre) 51, ou Godoy Manuel (dit
Dumouriez 54, 56 Prince de la Paix) 37
Charles François Ferdinand VII Goulard
(général, diplomate, (roi d’Espagne Jean-François
aventurier) 71 autoproclamé) 49 (de) (lieutenant
Dupérou Fesch particulier au
(dirigeait une officine Joseph (cardinal, oncle présidial) 163
royaliste) 17 de l’Empereur) 131 Jeanne 31
Duras Fouché Marie ou Adèle 36,
(duc de) 92 Joseph (ministre de la 58-59, 61, 96
Durieux 142-143 Police) 15, 17-18, Goyet
Duroc 33-34, 43, 64, 92, Charles (député de
Gérard Christophe 94-95, 101, 105, la Sarthe accusé de
(grand maréchal du 107, 113-114, 118, trahison) 142
Palais) 18 126, 134-136, 158- Grand
Durosnel 159, 168, 169-170, Nancy Catherine
Antoine (général, aide 172, 173 (maîtresse, épouse de
de camp, écuyer de Franchet d’Esperey Talleyrand) 114
l’Empereur) 48 (directeur général de la Grenville
Dutroya police) 139 (Lord) 112
(sellier) 86 Frère Gruchet
Bernard Georges (colonel) 119, 124,
(général) 169 157
E Frontin
Éléonore Gilbert 62, 65-66, 68
(danseuse) 63 Frotté 94

178
Index

Guichard J Landrieux
Édouard (de) Jean (cabinet noir) 18
(pseudonyme de Jefferson Lanes
Paul Émile Soubiran) Thomas (président des ou Lannes Bernard
80, 85 États-Unis) 74, 78 (frère de maréchal,
Guillemardet Jollivet ecclésiastique puis
(ambassadeur de (sous-préfet de Lorient) sous-préfet) 23
France en Espagne) 117, 140 Lange
36-37 Jones 84 Anne Françoise 18
Jourdan Lannes
Jean-Baptiste Jean (maréchal) 19,
H (maréchal) 29 24, 31-32, 47-48,
Hamelin Junot 50-51, 54, 56-57, 61
Fortunée 18, 100-102, Jean Andoche (général) La Rochejaquelein 96,
105, 145 47, 48, 49 107
Hamilton Junqua Larrazet
Alex Douglas (de) Arnaud (sous-préfet de (espion) 167-170
119-120 Lectoure) 86, 89, 95 Las Cases
Hawkesbury Emmanuel (de) 133
Charles Jenkinson (de) L Lascours
(plus connu sous le (préfet du Gers) 90,
nom de comte de Lacépède
141, 144
Liverpool, ministre Étienne (de)
Laterrade
anglais des Affaires (naturaliste,
Jean-Jacques (de)
étrangères) 168, 169 sénateur) 164
(avocat, législateur,
Hennessy Lagrange 23
général) 24
Richard 113 La Jonquière
La Tour
Henry (de) 63
Albert (de) 63, 103
John 72-84, 91 Lakanal
Lavalette 18
Hinaux Joseph (professeur,
Léglize 23, 30
(commissaire de police) conventionnel) 32,
Le Pensec
143 173, 174
Marie Aimée 93
Holme 133 La Maisonfor
Leroy
Houdetot Louis (de) (Louis
(sous-préfet de
Frédéric Christophe Dubois Descours,
Châteaubriant) 104
(préfet du Calvados) marquis de La
Lescallier
97 Maisonfort, général,
Daniel (consul
Hyde de Neuville écrivain) 92
général de France à
Jean-Guillaume 17 Lamartillière
Philadelphie) 80,
Jean (Fabre de
82-83, 85, 89, 93
Lamartillière,
général, sénateur)
46-47, 51

179
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Lesieur Mack Mataflorida 161


ou Lesueur de La Karl (général Mathéos 64
Chapelle Caroline autrichien) 17 Maubreuil
(épouse de Soubiran) Madies Marie-Armand
93 (général) 148 (Guerry, marquis de
Leyssins Madison Maubreuil, comte
ou Leyssius (voir James (président des d’Orveault) 117,
Ménouard) 30, 37 États-Unis) 78-82 119-120, 122-126,
Ligne Malraux 129, 133-134, 173
(prince de) 166 André 15 Mecklembourg
Lipona Malus 21 (prince de) 63
Caroline (de) (épouse Mangin 151 Mendia 151
de Joachim Murat) Mansbridge 151 Ménouard
119 Marboutin (veuve) (voir Leyssins
Liverpool (abbé) 35 ou Leyssius) 30, 36-
(Lord) (voir Maret 37, 39-42, 46, 50,
Hawkesbury) 75, 78 Hugues Bernard (duc 65, 67, 70
Longpré de Bassano, homme Mesrine
Pierre (de) (Magnard politique, diplomate) Jacques 33, 167
de Longpré) 21, 26 81 Metternich
Louis-Philippe 71 Maribon-Montaut Klemens Wenzel (von)
Louis XVI 64, 123 Louis (administrateur (diplomate, homme
Louis XVIII 91-92, du district de politique autrichien)
101, 105, 107, 114- Condom) 23 136
115, 121, 140, 173 Marie-Louise Miègeville
Lowe (impératrice) 61, 119- (sous-préfet de
Hudson 131-132 120 Lectoure) 35-36,
Lowendal Marmont 59, 93, 101, 156-
Charlotte 68 Auguste-Frédéric 157
Luisay (Viesse de) (duc de Millière
ou Luizay 117 Raguse, général) (voir Brigot Marie,
168-170 danseuse) 63-64, 86
M Martin Mina
François (agent de (Francisco Espoz
Macirone change) 89 y Mina, général
Francis (colonel ; les Mas espagnol) 58-59
Anglais l’appellent (trésorier payeur du Miollis
Macéroni) 50, 119, Gers) 89 Sextius Alexandre
124, 133-138, 157, Massaredo (de) (général de la
173 don Joseph (amiral Révolution et de
espagnol, ministre de l’Empire) 67
la Marine) 53

180
Index

Mirecourt Moreau O
(de) 64, 65 Jean Victor (général,
Mme Lætitia complote pour Oldenbourg
(mère de Napoléon) renverser Bonaparte) Pauline (de) 66-67, 70
131 29, 42-44, 81 O’Méara
Monbrun (notaire) 155 Barry (médecin de
(substitut impérial) Morissel l’Empereur) 119,
95, 96 (général, ex-amant de 129-133, 136, 173
Montesquieu Fortunée Hamelin) Ouvrard
Charles de Secondat 105 Gabriel (financier des
(baron de La Brède, Mounier guerres de l’Empire)
écrivain) 14, 32 Jean-Baptiste (ancien 144-145
(de) (baron en secrétaire de Ouvray 58
Lomagne) 22 Napoléon, directeur
Montesquiou général de la police à P
François Xavier (abbé, la Restauration) 57,
Palafox
homme politique) 122, 124-126, 132,
(général espagnol) 157
138 133-135, 138-139,
Palazot de Bastazac 100
Montholon 141-142
Palombino
Charles Tristan (de) Murat
Antibéros 157
(compagnon de Caroline (voir Caroline
Pasquier
Napoléon à Sainte- de Lipona) 124
Étienne Denis (préfet
Hélène) 130 Joachim (maréchal ;
de police) Pelletier
Montlivault grand-duc de Berg,
123
Casimir (Guyon de 1806-1808 ; roi de
Pépin de Castellinard
Montlivault, aide Naples, 1808-1815)
153
de camp du général 29, 36, 48-50, 64,
Périgord
Marmont ; préfet du 119, 135-138, 156-
(comte de) (neveu de
Calvados, 1816- 157
Talleyrand) 92
1830) 120, 122,
Perrégaux
139 N (banquier) 114
Montluc
Nesselrode 123 Perrin
(Mme de) 62
Ney (directeur des jeux
Montrond
Michel (duc de la préfecture de
Casimir (de) (Mouret
d’Elchingen, police) 150
de Montrond, intime
maréchal) 51, 62, Pichegru
de Talleyrand) 102,
94 (général, complote
111, 114
Nouvion contre Napoléon)
(comte de) 57 42, 44
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Picot de Limoléant Rouffigny Schroeder 67


(attentat de la rue (de) (abbé) 82, 91 Schulmeister
Sainte-Nicaise) 43 Rousseau Charles Louis (espion
Pitt Jean-Jacques 162 de Napoléon) 11,
William (Premier Rumbold 17-18, 126, 173
Ministre George (ministre Séguenot 50
britannique) 72, d’Angleterre à Sénovert
112 Hambourg) 168, Stéphanie (de) 155
Poisson 105 169 Sérurier
Polastron Ryland Jean (ambassadeur
(de) 22 Herman Witsius de France à
Pontet 150 (secrétaire civil au Washington) 78-79
Pontis 150 Canada) 74 Sieyès
Potar 105 Emmanuel Joseph
Prévost S (prêtre, régicide,
George (gouverneur du académicien,
Canada) 75 Saint-Géry sociologue) 101
Provence Jacques (de) 26, 148- Sol de Grisolles
(comte de) (jeune frère 149 Louis (de) (officier de
de Louis XVI) 91 Saint-Léon la chouannerie) 107,
(pseudonyme de 111
Soubiran) 120 Somers
R Salicetti Charles-Marien 112,
Radix de Sainte-Foix Antoine Christophe 113
114 (ministre de la Police Soult
Rayniès du roi de Naples) 18 Jean-de-Dieu (dit
(de) 152 Saligny Nicolas Soult,
Récamier Charles (Saligny de San maréchal) 87
Juliette 18 Germano, général) Spaggiari
Rémusat 51, 57, 67 Albert 167
(comte de) (directeur San Carlos Squire
de l’Opéra) 63 (duc de) 149 John 138
Richelieu San Lorenzo 148 Staël
(duc de) 82, 150 Savary Germaine (de) (femme
Richmond Anne René (ministre de lettres) 18, 63,
(duchesse de) 116 de la Police) 15, 18, 66
Robespierre 33-34, 76, 85-86, Stanhope 112
Maximilien 25, 27, 89-90, 92, 114, 139- Stendhal
64, 112 140, 150, 158-159, (Henri Bayle, écrivain)
Roques 165, 173-174 126
(chirurgien-major) 21 Savédra
Rosan 117, 121-122 (de) 109

182
Index

Stewart V W
Robert (voir Lord
Liverpool) 74 Vanssay Webster-Wedderburn
Stoder 125 (de) (préfet de la James (sir) 116
Subervie Manche) 120 Wellington
Jacques Gervais Van Westrenen (duc de) (Arthur
(général, ministre de Frédéricke Gertuyde Wellesley) 71, 87,
la Guerre) 101 30 103-105, 116, 135,
Suchet Vauguyon 146, 171
Louis (maréchal, duc La Vauguyon (comte Weyer
d’Albufera) 53 puis duc de) Edward (pseudonyme
(Quélen de Stuer de de Soubiran) 80
Caussade) 64 Willing 95
T Venter Winter
Tabarié 62 (de) (voir de Winter, Jean Guillaume (de)
Talleyrand-Périgord amiral) 67 (amiral, comte
Charles Maurice (de) Verac d’Empire) 67
126, 173 (de) 99 Wurtemberg
Tallien Vermeulen Catherine (de) 123
(Mme) (voir Thérésa Jacob Auguste 38-39
Cabarrus) 18, 145 Villamur Y
Teulé Arnold 30
(colonel résidant à Vincent Ysabeau
Caumont, 1882) François-André (artiste Claude Alexandre
100 peintre) 155 (prêtre,
Texier Voltaire 68, 162 conventionnel) 33
(maréchal des logis de
gendarmerie) 95 Z
Tompson 95
Zembenni
Torlonia
Rosine 169
Giovanni (de)
(banquier à Rome)
119, 126
Turner
Samuel 112
Table des matières

Avant-propos ........................................................................ 11

Chapitre I
Lectoure ou la Révolution sur un mode mineur ..................... 21
Paul Émile Soubiran joue sa propre partition ......................26
Bonne éducation mais mauvaises mœurs ............................ 31
L’évasion de la prison de Bayonne ......................................36

Chapitre II
Jeunes mariés, pourtant vieux amants .................................... 41
Intermède dans la Garde nationale ..................................... 45
La guerre en Espagne ........................................................ 49
Une obscure fin de campagne ............................................54

Chapitre III
L’aventurier au long cours ..................................................... 61
Faire un peu d’argent en Angleterre
et beaucoup en Amérique .................................................. 70
Le grand jeu .....................................................................77
Un acrobatique retour d’Amérique .....................................83

Chapitre IV
Nouveau séjour à Londres .....................................................89
Les choses ne tournent pas toujours mal. ............................93
Ces événements qui ne tiennent qu’à un fil .........................96
La Belgique et le salon de Fortunée Hamelin .................... 100

185
Soubiran, un escroc au renseignement sous Napoléon

Chapitre V
Une enquête en Vendée ....................................................... 107
L’étonnant M. Webster .................................................... 111
Le rocher de Guernesey ................................................... 117
« Les grands secrets prétendent aux grands crimes. » ...........122

Chapitre VI
Les morceaux choisis du docteur O’Méara........................... 129
Le colonel Macirone et la princesse de Galles .................... 133
« Mon mortel ennemi » ou la guerre des polices ................. 139
Une difficile reconversion ................................................ 142

Chapitre VII
Le diable sous la table de jeu ............................................... 147
Les dernières salves .......................................................... 151
« Qui sert deux maîtres, à l’un des deux, ment. »................ 155
Une bonne vie, voilà sa religion ....................................... 160
Aventurier, fripon, mouchard, espion ? ............................. 164

Bibliographie ...................................................................... 171

Index .................................................................................. 175

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