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PNA) ALBIN MICHEL


LE PACTE PRETORIUS
Philippe Cousin

Le Pacte
Pretorius
ROMAN

Albin Michel
Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou
reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit —
photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre —
sans le consentement de l’auteur et de l'éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© Éditions Albin Michel S.A., 1987


22, rue Huyghens, 75014 PARIS
ISBN 2-226-02860-9
Et au matin, le loup se jeta sur la petite chèvre et
la mangea.
Alphonse DAUDET

J'affirme solennellement — une fois pour toutes


— qu'il n'y a pas de police parallèle et qu’il faut
que cessent ces calomnies odieuses, ces racontars
déshonorants, ces histoires de barbouzes qui n’ont
même plus le mérite d’être drôles.
Roger FREY, ancien ministre, 1966
Avertissement

Le Zomuzo est un pays fictif. Les faits


sont dus à l’imagination de l’auteur. Toute
ressemblance avec des personnages existant
serait l’œuvre du hasard.
Les personnages :

Les habitants du hameau (les « mules »):


” Daniel et Jeanne Génois retapent des maisons.
Virgile et Marion Luchère écrivent des livres.
Lucas et Sarah Vivien sont dans la publicité. Ils ont une petite fille,
Marlène.

Arnaud Chassibrand, éminence grise du président de la Républi-


que auprès de la DGSE. C’est un homme de gauche.
Colonel Yvan, chef du service action de ia DGSE, nouvellement
nommé par le pouvoir socialiste.

Charlemagne, fondateur et animateur du réseau Missi Dominici,


créé en 1945 pour lutter contre les communistes, et soutenant
le retour au pouvoir d’une droite nationaliste et républicaine.

Antoine Beaurenave, président de la BEA, Banque de l’Expansion


africaine, éminence grise du précédent président de la Répu-
blique (droite libérale).
Hubert Cochenille, industriel et financier.
Martin Linhardt, chargé des actions clandestines sous la précé-
dente législature. A ce titre, il a utilisé des éléments durs de
l'extrême droite française.

Marquiset, dit «le Niçois », barbouze d’extrême droite ayant


travaillé pour les Missi Dominici. Ancien des services secrets
français.

D' Joseph Adolph Grubber, fondateur et dirigeant d’un réseau


terroriste nazi travaillant pour l’extrême droite internatio-
nale : les Kommandos Bismarck.

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Le Kommando Bismarck recruté par Martin Linhardt :
Bernard Schloesser, dit « le capitaine ».
Yvon Monnier, tireur.
Eddie Lipsky, dit « Rouge-à-Lèvres ».
Aldo Toscannini, dit « Piccolo ».

Les Missi Dominici envoyés par Charlemagne: Debarthes,


Belèche, Joseph Rocca, Canale, Siméoni et Profizzi. S'y ajoute
« l’Etalon », un Allemand.

Victoria Sotonio, ancienne compagne de Daniel Génois.

Nestor Lecœur Abimba, ancien tyran du Zomuzo.


Général Molimba, actuel dirigeant du Zomuzo.

Theodor Toveth, directeur général du Mossad, services secrets


israéliens.
Daniel Bischa, son responsable Afrique.
Simon Attal, officier de liaison avec la DGSE.
Abraham « Toby » Newman, responsable des réseaux français du
Mossad en France.
Son équipe de protection rapprochée: David Leich, Nathan
Klapman, Mosché Z.

Philip Bodybilsky, chef de la section Opérations et planning à la


CIA.
Susan Cotton, son adjointe. Elle dirige le SOG, les actions
clandestines.
Samuel Erickson JR, successeur de Bodybilsky au « desk »
africain.
John Mills, ambassadeur américain au Zomuzo.
John Baluba, chef d’antenne de la CIA à Paris.
Patrick Ementhal, journaliste en Érythrée, agent de la CIA.

Anastase Vrajek, directeur général du KGB.


Simekov, chef du bureau Afrique.
Anton Tchergrivine, résident du KGB en Suisse, officiellement
premier secrétaire commercial à Berne.
Slava Korposki, consul soviétique à Genève.

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Colonel Gibet, attaché militaire au consulat français de Berne.
Timothée Pastor, chef de la Centrale fédérale de renseignements
helvétique.
PLUS TARD, ENCORE SOUS LE COUP DE LEUR NUIT DE
- terreur, ils descendront de voiture pour faire quelques pas
sur le bord de la route. Sarah Vivien s’appuiera sur le
capot pour vomir de la bile dans la neige fondue du bas-
côté. Lucas Vivien jettera un regard furieux et impuissant
à Virgile Luchère qui, abandonnant Marion au coma de la
drogue, ne pourra que répéter d’une voix blanche : « Et les
Génois ? Est-ce qu’ils ont tué Jeanne et Daniel? »
A ce moment précis, ils auront définitivement cessé
de se considérer comme innocents dans un monde où le
meurtre, la torture et le chantage convergent sur eux de
toutes parts.
Pourtant, innocents, ils l’étaient encore quelques mois
plus tôt, quand ils vivaient au milieu des champs dans un
hameau de trois maisons, à cent kilomètres de Paris. Ils
l’'étaient alors que quelqu'un, quelque part, les poussait
doucement mais sûrement vers le précipice.
A ces innocents qui vous ressemblent et qui les
servent, les services secrets donnent le nom de « mules ».

Mai 1985.
Ils s'étaient rencontrés quatre ans plus tôt, lors d’un
de ces pots sinistres qu’affectionnent toutes les administra-
tions, fussent-elles les plus secrètes. Les socialistes venaient
d’arriver au pouvoir et déléguaient de nouveaux maîtres
aux chefs de service de la Piscine. La jeune fille, qu’un
hasard ou le calcul de son directeur avait placée au
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premier rang en cadeau propitiatoire, avait senti des yeux
sombres et las se poser sur ses seins couverts d’angora rose.
« Arnaud Chassibrand, avait soufflé son chef. Ne vous
y trompez pas : officiellement, il est sous les ordres d’Yvan
— le colonel Yvan prenait le service Action en main. En
fait, c’est l’homme du président. Dangereux, ma petite. »
La jeune fille était archiviste à la section Occident et
pays de PEst. Sa porte s’ornait en permanence d’un
bouquet de fleurs séchées, ce qui était une violation
manifeste des usages de la Sécurité intérieure, lesquels
voulaient qu’on ne pût reconnaître une porte d’une autre,
espérant ainsi capturer au petit jour un espion soviétique
perdu dans le labyrinthe des couloirs couleur caca d’oie.
-Elle faisait partie du sérail, si tant est qu’il suffit pour cela
d’avoir eu un père consul de France dans des endroits aussi
longs que larges : une île minuscule près du Sri Lanka, une
autre de taille plus réduite encore dans le nord du monde
et enfin, summum de sa carrière, une ville en Suisse
romande qui ne figurait plus dans les éditions modernes de
latlas du Reader’s Digest.
A ce titre, il avait toute sa vie multiplié les rapports
alarmistes dont un exemplaire au moins échouaïit sous les
combles de la caserne Mortier. Il arrivait à la jeune fille de
retrouver l’écriture familière sur de vieux dossiers poussié-
reux et de lire les feuillets fanés avec l’attention scrupu-
leuse de qui y trouve un message à lui seul destiné.
Quelque chose dans le nouvel arrivant lui rappelait ce
père pathétique qui l’abusait encore. Huit jours plus tard,
ainsi que le faisaient les rois de France avec leurs épouses
nubiles, Chassibrand avait glissé une jambe poilue dans
son lit.
Cet homme était vieux depuis si longtemps qu'il
tendait malignement vers quelque jeunesse éternelle. A
soixante-quatre ans il se mouvait avec lenteur, comme si
son corps servait de levier au verre de chablis qui quittait
rarement sa main. Sa barbe noire coupée ras et son regard
terni par la fatigue nerveuse faisaient des taches sur le
décor immaculé de la chambre. La jeune fille le désirait

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comme on désire ce qui est perdu d’avance, en y mettant
toutes les illusions qui vous restent et le sourd regret de ne
pas y croire vraiment.
En quatre ans, elle avait eu le temps de s’interroger.
Arnaud Chassibrand n’était pas un de ces maîtres espions
dont le public s’imagine qu’ils ouvrent des portes fermées à
clef en se servant d’une allumette pliée en trois. Ces
exploits sont la raison d’être du personnel Action dont les
héros présentent le plus souvent un nauséeux mélange de
motivations positives (patriotisme, désir de servir, peur de
l’autre) et de celles qu’on rencontre en grattant de l’ongle
le crâne de n’importe quel cafetier, sportif en chambre ou
chauffeur de taxi — exaltation de la virilité, aspiration à
l’aventure que n’ont pu combler les mauvais films et les
ouvrages de gare, sans compter la violence qu’ils s’imagi-
nent pouvoir satisfaire sous de nobles motifs.
Alors que ce qui guettait ces pauvres types, et
homme du président le savait aussi, c'était l’attente
interminable d’un contact dans une chambre d’hôtel
miteuse, la solitude au sein de villes ennemies ou de
campagnes pluvieuses, et cette angoisse qui n’allait cesser
de les imprégner jusqu’à ce qu’ils soient devenus tout
entiers ce qu’ils aspiraient à être: des spectres, des
hommes hantés comme ils hantaient eux-mêmes la société
qu’ils espionnaient. Leur personnalité était semblable à
l'emballage des berlingots de lait, en apparence lisse et
paraffiné par des années de self-control, mais, à l’intérieur,
mâché et imbibé d’aigreur par le clapotis du secret.
Il n’était pas non plus ce que sont les espions
modernes : des techniciens chargés de surveiller les satel-
lites et les ordinateurs, attendant que les premiers aient
déversé leur inextinguible diarrhée électronique dans les
seconds pour avancer quelque prédiction hasardeuse. Elle
le savait incapable de changer ne füt-ce que l’ampoule
dans la chambre à coucher.
En procédant par élimination, la jeune fille en était
venue à l’évidence : il était le Chef. Il réfléchissait à la
Situation, aux Structures et aux Résultats, à quelque ordre

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secret du monde dont lui et ses semblables étaient les
initiés. Nommé par un président de la République socia-
liste pour reprendre en main un service essentiellement
composé d'hommes et de femmes de droite, tout donnait à
penser qu’il avait échoué : les législatives étaient proches,
et la gauche déjà battue. Et pourtant il restait là, dans sa
chambre, attendant qu’elle sorte de la salle de bains pour
la caresser d’une main patiente.
Mais, lorsque le cœur débordant de reconnaissance
elle s’approcha du lit, elle vit que le verre de chablis était
tombé à terre et que son contenu imbibait la moquette de
laine. La main qui l’avait tenu était immobile.
Chassibrand reposait à plat, avec sur son visage gris
l’imperceptible soulagement des enfants qui dorment. Il
était mort.

La nouvelle occupa deux colonnes sur le tiers de page


supérieur gauche dans le Courrier de l’Yonne que Daniel
Génois lut avec vingt-quatre heures de retard. Il était sept
heures du matin. Les volets disjoints laissaient entrer la
lumière rose d’un soleil mouillé de brume, les oiseaux
chahutaient déjà dans les saules de la mare.
Ils étaient encore couchés. Lui était un homme solide,
puissamment charpenté avec une tête de bon chien, des
cheveux gris touffus et une moustache poivre et sel sur un
sourire facile. Chaussant ses lunettes à monture argentée,
il déplia le journal et jeta un coup d’œil en première page.
Décès d’un des nouveaux responsables des services
secrets français. Décès naturel.
Depuis dix ans qu’il vivait à Douchy, une partie de
lui-même s'était abandonnée au rythme séculaire des
saisons et des activités humaines. Il savait perdre une
heure pour goûter la piquette d’un paysan en attendant
que celui-ci sortit enfin le bon vin, celui qui se mérite. En
hiver, il tâtait le sancerre en mâchant du saucisson au
couteau. Au printemps, il prenait son vélo et abattait ses
quarante kilomètres en suivant le canal de Briare. La seule

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chose qu’il redoutait était l’hiver, qui ravivait en lui des
angoisses préhistoriques.
Il reposa le journal et jeta un coup d’œil au miroir
doré qui reflétait ses accouplements compliqués de fin de
semaine. Sa compagne dormait sur le côté gauche du lit,
ses cheveux blonds dérobant sa joue. Ses paupières étaient
si minces qu’elles laissaient filtrer la clarté de ses yeux
bleus. Elle avait de beaux seins qui s’abîmaient doucement
à l’approche de la quarantaine, et des taches de rousseur
sur les épaules.
Ils n’avaient pas d’enfant. Il avait toujours été trop
- tard ou trop tôt. Ils aimaient de façon abusive un chat
blanc nommé Persée. Des trois couples du hameau,
c’étaient eux qui bougeaient le moins. Les Luchère par-
taient écrire leurs livres chez d’autres amis, et les Vivien
travaillaient à Paris.
A cette heure de la journée, leurs pensées allaient les
uns vers les autres. Ils étaient non seulement de vieux amis
de quinze ans, mais ils partageaient le même paysage.
Leurs vies se bordaient comme les pièces d’un puzzle, et
pourtant elles étaient dissemblables. Leurs différences
étaient devenues des traditions : rien ne séparait vraiment
les Luchère, éternels utopistes post-soixante-huitards, des
Vivien, bourgeois ambitieux, ou des Génois, anarchistes
sans illusions. Leur amitié, passé les orages de la jeunesse,
avait acquis cette qualité un peu triste des bons vins : elle
leur était nécessaire. S’ils faisaient encore les vendanges de
la vie chacun de leur côté, c’était pour la couleur du ciel et
non pour le jus trop vert de la vigne.
Vers sept heures et demie, Daniel Génois se leva et
ranima le feu de la cuisinière avec la première page du
journal.

Un motocycliste dépêché dans un village de l'Oise


avait rapporté tous les journaux et les avait déposés sur le
plateau du monte-charge. Au dernier étage de la bâtisse de
pierre, un homme regardait dehors par l’œil-de-bœuf percé

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sur le mur de pignon — ou bien ne regardait-il que son
propre reflet? Les jeunes hommes qui ahanaïent sur les
pavés de la cour ne savaient jamais si Charlemagne les
voyait ou non. Ils redoublaient d’efforts, poignard, pisto-
let, karaté, leurs corps s’écrasant sur la pierre comme le
don tout entier d’eux-mêmes sur un autel imaginaire. Ils
étaient vêtus de blousons de cuir ou de toile sur des
pantalons kaki. Leurs bottes étaient couvertes d’un épais
enduit de boue car ils rentraient d’une course de deux
heures dans la gadoue des chemins.
À une époque, le domaine en avait accueilli jusqu’à
deux cents toutes les semaines, mais même en ce temps-là,
Charlemagne ne mettait jamais le nez dehors. Il était là-
haut, se soufflaient les jeunes Missi Dominici. Derrière
Poœil-de-bœuf, il les regardait. Et chacun se redressait en
sentant sur sa nuque rasée le regard bienveillant du
Maître.
Au repas qu’ils prenaient tous ensemble dans la vaste
cuisine, les lieutenants de Charlemagne parlaient de lui en
baissant la voix. Il était l’homme le plus secret de France,
l’éminence grise du Loup, le tireur de ficelles. Il pouvait
lever une armée de cinq mille hommes en trois coups de
téléphone. Le pouvoir socialiste mendiait chacun de ses
gestes. Il sortait de ses poches des juges, des procureurs et
des capitaines de gendarmerie par poignées. Il l’avait fait,
et donc le referait.
La voix des lieutenants baïssait jusqu’au murmure, et
les jeunes brutes courbaient le dos comme si la puissance
du Maître, lasse de s’exercer sur un peuple de veaux,
pesait sur leurs épaules : « Vous êtes couverts, les petits.
Vous avez juré fidélité aux idéaux, vous avez la carte. »
« Oui, oui », chuchotaient-ils, et l’écho de leur dévotion
montait par les tuyaux du chauffage central. La figure
plate et confite de Charlemagne se plissait d’un sourire,
son nez de faucon enfoncé dans la pâte blafarde des joues
s’inclinait comme pour frapper la surface lisse du bureau.
Ses yeux revenaient au paysage, qu’il voyait comme par la
culasse d’un canon : la plaine argileuse couverte de têtes

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de chats s’étendait jusqu’à l’horizon, des sentiers et des
routes de pierre menaient à des villages affublés de noms
picards. La route nationale passait à quelques centaines de
mètres, ses peupliers d’un vert cru annonçaient le prin-
temps en lettres bâton. Un orage accourait de la mer. Il ne
resterait de lui qu’une buée tremblante.
Le réseau Missi Dominici était né juste à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, pour empêcher les commu-
nistes de prendre le pouvoir en France. En quelques
années Charlemagne (il avait gardé son nom de Résis-
tance) avait quadrillé le pays, noyauté l’administration, la
police et les services spéciaux. Son réseau était devenu une
formidable organisation parallèle, prête à prendre le relais
des pouvoirs publics en cas de troubles populaires.
Certains de ses membres de la première heure étaient
maintenant députés, sénateurs et même anciens ministres.
Les autres s’étaient réalisés dans le racket, le trafic d’armes
ou de faux billets, la drogue, la spéculation immobilière et
le hold-up. Les uns et les autres étaient liés par l'esprit
Missi Dominici, et Charlemagne avait veillé à ce qu’ils le
fussent davantage au cours des années.
Lui seul connaissait l’étendue exacte de son organisa-
tion et sa réelle influence car elle n’était elle-même que la
partie semi-émergée d’une nébuleuse financière et
commerciale s'étendant sur l’Europe, l'Afrique franco-
phone et une partie du Moyen-Orient. L’Afrique surtout
était le poumon du réseau comme elle avait été le poumon
de la métropole pendant tout le xix° siècle. C’est d'Afrique
que remontait un fleuve d’argent frais que des experts
financiers blanchissaient dans les paradis fiscaux du
monde entier. C’est d’Afrique que parvenaient les rensei-
gnements les plus sûrs concernant la politique menée par
les superpuissances dans le dos de la France. L’Afrique
était une monnaie d’échange avec le pouvoir en place.
Le Picard retranché derrière son œ:il-de-bœuf aimait
donc cét immense continent d’une passion exclusive et
perverse. Les Missi Dominici le tenaient étroitement
embrassé dans un filet de sociétés d’export-import, de

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prises de participation et de holdings financiers, soudoyant
les hommes politiques, achetant les militaires, monnayant
les marchés et installant les hommes du Maître là où il
voulait et quand il le voulait.
C’est en Africain que Charlemagne pensait ce jour-là
à Chassibrand. Pour un Africain, il n’y a pas de hasard et
pas d’accident : la mort du directeur de la DGSE — son
adversaire le plus dangereux — était écrite d’avance, la fin
de leur duel marquée de toute éternité. Les Noirs croient
que les événements existent en puissance, et qu’il appar-
tient à chacun de diriger son destin vers telle ou telle
direction. C’est aussi ce que pensent les Blancs qui aiment
le pouvoir et le recherchent. Ils ont besoin de cette vue
omnipuissante de leur existence et sont prêts à en accepter
les conséquences. Rien ne surprenait vraiment Charle-
magne, pas même la mort naturelle de son adversaire. Ce
qu'il ne savait pas, il l’attendait. Mais parce que c’était un
vieil homme, et que tout est possible puisque inscrit, un
doute leffleura tout de même. Un doute éphémère,
mathématique, qu’il chassa d’un coup de menton de son
profil néronien. D’en bas provenaient les voix mâles
chantant à pleine gorge un chant de guerre oublié.
Il saisit son téléphone et souffla d’une voix lasse:
« Envoyez une couronne. Regrets éternels. Le réseau. »

À dix heures du matin, il faisait déjà chaud comme en


plein été. Virgile dormait encore. Marion Luchère sortit
sur le pas de la porte en bâillant.
C'était une jeune femme petite et charnue, dont la
peau restait obstinément blanche en toute saison. Ses
cheveux teints au henné étaient crépus et vivaces comme
un feu de pommier. Elle souriait beaucoup et parlait peu,
préférant écouter. Ce qu’il y avait à entendre, c'était le
claquement sec des cosses de genêts éclatant au soleil et les
cris de dispute d’un rouge-gorge mêlé aux étourneaux. Elle
se dirigea vers le jardin potager, pieds nus, sentant avec
plaisir le vent soulever sa chemise de nuit.

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Elle s’était levée tôt pour terminer le livre en cours. Ils
allaient encore manquer d’argent, mais Vivien leur en
avancerait jusqu’à ce qu'il en arrive. Vivien prêtait
beaucoup. C'était normal, il était riche.
Du jardin potager, elle vit Sarah Vivien qui sortait le
petit tracteur de derrière la maison de verre. A cette
distance, les cheveux de Sarah étaient si noirs qu’ils en
paraissaient presque bleus. Elle avait un pantalon de
corsaire en satin et un vieux T-shirt de Lucas.
Marion aimait bien Sarah, mais elle se sentait mieux
avec Jeanne. Sarah était trop mystérieuse. Malheureuse
était le mot, mais tout le monde évitait de le prononcer. Ce
qui faisait sourire le hameau — l’arrivisme de Vivien, son
goût de l’argent — ne devait pas être drôle à vivre tous les
jours.
Des rares confidences de Sarah, Marion savait qu’elle
était née dans un milieu modeste et qu’elle avait vécu une
adolescence bohème. Elle était maintenant une bourgeoise
esseulée, assise sur le siège d’une tondeuse autotractée avec
largeur de coupe de cinquante-cinq centimètres, et elle
attendait que sa gosse sorte de l’école en longeant intermi-
nablement, dans un sens puis dans l’autre, la haie de
lauriers-roses de sa gigantesque pelouse.
Au moment où Marion rentrait dans la maison, la
vieille Toyota des Génois passa sur la route. Jeanne et
Daniel partaient travailler, leur chat roulé en boule dans
une auge de plâtrier. La voiture s'arrêta au carrefour,
poussa deux coups de klaxon asthmatiques et repartit,
poussive, sur la route de Charny.
Un peu plus tard, tout en sirotant son café au lait dans
la cuisine, elle écouta les informations. Elle ne s’y intéres-
sait pas vraiment, mais elle devait se rappeler plus tard ce
qu’elle avait entendu d’une oreille distraite. Un des chefs
des services secrets français était mort, et on l'avait
remplacé. On spéculait sur les remaniements que cela
entraînerait. Le journaliste traitait son sujet avec le
mélange de hargne et d’impuissance de celui qui brûle de

23
lâcher quelques vérités bien senties mais qui sait qu’il n’en
fera rien.
C’est ce que devaient éprouver beaucoup de journa-
listes, pensa Marion. Ils savent un certain nombre de
choses, mais ce qu’ils savent avant tout, c’est qu'ils n’en
diront rien. Personne ne veut entendre leur voix dire leurs
vérités. Ruines, rapines et horreurs. D’un geste décidé, elle
éteignit le transistor.

Une 504 couleur bronze conduite par un jeune


militaire au masque effaré attendait le colonel Yvan au bas
des marches. Ils prirent l’autoroute de l’Ouest et la
quittèrent à la sortie Versailles-Nord. Ils se perdirent un
peu, tournèrent en rond dans la banlieue cossue et
butèrent enfin sur un portail de bois nouvellement repeint
que la pluie avait eu le temps de cloquer. Au bout d’une
allée de marronniers se dressait un pavillon Napoléon III
aux pâtisseries étincelantes. Il y avait deux voitures noires
devant le perron, et un cabriolet rouge vif.
La veuve de Chassibrand reçut le colonel dans un
salon où les lettres de condoléances s’entassaient sur un
plateau d’argent tels des mouchoirs pliés. C’était une
femme maigre, avec un beau chignon. La soie sauvage de
son ensemble Saint-Laurent moussait comme un nuage
noir autour de ses petits os blancs. Elle fit asseoir le
supérieur de son mari et écouta attentivement ses explica-
tions embarrassées. Il en ressortait que celui-ci devait
fouiller le bureau du mort au cas où — fort improbable,
ajouta-t-il sous l’œil froid de la veuve — celui-ci aurait
emporté un dossier.
« Il n’y a qu'ici qu’il ne travaillait pas, dit-elle, C’est
pourquoi il n’y était jamais. »
L'ombre d’une jeune fille en pull angora passa comme
un reflet dans une vitre. La veuve se leva et précéda le
colonel sur un parquet luisant de cire. Ses talons sem-
blaient planter des clous. Tout était à elle, proclamaient-
ils, les tableaux, les meubles, les fauteuils et les poteries

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chinoises posées sur des pilastres en marbre. On devinait
que Chassibrand n’avait figuré dans l’inventaire que par le
poids de son absence.
Ils pénétrèrent dans un bureau-bibliothèque tapissé
de reliures vernies. Un meuble Louis XV était échoué sur
un tapis ancien au beau milieu de la pièce, son fauteuil
repoussé soigneusement sous le plateau verni. La femme
resta sur le pas de la porte et Yvan s’assit. Il ouvrit
l’unique tiroir et passa la main au fond. Rien, bien sûr. Il
laissa errer son regard sur deux photos dans leurs cadres
de cuir, deux photos disposées trop symétriquement sur le
- bureau désert pour ne pas l’avoir été par la veuve. Un
jeune con en cravate à l’air prétentieux et une fausse
pucelle avec des perles de mémère au cou rivaient sur la
chaise de leur père un regard revendicateur. Etudes à
Janson-de-Sailly, studio rue de la Pompe, chaussures Lobb
et sac Vuitton, devina Yvan. Des centaines d’agents de par
le monde, des milliers de fonctionnaires, des hommes seuls
lâchés sur les côtes d’Albanie ou sacrifiés en connaissance
de cause en Pologne protégeaient ces petits salauds. C’était
eux ou le communisme. Le colonel comprit soudain
importance du chablis dans la vie de Chassibrand.
Il allait repousser le tiroir quand il vit la fine ligne
noircie, perpendiculaire au panneau. Il y avait quelque
chose sous le feutre, quelque chose d’à peine plus épais que
la vérité de l’homme mort.
Il glissa son ongle sous le bord de la feutrine et tira. I
aperçut le coin d’une surface glacée, le prit entre deux
doigts et exhuma la photo en prenant garde à ce que la
veuve ne vît pas ce qu’il allait voir.
Trois jeunes hommes accotés au bastingage d’un
bateau de fer, à l’aube d’une journée de guerre. Celui du
milieu était un peu plus âgé, semblait-il. Il avait bougé. Le
colonel reconnut les deux autres. Sans demander la
permission, il glissa le cliché sous sa veste et se leva.
Il n’emporta que cela.

25
Jeanne Delcourt. On disait « la Jeanne ». Elle était
aussi grande que Daniel Génois. On aurait pu tout aussi
bien dire « les Delcourt », mais on disait « les Génois ».
Leur maison était sur la gauche, à mi-distance de la
maison des Vivien et de celle des Luchère. C’était une
ferme négligée avec une mare entourée d’arbres morts. La
cour était striée comme une arène par les pneus de leur
voiture.
Jeanne accompagnait Daniel sur ses chantiers. Entre
deux rangs de tricot, elle lui passait ses outils. Ils avaient
refait plusieurs dizaines de maisons dans la contrée, sauf la
leur. C’étaient des voyageurs qui ne voyageaient plus.
Daniel lisait énormément de livres d’histoire et Jeanne
tricotait des paysages sur ses pull-overs. Entre deux rangs,
elle repoussait le rideau de ses cheveux blonds de part et
d'autre de son visage maigre, et ses ongles ébréchés
crissaient dans les mèches.
Ce jour-là, elle était assise tout en haut d’une palette
de briques encore ficelée de ses rubans métalliques. Un
boléro de laine noire et une jupe noire à l’ourlet décousu
découpaient son corps généreux en triangles équilatéraux.
Daniel la surveillait du coin de l’œil — il aimait ses fesses
— et pestait parce qu’elle ne l’aidait pas. Il la vit se
pencher en avant et mettre ses mains en auvent au-dessus
de ses yeux.
Elle resta ainsi de longues minutes. Il finit par
descendre de son échafaudage et s’approcha :
« Qu'est-ce que tu regardes?
— Un type.
— Un type où?
— Dans les bois, au bout du champ. »
Elle frotta la peau délicate autour de ses yeux, là où
elle voyait son âge tous les matins: «Il a laissé sa
mobylette dans le chemin. Il nous espionne. »
Daniel plissa les yeux mais ne vit rien. Jeanne n’était
pas peureuse. Quinze ans auparavant, en Anatolie, ils
étaient restés toute une nuit cachés dans un champ de

26
tournesols pour échapper à des paysans ivres de bière. Elle
n'avait pas bronché. Il demanda : « Tu l’as reconnu?
— Non. Il a un bonnet de laine, ce n’est pas le
voisin. » Elle ajouta : « Il a des jumelles.
— Ah, sourit Génois, un voyeur.
— Il n’y a rien à voir », dit Jeanne, et il cessa de
sourire. « Viens, on y va. »
Jeanne se laissa glisser à terre. Ils traversèrent la
petite route et prirent le chemin qui bordait l’avoine
nouvelle. Ils marchaient sans se presser. Quand ils arrivè-
rent au bout, la mobylette avait disparu. Ils entrèrent dans
Je bois, et il n’y avait personne. Les troncs noirs et couverts
de lichen retenaient l’arôme d’une cigarette de tabac
blond.

Martin Linhardt reposa la première édition du Monde


et laissa son regard se perdre au-delà des épais rideaux
verts de son bureau de la rue de Richelieu.
La Banque de l’Expansion africaine se trouvait dans
un immeuble en fond de cour, passé un porche que les
camions approvisionnant un restaurant situé sous les
arcades rayaient de grandes estafilades noires. Le bruit de
la circulation était incessant mais ne gênait pas Martin
Linhardt : une onde venue des profondeurs venait d’écla-
ter en cercles concentriques à la surface des choses,
perceptible seulement par quelques humains rompus aux
séismes politiques.
Martin ne paraissait pas ses cinquante ans. Sur sa
grosse tête intelligente tendue de cuir brun, ses cheveux
restaient d’un noir d’encre. Sa ressemblance avec un
Indien était encore accentuée par les pommettes accusées,
les paupières bridées filtrant un regard sans reflet et les
larges narines du nez busqué. Assez petit, toujours impec-
cablement vêtu, il roulait dans de grosses voitures. C'était
un des hommes qui sous la précédente législature s’était
chargé des actions les plus délicates et des manipulations
les plus rètorses.
27
Il avait bien connu Chassibrand et avait toujours su
que cet homme chauve et barbu qui rôdait dans le cercle
des intimes du futur président, à quelques pas du petit
chapeau rond aux bords relevés comme ceux d’un presse-
citron, s’occuperait des services secrets le jour venu. Sa
nature mystérieuse et promise aux responsabilités sour-
noises lui avait d’ailleurs valu un traitement spécial dans
les journaux : sur les photos couleurs du nouveau régime,
il était le seul à apparaître en noir et blanc. Blanc du visage
oblong et replié sur lui-même sous l'effet d’une rumination
intense, où le nez de flaireur de vin et les rides profondes
disposées en arcs de cercle dénotaient un Machiavel porté
sur le chablis, noir des sourcils et des prunelles, Chassi-
brand semblait toujours s’éveiller d’un profond sommeil.
Mais rien n'était plus faux : comme tous les grands
buveurs, il avait des oreilles partout.
Et il était mort, se disait Linhardt avec émotion. Il
était retourné avec brutalité au néant d’où il avait surgi
quatre ans plus tôt pour purger la maison des hommes que
lui, Linhardt, avait mis en place, et reléguer les fidèles de
Charlemagne dans quelque poste perdu, le faisant avec
une intelligence aiguë de la situation, une sauvagerie froide
et une préférence pour les solutions extrêmes qui avaient
terrorisé toute la Piscine, et sans jamais apparaître en nom
où en personne.
Mais le temps lui avait manqué. Il n’avait pas eu la
peau de Charlemagne. Tout comme lui, dix ans aupara-
vant.
Le réseau Missi Dominici restait cet immortel palétu-
vier tirant sa substance de celle même de l’État. Ses racines
avaient dressé des forêts dont les racines à leur tour avaient
infiltré jusqu’aux services secrets. Chassibrand avait net-
toyé les écuries, mais le fumier était resté dehors.
On en revenait à cette aube du 6 juin 1944 où, serrés
Jun contre l’autre dans une minuscule péniche de débar-
quement, trois hommes se dirigeaient vers la côte nor-
mande. Martin Linhardt était l’un d’eux. Il avait lui aussi
la photo de cet instant où Charlemagne, le plus âgé qui

28
était au centre, avait détourné la tête, de sorte que les deux
plus jeunes au visage noirci et aux cheveux décoiffés par le
vent de la mer échangeaient un regard préfigurant assez
bien ce qui allait se passer au cours du demi-siècle à venir.

On enterra Chassibrand dans un petit cimetière du


Pas-de-Calais. Ce fut une cérémonie très simple, avec très
peu de famille. Les voiles de la veuve claquaient au vent
comme une lessive mise à sécher. Son œil sec glissait de
temps à autre sur sa montre de platine. Martin Linhardt
repéra les deux enfants, un jeune homme en blazer qui
mâchait du chewing-gum et une jeune fille tout de rouge
vêtue qui faisait tourner ses clefs de voiture au bout de son
index. Le chef du cabinet du Premier ministre, celui du
ministre de l’Intérieur, trois officiers généraux de la rue
Saint-Dominique et les principaux chefs de service du
boulevard Mortier (la recherche, pas les opérationnels) se
pressaient sur les bords de la tombe comme un groupe de
nageurs autour du plongeoir. L’absence la plus remar-
quée fut celle du chef de l'Etat, que son amour des
cimetières, à défaut de sa longue amitié pour le défunt, eût
dû déplacer.
A quelques pas, le malheureux journaliste local arrivé
dans une 2 CV agonisante était serré de près par deux
agents des services secrets qui prenaient les photos à sa
place (les pieds de la veuve, la cime d’un arbre, les
contours flous de la tombe). Ils avaient glissé dans sa
poche l’article nécrologique fabriqué par une sous-section
de la Piscine. On descendit le corps dans la fosse creusée à
même la falaise, et tout le monde fixa l’immensité minérale
de la mer du Nord où le soleil allumait des orages de
magnésium.
Les mouettes criaillaient car elles savaient qu’elles
n'auraient pas ce festin-là.
Puis les employés de la petite mairie, qui étaient aussi
les fossoyeurs, jetèrent des pelletées de terre sur le cercueil,
29
éteignant la luisance des poignées d’argent et de la petite
plaque de cuivre marquée en creux d’un nom et de deux
dates.
Martin Linhardt regagna sa voiture le premier, pour
ne pas avoir à saluer ses anciens subordonnés. Il manœu-
vra dans le chemin et reprit la route de Paris, pensant à la
couronne qu’il avait vue sur un des côtés du fourgon.
Regrets éternels. Le réseau. À côté, il y avait celle qu’il avait
fait envoyer, et qui avait dû coûter à peu près le même
prix. Tendres pensées. L'ancien locataire.
S'il y avait une justice, Chassibrand devait sourire
dans sa barbe au fond du trou humide.
A la banque, il trouva les télex codés.

Antoine Beaurenave était un banquier, mélange déso-


lant de fatuité, de sécheresse et d’intolérance envers les
petits comptes débiteurs. Le seul sentiment dont il ne
faisait pas l’économie était la haine, laquelle s’étendait à
tous ceux qui considèrent l’argent de la banque comme le
leur. Cela allait des petits déposants aux communistes.
L'argent, professait Antoine Beaurenave, était du sang.
Toute transfusion ne pouvait que les affaiblir, lui et les
valeurs qu’il défendait. L
Il avait été secrétaire d'Etat sous la précédente
législature, mais il était revenu de lui-même à la présidence
de la Banque de l’Expansion africaine. C’est là qu’était le
vrai pouvoir. Son rôle occulte dépassait, et de loin, celui
d’un ministre : il accordait ou coupait les crédits aux pays
africains, selon que ceux-ci se conformaient ou non à
l’intérêt de la France. Il avait, disait-il sans rire, une
« vision économiste de la solidarité ». De cette vision, des
millions de gens souffraient chaque jour. Sa banque
n'ayant pas été nationalisée, il poursuivait dans la même
voie.
Linhardt pantouflait chez lui. Les deux hommes
s’estimaient mais ne s’aimaient pas.
« Deux de vos hommes, Martin? demanda Beaure-

30
nave la bouche pleine — car il était en train de déjeuner
sur un coin de son bureau en suivant les cours de la Bourse
sur son téléviseur.
— Lecabri est mort il y a quatre jours, à Kinshasa. Il
rentrait d’un périple à la frontière du Shaba. Une mitrail-
lette piégée lui a emporté la moitié de la tête au stand de tir
de la présidence. Il y avait quatre témoins : deux officiers
zaïrois, un coopérant chinois et l’armurier. L’armurier a
été torturé mais il semble qu’il était innocent.
— Et l’autre?
— Léopold Cambremer. Seize ans de Légion étran-
gère et dix ans d’équipées mercenaires. Propriétaire de
plusieurs bars à N’Djamena, et plaque tournante de petits
trafics vers le Niger, le Zomuzo et le Centrafrique. Il s’est
fait bouffer par ses chiens, des dobermans qu’on avait
rendus fous avec une drogue quelconque. »
Beaurenave le fixa d’un œil rond :
« Et alors?
— C’étaient des hommes de l’équipe Black-Out. »
Une ride plissa le front du banquier et il jeta un
regard rapide autour de lui: « Un hasard. Ils finissent
tous par mourir.
— Ils avaient raccroché. Lecabri formait la garde
présidentielle de Mobutu, Cambremer traficotait genti-
ment. Je n’ai jamais cru au hasard, ajouta Linhardt.
— À quoi pensez-vous?
— À rien pour le moment. Je vais chercher. Ils
étaient cinq. L’un d’eux est mort de mort naturelle il y a
trois ans — il a sauté sur une mine. Savoir où sont les deux
autres ne devrait pas présenter de difficulté. Si vous
pouviez vous procurer la situation financière de Lecabri et
Cambremer, cela m’arrangerait.
— Pas de problème », assura Beaurenave en notant
les noms avec un stylobille en or.
Il avait un petit morceau de croque-monsieur accro-
ché à la lèvre. « Vous croyez que ça aurait un rapport avec
la “ marchandise ”, Martin?
— Je ne crois rien.

31
— Comment était l’enterrement?
— Triste. »

Passé la double allée ombreuse des marronniers du


boulevard Arago, commençait l’hôpital. Un de ses pavil-
lons était spécialisé dans les maladies tropicales. On
pouvait y accéder par une extension des sous-sols.
Yvan déboucha sur un palier désert et referma
soigneusement la porte de fer derrière lui. Il prit à gauche
et longea un couloir. L'endroit était formellement interdit
au personnel soignant comme aux malades. Tout au bout,
deux hommes en blouson bleu et chaussures de sport, le
visage taillé dans de la mie de pain durcie, gardaient une
porte peinte en blanc où s’étalait en grandes lettres rouges
le mot CONTAGION.
Yvan fit passer son cabas de la main droite dans la
main gauche et exhuma sa carte bordée de tricolore d’un
geste si preste qu’on aurait dit qu’il venait d’arranger le
revers de son veston. Les deux hommes s’effacèrent et il
ouvrit la porte avec une clef de son trousseau personnel.
La chambre sentait l’encaustique et la cigarette
froide. Elle donnait sur un puits dont les briques passées
au lait de chaux renvoyaient la chaleur du soir. Il y avait
un lit, une table de nuit et une chaise. Sur un plateau à
roulettes étaient posés un magnétoscope, un magnétocas-
sette et un téléphone gainé de son dispositif de brouillage.
Le long du mur, il y avait d’autres appareils, encore dans
leurs emballages de carton, d’où sortaient des fils de couleur.
La momie gisait dans ce labyrinthe d’angles métal-
liques comme si des infirmiers désinvoltes l'avaient laissée
là. Son visage était entièrement enveloppé de bandelettes,
à l’exception de deux étroites meurtrières pour les yeux et
la bouche. Il portait un pyjama de soie vert Nil, étroite-
ment boutonné jusqu’au cou. Ses mains reposaient sur les
draps, le bout des doigts taché par l’encre des journaux.
Le colonel ouvrit son cabas et en tira la photo prise
dans le tiroir du bureau Louis XV.

32
« J'ai pensé que cela vous ferait plaisir. » [1 enchaîna
très vite, comme s’il ne voulait pas de remerciements :
« Comment allez-vous?
— Ça tire un peu. » La voix de la momie, filtrée par
les épaisseurs de gaze et de coton, était déplaisante à
entendre : « Et la jeune fille?
— Je lai mutée au Chiffre. » Yvan toussa dans son
poing fermé: « Elle avait de l’attachement pour vous.
Naturellement, tout le monde est au courant. »
Sa vie tient debout, maintenant. Un souvenir rougi au feu la
traverse de part en part, jour et nuit, et cela vient de vous. La
Comparaison avec un agent malchanceux mais qui serait
resté vivant traversa l’esprit du colonel mais il n’en dit
rien.
La momie contemplait la photo, ses yeux rougis par la
souffrance allant et venant sur les trois visages. Yvan
plongea la main dans son cabas comme une ménagère qui
pose ses provisions au retour du marché : « J’ai aussi
cela. »
C’étaient des bouteilles de chablis encore enveloppées
de leur robe de chambre de papier crépon violet. Les
médicaments tintèrent quand il les rangea sur la table de
nuit. « Vous pouvez vous nourrir?
— Bouillie, purée, chablis. »
Un temps.
« Ainsi, la farce a pris?
— Les chefs de service prennent des paris à dix
contre un que vous êtes mort en état d’expectase, ce que
certains considèrent comme une forme de lévitation spiri-
tuelle et d’autres pour une forme létale de carence
vitaminée.
— Expectase, gloussa la momie. Remarquable. Très
français. Bien meilleur que la crise cardiaque.
— Vous m’avez fait peur, dit Yvan. En vous voyant
ainsi, les lèvres pincées, j'ai cru que nos sorciers s’étaient
trompés de dose.
— Ils ne savaient pas pour qui ils travaillaient, sinon
ils y seraient arrivés, ironisa la momie. Mais j'avais
33
confiance. Je me suis laissé dire que c’étaient les mêmes
qui avaient préparé le poison pour cet opposant togolais, il
y a quelques années. Elle a bien réagi, enchaîna-t-il avec
une note d’affection dans la voix. Je lui avais donné votre
numéro. Elle aurait pu appeler les pompiers dans son
affolement... » Il pensait qu’il ne la reverrait jamais, et
Yvan respecta son silence. « En tout cas, le cocktail était
bon. Parlez-moi du hameau, maintenant. »
Le colonel sortit une cassette vidéo de son sac —
décidément inépuisable — et l’enclencha dans le magné-
toscope. L'appareil l’avala avidement. « Pris hier matin
vers sept heures, commenta Yvan. Les maïs sont déjà
hauts et notre homme a pu se déplacer sans problèmes. »
L'image naquit dans un trémolo de lumière. Chassi-
brand s’adossa confortablement, de retour du royaume des
morts.

Le film commençait par un travelling panoramique


sur un horizon de champs verts et de bois sombres d’où
jaillissaient des sapins noirs. Il avait été pris à cent trente
kilomètres de Paris, à la lisière des départements de
l'Yonne et du Loiret. Le plus proche village était Douchy,
sur la route nationale allant de Montargis à Joigny. Mais
Douchy était invisible : l’opérateur se trouvait en bordure
du plateau qui surplombait l'Ouanne, une rivière capri-
cieuse et languide bordée de peupliers.
Le plateau crayeux était recouvert d’une terre argi-
leuse plantée de pommiers tordus par le vent. Les trois
maisons du hameau se découpaient sur l’horizon clair, au
carrefour d’une route vicinale redescendant sur Douchy et
d’une départementale montant de la vallée.
La caméra s’attarda un instant sur la disposition des
lieux : la départementale formait la barre supérieure d’un
T. Sous celle-ci, côté vallée, la maison la plus proche du
carrefour était une longue fermette au toit de tuile
appartenant à Marion et Virgile Luchère. De l’autre côté
de la route vicinale, vers le plateau, on voyait un autre

34
bâtiment, celui-là blanc et couvert d’ardoise. Là vivaient
Jeanne et Daniel Génois. En retraversant la route, on
escaladait un tertre naturel adossé à une petite sapinière,
et l’on découvrait l’étrange maison de Sarah et Lucas
Vivien.
C’était une construction d’un modernisme agressif,
qui faisait penser à des porte-couteaux en cristal de section
triangulaire disposés en U. La travée du centre, orientée
sud-ouest, tournait son dos de béton brut aux vents froids
du nord. Son toit entièrement vitré soutenu par une
charpente de bois rouge descendait jusqu’au sol et portait
deux rangées de capteurs solaires. Une large ouverture en
son milieu laissait deviner une serre faisant office de piège
à chaleur en emmagasinant le soleil que lui envoyaient les
murs de refend de chaque aile. Une grande pelouse vert
cru descendait en pente douce vers le terrain des Luchère.
« Voici le héros, souffla Yvan. Notre mule n° 5. »
L’image sauta et zooma sur Lucas Vivien.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, glabre
et chauve, avec de petits yeux rapprochés d’un nez fort. Il
était grand, avec du ventre et des os. Il venait d’apparaître,
vêtu d’un invraisemblable pyjama de déporté taillé dans
un vert cotonneux zébré de rayures violines. Les jambes du
pantalon étaient trop courtes et dévoilaient les chevilles et
les pieds chaussés de pantoufles en cuir. Une robe de
chambre grenat taillée par des souris dans un rideau de
théâtre pendait sur le tout.
Le président-directeur général de l’agence de publi-
cité Moebius tenait un bol de café entre deux doigts de la
main gauche et considérait d’un air écœuré la cigarette
qu’il avait à la main droite. Il fit quelques pas sur les dalles
du patio, finit par la jeter et l’écrasa soigneusement dans
l’herbe. Puis il but son café en regardant le pignon de la
ferme des Luchère et la cour endormie des Génois.
« Regardez bien ses yeux, souffla la momie. Observez
le regard de cet homme que nous poussons vers le trou. Ces
orbites creuses. Ce nez de viveur. Ce front d’intellectuel.
Celui-ci sera dur à manœuvrer, colonel. Il sait compter.
39
Mais les choses qu’il aime sont là. Elles le rendent fragile,
comme nous tous.
— Des trois, c’est celui qui a le mieux réussi, observa
Yvan. Il a de l’argent, une maison sur la hauteur et des
pyjamas qui laissent voir sa bitte à tout le monde. J’ai déjà
quelques petites choses sur lui. Rien de bien grave.
— Lisez-les, mais laissez le film tourner. »
Lucas Vivien était sorti de sa veille immobile face à la
vallée. Il fit quelque chose de bizarre : il posa son bol de
café en équilibre sur sa tête puis revint vers la maison à pas
lents. Le colonel Yvan lisait d’une voix monocorde :
« Les Génois et les Vivien se sont connus par
l'intermédiaire d’une amie commune, Victoria Sotonio.
C’est une militante féministe convaincue qui a longtemps
fréquenté des groupuscules d’extrème gauche. Elle a été
condamnée une fois pour une affaire de carte bleue volée.
Elle a connu Lucas Vivien dans l’agence de publicité où
celui-ci était employé avant de monter sa propre affaire. Ils
semblent n’avoir entretenu que des rapports amicaux et ne
se voient plus depuis des années. Il n’en est pas de même
pour Daniel Génois, avec qui Victoria Sotonio était très
liée jusqu’en 1968. Quand Génois est rentré de l’étranger
en 1974, elle l’a présenté à Lucas Vivien, qui faisait
construire sa maison. Vivien l’a embauché pour les
finitions intérieures, au noir bien entendu. Génois ainsi
que sa nouvelle compagne Jeanne Delcourt ont vécu
quelque temps sur place, et un peu plus tard ils ont loué la
ferme de l’autre côté de la route. C’est bien le diable si
nous ne trouvons pas la mule qui a perdu un fer.
— Vous parlez des événements de Mai 68?
— Ça a été leur guerre à eux, énonça pensivement le
colonel. Une révolution avortée, ça reste un acte pur, donc
un souvenir parfait. Trop jeunes pour avoir fait l'Algérie,
trop tendres pour la révolution, et pourtant ils y ont cru. Il
suffit d’avoir pensé quelque chose pour lavoir fait, ajouta-
t-il avec cynisme. Je pencherais pour Génois. »
L'image s’interrompit, puis reprit sous un autre angle.
Une petite fille sortit de la maison de verre et alla

36
s’accroupir près de la piscine (il y avait une piscine à mi-
pente de la pelouse). C’était une belle gosse, dans les cinq
ou six ans, avec deux tresses noires et une petite bouche
dédaigneuse. Elle remonta la déclivité en tirant sur
l'élastique de sa culotte et disparut dans les profondeurs
chatoyantes.
« Sarah Vivien ne figure pas sur le film. Elle travaille
à mi-temps dans l’agence de son mari, et les jours où elle
reste à Douchy, elle se lève tard. La petite s'appelle
Marlène. Elle prend le car de ramassage scolaire devant la
maison des Luchère tous les matins à huit heures. » Le
colonel ajouta inutilement: « Notre homme ne pouvait
pas laisser sa mobylette trop longtemps sur le bord du
chemin. Il paraît qu’à la campagne il y a toujours
quelqu'un pour voir.
— Oui, dit gaiement la momie. Cette fois, c'était
nous. J'espère que les autres seront à la hauteur. »
Il pensait à Charlemagne. Charlemagne fouillera
leurs carnets d’adresse, leurs agendas, leurs dossiers de
crédit et leurs lettres d’amour. Il fouillera même leurs
poubelles. Charlemagne croit que tous les infinis sont
possibles, et que c’est à lui de choisir. Ses hommes peuvent
tuer tout le hameau avant même que l’échange ne se fasse.
Il peut tuer Marquiset. Il peut ne rien faire, parce qu’il est
fatigué ou méfiant. Ses fétiches et ses grigris lui souffleront
peut-être la vérité. La seule qu’il ne puisse pas découvrir,
c’est la mienne, parce que moi, je désespère du destin et
que mon plan est un plan désespéré.

Le troisième homme mourut la semaine suivante.


Dans les derniers mois de l’année 1981, quelques
centaines de Français terrorisés par l’arrivée d’un gouver-
nement socialo-communiste avaient fait l’acquisition d’un
morceau de Paraguay. La plus vieille dictature de l’Améri-
que du Sud leur promettait des millions à gagner sur le dos
de ses paysans, avec l’appui des bulldozers et des militaires
chargés de mater les Indiens. Lionel Devaux fut de ceux-ci.
37
Bien que connaissant l’histoire, Matas Mariscal sou-
riait encore en quittant la Transchaco dont le maigre
goudron disparaissait sous des flots de boue. Il prit un
chemin raviné où sinuait la pluie du dernier orage et
continua tout droit sur plusieurs kilomètres. La forêt basse
infestée de jaguars et de serpents tendait ses épineux qui
rayaient la carrosserie comme autant de poignards. Bien-
tôt, la Nissan Patrol se mit à tanguer et à déraper dans la
glaise tandis que le chemin s’élevait doucement. Il appro-
chait.
Mariscal connaissait l’endroit et la façon de s’y
rendre. Le propriétaire du ranch l’invitait souvent depuis
qu’il avait compris que le policier était aussi un
« padrino ». C’est par Mariscal que Devaux avait eu son
prêt pour le puits. C’est grâce à lui encore qu’il avait pu
revendre le quart de ses terres à moitié prix pour régler les
intérêts exorbitants. Mariscal tenait une place importante
dans sa vie, bien plus grande qu’il ne l'avait jamais
soupçonné.
Après dix minutes de tout-terrain, le policier para-
guayen dépassa les premiers champs de haricots dévastés
par la pluie. La maison de bois, très simple, se dressait sur
une éminence. Un bulldozer rouillé dormait près d’une
pelle à godet en panne depuis plusieurs mois. Les champs
de coton arrivaient à maturité, mais le Français était trop
fauché pour embaucher des saisonniers. Somme toute, il ne
lui restait vraiment qu’une seule chose à faire, et Mariscal
venait pour cela.
Devaux sortit sous la véranda du bungalow, suivi par
deux putes aux robes bariolées qu’il avait ramassées au
village. Il avait encore bu et tenait à peine debout. Quelle
misère, soupira Mariscal en prenant dans sa boîte à gants
son pistolet réglementaire. Il l’arma et baissa la vitre.
Inutile de se mouiller les pieds. Devaux, tu aurais dû rester
là où tu étais : nulle part, comme tous tes semblables.
Mariscal tira trois fois et avant de repartir rechargea
soigneusement son arme. L'ancienne barbouze française
gisait dans la boue, le visage invisible et sans rancune. Les

38
deux filles étaient tassées là où la balle les avait traversées.
Deux mille dollars remis par un inconnu devant l’ambas-
sade de France à Asunciôn. Tuez votre ami le Français.
Les vautours et les insectes se chargeront du reste.
Un travail facile.

Cette nuit-là, Virgile Luchère s’éveilla après quelques


heures de sommeil. Une lune rousse annonciatrice de pluie
rôdait derrière les branches du cognassier, tel un fanal
rougeoyant manié par quelque malfaiteur repérant les
lieux de son futur forfait.
Mais tout était tranquille. Il recouvrit Marion et sortit
de la chambre. La clarté nocturne baignait le décor
familier. Un long couloir desservait les chambres d’amis,
en surplomb de quelques marches, parce qu’il reposait sur
trois grosses poutres portant tout le poids de la charpente.
On redescendait dans les chambres par des escaliers de
meunier. L’espace sous la passerelle était occupé par des
placards. A droite du palier, un escalier à angle droit allait
au rez-de-chaussée.
Virgile le prit et déboucha dans le living. Pieds nus, il
traversa la pièce plongée dans la pénombre. Des tapis jetés
sur le carrelage étouffaient le bruit de ses pas. Un piano,
des fauteuils dépareillés et une longue table en chêne
cernée de chaises modernes en acier laqué constituaient
tout l’ameublement. Une grande cheminée occupait le
fond de la pièce, entre la descente de l’escalier et la porte
de communication donnant sur l'atelier. L’âtre luisait
encore de braises.
Virgile passa dans la cuisine et mit du café à chauffer
sur la cuisinière. Il revint dans le living et s’assit à la table.
Par la fenêtre, il voyait les champs jaunis sous la lune et
quelques lumières tremblantes au loin. De l’autre côté, les
fleurs du remblai scintillaient en négatif sur l’ombre portée
par le gros marronnier. Il était à l’endroit qu’il appelait la
ligne de partage des eaux, à mi-chemin du jour qui ailait
naître et de la nuit qui finissait, là où le flux s’inversait
39
chaque soir quand le crépuscule incendiait les maïs et le
blé. C’est là que Marion et lui travaillaient, leurs machines
à écrire accolées comme des bêtes de fer livrant combat,
surexcitées par le fracas des touches.
Il but une gorgée de café et calcula vaguement qu'ils
en étaient à leur cinquantième livre de cul. Quinze années
passées à jongler avec l’infinie et dérisoire gamme des
figures sexuelles, à fouiller et refouiller l’arsenal de la libido
humaine contre argent comptant. Cinquante livres. Ils
auraient dû être millionnaires et ne le seraient jamais. Ils
avaient aussi servi de nègres à un célèbre présentateur de
variétés, à un journaliste d’une station périphérique et à un
ancien flic qui n’en finissait pas de ressasser sa carrière de
suce-trombone. Virgile les plaignait — ils avaient acheté
ce qui pour Marion et lui était gratuit — mais il ne les
voyait jamais à la télévision sans avoir envie de casser le
poste.
Et pourtant, il était heureux, là, dans sa maison tapie
dans la nuit, le bois ciré de la table sous ses coudes. Il
poursuivait depuis de longues années la rédaction d’un
ouvrage qui ferait date dans son histoire sinon dans celle
des autres. Il était aimé de la femme qu’il aimait. Ses
enfants étaient beaux et le café était bon. Si la tuberculose
qu’il avait eue adolescent lui avait fané un œil, c'était
heureusement celui dont il se servait pour regarder la
laideur du monde. Cet homme aux cheveux bouclés, au
nez d'Espagnol et au cœur gai ne savait pas encore qu’il
était une mule.
Un peu plus tard, sans avoir allumé, il remonta dans
la chambre. De la bouche immense de Marion sortait un
souflle d’enfant. Elle dormait pelotonnée, sa chemise de
nuit remontée jusqu'aux seins. Elle eut un petit rire
lointain quand...
La lune émergea lentement du hallier des branches et
sa clarté orange se répandit sur la route. Virgile suspendit
sa main. .
Un homme sortait du champ de pommiers qui allait
de la ferme des Génois à la route. À quatre heures du

40
matin. Îl sauta le petit fossé et ramassa sa mobylette
cachée dans l’herbe.
Quelques secondes plus tard, il passa en pédalant,
moteur éteint, le visage baissé sous son bonnet de laine.

Toby Newman, un sourire quiet sur sa bouche


gourmande et le ventre en avant sous sa chemise de soie,
traversa le boulevard Sébastopol, puis le carrefour des
Arts-et-Métiers et prit, en face, la petite rue Bailly qui
rejoint la rue de Bretagne en faisant un angle droit. Devant
la vitrine d’un marchand de bois blanc, il s’arrêta pour
“vérifier son nœud de cravate et vit David sur le trottoir
d’en face, son éternel casque de moto à la main. Dans le
casque, un pistolet-mitrailleur Uzi, chargeur engagé.
Rue de Bretagne, les éventaires de marchands débor-
daient sur le trottoir. Devant lui, Toby aperçut la grosse
tête coiffée d’un admirable feutre gris de Mosché Z. La
Porsche noire de Nathan était en attente à la hauteur de la
rue Charlot. Elle démarra souplement quand il passa à sa
hauteur et alla l’attendre sur l’emplacement des taxis,
devant le café du Progrès. Toby Newman et ses trois anges
gardiens.
Il tourna à droite dans la rue Vieille-du-Temple,
croisa des hordes d’enfants qui sortaient de l’école. Il
traversa la rue des Quatre-Fils, la rue des Francs-Bour-
geois et tourna à gauche dans la rue des Rosiers. La
Porsche avait déjà fait le tour par la rue Pavée et
l’attendait devant le hammam, garée en double file.
Nathan bavardait avec deux jeunes juifs chargés de la
surveillance du quartier. Sans se presser, Toby Newman
poussa la lourde porte de l’établissement de bains et acheta
une entrée.
Il était encore tôt. Les cabines étaient vides, mais des
rires et des conversations sonores provenaient de la
piscine, se réverbérant sur les plafonds de mosaïque.
Serrant son peignoir de drap sur son corps replet, le petit
façonnier de la rue Réaumur se dirigea vers le sauna.
41
Dans la rotonde encombrée de fauteuils en rotin,
Mosché Z. et David lisaient des journaux spongieux dont
les pages imbibées de vapeur d’eau cachaiïent les armes
posées sur leurs genoux. Sans leur accorder un regard,
Toby poussa la porte de verre de la cabine de sudation.
Le chef du service Action de la Direction générale de
la Sécurité extérieure l’attendait sur le troisième gradin de
ciment.

Nu, Yvan était cylindrique et massif, sans muscles. Il


tenait à la main des lunettes à monture d’or fin et plissait
les yeux d’un air chagrin dans le brouillard brûlant. La
température atteignait quatre-vingt-dix degrés centi-
grades, et de grosses gouttes de sueur jaillissaient de son
front comme un collier de perles qui se défait. Il salua
Toby d’une petite inclinaison de la nuque :
« Merci d’être venu.
— J'ai appris la mort de Chassibrand. Pas de chance,
vraiment », dit Toby en s’installant à côté de lui et en
Ôtant son peignoir.
Yvan aspira bruyamment l'air saturé d’humidité,
comme un gros poisson tiré sur la grève : « Venons-en au
fait, Toby. Il s’agit d’une opération... délicate. Elle n’a que
quatre accréditations chez nous. Je la monte en dehors de
la maison.
— À l'insu de vos propres services? » s’étonna poli-
ment le tailleur. Il savait que le gouvernement socialiste
n’avait aucune confiance en ses services secrets, à tel point
que l'exploitation et le renseignement pour la Libye et le
Tchad se faisaient par l’intermédiaire d’une cellule semi-
clandestine rattachée à la rue Saint-Dominique.
« Nous avons des soucis avec le Zomuzo, lâcha Yvan
en s’adossant au mur. Le général Molimba louche de plus
en plus vers les Américains. Il vient d'accepter le double-
ment de sa radiale ferroviaire avec un financement texan.
Lélé est plein de types de la CIA et d’hommes d’affaires en
chemises à fleurs. On a beau mettre des araignées dans

42
leur whisky et des putains vérolées dans leur lit, ils
s’accrochent.
— Vous voulez faire sauter Molimba? s’étonna
Toby.
— Le Zomuzo est une pièce essentielle de notre
dispositif, répondit le colonel évasivement. Non, Toby, on
va lui foutre la trouille. C’est pour cela que j’ai besoin de
vous.
— En quoi puis-je vous être utile, colonel?
— Vous vous souvenez de Nestor Lecœur Abimba, le
prédécesseur de Molimba? Un fou sanguinaire, pourri
jusqu’à la moelle. Une de nos créations, soupira Yvan dans
un brusque accès de contrition. Il est bouclé en France,
dans son dernier château, avec interdiction de faire des
vagues. Il ne peut aller nulle part, sauf au Zomuzo.
-. — Vous voulez qu’il retourne là-bas?
— Nous voulons qu’il en ait l’idée.
— Il se fera massacrer.
— Pas forcément. Son ethnie est restée puissante.
Quelques personnes judicieusement placées pourraient
lever des maquis. Comme c’est une affaire intérieure
zomuzienne, nos troupes n’interviendraient pas avant que
Molimba ne le demande très gentiment. En virant les
Américains, par exemple. »
Toby Newman se permit un petit sourire mais ne fit
aucun commentaire.
« Bref, nous désirons rendre la liberté à Nestor
Lecœur Abimba, continua Yvan. Vous me pardonnerez de
ne pas vous donner les tenants et les aboutissants de
Paffaire, mais ils ne vous aideraiïent en rien.
— Bien sûr, dit Newman.
— Nous avons un plan.
— Je vous écoute.
— Nous ne pouvons pas passer par des hommes qui
ont travaillé quarante ans pour l’ancienne majorité :
l'affaire prendrait l’eau avant même d’avoir reçu un nom.
C’est là que vous intervenez, Toby. J’ai pensé que vous
pourriez prendre contact avec Abimba en vous faisant

43
passer pour le représentant d’un groupe paramilitaire
quelconque. Une amicale d’affreux, si vous voulez. Vos
services pourraient monter ça de toutes pièces, je leur fais
confiance. Vous contactez donc Abimba et vous lui
proposez un marché : renverser le général Molimba et le
réinstaller, lui, à la tête du Zomuzo. La date est prévue : le
15 septembre. C’est celle des manœuvres franco-zaïroises.
Toutes nos troupes auront quitté Lélé. Une trentaine
d'hommes décidés pourraient prendre la capitale en une
nuit, direz-vous à Abimba, et il n’aurait qu’à arriver en
avion au petit matin.
— Vous l’avez fait il y a quinze ans, se souvint Toby.
— Contre Abimba lui-même. L'idée devrait lui
plaire : il a une revanche à prendre. Je vous fournirai la
silhouette pour l’approcher, les termes du marché et tout
ce qu’il faut pour que ça ait l’air vrai, liste d’armes,
munitions, transports, plans, photos. » Le colonel remit
ses lunettes sur son nez charnu et fixa son interlocuteur, le
visage sans expression : « Votre travail, c’est de l’appâter
et de tirer la ligne d’un coup sec, Toby.
— Îl me faudra une ligne à brochet, sourit Newman.
— Il vous faudra trois milliards, dit le colonel Yvan.
Cash. D’anciens francs, naturellement, nous ne sommes
pas chiens. »
Le petit façonnier cessa de sourire. Trois milliards!
« Îl ira les chercher en Suisse, expliqua l’homme de la
DGSE d’une voix neutre. Tout ce qui lui reste est là-bas.
Trente hommes à vingt briques, un avion, les armes, les
contacts, les pots-de-vin. C’est un prix tout à fait raison-
nable. »
Le chef des opérations France du Mossad était depuis
trop longtemps dans le métier pour ne pas saisir le léger
raidissement dans le ton du colonel. Les services secrets
israéliens prenaient le marché ou ne le prenaient pas.
« Et quelles sont les contreparties, mon colonel?
— Ce que vous voudrez, dit l’autre avec insouciance.
Des Palestiniens, des Syriens, des Irakiens. Ou un arrange-
ment avec les Sud-Africains, que vous renégocierez.

44
— Je dois en référer à Tel-Aviv.
— Cela va de soi. Nous sortons? La prochaine fois,
Toby, c’est moi qui fixerai le contact. Ce sera dans un
entrepôt frigorifique, vous avez ma parole. »

Le plus grand service secret de la planète n’est pas le


KGB soviétique, mais le Te Wu chinois. Le KGB est
simplement le plus offensif mais le Te Wu dispose de
l'énorme potentiel de recrutement que sont les diasporas
chinoises éparpillées dans le monde entier.
- L’espionnage chinois à l’étranger dépend du She Hui
Bu, situé au 15, allée de la Corde-à-l’Arc à Pékin. Le
service Action, dirigé par un certain Xié Fao, est la
V° section opérationnelle du département du Front uni du
Travail. Elle dispose d’une importante cellule Afrique,
dont une subdivision s’occupe du Zaïre.
Gigantesque pays bourré de richesses et ravagé par la
corruption, l’ex-Congo belge a longtemps été considéré par
la Chine révolutionnaire comme « l’étincelle qui enflam-
merait toute la plaine ». La guerre avait donc fait long-
temps rage entre le Te Wu et les services secrets occiden-
taux, le Te Wu appuyant le KGB mais n’ayant de cesse de
développer des mouvements prochinois. De 65 à 70, Pékin
avait subi toute une série d’échecs au Kenya, en Tanzanie
et en Centrafrique, soutenu puis tenté d’assassiner Nasser
quand celui-ci avait ouvert l'Egypte aux Soviétiques et fini
par tirer la conclusion de ses efforts. L’ennemi prioritaire
de la Chine en Afrique, c'était Moscou. Le coup d’Etat du
Soudan, en juillet 71, avait concrétisé le virage à 180° de la
politique étrangère chinoise. Des accords de coopération
avaient été passés avec le SDECE, le MI6, la CIA et le
Mossad.
En 1980, les premiers instructeurs chinois arrivèrent à
Kinshasa pour former les commandos zaïrois. L’un d’eux
s'appelait Yao Hua. C’est lui qui, quelques années plus
tard, avait posé devant le capitaine Lecabri un chargeur
45
d’Ingram bourré de gélinite explosant par simple contact
électrique à la montée de la première balle.
Son supérieur hiérarchique, chef d’antenne à Kin-
shasa, en informa la cinquième section du She Hui Bu. Et
Xié Fao, un peu plus tard, en parla pour information au
colonel Avery. T. Ricordel, officier de liaison de la CIA à
Macao. Le Chinois confia à l’Américain que la mort de Te-
Deum était un contrat passé par un Français se réclamant
du réseau Missi Dominici.
La confidence arriva sur le bureau de Samuel
Erickson Jr, chef du « desk » africain à Langley, lequel
avait appris le meurtre par son attaché militaire au Zaïre,
Servan L. Addinsel. Le chef d’antenne américain à Lélé,
Tim Einsenhower, en fut informé à son tour, ainsi que
ancien directeur des services secrets français, Martin
Linhardt, dont Servan T. Addinsel était resté l’ami.
Toby Newman et Yvan sortirent tard du hammam de
la rue des Rosiers. Ils avaient dîné dans la partie restau-
rant et échangé leur stock d’histoires juives entre deux
ragots sur le monde du renseignement. De temps à autre,
le colonel glissait un regard sur le couple qu’ils formaient,
l’un et l’autre nus sous le ridicule peignoir trop étroit, et il
émettait un gloussement très Vieille-France en lissant sa
petite moustache d’officier de cavalerie.
Ça avait été une excellente soirée, et Toby n’avait pas
envie de se coucher. Il prit un taxi rue de Rivoli et donna
l'adresse de l’ambassade d’Israël.
Il n’y avait rien dans la documentation de l’ambas-
sade qu’il n’eût pu trouver dans une bibliothèque ou dans
les archives d’un journal. Mais quelque chose avait éveillé
sa méfiance, dans la façon dont Yvan lui avait présenté le
marché. Il avait hâte de connaître tous les éléments de la
transaction.
Une fois aux archives — une cave bétonnée, tant
l'ambassadeur craignait qu’on ne fit sauter le bâtiment en
passant par les égouts — il commença par le Zomuzo.
Historiquement comme géographiquement, le pays
n'avait pas existé Jusqu'au xvrr° siècle. C’était à peu de

46
chose près le centre de l’Afrique, partagé entre le Soudan,
ce qu'on appellerait plus tard le Zaïre et l’'Oubangui-
Chari, devenu République centrafricaine. Des ethnies
d’origine bantoue vivaient dans d’épaisses forêts et la
savane rase peuplée d'animaux sauvages.
Au xvir° siècle, la très forte poussée islamique en
provenance du Soudan avait entraîné des métissages,
terme pudique pour désigner le résultat des razzias et du
trafic d’esclaves mené sur une grande échelle par les
négociants arabes.
Dans les années 1880 étaient arrivés les premiers
explorateurs européens. Des combats assez confus s’étaient
énsuivis entre les missions militaires occidentales et les
Arabes, puis entre les différentes expéditions françaises et
allemandes, enfin entre Français et Anglais. Les Français
avaient fondé Fort-Tisane sur la rive nord du fleuve Gouro
et confié le pays à des concessionnaires qui l’avaient mis en
coupe réglée.
Ils avaient exploité la population à tel point que des
révoltes sanglantes avaient éclaté un peu partout. Le
grand-père de Nestor Lecœur Abimba, Afbe Abimba, le
« père terrible », avait mené l’insurrection de sa tribu
jusqu’à sa capture et son exécution en 1907. De cette
époque dataient les postes militaires de Lélé, Sebako,
Goumi et Tabadès.
En 1911, l'Allemagne et la France s’étaient partagé le
fabuleux empire africain. La France avait cédé le Shara —
la partie ouest du Zomuzo — et les montagnes de Bodé, au
nord. Trois ans plus tard, elle les avait repris à la
déclaration de guerre. Le premier conflit mondial — où
nombre de Zomuziens improprement appelés tirailleurs
sénégalais avaient péri — avait adouci administration du
petit pays. La voie ferrée Lélé-Tabadès avait été terminée
en 1930, et reliée au système ferroviaire de l’Oubangui-
Chari. Nestor Lecœur Abimba était né la même année,
dans une case du village de Chouffé, à dix kilomètres de la
capitale.
Toby Newman alluma un cigare, remonta se faire un

47
café et reprit sa lecture. Il restait peu de chose. Après la
Seconde Guerre mondiale, et la conférence de Brazzaville,
le Zomuzo avait été englobé dans l’Union française. En
1959, il avait accédé à l’indépendance sous la présidence
de Barthélemy M’Bo, ancien député français et fondateur
du MPZ, mouvement populaire zomuzien, devenu en 1960
le PUZ, Parti unique zomuzien.
Le dossier numéro deux était fait d’un carton de
couleur bleue passée et de plusieurs chemises cornées
serrant des papiers qui n’avaient pas été feuilletés depuis
longtemps. Ils parlaient tous de Nestor Lecœur Abimba.

À cinq cents mètres à vol d'oiseau, Beaurenave et


Hubert Cochenille se faisaient face derrière les lourdes
tentures d’un appartement de la Plaine-Monceau.
Cochenille était un sexagénaire de belle prestance,
aux cheveux argentés et à la bouche un peu lourde. Sa
société pétrolière avait longtemps servi les desseins de
l’ancienne majorité en Afrique, ses cadres étant le plus
souvent membres des services secrets de Martin Linhardt.
Depuis l’arrivée au pouvoir des socialistes, nul n’entendait
plus parler de lui, mais on se chuchotait qu’il faisait partie
du « shadow cabinet » de l’ancien locataire de l'Élysée et
qu'il deviendrait ministre de l’Énergie dès le retour aux
affaires de la droite. Cochenille laissait dire. Il visait plus
haut.
« Martin a appris la mort du troisième mercenaire
par un de ses anciens contacts à la CIA, résuma Beaure-
nave. [Il dit que ça commence à sentir mauvais. Quelqu’un,
quelque part, veut quelque chose. Ce quelque chose, c’est
Abimba qui l’a, Hubert. »
Cochenille jouait avec ses branches de lunettes, l’air
dubitatif. Le banquier insista :
« Et pourtant, il n’a plus que sa chemise sur le cul!
Nous y avons veillé. Il vit avec ce qu’il a investi ici, des
placements tous plus tordus les uns que les autres: un

48
restaurant, une conserverie de poissons au Pays basque,
deux ou trois boutiques de mode africaine.
— Vous pensez qu’on cherche à récupérer la... mar-
chandise, Antoine? dit le pétrolier avec lenteur. Vous
croyez qu'il a quelque chose à échanger, c’est ça? »
Beaurenave haussa ses lourdes épaules :
« Les fameux papiers compromettants? Et alors?
Tout le monde sait ce que c’est, la gauche la première.
— Les socialistes savent aussi où est passé le trésor
d’Abimba.
— Tout le monde, renifla Beaurenave avec mépris.
C’est un fait acquis.
”.. — Un fait acquis? » Hubert Cochenille leva les
mains : « Quelle merveilleuse formule, Antoine! Pensez-
vous que ces trois milliards ne les tentent pas eux aussi?
— Ça fait partie de nos conventions, grogna le
banquier. Ils ne touchent pas à ça, et à quelques autres
bricoles, et nous observons la légalité républicaine. »
Cochenille sourit sans répondre.
« Le président a fort à faire avec les peaux de banane
que lui refilent ses propres services, reprit Beaurenave. Je
ne vois pas pourquoi ses amis perdraient leur temps à faire
les poches d’Abimba quand ils sont obligés de s’appuyer
sur les Américains et les Israéliens pour savoir ce qui se
passe dans les colonies! » Son visage massif se fendit d’un
sourire méprisant. « Je veux dire : chez nos amis africains,
Martin pense que c’est Charlemagne.
— Il l’a toujours détesté.
— Il pense que Charlemagne essaie de remonter la
filière. Il restait quatre des cinq hommes qui ont chargé la
marchandise dans les hélicoptères, et trois d’entre eux sont
morts.
— Les Missi Dominici n’ont aucun moyen de savoir
où nous avons stocké la marchandise, objecta Cochenille,
— L'idée de Martin, c’est qu’Abimba va nous sortir
un polichinelle de son tiroir et exiger le retour du trésor.
Vous comprenez? Abimba n’a aucune raison d’en vouloir
aux Missi Dominici. C’est nous qui l’avons débarqué, pas
49
Charlemagne. Charlemagne a besoin d’argent. La valse
des députés et des hauts fonctionnaires lui a porté préju-
dice : les marchés lui tombaient tout rôtis dans le bec, et ce
n’est plus le cas. Il a dû aller trouver Abimba et lui
proposer de nous faire rendre gorge. »
Cochenille resta silencieux un long moment, les mains
élégamment croisées sur le tissu pure laine de son panta-
lon. Puis il soupira : « Cela ne nous dit pas pourquoi on a
exécuté nos barbouzes.
— Les Missi Dominici les ont peut-être approchées,
et comme les gars n’ont pas voulu marcher, ils les ont fait
taire. Ils gardent peut-être le dernier, celui qu’on appelait
le Niçois, comme instrument de pression, au cas où les
choses tourneraient mal.
— Et si c'était Abimba tout seul?
— Il est coincé dans son château comme un rat dans
son trou. Je ne vois pas comment il aurait pu mener une
opération d’une telle complexité. Avec qui? Avec quoi ?
— Oui, murmura Cochenille. Charlemagne ne s’est
jamais remis d’avoir flairé le gigot sans mordre dedans. Ça
semble plausible. Que comptez-vous faire, Antoine?
— Martin songe à recruter une équipe à l’extérieur et
à surveiller le château d’Abimba. Quoi qu’il se passe, ça se
passera là-bas.
— Vous pensez aux Kommandos Bismarck?
— ls sont chers, mais on peut compter sur eux.
— Même en cas de coup dur avec les Missi Domi-
nici?
— On les choisira soigneusement.
— Eh bien, allez-y », dit Cochenille. Il replia soi-
gneusement ses lunettes d’écaille et les rangea dans sa
poche : « Il n’est pas question de rendre ne serait-ce qu'un
centime. Ils sont à nous maintenant, et nous en avons
besoin : les législatives approchent. »

Quand Toby Newman rentra se coucher auprès de sa


femme, dans le petit appartement qu'ils occupaient depuis

50
quarante ans rue d'Alexandrie, il en savait un peu plus sur
Nestor Lecœur Abimba.
La cible désignée par Yvan descendait d’une longue
lignée de chefs de tribu semika, une ethnie forestière à la
lisière orientale du Zomuzo. Son père était « chef des
arbres » et louait ses hommes à un colon français, François
Lelambert. Après sa mort accidentelle, le forestier et sa
femme avaient proposé à la mère de Nestor d’envoyer
lenfant à l’école Jeanne-d’Arc de la sous-préfecture. Elle
en avait référé aux anciens, et accepté. Elle s’appelait
Marie-Caresse. C’était une très belle femme; elle s’était
remariée peu après avec un des oncles de l’enfant.
Les curés du séminaire avaient promptement baptisé
Nestor et avaient ajouté à son nom celui de Lecœur. Deux
ans plus tard, ils l’avaient expédié à Lélé, chez les bons
pères maristes, où il avait appris qu’il avait des ancêtres
gaulois et que son pays avait été sauvé par la bataille de la
Marne. De cette curieuse conjonction était née la fascina-
tion de Nestor Lecœur Abimba pour la carrière militaire.
Il terminait ses études à Bangui quand le gouverneur de
lOubangui-Chari s'était rallié à la France libre. Il s’était
engagé aussitôt.
Incorporé dans le Régiment de marche du Tchad, il
avait débarqué en Corse, puis à Toulon et avait libéré la
France. Il était titulaire de la croix de guerre et de la
médaille militaire avec deux citations.
Sergent-chef à la Libération, il avait été versé dans
l'armée française et avait signé un engagement de trois
ans. Il avait suivi l’école des cadres et en était sorti sous-
officier en 1949. De 1949 à 1953, il avait servi en
Indochine, avait échappé de peu à la capture par le Viêt-
minh et était rentré en France avec une blessure et une
troisième citation. Lieutenant en 1955, il avait demandé
son affectation dans l’armée zomuzienne en 1958 et il était
aussitôt passé capitaine. Chef de bataillon en 63, il avait
créé de toutes pièces la garde prétorienne du président
Barthélemy M’B6, les « mangeurs de fer ». C’est avec eux
qu’il avait renversé le chef de l’État, trois ans plus tard.
1
Si son destin avait déjà basculé depuis de longues
années — depuis que l’employeur de son père lui avait
offert des études —, cette année-là, il avait pris un
tournant décisif. Une note de synthèse des services d’his-
toire contemporaine du ministère des Affaires étrangères
israélien prétendait qu’il avait été approché lors d’un
voyage à Paris par les services secrets français et les colons
de la chambre de commerce, mécontents du despotisme de
M'Bo. La seule victime de son arrivée au pouvoir avait été
linfortuné Barthélemy, abattu par erreur dans le dos.
À quarante-cinq ans, le chef de bataillon Abimba
s'était retrouvé à la tête d’un pays de deux millions
d’illettrés ayant un revenu moyen de quinze dollars par
habitant. Il ne lui avait fallu que quelques années pour
devenir un potentat de droit divin s’appuyant sur une élite
exclusivement semika et empochant pour chaque marché
d'Etat des commissions colossales. Sur l’impulsion des
hommes d’affaires, il avait imposé la monoculture du
sorgho, du coton et du cacao, seules denrées susceptibles,
avec le bois, de payer les importations. Des famines
spectaculaires éclataient tous les cinq ans. Pendant ce
temps, le ministre français de la Coopération chassait le
papillon dans la forêt, un papillon très rare dont les ailes
avaient la forme exacte du pays et qui tombait en poussière
dès qu’on le touchait. D’autres membres du gouvernement
descendaient de Paris pour chasser le gros dans une
réserve interdite aux indigènes. Les relations entre Lélé et
Paris étaient difficiles mais nécessaires (les papillons, le
gros gibier) de sorte qu’elles avaient duré quinze ans avant
qu'on ne décide en haut lieu de déposer à son tour
Abimba.
Le 24 décembre 1980, un régiment de parachutistes
français venus d’un « pays voisin et ami » l’avait mis dans
un avion pour la Libye. Nestor Lecœur Abimba n’y avait
pas perdu la vie, mais toutes ses illusions. Depuis cinq ans,
il vivait cloîtré dans sa gentilhommière du Loiret,
défrayant de temps à autre la chronique avec de pathéti-

52
ques appels à la clémence ou le rappel de ses campagnes
militaires.
Toby Newman s’aperçut que sa femme était éveillée
et le regardait. « À quoi penses-tu? » demanda-t-elle en
allongeant un bras tiède sous la couverture et en lui
caressant le cœur.
« À un petit garçon noir d’une centaine d’années »,
dit-il en éteignant la lumière.
Il avait résolu de prendre l’avion et d’aller à Tel-Aviv.

Lucas Vivien était un homme pressé. Il se devait


d’être à l'agence à neuf heures et demie tous les matins, ce
qui le faisait partir à huit heures du hameau. Par tous les
temps, d’un bout à l’autre de l’année, il mettait quatre-
vingt-dix minutes à faire les dix kilomètres de campagne
jusqu’à Courtenay et les cent dix kilomètres d’autoroute
jusqu’à la porte d’Italie. Il laissait la Range Rover au
parking et gagnait l’agence au septième étage d’une tour
du 13° arrondissement. La voiture était puissante et sûre,
et il écoutait du jazz en roulant. De temps à autre, il
prenait l’avion pour voir un de ses clients dans le Nord ou
à Lyon. L’agence tournait bien, avec un personnel qualifié
recruté dans les différentes agences où il était passé. Créatif
de formation, Vivien avait viré par la force des choses au
gestionnaire, mais de temps à autre il s’offrait une
récréation en écrivant et en réalisant lui-même une cam-
pagne. Il avait gagné assez d’argent en dix ans pour payer
la maison de verre et un studio minuscule rue Greneta où il
leur arrivait, à Sarah et à lui, de coucher après avoir vu un
bon film. Marlène dormait alors chez les Génois ou les
Luchère.
Ce matin-là, il choisit une chemise de laine, enfila un
pantalon de cuir sur des chaussures souples et montantes,
en cuir elles aussi, et prit une superbe veste de cachemire,
nimbée de ce halo qu’ont les choses de bon goût martyri-
sées par la fréquentation du populaire. Il ramassa son
portefeuille bourré de cartes de crédit, sa montre en or

53
blanc et son stylo en laque, et passa dans la salle à manger
où Sarah et Marlène déjeunaient en regardant un dessin
animé au magnétoscope. C’était une habitude pernicieuse
contre laquelle il avait renoncé à lutter. Sarah faisait ce
qu’elle voulait de son temps et de sa fille quand il n’était
pas là. Il embrassa les fronts serrés et tièdes, cheveux noirs
lisses et cheveux noirs bouclés, piqua un toast beurré dans
l’assiette de Marlène et traversa la pièce un peu froide où
la lumière du matin ricochait sur le parquet de pin vitrifié.
Il se sentait en forme, après un hiver difficile, et sortit
en sifflotant. Il repoussa la baie vitrée derrière lui,
enfermant les deux femmes dans leur aquarium verditre,
et gagna à grands pas le vieux hangar qui abritait la Rover
et la Peugeot 205 de Sarah. Il y avait un garage à l’arrière
de la maison, mais il était toujours encombré.
Il mit le contact. La voiture était une seconde main
achetée sur l’agence, et dont il avait fait changer le moteur
en un diesel six cylindres, en dépit de l'interdiction faite
par la marque à ses concessionnaires. Elle démarra du
premier coup et les essuie-glaces tracèrent un orbe pares-
seux sur le pare-brise plein de rosée. Il aimait cet instant,
l'instant où tout s’ordonnait selon le modèle qu’il avait fixé
quelques années plus tôt, quand il en avait eu assez de
Paris. Au hameau, le bruit du monde mourait comme une
vague finissant sur la plage. Il avait domestiqué la nature,
fait bâtir la maison qu’il voulait et goûtait des joies simples
qui lui avaient coûté plusieurs dizaines de millions. Le
calme après une tempête de plusieurs années, quand Sarah
et lui étaient amoureux fous mais ne se faisaient pas de
cadeaux.
Ïl contourna la maison, vira dans l’épingle à cheveux
qui menait à la descente et freina en arrivant sur la route.
En face, Daniel Génois ouvrait la porte pour faire sortir
son chat. Ils se saluèrent de la main. Lucas accéléra. Les
grosses roues crantées mordirent la route mouillée par une
averse et la voiture s’élança dans la montée.
Comme il arrivait en haut de la côte, il croisa un
homme juché sur une mobylette tachée de boue. Un

54
paysan, ou un habitant du village se rendant à son usine.
Vivien ralentit et chercha le regard de l’homme sous le
bonnet de laine. Mais l’autre détourna les yeux. Il fumait
une cigarette à bout de liège. Un citadin. Eux ne saluaient
jamais.
On était le 15 mai. Il faisait beau et frais. Vivien
enclencha la quatrième en sifflotant la première rengaine
qu'il avait entendue à la radio, et qui ne le quitterait pas de
la journée.
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L’UN ET L'AUTRE PRÉTENDAIENT FAIRE PARTIE DU DÉPARTE-
ment d'Etat. L’un et l’autre habitaient le New Jersey, des
maisons semblables avec des pelouses sans barrière. Ils se
retrouvèrent en fin d’après-midi dans le monte-charge
poussif et crépi de cambouis qui s’élevait en ahanant dans
un vieil immeuble de la 23° rue N-W à Washington.
« Si seulement nous étions amants, cela aurait un
sens, soupira Susan Cotton en regardant les paliers aux
plaques d’acier riveté défiler de l’autre côté de la grille. Je
veux dire, sourit-elle à la manière d’un glaçon, que c’est le
genre de réflexion que vous comme moi pourrions au
moins avoir en commun. C’est tellement ridicule de devoir
prendre la navette tous les mercredis pour se retrouver
dans cette foutue annexe alors que nous pourrions faire la
pluie et le beau temps dans le monde entier depuis
Langley! »
Philip Bodybilsky affermit ses dossiers dans sa main
gauche et posa sa main droite sur la poignée de la grille.
Susan lui produisait le même effet qu’à tous les cadres
travaillant au staff Opérations et planning de la CIA.
Blonde, grande, dessinée par Hugh Heffner, elle était trop
belle pour ce boulot trop moche. Ses vingt-huit ans étaient
une insulte de plus aux pontes de la Company.
Parfaite incarnation d’une jeune femme frais émoulue
d’une grande université américaine, elle était son adjointe
aux Opérations et dirigeait en fait à elle seule le SOG. Le
SOG, c’étaient les opérations spéciales. Fais-leur mal avant
qu’ils ne te fassent peur. Ça allait du support aux Contras

57
antisandinistes à l’assassinat de leaders communistes aux
Philippines.
Bien que Bodybilsky eût théoriquement autorité sur
elle, il fallait pour tenir Susan autre chose qu’une simple
supériorité hiérarchique. Du sexe, peut-être. La seule
chose qu’il se sentait incapable de lui donner.
Natif de San Francisco, Bodybilsky ressemblait à s’y
méprendre à l’un de ces jeunes gens de la Silicon Valley :
T-shirt trop grand, baskets éculées et bronzage à l’année.
Il était extraordinairement intelligent, roulait dans une
voiture coûteuse et rentrait chez lui le soir pour jouer avec
son ordinateur en écoutant de l’opéra. Sa personnalité
complexe s’opposait à celle, brillante, de la jeune femme,
mais à eux deux ils tenaient l’un des trois grands départe-
ments de la CIA et dirigeaient des chefs de département
géographiques qui, tous, avaient une trentaine d’années de
plus qu’eux.
L’ascenseur s’immobilisa en grinçant et ils sortirent.
L’étage était entièrement recouvert de carreaux blancs
immaculés. Il n’y avait qu’une porte blindée, peinte en
rouge. [ls appliquèrent leurs mains ouvertes sur une
plaque sensible, à mi-hauteur du battant, et le battant
s’ouvrit.
Un couloir moquetté desservait plusieurs portes sem-
blables. Il était violemment éclairé et gardé par deux types
assis derrière un petit bureau d’acier noir, d’anciens
physionomistes recrutés à Las Vegas. L’un d’eux leur
montra le vantail peint en bleu pétrole derrière lequel
attendaient déjà Samuel Erickson Jr, chef du « desk »
africain (il ressemblait à un GI retour des Bermudes) et un
envoyé de la NSA chargé des écoutes ELINT et du
décryptage des messages entre Paris et l’ambassade fran-
çaise au Zomuzo.
Un peu plus tard arriva un petit homme bedonnant
représentant divers organismes d’aide économique au tiers
monde, tous plus ou moins inféodés à la CIA. Il avait un
curieux patronyme: Gaylor Habenzoer. Bodybilsky
lui
tendit l’ordre du jour:

98
— «Nouveaux éléments d'appréciation.
— Montage financier et industriel OBO.
— Actions et moyens auprès de Molimba.
— Réactions françaises, »
Gaylor Habenzoer y jeta un coup d’œil et sourit à
Susan Cotton :
« Eh bien, Susan, je crains que ce ne soit pacifique.
Une OPA, en quelque sorte. »
Susan sourit d’un air gourmand :
« Il y a toujours quelque chose qui merde, Gay. Vous
serez bien content de faire appel à ma boîte à outils.
— De fait, commença Bodybilsky, tant pour montrer
due c'était lui qui dirigeait la réunion que pour souligner la
facilité trompeuse de l'affaire, nous marchons sur les pieds
des Français. Ils sont là-bas depuis le x1x° siècle, qu’on le
veuille ou non.» Il se tourna vers Samuel Erickson :
« Sam, votre “ desk ” est le plus petit de tous puisque
notre section Afrique n’emploie que trois cents hommes
sur un effectif de cent cinquante mille. Il y avait à cela une
bonne raison : nous nous appuyions sur les services secrets
occidentaux et ne montions que des opérations ponctuel-
les, visant à retarder la poussée communiste sur ce
continent. Cette fois (il respira un grand coup), cette fois,
nous jouons dans nos buts. Il faut virer ces Français du
Zomuzo en douceur. Molimba est d’accord.
— Pour combien? demanda doucement le petit
homme bedonnant.
— Un million de dollars, sur un compte ouvert aux
Bahamas.
— C’est donné, ricana Gaylor Habenzoer.
— OBO représente à lui tout seul autant que les
gisements zaïrois, rappela Bodybilsky.
— Alors j'espère que Molimba n’en sait rien, gloussa
le conseiller financier.
— Personne n’est au courant. Dès que le grand
patron a eu les premières analyses sur son bureau, il a fait
tout classer en CCD. II n’y a que les généraux dans le
coup. Ils délirent tous d’enthousiasme à l’idée de disposer

59
d’une base en plein milieu de l’Afrique, à quelques heures
de vol du Mozambique, de la Libye et de l’Angola.
— Un porte-avions au milieu des terres, voilà qui est
original, susurra Susan en arquant sa jolie bouche. Et
comment le planning compte-t-il s’y prendre pour que les
Français déménagent, Philip? Ils ont deux cent cinquante
hommes au Zomuzo, tous des parachutistes et des légion-
naires, pas des enfants de chœur. Et je ne compte pas les
Jaguar qui s’y posent périodiquement, venant du Tchad
ou du Gabon. »
Philip Bodybilsky sourit. A moi le ballon, Miss
Caroline du Sud 1986.
— Îl n’y aura plus aucun Français au Zomuzo dans
la nuit du 15 au 16 septembre. C’est du A 1, en provenance
de Lélé. Notre attaché militaire, Tim Eisenhower Jr, a
appris que les Français seraient en manœuvres avec les
paras de Mobutu dans la région des grands lacs pendant
trois jours.
— Addinsel a confirmé à Kinshasa, ajouta Samuel
Erickson.
— Si tous les attachés militaires jouent le même air.
concéda la jolie blonde. Mais les forces françaises ne seront
pas loin. Elles peuvent revenir en deux heures.
— Non, parce que Molimba dénoncera solennelle-
ment un complot tendant à le renverser, criera à la
trahison et dénoncera tous les accords liant son pays avec
Paris. Il y a toujours quelques bandes semikas dissidentes
dans l’est du pays. C’est l’ethnie d’Abimba, le prédéces-
seur de Molimba. Nous monterons l’affaire en épingle.
— Je vous fais confiance. » Le sourire de Susan
Cotton s’élargit, comme chaque fois que son Joli nez
reniflait un coup bien tordu, et les hommes présents autour
d'elle se demandaient invariablement quelle était sa spé-
cialité au lit. «Je vois que le Département d’État a
joliment préparé son affaire.
— Officiellement, c’est nous, précisa Bodybilsky. En
cas de pépin, nous prendrons toute l’averse sur la figure,
comme d’habitude. Le président augmente notre budget

60
de vingt-cinq pour cent chaque année à condition que pas
une tache de sang ne vienne éclabousser sa chemise.
— Normal.
— Normal, oui. Dans cette affaire, c’est vous qui
aurez le gros du boulot, Gaylor, vous et notre ambassadeur
à Lélé, John Mills. Nous, nous veillons au grain. Nos
stations d’écoute sont toutes braquées sur Lélé.
— Mais il faudra tout de même donner un petit coup
de pouce aux maquis semikas, mendia la jeune femme.
— Surtout pas! trancha Bodybilsky. Molimba fera ça
très bien. Il sera ravi d’en massacrer quelques dizaines de
lus, puisqu’il n’a pas réussi à avoir la peau d’Abimba.
Pr te se dépatouiller dans leur jungle, Sue. Moins
nous en ferons, mieux Ça ira. »
Le couloir, les empreintes digitales, la porte de fer, le
monte-charge. « Qu'est-ce que vous faites, ce soir? »
demanda Bodybilsky au moment où ils sortaient de
l'immeuble.
Susan s’arrêta et haussa ses jolis sourcils :
« Mais rien, Philip.
— Eh bien, continuez », dit Bodybilsky.

Tel-Aviv étincelait sous le ciel bleu quand Theodor


Toveth sortit de sa Lincoln Continental 78 devant l’hôtel
Hilton. Comme beaucoup de dirigeants israéliens, en ces
temps d'inflation galopante et d’austérité drastique, il
utilisait une voiture américaine confortable mais qui avait
depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite. La vraie
raison de sa sagesse est qu’il eût coûté trop cher d’en
blinder une autre. La Lincoln avait déjà échappé à deux
attentats grâce à ses vitres épaisses de cinq centimètres et
la mousse à haute absorption dont sa carrosserie était
tapissée. Le directeur du Mossad avait fait une fois pour
toutes le choix de se déplacer dans un tank reconnaissable
plutôt que dans une voiture de série anonyme, partant du
principe que d’éventuels tueurs le retrouveraient toujours.
Israël est petit et Dieu est grand, avait-il coutume de dire.

61
Ce n’était pas le problème de ses subordonnés,
constata-t-il en traversant le parking du Hilton. Il recon-
nut la Chevrolet de Daniel Bischa, son responsable
Afrique, et l’Audi 2000 blanche de Simon Attal, officier de
liaison avec les services français. Les deux hommes
attendaient dans une chambre du sixième étage. C'était
la procédure classique de rencontre, et elle maintenait les
hommes dans un salubre état de clandestinité. Les juifs
n'étaient pas depuis assez longtemps chez eux pour
considérer qu’un terrain était sûr, fût-ce leur propre pays,
professait encore Toveth.
Toby Newman était arrivé la veille par le vol régulier
d’Air-France. La réunion put commencer tout de suite. On
échangea quelques renseignements de dernière heure sur le
Zomuzo. Washington fait toujours le forcing, indiqua
Daniel Bischa. L’USAID débarque des pleines caisses de
stérilets et de comics de l’année dernière. Mais Attal
brûlait d'entendre Toby :
« Sors-nous le lapin de ton chapeau. Est-ce que je
n'aurais pas dû recevoir un double de ton rapport?
— Îl n’y a pas de rapport », dit Toby d’une voix
douce. Son ton égal dénotait l’agaçante certitude qu’il
allait faire tomber ses interlocuteurs de leur chaise. « C’est
une opération au plus haut niveau et mon contact m’a
demandé de ne laisser aucune trace écrite tant que nous
n’aurons pas donné notre accord.
— Ce n’est pas Ligure que tu as vu? (Ligure était
l'officier de liaison de la DGSE avec le Mossad à Paris).
, — La boîte est en dehors du coup. Ça vient de
l'Elysée et mon contact traite ça en “ domaine réservé ”.
— Ah? flûta Toveth. Je croyais que les officiers de la
DGSE ne mettaient plus leurs mains dans la farine dès
qu’ils avaient leur quatrième barrette?
— Le château adore les coups personnels, rappela
Attal.
— C’est une drôle d’histoire », annonça Toby.
Et dans le calme lumineux de la chambre du Hilton, il

62
raconta sa rencontre avec le colonel Yvan, au hammam de
la rue des Rosiers.

Toveth, Bischa et Attal l’écoutèrent sans mot dire. De


temps à autre, Attal griffonnait quelque chose dans le
creux de sa main avec une pointe feutre. Quand Toby eut
terminé, Theodor Toveth se tourna vers son responsable
France :
« Plausible? »
Attal fit la moue :
= « Pourquoi pas? Ce n’est pas le premier service que
nous leur rendons. Que veulent-ils faire vraiment
d’Abimba? »
Bischa haussa les épaules :
« Il est complètement dévalué. Son image dans l’opi-
nion est désastreuse et aucun chef d’État africain ne
voudrait lui serrer la main. Encore que certains n’aient pas
apprécié la façon dont il a été débarqué. Mais si Paris
monte un coup, c'est qu'il vaut encore quelque chose.
Quoi ? Je ne sais pas.
— Quelque chose qui vaut trois milliards, souligna le
directeur du Mossad. Yvan a bien dit : il ira les chercher
en Suisse? Si c’est de l’argent, pourquoi ne s’en est-il
jamais servi?
— Ïl a des ardoises chez tous les commerçants du
pays, rappela Toby.
— Ils veulent être certains qu’il le sortira de Suisse,
continua Toveth pensivement. C’est pourquoi ils ont mis
la barre si haut. Une grosse carotte avant le grand coup de
bâton. Mais quoi?
— Des documents sur les magouilles de l’ancienne
majorité?
— Elle tenait le Zomuzo, rappela Attal. La Banque
de l’Expansion africaine a pour président un ancien
secrétaire d'Etat qui serrait ou desserrait les cordons de la
bourse sur ordre de Paris. L'économie zomuzienne était et

63
est toujours aux trois quarts française, et le dernier quart
appartenait en propre à Nestor Abimba et à sa famille.
— Îl à sûrement les preuves de tout cela à l’abri,
réfléchit Theodor Toveth. Il peut les ressortir dès que la
droite sera revenue aux affaires. Donc, cela vaut de
l'argent.
— Vous pensez qu’il va les négocier pour se payer
une troupe de mercenaires?
— C’est le raisonnement de Paris. Mais pourquoi?
— Une opération politicienne pour discréditer l’op-
position? suggéra Bischa.
— Non, objecta Attal. Une opération montée sur
Abimba serait suspecte par nature. Mais on peut imaginer
que Paris vise Antoine Beaurenave. Il à trempé dans
l'opération Black-Out, vous vous souvenez? Il était là-bas
quand les barbouzes ont raflé le trésor. On veut peut-être
le mouiller à tel point qu’il sera obligé de quitter la BEA.
— On peut toujours manipuler un conseil d’adminis-
tration, objecta Toveth. Et si c'était simplement pour
ramasser l'argent après l’échange? Si ce plan tordu ne
visait qu’à piquer à l’ancienne majorité le colossal trésor
qu’elle a volé aux Zomuziens?
— Trois milliards, concéda Bischa, tous les services
secrets se dérangent pour une telle somme. Et la gauche au
pouvoir ferait coup double: elle appauvrirait un adver-
saire politique en renflouant sa caisse noire.
— Abimba n’aura qu’à s’asseoir dessus, souligna
Toby Newman. Il aura été manœuvré, une fois de plus.
— Îl reste deux autres hypothèses, avança Toveth.
Un, ils laissent effectivement partir Abimba pour empoi-
sonner Molimba.….
— Non, dit Attal.
— Non », dit Bischa.
Toby fit la moue :
« Deux, ils rendent le trésor au Zomuzo », lâcha
Toveth imperturbable.
Ils éclatèrent tous de rire.
«J'en parlerai au Premier ministre, conclut le direc-

64
teur du Mossad en se levant. Nous sommes à la fin mai.
L'opération est pour le 15 septembre. Nous avons le
temps. »
Par des chemins séparés, tous les quatre regagnèrent
leurs voitures. Ce ne fut qu’un peu plus tard, en roulant,
que la pensée qui cheminait en Theodor Toveth se fit Jour.
Il crispa les mains sur son volant et murmura en une
ardente supplication : « Faites qu’ils ne trouvent rien sur
le Pacte. C’est impossible, bien sûr, mais pourvu qu'ils ne
trouvent rien sur Pretorius. »

Avec le printemps, il y avait beaucoup à faire dans la


troisième maison du hameau, celle dont le terrain était à
l’angle des deux routes. Les Luchère s’y attaquèrent à la
fin du mois de mai.
Virgile retourna la terre du potager tandis que
Marion préparait les semis et dégageait les pieds d’horten-
sias de leurs bouchons de paille. Les hivers étaient souvent
rigoureux à Douchy. Ils taillèrent la haie et entreprirent de
passer au coaltar les piquets d’acacia de la clôture. Ils
roulèrent les ronces et les branches mortes avec un râteau
et en firent un grand tas à mi-chemin de la maison et du
potager. Ils y mirent le feu et une fumée épaisse et jaunâtre
fusa avec des crachements de chat en colère, s’étala en
bourgeon dans le ciel bleu puis se coucha sur la pâture et
dériva lentement vers le nord en lents tourbillons. Virgile
et Marion regardaient leur maison avec jubilation, comme
s’ils venaient de la sortir de son papier-cadeau.
C'était une jolie ferme dont les murs crépis de frais
commençaient à se couvrir de vigne vierge. Ils l’avaient
achetée dix ans plus tôt. Ce n’était alors qu’un long
bâtiment lugubre percé de toutes parts pour laisser entrer
les chariots à foin et les bêtes. Il n’y avait ni toilettes ni
chauffage.
Ils y avaient englouti la totalité de leurs droits
d’auteur — leurs droits d’horreur, disait Marion, en
pensant aux petits romans pornographiques qui s’empi-

65
laient sur une étagère. Il y avait maintenant un étage avec
quatre chambres, deux salles de bains, et un living au rez-
de-chaussée, une chaudière et un atelier. Une terrasse
couverte de carreaux de récupération longeait toute la
façade nord, et l’année précédente ils avaient rajouté un
garage contre le mur de pignon est avec l’aide des Génois.
Ils y garaient leur vieille R5 vert pomme.
Leurs enfants avaient grandi au milieu du plâtre frais,
des sacs de ciment et des poutres, et quand ils avaient été
assez grands, ils étaient montés sur le toit pour changer les
solives avec Virgile. Ils avaient transporté des cubages de
terre dans la brouette et planté des cerisiers et des
pommiers, des crocus et des tulipes (aucune n’avait jamais
réapparu) ainsi que les sapins de Noël dont une étiquette à
l’encre passée rappelait l’année.
Puis ils étaient partis, l’un après l’autre, Charles pour
faire de la bande dessinée à Paris et Chloé pour suivre son
premier amant dans une troupe de théâtre en province
(après le premier amant, il y en avait eu d’autres, qu’elle
notait avec sévérité dans les interminables lettres qu’elle
adressait au hameau chaque semaine). Ils revenaient de
temps en temps, hâves, joyeux et essoufflés comme si leur
enfance était déjà loin, et la première chose qu'ils faisaient
était d’aller caresser leurs arbres au fond du jardin.
Vers midi, Jeanne et Daniel qui étaient passés pren-
dre Marlène à l’école — Sarah était à l'agence —
s’arrêtèrent pour prendre l'apéritif. Il faisait si beau qu'ils
s’assirent dans l’herbe du talus, de l’autre côté de la route,
pour contempler le lilas qui fleurissait et la vigne vierge
déjà bourdonnante d'insectes. C’est alors qu’ils entendi-
rent le bruit. Deux voitures descendaient la côte, moteurs
grondants, occupant le milieu de la chaussée. Une Auto-
bianchi noire suivie d’une grosse Renault grise, le pare-
chocs avant à six centimètres du pare-chocs arrière de la
petite voiture. Elles rétrogradèrent ensemble et freinèrent
au dernier moment, à quelques mètres du carrefour. Il y
eut un moment, très bref, où les quatre amis, leur verre
de
Martini à la main, purent regarder dans les voitures et voir

66
dans la première un Noir à l'air renfrogné, coiffé d’un
bonnet de lin blanc et portant d’épaisses lunettes de soleil.
Les passagers de la seconde voiture étaient tous des gardes
du corps, ou des policiers. Des Blancs. Ils jetèrent un
regard peu amène au hameau, puis les chauffeurs passè-
rent en première et prirent à gauche, vers Charny, en
faisant hurler leurs pneus. Les deux corbillards disparu-
rent derrière le maïs déjà haut, mais ils purent entendre le
ronflement de leurs moteurs longtemps avant que le petit
bois ne les absorbe.
« Les cons », dit Virgile. Il ne souriait pas vraiment.
Il faisait semblant.
« C’est l’ogre qui vit à la Déboulerie, les renseigna
Daniel. Ce type qui a mis son pays à feu et à sang avant
d’être viré. »
Ils cherchèrent quelque temps son nom, mais le Noir
ne faisait pas vraiment partie de leur univers. En fait, il en
était l’exact contraire. Un prisonnier revêtu des oripeaux
de la puissance, fonçant à cent vingt à l’heure sur une route
où Marlène aurait pu se trouver à faire du vélo. Il était la
mort qui passait dans ce paysage lumineux où les mules
hâtaient la venue de l’été avec des gestes tendres.

Une semaine plus tard, Theodor Toveth eut l’occa-


sion d’évoquer le contrat français en réunion restreinte du
cabinet israélien. Il le fit après que les directeurs du
Renseignement militaire — l’Aman — et celui des services
de Sécurité interne — le Shin beth — eurent quitté la
pièce. Chacune des trois branches « hantées » d’Israël
possède son propre centre d’évaluation et d’analyse, et le
chef du Mossad ne voulait pas risquer d’être contré par les
deux autres. Pas tout de suite.
Une fois seul avec le Premier ministre, il exposa l’offre
faite par la DGSE française et développa toutes les
hypothèses envisagées par ses responsables. Au fur et à
mesure qu’il parlait, le Premier ministre secouait sa belle
tête patricienne et semblait fouiller sa mémoire. Il consulta

67
un mémo et appela sa secrétaire. Celle-ci entra et posa sur
son bureau une large enveloppe.
«J'ai là quelque chose qui pourrait élargir notre
vision du problème, Theodor. C’est arrivé le mois dernier
au ministère de l'Industrie. » Une gaieté soudaine détendit
le visage fatigué du Premier ministre. « Tout le monde fait
un peu votre métier, mon ami, mais ce n’est qu’à ce prix
que nous survivons.
— Bien sûr, bien sûr », grommela le chef du Mossad
pour la forme. Il saisit l’enveloppe que lui tendait son vis-
à-vis et en sortit quatre jeux de photos 30 X 40 en couleurs.
Ce n’était pas la terre élue ni les pays ennemis qui la
cernaient, et le fleuve qui serpentait à travers les clichés ne
ressemblait pas au Jourdain. Il chercha un intitulé quel-
conque, mais il n’y en avait pas.
« Ce sont des photos satellites traitées par ordinateur,
le renseigna le Premier ministre. Elles ont été prises il y a
cinq semaines par le satellite américain OBO, et ce que
vous voyez ici (sa main survola le bureau et alla frapper
une tache noire sur le premier cliché), c’est une anomalie
magnétique de première importance. Tout cela est codé,
bien entendu, mais l’autre photo, celle du dessous, oui,
donne la solution. Il y a là un énorme gisement d’uranium,
Theodor, aussi sûr que vous êtes là, dans ce bureau.
— Îci? chuchota Toveth, l’œil agrandi, chez nous?
— Hélas non, pas en Israël. » Le Premier ministre se
laissa retomber dans son fauteuil. « Au Zomuzo.
— Au Zomuzo? répéta le chef du Mossad. Ah?
— Îl y a dans ce minuscule pays de quoi alimenter
notre centrale nucléaire de Dimona pendant deux siè-
cles. »
Toveth releva la tête :
« Je vous demande pardon?
— Je saute peut-être un peu vite aux conclusions?
railla le Premier ministre qui connaissait l'esprit vif de son
collaborateur. Theodor, vous n'êtes pas sans savoir que
l’uranium n'existe que dans quelques endroits du monde,
les USA, le Canada, l'Afrique du Sud, le Zaïre, le Gabon et

68
le Niger. Je ne parle pas des pays de l’Est, évidemment, je
parle des gisements qui nous dispensent chichement leur
minerai. Les Français nous ont aidés jusqu’à ce que de
Gaulle mette le holà, et les Américains aussi, mais avec
quelle répugnance! C’est pourquoi notre arsenal nucléaire
reste tout petit, et donc vulnérable.
— Cent soixante-quinze bombes tactiques à ce jour,
monsieur le Premier ministre. Et quelques thermonu-
cléaires.
-z C’est ridiculement peu. Dans les quinze ans à
venir, plusieurs dizaines de pays peuvent parvenir au
même, résultat : l’Argentine, le Brésil, le Pakistan, le
Maroc, les deux Corées… sans parler naturellement de la
Syrie, de l’Irak et de l'Iran. Les sept nations exportatrices
de technologie nucléaire sont complètement folles, Theo-
dor. Elles vendent à tour de bras des centrales, des usines
d’enrichissement et des unités de retraitement. N'importe
qui pourra, et peut déjà acquérir les trois, auprès des
Français, des Canadiens, des Anglais. Les Américains et
les Russes ont beau hurler, leur monopole est bel et bien
fini, et le traité de non-prolifération un chiffon de papier.
Quinze ans, Theodor! Vous et moi savons qu’au cours de
ces quinze ans, il y aura fatalement un ou plusieurs petits
conflits nucléaires. Tôt ou tard, l’Inde et le Pakistan se
taperont dessus. Nous avons détruit le réacteur atomique
irakien, mais ils le reconstruisent. L'Afrique du Sud a bâti
son usine de séparation isotopique avec l’aide de l’Alle-
magne fédérale, qui a doublé les Français pour cette
occasion. Je sais que nos techniciens aident les leurs, je sais
qu’ils ont probablement la bombe eux aussi. C’est une
folie, Theodor. Ce monde devient fou! »
Theodor Toveth avait gardé un silence absolu. Il
savait cela. Toutes les nations accédant à l’arsenal
nucléaire n’ont qu’une envie : empêcher les autres de se
doter du même. Jusqu'ici, ils avaient réussi à stopper la
Libye et l'Egypte, mais pour combien de temps?
« Ce gisement, reprit le Premier ministre, l’air rêveur,
ce gisement est immense. Il est la clef de voûte d’un

69
ensemble que vous connaissez autant que moi, Theodor :
ou la voie royale pour parvenir au plutonium en enrichis-
sant le minerai par diffusion gazeuse, centrifugation ou
détente par hydrogène; ou la voie plus longue, la nôtre,
celle que nous utilisons à Dimona. Ce qui nous a toujours
manqué, c’est la matière première. Il y en a là-bas des
millions de tonnes. »
Le directeur du Mossad rangea soigneusement les
photos dans leur enveloppe :
« Un moment, je vous prie. Comment sont-elles
arrivées chez nous ?
— Oh, nous avons beaucoup d’amis dans les labora-
toires et les différents comités de surveillance américains,
éluda le Premier ministre, et le traité de 1981 sur le partage
des renseignements satellites tient encore par des bouts de
ficelle. Néanmoins, ce n’est pas vraiment quelque chose
qui entre dans le cadre de notre. coopération, n’est-ce
pas? Elles ont été aussitôt archivées Confidential Cosmic
Defence, dès les conclusions remises par leurs experts. Tous
ceux qui ont travaillé dessus, du laborantin aux ingénieurs
en géo-détection ont maintenant un agent du FBI dans
leur boîte à lettres et relèvent d’un service spécialement
créé pour la circonstance, avec la même obligation de
secret que les gens de la CIA. » Le Premier ministre
sourit : « Ils veulent le gisement pour eux, vous compre-
nez. C’est dans la sphère d'influence française, mais
Washington sera ravi de jouer un mauvais tour à Paris à
quelques mois des législatives. Histoire de hâter le retour
aux affaires d’un président conforme aux intérêts améri-
cains.
— Et vous le voulez pour nous, conclut Theodor
Toveth sur le ton de l’évidence.
— C’est une chance inespérée, mon ami. Nous envi-
sagions plutôt un traité ou une prise de participation,
quelque chose comme cela. Sans trop y croire. Paris aide
les Arabes chaque fois que notre lobby s’absente cinq
minutes.

70
— Mais la Maison-Blanche ne nous laissera Jamais
faire?
— Vous avez probablement raison. La politique
menée par Washington ne nous est guère favorable, pas
plus qu’elle ne l’est à ceux qui pourraient nous tirer du
guêpier palestinien et libanais. Je pense aux Egyptiens et
aux Jordaniens. Les raisons d’épargner les Américains ne
sont guère nombreuses en ce moment, conclut le Premier
ministre d’un ton sibyllin. Je vous fais confiance pour
monter une opération drapeau.
— Abimba?
— Exactement. Imaginez que nous l’aidions vrai-
ment à reprendre le pouvoir : il n’aura rien à nous refuser.
Une concession minière, des permis de recherche et
d'exploitation. Nous le rendrons fort, et il nous rendra
invulnérables.
— Vous pensez que nous pourrions suivre le plan
français à la lettre? réfléchit tout haut le chef du Mossad.
Monter une petite force de mercenaires soudanais ou
ougandais et prendre Lélé dans la nuit du 15 septembre?
— Les maquis semikas pourraient noyauter l’armée
et la gendarmerie, et Abimba atterrir dans la matinée du
15 pour, comment dit-on? répondre à l’appel du peuple
opprimé par une dictature militaire, compléta le Premier
ministre. Enfin, voyez cela. Vous êtes plus fort que moi
pour la fiction, mon ami.
— Vous imaginez l’émotion internationale quand on
saura qu’Abimba remet ses fesses sur le fauteuil présiden-
tiel?
— Quelle émotion ? » Le Premier ministre ne souriait
plus. « Qui s’émeut encore du sort du peuple juif décimé
en Europe, Theodor? A part les juifs, naturellement,
ajouta-t-il, caustique. La mémoire des peuples est repous-
sée de charnier en charnier, mon ami. Elle baisse comme
baisse la vue des vieillards, quand las d’en avoir trop vu ils
décident de ne plus rien voir. Et puis, on sait maintenant à
quels motifs répondait l’éviction d’Abimba. Il a commis
quelques massacres, c’est entendu, mais ce n’est pas pour

71
cela qu’il a été viré par le précédent pouvoir politique
français.
— Tout de même, avança Toveth, Paris ne nous le
pardonnera jamais!
— Et alors? Nous avons tout intérêt à placer nos
pions avant que l’ancienne majorité ne revienne au
pouvoir.
— Et Washington ?
— Ça, c’est un autre morceau. Ce sera un sale
moment à passer. D’un autre côté, nous pouvons peut-être
faire état d’un plan de subversion communiste, Voyez ça
avec le Te Wu.
— Abraham ne va pas aimer ça, murmura Toveth. Il
est du dernier bien avec la DGSE, et ça ne date pas d’hier.
— Oui, bien sûr, Abraham... Il serait peut-être
content de revenir au pays? suggéra le Premier ministre.
— Îl aime la France, chuchota Toveth, si bas que son
interlocuteur ne put saisir ce qu’il disait. Mais il obéira,
assura-t-il un ton au-dessus. Ce sont les aléas du métier.
De toute façon, il est le mieux placé pour mener lPopéra-
tion.
— Pensez à l'enjeu, Theodor. Pensez à ce fabuleux
gisement. »
Le silence s'installa. Toveth et le Premier ministre se
connaissaient depuis cinquante ans. Ils avaient fait partie
de la Haganah pour le premier, du groupe Stern pour le
second. Ils avaient vu leurs compagnons périr sous les
balles anglaises, puis arabes. Autour d’eux, le temps avait
fui comme sable, et en cette matinée de Juin ils se
reétrouvaient tout en haut du rocher, plus seuls qu’ils ne
Pavaient jamais été.
En un sens, c’est ce qui avait fait la force d’Israël : la
solitude totale, irréversible de sa première génération de
combattants. Ces hommes adossés au mur étaient d’une
autre trempe que la nouvelle génération de Jeunes diplô-
més qui avaient failli perdre la guerre du Kippour en 1973.
Rude leçon, rudes enseignements.
C’est pendant la guerre du Kippour qu'avait eu lieu

72
l’incroyable tractation entre Washington et Moscou, sur le
dos de Tel-Aviv. Un « Blackbird! » de la CIA parti de
Floride et ravitaillé en vol au-dessus de l'Espagne avait
survolé le Néguev à haute altitude et photographié le
moindre paquet de cigarettes. Israël était en train d’équi-
per ses engins Jéricho de têtes nucléaires, armes du
désespoir devant la percée victorieuse des armées arabes.
Et Nixon avait décroché son fameux téléphone rouge, il
avait dit à Brejnev d’équiper ses missiles Scud basés en
Egypte de bombes A tactiques.
Fort heureusement, Tsahal avait rétabli la situation
par des moyens classiques, mais Toveth et toute la classe
politique israélienne avaient compris ce jour-là qu’ils
faisaient les frais de la politique de détente, et qu’il en
serait toujours ainsi.
Alors, duper les Français et les Américains au profit
d’un petit potentat africain, quelle importance...
« Vous avez raison, monsieur le Premier ministre.
. Nous d’abord. » Grands dieux, des millions et des millions
de tonnes d’uranium au prix d’une petite trahison.
« Ce n’est pas une trahison, dit le premier magistrat
du pays comme s’il avait entendu la pensée de Toveth.
C’est de l’autodéfense. »

Au début de l’été, un homme abandonna la chambre


qu’il occupait dans un petit hôtel de Triguères, un village
tiré au cordeau le long de sa rivière et situé à deux
kilomètres du hameau. Il laissa derrière lui le souvenir
d’un journalier taciturne qui enfourchait sa mobylette
pour se louer çà et là, mais nul n’aurait su dire où. On
l’oublia en pensant qu’il n’avait pas trouvé de travail à sa
convenance.
L'homme prit le train à Montargis après avoir vendu
sa mobylette. [Il arriva en gare de Lyon vers une heure de
Paprès-midi, se changea dans les toilettes d’un café et
1. Avion espion (fait authentique).

73
redevint celui que, dans le monde clos des mercenaires, on
appelait le Niçois. C'était un quadragénaire de taille
moyenne, le cheveu noir et la lippe pendante ornée en
permanence d’une Craven A bout filtre. Son air méfiant et
sombre le désignait aux regards, qui pour la même raison
lPabandonnaient aussitôt.
Il s’installa dans un hôtel retiré du 7° arrondissement,
une pension de famille tenue par des jeunes filles fin de
siècle qui n’iraient jamais fouiller dans sa valise, et le soir
même reçut une visite. C’était le colonel Yvan, venu à pied
du ministère de la Défense où il avait eu une réunion de
travail.
Le colonel lui remit de l’argent et récupéra la caméra
vidéo et l’appareil photo. Puis il s’installa confortablement
dans le fauteuil aux accoudoirs branlants dévolu aux
visiteurs et observa un instant de silence. Marquiset, assis
au bord du lit, les mains jointes, sut qu’ils passaient à la
deuxième partie du contrat.
« Vous avez fait du bon travail, concéda l’homme de
la DGSE. Nous avons choisi notre homme : Génois. Une
histoire vieille de quinze ans qui fait une grosse bosse sur
son curriculum vitae. Je me demandais pourquoi il s'était
enterré là-bas.
— C’est un joli coin», avança Marquiset sans
conviction. Il n’aimait pas Paris, mais il avait détesté le
Loiret et les longues planques dans le maïs ou les bois. Il
préférait l’action.
Le colonel reprit, comme s’il ne l’avait pas entendu :
« Maintenant, vous allez nous trahir, Marquiset. Cela
devrait vous plaire. » Il se pencha brusquement et ôta ses
lunettes qu’il entreprit de nettoyer avec l’extrémité de sa
cravate. Son visage nu et rose barré d’une petite mous-
tache était tendu vers le mercenaire comme un appât :
« Vous allez tout raconter à Charlemagne, Marquiset.
Vous irez le trouver et lui direz comment nous vous tenons
et ce que je vous ai demandé de faire.
— Charlemagne? Le réseau Missi Dominici?
— Oui. Le réseau Missi Dominici. » Yvan chaussa

74
ses lunettes et dévisagea Marquiset comme s’il était surpris
de le trouver encore là: «Le vieil homme dans la
montagne, le Chef des assassins. En fait, Marquiset, vous
Jouerez triple jeu. Vous ne nous trahirez pas vraiment,
n'est-ce pas. (sa voix devint presque mielleuse). Vous
nous direz comment il a pris la nouvelle, et ce qu’il entend
en faire. C’est tout. »
Le Niçois ne broncha pas.
« Je lui parle de l’enquête sur les Génois, les Vivien et
les Luchère, et de ce que vous comptez faire d’Abimba?
— Exactement. Bien sûr, vous lui direz que nous
ayons essayé de vous exécuter, comme les autres. Je vous
mitonnerai une tentative de meurtre, pour faire plus vrai.
Remuez la boue, rappelez vos anciens contacts, fréquentez
les cafés où les Missi Dominici se réunissent. Agissez en
homme désespéré, Marquiset. Après tout, n’est-ce pas ce
que vous êtes ? »
Le Niçois aurait pu tuer le colonel avec n’importe
quoi : le cordon des rideaux, sa brosse à dents ou même
son tube de pâte dentifrice. Il avait déjà tué des hommes
pour moins, dans des chambres comme celles-ci. Mais le
silence goguenard d’Yvan était à lui seul un discours:
nous vous tenons, Marquiset. Un coup de fil, et le petit
juge d’instruction de province ira chercher le dossier sous
la pile et l’ouvrira à la bonne page. Nous lui ferons
parvenir une plaquette incendiaire comme celle que vous
avez utilisée ce soir-là : la filière et le témoignage de vos
correspondants. Un simple coup de fil, Marquiset, mais ce
fil est autour de votre cou. Vos petits copains d’extrème
droite repousseront du pied le fruit pourri que vous êtes
devenu, Marquiset. Tueur d’enfants, Marquiset.
Yvan disparu vers quelque rendez-vous secret, le
Niçois resta longtemps à regarder la circulation, le front
contre la vitre. Est-ce qu’il resterait assez droit pour
empêcher le crocodile de refermer sa gueule? On frappa à
la porte, il sursauta.
C'était une des filles de la maison. Une grande perche
au visage plat constellé de taches de rousseur, habillée

15
comme une bonne sœur. Elle venait faire le lit, expliqua-
t-elle dans un souffle. Comme elle était penchée sur les
draps, il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle tombe tout à
fait.
Il se coucha sur elle, soudain très las, et trouva
l'élastique de sa culotte de batiste très lâche. Elle poussait
de petits cris effarés. Il souffla dans la petite oreille qui
sentait l’eau de Cologne Mont-Saint-Michel :
« Je vous en prie. Je vous en prie. Je vais bientôt
mourir. »

Les vacances approchaient. Il traîna dans Paris, de


bar en bar, tombant sur des serveuses compatissantes ou
des caissières endormies. Les truands étaient tous sur la
Côte, à profiter de leurs maisons avec vue sur la mer. Les
demi-sel n’avaient jamais entendu parler des Missi Domi-
nici, Charlemagne ayant épuré le réseau de la pègre dont il
avait été longtemps infesté. A chercher quelqu'un de sa
génération, Marquiset goûtait l’amère révélation de son
âge.
Il songea à tout lâcher, à gagner la maison de sa mère
sur les hauteurs de Nice et à s’y cacher. Il pensa prendre
un avion pour l'Afrique et rejoindre quelques copains qui
mijotaient un mauvais coup vers les Seychelles. Il aban-
donna l’idée aussi vite qu’elle lui était venue. Derrière les
hauts murs de la caserne Mortier, le colonel Yvan avait
une petite pensée pour lui chaque jour. Une équipe de
filocheurs probablement empruntés à la DST tournait
dans le quartier avec une discrétion de pachyderme. Il
abandonna maman et Nice et fit un pas de plus vers le
centre du feu.
Le club bâillait sur la rue Trudaine sous une marquise
d’un rouge sale, et son escalier s’enfonçait dans une
obscurité apaisante vers un aquarium planté de lampe
s
vertes. C’est là que se réunissaient les vieux requins de
la
collaboration, en une amicale informelle qui admettait
de
petits nazis suant dans leurs grosses godasses de comba
t,
76
des universitaires nostalgiques du III° Reich et des fils de
famille flanqués d’une perruche en mohair faisant une
plongée dans le passé de leur papa. C’était moins crasseux
qu’une réunion de gauchistes, mais on y respirait le même
encens, la même appréhension désabusée que le bon temps
était passé.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Missi
Dominici avaient embauché l’ennemi d'hier, miliciens,
gestapistes, collaborateurs divers dont certains avaient une
responsabilité directe dans la décimation des réseaux de la
Résistance. Mais on avait besoin d’eux : paix et pardon
aux SS, l'ambiguïté paierait. On leur avait fourni de faux
certificats de Résistance, imprimés en Belgique et signés
par des chefs de réseaux fantaisistes. Puis on les avait
réintroduits, un par un, dans les différents services de
police. Les flics limogés à la Libération formaient un club,
le club des vieilles tiges, que les jeunes fafs appelaient en
ricanant les « coton-tige ». Cet âge est impitoyable.
Et Malassac était là. Il était seul, et la chaise devant
lui était de toute évidence pour Marquiset.

L’anesthésique commençait à faire son effet. Le visage


lunaire d’Yvan entra dans le champ de vision de Chassi-
brand, et le nom de Malassac fut versé dans sa bouche
sèche. L’infirmière repoussa l’homme à la petite mous-
tache et gomma son joli visage sous un masque. C’était une
opération bénigne, mais qui équivalait à un saut dans le
temps. Si le chirurgien se posait des questions, il n’en laissa
rien paraître. Avant de sombrer tout à fait dans un
sommeil miséricordieux, Chassibrand trouva le raccord.
En août 1958, le commissaire de police Malassac avait
embauché un jeune Niçois retour d’Algérie. Marquiset
était un petit voyou qui pour éviter de gros ennuis avait
devancé l’appel. Il avait accepté sans difficulté d’entrer
dans une équipe Action chargée par le pouvoir de lutter
contre le FLN algérien. Le jeune homme était sensible à
l'argent, et il n’aimait pas les Arabes. Malassac lui avait

77
remis une carte du réseau, véritable passe-droit permettant
de franchir les barrages de police ou de gendarmerie et de
détenir une arme. Il l’avait incorporé dans une des équipes
chargées de casser le terrorisme algérien en métropole.
Jusqu’en septembre 1960, Marquiset avait donc parti-
cipé à la lutte acharnée opposant les services spéciaux
français et les polices parallèles aux hommes du FLN et du
MNA. Il avait mitraillé des terrasses de cafés, exécuté des
recruteurs et des passeurs de valises, évacué des cadavres
défigurés par l’arrière-porte des commissariats pour les
jeter dans la Seine. Puis Malassac lui avait remis une forte
somme d’argent, lui avait fait cadeau de son Colt 45 et lui
avait retiré sa carte du réseau en lui conseillant de se faire
oublier. Il n’avait pas fait l’erreur de le rappeler quand,
quelques mois plus tard, les alliés d’hier étaient devenus
les ennemis d’aujourd’hui et qu’il avait fallu casser l'OAS.
Il lui avait seulement enjoint de se tenir à l’écart en
l’avertissant que l’on connaissait ses sympathies d'extrême
droite et qu’on ne lui ferait pas de cadeaux.
Malassac avait lui-même été éjecté du réseau quel-
ques années plus tard, mais il connaissait l’homme qui
avait vu l’homme pouvant contacter Charlemagne.
Plongé dans un sommeil profond, Chassibrand n’en-
tendit pas le scalpel du chirurgien crisser sur les os de son
crâne : il souriait.

Quelques jours plus tard, Marquiset aperçut le bout


du chemin.
Il n’avait pas changé d’hôtel. La fille venait faire son
lit tous les matins mais il n’avait plus besoin de supplier. Il
restait allongé des heures, attendant le coup de fil de
Malassac en fumant des Craven A à la chaîne. Sa vie
défilait au plafond comme un vieux film, avançant par à-
coups sur un écran de verre dépoli.
Dès 1960, il avait repris sa petite vie de gangster,
profitant des relations qu’il s'était faites dans le réseau.
Contrebande de cigarettes, un peu de proxénétisme, un

78
peu de racket. Il cachait de temps en temps un type de
POAS, mais il se tenait à carreau.
En 64, il avait épousé la fille d’un trafiquant d’armes
italien. Son beau-père fournissait le gotha du terrorisme
noir en Europe: services secrets internationaux financés
par les Sud-Africains, tueurs à l’explosif sud-américains,
journalistes sympathisants spécialisés dans la désinforma-
tion et infiltration de l’extrême gauche, agents du SID
italien et faux anarchistes, aristocrates comploteurs et
dirigeants d’officines anticommunistes diverses, tout ce
petit monde se retrouvait dans les mêmes hôtels, les mêmes
palais et les mêmes villas, sûr de son impunité. Dehors, de
Milan à Naples, la terreur battait son plein.
C’est là que Marquiset avait fait la connaissance du
dirigeant d’un petit mouvement étudiant d’extrême droite
français. L'homme allait devenir, intouchable dix ans plus
tard, pour avoir servi le président de la République. Sur
ses conseils, le Niçois avait refusé une nouvelle offre de
Malassac, au lendemain de Mai 68, quand la droite
française avait tendu la main à l’extrème droite pour mater
la « chienlit ». Quelque temps plus tard, il y avait eu cette
malheureuse affaire de racket qui avait mal tourné, et il
avait compris qu’il fallait prendre l'air.
Il était parti au Gabon, dont on disait grand bien, et
avait commencé à travailler pour les services secrets
français. Grâce à l’appui de son mentor, il avait été
titularisé dès 1975. Il avait divorcé en 1976. De 1976 à
1980, il avait trempé dans tous les coups tordus que le
SDECE mitonnait en Afrique, jusqu’à ce jour de décembre
où il avait rencontré le grand patron en personne, Martin
Linhardt.
Une rencontre et une affaire qui allaient lui retomber
sur la gueule six ans plus tard.
Vers sept heures du soir, il sortit sur le pas de la porte
et grilla une cigarette. La rue était déserte, les voitures
garées le long du trottoir recouvertes d’une fine couche de
pollen. Du boulevard Saint-Germain parvenait la rumeur
apaisante d’une foule en vêtements d’été déambulant à la

79
sortie des bureaux. Derrière lui, tapies à la réception, les
taches de rousseur le guettaient.
I] fit un pas sur le trottoir, puis deux. Immédiatement,
un moteur s’emballa, sur sa droite. Il vit la voiture de ses
suiveurs déboîter et bondir vers lui. La vitre arrière était
baissée et quelque chose brillait, noir. Sans réfléchir, il se
mit à courir dans l’autre sens, à demi ployé derrière les
voitures en stationnement. Yvan avait décidé de le suppri-
mer, il avait perdu patience, éclatez-lui les rotules à ce
connard! Il courait. La rue était longue d’une centaine de
mètres, il en atteignit l’extrémité comme la voiture parve-
nait à sa hauteur. Il devina plus qu’il n’entendit les
bouchons de champagne qui sautaient en l’honneur de sa
mort prochaine, vit les pastilles d’acier fondu s’imprimer
sur le mur. Il freina sur ses fers de chaussures, repartit
dans l’autre sens. La voiture redémarra en rugissant et prit
le virage du rond-point dans un hurlement de pneus
martyrisés. Marquiset passa en trombe devant l’entrée de
l’hôtel, entendit la fille qui criait, atteignit l’autre bout de
la rue.
Il y avait une voiture, une Citroën CX bleue, et la
portière était ouverte. « Montez », dit une voix. Il s’en-
gouffra à l'arrière, tâtonnant désespérément sous sa veste
pour trouver son arme. « Ce n’est plus la peine », dit la
voix. La voiture fonçait sur le boulevard Saint-Germain,
rasant les bus qui arrivaient sur la file de gauche.
« Qui êtes-vous? demanda Marquiset.
— Un Missi Dominici », dit le chauffeur.

La ferme était à deux heures de route, dans le


Beauvaisis. Elle était fermée sur elle-même, avec des murs
épais marqués de grandes taches noires par les averses. Le
chauffeur engagea la voiture dans le chemin boueux qui
menait à la porte à double battant et klaxonna deux fois.
Un homme armé d’un fusil de chasse sortit et passa son
visage par la portière. Marquiset soutint son regard. Dès
que l’homme fut reparti, il examina le bâtiment devant lui.

80
Le mur, haut de plusieurs mètres, était totalement
aveugle, à l'exception de meurtrières qui commandaient
toute la plaine. On avait coupé les arbres sur plusieurs
centaines de mètres à la ronde, et Marquiset aurait juré
qu’il y avait des surprises cachées dans la glaise des bas-
côtés. Il eut le temps de voir l’antenne sur le toit, une
antenne immense étayée par les haubans métalliques, et
d’une puissance telle qu’elle captait sans doute des émet-
teurs éparpillés dans toute la France.
: La porte à double battant pivota et la voiture entra
dans une cour carrée, pavée et vide. Au centre se dressait
un colombier aménagé, avec un œil-de-bœuf tout en haut
et une porte blindée à code électrique.
Quelques puissantes voitures étaient garées près
d’une écurie. Deux hommes vêtus de battle-dress, un
pistolet Colt Tropper leur battant négligemment la cuisse,
sortirent du bâtiment de gauche et fouillèrent l’arrivant.
Ils le guidèrent ensuite vers le colombier, composèrent la
combinaison et poussèrent Marquiset dans un escalier
tournant. On le fit entrer au premier étage dans une pièce
banale meublée de chaises en plastique, et on le laissa seul.
Une seconde porte blindée menait aux étages supérieurs,
mais il fallait pour l’ouvrir un autre code que les gardes du
corps ne connaissaient pas.
Marquiset repéra la caméra vidéo dans un coin et
s’assit. Il se sentait un peu nauséeux. C’était la première
fois qu’il verrait Charlemagne, et peut-être la dernière.
Aucun homme n’était aussi difficilement abordable que
Charlemagne. Il incarnait quelque chose que seuls son
homologue du MI5 anglais et quelques Chinois aux
paupières éteintes du Te Wu partageaient avec lui: il
s'était hissé au-dessus de l'Histoire, mais n’en éprouvait
aucune fierté, et donc aucun besoin de le manifester. Le
chef du réseau Missi Dominici, l’homme qui avait fait
quarante ans de l’histoire secrète de la France, cet homme-
là était ce qu’il avait toujours été : la plus haute idée de lui-
même et de son rôle. Non pas un serviteur de l’État, mais
un serviteur de l’idée qu’il se faisait de l'Etat.

81
Il ne pouvait que fasciner des hommes comme
Marquiset, même si Marquiset était là pour le trahir.

Début juin, Martin Linhardt prit l’avion pour Barce-


lone.
Là, il loua une voiture et se rendit à Péniscola. Il
téléphona d’une cabine publique et on lui dit que le
docteur l’attendait à l’endroit convenu.
Sur les ramblas, une foule de jeunes gens déambu-
laient sur la mosaïque de la promenade, les filles décou-
vertes jusqu’au milieu des seins, les garçons avec des
couteaux dans les yeux. Les kiosques à journaux débor-
daient de littérature pornographique.
Le seul repère dans cette débauche de couleurs était
un grand vieillard au visage ascétique, vêtu d’un costume
de lin blanc, qui se tenait avec raideur dans un fauteuil de
rotin fraîchement ripoliné. Il semblait perdu dans un rêve
intérieur, comme si la réalité qui l’entourait n’était qu’une
projection lumineuse susceptible d’être obturée à chaque
instant. Tout en se dirigeant vers lui, l’ancien chef des
services secrets français se remémora les grandes lignes de
sa carrière.
Le D° Joseph Adolph Grubber avait été un spécialiste
du ministère de la Propagande dirigé par Joseph Goebbels
sous Hitler. En juin 44, voyant la défaite inévitable, il avait
discrètement pris contact avec la filière d’évasion vaticane
mise au point par le Saint-Siège en accord avec Martin
Bormann, et s'était réfugié dans un couvent de Vénétie.
Nanti d’un certificat de « personne déplacée » par les
services du cardinal Montini — le futur pape Paul VI — il
était arrivé en Argentine dès janvier 45 sous un nom
d'emprunt.
Comme lui, des milliers de dignitaires allemands,
d'agents de la Gestapo et de SS s'étaient installés en
Amérique du Sud, en Égypte et en Syrie grâce aux fonds
transférés par les grands industriels nazis. [ls avaient bâti
un réseau serré de sociétés avec la complicité active des
82
autorités locales, mais beaucoup s’étaient reconvertis dans
les services de sécurité des dictateurs en place ou étaient
devenus instructeurs dans les armées étrangères. C’est
dans ce vivier que le D' Grubber avait recruté ses
premières équipes, connues bientôt sous le nom de Kom-
mandos Bismarck.
Les Kommandos — ainsi nommés en l’honneur du
réunificateur de la patrie allemande — étaient composés
de spécialistes de l’école de sabotage de Skorzeny, d’an-
ciens SS, de Français de la LVF et de la division
Charlemagne. La guerre froide naissante entre les deux
grandes puissances mondiales les avait fait rentrer en
grâce : services secrets américains et occidentaux étaient
devenus les meilleurs employeurs du D' Grubber, lequel
avait obtenu en contrepartie que l’on mît un frein à une
épuration trop poussée en Allemagne.
Telle était la véridique histoire de l’après-guerre, et la
vraie raison pour laquelle tant d’anciens nazis avaient été
réintégrés dans leur fonctions de juges, de commissaires ou
de hauts fonctionnaires.
Grubber avait ouvert un « bureau » au Portugal dès
le début des années 60, sous la dictature de Salazar. Ses
hommes travaillaient en étroite liaison avec les agents de la
Pide, la police secrète portugaise formée vingt ans plus tôt
par des fonctionnaires de la Gestapo. Les Kommandos
intervenaient là où la Pide ne voulait pas paraître ouverte-
ment. L’opposant était discrètement immergé en mer ou
livré au tristement célèbre pénitencier de Caxias. Dans le
même temps, Grubber fournissait des prestations coû-
teuses mais remarquablement efficaces à la CIA, aux
réseaux Gehlen ouest-allemands, à la DGS franquiste et au
Boss sud-africain. Les relations étaient plus difficiles avec
le réseau Missi Dominici et les services secrets français,
mais on se rendait des services entre anciens.
En 1974, à l’avènement de la Révolution des œillets,
Grubber avait discrètement rapatrié ses réseaux sur
Athènes, où il travaillait depuis sept ans avec les officiers
de la junte grecque. Les Kommandos Bismarck s’étaient

83
mis au service du KYP et des organisations d’extrème
droite financées par la reine mère. Jusqu’à ce jour funeste
où les colonels avaient passé le flambeau sanglant aux
civils.
L’Espagne ayant elle aussi cédé au vertige libertaire,
Grubber s’était finalement retiré à Péniscola, fragmentant
ses réseaux en cellules semi-clandestines sous le couvert de
sociétés bidon, en Italie, en Allemagne et en Angleterre.
Tout autour de cet homme décharné, qui ressemblait à un
procureur à la retraite, gravitaient les rouages d’une
fantastique machine dont les fléaux allaient chercher à
l’autre bout du monde la cible désignée avec la sûreté
d’une seringue. Mais ce n’était pas la seule raison pour
laquelle Martin Linhardt avait choisi de faire appel au
D° Grubber.
Il avait choisi les Kommandos Bismarck parce qu’ils
acceptaient les contrats « politiques ». Les tueurs à gages
se méfient de ce genre de travail, l’exécution d’une
personnalité de haut niveau supposant deux fois sur trois
l’effacement de toute la conspiration jusqu’au meurtrier.
Et même s’il ne s’agit pas d’une « annulation! », il y a
toujours le risque de se heurter aux services secrets qui
gravitent autour du personnage en question, et dont les
intérêts ne convergent pas forcément avec ceux du
commanditaire. Linhardt s’était bien servi de la pègre
quand il dirigeait la DGSE, mais il était alors sur place
pour arrêter ou détourner les dossiers sur un Juge aux
ordres. Cet heureux temps était passé.
Il tira une chaise en face de l’homme immaculé et
s’assit. Un instant, ils se dévisagèrent. Le docteur sourit,
deux rides profondes partant des coins de sa bouche
coupante vers les tempes décharnées :
«Je pensais bien vous revoir un jour, Martin. » Il
s’exprimait dans un français parfait. « La roue a tourn
é,
n'est-ce pas? Toutes ces démocraties molles qui tiennent
debout comme des étrons.. Nous n’avons rien pu faire.

l. Exécution.

84
— 11 arrive que le peuple décide », dit Linhardt en
faisant signe au garçon de renouveler leurs consomma-
tions. Ils attendirent d’être servis, s’épiant à travers la
table. Linhardt avait servi fidèlement un président qui lui-
même s’était toujours appuyé sur l’extrême droite (laquelle
le méprisait), faute de tenir des polices parallèles entière-
ment inféodées à Charlemagne et ses pairs. Ses placards à
cadavres communiquaient avec ceux de Grubber, mais
leurs crimes n’intéressaient plus personne. Pour la pre-
mière fois, le doute l’effleura. Ils étaient des anciens, les
témoins d’un temps révolu. Chassibrand l’avait compris
avant eux, lui ou son cœur noyé dans le chablis.
« Entendons-nous bien, insista-t-il après avoir expli-
qué au docteur ce qu’il attendait de ses hommes. Abimba
va envoyer quelqu'un à l’extérieur, une mule. C’est la vraie
cible. Il faut savoir qui elle est et l’arrêter.
— Un château dans la campagne, dites-vous? réflé-
chit le D” Grubber en faisant tourner son verre d’orchata
glacé entre ses doigts maigres. Il ne faut donc pas qu’ils
soient trop nombreux. Des spécialistes : un expert en
surveillance électronique, un homme de protection, un
chauffeur et un Kommandoführer. Quatre hommes devraient
suffire, avec deux voitures. Et une base arrière. Je dispose
de quelques sympathisants dans l’Yonne, parfaitement
équipés.
— Abimba est un pantin, souligna Linhardt. C’est
Charlemagne qui tire les ficelles. Il m’a déjà tué trois
hommes.
— J'en ai entendu parler, dit Grubber. L’un d’eux
avait travaillé pour moi. Qui est le quatrième?
— Le Niçois. Il est peut-être déjà mort, lui aussi.
— Ou il a trahi, mais cela ne me regarde pas, dit le
vieil homme avec un geste las de sa longue main. Ils le
trouveront peut-être là-bas et vous leur direz ce qu’il faut
en faire. Quatre mille dollars pour chacun d’entre eux,
Martin, et le double pour le chef du Kommando. Plus dix
mille dollars pour l’organisation, et les frais.
— Entendu.

85
— Je vais vous donner les coordonnées d’une banque
aux Bahamas, dit Grubber en déchirant un coin de la
nappe et en sortant son stylo. Vous suivez l’affaire
personnellement, j’imagine?
— Je ne serai jamais loin », concéda Linhardt,
comprenant que le docteur savait depuis le début qu’il
s’agissait du trésor volé.
ON ENTRA DANS L'ÉTÉ. « JE COMMENÇAIS À ME FAIRE DU
mauvais sang », avoua Chassibrand en touchant son
double menton. Le colonel sortait les bouteilles de son
cabas, sans l’avoir encore regardé en face. Il était choqué
par la transformation de son chef, comme un chrétien l’est
par toute retouche faite à l’œuvre du Créateur.
« Ils l’ont gardé quinze jours. C’était prévisible.
— Îls auraient pu le garder sous terre », gloussa
Chassibrand.
Marquiset avait reparu l’avant-veille à Paris, dans
l’appartement d’un responsable régional des Missi Domi-
nici. Il avait prétexté le besoin de mettre ses affaires en
ordre et s’y était effectivement employé. Il n’avait rencon-
tré Yvan qu’une fois, certain de ne pas être suivi.
Chassibrand éleva le briquet jetable à la lumière et le
fit miroiter comme un verre de vin dont il admirait la
robe : « Alors? Comment est Charlemagne? »
Yvan sortit de sa poche une cassette et la glissa dans le
magnétophone. La voix de Marquiset, sourde et comme
endormie, s’éleva dans la chambre :
« … un homme âgé, rond et laid, avec un visage de bouddha
aux lèvres épaisses et aux paupières tombantes. Des yeux comme des
balles de golf. Il est fort. Je veux dire : gros, mais comme il est
grand, il a l’air.… considérable, si vous voyez ce que je veux dire. »
« Il l’a toujours été, murmura Chassibrand. Il est
comme ces orages collés à la montagne au-dessus de vous,
et qui ne se décident pas à crever. »
« … Il ressemble à un proviseur de lycée. » L’accent niçois

87
de Marquiset était maintenant perceptible. « … ou à un “

ancien ministre de la Quatrième République. Vous voyez : costume


croisé, gros pardessus, pantalons très larges. Du rembourrage. Il est
malade, il a quelque chose. Il vit dans une petite pièce percée d’une
Jenêtre ronde, et il regarde la cour, comme un proviseur, justement. Il
Jait une chaleur d'enfer là-dedans. Le radiateur est toujours
allumé... »
La voix du colonel Yvan, indistincte, posa une
question, puis la répéta:
« Vous voilà donc devant lui, le cul serré sur votre chaise, et
vous allumez une cigarette, n'est-ce pas ?
— Cest ce que je devais faire, non? J'en ai allumé trois,
chaque fois qu’il sortait de l’ombre. Il était à contre-jour et Le soir
tombait. Il n?y avait qu’une petite lampe verte sur la table. » La
voix chantante se fit plaintive : « J'espère qu’elles sont bonnes.
[ne m'a plus jamais fait monter après.
— Ensuite?
— Îl me connaissait, bien sûr. Il avait ma fiche sur la
table. Il m’a parlé de moi pendant plusieurs minutes. La
lutte contre les fellouzes, le Gabon, mes missions au Zaïre,
en Côte-d'Ivoire et au Zomuzo. On a parlé de ce qui était
arrivé à Cambremer, à Lecabri et à Devaux. »
Charlemagne avait susurré : « J'ai fait ma petite
enquête. Mon correspondant à Asunciôn est du dernier
bien avec Stroessner. C’est un contrat de vos anciens
employeurs. »
Son visage flottait dans la clarté verdâtre comme un
poisson à la surface d’un marais. Il serrait une cigarette
entre ses lèvres charnues que retroussait un rictus
moqueur : « Mais pourquoi maintenant, Marquiset?
Pourquoi Linhardt veut-il vous tuer seulement mainte-
nant? »
Pour la troisième fois, Marquiset avait tendu son
briquet et actionné la molette. La flamme avait illuminé le
visage du chef des Missi Dominici — ce visage que
personne n’avait vu depuis des années, à part les respo
nsa-
bles du bureau national. Le déclic de la molette du briqu
et
88
avait couvert le bruit caractéristique de l'avancement du
film.
«J'ai d’abord pensé que c'était un hasard, des
histoires qui se réglaient comme ça, avait prétendu Mar-
quiset. Mais on a essayé de m'avoir, deux fois. Ils me
cherchent, moi aussi.
— Oui. Vous avez eu de la chance. » Le faciès
lunaire de Charlemagne avait disparu et Marquiset avait
allumé sa propre Craven. Le film était de l’Ilford 4000,
large de cinq millimètres. « Il ne vous reste que nous.
Qu’avez-vous à nous vendre qui vaille le prix de votre vie,
Marquiset? Qu'est-ce que vous avez à nous vendre que
Linhardt ne veut pas vous acheter?
— Une histoire, avait dit Marquiset, en écrasant sa
cigarette dans le cendrier. L'histoire exacte de la nuit de
Noël 1980 au Zomuzo. »

Le 24 décembre 1980, un peu avant minuit, trois


Transall en approche de l'aérodrome passèrent au-dessus
de la capitale du Zomuzo dans le sifflement caractéristique
de leurs turbopropulseurs. Les soldats zomuziens, ivres de
bière et d’Asti Spumante, fêtaient la venue de l’Enfant
Jésus au fort de Cazeneuve, leurs instructeurs français
barrant la porte d’une jambe molle. Ils levèrent leurs
verres en entonnant un chant de marche, la lumière
s’éteignit et des marmitons entrèrent, portant des sou-
pières pleines à ras bord de punch glacé où flottaient des
bougies suédoises enrubannées de papier d’argent. Dehors,
un maréchal-chef des logis et l’attaché militaire français à
Lélé déménageaient les vieilles pétoires et les trois mortiers
de l’armurerie.
Vingt minutes plus tard, les parachutistes avaient pris
le contrôle de l’aéroport, de la centrale électrique, de la
station de radio et des postes de police. Le lieutenant
Lecabri sortit de l'ambassade dans une Peugeot 404 de la
gendarmerie zomuzienne et chargea Cambremer devant le
mess des officiers. Touraille et Devaux les attendaient

89
boulevard François-Lelambert, devant le café Bleu qui
servait aussi de bordel. À l'entrée de l’autoroute desservant
la résidence privée de Nestor Lecœur Abimba, ils prirent
Marquiset, arrivé l’avant-veille du Gabon dans un avion
du GLAM.
Il faisait chaud, une nuit poisseuse et fétide comme si
la forêt vierge toute proche s’était mise en marche vers les
toits de tôle ondulée de la capitale. Lélé disparut. La
voiture filait en ronflant sur le ruban d’asphalte, offrant
une cible parfaite à quelque légaliste excité. « L’inconvé-
nient, quand on se trouve à faire l’Histoire, énonça
Touraille de sa voix d’universitaire distingué, est qu’elle
puisse trouver quelque aliment à votre mort. » Il devait
sauter sur une mine six mois plus tard au Shaba.
En arrivant à l’extrémité du ruban bétonné, ils virent
le premier barrage des bérets rouges. Les gars étaient là,
cernant à distance le palais présidentiel. Un capitaine aux
barrettes scotchées de noir leur ouvrit la grille et fit un
geste vague qui signifiait: démerdez-vous. Marquiset se
souvenait d’avoir consulté sa montre: les hélicoptères
lourds n'étaient plus qu’à vingt minutes de vol.
Le reste fut dérisoirement facile. Ils surprirent Nestor
Lecœur Abimba dans son bureau somptueux, entre un
sapin de Noël qui avait perdu toutes ses aiguilles et un
poste de télévision en panne qui ressemblait à un aqua-
rium plein d’alevins lumineux.
En les voyant, le président devint gris. Par la porte qui
donnait sur le jardin entra un homme épais et très grand,
avec un visage de fouine sous des cheveux gras. Son
costume blanc était trempé de sueur et il tripotait un
stylomine en or avec des airs gourmands.
« Antoine? » chevrota le président zomuzien. Le
général de gendarmerie Augustin Nana et l’attaché mili-
taire français à Lélé entrèrent à leur tour. Antoine
Beaurenave fit un signe à Lecabri et saisit Nestor Lecœ
ur
Abimba par le coude. Ils sortirent. Les cinq hommes
arrivés en 404 se mirent au travail.
Dans un coin de la chambre présidentielle se trouvait

90
un coffre-fort Fichet-Bauche que Touraille fit sauter. Le
reste de l’équipe s’attaqua à deux coffres plus petits dans la
chambre de la première et de la seconde épouse du
président. Les trois livrèrent des dossiers, des bordereaux
et des copies de télex que les barbouzes jetèrent dans de
grands sacs postaux sans même les examiner. Alors
seulement, ils s’attaquèrent au reste.
Ils commencèrent par un vase haut comme la moitié
d’un homme et rempli à ras bord d’émeraudes. Il y en
avait plusieurs milliers. Dans les tiroirs, sur les rayonnages
et jusque sous les lits, ils trouvèrent plusieurs valises
emplies de liasses de billets de banque: francs CFA,
devises suisses et allemandes. Des dollars étaient jetés en
vrac dans un coffre d’ébène. Plus ils cherchaient, plus ils
trouvaient, raconta Marquiset: une mallette Samsonite
où, sur un lit de velours noir, brillaient des pierres d’une
pureté sans égale; des pistolets plaqués or gravés aux
armes du président, une mitraillette plaquée de gemmes,
des montres, des bagues et des colliers en or; une petite
chemise, scotchée sur les bords, contenant des photos du
président avec des femmes blondes, dans un décor proba-
blement parisien. Enfin, il y avait les trois valises.
« Les trois valises? demanda Charlemagne.
— Bourrées de billets de mille dollars. Il y en avait
pour des centaines de millions de francs. Mais il existait
aussi un dossier, je m’en souviens parce que le gros type en
blanc, celui que le président avait appelé Antoine, s’en est
emparé avant même que je lise ce qu’il y avait dessus.
— À combien estimez-vous ce que vous avez raflé
cette nuit-là, Marquiset?
— Des milliards. Deux, trois, quatre milliards de
francs. Ce type était fabuleusement riche.
— Et combien avez-vous été payé pour ce travail?
— Le prix convenu avec Linhardt était de cent mille
francs chacun, virés sur un compte en Suisse. Tout le
monde a été réglé.
— Mais vous avez rêvé pendant des mois à ce que
vous aviez manipulé, n’est-ce pas?

91
— Vous en auriez fait autant, se défendit Marquiset
en ayant le sentiment de dire une ânerie. Mais Linhardt
avait tout prévu. Les paras nous regardaient charger les
sacs postaux dans la 404 et les scellaient au passage.
L’attaché militaire est arrivé, il nous a fait donner des
combinaisons de mécaniciens, prétextant que nous serions
moins voyants, en réalité pour récupérer nos vêtements et
s’assurer que nous n’avions rien caché. Cambremer était
furieux, parce que c’est exactement ce qu’il avait fait. La
voiture pleine, il restait juste la place du conducteur.
Lecabri est parti avec le gros type, et j’ai pris le volant. Les
Puma nous attendaient sur l’autoroute, pales tournantes,
et J'ai dû tout me coltiner. Cambremer, Touraille et
Devaux sont arrivés un peu après, dans un camion, et nous
sommes montés dans le deuxième appareil. Une heure plus
tard, nous étions au Tchad.
— Vous avez revu Linhardt?
— Îl était là-bas. Il nous a interrogés sur ce que nous
avions vu, comment nous avions fait, ce qu’il y avait. Ce
qui m’a sidéré, c’est que pas une fois il n’a prononcé le mot
argent ou bijoux. Il disait « la marchandise ».
— Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où ont été
envoyés les sacs?
— Il y a eu beaucoup d’allées et venues cette nuit-là
et dans les jours qui ont suivi, monsieur. L’équipage de
l’hélicoptère qui a chargé le trésor ne savait pas ce qu’il y
avait dans les sacs, et l’immatriculation du Puma était
peinte en noir. Les paras n’ont pas pu parler: ils n’étaient
pas avec nous dans le palais, mais dehors, à nous attendre.
Il n’y avait que cet Antoine avec nous.
— Beaurenave.. Il était donc là-bas, murmura
Charlemagne. Vous n’avez plus traité aucune affaire avec
vos camarades, Marquiset? Il ne peut pas s’agir d’une
vengeance en rapport avec une autre affaire, n'est-ce pas?
— Je n’ai revu Lecabri qu’une fois, monsieur, au
Zaïre, il y a plusieurs années. Il avait l’air casé. Il m’a dit
que Cambremer était négociant à N’Djamena. Touraille
est mort. Je n’ai jamais eu de nouvelles de Devaux.

92
Quelques mois après cette fameuse nuit, j’ai été viré des
services secrets.
— L’assassinat de vos amis serait donc en relation
avec cette opération. Il y a une autre hypothèse : l’un de
vous à essayé de remonter la filière, pour son compte ou
pour le compte d’Abimba. Il n’y a qu’un moyen de le
savoir, énonça Charlemagne (Marquiset se tendit sur sa
chaise) : c’est que vous vous montriez. Ceux qui sont
derrière tout ça vont essayer de vous voir encore une fois.
On en attrapera un et on le fera parler. »
Il y eut un long silence. Charlemagne s'était levé
silencieusement et avait fait le tour du bureau. Il posa sa
main sur l'épaule du Niçois : « C’est sûrement Linhardt,
mon vieux. »
Marquiset prit sa respiration et se lança à l’eau :
« Non, monsieur. C’est un colonel de la DGSE. Il m’a
envoyé ici pour vous piéger. »

« Je savais qu’il ne l’abuserait pas. Marquiset a lâché


le morceau juste avant de se faire bouffer la main, ricana
Chassibrand.
— De toute façon, Charlemagne n’avait pas de
bonnes raisons de soupçonner Linhardt, dit Yvan.
— Oui », souffla Chassibrand en tétant goulûment sa
cigarette. Ses lèvres lui faisaient encore un peu mal, mais
les greffes au-dessus du cou avaient toutes pris. « A partir
de maintenant, le vieux crabe va retourner ça dans sa tête.
Il a senti l’odeur du poisson pourri et il sortira tôt ou tard
de son trou. Ah, colonel, vous vous en souvenez? dit-il avec
un brusque éclair de gaieté: le dernier coup tordu du
précédent septennat! Même les Américains se bouchaient
le nez : mon cher, c’est digne d’un de nos truands! Et les
Anglais! Piquer le porte-monnaie d’un nègre pour refaire
sa toiture, ils trouvaient ça d’un choquant! A l’époque, j’ai
senti qu’il y aurait quelque chose à faire de ce côté-là.
C’était trop beau, trop bien ficelé. Nous y voilà : Charle-
magne sait que nous tentons de récupérer le pactole et

93
Linhardt s’imagine que c’est Charlemagne qui tire sur
l'emballage. Tôt ou tard, ils vont se taper dessus.
— Charlemagne n’aura qu’à ramasser le colis dès
que les mules en auront pris livraison, objecta Yvan.
— Mais Linhardt ne lui en laissera pas l’occasion,
mon cher! De quelque façon que cela se passe, leurs
intérêts seront toujours contraires : à l’aller, quand
Linhardt voudra arrêter les mules mais que les Missi
Dominici les couvriront, et au retour quand les Missi
voudront les arrêter à leur tour mais qu’ils auront Lin-
hardt sur le dos! Le jeu est hasardeux, j’en conviens, mais
nous ne risquons rien. D’autant plus que nous ferons
ramasser les marrons par une équipe Action du Mossad.
Vous en avez parlé à Newman?
— Naturellement. J’attends leur accord. Il est à Tel-
Aviv.
— Offrez-leur quelque chose de conséquent, colonel.
Qu'ils ne soient pas tentés de jouer leur jeu. » Le regard de
Chassibrand dériva sur la photo racornie où trois jeunes
hommes dansaient sur l’océan déchaîné. « Je ne voudrais
pas avoir fait cela pour rien.
— Pensez-vous que Charlemagne fera tuer Marqui-
set? demanda Yvan, mal à l’aise comme chaque fois que
son chef abordaïit le sujet.
— Je ne pense pas. Il a acheté sa vie en nous
trahissant, et les Missi Dominici ont besoin de lui.
Développez ceci, voulez-vou ?J’ai
s hâte de les voir. »
C'était le film pris par Marquiset dans l’antre sur-
chauffé de Charlemagne.

Il les reçut le lendemain, dans une enveloppe gommée


renforcée par trois épaisseurs d’adhésif. C’étaient des
agrandissements 13X 18 dont le papier glacé semblait
encore humide. Yvan les avait développés lui-même dans
le labo du boulevard Mortier, en dehors des heures
de
bureau. Le résultat était un attendrissant mélange de
performance et de rusticité. Pour la première fois, Charle-

94
magne surgissait de l’ombre verte, comme un mérou des
abysses ou quelque phylactère de la bouche d’un médium
en transe.
Les dernières photos qu’il avait laissé prendre de lui
dataient de 1956. Ceux qui par la suite s’étaient risqués à
l’approcher avec un appareil s'étaient fait durement corri-
ger par ses gardes du corps. Les rares clichés qui étaient
arrivés sur le bureau d’une rédaction avaient chaque fois
disparu le lendemain. En trente ans, l’homme était devenu
ce monstre sous-marin aux yeux gonflés à force de vivre
dans les profondeurs du pouvoir, aux lèvres épaisses et au
crâne chauve souligné de fins cheveux blancs. L'objectif
grand-angle du minuscule appareil accentuait à l’extrême
cette fausse rondeur. Un second examen révélait la laideur
harmonieuse d’un bouddha au regard de pierre.
Chassibrand ne pouvait en détacher les yeux. Près
d’un demi-siècle avait passé depuis que, sur une petite
plage du Calvados hérissée de pals en béton et de mines
sauteuses, cet homme-là leur avait tendu la main, à
Linhardt et à lui, en murmurant : « Adieu, les petits. » Ce
jour-là, ils aväient attendu qu’il disparaisse derrière une
dune pour choisir la part d’horizon qui leur revenait:
Linhardt était parti à droite, et lui à gauche. Leurs
ambitions étaient devenues contraires dès le premier pas,
mais seul Charlemagne avait déjà les moyens de la sienne :
le monstrueux réseau des Missi Dominici qui se déroule-
rait derrière les armées alliées. Un demi-siècle plus tard, ils
convergeaient de nouveau les uns vers les autres. Ils
revenaient vers cette plage qui les avait vus devenir
ennemis.
Ce n'étaient pas de bonnes photos. Manque de
profondeur de champ, ou Marquiset avait-il tremblé? Cela
n'avait aucune importance. Une belle photo n’est jamais
qu’un beau mensonge : elle renvoie la sérénité du ciel et
pas ses profondeurs de mort, la tendresse de l’arbre et non
la dureté du bois dont sera fait le cercueil.
Faire du beau en photo, c’était tourner le dos à la
vraie beauté, celle de l’exactitude. Les clichés de Charle-

95
magne étaient bons parce qu’ils obéissaient à la leçon
cachée dans toute photographie, qui est que lumière et
surface sont des composantes inverses, et qu’il faut choisir
entre les deux. Ouvert, le diaphragme isole le personnage
comme l’œil amoureux privilégie l’objet de sa passion.
C'était le parti qu'avait pris Marquiset, sans le savoir. Il
avait choisi la lumière avant la profondeur, le sujet de
préférence au décor, un être humain avant le cosmos
humain.
Charlemagne épinglé par Marquiset dans la petite
chambre à l’œil-de-bœuf apparaissait nimbé d’une vive
lueur sur ce fond d’ombres mouvantes qu'était le monde
réduit à l’état de tenture.
Et cette clarté, Chassibrand le savait bien, révélait
l’âme noire de Charlemagne tout autant que la sienne.

Ils étaient treize : les onze membres du bureau


national, le dirigeant du service Action et Charlemagne.
Ils constituaient l’épine dorsale du réseau, immergé depuis
l’arrivée de la gauche au pouvoir, mais qui refaisait surface
avec des prudences de squale. C’est qu'aux côtés de
l’ancienne classe politique, sur laquelle le réseau savait
tout, avait surgi une classe politique nouvelle de jeunes
hommes aux dents longues sur lesquels on ne savait rien.
Sur ceux-là, hommes de gauche comme hommes de droite,
centristes ou radicaux, extrémistes ou sans étiquette, il
fallait constituer des dossiers. Le réseau s’y employait,
accumulant les renseignements, les ragots, les photos,
recoupant, photocopiant, téléphonant, fouillant la vie
familiale, sexuelle et politique des intéressés, cherchant la
faille, le montage financier véreux, la maîtresse discrète ou
le giton bavard.
Depuis des mois, un flot de rapports remontait des
responsables régionaux vers les chargés de mission, et des
chargés de mission vers le bureau national. Charlemagne
réunissait les onze membres tous les quinze jours. Avec eux
il épluchait tout, vieil homme émiettant la vie de ses

96
semblables comme un croissant dont il ne voulait plus et
rangeant chaque débris dans les cases de sa prodigieuse
mémoire. De temps à autre, il consultait l'ordinateur,
lequel confirmait invariablement ses intuitions. Car le
réseau disposait d’un ordinateur, loué à une société de
Zurich, et qu’alimentait heure après heure l’incessant
torrent d'informations glanées par les militants. Les mem-
bres du bureau national et les rares élus admis à entrer
dans le Saint des Saints affectaient de croire que cette
machine était le successeur désigné du chef, avec lequel
elle offrait de troublantes analogies.
« Ce salopard est aux abois, rappela Charlemagne.
C’est pour ça qu’il est venu nous voir. Mais au dernier
moment, il s’est dégonflé. C’est un piège, messieurs. Un
piège tendu par la DGSE. Marquiset s’est dégonflé parce
qu’il sait que nous allons revenir aux affaires, et il a pris
son billet de retour. » Sa voix s’essouffla puis revint avec
force, gonflée comme un ballon d’hélium par sa dérive au-
dessus du radiateur. Il faisait vingt-deux degrés dans la
pièce mais personne ne bougeait.
« Résumons. Le Niçois est une ancienne barbouze du
septennat précédent. Un type d’extrême droite. Il faisait
partie de l’équipe de cinq hommes qui a piqué le fric
d’Abimba, le fric et des documents dont on a beaucoup
parlé à l’époque. Un coup superbe, soit dit en passant.
Nous nous sommes fait avoir comme les autres. Ce qu’est
devenu le trésor, nous le savons tous : il est au chaud dans
une banque, placé par Beaurenave. Il va servir à financer
la prochaine campagne électorale de son maître. »
Un ange passa. Charlemagne posa ses poings sur la
feutrine de son bureau comme deux haut-parleurs : « Mes-
sieurs, un mot sur la situation du réseau. Notre traversée
du désert est finie. On va avoir besoin de nous incessam-
ment pour casser du rouge, virer les syndicats et raccom-
pagner les socialistes chez eux. C’est un gros travail, et
cette fois nous n’aurons pas d’argent. »
Les délégués s’entre-regardèrent, abasourdis :
« Et le patronat? fit une voix incrédule.

97
— Il crachera au bassinet, mais de tous les côtés.
Nous n’en aurons qu’une part. Vous savez comment ils
sont : prudents. Il n’est même pas certain qu’ils n’arrose-
ront pas les socialistes, d’une façon ou d’une autre. Aussi
devons-nous faire notre marché avant. » Charlemagne se
pencha : « Le coup tordu mijoté par la DGSE sur le dos
d’Abimba est l’occasion rêvée.
— Ils veulent piquer le fric d’Abimba?
— Ils veulent piquer le trésor de Beaurenave, Lin-
hardt et consorts. La seule personne capable de le récupé-
rer est notre ami Nestor. Il a quelque chose en Suisse qui
servira de monnaie d'échange. La DGSE lui a mis, ou va
lui mettre dans la tête qu'avec son trésor, il pourrait
financer un coup d’État au Zomuzo et revenir au pouvoir.
C’est là que nous intervenons : nous prélevons ce “ quel-
que chose ” au passage, et nous le négocions auprès de nos
amis et néanmoins concurrents de l’ancienne majorité.
— Mais la DGSE...
— La DGSE comptait bien que nous sauterions sur
l’occasion. C’est pour cela qu’elle nous a envoyé Marqui-
set. Elle veut nous faire faire le travail et récupérer les
billes au passage.
— Ce sont donc les services secrets qui ont liquidé les
trois autres barbouzes?
— J'en ai la confirmation pour Devaux.
— En laissant la vie à Marquiset pour qu’il nous
lance sur la piste?
— Îls n’ont pas prévu qu’il les lâcherait. Ils le
tiennent par une histoire fâcheuse. Marquiset a tué cent
quatorze personnes en 1974, lâcha Charlemagne comme
s’il donnait des nouvelles de la météo. Un racket de boîte
de nuit qui a mal tourné.
— Le Vol-au-Vent! rappela Leponche, responsable
de la région Centre.
— Ïl a cassé ses plaquettes incendiaires trop tôt. Le
dancing devait brûler après la fermeture, il a grillé avant.
Marquiset sait que nous serons les prochains à avoir
le
dossier d’instruction. Il a vu où était son avenir.

98
— Mais si c’était un agent double? suggéra Griaud.
S’il travaillait vraiment pour la DGSE? Ce salopard se fait
rôtir de tous les côtés, une fois pour Linhardt, une fois pour
les socialos, une fois pour nous. Et s’il se retournait
encore ?
— Dans quel but? »
Le radiateur se ralluma avec un petit déclic, et son œil
rouge les fixa avec férocité.
« C’est vrai, il a rempli son rôle, reconnut Leponche.
Putain, quel plan pourri! Nous faire faire tout le boulot et
nous mettre Linhardt à dos, sans apparaître une seule fois.
Faut être un sacré tordu pour manier la poêle!
— Îl fallait être Chassibrand », murmura Charle-
magne, laissant errer son regard vers la photo jaunie sous
son verre. [Il s’en détourna comme à regret: « Pour
répondre à ta question, il va de soi que nous tiendrons le
Niçois à l’œil. De son propre aveu, c’est lui qui donnera le
signal aux services secrets quand nous aurons le gros lot.
Nous veillerons à ce qu’il le donne dans les meilleures
conditions. » Il se tourna vers le responsable Action du
réseau, un Corse nommé Rocca qui n’avait pas ouvert la
bouche de toute la discussion : « Joseph nous arrangera
cela.
— On met le Niçois dans l’équipe?
— On lui donne la responsabilité de l’affaire. Et au
dernier moment...
— Pan!»
Ils rirent. Le sursis de Marquiset avait été de courte
durée.
« En un mot comme en deux, la DGSE agite une
banane sous le nez du nègre, via un agent du Mossad se
faisant passer pour un mercenaire. Son trône contre le fric.
Abimba sort de son coffre en Suisse quelque chose qu’il
entend vendre à Linhardt. Nous ramassons la mise au
passage. Les mules sont six malheureux voisins d’Abimba,
et Abimba fera chanter l’une d’elles pour qu’elles courent
toutes à l’unisson. Voici leurs photos. »
Six clichés atterrirent sur la feutrine comme des jokers

99
sortis d’une manche. Jeanne et Daniel Génois, Sarah et
Lucas Vivien, Marion et Virgile Luchère braquaient vers
lobjectif le regard que l’on a pour se concilier le bon
vouloir d’une machine. C’étaient des duplicatas agrandis
de Photomaton.
« Nous les pistons, répéta Charlemagne une dernière
fois comme s’il racontait un conte de fées à des enfants
particulièrement matérialistes. Nous ne les tuons sous
aucun prétexte, car la DGSE serait trop heureuse de nous
enfoncer. On leur prend le paquet en douceur. »
Il ajouta après un petit silence, comme s’il n’écoutait
que son cœur :
« Joseph, tu peux en bousiller un ou deux, à condition
que cela ressemble à un accident. Mais je préférerais que
nous ayons prise sur l’un ou l’une d’entre eux. Messieurs,
la chasse est ouverte. Ce sont des adultes, ils ont tous
quelque chose à cacher. »

« Il regarde ses fichiers. » En fermant les yeux,


Chassibrand peut presque voir le pachyderme frileux
toucher les amoncellements de boîtes en fer et les reconnaî-
tre à la forme de leurs poignées et à leurs étiquettes flétries.
« I] laisse courir ses mains sur ses fiches comme un avare
sur son or. C’est un pianiste, il enfonce les touches comme
il enfonce les têtes sous l’eau. Il regarde ses foutues fiches
dans son foutu fichier et il réfléchit. »
L'essentiel du personnel politique, policier et parapo-
licier français depuis 1945 est là. Des milliers de fiches
annotées de la main même de Charlemagne, avec des
renvois, des corrélations, des fils d’Ariane tracés au crayon
de couleur.
Elles ont beau avoir été mises sur ordinateur, le vieux
garde les originaux sur place. Il est en train de se déplacer
dans son labyrinthe de carton, année par année. Fichiers
de la Sécurité militaire, fichiers de la gendarmerie, fichie
r
de la Cagoule, fichier juif dressé par Vichy, fichiers de
la
guerre d'Algérie, rien n’a été détruit. Charlemagne a
tout.
100
Il a fait piller les archives des Renseignements généraux et
du SDECE, les Finances et la Sécurité sociale quand il
avait des hommes à lui partout.
Cherche, Charlemagne, cherche, rit Chassibrand en
levant son verre de chablis. Tu finiras bien par tomber sur
le bon. Ils n’ont pas pu passer tous à travers. Pas Génois
avec son passé d’anarcho-gauchiste. Pas Vivien quand il
travaillait pour la presse underground. S'il a ramassé la
cigarette d’une militante féministe, Charlemagne l’a su, et
il Va noté. Il a gardé la cendre, la marque et jusqu’à la
fumée. Les Luchère aussi sont fragiles. Ils ont travaillé à
Libération. Un de leurs livres a été interdit à l’affichage. Elle
a été claviste, et lui a bu à la même bouteille qu’un type
condamné trois ans plus tard pour vol à la tire. Voilà ce
que pense Charlemagne. Tous ceux qui ont entre trente et
quarante ans aujourd’hui sont suspects. Une génération de
Jouisseurs qui s’est ruée sur la pilule, le cul, le zen et le
solaire. Charlemagne les hait. Il les méprise aussi parce
qu'ils ont pris le virage du fric, du couple et des gosses,
parce qu'ils ont toujours été à la corde dans les temps et
que les vieux salauds comme lui ont valdingué dans le
décor, fichiers ou pas fichiers. Ils ont viré le Général, ils ont
viré Dieu et Staline par-dessus le marché. « Petits cons,
chuchote Chassibrand à moitié ivre, Charlemagne est en
train de retourner vos tiroirs et vous n’en savez rien.
Lequel d’entre vous va-t-il ramener à la surface? Pas
Génois. Génois n’intéresse pas les Missi Dominici, pas tout
de suite. Ce que cherche le vieux dans son dédale
d’identités, c’est l’espion qu’il introduira parmi vous.
Chers petits cons. »

Le 15 août, les biographies du hameau étaient au


complet sur le bureau de Charlemagne. Six épaisses
chemises, roses comme des carrés de chair taillés dans le
vif. Et rien. Rien, disaient les regards posés sur elles.
Charlemagne gardait un silence menaçant. Dehors, le

101
soleil incendiait les blés mais le radiateur était toujours
allumé.
Bien sûr, il y avait Génois. Mais Génois était la pierre
angulaire du plan révélé par Marquiset. Charlemagne
tenait à son joker et l’avait dit. Les Missi Dominici avaient
eu beau effectuer un formidable travail, rien n’en était
sorti. Les fameuses archives et leurs innombrables ramifi-
cations ne portaient que sur les personnages importants,
ou en passe de le devenir, pas sur les humbles, les décalés,
les innocents, surtout pas ceux qui vivaient à la campagne,
dans un hameau perdu.
« Mais ils ont tous été parisiens à un moment ou à un
autre! gronda Charlemagne. Ils avaient vingt ans. Ils
étaient tous là-bas pendant les événements de 68!
— Pas Sarah Vivien, remarqua un Missi Dominici.
Et Lucas Vivien était à l’armée. Les Luchère, oui. Ils ont
fait les barricades, comme les Génois. Mais c’est devenu
un brevet de bonne conduite de nos jours. »
Charlemagne acquiesça en maugréant et souleva les
couvertures des chemises les unes après les autres. Tout y
était. Extraits d’état civil, adresses successives, voitures
possédées, revendues, achetées. Assurances. Accidents.
Dossiers de santé. Extraits de casiers judiciaires, désespé-
rément vierges. Relevés de comptes en banque. Il y avait
des photos anciennes où ils apparaissaient tous plus jeunes
d’une façon presque gênante, avec des visages pleins, des
sourires éblouissants, à l’aise dans leurs habits démodés ;
et d’autres photos, prises au téléobjectif depuis des voitures
passant devant leurs maisons, où l’on voyait que le visage
des femmes s’était creusé (à l’exception de la petite grosse,
Marion) et que les hommes se mouvaient plus lentement,
avec moins de cheveux, ou les cheveux plus gris, et, très
souvent, un verre à la main. Les petites publications où les
uns et les autres avaient travaillé étaient 1à aussi, avec
leurs noms ou leurs pseudonymes en tout petit sous des
articles ou des dessins.
C’était un monde mort, celui de leur jeunesse, aux
Stratifications aussi légères que du papier brûlé. Même les

102
mots avaient pâli et sonnaient faux. Révolution. Peuple.
Salauds. Restaient les bulletins de paye pour Vivien, les
tampons de douane pour les Génois, les bouquins décri-
vant un avenir aussi radieux que bidon pour les Luchère.
Leurs petites tricheries. Leurs concessions. L'âge. Les
impôts locaux suivaient, avec les taxes mobilières, les
permis de construire, les échanges de courrier sans intérêt
avec la mairie, lURSSAF, une querelle à propos d’un
élagage de marronniers que Virgile qualifiait de « mas-
sacre ».
Leurs déplacements étaient réguliers et sans surprise.
Daniel et Jeanne allaient en Bretagne faire de aquarelle
tous les dix-huit mois. Les Luchère descendaient dans le
Sud ou montaient à Paris. Les Vivien partaient en Corse
pour leurs vacances. Et sous la pile, il y avait les
déclarations d’impôts, les prêts, les prélèvements automa-
tiques et de nouvelles photos, les dernières, prises en plein
été : la belle Sarah aux yeux d’Orientale, son grand type
chauve de mari, le bon chien qui travaillait au noir et sa
blonde de farine aux ongles cassés, l’homme à l’œil éteint
et la jolie figue aux yeux de chat. La gosse qui courait, ses
nattes au vent, un chat, des coffres et des calandres de
voitures, des angles de maison. Le plan d’accès, des
polaroïds pris de la route.
« Des amants, des maîtresses?
— Non. De toute façon, ils ont vécu ça. Ils s’en
arrangeraient.
— Les enfants?
— Deux chez les Luchère, des adolescents qui vien-
nent rarement, injoignables. La petite fille des Vivien.
Rien chez les Génois.
— Des mariages, des remariages, des divorces ?
— Les Génois vivent en concubinage. Les Vivien et
les Luchère sont mariés. Le ménage Vivien bat de l’aile,
semble-t-il, mais nous n’avons rien de précis. »
Charlemagne alluma une cigarette et referma quatre
des six chemises en carton :
« Comment ça, il bat de l’aile?

103
— Nous avons envoyé un contrôleur fiscal de nos
amis à l’agence de Vivien. Il est resté quatre jours et a
bavardé avec tout le monde. Sarah Vivien travaille trois
jours par semaine comme acheteuse d’art, mais elle et son
mari ne se parlent pas beaucoup. C’est peut-être une
consigne de Lucas.
— Qu'est-ce que tu as dit d’elle, tout à l’heure?
— Qu'elle n’était pas à Paris quand ils y étaient tous.
C’est une Tunisienne, enfin, à moitié. Elle n’a connu
Vivien qu’en 1970, en rentrant d'Allemagne. C’est dans le
dossier.
— Et qu'est-ce qu’elle faisait en Allemagne? »
Charlemagne ajouta froidement: « Ce n’est pas dans le
dossier. »
Le Missi Dominici qui avait planché sur la vie de
Sarah Vivien chercha dans l’amoncellement de dates et de
rapports.
« Elle n’y est pas restée longtemps. Six mois. A
l’époque, elle était comédienne. »
Charlemagne referma lentement la chemise Lucas
Vivien :
« Cherche encore. Vois si le BND a quelque chose sur
elle. Si Lili n’a rien, nous monterons une affaire de toutes
pièces. Quelque chose me dit qu’elle est fragile, cette gosse.
Comme tous les étrangers », ajouta-t-il.

La collaboration entre le réseau et les services de


renseignement de l'Allemagne fédérale — le BND ou
« Bundes Nachrichtendiest » avait toujours été excellente,
et elle l'était restée après mai 81. Le « totem », ou échange
de renseignements, était moins actif qu’autrefois, mais il
restait indispensable dans le combat contre le terrorisme
international. La DGSE fermait les yeux pourvu qu’elle en
bénéficie.
Le Missi Dominici chargé de la liaison avec le BVS
(équivalent de la DST française) et le BND était toujours
Lili. Sous ce nom de femme se dissimulait un homme

104
d’affaires français installé à Düsseldorf. Son informateur à
Pullach — siège du moderne et sophistiqué système
informatique de la Sûreté allemande — était un program-
mateur répondant au nom de Gamin.
Gamin répondit deux jours plus tard à la demande
d’information de Lili.

« Vous avez de la chance, monsieur. » L’accent


rhénan raidissait le fil du téléphone comme du mercure.
« Vous n’aurez pas eu à attendre. Vous savez, monsieur,
que nous avons plus de trois millions de noms en mémoire,
dont naturellement un certain nombre de Français. Celui
que vous cherchez est apparu une fois. Je devrais dire celle.
C’est cette femme, Sarah Vivien, née Devoolde. » Un petit
silence suivit, comme une bulle dans une canalisation
d’eau. L’Allemand reprit d’une voix satisfaite : « Elle était
à une soirée un peu spéciale, le soir du 13 janvier 1969,
dans les faubourgs de Cologne. Il y a près de vingt ans,
monsieur, mais je l’ai retrouvée.
— C’est très bien », grogna Charlemagne. La ligne
avait beau être protégée par un « manteau », on ne
pouvait jamais être sûr qu’un petit malin n’avait pas
inventé une nouvelle boîte d’argent.
«.… une soirée donnée par le financier Berghen. A
cette réunion, il y avait un personnage, devenu célèbre par
la suite, très proche du chancelier allemand d’alors. Cet
homme travaillait pour les Russes.
— Je vois de qui vous voulez parler.
— Ça a été un énorme scandale, monsieur, ici en
Allemagne. Nous l’avions dans le collimateur depuis
plusieurs mois. La villa était truffée de micros et de
caméras, ét notre contre-espionnage a relevé le nom de
tous ceux et de toutes celles qui l’approchaient. Vous
comprenez, monsieur, nous cherchions le contact soviéti-
que de la Taupe.
— Oui, oui, dit Charlemagne avec irritation.
— Il y avait trop de gens importants dans ce genre de

105
soirée pour les laisser tous ensemble sans surveillance,
reprit Gamin avec cette suffisance propre aux petits
exécutants. Ce sont des enfants, monsieur, des enfants
puissants, et nous gardons un œil sur eux. C’est à cela que
nous servons, n'est-ce pas?
— Cette Sarah, qu'est-ce qu’elle faisait là-bas?
— De la figuration. Elle avait été invitée pour
abaisser la moyenne d’âge, je suppose. Je plaisante,
monsieur. Vous voyez à quoi je fais allusion. Ce n’était pas
une prostituée, mais elle avait tourné dans un film porno,
et, euh, on pouvait espérer le meiïlleur d’elle. Je m’em-
presse de dire que ça n’a pas été le cas, puisqu’elle est
rentrée en France et qu’elle a lâché le métier. C’est un
nommé Dieter Ulbrich qui l’avait amenée, un de nos
indicateurs qui tournait lui aussi dans ce genre de films. Il
avait une... particularité (Charlemagne plissa le nez en
entendant le rire gras de Gamin).. une particularité qui le
faisait nommer l’Etalon.
— ,Quel rapport avec Sarah?
— Ulbrich organisait aussi des parties fines. C’était
l’un des meilleurs pourvoyeurs de chair fraîche du Bundes-
tag. J’ai donc cherché Ulbrich et je l’ai retrouvé. C’est le
genre d’homme qui ne va jamais bien loin — vous avez les
vôtres, j'imagine? Indispensables un temps, ils font une
bêtise et finissent cafetiers, ou gérants de peep-show. Le
nom ne lui disait rien, mais il a reconnu la fille sur le film
pris par nos services dans la villa de Berghen. Ça lui a
rappelé celui qu’il avait fait avec elle, et il m’a donné le
nom du producteur. Bref, j’ai une copie du film, monsieur.
— Où est Ulbrich?
— À Munich. Il n’exerce plus. Il a une boîte de nuit,
à ce qu’il prétend, mais en fait, il en est le barman.
— Vous pensez qu’il accepterait un contrat?
— Un emploi, monsieur? Ce n’est pas un tueur, si
vous voulez mon avis (quel con! soufla quelqu'un derrière
Charlemagne). Juste un demi-sel.
— Cest ce que je voulais dire. J'aurais besoin de lui

106
quelques jours. Disons quinze. Deux mille dollars, voyage
payé.
— 1l sautera dessus, monsieur. Et pour le film?
— Lili va vous l’acheter et me le fera parvenir par les
canaux habituels. Il vous réglera par la même occasion. »
Charlemagne se tourna vers les quelques hommes
silencieux qui rissolaient devant le radiateur :
« La femme Vivien. Voici notre nouveau Missi Domi-
nici. La femme Vivien : une bourgeoise avec un passé de
pute. »

« J'ai eu Pullach au téléphone », annonça Yvan à


Chassibrand. Une ligne directe fonctionnait en perma-
nence entre la DGSE et le BND. « Le D" Flest a confirmé
que Lili avait bien contacté son informateur il y a quelques
jours et que celui-ci avait rendu sa copie.
— Je savais qu’il trouverait », chuchota Chassi-
brand. Il avait subi sa quatrième intervention la veille. Les
calmants l’enfonçaient dans un cocon de gaze et sa voix
semblait provenir d’un endroit indéterminé de la pièce.
« C’est une femme, non? dit-il en forçant le ton. Les
hommes sont si maladroits. Mon épouse ne m’a cru qu’une
fois, c’est quand on lui a dit que j'étais mort.
— Sarah Vivien. » Le colonel tira de son cabas en
plastique l’enregistrement dactylographié de la conversa-
tion entre Lili et Gamin et se mit à lire. Gamin avait insisté
pour faire son rapport directement à Charlemagne.
Pauvre petite Sarah, pensa Chassibrand, voilà donc
où est ton péché. Le sexe. Est-ce qu’il te réveille encore la
nuit? En as-tu parlé à ton mari ou vis-tu dans une solitude
totale? T’es-tu fait ta propre religion ou t’arrive-t-il de lui
montrer qui tu fus, et combien tu en souffres encore? Yvan
repliait les feuillets avec précaution et dévisageait son chef
pensivement. Des secrets comme celui-là, il en avait trouvé
dans chaque affaire, et 1l s’étonnait toujours du poids qu’ils
pesaient dans la vie d’une victime. Le petit secret était
devenu grand, et Charlemagne s’en était emparé pour le

107
frotter de ses mains d’usurier jusqu’à ce qu’il brille comme
un poignard. Et celui qui allait tenir le manche, c'était
lP'Etalon.
_« Aucun doute, elle est coincée, résuma-t-il d’un ton
bougon. Charlemagne s’en servira comme d’une balise,
pour suivre le hameau.
— Elle ne peut pas faire autrement, chuchota Chassi-
brand. C’est une autre femme, mais elle se sent responsa-
ble de la jeune fille qu’elle était. Nous nous sentons tous
responsables de ce que nous avons été, colonel.
— Sans aucun doute, acquiesça Yvan en glissant les
bouteilles de chablis vides dans son cabas, pour la
consigne. Nous croyons tous en la même chose, monsieur
le directeur. En notre culpabilité, »

Dans la dernière semaine d’août, les hommes recrutés


par le D’ Grubber commencèrent d’arriver.
Le premier fut le capitaine, de son vrai nom Bernard
Schloesser, un homme de quarante-quatre ans au visage
maigre, aux cheveux en brosse, aux yeux qui ne cillaient
jamais. Il loua une maison à Courtenay, une petite ville à
douze kilomètres du hameau, donna un faux nom et régla
le premier trimestre d’avance, en liquide. Il avait l’inten-
tion, prétendit-il, d'ouvrir un magasin spécialisé dans le
matériel de sécurité pour résidences secondaires.
Le lendemain, il revint de Paris avec la plus grosse
voiture qu’il avait pu louer, une Mercedes 190 avec un
moteur de deux litres trois, blanche. Il la gara derrière le
pavillon et attendit.
Bernard Schloesser était le fils du capitaine André-
Marie Schloesser, officier d’active de l’armée frança
ise
capturé par le Viêt-minh à Diên Biên Phu. Le capitaine
était rentré après trois ans de captivité, traumatisé comme
tous ses semblables par les méthodes d’endoctrinement
communistes, et comme beaucoup d'officiers issus
de
milieux catholiques traditionalistes, il avait pensé que
la
seule force capable de s’opposer à la puissance de pénétr
a-
108
tion marxiste dans les masses était la foi chrétienne dans
toute sa rigueur. Il était donc devenu membre de la Cité
catholique, réseau intégriste organisé en cellules contre-
révolutionnaires qui s’appuyait sur le patronat et beau-
coup de cadres militaires. Ce national-catholicisme était
approuvé par Rome et soutenu en sous-main par les
Américains.
Instructeur à l’école de guerre subversive Jeanne-
d’Arc-de-Notre-Dame, à Philippeville, André-Marie
Schloesser avait adhéré au complot du Grand O, organisa-
tion fasciste dirigée par un théoricien de l’ancienne
Cagoule. Rêvant d’une révolution nationale qui aurait
balayé la chienlit politique parisienne, Schloesser et ses
amis n’avaient servi finalement qu’à préparer le terrain
pour le retour au pouvoir du général de Gaulle. Lequel
avait soufflé toutes les bougies, mangé le gâteau, promis
l'Algérie aux Algériens et lancé Charlemagne et ses Missi
Dominici à l’assaut de l’extrême droite.
André-Marie Schloesser s'était suicidé le jour de
l’indépendance algérienne. Son fils Bernard avait dix-sept
ans. Le jeune homme était entré dans l’OAS, s'était fait
aussitôt cueillir et avait eu droit à trois mois de préventive,
avant d’être libéré sur intervention discrète des anciens
condisciples de son père. On lui avait donné une adresse à
Bruxelles. De là, il était passé au Portugal où il avait
travaillé dans un groupe paramilitaire dissimulé en agence
de presse: fabrication de faux documents, collecte de
fonds, renseignement et désinformation. Il était entré très
vite en concurrence avec les services secrets français,
lesquels étaient alors en excellents termes avec les tortion-
naires de la police politique du dictateur Salazar. C’est
ainsi qu’il était arrivé en Espagne, où le D’ Grubber l’avait
engagé.
Les clients ne manquaient pas : outre les gouverne-
ments désirant ne pas se salir les mains dans des assassi-
nats politiques trop voyants, les Kommandos Bismarck
travaillaient pour des multinationales et les services secrets
de dictatures sud-américaines. Bernard Schloesser était

109
devenu « le capitaine », en mémoire de son père et parce
qu’il savait se faire obéir des tueurs impitoyables et des
mercenaires sans scrupules qui constituaient le vivier de
Grubber.
Il avait été payé de la façon la plus simple qui soit:
par un chèque tiré sur la Zurich Bank, à ne présenter
qu’une fois le travail terminé, car le compte ne serait pas
approvisionné avant. Les cinq mille dollars pour les frais, il
les avait trouvés dans une enveloppe à son nom, au Sofitel
d’Orly-Ouest, la veille.

Le second — un homme jeune, petit et râblé en jeans


et blouson de cuir — débarqua du train du 12 h 05 en
provenance de Montargis. Il se promena dans Courtenay
et s’attarda longuement devant la vitrine d’un armurier. Il
se déplaçait en glissant sur ses chaussures de tennis,
s’arrêtant de temps à autre pour se mettre en extension et
tirer sur les muscles de son cou et de son dos. Ses petits
yeux bleus profondément enfoncés isolaient chaque pas-
sant pour le rejeter ensuite hors d’une cible imaginaire. Les
cheveux blonds et drus, récemment rasés, repoussaient
comme des paillons sur le caillou maussade de sa tête. Il
s'appelait Yvon Monnier. C'était le tireur d’élite du
groupe Bismarck.
Il était né en 1947 et s'était engagé dans les parachu-
tistes en 1965. Entre les deux, il ne s’était rien passé. Il
n'avait vraiment commencé à vivre qu’au II° Choc, le
régiment basé à Pau où les services secrets recrutaient
leurs agents Action. Une vilaine affaire — un Arabe à la
tête moins dure que les autres — avait subitement orienté
le destin du caporal Monnier et lui avait valu six mois de
prison.
Coupé de la carrière militaire, il avait alors fréquenté
quelques petits malfrats qui roulaient en Porsche et se
levaient à midi. Devenu homme de main d’un politicien de
la Côte d’Azur, il avait accès aux stands de tir de la police
et exécutait une ou deux fois par an un contrat particuliè-

110
rement dangereux. Mais en 72, s'étant laissé aller à faire
un braquage pour son compte, il avait été lâché par son
patron et n’avait dû son salut qu’à une fuite précipitée en
Espagne.
Là, il s’était lié avec quelques activistes de la Pha-
lange regroupés dans un réseau d’entraide et de liaison du
fascisme européen. Ces hommes passaient leur temps à
comploter dans les arrière-salles de cafés en cachant leurs
casquettes d'officiers supérieurs sous leurs fesses. Ils
avaient adressé le Français aux guérilleros du Christ-Roi,
lesquels lui avaient fait rencontrer un agent des services
secrets espagnols.
De 76 à 82, Yvon Monnier avait pu exercer ainsi ses
talents dans la répression antibasque, avec la discrète
bénédiction du gouvernement madrilène. Son arme favo-
rite était la carabine Parker Hale de 7-62 avec une lunette.
À la distance d’où il opérait — entre quatre cents et six
cents mètres — la tête de l’opposant disparaissait pure-
ment et simplement comme si la balle blindée avait été une
petite gomme.
En 82, le travail était devenu plus délicat : le nouveau
gouvernement répugnait à régler le problème basque par
la violence, mais la fraction dure des services secrets
continuait la lutte en lui désobéissant. Monnier avait
préféré s’expatrier deux ans en Argentine, puis il était
rentré en France où il avait exécuté quelques contrats pour
le D° Grubber.
Selon la vieille méthode, il avait reçu la moitié du
règlement, mais en billets déchirés par le travers. Pour
toucher la partie manquante, dans le même casier de
consigne, avec la même clef, quinze jours plus tard, il
savait ce qu’il aurait à faire.
Tuer.

Le troisième arriva à la tombée du soir, comme s’il


passait par hasard dans la rue et s’était décidé à demander
un verre d’eau. Mais il avait repéré les approches et les

111
itinéraires de repli autour du pavillon, ainsi qu’il le faisait
toujours. Schloesser et Monnier furent frappés par son âge.
Eddie Lipsky était un homme maigre et voûté,
avoisinant la soixantaine. Il avait des poches sous les yeux
qui lui donnaient un air chinois. Ses cheveux blonds et
ternes étaient lissés en arrière et se rejoignaient en un petit
bouquet mal fait sur sa nuque grêle. Il scruta chaque chose
comme si elle allait lui sauter à la figure.
Né à Snina, en Tchécoslovaquie, tout près de la
frontière russe, Lipsky était le fils de koulaks ukrainiens
chassés par les bolcheviks. A la fin de la guerre, il avait fui
l'avance russe et s’était retrouvé dans un camp de réfugiés,
en Autriche. C’est là qu’il avait été recruté par un officier
de l’OSS (l'ancêtre de la CIA) pour démasquer les espions
communistes infiltrés dans le camp. L'opération OHIO
était alors dirigée par des nationalistes pronazis qui
avaient sur la conscience d’innombrables pogroms, mais
les Américains fermaient les yeux. Un jésuite assurait la
liaison.
Lipsky se vantait d’être devenu un agent de la CIA
dès 1952. Son officier traitant à Vienne l’avait surnommé
une fois pour toutes Lipstick (Rouge-à-Lèvres) et le patro-
nyme lui était resté. Il avait ensuite travaillé avec les
filières d'évasion nazies, puis, dans les années 60, une fois
les criminels de guerre réintégrés dans la police et la justice
allemandes et regroupés en puissantes associations milita-
ristes, il avait fait du trafic d’armes, de fausse monnaie et
d’or avec la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. De temps à
autre, il piégeait une voiture ou faisait sauter un fauteuil
avec son occupant pour le compte d’une police politique
sud-américaine ou de la CIA. Il lui arrivait aussi
de
travailler pour le MI6 et le SDECE.
Il était plus ou moins à la retraite depuis quelque
temps, mais avait accepté le contrat Bismarck parce
qu’il
mariait sa fille à la fin de l’année. Les quatre mille
dollars
seraient pour elle. Ils étaient déjà à la Erste Oster
reische
Sparcasse, la Caisse d'épargne viennoise. Un
beau livret
112
tout neuf auquel ne manquait que le mot de passe
permettant de disposer du dépôt.
Rouge-à-Lèvres était prêt à tout pour se l’entendre
murmurer au téléphone par son anonyme client.

Le quatrième était un Italien, Aldo Toscannini, dit


Piccolo. Le D’ Grubber l’avait incorporé à ses Komman-
dos quelques années auparavant, séduit par son brillant
passé de poseur de bombes et ses talents pour la manipula-
tion.
g C’était un garçon d’une trentaine d’années, au physi-
que en lame de couteau, qui parlait très mal le français
mais conduisait avec un talent inné n’importe quelle
voiture.
Il comptait à son actif une bonne dizaine de pour-
suites effrénées avec les Alfa-Roméo de la police italienne.
Il aima tout de suite la Mercedes que lui montra Schloes-
ser. Se présentant officiellement comme un communiste
italien déçu par la tiédeur et l’'embourgeoisement de son
parti, Piccolo était et avait toujours été en réalité membre
d’une organisation néonazie, Ordine-Nuovo. Son père,
dignitaire de l’éphémère république de Salo, avait été
fusillé par les partisans à la fin de la guerre.
Son travail consistait à faire retomber sur l’extrême
gauche la responsabilité des attentats concoctés par ses
amis d’extrême droite. La campagne de terreur battait son
plein quand il avait été arrêté après le massacre de la gare
de Bologne. A cette époque, repéré par ses condisciples
d'extrême gauche, il avait trouvé refuge dans le groupe du
22-Mars, composé d’anarchistes. Il avait fait quatre ans de
prison et, à sa sortie, avait échappé à deux tentatives
d’assassinat, son rôle d’infiltrateur ayant été clairement
mis en valeur par le dossier d'instruction. Il avait pris le
premier avion pour l’Espagne et n’avait jamais remis les
pieds en Italie.

113
Le 15 août au soir, Martin Linhardt sortit discrète-
ment de la petite maison de Courtenay et remonta dans sa
voiture. Il venait de faire connaissance du Kommando
Bismarck au complet.
Quatre hommes, donc, haïssant la ville sans grandeur
où ils avaient abouti comme si celle-ci résumait toute leur
existence. Ils s’exprimaient comme s’expriment les mili-
taires, mauvais comédiens donnant l’image de prétendants
enthousiastes au rôle de l’année. Nous ferons sauter ce
pont. Nous tuerons cette femme. Pas de problème. Vu
larbre en boule. Affirmatif. Des mots tranchants comme
les parois de votre tombe. Une débauche d’énergie pour
impressionner le chef. Lequel en avait vu d’autres, mais
était content.
Tout était organisé: photos, plans, repérages, une
vieille 4L bleue dont on avait refait les plaques. Le tueur
au front bas, efficace et inculte, avait reçu ses coûteux
joujoux par la SERNAM. Le vieux trappeur frileux s’était
occupé de piéger toute la maison, la ligne téléphonique, et
d'installer un scanner sur la Mercedes de location, pour
intercepter les communications de la gendarmerie. Le
chauffeur, lui, avait tué tant de gens qu’il n’aimait que sa
voiture. Une équipe parfaite, que Martin Linhardt lançait
sur Nestor Lecœur Abimba.
4
FIN JUILLET, ToBy NEWMAN QUITTA TEL-AVIV SUR UN VOL
régulier de la JAL. Il était furieux, et ne s’était pas privé de
donner son sentiment: les réseaux français du Mossad
seraient tous hors circuit dès que les Français constate-
raient la disparition de Nestor Lecœur Abimba. On jouait
gros jeu, et il était en première ligne.
Theodor Toveth avait rappelé que l’appui du Mossad
était plus que jamais indispensable aux Français et que
l'affaire se réglerait au plus haut niveau. Il était revenu
encore une fois sur la nécessité pour Israël de disposer de
sa propre source d’approvisionnement en uranium.
«Cent vingt kilos de plutonium chargent douze
bombes atomiques tactiques, Toby. Notre pays ne sera
jamais rayé de la carte si nous réinstallons Abimba au
Zomuzo.
— Mais c’est nous qui avons installé Idi Amin Dada
en Ouganda », avait rappelé Toby. Nous fabriquons des
marionnettes sanglantes qui cassent leurs fils et deviennent
des Frankenstein!
— Et alors? Vous avez vu où en est l’'Ouganda à
présent? » avait rétorqué Toveth. Et il avait ajouté cette
phrase terrible, si souvent vérifiée : « C’est ça ou le
communisme. »
Et Toby avait dit oui.
Son Airbus se posa à neuf heures du matin, heure
locale, à Vienne, en Autriche. Toby prit un taxi qui le
déposa dans le centre ville et passa deux heures à visiter un
musée, avec des yeux dans le dos. Il ressortit par les jardins

115
et gagna une petite rue où il y avait des delikatessen. Il s’assit
pour déguster quelques gâteaux et, peu après son arrivée,
le touriste qui était près de lui se leva et sortit, oubliant son
Journal. Toby s’en empara et le lut jusqu’au bout en
buvant plusieurs tasses de café. Dans les mots croisés, il
trouva le lieu et l’heure du rendez-vous pour le soir même.
Il traîna dans Vienne jusqu’à minuit. La ville jouit
d’une réputation bien établie de repaire d’espions. Cela
tient à ce qu’elle a gardé des troupes soviétiques sur son sol
jusqu’en 1955, et qu’elle ne se situe qu’à quelques minutes
de route du Rideau de Fer. La musique obsédante du
Troisième Homme semble encore flotter dans les rues tristes
et trop larges que balaie un vent aigre. Les vestiges de
pierre de l'Empire austro-hongrois se dressent comme de
grands cubes noirs sur la draperie de néons des quartiers
modernes.
C’est à l’angle d’un de ces monolithes sinistres que
Toby Newman rencontra le colonel Yvan.
Entre le 1° et le 15 août, l’agent israélien disparut de
la circulation. Quand il reparut à l’aéroport de Roissy, le
jour même où Martin Linhardt venait de visiter son
Kommando, il était prêt à jouer son rôle dans la machina-
tion d’Arnaud Chassibrand.

Rentrée de vacances, Sarah Vivien avait accédé à la


demande des parents de Lucas et leur avait laissé Marlène
jusqu’à la rentrée des classes. Ce matin-là, elle resta à
Douchy et Lucas partit pour Paris rouvrir l’agence. Elle se
leva tard, but une tasse de café en regardant par la baie
vitrée de sa chambre le paysage familier. Le petit bois
devenait roux à l’approche de l'automne. De l’autre côté
de la route nationale, un champ de maïs fané Jaunissait
sous la lumière. Le gibier s’y cachait, et le dimanche, les
chasseurs venaient le massacrer en encerclant la pièce. La
voiture du facteur passa sur la route. Dans le ciel bleu
flottaient de petits nuages blancs. Il faisait déjà un peu
plus froid. La jeune femme glissa une cassette de musique

116
brésilienne dans la chaîne stéréo et passa dans la salle de
bains.
Les paumes appuyées sur le rebord du lavabo, elle
s’examina dans la glace. Lucas avait placé le miroir à sa
propre hauteur, de sorte qu’elle était obligée de se mettre
sur la pointe des pieds pour se voir à mi-corps. Sa peau
mate, buveuse de lumière, s’éclaircissait déjà à l’endroit
des seins, qu’elle avait toujours eus petits, même en
attendant Marlène. Mais son visage se singularisait de
plus en plus. Le nez était mince, grand, un peu busqué,
c'était le nez de sa Tunisienne de mère. Les yeux étaient
immenses, presque trop grands, avec des cils trop longs,
Aeur pupille aussi noire que ses cheveux, ces cheveux qui
avaient été longtemps ce qu’il y avait de plus remarquable
en elle. Son visage de sorcière, disait Lucas, amoureux du
sombre récif qu’elle avait dressé dans sa vie.
L’âge lui avait ôté toute douceur, ne laissant que le
blanc de coquillage des prunelles et la bouche trop ronde et
trop rouge. Elle avait été ravissante. Elle était belle encore
avant d’être impressionnante, une de ces femmes brûlées
de l’intérieur par quelque meurtrissure secrète. Marlène,
une Jolie maison, un mari surmené, elle aurait dû être
heureuse mais elle était à l’âge où les rêves finissent en
soupirs.
Lucas et elle avaient été très amoureux. Elle n’avait
pas hésité une seconde à lâcher sa carrière de comédienne
pour lui, une carrière qui tournait à l’aigre avec des
panouilles minables et des metteurs en scène ringards.
Lucas gagnait beaucoup d’argent dans la publicité et il
était tenace et ambitieux. Jusqu'à ces ennuis de santé, dix
ans plus tôt, qui l’avaient beaucoup changé.
Quand elle quitta sa chambre et arriva dans le salon,
il était près de midi. Un homme était là, immense,
immobile; ses chaussures avaient laissé des traces humides
de saurien sur le parquet vitrifié.
L’Etalon.

117
Il avait maintenant cinquante ans, mais il avait vieilli
comme vieillissent les imbéciles: intact. Pas un de ses
traits n’avait bougé, confits dans l’absence de pensée. Sa
peau était lisse, ses cheveux de ce blond métallique qu’il
avait déjà à l’époque. Il portait un manteau de cuir vert
bouteille comme en avaient des milliers d’Allemands
pendant la guerre et était planté au milieu de la maison de
verre, observant le mobilier moderne, les fleurs rares et les
poutres de bois rouge d’un air absent.
Il avait laissé la porte-fenêtre ouverte. Sarah alla la
fermer en serrant instinctivement les pans de son peignoir.
Ce faisant, elle eut conscience qu’elle acceptait qu’il soit là,
et la peur la submergea, une peur immonde, faite de
dégoût d’elle-même et de mépris pour son visiteur. Il y
avait si longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé un senti-
ment d’une telle violence qu’elle s’assit, le souffle coupé.
« Sarah Devoolde », dit-il comme s’il nommait les
lieux. Il pivota sur les talons et ajouta dans un français
rugueux : « Ne reste pas là. On va nous voir de la route.
— Ulbrich... », dit-elle, et sa voix la quitta comme si
on lui avait volé tout l’air de sa poitrine et qu’elle sombrait
dans une épaisse saumure sans lumière. Elle voyait ses
yeux comme deux portes ouvertes sur le vide et pensa : il
ne m'aurait pas reconnue. On lui a dit qui j'étais.
_ L'expression de l’homme était la même que des
années auparavant, vaniteuse, tapie, là, tout au fond des
pupilles grises : tu ne savais pas que c'était possible, hein ?
On t'en avait parlé mais tu croyais qu’il n’y avait que les
nègres à en avoir une pareille. Avance les hanches, ma fille,
on nous regarde. Encore, encore. Il ne transpirait jamais,
même quand on braquait les floods entre leurs jambes
pour les gros plaris. Il se mettait à bouger dès que la
caméra tournait, et c'était comme si ses reins avaient été
branchés sur le même mécanisme d’entraînement. Après
elle, il était capable d’en prendre une autre, puis une autre,
puis une autre encore. Son surnom était ce qu’il y avait de
plus vrai en lui, mais cette vérité-là était insupportable. Et
il attaquait son sillon avec la violence d’un couteau,

118
toujours. Elles criaient, toutes. Elle avait vingt ans, et elle
avait crié avec les autres. Le reste du temps, il attendait
dans wi coin du studio avec son extraordinaire engin
dressé au bas de lui, fascinant tout le monde: les
producteurs parce qu’il leur faisait gagner du temps, les
techniciens parce qu’il n’était ni plus ni moins qu’une
machine, et ses partenaires féminines parce qu’il était le
seul homme sur lequel on ne mettait pas un visage, mais
une queue.
« Tu ne m'offres rien?
— Non, dit-elle. Non. » Son estomac s’était ramassé
en une boule compacte et elle n’arrivait plus à respirer.
& Qu'est-ce que tu fais là? Pourquoi es-tu là? »
Il bougea et la souleva de sa chaise comme si elle
n'avait été qu’un manteau vide dont les pans bâillaient. Il
la regarda longtemps, les seins, le ventre, les cuisses, puis
son visage, et c'était comme s’il la giflait posément,
plusieurs fois de suite. Les oiseaux bougeaient sur le
peignoir de soie mais Sarah était aussi morte qu’un objet.
Il la reposa sur sa chaise et lui expliqua ce qu’on
attendait d’elle. Pas lui, précisa-t-il de sa voix rocailleuse.
« Des gens très puissants, qui l’avaient choisie, elle. »
Voilà ce qu’elle devait faire pour que son passé ne s’étale
pas en images géantes sur les murs alentour. « Ils pou-
vaient tirer des affiches d’une image du film, précisa-t-il
d’un ton neutre, et les coller partout dans le pays. Fais ce
qu'ils te demandent, Sarah. Ils sont capables de tout. »
Il paraissait sincère. Ça avait l’air simple. Mais elle
cria, pleura, se boucha les oreilles. Il demanda du café
qu'il but debout, à même la cafetière. Puis il posa l’étui sur
la table, à côté d’elle. « Ce sont tes cigarettes préférées, je
crois? » Il parlait une langue dont elle n’avait aucun
souvenir. Quand il partit, redescendant à pied la rampe
d’accès jusqu’à sa voiture garée le long de la route, elle se
précipita sur la serpillière et effaça les traces de boue sur
son passage.
Et dès que ce fut propre, elle vomit.

119
Les soirées de Kôln-Marienbourg, le quartier huppé
de Cologne, les limousines rutilantes, les grilles, les gardes
privés. À l’intérieur, la crème de la société allemande.
Ceux qui parlaient le moins étaient les plus importants. Ils
s’en voulaient d’être là et semblaient suivre par-dessus
l'épaule de quelque policier le compte rendu de leurs
errances. Leur visage se crispait sous le fracas de touches
imaginaires, tandis que leurs mains cherchaient le fil des
micros sous le papier peint. Ils savaient. Ils faisaient ou
avaient fait la même chose avec leurs adversaires politi-
ques. C'était la règle du jeu. Plus il y avait de joueurs,
moins leur situation était insupportable. Voilà pourquoi
on trouvait dans la même villa des diplomates en poste à
Bonn, des attachés militaires polonais ou roumains, l’iné-
vitable représentant de l’agence Novotsny, le Missi Domi-
nici de service et deux ou trois représentants de pays amis,
tous unis par le sexe, l’alcool ou la drogue. Les femmes
riaient très haut, sentant les maillons de la chaîne se
refermer sur elles. Le vin pétillait dans les verres, les
étiquettes glissaient d’elles-mêmes sur les bouteilles à long
col, puis les robes.
Au-dessus de la buée de chairs ivres flottait le masque
attentif d’Ulbrich. Il l’avait vue seule, s’était approché de
Sarah: « Qu'est-ce que tu attends? Veux-tu que je te
présente? Tu n’arriveras jamais à rien si tu restes comme
ça dans ton coin. » « Non, non », avait-elle dit. Il l’exami-
nait, le visage impénétrable, comme on regarde une statue.
Il avait des offres, touchait une commission. Elle le savait,
et il savait qu’elle le savait. Tel secrétaire d’ambassade, tel
marchand d’armes, tel haut fonctionnaire l’avait repérée,
la brune avec ses longues jambes et ses petits seins.
Ulbrich n’avait pas insisté. Elle avait eu Pimpression
fugitive qu’il était de son côté, qu’il en avait marre aussi du
cirque et de l’orgie des fauves. Qu'il éprouvait le même
dégoût et la même lassitude à servir les desseins des
puissants. Il s’était levé. « Tu es une conne. Tu finiras
comme moi. »

120
Combien de soirées? Trois, quatre? Elle était si seule,
si perdue. Un seul film. Et ils lui envoyaient ce vieux
cheval fourbu pour un marché terrible dont elle ignorait
tout. Qu’allait-il se passer, et quand? Et pourquoi?
pourquoi?
Le téléphone sonnait depuis longtemps quand elle
sortit de sa prostration. C’était Marion. « Tu étais dans
ton bain? Qui c'était ce type dans la voiture allemande? »
« Un touriste qui demandait son chemin », répondit
Sarah. « Tu veux venir à Montargis? demanda Marion, il
y a une foire à la brocante. Rien que pour la tête de Lucas
quand il verra une vieillerie dans votre palais de verre?
Allez, viens. » La voix de Marion cascadait, fraîche et
ronde comme un cageot de pommes qui se déverse dans
l'escalier. « Je viens. Je m’habille et je viens », dit Sarah.
Elle raccrocha. Je veux rester avec vous. Toujours.

Le 4 septembre, Toby Newman arrêta sa voiture à


l'entrée principale de la Déboullerie et baissa sa vitre. Un
gendarme en chemise bleue à manches courtes sortit de la
maison des gardiens et s’approcha sans se presser.
L'homme du Mossad lui présenta sa carte d’identité
au nom de Marcel Besberg. Il était attendu par le
président, dit-il. Le véritable assureur de Nestor Lecœur
Abimba aurait bien été étonné d’apprendre qu’il avait
rendez-vous ce jour-là avec son illustre client. Au télé-
phone, le tyran déchu avait trouvé excellente l’idée de
revaloriser sa police d’assurance-vie. « Il saute sur n’im-
porte quelle occasion de parler à quelqu'un, avait assuré
Yvan, cruel. Les journalistes ne se dérangent plus. »
Le gendarme fit signe à Toby de passer et il embraya
doucement. Le système de protection de la Déboullerie
était bon enfant. Deux flics à l’entrée, et des patrouilles
journalières du fourgon de Châteaurenard autour de la
propriété.
La demeure d’Abimba apparut au détour d’une allée
plantée de sapins. C’était une gentilhommière fin de siècle,

121
en pierre, avec des parements de brique et des toits
d’ardoise. La moitié des fenêtres était cachée par d’épais
volets tirés, l’autre moitié renvoyait les profondeurs noires
de la sapinière. Une musique militaire jaillissait par
bouffées du rez-de-chaussée. Toby Newman arrêta sa
voiture devant le perron et escalada les marches en tenant
à la main sa serviette à coins de cuivre.
L'endroit semblait désert, mais des jouets en plastique
jonchaïient la terrasse gravillonnée. Une porte claqua dans
les profondeurs de la bâtisse et une silhouette en boubou de
couleur passa comme une peinture sur verre au bout d’une
longue enfilade de portes-fenêtres.
« Besberg! » mugit une puissante voix de basse aux
accents chantants.
Un homme jaillit du dessous de l’escalier.
« Vous êtes mon assureur? Le directeur était
malade? »
Toby Newman serra la main de l’ex-président zomu-
zien :
« Il vous prie de l’excuser. Je suis son bras droit. »
Mais Abimba ne l’écoutait pas. Il le précédait à
travers une interminable série de pièces vides, de salons
délabrés et de couloirs déserts. Des valises s’empilaient
dans les coins, des matelas étaient jetés sur des nattes et il y
avait Çà et là des vestiges de la splendeur passée du
propriétaire des lieux. Toby remarqua surtout la profusion
des sous-verre dans des cadres de cuir ou de bois précieux,
montrant Abimba avec les grands de ce monde, de De
Gaulle à Sadate en passant par Nemeyri, Nixon, la reine
d'Angleterre, Indira Gandhi et des personnages inconnus
en uniforme chamarré qui n'étaient montés sur le trône
que pour en tomber à grand fracas. Ce monde dans lequel
vivait Abimba était un monde sans référence contempo-
raine. C'était le rêve d’une star déchue cherchant désespé-
rément le dernier spectateur de son premier film à la sortie
des salles obscures. La claustration du tyran dans son
palais en ruine se doublait d’un enfermement mental dont
les signes s’accentuaient chaque jour. C’est ce qui donna

122
l'audace à Newman de lui saisir l’épaule et de l’arrêter en
plein milieu des cuisines.
« Monsieur le président, chuchota-t-il, allons dehors,
s’il vous plaît. Je vous en prie, sortons! »
Nestor Abimba examina la main posée sur sa chemise
avec incrédulité, comme s’il appréhendait pour son visi-
teur un châtiment exemplaire. Ses yeux marron striés de
veinules rouges étaient sans méchanceté. Ils sont tous
pareils, songea l’homme du Mossad en poussant le Noir
vers la porte qui s’ouvrait sur l’arrière-cour, ils ont bonne
conscience. En même temps, il s’entendait répéter avec un
accent de supplication qui avait fini par persuader
Abimba : « Sous les arbres, monsieur le président. Sous les
arbres, il n’y a pas de micro. Ce que j’ai à vous dire est de
la plus haute importance. »

Ils étaient sous les sapins, dans une pénombre verte


d’aquarium. Un épais tapis d’aiguilles rousses couvrait le
sol. Assis le dos contre un tronc d’arbre, le Noir regardait
Newman avec une fureur muette.
« Vous mentez, monsieur Besberg! Ce qu’ils veulent,
c’est se débarrasser de moi. Ils me tueront comme ils ont
tué Lumumba, Tschombé et tous les autres! »
Toby comprit qu’Abimba parlait des projets de la
DGSE et qu’il n’avait rien écouté de sa proposition.
« Monsieur le président, le problème n’est pas là.
Vous n’êtes qu’un pion pour Paris (il posa ses mains bien
en évidence sur ses genoux pour démentir l’insolence du
propos). Ce qu’ils m’ont chargé de vous faire croire, c’est
que je peux vous faire sortir d’ici, monter dans un avion et
débarquer au Zomuzo dans quelques jours. Ce n’est pas
pour vous tuer, monsieur le président. S’ils voulaient vous
supprimer, ils le feraient ce soir, ou demain. Bon Dieu,
écoutez-moi maintenant : je suis au Mossad. Vous savez ce
que c’est, non? |
— Ïl y avait un de vos agents à Lélé, pouffa Abimba,
soudain détendu. L’attaché militaire français l’appelait le

123
Maussade. Maussade, comme triste, vous voyez? Un petit
homme préoccupé. Je ne sais pas s’il y est toujours.
— Il y est toujours. Et il va vous aider. Tel-Aviv vous
offre de sortir d’ici, et de vous remettre en selle.
— C’est le plan des Français, non?
— Non! C’est ce que je suis chargé de vous proposer
de leur part, mais jamais personne en France ne vous
laissera retourner là-bas. Vous le savez, non, que vous êtes
bouclé ici à perpétuité? Leur vrai plan, c’est de vous
dépouiller de tout ce que vous avez en Suisse.
— J'ai bien compris, monsieur Besberg, dit le Noir
avec majesté. Vous dites que les Israéliens sont prêts à
m'aider? À constituer un vrai commando de mercenaires
et à prendre Lélé dans la nuit du 15 au 16 septembre, c’est
ça ?
— Les troupes françaises seront en manœuvres
conjointes avec celles du Zaïre, répéta Toby, désarçonné
une fois de plus par le mélange d'intelligence et de
réactions passionnelles du Noir. Il n’y aura plus un chat à
Lélé. Vous vous poserez en Boeing et vous n’aurez qu’à
pousser Molimba pour reprendre votre bien.
— Contre?
— Je vous demande pardon?
— Contre quoi? répéta Abimba d’une voix patiente.
Pourquoi trahissez-vous les Français? Qu’attendez-vous
de mon malheureux pays? Des arbres? Il n’a que ça à
offrir. De l’eau pour vos oranges? Pourquoi prenez-vous ce
risque énorme, si ce n’est pour un énorme enjeu? »
Il posa sa main sur le genou de Toby Newman :
« Besberg, vous êtes juif et je suis nègre. Cela peut
durer jusqu’à demain, et vous n'êtes pas sûr de faire
baisser mes prix.
— De luranium, monsieur le président. Un fantasti-
que gisement d'uranium au milieu du Zomuzo. Les
Américains sont sur le coup, mais eux jouent Molimba.
Nous, nous jouons Abimba. Voilà, vous savez tout. »

124
Toby Newman sortit de la Déboulerie un peu avant
quatre heures de l’après-midi et reprit l'autoroute pour
Paris. À six heures, il vit Yvan dans un café de la place
Daumesnil.
À cette heure de la journée en de semblables lieux, des
milliers de Parisiens faisaient comme eux; ils parlaient,
tels deux collègues de bureau ou deux associés discutent de
leurs affaires. C’est à cette occasion que l’homme du
Mossad entendit mentionner pour la première fois l’exis-
tence du hameau. Les six noms furent prononcés devant
lui, et Yvan lui dit que les mules iraient chercher le paquet
surprise qu’Abimba cachait encore en Suisse.
>» Toby Newman nota soigneusement les noms sur une,
de ces ardoises d’écolier qui s’effacent quand on tire
l'enveloppe plastique qui les entoure. Il fut convenu qu’il
reverrait Nestor Lecœur Abimba la semaine suivante,
officiellement pour lui faire signer un nouveau contrat,
officieusement pour lui parler des mules. Puis le colonel se
leva, serra la main de son interlocuteur et disparut dans la
foule.
Toby resta seul un moment, se demandant si à la
place du colonel il aurait deviné que l’homme qu’il avait en
face de lui était en train de le trahir. Ayant répondu non, il
se leva, régla les consommations et prit le métro pour
rentrer chez lui.
Le lendemain, il livra une veste sur mesure en laine et
soie à l’un de ses clients habituels. Lequel prit le soir même
un avion pour Tel-Aviv, emportant dans la doublure de
son vêtement un rapport complet de l’entrevue entre le
chef Action du Mossad et l’ex-président zomuzien, ainsi
qu’un résumé de la suite des opérations prévues par la
DGSE. Toby attirait l’attention de Theodor Toveth sur le
fait que, tout risquant d’aller très vite, il préconisait
d'employer sa propre équipe de protection rapprochée
pour couvrir les mules d’Abimba. Le contrat avec les
Français stipulait en effet que le hameau serait protégé par
le Mossad jusqu’à Genève.
La Porsche noire avec David Leich, Nathan Klapman

125
et Mosché Z. (le feutre gris) fut envoyée en reconnaissance
à Douchy.

Une tranche de lumière rousse filtrait à travers les


lames du store de la chambre. Elle rayaït le miroir posé au
pied du lit et faisait à l’homme immobile et compact assis
devant un faciès de sorcier indien. Arnaud Chassibrand ne
pouvait en détacher les yeux. Il lui semblait avoir brûlé
toutes les lettres d'amour qu’il s’était adressées à lui-
même, et que l’ultime consolation lui était désormais
refusée : plus de chablis jusqu’à cicatrisation. Le spécia-
liste était venu et reparti. Pas plus que les autres il n’avait
su le sens exact de son intervention, ni qui il avait opéré la
semaine précédente. Les deux brutes en mie de pain
avaient disparu.
Depuis quelques jours, des millions de vacanciers
rentraient. Ils s’amoncelaient aux portes de la capitale. On
pouvait sentir l’odeur d’huile et de caoutchouc surchauffé
de la horde piaffant sur le périphérique. Ils allaient tous
perdre leur bronzage et regagner leurs kilos, mais l’occu-
pant de la chambre du pavillon des contagieux ne pourrait
plus jamais changer. Jamais plus. Il était rendu là où il
aspirait déjà à être quarante ans plus tôt. Même sa veuve
pourrait le croiser sans le reconnaître — mais n’était-ce
pas ce qu’elle avait fait pendant vingt ans? « Bébé va tuer
Papa », chantonna-t-il, et sa voix le surprit désagréable-
ment. C’était ça. C'était tout à fait ce qu’il y avait sur les
bandes d’écoute.
À eux de jouer maintenant. Au hameau. Aux braves
petites mules devant lesquelles lui et ses semblables
avaient poussé le précipice: Sarah, Marion, Jeanne. Et
leurs hommes. Il avait beau être là, c'était comme s’il était
penché sur leur épaule, leur montrant la route à suivre.
« J’ai fait le maximum, les petits cons », chantonna-t-il
avec la voix de Papa Charlemagne. Il avait fait ce que
personne n’a jamais osé faire dans le monde du renseigne-
ment, ce village paranoïaque où il n’avait été qu’un

126
conseiller municipal brûlant de prendre la place du maire.
Au romancier, il avait pris l’art d’agencer les destins, au
publicitaire celui de vendre une marchandise impure à des
esprits confiants, au maçon celui de se reconstruire soi-
même. Bébé va tuer Papa dans dix jours. Dans dix jours
renaît Chassibrand, pour, cette fois, disparaître définitive-
ment.

Le 10 septembre au matin, Toby Newman retrouva le


président zomuzien dans la sapinière du château. Au
premier coup d’œil, il fut rassuré : son interlocuteur avait
réfléchi, il avait transformé sa rancœur en soif d’action.
« Alors? attaqua Abimba. J'ai cru que vous ne viendriez
pas. Vous m’avez bien dit que les Français quittent mon
pays le 15? C’est dans cinq jours!
— Nous avons tout prévu. Vous êtes prêt, monsieur
le président?
— Oui, oui, s’énerva Abimba, dites-moi comment
nous allons faire!
— D'abord, jouer le jeu des Français. J’ai vu le
responsable qui coiffe l’opération à la DGSE. Il m’a donné
tous les détails du plan. Vous allez expédier des mules,
c’est-à-dire des courriers, vider votre coffre en Suisse. Des
innocents, qui ne vous connaissent pas et que vous ne
connaissez pas encore, monsieur le président. C’est toute la
force du plan. Ils ne sauront pas ce qu’ils vont chercher, ni
pourquoi. Nous leur prendrons votre bien avant que la
DGSE ait pu intervenir, et nous vous le rendrons. Car vous
serez loin : nous vous ferons évader dans la nuit du 13 au
14, et le 15 vous serez à Lélé. Nous vous aurons préparé le
terrain. »
Abimba réfléchit :
« Ces... mules. Où les trouver?
— Tout près d'ici. La DGSE les a sélectionnées.
Vous connaissez un hameau de trois maisons, sur la petite
route qui redescend sur Douchy?
— Je vois, oui.

127
— Trois familles vivent là, exposa Toby : un couple
d'écrivains, un publicitaire parisien et sa femme, un maçon
et la sienne. C’est le maçon qui est le maillon fragile. On a
trouvé quelque chose qui va vous donner barre sur lui. Il
s'appelle Génois, Daniel Génois. Il a trente-sept ans. Il fait
des chantiers dans la région. Vous pouvez le contacter en
parlant de lui à un commerçant, le boulanger par exemple.
Dites-lui que vous cherchez quelqu’un pour un chantier.
Une fois qu’il sera là, vous n’aurez qu’à lui mettre le
marché en main.
— Vous pensez qu’il marchera?
— Il ne peut pas faire autrement. Je vais vous dire
pourquoi, et ce que vous lui répéterez. »
Abimba écouta attentivement, hochant la tête de
temps à autre.
« Mais pourquoi tous les faire partir? Pourquoi lier
leurs sorts?
— C’est la deuxième partie du plan, monsieur le
président. Un homme seul peut être facilement intercepté,
et nous tenons à ce que vous puissiez vider votre coffre. Les
services secrets français pour vous voler, et nous, pour que
vous vous retrouviez en position de force pour imposer nos
techniciens atomiques. Votre argent et les pièces que vous
détenez forceront la DGSE à se taire.
— Astucieux.
— Je vous explique le code puzzle. »
Newman l’expliqua, puis reprit tout à zéro et le répéta
dans ses moindres détails. Quand il eut fini, Abimba
résuma :
« Vu. Ils doivent croire que je suis tombé dans le
panneau. Je ferai exactement comme ils le désirent. Mais
vous me remettrez mon dépôt en main propre, Besberg, ou
Je fous vos techniciens à la porte.
— Naturellement, monsieur le président. (Toby
pensa : il n’a pas changé. Nos diplomates vont en baver.)
Nous sommes liés, vous et nous. Nos services travaillent
d’arrache-pied au Sud-Soudan et au Zomuzo. Nous avons
réuni deux cents hommes de votre ethnie, nous les avons

128
armés et nous avons fait entrer des jeeps. Nos spécialistes
sont sur le terrain, avec quelques mercenaires qui croient
travailler pour les Français. Ils marcheront sur Lélé à la
tombée de la nuit et prendront la ville.
— Il ne reste que cinq jours.
— Les bonnes opérations demandent beaucoup de
préparation mais une exécution rapide. Nous sommes
particulièrement rodés, au Mossad.
— Je sais. Je convoquerai ce Génois demain matin. Je
vais m'en occuper tout de suite. » Abimba se leva et
épousseta les aiguilles de pin sur son pantalon : « Vous
faites un drôle de métier, Besberg. Comment vous y
retrouvez-vous? »
Le chef Action du Mossad en France sourit large-
ment :
« La règle de base est toujours la même, monsieur le
président : faire faire le travail par d’autres, de préférence
l'ennemi. Et ne jamais poursuivre le but désigné, mais
celui qui le suit. »

La pièce était vaste, vide et s’ouvrait sur la sapinière


par trois grandes fenêtres. Quand Daniel entra, le parquet
craqua comme le pont d’un navire abandonné. Le papier
du mur était en lambeaux et des infiltrations avaient
dessiné de grandes taches au plafond. Le boulanger d’un
petit village où il retapait une maison n’avait pas menti : il
y avait du travail. La porte se referma, et Génois vit
Phomme assis sur des pots de peinture, derrière lui.
Il le reconnut tout de suite. Nestor Lecœur Abimba
était petit mais trapu. Vêtu d’une chemise et d’un
pantalon sombres il portait d’étincelantes chaussures à
triple semelle. Sa tête ronde, soulignée d’un petit bouc de
poils gris et d’un fez en lin blanc, était posée sur des
épaules d’une largeur impressionnante, et ses yeux striés
de veinules le fixaient aimablement.
Il n’avait rien de l’exilé plein de morgue qui s'était
arrêté au carrefour devant la maison des Luchère avant de

129
repartir dans un hurlement de pneus. Mais comme Daniel
se souvenait de ce qu’avaient dit de lui ces mêmes
journaux qui avaient accepté les placards publicitaires
vantant le Zomuzo-et son régime paternaliste aux investis-
seurs et aux touristes, il se borna à saluer de la tête
létrange personnage. Il regrettait déjà d’être venu.
Nestor Lecœur Abimba lui tendit la main. Sans
bouger, Daniel tendit la sienne, et les deux hommes se
rencontrèrent de part et d’autre d’une ligne imaginaire.
« Je vous remercie d’être venu, monsieur Génois, dit
le Noir de sa voix profonde. Il en développait les effets avec
aisance, souvenir des hauts plafonds de Lélé qui lui
renvoyaient l’écho de sa munificence. « Les bons ouvriers
sont rares.
— Je pensais que vous ne pouviez recevoir personne,
dit Daniel.
— Ah oui, le black-out! Abimba éclata d’un rire
sonore : “ Black-Out ”, c’est comme ça qu'ils avaient
appelé leur opération pour m’arracher le pouvoir. Vous le
saviez? Le Noir, dehors! Le nouveau président m’autorise
à recevoir qui je veux, mais à condition de ne rien dire. On
use de persuasion, de chantage. De menaces. Mais les
maçons, c’est différent, monsieur Génois. Les maçons sont
les fidèles confidents des présidents déchus. »
Daniel l’arrêta froidement: « Je puis vous faire un
devis. C’est un chantier considérable, mais je peux réunir
les corps de métier et.
— On m'avait dit que vous travailliez au noir? »
linterrompit malicieusement Abimba. Il ricana: « C’est
le moment rÊVÉ, non ?
— Je suis inscrit au registre du commerce et j’ai une
patente de décorateur...»
Nestor Lecœur Abimba s’assit sur la bordure d’une
fenêtre, tournant le dos à la pluie qui murmurait dans les
ramures du parc. Il avait laissé des traces fraîches sur la
couche de poussière qui talquait le plancher, et Daniel
éprouva soudain les plus grandes difficultésà en arracher

130
ses yeux. L’évidence était là, éblouissante : à! y avait autre
chose.
«Je ne vous ai pas fait venir pour parler d’un
chantier, monsieur Génois », dit le Noir d’un ton contenu.
Toute cordialité avait disparu de son visage ébène aux
ailes du nez palpitant comme des valvules : « Si on vous le
demande, c’est naturellement ce que vous direz, mais
l’objet de notre entretien est tout autre. J’ai besoin de vous,
monsieur Génois, de vous et de vos amis du hameau.
J'aimerais que vous fassiez un petit voyage pour moi. Un
jour ou deux, pour aller chercher quelque chose que je ne
peux aller prendre moi-même. Vous serez largement payé.
- — Je ne comprends pas.
— Je vous l’ai dit : mes faits et gestes sont espionnés.
Où que j'aille, une voiture des Renseignements généraux
me suit. Les gendarmes patrouillent autour de ma pro-
priété. Ma cuisinière, ma blanchisseuse, le personnel que
j'engage au village sont régulièrement questionnés et
fouillés. Mon courrier est ouvert, bien que je n’aie aucun
moyen de le prouver, et il va de soi que mon téléphone est
écouté. Je suis moins libre que vous ne l’êtes, tout
président que je suis. C’est pourquoi je vous propose un
marché.
— Un instant, l’interrompit Daniel. Qu’est-ce que
cela a à voir avec mon travail?
— Mais aucun! Cela n’a aucun rapport, soupira
Abimba. Je vous ai attiré ici sous un faux prétexte. Vous
comprenez ?
— Je ne veux rien comprendre, monsieur le prési-
dent. J’ai mes problèmes, et ils me suffisent.
— Et encore, vous n’avez rien vu, dit le Noir
calmement. Je vous le demande une dernière fois : voulez-
vous effectuer pour mon compte un petit voyage largement
rémunéré?
— Non.
— Très bien. » Nestor Lecœur Abimba porta à ses
yeux l’énorme montre en or qu’il avait à son poignet et eut
une grimace navrée : « [l nous reste peu de temps pour

131
parler de la journée du 20 mai 1968, monsieur Génois. Je
ne voulais pas en venir là, mais puisque vous m’y forcez..
Le 20 mai 1968, monsieur Génois, c’est le jour où vous
avez tué un motard de la police près de Poissy. Vous
pensiez peut-être qu’il y avait prescription? »

Étrangement — Génois devait s’en souvenir plus


tard — la date ne lui dit rien sur l’instant. Cette journée du
20 mai faisait partie depuis trop longtemps des choses
profondément enfouies pour signifier quelque chose dans
la bouche d’un autre. Mais son corps réagit pour lui : une
nappe de sueur glacée se répandit entre ses épaules et, sans
transition, il sentit le sang qui envahissait ses tempes et son
front. En un instant, la scène reparut dans son affreuse
banalité.
Les cars gris des CRS approchaient sur la route,
précédés de deux motocyclistes qui patinaient sur les
ordures répandues sur la chaussée. Le pays était en grève
générale depuis dix jours, depuis que les étudiants avaient
dépavé la rue Claude-Bernard à Paris et s’étaient opposés
jusqu’à l’aube aux quinze mille CRS déployés par le
pouvoir aux abois.
Il était sur un pont près des usines automobiles de
Poissy avec quelques-uns de ses amis venus parler aux
ouvriers, quand les premiers jets de pierre avaient fusé, les
injures, les cris. Puis quelqu'un derrière le petit parapet de
pierre — TOI, GENOIS, TOI — avait levé un sac de
ciment à bout de bras. Salué par les exclamations, il l'avait
balancé quelques secondes, le temps de viser — car il avait
bel et bien visé — et il l’avait lancé contre le motard de
droite. De droite, évidemment, ricanèrent plus tard les
copains mao-spontex.
Il avait plu. Le sac était là depuis longtemps. La
pierre de cinquante kilos enrubannée de papier avait
écrasé le jeune.type de vingt ans. Daniel aurait juré avoir
entendu le bruit mat, écœurant, de la colonne vertébrale
cédant comme du bois mort.

132
Il y avait eu le raclement du carter de la moto et le
hurlement du moteur qui s’emballait. Un fracas de verre,
puis une mortelle seconde de silence. Les klaxons, les cris,
les grenades s'étaient tus pour qu’il entendît cela: un
homme jeune en tuant un autre en se disant, au moment
où il le tuait, qu’il se tuait lui-même.
Car il l’avait su immédiatement, bien que l’informa-
tion n’eût jamais filtré. Officiellement, il n’y avait pas eu
de mort pendant les événements de mai 68. Le régime
avait eu l'intelligence de comprendre que lui seul en serait
tenu pour responsable, et que cette révolution lâchée par la
gauche et les syndicats ne devait être pour l’histoire qu’un
monôme d'étudiants, qu’une manifestation de vieillards
balaierait dix jours plus tard.
Cela seul avait sauvé Daniel. Il ne savait pas qu’il
avait été photographié par un flic des Renseignements
généraux. Le soir même, il s’était saoulé à mort et Jeanne
l’avait ramené chez elle pour la première fois, dans sa
petite chambre de la rue Tournefort qui sentait encore les
gaz lacrymogènes.
Un mois plus tard, le chef de leur groupe avait été
arrêté. Gardé à vue pendant trois jours au Quai des
Orfèvres, il avait passé quelques coups de téléphone et
avait disparu de la circulation. On devait reparler de lui
trois ans plus tard, quand les brigades antiterroristes
allemandes avaient cerné un des repaires de la Bande à
Baader et tué le gauchiste français. Daniel avait appris sa
mort à Izmir, première étape des longs voyages qu’il avait
faits avec Jeanne dans les années 70. Il en avait été
lâchement soulagé. D’un bout à l’autre de l'affaire, il
s'était comporté comme un enfant qui refuse de regarder
l’effrayante réalité, comme si cela devait la supprimer.
Seize ans plus tard, il apprenait qu’elle avait un prix, et
Abimba lui expliquait comment le payer.
« Un dossier existe. Votre photo y est, mais pas votre
nom. L’enquête est close officiellement depuis la mort du
dirigeant de votre groupuscule. Il ne tient qu’à moi de la
relancer, monsieur Génois. Vous vous demandez comment

133
je sais tout ça? » Abimba marqua un temps théâtral.
« Simple et tortueux à la fois. Je crains de devoir vous
infliger un cours. Diriger un pays africain francophone ne
peut se faire qu’avec l’appui de la France, c’est-à-dire de
ses coopérants, de son armée, de ses espions et de ses
barbouzes en tout genre. C’est ainsi. Nous sommes trop
pauvres pour être vraiment indépendants, nous devons
toujours nous vendre à quelqu’un. En 1975, j’ai donc reçu
un instructeur de la Sécurité — peu importe son nom —
qui venait d’être mis en cause par un quotidien parisien
dans l'affaire des stades. Cela vous dit quelque chose,
monsieur Génois ?
— Je suis resté très longtemps hors de France.
— Cela vous concernait pourtant, mon ami, car les
gens comme vous étaient en première ligne. En mai 68, la
DST avait dressé des listes de gens à rafler et à regrouper
sur des stades. Des militants de gauche, des anarchistes,
des intellectuels, des journalistes, ceux qui sympathisaient
avec les émeutiers. L'opération couvrait tout le territoire :
Lyon, Maïseille, Grenoble, et bien sûr Paris... et elle
nécessitait le recours aux polices parallèles et aux groupes
paramilitaires dont la droite française est friande.
L'homme qui est arrivé à Lélé encadrait ces équipes de
ramassage. C’était un Missi Dominici, et les révélations
tardives du journal l’obligeaient à se mettre au vert au
Zomuzo. C’est à lui que je me suis adressé pour fouiller
votre passé, monsieur Génois. Et il a trouvé.
— C’est répugnant, dit Daniel, anéanti.
— Les stades? Beaucoup de gens l’ont pensé,
concéda Abimba. Mais j’ai tendance à considérer que ceux
qui étaient au pouvoir à l’époque — j'étais moi-même à la
tête de mon pays — traitaient cette racaille gauchiste avec
laxisme. J’ai toujours eu pour mes opposants la sévérité
bienveillante d’un père, et je n’aurais jamais permis aux
étudiants d’être dans la rue alors qu’ils devaient être en
cours. J’ai été très peiné, oui, peiné, insista le tyran, de voir
à quel point ces personnages que j’admirais tant, à
commencer par le Général, avaient été débordés.

134
— La fin d’un monde, ricana Daniel.
— Votre fin à vous, précisa sèchement Abimba, si
vous ne faites pas ce que je vous ordonne. Ce Missi
Dominici a eu l’œil attiré par votre nom, qui figurait sur les
listes établies par la DST et les Renseignements généraux
avec laval du ministère de l’Intérieur. Me procurer votre
photo n’a guère été difficile, et il n’a eu qu’à comparer.
Certes, vous avez vieilli et forci, mon ami. Mais sur le pont
de Poissy, vous êtes parfaitement identifiables, vous et
votre sac de ciment. Vous voyez, le monde est petit.
— Et il pue.
— Je vous l’accorde. » Le président éclata d’un
grand rire : « Allons, soyez beau joueur! Je n’ai pas
l'intention de vous dénoncer. Ce serait facile, mais ce n’est
ni mon intérêt ni le vôtre. Notre intérêt, c’est que vous et
vos amis fassiez ce petit voyage. Je vous paierai et nous
n’en parlerons plus.
— Je ne veux pas de votre argent. Et qui me prouve
que je serai débarrassé de vous?
— Mais parce que je ne serai plus là, monsieur
Génois! Ce que vous allez chercher à Genève, c’est
précisément ce qui me permettra de partir, comprenez-
vous?
— De France?
— Oui.
— Que faut-il aller chercher?
— Quelque chose qui vaut beaucoup d’argent, mon-
sieur Génois. Quelque chose qui peut tous les mettre à
genoux. » La voix du Noir s’enfla, vibrante de ressenti-
ment et de triomphe anticipé. « Une véritable bombe, en
fait, mais dont moi seul ai l’usage. Cela vaut plusieurs
milliards de centimes.
— Son vrai prix, ce sont nos vies.
— Vous serez protégés.
— Parce que nous sommes menacés?
— En principe, non. » Le regard d’Abimba se perdit
vers les arbres : « Cela dépend de votre discrétion et de
votre rapidité.

135
— Vous êtes un salaud, tout président que vous
êtes », dit Génois en détachant bien ses mots. Il se savait
vaincu.
Abimba éclata de rire:
« Mais non, monsieur Génois! C’est moi qui tiens le
manche, vous comprenez? Maintenant que nous sommes
d'accord, je vais vous parler du code puzzle. Ecoutez-moi
bien, vieil assassin. »

Allongés en bordure d’un bois, à quatre cents mètres à


vol d’oiseau, deux hommes ne quittaient pas la propriété
des yeux. La Mercedes blanche était plus loin, garée dans
un chemin creux.
Le Kommando Bismarck avait été heureusement
surpris de la minceur du dispositif de surveillance autour
de la Déboullerie. Depuis quinze jours, les quatre hommes
se relayaient autour de la propriété, du haut d’une colline
surplombant la sapinière et le château. Monnier s’y était
même introduit de nuit.
Il n’y avait rien vu de remarquable et, la seconde fois,
était revenu avec Lipstick et ses jouets magiques. Le vieux
terroriste avait installé des micros directionnels braqués
sur les fenêtres, scotchés solidement aux branches maî-
tresses des plus hauts sapins et relayés par un émetteur
pourvu de piles puissantes.
Puis ils étaient revenus au fastidieux emploi du temps
qui était le leur : tour à tour, ils restaient allongés dans les
fougères du petit bois, près d’un magnétophone couplé au
récepteur HF, avec une puissante paire de jumelles
montées sur trépied. Ils photographiaient tous les visiteurs
au téléobjectif, mais c’étaient toujours les mêmes, pour la
plupart des commerçants de Charny ou de Douchy qui
venaient livrer. Une fois, ce fut un homme aux cheveux
gris qui arracha un grognement de mépris à Monnier.
Cela avait duré six jours. Le septième, un homme au
volant d’un vieux break Toyota se présenta à la grille du
château, parlementa avec les gendarmes et entra. La

136
voiture était immatriculée 45, le Loiret. Quelques minutes
plus tard, son conducteur apparut à la fenêtre du premier
étage, côté gauche. Par désœuvrement, Monnier le cadra
dans son viseur. Une bonne tête aux cheveux poivre et sel,
des lunettes d’acier. Puis Abimba entra dans le champ, de
dos. Monnier jeta un coup d’œil à Rouge-à-Lèvres et le vit
qui tripotait les potentiomètres de son magnétophone, l’air
absorbé. Le vieux bonhomme chaussa précipitamment les
écouteurs.
« Qu'est-ce qu’il y a? » demanda le tireur.
Sans mot dire, Rouge-à-Lèvres lui tendit le casque. La
voix du conducteur de la Toyota était extraordinairement
nette :
«.… et il pue. »
Le Noir éclata de rire et Monnier fit la grimace. Le
ronflement s’atténua et il entendit ce qu’Abimba disait à
Génois :
« Notre intérêt, c'est que vous fassiez ce petit voyage, vous et
vos amis. Je vous paierai et nous n’en parlerons plus. »
Monnier échangea un regard surpris avec Lipstick.
Bon Dieu, qu'est-ce qu’ils trafiquaient? « Je ne serai plus là,
monsieur Génois! Ce que vous ailez chercher à Genève, c'est
Drécisément ce qui me permettra de partir, comprenez-vous?
— De France ?
— Oui. »
« Oh merde! » souffla le Kommando Bismarck.
« Que faut-il aller chercher ?
— Quelque chose qui vaut beaucoup d’argent, monsieur
Génois. Quelque chose qui peut tous les mettre à genoux, une
véritable bombe, en fait, mais dont moi seul ai l’usage. Cela vaut
plusieurs milliards de centimes. »
« Plusieurs milliards de centimes! chuchota Lipstick
extatique.
— Ton truc tourne? demanda Monnier.
— Ne t’en fais pas.
— Reste là. Je vais suivre ce type quand il sortira. »
Un quart d’heure plus tard, il passait devant la ferme
des Génois. Daniel était dans le bûcher et fumait une

137
cigarette en fixant une flaque d’eau que buvait le soleil. Le
tireur du Kommando Bismarck nota l’endroit, nommé
simplement « le hameau » par les gens du coin.

Depuis son entretien avec Beaurenave, Hubert


Cochenille avait perdu de sa superbe. Il n’était pas très
chaud pour se lancer dans une lutte à couteaux tirés contre
les Missi Dominici, alors que Beaurenave et Linhardt
brûlaient d’en découdre. Le rapport du chef du Kom-
mando avait fait l’effet d’une bombe et la consigne était
tombée de très haut : Sfoppez Abimba.
« Ce code puzzle est une invention de Charlemagne,
j'en jurerais, grinça le banquier. Abimba est trop bête pour
avoir tout manigancé.
— C’est la conclusion à laquelle nous étions parvenus
la dernière fois, rappela Martin Linhardt.
— Le fou, murmura Cochenille. Il sait bien que nous
ne pouvons pas lui laisser faire ça.
— Il le fait! martela Beaurenave. Tout est clair : les
six habitants du hameau iront chercher ce qu’il a à Genève
et Abimba — ou Charlemagne — nous l’échangera contre
la marchandise!
— Ennuyeux, marmonna l'industriel en allumant un
Monte-Cristo. L'argent est placé. Il nous a rapporté bon
an mal an près de trente pour cent d’intérêts, qui sont à
peine entamés. » Il souffla un long jet de fumée. « Notre
ami Martin nous évitera d’en venir à de telles extrémités,
n'est-ce pas, Martin?
— Sans aucun doute », assura Beaurenave en fixant
l’ancien directeur des services secrets comme s’il n’atten-
dait qu’une assurance formelle. Comme celui-ci se taisait,
il eut un geste de nervosité :
« Martin, à quoi pensez-vous? »
Le masque indien de Linhardt se plissa en un sourire
énigmatique. À la même chose que vous, Antoine. Je pense au
Pacte. Abimba ne peut être au courant, mais qu'est-ce qui vaut trois
milliards ?

138
Cochenille n’était pas un enfant de chœur. A le voir
rendre son regard à Beaurenave, il devina que ces deux-là
lui cachaient quelque chose. Quelque chose qui pouvait
aller très loin.
« Supprimons les mules d’Abimba, proposa-t-il bru-
talement. Il comprendra ce qui l’attend dans quelques
mois s’il n’abandonne pas son projet.
— Vous voulez les tuer? demanda Linhardt avec un
étonnement poli. Tous les six?
— C’est cela, les tuer, dit Cochenille distraitement.
Ce ne seront pas les premiers. N’est-ce pas votre avis,
Antoine?
- — Six meurtres? » Beaurenave se rembrunit. Il
revint à Linhardt, dont les yeux plissés cachaient la houille
noire des prunelles. « Martin? Est-ce possible?
— Tout à fait possible, murmura Linhardt. Mais
deux suffiraient. On n’ouvrira le coffre que s’ils sont six, et
dans l’ordre, vous avez entendu Abimba.
— Non, dit Cochenille. Si nous en supprimons deux,
les autres lâcheront le morceau à la police ou à la presse.
— Probable, reconnut le banquier.
— Oui », reconnut Linhardt à regret. Il n’avait
jamais pensé pouvoir limiter le massacre, mais il voulait se
l'entendre dire par les deux autres. Six innocents à
exécuter sur une route de campagne ou dans une chambre
d'hôtel anonyme, c'était une opération délicate mais
faisable.
« Il faudra les exécuter avant qu’ils n’atteignent la
Suisse, raisonna-t-il tout haut. Un accident de la circula-
tion me sembie tout indiqué, à condition, bien sûr, qu’ils
prennent leurs voitures. Un camion, peut-être? On les
endormira et on disposera leurs voitures comme s’ils
s'étaient percutés en rentrant d’une soirée trop arrosée. Ce
genre de chose arrive tous les jours, insista-t-il avec un
cynisme appuyé. Il faut bien la préparer, c’est tout. »
Il s’arrêta en voyant que Cochenille n’écoutait pas. Ce
salopard ne voulait pas entrer dans les détails. Sous l’œil
surpris de Beaurenave, il précisa sèchement :

139
«Ils s’appelaient Daniel, Jeanne, Marion, Virgile,
Lucas et Sarah. Ils avaient trois enfants. Ils mourront
brûlés vifs.
— Cela me semble très bien », dit Hubert Cochenille
en tirant sur son cigare.

« Charlemagne a choisi ses hommes, annonça Yvan.


Il y aura deux voitures, et deux équipes. La première sera
conduite par Marquiset. Il n’avait pas le choix, mais il m’a
dit s’être fait prier. Trois hommes avec lui : un spécialiste
de la filature électronique qui s’appelle Debarthes, un petit
con qui brûle d’en découdre, Belèche, et l’Etalon, proba-
blement pour faire rentrer la femme Vivien dans le rang si
elle ne joue pas le jeu. La deuxième voiture sera pleine de
Corses. Quatre truands avec des casiers judiciaires lavés à
grande eau sur intervention de Charlemagne. Tout ce joli
monde est à Charny, à l’hôtel du Cheval-Blanc.
— Pensez-vous qu'ils aient posé d’autres sucres sur
les voitures ?
— Je ne crois pas. Sarah Vivien est la plus fiable.
Mais on a déjà piraté les lignes téléphoniques du hameau.
Des pastilles dans les combinés, et un relais de distance
qu’ils peuvent appeler avec un numéro codé. C’est un de
leurs agents déguisé en employé des postes.
— Un vrai employé des postes, j’imagine.
— Possible. De toute façon, Marquiset sait qu'ils
partiront le 13 à minuit, puisque je le lui ai dit.
— Il doit faire comme s’il le découvrait, comme les
autres, par la femme Vivien. Quelles sont leurs transmis-
sions ?
— Téléphone. CB entre les voitures. Charlemagne
conduira toute l’opération depuis sa ferme du Beauvaisis,
mais comme il se méfie des bretelles d'écoute, les liaisons
seront effectuées par émissions HF codées.
— Le principal, c’est qu’il sorte de sa tanière.
Comment me trouvez-vous? demanda Chassibrand à
brûle-pourpoint.

140
— Bien. Très bien, sourit le colonel Yvan. Pour un
peu je vous mettrais le service 7 aux fesses !, »

Ils dinaient ensemble une fois par quinzaine. Les


places variaient mais, à la fin du repas, les femmes étaient
avec les femmes et les hommes avec les hommes, chiffons
contre politique. Invariablement, l’un d’eux en faisait la
remarque : « Vous nous emmerdez avec vos miroirs
truqués, cocottes. » « Ta politique, c’est du bavardage de
brutes, bébé. » Ils se mettaient à rire comme les jeunes
gens qui n’ont pas encore choisi entre l’amour et le sexe.
Marlène riait aussi, sans comprendre, allant d’un bout à
l’autre de la table pour réunir ce monde qu’elle devinait
définitivement divisé. Ses gestes frémissants et son impuis-
sance émouvaient les adultes qui se mettaient à parler de
loups et de lutins pour se faire pardonner.
Tôt ce soir-là, les Vivien et les Génois montèrent chez
les Luchère. Sur la terrasse, Virgile avait dressé deux
tréteaux et Marion achevait de disposer les couverts. Le
ciel au-dessus était encore parfaitement bleu, rayé d’un
bout à l’autre de l’horizon par le passage d’un jet vers le
sud. Mais déjà le violet descendait de l’espace, comme une
encre se diluant dans l’eau.
Ils burent plus que de coutume, sans trop savoir
pourquoi. L’été s’achevait dans le froissement des fanes de
maïs et le crépitement des feuilles de vigne vierge touchant
le sol après une chute langoureuse. Le prunier était vide,
mais le cognassier penchait, surchargé de fruits jaunes
comme de la mayonnaise et durs comme de la brique.
Autour d’eux, les maisons de Parisiens étaient fermées
pour l’automne. Le soir apporta les aboiements des chiens
de ferme et les pleurs d’un enfant, quelque part dans la
vallée.
C’est ce moment-là que choisit Daniel pour repousser
1. Service de la DGSE spécialisé dans les actions clandestines et les
contrats « homo » (homicides).

141
son assiette et parler de sa rencontre avec Nestor Lecœur
Abimba. Et tous virent enfin le précipice.

Quand il eut achevé son récit, la nuit tombait. Une


dernière tache de lumière frémit au-dessus des collines et
se résorba, comme absorbée par un buvard. La nature
franchissait une invisible frontière, emportant avec elle son
contingent d’êtres humains promis à la peur.
Personne ne parla. Marion prit son pull-over et
l’enfila avec des gestes gourds. Sarah se leva et rentra dans
la cuisine. La télévision déversait sur Marlène endormie
un torrent d’images scintillantes. Sarah éteignit le poste et
ressortit. Personne n’avait bougé. Lucas fumait son cigare,
les bras croisés et les pieds sur un coin de table. Virgile
ratissait méthodiquement un troupeau de miettes de pain
avec sa fourchette et Jeanne fixait Daniel, les yeux brillants
et les joues rouges.
Une chouette passa en ululant et se perdit vers les
osiers de la mare, où un concert de cris d’oiseaux s’éleva
puis s’éteignit. De l’autre côté de la maison, le chat des
Génois traversa la route avec des prudences d’évêque et se
coula entre les hautes herbes, d’où il se mit à observer le
groupe silencieux.
« Quelle merde! » énonça Vivien dans le noir. Il jeta
son cigare qui fit une comète rouge et reposa ses jambes à
terre : « Il reste un peu de café?
— Je l’ai fini, dit Daniel.
— Ce vieux Daniel! fit Lucas goguenard : “ l’homme
par qui le scandale arrive ”. » Il alluma un autre cigare et
agita l’allumette pour l’éteindre, le regard vague : « Qui
nous aurait dit que ce brave maçon était un tueur de flics,
un de ces enragés qui firent trembler la République et
vidèrent les ministères? » Il se rejeta sur sa chaise et
souffla une longue bouffée: « Qui nous aurait dit qu'il
avait été jeune? Que nous avons été jeunes, camarades?
— Je t’en prie, souffla Sarah.

142
— Tu étais où, en 68? demanda Virgile qui, renversé
sur sa chaise, regardait les étoiles.
— À l’armée, dit Lucas. A l’armée avec huit cents
connards de ch’timis qui n’avaient qu’une envie : casser la
crosse de leur fusil sur ces putains d’étudiants parisiens.
On nous avait sucré toutes nos perms. Interdit de bal,
j'étais. » Il ajouta méchamment : « Je n’ai pas eu la
chance de me faire réformer, moi. »
Virgile tourna lentement la tête et le regarda avec son
œil mort. « Arrêtez! » dit Marion. Elle élevait rarement la
- voix et les hommes respectaient sa mesure : « Vous êtes en
train de vous envoyer vos albums de famille à la tête.
— Je plaisantais, chérie, dit Vivien en lui prenant la
main. La vérité, c’est que j’ai la trouille. Mais Je suis avec
Daniel, comme nous tous.
— Tous pour un, un à zéro, sourit Virgile en attirant
les lampes à pétrole. La lumière jaune et sifilante écla-
boussa la nappe, attirant les phalènes en si grand nombre
qu’on eût dit qu’un oreiller de plume se déversait du ciel.
« Tout ça parce que nous sommes /2. Si ce salopard avait
eu son château dix kilomètres plus loin, ce serait tombé sur
d’autres.
— J'ai peine à le croire, dit Vivien. Daniel est un type
à haut risque. On aurait dû le noyer depuis longtemps. »
On rit. Invisible derrière ses lunettes, le regard de
Daniel chercha Lucas. Il dit comme s’il se parlait à lui-
même :
« Ça pouvait arriver à n’importe qui. Tout le monde
est faillible. Il suffit de creuser, on trouve. Toi, par
exemple: avec ton agence, tu es passé tout près de la
faillite il y a cinq ans, non? Et les commissions versées sous
la table aux responsables de budget de tes clients? Et le
tour de passe-passe pour mettre la Rover sur le compte de
la société, et le matériel que tu as rapporté chez toi?
Virgile et Marion n’ont pas payé d’impôts depuis cent sept
ans, ils ont déménagé cent fois à la cloche de bois, en
laissant les notes de gaz et d’électricité impayées, et leurs

143
gosses ne sont jamais allés en classe. Vous avez beau rire,
tout ça peut ressortir un jour si nous ne filons pas droit.
— Ça n’a rien à voir, dit Lucas après un petit
moment.
— Je ne suis pas d’accord, releva Virgile. Abimba a
choisi Daniel, mais il aurait pu choisir n’importe lequel
d’entre nous.
— C’est vrai», jeta Sarah, nerveuse. Elle était
blanche et grise dans le halo de la lampe et recula dans
lPombre quand son mari la regarda.
« D'accord, dit Lucas. D’accord. Mais pourquoi nous
tous? Pourquoi veut-il que nous y allions tous?
— Le code puzzle, rappela Daniel. C’est diabolique-
ment bien foutu. En multipliant le nombre de ses coursiers
par six et en ne leur donnant qu’une partie de la
combinaison du coffre, Abimba multiplie d’autant le
nombre de verrouillages. Sa formule est six fois plus
difficile à forcer parce qu’il faut nous attraper tous.
— Elle est aussi six fois plus vulnérable », objecta
Marion. Elle agita la main pour chasser ses pensées:
« Oubliez ça. Je n’ai rien dit.
— Îl nous tient, souligna Daniel. Il pense que nous
sommes les meilleurs amis du monde et que vous ferez
pour moi ce que je ferais pour chacun d’entre vous. Et
quand bien même n’y arriverions-nous pas, son trésor ne
serait pas en danger pour autant: le banquier ne le
donnera qu’à six personnes répondant à notre signalement
et se présentant dans l’ordre pour reconstituer la combi-
naison codée. Pour corser la chose, il y a une limite : nous
devrons nous présenter avant une certaine heure, pour
éviter toute substitution.
— C’est dingue, souffla Virgile.
— Et on joue quand? demanda Lucas.
— Vendredi 13. Après-demain. Nous devons nous
tenir prêts. Départ à minuit. Il passera nous donner la
combinaison.
— Le salopard, souffla Jeanne avec accablement.
— Ne sois pas raciste, rigola Lucas. Rien ne nous dit

144
qu’il n’est pas manœuvré. On l’a mis au pouvoir il y a
quinze ans et on l’a viré en 80. Il en veut au monde entier,
Il est notoirement fauché et il ne peut sortir son magot
qu’en utilisant des innocents.
— Des cons, oui.
— Des pions. Des pions sur un échiquier en sable, un
jour de plein vent. Ce type est entouré de services secrets,
de flics et d’affairistes de tout poil. Notre seule chance de
nous en tirer, c’est de faire vite et d’oublier. »
Daniel laissa passer un silence puis reprit :
« Il y a une autre solution. Nous pouvons ne rien
faire. Il me dénonce ou il ne me dénonce pas. S'il me
dénonce, je peux toujours raconter l’histoire aux journaux.
— Non, dit Jeanne. Tu n’as pas tué ce flic volontaire-
ment. On a payé pour ça : on a passé dix ans à l'étranger.
On a eu peur. Je n’ai pas d’enfants. Je suis heureuse ici. Je
ne veux pas tout perdre.
— Elle a raison, appuya Sarah. Abimba ne peut pas
s’offrir le luxe de nous lâcher maintenant qu’il a dévoilé ses
batteries. Il nous tuera plutôt. Sa réputation n’est plus à
faire.
— Je suis d’accord avec Daniel, dit Sarah dans
l’ombre. Faisons-le vite, et oublions tout ça. » Sa voix
tremblait : « Nous sommes amis. Notre nombre fait notre
force. Personne ne nous croira si nous parlons du chantage
d’Abimba. Tout ce qui touche à ce type est étouffé en haut
lieu. Notre seule chance de ne pas tout perdre, c’est
d’obéir.
— Virgile?
— Je marche. »
Lucas se tourna vers Daniel :
« Nous y allons tous. Je suggère simplement que nous
ne partions pas sans biscuits. Ecrivez une lettre à des amis,
ou à votre famille, ou déposons-la chez mon notaire. Et
disons-le à ce salopard. Disons-lui que nous le tenons
comme il nous tient. »
Sarah pouvait voir les trois façades du hameau, les
arbres familiers se découpant en ombres chinoises sur le

145
ciel où voletaient les chauves-souris, la longue table
encombrée d’assiettes et de verres. Son regard croisa le
regard de Marion, la belle et pesante Marion dont la forte
poitrine était posée sur les avant-bras. Marion lui sourit
d’un air triste. Jeanne était appuyée sur elle, grillant une
cigarette, son regard bleu voilé d’appréhension. Les
hommes chuchotaient comme des écoliers excités. C'était
leur aventure, se dit-elle, pas la nôtre. Notre univers est
là, dans ce bouquet de lilas planté dans un pot en terre,
dans l’enfant endormie sur le divan de cuir et les pelouses
qu’il fallait débarrasser de leur chiendent et de leur
pâturin. Notre avenir est dans la paix, mais nos hommes
sont déjà en guerre. Ils appellent ça sauver leur peau, et
c’est vrai que cette fois-ci, nous devrons les suivre. La
politique nous a rattrapées, adieu les chiffons et la
douceur.
Elle se rendait compte avec effarement que la seule
personne sur les six qui ne lui fût pas familière en ce jour de
drame était son mari.

Ils se séparèrent tard dans la nuit, alors que le


brouillard recouvrait la vallée. Les étoiles brillaient d’un
éclat fixe dans le ciel glacial. Daniel et Jeanne disparurent
sur la route, suivis de Persée. Lucas, qui portait Marlène
enveloppée dans une couverture, et Sarah qui marchait en
retrait remontèrent la longue déclivité de leur pelouse. La
lumière brilla quelques instants dans les profondeurs de
verre de leur maison puis s’éteignit. Virgile, qui était resté
sur la chaussée de brique à les suivre du regard, adossa les
volets de la ferme et rentra.
Marion avait allumé un feu dans la cheminée et se
chauffait les mains. Quand il la prit dans ses bras, elle posa
simplement sa tête sur sa poitrine.
« J'ai peur, Virgile. Je commence à avoir peur. Nous
étions si heureux ici. Nous ne devions rien à personne,
nous faisions notre travail honnêtement. Pourquoi nous a-
t-on choisis? Pourquoi avoir choisi le hameau?

146
— Parce que nous sommes innocents. Des gens
comme tout le monde, insoupçonnables. Des hommes d’un
autre monde, celui des petits.
— Mais Bon Dieu, chuchota la jeune femme avec
fureur, que lui avons-nous fait? Ce que nous aimons, nous,
c’est cela (elle montra la cuisine tiède, les casseroles de
cuivre suspendues comme des soleils éteints et les bouquets
de fleurs sèches qui neigeaient une poussière blanche sur
les tomettes cirées). Nous ne sommes ni des espions ni des
mercenaires. Nous ne sommes pas des héros!
— Mais nous ne pouvons pas abandonner Daniel,
murmura Virgile en lui caressant les cheveux. Lui aussi, il
aime ce que nous aimons. Ses bouquins d’histoire, ses
aquarelles, son chat, les fesses de Jeanne. Pourrais-tu vivre
en sachant qu’il est en prison pour dix ans? En voyant sa
chaise vide toutes les fois que nous dînerions ensemble, en
passant devant sa maison dix fois par jour?
— Je n’ai jamais pensé cela! dit Marion avec fureur.
Je n’ai jamais dit que nous ne devions pas y aller. Mais j’en
suis malade. Je suis malade de découvrir que le monde est
ce que vous autres, les hommes, dites qu’il est. Qu’il est
comme dans vos foutus bouquins d’espionnage, comme
dans les journaux, comme à la radio. Que nous ne pesons
rien, rien d’autre que notre... notre dignité,
— Ça doit bien faire quelques grammes », sourit
Virgile. L’urgence de ce qui restait à faire lui revint en
mémoire. « J’appelle les enfants. Qu'ils ne viennent ici
sous aucun prétexte jusqu’à ce que nous les rappelions.
Qu'ils aillent dormir chez des amis. »
Il eut Charles tout de suite, mais Chloé fut plus
difficile à toucher. Il finit par joindre une de ses amies,
organisatrice d’un festival auquel devait participer la
troupe de théâtre où Chloé traînait ses guêtres et ses
amants. Quand il se retourna, Marion pleurait :
«Oh, Virgile, nous leur interdisons leur propre
maison. »

147
Ils avaient été longs à s’endormir. Lucas avait expli-
qué qu’il fallait cacher Marlène. Pas chez des parents ou
des amis. Abimba avait trouvé quelque chose qui remon-
tait à quinze ans dans la vie de Daniel, qui sait s’il n’en
avait pas fait autant pour eux? Sarah, raide et glacée,
écouta sans rien dire. Il avait une idée. Quand il la lui dit,
elle sentit que la nuit se refermait sur elle. La vraie nuit.
Elle se réveilla à six heures du matin. Lucas dormait
comme une brute. Elle se leva, enfila une robe de chambre
et passa dans la chambre de la petite. Marlène était tassée
dans un coin de son lit, comme si elle avait voulu fuir un
cauchemar. Sarah la prit dans ses bras et sentit la chaleur
de son enfant passer en elle. Mais il n’y en avait pas assez
pour deux. Elle reposa Marlène et tira la couverture sur
elle. Le 13 septembre, un vendredi. Dans deux jours
commençait le pire voyage de sa vie, et sa fille n’en savait
rien.
Elle ouvrit la porte de derrière et sortit. L’aube
pointait, éclaircissant le ciel derrière le bois. Les arbres
respiraient dans la brume, griffant l’air de leurs feuilles.
Sarah porta à ses lèvres l’étui à cigarettes un peu lourd que
lui avait remis l’Etalon. Elle avait regardé au fond. Elle
avait vu le petit boîtier d'aluminium, le contacteur à
pression, et le fil de la minuscule antenne cousu le long du
cuir. Elle n’eut qu’à serrer l’étui et sentit le contacteur qui
libérait l’énergie d’une minuscule pile alcaline. D’une voix
hachée par l’émotion elle dit très vite:
« Nous partons vendredi soir, à minuit. »
Rien ni personne ne lui répondit. Dans la plaine
invisible, on reçut pourtant son message. Il fut répercuté
par télex codé à trois cents kilomètres au nord, dans la
ferme fortifiée de Charlemagne. Mais il le savait déjà. Les
Luchère avaient téléphoné à leurs enfants, la veille, et le
mouchard posé dans leur appareil avait mis en marche un
magnétophone branché sur le téléphone d’une chambre
d'hôtel, à Charny.

148
Jeudi, treize heures. Au dernier moment, sur le pas de
la porte, Lucas eut un geste étrange : il tendit la main à
Marlène, et la petite fille la serra avec cérémonie. Ses yeux
gris plongèrent dans ceux de son père, suivirent le tracé de
son visage et continuèrent le long des bras et du torse où
elle avait trouvé si souvent refuge. Elle sembla comprendre
que c'était peut-être la dernière fois qu’elle aurait l’occa-
sion de le faire, mais elle ne pleura pas.
La jeune femme que Sarah ne connaissait que vague-
ment referma le battant et ils entendirent le verrou tourner
deux fois. Ils restèrent là, pétrifiés de chagrin et d’impuis-
sance, sur le palier où le soleil déclinant appliquait sa
patine.
Il y avait toujours eu entre Lucas et sa fille l’écho de la
distance qu’il y avait entre lui et sa femme, et probable-
ment toutes les femmes. Il avait toujours été un père non
pas inattentif, mais lointain, un de ceux dont l’amour ne
s’accorde que d’une distance élevée. Il aimait Marlène,
mais la craignait confusément. La vie concentrée dans ce
trognon de pomme aux yeux vifs comme des pépins
l’effrayait. La petite entrait et sortait de lui comme si ces
défenses n’existaient pas, confortant ses conclusions les
plus moroses et le scepticisme profond de sa nature. En
cela aussi, ils se ressemblaient, en ce regard sans complai-
sance qu’elle posait parfois sur les êtres et les choses et qui
précédait de peu une question terriblement réductrice, un
mot d’enfant d’une précision gênante ou, plus simplement,
un silence hautain. On devinait, disait Daniel Génois, que
Marlène serait une emmerdeuse. N’avait-elle pas eu le
front de lui demander pourquoi il n’aimaïit pas les enfants ?
Sarah défendait sa fille, mais elle craignait aussi que
la petite ne soit jamais heureuse. La ressemblance inquié-
tante entre son mari et sa fille la faisait souffrir, non qu’elle
l’excluât, mais parce qu’il n’y avait pas trace pour la
tendresse. Elle avait beau lire dans les livres de psychologie
que la préférence marquée d’une petite fille pour son père
était normale et constitutive de sa personnalité, elle
s’effrayait de la gravité de leurs relations.

149
Les événements survenus depuis la veille donnaient
un relief insupportable à ce qui se passait maintenant.
Sarah aurait voulu hurler, elle aurait voulu s’effondrer et
s’évanouir, mais elle ne pouvait que rester sur le palier du
troisième étage d’un immeuble de la rue Caulaincourt,
devant une porte close à travers laquelle filtraient les échos
assourdis de Marlène parlant avec la secrétaire de Lucas.
Vivien lui prit le bras et elle se laissa reconduire jusqu’à la
voiture.
Ce n’est que bien plus tard, alors qu’ils quittaient
l’autoroute à Courtenay et n'étaient plus qu’à une quin-
zaine de kilomètres du hameau, qu’elle se mit à gémir
comme elle avait gémi durant le long travail d’accouche-
ment de la petite fille qu’ils venaient d’abandonner dans
Paris.
5
C’ÉTAIT UNE BELLE NUIT POUR FAIRE UN MAUVAIS COUP :
le ciel était pavé d'étoiles, l’air sec et froid crépitait comme
si tout était recouvert d’une couche de givre. Toby
Newman arriva à Douchy le vendredi vers onze heures du
soir, dans une voiture de location, suivi par la Porsche
noire. Ils se séparèrent dans la campagne et l’homme du
Mossad gagna le repli du plateau qui cachait la Déboule-
rie. Il se gara à l’écart et attendit la ronde de gendarmerie
qui avait lieu vers minuit.
Il vit passer la camionnette bleue qui disparut vers
Charny. Sans attendre, il ouvrit le coffre et en sortit une
échelle pliante. Il traversa la route et la dressa dans un
retrait du mur, autrefois une porte mais qui avait été
bouchée et que des pilastres couverts de lierre dissimu-
laient aux regards. Puis il revint à sa voiture et s’assit au
volant. Le talkie-walkie crachota et éructa quelques mots
que pas un des paysans du coin n’aurait su reconnaître :
c'était du yiddish, les canaux n'étant pas protégés. La
Porsche noire, en embuscade à proximité du hameau,
confirmait l’heure.
Minuit.
Toby Newman vit la tête ronde et crépue d’Abimba
apparaître en haut du mur. Le Noir jeta un coup d’œil à
droite et à gauche. Toby actionna deux fois ses lanternes.
Le Noir se mit rapidement à califourchon sur le faîte du
mur et posa le pied sur l’échelle. Il tenait à la main une
petite mallette, tout ce qu’il emportait après six ans de
captivité; il était vêtu d’un costume croisé à fines raies ton

151
sur ton. Newman poussa un soupir de soulagement. Il
avait craint que son invité ne garde son fez blanc, insigne
de son pouvoir au Zomuzo.
Quelques minutes plus tard, ils roulaient vers le
hameau. Le Noir fixait la route, l’air buté, ses mains
courtes et larges crispées sur la poignée de sa mallette.
Comme ils abordaient la longue déclivité d’où l’on voyait
les trois maisons endormies sous la lune, il dit seulement :
« Vous mourrez avec moi. »
Toby lui jeta un coup d’œil.
« Si vous me trompez, acheva Abimba. On m'a
toujours trompé.
— C’est la dernière fois.
— Oui, c’est la dernière fois », grogna Abimba. Et il
se mit à rire, de ce rire de basse qui avait signé l’arrêt de
mort de tant d’opposants : « Vous ne savez pas, Besberg.
Personne ne sait. Mais quand on saura... (il eut un geste
qui signifiait une explosion) tout le monde sautera. Tous
ceux qui ont ri de Nestor Abimba. »
Toby n’eut pas le loisir de s’interroger sur ce qu’il
entendait par là. La ferme des Génois se dessinait dans les
phares et, un peu plus loin, celle des Luchère. La villa des
Vivien était sur leur droite, invisible en haut du tertre. Il
arrêta la voiture sur le bas-côté et jeta un coup d’œil dans
le rétroviseur. Personne.
Abimba sortit et se dirigea d’un pas vif vers la cour
des Génois.

La silhouette massive de Daniel Génois se détacha de


l’appentis où il rangeait son bois et s’approcha. Une
fenêtre s’alluma, et ils virent Jeanne qui téléphonait,
l’autre main sur son oreille, en regardant vers la cour.
Abimba regarda Daniel :
« Vous êtes prêt? »
Daniel hocha la tête.
Abimba lui donna un chiffre, puis un autre. Daniel ne
dit pas un mot. Il se dirigea vers la maison et croisa Jeanne

152
qui sortait. Elle s’arrêta à quelques mètres d’Abimba et le
Noir dut faire les derniers pas qui la séparaient de lui. Là,
il lui donna deux autres chiffres, et une adresse : la banque
Dalloz et Meyerberg, à Genève. Puis il tourna les talons et
retraversa la route. La scène n’avait duré que quelques
secondes.
Lucas Vivien attendait en bas de la montée menant à
sa maison. Il regarda la silhouette de Toby derrière son
volant mais ne s’approcha pas. Il était vêtu de son
pantalon de cuir.et de sa veste de cachemire et leva les
yeux quand Abimba le rejoignit. Sarah était un peu plus
haut, penchée sur la haie de lauriers-roses. Abimba lui dit
deux chiffres, comme aux autres : son numéro de présenta-
tion et quatre nombres aléatoires. Il donna aussi le nom de
la personne qui les attendait à Genève. Alors Sarah
descendit et Lucas s’éloigna.
Abimba remonta dans la voiture et ils firent les
quelques mètres qui les séparaient de la maison des
Luchère. Les Génois sortirent de la cour et s’approchèrent
des Vivien, mais ils ne trouvèrent rien à se dire.
Quelques secondes plus tard, ils virent la voiture
redémarrer, tourner à droite vers Châteaurenard et pren-
dre de la vitesse. Elle disparut à un tournant. Virgile sortit
sur la route et leva le bras dans un geste d’impuissance.
Les mules commençaient leur périple le long du
précipice.

Les deux voitures Missi Dominici étaient garées, tous


feux éteints, sur l’esplanade au pied de l’église de Douchy.
Les Corses étaient dans la 504 sombre, et Marquiset dans
la CX métallisée, avec l’équipe radio. Debarthes manipu-
lait un boîtier de la taille d’un petit transistor, percé en son
centre d’un témoin lumineux, avec deux boutons sur le
côté. C'était un récepteur branché sur le microémetteur
remis par l’Etalon à Sarah Vivien. Le « sucre » — ç’aurait
pu être tout aussi bien un briquet, un cendrier ou
n'importe quel objet n’excédant pas la taille d’un paquet

153
de cigarettes — portait à quatre kilomètres en rase
campagne. Les Corses avaient le même, pour établir une
triangulation éventuelle afin de localiser précisément leur
cible. Le point lumineux orange, virant au rouge à mesure
que la distance diminuait, était bloqué dans la direction du
hameau. Aucun son ne sortait du petit haut-parleur.
Derrière Marquiset, l’Allemand au manteau de cuir
ne disait rien. Son contrat stipulait qu’il était payé pour
remettre à la brune un étui à cigarettes dissimulant
l'émetteur, mais quand Marquiset lui avait proposé une
rallonge pour rester avec eux deux jours de plus, il avait
accepté. Près de lui, le dernier des jeunes tueurs sélection-
nés par Charlemagne tripotait son arme, l’air impatient.
C'était un garçon aux traits mous, avec quelque chose
d’incertain dans le regard, qui lorgnait le manteau de
PEtalon avec envie. N’y tenant plus, il s’adressa à Mar-
quiset :
« Vous l’avez vraiment vu? A qui ressemble-t-il?
Vous comprenez, personne d’entre nous n’est monté là-
haut. Il nous a choisis par l’œil-de-bœuf.
— Il vous ressemble. » Marquiset sourit avec urba-
nité. « En plus vieux, naturellement.
— Sans blague? » gémit Belèche. Son visage lunaire
se rembrunit : « Vous me faites marcher.
— Oui », dit Marquiset. Il dévisagea le Missi Domi-
nici dans le rétroviseur, puis l’abandonna à sa déception.
C'était long. Ils avaient vu passer la voiture où Abimba
était depuis dix minutes. Normalement, les mules devaient
se mettre en route. Elles traverseraient bientôt le village,
vers Joigny ou Courtenay pour aller prendre l’autoroute.
« Un drôle de mec, le chef, lâcha Debarthes en posant
le récepteur sur le tableau de bord. C’était un jeune type
aux cheveux longs et gras, à la minceur trompeuse. Moi
non plus, je ne l’ai jamais vu, et ça fait dix ans que je suis
dans le réseau. Quand je me suis rendu compte de ça, je
me suis mis à interroger les anciens. Je suis remonté
jusqu’à un copain responsable départemental, mais lui non
plus ne savait pas à quoi il ressemblait.

154
— Comment cela est-il possible? Ça fait vraiment
trente ans qu’il n’est pas descendu de son pigeonnier?
— Les purges, dit Debarthes en haussant les épaules.
Tous les cinq ans, le vieux purge le réseau. Les forts en
gueule, les tièdes, les bavards et les mégalos giclent.
D’autres ne retrouvent pas leur carte. On leur fait
comprendre qu’ils n’ont qu’à écraser et on les recase. C’est
le principe du réseau. Le corps change, pas la tête. »
Marquiset opina du chef. Charlemagne s’était donc
débarrassé progressivement de son entourage, ne gardant
que les plus fidèles d’entre les fidèles. C’est un vieil homme
fatigué derrière un bureau vide, eut-il envie de leur dire.
Voilà votre dieu, tristes connards : un septuagénaire
accoudé sur ses fichiers, un bouddha branché sur un
Apple. Mais il n’en fit rien. Qu'il ait été reçu par
Charlemagne, qu’il lait vu lui donnait une autorité
incontestée sur l’équipe. Sauf sur l’un d’entre eux, le vrai
chef. Un des Corses, probablement. Celui que Charle-
magne avait mis dans la confidence, car Marquiset ne se
faisait pas d'illusions : lui donner la conduite de l’affaire
n’était que la meilleure façon de le mouiller vis-à-vis de la
DGSE.
« … y aller », crachota le récepteur.
« Les voilà », dit Debarthes.

Vivien avait vérifié les volets métalliques et les portes


de la maison. Il revint vers Sarah qui l’attendait dans la
Rover. Il jeta un coup d’œil au ciel. Des nuages défilaient
comme de grosses éponges et la lune courait de l’un à
l’autre, jetant sur le paysage une lumière jaunâtre. Quand
il s’installa au volant et claqua la porte, le silence s’installa.
Il faisait doux dans la voiture. C’était un univers préservé
où le parfum de Sarah, l’odeur du cuir et des feuilles
ramassées par le dessin de leurs bottes tissaient une trame
légère et rassurante. Vivien mit le contact, alluma ses
codes, passa en phares et éteignit.
Dans la cour des Génois, le break Toyota répondit

155
aussitôt, projetant sur la route une grande flaque de
lumière. Plus haut, les phares de la R5 des Luchère
s’allumèrent. Vivien passa en première et desserra le frein
à main. Le lourd véhicule contourna le bosquet de
bouleaux en faisant crépiter les cosses de pin abandonnées
par Marlène.
« Plus vite partis, plus vite revenus », dit Lucas.
Sarah ne répondit pas. Elle regardait la maison et ses
pans laqués par la récente averse qui reflétaient le ciel.
Une bouffée de haine la saisit devant cette injustice:
c'était sa maison, et elle devait l’abandonner comme elle
avait abandonné Marlène. Pourquoi cela lui arriverait-il à
elle? Pourquoi devait-elle tout quitter, à minuit passé,
comme une voleuse? Sans transition, elle pensa à ces nuits
où ils partaient tous les trois aux sports d’hiver, le coffre
plein de pulls, de chaussures de ski et d’anoraks, le cœur
bondissant d’allégresse. Marlène était encore un bébé. Ils
avaient la vieille Talbot. C’était le bonheur.
Devant eux, la petite route étincelait, ses fossés
liquéfiés par la pluie. La Toyota et la R5 suivaient, en
lanternes, à une vingtaine de mètres l’une de l’autre.
Quand ils atteignirent le haut de la côte, là où la route
plongeait vers Douchy, elle n’y tint plus et se retourna.
Très loin, là où la départementale passait devant le
terrain des Luchère, il lui sembla voir une ombre mou-
vante. Mais elle ne pouvait rien dire. Ni à Lucas ni à
personne. Elle était plus seule qu’elle ne avait jamais été.

Marquiset saisit le micro accroché sous la console de


la CX et cracha.
« Les voilà. Vous les suivez à deux kilomètres. Je vous
rejoins dans dix minutes. »
Il embraya sèchement et la voiture bondit sur la
route. Il tourna à droite, au stop, et remonta la perspective
déserte de la rue principale du village. Les voitures du
hameau allaient arriver par le petit pont qui franchit
l’Ouanne. Il appuya sur l’accélérateur, dépassa l’embran-

156
chement et accéléra encore sur la départementale. Deux
kilomètres plus loin, il entra dans Triguères endormi,
s’engouffra à gauche, entre l’église romane et le petit café,
et passa le pont. Il tourna de nouveau à gauche et longea
des maisons éparses, de part et d’autre de la chaussée,
leurs thuyas et leurs peupliers tous pareils. Au bout, il y
avait un virage à 90°. La blessure béante d’une carrière se
découpait sur la colline comme un cratère de bombe. La
CX remonta la longue déclivité luisante de pluie, et ils
virent la maison des Luchère en haut à gauche.
La lumière du récepteur avait changé de direction.
Elle était braquée sur la position neuf heures et tournait
lentement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre,
signe que les voitures abordaient l’entrée de Douchy. Ils
n’entendaient que le grondement du moteur et des interfé-
rences.
« Qu'est-ce qu’on fait? demanda l’homme de main
sur le siège arrière.
— On vérifie qu’ils sont bien tous partis. »
Ils s’arrêtèrent devant la ferme des Luchère, Marqui-
set éteignit ses feux. La maison était close, ses volets tirés.
— Les Corses ont dû les prendre en filature, dit
Debarthes en montrant le plot de lumière jaune qui
revenait insensiblement sur la position midi. Ils vont vers
Joigny. »

« Qu'est-ce qu’il t’a dit? chuchota Daniel.


— Tu le sais bien. La même chose qu’à toi. Des
chiffres. » Jeanne tourna vers lui son visage tiré par la
fatigue et l’appréhension. « Si je te donne mon code et qu’il
arrive Dieu sait quoi, Daniel...
— Je ne te demande rien. Je voulais juste savoir
comment il avait procédé.
— Comme avec tout le monde, souffla-t-elle avec
amertume. Si l’un d’entre nous. Les autres ne pourront
rien pour lui ou pour elle. |
— Ils ne nous toucheront pas avant la frontière,

157
murmura Daniel. Il n’y a que nous qui puissions lui retirer
ses papiers. Mais après. »
Ils avaient laissé la porte du grenier entrebâillée, et la
lune baiïgnait les combles de la grange d’une lueur juste
suffisante pour leur permettre d’éviter les malles, les vieux
outils et les meubles délabrés empilés çà et là. Par contre,
elle se réverbérait sur la terre durcie de la cour, soulignant
d’une ombre crue chaque objet et chaque ornière. Le
garage, portes grandes ouvertes, bâillait une ombre noire.
C’est ce qui avait été le plus dur : laisser s’éloigner Virgile
avec le break. Ils étaient coincés comme des rats jusqu’à ce
qu'ils puissent partir avec la 205 de Sarah.
« Daniel? » Elle s’appuya contre lui, dolente comme
si l’émotion avait épuisé ses ressources nerveuses.
« Daniel, si tout le monde veut ce qu’Abimba nous envoie
chercher, il y en aura pour penser qu’il vaut mieux que ça
ne bouge pas de là où c’est. Tu comprends ce que je veux
dire ?
— Nous sommes protégés, dit-il après un petit
moment. C’est son intérêt. Il me l’a promis. » Mais sa voix
manquait de persuasion. Jeanne avait toujours dit ce qu’il
n’osait pas se dire à lui-même.
« Alors, ça veut dire que nous ne le sommes plus, dit-
elle avec simplicité. Ils sont partis. On afait ça pour qu'ils
croient que nous étions avec eux, mais maintenant nous
sommes seuls. »
Daniel ôta ses lunettes et frotta l’endroit où elles
laissaient des marques.
« C’était une bonne idée. Une idée logique. Ne pas
rester groupés.
— De toute façon, chuchota Jeanne, nous travaillons
déjà sans filet. Regarde. »
Une voiture venait d’apparaître sur la route, tous
phares éteints, avançant au pas. C’était une Citroën gris
argent immatriculée à Paris, avec une longue antenne sur
le toit. Elle s’engagea dans la cour et s’échoua au centre de
la grande roue tracée par les ornières.

158
Les portes s’ouvrirent sans bruit, et quatre hommes
apparurent.

La Range Rover suivie du break Toyota et de la R5


arrivaient sur le pont qui franchit l'Ouanne quand
Marion, qui roulait la dernière, crut voir quelque chose
dans le rétroviseur. Le dos-d’âne au-dessus de la rivière le
lui cacha quelques secondes, tandis que devant elle, Lucas
et Virgile freinaient au stop de la nationale. Elle stoppa à
son tour et, avec un hoquet de terreur, vit une silhouette
basse et luisante foncer sur elle et s’arrêter à quelques
centimètres de son pare-chocs.
C'était une Porsche. Le pare-brise incliné lui cachait
les passagers, mais quand elle appuya sur son frein, la
lueur rouge les tira de l’ombre en sculptant leurs visages.
Celui qui tenait le volant était très jeune, beau, avec
d’épais cheveux bouclés, et il la regardait avec une
extraordinaire intensité. À ses côtés, un homme au visage
puissant dont les arêtes rejoignaient les sourcils épais était
coiffé d’un chapeau gris à bande noire. Il avait une petite
moustache et son nez s’inclinait comme un bec sur sa
bouche sans lèvres. Le troisième homme était plus difficile-
ment visible. Il sembla à Marion qu’il était jeune aussi, et
qu’il tenait sur ses genoux un casque de motocycliste.
Leur immobilité était plus terrifiante que tout, et elle
sentit un filet de sueur sinuer le long de son échine et
gagner ses reins. Et Lucas qui ne démarrait pas! Virgile
non plus n’avait rien vu. Elle supplia tout bas : avance!
Mais avance! Au même moment, la Range Rover franchit
la bande d’arrêt et tourna à droite, vers Douchy, Virgile lui
emboîta le pas. Marion écrasa l’accélérateur, embraya
trop vite et cala. Avec un cri de colère, elle remit le contact
et repassa brutalement en première.
Cent mètres plus loin, ne la voyant pas suivre, le reste
du hameau s’était arrêté. Elle les doubla en faisant de
grands signes et se rabattit devant eux. Dans le hurlement
caractéristique de ses six cylindres, la Porsche noire

159
apparut au carrefour et s’élança sur eux. Une explosion de
lumière inonda la route comme elle passait en pleins
phares.
Marion hurla. Le bolide disparaissait déjà dans le
tournant, tout au bout de la longue rue, et le ronflement de
son moteur s’estompait.
Virgile se pencha à la portière de la R5 :
« Ça va? »
Elle hocha la tête, le regard vide. Elle tremblait
nerveusement.
« Tu es toute verte, murmura Virgile.
— C’est l’enseigne de la pharmacie », dit-elle avec
effort.
Ils se fixèrent un court moment.
« Ils auraient pu nous tuer, dit-elle d’une voix étouf-
fée. Vous n’avez rien vu et je n’ai rien pu faire, mais ils
auraient pu nous tuer tous. »
Virgile ne dit mot. Ils ne l’avaient pas fait, mais cela
ne voulait pas dire que c’étaient des amis.

Dans la cour des Génois, les quatre hommes levaient


des visages que la nuit réduisait à des taches pâles trouées
de gouffres noirs. Ils examinaient attentivement les lieux.
Leurs regards aveugles semblèrent converger vers la
grange où, dans la pénombre épaisse et poussiéreuse,
Jeanne et Daniel retenaient leur souffle. Après un mortel
moment d’expectative, les nouveaux venus se dirigèrent
vers la maison en contournant les ornières. La scène avait
l’irréalité d’un ballet où chaque danseur aurait achevé un
lent entrechat avant de s’immobiliser devant la porte de la
maison.
Cette lenteur cauchemardesque semblait avoir gagné
la course des nuages dans le ciel. Le vent tomba et les
arbres s’immobilisèrent après un dernier frisson. La nature
au garde-à-vous guettait le drame.
Les hommes examinèrent les volets, puis la porte.
L’un d’eux tira de sa poche un objet brillant et fouilla la

160
serrure. Elle céda avec un bruit clair, et le battant
s’entrebâilla. Après un rapide conciliabule, deux des
hommes entrèrent : celui qui conduisait, un brun avec une
cigarette anglaise, et le plus grand de ses équipiers, un type
immense en manteau de cuir avec des cheveux brillants
comme lacier. Les deux autres firent demi-tour et se
dirigèrent vers la grange.
Jeanne poussa un cri étouffé. La porte du bas grinçait
et cédait, repoussant la paille sèche qui jonchait le sol de
terre battue. Une lueur blanche naquit entre les lattes du
plancher, projetant des ombres menaçantes sur les solives
du toit. Il y eut des bruits de ballots remués, la fuite d’un
rât dans les outils. Les deux hommes fouillaient. L’un
d’eux dit distinctement :
« Et là-haut? »
Daniel allongea la main et trouva le manche d’une
hache dont il avait cassé le fer. Il la souleva, la retourna et
la fit glisser jusqu’à ce que le biseau se plaque contre sa
main. Se redressant, il se dirigea vers le chien-assis en
prenant garde de ne pas faire grincer les planches. Les
deux hommes étaient ressortis et discutaient à voix basse.
Puis l’un d’eux agrippa l’échelle et se mit à monter.
Calquant ses pas sur les grincements des barreaux,
Daniel se plaqua contre le mur et leva la hache, prêt à
l’abattre à la volée. Jeanne, qui était restée au fond, vit un
homme apparaître dans l’encadrement. Il repoussa douce-
ment le battant de la main. Dans l’autre main, il tenait une
arme prolongée d’un silencieux. Tendant le cou, il chercha
à percer l’obscurité des combles et sans quitter le dernier
barreau, repoussa complètement le vantail. Un rai de
lumière bleuâtre s’élança vers la jeune femme. Elle eut la
certitude affreuse que le tueur l’avait vue.
Elle ouvrit la bouche pour hurler quand un bruit
étoufté détourna l’attention du visiteur. Il se retourna et vit
— et Jeanne le vit avec lui, sans comprendre ce qui venait
d’arriver — l’homme au manteau de cuir vert qui gisait
près de la voiture, les bras allongés, ses cheveux dorés
transformés en buisson noirâtre. Le chauffeur de la CX

161
était derrière lui et rengainait son arme, le visage impassi-
ble. Il fit signe à l’homme sur l’échelle de redescendre.
Celui-ci obtempéra et rejoignit son chef et le jeune type au
visage rond qui contemplait le cadavre avec effarement.
Jeanne et Daniel entendirent clairement :
« Ordre de Charlemagne. Aidez-moi. »
Il tira de sa poche un sac plastique ramassé dans la
cuisine de la ferme et s’agenouilla. Jeanne vit qu'il
engageait la tête du mort dans le sac poubelle, qu’il ficela
soigneusement avec du ruban scotch. Le jeune type
montra le manteau et Marquiset refusa d’un geste de la
tête. L'autre, l’homme aux cheveux longs qui avait failli
découvrir le couple, saisit les pieds du mort. Les deux
autres le prirent chacun sous un bras et revinrent vers la
grange.
Quelques minutes plus tard, ils remontaient dans la
CX métallisée. La voiture s’éleva sur ses essieux et recula.
Elle s’élança sur la route et disparut.
Quand Daniel et Jeanne descendirent du grenier et
allumèrent la grange, ils trouvèrent le cadavre dissimulé
sous des rouleaux de laine de verre. Daniel le fouilla. Il n’y
avait aucun papier, aucune clef, et ses vêtements ne
portaient aucune marque. Daniel n’hésita pas : il prit son
canif et trancha le lien de ruban collant qui maintenait le
sac étroitement collé sur la tête.
Le plastique se décolla avec un bruit gluant, et le
visage apparut, figé dans une expression de surprise
horrifiée. De la nuque en lambeaux sourdait un sang épais
dont l’odeur écœurante envahissait la grange. Ils ne le
connaissaient ni l’un ni l’autre. Jeanne glissa à terre et se
mit à hoqueter.

Apparemment, les visiteurs s'étaient contentés de


fouiller la chambre et la cuisine-salon. Le temps manquait
pour vérifier. Après avoir récupéré leur sac, Jeanne et
Daniel refermèrent la porte tant bien que mal et traversè-
rent la route. Ils escaladèrent le talus qui menait à la

162
maison des Vivien, atteignirent la haie de lauriers-roses et
s’arrêtèrent.
Et s’ils étaient encore là ?
Devant eux, la maison de verre était plongée dans
l'obscurité, tel un blockhaus immatériel posé sur la
pelouse. Le glacis de la serre reflétait la course des nuages
et, dans les profondeurs de la maison, d’invisibles person-
nages agitaient de grands draps blanc et noir en d’incom-
préhensibles signaux d’alerte. L’obstacle le pire était
l'immense pelouse. Elle offrait un champ de tir parfaite-
ment dégagé à leurs éventuels agresseurs. Ils décidèrent de
passer par l’arrière de la maison. La voiture de Sarah était
rémisée dans un vieux hangar, près du petit bois acheté
par Vivien pour alimenter sa cheminée.
Se tenant par la main, ils avancèrent, à demi courbés,
longeant la haie. Ils traversèrent la rampe d’accès et
longèrent l'aile droite de la maison. Daniel n’avait pas
lâché la hache et le sac était lourd. Ils s’arrêtèrent à
larrière de la maison, un long mur en maçonnerie brut de
décoffrage. Un bûcher, une cuve à gaz et une porte fermée
par un épais battant de chêne les séparaient du hangar
vermoulu. Le sol était tapissé d’aiguilles de pin qui
étouffaient leurs pas, mais ils se découpaient sur le fond
clair en béton, à la merci d’un tueur caché sous les arbres.
En arrivant au bout, leurs mains étaient glissantes de
sueur. Daniel pouvait entendre la respiration sifflante de
Jeanne. Quand il la regarda, il vit que son maquillage
avait coulé et traçait de grandes zébrures noires sur ses
joues. Ses yeux bleus s’étaient enfoncés dans leurs orbites
et elle sanglotait en serrant les dents.
I] la prit dans ses bras. Il avait honte, il avait mal, se
sentait charrié comme un fétu de paille au gré d’événe-
ments incompréhensibles, mais il ne devait pas craquer.
Ses amis avaient entrepris cet absurde et sanglant voyage
pour le sauver. Ils devaient faire leur part. Et leur part,
pour l'instant, se résumait à cela : prendre la 205 de Sarah
Vivien, sortir du hameau et foncer vers la Suisse par de
petites routes discrètes.

163
Il restait vingt mètres à découvert pour atteindre le
hangar. Quand il arriva, sa chemise était trempée et il
soufflait comme s’il avait couru pendant des kilomètres. Il
ouvrit la portière et s'installa au volant, disposant la hache
et le sac à l’arrière. Les clefs étaient sous le tapis de sol,
comme convenu avec Vivien. Il lança le moteur et Jeanne
sortit de l’ombre, marchant d’un pas normal. Avec son
blouson de cuir et ses jeans de velours, elle ressemblait à la
jeune fille qu’elle était quand il l’avait connue. Ses cheveux
blonds flottaient sur ses épaules mais elle ne pleurait plus.
Elle s'installa près de lui et dit :
« Excuse-moi. »
Ils traversèrent la pelouse sur toute sa longueur,
passèrent devant le patio, puis devant l’aile obscure de la
maison avant de tourner à gauche dans la descente. En
bas, Daniel coupa la route et arrêta la voiture devant leur
grange. Jeanne tourna vers lui un visage décomposé :
« Mais qu'est-ce que tu fais?
— Le cadavre. Ils l’ont laissé là pour nous compro-
mettre. Il faut nous en débarrasser. »

La Rover, le break Toyota et la R5 roulaient vers


Joigny. Ils passèrent l’embranchement vers Charny, attei-
gnirent Dicy puis Villefranche, petits villages plongés dans
le sommeil. Après la longue côte ardue, ils entrèrent dans
une forêt et les arbres se refermèrent sur eux, occultant la
lune et les étoiles. Lucas passa en pleins phares et les vit.
Une énorme remorque était en travers de la chaussée,
son tracteur à six roues un peu plus loin, mordant sur le
fossé. Le monstre obstruait toute la route. Il était jaune, et
le mot DÉMÉNAGEMENT s’étalait en lettres rouges sur
toute la longueur de la plate-forme. Une voiture de
gendarmes était garée sur la berge, son gyrophare giflant la
voûte des arbres. Un homme en uniforme agitait une
lampe torche.
Lucas ralentit. Ils pouvaient passer sur le bas-côté
grâce aux quatre roues motrices de la Rover, mais ni le

164
break ni la R5 ne pouvaient suivre. Ils étaient obligés
d’attendre.
Les gendarmes s’approchèrent, leurs baudriers et
leurs galons réfléchissant la lumière des phares. Lucas
remarqua qu'ils étaient en tenue d’hiver de drap sombre,
alors que ceux qu’il voyait passer devant le hameau étaient
toujours en tenue d’été, de coton bleu clair. Le premier
homme était petit, avec un visage dur sous la visière du
képi. L’autre, un vieux à l’air revêche se dirigea vers la
Toyota, tandis que le premier leur faisait signe de baisser
la vitre. Lucas appuya sur le contacteur électrique.
. Une voiture venait de stopper derrière la R5. Une
Mercedes blanche, Un homme en sortit et tapa sur la vitre
de Marion.
Elle fit ce que Lucas et Virgile venaient de faire et,
comme eux, dut se demander pourquoi ils avaient tous leur
arme à la main. Le sien était un Italien qui lui intima
l’ordre de sortir. :
Elle ouvrit sa portière et vit Virgile sur la chaussée, les
mains en l’air. Le faux gendarme le fouillait sommaire-
ment, le pistolet enfoncé sous le menton de son mari. Il lui
fit signe de rejoindre Lucas, et l’Italien en fit autant avec
elle. Ils se retrouvèrent devant la Rover, où Sarah était
restée, et regardait la scène, incapable de bouger ni de dire
un mot.
Le chauffeur du camion s’approcha. C'était un
homme sec, aux cheveux coupés en brosse et au maintien
militaire. I] demanda :
« Où sont les autres?
— Qui? » demanda Lucas.
L'homme le regarda froidement et ne répéta pas sa
question. Le silence devint embarrassant. Faites qu’une
voiture arrive, priait Marion. Mais les faux gendarmes
semblaient avoir tout leur temps. Ils avaient barré la route
aux deux lisières du bois et établi des déviations. Ils le
dirent. Lucas haussa les épaules :
« Les Génois sont restés là-bas.

165
— Faux, dit le chef de la bande. Encore un mensonge
et je vous colle une balle dans le pied.
— Ils sont partis après nous, par les petites routes. »
L’homme aux cheveux en brosse fit un signe au plus
vieux d’entre eux. L'homme aux yeux de Chinois se dirigea
vers l’arrière de la remorque et manœuvra la fermeture. Il
rabattit les portes sur les flancs de la caisse.
L'intérieur était vide. Sa profondeur paraissait infinie.
Ils comprirent ce qu’on attendait d’eux quand deux
rampes apparurent et s’abattirent à grand bruit sur la
chaussée. Le tueur aux larges épaules et aux cheveux ras
les fit reculer et le chef du Kommando se mit au volant de
la Rover. Il engagea les pneus avant sur les glissières et
emballa le moteur. Le lourd véhicule escalada sans effort et
s’arrêta au fond. Le chef réapparut et sauta à terre :
« Rejoignez votre femme, monsieur Vivien »,
ordonna-t-il.
Lucas obéit. C’étaient des professionnels et toute
tentative de résistance était vouée à l’échec. Le Chinois se
mit au volant de la Toyota et la fit entrer dans la
remorque. Il en fit autant avec la Renault des Luchère et
rejoignit ses comparses.
Une fois les trois voitures bout à bout, il restait une
cinquantaine de centimètres entre le pare-chocs de la R5
et l’arrière de la benne. Sous la menace des armes, Virgile
et Marion montèrent à leur tour. Les lourdes portes se
refermèrent et ils entendirent les verrouillages se mettre en
place. Ils se retrouvèrent dans l’obscurité. Ça sentait le
gasoil et l’essence.
Lucas alluma ses phares et chercha la clef de contact.
Mais ils l'avaient ôtée du Neiman. Une onde de panique le
parcourut des pieds à la nuque. Il ouvrit la portière à la
volée, heurtant le flanc de la remorque, se précipita vers la
Toyota en longeant les carrosseries, puis vers la R5.
Chaque fois, les agresseurs avaient ôté la clef.
Virgile le bouscula et s’installa au volant, fouillant
sous le tableau de bord. Lui aussi pensait défoncer les
portes en marche arrière, mais la petite voiture était-elle de

166
force à le faire? Lucas revint vers le break et chercha les fils
électriques du contact. Heureusement, ils étaient appa-
rents, comme un peu tout dans le véhicule à bout de
souflle. Il tâtonnait pour trouver les bons quand le
ronflement d’un diesel éclata au-dehors. La remorque
vibra, quelque chose s’enclencha avec fracas. Le tracteur
gronda, et le semi-remorque réarrimé s’ébranla douce-
ment, manœuvra à plusieurs reprises sur la route, son
ralentisseur jetant de grands soupirs pneumatiques.
« On est foutus! cria Virgile, toujours penché sous le
tableau de bord de la R5. Le moteur avait démarré sans
qu’il s’en rende compte, noyé dans le bruit du monstrueux
camion. Il appuya sur l’accélérateur, hurla :
« Lucas! »
Lucas passa la tête par la portière de la Toyota. Il y
ayait de la fumée, et l’atmosphère devenait irrespirable.
Lui aussi avait réussi à court-circuiter le démarreur.
« Je te pousse. Mets la gomme et défonçons cette
porte! »
Il enclencha la marche arrière, amena le break au
contact de la calandré de la R5. Virgile leva le pouce et ils
embrayèrent doucement.
Les pare-chocs grincèrent, se chevauchèrent. Les
phares arrière de la Toyota cédèrent. Puis le pare-chocs de
plastique de la R5. Lucas repassa en première, regagna les
quelques dizaines de centimètres qui étaient toute leur
marge de manœuvre, aussitôt suivi par Virgile.
L'intérieur du camion était maintenant enténébré par
la fumée des gaz d’échappement, si dense que les phares
du break n'éclairaient qu’à peine. Les yeux pleins de
larmes, la gorge irritée, Lucas repassa en marche arrière et
écrasa l’accélérateur. Les deux voitures, comme un bélier,
se précipitèrent sur la double porte métallique. L’arrière
de la R5 s’écrasa sur les panneaux, ses feux arrière
volèrent en morceaux mais le vantail ne bougea pas d’un
pouce. Sous eux, le camion prenait de la vitesse.
« On recommence! » hurla Virgile, le visage noyé de
sueur, son œil mort exorbité. Il lança la petite voiture sur

167
l'arrière de la remorque et reçut de plein fouet l’arrière du
break Toyota. Cette fois-ci, les portes arrière bougèrent.
Les femmes coururent dans la fumée et pesèrent sur
les vantaux. Mais ils étaient revenus en place et quand
Virgile voulut relancer la voiture, il n’obtint que des
raclements de métal suivis d’un jet de vapeur. L’arrière du
break avait défoncé le radiateur et coupé l’allumage de la
R5. Lucas essayait bien de pousser mais le moteur de la
Toyota était trop peu puissant.
« La Rover! Sarah, pousse avec la Rover! »
Leurs voix résonnaient comme dans un tunnel. Ils ne
se voyaient presque plus. Loin en avant, les phares de la
Rover s’allumèrent, deux halos misérables dans lesquels
tourbillonnait une vapeur de plus en plus dense. La Range
Rover bougea, mais le poids conjugué du break et de la R5
était trop fort, même pour elle. Ils n’obtinrent qu’un fracas
de tôles martyrisées et de verre brisé.
Sarah surgit du brouillard, un mouchoir sur la
bouche, les yeux pleins de larmes. Elle aussi pleurait, le
nez et les poumons en feu, les membres tétanisés de
fatigue. Ils durent se pencher sur elle pour comprendre ce
qu’elle disait :
« Ils nous asphyxient. Avec les gaz du camion. Vous
n'avez pas compris? »
Elle montrait l’épais tapis de vapeur bleuâtre sortant
en jets serrés du fond de la remorque. En sinuosités de plus
en plus denses il escaladait leurs jambes, atteignait déjà la
taille des femmes, et poussait dans l’air raréfié de la
remorque des nœuds coulants d’oxyde de carbone.

Debarthes jeta un coup d’œil sur le tube cathodique.


« Ils en mettent un temps pour pisser! »
Les Missi Dominici attendaient à la sortie de Ville-
franche, tous phares éteints. Marquiset fumait une de ses
Craven A et ne quittait pas du regard le petit bois dans la
déclivité. Les trois voitures du hameau étaient arrêtées
depuis dix minutes. Une voiture passa, et il suivit machi-

168
nalement sa course le long de la route. Les phares
bifurquèrent brusquement à l’entrée du bois et prirent sur
la gauche.
Cinq minutes plus tard, il en vit une autre qui faisait
la même chose. Il prit une paire de jumelles dans la boîte à
gants et sortit de la CX. La voiture roulait en pleine
campagne. Quand elle eut évité le bois, elle revint sur la
droite et reprit la départementale.
« Vous pensez à quoi? » murmura Joseph Rocca. Le
Corse était sorti de la 504 et regardait le paysage silencieux
parcouru par les ombres noires des nuages. C’était un petit
homme aux traits marqués, un vrai dur. Marquiset sut que
c'était lui qui le tuerait s’il trahissait Charlemagne.
« Le bois est barré! Le hameau est coincé! On y va. »
. Quelques secondes plus tard ils virent la barrière
DEVIATION en travers de la route. Un panneau de
travaux était dressé bien en évidence à côté. La barrière
envoyait les voitures dans un minuscule chemin sur la
gauche, marqué Les Vieux Echarlis.
« Qu'est-ce qu’on fait? demanda Debarthes, le récep-
teur toujours sur les genoux. Le spot lumineux bougea
légèrement quand le bruit d’un diesel de camion éclata
dans l’air nocturne.
« Bordel! » Marquiset enclencha la première et
enfonça la barrière qui vola en éclats. La voiture des
Corses suivit, toutes vitres baissées, les canons mafflus des
pistolets-mitrailleurs dépassant aux portières.
« Cinq cents mètres. » Debarthes avait tiré un Colt
Tropper de son blouson, et en vérifiait le barillet. Très
calme, il Ôta sa ceinture de sécurité : « Un camion, et une
protection, probablement. On s’occupe du camion? »
Marquiset hocha la tête. Le garçon abaissa le levier de
son appareil et dit à l’intention des Corses :
« Vous prenez la protection. On prend le gros. »
Le récepteur grésilla et Debarthes tourna le bouton du
volume à fond :
« On va mourir ! hurla une voix hystérique de femme.
C’est une vraie chambre à gaz. »

169
Il y eut une toux, des cris, des coups sourds. Au même
instant apparut le toit d’un semi-remorque surmonté de
son déflecteur et clignotant de tous ses feux. Il occupait
toute la chaussée, le cube demesuré de son attelage
émergeant peu à peu derrière lui.
« Ils sont dedans! » cria Debarthes brandissant son
récepteur: l’écho palpitait au centre de l’écran cathodi-
que. « Ils les ont enfermés. »
Marquiset tira le frein à main de la CX et braqua à
fond. Surpris par l’apparition des deux véhicules et le tête-
à-queue, le lourd camion rétrograda en crachant une
bouffée de fumée grasse.
Derrière eux apparut la Mercedes blanche. Elle avait
à peine commencé à déboîter que la 504 des Corses ouvrait
le feu. Les rafales soulevèrent le macadam et ricochèrent
sur la caisse jaune du camion.
La Mercedes freina à mort et repartit en marche
arrière, des éclairs jaillissant de ses vitres.
Elle recula ainsi sur plusieurs dizaines de mètres,
pivota dans un nuage de gomme brüûlée et disparut. Le
camion était arrêté, moteur tournant. Une ombre en jaillit,
mais les Missi Dominici l’attendaient : ils la prirent sous le
feu croisé de leurs pistolets-mitrailleurs. La silhouette se
cambra, clouée en plein ciel, et retomba sur la chaussée
comme un pantin. Les portes claquèrent, Marquiset se
précipita vers l'arrière du camion.

Les Vivien et les Luchère bondirent au-dehors. Un


nuage de gaz empoisonné jaillit de la remorque et se dilua
dans la nuit.
Ils s’éloignèrent et se laissèrent tomber dans l’herbe,
enregistrant vaguement les ombres qui s’agitaient autour
d’eux, un corps que l’on ramassait et que l’on jetait dans le
coffre d’une voiture. Un homme était debout près d’eux,
les examinant sans mot dire, une cigarette collée à la
bouche. Lucas fit un geste de remerciement.
« Vous êtes arrivés à temps. »

170
L’autre eut un sourire sans chaleur. Il avait l’air
soulagé et gèné d’un chasseur heureux d’avoir manqué sa
cible et ne pouvait s'empêcher de regarder les femmes, la
rousse et la brune, qui toussaient à fendre l’âme. Il parla
enfin, et Lucas nota l’accent méditerranéen :
« Nous avons fait pour le mieux, mais le piège était
très bien préparé. Vous savez ce qu’ils auraient fait de
vous, j'imagine?
— Non, dit Virgile, qui avait récupéré. De la viande
fumée?
— Vous ne croyez pas si bien dire. Ils vous auraient
fait brûler dans vos voitures, dans un coin tranquille.
Pérsonne n’aurait pu prouver que vous aviez été asphyxiés
avant.
— Formidable, grinça Virgile.
— On va sortir vos voitures du camion et vous
repartirez, dit Marquiset. La fausse voiture de gendarmes,
nous nous en occupons. Le camion aussi. Vous devez
continuer. Vous êtes déjà en retard.
— Navrés, grimaça Lucas avec ironie. Nous ne
pouvions pas prévoir. »
La R5 puis la Toyota descendirent les rampes. Elles
étaient en piteux état.
— La Renault est morte, objecta Virgile. On s’en est
servi comme bélier pour défoncer la porte.
— Laissez-la sur le bord de la route, décida Marqui-
set, nerveux. Prenez la Toyota et la Range Rover. Il est
essentiel que vous soyez séparés.
— De toute façon, c’est ce qui se passera, dit Lucas.
Le break se traîne.
— Vous devez faire route séparément, insista le
Niçois. Ils vous ont ramassé d’un coup parce que vous
étiez ensemble. Vous aviez pourtant reçu des instructions
précises.
— Les vôtres n’étaient-elles pas de nous protéger?
ricana Lucas. Vous travaillez pour ce fumier d’Abimba?
— Si on veut », éluda Marquiset.
Il tourna les talons et remonta dans la CX, suivi par

171
l’homme aux cheveux longs. Le troisième homme prit le
camion. Les Corses avaient déjà disparu avec le corps de
l’agresseur. Ils avaient dû s’occuper de la fausse 4L de
gendarmerie.
Il était une heure du matin. Ils n’avaient fait que
vingt kilomètres. Ils ne savaient pas qui les avait sauvés,
mais une chose était sûre : on cherchait à les tuer avant la
Suisse. Une Mercedes blanche était quelque part en avant,
les guettant déjà.
Transis par le choc, le froid et la peur, ils reprirent le
volant et se dirigèrent vers l’entrée de l’autoroute.

Les Génois roulaient dans la Puisaye. Le paysage


avait changé. Il était devenu plus dur, le squelette de silex
du Gâtinais proche se dégageait de ses chairs argileuses et
remontait à la surface. Il pleuvait, et le va-et-vient
hypnotique des essuie-glaces meublait le silence de la
petite voiture.
L’odeur du sang était partout. Elle refluait quand il
mettaient la ventilation en grand, mais il se mettait alors à
faire froid, ce qui les rendait encore plus misérables. Daniel
avait cédé le volant à Jeanne et scrutait la nuit entre ses
mains en cornet. Il tapa contre le pare-brise :
« Là. »
Jeanne s’arrêta et coupa les phares. La route était
déserte. [ls avaient passé Bléneau. La région était pleine
d’étangs qui luisaient derrière les rideaux d’arbres. Devant
eux, une lumière clignotait, obscurcie par les rafales. Une
ferme, probablement. Un sentier boueux s’enfonçait jus-
qu’au cube luisant d’une meule de foin recouverte de
plastique noir. Daniel ouvrit la porte et bascula le siège.
Jeanne détourna la tête. Elle se sentait incapable de
l'aider, incapable de voir à la lumière du plafonnier
l'immense cadavre ensaché de son sac poubelle qu'ils
avaient calé tant bien que mal sur la banquette arrière.
Daniel agrippa les épaules de l’homme et s’arc-bouta

172
pour le tirer dehors. Une des jambes se coinça dans la
ceinture de sécurité, et il cria :
« Enlève-la! Mais enlève-la donc! »
Jeanne tâtonna et accrocha le pantalon trempé. Le
poids de la chair morte était stupéfiant. Le pied de
l’homme retomba sur la chaussée avec un bruit mou et
disparut en laissant une trace zigzagante. Elle fouilla ses
poches à la recherche d’une cigarette et l’alluma d’une
main tremblante. Elle haïssait ce qu’ils étaient en train de
faire.
Daniel fit une vingtaine de mètres en tirant le cadavre
par les aisselles. Le capuchon de plastique oscillait contre
sa poitrine comme une poche gorgée d’eau. Une horrible
pensée le traversa: et si l’homme n’était pas mort? Si
c'était le cas, il était en train de l’achever. Dans un dernier
effort, il atteignit la meule, pataugeant dans la glèbe et la
paille pourrie.
C'était un édifice d’une hauteur considérable. La
grande bâche de polyéthylène noir, maintenue à la base
par des pneus empilés, claquait comme une voile de bateau
à chaque saute de vent. La pluie frappait la surface
brillante avec violence et ruisselait, détrempant le sol tout
autour. Mais elle avait un avantage; elle effaçait les traces.
Toujours traînant son lugubre fardeau, Daniel vit ce qu’il
cherchait sur le troisième côté de la pyramide: la toile
s’affaissait et se gonflait tour à tour dans un creux de la
paille.
Abandonnant le corps, Daniel déplaça les pneus et
mit au jour un réduit obscur large d’un mètre et profond
d’autant, haut comme lui. Ça sentait le fumier et les
pommes aigres. Il reprit le cadavre par les épaules et
lPadossa, appuya pour le faire entrer complètement et le
cala tant bien que mal avec un pneu. Cela ne dura que
quelques secondes, mais là, en tête à tête avec cette momie
spongieuse et dure à la fois dont la tête éclatée ne cessait de
pencher vers lui, il faillit se mettre à pleurer.
Il lui semblait que c'était le jeune motard qu’il
enterrait ainsi, et que l’insouciance et l’oubli relatif qui

173
étaient les siens depuis quinze ans s’évanouissaient défini-
tivement. Il aurait dû être au lit avec Jeanne, avec le poids
rassurant d’un gros livre d’histoire sur le ventre. Le
bouquin sur la Réforme qu’il lisait encore deux jours plus
tôt, ou l’épais Voltaire d'Orieux qu’il ne se lassait pas de
relire. C’était l’heure où il éteignait et se laissait glisser
dans le sommeil, la main de Jeanne sous sa veste de
pyjama, comme toujours. Au lieu de cela, il se coltinait un
géant blond à la cervelle en lambeaux, à soixante kilomè-
tres de chez lui, première étape d’un jeu de piste dont il
commençait à comprendre la logique impitoyable. Conti-
nuer, continuer encore pour sauver sa peau, pour que le
sacrifice de ses amis ne soit pas vain. Continuer pour obéir
à quelque projet tortueux élaboré par ce nègre de malheur,
dans sa paranoïa. Pour que tout cela ait un sens. A cet
instant précis, il se serait arrêté à la première gendarmerie
venue si le reste du hameau n’avait pas été en train de
rouler à tombeau ouvert, cent kilomètres à l’ouest.
« Qu'est-ce que tu dis? demanda Jeanne quand ils
eurent redémarré et passé devant une ferme obscure avant
de rallumer les phares.
— À tombeau ouvert, marmonna-t-il. C’est l’expres-
sion juste. » Il s’'empara goulûment de la cigarette qu’elle
lui tendait et tira dessus jusqu’à se brûler les doigts.
« Vivement qu’on arrive chez Victoria. Je donnerais tout
pour un bol de café chaud. »

«Il en manque deux.» Charlemagne reposa le


combiné et sourit. « Des malins. Ils avaient pensé leur
truc. Les Génois sont sur une autre route. Nos équipes sont
intervenues in extremis pour sauver les autres. »
Il se tourna vers une carte de France déployée contre
le mur et approcha la lampe verte. |
« Voyons... Les Génois auront pris les petites routes.
Plein sud, donc, et l’A6 plus bas. C’est leur seule chance
d'atteindre Genève demain matin. Ils sont donc quelque
part par là... »

174
Sa main boudinée à la peau blanche balaya un arc de
cercle entre Toucy et Avallon.
— Îls suivront peut-être la nationale 6 jusqu’à Sau-
lieu, ou Chalon?
— Îl faut mettre des gars dans toutes les grandes
villes, en sentinelle. »
Charlemagne pianota sur le clavier du téléphone et
enclencha le codeur. Bergeron, de l'Ile-de-France, avait
compétence jusqu’à Dijon. Il décrocha à la deuxième
sonnerie. Puis Charlemagne appela Griaud, l’homme qui
tenait la Côte-d'Or, la Saône-et-Loire, l’Ain et le Jura.
#

Bergeron, paisible instituteur habitant Orléans, et


Griaud, propriétaire d’une grosse entreprise de transports
dans la région de Villefranche-sur-Saône, procédèrent de
la même manière. Ayant relevé les coordonnées et les
immatriculations de l’équipe Action opérant dans leur
secteur, ils notèrent soigneusement celles des trois voitures
du hameau (Charlemagne ne parla pas de la R5 des
Luchère, dont Marquiset lui avait dit qu’elle était hors
course), la description et l’identité des mules et leurs
itinéraires supposés.
Ces deux responsables régionaux — des hommes en
pyjama crispant leurs pieds nus sur le parquet ou le
dallage de leur salle à manger — composèrent aussitôt le
numéro secret de leurs délégués locaux, numéro soustrait à
la curiosité du public par son inscription sur la liste rouge
des PTT.
Les délégués locaux — ils relevaient du service Action
Missi Dominici, et à ce titre pouvaient agir par-dessus la
tête de leurs supérieurs hiérarchiques, des départementaux
chargés essentiellement du renseignement — avaient rang
de « chef de groupe ». C'était, là aussi, des gens du
commun, ayant un métier et ne se faisant remarquer en
rien, nantis d’enfants, d’un commerce ou d’un atelier, des
fonctionnaires comme des artisans, le boucher du coin, le

175
menuisier d’un village, des agriculteurs ou des agents du
fisc. Ils réveillèrent à leur tour leurs adjoints.
Ceux-là étaient aussi des personnes ordinaires, parfois
leurs voisins, ou un membre de leur famille. Ils figuraient
aussi sur la liste rouge. En quelques minutes, une toile
d’araignée électronique avait tiré tous ces hommes de leur
lit, les avait trouvés sur le lieu de leur travail ou à l’endroit
où ils s’amusaient.
Les chefs de groupe et leurs adjoints détenaient
l’armement collectif de l’équipe qu’ils animaiïent. Tout en
s’habillant et en se faisant chauffer du café, ils appelèrent
chacun des hommes du groupe. En tout, quarante-cinq
groupes comptant entre six et douze personnes qui dispo-
saient de leur armement personnel allant du fusil de chasse
au 22 long rifle à répétition.
Au total, entre une heure et deux heures du matin,
quatre cent cinquante hommes s’habillèrent, prirent leur
voiture et établirent des postes de surveillance dans une
zone couvrant cinq départements. Certains d’entre eux,
bien placés, se contentèrent de surveiller la route depuis la
fenêtre de leur maison. D’autres sortirent dans le jardin.
La majorité arrêtèrent leurs voitures le long des routes du
Cher, de la Nièvre, de la Côte-d'Or et de l’Yonne,
allumèrent des cigarettes et se mirent à guetter une
Peugeot 205 rouge immatriculée dans le Loiret et conduite
par Jeanne et Daniel Génois.
Là-haut, derrière l’œil-de-bœuf qui faisait à la lune
une double couleur d’émeraude, Charlemagne reprit le
dossier Génois et l’approcha de la lampe verte. Son œil
exercé releva un nom et une adresse. Il appela l’instituteur
de Beauvais. Son appel fut relayé par un puissant émetteur
caché dans le grenier d’un petit entrepreneur en travaux
publics. Reçu par un appareil portatif d’un des groupes
surveillant les franges est de la Sologne, il toucha le
responsable régional par la CB. L’instituteur rappela et
Charlemagne lui demanda lequel de ses groupes était le
plus près d’un petit village nommé Bléneau, à quelques
kilomètres de Saulieu. L’instituteur consulta sa carte :

176
« Le 4.
— Envoyez-le chez Victoria Sotonio, rue de la Collé-
giale. Ne les touchez pas. Protégez-les d’une Mercedes
blanche et rappelez toutes les heures, pour confirmation. »

Le péage de l’autoroute apparut enfin, illuminé


comme un magasin perdu dans la campagne. Les Vivien et
les Luchère s’arrêtèrent sur l’aire de stationnement. La
Toyota donnait des signes inquiétants de faiblesse, mais
l'heure était venue de se séparer. Ils avaient eu beau
tourner le problème dans leurs têtes, le plus évident était
qde chacun gardât la voiture que lui avait donnée le sort.
Marion, très courageusement, rappela que c'était la
sagesse même.
Et pourtant, elle et Virgile allaient se retrouver
exposés aux coups d’un adversaire rapide et puissant à
bord d’un véhicule essoufflé, dont ils avaient tant bien que
mal réparé les feux arrière. Ils convinrent qu’ils se
retrouveraient à la station-service après Auxerre. Les
femmes s’embrassèrent et les hommes s’assurèrent qu’ils
avaient l’un et l’autre le numéro de l’ancienne compagne
de Daniel, chez qui les Génois avaient prévu de s’arrêter
vers trois heures du matin.
Chacun prit la route, la Rover d’abord, puis le break.
Bientôt, la Rover disparut à l’horizon, emmenée par ses
cent dix chevaux. Virgile inséra la Toyota entre deux
camions sur la file de droite et prit une allure de croisière.
Il doutait d’arriver à Genève dans cet équipage, et
économisait les forces de la vieille voiture.
Il y avait encore de la circulation : Parisiens ralliant
leurs maisons de campagne, camionneurs, représentants
cherchant à se rapprocher de leur prochain rendez-vous,
vacanciers tardifs et gens du coin rentrant chez eux, toute
une humanité cloisonnée dans des bolides fermés et
slalomant entre les montages d’acier et de caoutchouc dont
les roues, comme des meules, ébraniaient l’asphalte. Le
break tanguait derrière un camion-citerne, la plaque

177
MATIÈRES INFLAMMABLES oscillant devant eux
comme une menace diffuse. Si la même image les traversa
— celle de la citerne de gaz explosant en une gigantesque
bulle de lumière — ni Virgile ni Marion n’en parlèrent.
Peu après, Virgile réussit à déboîter, éveillant la fureur
d’une limousine qui fonçait sur la voie du milieu. Ils se
retrouvèrent entre deux camionnettes de maraîchers.
On avait voulu les tuer. Ils ne pouvaient penser qu’à
cela. Quelqu'un avait volé un camion et l’avait transformé
en chambre à gaz à leur intention. L’homme aux cheveux
en brosse les avait fait monter sans qu'aucune émotion
n’affleure sur son visage. Il faisait son travail, qui était de
tuer, de les tuer comme on tue un chien. Tout avait été si
rapide que cela tenait du rêve. Seule cette horrible impres-
sion d’étouffement, la terreur qui s’était emparée d’eux
quand ils avaient compris ce qui les attendait étaient réels.
Le plus insupportable était de ne pas savoir qui
étaient ces hommes, et pourquoi ils avaient fait cela. Ils ne
pouvaient admettre qu’ils ne pesaient rien pour ces
inconnus au visage nu, si sûrs de les achever qu’ils ne
s'étaient pas donné la peine de se cacher. Sans s’en rendre
compte, ils s'étaient mis à rire et à pleurer. Ils succom-
baient à des émotions incontrôlables, dures, tout d’une
pièce, peur, mal, folie, en filant le long de cette intermina-
ble ligne de fuite comme un lièvre à travers les champs le
jour de l’ouverture de la chasse. Le rire. Les sanglots.
Leurs poings se serraient, des images traversaient leurs
paupières et allaient frapper leur rétine. Ils vivaient des
instants arrachés à la fatalité, entre des voitures et des
camions qui étaient autant d’assassins en puissance. Le
poste de radio du break chantait du Léo Ferré :
Le cri qui n’a pas la rosette
Cette parole de prophète
Je la revendique et vous souhaite
Ni Dieu ni maître...
L’Occident, pensait depuis longtemps Linhardt, est
une civilisation mourante pleine de maisons de campagne,

178
tandis qu’au loin s’avance la horde des gueux sans toit.
Depuis la veille, il était à Bassou, un village en bordure de
la nationale 6 entre Joigny et Auxerre. Il y avait lui aussi
une résidence secondaire et l’endroit lui avait semblé le
meilleur pour suivre ce qui allait se passer à moins d’une
heure de route. Beaurenave et Cochenille étaient restés à
Paris et avaient déjà téléphoné deux fois. La troisième fois,
ce fut le chef du Kommando :
« Nous avons un problème, monsieur. »
Linhardt jeta un coup d’œil à la pendulette
Louis XVI. Une heure et demie du matin. Les emmerde-
ments commençaient.
« Où êtes-vous?
— À Auxerre, chez un ami du docteur. » Schloesser
enchaîna sur un rapport complet et sec de ce qui s'était
passé dans le bois. Il conclut sans émotion : « L’Italien est
mort. [ls sont fortement protégés, monsieur. Il y avait au
moins deux voitures. »
Linhardt fixa sans le voir le décor familier des
colombages et de la cheminée éteinte. Les Missi Domi-
nici. Ils venaient de faire une entrée fracassante dans le
jeu. Six ou sept hommes, prétendait le capitaine. Son
Kommando était réduit à trois hommes. Trois hommes
pour en arrêter quatre, sans compter les deux fugitifs qui
manquaient.
Cette fois-ci, il fallait y aller. En prenant sa décision,
Martin s’aperçut qu’il avait toujours espéré en venir là. Sa
vie à la banque lui semblait absurde, le résultat de ses
efforts aléatoire. Le bon vieux temps lui manquait, quand
il avait fallu virer les Missi Dominici qui infestaient les
services secrets et mettre à leur place des hommes sûrs. Ça
n'avait pas été facile. La lutte à couteaux tirés recommen-
çait, rendue plus urgente par la proximité des élections ; il
en éprouvait un soulagement et comme de la reconnais-
sance. Les hommes pour qui Charlemagne et lui travail-
laient avaient beau avoir signé un accord officiel pour
gouverner ensemble dès le retour de la droite au pouvoir,

179
rien n’avait changé. Appauvrir l’autre, c'était s’enrichir,
depuis que le monde est un monde de banquiers.
« Donnez-moi l’adresse, ordonna-t-il au capitaine. Il
calcula rapidement: « Je suis chez vous dans vingt
minutes. Embauchez l’homme du docteur. Au besoin,
téléphonez en Espagne. Ça ne devrait pas poser de
problème. Et préparez-moi de fausses plaques pour ma
voiture. C’est une Mercedes, comme la vôtre.
— Entendu monsieur, dit le capitaine d’une voix
laconique. »
Linhardt raccrocha et ouvrit un tiroir. Son fidèle
compagnon était dans le vieux baudrier, montrant sa
crosse quadrillée. Il n’avait jamais servi mais Martin le
démontait, le graissait et le remontait régulièrement. Cette
fois, cela risquait d’être différent. Il ramassa trois char-
geurs, en enclencha un et mit l’arme dans sa poche. Il
sortit après avoir branché le système d’alarme et laissé un
mot pour la voisine qui faisait office de femme de ménage.
La Mercedes l’attendait devant la maison, une
panthère noire à la carrosserie laquée, capable d’accrocher
le deux cent quarante kilomètres-heure à 6 500 tours, juste
en dessous de la zone rouge.
Un peu plus tard, il passait au-dessus de l’autoroute
du Sud, encore pointillée de phares à cette heure tardive.
Les mules étaient quelque part dessus, les Missi Dominici
aussi, mais rien n’était joué. Genève était loin au petit
matin.

Le garage était éteint, mais Schloesser faisait les cent


pas devant, l’attendant. Il guida Martin dans un dédale de
voitures broyées jusqu’à un appentis protégé par une
barrière électrique. Monnier vint leur ouvrir. À l’intérieur,
Rouge-à-Lèvres discutait avec un géant barbu aux che-
veux tirés en arrière et aux avant-bras tatoués. Le casque
de la Wehrmacht où il rangeait ses outils et le poignard de
SS posé sur un établi, marqué de la svastika rouge sur
écusson noir, définissaient le personnage.

180
Les plaques de la Mercedes furent changées en cinq
minutes. Linhardt possédait un jeu de faux papiers et une
carte grise vierge. Le correspondant du D' Grubber leur fit
perdre encore deux minutes en allant chercher une vieille
Schmeisser à crosse pliable, la même qu’utilisaient les
commandos SS de Skorzeny pendant la Seconde Guerre
mondiale. Il revint en endossant un imperméable et cligna
de l’œil d’un air gourmand :
« Des communistes? »
Linhardt fit non de la tête. Schloesser dit sèchement :
« Cherche pas. Tire quand on te le dira. »
L’homme eut un hennissement et frappa la culasse de
sæ pétoire :
« Ce sera un plaisir! »
Linhardt avait déjà calculé que le hameau avait une
heure d’avance sur eux. A cent vingt kilomètres de
moyenne — le maximum pour le vieux break — ils en
avaient pour un peu plus d’une heure à les rattraper, à
condition de rouler pied au plancher. Cela mettait le
contact entre deux et trois heures du matin, vers Chalon-
sur-Saône, peut-être avant; avec de la chance l’autoroute
serait vide. À Chalon, les mules risquaient de prendre les
routes du Jura vers Genève, et il serait plus difficile de les
retrouver.
« Nous devons absolument les tuer sur l’autoroute »,
conclut Linhardt.
Il monta avec Rouge-à-Lèvres et Schloesser prit
Monnier et le débile mental. Montant en régime sur
l’embranchement menant à l’autoroute, Linhardt pensa
qu’il avait connu des équipages plus homogènes et des
opérations mieux préparées. Mais déjà l’excitation de la
chasse s’emparait de lui. À cinquante ans, il avait encore
besoin de se prouver quelque chose.
Une fois sur l’A6, il occupa résolument la file de
gauche et mit pleins phares. La Mercedes blanche suivait à
cent mètres, en codes.

181
La nuit était tombée, une nuit froide et claire qui
découpait chaque objet et chaque lumière en arêtes
tranchantes. Le pointillé délimitant les couloirs sur la
chaussée et les cataphotes plantés le long de la berme
transformaient la double chaussée en une perspective
furieuse d’écran vidéo.
Lucas conduisait, balayant la chaussée devant lui à
grands coups de projecteur et rejetant les voitures moins
rapides dans l’ombre. La Rover remontait les convois de
poids lourds, des camionnettes surchargées, des véhicules
familiaux où des visages d’enfants endormis apparaissaient
sur la plage arrière comme les fantômes d’un bonheur
enfui. Il ne se rabattait que pour donner passage à une
voiture de sport ou une lourde berline lancée à toute allure.
Une fois, ce fut une ambulance, dont Sarah et lui suivirent
le feu tournoyant bleu sans dire un mot.
Puis deux motocyclistes arrivèrent, roue dans roue :
les silhouettes ramassées au volant de leurs bombes
étroites étaient quasiment indétectables jusqu’au dernier
moment. Elles passèrent dans un grand flash de lumière
jaune, tanguant dans le double halo des phares de la Rover
et redonnant les gaz pour s’évanouir enfin.
Il suffisait de l’un d’eux, tapi sur sa machine, un
passager derrière lui brandissant un 11-43, et c’était une
balle dans la tête à cent cinquante kilomètres-heure. La
moto qui accélère et se perd dans le dédale de voitures. Et
derrière, l’enfer. Leurs chairs broyées, leurs visages éclatés
sur un montant de pare-brise, disloqués dans un conglo-
mérat d’acier, d’huile et de plastique. La mort, partout. La
mort dans ce camping-car, la mort dans chacun de ces
visages qui se tournaient vers eux quand ils les doublaient,
la mort dans ces bolides qui les doublaient dans une
explosion de lumière blanche.
Que de Mercedes il y avait sur cette autoroute! Ils les
reconnaissaient trop tard, quand elles passaient sur leur
gauche, silencieuses comme des squales. Sarah comme
Lucas retenaient leur souffle jusqu’à ce que la berline
disparaisse et que ses feux se fondent dans les feux de la

182
horde. Ce n’était pas encore celle qui les avait piégés dans
la forêt, mais leurs nerfs et leur muscles se crispaient à la
pensée que ce serait peut-être la prochaine.
C’est ainsi qu’ils s’enfonçaient dans l’obscurité gran-
dissante, tandis qu’autour d'eux, décrue sournoise, se
raréfiait la circulation. La radio du bord donna les
informations. Rien qui les intéressât. Deux cents morts
dans un accident de train en Inde, deux mille dans les
interminables combats entre Irakiens et Iraniens, un avion
s'écrase à Madrid, cent trois disparus, un enfant noyé,
l'assassinat d’un caïd de la pègre marseillaise, la famine en
Ethiopie, le Sahel...
” Dans ce gigantesque jeu de massacre qu'était la
planète du lever au coucher du soleil, ils découvraient
qu'ils n’avaient qu’une place dérisoire mais mortelle. Eux
aussi étaient l’enjeu de forces obscures, de meurtres
prémédités, de convoitises non dites. Comme elle, ils
tournoyaient dans l’espace au milieu de l’obscurité noire, à
la rencontre des météores qui les anéantiraient.
Ces météores qui remontaient l’autoroute derrière
eux, à deux cent cinquante kilomètres-heure. Contact dans
une demi-heure.
“ou pugen peskryie
acharres: KL.
pue tte dedo th: amhs dress
:ra8 josinsratee aride ts usés
just emrits: “inodiub oiber af “Mon
arrdste afreso mie: csfamieae dt tisÿ
ets anale mue berlca hs
“gels deniersde vs;
DS
à aÉtaN es ta

es ikStar te
: Snsbérésogt ah: side we
Len doilerrbet rer 9
Ne Fer,‘aix
LA PORTE DES LUCHÈRE NE RÉSISTA PAS À L’ « UNIVERSAL
Key Opener », un curieux gadget que le colonel Yvan
avait emprunté au département des engins spéciaux de la
Piscine. C’était un pistolet fabriqué à Coral Gables, en
Floride, et dont le prédécesseur de Chassibrand avait
acquis trois exemplaires. Grâce à une capsule de gaz
carbonique, il injectait dans n’importe quelle serrure un jet
de mercure se moulant sur la gâche, Il suffisait de tourner
l’arme comme une clef. :
Chassibrand entra d’un pas lourd et s’immobilisa au
milieu de la cuisine. Yvan fit la lumière et referma le
battant doublé d’un volet de chêne.
« Nous y sommes. »
Pour la première fois, ils échangèrent un long regard.
Entre l'officier supérieur accomplissant une ultime mission
sur le terrain et l’alcoolique casanier sortant de sa boîte
pour se lancer dans l’action, il y avait soudain plus que de
l'estime: une admiration réciproque pour ce qu’ils per-
daient l’un et l’autre.
« J'avais d’abord pensé à vous, lui avait confié
Chassibrand dans la voiture. Vous en aviez la stature. Les
capacités. On pouvait faire de vous ce que les chirurgiens
ont fait de moi. » Il n’avait pas ajouté qu’Yvan avait une
femme qu’il aimait et deux enfants en bas âge, car les
hommes malheureux apprennent à garder leur ombre pour
eux. « Moi, je n’avais rien », avait-il ajouté, à bout de
forces. Rien qu’une épouse au visage de veuve, aux cuisses
serrées, au cœur mince comme une carte de crédit. Elle

185
avait été une solution de facilité pour ce nom qu’il fallait
remonter tant il était tombé bas. Il l’avait payé cher. Il
l'avait payé de sa vie. L’écho de ce qu'avait été Chassi-
brand, homme sans amour et noctambule jusqu’au fond
des yeux, l’écho de cet homme qui n’avait jamais pu
paraître au monde des vivants, pas plus qu’un comédien
ne se résout à montrer son vrai visage, avait soudain percé
la carcasse au manteau sombre. Et Yvan, qui conduisait
dans la campagne obscure et devait s’arrêter tous les cinq
cents mètres pour lire le nom du hameau sur les poteaux
indicateurs, Ÿvan avait cru entendre la voix d’un ami
oublié.
« Vous saurez vous en servir? demanda-t-il en lui
tendant une arme prolongée d’un silencieux.
— Je crois, soupira Chassibrand, qui ajouta: Au
revoir, Yvan.
— Je serai toujours là, dit Yvan en se détournant. De
l’autre côté du Styx. Au revoir, monsieur, et bonne
chance. »
Resté seul, Chassibrand se leva et explora le rez-de-
chaussée. La maison était fraîche. Elle affichait les signes
d’un départ précipité, mais le réfrigérateur était plein et il
y avait de l’eau chaude. Il avisa le téléphone mural,
dévissa le cornet d’ébonite et trouva tout de suite la pastille
collée contre le tympan. Il l’ôta et la glissa dans sa poche,
puis remit le combiné en place. Enfin, il monta l’escalier.
Ouvrir et fermer les portes, descendre les escaliers qui
menaient dans les chambres vides donnant sur la cam-
pagne par des huteaux triangulaires, comprendre la circu-
lation de la maison, la disposition de ses volumes et ses
dimensions apparentes comme celles d’un corps allongé
sous les étoiles froides, ne lui prit qu’une demi-heure. Au
bout de ce temps-là, il avait trouvé ce qu’il cherchait.
L’espace sous la passerelle desservant les chambres
cachait des placards profonds, assez hauts pour s’y tenir
assis.
Pour attendre, il choisit la chambre de Marion et
Virgile, parce qu’elle avait une fenêtre donnant sur la

186
maison des Vivien et celle des Luchère, et une autre
ouverte à l’ouest, sur la campagne et la route montant de la
vallée. Il tira les rideaux épais et alluma.
La première chose qu’il vit, ce fut lui, dans.une grande
glace à trumeau peinte de fleurs dorées. La dernière
marionnette tirée du grand sac à malice était là, la réplique
exacte de son modèle. Elle se regardait avec d’autres yeux,
se parlait avec une autre voix, et son teint blafard était
celui d’un fossoyeur se portant en terre.
Maintenant que tout était consommé, ce qui restait
d’innocence en lui pouvait crier d’une voix de plus en plus
faible : sur le visage gonflé aux corticoïdes, rien d’autre ne
passait que l'infini renoncement à lui-même.

Le Piper Commanche filait à quatre cents kilomètres-


heure au-dessus du sol rendu laiteux par la pleine lune. La
lumière verdâtre des instruments de bord soulignait la
silhouette tassée d’Abimba. Le Noir regardait sans mot
dire le paysage miniature qui défilait sous lui; Toby se
concentrait sur le pilotage de nuit, jetant de temps à autre
un coup d’œil par la large visière de l’avion.
Ils étaient attendus à Lyon, d’où ils gagneraient
Marseille par l’autoroute et de là prendraient un avion
pour l'Egypte. En Egypte, Abimba se cacherait dans une
villa louée aux environs du Caire et gagnerait le Zomuzo
par un vol des lignes soudanaises. Dans quarante-huit
heures, il atterrirait à Lélé, où les mercenaires engagés par
le Mossad dans le Sud-Soudan, l’Ouganda et le Burundi
auraient fait place nette.
Toby n’était pas au courant des préparatifs propre-
ment africains de l'affaire, mais il savait qu’ils étaient
l’objet, comme dans les affaires similaires, d’une cellule de
crise ultra-secrète installée au siège même du gouverne-
ment, à Tel-Aviv. Abimba, qui n’oubliait pas comment les
Juifs avaient récupéré les leurs pris en otage sur l’aréoport
d’Entebbé, à dix mille kilomètres d'Israël, n’avait pas posé
de questions. Il repassait dans sa tête son premier discours,

187
celui qu’il prononcerait à la radio zomuzienne le matin du
16 septembre : dénonciation de l’ingérence française dans
les affaires intérieures zomuziennes, révélations sur les
comptes bancaires ouverts par son prédécesseur un peu
partout dans le monde, appel à la neutralité américaine et
déclaration apaisante envers l'Occident. Ensuite, dissolu-
tion de la Chambre des députés, établissement d’un
gouvernement provisoire, jusqu’à l’arrivée des premiers
conseillers israéliens et la signature du traité d’alliance
entre les deux pays...
Les couloirs des ambassades allaient retentir des
coups de gueule en série de tout le personnel diplomatique,
mais l’Afrique en avait connu d’autres. Elle se retournerait
dans son sommeil comme un dinosaure mourant de
consomption.
Ils longèrent l’autoroute du Sud à la hauteur du
Morvan. Le quadruple ruban se détachait en noir sur le
fond clair de la campagne, et quelques lucioles filaient
dans les deux sens. L’une d'elles était la Porsche de
protection du Mossad, en avant ou en arrière des voitures
du hameau. Le système de communication entre elle et
l'avion était rudimentaire: David, Mosché ou Nathan
pouvaient toujours téléphoner à l’attaché militaire israé-
lien à Paris, mais l’inverse n’était pas possible. Il restait à
espérer que tout se passait bien.
« Avec un peu de chance, on ne découvrira votre fuite
que demain dans la journée, dit Toby pour détendre
l'atmosphère. Vous serez loin.
— Mais les services secrets français de Lélé seront en
alerte, grogna le Noir.
— Nous y avons pensé, monsieur le président. Nous
ferons croire aux Français que vous êtes en Suisse, dans
une propriété privée et. »
IL vit le pistolet braqué sur son ventre et déglutit. La
main qui tenait l’arme ne tremblait pas. Abimba sourit,
mais sa voix était parfaitement dénuée d’amabilité :
« En Suisse? C’est précisément là où nous allons,
monsieur Besberg.

188
— Je ne comprends pas, dit Toby avec effort. Il reste
peu de temps pour...
— En Suisse! martela le Noir. Vous n’imaginiez tout
de même pas que j’allais vous laisser mettre la main sur le
hameau et sur ce qu’il transporte ? J'ai le temps de retirer
mon bien demain matin à la première heure. Ensuite, nous
reprendrons votre filière!
— Mais, monsieur le Président, plaida l’homme du
Mossad, elle ne sera plus en place! C’est un dispositif
complexe et...
— Vous en trouverez un autre. Nous allons à
Genève! trancha Abimba. Vous m’excuserez si Je n’ai pas
plus confiance en vous qu’en la DGSE, la CIA ou le KGB,
Besberg. Cela ne remet pas en cause l’accord que J'ai passé
avec votre gouvernement. »
Toby Newman comprit qu’il ne servait à rien de
discuter. Il ouvrit une carte sur ses genoux et chercha
l'aéroport le plus proche de la frontière suisse. Puis il avisa
le contrôle aérien qu’ils changeaient de plan de vol et
inclina le manche à balai sur la gauche. Avec un rugisse-
ment joyeux, l’appareil fila vers les contreforts de la Côte-
d'Or, passa au-dessus de Nuit-Saint-Georges et piqua vers
la Franche-Comté.

Les mules se retrouvèrent dans la station-service à la


hauteur d'Auxerre. Ils burent l’infâme jus débité par des
machines crasseuses, à proximité des toilettes toujours
débordantes qui sont l’apanage des autoroutes françaises.
Se dirent trois mots, échangèrent des cigarettes. La Toyota
tenait. Virgile avait acheté de l’huile et en avait gorgé le
moteur. Puis ils se quittèrent de nouveau, avec dans
l'estomac cette mauvaise nervosité que laisse le café trop
vite bu : les Vivien en avant, de toute la puissance de leur
superbe véhicule, les Luchère derrière, perdant kilomètre
après kilomètre. Un raccourci saisissant de ce quiles avait
toujours séparés en dépit de la tendresse qui les liait.
Dès que Virgile prit le volant — en dépit de son œil

189
mort qui le gênait pour conduire la nuit — Marion se mit à
parler. C’était sa façon à elle de soulager sa tension.
Oh, bien sûr, elle aimait les Génois. Ils étaient leurs
amis depuis si longtemps! Leurs styles de vie les avaient
rapprochés tout de suite, et l’agacement amusé que leur
inspirait leur ami commun, Lucas. Marion pensait à
Daniel et à son visage blanc comme une chandelle quand il
avait terminé le récit de son entrevue avec Abimba par un
« Voilà... » plein d’abattement. Et à Jeanne, la maman
sans enfants dans les bras de laquelle elle aimait se
réfugier, Jeanne toute raidie devant l’épreuve, forte de ce
pauvre courage qu’elle-même n’était pas sûre d’avoir.
Mais était-ce une raison suffisante pour foutre leurs
vies en l’air? Ce qu’elle dit, cette nuit-là, elle savait que
Sarah se le disait aussi, et peut-être Virgile, et sûrement
Lucas. « Mais il n’y avait pas d’autre solution, n’est-ce
pas?
— Non », dit Virgile, le profil tendu vers le pare-brise
comme s’il pouvait percer l’obscurité au-delà du double
ovale des phares. « Non, il n’y avait pas d’autre solution.
— On aurait dû faire comme eux, partir de notre
côté », dit-elle.
Il se tourna vers elle et la regarda de son œil mort :
« Arrête. Tu te fais du mal. C’est toi qui n’as pas
voulu.
— J'avais peur, murmura-t-elle en se renfonçant
dans son fauteuil, je ne savais pas que je pouvais avoir plus
peur que je n’avais peur à ce moment-là. »
Elle se mit à pleurer, à petits sanglots secs. Elle
entendait ses nerfs se rompre les uns après les autres.
« Ils n’attaqueront pas tant qu’il y aura du monde, dit
Virgile.
— Oh, merde! » éclata-t-elle. Elle se moucha violem-
ment : « Qu'est-ce qu’il a jamais fait pour nous, Daniel,
pour qu’on risque notre vie pour lui? Ses foutus bouquins
d'histoire, ses fauteuils défoncés, son foutu chat! Il n’a
même jamais installé les chiottes chez lui! Et elle, Jeanne,
Jamais elle ne m’a rien donné, ni un pot de confiture ni un

190
pull, rien. Elle est avare comme une paysanne. C’est une
paysanne! Ils sont mieux taillés que nous pour ce qui nous
arrive. Oh, Virgile, je déteste nos amis. Je déteste ce qu'ils
nous obligent à faire et je me déteste de penser cela! »
Virgile se tourna vers elle et la gifla posément, deux
fois, d’une main. Ce fut si rapide qu’elle se laissa faire sans
bouger, et quand ce fut fini, elle resta à le regarder,
interdite. Il avait repris le volant et doublait un camion, les
mâchoires durcies.
« Je n’ai pas fait cela pour ce que tu as dit, Marion.
Tu as eu raison de le dire, car nous l’avons tous pensé à un
moment ou à un autre. J’ai fait cela pour que tu arrêtes. Tu
ne vois pas que c’est ce qu’ils attendent? Ils savent que
nous ne sommes pas à la hauteur. Ils espèrent que nous
craquerons tôt ou tard. Mais ils n’ont pas pensé à une
chose : ce que nous faisons pour Daniel, nous le faisons
pour nous aussi. C’est pour cette raison que nous irons
jusqu’à Genève et que nous en reviendrons. Et que
personne d’autre que ce salopard de nègre n’aura le trésor,
parce qu’il n’y a que lui qui puisse nous rendre la paix qu'il
nous a prise. Essuie-toi, chérie. »
Elle essuya le sang de sa lèvre fendue avec son
mouchoir, ses yeux brouillés de larmes fixant les phares
derrière eux. Il avait raison, et elle le savait. Et elle savait
qu’il était content qu’elle ait dit ce qu’il avait pensé lui-
même. Elle avait préservé la dignité de Virgile en risquant
la sienne.
« Tu sais que Charles pense avoir fait un enfant à sa
copine? ajouta-t-il en riant. Ça ne m'étonne pas. Elle était
bien du genre à mettre ses pilules en boucles d’oreilles. » Il
captura du coin de l’œil le pauvre sourire de Marion. « Ils
ne nous auront pas, Marion! Ils ne peuvent pas tuer un
pépé et une mémé comme nous : on a encore toutes nos
dents et on va s’en servir. D’accord?
— D'accord.
— Une dernière chose, Marion : je t’aime. Est-ce que
je ne suis pas un type formidable? Excellent conducteur

191
d’un œil, bâtisseur des deux mains, un type qui cogne sa
femme et lui dit qu’il l'aime?
— Oui, tu es un type formidable, dit-elle en se
relâchant et en cessant de regarder derrière elle. C’est la
première fois que je te cache quelque chose, tu sais. Je t’ai
parlé de tous mes amants. Ce que je fauchais dans les
magasins, je le mettais toujours dans tes poches. Quand
j'étais moche, je n’ai jamais essayé de te faire croire que
j'étais belle. Mais ce numéro de présentation et cette
combinaison à plusieurs chiffres, c’est la première chose
que je ne peux pas te confier.
— On le gravera dans le linteau de notre chambre
quand nous serons rentrés », dit Virgile.
Une barre lumineuse venait d’apparaître au loin.
C'était un de ces self-services posés en travers de la route
pour annoncer de quel poids pèserait dans l’estomac du
voyageur ce qu’il y avalerait. La Rover était engagée dans
le chemin d’accès, ses warning clignotant. Elle redémarra
quand le break ralentit, et ils allèrent se garer près de la
porte d’entrée, entre deux poubelles métalliques.
Quelques instants plus tard, comme des loups suivant
leur proie à la trace, les deux voitures Missi Dominici
s’immobilisèrent à la périphérie d’un réverbère, au fond du
parking désert.

L'endroit était dévasté par quelque typhon récent qui


aurait apporté une pluie de mégots, de serviettes en papier
tachées et de plateaux chargés de vaisselle sale. Derrière le
comptoir de Formica, un personnel asthénique se déplaçait
à la lumière des néons, comme des crabes au fond de la
mer. Chaque tintement de métal ou de chariot contre les
chaises en désordre ricochait douloureusement sous les
voûtes en lamifié vert pâle.
Sarah, Marion et les deux hommes choisirent une
place en retrait de la longue baie vitrée donnant sur
autoroute, de façon à surveiller les voitures. De l’horizon
surgissaient des ronds de lumière jaune ou blanche,

192
grossissant jusqu’à projeter leurs ombres sur le mur de
brique et disparaissant avec un grondement étouffé, mis-
siles à bout de course. C’étaient des camions, illuminés
comme des arbres de Noël, dont la masse silencieuse
accroissait l’irréalité des lieux: l’essentiel de l'humanité
semblait s’être retiré en des lieux plus chauds, au-delà de
lhorizon, abandonnant la chaussée et ses équipements à
quelque loi non écrite favorisant violence et vitesse. Être
assis là, usé jusqu’au fond des reins, devant un plateau-
répas aux couleurs artificielles semblait l’anormalité
même, les regards du personnel le disaient bien.
Il était trois heures du matin.
- Ce ruban de béton, le hameau l'avait souvent
emprunté par le passé, chaque couple était descendu en
son temps vers la Méditerranée ou quelques station de
sports d'hiver au fond de la Tarentaise. La fatigue et
l’ennui du long chemin étaient alors victorieusement
combattus par des petits gâteaux, des fruits, des cigarettes
et la musique du poste de radio. On s’arrêtait sur les aires
de repos pour faire quelques pas à proximité d’une table de
Hollandais s’éclairant au camping-gaz ou d’une famille
française gagnant son terrain de camping favori entre voie
ferrée et plage souillée. Au matin, l'épouse prenait le
volant et l’homme s’endormait d’un sommeil mal
commode, la poitrine sciée par la ceinture de sécurité. La
chute continuait vers les couleurs tendres du Midi, les
premières maisons roses cernées d’ifs presque noirs ou la
clarté bleutée de l’air à l’approche des montagnes. On se
débarrassait de la fatigue au premier bain ou à la première
neige. La nuit avait passé, miséricordieuse, parenthèse
s’ouvrant sur un bonheur nouveau, et sans qu’il y ait rien à
en dire.
Ils y pensaient à présent. Les traits creusés, vidés de
leurs ressources nerveuses par le chantage dont ils étaient
les complices, les victimes et les acteurs. Ils jouaient seuls
dans une salle vide qui sentait le tabac froid. Ils en
discutèrent encore une fois et décidèrent d'abandonner
l’autoroute. Elle était presque déserte, donc dangereuse.

193
Mais pas avant d’avoir eu les Génois au téléphone, à
Champeau.
Lucas redescendit aux toilettes et appela de nouveau.
En vain. Sarah le croisa quand il remonta. Elle marchait
comme une somnambule, son étui de cigarettes à la main,
un étui de cuir qu’il ne lui avait jamais vu et qui était
presque vide. Elle aussi craquait.
Elle s’enferma dans les toilettes des femmes et s’assit
sur le siège. Un robinet gouttait quelque part. Il n’y avait
pas de papier. Elle porta l’étui à ses lèvres et murmura :
« Est-ce que vous êtes là? Je vous en prie, ne nous
abandonnez pas. Nous allons prendre les petites routes. Ne
nous abandonnez pas! »

Marquiset coupa l’émetteur-récepteur :


« Ils sont à bout. Je repasse un coup de fil au
patron. »
I ouvrit la portière et sortit. Des points rouges
s’allumaient et s’éteignaient dans la voiture des Corses.
Leurs cigarettes. Lequel d’entre eux? Rocca, Canale,
Siméoni ou Profizzi? Le moindre faux pas, et il recevrait
une balle dans la tête.
Il devait aller jusqu’au bout. Yvan lui avait promis
qu’il lui remettrait en main propre son dossier d’instruc-
tion. Qu'il pourrait enfin refaire sa vie. Il escalada les
marches qui menaïient au restoroute et croisa deux couples
qui descendaient. Il lui fallut une seconde pour compren-
dre que c'était son gibier et il commit l'erreur de se
retourner.
Ils s'étaient arrêtés tous les quatre et le regardaient,
avec dans leurs yeux un mélange d’horreur et d’espoir. Ils
avaient reconnu. Il était l’homme qui les avait sauvés
d’une mort horrible dans le camion. Son regard croisa
celui de la brune, une fille magnifique dont les immenses
yeux noirs étaient cernés de bistre. Il se détourna avec un
geste vague et fonça vers le téléphone.
Tournant le dos aux voitures, il composa le numéro de

194
la ferme fortifiée et fit son rapport à la personne qui
décrocha. Ce n’était pas Charlemagne, mais il pouvait
presque sentir physiquement le soufle du vieil homme par-
dessus l'épaule de son interlocuteur. « A combien de
kilomètres êtes-vous de Genève? » demanda-t-on. « Qua-
tre cents, quatre cent cinquante. Mais ils vont couper par
le Jura, et cela les rallongera. » « Continuez », dit l’autre.
Il composa un nouveau numéro. La modulation
électronique courut sur les ondes comme une souris affolée,
jusqu’au moment où elle buta sur une porte imaginaire et
se transforma en sonnerie. Longue, insistante. Indicatif 38.
Le Loiret. 94. Douchy.
- Yvan l'avait prévenu que ce ne serait pas lui qui
suivrait la course, mais en entendant le « AIG? » proféré
par celui qui répondait, un véritable affolement gagna
Marquiset. Avait-il recomposé le numéro de la ferme par
erreur? Son nouvel interlocuteur dut s’en rendre compte.
Il dit :
« Parlez, Marquiset. J’attendais votre appel. »
Cette voix? Ce ton? Marquiset refit son rapport et
raccrocha. QUI était au bout du fil?
Quand il sortit, la Range Rover noire et le break
japonais démarrèrent. Marquiset grimaça un sourire sans
joie. Ils l’avaient attendu pour partir!

Le « sucre » envoyait des signaux martelés. De temps


à autre, Sarah parlait, ou Vivien. Ils disaient peu de chose.
La fille se surveillait, et son mari n’était pas du genre
bavard. Le plot lumineux était en position midi : orange.
La Rover filait devant eux, à deux kilomètres, la Toyota
quelque part entre elle et eux. Les monts du Morvan
s’élevaient quelque part sur leur droite, plus noirs que la
nuit.
Ils virent une pancarte lumineuse, blanche et bleue.
Pouilly-en-Auxois.
« Elle a dit qu’ils allaient sortir, fit Debarthes, dans
dix kilomètres. »

195
Marquiset passa sur la CB.
« On sort de l’autoroute. »
Il perçut l’hésitation des Corses, mais une voix avec
l'accent grogna :
« Entendu. »
La chaussée montait. La circulation était presque
inexistante. Marquiset accéléra, mais le « bipper » cligno-
tait toujours à intervalles réguliers, passant de l’orange au
rouge. La sortie apparut, brillamment éclairée et ils s’y
engagèrent : Marquiset stoppa devant la cabine du péage
et chercha de la monnaie dans sa poche.
«Tu es sûr qu’ils sont sortis?» demanda-t-il à
Debarthes.
L’autre montra le récepteur. Le signal lumineux avait
imperceptiblement dévié et pâlissait.
« Mais s'ils étaient restés là-haut, tu le saurais? »
insista Marquiset en payant le préposé.
Debarthes le fixa, sans comprendre. Marquiset
s’adressa à l’homme dans sa cabine de péage :
« Vous avez vu passer deux voitures, il y a quelques
instants? »
L’autre lui tendit sa monnaie en bäillant :
« J’en vois des dizaines par nuit, mon bon monsieur.
— Une Rover et un vieux break Toyota? Essayez de
vous rappeler.
— Une Rover? L’autre ouvrit de grands yeux.
Qu'est-ce que c’est que ça?
— Une sorte de grosse jeep.
— Vite, souffla Debarthes entre ses dents. Ils pren-
nent du champ.
— Je n’y connais rien en bagnoles. J’ai horreur de
ça », dit l’autre.
Il claqua la vitre de sa cabine pour se replonger dans
la lecture de son journal, ses épaules faisant un angle aigu
sous le tissu de sa veste.
« L’enfoiré », dit Marquiset en redémarrant. Il tapa
sur son volant : « Je te demandais à quel moment tu peux

196
te rendre compte qu’ils ne sont pas sur la même route que
nous ?
— Ils sont devant nous, avança Debarthes, soucieux.
Légèrement sur la gauche. Ils ont dû prendre... » Il se tut,
siffla entre ses dents: «Ils sont loin maintenant. Six
kilomètres. »
Marquiset négocia lentement le virage qui menait à la
départementale vers Pouilly et stoppa en plein milieu :
« Et maintenant? »
Debarthes montra le plot lumineux de l’oscilloscope
qui dérivait sur la droite, à 90°.
« Ils n’ont pas changé de direction.
- — Mais la route est perpendiculaire à l'autoroute, dit
Marquiset. Ils sont restés là-haut, mon pauvre vieux.
— Merde, laissa tomber Debarthes, en tirant sur ses
cheveux gras. Pas de doute. Vous avez raison. »
Derrière eux la 505 faisait des appels de phares.
Marquiset baissa sa vitre et hurla :
« On remonte! Ils sont restés là-haut. »
Ils perdirent de précieuses minutes à trouver la
bretelle d’embranchement de l’autoroute. Quand ils y
arrivèrent, le « bipper » s'était tu. Ils étaient trop loin. Au
même moment, deux bolides passèrent en rugissant sur la
voie de gauche et disparurent en haut de la côte. Deux
Mercedes, au maximum de leur puissance, dévoraient
l’espace à quatre-vingts mètres-seconde.
Marquiset se mit à brailler.

« Pourquoi n’est-on pas sortis! hurlait Sarah. Tu


avais dit qu’on le ferait. Tu l’avais dit! Nous étions tous
d'accord!
— On va perdre du temps sur les petites routes. On
sortira à Chalon-sur-Saône.
— C’est à soixante kilomètres!
— Dans trente minutes. »
Elle lui jeta un regard furieux. C’était tout lui. Parce
qu’il avait une voiture capable de monter à cent soixante

197
kilomètres-heure, il avait choisi la solution raisonnable-
ment risquée pour lui, follement hasardeuse pour les
Luchère.
«Nous ne pouvons rien faire pour eux, expliqua
patiemment Lucas, qui avait suivi son raisonnement. Tant
que nous ne serons pas armés, nous ne pouvons compter
que sur notre mobilité et notre vitesse. Autant utiliser
l'autoroute le plus longtemps possible. Virgile fera ce qu’il
veut.
— Ils nous suivent. »
Lucas haussa les épaules :
« Tant pis pour eux.
— Marion était morte de peur, dit-elle.
— Moi aussi, Sarah, dit-il tranquillement.
— Nous ne sommes plus protégés, murmura-t-elle. Je
suis sûre qu’on a semé nos protecteurs.
— Il n’y a pas de raison, objecta Vivien en scrutant le
rétroviseur. On ne les a jamais vus depuis Joigny, et
pourtant ils étaient sur le parking à Pouilly. » Il ajouta
pour lui-même : « Je me demande comment...
— J'espère que tu as eu raison », coupa Sarah en
prenant une cigarette dans son étui. Elle le reposa sur le
tableau de bord et le fixa des yeux une longue seconde. « Il
n’y a plus personne, ajouta-t-elle d’une voix misérable en
montrant l’autoroute. Nous sommes absolument seuls. »
Quelque chose alla chercher son cœur sous ses côtes et
le serra à le broyer. Des larmes jaillirent de ses yeux et elle
laissa échapper un sanglot. Elle pensait à Marlène. Sa vie
entière tenait dans cette petite fille de six ans qui avait dû
pleurer toute la journée, et qui pleurait peut-être encore
dans son sommeil.
Comme elle cherchait sur le siège arrière des mou-
choirs en papier, elle les vit.

Elles arrivaient de très loin, du fond d’un tunnel de


nuit noire où la chaussée de l’autoroute traçait une ligne de
mire. Elles avaient attendu l'instant où tout serait vide

198
autour d’eux. Elles entrèrent dans l’arène, pleins phares.
Et bien qu’elle fût incapable de voir de quelles voitures il
s’agissait, Sarah fut sûre que cette ruée sauvage les prenait
pour cible.
À mille cinq cents mètres d’eux, les phares se
désemboîtèrent brutalement. Elles étaient deux. Deux
voitures de tueurs.
Elles roulaient de concert, occupant toute la chaussée,
précédées d’une explosion de lumière. Vivien jura. Il
donna un coup de poing dans le rétroviseur pour ne pas
être ébloui et repassa en quatrième. La lourde berline
sembla s’envoler tandis que le moteur se mettait à ronfler
furieusement.
La Toyota des Luchère avait elle aussi accéléré, mais
elle perdait du terrain à une telle cadence qu’elle semblait
reculer plutôt qu’avancer. Elle se mit à zigzaguer comme
un insecte affolé, se silhouettant en ombre chinoise sur les
phares de ses prédateurs. Les deux Mercedes n'étaient
plus qu’à deux cents mètres, rétrogradant en double
pédalage avec des hurlements de boîte malmenée.
Vivien lâcha l'accélérateur et plaqua son pied sur la
pédale de frein, se dressant sur son siège pour peser au
maximum. En même temps, il saisit le frein à main et
gueula :
« Accroche-toi! »
La lourde berline pivota en tanguant dans un nuage
de fumée, ses pneus hurlant sur le béton et toute la caisse
vibrant comme si elle éclatait en morceaux. Il attendit
qu'elle parte en tête à queue avant de contre-braquer.
Sarah enregistra vaguement l’éclair rouge des feux arrière
du break des Luchère qui passait à les frôler, le visage
effaré de Virgile cramponné à son volant, et elle vit les
phares des Mercedes DROIT DEVANT.
La Rover était dans l’autre sens et redémarrait. Ils
fonçaient sur leurs poursuivants!
Elle s’entendit hurler, un long cri parti de son ventre
et sortant de sa bouche comme si ce devait être la dernière
chose qu’elle dirait jamais. Un cri de révolte, de souffrance

199
et de colère. La Rover prenait de la vitesse, Lucas
enclenchant les vitesses les unes après les autres en sur-
régime.
Il cria et elle l’entendit bien qu’elle continuât à
hurler : « Baisse-toi! »
Elle se baissa. Elle ne voulait pas voir sa mort, mais
juste avant de mettre sa tête dans ses bras, elle aperçut le
profil de son mari : lui voulait la voir. Il y avait sur son
visage une expression qu’elle ne lui connaissait pas, une
volupté douloureuse et tendue, tandis que ses mains
agissaient calmement : il passa en pleins phares et appuya
sur l’avertisseur. La lugubre plainte accompagna le gron-
dement déchaîné des Mercedes qui les croisaient et leur
renvoyaient de monstrueuses gifles d’air tassé.
Quand elle rouvrit les yeux, ils roulaient dans la nuit
noire, toujours à contresens, tous phares éteints. Derrière
eux, un feu d’artifice de feux rouges soulignait l’errance
folle des deux bolides freinant dans un nuage de gomme
brûlée.
De longues secondes s’écoulèrent. Ils franchirent une
côte. Ils étaient maintenant séparés pour de bon des
Luchère. Avaient-ils eu le temps de fuir dans les champs
bordant l’autoroute? « De toute façon, ajouta Lucas avec
une cruauté inconsciente, ce sera bientôt notre tour. Ils
vont re... »
Sarah entendit son hoquet de terreur et se raidit
instinctivement: surgissant à deux cents à l’heure d’un
grand virage, une forme noire et luisante dévalait la
chaussée de béton clair. Elle passa sur leur droite, serrant
la glissière dans une gerbe d’étincelles, et disparut de
l'autre côté de la colline.
« La Porsche! balbutia Sarah, au bord de l’hystérie.
La Porsche qui nous a doublés à Douchy! »
Amie, ou ennemie?

« On arrive à temps pour nettoyer le terrain », grogna


Nathan avec flegme.

200
L’œil sur le compte-tours, il attendit que l'aiguille
pénètre dans la zone rouge et enclencha la cinquième. La
clarté lunaire était juste suffisante pour rouler sans phares.
Ils atteignirent le 220, et l'aiguille du compteur continua sa
chute vers les 260. L’engin s’aplatit sur ses larges jantes,
l'air pesant sur le becquet arrière avec furie et plaquant la
coque d’acier au ras du bitume.
David Leich opina de la tête. Il enclencha le chargeur
de son Uzi d’un geste sec et le posa sur ses genoux.
Derrière, Mosché Z. bouclait sur son avant-bras un
Support de plastique armé semi-circulaire avec des cour-
roies de cuir. Il ôta son feutre gris et saisit sur le plancher
dela voiture un tube d’un mètre terminé par un pare-feu
en forme de bulbe. Il le glissa sur son support, referma sa
main droite sur la crosse de bakélite et posa son poing sur
le siège du passager avant.
Nathan appuya sur une touche et la fenêtre s’effaça,
laissant pénétrer une tornade d’air froid.
« Les voilà! »
David sortit une roquette argentée de la boîte à gants.
Elle ne faisait pas plus de quinze centimètres de long et sa
tête était peinte en rouge. Quatre ailettes rétractables
ornaient le mince tube luisant. Mosché Z. releva légère-
ment le bazooka de poche et David laissa glisser le
projectile jusqu’au fond. Devant eux, le poursuivant des
Vivien remontait la chaussée, tous phares allumés.
Nathan se rangea précipitamment sur la droite,
comme le ferait un conducteur affolé. Au dernier moment,
il donna un coup de volant décidé : la Porsche retraversa
toute la chaussée et prit la file de gauche, au ras du terre-
plein central.
Surprise par la manœuvre, la Mercedes blanche du
Kommando Bismarck déboîta au dernier moment et prit la
file du milieu. A travers l’œilleton rudimentaire, le tireur
du Mossad la vit qui grossissait démesurément. Il écrasa la
détente dans la poignée et ressentit le départ de la roquette
jusque dans les reins. Une gerbe de gaz percuta le pare-feu
et gicla dans l’habitacle.

201
Yvon Monnier ne put rien faire. Il entendit le géant
d'Auxerre crier comme un enfant et sentit un énorme choc
dans le moteur, droit devant lui.
La roquette perça le radiateur, pénétra la culasse,
fracassa les pistons les uns après les autres et explosa,
propulsant la boîte de vitesses dans l’habitacle. Le lourd
ensemble d’acier pulvérisa la console du milieu, dévia et
s’enfonça dans le siège du passager, émiettant les jambes
du colosse et lui écrasant le bassin.
La Mercedes disparut dans un nuage de fumée noire
et se répandit sur la route, perdant son train avant, une
roue puis une autre et terminant en flammes contre la
rambarde de sécurité avant de traverser la chaussée et de
finir sur la berme.
Schloesser et Yvon Monnier giclèrent dans l’herbe. La
voiture explosa, noyant le cri d’agonie du nazi à la
mitraillette.
Hébétés, ils se mirent à courir dans la campagne.
L’incendie furieux jetait sur le paysage une lueur rouge qui
les poursuivit longtemps.

« Les revoilà », dit Marion d’une voix plate.


Un halo de lumière blanche s’étalait sur l’horizon,
derrière eux. Les phares de la seconde Mercedes apparu-
rent.
«On n’y arrivera pas! Elle se traîne!» Virgile
dégoulinait de sueur. Il se mit à frapper le volant :
« Avance, mais avance donc! » Dans le rétroviseur, les
deux phares se rapprochaient comme deux balles traçantes
survolant le macadam. Deux phares. Une seule voiture! Il
restait un espoir, un espoir absurde, irrationnel. Un contre
un. Virgile freina :
« On se sauve dans la campagne, chacun de notre
côté. Je t'en prie, fais-le. L’un de nous doit s’en tirer. »
Marion, très pâle, hocha la tête. La lumière inonda
l’intérieur du break. Ils étaient sur la voie d’arrêt, immo-
biles. « Saute! » hurla Virgile. « Mais saute donc! »

202
Elle saisit la poignée et la tira avec une telle violence
qu’elle cassa net. Virgile plongea, ouvrit la portière en
saisissant à pleine main l’axe ébréché et poussa Marion sur
la chaussée. Elle roula sur les gravillons, s’écorchant les
mains et les genoux, puis, hoquetante de terreur, se faufila
sous la glissière d'aluminium et se mit à escalader le talus.
L’herbe était glissante de rosée. Elle s’étala de nou-
veau, heurtant durement une pierre. Elle entendit des
freins, des portières qui s’ouvraient et le rugissement du
moteur de la Toyota quand Virgile tenta de redémarrer.
Presque aussitôt, il y eut un bruit de tôles et de vitres
fracassées. Et deux coups de feu. J{s l’ont tué ! Ils l’ont tué ! se
répétait-elle en sanglotant. Aveuglée par les larmes, les
doigts en sang, elle arriva en haut du talus et se glissa entre
des sapins.
Au dernier moment, tandis qu’elle allait s’enfoncer
dans le taillis, elle jeta un coup d’œil en arrière et vit la
troisième voiture.
La Porsche noire qu’elle avait vue derrière elle à
Douchy était arrivée comme un fantôme et s'était arrêtée
net à la hauteur des deux voitures. Les portes étaient
ouvertes et deux hommes avaient mis pied à terre, le bras
tendu et appuyé sur le rebord de la fenêtre.
Ils ouvrirent le feu avec des armes semblables à de
gros pistolets, par courtes rafales. Un homme sortit de la
grosse Mercedes sombre et courut sur la route en zigzags,
tenant un pistolet-mitrailleur à la crosse plastique. Il
bascula dans le fossé au moment où les rafales conver-
geaient sur lui. Marion entendit son cri, un cri étrange de
vieil homme.
Aussitôt, la grosse Mercedes redémarra, arrachant
une aile de la Toyota au passage. Quelque chose ricocha
sur l’asphalte, un œuf rond qui tourna sur lui-même et
s’immobilisa sous le break. La voiture fut soulevée par une
gerbe de flammes et retomba sur ses essieux en s’ouvrant
comme un fruit mûr. « Virgile! » cria Marion.
Virgile émergea de l’autre côté de l’autoroute et
s’approcha. Quand il avait fui, l’homme que les gens de la

203
Porsche avaient abattu était en train de lui courir après
pour l’achever. Il n’avait pas une chance sur cent de s’en
tirer, et pourtant il était vivant! Marion dévala le talus et
se précipita vers lui. Il referma ses bras sur elle ét la berça.
Il saignait de la joue et des mains, comme elle, mais il était
sain et sauf, et c'était tout ce qui comptait.
Le conducteur de la Porsche s’approcha d’eux. C'était
le tout jeune homme aux cheveux bouclés qu’elle avait vu
au carrefour, juste après le pont. Il glissa son Uzi dans son
blouson et dit gentiment en montrant un téléphone
d’urgence à quelques dizaines de mètres :
« Ne vous arrêtez pas, s’il vous plaît. Faites enlever
votre voiture par un dépanneur en disant qu’elle a pris feu,
et repartez. Vous devez être à Genève demain avant midi.
— Et nos amis? demanda Virgile.
— Sains et saufs. Nous nous sommes aussi occupés de
l’autre voiture.
— Vous êtes. Vous êtes ceux qui nous protègent? »
Le jeune homme sourit :
« Nous sommes les envoyés de Dieu. »
L’instant d’après, ils étaient partis. Virgile se dirigea
vers la cabine téléphonique en faisant un détour par
l’endroit où était tombé l’homme à la mitraillette. C’était
un type aux cheveux plats et rares réunis en une petite
queue sur la nuque. Il s’était appelé Rouge-à-Lèvres
pendant trente ans, mais ce qu’il en restait, c'était une
moue désapprobatrice sur un visage cireux. Virgile le saisit
par son blouson et entreprit de le tirer le long du talus pour
le cacher sous les sapins. Il faisait sans le savoir ce qu’avait
fait les Génois quelques heures avant lui.
Ils collectionnaient les morts.

« Putain!» ne cessait de répéter le jeune Missi


Dominici au visage mou. « Putain de putain! Oh
putain! »
Ils avaient passé l’épave pulvérisée de la Mercedes
blanche, autour de laquelle s’agglutinaient déjà trois ou
204
quatre semi-remorques arrivés entre-temps. Debarthes
était descendu, mais il n’avait vu qu’un corps recroquevillé
à l’avant, minuscule et fumant par tous ses pores, comme
un volcan effondré. Les chauffeurs routiers se tenaient
prudemment à distance, attendant la gendarmerie, leurs
extincteurs inutiles à la main.
Cinq minutes plus tard, ils arrivèrent à la hauteur
d’une seconde épave carbonisée, le break Toyota démanti-
bulé et apparemment vide. Ils virent des douilles sur la
chaussée, d’autres un peu plus loin, mais personne. Là-
dessus arriva un dépanneur, clignotant de tous ses feux. Ils
repartirent sans l’attendre.
- Marquiset remâcha son échec jusqu’à la prochaine
station-service. Il s’attendait à ce que Charlemagne
demande à parler à l’un des Corses.
Et là...
Le mieux était d'appeler d’abord le numéro dans le
Loiret, puis de disparaître dans la nature. Plus il y
réfléchissait, plus il était persuadé que Charlemagne ne lui
pardonnerait jamais l’échec de sa mission.
Il en était là de ses réflexions quand ils stoppèrent
dans une station-service, un peu avant Chalon-sur-Saône.
La Range Rover marron couverte de boue et d’éra-
flures était là, garée devant le magasin brillamment
illuminé.
Le grand type chauve, celui aux cheveux bouclés et la
petite ronde aux cheveux roux étaient devant les distribu-
teurs de café, discutant avec animation et se tenant par les
épaules. La belle brune aux longues jambes sortit des
toilettes et alluma une cigarette. Elle s’approcha de la vitre
et regarda au-dehors.
« On est là, cocotte », murmura Debarthes. « On est
toujours là. »
Le récepteur clignotait triomphalement.

« On a eu tort de sous-estimer le Zomuzo, monsieur


Besberg! Le Zomuzo, quand j'en étais le Guide et le

205
Verbe, le Père terrifiant et l’incarnation naturelle depuis
les siècles des siècles, le Zomuzo pouvait prétendre à la
grandeur par l’excès même de sa petitesse! C’est pourquoi
j'ai porté ce différend avec le Burundi devant la Cour de
justice de La Haye. Avec ses 26336 kilomètres carrés, ce
pays de sauvages prétendait au titre que le Zomuzo a
conquis avec ses 26334 kilomètres carrés, celui de plus
petit pays d’Afrique! On m’a accusé de faire mesurer mon
pays par des arpenteurs est-allemands, et alors? Le
Zomuzo est le trou par lequel est sorti tout le continent,
monsieur Besberg. D'ailleurs, il en est le centre. Les
immenses pays qui l’entourent ne sont que les descendants
d’un vieillard immortel, les coulées de lave stérile sorties de
la bouche éructante du volcan prodigue. Le Zomuzo est le
premier mot composé par les dieux de la forêt, de l’eau et
de la terre. Ma demande était simple, c'était une affaire
d'équité. C’est à cela que je travaillais quand les parachu-
tistes français sont entrés dans mon bureau, le soir du
réveillon. Comme les Russes. Je haïssais les Russes,
continua Nestor Abimba en changeant brusquement de
sujet. Ils ont construit sur la terre que je leur ai donnée un
bunker aux vitres fumées qui était une insulte à ma
grandeur. Ils l'ont fait avec du ciment venu par cargos de
Somalie, du sable de ia rive zaïroise du grand fleuve, et la
seule chose qu’ils aient pris au Zomuzo, c’est l’eau, qu’ils
ne payaient pas. Ils ont fait venir des Nord-Coréens et des
Pakistanais, pour le gros œuvre. Les vitres, les bureaux, les
portes et jusqu’aux ampoules sont arrivés de Moscou à
bord d’Antonov 22 qui transportaient aussi des caisses
hermétiquement scellées de radiateurs électriques et de
chasse-neige! C’est ce qu’ils racontaient, les Russes! Leur
ambassade à Lélé pèse cent soixante mille tonnes, me
disait Eisenhower, l’attaché militaire américain. Elle finira
par s’enfoncer dans l’humus et ressortir sur la place
Rouge! Un brave type, Eisenhower: il transpirait. Les
Américains qui ne transpirent pas sont des serpents. Cela
prouve qu'ils viennent du Laos, des Philippines, ou
d'Amérique centrale, et qu’ils ont déjà appris à mépriser

206
les indigènes. Les Américains de Lélé étaient
tous de la
CIA, comme tous les Russes étaient du KGB
, Besberg. Ils
buvaient de la bière et des sodas qu’ils tiraient
de glacières
portatives. Ils étaient très nombreux, l'ambass
adeur fran-
çais me le reprochait chaque fois que je le
recevais. Ils
semaient leurs boîtes de Coca-Cola d’un bout
à autre du
pays, les Américains. Qu’espéraient-ils faire pous
ser avec
leurs graines d'aluminium? Des radars? des
antennes?
J'ai toujours refusé qu’ils installent une stati
on d’écoute
sur mon territoire. »
Il se tut et sa tête se mit à dodeliner comme s’il
._ S’endormait.
« Paris ne voulait pas, bien sûr. Ils disaient de
prendre ce qu’ils me donnaient, mais de ne rien lâcher
.
Tout est là, le passé, le présent, le futur. Ils me disai
ent ce
que je devais faire, Besberg. J'étais leur valet. Leur
président m’appelait en pleine nuit. Pas une seule fois il ne
s’est demandé s’il y avait un décalage horaire entre Paris et
Lélé. Il n’y a qu’une heure, mais c’est pour le principe. Et
vous croyez que les ministres français m’avertissaient
quand ils venaient chasser le gros sur la réserve? Oh oui,
ils demandaient qu’un camion de soldats barre la route qui
mène au parc national! Parce qu’ils utilisaient le Parc
national zomuzien pour chasser l'éléphant et le lion,
monsieur Besberg! Ils venaient plus souvent pour cela que
pour renflouer la Banque nationale zomuzienne, croyez-
moi! J’ai eu la faiblesse de leur concéder un territoire
grand comme un département, et je vous prie de croire
qu’ils s’en servaient! Leurs avions traversaient la frontière
tchadienne sans même m'en avertir et se posaient dans la
savane. Pas de boys. Pas de Zomuziens. Des types des
services secrets, ça oui! Ils m’ont tué quelques malheureux
paysans et, chaque fois, c’est moi qui devais payer la veuve
et les enfants. Jusqu’aux contrebandiers soudanais qui
savaient qu'il ne fallait pas s’aventurer dans le Parc quand
les Français y étaient! Même moi, je n’aurais pas osé y
aller. »

207
Quelque chose dans le ton du Noir alerta Newman. Il
glissa un œil à son passager et le vit grimacer un sourire.
« Même vous, monsieur le président? »
Mais Abimba ne l’écoutait pas. Il murmurait pour
lui-même. Toby se pencha et fit semblant de régler le
compas du copilote.
« C’est ce qu’ils croyaient. Ils croyaient que je
n’oserais pas. Mais rien n’échappe au Père terrifiant,
Besberg. (Et Toby s’aperçut que pas une seconde le
pistolet n’avait dévié de son ventre.) Ils le sauront bientôt.
Ils m'ont fait danser quinze ans. C’est à mon tour,
maintenant. »

Linhardt vit la glissière médiane de l’autoroute qui


s’amincissait et freina. La double rambarde disparut,
remplacée par une glissière simple boulonnée sur de
fragiles jambages d’aluminium. Sans hésiter, il braqua le
volant. La lourde calandre de son véhicule enfonça et
arracha l'obstacle. Il mordit sur la chaussée en face,
repassa en seconde et reprit la route en sens inverse. Il était
seul. Lipstick était mort. Il fallait récupérer le reste de
l’équipe.
Moins d’une minute plus tard, il vit une lueur orange
qui se convulsait de l’autre côté de la chaussée. La seconde
Mercedes brûlait furieusement sur le bas-côté, le moteur
arraché. Des gens ramassaient des pièces éparses sur le
macadam et regardaient de loin le brasier. Il s’arrêta et
alla voir.
Il discerna quelque chose de noir tassé sur la ban-
quette avant, et l’odeur atroce le renseigna. Des deux
autres tueurs du Kommando, nulle trace.
Dix kilomètres plus loin, il trouva une station-service.
Il téléphona à Beaurenave, et celui-ci lui indiqua où
trouver Schloesser et Monnier. Les deux hommes avaient
marché plusieurs kilomètres dans la campagne et atten-
daient près d’un village nommé Le Gauchard. Linhardt
écourta les explications. Il se rendait compte qu’il portait

208
la responsabilité de l'échec, et cela
le
rage froide dont il ne se départit qu’e plongea dans une
n arrivant près des
deux hommes.
Ils étaient blessés légèrement, et encore
ce qui leur était arrivé. Linhardt les emb choqués par
arqua et revint sur
l’autoroute à la hauteur de Chalon-No
rd. Ils repassèrent
près de la torche fumante qui avait
été le véhicule du
Capitaine, mais ne s’arrêtèrent pas. Schl
oesser, après avoir
ait son rapport, se taisait. Martin passa
la
tapa le deux cents à l’heure au bout de quel cinquième et
ques secondes.
Ils avaient encore une chance. Cette
fois, ils ne
feraient pas de détail
« Soulevez la banquette arrière », dit
Linhardt à
Monnier.
Celui-ci s’exécuta. Dans une cache, un
fusil -mitrail-
leur luisait, calé dans son étui de bois. Monn
ier entreprit
aussitôt de le monter et l’arma. L’arme était si long
ue qu’il
la posa sur la moquette, puis il se mit à scruter
la nuit, lui
aussi.
À la recherche d’une Porsche, d’une Rover
ou d’une
205.

Quelques mois plus tôt, Marion avait appris à Sarah


prendre une araignée dans sa main. Les araignées vivai à
ent
dans le four à pain, en fait une petite pièce sur laque
lle
donnait le four maintenant démoli et qui abritait
un
capharnaüm d’instruments de Jardinage. Elles étaie
nt
énormes. Ce qui répugnait particulièrement à Sarah, c’est
qu'elles avaient l’air velues. Elles ne l’étaient pas, bien sûr.
Le plus impressionnant était leur ventre énorme, cet
abdomen courbe et gras comme un haricot, que Sarah
imaginait prolongé d’un dard ou de dents.
Les araignées sont craintives, mais elles sont intelli-
gentes. Quand Sarah en avait vu une sur son poignet, un
véritable monstre aux pattes comme des baguettes de
tambour, une expression que Marion n’oublierait Jamais
s'était répandue sur le visage de la jolie brune. Cela tenait

209
de la soumission et de l’horreur, une fascination abjecte
pour la situation dans laquelle elle se trouvait. Sarah avait
le même visage dans la station-service. Et Marion qui
venait de vivre ce qu’elle avait vécu, le même attentat, le
même frôlement de la mort, la même terreur incrédule,
Marion ne pouvait l'aider.
Lucas était encore un peu pâle, mais il plaisantait, et
Virgile en remettait lui aussi. Ils étaient réunis parce que
Lucas avait fait demi-tour en voyant la Mercedes exploser
dans le lointain. Il les avait pris devant l’épave de la
Toyota. Le temps pour Virgile d'appeler un dépanneur, et
ils étaient repartis tous les quatre. Ils éprouvaient à être
ensemble une joie et un soulagement sans mélange.
« Et nous sommes armés maintenant », rappela Vir-
gile. Il avait ramassé l’arme du tueur qui lui courait après,
un fusil d’assaut noir et compact de marque française sur
lequel était écrit Manurhin 543. Il n’y avait qu’un
chargeur, et Virgile avait trouvé le cran de sûreté. « On
s’en débarrassera à la frontière », ajouta-t-il. L’arme était
cachée à l’avant de la Range Rover.
Lucas jeta un coup d’œil à sa montre :
« Il faut repartir, si on veut être à l’ouverture de la
banque à Genève. » Il regarda Sarah, toujours appuyée à
la baie vitrée : « Sarah? Tu rappelles Victoria?
— Pas tout de suite, murmura-t-elle. Pas tout de
suite, s’il te plaît. »
Deux autres voitures passaient devant le magasin.
Elles allèrent se ranger au bout du parking.
La CX et la 504.

« Ils s’en sont tirés par miracle, avoua Marquiset en


jetant un coup d’œil par la vitre de la cabine. Ils vont bien.
Ils sont là, tous les quatre. » Il écouta attentivement :
« Oui, monsieur. Il y a une autre Mercedes dans le coup.
On l’a vue passer. Une bleue, très grosse. Je ne sais pas ce
qu'elle est devenue. A première vue, ils ont perdu un autre
homme dans l'affaire. Les mules se défendent désespéré-

210
ment, monsieur. Je ne sais pas comment elles ont
fait, mais
elles ont bel et bien éliminé la moitié de l’équipe adver
se. »
1 se tut et alluma une autre Craven. Le mauvais
goût
qu’il avait dans la bouche revenait.
« Cette fois, monsieur, nous ne les lâcherons
plus.
Nous sommes deux et ils sont dans un seul véhicule.
Le
sucre fonctionne toujours. »
Il étouffa un bâillement juste à temps. La voix
essoufflée de Charlemagne grondait dans l'appareil
:
« Marquiset, nous changeons de tactique. Les
Génois
viennent d’arriver à Bléneau, chez leur amie Victoria.
Une
de nos équipes est sur place. Nous allons leur arracher
la
formule puisque nous avons la chance de les avoir tous
à
portée de main.
— Mais, monsieur?
— Voici mes instructions, continua Charlemagne en
martelant ses mots: vous capturez les Vivien et les
Luchère et vous leur faites cracher les chiffres. Notre
équipe numéro 4 fera de même avec les Génois. Ensuite,
vous les convoyez à Genève et vous leur faites prendre le
paquet. Comme cela, vous êtes sûr de ne pas les perdre.
Rappelez-moi quand ce sera fait. »
Un déclic. Il avait raccroché. Belèche revenait, por-
tant des gobelets de café fumant entre les doigts. Marqui-
set en prit un et s’approcha de la voiture des Corses. En
quelques mots, il les mit au courant du renversement de
situation.
Rocca fit craquer ses doigts et s’étira :
« Enfin un peu d’action. » Il se tourna vers un petit
homme aux cheveux coupés à la Jeanne d’Arc, l’air doux
derrière ses lunettes en plastique rouge : « Prof, tu as tes
outils? »
Prof se baissa et ramassa une mallette. Quand il
l’ouvrit, Marquiset vit les seringues et les flacons rangés
dans un nid de mousse découpé à leurs exacts contours.

211
Daniel Génois avait repris le volant un peu avant
Bléneau. Jeanne sommeillait.
Avec les années, elle avait fini par admettre le lien qui
unissait toujours Victoria à Daniel. Victoria vivait en
alternance avec une femme et un homme, et parfois les
deux quand les horaires de train ne concordaient pas. Elle
adorait les situations qui en découlaient.
_ Elle avait acheté une petite maison dans un village de
Bourgogne. Daniel était descendu plusieurs fois faire
Pélectricité, du gros œuvre, des escaliers. Jeanne était
devenue copine avec Victoria. Victoria était aussi égoïste
qu'intelligente, et elle avait des opinions sur tout. Elle
travaillait comme intérimaire et s’arrêtait dès qu’elle avait
de quoi vivre trois mois. Elle avait continué à être ce que
n’était plus Génois, mais Jeanne, qui avait l’œil fin,
préférait ce qu'était devenu Daniel.
Pour le reste, ils avaient mené leurs barques comme
ils pouvaient, les uns et les autres. Les derniers kilomètres
furent parcourus à vive allure, restituant un paysage
familier. Puis la maison de Victoria apparut, un long toit
pointant au-dessus de murs pleins, avec l’église qui
dressait son dièdre de travers sur le ciel gris. Il y avait de la
lumière. Daniel arrêta la voiture devant le portail de bois
et vit que le loquet n’était pas enclenché. Il embraya
doucement et poussa les vantaux avec ses pare-chocs.
Il y avait deux voitures dans la cour. La vieille 2 CV
de Victoria, et un break ID 19. La lumière s’alluma au-
dessus de la porte. Les Génois se dirigèrent vers la maison
chaude.
/
ÎL ÉTAIT PLUS DE QUATRE HEURES DU MATIN. VICTORIA, SON
compagnon Mehdi et trois hommes étaient assis autour de
la table de la salle à manger, à l’orée du napperon de
lumière projeté par un abat-jour fait au crochet. Victoria
était extraordinairement pâle. Ses cheveux défaits pour la
nuit étaient répandus en désordre sur son pyjama. Mehdi
serrait les lèvres d’un air furieux. Les trois autres sourirent
chaleureusement quand Jeanne et Daniel entrèrent.
«C’est gentil de nous... » commença Daniel. Il
s’immobilisa et fit d’un regard le tour de la pièce. Un
quatrième homme était debout près de la porte menant à
l'étage. Il n’y avait pas de verres sur la table. Victoria
soupira :
« Tu arrives mal, mon pauvre Daniel. »
Ce n'étaient pas des copains. Elle les voyait visible-
ment pour la première fois, et ce qu’elle voyait en eux lui
faisait affreusement peur. Daniel pensa à la hache restée
dans la voiture quand l’un des hommes posa sur la table
quelque chose de lourd et de brillant. Un Colt 45 qui fit
une tache de graisse sur la nappe immaculée :
« Bienvenue à la maison. Ne cherchez pas qui nous
sommes. Nous serons repartis dans dix minutes quand
nous aurons ce que nous sommes venus chercher.
— Victoria, est-ce qu’ils.?
— On ne lui a rien fait, dit un des hommes. On n’a
même pas soulevé sa veste de pyjama. » Il gloussa : « Ça
vaudrait pourtant le coup. » Il sortit à son tour une arme
de son blouson de cuir et la brandit sous l’ampoule

213
électrique : « Smith et Wesson 559. Du 9 millimètres. Ça
fait des trous dans lesquels on passe le poing. »
Il posa l’extrémité du pistolet sur la tempe du
compagnon de Victoria et fixa l’endroit tendre et plat sous
les cheveux crépus.
— « Pourquoi elle couche avec les métèques, la
dame? Tu n’es pas vraiment français, hein, Moham-
med? »
Mehdi devint gris comme la cendre. Il déglutit et
ouvrit la bouche pour parler, mais l’homme qui était resté
debout claqua dans ses mains :
« Nous n’avons pas le temps de nous amuser. »
Il s’approcha de la lumière et Daniel s’aperçut avec
stupéfaction que c'était un paysan. Tout le disait : ses
mains, son teint recuit par le plein air, ses yeux clairs, son
parler rocailleux. Un paysan commandant une équipe de
tueurs! Il pense à ses vaches, se dit-il stupidement. Il veut
être de retour chez lui à six heures, pour les sortir.
« Qu'est-ce que vous lui voulez?
— À la dame, rien, dit l’agriculteur. Cesse d’ennuyer
létranger », ordonna-t-il à son homme de main, et celui-ci
Ôta à regret la bouche de son pistolet de la tête de Mehdi.
Elle fait sa vie comme elle veut, bien que ça ne manque pas
de beaux gars bien de chez nous pour partager son lit.
Vous allez nous livrer la combinaison que vous a donnée le
nègre, monsieur, et vous aussi madame. Sinon, Jj'ordonne à
mes hommes de tuer vos amis. C’est tout.
Une minute de silence suivit. Ils étaient figés dans
l'attente de leur réponse, avec cette patience des paysans
qui savent ce qu’ils veulent et n’entendent pas en démor-
dre. Cela devint si gênant que Victoria grimaça un
sourire :
« On avait bien remarqué leur voiture en se couchant.
Mais ils ont attendu tout à l’heure pour entrer.
— On se doutait que vous viendriez ici, dit le chef de
groupe. Le téléphone a sonné deux fois. Vos amis Luchère
et Vivien, sans doute. » Il sourit devant l’air éberlué de
Daniel et Jeanne : « Jusqu'ici, ils ne s’en sont pas trop mal

214
tirés, mais nous préférons prendre la chose en main.
Le
chiffre et la combinaison, ma petite dame, dit-il en
s’approchant de Jeanne. Vite! »
L’homme assis près du compagnon de Victoria remit
son arme sur la tempe du garçon, un mauvais sourir
e
plissant sa bouche mince. Il avait une cotte pleine de
cambouis sous sa canadienne. Ce devait être un mécani-
cien. L'autre, un homme plus âgé qui ressemblait à un
curé, sortit de sa blouse de toile un énorme magnum
nickelé à crosse de bois et en posa l'extrémité sur le sein
droit de Victoria. Son visage était impassible.
La vie de Victoria contre dix ans de prison. Daniel
‘pouvait lire la sentence dans les yeux gris du paysan. Ou
contre sa propre vie et celle de Jeanne. Rien ne disait que
les tueurs ne les abattraient pas sur place. Il pensa à Lucas
et Virgile roulant sur l’autoroute, insouciants de ce qui se
passait. Il pensa à Abimba. Il se mit à transpirer et l’odeur
âcre de sa sueur envahit la cuisine. De l’autre côté de la
table, Jeanne le fixait, ses beaux yeux bleus aussi fixes que
s’ils avaient été cloués dans leurs orbites.
« Je... je ne peux pas, dit-il en bafouillant. Il me faut
des garanties. Si vous nous supprimez, jamais vous ne
pourrez récupérer le trésor. »
Les agresseurs échangèrent des regards perplexes. Ils
n’avaient visiblement pas été mis au courant.
Le chef réagit :
« Ce n’est pas notre affaire. Nous n’avons pas l’inten-
tion de vous tuer, je vous l’ai dit. Dès que nous avons vos
chiffres, nous vous accompagnons jusqu’à Tournus, et
nous vous remettons à une équipe de protection. » Il jeta
un coup d’œil à sa vieille montre au verre rayé : « Nous
perdons du temps.
— Elle n’est valable que complète, et nos amis sont
loin.
— Îls sont dans une station-service, sur l’autoroute,
dit le paysan. Entre nos mains. A l’heure qu’il est, ils sont
en train de tout raconter gentiment. On leur a donné une
drogue, ajouta-t-il comme s’il parlait de ses vaches.

215
Comme nous n’avons pas le même matériel, c’est le
mécanicien qui va s’occuper de vous. »
La jeune brute aux mains pleines de cambouis rangea
son arme dans son blouson et sortit de sa poche un objet
qui ressemblait à un rasoir électrique :
« Un ‘“ taser ”. Les Américains disent stin gun. »
Il appuya sur une molette et un arc électrique vert
émeraude crépita au bout de l’appareil, entre des élec-
trodes invisibles.
« Quatorze mille volts, précisa le type.
— Parlez », dit le chef de l’équipe. Il semblait
inquiet. Vous ne résisterez pas, Bon Dieu! Parlez. »
Le jeune Missi Dominici appuya à plusieurs reprises
sur la molette de son engin, un sourire envahissant sa
figure et dévoilant des dents cariées. Il regardait les
femmes, hésitant manifestement. Son regard s’appesantit
sur les hanches larges de Jeanne, engloba le buste de
Victoria et s’arrêta sur les seins qui palpitaient de peur
sous la veste de pyjama.
« L’Arabe », dit le chef.
Déçu, le jeune gars hésita.
« L’Arabe », répéta le paysan. Le mécanicien haussa
les épaules et balaya l’espace de son bras, le « taser »
clignotant et crépitant comme une fusée. L’arc électrique
toucha Mehdi à l’épaule.
Le spectacle les glaça tous d’effroi. Le jeune amant de
Victoria sauta littéralement de sa chaise en poussant un
hurlement. Ses jambes se dérobèrent sous lui comme
fauchées par une lame invisible et il tomba de toute sa
hauteur sur le carrelage. Son corps semblait parcouru de
violentes décharges et se tordait en tous sens, tandis que de
la bave sortait de sa bouche. Les yeux blancs, il finit par
s’immobiliser, un bruit atroce sortant de sa poitrine. Ses
ongles griffaient le sol avec une telle violence que le sang se
mit à sourdre au bout de ses doigts.
La scène n’avait duré que quelques secondes. Le
tortionnaire souriait, comme il avait dû sourire quand,
enfant, il avait décapité sa première poule et qu’elle s’était

216
mise à courir devant la ferme, sans tête et perdant son
sang
en longs geysers. Les autres semblaient gênés et
regar-
daient le paysan.
« Vous avez compris! dit l’homme avec violence.
Vous voyez ce que vous nous obligez à faire? Encore une
décharge, et son cœur risque de flancher. On ne sort pas
impunément de ce truc-là.
— Vous êtes des assassins, balbutia Daniel...
— Ne nous obligez pas à le devenir. S’il meurt, les
flics penseront qu'il s’est électrocuté, voilà tout. »
Le mécanicien fit rouler le corps de Mehdi de la
pointe du pied et appliqua l’engin sur sa nuque.
ê « Daniel, chuchota Victoria (elle tremblait de tous ses
membres), Daniel, donne-le-leur. Quoi que tu aies, Ça ne
vaut pas nos vies.
— Mais si, justement », soupira Daniel. Il regarda
Jeanne et elle baissa les paupières, deux fois. Je suis le
deuxième. Mon code est le 0021.
— Je suis la troisième, dit Jeanne. Mon code est le
6868. Banque Dalloz et Meyerberg à Genève.
— Le mécanicien montera avec vous, décida le chef
de l’équipe. Nous suivrons avec l’ID. » Il se tourna vers
Victoria. « Il va de soi que vous gardez tout ça pour vous.
La vie de vos amis en dépend. »
Elle inclina la tête, incapable de parler. La dernière
vision qu’ils eurent d’elle en sortant fut celle d’une femme
vieillie de dix ans qui tenait sur ses genoux la tête d’un
jeune Marocain aux yeux pleins d’horreur.

« Ça ne répond pas. » Lucas reposa le combiné sur sa


fourche et s’essuya la main sur la tablette. Le téléphoné
était poisseux de café renversé. « C’est inquiétant. Ils
devraient être arrivés là-bas. »
Le magasin était désert, à l'exception d’une caissière
qui, écroulée derrière sa caisse enregistreuse, lisait des
âneries. Une petite jeune, dix-huit ans tout au plus, avec
des mains rouges d’ouvrière. Le pompiste était rentré dans

217
sa guérite et sommeillait dans son fauteuil. Une voiture
passa, un camion, puis plus rien. Cela dura longtemps. Il
n’y avait personne dans ce recoin du monde où les néons
clignotaient en émettant un bourdonnement ténu.
Sarah et Marion avaient fait leur marché dans les
rayonnages pleins aux couleurs criardes. Elles revinrent,
les bras chargés de babioles, ayant compensé leur peur par
un tas d’acquisitions plus inutiles les unes que les autres.
Le cœur de Lucas se serra en voyant un ours en peluche
cravaté de son étiquette. Il y avait aussi des biscuits, des
boîtes de soda, des kleenex, du chocolat, des magazines
qu’elles liraient sans doute dans le noir, à la lueur des
étoiles.
«Je vais pisser », déclara Marion. « Moi aussi »,
s’empressa Sarah. La tension avait sur elles les mêmes
effets. |
Elles choisirent des boxes voisins et s’enfermèrent
Elles pouvaient s’entendre l’une l’autre, et cela les rassu-
rait. Elles fixaient les portes peintes en vert Nil, avec leur
targette brillante qui...
BOUGEAIT!
Les fragiles verrous sautèrent. Les battants s’ouvri-
rent à la volée. Deux hommes se précipitèrent et s’abatti-
rent sur elles de tout leur poids, les bâillonnant et les
plaquant sur le siège. Leur hurlement s’étouffa en un
croassement.
Celui qui s’occupait de Sarah était un Corse au teint
olivâtre et au grand nez, celui qui s’empara de Marion, un
petit homme râblé et puissant qui chuchotait : « Du
calme, la belle, du calme. » Elle reconnut l’accent du Midi.
Un Corse, lui aussi.
Elle rua, mais il s’assit sur elle, lui coupant le souffle.
De l’autre côté de la cloison, elle entendait des bruits de
lutte, des coups de pied, un gémissement, comme un écho
amplifié de sa propre lutte: Sarah se défendait bec et
ongles, entravée pas sa culotte à mi-cuisse, mais les dents
enfoncées dans la main épaisse de son agresseur.

218
« Prof, va aider Raymond!» souffla l’homme qui
tenait Marion.
Un troisième agresseur s’engouffra dans la cabine de
Sarah. Il saisit les chevilles de la Jeune femme, reçut un
coup de botte dans le menton et poussa un cri de douleur,
Mais elle était maintenant clouée sur le siège des W.-C. Le
Corse au grand nez lui enfonça dans la bouche du papier
hygiénique arraché au distributeur, puis sortit de sa poche
une cordelette et entreprit de ligoter ses poignets à la
colonne du siège.
Prof saisit une seringue, puis un flacon marqué d’une
étiquette rouge. Il déchira l’emballage de la seringue, et
enfonça l'aiguille dans le bouchon du flacon d’un geste
professionnel. Il l’emplit à mi-corps, jeta un coup d’œil à la
jeune femme haletante et défaite et aspira le reste du
liquide.
« Ça ne va pas vous tuer, chuchota-t-il. C’est Juste
pour vous faire parler. »
Dans l’autre box, Marion l’entendit et s’arqua sur le
siège. Joseph Rocca se laissa aller sur ses gros seins, une de
ses mains lui tenant les poignets et l’autre plaquée sur sa
bouche :
« Bouge pas. Ce n’est rien. »
Elle se mit à pleurer. Cela faisait un bruit ridicule et
touchant. Ses yeux affolés parcouraient le plafond en dalles
plastique, les néons clignotant, les parois de mosaïque
ébréchée, et revenaient sans arrêt à l’homme pesant sur
elle. Il avait un visage efirayant et paternel à la fois. Il
n’aimait pas ce qu’il était en train de faire.
Prof entra, sa mallette à la main. Il jeta un regard
gèné à la rousse généreuse clouée sur son siège de
porcelaine, son slip de couleur descendu sur les chevilles,
Rocca assis sur elle comme un bébé abusif. Sans chercher
une veine dans le creux du bras, il enfonça l’aiguille dans la
cuisse, au ras du buisson serré.
Elle s’arc-bouta, se mit à respirer très vite et son
visage devint rouge. Puis elle retomba de tout son poids.

219
Rocca la retint et la rajusta tant bien que mal en
bougonnant : « Ces femelles.
— Dures à cuire, dit Prof. L’autre est prête. Elle va
bientôt parler. »
Comme attiré par une main géante, il alla percuter les
lavabos avec un hurlement de douleur. Lucas doubla d’un
coup de pied dans la gorge, mais ses semelles plastique
manquaient d'efficacité. Le truand roula sur lui-même et
se releva. Lucas se précipitait pour l’achever quand il vit
Rocca, un pistolet braqué sur lui.
Il leva les bras et s’en voulut aussitôt. Il les baissa et
Rocca sortit des toilettes.
C’est le moment que Virgile choisit pour lui envoyer
ses deux pieds dans les reins. Il avait pris son élan depuis le
distributeur de boissons, à l’entrée des toilettes. Le Corse
alla s’étaler de tout son long sur le carrelage humide. Son
pistolet tomba et Lucas se jeta dessus.
« On se calme! » glapit Debarthes.
Il était arrivé par le magasin et tenait à la hanche un
de ces terrifiants pistolets mitrailleurs Heckler-Koch à
chargeur banane. Le canon était énorme, doublé d’un
silencieux et d’un pare-flammes nervuré. Lucas hésita et
reposa le pistolet de Rocca. Marquiset, arrivait sur les
talons de Debarthes, son éternelle Craven à la lèvre, l'air
absorbé.
« On est bien, ici, dit-il de sa voix chantante. Prof,
ramasse ta mallette et pique-les. »
Prof obtempéra. Il était furieux et examina ses flacons
et ses seringues, comme s’il en tenait Lucas personnelle-
ment responsable. Virgile et Lucas échangèrent un regard,
mais un cinquième homme venait d’entrer par la porte du
fond, un jeune homme au visage mou armé lui aussi d’un
PM de poche. Il jeta un coup d’œil dans la cabine et ricana
en voyant Sarah affalée sur le siège, le sexe découvert et les
yeux clos, la bouche pleine de papier rose imprégné de
salive.
«C’est celui-là que je tuerai en premier », décida
Lucas. Il venait de prendre sa décision, quelle que soit la

220
suite des événements. Le temps où il avançait
dans
l’existence bardé de sa bonne éducation et d'ass
ez de
mépris pour les salauds pour ne pas avoir à les affro
nter
était fini. Il fixa Marquiset :
« Je croyais que vous étiez censés nous protéger? »
Marquiset haussa les épaules :
« Les consignes ont changé. Vous allez bien en Suisse,
mais le patron a décidé que vous étiez trop vulnérables.
Vous allez nous donner les chiffres du code et nous vous
accompagnerons.
— Il sera incomplet. Vous n’avez pas les Génois.
— Nous les avons. Pourquoi croyez-vous que Victo-
Tia Sotonio ne répond pas?
— Relevez votre manche, dit Profizzi. Il attendait, sa
seringue à la main, comme un interne qui va faire sa
première piqûre.
— De toute façon, vous êtes foutus », dit Virgile sur
le ton de la conversation. Il montra quelque chose au-delà
de la vitre qui les séparait du dehors. Une voiture était
arrêtée de l’autre côté de l’autoroute, dans l’autre sens, ses
feux clignotants soulignant le rostre effilé de son becquet
dorsal. « Si vous ne nous aidez plus, eux continuent à le
faire. »
Marquiset fit un signe à Jo Rocca qui sortit et traversa
lalignement des rayons. Debarthes le suivit, son arme à la
main. La caissière semblait dormir sur son journal, les
mains abandonnées dans les confiseries.

Comme il franchissait le terre-plein central de l’auto-


route, Mosché Z. fut pris dans une nappe de lumière. Un
camion venait de passer pleins phares et l’épinglait comme
un papillon. Il bondit sur la chaussée et se plaqua sur la
bande d’arrêt, son chapeau à la main. Si le Missi Dominici
gardant les voitures l’avait vu, il était mort.
David était de l’autre côté de la glissière, progressant
sur les coudes, son mini-Uzi à bout de bras. Le camion
passa dans une tornade d’air tiède en mugissant. Mos-

221
ché Z. franchit la rambarde d’aluminium et se jeta dans
l’herbe.
Le Corse resté près de la 504 se découpait crûment sur
le fond éclairé de la station-service. Il grillait une cigarette,
une main dans son blouson. Mosché Z. remit son feutre et
souffla à David :
« Qui s’en occupe?
— Nathan. Il est derrière lui.
Nathan contournait la 504, à demi courbé, une lame à
la main. Ce fut très rapide. Il bondit et égorgea le Corse
qui s’écroula d’un bloc en vomissant une gerbe de sang.
Deux hommes sortirent du magasin. Un maigre aux
cheveux longs tenant un pistolet-mitrailleur, et un petit,
trapu, muni d’un pistolet. Ils se dirigèrent vers lui d’un pas
pressé, jetant des coups d’œil à droite et à gauche. Ils
virent Nathan au même moment et levèrent leurs armes.
Mosché Z. et David ouvrirent le feu à trente mètres,
par petites salves. Leurs pistolets-mitrailleurs ne faisaient
pas beaucoup de bruit, mais l’écho des rafales éclata dans
Pair nocturne comme un chapelet d’explosions.

Le fracas des salves les cloua tous sur place, puis une
agitation désordonnée s’empara du groupe. Marquiset
poussa Lucas et Virgile dans les boxes et ordonna à ses
hommes :
« Allez aider Joseph! »
Le Corse au long nez sortit en courant, un revolver
apparu par miracle au creux de sa main. L’homme à la
seringue hésita un court instant, reposa son matériel et
déboutonna lui aussi un holster sous son aisselle. Il se rua
dans le magasin au moment où d’autres salves éclataient,
étouflées mais audibles : Debarthes ou Rocca répondait au
pistolet-mitrailleur à l’assaillant invisible. Quant au jeune
homme au visage mou, il ressortit par où il était entré,
pour prendre les attaquants à revers en faisant le tour du
magasin. Marquiset resta seul avec le hameau. Il tenait un
-38 spécial à canon court, mais ne le braquait pas

222
particulièrement sur eux. Tout en prêtant l’oreille à l’écho
des combats, il dit comme s’il s’adressait à lui-m
ême :
« Vous n’avez rien à craindre. VOUS N'ÊTES PAS LE
VRAI ENJEU. »
Vivien, qui avait rhabillé sa femme et la secouait pour
la sortir de sa torpeur, riposta:
« On ne le dirait pas, fumier. Qu'est-ce que vous lui
avez administré?
— Un psychotrope quelconque. Elle aurait répondu
à toutes les questions que nous lui aurions posées. Ce n’est
pas dangereux.
— C’est vous qui le dites! lança Virgile, sortant de la
-Cabine avec sa femme dans les bras. Elle était inerte, le
visage cireux.
« Quand doit-elle s’éveiller?
— Dans deux petites heures. »
Une grêle de balles fracassa la grande vitrine du
magasin et alla se loger dans le distributeur de café, qui
vibra comme un métronome. Ils virent passer le jeune
Missi Dominici au visage mou. Belèche courait comme à
l'exercice, par brusques crochets, son PM tendu à bout de
bras jetant de grandes lueurs jaunes, les cartouches
éjectées traçant derrière lui un feu d’artifice de reflets. Il
s’arrêta, enclencha un nouveau chargeur et repartit, salué
par le tonnerre de deux pistolets de gros calibre.
« Je crois que vous pouvez sortir maintenant », dit
Marquiset en jetant un coup d’œil sur le hall saccagé.
« Pas par là! Par-derrière. Faites vite, bon sang! s’em-
porta-t-il soudain. Voilà la Mercedes! »
Lucas et Virgile sortirent par la porte de service, leurs
épouses dans les bras, et se dirigèrent en courant vers la
Range Rover garée près de la station-service, à un dizaine
de mètres.
« Comment se fait-il que l’employé n’ait pas appelé
les flics? haleta Virgile en faisant le tour de la voiture. Oh,
Bon Dieu, c’est vrai. La Mercedes est là. »
Le combat avait pris une nouvelle tournure. La
Porsche s’arracha de la route, des éclairs clignotant et

223
ricochant autour sur le macadam. Les assaillants se
retiraient, mais d’autres venaient d’arriver.
Les Missi Dominici tournèrent vers eux le feu de leurs
armes. Les balles claquèrent sur les glissières d’alumi-
nium, s’enfoncèrent avec un bruit mat dans la calandre, les
arbres et les panneaux de signalisation. Les rampes
fluorescentes explosèrent les unes après les autres, jetant
un voile d’ombre sur l’endroit où s’était arrêtée la grosse
voiture sombre.
Les nouveaux venus ripostèrent à l’arme lourde. Le
fusil-mitrailleur sorti du coffre de la Mercedes traça de
grandes paraboles vers les Missi Dominici regroupés
derrière leurs voitures, pulvérisant les fenêtres et martelant
les carrosseries avec une telle violence que les voitures se
mirent à danser sur place. Le réservoir de la 504 explosa,
jetant une immense lueur opiacée sur le paysage, et deux
hommes roulèrent en hurlant dans l’herbe du bas-côté,
transformés en torches vivantes. Le FM continuait à
dévider chargeur après chargeur, puis il se tut. Un nuage
de fumée âcre dériva vers la station-service.
«On ne bouge pas », dit une voix fluette derrière
Lucas.
Il allait monter et se retourna : le pompiste était là,
jeune gars au sourire hésitant, un ridicule chapeau aux
couleurs de la station sur ses cheveux calamistrés. Il tenait
à la main un pistolet qui paraissait ridicule après ce que le
hameau avait vu dans les toilettes. Un petit 6-35 qui
tremblait légèrement mais visait le ventre de Vivien.
« Et pourquoi, crétin? » dit Lucas, furieux. Deux
coups de feu claquèrent, plus haut sur la gauche, et
aussitôt le fusil-mitrailleur aboya.
« Je suis un Missi Dominici, dit le pompiste.
— Un quoi?
— Un Missi Dominici, répéta l’autre avec fierté.
Nous étions tous prévenus de votre passage. Le réseau ne
vous lâchera pas si facilement.
— Tes copains en ont pris plein la gueule », dit
Lucas.

224
[Il envoya son poing dans la bouche du jeune gars. Le
pompiste lâcha son arme, les yeux pleins de larmes. Lucas
claqua la portière et baissa la vitre:
« Tu as fait le plein, au moins? »
L’autre hocha la tête, tâtant sa lèvre fendue avec une
expression de gosse puni. Il regarda la Rover qui redémar-
rait et filait sur la bretelle de raccordement. Quand :il
releva les yeux, il ne put qu’ouvrir la bouche dans un cri de
négation désespérée.
La balle de .38 tirée à bout portant lui défonça
l’arrière-gorge, sectionna la moelle épinière et alla se loger
dans la carcasse de la pompe à essence.
#

En arrivant sur Saint-Claude, ils traversèrent un


orage, puis la visibilité redevint parfaite. Les monts du
Jura se découpaient nettement sur l'horizon mais le terrain
était invisible. Le Piper Commanche tournait en rond,
descendant, guidé par la radio-balise de Gex. Des interfé-
rences crépitaient dans les écouteurs de Toby. A ses côtés,
Abimba redevenu silencieux avait rangé son arme et
regardait de grosses gouttes de pluie s’écraser à quelques
centimètres de son visage, de l’autre côté du plexiglas.
« Je crois qu’on va pouvoir y aller », décida l’homme
du Mossad. Il porta le micro à sa bouche et déclina un faux
numéro d’immatriculation. Il ajouta: « Je ne vous vois
pas. Je vais tenter de passer les montagnes et de me poser à
Genève.
— Bien reçu, crachota la radio. Nous avertissons
Genève.
— Il n’est pas question d’atterrir à Genève! s’insur-
gea Abimba. Ils me retiendraient, le temps d’avertir le
gouvernement français! Je veux être à la banque à huit
heures du matin et nous repartirons tout de suite (le
revolver avait réapparu dans sa main). Posez-vous en
Suisse, n’importe où, mais pas à Cointrin! »
Toby soupira mais renonça à discuter. Il reprit de
l'altitude, longea un talweg couvert de neige précoce et

225
visa le col de la Faucille, droit devant lui. L’ombre de
avion courait le long de la route capricieuse, traversant
les forêts et resurgissant sur les pentes caillouteuses
hérissées de sapins.
Soudain, ils furent en Suisse ét Toby reconnut les
lumières de Divonne-les-Bains sur sa gauche. Autant se
servir du plan que Toveth avait élaboré à Tel-Aviv
quelques semaines auparavant, quand il voulait faire
croire aux Français qu’Abimba allait demander l'asile
politique à la Suisse. On avait même prévu une propriété
au bord du lac Léman, un peu après Nyon.
Il dévala les contreforts, vira à 90°, au-dessus de
Ferney-Voltaire et survola Divonne illuminé et désert.
Aussitôt après, il s’approcha de la surface miroitante du
lac Léman et baissa les flaps. L'avion ralentit et Abimba
jeta un regard horrifié à la surface liquide:
« Besberg, vous allez nous tuer! »
Toby avait jeté un coup d’œil aux photos de l’endroit
prévu pour abriter le sosie d’Abimba. Il vit Nyon devant
lui et sortit le train. Il y avait une pelouse, quelque part,
assez longue pour y poser un petit avion. Mais où ?
Il la vit au dernier moment. La façade avec ses
pilastres de marbre et ses encorbellements romains était
aisément reconnaissable tout au bout, à quelque deux
cents mètres de la mer. Toby écrasa le palonnier et vira sur
l'aile en coupant la radio. Les roues touchèrent le gazon à
quelques mètres du lac, et l’avion frémit, traçant dans le
terreau vert un triple sillon. Toby n’avait pas allumé ses
phares. Il obliqua vers un immense cèdre du Liban qui
projetait une ombre pyramidale sur les toits de la résidence
et gara l’avion dessous.
Deux hommes accouraient, tenant des fusils à pompe
à la main. Toby se laissa glisser à terre et leva la main. Les
deux hommes, le reconnaissant, baissèrent leurs armes.
Abimba parut, sa mallette à la main, et jeta sur la luxueuse
propriété un regard inquisiteur :
« Où sommes-nous, Besberg?
— Dans la villa d’un armateur israélien, un de nos

226
plus sûrs amis. Et cessez de m'appeler Besberg, président.
Mon nom est Newman. » Il se tourna vers les gardes
:
« Un téléphone, vite. »

« La gendarmerie est sur les lieux, monsieur. C’est un


vrai carnage. On a retrouvé un Missi Dominici égorgé, un
certain Siméoni. Les deux autres ont été exécutés au fusil-
mitrailleur : deux Corses, encore. Raymond Canale et Jo
Rocca. Les agresseurs ont tué aussi le pompiste, un petit
gars qui tentait d’intervenir avec sa pétoire. Bref, quatre
morts, et sans doute des blessés. La caissière a pris un bon
coup, mais elle est sauvée. La voiture incendiée apparte-
nait à Canale. Charlemagne vient de prendre une sacrée
déculottée.
— Le hameau? » demanda Chassibrand en essuyant
son assiette avec un bout de pain.
Il s'était fait des œufs sur le plat et regardait la
télévision dans la chambre des Luchère quand le colonel
de la DGSE l'avait appelé.
« C’est incroyable, mais ils s’en sont encore tirés! dit
Yvan avec une note d’excitation dans la voix. On avait cru
choisir des veaux, ce sont des lions. Le premier témoin qui
s’est arrêté en voyant l’incendie atrès bien décrit la Range
Rover aux flics.
— Ils sont sans doute sortis de l’autoroute à l’heure
qu’il est, réfléchit tout haut Chassibrand. Notre homme
m'a appelé il y a dix minutes, et il m’a tout raconté par le
menu. Les Missi Dominici se sont fait tailler en pièces par
des types de Linhardt sortis d’une Mercedes. Peut-être
Linhardt lui-même, il lui a semblé le reconnaître. Ce serait
incroyable. Pour le moment, ils pansent leurs plaies à
Tournus, chez le responsable départemental de Charle-
magne, un certain Dommet. Vous savez, colonel, ce sont
les Israéliens qui ont fait le plus beau travail. Sans eux, le
hameau était foutu.
— Ils sont dans la nature maintenant, et le Kom-

227
mando Bismarck aussi. Le premier qui rejoint le hameau a
gagné. ;
— Oui, reconnut Chassibrand. C’est un peu juste,
j'en conviens. Mais Marquiset remplit son rôle à la
perfection. Pour le moment... Il y a quelque chose qui me
chiffonne, pourtant, reprit-il après un instant de silence.
Quand Marquiset m’a raconté l’affaire, il a décrit les types
du Mossad comme étant trois à bord de la Porsche. Et pas
un seul qui soit gros, avec des cheveux gris. Personne qui
ressemble à Newman.
— Il était peut-être resté dans la voiture? hasarda
Yvan.
— Non. Il aime trop la bagarre. Vous savez ce que
vous allez faire, Yvan? Vous allez vérifier tout de suite
qu’Abimba est dans son lit. J'attends que vous me
rappeliez. »
Il raccrocha et éteignit le téléviseur. Un flan à la
vanille tremblotait sur son assiette près d’un reste de
fromage, mais il n’avait plus faim. Il était sûr de ce
qu’allait lui dire Yvan.
Yvan rappela dix minutes plus tard:
« Il est introuvable, monsieur. Les gendarmes de la
Déboullerie ont forcé la porte de sa chambre et visité tout
le château. Personne ne sait où il est passé. »
Le salaud. Ce salopard de Newman. Il m’a doublé.
« Il nous a doublés », rectifia-t-il en voyant son reflet
dans la glace. Il composa un autre numéro que très peu de
gens étaient admis à faire dans leur existence. Le standard
décrocha aussitôt et Chassibrand demanda que son
interlocuteur le rappelle dans les plus brefs délais. Le
standard de l'Elysée était le seul à savoir où se trouvait le
conseiller très privé du président de la République en ce
moment même.
Le téléphone sonna de nouveau, presque immédiate-
ment. La voix vive et pointue de l’éminence grise du
château était celle d’un homme qui ne dormait jamais.
« Le Mossad nous a doublés », annonça Chassibrand
en optant pour sa nouvelle voix, ultime paravent qu’il

228
pouvait brandir face à son échec. « Abimba n’est plus à le
Déboulerie, et ça doit bien faire deux ou trois heures qu'il
cavale.
— Et pour le reste? flûta la voix pointue.
— Tout se déroule comme prévu. Ils ont échappé à
trois attentats entre Joigny et Tournus. Linhardt a mis le
paquet, mais les Missi Dominici ont bien fait leur travail.
Ainsi que l’équipe de protection du Mossad, ajouta-t-il à
contrecœur. Il semble que le Kommando Bismarck et
l’équipe de Charlemagne se soient mutuellement décimés.
Le hameau est vers Lons-le-Saunier, mais, naturellement,
nous n'avons plus de nouvelles. Pastor attend à Genève,
-prêt à intervenir.
— Eh bien, ça ne marche pas si mal que ça. Vous
avez pensé qu’'Abimba risque d’être en Suisse, lui aussi? Il
va tenter de récupérer son magot avant vos mules.
— Bien sûr. On devrait le voir devant la banque aux
premières heures de la matinée.
— J’avertis les douanes et les différents services de
police, à tout hasard. Abimba peut bien aller au diable s’il
continue à la fermer. Mais sans le gros lot.
— Cela va sans dire.
— Je sais que ce n’est pas ça qui vous intéresse, rit le
conseiller. Je vous souhaite bonne chance tout de même.
Nous n’allons pas dormir beaucoup cette nuit, mon ami.
— Ça ne fait rien, j’ai de la lecture », conclut
Chassibrand en déchiffrant les titres des petits bouquins
qui faisaient vivre les Luchère depuis dix ans. La Déflorée.
Cravache pour une reine. Les Nuits d’Ilse. Les Nuits souterraines.
Maso-Macho.
Charmant. Il pensa un moment en faire un paquet et
l’adresser à sa veuve, mais y renonça.

Léon Fourrier habitait à Douchy une bicoque aux


volets peints en bleu. Les cintres de fenêtres menaçaient de
se rompre et le toit plissait entre les pignons comme une
casquette entre deux oreilles.

229
Son occupant était un de ces brocanteurs sauvages qui
finissent par se pendre entre leurs coucous silencieux et des
poêles à mazout crevés que les Parisiens s’arrachent à prix
d’or. Sa cour était encombrée d’un capharnaüm rouillé
que chaque averse enfonçait un peu plus dans la glèbe. Il
passa vers cinq heures du matin sur la route longeant la
Déboulerie, avec deux lièvres pris au collet dans les
sacoches de sa mobylette, et vit une agitation inaccou-
tumée.
Les grilles du portail étaient ouvertes et deux voitures
stationnaient derrière la fourgonnette de gendarmerie. On
entendait des cris de femme, des ordres et des bruits de
portes claquées. Des lampes torches battaient le bois
autour du château.
Léon Fourrier hésita, à cause des lièvres. Puis il
entendit la radio dans le fourgon : « Où est-il ? Où est-il, nom
de Dieu ? Répondez ! »
Un jeune gendarme sortit de l’ombre, et braqua sa
lampe dans les yeux du vieux.
« Ah, c’est vous, Fourrier? Rentrez vite, ça n’est pas
pour vous. » Il éclaira brièvement les sacoches de la
mobylette: « Et fermez-la, ou je vous envoie le garde
champêtre. Il vous collera une amende soignée. »
Fourrier bougonna qu’il passait par hasard et qu’il
n'avait rien vu. Le gendarme — un jeune de la brigade de
Châteaurenard — répondait à la radio, et le vieux
brocanteur surprit quelques mots : « disparu. Introuvable.. »
Sans demander son reste, il enfourcha sa mobylette et
rentra chez lui.
Il passait devant la cabine téléphonique faisant le coin
au stop de la route de Joigny et de celle de Courtenay
quand l’évidence lui apparut. Il venait de gagner un billet
de dix mille francs. A coup sûr.
Il adossa son engin contre le muret de l’épicerie et
fouilla ses poches à la recherche d’une pièce de cent francs.
Il connaissait le numéro par cœur.
Depuis deux ans, un journaliste le payait pour lui
rapporter les rumeurs et tout ce qui se rapportait au nègre

230
de la Déboulerie. Oh, pas grand-chose. Un billet ou deux.
Il ne se passait jamais rien. Sauf ce soir. Ce soir, Abimba
s’était envolé. Fourrier était sûr que ça allait intéresser son
correspondant.
Cela l’intéressa. Le journaliste raccrocha, tout à fait
réveillé. Il avait promis d’envoyer un petit mandat au père
Fourrier. Dix mille francs, avait dit le vieux, mais il parlait
toujours en anciens francs. Le journaliste sourit en pensant
que les Américains savaient que lui parlait toujours en
nouveaux francs. Dix mille francs nouveaux dont le
brocanteur de Douchy n’entendrait jamais parler. Le
Journaliste composa un numéro à dix chiffres.
7 Deux minutes plus tard, la CIA savait que les
Français avaient perdu Abimba.

Compte tenu du décalage horaire, il était minuit sur la


côte Est des Etats-Unis. Le téléphone sonna chez l'officier
de permanence; celui-ci nota l’appel et l’enregistra. Puis il
contacta un numéro noté sur un petit carnet rouge dont le
contenu ne figurait pas sur l’annuaire officiel à usage
interne des employés de Langley. C’était une extension
régionale, dans le New Jersey.
Philip Bodybilsky décrocha à la troisième sonnerie. Il
écouta l’enregistrement du message et raccrocha.
Il était sur le point de se coucher. La journée s’était
passée en briefing sur le renversement d’alliance au
Zomuzo. Un nombre incroyable de gens y avaient pris
part : les services relevant des Opérations, mais aussi des
envoyés de la Direction de la science et de la technologie
pour une mise en œuvre accélérée du programme OBO), la
Direction du renseignement avec ses principaux responsa-
bles informations, analyses, recherches stratégiques, éco-
nomiques et géographiques, ainsi qu’un comité juridique,
le sous-directeur de la planification des programmes et des
budgets, et le rapporteur de l’ELINT chapeauté par un
observateur du NSC. Susan Cotton y avait brillé, comme à
son habitude. Il l’avait laissée s’engager à fond, bien que le

231
Special Operation Group n’eût qu’une part réduite dans le
montage zomuzien.
Ce jour-là avait donc été important pour Philip
Bodybilsky. En tant que dirigeant de l’une des trois
grandes composantes de l’Agence, il conduisait depuis
trois ans les opérations semi-clandestines ou clandestines
en Amérique centrale, en Amérique du Sud et sur les
franges du Pacifique. Mais, à l’instar de son prédécesseur,
Trevor Kaspereir, il pensait que l’Afrique serait le terrain
privilégié d’un affrontement Est-Ouest dans les années à
venir. Ce continent se désertifiait, et l’effroyable misère qui
l’envahissait d’ouest en est était un axe de pénétration rêvé
pour les communistes. Bodybilsky pensait qu’il fallait
occuper le terrain puisque les anciennes puissances colo-
niales l’abandonnaient. C’était un enfant du renouveau
américain. Il croyait à la force, à l’argent et à l’expansion.
L'Europe lui apparaissait comme une civilisation finie,
pleine d’églises, de musées et de vieilles routes, les
Européens comme des ingrats atrabilaires, crispés sur
leurs souvenirs.
C’est pourquoi il avait approuvé le Pacte, un pacte
dont seules une dizaine de personnes au plus haut niveau
de l'Etat avaient entendu parler, et qui avait été proposé,
construit et mené à bien par Kaspereir, aujourd’hui
directeur du Renseignement.
Un pacte dont Susan Cotton n’avait aucune idée, et
dont la révélation pouvait ruiner trente ans de politique
américaine en Afrique. Avec le recul, ç’avait été une
erreur. Les Sud-Africains étaient décidément impossibles à
manier, mais Israël avait beaucoup insisté.
Il ne pouvait s'empêcher d’y penser en gagnant la
demeure de Susan Cotton dans sa nouvelle Jaguar. Il
l’engagea dans la descente du garage pour décourager un
voleur éventuel et escalada le perron de bois. La porte
s’ouvrit et Susan apparut. Elle portait une chemise de nuit
qui lui arrivait à mi-cuisse et ses cheveux dorés étaient
soigneusement relevés en chignon. Sans maquillage, elle
avait l’air d’une gamine à peine sortie de l’université mais

232
il constata qu’elle était en sueur. Le lin de sa chemise
collait à ses formes parfaites et s’assombrissait sous ses
aisselles.
« Je suis navré, Sue, mais il faut que je vous parle. »
Elle hésita et recula. Il entra. Il n’était jamais venu
chez elle et se demanda si elle bénéficiait d’une protection
rapprochée. Si c'était le cas, il y avait un ou deux agents de
la boîte dans les parages, n’en croyant pas leurs yeux.
Elle le fit entrer dans le living-room. D’épaisses
tentures masquaient la fenêtre. Il l’entendit qui refermait
les verrous et elle revint avec une bouteille et des verres.
« Qu'est-ce qui vous arrive, Philip?
#
— Une tuile. Abimba est dans la nature. »
Elle posa la bouteille et les verres sur une table basse
et le fixa quelques secondes.
« Attendez. »
Elle disparut dans escalier. D’où il était, Bodybilsky
vit l’homme qui redescendait. C’était un jeune type qui
tenait ses chaussures à la main et qui, tout le temps que
Susan déverrouilla la porte, garda obstinément la tête
tournée vers le mur du fond. Il murmura quelque chose et
Susan eut un geste d’impatience. Elle le poussa dehors
sans ménagement et referma derrière lui. Puis elle revint
s’asseoir devant Bodybilsky, ramena ses jambes sous elle et
alluma une cigarette :
« Maintenant que vous êtes au courant de ma vie
privée, je suppose que vous allez me parler de la vôtre.
— Je suis désolé.
— Vous êtes ravi. Vous savez ce qui fait marcher
votre adjointe. » Elle haussa les épaules. « Enfin, vous
croyez savoir. Vous connaissez l’histoire de cet agent que
nous avions à l'Est et qui travaillait pour nous il y a
quelques années? Il ne voulait pas d’argent. Il ne voulait
pas passer à l'Ouest. Il voulait la collection complète des
disques de Benny Goodman'. Eh bien voilà, Philip. Il
nous manque à chacun quelque chose. Moi, c’est ça. »
1. Authentique.

233
Elle avait dit « ça » comme elle aurait parlé d’une de
ses vieilles photos d’enfance, quand elle portait un appareil
pour lui redresser les dents. Ou d’un sac poubelle mal
ajusté, plein de coton sanglant. Ou d’un homme, songea
Bodybilsky, d’un homme qu’elle voulait tuer. Cette nuque
grêle, ces cheveux noirs, ces épaules étroites, qu'est-ce
qu’elle foutait avec un amant qu’elle méprisait? Car c’était
ça. Elle le méprisait. Ou elle se méprisait.
« Susan, vos loisirs ne me concernent en rien.
Molimba dénonce les contrats de coopération avec la
France dans un peu plus de quarante-huit heures. Son seul
et unique rival est en liberté. Nous n’avons guère de
temps. »
La jeune femme le fixa un moment, et le même sourire
arrogant qui énervait Bodybilsky réapparut :
« Je vous avais bien dit que vous auriez besoin de mes
équipes.
— D'accord, vous aviez raison. La question est :
quels sont les projets d’Abimba? Est-il dans la nature avec
approbation de Paris ou non? Le journaliste que nous
payons pour nous refiler des tuyaux pense que non. C’est
la panique, là-bas. Alors, les Russes? Ou Abimba tout
seul, comme un grand? Il a eu vent de l’agitation de son
ethnie — je vous rappelle que c’est nous qui l’organisons
— et il a cru le moment venu, c’est une hypothèse. J’en ai
une autre. » [1 posa les pieds sur la table basse, sa position
favorite pour réfléchir : « Les Français se déchirent, ce
n’est pas moi qui vous l’apprendrai, Sue. La gauche au
pouvoir doit faire avec ce qu’elle a, c’est-à-dire des services
secrets et des organisations parallèles mis en place depuis
vingt-cinq ans par la droite. Je pense aux Missi Dominici.
— Pourquoi eux?
— Addinsel, notre CO à Kinshasa, et Ricordel, notre
officier de liaison avec le Te Wu à Macao nous ont envoyé
deux rapports concordants avant les vacances. Vous vous
souvenez? [ls mentionnaient l’assassinat d’une ancienne
barbouze française, nommée Lecabri, dans le stand de tir

234
de Mobutu. L’arme avait été piégée par un agent chinois,
et la demande émanait du réseau de Charlemagne.
— En est-on sûr? »
Bodybilsky fit la moue :
« Les informations du Te Wu sont généralement
solides. Et c'était un tuyau sans valeur à l’époque.
— Ce Lecabri connaissait Abimba, c’est ça?
— Ïl a vidé son palais présidentiel lors de l'Opération
Black-Out. »
La jeune femme siffla doucement :
« D’où votre hypothèse : Abimba est manœuvré par
les Missi Dominici. Il tente de récupérer son trésor piqué
par l’ancienne majorité?
— Peut-être.
— Ce qui nous interdit de nous adresser à Charle-
magne.
— Exactement. »
Leurs esprits fonctionnaient sur la même longueur
d’onde, se renvoyant les déductions comme une balle de
ping-pong.
« Notre seul partenaire, dans l'affaire, c’est donc...
comment s’appelait-il déjà?
— Linhardt.
— Martin Linhardt, oui. Autrement dit, celui qui a
organisé Black-Out.
— On est au moins sûr que nos intérêts convergent
sur ce point », conclut Bodybilsky. Il déboucha la bouteille
et emplit les verres : « Appelez Baluba à Paris, en passant
par la Centrale. Votre ligne est protégée?
— Évidemment », lâcha la jeune femme en attirant le
téléphone. Elle pianota nerveusement sur les touches du
cadran et dit comme pour elle : « Ça va être une longue
nuit. »

« Bilan?
— Trois morts, monsieur, plus le pompiste qui était
un de nos sympathisants. La voiture des Corses a sauté, il
235
ne reste que Profizzi. Nos hommes ont été attaqués par
deux équipes, une Porsche qui passait dans l’autre sens, et
une Mercedes, plus grosse que celle qui a brûlé sur
autoroute à Pouilly. Ils ont été descendus au PM et au
FM. »
Charlemagne tournait le dos à son interlocuteur. Il
regardait par l’œil-de-bœuf la cour déserte où la lune
dessinait chaque pavé. Bientôt l’aube du 14 septembre. Il
revint à la carte épinglée dans le halo de lumière verte :
« Il reste Marquiset, Debarthes, Belèche et Profizzi
avec la CX. Pensez-vous qu’ils soient de taille à protéger le
hameau? Ne répondez pas, je sais bien que c’est impossi-
ble. Appelez-moi Griaud, en urgence. »
Le teint gris de fatigue, le délégué du bureau national
pianota sur le numéro et enclencha le codeur. Griaud
répondit immédiatement. Il avait l’accent du Jura, lent et
paisible, mais c'était un des meilleurs responsables régio-
naux du réseau. Heureusement. La partie allait se jouer
presque exclusivement sur son terrain.
« On ne les a pas vus passer, annonça-t-il. J’ai des
hommes sur toutes les routes menant à la Suisse, la D 971
par Lons-le-Saunier et la D975 par Bourg-en-Bresse. J’en
ai à Saint-Triviers-de-Courtes, à Montrevel, à Cuiseaux et
à Saint-Amour. J’ai fait sortir quatre camions qui sillon-
nent les petites routes, avec deux gars dans chacun, mais
ils sont introuvables. »
Charlemagne réfléchissait. Ils avaient pu prendre la
route de Pont-de-Vaux jusqu’à Mâcon, mais ils retombe-
raient immanquablement sur les barrages de Griaud à la
hauteur de Bourg-en-Bresse. Il ne pouvait s'empêcher de
penser qu’il y avait quelqu'un d’autre dans le circuit.
Quelqu'un d’autre que Linhardt.
« Où sont les Génois?
— À Tournus, chez Dommet. Marquiset a dû les
prendre en charge. »
Charlemagne fit la grimace. Marquiset. Le Niçois
était le vrai chef de son équipe Action, maintenant. Et il
n’avait jamais fait confiance au Nicçois.

236
« Appelez Dommet. »
Comme son adjoint allait décrocher, le téléphone
bourdonna.
« Monsieur?
— Oui? » Charlemagne guettait l’aube.
« Un de nos informateurs au ministère de l’Intérieur,
Abimba a mis les voiles. L’Élysée fait boucler toutes les
frontières. »
Loin vers l’ouest apparaissait une écharpe de lumière
rosâtre, imperceptible à qui n’était pas un insomniaque,
un assassin ou un vieil homme.
« Il va en Suisse, lui aussi, dit-il d’une voix lasse. Le
hameau doit y être avant lui, sinon nous perdons tout.
Appelez Tournus. Qu'ils repartent, vite.
— Marquiset les trouvera peut-être, hasarda quel-
qu’un. Le “ bipper ” marche toujours. »

Ils ont traversé la moitié de la France, mais ils


pourraient tout aussi bien ne pas avoir bougé, ou se
trouver quelque part en Sibérie : tout est noir autour d’eux
depuis que Lucas a lancé la voiture sur une des fragiles
barrières d’accès qu’emprunte la maintenance de l’auto-
route. Ils roulent depuis une dizaine de minutes, frôlant le
capotage, la collision avec un arbre, un tonneau en
contrebas des prairies humides où les phares jettent
Pombre de clôtures fugaces, de poteaux indicateurs que
personne ne lit, de maisons perdues.
Eux-mêmes sont au bord du monde, prêts à basculer
dans un infini tournoyant, de toute la puissance de leur
coursier. Lucas passe sa fureur sur la voiture, martyrisant
la boîte de vitesses, enclenchant les crabos pour escalader
des sentiers forestiers impossibles, en haut desquels la
voiture se retrouve en équilibre et bascule doucement
comme dans un mauvais rêve. D’autres sentiers, d’autres
bifurcations. Des yeux rouges dans la nuit, renards, vaches
surprises dans léur sommeil. Deux émeraudes traversent la

237
route : un chat. Plus tard, quelque chose de blanc, qu’ils
heurtent : une chouette.
Lucas roule si vite! Derrière, les femmes ballottent sur
la banquette arrière comme de la viande morte. C’est ce
qu’ils sont, se dit Virgile. Morts, tous. Morts d’avoir été
pris comme cibles tant de fois, par tant d’assassins. Il
comprend Vivien qui, sans ouvrir la bouche, cherche une
issue à ce monde de cauchemar. Comme s’il existait une
bonne route sur laquelle les gens leur souriraient, sur
laquelle on pourrait parler de choses paisibles, de toits à
refaire, de greffes de pommiers, de récoltes et de vins ! Mais
il n’y en a pas. Marion, exsangue, roule d’un côté sur
l’autre. Sarah s’est redressée mais se tient la tête à deux
mains. Elle gémit, ses cheveux épais comme des rideaux
tirés sur leur cauchemar.
Puis Lucas arrêta, d’un coup. Il éteignit les phares,
coupa le moteur, et le silence se glissa dans la cabine,
lemplissant comme de l’eau qui monte. Il s'était mis à
faire froid.
Ils s’emmitouflèrent dans des couvertures. Autour
d’eux, une mer de brouillard s’étendait à perte de vue, une
mer plate, sans un phare, sans un bruit. La voiture était
posée au milieu, et la brume coulait paresseusement à mi-
hauteur des portières, d’un mouvement uniforme et sans
violence.
Et l’aube parut. Sa lumière sourdait du brouillard et
le transformait en quelque surface immatérielle agitée de
convections lentes. Sur la gauche, la plus haute cime d’un
arbre s’illumina d’un reflet jaune, presque fauve. Insensi-
blement, tout changea.
Le jour était là, révélant un sentier, des prairies, des
champs humides à la glèbe sombre.
Sarah demanda une cigarette et Virgile lui donna la
dernière. Ils essayèrent de faire boire à Marion le café dont
ils avaient empli une Thermos, mais l’état de Marion était
effrayant : elle semblait privée de réflexes moteurs et ses
yeux s'étaient rétrécis sous les paupières. Elle transpirait
beaucoup. Lucas dit quelque chose comme: « Elle éli-

238
mine », mais personne ne put dire ce qu’il fallait faire.
S’arrêter dans un hôpital? Pour expliquer quoi? Pour
attendre combien de temps? Elle respirait. Ils respiraient
tous. Ils pouvaient aller à Genève.
En descendant de voiture, ils s’aperçurent que le
paysage était blanc de givre. Sarah s’appuya sur le capot
pour vomir de la bile sur le bas-côté. Lucas jeta un regard
furieux et impuissant à Virgile qui, abandonnant Marion
au coma dans lequel l’avait plongée la drogue, répétait
d’une voix blanche :
« Et les Génois? Est-ce qu’ils ont tué Jeanne et
Daniel?
© — Ils ne voulaient pas nous tuer, merde! Ils vou-
laient le code, mais comme c’est nous que le banquier
attend, ils nous auraient laissés repartir!
— Des sosies… », murmura Virgile. Il haussa les
épaules : « Non, pas le temps. Ça les démangeait, oui, ça
les démangeait de savoir ce qu’on avait dans nos têtes.
Mais nous n’avons rien dit.
— Et on ne se dira rien, le prévint Lucas en essuyant
la bouche de sa femme avec un mouchoir. C’est notre seule
chance. Tout le monde garde son fil de fer barbelé dans sa
bouche. Entendu? »
Virgile en avait soudain assez du ton sec de Lucas, de
la dureté dont il avait fait preuve depuis le début de la nuit,
de la façon dont il avait toujours décidé de tout. Lucas le
sentit. Ils s’affrontèrent sans un mot. Lucas détourna les
yeux le premier :
« Arrête. Si on s’engueule, on est foutus.
— Chacun pour soi, hein? » murmura Virgile. Une
haine nauséeuse l’envahissait. « Ça a toujours été fa règle,
Lucas. Tu ne crois qu’en toi-même. Comme si le jeu avait
été fait exprès pour toi. Le plus fort s’en sort, celui qui
court le plus vite, et donc celui qui a le plus de fric.
— Arrête, répéta Lucas. Ça ne marche que si on reste
amis. Tu es en train d’enterrer Daniel.
— MAIS IL EST MORT! hurla Virgile, blême. Tu ne

239
comprends pas qu’ils sont fichus, et nous avec? Tu as
entendu ce que disait le type avec son accent? Ils les ont
aussi!
— Ils les auront relâchés comme ils voulaient nous
relâcher, argumenta Lucas, en appuyant doucement Sarah
sur le pare-chocs de la voiture. Ils nous protègent,
contrairement aux apparences.
— Ils nous protègent!» Virgile ouvrit la porte
arrière de la Rover et montra Marion. « Ils la protègent?
C’est ça?
— C'est ça », dit Lucas. Ils étaient face à face, Lucas
bien plus grand que Virgile, bien plus lourd, mais l’autre
ramassé, vibrant de colère, aussi rapide que son ami était
pesant. « Pour la dernière fois, ferme-la, Virgile. Ou je te
fous sur la gueule.
— Arrêtez, murmura Sarah. Je vous en supplie,
arrêtez. Ce ne sont pas nos règles du jeu, Virgile, tu ne
comprends pas? Lucas les suit, comme nous tous, pour
faire gagner Daniel. Et Jeanne. Si tu en as assez, donne-
nous ton chiffre et ta combinaison, et nous essaierons de
faire avec. Nous dirons n’importe quoi, que tu es malade,
parti. »
Virgile secoua ses boucles noires et s’assit sur le pare-
chocs arrière :
« Je suis con. On retourne ça dans nos têtes depuis
deux jours et j’ai cru qu’il y avait autre chose à faire.
Navré. Je suis con. »
Lucas examinait les pneus de la voiture. Il en fit le
tour et revint :
« On a toujours quelque chose. Ce sont les Missi
Dominici. Les types qui nous ont sauvé la mise avant
Joigny et qui ont essayé de nous piquer s’appellent comme
ça entre eux. Le petit pompiste en était, tu te souviens.
— Les Missi Dominici.…., murmura Virgile. Ça me
dit vaguement quelque chose. Une amicale, une confrérie,
non ? J’ai vu ce nom-là quelque part.
— On fera des recherches à Lons-le-Saunier. »
Virgile haussa les épaules :
240
« À Lons-le-Saunier, ils nous attendent. La Mercedes,
les Missi Dominici, la Porsche. C’est la seule grande ville
sur le chemin. Non, je vais essayer de réveiller un type que
je connais. On travaillait dans le même canard il y a dix
ans. Si quelqu’un peut savoir quelque chose, c’est bien lui.
— OK. Tu as son numéro?
— Non. Il faudra le chercher. J’en réveillerai d’au-
tres. » Virgile sourit : « Nous aussi, nous avons notre
réseau. Les après-soixante-huitards, comme tu dis.
— Dépêche-toi. Vous êtes si vieux que vous allez tous
claquer d’un moment à l’autre », dit Lucas. Il souriait, lui
aussi : « Marion se réveille.
+. . — J'ai faim, dit Marion.
— Les revoilà », dit Sarah.
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La CX ARGENTÉE APPARUT AU BOUT DU SENTIER ET AVANÇA
en Cahotant. Elle stoppa à cinquante mètres. La portière
du conducteur s’ouvrit et un homme se dirigea vers eux.
Cet homme, ils le connaissaient. C’était celui qui les
avait tirés de la chambre à gaz ambulante. Ils l’avaient
croisé au restoroute. C'était le même qui avait lancé sur
eux ses tueurs avec leur armoire à pharmacie. Il les avait
retrouvés. Il les trouvait toujours.
Virgile avait ramassé le pistolet-mitrailleur. Il fit deux
pas et posa l'extrémité du canon sur la poitrine de
Marquiset.
Marquiset ouvrit la bouche et sa cigarette tomba.
« Je voudrais vous parler », dit-il. Son accent niçois
était plus accentué que jamais. « On a mis toute la nuit à
vous retrouver. Vous êtes tuants. »
Les femmes éclatèrent d’un rire nerveux. Marquiset
se rembrunit : « Je veux dire : vous êtes durs à protéger.
— Dégagez, dit Lucas.
— Ecoutez...
— Je connais mon ami Virgile, poursuivit Lucas d’un
ton plat. C’est un brave type qui ne ferait pas de mal à une
mouche. » Il se tourna vers Virgile :
« Tue-le.
— Arrêtez! vociféra Marquiset en faisant quelques
pas en arrière. Ses paupières alourdies de fatigue, sa barbe
et son col gris de crasse trahissaient son désarroi et sa
fatigue. Virgile inclina un peu le canon de son arme et lui
fit signe de parler.
243
« Allons droit au but, dit le Niçois d’un air las. Nous
étions sept au départ, dans deux voitures, pour vous mettre
à l’abri des coups durs. Nous ne sommes plus que quatre,
dans une seule.
— On vous la remboursera, dit Marion récupérant à
vue d’œil.
— Je vous en prie, laissez-moi finir. Vous êtes à une
heure de Genève, mais ceux qui veulent votre peau sont là,
quelque part, entre la frontière et ici. » Il eut un geste
incertain vers le pays couvert de forêts qui s’élevait en
pente douce vers l’est. « Ils ont un armement lourd et ils
s’en serviront. Vous n’avez aucune chance de vous en
sortir sans nous.
— Et la Porsche? Qui était dans la Porsche? Vos
amis ou ceux d’Abimba?
— Ils travaillent pour Abimba, j'imagine. Ils ont
égorgé l’un des nôtres et tué l’autre à la mitraillette.
— Ça fait beaucoup de monde », dit Lucas. Tout
comme ses amis, il avait l’impression très nette que
Marquiset ne leur disait pas tout. La fatigue, l’heure, les
pertes subies par son équipe avaient-elles ébranlé le
personnage, ou voulait-il les duper encore? Le duel et la
longue traque n’expliquaient pas tout. L'homme semblait
hésiter perpétuellement entre deux rôles, comme si lui seul
pouvait décider de celui qu’il allait tenir.
« De toute façon, nous nous débrouillerons, décréta
Virgile.
— Ah oui?» Marquiset hocha la tête d’un air
écœuré. « Vous n’avez pas retiré la sûreté de votre arme,
mon pauvre ami. »
Virgile chercha des yeux la sûreté sur la culasse du
pistolet-mitrailleur. Quand il releva la tête, Marquiset
avait sorti un spécial 38à canon long de son blouson et le
tenait en joue:
« Évidemment, vous l'avez ôtée. Mais vous m° avez
quitté du regard une seconde. Vous êtes mort, monsieur
Luchère. »

244
Le Niçois haussa les épaules et fit disparaître son
revolver.
« Vous avez compris? Avec un fusil à lunette, ils
peuvent vous faire éclater le front à trois cents mètres.
Vous n'êtes même pas foutus de vous protéger vous-
mêmes.
— On est encore un peu jeunes dans le métier »,
ironisa Virgile. Il se tourna vers l’arrière : « Désolé. Lucky
Luke s’est planté.
— Qu'est-ce que vous proposez? demanda Lucas.
— D’abord de passer Bourg-en-Bresse, dit le Niçois.
C’est un itinéraire obligé vers la frontière.
— Et après?
— Après quoi?
— Après Genève. Quand nous aurons les joujoux
d’Abimba?
— On continue, dit Marquiset en détournant les
yeux.
— Non, dit Lucas. Non, bien sûr. Après Genève,
vous retournez votre veste. Vous ne nous avez protégés que
parce que vous n’aviez pas le code. Après Genève, nous
deviendrons vos proies. »
Marquiset les fixa longuement, et ils surent tous que
Lucas avait dit vrai.
« Oui. C’est logique.
— C’est ça. Vous nous tuerez logiquement, dit
Lucas.
— Pas sûr, dit Marquiset. En attendant, nous
sommes vos alliés. Vous savez où vous allez?
— Non, reconnut Lucas.
— Les Génois nous l’ont dit. Banque Dalloz et
Mevyerberg. Heureusement que nous sommes là, non?

Sur la petite départementale qu’ils rejoignirent en


suivant la Citroën se trouvait une camionnette de boulan-
ger. Un homme d’une soixantaine d’années, aux avant-
bras et au visage poudrés de farine comme un Pierrot,

245
s’affairait à sortir des paniers emplis de baguettes chaudes.
Le pain fumait dans l’air froid du matin, répandant une
odeur étourdissante. Le boulanger leur jeta à peine un
coup d’œil et leur fit signe de monter. Marquiset
confirma :
« Vous ne craignez rien. »
Virgile grimpa le premier et alla s’asseoir derrière le
siège du conducteur. Il enfonça le canon de son arme dans
la bourre défoncée du dossier. Marion, Lucas et Sarah
montèrent à leur tour et se tassèrent près de lui. Le
boulanger reconstitua derrière eux un mur de paniers et de
gros pains à la croûte friable. Des croissants étaient
disposés sur une clayette. N’y tenant plus, Marion se
servit.
« Il faudra les payer, ma petite dame », dit le
boulanger en s’installant au volant. Il lança le moteur et la
camionnette prit la route. La Rover suivit, conduite par un
des hommes de l’équipe de Marquiset.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à un
embranchement où les attendait un camion de dépannage
prolongé d’une remorque avec son treuil. Le boulanger
stoppa et fit sortir le hameau par la portière côté passager.
Une autre voiture apparut alors, une fourgonnette jaune
des postes conduite par un jeune homme en veste bleue.
Tandis qu’on chargeait la Rover sur la plate-forme et
qu’on la recouvrait d’une bâche, le postier échangea
quelques mots avec les Missi Dominici. Il jetait de
fréquents coups d’œil au hameau mais les invita à monter
sans faire de commentaire. Ils se tassèrent dans la
camionnette qui démarra en patinant.
C'était un vrai postier. Il s’arrêtait tous les cent
mètres et allait porter leur courrier à des fermes ou à des
maisons isolées un peu au-delà de la route. Il se réinstallait
sans mot dire au volant, refaisait cent mètres et ressortait.
Ils arrivèrent à Bourg-en-Bresse vers sept heures du
matin et se rangèrent derrière un corbillard.
« Oh non! » souffla Sarah.
Mais on les fit bel et bien s’installer de part et d’autre

246
du cercueil verni qui occupait le centre du véhicule. Le
préposé des Pompes funèbres reçut une enveloppe du chef
des Missi Dominici et mit le contact. Jetant un coup d’œil
dans le rétroviseur, il annonça :
« Il y a des voilettes pour les dames et des chapeaux
pour les messieurs, sous les sièges. Nous allons traverser la
ville. Baissez la tête, s’il vous plaît. »
Ils entrèrent dans Bourg-en-Bresse et n’en virent rien.
Cela leur sembla durer une heure. Ils portaient leur propre
mort en eux, mais le chauffeur sifflotait en écoutant un air
d’accordéon à la radio. De temps à autre, il leur jetait un
coup d’œil méchant dans le rétroviseur. La CX suivait de
loin. La Rover avait disparu. Virgile ôta le chargeur de son
arme et le réenclencha d’un coup sec. Il avait eu le temps
de voir que toutes les balles étaient entaillées d’une croix.
Des dum-dum. Elles explosaient au contact et faisaient
d'énormes dégâts.
C’est avec ça que les hommes lancés à leurs trousses
les attendaient.

À huit heures du matin, ils passaient Nantua. Le


corbillard s’arrêta à la bretelle d’embranchement de
autoroute, sous le panonceau marqué GENEVE. Ils
sortirent et virent la Range Rover, garée sur la berme
avant le péage, comme convenu. Le corbillard redémarra
et les laissa seuls.
La circulation était déjà vive sur la quadruple chaus-
sée qu'ils voyaient en contrebas. L’air était pur et sec, bleui
par la présence immédiate des montagnes. Après l’intermi-
nable descente dans la nuit, après les phares, les explo-
sions, ce puits d’angoisse et de douleur dans lequel ils
avaient plongé pendant des heures, le calme et la beauté
des lieux leur détendirent brutalement les nerfs. Sans se
concerter, ils s’assirent dans l’herbe. La CX était invisible,
mais ils savaient qu’on les regardait.
« Ils nous attendent à la frontière », dit Lucas.
Mais pour la première fois, la nécessité de nommer

247
leurs agresseurs se faisait jour en eux. Qui étaient-ils? De
ce qu’ils savaient d’Abimba et de la rocambolesque
histoire dont ils étaient les rouages, ils pouvaient tirer des
conclusions. Elles les ramenaient automatiquement à
l'évidence : c’étaient des services secrets. Peut-être les
services secrets français. Le silence qui avait toujours
entouré la chute et la réclusion du tyran rendait même
cette hypothèse probable. Lucas et Virgile, qui avaient
quelques lumières sur les espions comme en ont tous les
lecteurs de romans, en concevaient un accablement qu’ils
s’efforçaient de cacher à leurs épouses, mais l’angoisse de
celles-ci avait atteint un niveau tel qu’il était difficile de
continuer à se taire. Lucas résuma l'affaire :
« Nous sommes dans le collimateur des services
d'espionnage et de contre-espionnage de notre propre
pays. Ils ont sans doute reçu pour mission de nous arrêter
coûte que coûte afin qu’Abimba ne retire pas son butin. Si
c’est le cas, je me demande si le mieux n’est pas de nous
rendre. »
Après un moment de silence, Sarah objecta :
« Mais comment les approcher avant qu’ils ne nous
tuent? Pour eux, nous sommes des complices, des alliés
d’Abimba. Nous livrer, c’est livrer Daniel. Nous ne
pouvons pas faire ça sans en parler d’abord aux Génois.
— Encore faudrait-il y arriver, souligna Virgile. Nos
petits copains, les Missi Dominici, ont tout intérêt, eux, à
ce que nous vidions le coffre d’Abimba, pour nous le
piquer après.
— Îls n’ont aucun moyen de pression sur nous. Si
nous nous arrêtons dans une gendarmerie, si nous appe-
lons un journaliste avant, nous pourrons nous mettre à
couvert, le temps pour les. autorités concernées de
changer d’avis.
— Tu crois vraiment que c’est. que c’est le gouver-
nement qui essaie de nous tuer? » murmura Marion. Elle
secoua la tête : « Je n’arrive pas à y croire. En arriver là
après avoir attendu ce pouvoir pendant vingt ans!
— Ils ont Daniel et Jeanne, rappela Lucas. Les Missi

248
Dominici ont capturé nos amis. Ils leur ont fait dire une
partie de la combinaison. A l’heure qu’il est, Daniel et
Jeanne sont sans doute en Suisse, et ils nous attendent.
Nous devons décider sans eux. On arrête tout, ou on
continue.
— Si nous continuons, l’enfer recommencera, dit
Marion en frissonnant. Mais cette fois-ci, ce sont les.
comment dis-tu? les Missi Dominici qui chercheront à
nous tuer. » Elle passa la main sur sa nuque et eut un petit
rire. « Je crois sentir un canon de pistolet sur mon cou. Ce
sont les mêmes gens. Il n’y a qu’une épaisseur de barrière
pour les séparer des autres. Je crois qu’il faudrait arrêter
tout.
— J'ai quelque chose à dire. » Sarah s’était levée, très
droite, silhouette que le vent creusait et fouaillait comme
une statue de cire. Elle tourna vers Lucas un visage
décomposé : « Mais il n’y a qu’à toi que je peux le
confier. »
Lucas regarda ses amis. Virgile et Marion lui rendi-
rent son regard. Alors il se leva. Il semblait avoir vieilli. Ils
s’éloignèrent un peu, sa femme et lui, et se mirent à parler.
Cela dura longtemps. Marion souffla :
« Elle savait quelque chose que nous ne savions pas.
— Et elle ne pouvait pas l’avouer », conclut Virgile.
Il secoua la tête : « Bon Dieu, ils vont tous nous démolir,
les uns après les autres. »

« Voilà, finit Sarah. C’est mon histoire. Ils l’ont


apprise je ne sais où et me l’ont appuyée sur la gorge
comme un couteau. » Elle sortit de sa poche l’étui à
cigarettes et le jeta au loin, d’un geste furieux et dérisoire :
« Ça, c'était leur foutu récepteur, grâce auquel ils nous ont
suivis depuis le début! J'avais pour consigne de... (sa voix
se brisa et elle reprit) de le laisser bien en évidence, pour
qu’ils captent nos conversations et sachent où nous allions.
C’est comme cela qu’ils ont cru que nous allions quitter
l'autoroute après Pouilly et qu’ils nous ont perdus. »

249
Lucas se taisait, les mains enfoncées dans les poches et
le dos rond.
« Tu m’en veux.
— Mais non. C’est aussi de ma faute. J’aurais dû
savoir.
— Savoir quoi?
— Quelle. jeune fille tu avais été. Tout le monde fait
des. (sa voix buta) bêtises. Les filles sont plus vulnéra-
bles, évidemment.
— Pourquoi, évidemment? »
Il eut un geste d’agacement :
« C’est assez clair, non? On t’a coincée avec une
histoire de cul. Ça ne me serait jamais arrivé, sauf si j’avais
été homosexuel, ou pervers. J’ai toujours été redoutable-
ment normal, ajouta-t-il sans sourire. Un homme normal
dans une histoire de dingues.
— Moi aussi, j'étais normale, dit-elle sans le regar-
der. Tu veux savoir quel genre de fille normale j'étais ? J’ai
vécu toute ma jeunesse dans un village de Belgique, entre
mon père mineur et ma mère tunisienne. J'étais laide.
Surtout, j'étais différente. Forcément, au milieu de tous ces
blonds. Tu sais ce que j’ai entendu toute ma scolarité?
Brugnon, pain d’épice, tu te maquilles à la poussière des
crassiers. Ta peau brune, c’est parce que tu as léché la
peinture des chaises à l’école, tes cheveux, tu les trempes
dans l’huile de moteur. Ils disaient qu’il n’y aurait qu’un
Arabe pour vouloir de moi. Ils disaient que j’épouserais le
Manneken Pis.
« Et puis, je suis devenue belle. Ça s’est fait en un
jour. Le mardi, javais quitté l’école avec sur les os de mon
dos Phumiliant cartable taillé dans un tapis par ma mère,
et le mercredi, en me réveillant, j'étais belle. J'avais
quatorze ans. J’avais müûri à un soleil invisible. Mon nez
trop long, mes cheveux trop noirs, ma peau trop mate, tout
s'était organisé. Mon corps aussi s’était organisé, pour
faire pâlir les garçons d’envie.
« Alors, je me suis vengée. J’ai rendu coup pour coup,
dédain pour dédain, selon une comptabilité qui remontait

250
à des années. Ils ont appris qu’il ne fallait jamais se
moquer d’une fille laide, parce que la seule chose qui peut
arriver aux filles laides, c’est de devenir belles. A quinze
ans, je les ai tous envoyés balader et je suis allée à
Bruxelles. J’ai été barmaid, serveuse, ouvreuse. C’est une
ville pleine de courants d’air. Mes cheveux volaient comme
des corbeaux de soie. J'avais mes entrées partout. C’est là
que j'ai rencontré mes premiers metteurs en scène, des
comédiennes et des comédiens qui ne rêvaient que de
Paris.
« J’ai pris le train pour Paris, je me suis inscrite à un
cours. J’ai fait un peu de radio, de télévision. Des
panouilles, des remplacements. C’est un métier impitoya-
ble: ce sont les meilleurs qui gagnent. Je me rendais
compte que je n’avais pas de talent, mais comme j'étais
entourée de gens qui n’en avaient pas davantage, je me
suis accrochée. Un jour, je t’ai vu dans la cabine de régie
d’un studio des Champs-Elysées. Tu supervisais l’enregis-
trement de messages radio pour je ne sais plus quel
produit. Tu m’as fait recommencer trois fois chacun de tes
textes. Je te haïssais. Tu m'as invitée à dîner. J’ai
répondu : dans six mois.
« Je n’avais plus d’argent. Le lendemain, j’ai accepté
de tourner en Allemagne un film sans scénario. Je savais ce
que c'était. Enfin, je m’en doutais. Mais j'avais des
copines. Je n'étais pas seule. Du moins, je le croyais. C’est
là que j’ai rencontré ce type, l’Etalon. C’est la première fois
que je parle de ça depuis. quinze ans. Six mois plus tard,
de retour à Paris, je t’ai téléphoné. Ton offre à déjeuner
tenait toujours. J’ai commencé à être heureuse ce jour-là,
Lucas. Je n’avais plus besoin de ma beauté. C’est un
passeport qui m'avait emmenée dans un endroit diaboli-
que. Je ne savais pas que j'aurais droit à un deuxième
voyage. »
Elle se tut. Lucas passa sa main autour de ses épaules
et la serra contre lui à la broyer :
« Pardonne-moi. C’est fini maintenant. Ton passé est
ton passé. Et de toute manière, nous n’avions pas le choix.

251
« Tu m'en veux? » répéta-t-elle.
Il la prit à bout de bras et la regarda comme il ne
l’avait plus regardée depuis longtemps. Sarah s’efforçait de
lire ses pensées sur le visage creusé où la barbe noircissait
les mâchoires :
« Non. Vraiment pas. Je leur en veux, à eux, mais j’ai
maintenant une bonne raison pour cela. Je me battais pour
Daniel, je vais me battre pour toi. Nous nous en sortirons,
je te le promets. »
Elle montra la voiture :
« Tu vas le leur dire? »
Il passa son bras sous le sien et l’entraîna vers leurs
amis :
« C’est toi qui vas leur dire. Tu vas dire : j'ai fait un
film de cul quand j'avais vingt ans, et ils me tenaient
comme ça. Point final. Et maintenant, direction la fron-
tière. »
Quelques instants plus tard, ils s’engageaient sur la
chaussée.
Marquiset abaiïssa ses jumelles :
« Elle a jeté le “ bipper ”. Ne les perds pas des yeux. »
Debarthes fit ronfler le moteur et se lança à leur
poursuite.

Le jour se levait sur le lac de Genève, restituant aux


eaux grises leur platitude de miroir. Dans le tain lissé par
un vent léger, les rives et les montagnes se reflétaient à
l'envers. Ils venaient de passer Coppet. En face, c'était
encore la France. La voiture fonçait vers l’enclave où se
nichait Genève, nécropole de l’argent étageant ses immeu-
bles fin de siècle comme autant de lingots en équilibre sur
le bord d’un évier.
Toby Newman avait préféré la route à l’autoroute
reliant une extrémité du lac à l’autre. Il faisait froid, il était
fatigué, et Abimba commençait à lui taper sur les nerfs. Le
président n’avait pas voulu rester à l’abri dans la cachette
coûteuse que le Mossad avait préparée pour lui. Il voulait

252
sans attendre se rendre au siège de la banque Dalloz et
Meyerberg et attendre l’ouverture des portes. « Grotesque,
avait argumenté Toby. Vous prendrez une balle dans la
tête. » « On ne tue pas le maître du Zomuzo, avait
rétorqué le Noir avec superbe. Nous louerons une chambre
dans un hôtel, tout près. » Abimba était gris de nervosité
et de fatigue, et Toby, encore une fois, avait cédé.
Ils passèrent Versoix, puis Bellevue et Preigny.
Genève apparut. Le ciel était entièrement dégagé, et la
ville étincelait, d’une propreté névrotique. Des bateaux à
aube, d’une charmante désuétude, étaient à quai, leur
cheminée jaune plantée sur la pâtisserie de leurs super-
structures comme une cigarette à bout filtre. Ils passèrent
sur le pont du Mont-Blanc et se retrouvèrent sur le quai
Guisan. Abimba s’était fait prêter un guide et indiquait la
route.
La banque Dalloz et Meyerberg était située dans une
rue perpendiculaire au quai, entre la rue du Rhône et la
rue de Rives. C’était une banque pareille aux innombra-
bles banques, sièges d’assurance, de holdings financiers et
de sociétés multinationales peuplant la ville : façades
lisses, anonymes, d’un bon genre frisant l’asthénie. Le fric
était sous le trottoir, dans d’immenses caves souterraines
fermées par des portes d’acier épaisses comme des murs.
Rangé comme des confitures, liasse après liasse, lingot
après lingot dans des centaines de coffres personnels.
Investi aux quatre coins du monde, mais laissant son
odeur froide partout. Quelques rares voitures glissaient sur
la chaussée humide de rosée, ramenant leur cargaison de
milliardaires des casinos et des clubs.
Toby, qui avait vécu et grandi dans un quadrilatère
crasseux et cosmopolite plein de coupons d’étoffe et de sacs
plastique débordant de robes à monter, détesta instinctive-
ment l’endroit. Il savait que sous ses pieds dormait l’argent
de milliers de ses coreligionnaires dévalisés par les nazis
pendant la guerre, argent que la Banque fédérale suisse
avait accueilli sans sourciller, blanchi et fait fructifier,
avant de le rendre sans frémir aux bourreaux hitlériens

253
reconvertis dans l’élevage des bœufs ou le trafic d’héroïne.
La Suisse n’était pas pour l’homme du Mossad le pays du
chocolat blanc et des rues propres.
Il gara la voiture rue d’Italie, devant l’hôtel Albert.
C'était un palace à la façade étroite, à quelques mètres de
la banque Dalloz et Meyerberg. Avec un peu de chance, ils
pourraient attendre l’ouverture, de la fenêtre d’une
luxueuse suite. Abimba s’engouffra dans le hall comme s’il
n’avait fait que cela toute sa vie. Toby ferma les portes à
clef et vit la Porsche.
Ici? Déjà?
Le sentiment d’une catastrophe l’envahit. Il se dirigea
d’un pas vif vers la voiture et ouvrit la portière. David était
au volant, fumant. Mosché et Nathan dormaient, coincés
dans les inconfortables baquets sport.
« Bonjour, Toby », dit David. De grands cernes noirs
soulignaient son regard averti. Il secoua l’épaule de
Mosché et celui-ci ouvrit un œil.
« Vous saviez que j’arrivais?
— Nous avons appelé l'ambassade. Ils venaient de
vous avoir. C’est comme ça qu’on a appris que vous étiez
tout près, avec Abimba. Il est venu prendre son fric lui-
même, alors?
— Je ne sais pas », dit Toby en jetant un coup d’œil à
la marquise de l'hôtel. Il craignait qu’Abimba ne ressorte.
« Vous n’avez vu personne ?
— La rue est tranquille. On est là depuis une heure.
— Et le hameau? »
David fit la grimace :
« Nous les avons perdus. On leur a sauvé la mise dans
une station-service et sur l’autoroute, mais ils ont dis-
paru. »
Toby enregistrait sans écouter. Le hameau était
quelque part, sans protection. Décimé ou sur la route, tout
près. Ça n’avait plus d'importance. Ou plutôt, ça en avait
s’il retirait le contenu du coffre d’Abimba avant son
possesseur.
« Ecoute, David, j'ai un autre travail. C’est fini, le

254
hameau. Nous n’avons plus besoin de lui. IL NE FAUT PAS
QU'ILS ENTRENT DANS LA BANQUE AVANT ABIMBA. Elle
ouvre à huit heures. Il est...
— Six heures du matin, bâilla Nathan.
— Si entre six heures et huit heures, vous voyez les
six du hameau, hommes ou femmes, ou tous ensemble,
vous les arrêtez.
— On les arrête? » répéta David. Il était obligé de se
pencher pour voir Toby. « Ça veut dire quoi, on les arrête?
Cette putain de ville est bourrée de flics et de braves
citoyens cafteurs. Vous croyez qu’on peut les kidnapper?
— Tu les arrêtes, répéta Toby. Par n'importe quel
moyen. Je te couvre. » Il claqua la porte et jeta un regard
furieux aux trois hommes qui le fixaient. « C’est un boulot
-de pute, oui. Mais vous saviez bien à quoi ils servaient. Ils
ne servent plus, on s’en débarrasse. »
Et sans attendre de réponse, il traversa la rue et se
dirigea vers l’hôtel Albert.

Le colonel Gibet, attaché militaire au consulat fran-


çais à Berne et correspondant de la DGSE auprès des
services de sécurité suisses, était un petit homme sec et vif,
vêtu hiver comme été d’un costume croisé moutarde et
d’une cravate assortie, c’est-à-dire kaki. Il ressemblait à un
employé de banque qui se serait réveillé en retard. Yvan
l'avait tiré du lit deux heures plus tôt dans le petit chalet
qu’il occupait sur le Murtensee. Gibet réfléchissait en
roulant sur l’autoroute qui, par Fribourg et Lausanne,
permet d’atteindre le lac de Genève en un minimum de
temps.
La Suisse est une plaque tournante par laquelle tran-
sitent, outre nombre de marchandises inavouables, un flot
de personnalités incognito venant user de leurs luxueuses
résidences, faire leurs affaires ou se soigner. La spécialité
de Gibet était de répertorier les mouvements de ces
importants personnages, dont les intérêts ne correspon-
daient pas toujours à ceux de l’Etat français. Il disposait de

253
tout un réseau d’informateurs, mais se décida pour Pastor.
Yvan avait bien insisté: il fallait reprendre le contrôle
d’Abimba au plus tôt.
Gibet appela d’une cabine téléphonique de l’auto-
route et rappela en arrivant à Lausanne. Pastor lui donna
l'adresse de l’hôtel Albert et lui dit qu’il l’attendait
derrière. Gibet, pied au plancher, fonça sur la nationale 1
et arriva à Genève peu après six heures du matin. Il évita
soigneusement de passer devant l’hôtel, gara sa voiture
boulevard Dalcroze et prit dans la boîte à gants un pistolet
d'ordonnance dont il ne s’était jamais servi. Il traversa le
rond-point et avisa tout de suite la BMW de Timothée
Pastor, garée en double file.
Les deux hommes travaillaient ensemble depuis
quinze ans. Ils étaient amis. Quand ils œuvraient l’un
contre l’autre au gré des fluctuations politiques entre la
Confédération et la France, ils le faisaient toujours par
adjoints interposés. Le plus souvent, ils travaillaient
ensemble. Ils se serrèrent la main. Pastor était un gros
homme à la placidité trompeuse.
« Alors? Paris a coupé la laisse d’Abimba?
— C’est plus compliqué que cela, exposa Gibet,
triant mentalement ce qu’il pouvait dire et ce qu’il devait
cacher. Abimba l’a rongée lui-même, aidé probablement
par le Mossad. Il est ici?
— Suite numéro 10, troisième étage. »
Pastor comme Gibet connaissaient bien Nestor
Lecœur Abimba, qui avait eu, un temps, une villa à
Fournex. Retrouver un président africain dans une ville
comme Genève n’avait pas été difficile : dix standardistes
avaient appelé tous les hôtels, les uns après les autres. La
majeure partie des réceptionnistes travaillaient pour la
Centrale, et ceux qui ne le faisaient pas par civisme le
faisaient parce que Pastor leur cassait tôt ou tard un doigt
sur le rebord du comptoir.
« Il n’est pas seul, précisa le Suisse. Un type, petit,
enveloppé, assez jeune, avec des cheveux bouclés gris.
— Toby Newman, renvoya Gibet. C’est le responsa-

256
ble des équipes Action du Mossad en France. Ne vous fiez
pas à son air bonhomme, c’est du gros gibier. Il nous a
claqué dans les pattes, sur ordre de Tel-Aviv probable-
ment. C’était pourtant un type bien.
— Il n’y a pas de types bien dans ce métier,
ronchonna Pastor, sauf vous et moi. J’ai fait faire une
recherche complémentaire auprès des contrôles aériens.
Un avion de tourisme s’est encore détourné cette nuit sur
Genève à partir de Gex. Il ne s’est évidemment pas posé à
Cointrin, mais probablement dans une propriété discrète.
C’est comme ça qu’il est là. Que voulez-vous qu’on en
fasse? »
- Le colonel Gibet le lui dit. Pastor réfléchit :
« Ce genre d’hôtel possède toute une pharmacie. Les
riches ne dorment pas mieux que les pauvres, c’est
consolant. »
Ils descendirent et pénétrèrent dans l’hôtel par l’en-
trée du personnel. Le gardien de nuit était là, un plateau
chargé de café, de lait et de croissants dans une corbeille
d'argent. Il sourit d’un air mielleux en reconnaissant le
chef 'e la Centrale.
— Bonjour, Doigts-de-Fée, maugréa Pastor en s’em-
parant de la bouteille de Chivas cachetée qui trônait sur le
plateau. Prêtez-moi votre bureau cinq minutes avant de
monter, voulez-vous? »
Gibet se chargea de l’opération avec une seringue
hypodermique dont l’hôtel gardait tout un stock pour
injecter aux vieilles rentières des anxiolytiques ou des toni-
cardiaques. « Quand Doigts-de-Fée n’est pas de service,
expliqua Pastor sans sourire, il se fait un fric pas possible
en tripotant leurs vieilles ouïes pour les endormir. »
Le gommeux en gilet rayé disparut dans les étages
vers la suite numéro 10; ils s’installèrent dans les fauteuils
du salon pour attendre.

La suite numéro 10 était une série de petites pièces


sinistres dont les boiseries soulignaient le papier peint

257
marron à motifs. Les lustres étaient allumés et répandaient
sur le lit et l’ameublement d’un modernisme agressif une
lumière d’un autre siècle. L'ensemble avait le charme
répulsif des instants de paix:ils vont finir, et l’on guette ce
moment qui vous en gâche le plaisir.
Abimba lui-même laissait transparaître ce désarroi de
l’homme seul dans une ville étrangère. La mallette était
ouverte sur un guéridon, exhibant quelques misérables
secrets : un portefeuille épais, une serviette de cuir usée,
une chemise propre et le revolver que son possesseur avait
braqué sur le ventre de l’homme du Mossad pendant une
bonne partie du voyage. Quand Toby referma la porte de
la suite, le Noir se retourna et le regarda s’approcher avec,
dans ses yeux gonflés de fatigue, l’expression de qui voit
résumé son destin par un passant ou une ville. Comme
Toby Newman, il savait que Genève serait plus qu’un
simple détour dans leur voyage.
« Mon équipe est en bas. Ils empêcheront vos mules
d’approcher de la banque.
— Bien », dit Abimba. Il se retourna et reprit sa
veille. Derrière la façade de pierre taillée de la banque
Dalloz et Meyerberg se trouvait la seule chose qui pou-
vait lui rendre l’importance qu’il avait eue aux yeux des
autres et l’estime qu’il avait de lui-même. Toby compre-
nait cela.
« Monsieur le président, nous pourrions peut-être
appeler votre banquier? Vous seriez sûr de ne pas le
manquer. »
Abimba haussa les épaules :
« C’est le responsable des coffres, ce n’est pas le
banquier. J'avais cru que c’était une bonne idée de
m'acheter un Suisse moyen, un petit cadre que j'ai
grassement payé pour qu’il soit à ma botte. Les banquiers
suisses, mon ami, aiment l’argent. Ils n’aiment pas les
déposants. Dalloz et Meyerberg n’auraient pas accepté
votre code puzzle. Il leur faut une double signature. Et
puis, acheva-t-il, je me méfiais des pressions du gouverne-

258
ment français. Mais vous avez raison. Demandez l’an-
nuaire à la réception, voulez-vous? »
Toby redescendit et reçut un regard glacé du préposé.
Celui-ci fit glisser l'annuaire du canton sur la surface
vernie du comptoir et demanda si le président désirait
autre chose.
« Deux petits déjeuners copieux. » Toby réfléchit et
ajouta : « Et une bouteille de scotch. Du meilleur.
— Cela va sans dire, monsieur. »
Abimba s’empara de l’annuaire et s’assit sur le lit.
Toby comprit qu’il ne désirait pas son aide. Abimba
continuait à se méfier de lui et gardait secret le nom de son
correspondant. Le président referma l’annuaire presque
immédiatement :
« Il y a des dizaines de noms semblables rien qu’à
Genève! Et je ne sais même pas s’il habite la ville. »
Toby regarda sa montre :
« Il est sept heures dix. Encore un peu de patience, et
je vous accompagnerai en bas. Dans une heure, nous
regagnerons la propriété et nous redécollerons. Tout ira
bien, monsieur le président. »
On frappa discrètement à la porte. Il alla ouvrir.
C'était le gardien de nuit. Ils se jetèrent sur le petit
déjeuner, assis de part et d’autre d’un guéridon poussé
devant la fenêtre.
De sa place, Toby voyait la Porsche noire tapie entre
les voitures en stationnement. Il pensa aux six innocents
qui approchaient du but et en éprouva une légère nausée.
« Un peu d’alcool, Newman? » dit Abimba en leur
versant une large rasade.

« J'espère que vous savez ce que vous faites, chuchota


le chef de la Centrale fédérale de renseignements. Si le
Département de la justice l’apprenait, je me ferais morigé-
ner, ajouta-t-il avec son accent inimitable.
— Morigéner? » Le Français étouffa un rire. « Vous
avez de ces expressions charmantes, Timothée! Ça ne

259
risque pas », ajouta-t-il à voix haute, en montrant Abimba
et Newman profondément endormis dans leurs fauteuils.
Se conjuguant à la fatigue et à la tension nerveuse de leur
fuite, le puissant somnifère introduit dans le whisky par
Gibet les avait terrassés. Ils en avaient pour plusieurs
heures de sommeil.
« On n’est jamais sûrs avec ces rois nègres », glissa
Pastor en installant sa vaste carcasse sur le lit tendu d’une
courtepointe en soie. « Qu'est-ce que vous allez faire
maintenant? »
Le correspondant de la DGSE à Berne tira un siège
près de la fenêtre et examina la rue calme, la Porsche
assoupie comme un insecte noir à quelques dizaines de
mètres et la façade de la banque où le soleil levant
accrochait des barres de cuivre. Tout allait bien. Le
hameau allait se présenter d’un moment à l’autre.
« Vous pouvez encore me rendre un service, glissa-t-il
à Pastor qui s’assoupissait. Appelez le commissaire de
police et faites venir une ou deux voitures de flics. Ça
devrait suffire. »
Pastor grogna un « Oui» étouffé et décrocha le
téléphone. Il eut une conversation très brève avec un
interlocuteur invisible et raccrocha. Abimba et Newman
ronflaient en synchrone, écrasés sur leurs sièges. Gibet leur
faisait les poches pour passer le temps.
« À propos, Timothée, vous n’avez plus de nouvelles
des Missi Dominici?
— Aucune. »
Le silence se réinstalla. Gibet remua la tête comme si
on lui en avait raconté une bien bonne mais ne dit rien. Le
réseau Charlemagne et la Centrale suisse fonctionnaient la
main dans la main depuis quarante ans. La justice et la
police de Berne observaient une neutralité bienveillante
envers les envoyés de Charlemagne, allant jusqu’à favori-
ser les trafics d’armes du réseau en échange de renseigne-
ments concernant l'Afrique, où la Confédération avait, là
aussi, d'énormes intérêts. La neutralité suisse avait été
jusqu’à fournir au réseau Missi Dominici des piles de

260
passeports helvétiques dont les chargés de mission de
Charlemagne usaient pour faire entrer l'argent confié par
des particuliers, sortir de l’or ou des armes et monter des
escroqueries à Zurich ou à Berne. Une seule règle : ne pas
léser les intérêts helvétiques.. Depuis mai 81, Paris pesait
pour que cela change, mais la guerre d’usure ertre les
douaniers français et les banquiers suisses n’avait rien
facilité.
« Timothée?
— Oui? grogna Pastor qui s’endormait.
— J'attends des mules mandatées par Abimba pour
retirer quelque chose d’un coffre, dans la banque en face.
# — Oui. (Pastor ne dormait plus.)
— Les Missi Dominici essaieront de s’en emparer à
tout prix.
— Ah? dit Pastor.
— Paris veut que les mules repassent la frontière
saines et sauves, précisa Gibet sans regarder son homolo-
gue. C’est un service que je vous demande, Timothée.
— D'accord », dit Pastor, en jetant un coup d’œil à
sa montre.
Il était sept heures et demie passé. « La police est là ?
— Elle vient d’arriver. »

« Merde », souffla David.


Mosché Z. et Nathan ouvrirent les yeux en même
temps. Deux voitures blanches de la police genevoise
venaient de s’immobiliser devant la banque. Il y avait
quatre hommes dans chaque voiture, avec des casquettes
galonnées et des uniformes bleus.
« On ne reste pas là », décida Mosché. Il coiffa son
feutre gris et glissa son Uzi dans la ceinture de son
pantalon. « On va se faire repérer. Allons plutôt
déjeuner. »
Les trois hommes du Mossad fermèrent la Porsche à
clef et cherchèrent un café des yeux. Il y en avait un, en
contrebas de la rue, avec vue sur le lac. C’était mieux que

261
rien. Les garçons lavaient le trottoir à grande eau et
s

descendaient les chaises des tables. Les trois anges gar-


diens de Toby Newman s’installèrent à la terrasse.
« Ils n’ont même pas ouvert leur putain de jet
d’eau », constata Nathan, morose.
Le célèbre jet d’eau de Genève, capable de s’élever à
cent cinquante mètres de hauteur, était invisible. Mosché
en tira la conclusion : « Tout part en couilles. On traverse
la moitié de la France en ouvrant le passage au bazooka et
au pistolet-mitrailleur à six idiots du village pour éviter à
son excellence Lord Banania de la Déboulerie de se baisser
pour ramasser son magot, et on se retrouve derrière des
citronniers en bac à guetter les coursiers pour leur faire un
croc-en-jambe! »
À huit heures, les flics étaient toujours là. Les rues
s’animaient. Pas de Range Rover à l’horizon. Soudain, le
jet d’eau s’éleva en grondant, déployant un éventail de
brouillard et criblant la surface du lac de milliards de
cloques en cristal.
« Ça me donne envie d’en faire autant », dit David.
Il disparut vers les toilettes. Mosché et Nathan
éclatèrent de rire, leurs Uzi à crosse rétractable leur sciant
l'estomac.

À Paris, John Baluba terminait sa gymnastique sur la


moquette de sa salle de bains quand le téléphone vibra à la
tête du lit. Baluba était un homme d’une cinquantaine
d'années, au front dégarni, à la bouche cachée sous une
épaisse moustache noire. Il aimait Paris et, plus que tout,
la vue qu’il avait sur la Seine de son appartement du quai
Anatole-France. A cette heure du jour, c'était une palette
de Turner, fête somptueuse où les brumes nocturnes et
liquides luttaient contre l’envahissement d’une lumière
rousse, diffusée par un soleil auréolé de vapeur.
Mais un appel à huit heures du matin transformait ce
Turner en Mondrian. Les arêtes et les aspérités du monde
réel venaient de réapparaître. Baluba décrocha et reconnut

262
un appel longue distance aux crépitements et à l’écho sur
la ligne. Langley.
La voix fraîche de Susan Cotton lui glissa un morceau
de tôle entre la peau et le peignoir.
«John? Je vous ai réveillé, mon petit vieux? (Il
l’imagina, le cornet du téléphone posé en équilibre sur ses
seins, menaçant ses adjoints d’un stylo affûté comme un
cutter.) Si vous avez une Parisienne dans votre lit,
envoyez-la chercher des croissants. C’est une urgence.
Deux, au moins.
— Je n’ai personne, Miss C.G.
— Ne recommencez pas, soupira Susan à six mille
kilomètres de là. Tant que vous ne m’aurez pas expliqué
ces foutues initiales, je vous donne l’ordre de m’appeler par
mon prénom. Un télex vous attend à l’ambassade, et la
voiture est en bas. Rappelez-moi dans l’heure qui suit. »
Elle raccrocha sur ce qui aurait pu passer pour un
bruit de baiser. Comme les autres, il avait essayé de la
draguer à une soirée de l'ambassade, et s’y était cassé les
dents. C’est un pot de crème, lui avait glissé le colonel
Yvan, mais il est congelé. Miss con gelé. C'était ça. Depuis,
Baluba l’appelait Miss C.G.
La Chrysler noire de l’ambassade, aussi voyante
qu’une porcelaine dans un magasin d’éléphants, était
garée le long du quai. Ils n’eurent qu’à traverser le fleuve
et contourner l’obélisque de la Concorde pour gagner les
bâtiments de l’avenue Gabriel. John salua le MP de garde
sous le drapeau américain et prit l’ascenseur qui menait à
la salle du chiffre. On était samedi. L’ambassade était
déserte. Un chiffreur de la CIA au visage chiffonné lui
remit le télex décodé arrivé à 6 h 30 et alla se rasseoir
devant ses magnétophones et ses téléscripteurs.
Le message était rédigé ainsi :
« Urgence 2. Langley Planning. 045SP. Confidentiel.
Expéditeurs : PB/SC SOG, Langley. Copie pour SE, African
desk, et DCI.
Destinataire : John Baluba, American Embassy, France.
O h 20. Langley. Abimba en fuite. Recherché sur tout le territoire

263
français. Corrélation probable avec opération du 15.09. Le trouver et
le neutraliser. Contact possible : Martin Linhardi. »
Miss C.G. avait encore trouvé le moyen de mettre son
joli museau dans un tas de merde, songea Baluba. En
attendant, son dimanche était foutu. Il composa le numéro
d’une lycéenne qu’il avait rencontrée à la piscine Deligny
quelques jours plus tôt, et se décommanda. Le « desk »
africain avait dû alerter tous ses correspondants de Rabat
à Damas, réfléchit-il en allumant sa première cigarette de
la journée. L’ambassadeur jouait sa dernière partie de golf
avec le ministre des Relations extérieures français avant
qu’ils ne se fâchent à mort dès que Paris apprendrait qu’il
avait été joué par Washington.
Baluba était seul pour enlever le grain de sable de la
superbe machine montée par Langley. Il cala le téléphone
sur ses genoux et composa le numéro de Martin Linhardt.

La voiture qui fit son entrée à Genève, à neuf heures,


le matin du 14 septembre, était l’exact contraire de la ville.
Couverte de boue, sa peinture balafrée montrant les
plaies métalliques de sa carrosserie et les deux pare-
chocs enfoncés, la Range Rover transportait quatre per-
sonnes elles aussi décapées jusqu’à l’os de toutes leurs
illusions.
Les hommes avaient le menton et les joues bleus
de barbe. Leurs yeux cernés par la tension nerveuse
scrutaient les trottoirs et les rues. Les jeunes femmes,
le visage griffé par l’épuisement, le cheveu gras, fixaient
le vide d’un air catatonique. Personne ne parla, même
devant la perspective d’eau, de verdure et de montagnes
qui se dévoila au débouché du Rhône, à la hauteur d’une
petite île surmontée d’une statue de Jean-Jacques Rous-
seau.
Ils prirent le quai du Mont-Blanc et longèrent les
rives couvertes de gazon et de beaux arbres jusqu’au quai
Wilson avant de s’apercevoir qu’ils se trompaient de rive.
Ils revinrent par la rue de Lausanne, retombèrent dans le

264
centre ville et s’engagèrent sur le pont de Sous-Terre. La
circulation était vive mais empreinte de cette discipline
omniprésente en Suisse. Lucas, habitué à foncer dans
Paris, s’impatientait aux feux rouges et aux passages
cloutés. Ils retombèrent enfin sur la rive gauche du lac,
revirent Jean-Jacques Rousseau et l'immense panache du
jet d’eau dérivant paresseusement au bout d’une mince
jetée. Lucas arrêta la voiture à la hauteur du Jardin-
Anglais et demanda où se trouvait la banque Dalloz et
Meyerberg.
La chance, cette fois, leur sourit chichement :
l’homme tendit le bras et ils virent la rue qui montait, sur
leur droite. C’était là.
Lucas tourna devant un café où trois hommes attablés
devant une pile de soucoupes les suivirent un moment des
yeux. Il passa devant les deux voitures de la police
genevoise et chercha une place. Ils ne virent pas la Porsche
noire. Ils ne virent pas la CX argentée, rangée sur le quai
un peu plus loin. Ils ne virent pas l’homme qui attendait
au troisième étage de l’hôtel Albert. Ils ne virent que la
petite 205 rouge de Sarah, maculée de poussière, rangée
sous la marquise du palace, et qu’un portier furieux
effleurait de ses gants blancs d’un air dégoûté.
Les Génois étaient là.
Ils étaient réunis!

Il s’était endormi. Le téléphone alla le chercher au


fond du sommeil lourd et agité que lui procurait le lit trop
mou des Luchère et le ramena à la surface. Il considéra la
chambre d’un air absent, se découvrit lui-même, allongé
tout habillé près de l’assiette grasse de son repas et d’une
bouteille de cidre entamée. La voix d’Yvan était lointaine,
mais claire.
« Ils viennent d’arriver. Gibet est à son poste. Mais
tous les autres sont là aussi. C’est une souricière, monsieur.
La Centrale nous a prêté des policiers, mais je doute qu’ils
puissent faire quoi que ce soit.
265
— Laissez le cocktail se déposer au fond du verre,
colonel. Une fois que nous en verrons les ingrédients, nous
veillerons à les tirer de là. Je veux que l’échange se fasse,
ici, à Douchy. »
Chassibrand raccrocha et resta allongé, les yeux fixés
sur la belle poutraison de chêne que le soleil, filtrant à
travers les volets, doublait d’ombres violettes. Un coq
chantait dans la campagne, les oiseaux s’agitaient dans les
branches du cognassier. Il avait oublié les bruits menus
qui trahissent la vie d’une maison. Il avait oublié son
enfance. Il n’était plus qu’un vieil homme relié au monde
par un fil téléphonique. Si son plan échouait, il n’avait plus
qu’à mourir pour de bon.

« Qu'est-ce qu’il fout? s’énerva David. Abimba aurait


dû entrer depuis longtemps, et maintenant les voilà! »
La rousse et la femme aux longs cheveux noirs,
escortées de leurs maris, venaient sur le trottoir. Ils avaient
laissé la Range Rover plus haut et regardaient autour
d’eux en marchant, l’air traqué.
« Impossible de faire quoi que ce soit, dit Mosché. On
les aura à la sortie.
— Je monte voir Toby, décida David. Il sortit de la
Porsche et traversa la rue. Il entra dans l’hôtel comme le
hameau entrait dans la banque.

« Ça baigne », résuma Debarthes en s’arrêtant


devant une vitrine de bijoutier, à quelques dizaines de
mètres.
Marquiset semblait fasciné par les pierres précieuses,
mais ses yeux fiévreux examinaient la rue. Il avait vu la
Porsche, avec ses trois passagers. Pas de trace des tueurs
de Linhardt, mais ils pouvaient être n’importe où. La
présence des deux voitures de police figeait la situation.
Les deux autres Missi Dominici faisaient le guet en bas de

266
la rue, dans la CX. Marquiset porta le boîtier noir
prolongé d’une courte antenne souple à ses lèvres et
murmura un ordre :
« On ne bouge pas. »
#6 so Àë
9
AVENUE GABRIEL, À PARIS, LE RESPONSABLE DE LA CIA
pour la France se rongeait les ongles.
Ne pouvant contacter Martin Linhardt ni à son
domicile parisien ni à la campagne, il avait essayé
plusieurs autre canaux avant de penser à Beaurenave. Il
avait fallu pister le banquier jusque chez des amis, où le
président de la Banque de l’Expansion africaine n’était pas
encore arrivé. Beaurenave avait rappelé un peu après neuf
heures et John Baluba n’avait pas pris de gants :
« Je dois contacter Martin Linhardt au plus vite, pour
la Centrale. C’est une affaire de la plus haute importance,
vous voyez laquelle.
— Non, avait répondu Beaurenave.
— Abimba a disparu.
— Ah?» avait dit Beaurenave. Il s'était raclé la
gorge : « Je vous rappelle dans dix minutes. »
Les dix minutes étaient devenues vingt, puis trente.
Une horloge égrenait les secondes dans un coin de la pièce
étouffante, à plusieurs mètres sous terre. Baluba sentait sa
chemise se transformer en papier et l’odeur de sa propre
sueur l’indisposait. Il savait que Miss C. G. consultait sa
montre à l’autre bout de l’Atlantique et le tenait pour
personnellement responsable de tout retard apporté à la
neutralisation d’Abimba.
D'un autre côté, était-il en train de se dire, que
Linhardt fût introuvable prouvait qu’il se passait bien
quelque chose. En poste à Paris depuis sept ans, il avait
toujours entretenu d’excellentes relations avec ses homolo-

269
gues français. Les choses s'étaient gâtées depuis l’arrivée
de la gauche, plus par la paranoïa de l'ambassadeur
américain que par une mauvaise volonté évidente des
nouveaux dirigeants français. Baluba n’avait jamais douté
que l’ennemi prioritaire restait pour les socialistes le KGB
et ses satellites. À preuve l’expulsion de quarante-sept
« diplomates » de l’ambassade soviétique, quelques mois
après l’avènement du nouveau président. Mais, pour être
juste, les coups fourrés s’étaient multipliés entre la CIA et
la DGSE. Les Français avaient toujours été et seraient
toujours des mégalomanes sourcilleux. Des emmerdeurs,
dit-il pour lui-même. Là-dessus, le téléphone sonna et le
standard de l’ambassade lui passa Martin Linhardt.

« Nous savons que vous cherchez Abimba, dit l’Amé-


ricain. Qu'il ouvre sa gueule, et c’est une catastrophe.
Vous voyez à quoi je pense.
— Le Pacte?
— Exactement, mon vieux. Ce serait une véritable
explosion sur la scène internationale, extrèmement préju-
diciable à nos intérêts. et qui risquerait de vous coûter les
prochaines présidentielles.
— Mais il ne peut pas savoir, dit Linhardt.
— Martin, insista l'Américain, je ne sais pas où vous
en êtes en ce moment, et je m'en fous. Je peux vous aider si
vous nous aidez. La Company m’a tiré du lit à huit heures
ce matin, avec une seule consigne : arrêter ce dingue. »
Martin Linhardt réfléchit. Inutile de demander à
l'Américain comment il avait appris qu’Abimba était en
fuite. Mais Baluba lui apprenait une chose précieuse : le
Noir était en Suisse, très probablement. Il avait décidé de
doubler ses mules, pour une raison ou une autre. Il était là,
presque à portée de main, il avait peut-être déjà récupéré
son bien.
« John, c’est une affaire strictement intérieure,
commença-t-il d’un ton froid. Les raisons pour lesquelles
nous cherchons Abimba ne regardent que nous. Nous ne

270
tenons pas à ce qu’il fasse un scandale, même à retarde-
ment.
— Bullshit! explosa Baluba. C'était une affaire inté-
rieure. Elle devient internationale. Sil existe la plus petite
possibilité que votre pantin vide son sac à malice, nous
avons tout intérêt, vous et moi, à lui serrer le cou avec une
ficelle avant!
— Mais pourquoi vous énervez-vous comme ça? En
quoi les caprices d’Abimba regardent-ils la CIA ? »
Martin sentait qu’il approchait du but, mais qu’il le
faisait par spirales et qu’il en était encore loin. Les
Américains ne s'étaient jamais vraiment intéressés au
Zomuzo, et voilà qu’ils en faisaient un objectif prioritaire?
« Je veux bien que vous nous aidiez, John, capitula-
t-il. La nuit a été dure et je n’ai plus grand monde sur place.
— Je sais que les Missi Dominici sont sur l’affaire,
reprit Baluba, visiblement soulagé. Pensez-vous que
Charlemagne pilote l’opération pour Abimba ?
— Je ne crois pas. John, êtes-vous certain de ne pas
être vous-même dans le circuit? Ne me racontez pas de
conneries.
— Parole, Martin. Pourquoi? Il y a quelqu'un
d’autre?
— Une Porsche noire et trois types, très entraînés. Ils
nous sont tombés dessus comme nous allions attaquer les
Missi Dominici dans une station-service.
— Une équipe de couverture?
— Abimba a expédié des hommes et des femmes lui
chercher quelque chose en Suisse. La Porsche les protège
aussi, mais ce ne sont pas des Missi Dominici.
— Martin, reprit Baluba après un instant de silence,
tout cela commence à sentir mauvais.
— C’est assez mon avis.
— Combien avez-vous d’hommes?
— Trois, avec moi.
— Oh God! Vous vous êtes fait sérieusement allumer,
on dirait. |
— On dirait, concéda Linhardt.

271
— Vous êtes où?
— À la frontière suisse, au poste de douane de
Ferney-Voltaire, côté français. On a guetté les mules une
partie de la nuit, mais on ne les a pas vues passer. On
pensait remonter sur le Loiret, et les attendre là-bas.
— C'est foutu, si Abimba s’est servi le premier.
— Oui, c’est foutu.
— Restez où vous êtes. Je vais voir ce que je peux
faire auprès des Suisses. Rappelez-moi dans une heure. À
partir de maintenant, nous travaillons ensemble, Martin.
— C’est d'accord, John. Et merci. »
Martin Linhardt raccrocha le téléphone de bord et
croisa le regard impassible du capitaine. Schloesser ne
décolérait pas. Un nœud de muscles frémissait en perma-
nence sur ses mâchoires durcies. Il avait bandé sommaire-
ment sa main gauche, brûlée dans l'explosion de sa
Mercedes. Derrière, Yvon Monnier faisait ce que font les
tueurs quand ils préparent une action : il se reposait.
« Tout n’est pas perdu, capitaine. La CIA va remuer
ciel et terre pour débusquer le renard. »
Schloesser acquiesça sombrement et entreprit de
nettoyer une fois de plus un 357 magnum. L’arme idéale
pour arrêter une voiture, grâce à sa grande puissance
d’arrêt. Mais s’agissait-il encore d’arrêter des voitures?
Pour la première fois, le spectre d’une déroute totale
traversa l'esprit de Linhardt. Il savait ce qu’elle coûterait.
Au bas mot, trois ou quatre milliards de francs, si les Missi
Dominici gagnaient. Si c'était Abimba..
Si c'était Abimba, il n’en connaissait pas le prix.

Comme ils poussaient la porte à tambour de la


ss

banque, Jeanne et Daniel jaillirent de leurs sièges. On les


avait exilés à l’écart, pour ne pas déparer le chic de
l'endroit, chic qui tenait plus de la gare néo-mussolinienne
avec ses colonnes doriques plaquées bronze et son dallage
de marbre, que des établissements ultra-modernes que l’on
trouvait ailleurs. Sans souci du scandale, Jeanne se

272
précipita vers Marion et Sarah et elles s’étreignirent en
pleurant de joie. Les hommes échangèrent une poignée de
main appuyée, s’examinant comme s'ils sortaient chacun
d’un cercle de l’enfer. Dans leurs yeux à tous, il y avait une
joie qu’ils n’avaient pas éprouvée depuis bien longtemps,
mais le regard réprobateur du personnel de l’établissement
leur interdisait de la manifester davantage.
« Qui connaît le nom de notre interlocuteur?
demanda Daniel.
— Moi, dit Vivien.
— Et ce type a fait tout le voyage à mes côtés sans me
le dire, pouffa Sarah. Encore heureux que les Missi
Dominici nous aient donné le nom de la banque!
— Les Missi Dominici?
— On t’expliquera plus tard, coupa Lucas. Une
équipe de protection qui nous est tombée sur le dos à
Pouilly, comme si elle avait changé d’avis. Ils voulaient le
code.
— Ce sont les mêmes que les nôtres! souffla Jeanne,
les yeux agrandis au souvenir de ce qui s’était passé chez
Victoria. Eux aussi ne voulaient pas nous tuer, mais ils ont
torturé Mehdi... » Elle frissonna. « C'était si. effrayant.
Ils avaient l’air tellement normaux, tous. De braves têtes,
sauf la brute avec son engin électrique.
— Dès que nous aurons mis un pied dehors, ce seront
nos ennemis. Leur chef en est convenu. Sans compter ceux
qui veulent notre peau depuis le début.
— Pourquoi ne pas appeler Abimba d'ici? proposa
Jeanne. Qu'il nous envoie quelqu’un, ou qu’il nous indique
une cachette! Il faut lui dire que nous sommes coincés!
— Excellente idée. Nous l’appellerons du bureau de
Zubbert, approuva Lucas. Allons-y. Zubbert, ouvre-
nous. »
Ils se dirigèrent vers le comptoir où les employés, le
pied sur la sonnette d’alarme, les regardaient s’approcher
avec une froideur à peine dissimulée.

273
Sigmund Zubbert avait rencontré Nestor Lecœur
Abimba cinq ans plus tôt, dans un avion sur la ligne Le
Caire-Chypre-Rome. Ils avaient décollé juste à temps pour
éviter le mur couleur brique d’une tempête de sable et
Zubbert avait accepté une coupe de champagne de son
voisin. C’est en la prenant qu’il avait vu la chevalière et
mis un nom sur le visage.
Il s'était jeté à l’eau et s’était fait connaître : « Sous-
directeur des dépôts dans une importante banque helvéti-
que où nous avons l’honneur de vous compter parmi notre
clientèle (coup d’œil inquiet au tyran neurasthénique qui
vidait sa coupe en lorgnant les jambes de l’hôtesse de l’air.
Ne violait-il pas un secret professionnel ?). Ravi et confus
de voyager avec vous, monsieur le président. Je reste
naturellement à votre disposition pour tout conseil et
placement... » Là, il s’était un peu emmêlé les pédales,
sachant fort bien qu’il marchait sur les plates-bandes de
son supérieur hiérarchique, seul habilité à traiter avec des
clients de cette envergure. Et si Abimba lui annonçait qu’il
transférait de l’argent sur son compte et lui demandait
l'intérêt que pouvaient lui servir Dalloz et Meyerberg?
« Quel est votre nom, déjà? avait demandé Nestor
Lecœur Abimba.
— Sigmund Zubbert, monsieur le président. »
Le Noir avait acquiescé sans le regarder. En fait, il
épiait le responsable égyptien mandaté jusqu’à Rome pour
sa sécurité. L’homme était quelques fauteuils plus loin, en
classe touriste. Zubbert voyageait exceptionnellement en
première, car sa place lui avait été retenue par un client
saoudien qui l’avait fait se déranger en personne pour
quelques babioles. Abimba avait pesé visiblement le pour
et le contre de cet heureux hasard, puis il s’était lancé.
Se laissant aller dans son fauteuil, il avait ouvert un
magazine qu’il avait placé devant son visage pour pouvoir
parler sans être vu. Zubbert était habitué aux caprices de
la clientèle. Il n’avait pas trouvé cela comique.
« Vous voyez cette mallette, Sigmund? (Zubbert,
flatté, avait regardé la Samsonite entre les chaussures à

274
triple semelle de son voisin.) Je vous demande de la
prendre et de la déposer dans un coffre, dans votre banque.
Vous savez que les vents me sont contraires en ce moment,
mais je compte redresser la situation très vite. Gardez-moi
cette valise. Je vous appellerai quand je viendrai la
reprendre.
— Sous quel nom? Je veux dire, sous quel nom de
code, monsieur le président? »
Abimba avait réfléchi, et il avait souri :
« Nyon Sinoe, notez, Zubbert. Nyon Sinoe, ça me
paraît. très bien. »
Zubbert, rougissant, lui avait demandé d’épeler mais
n’avait pas osé lui demander ce que cela signifiait. Nyon
Sinoe. Un dépôt qui ne rapportait rien, ou pas encore. Il se
disait cela quand le Noir lui avait glissé dans la main
l’épaisse chevalière en or.
« Cadeau, monsieur Zubbert. Cela reste entre nous,
n'est-ce pas? Vous passerez les contrôles sans problème,
j'imagine. Vous rentrez à Genève?
— Oui », avait balbutié Zubbert, éperdu de recon-
naissance.
La bague valait des milliers de francs suisses, au bas
mot. Sans compter la confiance accrue que lui vaudrait la
façon dont il avait mené cette affaire.
Avec le recul, il jugeait maintenant qu’il avait été
d’une rare imprudence. La Samsonite était cadenassée par
un système à chiffres, et il aurait bien été incapable de
l’ouvrir si quelque douanier le lui avait demandé. Mais
comme l’avait deviné Abimba, les banquiers suisses ou
leurs représentants passaient facilement les frontières.
Non, l’imprudence avait été d’accepter ce sur quoi le
policier égyptien était sans doute chargé de veiller. Et
avant lui, les policiers de tous les pays dans lesquels avait
traîné Abimba.
C’est pourquoi Sigmund Zubbert n’avait finalement
pas soufflé mot à Dalloz et Meyerberg de son étrange
rencontre dans l’avion Le Caire-Rome. Il avait rangé la

275
mallette dans son propre coffre à la banque et, trois jours
plus tard, il avait reçu une émeraude.
Une émeraude de toute beauté, glissée dans une
enveloppe molletonnée, sans nom d’expéditeur. Le cachet
indiquait CHARNY, dans l’Yonne, en France.
Deux mois plus tard, une autre émeraude. Albert
s'était procuré la presse française et avait appris que le
tyran zomuzien avait trouvé refuge dans son château de la
Déboulerie.
Abimba avait appelé une fois : « Nyon Sinoe. Vous
l’avez toujours?
— Dans mon coffre personnel, monsieur le.
— Gardez-le bien. Je vous paie pour cela. »
Et, de fait, tous les deux mois, une émeraude arrivait
par la poste. Zubbert en avait trente. Il les avait fait
monter en collier et les avait offertes à M°° Zubbert pour
leurs vingt ans de mariage.
Nyon Sinoe avait rappelé une deuxième fois, à la fin
du mois d’août. Il y avait du bruit derrière lui, il appelait
sans doute d’un bureau de poste. Zubbert se souvenait du
moindre de ses mots : « Nyon Sinoe. J’ai peu de temps,
écoutez-moi bien. Vous allez recevoir dans les quinze jours
la visite de six personnes. Des hommes et des femmes,
ensemble. Ils se présenteront dans un ordre donné et vous
donneront des chiffres. Ces chiffres doivent former la
combinaison suivante... Vous avez un crayon? Notez! »
Le banquier avait noté les vingt-quatre chiffres de la
combinaison. La voix pressée d’Abimba avait repris :
« Vous leur donnerez la mallette, mais seulement s’ils sont
six, s’ils se présentent avant le 14 septembre à midi et s’ils
vous donnent la formule exacte. Répétez. »
Zubbert avait répété.
Abimba avait raccroché.
On était le 14 septembre et il était 9 h 26. La ligne
intérieure bourdonna et la voix compassée de M!° Hotten-
zoûher, sa secrétaire, annonça six visiteurs pour M. Zub-
bert. Dans la façon dont elle le dit, il y avait une nuance
d’indignation.

276
« Faites entrer », dit-il.
Il s’était levé mais se rassit en voyant entrer les
visiteurs. Son regard affolé parcourut le parquet étincelant
de la vénérable maison derrière eux, mais ils n’avaient pas
laissé de traces de boue ou d’épluchures d’orange. Il eut le
temps d’apercevoir le visage aigu de la secrétaire qui
refermait le battant capitonné avec une grimace significa-
tive.
« Vous nous attendiez, je crois? » dit le plus grand
des visiteurs, un homme au crâne rasé, au menton bleu de
barbe et aux petits yeux rapprochés qui le fixaient sans
aménité. Il était vêtu d’un pantalon de cuir et d’une veste
coûteuse mais déchirée aux manches. Ses deux amis ne
valaient guère mieux : l’un était un type moustachu aux
lunettes d’acier et aux cheveux presque blancs, vêtu d’un
blouson de nylon et de pantalons blancs affreusement
sales, l’autre avait une tignasse de voyou, le blouson qui
allait avec et lui souriait avec le même naturel qu’il aurait
mis à l’injurier.
Quant aux femmes, elles s'étaient déjà assises, sans
attendre qu’il les y invite. Il y avait une brune mince aux
jambes interminables — ses bas étaient filés, remarqua
Zubbert, et elle avait du sang étranger dans les veines —,
une petite rousse aux gros seins moulés par un pull fait
main fatigué, et une grande blonde tranquille vêtue de
noir, avec des rides en étoile autour de ses yeux bleus. Elles
le fixaient avec un mélange de peur et d’espoir.
Le banquier suisse redressa sa petite taille et laissa
tomber un :
« C’est pour quoi ? »

La brune au teint mat, celle qui avait de longues


jambes et des yeux immenses, leva le doigt :
« Je suis le n° 1. » Elle lança un regard au grand type
chauve qui devait être son mari : « Abimba m’a donné le
chiffre 1004. »

277
Zubbert griffonna nerveusement le chiffre sur son
carnet.
« Ensuite? »
L'homme aux lunettes et aux cheveux gris dit:
« N° 2.0021. »
Sa femme lui fit écho :
« Je suis après lui. N° 6868. »
L'homme aux cheveux bouclés qui lui tombaient dans
le cou tourna son œil mort vers le banquier :
« N° 4 ». Il hésita : « 7901.
— N°5, dit le chauve en veste de tweed. Le chiffre
que m’a donné ce salopard est le 3481. »
Zubbert ne releva pas. Ce salopard ! Un président qui
avait été quinze ans un client fidèle de Dalloz et Meyer-
berg! Mais où avait-il ramassé ses coursiers?
— N° 6», conclut Marion avec un regard triom-
phant. Elle énonça lentement : « Soixante-dix quatorze!
— Ce n’est pas le bon, riposta sèchement Zubbert.
— Sept mille quatorze, alors. »
Zubbert avait maintenant sous les yeux la combinai-
son complète : 100400216868790134817014. Dans son
métier, avoir de la mémoire était la moindre des choses,
mais il avait consulté le même numéro enfoui dans un bloc-
notes, dans son coffre. C'était cela. Un numéro parmi des
milliards d’autres. Ils l’avaient donné dans l’ordre.
Il se leva et forma le chiffre du coffre en le masquant
aux regards du hameau. Il en tira une valise Samsonite
noire, marquée d’un sceau en or où trois lettres s’entrela-
çaient : NLA. Il referma soigneusement la porte d’acier et
se retourna. Les six voyageurs n’avaient pas bougé. Ils
regardaient ce qu’il tenait à la main. Zubbert posa la valise
sur son bureau :
« Voilà. Puis-je avoir un reçu? »
Ce fut Daniel qui se décida. Il signa la feuille que lui
tendait Zubbert, puis la passa à Lucas, qui la donna à
Virgile, lequel la fit circuler.
« Mes respects et mon meilleur souvenir à monsieur le
président », osa Zubbert comme ils se dirigeaient vers la

278
porte. Daniel tenait la valise et ses amis l’encadraient,
comme s'ils craignaient qu’il ne s’envole.
Au moment où ils allaient sortir, Lucas se ravisa :
« Pouvons-nous passer un coup de téléphone d'ici,
monsieur Zubbert?
— Je vous en prie, dit le banquier en montrant le
combiné à touches. Prenez la première ligne.
— Vous avez le numéro du président? »
Zubbert eut un clignotement de l’œil affolé:
« Parce que vous ne l’avez pas?
— Je voulais gagner du temps, coupa Lucas en
sortant son carnet d’adresses de sa poche. Il l’ouvrit d’une
main et composa le numéro. Zubbert s’éloigna discrète-
ment et plongea sa tête dans les rideaux, suivant distraite-
ment de l’œil la foule des samedis. Son dos ressemblait à
une énorme oreille tournée vers eux.
Lucas laissa sonner longtemps. Trop longtemps, se
disaient-ils. Ils échangeaient des regards inquiets quand
on décrocha.
« Je voudrais parler au président Abimba, dit Lucas
en tournant le dos à Zubbert.
— De la part de qui? fit une voix rogue.
— Pour affaire.
— Qui êtes-vous? »
Lucas hésita. La scène ancienne où ses amis avaient
vu passer Abimba dans son Autobianchi suivie de cerbères
taillés en armoires normandes lui revint à l’esprit. Abimba
aurait dû décrocher lui-même. Il n’y avait pas d’autre
homme à la Déboulerie que lui.
« Dites au président que nous y sommes et que nous
Pavons, lâcha-t-il d’une voix confiante. Nous rappellerons.
— Mais qui êtes-vous? s’énerva l’autre.
— Merci », coupa Lucas. Et il raccrocha. « Allons-y
cette fois. »
La lourde porte capitonnée se referma. Le responsable
des coffres de Dalloz et Meyerberg jeta un coup d’œil au
reçu étalé devant lui et rougit de colère.
Ils avaient signé Phileas Fogg, Albert Londres, Sou-

273
varine, Catherine Deneuve, Rosa Luxemburg et Gros-
minet.
Un dépôt vieux de cinq ans à six clowns gauchistes

« Bon Dieu, je ne peux pas y croire, murmura Daniel


en soupesant la valise. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans? La
photo de sa mère? »
Lucas les poussait vers la sortie :
« Attention. Dès qu’on a mis un pied dehors, ça
recommence.
— Oh non, gémirent les femmes. Pas encore. Pas
maintenant. »
— J'ai une proposition à vous faire. On va à l’hôtel,
on dort douze heures et on repart cette nuit.
— Approuvé à l’unanimité, dit Virgile. Il y en a un,
juste en face. » Il montrait la marquise de l’hôtel Albert,
de l’autre côté de la rue. « Tu as tes cartes de crédit? »

David Leich n’avait pas aimé le regard du portier, ni


celui du réceptionniste quand il avait demandé la chambre
louée le matin même par un de ses amis accompagné d’un
Noir. Il prit l’escalier pour monter plus vite, mais en
arrivant sur le palier du troisième étage, il eut la certitude
que le réceptionniste avait téléphoné. Il sortit l’Uzi de son
blouson et l’arma silencieusement. Au besoin, il pouvait
l’enfouir sous son vêtement si quelqu'un venait, l’arme
n’excédant pas trente centimètres de long.
Il frappa à la porte et, sans attendre, se rua à
l’intérieur comme on le lui avait appris dans les comman-
dos antiterroristes. Il avait à peine achevé son roulé-boulé
qu’il savait déjà ce qui n'allait pas.
Toby et le Noir étaient dans leurs fauteuils, ronflant.
Il eut beau les secouer, il ne put les tirer du profond
sommeil dans lequel ils étaient plongés.
Il alla à la fenêtre et vit les six habitants du hameau
qui sortaient de la banque et traversaient la rue. Ils

280
s’arrêtèrent près de la petite 205 rouge garée sous la
marquise, et la rousse prit un bagage dans le coffre. Puis ils
entrèrent. DANS L'HÔTEL!
Nathan et Mosché étaient sortis de la Porsche et se
tenaient sur le trottoir, indécis. David leur fit signe de
monter.

On leur donna une suite sans difficulté. L'homme


derrière le comptoir était un gros type à l’air endormi, qui
leur sourit gentiment. Lucas paya d’avance pour la
Journée, en liquide. Un portier voulut s’emparer de leurs
bagages, mais dut se contenter de celui de Marion. Ils
s’entassèrent dans l’ascenseur et disparurent vers les
étages.
Gibet sortit du bureau de la direction et Pastor lui
cligna de l’œil. Deux hommes entrèrent et demandèrent la
suite du président. Pastor s’empressa de la leur indiquer.
La 10, troisième étage.
Le hameau était dans la 20, au cinquième et dernier
étage. Il suffisait d’établir un barrage au quatrième étage
pour les mettre à l’abri. Provisoirement.

La suite numéro 20 était un ensemble de trois


chambres probablement conçues pour le harem d’un émir.
Elles étaient desservies par un salon tout en longueur dont
les fenêtres donnaient sur la rue de la Tour-Maîtresse,
derrière le palace. Une nuit à l’hôtel Albert coûtait
approximativement ce que gagnait une dactylo en un mois
dans l’agence de Lucas.
« Qu'est-ce qui ne va pas? » interrogea Virgile dès
qu’ils furent entrés et qu’ils eurent fermé la porte à clef.
« Qu'est-ce qui s’est passé au téléphone?
— Impossible d’avoir Abimba. Il aurait dû sauter sur
le combiné, mais c’est un flic qui m’a répondu. Un de ces
types qui le filaient du matin au soir quand il sortait. J’en
mettrais ma main au feu.

281
— Ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là.
— On va s’en assurer. C’est le moment ou jamais de
rameuter tes relations. »
Virgile prit l’appareil sur la table de nuit et demanda
les renseignements. Cela mit quelque temps. Les femmes
décidèrent d’user des salles de bains attenantes à chaque
chambre et le crépitement de trois douches s’éleva derrière
les portes. Daniel et Lucas fumaient, assis, la mallette
d’Abimba posée entre eux deux.
Par les renseignements, Virgile eut le numéro d’un
journal où il avait travaillé dix ans plus tôt. Il le demanda
à la réception et eut en ligne une standardiste encore
endormie qui l’aiguilla sur la rédaction. Il fallut cinq
bonnes minutes pour que quelqu'un se souvienne du
journaliste dont Virgile avait été l’ami. Il ne travaillait
plus au journal, mais dans un autre. Etrangement, c’était
un titre dépendant d’un groupe de presse concurrent.
Virgile raccrocha et demanda le nouveau numéro à la
réception. Tandis qu’ils attendaient, il expliqua que le
journaliste en question avait travaillé sur des sujets
délicats, entre autres le réseau Missi Dominici, alors
employé par le pouvoir en place pour ses basses œuvres.
« Un type gonflé, qui n’avait pas cédé devant les menaces
et les coups de fil anonymes en pleine nuit. Un de ceux,
Daniel, qui ont sorti l’affaire des stades. »
Il n’était pas encore là, répondit une voix d’hôtesse de
l'air, et l’on se refusait catégoriquement à communiquer le
numéro de téléphone privé des collaborateurs.
« Mais je peux l’avoir par les renseignements! insista
Virgile.
— Il est sur la liste rouge, rétorqua la standardiste.
Mais laissez-moi un message, et il vous rappellera.
— Non, ce sera trop tard, mentit Virgile. Écoutez, je
suis un voisin de sa mère, et elle vient d’avoir un accident
cardiaque. Elle le demande. Le temps qu’il arrive au
journal, il sera sans doute trop tard... »
Il y eut un blanc. La voix s’adoucit :

282
« Dans ce cas, exceptionnellement.… Je vous le
donne. »
Virgile le nota et remercia. Il raccrocha et s’essuya le
front. « Ça marchait déjà au lycée quand je voulais sécher
un cours de maths. » Il composa le numéro de son ancien
collègue et cette fois il l’eut tout de suite.

« Eh oui, coco, ils ont fini par m’avoir », expliqua la


voix volubile de son correspondant. On devinait un de ces
petits maigres électriques précédés d’une grosse moustache
et qui aiment la bonne cuisine. « Quand ils ont changé la
formule du canard et que notre ancien mao est devenu un
patron de presse au look 1950, je me suis retrouvé sur le
pavé et ces enfoirés, je parle de mes nouveaux employeurs,
n’ont rien trouvé de mieux que de me racheter! L’angoisse,
coco. Ils y mettaient le prix, ma femme était enceinte, j’en
avais marre de tout. Je me suis retrouvé responsable de la
rubrique puériculture et santé dans le supplément maga-
zine ! Je gagne bien ma vie, remarque, mais plus question
d’aller sur des coups juteux... Ils m'ont à l’œil. Abimba?
Oui. Quelle drôle de question! Il s’est tiré cette nuit, on
vient de recevoir une dépêche de l'AFP. Pas de démenti au
Quai. Ils ont l’air emmerdé. Une de nos équipes est
partie. Oui, un gars du journal qui graissait la patte à un
cul-terreux du coin pour qu’il le tienne au courant de tout.
Mais comment sais-tu ?.. Oui. Promis, hein? Pas à eux,
bien sûr. C’est incroyable, cette histoire. Fais attention,
Virgile : tout ce qui touche à ce mec est pourri. Fais gaffe.
Ils ont passé un marché, ceux d’avant et ceux de mainte-
nant pour qu’il la ferme, et ça veut dire qu’il va sortir un
lapin de son chapeau gros comme une montagne. Tu ne
veux pas m'en dire plus? Non, on ne sait pas où il est. Il
avait dû préparer son coup depuis longtemps. Oui, vas-y...
les Missi Dominici? (La voix du journaliste changea.) A
quoi tu joues, coco? À la roulette russe ? Je croyais que tu
étais devenu mystico-écolo-porno-quelque chose? Tu veux
vraiment que je te parle des Missi Dominici? Ce sont des

283
bombes à merde, Virgile. Elles sont là, sous nos pieds,
s

prêtes à péter. Ecoute bien. »

«Et voilà», dit Virgile en läissant retomber le


combiné de toute sa hauteur. Les trois femmes étaient
sorties de sous la douche. Lucas et Daniel haussèrent les
épaules :
« Au point où on en est, tu peux bien tout nous dire.
— Je résume, dit Virgile d’une.voix plate. Ce n’est
pas très agréable à entendre. Les types qui nous couvrent
depuis Douchy, la 504 et la CX sur l’autoroute, ’ID et ses
paysans en Bourgogne, ce sont des Missi Dominici. Ils
appartiennent à un réseau paramilitaire qui refait surface
en prévision des élections présidentielles de 88. A sa tête, il
y a un homme que personne n’a vu depuis des années, et
qui s’appelle Charlemagne. Ils était déjà là quand nous
sucions notre pouce, vous comprenez? Ce sont des profes-
sionnels.
— Tu veux dire... un service secret?
— Non. Une organisation parallèle mise en place par
une partie de la droite avec d’innombrables correspon-
dants chez les flics, les gendarmes, dans les agences de
police privée, les ministères et les différents services de
sécurité, espionnage comme contre-espionnage. Ils sont
des milliers en France. Et tous à nos trousses dès qu’on
rentrera. »
Un silence consterné suivit. Virgile continua :
« Ce n’est pas tout. Les Missi Dominici sont une force
économique de première grandeur. J’ai pris des notes. Par
exemple, voici ce que me dit mon pote : Charlemagne a
mis en place, ici même à Genève, des sociétés de courtage,
d’import-export avec des filiales à Paris, à Riad, à Bonn,
dans le Lichtenstein, partout. Elles font partie d’un
holding géant, lui aussi invisible, par le biais de prises de
participation, avec des directoires qui réunissent les
mêmes hommes. Les hommes de Charlemagne, bien sûr.
Ces sociétés passent des milliards et des milliards de francs

284
en marchés agro-alimentaires, industriels et en services.
Les intermédiaires sont eux aussi des Missi Dominici.
L’ensemble couvre une activité encore plus importante,
essentiellement à base de contrebande, racket, prostitu-
tion, évasion de capitaux, fabrication de fausse monnaie,
trafic d’armes et j’en passe. Les sociétés servent à blanchir
l'argent, lequel provient essentiellement d’Afrique.
— Abimba...?
— À dû avoir affaire à eux à un moment ou à un
autre, comme tous — ou presque — les responsables
politiques africains. Difficile de ne pas passer par eux. Un
exemple : Charlemagne a développé sur tous les pays
d'Afrique francophone une société de biens d'équipement
ÉQUIPAFRIQUE, qui vide l’Afrique de produits demandés
par l’Occident, le cacao, le sorgho, le soja ou l’arachide, le
tout en graissant la patte aux ministres et aux responsables
concernés. En échange, elle vend des produits d’équipe-
ment qui ne profitent qu’à une minorité. Pendant ce
temps, des millions de paysans crèvent de faim, faute de
développer une agriculture de subsistance. Le réseau
fragilise le tissu rural africain dans son ensemble et il arrive
à vendre ce que le pays africain en question pourrait très
bien produire lui-même.
Charlemagne gagne à ce petit jeu des sommes folles.
Les montages financiers, les prêts, les crédits sont eux aussi
négociés par le réseau, par l'intermédiaire de banques
complaisantes, comme la Banque de l’Expansion africaine,
dirigée par un ancien secrétaire d'Etat de la précédente
législature, ennemi de Charlemagne, mais qui s’allie à lui
dès qu’il y a du fric à gagner.
« Donc, acheva-t-il, il y a quelque chose dans cette
mallette qui intéresse Charlemagne et le réseau Missi
Dominici. Ils nous ont protégés à l’aller parce que nous
étions les seuls à pouvoir la retirer, mais la trêve est bel et
bien rompue. C’est pourquoi je vous propose d’ouvrir la
valise et de: voir ce qu’il y a dedans.
— Tues fou! » souffla Marion.
Virgile la fixa et dit doucement :

285
« Que crois-tu que nous pesions face à ces dizaines, à
ces centaines de milliards, à tout cet empire clandestin?
Nous pesons cela. » Il saisit la mallette et la brandit à bout
de bras: « La valise contre nos vies. Le marché reste
valable, même si nous changeons de négociateur.
— Ils nous tueront, dit Sarah d’une voix atone.
— Ils nous tueront de toute façon. Notre seule
chance, c’est de savoir pourquoi. Et de fixer les enchères
nous-mêmes.
— On ne va pas traiter avec cette mafia?
— Abimba, les Missi Dominici ou les autres : nous
avons encore le choix pour quelques heures. Nous ne
pourrons pas rester éternellement dans cet hôtel.
— C'est vrai, les autres, murmura Sarah. Les
Mercedes. Qui sont-ils, ceux-là?
— La réponse est aussi là-dedans », dit Virgile.

Tandis qu’ils roulaient sur la Highway 101, vers


Langley, Susan Cotton raconta à Philip Bodybilsky son
incorporation à la Company. Diplôme d’études secon-
daires en Virginie. Son conseiller d’orientation était en
excellents termes avec le responsable du recrutement de
Langley, Weller. Il avait recommandé Susan pour un
poste de secrétaire. Elle avait emménagé dans un de ces
appartements que la CIA loue par blocs entiers dans la
banlieue de Washington, passé tous les tests, les enquêtes,
le détecteur de mensonges. On l’avait envoyée à Briyhill
Building et on lui avait farci la tête avec les règles de
sécurité. Elle avait appris à filer son instructeur dans les
grands magasins. Mais ce qui lui avait particulièrement
plu, ç’avait été la « ferme », à Williamsburg. Les interro-
gatoires, les simulacres, l’entraînement. Elle s’était enfin
sentie elle-même, à faire des trucs qui ne lui ressemblaient
pas. Elle avait demandé à travailler aux Opérations plutôt
qu’au Renseignement. « Le syndrome d'Hollywood, je
suppose, avait-elle dit avec un rire dur. Vous connaissez
ça, Philip? Les espions s’identifient aux personnages qui

286
les représentent au cinéma ou à la télévision. A leur tour,
ils se mettent à singer ceux qui les singent. Cela donne un
sens à leur existence crépusculaire. J'avais été une adoles-
cente plutôt renfermée, bourrée de problèmes. L'ombre me
convenait. Quand j'étais à Briyhill, on nous passait tous les
soirs un film d’espionnage, et nous devions discuter de la
façon dont le scénariste ou le metteur en scène avait
respecté la réalité. Eh bien, nous finissions toujours par
penser que ce que nous avions vu était possible, vous
comprenez? Le syndrome d'Hollywood, c’est ça: le besoin
de trouver son reflet dans un monde qui ne vous ressemble
pas. » Le ton de sa voix n’avait pas changé mais elle fouilla
dans son sac et mit des lunettes sombres.
«Vous savez pourquoi il y a si peu de femmes à la
CIA, Philip? Parce que le monde, ce monde-là, est un
monde d’hommes. Fait par et pour les hommes. Les
femmes sont juste bonnes à ouvrir leurs cuisses aux héros
ou à pleurer en serrant leurs enfants morts dans leurs bras.
C’est le rôle qu’elles ont dans les films d’actualité et dans
les films tout court : errer dans les ruines. Cela m’a
toujours profondément révulsée, Philip. J’ai choisi d’être
un mec. Ma poitrine me gêne un peu, mais pour le reste, je
suis un mec, un tueur. J’envoie de faux experts pétroliers
en Libye, je lâche de vieux “ Hercules ” bourrés de paras
ventripotents à la frontière du Laos. C’est devenu une sorte
de. de jeu, vous comprenez? Il n’y a que comme ça qu’on
peut tenir, non? »
Bodybilsky approuva de la tête.
« On finit par connaître plus de morts que de vivants,
et les vivants vous paraissent déjà morts, continua Susan.
C’est une vision d'homme, mais c’est la mienne et c’est
pourquoi je suis là, sur la marche juste en dessous de la
vôtre.
— Je vois.
— Vous voulez savoir ce qu’il y avait dans ma
chambre à coucher, Philip?
— Un petit mec, Susan.
— Non. Un esclave.

287
— Un esclave?
— Un homme de passage. Une petite annonce. J’ai
l'embarras du choix, il y a plus de demandes que d'offres.
— Je ne comprends pas. »
Susan se tourna vers lui, le regard opaque :
« Vous savez ce qu’il avait dans le cul? »
Bodybilsky rougit jusqu'aux oreilles.
« Je ne veux pas le savoir, Susan.
— C’est très joli, dit-elle d’un air las en renversant la
tête. Ça s’attache comme un porte-jarretelles et... vous
devenez un homme, vous voyez? Vous avez une arme. Un
pistolet en plastique avec deux balles. C’est le seul moyen
que j’ai trouvé pour ne pas me faire baiser.
— Je suis désolé », dit Bodybilsky.
Et sincèrement, il l'était.
La gêne dura jusqu’à Langley. En arrivant, ils
trouvèrent le télex sur leur bureau. Baluba avait retrouvé
Abimba. Le président en fuite était bien en Suisse,
probablement à Genève. Il était surveillé par la Centrale et
les Français, mais Baluba ne savait pas encore où.
« À vous, Susan, dit Bodybilsky sans la regarder.
Mettez vos chiens de chasse dessus. »

L'avion du GLAM! amorça sa descente sur Genève-


Cointrin. Le colonel Yvan, vêtu comme un homme d’af-
faires et sans bagages, souriait en se remémorant cette
vieille plaisanterie de ses études religieuses: un jésuite
demande son chemin, et le passant lui répond : « Vous ne
trouverez pas, c’est tout droit. »
Ça restait vrai. Il suffisait de remplacer jésuite par
buveur de chablis, espion ou politicien. Le plan de
Chassibrand révélait quelques fastueuses surprises: la
trahison du Mossad, la remarquable résistance de six
pékins choisis au hasard dans la campagne française, et
1. Groupement de liaison aérienne réservé aux déplacements ministé-
riels.

288
bientôt la sortie hors du fourré du vieux Charlemagne en
personne. L'objectif ultime.
Tout de même, Yvan se demandait ce qu’il pouvait y
avoir dans la mallette d’Abimba.

Toby Newman émergea du sommeil profond des


somnifères comme un bouchon remonte à la surface de
l’eau. La lumière avait changé. Son esprit en déroute
luttait contre les signaux désespérés de son subconscient :
danger! danger! Il vit Abimba qui remuait dans un
fauteuil, devant lui, avec des gestes lents de noyé. Lever le
bras à la hauteur de ses yeux lui causa un réel effort. Dix
heures et demie. Une bouffée d’adrénaline le secoua des
pieds à la tête. Ils dormaient depuis près de trois heures!
David Leich et Nathan Klapman ronflaient sur le lit.
Mosché Z. épiait la rue, le dos tourné. Avant que Toby ait
pu lui parler, le président zomuzien était sorti du coma et
regardait sa montre en or. Ses yeux se plantèrent dans ceux
de l’homme du Mossad, et avec une rapidité inattendue, il
s’empara du pistolet posé sur la mallette.
« Je vous avais prévenu, Newman, sifila-t-il. Ne
bougez pas! » intima-t-il à Mosché Z. Il en bégayait de
rage. « Vous m'avez trompé! Vous ne valez pas mieux que
les autres! » Il allongea le bras et posa l’extrémité de son
pistolet sur le front de Toby. « Le hameau est passé. Il a
pris mon secret, Newman! J’ai tout perdu, et vous aussi!
— Monsieur le président, articula Newman d’une
voix pâteuse, nous avons été drogués. Il était dans notre
intérêt à tous de...
— Fermez-la, souffla Abimba. Fermez-la, sale porc.
Je vais vous tuer, et vos hommes n’y pourront rien. »
Toby croisa le regard désespéré de Mosché Z. et
comprit que son agent avait laissé son arme à l’autre bout
de la pièce. Un geste de sa part, et le Noir lui faisait
exploser la tête. C’était un militaire, il savait tirer.
« D’abord vous... », dit Abimba.
L'homme du Mossad entendit distinctement le chien

289
du pistolet se dresser, vit la jointure blanchie de l’index
d’Abimba se crisper sur la queue de détente et sut que sa
dernière heure était venue. Le chien frappa et les entrailles
métalliques de l’arme rendirent un son creux.
Abimba appuya de nouveau, mais rien ne se passa. Le
pistolet était vide. De toute la détente de sa jambe,
Mosché Z. frappa le poignet du Zomuzien. Le pistolet
s’envola et alla retomber sur le lit. Mosché allait doubler à
la gorge, quand Toby l’arrêta d’un geste.
« Ils ont aussi ôté les balles », dit-il d’une voix sans
timbre. Il se sentait curieusement vide, sans émotion.
« Vous me croyez, maintenant? Nous avons été drogués et
désarmés. Je ne peux plus rien pour vous, monsieur le
président. »
Pendant une éternité, Abimba le fixa, avec dans les
yeux une haine inextinguible. Toby, parce qu’il avait lu la
biographie du Noir, savait ce qu’éprouvait son vis-à-vis, et
il se sentit envahi d’une grande lassitude. Le président
était désormais incontrôlable.
Abimba se leva. Il avait récupéré. Sans un regard
pour l’équipe du Mossad, il quitta la suite et ferma la porte
derrière lui.
Quelques minutes plus tard, ils le virent traverser la
rue et entrer à la banque Dalloz et Meyerberg.
« Pour rien, dit David. Les mules ont tout emporté,
comme ce fou le leur avait ordonné. » Il éclata de rire. « Et
vous savez où elles sont, Toby? Quelque part ici, dans
l’hôtel! »

« Je cherche un nègre, Pascal. L’ancien président du


Zomuzo. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il est
ici.
Pascal Denize considéra Guilham Poolfield par-des-
sus ses lunettes en demi-lune. Une convention tacite faisait
qu'ils ne parlaient jamais travail pendant le week-end.
Mais comme ils étaient amis, le haut fonctionnaire de la
Justice helvétique ne trouva aucune raison de refuser ce

290
petit service à l’ambassadeur américain. Il alla téléphoner
à son collègue de la Centrale, Timothée Pastor.
La femme de Pastor lui dit que son mari était parti
très tôt le matin, après un appel de son ami français, le
capitaine Gibet.
« C’est le correspondant de la DGSE française ici »,
précisa obligeamment le haut fonctionnaire quand il eut
repris sa place.
Guilham Poolfield regardait les ronds dans l’eau. Ils
étaient au bord du torrent qui longeait la propriété du
Suisse à Küsnacht, et ils pêchaient.
« Je crois que je vais appeler l'ambassade, si vous n’y
voyez pas d’inconvénient », dit l'Américain d’un ton peu
convaincu.
Pascal Denize l’en pria courtoisement tout en ame-
nant sa mouche au-dessus d’un trou d’eau.
« Des problèmes, Guilham?
— Aucun.
— Elle est là. Je veux dire : la truite. Elles aiment
Poxygène. La vie.
— Oui. »
L’ambassadeur se leva et déplissa son pantalon.
« Ce n’est pas le cas de tout le monde, je suppose. »
S’il détestait quelque chose, c'était bien de faire le
travail de la CIA. Surtout le week-end.

Martin Linhardt sut à dix heures du matin que la


CIA avait retrouvé Abimba.
Susan Cotton était passée par un de ses contacts à
PUNA, le service de renseignements militaires suisse,
lequel avait localisé Timothée Pastor sans mal. Il était
dans un hôtel de la rue d’Italie, à quelques dizaines de
mètres de la rive du Rhône.
Elle avait aussitôt envoyé deux hommes, qui avaient
reconnu Pastor derrière le comptoir de l’hôtel Albert. Le
palace s’éveillait, une armée de femmes de chambre, de
garçons d'étage et de serveurs sortait des offices pour

291
envahir les salons luxueusement moquettés, les couloirs et
les escaliers. Le directeur parlait avec le chef de la Centrale
suisse de renseignements.
Susan rappela Baluba à Paris. Baluba repassa par
Beaurenave et, quelques minutes plus tard, Martin
Linhardt savait que le Noir se trouvait là où était Pastor.
Baluba ajouta un conseil en prime : prenez par le poste de
douane de Meyrin, si vous voulez passer des armes. C’est
tout petit, ils ne contrôlent presque jamais.
Linhardt connaissait parfaitement Genève, à l'inverse
des Missi Dominici et des Israéliens. Il ne passa pas à
Meyrin, mais un peu plus bas, se rua sur les voies express
jusqu’à la place des Eaux-Vives et revint vers l’hôtel
Albert par les petites rues à angle droit d’où l’on voyait le
lac. Il chercha une place sur le rond-point de Rives et en fit
plusieurs fois le tour jusqu’à ce qu’une camionnette de
livraison libère une place. Linhardt fit un créneau et
alluma une cigarette. C’est alors qu’il prit conscience du
silence de ses hommes de main.
Schloesser et Monnier fixaient l’arrière surélevé et
boueux d’un gros véhicule tout terrain, juste devant leur
capot; une Range Rover, ses feux arrière fèlés, sa plaque
un peu tordue et son pare-chocs enfoncé. Le capitaine
murmura :
« C’est maintenant que Lipstick nous serait bien utile.
— Vous connaissez l’autre spécialité helvétique,
capitaine? Ce sont les mécanismes d’horlogerie.
— Nous n’avons pas d’explosifs.
— J'en connais qui en ont. » Linhardt déplia un plan
de Genève et s’adressa à Monnier : « Vous avez bien
dormi? Si vous alliez repérer les lieux pendant que je
rappelle Baluba ?.. »

« Vous êtes content? soupira Susan Cotton. On va


lavoir, votre nègre. Il va voler en morceaux. Baluba vient
de m’avertir que Linhardt était sur place. Il réclame des
explosifs. »

292
Bodybilsky fixa la jeune femme d’un air horrifié :
« Vous n’allez pas le faire sauter?
tistà Pourquoi pas? Un dingue pareil, personne ne s’en
étonnera.
— Oh God! soupira le directeur des Opérations. La
blondeur et le teint frais de peau bien frottée de son vis-à-
vis l’emplissaient d’un malaise croissant.
« Mes hommes s’en occupent, reprit Susan en mas-
sant ses chevilles. Vous ne voulez pas me dire pourquoi il
faut tuer Abimba, Philip?
— Je crois que c’est inévitable maintenant. Vous
avez entendu parler du Pacte Pretorius, Susan?
#
— Jamais.
— “ UK Eyes ”, only. Il n’y a que le DCI et les
directeurs des quatre Départements qui soient au courant.
Ainsi que le président, bien sûr, et le NSC. C’est, comment
dire, quelque chose que nous nous sommes tous efforcés
d'oublier.
— Le Pacte Pretorius? Mais il est signé, n’est-ce
pas? » La jeune femme sourit et Bodybilsky eut le
sentiment que ce sourire s’agrandissait aux dimensions de
la pièce et l’avalait entre les dents trop parfaites. « Allez,
chef, videz votre sac! »

La mallette trônait sur le lit, forme parfaite du


mystère. Ils l’entouraient à distance, se demandant si elle
était piégée. Finalement, ils la couchèrent et l’examinèrent
sous toutes les coutures. La valise était robuste mais
n'aurait pas résisté à un pied-de-biche et à un marteau.
Deux outils qui ne pourraient qu’éveiller la méfiance dans
un hôtel, suisse de surcroît. Il restait la serrure à chiffres.
Sans doute parce qu’ils avaient gardé en mémoire une
série de chiffres, ils eurent la même idée en même temps.
Sarah avança un doigt et pianota sa combinaison. Ses cinq
amis l’imitèrent. Quand Marion frappa le 4, deux petites
rectangles d’acier chromé se détachèrent de l’armature
avec un bruit sec.

293
« Nom de Dieu », murmura Lucas.
Les couvercles disjoints laissaient deviner quelque
chose de sombre. Ils éclatèrent de rire. Comme c'était
simple! Ils avaient pénétré au cœur du secret. Ils allaient
savoir.
Puis ils sentirent l’odeur.
L’odeur sortait de l’intérieur de la mallette et envahis-
sait la pièce. C’était une odeur sombre, forte, musquée,
résolument étrangère à ce qu’ils connaissaient les uns et les
autres. Elle évoquait de la poussière, des arbres sciés par le
milieu, l’intérieur d’un corps humain ou d’une fleur. Cette
odeur-là, dans le salon laqué et paisible d’un hôtel
helvétique, était un second code, bien plus redoutable et
plus repoussant que les vingt-quatre chiffres de la combi-
naison.
Ils ouvrirent la valise et virent un paquet long d’une
trentaine de centimètres sur vingt de large, épais de dix ou
quinze. Il était enveloppé dans une toile grossière repliée
plusieurs fois sur elle-même selon un arrangement obscur,
et serré par une cordelette brunie. À la cordelette pen-
daient des grigris : une petite statuette grossière en bois
rouge, des perles d’argile fendillées peintes de différentes
couleurs, des nœuds et des torsades de papier jauni. De la
toile émanait une odeur barbare. Marion désigna en
tremblant des taches brunes :
« Du sang? »
Lucas prit l’objet avec répulsion, et l’examina. La
corde était serrée à tel point qu’elle semblait faire partie de
la trame usée et raide du paquetage. C’était lourd. Il le
passa à Virgile qui sortit son porte-clefs de sa poche et
déplia la lame d’un minuscule canif :
« J'y vais?
— Il faut bien. »
Ce fut long. La toile était très résistante.
La lame dérapait sur le cordage, qui n’était pas de la
fibre végétale mais animale, boyau de chat ou de bœuf, le
long duquel apparaissait parfois le fil rouge d’un vaisseau
sanguin. Finalement, Virgile réussit à entailler le paquet

294
au-dessus. Il passa sa lame sous l’emballage et le cisailla
sur toute sa largeur. De la poussière s’échappa du paquet,
puis quelque chose de blanc apparut. Il s’arrêta :
« Du papier. » Il jeta un coup d’œil à ses amis. « On
ne rit plus? Vous aviez peur que je tombe sur une
momie? »
Marion gloussa nerveusement.
« Il a dû faire le paquet lui-même, avança Jeanne.
Selon un rite. Il n’était pas chef de tribu, ou quelque chose
comme Ça avant de devenir président?
— Si c’est le cas, nous avons violé un tabou, souffla
Daniel.
—— Tune vas tout de même pas devenir superstitieux!
ricana Vivien. Remarque, après ce qui t’est tombé sur la
tête depuis deux jours. »
Il s’empara du paquet, acheva de dégager le dessus en
tirant sur la toile.
« Abimba comptait sans doute sur les grigris et les
nœuds disposés de façon magique pour décourager la
curiosité de ses serviteurs ou de son entourage. Il n’a dû
avoir que le temps de jeter le tout dans une mallette en
quittant son palais. Voyons ça... »
Il saisit l'enveloppe éventrée et la secoua au-dessus du
guéridon. Un lourd dossier en glissa, puis des chemises de
carton marquées SECRET. PRESIDENCE DU
ZOMUZO. En dernier vinrent des photos. Cela faisait un
tas important.
Lucas remit l'emballage de toile dans la mallette et la
mallette sur le lit, Daniel examinait le dossier. C’était un
épais dossier de toile cartonnée, avec une sangle et une
boucle métallique. Il était marqué en grandes lettres
rouges, de la main même d’Abimba :

PACTE PRETORIUS
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10
ÎLS EN FIRENT TROIS TAS. D’UN CÔTÉ, SEPT AGRANDISSE-
ments photographiques qui montraient des inconnus réu-
njs autour d’une table de bois brut, sous un toit d’herbe
sèche. Le paysage était une savane d’herbe à éléphant à
perte de vue, avec des acacias sauvages ici et là, déformés
par l’air chaud. Sur quelques photos apparaissaient des
soldats en tenue léopard, équipés de fusils à lunette, qui
surveillaient les alentours.
Le soleil était haut, projetant une ombre dure sous le
toit de la paillote. Celui qui avait pris les photos avait donc
ajouté plusieurs diaphragmes afin de sortir les personnages
sur le papier, de sorte que le décor alentour était noyé dans
une brume lumineuse presque blanche, comme si les six
hommes attablés siégeaient sur un nuage, ou au point le
plus chaud d’une explosion.
Les photos n'auraient rien dit par elles-mêmes —
Ç’aurait pu être une réunion de chasse, ou un pique-nique,
si lune d'elles n'avait été marquée au crayon gras. Les
visages des participants étaient entourés d’un rond blanc,
avec des initialesà côté. Le plus grand, un géant au teint
rouge brique, était K.D.W., flanqué d’un petit homme aux
cheveux blancs et au visage las était T.T. En face, deux
hommes se ressemblaient malgré d’évidentes dissem-
blances. C’étaient des Français, en saharienne. Ils por-
taient les initiales A. B. et M. L. A leurs côtés, l’homme
très jeune, aux cheveux ras et au physique de collégien
américain, était P. B. Il y avait sur la table, entre eux, un

297
épais dossier, et sur l’une des photos, on les voyait signer la
même feuille qui circulait de main en main.
Ils hésitèrent, puis Virgile saisit le second tas, deux
minces chemises, marquées aux armes de la présidence de
la République zomuzienne et contenant chacune des
feuillets de première frappe. Quand il s’en saisit, une
enveloppe en tomba, et des négatifs se répandirent sur le
lit.
Il y en avait plusieurs dizaines. Seuls les meilleurs
avaient fait l’objet d’agrandissements. Jeanne les remit
dans l’enveloppe et lécha le rabat pour la fermer. Virgile se
mit à lire.

« Renseignements intérieurs de la Présidence.


12 janvier 1979. Cabinet du Ministre.
Zéphyr Sassa à M. le Président, communication restreinte, sans
copie.
Objet : Surveillance du Parc national et réunion de la journée du
11 janvier.

« Conformément à vos instructions, vous trouverez ici les


photos et la transcription dactylographiée par mes soins de la
réunion secrète qui s’est tenue hier sur votre territoire, dans la
concession de chasse. Les personnages présents étaient Martin
Linhardt, des services d'espionnage et de contre-espionnage
français, Antoine Beaurenave, directeur de la Banque de
l’Expansion africaine, Koos de Witts (directeur des services
secrets sud-africains) et deux personnages que j'ai identifiés
comme suit : Philip Bodybilsky, américain, et Theodor Toveth,
directeur des services secrets israéliens. Ily a tout lieu de croire que
M. Bodybilsky appartient à la CIA, encore que le directeur
d'antenne de l'agence américaine à Lélé, Tim Eïisenhower, soit
resté dans la capitale. L'importance des participants et le
dispositif de protection mis en place laissaient augurer d’une
réunion très importante.
« Selon vos instructions du 12-11-78, j'avais installé des
micros miniaturisés dans le bois des pilotis de la case, l’émetteur-

298
relais étant dissimulé dans un tronc d'arbre mort, à quelques
centaines de mètres. J'étais moi-même en poste à l’aube dans une
cachette à lions sur une petite éminence. Les hélicoptères français
sont arrivés vers onze heures du matin. Les Français ont
immédiatement établi un dispositif de protection. Certains d’entre
leurs hommes se sont avancés plusieurs fois dans ma direction,
mais je n'ai pas été découvert. J'ai donc pu photographier
l'entretien qui s’est déroulé de midi à six heures du soir, heure à
laquelle les hélicoptères ont redécollé et le relais de chasse a été
abandonné.
« J'avais plusieurs fois attiré l’attention de Votre Grandeur
sur les agissements impudents du personnel diplomatique français,
tant en poste à Lélé qu’en déplacement dans notre pays. Dans
votre générosité et dans un louable souci de l’intérêt immédiat du
Zomuzo, vous avez cru bon de concéder à celui-ci un tiers du Parc
national et de l’interdire à vos sujets. Ce qui ressort de cette écoute
et de la transcription que j'en ai faite moi-même ne saurait
qu’éveiller votre indignation; en tant que responsable de la
Sécurité intérieure, je l’éprouve moi-même depuis longtemps.
« Le Pacte conclu hier l’a été sur vos terres, contre notre
peuple, et pour l'intérêt des grandes puissances occidentales. Je
remets en vos mains cette arme diplomatique de première
importance qu'est la connaïssance de cette ignominie conclue sous
le nom de PACTE PRETORIUS, par la France, l’Amérique,
Israël et l’Afrique du Sud.
« Par la présente, vous trouverez aussi ma démission. En
tant qu’Africain comme en tant que Zomuzien, je ne saurais
couvrir les agissements de nos faux amis.
Je reste votre dévoué et obéissant
Zéphyr Sassa. »

Dans la seconde chemise, il n’y avait qu’une coupure


de presse du Courrier de Lélé, le plus grand journal
zomuzien. On y relatait dans un style fleuri la mort par
accident d’un responsable du ministère de l'Intérieur de la
République zomuzienne, survenue par électrocution dans
299
la nuit du 14 janvier 1979. Une petite note était agrafée à la
coupure de presse, ne portant qu’un chiffre : 300 dollars.
Le prix de la vie de Sassa. Abimba n’avait pas traîné.
Le troisième tas, l'énorme dossier marqué PACTE
PRETORIUS, comportait deux cents pages tapées serré et
retranscrivait mot à mot ce qui s’était dit dans le relais de
chasse.
Virgile en parcourut les paragraphes à haute voix,
extrayant quelques mots, les reliant à d’autres sur d’autres
pages, et son excitation crût jusqu’à ce que l’évidence se
fasse jour. Il se tut alors et regarda Lucas et Daniel. Ils
avaient compris. Les femmes aussi, mais elles n’avaient
pas encore fait la relation avec leur propre vie, et ce que
signifiait la découverte de ce secret d'Etat.
Vivien s’en chargea, à sa façon, grinçante et
condensée :
« On croyait avoir touché le fond cette nuit. Mais
cette fois, on y est.
— Explique-toi, s’énerva Jeanne. De quoi parles-
tu? »
— De ça. » Il montra les papiers et les photos épars
sur le lit. « Le Pacte Pretorius. Il établit qu’il y a sept ans,
certains pays du monde libre, et pas des moindres, ont
fourni à l’Afrique du Sud ce qu’elle cherchait depuis si
longtemps à produire : des bombes atomiques. C’est
extrêmement grave. Plus que vous ne sauriez le penser. Si
cela venait à se savoir, les délégués des Nations unies
commenceraient par s’entr'égorger. Tout l’équilibre diplo-
matique entre le monde libre et le monde communiste
serait rompu, avec une cascade de conséquences inimagi-
nables aujourd’hui.
— Tout repose dans le monde sur un club extrème-
ment fermé », précisa Daniel d’une voix morne. L’histo-
rien reprenait le dessus, et il exposa :
« Cinq à huit pays dotés du nucléaire militaire : les
USA, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France, la Chine,
l'Inde, Israël. Les deux superpuissances luttent depuis des
années pour que ce club ne s’étende pas. Moitié pour éviter

300
qu'un conflit nucléaire n’éclate entre des puissances de
second ordre, moitié pour maintenir leur hégémonie de fait
sur les deux tiers de la planète.
« Le Pakistan, l'Argentine, d’autres sont tout près
d’avoir la bombe. La Libye rame depuis des années pour
l'acheter. Jusqu'ici, les verrous tenaient à peu près. Le
consensus était bien fragile, ne serait-ce que parce que
chacun crève d’envie de faire des affaires en vendant des
usines de retraitement, voire des filières complètes. Mais
enfin, il tenait. Les Sud-Africains avaient beau avoir une
centrale nucléaire à Koeberg, ils n’avaient pas la technolo-
gie pour passer du civil au nucléaire. Maintenant, c’est
fait. Mais ce que personne ne sait, c’est comment ils ont
acquis leurs bombes atomiques. Personne, sauf nous, et
quelques dirigeants de première grandeur.
— Mais comment peut-on leur avoir donné “ ça ”?
murmura Marion. Quatre millions de Blancs qui parquent
vingt-cinq millions de Noirs dans des ghettos, qui ne leur
ont jamais rien donné, ni droits civiques, ni éducation, ni
représentation légale, rien! Tout le monde dégueule sur
eux, la France la première, et on leur a donné des bombes?
C’est de la folie!
— Ils l’auraient eue, de toute façon, intervint Virgile.
Les Israéliens les aident depuis longtemps. Israël, oui. Il
aide le pays de l’apartheid, du racisme érigé en dogme. Ce
sont les mystères de la politique. L'Afrique australe est
formidablement riche, en uranium, en diamants, en
matières stratégiques, et elle contrôle le passage des flottes
militaires d’Est en Ouest, et inversement. Et je suppose
que pour les pays occidentaux, c’est un, comment dire,
régulateur de la percée marxiste en Afrique. Oui, tout le
monde libre leur crache à la gueule, mais on leur refile des
kleenex en douce. »
Il prit les photos, le dossier et les chemises, et les remit
dans leur étrange emballage.
« Un seul chef d’Etat noir l’avait appris : Abimba. Il
a su que les puissances occidentales avaient conclu dans
son dos le pire des pactes avec le pire de ses ennemis, mais

301
il n’a pas bougé. Il a fait assassiner le seul témoin
zomuzien de la réunion, et il a mis le Pacte Pretorius à
Pabri...
— Pour négocier son entrée dans le club nucléaire, un
jour, avança Virgile.
— C’est ce qui peut arriver de pire à l'Afrique,
résuma Lucas en glissant la mallette sous le lit. Que des
types comme Idi Amin Dada, Abimba, Kadhafi ou
d’autres disposent un jour de leur propre arsenal nucléaire.
Ils ne résisteront pas à l’envie de le balancer sur le voisin.
— Ou sur nous.
— Ou sur nous.
— Qu'est-ce qu’on fait? demanda Sarah.
— Rien. Abimba a disparu. Il va peut-être essayer de
nous contacter. On est coincés ici. On est à bout de nerfs.
Dormons, on y verra plus clair ce soir.
— Comment peux-tu parler de dormir? murmura
Marion. Avec cette. cette chose monstrueuse au-dessus
de nos têtes? »
Mais cinq minutes plus tard, ils étaient tous effondrés
dans leurs chambres, plongés dans un sommeil profond.
Une chaise glissée sous la poignée de porte et un verrou
tiré les protégeaient des Missi Dominici, du Kommando
Bismarck et de la CIA.

A quelques centaines de mètres du palace, une


Volkswagen Polo verte fit lentement le tour du rond-point.
Elle s’arrêta le long de la Mercedes noire prolongée d’un
becquet, et les deux hommes à l’avant dévisagèrent Martin
Linhardt et Schloesser.
Linhardt pressa une touche et sa vitre s’effaça. Un des
Américains manipula la manivelle de son côté et tendit un
sac en papier marqué du nom d’un fast food. Linhardt le
passa au capitaine et regarda la Polo qui disparaissait dans
une petite rue.
« Vous saurez vous en tirer avec ça?
— J'ai fait sauter des trains avec bien moins. » Le

302
chef du Kommando remuait des quadrilatères mous
entourés de cellophane. « Ils ont poussé l’obligeance
jusqu’à ajouter un détonateur tchécoslovaque. Le mieux
est de le raccorder au démarreur, vous ne croyez pas?
— Nous nous occuperons d’Abimba en profitant de
l’affolement général. Ce n’est pas tous les jours qu’une
voiture piégée explose en plein centre de Genève »,
ordonna Linhardt d’une voix distraite.

L’aube bleuissait les fenêtres du bureau des Opéra-


tions, quand Bodybilsky reprit l’épais dossier des mains de
son adjointe. Elle l’avait lu de bout en bout, murée dans
une intense concentration. Elle alluma une cigarette et fixa
le vide :
« Je m’en souviens maintenant. Ils en ont essayé une
dans l’océan Indien, en 79.
— On leur avait demandé de ne pas le faire, mais ils
Pont fait quand même.
— C'était quoi, comme engin?
— Le modèle israélien, une petite kilotonnique assez
sale et rudimentaire. Nos satellites ont vu l'éclair et
linformation a filtré dans la presse. Mais nous avons fait
en sorte que le soufflé retombe.
— Il leur en reste donc deux?
— Le nombre n’a aucune importance, Susan. On sait
désormais que l’Afrique du Sud est une puissance
nucléaire. Les pays noirs qui l’entourent le savent aussi.
Personne n’en parle parce que personne n’a de preuves,
mais tout le monde se doute que les Afrikaners ont un fer à
cheval dans leur gant de boxe, et qu’ils n’hésiteront pas à
s’en servir.
— Mais comment a-t-on pu signer ce traité?
Comment a-t-on pu leur donner ça? |
— Nous avons besoin d’eux, soupira Bodybilsky.
C’est un bastion de l’Occident. Nous avons des bases
d'écoute SIGINT là-bas, et la NSA travaille avec le
DONS. Nos rapports ne sont déjà pas faciles, mais nous
303
vivons toujours selon les règles du mémo 39 de Nixon. Les
Russes avancent. Ils sont déjà à Madagascar, en Somalie,
en Mozambique, au Zimbabwe, en Angola, en Ethiopie.
Les Afrikaners sont notre dernier bastion.
— C’est ça ou le communisme, résuma Susan d’un
ton angélique.
— Exactement.
— J'entends ça depuis que je suis dans la maison. .
— Vous savez que c’est vrai.
— Moi, oui. Je n’aime pas plus les Rouges que vous.
Mais tout de même, ça m’ennuie. » Elle surprit le sourire
ravi de son chef : « Je sais ce que vous êtes en train de
penser, Philip. Vous pensez qu’il reste un coin de rose dans
le bloc de noirceur que vous avez en face de vous. Ce n’est
pas celui que vous croyez. » Le jeune homme devint
pivoine et fixa le bout de ses doigts. « Simplement, je
n'arrive pas à avaler votre putain de Pacte Pretorius,
Philip. Des bombes atomiques à ces cinglés!
— On aide bien les Khmers rouges contre les Cam-
bodgiens soutenus par Moscou, rappela Bodybilsky avec
cynisme. Pretoria avait vraiment mis le paquet. Ils allaient
même jusqu’à menacer de nous foutre dehors et rejoindre
les pays non alignés. Ils l’auraient fait. La Maison-Blanche
a cédé.
— Tout ça ne nous dit pas si Abimba était ou non au
courant. Je suppose que le Pacte a été signé au fond d’une
cave avec des stylos au jus de citron sur du papier bible,
non ?
— Ïl a été signé dans une paillote qui servait de
rendez-vous de chasse aux ministres du gouvernement
français, en plein cœur du Parc national zomuzien. Les
Sud-Africains avaient insisté pour officialiser les choses, et
les Français nous ont assuré alors qu’Abimba n’osait pas
s'approcher sans la permission de Paris. On a trouvé que
c'était une bonne idée. Koos de Witts pouvait être de
retour le jour même à Pretoria.
— C'était une formidable idée, ricana la jeune
femme. Et qui était de signature?

304
— Moi. A l’époque, j'étais chef du “ desk ” africain.
Le matériel a été chargé à Haïfa sur un cargo français, et
nous l’avons convoyé dans un “ Hercules ” de Marseille
au Cap.
— Et qu’en pense le DCI, Philip?
— Que nous devrions en parler au Mossad.
— Mais pas à Paris.
— Evidemment non. Dieu sait ce que les socialistes
français pourraient en faire! Martin Linhardt ramasse
toute cette merde, là-bas, en Suisse. Nous n’interviendrons
que si nous ne pouvons faire autrement. »

#
Les deux agents de la Company n’en croyaient pas
leurs yeux : le taxi que le Noir en costume croisé avait pris
au sortir de la banque venait de s’arrêter devant un
bâtiment qu’ils connaissaient bien : le consulat soviétique
à Genève!
Abimba sonna à la porte et attendit sous l’œil d’une
caméra vidéo. Il semblait très nerveux, jetait des coups
d’œil hargneux autour de lui. Son teint d’ébène avait viré
au gris sous l’emprise de la fatigue, et sa barbe poussait,
couvrant ses joues d’un duvet blanchôâtre.
« Mais qu'est-ce qu’il fout? gémit le conducteur de la
Volkswagen.
— La merde, dit son coéquipier. Il fout la merde. Oh,
Bon Dieu. » Il décrocha le téléphone intérieur et composa
un numéro sans quitter le Noir des yeux. « Ils vont tous
tomber de leur chaise en apprenant que l’ancien président
d’un pays africain sympathisant est en train de sauter le
mur de Berlin en marche arrière!
— On ne peut tout de même pas l’abattre!
— Nous n'avons pas de consigne, rugit le chef
d’équipe. Fais ça, et tu te retrouves au fond du Nebraska, à
garder les Minutemen. » Il eut son interlocuteur en ligne
et lui raconta ce qu’il voyait: la porte du consulat
soviétique s'était entrebâillée, et Abimba parlementait
avec un cerbère invisible. L'autre dut lui dire que les
305
bureaux étaient fermés, et Abimba sortit son portefeuille.
Il en tira une carte qu’il fourra d’autorité dans la main du
gardien. La porte se referma et l’ancien président resta sur
les marches, clignant des yeux et frissonnant. Le Bornan
dévalait le lac, venant de la rive française, il faisait frais. Le
regard d’Abimba s’arrêta sur la Polo verte et s’agrandit.
« Il nous a vus, dit l’agent de la CIA derrière son
volant.
— Ils appellent Langley. Relax. Qu'est-ce que tu
veux qu’on fasse ?
— Si on avertissait les Français dans la Mercedes? »
L'autre haussa les épaules :
« Regarde où tu marches, ça t’occupera la langue. »
Une longue minute passa. Par acquit de conscience,
ils firent plusieurs photos du tyran zomuzien frigorifié sur
le perron du consulat soviétique. Chaque fois, Abimba
sursautait, comme s’il avait entendu le déclic d’avance-
ment du film, et il vacillait sur la marche comme un
plongeur au bout de sa planche. Des passants le dévisagè-
rent avec une discrète curiosité et passèrent leur chemin.
Une autre minute s’achevait quand le central opéra-
tionnel de la CIA rappela les deux agents.
« Trop tard, dit le conducteur. Il est entré. »
Le perron était vide. Le président Nestor Lecœur
Abimba était dans le ventre de béton de l’énorme bâtisse
où flottait un drapeau rouge d’une gaieté incongrue.
« Qu'est-ce que Langley a dit?
— Un gros mot. »

A huit heures du matin, heure de la côte Est, le


directeur de la Company entra dans le bureau des
Opérations. On avait été le chercher en hélicoptère à
Camp David, où il passait son week-end avec le président,
et il était encore en chemisette et en pantalon de toile.
Bodybilsky et Susan n’avaient jamais vu Ralph Forbes
sorti de son enveloppe trois-pièces, et ils échangèrent un
regard moqueur.

306
« Cessez de glousser comme des poules devant un
clou », grogna le DCI en s’asseyant dans le fauteuil de son
chef des Opérations. « Le jour où vous irez à la messe et
mettrez de vraies chaussures, vous serez à la hauteur de
vos fonctions. » Il croisa les doigts avec un sourire
avaricieux :
« Alors ?
— Il est chez les Russes, monsieur. Il a été demander
l'asile politique ou quelque chose comme ça. Ça s’est passé
il y a dix minutes. »
Ralph Forbes haussa un sourcil :
« Chez les Russes?
- — On Pavait “ logé ” dans un palace de la rive
suisse, en face de la banque où il avait son magot. Dans le
même hôtel, il y a les coursiers qu’il a envoyés hier pour
retirer son dépôt. Trois couples français. Linhardt les
surveille et a refusé de nous en dire plus. Voyant que son
coffre était vide et ignorant que les mules étaient encore là,
Abimba a foncé au consulat soviétique et il est entré. Il
avait l’air aux abois. »
Le DCI réfléchissait, les mains croisées.
« Nous sommes le 14, rappela Bodybilsky. Les
troupes françaises quittent le Zomuzo demain dans
l'après-midi.
— Et le 16 au matin, Molimba jette leurs valises à la
rue. Nos malles sont prêtes, Susan?
— Absolument, monsieur le directeur. Une équipe de
techniciens des Compagnies Delaware! attend sur un
aérodrome marocain, et notre ambassadeur a les contrats
OBO sous le coude. Molimba les signera et il sera crédité
de son million de dollars sur un compte de la Finansban-
ken de Copenhague à partir de notre propre compte
numéroté à la banque Wideman de Zurich.
— Mais Abimba déboule là-dedans comme un chien
dans un jeu de quilles, résuma le DCI. Eh bien, qu’il passe
1. Terme générique pour des sociétés servant de couverture à la CIA,
financées ou subventionnées par elle.

307
à l'Est! Ils lui trouveront une petite chambre à l’université
Lumumba de Moscou. »
Bodybilsky et Susan échangèrent un regard. La jeune
femme se lança :
« Pas s’il sait quelque chose sur le Plan Pretorius,
monsieur le directeur. » Elle examina ses ongles roses et
modula harmonieusement : « Il n’a pas son magot, mais
les Russes demanderont ce qu’il apporte dans la corbeille
de mariage. Ce ne peut être que ça, monsieur le directeur.
— Vraiment, jeune dame? » Ralph Forbes ne sem-
blait pas surpris. Il avait évidemment pensé à cette
éventualité dans l’hélicoptère. « Et que proposez-vous?
— De vérifier. C’est possible. Ce qu’Abimba est allé
chercher chez Dalloz et Meyerberg, ses mules l’ont avec
eux. Nous savons où elles sont. Nous avons des gens pour
s’en occuper sans nous mouiller nous-mêmes.
— Linhardt?
— Sur place, avec deux tueurs, et les explosifs que
nous lui avons fournis ce matin. »
Forbes la dévisagea, et son visage de patricien de la
côte Est laissa paraître une seconde la légère contrariété
d’un homme forcé de cohabiter avec une panthère adulte.
« Eh bien, Susan, à vous de jouer. Sous la casquette
de Bodybilsky, précisa-t-il en jetant un coup d’œil réproba-
beur aux tennis du DO. Neutralisez Abimba si vous avez
la preuve qu’il était effectivement au courant du Pacte
Pretorius. Mort, il ne servira à rien aux Russes. Mais
laissez faire Linhardt. Contentez-vous de surveiller le
consulat.
— Les Missi Dominici sont aussi sur le coup, tous-
sota Bodybilsky.
— C’est le problème de Linhardt. L’essentiel est que
ce traité, si traité il y a, ne tombe pas dans les mains de la
gauche française. Quelque chose vous permet-il de penser
que la DGSE est sur l'affaire?
— Rien pour le moment. Les six mules d’Abimba ont
échappé plusieurs fois à la mort, mais c'était toujours

308
Linhardt l’agresseur et les Missi Dominici les défenseurs.
Et il y avait en plus une équipe de protection du Mossad.
— Le Mossad? se raidit Forbes.
— J'ai appelé Toveth tout à l’heure, suivant vos
instructions. Je lui ai fait part de nos doutes, et j’ai bien
senti qu’il avait les mêmes. Il a fini par lâcher qu’ils
avaient eu vent du projet d’Abimba, et qu’à tout hasard ils
suivaient eux aussi les mules.….
— Et vous l’avez cru? s’écria Forbes en se levant
comme un ressort. Vous avez cru toutes ses conneries?
Comment se fait-il qu’il ne nous ait pas avertis? Comment
a-t-il appris l'heure et la composition de l’équipe de
récupération formée par Abimba?
— Non, je ne l’ai pas cru », énonça Bodybilsky avec
ce merveilleux sens opportuniste qui l’avait hissé dans la
hiérarchie en si peu de temps. « Le Mossad nous a menés
en bateau, monsieur le directeur. Ils ont joué Abimba pour
Dieu sait quelle raison, et il leur a claqué entre les pattes.
C’est ma conclusion.
— Nous en aurons le cœur net, lâcha le DCI, outré.
Rappelez-moi Toveth, et au trot. » Il se rassit et lança un
regard furieux à la fraîche Susan : « Quelle honte! Tout le
monde trahit tout le monde! »

A Tel-Aviv, il était une heure de l’après-midi. Toveth


repoussa tristement son plateau d’aluminium plein d’un
Borchtch complètement froid. En face de lui, le Premier
ministre était resté la bouche ouverte, la fourchette en
suspens, et il fixait le combiné téléphonique.
« Theodor, nous sommes ravis de vous entendre,
disait le directeur général de la CIA en personne. Est-ce
qu’une Porsche noire avec trois hommes fortement armés
sur l’autoroute du Sud, en France, ça vous dit quelque
chose? »
Toveth se mordit les lèvres. Il n’avait fallu que quatre
heures aux Américains pour soulever un coin de la nappe.
Restait à savoir ce qu’ils avaient vraiment vu.

309
« Vous pensez à une de nos équipes, monsieur
Forbes ?
— Précisément. Cela vous intéresse-t-il de savoir
qu’Abimba est au consulat soviétique de Génève? A quel
titre vos hommes le suivaient-ils? » La voix froide, parfai-
tement maîtrisée, était relayée par un satellite géostation-
naire et ricochait dans le bureau spartiate comme une
balle : « Est-ce une opération montée avec la DGSE
française? »
Toveth vit l’ouverture et fonça :
« C’est cela. Nous n’étions pas tenus de vous mettre
au courant, monsieur Forbes. C’était un contrat entre le
colonel Yvan et nous-mêmes.
— Il ne tient plus, le coupa Forbes avec une très
légère nuance d’agacement. Les Russes vont faire cracher
à Abimba tout ce qu’il sait.
— Il ne sait rien.
— Le Pacte.
— Il ne peut pas savoir », répéta Toveth.
Et avec une fulgurante concision, l’évidence lui appa-
rut : Abimba savait. Il parlait du Pacte quand il répétait à
Newman qu'ils allaient chercher une vraie bombe, et
qu’elle ferait du bruit. Le responsable France de son
service Action se demandait ce que cela signifiait, et c’était
tout simple : Abimba avait une copie du traité passé entre
Israël, les USA, la France et l’Afrique du Sud!
« Ni vous ni moi ne sommes encore certains de rien,
martela l'Américain dans le haut-parleur. Le signataire
français du Pacte, Linhardt, non plus. Mais il nous a
appris quelque chose : le dépôt bancaire qu’Abimba allait
chercher est aux mains de six personnes, trois couples
français... » Un silence. Toveth comprit que Forbes lui
tendait la perche: « Pour le savoir, il suffit de le leur
prendre. »
Comme le chef du Mossad restait silencieux, Forbes
revint à la charge :
« Vous protégiez Abimba?
— Non, monsieur Forbes. La DGSE savait depuis

310
longtemps qu’Abimba voulait sortir de France et le
surveillait. C’est comme ça qu’ils ont appris qu’Abimba
avait embauché les six mules. Comme elle ne voulait pas
apparaître dans cette affaire, ils, enfin, nous avons passé
un accord. Nous protégions les mules.
— Et les Services spéciaux français ramassaient le
paquet au retour?
— Oui. Nous pensions — Paris pense — qu’il
s’agissait d'argent, ou de documents compromettant l’an-
cienne majorité.
— Mais vous auriez tout de même regardé, Theodor.
Avouez!
- — Non, monsieur Forbes. Nous n’allions pas mettre
en péril nos excellentes relations avec les Français pour.
— Et pourtant, il va falloir le faire! trancha le DCI.
Nous ne pouvons pas laisser un gouvernement de gauche
prendre connaissance de ce qu’avait signé le gouvernement
de droite qui le précédait, et qui avait nos faveurs.
Imaginez ce qu’ils en feraient! Ce sont tous des. des
humanistes, avec des Droits de l’homme plein la bouche, et
des Exocet plein les poches! Ils haïssent l’Afrique du Sud.
S'ils s'emparent du Pacte, ils torpilleront leurs rivaux et
agiteront nos signatures — la vôtre et la mienne, Toveth!
— devant l’opinion mondiale. Nous sommes bons pour
rappeler tous nos boys en poste en Afrique, et notre
président se fera jeter de la Maison-Blanche par nos Noirs
à nous. Vous m’entendez, Toveth?
— Je vous entends, monsieur Forbes.
— Vos hommes doivent s’emparer du dépôt
d’Abimba. Ils doivent faire alliance avec Linhardt et ses
hommes de main. Vous ne serez pas trop nombreux pour
annuler six personnes en plein cœur de Genève.
— Mais nous les avons combattus toute la nuit! Mes
hommes ont tué deux ou trois agents de Linhardt!
— C’est la règle du jeu. Le jeu change, la règle aussi.
Tout le monde sur les mules, et pas de quartier! »
Ils raccrochèrent en même temps. Le Premier minis-

311
tre israélien regarda sa fourchette et la reposa sur la table
avec précaution.
« Nous avons perdu le gisement.
— Oui. » Theodor Toveth passa une main lasse dans
ses cheveux blancs. « Encore heureux que Langley n’ait
pas su nos projets.
— Je me demande, énonça le Premier ministre
d’une voix lente, je me demande s’ils ne feront pas le
rapprochement un jour? Pour l’heure, nous redevenons les
fidèles alliés que nous sommes, n'est-ce pas? Mais en
attendant la fin de l’histoire, vous pourriez peut-être me
dire ce qu’est ce Pacte Pretorius, Theodor? »
Le vieux chef du Mossad le fixa, bouche bée. Il avait
complètement oublié que l’accord avait été signé alors que
celui-ci n’était pas encore au pouvoir!

Yvan arrivait en taxi devant l’hôtel Albert quand il vit


Abimba qui en sortait et traversait la rue en trombe.
Quelques minutes plus tard, il faisait arrêter son taxi à
quelques dizaines de mètres de celui du tyran en fuite. Le
consulat soviétique! De mieux en mieux. Et qui étaient ces
deux types dans leur petite Volkswagen qui téléphonaïent
éperdument et prenaient photo sur photo?
Yvan demanda à son chauffeur de le ramener à l’hôtel
et alla serrer la main de Pastor et de Gibet.

Le consul soviétique à Genève entra précipitamment


dans le petit salon où les gardes avaient confiné Abimba et
s’arrêta pile. Il acheva de nouer la cordelière de sa robe de
chambre avec des gestes nerveux de ses mains molles et
soignées, et s’inclina. Incontestablement, c’était bien l’an-
cien tyran zomuzien. Il ne savait rien de lui, n'ayant
occupé que des postes diplomatiques en Occident, mais le
bonhomme avait suffisamment défrayé la chronique pour
qu’il en gardât le souvenir. Il sentit son estomac se révolter
devant l’injustice qui le frappait, lui, Slava Korposky.

312
Dès que Moscou saurait ça, sa carrière serait remise
en question sans considération de son paisible déroulement
et des efforts insensés qu’il avait dû faire pour en arriver là.
Il ne serait plus qu’un rouage dans le montage diplomati-
que que le « Korsigs! » de la place Dzerjinski élaborerait
dans son dos. S'il ne repassait pas au plus tôt l’encombrant
visiteur à Tchergrivine, il serait en première ligne, face aux
redoutables apparatchiks du 10° Département de la I"° Di-
rection — les spécialistes africains du KGB —, sans
compter ceux des Opérations spéciales, la V® Direction du
GRU et, bien entendu, le ministère des Affaires étrangères.
Plus tous ceux qui, de près ou de loin, dans l’immense
organisation, avaient un avantage à tirer de l’incroyable
événement.
Car c’en était un. Le consul en reçut la confirmation
comme un soufflet quand le Noir se leva et déclara, avec
cette emphase qu’affectionnent souvent les chefs d'Etat
africains, qu’il demandait l’asile politique à l’Union des
Républiques socialistes soviétiques. Puis il se tut et braqua
sur Korposky un œil fixe. Le malheureux consul ne put
que bredouiller qu’il allait en référer à ses supérieurs,
ordonna qu’on servit un déjeuner à son hôte et se précipita
au Chiffre.

En ce week-end de la mi-septembre, les vlasti (« puis-


sants ») de Moscou étaient tous à la campagne. Ils avaient
quitté la veille leurs luxueux appartements de la perspec-
tive Koutouzov ou des monts Lénine à bord de leurs
limousines Zil ou Volga équipées de rideaux gris discrète-
ment tirés. Les plaques d’immatriculation MOC ou MO
déclenchaient des balises avertisseuses qui leur ouvraient
le chemin. Les natchalstvo, les chefs, empruntaient toujours
la « chaussée Tchaïka » et ne se déplaçaient que précédés
et suivis de voitures pleines d’agents du KGB en imper-
méable bleu marine et petit chapeau de feutre. Le samedi
1. Comité de coordination du KGB.

313
matin, il ne restait dans les ministères que les hauts
fonctionnaires de permanence et un dispositif de surveil-
lance réduit.
Mais dans les rues, il y avait toujours autant de
monde : l’usage d’une vraie maison de campagne, la
datcha chère au cœur de chaque Soviétique, restait un rêve
pour l'essentiel du peuple russe. Le fossé qui le séparait de
ses dirigeants était devenu d’une largeur telle qu’il ne
suscitait ni rancœur ni envie : peu de gens se doutaient des
privilèges exorbitants et de la vie dorée de la Nomenkla-
tura, cette aristocratie communiste favorisée sous Staline
et dont l’impudence et la richesse avaient atteint d’inima-
ginables sommets.
Anastase Vrajek en avait toujours fait partie. Il avait
succédé à Ivan Ivlassov à la tête du KGB, dès la mort du
secrétaire général Arpov. De secrète, sa vie privée était
devenue abstraite dans ce labyrinthe de facilités, d’hon-
neurs et d’invisibilité où il ne rencontrait qu’une vingtaine
de ses pareils, membres du Politburo et secrétaires natio-
naux du Parti. Il était jeune — à peine une cinquantaine
d’années —, natif de Crimée et ses enfants étaient tous à
l’université d’État de Moscou ou au Mimo, l’Institut des
relations internationales. Leur carrière était toute tracée.
Ils en profiteraient pour voyager à l'Ouest, le grand rêve
des Sovietskié Detki.
Toutes les grandes villes d'Union soviétique ont des
résidences d’État réservées à l'élite. Ce sont des villages
entiers qui permettent à la Nomenklatura de jouir du
chaud soleil de la mer Noire, de la fraîcheur des grandes
forêts de la Russie centrale ou des luxueux chalets
finlandais autour de Leningrad. Mais les dirigeants dispo-
sent en plus de datchas immenses, d’un confort inouï,
regroupées à proximité de la capitale. Ces hameaux ont
pour nom Ouspenskoïe, Peredelkino, Zavidovo ou Joukov-
ka. C’est là que Vrajek reçut copie du message de la
légation de Genève au ministère des Affaires étrangères,
codé, décodé puis recodé et retransmis par le canal des
satellites militaires au cœur du Saint des Saints.

314
En apparence, Joukovka n’est qu’un village de pay-
sans aux cabanes de rondin, avec les commodités au fond
du jardin. On suit une petite route bucolique et l’on passe
devant un centre commercial en béton surnommé « le
magasin de Khrouchtchev », où nul ne peut entrer sans
laissez-passer. Au-delà de la ligne de chemin de fer
s'étendent deux autres villages, Joukovka I et Joukovka 2,
le premier réservé aux ministres et le second aux académi-
ciens. C’est dans sa datcha perdue au milieu des pins et des
bouleaux que le directeur général du KGB prit connais-
sance du télex que venait de lui apporter un major du
KGB à l’uniforme boutonné jusqu’au cou.
Assis sur un banc de pierre, il reposa le long listing sur
ses genoux et reprit sa contemplation de la Moskova. Le
fleuve roulait ses eaux pures au bas de la falaise, et la
plaine aux doux reliefs nacrés par le couchant s’étendait
jusqu’au fond de l’horizon. C’était l’endroit qu’il préférait
entre tous. Là aussi qu’il réfléchissait le mieux et manœu-
vrait les cent cinquante mille agents du KGB chargés
d’expatrier la révolution dans le monde entier. D’où il
était, il voyait la datcha numéro 1, celle du secrétaire
général, l’homme à qui il devait son ascension. Elle avait
des escaliers de marbre qui descendaient jusque dans
l’eau, et des jardins somptueux.
C’est dans cet univers anachronique — paix et beauté
— qu’Anastase Vrajek et ses voisins dirigeaient les massa-
cres entre fractions marxistes éthiopiennes, la répression
afghane, la reprise en main polonaise, et manipulaient le
terrorisme libyen ou syrien. Ils lançaient les maquis à
l'assaut des dictateurs, les dictateurs à la poursuite des
maquis, écrasaient la dissidence intérieure, employaient
des tueurs bulgares, des spécialistes est-allemands, des
soldats cubains et des terroristes d’extrème droite turcs.
Nuit et jour, une moitié du monde complotait contre
l'autre.
La nouvelle de la défection d’un tyranneau africain
passé de mode n’aurait eu aucun poids dans cet opéra
315
sauvage aux immenses coulisses, si le consul de Genève n’y
avait ajouté trois informations de première importance:
Le plan complet de l’opération d’intoxication montée
par la DGSE française pour contrer les Américains au
Zomuzo, plan repris par le Mossad pour son propre
compte.
La révélation de l’existence d’un formidable gisement
d'uranium au cœur de ce minuscule pays jusqu'ici sans
intérêt.
Enfin, et surtout l’existence du Pacte Pretorius.
A la nuit tombée, Anastase Vrajek réunit le comité de
coordination au septième étage de l’immeuble du 2, place
Dzerjinski, à Moscou.

Les seize personnes du Korsigs étaient toutes des


spécialistes des affaires africaines. Qu’elles appartiennent
au Renseignement et à ses différents sercices techniques et
géographiques, aux Opérations spéciales, au GRU mili-
taire et à sa V° Direction ou aux différentes représentations
des sections Afrique de la diplomatie soviétique, elles
connaissaient sur le bout des doigts la situation de
l’énorme continent : c'était celle d’un éléphant, ce géant en
voie de disparition. £
Ses restes épars étaient des Etats, chacun grand
comme un pays d'Europe. Sur cette énorme carcasse en
décomposition poussait le riche terreau des révolutions
nationalistes avant que d’être marxistes. Pas moins de
quarante mille militaires et autant de techniciens économi-
ques communistes encadraient un personnel politique
autochtone frais émoulu de l’université Lumumba ou des
centres d'entraînement à la guérilla. Ils exploitaient pas à
pas les innombrables erreurs d’un monde libre incapable
d’envisager l’Afrique autrement que comme un débouché
à ses biens de consommation.
Une grande part du travail de sape du KGB consistait
donc à offrir l’aide que l’Amérique et ses vassaux refu-
saient aux pays asphyxiés par les multinationales, greffées

316
sur leur économie comme des goules sur la jugulaire d’une
vache. Les grands mouvements de libération nationale des
années 50 avaient permis de former des élites nationales
prosocialistes. Parallèlement, le KGB entretenait des
maquis susceptibles de déborder les nouveaux régimes sur
leur gauche, ce qui, dans un cas comme dans l'autre,
permettait d’avoir les deux pieds dans le même pays. La
politique soviétique avait jusqu'ici porté sur l’Afrique
orientale et australe. Les échecs avaient été sanglants au
Congo, au Ghana. Les Cubains étaient alors entrés en
scène, avec une autonomie qui s’affirmait d’année en
année.
Les adversaires les plus durs du KGB étaient les
services spéciaux et les forces armées du gouvernement
raciste d'Afrique du Sud. Ils effectuaient des raids de
représailles en Angola et avaient. monté au début de
l’année une grossière manipulation destinée à éloigner
Luanda de Washington: trois officiers de l’armée sud-
africaine s’étaient fait prendre par les forces angolaises et
avaient avoué qu'ils étaient au Cabinda pour saboter les
installations pétrolières d’une compagnie américaine! A la
suite de quoi, les relations étaient devenues encore plus
difficiles entre la Maison-Blanche et Pretoria.
Anastase Vrajek et les analystes du KGB y avaient vu
immédiatement l’occasion de renforcer leurs liens et leur
présence en Angola, Namibie et au Mozambique. Et voilà
qu’arrivait la révélation d’un Pacte signé six ans plus tôt
entre trois grands pays occidentaux et l’Afrique du Sud!
Le directeur du KGB exposa que si Abimba revenait
au pouvoir et proclamait haut et fort ce qu’il savait,
Moscou était assuré d'immenses bénéfices politiques et
stratégiques au cœur même de l’Afrique. C'était la fin de la
chasse gardée française, la déstabilisation en chaîne et
l’ouverture d’un chemin vers l’océan Indien. Aucun des
pays africains, si fiers de leur négritude, ne bougerait le
petit doigt pour les Occidentaux si le Zomuzo devenait un
pays socialiste.
En prime, il y avait ce fabuleux gisement découvert

317
par le satellite américain, et qu’Israël avait tenté de
détourner à son profit.
« Mais, camarade directeur, nous n’aurons jamais le
temps d'établir les plans de l'opération! objecta le respon-
sable du bureau africain.
— Ils le sont déjà. C’est le plan français : expédier
Abimba dans son ethnie et lui faire prendre la tête d’un
soulèvement populaire contre Molimba. La DGSE n’en
avait pas l’intention, bien sûr (Anastase Vrajek se permit
un de ses rares sourires), mais c’est bel et bien ce que
voulaient faire les juifs! Nous avons observé ces derniers
temps une recrudescence des petites annonces demandant
des “ chiens de guerre ”, et vous savez bien que nos
conseillers au Soudan avaient des doutes. Il nous suffit de
prendre la suite. Nous ne risquons rien : Abimba ira seul
au feu. Nous lui fournirons seulement l’appui nécessaire.
Simekov, que pouvons-nous faire d’ici demain? Les forces
françaises quittent bel et bien Lélé pour leurs manœuvres
conjointes avec les Zaïrois. Abimba doit être là-bas dans la
journée. »
Simekov rappela la situation au Sud-Soudan. Depuis
dix-huit ans, la guerre « anya-nya » (poison) ravageait le
plus grand pays d’Afrique. Elle opposait les musulmans du
Nord, majoritaires et détenteurs du pouvoir, aux Sudistes
sous-développés, noir ébène et rebelles à l’islamisation forcée.
Un premier accord conclu à Addis-Abeba avait été un
marché de dupes. Khartoum avait continué à nommer des
administrateurs nordistes pour exploiter le Sud, riche en
eau et en pétrole. En 1983, les combats avaient repris, sous
la houlette du SPLA, Armée de libération du peuple
soudanais. Le chef en était un ancien guérillero des années
50, entraîné par les Israéliens puis par les Américains. Il
était unitaire et socialiste et s’appuyait sur l’Éthiopie
marxiste-léniniste. Ses armes venaient de Libye. En un peu
plus de deux ans, il s’était emparé de deux des trois
provinces du Sud-Soudan.
Mais le SPLA, en dépit de ses brillants succès
militaires, était en proie à des conflits ethniques, cette plaie

318
africaine jamais refermée. L’éviction de Nemeyri et les
tentatives d’approche du nouveau gouvernement du Nord
n'avaient rien résolu. La Libye retirait peu à peu son appui
au Sud, pour ne pas nuire à la solidarité arabe. Dans ces
conditions, le chef du bureau Afrique se faisait fort de
détourner une partie de la rébellion sudiste afin de
constituer une « force de libération internationaliste »
dont Abimba prendrait la tête. A charge pour lui par la
suite de renvoyer les Soudanais chez eux, ce qui réaffirme-
rait le nationalisme zomuzien et préparerait l’entrée du
pays dans le bloc socialiste.
« Combien d'hommes vos conseillers peuvent-ils
mobiliser?
— Deux ou trois cents. L’ethnie semika d’Abimba
peut en aligner deux ou trois mille. Ses chefs sont tenus à
l'écart de l’administration et de l’armée, mais nous les
travaillons en sous-main depuis longtemps.
— Avertissez nos conseillers. Nous pouvons prendre
Abimba à Cointrin ce soir. Il devrait faire escale au Caire
demain matin et arriver trois ou quatre heures plus tard au
Zomuzo. Mettez sur pied un groupe de conduite des
opérations et tenez-moi heure par heure au courant. »
Anastase Vrajek se leva et regarda sa montre :
« Je retourne à Joukovka. Faites voyager Abimba sur
un avion de l’Aeroflot, et ne le laissez pas sortir avant que
la révolution de palais ait eu lieu. Je sais, camarades, que
nous improvisons complètement, mais tout ce que nous
risquons, c’est qu’Abimba soit éliminé physiquement dès
son retour au pays. Si les Français parlent de notre rôle
dans ce retour, nous lâcherons le plan Pretorius. Je
suppose que le consul a enregistré la conversation?
— J'ai bien peur que non.
— Mettez Tchergrivine sur laffaire. Lui le fera.
Photos, déclaration d’intention, discours, préparez tout
cela. Il faut mouiller Abimba au maximum, qu’il ne puisse
pas revenir en arrière.

319
La partie de golf s’était interrompue pour le déjeuner,
pris dans le somptueux restaurant du green de Saint-
Cloud, puis elle avait repris vers trois heures de l’après-
midi. Elle se termina vers sept heures du soir. L’ambassa-
deur américain laissa gagner le ministre des Affaires
extérieures français. Élémentaire politesse avant ce qui
allait se passer le lendemain dans la nuit. Entre-temps, ils
avaient réglé leurs affaires : le Liban, l’attitude à adopter
envers les chiites, le conflit irako-iranien et, bien sûr, les
relations tripartites germano-américano-françaises. Pas un
mot sur Abimba. De temps à autre, un officier resté sous
les arbres venait leur apporter à l’un comme à l’autre des
télex qu’ils lisaient comme des faits divers sans impor-
tance, tandis que le partenaire faisait méditativement
tourner son club au ras du gazon-moquette.
Ils se séparèrent vers dix-huit heures. L’ambassadeur
américain regagna sa résidence pour se changer. Il était
invité à un dîner regroupant les principaux économistes
européens, pour, une fois de plus, les rassurer sur l’ascen-
sion vertigineuse du dollar. C’est au café, vers dix heures et
demie du soir, heure à laquelle Abimba et Newman
sortaient de leur sommeil comateux, qu’il croisa Beaure-
nave. Le banquier avait l’air absorbé. L’ambassadeur lui
prit le coude et l’emmena à l'écart :
« Les choses ne sont pas faciles, semble-t-il? »
Le Français lui lança un regard méfiant.
« Baluba est en route pour Genève, mais le Départe-
ment d’État est suffisamment inquiet pour m'avoir mis
dans la confidence, précisa l’ambassadeur. Ne loupez pas
les mules, mon ami! Vous devez les tuer cette nuit.
Imagmez que les Russes le fassent pour vous; ce serait la
fin de tout. »
Beaurenave grogna :
« Ils ne sortiront pas vivants de l’hôtel. »

Anton Tchergrivine arriva au volant de sa puissante


BMW aux plaques diplomatiques. Il la laissa dans le

320
parking en sous-sol et gagna le dernier étage. Dans le
couloir, il vit le consul, dont le visage s’éclaira à sa vue.
Slava Korposky le mit au courant en chuchotant,
couvé d’un regard méprisant par le « résident ». Contrai-
rement à l'essentiel du corps diplomatique soviétique, le
consul n’appartenait pas au KGB. Trop tiède, trop mou,
en poste depuis trop longtemps. Quelque chose de la
bonne éducation suisse avait fini par déteindre sur lui.
Tchergrivine, lui, avait tout de l’officier du KGB : raide,
massif, dangereux, le colosse se chargeait volontiers des
actions brutales. Dernièrement, il avait lui-même égorgé
un procureur helvétique, honorable correspondant des
services secrets allemands. Il était commandant et dépen-
dait de la ["° Direction — le Renseignement à l'étranger —
tout en occupant officiellement un poste de premier
secrétaire commercial à Berne.
Exaspéré par la voix geignarde de Korposki, il coupa :
« Où est Abimba?
— J'ai cru bon de lui donner une chambre, camarade
commandant, indiqua le consul. Si vous voulez me
suivre... »
Au bout du couloir qui tournait à angle droit, un
chauffeur diplomatique aux allures d’équarrisseur gardait
une porte peinte en jaune. Il rectifia instinctivement la
position à la vue de Tchergrivine et suivit le consul qui
repartait en arrière en bafouillant des excuses vaseuses.
Anton Tchergrivine ouvrit la porte et entra.
Le Noir était devant la petite fenêtre munie de
barreaux et de volets métalliques repliés. Il contemplait la
ville qui s’illuminait, quartier après quartier, sertissant le
lac comme un diadème. Il tourna vers l’arrivant un regard
sans illusion.
« Anton Tchergrivine, résident du KGB pour la
Suisse, se présenta le Russe. Voici nos conditions. »

John Baluba atterrit à Cointrin à sept heures du soir


le 14 septembre. Grâce à son passeport diplomatique, il

321
contourna la douane et s’engouffra dans une grosse Fiat
conduite par Siegfried Récamier. Récamier était le chef
d’antenne de la Compagny pour la Suisse, mais pour tout
ce qui était « action », il relevait de Baluba. La CIA
disposait de peu d’hommes de main en Suisse, et en
embauchait au coup par coup au MI6! ou dans les
réseaux et officines sympathisants dont les grandes villes
de la Confédération helvétique étaient truffées.
Le télex tombé de Virginie juste avant son départ de
la résidence faisait état de la « vive préoccupation » du
DCI devant le comportement d’Abimba. Miss C. G.
chapeautait l « annulation » éventuelle du chef d'Etat.
Récamier avait mis en place un réseau de surveillance
serré autour du consulat soviétique. Il lui apprit que
Tchergrivine, responsable du KGB pour la Suisse, était là.
L’interception des communications radio avec Moscou ne
donnait rien, les Russes utilisant des codes informatiques
aléatoires qu’il fallait plusieurs mois pour déchiffrer, à
supposer qu’on y parvint. Mais les échanges de messages
n'avaient pratiquement pas cessé depuis la fin de la
matinée. Visiblement, Moscou prenait très à cœur l’éva-
sion d’Abimba. Baluba imagina le président zomuzien
cloîtré dans une chambre du consulat, attendant avec
angoisse que les maîtres du Kremlin décident de son sort.
Récamier lui montra aussi les photos du transfuge prises le
matin même sur les marches du perron.
Ils firent le tour du dispositif : pratiquement toute
l’équipe Action avait été rameutée et observait le bâtiment
avec de puissantes jumelles et des canons micro-direction-
nels à partir de voitures et de chambres louées. Baluba
demanda à garder la voiture et se dirigea vers l’hôtel
Albert. Il se gara sur le quai du Général-Guisan et fit à
pied une promenade autour de l’hôtel.
Les rues étaient animées, mais elles n’allaient pas
tarder à se vider pour l’heure du repas. Le vent avait forci
et courbait les innombrables bateaux de plaisance ancrés
1. Services secrets anglais.

322
le long des berges. Un vapeur à aube quitta le débarcadère
de lautre côté, quai du Mont-Blanc et se dirigea en
roulant vers Nyon. Les lampadaires s’allumèrent tous d’un
coup, transformant la paisible cité en un majestueux
paquebot géant aux ponts et aux coursives entrecoupés
d’arbres et de massifs. Baluba trouva que Genève était une
belle ville.
En attendant de traverser pour remonter la rue
d'Italie côté hôtel, il repéra deux hommes assis à la
terrasse d’un café. Des Français. Un jeune homme avec
des lunettes rouges et un autre à cheveux longs, maigre. Ils
avaient le dos tourné au lac et surveillaient la marquise de
hôtel. Tout en haut de la rue, il en vit un autre, qu’il
identifia comme un des hommes de l’équipe Linhardt : le
petit costaud aux cheveux ras. Puis Linhardt sortit d’un
renfoncement et vint vers lui.
Les deux hommes s’étaient vus pour la dernière fois à
la fin de l’année 80. Baluba trouva Linhardt inchangé.
Peut-être la peau tannée était-elle plus sèche, les pom-
mettes encore plus apparentes. La fatigue tendait le
masque indien sur son architecture d’os, ne laissant filtrer
que le regard de jais.
Ils s’installèrent dans la Mercedes garée rue d’Aoste,
une petite rue perpendiculaire à la rue d’Italie et parallèle
aux quais. L'intérieur sentait le tabac, la sueur, la tension
d’une longue nuit de chasse.
« Je ne savais pas que Langley s’intéressait tant à nos
petites histoires, attaqua Linhardt.
— Je ne suis là qu’en qualité d’observateur, le
rassura Baluba. Nous nous occupons d’Abimba, et vous de
ses mules.
— J'imagine que le montage avec les Israéliens vient
de vous. Nous ferons de notre mieux. Je ne sais pas
pourquoi ces salopards protégeaient le hameau, mais vous
avez peut-être votre petite idée?
— Non », mentit l'Américain. Il pensait au gisement
OBO et calcula mentalement que les troupes françaises
étaient en train de quitter leurs bases zomuziennes. « Nous

323
nous occupons d’Abimba parce qu’il veut passer à l'Est.
C’est une raison suffisante, non? »
Linhardt ne releva pas, mais Baluba vit une petite
veine qui battait sur sa tempe.
« Vous allez investir le consulat soviétique?
— On attend qu’il sorte. On tâchera de faire quelque
chose si vous nous apportez confirmation que les mules ont
bien le Pacte Pretorius. C’est une sale affaire, Martin. »
Baluba changea brusquement de ton. « Le Département
d’État nous bombarde de coups de fil, et tous nos chefs
d'antenne en Afrique sont sur les dents. Abimba it
absolument disparaître de la circulation et vous devez vous
emparer de son dépôt.
— Ça va faire du dégât, maugréa Linhardt, mais on y
arrivera. »
Avant de quitter la voiture, le DO sortit de sa poche
un petit émetteur portatif réglé sur la longueur d’onde de
la CIA et le posa sur le tableau de bord :
« En cas de pépin, appelez. Nous serons toujours au
cul d’Abimba.
— Entendu », dit mécaniquement Linhardt. Il
regarda sa montre : « Nous attaquons à vingt et une
heures. Dans vingt minutes. »
[1
LE HAMEAU SE RÉVEILLA TARD, AU CINQUIÈME ÉTAGE DE
l'hôtel Albert. Ils firent une rapide toilette et se réunirent
dans le salon pour discuter.
"Une heure plus tard, ils étaient tremblants de fureur
et d’indignation. Les vieux clivages qui faisaient le sel de
leur amitié avaient reparu dès qu’il avait été question de
céder la mallette.
Les Génois avaient longtemps été de gauche, avant
d'acquérir cette distance désabusée que la gestion socia-
liste leur inspirait. Daniel était le plus virulent, fort de son
passé anarchiste, et il se cabra dès qu’il fut question de
Beaurenave. Il ne voulait discuter qu'avec Abimba, et
pensait que celui-ci était le seul à pouvoir lui rendre sa
tranquillité d’esprit.
Lucas entreprit de démolir son raisonnement, souli-
gnant que le tyran zomuzien avait disparu dans la nature
et que, pour une raison ou pour une autre, il avait décidé
de se passer d’eux. Certes, il reprendrait contact tôt ou
tard, mais dans combien de temps? Ce n’était plus qu’un
fuyard. Tout ce qu’il pouvait dire ou faire n’avait plus
d'importance. L'essentiel était de se débarrasser du Pacte
avant qu’on les tue, tous les six.
Virgile n’avait jamais eu de position politique précise.
Il espérait plier le monde à son propre modèle, celui d’un
homme libre, héritier de plusieurs cultures et dégagé de
tout ce dont les Vivien s’encombraient : Sécurité sociale,
retraite, prévoyance, assurances diverses, tout un arsenal
dont l’inanité le faisait rire aux larmes. Avec Marion, il

325
avait réussi ce tour de force de transformer une utopie en
une réalité qu’ils vivaient tous les jours au hameau, mais
qu’ils vivaient seuls. Lucas eut beau jeu de lui montrer
qu’ils se heurtaient à la réalité avec la force d’une motte de
beurre sur un mur de béton :ils étaient coincés comme des
rats, détenteurs d’un mystérieux rouage géopolitique dont
l’absence avait sauté aux yeux d’un ramassis d’assassins.
La parole, cette parole que Virgile maniait avec aisance et
charisme, ne valait plus rien. Les actes comptaient.
La discussion s’éternisa, comme s’enlisent les argu-
ments et les contre-arguments, les petits faits et les grandes
rancunes d’un couple en train de se défaire. Les femmes
calmaient le jeu, mais il fallut convaincre Jeanne, ulcérée
de rendre aux Sud-Africains la preuve de leur forfait.
Sarah parla de Marlène et de Daniel. Ils s’emmêlaient
dans un tissu de contradictions et de questions sans
réponse, comme s’ils avaient eu réellement le pouvoir de
les résoudre. Comme la journée s’avançait, Lucas proposa
de souper. Ils téléphonèrent à la réception et commandè-
rent des croque-monsieur, de la bière et du thé.
C’est ce qui finalement les décida. Un garçon d’étage
entra, poussant une desserte chargée de victuailles et de
couverts en argent. Un journal trônait bien au milieu. La
Tribune de Genève. Lucas le déplia machinalement. Un titre
en bas de page était souligné au crayon rouge :
« L'ANCIEN PRÉSIDENT DU ZOMUZO QUITTE CLANDESTI-
NEMENT LA FRANCE. »
C'était un article vague, comme en écrivent les
Journaux qui n’ont encore rien pour étayer l’événement.
L'information venait de l'AFP, et n’avait pas été démentie
par le ministère de l'Intérieur. Officiellement, on laissait
percer au Quai d'Orsay un soulagement de bon ton.
« Il a bel et bien disparu, conclut Marion. Il ne sait
pas où nous sommes, et nous ne savons pas où il est.
— On ne peut pas garder ça! répéta Lucas. C’est un
vieux traité. Si on leur rend, ils l’enterreront dans un coffre
et tout redeviendra comme avant. Nous les préviendrons
que nous avons pris nos précautions. Tu raconteras tout à

326
ton copain journaliste, Virgile. Ce sont des salauds, mais
qu'importe? On l’a toujours su.
— Tu votais pour eux, rappela Daniel d’une voix
éteinte.
— Pas aux dernières présidentielles. Et qui sait si les
socialistes ne sont pas pires?
— Ça recommence, soupira Virgile. OK. On peut
considérer que ces documents appartiennent à Beaurenave
et consorts. On peut considérer qu’on leur a volé leur
image et leur voix (il eut un rire amer). Ça te va comme
ça? On rend la valise aux légitimes propriétaires et on
rentre à Douchy, comme si de rien n’était.
- — Je ne décide pas seul, riposta Lucas, furieux. On
plonge tous ou on reste sur la rive, à attendre les pruneaux.
— Îl est vingt et une heures, souligna Sarah. On ne
peut pas rester éternellement dans cet hôtel!
— D'accord », lâcha Virgile. Il fixait la fenêtre noire.
« D’accord », répéta-t-il d’une voix plus forte.
Lucas attendit encore quelques secondes, puis prit le
téléphone et demanda le numéro du président de la
Banque de l’Expansion africaine.
Il y eut un brouhaha au bout du fil, puis une voix
nouvelle claqua dans l’écouteur :
« Antoine Beaurenave, à Paris ?
— Je voudrais son numéro, oui. Il est banquier.
— Je sais, monsieur, dit la voix.
— Eh bien, donnez-moi son numéro!
— Îl n’en est pas question, monsieur. Nous ne vous
laisserons jamais remettre la serviette à Beaurenave. C’est
totalement hors de question. Et pour vous éviter la
tentation de descendre téléphoner, sachez que le quatrième
étage est sous notre contrôle. Sinon, il y a plusieurs heures
que vous seriez morts, Vous et Vos amis.
— Mais qui êtes-vous? »
L’autre eut un petit rire.
« Cela n’a rigoureusement aucune importance.
Disons que nous avons des droits sur le dépôt d’Abimba.
— C’est à nous qu’il l’a confié! riposta Lucas.

DL?
— C’est un trop gros gâteau pour vous. Vous allez
vous étouffer avec. »
Il y eut un blanc. La voix questionna avec un brin de
sécheresse :
« Vous l’avez ouvert?
— Non, mentit Lucas. Vous êtes un Missi Domi-
nici? »
Il y eut un autre silence. La voix reprit :
« Je vois que vous commencez à comprendre pas mal
de choses, monsieur. Entre autres, qui nous sommes.
Puisque vous savez cela, vous savez que vous ne nous
échapperez pas. Vous avez ouvert la mallette, sinon vous
ne sauriez pas à qui vous adresser pour en négocier le
contenu. C’est très grave. »
Lucas sentit un frisson lui parcourir l’échine. C’était
parfaitement exact. Il ignorait que le président de la
Banque de l’Expansion africaine était partie prenante dans
le dossier d’Abimba avant d’avoir vu son nom et son titre
sur les photos, et lu le récit de ses agissements dans l’épais
dossier qui les accompagnait. Son interlocuteur lui, le
savait. Donc, il connaissait le contenu du dépôt, C’est
pourquoi il les avait fait protéger depuis Douchy. Etait-ce
cet homme àla cigarette pendante qu’ils avaient vu pour la
dernière fois dans le brouillard de l’aube, un peu avant
Bourg-en-Bresse? Non, il n’avait pas d’accent. Son chef,
sans doute. L’heure des renversements d’alliance avait
sonné, et c’était encore le réseau le plus fort.
« Qu'est-ce que vous nous offrez en échange?
— La vie.
— Vous mentez.
— De l’argent. Beaucoup d’argent.
— Cela ne nous intéresse pas. » Lucas jeta un coup
d'œil à Daniel. « Vous savez ce qui nous fait courir, non?
— La vieille affaire de M. Génois? Vous voulez
l'impunité pour votre ami, c’est ça? Rien de plus facile.
Vous aurez le dossier clos le jour même de l’échange.

— Vous m’entendez? Vous savez que nous pouvons

328
le faire. L’un de vous a téléphoné à un Journaliste. Nous
sommes encore TRÈS puissants, monsieur. Nous pourrions
retrouver la petite Marlène sans trop de mal. »
Sarah avait entendu. Elle devint blanche comme une
morte.
« Si jamais vous touchez à ma fille, nous lâcherons le
Pacte Pretorius dans la nature, dicta Lucas d’une voix sans
timbre. Nous raconterons tout, et si nous ne sommes pas
en état de le faire, des amis s’en chargeront. Des personnes
à qui nous avons envoyé des lettres avant de partir! Un
cheveu de Marlène, et le Pacte Pretorius vous éclate au
nez, ordure!
. — Le Pacte Pretorius ? reprit la voix avec une nuance
de rêverie. Mais, monsieur Vivien, il n’est pas dans notre
intention de prendre votre fille! Pas si vous faites ce que je
vous dis. Vous retrouverez votre tranquillité, nous arran-
gerons toutes ces morts et ces épaves que vous avez laissées
derrière vous, et nous vous oublierons. Simplement, nous
aimerions récupérer ce Pacte dans un endroit tranquille. A
Douchy, par exemple.
— À Douchy? Et pourquoi?
— Vous avez bien fait votre travail. Vous le referez
bien une seconde fois. Nous avons été frappés par vos.
ressources, par votre résistance. Rien de tel que des
innocents, monsieur Vivien, pour effectuer le travail des
coupables. Oui, rentrez au hameau, et nous viendrons
chercher la valise. Pour vous éviter le voyage, nous
pouvons même venir avec votre petite fille.
— Salaud!
— Mais nous ne l’avons pas encore, monsieur
Vivien! Vous pouvez contrôler.
— Vous surveillez le standard!
— Cela va de soi. Bon, eh bien vous vérifierez plus
tard! Etes-vous d’accord, tous? »
Lucas consulta les autres du regard.
« Oui. Mais pourquoi retourner là-bas?
— C’est notre affaire. L’hôtel est cerné, monsieur
Vivien. Nous sommes à l’intérieur, mais nos rivaux sont là.

329
Ils feront tout pour vous arracher la valise, et nous ferons
tout pour les en empêcher. Il faut fuir, très vite. Votre 205
est trop surveillée, allez chercher la Rover et passez la
frontière dans le Jura. Gagnez Douchy le plus vite possible,
nous vous y attendrons.
— Et comment puis-je sortir de l’hôtel?
— C'est assez risqué, mais c’est possible. Je vous
l'explique. Ne tardez pas. Nous resterons sur place pour
accueillir les tueurs. »
Lucas écouta attentivement, puis il raccrocha.
« Nous n’avons pas le choix. » Il croisa le regard de
Sarah et ajouta avec un pauvre sourire : « Nous appelle-
rons d’une cabine. Je suis sûr que Marlène est hors de
danger. Ils iront se cacher ailleurs.
— Qui garde la valise?
— Je vous la laisse. Guettez à la fenêtre. Le pistolet-
mitrailleur est toujours dans la Rover. Je vous couvrirai
quand vous sortirez de l’hôtel par-derrière. »
Il ramassa ses clefs, mit sa veste et entrebäâilla la porte
de la suite. Le palier était désert. Au bout, il y avait une
porte en fer donnant sur le toit. Comme dans les films,
pensa-t-il. Il aurait bien voulu connaître le scénariste.

Le colonel Yvan reposa le combiné sur sa fourche et


essuya soigneusement ses lunettes à montures dorées. Il ne
lui déplaisait pas de s’être fait passer pour un Missi
Dominici et pensa que Chassibrand goûterait le sel de la
ruse. Il recomposa un numéro tout en surveillant
Timothée Pastor qui parlait avec Gibet dans le hall
d'accueil, l’un et l’autre cachés derrière les journaux
montés sur leurs supports en bois. Il faudrait payer très
cher la fidélité de Pastor, car les Suisses n’aiment pas
prendre parti et Pastor l’avait fait.
Tout en laissant sonner le téléphone, là-bas très loin,
dans le hameau du Loiret, il repensa à la conversation. Le
Pacte Pretorius.. C’était la première fois qu’il en entendait
parler. Encore un héritage de l’ancienne majorité. Il

330
n’avait jamais rien vu à ce nom dans les archives de la
Piscine. Un de ces dossiers compromettants que Linhardt
avait fait déclasser et emporté avec lui. Une monnaie
d'échange juteuse, encore que ce n’était pas elle qui
intéressait Chassibrand. Décidément, cette histoire était
un vrai labyrinthe. Les Israéliens les avaient trahis,
Marquiset trahissait Charlemagne en faisant semblant de
les trahir, Abimba lâchait tout le monde et Chassibrand
comptait les points, là-bas, dans une fermette du Loiret.
Il n'avait pas trop aimé parler de la petite fille. Lui-
même en avait deux. Mais il fallait que les mules rentrent
au bercail. C'était la condition sine qua non pour que
Charlemagne sorte de son trou et que lincroyable arrive.
La nuit du 15 au 16 septembre scellerait son sort.

Lucas se retrouva sur le toit de l’hôtel. De là, on


voyait le lac. La rive helvétique était constellée de
lumières. Sur la droite, il y avait deux ports, le premier
derrière la jetée la plus proche, le second derrière le jet
d’eau maintenant éteint. Des centaines de dériveurs
étaient serrés le long du quai. Les montagnes étaient
invisibles, il soufflait un vent froid qui prenait le plan d’eau
en enfilade et faisait trembler les arbres de la promenade.
À intervalles réguliers, le néon de l’hôtel jetait vers le ciel
une chape lumineuse.
Lucas traversa la terrasse goudronnée à la recherche
de léchelle d’incendie dont lui avait parlé son interlocu-
teur. Il la trouva dans un angle, s’enfonçant vertigineuse-
ment dans un puits d’où montaient des odeurs de cuisine.
Il tâta les premiers barreaux, enjamba le muret et entreprit
une longue descente.
Les barreaux étaient gras, le mur taché d'humidité.
Des voix montaient, chargées du robuste accent vaudois ou
italien. Une petite fenêtre jetait son décalque de lumière
Jaune sur la paroi d’en face et il dut attendre qu’il n’y ait
plus personne pour franchir les échelons l’exposant aux
regards. Il aperçut un couloir, une porte ouverte, des

331
agents de police genevois qui discutaient entre eux. Le
quatrième étage. Les Missi Dominici disposaient aussi
d’appuis dans la police helvétique! 3
De longues minutes plus tard, il prit pied sur un toit
en dévers, souillé de chiures de pigeon et de mousse. Le sol
de la cour était en contrebas, à deux mètres. Il se suspendit
à une gouttière, espérant qu’elle n’allait pas céder sous son
poids, puis se laissa tomber.
Il n’eut qu’à suivre un couloir, et déboucha dans la
rue de la Tour-Maîtresse. Il y avait cinq minutes qu'il était
parti. Le plus dur restait à faire : échapper aux tueurs de
l’autre groupe. Il espéra que la Porsche était là.
Au moment où il formulait ce vœu, il la vit, juste en
face. La bête d’acier noir était tapie, moteur allumé, et un
homme le regardait. Un homme coiffé d’un feutre gris. Il
éleva lentement la main et Lucas vit avec horreur qu’elle
était prolongée d’un pistolet muni d’un silencieux. La
première rafale partit et le prit totalement au dépourvu.
Mosché Z. le manqua.
Il le fit exprès. Le garde du corps du Mossad n’avait
pas digéré l’alliance forcée avec ceux qu’il avait combattus
toute la nuit. Quand Toby était venu lui apporter ses
nouvelles instructions, et bien que Mosché ait déjà reçu
l’ordre de stopper le hameau, quelque chose s'était passé
entre les deux hommes. Sans doute le lien qui unissait
Newman à ses chefs s’était-il tendu, et celui qui le reliait à
ses hommes répercutait-il ce choc. Au dernier moment,
alors qu’il l'avait dans sa ligne de mire à moins de dix
mètres, Mosché Z. laissa la vie au grand type chauve qu’il
avait sauvé par deux fois dans la nuit. Sa rafale s’imprima
dans le mur, à quelques centimètres du crâne de Lucas.
Celui-ci se baissa derrière les voitures et se mit à courir.
Il courut de toutes ses forces, bousculant les passants,
laissant derrière lui un maelstrôm de cris et d’injures. Il
était le seul dehors. Les autres ne pourraient sortir que s’il
atteignait la voiture. Il devait échapper aux tueurs.
Devant lui, il vit un jeune homme qu’il reconnut
vaguement. Sans ralentir, il voulut lui envoyer son poing

332
dans la gorge, le manqua, mais le frappa au défaut de
l'épaule avec une telle force que le Missi Dominici alla
percutér un kiosque à journaux et s’étala sur le trottoir.
Lucas entendit quelqu'un qui criait en français : « Ne tire
pas! » Il redoubla de vitesse, en sueur, le cœur battant la
chamade. Tourna à droite, vit la place du rond-point.
Ralentit. Le trottoir était vide, à l’exception d’un homme,
au beau milieu.
Essoufflé, il se força à marcher normalement.
L'homme grandissait mais ne bougeait toujours pas. S’il a
un pistolet dans sa poche, je suis foutu, pensa Lucas. Il le
reconnut au dernier moment: c'était le type avec son
accent du Midi, le chef de l’équipe des Missi Dominici.
Marquiset le regardait venir, une cigarette collée à sa lèvre
inférieure, les yeux pochés par la fatigue.
Corame dans un rêve, Lucas passa devant lui. Il va
me tirer dans le dos, pensa-t-il. Étrangement, il lui
paraissait important de faire encore quelques mètres. Et au
moment où il le frôlait, il entendit nettement le tueur
murmurer :
« Bon voyage, monsieur Vivien. Nous vous attendons
à Douchy. »
Ainsi, c'était vrai. Les Missi Dominici lui laissaient la
vie jusqu’au hameau. S’étaient-ils douté qu’il n’avait pas
les papiers d’Abimba? Il s’en voulut de ne pas en avoir
pris une partie et se promit de partager le contenu de la
valise avec ses amis dès qu’ils seraient réunis. C’était une
vraie folie de les avoir laissés là-haut, avec la mallette.
L’image du tireur embusqué dans la Porsche le frappa
comme un coup de poing. Eux aussi avaient retourné leur
veste. Si leurs mystérieux protecteurs étaient devenus leurs
chasseurs, le hameau avait de moins en moins de chances
de s’en tirer.

Le premier contact avait été glacial. L'équipe du


Mossad savait maintenant qui se trouvait en face d’elle :
un Kommando Bismarck, formé et lancé par un ancien

333
nazi. L’antisémitisme latent de Monnier et Schloesser
s'était réveillé devant les faciès bruns et noirs de David
Leich, Nathan Klapman et Toby Newman. On ne pouvait
rêver alliance plus artificielle, et Martin Linhardt avait dû
déployer des trésors de diplomatie. 3
Comme il avait déjà travaillé avec Toby Newman, ils
se mirent en fin de compte d’accord sur une stratégie
d’attaque du cinquième et dernier étage. Tout cela se
passa dans la suite louée par Abimba au petit matin,
tandis que Mosché Z. surveillait les arrières de lhôtel.
Le plan était simple, gage d’efficacité. Tous les
hommes réunis là étaient rompus au combat de rue, à la
prise d’une citadelle et au nettoyage d’un bâtiment, étage
par étage. Franchir le bouchon de sécurité établi par
quelques braves policiers genevois sur le palier du qua-
trième ne posait aucun problème. Une fois sur place,
Monnier et Schloesser se chargeraient de l’effacement des
mules tandis que l’équipe israélienne couvrirait ses arrières
contre une offensive possible des Missi Dominici. Il fut
convenu que Martin Linhardt partirait de son côté, vers la
frontière française. Le capitaine et son tireur prenant un
avion le lendemain pour Madrid.
Ils étaient là, six hommes graissant leurs armes et
préparant leurs pains d’explosifs dans la suite luxueuse
d’un des plus beaux hôtels de Genève, quand la radio
portative grésilla :
« Je l’ai manqué », dit seulement Mosché Z. d’une
voix sans inflexions. Et il coupa le son.
Toby Newman et Martin Linhardt échangèrent un
regard lisse. Linhardt haussa les épaules :
« Aucune importance. Dans cinq minutes, il est
volatilisé. C’est à ce moment-là que nous attaquerons. »

Marquiset revint à pas lents vers la rue d'Aoste. La


foule dense se dirigeait vers la vieille ville surmontée de la
cathédrale Saint-Pierre et de la fameuse promenade des
Bastions. Mais les magasins étaient fermés, et l’on pouvait

334
espérer pour bientôt un calme relatif. Le hameau quitte-
rait-il l’hôtel à ce moment, ou allait-il passer une deuxième
nuit dans la suite? Si c’était le cas, il faudrait aller chercher
le dépôt d’Abimba. Charlemagne s’impatientait. Et Mar-
quiset, chaque fois qu’il composait un numéro dans le
Loiret, avait la sinistre impression d’être écartelé entre
deux chats géants, chacun se le renvoyant d’un coup de
patte parce que l’heure n’était pas venue de l’éventrer d’un
coup de griffe.
Il vit Debarthes attablé tout seul dans un restaurant
devant une assiette de potage, son poste de radio caché
sous un magazine plié en deux. Il avait l’air très seul, et
Marquiset sentit à sa vue combien lui-même l'était. Tôt ou
tard, il lui faudrait tuer ce jeune homme inventif, comme il
lui faudrait tuer la jeune brute au visage mou qui guettait
l'entrée de l’Albert à partir d’un café, seul lui aussi devant
l’inévitable berlingot de lait et les petits carrés de chocolat
dans leur enveloppe de couleur. Le plus jeune de l’équipe,
Prof, le chimiste aux lunettes rouges, avait réintégré la CX
et attendait qu’il se passe quelque chose en se frottant
l'épaule.
Il Jallait qu’il se passe quelque chose. Il fallait que les
six mules reprennent la route pour Douchy. Marquiset
s’engagea dans la rue d'Italie et leva les yeux vers le
dernier étage. Il n’y avait qu’une fenêtre éclairée au
cinquième. Et, se découpant en ombres chinoises, guettant
la rue elles aussi, les silhouettes des trois femmes du
hameau.

Lucas déboucha sur le rond-point et le longea sur un


quart de sa circonférence. La Rover était là, poudreuse et
crasseuse, fidèle coursier qui, seul, pouvait les ramener au
chaud.
Il jeta un dernier coup d’œil circulaire sur la place :
elle était déserte, comme aplatie sous la lumière blanche
des réverbères. De rares passants se hâtaient sous les

335
rafales d’un vent venu du nord-est, et les immeubles fin de
siècle reflétaient la nuit noire de toutes leurs fenêtres.
Il se laissa glisser sur le siège et referma la porte,
retrouvant avec satisfaction l’illusoire impression de calme
et d’impunité de l’habitacle. L’odeur des cigarettes
blondes de Sarah flottait encore, mêlée au parfum du cuir
et à celui, tenace, du sommeil, des larmes et de la sueur. Il
sélectionna du bout des doigts la clef de contact et allait
l’engager dans le Neiman quand quelque chose le retint.
Il n’aurait su dire ce que c'était. Ce sixième sens
qu’acquièrent les bêtes longuement traquées, ou la
conscience aiguë de sa solitude, solitude d’autant plus
étrange, miraculeuse, qu’il savait les rues surveillées tout
autour de l’hôtel? Pourquoi l’avait-on laissé passer? Il ne
pouvait croire que ceux qui l’avaient suivi si longtemps,
invisibles mais toujours là, ignoraient qu’il allait rejoindre
sa voiture.
C’est là qu'était le piège. La voiture!
Une chape de sueur lui inonda la nuque et les épaules.
Il se sentait cloué à son siège, cible parfaite offerte aux
tueurs. Une rue déserte, une voiture piégée.
Piégée ! Les images des rues déchiquetées du Liban lui
apparurent à travers une buée brûlante. Le sang tapait,
lisolant derrière un mur mou et tiède. Il retira ses mains
du volant et vit qu’elles avaient laissé des traces grises et
humides. Comment savoir? Comment ne pas mourir loin
des autres, de Sarah, de Marlène? Il était de ces hommes
qui n’ont qu'un métier, et qu'une vie. Ils ne l’avaient
préparé en rien à ce qui lui arrivait.
Il se força à allumer un cigare, inspira profondément.
Il devait leur faire croire qu’il avait tout son temps. Il
bascula la trappe du vide-poches et jeta sur le siège tout ce
qu'il y voyait. Une clef à bougies, un canif, un marteau,
des contraventions impayées. Une petite figurine en cou-
leur appartenant à Marlène. De la ficelle.
Il essuya ses paumes sur son pantalon et entreprit de
débrouiller l’écheveau. Il agissait mécaniquement, les yeux
fixés droit devant lui, tirant sur son cigare.

336
Et si l'explosion était télécommandée?
Une fois la ficelle dénouée, il en passa un bout dans la
clef de contact et fit deux nœuds. Il passa l’autre bout entre
la colonne de direction et l’une des branches du volant et
tira jusqu’à ce qu’elle fût presque tendue. La ficelle
mesurait trois bons mètres. C’était ridiculement peu. Il
chercha quelque chose des yeux, n’importe quoi qui pût la
rallonger et avisa le cordonnet des housses. Il avait fait
recouvrir le cuir abîmé des sièges pendant les vacances, et
en mettant les cordonnets bout à bout, il obtint six mètres
de plus. Il fit un nœud serré à l'extrémité de la ficelle,
éteignit son cigare et aspira une grande gorgée d’air. Puis il
sortit.
Une fois debout près de la voiture, il se sentit encore
plus vulnérable. Le bout du cordon faisait une petite boule
dure entre ses doigts crispés. Il s’éloigna de quelques
mètres, jusqu’à ce que l’ensemble se tendît. Il avait
dépassé la voiture qui se trouvait derrière la sienne quand
il sentit la résistance. :
Une pensée fugace le traversa : et s’il faisait tout cela
pour rien? Mais il savait au fond de lui qu’il y avait
quelque chose dans la Rover, quelque chose dont il devait
s'éloigner. Se baissant brusquement, il se jeta au sol.
La corde se tendit, la clef tourna dans le démarreur et
tout disparut dans une bulle de lumière.
La formidable déflagration s’étendit aux dimensions
du rond-point, éparpillant des milliers de vitres, claquant
sur les façades austères comme une monstrueuse gifle. Le
pain de toluène relié au démarreur de la voiture trans-
forma le lourd tout-terrain en un magma tournoyant de
ferrailles rougies, d’éclats mortels qui ricochaient sur la
pierre et les toits avec des miaulements de vrille. Ce qui
restait de la Rover retomba sur ses essieux après avoir
heurté la voiture suivante et se dispersa comme les cendres
d’un feu de bois.
Une épaisse fumée avait envahi la place, que Lucas
traversa dans un état second, les tempes bourdonnantes, le
souffle encore coupé par le mur d’air tassé. L’explosion

337
avait anéanti tout l'éclairage de la place, mais l’incendie
furieux qui ravageait l'épave démantibulée dévoila un
puits d'ombre, devant lui. Il s’y engagea, butant sur un
pneu fumant qui fondait autour d’une jante tordue. Cela
ressemblait à la guerre. Il marchait sur un tapis d’éclats de
verre, de pierraille et de macadam arraché par croûtes à la
chaussée.
Il tourna à gauche, vers le lac. Il avait de plus en plus
mal au genou, et au fur et à mesure qu’il retrouvait sa
respiration, il sentait une douleur lancinante naître sur le
côté gauche. Sans le savoir, il avait roulé sur une dizaine de
mètres, repoussé par la déflagration, et s’était écrasé contre
un obstacle tandis qu’autour de lui tout se désagrégeait. Sa
veste était intacte, mais incrustée d’éclats de verre qu'il
entreprit de retirer machinalement tout en s’approchant
du quai.
Des passants se tenaient sur la bordure du trottoir,
fixant d’un air horrifié le débouché de la rue Pierre-Fatio, à
vingt mètres sur la gauche. La circulation s'était arrêtée,
les conducteurs et les passagers étaient descendus et
regardaient dans la direction du rond-point en criant.
Quelqu’un lui dit quelque chose qu’il ne comprit pas.
Par contre, il saisit l’air stupéfait de son interlocuteur.
Passant sa main sur son visage, il la retira pleine de sang
mêlé à du noir de fumée. Grommelant une vague explica-
tion, il sortit son mouchoir et le pressa sur sa plaie tout en
se fondant dans l’ombre protectrice des arbres.
Sur sa gauche, la paix absolue de la promenade
contrastait avec la fureur rougeâtre envahissant le ciel
derrière lui. Des voitures de police passèrent en hurlant,
suivies des pompiers. Il s’assit sur un banc, face au lac, et
ferma les yeux.
Il en avait marre. Le visage de sa fille s’imprima sous
ses paupières et il se mit à pleurer.

L'explosion avait fait vibrer toutes les vitres du


palace. Mais en face, les immeubles reçurent un reste de
338
l’onde de choc et leurs fenêtres se volatilisèrent comme un
lustre qui perd ses pendeloques. Le fracas cristallin fut
noyé dans les cris de panique qui montaient de la rue. Le
ciel au-dessus du rond-point se décomposait en couleurs
sanglantes, puis une grande lueur bleutée naquit, aussitôt
noyée dans un torrent de fumée qui tourbillonnait à
l'entrée de la rue d’Italie.
Les lampadaires palpitèrent comme des lucioles à
l’agonie et s’éteignirent ensemble. Une obscurité de plomb
tomba sur le quartier, tandis que la fumée enflait, appor-
tant avec elle l’odeur de caoutchouc et de l'acier carbo-
nisés.
- € Lucas! » hurlèrent les femmes du hameau.
Elles avaient pensé la même chose en même temps.
L’inconcevable. La bombe avait sauté là où était le mari de
Sarah, cinq minutes après avoir quitté la chambre.
« La 205! » beugla Daniel. Il ne restait qu’elle pour
fuir. Elle était garée sous la marquise de l’hôtel et n’avait
pu être piégée.
Virgile ramassa la valise et empoigna sa femme.
Daniel poussa Sarah et Jeanne devant lui et ils sortirent
sur le palier. Les cris et les sirènes montaient par la cage
d’escalier. Virgile écrasa le bouton d’appel de l’ascenseur.
Instantanément, une formidable explosion souleva le
sol sous leurs pieds, les projetant contre le mur. Puis le
crachat caractéristique qu’ils avaient déjà entendu à la
station-service de Pouilly retentit : un pistolet-mitrailleur
arrosait le palier inférieur, à quelques mètres sous eux.
Le capitaine Schloesser, après avoir balancé un pain
d’explosif avec un détonateur de contact sur le palier du
quatrième étage, se ruait dans l’escalier, suivi par Yvon
Monnier.
Ils trouvèrent l’endroit plein de poussière et de fumée,
des lambéaux de tissu mural et de moquette voltigeant
dans Pair empuanti. Toutes les portes des chambres
étaient enfoncées, révélant des intérieurs fracassés. Droit
devant lui, Schloesser vit quelque chose bouger. Il tira et le
policier retomba comme un sac de son. Monnier doubla

339
sur un autre homme en uniforme qui se relevait à l’autre
bout du palier, et le malheureux s’effondra, tétanisé par la
balle de 38 spécial qui lui avait perforé le foie.
Mais d’une chambre partit un coup de feu, puis un
autre : Gibet, à moitié sonné par la violence de l’explosion,
tirait au jugé sur les ombres qu’il devinait dans la fumée.
Schloesser le dédaigna, et franchit d’un bond l’espace qui
le séparait de l’escalier montant au dernier étage. Derrière
lui, le revolver de Monnier claqua trois fois, projetant ses
balles d’acier dum-dum dans l’entrebâillement de la porte.
Gibet reçut la première dans l’épaule, et eut l’impression
qu’il se déchirait en deux. Il reçut l’autre dans le genou, et
sa jambe s’envola derrière lui, laissant un magma de
tendons et de muscles éclatés à la place de la rotule.
Pourtant, avant de tomber, l’attaché militaire tira une
dernière balle, une seule, mais de neuf millimètres. Elle
alla s’imprimer sur le front bas de Monnier, fit éclater l’os
en centaines de fragments et pénétra dans le cerveau avec
l’aisance d’une habituée. Monnier mourut debout, sans
même sentir le petit obus de cuivre qui lui ressortait par la
nuque, déchiquetant le bulbe rachidien et faisant exploser
la première vertèbre.
Gibet tomba. Il avait déjà perdu trop de sang pour
survivre. Un troisième homme apparut, un brun aux
cheveux noirs, très jeune, qui considéra le carnage et hésita
quelques instants. C’était David Leich. Il emboîta le pas
au tueur du Kommando Bismarck et arriva à son tour sur
le palier du dernier étage.
Le capitaine avait enfoncé la porte de la suit
numéro 20. Il sursauta quand David apparut, puis se
retourna vers les cinq personnages terrorisés massés
devant la fenêtre ouverte. Virgile Luchère tenait la mal-
lette frappée aux armes d’Abimba au-dessus du vide et
fixait Schloesser dans les yeux.
Schloesser leva son arme devant son visage et la
braqua sur l’œil mort de l’écrivain.
« Donne », dit-il.
Luchère fit non de la tête. Il ouvrit la main, ne

340
rétenant la poignée de la valise qu’avec un doigt. Ses amis
les regardaient tour à tour en retenant leur souffle.
« Donne! » répéta Schloesser.
Ses mâchoires formaient deux boules dures sous les
méplats ascétiques du visage. Il enfonça la détente de son
arme à la limite du déclenchement et ils virent tous le chien
se lever, prêt à frapper.
« Si vous me tuez, la valise tombe dans la foule », dit
Virgile d’une voix essoufflée. Il transpirait mais son bras
resta ferme au-dessus du vide. « La rue est pleine de flics et
de pompiers. Ils sont en train de monter ici, acheva-t-il.
— Bon Dieu, prends-en un, toi! » souffla Schloesser à
David.
Les cinq habitants du hameau l’entendirent. Alors, ils
firent une chose qui stupéfia David Leich et l’émut : ils se
donnèrent la main, se serrant les doigts à les broyer. Le
type aux cheveux blancs et aux lunettes lança : « Appro-
chez, et Virgile laisse tomber la valise.
— On va se faire coincer », murmura David. Il
souriait sans s’en rendre compte. Venir jusqu'ici en faisant
autant de dégâts, pour tomber sur les derniers survivants
de Massada! Car il était visible que le hameau ne céderait
pas. Tuer l’un ou l’autre, ou les tuer tous, c’était perdre la
mallette.
Schloesser dut le comprendre lui aussi. Il cracha une
injure et recula pas à pas. Les cinq mules les fixaient.
Virgile tenait toujours le Pacte Pretorius au-dessus de la
foule, dans la nuit salie de flammes et déchirée par les
sirènes.
Schloesser et Leich se ruèrent dans l’escalier.
Virgile gémit et un spasme de souffrance zébra son
visage en sueur. La mallette s’envola et tomba en chute
libre le long de la façade du palace,

Marquiset ne put qu’assister, impuissant, à la scène.


Ce petit salopard de Belèche, son visage lunaire plissé par
la concentration, avait appuyé son coude sur la carrosserie

341
d’une voiture, saisi son poignet droit dans sa main gauche
et visé longuement la mince silhouette de Virgile, quinze
mètres au-dessus du sol et trente mètres à vol d’oiseau. Des
ambulances et des voitures de pompiers remontaient la rue
dans un hurlement d’avertisseurs, mais le Missi Dominici
visait comme à l'exercice. Il tira, une seule fois, et
Marquiset vit la valise entreprendre une interminable
chute devant les fenêtres éclairées du palace.
«Je l’ai eu! rugit Belèche. Je suis sûr que c’est ça! Je
l'ai eu!
— Félicitations », marmonna Marquiset, cherchant
des yeux Debarthes. Mais Debarthes était invisible. Il
plongea la main dans sa poche : Allons-y, vite. »
Belèche était déjà devant lui, traversant la rue entre
les voitures. Marquiset tira et Belèche trébucha. Puis il
s’effondra et un camion de pompiers lui passa sur le corps,
ses énormes roues crantées lui broyant les reins.
Marquiset se rua sur la chaussée, évita de justesse une
ambulance et prit pied sur le trottoir opposé. La valise, où
était la valise? Avait-elle explosé sous l’impact, et dans ce
cas, où était le contenu? Il avait beau examiner le trottoir,
il ne voyait rien. Il y avait de plus en plus de monde, et la
folie la plus complète régnait aussi devant l’hôtel.
Son regard croisa un regard familier. Le colonel Yvan
était adossé au mur de l’hôtel et serrait entre ses pieds la
mallette cabossée mais toujours fermée d’Abimba. Il
inclina très légèrement la tête en signe d’approbation.
Marquiset, stupéfait, détourna son regard avec effort.
Debarthes était là, fixant le corps désarticulé de Belèche
devant lequel venait de s’arrêter une voiture de police.
« Ne restons pas là, ordonna Marquiset. Cette fois,
nous ne sommes pas de taille. »
Ils s’éloignèrent dans la foule. Au dernier moment,
Marquiset tourna la tête et vit les cinq habitants du
hameau (où était le sixième ?) jaillir du palace et chercher
fébrilement la valise. Elle était là, devant eux, posée bien
en évidence sur le capot de la 205. Ils s’engouffrèrent dans
la petite voiture rouge et décollèrent du trottoir, se frayant
342
un passage entre les spectateurs, les agents de police et les
infirmiers. Ils passèrent devant Marquiset et Debarthes,
continuèrent tout droit vers le lac et durent s’arrêter
devant l’encombrement créé sur le quai du Général-
Guisan par les automobilistes.
Marquiset et Debarthes se mirent à courir vers la CX
garée un peu plus loin sur la droite.
Ils croisèrent Lucas Vivien qui, comme un somnam-
bule, revenait vers l’hôtel.

Sarah ouvrit la bouche et un interminable sanglot


s’empara d’elle. Elle venait de reconnaître la silhouette
massive de son mari.
Daniel klaxonna et il s’arrêta, fixant la voiture sans la
reconnaître. Puis un lent sourire naquit sur son visage
barbouillé de suie, rouvrant la plaie qui s'était arrêtée de
saigner. Il contourna le capot et prit place à l'arrière.
Daniel redémarra, força le passage et prit sur sa gauche,
sur le quai, vers la France.
« Où est la valise? articula Vivien avec effort.
— On la», sourit Virgile. Sa main ensanglantée
était serrée dans un mouchoir et il avait l’air de souffrir. Il
répéta : « [ls sont venus la chercher, mais on ne la leur a
pas donnée. »
La 205 surchargée remontait le quai du Rhône de
toute la puissance de son moteur. Daniel vit une pharma-
cie et s’arrêta en double file. Marion et Jeanne descendi-
rent acheter de quoi soigner les blessés.

Timothée Pastor sortit sous la marquise de l’Albert et


fixa la scène, incrédule. La rue était pleine de pompiers,
d'hommes en blouse blanche et de motards de la police, les
gyrophares projetant sur leurs traits tirés des rafales de
magnésium. On criait beaucoup, des tuyaux se contorsion-
naient sur la chaussée, laissant fuser de l’eau dans laquelle
pataugeaient les passants. Le sol était jonché d’une

343
myriade d’éclats de verre et, de temps à autre, un grand
morceau se détachait d’une fenêtre, percutant le trottoir
avec un bruit de scie électrique.
Devant lui, une civière recouverte d’une couverture,
un goutte-à-goutte inutile posé sur le corps écrasé d’un
jeune homme. Derrière lui, quatre morts : deux policiers,
un des agresseurs et le Français Gibet, son vieil ami.
Plusieurs blessés graves, et des clientes de l’hôtel qui
piquaient des crises d’hystérie à tous les étages. L’âcre
odeur de la poudre descendait encore par bouffées du
quatrième étage ravagé par le pain de plastic.
La folie s’était soudain emparée de sa bonne ville de
Genève, rodée à des combats plus feutrés. La violence à
l’état brut, celle des rues du Liban, la violence pure venait
de faire irruption, et Timothée Pastor savait qu’il en était
responsable. Pas plus que lui, le colonel de la DGSE
descendu de Paris n’avait su prévoir la sauvagerie de
l'attaque. Ou l’avait-il soupçonnée, et avait-il laissé faire?
Il chercha Yvan des yeux et ne le trouva pas.

Yvan était derrière l’hôtel, sa silhouette massive


perdue dans le flot affairé des curieux qui refluaient devant
un cordon de police. Il guettait la sortie du personnel et vit
Schloesser apparaître le premier, le bras le long du corps et
la main refermée sur son arme.
L'homme au visage maigre et aux cheveux en brosse
jeta un coup d’œil à droite et à gauche et se dirigea d’un
pas vif vers le lac. Yvan lui emboîta le pas.
Ils traversèrent le boulevard, gagnèrent le quai et le
Jardin-Anglais. Schloesser s’y engagea, sans un regard en
arrière. Il entra dans l’ombre des arbres. Comme il se
sentait dans la lumière d’un réverbère, Yvan appela
doucement :
« S'il vous plaît? »
Le capitaine fit volte-face, le bras déjà à demi tendu.
Yvan tira et Schloesser bascula en arrière sans un cri. Il
tomba les bras en croix dans un massif de fleurs, eut

344
quelques spasmes et mourut. Yvan regarda autour de lui.
Personne, évidemment. Tout le monde affluait vers la rue
d'Italie. Il revint d’un pas tranquille, son arme lui
chauffant la main. Au tour des Israéliens, maintenant. Ils
ne devaient pas être loin.
Ils étaient coincés dans la rue de la Tour-Maîtresse,
essayant de sortir la Porsche de Pattroupement. Yvan
reconnut Toby sur le siège arrière. Il frappa à la vitre.
L’homme du Mossad le regarda mais rien ne transparut
dans son regard. Il dit quelque chose au conducteur et
sortit.
Autour, le bruit enflait : des gens passaient en cou-
rant, d’autres ressortaient du mur de fumée en criant.
Quand Yvan parla, Toby eut l'impression qu’une bulle
venait de se créer autour d’eux, les isolant complètement
de la réalité, comme une salle de tribunal l’est de la vie.
« Pourquoi avez-vous fait cela, Toby?
— Sur ordres, mon colonel. » L'homme du Mossad
tâta désespérément ses poches à la recherche d’une
cigarette. Yvan lui tendit son paquet et Toby se servit
après un instant d’hésitation. La Porsche passa près d’eux
à les frôler et s’arrêta à l’angle de la rue du Rhône.
« Vous avez essayé de les tuer, reprit Yvan, mais
maintenant, vous allez reprendre votre rôle. Le reste sera
réglé en haut lieu. Nous ne toucherons pas à vos réseaux si
vous faites ce que je vous ordonne. »
Il le dit en quelques mots et l’homme du Mossad
approuva de la tête:
« Je préfère cela. De toute façon, nous avons perdu.
— Sur toute la ligne. Abimba est chez les Russes.
Vous voyez le résultat. »
Toby hésita, puis lâcha d’un ton bref :
« Les Américains s’en occuperont. Ils sont à ses
trousses depuis un moment. Ce sont eux qui ont exigé que
nous... donnions un coup de main aux tueurs de Linhardt.
— Le Pacte? »
Toby jeta sa cigarette et l’écrasa pensivement :
« Je ne sais pas ce que nous cherchions.

345
— Moi non plus. Je n’ai appris l’existence de ce.
Pacte Pretorius que tout à l’heure. Le hameau en a parlé.
Qu'est-ce que c’est, Toby? En avez-vous une petite
idée? »
Toby pensa au gisement d’uranium. Il pensa aussi
que les Américains allaient mettre la main dessus, via
Molimba. Et qu’alors sa position serait vraiment intena-
ble. Il avait une occasion de se racheter, une seule : révéler
au colonel de la DGSE ce qui avait poussé Israël à agir
pour son propre compte. Le Pacte Pretorius n’était pour
lui qu’un nom, une composante imprévue de l'affaire sur
laquelle il n’avait pas prise, Toveth ne lui ayant rien dit.
Par contre, il savait tout sur le gisement OBO.
Et il le raconta à Yvan, là, au milieu des décombres et
de la fumée. Puis il regagna la Porsche d’un pas traïînant,
et le bolide s’éloigna sur le boulevard.

Martin Linhardt s’était immobilisé dans le petit


escalier de service, à l’arrière de l’hôtel. Schloesser avait
disparu quelques minutes plus tôt, blème, le visage
convulsé de tics, hachant des explications dont Linhardt
n’avait retenu qu’une chose : une fois de plus, le hameau
avait réussi à garder le dépôt d’Abimba.
L’étendue de son échec et la vanité de son entreprise
lui apparurent tandis qu’il s’éloignait dans la rue, insou-
cieux des cris d’horreur d’un petit groupe de passants
agglutinés. Dire qu’il ne savait toujours pas ce qu’il y avait
dans cette foutue mallette ! Baluba prétendait que c’étaient
les preuves du Pacte, mais peut-être n’était-ce qu’un vieux
sandwich à la graisse d’homme, ou des diamants mal
taillés? Il se mit à rire. La folie était totale. Sa dernière
mission, avec trois tueurs aguerris, et il avait échoué sur
toute la ligne!
Il se glissa au volant de sa Mercedes, éprouvant un
réconfort fugitif au contact du cuir des sièges et du tableau
de bord d’un noir mat. Quelque chose le gênait et, en
fouillant sa poche, il trouva l’émetteur remis par l’Améri-

346
Cain. Occupez-vous des mules, nous nous occupons
d’Abimba, avait dit Baluba. L'important était d’étouffer le
scandale. Mais si la CIA arrêtait Abimba, alors peut-être
les documents ne vaudraient-ils plus rien.
Il pressa la touche et entendit un grésillement, puis
des voix plates et calmes qui échangeaient des informa-
tions. Les sentinelles mises en place par Baluba et son
adjoint Récamier s’avertissaient mutuellement qu'il se
passait quelque chose à l’intérieur du consulat soviétique :
« They’re opening. »
Crachotements, parasites.
« … going outside. »
- « l’ve got'em, cria un guetteur. There’s the negro. »
Puis la voix de Baluba, très loin:
« Move and follow them ! »
Un accent suisse massacra un anglais primaire d’où il
ressortait qu’il y avait quatre hommes dans la BMW
couleur bronze qui se dirigeait vers l’aéroport : Tchergri-
vine, Abimba et deux hommes du KGB, membres du
personnel diplomatique, mais dont l'allure ne trompait
pas. Dans le brouhaha des conversations, Linhardt
comprit que les voitures de la CIA prenaient la BMW en
chasse. Il coupa le son et laissa aller sa tête contre le
protège-nuque.
Maintenant, il fallait avertir Beaurenave. Il avait
vraiment perdu le hameau... et avec eux le Pacte. Dieu sait
ce qu’ils allaient en faire, à qui ils allaient le donner.

Ils étaient six dans une voiture conçue pour cinq. Il


manquait une ceinture de sécurité, deux des leurs étaient
blessés — ça faisait trois bonnes raisons pour que les
douaniers suisses les arrêtent à la frontière. Après un bref
conciliabule, ils décidèrent de passer par le col de la
Givrine, au-dessus des Rousses. Les Vivien y étaient venus
aux sports d'hiver quelques années auparavant, et ils se
souvenaient que l’on passait de Suisse en France et de
France en Suisse sans même s’en apercevoir. Ce n’était

347
peut-être plus vrai, mais ils n’avaient guère le choix : les
Suisses allaient dresser des barrages sur toutes les grandes
routes.
Cela les rallongeait de plusieurs dizaines de kilomè-
tres, et Virgile souffrait de plus en plus. La balle du tireur
lui avait ouvert la paume en séton, mais à grand renfort
d’albuplast, Jeanne et Marion lui firent un pansement de
fortune.
Tandis qu’ils filaient au maximum de leur vitesse sur
l’autoroute qui longeait le lac, Lucas nettoya sa plaie avec
de lalcooi et trouva plusieurs autres coupures sur son
visage et ses mains. Contrecoup de lattentat, il ne sortait
de sa prostration que pour allumer cigarette sur cigarette
en frissonnant violemment. Il revoyait l’enfer où il s’était
soudain trouvé plongé, comme si deux immenses portes
s’étaient ouvertes, déchaînant sur lui un raz de marée de
flammes et d’acier. Il ne comprenait pas pourquoi il était
encore vivant. Il ne savait même plus s’il en avait envie.
A dix heures du soir, ils laissèrent le lac sur leur droite
et entreprirent l’escalade du versant couvert de vignes où
la route se contorsionnait jusqu’à Saint-Cergue. Plus loin,
elle devint déserte et noire. Ils passèrent le col de la
Givrine et aperçurent les maisons de la Cure.
La douane était une simple barrière rouge et blanche,
avec un panonceau ZOLL, tirée sur le bord de la route. Le
douanier suisse ne leva même pas la tête quand ils
passèrent. Son collègue français était invisible. Les
Rousses scintillaient sur le plateau, assemblage hétéroclite
de chalets et de centres commerciaux. Il leur fallut près
d’un quart d'heure pour trouver un médecin qui veuille
bien nettoyer la plaie de Virgile et poser des agrafes. Sarah
reprit le volant et ils s’enfoncèrent dans les forêts du Jura.

L'aéroport brillait de tous ses feux. La BMW suivit les


rampes d’accès aux parkings et bifurqua brutalement vers
l’aérogare où, forts de leurs passeports diplomatiques,
Anton Tchergrivine et son équipe purent laisser la voiture.

348
Ils traversèrent le hall presque désert. Un quadriréac-
teur rugissait, quelque part derrière les vastes vitres.
Tchergrivine se dirigea vers un petit groupe d'hommes en
pardessus sombre, laissant Abimba à la garde de ses
accompagnateurs. Tout était arrangé. Un avion de l’Aero-
flot, spécialement envoyé de Tchécoslovaquie, venait de se
poser, avec pour seuls passagers une dizaine de négocia-
teurs expédiés trois heures plus tôt de Moscou par avion
militaire. Parmi eux, un correspondant de l’agence Novot-
Sny, qui tournerait un film et ferait des interviews
d’Abimba dont il avait déjà préparé les questions et les
réponses.
Quelques instants plus tard, la petite équipe silen-
cieuse prenait le couloir d’accès qui menait au Tupolev 124
à la queue marquée d’un drapeau rouge et des quatre
lettres CCCP.
Les Américains, qui avaient dû garer leurs voitures au
parking pour ne pas se faire repérer, virent la desserte en
accordéon se replier lentement et s'éloigner de la carlingue.
Puis lavion frémit en donnant des moteurs et s’éloigna
lentement sur la piste de béton, jusqu’au taxiway.
Baluba jeta un coup d’œil à sa montre: minuit.
Abimba venait de signer son arrêt de mort. Jamais la
Centrale ne le laisserait aller jusqu’au bout. Il croisa le
regard granitique d’un des hommes du KGB resté sur
place et leva son médium dans un geste éloquent. Le Russe
lui répondit par le geste de la figue, le pouce saillant entre
deux doigts repliés.
Le Tupolev s’élançait sur la piste et s’élevait lourde-
ment dans l’espace, ses feux clignotant dans l’obscurité
épaisse des montagnes, puis dans le ciel d’un violet
profond.
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12
L’INTÉRIEUR DE L’AVION ÉTAIT ENJUPONNÉ DE PETITS ABAT-
jour et de rideaux de dentelle masquant les hublots. Les
fauteuils étaient recouverts de peluche rouge et la
moquette du passage constellée de brûlures de cigarettes.
Les Russes prirent place autour de Nestor Lecœur
Abimba.
Celui-ci se tenait très droit, l’air méprisant. Il accusait
le coup de la fatigue mais ne voulait pas le montrer. Il y
avait vingt-quatre heures exactement qu'il avait franchi le
mur de la Déboulerie sur l’échelle de ce Newman, et ces
vingt-quatre heures avaient suffi pour qu’on le drogue,
qu'on le gruge et qu’il se retrouve dans un avion, en route
pour une mystérieuse destination avec ceux qu’il haïssait le
plus. Il avait été trompé par tous ses amis, et avait franchi
le dernier échelon de sa lente destruction en se vendant de
lui-même aux communistes.
Ses hôtes étaient des hommes épais engoncés dans des
pardessus de demi-saison, avec leurs pantalons trop larges
et leurs cravates voyantes. Ils l’examinaient sans façon.
Des négociateurs? Non, des vainqueurs venus lui imposer
leurs conditions. Abimba avait une idée de ce qu’elles
seraient, après ce que lui avait dit Tchergrivine dans la
chambre du consulat, et elles le révulsaient.
Il n'avait jamais aimé les Russes. Il en avait fait
supprimer quelques-uns par ses services de sécurité ou par
les Français quand il était au pouvoir. Il avait concédé à
Moscou cette monstrueuse ambassade et quelques mar-
chés, plus pour extorquer davantage de Paris que pour

351
tenir la balance égale entre les deux blocs. La subversion
n’avait jamais pu s'étendre dans son pays parce qu'il y
avait veillé, et surtout parce que les Zomuziens ne
conçoivent le monde qu’autour de la famille, non de cette
internationale des peuples dont Abimba n’avait jamais
vraiment saisi le concept. Que signifiait le communisme
pour ces ethnies forestières du centre de l’Afrique? Dieu
donnait le soleil, l’eau et les arbres. Les arbres donnaient
les fruits, le soleil donnait les ignames, le sorgho et le mil.
Une bouffée de nostalgie aiguë l’envahit. Depuis des
années, il ne cessait de penser à son pays, aux acacias et
aux girafes, aux cases disposées en rond autour du feu
commun, à la dévotion apeurée et réconfortante de son
peuple, à l’odeur de la forêt que lui apportait le vent du
soir par les baies grandes ouvertes de son palais. C’est vrai
qu’il se fût contenté de peu de chose, si les Français
l'avaient laissé retourner là-bas. Les Russes, eux, lui
donnaient le pire des fardeaux en échange de leur appui :
la reconquête d’un pouvoir qui effrayait Abimba. Il en
avait fait un usage meurtrier, personnel, impitoyable
pendant longtemps, mais la punition avait été terrible. Les
années d’exil dans le château glacial et humide du Loiret
avaient cassé sa superbe.
Le premier Russe — il ne dit pas son nom — lui tendit
une épaisse liasse de feuillets. Un autre, jeune, l’air d’un
Occidental, mit en marche une caméra. Abimba demanda
un rasoir, un déjeuner et une chemise propre. Satisfait, il
signa tout, sans lire. Le Russe posa sur ses genoux un autre
traité, et ses collègues lui expliquèrent en français qu’il
s'agissait d’un permis d'exploitation et d’exportation du
gisement d'uranium. Ils avaient même prévu une commis-
sion pour lui, par le biais de versements sur un compte
numéroté au Lichtenstein. Abimba signa.
Le quatrième Russe s’éclaircit la voix et entreprit de
lire le communiqué qui passerait sur la radio zomuzienne
le lendemain soir, dès que les forces internationalistes se
seraient emparées de la capitale. Tout y était : prétexte de
l’intervention, couvre-feu, dénonciation des accords

352
franco-zomuziens, révélation des concussions
et abus de
pouvoir de Molimba, annonce que le Zomuzo se plais
ait
sous la protection de son puissant allié et ami l'Uni
on
soviétique.
Mais ce discours avait été préparé par des Blancs,
dans des bureaux couleur de pisse, tandis qu’au-dehors
soufflait le blizzard de l’automne. Aucun des mots n’étai
t
le bon. On n’y retrouvait pas ce lyrisme enflammé, cette
passion qu’un dirigeant africain met dans sa parole
puisque cette parole est un don des dieux. Abimba tira son
stylo et entreprit de biffer avec rage les expressions toutes
faites et les interminables développements de la langue de
bois. Il les remplaça par son style à lui, retrouvant avec
bonheur les formules et le ton de ses discours d’antan. Il
signa d’un paraphe majestueux.
Par-dessus sa tête inclinée, les hommes du KGB et des
Affaires étrangères échangèrent un regard triomphant.
Le cameraman filmait. Les copies seraient dans toutes
les agences de presse le surlendemain matin.

À Langley, les couloirs s'étaient vidés. Il était six


heures du soir. Susan Cotton, Philip Bodybilsky et Samuel
Erickson, chef du « desk » africain, étaient enfermés dans
un des boxes particuliers de la cafétéria. Le tailleur de chez
Brooks de la jeune femme était toujours impeccable.
Erickson avait les cheveux encore plus courts que le mois
précédent et Bodybilsky aurait donné n’importe quoi pour
Sa partie de squash hebdomadaire. Les trois jeunes gens
suivaient minute par minute les événements de Genève et
la fuite du tyran zomuzien. Ils auraient à décider de son
sort et demanderaient à Forbes, toujours en grande
discussion avec le président sur les mérites comparés des
Mustangs et des Anglo-Arabes, dans leurs ranchs respec-
tifs du Montana et de Californie.
« Ils ont déposé leur plan de vol, exposa Samuel
Erickson. Genève, Rome, Athènes. Après Athènes, Le
Caire. L’aéroport ne rouvre qu’à huit heures et ils s’y

353
poseront vers cinq heures du matin. Ça nous donne trois
bonne heures pour entreprendre quelque chose.
— Rien de Moscou, confirma le chef des Opérations.
Notre chef d’antenne a rencontré Navachinoff sur la plage
de Joukovka, et celui-ci lui a parlé de la pluie et du beau
temps. Ils jouent la montre, comme nous.
— Les antennes africaines? demanda Susan.
— Rien non plus. Tim Eisenhower nous avise que des
Transall viennent d’arriver sur l’aérodrome militaire de
Lélé et que les troupes françaises ont fait leur paquetage.
Elles devraient s’envoler demain matin, je veux dire dans
cinq ou six heures.
— Le champ est donc libre, conclut Bodybilsky d’un
air sombre. C’est Moscou, ou nous. » Il jeta un rapide
coup d’œil à son adjointe: « Allez, Susan, dites-nous à
quoi vous avez pensé. »
Susan ouvrit de grands yeux, comme si elle s’indignait
qu’on puisse la soupçonner d’avoir déjà un plan. Puis avec
un charmant sourire, elle croisa les bras et se pencha sur
eux. Samuel et Philip chavirèrent quand le poids des jolis
seins s’imprima sur la petite montre en or de la jeune
femme.
« Vous avez encore en mémoire le fâcheux accident
du Jumbo-Jet sud-Coréen abattu dans la nuit du 31 août
84?
— Oh, oui! » souffla Erickson, qui avait toujours été
un peu émotif.
Il y avait de quoi. Deux cent soixante-neuf passagers
trouvant une mort horrible à l’issue d’une chute intermina-
ble, après qu’un Sukkhoï soviétique lui eut balancé un
missile air-air! L’histoire avait fait le tour du monde.
L'enquête de l'Organisation de l’aviation civile internatio-
nale avait finalement conclu que la tragédie venait d’une
erreur de navigation, laquelle avait amené insensiblement
le Boeing 747 au-dessus d’une zone « sensible » où les
Russes avaient leurs radars, leurs champs d’aviation et
leurs bases de submersibles nucléaires. Bien entendu, cela

354
n’excusait pas la brutalité de la réaction du commande-
ment militaire de la région de Khabarovsk.
« Nous allons leur rendre la monnaie de leur pièce,
susurra Susan. Nous n’étions pour rien dans l'affaire du
Boeing. Bien sûr, les Russes ont prétendu que nous avions
embarqué à Anchorage une dizaine de techniciens en
écoutes électroniques, et que le passage du Jumbo au-
dessus de leurs bases était synchronisé avec celui de notre
satellite espion Ferret D, qui aurait servi de relais. I] y
avait aussi dans les parages un Nimrod, bon. Mais ils n’ont
Jamais rien pu prouvé...
— Ça vaut bien les écarts que leurs avions civils font
régulièrement au-dessus de nos bases, lança Bodybilsky,
nerveux. Où voulez-vous en venir, Susan?
— J'ai lu, comme vous tous, le rapport établi par
POACI. je l’ai relu avec quelques spécialistes de l’'USAF.
Il semblerait en fin de compte que le Boeing sud-coréen ait
dévié de sa route de cinq degrés au départ d’Anchorage.
Cinq degrés, ce n’est pas beaucoup, mais sur plusieurs
milliers de kilomètres, jusqu’à Séoul, cela représente en fin
de compte un écart de deux cents kilomètres. Pourquoi le
navigateur n’a-t-il rien décelé? nous entrons là dans des
détails techniques passionnants..
« Imaginez un avion qui doit survoler un désert, ou
un océan, ou des pays dépourvus de balises radio, ce que
les aviateurs appellent des “ points de report ”. Leurs seuls
repères sont alors géographiques, mais c’est l’avion qui fait
la majeure partie du travail. Plus exactement sa centrale
inertielle — une plate-forme avec des gyroscopes qui
calcule vingt fois par seconde l’accélération de l’apareil, le
temps et les variations de vitesse. Elle détermine donc la
distance parcourue depuis le départ, en fonction bien sûr des
coordonnées de ce point de départ.
— Et c’est ce qui a déconné dans le Jumbo de la
Korean, conclut Erickson.
— Ïl semblerait. En fait, il y a trois centrales par
avion, la troisième tranchant si les deux premières affi-
chent des routes différentes. Mais elles sont souvent

355
branchées en même temps. Elle reçoivent les mêmes
coordonnées de départ, et cela explique sans doute que le
navigateur coréen n’ait pas été alerté. Je schématise mais
vous avez compris où est le point faible du système de
navigation d’un avion, américain ou soviétique.
— Et si l'équipage soupçonne qu’il s’est perdu? S'il
ne reconnaît pas le paysage? demanda Bodybilsky. Il
demande à son contrôle aérien, non?
— À supposer qu’il y en ait un. Ce ne sera pas le cas
au Sud-Soudan, pour cause de guerre. Le seul aéroport en
état de recevoir le Tupolev est Amadi, l’aérodrome de la
province d’Equatoria, encore fidèle au gouvernement du
Nord. Cependant, je pense qu’il faut intervenir plus tôt.
Abimba doit se perdre bien avant d’arriver à Amadi, ou
nous serons accusés de l’avoir descendu à l’arrivée. De
plus, nous n’avons personne au Sud-Soudan, alors que
nous avons Patrick Ementhal en Erythrée. L’Erythrée est
un pays communiste. Je vois très bien un avion soviétique
s’écraser là-bas. Nous n’y serions absolument pour rien!
— Sam? » interrogea Bodybilsky.
Erickson toussa.
« Patrick Ementhal est là-bas depuis des années.
Journaliste free-lance. Couverture sans tache. C’est effecti-
vement une recrue de choix et nous pouvons l’atteindre
très vite.
— Continuez, Susan.
— Imaginez que ce foutu Tupolev quitte l'aéroport
du Caire et se mette lentement à dériver. Pas de beaucoup.
Pas assez en tout cas pour qu’on s’en aperçoive. Il suit le
Nil, franchit la frontière soudanaise au-dessus du désert de
Nubie et, là, il est pris en charge par Khartoum. A
Khartoum, nous avons du monde jusque dans la tour de
contrôle. Un contrôleur de vol leur confirme qu'ils sont
OK. Qu'ils n’ont qu’à continuer tout droit. Ils ne s’étonne-
ront de ne pas survoler les cataractes du Nil qu’au moment
où ils seront tout près de la frontière érythréenne. Là, il
sera trop tard. C’est un désert, ravagé depuis dix ans par
les offensives et les contre-offensives. Ementhal y sera.

356
— Avec quoi?
— Cette province regorge d’armes. Un missile sovié-
tique antiaérien fera l’affaire.
— Susan, vous êtes monstrueuse! » souffla Samuel
Erickson avec admiration.
Philip Bodybilsky fixait la jeune femme. Il cherchait
la faille, mais n’en trouvait pas. Elle était la plus forte.
« Vous avez mon accord, Susan. Samuel, alertez votre
personnel au Caire, à Karthoum, et ce fameux Ementhal.
Précisez-lui que je ne veux aucun témoin. »
Il: croisa le regard de la jeune femme et détourna les
yeux; s’efforçant désespérément de ne pas rougir.
#

Chassibrand avait passé la journée enfermé dans la


maison des Luchère. Il ne s’aventura au-dehors qu’une fois
la nuit tombée pour fumer une cigarette sous le couvert du
marronnier. Îl avait laissé la porte ouverte et traversa la
pelouse d’un pas vif quand il entendit la sonnerie du
téléphone. Trop vif, songea-t-il en décrochant.
Yvan appelait de Genève. Il raconta l'attentat en
détail, précisa qu’on n’avait pas retrouvé de corps à
proximité de la Range Rover : « Pas même un lambeau de
chair. Il s’en est sorti, d’une façon ou d’une autre. Ces
gens-là changent à notre contact, monsieur. »
Chassibrand approuva d’un grognement. Yvan lui
apprit aussi qu’il avait supprimé le dernier obstacle entre
les mules et Douchy. Le commando de Linhardt était
complètement annihilé. « A l’exception de Linhardt, bien
sûr, mais il sait, je pense, qu’il a perdu. Le seul interlocu-
teur du hameau, c’est Charlemagne.
— Comment ça? »
Yvan raconta la ruse qu’il avait employée pour
orienter les mules vers les Missi Dominici.
« Très bien, approuva Chassibrand. Nous y voilà.
— Une dernière chose, reprit le colonel. J’ai vu
Newman. Il m’a lâché le morceau. Ils ont essayé de faire ce
que les Américains vont tenter demain, dès que nous

357
aurons tourné le dos à Lélé. Vous m’avez bien entendu : la
CIA a monté une opération pour nous virer du Zomuzo,
parce qu’un de leurs satellites a découvert de l'uranium.
Ils ont dû acheter Molimba
— Ils en seront pour leurs frais. Nous ferons sem-
blant d’embarquer, mais au dernier moment, nous pren-
drons un dispositif d’attaque. Vous voyez cela avec le
ministre de la Défense et le Premier ministre, Yvan ? Parce
que j'y pense : il n’y a aucune raison que les Russes ne
fassent pas pareil avec Abimba. »
La nuit était douce et fraîche. Une effraie sifflait dans
les branches au-dessus de lui, des chauves-souris passaient
en se tortillant entre les larges feuilles de l’arbre. La
maison, longue et presque blanche sous la demi-lune
ressemblait à un bateau amarré pour l'éternité. Chassi-
brand soupira. Il eût voulu en être le propriétaire, et
qu’elle fût son dernier combat, à lui qui s’enfonçait dans
l'inconnu et dont la lutte ne cesserait qu’avec son dernier
souffle.
En attendant, il alla faire la vaisselle.

Ils étaient sur la réserve, et la 205 surchargée peinait


dans les virages dans les montées du Jura. Vers deux
heures du matin une pompe à essence apparut dans le
brouillard.
Elle se trouvait sur un terre-plein envahi de mauvaises
herbes, devant une maison jurassienne au toit refait en tôle
ondulée. Les alentours étaient jonchés de vieilles carcasses,
de tonneaux délabrés, de cageots pourris et de fûts rouillés
où s’empilait un invraisemblable bric-à-brac. Dans la
faible lueur du néon rouge et bleu de la pompe, l’ensemble
était d’une désolation parfaite, soulignée par la fine bruine
qui saturait l’atmosphère.
Daniel rangea la voiture devant la pompe et coupa le
moteur. Aucun bruit ne filtrait des épaisseurs opaques de
la forêt de résineux. Il klaxonna et une lumière s’alluma
derrière les persiennes du rez-de-chaussée.

358
Une lampe au-dessus de la porte projeta sur le sol un
rond de lumière jaune. La porte s’ouvrit en grinçant et le
pompiste vint vers eux d’un pas traînant, C’était un vieil
homme vigoureux au visage raviné. Il avait passé un
pantalon sur son pyjama et enfilé des bottes de caout-
chouc. Il examina la voiture avec suspicion. Lucas baissa
la vitre de son côté et demanda le plein. L’homme maugréa
quelque chose et mit en marche la pompe. Il décrocha le
tuyau et ouvrit la trappe du réservoir.
Sarah et Marion encadraient Virgile à l'arrière, Lucas
avait Jeanne sur ses genoux. Elle bougea pour prendre une
cigarette et fit passer le paquet. Tout le monde se servit.
D'un commun accord, ils s'étaient abstenus de fumer. Le
jet d’essence frappa Lucas en pleine figure et inonda
Jeanne qui se mit à hurler.
Les femmes derrière firent écho. Le pompiste avait
passé l’embout métallique par la vitre avant droite et des
torrents d’essence jaillissaient spasmodiquement, écla-
boussant l’intérieur de la voiture. Daniel sortit en trombe
de son côté mais glissa sur la terre boueuse et s’étala. Le
temps qu’il contourne le capot, l’homme avait lâché le
tuyau et brandissait un briquet.
« Bouge pas, mon gars, ou je fais brûler tes copains! »
Daniel se figea et balbutia :
« Mais vous êtes dingue?
— Dingue? » L'homme sourit d’un air rusé. Il
approcha le briquet de la fenêtre, le pouce sur la molette.
« Et toi, qui tu es? Qui vous êtes, tous? Vous venez de
Suisse, hein? De Genève! »
Sur le moment, Daniel se méprit. Il ne les prenait tout
de même pas pour des contrebandiers! Mais le vieux
continua :
« Je vous ai attendus à l’aller, et vous voilà enfin.
C’est le chef qui va être content!
— Vous êtes un Missi Dominici, c’est ça?
— Et j'en suis fier! clama le vieux. Ici aussi, on
résistera aux communistes, aux juifs et aux socialos ! Alerte
générale, ah ah! Bougez et je vous fais frire!

359
— La guerre est finie, pépé, dit Lucas en essuyant
l'essence de son visage. Charlemagne nous attend. C’est
entendu avec lui.
— Vous mentez!
— Vérifiez. »
Le vieux hésita. Il était sorti sans arme, ne s’attendant
pas à tomber sur les fuyards recherchés par le réseau. Son
seul atout, c'était son zippo. Daniel vit avant lui que c’était
sans issue. Le vieux les carboniserait sur place plutôt que
d'abandonner la partie. A travers le pare-brise de la 205, il
croisa le regard de Lucas et hocha la tête.
Lucas ouvrit la porte à la volée. Le montant heurta le
coude du Missi Dominici avec une telle violence que celui-
ci recula sous le choc. Daniel bondit et asséna un coup de
poing sur le front du vieux avec toute la force de son poids.
L'homme gémit, mais il était solide. Daniel doubla d’un
coup de pied au ventre. Lucas avait repoussé Jeanne et
jaillit au-dehors. Il vit le briquet par terre, l’homme qui se
baissait pour le ramasser et il lui écrasa la main sans pitié,
lui cassant deux doigts. Le vieux grogna de douleur et
renonça.
Les trois femmes et Virgile sortirent de la Peugeot,
toussant et crachant. L'intérieur était irrespirable. Daniel
et Lucas poussèrent leur agresseur vers la maison. Ils
entrèrent et Virgile les rejoignit après avoir examiné les
environs. L'endroit était désert, mais dans le noir il avait
vu une immense antenne haubanée par des fils d’acier.
La maison était plus confortable qu’ils ne l’auraient
pensé. Les pièces du bas étaient lambrissées et des
radiateurs diffusaient une bonne chaleur. Lucas et Daniel
entreprirent de vider les tiroirs et les meubles tout en
questionnant le vieux.
« Tu es seul ici?
— Oui », geignit l’autre. Il s’était laissé tomber sur
une chaise et les couvait d’un air hargneux, en tenant sa
main écrasée. « Mais vous n’irez pas loin! Les autres
veillent, partout, dans la vallée, sur les routes, dans les
villages.

360
— Tu as bien une arme quelque part, non? »
Comme il ne répondait pas, Daniel le frappa de
nouveau. Le vieux se couvrit la tête de ses bras mais Lucas
avait surpris le regard qu’il avait lancé vers la cheminée. Il
passa la main sur le dessus et ramena un petit automatique
6-35. Il en vérifia le chargeur, ôta le cran de sûreté et
monta l'escalier qui menait à l'étage.
Il en redescendit quelques instants plus tard :
« C’est vrai, la maison est vide. J’ai trouvé des habits
là-haut, on peut se changer. »
Sarah, Jeanne et Marion s’éclipsèrent et redescendi-
rent affublées de pantalons de velours trop larges serrés à
la taille par des ceintures et de gros pull-overs usés aux
manches. Elles avaient jeté tous leurs vêtements et jusqu’à
leur linge, tant ils étaient imbibés d’essence. Les hommes
se changèrent à leur tour, sans quitter le vieux de l’œil.
Virgile en profita pour refaire son pansement. La plaie de
sa main droite avait pris une vilaine couleur violacée, mais
les agrafes tenaient. Il la badigeonna de désinfectant,
tandis que Lucas interrogeait le vieux. Mais l’homme
n’avait rien à dire. Il se contentait de les regarder tour à
tour, comme s’il voulait imprimer leurs visages dans sa
mémoire.
« Il y a une antenne derrière la maison, se rappela
Virgile. Une très grande antenne. » Il vit le vieux tressail-
lir. « J’ai impression que nous sommes tombés sur un
relais radio du réseau. On voulait appeler Charlemagne,
c’est le moment ou jamais, non! »
Il fallut encore un peu prier le vieux. Jeanne et Sarah
détournèrent les yeux quand Lucas cogna. Finalement, le
pompiste se leva et ouvrit la porte de la cave.
« Passe devant! » ordonna Lucas.
En bas, ils trouvèrent une vaste pièce voûtée, doublée
de panneaux d’Isorel. Un climatiseur bourdonnait dans un
coin. Le mur du fond était recouvert d’un appareillage
électronique et radioélectrique sophistiqué.
« C’est toi qui t’occupes de ça?
— Qu'est-ce que vous croyez? bougonna le vieux. Je

361
suis radio-amateur. Affilié au Réseau des émetteurs fran-
çais, précisa-t-il dans un sursaut de fierté. Je fais partie des
cadres de réserve de la Protection civile.
— Félicitations! observa Lucas, goguenard. Tu es
surtout le correspondant régional des Missi Dominici,
non? C’est par toi que passent les messages de tes petits
copains. » Il examinait les récepteurs empilés, tous bran-
chés sur une fréquence différente et reliés à des magnéto-
phones à bande marqués d'étiquettes : gendarmerie, Ren-
seignements généraux, police, préfecture. « Et tu écoutes
aussi ceux-là, hein? Comme ça, Charlemagne est au
courant de tout ce qui se passe. Branche-nous sur lui, je
t’ai dit que nous devions lui parler.
— Sérieux?
— Sérieux. »
Le pompiste hésita. Puis il s’assit devant son pupitre,
brancha un relais codeur et composa un numéro de sa
main valide. Il manipula quelques boutons et appela :
« Patrie d’abord. Message urgent du Jura. Répondez,
Picardie. »
Une voix sortit d’un haut-parleur :
« Picardie. Je vous copie.
— Passez-moi le colombier. C’est du 5.
— Ce n’est pas la procédure, Jura.
— Je sais, Bon Dieu! Mais c’est vraiment pour le
patron. Les. euh, les gens que nous cherchons sont là. Ils
veulent lui parler. »
Il y eut un blanc. La voix revint :
« Ne quittez pas. »
Les six fuyards échangèrent un regard par-dessus la
tête du vieux. Lucas saisit le micro d’une main ferme :
« Charlemagne? »
Un souffle puissant sortit du haut-parleur.
« C’est moi. Qui êtes-vous?
— Le hameau. Nous avons un marché à vous propo-
ser : notre tranquillité contre le Pacte Pretorius. »

362
Ïls quittèrent le chalet vingt minutes plus tard, après
avoir laissé tourner la ventilation de la 205. Marion
conduisait. Les sièges et les tapis de sol puaient toujours
l'essence, mais en gardant les vitres baissées, c'était
supportable.
Ils avaient dévalisé le vieux de ses manteaux, vestes et
imperméables, et s'étaient enroulés dans des écharpes.
Tandis que Virgile achevait de faire le plein, les femmes
avaient raflé du pain, du saucisson et un reste de café sur la
cuisinière. Puis Lucas avait arraché tous les fils de la cave,
Ôté les fusibles, saccagé le maximum d'appareils et coupé
le câble de l’antenne. En partant, ils avaient cassé le
téléphone et ligoté le vieux sur sa chaise.
« Charlemagne sait où nous sommes maintenant,
souligna Virgile comme ils arrivaient à Poligny.
— Ii croit aussi que nous n’avons pas la mallette
puisque je lui ai dit que nous l’avions expédiée quelque
part dans le Loiret.
— C’est curieux comme il n’a pas réagi quand tu as
mentionné le Pacte. Le type qui nous a interceptés à l’hôtel
avait l’air au courant, lui.
— Pas sûr. Je me demande si quelqu'un savait
vraiment ce qu’il y avait dans cette valise. Îls pensaient
que ça valait de l’or, mais c’est tout.
— Je veux téléphoner à Marlène, dit soudain Sarah.
— Oui, dit Lucas. Maintenant, je crois qu’on peut.
Ils n’ont tout de même pas mis toutes les cabines
téléphoniques de Franche-Comté sur écoute. »
Ils tournèrent dans la petite ville et finirent par en
trouver une. Sarah et Lucas descendirent et s’y enfermè-
rent. Lucas composa le numéro de sa secrétaire.
« Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à la petite, chuchota
Jeanne.
— Je ne crois pas. Ce type bluffait, dit Virgile. Il
voulait nous faire sortir de l’hôtel. Depuis le début, c’est
comme Ça. Ils ne savent pas ce après quoi ils courent, ni
qui ils ont en face d’eux, ils... »
Marion lui saisit le poignet : « Chut! »

363
Dans la cabine, Lucas et sa femme se tenaient raides,
gelés par une attente insupportable. Lucas parla, et
aussitôt passa le combiné à sa femme. Par la vitre de la
cabine, il leva le pouce et sourit, d’un sourire qu’on ne lui
avait pas vu depuis longtemps. Et tous, ils eurent les
larmes aux yeux.

L’aube du 15 septembre se leva sur l'aéroport


d'Athènes. Le Tupolev s’y était posé à cinq heures du
matin et s'était garé à l'écart. Les officiers du KGB
obturèrent tous les hublots et deux d’entre eux descendi-
rent parler à un groupe d'hommes arrivés dans une Fiat
noire. Abimba les observa en tenant son rideau décollé du
hublot, puis se laissa aller dans son fauteuil. Ils allaient
garder l’avion jusqu’à la réouverture de l’aéroport. Aucun
moyen de fuir. En avait-il seulement envie? C’était trop
tard. Il se sentait rejeté par tous.
L’une des déclarations qu’il avait signées était un récit
complet de la façon dont il avait eu connaissance du Pacte
Pretorius. Les Soviétiques l’avaient écouté avec une atten-
tion soutenue. L’un d’eux s'était levé le récit achevé et
avait disparu vers la cabine radio.
Un autre officier, qui tapait sur une petite machine à
écrire Brother avec une dextérité impressionnante, lui
avait posé plusieurs questions. Puis Tchergrivine, qui
jusque-là n’avait rien dit, lui avait demandé pourquoi il
n’avait pas utilisé ce formidable moyen de pression contre
les Français.
« Je n’avais aucune raison de le faire.
— Vous vous réserviez d’en parler un jour ou l’autre,
corrigea Tchergrivine. Cela vous aurait donné du poids
auprès de vos collègues africains. Peut-être même aviez-
vous conçu le projet d’équiper votre pays d’une centrale
atomique?
— On en parlait, reconnut Abimba. Mais Paris ne
voulait pas.
— Ils l'ont fait pour l’Afrique du Sud...

364
— Oui.
— Sur votre territoire! Ils complotaient dans
de millions d’Africains! » le dos
Abimba eut un geste très las:
« Je vous en prie, ne commencez pas. Vous
ne faites
pas mieux. Le bonheur des Africains est la derni
ère de vos
préoccupations. Vous aussi, vous vous servez de
l'Afr
comme d’un échiquier. Vous avez un pion de plus ique
: moi.
Que voulez-vous encore? »
Tchergrivine le fixa d’un air impénétrable, et Abimba
devina son destin dans ses yeux : tôt ou tard, Mosc
ou
ferait renverser par des officiers zomuziens formés dans le
les
écoles militaires soviétiques, ou par des jeunes gens
frais
émoulus de l’université Lumumba. Pour linstant, il les
servait. Ils le jetteraient dès qu’ils trouveraient mieux.
I]
en était ainsi depuis un siècle en Afrique.
A huit heures du matin, l’avion bougea puis se mit à
rouler sur la piste. Il fut le premier jet à quitter Athènes.
Direction : Le Caire.

John Baluba était revenu dans la nuit après une


longue conversation avec Langley au consulat des États-
Unis à Genève. Le dimanche matin à dix heures, il fit
arrêter son taxi devant l’hôtel particulier de la rue de
Monceau et sonna à la porte d’Hubert Cochenille.
Le président-directeur général de Phydre vint lui
ouvrir en personne. Il avait reçu un coup de téléphone
laconique de l’ambassadeur américain, le priant de réunir
Beaurenave et Linhardt, mais Linhardt n’était pas encore
rentré de Suisse.
Il fit entrer le responsable France de la CIA dans son
bureau et ferma soigneusement la double porte. Beaure-
nave, affalé dans un fauteuil, grogna ce qui pouvait passer
pour un bonjour. De gros, il était devenu énorme, gonflé de
fureur impuissante depuis le coup de fil que Linhardt lui
avait donné de Genève, et qui relatait l’échec complet de
leur dernière tentative.

365
L’'Américain avec sa moustache et sa barbe de vingt-
quatre heures était là pour présenter la facture, il le savait.
Hubert Cochenille le savait aussi. Il offrit du café et du thé,
mais Baluba préféra un whisky. Les deux éminences grises
de l’ancien régime ne touchèrent pas à leur tasse.
« Vous avez merdé du début à la fin, attaqua Baluba
avec brutalité. Les mules sont dans la nature, avec les
papiers, et vous n’avez plus personne. »
Le silence qui suivit fut rompu par le tintement d’un
carillon Louis XVI, battant la mesure sur la cheminée de
marbre. Beaurenave s’agita dans son fauteuil :
« Et vous, Baluba, vous avez bien laissé Abimba
s'échapper, non? Les Russes vont lui faire cracher le
morceau, soyez tranquille!
— Je n’en doute pas. Mais, primo, Abimba est au
Caire donc presque chez nous, et deuxio, il n’a pas les
originaux du Pacte. Il peut raconter ce qu’il veut; sans
preuves et avec les Rouges derrière, personne ne le croira.
De toute manière, conclut-il, il n’en aura pas l’occasion.
Nous faisons le nécessaire.
— Ah! dit Cochenille, comme s’il se réjouissait
sincèrement du bon déroulement de l’opération améri-
caine.
— Revenons-en à vous.» Baluba se resservit un
scotch et attaqua un croissant sous l’œil dégoûté de
Beaurenave. « Ce qui arrivera au Zomuzien ne vous
regarde plus. En revanche, j’ai vu l'ambassadeur à Roissy,
et nous avons discuté pendant tout le trajet. » Il fixa les
deux Français : « Il va falloir lâcher le trésor, gentlemen.
Cela nous semble la solution la plus raisonnable puisque
vous avez perdu. »
Hubert Cochenille ôta ses lunettes avec lenteur et
entreprit de les nettoyer en fixant le tapis devant lui.
Beaurenave explosa :
« Il n’en est pas question! Les Missi Dominici, ce
n’est pas la gauche, bien entendu, mais ce sont nos
ennemis. Des gens très dangereux. Je veux dire, ils
travaillent contre nous. »

366
Baluba soupira :
« Cette équipée a assez fait de bruit comme cela,
Beaurenave. Les Suisses hurlent à la mort et nous aurons
un mal fou à replâtrer leur façade sur le lac. La police
française a retrouvé un cadavre dans les fourr
és, vers
Pouilly, un autre dans une décharge, à Joigny. Il
est temps
d'arrêter les frais.
— Nous pouvons encore stopper le hameau, plaida
Cochenille d’une voix posée. Ils ont le Pacte, et alors? Que
voulez-vous qu’ils en fassent? Nous irons les chercher
à
Douchy, et voilà tout.
— Non, répéta l'Américain. Ils vont le céder à
Charlemagne, et nous sommes d’accord.
— Vous êtes d’accord? s’étrangla Beaurenave. Mais
pourquoi?
— Le Pacte doit impérativement revenir à une fac-
tion. amie. Si ce n’est vous, c’est Charlemagne. Il vous le
revendra. Nous avons son accord.
— Vous voulez dire que... que vous vous êtes enten-
dus avec lui?
— Je vous ai dit que l’ambassadeur et moi-même
étions d’accord. Langley pense aussi que c’est la meilleure
solution.
— Rien ne dit que le hameau traitera avec Charle-
magne! s’écria Beaurenave, apoplectique.
— Ils lui ont téléphoné cette nuit. Le rendez-vous est
pour ce soir, à Douchy. Nous y serons en tant... qu’obser-
vateurs. »
Cochenille en resta bouche ouverte. Quant au prési-
dent de la Banque pour l’Expansion africaine, il était
devenu gris. Lorsqu'il prit la parole ce fut d’une voix sans
timbre :
« Et ça nous coûtera?
— Trois milliards de centimes. Tout ce que vous avez
piqué à Abimba il y a six ans. » Baluba ajouta, magna-
nime : « Ne vous plaignez pas. Charlemagne vous laisse
les intérêts du capital. Mais il veut l’argent en liquide.
Vous avez jusqu’à ce soir pour réunir les fonds. Une de nos

367
voitures prendra Linhardt chez lui, avec l’argent. Disons :
vingt heures. Ne me raccompagnez pas, je connais le
chemin. »
Il se leva et sortit.

Le soleil à la verticale projetait une ombre courte sous


les avions garés sur le taxiway de l’aérodrome Anouar-el-
Sadate, au Caire. Les vitres fumées de la tour de contrôle
atténuaient la réfraction de la lumière sur les pistes de
béton blanches, et l’on pouvait suivre la course du Tupolev
114 de l’Aeroflot vers la piste principale, orientée nord-
sud.
« Bon voyage », conclut le contrôleur de vol égyptien
après la litanie des indications météorologiques. Il avait
parlé en russe, souvenir du temps où les Soviétiques étaient
des milliers en Egypte, appelés puis chassés par Nasser. De
l'avion provint un « Spassibo » sonore. Abdel Sharaf
sourit et posa une main amicale sur l’épaule du contrô-
leur :
« Tu as très bien travaillé. »
Sami opina de la tête. Là-bas, l’avion prenait son
essor. Un avion dont personne n'était sorti, où personne
n'était entré. Un de leurs faux avions civils bourrés
d’espions ou de militaires, en route pour foutre le bordel
quelque part au Soudan ou en Ethiopie. Abdel lui-même,
bien que membre des services secrets égyptiens, le Muha-
baret El Amma, n’en savait pas plus. Un service rendu à
Dick Lajoie, le CO de la CIA au Caire. Les Américains
étaient généreux. Sami était sûr de trouver chez lui une
épaisse liasse de dinars.
Beaucoup d’argent pour bien peu de chose. Quand
l'avion de l’Aeroflot avait gagné le point précis du taxiway
où les navigateurs calent leurs centrales inertielles en
injectant la position exacte de l’appareil, il avait suffi de
donner au navigateur une fausse longitude. Oh, fausse de
quelques degrés. On avait calculé ça pour que l’avion se

368
perde un peu, quelque part, Dieu et les Américains
savaient où.
L’avion emportait sa mort avec lui. La plate-forme de
Schuler, les fragiles gyroscopes, tout ce merveilleux méca-
nisme était faussé. Les accéléromètres allaient reconduire
seconde après seconde l’erreur initiale de dix degrés qui
conduirait l’avion au-dessus de Erythrée, et non à
Khartoum, prochain point d’escale du Tupolev.
Simple et mortel.

Ganet avait vingt ans, la peau chocolat, de ravissants


yeux de gazelle et un seul bras. L’autre avait été amputé
par des Français de Médecins du Monde, dans une salle
d'opérations de fortune lors de l'offensive éthiopienne de
septembre 82. A l’époque, Ganet venait juste de quitter
son lycée d’Asmara et de rejoindre le Front populaire de
libération de l’Érythrée.
Les premiers temps, Ementhal ne pouvait détacher
ses yeux de la manche de chemise nouée haut sous l’aisselle
de la jeune fille. Aujourd’hui encore, il en éprouvait la
même honte et la même colère. Après avoir travaillé avec
elle pendant plus d’un an — elle lui avait été envoyée
comme interprète par le service de presse du FPLE — et
testé à plusieurs reprises la haine qu’elle portait aux
Russes, il ne s’était toujours pas laissé aller à lui confier ses
véritables activités d’honorable correspondant de la CIA
et du MI6. Car les Erythréens sont marxistes, même s’ils
combattent le régime éthiopien, lui aussi marxiste. Ce
n'était pas la moindre des absurdités de cette guerre
commencée dix ans plus tôt, quand Hailé Sélassié, le Roi
des Rois, avait annexé la province. Le Négus mort étouffé
entre deux matelas, la sanglante dictature qui avait pris le
pouvoir à Addis-Abeba n’était pas encore venue à bout des
farouches sécessionnistes.
Ganet avait dit oui tout de suite quand Ementhal lui
avait proposé d’abattre un avion soviétique. Il avait
prétendu avoir appris son passage par un télex de son

369
agence de presse et lui avait proposé la chose comme un
cadeau. À elle de trouver le missile nécessaire.
Le soir même, elle avait apporté un Sam 7 dans son
étui, emprunté au dépôt souterrain caché sous les mon-
tagnes de Nafka. Un bras en moins est le meilleur des
laissez-passer.
Ils quittèrent Nafka dans la nuit, après avoir attendu
qu’un BM 21 éthiopien cesse de pilonner la ville martyri-
sée. La dernière des roquettes écrasées dans les ruines avec
un bruit strident, leur Land Rover flambant neuve achetée
à Port-Soudan prit la route de l’ouest, croisant des chars
qui gagnaient leurs nouveaux emplacements de tir et
d’interminables convois de camions poussiéreux roulant
tous feux éteints vers le front. Le matériel et les armes
étaient récupérés sur l’ennemi, y compris le Kalachnikov
que Ganet serrait sous son unique bras.
Deux heures plus tard, le ciel s’éclaircit derrière eux.
Ils fonçaient sur une route encaissée, une vallée, un col,
une vallée, un col. Une mince végétation d’acacias et
d’arbousiers faisait place, parfois, à des forêts. Les Mig de
Mengistu n’allaient pas tarder à apparaître; les abords de
la route se vidèrent d’un coup. Les combattants rentraient
dans leurs trous comme des taupes.
Un dernier barrage les arrêta, tenu par des maqui-
sards uniformément chaussés de sandales en caoutchouc.
C'étaient des hommes jeunes, à la denture éblouissante et
aux cheveux bouclés. Certains étaient eux aussi amputés
d’un avant-bras ou d’une jambe. Ils portaient à la ceinture
des masques de tissu cousus main, équipés de filtres en
charbon pilé contre les gaz éthiopiens. Ementhal échangea
deux cartouches de cigarettes contre deux seringues et des
ampoules d’Atropine, le seul remède pour ne pas crever
dans les nuages mortels largués par les Mig. Puis ils
repartirent, laissant derrière eux le front invisible mais
bien réel, un front comme seules la France et l'Allemagne
en avaient connu en 14-18, fait de voies enterrées, de
réseaux souterrains, de tranchées couvertes, de mines et de
contre-mines.

370
Direction N/NW. Un écriteau rouillé indiqua TEME-
REM, au Soudan. La frontière n’était plus qu’à quelques
dizaines de kilomètres et les risques d’être repérés par les
avions éthiopiens s’accroissaient. Ementhal conduisait,
Ganet scrutait le ciel à la recherche des Antonov qui
réglaient le tir des batteries éthiopiennes. Elle dit quelque
chose en tigrenian, le dialecte local, traduisit par habi-
tude : ils avaient de la chance.
Arbou apparut soudain, morne alignement de murs
calcinés et de fenêtres béantes. Le napalm avait tout brûlé,
jusqu’aux pierres. La mosquée était éventrée, son minaret
tranché de haut en bas comme par un ouvre-boîtes géant.
Au milieu de la rue principale, une bombe russe de deux
cents kilos, qui n’avait pas éclaté, dépassait de la terre
roussie.
Le village était abandonné depuis plusieurs années.
Ementhal le traversa et s’arrêta à la dernière maison, sous
un auvent de tôle froissé par le souffle des explosions. Il
entreprit aussitôt de cacher la voiture sous des arbustes
desséchés qu’il arracha le long de la façade. Il procédait
avec prudence, à cause des mines antipersonnel, mais il
n’en vit aucune. Le dernier arrivage d’obus avait dû les
faire sauter.
Huit heures du matin. Le ciel était absolument bleu et
le soleil tapait déjà sur les pierres comme pour les enfoncer
dans le sol. Ementhal se faufila entre le mur et la
carrosserie, et se glissa dans la voiture.
Ganet s’était endormie, le front contre le volant.
Ementhal pensa à sa propre fille de vingt ans qui vivait
avec sa mère en Floride et pour qui l’Érythrée ne voulait
rien dire. Il était séparé de sa femme depuis si longtemps
qu’il aurait pu les croiser sans les reconnaître. Mais il n’en
aurait pas l’occasion. Il avait décidé de ne jamais revenir.
L’avion ne se présenterait pas avant deux heures de
l'après-midi. Il tira de sa poche le mode d’emploi du Sam 7
et le relut une dernière fois. Après un dernier regard à
l’émetteur branché sur 125 mégahertz, il se laissa lui aussi
aller au sommeil.

371
A 13 h 30, heure locale — deux heures et demie en
Europe, neuf heures et demie du matin à Langley et
l'après-midi à Moscou —, le Tupolev entra dans l’espace
soudanais. Il s'était alors écarté de son couloir aérien d’une
dizaine de kilomètres et survolait à huit mille mètres un
paysage encore vert. Le navigateur jeta un coup d’œil par
la verrière du cockpit et reconnut les contours tourmentés
du lac de retenue d’Assouan. Contrairement à ce qu’il
pensait, il n’était pas au sud mais au nord du lac, plus
précisément à cent kilomètres au nord-est, à la hauteur de
Mariya. Le navigateur n’était jamais venu dans ces
régions, pas plus que le pilote ni le copilote. Il contacta
Khartoum, où un homme qui, lui non plus, n’avait rien à
refuser aux Américains le confirma dans l’idée qu'ils
étaient dans la bonne direction et qu’ils n’étaient suivis
que par un courrier de la TBWA à plus de dix minutes.
Aucun survol militaire dans le coin : les combats étaient
très au sud. On convint de se rappeler une demi-heure plus
tard, pour l’approche de l’aéroport.
Dans sa cabine, à l’arrière, Abimba s'était enfin
débarrassé de ses tourmenteurs. Un officier du KGB était
venu lui expliquer que des troupes marcheraient sur Lélé
le soir même : elles étaient cachées dans la forêt, avec des
jeeps et des camions fournis par des militaires soudanais
achetés à prix d’or. On atterrirait à Amadi vers cinq
heures du soir, après une escale technique à Khartoum, et
le président prendrait une voiture qui le conduirait jusqu’à
son ethnie à la nuit tombée. Il pourrait parler à la radio à
minuit, heure à laquelle les programmes s’arrêtaient.
« Et les Français?
— Ils embarquent. »
Abimba sentit tout le mal que lui faisaient ces deux
mots. Il avait toujours aimé la France, les Français et les
militaires français. Ils avaient été sa seconde famille, même
si cette famille-là l'avait élevé, placé et assisté pour mieux
profiter de son pays. Son passé militaire, ses campagnes, la

372
guerre, tout cela avait tissé entre lui et les officiers
français
en poste à Lélé des liens aussi forts que ceux du sang.
Il
aimait la rude fraternité, la raideur et la rectitude
de ces
hommes, placés là, pourtant, davantage pour le survei
ller
que pour laider. Toutes ces années passées sans eux
n'avait pas atténué dans l’esprit de l’ancien tyran ce
mélange ambigu de sentiments qui était le fondement
même des accords franco-zomuziens.
Au fond de la carlingue, les délégués du ministère des
Affaires étrangères et les officiers du KGB avaient tombé la
veste et sablaïent le champagne de Crimée avec de gros
rires. Ils lui en avaient offert, mais Abimba avait décliné la
proposition. Il était seul, son regard errait sur les couleurs
ocre et vertes du paysage, à travers le hublot. Il était seul,
comme peut l’être un Africain quand il est loin des esprits
de l’arbre, du feu et de l’eau, loin de la terre de ses aïeux,
déraciné. N’en finissant pas d’expier cette folie du pouvoir
que les Blancs lui avaient mise dans la tête, vingt ans plus
tôt.

Ementhal sursauta au son de la voix russe. Russe! Il se


passa la main sur le visage et la ramena grasse de sueur. La
température dans la Land Rover devait avoisiner les
soixante degrés. Ganet dormait toujours, ses lèvres dessé-
chées entourées d’un halo de sel.
L’avion. Ementhal tourna le bouton de puissance et la
voix du navigateur soviétique résonna dans l’habitacle.
Elle était claire, exempte de parasites, et répétait mécani-
quement son appel dans un anglais guttural sur la bande
d'urgence.
Ça avait marché! Ils étaient perdus. A sa portée.
Mais, d’un moment à l’autre, la côte somalienne pouvait
apparaître sur leur écran radar. Il sauta à terre et fit le tour
du véhicule. L’air était une fournaise. Sans un mot, Ganet
ouvrit la porte de son côté et lui passa le tube. Elle le retint
une seconde : |
« Tu es sûr que c’est un avion russe?

373
— Tu verras son étoile. »
Sans un mot, elle sortit à son tour. Le sol était dur,
presque blanc. Le soleil pompait jusqu'aux couleurs du
paysage. Ementhal passa le bras par la vitre et déclencha
la radio-balise. Elle était calée sur 125 mégahertz, la
fréquence de détresse, et pouvait passer pour la balise d’un
aéroport de fortune. La voix russe demandait déjà les
coordonnées du terrain.
Sans répondre, Ementhal s’éloigna de quelques
mètres. Le bush s’étendait à perte de vue, partageant
l'horizon en deux. Au-dessus, du bleu. Et l'avion.
Il brillait dans le soleil comme un minuscule crucifix.
Ementhal estima son altitude à deux mille mètres. Il se
méfiait mais venait sur lui. Sans regarder, il décapuchonna
le tube de lancement, brancha l’alimentation et desserra la
sûreté. Ganet l’aida à poser le tube sur son épaule et
s’éloigna de quelques pas. Ementhal colla son œil sur
oculaire brûlant. Il en tremblait d’excitation.
Le Tupolev se découpa sur le croisillon. Les quatre
réacteurs à l’arrière, les longues ailes argentées. Il trem-
blait dans l’air chaud, grossissant de minute en minute.
Ementhal écrasa la gâchette et sentit le tube glisser
sur son épaule. Le petit missile de vingt kilos jaillit avec un
froissement d’acier et disparut derrière un panache de
fumée blanche.
Il monta, monta, tissant derrière lui le fil d’une
araignée fondant sur sa proie. La vibration des réacteurs
du Tupolev s'était transformée en grondement, tandis que
le lourd quadrimoteur de l’Aeroflot fonçait vers sa mort
prochaine. Au dernier moment, il sembla éviter le Sam 7,
mais c'était parce que le missile infléchissait sa route, attiré
par la chaleur des tuyères. La fusée s’engouffra dans la
nacelle de gauche et explosa. Un éclair blanc vaporisa le
ciel tout autour de l’impact, puis un champignon noir
comme de l’encre naquit comme par magie. Le sol trembla
sous la détonation.
Le Tupolev vomit une immense langue de flammes, se
désarticula en trois morceaux qui firent pleuvoir autour
374
d’eux une infinité de scories noirâtres. La partie arrièr
e
plana longtemps, crachant un torrent de vapeur rouge
et
jaune, tandis que les ailes se désintégraient,
Et ce fut tout. Une odeur de kérosène et de plastique
brûlé envahit le paysage, tandis que, çà et là, des brasie
rs
fumaient sur la terre sèche. L'avion s’était volatilisé à la
verticale du village; des maisons tombaient en poussière,
sous l’impact d’un moteur ou d’un train d'atterrissage.
La violence soudaine et si brève les avait cloués sur
place. « Tu as vu le drapeau rouge sur la queue? »
demanda Ementhal. Ganet inclina la tête et se mit à
marcher vers l’incendie.
“Ils passèrent devant la Land Rover, et l’agent de la
CIA se pencha pour couper la radio-balise. Le Kalachni-
kov de la jeune fille était là, sur le siège.
Il visa la petite silhouette à laquelle il manquait un
bras et se dit qu’il était en train de tuer sa fille.

À Langley, on était au matin du 15 septembre, le jour


du plan OBO. Ils fixaient le téléscripteur. Bodybilsky avait
avancé sa montre de huit heures, l’heure qu’il était là-bas,
dans la plaine carbonisée de la Corne africaine. Il n’y avait
encore personne dans la grande salle réservée aux écoutes
ELINT, à l’exception de deux techniciens de permanence
et d’un colonel chargé d’évaluer l'importance des messages
reçus.
Aux quatre coins du monde, plus particulièrement à
Diego Garcia et dans les locaux de l’ambassade américaine
au Burundi, les stations d'écoute électronique buvaient les
signes et les ondes du ciel vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Mais Bodybilsky comme Susan comptaient davan-
tage sur un croiseur américain embossé dans la mer Rouge
et sur le satellite de la CIA, un « Key Hole » placé en
orbite à trente-six mille kilomètres au-dessus de la
Somalie,
Cela ne tarda pas. Le téléscripteur crépita, mordant la

375
bande de ses dents codées. Philip se pencha, mais Susan,
plus prompte, arracha le serpent de papier et lut :
« AMEC/SSR. 10001. USS Embose. Dest : Lang.
Objet : surveillance radar Érythrée. Contact avec target
CCCP 13 h 05. Route au 160 depuis point de report sur frontière
égypto-soudanaise. Disparition des écrans et cessation des émissions
à 14 h 06. Coordonées chute suivent. Fin du message. »
Élimination réussie. Ils avaient veillé toute la nuit,
tissé la toile d’araignée d’ambassade en consulat, de
correspondant en chef d’antenne, crypté et décrypté des
dizaines de messages confidentiels dans lesquels Susan
distribuait à chacun son rôle sans dévoiler l’ensemble. Et
dans un endroit du monde où ils n’iraient sans doute
jamais, le rideau venait de tomber sur la tragédie. Un
homme rentrait seul à bord de sa Land Rover. Il préten-
drait à Nafka que son accompagnatrice avait été straffée
par un Mig éthiopien, ou qu’elle avait sauté sur une de ces
mines qui ressemblaient à des jouets d’enfants.
Il les haïssait sûrement, ces hommes et ces femmes de
Langley, ces jeunes diplômés et ces yuppies qui savaient ce
qu'était l’Erythrée, le savaient vraiment et ne faisaient rien.
Les haïssait-il autant qu’il était en droit de haïr les Russes ?
La réponse était : oui. Tôt ou tard, Ementhal se mettrait à
boire. Comme tous ceux qui découvrent la hauteur des
murs qui les entourent.
« Il y en a un autre », dit Bodybilsky. Le col de sa
chemise commençait à le gratter et le soleil sur le Potomac
lui faisait l’effet de se lever sans lui. Il en était toujours ainsi
après les moments de grande tension. « Il y en a un
autre », répéta-t-il, mais la jeune femme ne bougeait pas.
Elle avait entendu la sonnerie et vu le papier avancer de
quelques centimètres; pourtant, quelque chose l’empê-
chait de le prendre et de le lire.
« Oh, merde, Sue... » soupira Bodybilsky. Il se pen-
cha et arracha le message d’un coup sec. Il était signé Tim
Eisenhower, leur CO à Lélé. Le jeune homme revenait de
l'aéroport. Il avait vu les Transall, le 707 ravitailleur, des

376
hélicoptères. Il y avait des housses sur les entré
es d’air de
tous les réacteurs, disait-il assez joliment.
La porte s’ouvrit, et Ralph Forbes entra, l'air
guille-
ret. Il portait un costume d’arrière-saison, trop
clair pour
la journée qui s’annonçait, et son week-end
avec le
président l’avait visiblement mis de bonne humeur.
Body-
bilsky lui tendit le télex sans se lever :
« Les Français n’ont pas quitté le Zomuzo, monsieur
le directeur. Ils bouclent tous les terrains d'aviation
. Ils
ont eu vent de quelque chose. OBO, c’est foutu. »

- Tout ça pour rien, dira-t-il plus tard, le visage inondé de SUEUT,


les muscles noués. « On l’a tué pour rien. Les Français l’attendaient.
Il aurait fini là où il avait commencé, dans sa forêt, traqué, nu, et
nous aurions un meurtre de moins sur la conscience. Nous n’aurions
Jamais dû tremper dans cette foutue manipulation française, et
maintenant nous abandonnons aussi Molimba ! »
« C'était un fumier, chuchotera Susan, couchée sur lui, les
seins contre son dos, les ongles posés à plat sur l’oreiller comme dix
petites lunes sanglantes. Il suffit qu’on les approche pour les
corrompre. Nous n'avons pas donné un rond à Molimba, mais Les
Français auront sa peau tôt ou tard, et il le sait. Tout est en ordre,
chef, c’est-à-dire en désordre. Le désordre est l’ordre secret du monde.
Notre travail, c’est de le contenir quand il dessert nos intérêts ou de
lüintroduire quand il est favorable à nos objectifs. Seuls les innocents
s’imaginent que les services secrets aiment l’ordre. A la vérité, le
désordre est notre élément naturel. N'est-ce pas, Bodybilsky ? »
« Ooook, je l'en prie, moins fort s’il te plaît ! » gémira lejeune
homme en mordant l’oreiller.

Les Russes apprirent la perte de leur Tupolev par


trois sources différentes: des chalutiers soviétiques sem-
blables aux centaines de chalutiers AGI de classe Balzam
qui quadrillent les mers du globe aux alentours des
grandes flottes occidentales et des théâtres de combat; un
satellite Cosmos lancé treize jours auparavant pour collec-

377
ter des renseignements sur les déplacements de convois
érythréens et les offrir à Addis-Abeba; un centre de
contrôle aérien servi par des officiers du GRU et installé
sur une base de Mig éthiopiens. Ils avaient tous suivi
l’arrivée dans leur champ radar de l’avion de l’Aeroflot et
en avaient référé au centre de réception électronique basé
dans la banlieue de Moscou. Le temps que le renseigne-
ment soit identifié, orienté et traité par le bureau africain
du KGB, et qu’il remonte à Anastase Vrajek, le Tupolev
disparaissait des écrans.
Un TU 114 Moss soviétique, semblable à PAWAC
américain, décolla aussitôt. Mais il était trop gros pour
s’approcher de la ligne de front érythréen. Finalement, un
Yak 28, servi par deux officiers soviétiques et équipé d’un
container caméra, survola le petit village vers quinze
heures. Les excellentes optiques est-allemandes et les
senseurs du Brewer D recueillirent des images, des tempé-
ratures et les faibles signaux émis par les boîtes noires de
l'avion disparu. Ils furent relayés par le Cosmos jusqu’à
Moscou et, sur une photo agrandie, les experts du KGB
reconnurent formellement les corps des officiers généraux
et des spécialistes partis, la veille, de Tchécoslovaquie.
Abimba fut le plus facile à identifier. Il était noir et sa
montre en or massif brillait au soleil.
Les rapaces étaient déjà très nombreux, mais ce détail
ne fut pas mentionné dans le rapport.
Les preuves écrites et enregistrées du passage à l’Est
de Nestor Lecœur Abimba n'étaient plus que cendres.
Anastase Vrajek apposa son paraphe au dossier Abimba et
ordonna de classer l’affaire. Il savait déjà que les forces
d'intervention rapide françaises n’avaient pas quitté le
Zomuzo et que l’ambassadeur français avait demandé une
audience à Molimba.
Quelques semaines plus tard arriva une mission
française composée de spécialistes du CEA. Le petit
technicien forestier israélien, que l’on surnommait le
Maussade, fut expulsé discrètement. Le général Molimba
annonça solennellement qu’un consortium franco-zomu-

378
zien allait exploiter un gisement d’uranium situé
en plein
milieu de la province de Tabades. Mais l’usine de
retraite-
ment serait en France et le Zomuzo serait payé en
biens
d'équipement.
L'Histoire continuait. Le directeur du KGB exposa en
séance restreinte à quelques membres du Politburo l’op-
portunité qui s'était offerte et qu’il avait tenté de saisir. Du
moins, les Américains ne s’étaient-ils pas installés au cœur
de Afrique. Si Vrajek pensait que six Français rentrés
le
15 septembre à Douchy détenaient la vérité qui avait
échappé au tout-puissant organisme de la Sécurité d'Etat,
il le garda pour lui. Il était trop tard.
- Mais les six noms furent glissés dans une bobine
d'ordinateur, à tout hasard.
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13
LA ROUTE DU DIMANCHE FUT SANS PROBLÈMES.
ÎLS ÉVI-
tèrent l'AG, contournèrent Auxerre et arrivèrent
par
Charny. Ils avaient déjeuné dans un restaurant de
bonne
qualité, et Lucas n’avait pu s'empêcher de racon
ter
l'enterrement de son arrière-grand-mère, un matin
de
Janvier, dans les Ardennes. Il faisait si froid que son
père
avait invité toute la famille dans un petit restaurant

pendaïent encore les guirlandes de Noël. La chaleur, le vin
et la nourriture aidant, tous s'étaient mis à rire, à parle
r
haut, les pommettes enflammées, ivres de vie. C’était un
peu ce qui leur arrivait.
Mais au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de
leurs maisons, l’angoisse s’infiltrait dans leur esprit. À trois
heures de l’après-midi, le 15 septembre, ils revirent enfin
les toits du hameau.
Rien n’avait changé. Le ciel semblait le même.
L’herbe n’avait pas poussé et le paysage immuable dérou-
lait son patchwork de laines vertes et Jaunes, piqueté de
clôtures. De l’autre côté de lOuanne, un toit de tôle
ondulée brillait comme un phare sous le soleil blanc.
Quarante heures avaient passé, quarante heures seulement
mais qui avaient duré huit jours, huit jours de chute
immobile dans l’horreur, à se débattre dans les tentacules
invisibles d’un poulpe sans visage. Ils s’en étaient sortis,
les uns et les autres, miraculeusement saufs.
Ils firent d’abord le tour des maisons sans oser entrer.
La porte des Luchère était ouverte. Elle n’avait pas été

381
fracturée. Sur la table de la cuisine, il y avait un mot, tapé
à la machine :
« NOUS VIENDRONS CHERCHER L'OBJET CE SOIR À
VINGT-DEUX HEURES. PLACEZ-LE DANS VOTRE PENDERIE.
APRÈS L'ÉCHANGE, NE RESTEZ PAS DANS LA MAISON. NOUS
REVIENDRONS LA NETTOYER. VOUS N’ENTENDREZ PLUS
PARLER DE RIEN SI VOUS SUIVEZ CES INSTRUCTIONS POINT
PAR POINT. »

M. D.

Daniel alla chercher la mallette dans la voiture. Ils


montèrent la placer au milieu des valises et des sacs, dans
le réduit. Ils ne virent ni ne sentirent rien d’anormal. Et
pourtant, on était venu ici. On avait fouillé. Marion
sanglotait, révoltée par ce viol tranquille de leur intimité.
Il restait sept heures à attendre.

Ce furent les plus longues heures de sa planque, dans


le placard obscur et poussiéreux qu’il s’était aménagé sous
la passerelle.
Le volume existant entre le plafond du living et le
dessous de la passerelle était divisé en quatre par des
plaques d’aggloméré vissées sur des tasseaux de bois.
L'ensemble était lui-même divisé dans sa partie médiane,
afin que les placards ainsi constitués donnent sur les deux
côtés. Il y en avait donc huit. Chassibrand avait dévissé le
fond de sa cachette et s’était réfugié dans le placard de la
chambre d’amis quand Virgile et Daniel étaient entrés
pour déposer la mallette.
Dès qu’ils furent redescendus, il se glissa de nouveau
derrière la porte et remit la plaque en état, sans enfoncer
les vis. La porte comportait deux charnières et une clenche
aimantée, facile à pousser. Comme elle faisait du bruit, il la
dévissa aussi et la revissa de son côté, afin d’ouvrir et de
refermer le battant à volonté.
Il avait mis de côté un peu de nourriture, et de l’eau

382
dans une gourde en plastique rouge appartenant à l’un des
enfants Luchère. Enkysté dans ce labyrinthe de bois, il
entendait tout ce qui se passait dans la maison : les pas, les
bruits de vaisselle, l’écho assourdi des conversations.
Ils
cherchaient, sans savoir ce qu’ils cherchaient. Ils télépho-
nèrent encore deux fois. Une souris entra dans le placard et
traversa furtivement le rai de lumière qui entrait par la
porte à demi poussée. Le toit craqua en se refroidissant
après une averse. Lui était là, vaguement honteux de sa
position qu’il trouvait puérile. Il attendait à demi allongé
dans une caisse sentant la naphtaline et le chêne 2
attendait comme un mort attend la visite improbable de
ceux qui lui rendront la vie.
Le plus difficile serait de se retenir de pisser.

Vint le soir. Martin Linhardt calcula qu’il n’avait pas


dormi depuis trois jours, à l’exception de quelques heures
dans l’après-midi, une fois rentré de Genève. Sur le trottoir
de l’immeuble moderne qu’il habitait boulevard Arago,
une petite pluie fine dégringolait à travers les marronniers.
La Mercedes, le moteur encore chaud, était garée en face,
dans la contre-allée. ê
La Chrysler noire de l’ambassade des États-Unis
apparut à l'angle de la rue Pascal et se rangea devant lui.
Le chef d’antenne de la CIA était au volant, le siège du
passager libre à côté de lui, mais deux cerbères étaient
carrés sur la banquette arrière, tout droit sortis de l’équipe
des « Giants » et mastiquant de la gomme d’un air
placide. Linhardt ouvrit la portière.
« Vous avez l’argent? demanda Baluba.
— Je vais le chercher. »
Linhardt traversa le boulevard et gagna l’emplace-
ment de sa propre voiture. Il ouvrit le coffre arrière et en
sortit une grosse valise aux soufflets de cuir maintenus par
des sangles. Il referma le coffre à clef et retraversa en
regardant à droite et à gauche. Sans un mot, les deux
cerbères tendirent les bras, et Linhardt leur passa la valise

383
avant de se laisser aller sur les sièges trop mous de
l'américaine. Baluba enclencha sur start, et la Chrysler
démarra. Ils passèrent devant les agents de police qui
gardaient la prison de la Santé, et continuèrent tout droit
vers Denfert-Rochereau. Baluba aussi avait l'air fatigué. Il
s’était rasé, mais son poil noir repoussait déjà.
« Comment ont-ils pu réunir une telle somme en si
peu de temps? demanda-t-il en français.
— Beaurenave est banquier. Je suppose qu’il a
asséché tous les avoirs de la BEA et que Cochenille a fourni
le complément. Ils rapatrieront la totalité de leur investis-
sement demain matin à la première heure et combleront le
trou. » Linhardt haussa les épaules : « Je ne sais pas
pourquoi je vous raconte ça. Vous nous avez collé le canon
sur la nuque, non?
— Je vous ai aidés à Genève », rappela Baluba en
tournant autour du Lion de Belfort et en prenant l’avenue
du Général-Leclerc.
La voiture était absolument silencieuse, et ils avaient
l’air de parler de choses et d’autres dans un salon cossu.
« Ce n’est pas de notre faute si vous n’avez pas su les
arrêter. Nous n’avions pas le choix.
— Est-ce que les Sud-Africains sont au courant?
— J'ai eu Koos de Witts au téléphone. Je ne suis pas
entré dans les détails mais je voulais qu’il soit dans le coup.
Quant à Toveth, il sait, bien sûr. Il sait depuis le début. Il
ne voulait pas y croire, comme nous, mais il savait.
— Comment Abimba a-t-il eu vent de la chose? dit
pensivement Linhardt. Ce petit roi nègre dans son grand
palais. [l piquait de terribles colères, vous savez... » Il
sourit à un lointain souvenir. « Mais nous le tenions bien.
Où est-il, maintenant?
— Îl est mort », répondit placidement Baluba.
La Chrysler passait devant le hideux monument du
général Leclerc et enfilait la déclivité menant vers l’auto-
route du Sud. « Au début de l’après-midi. Son avion s’est
malencontreusement écrasé dans un coin perdu de
l’Erythrée. Il n’y a pas de survivants. »

384
Martin Linhardt s’adossa à la portière et regarda le
profil de son homologue. Ainsi, ils avaient réussi. Abimba
était vraiment mort. Il en éprouvait presque un manque. Il
ne l'avait pas rencontré souvent, mais le tyran avait
longtemps été une pièce centrale du dispositif français en
Afrique équatoriale. Ses foucades, ses crises de mégaloma-
nie et cette espèce d’Œdipe mal résolu qu’il perpétuait avec
les généraux et les ministres de Paris entretenaient les
ragots et les méchantes blagues que l’on échangeait en
ville.
Il se demanda comment Beaurenave prendrait la
nouvelle. Beaurenave avait été le vrai correspondant
d’Abimba au Zomuzo. Et l'organisateur de l'opération
Black-Out. Nos victimes nous manquent toujours. C’était
la conclusion à laquelle il parvenait invariablement.
« Pour être franc, j'avais bien pensé que vous en
viendriez là, avoua-t-il. J’aurais fait la même chose à votre
place... » Il soupira : « Bon Dieu, quelle équipée! Quatre
fois, nous avons essayé. Quatre fois, ils s’en sont tirés. Des
gens pris au hasard, un maçon, un écrivain, un publici-
taire, pas des anciens de la 7° section ou de votre
département OS. Et leurs femmes, bon sang, leurs femmes
n’ont pas flanché non plus! Ni la bourgeoise, ni la petite
ronde, ni la grande blonde. Ils se sont battus comme des
lions.
— Ce sont les aléas du métier, Martin! Ils avaient
quelque chose à sauver. Abimba les a fait chanter, mais ce
chantage était leur carburant. C’est souvent l’ennui dans
ce genre d'histoire. Quand le rat est au fond du trou, il faut
avoir dix doigts à chaque main pour être sûr d’en garder
un. Pour en revenir à Charlemagne, ce sera un demi-mal
s’il récupère le Pacte pour nous. Vous lui donnerez votre
valise. Il vous rendra la mallette, et tout sera dit. C’est
juste un moment difficile à passer.
— Un moment qui va nous coûter trois milliards. »
Baluba lui jeta un coup d’œil et marmonna quelque
chose dans sa moustache. L’autoroute défilait. Ils laissè-
rent l’usine Belin sur leur droite. Elle embaumait le

385
paysage d’une odeur de biscuit chaud familière à Linhardt.
Quand il rentrait de la campagne, il savait qu’il y avait
encore vingt-quatre kilomètres jusqu’à Paris. Il connaissait
l’autoroute par cœur, tout comme les Vivien, les Génois,
les Luchère et ces millions d’individus, de couples ou de
familles, cette immense communauté dont il avait été l’un
des puissants, et au sein de laquelle il n’était plus rien.
Tout juste un invité ballotté dans une voiture américaine
par les témoins de sa gloire passée. Baluba répéta :
« Ce ne sont pas vos milliards. »
Linhardt sourit sans répondre. Non, ce n’était pas son
argent. Pas plus que les vies dont il avait tenté d’user ne lui
appartenaient. Rien n’était à personne, tout était à pren-
dre. Qu'il n’y eût plus rien à faire le soulageait. L’échange
effectué, il reviendrait à Bassou, y passerait la semaine puis
il démissionnerait de son poste à la BEA. Son poulain
politique avait du plomb dans l'aile, et ses anciens
Premiers ministres ne l’aideraient certes pas à remonter
sur son perchoir. Lui, Linhardt, n’avait plus rien à voir
dans cette histoire. Il capitulerait comme l'avait fait
Chassibrand quelques mois plus tôt.
Charlemagne avait toujours été le plus fort. Le Vieux
Maître restait seul en scène, l'oreille tendue vers les
derniers claquements de fauteuils repliés, dans le fond de
la salle. Les Missi Dominici n’avaient pas fini de faire
parler d’eux.

Vers vingt et une heures, ils passèrent à la hauteur de


Dordives. Vingt minutes plus tard, ils se présentaient au
péage de Courtenay. La Chrysler prit la route de Montar-
gis et tourna à angle droit dans Courtenay, direction
Douchy. Ils franchirent une voie ferrée et sortirent de la
petite ville, laissant la piscine sur leur gauche.
Ils étaient en pleine campagne. Des voitures les
croisèrent, remontant sur Paris. Montcorbon fut traversé
comme un village fantôme, sans ralentir. Cinq minutes

386
plus tard, la puissante voiture américaine s’arrêtait au
stop, dans Douchy.
Baluba examina avec curiosité le village endormi.
C'était aussi sinistre que le bled du Midwest dont il était
issu. La triste perspective de la route nationale luisait
après le passage d’une averse d’automne.
« À droite, dit Linhardt. Puis à gauche. »
Ils franchirent un autre pont, abordèrent une longue
montée et gagnèrent le plateau. La nuit était claire, mais la
lune n’avait plus qu’un quartier. Une odeur d’herbe
coupée et de foin humide entra par les fenêtres. Ils
débouchèrent en haut d’une côte. Le hameau était là.
- Ils passèrent devant la ferme des Génois, laissant la
maison des Vivien sur leur droite. Il y avait de la lumière
au rez-de-chaussée du troisième bâtiment. La 205 rouge
était garée sous le marronnier, le long d’un talus couvert de
plantes de rocailles.
Baluba éteignit ses phares en passant devant la
maison. Îl freina doucement au carrefour, s’avança de
quelques mètres et fit marche arrière pour se garer le long
de la route menant de Triguères à Fontenouilles, le capot
dans le sens de la vallée. Ils étaient au bout du champ de
pommiers appartenant aux Génois.
La pendule de bord marquait 21 h 45.

L'équipe du Mossad était à quelques mètres d’eux,


sous les pommiers, dans une herbe si haute qu’elle cachait
la route. David était le plus proche des Américains. Il avait
dégagé un étroit couloir dans la végétation, juste en face du
portillon d’entrée des Luchère. Sur sa droite, se tenaient
Nathan et, plus loin, devant l’entrée qu’empruntait la
voiture de Virgile et Marion pour aller au garage, Mos-
ché Z., équipé d’un émetteur-récepteur qui le maintenait
en contact avec Toby Newman. |
Toby attendait à une centaine de mètres, assis
derrière la maison des Vivien, le dos appuyé au vitrage; il
surveillait la route qui montait de la vallée. Mosché

387
l’avertit de l’arrivée discrète de la Chrysler noire. Les
plaques d’immatriculation ne laissaient aucun doute :
c’étaient des Américains. Mosché décrivit celui qui
conduisait, et l’homme du Mossad reconnut John Baluba.
Ainsi, la CIA venait conclure l’affaire. Toby changea de
fréquence et en avertit un homme qui était caché dans le
petit bois, à l'arrière. L'homme réitéra son ordre d’une
voix polie :
« Tuez les Missi Dominici, sauf leur chef, et repliez-
vous.
— Et les types de la CIA?
— Que vos hommes les évitent. Ils peuvent riposter
au besoin. »
Toby coupa la communication. Facile à dire. Il
repassa sur la fréquence de l’équipe et demanda en
yiddish :
« Que font les Américains?
— On va voir », chuchota Mosché.
Un peu plus tard, il rappela :
« Ils attendent. Quatre hommes. Les deux derrière
sont des gros bras, mais le passager, à l’avant, est français.
David l’a entendu parler. Un type avec une tête d’In-
dien. »
Linhardt. Newman l’identifia immédiatement. Est-ce
que la CIA appuyait une ultime action du commando, ou
parraïnait-elle un échange avec celui qu’ils attendaient
tous? Il pencha pour la seconde solution: dans le cas
contraire, ils se seraient placés précisément là où était son
équipe, de façon à contrôler la maison.
« Attention! grogna Mosché. Une autre voiture. »
Des phares illuminèrent le haut de la côte. Ils
s’éteignirent d’un coup et deux voitures apparurent. Toby
quitta son abri et gagna rapidement la haïe de lauriers qui
bordait la pelouse des Vivien. Il vit passer la CX argentée
qu’il connaissait bien, puis une grosse Volvo aux pare-
chocs protubérants. Les deux voitures ralentirent, puis
accélérèrent jusqu’à la hauteur de la 205 de Sarah Vivien.
Elles s’arrêtèrent le long de la haie.

388
Toby ne voyait rien. Il aurait dû descendre la déclivité
menant à la maison de verre et sortir sur la route. Au lieu
de cela, il se mit à courir vers le bout de la pelouse pour se
rapprocher de la maison Luchère par le nord. Quand il y
parvint, il était en sueur. Ce n’était plus de son âge. Il
s’accroupit, essuya ses mains sur ses genoux et sortit son
émetteur.
« Mosché, Mosché, qu'est-ce qu’ils fabriquent? »
Du talkie-walkie sortit un chuintement, puis Mosché
parla, si bas que Toby dut coller le boîtier à son oreille :
« Ils sont de mèche avec les Américains. Le chauffeur,
celui qui a de grosses moustaches est descendu parler au
type de la Volvo. »
Baluba et Charlemagne.
Toby aurait donné un de ses yeux pour voir Charle-
magne avec l’autre. Vingt ans que le chef du mystérieux et
tout-puissant réseau Missi Dominici n’était apparu en
public! Et il était là! Yvan savait-il ce que les Américains
trafiquaient avec lui? Pourquoi avait-il manœuvré depuis
Genève pour que tout le monde se retrouvât ici, dans ce
coin perdu de campagne française? Pourquoi, sinon préci-
sément pour supprimer les témoins?
« Le vieux se dirige vers l’entrée, avec un de ses
hommes. »
Il jeta un coup d’œil vers le champ de pommiers. Le
verger se découpait sur la nuit tiède, houle immobile
portée par des piliers tordus. Les pommes semblaient de
petites bombes rouges dans le feuillage épais et noir.
Dessous, ses trois hommes. Sur la route, quatre ou cinq
autres. Plus loin, les quatre Américains.
« Feu! » Comme s’il craignait de n’avoir pas éte
entendu, il insista : « Liquidez les Missi Dominici et
repliez-vous vers la voiture!
— Merde! » cracha son récepteur. C’était la voix de
David. La détonation sèche et carrée d’un parabellum 45
éclata sous les arbres, de l’autre côté de la route, effrayant
des dizaines d’oiseaux endormis.

389
Oh, Bon Dieu, ça commence! pensa Marquiset.
Derrière lui, Debarthes venait de franchir d’un bond le
fossé séparant le verger de la route, et était tombé sur
David Leich, allongé dans l’herbe, son Uzi braqué sur le
vieil homme pesant descendu de la Volvo. Instinctive-
ment, il avait tiré, de haut en bas, et l’énorme balle avait
percé le front de David pour ressortir sous la nuque et
s’enfoncer dans la colonne vertébrale.
A dix mètres sur sa droite, une silhouette se leva et lui
expédia une mortelle poignée de grenaille. Les balles
crépitèrent sur les troncs d’arbres, émiettant les branches
et l’écorce et libérant une averse de pommes rouges.
Debarthes bascula sur la gauche et tomba dans l’herbe
haute, qui l’engloutit.
« Shit! » gueula quelqu'un. Il y eut des bruits de
portière, un crépitement de bois mort et le froissement de
basses branches remuées. Un des gardes du corps améri-
cains tira, et la lueur assourdie du coup de départ guida
Nathan, qui riposta. Il se retourna. Quelqu'un était
derrière lui.
C'était le jeune homme aux lunettes rouges et aux
cheveux coupés au bol. Il se tenait si près qu’il aurait pu
lui poser sa main sur l’épaule; il regardait Nathan d’un air
éperdu. Nathan appuya sur la détente et sentit l’Uzi
tressauter dans sa main. Une douleur fulgurante lui
transperça la tempe gauche, emplissant ses yeux d’une
brume incandescente. Le jeune Missi Dominici s’effondra
lentement sur lui, la main crispée sur la seringue qu’il
venait de lui planter en pleine tête. Nathan essaya de crier
mais sentit son arme lui glisser des doigts. Puis il sombra
en lui-même comme une flamme qui s’étouffe.
Mosché Z. entendit des hommes qui couraient sur la
route, des cris étouftés. Il sortit prudemment la tête et
scruta la pénombre emplie de rumeurs. Il ne pensait pas à
ses deux amis morts, il ne pensait qu’au dernier Missi
Dominici, le troisième, le chef de l’équipe. Il le vit qui
poussait le vieil homme devant lui, loin sur la gauche, et

390
comprit qu’il ne pourrait mener sa mission à terme. Le
talus, les arbres et les Américains étaient entre eux et lui. Il
recula dans l'herbe, tâtonna pour récupérer le talkie-
walkie et renonça. Les types de Langley ratissaient le
verger. Il n’avait que le temps de fuir.
Il se mit à courir vers l'endroit où les premiers
pommiers frôlaient le mur de la ferme des Génois. L’herbe
humide trempait ses pantalons, et il lui semblait que le
bruit de sa respiration emplissait le bois comme une forge.
Il voulait contourner la ferme, retraverser la route plus bas
et gagner la Porsche cachée dans un chemin de terre,
derrière le petit bois des Vivien. Toby l’attendrait. Pour-
quoi n’intervenait-il pas? Avait-il compris ce qui était
arrivé?
Les deux types de la CIA étaient là, au débouché, près
du pignon de la maison. Deux types très jeunes, de l’âge de
David. Ils levèrent vers lui des armes identiques, prolon-
gées d’un silencieux. Mosché se précipita à la rencontre
des abeilles mortelles qui murmuraient dans le noir.
Toby le vit mourir. Le cœur brisé, il recula à l’abri des
lauriers.
« Qui reste-t-il en jeu? » chuchota Yvan.
Le colonel était là, près de lui, son ombre massive
posée sur le gazon comme celle d’un promeneur surpris
par le soir. Ses lunettes brillaient, renvoyant les lumières
de la maison des Luchère, et il regardait.
Il regardait, oui, architecte contemplant son œuvre
sortie de terre, avec une sorte de détachement amusé. Il
n’y avait pas trace en lui d’une quelconque émotion.
« Mon équipe est décimée », murmura Toby. Il
sentait ses mains trembler, son sang battre sous son crâne.
« Mais elle en a eu deux. Il reste le chef de l’équipe.
— Oh, Marquiset? prononça le colonel avec détache-
ment. Aucune importance. C’est un des nôtres.
— Un des vôtres? balbutia l’homme du Mossad.
— Les Américains devraient rester dehors mainte-
nant », réfléchit Yvan, cherchant une cigarette dans sa

391
poche. Il fixa Toby et chuchota : « Mon ami, la trahison
est oubliée. La trahison du Mossad, pas la vôtre.
— Vous nous avez utilisés, énonça Toby d’une voix
blanche. Vous nous avez refilé le sale boulot. Et mainte-
nant, votre agent double va finir le travail, c’est ça?
Qu'est-ce que vous cherchiez? A faire sortir le loup du
bois? Vous voulez tuer Charlemagne? »
— Surtout pas, dit le colonel dans le noir. Mais vous
en savez trop, Toby. Vous commencez à poser les vraies
questions. Je suis désolé. »
Le revolver enfoncé dans l’estomac de Toby eut un
soubresaut. L'homme du Mossad tomba sur le côté. Il vit
le champ de luzerne, devant lui, la route et l'horizon qui
allait s’enflammant. L’aube, déjà? Puis le soleil parut, qui
l’engloutit.
Pour les vivants, c’était encore la nuit.

lout le temps qu'avait duré le bref mais violent


affrontement, Charlemagne était resté debout, immobile,
sous le prunier de l’entrée. Sa silhouette était tournée vers
le combat. Il écoutait, mais sous les lourdes paupières, son
regard ne quittait pas Marquiset. Le silence se fit et
Baluba apparut, en sueur, un pistolet à la main.
« On les a eus tous les trois. Ce sont les Israéliens qui
étaient à Genève avec Linhardt. Ils ont été retournés.
— Par qui? » demanda Charlemagne. La question
ne s’adressait à personne en particulier, mais Marquiset se
raidit dans le noir. « Par la DGSE, encore?
— Je ne sais pas, monsieur. » Baluba avait presque
l’air de s’excuser. « Deux de vos hommes sont morts.
— Ce qui fait que je suis seul ici », conclut Charle-
magne, de sa voix curieusement essoufflée. Il pivota sur ses
talons et regarda la maison. « Seul dans la campagne, sans
gardes du corps. J'espère que votre histoire tient debout,
Baluba.
— Nous sommes 1à pour arbitrer l’échange, dit
Baluba avec force. La mallette contre l’argent, Linhardt

392
est dans la voiture. Trois milliards en liquide, comme
convenu. Il n’arrivera rien. »
Charlemagne fit quelques pas sur la chaussée de
brique envahie de mousse. Par la porte vitrée, on voyait les
gens du hameau, pétrifiés, tête tournée vers l'extérieur.
« Si les Israéliens ont pris le parti de la nouvelle
DGSE, ne peut-on imaginer que c'était prévu depuis le
début? » questionna-t-il, saisissant le bras de Marquiset.
Il approcha son visage de celui du Niçois, ce visage de
poisson sorti des profondeurs : « Dans ce cas, vous m’avez
raconté des histoires, Marquiset. Vous n’avez pas trahi vos
employeurs, mais vous m’avez trahi, moi. Pour m’amener
iCi.
— Je ne comprends pas », dit Marquiset. La lune
baignait son front d’un lait blème, mais il soutint le regard
du vieil homme : « Je vous ai choisi parce que vous aurez
bientôt le pouvoir. Vous avez éliminé Linhardt et les
Israéliens, et Abimba a disparu de la circulation. Vous
avez gagné, monsieur. Que voulez-vous de plus?
— Le fin mot de l’histoire, soupira Charlemagne.
Pourquoi on a tué mes hommes. Ou plutôt, qui. Qui était
derrière les Israéliens? Vous m'avez dit que c'était la
DGSE.
— Mais elle n’avait aucune idée de ce qui allait se
passer! plaida Marquiset. Elle ne savait pas qu’Abimba se
réfugierait chez les Russes! C’était la pire des solutions
pour elle.
— Comment comptait-elle récupérer le dépôt ban-
caire d’Abimba? Quand et où deviez-vous donner le
signal, Marquiset?
— À Genève, monsieur. Je devais quitter l’équipe et
donner la valise à un attaché militaire, le capitaine Gibet.
Il était dans lhôtel. Mais je ne l’ai pas fait, rappela le
Niçois. Je suis resté avec vous. Pourtant, je n’avais plus les
Corses sur le dos. J’aurais pu le faire mais je ne l’ai pas fait,
répéta-t-il avec force.
— Vous n’en avez pas eu le loisir, répliqua Charle-

393
magne. Si la DGSE a manqué son rendez-vous à Genève,
qui me prouve qu’elle n’a pas prévu quelque chose ici?
— Monsieur, nous perdons du temps, intervint
Baluba. Les voisins risquent d’avoir été alertés par les
coups de feu.
— Ils croiront que c'était des pétards à corbeaux, il y
en a partout. Faites venir vos hommes et fouillez la
maison. »
Baluba sortit sur la route. Les deux gardes du corps
apparurent.
« Allons-y, messieurs », indiqua Charlemagne.
Ils le suivirent. Le chef des Missi Dominici poussa la
porte de la maison comme s’il était chez lui.

La cuisine sentait bon. L’abat-jour de tôle noire jetait


sur la table de bois poncé un rond de lumière à son
diamètre exact. Q’aurait pu être un soir comme les autres,
où les amis seraient montés vers la maison accueillante
pour boire un digestif. Mais ce n’était pas un soir comme
les autres. Ils s'étaient lavés, rasés, habillés, mais quelque
chose avait modifié leur regard. Quand Charlemagne
poussa la porte, il y eut un moment d’extraordinaire
tension. C’est une chose de fuir la mort, c’en est une autre
de voir celui ou ceux qui l’ont ordonnée.
Baluba entra, puis Marquiset et enfin les deux agents
de la CIA. Les Génois, les Vivien et les Luchère se levèrent
et se tinrent le long du mur. La stature de Charlemagne,
son aspect de notaire venu régler des comptes de fin de vie,
tout le désignait à l’évidence comme le vainqueur de la
tragédie. Il s’assit et les regarda, tandis que les deux gardes
du corps passaient dans le living, puis dans l’atelier, avant
de monter à l'étage. Personne ne bougea ni ne parla avant
qu'ils n’eussent ouvert toutes les portes, allumé les
lumières, examiné les chambres, jusqu’au cellier et aux
réserves sous la cage d’escalier. Ils réapparurent et hochè-
rent la tête vers Baluba.
« Nobody.

394
— Faites-les sortir », ordonna Charlemagne de sa
voix de rogomme assourdie. Il déboutonna son pardessus
sans le quitter, et ses yeux en bulbe examinèrent les
hommes et les femmes du hameau alignés devant lui.
« Que savent-ils?
— Assez pour savoir qu’ils doivent se taire, dit
Baluba avec son accent américain à couper au couteau. La
maison est peut-être sur écoute. Je resterai donc vague, dit-
il en s’adressant au hameau. Vous saviez ce que vous
transportiez, n'est-ce pas? Ne mentez pas. Ceci a un prix
et nous sommes d’accord pour vous le payer. »
Charlemagne sortit de sa poche deux enveloppes
gommées et les posa sur la table. La plus grande vers
Daniel, la plus petite vers Sarah :
« Le dossier d’instruction et le film, comme convenu.
Votre maître chanteur est mort, madame. Vous n’avez
plus rien à craindre.
— Je sais. Nous l’avons enterré, lâcha Daniel.
— La mallette? |
— Là-haut, rangée dans la penderie avec les valises
et les sacs », dit Sarah d’une voix saccadée. Elle avança,
saisit l’enveloppe et l’ouvrit. Elle regarda la première
image et lança le tout dans la cheminée. Daniel jeta un
coup d’œil au dossier que contenait la sienne et son visage
se crispa sous l’effet d’une violente émotion.
Charlemagne se leva.
« Où est la penderie?
— Vous prenez l'escalier, jusqu’en haut, c’est la
deuxième porte à droite, dans le couloir, dit Virgile sans le
regarder.
— Je peux y aller, proposa l’Américain.
— Je veux tout de même voir ce qui vaut si cher »,
lâcha Charlemagne en gagnant l’escalier d’un pas lourd. Il
posa une main sur la rampe et les marches craquèrent. Is
purent suivre son ascension jusqu’au couloir qui desservait
les chambres en surélévation. La passerelle vibra et ils
entendirent la porte qui s’ouvrait et se refermait, loin.
« Je suppose que vous avez pris vos précautions,

395
prononça Baluba d’une voix neutre. Et puis, rien ne se
démode plus vite qu’un secret d'Etat. Dans quelques mois,
l’homme que vous avez vu sera l’un des plus puissants de
France. Il vous oubliera parce qu’il sera trop haut.
— Nous aussi, nous l’oublierons, dit Marion en tirant
sur ses cheveux roux. Nous aurions voulu ne jamais le
connaître. »
Un sourire passa sous l’épaisse moustache de l’Améri-
Cain.
« Comment dit-on? Les gens heureux n’ont pas
d’histoire? Oubliez celle-ci, ce sera plus simple. Elle a
commencé il y a trois jours et elle est déjà finie. »
Une porte claqua au premier étage, puis des pas
descendirent.
«Il y a un autre escalier? demanda Baluba en
allumant dans le living.
— Oui. Vos sbires ont tout regardé.
— Éteignez, dit Charlemagne au loin. Et faites venir
Linhardt. »
Baluba hésita et éteignit. La lune entra de nouveau,
baignant la vaste pièce d’une lumière bleue et traçant sur le
carrelage un labyrinthe d’ombres. Tout au fond, la silhouette
de Charlemagne apparut, tenant à la main la mallette
d’Abimba. Ils ne le virent qu’une seconde, son profil de
mérou se découpant sur le fond plus clair de la nuit. Il vint
vers la porte-fenêtre, l’ouvrit, traversa la pelouse et se
dirigea vers la grosse Volvo. La portière claqua.
«Je vous quitte. Ne sortez sous aucun prétexte,
ordonna l’Américain. Venez, dit-il à Marquiset. » Ils
sortirent et refermèrent la porte.
Aussitôt, Lucas alla à la cheminée et passa son
briquet sous la bobine de film. La cellulose s’enflamma
avec une fumée grasse et fondit en grésillant. Daniel posa
son enveloppe en équilibre sur les flammes rouges et la
regarda tout le temps qu’elle se carbonisait.
Quand le brasier ne fut plus qu’un petit tas de cendres
puantes, il allongea les mains au-dessus et dit:
« C’est froid. »

396
L’échange fut très simple. Un des gardes du corps de
Baluba vint vers la Volvo avec la grosse valise et Charl
e-
magne lui donna la petite mallette. Puis il alluma ses codes
et attendit que la Chrysler allumât les siens. Il eut le temps
de déboucler les courroies et de soulever le couvercle:
plusieurs dizaines de liasses de billets de cinq cents francs
se gonflèrent sous ses yeux, comme une liqueur fermentée
quand on ouvre un bocal. Il en prit une et referma la
valise.
Là-bas, Linhardt et Baluba lisaient à la lueur de la
veilleuse. La lueur disparut et la Chrysler alluma ses
phares. Elle démarra, tourna et remonta lentement la
route. L’Américain fit un signe de la main, mais Charle-
magne ne le vit pas : il cherchait le regard de Linhardt.
Martin avait détourné la tête et fixait le mince croissant de
la lune au-dessus des pommiers.
Derrière lui, la CX déboîta, conduite par un des
gardes du corps de Baluba. Elle était pleine de cadavres
assis comme des pantins, fraternellement enlacés : les trois
hommes du Mossad et les deux Missi Dominici. L’Améri-
Cain allait les perdre dans une conserverie pour chiens et
chats, ou dans le bain d’acide d’une usine chimique du
coin.
À ses côtés, Marquiset se taisait. Il n’avait nulle part
où aller, maintenant que tout était terminé.
« Vous me laisserez à une station de métro », dit-il.
Charlemagne ne répondit pas. Il tâtonna un peu
avant de trouver ses clefs, chercha les phares puis démarra.
Il dut s’y reprendre à trois fois pour faire demi-tour sur la
nationale. Quand ils repassèrent devant la maison, plus
rien n’indiquait qu’elle avait été le théâtre d’un des plus
extraordinaires échanges entre espions du monde occiden-
tal. Ils passèrent devant la ferme des Génois et virent un
chat assis dans l’herbe. Sur son tertre, la maison des
Vivien brillait comme un verre taillé.

397
Charlemagne ralentit et jeta quelque chose dans la
boîte aux lettres.

En haut de la côte, apparut une silhouette. Le sang de


Marquiset se figea : Yvan!
Le colonel les attendait au bord de la route, les mains
dans les poches, sa petite moustache tracée au cordeau
sous son grand nez. Marquiset sentit que la voiture
ralentissait de nouveau; Charlemagne s’arrêta devant le
chef Action de la DGSE. Yvan ouvrit la portière arrière et
monta. La voiture redémarra souplement. Marquiset se
retourna : le dos-d’âne de la route avait gommé le hameau
du paysage. Son regard croisa celui du colonel. Un regard
amusé. Charlemagne conduisait sans mot dire, tassé
derrière son volant.
« Je ne comprends pas.
— Il ne comprend pas, répéta Yvan derrière lui. En
attendant, donnez-moi votre arme. » Et le Niçois sentit
quelque chose de dur contre sa nuque. Il dégrafa lente-
ment son étui sous l’aisselle et en tira son .38 par la crosse,
entre le pouce et l’index. Yvan s’en empara et recula:
« Tout s’est bien passé, monsieur? demanda-t-il à Charle-
magne.
— Très bien, bougonna Charlemagne. Je crois qu’il a
compris dès qu’il est entré. » Sa voix trahissait une légère
déception. « Il est mort très bien.
— Qui est mort? » balbutia Marquiset. Il se pencha
et scruta le visage du conducteur... La ressemblance était
hallucinante, mais il y avait de la souffrance dans ce
visage-là. Une trace humaine, encore. « Vous n’êtes
pas. », commença Marquiset. Il déglutit et acheva :
« Vous n’êtes pas lui.
— Îl comprend, dit Yvan, son arme toujours
braquée.
— Vous vouliez tout savoir, Marquiset? dit le gros
homme en tournant vers lui son effroyable masque. Six
opérations, six chirurgiens. Un prodige de la chirurgie

398
esthétique : me faire ressembler à Charlemagne. Piqûres,
infiltrations, modelage des joues, cortisone, prothèses. Et,
pour finir, les cordes vocales. Vous saviez que l’on pouvait
modifier la voix, Marquiset? » Quelque chose dans le ton
indiqua qu’il s’adressait à Yvan : « Je l’ai entendu venir.
C’est au début des Mémoires d'’outre-tombe de Chateau.
briand, vous vous souvenez? Chateaubriand raconte
comment son père allait et venait le soir, du fond de la
pièce vers le feu, et comment il entendait son pas décroître
puis revenir. Quand ce géant entrait dans le cercle de
lumière, le cœur de l’enfant se serrait d’effroi. Ça m'a fait
la même impression, colonel. Il est entré dans cette
penderie, mais c’est moi qui ai allumé.
« Il m'a vu. Il n’a pas eu l’air surpris. Notre ami
Marquiset ne nous avait pas dit ça? Il était devenu...
minéral. Une pierre regardant son reflet dans une mare
n'aurait pas eu plus de réaction. Il a vu le placard ouvert,
le passage sous la passerelle qui dessert les chambres. Je
crois que c’est à ce moment-là qu’il a compris.
— Vous voulez prendre sa place! souffla Marquiset.
C’est cela, n'est-ce pas? Vous avez échafaudé toute cette
histoire autour d’Abimba pour m’envoyer chez lui. Vous
saviez que personne ne pouvait l’approcher. Qu'il fallait
un prétexte en or. C’est pour cela que vous teniez tant aux
photos. » Il s’aperçut soudain qu’ils ne roulaient plus. La
voiture était arrêtée dans une allée forestière, la voûte du
ciel éclatée au-dessus d’eux comme un pare-brise. Derrière
lui, il sentait la respiration calme d’Yvan. Le faux Charle-
magne coupa le contact et le tableau de bord s’éteignit,
plongeant l’habitacle de la Volvo dans l’ombre épaisse.
« Oui. Je me moquais bien du trésor d’Abimba. C’est
un hasard qu’il ait eu tant d’importance. Je pensais comme
tout le monde qu’il s’agissait de preuves des magouilles de
l’ancien gouvernement. De la bouillie pour concierges.
C'était bien plus gros, Marquiset, mais cela ne change
rien : l’objectif réel de l’opération était de prendre la place
de Charlemagne. »
Il y eut un long silence.

399
« Je suis mort, soupira Marquiset.
— Moi aussi, dit le faux Charlemagne. Je me suis
glissé dans la peau de mon pire adversaire et je règne sur
son empire. L'ombre dont il s’entourait sera mon meilleur
subterfuge. Mais pour cela, j’ai dû tuer celui que j'étais.
— Qui? articula le Niçois d’une voix desséchée. Qui
étiez-vous ?
— Personne », dit Chassibrand.
Yvan tira à bout portant. La balle était peu chargée,
mais elle tua Marquiset sur le coup. Il s’effondra, le front
sur le tableau de bord.
Ils le halèrent au-dehors. Il faisait froid et humide
dans l'allée forestière. Les feuilles pourrissantes s’enrou-
laient autour de leurs jambes comme de lourds manteaux.
La Porsche noire était à quelques mètres.
Quand Yvan ouvrit la porte, la veilleuse s’alluma,
découpant le visage cireux de Newman. Le petit façonnier
de la rue Réaumur était tassé sur son siège, les yeux grands
ouverts. Charlemagne lâcha Marquiset, qui s’étala d’un
bloc. Règlement de comptes entre deux personnages
inconnus de la région. Le Canard enchaîné ou Le Monde
sortiraient peut-être un entrefilet insidieux sur « le rôle
important, encore que discret, qu'avait l’un des protago-
nistes du drame auprès de l’ambassadeur d’Israël à
Paris ». Rien d’important. Quelques jours plus tard arrive-
rait un homme discret envoyé par Theodor Toveth pour
prendre la place vacante.
Ils revinrent vers la Volvo à pas lents. Il est vraiment
devenu vieux, constata le colonel. Il avait dû s’entraîner à
hôpital, s’étudier devant la glace. Il marchait vraiment
comme avait dû marcher Charlemagne.
à « [l ne vous a rien dit? demanda-t-il. Vraiment rien
it?
— Si, bien sûr. » Chassibrand s’adossa à la portière
et tâta ses poches. C’est vrai. Il ne fumait pas. Plus de
chablis non plus. « Je le paie cher. » Oui, il avait sa
mallette à la main quand je suis sorti de ma cachette et que
J'ai allumé. C’est vrai qu’il n’a pas cillé. Je crois qu’il en

400
était au point où il voyait en chaque homme celui qu’il
était devenu : un rouage. Son réseau n’a pas d’âme,
colonel, c’est par là qu’il est fragile. Il fallait frapper à la
tête une bonne fois pour toutes, et Charlemagne savait que
seuls deux hommes en étaient capables : Linhardt et moi.
Ses fils spirituels. Il nous estimait et nous l’aimions comme
un père trop grand : autrement dit, nous le haïssions. Il
attendait que l’un de nous le tue. Un schéma psychanalyti-
que assez sommaire, mais qui a fait ses preuves. »
Yvan posa ses mains sur le capot encore chaud et
chercha son reflet dans la tôle laquée :
« Vous pensez qu’il a tout compris avant de mourir?
a
— Je le sais. Il a remonté toute la manipulation en un
éclair. Ce n’était qu’une hypothèse qu’il avait dédaignée,
un chemin pareil aux autres : la disparition des barbouzes
de Linhardt, décimées par nos soins, l’arrivée en trombe de
Marquiset, resté de notre côté tout en dénonçant notre
manœuvre d'intoxication. La tactique de la crêpe, colo-
nel, ou du bonneteau. Dans quel pot se cache la vérité? Ila
choisi celui du malheureux Abimba, et de son Pacte
Pretorius. Les Israéliens et la CIA aussi. Nous n’avions
pas prévu cela, bien sûr, pas plus que nous n’avions prévu
que nos mules auraient le jarret si rude. » Un sourire
éclaira l’étrange visage. « Ils ne cherchaient pas la même
chose que nous. Nous nous en sommes bien tirés.
— Vous avez ouvert la mallette, monsieur?
Je n’en ai pas eu le temps. Elle était à code chiffré.
— Nous ne saurons jamais ce qu'était ce Pacte.
— Quelle importance? Nous avons ce qu’il valait :
trois milliards. Ils sont là, dans la valise. » Chassibrand
ouvrit la portière et s’installa au volant. « Nous avons
préparé ce coup-là pendant six mois, le président et moi.
Placer un homme de gauche à la tête du réseau Missi
Dominici était le seul moyen de le mettre au pas. La
désinformation de nos services secrets continuera, mais pas
celle du président. Il y a mille façons de trahir les traîtres,
et la meilleure est de dire la vérité. Les Missi Dominici

401
vont travailler pour nous, colonel, même si la droite revient
au pouvoir. Je vous raccompagne?
— Non.» Yvan regarda le ciel où quelques étoiles
clignotaient dans la brume. « Je vais marcher un peu. Ma
voiture n’est pas loin, mais je dois récupérer votre corps,
avant.
— C’est cela. Récupérez mon corps, je me charge du
reste. Adieu, colonel... C’est une difficile partie qui
commence. Je ne parle pas de mon... intégration dans le
réseau. Charlemagne est venu seul, il revient seul avec
trois milliards. Cela lui ressemble assez pour que j’agran-
disse encore le fossé qui le séparait du monde. Une
nouvelle purge se profile à l’horizon, vous en aurez les
échos. »
C’est là qu’ils se quittèrent, pour de bon cette fois. Ils
ne se reverraient pas jusqu’à la mort de l’un d’eux. La
Volvo sortit à reculons du sentier et manœuvra sur la
route. Yvan vit le profil néronien de son ancien chef lui
adresser un dernier salut. Il leva la main avec le sentiment
absurde de saluer la nuit.
Il ne saurait jamais ce qu'avait dit le vrai Charle-
magne au moment de mourir. Mais il savait où il allait
l’enterrer : dans le parc de la Déboulerie.

Leurs vies étaient redevenues transparentes et quel-


que chose leur disait qu’ils n’avaient plus rien à craindre.
Le lundi matin, à six heures, Sarah et Lucas prirent la 205
et montèrent à Paris. Ils y arrivèrent peu après sept heures,
et à sept heures et demie, ils sonnaient à la porte de
immeuble de la rue Caulaincourt. La secrétaire de
Pagence vint leur ouvrir. Elle finissait d’habiller les petites
filles, la sienne et celle des Vivien.
Pour Marlène, cela n’avait été qu’un week-end un peu
plus long que les autres. Elle s’était bien entendue avec sa
nouvelle amie et il fallut négocier pour repartir. Elle ne
comprit pas pourquoi ses parents l’étreignaient avec tant
d'émotion, pourquoi sa mère se mettait à pleurer de si bon

402
matin. Elle vit les marques laissées par l’explosion de la
Rover sur le visage et les mains de son père, et demanda où
était la grosse voiture. Lucas répondit qu’on la lui avait
volée. Marlène ne le crut pas.
En sortant, ils achetèrent des journaux et prirent le
petit déjeuner dans un café. Les rues se remplissaient
d'employés et de cadres se rendant au travail d’un pas
pressé, de marchands ouvrant leurs boutiques à grand
fracas et sortant leurs éventaires en échangeant des
nouvelles de leur week-end. Les premiers embouteillages
soulevaient des tempêtes d’avertisseurs, l’air commençait à
piquer, saturé de gaz d’échappement. « Quand je serai
grande, je vivrai à Paris », décréta Marlène. Elle demanda
des pièces de un franc pour aller jouer au flipper, et
attaqua l’engin avec des rires et des cris de colère, selon le
trajet de la boule.
Sarah alla téléphoner. En revenant, son mari lui
montra un article de trois colonnes, repris par tous les
journaux : double attentat terroriste à Genève samedi soir.
Deux autres cadavres trouvés dans la rue et sur le quai
Guisan. Ce qu’ils cherchaient tenait en deux lignes: la
voiture qui avait explosé au rond-point de Rives était
inidentifiable. La déflagration et l’incendie, d’une excep-
tionnelle violence, avaient fondu les plaques et les numéros
d'identification. Sarah secoua la tête:
« Ils nous retrouveront.
— Je ne crois pas, dit Lucas. Personne n’y a intérêt.
Ils se sont arrangés avec les Suisses.
— Mais l’hôtel?
— Les tueurs sont décrits précisément, pas nous. Les
journaux ne sont même pas d’accord sur notre nombre.
Quatre, selon les uns, cinq selon les autres. Et on ne parle
pas de la 205.
— J'ai eu Jeanne au téléphone. La Toyota est
toujours chez le carrossier, à Beaune. Virgile est parti
récupérer la R5. Qu'est-ce que tu vas faire pour la Rover?
— Attendre un peu, puis déclarer qu’on me l’a volée
à Paris. On en rachètera une autre.
403
— Avec quoi?
— Avec ça. »
Il posa son porte-cartes sur les genoux de Sarah et
ouvrit.
« Regarde. Il y en a deux cents comme ceux-là. »
Sarah cacha l’épaisse liasse de Pascals de ses deux
mains :
« Où les as-tu trouvés?
— Dans notre boîte aux lettres. J’y ai jeté un coup
d’œil ce matin, en me levant. Il y en avait trois fois autant.
J'ai glissé les autres liasses sous la porte de nos amis.
— Mais d’où viennent-elles?
— Un de ceux qui étaient là hier soir a pensé à nous
rembourser. Le vieux, probablement. Les Américains ne
faisaient que contrôler.
— Je n'aurais pas cru ça de lui. Ils nous ont menacés,
ils ont dit que Marlène...
— Elle est là, trancha Lucas en montrant le petit
démon accroché à sa machine. Ils ne savaient pas où elle se
trouvait. Ils ont peut-être cherché chez nos parents, nos
amis. Ils ont fouillé nos maisons, nos carnets d’adresses,
mais ils ne pouvaient pas penser à ma secrétaire. Il leur a
suffi de nous faire peur, tu vois. On a tous marché. C’était
le seul moyen.
— Tous ces morts. » Elle secoua ses longs cheveux
noirs en regardant la foule qui se pressait au-dehors. « Et
personne n’en saura rien, jamais. Des voitures explosent,
des camions disparaissent, on se tue pendant deux jours, et
il n’en reste rien.
— La raison d'Etat.
— Elle nous ferait douter de la nôtre. »

Quand ils rentrèrent à Douchy, il faisait froid et il


pleuvait. Ils trouvèrent Daniel chez lui, dans son fauteuil,
les pieds devant la cuisinière portée au rouge. Il lisait un
gros livre d'histoire en fumant sa première pipe de
automne. Il serra Marlène dans ses bras :

404
« Salut, lemmerdeuse! »
Elle éclata de rire :
« T'as toujours pas d’enfant?
— Je ne veux pas leur courir après.
— Tu les as trouvés? demanda Lucas en se frottant
les mains au-dessus de la cuisinière.
— C’est Jeanne qui relève le courrier, dit Daniel en
replongeant dans son bouquin. On va acheter la bicoque.
C’est le moins qu’ils nous devaient.
— Où est Jeanne?
— Chez Luchère. »
Chez les Luchère, Jeanne faisait essayer un pull à
Marion. Virgile emballait son dernier manuscrit dans du
papier kraft et collait les timbres à coups de poing. Il sourit
à leur arrivée, souleva Marlène et lui fit faire trois tours en
l’air avant de la reposer à terre.
« On avait un oncle en Amérique et on ne le savait
pas.
— Oui, nous aussi. Je prendrais bien une tasse de
café, maintenant que tu es riche. Qu’est-ce que vous allez
en faire ?
— Du temps. Du temps sans écrire de conneries.
Pour finir un vrai bouquin qui se vendra à six cents
exemplaires. Tu as lu les journaux? Abimba s’est tué, en
Erythrée. 3
— C’est où, l’Erythrée? » demanda Marlène.
Virgile montra les carreaux emperlés de pluie:
« Dehors. L’Erythrée, c’est partout, dès que tu mets le
pied hors du hameau. Tu apprendras ça. Nous, on ne
savait pas. »
Ils se turent. La paix des lieux les gagnaïit : le
pianotement des gouttes d’eau sur les vitres, le ronflement
de la chaudière, les rires des femmes et de la petite fille.
Une bonne odeur provenant de la cuisine, où la cafetière
électrique crachaït et gloussait comme une vieille chatte.
On frappa à la baie vitrée. C’est alors qu’ils virent la jeune
femme.
Elle entra d’un air emprunté, apportant avec elle l’air

405
du dehors, saturé de pluie, d’odeurs de feuilles mortes, de
terre mouillée et de pommes mûres. Elle était jeune, à
peine plus de vingt ans, ses cheveux blonds étaient serrés
sous une capuche de plastique. Elle resta sur le seuil, son
imperméable de nylon dégoulinant. Par-dessus le talus, on
voyait le capot de sa voiture.
« Vous vous êtes perdue? avança Virgile en souriant.
— Je ne sais pas », dit-elle. Elle fit quelques pas et
regarda autour d’elle. « Je l’ai suivi jusqu'ici, ajouta-t-elle
comme pour elle-même. Et c’est ici que je le perds. Je
savais que ça arriverait.. »
Ils ne s'étaient pas aperçus qu’elle pleurait, mais la
voix frêle qui vibrait comme un verre les émut. Elle eut un
geste d’impuissance devant la petite fille, l’odeur du café,
le calme de la grande pièce: « Vous ne l’avez pas vu,
évidemment. C’était un homme d’une cinquantaine d’an-
nées, avec un collier de barbe noire, et des moustaches. Il
avait des yeux... fatigués. Je suppose qu’il en avait trop
vu. » Elle soupira et un léger sourire erra sur ses lèvres
blanches. « Je suis la dernière femme qu’il ait regardée. Il
croyait m'avoir trompée, mais je n’ai jamais Cru à sa
disparition. J’ai suivi son silence, ses absences. Au Chiffre,
on peut bien davantage qu’à la Documentation. Il n’a
laissé derrière lui que des nomenclatures trafiquées, des
dates de sortie des dossiers qui ne collaient pas, des
décomptes de photocopieuse exorbitants. Je ne sais pas ce
qu’il cherchait. À mourir, peut-être. C’est ce qu’il a
vraiment fini par faire. »
Ils la regardaient, sensibles à son émotion, et plus
encore à l’écho que cette émotion trouvait en eux. Mais ils
ne comprirent pas. Ils ne pouvaient rien pour elle. Elle
tourna lentement sur elle-même et gagna la porte-fenêtre
en balbutiant :
« Excusez-moi... »
Elle retraversa la pelouse. Sa voiture glissa derrière les
rideaux de pluie et disparut.
« Elle avait un pull rose en angora sous son imper-
méable », dit Marlène, comme si cela expliquait tout.
+
Cet ouvrage a été composé
par l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand
et imprimé sur presses CAMERON
par la SEPC à Saint-Amand-Montrond
pour le compte des Éditions Albin Michel

AM
Achevé d’imprimer : décembre 1966.
N° d'édition : 9557. N° d'impression : 3107-2020.
Dépôt légal : janvier 1987.

Imprimé en France
. Les mules PRET A SEC et leur
CRE ENTER RU ICEETS
Il émanait de l’emballage grossier
tressé de nœuds rituels et taché de sang
noirci, une odeur étrange. Mais ce qu'ils
virent en déchirant la trame poussiéreuse
était encore bien plus terrible.
C'était un traité diplomatique ultra-
secret, conclu sur la terre africaine et
contre les Africains. Il donnait la bombe
atomique au pouvoir raciste de Pretoria,
avec l’aval de trois des plus grandes diplo-
maties occidentales.
Ce Pacte, tous le voulaient. La CIA, le
KGB, le Mossad, les politiciens français qui
l'avaient signé a l’invincible réseau Missi
Dominici. Contre eux, ils n'étaient que Six-
Six innocents choisis au plus haut niveau
ba la DGSE.

Avec Le Pacte Pretorius, Philippe Cousin nous donne le grand


roman noir des services secrets. Cette course à la mort, stupéfiante
de machiavélisme et de suspense, repose sur une manipulation d'un
cynisme rarement rencontré. Philippe Cousin s'impose d'emblée
comme l’égal des meilleurs auteurs anglo-saxons de roman
d'espionnage.

Couverture : Atelier Sacha Kleinberg


Illustration: Savinel et Rozé
Photo : Chazarenc

9 1782226 fl | SPP RUES)


85,00 F TTC

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