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Serge Boudoux

LE TRIBUNAL
DE L’OMBRE
« On ne combat pas le terrorisme aveugle
avec le seul arsenal des lois ordinaires ! »

THRILLER
Impression par Copy-Media
www.copy-media.net

Auto-édition Serge BOUDOUX


ISBN : 978-2-35785-253-2

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées


à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou
de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles
L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce livre a été écrit sans l’intervention d’une intelligence
artificielle.
Valérie Lemercier aurait dit :
– C’est moi qui l’ai fait !

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Propos préliminaires

(Les préliminaires sont des instants privilégiés


de tendresse entre lectrices, lecteurs et auteur).

En 1962 Deng Xiaoping disait : « peu importe que le chat


soit noir ou blanc pourvu qu’il attrape les souris » !
Une girouette indiquant le Nord ne démontre pas pour
autant une affection particulière pour ce point cardinal, elle
indique simplement d’où vient et où va le vent.
Une voiture ne tourne pas à gauche ou à droite par
conviction, elle épouse simplement le tracé de la route
afin d’emmener ses passagers à leur destination.
Contrairement aux apparences, comme celles du chat, de la
girouette et de la voiture, l’histoire contenue dans ce livre ne
privilégie aucune idéologie politique. Si elle semble parfois
pencher d’un côté ou de l’autre elle ne fait que suivre le
souffle et le chemin de l’Histoire du monde, alors de grâce
s’il venait à certains grincheux l’idée saugrenue de vouloir
discerner dans mon récit des relents d’extrémisme qu’ils
sachent que je suis un homme extrêmement modéré…

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Toutefois même l’homme le plus modéré peut être amené
à poser des questions qui fâchent et suggérer des réponses
vigoureuses mais douloureuses.

Certains prétendent parler avec les morts, d’autres affir-


ment savoir lire dans les lignes de la main ou pouvoir
prédire l’avenir. Après tout pourquoi pas ?
Moi plus modestement, lorsque le ciel est couvert de gros
nuages noirs je dis :

– L’orage arrive !

Et lorsqu’il se trouve que l’orage éclate, phénomène tout


à fait naturel authentifiant toutefois ma prédiction, je ne
me vante pas de posséder un don de voyance mais déclare
avoir simplement fait preuve de lucidité et d’un bon sens
de l’observation…

– C’est très bien mais où voulez-vous en venir ? allez-vous


me demander.

Mon sens de l’observation, similaire au vôtre sans doute,


me pousse à regarder la marche du monde et comme je
vois chaque jour le ciel s’assombrir un peu plus au-dessus
de nos têtes mon intuition me prévient :

– La tempête est toute proche ! Les erreurs et lâchetés


passées ou présentes de nos gouvernants (on a les

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gouvernants que l’on mérite) vont bientôt présenter
l’addition et sauf réaction de notre part elle sera « salée ».

Ce livre expose ce que pourrait être dans un avenir très


proche notre réponse, peut-être la seule possible, aux mul-
tiples menaces qui nous guettent.
Il n’était pas nécessaire d’être grand clerc pour imaginer
ce futur. Si la sagesse populaire affirme : « Il ne faut jamais
piétiner un homme à terre…de peur qu’il ne se relève, » ce
même bon sens aurait pu rétorquer : « Il ne faut pas réveiller
un peuple qui dort ! »

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Adrienne
Nice. Promenade des Anglais.
Samedi 15 novembre 2025

Un homme est assis sur un banc face à la mer. Le soir


vient de tomber, un petit vent frais fait frissonner son dos.
Il consulte sa montre, son rendez-vous ne devrait pas tarder
à arriver. Derrière lui le Negresco brille de mille feux.
Une ombre s’approche. En voyant son vieux jean informe
troué, le pan déchiré d’une chemise à carreaux dépassant
d’un blouson en cuir bien fatigué et ses gros godillots crottés
aux pieds, on pourrait supposer qu’il s’agit d’un clochard !
L’apparition se rapproche plus près, tout près de l’homme
assis sur le banc qui dut être surpris puis amusé :

– De loin qui aurait pu imaginer que cette silhouette tordue


soit celle d’une femme ? Petite, grosse, très laide, mal
fagotée… avec son épaule gauche un peu plus haute que
la droite elle ressemble plus à Quasimodo s’apprêtant
à sonner les cloches de Notre-Dame qu’à une femme !
pense-t-il peut-être.

Il détourna sans doute les yeux pour l’oublier instantané-


ment. Quand on a 43 ans, une belle villa avec vue sur mer,
une Lamborghini dans son garage, un compte en banque à
6 ou 7 chiffres et l’habitude de tenir dans ses bras les plus
jolies filles de la Côte d’Azur le regard ne s’attarde pas sur
un « laideron mal habillé ».

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Après un rapide coup d’œil circulaire l’inconnue s’assoit
à côté de lui, esquisse un sourire qui se voudrait engageant
et demande :

– Vous êtes seul ?

L’apparition a une voix surprenante, envoûtante, presque


sexy.
Etonné il répond :

– Oui pourquoi ?
– Je me prénomme Adrienne et j’ai un message pour vous.
– Un message pour moi ?
– Oui. Aux termes de la session extraordinaire du Tribunal
de l’ombre qui s’est tenue le 12 novembre dernier vous
avez été condamné pour association de malfaiteurs en
vue d’une action terroriste, trafic d’armes, fourniture
illégale d’explosifs et atteinte à la sûreté de l’état.

Elle poursuit en se levant :

– Pour ces motifs, le tribunal vous a condamné à la peine


capitale et le verdict, immédiatement applicable, est
sans appel.

Elle répète :

– Je me prénomme Adrienne… et je suis chargée d’exécuter


la sentence !

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Julien n’a jamais été arrêté ni même soupçonné pour ses
activités délictueuses. Il est (ou se croit) bien trop malin.
On peut imaginer qu’à ce moment il a dû se dire :

– Cette fille est complètement folle !

Le bord de mer étant régulièrement parcouru par des


gens étranges qui parlent seuls, prophétisent la fin du
monde, annoncent le retour vainement espéré de Jésus
(précautionneux fils de dieu qui selon toute vraisemblance
a dit à son père « tout ce que tu veux mais pas la Terre.
Revenir chez ces fous-furieux, non merci bien ! J’ai déjà
donné ! ») ou mille autres bizarreries, Julien Pascalini ne
semble pas s’inquiéter.
Il a tort.
D’un geste rapide la petite femme grosse et laide lui
décoche un coup de poing d’une extrême violence dans
le sternum. Il vomit et perd immédiatement connaissance
puis se tasse sur le banc. Tout s’est déroulé en quelques
secondes, personne n’a rien vu… quelques minutes plus
tard un passant curieux, intrigué par sa posture bizarre et
ses vomissures le secoue doucement puis plus fort. Le corps
inanimé de Julien glisse sur le côté. Affolé le bon samaritain
appelle immédiatement les pompiers qui ne peuvent que
constater le décès.
En voyant toute cette agitation un homme qui s’approchait
fit demi-tour discrètement. Il ne remarqua pas qu’il était
suivi par une femme petite et grosse qui ressemblait à une
clocharde avec son vieux jean informe troué, sa chemise à

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carreaux dont un pan déchiré dépassait d’un blouson en
cuir bien fatigué et ses gros godillots crottés.
Les caméras de surveillance installées à grand frais par la
municipalité étant en panne ce soir-là personne ne comprit
« par qui et pourquoi » ce Julien Pascalini qui se disait
architecte, payait ses impots comme tout bon citoyen et
homme apparemment sans histoire fut agressé gratuitement
ce soir-là. Gratuitement car son portefeuille, son argent et
ses cartes de crédit n’avaient pas été dérobés. « Mort due
à une agression, sans doute un coup violent porté dans
la poitrine » conclut la police. Un des policiers, adepte
d’arts martiaux, remarqua un détail curieux et en toucha
deux mots à un tout jeune journaliste de ses amis nommé
Valentin Lemercier pigiste pour Nice Matin, un peu chien
fou, toujours le premier sur les bons coups et les affaires
crapuleuses de la Côte d’Azur :

– L’agression a été menée avec une grande violence et


une extrême précision sur un point létal appelé je crois,
suigetsu en Japonais.

Le journaliste fit immédiatement la relation avec plusieurs


crimes similaires applaudis par le grand public et commis
par ce qui semblait être un homme surnommé sans grande
originalité « le justicier » par les médias ! Quelques jours plus
tard, en compilant les articles de journaux, en consultant
internet et les réseaux sociaux une autre singularité lui
tomba sous les yeux : plus d’une dizaine de « sortants »,
surnom donné aux radicalisés islamistes ayant « payé leur
dette à la société » et libérés de prison, étaient morts de

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la maladie du charbon, maladie provoquée par Bacillus
anthracis pourtant non transmissible d’homme à homme,
moins de vingt jours après leur remise en liberté. Deux
autres avaient succombé au tétanos et un dernier à une
forme gravissime d’hépatite fulminante.
Se sentant sur le point de dénicher la toute belle affaire
qui boosterait sa carrière et changerait sa vie il appela un
de ses anciens maîtres nommé Benjamin Brocka, grand
journaliste d’investigation et son idole, pour lui faire part
de sa découverte.
À peine eut-il abordé le sujet qu’il fut interrompu par un
catégorique :

– Tu tiens à la vie ?
– Comme tout le monde.
– Alors oublie !

Pour comprendre ce qui s’est passé il nous faut revenir


un peu en arrière… Suivez-moi vous ne serez pas déçu.

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Le premier jour
de l’Apocalypse
1

Paris, 10 août 2024.

Les jeux olympiques vivaient leurs dernières heures.


Depuis le 26 juillet les rues de la capitale étaient noires
de gens venus du monde entier et malgré les inquiétudes
des organisateurs la fête s’était à peu près bien déroulée :
contrairement à leur habitude la RATP et la SNCF n’avaient
pas succombé à la tentation de déclencher une grève
surprise, aucun terroriste ne s’était manifesté, les petits
voyous de banlieue faisaient profil bas face à l’ampleur du
déploiement policier, devant l’afflux de clients les dealers
et les escort-girls se frottaient discrètement les mains ou
d’autres parties de leur anatomie. On s’acheminait donc
doucement vers un sans-faute organisationnel !

Montauroux (Var) ce même jour.

Il pleut enfin, petite pluie sans doute mais cette eau tombée
du ciel est une bénédiction, depuis des mois nous l’atten-
dions désespérément. Ces dernières semaines les employés
de la régie intercommunale des eaux du Pays de Fayence
consacraient leur temps à contempler les cieux, « guettant
les stratus, lorgnant les nimbus, faisant les yeux doux au

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moindre cumulus » mais l’anticyclone des Azores faisait
du zèle et empêchait les nuages de parvenir jusqu’au ciel
implacablement bleu de notre belle Côte d’Azur.

Nos parterres avaient pris l’aspect d’un méchant tapis


jaunâtre qui tombait en poussière sous nos pas et les oukases
préfectoraux (oukase, nom russe signifiant : décision auto-
ritaire et arbitraire de l’état) interdisaient d’arroser les
fleurs, de laver sa terrasse, maintenir le niveau d’eau de
sa piscine ou laver sa Porsche. La vie devenait dure pour
les prétendus « nantis » souvent détestés en raison de leur
réussite sociale par des indigents de l’imagination qui
n’ont apparemment jamais songé que les gens aisés ont
parfois travaillé dix heures par jour y compris les samedis
et dimanches pour en arriver là. Quand on pense qu’il suffit
généralement de travailler plus pour gagner plus… Oups !
Pardonnez-moi d’avoir prononcé ces quelques gros mots,
je ne le ferai plus, promis !

Le bel Azur nous mettait au désespoir, la sécheresse était


telle que nous en étions venus à haïr les présentateurs
des bulletins météo (et même les belles présentatrices
court-vêtues c’est dire l’étendue de notre désarroi), stupides
habitants de « pays imbéciles où souvent il pleut » qui
jour après jour annonçaient fièrement comme de bonnes
nouvelles « l’absence de précipitations sur le sud-est »…
On aimerait parfois pouvoir rétablir la peine de mort pour
les grands criminels comme eux quoique cette peine nous
eut paru trop douce, héhé.

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Bref il pleut enfin et l’odeur de terre mouillée me grise
autant que celle d’un meilleur Pommard, un bonheur
animal m’envahit et ce petit poème mille fois répété dans
mes livres traverse mon esprit.

Mes plaisirs sont simples : de l’encre pour ma plume


L’air pur en mes poumons, l’eau claire du ruisseau
L’odeur de terre mouillée, du bon café qui fume
La voix de l’être aimé et ses mains sur ma peau…

Heureux de vivre, peu préoccupé par le temps qui passe,


indifférent à la course de ces heures dont chacune blesse
avant que la dernière ne finisse par nous tuer je savoure
ces mille sensations agréables qui parcourent parfois notre
corps et notre esprit sans s’y arrêter …

Je pensais donc à tout et à rien (surtout à rien) lorsque


mon téléphone sonna.
C’était mon ami Régis qui me cria :

– Tu regardes la télé ?
– Non pourquoi ?
– Allume vite ton poste, je te rappelle dans un instant.

Toutes les chaînes nationales, relayées par les chaînes


internationales, diffusaient en direct une scène terrifiante :

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un homme cagoulé et tout de noir vêtu descendait tran-
quillement les Champs-Élysées en arrosant de balles les
terrasses des bars et des restaurants. Des dizaines de corps
gisaient déjà à terre. Il s’arrêta au niveau du Fouquet’s, on
le vit distinctement se pencher sur un cadavre, lui déchirer
l’oreille avec ses dents avant de la recracher, réenclencher
calmement un chargeur neuf et se remettre à tirer. Au
bout de quelques minutes qui semblèrent une éternité, des
hommes de la BRI appuyés par une unité du RAID vinrent
s’interposer. Après une fusillade interminable, l’homme fut
enfin abattu en direct, juste devant le Fouquet’s.
Tétanisé par l’horreur je regardais les images qui tour-
naient en boucle sur l’écran de mon téléviseur. Mon cerveau
me disait : cela n’existe pas, CELA NE PEUT PAS EXISTER,
j’entendais sans les comprendre les paroles des « experts »
qui commentaient la scène qui venait de se dérouler puis
un journaliste annonça :

– Le Président de la République actuellement en visite


officielle en Allemagne va rentrer en urgence et viendra
sur les lieux demain vers midi. Il tient absolument à
faire une déclaration pour redire au pays et réaffirmer
au monde que jamais le terrorisme ne gagnera !

Notre société est ainsi faite qu’elle répond aux kalachni-


kovs par des condamnations verbales, minutes de silences,
marches blanches, dépôts de fleurs, bougies allumées et
autres gestes empreints de douceur qui terrorisent rarement
les terroristes ! Présenter la joue droite à celui qui frappe la
joue gauche permet parfois d’accéder à la sainteté mais se
révèle rarement la meilleure façon de protéger un pays…

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2

Paris 11 août 2024

La fête est finie !


Les Champs-Élysées étaient bouclés, interdits à la circu-
lation. Les chaînes de télé d’info en continu montraient
les quelques tireurs d’élite de la gendarmerie nationale
positionnés sur les toits face au principal établissement visé
par l’homme à la cagoule qui s’était surtout acharné sur la
terrasse du Fouquet’s, symbole du luxe à la française déjà
dévasté par les gilets jaunes quelques années auparavant.
Les policiers étaient partout, mais contenaient difficilement
les black- blocs présents depuis le matin, attirés comme des
mouches par l’odeur du malheur, profitant de l’opportunité
offerte de casser du flic ou du bourgeois et incidemment de
se servir gratuitement dans les vitrines brisées de quelques
boutiques de luxe. De la fumée s’échappait déjà de certains
magasins pillés par ceux qui, au nom d’une prétendue lutte
sociale, ne respectaient même pas ce moment de deuil de
leur propre nation.
Plus rien ne pouvait étonner venant d’eux : leurs précédents
exploits avaient consisté à dégrader pour la seconde fois
l’Arc de Triomphe et souiller la tombe du Soldat inconnu,
figure héroïque représentant tous les hommes qui avaient
donné leur jeune vie pour que leurs descendants, c’est-à-dire
eux, soient libres. Ces infortunés soldats d’antan morts dans
la boue au temps d’aimer, malheureux gamins à peine sortis

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de l’adolescence qui avaient tourné sans la lire la page où
l’on aime pour arriver directement à celle où l’on meurt,
n’imaginaient pas que certains salopards indignes de leur
sacrifice pisseraient sur leur tombe, abusant odieusement
de cette liberté qu’ils n’avaient pas méritée.
Les journalistes nationaux et internationaux, ravis de
couvrir un tel événement, interviewaient des responsables
de la police qui malgré l’ampleur de leur dispositif mon-
traient une grande inquiétude et répétaient à qui voulait
l’entendre :

– Le risque zéro n’existe pas. Nous n’avons pas eu le temps


de vraiment sécuriser la zone, le Président ne devrait
pas s’exposer ainsi.

Comme un vol de corbeaux excités par un charnier, la


mort planait au-dessus de la plus belle avenue du monde.
Hier vingt-quatre personnes avaient été tuées et plus d’une
centaine, blessées, sans distinction de religion, âge, sexe,
classe sociale ou origine ethnique par le terroriste, ce traître
à Dieu et à l’humanité, ce « loup solitaire » comme le
nommaient les médias. Solitaire, le loup ? Quelle ignorance,
les canidés chassent toujours en meute !
Le ciel était bleu sans aucun nuage, la chaleur était acca-
blante, certains thermomètres indiquaient 42°, malgré ce que
pouvaient en dire les climatosceptiques le réchauffement
climatique était bien là et rendait l’atmosphère des villes
carrément irrespirable. La voiture du Président arriva à
midi vingt et se gara devant le numéro 99 de l’avenue des

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Champs Élysées, près du Fouquet’s. Son service de sécurité
rapprochée l’entourait, prêt à intervenir au moindre signe
de danger. Il était accompagné du « gratin » de l’exécutif :
Premier ministre, ministre de l’Intérieur, préfet de police,
plus quelques inconnus qui prenaient un air important.

Ce Président qui essayait vainement de réformer un pays


ingouvernable, en faillite et au bord de la guerre civile
semblait épuisé. Un rictus triste et amer tordait sa bouche, le
gilet pare-balles que ses gardes du corps lui avaient imposé
déformait sa veste, son épouse tenait sa main. Malgré sa
jeunesse aujourd’hui il semblait avoir cent ans et paraissait
porter toute la misère du monde sur ses épaules. Il monta
les quelques marches de la petite estrade dressée à la hâte
pour la circonstance et se rapprocha de la forêt de micros
tendus pour faire sa déclaration. Les caméras zoomèrent
sur lui, balayant au passage le premier rang des spectateurs
et s’attardant sur des visages anonymes. Parmi les curieux,
assis comme au théâtre sur un siège pliant en toile de type
« metteur en scène » ou « acteur », se tenait un vieillard
portant une longue barbe blanche et vêtu de cette robe noire
traditionnelle portée par les hommes d’Afrique du nord,
vêtement nommé gandoura je crois. Sa chevelure neigeuse
et épaisse semblable à de la laine débordait d’une espèce
de bonnet en dentelle vissé sur sa tête, sa bouche édentée
grimaçait un sourire, son regard malin pétillait et fixait
la caméra. Sans doute fut-ce un effet de mon imagination
mais il me sembla qu’il faisait un clin d’œil complice aux
téléspectateurs.

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Je ne sais pourquoi la vue de ce vieillard me terrifia,
une voix dans ma tête disait : « si le diable existe il doit
ressembler à ça » ! J’essayai de vaincre l’angoisse qui tordait
mon estomac et tentai de me moquer du pressentiment qui
envahissait mon esprit en me répétant :

– Pourquoi te perturbes-tu ? Comme d’habitude le Président


va faire tranquillement son discours, on observera une
minute de silence puis il repartira comme il est venu et
la vie continuera comme avant.

Rien n’y faisait, je n’arrivais pas à me rassurer. La certitude


qu’un cataclysme allait se produire sous mes yeux dans
quelques minutes me tétanisait mais que pouvais-je faire ?
Prier une divinité en qui je ne croyais qu’épisodiquement
pour que tout cela n’arrive pas ? Comme beaucoup de
gens, j’avais avec Dieu une relation ambiguë : semblable
à un mafieux de bas étage qui se soumet au Parrain pour
bénéficier de sa protection, j’étais toujours prêt à recon-
naître son existence et sa domination en échange d’une
assistance lors de mes moments de désespoir, mais très
vite je redevenais moqueur, niant sa réalité, irrespectueux
même quand tout allait bien.
Tout se passa en un éclair. Le Président se racla la gorge,
esquissa un rictus puis commença son discours :

– Je suis ici aujourd’hui, à vos côtés, pour dire aux terro-


ristes que jamais la France ne céd…

À ce moment précis, comme frappé par la foudre son crâne


s’ouvrit telle une pastèque trop mûre. Dans la fraction de

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seconde qui suivit, le tonnerre d’une détonation me parvint
puis le hurlement de la première dame me glaça.
La caméra s’affola, cherchant en vain d’où pouvait pro-
venir la détonation, puis en désespoir de cause elle se fixa,
Dieu ou Satan seul sait pourquoi, sur le vieillard assis sur
son pliant. Il paraissait très à l’aise bien que son bonnet soit
maculé de sang. Pendant un court instant, le temps sembla
suspendre son vol. Comme anesthésiés les spectateurs
massés devant le Fouquet’s ne réagirent pas immédiatement
puis la panique gagna les premiers rangs et se propagea
comme une vague. Les gens se mirent à courir en tous
sens pour fuir un danger éventuel. Bousculé, le vieux se
leva. Sur la toile servant de dossier au siège « metteur en
scène » qu’il entreprit de plier et mettre sous son bras, un
nom que j’aperçus fugitivement était inscrit. Je n’en suis pas
absolument certain, mais il me sembla avoir lu sur la toile :
Azraël ! Le nom de l’ange de la mort dans les mystiques
Juives et musulmanes.
Je ne sais si ce fut l’effet d’une mythomanie naissante, un
délire de mon imagination ou un éclair de lucidité mais
il me vint à l’esprit l’idée étrange que le doigt d’honneur
provocateur et triomphant qu’il adressa à la caméra m’était
destiné et une certitude s’imposa à mon cerveau :

– Ce jour est le premier jour de l’Apocalypse !

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3

Le lendemain on en savait plus. Copiant la stratégie de


la « surinfection » qui désigne le fait pour des bactéries
de déclencher une infection secondaire chez un individu
affaibli par une première infection bactérienne, virale ou
parasitaire les terroristes avaient utilisé ce que les services
de sécurité puis les médias du monde entier appelèrent :
le « surattentat ».
Le premier attentat avait pour but d’attirer notre Président
sur les lieux de la catastrophe. Notre démocratie, il faut
le répéter, est désespérément prévisible : elle répond aux
kalachnikovs par des condamnations verbales, minutes
de silences, marches blanches, dépôts de fleurs, bougies
allumées et personne n’aurait compris que le Président
ne se déplace pas pour prononcer quelques paroles fortes
mais inutiles car mille fois vainement ressassées :

– Je suis ici avec vous pour dire que je condamne ferme-


ment de tels actes, les responsables seront pourchassés
et punis avec la plus grande rigueur, le terrorisme ne
gagnera jamais, etc…

Nos ennemis considèrent notre pays qui parle beau-


coup mais agit rarement, comme « l’idiot du village »,
ils connaissent bien ses faiblesses et savent s’en servir.
Le sniper, jeune tchétchène entré illégalement chez nous,
posté à la fenêtre d’une chambre de bonne située dans un
immeuble proche, « louée depuis plusieurs semaines à ce

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garçon si gentil, si serviable » diront par la suite le proprié-
taire et les voisins, n’eut qu’à appuyer sur la gâchette de
son fusil DAN.338 et le crâne du président s’ouvrit comme
une pastèque trop mûre.
Dès le lendemain, cette « revendication » parcourut les
réseaux sociaux :

– Notre action n’est pas dirigée contre le peuple français


mais contre son président ami des juifs et islamophobe.

Tous les partis politiques condamnèrent sans réserve


l’assassinat du Président. Tous ? non. Un parti, petit eu
égard à ses idées mais grand par son indignité prétendit
que cette « exécution » était inacceptable dans sa forme,
quoique compréhensible dans son fond. Son communiqué
qui fut jugé ignoble par la majorité de la population se
terminait ainsi :
« Par ses mesures islamophobes telle que l’interdiction de
l’abaya à l’école le Président s’est mis en danger lui-même.
On ne peut impunément pousser à bout les croyants d’une
religion en les empêchant de vivre leur foi à leur guise ».
Sans connaître les raisons exactes de l’attentat présidentiel
puis en caressant ainsi certains communautarismes « dans le
sens du poil » tout en les désignant ainsi de manière imbécile
et sans preuve comme responsables probables du drame,
la grande gueule de cette organisation politique croyait
séduire un nouveau prolétariat et s’attirer un électorat
fidèle. Il ne comprenait ni la nature ni les valeurs contraires
ni la nouvelle rationalité de ces gens venus d’ailleurs et

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avait oublié les leçons de l’Histoire du cheval de Troie : en
introduisant dans les murs de leur cité le cheval de bois
construit par les Grecs les Troyens s’étaient condamnés.
Certains répondirent :

– Les insanités aboyées par ce pauvre type qui se croit un


grand homme politique et se révèle n’être qu’un triste
clown hargneux glissent sur mon crâne sans polluer
mon cerveau…

Le président du Sénat, personnage chargé constitution-


nellement de remplacer le Président en cas de décès ou
empêchement majeur organisa les élections présidentielles
en urgence. Le résultat du scrutin qui suivit la campagne
électorale, campagne d’une violence rarement atteinte, fut
sans surprise :

– Sur sa promesse de rendre la France aux Français, redon-


ner sa souveraineté au pays et renvoyer les immigrés
(tous assimilés à des terroristes) chez eux Marine le Pen
fut élue présidente au premier tour de scrutin avec 60
pour cent des voix.

Immédiatement la nouvelle présidente prononça la dis-


solution de l’Assemblée nationale. La nouvelle assemblée
lui donna une majorité confortable de 423 députés affiliés
au RN sur 577.
Le jeune président du RN parti amplement majoritaire
désormais, fut nommé premier ministre, il forma un gou-
vernement considéré par ses adversaires comme très (trop
et même extrêmement) à droite et il se mit immédiatement

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au travail. Une mission prioritaire lui fut confiée consis-
tant à mettre en œuvre les promesses de campagne de la
Présidente :

– Rendre la France aux Français,


– Renvoyer les immigrés, tous considérés comme des
terroristes, chez eux,
– Redonner sa souveraineté au pays !

Si les mots sont souvent de simples artifices de commu-


nication dans la bouche des politiques, pour d’autres ils
ont un sens précis et les marchés financiers comprirent
ou interprétèrent au quart de tour ce que « souveraineté
du pays » veut dire. Se souvenant des conséquences du
Brexit et redoutant un Frexit, mot formé de la contraction
de France et exit (sortie en anglais) qui signifierait que la
France quitterait l’Union européenne, craignant également
une sortie surprise de la zone euro les principales agences de
notation, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch dégradèrent
fortement l’appréciation de notre solvabilité financière
qui passa de AA2 à BA3 ce qui amena logiquement les
investisseurs inquiets à exiger une « prime de risque » avant
de nous prêter les fonds nécessaires au fonctionnement
de notre État déjà tragiquement surendetté. La prime de
risque constitue la différence de rendement entre un pla-
cement sûr et un autre jugé plus risqué, notre dette étant
désormais considérée comme périlleuse la rémunération
du risque pris par nos créanciers augmenta le taux de notre
refinancement sur les marchés qui passa de 0,31 pour cent

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à 5 puis 7 pour cent. Les intérêts annuels de la dette qui
étaient de 36 milliards d’euros s’envolèrent pour atteindre
175 milliards soit six fois le budget des armées ou deux
fois et demie le montant de tous les impôts sur le revenu
payés par les Français. Le gouvernement fut contraint
d’emprunter encore uniquement pour payer les intérêts,
pratique désespérée, dangereuse et insoutenable à terme.
Cette réaction des marchés financiers surprit le nouveau
premier ministre qui ne s’attendait pas à ça.
Parallèlement les premières expulsions d’étrangers furent
entreprises, à cette occasion sa surprise fut encore plus
grande…

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4

Depuis sa création le RN n’avait connu que l’opposition,


position confortable où pour exister il suffit de critiquer le
pouvoir en place et se gargariser de « y a qu’à » ou « faut
qu’on » en pensant ainsi solutionner les problèmes. Comme
les Français réclamaient à grands cris le renvoi des étrangers
chez eux, le premier ministre fit un beau discours et déclara :

– Le temps n’est plus aux condamnations insipides,


minutes de silence inutiles, marches blanches sans but,
fleurs fanées ou bougies éteintes, il est temps de régler
ce problème une bonne fois pour toutes et nous allons
le régler, je m’y engage !

Noble entreprise. On s’apprêta donc à expulser les étran-


gers « irréguliers » en commençant par les « fichés S » .

Note de l’auteur. Quelques mots sur ce fameux fichier « S »


qui nourrit tant de fantasmes : Il s’agit simplement d’une
des subdivisions du « fichier des personnes recherchées »,
branche dénommée « S » comme Soupçon d’atteinte à
la Sûreté de l’État. Ses fiches contiennent l’état civil, le
signalement, la photographie, les motifs d’inquiétude
envers un individu mais n’entraînent aucune action auto-
matique envers lui. Les fiches S concernent des personnes

33
soupçonnées de visées terroristes, d’atteinte à la sûreté
de l’État ou de complicité, sans pour autant qu’elles aient
commis de délit ou de crime. S’agissant donc d’une préalerte
basée sur des craintes plus ou moins fondées et des interpré-
tations du comportement, chacun de nous est susceptible
d’être « fiché S » sans le savoir !

On ( pronom imbécile qui qualifie celui qui l’emploie disait


mon instituteur) s’apprêta donc à expulser ces étrangers et
on se trouva confronté à plusieurs problèmes…
…l’un d’eux étant que notre société est schizophrène.
Les Français sont prompts à se contredire eux-mêmes, leur
cerveau droit est hostile aux immigrés et pousse à voter
pour ceux qui promettent de les renvoyer chez eux, mais
leur hémisphère gauche commande de faire obstacle aux
forces de l’ordre quand elles exécutent ce qu’ils demandent.
Souvenez-vous par exemple de l’affaire « Léonarda » en
2013 : reconduite avec sa famille en toute légalité dans son
Kosovo natal des manifestations de lycéens se déroulè-
rent immédiatement pour réclamer son retour en France,
une cinquantaine de lycées furent bloqués à l’appel de
la Fédération indépendante et démocratique lycéenne et
7 000 manifestants défilèrent selon cette fédération fière de
l’exploit… François Hollande président de l’époque capitula
publiquement en annonçant que Léonarda pourrait si elle

34
le souhaitait revenir en France. Comble de l’humiliation
la jeune fille refusa l’invitation… mais il y a bien pire ! En
2014 la famille Mogouchkov originaire de Tchétchénie fit
l’objet d’une procédure d’expulsion du territoire français.
Le parti communiste Rennais et de nombreuses associations
s’opposèrent aux forces de l’ordre chargées d’exécuter la
procédure et se vantèrent fièrement d’avoir fait obstacle
à la décision préfectorale ce qui permit aux Mogouchkov,
déjà installés dans l’avion qui devait les rapatrier vers
leur pays d’origine, de rester chez nous. L’enfer, dit-on,
est pavé de bonnes intentions et les bonnes intentions de
ces philanthropes à courtes vues ouvrirent la porte de cet
enfer : en remerciement de leur action humanitaire le fils
aîné de la famille participa à un projet d’attentat contre
l’Élysée puis en octobre 2023 son jeune frère Mohamed
égorgea un professeur de collège et blessa grièvement
deux autres personnes à Arras… Ce qui n’empêcha pas de
dormir ceux qui avaient permis à ces fanatiques criminels
de rester sur le sol français.
Les Français, schizophrènes donc et fiers de l’être, approu-
vèrent et même applaudirent bruyamment l’annonce du
premier ministre tant que « l’étranger » à refouler restait un
concept visant de lointains inconnus mais s’empressèrent
d’alerter les associations ou partis d’opposition ravis de se
mobiliser pour faire obstacle à ses projets d’expulsion lors-
qu’ils comprirent que de proches voisins étaient concernés !
La bible qui d’habitude a toujours un avis sur tout et reste
encore la référence morale pour beaucoup d’entre nous
n’est d’ailleurs pas très explicite sur le sujet, elle énonce

35
clairement « tu aimeras ton prochain comme toi-même »
mais ne dit rien du traitement à réserver à son lointain !

« Aime ton prochain comme toi-même », au moment de


l’écriture de ce texte considéré comme sacré (« Comment
sait-on que la Bible est la parole de Dieu ? parce que c’est
écrit dans la Bible » faisait remarquer Voltaire qui ne
manquait pas une occasion de « bouffer du curé » !) ses
rédacteurs s’imaginaient sans doute que traiter son voisin
comme soi-même était le summum d’un sort enviable pour
le dit voisin. Ils n’avaient pas anticipé que les hommes
modernes ne penseraient qu’à maltraiter leur corps et leur
âme, à tel point que si quelqu’un me proposait de « m’aimer
comme lui-même » je répondrais « non merci je préfèrerais
que vous m’aimiez comme je m’aime moi-même. » Il est
vrai que contrairement à la plupart de mes contemporains
je suis un homme qui bichonne son corps et prend garde
à conserver un esprit sain : ne fumant pas, ne buvant pas,
ne me droguant pas je passe donc pour un personnage
ennuyeux selon les critères de ce 21e siècle fou !

Le second problème et non le moindre fut que les tribunaux


administratifs, le conseil constitutionnel, le conseil d’état,
la cour européenne des droits de l’homme et une kyrielle
d’avocats entrèrent dans la partie et dirent à l’exécutif
français :

– Dans un état démocratique, qu’ils soient en situation


régulière ou non, fichés S ou non, les étrangers ont des
droits qu’il vous faut respecter.

36
Il se révéla alors que le renvoi des immigrés chez eux
ne serait pas chose aussi aisée que la Présidente ne l’avait
imaginé, d’autant que les pays d’origine donc de destination
des futurs expulsés regimbaient fortement à les accueillir !
Sans compter le fait que la majorité des gens dangereux
susceptibles de passer à l’action à tous moments étaient de
nationalité française…

Or au même moment une catastrophe lui tomba sur la tête.

Dans la nuit du 24 décembre 2024, près de Bourgoin-


Jallieu (Isère) deux hommes s’introduisirent dans l’église
d’un des rares villages de France à maintenir les traditions
de la crèche et de la messe de minuit. Ils repartirent une
demi-heure plus tard après avoir fait un massacre parmi la
centaine de catholiques présents dans l’église. Rapidement
identifiés il s’avéra que les deux criminels étaient originaires
de Tunisie… et quoique « fichés S » se trouvaient à vivre
au grand jour dans notre pays en toute illégalité malgré le
fait qu’ils soient sous le coup d’une OQTF (obligation de
quitter le territoire français).

Certains députés traîtres à leur patrie et à leurs origines,


toujours les mêmes, condamnèrent l’attentat du bout des
lèvres tout en le considérant comme toutefois compré-
hensible. Fidèles à leur ignominie coutumière ils préten-
dirent que le fait pour des Français de célébrer Noël, fête
judéo-chrétienne, constituait une provocation raciste intolé-
rable vis-à-vis de certaines religions récemment implantées
dans notre beau pays !! Discours honteux qui ne manqua

37
pas d’exaspérer voire scandaliser certains citoyens pourtant
traditionnellement paisibles…
Si la sagesse populaire prétend qu’il ne faut jamais piétiner
un homme à terre… de peur qu’il ne se relève, ce même
bon sens aurait pu affirmer : il ne faut pas réveiller un
peuple qui dort !

38
Les sentinelles
de la liberté
1

Le pays était sous le choc, les gens commencèrent à mur-


murer contre le gouvernement accusé d’incompétence et
d’impuissance puis pour la première fois depuis longtemps
on entendit circuler les mots de « milices d’auto-défense ».
Le samedi suivant l’attentat le facteur me remit une lettre
postée à Grasse, ville des Alpes maritimes distante de
19 kms de mon domicile. Dans l’enveloppe figurait un
papier anonyme portant sur une face la mention :

– Serge je dois vous voir de toute urgence et en toute


discrétion ! Venez lundi soir vers 20 h. J’aimerais que
votre ami Régis vienne également.

Sur l’autre face était tracée une carte sommaire comportant


un chemin partant des Veyans, hameau du village de
Saint-Cézaire-sur-Siagne (Alpes maritimes) et aboutissant
à une vieille bergerie située dans les bois à trois kilomètres
du centre du même village.
Mon statut d’écrivain me porte à recevoir de nombreuses
sollicitations de toutes natures : vernissages de peintres,
inaugurations de nouvelles médiathèques, participation à
des conférences, collaboration à des salons du livre ou même
invitations de jeunes femmes affectueuses, caressantes et
peu frileuses proposant une rencontre discrète pour discuter
littérature, peinture, sculpture moyennant quelque don
spontané en espèces…

41
Accompagné de mon ami Régis (homme farouchement
hétéro tout comme moi, je le précise pour les esprits mal
tournés prompts à voir des LGBT partout ) excité comme
moi par l’atmosphère de mystère qui entourait cette invi-
tation non signée et supputant la toute belle aventure, à
20 heures nous sommes arrivés à la bergerie, ravis d’avoir
ainsi échappé à « la malédiction du lundi soir » découlant
du choix télévisuel de certaines épouses.
Dans la vie d’un mari ordinaire le lundi soir est ce moment
de la semaine frappé d’une sombre malédiction, l’instant
ahurissant où la télévision propose à nos regards pourtant
blasés quelque programme hallucinant qui touche ce soir-là
un fond toutefois réputé insondable. Il en est un qui dépassa
en bêtise tous les autres pourtant déjà bien corsés : deux
individus qui ne se connaissaient « ni des lèvres ni des
dents » (traduction libre de Frédéric Dard du célèbre et
traditionnel « ni d’Eve ni d’Adam ») s’épousaient sans s’être
jamais rencontrés sur la foi analytique d’une intelligence
artificielle qui les déclarait « compatibles » à X %.
Quand on sait que l’attraction ou la détestation résulte
d’un grain de peau irrésistible ou repoussant, d’une fossette
au menton enivrante ou exaspérante, une bouche qui nous
fait rêver ou nous dégoûte, une voix qui nous enchante
ou nous insupporte, une odeur qui nous grise ou nous
répugne, un sourire émouvant ou pénible à regarder, des
yeux qui nous harponnent ou nous laissent indifférent,
des défauts intolérables pour les uns devenus des qualités
attendrissantes pour d’autres, j’aimerais qu’on m’explique
par quelle magie une machine pourrait comprendre l’amour

42
humain et comment des psychologues et des sexologues
peuvent se prêter à de telles imbécillités ! Généralement
les hommes détestent de telles émissions et les épouses,
incorrigibles « fleurs bleues » les adorent, ce qui est leur
droit le plus absolu. Laissons les heureux jeunes « mariés au
premier regard » se préparer des jours qui déchantent après
le second… Ravis donc d’avoir échappé à cette horreur qui
instillent dans les esprits faibles l’idée que des machines
pourraient bientôt décider de l’avenir matrimonial de nos
malheureux descendants, (il en est une autre appelée L’île
de la tentation qui vaut également son pesant de vomi, mais
avançons) ce lundi soir nous sommes arrivés au lieudit.

L’ancienne bergerie était une grande bâtisse en pierres


joliment rénovée, les volets peints en bleu hermétiquement
fermés laissaient apparaître un mince filet de lumière à
leur pourtour. J’ai frappé deux coups à la porte, à ma
grande surprise ce fut une femme nommée Virginie X…,
élue régionale réputée pour son franc-parler avec laquelle
j’avais échangé quelques idées fortes lors de certains salons
du livre, qui nous ouvrit. (En réalité, mais il faudrait que
cette réflexion reste entre vous et moi, lorsque j’évoque
« quelques idées fortes échangées » il me faut vous avouer
que je me suis borné à écouter d’une oreille distraite ses
discours engagés en opinant du chef de temps à autre sans
que ses diatribes me passionnent outre mesure car à ma
grande honte je dois reconnaître que la chose publique
n’a jamais vraiment intéressé l’individualiste forcené que
je suis. Force me fut donc ce soir-là de constater que mes

43
hochements de tête avaient été interprétés à tort comme
une adhésion à ses idées plus ou moins radicales).
Bref, elle nous accueillit d’un joyeux « soyez les bienve-
nus ». À l’intérieur de la bergerie le mobilier était flambant
neuf, plusieurs ordinateurs étaient ouverts sur les tables
d’un salon dans lequel elle nous fit entrer, de grands écrans
occupaient une partie des murs peints en blanc et une
douce musique flottait dans l’air. Guitariste moi-même il
me fut facile d’identifier le thème du film « jeux interdits »
interprété par Maître Narciso Yepes lui-même. (Pour les
puristes : la guitare de Narciso Yepes comportait dix cordes
au lieu des six communément tendues sur le manche de la
plupart des guitares.)
Trois hommes étaient assis dans un canapé rouge for-
mant un « U », un verre à la main. À ma grande surprise
je reconnus un député de la majorité actuelle, un jeune
député de l’opposition et un professeur de criminologie,
tous personnages célèbres dont je tairai les noms, habitués
des plateaux de télévision.
Virginie fit les présentations puis nous invita à nous assoir
avant de nous servir une coupe de champagne. Le député
majoritaire, homme aux beaux cheveux blancs et petites
lunettes fines cerclées d’or entra immédiatement dans le
vif du sujet :

– Depuis bien des années Virginie est le plus fidèle soutien


de notre mouvement en région PACA. Elle nous a dit
beaucoup de bien de vous et assure que vous seriez
heureux, voire même flatté, de participer à notre projet.

44
Elle avait dit que je serais heureux de participer à un
projet ? « Un pied en avant et un sur le recul », soupçonnant
quelque sournoise intention de m’embarquer dans des
responsabilités politiques non souhaitées je répondis :

– De quel projet parlez-vous ?

Posant son verre il dit :

– L’Europe est aujourd’hui un îlot de liberté et de prospérité


dans un océan d’intolérances et de pauvreté mais notre
art de vivre en dehors de toute contrainte religieuse, la
liberté de conscience dont nous jouissons, notre démo-
cratie, notre conception unique de la laïcité, l’égalité entre
les sexes, tous bonheurs conquis de haute lutte sont des
concepts intolérables aux yeux des totalitarismes, qu’ils
soient civils ou religieux et désignent notre pays comme
une cible prioritaire pour ceux qui souhaitent établir un
nouvel ordre qui ne serait que l’expression de l’enfer sur
terre… et nous sommes nombreux à penser de la sorte !

« Belle envolée qui enfonce bien des portes ouvertes »


pensai-je.
Il poursuivit :

– Les fanatiques de toutes natures rêvent d’éradiquer notre


civilisation occidentale et la France est particulièrement
visée. Le terme « éradiquer notre civilisation » n’a pas été
choisi au hasard, la situation est grave : les services de la
DGSI ont intercepté certaines communications suggérant
qu’un attentat épouvantable se préparerait à Nice.

45
Comme la plupart des gens ordinaires je n’ai jamais eu à
souffrir des attentats et n’en ai connu que ce que les télés
et réseaux sociaux nous en montrent, aussi me sentant
moyennant concerné par ce qui me semblait ne jamais pou-
voir arriver qu’aux autres, ne comprenant pas en quoi cette
information pouvait me concerner, naïvement je répondis :

– J’imagine que les autorités compétentes vont faire le


nécessaire pour empêcher une telle chose de se produire.
Notre arsenal juridique doit être suffisamment fourni
pour répondre à toutes les menaces, non ?

Malheur, qu’avais-je dis là ! Le professeur en criminologie,


homme chauve au crâne luisant, me fit les gros yeux puis en
soupirant comme si j’avais dit une grosse bêtise il répondit :

– Beaucoup d’entre nous ont eu, ont ou auront à souffrir


de l’injustice, de l’immoralité et de l’inefficacité de notre
droit qui ne remplit plus son rôle de protecteur de notre
civilisation, pour s’en convaincre il n’est besoin que de
parcourir les journaux.

Il sortit une tablette et commença à lire :

– Kobili Traoré ne sera pas jugé pour le meurtre de sa voisine,


Sarah Halimi, une sexagénaire de confession juive, dans la
nuit du 3 au 4 avril 2017. Qu’importe que des dizaines de
témoins l’aient vu rouer de coups la victime puis la défenestrer
aux cris d’« Allah akbar ». Qu’importe également ses aveux.
« Je me sentais comme possédé. Comme oppressé par une
force extérieure, une force démoniaque », confiera-t-il au

46
juge d’instruction quelques mois plus tard. Dans leur arrêt,
les « Sages » ont confirmé le non-lieu pour irresponsabilité
pénale prononcé en décembre 2019 dans ce dossier hautement
sensible : ce soir-là, le discernement du meurtrier était aboli
sous l’emprise de la drogue, il ne peut donc pas répondre
pénalement et il ne sera pas jugé !!

Il commenta ce qu’il venait de lire :


Pour un conducteur de voiture qui brûle un feu rouge
en état d’ivresse l’alcool est une circonstance aggravante,
tout au contraire tuer une femme sous l’emprise de stupé-
fiants dispense le meurtrier de poursuites pénales, allez
comprendre !
Il observa mes réactions puis poursuivit :

– « Une infirmière poignardée à mort par un déséquilibré !


Libre, le meurtrier avait déjà poignardé quatre membres du
personnel médical d’un établissement le 20 juin 2017 sans
raison apparente, révèle mardi Le Parisien. La chambre de
l’instruction de la cour d’appel de Châlons-en-Champagne
devait d’ailleurs se réunir prochainement, soit six ans après les
faits, afin de statuer sur une éventuelle irresponsabilité pénale.
Le procureur précise que « l’intéressé n’a pas fait l’objet d’une
ordonnance de non-lieu prononcée par le juge d’instruction
de Châlons, mais d’une ordonnance de transmission de pièces
en vue de saisir la chambre de l’instruction de la Cour d’appel
pour qu’il soit statué sur une éventuelle irresponsabilité pénale
en raison de l’abolition de son discernement et sur les mesures
de sûreté susceptibles d’être prises ». »

47
En d’autres termes : l’irresponsabilité pénale quoique
envisagée par la justice n’était pas prononcée… et l’homme
se promenait librement dans la nature !!

Je ne savais pas où il voulait en venir. D’un ton léger,


presque amusé il dit :

– Un autre exemple de l’incurie de la justice ? « Un détenu


soupçonné de terrorisme vient d’être libéré de prison par
erreur ! Un juge d’instruction a oublié de renouveler la
détention provisoire de Oualid B., soupçonné d’être impliqué
dans un projet d’attentat en 2022 à Lyon. Ce djihadiste, qui
était en détention provisoire depuis août 2023, a été libéré de
prison le 3 avril après une erreur d’un juge d’instruction ».
L’information publiée par Le Canard enchaîné a été confirmée
par le ministère de la justice, mercredi 22 août. À la sortie
du conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement
a qualifié la libération du détenu de « dysfonctionnement
grave ». Oualid B. doit être jugé en novembre à Paris aux
côtés de R.B… et de ses frères, soupçonnés d’être impliqués
dans un projet d’attentat en 2019 à Lyon et dans une filière
d’acheminement de combattants en Syrie. L’hebdomadaire
satirique qualifie l’erreur de « presque banale » : un juge
d’instruction a oublié de renouveler la détention provisoire
du détenu ce qui a entraîné une mise en liberté d’office. »

Il toussota puis déclara :

Depuis il court toujours au grand dam de ceux qui l’avaient


arrêté au péril de leur vie ! Histoire à rapprocher de celle

48
d’un meurtrier libéré à cause d’un manque d’encre dans
la photocopieuse d’un greffier en 2014…
En voici un dernier pour la route : « Une peine de deux ans
de prison dont six mois fermes aménagés sous bracelet électro-
nique a été prononcée à l’encontre de l’adolescent complice de
Abdoullakh Anzorov l’assassin du pauvre Samuel Paty. Ce lycéen
a communiqué au criminel la description physique et vestimentaire
du professeur ainsi que le trajet habituellement emprunté pour
venir au lycée. Restant plusieurs heures avec lui, il a favorisé sa
dissimulation, puis recrutant d’autres collégiens afin d’identifier
l’enseignant il a organisé la surveillance aux abords du collège
pendant plusieurs heures et enfin désigné Samuel Paty à la sortie
du collège. »
Il paraissait dégoûté :
Je ne sais pas ce que vous en pensez mais il me semble
que de tels comportements s’apparentent à une complicité
voire une collaboration active à un assassinat… et pour ces
faits gravissimes la sanction est dérisoire, voire inexistante.
Comment voulez-vous qu’un homme, fut-il adolescent, qui
a commis de tels actes et se retrouve simplement affublé
pendant six mois d’un bracelet électronique qu’il brandira
fièrement comme un trophée devant les yeux jaloux de ses
amis ne soit pas tenté de recommencer ? Il recommencera !
Mais ce n’est pas tout, l’adolescente par qui le drame est
arrivé, âgée de 13 ans au moment des faits, avait à tort
soutenu que Samuel Paty demanda aux élèves musulmans
de la classe de se signaler et de sortir de la classe avant de
montrer les caricatures de Mahomet. Elle n’avait en réalité

49
pas assisté à ce cours. Elle a été condamnée à 18 mois de
sursis probatoire pour dénonciation calomnieuse alors que
par ses mensonges elle a condamné à mort un homme.
Pour la justice française la vie d’un prof ne vaut pas
grand-chose !
Il abandonna sa tablette et me dit :

– Et je ne vous ai pas parlé des policiers jetés en prison


pour avoir fait leur travail, incarcérés par une justice qui
semble marcher sur la tête…

Il m’apparut qu’il ne nourrissait pas un amour fou pour


la magistrature de notre pays. La suite de son discours
confirma mon impression :

– …J’imagine que ces quelques faits divers pris au hasard


répondent à votre question sur la capacité de notre
arsenal juridique à répondre aux menaces qui nous
guettent ? Les terroristes apprennent vite et savent utiliser
les failles de notre législation « d’idiot du village mon-
dial » et notre lâcheté politique pour nous frapper. Bien
sûr nos services de renseignements désamorcent déjà
un nombre important de projets d’attentats mais dans
certains cas, même si nous soupçonnons l’imminence
d’une catastrophe, officiellement les autorités ne peuvent
rien faire. Souvenez-vous de l’histoire de Mohamed
Mogouchkov qui fut interrogé la veille du jour où il
égorgea un professeur et en blessa deux autres à Arras.
Revêtant l’aspect d’une blanche colombe le soir, il se
révéla être le plus noir des meurtriers le lendemain, on

50
pressentait qu’il allait agir mais dans un état de droit on
ne peut pas arrêter un citoyen qui n’a rien à se reprocher.

Que pouvais-je répondre ? Je dus reconnaître humblement


qu’il n’avait pas tort.
Le jeune député demanda à Régis :

– Vous êtes bien né à Nice ?


– Oui.
– Vous y avez vécu longtemps ?
– Trente ans.
– Vous connaissez beaucoup de monde alors ?
– Oui, dans ma jeunesse j’ai côtoyé le monde de la nuit.
– Cela va vous faire gagner du temps.

Je ne comprenais toujours pas. Il nous mit alors les points


sur les « i » :

– Sous l’ancien régime les Rois de France eurent une posture


constante : s’agissant de traître à la patrie et de complot
contre la sûreté de l’État le châtiment devait précéder le
jugement. Sur la base de ce fondement je rappellerai deux
exemples fameux : Henri III fit exécuter le Duc de Guise
qui s’était vendu à l’Espagne et Louis XIII neutralisa
Concino Concini qui menaçait sa vie et son trône, dans
ces deux cas l’exécution précéda le jugement... et les Rois
en question n’eurent qu’à se féliciter de leur décision.
À ce sujet il faut rendre justice à ces deux grands
monarques, contrairement à ce qu’enseignent certains

51
manuels d’histoire ils ne commanditèrent pas des
« assassinats » mais des « exécutions ». Les mots ont un
sens : l’assassinat est une infamie égoïste condamnable,
l’exécution est un châtiment mérité appliqué pour le
bien de la société. Notre législation qui a renoncé à ce
principe met le pays en danger et je ne vous parle pas de
l’exaspération des policiers arrêtant un délinquant à 10
heures et le retrouvant libre à midi, ces mêmes policiers
se retrouvant parfois eux-mêmes en détention pour avoir
voulu intercepter un conducteur dangereux… ou du
désespoir de certains juges contraints d’appliquer un
droit qui s’oppose à toute morale.

Ce discours très critique envers le Droit me surprit venant


d’un élu de la nation siégeant au sein d’une institution
censée justement voter les lois, puis curieusement il usa
d’un terme que j’avais déjà utilisé, mais en inversant l’ordre
de présentation des joues :

– Présenter la joue gauche à celui qui a frappé la joue droite


permet parfois d’accéder à la sainteté mais se révèle
rarement être la meilleure façon de protéger un pays…

Ce qui suivit était terrifiant :

– Souvenez-vous de l’attentat au camion-bélier qui s’est


déroulé à Nice sur la promenade des Anglais dans la soi-
rée du 14 juillet 2016. Après le feu d’artifice un Tunisien
nommé Mohamed Lahouaiej-Bouhlel domicilié à Nice
a conduit un camion poids lourd le long des trottoirs
sur deux kilomètres, prenant pour cible la foule des

52
promeneurs. L’attaque a causé la mort de 86 personnes et
en a blessé 458 autres avant que le terroriste ne soit abattu
par la police. On s’est longtemps demandé pourquoi le
camion loué par le terroriste avait pu circuler et rester
garé près de la promenade des Anglais alors que la
circulation était interdite un jour férié dans le centre-ville
mais ce jour-là les forces de l’ordre ont été dépassées et
confrontées à un mode opératoire extrêmement difficile à
contrer qui correspond aux consignes de l’État islamique :
frapper partout, n’importe qui et n’importe comment !

Comment ne pas se souvenir d’une telle catastrophe ? Il


poursuivit :

– Vous connaissez le terme mathématique « puissance


10 » ? Ce qui se prépare d’après nos renseignements
sera bien plus sanglant, un « attentat 2016 puissance 10
et terriblement pervers » censé dresser les Français de
souche, culturellement catholiques quoique souvent
athées, contre les vrais musulmans, gens paisibles, tra-
vailleurs, pacifistes et victimes comme nous de la folie
de ces forcenés mais cette fois nous allons devancer les
assassins et les frapper fort en jugeant, condamnant puis
exécutant les responsables de ce projet fou avant qu’ils
ne passent à l’action !

NOUS allons devancer les assassins ? Son pluriel me


parut bien singulier (jeu de mots désopilant) mais trouva
un certain écho au creux de mon estomac.

53
Que ma plume aille droit s’il faut que je l’écrive : à ma
grande surprise je ressentis un étonnant coup de cœur à
l’écoute de leurs arguments !

54
2

Comme ma conscience et mes principes luttaient encore un


peu, quoique faiblement, je demandai aux trois hommes :

– Vous voulez rendre la justice vous-même et rétablir la


peine de mort ?

L’homme aux cheveux blancs répondit :

– Il ne s’agit pas de cela. La peine de mort telle que nous


la pratiquions avant son abolition en 1981 était une
sanction cruelle et inutile qui intervenait après la com-
mission des crimes, non seulement elle ne ramenait pas
les victimes à la vie mais elle n’a jamais dissuadé un
seul criminel d’agir. Les juridictions existantes ne sont
pas outillées pour empêcher un massacre car elles inter-
viennent logiquement après les faits et notre nouvelle
présidente, malgré sa posture apparente de fermeté, n’est
pas disposée à assumer la responsabilité d’ordonner des
frappes préventives. Pour suppléer à l’impuissance du
pouvoir nous allons créer une sorte de juridiction occulte
qui s’interposera avant.
– Pourquoi juger les gens soupçonnés de cette folie si vous
les avez déjà condamnés ?
– Nous n’avons rien de commun avec ces enragés et nous
n’agirons pas comme eux.

Il répéta en martelant ces mots :

55
– Nous n’avons rien de commun avec ces enragés et
nous n’agirons pas comme eux. N’étant ni fanatiques
ni assassins mais de simples sentinelles de la civilisation
et de la liberté nous voulons absolument respecter une
procédure préalable d’instruction accélérée et soumettre
nos conclusions à un jury populaire qui décidera de la
suite à donner. On oublie que le peuple est souverain, les
professionnels du droit se croient trop souvent autorisés
à confisquer la justice pour la soumettre à leur seule
appréciation, justice qui devrait rester au service et aux
ordres de la population. Pour nous et pour tous, en
tant que représentant du peuple souverain ce jury bien
que clandestin prendra des décisions et prononcera des
verdicts que nous considérerons comme légitimes.

Le terme « sentinelles de la civilisation et de la liberté »


me plut beaucoup. Toutefois il me sembla que son argu-
mentation était un peu capillotractée (tirée par les cheveux).
Pour moi petit bourgeois centriste de droite furieusement
légaliste il me paraissait que la pente sur laquelle nous
étions doucement poussés devenait dangereuse et je fis
part de mes réserves :

– Si je comprends bien vous voulez régler les problèmes


vous-même en vous référant à la morale et à l’efficacité
plutôt qu’à la loi ? Si une telle idée parait séduisante de
prime abord permettez-moi de vous faire part de mes
réticences. La loi est rigide la morale est élastique et
comme chacun possède sa propre conception du bien
ou du mal vous ne tarderez pas à percevoir le problème

56
qui risque de se profiler à votre horizon vengeur. Dans
l’histoire de nombreux dirigeants utilisèrent la morale
comme mode de gouvernement et cela se termina tou-
jours en catastrophe. Le nom de Robespierre vous évoque
certainement quelque chose ? Personnage vertueux, il
concentra entre ses mains tous les pouvoirs. Tout homme
ayant du pouvoir étant porté à en abuser, il dirigea le pays
à sa guise en n’écoutant que sa morale rebaptisée vertu.
Celle-ci lui conseilla un abominable premier ministre : la
Terreur (40 000 morts) qui accoucha de Bonaparte devenu
plus tard Napoléon (2 000 000 de morts), l’homme qui
demandait à un ambassadeur russe si son maître le Tsar
avait comme lui 6 000 hommes à dépenser par jour !

Je n’étais pas peu fier de mon argumentation que je conclus


ainsi :

– Il doit bien y avoir un moyen de créer un organisme


officiel qui répondrait à vos préoccupations ?

Il répliqua :

– On ne combat pas la folie furieuse avec les seules armes


de la raison ni le terrorisme aveugle avec le seul arsenal
des lois démocratiques ordinaires ! Vous n’avez pas com-
pris le sens de notre action je crois, le fait de se défendre
n’a rien à voir avec la morale ou la vengeance, il s’agit
d’un droit et même d’une obligation sacrée envers notre
pays et nos familles. Comme un corps vivant se défend
en mobilisant ses défenses immunitaires afin qu’elles
interviennent avant que les virus ou les bactéries n’aient

57
eu le temps de le mettre en péril notre action sera une
réaction prophylactique face à un danger de mort contre
lequel nos concitoyens sont actuellement sans défense…

Le regard dans le vague le criminologue approuva en


connaisseur :

– Prophylactique vient du Grec prophulaktikos mot qui


signifie tout à la fois « qui veille, garde, protège »… cet
adjectif est donc particulièrement bien adapté.

Le jeune député avala une gorgée de champagne avant


de prendre la parole.

– Dans l’état actuel de notre législation nationale et de la


« pensée européenne molle » comment pourrions-nous
introduire légalement cette notion de « frappes préven-
tives » que nous évoquions à l’instant, car il s’agit bien
de cela ? Les bien-pensants s’agiteraient et hurleraient
comme des loups, dans les conditions d’aveuglement et
de laxisme ambiants jamais un tel concept de prévention
ne serait accepté, le conseil d’état qui prend plaisir à
annuler chaque décision d’auto-défense de notre société
interviendrait instantanément pour révoquer une telle
décision. Que faut-il faire, offrir nos cous et ceux de nos
proches aux couteaux sans rien dire pour se contenter
de geindre ensuite ? Vos scrupules concernant le droit
vous honorent mais nous avons pensé à tout ce que vous
dites, c’est bien pour éviter tout débordement que nous
souhaitons nous entourer de professionnels et de citoyens
qui constitueront des garde-fous et nous procureront les

58
garanties morales nécessaires. Permettez-moi de vous
le répéter, il ne s’agit pas d’appliquer une vengeance
aveugle, nous sommes des précurseurs et nous allons
créer des juridictions, occultes peut-être mais légitimes de
notre point de vue, dans lesquelles un policier constituera
une équipe apte à identifier les personnes dangereuses
prêtes à passer à l’action, une magistrate mènera les
débats en droit et en morale sans toutefois avoir les
mains liées par des artifices de procédures, des délais
intolérables ou un manque de moyens puisque les nôtres
sont pratiquement illimités… d’autres gens de la société
civile composeront le jury populaire qui décidera du bien
fondé de notre intervention et nous pourrons en toute
bonne conscience frapper avec rapidité et efficacité, deux
concepts qui sont actuellement tragiquement étrangers
à notre justice et à notre société. Le tribunal de l’ombre
niçois sera le premier à fonctionner et nous espérons
qu’il sera suivi par beaucoup d’autres.

Pas totalement convaincu j’insistai :

– Vos raisons sont sûrement respectables, mais imaginons


que votre opération se déroule bien, grisés par leur
réussite les membres de ces « tribunaux noirs » peuvent
alors décider de régler secrètement d’autres comptes
qui leur tiennent à cœur. Si tout un chacun s’improvise
justicier et applique ses propres règles je vous laisse
imaginer les conséquences et les dérives. Je persiste à
penser que nous risquons d’ouvrir la boîte de Pandore.

59
Je vous connais bien belle lectrice, alors devançant votre
admirable curiosité intellectuelle qui vous poussera sans
doute immédiatement à me demander « qui est Pandore,
pourquoi parlez-vous de sa boîte et qu’est-ce que cette boîte
vient faire ici ? » je vais vous donner quelques éclaircisse-
ments sur le sujet :
Dans la mythologie grecque Zeus roi des Dieux donna une
boite hermétiquement close à Pandore, première femme
humaine, en lui interdisant de l’ouvrir ! Cette boite contenait
la totalité des maux terrestres : la vieillesse, la famine, la
guerre, la misère, la maladie, les épidémies, les vices mais
aussi… l’espérance. Connaissant bien les femmes puisque
vous en êtes une, vous imaginez bien que l’expression
« interdit d’ouvrir » inspira immédiatement à Pandore
l’envie irrésistible d’ouvrir la fameuse boîte. Cédant à
sa curiosité elle l’ouvrit, libérant ainsi tous les maux qui
s’abattirent alors sur la race humaine sauf l’espérance qui,
plus lente que les catastrophes, resta au fond de la boîte.
De nos jours l’expression « ouvrir la boîte de Pandore »
s’emploie au sens figuré pour désigner quelqu’un qui,
malgré l’avis général et les conseils de son entourage,
décide malgré tout de mener une action qui déclenche de
manière inconsidérée une série d’événements ou une suite
de conséquences inévitables, malheureuses et catastro-
phiques, le meilleur exemple étant l’invasion de l’Ukraine
par Vladimir Poutine.

60
L’homme aux cheveux blancs parut presque fâché de mes
réticences et manifesta un léger agacement :

– Puis-je vous poser une question ?


– Bien sûr.
– Imaginez que vous puissiez vous transporter dans le
passé deux jours avant l’attentat de Charlie Hebdo en
sachant à peu près ce qui va se passer… et que vous ayez
la capacité de neutraliser les enfoirés qui vont frapper,
que feriez-vous ?
– Je remuerais ciel et terre pour les mettre hors d’état de
nuire !
– Très bien. Vous mesurez mieux le niveau du problème
auquel nous sommes confrontés : les informations dont
nous disposons nous amènent à croire avec une probabi-
lité de 99 sur une échelle de 0 à 100 que certains vont nous
frapper mais nous ne pouvons rien faire sauf attendre et
prier en espérant ne pas avoir à pleurer après… Si nous
avons élaboré une sorte d’union sacrée avec certains élus
de l’opposition c’est qu’il n’est plus temps de tergiverser.
Des idéologues criminels ont déclaré la guerre à notre
civilisation et veulent l’éradiquer, chacun de nous doit
passer outre ses petits scrupules car cette guerre il nous
faut la gagner par tous les moyens… ou disparaître !
Maintenant si vous avez une meilleure solution que

61
l’action préventive nous sommes preneurs ! Ou peut-être
préférez-vous que des milices d’auto-défense incontrôlées
fassent leur loi dans les rues ? Il est d’ailleurs étonnant
que malgré les coups reçus les Français fassent preuve
d’autant de patience et de stoïcisme [mot signifiant
accepter le moment tel qu’il se présente sans céder à la
peur ou à la douleur. Note de l’auteur]

Que pouvais-je répondre ? Un ange passa, un couteau


entre les dents et les ailes chargées de sang. Prenant notre
silence pour un accord tacite le criminologue tendit un
papier à Régis :

– Nous aimerions que vous preniez contact avec ces


sept personnes. Le premier nom de cette liste est celui
d’un policier niçois de tout premier plan. Ecœuré par
la manière dont les flics sont traités et lassé de son
impuissance il vient de démissionner pour ouvrir une
agence d’enquêteurs. La seconde personne est magistrate
du siège, fille d’un juge d’instruction assassiné par la
pègre dans les années 80. En privé elle a plusieurs fois
exprimé son désaccord avec certaines décisions que le
droit l’oblige à prononcer mais que sa morale réprouve.
Comme nous elle pense que notre société n’a plus la
volonté ni le courage de se défendre.

Régis s’étonna :

– Comment avez-vous connaissance de ce qu’elle dit en


privé ?

62
– Nous avons des ramifications et des oreilles dans tous
les milieux, mais nous ne pouvons ni ne voulons nous
dévoiler c’est pourquoi nous avons besoin de vous pour
les approcher... Les cinq autres noms sont ceux d’un
avocat, une professeur de médecine, une psychiatre, un
homme politique, un ancien grand patron d’une multina-
tionale, tous ont eu à souffrir d’un dysfonctionnement de
la justice, nous pensons qu’ils seront ravis de participer
à notre action et honorés de faire partie du jury.

Régis demanda :

– Et que devrons-nous dire à ces gens ?

L’homme chauve lui tendit plusieurs enveloppes posées


sur un bureau :

– Vous leur remettrez cette missive qui explique notre pro-


jet et vous leur direz : « notre combat est aussi le vôtre !
Avec vous nous allons nettoyer les écuries d’Augias… »

Note à l’intention des lectrices et lecteurs


Répondant une nouvelle fois à votre curiosité insatiable
voici ce que signifié « nettoyer les écuries d’Augias… »,
opération qui, toujours dans la mythologie grecque, fut
le cinquième des 12 travaux d’Hercule : les écuries du roi
Augias étaient si sales qu’Hercule détourna carrément les

63
eaux de deux fleuves pour les nettoyer. Aujourd’hui cette
expression signifie au sens propre comme au figuré faire
un grand nettoyage en employant des méthodes radicales.
Et de méthodes radicales il allait être question !

Il répéta :

– Tout est expliqué dans la lettre que vous leur remettrez


mais vous pourrez rajouter : « nous allons nettoyer les
écuries d’Augias, nos moyens financiers sont presque
illimités, vous aurez tout ce dont vous avez besoin
pour créer une juridiction spéciale capable d’identi-
fier, juger et mettre hors d’état de nuire les terroristes
avant qu’ils ne frappent. Le temps où nous étions les
idiots du village et courbions la tête est passé, nous
allons reprendre l’initiative, nous battre…et gagner, LA
FRANCE COMBATTANTE EST DE RETOUR ».

Il avait prononcé ces derniers mots avec une telle force


que je m’attendis presque à ce qu’il entonne la Marseillaise.
Croyez-le ou non, les arguments des trois hommes avaient
fait passer des frissons dans mon dos et je voyais bien que
Régis buvait leurs paroles. Après ces instants d’opposition
feutrée je me suis rendu enfin à leurs raisons, totalement
convaincu du bien-fondé de leur démarche ! Non seulement
les trois hommes m’avaient persuadé mais à la réflexion
il m’apparut que leur souci de créer un tribunal, fût-il un

64
tribunal « noir » était tout à leur honneur. Après tout ils
auraient très bien pu rechercher, trouver et éliminer « sans
autre forme de procès » le ou les responsables des atrocités
projetées. Toutefois il me sembla que quelque chose ne
tournait pas rond dans cette histoire. Pourquoi ces éminents
personnages, représentant manifestement les plus hautes
instances de l’état faisaient-ils appel à de petits inconnus
insignifiants comme Régis et moi ?

Semblant lire dans mon esprit le député aux cheveux


blancs répondit à ma pensée avant que je ne l’exprime et
sa réponse à ma question avortée fut sans ambiguïté :

– Nous sommes nombreux dans divers milieux à vouloir


nous défendre. La Présidente n’est pas opposée à notre
projet mais elle ne veut ni en entendre parler, ni avoir
à le connaître et comme Ponce Pilate elle s’en lave les
mains, de plus beaucoup d’administrations sont déjà
truffées de traîtres naïfs ou rémunérés prêts à agir en
faveur de l’idéologie funeste que nous voulons combattre,
ce qui explique que nous avons besoin de gens comme
vous pour servir de courroie de transmission entre nous
qui devons rester dans l’ombre et le jury populaire
occulte. Vivants en dehors des circuits politiques vous
êtes invisibles et insoupçonnables mais il faut savoir
que si l’aventure tourne mal vous porterez seuls tout
le poids du scandale car nous prétendrons ne pas vous
connaître ! En quelque sorte nous vous réquisitionnons
pour le bien du pays, vous serez des fusibles ou ce qu’on

65
appelle en politique des prête-noms ou des hommes de
paille !

Autrement dit : « votre insignifiance est l’atout qui nous


a conduit à vous faire cette proposition» ! Sa franchise me
plut et balaya mes ultimes réticences.
En souriant il rajouta :

– D’ailleurs cet entretien n’a jamais eu lieu, Virginie pourra


en témoigner…

On peut être fusible, homme de paille mais pragmatique


toutefois. Régis questionna :

– Comment pensez-vous procéder ?


– Dès que nous serons alertés sur un projet d’attentat visant
le sol français pour lequel la police aura les mains liées,
Virginie vous communiquera les renseignements qui
permettront à l’ancien policier et à son équipe d’identifier
nos cibles avec certitude et d’éclaircir leurs intentions puis
celui-ci transmettra ses conclusions au tribunal occulte
qui jugera de l’opportunité d’une frappe préventive.
– La juridiction secrète que nous allons créer va traquer,
arrêter et juger certains criminels ? Mais où allons-nous
les détenir avant et après le jugement ?

Le criminologue adopta le ton que l’on utilise pour s’adres-


ser à un débile mental en prononçant lentement chaque
mot :

66
– Il n’y aura ni arrestation ni détention. Lorsque nous
aurons acquis la certitude de la culpabilité future ou
des intentions meurtrières de la personne mise en cause,
quand l’instruction du dossier ne laissera plus aucune
place au doute il y aura une seule peine, la mort ! Il n’est
pas question de laisser vivre des individus qui ne rêvent
que de nous détruire et qui après avoir passé quelques
années en prison dans le meilleur des cas en ressortiront
encore plus enragés.
– Et qui exécutera la sentence de mort ?
– Adrienne sera notre bras armé… ou si vous préférez,
comme on le disait sous l’ancien régime : notre exécutrice
des hautes œuvres.

Je m’étonnai :

– Qui est Adrienne ?

Virginie ouvrit une porte et annonça :

– Permettez-moi de vous présenter Adrienne.

Je m’attendais à tout… sauf à ça !

67
3

Je m’attendais à tout sauf à ça et il me sembla que ma


surprise fut partagée par Régis.
Lorsqu’il demanda :

– Qui exécutera la sentence de mort ?

Mon inconscient me prépara logiquement à entendre


un ou plusieurs prénoms masculins, je m’attendis donc
à voir débarquer au minimum un grand baraqué type
Jason Statham, l’homme capable de se battre victorieuse-
ment contre dix hommes à la fois, puis lorsque Virginie
annonça le prénom féminin « Adrienne », mon imaginaire
toujours prêt à s’enthousiasmer s’enflamma et je me réjouis
à l’idée d’accueillir une grande belle femme à longue cheve-
lure blonde et regard bleu, fine et affutée comme une lame
d’acier, archétype de la séductrice faussement ingénue et
dangereuse, une vamp mangeuse d’hommes capable de
faire tourner la tête aux terroristes les plus misogynes…
Au lieu de cela ce fut une petite créature grosse et laide
qui entra et il me fallut faire un gros effort d’imagination
pour entrevoir un zeste de féminité, même minime, dans
l’apparition !
Les chaînes de la TNT diffusent quelquefois de vieux
péplums kitchs des années 50/60 et dans ces films il y a
toujours des traîtres immédiatement reconnaissables car
ils ont « la gueule de l’emploi ». Cette fille, car il s’agissait

68
d’une fille, n’avait pas la gueule de l’emploi. « À vue de
nez » elle devait mesurer 1 m 55/ 1 m 60 et peser 70 kgs, ses
cheveux gras et clairsemés encadrait un visage ingrat et sur
l’instant, de ses petits yeux de cochon dont l’un louchait ou
de sa bouche ouvrant sur des dents jaunes et disgracieuses
je ne sus ce qui me déplut le plus.
Virginie répéta :

– Voici Adrienne… Adrienne, voulez-vous bien vous


présenter à nos invités ?

Vous allez penser que je caricature un peu le sujet mais je


vous assure que je n’exagère pas lorsque je vous dirai qu’en
plus de son physique déplaisant l’apparition me faisait un
peu penser à une clocharde avec son vieux jean informe
troué, sa chemise à carreaux dont un pan déchiré dépassait
d’un blouson en cuir bien fatigué et ses gros godillots
crottés ! Pour tout dire, avec son épaule gauche un peu
plus haute que la droite elle ressemblait plus à Quasimodo
s’apprêtant à sonner les cloches de Notre-Dame qu’à une
femme, et il me sembla qu’elle se plaisait à en forcer le trait.
Et puis tout changea lorsqu’elle parla. Elle avait une voix
surprenante, envoûtante, presque sexy.

– Je me prénomme Adrienne, j’ai 31 ans. Outre le français


je parle et écris parfaitement l’anglais, l’espagnol, l’arabe
et le russe. Depuis cinq ans je suis championne du monde
de mixed martial arts comprenant muay-thaï, ninjutsu et
autres arts martiaux les plus violents et dangereux.

69
Elle nous adressa un sourire qui se voulait sans doute
charmeur mais ne réussissait qu’à l’enlaidir un peu plus
en découvrant ses vilaines dents puis montrant ses poings
fermés elle dit :

– Arts martiaux si dangereux qu’en compétitions officielles


j’ai déjà tué 2 adversaires… en toute connaissance de
cause et en toute impunité ! Et j’avoue que j’ai beaucoup
aimé ça !

Stupéfait et incrédule je la regardais, ne sachant pas si


sa déclaration était une provocation, une plaisanterie ou
l’expression de la vérité mais quand mes yeux se portèrent
sur ses mains, la vision des cals monstrueux qui ornaient
les jointures des phalanges de ses poings serrés dissipa mes
doutes et j’avoue que je n’eus nulle envie d’aller vérifier ses
capacités guerrières. J’avais déjà vu de tels déformations
chez des karatekas « casseurs de briques » et mon nez se
souvient encore de la correction infligée dans ma jeunesse
par un petit bout de femme titulaire du grade de ceinture
noire au cours d’un combat amiable de karaté, sport que
je pratiquais alors en dilettante... et qui m’avait appris que
« bien fragile est la santé ou la vie d’un homme opposé à
quelqu’un sachant où et comment cogner » !
À la réflexion le choix de cette Adrienne comme « exé-
cutrice des hautes œuvres » me parut particulièrement
judicieux. Qui aurait pu soupçonner cette petite apparition
« qui ne ressemblait à rien », même pas à une femme
justement, d’être le bras armé de notre futur Tribunal de
l’Ombre ?

70
La « guerrière » n’avait pas terminé sa présentation, elle
conclut son discours ainsi :

– Et quand je vous aurai dit que j’adore la musique,


surtout le concerto de Tchaïkovski et la cinquième de
Beethoven… vous saurez tout de moi.

Conclusion qui me laissa pantois !


Elle nous salua et sortit. Quelques secondes plus tard
on entendit le bruit d’une moto qui démarrait avant de
s’éloigner.
Virginie nous dit alors :

– Vous avez pu constater que notre petite Adrienne est


bien la femme de la situation. Passe-partout, presque
invisible, insoupçonnable elle est tout à fait apte à nous
protéger de nos ennemis en les éliminant discrètement.

Je lui demandai :

– J’imagine qu’elle n’agit pas uniquement par conviction


politique ou pour la sécurité du pays ?

Le député âgé intervint :

– Adrienne se moque totalement des problèmes dont nous


venons de parler mais elle nous doit beaucoup. Elle
ne vous a pas tout dit de ses frasques et de ses délires
mais sachez que sans nous elle serait encore en prison et
pour très longtemps. Cette fille est vicieuse, totalement
perverse et extrêmement dangereuse mais nous avons

71
les moyens de la contrôler, d’autant que nous assurons
sa survie financière.

Le criminologue surenchérit en soupirant :

– Il faut bien admettre qu’Adrienne n’est pas une sainte


mais que voulez-vous, on ne peut pas confier une mission
de cette nature à des enfants de chœur !

Ce à quoi Régis répondit, mi-figue mi-raisin :

– Adrienne est sans doute apte à nous protéger de nos


ennemis… mais qui nous protègera d’Adrienne ?

Paroles prémonitoires ?

Sur le chemin de retour nous sommes restés un instant


silencieux, ruminant nos pensées avant de les exprimer à
notre façon. Lorsque deux hommes sont seuls ils emploient
généralement un curieux langage nommé le second degré
qui consiste à dire le contraire de ce qu’ils pensent, ce qui
constitue donc un dialecte difficilement compréhensible
pour la majorité des femmes… et les sujets qui viennent le
plus souvent sur la table sont généralement le cul, le fric, la
politique et le football. Nous n’avons pas dérogé à la règle
mais dans un ordre différent et sans football, sport que
nous n’aimons ni l’un ni l’autre. Après quelques minutes
j’ai résumé la situation à voix haute :

– Tu trouves que nous avons des têtes de fusible ? Si je


comprends bien nous allons faire le sale boulot pour le

72
compte de ces messieurs-dames haut placés qui n’ont
pas les couilles de le faire !

Régis a répondu en se moquant de moi :

– Ne te plains pas, tu as tout à perdre et rien à gagner sauf


des coups, mais au moins plus tard tu pourras dire à
tes petits-enfants « j’ai été une sentinelle de la liberté » !
– Moi, sentinelle de la liberté ? Mon cul !

Rigolard il s’esclaffa :

– Si c’était une femme qui avait dit ça je lui aurais riposté


« tu as un beau cul et un sale caractère, malheureusement
on voit plus souvent ton caractère que ton cul » héhé !
– En parlant de cul j’ai bien vu que celui d’Adrienne te
plaisait beaucoup !
– Oui, je ne débande plus depuis que l’ai vu… blague à
part, quelle horreur cette fille, en pensant à elle je ne vais
rien dormir cette nuit !
– Pourtant elle te regardait avec gourmandise, héhé !
– Même les monstres ont des sentiments.
– Que Dieu nous garde d’inspirer des sentiments à
Adrienne.

Sacré Régis, ami fidèle des bons et mauvais jours, le cœur


sur la main et toujours prêt à s’amuser de tout, même au
plus fort des tempêtes. Comment ne pas l’aimer ? Moi je
l’aimais comme un fils !

73
Le Tribunal de l’ombre
1

La première session de notre « tribunal de l’ombre » eut


lieu le 16 mars 2025 dans un grand appartement situé
au rez de jardin d’un hôtel particulier situé rue du Pré à
Cannes, loué sous le régime des « meublés » et payé six mois
d’avance en espèces à un prix si élevé que le propriétaire se
contenta d’enregistrer un nom d’emprunt sans demander
de justificatif.
J’ai garé mon auto à 150 m le long du boulevard du midi.
Appuyé à la grille du square Mistral un homme vêtu d’une
veste à capuche nous regarda passer. Régis me dit à voix
basse :

– Encore un dealer ! Décidément ils sont partout.

Outre Régis et moi, notre tribunal devait se composer de


trois femmes :

– La magistrate,
– Une professeure de médecine, (habituellement on dit
« Madame le professeur » mais certaines personnes
ont considéré que cette tradition était machiste. En
conséquence, il a été décidé que ces noms de profes-
sions pouvait désormais être féminisés) soixantenaire
dont le visage apparait régulièrement sur nos écrans
de télévision,

76
– Une psychiatre, collaboratrice épisodique de l’émission
« ça commence aujourd’hui ».

Et quatre hommes :

– L’ex-policier,
– Un ancien ministre,
– Un avocat,
– L’ancien grand patron d’une multinationale,

Sept personnes sur l’identité desquelles nous n’en dirons


pas plus.
Dans l’après-midi Virginie nous avait briefés à la bergerie :

– Ni vous ni l’ex-policier ne participerez aux délibérations


de l’assemblée. Les six autres personnes pressenties pour
être membres de ce tribunal occulte habitent toutes dans
la région PACA et ont accepté de se joindre à nous en
toute connaissance de cause. Elles ont eu à pâtir de la
méchanceté humaine ou ont été confrontées à sa violence
en raison de leur origine, de leur religion, de leur rang
dans notre société, certaines même ont souffert dans leur
chair de l’ingratitude de leurs contemporains, de l’insuf-
fisance ou de l’acharnement de la justice. Ils savent déjà
que vous et Régis serez les seuls à apparaître au grand
jour en tant qu’agents de liaison entre les concepteurs
de l’opération qui souhaitent rester dans l’ombre et eux.
Leurs rôles se répartiront ainsi : après communication
des renseignements de la DGSI ou autres organismes
concernant des gens soupçonnés de préparer une action

77
violente contre notre pays le policier les recherchera,
enquêtera sur leur degré de dangerosité, transmettra ses
conclusions et vous disposerez de 48 heures pour réunir
le jury. La magistrate mènera les débats et le jury décidera
de la suite à donner. Si la sentence est positive elle sera
transmise à Adrienne, accompagnée des coordonnées
de la ou des personnes à exécuter.

Je lui avais demandé :

– Comment joindrons-nous Adrienne, par mail, téléphone ?

Elle avait répondu :

– Surtout pas, mails ou communications téléphoniques


sont trop faciles à intercepter, nous allons travailler « à
l’ancienne ». Vous déposerez dans la boîte aux lettres de
ma bergerie une enveloppe contenant les informations
utiles et je transmettrai les ordres à notre exécutrice des
hautes œuvres.
– Et comment communiquerons-nous entre nous en cas
d’urgence ?
– Uniquement par sms succinct de type télégraphique :
« RV demain 20 h » ou « urgent vous rencontrer demain
20 h ». Les rencontres ayant toujours lieu à la bergerie il
sera inutile de rappeler le lieu.

Puis, étalant sept photos sur une table avant de nous


remettre les sept petites fiches détaillant le « pedigree »
de chaque participant elle nous les avait commentées en
répétant : « chacune des personnes que vous rencontrerez

78
ce soir a eu à souffrir du dysfonctionnement de la justice de
notre pays et ne demande qu’à participer à notre action ».

– Le policier se prénomme Jean-Michel. Nous l’appellerons


désormais « JM ». Il a une tête bien faite et bien pleine.
De formation littéraire, il parle couramment l’anglais,
le russe, l’arabe et comprend passablement le latin. Il
aurait pu être prof de multiples matières, il a préféré
l’aventure. Agé de 37 ans, avant sa démission de la
police il avait le grade de lieutenant. Niçois d’origine,
il connait pratiquement tout le monde dans la ville, il
a ses entrées dans tous les restaurants, boîtes de nuit,
casinos et autres lieux de plaisir. Comme vous le voyez
sur cette photo, physiquement il est plutôt ordinaire, un
peu trop maigre, ni beau ni laid, personne ne se retourne
sur son passage, il passe inaperçu, avantage important
pour un flic. Un portraitiste cruel dirait de lui : inodore,
incolore. Il vit seul. Mariés depuis 12 ans, son épouse n’a
pas supporté le décalage horaire lié à sa profession. Un
mari trop souvent absent laisse un vide que certaines
femmes délaissées s’empressent de remplir…Exaspéré
d’interpeller sans cesse les mêmes délinquants à 10
heures puis de les retrouver libres à midi et surtout
scandalisé par l’affaire d’un policier incarcéré pour avoir
fait son travail il a démissionné de la police sur un coup
de tête. Sans ressources financières depuis trois mois il
voudrait créer une agence d’enquêteurs privés et notre
proposition tombe à pic pour lui puisqu’il sera largement
rémunéré pour ses missions.

79
La magistrate, jolie blonde aux cheveux coupés court
comme vous pouvez le constater, a 54 ans. Son père, juge
d’instruction, a été assassiné par la pègre dans les années
80, les tueurs n’ont jamais été identifiés… officiellement !
Prenant un air mystérieux elle nous confia :

– Il se trouve que nous connaissons les noms des deux


assassins de son père ainsi que celui de leur comman-
ditaire, seul de la bande à être encore vivant. Nous lui
avons promis qu’il serait le premier à recevoir la visite
d’Adrienne…et cette promesse est un des éléments qui
l’a décidée à rejoindre notre équipe.

Je m’étonnai :

– Vous connaissez les assassins de son père alors qu’ils


n’ont jamais été identifiés ?

Elle répondit :

– Des chercheurs qui cherchent on en trouve mais des


chercheurs qui trouvent on en cherche. Il n’est pire
chercheur que celui qui ne veut pas trouver !

Ce qui me donna à penser ! Puis elle poursuivit :

– La professeur de médecine et la psychiatre, brunes à


longs cheveux, sont toutes deux d’origine juive. L’une
et l’autre ont perdu des membres de leur famille dans
les attentats perpétrés par Mohamed Merah en 2012.
Elles ne décolèrent pas depuis qu’elles ont découvert
que le 15 juin 2011, le chef de la Direction régionale du

80
renseignement intérieur de Toulouse, et le brigadier
Hassan L., avaient alerté leurs supérieurs hiérarchiques
pour les exhorter à « judiciariser la situation de Mohamed
Merah en raison de son potentiel élevé de dangerosité ».

Régis demanda :

– Donc certains avaient lancé l’alerte à l’encontre de ce


fou furieux, et alors ?
– Alors, personne ne prit la peine d’écouter leurs avertisse-
ments… et vous connaissez la suite ! Je ne vous cacherai
pas que nos deux membres du jury sont folles de rage
depuis qu’elles ont appris… récemment ces éléments
nouveaux.

Je compris à ce moment de quelles armes avaient usé


intelligemment nos mentors pour inciter les membres du
jury à participer à notre aventure ! Et la suite conforta le
bien-fondé de ma réflexion.
Elle continua à commenter ses fiches et les photos :

– L’homme à petite barbe et cheveux noirs est un avocat


franco-algérien. Pourtant musulmans comme lui ses
parents ont été égorgés par des membres du GIA en
2001 pendant cette période terrible qui fut appelée les
années de plomb, autant vous dire qu’il ne porte pas les
terroristes dans son cœur.

Le blond avec un collier de barbe est le grand patron


d’une multinationale. Poursuivi par la haine d’une « juge
rouge » qui voulait absolument « bouffer du patron » il

81
fut incarcéré préventivement plusieurs années malgré une
maladie cardiaque avant d’être totalement blanchi de toutes
les accusations farfelues qui pesaient sur lui. Entretemps il
avait tout perdu : santé, argent, situation, réputation, amis
et… sa femme. Depuis, heureusement il a su rebondir.
Quant à l’ancien ministre, le vieil homme aux cheveux
blancs clairsemés, semblable à Cassandre la devineresse
dont les prévisions n’étaient jamais écoutées et se réali-
saient toujours, il ne cessa d’alerter le gouvernement dont
il faisait partie et les suivants sur les ravages futurs d’une
législation inadaptée face à une immigration incontrôlée
et à l’ensauvagement de notre société, en vain. Il sera ravi
d’être enfin entendu et pris au sérieux.

Après son briefing elle nous avait laissés partir pour


Cannes en nous souhaitant « bonne chance, soyez forts ».

82
2

À 20 h 15 tous les invités étaient arrivés. Le cœur battant,


intimidé je fis mon petit discours d’accueil en craignant
d’être moqué ou mis psychologiquement en difficulté par
ces gens, tous haut-placés dans la société :

– Je vous remercie d’être venus. Vous avez été informés


des tenants et aboutissants de notre projet et puisque
vous savez pourquoi nous sommes ici ce soir je serai bref.

Malgré ma promesse de brièveté, encouragé par ce qui


me sembla être l’écoute attentive d’une assemblée plutôt
bien disposée à mon égard et à mes paroles je pris de
l’assurance et parlai pendant près d’une heure, reprenant
à mon compte les arguments que les deux députés et le
criminologue nous avaient déjà exposés, développant avec
fougue leur dénonciation d’une société devenue trop lâche
pour défendre ses valeurs, propos que vous réentendrez
peut-être avec intérêt sinon avec plaisir :

– Chacune et chacun d’entre vous ont eu à souffrir de


l’injustice et de l’immoralité de notre Droit qui ne remplit
plus son rôle de protecteur de notre civilisation. L’Europe
est aujourd’hui un îlot de liberté et de prospérité dans
un océan d’intolérances et de pauvreté mais notre art de
vivre en dehors de toute contrainte religieuse, la liberté
de conscience dont nous jouissons, notre démocratie,
notre conception unique de la laïcité, l’égalité entre

83
les sexes, tous bonheurs conquis de haute lutte sont
des concepts intolérables aux yeux des totalitarismes
civils ou religieux qui désignent notre pays comme
une cible prioritaire pour ceux qui souhaitent établir un
nouvel ordre qui ne serait que l’expression de l’enfer
sur terre. Les obscurantismes de toutes natures rêvent
d’éradiquer notre civilisation occidentale et la France
est particulièrement visée. Le terme « éradiquer notre
civilisation » n’a pas été choisi au hasard, la situation est
grave : les services de la DGSI ont intercepté certaines
communications suggérant qu’un attentat épouvantable
se préparerait à Nice. Ce qui se mijote d’après nos ren-
seignements sera bien plus sanglant que l’attentat au
camion-bélier de 2016 puisqu’il est censé déclencher une
guerre de religion entre chrétiens et vrais musulmans,
gens paisibles, pacifistes et victimes comme nous de la
folie de ces forcenés mais cette fois nous allons devancer
les assassins et les frapper fort en jugeant, condamnant
puis exécutant les responsables de ce projet fou avant
qu’ils ne passent à l’action !

Je n’avais plus envie de m’arrêter et répétai les mots qui


s’étaient gravés dans ma mémoire.

– On ne combat pas la folie furieuse avec les seules armes


de la raison ni le terrorisme aveugle avec le seul arsenal
des lois démocratiques ordinaires. Le fait de se défendre
n’a rien à voir avec la morale ou la vengeance, il s’agit
d’un droit et même d’une obligation sacrée envers notre
pays et nos familles. Comme un corps vivant se défend

84
en mobilisant ses défenses immunitaires afin qu’elles
interviennent avant que les virus ou les bactéries n’aient
eu le temps de mettre en péril son existence notre action
sera une réaction prophylactique face à un danger de
mort contre lequel nos concitoyens sont actuellement
sans défense. Votre tribunal revêt une grande importance
pour nous qui n’avons rien de commun avec ces enragés
et n’agirons pas comme eux. N’étant ni fanatiques ni
assassins mais de simples sentinelles de la civilisation
et de la liberté nous voulons absolument respecter une
procédure préalable d’instruction accélérée et soumettre
nos conclusions à un jury populaire qui décidera de la
suite à donner. On oublie trop souvent que le peuple
est souverain, les professionnels du droit ne sont pas
autorisés à confisquer la justice pour la soumettre à
leur seule appréciation, elle doit rester au service et aux
ordres de cette population. Pour nous et pour tous, en
tant que représentant du peuple souverain votre jury
bien que clandestin prendra des décisions et prononcer
des verdicts qui seront considérés comme légitimes.

Croyez-le ou non, à la fin de mon envolée qui n’était


qu’une restitution des propos de mes mentors je recueillis
quelques applaudissements qui me firent chaud au cœur.
Régis se chargea d’expliquer les modalités de fonctionne-
ment de notre juridiction occulte puis vint le moment que
je redoutais un peu, celui où il fallut expliquer :

– Il n’y aura bien sûr ni arrestation ni détention. Lorsque


nous aurons acquis la certitude des intentions meurtrières

85
de la personne mise en cause, quand l’instruction du
dossier ne laissera plus aucune place au doute il y aura
une seule peine, la mort ! Il n’est pas question de laisser
vivre des individus qui ont pour seul projet celui de
nous détruire et qui après avoir dans le meilleur des cas
passé quelques années en prison en ressortiront encore
plus enragés.

La magistrate ne sembla pas s’alarmer de ces propos et


demanda :

– La décision sera-t-elle prise à l’unanimité ou la majorité ?


– L’unanimité permettrait à une seule personne de bloquer
les décisions de tous les autres, aussi comme il y aura
6 votants nous nous contenterons d’une majorité de 4
voix dans un sens comme dans l’autre, en cas d’égalité
votre voix sera prépondérante.

– Et qui exécutera la sentence de mort ?


Pour lui répondre « je bottai en touche » :
– Vous n’aurez pas à vous soucier de ce problème, nous
y avons pourvu !
Virginie n’avait pas souhaité que nos participants issus
de milieux bourgeois rencontrent Adrienne. D’après elle il
valait mieux pour la réussite de notre projet que l’applica-
tion de leurs sentences reste pour eux une chose désincarnée,
une vue de l’esprit. Une chaîne n’a que la force de son
maillon le plus faible et si l’on voulait que notre chaîne
reste forte aucun des maillons ne devait ressentir de doute

86
ou être culpabilisé par les conséquences de ses décisions.
Il était préférable qu’ils ne voient pas les mains qui se
« tremperaient dans le cambouis » et feraient le sale boulot !

Contrairement à mes craintes ma réponse fit fleurir un


sourire sur la jolie bouche de la magistrate :

– Je vois que vous avez pensé à tout, je vous en félicite et


sans les connaître je félicite également ceux qui sont les
précurseurs de ce projet humanitaire. La justice pénale
française fonde son action sur la réparation à la société et
se préoccupe peu des victimes, une personne qui sort de
prison est réputée avoir « payé sa dette à la société » mais
quid de la réparation à celle ou celui à qui il a nui ? Il est
temps que les victimes reçoivent enfin toute l’assistance
qu’elles méritent… et le meilleur service que l’on puisse
rendre à la fois à la société et aux victimes, nos frères et
sœurs en humanité, sera de les protéger AVANT qu’ils
ne soient frappés !

L’avocat interrogea :

– Si je comprends bien il nous sera demandé de condamner


à mort des gens qui n’auront commis aucun délit sur
la seule « incertitude » (il insista sur ce mot) que nous
pensons qu’ils vont agir ? En quelque sorte nous serons
un peu les « Précogs » du film Minority Report, ces êtres
humains mutants qui pouvaient prédire les crimes à venir
grâce à leur don de précognition, don qui permettait ainsi
à la police d’arrêter les futurs criminels juste avant qu’ils

87
ne passent à l’acte… et de ce fait d’arrêter des gens sans
qu’ils aient commis de délits !

J’avais vu ce film étonnant deux fois ce qui me permit de


lui répondre :

– La comparaison est intéressante, il ne vous a pas échappé


que dans l’histoire de ce film les visions du futur et les
arrestations qui en découlaient avaient permis d’éradi-
quer la criminalité.

Il n’insista pas et acquiesça :

– De toutes façons il faut bien faire quelque chose, on ne


peut continuer à compter les victimes de ces salopards
de terroristes puis à pleurer nos morts sans réagir. Vous
pouvez compter sur moi !

L’ancien ministre surenchérit :

– J’avais mis en garde les divers gouvernements qui se


sont succédés contre le danger que pouvait représenter
une immigration massive et sans contrôle. Ces gens
déracinés venus de civilisations et de mondes différents
croient arriver sur la planète Mars en débarquant chez
nous. Nos femmes en mini jupes ou en short et cheveux
au vent, notre liberté de conscience, notre presse qui se
moque même du sacré et ne craint pas le blasphème,
notre laïcité qui met toutes les religions sur le même
pied, l’égalité des sexes, sont des choses scandaleuses et
abominables pour eux. Il est facile alors de manipuler les

88
plus faibles pour les amener à commettre des atrocités
pour lesquelles on leur promet le paradis.

Après un coup d’œil circulaire il conclut :

– Vous imaginez bien que je suis heureux et honoré de faire


partie de ce tribunal de l’ombre que je n’espérais plus.
La psychiatre lui fit un beau sourire de connivence :

– Vous avez raison lorsque vous parlez de manipulation


des faibles, d’ailleurs les récentes attaques en France
et en Allemagne ont mis en évidence les fragilités psy-
chologiques de la plupart des auteurs de ces crimes.
La médiatisation du terrorisme pousse à l’action des
malades mentaux ou des sujets aux personnalités fragiles
mais il ne faut pas les confondre avec les vrais jihadistes
dont les ressorts sont d’abord politiques. Au cours de
ces dernières années des attaques improvisées, souvent
menées à coups de couteau ou avec des véhicules, ont
été menées par des hommes n’ayant aucun rapport
avec la mouvance jihadiste mais souffrant de troubles
mentaux ou de désordres psychiques plus ou moins
graves. Les comportements terroristes sont médiatisés
et ces gens qui ont des problèmes psychiatriques se
disent « pourquoi je ne le ferais pas » ? Bien qu’ils ne
soient en rien radicalisés comme les terroristes font la
Une des journaux ils veulent faire la même chose, c’est
ce que les Américains appellent l’effet copycat. En tous
cas, que nos ennemis soient fous ou non, radicalisés
ou non, je suis heureuse d’intégrer cette assemblée de

89
femmes et d’hommes décidés à s’opposer à ceux qui
veulent détruire notre société, voire notre civilisation !

La professeure de médecine lui demanda :

– Je sais soigner les corps et parfois les guérir mais les mala-
dies de l’âme m’ont toujours décontenancée. Comment
définiriez-vous exactement la « radicalisation », est-ce
vraiment une maladie ?
– Il serait prétentieux pour moi de prétendre traiter les
dérèglements de l’âme, je préfère parler de désordres de
l’esprit. Pour répondre à votre question la radicalisation
est un processus de rupture sociale, morale et culturelle
avec les valeurs de la Société, une coupure conduisant
parfois un individu à considérer comme normaux des
agissements qui pour tout le monde relèvent de la plus
pure sauvagerie, il change souvent d’apparence, adopte
de nouveaux comportements et adhère généralement sans
réserve aux thèses conspirationnistes et victimaires ».
– Comment peut-on reconnaître une personne radicalisée ?
– La radicalisation est plus une évolution, une montée
aux extrêmes qu’une idéologie. Certains signes peuvent
alerter, comme la rupture avec l’environnement quoti-
dien, la famille, les anciens amis, les proches, l’école, le
rejet des différentes formes de la vie en collectivité, le
repli sur soi, mutisme, dissimulation, l’intérêt soudain,
excessif et exclusif pour telle religion ou telle idéologie, la
répétition de façon stéréotypée de la rhétorique radicale
et propagandiste que des recruteurs lui inculquent :

90
idées extrémistes, racistes, idéologiques ou xénophobes
à l’encontre d’une religion ou de personnes précises.
– Peut-on en sortir ?
– Pour moi il est aussi difficile, sinon plus, de faire sortir
quelqu’un d’un état de radicalisation que de guérir un
drogué de ses addictions !

Le grand patron qui s’était tenu coi jusque-là étonna tout


le monde :
– Si vous pensez que les attentats sont tous montés par des
jihadistes radicalisés vous vous trompez, des nations qui
veulent instaurer un nouvel ordre mondial ont intérêt
à fracturer et affaiblir nos sociétés. Par exemple, non
contente d’organiser des massacres sur notre sol, la
Russie souvent relayée par des partis politiques français
naïfs ou rémunérés, utilise très intelligemment ses fermes
à trolls pour sa propagande, la désinformation et la
désorganisation du monde occidental depuis plus de 20
ans. Il faudra donc être particulièrement vigilant pour
discerner quels sont les véritables commanditaires de ce
qui se prépare à Nice, en attendant comme vous tous je
serai heureux d’être utile à mon pays.

Note de l’auteur : Dans les légendes scandinaves les trolls


sont des gnomes capricieux et malfaisants. Une ferme à

91
trolls est une organisation payée pour ouvrir des milliers
de faux comptes sur les réseaux sociaux ou sur internet et
diffuser des informations partielles, partiales ou totalement
mensongères. Des mensonges partagés par des milliers
d’utilisateurs bidons deviennent des vérités pour les vrais
abonnés trop naïfs ou par ceux qui ont envie de croire à ces
fake news. Les méthodes utilisées incluent la rémunération
de commentateurs ou d’influenceurs sur les réseaux sociaux
et le lobbying auprès de journalistes peu regardants. Les
Russes sont passés maîtres dans cet art de la désinformation.
Par exemple ils ont réussi à faire circuler dans le monde
entier une information venant d’un pseudo journaliste
d’investigation égyptien qui prétendait démontrer grâce
à de faux documents qu’un membre de la famille du pré-
sident Zelensky avait acheté des biens immobiliers avec
des fonds européens destinés à l’effort de guerre ukrainien.
Calomniez, calomniez il en restera toujours quelque chose
disait Francis Bacon. C’est toujours vrai !

La professeure de médecine se manifesta à nouveau, cette


fois plus longuement et sa prise de paroles me bouleversa :

– 90 % des crimes terroristes perpétrées sur notre sol l’ont


été sous couvert de religion ou au nom d’un dieu, quel
que soit son nom. Souvenez-vous des incitations à la
haine venues de certains imams enragés ou des popes

92
orthodoxes russes poussant l’infamie jusqu’à bénir les
soldats qui violent les Ukrainiennes et tuent leurs enfants.
La plupart des femmes et des hommes ont cherché
Dieu toute leur vie, pour ma part je ne l’ai pas trouvé et
je ne sais toujours pas s’il existe ni, dans l’affirmative,
ce qu’il est. La seule chose dont je suis certain c’est
qu’il ne peut pas ressembler à ce que les religions nous
en disent. Elles ne savent pas voir, cherchant en vain
son regard dans les yeux sans vie des statues. Avec
prétention elles l’imaginent nous ressemblant, enfermé
entre les quatre murs des églises, temples, mosquées,
synagogues ou autres lieux de prières, édictant des obli-
gations, des interdictions et nous surveillant tel un petit
garde-chiourme tatillon. Nous ne l’avons trouvé nulle
part car il est sans doute partout, dans le brin d’herbe, le
vent du soir agitant les feuilles des arbres, le coucher de
soleil flamboyant, le coléoptère, la fourmi, vous et moi.
Nous le cherchons loin, il est peut-être tout près, blotti
au fond de notre cœur, lieu où nous allons rarement il
sait que la cachette est bonne. Peut-être nous dira-t-il à
son tour : « si tu me cherchais c’est que tu m’avais déjà
trouvé » ! Au moment de l’ultime voyage s’il n’y a que
le néant, toutes les fureurs, tous les massacres perpétrés
en son nom, les atrocités de nos guerres de religions
n’auront été que bêtise et méchanceté gratuites… et je
n’ai pas l’intention par mon inaction d’être complice de
cette bêtise et de cette méchanceté , aussi vous me voyez
heureuse de participer modestement à votre lutte.

93
3

Jean-Michel, l’ex-policier, n’avait encore rien dit. Il regar-


dait bizarrement et fixement la magistrate ce qui me mit
mal à l’aise car on pouvait craindre que la rivalité Police /
Justice ne vienne polluer notre assemblée, puis « mettant
les pieds dans le plat » il s’adressa à la cantonade :

– Mesdames et messieurs, tout cela est bien gentil et vos


beaux sentiments me font chaud au cœur mais j’aimerais
vous alerter sur les risques que chacun de vous encourt
du fait de sa participation à un tel projet.

Sa manière de se gausser me déplut mais je compris vite


pourquoi il parlait ainsi :

– Madame la Juge, pensez-vous que notre assemblée qui se


réunira pour décider du sort d’individus potentiellement
dangereux, jugements qui déboucheront forcément sur
des assassinats ciblés que vous pouvez nommer exécu-
tions légitimes mais qui resteront malgré le doux nom
dont on les habille des faits tout à fait illégaux et répré-
hensibles, puisse se voir qualifier à terme d’association de
malfaiteurs, puisque l’association de malfaiteurs est selon
l’article 450-1 du code pénal français « un groupement
d’individus formé en vue de la préparation d’un ou
plusieurs crimes ou délits punis d’au moins cinq ans
d’emprisonnement », ce qui est notre cas me semble-t-il ?

94
La magistrate haussa un sourcil, un seul ! Cette indé-
pendance des sourcils qui me parut difficile à réaliser en
ce qui concerne les miens m’amusa bien que ce geste fut
manifestement un signe d’embarras pour elle, mais elle
n’éluda pas l’interrogation :

– J’ai déjà réfléchi à la question, le risque existe bien sûr.


Pour y remédier il faudra absolument qu’aux yeux des
curieux qui pourraient s’interroger sur nos réunions
notre assemblée ait l’apparence d’un simple groupe
de réflexion ou laboratoire d’idées ce que les anglo-
saxons nomment un think tank. D’ailleurs pour plus de
vraisemblance et pour justifier les activités de notre think
tank il sera peut-être judicieux que certains d’entre nous
rédigent des articles portant sur des sujets de société
anodins. Pour en revenir à votre question, chaque maillon
de la chaîne que nous allons constituer devra être tota-
lement autonome, en quelque sorte nous respecterons
la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu.

La psychiatre demanda :

– Qu’appelez-vous maillons de la chaîne et séparation


des pouvoirs ?
– En fait il s’agit moins de séparation des pouvoirs que
de division et cloisonnement des responsabilités. Jean-
Michel fera ses investigations en toute légalité dans le
respect du droit français et des obligations imposées par
son statut d’enquêteur privé et sera seul responsable
de ses actes. Il nous transmettra ses conclusions sous

95
forme écrite, nous détruirons ses documents immédia-
tement après en avoir pris connaissance et il n’aura pas
à répondre de nos décisions puisqu’il ne participera
pas à nos délibérations...Aux termes de nos débats qui
seront uniquement verbaux et sans pièces écrites nous
informerons Serge et Régis de notre verdict pour lequel il
sera bon d’utiliser un code, par exemple « non » si nous
décidons qu’il n’est pas opportun d’intervenir ou « oui »
suivi des coordonnées de la personne concernée si nous
préconisons la condamnation…dans cette hypothèse,
n’ayant donné qu’un avis consultatif seul le « pouvoir
exécutif » que nous ne connaissons pas sera responsable
de l’exécution si elle se produit et il est important que
nous n’ayons pas à connaître de la manière dont une
suite sera donnée à notre décision.
« Que nous n’ayons pas à connaître de la manière dont
une suite sera donnée » me parut être un exemple parfait
du plus pur jargon judiciaire. Après quelques secondes de
silence elle rajouta :

– En résumé Jean-Michel sera les jambes, nous serons la


tête, les initiateurs de ce projet que nous ne connaissons
pas, représentés par Serge et Régis qui ne sont que des
courroies de transmission, seront les bras exécuteurs.
Nous suivrons les préceptes de l’évangile de Mathieu :
« que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche ».
Les jambes ignoreront ce que décide la tête qui elle-même
ne saura pas comment et quand frapperont les bras. Ainsi
chacun des maillons de notre chaîne ne portera aucune

96
responsabilité sur ce qu’a fait le chaînon précédent et fera
le suivant… Toutefois je ne peux pas vous garantir une
impunité totale et si certains d’entre vous ne souhaitent
pas courir le risque et préfèrent se retirer, nul ne les
jugera mal je pense.
La psychiatre répondit :

– Dans chaque attentat que nous désamorcerons c’est un


peu la vie d’un des enfants tués par Mohamed Merah
que j’aurai l’impression de sauver alors je reste.

La professeure de médecine approuva :

– Idem pour moi, j’y suis j’y reste.

L’avocat fit un signe de la tête :

– Le sang de mes parents égorgés par le GIA réclame


justice, je suis avec vous.

Je lui fus reconnaissant de ne pas avoir prononcé le mot


de « vengeance » mais celui de justice.
Le grand patron sembla presque fâché qu’on puisse envi-
sager qu’il quitte la partie :

– Il ferait beau voir que je sois en dehors du coup.

L’ancien ministre me surprit beaucoup :

– À mon âge on a peu d’occasions de rigoler, on va pouvoir


enfin bouffer du terroriste et je ne laisserais ma place
pour rien au monde.

97
Jean-Michel leur décocha un beau sourire :

– Il était important que ce problème soit évoqué et que


chaque participant à ce projet se définisse en toute
connaissance de ce qui pourrait lui arriver.

Puis moqueur, en s’adressant à la magistrate il conclut :

– Si je comprends bien je vais pouvoir enfin faire mon


boulot sans avoir à traîner le boulet de la justice française
à mes pieds ?

J’intervins alors :

– Nous communiquerons uniquement par sms succincts


rédigés en langage télégraphique du type : « RV demain
20 h » sans préciser le lieu puisque toutes nos réunions
se dérouleront ici. Seuls Jean-Michel et moi disposerons
de la clé de la boîte aux lettres, lorsque nous devrons
déclencher une enquête je déposerai les informations
nécessaires dans la boîte et le préviendrai par sms portant
la mention « Ok ». Quand il aura terminé son enquête
il utilisera le même processus. Il va d’ailleurs se mettre
au travail tout de suite, le temps presse !

Oui je sais, tous ces réglages peuvent paraitre fastidieux


mais quelquefois les plus grands projets capotent à cause de
détails apparemment microscopiques et souvent dédaignés,
souvenez-vous de la navette Challenger qui explosa à cause
d’un joint caoutchouté gelé, problème à deux dollars, si
insignifiant que les ingénieurs l’avaient soit oublié soit
négligé…

98
Nous avons alors échangé nos numéros de téléphone, puis
après avoir pris congé des autres participants je demandai
à Jean-Michel de rester quelques minutes de plus. Lorsque
nous fûmes seuls je lui remis une enveloppe dans laquelle,
selon Virginie, il trouverait 15 000 € en espèces pour ses
premiers frais, le règlement de ses honoraires, la rému-
nération de son équipe et de ses indicateurs ainsi que les
informations de la DGSI concernant le projet d’attentat qui
devait se dérouler à Nice.
En rentrant chez nous je dis à Régis :

– Je n’avais pas pensé à ce risque d’être mis en examen


pour association de malfaiteurs. Contrairement à moi tu
as encore des enfants qui ont besoin de ta présence donc
de ta liberté, je préfèrerais que tu prennes provisoirement
de la distance avec ce projet.
– Tu me prends pour un dégonflé ?
– Non, bien au contraire. Tu es un vrai père et les vrais
pères sont aujourd’hui les seuls héros authentiques de
nos sociétés. N’importe quel imbécile peut avoir un
enfant, cela ne fait pas de lui un père. C’est le courage
d’élever un enfant, de l’aider à grandir dans le respect
des valeurs humaines qui fait d’un homme un véritable
père et le seul vrai héros moderne.

Il est resté silencieux quelques minutes puis a répondu :

– Tu penses vraiment ce que tu viens de dire ?


– Oui je le pense vraiment.

99
– D’accord je me mets en réserve du projet, ce qui ne
signifie pas que je m’en désintéresse aussi tu me tiendras
au courant de tout ce qui va se passer.
– Évidemment !

100
Première affaire
1

Le 7 avril un message « ok urgent » s’afficha sur mon


smartphone. me précipitant vers l’appartement cannois
devenu le siège de notre tribunal, de sa boîte aux lettres je
retirai, outre une dizaine de ces prospectus que les anglicistes
exaltés rebaptisent flyers, une grande enveloppe en papier
kraft revêtue de la mention « urgent » soulignée de deux
traits. Ce mot qui était répété deux fois me pressa d’agir,
immédiatement j’adressai un texto à chacun des membres
de l’assemblée « RV demain 20 h urgent ». J’avoue que
j’étais un peu inquiet, redoutant de nombreuses défections
au moment de passer à l’action.
Le lendemain à 20 heures grand fut mon soulagement de
constater que tous les membres du jury étaient là à l’heure
dite. Je remis l’enveloppe encore cachetée à la magistrate.
Quand elle l’eut ouverte, elle lut les résultats de l’enquête
menée par JM et tout le monde comprit que la situation
était plus grave que nous ne l’avions imaginée :

JM Rapport n°1
« Il y a environ trois mois, deux hommes : Anton Muntrean,
36 ans et Grigore Bordeyan, 28 ans, sont partis de Slobodia,
petite ville située en Transnistrie, province prorusse, ortho-
doxe et sécessionniste de la Moldavie. Après avoir traversé
la Moldavie et la Roumanie les deux hommes sont entrés
sans encombre dans l’espace Schengen par la Hongrie puis
ont gagné la Slovaquie, l’Italie avant de rejoindre Nice où

103
ils ont déposé deux dossiers de demandeurs d’asile en
suivant la filière officielle.

Note de l’auteur : L’espace Schengen est une zone de


libre circulation entre 27 pays européens plus Gibraltar.
Libre circulation comme son nom l’indique signifie que
tout passage d’un pays à l’autre à l’intérieur de cette zone
se fait sans contrôle aux frontières. Pour un européen ne
faisant pas partie de l’espace Schengen et souhaitant y
pénétrer, son accès se fait sur simple présentation d’une
carte nationale d’identité ou d’un passeport en cours de
validité. Autrement dit « l’espace Schengen est une passoire
ou un moulin où l’on rentre et sort quand on veut ».

Se prétendant résistants à une occupation russe qui


ne dit pas son nom, donc persécutés et menacés tant en
Transnistrie qu’en Moldavie, ils ont demandé un droit
d’asile dans notre beau pays toujours disposé à accueillir
la misère du monde. Pour ce faire ils se sont rendus à la
SPADA (Structure de premier accueil des demandeurs
d’asile) des Alpes Maritimes qui enregistra leur demande
puis délivra les attestations et le formulaire destiné à l’Ofpra
(Office français de protection des réfugiés et apatrides).

104
Leurs dossiers sont aujourd’hui à l’instruction et en attente
de la décision de l’Ofpra qui devrait intervenir dans un
délai de six ou dix mois. Actuellement ils résident donc
tranquillement et en toute légalité à Nice chez des membres
de leur famille, immigrés Moldaves de seconde génération.
Un mois plus tard un dénommé Dorian Ardelyan, mol-
dave également mais originaire de Chisinau, a suivi le
même chemin mais son voyage s’est arrêté à Rome. À
peine arrivé, il a transmis un message à Anton Munteanu
par l’intermédiaire du dark web.
Les immigrés provenant d’un ancien pays du bloc sovié-
tique sont particulièrement surveillés car de gré ou de force
ils sont souvent sous l’influence des services secrets russes
qui ne nous veulent pas que du bien. Ce message et la
réponse qui suivit furent interceptés à la fois par L’Agence
de renseignement et de sécurité intérieure italienne (en
italien : Agenzia informazioni e sicurezza esterna, AISE) et par
la DGSI (direction générale des services intérieurs) française.
Les deux phrases étaient curieusement écrites dans une
langue inconnue qui se révéla être parlée uniquement par
les Gagaouzes, peuple très minoritaire et farouchement
chrétien orthodoxe vivant en Moldavie également. Pendant
plusieurs jours on chercha d’abord un interprète car le
gagaouze ne figure même pas dans la liste des langues du
traducteur Google, puis on tenta de comprendre le sens
des deux messages enfin traduits.
Message :

– Suis bien arrivé frère. Hâte d’agir.

105
Réponse :

– L’Usurpateur crachera bientôt son sang.

Une des interprétations la plus pertinente sembla être


la suivante : la principale différence entre catholiques et
orthodoxes étant que les orthodoxes nient la suprême
autorité du Pape en tant que chef des chrétiens, de là à ce
que certains le considèrent comme un usurpateur ou le
surnomment ainsi… il n’y a qu’un pas ! Comme personne
n’avait oublié Mehmet Ali Ağca, ancien membre des Loups
gris organisation armée ultranationaliste turque, qui tenta
d’assassiner Jean Paul II, « acte téléguidé par la Bulgarie et la
Russie » comme l’avait avoué le tueur avant de se rétracter,
immédiatement on prévint le Vatican qui répondit :

– Dieu protègera le Saint Père.

Manière élégante de dire :

– Ce n’est jamais que le centième complot contre le Pape


porté à notre connaissance ce mois.

La surveillance des trois hommes fut tout de même renfor-


cée, à tout hasard. Un analyste de la DGSI remarqua alors
que Grigore Bordeyan, un des deux réfugiés transnistriens,
fréquentait beaucoup la basilique catholique de Notre
Dame de l’Assomption à Nice, comportement curieux pour
un orthodoxe car Nice comporte une très belle cathédrale
orthodoxe, puis qu’il s’était rendu plusieurs fois à Drancy
près de la mosquée Al-Nour placée sous la responsabi-
lité de l’Imam Hassen Chalghoumi où des caméras de

106
vidéosurveillance de la mairie le repérèrent, ce qui lui parut
encore plus bizarre.
Un indicateur prévint la DGSI que Anton Munteanu,
l’autre transnistrien, venait discrètement de commander
des kalachnikovs, armes désormais pratiquement en vente
libre chez tout bon trafiquant moyennant quelques cen-
taines d’euros. À ce niveau on envisagea de mener une
perquisition chez ces hommes mais ce projet fut rapidement
abandonné. Comme les terroristes conservent rarement
leurs armes chez eux on jugea qu’une telle action eut été
contre-productrice et risquait de les pousser à entrer en
clandestinité ou de précipiter leur passage à l’acte. On
craignait aussi de déclencher les foudres et les cris d’orfraie
de certaines associations humanitaires trop naïves qui
n’hésitent jamais à accuser les services de renseignements
d’acharnement raciste… publicité mal venue pour ces
services un peu spéciaux qui souhaite absolument rester
dans l’ombre. Comme on s’approchait dangereusement
de la semaine de Pâques, période idéale pour un attentat
contre les chrétiens, la DGSI fit des rapprochements qui
lui parurent judicieux voire inquiétant et les transmit aux
instances supérieures qui en touchèrent deux mots à un
professeur de criminologie… pour avis.
Paranoïaque diront certains, simplement lucide affirme-
ront d’autres, celui-ci alerta un ami député qui prévint un
de ses rares collègues non sectaire de l’opposition. Effrayés
du scénario terrifiant qui semblait se dessiner sous leurs
yeux ils décidèrent d’agir en créant une première juridiction
occulte mais légitime selon leurs principes, légère, efficace

107
car non plombée par une réglementation absurde, obsolète
et à bout de souffle, une structure chargée de s’opposer au
besoin par la force à cette menace… Cette structure, vous
l’avez reconnue c’est nous !
J’ai tenté d’acertainer [Note de l’auteur : verbe rarement
employé qui signifie « permettre de considérer comme sûr »]
leur scénario dramatique. Malheureusement le temps me
manqua. Les investigations chez les Moldaves, communauté
extrêmement fermée et méfiante sont difficiles et longues,
toutefois, bien rémunérée pour l’occasion une de mes
indicatrices, prostituée d’origine roumaine (il faut rappeler
que la langue officielle de la Moldavie est le Roumain),
a réussi à séduire Munteanu. Un soir d’orgie ils (surtout
lui) ont beaucoup bu, consommé de la drogue puis couché
ensemble. Au cours de la nuit, saoul d’alcool, de cocaïne
et de sexe il s’est vanté, lui bon chrétien orthodoxe d’être
celui qui déclencherait bientôt la guerre civile et religieuse
entre les Français catholiques et les Musulmans puis lui a
montré des cagoules noires et des tracts portant un dessin
de croix gammée. Pour sa sécurité elle a joué à l’imbécile,
fait mine de ne pas comprendre, n’a pas demandé plus de
détails et m’a transmis l’information brute.
À ce stade et pris par le temps je le rappelle, puisqu’il
s’agirait de faits qui se dérouleraient dans une douzaine de
jours au moment de la rédaction des présentes, je ne peux
donc vous transmettre que l’ébauche d’un scénario, une
théorie, une hypothèse qui rejoint et renforce celle du crimi-
nologue, une conjonction de préoccupations suffisamment

108
graves pour être prises au sérieux. Voici ce qui risque de
se produire :

– Le jour du vendredi saint, cagoulé de noir Munteanu


s’introduira dans la basilique de Nice, tirera dans la
foule et fera un carnage en criant « Allahou akbar » pour
faire porter la responsabilité de l’attentat aux islamistes.
– Le dimanche de Pâques, Ardelyan, le Moldave installé
en Italie tirera sur le Pape François puis sur les fidèles
massés sur la place Saint Pierre en criant également
« Allahou akbar » pour les mêmes raisons !
– Le vendredi suivant, jour de grande prière pour les
musulmans, Bordeyan le troisième homme, pénétrera
dans la mosquée de Drancy, tuera un maximum de
gens en prière et laissera derrière lui de nombreux tracts
portant sans doute la mention : « Vengeons le Pape,
la France aux Français, Les Arabes dehors » ou autres
gentillesses, tracts revêtus d’une croix gammée pour
accréditer la thèse d’une action vengeresse de l’extrême
droite française. S’en prendre à la mosquée de Drancy
est très malin, le lieu est célèbre pour être dirigé par un
imam éclairé, le Franco-Tunisien Hassen Chalghoumi.
Cette mosquée est en proie à de vives tensions entre les
modérés, partisans de l’imam, et les « faucons », groupes
traditionalistes qui le qualifient aimablement « d’imam
des Juifs ». L’attentat permettrait de faire basculer les
opinions au profit des « faucons » qui n’attendent qu’une
étincelle pour déclencher les hostilités et lancer leurs
troupes contre les mécréants. Parallèlement, comme les

109
Italiens n’aiment pas qu’on assassine ses Papes ou qu’on
tire sur les pèlerins qui se pressent au Vatican on peut
imaginer que leur réaction serait également sanglante, la
mèche de la grande déflagration en forme de guerre civile
et religieuse entre chrétiens et musulmans s’allumerait,
pour le plus grand profit de la Russie qui souhaite depuis
longtemps désorganiser nos sociétés démocratiques
pour avoir les mains libres dans ses tentatives de recréer
l’empire soviétique ou tsariste.
Bien sûr je ne peux vous pas garantir la justesse absolue
de notre hypothèse, il ne s’agit là que d’une trame drama-
tique, terriblement plausible mais d’une simple trame tout
de même ! Si je devais donner une note de probabilité de
passage à l’acte je l’évaluerai à 99 %.
Dernier élément permettant de nourrir vos réflexions :

– Dans le cas où ce scénario serait le bon et sur le point


de se réaliser j’imagine que la neutralisation des deux
transnistriens réfugiés en France dissuaderait l’homme
de Rome d’agir, ce qui s’appellerait faire d’une pierre
deux coups ! Maintenant je vous laisse le soin de juger
de la conduite à tenir…

Pièces jointes :
– Photos des deux hommes concernés par mon enquête.
– Leur adresse ».

Fin du rapport de JM

110
2

Une mouche velue voletait en se heurtant inlassable-


ment à une vitre. Durant une grosse minute on entendit
parfaitement le bruit exaspérant produit par son vol et les
chocs contre la vitre, ce qui vous permet de mesurer la
profondeur et la qualité du silence qui suivit la fin de la
lecture du rapport de JM. Je ne sais pourquoi dans un tel
climat tendu cette réflexion amusante me vint à l’esprit :
un optimiste est un homme qui croit à tort que la mouche
se promenant sur une vitre cherche la sortie… sans doute
suis-je resté un grand enfant héhé.
Puis la magistrate lança les débats :

– Que pensez-vous du rapport de JM ?

Après avoir calmé le brouhaha qui s’ensuivit elle donna


la parole à chacun des participants et il s’avéra qu’à cet
instant deux grandes tendances égales se dégageaient :

– Les partisans de la méthode dure qui dirent « Il faut


immédiatement neutraliser les terroristes ».
– Les perplexes qui demandèrent « Nous n’avons aucune
certitude, peut-on condamner à mort deux hommes sur de
simples suppositions, si convaincantes paraissent-elles ? »

L’un des durs répliqua à ce discours sur un ton moqueur :

– On peut effectivement imaginer qu’ils soient venus chez


nous pour faire du tourisme puis aient acheté des armes

111
pour aller à la chasse mais comment expliquez-vous
qu’un des hommes se soit vanté auprès de sa maîtresse
d’un soir d’être celui qui déclencherait bientôt la guerre
civile et religieuse entre les Français et les Musulmans
puis lui a montré des cagoules noires et des tracts portant
un dessin de croix gammée ?

Il me sembla que la réponse à sa question était aisée : « si


l’on condamnait tous les hommes qui se sont vantés devant
une maîtresse de réaliser des exploits extraordinaires ou
de vivre une existence mystérieuse, on assisterait à une
véritable hécatombe », mais personne ne répondit et il
n’était pas dans mes attributions de courroie de transmission
d’avoir à intervenir, d’autant qu’à la réflexion ma réponse
me parut peu pertinente.
La magistrate releva un seul sourcil, ce qui m’épata à
nouveau, consulta le calendrier de son portable et précisa :

– Aujourd’hui étant le 8 avril, il nous reste tout juste 10 jours


avant le vendredi saint et 12 jours avant le dimanche de
Pâques, moments où se dérouleraient les faits d’après les
analystes. Nous n’aurons donc pas le temps de demander
un supplément d’enquête, il nous faut juger ce soir au vu
et au su des éléments dont nous disposons. Avant tout
puisqu’il y a un doute permettez-moi de vous rappeler
un principe intangible du droit en vigueur : le doute
doit toujours profiter à l’accusé…

En entendant ces propos, la décision qui allait suivre me


parut évidente mais elle reprit en martelant certains mots :

112
– Le doute doit profiter à l’accusé mais il s’agit là d’un
principe du droit ordinaire non applicable à notre déli-
bération puisqu’il concerne habituellement une personne
accusée d’une action qui s’est déjà produite. Dans ce cas,
la condamnation ou la relaxe entraîne des conséquences
uniquement pour la personne incriminée car le droit
pénal français ne se préoccupe jamais des victimes, même
si une condamnation apaise parfois collatéralement et
psychologiquement les familles. À celles et ceux qui
redouteraient de prendre une mauvaise décision, crainte
légitime liée au doute qui subsiste je répondrai : nous
sommes ici pour juger de l’opportunité d’empêcher des
hommes de commettre une folie qui va sans doute faire
des centaines, voire des milliers de morts.

Ses yeux lançaient des éclairs et moi, incorrigible admira-


teur du beau sexe je la trouvais sublime dans son numéro
de manipulation du groupe. Les participants buvaient ses
paroles alors qu’elle poursuivait.

– Il est de notre responsabilité et de notre devoir de les


arrêter et comme nous avons la possibilité et même le
pouvoir, exorbitant j’en conviens, de les neutraliser avant
que tout cela n’arrive, la décision prise ce soir n’aura
pas les mêmes conséquences que celles rendues dans
un tribunal ordinaire qui n’est là que pour « réparer et
présenter la note » alors que nous sommes là pour « pré-
venir et empêcher ». Bien sûr toute personne raisonnable
sait que le doute est le commencement de la sagesse et
même à l’origine de toute civilisation, à condition qu’il ne

113
soit pas générateur d’impuissance comme trop souvent.
Il permet peut-être de se poser les bonnes questions
au bon moment mais aujourd’hui il n’est plus temps
de douter mais de décider, j’irai presque jusqu’à dire
que le principe devrait désormais pour nous s’énoncer
ainsi : « le doute doit profiter à ceux qui risquent d’en
être les victimes » ! De plus malheureusement quel que
soit notre jugement celui-ci ne sera jamais neutre et nous
procurera vraisemblablement longtemps soit des regrets
soit des remords !

L’avocat l’interrompit :

– Pouvez-vous préciser ce que signifie votre dernière


phrase ?
– Si ce que nous redoutons se révèle à terme avoir été
une simple construction de notre mythomanie nous
regretterons d’avoir condamné des innocents… bien que
nous ne saurons jamais s’ils seraient vraiment passés à
l’acte puisqu’ils n’auront pas eu le loisir d’agir, mais si
cela se réalise sans que nous soyons intervenus nous
ne pourrons pas dire « nous ne savions pas » et nous
vivrons alors avec de terribles remords. Pourrons-nous
dormir la nuit si les attentats se produisent alors que
nous avions les moyens de les empêcher ? Le sang des
victimes retomberait sur nos têtes. Maintenant je laisse
chacun décider en sa conscience ».
L’ancien ministre prononça des mots qui auraient sans
doute scandalisé Voltaire et me plurent modérément.

114
– Si cela va sans dire cela va mieux en le disant. Si je
comprends bien votre position est la suivante : « il vaut
mieux se hasarder à condamner deux innocents que
prendre le risque de laisser périr cent victimes » et je
suis tout à fait d’accord avec vous.
À ma grande surprise la psychiatre reprit un argument
proche de ceux avancés par le député pour me convaincre :

– Je vais sans doute vous surprendre mais en ce qui me


concerne il n’y a ni hasard ni doute et la situation est
très claire. Nous sommes dans la situation de quelqu’un
qui pourrait se transporter dans le passé quelques jours
avant l’attentat au camion fou de 2016 à Nice en ayant
la prescience de ce qui va se passer… prémonition com-
portant une probabilité de justesse de 99 % ! Les services
de renseignement français et italiens disent qu’il y a un
danger imminent, l’enquête de JM va dans le même sens,
je suis prête à les croire. Souvenez-vous également du 11
septembre 2001 ou de l’invasion de l’Ukraine en février
2022, tous les services de renseignement avaient alertés
les chefs d’état qui au nom du doute ont laissé faire.
Nos ennemis nous ont déclaré la guerre, ce tribunal de
l’ombre a été créé pour suppléer aux irresponsabilités
et aux lâchetés de nos gouvernants et il doit agir sans
faiblesse sinon son existence n’aurait et n’aura aucun
sens. Je vous le dis tout net, moi je suis disposée à prendre
mes responsabilités et prête à décider !

Il fut confortable pour moi de ne pas avoir à voter quoique


mon opinion soit faite. Le scrutin qui s’ensuivit, pratiqué à

115
mains levées, donna six voix pour la « neutralisation » des
deux hommes soupçonnés.
Au dos des photos des deux condamnés qu’elle me remit,
la magistrate avait inscrit, outre leurs noms et leur der-
nière adresse connue, le mot « Oui » ! Ce fut la seule trace
matérielle de cette réunion. Avant de partir le rapport de
JM avait été brûlé dans la cheminée de l’appartement et
les cendres tisonnées. Une heure plus tard les deux photos
étaient dans la boîte aux lettres de la bergerie de Virginie…
Lorsque le lendemain, conformément à ma promesse je
narrai par le menu les péripéties de la réunion à Régis il
répondit sans hésitation :

– J’aurais voté oui !

Nous avions donc le même avis…

116
3

Le 14 avril soit 6 jours après la première session de notre


tribunal et 4 jours avant le vendredi saint, le journal de la
une s’ouvrit sur cette nouvelle :

– Règlement de comptes dans le milieu moldave niçois.


Près du quartier Notre-Dame, deux immigrés récem-
ment arrivés sur notre sol, originaires de Transnistrie
province prorusse et sécessionniste de la Moldavie, ont
été retrouvé morts ce matin à deux heures d’intervalle et
trois kilomètres de distance. Les premières constatations
semblent montrer que l’un et l’autre ont succombé à
un coup extrêmement violent porté dans leur poitrine,
curieusement les doigts de la main droite de l’une des
deux victimes étaient tous fracturés. Les enquêteurs
privilégient la piste d’une guerre des mafias des pays
de l’est sur fond de trafic de drogue…

Manifestement Adrienne avait bien fait le job.

Ce même journal se termina sur une information


internationale :

– Un immigré Moldave a été arrêté ce matin par la police


italienne. D’après certains documents trouvés à son
domicile l’individu projetait d’assassiner le Pape François
et de massacrer les fidèles de la place Saint Pierre le
dimanche de Pâques lors de la bénédiction urbi et orbi

117
(à la ville et au monde). Plusieurs armes automatiques
ont également été découvert dans une…

Je n’ai pas écouté la suite. Notre tribunal avait donc vu


et jugé juste, malgré ses doutes.
Ouf et Alléluia !
Je fus soulagé et presque fier d’avoir contribué à sauver
la vie de centaines d’innocents. Cette fierté fut de courte
durée. Le journal du soir de toutes les chaînes d’infos en
continu ouvrit sur une nouvelle qui me glaça.
Les présentatrices et présentateurs de LCI, BFMTV,
CNEWS et FRANCE INFO résumaient la situation à peu
près ainsi : « À Nice jamais deux sans trois », titre qui me
parut bête et indécent.
Je montai le son : rue d’Angleterre on venait de retrouver
le corps d’un troisième homme… La rue d’Angleterre se
situe en plein quartier Notre Dame et selon les premières
constatations le troisième homme, connu des services de
police car souvent soupçonné de multiples trafics mais
jamais condamné « avait succombé à un coup extrêmement
violent porté dans la poitrine ».
Je transmis immédiatement un sms à Virginie :

– Avez-vous appris pour le 3e homme ?

Elle répondit instantanément.

– Adrienne n’y est pour rien.


– Vous êtes sûre ?

– Certaine !

118
Saint Thomas ne croyait, dit-on, que ce qu’il voyait !
Aujourd’hui, les algorithmes des navigateurs internet et
de nos réseaux sociaux analysent sans cesse nos moindres
interventions ou recherches et proposent prioritairement
en retour des occurrences liées aux opinions exprimées et
aux sites consultés, limitant ainsi nos possibilités d’avoir
accès à un éventail d’informations contradictoires. De ce
fait, contrairement à Saint Thomas qui, n’étant ni un lapin
de trois semaines ni homme à gober des sornettes ne croyait
que ce qu’il voyait, les hommes de notre 21e siècle ont pris
l’habitude de ne voir que ce qu’ils croient, ce qui n’est pas
un progrès civilisationnel.
Comme tout un chacun j’avais donc pris l’habitude de ne
voir que ce que j’avais envie de croire… et j’avais envie de
croire en ce que me disait Virginie !
Je l’ai donc crue !!

Je l’ai crue d’autant mieux que peu de temps après ces


« exécutions » se produisit un curieux phénomène qui me
rendit toute ma fierté. Avertis je ne sais comment et par
qui (vous pensez bien que j’avais tout de même une petite
idée sur l’identité de ceux qui lancèrent « le bruit »), des

119
internautes firent circuler une rumeur qui se répandit à
la vitesse de la lumière (et non « comme une traînée de
poudre » ainsi que l’aurait écrit un écrivain du 20e siècle
ne reculant devant aucune banalité ) :

– On vous a menti. Les Moldaves de Nice n’étaient nul-


lement des mafieux mais des terroristes faisant partie
d’une équipe venue de l’Est qui préparait des attentat
visant le Pape François, des églises et des mosquées
afin de dresser les catholiques contre les musulmans.
Heureusement « un » justicier les a neutralisés avant
qu’ils ne passent à l’action ! Ce gouvernement aussi
impuissant que les précédents et incapable de protéger
ses citoyens devrait « en prendre de la graine » (locution
verbale qui signifie « en tirer une leçon pour déterminer
la conduite à venir »).

Ce concept de « justicier » eut l’heur de plaire beaucoup


à la populace qui applaudit, d’aucuns même dirent : le
temps où nous étions les idiots du village est terminé, la
France combattante est de retour ! Aux journalistes de
micros-trottoirs qui demandaient aux passants :

– Pourquoi dites-vous un justicier ?

La réponse fut toujours la même :

– Vous voyez une femme avoir la force de terrasser de


jeunes adultes dans la force de l’âge d’un seul coup de
poing ? Pour moi ce ne peut être qu’un homme… et il
doit être sacrément costaud !

120
Toujours prêts à courber la tête devant les menaces,
certains partis politiques prompts à trouver des excuses
sociologiques aux terroristes considérés par eux comme
de pauvres gens ayant eu une enfance difficile et prônant
inlassablement la capitulation devant nos ennemis firent
profil bas. Le triste clown hargneux qui leur servait de
« maître à ne pas penser » ou de « porte-abois » (mauvais jeu
de mots avec porte-voix) ferma sa grande gueule quelques
jours et ce silence nous donna l’impression délicieuse d’être
en vacances ! (Je me permets de préciser que lorsque je parle
d’un clown hargneux et de sa grande gueule il ne s’agit
nullement d’insultes mais d’une simple description, assez
réaliste il faut bien l’avouer ! Et pour clore le sujet sachez
que je n’ai rien contre les clowns, qu’ils soient tristes ou gais
dès lors qu’ils ne passent pas leur temps à scier la branche
sur laquelle nous sommes tous assis en se croyant malins.)

121
Seconde affaire
Petit aparté

Note de l’auteur à l’intention des puristes cherchant la


petite bête et des professeurs (es) de français sans pitié
qui guetteraient mes faux pas littéraires et ne manque-
raient pas de me reprocher à la fin de cet ouvrage pourtant
magistral d’avoir confondu « seconde » avec « deuxième ».
Rassurez-vous chères maîtresses et maîtres distingués, bien
qu’autodidacte je maîtrise à peu près bien le sujet : les mots
« deuxième » et « seconde » signifient tous deux la même
chose « celle qui vient après première » mais la tradition
voudrait que j’emploie « seconde » s’il n’existe que deux
affaires et « deuxième » s’il en existait davantage. À titre
d’exemple si la Troisième Guerre mondiale éclate un jour le
conflit de 1939-1945 ne devrait plus s’appeler « la Seconde
Guerre mondiale », mais « la Deuxième Guerre mondiale ».
Au moment où je narre cette histoire, ne sachant s’il y
aura ou non une troisième affaire je me suis donc autorisé à
écrire « seconde affaire ». Je rectifierai plus tard s’il y a lieu.
De la même manière, je trouve que conjuguer à l’indicatif
le verbe suivant la locution conjonctive « après que » est
inélégant et heurte mon oreille aussi continuerai-je parfois
à utiliser le subjonctif en fonction de la qualité du son
que produira le verbe, bien que l’Académie en ait décidé
autrement (exemple : « après que je suis allé » me semble
plus lourd et moins élégant que « après que je sois allé »).
Ces petites gourmandises de beau langage que vous
appellerez péchés étant avouées peut-être me les pardonne-
rez-vous ? Si vous ne les pardonnez pas sachez que quoique
vous en pensiez, libre et sauvage j’écris uniquement ce qui
me plait et comme il me plait !

124
1

Seconde ou deuxième, cette affaire qui resta inconnue du


grand public aurait pu être cataclysmique.
8 jours après qu’Adrienne eut « traité » les deux Moldaves,
c’est-à-dire le 22 avril, Virginie me fixa un rendez-vous sur
le parking du magasin Leclerc pour me remettre un dossier
urgent à transmettre à JM. Elle aurait pu porter l’enveloppe
elle-même dans la boîte aux lettres de l’appartement de
Cannes mais tenait absolument à ne rencontrer aucun
membre de notre tribunal de l’ombre, fût-ce par hasard.
Cette relation avec elle fut minimaliste : descendant la vitre
de sa voiture après m’avoir dit « vous avez fait un excellent
boulot » elle me tendit le dossier puis avant que j’ai pu
lui poser les questions qui me taraudaient elle disparut
aussitôt. Je me précipitai à Cannes, ville distante de 30 kms,
pour le déposer à l’endroit prévu puis adressai le sms « ok
urgent » à JM.
Le 3 mai je reçus le message « ok » sur mon smartphone.
De la boîte aux lettres de l’appartement je retirai une grande
enveloppe en papier kraft, immédiatement j’adressai un
texto à chacun des membres de l’assemblée « RV après-de-
main 20h ».
Le début de cette deuxième réunion fut houleux. À ceux
qui s’étonnèrent de l’absence de Régis je répondis :

– Il a encore de jeunes enfants qui ont besoin de lui.


Le risque d’être mis en examen pour association de

125
malfaiteurs signalé par JM m’a amené à lui conseiller de
prendre provisoirement de la distance avec notre projet.
Toutefois je le tiens fidèlement informé de vos travaux.

Puis la psychiatre, agressive, m’interpella :

– Pouvez-vous m’expliquer pourquoi un troisième homme


a été « neutralisé »?

N’ayant moi-même aucune information sur ce sujet que


pouvais-je répondre, sinon :

– On m’a assuré que nous n’y sommes pour rien, il s’agit


d’une coïncidence.
– Une coïncidence, vous vous foutez de moi ? Le troisième
homme a été tué comme nos deux condamnés, le même
jour, au même endroit et de la même manière très par-
ticulière ! C’était signé, non ?

L’ancien ministre demanda :

– Et comment se fait-il que tous les réseaux sociaux


reçoivent des informations sur cette première affaire
que nous avons eu à connaître ?

Tête basse comme une pauvre victime face à ses persé-


cuteurs je répondis :

– Je n’en sais pas plus que vous.

La magistrate que je désignerai désormais par son joli


prénom Nathalie vint à ma rescousse et me sauva en
temporisant :

126
– Je trouve que la médiatisation de ce « justicier inconnu »
sortant de nulle part est un coup de génie propre à réveil-
ler une conscience collective qui obligera les gouvernants
à se bouger les fesses.

Persécuteurs, victime, sauveur, tous les rôles s’étaient


distribués spontanément comme Karpman le décrit dans sa
théorie du « triangle dramatique ». (Oui je sais ma réflexion
est un peu pompeuse mais si on ne peut même plus faire
l’intelligent… Les gens intéressés par cette théorie du
triangle dramatique trouveront toutes les informations
utiles sur internet.)
Le calme étant rétabli, selon le rituel maintenant établi
Nathalie décacheta l’enveloppe et lut :

JM. Rapport n°2


Le 12 mai prochain un certain Quentin Chastagnol âgé
de 26 ans sera libéré de la maison d’arrêt de Grasse. Issu
d’une famille Grassoise sans histoire, aîné d’une fratrie
de trois enfants il avait renié ses parents avant de partir
« faire le jihad ». Dès son retour du Moyen-Orient il fut
arrêté, mis en examen pour association de malfaiteurs à
caractère terroriste et bien que soupçonné d’avoir commis
des atrocités en Syrie, faute de preuves et en raison du doute
il « bénéficia » d’une condamnation de 23 mois de prison
ferme pour cette unique qualification, punition bien douce
eu égards à ses actes supposés.
De sa cellule, sous couvert d’une relation amoureuse
(les voyous et les criminels ont toujours fait fantasmer les

127
dames au cerveau malade) il communiqua d’une manière
grossièrement codée, tant par écrit que par téléphone,
avec une amie d’enfance, une certaine Charlotte Millon,
Cannoise âgée de 25 ans déjà soupçonnée de radicalisation.
Après avoir brillamment terminé ses études d’architecture
cette jeune femme semble avoir complètement dérapé
d’après ses voisins. Les femmes jihadistes ont longtemps
été considérées comme étant uniquement des victimes sous
emprise amoureuse, certaines le sont sans doute mais l’idée
de femmes entraînées de force à commettre des actions
criminelles est une absurdité, les femmes radicalisées sont
aussi, sinon plus dangereuses que les hommes.
Leur petit manège fut vite percé à jour. Les services péni-
tentiaires transmirent copie des lettres et de la teneur des
communications téléphoniques aux services de renseigne-
ments et on comprit après le décodage de leur correspon-
dance que les projets des deux faux tourtereaux étaient
très inquiétants :
Dans le cadre de leur « allégeance » ( terme qui signifie :
soumission, fidélité et vœu d’obéissance) à ce « plaisant état
islamique » qui pouvait se vanter d’avoir attiré à lui tous
les damnés et les tarés de la terre, soucieux de concrétiser
leur asservissement au diable par un acte spectaculaire voici
donc leur projet, pas si fou qu’il n’y parait et redoutable
d’efficacité dans sa simplicité :
Cette année 2025 le festival de Cannes se tiendra du 16 au
27 mai. Scarlett Johansson, actrice mondialement connue,
viendra le 21 pour présenter son nouveau film projeté hors

128
compétition, Lucy 2, réalisé par Luc Besson avec lequel
elle avait déjà tourné le premier Lucy. Il faut savoir que les
célébrités arrivent près du Palais des festivals en limousine,
véhicule qui part immédiatement après avoir déposé ses
occupants pour laisser place à la limousine suivante, ballet
réglé à la minute près. L’apparition de l’actrice et du cinéaste
au pied de l’escalier sera un des moments forts de la journée
où pendant de longues minutes ils se laisseront admirer et
mitrailler par les flashs des photographes venus du monde
entier pour l’occasion, moment fort mais aussi instant de
flottement pour le service de sécurité plus bon enfant que
vraiment efficace, souvent débordé par les fans, les journa-
listes et les paparazzis. Dès leur arrivée Quentin appellera la
direction du Palais pour les alerter sur la présence probable
d’une bombe dissimulée dans la salle de projection. Les
portes de la salle seront alors fermées précipitamment,
Scarlett Johansson et Luc Besson se retrouveront bloqués
au pied de l’escalier d’honneur, sans voiture dans laquelle
se réfugier. Jouant des coudes en brandissant un carnet et
un stylo Charlotte s’approchera de l’actrice sous prétexte
de demander un autographe, elle lui tranchera la gorge
avec un cutter dissimulé dans le revers de son jean puis à
la faveur de la bousculade elle disparaitra dans la foule.
Une variante est prévue : si tout se passe bien et si la
situation s’y prête, après avoir frappé l’actrice Charlotte
égorgera également Luc Besson. Dans son dernier cour-
rier elle a annoncé à son complice qu’elle ne craignait
pas d’être arrêtée puisqu’elle vivrait alors sa journée de
gloire mondiale… à l’inverse, la France démontrerait son

129
incapacité à protéger ses invités célébrissimes et connaitrait
sa journée de honte internationale. Le Festival de Cannes
ne s’en remettrait pas !
Un ami proche des services de renseignements m’a com-
muniqué la copie des courriers décryptés et des échanges
téléphoniques qui sont plus qu’inquiétants. On peut bien sûr
imaginer que ce ne sont que vantardises de gens dérangés
et d’ailleurs s’ils étaient interpellés maintenant ils auraient
beau jeu de prétendre qu’il ne s’agit que d’élucubrations
sans conséquences, mais après avoir fait une enquête de
personnalité concernant la fille, décrite comme une femme
froide, intelligente et déterminée, si je devais donner une
probabilité de passage à l’acte elle serait de 98 %.
Maintenant, comme à mon habitude je vous laisse le soin
de juger de la conduite à tenir…
Pièces jointes :

– Copie des courriers


– Photos des deux personnes concernées par mon enquête
– L’adresse de la fille

Quant à l’homme, si vous décidez de « l’intercepter » il


faudra le faire dès sa sortie de prison car nul ne sait où il
trouvera refuge après sa remise en liberté puisqu’il a renié
sa famille. Le frapper chez Charlotte Million dans le cas où
il logerait chez elle sera plus difficile me semble-t-il.

Fin du rapport de JM

130
2

La mouche qui avait attiré mon attention lors de notre


première assemblée ne courait plus sur la vitre, sans doute
avait-elle enfin trouvé la sortie, donnant ainsi raison aux
optimistes… ou peut-être est-elle déjà morte, ce qui leur
donnerait tort !

Nathalie releva la tête et pour la première fois depuis le


début de notre aventure commune elle me demanda mon
avis :

– Que pensez-vous de cela ?

Ce soir le cafard me rongeait je ne sais pourquoi, sans


doute était-ce un effet de l’agression verbale subie au début
de notre réunion, et ce que je venais d’entendre n’était pas
pour me redonner la joie de vivre. Je ne sus répondre que :

– Pourquoi ?

Nathalie haussa un seul sourcil, signe chez elle de profonde


perplexité vous le savez déjà. (Après notre première assem-
blée je m’étais essayé à réussir un tel geste mais mes traîtres
de sourcils refusèrent obstinément de se désolidariser et se
haussèrent invariablement tous les deux en même temps.
Il faudra que je lui demande comment elle réussit un tel
exploit).

Elle éleva donc son sourcil gauche puis répondit :

131
– Pourquoi quoi ? (Tournure littéraire interrogative peu
élégante mais efficace).
– Comment pouvons-nous comprendre que de jeunes
français appartenant à une catégorie sociale moyenne-su-
périeure, issus de familles respectables, élevés par des
gens raisonnables, ayant réalisé un parcours d’études
valorisant, se retrouvent à renier leur famille et à adhérer
à une idéologie se situant aux antipodes de leur culture
et de leurs valeurs, cette radicalité inhumaine qui les
mène tout droit vers la barbarie ?

Le grand patron prit une grande respiration et répondit :

– Sous nos yeux notre ancien monde disparait, le nouveau


monde tarde à apparaître… et dans ce clair-obscur les
monstres prolifèrent !

Cette harangue creuse ne répondait pas à ma question et


n’était pas pour me redonner le moral.
La psy fit une intervention de psy comme on pouvait s’y
attendre :

– De tous temps l’adolescence a été une crise existentielle,


un passage, une construction, l’âge du malaise parce qu’il
va falloir grandir. Aujourd’hui la durée de cette crise
s’est déplacée jusqu’à toucher ceux que l’on appelle les
adulescents ou les adolescents attardés. Le « grandir »
et le « devenir » semblent être en panne car le discours
qui devrait dire ce qu’il faut faire pour être un homme
ou une femme digne de ce nom n’est plus tenu, ni par la

132
famille ni par la société. Certaines personnes désorientées
s’en remettent alors logiquement à celui qui semble tout
savoir du sens de l’existence et l’exprime de manière
simple voire simpliste : guide religieux, homme politique,
gourou. Heureusement cette démarche aboutit rarement
à une dérive radicale, celle-ci se produit uniquement
lorsque le discours consiste à nier l’autre, son droit à vivre
autrement et à croire différemment. La radicalisation à
laquelle s’adjoint parfois la toxicomanie et la délinquance
est un désastre qui nous parle autant des impasses de
la modernité que du désarroi profond de l’adolescence,
moment de métamorphose qui touche à la construction
intime de l’être et…

L’avocat, musulman je le rappelle, l’interrompit :

– Permettez-moi de vous contredire. Depuis des décennies


on nous sert ce même discours : le fait que des ados se
droguent, dénoncent leurs professeurs aux fanatiques
contre quelques euros, agressent des passants pour un
regard de travers et plus tard se transforment en adultes
n’ayant aucun respect pour la vie des autres serait une
faute de la société. Moi je dis « non » ! Les familles qui
ne jouent plus leur rôle d’éducation ont bien sûr une
écrasante part de responsabilité mais devenu adulte,
chaque homme, chaque femme dispose de son libre
arbitre et nul n’est contraint à basculer de ce côté obscur
représenté par le fanatisme. Le fanatisme voudrait revêtir
les habits de la religion pourtant il n’est ni chrétien ni
musulman ni une fatalité il est tout simplement accoutré

133
des oripeaux de l’inhumanité. Se radicaliser est une
option diabolique et non une alternative religieuse, c’est
faire le choix d’adhérer à une abomination vomie par
Dieu quel que soit son nom et de rejeter tout ce qui fait
notre humanité. Etre fanatique, c’est choisir sciemment
de se retrancher de la communauté des hommes…
donc de jouir de la protection de ses lois. « On juge un
arbre à ses fruits » dit-on, ces criminels qui professent
« l’islamisme », idéologie ne sachant fabriquer que des
fous furieux et meurtriers à qui on promet le paradis en
récompense de leurs saloperies, savent-ils que d’après
le Coran « le monde d’ici-bas est le champ que nous
cultivons pour en récolter les fruits dans l’Au-Delà » ?
quelle récompense peuvent-ils espérer pour leur inhu-
manité ? Peut-on prétendre glorifier un créateur en tuant
ses créatures ? l’Islam n’est pas cela, c’est une religion
éclairée qui a produit dans le passé nombre de médecins,
astronomes, chimistes, écrivains, peintres, sculpteurs,
artisans, architectes… (cette intervention qui transcen-
dait mon récit méritait en elle seule le Goncourt ou le
Renaudot, quoique de tels prix soient habituellement
décernés à des romans où il ne se passe pas grand-chose
et dans ce cas celui-ci n’a aucune chance.)

Nathalie intervint :

– Votre joute verbale est intéressante mais nous ne sommes


pas ici en qualité de chercheurs des causes du mal mais
pour éviter que ce mal ne fasse plus de dégâts. Je vous
rappelle que dans le cas que nous avons à juger nous

134
ne sommes pas confrontés à des adolescents mais à des
adultes âgés de 25 et 26 ans dont l’un a vraisemblable-
ment commis des atrocités en Syrie, deux salopards
disposés à égorger des artistes et à ridiculiser leur pays
à la face du monde.

Le grand patron lui demanda :

– J’imaginais tout de même qu’à sa sortie de prison l’homme


serait surveillé ou tout au moins assigné à domicile.

Moqueuse elle répondit :

– Oui, il est même possible qu’il porte également un bra-


celet électronique comme celui que portait le terroriste
qui poignarda le père Jacques Hamel, prêtre auxiliaire de
la paroisse de St Etienne de Rouvray. Ce tueur de curé,
« gentil garçon » d’après le juge, était déjà mis deux fois
en examen pour association de malfaiteurs en vue de
la préparation d’un acte terroriste. Ecroué, il fut libéré
et placé sous contrôle judiciaire avec l’interdiction de
quitter son département ! Décision absurde, belle preuve
de la lucidité et de l’efficacité de notre justice qui aurait
pu garder l’individu en détention et refusa de le faire
malgré la demande du procureur.

Les jurés se regardaient, effarés. La professeure de méde-


cine se risqua à demander :

– L’un des meurtriers du curé de St Etienne du Rouvray


avait été libéré malgré sa dangerosité et il était simplement

135
équipé d’un bracelet électronique avec l’interdiction de
quitter son département ? Vous en êtes sûre ?
– Certaine !
– C’est tout ce qu’on avait trouvé pour protéger la société
de ce fou furieux ?
– C’est tout !

Le résultat du vote qui suivit ne souffrit d’aucune ambi-


guïté et récolta 6 « oui » ! Nathalie remit le rapport de JM
dans la grande enveloppe qu’elle abandonna dans l’âtre de
la cheminée après avoir enflammé un de ses coins.
Nous sommes sortis rapidement alors que l’enveloppe
brûlait encore. Avant de monter dans sa voiture garée près
de la mienne à une cinquantaine de mètres elle me glissa
dans l’oreille :

– Pouvez-vous rappeler à ceux qui vous envoient qu’ils


m’ont fait une promesse ?

Cette promesse m’était sortie de la tête mais je me souvins


du serment fait implicitement par Virginie : le commandi-
taire de l’assassinat du père de Nathalie aurait dû être le
premier à goûter aux poings d’Adrienne.
Pour montrer le grand intérêt que je portais à son propos
j’essayai une nouvelle fois de hausser un seul sourcil, en
vain. Je demandai alors :

– Comment faites-vous pour hausser un seul sourcil ? moi


je n’y arrive pas.

136
En réponse elle souleva les cheveux qui cachaient son
oreille gauche et murmura :

– Regardez, je sais aussi faire bouger mes oreilles indé-


pendamment l’une de l’autre.

Le fou-rire qui suivit faillit nous étouffer. Comme des


gamins nous sommes restés longtemps côte à côte à nous
les tenir (comprenez : à nous tenir les côtes), secoués de
spasmes qui à terme devinrent douloureux.
En pleurant de bonheur je lui répondis :

– Vous êtes un vrai phénomène de foire.

À travers ses sanglots de joie je devinai qu’elle tentait de


me dire :

– Et vous n’avez encore pas tout vu !

En ce moment unique et précieux de complicité je me


rendis compte que je commençais à aimer cette femme
belle, intelligente et courageuse, ô combien !

137
3

Les journaux télévisés du matin du 12 mai débutèrent


tous par cette information stupéfiante :

– Le justicier a encore frappé : un détenu nommé


Quentin Chastagnol a été libéré de la maison d’arrêt
de Grasse (Alpes Maritimes) ce matin à 9 h. Agressé
dès sa sortie par une personne qui s’est enfuie à moto
l’ex-détenu a succombé à un coup violent porté sur le
sternum.

Ceux du soir terminèrent la journée par l’annonce du


décès d’une jeune femme nommée Charlotte Million agres-
sée devant son domicile cannois. D’après les premières
constatations elle avait « succombé à un coup violent porté
dans la poitrine. »
Dès le lendemain les réseaux sociaux apportèrent une
précision qui fut partagée et retwittée par des centaines
de milliers d’internautes :

– Quentin Chastagnol et Charlotte Million ont été neu-


tralisés par le justicier avant qu’ils ne puissent réaliser
leur projet d’assassiner Scarlett Johansson et Luc Besson
lors de leur venue au festival du film dans neuf jours.

Le lendemain, pour la première fois depuis longtemps le


ton des commentateurs des chaînes d’info en continu me
parut avoir changé. Était-ce une ruse de mon inconscient
prêt à toutes les compromissions pour me faire entendre

138
uniquement ce que j’avais envie de croire ? Il me sembla
même que l’un d’eux prétendit : ce matin la France se
réveille heureuse, fière et combattante…
…Et pour la première fois depuis le début de cette aventure
Virginie nous invita à venir chez elle :

– -« On » aimerait vous voir demain 20 h.

Vous aviez peut être compris comme moi : « On », c’étaient


« Eux », c’est à dire « ces messieurs » !

139
Troisième affaire :
Les Sortants
(de ce fait la seconde affaire passe au statut de deuxième )
1

Régis n’avait pas souhaité m’accompagner et je n’avais


pas souhaité qu’il m’accompagne pour les raisons que
vous connaissez.
Son absence parut contrarier Virginie mais si les deux
députés et le criminologue furent déçus ils n’en firent
rien paraître. Debout à mon arrivée, un verre la main ils
ne tarirent pas d’éloges sur les premiers résultats de notre
tribunal de l’ombre :

– Vous avez fait un boulot fantastique.


– Grâce à vous des centaines de vie ont été sauvées.
– Demain grâce à vous la France sera plus sûre.
– Nous allons terroriser les terroristes (air connu).

Etc.
Dieu seul sait pourquoi j’eus le sentiment bizarre que
s’ils s‘étaient déplacés pour me submerger de compliments
c’était surtout pour me faire « avaler une couleuvre » (à
l’intention de mes lectrices belges et canadiennes avaler
une couleuvre signifie manifester une grande naïveté ou
accepter des affronts sans réaction apparente). Ce sentiment
se révéla rapidement revêtu du sceau de l’authenticité et le
reptile à avaler fut gros, plus proche de la taille du boa que
de celui de la vipère de nos régions ! Toutefois, n’ayant pas
mérité d’affronts je pensai qu’ils allaient plutôt s’adresser à

142
ma naïveté et n’étant pas totalement ingénu je rassemblai
mes forces morales et intellectuelles puis me tint prêt à
livrer bataille pied à pied.
Ce fut le criminologue, homme subtil, qui s’y colla en ne
craignant pas d’avoir recours au subjonctif :

– La seconde affaire que vous eûtes à connaître nous a


alertés sur un point important qui nous avait échappé…

L’humilité avec laquelle il prononça « un point important


qui nous avait échappé » me parut surjouée et mit mon
cerveau en alerte, comment de tels personnages capables
de monter un tribunal occulte, véritable « usine à gaz »,
en pensant aux moindres détails auraient-ils pu oublier
ce qui suivit ?

– …actuellement il y a 75 000 détenus dans les prisons


françaises. Parmi ces détenus on compte 503 condamnés
radicalisés plus 660 personnes suspectées de radicalisa-
tion. D’ici à la fin de cette année, 205 islamistes arriveront
au terme de leur peine et seront libérés. Si on se réfère
au comportement de votre dernier condamné qui à
peine sorti de cellule se disposait déjà à nous frapper
on peut nourrir les plus vives inquiétudes sur ce qui
risque de se passer. Bien sûr ceux que la presse appelle
déjà « les sortants » ne seront pas livrés à eux-mêmes
ou abandonnés dans la nature, certains seront placés
sous contrôle judiciaire, peut-être assignés à résidence,
d’autres porteront un bracelet électronique, tous seront
suivis par des cellules psychologiques…

143
Je répondis :

– La justice n’apprend jamais rien ? Avec de telles pro-


tections croit-elle que la société française peut dormir
tranquille ?

Les trois hommes se regardèrent, manifestement satisfaits


de ma réflexion. Le jeune député prit le relais :

– C’est justement de cette protection dont il va être ques-


tion. Parmi les 205 libérables se trouvent 17 enragés qui
ont déjà annoncé haut et fort leurs intentions belliqueuses
et il est à craindre que tout le dispositif post judiciaire mis
en place ne les retienne pas longtemps, malheureusement
notre État de droit ne pourra pas faire plus.

Je commençais à comprendre où ils voulaient en venir.


Le cœur battant j’attendis la suite qui ne tarda pas à sortir
de la bouche du député aux cheveux blancs :

– Bénéficiant de notre paternelle bienveillance à leur égard


tous les détenus seront vaccinés avant leur sortie contre
le Covid qui connait actuellement un regain d’activité
car nous n’aimerions pas qu’ils tombent malades ! (on
dit « le covid » lorsqu’il s’agit du virus et « la Covid »
lorsqu’on parle de la maladie, ce qui fait une belle jambe
à ceux qui meurent de la Covid provoquée par le covid).

Il s’arrêta pour évaluer mes réactions. Me voyant « tout


ouïe » il poursuivit :

144
– Tous les détenus seront vaccinés par injection d’un
produit provenant des laboratoires Pfizer ou Moderna…
sauf les 17 enragés qui recevront une dose de Bacillus
anthracis.
– Bacillus anthracis ?
– Il s’agit de la bactérie responsable de la maladie du
charbon.

Le criminologue sortit une tablette et commença à lire :

– Le charbon, affection due à Bacillus anthracis, est une


zoonose c’est-à-dire une maladie bactérienne transmise
communément par des animaux. Les symptômes de la
maladie se manifestent habituellement dans les sept
jours suivant l’exposition au germe et varient en fonction
du mode de transmission de la maladie. Il existe trois
types graves de maladie du charbon chez l’être humain :
forme cutanée, pulmonaire ou intestinale. Chez l’homme
la porte d’entrée la plus fréquente est constituée par
de petites blessures cutanées, après un à trois jours
d’incubation apparaissent de petites vésicules appelées
« pustules malignes » qui se transforment en escarres
recouvertes d’une croûte noirâtre, à ce stade la maladie
est encore curable par antibiothérapie. Si elle n’est pas
reconnue, ce qui est fréquemment le cas car peu de
médecins ont déjà rencontré cette affection devenue très
rare, la généralisation par voie lymphatique survient
après quelques jours et la septicémie devient rapidement
mortelle. L’infection cutanée est habituellement due à

145
un contact avec des animaux infectés, à une injection
de produits contaminés ou à une seringue souillée chez
des utilisateurs de drogues injectables. La majorité des
détenus étant consommateurs de stupéfiants leur conta-
mination ne devrait pas alerter les autorités officielles
outre mesure, d’autant qu’il est à parier que dès leur
libération les personnes dont nous parlons n’auront
qu’une envie : disparaître dans la nature pour préparer
leurs sales coups. Dernier élément intéressant, cette
maladie ne se transmet pas d’homme à homme, nous ne
risquons donc pas de créer une épidémie incontrôlable !

Le jeune député trouva malin de conclure ainsi :

– Dans sa fable Les animaux malades de la peste La Fontaine


écrit : « tous ne mouraient pas mais tous étaient frap-
pés ». On peut raisonnablement penser, à défaut de le
souhaiter, que tous n’en mourront pas mais ceux qui en
réchapperont seront vraisemblablement suffisamment
diminués pour se tenir tranquilles un moment… Jusqu’à
ce que nous les retrouvions et là… Ils bénéficieront une
seconde fois de notre bienveillance. Voici donc le projet
que nous avons l’intention de soumettre à l’approbation
du tribunal de l’ombre !

Sans s’être concertés les trois hommes me demandèrent


d’une seule voix :

– Qu’en pensez-vous ?

146
2

Après avoir entendu ce discours menaçant venant de


personnages éminents se prétendant « paternellement
bienveillants », antiphrase teintée d’une ironie pesante et
d’un cynisme certain, mon état d’esprit était similaire à
celui d’un homme lambda ne sachant s’il devait regretter
que les roses cachent des épines ou se réjouir que les épines
aient des roses. Suivez mon raisonnement :

– Ces beaux messieurs avaient conscience du problème


posé par les terroristes sortant de geôle et tentaient
sincèrement de protéger leur pays contre ces furieux
qui ne manqueraient pas de faire encore parler d’eux,
pas forcément pour le bien de notre population ! Voilà
pour les roses.

– Maintenant voici les épines.

Il s’agissait tout de même d’assassiner, pardon « d’exé-


cuter » 17 hommes avant qu’ils agissent peut-être. Dans
les deux premières affaires que notre tribunal de l’ombre
avait eu à traiter les jurés furent amenés à condamner
des individus clairement identifiés ayant démontré une
quasi-certaine volonté d’agir pour faire un maximum de
victimes parmi notre population. Ce dossier était très diffé-
rent et posait des questions éthiques et morales inédites. Il
risquait d’avoir un tout autre retentissement auprès de nos
jurés et je n’étais pas certain d’être capable de leur « vendre »

147
une telle idée… sans compter que j’étais moi-même loin
d’adhérer pleinement au concept !
J’allais m’exprimer en ce sens lorsque la pétarade d’une
moto se rapprocha, le bruit vint mourir devant la bergerie
puis la porte s’ouvrit… sur Adrienne.
Elle avait fait un effort de toilette : vêtue d’un pantalon
cargo vert, d’un pull rouge dépassant d’une veste à capuche
verte et chaussée de baskets « Triumph » de chez Adidas
elle avait presque l’air d’une femme. Comme elle est très
petite, si elle avait rabattu sa capuche sur sa tête on aurait
pu imaginer que l’on venait de rencontrer le petit chaperon
vert. (Ayant hérité d’un daltonisme prononcé la justesse
des couleurs n’est pas garantie mais je les ai vues ainsi et
pour moi le petit chaperon fut toujours vert.)
Virginie lui proposa un verre de champagne qu’elle refusa.

– « Par contre je boirais bien un coca » dit-elle.

Après l’avoir complimentée « pour son excellent travail »,


le député aux cheveux blancs lui remit une enveloppe qui
contenait vraisemblablement la juste rémunération de
son office de bourrelle (féminin de bourreau, si si !) puis
demanda :

– Adrienne, vous êtes désormais pour tous les Français


« le Justicier », une figure légendaire et un exemple pour
notre bon peuple qui a toujours adoré Zorro et Robin
des Bois. Donnez-nous quelques détails sur la manière
dont vous avez « neutralisé » les Moldaves. Dans cette
affaire si mes souvenirs sont exacts les doigts de la main

148
droite de l’un des deux terroristes étaient tous fracturés
ce qui nous a beaucoup surpris.

En sirotant son coca Adrienne ne se démonta pas et


grommela :

– Oui, ça c’est moi. J’ai appris qu’il avait acheté des armes
et j’ai « pris sur moi de le questionner un peu » sur
l’identité du vendeur.
– Vous l’avez questionné ?
– Oui et comme il se faisait un peu prier je lui ai cassé
quatre doigts jusqu’à ce qu’il parle.
– Quatre doigts ? Les infos parlent de tous les doigts.
– Oui, le dernier c’était pour le punir de m’avoir énervée.
– Alors l’élimination du troisième homme c’est vous ?
– Ben oui ! Puisque j’étais là je me suis dit « autant aller
au fond des choses pour ne pas faire de déplacements
inutiles », mais rassurez-vous le troisième « je vous l’ai
fait gratuitement, pour le plaisir », moi aussi je suis
patriote.

J’étais sidéré ! elle venait de dire «le troisième je vous l’ai


fait gratuitement, pour le plaisir ». On parlait tout de même
de la mort d’un homme, fut-il un ennemi.
Le criminologue intervint :

– Avez-vous rencontré des difficultés ? Êtes-vous certaine


que personne ne vous a vue ou reconnue ? Qu’avez-vous
fait après vos interventions ?

149
Tristement me sembla-t-il elle répondit :

– Reconnue ? Sûrement pas, qui pourrait me reconnaître


je n’ai jamais eu d’ami. Ai-je été vue ? Personne ne me
voit jamais, depuis toujours cette sensation d’invisibilité
me colle à la peau.

En réalité je ne me souviens plus vraiment si elle a dit


« personne ne me voit jamais » ou « personne ne me regarde
jamais » et sans vouloir jouer au psychologue de café du
commerce il m’apparut que cette réponse était teintée
d’amertume.
Elle rajouta :

– Quant à ce que j’ai fait « après » j’ai mis mes écouteurs


puis avec les accents de la cinquième symphonie de
Beethoven à fond dans les oreilles j’ai roulé doucement
à moto le long de la plage. Ce fut pour moi un grand
moment de solitude ordinaire, donc de bonheur.

Lors de notre première rencontre elle nous avait été décrite


comme « vicieuse, totalement perverse et extrêmement
dangereuse » puis souvenez-vous, le criminologue avait
alors soupiré :

– Il faut bien admettre qu’Adrienne n’est pas une sainte


mais que voulez-vous, on ne peut pas confier une mission
de cette nature à des enfants de chœur !

Belle lectrice je vais vous faire une confidence mais il


faudra la garder pour vous, je n’aimerais pas que certains

150
déforment mes propos : peut-être était-elle vicieuse, totale-
ment perverse et extrêmement dangereuse mais le regard
triste qu’elle me lança après avoir déclaré « ce fut un grand
moment de solitude ordinaire donc de bonheur » démentait
ses paroles et me donna à penser que cette femme était
surtout très malheureuse du fait de sa laideur et de son
isolement social !
Son regard croisa le mien quelques secondes, une minus-
cule larme perlait au coin de ses yeux et peut-être ressen-
tit-elle l’immense compassion que j’éprouvai pour elle à
cet instant. Elle était donc susceptible de percevoir des
émotions ? Régis aurait dit « même les monstres ont des
sentiments » !
Dieu me garde d’inspirer un jour des sentiments à
Adrienne…

151
3

Le jeune député lui demanda de commenter également la


seconde affaire mais elle le coupa avec agressivité :

– Je n’ai pas envie de parler de ça et d’ailleurs je ne suis


pas payée pour faire des discours !

Après avoir fini son coca elle glissa l’enveloppe entre


sa chemise et sa poitrine puis sortit sans se retourner en
claquant la porte derrière elle. Quelques secondes plus
tard on entendit le ronflement du moteur de sa moto qui
s’éloignait.

– « Charmante personne » dit-il. « Étonnez-vous après ça


qu’elle n’ait pas d’amis ».

Le député aux cheveux blancs s’approcha de moi :

– Revenons à nos moutons qui pour le moment seraient


plutôt des loups sanguinaires. Vous avez compris je
pense que nous aimerions que vous mettiez ce dossier
très rapidement à l’ordre du jour. Il y a urgence.

Je ne pus m’empêcher de m’insurger :

– Êtes-vous devenus fous ? 17 personnes sortant de prison


vont mourir d’une maladie pratiquement disparue de
nos jours et vous croyez que personne ne se posera de
questions ? Si la vérité venait à être connue vous imaginez
le scandale international ?

152
Avec un petit sourire moqueur il répondit :

– Ne vous inquiétez pas et ne préjugez pas du scandale


international. Avez-vous remarqué que des pays
comme la Chine, la Russie, l’Iran et d’autres n’ont pas
de problèmes de « sortants » ni d’ailleurs de problèmes
« d’entrants ». Pour une fois nous allons suivre leur
exemple, d’autres nations européennes leur ont déjà
emboité le pas en lançant discrètement une campagne
d’élimination des enragés sur leur sol, et croyez bien que
certaines n’ont pas pris les mêmes gants que nous. Les
journalistes d’investigation qui se rapprochaient trop près
de la vérité ont été priés de se taire au risque de tomber
d’une fenêtre du sixième étage. Depuis tout le monde
regarde ailleurs, d’autre part la maladie du charbon étant
l’arme préférée des bioterroristes nous ne faisons que
leur rendre la pareille, œil pour œil dent pour dent ! Et
en cas de problèmes dus à une trop grande récurrence
nous pourrons également utiliser d’autres germes comme
celui du tétanos ou de l’hépatite fulminante, ce ne sont
pas les saloperies qui manquent.

– Et vous avez besoin de la bénédiction du tribunal pour


agir ?
– Je vais vous rappeler les principes qui fondent notre
action : nous n’avons rien de commun avec les terro-
ristes et nous n’agissons pas comme eux. N’étant ni
fanatiques ni assassins mais de simples sentinelles de
la civilisation et de la liberté agissant sous le régime de

153
la légitime défense, nous voulons absolument respec-
ter une procédure préalable d’instruction et de débats
contradictoires menés par un jury populaire qui décide
de la suite à donner. Je vous rappelle l’Article 3 de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen « Le
principe de toute souveraineté réside essentiellement
dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d’autorité qui n’en émane expressément » en France le
peuple est donc souverain, en tant que représentant du
peuple souverain ce jury bien que clandestin prend des
décisions et prononce des verdicts que nous considérons
comme seuls légitimes.

Ces arguments m’ont toujours paru suspects, je crois


plutôt que ce tribunal représentait pour eux un confort
moral et une structure derrière laquelle se dissimuler en
cas de problème. Il me vint même une idée glaçante : si un
jour moi et Régis étions victimes d’un accident de la route
ou, comme ils le menacent à demi-mots, tombions d’une
fenêtre d’un 6e étage le lien entre le tribunal de l’ombre et
eux serait définitivement rompu. Ni vus ni connus !
À ce moment il se passa un évènement qui me resta en
travers de la gorge. Geste étonnamment maladroit pour
un personnage de cette importance, en cet instant pourtant
peu propice aux marchandages il me tendit une enveloppe
en disant :

– Vous trouverez ici de quoi vous dédommager des frais


engagés pour vos déplacements ainsi qu’une avance
pour ceux à venir.

154
Dans la vie il y a ce que les gens nous disent, ce que
l’on entend et souvent les deux compréhensions sont très
différentes. Certains affirment même « l’important n’est
pas ce que l’on dit mais ce que les autres comprennent ».
Il me parlait « remboursement de frais » et j’entendais « si
vous acceptez cet argent vous devrez faire ce que l’on vous
demande sans discuter ».

En refusant l’enveloppe je lui répondis :

– Je crois que vous vous trompez, je ne suis pas à vendre,


mon engagement est uniquement patriotique et il ne
saurait lutter contre ma conscience.

Sa réflexion qui fusa immédiatement, mauvais réflexe


sans doute, mérite de figurer dans les annales :

– Tout le monde est à vendre, il suffit de trouver le bon


prix !

J’étais sur le point de me fâcher. Le criminologue, homme


subtil comme je crois l’avoir déjà dit, sentit une tension.
Il entreprit de désamorcer la crise en mettant sa main sur
mon épaule et me dit sur le ton de la plaisanterie :

– Nous ne cherchons ni à vous offenser ni à vous acheter,


d’ailleurs vous seriez trop cher pour nous.

Sur le même ton amusé je répliquai par quelques phrases,


bien adaptées me sembla-t-il.

155
Mon prix est excessif : la mer, le soleil,
des oliviers tordus, quelques pins nonchalants,
lavandes, romarins tout bourdonnants d’abeilles
et la soie de la peau de belles au cœur brûlant...

Virginie en resta bouche bée.


Gentiment il salua ma tirade par :

– Vous avez raison, ce tarif est trop élevé pour nos petits
moyens.

J’aimais bien cet homme avec son crâne chauve, sa petite


moustache, sa finesse et son sens de l’humour grâce auquel
nous nous comprenions au quart de tour.

156
4

Il avait parfaitement reconnu et intégré cette évidence : si


pour moi la couleuvre était trop dure à avaler je ne serais
pas performant pour la faire ingurgiter à d’autres. En lissant
sa moustache il entreprit de me convaincre :

– - Notre éthique et notre moralité sont amenées à affronter


des réalités hors de tout sens commun. Depuis quelques
années le monde a changé et sans tomber dans le
messianisme on peut remarquer que nous, forces du
bien, combattons les forces du mal mais ce combat est
inégal car nous ne luttons pas avec les mêmes armes.
Contrairement à nous nos ennemis n’ont aucun senti-
ment, aucune retenue, aucune valeur, aucune humanité,
belles vertus que nous respectons ce qui nous honore
peut-être mais handicape terriblement nos capacités de
défenses. Jusqu’au jour de la création de notre tribunal
nous étions contraints de nous battre comme si nous
avions les bras attachés dans le dos et nous comptions
nos morts mais depuis sa constitution tout a changé, ce
sont eux qui comptent les leurs. Vous souvenez-vous
de l’attentat du Bataclan ?
– Qui ne s’en souvient pas ?
– En une soirée, entre le Bataclan, le stade de France,
certains bars et restaurants parisiens, neuf terroristes
dont la moitié étaient des Français issus de l’immigration
ont tué 130 personnes, en ont blessé 413 autres dont 99

157
en état d’urgence absolue et ni les familles ni les voisins
des meurtriers n’ont vu venir le drame. Dans l’affaire
de Bacillus anthracis qui nous préoccupe il s’agit de 17
radicalisés qui sont en prison pour être déjà passés à
l’action, ils rêvent de recommencer et ont annoncé leurs
intentions haut et clair ! En déduire un ratio n’aurait
aucun sens mais on peut craindre une multiplication
des victimes et un nombre exponentiel de morts si nous
n’intervenons pas AVANT ! Je sais, ce que nous vous
demandons de faire peut heurter votre sensibilité mais
il faut absolument que vous mettiez ce sujet très vite à
l’ordre du jour de votre prochaine session…et il faudra
que vous soyez convaincant. De notre côté tout est prêt,
nous n’attendons que le « oui » des jurés. Les produits
seront administrés en double « aveugle », c’est-à-dire
que le préparateur des produits injectables et le médecin
vaccinateur seront persuadés avoir protégé les sortants.
Je précise que notre action s’étirera dans le temps au
fur et à mesure des sorties de prisons que nous aurons
à traiter et si un élément nouveau venait à modifier
notre appréciation sur tel ou tel personnage nous vous
préviendrions immédiatement. Maintenant je vous laisse
face à votre conscience, vous devez faire confiance à
la petite voix cachée à l’intérieur de vous, elle indique
exactement ce qu’il faut décider et souvenez-vous : vous
n’avez pas le pouvoir de choisir quand et comment vous
allez mourir, mais vous pouvez décider comment vous
allez vivre, debout et fier… ou à genoux et en tremblant,

158
redoutant à chaque instant qu’un couteau ne vous égorge
ou n’égorge vos enfants !

Qu’auriez-vous décidé à ma place ? Ce fut sa dernière


phrase qui fit basculer ma décision, comment pourrais-je
me pardonner si une de mes petites-filles se retrouvait
agressée par un « sortant » ?

– Ok, je suis avec vous et dès après-demain je réunirai le


tribunal.

Le député allait ranger l’enveloppe contenant de l’argent


lorsque j’interrompis son geste :

– J’aimerais que vous partagiez son contenu entre les


Restos du cœur, le Secours Catholique et la Ligue contre
le cancer.
– Ils vont être ravis, dans cette enveloppe il y a tout de
même 10 000 €.

Lorsqu’il annonça le montant j’eus envie de me frapper


le front contre le mur, pour une stupide manifestation
d’orgueil mal placé et en jouant au grand seigneur je venais
de perdre 10 000 €. Sans être radin, il s’agit tout de même
d’une belle somme !
Virginie me raccompagna. Avant de monter dans ma
voiture je lui demandai :

– La magistrate m’a demandé de vous rappeler votre


promesse.

Elle eut l’air surprise.

159
– Quelle promesse ?
– Le commanditaire de l’assassinat de son père aurait dû
être le premier à goûter aux poings d’Adrienne.

– Ah oui. L’homme est en phase finale dans un service


de soins palliatif pour un cancer du poumon, dites-lui
que nous n’aurons pas besoin des services d’Adrienne
sur ce dossier.

Je ne sais pourquoi ce mot me fit mal puis je compris


que remplacer le nom d’un homme par le mot « dossier »,
donc de le réduire à une abstraction, était la première
marche qui menait à la déshumanisation de celui que l’on
veut détruire. Le meilleur exemple de ce que je viens de
dire me parait être le comportement du commandant nazi
du camp d’Auswitch, personnage important soucieux
de prospective et de la bonne organisation de son travail
d’extermination. Il demandait « combien de figures dans le
prochain convoi » ? Pour lui, dans le train qui allait arriver
il n’y aurait ni femmes, ni enfants, ni vieillards ni hommes,
uniquement des figures vite réduites en cendres. Dans les
années 80 j’avais rencontré un des rares rescapés de cette
horreur qui m’avait confirmé : « pour eux c’était simple,
notre vie avait moins d’importance que celle d’un poulet.
Seuls les hommes peuvent se regarder dans les yeux et
comme pour eux nous n’étions pas des hommes il nous
était rigoureusement de croiser le regard d’un SS sous
peine de la plus abominable des mises à mort immédiate,
souvent à coups de pelle. Nous ne pouvions marcher que
les yeux baissés comme des animaux ».

160
Pour en revenir à l’action que nous avions entreprise,
elle paraissait salutaire et légitime puisque ceux qui nous
attaquaient s’étaient eux-mêmes mis hors de la protection
de nos lois mais vous l’avez compris j’avais le souci constant
de ne pas perdre mon âme ! Désavouer l’humanité d’un
ennemi même monstrueux ne serait-il pas la meilleure
façon de perdre la mienne ? Eternel problème jamais résolu.

161
5

Ce qui se passa lors de la troisième séance de notre tribunal


de l’ombre, rapidement convoqué, me surprit beaucoup.
Tétanisé par ce qui me semblait être l’énoncé d’une énor-
mité, presque une extravagance, je ne fus pas très bon je
le crains lors de la présentation aux jurés de ce que j’allais
leur demander d’approuver. Certain de me faire démolir
psychologiquement, en balbutiant je m’efforçai de resti-
tuer à l’assemblée tous les arguments par lesquels « Eux »
m’avaient convaincu.
La réaction des participants me sidéra. Contre toute attente
dès que j’eus terminé, curieusement je vis l’ancien ministre
et le grand patron échanger des regards satisfaits puis
Nathalie m’adressa un grand sourire, haussa son sourcil
droit et ne dit qu’un mot :

– Enfin !

La professeure de médecine affirma :

– Utiliser Bacillus anthracis est une très bonne solution, ce


germe est effectivement non transmissible généralement
d’homme à homme.

La psychiatre déclara :
– Comme nos années 70/80 paraissent loin. J’aimerais que
mes filles et mes petites filles connaissent le bonheur de
vivre libres comme nous l’avons connu lors ces années

162
bénies, qu’elles éprouvent le plaisir de se promener
en mini-jupe, cheveux au vent, de s’assoir à la terrasse
d’un café sans risquer de se faire traiter de pute ou de
se faire égorger.
Sur l’instant je ne vis pas clairement le rapport de sa tirade
avec mon propos. L’avocat me stupéfia :

– Saint Just disait « Pas de liberté pour les ennemis de la


liberté » moi je rajouterai « Pas de pitié pour ceux qui n’en
n’ont pas pour nous ». Il est exact que certaines nations
qui par ailleurs ne sont pas de grandes pratiquantes de
la liberté individuelle ne connaissent pas le problème
des « sortants », pas plus qu’elles ne connaissent de
problèmes de prises d’otages. Sur ce dernier sujet, en
décidant une bonne fois pour toutes de ne jamais céder
au chantage, fut-ce au prix de la mort de quelques otages
abandonnés entre les mains de leurs ravisseurs, elles
ont évité de devenir des agneaux tremblants se roulant
par terre en bêlant devant le premier psychopathe venu
et ont ainsi paradoxalement économisé de nombreuses
vies… quant aux « sortants » il est vrai que ces nations ne
semblent pas connaître ce problème, soit parce qu’elles
interdisent d’en parler, soit parce qu’elles utilisent comme
je suis tenté de le croire une solution similaire à celle que
vous nous demandez d’approuver.

Il me sembla que non seulement les jurés n’étaient pas


surpris d’un tel projet mais qu’ils l’attendaient. Le grand
patron rajouta :

163
– Il faut tarir le flot des fous-furieux et s’attaquer aux
« sortants » est une excellente idée de base… en attendant
mieux.

L’ancien ministre avait les larmes aux yeux et dit dans


un souffle :

– Je suis heureux d’avoir vécu ce jour que j’attendais


depuis longtemps

Tout le monde se tourna alors vers Nathalie qui, à part le


mot « enfin » n’avait encore rien dit. Elle le répéta plusieurs
fois :

– Enfin ! Nous prenons enfin la mesure du problème.


Ce qui se joue devant nos yeux est tout simplement la
disparition de notre société et de ce bonheur de vivre
si bellement décrit par notre amie psychiatre. Ce qui
se joue est la survie de notre civilisation et ceux qui ne
le comprennent pas sont des imbéciles ou des traîtres.
On a beaucoup glosé sur les paroles imprudentes d’un
certain secrétaire général de l’Elysée qui a dit « Toutes
les civilisations ne se valent pas », ce qui déclencha la
colère des bien- pensants toujours prêts à scier la branche
sur laquelle ils sont assis. J’imagine qu’ainsi il voulait
dire « Toutes les civilisations n’ont pas la même idée de
la justice et de l’humanité ». Il avait raison, les « crimes
d’honneur », fierté de certaines sociétés sont pour nous
des « crimes d’horreur », dans notre société l’égalité des
sexes si imparfaite soit-elle est une réalité et un but à
atteindre. Chez nous on n’excise pas les petites filles, la

164
femme choisit la personne qu’elle souhaite épouser et
n’est pas contrainte à épouser l’homme que d’autres ont
choisi pour elle, les mariages d’enfants qui sont courants
et normaux chez certains sont des abominations pour
nous. Comprenez-moi bien, mon propos n’est pas de
dénier aux autres leur droit de vivre chez eux comme
ils l’entendent mais de leur dénier le droit de nous dire
comment nous devons vivre chez nous ! Là est toute la beauté
de l’action de notre tribunal de l’ombre et c’est là qu’il
prend tout son sens !

Nathalie avait le don de trouver les mots simples mais


justes, capables de soulever les foules. Les autres jurés
buvaient ses paroles. Elle avait tourné son beau visage
vers moi et prononça « c’est là qu’il prend tout son sens »
en haussant successivement et indépendamment chacun
de ses sourcils plusieurs fois ce qui m’amusa beaucoup.
Ce qui m’amusa moins fut de constater que j’étais le seul
« bisounours » de la soirée. Loin du monde depuis plusieurs
années, blotti égoïstement dans mon petit paradis provençal
je me croyais délicieusement à l’abri des errements de cette
société devenue folle et la réalité me rattrapait !
Le vote qui suivit accoucha d’un verdict de six « oui »
comme vous l’aviez compris.
Sur une demi-feuille de papier Nathalie inscrivit

– « Sortants : oui ».

Puis elle me la tendit. Au moment de partir je la retins


quelques minutes :

165
– Le commanditaire de l’assassinat de votre père est en
phase finale dans un service de soins palliatif pour un
cancer du poumon.

Elle répondit :

– Merci de vous en être occupé. Puis-je me permettre de


vous donner un petit conseil ?

– Bien sûr.

– Je vous aime bien. Vous êtes au service de gens dange-


reux qui ne se gêneront pas pour vous éliminer si notre
aventure tourne mal. En quelque sorte vous êtes l’agneau
qui se retrouve sans le vouloir au milieu d’une horde de
loups, alors faites-moi plaisir : écrivez les noms de vos
commanditaires, les dates, les détails concernant notre
tribunal de l’ombre, tout ce qui peut crédibiliser vos affir-
mations et déposez chez votre notaire plusieurs copies
de votre récit dans des enveloppes portant l’adresse de
deux ou trois journaux parisiens et celle de la police en
lui demandant de les poster s’il vous arrivait malheur, et
mine de rien glissez en un mot à vos interlocuteurs lors de
votre prochaine rencontre. Ce sera votre assurance-vie !

– Que j’en parle à « EUX » ?

– Oui pourquoi ? ce ne sont pas des surhommes que je


sache !

En pressant mon avant-bras elle conclut en riant :

166
– Souscrire une assurance-vie n’a jamais fait mourir
personne, sauf quelques vieux maris envahissants ou
certaines femmes trop emmerdeuses.

Puis elle me demanda :

– Vous n’arrivez toujours pas à faire bouger vos sourcils


indépendamment l’un de l’autre ?
– Non je n’y arrive pas et ce n’est pas faute d’avoir essayé !
– Vous êtes trop crispé héhé. Bon il faut que j’y aille, bonne
soirée.

À regret je la regardai s’éloigner lentement. J’adorais sa


démarche qui faisait tortiller son joli petit cul mais j’aurais
aimé qu’elle reste encore un peu avec moi. Lorsque j’étais
petit je tentais souvent de forcer le sort en me faisant de
l’auto-chantage affectif du type « si telle chose ne se produit
pas maintenant je m’arrête de respirer ». Renouant avec
ces pratiques de ces temps lointains où je croyais encore à
la raison et à la bonté des adultes je me dis « Elle va faire
demi-tour ! Il faut qu’elle fasse demi-tour. À cinq elle fait
demi-tour ou je meurs ! Je compte : un, deux, trois, qu… »
À ma grande surprise, avant que j’aie prononcé « quatre »
elle fit demi-tour, se planta devant moi, caressa mon visage
avec ses longs doigts fuselés puis se hissant sur la pointe
des pieds, de ses lèvres joliment dessinées elle me prodigua
un baiser qui effleura mes joues et le coin de ma bouche.
Son parfum discret m’émerveilla, je fermai les yeux,
lorsque je les rouvris elle n’était plus là… Tout heureux
je me répétai « mais ça marche, ça marche ! » En moi une

167
voix, sans doute celle de la raison, se fit entendre : « tu es
en train de tomber amoureux mais souviens-toi que tu n’es
plus de première jeunesse ».
Je sais que certains esprits chagrins se moqueront de moi
et prétendront que seuls les jeunes peuvent être amoureux
mais je leur répondrai :

– Que savez-vous de ce qui se passe dans les têtes et dans


les cœurs de vos aînés, de leurs voyages nocturnes au
pays des remords et des regrets. Croyez-vous vraiment
à la fiction de l’eau calme de nos renoncements ? Pour
nous le passé quoique lointain est parfois envahissant,
le futur se limite au lendemain et chaque jour nouveau
est un cadeau, c’est pourquoi chaque nouveau jour est
appelé le présent… et après tout à l’échelle du cosmos la
notion de jeune ou vieux n’a aucun sens, qu’il ait vingt
ou quatre-vingts ans chaque être vivant a peu ou prou
l’âge de la Terre. Dans un système clos rien ne se perd
rien ne se crée tout se transforme, les atomes constituant
notre corps se recyclent sans fin, ils ont peut-être été fleur,
poisson, dinosaure, Pierre, Paul ou Marie, en tout cas ils
ont tous quatre milliards six cents millions d’années, à
un ou deux jours près et même 13 milliards 800 millions
si on veut bien remonter jusqu’aux origines de l’Univers
héhé. Alors ne faites pas les malins, votre jeunesse est
un état précaire qui ne présage rien de bon.

Lorsque je récupérai ma voiture deux hommes vêtus de


veste à capuche étaient appuyés contre la grille du square

168
Mistral, il me sembla que l’un d’eux glissait quelque chose
dans la main d’un passant… Ils me suivirent des yeux !
Une heure plus tard la demi-feuille de papier comportant
le verdict du tribunal de l’ombre était dans la boite aux
lettres de Virginie.

169
6

Si mes souvenirs sont exacts les premiers « sortants »


furent libérés le 20 juillet de cette année 2025. Cet évène-
ment redouté déclencha une panique indescriptible dans
la population puis comme rien ne se passait, à part la mort
inexplicable des plus dangereux d’entre eux quelques jours
après leur sortie, la tension sociale redescendit et le gouver-
nement en récolta quelques points positifs de popularité
pour sa bonne gestion du phénomène. L’enquête ouverte
pour comprendre la cause des décès bizarres constatés
parmi cette population particulière conclut rapidement aux
conséquences d’une maladie infectieuse appelée « maladie
du charbon » surnommée ainsi en raison des croûtes noi-
râtres apparaissant sur la peau. D’aucuns s’étonnèrent de la
recrudescence d’une telle maladie pratiquement éradiquée
chez nous, puis quand on apprit que cette maladie ne se
transmettait pas d’homme à homme mais par les animaux
et certainement aussi par le partage de seringues souillées,
les bonnes gens se désintéressèrent du sujet en disant : voilà
ce qui arrive lorsqu’on se drogue en prison.
Généralement les âmes pures n’ont pas de sympathie
pour les vices qu’elles n’ont pas !
Quinze jours plus tard deux autres libérés succombèrent
au tétanos puis un dernier à une hépatite fulminante.

170
Questions au
gouvernement
Toutes ces opérations surprises s’étaient déroulées en
un temps relativement bref, elles semblaient avoir pris
de court et tétanisé les deux chambres du parlement. Ce
ne fut qu’après les vacances parlementaires d’été, soit le
trois octobre, qu’une députée de l’opposition de gauche
interpella le gouvernement en ces termes :

– Monsieur le Premier ministre, dans quel monde vivons-


nous, dans quel monde vivez-vous ? Vous n’avez donc
aucune morale, un homme se prétendant « Justicier »
mais que pour ma part je nommerai plutôt un assassin a
rétabli la peine de mort dans notre pays et se promène en
liberté en frappant de pauvres immigrés qui demandaient
notre protection… et vous ne faites rien !

Interrompue immédiatement par le premier ministre elle


ne put poursuivre son discours :

– Il semble, Madame la Députée que nous ne parlions pas


des mêmes gens. Ces pauvres immigrés comme vous les
surnommez, en réalité des agents russes, étaient venus
chez nous avec un plan précis. Le jour du vendredi saint,
Anton Munteanu l’un des Moldaves « en détresse »
recueilli par nos services sociaux avait prévu de perpétrer
un carnage dans la basilique de Nice en criant « Allahou
Akbar » pour faire porter la responsabilité de l’attentat
aux islamistes.

Le dimanche de Pâques, un second Moldave nommé


Dorian Ardelya, installé en Italie, devait tirer sur le Pape

172
François et sur les fidèles massés sur la place Saint Pierre en
criant également « Allahou Akbar » pour les mêmes raisons !
Le vendredi suivant, jour de grande prière pour les musul-
mans, Grigore Bordeyan le troisième homme conjecturait
de pénétrer dans la mosquée de Drancy pour tuer un
maximum de gens en prière tout en laissant derrière lui de
nombreux tracts la mention : « Vengeons le Pape, la France
aux Français, les Arabes dehors » ou autres gentillesses,
tracts revêtus d’une croix gammée pour accréditer la thèse
d’une action vengeresse de l’extrême droite française, action
ayant pour finalité de déclencher une guerre civile et reli-
gieuse entre les communautés catholiques et musulmanes.
Voici Madame la Députée le pedigree et les intentions de
vos pauvres immigrés qui avaient obtenu notre protection
et tenaient ainsi à nous en « remercier ». Je tiens d’ailleurs
à votre disposition toutes les preuves de ce que j’avance.
Quant à l’intervention d’un ou plusieurs justiciers notre
pays ne manquent pas de gens courageux prêts à défendre
leur patrie, le fait de se défendre n’a rien à voir avec la
morale ou la vengeance, il s’agit d’un droit et même d’une
obligation sacrée envers notre pays et nos familles.
Un second parlementaire, s‘étonnant que la police et la
justice ne soient pas encore sur la piste de ce « justicier »
et ne l’aient mis déjà hors d’état de nuire, fut sèchement
rabroué :

– Vous vous égarez je crois Monsieur le Député, en France


le pouvoir judiciaire est libre et indépendant, lui seul
peut décider d’engager des poursuites pour s’attaquer

173
à ceux qui commettent des actions préjudiciables à la
société, dans le cas que vous évoquez aucun préjudice
envers la communauté nationale n’a été constaté, tout
le rebours ! Et s’il fallait mettre hors d’état de nuire
ceux qui le méritent, parmi certains qui siègent sur les
bancs de cette assemblée j’en connais plusieurs qui ne
dormiraient pas chez eux ce soir ! Ceci dit je vous annonce
que des investigations sont lancées mais ni vous, pouvoir
législatif, ni nous, pouvoir exécutif, n’avons le droit de
nous immiscer dans l’enquête en cours.

Propos qui déclenchèrent un scandale comme on peut


l’imaginer mais furent chaudement applaudis par une
majorité de citoyens.
En entendant ces passes d’armes retransmises par la
télévision je me fis les réflexions suivantes :

– Soit le premier ministre est dépassé par la situation et


il a repris à son compte la devise de Cocteau « puisque
ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les
organisateurs ».
– Soit, ulcéré d’être limité dans ses actions par les législa-
tions nationales et européennes, il est vraiment à l’origine
de la création expérimentale de notre tribunal de l’ombre.

En tout état de cause l’activité de notre tribunal commen-


çait à faire des vagues et cela m’inquiétait. Heureusement
apparemment personne n’avait fait le rapprochement entre
les interventions du justicier et les maladies mortelles des
« sortants », de plus il ne fallait pas oublier que la DGSI

174
nous transmettait souvent des informations sur les dossiers
les plus sensibles, il n’était donc pas étonnant que la police
traîne les pieds pour enquêter sur « le justicier », ce Zorro
moderne dont les activités arrangeaient tout le monde !
Et moi je me sentais de plus en plus comme un agneau au
milieu d’une horde de loups… autrement dit « un herbivore
parmi les carnivores » !

175
Quatrième affaire
1

Lorsque je fis un bilan honnête de l’activité de notre


tribunal de l’ombre je fus tout de même bien forcé de
reconnaître que ces messieurs avaient eu raison sur toute
la ligne.
JM avait bien mené ses enquêtes, les jurés avaient libre-
ment et intelligemment délibéré puis prononcé des décisions
efficaces, Adrienne avait remarquablement appliqué les
sentences sans être démasquée, à tel point que la fiction
d’« un » justicier inconnu faisait toujours les beaux jours
des médias.
Tous ensemble nous avions évité des attentats contre la
cathédrale de Nice, contre le Pape, les fidèles de la place
Saint Pierre et la mosquée de Drancy, évitant ainsi des
centaines de morts et le déclenchement d’une guerre civile
et religieuse entre catholiques et musulmans.
De plus nous avions sauvé la vie de deux artistes de
renommée mondiale, la réputation de la France dans sa
capacité à protéger les artistes et l’existence même d’une
des seules manifestations permettant encore à la France de
rayonner dans le monde.
Dernier exploit et non le moindre, nous avions appa-
remment réglé un problème qui aurait pu faire exploser
la société française, celui des « sortants ».
Bien sûr cela s’était fait au prix de l’exécution de plusieurs
personnes, mais ces gens qui s’étaient définis eux-mêmes

179
comme étant des « combattants » avec les risques que ce
statut guerrier implique pour celui qui s’en prévaut avaient
joué et perdu. Ces « soldats de l’ombre » avaient été vaincus
à la régulière par un « tribunal de l’ombre », démontrant
ainsi que lorsque nous combattons avec les mêmes règles
nous sommes aussi bons, sinon meilleurs qu’eux !
Imaginons que ce tribunal n’ait pas existé, nous serions
en train de compter nos morts, défilant misérablement et
inutilement dans les rues avec nos bougies et nos fleurs en
écoutant les aboiements hargneux du triste sire qui nous
aurait expliqué que nous récoltions ce que nous avions semé
en ne nous soumettant pas à l’agresseur, rappelant les lâches
discours des pacifistes de la guerre froide : dans les années
70/80 l’Union soviétique avait installé des missiles SS20
en Allemagne de l’Est pour terroriser les pays occidentaux
et comme ces pays menacés prétendaient se défendre,
cette même URSS avait financé des réseaux pacifistes qui
déclaraient préférer une vie sous le joug soviétique plutôt
que risquer leur existence pour défendre leur liberté et
parcouraient le pays en scandant le mot d’ordre suivant :

– Plutôt rouges que morts.

Ce qui leur avait valu de la part du président de l’époque,


François Mitterrand, la réponse suivante :

– Les fusées sont à l’Est et les pacifistes sont à l’Ouest !

De tous temps, depuis que le monde est monde les hommes


sont confrontés à l’alternative suivante : vous avez le choix
entre vivre libre et debout, pour cela il faudra vous battre,

180
ou vivre à genoux. Ceux qui choisirent de vivre à genoux
finirent à plat ventre dans la boue, n’ayant plus rien d’hu-
main, piétinés par leurs maîtres et quand on connait la
qualité de vie des habitants des pays vivant sous la botte
russe ou sous la tyrannie islamiste…
Finalement on ne pouvait que se féliciter d’un résultat
satisfaisant dans tous les domaines y compris sur ceux de
l’éthique et de la moralité auxquels je tenais tant. De plus
il n’y avait pas apparence que les libertés fondamentales
des populations à protéger eussent été bafouées !
Régis avait suivi toutes mes péripéties et, comme moi, il
avait applaudi.

181
2

La quatrième affaire se présenta fin novembre 2025. « Ils »


avaient éliminé les sortants les plus dangereux mais dans
toutes les sociétés humaines il y a pire que les dangereux,
ce sont les imbéciles, les importants et les psychiquement
instables, ces gens sont capables de tout !
Pour une fois ce ne fut pas Virginie qui me remit un
dossier à transmettre à Jean-Michel mais le contraire qui
se produisit. Un sms de JM qui disait « urgent » apparut
subitement sur l’écran de mon portable. Surpris je me
précipitai à Cannes et de la boîte aux lettres je retirai une
enveloppe que je portai immédiatement à Virginie. Etonnée
également elle me proposa de prendre connaissance de son
contenu ensemble. Voici ce contenu :

JM. Rapport n°3


Bonjour. Je vais vous parler d’un homme appelé
Nour Qurban, son prénom qui signifie « lumière » ou
« éclat » est particulièrement bien adapté puisque ce mon-
sieur prévoit de jouer avec les explosifs. Ce réfugié afghan
de 27 ans qui fuyait les talibans arriva en France en 2021.
Souvenez-vous de ce que nous avait dit notre juré ancien
ministre : « Ces gens déracinés venus de civilisations, de
religions et de mondes différents croient arriver sur la
planète Mars en débarquant chez nous. Nos femmes en
mini jupes, en short et cheveux au vent, notre liberté de
conscience, notre presse qui se moque même du sacré et

182
ne craint pas le blasphème, notre laïcité qui met toutes les
religions sur le même pied, l’égalité des sexes, des gens
qui vivent sans Dieu s’ils le souhaitent, sont des choses
scandaleuses et abominables pour eux ». Nour fut scandalisé
par ce qu’il découvrit chez nous, il se crut arrivé en enfer et
se considérant comme important promit de sauver le monde
de l’immoralité de cette France qu’il détesta immédiatement,
cet endroit monstrueux où les femmes sont émancipées,
belles et les hommes libres de penser, ce qui ne l’empêcha
pas d’accepter RSA, allocations diverses, aide médicale
d’urgence provenant de nos mains vicieuses et corrompues.
Psychiquement instable il proclama son « allégeance » à je
ne sais plus quelle folle entité à la mode et se mit en tête de
s’attaquer au symbole le plus représentatif de notre pays,
gros morceau à avaler pour sa petite glotte.
Avez-vous déjà entendu parler de l’octanitrocubane ? Ce
nom barbare est celui de l’explosif non nucléaire le plus
puissant jamais fabriqué par l’homme. Conçu par des cher-
cheurs de l’Université de Chicago quelques grammes de ce
produit se sont révélés être monstrueusement destructeurs.
Extrêmement stable il peut être écrasé à coups de marteau
ou chauffé à plus de 200 °C sans provoquer d’explosion, ce
qui représente un avantage considérable par rapport à des
explosifs classiques tels que la nitroglycérine, la dynamite
ou le TNT. Les inconvénients principaux de ce composé
sont la difficulté de sa fabrication donc sa rareté et son prix,
environ 40 000 dollars le gramme.
En 2022 les services de la DGSI ont été alertés par la
société Tintinabul, fabricante d’explosifs, sur les démarches

183
répétées d’un individu se prétendant entrepreneur en
travaux publics et cherchant des renseignements au sujet de
ce fameux Octanitrocubane capable sous un faible volume
de déclencher des explosions titanesques. Depuis la loi de
2017 les conditions d’accès aux composants explosifs se
sont durcies en France, toute personne désirant acheter des
produits qui peuvent entrer dans la composition d’explosifs
doit désormais donner son identité et préciser l’utilisation
qu’elle compte en faire. Lorsque la secrétaire de la société
Tintinabul lui a demandé son identité il a failli l’agresser et
a quitté les locaux de la société en proférant des menaces.
L’information est remontée jusqu’à la DGSI qui a réussi à
identifier notre Nour Qurban grâce aux caméras de l’entre-
prise et a mis l’individu sous surveillance. On constata qu’il
poursuivait ses recherches internet sur le fameux explosif,
recherches considérées comme inutiles car jusqu’à ce jour
à notre connaissance seuls quelques kilos de cet explosif
ont pu être produits chaque année et sont stockés aux USA.
On s’est alors demandé pourquoi cet homme pouvait
avoir besoin d’un produit disposant d’un tel pouvoir des-
tructeur car les composants nécessaires à la fabrication des
ceintures d’explosifs utilisées lors d’attentats suicide et
faciles à fabriquer ne manquent pas. La réponse ne tarda
pas à émerger lorsqu’on découvrit qu’il passait le plus
clair de son temps à télécharger et étudier les plans de…
la tour Eiffel. Fondations, massifs d’ancrage, montage des
pièces métalliques, élévations, il était sans doute devenu
un véritable expert technique du monument.

184
Arrivés à ce stade de l’analyse vous me direz sans doute :
où est le problème puisque pour faire vaciller et démolir
la tour Eiffel il faudrait effectivement pouvoir placer des
explosifs extrêmement puissants sur les quatre massifs
d’ancrage de la tour dont les fondations descendent à 14
mètres, ce qui représenterait sans doute des quintaux sinon
des tonnes d’explosifs à transporter sans alerter la sécurité,
mission pratiquement impossible ? Seul l’octanitrocubane
présente le rapport adéquat « faible encombrement / puis-
sance d’explosion nécessaire » puisque la quantité d’explosif
nécessaire au projet pourrait être transporté sous la veste
d’un homme… et là vous me répéterez « où est le problème
puisque ce produit n’est pas disponible ? »
Vous comprendrez mieux notre souci lorsque vous
apprendrez que tout récemment un petit génie iranien a
réussi à imaginer un mode de fabrication relativement facile
et économique de l’octanitrocubane… Et les Ayatollahs
semblent bien disposés à fournir ou ont déjà commencé
à fournir un peu de ce produit aux gens présentant les
meilleurs projets susceptibles de nuire aux pays occiden-
taux. La destruction de la tour Eiffel, bien qu’étant un
acte uniquement emblématique serait d’une terrible force
symbolique, le symbole de l’abaissement de la puissance
occidentale et pour nous une honte absolue.
Les Américains et les Israéliens ont identifié le petit génie,
le lieu de fabrication de l’explosif et ils sont décidés à
éliminer le premier puis à détruire le second. En ce qui nous
concerne, au moment où je rédige ce rapport je ne sais pas
si Nour a déjà reçu le produit mais on le voit trop souvent

185
se promener du côté du Champ de Mars pour ne pas être
inquiet. J’attire également votre attention sur le rôle que
semble jouer un certain Julien Pascalini qui sous la couver-
ture d’un cabinet d’architecture a fait une fortune immense
dans le trafic d’armes et d’explosifs. Si l’octanitrocubane
devait être transféré en France ce monsieur Pascalini serait
le seul à avoir le carnet d’adresses et la structure permettant
d’assurer le transport et sa réception.
Vous trouverez ci-après les photos et coordonnées de
Nour et Pascalini en vous laissant le soin de donner à cette
affaire la suite qui vous semblera appropriée.

186
3

En refermant le rapport Virginie me dit :

– Je transmets cette information à qui de droit et je vous


tiens au courant.

Elle ne tarda pas à se manifester. Deux jours plus tard elle


me demanda de passer à la bergerie.

– Ces messieurs demande l’avis du tribunal, je vous rends


le document de JM et reste dans l’attente de votre verdict.

Avec le rapport elle me tendit une enveloppe, sans doute


grosse de billets de banque, « à faire passer à JM pour le
remercier de ses diligences ».

Je sortis du chemin et tournai à droite pour rejoindre la


départementale, un Duster gris qui était garé sur le bord
démarra juste après mon passage et resta un long moment
derrière moi. Jetant de petits coups d’œil dans mon rétrovi-
seur j’étais sur le point de penser qu’il me suivait lorsqu’il
disparut à une bifurcation. « Tu as trop d’imagination »
me dis-je « d’ailleurs qui pourrait bien s’intéresser à toi ? »

La séance du tribunal eut lieu le surlendemain. Comme


à son habitude Nathalie donna lecture du rapport de JM
puis elle recueillit l’opinion de chacun des participants.

L’ancien ministre fut flatté que JM se soit souvenu de ses


propos sur « les gens déracinés venus de civilisations, de

187
religions et de mondes différents qui croient arriver sur la
planète Mars en arrivant chez nous », et les aient reproduits.
La psychiatre nous produisit un gros morceau de bravoure
sur ce sujet :

– Le 20e siècle fut le siècle de l’absence, l’absence de Dieu.


Toutes ces « religions » sans Dieu et adoratrices de
« l’homme providentiel » : Nationalisme, Communisme,
Stalinisme, Trotskisme, Fascisme, Nazisme, Maoïsme
et autres saloperies en « isme » déclenchèrent les catas-
trophes que nous connaissons. Tout au contraire le drame
de notre 21e siècle sera d’être le siècle du « trop » : trop de
Dieu, trop de fous de Dieu qui, n’étant pas encadrés par
une autorité indiscutable capable de dire où est le bien,
se fabriquent leur propre religion, leur propre imaginaire
et récusent aux autres le droit d’avoir le leur. Nous ne
savons toujours pas si Dieu existe et le cas échéant ce
qu’il est mais il est à craindre qu’avec tous ces pseudos
prophètes auto-proclamés qui ne voient plus le caractère
sacré de la vie humaine, ne comprennent rien au concept
de divinité et se croient autorisés à détruire les créatures
pour plaire au créateur leur Dieu soit désormais réduit au
plus petit dénominateur commun de la méchanceté et de
la bêtise qui sont leurs seules grandeurs. L’enfer s’ouvre
sur la terre quand l’homme cherche à se substituer à
Dieu en usurpant le droit de décider ce qui est bien et
ce qui est mal, de donner la vie et la mort.

Je dois avouer n’avoir pas tout compris de son discours qui


me parut un peu nébuleux et d’ailleurs personne ne l’écouta.

188
Pour la première fois depuis la création de notre tribunal
de l’ombre il me sembla que les jurés ne prenaient pas au
sérieux le rapport spontané de JM et trouvaient loufoque
le fait que ce « Nour » veuille s’attaquer à notre tour Eiffel.
Nathalie fut obligé de « faire péter le poing sur la table ».

– Deux principes fondamentaux ont toujours guidé ma vie


et devraient guider la vôtre : zéro mépris et zéro tolérance
envers la délinquance même la plus infime. Zéro mépris
car la plus petite agression contre nous a son importance,
elle ne doit pas être méprisée et zéro tolérance car il
ne faut rien laisser passer et toujours réagir, la plus
petite manifestation de faiblesse entraîne une réaction
en chaîne disproportionnée. Souvenez-vous de la théorie
de la vitre brisée chère aux New-Yorkais. Cette théorie
prédit qu’une seule vitre brisée non réparée va générer
la sensation que la loi n’existe pas et d’autres comporte-
ments de vandalisme apparaissent spontanément. Si ce
carreau cassé n’est pas remplacé rapidement, il constitue
un élément déclencheur de nouvelles délinquances et
toutes les études statistiques montrent qu’il existe un lien
direct de cause à effet entre le nombre croissant de vitres
brisées à la suite d’une seule que l’on omet de réparer et
l’augmentation du taux de criminalité. Cet Afghan que
nous avons accueilli, protégé, nourri, soigné, se retourne
contre nous comme un chien enragé, il veut détruire notre
tour Eiffel ? Si nous laissons passer cela tout ce que nous
avons réalisé jusqu’à ce jour n’aura servi à rien et si ce
projet parait irréalisable et se révèle trop ambitieux pour
lui nul ne peut savoir s’il ne se rabattra pas sur une des

189
« saloperies ordinaires » qui se termine toujours par la
mort d’un ou plusieurs passants. Celui qui agit comme
un chien enragé doit être traité comme tel et il faut que
cela se sache : personne ne s’attaque impunément à nos
valeurs sans en payer le prix… Je propose de condamner
Nour Qurban ainsi que Julien Pascalini.

Elle attendit les commentaires et comme personne n’in-


tervint elle dit :

– Maintenant si personne n’a rien à rajouter, votons !

Comme d’habitude le rapport de JM termina en cendres


dans la cheminée après le vote. Le verdict« 5 oui » et une
abstention, celle de la psychiatre, fut consigné sur une
demi-feuille de papier que Nathalie me remit.
Ma voiture était rangée sur le boulevard du midi, deux
hommes appuyés contre la grille du square Mistral et vêtus
de vestes à capuche me regardèrent passer. Un Duster gris
qui me sembla être le même que celui qui m’avait suivi en
sortant de chez Virginie était garée trois places derrière
ma place de parking. Je notai mentalement son numéro
d’immatriculation. Un homme semblait attendre, quand
il me vit il se tassa sur son siège et fit mine de téléphoner
puis démarra quelques secondes après moi. Mon cerveau
se mit en mode alerte et j’appelai Virginie en utilisant mon
Bluetooth.

190
Benjamin Brocka
1

Le premier réflexe de Virginie fut de m’enjoindre de


raccrocher :

– Je ne veux pas que vous m’appeliez, c’est trop dangereux,


nous sommes peut-être sur écoute.

Je répondis :

– Je sais mais il s’agit d’un cas de force majeure. Il semble


que je sois suivi par un Duster gris immatriculé x…
– Ok je me renseigne.

Un quart d’heure plus tard elle me rappela :

– L’immatriculation que vous m’avez communiquée cor-


respond effectivement à celle d’un véhicule Duster gris
appartenant à un certain Benjamin Brocka, journaliste
qui travaille pour le compte de Marseilactu, journal
d’information fondé en 2010. Ce journal fait des enquêtes
très fouillées sur Marseille, Aix-en-Provence et dans toute
la région PACA, son financement est assuré uniquement
par les abonnements de ses lecteurs et pour conserver sa
liberté de paroles il n’accepte aucune publicité. Ce sont
des « purs et durs ». C’est très embêtant.

– Oui, en sortant de chez vous avant-hier il m’a déjà pris en


filature mais sur l’instant j’ai cru me tromper et pensais
que c’était une petite crise de parano de ma part mais

192
là il n’y a aucun doute. Manifestement il connait votre
adresse ainsi que le lieu de réunion du tribunal.

– Je contacte nos amis pour les tenir au courant.

La réponse de Virginie m’avait à la fois rassuré et inquiété.


Rassuré, car être pisté par un journaliste valait mieux pour
moi que d’être suivi par un Moldave, un Afghan ou un
sortant rescapé bien décidé à me couper en morceaux mais
elle m’avait inquiété pour le suiveur, car je n’aurais pas
aimé que notre aimable Adrienne soit chargée de lui faire
passer l’envie de se mêler de nos affaires.

Décidé à agir sans attendre et à évaluer la situation par


moi-même je m’arrêtai sur une petite place et abandonnai
mon véhicule comme si j’allais faire une course. Le Duster
se gara un peu plus loin. Après avoir fait le tour de la place
je revins à pas de loup, ouvris la portière de la voiture, me
glissai à l’intérieur et m’assis sur le siège passager en disant :

– Bonsoir Benjamin. Voilà ce qui arrive lorsque l’on n’ac-


tionne pas la fermeture automatique des portières, des
gens mal intentionnés peuvent entrer dans votre véhicule
sans y avoir été invités.

Il sursauta :

– Vous me connaissez ?

– Bien sûr, vous vous appelez Benjamin Brocka et vous


êtes journaliste pour Marseilactu, hebdomadaire d’inves-
tigation réputé pour la qualité de ses enquêtes, attaché

193
à sa liberté au point de refuser toute publicité dans ses
colonnes. Que me vaut l’honneur de votre filature ?

Il parut étonné :

– Vous m’aviez repéré ?

– Oui mais pas tout de suite. Comme je ne cherche pas à


me cacher et ne présente pas un grand intérêt médiatique,
au début je ne pensais pas que ma petite personne puisse
présenter un intérêt quelconque pour un journaliste
comme vous.

– Pour une petite personne vous fréquentez du beau


monde : magistrate, psychiatre, professeure de médecine,
avocat, grand patron, ancien ministre, toutes personna-
lités de « la haute » qui se réunissent le soir en secret…
Vous comprendrez que les soirées mystérieuses de ces
gens attirent la curiosité de gens comme moi.

J’allais répondre mais il poursuivit :

– Et comment expliquez-vous que des députés en exercice


et un criminologue célèbre se déplacent spécialement
pour vous rencontrer ? Sans doute avez-vous un talent
particulier pour attirer ainsi le gratin parisien.

En riant je répondis :

– Quand on a un physique attrayant on fait courir les


foules. Bon trêve de plaisanterie, que voulez-vous ?

– La vérité !

194
– Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est
qu’on finit par la trouver…et quelquefois c’est elle qui
nous trouve.
– C’est une menace ?

Je haussai les épaules :

– Non. Je voulais dire simplement que vous risquez d’être


déçu, je ne sais pas ce que vous imaginiez mais vous allez
être terriblement frustré de constater que vous perdez
votre temps.

Ce qu’il me répondit me glaça :

– J’imaginais quelque chose comme un tribunal occulte


qui déciderait de juger et frapper certains terroristes
avant qu’ils n’agissent.

J’arrivai Dieu seul sait comment à produire un grand éclat


de rire moqueur qui sonnait à peu près juste :

– Quelle imagination ! c’est vous qui devriez écrire des


thrillers.

Il me tendit alors un papier. C’était une photocopie d’un


feuillet un peu noirci dont certains passages (que j’ai rem-
placés par des points) avaient été effacées par le feu. On
pouvait lire :

– « …variante est prévue : si tout se passe bien et si la


situation s’y prête, après avoir frappé l’actrice, Charlotte
égorgera également Luc B... Dans son dernier courrier

195
elle a annoncé à son complice qu’elle ne craignait pas
d’être arrêtée…… alors sa journée de gloire mondiale…
à l’inverse, la France démontrerait son incapacité à pro-
téger ses invités célébrissimes et connaitrait sa journée
de honte internationale. Le Festival de Cannes ne s’en
remettrait pas !

Un ami proche des services de rensei…… la copie des


courriers décryptés qui sont plus qu’inquié… On peut
bien sûr imaginer que ce ne soient que vantardises de gens
dérang…… de prétendre qu’il ne s’agit que d’élucubrations
sans conséquences, mais après avoir fait une enquête de
personnalité concernant la fille, décrite…… si je devais
donner une probabilité de pas…… à l’acte elle serait de 98 %.

Maintenant, comme à mon habitude je vous laisse……


conduite à tenir…

Pièces jointes :

– Copie des courriers

– Photos des deux personnes conc… par mon enquête

– L’adresse de la fille

Quant à l’homme, si vous décidez de « l’intercepter » il


faudra le frapper… dès sa sortie de prison car nul ne sait
où…… Le frapper chez Charlotte Mil… dans le cas où il
logerait chez elle sera plus difficile me semble-t-il.

Fin du rap… »

196
J’étais paniqué, par quel miracle avait-il eu connaissance
de l’existence de nos petites réunions et comment pouvait-il
avoir récupéré des fragments des pièces écrites de JM
concernant la deuxième affaire ? Pourtant en ma mémoire
je revoyais Nathalie glisser le rapport dans l’enveloppe
puis déposer l’enveloppe dans la cheminée après lui avoir
mis le feu ? Il est vrai que ce jour-là nous sommes sortis
rapidement sans avoir tisonné l’enveloppe qui brûlait et
arrivés près de nos voitures nous avions beaucoup ri de ses
capacités à faire bouger ses sourcils et ses oreilles.

– Il est curieux que vous ayez eu connaissance de nos


réunions.
– Comme tout bon flic un journaliste entretient tout un
réseau d’indicateur et un de vos voisins s’est étonné
des allées et venues nocturnes dans un appartement
habituellement vide d’occupants.
– Et comment vous êtes-vous procuré ce document ?
– Aucune serrure ne me résiste, c’est le B/A BA du jour-
nalisme d’investigation et la prochaine fois attendez que
tout soit brûlé pour quitter les lieux, contrairement à une
idée reçue des papiers agglomérés entre eux brûlent mal
et souvent le feu s’éteint spontanément… Vous admettrez
tout de même qu’il est curieux que les deux personnages
cités dans un document que vous avez tenté de faire
disparaître aient été victimes du « justicier ». Non ?
– Vous n’avez pas le droit de faire état de documents
acquis illégalement.

197
– Vous voulez me donner des leçons de légalité ? En
droit français, la protection des sources d’information
des journalistes est la base de la liberté de la presse. Les
journalistes professionnels ont le droit de prendre toutes
les précautions pour que leurs sources ne puissent être
identifiées contre leur gré afin de protéger la liberté de
parole de ces sources. Ils doivent respecter strictement
l’anonymat demandé. L’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme, protège ce droit et
a fait l’objet d’une jurisprudence des plus protectrices
qui le définit comme une « condition essentielle au libre
exercice du journalisme et au respect du droit du public
d’être informé des questions d’intérêt général ».

J’ai ouvert la portière et sans un mot je suis sorti du Duster,


effondré. Revenant vers lui après avoir fait trois pas j’ai
toqué à sa vitre qu’il a descendue pour écouter ce que
j’avais à lui dire :

– Vous tenez à la vie ?


– Comme tout le monde.
– Alors oubliez notre conversation et rendez-moi les docu-
ments que vous avez volés !
– C’est une menace ?
– Oui ! Mais ce n’est pas moi qui vous menace, vous
n’avez aucune idée de ce à quoi vous vous attaquez !
Les intérêts en cause sont si importants que ni votre vie
ni la mienne n’ont de valeur. « Ils »vous enverront « le
justicier » et votre cœur s’en souviendra.

198
– Qui est le justicier ?
– Je ne peux pas vous en dire plus mais priez le ciel qu’« il »
ne s’intéresse jamais à vous.

199
2

Une heure plus tard j’étais chez Virginie. Aucun Duster ne


m’avait suivi. Après lui avoir remis le verdict du tribunal
concernant Nour Qurban et Julien Pascalini je lui racontai
mon entretien avec le journaliste.
Comme moi elle fut d’abord effondrée puis devint très
agressive.

– Vous êtes des idiots irresponsables. Avoir laissé traîner


de telles pièces à conviction est le sommet de la bêtise.

Que pouvais-je répondre ? Elle me cracha :

– Asseyez-vous et attendez-moi.

Son absence me parut interminable, lorsqu’elle reparut


elle était beaucoup plus aimable :

– Nous avons de la chance, nos amis parisiens connaissent


bien la direction de Marseilactu. Officiellement, pour
conserver sa liberté d’information la rédaction de ce
journal refuse toute publicité…mais depuis sa création
en 2021 les abonnements ne décollent pas, le journalisme
d’investigation ne fait plus recette. Les gens se moquent
totalement de savoir si telle ou telle information est
authentique ou non, ils préfèrent écouter les fakenews
véhiculés par leurs réseaux sociaux qui leur disent ce
qu’ils ont envie d’entendre. Signe de notre déliques-
cence il y a bien longtemps que notre société préfère un

200
mensonge qui l’arrange, mensonge rebaptisé d’ailleurs
vérité alternative, à une vérité vraie qui la dérange. Bref
le journal a des problèmes de fins de mois et s’il refuse
la publicité il ne crache pas sur les subventions qui lui
tiennent la tête hors de l’eau… Vous comprenez ?
– Je comprends.
– Ceci dit si la direction sera certainement compréhen-
sive nos amis sont partisans d’envoyer parallèlement
Adrienne expliquer au journaliste qu’il serait bon pour sa
santé de nous rendre les documents entrés illégalement
en sa possession et d’oublier cette affaire. Il ne faudrait
pas qu’il poursuive son enquête et tente de la faire publier
dans un autre journal, c’est beaucoup trop tôt !

« Beaucoup trop tôt » ! que voulait-elle dire ? et que


signifiait « il serait bon pour sa santé de nous rendre les
documents entrés illégalement en sa possession » ?

– Envoyer Adrienne ? Vous n’allez tout de même pas…


– Nous ne sommes pas des assassins, elle se bornera à lui
faire peur… mais vous n’aurez pas à vous mêler de ça.

Je suis parti un peu soulagé mais sans avoir eu le courage


de la prévenir que j’avais commencé à coucher sur le papier
tous les détails de ce qui devait me servir « d’assurance-vie »,
selon les conseils de Nathalie qui m’avait dit, vous vous
en souvenez :

– Vous êtes au service de gens dangereux qui ne se gêne-


ront pas pour vous éliminer si notre aventure tourne

201
mal. En quelque sorte vous êtes l’agneau qui se retrouve
sans le vouloir au milieu d’une horde de loups, alors
faites-moi plaisir : écrivez les noms, les dates, les détails
concernant notre tribunal de l’ombre, tout ce qui peut
crédibiliser vos affirmations et déposez chez votre notaire
plusieurs copies de votre récit dans des enveloppes
portant l’adresse de deux ou trois journaux parisiens
et celle de la police en lui demandant de les poster s’il
vous arrivait malheur, et mine de rien glissez en un mot
à vos interlocuteurs lors de votre prochaine rencontre.
Ce sera votre assurance-vie !

202
3

Trois jours plus tard, soit le 15 novembre, le carillon de


mon vidéophone fit entendre sa petite musique. La personne
qui avait sonné devait être de petite taille car la caméra
ne me transmettait que l’image du haut de sa chevelure.
Je reconnus immédiatement la voix d’Adrienne, ce qui
m’inquiéta :

– Bonjour, pouvez-vous me rejoindre à la brasserie du clos


dans un quart d’heure, j’ai quelque chose à vous dire ?

Puis j’entendis une moto démarrer et s’éloigner.


Dix minutes plus tard lorsque j’arrivai à la brasserie située
sur la place de mon village elle était déjà installée à l’inté-
rieur et me demanda :

– Vous m’offrez un café ?


– Bien sûr.

Attablés comme de vieux amis devant deux cafés fumants,


nous sommes restés quelques secondes à nous jauger. je
commençai à m’habituer à sa laideur et la regardai plus
attentivement sans déplaisir. Son regard se vrilla dans le
mien et sa voix étonnante et sexy me confia :

– Le journaliste ne vous embêtera plus.


– Vous ne l’avez pas…

Elle rit silencieusement.

203
– Mais non, je ne suis pas un monstre je lui ai simplement
fait la trouille de sa vie en m’inspirant d’ailleurs d’un de
vos livres. Je l’ai appelé hier en utilisant un téléphone à
carte prépayée et avec une grosse voix d’homme mais
très gentiment je lui ai dit : « Je suis le justicier, ce nom
vous évoque quelque chose ? » Il est resté silencieux, j’ai
poursuivi « ok, alors c’est moi qui parle et je serai bref.
Vous vous appelez Benjamin Brocka, vous enquêtez
pour le compte du journal Marseilactu, vous habitez une
jolie maison aux volets bleus allée du printemps dans
le 12e arrondissement de Marseille. Avec votre épouse
Marie vous avez deux délicieuses enfants prénommées
Marion et Alicia. Toutes deux sont scolarisées à l’école
privée Sainte Marie Blancarde. Vous vous intéressez à
notre œuvre de salubrité publique, œuvre dont nous
sommes fiers et nous n’aimerions pas que par votre faute
cette mission qui a déjà sauvé des dizaines de vies soit
contrariée. En résumé vous me cherchez au sens propre
comme au figuré et il serait dramatique pour votre famille
que vous me trouviez, vous comprenez ? »

Il a répondu :

– Je comprends parfaitement.
– « Bien. La santé de vos filles ne dépend que de vous,
je présume que vous ne souhaitez pas qu’elles soient
victimes d’un accident ou qu’elles disparaissent un jour
et vous reviennent en petits morceaux ? Vous avez 24
heures pour restituer l’original du document que vous
nous avez volé, déposez-le dans la boîte aux lettres de

204
l’appartement de Cannes puis oubliez-nous et il n’y aura
pas de drame. Sinon… » . Puis j’ai raccroché.
– Il devait être terrifié ?
– Vous pouvez dire épouvanté, et entendre proférer de
telles menaces sur un ton très aimable est pire que tout.
Bien sûr je ne ferai jamais de mal aux deux gamines mais
il n’en sait rien. Je crois que je lui ai foutu la trouille de
sa vie, j’espère que cela suffira à le faire tenir tranquille,
dans le cas contraire il est à craindre que ces messieurs
n’aient pas autant de scrupules avec lui ou sa femme.
Maintenant il faudrait que vous alliez à Cannes pour
vérifier s’il nous a bien rendu l’original du document.

J’allais finir mon café et me lever lorsqu’elle posa sa main


sur mon avant-bras :

– Restez encore un peu je n’ai pas terminé. Je crois que


vous avez une mauvaise opinion de moi, est-ce que je
me trompe ?

Je décidai de jouer franc-jeu :

– Je n’ai pas une mauvaise opinion mais simplement peur


de vous !
– C’est ma laideur qui vous effraie ?
– Non, la beauté et la laideur sont des notions très subjec-
tives et votre apparence physique dont vous exagérez
parfois le côté faussement « Quasimodo » ne me gêne pas,
pas plus que la mienne ne vous dérange je l’espère. C’est
cette impression de brutalité sans limites qui se dégage

205
de vous qui m’inquiète. En évoquant votre brutalité je
ne fais pas référence aux exécutions préventives que
vous avez réalisées, elles furent légitimées par notre
tribunal de l’ombre, à ce titre vous êtes comme moi un
des maillons de cette chaîne de responsabilités qui nous
a permis de sauver sans doute la vie de centaines de nos
compatriotes. Je suis aussi responsable que vous des
conséquences des décisions du jury et nous pouvons être
fiers de notre action qui nécessite une violence légitime
qu’il ne me viendrait pas à l’idée de vous reprocher.
– Je suis heureuse que vous ayez discerné l’exagération
de mon côté « faussement Quasimodo », comme vous
le dites si bien, c’est la première fois que quelqu’un sait
le voir, me l’exprime et la première fois d’ailleurs que je
prends conscience de mon comportement, inconscient
croyez-le. J’apprécie aussi que vous soyez capable de
partager avec moi la responsabilité de nos exécutions.
Quant à ma propre violence, elle est pour moi ma seule
raison, ma seule façon de vivre et mon unique moyen
d’existence. Depuis toujours je suis seule, déjà à l’école
mon physique faisait fuir les garçons et les filles avaient
pris le parti de se moquer de moi. Plus d’une fois j’ai dû
me battre contre des harceleuses qui me tombaient dessus
à quatre contre une et j’ai appris à me défendre avec tout
ce qui me tombait sous la main, j’ai même éborgnée une
agresseuse avec un stylo. Le seul bonheur de ma vie
fut de rencontrer un professeur d’arts martiaux qui sut
canaliser et donner un sens à cette violence…

Une larme perla au coin de ses yeux :

206
– Je commence à percevoir la limite de ce côté « faussement
Quasimodo » derrière lequel les seuls rares humains qui
me regardent ne voient qu’un monstre et me condamne
à la plus extrême des solitudes.

J’étais bien embêté, écouter quelqu’un exprimer les pro-


blèmes intimes de sa vie vous expose à endosser une res-
ponsabilité que vous ne souhaitez pas forcément partager.
Heureusement elle se reprit immédiatement :

– Bon, je vais vous abandonner, ce soir j’ai du boulot et


vous devez aller à Cannes. Si le document a bien été
déposé dans la boîte par le journaliste il vous suffira
d’adresser le sms « ok » à Virginie, elle préviendra « ces
messieurs ». Vous lui remettrez le document dès que
vous le pourrez.

Nous nous sommes levés en même temps pour sortir.


Assise sur sa moto elle m’a fait signe de baisser ma tête au
niveau de ses lèvres et a murmuré à mon oreille :

– Prenez garde à vous et sachez que quoi qu’il arrive ou


quoiqu’on me demande vous n’avez rien à craindre de
moi. Quel que soit le prix proposé jamais je n’accepterai
de vous faire du mal.

Elle est montée sur sa bécane et a disparu. Je ne savais


pas comment il fallait prendre sa dernière phrase « quoi
qu’il arrive ou quoiqu’on me demande vous n’avez rien
à craindre de moi. Jamais je n’accepterai de vous faire du
mal. » Était-ce une simple déclaration d’intention informelle
ou fallait-il y voir un avertissement ?

207
4

Je ne sais plus si je vous ai déjà donné cette précision :


Cannes est à 30 kms de Montauroux, Nice à 60 kms et
les deux villes sont rapidement rejointes grâce au réseau
autoroutier.
40 minutes plus tard donc je retirai l’enveloppe déposée
dans la boîte aux lettres de l’appartement de Cannes, à
l’intérieur de l’enveloppe se trouvait l’original noirci du
rapport de JM subtilisé par le journaliste Benjamin Brocka.
Manifestement Adrienne avait su lui insuffler une saine
frayeur et j’étais heureux que cet épisode se termine ainsi.
Je transmis à Virginie le sms « ok » puis je suis rentré chez
moi.
Un peu plus tard les journaux télévisés du soir ouvrirent
sur un fait divers curieux qui s’était produit à Nice : un
homme nommé Julien Pascalini venait d’être retrouvé
mort sur un banc situé sur la promenade des Anglais face
à la mer. Un passant curieux a découvert son corps étendu
sur le banc, affolé il a appelé immédiatement les pompiers
qui ne purent que constater le décès « Mort due sans doute
à un coup extrêmement violent porté dans la poitrine »
conclut la police. L’agression s’était vraisemblablement
déroulée en quelques secondes car personne n’avait rien
vu… Les caméras de surveillance installées à grand frais
par la municipalité étant en panne ce soir-là personne ne
comprit « par qui et pourquoi » cet homme qui se disait

208
architecte, payait ses impôts et citoyen apparemment sans
histoire fut agressé gratuitement ce soir-là.
Gratuitement car son portefeuille, son argent et ses cartes
de crédit n’avaient pas été dérobés !
Julien Pascalini était l’un des deux derniers condamnés
par notre tribunal de l’ombre et le corps du second, nommé
Nour Qurban, fut retrouvé sans vie dans un recoin du vieux
Nice, victime d’un coup violent porté dans la poitrine.
En partant Adrienne m’avait dit :

– Bon, je vais vous abandonner, ce soir j’ai du boulot !!

Selon ses normes et nos instructions elle avait effective-


ment bien travaillé et clos le sujet de notre quatrième affaire.
Si « ces messieurs » n’avaient pas médiatisés leur « bien-
veillance » auprès des sortants ils ne se génèrent pas pour
glorifier les exécutions de Nice. Dès le lendemain les réseaux
sociaux partagèrent, repartagèrent, twittèrent et retwittèrent
la déclaration suivante :
– Le justicier sauve notre Tour Eiffel ! Un Afghan que nous
avons accueilli, protégé, nourri, soigné, voulait détruire
notre tour Eiffel. Hier le justicier a exécuté le terroriste
ainsi que la personne qui s’apprêtait à lui remettre des
explosifs.
Les like, « j’adore » et commentaires élogieux fleurirent
par milliers.

209
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes
lorsque le 18 novembre un problème inattendu nous tomba
sur la tête. Ce problème se nommait Valentin Lemercier !!

210
Valentin Lemercier
1

Le 18 novembre vers midi, comme à son habitude mon


épouse me tendit une liste et me dit :

– Puisque tu n’as rien à faire et que tu n’écris pas, va


acheter tout ça au « Vival petit Casino », n’oublie rien
et ramène-moi également un pain aux graines de Chia
que tu trouveras à « la boulange de Monsieur Lours »
ou peut-être chez « Lou Pan D’Aqui ».

Je ne vous ai encore pas parlé de ma femme, ni de son


influence dans cette affaire… Tout d’abord il faut savoir
que ma douce mie ne lit jamais mes livres, elle préfère que
je les lui raconte. Le matin, devant son bol de thé matcha
bio au citron, à l’heure matinale où les humains ordinaires
commencent la journée en écoutant d’une oreille distraite
le nombre de morts à Gaza ou en Ukraine, au moment où
les chaines d’info en continu s’étonnent qu’il fasse froid en
hiver ou chaud en été, son écrivain personnel lui raconte des
histoires… Je ne suis pas certain qu’elle m’écoute vraiment
mais elle conclut invariablement mes récits par :

– J’adore tes yeux qui pétillent lorsque tu racontes. « On


s’y croirait ! »

Quant à son influence dans cette affaire je sais que plus


d’une ou un d’entre vous me dirait :

212
– Pourquoi lui en parler ? il vaudrait mieux la proté-
ger en la tenant en ignorance de vos affaires et de vos
préoccupations.

Libre à eux de raisonner ainsi, en ce qui nous concerne


depuis le premier jour de notre rencontre elle avait fixé les
règles ainsi : « Tant que nous vivrons ensemble j’aimerais
que nous partagions le bon comme le mauvais et je ne
voudrais pas que tu me caches des choses en prétextant ne
vouloir que mon bien. Je réagirais très mal à ce comporte-
ment paternaliste et machiste car je suis assez grande pour
juger moi-même de ce qui est bien ou mal pour moi. »
Je l’avais donc tenue au courant de de chaque action de
notre tribunal de l’ombre et de chaque rebondissement,
passant toutefois sous silence la petite émotion « amicale »
que la présence de Nathalie me procurait, petit trouble
émotionnel qui n’avait apparemment aucune chance de
se concrétiser en sentiment plus profond, minuscule jardin
secret sans conséquence.
Elle avait approuvé chacune de mes décisions.
Je suis donc parti en direction des magasins situés au
centre du village toujours très encombré, sans crainte de
ne pas trouver une place car il faut que je vous apprenne
une chose étonnante : depuis toujours le Dieu des parkings
me fait bénéficier d’une grâce spéciale, partout où j’arrive
je ne sais pourquoi et comment… une place se libère, je
vous jure que c’est vrai ! Après avoir garé mon auto sur un
des rares stationnements situés devant la boulangerie de
Monsieur Lours (dans la vitrine duquel trônent de grosses et

213
appétissantes meringues blanches) emplacement de parking
qui comme d’habitude s’était libéré à mon arrivée je suis
allé faire mes courses. À mon retour après avoir posé mon
sac isotherme à l’arrière j’allais démarrer lorsque la porte
s’ouvrit et un homme s’assit sur le siège passager. C’était
Benjamin Brocka qui me dit :

– Bonsoir Serge. Voilà ce qui arrive lorsque l’on n’actionne


pas la fermeture automatique de ses portières, des gens
mal intentionnés peuvent entrer dans votre véhicule
sans y avoir été invités.

Sa saillie revancharde était presque amusante mais je


n’avais pas le cœur à rire.

– Comment saviez-vous que je serais là ?


– Comme tout le monde vous avez vos petites habitudes
faciles à observer.

Il a poursuivi :

– Il faut absolument que je vous parle.


– Je vous écoute.
– Vous avez pu constater que j’ai obéi en tous points aux
instructions que j’ai reçues de celui que l’on surnomme
« le justicier ». L’original du document que je détenais
vous a été rendu et j’ai immédiatement arrêté toutes mes
investigations concernant votre « tribunal de l’ombre ».
– Oui, vous avez été raisonnable et c’était mieux pour
tout le monde.

214
– Vous avez une conception étrange de la raison, ma
famille et moi avons surtout été menacés de mort mais
passons. Je voulais vous prévenir qu’un autre journaliste
s’intéresse à vous, j’ai tenté de le dissuader mais je ne
voudrais pas être tenu pour responsable de ses actes.
– Vous me dites qu’un autre journaliste s’intéresse à nous ?
– Oui, j’ai professé quelque temps à l’école de journa-
lisme 69 rue de Roquebillière à Nice. Je participais à
des formations de bachelor, bac+3 et de master bac+5
et à ce titre j’ai gardé de nombreux contacts, certains de
mes anciens élèves me demandent parfois des conseils.
Voici ce que m’a raconté l’un d’eux, un jeune journaliste
nommé Valentin Lemercier, petit pigiste pour Nice
Matin, toujours le premier sur les bons coups et les
affaires crapuleuses de la Côte d’Azur. Un de ses amis,
policier, fait partie de l’équipe ayant constaté la mort de
Julien Pascalini et Nour Qurban. Ce policier, lui-même
adepte d’arts martiaux, a remarqué un détail curieux et
lui en a touché deux mots en ces termes : « Les agressions
ont été menées avec une grande violence et une extrême
précision sur un point létal appelé je crois, suigetsu en
Japonais. Je suis à peu près certain que celui qui a frappé
est un expert en MMA ».

Valentin lui aurait répondu, je cite :

– MMA ? c’est une compagnie d’assurances non ?


– Oui bien sûr mais moi je te parle de mixed martial arts,
arts martiaux mixtes anciennement appelés combat libre

215
ou free-fight. Il s’agit d’un sport de combat extrêmement
violent et dangereux où pendant longtemps tous les
coups ont été permis, coups de pied, de poing, de genou
et de coude. Malgré une réglementation plus stricte ce
sport continue à être interdit de compétition dans certains
pays, en raison de sa dangerosité.
– Qu’est-ce qui te fait penser que le tueur est spécialiste
de ce sport ?
– Dans l’affaire qui nous intéresse pour tuer chaque victime
il a frappé une seule fois à un endroit létal extrêmement
localisé… et réaliser ce coup mortel n’est pas à la portée
d’un débutant, il faut frapper avec une grande violence
et une extrême précision.

Valentin lui a alors demandé :

– Où en êtes-vous des deux enquêtes ?


– Tu ne vas pas me croire, nous avons été dessaisis des
dossiers.
– Et qui enquête alors ?
– Je n’en sais rien.

Benjamin s’est interrompu, a sorti une cigarette et un


briquet. Vous me connaissez, n’ayant aucune sympathie
pour les vices que je n’ai pas je lui ai dit gentiment :

– Je préférerais que vous ne fumiez pas dans ma voiture,


l’odeur du tabac me dérange. Vous voulez sortir pour
en griller une ?

216
– Non, ça peut attendre.

En soupirant il a passé sa cigarette sous son nez, l’a remise


dans le paquet puis il a poursuivi :

– Comme moi avant que vous m’ayez menacé Valentin


a immédiatement fait la relation avec plusieurs crimes
similaires applaudis par le grand public et commis par
un homme surnommé « le justicier » par les médias !
En consultant internet et les articles de journaux natio-
naux une autre singularité lui est tombée sous les yeux,
plus d’une dizaine de « sortants », surnom donné aux
radicalisés islamistes ayant « payé leur dette envers la
société » et libérés de prison, étaient morts de la maladie
du charbon, maladie provoquée par Bacillus anthracis
pourtant non transmissible d’homme à homme, moins
de vingt jours après leur remise en liberté. Deux autres
avaient succombé au tétanos et un dernier à une forme
gravissime d’hépatite fulminante, toutes choses que
j’avais moi-même déjà remarquées. Se sentant sur le
point de dénicher la toute belle affaire qui changerait
sa vie il m’a appelé pour me faire part de sa découverte
et me demander quelques conseils.
– - C’est curieux qu’il vous ait appelé, vous êtes tout de
même en concurrence sur les informations non ?
– Oui, mais il avait besoin de parler de sa découverte à
« son maître », sans doute pour m’éblouir, il était très
excité comme un jeune chien fou et se voyait déjà au
sommet de la gloire en révélant au monde l’identité de

217
ce « justicier » qui commençait à être internationalement
célèbre. Il avait disait-il remonté tous les fils de l’histoire :
« pendant plusieurs jours j’ai épluché les articles de
journaux, les réseaux sociaux, internet, j’ai écumé les
clubs de MMA et je suis effaré de mes découvertes :
il semble que dans notre pays se mette en place une
justice parallèle et préventive, extrêmement efficace
mais contraire à tout État de droit et tenez-vous bien je
crois que je suis sur la piste du justicier qui malgré les
apparences n’en est pas un et vous allez bientôt avoir
la surprise de votre vie en apprenant son nom ». Arrivé
à ce stade de notre discussion je l’ai interrompu par un
catégorique « Tu tiens à la vie ? alors oublie ! »
– Bon, mais c’est très bien, qu’est-ce qui vous chagrine ?
– Après réflexion je crois que ma réponse était une bêtise.
Ce Valentin est très jeune mais supérieurement intelli-
gent, il a sans doute compris qu’il est bien sur la piste
d’une histoire extraordinaire que je connais déjà et qui me
fait peur. Il est à craindre que loin de l’avoir dissuadé ma
réponse n’ait exacerbé son envie d’aller au bout de son
enquête. Il n’a pas insisté mais juste avant d’interrompre
notre conversation, alors qu’il croyait avoir raccroché je
l’ai entendu dire « Valentin mon gars, tu tiens peut-être
ta chance de devenir un grand. Ne la laisse pas filer » !

218
2

Benjamin Brocka a ouvert la portière et avant de sortir de


ma voiture, tête baissée il m’a avoué :

– Je ne suis pas fier de ma démarche mais je ne voudrais


pas qu’il arrive malheur à mes filles ou à ma femme…
et si vous pouviez régler le problème « Valentin » en
douceur je vous en serais reconnaissant.

– Vous avez bien fait de me prévenir, nous allons réfléchir


au moyen de le canaliser sans violence.

Comme il ne sortait toujours pas je lui demandai :

– Vous avez autre chose à me dire ?

– Oui, je ne sais vraiment pas ce que Valentin a voulu


exprimer par ces mots « je crois que je suis sur la piste
du justicier qui malgré les apparences n’en est pas un »,
cette phrase n’a ni queue ni tête.

Moi je savais parfaitement ce que cela signifiait et le fait


que ce jeune gars ait vraisemblablement découvert que le
justicier était « une justicière » et qu’il connaisse son nom
m’inquiétait beaucoup. Adrienne était unique, invisible,
efficace et devait à tout prix être protégée d’une médiati-
sation sans contrôle qui allait lui accrocher une cible dans
le dos, donc lui être fatale.

Il a rajouté en soupirant :

219
– Cette histoire est vraiment extraordinaire et je ne sais pas
s’il me faut vous envier d’y participer ou simplement
vous en plaindre.
– M’envier ou me plaindre, pourquoi ?
– D’après ce que j’ai compris lors de mon enquête je crains
que vous ne soyez mêlé à une opération qui vous et nous
dépasse tous, une autre conception du droit qui risque de
nous mener tout naturellement vers une nouvelle société
dans laquelle, comme l’a remarqué très judicieusement
le petit Valentin, se mettrait en place une justice parallèle
et préventive, extrêmement efficace mais contraire à tout
État de droit.
– Vous vous trompez je crois, notre action ne modifie
absolument pas le fonctionnement de la société nor-
male, nous nous contentons de répondre à une situation
exceptionnelle par une réponse exceptionnelle. Notre
patrie est confrontée à un danger mortel comme nous en
avons peu connu au cours de notre histoire, il fallait nous
adapter car nous ne sommes outillés ni juridiquement
ni moralement pour y faire face.
– Pourtant nous disposons d’un arsenal juridique plétho-
rique semble-t-il ?
– On ne combat pas la folie furieuse avec les seules armes
de la raison ni le terrorisme aveugle avec le seul arsenal
des lois démocratiques ordinaires. Notre éthique, notre
moralité sont amenées à affronter des réalités hors de
toute normalité, de toute rationalité : sans raison autre
qu’une prétendue « allégeance » à une entité inconnue

220
d’eux dont ils ne savent rien, des hommes descendent
dans la rue et égorgent des passants, les écrasent avec
un camion, décapitent un enseignant, assassinent sauva-
gement de jeunes gens coupables à leurs yeux d’écouter
de la musique…et notre société essaie de répondre à ces
comportements inhumains uniquement par des assi-
gnations à résidence, bracelets électroniques, détentions
provisoires et autres inutilités. Le monde est devenu fou
et nous ne savons pas comment lutter contre cette folie.
Un inconnu à qui nous avons tendu la main, un voisin,
un proche, un de nos enfants même peut à tout moment
se retourner contre nous et se révéler être un assassin.
Tous ces gens devenus des égorgeurs semblent avoir
perdu toute humanité, ils n’ont aucun sentiment, aucune
retenue, aucune valeur, aucun respect pour la vie, ces
belles vertus que nous respectons ce qui nous honorent
peut-être mais handicapent terriblement nos capacités
à nous défendre. Jusqu’au jour de la création de notre
tribunal nous étions impuissants et nous comptions nos
morts mais depuis sa constitution tout a changé, ce sont
nos agresseurs qui comptent les leurs. J’ai longuement
hésité avant d’adhérer à ce concept de tribunal préventif
mais je dois reconnaître que pour le moment cela fonc-
tionne très bien et les seuls à pouvoir s’en plaindre sont
ceux qui ont été neutralisés. Les enquêtes préalables
sont menées avec une grande rigueur, les décisions sont
rendues par un jury populaire légitime après un débat
contradictoire et les sentences sont appliquées avec
beaucoup d’efficacité.

221
– Vous avez conscience que vous pourriez être condamnés
pour association de malfaiteurs ?
– -Les Romains disaient « pas de préjudice, pas de condam-
nation ». À qui notre tribunal a-t-il porté préjudice si ce
n’est à des criminels prêts à nous frapper ? Comme vous
nous agissons en état de légitime défense et nous pouvons
nous glorifier d’avoir sauvé la vie de centaines de per-
sonnes par nos actions, qui viendra nous le reprocher ?
– Pourquoi dire en parlant de moi « Comme vous nous
agissons en état de légitime défense », que voulez-vous
insinuer ?
– Vous vous êtes retrouvé en état de légitime défense
face à notre menace et vous avez stoppé votre enquête,
comportement qui vous a semblé être la réponse la plus
appropriée pour sauver la vie des membres de votre
famille et personne ne songerait à vous le reprocher…
Et comme vous, nous répondons à la menace par la
solution qui nous semble la mieux adaptée.
– Vous êtes gonflé, qui m’a menacé ?
– Reconnaissez que vous l’avez cherché !
– Je faisais mon métier.
– Ok, mais maintenant que nous nous connaissons mieux
vous savez que nous agissons uniquement pour le bien
de notre pays.
– C’est vrai mais vous risquez de susciter des imitateurs
qui n’auront peut-être pas la pureté et la légitimité de
vos intentions.

222
– Nous surveillerons ça de très près.
– D’autre part je ne comprends pas en quoi les enquêtes
journalistiques vous gênent puisque les réseaux sociaux
sont régulièrement informés des exploits de votre jus-
ticier ainsi que des tenants et aboutissants de chacune
de ses aventures .
– J’imagine que nos instances supérieures tiennent à garder
le contrôle du narratif de l’opération et vous comprenez
bien que l’identité du justicier doit rester secrète sous
peine de le condamner rapidement.

Il est descendu de ma voiture, a allumé sa cigarette, tiré


une longue bouffée puis se penchant vers moi a dit :

– Finalement je crois que je vous admire et vous envie,


vous êtes en train de « renverser la table », après votre
action la société française qui était malade de sa justice
ordinaire ne sera plus la même… et vous avez réussi le
tour de force d’agir sans tomber dans le totalitarisme.

Son haleine de fumeur forcené m’a soulevé le cœur mais


j’étais content qu’il ait reconnu « la pureté et la légitimité
de mes intentions ». Le contraire m’eut chagriné !

223
3

Dès qu’il fut parti j’adressai un sms à Virginie « problème


urgent. J’arrive ». Elle répondit « ?? ok dans une heure ! »
J’ai déposé mes courses à la maison et après avoir expliqué
à ma femme la teneur de mon entrevue avec Benjamin j’ai
pris la direction de la bergerie de Saint-Cézaire.
Virginie, arrivée quelques minutes avant moi, paraissait
inquiète elle demanda :

– Que se passe-t-il ?

Ma réponse vous paraîtra indigne d’un écrivain mais au


moins avait-elle l’avantage d’être claire :

– Je crois qu’on est dans la merde !

Puis je lui racontai en détail ma discussion avec Benjamin


Brocka qu’elle résuma ainsi :

– Vous pensez que le nommé Valentin se rapproche trop


de nous et de notre justicière ?
– Exactement.
– Bien, attendez-moi là s’il vous plait.

Elle est partie, sans doute pour téléphoner à… « Eux »,


lorsqu’elle revint dix minutes plus tard elle me tendit son
téléphone en disant :

– Un de ces messieurs veut vous parler.

224
Je reconnus la voix du criminologue chauve à petite
moustache :

– Bonjour Serge, Virginie m’a exposé le problème, pou-


vez-vous me donner tous les détails de votre discussion
avec ce Benjamin Brocka que nous avons réussi finale-
ment à « retourner » à notre profit d’après ce qu’elle
m’a dit.

Il m’a écouté sans dire un mot puis conclut :

– Bon, nous allons voir si ce petit journaliste prénommé


Valentin présente une faiblesse qui nous permettrait de
le museler en douceur comme nous avons neutralisé le
précédent gêneur. Je vais rappeler la bergerie dans une
heure environ, pouvez-vous attendre mon appel ?
– Oui bien sûr.

Ne perdant aucune occasion d’arpenter les bois je suis


allé faire une petite marche dans la forêt proche. A mon
retour Virginie attendait toujours le rappel qui arriva dix
minutes plus tard :

– Ce petit journaliste nommé Valentin Lemercier n’a pas de


famille par laquelle nous pourrions exercer une pression
et ses parents sont morts il y a deux ans, nous allons
être obligés d’envisager une action directe contre lui.
À moins que…

Je demandai :

– À moins que ?

225
– Avec un peu d’intelligence et de finesse un inconvénient
peut se transformer en avantage.
– C’est-à-dire ?
– Imaginons que nous le prenions de vitesse et révélions
nous-mêmes qu’il n’y a pas un justicier mais plusieurs
justiciers dont des femmes capables de neutraliser les
terroristes. Pour des terroristes dont l’idéologie repose,
entre autres inhumanités, sur l’infériorité de la femme,
être menacés par des femmes les ridiculiserait, ils connaî-
traient la honte et nous mettrions les rieurs de notre côté.
J’aimerais que vous réfléchissiez rapidement à cette
solution et que vous demandiez l’avis de la magistrate
qui manage notre tribunal, elle parait avoir un solide
bon sens.
– D’accord, je la contacte immédiatement et rappelle
Virginie dès que j’aurai recueilli son avis.

Après avoir raccroché, je m’apprêtais à sortir lorsque


Virginie me dit :

– Puisque vous allez rencontrer la magistrate, confirmez-lui


que le commanditaire de l’assassinat de son père est
mort la semaine dernière.

Assis dans ma voiture je transmis un sms à Nathalie :

– « bonjour, j’aimerais vous voir dès que possible. Urgent »

Sa réponse tomba 5 minutes plus tard :

– Ce soir 20 heures ?
– Oui mais à l’Italian Caffe !

226
4

L’Italian Caffe de Cannes est situé tout près du square


Mistral. Les places libres de parking sont rares autour du
square mais comme d’habitude à mon arrivée une place
s’était libérée près du côté obscur opposé à la rue. À dix
mètres, appuyés contre la grille les deux hommes à veste
à capuche que je m’étais habitué à voir à chacun de mes
passages, sans doute des dealers exerçant-là tranquillement
leur bisness le soir, semblaient attendre le chaland en dis-
cutant paisiblement.

Un quart d’heure avant 20 heures j’étais assis à une table


en compagnie d’une menthe à l’eau. Pourquoi étais-je
sciemment en avance ? Pour une raison simple : j’avais
envie de voir arriver Nathalie… juste pour le plaisir des
yeux et je ne fus pas déçu. Elle poussa la porte de l’Italian
Caffe, toute mignonne dans un jean serré qui mettait en
valeur son joli petit cul. Je me levai pour l’accueillir, elle
m’embrassa sur la joue, s’assit et demanda :

– Que se passe-t-il ?

Je lui expliquai la situation qu’elle résuma ainsi :

– Un journaliste nommé Valentin est peut-être sur le point


de révéler l’identité du justicier qui, d’après ce que
vous me dites est « une justicière », une femme unique,
invisible, efficace qui doit à tout prix être protégée d’une

227
médiatisation sans contrôle qui risquerait de lui être
fatale.

– Oui, nos commanditaires de l’ombre hésitent, faut-il agir


préventivement contre ce journaliste ou le prendre de
vitesse et lui « couper l’herbe sous le pied » en révélant
l’existence de plusieurs justiciers dont des femmes, ce qui
d’après eux aurait l’avantage de ridiculiser les terroristes.
Ils m’ont demandé de recueillir votre avis avant toute
décision.
– Cette solution parait intéressante mais elle ne répond
pas à votre souci de protéger votre… ou plutôt notre
justicière. Si j’ai bien compris il parle de révéler son nom
et peut-être son adresse. Dès que son nom paraîtra sur
les réseaux sociaux elle sera en danger.
– C’est ce que je crains.
– Nous sommes d’accord, maintenant d’après vous
que signifierait concrètement « agir préventivement
contre… ».
– J’imagine qu’ils exerceront des pressions sur lui pour le
faire taire. Nous avons déjà été confrontés à ce problème
avec un autre journaliste qu’ils ont réussi à neutraliser
en lui faisant croire que sa famille était menacée.

Nathalie souleva son sourcil gauche :

– Ils ont menacé sa famille ?


– Oui mais rassurez-vous il n’a jamais été question de
mettre ces menaces à exécution… et le problème a été

228
résolu, résolu à un tel point que le « menacé » adhère
maintenant à nos thèses, c’est d’ailleurs lui qui m’a
informé de cette menace.

– Connaissez-vous le profil psychologique de ce Valentin ?


– Il semble que ce soit un jeune chien fou très intelligent
avide de reconnaissance sociale.
– Quel est son environnement familial ?
– C’est sur ce point que le bât blesse ( expression signifiant
« là est le point faible ou sensible ») à priori il n’a pas de
famille sur laquelle nous pourrions exercer une pression.
– S’il n’a pas de famille et qu’il est avide de reconnaissance
sociale il faut l’acheter ou le promouvoir !

Et là, en se levant de sa chaise Nathalie conclut notre


entretien par une phrase déjà entendue qui me laissa sans
voix :

– Tout le monde est à vendre, il suffit de trouver le juste


prix ! Bon il faut que j’y aille.

J’ai accompagné Nathalie jusqu’à sa voiture garée à 200 m


le long du boulevard du midi. Avant de la quitter je lui dis :

– J’allais oublier, on m’a appris que le commanditaire de


l’assassinat de votre père est mort la semaine dernière.

Elle s’est hissée sur la pointe des pieds puis de ses lèvres
joliment dessinées a effleuré ma joue et le coin de ma bouche.

– On ne le pleurera pas. Merci de votre sollicitude.

229
Le cœur en fête je suis revenu près de ma voiture, j’al-
lais ouvrir la portière lorsqu’un des hommes à capuche
m’interpella :

– Hé, mec, t’as pas une clope ?

– Désolé, je ne fume pas.

S’adressant au second homme il fit mine d’être offusqué :

– Tu entends ça, ce mec refuse de me donner une clope.

Son ami lui répondit :

– Ça t’étonne ? moi je pense que ce gars-là est un flic, un


enfoiré de flic qui nous surveille. Il n’est pas de chez nous
et il y a trop longtemps qu’on le voit rôder par ici le soir.

Les deux hommes sortirent chacun un couteau de


leur poche, ouvrirent les lames, puis se rapprochèrent
nonchalamment :

– Montre-nous un peu ce que tu as dans ta « caisse » !

L’obscurité était totale, le square semblait désert. Que


pouvais-je faire, septuagénaire désarmé face à deux jeunes
« malabars » armés ? J’essayai de négocier :

– Je ne suis pas un flic et je ne me suis jamais occupé de


vos affaires, c’est du fric que vous voulez ?

Je ne saurai jamais ce qu’ils voulaient car une ombre


surgie de l’intérieur du square poussa la grille et s’inter-
posa. L’apparition était petite, grosse, vêtue d’un vieux

230
jean informe troué, un pan de chemise à carreaux déchiré
dépassait d’un blouson en cuir bien fatigué et elle était
chaussées de gros godillots crottés. Je reconnus Adrienne
et sur l’instant elle me parut être la plus belle femme du
monde, impression qui confirmait ainsi le vieux proverbe :
« la beauté est dans l’œil de celui qui regarde » !

Un des hommes à capuche lui ordonna :

– Hé la mocheté, sors de mon chemin et casse-toi de là on


n’a pas d’embrouilles avec toi !

Le second homme ricana :

– Si elle était « mettable » je lui aurais dit « Quasimodo


viens chez moi je te montrerai mes gargouilles » mais
avec la gueule que cette meuf se trimballe elle peut se
promener seule la nuit elle ne risque pas de se faire
violer, sauf peut-être par un zoophile qui aurait envie
de baiser un singe.

Les météorologues sont habitués à doter les grosses tem-


pêtes de jolis prénoms féminins ou masculins : Irène, Isha
ou autres. Les deux dealers riaient encore lorsque sans
prévenir un cyclone nommé Adrienne se déchaina et après
ce qui me sembla être un instant très court, l’espace d’une
minute peut-être, les deux hommes étaient étendus au sol.

Adrienne me dit :

– Il faut que vous partiez, on ne doit pas nous voir ici.

231
Encore tout tremblant, je la serrai fort dans mes bras en
caressant ses cheveux, autant pour me rassurer que pour
lui témoigner ma reconnaissance :

– Merci Adrienne, comment pourrai-je vous remercier de


m’avoir secouru ?

Puis je remarquai qu’une de ses mains était couverte de


sang.

– Vous êtes blessée ?


– Oui, mais ce n’est rien j’en ai vu bien d’autres.

Des larmes ruisselaient sur ses joues. Bêtement je lui


demandai :

– Vous pleurez, vous avez eu peur ? Vous avez mal ?

Ce qu’elle me répondit me bouleversa :

– Non je n’ai pas mal et je n’ai peur de rien, mais du plus


loin que je me souvienne c’est la première fois de ma
vie que quelqu’un me serre dans ses bras et caresse mes
cheveux… Maintenant il faut partir, vite !

En montant dans ma voiture je fus obligé de sortir un


mouchoir en papier pour éponger mes propres larmes
qui coulaient… c’était la toute première fois de ma longue
existence que quelqu’un risquait gratuitement sa vie pour
moi !

232
5

Jolie lectrice, puisque vous avez l’habitude de lire mes


livres vous savez que j’applique scrupuleusement quelques
règles de vie dont je me suis toujours trouvé bien. La pre-
mière est la suivante :

– Il ne faut ne jamais croire une information tant qu’on ne


l’a pas vérifiée par soi-même.

Chaque fois que j’ai omis ou négligé de suivre cette règle


je me suis toujours fourvoyé dans une mauvaise direction.
J’allais démarrer lorsqu’une idée me vint. Descendant ma
vitre j’interpellai ma protectrice à voix basse :

– Adrienne, êtes-vous encore affiliée à un club de MMA ?


– Non, pas depuis que j’ai accepté cette mission, pourquoi ?
– Un enquêteur un peu pointu aurait pu comprendre que
le justicier est un spécialiste de ce sport et essayer de
vous retrouver par ce biais.

En reniflant elle tenta de plaisanter :

– Quasimodo peut-être mais pas idiote la meuf ! Vous ne


me croyez pas assez bête pour avoir donné mon vrai
nom et mon adresse réelle lors de mes inscriptions aux
diverses salles que j’ai fréquentées ? Lors de mon départ
de chaque club j’ai même récupéré tous les vrais et faux
documents fournis, surtout mes photos et je vais vous

233
faire une confidence, je ne me prénomme pas non plus
Adrienne, désormais je n’ai plus ni nom ni prénom,
uniquement un matricule… le six cent soixante-six !

Six cent soixante-six : le chiffre de la bête dans l’Apocalypse


de Jean.

– Comment une femme pourrait-elle ne pas avoir de nom


ou de prénom ?

– Personne ne le sait mais depuis que « ces messieurs »


m’ont sortie de prison j’ai détruit mes vrais papiers
d’identité. Désormais je suis une ombre sans nom, sans
adresse, qui vit dans un squat de la rue d’Angleterre à
Nice et ne possède rien à part sa moto et un téléphone à
carte prépayée. Quand je disparaitrai, car forcément un
jour ou l’autre un homme plus fort que moi me tuera,
qui se souviendra de mon existence ?

Elle esquissa maladroitement le geste de m’envoyer un


baiser puis elle disparut dans l’obscurité du square.

La pertinence de ma règle personnelle n°1 : « Ne jamais


croire une information sans l’avoir vérifiée par soi-même ? »
était démontrée encore une fois.

À tort nous avions pris pour argent comptant les van-


tardises de Valentin :

234
– Je suis sur la piste du justicier qui malgré les apparences
n’en est pas un et vous allez bientôt avoir la surprise de
votre vie en apprenant son nom.

De ce fait, sans chercher plus loin nous sommes partis


dans des délires et avons élaboré d’hypothétiques stratégies
fumeuses allant de la neutralisation physique du journaliste
gêneur à des montages médiatiques en forme d’usine à gaz
en passant par son soudoiement ou autres folies et ceci pour
éviter que le nom et l’adresse d’Adrienne ne soient révélés,
sans jamais avoir vérifié si elle n’avait pas verrouillé les
pistes qui menaient à elle.

Heureusement en vraie professionnelle de la violence qui


ne vivait que par et pour cette violence elle avait pensé à
tout, le risque que Valentin puisse révéler son identité et
son adresse pouvait momentanément être sorti du champ
de nos préoccupations et j’adressai un sms à Virginie :

– Pour A… tout est arrangé, fin de l’alerte, je vous expli-


querai demain !

Ce ne fut que plus tard que je réalisai la chose suivante :


pour m’avoir ainsi secouru aussi rapidement il avait fallu
qu’Adrienne me suive ou pire…m’espionne en piratant peut-
être mes communications ! Depuis quand me suivait-elle

235
sans que je m’en rende compte et pourquoi ? Des paroles
de Régis me revinrent en mémoire :

– « Adrienne nous protègera de nos ennemis mais qui


nous protègera d’Adrienne ? »

Et :

– « Même les monstres ont des sentiments. »

Je lui avais répondu :

– Dieu me garde d’inspirer des sentiments à Adrienne…

…Inspirer des sentiments à Adrienne ? Une petite angoisse


me vint en me remémorant ses larmes et son baiser esquissé,
n’était-il pas trop tard ? Certaines personnes en manque
d’affection peuvent se méprendre sur la signification de
marques d’affection prodiguées amicalement. Pour de
grandes sentimentales porteuses de fantasmes inassouvis
ou vivant quotidiennement certaines solitudes dures à
supporter, le câlin affectueux est souvent générateur d’une
émotion ambiguë qui voyage vite et loin dans les faubourgs
ou banlieues de leur esprit puis les amène parfois à croire,
à tort, vivre le prélude à une relation amoureuse…
Le « matricule 666 », bête de l’apocalypse, paraissait
répondre à la description : « porteuse de fantasmes inassouvi
et vivant une solitude extrême »… et j’ai toujours été trop
caressant !

236
Le quatrième pouvoir
1

Le lendemain matin les journaux et les réseaux sociaux


bruissaient d’une information qui égaya l’esprit des braves
gens, le spectacle des voyous qui s’entretuent a toujours
réjoui le bourgeois :

– Guerre des gangs ? Hier soir à Cannes deux dealers ont


été retrouvés inanimés près du square Mistral. Les deux
hommes sont à l’hôpital sous surveillance policière,
souffrant tous deux de commotion cérébrale leurs jours
ne sont pas en danger mais à leur sortie ils devront rendre
compte à la justice de la détention de cocaïne.

À 10 h je rencontrai Virginie sur le Parking du « Leclerc ».


Elle m’écouta avec intérêt, son œil s’alluma et un sourire
illumina son visage en apprenant que les précautions
apportées par Adrienne à cacher son identité et son adresse
rendaient l’enquête de Valentin Lemercier obsolète. Son
sourire s’épanouit lorsque je lui racontai en détail l’épisode
de l’agression des deux dealers mais il s’éteint rapidement
lorsque je lui demandai pourquoi elle me faisait suivre par
Adrienne. Elle parut fâchée :

– Vous êtes devenu fou ?

Puis se radoucissant :

– Pourquoi vous ferions-nous suivre par Adrienne ?


– C’est la question que je me posais.

238
– Alors ne vous la posez plus car la réponse est NON, nous
ne vous faisons pas suivre. Vous avez et nous avons
toujours joué franc-jeu les uns envers les autres et ces
messieurs ont toute confiance en vous !
– Merci et excusez-moi de ma réflexion idiote. Je suis
encore sous le coup de l’émotion de ce qui s’est passé.

Sa réflexion me dévoila sa contrariété :

– Je crains que vous n’ayez pas compris la nature profonde


d’Adrienne. Moi je la connais bien, si elle s’attache à
vous vous allez au-devant de gros problèmes… et nous
aussi. Sous son aspect barbare cette fille est une fausse
dure, elle a pratiquement le niveau affectif d’une chienne
abandonnée, d’un chien perdu sans collier. À la première
caresse elle vous reconnaîtra comme son maître, elle
vous adoptera et ne vous lâchera plus.

Ce que Virginie venait de dire et surtout sa manière de


le dire démontraient qu’elle n’éprouvait pas une grande
sympathie pour celle qui m’avait peut-être sauvé la vie…
mais elle avait sans doute raison ! Sa mise en garde concer-
nant le comportement affectif d’Adrienne me perturba et
je commençai à craindre que cette dernière ne me harcèle
et ne s’en prenne à ma femme.

239
2

Le même soir, « ces messieurs » experts en communica-


tion lancèrent une rumeur qui se répandit sur les réseaux
sociaux :

– Contrairement à ce qui est indiqué dans les journaux il


n’y a pas de guerre des gangs à Cannes. Le justicier a
encore frappé en sauvant de la mort un passant agressé
par deux dealers ! Il intervient partout maintenant,
serait-il doté du don d’ubiquité ?

L’expression « avoir le don d’ubiquité » se dit de quelqu’un


qui semble être partout à la fois, donc en quelque sorte avoir
un pouvoir divin. Le lendemain la rumeur était devenue
virale :

– Nul n’ayant le don d’ubiquité à part Dieu, le justicier


ne serait-il pas en train de faire des émules ? Pourquoi
ne pourrions-nous pas envisager que des dizaines de
justiciers ou de justicières se lèvent dans tout le pays ?

Curieusement, peut-être blasées les télés semblaient


moyennement, s’intéresser à ce sujet. Pour une fois ce fut
la presse écrite qui réveilla tout le monde, dix jours plus
tard Valentin Lemercier fit paraître dans Nice Matin un
article qui se voulait sensationnel, titré ainsi :

Je sais qui est « le Justicier » !

240
Son article, apparemment très documenté, reprenait toutes
les démarches du journaliste. Il parlait d’une entité secrète
composé d’une équipe d’enquêteurs menant des investiga-
tions, d’un tribunal caché où des jurés venus de la société
civile délibéraient puis prononçaient des verdicts en toute
illégalité mais en toute légitimité, sentences appliquées par
une femme prénommée Adrienne habitant rue Jean Gras à
Cannes à un numéro que je ne dévoilerai pas ici.

Le journaliste avait très intelligemment fait le distinguo


entre la notion d’illégalité et celle de légitimité puis il faisait
le bilan de notre action :

– Ce tribunal de l’ombre a évité des attentats contre la


cathédrale de Nice, contre le Pape, un massacre des
pèlerins de la place Saint-Pierre et des fidèles de la
mosquée de Drancy, évitant ainsi des centaines de morts
et le déclenchement d’une guerre civile et religieuse
entre catholiques et musulmans. Il a également sauvé la
vie de deux artistes de renommée mondiale ainsi que la
réputation de la France dans sa capacité à protéger les
artistes invités chez elle et l’existence même d’une des
seules manifestations permettant encore à la France de
rayonner dans le monde.

Bizarrement l’article, pourtant bien informé ne faisait


aucune référence à l’action réalisée contre « les sortants »
ce qui insinua quelques soupçons dans mon esprit.

Après les roses venaient quelques épines :

241
– S’il peut se vanter d’une belle efficacité dans la préven-
tion des attentats ce tribunal de l’ombre pose le double
problème de l’existence d’une justice préventive parallèle
et de la peine de mort. Que va faire le gouvernement ?

À mon avis l’article était bon, trop bon même, la plupart


des informations qu’il reprenait se révélaient être éton-
namment exactes, ce qui m’étonna beaucoup et m’amena
à penser que ces messieurs, suivant leur idée première,
avaient peut-être apporté un peu d’eau au moulin du jour-
naliste, faisant ainsi selon leurs dires « d’un inconvénient
un avantage ». Dans le public beaucoup considérèrent que
s’il existait vraiment, ce « tribunal de l’ombre » qui repré-
sentait une justice préventive était LA réponse au problème
de l’insécurité et du terrorisme. Malheureusement pour
Valentin, ses renseignements péchaient sur un point et il
se prit en pleine figure le pire camouflet qu’un journaliste
puisse recevoir. Dès la parution du journal des dizaines de
curieux se précipitèrent à l’adresse indiquée dans l’article
pour voir la fameuse « justicière »… or à cette adresse
habitait uniquement une nonagénaire encore très verte
qui dans un premier temps fut ravie de mettre un peu
d’animation dans sa vie et s’amusa beaucoup de toutes ces
visites puis fut obligé d’utiliser son manche à balai pour faire
déguerpir quelques intrus qui prétendaient fureter dans
son petit appartement pour débusquer notre « exécutrice
des hautes œuvres ».
L’information sur l’adresse de la prétendue justicière
étant fausse, toutes les révélations de Valentin Lemercier

242
commencèrent à faire l’objet de sérieux doutes, les insultes
et les menaces de mort à son encontre fleurirent sur X
anciennement Twitter. (À ce sujet, si un jour vous rencontrez
Elon Musk pourriez-vous lui demander pourquoi ayant
payé Twitter 44 milliards de dollars il a immédiatement
viré l’équipe qui faisait son succès et changé le nom qui
représentait pourtant la principale valeur du prix payé ? Il
est toujours intéressant de comprendre le fonctionnement
d’un esprit supérieur).
Puis les choses s’accélérèrent !

243
3

Deux jeunes radicalisés, l’un de nationalité russe et l’autre


de nationalité tadjik, soupçonnés de préparer une action vio-
lente sur le territoire français furent interpellés à Strasbourg
avec cinq autres personnes. Dans un tweet, le ministre de
l’Intérieur félicita les enquêteurs de la Direction générale
de la sécurité intérieure (DGSI).
Les deux jeunes furent mis en examen pour détention
d’armes et écroués. « Parallèlement et incompréhensible-
ment les cinq autres personnes qui résidaient en France ont
été remises en liberté sans poursuite à ce stade bien que
de nombreux éléments laissent penser qu’ils souhaitaient
également passer à l’acte et avaient un projet d’action
violente qui n’a pas été mis à exécution», indiqua une source
policière révoltée de cette décision de la justice.
Un communiqué du ministère de la justice rappela que
dans un État de droit on ne peut pas arrêter un citoyen qui
n’a rien à se reprocher (pour le moment).
Le projet d’action violente des cinq libérés se révéla n’être
pas une simple vue de l’esprit ou un fantasme de la police.
Leur arrestation éphémère précipita sans doute leur envie
d’agir qui se concrétisa trois jours plus tard par deux atten-
tats simultanés :

– Trois hommes poignardèrent plusieurs personnes venues


visiter le château de Versailles.

244
– Devant l’une des quatre entrées pour l’accès au Louvre,
celle de la pyramide, la file d’attente n°1 réservée aux
visiteurs sans billet fut mitraillé par un homme et une
femme.

Les deux attentats firent douze morts et une cinquantaine


de blessés, trois de cinq terroristes furent abattus par des
policiers de la BAC et les deux autres grièvement blessés.
Quand il fut établi que les cinq meurtriers étaient bien les
« libérés de Strasbourg » les réseaux sociaux s’enflammèrent
et demandèrent :

– Quitte à abattre les fous criminels pourquoi ne pas les


abattre AVANT qu’ils n’agissent ? Pourquoi la région
parisienne n’aurait-elle pas son tribunal de l’ombre
comme celui existant sur la Côte d’Azur ?

Ils furent relayés par les journaux et les chaînes de télé


commencèrent enfin à s’intéresser sérieusement au phéno-
mène. Certains partis d’opposition ayant répondu qu’une
justice préventive ne pouvait pas exister dans un État de
droit, la Cinq consacra à ce sujet une émission de C dans
l’air intitulée :

– L’État de droit serait-il devenu le droit de détruire l’état ?

Sur C-NEWS Pascal Praud posa la question un peu


différemment :

– L’État de droit est-il le droit pour un état de laisser


massacrer sa population ?

245
Un jeune commentateur politique récolta un joli succès
en publiant cette chronique :

– Les sociétés occidentales sont-elles devenues « l’idiot du


village » et se ridiculisent-elles en prétendant demander
à leur justice d’utiliser les règles de l’État de droit pour
s’opposer préventivement aux barbares qui nous tuent ?
La justice n’a pas vocation à faire face à ces nouveaux
dangers ! Compétente pour juger une personne accusée
d’une action qui s’est déjà produite elle se borne à « répa-
rer et présenter la note » alors que nous avons besoin de
« prévenir et empêcher ». Si le pouvoir judiciaire existant
n’est pas efficace pour neutraliser des hommes ou des
femmes prêts à commettre des crimes qui vont sans
doute faire des dizaines, voire des centaines de morts il
est de la responsabilité et du devoir de nos gouvernants
de concevoir une nouvelle réglementation et de créer
de nouvelles structures légères, capables d’anticiper
et de s’opposer au besoin par la force à cette menace.
Le gouvernement gagnerait sans doute à observer le
fonctionnement du « tribunal de l’ombre » de la région
PACA et de s’en inspirer pour créer enfin « un quatrième
pouvoir ».

Un quatrième pouvoir ? Le mot était lâché et vous allez


comprendre en quoi ce concept est révolutionnaire.
L’État de droit repose sur l’égalité des citoyens devant
les lois et la séparation des trois pouvoirs préconisée par
Montesquieu :

246
– Le pouvoir exécutif, chargé de mettre en œuvre les lois
et d’administrer l’État.

– Le pouvoir législatif qui élabore et vote les lois.

– Le pouvoir judiciaire qui veille à l’application des lois


et tranche les conflits entre les individus ainsi que les
litiges entre les individus et l’état.

Par leur nature même ces trois autorités en principe indé-


pendantes les unes des autres fonctionnent à leur rythme
et sont contraintes à respecter des temps de réflexion et
d’analyse. Si la sérénité et le recul sont souhaitables dans
un contexte apaisé, ces lourdeurs se révèlent incompatibles
avec une situation de danger extrême où à chaque instant
des terroristes peuvent frapper, situation qui demande des
facultés d’immédiate réactivité.

Dans une conjoncture tourmentée, agitée et particulière-


ment dangereuse on voyait donc parfaitement apparaître
la faille béante existant dans le dispositif protecteur de
nos États dits « de droit » et seule la mise en place d’un
quatrième pouvoir préventif, léger, réactif, efficace, serait
capable d’anticiper les menaces et de protéger les citoyens.

Un quatrième pouvoir « prophylactique » en quelque


sorte !

247
Le premier ministre annonça qu’un référendum serait
organisé le plus rapidement possible sur le thème :

– Souhaitez-vous qu’une justice préventive soit mise en


place ?

Montrant ainsi qu’il n’avait rien compris au problème posé


puisque par essence la justice ne peut pas être préventive…
ou qu’il avait trop bien compris et souhaitait transférer à
d’autres la responsabilité de l’impuissance actuelle de l’État,
à moins qu’il n’ait voulu étaler au grand jour le besoin de
réforme. Le Conseil constitutionnel fonça dans le piège tête
baissée et prévint que la question exprimée sous cette forme
étant anticonstitutionnelle le résultat du référendum, quel
qu’il soit, serait invalidé.
Alors le peuple descendit dans la rue.
Certains ressortirent leur gilet jaune, d’autres le bonnet
rouge et le samedi suivant (car le français ne révolutionne
que le samedi) la foule se dirigea vers le siège du Conseil
récalcitrant, 2 rue de Montpensier, 75001 Paris. Les consti-
tutionnalistes pris à partie répondirent :

– Nous sommes ici pour faire respecter la constitution, si


celle-ci ne vous convient pas il faut la modifier et nous
ne sommes pas compétents pour cela.

Pour apaiser les manifestants qui menacèrent alors de


se retourner contre elle la Présidente fit un beau discours
télévisé que je suivis d’une oreille distraite jusqu’à ce qu’elle
prononce une phrase que vous avez déjà entendu sortir de

248
la bouche du député aux cheveux blancs en tout début de
cette histoire, plusieurs fois reprise par diverses personnes
et qui fit « tilt » dans ma tête :

– On ne combat pas la folie furieuse avec les seules armes


de la raison ni le terrorisme aveugle avec le seul arsenal
des lois démocratiques ordinaires. Le fait de se défendre
n’a rien à voir avec la morale ou la vengeance, il s’agit
d’un droit et même d’une obligation sacrée envers notre
pays et nos familles.

À la fin de son discours elle reprit presque mot pour mot


le texte du dernier journaliste à avoir écrit sur le sujet,
montrant ainsi à travers ces « éléments de langage » que
tout avait été pensé depuis longtemps :

– Les sociétés occidentales sont devenues « l’idiot du


village » et se ridiculisent en prétendant demander à leur
justice de s’opposer préventivement aux barbares qui
nous tuent, or la justice n’a ni la vocation ni les moyens
de faire face à ces nouveaux dangers ! Compétente pour
juger une personne accusée d’une action qui s’est déjà
produite elle se borne à « réparer et présenter la note »
alors que nous avons besoin de « prévenir et empêcher».
Si le pouvoir judiciaire existant n’est pas efficace pour
neutraliser des hommes ou des femmes prêts à commettre
des crimes qui vont sans doute faire des dizaines, voire
des centaines de morts il est de notre responsabilité et de
notre devoir de concevoir une nouvelle réglementation
et de créer de nouvelles structures légères, capables

249
d’anticiper et de s’opposer au besoin par la force à cette
menace.
Elle s’interrompit, sembla hésiter puis se « jeta à l’eau » :

– Je demande donc au premier ministre et à son gou-


vernement de réfléchir à la création d’un quatrième
pouvoir chargé d’assurer la protection des citoyens.
Après consultation des deux chambres et approbation
des citoyens qui seront appelés à donner leur avis par
référendum un projet de révision de la constitution sera
engagé .

J’eus alors la preuve de ce que mon intuition me suggérait


depuis longtemps :
– Toute cette opération, ou plutôt cette manipulation, avait
été conçue au plus haut niveau de l’état.

250
4

En ce 21e siècle fou où les théories du complot fleurissent,


chacun y va de sa paranoïa : la terre est plate, les pyramides
ont été construites par des extraterrestres, les chambres à gaz
d’Auswitch n’ont jamais existé, les Twins Towers n’ont pas
été détruites par des avions le 11 septembre 2001, le Covid
est une invention du gouvernement etc… alors pourquoi
ne développerais-je pas moi aussi ma petite mythomanie ?
Voici ce que mon imagination me suggéra :
La manipulation dont je me retrouvai être partie prenante
sans le savoir me paraissait particulièrement bien menée,
vous allez comprendre. Imaginez qu’un parti considéré
comme étant d’extrême droite arrive à la tête de l’état et
décide de créer un nouveau pouvoir, totalement illégal dans
l’état actuel de notre constitution et qui serait habilité à s’en
prendre à des innocents… c’est-à-dire qui s’autoriserait sur
la foi de simples soupçons à frapper des individus réputés
innocents avant qu’ils aient commis un délit ! Des centaines
de milliers de personnes seraient descendues dans la rue
pour s’y opposer, non ?
Après avoir promis de régler le problème du terrorisme et
de l’immigration sauvage puis avoir pris conscience de leur
impuissance à apporter une réponse, la nouvelle présidente
et son premier ministre s’étaient servis de nous pour mettre
en place le tribunal de l’ombre, structure expérimentale
anonyme et sans danger pour eux par laquelle ils avaient

251
tout à gagner… et nous tout à perdre au cas où l’expérience
aurait mal tourné. Ce tribunal ayant démontré son effica-
cité et ses capacités à s’opposer avec succès aux menaces
terroristes, ils révélèrent peu à peu au public l’existence de
cette solution, puis transférant au conseil constitutionnel
la responsabilité de montrer l’inadéquation des pouvoirs
existants à la résolution du problème ils s’arrangèrent pour
sembler céder à la pression populaire.

Les justiciers masqués ont toujours exacerbés les fantasmes


des honnêtes gens, les mêmes centaines de milliers de
personnes qui se seraient opposés à leur projet en une autre
circonstance descendirent dans la rue pour réclamer la créa-
tion de ce pouvoir nouveau qui leur semblait être le remède
ultime à l’insécurité ambiante et dont ils croyaient avoir
maintenant un besoin pressant et une envie irrésistible !

Complotisme ou réalité ? À vous de juger ! Pour ma part,


comme l’enfer est dit-on pavé de bonnes intentions, si
l’action d’un tribunal occulte ayant démontré la légitimité
et la pureté de ces intentions s’est révélé utile, l’idée même
de la création de ce quatrième pouvoir m’inquiète. On peut
l’imaginer comme étant la meilleure des solutions s’il se
borne à protéger les citoyens mais la pire des abominations
s’il se retrouvait entre les mains d’un état totalitaire qui
s’en servirait pour surveiller et contrôler la population.
Mis entre de mauvaises mains il pourrait nous plonger
dans le plus cauchemardesque des mondes s’il n’était pas
strictement réglementé et contrôlé !

252
Dès le lendemain du discours de la Présidente, « ces
messieurs » craignant sans doute que la lumière braquée
sur nous illumine leur « tant belle face » et souhaitant
selon leur jolie expression « que l’anonymat de chacun soit
conservé », nous demandèrent de suspendre les activités
de notre tribunal de l’ombre. Quelques députés de l’oppo-
sition ayant exigé que les membres de ce tribunal et celle
que les gens continuaient à nommer « le justicier » soient
formellement identifiés, arrêtés et traduits en justice pour
leurs crimes une foule immense prit d’assaut l’hémicycle
de l’Assemblée nationale et ne se retira qu’après avoir reçu
l’assurance qu’une loi d’amnistie concernant les agissements
du tribunal de l’ombre et ceux du justicier serait votée et
approuvée par le parlement.
Je n’ai pas revu Nathalie, « l’héroïne lumineuse » de cette
histoire, ce qui me chagrina. Je ne saurai jamais comment
elle arrivait à hausser un sourcil après l’autre et je ne ver-
rai jamais bouger ses oreilles indépendamment l’une de
l’autre… Elle fait désormais partie de l’organisme chargé
de réfléchir à la conception et à la mise en place de ce
quatrième pouvoir que l’on commence à nommer « le
pouvoir prophylactique » et à ce titre elle est sans doute
devenue trop sage pour s’amuser de ces folies de gamins.
C’est bien dommage pour nous deux car « vivre sans folie
n’est pas très sage ».
Puis il y a pour moi le « mystère Adrienne », du nom de
notre autre héroïne, ténébreuse celle-là. Un mois plus tard
les journaux nous apprirent qu’un squat situé rue d’Angle-
terre à Nice avait brûlé entièrement dans la nuit. Dans les

253
cendres on retrouva deux corps. Le premier fut reconnu
comme celui d’un SDF bien connu pour être défoncé au
crack jour et nuit, le second corps était méconnaissable et
tellement calciné que la police scientifique ne put l’identifier.
Les seules certitudes absolues que nous eûmes furent que
la personne gisant là avait été exécutée d’une balle dans
la tête avant le déclenchement de l’incendie. La balle fut
retrouvée mais aucune arme n’étant présente sur les lieux
il fut établi qu’il ne pouvait s’agir que d’une exécution
et les poumons du cadavre n’étant pas remplis de suie
on pouvait être certain que cette exécution avait eu lieu
avant l’incendie… incendie peut-être allumé pour faire
disparaître toute possibilité d’identifier le corps. Je crains
que ce cadavre ne soit celui d’Adrienne. J’espère tout de
même me tromper et quand parfois il me semble entendre
le rugissement d’une moto qui s’arrête quelques secondes
devant mon portail puis disparait, mon cœur bat plus vite,
autant de joie de l’imaginer vivante que de la crainte des
effets de sa vénération de « chien perdu sans collier ». Elle
est, ou était, de ces êtres à qui on refuse parfois de donner
toute l’affection que l’on aimerait leur offrir de crainte d’être
dévoré par un attachement disproportionné en retour !
Régis et moi prîmes alors conscience qu’étant les seules
personnes de la société civile à connaître le nom des concep-
teurs de l’opération nous étions peut-être en danger…et le
fait d’apprendre que le squat où vivait Adrienne ait brûlé
très à propos n’était pas pour nous rassurer. Ces messieurs,
ne voulant sans doute pas prendre le risque qu’un jour leurs
noms soient« jetés en pâture » aux médias, en particulier

254
pour l’affaire de l’inoculation d’une maladie mortelle à des
prisonniers libérables, crimes qui semblaient être « pas-
sés sous les radars médiatiques » jusqu’à ce jour, avaient
peut-être décidé de « faire le ménage » pour se protéger. Il
nous parut alors plus sûr de « souscrire l’assurance-vie »
conseillée par Nathalie. Comme celle-ci l’avait souligné,
souscrire une assurance-vie n’a jamais fait mourir personne
sauf quelques vieux maris très riches qui s’attardent un
peu ici-bas ou certaines femmes un peu trop emmerdeuses.
Avant de prévenir « ces messieurs » de l’existence de mon
récit j’ai donc fini de relater honnêtement cette histoire
sans exagérer notre importance et en montrant bien nos
réticences puis notre adhésion raisonnée au projet. Plusieurs
enveloppes contenant la version complète de cette histoire
comportant les noms des commanditaires, les dates, les
détails concernant le tribunal de l’ombre, tout ce qui peut
crédibiliser mes affirmations, sont déposés chez mon notaire
qui a reçu mission de poster ces enveloppes portant l’adresse
de trois journaux parisiens et celle de la police s’il arrivait
malheur à Régis et/ou à moi : accident, agression, chute d’un
sixième étage ou suicide… la liste n’étant pas limitative !
« Ces messieurs » se montrèrent chagrins d’apprendre notre
méfiance, et la main sur le cœur jurèrent n’avoir jamais eu
de mauvaises pensées à notre encontre. Tant mieux !
Ayant retrouvé ma sérénité grâce à la promesse d’amnistie
et à mes précautions envers « Eux », s’il me reste quelques
années de vie avant de rejoindre le Valhalla (paradis des
Vikings) j’écrirai sans doute encore deux ou trois livres qui
vous réjouiront peut-être. Je vais poursuivre mon chemin,
anonyme et heureux de l’être, ni fier ni honteux d’avoir

255
participé aux actions du tribunal de l’ombre. Comment
serais-je fier d’avoir contribué à la neutralisation de mes
frères humains malheureusement attirés par le côté obscur
ou animal de notre humanité… et pourquoi aurais-je honte
d’avoir exercé mon droit de défendre légitimement mon
pays ? Quant à la mise en place de ce quatrième pouvoir,
s’il existe un jour je ne saurais discerner s’il s’agira d’un
progrès civilisationnel, d’une chance pour notre société en
perdition ou d’un monstre qui comme Cronos dévorera ses
enfants, l’avenir nous le dira. J’imagine que Nathalie saura
prendre toutes les précautions nécessaires.
Toutefois certains éléments de cette histoire me chagrinent
et m’empêchent souvent de dormir. Après avoir vécu ce
que je viens de vivre il me vient à douter que Dieu nous
ait vraiment créés à son image, s’il nous ressemble c’est à
désespérer de tout… et ayant été confronté à des projets
criminels tous plus fous les uns que les autres je me pose
cette question : même le plus petit d’entre nous joue vrai-
semblablement un rôle important dans la création divine,
alors comment et pourquoi des humains peuvent-ils se
transformer en bêtes sauvages et faire obstacle aux projets
du créateur… en invoquant son nom ? Comment peut-on
prétendre rendre grâce à un créateur en tuant ses créatures ?
au nom de ce même Dieu qui commanda :

– Tu ne tueras point ?
Si vous avez la réponse belle lectrice, j’aimerais la connaître
Fin

À Montauroux (Var) ce 28 janvier 2024 à 23h25 ! C’est fini… Mais tournez tout de même la page.

256
Une petite douceur juste pour vous, jolie lectrice.

Si je rêvais de vous ? vous seriez Cendrillon


Dansant dans la lumière tel un beau papillon,
À minuit vous fuiriez en perdant vos pantoufles,
Je vous rechercherais jusqu’à mon dernier souffle

Si de vous je rêvais ? vous seriez Jeanne d’Arc


Boutant tous les Anglois de France tout à trac.
Je saisirais Cauchon pour le mettre au bûcher
C’est lui qui partirait vers le ciel en fumée.

Si je rêvais de vous ? vous seriez ma Cosette,


En tremblant dans la nuit vous puiseriez de l’eau,
Aux mains de Thénardier je paierai votre dette
Je serais Jean Valjean et porterais le seau.

Si de vous je rêvais ? vous seriez ma Guenièvre,


Arthur et Lancelot pour vous s’entretueraient.
Votre regard sur moi déclencherait ma fièvre
Sur mon blanc destrier je vous enlèverais.

258
Si je rêvais de vous ? vous seriez cette belle
Qui se piqua au doigt et soudain s’endormit.
Avant que d’un baiser prince ne la réveille
Cent ans au sein d’un bois profond elle dormit !

Si de vous je rêvais ? Blanche-neige seriez-vous,


Et moi un petit nain qui vous cajolerait
vous poseriez un baiser chaste sur ma joue
et malicieusement m’appelleriez « simplet ».

Si je rêvais de vous ? seriez le Chaperon


Rouge ou vert je ne sais car je suis daltonien.
Tirant la chevillette, bobinette en ma main
Cherrerait tout de go pour ouvrir la maison.

Si je rêvais de vous ? Quittant votre « peau d’âne »


Corps nu sous la fourrure, yeux fiévreux, peau dorée,
Vous auriez bien du mal à calmer sous mon crâne
La tempête qui souffle juste à vous regarder.

Si de vous je rêvais ? vous seriez fée Clochette


Ce petit bout de femme qui virevolte au vent,
Ce concentré d’amour qui va, vient et volète,
Son joli petit corps est aussi beau qu’un grand.

259
Si je rêvais de vous ? Seriez Ma Favorite
Comme le fut naguère la belle Montespan
Car Il fallait bien sûr à la fin que je cite
La plus friponne alors des coquines d’antan.

***

Malheureusement ces femmes de jadis ne sont plus ce qu’elles


étaient :
Cendrillon en baskets s’en va courir au bois,
Jeanne d’Arc conduit le camion des pompiers,
Guenièvre dans « Voici » nous confie ses émois,
Cosette vend du vin au super marché.

Si la Belle au bois va ce n’est pas pour dormir,


elle se couche parfois mais entre deux amants,
Deux amants c’est beaucoup et souvent c’est bien pire
Car aujourd’hui les belles vivent intensément.

Blanche neige en secret joue au lancer de nains,


Elle a tourné je crois dans un film porno
Qui eut bien du succès : « blanche fesse, sept mains »
Et plus d’un homme ici fantasme sur sa peau.

260
Le Chaperon, dit-on, n’a pas eu peur du loup
Qui avait grandes dents, grandes mains, grande queue,
mais la déshabilla avec des gestes doux.
Dans le lit de mère-grand, ils furent amoureux.

Je n’ai pas rêvé d’elles mais j’ai songé à vous


Vous feuilletiez mes livres, des yeux les caressiez
Et foin de Jean Valjean, des princes et chevaliers,
J’écris, vous me lisez et c’est déjà beaucoup !

J’ai franchi des rivières des monts et des vallées


Le vent dans la forêt m’a longuement parlé
Il m’a soufflé ce livre je vous l’offre à genoux
« et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux »

***

Hier au soir j’ai rêvé, cela ne vous étonne,


Et ce fut de Brassens, guitare sur les genoux.
Lisant ces quelques mots en riant un bon coup
La pipe entre les dents le voilà qui entonne :

261
« Et bien messieurs qu’on se le dise
Les belles dames de jadis
Sont de satanées polissonnes
Plus expertes dans le déduit
que bien des femmes d’aujourd’hui
et je ne veux nommer personne ! »

Il conclut en disant « j’aime bien tes poèmes


Tes vers sont étranges mais ils sont amusants »
Je répondis alors « mes vers sont bohèmes,
car libres comme l’air et je les sème au vent » .

« Et tant que je vivrai j’écrirai les histoires


De ces femmes qu’on aime quelques instants secrets,
Du Vieux et sa casquette, d’un tunnel tout noir,
D’Eden ou Patricia… j’écris ce qui me plait ».

Je crois, jolie lectrice, qu’en découvrant ces rimes


Il est probable alors qu’enfin vous compreniez :
Dans toutes mes histoires, quelle qu’en soit l’héroïne
L’héroïne c’est vous…mais vous vous en doutiez !

262
***

VOILA, C’EST ARRIVÉ.


Ce soir j’ai inscrit le mot « fin » au bas de la dernière
page de ce thriller… et comme toujours, après avoir écrit
le mot fin en bas de la dernière page d’un manuscrit je suis
malheureux.
J’ai vécu quelques mois complètement fous, chaque nuit
j’avais des rendez-vous mystérieux avec les jurés de ce
« TRIBUNAL DE L’OMBRE », je rencontrais secrètement
Nathalie, Adrienne et tous ces autres gens troubles, glo-
rieux, tristes, dramatiques, touchants, amusants, toujours
surprenants… humains quoi !
Ils ont croisé ma route et ils m’ont horrifié, passionné,
amusé… et soudain je suis seul. Ces personnages ont exercé
leur droit de libre arbitre et sont partis loin de moi, telles
des créatures ingrates reniant leur créateur.
Demain et chaque jour je le sais bien, je ne pourrai résister
à l’envie d’ouvrir mon manuscrit pour relire avidement des
bribes de cette histoire extraordinaire, comme les parents
entrouvrent quelquefois la porte des chambres vides de
leurs enfants partis construire leur propre monde, espérant
secrètement faire resurgir les jours heureux où ils étaient
encore là et avaient besoin d’eux.
Subitement j’ai une angoisse, je n’ai pas envie que ce
livre soit abandonné entre les mains d’inconnus qui ne le
comprendraient et ne le chériraient pas. Il faut pourtant

263
que j’accepte qu’il vive maintenant sa vie : il ne m’appar-
tient plus et sur lui le regard des lecteurs, je l’espère, sera
bienveillant.
Certains d’entre vous, les plus nombreux souhaitons-le,
diront :

– J’ai beaucoup aimé, merci de nous avoir concocté cette


friandise.

D’autres, moins convaincus, suggèreront poliment :

– C’est spécial.

D’autres enfin n’apprécieront tout simplement pas mon


univers et je les haïrai comme un père qui ne supporte pas
que l’on ne trouve pas son enfant le plus beau du monde
mais quelle que soit votre opinion il me faut maintenant
tourner la page au propre comme au figuré et accepter que
ce livre, cette partie de moi-même, soit désormais à vous.
Belle lectrice, gentil lecteur, prenez en soin : c’est mon
bébé !

Serge

264
Lire c’est vivre des aventures
extraordinaires

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• Le serpent qui siffle dans ma tête.
• L’ange de la mort est assis sur mon banc.
• Ainsi soit-elle.

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Nouvelles.
– 22 histoires exquises. Nouvelles.
– Méfiez-vous du Vieux qui porte une casquette à
carreaux sur la tête. Thriller fantastique.
– À toutes les femmes qu’on aime pendant quelques
instants secrets. Thriller.
– La prophétie de Valentine. Thriller fou.
– L’homme qui avait vu l’Au-Delà. Thriller.
– Eve, Voyageuse de l’Au-Delà. Thriller.
– De l’autre côté du tunnel. Thriller
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Réédition 2022

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Réédition 2022 Réédition 2022
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Table des matières

Propos préliminaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Adrienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Le premier jour de l’Apocalypse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Les sentinelles de la liberté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Le Tribunal de l’ombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
Première affaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Seconde affaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

269
Troisième affaire : Les Sortants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
6 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170

Questions au gouvernement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .171

Quatrième affaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177


1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
Benjamin Brocka . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .191
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208
Valentin Lemercier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .211
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
Le quatrième pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .237
1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251

270
Achevé d’imprimer en mars 2024
par www.copy-media.net
Avenue de Guitayne - 33610 CANÉJAN
Dépôt légal : mars 2024

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