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Kal Chitel

Betterave

Roman
Aux trois frangins
Betterave. Racine charnue, très
grosse, qui fournit un aliment agréable et
nourrissant, et de laquelle on retire un
sucre identique avec celui de la canne.
Familièrement, avoir le nez rouge comme
une Betterave, avoir le nez très rouge et
bourgeonné.

Littré
MONTÉE
La plupart des erreurs sont commises
avant même de démarrer le swing.

Harvey Penick
1

17h15. Ranville.

Pourquoi j'ai joué le driver ? Furieux contre moi-même, je


chasse cette pensée de mon esprit, baisse ma vitre, tend la main,
appuie sur l'interphone. Dans un couinement, la caméra de contrôle
change d’angle, zoome sur ma plaque d'immatriculation.
- C'est bien mon Pierrot, t'es à l'heure, retentit la voix de
François.
- J'ai baisé toute la nuit.
Un sourire se fait entendre à travers le haut-parleur.
- Qui ?
- Ta mère.
Ravalant sa colère, François déclenche l’ouverture du portail.
D’une indifférence à toute épreuve, je desserre le frein à main,
m’engage dans l’allée. Au loin, deux coups de fusils claquent. L'été,
en Normandie.
2

17h18.

Entouré par ses deux chiens, François m'attend sur le perron. A


ma vue, il lève la main droite, paume en avant, et vient à ma
rencontre. Sa démarche volontaire ne masque pas les cernes qu’il a
sous les yeux, comme s’il avait mal dormit à cause de la pleine lune.
Pris d'une bouffée d'amour, je me gare à côté du Q7, coupe le
contact, bondis hors de ma voiture, lève le poing pour le frapper au
visage mais au dernier moment je retiens mon geste et l'embrasse.
- Ça va, Lapin ?
- Ça va, mon Pierrot, merci de demander. Et toi ?
- Je suis content de te voir.
- Moi aussi.
- T’as une petite mine.
- J’ai mal dormit à cause de la pleine lune.
- En tout cas, tu maigris pas.
- Je suis tout le temps au resto.
Pour donner du poids à mon insulte, j'écarquille les yeux et
gonfle mes joues.
- Gros sac !
Satisfait de lui-même, François place son double-menton et son
profil de femme enceinte en contre-jour, joint les mains sur son
ventre et me demande d’une voix étonnamment douce :
- Tu veux savoir ce que j'ai mangé ce midi ?
- Je m'en branle.
- T'as tort.
- T'es rentré à quelle heure ?
- Six heures. J'ai bossé toute la journée à mon bureau. J'avais
plus de cinq-cents mails en retard.
Je veux lui demander quelque chose mais François
m'interrompt.
- Plus de cinq-cents !
- Vous avez dîné où ?
- A la Tour d'Argent.
- C'était bien ?
Avec gourmandise, François forme un cercle avec le pouce et
l'index.
- Top !
- T'as fais un bisou à Tibor de ma part ?
Les yeux mi-clos.
- J'ai pris un canard au sang...
- T'as fais un bisou à Tibor de ma part ?!
En signe d'apaisement.
- Oui, mon Pierrot, j'ai fait un bisou à Tibor de ta part.
Le mensonge se lit sur le visage de François.
- D'ailleurs, il t'embrasse.
Pas dupe, je préfère changer de sujet.
- J'ai fait le Grand Prix de Caen.
- Je croyais que tu voulais plus les voir ? s’étonne François à
juste titre.
- J'ai fait un effort.
- T'as bien joué ?
- J’ai gagné.
- C’est vrai ?
- A ton avis ?
- Je suis fier de toi, mon Pierrot.
Fidèle à ma ligne de conduite, j’accueille l’enthousiasme de
François d'un geste désabusé.
- Y avait que des pines.
- T'as joué combien ?
Parce que je savais qu'il poserait la question.
- Zéro le samedi, moins quatre le dimanche.
Expression hébétée.
- T'as... t'as joué moins « quatre » ?
Léger mouvement d'épaule.
- Les bogeys, ça sert à rien.
Trente-cinq d'index depuis plus de vingt ans, François agite les
bras en une vague imitation de swing de golf, se bloque dans la
descente, me coule un regard inquiet.
- C'est dur, Bellême ?
- Y a pas de parcours.
- Je sens que je vais encore jouer comme une merde.
Les mots se frayent un chemin à travers mes lèvres.
- Ça changera le jour où tu t’intéresseras à ton sport.
- Pourquoi tu dis ça, mon Pierrot ?
D’un air menaçant, je pose un doigt sur la poitrine de François.
- Tu t'intéresses pas à ton sport.
- Si, je m'intéresse à mon sport ! réagit-il avec une vigueur
inattendue.
- Tu t'intéresses à ton sport ?
- Oui, je m'intéresse à mon sport !
- C'est quoi un birdie ?
- Quand tu fais... quatre au lieu de cinq ?
- Bien.
François décolle ses talons du sol, me toise d'un regard
triomphant.
- Tu vois que je m'intéresse à mon sport !
- C'est quoi un eagle ?
- Quand tu fais... trois au lieu de cinq ?
- Bien.
François se rengorge, comme s'il venait de gagner les quatre
majeurs à la suite.
- Ha ha ha !
- C'est quoi un albatros ?
D'un ton supérieur.
- Quand tu fais deux au lieu cinq !
- Bien.
Un geste qui ne veut rien dire.
- Et bam !
- C'est quoi un goéland ?
Grisé par son succès, François exécute un petit pas de danse et
chantonne d'une voix aiguë :
- Quand... tu... fais... un... au... lieu... de... cinq...
- Stupido !
- C'est pas quand tu fais un au lieu de cinq ?
- Je l’ai inventé.
- Quoi ?
- Le goéland.
- C’est quoi, alors, quand tu fais un lieu de cinq.
- T'as déjà vu un trou en 1 sur un par 5 ?
Comme pour remettre de l'ordre dans ses pensées, François
ferme les yeux et secoue la tête.
- Tu m’embrouilles, mon Pierrot…
3

17h25.

Plus déterminé que jamais, François me précède d'un pas rapide


à travers les couloirs surchargés.
- Fait pas gaffe au bordel, me dit-il en rééquilibrant son Traître
Cardron représentant un chinetoque qui trait une vache, ma femme
de ménage est malade.
- Tu l'as mise enceinte ?
- Arrêtes tes conneries !
- Et la tzigane ?
- Pas de nouvelles.
En lisière de cuisine, François s'arrête si brusquement que je me
cogne contre lui, bite à cul. Pas gêné pour deux sous, il se retourne,
lève la main droite et s'en frappe le front avec la paume.
- Faut que je te montre un truc, mon Pierrot !
Sur ces mots, il part comme une flèche.
4

17h30.

J'en profite pour enlever le chewing-gum collé sous une de mes


semelles. Le souffle court, comme après un marathon, François se
matérialise dans l’embrasure de la porte avec un chapeau blanc, un
tablier blanc et une paire de gants blancs : une médaille brille à son
revers.
- Mes habits de franc-maçon ! lance t-il fièrement en faisant
claquer ses doigts maladroitement.
Sans réaction de ma part, il me fixe au fond des yeux, comme
s'il pouvait deviner mes pensées.
- T'aimes bien ?
- T'as l'air d'un clown.
- Le vénérable maître a parlé de toi, à la dernière tenue.
- En mal, j'espère ?
Le regard que François me lance est plein de sous-entendus.
- Il aimerait beaucoup que tu nous rejoignes.
- Plutôt crever.
Le regard plein de sous-entendus laisse place à une moue
implorante.
- Pour me faire plaisir, mon Pierrot.
Mes yeux brillent d'une lueur sadique.
- Plu-tôt cre-ver.
5

17h35.

Soudain, le visage de François s'éclaire.


- Je t'ai pas dit, on a un nouveau frangin.
- C'est tous des cons.
- T'as baisé sa femme.
Mon intérêt se réveille ; je redresse le menton d'un mouvement
brusque.
- C'est qui ?
L'air mystérieux.
- Ha ha...
L'air énervé.
- C'est qui ?!
- Caroline de Saint-Sulpice.
Un frisson parcourt ma bite.
- C'est avec elle que je me suis dépucelé.
- Je sais, mon Pierrot, c'est pour ça que je t'en parle.
- Elle était bonne quand elle était jeune.
- Je l'ai vue au feu de la Saint-Jean, elle mérite encore son coup
de bite.
- A quatorze ans elle se faisait enculer.
Moue d'étonnement.
- Non ?
Regard pénétrant.
- Si.
Sans même qu'il en ait conscience, François ricane :
- La petite puuute...
- A douze ans elle suçait des bites.
- Pas…
François manque s'étouffer.
- … pas à « douze ans » ?
- Peut-être même à dix.
Je ne mens pas et j'ai l'impression de mentir.
- Comment il est son mari ?
- Con comme un manche.
- Développe.
- Il est passé sous le bandeau. J'ai jamais entendu des réponses
aussi débiles. On se regardait tous avec les frangins.
- Qu'est-ce qu'il a répondu ?
Le visage de François change d'expression.
- Qu’est-ce qu’il a répondu ?
Enfermé dans son mutisme, François passe deux doigt devant
ses lèvres, mime la fermeture d'un zip.
- J'ai pas le droit d'en parler, mon Pierrot.
Avec un air de conspirateur.
- Je peux me faire tuer.
- Tu m'en a trop dit.
Après avoir jeté un regard à la ronde pour s'assurer que
personne n'écoute.
- Tu le gardes pour toi ?
- Ça sortira pas d'ici.
6

17h45.

Tandis que les combats s’intensifient sur le front russe, ici, à


Ranville, la cafetière se remplit de liquide noir. D'humeur festive,
François tend le bras vers le placard.
- Un demi sucre, mon Pierrot ?
- Bravo.
- Tu vois que je te connais.
- Mouais...
- Ah si !
- Tu lis quoi en ce moment ?
- Si tu crois que j'ai le temps de lire.
- T'auras bien le temps de crever.
- C'est pas demain la veille.
- Détrompes-toi, Lapin. La vie est un oiseau qui traverse une
pièce dont les fenêtres sont ouvertes. Pfft. C'est déjà fini.
- Il est bien ce proverbe.
- C'est un aphorisme. De Marguerite Yourcenar.
- C'est qui celle-là ?
- Première femme élue à l'académie française.
- Connais pas.
Fier de son ignorance, François referme la porte du placard,
casse un morceau de sucre en deux.
7

17h47.

- Fais gaffe, mon Pierrot, c'est chaud.


Concentré sur sa tâche, François pose les tasses sur la table,
approche sa chaise de la mienne, s'assied avec raideur.
Nos cuisses se touchent.
Après m’être décalé de quelques centimètres, je noie le demi-
sucre dans mon café, tourne la cuillère, trempe mes lèvres, félicite
François.
- Il est bon ton café.
- C'est du cubain, s’enorgueillit-il sans pouvoir s’empêcher de
préciser avec sa classe habituel : plus de cinq cents euros le kilo.
- Ils sont où tes gamins ?
- Antonin est chez sa copine, dans la Manche. Gaspard est à la
chasse, en Sologne. Saturnin est chez sa mère.
- Ça va, Antonin ?
- Je le vois jamais.
- Et sa Prépa ?
L'expression de François se teinte de fierté.
- Rien à dire.
Pour ménager son effet, il chuchote :
- C'est le premier de sa promo.
- Il fait quoi l'année prochaine ?
- Il va en Suède.
- Qu'est-ce qu'il va foutre en Suède ?
- Un stage. Dans un super haras.
Les lèvres de François se tordent ; il ricane dans un frisson :
- Il est comme son père, il va taper dans l'est.
- Et Saturnin ?
- Il fait que des conneries, c't'animal-là !
- Qu'est-ce qu'il a encore fait ?
- Il s'est fait virer deux jours de Saint-Paul.
- Non ?
- Si je te le dis, mon Pierrot !
- Pourquoi ?
- Il a fait le mur pour aller bouffer un Kebab en ville avec des
potes.
Les yeux à moitié fermés, François joint les mains dans un
geste d'impuissance.
- Un kebaaab...
- Il est en quelle classe ?
- CM 2.
- Ça promet.
- J'étais pire à son âge.
- La Gégé devait être folle.
- Elle m'a prit la tête au téléphone.
- Pour changer.
- Je lui ai raccroché au nez.
- Je suis fier de toi, Lapin.
- Merci, mon Pierrot.
- Et Gaspard ?
D'un ton sec.
- Il a encore changé de bagnole.
- « Encore » ?
- La huitième en un an.
Le visage de François se comprime.
- Que des neuves.
- Qu'est-ce qu'il a pris ?
- Une Tesla.
- Il s'emmerde pas.
- La plus chère.
- C'est toi qui paye ?
- C'est lui.
- Comment il fait ?
- Il a plein de fric depuis le Cornulier.
- Ah oui ! Et son traitement ?
- En ce moment, il prend quinze médocs par jour.
Mi-admiratif mi-envieux, je siffle entre mes dents.
- Pas mal...
- Il dit que j'ai gâché sa vie.
- C'est un manipulateur.
- Je sais, mon Pierrot.
- Doublé d'un psychopathe.
- Je sais, mon Pierrot.
Le visage décomposé, François fait un mouvement pour se
lever, hésite, reste assis.
- Si tu l'avais violé quand il était gamin, ça serait un tueur en
série.
Profonde inspiration attristée.
- Je sais, mon Pierrot...
8

17h50.

- T'en es où du divorce ?
La colère déforme la posture de François.
- Maintenant, elle me demande un million cinq.
En soutien, je lui offre mon plus beau sourire.
- Tu t'en branles, t'es pété de thunes.
- Ça fait quand même mal au cul.
- Tu lui as fait une proposition ?
- Un million deux. Cash. Elle a refusé.
Outré par l'aveuglement de François, je me redresse sur ma
chaise.
- Tu m'étonnes, elle te prend vingt mille tous les mois en
pension alimentaire !
Avec son bon sens paysan.
- Comme dit mon père : elle est arrivée en slip, elle va repartir
en vison.
Je me rassieds.
- Ça va, tes parents ?
- Ils sont au pôle nord.
- Qu'est-ce qu'ils foutent au pôle nord ?
- Une croisière gastronomique.
- Combien de temps ?
- Deux semaines.
Le temps de digérer l'information.
- Ta mère... a réussi à emmener ton père... deux semaines en
vacances... au « pôle nord » ?
Sourire en coin.
- Il avait des trucs à se faire pardonner.
- Ça devait être un sacré dossier.
- On est des chauds dans la famille.
- A ce propos, t'as des nouvelles de ton cousin ?
A l'évocation d'Olivier, François tressaute comme s'il recevait
une décharge électrique.
- Alors lui il s'emmerde pas ! crache t-il entre ses dents en
serrant les poings, l'air mauvais.
- Il est où en ce moment ?
Le visage de François n'est plus que mépris.
- Il est parti deux semaines à l'île Maurice ! Il revient deux
semaines en France ! Il repart deux semaines en Thaïlande ! Il revient
deux semaines en France ! Il repart deux semaines à Bali !
N'écoutant que mon courage, j'ouvre la bouche pour défendre
Olivier, la referme, invite François à continuer.
- Il revient deux semaines en France ! Il repart deux semaines
en Tanzanie ! Il revient deux semaines en France ! Il repart deux
semaines à New-York !
- Après, on va au Lavandou, conclue-je d'un ton détaché.
Défiguré par la haine, François envoie dans l'air un crochet du
droit.
- Il a plus d'argent que moi !!!
Pour le ramener à la raison, je tire un billet imaginaire de mon
portefeuille, l'agite sous son nez.
- Tu veux cinquante euros ?
Bavant presque, il baisse la tête et met ses mains en coupe.
- Je veux bien, mon Pierrot.
Loin de ces contingences matérielles, je lui en fait l'aumône.
- Et n'y reviens pas.
9

17h55.

Mal à l'aise, François se tortille sur sa chaise.


- J'ai fait une connerie, mon Pierrot.
- Je t'écoute.
- J'ai rebaisé Bela.
Les yeux exorbités, je fais semblant de ne pas comprendre.
- Pardon ?
- J'ai rebaisé Bela.
Je fixe François d'un œil noir mais il poursuit avec
précipitation :
- T'aurais été fier de moi, j'ai assuré comme une bête !
- Tu l'as baisée quand ?
- Cette semaine.
- A ton hôtel ?
- Chez elle. Sur son canapé. Elle a une super baraque sur les
hauteurs de Budapest. Ça te plairait.
- Il était où son mari ?
- De garde. Toute la nuit.
- Et sa fille ?
- Dans sa chambre. A l'étage.
Regard fixe.
- Tu l'as baisée pendant que sa fille était dans sa chambre ?
- Elle dormait.
Passé la stupeur, je lève un doigt en signe d'avertissement.
- Toi... Lapin... un de ces jours... il va t'arriver de gros gros
problèmes...
Le corps tremblant de tension, François agite la main comme si
elle était en feu.
- J'arrivais pas à débander, elle a joui trois fois !
Un éclat de rire s’échappe de moi.
- Charlot !
Trois doigts se dressent devant mes yeux.
- Trois fois !
- Mmm...
- La honte, elle m'a grillé à regarder ma montre pendant qu'elle
me suçait.
- T'es trop romantique.
- C'est pas de ma faute, fallait que je prépare un rendez-vous
important.
- T'as « toujours » un rendez-vous important.
- T'exagères, mon Pierrot. Pas toujours.
- C'est une image.
- Comment ça ?
- T'es jamais vraiment présent. Dans l'instant.
- Sauf quand je suis avec toi.
- Laisse-moi rire.
- Ah si !
- T'es un bateau qui se laisse porter par le vent.
Ne sachant que répondre, François s'autorise une grimace.
10

17h57

- Tu l'as enculée ?
- Comment ça ?
- Tu l'as enculée ou tu l’as pas enculée ?
- Non, avoue François très sincère.
- Pourquoi tu l'as pas enculée ?
A ma question, François répond par une autre question :
- T'es sorti hier soir ?
Pas de ça avec moi.
- Pourquoi tu l'as pas enculée ?!
L'air navré de l'enfant qui a fait une bêtise, François baisse les
yeux sur ses chaussures.
- Elle aime pas ça.
- C'est pas une raison !
Dans un chuchotement.
- Ça lui fait m...
François a parlé si bas que je n'ai pas entendu la fin de sa
phrase.
- Plus fort !
- Ça lui fait mal !
- T'es vraiment un amateur.
- Tu me fais rire, mon Pierrot, c'est quand même pas de ma
faute si ça lui fait mal.
La fureur s'empare de moi.
- Ça se travaille un trou du cul !!!
Avec l'air de celui qui vient de comprendre quelque chose qui
lui avait échappé jusque là, François écarquille les yeux.
- Pourtant j'ai bien fait l'étape du doigt, comme t'as dis !
Cette nouvelle à le don de me calmer.
- T'as fais l'étape du doigt ?
- Oui, mon Pierrot !
- Tu lui as mis un doigt dans le cul ?
- Oui, mon Pierrot !
- Et ?
- Elle l'a retiré aussitôt.
- Quel doigt tu lui as mis ?
- Le pouce.
J'ai dû mal entendre.
- Quel doigt tu lui as mis ?
- Le pouce.
Pour que je visualise, François dresse le pouce de sa main
droite et l'agite devant mon nez.
- Celui-là.
- Le pouce !
Soupirant de désespoir, je frappe dans mes mains, lève les yeux
au plafond.
- Je rêve !
- C'est pas bien, le pouce ? s’inquiète François, les sourcils
froncés à l’extrême.
A bout de nerf, je mime le geste de l'auto-stoppeur.
- Tu fais pas du stop !!!
Le front barré d'une ride, François réfléchit à ce que je viens de
dire.
- J'aurais dû mettre quelle doigt ?
- Celui-là.
Les yeux scotchés à mon majeur, François hoche la tête pour
montrer qu'il comprend.
- D'accord, mon Pierrot !
- Ou celui-là.
Les yeux scotchés à mon index, François hoche la tête pour
montrer qu’il comprend.
- D’accord, mon Pierrot !
- Ou les deux.
Les yeux scotchés à mon majeur et mon index joints l’un à
l’autre, François hoche la tête pour montrer qu’il comprend.
- D’accord, mon Pierrot !
- Je suppose que tu lui as pas fait de faciale ?
Comme au plus fort de la tempête, François rentre la tête dans
les épaules et avoue, l'air coupable :
- J'ai oublié.
Je me sens personnellement insulté.
11

18h05.

Mon urine brille au fond de la cuvette. Non sans réticence, je


me penche en avant. Jaune. Beaucoup trop jaune. Presque marron.
Mes jambes flageolent à l'idée d'une rechute.
- T'es où, mon Pierrot ? résonne la voix chaleureuse de
François depuis les escaliers.
- Aux chiottes !
- Je suis prêt !
- J'arrive !
Prise de sang lundi.
12

18h07.

Planté dans le hall d’entrée, François s'étire pensivement la


lèvre inférieure. Son sac à dos Décathlon est posé à ses pieds. Après
avoir refermé la porte des chiottes sans faire de bruit, je l'observe en
silence quelques instants puis m'approche à pas feutrés, pousse un cri
pour qu'il sursaute.
- T'es là, mon Pierrot ?
- T'as rien oublié ?
Avec force.
- Non, mon Pierrot !
L’haleine de François est mentholée, il s'est brossé les dents.
- T'as ta licence ?
- Oui, mon Pierrot !
- T'as des vêtements de pluie ?
- Oui, mon Pierrot !
- T'as des balles ?
- Oui, mon Pierrot !
- Combien ?
- Vingt ! Que des neuves !
Dans un accès d’optimisme, je secoue les épaules.
- Ça devrait le faire pour dix-huit trous.
Plein de gravité.
- Dis que je suis nul.
Amusé par la réaction de François, j'appuie mon propos de mon
plus beau sourire.
- Tu es nul.
Avec une grimace de dépit, François soulève son sac à dos,
saisit la clenche, ouvre la porte d'entrée, s'efface pour me laisser
sortir en premier.
- Après-toi, mon Pierrot.
Au lieu de faire ce qu’il me dit, je prends appui de tout mon
poids sur le sol, croise les bras sur mes pectoraux, le toise du haut de
mon Olympe.
- Qu'est... qu'est-ce qu’il y a ? bredouille t-il en passant la
main dans ses cheveux d'un geste nerveux.
- Il est où ton portable ?
Après une hésitation, François baisse les yeux, s'attarde sur son
pantalon, me regarde à nouveau.
- Dans ma poche, pourquoi ?
Un peu étourdit par l’envie de lui en coller une, je me passe la
main sur le visage.
- Rappelle-moi la première règle.
Court silence.
- Pas de portable ?
- Pas de portable !
Regard fuyant.
- Désolé, mon Pierrot.
D'un signe de la pointe du menton, je désigne un rebord de
fenêtre.
- Dépêche-toi.
Avec un soupir de résignation, François sort son portable de sa
poche de pantalon, le pose sur le rebord de fenêtre.
- Voilà. C’est fait. Plus de portable. T'es content ?
- Et l’autre ?
- L’autre quoi ?
- Ton autre portable.
Le visage empreint de gravité.
- Je l'ai perdu.
- Quand ?
- Y a six mois.
- Où ?
D'une voix qui n'accuse aucun tremblement.
- A Moscou.
- Je te crois pas.
Mon accusation ne trouble pas François.
- Me crois pas.
Surprit par la spontanéité de ses mensonges successifs, je colle
mon visage contre le sien.
- Tu vas pas me la faire.
L'air outré, il recule d'un pas, tend les bras en avant, paumes
ouvertes.
- T'as qu'à fouiller mes poches !
Vif comme l’éclair, je lui attrape le poignet au vol.
- Pas tes poches.
Mon ton calme n'en a que plus de poids.
- Tes chaussettes.
Tel un eunuque qui se cogne le pied contre un meuble, la
voix de François s'élève dans les aiguës.
- Sympa la confiaaance !!!
Les tympans au supplice, je lâche son poignet, désigne ses
chaussures.
- Montre-moi tes chaussettes.
Pour gagner du temps, il bégaye :
- M-m-mais...
- Je compte jusqu'à trois.
Les mains, et la voix, et la tête de François se mettent à
trembler.
- J-je c-comm-mmence v-vraim-ment à en av-voir m-marre
q-que t-tu...
En haussant le ton, je lève la main droite, pouce dressé.
- Un.
Sans perdre une seconde, François soulève son bas de pantalon,
me présente une chaussette vierge de tout portable.
- C'est bon, me jette t-il au visage, tu me crois maintenant ?!
Imperturbable, je désigne son pied droit.
- L'autre côté.
- T'as fais combien de putts quand t'as joué moins quatre ? me
demande t-il alors soudain bien intéressé par les statistiques
golfiques.
13

18h10.

Le portable perdu à Moscou dépasse de la chaussette droite.


Confronté à son mensonge, François surjoue la surprise et s'écrie en
toussant presque :
- Qu'est-ce que ça fout là ?
Sans réfléchir, je pousse sur mes jambes et lui balance une
grande tarte sur le coin de la gueule, main ouverte. Sous la violence
du choc, il chancelle, se rattrape à la rampe d'escalier.
- T'es... t'es complètement malaaade !!! hurle t-il le visage figé
par une colère noire.
- C'est pas moi qui fais les règles !
Tétanisé par la douleur, François me maudit du regard.
- Tu... tu m'as fais vachement mal...
Mes yeux se rétrécissent, durs comme ma bite.
- C'est le but.
La joue en feu, François baisse la tête et comprime les lèvres.
- C'est à cause de mes enfants, se lamente t-il en évitant mon
regard, faut bien qu'ils puissent me joindre.
Las de ses petites combines, je plante un doigt dans sa poitrine.
- Laisse-les en dehors de ça !
La voix noyée de larmes.
- C'est normal... toi... tu peux pas comprendre... t'a pas de
gamins...
- Et je compte pas en avoir !
Pour affermir mon propos, je frappe mon poing droit contre la
paume de ma main gauche avec tant de force que François a un
mouvement de recul et se prend les pieds dans son sac-à-dos.
14

18h15.

Mes doigts ont laissés leurs empreintes sur la joue de


François.
- Excuse-moi, mon Pierrot, marmonne t-il d'un air repentant en
bouclant sa ceinture de sécurité, j’ai merdé sur ce coup-là.
Une grimace de contrition déforme son visage.
- Je sais pas ce qui m’a prit.
- J’espère que c’est la dernière fois.
- Je te le jure.
- N’en parlons plus.
- T’as raison, n’en parlons plus.
- D’autant plus que j'ai une surprise pour toi.
- C’est vrai ?
- Oui.
- En quel honneur ?
- Parce que je t’aime.
Touché en plein cœur, François serre le poing et lance un
grand :
- Yes !!!
Des postillons jaillissent de sa bouche, frôlent mon oreille.
- C'est parti tout seul, sourit-il en guise d'excuse.
15

18h17.

A hauteur des nouvelles écuries, je lève la main droite avec


l'autorité d'un douanier.
- Stop !
Frappé d’inquiétude, François pile des deux pieds.
- Quoi ?
En me délectant de son trouble, je le fixe sans broncher.
- Quoi ? répète t-il d'une voix blanche.
- T’as rien oublié ?
D'un ton mal assuré.
- Non.
- T’es sûr ?
D'un ton de plus en plus mal assuré.
- Je crois pas...
- Réfléchis.
Une lueur d’inquiétude clignote dans les yeux de François.
- Qu'est-ce que j'aurais oublié ?
A l’épreuve des balles, je me penche sur lui et baisse la voix.
- Réfléchis bien.
Saisi de panique, il ferme les yeux, frotte son menton avec la
paume de sa main, rouvre les yeux.
- Ça commence par quelle lettre ?
- P.
-P?
- Comme patate de manouche.
Les épaules de François s'agitent pour souligner sa peur.
- Do… donne-moi un vrai indice !
- Tu vois pas ?
- Non.
- Vraiment pas ?
- Non.
Avec un mépris grandissant.
- Et notre chanson ?!
La main de François se pose sur sa bouche.
- Oups.
16

18h25. Colombelles.

Les derniers accords de Du Hast résonnent dans l'habitacle.


Désormais, les questions qui se posent à moi sont les suivantes :
envahir la Hongrie ou ne pas l'envahir. La placer sous tutelle ? Sous
curatelle ? La vendre au plus offrant ? En viager ? A prix coûtant ?
La mettre en gérance ? Faire des franchises ? La louer pour des
mariages ? Des communions ? Des bar-mitzvah ? Des expositions ?
Organiser une grande foire à tout ? Une tombola ? La déclarer en
cessation d'activité ? Faire une faillite frauduleuse ? La donner ?
Nullement inquiété par la marche du monde, François place la
flamme de son Dupont sur l'extrémité de sa Marlboro Light, tire
une longue taffe, recrache la fumée par la fenêtre, actionne son
clignotant et double une C 2.
Rattrapé par une pensée, je pouffe de rire.
- Pourquoi tu ris, mon Pierrot ?
- Je pensais à Gaspard, quand il est allé à sa soirée en Massey-
Fergusson.
- En costard, je te précise.
- Je sais.
- Il n’a jamais mis de jeans.
- Il est cinglé.
- Comme son père !
Un sourire franc apparaît sur les lèvres de François. Après avoir
prit une série de petites taffes, il jette sa cigarette d'une pichenette sur
la route, remonte sa vitre, me coule un regard rapide.
- Je t'ai raconté, quand je suis allé au Galaxy en
moissonneuse-batteuse ?
- Arrête tes conneries !
La main sur le cœur.
- Je te jure.
Court silence.
- T'es allé... au Galaxy... en « moissonneuse-batteuse » ?
- En quatre-vingt huit.
L’œil rieur, François tapote le volant.
- Je me souviens, je passais mon permis.
Mon regard pèse sur lui.
- Pourquoi tu me l'as jamais dit ?
- Je te dis pas tout, mon Pierrot.
Je note.
- Combien de temps t'as mis pour y aller ?
Vague mouvement d'épaule.
- Trois heures... trois heures et demie... C'est que de la petite
route.
- Tu t'es garé où ?
- Sur le parking.
Long silence.
- Tu t'es garé... sur le « parking du Galaxy »... en
moissonneuse-batteuse ?
L'air innocent.
- Où veux-tu que je me gare ?
Logique.
- Y avait de la place ?
- J'étais le premier. J'étais parti à sept heures.
Je regarde mon meilleur ami depuis plus de vingt ans avec un
intérêt soudain.
- Quoi, mon Pierrot ?
- Tu remontes dans mon estime.
- Cool.
Sur le bord de la route, un auto-stoppeur de taille gigantesque
au visage grêlé souligné par une barbe d'islamiste, lève le pouce. A
ses pieds, un carton annonce : La Mecque.
17

18h35. La Jalousie.

Par pur automatisme, je fixe mon reflet dans le miroir du


pare-soleil. Mes dents sont blanches. D'une régularité parfaite. Des
cernes ? Quelles cernes ? Un long poil dépasse d'une narine. Je
l'arrache.
Calé au fond de son siège, François se débarrasse discrètement
de sa crotte de nez, essuie son index sur son pantalon, actionne son
clignotant et double une Mercedes.
Rattrapé par une pensée, je pouffe de rire.
- Pourquoi tu ris, mon Pierrot ?
- Je pensais à Bébé, quand il a avalé sa brosse à dent.
- Le con !
- Il m'a filé une radio.
- On voit bien la brosse à dent ?
- A mort.
- Tu vas la mettre dans tes chiottes ?
- C'est fait.
- Il est unique.
- Comme toi.
- Tu te souviens, enchaîne François sans relever, quand on lui a
payé la pute pour ses trente ans ?
- Et à ton anniversaire, quand il emmenait tes frangins sur le
parking les uns après les autres pour leur montrer sa bagnole.
- Ils m'ont tous demandé qui c'était.
- Tu m'étonnes !
- Tu l'as revu ?
- J'ai déjeuné avec lui hier.
- Il va bien ?
- Il te fait la tronche.
Regard paniqué.
- Pourquoi il me fait la tronche ?
- Tu lui a pas rendus ses DVD.
- J'ai pas que ça à foutre.
- En plus, tu l'appelles jamais.
- Lui non plus, je te signale.
- Je te répète ce qu’il m’a dit.
En signe de mécontentement, François clape de la langue.
- Et Gibus, me demande t-il avec appréhension, t'as des
nouvelles ?
- Il attend toujours son canapé.
- Ça fait combien de temps ?
Devant l’absurdité de la situation, je lève les yeux au plafond.
- Longtemps...
- Et Willem ?
- Il m'a appelé hier !
- Non ?
- Incroyable !
- Il va bien ?
- Ils lui enlèvent bientôt son bracelet.
- Il doit être content.
- Ça l'a pas empêché de baiser des call-girls.
- Je croyais qu'il avait pas de fric ?
- Il fait des crédits à la consommation.
- Il changera jamais.
- Toi non plus.
- Merci de le comparaison.
- Tiens, paye ta clope.
D'un mouvement du menton, François me désigne le paquet de
Marlboro Lights posé sur le tableau de bord : FUMER PEUT TUER
L'ENFANT QUE VOUS ATTENDEZ.
- Serre-toi, mon Pierrot.
Sans quitter la route des yeux, il pose son briquet sur ma cuisse.
- Il s'appelle reviens.
18

18h55. Sées.

A la sortie du dernier rond-point, j'en ai compté vingt-cinq, le


corps de François est soulevé par un bâillement ; d'une main, il
couvre sa bouche, de l'autre, il actionne son clignotant et double une
BMW.
Rattrapé par une pensée, je pouffe de rire.
- Pourquoi tu ris, mon Pierrot ?
- Je pensais à la Thaïlande.
Hoquet de surprise.
- On... on a dit qu'on en parlait plus !
- Parler de quoi ?
- Tu... tu sais très bien !
- Le travelo ?
Secoué par un spasme, François donne un violent coup de
volant. Le Q7 se cabre, glisse sur la chaussée détrempée, chasse
dangereusement. Dans un réflexe, François contrebraque des
deux mains, accélère au bon moment, redresse sa trajectoire, me jette
un regard mauvais.
- D'abord, c'était pas un travelo !
- C'était pas un travelo ?
- Pa…
Rouge de honte, François avale de travers.
- … parfaitement !
- C'était quoi, si c’était pas un travelo ?
Du bout des lèvres.
- Un lady-boy.
- C'est pareil.
Grimace de colère.
- Rien à voir !
- Rien à voir ?
- Rien à voir !
- C'est quoi la différence ?
- Tu… tu sais très bien.
- Non. Justement. Explique-moi.
- C’est comme une femme.
- Avec une bite.
- Un petit os.
- Et une paire de couilles.
La lèvre supérieure de François tremble de frustration.
- En… en plus c'est arrivé qu'une fois et c'est de ta faute,
s’emporte t-il en braquant deux yeux assassins sur moi, alors la
ramène pas, mon Pierrot !
- Tu veux qu'on parle de Pâquerette ?
L’œil droit de François est secouée de tics nerveux.
- Ou de Fauvette ?
Il évite un nid de poule, reporte sa honte sur la DDE :
- Fonctionnaires !
- Ou de Gigi ?
La fureur jaillit dans la voix de François comme le sperme de
ma bite.
- Gigi elle m'a juste branlé, ça compte pas !!!
Déniant sa présence, je baisse ma vitre, passe le bras par la
fenêtre, repousse le vent avec la paume de ma main. Demain, je
défonce le parcours.
19

19h05. Saint-Langis-lès-Mortagne.

Dans un geste inconscient, François se gratte les couilles,


approche l'index et le majeur de son nez, sent furtivement l'extrémité,
semble satisfait, actionne son clignotant et double une paire de
cyclistes en danseuse.
Rattrapé par une pensée, je pouffe de rire.
- Pourquoi tu ris, mon Pierrot ?
- Je pensais à la boulangère de Condé-sur-Noireau.
- Ben quoi ?
- T'as fais fort.
- Pourquoi tu dis ça ?
- T'as pas vu le boudin.
- T'exagères...
La tête penchée sur le côté, François laisse sa phrase en
suspens.
- … elle était pas mal.
- Elle était bossue.
- A peine.
- Tu baiserais le vent si y avait un trou dedans.
- Une bite n'a pas d’œil, mon Pierrot.
- Permets-moi de te dire que la la tienne n'a ni nez ni oreilles.
Face à l’évidence, François a un sourire désabusé.
- T'as raison, concède t-il du bout des lèvres, c'était peut-être
pas la mieux.
20

19h15. Le Pin-la-Garenne.

Les kilomètres s'enchaînent. Chacun absorbé dans ses pensées.


Comme si de rien n'était, François se met à pianoter sur le tableau de
bord en sifflotant.
- Un peu de musique, mon Pierrot ?
- Qu'est-ce que tu proposes ?
Avec passion.
- Mylène Farmer !
Pichenette sur le plat de la main.
- Tafiole !
- Je l'ai vu deux fois en concert !
Cette aveux sonne comme un coming-out.
- Mes doutes se confirment.
- Excuse-moi, mon Pierrot, mais tous les mecs qu'écoutent
Mylène Farmer sont pas pédés.
- A quatre-vingt dix neuf pour cent.
Une ombre passe sur le visage de François.
- Je sais pas d'où tu sors tes chiffres.
Presque malgré moi, je pince son téton droit de toutes mes
forces.
- Aïe !!! hurle t-il en portant une main à sa poitrine.
Geste de dérision.
- C'est pour ton bien.
- Mon... mon pauvre téton...
- Un jour tu me remercieras.
21

19h20. Bellavilliers.

Faut pas que je force. Si je force, c'est mort. Les


fondamentaux. Grip. Posture. Alignement. Du rythme. Traverser
dans la balle. Tourner les hanches. Libérer les poignets à l'impact.
Laisser jouer le club. Finir sur le pied gauche. Face à la cible. Tête
haute. Fier.
Loin de ces considérations techniques, François rote dans une
main, actionne son clignotant de l'autre et double un camion Charles
Amand.
Rattrapé par une pensée, je pouffe de rire.
- Pourquoi tu ris, mon Pierrot ?
- Je pensais au ministre gabonais.
- Quand on est venus chez toi ?
- La rigolade.
- J'ai jamais vu de bite de noir, s'étonne François avec regret,
j'aimerais bien en voir une.
Un instant, je reste figé, puis porte tout mon poids sur le côté
droit, m'écarte de lui au maximum.
- Tu me fais peur.
- Pour comparer avec un cheval.
- Tu t'entends, vieux pédé ?!
Conscient de sa boulette, de la taille du Mexique, François
embraye sur autre chose.
- Tu te souviens, me demande t-il en cessant de fixer la route
pour me regarder, quand on est arrivé chez toi et que vous avez
échangé vos cartes de visite ?
- J'ai toujours la sienne.
- C'est vrai ?
- Oui.
- Sur toi ?
- Normalement.
Sans pouvoir m'empêcher de sourire, je retire mon portefeuille
de la poche arrière de mon 501, sort la carte de visite en peau de
singe, me racle la gorge et lis à haute voix en imitant l'accent
africain :
- Ministèle de l'aglicultule et de l'entlepleneuliat aglicole
chalgé de la mise en œuvle du ploglamme glaine. Dilection génélale
de l'aglicultule. Docteul Boubakal Diop. Ministle de l'agricultule.
Émail : en panne.
- Je peux voir ? .
- Pas touche !
En un éclair, la carte de visite disparaît dans mon portefeuille,
mon portefeuille disparaît dans mon 501.
- Il va se présenter aux prochaines élections, rebondit François,
il a eu tous ses parrainages.
- C'est bon pour toi.
- Il a peu de chance d'être élu.
- Ça va, le business, là-bas ?
Les yeux de François s'éclairent.
- On construit une deuxième usine.
- T'assures, Lapin.
- Merci, mon Pierrot. J'y vais le mois prochain. Viens avec moi,
si tu veux.
- Non, merci.
- Je t'invite.
- C'est pas le problème.
- C'est quoi, le problème ?
- Pas envie.
- Boubakar sera content de voir.
- Pas moi.
- Il est sympa.
- C'est un noir.
- Oui, mais un bon.
Respectueux, dans une certaine mesure, du code de la route et
de ses aînés, François s'arrête au feu orange et invite une vieille dame
appuyée sur un déambulateur à traverser. Au rythme de l'escargot, la
vieille dame s'engage sur le passage piéton, le remercie d'un signe du
pouce. Avec un sourire appuyé, il lui fait coucou de la main, me
lance un regard de côté.
- C'est pas ce week-end qu'on va baiser, mon Pierrot.
- Un mauvais départ n'empêche pas le par.
Traverser Bellavilliers. Prendre à droite : D 310. Succession de
virages sur 1,5 km. Vitesse limitée à 50 km/h. Sortie de Bellavilliers.
22

19h25. Golf de Bellême.

Le parking est vide. Étrange. Encore plus étrange, l'attitude de


François. Depuis qu'il a sorti les sacs du coffre et verrouillé le Q7, il
me regarde fixement avec une expression d'envie non dissimulée. Je
jurerais qu'il bande.
- J'ai un bouton sur le pif ?
Dans un soupir.
- T'es beau, mon Pierrot...
Dans un mensonge.
- Toi aussi. .
- C'est vrai, tu trouves ?
- Dans ton genre.
Regonflé à bloc, François s'écrie avec un geste circulaire
englobant l'hôtel et le club-house :
- Je suis content d'être là !
Machinalement, je lui sourit.
- Moi aussi.
Je n’ai pas refermé la bouche qu’il prend ma main dans les
siennes et la serre, comme s'il avait peur que je m'échappe.
- On se voit pas assez, mon Pierrot !
Regard lourd de reproche.
- A qui la faute ?
En fixant ses pieds.
- Le business... Tu sais ce que sais...
Pas rancunier, je recule d'un pas, ouvre grand les bras.
- Câlin !
Avec la rapidité d'une panthère, François se jette sur moi, colle
sa joue contre la mienne, pose ses mains sur mes fesses. Dans
son dos, une bourrasque de vent s'engouffre entre les branches des
sapins bordant le départ du un. Par cinq. Quatre-cent quatre vingt dix
mètres. Prenable en deux. En a t-il seulement conscience ?
23

19h30.

Handicapé par le poids des sacs, j'ai prétexté un mal de dos,


François trottine derrière moi comme un esclave derrière son maître.
Pervers à souhait, je ralentis l'allure pour casser son effort, le laisse se
maintenir à mon niveau quelques mètres puis accélère à fond au
moment où il s’y attend le moins.
- Plus vite !
Avec un certain panache, d’autres sont morts pour moins que
ça, François comble son retard, me rattrape en haletant, essaye de
saisir mon polo.
- Attends-moi, mon Pier...
Drapé dans mon taille S, je lui coupe la parole d'une voix
glaciale :
- Pense mince !
24

19h32. Hôtel du golf.

La porte d’entrée s'ouvre vers l'intérieur au moment où je


m’apprête à saisir la clenche. Dans un réflexe, je retiens mon geste,
recule d'un pas, me cogne contre François. Déséquilibré par le poids
des sacs, cet imbécile trébuche et tombe lourdement.
Dans une flaque.
A cet instant précis, une post-adolescente maquillée comme une
voiture volée sort de l'hôtel. Rajeunit de vingt ans, je lui décoche
mon fameux sourire. La petite pute pouffe de rire à la vue de
François étalé sur le dos, le contourne à bonne distance et s'éloigne
en balançant du cul à mon intention : son entretoise réveille la brute
qui vit dans mon slip.
- Tu peux m'aider ? grogne François avec agacement.
Un peu désorienté, je l'aide à se relever. Il est crotté comme un
cantonnier. Ses cheveux se dressent sur sa tête, dans tous les sens. Un
pan de sa chemise sort de son pantalon et ses coudes sont couverts de
boue.
- Tu t’es fait mal ?
S'efforçant de cacher sa douleur et sa honte, François époussette
son polo SCS Tribouillard d’une main, ses genoux de l’autre, et me
répond néanmoins avec une bonne humeur contagieuse :
- Je suis bon pour la douche !
25

19h35.

A première vue, nous sommes les seuls clients. Après un


moment de doute, je me racle la gorge devant l’accueil. Le concierge
en faction, dérangé pendant sa sieste, lève la tête de son
ordinateur. Frappé d'horreur à la vue de François, il a un mouvement
de recul sur son siège.
- Bonsoir, messieurs ! lance t-il sèchement en fronçant les
sourcils.
Sur sa poitrine, un badge annonce qu'il s'appelle Alexandre.
Avec une magnifique désinvolture, je dis :
- Bonsoir, Alexandre.
Cloué sur place, Alexandre détaille François de haut en bas
comme si c'était un migrant égaré là par erreur.
- Que puis-je faire pour vous ? me demande t-il sur la
défensive.
Si nous étions dans une banque, il aurait déjà déclenché
l’alarme.
- Nous avons réservé deux chambres, réponds-je d'un ton
dégagé.
Une expression de soulagement se dessine sur les lèvres
d'Alexandre.
- A quels noms ? me demande t-il en s'efforçant d'être plus
aimable avec un léger soupçon.
- Pierre de Rubercy et François Tribouillard.
Comme un élève en classe, François lève la main et répond :
- Présent !
Perdu dans la contemplation des brins d'herbes collés à ses
genoux, Alexandre pousse un long soupir, revient sur moi.
- Combien de nuits ?
Gêné par le sous-entendu, je laisse percer une note
d'exaspération dans ma voix.
- Une.
Visiblement déçu par ma réponse, Alexandre pince les lèvres,
ôte ses lunettes rondes à monture d'écaille, souffle sur les verres, les
essuie contre l’intérieur de sa veste, les lève à hauteur de ses yeux
pour vérifier qu’ils sont propres, les remets sur son nez, plonge la tête
dans son ordinateur et pianote sur son clavier à toute vitesse. Les
épaules de sa veste luisent de pellicules.
26

19h40.

Sur le porte-clé de ma chambre figure le nombre cent quatre-


vingt quatorze. Pressé de prendre une douche et de me changer, je
tends la main pour appuyer sur le bouton d’ascenseur mais François
me tire par la manche et pointe du doigt une rousse se réchauffant les
mains devant une cheminée, près du bar.
- T'as vu, mon Pierrot ?
Coup de coude dans les côtes.
- On pointe pas du doigt !
Regard dément du violeur multirécidiviste qui bénéficie d'une
remise de peine, François se frotte la nuque sans quitter la rousse des
yeux.
- Je suis pas chasseur mais je lui mettrais bien une cartouche,
pense t-il à haute voix avant de se tourner vers moi. Tu crois que c'est
une call-girl ?
- J'espère pas pour elle.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Elle va pas faire fortune.
- Elle est bonne.
- Elle a de grosses chevilles.
- Je trouve pas.
- T'es pas représentatif.
- J'ai jamais baisé de rousse.
- Ça pue de la chatte.
En proie au doute.
- Pourquoi veux-tu que ça pue de la chatte ?
- Problème d'épiderme.
- J’aime bien quand y a une odeur.
- Tu es un animal, François Tribouillard.
- Et j’en suis fier.
Toutes considérations mises à part, François glisse une main
dans sa poche de pantalon et tripote sa bite à travers le tissu en
regardant la rousse du coin de l’œil.
- Je vais me branler sous la douche en pensant à elle, se dit-il à
lui-même au même titre qu'il note son prochain rendez-vous chez
KPMG.
27

19h42.

Une canne blanche suivie de son aveugle, portant une veste de


smoking noire et un nœud papillon noir, sortent de l’ascenseur.
Comme François s'écarte pour les laisser passer, l'aveugle
s'immobilise devant lui, affiche une attitude offensée.
- Gomment ossez-fous ?!!! s'écrie t-il avec un fort accent
allemand.
Surpris, François hésite avant de demander :
- Pardon ?
Dressé sur ses ergots, l'aveugle pointe un doigt accusateur dans
sa direction.
- Fous ne l'emborderai bas au baradis !!!
- Vous... vous devez confondre avec quelqu'un d'autre,
bredouille François avec toute la sollicitude due à son statut
d'handicapé, c'est la première fois que je vous vois, cher monsieur.
Derrière les verres de ses Randolph polarisés, l'aveugle fixe sur
lui un regard menaçant.
- Ze ne fous bermets bas !!!
Décontenancé, François se met à bégayer.
- M-mais… m-mais… m-mais...
A l’approche du quatrième mais, l’aveugle frappe son talon sur
le sol.
- Blus te mais !!!
Les mains de François se lève devant son visage, comme pour
parer un coup.
- J'ai rien fait !
Écumant de rage, l'aveugle brandit sa canne au-dessus de sa
tête, prêt à tout défoncer.
- Ze ne zuis bas un nadzi !!!
Avant que ça parte en couille, j'entre dans la cage d'ascenseur,
pousse les sacs à l’intérieur, attrape François par la taille, l'entraîne
avec moi.
- Bouge !
Dans un ultime sursaut, l'aveugle donne un coup de pied dans
les portes qui se referment, manque perdre l'équilibre, exécute un
mouvement de bassin pour se redresser.
- Ach... mein goth !!!
Avant de le voir disparaître, je tends le bras droit et fait claquer
mes talons.
28

20h00. Bar de l'hôtel.

En avance, fidèle à son d'habitude, François m'attend sagement


au comptoir. Ramassé sur lui-même, il lit les pages saumon du
Figaro. S'apercevant de ma présence au bruit de mon charisme, il
pivote sur son tabouret et se redresse.
- T'es classe, mon Pierrot.
Dans un élan du cœur.
- Pas toi.
- Pourquoi tu dis ça ?
- C'est quoi... ce costume ?
Avec fierté.
- Un Hugo Boss.
D'un ton définitif.
- Un costume, c'est Dior.
Nonobstant son manque de goût ( il sait pas, disait Fred ),
François replie soigneusement le Figaro en suivant les pliures,
l'ajoute à la pile de Figaro et de Golf Digest qui s'entassent sur le
comptoir, regarde par-dessus son épaule, me fait signe d'approcher et
chuchote à mon oreille :
- Je me suis branlé sous la douche en pensant à la rouquine.
La main entourant mon menton, je hoche la tête.
- Intéressant.
Brûlant de conviction.
- J'ai éjaculé au moins un litre.
- Content de l’apprendre.
- Il a quel goût, toi, ton sperme ?
- Pourquoi tu me demandes ça ?
Un peu inquiet.
- Le mien sent la crevette.
D’un air sérieux.
- Fraîche ou pas fraîche ?
Avec une totale sincérité.
- Ça dépend.
29

20h05.

On crève de soif, là-dedans.


- Sil vous plaît !
Semblant léviter au-dessus du sol plutôt que marcher, un
barman aux allures de steward vient se placer devant nous, esquisse
une révérence aux égards exagérés constitutifs des gens de sa coterie.
- Bonsoir, messieurs, lance t-il d'une voix étonnement virile.
- Bonsoir, jeune homme, réponds-je en lui rendant son salut.
- Qu'est-ce que qui vous ferait plaisir ?
- Deux Jack Daniel's.
- Avec ou sans glace ?
- Sans.
Le plus sérieusement possible, je prends appui des deux mains
sur le comptoir, me penche en avant, les yeux fixés sur le barman.
- J'ai mon brevet de secouriste.
Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. C’est pas vrai. Je ne suis
même jamais allé en colonies de vacances. En bon professionnel, la
barman n'en tient pas compte, hoche la tête avec componction, pivote
sur lui-même avec un gracieux mouvement du bassin et s'éloigne
comme il est venu, sur son tapis volant. Selon toute logique, les yeux
de François plongent sur son trente-six.
- Il a un petit cul, il doit faire des petites crottes, dit t-il à
voix haute sans s'en rendre compte.
30

20h15.

L'alcool aidant, François m'avoue avoir branlé Patara, le


labrador de ses parents, quand il avait quatorze ans, avec le fils du
boucher de La Hogue.
- Jusqu'à ce qu'il éjacule ! précise t-il des étoiles plein les
yeux.
Une pensée en entraînant une autre, je lui fais part de mes
doutes quant à l'orientation sexuelle de Gaspard.
31

20h20.

Aussi ponctuel qu'une montre suisse, le ventre de François se


met à gargouiller.
- On mange quand, mon Pierrot ?
- Bientôt.
- On demanderait bien du saucisson et des cacahuètes, qu'est-ce
t'en penses ?
Dans un silence tendu, je tourne lentement le verre entre mes
mains, oppose à François un œil moqueur.
- T'es pas assez gros ?
Son expression se teinte d'amertume.
- C'est pas ça...
- C'est quoi ?
- Un sac vide tient pas debout.
- M'emmerde pas avec ton sac !
32

20h25.

- Finis ton verre.


- On va manger ?
- On en reprend un.
- Un autre whisky ?
- Oui.
- Encore un ?
- Rappelle-moi la deuxième règle.
- Jamais... de nombres impairs ?
- Jamais de nombres impairs !!!
Occupé à se regarder dans le miroir, le barman sursaute. Idiot
que je suis, je le rassure d'un clin d’œil qu'il me retourne. La seule
solution est de coller mon poing sous le nez de François et de lui
dire :
- Bois !
- Je peux pas.
- Bois !
Engoncé dans sa connerie, François écarte les bras en signe
d'impuissance.
- C'est pas que je veux pas, mon Pierrot...
- Bois !
- … mais ça va faire quatre.
- Nombre pair !
- Et les flics ?
- Quoi, les flics ?
- Si on va dîner dans Bellême.
- Oui ?
- J'ai besoin de mon permis.
- Tu crois que j'ai le mien ?
- T’as pas ton permis ?
- Les flics, j'en fais mon affaire !
- Co... comment ça ?
La voix de François trahit sa perplexité. Avec un sens parfait du
timing, je le prends par les épaules, plonge mes yeux dans les siens.
- Tu me fais confiance ou tu me fais pas confiance ?
Le barman et moi le voyons réfléchir.
- Je te fais confiance... commence t-il avant de lever les mains
en un geste résigné, va pour un quatrième !
- Sages paroles.
- Après tout, on a qu'une vie.
- Avant d'aller bouffer, je vais te filer ta surprise.
Sans hésitation, François porte son verre à ses lèvres et le
descend d'une seule lampée. Sitôt fait, j’attrape le regard du barman,
fait un signe des doigts en forme de V.
- La même chose !
33

20h30. Chambre 194.

Avec une prudence de cambrioleur, je ferme la porte d'entrée


à double-tour derrière François. A moitié bourré, il titube vers mon
lit, s'allonge sur le dos et commence à ronfler. Chaud comme la
braise, je prends de l'élan, donne un coup de pied dans ses chaussures
qui dépassent hors du lit.
- Debout !
- C’est déjà le matin ? me demande t-il en écarquillant deux
yeux ensommeillées.
Mon regard glisse vers la table basse.
- Ta surprise est là.
- Cool.
L'ivresse a disparu. François bondit hors du lit, vole jusqu'à la
table basse, pousse un cri aigu à la vue du pochon.
- C'est « ça » ma surprise ?
- Cache ta joie.
- C'est… c’est ce que je pense ?
- Tu penses à quoi ?
- De...
- Oui ?
- … de la machine ?
Impatient de m’en mettre plein le pif, j'acquiesce d'un
hochement de tête.
- Et de la bonne !
Saisit d'inquiétude, François examine le pochon à la lueur de la
lampe sous toutes les coutures.
- Y a combien ?
- Deux grammes.
- Elle est forte ?
Mon œil frise.
- Pure à quatre-vingt dix-sept pour cent !
- Si ça fait comme la dernière fois ?
- Justement, c'est l'occasion de te refaire.
- On va être en état de jouer, demain ?
- En ce qui te concerne, ça va pas changer grand-chose.
34

20h35.

En conséquence de quoi, nous décidons de goûter la coke.


Frissonnant d'excitation, je me laisse tomber sur le canapé et prépare
deux gros traits d’enculés sur la table basse. Raide comme s'il avait
un saucisson enfoncé dans le cul, François se balance nerveusement
d'un pied sur l'autre, juste au-dessus de mon épaule. Dérangé par ses
mouvements incessants, je m’interrompt, lève les yeux vers lui.
- Qu'est-ce que t'as ?
Sans cesser de se balancer nerveusement d’un pied sur l’autre.
- J'ai envie de chier.
- Vas dans ta chambre.
- Je peux pas.
- Pourquoi ?
- J’ai…
Talonné par la pression, François grimace et se tortille.
- … j'ai trop envie...
Pour mettre un point final à cette sale histoire, je me lève d'un
bond, pointe du doigt la porte d’entrée.
- Vas chier dans ta chambre !
- Trop…
Violent spasme.
- … trop taaard…
Courbé en deux, François pose les mains sur ses fesses et se
dirige vers les chiottes sur la pointe des pieds, comme un crabe qui
rejoint l’océan.
- Tu vas me le payer !
Ceci dit, je me rassieds, l'étrangle en pensée.
35 é

20h40.

Emporté par mon élan, je dérape sur la deuxième trace.


- Ça fait du bien de chier ! s'écrie François, comme libéré d'un
poids.
Transformé en pack d'énergie, j'essuie le bout de mon nez, lui
désigne la place à côté de moi, frappe du poing sur le canapé.
- Viens là !
Fort peu rassuré, il s'installe au bord du canapé, les mains sur
les genoux.
- Si ça te dérange pas, mon Pierrot...
Tel un prêtre donnant une hostie, je lui tends le billet roulé en
paille.
- Goûte-moi ça.
- Tu crois que c'est raisonnable ?
- Manquerait plus que ça.
Moins ancré dans ses certitudes, François réfléchit à ce que je
viens de dire, puis, un ton plus haut :
- Et merde !
Comme pour signifier que ma surprise lui fait plaisir, il
m’adresse un clin d’œil, se penche sur la table basse, sniffe sa trace
avec une crispation de visage.
- Waouh ! dit-il pour tout commentaire en relevant la tête.
- Alors ?
- Je la sens déjà.
- Qu’est-ce qu’on dit ?
- Merci, mon Pierrot.
- You welcome.
- J'ai plus faim.
C.Q.F.D.
- Tant mieux.
- Qu'est-ce qu'on fait après ?
- J'ai repéré un bar à pochtrons.
- Où ?
- A l'entrée de Bellême.
- Tu crois qu'y a de la gonzesse ?
- C'est sûr.
L'esprit réjoui par cette pensée, François bondit du canapé, fait
les cent pas dans la chambre, serre le poing en signe
d'encouragement.
- Tu vas baiser ce soir ! se dit-il à lui-même. Tu vas baiser ce
soir ! Tu vas baiser ce soir !
Le pochon en sécurité au fond de ma chaussure, hé hé, je me
lève, m'attarde sur la coke autour de son nez.
- Tu comptes sortir comme ça ?
- Ben quoi ?
- Va te voir dans la glace.
36

20h50. Bellême.

Des gerbes d'étincelles s'élèvent dans le sillage du Q7. La force


centrifuge me colle au fond de mon siège. Plus concentré que jamais
derrière la cigarette coincée entre ses dents, nous sommes noyés dans
un nuage de fumée, François fait crisser les pneus, slalome de voie en
voie, monte sur les trottoirs, renverse les poubelles, les sacs de golf
brinquebalent dans le coffre, les têtes de mes nouveaux fers Mizuno
cognent les unes contre les autres.
Je m’en moque.
Devant la mairie, bâtiment sans charme typique d’après-guerre,
nous croisons la vieille de cet après-midi à la frôler. Grâce à ses
perceptions décuplées, François donne un coup de volant pour
l'éviter, dérape autour d'elle en l'injuriant.
- Connaaaaaasse !!!
Terrassée par la peur, la vieille porte les mains à sa poitrine,
perd son dentier, s'effondre au pied de son déambulateur.
- Saloooooope !!!
Je vois la scène se dérouler au ralenti.
- Rouluuuuuure !!!!
Le visage luisant de sueur, François redresse sa trajectoire, jette
un œil dans son rétroviseur latéral, laisse échapper un rire
hystérique.
- On va les semer, mon Pierrot !!!
La soirée s’annonce belle.
37

20h52.

Seuls sur notre planète, nous remontons la rue principale. En


sens interdit. Dans un déluge de décibels. Le Q7 ne décélère pas. Une
sueur chaude coule sous mes aisselles. Je sens les palpitations de
mon cœur. Ici, un boucher. Là, un coiffeur. Plus loin, un Crédit
Agricole.
Totalement hors contrôle, François me donne un coup de
coude dans les côtes.
- Sans les yeux, mon Pierrot !!!
En toute logique, il plaque une main sur ses yeux et appuie des
deux pieds sur l'accélérateur. Avant que je réalise ce qui se passe,
Bellême est derrière nous.
38

21h00. Rue de la justice.

Les vitres du bar, noires de crasse, laissent échapper un


mince filet de lumière.
- Ouvert, m'entends-je prononcer.
En essayant d’avoir l’air naturel, François coupe le contact,
déboucle sa ceinture de sécurité, jette un regard à la devanture
qu'orne une enseigne à moitié bouffée par la rouille.
- Ça m'étonnerait qu'y est de la gonzesse dans ton bar, mon
Pierrot.
Furieux de son manque d'ouverture, je claque une main sur sa
cuisse.
- Arrête de prévoir, c'est pour les pauvres !
Pas convaincu, il colle son nez contre sa vitre.
- En plus c'est bizarre comme nom, La Pie Qui Tette.
Avec un geste de la main dédaigneux.
- Et Tribouillard, c'est pas bizarre ?!
Tout à coup livide, François fronce les sourcils et pousse les
lèvres en avant.
- Mmm...
Petit joueur.
- Ça va, Lapin ?
- Pas trop...
- Ça te pète au casque ?
- Pooouuuh... soupire François en déboutonnant le col de sa
chemise.
- T’inquiètes, ça va passer.
- Quand ?
- Bientôt.
En proie à une violente poussée, le fameux effet Kiss-Cool,
François pose son front au centre du volant, enfonce son visage entre
ses mains.
- J'espèère...
Pendant ce temps-là, sur le parvis de l'église, un curé en soutane
nous observe à travers ses jumelles. A défaut d’un 357 Magnum, je
pointe l'index et dresse le pouce dans sa direction, comme pour lui
tirer dessus. Démasqué, il pivote sur lui-même et s'engouffre dans le
presbytère : mi-homme mi-machine. Dans la seconde qui suit,
François relève la tête d’un mouvement brusque et roule deux
yeux explosés dans ma direction.
- Ça va mieux, mon Pierrot !
Moi, arbitre de mes émotions.
- On reprend un trait ?
Lui, avec l'envie de bien faire.
- Même deux !
39

21h15. La Pie Qui Tette.

Pendue à son téléphone, la patronne n'esquisse pas un sourire,


pas un bonjour. D'instinct, je vais m'accouder au comptoir près d’un
petit gros sale comme un peigne. Dans un réflexe animal,
l’autochtone protège son verre du plat de la main et montre les crocs.
Son regard laisse transparaître quelque chose d'inquiétant. Il peut
avoir n'importe quel âge entre trente-cinq et soixante-dix ans. Sa
moustache semble avoir sa vie propre. Son teint rougeaud, son odeur
de bouc en rut, son visage piqueté, ses vêtements tâchés, son air
débraillé et ses yeux injectés de sang me le rendent d'emblée
sympathique.
Mon cœur manque un battement à la vue du curé.
Ou devrais-je dire son double ?
Assis seul à une table, l’odieux personnage fait craquer la
jointure de ses longs doigts osseux. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, il a eut le temps de troquer sa paire de jumelles pour un
corbeau empaillé posé sur son épaule. Comme s'il m'entendait
penser, il redresse brusquement la tête et me fixe.
Boosté par la coke, je ne cille pas.
Tu peux y aller, mon gars.
Je suis injouable.
Après plusieurs minutes de duel visuel, François fait claquer la
porte d'entrée dans un boucan de tous les diables, vient se coller
contre moi.
- Je lui en mettrais bien un coup ! hurle t-il à voix basse en
désignant la patronne d'un air lubrique.
Loin d’être du même avis, je préférerais me taper un clébard, je
lui fais les gros yeux.
- Discret.
A la façon d'un enfant qui a dit une bêtise, il ferme ses lèvres
avec une clef invisible.
40

21h20.

Les affaires l'emportant sur les potins, la patronne raccroche


dans un éclat de rire forcé, vient se poster face à moi.
- B'soir.
Plein d'assurance, je la salue d'un hochement de tête.
- Bonsoir, madame.
- Qu'est-ce que j'vous sers ?
Par capillarité.
- Un Ricard.
- Et votre ami ?
La bouche entrouverte et bavant presque, François fixe la
patronne d'un air qui semble dire : j'ai envie de te bouffer la chatte.
- Un Ricard, réponds-je à sa place.
En écho, mon voisin de gauche vide son verre en une gorgée, le
fait claquer sur le comptoir et aboie :
- UN DOUBLE !
Une bouffée d'amour m'envahit.
41

21h22.

La paume calleuse de mon nouvel ami vient claquer contre la


mienne.
- MOI C’EST BETT'RAVE !
Sa voix gutturale résonne dans le bar silencieux.
- Moi, c’est Pierrot.
Son haleine est chargée et je distingue des poings noirs sur son
front.
- D'OU QU'VOUS ÊTES ?! me demande t-il de façon
autoritaire.
- De Caen.
Mon regard inclut François.
- On repart demain.
De dégoût, Betterave crache par terre.
- J'AIME PAS CAEN !
- Pourquoi ?
- UNE FOIS, J'AI BAISÉ UNE NANA A CAIRON…
Submergé par l’émotion, Betterave s’interrompt, enlève une
crotte de nez qu'il colle sous le comptoir.
- … C'ETAIT UNE POIVROTE, ELLE BUVAIT DEUX
LITRES DE VODKA PAR JOUR !
Hypnotisé par le cul de la patronne, François plane à dix milles.
Un coup de coude dans les côtes le ramène sur terre.
- Qu'est-ce tu dis, mon Pierrot ?
- Je te présente Betterave.
De façon instantanée, François fend l'air de la main en hurlant,
l'arrête à un millimètre du nez de Betterave. Devant la violence de
l’attaque, Betterave retient un geste surpris. Mais alors que je pense à
la bagarre, François se jette sur Betterave et le serre dans ses bras
comme s'il le connaissait depuis toujours.
- Je suis le premier producteur de betteraves de Normandie, lui
glisse t-il à l’oreille entre deux baisers, vingt mille tonnes par an.
D'une rotation du buste, Betterave se libère.
- QU'EST-CE TU VEUX QU'ÇA M'FOUTE ?!
Sur un élan d'extravagance, François s'agenouille derrière lui et
baisse son pantalon jusqu'aux chevilles.
- Betterave c'est un pédophiiile !!! hurle t-il d'un ton moqueur
en le pointant du doigt. Betterave c'est un pédophiiile !!!
Muet de saisissement, Betterave regarde François s'agiter
devant lui.
- Betterave c'est un pédophiiile !!! Betterave c'est un
pédophiiile !!!
42

21h25.

Les muscles de Betterave s’agitent sous la tension. Tel une


grenade dégoupillée, il remonte son pantalon, resserre sa ceinture.
Implacable, il s’est adossé au comptoir pour reprendre sa respiration,
François lui assène une grande claque dans le dos.
- Je déconne, Betterave, t'es pas un pédophile !
Les yeux obscurcis par la colère.
- QU'EST-CE T'EN SAIS ?!
Comme inscrit dans ses gênes, la patronne débarrasse son
plateau sur le zinc.
- Deux Ricard... et un double.
Les épaules rejetées en arrière, je trace un cercle avec l'index
au-dessus des verres.
- C'est pour moi.
Dans un soupir d'aise, la patronne ramasse son plateau, esquisse
un mouvement du bassin. Sans perdre de temps en banalités,
François saisit son poignet et lui dit d'une voix grave :
- Votre père est un voleur.
- Comment qu'vous savez ? lui demande t-elle sur la défensive
en se libérant de son emprise.
- Il a volé les deux plus belles étoiles de l'univers pour les
mettre à la place de vos yeux.
Ce qui ressemble à un bon pour accord relève un coin de la
bouche de la patronne.
- C'est gentil... minaude t-elle en remuant de la croupe.
Tout charme dehors, François se penche en avant, baise sa main
du bout des lèvres.
- François Tribouillard, pour vous servir.
D'une voix voilée par l'émotion.
- Moi, c'est Monique.
- Monique... répète François en réfléchissant à ce prénom.
- DEUX QUI LA TIENNENT TROIS QUI LA NIQUENT !!!
hurle Betterave avant de rejeter la tête en arrière et d'éclater d'un rire
sonore et gras.
43

21h35.

A ce stade, François effleure la joue de Monique du dos de la


main.
- C'est quoi votre genre d'homme ?
Du tac au tac.
- Gentil. Fidèle. Travailleur.
Comme s'il y croyait réellement, François frappe dans son
poing et s'écrie :
- Comme moi !
Les yeux de Monique scintillent.
- Et vous, s’empresse t-elle de demander, c'est quoi votre genre
de femme ?
- Comme vous.
- Comme moi ?
- Comme vous.
Troublée, Monique réajuste machinalement son col.
- C'est la première fois qu'on m'dit ça.
- J'ai l'impression de vous connaître depuis toujours.
- Ça d'vait être dans une vie antérieure.
- Je crois pas aux coïncidences.
- Moi non plus.
- Je vous offre un verre ?
- Avec plaisir.
- Prenez ce que vous voulez.
La main de François retient celle de Monique.
- Je suis céréalier.
Par politesse, je penche le pichet d’eau au-dessus du verre de
Betterave.
- Un peu de flotte ?
Regard mauvais.
- Y A D'JA DES GLAÇONS !
Respect.
44

21h40.

D'une main, Monique dégrafe un bouton de son corsage, de


l'autre, lève son verre et trinque avec François.
- A notre rencontre, lui dit t-il en louchant sur sa poitrine.
- Vous êtes de quel signe ? lui demande t-elle dans un sursaut.
Après un silence chargé de mystère.
- Gémeaux.
- Quel ascendant ?
- Poissons.
- J’en étais sûre.
- Et vous ?
- Vierge.
- Mmm...
- Ascendant Scorpion.
- Vous savez que vous avez un sosie ?
- Un sosie ?
- Un sosie.
Sous le coup de la surprise, Monique croise les bras.
- C'est la première fois qu'on m'dit ça.
Comme tout bon dragueur, François guette dans les yeux de sa
proie une lueur d'intérêt.
- C'est quelqu'un de très connu.
Lueur d’intérêt.
- J'ressemble à quelqu'un de connu ?
- Très connu.
Bouffi d’orgueil, François élève le ton pour que tout le monde
entende :
- Son père est le parrain de la mère de mon ex-femme, j'ai
déjeuné avec elle y a deux semaines !
- Vous en connaissez du monde ! s’extasie Monique avec la
ferveur d’une groupie.
Le visage rayonnant de fierté, François se tourne vers
Betterave.
- A ton avis, c'est qui le sosie de Monique ?
Sans élever la voix.
- MON TROU DU CUL.
Le téléphone du bar se met à sonner.
- Faut qu'j'aille répondre, s’excuse Monique avant de rejoindre
l’autre bout du comptoir d’un pas lourd.
Les yeux en feu, François se colle contre moi et la désigne du
doigt.
- Regarde-moi ce cul, mon Pierrot, c'est plus beau qu'un New
Holland.
45

21h50.

Devant l'agacement de François, Monique raccroche sur une


messe basse, revient se poster face à lui.
- C'était qui ?
Haussement d'épaules.
- Personne.
Avec une pointe de jalousie.
- Votre amant ?
La tête inclinée de côté.
- Vous êtes possessif ?
Regard fixe.
- Romantique énigmatique.
46

21h55.

- J'sais qui c'est mon sosie ! s’enflamme Monique en faisant


claquer deux doigts dans un geste exempt de féminité.
- Vous pensez à qui ? lui demande François, sourcil dressé.
- Marylin Monroe.
Pour ne pas exploser de rire, je me retourne, plaque mon poing
contre ma bouche.
- C'est quelqu'un de vivant, objecte François, n'oubliez pas que
j'ai déjeuné avec elle y a deux semaines.
Les narines pincées, Monique ferme un œil et se gratte l'arrière
du crâne d'un air concentré.
47

21h57.

- J’sais qui c’est !


- Vous pensez à qui ?
- A...
En lutte pour remettre de l’ordre dans son esprit, Monique
marque une pause.
- J'ai oublié.
- Vous voulez un autre indice ?
Petit rire nerveux.
- J'veux bien...
Sur le ton de la confidence.
- C'est une femme politique.
Les yeux de Monique s’agrandissent.
- J'ressemble à une femme politique ?
Patriote jusqu'au bout des ongles, François pointe l'index en
l'air.
- Française !
Avec un certain embarras, Monique fait gonfler ses joues.
- J'y connais rien en politique.
- Vous voulez un dernier indice ?
- Pas l'choix.
D'un ton rigolard.
- Elle est comme vous, elle lève bien le coude !
Les yeux de Monique sont étrécis par la concentration.
Compatissant, François se penche sur elle, éloigné de ses lèvres de la
distance d'un baiser.
- Vous donnez votre langue au chat ?
Il me semble qu'un temps très long s'écoule avant qu'elle
réponde :
- Ui.
48

22h00.

- Vous êtes le sosie de...


Suspendue aux lèvres de François, Monique passe une main
dans ses cheveux, enroule une mèche autour d'un doigt.
- … une femme politique française très connue...
J’en connais un qui va baiser ce soir.
- … son père est le parrain de la mère de mon ex-femme...
Monique le dévore des yeux.
- … j'ai déjeuné avec elle y a deux semaines...
Elle est presque dans son lit.
- … Maaarine le Pen !
La température du bar baisse de vingt degrés en une fraction de
seconde. Dans un état d’hébétude, Monique se retient de cracher au
visage de François, ravale sa salive et lâche malgré elle :
- Connard.
En grande conversation avec son verre, d’après ce que j’ai
compris il est question de l’enlèvement d’un troupeau de vaches par
des extra-terrestres, Betterave s’interrompt, confirme d'un signe de
tête.
49

22h02.

S'efforçant de détendre l'atmosphère, François croit bon de faire


cette confidence à Monique :
- Vous avez une plus belle peau que Marine le Pen, vous êtes
moins marquée.
Rouge jusqu'aux oreilles, Monique ferme les yeux pour
contrôler sa rage. Attendant que je confirme, François se tourne vers
moi.
- J’ai pas raison, mon Pierrot ?
Pour ajouter à la pression, Monique rouvre les yeux et les pose
sur moi, prête à me sauter à la gueule. Conscient du danger, je plaque
sur mon visage une expression neutre.
- Je ne trouve pas du tout que vous ressembliez à Marine le
Pen.
Seule une maîtrise consommée m'empêche de rire.
- Vous êtes beaucoup plus belle.
De nervosité, Monique fait tomber son verre sur le
comptoir. Toujours sur le coup, François tend la main, la referme sur
son poignet.
- Calmez-vous, mon amour.
Comme une furie, Monique se dégage violemment.
- Alors vous, lâchez-moi !
Obéissant à une impulsion, François se penche par-dessus le
comptoir, essaye de lui rouler une pelle.
- Laissons-nous emporter par la...
Baffe dans la gueule.
- Vous m'prenez pour qui ?!
- Comme...
Désorienté par la mornifle, François cherche ses mots.
- … comme disait le poète...
Contenant difficilement sa fureur, Monique plaque son majeur
sous son nez puis se détourne en claquant des talons.
- Pauve mec !
50

22h05.

Le nez plongé dans son verre, François est à la torture. En bon


frère d’armes, je pose la main sur son épaule, la presse gentiment.
Ma sollicitude le fait redresser la tête : une détermination soudaine se
lit sur son visage.
- Quand une femme dit non, ça veut dire oui !
Sceptique, je pince les lèvres en signe de désapprobation.
- Pas toujours.
Fixé sur son objectif, François se hâte de dire le mot suivant :
- Si !
De guerre lasse, je lui fait signe d'approcher.
- Je vais prendre un trait aux chiottes. Je t'en prépare un. Quand
je sors, tu rentres juste après moi.
- Bonne idée, mon Pierrot.
- C'est qui le boss ?
- C'est toi, mon Pierrot.
En un temps record, je vide mon verre, commande une autre
tournée, embrasse François au milieu du front, demande à
Betterave de le surveiller, file aux chiottes, rabat la cuvette.
51

22h10.

C'est un moi en mieux qui ressort des chiottes. Mon cœur est
passé du trot au triple galop. Je pourrais faire du saut à la perche avec
ma bite tout en sifflant la Marseillaise. Sûr de mes capacités, je vole
jusqu'au comptoir, passe un bras autour des épaules de Betterave.
- Ça va t'y, toi, le pédophile ?
Avec un air de totale incompréhension, François lève les mains
en l'air.
- T'étais où, mon Pierrot ?
- Aux chiottes.
- T’as fais caca ?
Le plus simple est de regarder François bien en face et de
tapoter le bout de mon nez avec mon index.
- A ton tour.
- Cool !
Loin d'être effrayé, François tire un coup sec sur les
moustaches de Betterave, exécute un moulinet avec les jambes et se
précipite à ma suite.
52

22h15.

Tout de haine rentrée, Betterave désigne la porte des chiottes


d’un mouvement du menton.
- L'A PAS LA LUMIERE DANS TOUTES LES PIECES.
- François ?
- L'EST COMPLET'MENT CON.
- A quel niveau ?
- QUAND Y PETE DANS SON BAIN Y MORD DANS LES
BULLES.
- Il a pas le droit ?
- PAS L'DIMANCHE.
- On est samedi.
- ET PIS C'EST TOUT !
53

22h20.

- PARAÎT QU'T'ES BIEN MONTÉ.


J'avale de travers. Betterave me donne une grande tape dans le
dos. Je recrache mon Ricard, essuie mes lèvres d'un revers de main,
lui demande sur une note plus aiguë que je ne l'aurais souhaité :
- Comment tu sais ?
En bandant tous ses muscles, il me désigne la porte des
chiottes.
- C'EST TON POTE QUI M'L'A DIT.
Sans fausse modestie.
- En toute honnêteté, j'ai une grosse bite.
Des envies de meurtre se réveillent au fond des yeux de
Betterave.
- GROSSE COMMENT ?
J’écarte mes index de vingt centimètres l’un de l’autre.
- Comme ça. Au repos.
- ET QUAND T'AS LA TRIQUE ?
J’écarte mes index de trente centimètres l’un de l’autre.
- Comme ça. A trois centimètres près.
Dans un instant de rage, Betterave tape du poing sur le
comptoir, faisant tressauter les verres et la carafe d'eau.
- ÇA R'EST PAS POSSIBLE !!!
Non sans satisfaction, je lui fait un clin-d’œil.
- Je suis comme Superman, je ne mens jamais.
A cette remarque, il m'oppose un regard froid.
- PROUVE MOI-LE.
- J’ai rien à te prouver.
- J'VEUX LA VOIR.
- Je vais pas te montrer ma bite ici.
- ON VA DEHORS SI TU VEUX.
- Peut-être plus tard.
Comme pour me faire répéter, Betterave porte la main à son
oreille.
- Peut-être plus tard.
- A QUEL HEURE ?
D’un geste qui se veut désinvolte, je feinte du droit.
- Pas de planning, tout au feeling !
Puis je vide le verre de François et fait signe à Monique, encore
pendue au téléphone.
- Tavernier !!!
Sans cesser de parler, j’aimerais bien savoir à qui, elle me fait
oui de la tête.
54

22h35.

La porte des chiottes s'ouvre avec fracas. François est debout


sur la cuvette. Il semble agité. Ses yeux tournent dans le sens inverse
des aiguilles d'une montre. Sa chemise est ouverte jusqu'au nombril.
Pour se donner un air cool, il s'est fait un bandeau avec un bout de
son pantalon qu'il s'est noué autour du front, comme Rambo.
Pétrifié devant ce spectacle, Betterave fait le geste toc-toc de
l'index sur sa tempe.
- FAUT L'FOUTE A L'ASILE.
Comme en réponse, François tend les bras en avant, plie les
genoux, pousse sur ses jambes et plonge.
55

22h45.

Laissé pour mort aux pieds du Bonzini, son crâne a heurté le


sol dans un bruit mâte, François ouvre un œil, prend appui sur sa
cuisse, se relève, boitille jusqu'au comptoir, vient se caler entre
Betterave et moi.
- Je passe une super soirée, mon Pierrot.
Sans ménagement, je lui saisis le bras.
- On va se faire virer avec tes conneries !
- Je devrais en prendre plus souvent.
- Tu veux me rendre service ?
- Tout ce que tu veux, mon Pierrot.
- Va voir dehors si j'y suis.
La porte d'entrée tremble quand François la fait claquer derrière
lui. Encore pendue au téléphone, à moins qu’elle ne fasse
semblant auquel cas c’est un génie, Monique écarte le combiné de
son oreille, me lance un regard par en-dessous que j’entraîne dans le
sillage de François en frottant l'index et le majeur contre le pouce.
- Il est parti chercher de l'argent.
Rassurée, Monique recolle le combiné contre son oreille,
reprend sa conversation téléphonique :
- Bon alors, j'te raconte...
Soufflant par le nez comme un bœuf, Betterave sort de sa
poche de pantalon un mouchoir en tissus à carreaux noirs et blancs,
le secoue près de mon visage, se mouche dedans si fort que les murs
tremblent. Pas moi.
56

23h00.

Un boulet de canon franchit la porte d'entrée. Trois têtes se


tournent. Alors qu’il était sorti de mon esprit, comme s’il n’avait
jamais existé, François glisse sur le sol, lutte pour garder l'équilibre,
s'accroche au bras de Betterave qui le repousse violemment.
- DÉGAGE SALOP'RIE !!!
Hors d'haleine, François se penche en avant, pose les mains sur
ses genoux.
- J'ai regardé partout, mon Pierrot...
Respirations sifflantes.
- … j'ai fait tout Bellême...
Respirations sifflantes.
- … dans les deux sens...
Respirations sifflantes.
- … dont une fois à cloche-pieds...
Respirations sifflantes.
- … je t'ai pas vu...
Respirations sifflantes.
- … t'es nulle part...
Respirations sifflantes.
- … si tu veux...
Respirations sifflantes.
- ... je peux aller voir au golf...
Respirations sifflantes.
- … c'est pas long...
Respirations sifflantes.
- … un coup de bagnole...
Respirations sifflantes.
- … j'en ai pour dix minutes...
Frappé d'ennui, je pose la main sur l'épaule de François, le
regarde bien en face.
- C'est bon, je suis là.
Ses pupilles zooment sur les miennes.
- Ah oui !
Fort de ma réussite, je fais claquer deux doigts en
direction de Monique.
- Trois Embuscades !!!
Sec comme un coup de trique, elle écarte le combiné de
son oreille, entraîne mon regard vers la pendule.
- Je ferme dans quinze minutes.
La chose à pas dire.
- Alors mettez-en six !!!
57

23h05.

Plus en forme que jamais, il vient de faire une série de cent


pompes claqué, François passe un bras autour des épaules de
Betterave.
- T'es mon pédophile préféré !
Pris de fureur, Betterave se dégage d'un mouvement brusque,
renifle de mépris.
- J'EN SUIS PAS !
Un immense sourire barre le visage de François.
- Comment tu sais que j'en suis ?
Il doit parler de la franc-maçonnerie.
- Si tu veux, je peux te faire rentrer.
De saisissement, Betterave recule d'un pas.
- J'MANGE PAS D'CE PAIN-LA !!!
58

23h09.

L’œil rivé sur la pendule, Monique égrène les secondes.


- VOUS V’NEZ BOIRE UN COUP A LA MAISON ? n o u s
propose Betterave, essayant d'être plus amical qu'il ne l'est en réalité.
Démangé par l’envie d’aller voir à quoi ça ressemble, je
l’observe du coin de l’œil.
- T'habites où ?
Geste vague de la main.
- PAR LA-BAS.
- T'as quoi à boire, chez toi ?
- PAS GRAND CHOSE.
- C’est à dire ?
- FAUDRAIT DES MUNITIONS.
Précédant le cheminement de mes pensées, Monique flanque
son torchon par-dessus son épaule, fait le tour du comptoir, vient se
coller contre moi.
- Si vous voulez, j'peux vous dépanner.
Sa voix est chargée de tension.
- Normalement, j'ai pas l'droit.
59

23h15.

Trente Ricard + six Embuscades + trois calvas ( j'avais


oublié ) + plus neuf tequila frappés + deux bouteilles de rouge + deux
bouteilles de blanc = cent-cinquante cinq euros euros.
- Si vous avez du liquide, ça m'arrange, chantonne Monique en
me tendant le carton contenant les quatre bouteilles de picrates.
Incapable de résister à la tentation, Betterave lui arrache le
carton des mains, le coince sous un bras, m'écarte de l'autre, se rue
vers la sortie en titubant.
- C'EST MA MAISON, C'EST MON CARTON !
Grand prince, François glisse un billet de deux cents euros dans
le décolleté de Monique.
- Gardez la monnaie.
En examinant le billet.
- C'est trop.
Le visage en feu.
- C'est rien.
Submergée par l'émotion.
- Quand même.
Dans un geste m'englobant.
- Vous venez avec nous boire un coup chez Betterave ?
En preuve de bonne foi, François montre les paumes de ses
mains à Monique.
- En tout bien tout honneur.
Avec un sourire forcé, Monique décline sa proposition.
- C'est gentil, mais j'peux pas.
Loin de se décourager, François lève la main droite, comme au
tribunal.
- Pas longtemps !
Rongé par la culpabilité, Monique écarte les bras.
- Faut qu'j'me lève tôt.
- Pour me faire plaisir.
Faisant un effort pour être aimable.
- Une autre fois, peut-être.
Avec la ferveur d'un pasteur évangéliste, François joint les
mains dans un geste de supplication.
- Moniiique !
- J'dors...
Les yeux barrés de cernes, Monique baille des mâchoires.
- ... debout...
Sous l'empire de la colère, François frappe sur le comptoir et la
pointe du doigt.
- Vous avez toujours été une salope !!!
Là, je dis chapeau.
- Une grosse salope !!!
Frappée de stupeur, Monique couvre sa bouche.
- La plus grosse des salopes !!!
Affichant un air de défi, François lui fait un bras-d’honneur en
guise d'adieu, me contourne à toute vitesse et détale en courant en
agitant les bras et en hurlant des obscénités. Dans sa fuite, il renverse
une table et deux chaises.
60

23h35.

Les injures de François résonnent dans la rue.


- Il est souvent comme ça ? me demande Monique en fixant sur
la porte un regard incrédule
Les mots jaillissent de ma gorge.
- Il a le SIDA.
- Le SIDA ?
- En phase terminale.
- Le SIDA...
Émue aux larmes, Monique lève les yeux au plafond, fait
claquer la paume de ses mains contre ses hanches.
- … terrriiible maladie !
- Je l'accompagne jusqu'à la fin.
- Vous êtes une belle personne, Pierre.
Avec modestie.
- J'avoue.
- Vous voulez voir ma chatte ?
- Pardon ?
- Faut vraiment qu'je ferme.
Refoulant un sourire, Monique m'escorte jusqu'à la sortie,
s'agrippe à mon épaule, m'attire vers elle.
- Chez nous, c'est quatre.
Le curé a disparu.
61

23h37.

A la lumière d'un réverbère, Betterave serre le carton contre sa


poitrine comme si on allait lui voler. Plus détendu, François fait
tourner la clef autour de son index. Tout à fait ragaillardis par l’air
frais du dehors, je sens sur mes joues la trace du rouge à lèvres bon
marché de Monique, je traverse la rue à petites foulées.
- Ça te dérange pas de monter derrière, mon Pierrot ?
Stupéfait, je me fige sur place.
- En quel honneur ?
Avec l'ombre d'un sourire, François pointe Betterave du doigt.
- C'est mon copilote.
Réflexion faite, je lève les yeux au ciel.
- Dans ce cas...
Par précaution, François pose les paumes de ses mains sur le
toit du Q7, se dresse de toute sa hauteur, attrape le regard de
Betterave.
- Hein, t'es mon copilote ?
- C’EST MA MAISON, C’EST MON CARTON !
62

23h40.

D'habitude un modèle de retenue, François pisse au milieu de la


rue, vomit à la faveur d'un rot, actionne l'ouverture du Q7.
- En route, mauvaise troupe !
Seulement alors, je monte à l'arrière, souffle mon haleine sur la
vitre, fais un cercle de condensation où je dessine une grosse bite
poilue. Devant moi, côté passager, le carton bien calé entre les
genoux, Betterave verrouille et déverrouille sa portière en louchant
sur le bouton.
- OUVERT. FERMÉ. OUVERT. FERMÉ.
Les yeux étincelants d'envie, François se dévisse si fort le cou
pour me regarder qu'une vertèbre craque.
- Il en reste de la surprise ?
Son haleine empeste le vomit.
- Hein, mon Pierrot ?
- T'inquiète, je gère.
- Cool !
Tout à sa joie, François donne une grande claque sur la cuisse
de Betterave.
- Je suis content d'aller chez toi, le pédophile !
En retour, Betterave lui présente son index.
- TIRE DESSUS.
Gagné par la panique, François dévisage l'ongle noir de
crasse.
- Pourquoi veux-tu que je tire sur ton doigt ?
- T'OCCUPE. TIRE DESSUS.
63

23h50.

L’odeur est tellement forte que je respire par la bouche pour


que ce soit supportable. Un brouillard à couper à la machette
enveloppe la départementale. La visibilité n’excède pas un mètre.
Les mains crispées sur le volant et penché vers l'avant, François
plisse les yeux pour s'éclaircir la vue. En fond sonore, Betterave.
- CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE
GOÛTONS VOIR SI LE VIN EST BON !
CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE
GOÛTONS VOIR SI LE VIN EST BON !

GOÛTONS VOIR, OUI OUI OUI !


GOÛTONS VOIR, NAN NAN NAN !
GOÛTONS VOIR, SI LE VIN EST BON !
Malgré moi, je bats la mesure du bout des doigts et fredonne le
refrain.
- GOÛTONS VOIR, OUI OUI OUI !
GOÛTONS VOIR, NAN NAN NAN !
GOÛTONS VOIR, SI LE VIN EST BON !

SI L'EST BON, SI L'EST AGREABLE


J'EN BOIRAI JUSQU'A MON PLAISIR !
SI L'EST BON, SI L'EST AGREABLE
J'EN BOIRAI JUSQU'A MON PLAISIR !

J'EN BOIRAI, OUI OUI OUI !


J'EN BOIRAI, NAN NAN NAN !
J'EN BOIRAI JUSQU'A MON PLAISIR !

J'EN BOIRAI, OUI OUI OUI !


J'EN BOIRAI, NAN NAN NAN !
J'EN BOIRAI, JUSQU'A MON PLAISIR !

J'EN BOIRAI CINQ OU SIX BOUTEILLES


UNE FEMME SUR LES GENOUX !
J'EN BOIRAI CINQ OU SIX BOUTEILLES
UNE FEMME SUR LES GENOUX !

UNE FEMME, OUI OUI OUI !


UNE FEMME, NAN NAN NAN !
UNE FEMME SUR LES GENOUX !

UNE FEMME, OUI OUI OUI !


UNE FEMME, NAN NAN NAN !
UNE FEMME SUR LES GENOUX !
Le brouillard se lève aussi vite qu'il s'est couché. Sorti de nulle
part, le curé s'agenouille dans le faisceau des phares. Tous les sens en
alerte, François fait une embardée pour l'éviter. Le corbeau s'envole,
ses ailes frôlent le toit du Q7.
- SI JE MEURS, JE VEUX QU'ON M'ENTERRE
DANS UNE CAVE OU Y A DU BON VIN !
SI JE MEURS, JE VEUX QU'ON M'ENTERRE
DANS UNE CAVE OU Y A DU BON VIN !

DANS UNE CAVE, OUI OUI OUI !


DANS UNE CAVE, NAN NAN NAN !
DANS UNE CAVE OU Y A DU BON VIN !

DANS UNE CAVE, OUI OUI OUI !


DANS UNE CAVE, NAN NAN NAN !
DANS UNE CAVE OU Y A DU BON VIN !
64

00h00. Lieu dit du Pendu.

- A droite ou à gauche ?
L'index de Betterave s’agite vers l’avant.
- TOUT DROIT.
- Pardon ?
- TOUT DROIT.
- Dans le champ ?
- TOUT DROIT.
S’efforçant de ne pas comprendre, François secoue la tête.
- Je vais pas aller dans le champ !
Pour montrer sa détermination, Betterave frappe du poing sur le
tableau de bord.
- J'SAIS CORE OU J'HABITE !!!
Une chape de silence tombe sur la voiture. Pressé de me
désaltérer, je pose la main sur l'épaule de François et lui conseille de
foncer. Mes mots font mouche. En moins de deux, François exhale
un soupir, embraye, joue avec la pédale de l'accélérateur, se tourne
brièvement vers moi
- Accroche-toi, mon Pierrot.
65

00h02.

Dans mon souvenir, le vol était plus long. Le Q7 retombe sur


ses roues arrière, zigzag une centaine de mètres, s'arrête sur un coup
de frein à main.
Dans un champ de colza.
Un peu abasourdi, François colle le nez contre sa vitre.
- T'as vu, mon Pierrot, on est dans un champ de colza ?
- J'ai vu.
Visiblement amusé par l'idée.
- Je suis bon pour L'éléphant Bleu !
Avec une crispation des épaules, Betterave pointe du doigt un
chemin caillouteux.
- C'EST PAR LA.
- Je suis le premier producteur de colza de Normandie, lui dit
François sans le regarder, dix mille tonnes par an.
66

00h05.

L'orée du bois dévoile une maison massive et sombre. La grille


pend hors de ses gonds. Les arbres projettent des ombres inquiétantes
à la lumière des phares. Plus amusé qu'effrayé, François ralentit
jusqu'à rouler au pas, me jette un regard oblique à travers le
rétroviseur.
- T'as vu, mon Pierrot, on se croirait dans Massacre A La
Tronçonneuse ?
- Je pensais plutôt à Psychose.
D'une façon possessive, Betterave serre le carton entre ses bras
comme si c'était son bien le plus précieux.
- C'EST MA MAISON, C'EST MON CARTON.
- C'est un peu le nôtre quand même ! interjette François sur le
ton de la blague.
67

00h07. Chez Betterave.

Une Renault 12 orange avec une chaise roulante à la place du


moteur repose sur quatre parpaings. Des laves-linges et des laves-
vaisselles désossés forment une haie d'honneur jusqu'à la maison.
Détail amusant, des Big Jim et des poupées ensanglantées sont
empalées sur la porte d'entrée.
- Je me gare où ? hasarde François.
Avec la finesse qui le caractérise, Betterave lui montre son
majeur.
- DANS MON CUL.
L'œil agrandi de surprise, François considère l'idée.
68

00h08.

Une lumière brille à l'étage. Trop défoncé pour être inquiet,


François coupe le contact, pointe du doigt la pièce éclairée.
- Y a quelqu'un chez toi ?
- PAS D'DANGER.
- Pourquoi y a de la lumière ?
- J'PAYE PAS L'ELECTRICITE.
Et, baissant la voix :
- J'TE MONTRERAI COMMENT FAIRE.
- C'est pas mon genre ! s'offusque François avec le ton
grandiloquent du mec droit dans ses bottes.
A bout de patience, Betterave ouvre sa portière, tombe en
arrière, protège le carton de ses bras, se relève sans bruit de verre
cassés.
- PAS D'BOBOS LES COPAINS !
A la faveur de la nuit, je serre le poing et dresse le pouce.
- Prince de la cuite !
Pendant ce temps-là, François verrouille le Q7 et s'éloigne en
trottinant.
- Tu vas où, Lapin ?
Sans se retourner.
- Pisser un coup.
- T'as un problème de prostate ?
- J'ai trop bu !
- ON BOIT JAMAIS ASSEZ !!! hurle Betterave au bord de
l'hystérie.
Je manque marcher sur une poule.
69

00h12.

En proie à un équilibre instable, Betterave retourne ses


poches de pantalon.
- OU QU'EST SONT ...?
Un trousseau de clefs tombe à ses pieds.
- SONT TOMBÉES.
A regret, il me tend le carton, se baisse, ses genoux craquent,
ramasse le trousseau de clefs, se relève, ses genoux craquent, titube
d'avant en arrière, trouve son point d'équilibre, s'agenouille devant la
porte d'entrée, essaye d'introduire la clef dans la serrure.
A plusieurs reprises.
Sans succès.
- Ferme un œil, lui dis-je à titre d'expert, tu verras mieux.
- J'T'EN POSE DES QUESTIONS ?!!! hurle t-il en m'imposant
le silence d'un geste, le poing serré prêt pour la bagarre.
En dernier recours, je le recadre sèchement.
- Je t'en donne des réponses ?
La clé cliquette dans la serrure.
- A Y EST.
De façon inattendue, Betterave bondit sur ses deux pieds,
m'arrache le carton des mains, tourne la clenche dans le mauvais
sens, pousse un juron, s'engouffre à l'intérieur.
70

00h14.

J'ai vu des roumains mieux installés. Le mobilier, certainement


récupéré aux encombrants, se résume à un frigo, une table et quatre
chaises. La peinture s'écaille sur les murs. A en juger par la couche
de poussière et les toiles d’araignées qui courent au plafond, pas de
femme de ménage.
- Sympa ta baraque !
Dans le silence qui suit, Betterave me considère d'un air noir,
m'enjoint à m'asseoir.
- FAIS COMME CHEZ TOI.
MAIS N'OUBLIE PAS QU'T'ES CHEZ MOI, semble t-il
penser.
71

00h15.

Deux taches de pisse assombrissent l'entrejambe de François.


Les mains posés sur les hanches, il laisse planer un regard amusé
autour de lui, comme quand il va faire ses courses chez LIDL.
- T'es vachement bien installé ! s'extasie t-il sans ironie.
Avec un soupir mauvais, Betterave s'empresse de verrouiller la
porte d’entrée derrière lui.
- T'as combien de mètres carrés ?
Haussement d’épaules.
- Tu chauffes au gaz ou au fioul ?
Geste las.
- T'as la fibre ?
Imperméable aux nouvelles technologies, Betterave repousse la
question de François par un bruit de bouche, désigne le plafond du
pouce.
- VOUS POUVEZ DORMIR LA SI VOUS VOULEZ, Y A
D'LA PLACE.
Dans un murmure d'assentiment, François esquisse un
mouvement du menton dans ma direction.
- Faut voir ça avec mon Pierrot.
C'est tout vu.
72

00h17.

Avec un luxe de précautions, Betterave soulève le couvercle


d'une casserole posée sur le poil en fonte.
- V'NEZ VOIR MON GARENNE, LES COPAINS.
En deux enjambées, François le rejoint dans le coin cuisine, se
fige devant la casserole, comme pétrifié.
- Tu... tu vas pas bouffer « ça » ?
- C'EST MOI QUI L'A TUÉ.
- C'est pas une raison !
Dans un souffle libérateur.
- J'LUI AI CASSÉ L'COU...
Les yeux révulsés, François pointe l'index sur la casserole.
- C'est… c’est de la moisissure ?
73

00h20.

Le chiffre sept est inscrit au fond de mon verre. Les mêmes


verres Duralex qu'à l'Institut. Plus sales.
- T'as quel âge, mon Pierrot ?
- Sept ans. Et toi ?
Dans une attitude de soumission.
- Un an.
Tout est dans le regard.
74

00h25.

Toujours est-il que Betterave prend appui sur la table, se lève


en deux temps, titube vers la porte du fond. Sans même bouger la
tête, François le suit des yeux.
- Tu vas où, mon bon Betterave ?
- M'ARRACHER UNE DENT.
- T'as bien raison !
Non sans grâce malgré son poids, Betterave se retourne, ouvre
grand la bouche pour montrer à François laquelle il va s'arracher,
referme la bouche, s'engouffre dans les entrailles de la maison. La
prudence me dicte d’attendre de l'entendre monter les escaliers pour
sortir le pochon caché au fond de ma chaussure et faire glisser vers
moi l'exemplaire du Nouveau Détective avec Nordalh Lelandais en
couverture qui traîne sur la table.
- Tu fais quoi, mon Pierrot ? me demande François avec la
vivacité d'esprit qui lui est propre.
75

00h30.

Rien que pour le plaisir, je renifle un coup sec afin d'aspirer la


boulette coincée dans ma narine. Entre deux gloussements, François
trépigne d'impatience. Son regard reflète des montagnes de cocaïne.
Tout doucement, à dessein, je pousse le Nouveau Détective vers lui.
N’y tenant plus, il se jette dessus comme un toxico en manque, se
penche en avant, sniffe sa trace si fort qu’il manque me priver
d’oxygène, lèche la couverture, monte sur sa chaise, place ses mains
en porte-voix autour de sa bouche, prend son souffle et hurle de
toutes ses forces :
- Vive la drooogue !!!
Les yeux sortent de sa tête.
- C'est géniaaaaaal !!!
D’un geste, je lui intime l'ordre de se taire. Tout penaud, il se
rassied sur sa chaise, ne parvient pas à maîtriser le tremblement dans
sa voix.
- J'ai une d-de ces p-pêches, m-mon P-Pierrot.
- T'as perdu tout sens commun, mon pauvre ami.
- On fait q-quoi, après ?
- On va en boîte.
- Cool !
- A une heure, on est partit
- Tu vas baiser ce soir, se dit François à lui-même sur un ton
qui trahit une envie de hurler. Tu vas baiser ce soir. Tu vas baiser ce
soir. Tu vas baiser ce soir. Tu vas baiser ce soir.
Tapi dans l'ombre, Betterave surgit fusil à la main et
cartouches en bandoulière.
- C'EST QUI, QU'TU VAS BAISER C'SOIR ?!
Sous l’effet du stress, François se lève si brusquement qu'il
renverse sa chaise derrière lui.
- Fais… fais pas le con, Betterave, c'est… c’est dangereux !!!
Les yeux démesurément agrandis, Betterave porte la crosse de
sa carabine à son épaule et le met en joue.
- C'EST MOI, QU'TU VAS BAISER C'SOIR ?!
Tremblant comme une feuille, François se protège le visage de
ses mains.
- Pas... pas du tout !!!
Les doigts de Betterave sont secoués de spasmes.
- C'EST QUI, ALORS, QU'TU VAS BAISER C'SOIR ?!
La voix de François s'égare dans les aigus.
- Des gonzeeeeeesses !!!
- TA GUEULE !!!
Avec un calme parfait, Betterave relève le cran de sûreté, pose
le bout de son canon au milieu du front de François.
- OU QU'TU VOIS DES GONZESSES ?
Non sans difficulté, il maîtrise à grand peine ses tremblements,
François bégaye :
- En b-b-boîte...
Plus sarcastique que jamais, Betterave effleure la détente de
l'index.
- EN BOÎTE DE QUOI ?
- D-d-de n-nuit...
- DE NUIT D’QUOI ?
- En d-disc-cot-thèque…
Sous le coup de la stupéfaction, Betterave se tourne vers moi.
- VOUS ALLEZ A LA QUEUE DU CHAT ?
- Oui. Viens avec nous. On te ramène après.
- J'PEUX PAS.
- Pourquoi ?
- J'SUIS VIRÉ A VIE.
- Qu’est-ce que t’as fais ?
L'air soudain très las, Betterave baisse sa carabine, la pose
contre le mur.
- J'AI TIRÉ SUR L’VIDEUR, m'explique t-il, comme si ça
expliquait tout.
Non sans inquiétude, François profite de l’intermède pour
contourner Betterave par la gauche. Comme s'il avait des yeux dans
le dos, Betterave attrape son poignet, l'arrête net.
- OU QU'TU VAS ?
La gorge nouée.
- Pisser un coup.
- T'AS D'JA PISSÉ D'T'A L'HEURE.
- J'ai encore envie.
Les traits de Betterave se durcissent.
- T'ES COMME LES VAQUES, TU PISSES TOUT
L'TEMPS ?!
Dans un sourire forcé.
- Seulement quand je bois.
- SALE VAQUE !!!
Donnant libre court à sa haine, Betterave donne une claque sur
l'arrière du crâne de François qui l'envoie valser jusqu'au poil en
fonte.
76

00h40.

Je ne peux réprimer un mouvement de surprise quand Betterave


pose la main sur ma cuisse.
- TOI J'T'AIME BIEN.
Dans la mesure du possible, je reste stoïque et le fixe dans le
jaune des yeux.
- C'est réciproque.
Après un silence de soulagement, il désigne la porte d'entrée du
menton et crache dans un déluge de postillons :
- PAS COMME L’AUTE VAQUE !!!
En bon traître que je suis, j’ouvre la bouche pour accabler
François mais Betterave me fait taire d'un geste, se lève, s'éclaircit la
gorge et se met à chanter :
- UN DIMANCHE MATIN, AVEC MA PUTAIN, SUR MA
MOBYLETTE !
J'LUI AI MIS LES MAINS, ENTRE LES DEUX SEINS,
DIRECTION QUEQUETTE !
TU LES VERRAS PLUS
LES POILS DE MON CUL
J'EN AI FAIS DES BROSSES !
A CENT FRANCS L'KILO, C'EST DU BON BOULOT
POUR NOURRIR LES GOSSES !
Comme pour me jauger, Betterave s'interrompt, enlève un
chapeau invisible. Conquis par son talent, je l'applaudit du bout des
doigts.
- T'es un amoureux des beaux textes.
Ravi de ma réaction, il incline la tête, enchaîne dans le même
tonalité :
- BALI BALO DANS SON BERCEAU
BANDAIT DEJA COMME UN TAUREAU !
FILS DE PUTAIN, LUI DIT SA MERE
TU BANDES DEJA PLUS QUE TON PERE !
AH AH AH, BALI BALO EST UN SALAUD !
BALI BALO DANS SON AVION
AVEC SA FEMME ET SON COCHON !
DES QUE SA FEMME TOURNA LA TÊTE
IL ENCULA LA PAUVRE BÊTE !
AH AH AH, BALI BALO EST UN SALAUD !

BALI BALO AU CINÉMA


PÉTA SI FORT QU'IL S'ENVOLA !
IL ATTERIT DANS LES COULISSES
ET ENCULA L'POMPIER D'SERVICE !
AH AH AH, BALI BALO EST UN SALAUD !

BALI BALO SUR SA MOTO


FAISAIT DU CENT EN D'SSOUS D'ZERO !
DANS UN PUTAIN DE DERAPAGE
S'COINCA LES COUILLES DANS L'EMBRAILLAGE !
AH AH AH, BALI BALO EST UN SALAUD !

BALI BALO DANS SON CERCUEIL


BANDAIT ENCORE COMME UN CHEVREUIL !
AVEC SA BITE EN ARC DE CERCLE
IL ARRIVA A SOUL'VER L'COUVERCLE !
AH AH AH, BALI BALO EST UN SALAUD !
Mes lèvres s’entrouvrent pour dire quelque chose.
- ÉCOUTE !!!
Regard d'excuse.
- Je suis tout ouïe.
Le torse bombé.
- LA DIGUE DU CUL, EN REVENANT DE NANTES
LA DIGUE DU CUL, EN REVENANT DE NANTES !
DE NANTES A MONTAIGU, LA DIGUE LA DIGUE
DE NANTES A MONTAIGU, LA DIGUE DU CUL !

LA DIGUE DU CUL, JE RENCONTRE UNE BELLE


LA DIGUE DU CUL, JE RENCONTRE UNE BELLE !
QUI DORMAIT LE CUL NU, LA DIGUE LA DIGUE
QUI DORMAIT LE CUL NU, LA DIGUE DU CUL !

LA DIGUE DU CUL, JE BAND' MON ARBALETE


LA DIGUE DU CUL, JE BAND' MON ARBALETE
ET LA LUI FOUT AU CUL !

LA DIGUE DU CUL, LA BELLE SE REVEILLE


LA DIGUE DU CUL, LA BELLE SE REVEILLE
ET DIT J'AI L'DJABLE AU CUL !

LA DIGUE DU CUL, NAN CE N'EST PAS LE DJABLE


LA DIGUE DU CUL, NAN CE N'EST PAS LE DJABLE
MAIS UN GROS DARD VELU !
Surgissant du cœur de la nuit, François cogne contre la vitre
avec ses poings. Coupé dans son élan, Betterave pointe son index
dans sa direction et presse la détente.
- PAN !
Deux fois.
- PAN !
77

00h50.

Sans penser à mal, François pointe du doigt la photo punaisée


au mur.
- C'est qui la vieille pute ?
Betterave serre le poing si fort que son verre se brise.
- MÔMAN.
Tout penaud, François s’agite sur sa chaise pour effacer sa
gaffe.
- Excuse-moi, mon bon Betterave, c'est pas ce que je voulais
dire.
- L'EST MORTE A NOËL.
Les yeux de François de voilent de compassion. Empathique à
souhait, il rentre la tête dans les épaules, pose la main sur la cuisse de
Betterave.
- Toutes mes condoléances.
Électrisé par le contact, Betterave saisit la main de François, la
dirige vers sa bite.
- TOUCHE !
Bouillonnant de vertu outragé, François se dégage avec un cri,
se redresse d'un bond.
- Ça va pas la tête !
Devant son refus évident, Betterave se tourne vers moi d'un
mouvement sec.
- TU VEUX TOUCHER ?
- Non.
A ses yeux, ce non vaut un oui.
78

00h52.

D'une voix émue, Betterave nous avoue avoir tué sa femme et


son amant d’un coup de fusil.
- EN PLEINE TÊTE, précise t-il l’œil gourmand.
Choqués par son annonce, François et moi échangeons un
regard circonspect.
- Ici ? crions nous dans un bel ensemble.
Un large sourire fend le visage de Betterave.
- DANS NOTE CHAMBRE.
- T'as fait beaucoup de prison ? lui demande François parce
qu'il faut bien demander quelque chose.
- DEUX JOURS.
- C'est pas beaucoup.
- C'EST D'JA TROP POUR UNE PUTAIN !
Le bras de Betterave renverse son verre.
- D'JETTE C'QU'EST M'FAIT FAIRE C'TE PUTAIN !!!
D'un geste convulsif, Betterave se penche sur la table, lape
bruyamment, relève la tête, fixe sur François un regard dur.
- TU VEUX V'NIR VOIR LES TACHES ?
- Les…
Clignement de l’œil à peine perceptible.
- ... les taches ?
- LES TACHES DE SANG.
- Tu viens avec nous, mon Pierrot ? me demande François avec
une insistance suppliante.
Un picotement familier me titille les narines.
- Tu me raconteras.
79

00h57.

Pour accentuer l'effet, secret connu de quelques initiés, je


penche la tête en arrière et fait tomber trois gouttes de vin blanc
dans mes narines.
- Tu devrais aller voir, mon Pierrot, hurle François au bord de
l'hystérie, y a des taches de sang partout, c'est le déliiire !!!
Prêt à en découdre, je me lève, positionne le cadran de ma
montre à hauteur de ses yeux.
- Il est 00h58, espèce de sale fils de pute, lui dis-je peut-être
d'une façon un peu trop direct, dans deux minutes on est partis.
- Déjà ???
- Si on veut baiser, après, c'est mort.
De dépit, François se laisse tomber sur sa chaise, attrape la
première bouteille, porte le goulot à ses lèvres, se rend compte
qu'elle est vide, la repose sur la table, en attrape une autre au hasard,
la vide à grands traits : du vin dégouline sur son menton et jusqu'à sa
chemise et son pantalon.
Malgré la haine qu'il lui voue, Betterave est admiratif.
- IL A P'T'ÊTE LE DON... chuchote t-il en lissant sa
moustache.
Repu, François essuie ses lèvres sur son avant-bras, se lève
d'un bond.
- C'est bon, je suis prêt !
De façon singulière, Betterave pose la main sur son épaule, le
fait se rasseoir.
- ECOUTE-MOI ÇA, D'ABORD.
Sans plus de commentaires, Betterave décroche le cor de chasse
de la patère, essuie l'embouchure contre son pull, la porte à ses lèvres
et souffle dedans.
Le vacarme est assourdissant.
Betterave est violet comme une betterave.
Il va nous claquer dans les pattes.
Dans ce sens, François et moi frappons dans nos mains pour
l'inciter à tout donner.
- Plus fort !!! Plus fort !!! Plus fort !!!
Porté par nos encouragements, il se jette par terre et se met sur
le dos, à l'instar des plus grandes gloires du rock.
80

1H01.

On est plus dans les temps. Pour bien faire comprendre à


Betterave qu’on se casse, je donne un grand de pied dans ses
chaussures. Sans plus de discussion, il cesse de jouer, se relève, tend
le cor de chasse à François, qui le refuse poliment.
- Je sais pas en jouer.
Le cor de chasse vole de la main de Betterave sur le mur où il
se brise.
- FUMIER !!!
Moi, tranquille.
- C’est Mexico, le dernier morceau que t'as joué ?
La fureur de Betterave disparaît aussi vite qu'elle est apparue.
- COMMENT QU'TU SAIS ?
Mains croisées derrière le dos, je redresse le menton.
- Je suis fan de Luis Mariano.
- Encore un qu'a pas vu beaucoup de chattes ! explose François
en cinglant Betterave de son ironie.
- QU'EST-CE T'INSINUES ?
- Tout le monde sait qu’il était pédé, Luis Mariano, sourit
François comme si c’était drôle.
La rage fait monter les larmes aux yeux de Betterave.
- C'EST....
Il est secoué de tremblements.
- … QU'DES...
Il respire par saccades.
- … RACONTARS...
- Ça reste un très bon chanteur, tempère François.
81

1h05.

Ça se complique. Betterave est recroquevillé en position fœtale


devant la porte d’entrée. Comme il nous bloque le passage, je le
secoue du bout du pied.
- Bouge !
Respirant avec peine, il s'assied contre la porte d'entrée,
remonte les genoux sous son menton, les encercle de ses bras, me
jette un regard par en-dessous.
- HEIN, C'EST QU'DES RACONTARS ?
- Je t'ai déjà dit que oui !
- TU M’LE JURE ?
- Y avait pas plus viril que Luis Mariano !
L'espoir renaît dans les yeux de Betterave.
- C'EST VRAI ?
- Si je te le dis !
- PLUS VIRIL QUE JEAN GABIN ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE MICHEL CONSTANTIN ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE LINO VENTURA ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QU'ALAIN DELON ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE JEAN-PAUL BELMONDO ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE GERARD DEPARDIEU ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE PATRICK DEWAERE ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE VICTOR LANOUX ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE JEAN-PIERRE MARIELLE ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE BERNARD FRESSON ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE JOHNNY ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QU'ELVIS ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE CHARLES BRONSON ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE CHUCK NORRIS TEXAS RANGER ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE DAVID HASSELOFF ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE SYLVESTER STALLONE ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE JEAN-CLAUDE VAN DAMME ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE BRUCE WILLIS ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE JASON STATHAM ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE STEVEN SEAGAL ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE DOLPH LUNDGREN ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE MEL GIBSON ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE KURT RUSSEL ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE BRUCE LEE ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE MICKAEL DUDIKOFF ?
- Pfft !
- PLUS VIRIL QUE L'GÉNÉRAL BIGEARD ?
- Pfft !
Le visage de Betterave se tend.
- PLUS VIRIL QUE « L'GÉNÉRAL BIGEARD » ?
- A côté de Luis Mariano, le général Bigeard, c'était une petite
tapette.
Le visage de Betterave se détend pour laisser place à un sourire.
- J'LE SAVAIS !
A la perspective d’aller me déchaîner sur la piste de danse, je
donne une tape sur le cou de François.
- Excuse-toi !
La mine exagérément affectée, François se baisse à hauteur de
Betterave, pose la main sur son épaule.
- Je confondais avec Hervé Vilard.
82

01h10.

- ON S'MONTE NOS PINES ? propose Betterave sous prétexte


de tradition locale.
Séduit par l'idée, François m'agrippe par la manche.
- Dis oui, mon Pierrot, dis oui !
L'instant d'après, Betterave a la bite à l'air.
- ALORS, me demande t-il, un sourire sadique plaqué sur le
visage, QU'EST-CE T'EN PENSES ?
Après vérification, je lui adresse un regard franc.
- Bof.
Vexé, il baisse les yeux sur sa bite.
- BOF ?
- Bof.
J'éprouve un sentiment de puissance quand François me pointe
du doigt et s'écrie, tout excité :
- Celle de mon Pierrot est mille fois plus belle !!!
- Et plus grosse, dis-je humblement
Le pantalon sur les chevilles, Betterave me coule un regard
mauvais.
- J'TE CROIS PAS !
- Me crois pas.
- PROUVE MOI-LE !
- Tu vas te faire du mal.
- J'M'EN FOUS !
Le regard de Betterave trahit la panique.
- J'VEUX LA VOIR !
A défaut d’accéder à sa requête, je lui sourit, ce qu'il prend pour
un encouragement.
- OU J'MANGE MA MERDE !
83

01h12.

Inconsciemment, je note que François se rase la bite.


- Je comprends pas, marmonne t-il en tirant sur son prépuce
dans le but de l'agrandir, j’ai dû attraper froid.
Plié en deux, Betterave rit en s'essuyant les yeux.
- ON DIRAIT LA PINE D'MON P'TIT COUSIN !!!
La mine défaite, François se tourne vers moi.
- Hein c'est vrai, mon Pierrot, que normalement elle est plus
grosse ?
Je prends mon temps pour répondre :
- C'est sa taille normale.
Un rictus de colère déforme les lèvres de François.
- Dis la vérité, mon Pierrot !
N'y tenant plus, Betterave se jette à mes pieds, s'agrippe à mes
jambes.
- A TON TOUR !
84

01h15.

La vue de ma bite fait l'effet d'un uppercut.


- PU…
Sous la violence du choc, Betterave manque s'étouffer.
- … PUTAIN D’MERDE...
Plus fier que si c'était la sienne, François sautille sur place et
applaudit des deux mains.
- C'est mon Pierrot qu'à la plus grosse !!! Tralalilalèèère !!! En
plus elle toute droite !!!
Les yeux exorbités, il rentre et sors le bout de la langue comme
un lézard, Betterave tend le bras pour attraper ma bite. Paré à cette
éventualité, j’esquive d’un coup d’épaule, donne une tape sur sa
main.
- Pas touche !
- C'EST… C’EST PAS UNE VRAIE !
- Cent pour cent pur porc.
- J'PEUX… J’PEUX TOUCHER ?
- Si tu veux t'en prendre une.
- J'PEUX… J’PEUX FAIRE UNE PHOTO ?
- T'as deux minutes.
Une vague de bonheur envahit Betterave.
- J'TE L'REVAUDRAI !
Un appareil Polaroïd apparaît entre ses mains.
85

01h20.

Avec la concentration d’un enfant qui apprend à écrire, il


appuie très fort et très lentement son stylo Bic, Betterave note
mon prénom ainsi que la date au dos de la photo de ma bite. En dépit
de l'heure tardive, François s'approche de lui, pose la main sur son
épaule.
- Si tu veux, tu peux en prendre une de la mienne.
Sans lever la tête.
- Y A PAS D'ZOOM.
Les épaule de François s'affaissent.
- C'est pas juste...
Sitôt mes lacets refais, je frappe trois fois dans mes mains.
- Go go go !
Dans un effort, Betterave s’arrache à la contemplation de la
photo de ma bite, lève la tête, rive son regard au mien.
- VOUS DORMEZ PAS LA ?
Au ton qu'il emploie, faut pas qu'on traîne.
86

01h22.

Percevant l'agressivité de Betterave, François lui tend sa carte


de visite.
- Cadeau.
Sans changer d'expression, Betterave saisit la carte de visite
entre le pouce et l'index comme si c'était du papier-cul usagé, la
parcourt rapidement.
- QU'EST-CE QUE C'EST ? ,
- Ma carte de visite.
- QU'EST-CE TU VEUX QU'J'EN FOUTE ?
- Y a tous mes numéros.
- ET ALORS ?
Comme s’il s’adressait à un débile, François tend le pouce et
l'auriculaire, remue la main de gauche à droite.
- Tu pourras me téléphoner quand tu veux.
- J’EN AI PAS.
- T’as pas de quoi ?
- D’TELEPHONE.
- T’as pas de téléphone ?
- NAN.
- T’entends-ça, mon Pierrot ?
- J’entends.
- Pourquoi t’as pas de téléphone ?
- ÇA SERT A RIEN.
- Garde quand même ma carte de visite.
- POUR QUOI FAIRE ?
- Comme ça, tu pourras penser à moi vingt-quatre heure sur
vingt-quatre et trois cents soixante cinq jours sur trois cents soixante
cinq.
- COMPTE LA-D'SSUS.
Avec une jubilation mauvaise, Betterave déchire la carte de
visite en petits morceaux qui s'éparpillent sur le sol, frappe dans ses
mains.
- VOUS ALLEZ BOIRE UN COUP D'GNÔLE AVANT
D'PARTIR !
87

01h25.

Un doigt repose au fond de la bouteille.


- SENS-MOI ÇA.
De bonne grâce, François positionne son nez au-dessus du
goulot, grimace.
- C'est fort.
- C'EST PAS POUR LES PÉDÉS.
- Qu'est-ce t'insinues ?
- J'ME COMPRENDS.
Dans un profond soupir, Betterave me présente la bouteille en
la manipulant comme si c'était du vin de messe.
- SENS-MOI ÇA.
A mon tour, je positionne mon nez au-dessus du goulot et
renifle.
- Ça sent bon !
Avec l'air de celui qui confie un secret, Betterave se penche sur
moi.
- C'EST DU FAIT MAISON.
- C'est quoi comme alcool ?
Dans un murmure.
- SI J'TE L'DIS FAUT QU'J'TE TUE.
88

01h27.

Le tour de force est à souligner, Betterave remplit les verres à


ras-bords sans me lâcher du regard et sans en renverser une seule
goutte.
- TU M'EN DIRA DES NOUVELLES.
Une lueur malsaine brille au fond de ses yeux.
- ÇA DÉBOUCHE LES TUYAUX.
Après l'avoir remercié pour son accueil, François et moi
échangeons un signe de tête approbateur, buvons cul-sec avec une
synchronicité parfaite.
- C'est du lourd, souffle François avant de s'effondrer sur la
table, front en avant.
Betterave, qui a jeté le contenu de son verre par-dessus son
épaule, rebouche la bouteille avec les dents.
- VOUS ALLEZ DORMIR LA, l'entends-je murmurer une fois
ceci fait.
Le sang me monte à la tête.
- Qu'est-ce tu...
Mon regard n'effectue plus la mise au point.
- … nous a...
Saisit de vertige, je parviens à articuler :
- ... fait boire ?
Dans un ultime effort, j’essaie de me lever. Le sol bascule sur
son axe. Mon verre tombe par terre et se brise à mes pieds. Mes
jambes se dérobent. La table monte à ma rencontre. Puis le silence.
DESCENTE
La coke, c'est comme le golf. La
montée, c'est facile. C'est après que ça
se complique.

Entendu sur un parcours


89

Je me réveille avec un goût de pisse dans la bouche et une


gueule de bois à tout casser. Constate que je ne suis pas à l'hôtel. Je
suis attaché à un lit. Un petit lit. Une lanière en cuir est fixée autour
de mes chevilles et de mes poignets. En guise de pyjama, je porte une
couche. Ma montre et la chevalière aux armes de ma famille ont
disparut.
Cette situation ne me plaît pas, mais alors pas du tout.
D’autant plus que la fermeté de mes liens m’empêche de me
débattre. Afin de me calmer, je prends une profonde respiration. Où
que se pose mon regard, du sang sur les murs. Un ronflement bref sur
ma gauche me fait sursauter. François est là. Même punition. A la
différence qu'un sourire éclaire son visage.
- Lapin, réveille !
Au seul son de ma voix, François bat des paupières, roule sa
tête sur l'oreiller, écarquille un œil embrumé de sommeil, esquisse
une moue d’étonnement.
- Pourquoi tu portes une couche, mon Pierrot ?
Sans enthousiasme, je désigne son entrejambe.
- Toi aussi, t’en portes une.
Les yeux de François se fixent sur sa couche, dérivent sur ses
entraves, reviennent sur moi.
- Pourquoi on est attachés ?
- Tu te souviens pas ?
- Quoi ?
D'un ton qui sous-entend bien des choses.
- Betterave.
Le temps de refaire le film, François parcourt du regard la
pièce, avise les taches de sang sur les murs, avale la boule qu'il a
dans la gorge.
- C'est la ch-chambre où il a t-tué sa f-femme et son am-mant !
s'écrie t-il sans parvenir à maîtriser sa panique.
- T’inquiètes, je suis là.
- C’est… c’est peut-être un tueur en série.
- J’ai deux mots à lui dire, au tueur en série.
Malgré la gravité de l’instant, l’optimisme renaît dans la voix
de François.
- C'est peut-être une caméra cachée !
Dans la foulée, un bruit suspect s'échappe de sa couche.
- Je crois que je viens de chier dans ma couche, se dit-il à lui-
même, comme pour se convaincre de la véracité de son propos.
90

Une clef cliquette dans la serrure, suivit d’un craquement. Il


s'écoule plusieurs secondes. François et moi retenons notre souffle.
La poignée tourne lentement. Le pêne se dégage de la gâche. La
porte s'ouvre en couinant sur ses gonds avec un long gémissement,
comme dans un film d'horreur. De toute évidence content de lui,
Betterave passe une tête dans l’entrebâillement.
- BIEN DORMIS, LES COP...
Plus tendu qu'un string, je me redresse sur mon matelas, lui
coupe la parole d’une voix glaciale.
- Détache-nous tout de suite !
L'air plus du tout Betterave, il fait claquer la porte derrière lui,
vient se planter au pied de mon lit, sort un Opinel qu'il déplie et
pointe vers moi.
- TU VEUX QU'J'TE SAIGNE ?!!!
Des morceaux de nourritures ( du lapin ? ) sont projetés hors de
sa bouche.
- C'EST ÇA QU'TU VEUX ?!!!
- Pas la peine de s'énerver, lui dis-je d'un ton calme qui me
surprend, on est entre gens civilisés.
91

Au milieu d'une phrase, Betterave se met à l'arrêt, truffe en


avant, comme un chien de chasse.
- C'EST QUI QU'A CHIÉ ?
Le ton de la voix de François trahit son embarras.
- C'est moi.
Contre toute attente, Betterave se penche sur lui, tapote sa
joue d'une façon maternelle.
- N'AI PAS HONTE.
- C’est la première fois que ça m’arrive.
- C’EST RIEN.
- Je te rembourserai.
Avec un cri étouffé, Betterave se redresse, faussement indigné.
- TU M'PRENDS POUR QUI ?
- J'insiste.
- T'AS L'DROIT D'CHIER DANS TA PAMPERS.
- C'est pas la question.
- C'EST PAS QU'POUR LES P'TITS BÉBÉS.
- Pléonasme, dis-je assez fort pour que Betterave me décoche
un regard féroce.
- PLEOQUOI ?!
- Pléonasme. Un bébé, c'est toujours petit. C'est comme monter
en haut. Ou descendre en bas. Ou une petite naine.
Un large sourire fend le visage de Betterave.
- Z'ONT DES P'TITES CHATTES LES P'TITES NAINES !
Pour le tenir de source sûr, je proteste.
- Détrompes-toi.
Rouge de contrariété, Betterave brandit le poing sous mon nez.
- Z'ONT DES P'TITES CHATTES LES P'TITES NAINES !!!
Aiguillonné par la peur, j'arbore une moue philosophe.
- Tu as certainement raison.
L'air gêné, à regret, François se racle la gorge et hasarde, d'une
voix mal assurée :
- Dis-moi, mon bon Betterave...
Aussi vif qu'un crotale, Betterave se jette sur lui, le chope au
cou, le soulève d'une secousse.
- Z'ONT PAS DES P'TITES CHATTES LES P'TITES
NAINES ?!!!
La voix de François est à peine un murmure.
- Si si...
D’un geste sauvage, Betterave colle son nez contre le sien.
- P'TITES COMMENT ?!!!
- Comme…
Incapable de bouger, François retient ses larmes.
- … comme un petit bébé ?
Après avoir approuvé d’un grognement, Betterave laisse
François retomber sur son matelas puis s'en va en marche arrière en
boxant l'air de ses poings.
92

Le temps de compter jusqu'à cent, Betterave déboule comme


une furie, agite le pochon de coke sous mon nez.
- C'EST A TOI ?!
- Non.
- C’EST A QUI ?!
Accablé de remords, je porte mon regard vers François. Deux
yeux injectés de sang roulent dans sa direction.
- C'EST A TOI ?!
- Oui.
Pause.
- Mais non.
Hors de lui, Betterave attrape François par les cheveux, plaque
sa tête sur l'oreiller.
- J'VAIS T'FAIRE PASSER L'ENVIE DE D'DROGUER,
C'EST MOI QUI TE L'DIS !!!
Paralysé d'épouvante, François balbutie :
- Da-da-da-da-da...
- TU VEUX FAIRE L'OVERDOSE COMME LE P'TIT
CHOINARD ?!!!
- Da-da-da-da-da…
A bout d’arguments, Betterave saisit François par les oreilles, le
tourne violemment vers moi.
- DIS-Y, TOI, QUI PEUT FAIRE L'OVERDOSE COMME LE
P'TIT CHOINARD !
Je feins de connaître le petit Choinard et d'arborer une mine
sévère.
- Betterave a raison. C'est de la merde, la drogue. Tu devrais
arrêter. Fais-toi aider !
Les bajoues de Betterave s'affaissent, dans une grimace de
dégoût.
- T'ENTENDS QUI QUI DIT TON COPAIN ?!
- J’en...
- T’ENTENDS OU PAS ?!!!
- ... j'en prends rarement...
Coup de boule.
93

Sonné pour le compte, François éclate de rire entre deux


ronflements. A cette remarque, Betterave place les mains au-
dessus de son cou, fait mine de l'étrangler, lui crache au visage,
traverse la chambre à grandes enjambées, saisit la clenche, se
retourne, plante ses yeux dans les miens, pointe l'index contre sa
tempe.
- Y-EN A LA-D'DANS !
Pas fou, j'abonde dans son sens.
- Proche du génie.
94

Le soleil cogne à la fenêtre. On devrait être au practice.


Rompant le silence, François soulève une paupière, émet un long
gémissement.
- Qu'est-ce…
Une bosse défigure son front.
- … qu’est-ce qui s’est passé, mon Pierrot ?
Malgré moi, j'ai un petit rire.
- Betterave t'as mis un coup de boule.
La surprise arque les sourcils de François.
- Pourquoi ?
- Sans raison.
Tout va très vite. Tel une bête fauve, Betterave fait claquer la
porte derrière lui, se jette sur François, plante une punaise dans sa
poitrine.
- ÇA T'APPRENDRA !!!
Effet de surprise.
- Mais ?
Cri désarticulé.
- Aaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhh !!!!!!
Avec tant de violence que la tête de lit cogne contre le mur,
Betterave attrape François par les épaules et le secoue comme un sac
à patates.
- TU !!! VA !!! LA !!! FER !!! MER !!! TA !!! GRANDE !!!
GUEEEULE !!!
95

La bouche de François remue à vide.


- Respire par le ventre, lui dis-je faute d'une meilleure idée,
t'auras moins mal.
Au prix d'un immense effort, François refoule ses larmes, fixe
sur moi ses yeux humides.
- J'ai... j'aimerais bien t'y voir...
Quelque peu détaché, je me fends d'un sourire.
- Prends ça comme un rite initiatique.
Avec un regard qui annonce un avant et un après, François dit,
en tachant de ne pas bégayer :
- Je te... je te le laisse... ton... ton rite initiatique...
96

C'est un Betterave tout guilleret, il sifflote l'air de La Belle De


Cadix, qui pose une caisse à outils sur la table de nuit qui sépare nos
deux lits.
- C'est pour quoi faire ta caisse à outils ? risque timidement
François.
- POUR L'SEVRAGE.
- Quelle sevrage ?
- L'TIENS, PARDI !
Les yeux de François s’agrandissent.
- Comment ça, « mon » sevrage ?
- FAUT QU'J'TE COUPE UN DOIGT.
- Hein ?
- FAUT QU’J’TE COUPE UN DOIGT.
- Pourquoi veux-tu me couper un doigt ?
- POUR L’SEVRAGE.
- Je… je ne suis pas d'accord !
- C'EST PAS TOI QUI DÉCIDES.
- Un peu quand même !
Sans jamais se départir de son sourire, Betterave ouvre la caisse
à outils, plonge la main à l'intérieur, sort une paire de pinces
coupantes aux manches en ivoires gravés à son nom qu'il fait jouer
sous le nez de François.
- C'EST ! PAS ! TOI ! QUI ! DÉ ! CIDES !
Les lèvres de François récitent une prière dans un murmure
silencieux.
- Notre père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que
ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos
offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont
offensés...
- TU PRÉFERES QUEL DOIGT ?
Ravalant un gémissement, François s'enfonce dans son matelas.
- Aucun.
Pressé d'en finir.
- C'EST L'DOIGT OU LES COUILLES.
La mort dans l'âme.
- Le petit doigt de la main gauche.
- TRÈS BON CHOIX !
97

La vue du chalumeau déclenche chez François une véritable


panique ; il verdit et se met à claquer des dents. Pour des questions
de nécessité, Betterave vient placer une planchette en bois devant sa
bouche.
- OUVE-MOI L'BEC.
A grand renfort de grimaces, François pince les lèvres, secoue
la tête de gauche à droite.
- OUVE-MOI L'BEC OU J'TE SAIGNE !!!
Avec un enthousiasme des plus relatifs, François entrouvre la
bouche et murmure, dans un filet de voix :
- Si ça te dérange pas, mon bon Betterave, ça m'arrangerait
qu'on remette ça à...
Salivant d'impatience, Betterave glisse la planchette entre les
dents de François, saisit sa main gauche, place son auriculaire entre
les pinces coupantes.
- J'COMPTE JUSQU'A TROIS.
Des gouttes de sueur brillent sur la peau de François.
- UN.
Aussi précis qu'un charcutier-traiteur, Betterave tranche d'un
coup sec.
- DEUX.
Ivre de douleur, François recrache la planchette sur sa poitrine
puis se cabre, en appui sur la nuque et la pointe des pieds.
- Aaaaaaaaaahhhhhhhhhhh !!!!!!
D'un geste distrait, Betterave allume le chalumeau, approche la
flamme de la plaie, esquisse un sourire dans ma direction.
- SINON ÇA S'INFECTE.
98

Deux heures ont dû s'écouler. Peut-être quatre. On devrait être


sur le parcours. Par un fait étrange, François se réveille et semble
surpris de me voir.
- Que faites-vous dans ma chambre, monsieur ? me demande
t-il en me considérant comme s'il me voyait pour la première fois.
- C'est moi.
- Je ne vous connais pas, monsieur.
- Tu blagues ?
- Si vous ne sortez pas tout de suite de ma chambre, monsieur,
je vais être dans…
- C’est moi, ton Pierrot !
Une lueur furtive traverse le regard de François.
- Qu'est-ce que tu fais dans ma chambre, mon Pierrot ?
- On est pas dans ta chambre.
- On est où ?
- Chez Betterave.
- Ah oui !
Les narines de François s'agitent.
- Pourquoi ça sent le brûlé ?
- Betterave t'a coupé un doigt.
Avec un sourire béat.
- Ça fait pas du tout mal !
Du rire aux larmes en une seconde, François me coule un
regard inquiet.
- Il est où, maintenant ?
- Qui ?
- Mon petit doigt.
- Au paradis des petits doigts.
- Qu'est-ce qu'il fait ?
- Il s'éclate.
- Avec qui ?
- D'autres petits doigts.
- Et des pouces ?
- Certainement.
- Je vais lui envoyer un mail.
- Bonne idée.
- J'ai internet dans la tête.
Je regarde mon meilleur mon ami depuis plus de vingt ans et
j'ai peur de ce que je vois.
99

L'esprit manifestement dérangé, François parle tout seul, rit à


ses propres blagues, se contredit, s'invective. Avec le plus grand tact,
je me racle la gorge et l'interrompt.
- Tu te sens bien, Lapin ?
Deux yeux de fou se plantent dans les miens.
- J'ai pas d'imagination !
- T'as d'autres qualités.
A demi-rassuré, François hoche la tête pour marquer son
accord, puis me demande d'un air soupçonneux :
- Si un jour je te gêne à cause de mon odeur corporelle ou
d'émission de gaz, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je perds tout mon sperme dans mes urines, tu
m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour j'ai un accident de la route, tu m'aimeras quand
même ?
- Bien sûr.
- Si un jour les radis perturbent mon équilibre naturel, tu
m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je fais une dépression, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je peux plus faire caca tout seul, tu m'aimeras
quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour ma quéquette se rétracte dans mon abdomen, tu
m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je disparais pendant que je dors, tu m'aimeras
quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour une colonie de rats rampe sous ma peau, tu
m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je me noie, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je monte mon église, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour j'accouche de Jésus, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je me réincarne, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je fais des imitations, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je deviens pauvre, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour on m'ensorcelle, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour j'ai l'accent belge, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je parle avec mes fesses, tu m'aimeras quand
même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je réduis les cafards en poudre, tu m'aimeras quand
même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je bois mon sang, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour j'éponge mes dettes, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour je m'évade de prison, tu m'aimeras quand même ?
- Bien sûr.
- Si un jour Vladimir Poutine cherche à me tuer, tu m'aimeras
quand même ?
- Bien sûr.
Quand on frappe à la porte : trois petits coups rapides et
féminins puis deux autres, plus costauds, après une courte pause.
- Entrez ! s'écrie François comme si la maison lui appartenait.
100

A ma grande surprise, une femme referme la porte : blonde,


cheveux jusqu'aux hanches, dos de déménageur, jambes comme des
poteaux, pilosité d'un singe. Tel qu'en lui-même, François laisse
échapper un sifflement admiratif. Avec des gestes lents, la blonde tire
sur sa jupe, pivote sur ses hauts talons, hausse ses sourcils dessinés
au Rimmel, ouvre ses yeux ourlées de khôl.
- QU'EST-CE QUE VOUS FOUTEZ-LA VOUS DEUX ?
s'étonne Betterave la voix à peine déguisée, très Amanda Lear.
- Nous sommes des amis de Betterave, répond François, la
bouche en cœur.
Dans un bref accès de colère, Betterave se frappe l'entrejambe.
- L'EST SORTI D'LA !
Une bouffée de joie empourpre le visage de François.
- Il a de la chance !
Tiraillée par le doute, Betterave me jauge du regard.
- VOUS ÊTES PAS DES ROMANOS ?
Avide de faire bonne impression, François répond à ma place :
- Les romanos, on les encule !
Un son étouffé sort de la gorge de Betterave. Soudain livide,
il porte la main à son cou, titube à reculons, s'écroule au milieu de la
pièce.
- Tu crois qu'elle est morte ?
La détresse se ressent dans la voix de François.
- Hein, mon Pierrot ?
Avec des gestes las, je lève ma tête de l'oreiller, avise les
cent-vingt kilos de barbaque étalés par terre.
- Juste évanouie.
Soupir de soulagement.
101

- Je crois que je suis amoureux, mon Pierrot.


Le visage impassible, je pointe l'index sur Betterave.
- De ça ?
En totale admiration, François sourit d’un air bête.
- Ça s'explique pas.
Ça s’explique tellement pas que je siffle entre mes dents.
- Qu'est-ce tu dis, mon Pierrot ?
- Je pense à haute voix.
- Tu seras mon témoin.
- J'espère bien.
C'est à ce moment que Betterave reprend connaissance.
- QU'EST... QU'EST-CE QUI S'EST PASSÉ ? bredouille t-il
tandis que la couperose revient à ses joues.
- Vous avez fait un malaise vagal, lui explique François d'un
ton qui se veut rassurant, une indisposition pneumogastrique.
Les traits serrés par l’angoisse, Betterave dégage une mèche de
devant ses yeux, s'appuie sur une main, se redresse en position assise.
- C'EST GRAVE, DOCTEUR ?
102

A la suite de quoi, Betterave s'assied sur le bord du lit de


François, prend sa main dans la sienne.
- C'EST QUOI TON P'TIT NOM ?
- François. Et vous ?
- CANDICE.
- Merci.
- MERCI D'QUOI ?
- D'être qui vous êtes.
Le regard teinté de méfiance.
- ET QUI QU'J'SUIS ?
- Celle que j'attendais.
Un peu abasourdie, Candice repose la main de François sur le
matelas, cherche ses mots.
- TU... TU CROIS PAS QU'TOUT ÇA VA TROP VITE ?
Pour la rassurer, François se racle la gorge et se met à chanter,
sur le même ton qu’un crooner :
- On était tous les deux destinés,
A voir nos chemins se rencontrer,
A s'aimer,
Sans demander pourquoi,
Vous et moi.
Destinée
Depuis longtemps j'avais deviné
Qu'à vous l'amour allait m'enchaîner
Quand je rencontrerai quelque part
Votre regard...
Mû par une impulsion, Candice se lève d'un bond, la voix
vibrante d'indignation.
- J'POURRAIS ÊTES TA MÈRE MON PAUVE PETIOT !
Esclave de l’amour, François cligne des paupières
plusieurs fois de suite.
- Et alors ?
Il marque une pause, se prépare à faire une réflexion spirituelle.
- Regardez Emmanuel et Brigitte Macron !
Comme frappée par la foudre, Candice donne un coup de poing
dans le mur.
- L'A QU'LA PIAU SU LES ZO C'TE VIELE PUTAIN !!!
Du plâtre tombe sur mes cheveux.
103

Toute colère soudain oubliée, Candice glisse une main dans la


couche de François mais la retire aussitôt, comme mordu par un rat.
- NOM DE DIEU !
Avec raison, François s'agite sur son matelas.
- Que se passe t-il, mon amour unique ?
A bonne distance, Candice pointe l'index sur sa couche,
déformée par une érection.
- L'A...
- Oui ?
- … L'A VOULU M'CHIQUER !
- Voulez-vous m'épouser ?
104

Pour l'heure, Candice secoue la tête et fait claquer sa langue.


- Ça veut dire oui ? s’impatiente François.
Au prix d'un gros effort, Candice lâche un :
- O... OU... OUI.
L’explosion de joie de François est à la hauteur de ses attentes.
- C'est le plus beau jour de ma vie !!!
Sans ménagement, Candice pose une main sur son épaule, le
fait se rallonger.
- A UNE CONDITION.
- Tout ce que vous voudrez, mon amour unique, s'empresse t-il
d’acquiescer, je ne vous décevrai jamais !
Les traits de Candice se durcissent.
- TU M'FOUTRAS PAS SUR LA GUEULE ?
Arc-bouté sur son lit.
- J'ai jamais frappé une femme !
Moi, d'une voix calme et unie :
- Et la commerciale de SFR ?
105

Car l'amour triomphe de tout, Candice se penche sur François,


met sa main en paravent autour de sa bouche et murmure dans le
creux de son oreille :
- QUAND ON S'RA MARIÉS, TU POURRAS M'PRENDRE
PAR DERRIERE.
- Par le cul ? crie t-il presque.
Avec une inflexion tendre dans la voix.
- J'AI L'ANUS D'UNE GAMINE DE HUIT ANS.
- T'entends ça, mon Pierrot ?
- J'entends.
- Huit ans !
- Incroyable.
- Mieux que ton ex !
- J'y ai pensé.
S'adressant à Candice comme il s'adresse à ses actionnaires.
- Avant de vous enculer, je vous ferai l'étape du doigt. Vous
connaissez ?
S'efforçant de cacher l'érection qui déforme sa jupe.
- J'EN AI ENTENDUE PARLE...
106

- Ça vous dérange pas que ce soit Pierrot mon témoin ?


Avec un sourire amer, François marque une seconde
d’hésitation.
- Si ça vous dérange, je comprendrai.
Les yeux perdus dans le vague, Candice hausse les épaules
comme quelqu'un qu'en à rien à foutre.
- FAIS COMME TU VEUX...
Déstabilisé par son manque d'intérêt, François la regarde d'un
air tendu.
- Ça vous dérange, que ce soit Pierrot mon témoin ?
- C'EST PAS ÇA...
- C'est quoi ?
- TU PEUX PAS COMPRENDRE...
- Mais si !
L’inquiétude se lit sur le visage de Candice.
- C'EST L'AUTE PICOT QUI M'TRACASSE.
- Betterave ?
- PFFT...
- Qu'est-ce qu'il a ?
- C'EST GRAVE.
Moue d'étonnement.
- Il est malade ?
Bruit agacé avec la bouche.
- PIRE.
- Il est... mort ?
- PIRE.
- « Pire » que mort ?
- PIRE.
Silence.
- Il veut se convertir à l'islam ?
- PIRE.
- « Pire » que se convertir à l'islam ?
- PIRE.
Silence empreint de gravité.
- Il veut se convertir au... judaïsme ?
- MANQU'RAIT PLUS QU'ÇA !!!
- Alors quoi ? supplie François d'une voix affectée. Vous savez
que vous pouvez tout me dire ! C'est important, le dialogue dans un
couple !
L'expression de Candice trahit son embarras.
- C'EST RAPPORT AU MARIAGE.
- Vous pensez qu'il le prendrait mal ?
- Y A DES CHANCES.
- Pourquoi voulez-vous qu’il le prenne mal ?
- RAPPORT AU DÉDÉ.
- Votre ancien mari ?
- ÇA RESTE SON PÈRE.
- Je vais lui parler d'homme à homme !
- TU F'RAIS ÇA POUR MOI ?
Où revoilà le crooner.
- Pour vous, je ferai l'été en novembre
Je vous réchaufferai pour pas que vous trembliez
J'inventerai les mots du silence
J'apprendrai à vivre autrement
A votre façon et loin des gens
J'irai chercher l’inaccessible, l'infiniment sentimental...
Dans un bref accès de fureur, Candice brandit le poing sous le
nez de François.
- GARDE TON BARATIN POUR TES PUTAINS !
Malgré son lourd passif, François arbore une expression neutre.
- Je vous jure que je n’ai pas de putains.
D'une main levée, Candice lui impose le silence.
- JURE PAS !
En espaçant les syllabes.
- Je vous pro-mets que je n'ai pas de pu-tains.
Bouillante d'indignation.
- ET LA MÈRE BANSSARD ?!
Moue d'étonnement.
- C'est qui celle-là ?
- M'PRENDS PAS POUR UNE CONNE !
- Je peux vous jurer sur la tête de mes tr...
- JURE PAAAS !!!
- Je vous promets sur la tête de mes trois enfants que je ne la
connais pas.
- MENTEUR !
- J'ai qu'une parole.
- PAROLE D'IVROGNE !
En désespoir de cause, François se tourne vers moi.
- Hein c'est vrai, mon Pierrot, que j'ai qu'une parole ?
Je m'entends répondre :
- Parole de pute.
107

Et maintenant, le soleil se couche. Je devrais être en train de


baiser Myriam. Ou Magaly. Ou Caroline. Au lieu de ça, Candice se
penche sur François et chatouille sa voûte plantaire.
- Hi hi hi ! ricane t-il comme un débile en se tortillant sur son
matelas.
Puis ses mollets.
- Hi hi hi !
Puis ses genoux.
- Hi hi hi !
Puis l'intérieur de ses cuisses.
- Hi hi hi !
Puis son nombril.
- Hi hi hi !
Puis ses tétons.
- Hi hi hi !
Puis ses aisselles, endroit sensible s'il en est.
- Hi hi hi !
Puis son cou.
- Hi hi hi !
Puis son menton.
- Hi hi hi !
Puis le bout de son nez.
- Hi hi hi !
Puis le lobe de ses oreilles.
- Hi hi hi !
Puis l'intérieur de ses oreilles.
- Hi hi hi !
Puis son front.
- Hi hi hi !
J'éternue.
- T'ES CHATOUILLEUX ? me demande Candice en me
braquant du regard.
- Non, réponds-je sèchement.
- MÊME PAS UN PEU ?
Mentant comme un agent immobilier.
- Pas du tout.
Plein de bonne volonté, François se tourne vers moi et me dit,
avec une intonation idiote :
- Tu devrais quand même essayer, mon Pierrot, c'est trop
marrant !
Dans un élan de tendresse, Candice se penche sur lui, ébouriffe
ses cheveux.
- SONT PLUS DOUX QU'LES POILS DE MON CUL, souffle
t-elle comme à elle-même, plus intriguée que jalouse.
- Je les lave avec du shampoing au crin de cheval, relève
François avant d'imiter l'étalon en rut : hue hue hue hue
huuuuuueeeeee !!!
108

Sans crier gare, la couche de François vole à travers la pièce,


éclabousse les murs de merde.
- L’A L'AIR MAUVAIS ! s’écrie Candice dans un mouvement
recul.
- Vous vous trompez, corrige gaiement François, il n’y a pas
plus gentil.
- Y...
A ce moment de la conversation, Candice trébuche sur son
talon, comme si elle était bourrée.
- … Y M'REGARDE DE TRAVERS...
- Parce qu'il est content de vous voir !
Sous les contractions de son bas-ventre, la bite de François se
met à bouger d'avant en arrière.
- Regardez...
De plus en plus vite.
- ... il vous dit bonjour...
Une moue d'incompréhension tend le visage de Candice.
- NOM DE DIEU !
Sans jamais remuer les lèvres, François se met à parler avec la
petite voix métallique d’un ventriloque.
- Bonzour, Candice.
Les sourcils de Candice s'élèvent.
- SORCEL'RIE !
- Z'est moi, Foudibout.
Retenant son souffle.
- FOU... FOUDUBOUT ?
- Fou« di »bout !
- FOU... FOUDIBOUT ?
- Bazque ze suis fou du bout !
La suspicion gonfle les yeux de Candice.
- T'ES... T'ES FOU DU BOUT, FOUDIBOUT ?
- Et z'aime bien qu'on me flatte.
- T'AIMES BIEN QU'ON T'FLATTE, FOUDUBOUT ?
- Fou« DI »bout !
- T'AIMES BIEN QU'ON T'FLATTE, FOUDIBOUT ?
- Z'aime bien qu'on me flatte.
Plus coupante qu'un rasoir.
- BEN J'VAIS T'FLATTER, FOUDIBOUT !
Dans le feu de l'action, Candice crache dans ses mains, les
frotte l'une contre l'autre, attrape Foudibout et commence à le
branler. Les orteils de François se dressent au pied de son lit.
- Vive la France ! s'écrie t-il avec sa voix normale.
A son grand dam, Candice suspend son geste.
- J'SERS TROP ?
Un soupir sort de la bouche de François.
- N-non...
Il se mord les lèvres.
- J-je vais...
Son corps est agité de soubresauts.
- … b-bientôt...
Sa voix est à peine un murmure.
- … éj-jac-cul-ler...
Bonne poire, Candice hausse les épaules.
- J'VAIS T'FINIR EN BOUCHE.
A cette perspective, François serre les poings, ses pieds se
tordent et se tortillent.
- V-viiite...
- MINUTE PAPILLON !
Feignant l'agacement, Candice coince ses cheveux derrière ses
oreilles, ouvre la bouche et se penche en avant. Une seconde trop
tard.
109

Quitte pour une muqueuse congestionnée, Candice essuie ses


joues avec de grands gestes à l'intention de François.
- D'JETTE TES CONN'RIES, J'EN AI PARTOUT !
Recroquevillé sur lui-même, François tente de se justifier d'une
petite voix mal assurée :
- C'est à cause de la pleine lune.
- TU M’PRENDS POUR UNE CONNE ?!
- La gravitation me déstabilise.
Sans même s'en rendre compte, Candice applique la paume de
sa main devant sa bouche et passe un coup de langue ; son visage
s'éclaire aussitôt.
- TON JUS A BON GOÛT, félicite t-elle François, ravalant le
sperme qu'elle a dans la bouche.
- Je mange beaucoup de fruits et beaucoup de légumes,
s'enorgueillit t-il, c'est pour ça.
110

Un moment plus tard.


- Tu veux cinquante pour cent de mon âme, mon Pierrot ?
- Non, merci.
- Soixante-quinze ?
- Non plus.
Sur les lèvres de François se dessine un sourire qui ne dure pas.
- Tu vois pas que Betterave refuse ? aboie t-il à mon adresse en
s'écroulant sur lui-même.
- Refuser quoi ?
- Que j'épouse sa mère.
- Pourquoi voudrais-tu qu'il refuse ?
- Rapport au Dédé.
- T'inquiète, il va dire oui.
- Comment tu sais ?
- Je connais les femmes.
- A quoi bon vivre sans elle ?
- Je te le demande.
- S'il dit non...
Les yeux de François s'ourlent de larmes.
- ... je me suicide.
- Si tu te suicides, je te parle plus.
- J'ai pris une grande décision, mon Pierrot !
- Ah oui ?
- Je vais l'adopter !
- Qui ?
- Je vais l'adopter ! répète François dans un frisson d'extase.
111

- Pour l'instant y a que toi qu'est au courant, t'en parles à


personne.
François veut ajouter quelque chose, se retient.
- T'as pensé à tes parents ? lui dis-je, conscient qu'avoir
Betterave pour nouveau petit-fils va être dur à avaler.
- Ben quoi ?
- C'est un truc à tuer ton père.
- Bon débarras !
- Et ta pauvre mère, t'y-as pensé ?
- T'inquiète pas pour elle !
Les lèvres de François se relèvent et dessinent un rictus de
pervers sexuel.
- C'était pas la dernière...
- Et tes enfants ?
- Ils sont pas de moi !
- Betterave non plus.
- Lui, si !
- Il est plus vieux que toi.
- Et alors ?!
La somnolence me gagne.
112

Un bruit sourd m'arrache de mon cauchemar. Pour me retrouver


dans un autre cauchemar dans lequel Betterave se précipite sur
François et pointe un doigt sur sa poitrine.
- QU'EST-CE T'ES ALLER RACONTER QU'ON N'T'AIT
CHEZ MONIQUE ?!!!
- J’ai pas fait exprès, répond François du tac au tac comme dans
Questions Pour Un Champion, ça m’a échappé.
La mâchoire de Betterave se tend. La veine sur sa tempe est sur
le point d'exploser. Il va buter quelqu’un, je me dis in petto.
113

Au lieu de quoi, Betterave se met à arpenter la pièce de long en


large, les mains croisées dans le dos.
- COMMENT QU'TU LA TROUVES ? demande t-il à
François sans cesser de marcher.
- Qui ?
- MÔMAN.
Sur des charbons ardents, François se contient avec ses petits
moyens.
- C'est une très belle femme.
- TU VOUDRAIS Y METTRE UN DOIGT ?
- Pa... pardon ?
- TU VOUDRAIS Y METTRE UN DOIGT ?
- Où ...?
- DANS LA CHATTE.
La voix de Betterave se réduit à un murmure.
- LA CHATTE A MÔMAN...
Mal à l'aise, on le serait à moins, François pèse chacun de ses
mots.
- Oui, mon bon Betterave, effectivement, c'est un fait, je dois
l'avouer, sans manquer de respect à ta charmante maman, j'aimerais
beaucoup lui mettre un doigt dans la chatte.
Le sourire de Betterave s'élargit jusqu'à dévoiler deux rangées
de dents cariées et une langue noire.
- ET DANS L'CUL ?
Avec franchise.
- J'y mettrais le poing !
Dans un tressaillement, Betterave plaque ses mains sur sa
bouche.
- Qu'est-ce que j'ai dit ? s'affole François.
Gifle à décoller la tête des épaules.
- L'CUL C'EST POUR CHIER !!!
Enflammé par la passion, François repousse la douleur.
- Je lui mettrai le poing dans le cul si j'en ai envie !!! Même les
deux !!! Et les jambes !!! Et la tête !!! C'est ma future femme !!! Je
fais ce que je veux !!!
Toutes choses égales par ailleurs, Betterave incurve les sourcils
et le met en joue avec un fusil invisible.
- SI TU LA TROMPES, J'TE FUME.
- Y a pas plus fidèle que moi !
- C'EST VRAI, CE MENSONGE ?
- C'est pas un mensonge !
Après une hésitation, Betterave fait une grimace du genre « lui
ou un autre », secoue la tête en signe d'accord, présente sa paume à
François pour qu'il tape dedans.
- AFFAIRE CONCLUE.
114

Sur le visage de François se lit la fin d'un cycle.


- C'est pas un mauvais gamin, se dit-il à lui-même en parlant de
Betterave, il a juste besoin d'une présence masculine, c'est tout.
- Lapin, t'es avec moi ?
Tout à son délire, les yeux de François s'illuminent, comme s'il
venait d'avoir l'idée du siècle.
- A la rentrée, je le mets en pension ! Quand il aura de bonnes
notes, il pourra dormir dans notre chambre !
Dans l'intervalle, François se redresse en position assise, pivote
la tête vers moi sans bouger les épaules, comme Linda Blair dans
L'Exorciste, et me dit d'une traite d'une voix d'outre-tombe :
- Mon Pierrot je veux que le porc te vomisse au visage et que tu
manges son vomi et qu'il crève pendant que tu le suces et que tu
passes derrière lui et que tu manges sa merde.
Les choses progressent bien.
115

Dans son sommeil agité, François parle thaïlandais. Aussi


doucement que possible, Candice referme la porte sans faire de
bruit, traverse la chambre sur la pointe des pieds, pose un baiser sur
ses lèvres. Par chance, François se réveille en sursaut et s'écrie de
manière confuse :
- Un lady-boy, c'est pas pareil !
D'un geste empreint de tendresse, Candice caresse sa joue pour
le calmer.
- TOUT DOUX, MON BEAU, TOUT DOUX...
Obéissant à l'inspiration du moment.
- J'ai envie de vous faire jouir avec ma langue.
Un frison parcourt le corps de Candice.
- C'EST VRAI ?
- Je suis le roi de la tarte aux poils.
- PAS POSSIBLE ?
- Mon surnom, c'est Langue De Velours.
- FALLAIT L'DIRE PLUS TÔT !
Ivre de bonheur, Candice traverse la pièce à petits pas pressés
avec une grâce surprenante pour quelqu'un de sa corpulence et
disparaît. Moins d'une seconde plus tard, François se tourne vers moi,
les yeux emplis de fierté.
- Quelle femme !
116

Il s'écoule pas longtemps. Candice revient avec une


plaquette de beurre posée sur une assiette creuse.
- Vous arrivez à faire ça ? lui demande François, se touchant le
bout du nez avec sa langue.
Sans prendre la peine de lui répondre, Candice plante deux
doigts dans le beurre, soulève l'arrière de sa jupe, les introduit dans
son anus.
- Vous faites quoi, mon amour unique ?
- J'LUBRIFIE...
Penchée en avant, Candice plisse les yeux tandis qu'elle va
plus profond.
- ... C'EST ENCRASSÉ...
Regard lourd de reproche.
- Prends-en de la graine, mon Pierrot
Sur ces entrefaites, Candice grimpe sur le lit de François. D'une
main, elle relève sa jupe, de l'autre, attrape la bite de François et
s'empale dessus.
- TU PEUX TAPER D'DANS, l’encourage t-elle, J'AI D'JA
ACCOUCHÉ.
- J'ai... j'ai peur de vous faire mal...
- T'AS RIEN DANS L'GILET !
- Si vous me disputez...
Pris au dépourvu, François ferme les yeux, rentre la tête dans
les épaules.
- ... je vais pas y arriver...
Hors d'elle, Candice se cambre et donne de grands coups de
bassin.
- C'EST A MOI D'TOUT FAIRE, LA D'DANS !
Tant et si bien que François mord sa lèvre inférieure, entrouvre
un œil.
- Je vais... bientôt... éjaculer...
Le visage couvert d’une sueur glacée, Candice s'immobilise, le
transperce du regard.
- PAS DÉJA ?!
- Siii...
Chose étrange, François se met à tressauter et à trembler, la
langue pendante, comme s'il avait prit un coup de Tazer. Le tout en
moins de trente secondes. Le visage prit entre désir et frustration,
Candice attend qu’il ai fini, descend du lit, ajuste sa jupe.
- Vous avez joui ? lui demande t-il dans un soupir de
contentement, visiblement fier de sa performance.
- QUE TCHI ! aboie t-elle avant de faire claquer un ongle sur
ses dents avant.
Un sourire s'inscrit au coin des lèvres de François. Il penche la
tête sur le côté, prend une voix d'enfant.
- Même pas un tout petit peu ?
Sans exagération, Candice exsude la haine : son front et ses
avant-bras sont couverts de sueur.
- C'est pas de ma faute, se défend François en souriant comme
pour se faire pardonner, j'avais trop envie de vous.
- T'AS...
La respiration saccadée de Candice augure le pire.
- ... T'AS TOUJOURS UNE EXCUSE !!!
Un éclair de surprise passe dans les yeux de François.
- Pourquoi vous dites ça, mon amour unique ?
Le poing de Candice vient lui éclater la gueule.
117

- L'A JUTÉ D'DANS !


Dans un état second, Candice me désigne François sans le
regarder.
- J'EN AVAIS PLEIN LES PATTES !
- C'est parce qu'il vous aime, lui dis-je dans le but de me faire
bien voir.
D'un geste du menton, elle m'encourage à aller au fond de ma
pensée.
- Comme ça, vous pouvez le sentir en vous.
Les yeux exorbités.
- ET SI J'SUIS PLEINE ?!
François, du fond de son coma, trouve la force de bredouiller :
- On... on le garde...
A la façon d'une tragédienne, Candice éclate en sanglots, jette
un avant-bras sur son front et se laisse tomber par terre.
118

En proie à la panique, Candice se soulève sur une main, essuie


ses larmes de l'autre.
- COMMENT QU'J'VAIS FAIRE SI J'SUIS PLEINE ?
Un sourire s'affiche sur mon visage.
- François s'occupera de vous.
- PFFT...
- C'est un bon parti.
L'air dégoûté, Candice porte son regard vers François.
- L'A RIEN A S'FOUTE AU CUL.
- Détrompez-vous. C'est le plus gros céréalier de Normandie.
Cinq mille hectares sur la plaine de Caen.
François, à demi-inconscient, trouve la force de préciser :
- Un peu... un peu plus...
Vénale, comme toutes les femmes,, Candice bondit sur ses deux
pieds, se tourne face à moi, fait un geste du pouce par-dessus son
épaule.
- IL EST RICHE ?
J’acquiesce d’un léger :
- Blindé.
119

- COMMENT QU'TU VEUX QU'ON L'APPELLE ?


A priori remis de son K.O, François prend une profonde
respiration et se met à chanter, de sa voix de crooner :
- C'était le mois de février, votre ventre était bien rond
C'est vrai qu'on l'attendait, on voulait l'appeler Jason...
D'une main levée, Candice l'interrompt.
- J'PREFERE FRANCIS.
Tout à sa joie d'être père.
- Va pour Francis !
Une lueur de méfiance traverse les yeux de Candice.
- SI TU M'FAIS COCU, J'TE BUTE.
François pouffe de rire.
- Pas de danger !
Il redevient sérieux.
- J'ai décidé d'adopter Betterave.
D'une voix mal assurée.
- ET... ET TES AUTES PETIOTS ?
Rire mauvais.
- Ils sont pas de moi !
Les sourcils de Candice se lèvent d'un cran.
- Y SONT D'QUI ?
- D'Arthur. Mon chef de culture.
Soupir résigné.
- ÇA CHANGE TOUT...
Avec la délicatesse d'une infirmière, Candice pose sa tête sur
la poitrine de François.
- Mon cœur bat pour vous et pour Francis, lui dit-il avant de se
reprendre, et pour Betterave.
Éperdue d'amour, Candice bondit hors du lit, porte les mains à
son cou et plie une jambe.
- TU M'RENDS HEUREUSE !
Pour une raison que je ne m'explique pas, François glousse d'un
ton libidineux :
- Je voudrais vivre dans votre slip.
La nervosité gagne Candice.
- J'TE PRÉVIENS, C'EST BROUSSAILLEUX.
Très maître de lui, François la rassure d'un sourire.
- Dans une autre vie j'étais menuisier.
120

- L'PAPA D'FRANCIS, L'TAIT MENUISIER, chantonne


Candice à la façon d'une comptine pour enfants, LE BOUT D'SA
PINE, C'EST DU NOYER...
A fond dans son nouveau rôle, François la coupe sèchement.
- Le papa de Francis, et de Betterave !
- M’PARLE PLUS D’CE BON A RIEN !
- Je l’aime autant que Francis.
- Y PENSE QU'A BECHONNER !
- C'est pas bien méchant... tempère François à la manière d’un
vieux sage.
- Y S'PALUCHE DANS MON LIT !
- C'est de son âge...
- L'EN FOUT PLEIN LES DRAPS !
- On prendra une femme de ménage...
- Y BOUFFE SES CROTTES DE NEZ !
- Comme Christophe Perugi...
- C'EST QUI C'T'Y-LA ?!
- Mon ancien voisin.
- C'EST CORE MOI QUI LUI COUPE LES ONGUES DES
PIEDS !
- Ça veut dire qu'il vous respecte...
- TU PARLES SI M'RESPECTE, TU VERRAIS L'ETAT
D'SES SLIPS !
- Je lui en achèterai des noirs...
- L'A VIOLÉ SON P'TIT COUSIN !
François pouffe de rire.
- Et alors ?
- L'AVAIT PAS DIX ANS !
- Et alors ? répète François, hilare.
- ON PEUT RIEN LUI DIRE !
- Les jeunes de maintenant...
- Y M'RÉPOND !
Dès lors, François redevient sérieux.
- Je ne veux pas qu'il vous manque de respect.
L’œil embué, Candice se jette de tout son poids à son cou.
- Je... peux... plus... respirer… suffoque t-il en remuant la main
droite comme on appelle au secours.
D'un bond, Candice se relève.
- DIS QU'J'SUIS GROSSE !
Le visage cramoisie, François avale une goulée d'air.
- Vous êtes parfaite, Moniq... Candice.
- COMMENT QU'TU M'AS APP'LÉ ?!
121

Il se produit alors une chose incroyable : Candice s'assied sur le


bord du lit de François, caresse sa joue du bout des doigts.
- T'EN FAIS UN DRÔLE...
- C'est parce que je vous aime.
- J'SAIS PAS C'QUE J'VAIS FAIRE DE TOI...
Comme pour se rappeler quelque chose, François ferme les
yeux, les rouvre.
- Faut que je vous dise un secret, mon amour unique !
L’amour unique déloge un morceau de laitue coincé entre ses
dents, l'examine, le remet dans sa bouche, l’avale.
- J'TÉCOUTE.
- Faut que je vous le dise à l'oreille.
- POURQUOI ?
Après m’avoir jeté un regard furtif rempli de vingt ans de
passion déçue, François baisse la voix.
- Je ne veux pas qu’une « certaine personne » entende.
122

- Mon Pierrot, il vole tous mes souvenirs.


Candice se lève comme un ressort, braque deux yeux assassins
sur moi.
- SALE VOLEUR !
Un poil de cul la retient de me casser le cou.
- J'VAIS T'FAIRE PASSER L'ENVIE !
A ce constat, j'éclate d'un :
- Calembredaines et billevesées !
- JOUE...
Paralysée par la haine, Candice ouvre la bouche, la referme.
- ... JOUE PAS AU PLUS FIN !
D’un air de défi, j'allonge le cou.
- Joue pas au plus gros !
Coup de poing dans la cuisse.
- J'SUIS PAS GROSSE !!!
Par un effort de volonté et une parfaite condition physique, je
serre les dents pour ne pas hurler.
- Bien fait ! ricane François, le doigt pointé sur moi. Bien
fait ! Bien fait ! Bien fait !
Ivre de fureur, Candice se retient de m'en remettre une, s'en va,
revient sur ses pas, roule des yeux.
- J'VAIS… J’VAIS T'CASTRER !
- Bonne idée !!! approuve François en tapant sa tête sur
l’oreiller. Castrez-le !!! Oh oui !!! Castrez-le !!! Oh oui !!! Oh oui !!!
Oh oui !!!
La peur, comme un shoot d’adrénaline en plein cœur, me fait
oublier instantanément la douleur ; je me redresse sur mon lit en
secouant la tête :
- La parole est à la défense !
Dans un mouvement fluide et coordonné, Candice me colle
une droite en pleine mâchoire.
123

Du bout de la langue, je fais bouger une molaire déchaussée.


Le goût du sang dans ma bouche me rappelle que je ne suis pas
encore mort.
- Tou flous tou clyne tou fliss, a klyne ta fli bi floute !
Les propos de François n'ont aucun sens.
- Klini alous ti floune, kli flou mini kafou !
Il nage en plein délire.
- A ki tou tou ?
Bon à enfermer.
- A ki bou ti ?
A double-tour.
- A ki cra nu ?
S'il me répond en français, j'ai peut-être une chance.
- Lapin, s'il te plaît, écoute-moi.
Comme une marionnette tirée par des fils invisibles, François se
met en position assise, pivote la tête vers moi.
- Qu'est-ce tu dis, mon Pierrot ?
Sa paupière gauche est cousue à même sa joue. Il ne semble pas
souffrir. Je suis surpris, ma respiration se bloque, mais n'en laisse
rien paraître.
- Tu te sens bien, Lapin ?
Ma question amuse François.
- Pourquoi tu me demande ça, mon Pierrot ?
- Qu'est-ce qui est arrivé... à ton œil ?
- Candice préfère. Elle trouve que ça me va mieux.
Les mots sortent de ma bouche malgré moi :
- Faut que je me barre de cette baraque de cinglés.
Le sourire de François se tord.
- Ça, je vais le dire à Candice.
- T'es bien un petit-fils de collabo.
- C’est pas vrai !
- C’est pas vrai ?
- C’est pas vrai !
- T’es pas un petit-fils de collabo ?
- Je suis pas un petit-fils de collabo !
- Rappelle-moi comment il a fait fortune, papy Tribouillard ?
- Comme tout le monde !
Sur ce, Betterave rapplique.
- Tu tombes bien, Junior, lui dit François d’un ton agressif, va
falloir qu’on...
François n’a pas fini sa phrase que Betterave est au-dessus de
lui.
- COMMENT QU'TU M'AS APPELE ?!
- Ju…
A peine audible.
- … Junior ?
- MON NOM C'EST BETT'RAVE !
Proche de la transe, Betterave pivote sur lui-même et tend les
mains, paumes vers le ciel.
- COMME UNE BETT'RAAAAAAAAAAAAAAAVE !!!
124

- Mon Pierrot il a dit que ta mère c'était une grosse pute.


Je veux me défendre, les mots restent dans ma gorge.
- Il a aussi dit que c'était un garage à bites.
Les yeux écarquillés d'étonnement, Betterave saisit François au
cou, le soulève de dix centimètres.
- QU'EST'CE QU'Y L'A DIT D'AUTRE ?!!!
La voix de François chevrote.
- Y a q-que le t-t-train q-qu'est p-pas pa-passé dessus...
- QUEL TRAIN ?!!!
- Le P-Paris-Ch-cherb-bourg...
- QU’EST-CE QU’Y L’A DIT D'AUTRE ?!!!
- Il p-préfèrerait se t-taper un c-clébard...
- QUEL RACE ?!!!
- Un t-teck-kel...
- A POIL COURT OU A POIL LONG ?!!!
- A p-poil c-court...
- QU’EST-CE QU’Y L’A DIT D’AUTRE ?!!!
- C'est p-pas une ch-chatte q-qu'elle a, c'est un d-département...
- QUEL DÉPARTEMENT ?!!!
Au bord de la syncope.
- L-le... P-perche...
Un franc sourire apparaît sur le visage de Betterave.
- TOUT BELLÊME Y EST PASSÉ D'SSUS, me dit-il en se
désintéressant de François, MÊME LE CANTONNIER.
- Je te défends de parler comme ça de ta mère ! s'emporte
François malgré les traces de doigts sur son cou. Des choses vont
changer dans cette maison !
Ravi de son effet, Betterave a un mouvement de recul, François
vrille sur lui un regard sévère et durcit le ton.
- Si tu le prends comme ça, t'es privé de sortie jusqu'à nouvel
ordre !
- TU...
- File dans ta chambre !
- ... TU T'PRENDS POUR MON PÈRE ?
- Ton beau-père !
- MON PÈRE...
- Tant que tu vivras sous mon toit, c’est moi qui commande !
La mâchoire de Betterave saille dangereusement.
- ... C'ÉTAIT L'DÉDÉ...
Très Pater Familias, François fronce les sourcils.
- Tu vas me parler sur un autre ton, mon petit bonhomme, c'est
moi qui te le dit !
La fureur fait les yeux énormes à Betterave. Il attrape François
par les cheveux, plaque violemment sa tête sur l'oreiller.
- MON PERE C'ÉTAIT L'DÉDÉ !!! T'AS COMPRIS TÊTE
DE CON ?!! L'DÉDÉ !!! L'D-É-D-É !!!
Petite voix hystérique.
- D'accord !!! D'accord !!! Aïe !!! Aïe !!! Tu me fais mal aux
cheveux !!! Tu me fais mal aux cheveux !!!
125

Inutile de dire que lorsque François annonce à Betterave qu'il


va avoir un petit frère, celui-ci sursaute, le front plissé.
- QUEL P'TIT FRÈRE ?
- J'ai mis t'as mère enceinte.
Avec un hoquet de surprise, Betterave traverse la chambre en
courant, donne un coup de tête dans la porte, revient se poster face
à François.
- ÇA R'EST PAS POSSIBLE, L'EST MÉNOPAUSÉE.
- C'est un miracle.
- COMME JÉSUS ?
- Comme Francis.
Je pouffe de rire.
- Elle est bonne, celle-là !
Coup d’œil agacé.
- C'EST JÉSUS QUI T'FAIT RIRE ?
- Malgré ce que tout le monde pense, réponds-je avec malice,
les vraies dates de...
Touché par la grâce, Betterave secoue la tête pour
m’interrompre.
- C'ETAIT PAS UN CON, L'JÉSUS !
Son ton faussement amical me fait frissonner.
- Y CHANGEAIT L'EAU EN PINARD !
Afin de détourner la situation, je dirige son regard vers
François.
- Lapin, raconte à Betterave quand tu branlais le labrador de tes
parents, quand t'avais quatorze ans, avec le fils du boucher de La
Hogue.
Le visage de François s'éclaire.
- Jusqu'à ce qu'il éjacule ! s'écrie t-il des étoiles pleins les yeux.
Le poing de Betterave s'envole vers son nez.
- ZOPHILE !!!
L'arête craque, comme une branche que l'on casse.
126

Couvrant de la voix les ronflements de François, Betterave me


le désigne de la pointe du menton.
- J'SAIS PAS C'QUE MA MÈRE LUI TROUVE !
- On ne vois bien qu'avec le cœur.
- L'EST CON COMME UN MANCHE !
- C'est en forgeant qu'on devient forgeron.
- C'EST QU'UN DROGUÉ !
- Faute de grives, on mange des merles.
- UNE SALE BALANCE !
- Petit à petit, l'oiseau fait son nid.
- Y PISSE TOUT L'TEMPS !
- Il faut bien que jeunesse se passe.
- COMME LES VAQUES !
- Charité bien ordonnée commence par soi-même.
- SALE VAQUE !
- La nuit, tous les chats sont gris.
- L'A PAS DEUX SOUS D'IDÉES !
- On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
- L'EST BÊTE A BOUFFER DU FOIN !
- Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut voir.
- L'EST PARTISAN DU MOINDRE EFFORT !
- Qui paie ses dettes s'enrichit.
- L'A JUTÉ D'DANS !
- Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.
- L'EN AVAIT PLEIN LES PATTES !
- Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras.
- L'A FAILLI ÊTE AVEUGLE !
- L'habit ne fait pas le moine.
- COMME GILBERT MONTAGNÉ !
- Qui s'endort avec le cul qui gratte, se réveille avec le doigt qui
pue.
- L'EST...
A court de salive, Betterave porte la main à son crâne, s'arrache
une touffe de cheveux, bondit hors de la chambre en poussant des
cris de singe. Rien que de très normal.
127

Le jour se lève. Un coq chante dans la cour. Je n'ai pas fermé


l’œil de la nuit. Contrairement à François, qui se réveille dans un
long bâillement sonore et rugit de plaisir :
- J'ai bien dormi !
Un sourire radieux illumine son visage.
- Et toi, mon Pierrot ?
- Si tu crois que j'ai envie de...
L’ouverture de la porte me fait taire. D'un même élan, Candice
glisse jusqu’au milieu de la pièce, fait un tour sur elle-même, coince
ses mains entre ses cuisses, rentre la tête dans les épaules et bat des
cils. Avec un sentiment de fascination, François se tourne vers moi.
- Elle est belle, hein ?
Je fais la moue.
- Pas mon genre.
L’air déçu, François pince les lèvres.
128

- J'ai rêvé de vous cette nuit.


- UN RÊVE COCHON ?
- Pas du tout !
Un sourire apparaît sur les lèvres de François.
- Vous...
Son sourire se change en fou rire qu'il essaye de contenir.
- ... vous étiez driver de sulky...
- J'AI UNE GUEULE A FAIRE DU SULKY ?
Ne pouvant se retenir, François éclate de rire.
- Vous gagniez toutes les courses !!!
Vexée par ses ricanements intempestifs, Candice croise les bras
sur sa poitrine.
- TU VAS VOIR, D'T'A L'HEURE, SI J'AI UNE GUEULE A
FAIRE DU SULKY...
L’œil droit révulsé, François ne peut plus s'arrêter de rire.
- C'est votre cheval qu'était trop marrant !!! arrive t-il malgré
tout à articuler. Il était tout petit !!!
Fou rire.
- Les autres chevaux étaient normaux !!!
Fou rire.
- Y a que le vôtre qu'était petit !!!
Fou rire.
- Vraiment tout petit !!!
Fou rire.
- Plus petit qu'un shetland !!!
Fou rire.
- Plus petit qu'un chien !!!
Fou rire.
- Plus petit qu'un chihuahua !!!
Fou rire.
- Plutôt comme un hamster !!!
Fou rire.
- Un petit hamster !!!
Fou rire.
- Et vous, derrière votre hamster !!!
Fou rire.
- Dans le sulky !!!
Fou rire.
- Vous alliez à fond !!!
Fou rire.
- Vous arriviez pas à vous tenir dans les virages !!!
Fou rire.
- Il allait super vite !!!
Fou rire.
- Comme Speedy Gonzales !!!
Fou rire.
- Vous doubliez tout le monde !!!
Fou rire.
- De tous les côtés !!!
Fou rire.
- Pffuit !!!
Fou rire.
- A droite !!!
Fou rire.
- Pffuit !!!
Fou rire.
- A gauche !!!
Fou rire.
- Personne arrivait pas à vous rattraper !!!
Fou rire.
- Vous leur mettiez plusieurs tours !!!
Fou rire.
- Moi, je vous encourageais !!!
Fou rire.
- Depuis les loges !!!
Fou rire.
- Avec mon Pierrot !!!
Fou rire.
- Et mon cousin !!!
Fou rire.
- Y avait aussi Fred !!!
Fou rire.
- Il portait un bonnet !!!
Fou rire.
- Un bonnet rouge !!!
Fou rire.
- Comme le commandant Cousteau !!!
Fou rire.
- On se foutait de sa gueule !!!
Fou rire.
- On l’appelait la Mangouste !!!
Fou rire.
- Ça lui plaisait pas !!!
Fou rire.
- Il faisait la tronche !!!
Fou rire.
- Vous, vous vous en foutiez !!!
Fou rire.
- Derrière votre petit cheval !!!
Fou rire.
- Vous gagniez toutes les courses !!!
Fou rire.
- Les unes après les autres !!!
Fou rire.
- Le Grand National du Trot !!!
Fou rire.
- L'Arc-de-Triomphe !!!
Fou rire.
- Le Prix d'Amérique !!!
Fou rire incompressible.
- Vous faisiez même la une de Paris-Tuuurf !!!
Incapable d'en supporter davantage, Candice pointe du doigt le
trou dans la porte.
- C'EST QUI QU'A FAIT ÇA ?!
François se bidonne tellement qu'il en pleure.
- Fallait une loupe pour voir votre petit cheval sur la
couvertuuure !!!
- Betterave, réponds-je à sa place.
Comme un taureau prêt à charger, Candice gratte le sol du bout
du pied.
- J'VAIS L'GIFLER !
- Ne faites pas ça, mon amour unique, l'implore François d'un
ton redevenu sérieux, je suis contre les châtiments corporels.
- C'EST QUI QUI VA PAYER ?!
- Moi !
Le corps tendu par la colère, Candice considère François
avec une incrédulité manifeste.
- TOI ?
- Oui, moi !
- TU SAIS COMBIEN QU'ÇA COÛTE UNE PORTE ?
- Vous avez oublié ?
- QUOI ?
- Je suis le plus gros céréalier de Normandie. Cinq mille
hectares sur la plaine de Caen. Vingt mille vaches. Cent-vingt mille
poulets. Trente-cinq magasins au Sénégal. Deux usines au Gabon.
Une centrale hydraulique à Barcelonnette. Cinquante appartements à
Paris. Vingt hectares à Roissy.
Tout est vrai.
- J'ai aussi une villa à Sanary. Avec une plage privée. Un bateau
pour la pêche au gros deux fois six cents chevaux. Un appartement à
Mégève de trois cents mètres carrés. Des titres en bourse. Dix
millions en lingots d'or cachés dans un coffre.
Se tournant vers moi, Candice lâche un pet, marquant ainsi son
incrédulité.
- Y S'RAIT PAS UN PEU D'LA CRAVATE ?
- Tout ce qu’il vous a dit est la plus stricte vérité.
Parce qu'un nouveau riche reste un ancien pauvre, Candice
esquisse quelques pas de danse.
- J'AI PLUS D'ARGENT QU'LA MERE BANSSARD, scande
t-elle au rythme de ses mouvements, PEUT BIEN CREVER C'TE
VIELE PUTAIN !
L’œil droit de François étincelle de lubricité.
- Mama mia… siffle t-il entre ses dents, qué béla...
Soudain, Candice se fige.
- J'LE SENS QUI BOUGE.
Tous les sens en éveil, elle poursuit son idée à haute voix en
caressant son ventre.
- Y DONNE DES COUPS DE PIEDS.
Par la force des choses, François écrase une larme.
- Papa est là, mon grand !
129

Ça ferait une belle photo. Candice est accoudée à la fenêtre. En


contre-jour. La tête légèrement penchée de côté, elle étudie le bout de
sa cigarette.
- Vous devriez arrêter de fumer, ronchonne François.
- EN QUEL HONNEUR ?
- Je vous rappelle que vous êtes enceinte.
- ET ALORS ?
- Pensez aux poumons de Francis.
- QU'EST-CE QUI Z'ONT SES POUMONS ?
- Ils sont tout petits.
Comme pour implorer sa grandeur d'âme, François fixe
Candice.
- Vraiment tout petits.
- RAISON D'PLUS !
Avec un air de défi, Candice tire une énorme taffe, penche la
tête en arrière.
- C'EST TROP BON... souffle t-elle en recrachant la fumée par
le nez avant de recommencer.
Dans tous ses états, François se tourne vers moi.
- Fais quelque chose, mon Pierrot !
- Tu te démerdes.
- Pense à ton filleul !
- Quel filleul ?
- Francis !
Prise d'une fièvre tabagique, Candice allume une nouvelle
cigarette au mégot de la précédente, fait un rond de fumée, glisse le
majeur à l'intérieur et mime l’acte sexuel en passant la langue sur ses
lèvres.
- Je vais te défoncer le cul, toi, tu vas rien comprendre,
murmure François sans en être conscient .
Aussi sec, Candice écrase sa cigarette sous son talon, va
s'asseoir sur le bord de son lit.
- QU'EST-CE TU VAS FAIRE ?
- Je vais vous enculer à faire pâlir tous les marquis de Sade.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire rougir les putains de la rade.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire crier tous les échos.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire trembler les murs de Jéricho.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire flamber des enfers dans vos yeux.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire jurer tous les tonnerres de Dieu.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire dresser vos seins et tous les saints.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer à faire prier et supplier nos mains.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer comme on ne vous a jamais enculé.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer plus loin que vos rêves ont imaginé.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer comme personne n'a osé vous enculer.
- AH BON ?
- Je vais vous enculer comme j'aurais tellement aimé être
enculé.
- J'LE SAVAIS !
- C’est pas ce que je voulais dire !
- TROP TARD !
130

- Je sais pas ce que j'ai...


Trop faible pour se lever tout seul, François s'agrippe aux
bourrelets de Candice.
- … je me sens fébrile...
Pas tombée de la dernière pluie, Candice passe les mains sous
ses aisselles, l’aide à s’asseoir sur le bord du lit.
- T'ES BIEN PRÉSOMPTUEUX POUR LA FORTUNE QUE
TU BAISES !
- C'est pas de ma faute...
François tente un sourire qui s'éteint aussitôt sur ses lèvres.
- … j'ai la maladie de Crohn.
Le visage de Candice s'empourpre.
- T'AS TOUJOURS QUEQUE CHOSE !!!
Au bord des larmes, François se recroqueville sur lui-même et
se bouche les oreilles, comme un vieillard en EHPAD.
- Si vous me criez dessus, je vais pas y arriver...
Sur le champs, Candice me pointe du doigt.
- SINAN C'EST LUI !
Un frisson court du haut en bas de ma colonne vertébrale.
- Lui, qui ? dis-je d'une voix étonnement calme.
- QUI M'ENCULE !
Pareil à un chien enragé, je remue la tête dans tous les sens, la
bave aux lèvres.
- Je peux paaas, j'ai le SIDAAA !!!
Sous l'élan de sa fureur, Candice m'éclate de rire à la figure.
- CORE MIEUX !!!
Grâce à Dieu, la jalousie est trop forte.
- Ça va mieux, mon amour unique, s'écrie François en puisant
dans ses ultimes ressources, je peux vous enculer !
Comme une cocotte-minute prête à exploser, Candice l'aide à
descendre du lit.
- C'EST TA DERNIERE CHANCE.
- Satisfait ou remboursé.
- T’AS PAS L’AIR BIEN VIF.
- Vous allez voir ce que vous allez…
François n'a pas posé le pied par terre qu'il ferme les yeux et
s'effondre sur lui-même.
- … voir...
La mine déconfite, Candice le retient par la taille, le pose sans
ménagement sur le lit, hésite entre le gifler et l'embrasser.
- J'VAIS T'METTRE UN SUPPO, décide t-elle à l’unanimité,
ÇA VA TE R'QUINQUER.
Ricanement nerveux.
- Dans les fesses ?
- PAS DANS L'OREILLE.
- J’aime bien les suppos.
- TANT MIEUX.
D'un geste ramassé, Candice enjoint François de monter sur son
lit.
- ALLEZ, FOUS-TOI A QUATE PATTES.
Le visage empreint de fierté, François lui montre trois doigts.
- J'ai fait trois coloscopies.
Puis, aussi docile qu'un enfant de cœur, il monte sur son lit et
se met à quatre pattes.
- BOUGE PLUS !
- Comme ça ?
- PARFAIT !
Tel John B Root, Candice se baisse à hauteur du cul de
François, ferme un œil et forme un cadre avec ses pouces et ses
index qu’elle déplace vers la droite ou vers la gauche au grès de son
inspiration.
- Vous faites quoi, mon amour unique ?
- J'VISUALISE...
En se retournant.
- J'ai entièrement confiance en vous.
- BOUGE PAS !
131

- J’PEUX Y ALLER ?
Sans vraiment se rendre compte de ce qui l'attend, François
approuve d'un signe de tête.
- Toujours prêt !
D'un geste avide, Candice vient se coller contre lui.
- ÇA VA P'T'ÊTE PIQUER UN PEU AU DEBUT.
Au contact de ce qu’il prend pour un suppositoire, certes un peu
gros, François frétille de la croupe.
- Même pas peur !
Incapable de se contenir plus longtemps, Candice le fait se plier
davantage, se penche sur son dos.
- DETENDS-TOI
- Je suis détendu.
- J’INTRODUIT.
Joignant le geste à la parole, Candice soulève sa jupe, plaque
les mains sur les hanches de François, inspire à fond et l'embroche
sans autre cérémonie.
- TIENS !
Bruit de déchirure.
- PRENDS-ÇA !
Les yeux de François jaillissent de leurs orbites ; il se cambre à
se casser et couine comme un porc qu'on égorge.
- Rrrrrrruuuuuuiiiiiii !!!!!!
Sans cesser d'aller et venir en lui, Candice l'attrape par les
cheveux, l'oblige à la regarder.
- HEIN T'ES MA SALOPE ?
Malgré la douleur, François trouve la force de répondre :
- Je suis... pas... une... salope...
Rouge de contrariété, Candice tire sur ses cheveux tellement
fort que la peau de son crâne se décolle.
- SI, T'ES MA SALOPE !!!
132

Avant d'éjaculer, au bout d’une heure de limage c’est ce qu’on


appelle un dépucelage, Candice se frappe la poitrine avec ses poings,
comme un gorille ; elle écarquille les yeux et fait gonfler sa lèvre
supérieure quand elle lâche la dernière goutte. D'un naturel gentil,
François cesse de mordre l'oreiller, me coule un regard en biais.
- Tu devrais essayer, mon Pierrot...
- Non, merci.
Fixant son œil droit sur moi.
- T'as tort…
- Tant pis.
Dans les brumes post-coïtales, Candice se retire avec un bruit
de succion humide, descend du lit, tapote les fesses de François avec
l'air de dire : « BRAVE BÊTE », fait craquer une allumette sur sa
langue, allume une cigarette, disparaît derrière un épais nuage de
fumée.
Alerté par l'odeur, François se dresse sur ses genoux.
- Ne faites pas ça, mon amour unique !
Du sperme s'écoule de son anus.
- Je vous en supplie, ne faites pas ça !
Clope au bec, Candice émerge du nuage de fumée, lui intime le
silence d'un geste de la main.
- MOINS D'GAZ.
D'une voix descendue de deux octaves.
- Vous m'aviez ju... promis d'arrêter.
- ARRÊTER QUOI ?
- De fumer.
Bruit de bouche.
- J'AI RIEN SIGNÉE.
Mains jointes en signe de prière.
- Pensez à Francis.
Grognement interrogatif.
- QUI C'EST C'T'Y-LA ?
- Notre enfant.
- BETT'RAVE ?
- Son frère ?
- HEIN ?
- Francis.
- QUEL FRANCIS ?
- Celui que je vous ai fait.
Haussement de sourcils.
- Avec mon fluide.
- AH OUI ! FRANCIS ! BEN QUOI ?
- Il a rien demandé.
- BEN QU'Y FERME SA GUEULE !
Pour mal faire, Candice prend plusieurs taffes rapides et bloque
sa respiration.
Elle rougit à vue d'œil.
De la fumée sort de ses oreilles.
Au trente-sixième dessous, François rive son œil droit aux
miens.
- Je t'en prie, mon Pierrot, au nom de notre amitié, fais quelque
chose.
Sans la brusquer.
- François a raison. C'est pas conseillé de fumer quand on est
enceinte.
Entre deux taffes .
- C'EST QUI QU'A DIT ÇA ?!
L'inspiration me vient.
- Luis Mariano.
- L'A...
Pour la première fois, Candice semble défaillir.
- ... L'A DIT ÇA ?
Animé d'une soudaine résolution, je la fixe en hochant la tête.
- La veille de sa mort.
D'une pichenette, elle jette sa cigarette dehors, referme la
fenêtre.
- C'ÉTAIT LA DERNIERE.
- Vous êtes la meilleure des mères !!! explose François avant de
se rallonger et replacer lui-même ses poignets et ses chevilles dans
leurs entraves. La meilleure !!!
- JE LE FAIS POUR LUIS.
- Et pour Francis !
- AUSSI.
- C’est pour ça que je vous aime !
- CALME-TOI, SINAN J’VAIS PAS ARRIVE A
T’RATTACHER.
- Je suis calme.
A peine la dernière courroie serrée, François fait un signe de
tête dans ma direction.
- Mon Pierrot, il a dit que Brigitte Macron était plus belle que
vous.
C'est le moment où un 38 tonnes vient s'écraser contre ma
poitrine.
133

Peu à peu, je reprends mon souffle.


- Tu vas moins rigoler quand Candice va revenir, mon Pierrot,
ricane François, luttant pour maîtriser son impatience, c'est moi qui te
le dis !
Aiguillonné par la peur et le sens de l’honneur, je veux pas
crever dans une couche, je secoue lentement la tête, offre à François
mon regard le plus doux.
- S'il te plaît, Lapin, écoute-m...
Tremblant presque, il me coupe d'un ton glacial :
- Y a pas de traduction en allemand !
Prends-toi en main, me souffle l'autre dans ma couche.
134

Fort de ce constat, je ralentis le rythme de ma respiration,


baisse ma voix d’une octave et susurre à François, d'un ton doux et
apaisant :
- François, regarde-moi.
Pas de réaction.
- François, regarde-moi.
Toujours pas de réaction.
- Lapin, regarde-moi.
Ô miracle, François roule sa tête sur l'oreiller, plonge son œil
droit dans les miens.
- Lapin, tu m'entends ?
Plus important encore, il cligne de l’œil et murmure d'une voix
éteinte :
- Oui, je t'entends...
Béni soit le magnétisme animal.
- Lapin, concentre-toi sur ma voix.
- Ta voix...
- Lapin, plus rien n'a d'importance à part ma voix.
- Ta voix...
- Lapin, plus rien n'existe à part ma voix.
- Ta voix...
- Lapin, ma voix te protège.
- Me protège...
- Lapin, ma voix te berce.
- Me berce...
- Lapin, ma voix t'enveloppe.
- M'enveloppe....
- Lapin, ma voix et toi ne faites plus qu'un.
- Plus qu'un...
- Lapin, maintenant que ma voix et toi ne faites plus qu'un, tu
vas fixer la tache au plafond.
Le temps paraît se figer, puis François lève l’œil droit au
plafond.
- Au plafond...
- Lapin, concentre-toi sur la tache au plafond.
Sans cesser de fixer la tache de sang au plafond.
- Au plafond...
- Lapin, plus rien n'a d'importance à part la tache au plafond
- Au plafond...
- Lapin, plus rien n'existe à part la tache au plafond.
- Au plafond...
- Lapin, la tache au plafond te protège.
- Me protège...
- Lapin, la tache au plafond te berce.
- Me berce...
- Lapin, la tache au plafond t'enveloppe.
- M'enveloppe...
- Lapin, la tache au plafond et toi ne faites plus qu'un.
- Plus qu'un...
- Lapin, maintenant que la tache au plafond et toi ne faites plus
qu'un, tu es détendu.
- Je suis détendu...
- Lapin, tu es tellement détendu que tu as sommeil.
- J’ai som...
La paupière de François se ferme.
- … meil...
135

La respiration de François est régulière. Sa main, qui pend


hors du lit, s'ouvre et se ferme, comme pour saisir le vide. Un
filet de bave relie sa bouche à son oreiller. Son œil droit roule sous sa
paupière close.
- Lapin, tu m’entends ?
- Je t'entends...
- Lapin, tu vas maintenant compter avec moi jusqu'à trois et tu
vas t'endormir.
- M'endormir...
Courte pause au cours de laquelle je me racle la gorge sans faire
de bruit.
- Lapin, répète après moi : un.
- Un...
La respiration de François ralentit.
- Lapin, répète après moi : deux.
- Deux...
Toutes traces de tension s'effacent de son visage.
- Lapin, répète après moi : trois.
- Trois...
Ronflements.
- Lapin, tu dors profondément mais tu entends ma voix.
Les ronflements cessent.
- Ta voix...
- Lapin, tu entends ma voix car je suis ton meilleur ami.
La tête de François roule sur l'oreiller de gauche à droite.
- Meilleur ami...
- Lapin, je suis ton meilleur ami et tu dois me protéger.
- Te protéger...
- Lapin, afin de me protéger, je vais te confier une mission.
- Une mission...
Sois à ce que tu fais, Pierrot.
136

Candice va revenir d’un instant à l’autre. J'espère que j'ai rien


oublié. Il en va de ma survie.
- François, tu vas maintenant compter avec moi jusqu'à trois et
tu vas ouvrir les yeux.
Pas de réaction.
- Lapin, tu vas maintenant compter avec moi jusqu’à trois et tu
vas ouvrir les yeux.
Toujours pas de réaction.
- Lapin, tu vas maintenant compter avec moi jusqu'à trois et tu
vas ouvrir ton œil.
Du fond d'un sommeil sans rêve.
- Mon œil...
Alléluia.
- Lapin, répète après moi : un.
- Un...
La respiration de François accélère.
- Lapin, répète après moi : deux.
- Deux...
Son cil papillote.
- Lapin, répète après moi : trois.
- Trois...
La porte s’ouvre.
137

Toutes mondanités mises à part, Candice ondule vers moi en


roulant des hanches comme une pute en chaleur.
- J'VAIS PAS T'COUPER LES COUILLES TOUT D'SUITE,
EN FIN D'COMPTE.
Non sans satisfaction, je la fixe dans le blanc des yeux.
- Sage décision.
Envahit par une étrange douceur, elle s'assied sur le bord de
mon lit, pose sur mon ventre une paume chaude et calleuse.
- ÇA PEUT SERVIR...
Sourire machinal.
- C'est sûr.
- COMMENT QU'TU M'TROUVES ?
Un peu inquiet, je plisse les paupières.
- A quel niveau ?
- PHYSIQUEMENT.
- Détachez-moi, mon amour unique !!! hurle François un ton de
défi dans la voix. J'ai trop envie de vous !!! J'en peux plus !!! Je vais
devenir fou !!!
De façon ironique, Candice se plante devant lui et mime l'acte
sexuel avec les bras.
- C'EST ÇA QU'TU VEUX ?
S'efforçant de ne pas trahir son émotion, François se fige et
prend une profonde inspiration.
- Je vais vous faire jouir comme vous n’avez jamais jouis.
Bousculée dans ses certitudes, Candice hausse un sourcil
intéressé.
- COMME J'AI JAMAIS JOUIS ?
- Je vous le garanti sur facture.
- SUR FACTURE ?
- Sur facture.
Une vague de bonheur envahit Candice.
- FALLAIT L'DIRE PLUS TÔT !
- Je vais vous faire ma spécialité.
Rayonnant d’excitation, François joue avec sa langue de façon
suggestive.
- Ça s'appelle la mitraillette !
De peur, Candice recule avec un sursaut visible.
- TU T'CROIS AU BALL-TRAP ?
Poussé par une force, François roule un œil de fou dans sa
direction et perd toute contenance.
- Vous allez jouir plusieurs fois de suite !!! Comme avec une
mitraillette !!! Ta-ra-ta-ta-ta-ta !!! Ta-ra-ta-ta-ta-ta !!!
138

Une cigarette déjà allumée apparaît entre l’index et le majeur de


Candice. Paralysé par le choc, François se tient immobile.
- Vous... vous faites quoi, mon amour unique ?
Avec un plaisir non déguisé, Candice prend une grosse taffe,
fait tomber sa cendre par terre.
- ÇA S'VOIT PAS ?
- Et la jouissance ?
- QUELLE JOUISSANCE ?
- Celle que je vous ai garanti.
- HEIN ?
- Sur facture.
- AH OUI !
Incapable de se contenir plus longtemps, Candice écrase sa
cigarette sous son talon, détache François.
- PAS D'CONN'RIE AVEC TA MITRAILLETTE.
- Je suis un professionnel.
- ÇA M'PLAIT PAS D'TROP TON TRUC.
- C'est sans danger.
Saisit d'inquiétude, Candice secoue la tête.
- SANS DANGER, SANS DANGER...
Libre de ses mouvements, François tend les mains en avant,
s'effondre au sol. Confrontée à la réalité des faits, Candice le soulève
d'une main, le gifle de l'autre.
- FUMIER !!!
139

A présent très en forme, François désigne son matelas à


Candice avec les gestes rapides et sûrs d'un professionnel.
- Vous pouvez vous installer, mon amour unique, la jouissance
va bientôt commencer.
Sans se faire prier, Candice s'allonge sur le dos, cale l'oreiller
contre le mur, remonte sa jupe jusqu'à la taille, plie les jambes et les
écarte à cent quatre-vingt degrés.
- A TABLE !
Le sourire déformé par l'envie, François se frotte les mains à
toute vitesse.
- Miam miam miam !
140

En apnée depuis dix bonnes minutes, François remonte à la


surface, reprend sa respiration.
- Vous aimez...
Un long poil noir est coincé entre ses dents.
- ... ma technique ?
- POURQUOI TU T'ARRÊTES ? grommelle Candice en
ouvrant un œil.
- Le secret...
Attentif aux détails, François fait mine de lécher une glace.
- ... c'est toujours de bas en haut...
Avec un soupir de résignation, Candice pose les paumes de ses
mains sur l'arrière de son crâne et appuie dessus.
- BOUFFE !
141

Les râles de Candice me vrillent les tympans. De la salive


écume au coin de ses lèvres. Ses mouvements du bassin indiquent
qu'elle va bientôt lâcher la purée.
C'est maintenant ou jamais.
- Lapin, dis-je d'un ton chaud et apaisant où perce néanmoins
une pointe d'angoisse, la mienne est plus grosse que la tienne.
Sans reprendre sa respiration, François arrache la bite de
Betterave avec les dents. Un geyser de sang gicle au plafond et sur
François. Hébété par le choc, Betterave porte les mains à son
entrejambe et se plie en deux.
- M'A BOUFFÉ LA BIIITE !!!!!!
Sa voix est déformée par la douleur.
- M'A BOUFFÉ LA BIIITE !!!!!!
Sourd à ses cris car prit dans mes rets, François avale ce qu’il a
dans la bouche et vient me détacher.
- M'A BOUFFÉ LA BIIITE !!!!!!
Comme prévu.
142

Avant toute chose, je me penche en avant et touche mes pieds


afin de chasser les crampes. Les bras ballants, le haut du corps
couvert de sang, François me regarde sans avoir l'air de me voir. De
son côté, Betterave appuie sur sa blessure, m'insulte entre deux
sanglots.
- J'AU... J'AURAIS DÛ T'SAIGNER !
Après avoir enlevé ma peluche de nombril, je bondit hors de
mon lit, me plante au-dessus de lui et tapote la paume de mes mains
du bout des doigts.
- T'aurais dû saigner qui ?
Dans un réflexe animal, il essaye de me choper à la gorge mais
l’effusion de sang l’en empêche.
- T... TOI ! crache t-il malgré tout dans un râle.
- T'as mal ?
- VA…
Saisit de vertige, Betterave frissonne.
- ... VA CHERCHER L'CHATERTON…
Ne pouvant m’empêcher de le faire répéter, je mets une main en
cornet autour de mon oreille, me penche en avant.
- Va chercher quoi ?
A bout de force, Betterave articule difficilement.
- L'CHA... TER... TON...
Avec autorité, je fais un signe de tête en direction de François,
pauvre bougre.
- Après ce que t'as fait à mon pote ?
- L'TAIT...
Plus mort que vif, Betterave postillonne des gouttes de sang.
- … L'TAIT CONTENT...
La voix pleine de sarcasmes, je plante mon index sur son front,
une fois par syllabe :
- C'est ! pas ! une ! rai ! son !
Puis je m'en vais sur la pointe des pieds en évitant de marcher
dans les mares de sang et autres déjections.
143

Le cœur battant à tout rompre, j'inspecte le premier étage à la


recherche d’un éventuel complice, dévale les escaliers quatre à
quatre, déboule dans la cuisine. Nos vêtements sont pliés en deux tas
distincts, sur la table. Rongé par la soif, je bois une longue gorgée
d'eau à même le robinet, avise un couteau dans l'évier, récupère ma
montre et ma chevalière, ouvre la porte d'entrée. Le Q7, couvert de
paillettes jaunes, repose sur quatre parpaings. Ses roues sont montées
sur la R12.
144

12h05.

Des bulles de sang se sont formés sur les lèvres de Betterave. Il


a perdu connaissance. La fin est proche.
Trop facile.
Furieux de ma faiblesse, je me penche sur son oreille et hurle de
toutes mes forces :
- Réveille toi vieux pédé !!!
Dans un ultime sursaut, il entrouvre un œil et trouve la force de
chuchoter :
- FU... FUMIER...
145

12h07.

De sa démarche de robot, François vient se poster face à moi.


Après avoir effacé mes empreintes, je lui tends le couteau d'une
main, désigne Betterave de l'autre.
- Lapin, tranche lui la gorge.
Inflexible comme la loi, François saisit le couteau par le
manche, renverse la tête de Betterave sur l'oreiller et tranche sa gorge
d'une oreille à l'autre dans un gargouillis immonde. Animé par une
force vitale, Betterave donne des coups de pieds dans le vide, agrippe
le matelas si fort que les jointures de ses doigts blanchissent.
Mon visage à la froideur de la vengeance.
Après une dizaine de secondes qui m'en paraissent mille, le
corps de Betterave s'arc-boute dans un dernier spasme puis se fige
dans une grimace.
Ses yeux sont ouverts.
Je les ferme.
Ils s'ouvrent.
Blessé dans mon orgueil, je pointe du doigt une tache de sang
en forme d'étoile, sur le mur en face.
- Lapin, lance le couteau dans l'étoile.
Sans viser, François lance le couteau dans le mur où il se plante
en plein milieu de la cible.
146

12h10.

N'était cette odeur. Le sphincter de Betterave s'est relâché dans


la mort. Dominant mon dégoût, j’ordonne à François de retourner son
cadavre sur le ventre et de l'enculer. Comme par magie, la bite de
François se dresse au garde-à-vous. Sa couche se détache sous la
pression. Mon hypnose est puissante.
- Puissante !
147

12h15.

Par extraordinaire, François jouit en une éjaculation muette,


descend du lit, vient se poster face à moi sans débander.
Sans débander.
Par pur méchanceté, je pointe du doigt son menton.
- Lapin, frappe-toi au visage.
Le poing serré, François se frappe si violemment la mâchoire
qu'une dent se détache. Impressionné par mon pouvoir, je pointe du
doigt le mur en face.
- Lapin, fonce dans le mur.
Rien d'étonnant à ce que François baisse la tête, traverse la
pièce en courant, se fracasse le crâne contre le mur .
148

12h25.

Derrières les stigmates, François est méconnaissable. Je


voudrais que ses actionnaires le voient. Une pensée me vient à
l'esprit : si je lui faisais faire le chien ? Ou le chat ? Ou la poule ? Ou
le canard ? Ou le cochon ? Ou la vache ? Ou le singe ? Ou la chèvre ?
Ou le trisomique ?
Plus prosaïque, je lui désigne la jupe et la perruque de
Betterave.
- Lapin, mets la jupe et la perruque.
Qu'il ajuste du premier coup sur sa tête. Cela veut dire
beaucoup de choses.
La fenêtre est ouverte.
Mon index se lève tout seul.
- Lapin, saute par la fenêtre.
149

12h31.

Je me précipite à la fenêtre. François est au milieu de la cour.


Bras gauche déboîté. Pas prêt de se branler. Saisit d’une soudaine
inspiration, je pointe du doigt la porte d'entrée.
- Lapin, lève-toi et marche.
Au-delà de la douleur, au-delà de quoi que ce soit, François
prend appui de la main droite contre le sol, se dresse sur ses deux
pieds, claudique jusqu'à la maison.
150

12h38.

A la façon d'un fantôme, la silhouette de François apparaît dans


l'embrasure de la porte. Son bras mort le fait pencher vers la gauche.
La fenêtre est ouverte.
Mon index se lève tout seul.
- Lapin, saute par la fenêtre.
Pour la deuxième fois en moins de dix minutes, François
traverse la pièce en claudiquant, s'appuie sur son bras droit, monte
sur le rebord de fenêtre et saute.
151

12h39.

Résultat des courses, François gît dans la cour. Jambe droite


cassée. Fracture ouverte. Handicapé à vie.
- Lapin, lève-toi et marche.
Une impression de grandeur se dégage de ma personne.
152

12h50.

Il est beau, le céréalier, me dis-je à part moi lorsque la


silhouette de François réapparaît dans l'embrasure de la porte. Ses
multiples fractures le font tituber. Il tient à peine debout. Son visage
est en bouillie.
La fenêtre est ouverte.
Mon index se lève tout seul.
- Lapin, saute par la fenêtre.
A l'encontre de toute raison, François sautille à cloche-pied,
traverse la pièce, s'assied sur le rebord de fenêtre et se laisse tomber
en arrière.
153

12h53.

La jupe est restée attachée au crochet qui ferme le volet.


François est au pied du mur. Dans un angle improbable. Nuque
brisée. Perruque de travers. Œil droit braqué sur moi.
- Pourquoi, mon Pierrot ? semble t-il me demander.
Sa question restera sans réponse.

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