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LE JARDIN DES ANGES

Roman

(synopsis en fin de manuscrit)

Laurent Torrès
Nos ancêtres étaient si bêtes
et avaient la vue si courte que,
lorsque les premiers
réformateurs vinrent leur offrir
de les délivrer de ces émotions
horribles, ils refusèrent d’avoir
aucun rapport avec eux.
Aldous Huxley

L'émancipation des
travailleurs doit être l'œuvre des
travailleurs eux-mêmes.
Karl Marx

Le patriarcat est la maladie


sociale la plus dangereuse pour
le corps et l'esprit masculins.
bell hooks

2
I.

3
1.

Theresa n’avait aucune raison valable de penser qu’il


s’agissait d’une belle journée. Son reflet dans le miroir ne lui
évoquait aucune empathie. Les rides creusaient son visage, ses
beaux cheveux blonds permanentés et teints tombaient
légèrement sur ses épaules, c’était le même visage depuis tant
d’années et, aussi, ce n’était plus tellement le même. Elle avait
vieilli, elle avait l’âge du respect. Une vie accomplie avec
succès. Elle pouvait d’ailleurs se dire également : « Ce visage
inspire la crainte, Theresa Rendall sait se faire respecter. »
Oui, voilà un jour où l’on pouvait regarder derrière soi avec
fierté. Pourtant, cela l’indifférait. Elle demeurait figée face au
miroir. Le tailleur noir qu’elle venait d’enfiler n’y était pas pour
rien. Les mains d’Hélène avaient délicatement posé le
médaillon en or de sa mère à son cou et attaché la chaîne dans
sa nuque avant de la dissimuler derrière sa chevelure. Hélène
croisait son regard. Elle retenait son émotion. Sa compagne
était insensible à ces gestes de reconnaissance. Hélène est jolie,
se disait Theresa, elle est tendre. Pourquoi tant de
sentimentalisme envers une énième distinction officielle ?

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Suis-je dure ? Suis-je aussi intransigeante et sèche qu’on veut
le croire ? pensait-elle en levant instinctivement le sourcil
gauche. Elle avait toujours eu ce tic et aimait l’observer. Il
traçait des sillons sur son front, l’expression de l’âge ou de
l’indifférence. Aujourd’hui n’est qu’une trêve avant demain, il
faudra bien recommencer à travailler. La fenêtre ouverte
laissait passer l’air frais dans la pièce sur ses lèvres et ses
narines. Hélène veut que nos fils soient là, se disait-elle. Ils n’y
étaient pas obligés. À quoi bon les contraindre, nous savons
déjà comment ils réagiront, l’un à l’opposé de l’autre. Les yeux
d’Hélène s’humidifiaient. Theresa ne voulait pas surenchérir.
Son regard fuyait au loin.
« Tu es prête, ma chérie ? dit la voix engorgée d’Hélène en
passant les bras autour de sa taille.
– Oui, toujours à l’heure, tu le sais, répondit celle grave et
cristalline de Theresa en tournant la tête vers elle.
– Alors, allons-y, descendons, les garçons ne vont pas
tarder. »
Sur la commode en bois d’érable, à côté du miroir, Hélène se
saisit de la photo de sa famille, tous les quatre, Theresa
dominant fièrement, elle-même attrapant l’épaule de chacun
des garçons, Marc et Jules, enfants, les cheveux encore longs,

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ils n’avaient pas fait leur choix à cet âge. Hélène aurait aimé
avoir une fille. Mais ils étaient du sang de Theresa. Quel avait
été leur modèle ? Hélène et Theresa étaient deux femmes, il
leur avait fallu se trouver, probablement.
En descendant l’escalier, Theresa ne se départait pas de la
moue qu’elle avait gardée en se contemplant, tandis qu’Hélène
s’était dépêchée d’atteindre la porte et d’en écarter le rideau
afin d’inspecter s’il n’arrivait personne à l’horizon. Il ne
faudrait pas qu’ils tardent trop.
Theresa n’avait rien préparé. On attendait un discours dans
les formes d’usage, elle avait du métier, ne doutait pas. Son
plan, en tête, était bien rodé. Il lui suffirait de le suivre
lentement et progressivement. Évoquer ses enfants serait une
bonne option. Ça fait toujours son effet. Inutile d’insister en
revanche sur l’état de ses recherches. Véhiculer la confiance
valait mieux que susciter l’inquiétude. Theresa marchait pieds
nus sur le plancher, Hélène lui avait sorti ses escarpins noirs,
mais inutile d’y songer avec la distance à parcourir à vélo.
Des cris émergeaient de la rue. Hélène se précipita à la porte
et l’ouvrit. Jules chevauchait son bicycle, en nage.
« Alors ! Je ne suis pas en retard, j’espère !

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– Non, bien sûr que non ! » répondit Hélène en le serrant
fort dans ses bras.
Elle aimait sentir le poids de son corps épais contre elle.
Jules était toujours gai. Il témoignait, pour la plus tendre de
ses mères, comme il aimait à dire, une douce attention par de
gentils mots d’amour.
« Et Marc ? Il n’est pas encore arrivé ?! dit-il soudainement.
– Non, pas encore mon chéri, dit Hélène d’une voix faible
en reposant ses lunettes correctement sur son nez.
– Et je crois qu’il est inutile d’attendre, » dit Theresa d’un
ton goguenard.
À elle, on ne la lui faisait pas. Son cher fils avait autre chose
à faire que de se répandre en salamalecs auprès de ses parents.
« Non ! Ce n’est pas possible ! » fit Jules, feignant
l’indignation.
Hélène ne fit aucun commentaire. Sa consternation était
vive. Elle conservait un espoir, elle ne pouvait s’en empêcher,
son instinct maternel se disait-elle. Mais c’était dur à avaler.
Theresa gardait son flegme. Pourquoi ne pas dire à quel point
elle en était affectée ? Pourquoi fallait-il qu’elle joue le rôle de
l’indifférente ? pensait Hélène.

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« C’est un grand jour ! Il aurait pu faire un effort. Si vous
voulez, je vais le chercher !
– Mais non, dit Hélène, tu sais bien qu’aujourd’hui, ça
n’était pas la bonne journée pour lui… Il a son rendez-vous…
– Je croyais que c’était rapide… C’est prévu à quelle
heure ?
– En ce moment, il me semble, il n’a pas été très clair.
– Je lui ai proposé de l’accompagner, ou de l’attendre à la
sortie, mais il ne m’a pas rappelé. »
Theresa n’ajouta pas un mot. Est-ce si difficile à vivre un
divorce aujourd’hui ? se demandait-elle la bouche repliée en
avant. Assise au fond du canapé, elle cherchait ses chaussures,
prit une paire noire, ça devrait faire l’affaire. Elle se chaussa un
pied après l’autre, prenant le temps d’élargir la bande velcro,
puis de la tirer à fond, enfin de l’aligner bien parallèlement à
l’autre.
« Tu ne vas quand même pas mettre ça ! dit Hélène irritée.
– Mais si, lui répondit Theresa avec assurance.
– Ce n’est pas possible. Si tu mets ça, je ne t’accompagne
pas. Jules dis-lui, toi ! Moi elle ne m’écoute jamais.

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– Theresa, s’il te plait, fais ce que Hélène te demande, dit
Jules à voix basse. Bon, moi, je vais y aller, je ne sais pas s’il y
aura du monde et je veux être sûr d’avoir une bonne place. »
Hélène avait disparu. Il la cherchait du regard autour de lui,
elle n’était plus là. Las, il pris son manteau et sortit en claquant
la porte derrière lui.
« Chers amis. L’Université d’État de Steinem Queen, le
Centre de Recherche Michaël A. Wisemann, le centre d’études
doctorales du conseil départemental Sophia Ioannides, ont
l’honneur de vous convier à la remise du titre de Docteur
Honoris Causa de Theresa Charlotte Rendall pour souligner la
dimension remarquable des ses travaux de recherche dans le
domaine de l’analyse séquentielle des gamètes mâles et pour sa
contribution décisive au progrès de la science et de l’humanité.
Merci de bien vouloir confirmer votre présence dans le cadre
magnifique des jardins du Wigmore Hall, et de préciser le ou
les noms éventuels des personnes qui vous accompagneront…
– et blablabla et blablabla… Qu’est-ce que ça me fatigue,
ces courbettes ! Et Yvonne Dewunck et Marielle Lavigne seront
là, et il faudra leur dire merci pour tout ce que vous faites, vos
donations régulières. Je n’en peux plus.

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– Arrête ce cynisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La
recherche se finance principalement sur fonds publics. Seuls
quelques événements comme celui-ci reçoivent des aides
privées. Deux ou trois mécènes ne peuvent pas faire de mal !
– Il faut toujours que tu sois tellement positive… »
Theresa, la tête renversée en arrière sur le canapé d’angle,
n’en revenait pas d’une telle flagornerie. Où avaient-ils été
chercher qu’elle avait contribué au progrès de l’humanité ?
Depuis quand se permettait-on d’écrire des phrases aussi
naïves dans des courriers officiels ? Cela faisait quarante ans
qu’elle travaillait dessus, l’humanité. Oui, elle en savait, des
choses, que beaucoup de monde ignorait ! La discrétion avait
sa préférence. À quoi bon produire des discours publics où l’on
ne peut révéler le sens du dixième de ses recherches. Les règles
du jeu étaient connues. Ses travaux avaient une ampleur
considérable, son laboratoire était l’un des plus respectés, l’un
des seuls à pouvoir faire concurrence à la Chine. Elle avait
accueilli des étudiants du monde entier et pouvait avoir dans
l’heure, au bout du fil, ses ministres de tutelle, de la santé, de
l’écologie. L’humanité… Quelle progression facile ! Il suffisait
d’appliquer la bonne méthode, d’évaluer correctement et
distinctement les problèmes et de les corriger. Non pas une

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révolution, une simple révision, un rectificatif. Elle s’était mise
à l’école d’un mouvement social global, sans en être
l’initiatrice. Les preuves s’étaient ensuite imposées d’elles-
mêmes. Elle n’avait fait qu’optimiser une réforme, la rendre
efficace, face aux différents essais pratiqués partout ailleurs.
S’il y avait bien un domaine avec lequel l’humanité était
confiante, c’était le sien. Elle se sentait parfois usurpatrice et
peu certaine de son savoir et, plus que tout, craignait ce qui
semblait avoir lieu sous les yeux de tous sans que personne ne
s’en aperçoive. Elle ne pouvait encore rien dire. C’était
pourtant là, dans ses recherches, confirmées par celles de
nombreux collègues à travers le monde, du moins ceux qui
souhaitaient communiquer leurs résultats. Aucune inquiétude
ne devait transparaître. Il fallait attendre, et réfléchir. Quelle
solution se présentait ? Ni cause, ni perspective, jamais elle ne
s’était trouvée si démunie.
Hélène s’assit contre son épaule dans le canapé la réveillant
de ses interrogations secrètes. Elle se lova dans ses bras en
tenant à la main le cadre d’une autre photo d’eux quatre. Elle y
revenait sans relâche et ne possédait pas d’autre rêve, avoir
une famille unie. Ses enfants et sa femme avaient été parfaits,

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rarement un mot plus haut que l’autre. Elle était partie vexée.
À travers elle, toute sa famille était récompensée.
« Nous sommes magnifiques sur cette photo, tu ne trouves
pas ? dit Hélène en un élan d’espoir.
– Oui, certainement Hélène… Pourquoi dis-tu cela ? Nous
le savons.
– J’aurais aimé que les choses marchent autrement.
Regarde, Marc a l’air si heureux.
– Mais, il est heureux, Hélène, ne t’en fais pas. Il nous
appellera tout à l’heure. Ce n’est pas grave s’il ne vient pas. »
Hélène se mit alors à sangloter. Son besoin de chaleur et de
silence remontait au visage et lui étreignait les tempes. La
sécheresse de Theresa à ses yeux lui pesait.
« Nous avons une belle famille, n’est-ce pas Theresa ?
– Oui, Hélène, oui… Avec deux beaux enfants…
– C’est toi qui les as portés. Ce n’est pas faute d’avoir
essayé. Deux restrictions, ce n’est pas rien tout de même.
– Non, on a eu de la chance… J’ai eu de la chance. Pour
moi ça a marché du premier coup.
– Oui, puis avec la qualité de ton héritage biologique,
inutile d’insister. Marc a fait des études exceptionnelles. Mais
qui sait ? Ça n’a peut-être rien à voir ?

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– On ne sait pas Hélène. Il n’y a rien de définitif à ce sujet.
– Pour Jules, ça a été plus compliqué, mais il est tellement
gentil.
– Oui… les deux fois… du premier coup, dit Theresa,
détachée, la nuque appuyée contre le coussin de velours
écarlate.
Hélène se leva, posa la photo sur le guéridon et se retourna
sèchement, perplexe.
« Les trois fois, tu peux dire…
– Oh Hélène, je n’aime pas quand tu reparles de ça.
– Tu peux dire ce que tu veux. Toi, tu as eu droit de
contourner la Restriction.
– Et alors ? Ça ne change rien.
– Et tu n’y penses jamais ? vraiment jamais ? Même Marc
s’en souvient encore. Il avait déjà cinq ans quand tu as eu ta
grossesse. Elle t’avait bien fatiguée.
– Oui… et j’étais contente quand cela s’est terminé.
– Quand je pense que tu n’as pas voulu le voir. C’est très
mauvais pour les nourrissons… de ne pas recevoir le premier
regard de la génitrice…
– On me l’a déconseillé. Ces théories pseudo
psychologiques n’ont pas d’importance. »

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Hélène alla prendre son manteau dans le placard de l’entrée.
Il était temps de partir. Theresa se leva à son tour. L’idée de se
coltiner sept kilomètres à vélo ne l’enthousiasmait guère.
D’autant qu’il faudrait ensuite envisager le retour en pleine
nuit. Sa dynamo fonctionnait à merveille, heureusement, elle
l’avait faite réparer la semaine dernière. Ses quotas de batterie
et d’essence étaient épuisés. Sur la route plate, on roulait
tranquillement. En prenant suffisamment de temps d’avance,
on devait pouvoir y parvenir. Mais à son âge, quelle corvée !
Hélène était d’accord pour se placer en tête. Un jour aussi
exceptionnel, il fallait donner un peu de soi, se disait Hélène
avec cette sincère bienveillance qui la caractérisait. Elle lui
laisserait la possibilité d’attacher son vélo, et au retour, Jules y
pourvoirait également.
Dehors, la porte négligemment claquée, elles étaient enfin
prêtes à prendre la route. Hélène regardait aux alentours. Non,
décidément, aucun doute. Elle avait espéré jusqu’au bout :
Marc n’allait pas venir.
« Cesse de te faire de la bile, Hélène, dit Theresa. Il est
comme moi. Tout cela, pour lui, ce n’est qu’un cirque. »
Hélène fit celle qui n’entendait rien. Elle mit sur ses oreilles
son casque audio et invita Theresa à faire de même. Puis, à son

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premier coup de pédale, Theresa poussa un léger râle résigné
et brancha la chaîne d’information continue. Le flot de paroles
ininterrompues lui faisait l’effet d’une routine, le mouvement
de ses jambes s’y articulait par automatisme. Pourquoi sinon
écouter des informations se renouveler mécaniquement,
fidèles à elles-mêmes, ou presque ?…
« Les chiffres du chômage du dernier trimestre sont enfin
tombés, et ce n’est pas réjouissant : près de 0,013 % de hausse
par rapport au trimestre précédent, soit un taux total de 1,17
%. Comment en est-on arrivés là ? Eh bien c’est très simple.
Ces chiffres inadmissibles sont le fruit de la dernière réforme
économique du gouvernement, la réforme Blacker, du nom du
ministre qui a souhaité alléger la taxe professionnelle de 71 %
à 69 %. L’effet boomerang a été immédiat. Une motion de
censure est à prévoir, ce qui ne serait pas une catastrophe, ce
gouvernement a déjà cinq mois d’ancienneté, rappelons-le.
Oui, à suivre donc… et comme une mauvaise nouvelle peut en
cacher une autre, les chiffres des pays de l’OCDE sont tombés
ce matin, et nous apprenons que le taux de natalité, après huit
ans de stagnation, amorce un net recul de 0,1 point. C’est une
information très étonnante pour laquelle il semblerait qu’il
n’y ait aucune justification. Oui, c’est vraiment une

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nouveauté. Personne n’avait vu cela depuis au moins 40 ans.
De quoi est-ce le signe, Vanessa ? On ne sait pas. Il n’y a pour
le moment aucune explication scientifique disponible. Sachons
que par ailleurs les chiffres de la Chine et de la Russie ne sont
pas connus, ceux de l’Inde ne sont quant à eux pas pris en
compte. Voilà. Nous referons un point sur cette question
surprenante et délicate un peu plus tard, et nous allons passer
maintenant à la page des sports… Oui, toujours la polémique
des joueurs du FC Lions, qui auraient touché des revenus
supérieurs à deux fois le SMIC, contre toute éthique
élémentaire. Le capitaine de l’équipe aurait fait des excuses
publiques et mit un terme définitif à sa carrière, mais selon
plusieurs observateurs, ce ne serait pas suffisant. De
nombreuses voix exigent la dissolution pure et simple du
club. »

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2.

Tout pouvait laisser croire à Valeria qu’elle allait passer une


belle journée. Le soleil était venu depuis le lever du jour se
hisser dans sa majesté radieuse. Elle aimait les heures enivrées
de lumière passées à déambuler au gré des envies et du
bonheur de respirer l’instant. Les devantures invitaient les
passantes à regarder à l’intérieur. Entrée dans une boutique de
vêtements, elle avait décidé de s’offrir une robe pour la
cérémonie du soir. Il fallait prendre le temps d’observer avant
de faire un choix trop rapide, mais elle ne put s’en empêcher.
La boulimie la saisit comme lors de son adolescence. Elle
regardait les vêtements suspendus compulsivement, les
glissant l’un après l’autre d’un coup sec sur la tringle. Le bruit
du cintre métallique sur la barre de fer clinquait en ostinato
saccadé. Il n’y avait aucune raison de s’en faire, se répétait
Valeria comme une petite voix maternelle trottant en tête. Ce
magasin, ce quartier… inutile d’y penser. Regarder les robes,
les formes, les couleurs, sentir l’odeur du tissu, ça l’épuisait
physiquement, ça lui vidait le crâne. Ses doigts saisissaient la
texture afin de mieux en estimer la qualité, la pinçaient en la

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faisant glisser et roulaient la fibre. Elle en avait sorti deux, les
trouvait très belles. Les posant négligemment sur l’étalage, une
vendeuse vint la voir pour l’assister. Elle allait probablement
lui proposer de se diriger vers la cabine d’essayage. Elle n’avait
besoin de personne et refusa ostensiblement de croiser le
regard de la jeune femme qui s’adressait à elle, posture inutile.
« Combien ? » fit-elle en regardant son ventre.
Valeria reprit son souffle. Il n’y avait aucune raison de s’en
faire.
« Onze semaines ! » répondit-elle nerveusement.
La vendeuse conservait un sourire mielleux. Encore une qui
ne savait pas ce que c’était, pas encore… Elle allait voir, elle
aussi, un jour, la petite. Ou peut-être pas, si elle a de la chance.
Après tout, on ne peut souhaiter le pire à personne. Ses doigts
continuaient à caresser la trame d’une robe qu’elle ne voyait
plus. La petite ne se doutait pas de l’angoisse qui étrillait
Valeria, et reprit naturellement, et avec le même
contentement, ses observations.
« Onze semaines ?! Les résultats sont pour bientôt alors ! »
Oui, bientôt. Tout à l’heure, dans moins d’une heure. Moins
d’une heure lorsqu’elle est entrée dans le magasin. Donc,
désormais, probablement moins d’une demi-heure. À quoi bon

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nier. Les dés étaient joués. Attendre, observer, puis aviser en
fonction du résultat.
« Vous avez la même en bleu ? dit Valeria qui ne voulait pas
discuter.
– Oui, peut-être, attendez, je vais voir, » dit la vendeuse
prise par surprise.
Elle se rendit à l’arrière boutique et Valeria put ainsi
respirer un peu. Elle prit les robes qu’elle avait sélectionnées et
s’enferma dans une cabine. Elle n’en essaya aucune. Elle
n’avait plus le temps, et l’une d’entre elles avait clairement sa
préférence. Face au miroir, elle ne put éviter son reflet. Elle
était si mince. On ne pouvait pas ne pas voir le début de sa
grossesse. Le bas de son ventre ébauchait une courbe discrète,
se complaisait-elle à penser. C’était tellement merveilleux.
Qu’y a-t-il de plus beau que le corps d’une femme enceinte ?
Elle fermait les yeux. Les rêves avaient imprégné sa mémoire
qui débordait. Il lui fallait choisir un détail, ne pas se laisser
submergée ni devenir folle. Elle avait déjà choisi le prénom et
choisi d’allaiter. Cela lui semblait naturel, lorsqu’on était une
femme. La chaleur du nourrisson repu dormant lourdement
sur sa poitrine, en pleine confiance. Son poids. Son odeur de

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lait. Elle se voyait en pleine lumière. Il n’y a aucune raison de
s’en faire. Tout va bien se passer.
Elle sortit de la cabine. Une horloge accrochée au mur au
dessus de la caisse indiquait l’heure. Il lui restait moins de cinq
minutes. Les mouvements s’enchaînèrent machinalement. Elle
paya sa robe, prit le sac dans lequel une autre vendeuse l’avait
soigneusement pliée, puis se retrouva au milieu de la rue.
Le centre médical était en face. Elle était arrivée dans le
quartier avec deux heures d’avance. Elle reprit son souffle et
s’élança à travers la rue. Une sonnette retentit. C’était un vélo
lancé à vive allure qu’elle n’avait pas vu. Elle se jeta en arrière.
Était-ce un mauvais présage ? Plusieurs vélos s’arrêtèrent
alors.
« Vous n’avez pas traversé dans les clous !
– Oui, veuillez m’excuser, dit Valeria.
– Excusez-moi, dit également le conducteur du vélo.
Heureusement, je vous ai vue à temps.
– Oui, heureusement, excusez-moi encore. »
Quand tous les vélos furent passés, elle put enfin traverser.
Une fois dans le centre, elle suivit la flèche indiquant en gros
caractères « échographie ». Celle-ci était obligatoire à onze
semaines. La prise de sang des huit semaines était toujours

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possible mais en cas de test négatif, il fallait attendre parfois
plusieurs jours avec le bébé dans le ventre le rendez-vous pour
l’avortement. C’était trop pénible. Elle avait choisi cette option
la première fois et avait compris pourquoi ce choix était
devenu si minoritaire. La deuxième fois s’était déroulée dans le
calme. Elle n’avait éprouvé aucune tension et deux jours après
n’y pensait plus.
Le téléphone de Valeria se mit soudainement à vibrer.
C’était Lance. Mais que voulait-il ? Elle fut prise d’un doute
avant de décrocher.
« Alors ! Ça va ? Tu n’es toujours pas passée ?
– Non, je t’ai dit que cela ne servait à rien de m’appeler
avant. Je te téléphonerai.
– Et tu as fait quoi depuis tout à l’heure ?
– Je me suis acheté une robe pour ce soir.
– Une robe ? Pour quoi faire ?! Tu en as plein les placards !
Tu n’en as pas besoin.
– Ça me faisait plaisir. C’est important, tu sais. C’est
Theresa Rendall, quand même ! Tu as pensé à ce que tu allais
mettre ?
– Oui, je mettrai mon costume, si tu veux.

21
– N’oublie pas de bien te laver. Il s’agirait de ne pas venir
te pointer avec des tâches d’huile ou de graisse sur les mains, le
visage ou les avant-bras ! Si j’arrive à lui parler, il faudra que je
lui donne bonne impression. Il a fallu que ça tombe
aujourd’hui ! J’espère que je serai de bonne humeur.
– Ne t’inquiète pas. Je serai propre, comme toujours,
non ? J’ai presque fini. J’avais un gros système de batterie à
réviser aujourd’hui. Mais c’est bon. J’en suis venu à bout. Tu
ne regrettes pas que je ne sois pas venu t’accompagner comme
la dernière fois ? Je pouvais me libérer, je te l’ai dit.
– Ecoute, on se rappelle, je crois que ça va être à moi. »
L’échographe l’attendait effectivement devant son cabinet,
la mine imperturbable. Elle l’invita à entrer, retirer le haut de
ses vêtements, puis, une fois allongée, lui baissa son pantalon
et passa sur le ventre la sonde pleine de gel glacé.
Le fond du cabinet donnait sur une deuxième porte. Elle
était restée ouverte. On apercevait distinctement la table
gynécologique avec les deux étriers en métal. C’est pratique,
cette proximité, c’est le progrès, se dit Valeria ironique.
« Ne regardez pas trop là-bas, dit l’échographe, vous allez
vous faire du mal. »

22
Elle aurait au moins pu fermer la porte. C’est facile de
passer pour une mamie qui veut vous rassurer.
« Je sais, je sais… », dit Valeria.
Elle n’en pouvait plus. Cette échographe était horrible. Elle
agitait son bidule en appuyant fortement sur le côté de son
ventre. Pourquoi mettait-elle autant de temps ? Dans quelques
instants, elle saurait. Le bonheur, ou le naufrage. Elle n’y
pouvait rien, ni elle, ni personne.
Flegmatiquement, la vieille peau ouvrit la bouche et
annonça le verdict.
« C’est un mâle. »
Il n’y eut aucun autre commentaire. Elle repoussa la
machine, et invita Valeria à se lever d’un geste de la main
droite après lui avoir donné un peu de Sopalin pour s’essuyer.
Elle marmonna quelque chose, qui disait que la salle d’à côté
était libre, quelle chance, ça allait être réglé en cinq minutes.
Valeria suivait. Sans avoir le temps de dire ouf, ses pieds
étaient enclenchés dans les deux étriers, un tuyau enfoncé
dans le vagin. L’échographe manipulait une autre machine.
« Voilà, c’est fini, vous pouvez vous rhabiller. »
Derrière son bureau, le docteur écrivait sur une feuille de
papier. Valeria attendait debout, devait-elle partir ?

23
« Tenez, c’est une ordonnance, je vous ai prescrit un
psychotrope, au cas où vous pensez en avoir besoin. »
Valeria prit la feuille et sortit sans dire un mot.
« N’oubliez pas votre sac ! »
C’était la robe. Elle se retourna et l’avisa, indécise, puis
attrapa l’anse d’un geste sec.

24
3.

« S’il vous plait, installez-vous. J’en ai pour un instant. Juste


le temps de retrouver un peu dans mes notes la procédure à
suivre…
– Vous ne vous en rappelez pas de mémoire ? dit Marc
interloqué.
– Oh, non, vous savez… Ce n’est pas si courant. Mon
dernier divorce doit remonter à trois ou quatre ans au
moins ! »
Maître Lebourg s’agitait la tête dans ses papiers. Il portait
son vieux costume gris comme un attribut de sa fonction. Les
divorces étaient devenus si rares. Pour quelle raison des
personnes saines de corps et d’esprit qui s’étaient engagées à
vivre ensemble pouvaient-elles un jour décider de tout
arrêter ? Il préférait ne pas se poser la question. Ça le
dépassait.
« Ce qui vous amène ici doit être particulièrement difficile à
vivre. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Les choix, quels qu’ils soient, même les plus étonnants, ont
toujours leurs raisons… », dit-il avec un sourire compassé.

25
Ses cheveux formaient une coupe au bol harmonieuse. Il
avait le souffle court. Se pencher en avant présentait une
difficulté, son ventre appuyait contre ses genoux.
Marc et Émilie n’échangeaient pas un mot. Son visage à elle
était crispé, peut-être de honte, tant elle était attachée au qu’en
dira-t-on. Marc regardait dans le vide. Qui aurait pu concevoir
une telle fin ? Il ne se rappelait plus s’il avait pensé ou non à
attacher son vélo dans la cour. Du reste, il avait reconnu celui
d’Émilie posé contre le mur, à son arrivée. Ça l’avait troublé.
Ils les avaient achetés ensemble. C’était le même modèle. Ils
faisaient tout ensemble, et puis, un jour, sans qu’il ne voie rien
venir, c’était fini.
« Ah ! Voilà ! », fit le magistrat content de lui-même en
s’affalant derrière son bureau.
« Commençons. Nom de l'épouse : Madame Émilie Louis,
n’a pas usé du nom patronyme de son mari. Elle conservera
donc son propre patronyme de naissance, Louis. Ce sont de
vieilles dispositions, elles n’ont jamais été modifiées, c’est
amusant, dit Maître Lebourg en grognant. Nom de l’époux :
Monsieur Marc Rendall. Madame Louis et Monsieur Rendall
résident d'ores et déjà séparément depuis le 17 Mars 2092,
Monsieur ayant déménagé comme nous en avions convenu

26
dans la convention temporaire. Liquidation des droits
matrimoniaux sur les biens immobiliers. Madame et
Monsieur ne possèdent aucun bien mobilier en indivision.
L'appartement en indivision par le couple est gardé par
Madame qui assume maintenant seule le paiement des
charges. Elle s’acquittera du montant du rachat des parts de
Monsieur à hauteur de 17/44e de la valeur totale, établie par
l’estimation de Maître d’Ornellas. Quel style épouvantable ! Ça
n’a jamais été corrigé ni amendé car, au début du siècle, le
mariage était en voie de disparition, voyez-vous. Alors ils n’ont
pas jugé bon de s’en occuper, il y avait à l’époque beaucoup
plus urgent, comme vous pouvez le deviner. Puis, finalement, il
y a quelques décennies, quand la Restriction a produit ses
premiers effets générationnels, le mariage est revenu à la
mode, et c’est le divorce qui a disparu. Voilà pourquoi on se
retrouve avec de vieux textes désuets. Bref, je reprends : Pour
les meubles communs, Madame et Monsieur ont procédé à la
répartition des meubles tel qu'il a été indiqué dans la liste
jointe en annexe à la convention temporaire. Les époux
déclarent être en possession de tous leurs vêtements, objets et
bijoux personnels, ou provenant de leur famille. C’est
vraiment d’un drôle, ce genre de précisions. Qui aurait l’idée

27
d’oublier quelque part des objets de valeur et de venir ensuite
les réclamer ? Le crédit en cours souscrit en commun par les
époux pendant leur mariage ayant été contracté sur deux
comptes différents sera racheté le cas échéant par chacun des
époux selon son libre choix. Avez-vous des questions ?
– Non, fit Marc, flegmatique.
– Oui, moi j’ai une question. Quelles sont les dispositions
au cas où l’un des deux membres du couple n’est pas d’accord
pour divorcer ? dit Émilie.
– Pas d’accord pour divorcer ? répondit le magistrat.
Effectivement, ce doit être une éventualité prévue par la loi. Il
faut que je cherche. »
Maître Lebourg se mit à nouveau en quête d’informations. Il
se plia sous le bureau puis réapparu essoufflé. Il ouvrit devant
lui un gros bottin avec des lignes de texte écrites en petits
caractères sur plusieurs colonnes. Tout sentait le vieux dans
cette pièce, les étagères en métal, le parquet grinçant. Un vieil
ordinateur rangé au coin sur une autre table, à moitié
recouvert de papiers divers, produisait un chuintement sonore,
il revenait à intervalle régulier, un grincement mécanique
obsessionnel.
« Ah, oui… visiblement, il faut un motif.

28
– Comment ça, un motif ? dit Marc.
– Et bien, un motif de divorce. Visiblement, c’est écrit, il
faut justifier d’un motif valable en cas de désaccord.
– Mais, de quand date votre code ?
– Comment ? Je ne sais pas… Attendez.
– S’il faut un motif, alors nous ne pouvons pas divorcer,
c’est ce que je me disais, dit Émilie.
– C’est n’importe quoi cette histoire, fit Marc, amusé de
tant d’amateurisme.
– Quels motifs recevables pourriez-vous avoir ? dit Maître
Lebourg.
– Comme quoi ? Il est drogué, violent ? Il ne subvient pas
à vos besoins ?
– Ça n’existe plus ce genre de choses…
– Alors, pourquoi divorcer ? Vous êtes-vous seulement
posés la question ? » dit le magistrat d’un air goguenard.
Comment pouvait-il se permettre d’envisager qu’ils n’y
avaient pas pensé ? Marc regardait attentivement les fissures
du plafond. Elles formaient des dessins qui évoquaient une
carte avec ses rivières. Il manquait le relief des montagnes,
quoiqu’à certains endroits, on pouvait les apercevoir. Il voulait
partir, loin.

29
« Avez-vous vu un conseiller conjugal ?
– Oui, bien sûr. Mais c’est indémêlable. Il n’y a
aujourd’hui pas d’autre solution, affirma Émilie en un seul
souffle.
– Ah, oui, voilà, effectivement, je me suis trompé. Ça
n’existe plus depuis longtemps de devoir présenter une cause
valable de divorce. Vous me comprenez, c’est devenu tellement
rare. Est-ce que vous savez pourquoi, au fond, vous divorcez ?
– Je crois que nous devrions continuer la procédure,
Maître… dit Marc, pincé.
– Oui. Continuons. Pour les enfants, il est rappelé que les
époux ont eu ensemble un seul enfant, Ludwig Rendall-Louis,
né le 11 octobre 2083 à Verdier. Les parents décident
d'exercer conjointement l'autorité parentale sur leur enfant
mineur. Dans ce cadre, il est expressément convenu que toute
décision impliquant l'avenir de l'enfant devra être prise
communément, selon la procédure de concertation mutuelle.
La résidence de Ludwig est fixée chez Madame, ayant été,
comme la loi du 7 février 2063 l’indique, le parent porteur. Le
droit de visite de son père est laissé totalement libre, leur
laissant le soin à tout deux de décider de leur rencontre. C’est
vraiment heureux que vous vous entendiez ! Je ne vois pas

30
comment je ferais si cela n’avait pas été le cas, dit-il en
étouffant un rire grossier. Voici la solution qui était
communément adoptée, mais elle n’a rien de contraignant : À
défaut de meilleur accord, ce droit s'exercera comme suit : les
premières, troisièmes et éventuellement cinquièmes fins de
semaines du vendredi soir, ou samedi sortie des classes, au
dimanche 19 h, à charge pour le père d'aller chercher l'enfant,
et de le reconduire au domicile de la mère. La première moitié
des petites et grandes vacances scolaires les années impaires
et la seconde moitié des mêmes vacances les années paires.
C’est incroyablement compliqué cette histoire… Par ailleurs
Monsieur Rendall versera une pension alimentaire de 800$
par mois pour l'entretien et l'éducation de son fils. Pour la
prestation compensatoire, les époux déclarent qu'aucune
disparité flagrante n'existant dans leur condition de vie
respective, il n'y a ni lieu d'en verser, ni d’établir une enquête
de résorption d’équilibre. Pour le coût du divorce, les frais et
les droits de la procédure seront partagés de moitié, ainsi que
les honoraires du conseil. Bien. Tout cela est bien triste, vous
m’en voyez désolé. Cette prose indigeste pour parler d’amour
et d’enfants… Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
– Non, dit Émilie les larmes aux yeux.

31
– Non, dit Marc le visage contrit.
– Je… Quelle est la formule consacrée… ah, oui. Je
prononce votre divorce à cette date du 29 mars 2093.
Adjugé ! » fit-il en riant.
Émilie et Marc demeuraient cois. Comment pouvait-on
manquer à ce point de savoir vivre ? Maître Lebourg se rendit
compte de sa bourde et fit la grimace en retournant les papiers.
« Si vous voulez me faire l’obligeance de parapher les trois
premières pages et de signer et dater la dernière, » dit-il de sa
voix terne retrouvée.

Dehors, les désormais anciens époux marchaient l’un à côté


de l’autre en tenant chacun son vélo à la main. Ils étaient
silencieux et profitaient de leurs derniers instants ensemble.
Au prochain carrefour, ils allaient se séparer pour toujours.
Marc songeait à Ludwig. Comment trouverait-il la force de le
revoir s’il fallait passer par sa mère ? Quelle situation absurde !
« Ok, on y est, Marc, je vais y aller, dit Émilie.
– Tu ne veux pas rester un peu ? On pourrait parler. »
Marc ne savait quel prétexte utiliser. Les vélos circulaient
rapidement. Un vieux bus à essence malhabile s’ébrouait

32
lentement dans un boucan infernal. Il était chargé d’une foule
compacte. La ligne n’avait pu ni être renouvelée, ni supprimée.
« Pendant les vacances, tu veux qu’on fasse comment pour
Ludwig ? Tu veux que je m’en occupe ?
– Tu ne devais pas travailler ?
– Je peux me libérer. Ce n’est pas un problème, dit Marc
en se donnant de l’assurance.
– Je voulais l'envoyer chez ma mère. C’est plus simple. Il a
l’habitude d’elle maintenant.
– Et Ludwig ? Il a dit quelque chose ? Il n’a pas dit ce qu’il
voulait faire ?
– Bon, écoute, je ne sais pas encore. Si tu le prends, toi, tu
ferais quoi avec lui ?
– Je ne sais pas… On irait au lac, probablement. On pourra
faire du bateau.
– Mais tu sais qu’il a horreur de la voile depuis que vous
avez dessalé. Vous aviez fait ça volontairement, ce n’était pas
très malin !
– Je pensais à du bateau à moteur. Ils ont installé un ski
nautique. Le professeur a l’air sympathique.

33
– Il n’est pas trop petit ? et puis, ça doit coûter une
fortune, tu as vu l’énergie que cela dépense, pour quelques
minutes à se faire tirer sur l’eau…
– Il y a des enfants plus jeunes que lui. Ils sont très
dégourdis, c’est certain…
– Quoi ? Tu crois que Ludwig n’est pas dégourdi ?
Toujours aussi encourageant… Tu n’as pas l’impression de
l’inscrire dans une activité afin de ne pas avoir à t’occuper de
lui toi-même ?
– Non… Je disais simplement que ce serait bien pour lui
de faire quelque chose avec des jeunes de son âge.
– Pas nécessairement. Un enfant peut s’épanouir avec des
individus différents de lui. Au moins, comme ça, ils cessent de
se comparer. Enfin, bon… Je vais lui proposer et je te rappelle.
Quelle soudaine vocation à vouloir t’occuper de lui ! J’ignorais
cet instinct de père soucieux en toi… C’est tellement le
contraire de ce à quoi tu m’avais habituée !
– On peut aussi changer et s’améliorer. Tu m’as dit que tu
n’avais plus le temps. C’est toi qui as voulu divorcer, je te
rappelle, dit-il faiblement.
– Non, en effet. Je n’ai plus de patience. J’ai demandé le
divorce, mais c’est parce que tu avais démissionné depuis

34
longtemps. Et puis, tu connais la raison… Je n’ai fait qu’acter
un état de fait, de ta faute. Tu ne me feras pas porter ce
chapeau-là ! Pourquoi tiens-tu tant à revoir Ludwig
maintenant ? Tu n’as jamais voulu être père !
– J’ai simplement fait le constat que ce n’était pas mon
enfant biologique…
– Et alors ? C’est le cas de tous les hommes aujourd’hui
qui ne veulent pas porter eux-mêmes un enfant. Ceux qui
veulent reconnaître celui de leur femme deviennent père, et ça
se passe très bien. Je n’ai jamais rien senti en toi. Tu parles de
Ludwig comme s’il n’était rien pour toi. Enfin… On a déjà eu
cette discussion. Je n’en peux plus. J’ai besoin de tourner la
page. Et dire que tu insistes pour avoir ta part de sa garde… Je
n’en reviens toujours pas !
– Ce que tu dis est faux. Cependant je ne peux pas
t’empêcher de ressentir les choses comme tu les ressens, » dit
Marc en abandonnant la partie.
Émilie était pressée. Il ne voulait pas la retenir. Il avait
pourtant besoin encore un peu de sa présence. Les piétons
passaient à marche rapide autour d’eux. Un nuage au-dessus
de sa tête, baigné de lumière, dérivait lentement dans une
lourdeur majestueuse.

35
« Tu es toujours seule ? dit-il après un instant de silence.
– Oui, mais maintenant ce serait bien pour moi de
rencontrer quelqu’un. Quelqu’un avec qui il serait possible de
parler et de faire des choses… »

36
4.

Lance était dans la salle de bain lorsqu’il entendit la porte


violemment claquer. Valeria ne l’avait pas rappelé depuis une
heure, il se doutait du résultat. Descendu au rez-de-chaussée, il
l’aperçut assise sur le canapé la tête prise dans une main.
Lance ne voyait pas d’autre choix que de s’asseoir auprès d’elle
et de la prendre dans ses bras. Elle ne sanglotait pas vraiment,
sa respiration était forte. Elle avait déjà dû beaucoup pleurer
sur le chemin.
« Voilà, tout est fini, » dit-elle dans un spasme tremblant.
Lance essayait de trouver les mots justes pour la réconforter.
Cela semblait assez inutile. Valeria, à cet instant, ressentait le
besoin de se recentrer. Elle se leva et piétina aux quatre coins
de la pièce jusqu’à la cuisine. Il lui fallait s’occuper. Son regard
inspectait l’ordre et la disposition de chaque chose, d’une
inquiétude agitée.
Lance était ennuyé. Il ne savait pas comment l’aborder, ce
n’était certainement pas le moment, mais il était déçu qu’elle
ne l’ait pas appelé.

37
« Tu as préféré ne pas me téléphoner ? dit-il avec
précaution.
– À quoi bon… Tu t’en fous de toutes façons.
– Pourquoi dis-tu cela ? dit-il agacé.
– Excuse-moi. Il vaut mieux parler d’autre chose.
– Les deux premières fois, tu m’avais demandé de
t’accompagner, et j’étais là aussi pour l’avortement. Ça s’était
bien passé, non ? Tu m’avais dit que tu n’y pensais plus,
comme une lettre à la poste… Pourquoi tu n’as pas voulu que je
vienne cette fois-ci ?
– C’est inutile. Ça change quoi ? Je te l’ai dit, il serait
préférable que nous changions de sujet de conversation. Je
n’en ai pas la force. »
Elle partit dans une pièce adjacente. On entendait un fracas
de portes claquées et de meubles déplacés. Ses talons
cognaient dans l’escalier, on les suivait à l’oreille au plafond
suivant une trajectoire incohérente. Elle revint enfin s’asseoir
au fond du canapé. Deux lettres déchiquetées étaient posées
sur la table basse. Valeria les prit et en consulta le contenu.
Son attention fut un instant captivée, et se relâcha aussitôt.
Elle jeta les lettres avec dédain.
« Il n’y a rien eu d’autre au courrier ?

38
– Non. Ta requête n’est toujours pas arrivée…
– Mais pour qui se prennent-ils ces grands
universitaires ?… Je la sollicite simplement pour participer à
mon jury de thèse. Ce n’est pas grand-chose pour elle… Ça lui
prendra une demi journée. Pourquoi devoir faire une demande
officielle auprès de son secrétariat ? Je n’ai même pas pu
l’avoir en direct au téléphone. Combien de temps encore va-t-il
falloir attendre ?
– Cette Theresa Rendall a l’air très occupée…
Heureusement, dans ma branche, on n’a pas ce type de
problèmes… Faire des courbettes à je ne sais qui, c’est
vraiment d’un autre âge.
– Des sollicitations comme la mienne, elle doit en recevoir
dix par semaines. La qualité de la composition du jury fait tout
aujourd’hui. Il n’y a plus aucun concours désormais, dans les
études supérieures.
– Et tu disais que c’était bien, non ?
– Oui, cela évite les biais de sélection. Mais on se retrouve
avec le poids des réseaux, et l’opinion des personnages les plus
importants prend alors une dimension prométhéenne. »
Lance s’approcha de Valeria et la prit dans ses bras. Son
corps ne s’y opposa pas. Enfin, elle s’autorisait à se

39
décontracter. Elle posa sa tête contre son épaule le regard
perdu. Le sommeil pesait sur ses paupières.
« Si seulement je n’avais pas échoué au test de personnalité
à dix-huit ans, dit-elle.
– Tu n’as pas pu avoir l’université que tu souhaitais. Moi,
je n’ai jamais voulu passer ce genre de truc. Qui a la prétention
en une heure de t’évaluer sur ton charisme, comme s’il
s’agissait d’une sélection de la vie réelle ?
– À sept autour d’une table, dont deux taupes de
premières années. La discussion est lancée sur n’importe quel
sujet. Deux adultes observent. Tu es jugée sur la qualité de ta
prise de parole, ta personne, ta capacité à requérir tout type de
contenu quelque soit la façon dont tu l’as assimilé. Il y en a une
qui parlait continuellement. J’ai cru qu’il s’agissait d’une
taupe. Je n’ai pas voulu surenchérir en espérant que le jury
comprendrait. Résultat, dix ans de calvaire à devoir faire des
pieds et des mains pour trouver un cursus adéquat, un poste,
et une reconnaissance honnête de mes travaux de recherche.
– Mais tu aurais pu t’y prendre plus tôt pour soutenir.
Après tout, c’est ce qu’ils t’ont dit. Tu n’es pas assez
entreprenante, trop réservée, trop autocritique. Comme si tu

40
avais peur de toi-même. Ce n’est pas le profil qu’ils
recherchent visiblement.
– Oui… j’ai toujours peur. Imagine qu’ils te disent que ce
que tu fais n’est pas bien, imagine qu’on te fasse comprendre
que ce à quoi tu as consacré la plus grande partie de ton temps
n’a servi à rien. »
La sonnerie de la porte retentit. Valeria se redressa
subitement en repoussant Lance de ses paumes. Elle se
précipita et ouvrit la porte sèchement. La postière fut surprise
d’un tel dégagement d’énergie et lui tendit un simple pli
recommandé sans dire un mot, puis s’en alla en esquissant un
sourire.
Valeria déchira sur place l’enveloppe brusquement. Le
cachet de l’université imprimé sur l’enveloppe ne laissait
aucune place au doute. Theresa s’était penchée sur sa petite
personne. Son cœur palpitait. Les images circulaient dans sa
tête à grande vitesse. Il n’y avait pourtant que deux brefs
paragraphes. Il lui était impossible de les lire. Le temps lui
manquait. Ses yeux cherchaient un mot signifiant. Ils
s’arrêtèrent sur le premier « …désolés… » Valeria ne poursuivit
pas plus loin. Elle jeta la lettre à terre et monta à l’étage en
piétinant avec rage.

41
Lance se baissa pour la ramasser puis la replia après l’avoir
lu avec dépit sur la table du salon.

42
5.

Le travail avait toujours été pour Marc un moyen de


décompresser. S’abrutir à la tâche et oublier. Son laboratoire
avait de larges et hautes fenêtres, mais il préférait s’enfermer
dans un petit bureau à côté. Ainsi, il était assuré de ne pas être
dérangé.
Il consultait attentivement les résultats que lui avait fournis
Irène, sa laborantine, sur l’étude comparée de deux groupes de
gamètes, quant à leur évolution ultérieure, après naissance,
lors du cursus scolaire et aux résultats de différents tests
d’intelligence pratiqués dès le plus jeune âge. Telle se
définissait sa spécialité, il ne l’avait pas choisie. Lui-même
pratiquait seulement la première partie, la biologie. La suite
était suivie par une équipe de psychologues. Ils lui
transmettaient régulièrement leurs résultats. Sa fonction se
révélait être la plus prestigieuse. Sa mère, sa reine mère,
comme il aimait dire, l’avait choisie pour lui, puisque c’était la
sienne également, dans la même université. Il avait fait
exactement comme elle lui avait dit et réussi toutes les
sélections les plus difficiles. Il aurait pu prendre son

43
indépendance, partir ailleurs, mais, gagner de l’argent n’étant
plus à la mode, il lui avait semblé naturel de continuer ainsi, et
d’échouer là où il n’avait jamais cessé de devoir aller depuis le
début. Ses recherches sur l’épigénétique n’avaient jusqu’à
maintenant pas tellement porté leurs fruits, pas plus que celles
de sa mère, du reste. Le sujet s’avérait très polémique et devait
être manié avec prudence suite aux nombreuses affaires qui
avaient secoué la première génération d’après la Restriction,
pendant une vingtaine d’années. La moitié des gènes transmis
à notre progéniture provenait désormais de source inconnue,
et la demande populaire pour des gènes de qualité optimales et
irréprochables avait donné lieu à de nombreuses controverses,
aujourd’hui réglées par la justice et remises sous la cloche du
tabou et de la honte, mais occasionnait en permanence une
pression irrésistible sur les scientifiques. Ce qui ne pouvait être
choisi, et notre monde avait à ce point su réduire les inégalités
de toutes sortes, et notamment sociales, se devait d’atteindre la
perfection pour ceux et celles qui souhaitaient procréer et
accueillir dans leur utérus des gamètes dont l’origine était
indéterminée. Y avait-il la possibilité de sélectionner les
spermatozoïdes produisant les meilleurs gènes avant la
fécondation ? Y avait-il la possibilité de diagnostiquer quel

44
sexe aurait ensuite le fœtus afin d’éviter aux mères de faux
départs à répétition ? À ces questions, la science n’apportait
aucune réponse. Et c’était à lui, et à son laboratoire, qu’il
incombait d’en trouver une, sans parler de nombreux
problèmes annexes inutiles de révéler au grand public.
Un petit hublot était ouvert. Il donnait sur la rivière qui
s’écoulait tranquillement jusqu’au bois des Charmes. Son fils
aimait y jouer.
« Qui est mon père ? » s’interrogeait-il souvent depuis
l’adolescence. Non pas son père social, comme l’on disait
maintenant. Il n’en avait d’ailleurs pas eu puisqu’il avait eu
deux mères, ce qui n’avait jamais été un problème. Cela
existait depuis la nuit des temps. La fonction paternelle était
un mythe, elle pouvait aussi être pratiquée par un oncle. Il
tentait de se représenter son père biologique, expression
disparue, qu’il avait retrouvée dans de vieux manuels de
sciences naturelles d’avant la Restriction, et que sa mère
employait parfois.
« Que Theresa m’a-t-elle dit ? Sachant ce qu’elle sait, elle a
pris soin de choisir un bon donneur. À l’époque de ma
naissance, les règles du Jardin des Anges n’étaient pas encore
fixées comme aujourd’hui. Il demeurait quelques vieux mâles

45
en circulation. Mais il y a peu de chances qu’elle se soit tournée
vers ce ramassis d’alcooliques. Des banques de sperme avaient
déjà été constituées, mais le jardin n’avait pas encore pu
produire ses premières sélections. Ou alors uniquement en cas
de transfert d’un autre projet. Le premier groupe de mâles
jeunes y a été officiellement installé comme donneur
permanent l’année de ma naissance. Les dons de nourrissons
mâles, les futurs donneurs, y furent également centralisés à la
même époque. »
Son téléphone fit vibrer la poche de son blouson. Son esprit
ne fit qu’un tour. Il ne put le contenir. Il pensait à Émilie. Plus
jamais il ne sentira son odeur. Qu’avait-elle oublié de lui dire ?
Il se précipita sur l’appareil avant que le répondeur ne se
déclenche. Sur l’écran était écrit « Jules ». Il hésita, et laissa la
sonnerie défiler. La tête appuyée en arrière, il s’en voulait de
son faux espoir, tristement révélateur de son état réel. Il
attendit un instant le bip signalétique d’un message vocal, puis
prit l’écouteur contre son oreille. Jules, avec un mélange
d’enthousiasme juvénile et d’indignation psychorigide, lui
demandait à quelle heure il arrivait. Marc reposa l’appareil en
soufflant. Mais où avait-il entendu qu’il allait venir les
rejoindre ? Évidemment, cela allait de soi. Pour Jules, tout est

46
toujours non négociable. C’est un homme d’habitude. Nous
sommes quatre, aime-t-il à rappeler bêtement, oubliant ainsi
sa femme et son fils. (Il était pourtant si choqué et effaré à
l’annonce de son divorce). Marc était fatigué. Il se passait la
main dans les cheveux et se massait lentement le crâne.
Comment peut-on avoir à ce point l’impression qu’une
personne avec qui vous avez passé votre enfance vous est
devenue parfaitement étrangère ? Après tout, la moitié de
notre patrimoine génétique est différent. Comment justifier un
tel écart autrement ? Qui pourrait en être responsable ?

47
6.

Valeria, allongée sur le canapé, déprimait en lisant


distraitement un livre de jardinage. Une haie de pommiers et
de poiriers nains prolongeant l’entrée vers la rue s’esquissait
mentalement. Les alignements droits avaient la qualité de
dégager une perspective. L’espace se desserrait.
Lance voulait l’encourager à persévérer, mais les phrases
pontifiantes lui paraissaient à cet instant inopportunes. Mieux
valait économiser ses mots.
Lance se leva et retourna à l’étage pour finir de se préparer.
Il attendait la fin de l’orage, mais il ne passait pas. Il
l’entendait encore en bas faire du bruit, cogner des objets, se
plaindre que rien n’était rangé. Il attendit un instant assis sur
le lit avant de descendre.
En la rejoignant, elle enfonçait un sac cartonné volumineux
dans la poubelle en appuyant les coudes sur le couvercle.
C’était la robe qu’elle venait d’acheter. Lance rouvrit la
poubelle, en sorti la robe et essaya de l’étendre sur le dos d’une
chaise, elle était toute froissée.

48
« Je n’étais pas timide lorsque j’étais enfant. Mes deux
sœurs aînées aimaient bien se moquer de moi. Elles le faisaient
de façon indirecte. Une année vers l’âge de douze ans, j’ai
sympathisé avec une fille un peu étrange. Elle parlait peu,
n’avait pas d’amis. Intérieurement, je m’identifiais à elle car
j’avais peur de lui ressembler. Cette peur, ce sont mes sœurs
qui me l’ont transmises. Elles passaient leur temps à ricaner et
dire du mal des autres. Quand elles me voyaient avec cette fille,
elles se moquaient de moi. À aucun moment elles n’essayaient
d’entrer en contact ou de communiquer normalement avec
elle. Elles riaient en ne s’adressant qu’à moi, devant elle.
J’avais honte, mais aussi honte d’avoir honte. Pour me
soulager, j’ai décidé de ne plus parler à cette fille. Ce fut très
dur, je le voyais à travers son regard. Elle s’est fait une raison
rapidement et n’a plus chercher à me parler. Je m’en voulais
tellement, je ne pouvais plus parler avec mes sœurs. Cette
brèche ne s’est jamais comblée, et nous n’avons finalement
jamais été amies plus tard, d’autant qu’elles se sont fâchées
entre elles aussi. Ce sentiment de ne pouvoir avoir confiance
en personne, pas même en moi, est resté par la suite. Lorsqu’à
dix-huit ans j’ai passé l’examen de personnalité pour entrer
dans une université scientifique, ce manque d’assurance est

49
revenu à la surface. C’est probablement une bonne chose
d’avoir supprimé le bachotage stérile, et tous les biais sociaux
liés, mais en examinant la personnalité des gens dans leur
totalité, leur interaction collective, on survalorise la bonne
santé psychologique. Je n’ai pas choisi de ne pas être sociable.
Ce sont de mauvais plis dans ma jeunesse que j’ai subis, et qui
sont difficiles à défaire. »
Valeria se rassit et posa sa tête contre ses mains. Quel coup
dur ! Elle l’avait tant espéré. Ce n’était donc pas acquis. Avoir
dans son jury de thèse portant sur « les mécanismes de
réception et de réaction aux différentes formes d’autorité
pédagogiques, qu’elles soient autoritaires, ou, au contraire,
d’apparences émancipatrices et compréhensives, » l’une des
responsables du programme du Jardin des anges, qui fut,
comme chacun sait, construit sur une sélection drastique des
donneurs mâles, à une époque ou ceux-ci étaient en voie de
dégénérescence avancée, cela aurait été un atout considérable
en vue d’une éventuelle carrière professionnelle. Il fallait
repartir de zéro et trouver quelqu’un d’autre. Mais qui ?
« Et cette Theresa, elle doit devenir Docteur Honoris Causa
dans ta fac ? On y va toujours ce soir ?

50
– Tu imagines si elle m’avait acceptée. J’avais prévu d’aller
la rencontrer.
– On peut y aller quand même… au bagout…
– Et je vais lui dire quoi ? Bonjour, je suis celle que vous
avez recalée aujourd’hui. À quoi bon… Que crois-tu qu’elle va
me dire ? Adressez-vous à ma secrétaire, ou déposez vos
travaux à l’accueil de mon laboratoire.
– Essayer d’obtenir un rendez-vous. Tu disais que ce
n’était probablement même pas elle qui procédait à la
sélection.
– Je ne sais pas. Elle doit y jeter un œil rapide.
– Allez, tu t’habilles et on y va. On se motive. Tes travaux
devraient forcément l’intéresser ! Ta spécialité éveillera
nécessairement sa curiosité. »
Lance monta les escaliers quatre à quatre et enfila son
unique costume. Un simple mécanicien n’avait pas besoin
d’une garde robe abondante. Il prit le temps de faire son nœud
de cravate, tel qu’il le maîtrisait, il n’était plus trop sûr de lui.
Puis il redescendit. Valeria n’avait pas bougé.
« De toute façon, je ne veux plus y aller, lança Valeria,
farouche.

51
– Pourquoi dis-tu cela ? tu me parles depuis des semaines
de cette Theresa. C’est l’occasion ou jamais de lui parler. Elle
sera impossible à contacter autrement.
– Je l’ai déjà rencontrée une fois, tu sais…
– À peine croisée, tu m’as dit. Si tu arrives à susciter son
attention, ce sera gagné pour ton habilitation. Tu attends ce
moment depuis si longtemps.
– Cela m’est égal maintenant.
– Allez, fais un effort. Tu le regretteras, sinon. »
Lance savait trouver les mots justes. Il la prit à nouveau
dans ses bras, et l’encouragea à aller se changer, ce qu’elle se
résigna à faire. Pendant ce temps, il lui prépara un petit en cas
dans la cuisine, et le lui monta dans la chambre. Elle s’était
spontanément vêtue de noir. Il n’y avait aucune raison de
dissimuler sa tristesse. Elle n’avait pas faim et repoussa
l’assiette. Il ne leur restait plus beaucoup de temps.
Lance s’enferma dans les toilettes pour souffler, trop de
tension à amortir. Il baissa son pantalon, s’assit et laissa sortir
un puissant jet d’urine pendant qu’il attrapait d’une main le
papier toilettes. Quel soulagement ! Une fois qu’il eut fini, tout
en restant assis, il mit la main entre les jambes et se tamponna
la vulve.

52
Valeria était prête. Dehors, après quelques minutes de
marche, ils virent passer devant eux leur bus. Il s’arrêtait trop
loin pour courir le rattraper. Il fallait se résoudre à prendre le
métro. Le chemin s’étirait en longueur.
À la bouche de métro, ils s’enfoncèrent au milieu de la foule.
Les escaliers se révélaient fortement escarpés. Valeria ne
l’avait pas pris depuis un moment, contrairement à Lance. Il
était un habitué des déplacements souterrains. Les murs en
faïence brillaient d’une beauté secrète. Elles les regardaient
avec une certaine exaltation. De larges lustres pendaient au
plafond et diffusaient une lumière douce.
« Ça a toujours été un bel endroit, le métro, dit-elle, rêveuse.
– Oui, toujours, répondit Lance en la serrant contre lui.
– C’est dommage qu’il y ait autant de monde.
Heureusement, cela sent bon.
– Oui, c’est certain, et les décorations sont jolies. »
La rame venait à eux. Les portes s’ouvrirent, ils entrèrent et
se dirigèrent vers deux places assises. Lance vit alors deux
vieilles dames derrière lui. Ils leur laissèrent les places de la
tête, faisant un signe ostensible de déférence.

53
7.

« Merci, merci beaucoup… (applaudissements) C’est avec


une joie certaine, quoique discrète – vous me connaissez,
nombreuses d’entre vous, depuis longtemps, je ne suis pas
quelqu’un de très démonstratif, mais ma joie est certaine –
oui, que je reçois ce doctorat de votre université, avec qui mon
centre de recherche a collaboré depuis si longtemps. Vous
savez, ou du moins vous l’imaginez, Hélène me l’a encore
rappelé ce matin, je n’ai préparé aucun discours. Je ne suis pas
très forte pour les discours. (rires de l’audience) Alors, je vais
simplement vous raconter une anecdote. Lorsque mon fils a
décidé de me rejoindre, alors qu’il avait brillement réussi son
doctorat, et qu’il aurait pu choisir une autre voie, beaucoup
plus lucrative, j’ai pensé, oui, qu’il y avait là un secret enfoui
dans nos recherches, et qu’il nous faudrait à nous,
scientifiques, élucider. Comment expliquer un tel choix, à la
limite de l’absurde, celui-là même que j’avais fait quarante ans
plus tôt ? Peut-être un jour nous trouverons la réponse, mais
en attendant, nous allons devoir nous remettre au travail…
Merci. »

54
Applaudissements nourris et rires participatifs et
complaisants à la suite de ce bref discours, Theresa savait
mettre dans sa poche un public déjà acquis. Hélène riait elle
aussi avec les autres. Comment une telle nonchalance, un tel
refus du bon sens pouvait à ce point, et en un instant, se
transformer, sous la lumière des projecteurs, en une attitude à
la fois prévenante et paternaliste que Theresa rejouait si bien ?
Hélène la regardait avec admiration, portée par le battement
des mains de ses voisins.
Jules, quant à lui, était aux anges. Il filmait avec son
appareil sa mère, ne voulait pas en perdre une miette. La petite
centaine d’invités, des professeurs et des chercheurs de la ville,
tous, ou presque, d’anciens élèves de Theresa, et des élus
locaux, discutaient de bon cœur et attendaient avec impatience
la distribution des petits fours et du jus de pomme. Theresa
ajouta encore un mot. Il y eut une vague de murmures, puis
l’assemblée fit place au silence.
« On me demande souvent si le monde va mieux et si la
science y a joué un rôle. Oui, je crois, il va mieux... Lorsque
dans un match de football, un joueur commet une faute
volontairement, le poids de sa faute, sur lui et son équipe, est
moins lourd que les conséquences probables sur le jeu de

55
l’action qu’il a ainsi arrêtée, on appelle cela de l’antijeu. Ce
type de comportement est, partout aujourd’hui, dans tous les
sports, sévèrement réprimé, afin de, sans relâche, autant que
possible, favoriser l’attaque et le jeu créatif. Que fallait-il faire
pour améliorer le monde, si ce n’est supprimer l’antijeu, et
constamment soutenir la règle de l’avantage ? Que fallait-il
faire pour laisser l’être humain se réaliser lui-même et sans
cesse donner le meilleur ? Telle a toujours été ma
détermination. »
Applaudissements à tout rompre. Mais d’où lui vient cette
allégorie sportive, pensait Hélène en riant, elle n’a jamais aimé
aucun sport ?! Enfin, le talent, c’est de savoir mobiliser
n’importe quelle ressource au moment opportun.
Une femme, les chevaux blancs tirés en arrière, elle devait
avoir plus de soixante-dix ans, prit alors la parole sur l’estrade
installée dans les jardins à cette occasion. Elle se tenait
légèrement voûtée, mais son regard respirait l’intelligence et
une certaine jeunesse que l’on pouvait interpréter comme de
l’espièglerie.
« Nous remercions chaleureusement Theresa Rendall pour
sa magnifique contribution à la recherche sur l’analyse
séquentielle des gamètes, rendre un monde chaque jour

56
meilleur, et permettre aux femmes et aux hommes de ce pays,
mais aussi du monde entier, d’améliorer leur niveau
d’éducation et leur capacité à s’accomplir… »
Elle développa sagement un discours scolaire d’une voix
claire et distincte. Hélène l’écoutait distraite en observant
Theresa. Elle commençait à s’ennuyer, son regard s’échappait
intérieurement, puis revenait par intermittence et se posait sur
les personnes qui l’entouraient. La présidente de l’université, il
s’agissait bien d’elle, quoiqu’aucun signe distinctif n’était
discernable, était accompagnée d’une jeune femme – avait-elle
plus de vingt-cinq ans ? – dont le handicap physique et mental
semblait assez avancé. La station immobile derrière cette
femme (sa mère ?) lui était visiblement pénible, elle dodelinait
étrangement de façon saccadée. Au milieu de son discours,
sans altérer le débit de sa voix brillante, la présidente attrapa
sa main, et la caressa tendrement d’un geste régulier. La jeune
femme alors se calma.
À la fin de sa longue prise de parole, où elle prit le temps de
remercier des personnes qu’Hélène ne connaissait ni d’Ève ni
d’Adam, des applaudissements nerveux traversèrent
l’assemblée, et enfin on put profiter du buffet. Chacun prenait
soin, avant de se servir, de remercier celles qui avaient préparé

57
ces petites tartes salées de leur engagement bénévole. Elles
étaient postées derrière les tables, on ne pouvait pas les
manquer. Ce à quoi elles répondaient par un large sourire.
Theresa discutait avec la présidente. Valeria l’observait, et
s’était approchée d’elle pour essayer d’apparaître dans son
champ de vision, mais d’autres avaient eu la même idée.
Lance, d’un geste du menton, lui disait « Vas-y, courage ! »,
mais elle n’osait pas, souhaitant éviter une situation absurde.
Finalement, elle renonça. De larges sacs poubelles en papier
avaient été mis à disposition afin que chacun puisse jeter ses
déchets. Une jeune femme passait avec un chariot pour y
déposer les verres usagers des invités sur le départ. Valeria se
proposa de rapporter le chariot jusqu’à la cuisine au rez-de-
chaussée du bâtiment voisin. Elle en fut chaleureusement
remerciée. Elle put ainsi s’approcher de Theresa, mais celle-ci
ne fit pas attention. Lance ne connaissait personne. Il voulut se
rendre utile et aida à fermer et porter les premiers sacs
poubelles pleins et les déposa dans le container à l’entrée du
côté de la rue.
« Et je voudrais ajouter, sans importuner personne,
l’admiration que je partage, comme vous toutes et tous… »

58
La voix quelque peu éraillée venait de l’estrade. D’abord, on
ignorait s’il s’agissait d’une prise de parole appropriée, ou
raisonnable. Des personnes se retournaient incrédules et
n’arrivaient pas à masquer un certain embarras. C’est Bertha,
dit une voix en baissant la tête vers sa voisine. Elle était
professeure à l’université. Proche de la retraite, beaucoup
d’élèves n’assistaient plus à ses cours que sous la contrainte.
C’était du moins un bruit de couloir dont la véracité était
difficile à évaluer.
« Oui, Theresa Rendall est assurément admirable, et nous
ne pouvons qu’applaudir devant tant de science. Je vous invite
donc à me suivre. »
Elle se mit à applaudir seule, personne ne pouvait la suivre.
La voix n’était pas très assurée, et masquait difficilement un
état d’ébriété malsain. Elle portait une veste ample. La sueur
avait imbibé la racine de ses cheveux frisés. Son obésité, rare
en ces jours, évoquait un certain mal être. Theresa la regardait
sans lui répondre, son visage esquissait un léger rictus au bord
des lèvres. La présidente vint à hauteur de Bertha et la saisit
par les épaules. Mais elle se dégagea d’un mouvement sec en
avançant d’un pas.

59
« Nous sommes vraiment toutes et tous admiratives, même
si, on peut regretter, dans ces situations, malheureusement
courantes, que l’équipe entière du Labo, qui fait quand même
tout le boulot, ne soit pas invitée également à recevoir un prix,
ou du moins quelques restes de reconnaissance… »
Les gens se mettaient à parler en se regardant. Quelle
indignité ! À quoi joue-t-elle, et que croit-elle pouvoir obtenir
en agissant de la sorte ?
« Allez, Bertha, ça suffit. On t’a entendue, maintenant tu
peux disposer… dit une voix à l’arrière de l’estrade.
– Oh, mais je n’ai pas fini… Tu vas encore t’en tirer,
Theresa ! Mais il faudra dire la vérité au bas peuple. Tu sais ?
Celui que tu dénigres à longueur de journée. »
Ce n’était plus possible. Plusieurs personnes s’interposaient
maintenant, mais Bertha souhaitait continuer sa performance.
Theresa avait baissé la tête et, à présent, lui tournait le dos
pour ne pas lui donner le change.
« Il faudra bien le dire, un jour, Theresa ! Laissez-moi ! Il y a
un problème avec les donneurs, Theresa ! Oui, on peut en
parler. La qualité du sperme est en train de baisser, et tu es
complètement paumée comme nous, incapable de savoir
pourquoi ! »

60
Sa voix se perdit alors en éclats de rire et cris. Trois gaillards
l’avaient poussée hors du jardin, et la guidaient vers un
vestiaire à proximité. Les mots prononcés si peu fréquents
dans l’espace public, avaient fait jaillir une clameur de
mécontentement.
La présidente prit alors la parole, elle devait dire à quel
point elle était désolée de ce fâcheux incident, s’excusa auprès
de tout le monde et surtout auprès de Theresa. Elle invita
chacun à reprendre ses esprits autour du buffet généreusement
garni par un travail bienveillant, tout maintenant allait rentrer
dans l’ordre.
« Tu crois qu’elle était saoule ? dit une voix inquiète.
– Mais… Ça se vend encore, l’alcool ? Je croyais que plus
personne n’en achetait, » lui répondit sa voisine.
La présidente prit sa fille par la main et alla se plier en
quatre devant Theresa. Valeria, qui avait assisté à la scène sans
en perdre une parole, n’avait plus beaucoup de temps pour
tenter sa chance et réussir à attirer l’attention de la célèbre
chercheuse.

61
8.

Marc roulait à vive allure. Ses jambes battaient un


mouvement rotatif à tempo constant. Les arbres en bordure
s’égrainaient l’un après l’autre dans la même cadence. Les
feuillages crépus venaient encaver la route et rejoignaient au-
dessus d’elle leurs branches en une voûte noire. Le casque sur
les oreilles, une bulle se créait pour tout oublier en aspirant à
pleins poumons la fraîcheur salubre et résineuse. Son attention
se dirigeait exclusivement sur la route et sur les informations
écoutées à la radio. Parfois, image fugace, le visage d’Émilie lui
apparaissait. Il la chassait en se focalisant de plus belle sur les
objets extérieurs. Il doublait par la gauche d’autres vélos plus
lent, passait à la limite du feu orange. Il voyageait sans but, si
ce n’est celui de s’épuiser et tout oublier.
Sans y avoir penser consciemment, son chemin le guidait
jusqu’à l’Université d’État de Steinem Queen, là où, à cet
instant même, sa mère Theresa recevait son diplôme
d’honneur et faisait probablement un joli numéro improvisé de
séduction collective. Il avait ralenti, était monté sur le trottoir
et observait la centaine de convives de loin. Son intention

62
n’était pas de se faire remarquer. Il ne distinguait pas les
invités précisément, la luminosité était faible, mais entendait
des clameurs étouffées par la distance et les arbres.
Sa mère allait-elle un jour le laisser vivre à sa façon ?
Comment justifier sa capacité invasive, d’avoir
continuellement non seulement accepté ses désirs, mais de les
avoir précédés ? Contrer la résignation par une plus vile
observance ne présageait pas d’une bonne estime de soi. Où
était la porte de sortie ?
Se tenant immobile, le froid le saisit au cou et à la taille. Il
reprit alors lentement son pédalage et rebroussa chemin.
*
Émilie était assise sur un banc et regardait son fils Ludwig
jouer dans le bois des Charmes. Leurs vélos avaient été
abandonnés au sol, sans précaution. Elle avait besoin de temps
pour se reposer un peu et réfléchir. La rivière s’écoulait
paisiblement. Hormis des cyclistes, l’atmosphère était
tranquille, presque bucolique et dégageait une impression
sereine. Le souffle du vent balayait son corps nu d’une haleine
douce et frémissante. Son garçon vint la rejoindre et s’asseoir à
ses côtés. Il avait fait son choix très tôt, c’était souvent
considéré comme une chance. Des amis le lui disaient avec

63
bienveillance. Quoique rien ne pouvait être considéré comme
définitif à cet âge.
La situation difficile de son couple l’avait affectée
sensiblement, il posait des questions nouvelles que son esprit
enfantin n’avait pas jusque là soulevées.
« Maman, quand j’étais petit, je suis sorti de ton ventre ?
dit-il d’un air soucieux.
– Oui, je te l’ai déjà raconté, mon chéri, répondit Émilie
d’un tendre sourire.
– Et c’est pour ça que c’est avec toi que je vais vivre et pas
avec papa ?
– En partie, oui, on peut dire ça comme ça, » dit Émilie,
évasive.
Comment lui faire comprendre qu’il n’y avait rien d’anormal
à traverser ce qu’il vivait, tout en faisant le constat évident de
la rare occurrence de cette séparation dans le monde
d’aujourd’hui.
« Et pourquoi ce n’est pas du ventre de papa que je suis
sorti ?
– Parce que nous avions choisi de faire ainsi. Moi, je
voulais porter un bébé, et lui ne voulait pas.
– Il faut le vouloir alors ?

64
– Oui, heureusement ! Mais parfois, les couples essaient
tous les deux pour se donner plus de chances, dit-elle, sans
vouloir donner trop de détails, un enfant de son âge ne pouvait
pas comprendre.
– Et comment fait-on pour avoir un bébé ?
– Je te l’ai déjà expliqué... Tu es bien curieux, dis-moi ! Il
faut se faire inséminer une petite graine dans le ventre, et le
bébé pousse tout seul pendant neuf mois.
– Et dans mon ventre aussi je pourrai avoir un bébé alors ?
– Bientôt, dans quelques années… Il ne faut pas se
précipiter. Ce doit être un choix réfléchi.
– Et la graine, où doit-on aller la chercher ?
– Et bien, c’est une pépinière pour les êtres humains. On
l’appelle le « Jardin des anges ». C’est de là que nous venons
toutes et tous… pour moitié.
– Il est loin, ce jardin ?
– Oui, sur une île, au milieu de l’océan, il est très loin.
C’est un endroit très protégé, il faut veiller à ce que les graines
soient de la meilleure qualité possible.
– Et comment poussent-elles ?
– Eh bien, comme son nom l’indique, ce sont des anges
qui les font pousser.

65
– Ce sont de vrais anges ?
– Non, c’est un nom qu’on leur donne, dit-elle en riant. Ce
qu’ils nous apportent est tellement merveilleux… La vie. Les
graines poussent dans des corps androgènes. Je t’expliquerai
plus tard ce que cela veut dire. Ce sont des corps qu’il faut
préserver du reste de la société car ils n’arrivent pas à y vivre
sainement.
– Ce sont des corps comme nos corps à nous ?
– Presque, il y a un certain nombre de différences.
– Et ils sont nombreux ?
– Non, très peu nombreux. C’est l’avantage, ils n’ont
besoin d’être qu’une petite poignée, et c’est suffisant.
– Et pourquoi ne peuvent-ils pas vivre avec nous ? Ils sont
malades ?
– Si on veut, oui. Ils ont la maladie de la mort. Ils ne
savent pas vivre et abîment tout ce qui les entoure. Dans
l’Ancien Temps, on a bien essayé. On a tout essayé. Mais c’est
malheureusement impossible. Cela crée trop de souffrance. »

66
9.

Le son des voix se superposait en une polyphonie


mouvementée. Certains mots s’échappaient, des éclats de voix
aussi, et des rires. La fête prenait bien. Les gens paraissaient
heureux de passer un bon moment. Le monde autour de
Theresa pour lui soutirer une parole s’agglutinait. C’était à
celui ou celle qui saurait le mieux lui faire part de son
indignation face à la scène dont ils venaient d’être les témoins.
Chacun y allait de sa courbette obséquieuse. Valeria n’en
pouvait plus de lui tourner autour. Elle se savait incapable
d’une telle flagornerie. Elle aurait été prête à se servir de
n’importe quel prétexte, mais n’en voyait aucun. Que faire ?
Deux militaires en tenue avec décorations sur la poitrine
s’annoncèrent ostensiblement face à Theresa. On ne les avait
vus arriver de nulle part. Les badauds s’écartèrent avec
curiosité. Ils lui demandèrent de pouvoir lui parler de façon
plus discrète et s’éloignèrent tous les trois à distance de la
réception tandis qu’Hélène se chargeait d’entretenir une
conversation polie avec les personnes de son voisinage. Ils se
présentèrent, puis lui remirent un document, sous la forme

67
d’un dossier écrit. Theresa le prit en main et le consulta
brièvement.
« Il n’existe pas de copie informatisée de ce rapport. Ce n’est
pas top secret, mais nous souhaiterions votre discrétion. Le
colonel Samuels nous a dit que vous étiez déjà en contact
depuis un moment.
– Oui, absolument. Nous avons travaillé ensemble. Je
comprends. Je lirai le rapport cette nuit ou demain, et je la
rappellerai comme d’habitude.
– Nous sommes heureux que notre collaboration avec
votre centre de recherche puisse continuer à porter ses fruits.
L’incident auquel nous venons d’assister ne devrait pas
s’ébruiter. Ce serait fâcheux pour nous tous dans ce contexte.
– Oui, absolument, je suis bien d’accord avec vous. Les
coordonnées du bureau sont toujours les mêmes ?
– Tout est indiqué en début de rapport, ne vous inquiétez
pas. Nous attendons votre avis sous peu. Mais surtout, ni
email, ni pdf. Et les échanges téléphoniques seront réservés à
la prise orale de rendez-vous. »
Ils se quittèrent rapidement après le salut militaire d’usage.
Les deux gradés se mirent en route d’un pas décidé.

68
Valeria observait de loin cette petite comédie, sans en
comprendre le sens.
Lance ne voulait plus la regarder. Il l’avait trop encouragée.
Il ne s’adresserait plus à elle tant qu’elle n’aurait pas eu le
courage de parler à Theresa. Comment procéder ? Une petite
mélodie de piano flottait dans l’air. Valeria n’y avait d’abord
prêté aucune attention. Elle connaissait cette mélodie. Elle
l’avait elle-même travaillée à son clavier pendant de longues
heures dans son adolescence. Son esprit était mobilisé par une
autre cause, elle ne résista pas à l’envie d’aller voir qui jouait
en regardant à travers les branches d’un petit bosquet. Un
piano avait été porté près de l’estrade. Elle ne l’avait pas
remarqué. Qui avait eu cette idée ? Depuis que la musique
amplifiée était apparue comme une dépense d’énergie inutile,
sans pour autant que ce fût interdit, le bon ton ces dernières
années requérait de refuser, dans toute forme de
rassemblement, la présence de sonorisation diffusée ou
enregistrée par une machine quelconque, et de lui privilégier le
retour aux instruments acoustiques, pour peu qu’on sache en
jouer.
Quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir Theresa au piano
massacrant cette mélodie célèbre. Sa main droite égrenait des

69
notes, une à une, sans vraiment respecter le rythme, au gré de
sa mémoire défaillante, et sans main gauche,
l’accompagnement étant hors de sa portée. Un petit
attroupement s’était réuni autour de l’instrument. Valeria
saisit alors sa chance. Elle s’avança à petit pas feutrés en se
fendant un passage entre les épaules, prit une chaise et vint
s’asseoir à la gauche de Theresa. De sa main gauche, elle
retrouva de mémoire les figures arpégées que la compositrice
de l’époque avait judicieusement écrites. Theresa se retourna
et lui fit un sourire. Elles continuèrent ainsi à deux, malgré
quelques erreurs, et en rirent. C’était un moment d’allégresse.
Valeria ne voulait pas y croire. On les regardait. Elles furent
applaudies à la fin du morceau dans un éclat de rire général.
Theresa semblait heureuse, comme si elle s’était trouvée une
camarade de jeu. Elles firent toutes deux un léger signe de tête
en guise de remerciements, puis, une fois le silence revenu et
l’attention des autres convives dissipée, elles purent se parler.
« Cette bonne vieille Fanny Mendelssohn… On ne s’en lasse
jamais, dit d’une voix engorgée Theresa sans regarder sa
voisine.
– Oui, cette romance est un tube que nous avons dû toutes
jouer un moment ou à un autre.

70
– Indéniablement. Il y a les grandes artistes, qui traversent
les âges, dit pensive Theresa, et il y a nous, simples mortelles.
– Certaines grandes artistes n’ont pas connu la gloire de
leur vivant…
– Oui… je connais cette fable, je n’y ai jamais cru. Ne nous
sommes nous pas déjà rencontrées ? dit-elle en la dévisageant.
– Absolument, je suis Valeria Cummings, du laboratoire
Wittig, de l’université de sciences sociales de Rochester. Nous
avions participé à un colloque sur les gamètes mâles…
– Ah, oui, fit Theresa en lui coupant la parole, sa voix était
devenue d’un coup plus sérieuse. Effectivement, encore un
colloque…
– Je souhaitais justement vous rencontrer pour vous faire
part de mes récents travaux. Serait-il possible de vous les
communiquer ?
– Oui, le plus simple est de passer me voir.
– C’est assez difficile de vous avoir au téléphone ou en
direct. Auriez-vous des coordonnées ou vous joindre, sans vous
importuner, bien entendu. »
Theresa chercha des yeux Hélène et la chargea de donner
une carte de visite à Valeria. Elles prirent congé l’une de
l’autre, en se disant à très bientôt. Valeria se leva en essayant

71
de contenir son excitation. Elle tourna le dos au piano après
avoir à nouveau salué Theresa et Hélène en les gratifiant d’un
large sourire.
Lance l’attendait avec un air de fierté dans les yeux. Elle
montrait devant elle son poing serré en signe de victoire.

72
10.

La soirée avait été aussi épuisante qu’elle l’avait pressentie.


Le retour à bicyclette au milieu de la nuit, à la lumière d’une
petite ampoule alimentée par sa vieille dynamo, n’était plus de
son âge. Pourquoi diable Hélène se réjouissait-elle de ces
sorties nocturnes, de ces invitations mondaines, de ces
activités passées à se dépenser, à suer corps et âme ? Pourquoi
fallait-il toujours faire quelque chose pour se sentir exister ?
Theresa n’en pouvait plus. Affalée sur le canapé du salon, le
même où elle languissait tranquillement quatre heures plus
tôt, avant d’avoir eu la mauvaise idée de le quitter, elle
inspectait passivement la blancheur nacrée de son plafond, en
attendant de retrouver le souffle et l’usage de ses jambes. La
douleur remontait à travers ses cuisses jusqu’aux reins. Elle
rêvait d’une vaste étendue de verdure au milieu de nulle part,
délicatement arrosée, où la lumière se déposait comme à
travers une ombrelle.
Hélène, vaillante, était partie ranger les vélos dans le garage
sous la lueur de la lune, avec l’aide de Jules qui avait fait
l’effort de les accompagner. Il était intarissable sur la soirée

73
qu’il venait de passer. Quel bonheur et quelle fierté ! Hélène et
lui partageaient le même enthousiasme. On entendait de
l’intérieur les éclats de rire. Ils semblaient tout deux se
raconter leurs rencontres diverses et variées, tant saugrenues
qu’intéressantes, et se rejouaient les scènes pour mieux
s’avouer la chance de les avoir vécues.
« Quel dommage que Marc ne soit pas venu, dit Jules en
entrant à nouveau dans la maison. Il aurait pu au moins
prévenir. Il n’a répondu à aucun de mes messages.
– A moi non plus, dit Hélène, ennuyée. Je me demande
comment ça s’est passé.
– Comment veux-tu que cela se soit passé ? ajouta Theresa
du fond de sa torpeur.
– Je ne sais pas. Il n’y avait aucun miracle à attendre.
Mais, enfin… J’espère qu’il va bien.
– Oui, j’irai le voir demain après-midi, dit Jules. En
attendant, reposez-vous bien. »
Hélène et Jules s’éclipsèrent. Theresa put souffler un peu.
Elle avait besoin de silence. Le dossier militaire était posé non
loin. Elle l’avait sorti de son sac à peine arrivée. Le petit
incident la tracassait. Elle y avait pensé le long du chemin de
retour, maugréant à chaque coup de pédale. Ces rumeurs, il

74
faudrait y mettre un terme un jour ou l’autre, se disait-elle.
Elles s’amplifiaient et trouvaient désormais résonance jusque
dans certaines émissions de radio. Une situation, même
préoccupante, ne devait jamais s’ébruiter ni s’abandonner à la
population. Le risque de panique pouvait potentiellement
devenir plus grave que ce contre quoi elle réagissait.
Oui, cette question, touchant de près à son domaine d’étude
et de compétence depuis quarante ans, la préoccupait. Mais
elle se faisait un devoir de n’en laisser rien apparaître. Un
visage de marbre en toutes occasions, telle était son éthique.
La porte avait claqué, Hélène était remontée se changer et se
coucher en passant en coup de vent au fond de la pièce.
Theresa demeurait immobile et Hélène s’en moquait. Elle
l’évitait pour ne pas ajouter des mots blessants à une tension
palpable. Mieux valait s’occuper de soi, conserver son
impression intacte et ne pas se laisser influencer d’une
manière négative.
Theresa, tranquille, fit glisser ses vêtements du haut vers le
bas, sans quitter sa position mi assise mi allongée. Elle se
retrouva ainsi en sous-vêtements, et se sentit plus détendue.
Elle put alors enfin ouvrir le rapport secret et y découvrir ce
que, au fond, elle savait déjà. Elle passa outre les phrases de

75
présentation d’usage et des détails et statistiques connus de
tous.
« C’est maintenant une certitude, la qualité fécondatrice du
sperme recueilli chez les donneurs, et quelque soit le domaine
de conservation – et il y a eu de si nombreux échecs qu’il faut
plutôt se féliciter de ce à quoi nous sommes arrivés depuis
maintenant plusieurs décennies – est en baisse, une baisse
structurelle, continue, et probablement irrésistible à court ou
moyen terme, une véritable lame de fond, initiée il y a peut-
être plus de trente ans, mais seulement visible depuis une
quinzaine d’année, d’abord de façon résiduelle, puis,
finalement, de façon exponentielle.
Cette baisse de la qualité du sperme n’induit pas seulement
la baisse du taux de réussite des fécondations in vitro en
laboratoire, mais a de nombreuses conséquences :
augmentation singulière des fausses couches, également d’un
certain nombre de maladies, parfois génétiques, mais aussi
dont la source ou la cause n’est pas encore certaine, comme de
nombreux cancers. La conséquence majeure est la baisse du
taux de natalité. D’autres facteurs seraient susceptibles d’être
en cause, mais nous n’avons plus aucun doute sur la raison
principale.

76
Après une quarantaine d’années de hausse continue aux
tests psychométriques, ou QI, due comme toutes les analyses
l’ont démontrée aux effets collatéraux de la Restriction, celui-
ci est passé par une légère phase de stagnation, puis a amorcé
une baisse depuis une dizaine d’années dans les pays les plus
développés, singulièrement parmi la jeunesse. Les différentes
cohortes par classes d’âges sont en annexe. Pourtant, aucune
alternative aujourd’hui n’est en mesure d’expliquer cette
baisse.
Tous les autres taux de santé publique s’annoncent
également en déclin, de la mortalité infantile à l’espérance de
vie, malgré les records atteints lors de la précédente décennie.
Par ailleurs, contrairement à certaines thèses douteuses du
siècle passé, jamais le caractère héréditaire des aptitudes
cognitives n’a pu être prouvé, au delà de l’observation de
quelques constantes statistiques. Est-il alors concevable
qu’une éventuelle ou hypothétique baisse du niveau
d’intelligence des mâles disposés en réserves, qu’il faut encore
pouvoir démontrer sur place, puisse entraîner celle de leurs
descendants ?
De nombreuses configurations sociétales pour l’éducation
des mâles ont été essayées depuis une soixantaine d’années,

77
certaines avec des niveaux d’échecs finement étudiés et dont le
bilan nous est aujourd’hui largement accessible. Le complexe
de l’archipel de Gohas, autrement connu sous le nom de
« Jardin des anges » a été méticuleusement réalisé et
organisé à partir de ces observations, etc... »
Le rapport concluait sur la nécessité d’y faire un nouvel
audit, de nouvelles analyses de toutes sortes, et de prendre le
pouls de l’état actuel des candidats potentiels à la procréation.
Theresa n’affichait aucune surprise.
« Tous les indices sociétaux quant à eux sont au mieux.
Mais pour combien de temps ? Le taux de pauvreté n’a jamais
été aussi faible, à l’exception de certains pays et territoires
non restreints et qui se sont, au fil du siècle, vidés d’une
grande partie de leur population. Le taux d’homicides est
résiduel, le taux de cambriolages, d’agressions de toutes
sortes est au plus bas. Jamais aucun projet idéologique n’a pu
rêver de tels résultats.
Bien que les dégâts innombrables du siècle passé aient
saccagé la planète, jamais une résilience à ce point
exceptionnelle n’a pu être envisagée, même dans les
prévisions les plus audacieuses.

78
Nous pouvons l’affirmer, le monde va bien. Pourtant, de là
où nous pensions avoir réglé tous nos problèmes, surgit une
nouvelle épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes.
Seul un problème au niveau des donneurs peut être à
l’origine du déclin aujourd’hui perceptible.
Il incombe donc de pouvoir répondre à ces questions :
Comment procèdent les sélections de mâles et pour quels
résultats ? Y a-t-il une baisse des aptitudes humaines
multiples à la suite de dysfonctionnements lors des
procédures de sélections des mâles adolescents, malgré le soin
extrême donné à la présélection des gamètes ?
Comment vivent-ils les vingt premières années de leur vie
et dans quelles conditions subjectives réelles, selon quels
développements psycho-sociaux ? »

Les pages du rapport jonchaient le plancher, elles avaient


glissé négligemment l’une après l’autre au fil de la lecture.
Theresa était dans ses pensées. Il allait donc falloir y retourner.
En avait-elle seulement l’envie et la force ? Depuis longtemps
l’idée de transmettre le fardeau aux autres lui titillait le cortex.
Fallait-il laisser cette recherche aux jeunes, à leur énergie

79
salutaire, leurs capacités de travail mobilisées par une naïveté
naturelle ?
Étaient-ils seulement armés pour comprendre ce qu’ils
auraient alors à découvrir ?

80
11.

Le soleil brillait de ses rayons matinaux à travers les feuilles


jusqu’au salon. Valeria, les deux coudes sur la table, beurrait
une tartine de pain grillé. Lance, sans dire un mot,
l’accompagnait et se servait un grand verre de jus de pomme.
Leurs peignoirs étaient ajustés à leurs silhouettes sveltes.
Valeria n’avait pas vraiment faim. Elle posa sa tartine et se prit
la tête dans les mains. Sa journée d’hier avait été
particulièrement éprouvante. Devant le silence persistant de
son compagnon, elle alluma la radio et mit la fréquence des
débats politiques.
« … je crois qu’il est tant de se poser la question, il y a trop
de difficultés aujourd’hui.
– Qu’entendez-vous par « difficultés » ? (Réactions du
public)
– Eh bien, entre les fausses couches et les avortements,
certaines personnes doivent attendre la sixième ou la
septième grossesse pour enfin pouvoir garder leur enfant.
(Oh ! du public)
– C’est très minoritaire. Une personne sur dix, pas plus.

81
– Mais alors, que proposez-vous ?
– Il faudrait pouvoir envisager différentes possibilités… il
y a… je ne sais pas… il serait temps, peut-être…
– Temps de quoi ? dit l’interviewer simulant la naïveté.
– Temps d’envisager… la levée de la Restriction… (Ooh !
du public, réactions agitées).
– S’il vous plait, du calme. Je reprends. Vous êtes la
militante d’un groupe politique qui effectivement, dans son
programme, envisage une levée contrôlée et progressive de la
Restriction. Pourtant, au niveau de l’opinion publique, vous
ne pesez rien, vous n’avez jamais dépassé les 2% à une
élection, locale ou générale…
– Il faut savoir être en avance, nous ne sommes pas là
pour être populaires.
– Mais, tout de même, qu’est-ce qui peut vous laisser
conjecturer une réforme aussi saugrenue ?
– Nous pensons qu’il est temps de mûrir. Depuis que
l’alcool et la cigarette ont été re-légalisés, les taux de
consommation sont demeurés résiduels. Leur interdiction,
comme pour la Restriction, avait été précédée d’une chute
considérable pour des raisons d’évolution anthropologique et
culturelle. L’interdiction, loin de se comparer à une

82
prohibition, n’a eu d’effet que sur les marges sociales les
moins exposées aux progrès des niveaux d’éducation.
Aujourd’hui, nous avons culturellement appris à nous en
passer. Il n’y a aucun risque. Cela permettrait simplement de
soulager certaines personnes de leurs angoisses d’échec.
(Réactions du public)
– Mais, enfin, grâce à la Restriction, l’humanité a résolu
la plupart des problèmes d’anxiété et de violences, y compris
psychologiques.
– Pas totalement…
– Oui, mais dans une proportion considérable. L’esprit de
compétition a disparu. Nous avons aboli l’échec.
(Applaudissements du public) »
Valeria baissa le volume de la radio et se leva. Elle sortit le
lait d’amandes de son réfrigérateur, puis revint s’asseoir
nonchalamment.
« Et c’est qui encore celle-là ? protesta Lance, la bouche
pleine.
– Celle-là ? Tu parles de la militante ? Je ne sais pas,
jamais entendu parler.
– Ils sont prêts à dire n’importe quoi pour faire parler
d’eux, » dit Lance feignant l’agacement.

83
Il prit des fruits qu’il avait sélectionnés dans le cellier.
Valeria avait l’impression d’être cernée. Tout lui rappelait ses
ennuis. Pourquoi devait-elle le matin entendre ces histoires
épouvantables ? Ce à quoi elle aspirait, c’était de pouvoir avoir
un enfant, comme tout le monde. Elle se sentait abandonnée,
et Lance ne l’aidait pas beaucoup.
« Sais-tu déjà quand tu comptes aller voir Theresa ? dit-il,
en donnant l’impression à Valeria de changer de sujet de
conversation. Si tu y allais avant la fin de la semaine, ce serait
pas mal, tu pourrais mieux prévoir ce que tu feras l’année
prochaine…
– Pourquoi l’année prochaine ? Qu’est-ce que tu
t’imagines ? Qu’elle va me donner un nouveau poste, comme
ça ?
– Je ne sais pas, il faut s’autoriser à espérer.
– Mais, ce n’est pas la question. Tu n’y connais rien. On a
des activités professionnelles tellement différentes ! Parfois, je
me demande…
– Tu te demandes quoi ?
– Je n’en peux plus… On voit bien que ce n’est pas toi qui
as porté le bébé.

84
– Pourquoi tu reviens sur ça. On n’y peut rien, c’est
comme ça. Si on avait eu un peu plus de chance, on n’en
parlerait pas.
– On, on, on… Tu aurais pu essayer toi aussi. La plupart
des couples le font.
– Non, ce n’est pas vrai. Pas plus d’un couple sur deux.
Pourquoi tu recommences avec ça. On a déjà eu cette
discussion. Tu sais que je ne veux pas. Cela altérerait l’idée que
je me fais de ma masculinité. Toi-même tu étais d’accord au
début. C’était aussi la raison de ton attirance à mon égard…
– Eh bien, j’ai peut-être changé d’avis. Ce serait pas mal
que tu t’y colles toi aussi.
– Ah bon ? d’accord… Si tu veux, je peux le faire. Ça me
surprend beaucoup. Ce n’était pas du tout ce qu’on s’était dit.
Une fois, nous en avions discuté, mais tu avais insisté sur le
fait que, toi, tu tenais à porter toi-même un enfant. Tu voulais
éprouver cette expérience.
– Oui, je sais… mais aujourd’hui, je ne sais plus… dit-elle
d’une voix à peine perceptible.
– C’est dommage. L’insémination s’était bien passée.
– Tu crois qu’on doit rester ensemble ? »

85
Lance, à ces dernières paroles, lui jeta un regard horrifié,
puis baissa la tête. Il remonta en haut se changer. Valeria
restait seule à table, prenant le temps de finir son verre de jus
de citron, lentement, petite gorgée après petite gorgée, comme
le lui avait expliqué son médecin. Puis, elle cassa des noix, jeta
au compost les plus abîmées et les coquilles, et les ingurgita en
mâchant lentement. Ses pensées s’agitaient. Pourquoi les
gamètes sélectionnées ne pouvaient pas être démâlisées plus
précocement ? Comment la science n’avait pas su progresser
sur ce plan ? Onze semaines pour savoir. Aucun moyen de
favoriser l’arrivée d’un fœtus femelle. Les vieilles recettes de
grand-mères se sont toutes avérées sans aucun fondement.
C’était incroyable, à l’orée du XXIIe siècle, de ne pas pouvoir
déterminer le sexe physiologique peu après la fécondation. Et
pourquoi pas avant ? Ce serait tellement plus simple, se disait-
elle. Elle se leva, et enfila un jogging qu’elle avait pris soin de
poser préalablement sur le canapé du salon. Lance était
redescendu habillé de son bleu de travail. Il préparait
docilement ses affaires en rangeant quelques ustensiles dans
une grosse mallette en cuir encadrée de pièces de métal.
Voyant Valeria passer à proximité, il l’attrapa dans son dos en
plaçant ses bras autour de sa taille. Elle restait prostrée contre

86
lui en fermant les yeux et reprit son souffle. Il la relâcha alors
et ramassa ses affaires.
« À la clinique, ils ne t’ont pas proposé de mener une
grossesse mâle à terme ? dit Lance d’une voix interrogative.
– Comment ça ? Tu veux dire, pour donner ensuite le bébé
aux centres de reproductions ?
– Oui. Ils ne te l’ont jamais proposé ?
– Non. Cela ne m’est d’ailleurs pas venu à l’esprit de leur
demander. J’ignore la façon dont cela se passe.
– Pourtant, tu es une grande scientifique. Tous les
résultats à tes tests d’intelligence et de santé ont été bons,
voire excellents…
– Il faut croire que le niveau de la sélection est très élevé.
C’est très rare, moins d’une grossesse sur dix mille
accouchements. Peut-être à cause de ma vue ? La sélection
d’entrée en faculté doit être pris en compte. Ils épluchent tout.
Qui sait ? Tu aurais accepté, toi, que l’on passe par une
expérience pareille ?
– Je n’en sais rien. Theresa Rendall l'aurait fait selon des
rumeurs.
– Tu en es sûr ?

87
– C’est toi qui m’en as parlé. Comment le saurais-je ? Tu
me l’avais dit il y a deux ans.
– Si on me le proposait, je refuserais. C’est déjà si difficile
d’avorter après trois mois. J’en comprends parfaitement la
raison. Je ne suis pas naïve. La première fois, ça passe encore !
Mais alors, aller au terme, accoucher et ne plus jamais revoir le
bébé ensuite… Celles et ceux qui ont fait cela doivent
certainement avoir une force mentale exceptionnelle. Oui…
Exceptionnelle. »
Lance et Valeria s’embrassèrent à nouveau, contemplant par
la fenêtre le soleil radieux éclairer leurs visages. Quelque part,
à plusieurs kilomètres de là, abritée sous une tonnelle, prête à
partir de bon matin préparer le nouveau programme
d’investigation scientifique que les plus hautes autorités
attendait d’elle, la même lumière éclairait le visage pâle au
regard argenté de Theresa.

88
12.

Marc et Jules étaient attablés à la cafeteria de l’université. Il


n’y avait personne à cette heure du milieu de la matinée. De
longues tables vides s’étendaient jusqu’à de grandes baies
vitrées sans ouverture possible. Elles donnaient sur des jardins
pauvres en arbres et fleurs, côté nord, où les étudiants
s’asseyaient parfois dans un gazon jaunâtre et rare. La lumière
y brillait de façon épisodique. Le visage de Jules était éclairé
par une faible ampoule, suspendue à son fil, sous un petit
miroir pour mieux projeter son intensité. Marc auscultait son
vis-à-vis, désinvolte, et se demandait encore pourquoi son
frère avait voulu le revoir.
« Émilie a-t-elle donné des nouvelles depuis hier ? dit Jules
se souciant de la santé mentale de Marc.
– Non, il ne vaut mieux pas. C’est terminé, désormais. Elle
doit voir de l’avant.
– Et le petit Ludwig, on pourra le revoir ? Hélène se fait
beaucoup de souci… Comment vas-tu faire ?

89
– Le droit de visite et de garde a été prévu par le juge.
Quand il sera avec moi, je vous préviendrai. Il réclamera
Hélène, il est très attaché à elle.
– Mais moi aussi je suis très attaché à lui, » répondit Jules,
souhaitant trouver une brèche affective dans ce dialogue
protocolaire.
Il était tentant pour Marc de se laisser imaginer quelle
devait être la source de la gamète mâle qui avait fécondé Jules.
Leurs visages n’avaient rien de commun. Elle devait exister
ailleurs, était encore probablement en vie. Lui, Marc,
ressemblait trop à sa mère biologique. Il n’éprouvait aucune
utilité de se représenter une autre origine. Il lui devait tout, ses
études, son talent, et même les traits de son visage. Partout, on
le lui répétait. Tu es le fils de Theresa. Cela ne faisait aucun
doute. Mais son frère, Jules, d’où lui venait cette étonnante
empathie qu’il cherchait à déployer à chaque fois qu’il
adressait la parole à quelqu’un ? Ou bien était-ce seulement
l’influence d’Hélène, leur chère maman, de qui il ne portait
aucun gène ?
« Tu devrais donner plus souvent de tes nouvelles, surtout à
Hélène, et à moi aussi par la même occasion. Tu penseras à
nous appeler de temps en temps ?

90
– Oui, ne t’inquiète pas, je le ferai, dit Marc afin de mieux
congédier son frère.
– On pourrait essayer de passer un dimanche tous
ensemble, tous les quatre ?
– Pourquoi pas ? Je te laisse organiser cela, alors. »
Deux jeunes étudiantes passèrent devant eux. L’une d’elles
jeta un regard oblique vers Marc. Il était un professeur
reconnu et encore jeune. Il les regarda s’éloigner le long du
couloir. Leurs silhouettes ne lui inspiraient aucune émotion
particulière. Il ne se voyait pas démarrer une nouvelle relation.
Pas aussi tôt.
Jules se leva et le salua chaleureusement. Marc se motiva
pour lui rendre ses égards. Puis ils se quittèrent, chacun dans
une direction opposée, Jules vers la sortie et son vélo, Marc
vers les escaliers et son laboratoire.
*
À moins d’une centaine de mètres de là, Theresa, dans ses
bureaux, travaillait consciencieusement comme elle l’avait
toujours fait. Elle auscultait au microscope des gamètes et
prenait des notes en écrivant à la main sur du papier quadrillé.
Parfois, elle s’interrompait et allait taper des chiffres sur son
ordinateur. Qui pouvait comprendre son travail et accepter la

91
lenteur prodigieuse de la révélation potentielle de nouvelles
informations ? Elle s’étonnait parfois de tant de patience. N’y
avait-il pas vie plus monotone que la sienne ? Il y avait bien de
par le monde d’autres scientifiques, de premier plan avec qui
elle communiquait par revue spécialisée interposée. Parfois, ils
se croisaient lors de congrès ennuyeux. Mais la règle de son
quotidien ne variait pas, et elle s’y tenait.
Son téléphone sonna sans la faire frémir. Elle laissa la
sonnerie se répéter plusieurs fois avant d’allonger le bras tout
en conservant les yeux rivés dans le viseur. Elle décrocha et
articula un jargon professionnel répondant à celui de son
interlocutrice. Sa secrétaire lui annonçait la prise de rendez-
vous avec le responsable administratif de l’île de Gohas. Tout
était donc dans l’ordre. Elle raccrocha et reprit son activité.
Cette île n’était pas un lieu comme les autres. Ce n’était pas
un endroit où l’on se baladait librement en passant quelques
jours de vacances pour tourisme. Il s’agissait du plus grand (au
départ), puis finalement du seul, centre de donneurs mâles du
monde occidental, et donc, probablement, de l’un des plus
grands du monde, puisque ceux de la Chine étaient
impénétrables. D’autres pays que ceux d’Amérique du Nord et
d’Europe s’y fournissaient, notamment en Amérique latine,

92
mais également, à la grande stupéfaction des européens,
partout ailleurs. Malgré de sombres histoires de racisme qui
avaient entaché le centre une trentaine d’années plus tôt, (de
nombreux pays du Sud s’y étaient approvisionnés sans qu’on
leur certifie le groupe ethnique des donneurs – dans les faits,
ils s’étaient avérés tous blancs. L’attitude, très color blind, des
autorités de l’île, gérée au départ par un conglomérat privé,
mais fortement encadré par le gouvernement américain,
avaient été alors critiquée, ce qui l’obligea à faire machine
arrière) il jouissait d’une réputation extraordinaire, en partie
visible à son surnom, passé dans le langage courant, le Jardin
des anges.
Theresa se demandait souvent d’où venait une telle
dénomination. Personne ne le savait, il y avait plusieurs pistes.
Selon toute vraisemblance, il s’était opéré une inversion
accusatoire. Après un bon siècle de critique de la masculinité
toxique, lorsque celle-ci s’effondra, les derniers mâles
présents, en situation très difficile (maladies, suicides,
déchéance, échecs incessants…) avaient suscité alors une sorte
de compassion attristée devant leur disparition annoncée et
désormais inévitable. Le terme d’ « anges » était alors
fortuitement apparu pour ce lieu, d’où venaient les enfants,

93
mais également où les mâles, incapables de se gérer eux-
mêmes face aux forces du progrès social, allaient enfin pouvoir
trouver la paix.
La secrétaire de Theresa lui avait imprimé quelques
documents qu’elle était allée chercher à la photocopieuse.
Pourquoi fallait-il fournir ces pièces justificatives ? Il y avait
aussi plusieurs rapports détaillés sur les modalités de
transport et de logement. Rien ici n’était secret. Il pouvait
exister un certain nombre de raisons de se rendre sur l’île. La
plupart étaient techniques. Le voyage se faisait en bateau une
fois arrivé sur la base aérienne du Brassland. Elle échafaudait
déjà aussi quelle équipe allait l’entourer dans son entreprise.
Elle allait donc proposer un audit, ni plus ni moins. Une fine
analyse des conditions sociales et physiques de vie, réalisées
par des personnes de confiance, qui s’attarderait notamment
sur l’analyse psycho-sociale de ces mâles. Au fond, quel genre
d’individus étaient-ils devenus ? Quels types de personnalités
leurs conditions objectives d’existence les avaient encouragées
à développer ? En quoi cela avait-il donné de nouveau
comportements culturels ? Et en quoi ceux-ci ne permettaient
plus de mettre en avant les meilleurs d’entre eux, selon nos
perspectives et attentes modernes, mais au contraire, et c’était

94
là l’intuition principale de Theresa, les pires d’entre eux ? Y
avait-il une fatalité à ce que des mâles seuls regroupés en
société se neutralisent en produisant des comportements
grégaires de types pré-fascistes ?
Son déplacement étant voulu et organisé en sous main par le
département militaire, il leur fallait une couverture. Une partie
de l’équipe ne serait donc là que pour assurer de n’éveiller
aucun soupçon susceptible d’entraver les recherches réelles.
Une partie des « gardiens » des l’île n’étaient eux-mêmes que
partiellement au fait du monde extérieur, et ne pouvaient
participer à l’enjeu réel d’une telle expédition. Dans quelle
mesure une équipe extérieure pouvait-elle être acceptée dans
ce monde étrange aux règles peu explicites ? Ce n’était pas une
première pour elle. Mais à chaque fois, les réactions furent
différentes du fait de l’évolution propre des comportements
sur place.
Devant la somme importante de travail d’organisation qui
s’annonçait, Theresa restait stoïque. Elle fixa le regard. Il y
avait accroché au mur une photo. C’était une île, qui sur de
nombreux points évoquait l’île de Gohas. Celle-ci étant
interdite à la photographie, il ne pouvait en exister de
reproductions.

95
Un courant d’air frais traversait la pièce. Elle sentait une
présence dans son dos bien qu’elle n’eût entendu aucun bruit
de la porte. En se retournant, elle aperçut Marc, debout. Il
s’était introduit à la façon d’un chat, sans se faire remarquer.
Surprise, Theresa s’adressa à lui dans son style direct
caractéristique, sans faux fuyants.
« Alors, c’était comment l’autre soir ? dit Theresa feignant la
curiosité.
– Comme on pouvait s’y attendre.
– D’accord… et tu n’es pas venu hier ?
– Non. J’étais pris, dit Marc, docile.
– Tu vois, dit-elle, je regardais cette photographie, et je
pensais à toi.
– A moi, vraiment, et pourquoi ?
– Que dirais-tu d’un petit voyage dans les îles ?
– J’ai épuisé mon quota de vols cette année.
– Ce serait hors quota, mission scientifique
subventionnée, top secrète ou presque… et avec pas mal de
bateau à faire, du reste.
– Quelle est la destination ? une île paradisiaque ?
– Gohas.

96
– C’est une blague ? C’est complètement interdit d’aller là-
bas.
– Tu sais bien que j’y suis déjà allée.
– Oui, mais c’était un voyage scientifique, pour y organiser
la vie et la sélection des mâles sur place…
– Voilà.
– Tu veux dire qu’il y aurait une nouvelle organisation à
installer ?
– Probablement. Mais il faudrait d’abord y obtenir un
certain nombre d’informations dont nous ne disposons pas
actuellement.
– L’île n’est pas observée en flux continu ?
– Si, assurément. Je possède déjà une quantité importante
de rapports statistiques. Mais il faut savoir les lire. Une part
d’observation sociale sera nécessaire.
– C’est un chantier lourd. Cela va prendre beaucoup
d’énergie.
– Il ne faut pas en parler. J’ai cru comprendre que tu allais
avoir du temps libre prochainement. Qu’en dis-tu ?
– Je vais y réfléchir, » dit Marc interloqué par ce trait
d’humour inapproprié de sa mère.

97
Il sortit sans ajouter un mot. Theresa fit glisser sa chaise
devant sa table de travail et colla à nouveau les yeux dans son
microscope.

98
13.

Que pouvait bien lui vouloir Monsieur le directeur, comme il


tenait à ce qu’on l’appelle ? Valeria n’en pouvait plus de voir
son crâne dépasser de la fenêtre du couloir, et subrepticement,
sauter et jeter un œil dans sa salle. Cela faisait cinq bonnes
minutes qu’il s’adonnait à ce petit jeu de cache-cache. La voix
de Valeria devenait hésitante, ses yeux s’égaraient vers un
point indéterminé. Les élèves la regardaient interloqués. Elle
ressentait leur confusion mais ne souhaitait rien en laisser
paraître. Le directeur du département de psychologie sociale,
Verschave, ne témoignait d’aucune prédisposition à l’amitié.
La distance qu’il entretenait avec tous ses collègues était
maladive. Il rasait les murs, ne prévenait jamais à l’avance
d’une visite inopinée, et, sans crier garde, disparaissait
derrière la porte de son bureau pendant parfois plusieurs
semaines. C’était un climat d’autant moins serein pour les
chargés de cours, dont le poste n’était pas aussi stable que celui
des titulaires.
Les troisième année avaient bientôt leur examen trimestriel
non noté, ce n’était pas le moment de flancher.

99
« … pour cette raison, nous pouvons considérer que lorsque
a réagit à un événement E, quel qu’il soit, il produira un
comportement que nous appellerons S par convention, dit-elle
en lisant. Puis elle ajouta ce commentaire : Lorsqu’un individu
accomplit ce que l’on attend de lui, son objectif n’est pas de
réaliser ce pourquoi on attend cela de lui, mais de ne pas
décevoir l’attente, autrement dit, ce qu’il laisse croire à son
interlocuteur n’est pas la motivation réelle de son action. On
produit ainsi un hiatus que toute action produite sous un
énoncé d’autorité implique ; surtout chez ceux qui donnent
l’impression non pas d’obéir de façon raide, mais encore
mieux, d’intégrer très exactement la nécessité de cet ordre qui
leur a été donné. Toute attitude directive, dans le
renouvellement générationnel, produit alors à terme des
réactions qui ne sont pas celles attendues par ceux-là même
qui semblaient au départ les plus aptes à comprendre.
L’histoire humaine est donc emplie de ces réactions en chaîne
qui débouchent sans crier garde vers des comportements
opposés à ceux qui avaient été préalablement élaborés. Comme
le dit le grand professeur Irving Stone, les premiers de la classe
finissent toujours par trahir. Les systèmes scolaires
prétendument « méritocratiques » se sont tant trompés dans

100
le choix de leurs élites, et les grands généraux sur les champs
de bataille n’ont jamais été les meilleurs élèves sortis premiers
des écoles militaires. Nous en reparlerons au prochain cours. »
Valeria dit cette dernière phrase d’un ton lapidaire, son œil
scrutant vers l’extérieur la silhouette de Verschave.
Les élèves se levèrent alors et, comme une masse informe,
sortirent de la classe. Le directeur se pencha alors et attendit
que Valeria daigne lui adresser un regard. Elle rangeait
consciencieusement son sac, prenait son temps, et attendait
qu’il se décide enfin à énoncer ce qu’il avait à lui dire de si
important. Il avança lentement en salle et d’un ton timide et
clair ouvrit la voix :
« Il faudrait, Madame Orsini que vous veniez me voir dans
mon bureau immédiatement, c’est une affaire assez
importante.
– De quoi s’agit-il ?
– Oh, je préfère ne rien dire ici, je ne voudrais pas qu’une
oreille improbable m’entende.
– Que pourrait-il y avoir de si secret, Monsieur le
directeur ? Vous allez bien, vous êtes sûr ?

101
– Oui, s’il vous plait, Madame Orsini, ne rendez pas la
chose trop difficile. Faites-moi l’obligeance de me suivre, cela
ne prendra qu’un instant. »
À ces dernières paroles, Valeria se résigna à prendre son pas
le long des couloirs du département. Elle n’était pas rassurée,
le bonhomme n’était pas commode et difficile à amadouer.
« Voilà, nous y sommes, veuillez entrer, dit-il en lui tenant
la porte de son bureau.
– Alors, qu’y a-t-il ?
– Vous connaissez le célèbre professeur Rendall ? » fit-il
alors en lui indiquant le point opposé de son bureau.
Quelle n’était pas la surprise de Valeria ! Theresa, grand
sourire, était assise dans un fauteuil au pied de la bibliothèque
de Verschave. Elle attendait là, impassible, depuis tout ce
temps.
« Oui, nous nous connaissons, dit Theresa l’œil malicieux.
Nous nous sommes encore revues la semaine dernière.
– Donc, comme convenu, je vous suggère de passer dans
l’antichambre, à côté, vous y serez tranquilles », ajouta
Verschave d’une voix déférente.
Theresa se leva d’un bond, et, d’un pas alerte, se dirigea vers
cette pièce voisine sans se soucier d’être ou non suivie. Valeria

102
s’exécuta mécaniquement, et fut en une fraction de seconde en
présence intime de celle dont elle n’arrivait pas à obtenir un
mot depuis des mois.
« Voilà. Je n’irai pas par quatre chemins. Ce que j’ai à vous
dire relève du secret d’état, je vous demanderai donc la plus
extrême discrétion. Je programme un voyage d’étude dans les
prochaines semaines sur l’archipel de Gohas. L’équipe que je
suis en train de constituer sera composée de scientifiques de
premier plan. Nous avons de nombreux questionnements
quant à la nature sociale et psycho-affective de notre objet
d’étude. Voilà pourquoi j’ai pensé à vous. C’est une expérience
exceptionnelle. Une telle opportunité dans une vie de
chercheur ne se présente pas deux fois. Qu’en dites-vous ?
– Oui… balbutia Valeria, bien sûr, cela me semble pour le
moins extraordinaire.
– Cela vous plaît ? Quand pourriez-vous me donner une
réponse définitive ? Nous ne pourrons pas communiquer par
média interposé. Il faudra venir me voir à mon bureau. Vous
connaissez l’adresse. Je peux donc vous faire confiance ?
– Oh, oui, ça !... vous pouvez ! dit une Valeria rayonnante.
Je vous donnerai une réponse rapidement.
– Très bien ! Avez-vous des questions ?

103
– Non, ça ira. Vous avez dit que ce serait où, déjà ?
– Voyons ?! dit Theresa interloquée. L’archipel de Gohas,
articula-t-elle lentement en chuchotant, les yeux sur la porte
du bureau de Verschave.
– Gohas ? Mais, vous voulez dire… ? »
Le regard de Valeria se glaça. Elle n’avait pas compris, sous
l’excitation d’une proposition de travail avec Theresa, de quoi
il s’agissait.
« Mais… il s’agira d’étudier quoi exactement ?
– Qu’étudie-t-on à Gohas selon vous ? Les mâles ! bien
sûr.
– Les mâles… ? dit Valeria effondrée cherchant de l’air.
Mais que peut-il y avoir à étudier sur les mâles dans mon
domaine de compétence ?
– Nous allons en discuter ensemble lors de réunions
préparatoires. Ne vous en faites pas. Nous allons réaliser une
fiche de mission pour chaque chercheur présent.
– D’accord. Y a-t-il d’autres informations à savoir, dit-elle
la voix chargée d’hésitation.
– Pas que je sache pour le moment. Vous serez informée
en temps voulu. Tout vous sera communiqué oralement, dit
Theresa d’un ton assertif.

104
– Et pour le voyage, que faudra-t-il préparer ?
– Rien, tout sera pris en charge. Votre quota de vol de
l’année ne sera pas entamé.
– Et la durée sera longue ?
– Non, quelques jours tout au plus. Vous ne pourrez pas
prendre votre téléphone. N’en parlez à personne, et ne dites
pas à vos proches que vous m’avez vue. Ce Monsieur Verschave
est du genre discret… C’est exact ? Peut-être qu’il faudrait que
je l’invite au restaurant. Le meilleur moyen de faire garder le
silence à quelqu’un, c’est de lui faire croire qu’on le met dans la
confidence. Mais très partiellement, et sans jamais lui dévoiler
les tenants et les aboutissants réels !
– Oh, oui, plutôt discret, répondit Valeria tremblante de
peur face à l’incroyable impétuosité de Theresa. Mais… vous y
êtes déjà allée, vous ?
– Où ça ? Au restaurant ? dit Theresa en fronçant les yeux.
– Non, à Go… au Jardin des anges.
– Oui, bien sûr, mais vous comprenez, je ne peux rien vous
dévoiler de mes précédentes missions. Nous nous disons donc
à bientôt, » dit Theresa en lui tendant la main.

105
Elle se retourna d’un pas franc et s’apprêta à quitter la pièce
lorsqu’elle eut soudain une vague intuition qui lui fit hésiter
dans sa démarche.
« Avez-vous déjà pu en observer en vrai, vous ? dit-elle en
souriant.
– Quoi donc ? dit Valeria, toujours sous le coup de la peur.
– Des mâles…
– Euh… non. Juste en photo, dans une revue
d’anthropologie, précisa-t-elle, pour ne pas laisser croire
qu’elle aurait pu en voir autrement, les photos de mâles ayant
été prohibées sur tous types de médias. Cela ne doit pas être
aussi terrible qu’on le dit, dit-elle pour se rassurer.
– Oui, mais, là, c’est différent, ils sont en liberté, ils sont
dans leur monde. C’est ce que nous sommes chargées
d’étudier, dit Theresa soucieuse.
– Oui, comme avant… dit Valeria, en voulant gouverner
son émotion.
– Pas exactement comme avant, non… Ils sont entre eux.
– Et vous n’avez pas peur ?
– Que pourrions-nous avoir à y perdre ? » dit Theresa
avant de sortir.

106
14.

Theresa avait souhaité ce rendez-vous dans un café du


centre ville. Depuis son petit esclandre, Bertha avait été arrêtée
quelques semaines pour surmenage par le médecin de
l’université. Elle n’était pas revenue une seule fois. Des
rumeurs de mutation prochaine courraient à son encontre, et
de cure de désintoxication. Theresa ne savait pas comment la
joindre et souhaitait une certaine discrétion. Les remarques de
Bertha avaient fait rougir de nombreux convives. Il ne fallait
pas laisser le doute s’installer. Oui, elle disait juste, que se
passait-il avec les mâles ? Toutes les études menaient à cette
interrogation pour qui était capable de les lire. Bertha n’était
pas l’idiote que certains, hélas de plus en plus nombreux,
s’imaginaient. Si telles devaient être ses conclusions, Theresa
voulait comprendre comment elle y était parvenue. Toute
entrevue au sein des bâtiments de l’université était exclue. Il
ne fallait éveiller aucun soupçon.
Elle prit la résolution de lui téléphoner. Bertha, au début
surprise et méfiante, montra peu à peu des signes de
confiance. L’intention de Theresa se révélait fiable. Elle

107
possédait effectivement un certain nombre de travaux,
d’études et surtout d’esquisses de travaux dont les conclusions
n’avaient pas pris forme. Theresa suggéra de lui photocopier le
tout et de les lui envoyer par courrier, au cas où elle aurait
souhaité garder les originaux. Bertha s’exécuta diligemment et
Theresa put alors se plonger dans le fatras informe d’une
écriture gribouillée. Passée la lenteur d’un déchiffrage pénible,
le sens se dévoilait sans contradiction possible. Elle voulut
alors lui en parler de vive voix, et, ainsi, leur rencontre fut
décidée.
Theresa, toujours en avance depuis que les trajets à vélo la
fatiguaient, s’était attablée au coin d’une terrasse faisant en
sorte de la voir arriver. Elle avait commandé un grand verre
d’eau pétillante. Deux hommes à sa droite riaient fort de leurs
voix aiguës. Cette proximité la dérangeait, mais elle ne voulait
pas changer de place. Elle avait perdu l’habitude de fréquenter
ces lieux où la densité de population nous maintient dans un
anonymat relatif. Personne, ici, ne la reconnaissait. C’était une
sensation agréable. Elle regrettait de ne pas venir plus souvent.
Une voix engorgée l’appela par son prénom. Theresa se
retourna sur sa gauche, et vit Bertha, assise. Elle la pria de

108
passer commande, elle était son invitée. Bertha hésita et, à
l’arrivée du garçon, lui dit :
« Pour moi ce sera un jus d’orange.
– Tu ne veux rien d’autre ? lui dit Theresa.
– Non, un jus d’orange, ça ira très bien. Je suis dans une
période fruit en ce moment.
– D’accord. Je vais donc aller directement au fait. J’ai lu
les conclusions de tes travaux et ceux que tu m’as envoyés en
provenance de Chine, d’Inde, d’Uruguay et de Malaisie. Je
souhaiterais mieux comprendre comment tu remontes de la
baisse tendancielle de notre niveau d’intelligence jusqu’aux
donneurs mâles. Tu les juges mal sélectionnés, alors qu’il me
semble qu’ils le sont sur des catégories cognitives évidentes, à
la suite de nombreux tests, et qu’ils sont eux-mêmes issus des
femelles les mieux éduquées de nos pays ?
– Qu’est-ce qui te permet de penser que les sélections qui
éliminent, je crois, plus de 80 % d’entre eux sont correctement
fabriquées ?
– C’est moi qui les ai faites. Pas moi toute seule, bien sûr,
dit Theresa en riant. Mais elles sont très proches des modèles
d’évaluation pratiqués ici, pour nous mêmes ! Il n’y a donc
aucune raison qu’elles ne fonctionnent pas.

109
– Mais tu ne sais pas dans quelles conditions ces sélections
se passent. Nous savons aujourd’hui à quel point les tests
d’intelligence et les différents formats d’évaluation scolaire
sont socialement biaisés. Nous avons procédé chez nous à de
nombreuses réformes. Elles ont donné lieu à des progrès
évidents. Comme on dit, le bon élève est une fabrication
sociale, pas la découverte d’un trésor caché. On croit évaluer
favorablement un élève pour sa curiosité, son goût pour un
certain nombre de valeurs transmises avec passion par de si
honnêtes professeurs, et nous avons, au mieux, un bon soldat :
froid et distant, aussi bon dans une dissertation sur Simone de
Beauvoir ou Hildegard von Bingen que pour exercer une
direction du Marketing et fermer des usines au bénéfice des
actionnaires, ou être chirurgien esthétique (heureusement, ces
métiers ont disparu maintenant !), au pire : un psychopathe,
sélectionné grâce à ses qualités de dissociation, dont le
cynisme le pousse jusqu’à la haine des contenus culturels sur
lesquels il a pourtant été sélectionné.
– Oui, je connais. Depuis la Restriction, notre système
éducatif a été fortement transformé. Nos élèves choisissent
leurs matières et leurs professeurs, et peuvent en changer
toutes les dix-huit semaines. Ils ne sont jamais contraints

110
d’accepter de fréquenter un groupe-classe où il n’y aurait ne
serait-ce qu’un seul élève qu’ils n’aiment pas.
– Mais il y a toujours des tests d’aptitude cognitive
destinés à certaines formations professionnelles.
– À cause de la concurrence et du nombre de demandes.
Cela va probablement s’améliorer d’ici une génération. Sur ce
point, j’ai pu contacter une jeune chercheuse qui travaille sur
ces questions. Et quelles sont alors tes conclusions ?
– C’est pourtant simple. Une partie importante des mâles
"rejetés" dans les 80 % sont probablement les plus
intelligents ; en tout cas ceux qui, pour nous, par rapport à nos
attentes, façonnées culturellement, ont les gènes qui
correspondent le plus à la production sociale de ce que nous
considérons comme étant un individu intelligent et en bonne
santé. Quant aux plus forts en sélection, je ne m’y connais pas
tellement en mâles, a priori, ils ont été nombreux à se gripper
dans une culture de la violence et une certaine forme
d’abrutissement. Au fond, je ne vois pas comment, après des
générations, ils ne seraient pas naturellement revenus à leurs
prédispositions, qu’ils érigent, je crois, en valeur. Mais, comme
je te l’ai dit, je connais assez mal les mâles. L’Histoire ancienne
n’est plus une discipline enseignée en dehors du champ de

111
quelques spécialistes. Notre Histoire à nous est celle des droits
nouveaux.
– C’est possible… Il faudrait s’en assurer et voir comment.
– Ça, c’est à toi, ma chère Theresa, de répondre à cette
question. Je ne voudrais pas paraître méchante, mais ta
responsabilité dans l’édification de ce système est engagée.
– Je suis en mesure de prendre mes responsabilités. Je ne
peux évidemment pas tout te dire. Mais nous allons
entreprendre des changements. La question sociale me semble
être le cœur de l’affaire, tu as raison. Comment est-ce possible
qu'un système social, quel que soit la façon dont il se met en
place et s'organise, ne puisse optimiser ce qu'il y a de mieux
pour lui, mais au contraire, choisisse délibérément le chemin
de l'échec ?
– Sais-tu seulement ce qui arrive aux mâles non
sélectionnés ?
– Oui, mais je ne peux pas en parler, dit-elle dérangée
dans sa réflexion.
– Et comment les plus intelligents pourraient-ils se
trouver en situation d’échec ?
– Tout est envisageable. Peut-être font-ils des dépressions
à un âge très prématuré, ce qui pourrait altérer

112
considérablement leurs capacités cognitives comme nous le
savons…
– Tu vas donc y retourner ?
– Oui, dit Theresa fermement.
– Et il n’y a aucun moyen pour que tu me prennes avec
toi ? ajouta Bertha d’une calme résignation.
– Aucun. J’ai déjà à peu près constitué mon équipe. Ils
ignorent de quoi il en retourne exactement. Il est inutile de
trop ébruiter ces problèmes. Nous avons même avec nous un
botaniste, pour étudier l’île et sa résilience alimentaire. Tu
vois, un simple voyage d’étude généraliste, des chimistes, des
généticiens, et une sociologue, spécialiste des processus de
réactions dans les systèmes d’évaluation et de sélection. Elle ne
sait pas qu’elle est probablement la plus importante. Elle est
jeune. Des chercheurs plus expérimentés et reconnus mais
inutiles lui feront de l’ombre. C’est très bien comme ça.
– Tu n’as pas perdu ta vivacité d’esprit ni ton espièglerie.
Vous allez donc leur créer un nouvel environnement social.
– Je ne peux rien affirmer encore.
– Je n’en verrai donc jamais, en vrai, de ces mâles… Ça
doit être une drôle d’expérience. Comment réagissent-ils

113
lorsqu’ils vous voient ? Sont-ils vraiment comme des
animaux ?
– C’est variable. Il y a une technique d’approche, qu’il va
d’ailleurs nous falloir mettre à jour. Mais là aussi, je ne peux
pas m’étendre.
– D’accord… Voilà une chose bien étrange. Quel rapport
peuvent-ils avoir aux femelles aujourd'hui ? » dit Bertha.
Theresa lui lança un long regard malicieux.

114
15.

Valeria n’avait encore jamais mis les pieds au département


des archives de son université. Theresa lui avait demandé de se
documenter sur l’histoire de la Restriction. De grandes salles
sans fenêtres avaient été ouvertes aux sous-sols où les
nombreux livres avaient été entassés. Comme aucun poste
n’était spécifiquement affecté à ce service, il fallait d’abord
faire une demande de rendez-vous sur le serveur informatique.
Il lui fut alors communiqué une date et une heure, sans choix
possible. Étonnée de cette façon cavalière d’imposer un horaire
sans concertation, elle hésita dans un premier temps, puis se
ravisa et accepta. Elle était libre à 7h30 le matin.
Il fallait aller au fond de la bibliothèque. Là, une petite dame
vous attendait sans rien dire avec un vieux trousseau de clés
dans les mains. Valeria lui expliqua qu’elle souhaitait accéder
au fichier informatisé, mais la dame lui dit que tous les
exemplaires n’avaient pas été dans le passé répertoriés, et qu’il
fallait également consulter de vieux fichiers en carton classés
par tiroirs. Valeria était surprise. Un vieux fond d’environ dix
mille exemplaires édités avant 1990 n’avait jamais été

115
enregistré informatiquement. La raison n’était pas connue. La
dame ajouta qu’il fallait attendre. Elle avait placé plusieurs
rendez-vous au même moment. Ils ne pouvaient pas se
permettre d’être dérangés trop fréquemment devant une utilité
si faible. Selon elle, la majorité des chercheurs venait une fois,
puis ne revenait plus ensuite. Il fallait surtout penser à bien
noter les cotes afin de permettre aux bibliothécaires de
retrouver les livres.
Une femme, puis deux hommes arrivèrent enfin. Ils
descendirent les escaliers puis entrèrent dans une petite salle.
Sur le mur de droite, trois terminaux informatiques, des vieux
modèles, permettaient de consulter les classements enregistrés
à la fin du XXe siècle et au début du siècle suivant. Du côté
gauche, une soixantaine de tiroirs rangés par ordre
alphabétique. La petite dame les abandonna sur place en leur
donnant une feuille de papier sur lesquelles écrire les
références des demandes. Il était possible d’entrer un mot clé
sur les ordinateurs, mais en revanche, il fallait feuilleter toutes
les fiches si l’on souhaitait trouver une information.
Après une heure de consultation, les deux hommes étaient
partis. Valeria regardait l’autre femme. Elle semblait comme
elle perdue et découragée. Elle engagea la conversation :

116
« C’est épouvantable de n’avoir aucun repère. Vous vous en
sortez ?
– Oh non, dit la femme. Je recherche des informations très
spécifiques, et sans savoir vraiment où les trouver…
– C’est en rapport avec l’Ancien Temps ? ajouta Valeria.
– Oui, si on veut. Je souhaite trouver des idées sur la
psychologie des mâles, leur rapport à la paternité et à la
transmission.
– Vous travaillez sur les mâles ?
– Non, pas du tout, je suis au département de chimie. C’est
une recherche personnelle. J’ai moi-même un fils et je voulais
savoir quels étaient les rapports entre notre façon d’éduquer et
de transmettre à nos enfants, et les leur.
– Oui, je comprends, dit Valeria. Vous avez de la chance.
Je fais moi-même une recherche sur les mâles. C’est assez
confus. Le fait de trouver tous ces livres écrits par des mâles ne
nous éclaire pas tellement sur eux. J’aimerais trouver pour ma
par un travail de synthèse, qui m’aide à faire des
recoupements.
– Je vous souhaite bon courage. L’époque suivante a
délibérément évité de prendre les mâles pour objet, arguant

117
qu’il était temps que les femelles s’occupent enfin d’elles-
mêmes.
– Et c’était compréhensible, dit Valeria. Mais cela rend ma
tâche fastidieuse aujourd’hui. »
Valeria regardait la jeune femme avec envie. Elle était jolie,
et n’était certainement pas plus âgée qu’elle. Sa grossesse à elle
avait fonctionné. Après une longue demi-heure de
consultation, la jeune femme rangea ses affaires.
« Vous partez ? lui dit Valeria.
– Oui, j’en ai assez. J’ai noté quelques noms. Nous verrons
bien. »
Valeria se pencha vers sa fiche avec curiosité.
« Il est connu, lui ?
– Oui, je crois. C’était une référence à cette époque. Les
mâles avaient une tendance à glorifier les meilleurs d’entre
eux.
– Elle devait compenser leur autre tendance en miroir de
mépriser la majorité indifférenciée.
– Exactement. Je suis venue il y a deux mois. J’ai pu alors
consulter une première série de livres. Ils dénommaient ces
auteurs phares du nom de « génie ».

118
– Ah oui ? Vraiment ? Et tous ceux-là en étaient, des
« génies » ?
– Oui, je crois. Si vous voulez, je peux vous laisser recopier
leurs noms. Y a-t-il un domaine particulier dans lequel vous
êtes spécialisée ?
– Non, dit Valeria. Je fais de la recherche en sciences de
l’éducation. Mais ici mes attentes sont générales. C’est pour un
projet croisé avec d’autres chercheurs. Il me faut vraiment les
travaux les plus synthétiques.
– Ces noms là le sont, je pense, dans le domaine de la
psychologie.
– Et vous pensez trouver ce qui vous pose question ?
– Peut-être. Pourquoi ces mâles étaient-ils si attachés à la
construction de leurs lignées ? Ça nous échappe à nous. Mais je
m’obstine, dit la jeune femme.
– Et vous pensez que cela vous aidera à mieux élever votre
fils ?
– Oh, non, sûrement pas. Mais à le protéger de son père,
oui, je l’espère.
– Vraiment ? Il a investi sur lui une projection
particulière ?

119
– Oui et non. Ses parents également, dit-elle gênée. Je sors
seulement maintenant d’un épisode pénible. J’ai besoin de
comprendre ce qui m’est arrivé. »
Elle finit alors de ranger ses affaires, puis salua Valeria qui
lui dit alors :
« J’ai oublié de vous demander votre prénom. Moi, c’est
Valeria.
– Et moi Émilie, peut-être nous reverrons-nous une
prochaine fois ?
– Oui, enchantée, peut-être une prochaine fois. »

120
16.

Allongée sur le grand canapé beige du salon, Valeria prenait


des notes. Elle connaissait mal cette histoire qui n’était plus
enseignée à l’école et les gens ne s’y intéressaient pas.
Lentement, le passé avait disparu de la culture commune.
Accepter la requête de Theresa de faire une présentation du
Jardin des anges aux autres chercheurs n’était pas une mince
affaire. Elle avait à cet effet consulté de nombreux documents
qu’elle devait travailler.
De gros livres sur la table basse s’étaient entassés. Elle les
feuilletait un à un. La façon dont les événements y étaient
relatés suscitait son étonnement. Une succession de faits sans
aucune perspective subjective. Elle avait parfois des difficultés
à s’y retrouver. Le style trahissait une étrange neutralité,
jamais à la première personne. Ça ne lui parlait pas, mais elle
ressentait le besoin irrépressible d’avancer et d’y discerner un
sens. Les volumes n’avaient pas été empruntés depuis plus de
trente ans, et certains le double. Elle avait pu pénétrer dans
l’antre sombre avec la bibliothécaire. Ils croupissaient dans un
grand sous-sol, entassés les uns sur les autres, au classement

121
peu régulier. Celle-ci lui avait finalement demandé trois jours
afin de prendre le temps de comprendre les cotes, tant elle
n’en connaissait pas tous les recoins. Le prédécesseur de son
supérieur avait selon elle contribué au déménagement des
volumes.
Les livres s’amoncelaient, nombreux et lourds. Valeria avait
dû se résoudre à faire plusieurs allers-retours de son lieu de
travail à son domicile pour tous les emporter. Il lui avait
également fallu faire de nombreuses recherches sur internet.
De vieilles pages de Wikipedia expliquaient abondamment les
nombreuses références biographiques. Elles n’avaient plus été
modifiées depuis des décennies, à l’exception de la suppression
de certaines photos. Les reproductions de peintures anciennes
étaient visibles. Elle comprenait l’Histoire de son siècle,
comme tout le monde, et notamment celle de la Restriction,
mais sa narration demeurait essentiellement idéologique. Au
fond, comment en étions-nous arrivés là ? Elle l’ignorait.
Quelle étincelle avait suscité une telle révolution avec des
conséquences et des changements aussi fondamentaux pour
l’humanité ? Qu’y avait-il eu d’équivalent ? La réforme de
Luther ? La découverte de l’Amérique ? La Révolution
industrielle et la Révolution Française ? Ces notions lui

122
paraissaient assez vagues. Elle en avait entendu parler, à
l’instar des guerres de Troie ou du Péloponnèse. La bataille de
Lépante était un nom qui ne lui était pas étranger, mais qui
étaient les deux belligérants et pourquoi ? La Seconde Guerre
Mondiale aussi, quoique son intitulé présageait qu’il en existait
une première, dont elle ne savait rien... Quel flou… Aussi loin
qu’il lui était possible d’aller, rien n’avait eu la même
importance anthropologique que la Restriction. Ce fut la
révolution ultime, celle à partir de laquelle les autres furent
possibles, le grand soir tant attendu. Jamais une révolution ne
fut aussi efficace, elle dépassa toutes les attentes. Le reste
n’était qu’Antiquité.
Elle avait retiré ses chaussures et s’était assise sur le tapis,
adossée contre de gros coussins. Son corps recherchait une
position confortable. Elle perçut du bruit derrière la porte
d’entrée. C’était Lance. Il rentrait du boulot. Il était déjà si
tard ! Elle n’avait pas vu la journée s’écouler. Il se présenta
devant elle dans son bleu de travail, couvert de cambouis sur
les avant-bras et une partie du corps et du visage. Il y avait eu
beaucoup de vélos à réparer aujourd’hui, décidément. Lance la
regardait éberlué. Quel fatras dans le salon ! Pourquoi tant de
vieux livres ? Ne travaillait-elle plus sur écran désormais ?

123
« Comment as-tu fait pour transporter tout cela ? Ça a dû
être terriblement lourd ?
– Je ne te raconte pas ! répondit Valeria d’une voix
exténuée.
– Tu aurais pu m’appeler. On a eu beaucoup de travail ce
matin, mais je me serais arrangé avec Pierre-Yves. Il me doit
quelques heures. Bon… tu as besoin d’un peu d’aide ? sinon, je
vais me laver.
– Non, ça va. J’ai beaucoup de travail. Il va falloir que tu
me laisses tranquille ce soir. J’ai pris tout le salon, je suis
désolée, mais je n’ai pas pu faire autrement. Il est probable que
cela me prenne plusieurs jours.
– D’accord… et, je n’ai pas le choix ? »
Valeria haussa les épaules. C’était nécessaire à la
préparation du voyage d’étude. On ne pouvait pas avoir l’air
d’une imbécile auprès de tous ces grands scientifiques qu’elle
accompagnait aux cv longs comme le bras. Ils étaient plus
vieux et elle devait maîtriser cette histoire sur le bout des
doigts. Il ne fallait pas se montrer incompétente en la matière.
Theresa lui avait énuméré des noms nonchalamment. Valeria
avait dû contenir sa réaction, il n’y avait que des pointures.

124
Lance était parti se servir un grand verre d’eau dans la
cuisine puis revint au salon.
« Tu sais, je pensais à une chose de drôle, dit Valeria. Je suis
en train de me documenter sur l’Ancien Temps, comme nous
disons tous dans le langage courant.
– J’avais compris. Je me doutais que tous ces livres ne
venaient pas de sortir. Je n’arrive même pas à comprendre
comment tu arrives à lire dans des objets pareils. Cela doit être
d’un inconfort de lecture incroyable !
– Oui, c’est difficile. Mais j’ai quand même appris des
choses étonnantes. Est-ce que tu peux concevoir que dans
l’Ancien Temps, jamais une professeure d’université n’aurait
partagé sa vie avec un mécanicien ?
– Comment cela ? répondit Lance, incrédule.
– Eh bien, un couple de parents, dont l’un était professeur
à l’université, et l’autre mécanicien, cela n’existait pas. Ou
plutôt, c’était hautement improbable.
– Improbable ? Tu veux dire que cela n’était même pas
interdit par la loi ?
– Non, ça n’avait pas besoin d’être interdit, ça n’arrivait
simplement jamais. Personne n’en voulait, ou, si jamais deux

125
personnes se rencontraient, tout le poids de la société les en
empêchait.
– Et qu’est-ce qui posait le plus de problème ? La femme
professeure, ou le mari mécanicien ?
– Le professeur était au-dessus du mécanicien, dit-elle en
riant et en feignant l’arrogance.
– Ah bon ? et à quel titre ? répondit Lance en jouant le rôle
du vexé.
– C’est compliqué. C’est une histoire de travail manuel qui
était déclassé.
– Et la professeure était mieux considérée alors ? C’est
paradoxal avec ce que je croyais du traitement des femmes
dans l’Ancien Temps !
– Mais c’est encore plus compliqué que cela, car, en
réalité, effectivement, presque toujours, les femmes ne
pouvaient pas être professeurs d’université. C’était une
hiérarchie entre hommes.
– Donc c’était l’homme qui était professeur d’université
qui n’acceptait pas d’épouser la femme mécanicienne ?
– Même pas, car il n’y avait pas de femme mécanicienne !
Chaque groupe social était organisé autour de professions bien
différenciées…

126
– J’ai rien compris. Quel monde de dingues ! Pourquoi se
rendre la vie aussi difficile ?
– Je me suis mal exprimée. Ça me paraît clair maintenant,
mais je n’arrive pas à dire comment ce modèle social
fonctionnait. La hiérarchie s’établissait entre les hommes, et
ensuite, chacun de ces hommes hiérarchiquement situés sur
une échelle sociale avait une femme qui lui correspondait.
– Et sur quel critère elle-même se retrouvait-elle située à
tel ou tel échelon de l’échelle ? dit-il agacé.
– Cela dépendait de son mari…
– Mais alors, quel intérêt avait-elle à en prendre un qui
était en bas de l’échelle ?
– Et bien, aucun…
– Donc les mécaniciens demeuraient célibataires ?
– Non, probablement pas. Ecoute, je n’ai pas encore tout
compris. Il faut que j’y retourne.
– C’est dingue ! Tu dis des trucs qui n’ont aucun sens ! »
Valeria se sentait vexée de ne pas parvenir à expliquer
convenablement les structures sociales et affectives du monde
d’avant à une personne moins encline qu’elle à faire l’effort de
comprendre une société différente. Lance monta à l’étage se
doucher et se changer et Valeria se replongea dans ses livres.

127
Il lui fallait produire un résumé simple du XXIe siècle pour
obtenir une représentation claire et facile à mémoriser. Elle
combina sept articles dénichés dans des encyclopédies datées,
plus une petite dizaine de textes dénichés ici ou là, et essaya
d’en faire une synthèse. C’était un exercice difficile, mais elle
connaissait ses capacités de verbalisation acquises à l’école et
savait faire un résumé. Elle se lança alors, et en quelques
heures parvint à ce résultat, accompagné de ses commentaires,
principalement interrogatifs, une large part des informations
ne relevant pas, selon elle, de la recherche scientifique mais
plutôt du récit, de la narration idéologique, de la vulgarisation
historique :
« Le féminisme fut un mouvement de fond apparu dès le
XIXe siècle. Il était alors, et également au XXe siècle, l’un des
trois grands mouvements sociaux de l’émancipation humaine,
avec la lutte des classes laborieuses contre l’exploitation
économique et la pauvreté, et les luttes antiracistes dans le
sillage de l’héritage colonial.
Étonnante séparation, mais l’Histoire s’est ainsi construite.
Le féminisme connut dans les années 1960 et 1970 un bond
en avant extraordinaire. Ces deux décennies furent a
posteriori qualifiées de « révolution féministe », dans un

128
contexte où les luttes contre l’exploitation de classe étaient en
train de devenir moribondes après de grands succès à la suite
de la Seconde Guerre Mondiale. C’est à cette époque que le
droit à l’avortement fut légalisé.
Ne pas confondre les chiffres de la chronologie. Je n’ai
jamais été très forte pour les dates d’avant la Restriction. Il y
eut bien différentes vagues séparées dans l’Histoire des
émancipations… très étonnant.
Les mâles (qui vivaient avec les femelles) ont qualifié cette
révolution féministe de révolution « sexuelle », incapable de
voir qu’il s’agissait d’un mouvement social total. Ils
prévoyaient qu’ils (en fait, une partie d’entre eux, les plus
puissants) allaient enfin pouvoir librement exercer une
consommation sexuelle débridée. Ils dénigraient le féminisme
en le réduisant à une morale individuelle.
Trouvée chez Jones, l’anthropologue. Les mâles seraient
donc, comme on le raconte, mobilisés, voire possédés, par leur
désir sexuel à l’égard des femelles, une prédation similaire à
celle du genre animal, et par la compétition entre eux dans
l’accomplissement de ce désir. Leur extinction est-elle venue
de l’impossibilité de pouvoir l’exercer ?

129
Comme souvent, à la suite d’une séquence de forte avancée
sociale, la période suivante fut réactive, et, des années 1980
aux années 2000, le mouvement féministe devint moribond à
son tour, comme les deux autres grands mouvements, et dut
vivre sur ses acquis, en essayant de les conserver.
Toujours ces vagues successives. Cela revient plusieurs fois.
Certaines périodes avec le recul n’ont de sens qu’en tant que
parenthèses, comme s’il fallait souffler un peu avant de
reprendre son élan. Après recherche, il ne nous reste
effectivement rien de ces trois décennies, si ce n’est le micro-
ordinateur comme ils disaient à l’époque ! mais comme
contenu culturel ou idéologique, vraiment rien.
Puis, dans les années 2010, une nouvelle vague conquit
Internet avec de nouvelles revendications. Elles suscitèrent
des mobilisations d’une ampleur inégalée à travers le monde.
Elles correspondirent à un moment de chute considérable
dans les pays développés de la pratique du mariage, et une
hausse, devenue majoritaire, des naissances hors mariage et
une augmentation exponentielle de l’écart de réussite scolaire
entre filles et garçons. Ce mouvement n’était pas centralisé. Il
était explosé en une multitude de mouvements locaux et mit à
jour un phénomène ancien : l’extraordinaire écoute et réponse

130
des femelles d’un côté, et l’indifférence et l’incompréhension
des mâles de l’autre. Au début des années 2020, face à
l’absence de changements réels et de progrès, face à
l’indifférence et à la violence, un nouveau mot d’ordre fit son
apparition. On n’en conçoit difficilement l’origine tant il
semble s’être répandu comme une traînée de poudre dans
tous les réseaux sociaux internationaux.
Avant de parler de ce nouveau mot d’ordre, il me faut
évoquer le sens et la stratégie derrière l’usage du mot
« féminisme », mot que nous connaissons, mais dont l’usage a
disparu politiquement.
Le féminisme avait déjà prouvé son attachement à la lutte
contre tout paternalisme. Il ne pouvait pas compter sur la
bienveillance fictive des mâles pour obtenir de nouveaux
droits. Quand Marx disait que les prolétaires ne
s’émanciperaient que par eux-mêmes, il proposait une
stratégie du même ordre. Ainsi le féminisme ne s’est à raison
jamais appelé « anti-sexisme » ou encore pire « anti-
machisme ». Le fait de se battre comme victime n’a jamais
rien conquis dans les luttes sociales. Un éventuel « anti-
machisme » n’aurait jamais obtenu le droit à l’avortement ou
à la contraception. Seul un féminisme assumé le pouvait, en

131
tant que lutte affirmative de la femme comme sujet politique,
pour un avenir politique. Ce n’était pas les femmes aliénées
qui se libéraient pour devenir « libres comme les hommes ».
C’était les femmes en lutte pour l’émancipation qui devenaient
sujet de l’Histoire et dépassaient les hommes, qui, eux,
croupissaient dans leur aliénation.
Il est important de comprendre ce point. Il s’agit d’une lutte
pour l’émancipation. Celle-ci ne pouvait pas proposer une
autre méthode.
L’échec parallèle de l’anti-racisme à cette époque tint en
partie à ce mauvais mot d’ordre. L’abandon du mot
communisme remplacé par une évasive et temporaire « lutte
contre les inégalités », fut, dès les années 1980, également une
catastrophe totale puisqu’elle revenait à légitimer la place de
ceux qui dominent.
Ces anciennes appellations furent effectivement modifiées
plus tard. Je les ignorais. Mais pourquoi avaient-ils une
réticence à employer ce si beau mot de communisme ?
Mais voici donc le nouveau mot d’ordre qui changea tout :
Donc, au début des années 2020, ce nouveau mouvement
anti-paternaliste fit son apparition. Il eut une résonnance
considérable. Puisqu’il était devenu évident que genre et sexe

132
n’étaient plus liés, il n’y avait pas à craindre la disparition
d’un genre. Ce mot d’ordre fut le suivant : « Vous avez le
pouvoir de créer l’avenir : ne faites que des filles ». Ce fut un
slogan redoutable. Les femelles s’adressaient aux femelles,
prenaient la mesure de leurs problèmes, et y trouvaient une
solution. Plusieurs arguments pouvaient s’entendre chez les
premières adeptes. Plus de filles imposeraient un modèle
culturel différent. Ce serait également moins de difficultés
d’éducation, moins de délinquance, moins de consommation
de viande, et globalement moins de problèmes quotidiens
pour les femmes. Il s’agissait de reprendre le pouvoir : il n’y a
des mâles que parce que les femelles le décident, nous
pouvons décider que cela cesse.
Et c’est effectivement ce qui eut lieu. Pourquoi personne n’y
a pensé avant ?
L’audience de ce mot d’ordre en occident fut gigantesque.
Elle eut un caractère polémique et suscita des réactions
paradoxalement hystériques chez les hommes, notamment
chez les éditorialistes. Les femmes à l’inverse étaient apaisées
avec cette proposition. Par ailleurs, en dehors des milieux
chrétiens conservateurs, peu nombreux en Europe, les
sondages dévoilaient un sentiment plutôt favorable.

133
Ma connaissance des histoires religieuses est faible. La
signification et la pratique ont beaucoup évolué jusqu’à nous
récemment.
Une scission s’observait chez les femmes de droite, séduites
par une dimension platement pragmatique.
Même chose à propos des concepts politiques qui
appartiennent au registre de cette imposture, mais qui fut un
étape, appelée « démocratie représentative ». Cet oxymore ne
gênait-il personne à l’époque ?
L’affirmation de soi en tant que femme comme stratégie
politique s’avérait efficace et ridiculisait l’inquiétude surjouée
des mâles. Il y eut alors de nombreux articles, émissions,
podcasts, interventions médiatiques de personnalités, bref,
une propagande efficace. Les femmes actrices ou chanteuses
affirmaient leur choix d’avoir une fille, souvent, mais pas
toujours, par le biais d’un donneur inconnu. Tout était très
simple.
La dimension culturelle avait une importance considérable à
l’époque. J’en parle, même si cela ne nous évoque plus rien.
Qui se souvient des acteurs et des chanteurs du siècle dernier ?
L’histoire de la nécessité d’un référent paternel ne tenait
pas la route, tant la réussite de ces enfants était édifiante à

134
côté de celle de garçons élevés par leur père, si nombreux à
échouer.
J’ai trouvé cette expression de « référent paternel » dans
plusieurs publications. Je ne suis pas certaine de sa
signification, mais je ne voudrais pas avoir l’air stupide si
quelqu’un l’emploie.
Dans les faits, sur une petite décennie et selon les pays, une
minorité agissante de 10 à 15 % de femmes s’engagea dans
cette voie et sut se faire largement entendre. La recette était
simple, si vous avez une fille, tant mieux, si c’est un mâle, vous
avortez, ce qui est parfaitement légal. Beaucoup de femmes
ayant eu la chance d’avoir une fille du premier coup se
joignaient au mouvement par opportunisme pour faire le
nombre. Il était cependant difficile de savoir si toutes
auraient été jusqu’au bout à ce moment là. Certaines femmes
avaient parfois déjà eu recours à l’avortement, et faire ce
choix leur fut moins difficile. On constata à cet égard une
légère hausse du nombre de grossesses et un léger
rajeunissement de la moyenne d’âge des premières, comme
s’il y avait eu la possibilité de se donner plus de chances. Les
nombreuses grossesses obtenues par FIV, qui produisaient

135
des grossesses multiples, furent également l’occasion
d’éliminer les fœtus mâles.
Ce fut donc le travail d’une avant-garde.
Une petite dizaine d’années plus tard, les changements
statistiques soulignaient une nouvelle réalité. Depuis
longtemps, on constatait plus de naissances mâles que
femelles. L’avortement sélectif était probablement pratiqué en
sens inverse. Certains prétendaient qu’il y avait une loi
naturelle : les mâles devenaient ensuite plus nombreux à
mourir de toutes sortes de causes, et l’équilibre se faisait vers
dix-huit ans. Dans les pays développés, l’écart était de 106
mâles pour 100 femelles à la naissance. Mais dans les pays
pauvres ou non démocratiques, il était bien plus important :
110, 115, jusqu’à 120 en Chine. On soupçonnait d’ailleurs des
meurtres d’enfants nombreux chez les petites filles, pas même
déclarées comme nées, depuis la nuit des temps.
Je fais ici un résumé de plusieurs millénaires d’Histoire.
Pour quelles raisons l’Ancien Temps favorisait-il les mâles ?
Est-ce le fait d’un contexte de faible niveau technologique, ou
de faible niveau d’éducation ? La brutalité était-elle promue ?
Ces statistiques volèrent en éclats au début des années
2030. Dans les pays occidentaux, le nouveau rapport était

136
désormais de 115 femelles pour 100 mâles. Ce constat fut
observé comme une mutation anthropologique majeure par
la plupart des observateurs. Il y eut de nombreux
changements d’infrastructures au niveau des activités extra
scolaires. Les clubs de football réduisaient leurs effectifs, les
meilleurs ne pratiquaient plus de sélections, d’autres
fermaient faute de candidats suffisants. Les conservatoires
quant à eux devaient refuser du monde. Les cours de danse
pullulaient. La commune de Chatenay-Malabry en Europe fit
grand bruit lorsqu’en lieu et place de l’un de ses terrains de
football, autrefois encombré, elle y construisit des bâtiments
destinés à la danse, au théâtre et à la musique. Les
entreprises de jouets et de jeux vidéos durent revoir leur offre.
Les rayons de vêtements pour enfants durent également
s’adapter.
Ville inconnue, mais exemple intéressant. Les activités
étaient genrées, les femelles ne pouvaient pas jouer au football,
probablement. Aujourd’hui, la pratique musicale s’est
généralisée. Qui pouvait sans honte faire passer une activité
sportive avant une activité artistique ?
Les chiffres de la réussite scolaire en fin de CP, aux
premiers tests de lecture, étaient partout remontés en flèche, y

137
compris dans les territoires les plus désœuvrés. Une
interrogation surgit de façon purement rationnelle : ce
mouvement pouvait-il résoudre la question sociale, sous la
forme d’une politique publique ?
C’était effectivement la seule question valable. Mais
pourquoi pas avant ?!
Après quelques années, moins de cinq ou six ans de réelles
agitations médiatiques, il y eut un phénomène de statu quo.
Les années 2030 furent une décennie de tassement relatif. Le
rapport acquis à la naissance se stabilisa et ne connut pas de
nouvelle progression. Beaucoup de femmes, y compris
progressistes, étaient dubitatives, parfois inquiètes. Le
mouvement écologiste alors dominant culturellement ne sut
pas communiquer favorablement sur cette question.
L’avortement leur apparaissait trop technique, bien qu’il ait
toujours existé sous la forme de recettes de grand-mères.
A nouveau, une représentation politicienne difficilement
compréhensible aujourd’hui. L’écologie est nécessairement un
progrès, puisqu’il s’agit de nous faire survivre en faisant
progresser le niveau d’éducation générale. Mais encore un mot
sur l’alternance de périodes historiques.

138
Tout mouvement révolutionnaire est suivi d’une période
réactionnaire. Elle agit comme un temps d’incubation, de
digestion pour faire accepter à la majorité ce que seule une
avant garde avait alors compris. On se souvient des années
1820 en Europe après la période 1789-1815. On se souvient
aussi des années 1980-1990 après les sixties, déjà décrites.
Celles-ci inventèrent ce qu’elles appelaient un
néoconservatisme, et un néolibéralisme technocratique
pendant lesquels des agents influents faisaient croire au gens
que les revendications communistes n’avaient été qu’une
parenthèse et qu’ils allaient vivre un retour du religieux. Ce
fut l’inverse.
Il faut être précis sur ce point. L’Histoire avance, mais pas
de façon continue.
Bien que cette décennie 2030 fût une parenthèse, plusieurs
catastrophes écologiques ayant alors pris le dessus dans
l’urgence politique, les statistiques continuaient à tomber les
unes après les autres. La toute première cohorte
générationnelle accédait au Lycée puis aux études
supérieures. Les années 2040 furent alors celles d’une
révélation. Les écarts de réussites entre mâles et femelles
devenaient dramatiques pour les premiers. Les mâles

139
donnaient l’impression de devenir des inadaptés, voire des
assistés, tant ils pesaient un coût énorme pour l’ensemble de
la société. Il n’y avait en revanche aucune profession qui ne
s’était pas entre temps féminisée. La proportion de mâles à ne
pas terminer le Lycée doublait quand celle des femelles se
divisait par trois. La quasi totalité des jeunes médecins et des
jeunes magistrats étaient des femelles. Les chiffres de la
délinquance n’évoluaient pas, si ce n’est au pro rata du
nombre de jeunes mâles nés une génération plus tôt : les
causes du problème devenaient alors évidentes. L’espérance
de vie montait chez les femelles quand elle chutait chez les
mâles, notamment la partie d’entre eux la moins insérée
socialement, aussi bien professionnellement qu’affectivement.
Les mâles devenaient des épaves. Hausse exponentielle des
suicides, de l’addiction à la drogue, de l’alcoolisme, de la
consommation débilitante de pornographie, de l’usage de
médicaments chimiques et de maladies diverses, et absence de
recours aux soins pour beaucoup d’entre eux. Un suivi
psychiatrique dès l’enfance devenait la règle, et la mise sous
Ritanil. Le dernier verrou des écoles d’ingénieurs et des études
techniques sauta allègrement en quelques années. Sans avoir

140
besoin de quota, les femmes étaient partout à tous les postes
de pouvoir. Les mâles abandonnaient la partie.
Bon résumé. J’ignorais le mot pornographie ni ce à quoi il
fait référence. Trouvé chez Jones, à nouveau. Est-ce vraiment
important ? Les mâles seraient-ils donc obnubilés par leur
organe reproducteur en action ? Et pour quelle raison ?
Cela n’était donc plus une question de militantisme, mais
d’évidence. Chaque femelle se disait « Je suis d’accord pour
qu’il reste des mâles, pour que l’on continue à en faire, je n’y
vois aucun inconvénient, mais… pas par moi ». Le choix des
filles, dans cette décennie 2040 repartit alors à la hausse pour
ne plus jamais s’arrêter.
Qui l’aurait cru vingt ans plus tôt ? Qui aurait pronostiqué la
fin de la cigarette dans les années 1970 ? Qui aurait misé sur la
fin du mariage dans les années 1990 ? Qui aurait parié sur la
fin de la consommation de viande dans les années 2010 ?
Pourtant, tous ces changements de mode de vie ont eu lieu
vingt, trente, parfois cinquante ou soixante-dix ans après. Le
monde change, les subjectivités changent, les représentations
changent. À la même époque, la vision de vieux films en noir et
blanc devint résiduelle (Quelqu’un de mon entourage en a
vus). Plus personne n’arrivait à comprendre qui étaient ces

141
gens visibles à l’écran. Le théâtre se perpétue plus aisément,
quoique dans certaines marges, car les mots, parfois peu
compréhensibles, des vieilles pièces, sont incarnées sur scène
par des corps neufs et des subjectivités actuelles. C’est ainsi
qu’il a survécu, bien que de nombreuses œuvres aient disparu
aujourd’hui de notre horizon culturel, y compris chez les
personnes les plus instruites.
L’arrivée de banques de sperme un peu partout accessibles
avait aussi changé la donne. La procréation dite
« médicalement assistée » avait été légalisée aux personnes
seules sur simple demande. Les femelles avaient alors un mal
fou à se trouver des partenaires à la hauteur de leurs
attentes. Les écarts intellectuels étaient devenus trop
importants. Les rares mâles connaissant la réussite
s’affirmaient de façon tellement arrogante qu’ils n’étaient
eux-mêmes pas désirés. Ils devaient finalement succomber,
dans une proportion moindre, aux mêmes travers. Le mythe
du « Prince charmant » avait totalement disparu de
l’éducation affective des jeunes filles pour la simple raison
qu’elles n’arrivaient plus à se dégager une image positive de
leurs pères. Les familles mono parentales devenaient la

142
grande majorité des familles, et les enfants, quand ils étaient
des filles, réussissaient mieux.
Trouvé la remarque sur l’arrogance chez Smith et Trevor.
Difficile pourtant d’imaginer qu’un sexe puisse se voir
attribuer de la sorte un trait de caractère à la fois aussi rare et
grossier. Le mythe du Prince Charmant est également présent
dans plusieurs références, mais est-ce sérieux ? Je le mets afin
de m’assurer de ne pas oublier l’expression si je devais
l’entendre.
Une forme de réminiscence de sentiment affectif adressé
aux mâles pouvait, ici ou là, chez les jeunes femmes trouver
encore un terrain d’expression, une sorte de curiosité pour un
corps différent. Mais la déception systématique devenait la
règle, comme un passage obligé vers l’âge adulte. Les femmes
étaient totalement autonomes en procréation.
Attraction, désir, amour… Cela renvoyait à des affects très
fortement formatés culturellement. Difficile à comprendre
aujourd’hui. Si les mâles étaient déterminés par une forme de
prédation à l’égard des femelles, quel était le mobile des
femelles à l’égard des mâles ?
Des groupes de mâles savants essayaient de se constituer
pour réfléchir au problème, mais ils n’obtenaient aucun

143
résultat probant. La moitié d’entre eux était constituée de
mâles « gays » (attirés sexuellement par d’autres mâles) car
cette minorité de mâles se révélait moins sujette à la
dépression générale que subissait leur sexe. Ils se replièrent
sur eux-mêmes jusqu’à l’extinction inévitable. Les femmes
avaient appris depuis un moment à dissocier vie affective, vie
sexuelle et procréation. Les réalités de genre devenaient plus
évidentes. Avant la fin de la décennie, on comptait dans les
pays occidentaux et riches environ 15 % de femelles
transgenres ou non binaires devenues socialement des
hommes, à cette différence près qu’elles réussissaient très bien
leurs études d’un point de vue statistique. Leurs couples avec
des femelles cisgenres étaient également une réussite de
longévité et de bien-être affectif.
J’utilise à dessein le vocabulaire de l’époque afin de décrire
ce qui est évident aujourd’hui.
Alors, le coup de semonce tomba. En 2046, la Chine imposa
à son peuple la Restriction. Certains non occidentaux avaient
exprimé une forte réticence face à ce changement sociétal
majeur. De nombreuses femmes y avaient été sensibilisées,
mais il était difficile d’en calculer l’impact. La Chine était
passée d’un ratio de 120 mâles pour 100 femelles à l’inverse,

144
grâce à l’abandon de sa politique de l’enfant unique et à une
probable, mais non officielle, politique de stérilisation dans
les campagnes. Cette décision centralisée eut un effet énorme
parmi l’ensemble des pays non occidentaux. Plusieurs pays
pauvres ou qui n’en finissaient pas d’émerger prirent la
décision de l’imposer par la loi à leurs populations, sous l’œil
observateur et bienveillant du FMI. Les premiers à se lancer
furent les pays de très petites tailles, quelle qu’ait été leur
culture dominante, y compris des pays majoritairement
musulmans, voire totalement, la pratique religieuse étant
devenue dans ces pays, dans les deux décennies précédentes,
déjouant tous les pronostics, un artefact d’affirmation
identitaire, mais difficile à suivre quant au contenu. Des
résultats rapides pour tous ces pays furent sans appel, et l’on
parla à leur égard d’une nouvelle transition démographique.
Les taux de natalité chutèrent à moins d’un enfant par femme,
alors que les niveaux d’éducation explosaient. En 2053, les
tests de fin de CP au Bénin (uniquement sur des femelles, les
mâles ayant disparu dans cette classe d’âge) étaient
supérieurs en moyenne d’un écart type à ceux des mâles du
même âge au Danemark (peu nombreux, mais encore
présents à hauteur de 13 % d’une classe d’âge). Comment les

145
données d’une telle étude ne purent-elles pas avoir de
conséquences planétaires ?
Le FMI a été fort heureusement dissous depuis. Il y a une
littérature sur cette histoire, mais je ne veux pas m’étendre car
je ne crois pas qu’elle concerne ma recherche.
Parallèlement, les années 2040 connurent d’autres
changements sociaux dans les pays riches. Les programmes
scolaires se transformèrent, avec notamment la disparition
des cours d’Histoire, rendus optionnels une dizaine d’années
plus tôt, ils furent marqués d’obsolescence. Les politiques
firent de nombreuses réformes, surtout écologiques et
sociales, facilité par la présence majoritaire de femmes. Le
bien-être s’imposait politiquement. L’expression néo
communisme fit alors son apparition, y compris aux Etats-
Unis (Amérique du Nord).
Il paraît qu’elle n’était pas à la mode avant. Pourquoi ? Les
noms de lieux sont précisés puisque beaucoup de pays ont
disparu.
Ces changements imposèrent de nouveaux repères
culturels, comme l’avaient fait 80 ans plus tôt les années
1960. Disparition du sport professionnel, disparition des
bagnoles, disparition de la musique Pop-rock et des

146
vidéoclips, disparition de la télévision, disparition des
cultures culinaires locales, mais également de la junk food,
nouvelle culture, nouvelles pratiques…
Je ne connais rien de ces références, mais je les note pour ne
pas avoir l’air idiote. Le rock, paraît-il, était, malgré une image
progressiste à ses débuts, une musique assourdissante qui
dépensait de l’énergie fossile pendant que des mâles
identitaires arrogants s’égosillaient de façon brutale en
astiquant le manche de leur instrument. Absurde.
Les pays occidentaux votèrent légalement la Restriction en
2054. Large majorité parlementaire partout, les députés
s’avéraient être presque toutes des femelles qui l’avaient déjà
adoptée elles-mêmes, ainsi que les juges des cours
constitutionnelles ou hautes cours de justice. 85 % des
femelles à cette époque pratiquaient déjà la Restriction, par
facilité évidente de vie. Les minorités de mâles naissaient
dans les milieux les plus populaires, eux-mêmes alors en voie
de disparition.
On y vient enfin. Ce fut comme une lettre à la poste.
La question des banques de sperme se posa alors
naturellement. Pour combien de temps les réserves étaient-
elles fonctionnelles ?

147
Aujourd’hui, il est évident qu’elles ne répondaient pas aux
attentes. Il y eut pas mal de gaspillage. « On ne savait pas » ont
dit les protagonistes de l’époque.
Et quelle était la qualité du sperme recueilli ? Dans leur
grande majorité, les mâles encore en vie avaient sombré
comme des épaves alcooliques, violentes, sous traitement
médicamenteux psychiatrique. Leur espérance de vie s’était
effondrée. Le QI des jeunes mâles était en moyenne de trente
points inférieurs, soit deux écarts types, à celui des femelles.
Les mâles n’étaient plus employables. Les jobs de chauffeur-
livreur, ou de ramassage des ordures, leur étaient devenus
difficiles d’accès. Ils n’arrivaient plus à se lever le matin, ne
savaient pas être à l’heure trois jours de suite, étaient
dangereux un volant ou un guidon dans les mains, ils étaient
sujets à la panique face à un éventuel contretemps, n’était
plus capable d’efficacité.
On m’a raconté tout cela. Ma mère, enfant, quoique
protégée, en a vus traîner dans certains quartiers.
Les femelles, depuis les années 2030, avaient très
majoritairement recours aux banques de sperme. L’idée
d’avoir un enfant avec un mâle qu’elles rencontraient leur
devenait étrangère. Aucun mâle ne paraissait suffisamment

148
désirable pour elles. Elles étaient inquiètes de la qualité des
gènes qu’elles allaient transmettre. La somme d’alcools et de
drogues de toutes sortes ingurgitées présageaient un héritage
génétique catastrophique. La revendication de banque de
sperme sain gagnait en popularité et en légitimité. Mais
comment l’obtenir ? Un nouveau slogan apparut : protégeons
les mâles des mâles.
Theresa s’impliquait déjà en ce temps.
Selon les estimations, les mâles étaient sur le point de
disparaître des sociétés occidentales et des autres pays les
plus riches. Les tests de sélections pour valider un don aux
banques de spermes devenaient quasi impossibles à réussir, y
compris pour les meilleurs des mâles. Certains d’entre eux
refusaient de faire ce don. L’idée qu’il fallait élever une colonie
de mâles protégée, apte à leur donner la meilleure éducation,
préservée de l’effondrement suicidaire ou sacrificiel qu’ils
traversaient depuis trois décennies, émergeait. Ces mâles
devaient alors pouvoir alimenter régulièrement les banques
en sperme de qualité et ainsi éviter la pénurie. Les mâles
n’avaient pas à être nombreux. Deux ou trois cents pouvaient
suffire.
C’est une question de bon sens.

149
De nombreux pays firent différents types d’expériences
avec plus ou moins de succès, quoique l’opacité fût la règle. Il
est difficile aujourd’hui d’avoir un aperçu exact des modèles
micro-sociétaux essayés. Le respect des droits humains
s’affichait comme la plus importante des valeurs dans ce
processus au sein des pays occidentaux. L’île de Gohas se
distingua comme la plus concluante de ces expériences. Plus
célèbre dans le vocabulaire courant comme le « Jardin des
anges », elle a fourni du sperme à la plupart des grossesses
depuis plus de trente ans, et toutes dans nos pays depuis
quinze ans, mais également à travers les autres continents.
Les mâles vieillissants encore en vie, devenus inutiles,
endurèrent une mort prématurée. »
Valeria était épuisée. La nuit avançait impassiblement. Quel
boulot ! Enfin, le dernier paragraphe aboutissait à sa partie.
Comment les mâles du Jardin des anges survivaient-ils au sein
d’un univers social sans femelles ? Il fallait assurer leur survie
jusqu’à l’âge adulte, et quelques années ensuite. Mais quel sens
donnaient-ils à leurs dons réguliers ?
Elle vint se coucher à côté de Lance. Il dormait
profondément. Elle prit soin de ne pas le réveiller et posa sa

150
tête sur le dos de sa main. Ses yeux ne parvenaient pas à se
fermer.

151
17.

Jules buvait son café sur la table basse du salon, il le


dégustait lentement avec délectation. Hélène le lui avait
apporté gentiment. Elle en avait pris un de sa réserve. Ce
rationnement se tolérait aisément, Theresa avait perdu
l’habitude d’en consommer. Elle s’était assise à côté de lui.
Sans échanger un mot, ils regardaient tous les deux Theresa
enfoncée dans son fauteuil lisant ses documents et griffonnant
des notes, inlassablement.
« Où trouve-t-elle la force de travailler ainsi du matin au
soir ? dit Hélène, méditative.
– Sept jours sur sept, pas ou peu de vacances. Une vie de
labeur… lui répondit Jules.
– Mais une vie de passion… Elle n’est jamais aussi
heureuse que dans cette position, à chercher je-ne-sais-quoi je-
ne-sais-où. Elle veut seulement que l’on respecte son silence.
Elle ne demande rien de plus, dit-elle dans un murmure.
– Avez vous eu des nouvelles du petit Ludwig ? Je n’en ai
aucune personnellement, ajouta Jules en levant les yeux au
plafond, la voix un peu étranglée.

152
– Oui, j’ai pu le revoir une fois. J’y suis allée seule, Theresa
n’était pas disponible, répondit Hélène d’une voix tremblante.
– Marc est en train de m’effacer définitivement de sa vie. Il
ne m’a pas prévenu. Et toi ? Tu n’as pas pensé à me le dire ?
– Je n’en ai pas eu la possibilité, ni le temps. Marc m’a
appelée au dernier moment, en milieu de journée. Il fallait
venir immédiatement si je voulais le voir, tu le connais. J’ai
abandonné toute affaire cessante, j’ai pris mes jambes à mon
cou, et nous nous sommes retrouvés au parc. Marc m’a fait une
scène. J’ai essayé d’appeler Émilie directement, sans passer
par lui. Bref… ça n’a pas été une très belle journée.
– Quel ours ! J’ai eu la même idée, mais je n’ai pas osé le
faire. Et comment a-t-elle réagi ?
– Bien. Mais elle était un peu distante elle aussi. Pourtant,
je crois l’avoir considérée comme ma propre fille pendant des
années. Et puis, subitement, tout s’arrête. Qui peut vivre de
cette façon ? Enfin… le petit était content de me voir. Je n’ai
plus échangé un mot avec Marc, et j’ai joué avec Ludwig
pendant une heure. Nous étions contents de nous voir. Puis est
venu le moment de se dire au revoir, et d’un coup, ils sont
partis.

153
– On ne saura jamais ce qu’il a dans la tête celui là. D’où
cela lui vient ?
– Oh… il ne faut pas chercher bien loin », dit-elle en
regardant Theresa.
Theresa, le visage grimaçant d’un rictus inquiet, consultait
ses papiers avec une intensité tenace. Bien qu’immobile, elle
était agitée, un peu fiévreuse.
« Et que fait-elle, au juste ? La voilà si affairée depuis
quelques temps…
– Elle prépare un nouveau voyage d’étude, répondit
Hélène. Je n’ai rien le droit de savoir. Plus les jours passent,
plus elle s’enferme dans le silence.
– Elle ne t’a vraiment rien dit ?
– Non, ou presque. Mais je suis perspicace. Il n’y a pas
tellement d’endroit où, dans son domaine de compétence, on
doit se rendre avec un tel degré de préparation et de
discrétion… J’ai déjà vécu cela dans le passé, plusieurs fois.
Elle sait que je sais. Alors elle s’emmure littéralement dans une
indifférence feinte à mon égard. C’est absolument
insupportable…
– Eh bien, dis moi, c’est fort réjouissant.
– Comme tu peux le voir encore maintenant.

154
– Ces voyages d’études ne sont-ils pas révolus ? Que
pourraient-ils bien avoir à aller chercher ? »
Hélène fit un geste de ses deux mains, la bouche béante,
suggérant qu’elle n’avait eu aucune information. Les deux,
mères et fils, se regardaient avec consternation. Theresa
continuait son labeur sans discontinuer.
*
Marc enfilait ses chaussures de sport. Il s’était assis sur le
plancher. Il n’avait pas pris le temps de s’acheter de nouveaux
meubles. Les cartons à peine déballés s’entassaient le long des
murs blancs. La maison était grande. Il avait choisi de
s’installer dans un quartier excentré. Les maisons mitoyennes
se regroupaient par quatre, comme on les construisait souvent
maintenant, au milieu des arbres que l’on avait pris soin de ne
pas couper autant que possible. Il avait aménagé la chambre de
son fils. Cela avait été sa priorité. Il souhaitait qu’il s’y sente
bien. Il ne serait pas là souvent, mais sa propre chambre en
dehors du lit pouvait attendre. L’office lui avait trouvé son
logement rapidement, moins de deux jours après la demande,
tout était réglé. Le montant des charges était standard pour
cette surface. Ses trois voisins ne témoignaient d’aucune
originalité : un couple de professeurs de Lycée, un vieux couple

155
à la retraite, elle avait été conductrice de train et lui jardinier,
et enfin deux femmes, l’une médecin et l’autre factrice. Ils
semblaient tous bien s’entendre et il n’avait pas eu tellement
envie de faire connaissance. Sa solitude le paralysait. Divorcer
trahissait un tel aveu d’échec, la preuve de son incapacité à
discuter avec bienveillance, soigner, accepter la critique,
reconstruire. Il se sentait jugé comme un individu
probablement borné, égoïste, incapable d’empathie, donc peu
fiable. On devait dire derrière son dos : il n’y a que les rats qui
quittent le navire. Pour quelle raison n’avait-il pas été capable,
ni lui ni sa femme, de respecter son engagement initial et
d’avoir recours à une pratique d’un autre âge, où le divorce
s’affirmait comme une arme d’émancipation des femelles
contre les mâles toxiques ?
Dehors, les feuilles mortes recouvraient partiellement la
route. Il se mit au pas de course, légèrement, et avala ses
kilomètres, tranquille. Émilie l’attendait à 10 heures. Il avait
encore un peu de temps devant lui. Elle avait choisi un quartier
exposé à une plus importante densité de population. Il ignorait
la raison de son installation dans les parages. Les vélos allaient
vite, il n’était pas rassuré pour son fils. Il devinait au loin une
maison rouge et verte qui devait être le numéro qu’elle lui avait

156
indiqué. Il reconnut son ex femme dans le jardin au pied d’un
grand tilleul. Elle avait changé, sa silhouette peut-être, il
n’aurait pas su dire. Elle n’était pas seule. Un homme
l’accompagnait. Il ne l’avait pas prévu, pas aussi tôt. Il
s’approcha lentement, mais Émilie ne l’aperçut qu’une fois
arrivé sur sa pelouse. Le petit Ludwig le vit en premier. Il
courait déjà vers lui en criant son nom. Marc le prit dans ses
bras et fit plusieurs tours sur lui même en le portant.
« Tu reviens vers quelle heure ? dit immédiatement Émilie
sans prendre de ses nouvelles.
– Je ne peux pas le prendre maintenant comme prévu. Je
le prendrai ce soir si tu veux bien.
– Ah bon ? Tu aurais pu me le dire avant…
– Oui. Je te le dis maintenant.
– Mais c’était l’heure qu’on avait prévue avec le juge…
– On peut faire ça plus souplement, non ?
– Il ne vaut mieux pas que cela se reproduise. Je ne sais
pas si je serai là ce soir. Olivier sera peut-être là. Tu verras
bien, » dit-elle énervée.
L’évocation du prénom de son nouveau compagnon le fit
sursauter. Il n’était pas encore prêt à l’entendre. Celui-ci se
tenait debout derrière elle. Quand Marc le regarda, il lui

157
retourna un léger sourire espérant ainsi détendre la
communication. Il le trouvait gros, les joues épaisses. Sa
poitrine était engoncée dans une chemise à carreaux.
« Mon chéri, dit Marc en s’adressant à son fils, je vais
revenir en fin de journée. Puis tu viendras dormir chez moi
cette nuit. J’ai du travail aujourd’hui, je ne peux pas
m’absenter. »
Il se redressa, dit au revoir d’un bref signe de la main après
avoir caressé la tête de Ludwig, et s’éloigna à nouveau au pas
de course en enfonçant la tête dans les épaules.

158
18.

Valeria était assise à la gauche de Theresa, à sa demande.


Elle était un peu intimidée face à ces grandes sommités, tous
de la même génération, celle de Theresa, parfois un peu moins.
Elle n’avait pas encore osé parler. La salle de réunion longeait
son bureau, certains y avaient leurs habitudes. Ils se tutoyaient
et prenaient la parole dès qu’ils jugeaient opportun de devoir
la prendre. Seul un jeune homme du même âge que Valeria ne
disait rien lui non plus. Elle ne le connaissait pas, il avait pris
place à l’autre bout de la table. Il avait été salué par tout le
monde, contrairement à elle, il devait probablement sa retenue
à sa jeunesse ou à une forme quelconque de déférence. Deux
laborantines se tenaient au fond. Leurs directeurs les avaient
conviées et avaient insisté pour qu’elles soient du voyage. Cela
n’avait pas été sans problème, Theresa avait dû vérifier leurs
identités, en avait repoussées plusieurs, trop peu isolées à son
goût, et en avait finalement acceptées deux, le genre gourde
solitaire qui n’ouvre jamais son bec.
Ils étaient donc neuf autour de la table. Les six chercheurs
arrogants étaient tous des hommes de plus de soixante ans

159
sauf une. En botanique, en chimie, en géologie… Valeria ne
connaissait rien à ces disciplines. Aucun d’entre eux n’avait
jamais été sur l’île. La réunion n’en finissait pas de ne pas
commencer. C’était à celui dont le souvenir de mâles allait être
le plus effrayant. En effet, vu leur âge, ils en avaient tous
aperçus pendant leur enfance, parfois leur adolescence. Ils
singeaient la peur qu’ils avaient alors éprouvée en riant. Cela
paraissait si léger, telle une façon de se relâcher après
plusieurs semaines à devoir conserver le secret. Ils se
libéraient enfin. Ils manifestaient leur excitation à l’idée de les
revoir, tout en insistant sur leur aspect monstrueux. Cela ne
rassurait pas Valeria. Elle ne comprenait pas ce jeu de snobs.
Ils se sentaient privilégiés d’avoir été jugés aptes à participer à
une étude globale qui relevait d’une telle responsabilité. Le
jeune homme en face ne bronchait pas. Il maintenait son
regard fixe. Puis enfin, la délivrance arriva. Theresa prit la
parole et demanda qu’on se taise. Valeria avait préparé pour la
réunion un discours de présentation générale et attendait
qu’elle lui donne la parole. L’introduction de Theresa fut assez
longue et concernait un certain nombre de dispositions
techniques. Elle parlait d’une voix lente et assurée, et conclut :

160
« Quelque soit votre genre, coupez-vous les cheveux aussi
court que vous le pouvez avant de partir.
– Pour quelle raison, Theresa ? dit interloqué un
dénommé Watson au cheveu dru et mi-long.
– La chevelure abondante ou longue est un objet de désir
chez les sujets mâles. Nous ferons notre possible afin que vous
ne les croisiez pas. Certains d’entre vous ne seront pas là-bas
dans ce but. Mais on ne sait jamais... »
Les regards se refroidirent à cette évocation inattendue.
Pourtant, ils en riaient cinq minutes plus tôt. Le retour du réel
faisait mal, se dit en riant Valeria intérieurement, quoiqu’elle
même un peu désemparée par ce nouveau détail imprévu.
Avait-elle fait le bon choix en acceptant ce projet ? Pour sa
part, le contact avec eux ne serait pas optionnel.
« Valeria, qui m’accompagne, ici présente, va nous faire un
petit briefing de la société sur les îles. Vous connaissez déjà
certains aspects, mais le mieux est d’en avoir une vision
synthétique. Je lui ai fourni les documents nécessaires à cette
description. Vous pouvez y aller, Valeria, » dit Theresa d’un
geste de la main sans la regarder.
Valeria demeurait perplexe. Le ton de la voix de Theresa
était très hautain, à l’image de ses collègues autour de la table.

161
Elle se sentait snobée. Il lui fallut un moment avant de se lever,
remettre ses cheveux en arrière, tirer sa jupe vers le bas, et
prendre place en bout de table. Cela faisait longtemps que
personne ne lui avait parlé de cette façon. C’est alors qu’une
autre voix à droite de la salle intervint, en s’adressant à
Theresa :
« Peut-être que la petite pourrait aller nous faire des copies,
s’il y a des documents ? »
C’était une vieille botaniste de l’université de Lenina Crown.
« Mais pour qui me prend-elle ? » fulmina dans sa barbe
Valeria.
Theresa, fidèle à son comportement initiale répondit :
« Non, vous le savez bien, je ne veux aucune copie. Notre
mission aura un encadrement militaire et il y a un protocole
strict à respecter. Allez-y Valeria, » dit-elle sans daigner lever
la tête vers elle.
Valeria posa les deux mains sur la table devant elle, reprit
son inspiration puis releva le visage et contempla son
auditoire, un à un.
« Depuis plusieurs décennies, de nombreux modèles de
micro sociétés mâles ont été essayées dans différents endroits
du monde. Je ne m’attarderai pas sur les échecs les plus

162
importants. Ils nous sont assez connus aujourd’hui et sont
éloignés de nous. On peut l’affirmer, le respect des droits
humains a été globalement une condition sine qua non de ce
type de projet. On peut les résumer à grands traits ainsi :
d’abord, les sociétés mâles entièrement closes sur elles-mêmes.
Ils vivent exclusivement entre eux, dans l’inconscience totale
de l’existence du sexe féminin. Les essais de ce type ont tous
échoué rapidement. Les bébés n’étaient pas correctement
élevés, le plus grave étant l’absence d’objet de désir affectif. Le
substitut intra mâle ne s’est pas passé comme prévu. La
contrainte exigeant une cause à l’extraction du sperme n’était
pas motivée. La qualité du peu obtenu était faible, le niveau
d’instruction des meilleurs frisait la débilité. La mortalité de
cause violente se révélait importante dès l’âge de douze ans.
Bref, un fiasco, heureusement très peu expérimenté. »
Des rires et regards croisés s’échangeaient parmi l’audience.
Valeria ne souhaitait pas être interrompue par des
commentaires inutiles. Elle reprit.
« L’autre type de projet, exactement inverse, a été
d’officialiser leur croissance et leur surveillance dans le cadre
d’une société mixte. Les éducatrices, professeurs, gardiennes,
médecines étaient des femelles. La reproduction de

163
comportements immatures et violents était fréquente.
Nombreux viols sur le personnel, meurtres, absence de travail,
violence, et débilité accrue là encore, en quelques années
seulement. Sans parler de l’extorsion d’informations sur la
révélation de leur situation réelle. Il y a eu plusieurs cas de
mutineries incontrôlables. »
Les rires avaient disparus. Des grimaces de dégoût avaient
fait leur apparition sur la face des auditeurs.
« Je passe également sur les multiples essais chinois. Nous
n’avons à ce jour pas eu la possibilité d’obtenir les
informations nécessaires à ce propos. Il y a de nombreuses
rumeurs. Le respect des droits humains n’y a pas été une
priorité. On y parle de parc en baraquements, sans aucune
tentative d’instruction, ni de socialisation familiale. Un
maintien volontaire dans la débilité et les maladies. Des
tentatives d’extraction plus ou moins forcées des gamètes. Ce
point est assez obscur. Le sperme est difficile à extraire sans la
volonté de l’acteur. Et l’on ne parle même pas de sa qualité.
Des mâles maintenus dans un état de débilité avancée, aussi
bien intellectuelle que physique, ne peuvent pas produire de
gamètes qui donneront de futurs embryons sains. Ce constat a
été observé partout. Seul un corps sain et parfaitement éduqué

164
peut donner un sperme performant et des bébés en bonne
santé et intelligents.
– Excusez-moi… Je souhaiterais avoir une précision… dit
une petite voix sur la gauche, Valeria ne l’avait pas encore
entendue.
– Oui, bien sûr, allez-y.
– Qu’appelez-vous du sperme « difficile à extraire », ne
peut-on pas juste l’extraire ?
– Euh… Je ne sais pas exactement quel est le processus.
– C’est un peu compliqué, coupa Theresa. Je reviendrai
plus tard sur ce point si vous le voulez bien. Continuez, s’il
vous plait.
– Merci. En somme, pour qu’une micro société mâle
fonctionne, il faut maintenir un semblant de civilisation, et
leur assurer une éducation, un épanouissement, et la
possibilité de rechercher bonheur et satisfaction. La question
est : comment pondérer exactement la présence de femelles
autour d’eux pour assurer leur éducation, et le maintien d’un
objectif de vie.
– Et comment fait-on ?
– C’est ce que nous allons développer par la suite.

165
– Vous voulez dire, excusez-moi de vous interrompre, si je
peux me permettre, que les mâles, sans femelles, n’ont aucune
chance de survie ?
– C’est exact. Aucune expérience pour le moment, allant
dans ce sens, n’a pu aboutir.
– Alors que l’inverse n’est pas vrai. Nous fonctionnons
ainsi, et le monde n’a jamais été aussi libre et émancipé.
– Oui, dit Valeria. C’est vrai. Mais c’est aussi parce que
nous maîtrisons notre destin du point de vue scientifique.
Nous élevons les mâles dans le but de produire des corps et des
esprits sains. Mais ils ne savent rien de leur situation réelle.
C’est une condition évidente. Leur niveau d’éducation est donc
purement formel et sélectif, il n’est jamais lié à un progrès
partagé, ni au développement de la connaissance. Certains
d’entre eux développent des formes de curiosité, mais nous ne
leur laissons pas le temps de produire une activité de
recherche ou de découverte.
– Nous pourrions, dit Theresa, peut-être maintenant
aborder l’organisation géographique de Gohas.
– Oui, d’accord Theresa. Alors… l’île de Gohas, le Jardin
des anges… n’est pas une île, mais un archipel. Cet archipel
comporte plus d’une trentaine d’îles, mais seules cinq sont

166
réellement habitables. Il s’étend sur une centaine de
kilomètres de long, et une quarantaine de large, si bien que, à
l’œil nu, les îles ne sont pas visibles les unes des autres. C’est
un point important car les mâles ignorent leur situation
géographique, et l’attirance vers le large et la découverte de
nouveaux territoires ne doit pas germer en eux, par souci de
sécurité. Le rivage des îles est rocheux et l’océan est agité. À
l’intérieur, la forêt pousse abondement, la terre y est donc de
bonne qualité. À chaque île est attaché une catégorie d’âge et,
comme nous allons le voir, de sélection. Chacun de ces
secteurs est donc forclos aux autres, et une partie du personnel
est donc également dans l’ignorance de ce qui se passe ailleurs.
Sur la première île, appelée aussi l’île Golding, la plus au sud-
ouest, les bébés mâles sont accueillis et élevés au sein de
familles d‘accueil, jusqu’à l’âge de huit ans. Deux mères élèvent
huit mâles, un par classe d’âge d’un an. Le renouvellement y
est donc continu, chaque année un nouveau arrive, et le plus
vieux les quitte.
– Excusez-moi… Vous voulez donc dire qu’il y a des
femelles sur Gohas ?
– Oui, absolument. Je l’ai déjà dit. Une île exclusivement
gérée par des mâles est un échec inévitable. Les mâles, dès

167
l’enfance doivent grandir dans la conscience d’une altérité
sexuelle, construite par la mère.
– Donc, pour nous, femelles, l’altérité de genre serait
suffisante, tandis que pour les mâles, elle ne serait pas possible
sans la conscience d’une altérité sexuelle préalable ?
– Oui. Mais nous avons conscience également de l’altérité
sexuelle. Nous avons appris à la mettre à distance, dans le but
d’une société plus juste. Les mâles n’y arrivent pas.
– Et que savent ces femelles du rôle de l’île ?
– Ce qu’elles doivent savoir, et uniquement ce qu’elles
doivent savoir. Sur cette première île, les mères n’ont pas
découvert le reste de l’archipel. Ce sont des femelles
volontaires. Elles ont plus de quarante ans. Beaucoup sont
d’anciennes militaires de genre femme. Elles passent des tests,
et signent une close de confidentialité. Elles sont encadrées par
un dispositif de mères supérieures relativement autonome.
Généralement, elles ne prennent pas de retraite, et restent
jusqu’au bout. Elles s’occupent de tout, travaux, jardinage, à
l’exception de l’école. Des instituteurs se chargent de
l’instruction, de quatre à huit ans. Ces mâles renvoient une
image paternelle. Il y a environ douze familles attachées à
chaque école. Les enfants sont maintenus dans l’ignorance des

168
autres écoles de l’île. Les quatre mâles par école sont d’anciens
mâles de l’île cooptés à la fin du processus, voire bien après,
certains sont assez âgés. J’y reviendrai. Ils sont volontaires, et
subissent une castration pour laquelle ils signent une
reconnaissance d’agrément. Autrement, nous ne nous
autoriserions pas une telle opération.
– Et combien d’écoles y a-t-il au total ?
– Une vingtaine.
– Mais c’est très peu !
– Les nouveaux donneurs, chaque année, intervint
Theresa, ne sont que quelques dizaines. Il y a plusieurs
milliards de spermatozoïdes dans une éjaculation. Nous
faisons en revanche très attention à ne pas créer de problème
de consanguinité. Tout est donc scrupuleusement répertorié,
et lorsque vous faites une demande de fécondation, vous devez
fournir le code de vos antécédents biologiques. Continuez
Valeria.
– Une question… Vous connaissez toutes et tous la source
de votre géniteur ? Qui parmi vous vient de Gohas ?
– Personne. La moyenne d’âge des participants ne le
permet pas. Pour ceux d’entre nous nées dans les années 2030
ou 2040, nous sommes issues généralement de banques de

169
sperme privées, fournies par des donateurs volontaires et pré
testés, ajouta Theresa, sous les rires contenus des participants.
– À l’école, les enfants suivent un programme léger mais
précis, à cet âge, assez proche du nôtre, quoique plus théorique
et moins pratique. Plusieurs mères sont médecins militaires de
formation. Les enfants sont donc soignés, et leur nutrition est
attentivement contrôlée. À partir de six ans, l’enseignement
primaire est très poussé. Les enfants sont scrupuleusement
évalués. À quatre et huit ans, les enfants passent des
sélections. Leur fonction est d’écarter les plus faibles. À quatre
ans, la sélection se fait surtout pour raison de santé, y compris
mauvaise vue ou mauvaise ouïe, et tout type de maladie, ou
inaptitude intellectuelle sur tests précis. Parfois, des enfants
peuvent être écartés plus tôt. À ce niveau, il faut compter
environ 20 % d’exclus. À huit ans, les tests se scolarisent en
partie. S’ajoute à cela un suivi ou plutôt une observation
psychologique afin d’analyser leur attitude sociale et
comportementale. C’est assez empirique, il y a 12 % d’exclus en
moyenne, c’est très bas, les cas sont généralement assez
évidents. L’ensemble de ces sélections est encadré par les
mères médecins et les mères supérieures. Puis a lieu le départ
sur la deuxième île, aussi nommée l’île Yale. Il est ritualisé, de

170
nuit, par bateau. Ainsi, tous les enfants savent qu’ils partiront
un jour. Les enfants sont scolarisés en internat en chambres
individuelles dans un collège regroupant les enfants de Huit à
treize ans. Les professeurs sont des femelles et les surveillants
des mâles. Une correspondance est maintenue par courrier
entre les mères et les enfants. Elle est fictive, bien entendu. Les
lettres reçues par les enfants sont programmées d’avance et
adaptées en fonction de leurs réponses, qui sont obligatoires,
par un service spécial sur le continent. Ils en reçoivent une
chaque mois, et doivent répondre immédiatement. Ce lien est
important. Les textes qu’ils reçoivent sont chargés d’affection,
parfois accompagnés d’un petit présent. L’ambiance générale
est bonne enfant. Ils retrouvent leurs frères qu’ils avaient
quittés un an plus tôt.
– Et quels sont les programmes d’étude ?
– Pas d’Histoire, de Géographie ni de langues étrangères.
Cela n’aurait aucun sens pour eux. Beaucoup de sport, et des
mathématiques. L’enseignement se complait dans une certaine
abstraction. Il y a un cours de botanique, puisqu’ils sont en
contact avec la nature, cela fait sens. Les internats sont de
petites tailles et s’ignorent entre eux, comme les écoles
auparavant. Après cinq années d’étude, à treize ans, une

171
nouvelle sélection en exclut 15 % environ, à la fois sur tests
intellectuels et physiques. Nous sommes très scrupuleux sur la
qualité des gènes que nous voulons transmettre à nos enfants.
Après tout, nous sommes en train de parler de nos pères
biologiques ! »
Ricanements dans l’assistance. La description du site de
Gohas laissait les chercheurs en un état d’hébétude. Quelle
idée s’étaient-ils imaginée ? Theresa ne les quittait pas des
yeux pendant la prestation de Valeria. Il était temps d’annuler
la participation de l’un ou l’autre des membres de l’équipe s’il
s’avérait qu’il ou elle n’était pas prêt.
– À treize ans, ils quittent à nouveau leur île pour une
autre, l’île Sparta. Ils y restent trois ans, jusqu’à seize ans.
Pendant cette période, le niveau de compétition est le plus
poussé, notamment sur les plans scolaires et sportifs. Des
formes de bizutage se seraient développées. Mais nous allons
observer cela de plus près. À seize ans, seuls les 20 % les
meilleurs sont sélectionnés. Cela ne fait donc pas beaucoup
d’individus, mais leur niveau est exceptionnel, d’autant,
rappelons-le, qu’ils sont tous eux-mêmes le fruit d’un don
d’une femelle exceptionnelle au départ.

172
– Excusez-moi. J’ai une petite question qui me taraude
depuis un moment avec vos pourcentages, dit un ingénieur
chimiste plus âgé que la moyenne des participants. Où vont les
exclus ? Les vainqueurs des sélections intègrent ensuite une
autre île où à nouveau ils seront mis en compétition… mais les
autres, qu’en fait-on ?
– Ils vont là où ils finissent tous par aller à la fin, dit
Theresa, Valeria ne connaissant pas ce dernier point. Il y a
encore une autre île, où tous les mâles terminent leurs jours.
L’organisation politique y est relativement anarchique, leur
éducation ne les ayant pas tellement orienté vers l’autonomie.
Mais ils font avec et s’en sortent pas trop mal.
– Oui, dit Valeria sans se décontenancer, cela fait aussi
parti des choses que nous allons étudier. D’autres questions ?
J’ai bientôt terminé, si vous le voulez bien, je vais donc
continuer… Les heureux élus, à 16 ans, sont placés dans la
meilleure île, l’île de Gohas proprement dite. Ils y vivent dans
d’excellentes conditions, notamment nutritives, afin d’assurer
l’excellence de leur semence. Ils y restent aussi longtemps que
leur sperme est excellent. On commence à voir une chute de la
qualité vers vingt-cinq ans, mais parfois c’est avant, et pour
certains, plusieurs années après. Ceux qui le souhaitent,

173
comme nous l’avons vu, peuvent ultérieurement devenir
enseignant, s’il y a une place, sinon, ils partent pour l’île de
dernière destination dont nous venons de parler. Le recueil du
sperme a lieu deux fois par semaine, et est immédiatement
congelé. Il est, de nuit, transféré vers le continent le jour même
et analysé en laboratoire. Theresa a elle-même pu participer
avec son équipe à ces analyses régulièrement.
– Vous nous parliez de respect des droits humains, mais
nous avons déjà pu entendre des rumeurs contraires, dit en
homme affable l’auteur de la question à propos de l’extraction
de sperme. J’avais déjà eu vent de cette dernière île où les
mâles sont définitivement abandonnés à leur sort. Y a-t-il sur
place, par exemple, une justice, ou une police ? et, en dehors
de ces détails techniques, quel sens, au bout du chemin,
donnent-ils à leur vie passée ? N’y a-t-il pas des formes de
contestations, dont l’expression politique devrait être
reconnue légitimement ?
– Ce problème s’est posé sur la dernière île seulement,
intervint à nouveau Theresa. Avant, vu le faible nombre de
personne par île, ce sont les professeures ou les mères qui
exercent la justice. Pas de contestation sur les îles
intermédiaires, le séjour y est trop bref et les individus trop

174
jeunes. Sur la dernière île, les conditions de vie sont assez
difficiles. En terme de développement, nous pourrions dire
qu’elles se rapprochent de celles du XIXe siècle européen, pour
ceux d’entre vous à qui cela évoque quelque chose. Il fait froid.
L’espérance de vie n’y est pas très élevée. Il n’y a évidemment
pas d’acharnement thérapeutique inutile, mais l’on peut dire
qu’ils meurent tous de leur belle mort, pas de condition
particulièrement inhumaine. En revanche, rien ne leur est
jamais révélé du monde dans lequel ils vivent. Après tout, quel
sens avait la vie d’un paysan du XVIe siècle ? La religion avait
un sens particulier, mais nous n’avons pas su recréer un
sentiment religieux, nous en sommes nous-mêmes trop
détachés, et le développement scientifique de nos élèves prime.
– Et pourquoi y fait-il plus froid ?
– Ce n’est pas au même endroit. Les mâles ne restent pas à
Gohas une fois sortis de la participation potentielle à la
reproduction, sauf des enseignants, sélectionnés aussi pour
leur docilité. Avez-vous des questions ? »
Les murmures papillonnaient dans la salle. Valeria elle-
même ignorait cette dernière information. Elle ne pourrait
donc probablement pas observer les mâles dans leur dernière

175
demeure. Les questions arrivèrent l’une après l’autre et Valeria
laissa Theresa répondre à sa place.
« Avec cette répartition géographique si particulière, n’ont-
ils pas le souhait de se déplacer par eux-mêmes d’une île à
l’autre ?
– Non, ils sont trop jeunes. Dans quelles mesures
auraient-ils pu développer ce désir ?
– Je suis assez étonné d’une chose. Quel est leur niveau de
conscience de leur situation ? À quoi se limite-t-elle ?
– Les îles sont encadrées militairement. Aucun bateau ne
peut naviguer à proximité. Les militaires appliquent les ordres.
Officiellement, il s'agit d'une zone d'entraînement. Ils n’ont
donc aucune connaissance de la tâche qui leur incombe.
Certains savent par rumeur qu'il s'agit du Jardin des anges,
mais ne posent pas plus de questions. L'espace aérien est
interdit sur une grande largeur. Le climat de l’archipel est doux
et n'appelle quasiment pas d'énergie fossile. Tout fonctionne
au panneau solaire et à l'éolienne, et au vélo. Les distances
sont courtes. Il n'y a pas d'informatique ni d'écran, ni
d'enregistrement. Un certain nombre de technologies sont
limitées car inutiles. Les importations sont donc réduites. Une
grande partie des terres est consacrée au maraîchage. Il y a

176
aussi de nombreux vergers, comme ici. Quelques élevages de
poules. Chez les moins de treize ans, nourriture et vêtements,
et médicaments sont importés par bateau de nuit. Puis d’une
île à l’autre chez les plus grands. Nous sélectionnons les mâles
en meilleure santé naturellement. C’est un peu comme dans un
potager. Vous conservez les semis des meilleures tomates, les
plus belles, celles qui n’ont jamais été malades, et vous les
replantez, et ainsi de suite. Après quelques générations de
renouvellement, elles sont fortes, adaptées à leur
environnement, et il n’est pas nécessaire de leur apporter de
l’engrais. Les caissons chargés de conserver le sperme sont
alimentés sur batterie, rechargées à chaque voyage.
– Comment les femelles encadrant les mâles sont-elles
arrivées là ? et suffisent-elles à exister comme référent féminin
dans la construction du désir des mâles ? C’est un peu limité
de ne pouvoir désirer que ses profs, non ?
– Elles sont là de leur plein gré. Quant au désir, ce sera
l’un des sujets de notre étude.
– N’ont-ils pas développé, du fait de l’absence de sens
donné à leur vie, des formes de rituels ou de croyances ou de
pratiques religieuses, ou superstitieuses ?
– Si, vraisemblablement, dit Theresa, imperturbable.

177
– Comment motivent-ils leurs dons de sperme ? Ils ne
savent pas à quoi ça sert ! Comment justifient-ils cet acte ?
– Nous développerons ce point ultérieurement, » trancha
Theresa fermement.
Theresa mit ainsi fin à cette réunion d’information. Valeria
ne se sentait pas légitime dans son rôle. Pourquoi Theresa
l’avait-elle choisie ? Elle restait assise dans son fauteuil tandis
que les scientifiques se levaient et dialoguaient en maugréant.
Seul le jeune homme en face d’elle ne bougeait pas. Il s’était
enfoncé dans son dossier. Nous avions reçu un rendez-vous
pour le départ avec le protocole à suivre. Rien ne laissait
transparaître la destination et le mobile de leur voyage.

178
19.

Ludwig jouait à monter sur les pieds de Marc. Il lui


demandait de marcher à grands pas à travers le jardin en
s’accrochant à ses manches. C’était un jeu à eux, Émilie ne
rigolait jamais de cette façon. Elle ne savait pas s’amuser, lui
avait souvent reproché Marc. Mais ce n’était pas le moment.
Son ami, Olivier, s’était éclipsé. Contrairement à ce qu’elle
avait annoncé, Émilie se tenait raide devant la porte, et ne
décolérait pas.
« Tu veux me montrer ta chambre ? dit-il à son fils.
– Non, je viens de tout nettoyer, ce n’est pas le moment de
faire une visite, l’interrompit-elle, agacée.
– Que se passe-t-il ? dit Marc après avoir laissé son fils
s’échapper en courant.
– Rien… Je ne sais pas si c’est bien que tu t’occupes encore
de lui… Il faudra réfléchir, » dit-elle en se parlant à elle-même.
Une légère brise soufflait à travers ses cheveux. Sa joue
droite sous l’œil tremblait.
« Réfléchir comment ? dit-il lentement. Il y a quelque chose
de changer en toi, non ?

179
– Ah ? Tu as remarqué ? Oui… je suis enceinte. Je ne
voulais pas te le dire, mais puisque tu insistes.
– Déjà ? dit Marc. Et Olivier sera le père ?
– Non, je ne crois pas. Il ne sait rien encore. Je me suis
faite inséminée avant de l’avoir rencontré. Je voulais marquer
un nouveau départ. L’échographie a eu lieu il y a quinze jours
et ça s’est bien passé.
– D’accord, tu n’as donc vraiment plus besoin de
personne, affirma Marc par un élan de dépit.
– Oui, tout va mieux dans ma vie. Je peux enfin m’occuper
de moi-même. Tu pourrais faire la même chose, si tu voulais.
Je me suis décidée en quarante-huit heures ! »
Marc ne répondit plus rien. Il attendait son fils. Émilie
s’éloigna puis revint lui apporter son sac. Ils se saluèrent
discrètement. Main dans la main, Ludwig et lui marchèrent
longtemps à la nuit tombante avant de regagner leur nouveau
quartier. Sur le chemin, il lui montrait des endroits nouveaux,
il ne les connaissait pas encore. Ils allaient devenir un
environnement familier à l’avenir. Du moins, l’espérait-il. Ses
droits de père étaient protégés par la loi. Elle ne pouvait rien
faire contre lui. Il ne dévoilait pas son inquiétude, pour
protéger le petit. Ils traversèrent un petit bois où avaient été

180
disposées des structures en métal pour s’adonner à des
exercices physiques. Des personnes s’entretenaient les
articulations par mouvements réguliers. Certaines étaient
assez âgées. Une femme de plus de quatre-vingts ans se
suspendait par les pieds la tête dans le vide. Elle riait en
regardant les autres à l’envers. Marc ne s’enthousiasmait pas
pour les sports fixes. Il expliqua à son fils pourquoi il préférait
faire du vélo. Puis ils reprirent leur route.
Au détour d’une belle maison à colonne, rare apparat
désuet, ils tombèrent nez à nez sur la jeune femme de la
réunion de l’après-midi. Valeria, se rappelait-il. Elle ne l’avait
pas encore vu, mais avançait droit vers elle, en pleine
conversation avec un homme d’apparence sportive,
probablement son compagnon. Marc s’efforça alors de
conserver sa contenance.
Arrivée à sa hauteur, elle le reconnut et eut la même
surprise que lui.
« Bonjour, dit-elle bêtement, tandis que son compagnon
fronçait légèrement les sourcils.
– Que faites-vous par ici ? dit Marc.
– Et bien, j’habite là, avec mon ami. Lance, je te présente…
– Marc…

181
– Oui, Marc. Il était à la réunion cette après-midi. Tu es
chercheur en génétique avec Theresa, je crois ?
– C’est bien ça, voilà, dit-il, n’ignorant pas qu’il était aussi
son fils. Et vous êtes dans le quartier depuis longtemps ?
– Oui, quelques années, dit-elle en interrogeant Lance du
regard. Et toi ?
– Non, je viens d’emménager. Je voulais une maison plus
grande. J’habite un peu plus haut à un kilomètre environ. Ok,
alors… à demain !
– Oui, à demain », dit Valeria intimidée.
Lance observa le jeune homme partir.
« Ne m’avais-tu pas affirmé qu’il n’y avait que des vieux ?
– Oui… sauf un, lui.
– Et pourquoi tu ne m’as rien dit ?
– Oh, écoute… Je n’y ai plus pensé. C’est le fils de Theresa.
Il vient de s’ajouter, dit-elle en mentant.
– Son fils ? C’est elle qui te l’a présenté ?
– Non, elle n’a rien dit. Mais il porte le même nom de
famille, je l’ai vu sur son registre universitaire.
– Etrange voyage d’étude, dit Lance. Ça n’arrive jamais
que des couples ne partent pas ensemble... Et il a quelqu’un, ce
« fils de » ?

182
– Je pense… Tu as bien vu comme moi, il tenait un enfant
par la main. »
Le reste du chemin se fit dans le silence. Lance n’était pas
rassuré depuis qu’elle lui avait raconté cette histoire ubuesque
de femmes qui ne se mariaient qu’avec des hommes plus
diplômés qu’elles.
Une fois chez eux, Valeria s’occupa de préparer ses affaires.
Lance la regardait faire sans l’aider.
« À quelle heure est prévu le rendez-vous ?
– Au milieu de la nuit. Nous nous retrouvons là-bas,
comme aujourd’hui, puis nous sommes convoyés par un
détachement militaire léger. Tout est organisé, y compris les
repas. Nous ferons d’abord une heure de bus jusqu’à
l’aéroport, puis deux heures d’avion, puis encore une heure de
bus, et enfin cinq heures de bateau. On pourra dormir. Il faut
compter une dizaine d’heures avec les temps d’attente.
– Ça va être long…
– Ça va, je prends un bouquin.
– Mais, quel est l’aéroport à une heure d’ici ?
– Un aéroport militaire, probablement. Aucun nom propre
ne nous a été transmis. C’est mieux ainsi, nous a-t-on dit. »

183
Valeria préparait méticuleusement sa mallette avec ses
cahiers de notes. Elle se reposa quelques heures avant son
départ, sans trouver le sommeil. La nuit tombée, les
ronflements de Lance striaient le temps avec régularité. Quand
l’heure arriva, elle se rhabilla et descendit sans faire de bruit.
Elle ferma la porte et s’élança d’un pas nerveux.

184
II.

185
Lundi matin, aube.

Je vais donc tenter de tenir ce journal régulièrement. Son


intérêt sera à la hauteur de ce que je découvrirai. La rumeur
m’étreint. Va-t-elle se disperser d’elle-même, ou bien
dépassera-t-elle mes attentes ? Mon corps est fébrile. J’ai peur
de ne pas être à la hauteur, mais aussi d’être déçue.
Le bateau avance tranquillement sur l’eau calme. Le temps
gris ne facilite pas la vision. Cela devient pourtant évident, la
terre est en vue. J’ai attendu ce moment sur le pont avant de
redescendre pour écrire. Chacun des occupants s’est replié
dans une couchette privée. Je n’ai engagé la conversation avec
personne ou presque. Cela ne m’a pas été désagréable, je suis
barbouillée. Un peu d’air frais et de silence suffisent à mon
confort de l’instant. Lance me semble déjà loin. Serai-je
toujours la même lorsque nous nous reverrons ? Une sensation
fugace à vite oublier. Je suis tellement inconstante. Le manque
de confiance en moi me fait perdre le lien avec les autres en un
rien de temps. Mais j’ai bon espoir. Je reprends enfin le
chemin quitté par inadvertance mais qui n’avait jamais cessé
d’être présent en moi. Je me sens capable de mener une

186
mission exceptionnelle. C’est ma vraie maison, là où je me sens
chez moi. Les eaux cognent la coque, l’ombre majestueuse de
l’île avance, je la devine les yeux fermés.
Une annonce du pilote réveille l’ensemble des passagers.
Tout le monde sort, c’est un sacré tumulte.

Dans l’après-midi.

Nous venons de rejoindre notre chambre. Je reprends mon


récit.
Une quinzaine de personnes avec l’équipage en tenue
militaire s’est pressée vers l’avant. Les plus inquiets portaient
déjà avec eux leur petite valise à bout de bras de peur de
manquer la sortie. Est-ce une angoisse légitime ? Elle trahit un
sentiment partagé, être dans un lieu exceptionnel, la chance
d’une vie, mais aussi la possibilité d’un danger. L’inconnu
devant soi, n’est-ce pas l’autre nom de la liberté ? Mon estomac
s’est noué, je n’avais pas faim, bien que je n’ai rien ingurgité
depuis la veille. La tension était palpable.
Theresa s’est approchée de la proue et regardait la masse
noire de l’île de Golding sortir du brouillard avec un sourire
narquois sur le visage. Je me tenais derrière elle avec les autres

187
comme une petite meute de chiens derrière leur maître. Peut-
on lui faire confiance ?
Une scène cocasse s’est alors déroulée devant mes yeux.
Deux professeurs se sont approchés d’elle le regard
interrogateur et amusé.
« Nous avions une question, dit l’un, poussé par l’autre dans
son dos.
– Que voulez-vous ? répondit Theresa, sortant
soudainement de sa sereine méditation, l’air sévère.
– Pensez-vous qu’il serait possible, quand nous serons
dans l’île principale, d’assister à une production de gamètes ?
– D’y assister ? Theresa affichait une figure indignée. Mais
que signifie « production » ?
– À l’extraction du spermatozoïde… Nous sera-t-il possible
de voir comment on y procède ?
– Chacun est ici pour une mission scientifique précise, et
je ne crois pas que ceci relève de la vôtre. Par ailleurs, il n’est
pas prévu que tout le monde se rende sur toutes les îles. Est-ce
votre cas ?
– Euh… nous ne connaissons pas encore la géographie des
lieux. Nous ne savons pas. Nous pensions peut-être faire
évoluer le planning…

188
– Il n’y aura aucun changement. Ce type de curiosité me
paraît déplacé. L’extraction, comme vous dites, à lieu dans un
moment d’excitation où le mâle perd une partie du contrôle de
lui-même. La présence d’une femelle dans la même pièce
pourrait s’avérer, pour elle, très préjudiciable… Me
comprenez-vous ?
– Oh, oui, bien sûr… » firent les deux professeurs penauds,
sous les regards effrayés des autres participants.
Le calme est revenu rapidement. Theresa est le seul chef à
bord.
Il n’y a pas lieu de cacher notre arrivée selon Theresa. Il
s’agit de la première île, Golding, celle des petits et des
familles.
Le bateau s’est lentement approché du quai. Celui-ci est
rudimentaire, une simple dalle rectangulaire de béton, éclatée
depuis longtemps par la végétation à de multiples endroits. Le
personnel s’est chargé des amarres et chacun a dû se
débrouiller pour mettre pied à terre. Ce ne fut pas sans danger
pour les plus âgés. Il n’y avait personne de prévu pour nous
aider, aucun agent portuaire, ni technicien, ni contrôleur, ni
rien ne pouvant s’apparenter à une fonction officielle, à
l’exception d’une petite dame, immobile de l’autre côté du

189
quai. Elle attendait sagement. Une fois les pieds sur la terre
ferme, le bateau rebroussa chemin immédiatement. Je l’ai
regardé s’éloigner, non sans inquiétude.
Cette petite femelle, quelle drôle de physionomie ! Elle est
sèche, un visage sans maquillage, on pourrait dire un homme.
Sa silhouette est identifiable sous une tunique d’une pièce faite
de toile épaisse et rugueuse. Ses cheveux sont tirés en arrière,
une longue natte lui tombe dans le dos. Theresa s’est
approchée d’elle. Ses paroles n’étaient pas audibles. La petite
dame s’est alors retournée et s’est mise en route. Nous l’avons
suivi. L’île est belle, une nature sauvage, simple.
Après une demi-heure de marche au milieu de la campagne,
nous sommes arrivés devant une lourde baraque en bois. Notre
abri pour la nuit, au moins. On peut distinguer la mer au loin.
La verdure s’étale à perte de vue. Deux professeurs ont devisé
de l’irrigation exceptionnelle de ce site. De grandes chambres
sans décor nous attendaient. Nous avons été invités à nous
reposer. Chacun a des activités précises le lendemain, relatives
à sa spécialité. Nos emplois du temps respectifs nous seront
donnés ultérieurement.
Je me suis enfermée à l’aide d’un petit loquet. Il y a des
fruits posés sur une table et un lit à une place. Tout le monde

190
s’est carapaté pour se détendre et se préparer. Une grande
sensation de vide m’a envahi. J’ai écouté à ma porte espérant y
percevoir le signe d’un mouvement. Chacun a l’intention de
profiter de quelques instants de repos mérité.

Lundi soir.

Peu après la tombée du jour, on a frappé à ma porte. C’était


Theresa. Elle m’a annoncé que nous resterions ensemble le
lendemain. Nous irons observer l’île, à pied, ce n’est pas très
grand. La nuit suivante, nous partirons directement pour la
seconde île, Yale, puis, plus tard, pour la troisième. Nous nous
ferons ainsi une meilleure idée de la topologie générale. Elle
s’est éclipsée. Je me suis allongée et j’ai lu quelques dizaines de
pages d’un roman. Le soir, je ne voulais pas aller dîner avec les
autres. Mais je me suis sentie obligée, par courtoisie, d’y faire
un saut. Une grande table a été placée dans l’entrée sur des
équerres. Je raconte cet événement car il n’est pas anodin. Des
fruits étaient disposés, comme dans la chambre plus tôt, et du
poisson séché ou trempé dans l’huile d’olive. En prenant une
poire, ma main fut saisie par celle d’un autre convive. Surprise,
je l’ai retirée aussitôt. C’était celle de Marc. Il m’a invitée à

191
prendre le fruit mais je lui ai fait non de la tête. Pourquoi suis-
je si nerveuse avec lui ? Je garde encore le souvenir de la
chaleur douce de sa paume sur mes doigts. J’ai ensuite évité de
regarder dans sa direction. Je me sentais observée. En levant
la tête, j’ai vu Theresa, en pleine discussion avec le professeur
de botanique, elle me regardait fixement. J’ai baissé les yeux et
décidé de retourner dans ma chambre.
Je vais reprendre ma lecture en espérant faire venir le
sommeil rapidement.

Mardi,

J’ai été réveillée au petit matin par la lumière du jour. Elle


franchissait le jeu des planches clouées tenant lieu de volet. Le
bruit dans le couloir ne laissait pas de place au doute, des
membres de l’équipe étaient déjà sur le pied de grue. J’ai
entrebâillé la porte de ma chambre et observé ce petit monde.
« Quelle heure est-il ? » ai-je demandé au petit professeur
qui voulait assister la veille à une extraction de gamètes.
Il ne m’a pas répondu, il a fait une mine étonnée et a ajouté
un geste de la main signifiant que lui et les autres étaient tous
bien pressés. Je me suis alors habillée rapidement et suis sortie

192
me joindre à la troupe. Le groupe des botanistes était déjà
parti, d’autres préparaient leurs ustensiles afin de procéder à
des prélèvements. Mon instinct m’incitant à sortir de
l’agitation, mon regard fut attiré au dehors, en posant le front
contre une vitre. Theresa et Marc étaient attablés et m’ont
invité d’un geste de la main à me joindre à eux.
« Regardez Valeria, dit une Theresa souriante, il y a une
chaise pour vous et une grande corbeille de fruits.
– Ils n’ont pas l’air de manquer de fruits sur cette île ! a
ajouté Marc.
– Non. Il y a des vergers et des potagers à perte de vue. Et
l’eau ne manque pas. »
Le climat était doux et le soleil radieux. Quelle belle
journée !
Les propos de Theresa m’ont fait comprendre que nous
resterions tous les trois regroupés les jours suivants. La
chercheuse m’a fait une docte présentation. La première
journée est consacrée à l’île des enfants. Tout est simple et
limpide. Il n’y a plus qu’à suivre. Après avoir quitté ensemble
le baraquement, nous avons marché tous trois un peu au
hasard. Theresa n’était pas sûr de son chemin. Peut-être son

193
hésitation est-elle l’effet de son âge avancé ? La toiture des
maisons dépasse des arbres. Le temps s’est étiré en longueur.
Après plusieurs heures, mais je me trompe peut-être, je
n’avais encore aperçu personne. Quelle est l’utilité de cette
mission, si les mâles nous demeurent à ce point distants ? Et
si, au fond, il ne se passait rien ? Et si, déjà sur le chemin du
retour, il fallait se résigner à l’évidence, nous ne verrons pas de
mâles, car il n’y a rien à voir… À l’invitation de Theresa, nous
avons pénétré l’une de ces petites propriétés.
Un portillon vert en délimite l’accès. Mon impatience ayant
effacé mon inquiétude, je suis entrée avec entrain. Des petits
garçons mâles de un à huit ans jouaient et couraient dans le
jardin. Les deux mères étaient fermées comme une pierre. Que
sommes-nous pour elles ? Les enfants paraissent normaux. Ce
n’est donc que cela, me suis-je dit, déçue. Comment ces petites
choses pourraient devenir les dangereux prédateurs qu’ils
seront inévitablement ? Le métier, le pli professionnel, revient
à grand pas, il n’est jamais loin. L’observation du phénomène
social ne s’oublie pas, d’autant plus dans un contexte inconnu.
« Qu’elles sont jolies ces petites maisons ! On dirait des
maisons de poupée, ai-je dit à voix basse pour simuler la
confiance.

194
– Elles ont été conçues sur un plan unique. Mais inutile de
se perdre en commentaires stériles. Restons concentrés sur
notre tâche, » a affirmé Theresa en se retournant afin de ne
pas être entendue.
Je me suis retenue alors d’émettre à voix haute mon
opinion. Il y aurait beaucoup à redire. Les garçons ne sont pas
très propres. Leur crâne est rasé. Leurs jeux sont bruyants. Les
deux mères nous ont fait visiter l’intérieur, une grande pièce
unique avec des lits alignés sans intimité, pas même pour elles.
Puis nous sommes sortis accompagnées de l’une d’elles.
Sur notre chemin, Marc et Theresa ont discuté des
problèmes d’autosubsistance de l’île. Il y a partout de
nombreux vergers. Les mères disposent de quelques brebis et
poules, pour le lait et les œufs. Le reste est importé. Ils
discutaient sans faire attention à moi. Ouvrir un dialogue avec
les mères ne les a pas préoccupé. Je pensais pouvoir m’isoler
avec l’une d’entre elles. Nous devrions prévoir de revenir, le
cas échéant. Les professeurs des écoles seront peut-être plus
loquaces. De vrais mâles, anciens donneurs, selon Theresa.
Tous castrés. Enfin. Nous avons alors repris la route, pour peu
de temps.

195
Nous sommes arrivés devant une école. Alors que je me
dirigeais vers la porte, un mâle, au corps imposant est sorti et
nous a reçu. Quelle image ai-je donné de moi-même à cet
instant ? Je l’ignore. J’étais immobilisée. Je l’ai contemplé sans
dire un mot. Il est vieux, il est resté en retrait. Seule la mère
présente s’est adressée à lui. Je n’ai pas pu le quitter des yeux.
La raideur de son corps est l’élément le plus intrigant. Il porte
lui aussi un vêtement de toile. Ses cheveux sont coupés ras,
tout comme son visage. Les mâles ont des poils sur les joues,
c’est normalement l’un de leurs signes distinctifs. Mais celui-ci
est glabre, quoique sa peau semble étrangement rugueuse,
avec un visage relativement fin. Il en émane une laideur
lourde, ou plutôt brute. Mes deux acolytes se sont tenus en
retrait. Je me suis tournée vers eux, ils étaient derrière moi. Ils
gardaient une distance de sécurité que j’ai oublié d’appliquer
dès le premier témoin. J’ai alors fait un détour pour me
repositionner derrière Theresa. Celle-ci a entamé un dialogue
indigent avec le professeur, fait de questions simples et de
réponses concises. Nous n’avons pris aucune note, ni moi, ni
les autres, puis nous lui avons donné congé sans tarder.
La marche a pu reprendre, à nouveau, longue et laborieuse.
A ma grande surprise, elle nous a mené vers le baraquement.

196
Nous n’avions pas déjeuné, et il était déjà tard. Theresa nous a
invitée à aller nous reposer, le voyage se fera de nuit pour Yale.
La journée s’est donc achevée dans une certaine déception.
Cet instant fugace de la vison du mâle reste gravé en moi
comme une image indélébile. Je ne peux m’empêcher d’y
penser. Cette raideur, cette lourdeur froide, ce visage taillé,
osseux, ces articulations rouillées. Un corps sale, mais d’une
saleté étrange, inamovible, comme si un voile de poussière
avait recouvert sa peau.

Mardi soir,

Allongée sur mon lit, j’ai repris la lecture de mon roman.


Marc ne m’a presque pas adressé la parole de la journée. Je
n’ai pas défait ma valise, sachant le départ proche. À la tombée
du jour, j’ai attendu le signal longtemps. Je m’étais assoupie
lorsque, soudain, trois coups ont retenti à la porte. J’ai sauté à
pieds joints et rejoint mes partenaires dans le couloir. Ils
étaient prêts. Un peu vaseuse, je me suis pressée de ramasser
mes affaires. Aucune heure de rendez-vous n’avait pourtant été
donnée. Ou bien ont-ils été informés par le bruit ?

197
Nous avons marché dans la nuit jusqu’au quai, le même
chemin que la veille. Un bateau nous attendait. Il y a là avec
nous quatre autres membres du groupe de scientifiques.
L’embarcation est vétuste. Elle ressemble à un vieux chalutier
de petite taille, mais sans le matériel de pêche. Il n’y a pas de
cabine individuelle. Je me suis assise sur une banquette dans
un coin pour écrire.
C’est alors que Marc s’est approché et s’est mis à me parler.
J’ai rangé mon cahier sans laisser transparaître ma gêne d’être
surprise en train d’écrire. Il m’a fait part de son étonnement
face aux mâles. Il lui est difficile de s’y habituer.
« On a beau s’y être préparé mentalement, c’est une émotion
que j’ai eue du mal à contrôler. Tu n’es pas d’accord ? m’a-t-il
dit.
– Si bien sûr. Mais j’ai aussi été un peu déçue. Je m’étais
imaginée un sentiment plus fort. Non pas que je suis venue ici
pour me faire peur – cela joue peut-être un peu
inconsciemment – mais j’ai vraiment l’espoir de vivre des
moments exceptionnels, et inoubliables. Comment dire ? Nous
sommes des scientifiques, mais aussi des humains. »
Ai-je eu raison de me dévoiler autant auprès de lui ? Cela l’a
encouragé à me parler de ses propres émotions. Il a été

198
intarissable pendant de longues minutes. Je dois avouer que ce
ne fut pas désagréable, loin de là. Puis, il a sorti de son
portefeuille deux photos de sa famille, sa femme et son fils. En
regardant attentivement la photo, j’ai reconnu la jeune femme
que j’ai croisée l’autre jour à la bibliothèque. Il m’a rappelé son
nom, il n’y a aucun doute, Émilie. Elle est professeure de
chimie. J’allais le lui faire remarquer, quand il m’a avoué à
mon grand étonnement qu’il venait de divorcer. Cela a été un
moment très éprouvant pour lui depuis quelques mois. J’ai
alors préféré me taire et ne pas lui dire que je la connaissais. Je
ne sais pas ce qui m’a retenue. C’est tellement rare aujourd’hui
de divorcer. J’étais sans voix. Si je devais le lui dire, il cesserait
immédiatement de se confier à moi. C’est ainsi que j’ai compris
mon plaisir de dialoguer avec lui. Ce n’est pas anodin. Marc est
très beau et très doux. Comment une femme a-t-elle pu se
séparer de lui alors qu’ils ont ensemble un enfant ? Émilie
m’avait dit quelque chose à propos de ses recherches, et des
problèmes familiaux qu’elle avait eus avec son fils.
Probablement le divorce, mais pourquoi faisait-elle des
recherches sur l’Ancien Temps et, si je me souviens bien, les
questions de filiations masculines ? Malheureusement, ma
mémoire me joue des tours. Si j’avais su ! Marc m’a

199
longuement parlé de son fils Ludwig et a eu des mots très
tendres à son égard. J’ai été touchée. Suis-je jalouse de la vie
des autres parce que je n’ai pas moi-même encore pu avoir un
enfant ?
Notre discussion a duré une bonne heure. Finalement, je me
suis mise à bailler et il s’est immédiatement confondu en
excuses de m’avoir retenue. Nous nous sommes salués et il est
parti s’asseoir un peu plus loin. Subrepticement, j’ai sorti mon
cahier et me suis mise à écrire. Le temps est passé à une telle
vitesse, je n’ai pas pu fermer l’œil.
Après trois heures de trajet dans la nuit, nous allons enfin
accoster sur Yale. Je meurs de fatigue.

Mercredi,

Une nouvelle journée, encore plus tranquille que la


précédente ! Nous n’avons vu personne. Si elle ne s’était
achevée sur une nouvelle de taille, on aurait pu se demander
quel est l’intérêt de ce voyage d’étude, s’il n’y a rien à étudier !
Theresa a été mutique jusqu’à la soirée. J’ai senti une tension
palpable à chaque instant. Elle ne pouvait pas me rassurer tant
que les dernières informations en sa possession n’étaient pas

200
divulguées. En attendant, elle a fait ce qu’elle a pu. Ma
participation sera prépondérante sur les troisième et
quatrième îles, autrement dit, celle de l’ultime sélection, et
celle de l’extraction des gamètes des meilleurs éléments. Voilà
à quoi j’ai dû m’en tenir.
Se résigner à de longues promenades dans de vastes prairies
vallonnées. La journée a été longue. Marc se montre un peu
plus rieur. À déjeuner, on s’est assis sous un grand chêne afin
de manger des noix et des endives. Il y a aussi des pommes et
des poires en abondance. Theresa ne veut pas faire
d’observation sociale de cette île. Cela n’est pas utile selon elle.
L’expérience de la veille ne lui a pas paru concluante, elle
ressent le besoin de freiner les ardeurs et la curiosité des
jeunes gens qui l’accompagnent. Elle est angoissée pour
demain. La troisième île, Sparta, sera la zone d’observation
majeure, le lieu de la sélection terminale des jeunes de treize à
seize ans. Elle parle peu. Marc s’est levé après son repas et est
allé cueillir des coquelicots. Il a fait facilement un gros bouquet
et, une fois de retour, me l’a offert en riant. Son geste n’était
pas sans évoquer un esprit de second degré, comme s’il
surjouait l’affection. Surprise, je l’ai remercié, également avec
une déférence feinte. Je ne suis pas certaine d’y être parvenue.

201
Il m’a réellement troublée. Je ne sais pas cacher mes émotions.
Mon trouble a dû être tellement visible qu’il l’a probablement
pris pour une ambiguïté. Je n’ai plus osé le regarder. À quoi
rime ce jeu ? Les fleurs étaient belles, ne sachant pas quoi en
faire, je les ai attachées à la sangle de mon sac. Theresa n’a rien
relevé de cette cérémonie. Elle a toujours ce regard loin qui
semble pénétrer en elle.
En rentrant, plus tard, elle nous a demandé de venir nous
asseoir auprès d’elle car elle avait quelque chose à nous
expliquer en vue de la journée de demain. Le baraquement où
nous avons déposé nos affaires est encore plus spartiate que
celui de la veille. Les quatre autres chercheurs présents vont y
dormir tandis que nous ne sommes que de passage et par
conséquent nous n’avons pas de chambre attribuée. Dès cette
nuit nous reprendrons le bateau. Le voyage sera un peu plus
long. Nous n’avons presque pas dormi la veille. Deux nuits de
suite à ce régime, ce n’était pas prévu. Nous avons besoin de
nous reposer. Theresa a un moteur sous le capot. Comment
fait-elle à son âge ?
Theresa, Marc et moi nous sommes assis sur des chaises en
bois inclinées. Nous avons bu un jus d’orange et de betterave à
la lumière du coucher du soleil. Le sommeil m’a gagné

202
progressivement, mon corps s’est engourdi peu à peu.
Soudain, Theresa a pris la parole d’une voix sèche et doctorale.
Elle a développé certaines observations qu’elle n’avait pas
encore faites à propos des mâles et de la nécessité de conserver
des règles sociales conventionnelles pour maintenir debout et
en état de fonctionnement la collectivité. Marc s’est redressé
en position dynamique, et j’ai fait comme lui. Assurément, le
moment avait son importance. C’est maintenant, me suis-je
dit. Que va-t-elle nous annoncer ? Les échecs répétés des
premières tentatives de construction de micro société mâles
ont abouti à des implosions sociales à la fois imprévues et
phénoménales. En quelques années, les mâles se transforment
en prédateurs sans morale et sombrent dans la violence. Sans
femelle, les mâles ne tiennent pas. Ce constat sec et irréfutable
selon Theresa a été son point de départ.
« Une société unisexe avec deux genres, comme la nôtre, ne
peut fonctionner que si le sexe unique est femelle. C’est la
raison pour laquelle nous avons réussi. Mais une société
unisexe dans laquelle le seul sexe choisi est le mâle, même en
développant deux genres possibles, ne perdure pas. En
présence des femelles, les sociétés de mâles se construisent
invariablement sous une forme pyramidale, de façon

203
compétitive. Ces structures inégalitaires sont acceptées par les
mâles perdants, comme si la règle du jeu connue d’avance, et le
fair-play, exigeaient la reconnaissance des meilleurs. Mais sans
femelle, il n’y a plus aucune loi. Les perdants n’acceptent leur
défaite que dans la mort, les plus forts s’épuisent rapidement
et se font battre à leur tour, le hasard prend une place
considérable, et la médiocrité progresse partout. L’extinction
est inévitable et rapide. »
Nous n’avons pu qu’acquiescer. Mes nombreux travaux sur
la question, bien que non spécialiste de l’histoire des mâles,
m’ont suggéré des conclusions similaires. Mais où veut en
venir Theresa ? me suis-je dit. Cette discussion a déjà eu lieu.
Son insistance à aborder cette problématique m’a paru
suspecte d’autant qu’elle n’a jamais décrit quelle option a été
finalement choisie par la communauté scientifique il y a
maintenant plus de vingt-cinq ans.
« Il s’est avéré impératif, a repris Theresa, de maintenir
deux objets : un avenir. Pourquoi se battre ? et un objet de
désir : la femme. Mais entendez-moi bien, nous parlons bien
ici de la femelle/femme, comme dans l’Ancien Temps.
Simplifions : pour obtenir du sperme en abondance, il faut que
ces mâles aient une raison de l’expulser. En conjuguant ces

204
deux objets comme deux objectifs, nous arrivons à maintenir
une organisation sociale solide et sélective, où les mâles sont
poussés à donner le meilleur d’eux-mêmes.
– Mais, a dit Marc soucieux, dans une île isolée du reste du
monde, où les seules femelles disponibles sont ces mères,
particulièrement peu désirables, quel est le modèle féminin en
situation de pouvoir combler l’objet de leur désir ?
– Je vais y venir, progressivement. Je souhaiterais d’abord
que vous compreniez bien la problématique qui fut alors la
nôtre. Il faut parfois mettre en suspens la morale pour accepter
la mise en œuvre nécessaire d’une organisation dont l’objectif
est capital. Il en va de notre liberté à tous. Personne de censé
ne souhaite retourner dans le monde d’avant. Les mâles sont
inaptes à une vie sociale équilibrée et égalitaire. »
Je fus prise d’une étrange démangeaison au bout du nez.
Qu’est-elle sur le point de nous dire sans y parvenir ?
L’objection de Marc est évidente. Si ces mâles ne peuvent vivre
entre mâles, que peut-on y faire, si ce n’est les protéger d’eux-
mêmes ? Un long moment de silence a suivi la dernière prise
de parole de Theresa, elle était nerveuse. Marc paraissait
taciturne. C’est d’ailleurs l’impression générale qu’il donne de
lui-même habituellement. Elle était particulièrement vive à cet

205
instant. J’avais mille questions mais n’ai pas osé les poser.
C’est alors que Theresa a repris.
« Quel était le sens de la soumission des femelles/femmes
aux mâles dans les anciennes sociétés patriarcales ?
– De servir, accomplir les tâches ingrates du quotidien… ?
ai-je dit dans le doute.
– Probablement, mais avant cela ?
– D’être un appât sexuel, a dit Marc.
– Oui, mais dans quel but ? Vous ne voyez pas ? La
réponse n’est pas simple. Nous nous sommes posé cette
question. Notre découverte ne vaut que pour une micro
socialisation comme celle de notre île, et pour les années de
jeunesse seulement, rien ne dit qu’elle est tenable pour une
longue durée. Je ne peux dire si, anthropologiquement, nous
avons eu raison. Le sens de cette soumission a été, comme je
l’ai évoqué, d’être un prétexte au développement des mâles :
sans femelles, à quoi bon se battre ?
– Tu nous a déjà dit cela, on a compris, a dit Marc énervé.
– Alors, donc, a dit Theresa en respirant lourdement, pour
développer leur appétit de vivre, sans lequel leur vie sociale
n’est pas possible, il a fallu leur recréer un univers de désir
adéquat.

206
– Que voulez-vous dire par univers ? ai-je dit en riant.
– Une expérience sociale réelle, dans laquelle promesse et
accomplissement du désir soient concrètement possibles, mais
dans un sens téléologique : la compétition par étape organise
l’avenir. À partir de Sparta (où nous irons demain, nous trois
seuls) des rencontres, parfois dansantes, sont organisées entre
mâles et femelles, dans le cadre collectif de leurs lycées
respectifs. Les élèves ont plus de treize ans, et sont mis en
contact avec une jeune femme de leur âge. Cette rencontre
passe par une correspondance écrite, puis verbale dans le
cadre de jeux collectifs, puis des rencontres dansantes enfin.
Leur appétit affectif et sexuel est ainsi éveillé. Vous ne pouvez
pas imaginer la qualité des résultats en terme de maintien de
l’ordre social, et d’engagement dans la compétition que nous
avons ainsi obtenus. »
Marc et moi, nous sommes tombés de nos chaises, atterrés.
Je n’étais pas certaine d’avoir bien compris.
« Mais de quelles femelles parles-tu ? Je n’en ai vues nulle
part ? et d’où viendraient-elles ? a dit Marc.
– Et je ne vois pas bien quelle femelle accepterait de jouer
ce rôle, ou d’y envoyer ses filles ? ai-je ajouté, singeant la
naïveté.

207
– C'est la partie top secret du projet, car cela ferait
évidemment scandale, a dit d’une voix ferme Theresa après un
long silence. Et vous avez signé une clause de confidentialité, je
vous le rappelle. Rien ne devra sortir de notre expédition.
Notre objectif est clair : comprendre l’évolution sociale récente
qui semble avoir infléchi l’état de santé mental et physique des
jeunes mâles de cette île. Il ne faudrait pas que la société de
l’île de Gohas retombe dans l’inertie et la violence comme les
autres modèles de société mâle que nous avons tenté de
développer. Nous devons réussir. Vous l’avez donc compris :
un groupe de jeune femme est maintenu ici, à Sparta, dans ce
seul but, le maintien de la flamme désirante des mâles, et,
comment le dire… "tourne" d'un Lycée à l’autre.
– Comment ça, "tourne" ? a dit Marc.
– Le groupe de femelle est réduit. Les groupes de mâles
n’étant pas en contact entre eux en dehors de chaque Lycée,
chaque femelle se partage plusieurs correspondants, environ
quatre ou cinq. La colonie femelle a donc été facile à
constituer. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, elles sont procréées
puis élevées sur une autre île.

208
– Mais quelle est leur conscience de leur situation
objective et du monde, et quels sont leurs droits ? ai-je dit
inquiète.
– À peu près aucun, malheureusement. Nous n’avons rien
pu faire. Ces femelles ne connaissent rien du monde, et leur
niveau d’éducation est volontairement maintenu très bas. Les
réponses épistolaires que reçoivent les mâles sont
préformatées depuis de nombreuses années. Elles seraient
bien incapables de les écrire, les pauvres. »
Je n’ai plus touché à mon verre. C’est donc ça. Et je dois
garder le silence. En cherchant Marc du regard, j’espérais
obtenir de lui une compréhension prévenante, ou simplement
un signe. Il a préféré regarder ses chaussures. Trahir sa mère
n’est pas une possibilité. La nuit est tombée. Nous
commençons seulement à comprendre ce qui va nous attendre
demain.

Mercredi soir,

Nous allons bientôt partir prendre le bateau pour notre


prochaine étape, mais je dois reprendre le journal en espérant
avoir assez de temps pour écrire ce qu’il vient de m’arriver.

209
Peu après notre discussion avec Theresa, je suis allé
m’enfermer dans ma chambre. Il me fallait écrire tout ce que je
venais d’entendre. J’étais bouleversée et énervée. Cela a dû
être visible. Environ une heure plus tard, alors qu’il faisait déjà
nuit, j’avais terminé d’écrire et me reposais sur mon lit, Marc
est venu me voir. Il a frappé puis est vite entré avant même
que je lui réponde, comme s’il ne souhaitait pas être vu du
couloir.
Je me suis assise sur le lit et il est venu à côté de moi. Il s’est
immédiatement confié à moi me témoignant de sa perplexité.
J’ai partagé son sentiment. C’était assez fort, je ne peux pas
dire exactement comment j’ai ressenti cet instant. Il a pris un
moment ma main dans la sienne. Elle était douce, comme la
première fois où je l’ai sentie. Je lui ai alors fait un sourire. Je
ne sais pas s’il l’a compris comme une invitation. Mais il m’a
demandé s’il pouvait m’embrasser. Je l’ai regardé bouche bée
sans pouvoir répondre. Il s’est penché vers moi et nous nous
sommes embrassés. J’étais incapable de lui opposer aucune
résistance. Un frisson a parcouru mon corps. C’était aussi fort
qu’un premier baiser. Puis nous nous sommes pris dans les
bras. J’avais ma tête dans son cou. Il sentait bon. J’avais envie

210
de m’abandonner totalement. Nos corps se sont allongés, je ne
peux dire comment, et nous avons continué ainsi.
Il est difficile pour moi de décrire mes émotions telles que je
les ai vécues. Tout a semblé coulé, sans forcer. Nous nous
sommes retrouvés nus et avons fait l’amour.
Aux premiers bruits dans le couloir, il s’est vite rhabillé, et
d’un bref geste de la main m’a dit à plus tard avec un léger
sourire.
Je ne peux en dire plus pour le moment, nous partons.

Jeudi, en fin de matinée,

La traversée de cette nuit a duré près de six heures. Difficile


de trouver le sommeil dans ces conditions. Même petit rafiot
épouvantable, un bruit de moteur assourdissant. Une vague
nausée refluait de mon estomac sans jamais pouvoir m’en
délivrer. Rebrousser chemin était la seule idée à laquelle
j’essayais de m’attacher. Désormais, j’en sais trop pour
renoncer, suis-je prise au piège ? Dans la cabine unique, sous
le ronronnement des machines devenu infernal, Theresa
dormait paisiblement, les lèvres de sa bouche se retroussaient
dans un geste de contentement assez étonnant que je ne lui

211
connaissais pas. Marc ne bougeait pas, mais à la lueur de la
lune, on distinguait dans le noir le reflet brillant de ses yeux
ouverts. Il a comme moi été placé devant le fait accompli. Sa
mère ne lui a-t-elle réellement rien dit, jamais, alors qu’ils
travaillaient dans le même département de recherche ? Je n’ai
rien pu ni voulu entreprendre qui aurait révélé notre relation.
Dois-je me sentir coupable ? C’est une idée nouvelle pour moi.
Le débarquement a eu lieu à l’aube. Le sommeil s’est abattu
sur mon crâne peu de temps avant. J’étais sonnée, engourdie,
je rêvais d’une douche et d’un lit.
Ici, la dalle en béton du quai est légèrement plus imposante
que celle des deux premières îles. Le pilote a déposé des
caisses de produits variés puis a repris sa route
immédiatement. Theresa s’est mise en marche sans dire un
mot. Nous l’avons suivie pareillement, abattus. La route a été
longue. À la différence des deux autres îles, celle-ci est
couverte d’une grande forêt. Il s’agit plutôt, après un examen
approfondi, de bois juxtaposés, divisés par de petites clairières,
ou des bocages, au milieu desquels on aperçoit des cultures.
Sparta est la plus humide des îles et rien n’indique qu’elle est
habitée. Avec les professeurs et un éventuel personnel
d’encadrement, ils sont moins de deux cents habitants.

212
Une clairière plus grande que les autres s’est ouverte devant
nous. Au centre, se dressait l’un des Lycées. C’est aussi le lieu
du dortoir. Il y a en tout cent quarante quatre mâles sur cette
île, divisés en quatre Lycées de trente-six élèves, douze dans
chacun des trois niveaux, de treize à seize ans.
Nous sommes entrés sans difficulté. Une femme nous a
accueillis. Elle est un peu moins sèche que celles des petits
enfants, mais plus âgée. Elle a reconnu Theresa et a aussitôt
exécuté un geste de déférence surprenant. Marc s’est tourné
vers moi exprimant ainsi sa surprise. Nous avons pénétré dans
une salle de classe vide. Il n’y a qu’une grande table ovale
autour de laquelle on dénombre treize chaises. Un tableau noir
à craie est suspendu au fond. Il est vieux. Il n’y a aucun
matériel pédagogique moderne. Theresa s’est entretenue avec
la dame puis est revenue nous annoncer qu’il fallait se rendre
ailleurs. Un baraquement dans la forêt était disponible à
environ un kilomètre de là. Nous avons alors repris notre
chemin. Marc et Theresa ont discuté devant, je peinais à les
suivre, tellement fatiguée et découragée. Marc a décroché alors
jusqu’à mon niveau et a pris de mes nouvelles.
« Veux-tu que je te porte ton sac ? » m’a-t-il dit avec
empressement.

213
Étonnée, je n’ai pas su quoi lui répondre. Des hommes
jouent parfois à la galanterie avec les femmes, mais plus
personne ne prend cela au sérieux, d’autant qu’hommes et
femmes aujourd’hui jouissent de la même force physique.
Aurions-nous pu nous faire remarquer par Theresa ?
« Je me débrouille très bien seule, lui ai-je dit. Je ne peux
pas faire d’aussi grands pas que vous, voilà tout. »
Arrivés à la croisée d’un chemin, nous avons surplombé une
vallée qui s’étendait à perte de vue sous nos yeux livides.
Sparta est plus grande que les autres. Je ne peux toutefois
l’affirmer avec certitude. Soudain, un bruit de roulement nous
a fait tressaillir. On aurait dit une meute d’animaux. Cette forêt
n’est pas rassurante, elle est animée d’une vie intérieure dense.
Le bruit a augmenté et, à ma gauche, j’ai vu apparaître un
groupe de mâles s’exerçant au jogging à une vitesse
impressionnante. Ils étaient douze, deux par deux, et leur
professeur en tête. Ils étaient grands, ce devait être la classe
des seize ans, ceux qui sont sur le point de passer l’ultime
sélection. J’ai retenu mon souffle. Jamais je n’ai vu, dans un tel
alignement, des corps aussi massifs et toniques. Est-ce la
sensation que j’attendais depuis longtemps ? Quelle
prodigieuse animalité ! Quelles bêtes ! Torses nus, muscles

214
saillants, les cheveux tondus, ils avançaient avec flegme et
détermination, association pourtant peu compatible. À une
envergure hors du commun, ils conjuguent un rebond
puissant. Concentrés sur leur effort, ils n’ont pas fait attention
à nous, à l’exception du dernier sur la droite, qui,
ostensiblement, a tourné la tête vers moi, jetant un regard
scrutateur, puis a retourné la tête devant lui.
Theresa et Marc sont apparus rayonnants. Moi, inquiète, j’ai
compris cette excitation étrange, mêlée d’angoisse, à leur vue.
Mais elle ne me met pas à l’aise. C’est intrigant, mais tellement
inconfortable. Theresa a voulu alors me rassurer. J’ai dû avoir
une expression effrayante sur le visage. Elle m’a dit comme
une boutade :
« Ma chère, vous venez de voir passer les futurs pères
génétiques de plus d’un million d’individus, si j’en crois un
calcul rapide… »
Pourquoi a-t-elle utilisé cette expression de « père
génétique » aujourd’hui fort désuète ? Elle m’a fait penser à
Émilie qui avait évoqué devant moi une problématique
similaire. Donneur était plus à propos. Eux-mêmes ignorent ce
qu’ils font. En quoi sont-ils des pères ? Marc, lui, est un père.
Pas eux.

215
Nous avons repris notre chemin. Le baraquement a été en
vue peu de temps après. Une fois arrivée, j’ai pris la première
chambre et me suis écroulée sur le lit. J’ai dit aux autres que je
voulais dormir et ne pas être dérangée. J’ai eu à peine le
courage de prendre mon Journal et d’écrire.

Jeudi soir,

Je suis absolument hors de moi, et ne peux rien témoigner à


personne. Theresa s’est-elle jouée de moi ?
Dès la plume posée, je me suis effondrée de sommeil sur
mon lit. Un vieux rêve récurrent de voies ferrées interminables
et de trains qui n’arrivent jamais à destination m’a plongé dans
une agitation profonde. Quand je m’y retrouve, je vis avec
l’impression de ne l’avoir jamais quitté. Il m’a toujours été
impossible d’en offrir une interprétation satisfaisante. Je me
suis réveillée au moment où j’essayais de monter dans un
wagon à l’arrêt à l’autre bout du quai, sans y arriver. Était-ce
prémonitoire ? Il m’a fallu un peu de temps pour me décider à
me lever.

216
Theresa était assise dehors. Il faisait grand jour. En me
voyant, elle s’est mise à me parler comme si nous venions de
quitter notre dernière conversation.
« Vous avez dormi trois heures. Nous sommes en milieu
d’après midi, il me semble.
– Il vous semble ? dis-je avec un voile d’ironie, encore
ensommeillée.
– Oui, j’ai bien peur de m’être moi-même assoupie.
Quelques minutes de trop…
– Ce n’est jamais trop si on en a besoin.
– Non, mais c’est trop si c’est l’occasion de voir quelqu’un
vous échapper.
– Comment ça ? Où est Marc ? ai-je dit avec inquiétude.
– Parti, disparu, depuis deux heures au moins. Je
l’attends.
– Mais, qu’est-ce que cela signifie ? Où peut-il être allé ?
– Vous avez compris qu’il s’agissait de mon fils ?
– Oui.
– Il me l’a dit.
– Nous n’avons pourtant pas beaucoup discuté. Nous
n’avons parlé de rien, ai-je dit avec empressement.

217
– Je préfère avoir un œil sur mon fils. Vous comprenez ?
ou plutôt non, vous ne comprenez pas… Il ne vaut mieux point
trop en dire. Ce sera ma ligne de conduite jusqu’au bout de ce
voyage. Allez vous recoucher, pour aujourd’hui, la journée est
terminée. Demain sera le début de votre investigation. Je veux
que vous soyez en forme, c’est d’accord ?
– Oui, mais on ne peut pas commencer si Marc n’est pas
de retour ?!
– Et pourquoi pas ? Qu’a-t-il à voir avec la raison de votre
recherche. J’ai tout manigancé pour les autres afin de justifier
votre présence, la seule qui compte à mes yeux. J’ai besoin de
votre expertise. Vous n’aurez pas beaucoup de temps. Reposez-
vous bien. »
Theresa s’est levée et s’est enfermée dans sa chambre. Je
suis restée dehors seule. Que veut dire cette disparition
imprévue ? Comment Theresa, qui sait tout, peut-elle ne pas la
comprendre ? Sous le choc, je me suis avancée en lisière de
forêt en espérant tomber à nouveau sur un groupe de mâles.
Chacun d’eux pourrait avoir tant de choses à me dire, mais est-
ce seulement possible ? Dans quelle mesure suis-je leur proie ?
Obsédée par le groupe croisé plus tôt, ce mâle qui m’a regardée
ne s’est pas arrêté de courir pour se jeter sur moi. Il y a donc

218
une possibilité. Il faudrait arriver à les apprivoiser. Son regard
était sombre et intense. Mais il manifestait plutôt une forme
d’interrogation.
L’absence de Marc me paralyse. M’ont-ils tout dit ? J’ai
attendu jusque tard dans la nuit, puis je me suis résignée à
aller me coucher. La lune est presque pleine, le sommeil ne
viendra pas, cette fois, je le crains.

Vendredi soir,

La journée tant attendue est enfin arrivée. Elle ne m’a pas


déçue. Je vais essayer de la retranscrire fidèlement.
L’ambiance froidement spartiate est difficile à retranscrire, elle
m’était auparavant inconnue. Peu de place laissée aux affects.
J’espère être capable de circonscrire ce que j’ai compris.
Les premières lueurs du jour venaient à peine de faire leur
apparition. J’ai entendu du bruit dehors. Je n’ai cessé de me
réveiller tout au long de la nuit, cherchant dans mon lit la
bonne position. Je me suis levée, habillée et je suis sortie.
Theresa était là. Elle avait recueilli de l’eau dans une bassine
pour se laver. Il a fallu me retourner pour faire mine de ne pas
la regarder, mais elle ne s’en émouvait pas. Il y avait une vielle

219
planche suspendue faisant office d’abri derrière lequel elle
s’était installée.
« Je vous laisse la place, j’ai bientôt fini. Il y a une cuve
derrière, elle récupère de l’eau de pluie. Vous pourrez aller en
chercher. »
Je n’ai nullement besoin des ses conseils, habituée depuis
toujours à ce confort restreint. Les gens de ma génération
n’ont pas eu l’enfance de Theresa, où il suffisait de tourner un
bouton pour avoir de l’eau et appuyer sur un autre pour avoir
de la lumière. Ça m’a toujours amusé de voir ces vieilles biques
se plaindre d’une eau trop fraîche ou simplement de devoir
attendre une journée pour se laver. Certes, les jeunes de mon
âge ont été épargnés de la violence des mâles ; cela n’a pas été
aussi simple à l’époque de Theresa. Elle doit avoir quelques
souvenirs à ce propos. Mais on sait bien aujourd’hui qu’il est
parfaitement inutile de se laver le corps quotidiennement. Et
cela n’est pas un sacrifice.
Du reste, j’avais autre chose en tête. Je l’ai espéré toute la
nuit et me doutais bien que Marc n’était pas rentré. Il ne faut
pas paraître trop curieuse à ce sujet aux yeux de Theresa, j’ai
hésité à l’interroger. Une scientifique digne ne fait pas état de
ses émotions, quand bien même celles-ci la submergent.

220
Il n’y a rien pour le déjeuner ici. Le Lycée doit nous
accueillir, m’a dit Theresa. Le réfectoire nous est accessible.
Nous éviterons d’y séjourner simultanément avec les mâles.
N’ayant pas coupé mes cheveux, Theresa non plus d’ailleurs, il
a fallu trouver une solution. Elle m’a expliqué que, pour elle,
cela n’avait pas d’importance, étant beaucoup plus âgée. En
revanche, jeune et jolie comme je le suis, il peut y avoir un
risque d’agression. Le mâle aime la chair fraîche. Comment les
femelles ne se sont-elles pas alors senties soumises à l’époque
où elles devaient partager leur vie ?
Nous avons fait route d’un pas pressé. L’établissement n’est
pas loin. Il ressemble à une vieille caserne rectangulaire, avec
deux étages et une belle hauteur sous plafond. La construction
est en pierre.
Nous avons retrouvé l’enseignante et directrice de la veille.
Les garçons, comme elle dit, ne sont pas debout avant douze
minutes (le temps est donc mesuré à la minute près), nous
pouvions nous dépêcher de prendre un encas dans les cuisines.
« Vous allez assister à une journée d’étude. Vous pourrez
visiter plus tard les dortoirs. Je vous invite à enfiler ces blouses
et à vous couvrir d’un bonnet. »

221
Elle nous a tendu deux blouses dans cette même toile rêche
que nous avons vue sur le dos des mères de Golding. Nous
nous sommes recouvert le corps. Une lanière s’attache autour
de la taille. Le bonnet est en latex, mais ce n’est pas certain.
Après avoir attaché mes cheveux, je les ai glissés entièrement à
l’intérieur afin de ne plus rien laisser dépasser. Theresa a fait
comme moi, malgré son âge. On ne sait jamais, a-t-elle dit d’un
air goguenard.
Nous nous sommes installées au fond de l’une des trois
salles de cours, et avons attendu que les élèves arrivent. Nous
étions en avance. Le silence régnait. Pour peu de temps. Ce fut
soudain le branle-bas de combat. Nous avons entendu les pas
des élèves se précipiter au-dessus de nos têtes. L’agitation était
importante, des voix graves s’entremêlaient. Dans ma
combinaison en toile, je n’étais pas rassurée. Mes jambes
battaient une pulsation imaginaire. Ils ont descendu les
marches de l’escalier principal et se sont rendus au réfectoire.
Un professeur est alors entré dans la salle, un vieux mâle. Il est
grand et flasque, comme le précédent rencontré l’avant veille,
mais lui a une longue barbe qui lui descend jusqu’au milieu du
ventre. J’ai eu un haut le cœur, je ne m’y fais pas. Au fond, la
tête des mâles est un peu comme celle des lions. Mais quel

222
vilain poil, et quelle décrépitude du mal vieillissant. Il s’est
adressé à nous et nous a expliqué qu’il allait dire un mot aux
élèves sur notre présence dans la salle avant de les laisser
entrer. Il est chargé des mathématiques dans cet
établissement. Il connait lui aussi Theresa bien qu’elle
demeure particulièrement distante avec lui. Quand il est sorti,
elle m’a dit qu’elle n’était pas certaine de ses qualités
pédagogiques, au vu des résultats de ses élèves,
statistiquement plus faibles que les autres. Il a fallu faire avec
lui, mais ils devraient pouvoir enfin le remplacer l’année
prochaine. Bien sûr, il ne s’en doute pas. Le calme est alors
revenu.
La porte s’est lentement ouverte et le professeur suivi de ses
élèves sont entrés. Ils nous ont dévisagées, sans être en mesure
d’identifier notre sexe. Nous avions également convenu de ne
pas prendre la parole. Les jeunes riaient et s’agitaient dans une
ambiance peu studieuse. Ils savent tous quelle échéance les
attend au bout de leurs études, ils ont déjà franchi un certain
nombre d’étapes. Pourtant, le cours ne les a pas beaucoup
intéressé. La place des mathématiques est gigantesque dans
leur emploi du temps. Le professeur se contente de leur
donner des exercices, les explications sont brèves, et ils

223
doivent les faire. Mais la plupart d’entre eux, bien que déjà
sélectionnés parmi les meilleurs, ne se précipitent pas pour
résoudre leurs problèmes. Plusieurs regardent au plafond,
d’autres discutent à voix basse. Le professeur ne fait pas de
discipline. Deux élèves se sont poussés en ricanant, l’un a collé
sa paume sur la tempe de l’autre et l’a frappé dans un éclat de
rire.
Ayant quelques notions de mathématiques grâce à mes
études d’économie, ma surprise de leur faible niveau a été de
taille. Ils viennent d’aborder péniblement le théorème de
Pythagore, et sont loin de l’avoir compris. Theresa ne bougeait
pas. Rien ne lui est inconnu. Après une heure et demi, les
élèves ont été autorisés à sortir dehors prendre l’air pour
environ vingt minutes. J’en ai profité pour épancher ma
stupeur.
« Je croyais qu’il s’agissait de l’élite de l’élite.
– Ma chère, il s’agit bien de cette élite dont je vous ai parlé.
– Mais vous voyez comme moi qu’ils ont à peine le niveau
en mathématiques d’un petit collège public de quartier
modeste, avec un ou deux ans de retard… Et ils ne font
quasiment que cela !

224
– Oui, on peut dire ça… C’est un bon exemple. À quoi bon
se battre, travailler, si dans l’ordre social existant, il n’y a
aucune piste à suivre. N’oubliez pas que ces jeunes que vous
venez de voir n’ont rien d’autre que le monde qui nous entoure
actuellement, pas d’armée où accomplir des actes héroïques,
pas de père à prendre en modèle, pas de grande entreprise à
créer ou à y réaliser sa carrière, pas de monde à conquérir, pas
de public à séduire ou à convaincre, aucun affect n’est
mobilisable… Le mot provincial est faible pour décrire le
monde socio-culturel de ces jeunes. C’est une province, certes,
mais qui n’encercle aucun centre. Ils n’ont même pas de
mobylette pour s’exciter, pas d’alcool ni de drogue, ni même
une religion… nous y avons pensé, mais aucune des religions
révélées n’allaient, il aurait fallu tout réécrire à leur échelle,
nous n’y sommes pas arrivés. En tant qu’anthropologue, vous
auriez pu prévoir tout cela ?
– Oui, bien sûr, je ne dis pas le contraire.
– Le niveau qu’ils ont atteint est au contraire exceptionnel.
Dans toutes nos tentatives de construction sociale, nous
n’avons rien obtenu d’approchant. Seul le respect de l’autorité
scolaire, à travers la compétition, nous permet d’y parvenir

225
dans un temps très court… et autre chose dont nous avons déjà
parlé.
– Mais le risque n’est-il pas alors de valoriser trop la
compétition et pas assez les contenus ?
– Mais c’est ce que nous voulons. Aucun d’entre eux ne
deviendra jamais ingénieur ou architecte. Juste parfois
professeur, pour une infime minorité. Le contenu scolaire n’a
pas d’autre raison d’être que la compétition. Elle est le vrai
contenu.
– Et vous croyez qu’ils n’en ont pas conscience alors
qu’aucune projection individuelle dans l’avenir ne leur est
donnée ?
– Ce sera à vous de le déterminer, et de faire des
propositions de réforme. »
Je me suis plongée, perplexe, dans mes pensées. Le cours a
repris. Il s’agissait du cours intermédiaire. J’ai demandé à
pouvoir suivre celui des grands l’après-midi.
Une collation nous a été apportée dans une salle séparée.
Puis nous nous sommes dirigées vers les dortoirs. Les
chambres sont toutes individualisées. Les cloisons sont faites
d’un placo léger, cloué sur une traverse peu solide. Theresa dit
que les élèves sont mis à contribution régulièrement pour

226
reconstruire leur espace de vie. Les dortoirs ont été
abandonnés dès Yale. L’individualité aide les élèves à se
développer une subjectivité plus narcissique et donc plus
combative en vue des sélections, mais aussi plus émotive. Les
toilettes et les douches sont également cloisonnées dans le
même dessein.
Le groupe de grands élèves adopte un comportement
analogue, à la fois peu motivé, passif, ne témoignant d’aucune
forme de curiosité pour l’objet étudié. Le doute m’a alors
assailli. J’ai compté les élèves, ils n’étaient que onze. Où est
passé le douzième ? Je me suis penchée vers Theresa pour le
lui signaler, ce à quoi elle m’a répondu que la directrice le lui
avait signalé hier.
Les élèves sont partis ensuite travailler au potager,
mélangeant ainsi botanique et production. Il n’y a pas de
punition. Ils prennent conscience qu’une mauvaise récolte
peut entraîner une baisse de réserve de nourriture.
« Cela pourrait être dangereux pour leur développement
physique, vous ne croyez pas Theresa ? ai-je dit étonnée.
– Bien sûr, la priorité est la qualité de leurs gènes, et donc
la santé de leur corps. Nous les maintenons dans cette idée à

227
des fins constructives, mais ils sont tous suivis médicalement,
et nourris par intraveineuse s’il le faut.
– Dopés, en quelques sortes.
– Oui, on peut dire cela, mais avec des produits naturels.
Et les cuisines sont régulièrement achalandées, secrètement.
Ils ne manquent de rien. Nous irons ultérieurement rencontrer
le médecin. Les analyses sont faites dans nos bureaux, comme
toutes les corrections de tests et sélections. Mais son rôle ici est
important. C’est un rouage essentiel, on peut le dire. »
La directrice est alors venue à notre rencontre pour parler
d’un problème. D’autres élèves s’adonnent à de l’exercice
physique. Une sorte de terrain de Rugby est dressé à l’arrière.
Il ne faut pas qu’ils se fassent mal, mais doivent néanmoins
être poussés au courage physique. Les règles ont dès lors été
modifiées.
Le bureau de la vieille directrice est sobre. Son crâne est
rasé. J’en ai profité pour retirer mon bonnet et ma blouse
hideuse, la chaleur y est étouffante. Notre arrivée tombe à pic,
selon elle. Il est survenu un problème depuis quelques jours.
La directrice ne sachant pas comment le résoudre, et, ayant
appris la venue de Theresa, a choisi d’attendre son arrivée
pour en parler. Un élève est parti, une fugue. Ce genre

228
d’incident est déjà arrivé, mais jamais sur une durée aussi
longue.
« C’est plutôt un bon élément, mais ses résultats se sont
infléchis depuis un moment. La sélection est dans un mois. Le
nombre de reçus est faible, moins de un sur cinq. C’est une
échéance anxiogène pour nos élèves.
– Mais pourquoi les mettre au courant, ai-je dit, des
termes de la sélection ?
– Il faut les motiver, a répondu Theresa. Ils ne savent pas
tout. Le nombre de reçus leur est inconnu. Ils partent du
principe qu’il sera le même que dans les sélectons précédentes,
or il est beaucoup plus faible.
– Oui, et il y a de nombreuses rumeurs à ce sujet. Dans les
niveaux précédents, sur les autres îles, elles sont plus faciles à
contenir, mais là, cela devient très difficile, voire malsain. Si
un élève part battu d’avance, alors il peut devenir très
dangereux. Nos sanctions ne peuvent pas être trop dures, il
faut qu’ils aient l’impression de tous avoir une chance et que
nous travaillons à leur épanouissement.
– Nous avons beaucoup évolué sur ce point ces quinze
dernières années, a ajouté Theresa, mais nous avons obtenu
peu de résultat sur les comportements.

229
– Quel risque y a-t-il avec cet élève ? ai-je demandé.
– Il ne faudrait pas qu’il entre en relation avec les autres
lycées. Ils pourraient se communiquer des informations.
Surtout, il ne faudrait pas qu’ils entrent en contact avec les
filles. Elles ont leur propre établissement, assez éloigné de
l’autre côté de l’île, mais rien n’est inaccessible. Cet élève,
comme je le disais à Theresa, a, de plus, laissé une
caractéristique assez originale derrière lui. Il a écrit un journal.
Il l’a tenu une quinzaine de jours avant son départ.
– C’est d’autant plus étonnant qu’il n’a jamais été en
contact avec ce type d’objet littéraire, a précisé Theresa. Après
leur cours de Français, ils font un peu de poésie, rien d’autre.
Ils ignorent toute forme de fiction, cinéma, roman, théâtre…
Ils connaissent le genre épistolaire, pour recevoir
régulièrement des lettres de leur « mères ». Nous étudions de
près leurs réponses, mais celles de l’individu en question n’ont
rien montré d’étrange. Dans le passé, quelques candidats ont
été sortis sur cette base. »
La directrice s’en est remise entièrement à sa responsable.
Theresa a pris le journal et s’est engagée à l’étudier
attentivement le soir même. Puis nous avons pris congé. Nous
nous sommes rhabillées dans nos tenues de toiles et avons

230
décidé de retourner dans notre baraquement après avoir fait
un détour par les cuisines pour emporter avec nous quelques
harengs séchés et des fruits. Il est étonnant de devoir
consommer des protéines animales. Theresa m’a conseillé de
ne pas faire la fine bouche. On ne trouve pas de tout ici. Il faut
faire avec.
Le cahier a été trouvé sous son lit. Étrangement, il n’a pas
songé à le prendre avec lui. L’élève s’appelle Adam.
Une fois arrivée, Theresa a lu le Journal. Ce fut l’affaire
d’une petite heure. La nuit tombait déjà quand elle me l’a
confié. Elle a pris des notes. Elle souhaite pouvoir ensuite
confronter nos points de vue.
Je me suis allongée alors sur mon lit et ai ouvert la première
page. C’est un cahier d’écolier, du format de ceux que l’on
distribue aux élèves ici. Il n’a pas pu d’ailleurs en trouver
d’autres. Plusieurs pages ont été déchirées au début. Cela doit
être un vieux cahier, de mathématiques ou de botanique. Son
écriture est enfantine, peu assurée, au stylo à billes.
Que dire ? Je crois bien que je ne trouverai jamais la porte
de sortie de ce monde dans lequel je me suis alors immergée.

231
La lecture est difficile du fait d’une syntaxe très libre. Toute
la nuit, j’en ai recopié le texte en le transposant, phrase par
phrase, pour obtenir un résultat compréhensible. Certains
noms sont propres à son vocabulaire, ou à celui des habitants
de l’île, je ne peux définir à quoi ils correspondent. Cela ne
gène en rien la compréhension. Je garderai cette copie avec
moi. Ce sera mon secret, il n’est pas certain que Theresa laisse
ce document d’une valeur inestimable en ma possession :

J’ai pris la décision de partir avec toi, Virginia, le soir de la


dernière Nuit Bleue. J’écris pour me souvenir. J’étais encore
dans tes bras hier. Je ne peux plus m’en empêcher, j’ai besoin
de noter ce que je vis. Écrire au milieu de la nuit, c’est le seul
moment de libre que j’ai trouvé. La tension est invivable ici.
Où seront-nous dans quelques semaines ? La lune a brillé à
son sommet, et nous sommes descendu par la fenêtre, comme
nous le faisions toujours depuis deux ans. Louis et Paul se
sont coupés les pieds en sautant. Nous avons couru les uns
derrière les autres jusqu’au lieu de Salmon. Nous sommes
arrivés les premiers comme le veut la règle. Les juniors ont
amené les bitards. J’ai mis le feu aux torches car j’étais le
gardien du feu ce mois-ci. Les chants ont commencé, les

232
bitards se sont déshabillés et se sont mis a genoux. Les juniors
gardaient leurs vêtements. D’abord ils nous ont regardé
fumer le calumet. L’herbe a été séchée avant. Mon bitard est
Xavier. Il m’a fait un baiser de la main en touchant sa bouche.
La crème a été distribuée par le junior Guillaume. Il n’a pas
su réussir l’onction correctement et a été battu après par
Hubert, le maître de la Nuit Bleue. Il nous a badigeonné les
queues après avoir baissé nos pantalons. Puis, au signal du
cornet, je me suis accroupi et ai enfoncé ma queue, comme il
se doit, sans poser un genou à terre pour ne pas être éliminé.
Mon bitard ne remuait pas trop. Je n’ai pas craché le dernier.
Je ne voulais pas que cela m’arrive à nouveau. Paul, à cause
de son mal au pied, a craché le dernier. Il a pris la coupelle et
a recueilli les semences sur le dos des bitards et les a avalées
au chant de la Nuit. Puis il a entonné le Départ. Et nous
sommes repartis les premiers, toujours au pas de course, l’un
derrière l’autre, dans l’ordre des crachats nouvellement
commis. Raphaël a dit qu’il était devant moi. Ce n’était pas
vrai. Mais il n’a pas voulu céder. Je l’ai laissé passer mais
Hubert a dit que c’était moi devant. Je n’aurais pas dû, mais
je ne sais pas. Quand il m’avait pris ma chemise l’an dernier,
je n’avais pas su me protéger et j’ai dû m’écraser et prendre la

233
punition du cellier. Je suis monté aussi plus vite que lui, et il
n’a pas aimé que je risque de le doubler. Je n’ai pas bien
dormi. Je pense trop à Virginia. Tout le monde pense
beaucoup à sa femme, mais moi plus que les autres. J’ai
attendu que les juniors et les bitards rentrent à leur tour et se
couchent. Puis, il n’y a plus eu de bruit. J’ai alors décidé de ne
plus rester. J’ai arraché les feuilles de ce vieux cahier, celles
déjà écrites, et j’ai écrit.
*
Deux jours plus tard, c’était pendant le match de football.
Le prof a fait les équipes. Raphaël était contre moi. Il n’a plus
rien à perdre. C’est évident qu’il ne passera pas la sélection.
Ses notes en mathématiques sont nulles. Il est puni sans arrêt.
Le prof a fait les équipes en mettant les meilleurs d’un côté et
les moins bons de l’autre. C’est stupide. Il sait parfaitement
que Raphaël, Constant et Pierre ne chercheront pas à
respecter les règles. À quoi bon jouer si le jeu est dangereux ?
Je ne veux pas finir comme Emmanuel. La partie a
commencé. On a vite marqué plusieurs essais. Il était facile de
les esquiver. La première manche s’est bien passée. À la
reprise, il y a eu des changements de position, et Raphaël s’est
placé face à moi en vis-à-vis. Il n’arrivait pas vraiment à me

234
tacler, mais il s’amusait à m’insulter tout le temps. Il se tenait
la queue dans la main et me disait qu’il allait me la mettre, et
ce genre de choses. Je savais qu’on était notés, et je n’ai pas
hésité à le surpasser dans tous les domaines du jeu. Quand
Louis m’a fait une passe, alors que je traversais le terrain
latéralement, Raphaël m’a bousculé d’un coup d’épaule léger.
Il a fait signe qu’il n’avait pas fait exprès au prof, qui l’a cru.
Je suis tombé sur le côté droit et on a perdu le ballon. Il a
continué à m’insulter pour me provoquer. J’ai compris qu’il
espérait que je commette une faute. Le coup suivant, j’ai voulu
le feinter. Il n’y a vu que du feu, il est même tomber sur le
ventre, et je suis tranquillement allé marquer. Je ne l’ai pas
trop ramené pour ne pas le provoquer. Il était furieux. Il a
crié que j’allais revenir le voir dans son lit cette nuit, alors que
je n’y avais jamais été. Tout le monde a été étonné. Que
fallait-il répondre ? Je me suis contenté de reprendre ma
position. Il voulait une bagarre immédiate pour m’empêcher
d’avoir de bons points. Je voulais l’éviter absolument. Mais je
devais aussi sauver la face. Comment allais-je faire ensuite
auprès des autres dans les chambres ? Il fallait que je trouve
une réponse. Je lui ai dit t’es trop gros pour me faire triquer.
Tous les autres ont ri. Ensuite, j’ai arrêté de trop en faire. Je

235
me suis dit que j’avais dû avoir marqué suffisamment de
points. Je l’ai évité autant que possible et n’ai plus marqué,
préférant faire des passes rapides et me débarrasser du
ballon. À la fin du match, le groupe des perdants est resté
soudé. Ils sont rentrés ensemble. Nous en revanche sommes
rentrés séparément. Louis et Paul me parlent de moins en
moins. Ils ne se parlent plus non plus tellement entre eux.
Nous ne savons pas à quoi nous attendre. Où sera-t-on dans
un mois ?
*
J’écris à peine rentré au milieu de la nuit. Je pense à mon
cahier et suis heureux de ne pas l’abandonner. Je viens de te
voir, Virginia. Je suis encore chaud de ton odeur suave. Les
moments passés ensemble sont inoubliables. Rien ne pourra
nous séparer un jour. Tu me l’as encore dit, je suis le seul de
tes quatre hommes avec qui tu n’as pas besoin de crème. La
nuit était bien avancée. Comme d’habitude, plusieurs de mes
frères étaient déjà sortis. Je suis parti tout seul sans prévenir
personne. J’ai traversé la forêt des Genêts puis, après la
colline, j’ai rejoint votre maison. Comme je sais derrière
quelle fenêtre tu dors, je n’ai eu qu’à frapper sur le volet. J’ai
entendu un bruit, tu l’as poussé de l’intérieur et tu es apparue

236
comme une image miraculeuse. Je ne m’y fais jamais à ton
image. À chaque fois que je te revois c’est pareil. J’ai
l’impression de te redécouvrir. Tu as retiré tous tes vêtements
et tu es venue me rejoindre. Nous sommes allés dans le bois
au sud. Tes caresses et ton odeur, je ne peux m’en passer. Que
se passera-t-il si je n’arrive à t’avoir pour moi seul ? Tu me
parles de tes autres hommes. Je crois les connaître, mais nous
évitons les autres Lycées. Nous sommes tombés sur eux
plusieurs fois pendant une nuitée. Il y a eu des affrontements.
Auparavant il y avait des parties de football organisées, mais
elles ont été supprimées. Avec des amis nous parlons de
quitter l’île. Nous ignorons comment faire. Il faudrait prendre
le bateau jusqu’à l’île de Saint. Il y aurait plus loin une autre
île sans surveillance ni contrôle. Nous pourrions nous y
installer. Tu m’as dit ne jamais en avoir entendu parler.
*
Je n’ai pas osé te voir cette nuit. Ta prof te surveillait. Tu
m’as raconté ta punition de l’autre fois. Cela fait trop de jours
sans te voir. J’ai parcouru l’île avec Paul. C’était la demi lune,
mais on voyait déjà très bien. Nous sommes allés dans la
crique où mon frère aîné Maxence, il y a deux ans nous
interdisais d’aller. Nous avons pris des branches d’arbres

237
sèches et nous avons fait un feu. Paul a chanté. Il a la plus
belle voix du Lycée. Elle résonnait contre les rochers et se
mélangeait au bruit des vagues. Puis nous avons été surpris
par un bruit. Il y avait trois garçons qui rôdaient. Ils n’étaient
pas des chez nous. Paul a reconnu l’un d’eux qu’il voyait
quand il était petit sur l’île des enfants. Nous avons commencé
à nous battre, puis l’un d’eux a appelé l’autre par son prénom,
Clément. Paul a alors demandé de cesser le combat. Il lui a dit
que Mathilda était aussi sa femme. Ils se sont regardés et je
les ai regardés aussi. Le plus fort d’entre eux a parlé de la
sélection à venir. Il a dit qu’il ne serait pas choisi car ses
résultats étaient déjà trop mauvais. Ils cueillent de l’herbe à
fumer et nous en ont donné. On a tous fumé et relancé le feu.
Clément dit qu’ils doivent nous voir sur la grande île. Il paraît
qu’ils savent tout. Puis on a décidé de se battre encore un peu,
en un contre un, le grand a dit qu’il serait arbitre. Mon
adversaire, je l’avais déjà vu il y a un an quelque part. Nous
avons fait une clé, et ce fut alors impossible de se séparer ou
de continuer. On se tenait l’un dans l’autre allongés au sol.
Puis le grand a dit qu’il voulait rentrer. On s’est tous levés et
chacun est parti de son côté. La peur m’étreint le ventre en
pensant à toi. Voir les autres en vrai nous rappelle la réalité

238
que nous oublions trop facilement. Paul me dit qu’il vaut
mieux ne pas souvent les croiser. Si la directrice l’apprend,
nous pouvons rater la sélection. Mais nous n’y croyons pas.
Seuls les résultats en classe comptent, et éventuellement
l’inaptitude physique ou la santé. La visite médicale est
d’ailleurs pour bientôt. Les élèves sont inquiets. Beaucoup font
des pompes tous les jours pour se donner de la vigueur.
J’essaie aussi, mais j’ai du mal à dépasser 250. Je n’ai pas les
plus gros bras.
*
Il me faut tout noter. Vais-je y arriver ? En me relisant, j’ai
parfois l’impression de retranscrire correctement ce qu’est ma
vie ici. Mais à d’autres moments, je suis découragé, des mots
ne peuvent pas dire tout. Mais je continue. Le terme
approche. Ils ne nous disent jamais à l’avance le résultat.
Quand je suis arrivé sur l’île au Cerfeuil, je ne savais pas où
j’étais. Moi et les autres ne connaissions pas le groupe auquel
nous avions été donnés. Il y avait plusieurs têtes inconnues, et
comme nous étions nombreux, on s’est dit qu’on devait avoir
réussi. C’est seulement en arrivant au Lycée que l’on
comprend. Ils n’excluent que les faibles. Mais Walter, mon
aîné, m’a dit que le groupe le plus nombreux n’était pas

239
nécessairement le groupe choisi. Il avait dit l’avoir appris
d’un ancien élève qui l’avait su d’un ancien prof. Je regarde
par la fenêtre et pense à l’accident. Les élèves n’en parlent
plus. Il y a toujours des accidents chez les aînés, c’est connu.
Quand j’étais bitard, ou quand j’étais junior, il y en a eu un à
chaque fois. Emmanuel est mort il y a deux mois aujourd’hui.
Quand il a sauté, c’était pour échapper à ceux qui voulaient le
battre. Ses résultats avaient chutés récemment. Il m’avait dit
qu’il voulait abandonner. Il en a parlé à la directrice qui a
refusé. Ce n’est pas à nous de décider où l’on va. Ils ont dit
qu’il avait fait une glissade. Le toit a été à nouveau interdit.
Plusieurs d’entre nous qui y allions souvent n’y vont plus. J’y
avais souvent été avec lui. Il n’avait aucun problème
d’équilibre. Sur quoi aurait-il pu bien glisser ? Il savait se
tenir accroupi comme un oiseau, et restait dans cette position
pendant des heures. Ils nous mentent tellement. Plus personne
ne parle aux profs. La directrice dès le début nous a dit qu’elle
n’avait rien à nous dire. Il ne nous reste que nos aînés, puis
personne d’autre quand nous le devenons à notre tour. Les
lettres de nos mères sont de plus en plus espacées. Je lui ai
écrit plusieurs fois de m’envoyer sa gelée de coin, mais elle ne
l’a jamais fait. Elle m’a écrit qu’elle n’avait pas le temps. J’ai

240
gardé ses lettres, mais le groupe de David, l’année dernière
les a toutes volées. Ils les ont lu à haute voix dans une nuitée
pour se moquer, au début. Puis, on a tous cessé de rire. Elles
disaient toutes les mêmes mots. Les mères sont toutes les
mêmes, et nous nous en sommes détachés. Aujourd’hui, j’ai
oublié son visage. Depuis que je t’ai rencontrée, Virginia, je
suis obsédé par toi. Tu as pris la totalité de l’espace dans ma
tête.
*
Tu m’as dit que tu voulais partir avec moi. Le soleil était en
train de se lever au dessus de la colline des trois têtards. Tu
étais allongée sur moi et je sentais l’odeur de tes cheveux.
J’irai voir à l’embarcation à quelle heure arrive et repart le
bateau. J’ai pu observer en courant avec mon prof dans cette
partie de l’île que le quai était toujours disponible. Les juniors
et les bitards m’ont raconté leur arrivée qui a eu lieu au même
endroit, en pleine nuit. Nous pourrions nous accrocher à la
coque. Personne ne nous verrait. Tu m’as dit que tu avais peur
de l’eau. Mais plusieurs fois, en disposant des bois creux en
fagot, j’ai pu me constituer un flotteur et je me suis amusé à
avancer dans l’eau quand elle est calme. Il est inutile d’avoir
peur. Je serai là avec toi. J’en ai parlé à des frères de

241
confiance. Je crois que certains parmi eux souhaiteraient
partir aussi. Je n’ai pas pu m’empêcher de parler. C’est
comme l’écriture de ce cahier. Ce que je vis intérieurement
avec toi est tellement fort. Te souviens-tu de notre première
danse ? J’étais encore un bitard et tu étais plus grande que
moi. Les juniors faisaient la musique pour se jour de
rencontre. Tu m’as pris contre toi et serré contre ta poitrine.
J’étais bien, c’était chaud. Tu m’as dit ensuite que c’était ce
que votre prof vous avait demandé de faire. J’étais étonné.
Les nôtres nous ont dit de ne pas trop nous exciter et d’y aller
par étape, qu’il fallait mettre de la mesure pour en profiter
vraiment. Et tu l’as fait aussi avec les trois autres bitards que
tu as rencontrés. Très vite tu m’as dit que j’étais ton préféré,
bien que cela t’était interdit de le dire. Mon prof a nié que tu
en avais quatre à la fois, comme toutes les autres filles. Nous
en avons parlé entre nous tous. On ne peut pas leur faire
confiance. Je l’ai écrit à ma mère, mais elle ne m’a rien
répondu. À nous deux nous pourrions être plus forts. Je n’ai
que toi aujourd’hui.
*
Nous avons fait la cérémonie des fleurs ce soir. Il faut que
je l’écrive aussi. C’est un rituel traditionnel. Il est organisé par

242
la directrice. Les frères ne l’aiment pas trop pour cette raison.
Les Nuits Bleues sont plus intenses. La retraite au flambeau se
fait à la tombée de la nuit. Puis les chants commencent.
Quand ce fut à mon tour de chanter seul, Raphaël s’est mis
derrière moi et à chercher à me désarçonner. Il me soufflait à
l’oreille d’autres paroles en ricanant. J’étais observé de loin
par les profs et la directrice. Ils nous évaluent constamment.
La veille, on était sorti dans une nuitée, et on a fumé un
calumet. J’ai été malade toute la journée. Paul a accusé
Raphaël d’avoir fait un mélange d’herbes. Lui il s’en fout. Il
fume tout le temps les pires saloperies cueillies. Il a les yeux
défoncés en sang, comme Constant, à qui je ne peux plus
parler de peur qu’il répète tout. Il s’est fait embobiner dans
une spirale d’échec. J’étais furieux de mon état. J’espérais
revoir Virginia, mais ce sera difficile. Raphaël aurait révélé à
la directrice nos rencontres nocturnes. Sa femme à lui ne veut
plus le voir depuis qu’il l’a mordue. Elle a fait une
réclamation. Ce n’était pas la première fois. Il l’a battu
souvent. Donc maintenant il veut empêcher les autres d’avoir
une femme aussi. Quand j’ai fini ma partie, je suis rentré dans
le rang mais Constant m’a poussé par surprise et je suis
tombé en arrière sur un genou. Je me suis vite repris mais il a

243
recommencé exprès. Les têtes ont commencé à se tourner et
une partie de la musique s’est arrêtée, puis elle a repris. J’ai
compris le manège. En me levant, j’ai contourné le rang. Lui,
Pierre et Raphaël ricanaient en se regardant. Les autres se
demandaient ce que j’allais faire. Je ne pouvais pas rester
sans rien faire. Mais il fallait faire baisser la tension. J’ai
attendu la fin de la cérémonie. Nous sommes rentrés aux
flambeaux. Raphaël était en train de cogner son bitard
comme il le fait toujours. Le prof s’était mis devant et ne
voyait rien. En longeant le bois en pente de la vallée, tout près
du Lycée, je suis arrivé par derrière puis j’ai poussé Raphaël.
Il est tombé sur le dos. Il s’agitait coincé comme un animal. Il
n’arrivait pas à se relever. J’ai couru pour me mettre devant
le prof. Il a crié avec ses amis. Il s’était redressé et m’avait
rejoint. Mais attendait un signe. Voyant le Lycée, je me suis
dépêché de rentrer. Il n’a rien pu faire. Mais j’ai bien vu dans
son regard que c’était partie remise. À la porte d’entrée,
Pierre était là avec moi. Il m’a lancé un regard de ténèbres.
Tout le monde l’a vu se viander comme un vieux flan. Il est
obligé d’obtenir sa vengeance. Je n’ai pas dormi de la nuit.
Dans la chambrée il ne peut rien. C’est trop surveillé. C’est
toujours dehors que se règlent les comptes. Il a obtenu ce qu’il

244
voulait. Je ne me laisserai pas faire comme Emmanuel. Je
pense à toi Virginia.
*
Je m’échappe toutes les nuits. Il en va de ma sécurité. Je
n’ai pas le temps de rapporter dans ce cahier que je t’adresse
tout ce que je suis obligé d’endurer. L’autre soir, ils ont vu que
je n’étais plus là. Ils m’ont attendu en bas de la fenêtre
pendant plus de trois heures au milieu de la nuit. Ils n’ont pas
le droit d’être là. Donc ils ont fini par rentrer eux aussi. J’étais
caché à les observer, sans faire de bruit, allongé dans un
bosquet. Cette nuit, j’ai longtemps marché. J’ai perçu du
vacarme. J’étais à l’autre bout de l’île. C’est un endroit où je ne
vais presque jamais, et jamais avec les profs. L’aller retour est
long et fatiguant. La végétation n’est pas exactement la même
de ce côté de l’île. Probablement à cause des vents qui balaient
les arbres plus forts. Il y a un Lycée à proximité, et nous
essayons de ne pas entrer en contact avec eux pour éviter les
situations conflictuelles. Je me suis approché. Il y avait un
feu. Ils fumaient le calumet et chantaient en dansant comme
nous le faisons. Un bitard était à quatre pattes, et les quatre
autres passaient sur lui alternativement. Le partage de bitard
est aussi une pratique répandue chez nous, mais il faut faire

245
attention. Plus tard, ils étaient assis, le feu commençait à
s’éteindre. J’ai reconnu le garçon qui s’appelle Clément. J’ai
alors décidé d’aller les voir, en espérant obtenir la paix.
Arrivé à une dizaine de mètres d’eux, ils ne m’avaient toujours
pas repéré, alors j’ai chanté le cri du glouglou. Ils se sont levés
d’un bon et mon vu. J’ai appelé Clément par son prénom en
signe de paix et me suis assis parmi eux. Ils m’ont accueilli en
silence et m’ont même, un peu après, proposé le calumet et
leur bitard qui s’est mis à nouveau à quatre pattes devant
moi. J’ai dit que j’étais fatigué et me suis étonné du partage.
Clément m’a alors dit que son senior était mort un mois plus
tôt. On l’avait retrouvé la tête fracassée au bas d’une falaise
non loin de là. Il m’a demandé si nous avions nous aussi ce
type d’événement louche. Je lui dis que oui. Il m’a décrit leur
situation. Elle ressemblait à celle que nous avons avec
Raphaël. Les profs et la directrice ferment les yeux. Il n’a
jamais vu lui non plus nos mères revenir pour nous reprendre
et nous protéger. La lumière commençait à éclairer le ciel et je
les ai quittés, la marche est longue. J’ai fait attention en
arrivant à voir s’il n’y avait personne. Je contourne
systématiquement le bâtiment désormais. J’ai aperçu Pierre à
sa fenêtre. J’ai attendu, puis il l’a fermée. J’en ai profité pour

246
sauter sur la gouttière habituelle et grimper. La fenêtre s’est
rouverte, mais ils ne pouvaient plus m’apercevoir de là où
j’étais. J’ai longé la corniche du premier étage puis je suis
entré par la fenêtre de l’escalier. J’avais ton visage dans ma
tête, Virginia. J’ai attendu là longtemps. Raphaël était dans
les douches. Il se tient souvent là, à l’entrée, son sexe dur dans
la main. C’est seulement quand les profs se sont éveillés, peu
avant la sonnerie comme d’habitude, qu’il est allé se coucher.
Je l’ai alors suivi discrètement et me suis allongé dans mon lit
sans un bruit.
*
Quand Emmanuel est mort, j’ai d’abord pensé à en parler à
ma mère. J’ai compris que ce serait inutile. J’ai préféré me
retourner vers toi, Virginia. Tu es la seule qui a su me
montrer un sentier pour me dégager de tout ce qui
m’opprime. Ma décision est prise, et elle est irréversible. J’ai
marché longtemps cette nuit. Je suis allé jusqu’à
l’embarcadère. Il est entretenu, comme les abords de notre
Lycée. Je l’avais déjà observé. Cela signifie qu’il fonctionne
encore. J’ai pu le constater cette nuit. Au firmament de la
lune, un bateau à moteur est arrivé. J’ai entendu ce drôle de
son venir de loin. Son ronronnement est puissant et masque la

247
totalité des bruits environnants. Je le connaissais déjà, c’est le
même son qu’il y avait lorsque nous avons pris nous-mêmes le
bateau pour arriver dans l’île. Je ne saurai dire s’il s’agit du
même navire. Il m’a paru d’une taille plus petite. Deux
hommes en sont descendus et ont déchargé des caisses et des
cartons. Puis ils ont rembarqué et sont partis. Ils n’ont pas
même pris soin de couper le moteur. Dans les heures qui ont
suivi, des profs mâles surtout et deux femmes sont venus avec
des carrioles à moteur charger une partie des caisses chacun.
Ils étaient séparés. Ils m’ont donné l’impression de savoir
exactement ce qu’ils avaient à faire. J’ai reconnu mes profs.
Ils ont balancé les caisses dans la carriole sans ménagement.
Je n’ai pas pu voir ce qu’il y avait dedans. Peut-être de la
nourriture ? Nous avons tous constaté que les potagers et
vergers ne fournissaient pas l’ensemble de nos repas. Les
femmes devaient probablement être vos profs à vous. Leurs
caisses étaient moins nombreuses. Cela explique pourquoi tu
m’as dit que tu avais souvent faim, et qu’elles contrôlaient en
permanence votre poids. La bonne nouvelle, le bateau est
cerclé de cordages et d’anneaux. Il n’y aura aucune difficulté
à s’accrocher. Peut-être pourrons-nous monter sans être vus.
J’ai remarqué qu’ils ne faisaient pas attention. Il y a une

248
petite cabine à l’avant. Ils y restent enfermés. Leur visibilité
est également limitée. Ils ne disposent que d’un simple
projecteur à la proue pour éclairer l’avant. Un soir sans lune,
on ne verra plus rien. Personne ne pourra nous voir. Je suis
descendu sur le quai à la fin de la nuit pour compter les pas,
sa longueur et sa largeur par rapport à mon point
d’observation. Ma cachette est bonne. Nous devrions pouvoir
descendre à l’eau au moment où le bateau amorce sa
manœuvre de demi-tour, puis glisser jusqu’à l’arrière. L’autre
soir j’avais préparé un fagot pour nous aider à flotter. Je l’ai
placé à proximité de ma cachette, et l’ai consolidé avec de
nouveaux bois flottants. Je possède une corde aussi pour que
nous puissions nous attacher l’un à l’autre. Si tu crois toujours
en moi, je pense savoir quelle sera la date idéale. Il me faut
vérifier encore la régularité de la livraison. À nous la liberté,
enfin !
*
Virginia, tout est prêt pour moi, dans ma tête. Le mieux est
d’attendre un jour de lune noire. Nous aurons ainsi plus de
chance de ne pas être vus. Je connais bien le terrain, au
travers des bois en contournant les champs maraîchers, je
pourrais refaire le chemin les yeux fermés, je me suis

249
entraîné. Il suffira de me suivre et tout ira bien. Les sélections
approchent. Nous n’avons plus beaucoup de temps. Ils vont
essayer de m’éliminer avant. Sauras-tu me suivre
infailliblement comme tu me l’as encore répété cette nuit ? Je
doute. Mais je ne doute pas de toi, je doute de moi. Serai-je à
la hauteur, pour être digne de ta confiance ? Je crois qu’un ou
deux amis seraient prêts à partir avec nous. Ils sont plus
jeunes. Je ne respire plus ici. Il y aurait de nombreuses autres
îles, certaines abandonnées. Un Junior m’avait dit il y a
longtemps que nous en étions probablement originaires. Fuir
est le plus important. J’écris ces mots pour toi. Pas seulement
adressés à toi, mais à ta place, car ils ne t’ont pas appris à lire
et écrire. Quand nous partirons, il faudra que tu restes bien
accrochée à moi, comme quand tu m’attrapes avec tes bras
quand je rentre en toi. C’est tellement chaud et bon. Mais là, il
ne faudra pas faire comme ça. Nous allons devoir rentrer
dans l’eau. Tu ne l’as jamais fait, il faudra mettre tes bras
autour de mes épaules, l’eau nous portera, je me tiendrai au
fagot que j’ai fabriqué, puis au bateau. Je ne peux plus vivre
sans toi. Je voudrais te pétrir dans mes bras éternellement.
*

250
Je suis resté dans la chambre ce matin. C’est notre jour de
repos. C’est devenu un jour pénible et risqué. Nous sommes
livrés à nous mêmes. Ils n’aiment pas que nous restions
enfermés. Ils nous encouragent à faire des jeux entre nous.
J’ai longtemps été l’un des meilleurs joueurs, quelque soit le
jeu. Ce n’est plus possible maintenant, à si brève échéance.
C’est beaucoup trop dangereux. Je regarde les autres courir
par la fenêtre. Le cœur n’y est plus. Pour ne pas être vu, il a
fallu que j’aille les regarder d’une autre position que la
mienne habituelle. Deux ou trois autres élèves sont restés avec
moi. On ne se parle plus depuis un moment, mais on ne se
cherche pas querelle non plus. Personne ne viendra en aide à
quiconque s’il est en difficulté. Je décide de sortir quand j’en
vois plusieurs s’éloigner. Raphaël et Constant ne sont pas là.
Sur le terrain en bas, un ballon traîne par terre. Je trouve
deux autres élèves avec qui nous nous lançons des passes.
Aucune parole. L’un deux est le meilleur sur un terrain. Ce
n’est pas le plus brillant en mathématiques, mais quelle est la
teneur de la sélection ? Je ne m’en inquiète plus désormais. Je
ne serai plus là. Trois autres sont arrivés, et nous avons lancé
le jeu. Tout ceux qui étaient présents étaient plutôt réglos. Ça
dépend toujours avec qui on est. On a équilibré les équipes, et

251
on a joué Touche, c’est toujours moins violent, même si les
profs ne veulent plus que nous jouions comme ça à notre âge.
Pierre était ma marque. Son jeu stéréotypé l’obligeait à me
contourner par la droite. C’était tellement prévisible, d’autant
qu’il est petit, qu’il n’a pas réussi à me passer les trois
premières fois. Mais, je ne voulais pas laisser la tension
monter, et la quatrième fois, voyant que j’étais bien couvert à
l’arrière, je l’ai laissé passer en simulant une glissade. Il était
content je crois. Il y a eu après quelques contestations. Je me
suis à chaque fois tenu à l’écart. J’ai veillé à rendre le ballon
quand nous menions d’un essai. Après vingt minutes, on a fait
une pause et nous sommes allés boire un peu d’eau. Au loin,
Raphaël et Constant me toisaient, sous un arbre. Ils fumaient
je ne sais quelle herbe cueillie quelques heures plus tôt. Ils ne
me quittaient pas du regard et je faisais comme si je ne les
voyais pas. Puis, nous avons repris le jeu. J’étais sur les nerfs,
survoltés. Quand Pierre a de nouveau voulu me passer, non
seulement je l’ai touché, mais il n’avait pas assez protégé son
ballon, et d’un coup sec je l’ai talonné, puis rattrapé aussitôt.
Le couloir était dès lors grand ouvert devant moi, j’ai couru
de toutes mes jambes et marqué mon essai. Le jeu a pris alors
un tour de plus en plus sérieux. L’équipe adverse a attaqué

252
franchement, et je me suis battu sur chaque regroupement.
Malgré la supériorité de leurs coups de boutoir, ils ne
passaient pas. Nous avons fait alors une nouvelle pause car le
jeu devenaient dangereusement de moins en moins Touche, et
nous nous sommes mis d’accord. Au fond, Raphaël, Constant
et Guillaume, les yeux injectés, s’étaient placés prêt du grand
tilleul. Ils n’étaient plus très loin. Je souhaitais m’engager
dans la partie et les oublier. Je ne craignais pas qu’ils se
proposent de jouer avec nous. Ils n’avaient pas la forme
physique pour cela. Ils ont renoncé. On le sait tous. Le Touche
n’est pas pour eux, seul le jeu violent peut encore avoir un
sens à leurs yeux. La partie a continué longtemps. C’était
interminable. Les autres semblaient aussi s’obliger à jouer.
Raphaël finit par se diriger dans les chambres et quelques
instants après, nous avons sifflé la fin du jeu. J’ai alors couru
dans la forêt pour me cacher.
*
C’était notre dernière soirée ensemble avant le grand
départ. Je n’ai pas pu partir à l’heure voulue. Les profs nous
observent. La sélection est pour bientôt, ils savent la tension
qui existe entre nous. Ils veulent éviter les bagarres. Ensuite,
j’ai vu Constant sur la corniche. Il surveillait les sorties et

253
envoyait des signaux sonores en imitant des cris d’oiseaux.
Raphaël est venu plusieurs fois le rejoindre. Je suis passé par
les cuisines. Je ne le fais presque jamais, mais ce soir j’ai pris
le risque. Ça s’est bien passé et j’ai pu rejoindre la forêt
tranquillement. J’avais tellement hâte de te revoir que j’ai
couru tout le long du chemin. Je suis passé à travers le bois
des Grands arbres. Tout le monde les évite, je sais, la
végétation y est dense et on ne voit rien, mais c’est aussi plus
court et je ne cesse de vouloir m’exercer à reconnaître ma
route dans la nuit noire. En arrivant, j’ai pu constater que
vous aussi êtes en ébullition en ce moment. Vous allez devoir
suivre l’un de vos quatre hommes. Ta fenêtre était grande
ouverte et j’ai pu attentivement observer les autres filles. Il y
avait celles de Pierre et de Guillaume. Elles étaient nues
comme toi. C’était magnifique. Ma queue s’est dressée
immédiatement. Leur poitrine et leurs fesses étaient bien
charnues. Tu m’as vu et tu es venue avec moi dans la forêt
après avoir enfilé une robe. C’était si bon de te resserrer dans
mes bras. Tu t’es accroupi sur mon visage, comme nous le
faisons toujours. Ça te fait rire à chaque fois. Tu frottes tes
deux orifices contre mon nez et ma bouche en attrapant ma
queue dans la main. J’aimerais pouvoir rester dans cette

254
position toute ma vie. Il n’y a rien de meilleur. Tu as recueilli
mon jus dans ta bouche et tu m’as dit qu’il était bon, meilleur
que celui de tes autres hommes. Ils vous ont appris à le faire
dans ton Lycée. Nous, on ne nous dit rien de tout cela. Nous
n’apprenons pas les mêmes choses. Puis nous avons discuté de
notre périple. Tout est prêt. Il faudra être fort Virginia. Si tout
va bien, dans cinq jours nous serons libres.

De nombreuses interrogations sont ainsi levées. Les élèves


en savent plus que ce que les professeurs leur ont dit, et ils ne
nomment pas les îles de la même manière. Quelle vie horrible !
et quelle incroyable découverte que ce journal, s’exprimant au
milieu de l’oppression. L’un des leurs est mort il y a deux mois.
Il faudrait éclaircir ce point tragique.
La nuit est bien avancée, bientôt achevée. J’ai dissimulé ma
copie du Journal dans le mien. Il est temps de faire semblant
de dormir avant le réveil qui m’attend.

Samedi matin,

Je me suis réveillée aux premières lueurs de l’aube en


quittant un étrange rêve où l’île était balayée par le vent. Le

255
soleil irradiait les nombreuses criques qui jalonnaient la côte
où les vagues venaient mourir. En marchant sur les rochers,
seule, je cherchais et appelais quelqu’un. Le son de ma voix ne
franchissait pas le mur de ma prise de conscience. Seule cette
image de moi-même au milieu des pierres, les vagues au
devant, le vent et la lumière dans les cheveux, demeure
incrustée dans ma mémoire.
Avant cela, ma nuit a été de nouveau agitée. J’ai essayé
d’imaginer des possibilités de réformes à proposer à Theresa.
Ce rêve révèle l’ampleur du problème dans lequel m’a plongée
le journal d’Adam. Son monde n’est pas le mien. J’aimerais
pouvoir le comprendre, sans me faire d’illusion.
Après m’être levée et aussitôt habillée, je me suis précipitée
dehors. Comme à son habitude, Theresa était déjà là, assise sur
une chaise, scrutant au loin l’horizon, la lisière de la forêt et la
cime des arbres entourant notre cabanon de fortune.
« Ne vous en faites pas, Valeria, nous reprenons la route
cette nuit, nous n’aurons pas à dormir ici une nuit de plus.
Notre prochaine étape sera beaucoup plus accueillante. Ce sera
l’île de Gohas proprement dite. L’étape finale des sélections, le
lieu du recueil des semences mâles. »

256
Sans rien dire, et tenant dans ma main droite le journal
d’Adam, je n’ai pas souhaité discuter des conditions spartiates
de logement qui me sont maintenant égales. J’en ai accepté le
principe depuis le début, bien avant mon départ. La fatigue n’a
pas été une mince affaire. L’urgence, selon moi, n’est plus là.
La présence de Marc aurait pu suggérer un contour plus
réaliste à mon rêve. En était-il la clé ?
« Vous n’avez toujours aucune nouvelle de Marc ? ai-je dit,
ne voulant pas admettre que cette histoire était close.
– Et comment en aurais-je ? Il est inutile de se ronger pour
un problème pour lequel il nous est impossible d’avoir une
solution. Il n’existe sur ces îles aucun moyen de
communication moderne. Je ne peux prévenir personne et
personne ne peut nous prévenir. Nous sommes dépendantes
de notre embarcation qui est la seule à faire la navette entre les
îles. Si nous revenons en arrière, nous ne repartirons plus.
Nous résoudrons ce problème une fois de retour sur Yale, a dit
Theresa d’un ton passablement énervée.
– Vous ne croyez pas qu’il pourrait lui être arrivé quelque
chose ?
– Non, j’ai du mal à y croire. Il a dû suivre une idée
attenante à ses propres recherches sans m’en avertir

257
préalablement, de peur que je le dissuade. Je le connais, mon
fils, vous savez. C’est un entêté ! »
Le Journal entre mes doigts, j’ai alors fait défiler les pages
en les égrainant.
« Et le Journal, qu’en avez-vous pensé ? lui ai-je dit,
subodorant un a priori négatif de sa part.
– Et vous ? J’attendais de pouvoir en discuter avec vous.
J’ai l’impression de n’y avoir rien appris de si original…
– Tout de même, il nous permet de compléter de
nombreuses données manquantes…
– Peut-être. C’est écrit dans un style naïf et
incroyablement laborieux. C’est vous qui aviez raison : le
niveau d’éducation des élèves de cette île a beau être le
meilleur auquel nous soyons parvenu, il n’en demeure pas
moins horriblement faible. Quel charabia ! Et quelle écriture
pénible à déchiffrer. Je me suis vue en aventurière en train de
découvrir les hiéroglyphes. C’était ridicule. Il m’a fallu bien du
courage pour atteindre le bout. Vous n’êtes pas d’accord ?
– Non, au contraire. Il m’a semblé, avec ce texte, que nous
tenions la clé de notre recherche. Les élèves sont à la fois
soumis à un manque criant de bien être affectif, mais
également à une compétition négative, qui oblige les meilleurs,

258
les plus sensibles ou les plus créatifs à ne pas trop en faire pour
ne pas se distinguer des autres ce qui aurait pour conséquence
de faire d’eux des cibles du ressentiment collectif. Autrement
dit, la mise en compétition ne les pousse pas à être plus forts,
mais au contraire, les entraîne dans l’inertie. Sans parler de
leur vie sociale, des rituels initiatiques pauvres, rien ne leur a
échappé.
– Et selon vous cela affecte la qualité de notre sélection
finale ?
– C’est probable. Plusieurs élèves se dérobent à
l’évaluation. Nous n’avons pas la possibilité de le vérifier ne
disposant pas des données précédentes, mais il est possible
qu’une sélection au hasard, par exemple un tirage au sort,
produise le même résultat, voire, qui sait… un meilleur.
– Cela me paraît un peu tiré par les cheveux… N’oubliez
pas qu’ils sont également sélectionnés sur la base de tests
médicaux.
– À l’exception de ceux qui se détruisent la santé en
fumant des herbacées nocives, et ils en fument tous un peu,
leurs bilans sanguins ne présentent pas de différences
colossales, notamment entre reçus et recalés. J’avais pu lire les
relevés des années précédentes à l’université. En revanche,

259
quelle prouesse d’avoir pu écrire un tel texte sans avoir aucune
connaissance d’un objet littéraire équivalent. Seule une
nécessité impérieuse, doublée d’un talent hors du commun,
peut avoir poussé ce jeune mâle à s’exprimer ainsi. Ses
débordements affectifs sont, de surcroît, étonnants.
– Oui… Vous n’êtes pas sans savoir, mais non, peut-être
qu’à votre âge, votre génération ne sait plus cela… que les
mâles, pendant de nombreux siècles, ont pris beaucoup de
plaisir à s’épancher de la sorte. Les épaves que nous avons
côtoyées tranchent fortement avec cet héritage, mais c’est
précisément parce que les femelles devaient à présent leur
échapper. Tant qu’elles étaient à leur merci, ce n’était que
circonvolutions absconses et jérémiades pathétiques quant à
leur amour éternel et leur passion débordante, répondit
Theresa d’un ton ironique.
– Je ne sais pas. Je n’ai pas, il va de soi, votre expérience
dans ce domaine.
– Non, croyez-moi, Valeria, ne donnez pas trop
d’importance à ce texte foutraque. Observez les cours,
l’attitude des professeurs, voyez si des ajustements techniques
seraient à recommander. Ne vous occupez pas du reste, vous
risqueriez de perdre beaucoup de votre énergie et de votre

260
temps, et par voie de conséquence, du mien également. Notre
étape prochaine va être d’une grande importance pour votre
observation. Vous allez voir comment procèdent les couples
finalement sélectionnés. Votre regard me paraît pour ce
moment absolument capital. »
Il n’y a pas eu un mot à ajouter. Pourquoi cette étape serait-
elle capitale pour mon travail ? Au contraire, c’est bien celle de
la dernière sélection sur cette île qui est la plus importante au
regard des mes recherches ! La faible importance donnée à
mon rôle dans cette expédition devient limpide. C’est
évidemment avant la dernière sélection que mon étude peut
être déterminante, et non après ! À quoi bon analyser une
micro société après le dénouement de son activité productive ?
Envahie de perplexité quant à la légitimité que me confère
Theresa, je ne peux que me persuader de la haute valeur du
texte que j’ai eu la bonne idée de recopier en cachette cette
nuit. Theresa s’est d’ailleurs levée pour me le prendre dans les
mains avec un sourire éloquent. Je lui ai dit alors bien droite
d’un air sagace :
« Je vais chercher Marc. Qui sait ? Peut-être est-il ici, tout
près de nous ? »
Theresa a bondi sur sa chaise et n’a plus rien dit.

261
« Aurait-il pu changer d’île sans que nous le voyions ? Je ne
sais pas. Nous verrons bien. À ce soir » ai-je ajouté pleine de
confiance en moi avant de retourner dans ma chambre.

Samedi soir,

Je suis donc partie me balader seule sur l’île, sans aucune


illusion à propos de Marc. Je ne me suis pas hasardée dans les
sentiers les plus reculés ne souhaitant pas tomber nez à nez
avec des groupes de jeunes mâles. En pleine journée il y a peu
de risque que cela se produise, mais je dois reconnaître que je
n’étais pas rassurée. J’ai préféré longer la côte. Par endroit, de
petites falaises de rochers forment des criques paradisiaques et
immaculées. Les doutes peu convaincants de Theresa au sujet
de Marc me rendent furieuse. Comment un scientifique de
cette importance peut-il disparaître sans une bonne raison
connue et évidente ? On me cache quelque chose, c’est évident.
Dans quel état va être Theresa le reste de notre séjour ? Est-il
encore possible de travailler ensemble ? Pourquoi veut-elle
tirer une croix sur le journal ? Qui a déjà pu lire un pareil
document ? C’est une pièce exceptionnelle, n’importe quel
journaliste, militant, ou syndicat qui en serait informé lui

262
donnerait une place de la plus haute importance ! Ces mâles
sont des humains. Mon appréhension, ma peur, sont intactes,
mais le caractère social exemplaire que l’on distingue à travers
le journal et le reste de ses observations ne sont-ils pas
fascinants ? D’autant si l’on conjugue ce caractère au faible
développement démocratique et à la capacité de ces mâles à
pouvoir discuter et observer leur propre sociabilité. Est-ce à
cause de leur sexe ? Promeuvent-ils par une impulsivité
débordante un égoïsme carriériste inertique, incapable de
planifier et construire dans le moyen et long terme ? ou bien
est-ce cette vie limitée à un objectif dont le sens leur échappe ?
Les conditions de leur existence limitent considérablement et
indéniablement toute perspective critique.
J’ai pris le temps de me reposer et de méditer un long
moment au bout d’un rocher. Il esquisse un promontoire
dangereux contre lequel les flots ne se dérangeront pas pour
reprendre leurs droits et l’engloutir un jour de mauvais temps
venu. En attendant, d’un pas incertain, j’ai avancé lentement
d’une pierre à l’autre et, parvenue au bout, me suis détendue
en laissant mes jambes se suspendre dans le vide. La mer est
bleue. Les vagues légères ont heurté la pointe de mes pieds. Où
est Adam ? Cette question m’est apparue déterminante. Il a dû

263
contempler le même spectacle à cet instant précis. A-t-il réussi
à rejoindre Golding ? Est-il coincé quelque part ? Que peut-il
espérer atteindre ? La côte continentale nécessite de prendre
une embarcation plus grande et contrôlée. S’est-il perdu en
essayant de rejoindre une île vierge inexistante, celle qu’il
appelle île de Saint dans son journal ?
J’ai attendu la tombée du jour pour rentrer. Incertaine de la
réalité des distances, je n’ai pas souhaité risquer d’être en
retard. J’ai longtemps marché persuadée de rebrousser
chemin. Après tout, les arbres sont un peu partout les mêmes
dans un bois et il ne semble pas y avoir de si nombreux
sentiers balisés. Heureuse quoiqu’un peu essoufflée, j’ai eu
cette tendre affection de croire que je tenais une vérité que
personne ne pourrait me retirer. Que puis-je en faire ? Il est
encore trop tôt, je ne peux pas tirer de conclusions hâtives. Le
sentier s’est soudainement égaré au milieu de nulle part. Il a
fallu me rendre à l’évidence que je m’étais perdue. J’ai pris une
tangente vers l’ouest, selon mon orientation biaisée par la nuit
tombante. Coûte que coûte, j’ai gardé la ligne en sautant ou
contournant des obstacles peu encombrant. Une petite
clairière s’est dessinée dans l’ombre, une faible lumière
s’échappait à l’arrière, sous la voûte des branchages. En

264
m’approchant, une petite maison s’est distinguée, une longère
avec un toit de paille. Ce type d’architecture relativement
traditionnel est rare sur l’archipel. Un style d’un autre âge, et
d’un autre lieu.
Une faible luminosité se dégageait de deux fenêtres
centrales. Qui peut se contenter de la faible lueur d’une
cheminée ? La crainte m’a retenue d’approcher. Autour, du
linge humide pendait sur des cordes tendues. Une bonne
centaine de robes en toile. Sans oser y croire, l’endroit s’est
livré peu à peu avec clarté. Theresa ne m’y aurait jamais
conduite. En collant mon visage au coin d’une vitre, j’ai aperçu
de nombreuses jeunes femmes, voire très jeunes, déambuler,
ou ne rien faire, certaines étaient allongées sur un matelas
simple, la longueur de la bâtisse abritant un dortoir où les lits
s’alignent parallèlement. En me redressant, deux jeunes
femelles debout sur ma droite, face à moi, à l’extrémité du mur
ont poussé un léger cri aigu et sont parties en courant. Qu’y a-
t-il à craindre de ces femelles ?
J’ai fait le tour de la maison. Devant une porte, des jeunes
filles et deux femelles beaucoup plus âgées, certainement leurs
chaperons, m’ont dévisagée avec dégoût.

265
Elles aussi ont paniqué à ma vue, elles ont poussé les filles
vers l’intérieur et m’ont regardée avec une air peureux et
interloqué.
« Je suis moi aussi une femelle, comme vous, leur ai-je dit
d’un voix chaleureuse. Je m’appelle Valeria. N’ayez pas peur.
Savez-vous si Virginia est encore parmi vous ? »
Au nom de Virginia, elles ont sursauté puis se sont
crapahuté elles aussi derrière la porte. L’une est restée penchée
vers moi dans l’entrebâillement. J’ai réitéré mes propos
lentement et de la voix la plus douce possible. Mais rien n’y a
fait. Elle a claqué la porte. J’ai longé la façade de l’autre côté.
Elles m’ont suivie de l’intérieur, un groupe s’est formé autour
d’elles. À la fin, c’était une meute. On l’entendait piailler de
l’extérieur. Dans quel état d’indigence et d’ignorance ces
femelles ont-elles été abandonnées ? J’aurais aimé leur parler,
leur faire comprendre qu’un autre monde existe pour elle, où
elle pourrait vivre libre et heureuse. Mais seule comme j’étais,
c’était impossible. La véridicité du journal d’Adam m’a été
ainsi confirmée. Je me suis éloignée pour réfléchir. J’ai
longuement regardé la longère et son vieux toit délabré.
Difficile de se résigner à les quitter sans rien faire. Mais dans la
nuit noire, j’ai finalement baissé les bras. Après quelques

266
dizaines de mètres au travers d’un bois latéral, j’ai aperçu la
mer et ses reflets scintillants. J’ai tourné à ma gauche et une
petite heure de marche plus tard, le Lycée de garçons visité la
veille s’est dressé d’un bloc devant moi. Le souvenir des pages
les plus marquantes du journal me le donnait à voir d’une
toute autre façon, morbide et cauchemardesque. Je l’ai lui
aussi contourné et suis rentrée dans ma frêle demeure.
Theresa était tranquillement attablée devant le cabanon,
prête à partir rejoindre l’embarcation. Exténuée, mais contente
d’avoir acquis la confirmation éclatante que je ne suis pas folle.
N’ayant rien à nous dire, nous avons échangé quelques vagues
formules cordiales, puis je suis rentrée dans ma chambre pour
écrire et préparer mes affaires.

Dimanche,

Comme je l’avais pressenti, cette journée sur l’île


reproductrice a surtout brillée par son indigence. À la fois sur
le plan des informations collectées en vue de mon étude, mais
aussi de la vie des mâles observée. La pauvreté symbolique y
est la norme.

267
Hier soir, peu après mon retour, nous sommes, Theresa et
moi, retournées au port. La frêle embarcation nous attendait.
Il ne faisait pas encore totalement nuit de ce côté, mais la
dernière île étant plus loin, il fallait partir plus tôt. J’en ai
profité pour observer lors de notre départ si de jeunes mâles
ne se cachaient pas dans les parages. Je suis littéralement
hantée par cette découverte. Je les imagine sauter à l’eau et
tenter de rejoindre notre esquif. Mais rien de tel ne s’est
produit. Les branches tremblaient au gré du vent et la rive s’est
éloignée peu à peu.
Nous nous sommes allongées toutes deux l’une à côté de
l’autre sur les couchettes de la cabine, le conducteur n’a pas
bougé de son poste. Il y en avait pour quelques heures, il valait
mieux dormir. Theresa est alors sortie de sa torpeur et m’a dit :
« Vous verrez, notre prochaine destination est très
différente. Nous n’y resterons à nouveau qu’une seule journée.
Gohas a une liaison directe avec le continent. Un encadrement
scientifique y est présent à demeure. La sauvegarde et le
transport de la semence le nécessitent. C’est une denrée rare et
précieuse. La congélation, dès les premières minutes qui
suivent l’extraction, ne doit souffrir d’aucune interruption
intempestive. »

268
Puis plus rien. Le moteur s’est mis à ralentir et à tousser. Ce
changement de rythme m’a fait sursauter. Combien de temps
s’était-il passé ? J’ai dû m’endormir comme une masse. Il
faisait encore nuit. Theresa était déjà sur le pont. Sur le quai,
nous avons été accueillies par trois personnes dont
l’expression suggérait qu’elles se connaissaient déjà bien. Il y a
effectivement amarré à quai un grand bateau beaucoup plus
important en taille et en puissance. Le bâtiment de la
capitainerie du port est lui aussi moderne. Theresa s’est
retournée vers moi et m’a dit d’un mot qu’elle me retrouverait
le soir. Une autre personne viendrait me guider pour cette
journée. Elle s’est engouffrée alors dans un long couloir
accompagnée de ses collègues.
Il a fallu attendre dans un petit bureau. On m’a proposé un
plateau repas cuisiné. L’attente a été interminable dans ce
réduit. Finalement, un jeune homme est entré et m’a invité à le
suivre pour me faire visiter l’île. Nous avons traversé un autre
couloir, puis un grand hall d’entrée. Enfin, dehors, une petite
voiture de golf nous attendait. Nous sommes montés. À peine
assise, il a mis les gaz. Il se débarrassait d’une corvée
routinière, rien de plus.

269
Après quelques minutes de forêt étonnamment bien
aménagée, une vaste plaine s’est dégagée et a fait apparaître
l’équivalent d’une petite banlieue résidentielle, entièrement
aménagée, au règlement d’urbanisme bien planifié. Les petites
maisons sont éloignées d’une centaine de mètres chacune,
mais c’est là la seule originalité. Le schéma est entièrement
perpendiculaire. Une observation plus précise révèle
également une absence totale de parking. Les maisons sont de
petits rectangles parfaits, avec des fenêtres. On aperçoit
seulement, à un mètre de hauteur, dans un angle, un petit
appareil, grand comme un horodateur, incrusté dans le mur.
Une autre voiture de golf, munie d’un compartiment
frigorifique, s’est arrêtée à hauteur de l’une de ces maisons, et
plus précisément de l’un de ces horodateurs. Son conducteur,
un scientifique en blouse, y a branché un tuyau, et déclenché
une valve, qui a fait un bruit léger pendant quelques secondes,
puis il a débranché son tuyau et est parti. Le chauffeur a alors
déclaré :
« Vous venez d’assister à tout ce qu’il y avait à voir sur cette
île, ou peu s’en faut.
– De quoi s’agit-il ?
– C’était un prélèvement de sperme.

270
– Dans le mur de la maison ?
– Les couples vivent dans leur maison. Ils ont un rapport
sexuel tous les deux jours, et le mâle dépose sa semence dans
un conduit. Celle-ci est ensuite recueillie comme vous venez de
le voir. Elle est ensuite amenée au laboratoire, puis sur le
continent dans les centres de fécondation in vitro.
– Et il n’y a rien d’autre à faire ici ?
– Non, nous assurons la police, les travaux, la nourriture.
Tout. Ils n’ont pas le droit de poser de questions. Ceux qui se
rebellent sont vite exclus. Globalement, cela se passe bien pour
chacun d’entre eux. Ils s’estiment heureux de pouvoir enfin
copuler comme des bêtes. Après tout, c’est la seule chose qui
les intéresse. Nous leur maintenons un certain niveau d’ennui.
Ça les motive. Ils restent sur l’île en moyenne cinq ans. Puis ils
sont remplacés… Ah ! voilà, il y a là-bas un couple qui n’a pas
encore copulé ces deux derniers jours. Vous voyez la petite
lumière rouge sur l’appareil ? Ils savent qu’ils sont astreints à
cette « contrainte ». Nous allons pouvoir les observer si cela
vous intéresse ?
– Oui, d’accord.
– Enfilez cette combinaison. Le mâle ne doit pas
reconnaître notre caractéristique femelle. »

271
Je me suis exécutée puis ai suivi à pied mon guide jusqu’à la
maison. Nous nous sommes camouflés sous une capuche et de
grandes lunettes, en remontant notre fermeture éclair jusqu’en
haut.
Le guide a frappé à la porte. Une jeune femme a ouvert. Elle
était nue. Ils s’apprêtaient visiblement à la copulation. Il a
échangé quelques mots avec elle, puis elle nous a fait entrer.
Nous nous sommes s’installés dans le coin d’une pièce sur
deux tabourets. Le mâle est arrivé, également nu. C’est la
première fois que je voyais le sexe d’un mâle. J’étais en sueur.
La femme a pris dans ses mains le sexe puis l’a fait durcir en
exerçant sur lui un mouvement régulier de va et vient. Elle l’a
aussi pris dans sa bouche en effectuant le même mouvement.
Le sexe est devenu droit et dur. C’est un phénomène très
étonnant et assez inexplicable. Quelle conscience particulière
doit avoir celui qui vit avec un sexe qui se transforme ainsi ? La
femme s’est alors mise à quatre pattes sur un lit, et le mâle a
fait pénétrer son sexe dans le vagin de la femme, avec l’aide de
celle-ci pour le guider. Elle tenait son sexe en passant sa main
entre ses jambes. L’état du mâle a alors empiré, ce n’a pas été
sans inquiétude pour moi. À plusieurs reprises, j’ai essayé de
regarder mon guide, mais il demeurait impassible. Le mâle

272
grognait de plus en plus fort en s’agitant, et la femme
produisait quelques gémissements, probablement de douleur.
Les coups de boutoirs des hanches du mâle contre les fesses de
la femme étaient insupportables à regarder, c’était une
véritable scène de torture. On aurait pu penser qu’il allait la
broyer entre ses mains. Puis finalement, il a sorti son sexe
violemment et a été pris d’une intense convulsion. La femme a
à peine eu le temps de se retourner et, une coupelle à la main,
plaça le sexe du mâle à son embouchure. Il a déchargé alors
fortement un liquide blanchâtre en ratant une partie de sa
cible, puis s’est écroulé sur le lit. La femme a alors ouvert un
tiroir dans l’angle du mur où le dispositif était installé à
l’extérieur, a versé le contenu de la coupelle, fermé le tiroir, et
appuyé sur un bouton. Un puissant ronflement de
réfrigérateur a fait alors vibrer les murs. Le guide s’est redressé
et a salué ses hôtes puis est sorti. Je l’ai suivi mécaniquement.
À l’extérieur, il s’est déshabillé. En nage, j’ai retiré ma
capuche. Comment les femmes ont-elles pu accepter cet acte
de pénétration d’une telle violence pendant des siècles, voire
des millénaires ? C’est exactement comme font les animaux. Il
n’y a aucune différence.

273
Nous avons alors repris notre route pour une petite heure.
Cette grande banlieue n’est pas infinie. Elle est bordée d’une
forêt interdite.
Une fois rentrés, j’ai posé quelques questions au guide. Il
n’avait plus beaucoup de temps à m’accorder. Les mâles
doivent s’astreindre à faire quelques exercices physiques
chaque jour, dans la salle de musculation, puis à exercer leur
appareil cognitif, quotidiennement également, sur un
ordinateur, sous la forme de jeux interactifs. Tout est contrôlé.
Ils font des tests sanguins réguliers. Quand les résultats
baissent, ou s’ils deviennent trop violents, ils sont expulsés.
Les femmes se font livrés des repas équilibrés chaque jour,
qu’elles doivent préparer. Le reste du temps, ils ne font rien.
Ils ont accès à quelques jeux vidéos. Le temps passe vite.
L’essentiel est le recueil du sperme. Avec une seule éjaculation,
on peut faire parfois jusqu’à cinq mille fécondations. La
position à quatre pattes de la femelle est-elle nécessaire ? Non,
m’a-t-il dit. Elle décide seule. Certaines ont plus de talent que
d’autres pour exciter les mâles. Elles sont alors affectées à deux
et parfois plusieurs maisons. Elles aussi sont renvoyées après
un moment d’usage, mais leur durée de vie à Gohas, pour les
plus efficaces d’entre elles, est beaucoup plus longue.

274
L’attente, le reste de l’après-midi dans la même petite salle,
a été longue. Le soir, Theresa est venue me rejoindre. Elle a à
peine pris de mes nouvelles. Le bateau nous attendait pour
repartir dans l’autre sens. Nous avons dîné en tête à tête
silencieusement, puis rejoint l’embarcation où nous nous
sommes allongées comme la veille.
Cette fois, le sommeil a été long à venir, et j’ai préféré écrire.
Ce jeune mâle m’a inspiré un tel dégoût. Il n’est pourtant rien
d’autre qu’un clone d’Adam, dont le journal m’a si fortement
passionné. Est-ce possible ? Un être d’une telle sensibilité
peut-il se réduire à une bête insipide ? Se peut-il qu’une telle
barbarie émane du même corps ? Adam, épris de liberté,
amoureux de sa femme, pourrait-il s’adonner à un tel
acharnement sexuel ?
Theresa ronfle paisiblement à côté de moi. Son bruit se
mélange au ronronnement du moteur. Elle sait déjà tout.
Pourquoi a-t-elle tenu à ce que je sois témoin de l’acte
reproducteur ? Quelle en est l’utilité pour mon étude ? N’est-ce
pas un moyen détourné pour m’empêcher de me poser les
bonnes questions suite au traumatisme évident qu’une telle
observation peut susciter ? Ma confiance est rompue. Je songe
à Adam, je l’imagine dépouillé de toute intention agressive.

275
Lundi,

Nous n’avons eu ce matin que quelques heures pour finir la


nuit dans notre chambre. Le cabanon n’a pas bougé et n’a pas
été occupé depuis notre dernier passage. Nous y sommes
arrivées en pleine nuit, marchant à travers la nature à l’aide
d’une petite torche électrique. Theresa connait l’endroit
comme sa poche, il n’y a plus de doute possible. Je ne crois pas
qu’elle s’y soit rendue si souvent. Peut-être a-t-elle en sa
possession des cartes détaillées de chaque île ? Je l’ai suivie
d’un pas alerte quoique peu assuré en auscultant les alentours
espérant apercevoir l’une de ces sorties nocturnes d’élèves
narrées par Adam dans son journal. Arrivée à destination, ma
déception a été difficile à dissimuler. Je me suis
immédiatement enfermée dans ma chambre sans échanger un
mot avec la professeure, et me suis endormie à nouveau
fiévreusement.

276
Au petit matin, un dialogue à l’extérieur m’a surprise en
plein rêve. Je pouvais discerner la voix de Theresa, mais qui
était son interlocuteur ? Je me suis redressée et habillée en
jetant sur mon dos la même robe que la veille. Mes effets sont
rudimentaires, ayant limité la charge de mes affaires. J’ai
ouvert la porte d’un coup sec. Les deux protagonistes ont
sursauté légèrement puis ont repris leur conversation.
« … et la teneur en sel de l’eau est un peu au dessus de la
moyenne, mais il n’y a rien d’anormal non plus, a dit Marc
d’un voix tranchée.
– Et, qu’en est-il de son usage dans les légumes de
potager ? a répondu Theresa.
– Les tomates sont régulièrement arrosées, toujours avec
cette eau. Les analyses montrent des quantités raisonnables,
rien d’anormal.
– Ah, venez avec nous, Valeria, nous parlons botanique et
analyse des sols… »
J’étais stupéfaite. Je n’ai rien osé dire tant Theresa ne
trouvait rien d’anormal à la situation. Je voulais lui poser des
questions, mais elle s’est rétractée devant l’évidence complice
de la mère et du fils. Marc était assis la jambe droite repliée sur
l’autre, et bavassait le plus naturellement du monde. Il s’est

277
servi un verre de lait, et l’a gardé à la main tout en faisant de
grands gestes pour accompagner sa pensée. Deux fois il m’a
regardé en me faisant un grand sourire. Comment interpréter
cette volonté manifeste, à cet instant, de communiquer, voire
de communier avec moi, alors que mon rôle dans cette mission
me paraît de moins en moins nécessaire ?
« Alors, Valeria, a dit Theresa, vous avez pu nous préparez
vos premières conclusions, suite à la somme de vos
observations ? Je serais heureuse que Marc puisse assister à ce
compte rendu. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Je crois
que vous avez perçu un problème, n’est-ce pas ?
– Oui, effectivement, ai-je dit, décontenancée. En résumé,
le plan de sélections successives est nocif à l’épanouissement
de ces mâles. Nous avons nous-mêmes su faire la critique et
révéler les erreurs de nos propres systèmes éducatifs passés. Si
nous avons abandonné toute forme de compétition dans nos
schémas éducatifs, c’est qu’il y avait une bonne raison de le
faire. Le modèle compétitif non seulement exclut, marginalise,
atrophie une multitude de talents, mais, de surcroît, les élèves
choisis, pour remplir par la suite un nombre infini de tâches
responsables, tâches dont le lien avec la compétition est
négligeable, ne s’avèrent être les meilleurs que dans un format

278
bien spécifique de compétition qui n’existe jamais dans la vie
réelle, format qui lui-même génère un semblant de micro
société entre adversaires, vie sociale proprement invivable où
seuls s’en sortent certains individus doués de différentes
psychopathies ne demandant qu’à s’y épanouir.
– Donc, selon vous, a dit Marc en me disant « vous », nous
ne sélectionnerons pas les bons éléments mâles ?
– Du moins, lui ai-je répondu en gardant mon calme, nous
ne faisons pas mieux que ce que produirait un tirage au sort,
ou mieux, peut-être même, ce que produirait pas de sélection
du tout.
– Pas de sélection ? et comment assurer une meilleure
qualité des semences ?
– En donnant à leur porteur un meilleur bien être de vie.
– Mais leur vie n’a aucun sens, a alors soufflé Theresa. Si
on leur supprime la compétition, ils s’affaleront dans une vie
animale. Tous les autres essais de construction de société
mâles l’ont montré. Et n’oubliez pas une chose, les mâles ne
produisent pas de semences utilisables avant leur quinzième
voire seizième année. Parfois plus tôt, mais pas toujours. Il
faut les tenir jusque là.
– Il pourrait y avoir une autre solution…

279
– Laquelle ?
– On pourrait les réintroduire dans nos sociétés modernes.
Les lignées patriarcales ont été brisées. Une réintroduction
progressive les maintiendrait détaché de cet héritage. La
masculinité sexiste est un problème culturel plus que
génétique ou hormonal.
– Non, ça ne marche pas non plus, a ajouté Theresa. Les
réintroduire affaiblirait l’équilibre affectif des femelles. Nous y
avons déjà pensé. La Restriction n’a jamais eu pour fondement
une quelconque essentialisation de la femelle. Elle s’est
réalisée sous la forme d’une production sociale et historique,
les mâles ne supportant factuellement pas l’égalité. La liberté,
l’égalité et la multiplicité des genres ne sont possibles que sur
la base d’un sexe unique, les acquis des sciences sociales sur ce
point sont incontestables. S’il existe un petit groupe d’hommes
mâles au milieu d’hommes femelles, les femelles femmes
risquent de leur donner l’exclusivité sexuelle, et ils ne seront
pas en situation de les satisfaire toutes. Les hommes mâles ne
se mobilisent qu’avec une femme femelle à leur service.
Autrement, ils deviennent des épaves.

280
– Je n’en suis pas certaine, cela relève d’un point de vue
contre idéologique. On pourrait envisager de les installer dans
une partie seulement du territoire… ?
– Quelles sont nos réserves aujourd’hui ? a dit Theresa en
m’interrompant s’adressant à Marc.
– Oh, de quoi largement tenir une cinquantaine d’année.
– Donc, Valeria, j’essaie de vous suivre… si cette société
s’est grippée, nous pourrions, sans trop d’appréhension,
prendre le risque de la supprimer intégralement puis d’en
recommencer une autre sur de nouvelles bases ?
– Comment ? Supprimer… Ce choix me paraît excessif… Il
ne faut rien précipiter, je pense. »
Et voilà, on y vient enfin. Je n’ai jamais pensé aux
conséquences possibles de mon rapport sur la vie en société à
Gohas. Si mes observations apparaissent de façon trop
négatives, il est désormais évident qu’une solution radicale est
susceptible d’être prise. Mes critiques seront entendues, mais
mes propositions ne seront pas prioritaires. Ce ne sera pas à
moi de décider.
Marc s’est levé pour m’offrir un verre de lait. Il est allé le
chercher à la ferme ce matin même. J’ai accepté, j’avais soif.

281
Nous avons bu en nous regardant les yeux dans les yeux. Puis,
j’ai baissé le regard.
Nous n’avons rien fait de nouveau le reste de la journée. J’ai
attendu dans ma chambre. Je ne me suis nourrie une fois
encore que de quelques fruits, seule. Je n’ai pas faim. Devant
sa mère, il me vouvoie. Quelle est cette mascarade ?

Mardi,

Encore une journée harassante et pleine d’imprévu. Il va me


falloir maintenant faire très attention à ce que je vais dire.
La traversée du retour à Yale a été longue. Je dors mal
depuis plusieurs nuits. Parfois je dors rapidement, mais je me
réveille trois heures après. D’autres fois, je me retourne dans
mon lit sans pouvoir trouver le sommeil. Personne ne m’a
suivie. À l’arrivée, il n’y avait personne. Nous sommes
descendus tous les trois à quai fatigués et marqués. Quelle
surprise de constater qu’il y avait un deuxième bateau accosté !
Ils sont donc plusieurs. Le pilote est d’ailleurs naturellement
allé discuter avec son collègue resté sur place. Mon esprit n’a
fait qu’un tour. Il est devenu facile d’imaginer le parcours
d’Adam et de Virginia. Ont-ils réussi leur fuite ? Où sont-ils ?

282
« Je croyais qu’il n’y avait qu’une seule navette qui faisait les
allers-retours d’île en île… ai-je dit à Theresa.
– Oh non, je crois qu’il y en a deux ou trois, a répondu
Theresa évasivement. Il y a souvent des pannes. C’est du vieux
matériel comme vous avez pu certainement le constater. Nous
avons disposé de ces vieux rafiots pour un prix modiques. La
construction de bateaux à moteur de ce type n’est plus
autorisée… »
Je n’ai pas souhaité avoir l’air trop curieuse. Sur le chemin,
mes yeux ont inspecté le moindre bosquet, chaque relief
dessinait une alcôve discrète d’où l’imprévu pouvait émerger à
l’instant. Je ne pense plus qu’à eux, ils sont ma bouée de
sauvetage de ce naufrage qu’est devenu à mes yeux ce voyage
d’étude. Marc marchait lentement derrière. Pas un mot, le
regard fuyant. Que sait-il du journal ?
Soudain, il y a eu des cris parfaitement audibles en
provenance de la forêt. Deux des chercheurs restés sur l’île
sont arrivés à notre rencontre d’une vive allure. Ils sont
pourtant assez âgés. Ils agitaient les bras et parlaient à voix
hautes sans qu’il soit possible d’entendre de façon intelligible
leurs propos. Arrivés à leur hauteur, ils furent enfin

283
compréhensibles. Theresa et moi étions inquiètes. Le
professeur de météorologie a pris la parole.
« Le Docteur Willaert, professeur de géologie et d’analyse
des sols, est décédé, avant hier. Il avait disparu toute la
journée. Nous sommes partis à sa recherche seulement hier
matin. Nous avons trouvé son corps, étendu sur les rochers au
nord-ouest de l’île. Il était déjà raide, possiblement mort
depuis au moins vingt heures. Nous l’avons ramené dans la
prairie près du cabanon, mais il fallait agir vite, il n’y avait
aucune autre possibilité. Hier soir nous avons décidé ensemble
de l’enterrer. Qu’en pensez-vous Theresa ? Nous sommes
abasourdis. Il est préférable dans ces conditions de rentrer et
d’interrompre la mission, si c’est possible. »
Theresa, stoïque, gardait le silence. J’ai senti mes jambes se
dérober sous moi. Rester debout était hors de mes forces. J’ai
fait quelques pas vers un tronc couché et me suis assise
abattue. Theresa réfléchissait, soucieuse, les deux premiers
doigts de la main caressant lentement sa lèvre supérieure. Tout
le monde la regardait comme on attend la décision d’un
arbitre. Elle a levé un sourcil et dit :
« Oui, vous avez bien fait. Si sa famille le demande, nous
pourrons ultérieurement rapatrier le corps. »

284
Les prairies de cette île sont toujours aussi belles, et la
présence des mâles d’âge intermédiaire parfaitement invisible.
Le groupe s’est mis en route jusqu’aux chambres. Plus
personne n’osait ouvrir la bouche. Je bouillais intérieurement.
Ma tête était sur le point d’éclater devant le flot de questions
qui la traversaient. Quelqu’un a-t-il pu examiner le corps plus
en détail ? Quelles sont les causes de la mort ? Après une
longue marche, Theresa a invité tout le monde à se reposer
dans sa chambre. Des fruits à disposition nous attendaient.
« Nous ferons une réunion informelle avant ce soir. D’ici là,
essayez de reprendre le travail et de terminer vos recherches,
nous partirons bientôt. »
J’ai fermé la porte et me suis jetée sur mon lit. Un flot de
larmes trop longtemps contenu a jailli sur mes joues. Les traits
du visage de ce chercheur m’échappent. À mes yeux, ils se
ressemblent tous. La tension est devenue insupportable. Mes
observations, d’abord primordiales, devenues inutiles, la
disparition et la réapparition de Marc, la vision réelle des
mâles, cette fureur sourde émanant de leur corps, le journal
d’Adam, son départ certain, où est-il ? et maintenant le décès
d’un chercheur en géologie, dont la présence parmi nous, selon

285
Theresa, n’était qu’un prétexte pour camoufler mes recherches
et ne pas lever de soupçons.
J’ai repris mon cahier et écrit.

Mardi après-midi,

Il n’y avait aucun bruit. Seule la nature, le vent dans les


arbres et les cris de quelques animaux parvenaient à mes
oreilles. Le corps engourdi, j’ignorais l’heure lorsqu’un léger
coup à la porte m’a réveillée. Marc a ouvert la porte et m’a
invité à les rejoindre. Il était déjà tard. Je me suis assise, le dos
pétri de douleur. J’ai dormi dans une mauvaise position. C’est
ainsi que l’on paye le stress et l’accumulation des mauvaises
nuits.
Sur la terrasse, les autres professeurs étaient déjà là.
« Ah, vous voilà Valeria, nous allons commencer. Les autres
m’ont fait part de leur volonté de rester sur l’île une journée
supplémentaire pour parfaire leurs travaux. Ce qui nous arrive
est soudain, ce n’est certainement pas en trois heures que nous
pouvons plier bagage, même si le cœur n’y est plus. Chacun
d’entre vous pourra demain vaquer à ses occupations, et le soir

286
nous prendrons ensemble le bateau retour vers Golding où
nous ne resterons pas plus d’une journée. »
Ce sera l’occasion, ai-je pensé, de rencontrer des
établissements intermédiaires et d’y vérifier l’état
d’avancement de la compétition à ce stade. Il vaudrait
d’ailleurs mieux y aller seule. Je n’ai pas encore pu pénétrer le
terrain sans un chaperon derrière moi.
Theresa a fini son allocution par des considérations
générales, elle a prit le temps de discuter avec chaque
personne présente préalablement et de dire quelques phrases
en l’honneur de son collègue. Elle a raconté un peu son
enfance, de fille à l’époque, devenu un homme tardivement,
comme ce fut le cas de beaucoup de chercheurs dans sa
génération, mais pas tous... Theresa connait-elle aussi bien
tous ses autres collègues ? Après tout, certains la côtoient
depuis plus de quarante ans.
Elle a pris congé de nous, j’en ai profité pour me tourner
vers mon voisin, répondant au nom de Watson.
« Et… sait-on quelles sont les causes du décès ? ai-je dit à
voix basse.
– Probablement un arrêt cardiaque. Rien d’exceptionnel. Il
était sur les rochers au bord de l’eau.

287
– Il n’y avait aucune trace particulière sur le corps.
– Si. Il est tombé sur la roche. Sa tête était fortement
contusionnée d’un côté. Mais son visage est demeuré crispé,
les yeux révulsés. L’infarctus nous a paru à tous plus
vraisemblable que la chute. Il n’était plus vraiment svelte et
athlétique, mais enfin, ces rochers, aussi imposants soient-ils,
ne sont pas difficiles à franchir. La mer était calme, et il n’y
avait pas de vent. »
Après quelques instants, je me suis réfugiée chez moi pour
écrire.
Un doute m’assaille depuis le discours de Theresa. Et s’il
avait rencontré Adam ?

Mardi soir,

Le dîner face au coucher de soleil a été collectif. Tout le


monde parlait de bon cœur et personne ne prenait l’initiative
d’évoquer la mort du géologue. Je me suis installée en bout de
table et n’ai pas ouvert la bouche, en flagrant délit d’inutilité.
L’idée d’un meurtre, suis-je la seule à y penser ? Pourquoi donc
irait-on assassiner un spécialiste des sols ? Qu’y a-t-il de plus
ennuyeux ? Le meurtre peut n’avoir aucun lien avec son

288
domaine de recherche. Une rencontre fortuite, une curiosité
mal placée. Si l’un des habitants réguliers de l’île doit
commettre une infraction, un délit ou un crime, de quel
système juridique est-il comptable ? Y a-t-il seulement la
possibilité de porter plainte ? Dans quelles mesures, si un tel
événement devait m’arriver, pourrais-je me défendre ?
Officiellement, nous sommes ici hors du monde légal, hors de
toute régularité juridique. Les professeurs exercent leur
pouvoir de juges s’il le faut, sans procès. Et la sélection élimine
les profils les plus asociaux. Notre pauvre géologue, s’il a été
poussé par deux ou trois élèves en errance, est-il seulement
envisageable de plaider sa cause ?
Je n’ai rien pu avaler. Tout au plus une pomme et quelques
amandes. Marc riait de bon cœur avec deux de ses confrères. Il
n’a pas eu un regard pour moi de la soirée. Qui est ce garçon ?
Où a-t-il disparu pendant deux jours ? Personne ne s’en doute.
Le climat est tel qu’il est impossible de poser la question. Faut-
il le dire aux autres ? Est-ce le bon moment ? Que faire de ces
interrogations dont la réponse est impossible à déterminer ?
Theresa, à l’autre extrémité de la table, conservait son
flegme intact. Elle conversait sans s’agiter ni faire de bruit. Ses

289
interlocuteurs se taisaient à chacune de ses rares
interventions, puis le brouhaha reprenait de plus belle.
À quoi ressemble Adam ? Le visage de Lance, l’homme de
ma vie, s’est greffé sur le sien dans ma représentation du récit
de son journal. Pourtant je n’ai guère pensé à lui depuis mon
départ. Mais Adam est un homme, comme Lance, l’homme
que j’aime, et, naturellement, j’ai plaqué son visage et son
corps sur le sien. N’ayant pas fréquenté beaucoup d’hommes
dans ma vie, Lance symbolise pour moi ce que doit être la
masculinité. Mais il y a une différence de taille, dont l’image
est impossible à prendre forme dans mon imaginaire. Lance
n’est pas un mâle, et Adam en est un. Rencontrer Adam en
chair et en os, je ne cesse d’y penser, et de le redouter. La peur
d’être déçue, peur que la peur et le dégoût prennent le dessus
sur l’attraction. Le corps de ces mâles est tellement saisissant,
leur raideur, leur dureté anguleuse, la violence rigide, que
peut-on en attendre ? Si Adam doit apparaître ainsi,
s’éclipseront alors mes espoirs. Cette voix intérieure offerte par
le journal, la révélation d’un secret que j’ai l’impression d’avoir
passé ma vie à chercher, n’aurait plus ce charme ensorcelant
qui m’a fait rêver la nuit même. Adam est sûrement arrivé à
Golding, l’île de son enfance. Cette idée, je n’en démords plus.

290
Si je souhaite le rencontrer, crever enfin l’abcès, il faut pouvoir
m’y rendre, rapidement, seule, sans les autres. Et si Adam s’y
était trouvé avant même le début de notre séjour ? Il n’a
aucune chance de s’en tirer. Golding sera inévitablement la fin
de son périple et de ses espérances. D’où me vient ce brusque
désir d’altruisme pour lui et sa femme ? Il n’y a pas d’autre
solution. Il faut lui donner la possibilité de rejoindre le
continent. Pourquoi pas alors prévenir la presse, faire de son
cas un sujet de dialogue, pourquoi pas de controverse, mais
une discussion positive ? Il faut décoller. Que fais-je encore là
parmi cette bande de vieux débris ? Le seul moyen est de
rentrer seuls, sans les autres, avec lui.
Marc a définitivement renoncé à m’adresser la parole. Il a
dû saisir la fureur de mes regards. Je n’ai pas envie de lui
demander de me rendre des comptes. J’aurais préféré qu’il le
fasse de lui-même. Mais ce n’est pas arrivé. J’essaie de ne plus
y penser. Après tout, il n’est rien pour moi. Adam est mon seul
objectif.
J’ai conçu mon plan dans le bruit des mâchoires ouvertes,
des mandibules agitées. Les yeux hagards, rompus de fatigue,
un stratagème s’est échafaudé en moi. Prendre l’un des deux
bateaux restés amarrés au port, se rendre sur Golding, le

291
retrouver avec sa femelle, puis prendre le bateau retour pour le
continent. Il n’y a eu aucun contrôle scrupuleux dans le sens
du départ. Juste celui d’un laissez-passer, sans photo, donné à
chacun des membres de l’équipage. Les vérifications ont eu
lieu avant, pour l’embarquement à l’aéroport.
Je me suis levée de ma chaise sans un mot puis suis allée
m’enfermer dans ma chambre. Ce plan diabolique m’obsède.
Vais-je en avoir le courage ? Il faut retourner sur l’île initiale.
J’ai fait mes bagages puis j’ai écrit mon journal en attendant la
fin de la soirée.

Mardi, tard dans la nuit,

Est-ce une folie ? Je ne peux plus revenir en arrière. Il ne


m’était jamais arrivé de contourner la loi. Mais de quelle loi
parle-t-on ici ? Nous sommes dans une zone de non droit. Il
n’y a rien d’illégal puisqu’il n’y a rien de légal. Je sais trop de
choses pour avoir peur. Ou bien alors le discernement m’a
échappé ?
Je suis revenue subrepticement dans l’entrée de la cabane,
je ne voulais pas être vue des autres. Des manteaux y ont été
accrochés par les membres de l’expédition. Il y a celui du

292
géologue, avec un sac de ses affaires à ses pieds. Elles ont été
rassemblées la veille. Après un bref regard par dessus mon
épaule, j’ai scruté machinalement à l’intérieur et j’y ai trouvé le
laissez-passer d’embarquement. Machinalement, j’ai vaqué
ailleurs pour ne pas avoir l’air de m’attarder sur leurs
vêtements, j’étais tellement nerveuse. Puis j’ai regagné à
nouveau les manteaux et fouillé leurs poches espérant y
trouver le même objet. Ma pêche a été plus que miraculeuse, je
suis rentrée dans ma chambre avec cinq de ces documents,
sans savoir à l’avance quel usage j’en aurai. J’ai bien mon idée.
Je les ai rangés dans mes affaires, et me suis affalée sur mon lit
attendant le passage du marchand de sable sur les yeux des
convives.
Sans y faire attention, je me suis endormie et me suis
réveillée en sursaut au milieu de la nuit. Il n’y avait plus aucun
bruit. J’ai ouvert ma fenêtre et perçu le silence lourd de la
forêt. C’était le moment. Il devait être deux ou trois heures du
matin. Je me suis préparée machinalement et j’ai pris la
direction du port, seule, dans la nuit noire.
La traversée des bois n’a soulevé en moi aucune
appréhension. Mon objectif était clair, je comptais bien
l’accomplir. Le quai était au bon endroit. Seul un bateau y était

293
amarré. Le plus petit. Je me suis retournée une fois, j’ai
observé les buissons et les arbres au loin. Combien de temps
ai-je marché dans le noir ? Mes oreilles bourdonnaient. J’ai
détaché les cordages, pris mon élan, et me suis élancée à la
proue de la frêle esquif. Puis j’ai relevé l’encre et fait le tour de
la cabine de pilotage. Devant le volant, il ne me restait plus
qu’à tourner un bouton, le plus volumineux, et le moteur s’est
mit en branle. J’ai poussé lentement le levier de vitesse et le
bateau s’est élancé.
Mon cahier sur les genoux, je garde un œil sur le cap. La
réflexion de Theresa me reste en mémoire, les îles sont
alignées d’ouest en est. La distance entre les deux îles est
faible, quelques heures. Une boussole accrochée au tableau
m’indique la direction de l’ouest. Mon cœur palpite, je me suis
rarement sentie aussi libre.

Mercredi soir,

Je vais tenter de raconter cette journée extraordinaire avec


le plus de distance possible. Ces événements me bouleversent.
Suis-je en mesure de retranscrire ce que je ressens sans en
altérer la réalité ?

294
Après trois heures de route, l’île était en vue. J’espérais
arriver avant le lever du jour. Comment accoster ? J’ai coupé le
moteur et largué l’encre, mais le quai était deux mètres trop
loin. Il m’a fallu jeter la corde pour amarrer et m’y reprendre à
trois fois avant de la tirer vers moi. J’ai cru ne jamais y
parvenir. La poupe s’est alors rapprochée du quai et j’ai pu
sauter à terre en me jetant au sol.
Je suis restée à genoux quelques instants. Je n’en revenais
pas de ce que j’avais réussi. J’étais épuisée. J’ai soufflé en
regardant le ciel et tout autour de moi. Comment le retrouver ?
La grande navette pour le continent est là, non loin. Le pilote
dort dans un logement un peu à distance sur l’île.
J’ai repensé le long du chemin au journal d’Adam. Il faut me
mettre dans sa tête, essayer de penser à sa place. Que ferait-il ?
Rester à proximité du port, surtout la nuit. Il a un stratagème,
à quelle logique répond-il ? Je me suis alors placée au milieu
du sentier afin d’être vue de partout. J’ai regardé encore
autour de moi sans oser me lancer. Puis enfin, je me suis
décidée.
« Adam ! » ai-je crié en sueur.
Le silence était assourdissant. Il devait m’entendre, ce n’est
pas possible autrement. J’ai recommencé une deuxième fois,

295
puis une troisième fois quelques minutes plus tard en me
disant que ce serait la dernière. Me faire repérer par des mères
ou des professeurs de l’île serait un échec monumental.
Le silence est devenu obsédant. J’ai scruté le moindre signe,
le vent à travers une branche, le clapotis d’une vague, le vol
d’un oiseau à l’horizon.
Soudain, une voix horriblement caverneuse a surgi.
« Qui êtes-vous ? »
Elle provenait de ma droite, mais je ne voyais rien. Je ne
bougeais pas pour ne pas l’effrayer, si c’était lui. J’étais saisie
de peur.
« Adam ? ai-je dit. C’est bien toi ? Je suis Valeria. J’ai lu ton
journal, Adam, ou ton cahier, je ne sais pas comment tu
l’appelles. Je suis ici pour t’aider à quitter l’île et à rejoindre le
continent.
– Le continent ? a répondu la voix lointaine, faiblement. Il
y a donc bien une autre terre au delà des mers ?
– Oui, Adam, je viens de là-bas, et je vais rentrer avec toi,
si tu le veux bien dans cette grosse navette que tu vois ici au
bout du quai. »
J’ai attendu une réponse, mais le silence s’est prolongé une
durée impossible à déterminer, tant mon excitation était à son

296
comble. J’ai répété son nom deux fois, mais il ne répondait
plus. Attendre était la seule option. Je ne voulais pas le
presser, et surtout ne pas lui faire peur.
« Êtes-vous seule ? a dit la voix alors que j’étais à contre
cœur sur le point d’abandonner ma position.
– Oui, bien sûr, Adam. Je n’en ai parlé à personne. Il n’y a
que toi et moi. Ce bateau ne partira pas si je ne lui commande
pas de le faire. Il faudra que tu montes avec moi. Je te
donnerai un papier afin de t’aider à dissimuler ton identité, et
il te faudra un vêtement pour cacher une partie de ton corps…
et surtout, Adam, ne pas parler. Jamais. Je parlerai pour toi.
Tu m’entends, Adam ?
– Pourquoi tant de précaution si je peux changer
d’identité ? a dit la voix un peu plus tard.
– Adam, je veux t’emmener sur le continent pour montrer
que ce que tu es, toi, est possible. Peut-être exceptionnel, mais
possible. Mais avant d’y arriver, nous croiserons des gens qui
ne t’accepteront pas. Je vais t’expliquer, je comprends que cela
soit nouveau pour toi. Mais je suis certaine qu’une fois arrivés
là où je souhaite te présenter, tu seras protégé. D’ici là, il
faudra absolument que tu fasses scrupuleusement ce que je te
dis.

297
– Je ne comprends pas… Il n’y a donc pas d’autre île où se
réfugier ?
– Non, Adam, cette île est la dernière. Au delà des mers, il
n’y a que le continent. Est-ce que Virginia est avec toi ? »
Nous avons été à nouveau plongés dans un abyme de
silence. Je ne doutais plus de mon choix. Après quelques
minutes, je me suis redressée et j’ai marché lentement en
direction de la source de la voix, je répétais en chuchotant son
nom. J’ai fait une quinzaine de pas. Le jour commençait à se
lever. On pouvait à nouveau discerner les formes. Il ne devait
plus être très loin désormais. Mes yeux fixaient chaque détail
perceptible. La lisière des arbres forme un abri sûr. J’ai
pénétré la forêt d’un ou deux mètres, et me suis penchée
derrière un bosquet. La lumière dessinait progressivement le
profil des choses. Convaincue d’être parvenue à la source de sa
voix, je suis demeurée immobile un temps impossible à définir.
Soudain, j’ai compris ce qu’il y avait devant moi. Quatre corps
assis au sol, les uns contre les autres.
« Adam, ai-je encore chuchoté. Je suis là pour t’aider. Qui
sont tes camarades ? Nous pourrons les aider aussi. »

298
J’avais besoin d’une luminosité plus forte. Elle a pris un
temps considérable à descendre. Je me suis refusée à bouger.
Puis l’individu assis à droite s’est exprimé.
« Oui, nous sommes quatre. Nous sommes ici depuis dix
jours. Nous vous avons vu arriver. Les deux traversées ont été
pénibles, surtout pour Virginia. Puis, nous avons entendu
votre bateau s’approcher.
– Qui sont-ils ? ai-je dit en désignant les autres du
menton.
– Louis et Clément.
– Je les connais. Tu en as parlé dans ton journal. Louis est
un camarade de ton Lycée. Clément ne fait pas parti de ton
Lycée. Tu l’as rencontré dans une sortie nocturne.
– Quand nous sommes partis, je l’ai dit à Louis, qui n’a pu
s’empêcher de nous suivre. Clément était là, à proximité du
quai quand nous avons plongé. Il nous a vu et a plongé
derrière nous et s’est accroché au bateau comme nous. J’ai pu
monter à l’arrière et aider les autres, un par un, à monter à leur
tour, sans se faire remarquer.
– Et vous avez recommencé le lendemain pour le
deuxième voyage ?

299
– Oui, voilà. Vous savez tout, si vous m’avez lu. En partant,
j’ai oublié mon cahier. Il était trop tard pour faire marche
arrière lorsque je m’en suis aperçu.
– Ce fut au contraire un hasard salutaire. Et comment
faites-vous pour vous nourrir ?
– Nous avons passé notre enfance dans cette île. Nous y
avons quelques souvenirs. Il y a plusieurs poulaillers et
potagers. Nous y avons prélevé la nourriture nécessaire, sans
nous faire prendre. La nuit, nous restons ici en espérant voir
un bateau partir. Le grand navire est venu avec vous et tout
votre groupe. Pensez-vous qu’il va repartir ?
– Je vais essayer de le faire partir ce soir. Nous allons
rester ensemble aujourd’hui. Je vais vous expliquer plus en
profondeur la situation. En plus de la nourriture, vous devrez
essayer de subtiliser des vêtements afin de vous fabriquer une
capuche, ou un chapeau quelconque. Il ne faut pas laisser vos
visages trop apparents. Cela concerne les trois mâles. Vous me
comprenez ? Comment faites-vous habituellement pour rester
glabres. J’ai vu les jeunes mâles de votre Lycée, leur crâne était
tondu et leur barbe rasée.
– Nous avons des rasoirs qui nous sont fournis. C’est
obligatoire contre les microbes, nous dit-on.

300
– Il faudra alors vous raser pour ce soir.
– Mais pourquoi toutes ces prescriptions, dit l’un des deux
autres mâles, et pourquoi dîtes-vous « mâles » en parlant de
nous ?
– Je vais vous l’expliquer, si je peux arriver à me faire
comprendre. Nous avons la journée devant nous.
– Ce monde que vous nous décrivez, est-il si loin du
nôtre ? a dit Adam d’une voix inquiète.
– Oui, lui a répondu Valeria, je le crains.
– Nous avons revu nos mères, ici, pendant ces dix jours.
En me voyant à sa porte, elle ne m’a d’abord pas reconnue, elle
aussi a vieilli, puis, à mon nom, elle m’a chassé en me battant
et en hurlant quelque chose d’incompréhensible… Que se
passe-t-il ? Si vous dîtes que vous voulez nous aider, il va
falloir nous expliquer. »
J’ai passé la journée avec eux. Ils ne parlent pas beaucoup et
se sont absentés deux heures à l’exception de Virginia. Elle ne
parle pas et m’a donné la vague impression d’être demeurée.
Puis, à leur retour, je les ai préparés. Leur odeur est étrange.
Par quel côté les prendre ? Louis, le plus petit, ne parle pas. Il
est pris de quintes de toux qu’il ne parvient pas à réprimer. Il
s’étouffe alors dans ses vêtements afin de ne pas être entendu.

301
Leur voix, leur corps, tout me paraît artificiel. Il me faut
conserver une distance certaine entre moi et eux. J’ai mis mon
bonnet sur la tête et fermé mon col. Mais j’ai voulu aussi
essayer de leur montrer de la générosité. Comment faire ?
Louis s’est couché un moment près de moi. J’ai tendu la main
et esquissé une caresse sur son crâne, comme je faisais, petite,
avec mon chien. Il a sursauté légèrement sur le coup, puis s’est
laissé faire.
Plus tard, je me suis éloignée pour rencontrer le navigateur.
C’était le moment de vérité. Quelle allait être sa réaction ? J’ai
passé le point de non retour. J’ai frappé à sa porte de façon
décidée. Un petit homme maladroit m’a ouvert. Je lui ai
annoncé d’une voix franche le retour d’une partie de
l’expédition et le départ cette nuit même. Nous avons nos
laissez-passer. Il s’est contenté de répondre à quelle heure et a
donné congé. Soulagée, j’ai pleuré quelques instants. J’ai
contemplé le paysage avant de rejoindre les jeunes. Je ne m’y
étais pas encore attardée une seule fois de depuis la matinée.
En arrivant à proximité de la cachette, l’agitation était
perceptible par de drôles de bruits. Je les avais déjà entendus à
Gohas où j’ai assisté à une extraction de semence. Je me suis
penchée afin de ne pas être observée. Les mâles tenaient leurs

302
sexes en main, dressés, et Virginia s’employait à les aider à
extraire. Elle en avait fini avec Adam visiblement, et a
enchaîné Clément, puis Louis. À la fin, il se sont recouverts, et
se sont allongés pour dormir. Je les ai rejoint alors en
masquant mon émotion. Virginia était encore nue. Étonnée de
la voir se donner aux autres, et de l’agrément d’Adam, j’ai
préféré ne rien dire. J’ai attendu qu’ils se réveillent. Puis nous
avons répété ensemble ce que nous devions faire le soir même.
L’heure venue, habillés et parés, chacun son laissez-passer
en main, nous sommes arrivés au rendez-vous. Le pilote était
là. Il a consulté les documents flegmatiquement, et nous a fait
monter un à un. Chacun a pu rejoindre une cabine, et
l’embarcation est enfin partie dans un tumulte aussi puissant
qu’inespéré.
Dans ma cabine, j’écris cette journée mémorable. Je suis
seule avec moi-même, je sens mon corps vibrer le long de ses
veines. Je les entends à nouveau à travers la cloison, la même
excitation bestiale les étreint. Ils ont préféré dormir ensemble.
N’ai-je pas fait une formidable erreur ?

Jeudi,

303
Au milieu de la nuit, ils se sont endormis à poings fermés.
Seule, je gardais les yeux ouverts. Qu’ai-je fait ? Y ai-je
vraiment cru ? Cela a réussi si facilement. Je les ai regardé
dormir attentivement. Leur corps est si étrange. Leur jeunesse
les protège de la laideur des vieux mâles. Virginia et Adam se
sont enlacés l’un contre l’autre. Comment vont-ils réagir dans
le vrai monde ? Est-il seulement possible de les y exposer ? Ne
vaut-il pas mieux les maintenir en lieu sûr, à l’université, ou les
confier à la presse ? Ils ont observé chaque détail du navire
avec un regard si enfantin. Leur hygiène est précaire. On leur a
appris à se nettoyer entre les jambes. Et à se raser la tête. C’est
tout.
Il n’y a pas de plan. Eviter l’aéroport, où les contrôles sont
importants. Privilégier les transports par bus, nombreux et peu
fréquentés. Oui, la presse est une étape inévitable. Révéler au
monde que le Jardin des anges n’est pas le lieu idyllique que
l’on imagine. Révéler aussi l’inutilité de critères de compétition
et de sélection obsolètes, appliqués aux mâles sans raison, qui,
selon Theresa, leur seraient consubstantiels. Je ne souhaite
faire peur à personne. Juste aider la société à réfléchir.
Je suis montée sur le pont pour apercevoir la mer. Il faisait
nuit. Je suis épuisée, mais il m’est impossible de trouver le

304
sommeil. Theresa à cet instant est-elle en train elle aussi, avec
ses partenaires et Marc, de flotter dans les eaux froides et de
rejoindre Golding, la première étape ? Sa fureur doit être
incroyable. Elle n’a encore prévenu personne. Les possibilités
techniques ne le permettent pas. Comment réagit-elle ? Sa
personnalité si particulière m’est désormais familière. Le
matin, les rumeurs ont dû se répandre rapidement. Elle a dû
jouer à celle qui était au courant, pour dissiper les craintes et
montrer qu’elle contrôle. Avec Marc, ils ont discuté. Est-il
possible que Valeria ait pu retrouver Adam ? Cela doit lui
apparaître extraordinaire et peu probable. Marc, placide, doit
insister sur le fait qu’il s’agit d’un événement secondaire.
L’essentiel a été accompli et le problème réglé. Leur décision
est prise. Je vais devoir me protéger, au moins me défendre.
Sur quel domaine d’analyse porte les recherches géologiques
de Willaert ? Il faudra me renseigner à propos de ce que ces
îles ont longtemps été avant, dans l’Ancien Temps.
La mer s’agite, elle devient plus froide. Cap au nord. Theresa
ne peut pas non plus être avertie de l’usage des quatre laissez-
passer. Seul leur vol peut l’interpeller. A-t-elle essayé de me
retrouver sur l’une ou l’autre île ? C’est peu probable. Elle
éveillerait ainsi les soupçons.

305
Marc a peut-être tenté sa chance en éclaireur. Où était-il
parti lors de sa disparition incongrue ?
Je suis revenue en cabine. Louis a le sommeil agité. Il est
certainement malade. Toutes ces nuits à dormir dehors, il a
pris froid. Dormir dans la même pièce que des mâles est au
dessus de mes forces. Cela revient à s’offrir comme une proie.
Il leur est si naturel de disposer du corps d’une femelle à leur
guise.
Je m’allonge à nouveau et attends le lever du soleil.

306
III.

307
1.

Le soleil ce matin là était radieux. Lance aimait se lever aux


aurores. Il profitait ainsi du grand Living room pour lui seul.
La lumière était pâle et pénétrait loin à l’intérieur de la pièce,
jusqu’au mur du fond, elle éclairait les plantes que Valeria
prenait soin d’arroser tous les jours. Il s’était servi un grand
verre de lait de chèvre et regardait dehors, devant lui. Un léger
reflet transparent lui renvoyait son image. Il se tourna alors
sur sa gauche et se vit dans le miroir qu’ils avaient installé
dans un vieux cadre en bois sculpté. Il aimait bien ces vieux
objets européens. Il doutait d’ailleurs de son authenticité, mais
ce n’était pas important, plus personne ne savait de quoi il
s’agissait au juste.
Sa tête lui paraissait un peu fatiguée. Il avait coupé ses
cheveux très courts sur le crâne. Ils pointaient drus, comme un
petit porc-épic. Il fut un temps où certains hommes se rasaient
la base de la chevelure pour s’agrandir le front sur les côtés.
Cela les « masculinisait », lui avait-on dit. Puis, ayant oublié à
quoi référait ce que devait être un homme, progressivement,
chacun laissa pousser sa chevelure telle quelle, tout comme on

308
abandonna le recours aux hormones ou à la chirurgie. Le genre
était devenu une question de droit, et rien d’autre. Ces cheveux
drus, c’était quand même rageant !
Il avait déjà enfilé sa combinaison. La liste de ses tâches du
jour comportait pas mal de chaînes à réparer, l’huile allait
couler, sans parler des produits antirouille. La majorité des
vélos était composée de cadres tubulaires anciens, dont le bon
entretien était nécessaire pour leur assurer une conservation
optimale.
Pris dans ses pensées, il entendit alors du bruit dans
l’escalier.
Valeria, encore ensommeillée, marchait tranquillement vers
lui pour l’embrasser. Elle était nue. Du fait de la différence des
sexes, dans l’Ancien Temps, la nudité était quasiment
proscrite, alors qu’elle était devenue usuelle de nos jours. Cette
idée le laissait dubitatif. Valeria la lui avait rapportée à la suite
de ses lectures. Mais pourquoi diable fallait-il alors cacher son
sexe ? Que suggérait sa vision à l’esprit supposément
innocent ? Ce n’était après tout qu’un peu de chair, de
muqueuse et de poils, rien de plus, et donc rien qui n’était pas
déjà visible sur d’autres parties apparentes du corps. Selon
Valeria, les mâles ne pouvaient alors se retenir, les femelles

309
devenaient leur proie, soumises à toutes sortes de violences
physiques. Pour eux aujourd’hui, heureusement, se couvrir le
corps ne servait plus qu’à se protéger du froid et, dès l’arrivée
des beaux jours, la tenue d’Ève était pour tous de rigueur.
« À quoi penses-tu ? dit Valeria la bouche encore pâteuse.
– À rien. Ce sont toutes ces idées que tes lectures m’ont
mises dans la tête. Je crois qu’elles m’ont empêché de dormir.
– De quelles idées parles-tu ? dit-elle indifférente.
– Tu sais bien, ces histoires sur l’Ancien Temps, à propos
des mâles. Tout ce que tu es allée remuer récemment.
– Ne t’en fais pas. C’est terminé maintenant. Je suis
rentrée et je reprends mon champ d’étude traditionnel. »
Lance se sépara des bras de Valeria et s’assit sur une chaise
de l’entrée pour enfiler ses chaussures. Agacé, il s’y reprit à
plusieurs fois pour attraper ses lacets et les nouer
convenablement.
« Sauf que cela fait quinze jours que tu es rentrée, et tu es
plutôt silencieuse et taciturne. Tu ne m’as presque rien dit de
ton voyage et les rares fois où tu as daigné ouvrir la bouche, ça
a été pour parler de l’Ancien Temps et des mâles…

310
– Ah bon, vraiment ? fit-elle, hypocrite. Je croyais en avoir
fini avec tout cela. Je te promets de ne plus y penser et de ne
plus t’en parler.
– Tu es certaine ? Ce n’est pas encore une parole en l’air ?
poursuivit-il.
– Tu sais, moi aussi, j’ai réfléchi. Je veux à nouveau me
faire inséminer. Le plus tôt serait le mieux. »
Voilà une nouvelle étonnante ! Lance ne l’avait pas
anticipée. Il l’avait rangée dans un tiroir de ses neurones, non
pas définitivement, mais avec un arrière goût d’abandon.
« C’est vrai ? Je croyais que tu n’étais plus sûr de ton choix ?
– Non, je suis certaine, affirma-t-elle. Après tout, cela ne
coûte rien d’essayer et de réessayer. Mais si tu veux, tu
pourrais toi aussi le faire. Ça ne changera rien à mon amour
pour toi.
– Tu es certaine ? Tu disais au début que cela pouvait
altérer l’image de ma masculinité, dit-il, rappelant à sa
compagne l’accord qu’ils avaient conclu.
– On s’en fout de cette image, non ?! Il paraît
qu’aujourd’hui, de plus en plus d’hommes acceptent la
procréation sans que cela soit un problème. C’est comme ça,
c’est le progrès ! Féminité et masculinité ne sont que des

311
notions relatives l’une à l’autre, maintenant que leurs référents
cis-genrés ont disparu de notre mémoire.
– D’accord, si tu es sûr de toi, je veux bien essayer. »
Lance et Valeria s’assirent alors autour de la table et
partagèrent quelques fruits ensemble. Lance avait l’air si
heureux. Il ne comprenait pas mieux les raisons théorico-
sociologiques que sa femme défendait, l’essentiel était de
savoir enfin qu’il était possible de relancer leur relation sur de
nouvelles bases. Valeria ne souhaitait pas troubler son
bonheur. Les cauchemars qui hantaient ses nuits depuis son
retour ne devaient en aucun cas venir polluer une relation qui
n’avait jamais été aussi bonne depuis ces derniers mois. Il
fallait à Valeria beaucoup de force et de courage pour garder sa
tenue bien droite et le sourire haut. Lance l’embrassa
tendrement, la main posée sur son épaule, avant de partir.
Au claquement de la porte, Valeria s’effondra sur le canapé.
Peut-être fallait-il enfin se résigner à aller parler à un
psychologue, sans le dire ni à Lance, ni à personne. Garder son
meilleur profil était une bonne méthode de guérison et de
réconfort. Mais comment faire alors qu’elle n’avait toujours
aucune nouvelle des autres depuis son départ ? Ce qu’elle avait
fait était-il illégal ? Que pouvait signifier commettre un acte

312
illégal dans un lieu qui existait au delà des lois ? Visiblement,
rien. Pas de justice, ni de police. Elle était retournée travailler
normalement et n’avait eu de nouvelles d’aucun de ses
collègues du voyage. Elle se sentait comme suspendue au-
dessus du vide. Elle attendait.
Signe de son affaiblissement psychologique, le silence,
qu’elle chérissait tant, lui était devenu insupportable durant
ces jours de reprise d’une vie normale. Elle n’arrêtait pas
d’écouter les informations à la radio, au lieu, comme
habituellement, d’éteindre son portable dès le départ de Lance.
Elle ordonnait ses gestes domestiques comme de petits rituels
qu’elle accomplissait sans discernement.
« … et voici les titres : Les nouveaux chiffres du chômage
sont tombés ce matin, ce n’est pas tellement mieux : près de
0,009 % de hausse par rapport au trimestre précédent, soit
un taux avoisinant les 1,18 %. Comment les pouvoirs publics
font-ils pour ne pas réagir et trouver une solution, Annabelle
? Selon les meilleurs analystes, les cotisations sociales, ou
salaire socialisé, n'y sont évidemment pour rien, seul un
manque d'investissements intelligents peut être la source
d'une telle calamité. Sans transition, une nouvelle étonnante
concernerait la chute de la fertilité des gamètes mâles, ce ne

313
serait qu'une hypothèse pour le moment, Alexia, mais il y
aurait de nombreux indices qui pourraient expliquer la
hausse, celle-ci déjà prouvée, du nombre de fausses couches
après insémination. Elle n'aurait en revanche aucun rapport
avec cette vilaine rumeur selon laquelle elle favoriserait la
gestation d’un plus grand nombre d'embryons mâles, et donc,
subséquemment, d'avortements. Oui, encore une fois, un fact-
checking est nécessaire, la détermination de l'embryon, mâle
ou femelle, n'a rien à voir avec la qualité des gamètes. Cela a
été prouvé scientifiquement de longue date, mais des rumeurs
s'agitent contre cette idée sur les réseaux sociaux. Nous allons
passer maintenant à la page des sports. La quarante-
septième occurrence de la course mythique de char à voile
d'Indianapolis a été remportée hier par Daniela Stern, devant
Luc Lafarge. La gagnante a remporté la coquette somme de
mille euros. Elle a, comme il se doit, immédiatement reversé
son chèque à la sécurité sociale. Et maintenant, musique... »

314
2.

« Êtes-vous un peu rassurée, maintenant ? Cette histoire se


tasse. Personne n’en parle, et Theresa n’est plus tellement
visible dans les couloirs de l’université. Elle s’enferme dans son
bureau, si ce n’est l’élémentaire courtoisie dont elle ne se
dépare pas, on n’a plus entendu le son de sa voix depuis son
retour, dit Bertha d’une voix chaude et maternelle.
– C’est précisément cela qui m’inquiète, lui répondit
Valeria. Je pensais devoir entrer en clandestinité, et me cacher
à travers le pays. Mais non, il ne se passe rien. La vie a repris
son court naturel et nonchalant.
– Je vous comprends. Lorsque vous êtes venue me
trouver, ce fut également mon premier sentiment. Mais l’idée
de vous venir en aide s’est imposée d’elle-même, peut-être
était-ce une revanche contre le destin qui n’a pas toujours été
clément avec moi. Aussi, la situation m’est apparue, après
brève réflexion, sans danger particulier. Que peut faire
Theresa ? Vous avez vu juste. Rendre public l’ampleur des
problèmes qui se posent à Gohas est, pour elle, la dernière des
éventualités. Elle va tout faire pour ne pas faire de bruit et

315
tenter d’entreprendre ses réformes dans la discrétion. Si vous
voulez mon avis, elle doit être en ce moment même autrement
plus angoissée que vous ne l’êtes, ma chère Valeria, croyez
moi…
– Vous êtes un peu optimiste, Bertha. Theresa est la
personne la plus solide qu’il m’ait été donnée de rencontrer.
Solide et opiniâtre. Il ne s’est écoulé que deux petites semaines
depuis mon retour. Tout est encore possible. Qui sait ? Je suis
peut-être à cet instant même suivie par les renseignements
généraux…
– Ce type de structure policière est aujourd’hui interdit,
vous le savez bien, ma petite…
– Et vous, vous savez bien que, pour les autorités, il y a la
règle, et l’esprit de la règle. Un simple contrôleur militaire peut
se voir confier en secret cette tâche ingrate… »
Bertha prit son verre d’eau et le but d’une traite. Valeria la
regarda attentivement. Elle était sobre aujourd’hui. Le timbre
de sa voix trahissait un caractère étrangement enjoué. Son
concours lui fut indéniablement salutaire. Qu’aurait-elle pu
espérer sans Bertha ?
« Je lis toute la presse attentivement, depuis votre venue, dit
Bertha après avoir reposé son verre vigoureusement. Pour le

316
moment, rien n’a filtré. La disparition de quatre habitants de
l’île de Gohas, trois mâles et une femelle, est une information
absente. Quand on pense qu’il y a donc des femmes à Gohas !
Je n’en reviens toujours pas. Et dans quel état ! Son niveau
d’instruction est des plus rudimentaires. Rien n’a été dévoilé.
Ni leur disparition, ni la présence de trois mâles au beau
milieu de notre cité. Cette simple nouvelle en ferait frémir plus
d’un ! dit-elle en chuchotant, penchée en avant les yeux
exorbités. Theresa doit vouloir, dans un premier temps, se
protéger. Mais quelle piste lui reste-t-elle ? Plus le temps
s’éloigne, plus son inaction pourrait lui être reprochée.
Sincèrement, vous avez de moins en moins de soucis à vous
faire…
– Cette maison que vous possédez à la campagne est un
miracle. Et cette vieille voiture à essence. Je ne savais rien de
tout cela en venant vous voir. J’étais perdu, j’ai pensé que vous
seriez la personne idéale. Nous rencontrer ici, dans un café du
centre ville, anonymes, est une contrainte nécessaire.
– Vous avez bien fait, je vous l’ai déjà dit. Ils sont au
chaud, et personne ne viendra les chercher là-bas. Les voisins
les plus proches sont à quelques centaines de mètres, et nous
sommes au milieu des bois. La voiture appartenait à mon père.

317
Les personnes de ma génération sont encore nombreuses à
avoir été engendrées par les voies naturelles. Je n’ai pas connu
mon géniteur, il est mort très vite, comme la plupart des mâles
de cette époque glorieuse, mais ma mère l’avait bien connu et
m’en a parlé quelque fois, distraitement. Elle éprouvait pour
lui une étrange affection, je ne saurais vous la décrire… pas
exactement maternelle, ni véritablement filiale. Lorsqu’elle
pensait à lui, et à sa voiture, qu’il aimait de façon
déraisonnable, elle esquissait invariablement un sourire au
coin de sa bouche. Oui, voilà, je crois que c’est cela, elle en
parlait comme on parle de son vieil animal de compagnie,
perdu depuis longtemps, mais ayant accompagné quelques
années de notre jeunesse, un bon vieux gros chien qui faisait
plein de bêtises, causait dégâts et tourments, puait le linge
mouillé et la sueur, rendant la vie quotidienne infernale, mais
finalement, somme toute, assez sympathique.
– C’est un portrait bien flatteur que vous dressez là. Je ne
m’étais jamais représenté les mâles sous cette forme. Je ne
crois d’ailleurs me les être rarement représenté… Et comment
se passe leur vie dans cette maison du bout du monde ?
– C’est difficile à dire, Valeria. J’essaie de faire pour le
mieux. Mais ils ont des caractères imprévisibles. Je m’y rends

318
tous les deux jours. Les deux heures de route me coûtent cher
désormais, j’ai épuisé rapidement mes tickets d’essence et les
vôtres, et je paie le plein au prix maximal.
– J’ai ici une enveloppe pour vous venir en aide. J’y ai
ajouté quelques tickets récoltés chez des membres de ma
famille qui n’en ont pas l’usage. Mais faites attention aux
contrôles, ils sont nominatifs et ont une date limite d’usage qui
arrive très prochainement.
– Merci à vous. Les contrôles aujourd’hui sont rares, fort
heureusement. Mais une voiture comme la mienne attire
toujours un peu les regards. La jeune femme a une
personnalité incroyablement passive. Elle ne dit rien. Je la
soupçonne d’avoir des relations sexuelles avec les trois autres.
Peut-être est-elle enceinte ? Elle est souvent malade et mange
peu.
– J’espère que vous vous trompez, Bertha !
– Les mâles sont étranges. J’essaie de ranger mon
inquiétude dans mes chaussettes. Ils ne savent presque rien
faire. J’ai essayé de leur expliquer la situation. Mais, comme
vous me l’aviez suggéré, je n’en dis pas trop. Il ne faudrait pas
leur faire peur et les traumatiser. C’est un monde qui s’écroule
pour eux. Ils pourraient devenir fous ! J’avance alors à petits

319
pas. Je leur fournis quelques médicaments, et la cuisine qu’ils
connaissent. Du moins, j’essaie. Heureusement, nous avons
voyagé de nuit, ils n’ont rien vu. Mais ils ont du mal à
comprendre pourquoi ils ne peuvent pas aller marcher dans les
bois. Je leur ai dit que c’était pour leur sécurité et que, bientôt,
ils pourraient s’y promener. Mais je dois vous dire que je ne
sais pas combien de temps ils vont tenir. Bref, j’invente. Ils
m’ont parlé d’une île qu’ils souhaitaient atteindre. Que dois-je
leur répondre ? L’un d’entre eux est malade. Je le soigne
comme je peux.
– Il ne faut rien nier de ce qu’ils affirment pour le
moment. Vous avez bien fait. Je prépare un article qui fera, si
tout se passe comme prévu, un peu de bruit, mais je ne
souhaite pas en parler pour le moment. Nous y verrons plus
clair après. Il vaut mieux attendre avant de prévenir les
autorités. »
Valeria respira une grande bouffée d’oxygène. Ses yeux
étaient tirés. Elle dormait peu. Bertha lui était d’un chaleureux
réconfort. Mais cela ne changeait rien. Elle se sentait en
suspension. Il fallait avancer, mais que faire ?
Regarder la foule des passants marcher dans la rue lui
apportait du réconfort. Chacun d’entre eux avait sa vie. Elle ne

320
s’était pas arrêtée comme la sienne. Le monde avait continué
d’avancer.
« J’ai fait une petite enquête au sujet de Willaert, le
chercheur décédé sur l’île, reprit alors Bertha en ayant du mal
à masquer une excitation que Valeria ne lui connaissait pas
jusqu’à aujourd’hui. C’est une histoire bien étrange et qui
devra être élucidée rapidement si l’on ne veut pas garder sur le
dos nos trois mâles…
– Oui, j’ai également récupéré quelques informations à
son sujet. C’était une pointure dans son domaine. Theresa
m’avait affirmé que sa venue était une diversion afin de mieux
détourner les regards de mes propres recherches… répondit
Valeria.
– C’est on ne peut plus suspect. Qu’en dîtes-vous ? Un
chercheur à la pointe de son domaine…
– J’ai évidemment, vers la fin du séjour, pensé qu’il
s’agissait vraisemblablement du contraire. C’est moi, la pauvre
petite chercheuse en sciences sociales qui était la diversion. Et
lui, ou un autre, la raison principale. Comment savoir ?
– Je vous l’ai dit, j’ai un peu connu Willaert dans ma
jeunesse. C’était quelqu’un de remarquablement brillant. Il
était déjà assez âgé. Une telle expédition a pu lui être fatale. On

321
ne peut rien affirmer. C’était un spécialiste en géologie. Mais sa
spécialité, c’était l’étude de la radioactivité. Il a, comme
Theresa, travaillé plusieurs fois avec l’armée. Mais, depuis une
dizaine d’années, il n’a plus produit d’études à ce sujet. Peut-
être est-ce aussi que tous ces sites ont aujourd’hui été
correctement répertoriés ?
– Cela expliquerait sa venue. Quel était l’usage militaire ou
industriel de Gohas au milieu du siècle dernier ? L’archipel ne
portait alors pas le même nom et fut disputé par plusieurs
États successifs. Où vos recherches vous ont-elles conduite ?
– Nulle part, malheureusement. Les informations sur
Gohas ont été autant que possible éliminées de tous les
réseaux de documentation numérique. Il faudra bien se
résoudre à aller trouver des éléments de réponses dans la
vieille bibliothèque de l’université…
– Encore ! Ce n’est pas possible… Ce n’est vraiment pas un
lieu agréable. Et rien ne dit que le ménage sur Gohas n’y a pas
été fait. Peut-être les petites bibliothèques provinciales de
dimension restreinte n’ont pas été encore traitées ?
– Plusieurs ont vu leur fond fermés suite à une trop faible
fréquentation. Nous verrons bien. Tenons-nous au courant. Il
doit bien y avoir des indices, ces îles ont probablement, dans

322
l’Ancien Temps, été habitées. Il va falloir être scrupuleux. J’ai
plus de temps que vous devant moi. Ma situation
professionnelle touche à sa fin, et elle est plutôt
catastrophique.
– Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre, Bertha.
– Je m’y mets à fond. Je voudrais vous remercier pour
votre confiance, Valeria. Je ne m’étais pas sentie revivre depuis
si longtemps.
– C’est moi qui vous remercie, Bertha.
– Depuis votre arrivée l’autre soir, avec vos « amis », je
n’ai plus bu une goutte d’alcool. Si, j’insiste, je vous dois
beaucoup. »
Valeria et Bertha se levèrent et s’enlacèrent longuement. Les
yeux de Bertha pétillaient en regardant sa jeune collègue.

323
3.

L’herbe était longue. Les jardiniers la fauchaient lentement


de leurs gestes amples en faisant pivotant le buste sur le
bassin. Les gens étaient allongés paisiblement et jouissaient de
la sensation de l’air frais sur le corps. Sans avoir à être de
farouches partisans de la nudité intégrale, de nombreuses
personnes s’y adonnaient en toutes occasions, sauf en hiver.
Valeria et Lance aimaient pouvoir disposer ainsi de leurs corps
dans les parcs de la ville. Dans ces lieux publics, tout le monde
s’adonnait aux mêmes plaisirs, quelques soient son âge. C’était
une évidence pour tous, il n’y avait pas de libération possible
des corps sans libération de la nudité, et celle-ci n’avait été
rendue possible que par l’effet induit de la Restriction,
songeait Valeria en regardant deux très belles jeunes femmes
passer devant elle.
Allongés sur une longue toile de jute, ils lisaient chacun un
livre dont l’autre ne soupçonnait pas la teneur. Valeria
continuait à se plonger dans les rituels de l’Ancien Temps où
tant de comportements névrotiques s’étaient grippés du fait de
la violence des mâles. Lance n’y comprenait rien et ne s’y

324
intéressait guère. Il préférait, à l’instar de la grande majorité
de la population de son temps, lire des témoignages et des
confessions de vie, ou de tranche de vie, toujours écrits à la
première personne, pour ainsi vivre mieux et apprendre des
erreurs ou des hésitations des autres. Il pouvait aussi
s’adonner à la lecture de documents techniques, sur les vélos
par exemple, son métier, mais il préférait surtout prendre le
temps de poser ses livres, fermer les yeux, et laisser le bonheur
venir à lui. Porter des vêtements lui avait toujours été
particulièrement pénible. Cela lui faisait l’effet d’un harnais.
Les plantes que nous sommes n’ont pas besoin d’être
tuteurées, aimait-il répéter. L’humanité avait finalement réussi
à progresser. La solution était simple, il suffisait d’y penser.
Lance n’avait jamais subi aucune violence, pas même un
mauvais regard. Il se grattait la vulve en public comme s’il se
grattait le nez. Cela ne posait de problème à personne. Seuls
les attouchements mutuels étaient réservés à l’intimité
domestique. Valeria et lui s’attrapaient constamment, se
prenaient dans les bras, se tenaient par la main. Il était
également possible de s’accroupir et uriner ou déféquer à peu
près n’importe où, y compris en public (les gens choisissaient
toutefois préférablement un endroit en marge). Mais toucher

325
au sexe de l’autre demeurait privé. Peu de temps après la
Restriction, on avait discuté de la disparition probable du
couple, remplacé par toutes sortes d’unions possibles. C’est
l’inverse qui eut lieu. Le couple s’était renforcé, les durées de
vie à deux aussi. Toutes les statistiques allaient dans le même
sens. Au point de rendre obsolète le divorce. L’engagement
s’élevait au rang d’une éthique intérieure, propre à l’être
civilisé.
Valeria regardait les enfants jouer. À cet âge il était souvent
difficile d’identifier leur genre. Certains parents l’imposaient
encore. Il y avait eu de nombreuses campagnes publiques
d’information pour l’empêcher. Mais c’était bien un petit
garçon qui jouait devant elle. Il était beau et aimait beaucoup
sa maman. Elle était très belle elle aussi. Un homme un peu
flasque était assis à ses côtés. Elle était bien mieux que lui. Une
jolie brune aux yeux bien dessinés. Sa touffe était très
abondante et remontait presque jusqu’au nombril. Ses cheveux
mi longs formaient de belles ondulations avec des reflets
brillants. Son visage ne lui était pas inconnu.
Lance se réveilla surpris d’un bref instant d’étourdissement.
Ses ronflements eurent raison de son repos. La chaleur du
soleil l’encourageait à se rendormir et Valeria lui caressait les

326
cheveux comme elle l’aurait fait pour son enfant si elle en avait
eu un. Elle se retourna vivement vers la femme et l’enfant. Elle
l’entendit crier son nom, « Ludwig ». Ce n’était pas un prénom
si fréquent. Sa mémoire reconstitua d’une traite les morceaux.
Le visage de la mère, celui du fils, son nom, la bibliothèque, la
photo sur le bateau. C’était Émilie, la femme de Marc, et son
fils. L’homme a côté était peut-être son nouveau compagnon.
Elle ne pouvait plus les quitter des yeux. Sa gêne était
palpable. Lance lui posa une question mais Valeria fit mine de
ne rien entendre. Puis elle se leva prétextant une envie subite
de suivre un papillon. Lance fut étonné de la voir partir seule,
mais il la laissa, ce n’était pas son habitude de la contredire.
Elle fit un grand tour afin de ne pas être vue pour mieux les
observer. Elle n’avait plus aucun doute. C’était bien elle.
Soudain, elle les vit commencer à se rhabiller. Elle ne pouvait
pas se permettre de manquer une telle occasion. Elle
s’approcha d’eux subrepticement.
« Excusez-moi. Bonjour, je suis Valeria. Nous nous sommes
rencontrées il y a moins d’un mois à la bibliothèque de
l’université. Vous vous souvenez de moi ?
– Oh, oui, bien sûr, répondit Émilie après une brève
hésitation. Comment allez-vous ?

327
– Très bien, merci. Je suis heureuse de vous trouver car,
comme je vous l’avais dit je crois, j’ai fait récemment un
voyage d’étude, je ne peux pas trop en parler… Et… comment
dire, il y avait avec moi Marc Rendall et je crois que vous vous
connaissez ?
– Oui, dit Émilie étonnée ; son visage s’était assombri.
C’est lui qui vous a parlé de moi ?
– Je suis l’une de ses collègues… et, peu de temps avant
notre départ, je suis allée lui rendre visite dans son bureau. Il y
avait une grande photo de vous et de votre fils, mentait-elle
pour être convaincante, elle ne pouvait lui avouer que Marc
s’était confié en lui montrant délibérément une photo d’elle.
– Vraiment ? Je ne me souviens pas que Marc avait des
photos de nous avec lui. Ça ne lui ressemble pas. Du reste, je
ne suis plus sa femme. Nous avons divorcé, dit-elle en
continuant à ranger ses affaires.
– Oui, dit Valeria, il me l’a dit… Avez-vous des nouvelles
de lui ? J’aurais aimé le revoir, mais depuis le retour de notre
voyage d’étude, je n’arrive plus à le joindre.
– Vraiment ? C’est étonnant. Non, je n’ai aucune nouvelle
de lui non plus. J’ai appelé l’université, car il devait prendre
Ludwig le week-end dernier, mais il n’est pas venu. Je ne

328
savais pas où le joindre autrement. Et vous n’arrivez pas à le
joindre non plus ?
– Non. Je pense que Theresa, sa mère, doit le savoir. Mais
je n’ai pas pu la contacter. Pour vous dire la vérité… nous
sommes allés sur Gohas. Je devais y étudier les relations
interpersonnelles sur place. Et mes rapports avec Theresa et
Marc se sont alors étrangement détériorées. J’aimerais pouvoir
en discuter avec vous, si vous êtes d’accord. »
La tête d’Émilie s’était, au fur et à mesure des propos de
Valeria, décomposée. Elle regardait ailleurs, au loin, comme si
elle cherchait de l’air frais.
« Moi aussi, en mon temps, j’ai fait un voyage d’étude avec
eux. Nous nous étions rencontrés à cette occasion… Je suis
désolée, mais je n’ai vraiment rien à dire à ce sujet. La simple
évocation de mon ex mari, et, pire encore, de sa mère, me fait
froid dans le dos. J’ai décidé de couper les ponts avec cette
famille. Ne m’en voulez pas, c’est comme ça. »
Du bout des lèvres elle s’excusa encore une fois et se
détourna pour rejoindre son compagnon. Quelle attitude
négative à l’évocation de son ancien conjoint ! et de sa mère !
et quel empressement à vouloir clore la conversation... Émilie
ne savait rien encore à propos des mâles. Mais son aide

329
pouvait se montrer précieuse pour comprendre l’attitude de
Marc.
Valeria retourna d’un pas volontaire s’allonger à côté de
Lance. Celui-ci l’interrogea mais il lui était impossible d’être
attentive à ce qu’il lui disait. Elle posa le casque audio sur ses
oreilles et brancha la radio. Son esprit s’agitait et tournait en
rond dans sa tête. Les genoux serrés dans ses bras, elle se
balançait nerveusement en scrutant l’horizon. Mais où était
Marc ? Que préparait-il ? Que signifiait cette étonnante
disposition à disparaître ?
Le lendemain, Valeria décida de retourner à la bibliothèque.
Elle envisageait de reprendre contact avec Émilie, elle avait
pris les coordonnées de son poste à l’université. La petite dame
l’attendait au même endroit pour accéder aux fichiers,
informatique et manuel. Cette fois-ci, étant seule, elle n’eut pas
le loisir de discuter et de partager ses interrogations.
Elle était revenue pour trouver des documents sur Gohas
avant la Restriction, mais également sur la notion d’adultère.
Cette ancienne pratique était fortement marquée de
l’emprunte des mâles. Dans l’Ancien Temps, pour une raison
difficile à expliquer, les mâles essayaient de rencontrer
d’autres femelles, sans pour autant quitter celle avec qui ils

330
étaient engagés. C’était donc, selon, Valeria, le règne du
mensonge. Comme prévu, elle ne trouva rien sur l’archipel,
mais elle rapporta chez elle une demi douzaine d’exemplaires
sur le sujet épineux dont elle soupçonnait l’ex mari d’Émilie,
des développements psychologiques assez peu probants et
plutôt confus. Elle gardait en perspective son attitude vis-à-vis
d’elle. Pourquoi était-il venu la visiter un soir et faire l’amour
avec elle ? et pourquoi avait-il disparu ensuite ? Dans son cas,
il n’était pas question d’adultère. Mais sa fuite ressemblait à un
mensonge du même ordre. Valeria trouva alors un article sur
la mauvaise foi, une attitude qui visait à ne pas reconnaître soi-
même un mensonge que l’on produisait. Du moins, c’est ce
qu’elle en comprenait. De nombreux détails lui paraissaient
obscurs.
Le soir, elle reposa ses livres, déçue de ne pas y trouver de
réponses à ses questions. Comment savoir ce que Marc était
capable de préparer dans son dos ?

331
4.

Les étudiants rangeaient leurs affaires. Valeria n’était pas


mécontente d’avoir repris le travail. L’angoisse étreignait ses
entrailles, mais le quotidien reprenait son cours et l’aidait à
tenir. La jeunesse, en ligne, sortait tranquillement de la salle,
certains riaient, d’autres consultaient leur téléphone. Elle se
voyait comme l’un d’entre eux, une vie simple, sans autre souci
que de réussir son année. C’était, comme elle le savait trop,
une vision idyllique, bien loin de la réalité de la vie des
étudiants. Peut-être était-ce seulement un peu de nostalgie de
sa jeunesse ? Elle n’avait eu aucune nouvelle, ni des autorités,
ni de l’université, et Theresa, n’ayant jamais été très accessible,
avait retrouvé cet éloignement qui la faisait surnager au dessus
des autres. Le temps devait apaiser les tensions. Était-elle
suivie, observée, dans le but d’instruire une enquête à son
propos ? Lorsqu’elle marchait dans la rue, elle se retournait
fréquemment, scrutant un éventuel espion, une voiture
occupée à l’arrêt, n’importe quoi évoquant une filature. Mais il
n’y avait rien. Plusieurs fois elle avait marché seule dans la rue.
Elle n’utilisait pas son téléphone, et les caméras de

332
surveillance avaient depuis une vingtaine d’année été
légalement interdites, à la fois pour protéger l’intimité des
citoyens, mais également pour faire des économies d’énergie.
Leur nombre au début du siècle avait été pléthorique. Elles
représentaient un symbole important de la société de
surveillance du haut vers le bas, symbole de la hiérarchisation
intrinsèquement patriarcale des êtres humains.
Dehors, la rue était calme, la nuit allait bientôt tomber. Les
vélos passaient à vive allure. Ces dernières semaines, elle avait
pris l’habitude de changer de chemin chaque jour. Son trajet
était ainsi allongé sensiblement. Cela lui prenait parfois plus
d’une heure. Elle le vivait bien. Après tout, ce n’était qu’une
durée assez moyenne de marche journalière.
Arrivée non loin de sa maison, elle marqua un temps d’arrêt,
observa aux alentours, puis, prit sa décision de rentrer en
vérifiant à son approche chaque détail, de la porte aux
fenêtres, et s’il n’y avait rien d’inhabituel.
Lance l’accueillit avec un grand sourire. Il venait lui-même
de finir son travail. Il n’avait pas encore pris sa douche mais
voulu lui offrir un apéritif du soir, à partager à deux. Il mixa un
jus de fruit et le servit rapidement pour profiter de toutes les
vitamines. Valeria le but du bout des lèvres. Elle avait besoin

333
de calme et de silence, et encouragea Lance à monter se
changer.
Elle suspendit ses affaires et s’affala sur le canapé, puis
éteignit la lumière. Ainsi elle devinait mieux ce qu’il se passait
à l’extérieur. Comme tous les autres soirs, il n’y avait aucun
bruit étranger. Il fallait s’y résoudre. Cette angoisse était
inutile et abîmait sa vie. Il valait mieux se détendre. Sa tête
était lourde, ses paupières tombaient. Elle se sentait partir,
loin. Le ronronnement de sa respiration l’apaisait. Ses jambes
se détendaient par de brusques mouvements nerveux. Elle
devait accepter le droit de vivre apaisée, elle aussi, comme tout
un chacun.
Soudain, trois coups retentirent à la porte. Elle bondit sur le
bord du coussin. Elle n’était pas certaine de les avoir
réellement entendus. Etait-ce son rêve ? Elle ne bougeait plus
et attendit quelques instants. Les trois coups frappèrent de
nouveau, plus lentement. Cette fois, elle se redressa et alla
regarder par la fenêtre. La porte n’était pas visible, mais la rue
l’était. Il n’y avait personne, ni voiture garée en double file, ni
policiers en surveillance. Elle regarda par l’œil de la porte mais
la silhouette était dans l’ombre. Elle se résolue alors à parler et
demander à qui elle avait à faire.

334
« C’est Theresa. Je ne viens vous prendre que quelques
instants… »
Valeria aurait préféré la police. Comment Theresa avait-elle
pu venir ici seule à cette heure et à son âge ? C’était bien la
preuve qu’on n’allait pas la laisser tranquille. Elle ouvrit la
porte sèchement et la referma immédiatement derrière elle,
Lance ne devait rien discerner de leur conversation.
« Bonjour Valeria. Ma visite, je présume, ne vous étonne pas
vraiment ?
– Que voulez-vous ?
– Rien d’alarmant. Il faudrait que je sache quand vous
comptez me remettre votre rapport d’étude du voyage
scientifique que nous avons accompli.
– Je ne sais pas. Je ne suis pas encore certaine qu’il y en
aura un.
– C’est dommage. Normalement, l’usage est qu’ils arrivent
dans mon bureau dans les deux semaines suivant notre retour.
Mais… au fait, êtes-vous bien rentrée ?
– Oui, très bien.
– Vous savez, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. D’autres
mâles, selon plusieurs enquêtes de police dont j’ai pu avoir la
connaissance, vivraient parmi nous cachés. Nous vivons dans

335
une société complexe, et le pays est grand. Il n’est pas difficile
de se dissimuler, tant que l’on demeure minoritaire.
– Que voulez-vous Theresa ?
– Votre départ a été quelque peu… enquiquinant.
Plusieurs laissez-passer ont disparu, il a fallu se justifier, sans
pour autant alerter les autorités. Pour qui serions-nous
passés ? Cela n’aurait pas fait très sérieux, n’est-ce pas ? Il y
avait un encadrement militaire dans cette expédition. Souple,
certes. Mais ils attendent qu’on leur rende quelques comptes.
Ce serait aussi pour eux qu’il faudrait écrire votre rapport. Si
vous pouviez me le poster avant la fin de la semaine
prochaine…
– Vous voulez dire que mon départ prématuré n’a pas été
vérifié par la police ?
– Nullement. Personne n’est au courant. Disons que j’ai pu
m’arranger. Je connais tout le monde là-bas. Et avec le décès
soudain du professeur Willaert, il a été relativement aisé de
plaider l’émotion et d’excuser la disparition de documents
officiels.
– Donc aucune charge ni poursuite ne sont engagées
contre moi ?

336
– Non, non, pourquoi ? Vous n’avez fait que partir plus
tôt… Auriez-vous autre chose à vous reprocher ?
– Et vous, autre chose à me dire ? lui répondit Valeria les
sourcils froncés, prête au combat, bien que le froid traversait
ses membres de part en part.
– Les cinq laissez-passer que vous avez utilisés ont été une
autre paire de manche à justifier. Je m’en suis sortie. Nous
nous retrouvions plus nombreux à l’arrivée qu’au départ,
malgré un mort ! C’est, convenez-en, plutôt cocasse. Qu’allez-
vous faire à présent, Valeria ?
– Rien, le mieux serait de tourner la page de cette histoire.
– Je le pense aussi, Valeria. Mais il y a un petit détail, lors
de votre escapade, qui n’a pas dû vous échapper. Vous n’étiez,
selon, toutes les apparences, et malgré mon intervention, pas
seule… Garderez-vous également le silence sur ce fait ?
– Oui, certainement.
– Donc nous sommes d’accord. Nous ne sommes que trois
à savoir ce que vous avez fait. Moi, Marc, et vous-même. C’est
bien cela. Personne d’autre ?
– Personne.
– Alors, si cela est vrai, effectivement, nous allons
tranquillement pouvoir tourner la page. Où sont-ils ?

337
– Pardon ?
– Où sont les mâles que vous avez emmenés avec vous ?
– Que voulez-vous en faire ?
– Le mieux serait de les confier à nouveau à la science.
Alors ?
– Ils se sont évadés. Je n’ai pas su les contenir. Ils sont
partis. J’ignore où ils sont.
– C’est fâcheux. Cela risque de me rendre la tâche plus
difficile, et de remettre, hélas, à plus tard la tourne de notre
page.
– J’ai bien peur de ne plus pouvoir vous aider, souffla
Valeria nerveusement.
– Dites-moi seulement ce qui est arrivé à Adam ? Avait-il
pris avec lui sa femelle ?
– Je… je ne sais pas. Je n’ai pas bien vu… J’ai une question
à vous poser moi aussi.
– Allez-y.
– Qu’a fait Marc pendant les trois jours qu’a duré sa
disparition ?
– Cela, ma chère, il n’y a que Marc qui puisse vous
répondre.

338
– Willaert est mort pendant ce bref laps de temps. De quoi
est-il réellement mort et pourquoi ?
– Je n’ai aucune réponse à fournir pour satisfaire vos
insinuations. Je crains que notre conversation soit arrivée à
son terme. Je vous salue. »
Theresa se retourna aussi sec et ne se retourna pas. Valeria
ne pouvait la quitter des yeux. Qu’allait-il advenir ? Son
rapport était-il nécessaire pour rester en règle ? Quels détails
pouvait-elle se permettre d’évoquer ?
Plus tard, chez Hélène, Theresa arriva fatiguée.
« Regarde-toi, tu es exténuée !
– J’ai dû traverser la ville à pied.
– Ça ne va pas. Tu aurais dû m’appeler, dit Jules
impatient.
– Et alors, dit Hélène, as-tu des nouvelles de Marc ?
– Non, aucune, dit Theresa.
– Que lui est-il arrivé ? Nous n’avons reçu aucune nouvelle
depuis son retour ! »
Theresa s’allongea sur le divan et se reposa les yeux grand
ouverts. Elle savait désormais ce qu’il lui restait à faire.

339
5.

C’est un nouveau départ. J’ai décidé de reprendre l’écriture


de mon Journal. L’amie de Bertha m’a dit qu’elle avait lu celui
que j’ai écrit sur l’île. Elle m’a conseillé de le reprendre.
Nous avons décidé de quitter la maison la nuit dernière.
J’ai pris ce cahier et un stylo avec moi. Nous avons trouvé
deux sacs à dos. Il y a ici une profusion d’objets dont nous
ignorions l’existence auparavant. Mais nous ne comprenons
pas pourquoi nous ne devons pas nous montrer. Que risquons
nous ? Virginia, elle, n’aurait pas de souci à se faire, mais elle
ne veut pas sortir seule. Bertha nous a avertis que, au pire, si
nous devions sortir, il nous fallait prendre avec nous ces gros
manteaux, elle appelle cela des anoraks, qu’elle nous a
trouvés, et nous couvrir autant que possible, en cachant nos
têtes dans des capuches. Le plus important est de nous raser
et, surtout, de ne pas parler. Nous laisserons Virginia s’en
charger s’il le faut.
Clément est déjà sorti la veille en éclaireur. Il a vu un
étrange chemin tracé droit. Deux barres de fers au sol
s’alignent à perte de vue sur un bardage en bois. Il n’est pas

340
loin de la maison. Selon lui, il doit y avoir la possibilité
d’atteindre un lieu où trouver de la nourriture, et, pourquoi
pas, partir plus loin. Louis tousse toujours beaucoup. Bertha
lui a donné des médicaments, mais pour le moment cela ne
passe pas. Selon Clément, ce chemin est libre toute la nuit.
Aucun véhicule comme ceux que nous avons vus n’y a circulé.
Nous l’avons donc emprunté la nuit dernière et nous
sommes partis. Clément est resté devant. Il avait l’habitude
des virées nocturne sur l’île. Marcher de nuit nous a permis de
rester discret. Nous avons marché sans nous arrêter, des
heures. Nous avions dormi la journée. Virginia a bien tenu le
coup, comme toujours, elle est très courageuse. Aux premières
lueurs du jour, nous ne nous sommes pas découragés. Nous
avons continué. L’air ici est différent, plus sec. L’activité
physique nous a gardé au chaud.
Un peu plus tard, nous avons entendu un bruit étrange. Les
barres de fer au sol se sont mises à vibrer et crisser. Nous
nous sommes regardés interloqués, mais Clément nous a
invité à poursuivre notre effort. Le bruit s’est fait de plus en
plus strident. Puis, au loin, une masse noire est apparue. Elle
touchait les cordages suspendus au dessus de la voie. Nous
nous sommes arrêtés. Virginia a attrapé mon bras. Clément

341
voulait courir, mais je lui ai dit qu’il valait mieux descendre
dans le talus en contrebas de la voie. Ce que nous avons fait.
Nous nous sommes cachés derrière de petits arbustes.
L’énorme machine, bien plus grosse qu’un bateau, est passée
devant nous dans un bruit d’enfer. Puis elle s’est éloignée vers
la direction de notre départ. Nous avons attendu la fin du
bruit. Les poutres en fer crissaient encore quand Clément s’est
relevé. Nous l’avons suivi.
Peu de temps après, ça a recommencé. Nous sommes
retourné dans le talus. Au bout de la quatrième fois nous
avons compris qu’en plein jour, cela allait être difficile de
continuer. Nous avons alors décroché de la voie, nous sommes
passé au dessus d’un grillage difficile à franchir, puis avons
trouver une clairière derrière un bois où nous reposer. Nous
avons convenu de nous allonger et avons dormi les uns contre
les autres après avoir pris un peu de nourriture dans l’un de
nos sacs.
Plus tard, nous nous sommes réveillés. Clément et moi
étions durs. Nous l’avons dit à Virginia qui s’est mise à quatre
pattes et a relevé sa robe. Clément est passé en premier, puis
je l’ai suivi. Louis était fatigué, peut-être trop malade pour

342
être bien dur. Virginia a essayé de faire durcir sa queue dans
sa bouche, mais ça n’a pas marché. Il n’est pas bien.
Nous avons repris la route. Au delà d’un deuxième bois, il y
avait un chemin de pierre moulée, comme près de chez
Bertha, où nous avions roulé dans un véhicule à moteur, une
voiture.
Nous avons marché, mais à plusieurs reprises, des voitures
sont passées. Nous sommes restés sur le côté, et les voitures
ont continué sans s’arrêter. Nous en avons conclu qu’il n’était
peut-être pas nécessaire de se cacher à chaque fois.
Puis, enfin, un ensemble de maisons est apparu. De
grandes maisons blanches sans fenêtre. Au rez-de-chaussée, il
y avait des portes en verres. Des gens y entraient avec des
chariots vides et en sortaient les chariots pleins de produits.
Clément a trouvé un point d’observation. Nous sommes restés
plusieurs heures. Pratiquent-ils ici les combats à la régulière ?
Nous verrons bien. Il a fallu déterminer une stratégie.
Virginia entrera en premier. Le soir, à la tombée de la nuit, le
nombre de personnes entrant dans la maison baisse. Elle est
presque vide. Puis la lumière s’est éteinte. Nous avons attendu
toute une nuit et toute une journée. Nous irons dès que la nuit
sera à nouveau retombée.

343
Louis est vraiment malade et s’est remis à beaucoup
tousser. Rester dehors tout ce temps n’est pas bon pour lui.
Nous ne savons pas encore si nous reprendrons notre route
ou si nous rebrousserons chemin chez Bertha. Nous avons à
nouveau mangé. Nos sacs ne sont pas gros. Il ne nous reste
presque plus rien. Mais heureusement, nous allons pouvoir
prendre l’un de ces chariots remplis. C’est une bonne idée. Au
moins deux, un pour moi et un pour Clément, les autres sont
trop faibles pour en prendre un. Virginia a un peu chanté,
comme elle l’avait fait sur le chemin, mais Clément lui a
déconseillé, elle risque d’être entendue. Elle essayait d’imiter
une étrange musique que nous avons entendue chez Bertha.
J’ai eu le temps d’écrire.
Les gens ici ont l’air heureux et reposés. Cela devrait bien se
passer. Nous aussi un jour nous serons comme eux. J’ai eu le
loisir de les observer. Leur visage est détendu et rieur. Il y a
beaucoup de femmes, comme m’avait prévenu l’amie de
Bertha. Mais elles portent des pantalons droits qui cachent
leurs fesses. C’est absurde. Beaucoup n’ont pas encore trouvé
leur homme. En attendant, elles occupent leur temps en
venant remplir des chariots. Les hommes ont eux de drôles de
têtes molles avec des cheveux drus. Ils ne sont probablement

344
pas agressifs. Clément me dit que si nous appliquons
consciencieusement son plan, tout devrait bien se passer.
Nous sommes prêts, Virginia va nous vider à nouveau, puis
nous pourrons y aller.

345
6.

Lance avait passé le week-end à faire du sport. Valeria ne


pouvait pas l’accompagner. Elle n’aimait pas autant que lui
l’exercice physique. Lui se dépensait sans compter. Ses
muscles fins et longilignes tailladaient son corps de part en
part. Il était sec et cherchait à se muscler. Cela le confortait
dans son investissement viril et maintenait réduite autant que
possible sa poitrine qu’il sanglait systématiquement dans un
soutien-gorge sportif aux larges bandes élastiques.
Le travail intellectuel de Valeria lui échappait. Elle avait
passé ces deux jours de repos derrière son écran à taper un
rapport sur son expérience de voyage d’étude. Pourquoi cet
acharnement à défendre chaque détail syntaxique ? Pour lui,
seul le sens immédiat comptait. L’écrit supposait des subtilités
qu’il ne maîtrisait pas.
Valeria était restée prostrée plus d’une trentaine d’heures.
Elle ne s’était pas changée ni douchée une seule fois. Elle
n’avait partagé aucun repas et son téléphone était coupé. Sa
décision d’écrire son rapport était non seulement motivée par
l’entretien étrange quelle venait d’avoir avec Theresa, mais

346
surtout par son choix de ne pas lui remettre ce texte, et de le
rendre public par le biais d’une revue universitaire dans
laquelle elle possédait quelques entrées. La directrice de la
revue, Alicia, une femme toujours bien habillée, au regard
perçant, lui avait confié son intérêt, et, sans avoir accédé à la
totalité de son expérience, s’était montrée favorable à l’idée de
publier un témoignage remettant en question les certitudes et
le pouvoir d’une telle sommité académique qu’était Theresa.
Valeria devait donc faire attention à rester dans son champ de
recherche et ne pas s’éparpiller dans des événements qui
furent pourtant la cause de sa rébellion, l’attitude de Marc, le
décès de Willaert, le journal d’Adam, la présence de femelles
sur l’île, et évidemment, sa fuite et ses conséquences.
Exténuée le dimanche soir, elle avait enfin achevé son
œuvre, épuisée, les membres courbaturés. Son titre explicite
était « Retour de Gohas : une sélection inutile ». Ainsi, sa
problématique était clairement affirmée. C’était sur le terrain
des sélections successives qu’elle allait développer sa critique.
À aucun moment, son manque de loyalisme à l’égard de sa
supérieure hiérarchique ne serait suggéré. S’il était vrai qu’elle
n’avait pas su gérer émotionnellement son séjour sur l’île, il ne
devait rien en transparaître. Elle était ainsi préservée d’une

347
éventuelle, mais probable, réponse de Theresa. L’introduction
de mâles dans la société et leur relative docilité – ils s’étaient
montrés pour le moins inoffensifs – pourraient, le temps
voulu, être révélée et ainsi appuyer son point de vue. Cette
nouvelle aurait un certain retentissement. Valeria se prêtait
volontiers dans ce moment de fatigue, mais aussi d’excitation,
à rêver des conséquences sur sa carrière du succès de ses
révélations. Elle imaginait déjà la presse venir l’interroger, et
ses collègues la féliciter. Quant à son métier de chercheuse et
de professeure de faculté, peut-être des portes s’ouvriraient ?
Theresa serait entravée dans son désir de la neutraliser. Elle ne
doutait pas être devenue aujourd’hui une adversaire. Il fallait
se sortir de ce piège. La revue universitaire d’anthropologie
était le lieu adéquat, un gage de sérieux. Son étude était
agrémentée de toutes les dernières références les plus
importantes et de statistiques précises et foisonnantes, là aussi
faisant l’objet de nombreuses comparaisons analytiques.
Pourquoi garder un principe de sélection et de compétition
chez ces mâles livrés à eux-mêmes, alors que dans le monde
libre, nous avions su au contraire les supprimer pour tous ?
Cette idée que les mâles seraient incapables de produire et
croître sans compétition était inepte. D’autant que, du résultat

348
de cette compétition, devait dépendre la meilleur qualité de
sperme.
Elle défendait une autre idée : la qualité du sperme est
organique, elle dépend des conditions de vie biologique
extérieure. Le stress afférant à la compétition est certainement
la cause première de la baisse récente et tendancielle de sa
qualité. Vouloir faire pousser les mâles comme des légumes, en
sélectionnant les meilleures graines, oblige à les mettre sous
l’œil d’une évaluation perpétuelle, dans un monde clôt, non
complexe, où les qualités innées ne se mêlent jamais aux
qualités acquises. L’établissement d’une grille de lecture juste
est impossible dans ces conditions sociales atrophiées. Cela
revient à essayer de définir, dans l’analyse d’un pays pauvre
aux conditions de vie misérable, quels individus seraient en
mesure de réussir leur vie s’ils vivaient dans un pays
développé. Qui serait bon à l’école s’il y était allé ? Cette
question absurde exclut de facto le pouvoir créatif des
individus dans les institutions pédagogiques d’une société
émancipé et démocratique. Selon ce point de vue imbécile,
abrogé depuis la Restriction, l’école n’aurait qu’à révéler les
talents, exclusivement inné. Non, rien, ou si peu, est inné. Les
structures d’émancipation que sont l’école, mais aussi les

349
syndicats, le militantisme, la créativité artistique, toutes les
formes de souveraineté individuelle sur sa production propre,
créent les talents qui, sans ces conditions sociales objectives,
n’existent pas.
Sa conclusion était sans faille : pour les mâles de l’île de
Gohas, une vie tranquille, sans stress, et de bonne qualité
serait préférable.
Savoir comment l’organiser n’était pas du ressort de son
article et devait faire l’objet de nombreuses études alternatives.
Et que penser d’une éventuelle et progressive réintroduction
de corps mâles dans nos sociétés ? La Restriction avait été faite
pour abroger un rapport de domination sociale avec efficacité
et radicalité. Mais aucune des conclusions de ce rapport ne se
revendiquant d’une essence naturelle, un retour de ces corps
pouvaient, de façon résiduelle dans un premier temps afin d’en
observer les effets, s’avérer envisageable. Le Jardin des anges
ne devait pas être considéré comme une expérience définitive,
mais transitoire, jusqu’à en fermer les portes.
Valeria n’était pas certaine de sa conclusion. Elle avait peur
qu’on ne vît plus qu’elle. Son contour polémique la soumettait
à un éventuel refus du comité de lecture. Il fallait la mettre

350
entre parenthèse et la discuter. Elle-même n’y croyait qu’à
moitié.
Lance se tenait debout derrière elle. Elle lui fit un sourire.
« Ah, enfin, tu vois que je suis là ! dit-il agacé.
– Oh, excuse moi mon chéri. J’ai eu beaucoup de travail.
Mais je crois que ce que je viens d’écrire va enfin m’aider à
casser le plafond de verre. On va me prendre au sérieux
dorénavant.
– Vraiment ? Tu es sûre de toi ? Je te le souhaite. J’espère
que tu n’es pas trop naïve et que tu as conscience de la façon
dont les choses se passent dans ce milieu.
– Je n’ai pas d’autre perspective. Mon propos n’est pas de
m’en prendre à Theresa. Mais en lui apportant la
contradiction, cela me donnera une visibilité que je n’aurai pas
pu acquérir autrement.
– Et c’est si important ? »
Valeria ne répondit pas. Elle n’était pas la seule en cause.
Son métier n’était qu’une partie de sa vie, et non l’enjeu
déterminant. Elle pensait aussi aux mâles qu’elle avait
ramenés. Le journal d’Adam avait été pour elle une nouveauté
improbable. Il fallait communiquer pour eux. Mais elle n’était
pas certaine de cet engagement. Il valait mieux s’en remettre à

351
la providence. La fatigue étreignait son crâne de tout son
poids.
Elle cherchait à se calmer et écoutait d’une oreille distraite le
flash des informations.
« Cruelle agression au couteau aujourd’hui à Inglewood
dans la banlieue de Laval. Trois individus auraient volé un
commerçant et s’en seraient pris à lui physiquement de
plusieurs coups de couteaux. Le pronostic vital du vendeur est
engagé. Les trois agresseurs seraient des hommes grimés
avec des capuches. La police du département est en rangs
serrés derrière cette enquête. Cela faisait sept ans qu’un tel
crime n’avait pas eu lieu. Comment expliquer un tel
déchaînement de violence ? Tout de suite, l’avis de notre
psychologue. Bonjour Hélène, en effet, un acte de ce registre
est extrêmement rare aujourd’hui, d’autant qu’il aurait été
fait à des fins crapuleuse, le vol en réunion, ce qui le rend
d’autant plus odieux, puisque ici, la folie ne peut donc pas être
invoquée. Il y a encore beaucoup de zones d’ombres et nous ne
pouvons pas prononcer d’avis définitifs. Merci, et nous
restons avec vous au cas où de nouvelles informations
arriveraient… »

352
7.

Valeria avait travaillé plusieurs nuits d’arrache pied. Son


article se devait d’être irréprochable, y compris sur le plan
juridique. Elle pesait chaque phrase, réfléchissait parfois plus
d’une heure pour ne changer qu’une virgule. Lance avait
compris l’importance de cet accomplissement pour elle, elle ne
pouvait plus se rendre disponible pour quelques temps. Il
faisait les courses seul, nettoyait la cuisine et la salle de bain,
en silence. Elle ne disait pas un mot, pas même un merci ni un
regard, engloutissait son repas en trois bouchées puis, la
bouche pleine, retournait à son clavier.
La matinée avait été pluvieuse. Valeria avait mis un point
final à son texte. Elle doutait de chaque mot et pourtant n’osait
plus en déplacer un seul au risque d’ébranler l’ensemble de
l’édifice. Elle se récitait intérieurement son texte, parfois
vérifiait rapidement une formule, puis revenait à sa
méditation. Pendant un bref instant d’accalmie, alors que la
pluie tombante résonnait fortement sur le toit et les vitres, elle
entendit frapper plusieurs coups à la porte. Elle sursauta.
L’angoisse l’avait quittée progressivement au fur et à mesure

353
de la rédaction de son texte. Elle fut saisie d’un coup, comme
un vieux steak sur une poêle à frire. Que faire ? Les coups
résonnèrent de nouveau. Et si Theresa venait assouvir sa
vengeance ? Elle regarda par la fenêtre, quelqu’un appelait son
nom de l’extérieur. La voix ne lui était pas inconnue. Mais oui.
Elle ouvrit la porte en grand.
« Bertha ! Entre vite, tu es toute mouillée ! » dit-elle d’une
traite en apercevant son amie.
Combien de temps s’était-il écoulé sans la revoir ? Combien
de fois avait-elle souhaité la contacter, puis elle repoussait
l’échéance à l’achèvement de son article. Bertha, trempée, était
entrée vivement dans le salon. Elle avait retiré ses vêtements et
les avait suspendus. Puis, enfin, elles se regardèrent et se
prirent mutuellement dans les bras en répétant chacune leurs
prénoms. Elles paraissaient soulagées de se revoir. Oui, elles
étaient encore là, encore en vie, encore entières. L’avenir leur
réservait bien des mystères, mais elles étaient heureuses de
pouvoir s’en remettre l’une à l’autre. C’était du moins le
sentiment de Valeria qu’elle préjugeait mutuel.
Le visage de Bertha, après une observation minutieuse,
s’avérait bien moins enthousiaste. Il était même traversé d’un
certain effroi.

354
« Que se passe-t-il Bertha ? dit alors Valeria inquiète. Et
comment vas-tu ?
– C’est donc bien ce que je me disais. Tu ne pouvais pas
être au courant. Pas plus que quiconque.
– Quoi donc Bertha ? Parle !
– Ils ont disparu, Valeria. Les mâles, volatilisés… Je ne
sais pas, j’ai cherché partout. Je n’ai pu demandé de l’aide à
personne. Nous sommes les deux seules à savoir. Un temps,
j’ai cru que tu étais peut-être venue les prendre. Mais c’est
absurde. Pourquoi aurais-tu fais cela ?
– Mais c’est terrible, Bertha ! Où sont-ils ? Enfin… Crois-tu
qu’ils sont partis d’eux-mêmes ? ou bien ils auraient pu être
enlevés ?
– Non, enlevés, je ne pense pas. Personne ne va là bas.
C’est trop isolé. J’y suis allé tous les deux ou trois jours.
Parfois, je reste une journée entière avec eux. C’est assez
fascinant de les observer. Mais ils sont de moins en moins
confiants. Ils ne pourront plus attendre encore très longtemps.
C’est, du reste, ce qui a dû se produire. Je suis folle
d’inquiétude, Valeria. Crois-tu que j’ai commis une erreur ?

355
– Non, bien sûr que non. Sans toi, je n’aurais rien pu faire.
Vont-ils revenir ? Que t’ont-ils dit du monde extérieur ? Sont-
ils curieux ?
– Oui, nous avons eu des discussions. Ils vont peut-être
revenir, oui. Je ne les vois pas déserter définitivement sans un
refuge pour se replier. Ils ne connaissent pas l’argent, ne
savent rien faire ou presque. La maison est la garantie d’avoir
un toit et de la nourriture. Mais je suis très inquiète. Ils
pourraient faire une bêtise. Et cette femme qu’ils ont avec eux,
j’ai essayé de la garder auprès de moi, mais elle est comme eux,
elle a peur. Elle ne veut s’en remettre qu’à Adam. C’est à la fois
son mari et son père. C’est une soumission tellement étrange.
Est-ce cela que l’on appelait jadis le patriarcat ?
– Certainement, Bertha. Ils vont revenir. Il faut que tu y
retournes et que tu y restes un temps continu jusqu’à leur
retour. J’ai fini mon article. Nous n’en avons plus pour
longtemps, Bertha. Je vais bientôt pouvoir te libérer de ce
fardeau. As-tu avancé ton enquête ?
– J’ai cherché à savoir où se trouvait Marc.
– Et alors ? J’ai tenté moi aussi de trouver des
informations, dit Valeria. Mais je n’ai rien pu obtenir.
– Moi non plus. C’est un mystère total. Il s’est volatilisé.

356
– Crois-tu qu’il ait pu trouver ta cachette ? Les mâles
seraient partis avec lui ?
– Impossible. J’ai fait attention à ne pas être suivie.
Personne ne sait que nous sommes en relation.
– Et les mâles, que leur as-tu dit de notre monde ?
– J’ai essayé d’y aller lentement avec eux, par petites
touches. Ils ont globalement compris. À aucun moment en
revanche, je ne leur ai dit que leur situation relevait d’une
forme d’infériorisation. Ils le constateront par eux-mêmes.
Mais ils ont compris que nous vivions dans un monde de
femelles. Je leur ai dit qu’ici, nous n’avions pas le droit de
toucher les autres. Que faire pour éviter un débordement de
violence de leur part ?
– Ils sont restés calmes ? dit Valeria.
– Oui, plutôt. Contre toute attente. Mais cela peut jaillir à
n’importe que moment, je crois. »
Valeria alla chercher deux grands verres d’eau dans la
cuisine. Bertha but le sien d’une traite. Sa peau était pâle. Ce
devait être l’effet de l’arrêt de sa consommation d’alcool. Son
corps vivait mal le sevrage, mais son engagement corps et âme
dans cette nouvelle cause lui permettait de tenir.

357
« Il est temps que mon article sorte. Je vais aller à la revue
dès cette après-midi. Cela va faire du bruit. Si les mâles
reviennent, il faudra me le dire, nous les conduirons ensemble
à la presse, ils seront la preuve de mes hypothèses.
– Et Theresa, as-tu des nouvelles ? dit Bertha angoissée.
– Oui, elle est venue. Elle a cherché à m’intimider. Elle
voulait savoir ce que je tramais. Elle se doute bien qu’il va se
passer quelque chose. Marc doit agir pour elle, dans l’ombre.
Alicia m’a dit qu’elle a contacté la revue. On sait qu’un article
va sortir. Elle a essayé de faire pression sur eux. Mais la
rédactrice en chef est forte. Elle n’a peur de personne. J’ai déjà
pu lui soumettre l’esquisse d’une première version. Elle est
d’accord pour tout. Sauf le chapitre sur Willaert. On ne peut
pas développer sur un éventuel assassinat. C’est trop vague, et
la tenue de la revue ne peut se le permettre. Les théories
complotistes agissent toujours contre ceux qu’elles prétendent
défendre. Ce serait pour nous contre productif. J’évoque son
décès accidentel, mais n’en dit plus.
– Tu sais, Valeria, j’ai pu à mon tour réaliser quelques
recherches sur lui. Je l’ai connu dans ma jeunesse, comme je te
l’ai dit.
– Et alors ? As-tu trouvé des informations ?

358
– Oui, j’ai rencontré sa famille. Ils ne sont au courant de
presque rien. Le corps leur a été remis déjà bien décomposé,
puisqu’il fut enterré préventivement. L’autopsie a été sans
résultat probant. Ils ont eux aussi reçu une visite de cette chère
Theresa… elle est venue en personne présenter ses
condoléances.
– Elle est allée les voir pour leur montrer l’importance
qu’elle donnait à sa disparition et, par contre coup, les laisser
penser qu’il n’y avait rien d’autre à aller chercher…
– Je me suis dit la même chose. Theresa agit toujours par
stratégie. Elle leur a parlé d’un accident. Une chute mortelle.
On ne sait pas si c’est l’arrêt cardiaque qui a causé la chute, ou
la chute qui a causé l’arrêt cardiaque. Il n’en reste pas moins
qu’il est mort.
– Mais ils ne savent rien de Marc et sa disparition le jour
même, et d’Adam non plus… Il vaut mieux attendre avant de le
leur révéler.
– J’ai pu faire d’autres recherches sur Willaert, dit Bertha.
Sa spécialité en géologie était la radioactivité. Nous en avons
parlé. Il a, dans le passé, établi un certain nombre de
recherches sur site pour trouver dans quelles mesures des
territoires entiers ont pu être contaminés. Il a beaucoup

359
travaillé sur l’enfouissement des déchets nucléaires au siècle
dernier, ou au début du vingt-et-unième siècle. Ce sont des
lieux devenus totalement inhabitables. Il les retrouve et définit
ensuite un périmètre de sûreté. Après la Restriction, on a
perdu la trace d’une partie de ces enfouissements illégaux.
– Et donc ? Tu crois que cela a un lien avec sa présence
dans l’expédition ?
– Ta sensation d’avoir été un fusible de deuxième ordre se
vérifie. Selon toute vraisemblance, l’île de Yale pourrait avoir
été l’un de ces lieux illégaux d’enfouissement de déchets
radioactifs, il y a aujourd’hui plus de cent ans. C’est une durée
très courte dans ce domaine. L’ampleur des réformes
sociétales qui ont eu lieu depuis nous empêche d’imaginer avec
acuité le monde de l’époque. Si l’île est contaminée, cela
explique alors la chute de la qualité du sperme. Theresa devait
l’apprendre avant tout le monde, pour changer rapidement les
règles.
– Ce ne serait alors qu’un problème géologique et en
aucun cas social. Mon article pourrait alors ne pas avoir l’effet
escompté ?
– Ne t’en fais pas. S’il sort vite, il devrait faire son effet.

360
– Crois-tu que Marc a assassiné Willaert pendant sa
disparition ? dit Valeria le sang glacé.
– Je ne sais pas, dit Bertha. Comment le prouver ?
– Et il aurait alors agi sur ordre ?
– Ce serait terrible… »

361
8.

Bertha n’avait pas attendu que la pluie cesse. Elle avait pris
ses affaires et, après une longue étreinte dans les bras de
Valeria, s’était engouffrée dans la nuit noire.
Valeria la regardait partir au loin jusqu’à ce que sa
silhouette disparaisse. L’air était frais. Elle n’était pas sortie
depuis longtemps. La circulation à cette heure était clairsemée.
On ne percevait aucun bruit, si ce n’étaient des voix lointaines
marchant vers le bois. Elle inspira de longues bouffées
d’oxygène en fermant les yeux, puis les rouvrit. Le ciel étoilé au
dessus de sa tête ne pouvait pas lui mentir. La nature était
belle, le monde se devait d’être aussi beau.
Elle se décida à rentrer chez elle lentement, referma la porte
derrière elle. Elle avait un peu froid, un frisson traversa sa
poitrine. Elle retourna à la cuisine nettoyer un peu de vaisselle.
Il ne s’était pas écoulé une minute lorsqu’à nouveau, on frappa
à la porte. Elle pensa immédiatement à Bertha, elle devait
avoir oublié quelque chose. Elle se dépêcha de lui ouvrir la
porte d’un coup, prête à lui parler.

362
Marc se tenait droit devant elle sur le seuil. Valeria était si
surprise, les mots ne parvenaient pas à sortir de sa bouche.
« Bonjour Valeria… Je passais dans le quartier, et je m’étais
dit que nous pourrions discuter un peu tous les deux… dit-il
d’une voix franche.
– Comment as-tu trouver mon adresse ? dit-elle un peu
sèchement.
– Nos coordonnées sont écrites dans le guide de voyage
que nous avions reçu à notre départ.
– Bien sûr. Et, que me veux-tu ? Où étais-tu passé ?
– Où étais-je passé ? Quelle drôle de question ! Tu sais
bien que je ne suis pas la personne la plus sociable de
l’université. J’étais ici, à mes affaires, tout simplement.
Pourquoi ? As-tu cherché à me revoir ?
– Non, évidemment pas, » dit Valeria, sentant une chaleur
immense envahir son cou et son visage.
Marc semblait s’obstiner à faire comme s’il n’y avait pas eu
cette nuit sur Golding. Comment pouvait-il à ce point faire
preuve de mauvaise foi ? Valeria se contrôlait, mais elle
hésitait. Elle attendait un mot de lui qui ne venait pas.
« Tu ne m’invites pas à entrer ?

363
– Si… entre, mais il est tard, tu ne pourras pas rester
longtemps…
– Non, je sais. Je passais juste en coup de vent. C’est bien
chez toi », dit-il en rentrant.
Valeria referma la porte derrière lui. Ils ne s’avancèrent que
de quelques pas. Les règles élémentaires d’hospitalité ne lui
venaient pas à l’esprit. Il ne fallait pas éveiller les soupçons de
Lance, déjà couché devant un film en haut. Elle restait postée
debout dans l’entrée, Marc n’osait avancer et regardait son
salon non par curiosité mais pour éviter son regard.
« Dis-moi, dit-il en esquissant un petit rire, ce n’était pas
Bertha, la chercheuse alcoolique de l’université de Steinem
Queen, qui sortait de chez toi ? J’ai cru reconnaître sa
silhouette enrobée. »
Valeria était piégée. Fallait-il nier ? Elle ne souhaitait pas
faire croire qu’elle lui cachait quelque chose. Mais balancer son
nom était impossible.
« Non, je ne connais pas cette personne. C’était une amie…
elle est effectivement un peu ronde, mais pas du tout
alcoolique…
– Ah ? D’accord, dit-il dubitatif.
– Tu as autre chose à me dire ?

364
– Oui, j’ai repensé souvent à toi depuis notre retour. J’ai
bien compris que tu étais parti avec ce mâle dont tu avais
étudié le journal. Est-il possible de le voir ?
– Non, pas du tout. Il a disparu, dit Valeria inquiète.
– Disparu ? Sais-tu que c’est interdit de faire entrer des
mâles chez nous ? Et les autres qui étaient avec vous, étaient-
ils des mâles aussi ?
– J’ai déjà vu Theresa. Elle est venue pour en parler. Je
n’ai rien à ajouter. J’ai agi sur un coup de tête, certainement.
Mais ils ont fui aussitôt arrivés.
– D’accord. Ma demande ne concernait pas Theresa. Je ne
l’ai pas encore revu pour ma part. J’aurais seulement voulu
leur parler. Cela aurait été intéressant. Je ne t’aurais pas
dénoncée, tu peux me croire. D’ailleurs, si tu me dis qu’ils ont
disparu, tu ne crains plus rien.
– Non, tu mens, Marc, affirma Valeria résolue à sortir de
ce petit jeu hypocrite et insupportable.
– Pardon ? Qu’est-ce qui te prend, Valeria ?
– Je suis certaine que c’est Theresa qui t’envoie… Tu
travailles pour elle. Je ne sais pas ce que vous êtes en train de
préparer, mais je crois que cela ne s’annonce pas bon du tout !

365
– Détrompe-toi, dit-il alors en changeant radicalement de
ton. Je suis de ton côté. J’ai bien compris quel était le jeu de
Theresa, et comment elle s’est servie de toi, et de moi par la
même occasion. Je ne sais pas non plus ce qu’elle manigance,
mais, si des changements importants sont à prévoir au Jardin
des anges, je ne serai pas son coupable idéale à purger, s’il
s’avère qu’une faute a été commise.
– Que dis-tu ?
– Elle a trouvé la raison de la chute de la qualité du
sperme. Il est possible qu’elle ait commis des erreurs dans le
passé. Elle va chercher à se disculper, mais elle donnera alors
quelqu’un d’autre, pour paraître plus crédible. Et si l’affaire est
importante, quoi de mieux que de livrer à la vindicte son
propre fils ?!
– Quelle horreur ! As-tu des preuves de ce que tu
affirmes ?
– Des soupçons seulement. Bientôt des preuves. Si j’avais
eu l’un de ces mâles sous la main, j’aurais pu mieux la
confondre. Je t’ai menti en te disant que je traînais dans le
quartier. C’est vrai. Je suis venu te voir pour cette raison.
– Et de quelles teneurs seront ses révélations ?

366
– Te souviens-tu de Willaert ? Je travaillais secrètement
avec lui. Theresa ne s’en doutait pas. Mais elle l’a compris au
moment de ma disparition. Je suis retourné sur Yale car j’ai
compris alors qu’il fallait le défendre contre une éventuelle
tentative d’assassinat. J’ai cherché à le faire évader, comme tu
l’as fait pour les mâles. Un autre chercheur en service
commandé a pu alors s’occuper de lui. Je n’ai pas été assez
rapide.
– Sais-tu de qui il s’agit ?
– Je n’en suis pas certain. Il y a trois possibilités. Mon
enquête est en cours. Theresa le couvre aujourd’hui. C’est la
raison pour laquelle elle ne veut aucun ébruitement de
l’affaire. Elle n’a pas porté plainte contre toi suite à ton départ
prématuré et n’a rien révélé aux autorités. Tu peux dormir
tranquille. Elle n’a aucun intérêt à le faire.
– Et quel est son but, alors ?
– Elle va supprimer Yale du dispositif. C’est un ancien site
d’enfouissement de déchets nucléaires. Elle, et ses collègues,
n’ont mené aucune analyse approfondie au départ du projet.
Le site était tellement parfait géographiquement et
climatiquement. Cela veut dire que huit générations,
actuellement sur Yale et Sparta, vont être supprimées et

367
directement envoyées en relégation. Les réserves de sperme
sont suffisamment abondantes pour couvrir le manque à
gagner. Les résidents de Gohas resteront un peu plus
longtemps que prévu pour faire leurs dons.
– C’est horrible. Comment peut-elle faire une chose
pareille ? Il ne faut pas la laisser agir, Marc !
– C’est ce que je m’emploie à construire, mais il me faut
des preuves. Valeria, une dernière fois je t’en supplie, sais-tu
où sont les mâles que tu as libérés ? »
Il attrapa Valeria dans ses bras. Il la regardait intensément
dans les yeux. Tout se chamboulait dans sa tête. Que devait-
elle dire ? Elle essayait de remonter l’ensemble de son
raisonnement. Un maillon lui échappait-il ?
« Non, Marc, dit-elle d’une voix sans vie, je te l’ai dit, c’est
vrai, j’ignore où ils sont en ce moment. »

368
9.

Encore sous l’émotion de sa rencontre avec Marc la veille,


Valeria eut la surprise de recevoir un message sur son adresse
professionnelle de Émilie, son ex femme. Elle lui proposait de
la rencontrer dans un café du centre ville, loin de l’université,
au milieu de la matinée.
Valeria s’empressa de s’habiller. Elle ne lui avait laissé
qu’une option, à cette heure incongrue. Il était difficile de
cacher une certaine crispation. Peut-être risquait-elle de
changer d’avis ? Arrivée en terrasse du café, sans avoir ni rien
avalé ni pris le temps de se coiffer, elle observa la clientèle d’un
regard ahuri. Ne la voyant pas, elle s’en voulut de ne pas l’avoir
immédiatement rappelée. Mais elle entendit appelé son nom
dans le dos.
Elles s’attrapèrent dans les bras et se firent la bise. Sur le
coup, ce geste spontané ne surpris pas Valeria, mais à la
réflexion, elle s’étonna d’une telle familiarité. Partageait-elle
son angoisse ?
Émilie avait choisi une petite table à l’écart. La discrétion
était une condition à l’entretien qu’elle lui accordait.

369
« J’ai voulu te contacter… C’est difficile pour moi. Je n’en ai
encore jamais parlé à personne. Je connais bien Alicia. J’ai eu
vent de l’article que tu prépares sur Gohas. Je n’ai évidemment
pas pu le lire, Alicia est très stricte sur ce point, rien ne doit
filtrer avant parution, mais il y a des rumeurs sur les méthodes
de direction de Theresa Rendall. Voilà, j’ai pensé qu’il fallait
que je t’expose un peu mieux mon histoire.
– Merci de me faire confiance, répondit Valeria heureuse
de la voir la tutoyer.
– Comme tu le sais, je suis aujourd’hui une sorte de paria,
j’ai divorcé. On me prend pour une personne instable,
immature, peu digne de confiance. Mais je n’ai pu expliquer à
personne la raison pour laquelle la vie avec Marc est devenue
impossible. Je vais donc te la dévoiler, mais il faudra que tu
gardes le secret. Cela te sera utile, ou pas… Theresa va contre
attaquer, tu peux en être sûre. Dans ce cas, je pourrais peut-
être t’aider, dans la mesure de mes moyens.
– C’est gentil, j’apprécie effectivement en ce moment toute
aide, même la plus éphémère. »
Émilie avait commandé un jus de potimarron et poireau.
Valeria sans réfléchir demanda au garçon de lui apporter la

370
même chose. Elle se sentait ainsi au même diapason que son
interlocutrice.
« Environ un an avant de divorcer, j’ai appris une terrible
nouvelle. Je ne m’en étais pas doutée jusqu’alors. Marc n’avait
rien caché des fonctions importantes de sa mère dans le
programme de Gohas. Mais jamais je n’aurais pensé qu’elle
aurait pu en arriver là. Plusieurs détails m’avaient pourtant
frappés. Elle manifestait un investissement assez incroyable à
l’égard de mon fils, alors que rien ne l’intéresse dans la vie
quotidienne, c’est Hélène qui se charge de tout. Voilà. Mon fils,
Ludwig, est le petit-fils de Theresa. »
Valeria ne comprenait pas, et ne dit rien. Elle le savait bien,
puisque Marc était son père.
« Elle est sa grand-mère génétique, comme elle aime
employer cette expression. Le donneur à partir duquel j’ai été
inséminé est son fils génétique. Il est donneur sur Gohas. Ou
était, je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui.
– Tu veux dire que Theresa s’est donnée le pouvoir de
choisir son donneur à partir de ses propres gènes ?
– Oui, elle contrôle tout, là-bas. Quand j’ai voulu me faire
inséminée, Marc m’a convaincue de le faire dans son

371
laboratoire. Il m’a dit qu’ils le faisaient régulièrement, et que
les conditions y étaient optimales.
– Et Theresa a placé combien de ses fils mâles sur l’île ?
– Je n’en sais rien. Marc m’a juré qu’il ne le savait pas. J’ai
appris ce secret par inadvertance. Il n’a pu nier devant moi ce
que je ne faisais que supposer avec humour et cynisme sans y
croire. Lui-même éprouve un grand trouble avec cette
situation. D’autant que ce n’est pas tout.
– Quoi d’autre ? dit Valeria buvant ses paroles.
– Je ne sais pas combien de ces fils mâles elle a placé sur
l’île, mais il est évident qu’un fois la semence produite, il lui
faut aussi ensuite choisir les bons ventres dans lesquels elle
compte faire croître cette semence. J’ignore totalement
combien de personnes sont concernées par cette exploitation
procréatrice, mais il est évident que, dans mon cas, c’est elle
qui m’a contactée en premier. Je n’ai rencontré Marc qu’après.
– Comment ça ? dit Valeria inquiète.
– Lorsque nous nous sommes croisés au jardin public, toi
et moi l’autre jour, tu m’as parlé d’un voyage d’étude. À
nouveau, Alicia m’en a parlé. Or, c’est aussi lors d’un voyage
d’étude proposé par Theresa, que je ne connaissais que de
réputation, que j’ai rencontré Marc. Nous avons eu une

372
aventure à cette occasion, puis nous sommes restés ensemble.
Mais j’ai compris ensuite que c’est elle qui me l’a mis dans les
pattes. Je n’aurais jamais rencontré Marc sans elle. Je suis une
chercheuse assez importante dans mon domaine, je venais de
réussir un nombre conséquent de distinctions universitaires.
Et j’étais encore assez jeune.
– Tu veux dire que ta vie affective est une construction de
Theresa ?
– Oui. Lorsque j’ai compris, tout s’est effondré. Je ne
pouvais plus vivre avec lui.
– Mais alors, quoique tu en dises, il est complètement
inféodé à sa mère !
– Oui, il aimerait s’en détacher. Mais il n’y arrive pas. Elle
le tient. Et ils savent que mon fils Ludwig est porteur de leurs
gènes. C’est comme si on me volait une part de mon enfant,
affirma Émilie les larmes aux yeux.
– Mais que fait-il pour lui échapper ?
– Je ne veux plus rien savoir. J’espère qu’avec eux, ton
voyage d’étude s’est bien passé. Mais ça ne m’intéresse plus.
Aujourd’hui, j’ai tourné la page. J’ai hésité longuement avant
de venir t’en parler. Voilà, je te laisse libre avec ça. Je ne sais
pas ce que tu en feras. Si tu as besoin d’aide, ou d’autres

373
détails, tu peux m’appeler. Je ne suis pas certaine de pouvoir
faire quelque chose pour toi, mais sait-on jamais ? »
Les mots bouillaient terriblement dans la tête de Valeria.
L’ombre se levait peu à peu. Fallait-il lui en dire plus, lui
révéler sa situation, celle des mâles, de Bertha ? Elle hésita,
mais l’empressement d’Émilie à vouloir la quitter l’avait
convaincu de ne rien en faire. Elle était venue pour lui livrer
une révélation difficile à exprimer, pas pour en écouter une
autre d’autant plus lourde à porter. Elles se saluèrent. Émilie
n’avait pas plus de temps à lui accorder.
Valeria prit le métro. Assise, dans le bruit, sur une
banquette, elle pensait au sens de son travail d’étude. Son rôle
soit disant essentiel dans le voyage. N’y a-t-il pas un meilleur
moyen de contrôler quelqu’un que de lui faire croire qu’il est
dans la connivence ? Elle s’était faite balader du début à la fin.
Elle s’était battue pour obtenir l’audience de Theresa. Comme
le font des dizaines d’autres doctorantes. Celle-ci n’a alors eu
qu’à se baisser, vérifier son passé, observer ses aptitudes, la
mettre dans les bras de son fils dans un voyage de routine
bidon (ou non, mais alors quel en était le rôle véritable ?), et
espérer l’engrosser rapidement avec ses propres gènes.

374
Sur cette touche amère, mais lucide, Valeria rentra chez elle
avec la conviction ferme de vouloir se battre.

375
10.

Je n’ai pas pu tenir mon Journal comme je l’entendais.


Nous avons eu trop d’imprévus. Nous avons rempli nos deux
chariots et nous sommes sortis. La personne s’est interposée
pour nous dire de payer. Clément lui a proposé un combat à
la loyale. Il nous l’avait annoncé avant. Nous pensions tous
que cela devait se dérouler normalement. Virginia essayait de
parler avec la personne, mais celle-ci est devenue de plus en
plus agressive. Une sirène a retenti et Louis s’est mis à crier.
Un rideau en métal s’est baissé automatiquement devant la
porte. J’ai lancé mon chariot pour l’empêcher de descendre.
Je ne peux pas raconter la suite, je n’ai pas tout vu. Ça s’est
mal passé pour la personne. Mais nous n’étions pas sûr de
nous. Il a fallu casser une partie du rideau pour tirer les
chariots. Nous sommes retournés à notre cachette et nous
avons dîné. De là, nous avons vu plusieurs véhicules bleu et
rouge arriver avec d’autres sirènes. J’ai dit aux autres qu’il
valait mieux partir. Les chariots étaient impossibles à pousser
dans l’herbe. Nous avons tous rempli nos sacs, et des cartons.
Mais nous n’avons pas pu tout prendre avec nous. Clément a

376
eu l’idée de se saisir d’un chariot vide, plus facile à manier, au
cas où il était possible de le pousser sur la voie à poutres en
métal.
Il faisait nuit noire. Nous entendions partout au loin des
sirènes. Il valait mieux rester cachés dans les bois. Quand cela
s’est calmé, nous avons marché jusqu’à la voie. Mais le
chariot n’y roulait pas mieux à cause des travées en bois.
Nous avons discuté et décidé de rentrer chez Bertha. Voyager
sans préparation est impossible. J’aurais aimé raconter plus
de détails, mais ce fut un moment très pénible et je n’ai pas eu
de temps tranquille pour moi. Louis ne pouvait presque rien
porter, il est trop malade, et Virginia non plus.
Nous avons marché toute la nuit dans la direction opposée.
Nous avons été très lents. J’ai proposé à Clément de partir
devant en éclaireur, mais il a suggéré que ce serait très
dangereux. Mieux valait rester groupés. À l’arrivée du jour,
nous avons redouté le retour du gros véhicule en fer. Il s’est
annoncé par le même bruit que la dernière fois. Nous nous
sommes précipités dans le bois le plus proche, et nous avons
dormi. Clément a été étonné de l’attitude de la personne. Il ne
le comprend pas. Il n’a pas cessé de revenir dessus. Bertha et
son ami nous ont prévenus. Il a été difficile de ne pas parler et

377
de laisser Virginia se débrouiller seule. La personne s’est mise
à paniquer, elle a perdu son calme. Pourquoi est-ce si grave
pour nous de parler et de retirer nos capuches ?
Nous avons finalement tous dormi. Au milieu de l’après-
midi des bruits étranges nous ont réveillé. Des personnes
marchaient dans le bois à proximité. Nous n’avons pas bougé.
L’une d’entre elles est montée vers nous et nous a regardés
étonnée. Puis elle est repartie. J’ai alors dit qu’il valait mieux
essayer de reprendre la route, entre deux véhicules en fer,
cela nous éloignerait de l’endroit.
Louis et Virginia étaient exténués. Clément a porté Louis et
j’ai porté Virginia. Il a fallu encore abandonner quelques
affaires prises dans les réserves de la maison. Nous avons fait
tout cela pour rien. Plus loin, nous nous sommes à nouveau
reposés. Virginia a retiré ses vêtements, elle s’est allongée et a
relevé ses jambes. Ce n’est pas la position habituelle. J’ai
montré à Clément comment il fallait faire. Ensuite, nous nous
sommes rendormis. Les arbres ici ne sont pas comme sur l’île.
Ils n’ont pas les mêmes feuilles.
Nous avons attendu la nuit, et nous sommes repartis. Nous
n’avons pas le choix. Virginia pouvait marcher à peu près
normalement, mais Louis avait besoin d’aide. Nous nous

378
sommes relayés avec Clément pour le soutenir. Il faisait
encore nuit lorsque nous sommes arrivés devant chez Bertha.
J’ai dit qu’il ne fallait pas la réveiller. Il y avait sa voiture.
Elle avait dû rentrer. Nous sommes restés dans la pièce du
bas et avons attendu qu’elle se lève.
Nous nous sommes endormis sur les canapés. Plus tard
dans la matinée, elle est venue nous réveiller, elle a crié des
choses incohérentes, où étions-nous ? Pourquoi sommes-nous
dans cet état déplorable ? Où avons-nous traîné ? Clément et
elle se sont expliqué dehors, et je ne l’ai pas revue. J’ai enfin
pu écrire dans mon cahier. J’aimerais pouvoir mieux
développer. La vie ici n’est pas la même que chez nous.
Virginia aimerait que nous trouvions notre maison. Je lui ai
dit que pour le moment, nous pourrions rester ici. Combien de
temps allons-nous pouvoir attendre ?
Avec Clément, nous avons essayé de piloter la voiture. Mais
nous n’avons pas compris comment la faire démarrer. Nous
sommes coincés, et nous avons besoin de nous reposer.

379
11.

« … et c’est un grand jour, Maria, pour les amateurs de vin,


les vendanges tardives sont enfin arrivées sur nos tables. Que
vaut la cuvée de cette année ? Eh bien, Luc, elle serait un très
bon cru selon les experts, notre reportage à suivre en fin de
journal. Mais tout d’abord, nous allons revenir sur l’odieux
crime ayant eu lieu la semaine dernière près de Laval, dans
une petite ville du nord, l’enquête patine. Ni les ADN prélevés,
ni le dossier des anciens condamnés présents dans la région
n’ont pu pour le moment révéler une piste potentielle. La
police a d’ailleurs depuis trois jours décidé de ne plus faire de
communication à la presse pour ne pas entraver l’avancée de
l’enquête selon les dernières déclarations de son porte-parole.
Très bien, Maria, c’est vraiment inquiétant. Sans transition,
un article paru dans la revue d’anthropologie de l’université,
à Wigmore Hall, fait polémique depuis hier. Il révélerait de
gros problèmes de gestion aux Jardin des Anges, ceux-ci
expliquant les problèmes d’infertilité récemment
diagnostiqués dans les gamètes males. Oui, Luc c’est un sujet
délicat, il semblerait, selon la spécialiste qui s’est rendue sur

380
place, que les mâles y sont soumis à une compétition contre
productive les plaçant dans une situation de stress qu’ils ne
peuvent gérer. Cela paraît assez incroyable d’entendre cela
aujourd’hui. Oui, Maria, le monde universitaire est assez
secoué, et la direction militaire de l’archipel de Gohas a été
saisie. Et, maintenant, comme promis, le vin… »
Valeria n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait téléphoné un
peu plus tôt à Alicia. Elle lui avait demandé d’écouter le journal
de neuf heures. Tout s’était donc accéléré pendant la nuit.
Depuis deux jours, et la sortie de l’article, les réactions avaient
été bien mornes. En dehors de deux ou trois coups de fil, rien
n’avait dérangé le train train quotidien de Valeria. Mais deux
articles paraissaient ce matin dans la presse, et le journal
matinal de la première radio de la région venait d’en parler.
L’affaire s’ébranlait enfin.
Le téléphone sonna, et Alicia, à l’autre bout du fil, d’un
calme olympien, lui fit part de son sentiment. L’édifice allait
vaciller. C’était un excellent article, tout le monde en
convenait. Elle ne doutait pas un instant de l’arrivée de
nombreuses propositions à son endroit. Valeria devait être
confiante.

381
En raccrochant, son cœur palpitait comme le jour d’un
rendez-vous galant. Elle était tellement excitée qu’elle ne tenait
plus en place. Après avoir fait cinq fois le tour de la maison,
elle attrapa son téléphone et une bouteille d’eau, et partie en
courant dans les rues, sans destination, les idées
s’entrechoquaient dans son crâne. Elle mettait son corps en
mouvement pour les remettre en ordre et régler sa respiration
devenue incontrôlable. Sa course obsessionnelle lui fit
traverser plusieurs petits bois, puis elle revint exténuée chez
elle. Elle n’avait pas couru plus d’une trentaine de minutes.
Elle s’affala sur le canapé et, après avoir reprit sa respiration,
appela des collègues pour battre le pouls de cet événement
considérable.
À l’heure du déjeuner, elle commençait à y voir plus clair.
Trois journalistes l’avaient déjà appelée pour des entretiens
téléphoniques, et elle reçu aussi des rendez-vous pour le milieu
de la semaine en centre ville. Alicia l’avait recontactée deux
fois. Selon toutes vraisemblances, Theresa, à l’inverse, faisait la
sourde oreille et refusait tout entretien avec des journalistes.
Elle était arrivée très tôt à son bureau, comme à son habitude,
ce matin, mais l’aurait quitté précipitamment avant dix heures.

382
Valeria était heureuse. Elle aurait aimé avoir Lance avec elle
dans ce moment précis. Il n’avait pas pris la mesure de cette
nouvelle. Elle l’appela, il la congratula et l’encouragea. Ces
mots pour elle étaient si agréables à entendre. Elle comprenait
son incompréhension, du moins partielle. Ce n’était pas
tellement son monde, mais elle se sentait réconfortée.
Qu’allait faire Theresa ? Valeria avait beau remuer tous les
éléments dans tous les sens, elle était protégée. La mort de
Willaert et l’échappée des mâles la retenaient de s’exprimer
publiquement et de dire la vérité. Intérieurement, Valeria se
félicitait de tant de clairvoyance stratégique. Elle avait pris
cette initiative de quitter l’île sans réfléchir. Mais avec le recul,
cela ne lui était pas désagréable de se projeter en Machiavel –
ce nom et son sens étaient parvenus à sa connaissance lors de
ses études sur l’Ancien Temps pendant la préparation du
voyage – d’un temps nouveau.
Un léger doute l’assaillait depuis quelques heures. Elle ne
parvenait pas à le résoudre, tant les dialogues téléphoniques
s’enchaînaient à présent et occupaient son esprit.
« Mais oui, Bertha ! se dit-elle en se redressant sur ses pieds.
Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelée ? »

383
Elle s’empressa de composer son numéro, mais sa ligne la
renvoyait à son répondeur. Elle se mit alors à courir jusqu’à
chez elle. Ce n’était pas la porte à côté, aussi se ravisa-t-elle
pour une course à vélo.
Le chemin était léger et plaisant. La circulation n’était pas
abondante. À nouveau, elle profitait de ce moment pour se
détendre et vider son esprit. Arrivée devant la petite maison,
elle constata qu’elle était vide. Personne ne répondait. Elle fit
le tour et n’y trouva pas non plus sa vieille automobile. Elle
devait être dans sa maison de campagne. Les mâles étaient-ils
rentrés ? Elle lui laissa un message lui demandant de la
rappeler. Cela faisait maintenant plusieurs jours qu’elle ne
l’avait pas vue. Son silence l’inquiétait. Sa poitrine se crispait
un peu. Elle avait ressenti un tel engouement, la moindre
contrariété prenait alors une dimension supérieure. Son esprit
se mit à vagabonder dans les pires idées noires. A-t-elle été
assassinée ? par Marc, ou Theresa, ou pire, par les mâles ?
Quel valeur donner aux propos de Marc ? Elle ne lui avait pas
fait confiance, mais il avait vu Bertha sortir de chez elle.
Soudain, son appareil sonna. C’était Alicia. Sa déception fut
intense. Elle ne lui dit pourtant que de bonnes nouvelles et fit
bonne figure. Puis elle raccrocha et rentra chez elle.

384
De retour, une personne se tenait debout, de dos, devant sa
porte. Elle s’approcha lentement en tenant sa bicyclette sur le
côté. La personne se retourna, c’était Theresa.
« Je venais vous féliciter, Valeria, vous avez réussi un joli
coup de maître. Ce n’est pas encore le mat, mais c’est un
sérieux avertissement.
– Que voulez-vous ? dit Valeria inquiète.
– Vous annoncer personnellement ma démission de la
direction du programme de Gohas. Ce n’est plus tenable. Je ne
puis rien révéler, comme vous le savez, votre article ne dit pas
tout, et il faut savoir partir en retraite tant qu’il en est encore
temps. Je suis âgée aujourd’hui. Ma femme, Hélène, m’a
incitée à prendre cette décision et à accélérer les opérations.
Voilà, vous êtes libre, désormais, Valeria.
– Quand allez-vous l’annoncer publiquement ? demanda
Valeria après un moment de réflexion.
– D’ici quarante-huit heures, le temps qu’il me faut pour
arranger quelques affaires, et nettoyer deux ou trois tiroirs, si
vous voyez ce que je veux dire. Lorsque nous étions sur Gohas,
j’avais étrangement pris les devants, et je m’y étais attelée sur
place. J’ai de la chance, ce fut prémonitoire. Je vous souhaite
une bonne continuation, Valeria. »

385
Elle s’éloigna lentement mais d’un pas décidé avec un grand
sourire aux lèvres. Valeria la regardait partir sans se retourner.
L’état de perplexité dans lequel elle venait de plonger, projetait
son humeur sur les rives opposées de celles où elle naviguait le
matin même.

386
12.

« C’est avec beaucoup de regrets que je me vois obligée de


présenter ma démission de la direction scientifique du
complexe de l’archipel de Gohas, autrement appelée Jardin des
Anges. J’y aurais passé de longues années d’un travail
passionnant et nécessaire, dont la contribution au progrès de
l’humanité n’aura jamais été démentie… »
La conférence de presse de Theresa était retransmise en
direct à la radio et sur la chaîne Youtube de l’université.
Valeria avait été prévenue. La déclaration devait avoir lieu vers
dix heures du matin. Personne n’en connaissait le contenu, elle
n’avait pas voulu vendre la mèche, pour ne pas laisser
soupçonner que Theresa était venue la rencontrer la veille. Elle
avait allumé son ordinateur. Le cadre était serré, mais on
devinait deux ou trois personnes derrière elle, des collègues de
son département, et Hélène, sa femme. Theresa affichait un air
serein. Elle portait une veste cintrée en tissu épais et blanc. Le
col de sa chemise remontait contre son menton. Elle parlait
avec aplomb, et n’hésitait pas à ajouter parfois quelques traits
d’humour à destination de ses amis présents hors champ.

387
Quelle raison allait-elle revendiquer pour justifier son retrait ?
L’y avait-on obligé ? Était-ce de son propre chef, pour précéder
une éventuelle enquête pénible, dont la conclusion était
inévitable ? Une tactique de défense, en somme. Après de
multiples tergiversations qui la faisaient trépigner, elle y vint.
Valeria ouvrit ses oreilles en grand.
« La chute de la fertilité des spermatozoïdes est selon toute
vraisemblance due à l’enfouissement de déchets radioactifs
sous Yale, deuxième île la plus à l’ouest du complexe, au XXe
siècle. Nous l’ignorions, les services compétents n’ayant pas
été sollicités devant l’urgence de trouver il y a une trentaine
d’année un lieu préservé. De nombreux sites, à cette époque
patriarcale, avaient été maintenus secrets par l’industrie
nucléaire, l’absence totale de transparence était en ce temps la
règle pour ce type de question, il nous était très difficile de
remonter les nombreux circuits plus ou moins officieux,
surtout lorsqu’ils furent abandonnés après une ou deux
décennies d’usage intensif, bien avant la Restriction. »
Valeria était aux anges. Theresa balançait la thèse la plus
évidente. Elle n’allait donc pas chercher à se cacher. Elle devait
avoir d’autres atouts. Mais le choix de la démission lui
permettait une entreprise beaucoup plus globale. Aucun

388
blocage ne serait maintenant dans sa ligne de mire. Ce faisant,
elle se couvrait de toute autre possibilité d’incidents. Valeria
était curieuse d’entendre la fin. Si elle arborait le principe
d’une telle ouverture, il devait nécessairement y avoir une
autre raison.
« Par ailleurs, je voudrais préciser une chose. Les questions
de sélection et d’orientation évoquées dans un article paru
récemment aux presses de Wigmore sont totalement
aberrantes et ne reposent sur aucun fondement scientifique. Il
s’agit de l’œuvre d’une chercheuse en sciences sociales qui a
suivi mon dernier voyage d’étude à Gohas. Non seulement son
niveau d’observation repose sur des bases précaires, mais cette
jeune universitaire s’est montrée pour le moins irresponsable
lors de ce voyage. »
Valeria n’en revenait pas. Son téléphone sonna
immédiatement. C’était Alicia. Elle écouta la suite avec elle.
Theresa cherchait donc à la faire tomber avec elle. L’hypothèse
des déchets nucléaires ne pouvaient effectivement que
renvoyer celle du traitement éducatif des mâles dans les
poubelles de la science, lui énonça immédiatement l’éditrice.
Elle réalisait là un coup de maître. Elle devançait ses
accusateurs en se retirant et en révélant elle-même ce qu’ils

389
auraient pu trouver et ainsi se protégeait, et elle enterrait le
travail de Valeria, sur la question du traitement des mâles. La
question induite était celle de la non essentialisation des
mâles. Valeria regrettait maintenant d’avoir modéré ses
conclusions. Il lui faudrait surenchérir, déclara-t-elle avec
agacement et précipitation. Alicia l’écoutait au téléphone, mais
ne semblait pas vouloir la rassurer. Après tout, ce n’était qu’un
article de plus, il avait déjà réussi à faire mieux que beaucoup
en terme d’audience, et le faible tirage de la revue était dès à
présent épuisé. Valeria était meurtrie. Elle écouta la suite avec
appréhension. Quelques questions inaudibles étaient posées.
Les journalistes n’étaient pas nombreux. Theresa déclara que
le professeur Willaert était malheureusement décédé d’un
arrêt cardiaque. Il était en train de procéder à ses derniers
prélèvements. Il était seul et personne n’était là pour lui
prodiguer les premiers secours nécessaires. Lorsqu’il fut
trouvé inconscient, il était déjà trop tard. Une autre question
était posée, et Theresa, tranquillement, y répondit du même
ton.
« Pourquoi parlez-vous d’irresponsabilité à propos de la
chercheuse en question ?

390
– Oui, cette jeune chercheuse a selon toute probabilité
ramené avec elle plusieurs mâles de l’île. Ils sont donc ici
parmi nous. Je n’ai pas donné d’alerte car je ne l’ai su moi-
même qu’hier. La directrice de l’un des centres me l’a fait
savoir par courrier, celui-ci est très lent. Ils sont manquants,
or, après lecture des procès verbaux, elle a quitté l’île
précipitamment et accompagnée. De qui, je l’ignore. D’aucun
membre de l’équipe, ni du personnel. Je suggère fortement à la
police d’enquêter dans cette direction au sujet du crime
horrible récemment commis… »
Alicia à l’autre bout du fil était interloquée. Valeria joua
l’innocente et l’indignation puis se referma dans le mutisme.
Était-elle crue ? Elles raccrochèrent rapidement. Theresa avait
joué sa défense carte sur table. Connaissant tous les membres
de l’administration de l’île, elle avait préparé son dossier, peut-
être fabriqué de faux documents pour justifier les zones
d’ombre.
Valeria respirait avec difficulté. L’image continuait à défiler
sur son écran. On y voyait Theresa saluer plusieurs personnes
puis se retourner vers son épouse, Hélène, la prendre dans ses
bras dans un geste d’affection manifestement surjoué, et

391
s’éloigner dans une étreinte solide. La caméra continua à
filmer le mur vide. Puis l’image s’éteignit.
Il fallait réfléchir. Il s’était écoulé plusieurs minutes. Valeria
était pétrifiée. Quelle solution ? Une solution, vite.

392
13.

« … et nous venons de l’apprendre, dans une conférence de


presse à l’occasion de laquelle l’ancienne directrice du Jardin
des Anges a donné sa démission, un groupe de trois mâles
aurait été remis en liberté ici même, parmi nous, à la suite de
l’erreur d’une jeune assistante… c’est bien cela Luc ? Oui, ce
n’est pas tout à fait clair, Maria, mais ce que l’on sait pour le
moment, c’est que ces trois mâles, certainement assez jeunes,
mais nous n’avons pour le moment aucun détail, circuleraient
dans la région librement depuis deux à trois semaines. L’ex
directrice a fait état d’une connexion possible entre cet
événement et le meurtre de Laval. La police a livré un
communiqué demandant de ne pas céder à la panique, mais
cela semble bien tardif, d’autant qu’elle n’a plus communiqué
depuis qu’elle a procédé aux prélèvements ADN. Aurait-elle
caché l’identité sexuelle des coupables ? Les réseaux sociaux
s’emballent. De nombreuses familles sont allées retirer leurs
enfants de l’école. Certaines municipalités à proximité des
lieux du crime ont mis en place des barrages filtrants et des
contrôles d’identité. Ce n’est pas la première fois que ce

393
problème survient, mais d’habitude nous avons à faire à des
migrants en provenance de zones peu développées du monde,
où la Restriction a parfois été mal appliquée. Ici, il s’agit de
donneurs du Jardin des Anges. Quel est le niveau de leur
développement intellectuel et moral ? Nous allons tâcher de le
définir dans nos prochaines éditions… »
Les déclarations de Theresa s’étaient écoulées depuis à
peine plus de trente minutes. Valeria avait eu le temps de
préparer quelques affaires en espérant ne pas être surprise
chez elle par la police. La radio et tout le pays étaient déjà en
ébullition. Elle n’avait pas le choix. Elle aurait aimé trouver un
meilleur plan, mais il n’y en avait pas. Il fallait aller chercher
Bertha chez elle, puis, ensemble, retrouver les mâles. Ensuite,
elle contacterait la presse pour défendre avec eux son
témoignage, tout cela avant que la police ne les retrouve.
Surtout, la présence de Virginia allait être indispensable. La
révélation de la présence de femelles sur Gohas pourrait être
capitale pour sa défense. Elle avait choisi de le taire dans son
article. Elle le regrettait maintenant amèrement.
Émilie pouvait être à son égard une âme compatissante et
solidaire. Un rapport de confiance s’était installé. Son aide lui
serait précieuse. En revanche, Bertha ne répondait toujours

394
pas au téléphone, il fallait s’y déplacer. C’était risqué, mais
Theresa avait été la plus forte. Elle s’était couverte. Quant à
cette histoire de crime, Valeria ne voulait pas y croire. Cela ne
pouvait pas être aussi simple. Elle avait côtoyé Adam pendant
près de deux journées, il paraissait si doux, si intelligent. Ce
qu’il avait exprimé dans son journal ne laissait apparaître
aucun soupçon de violence. Certes, il n’était pas aisé de
retrouver dans sa personne l’extraordinaire sensibilité qui
l’avait tant touchée dans son expression écrite. Mais ce n’était
pas une brute. Voilà ce qu’elle défendrait devant des
journalistes une fois les mâles retrouvés, le journal d’Adam en
main, pour témoigner au monde du changement de mentalité
nécessaire afin de concevoir un nouvel avenir. Et, clou de son
retour en grâce, la création d’un gynécée à Gohas devrait
anéantir à jamais la parole de Theresa.
Bertha lui avait glissé son adresse lors de leur première
rencontre. Avant de sortir, Valeria regarda une dernière fois
par la fenêtre, une voiture de police se garait tranquillement
sur le bas côté de la rue. Que faire ? Elle se précipita à l’arrière
de sa maison, par la cuisine il y avait une porte donnant sur le
local des poubelles. La voie était libre de ce côté. Elle la
referma derrière elle et se faufila le torse baissé en avant le

395
plus loin possible dans la direction inverse, et s’enfonça dans
un bois.
Le chemin allait être long sans voiture. Elle avait deux bus à
prendre, dont un long trajet, puis un train après une heure
d’attente en gare, puis à nouveau un bus, de campagne cette
fois. Enfin, deux bonnes heures de marche dans un paysage
bucolique peu avant la tombée du jour.
Sur sa route, elle ne pouvait rien lire. Son esprit ressassait
les événements les uns après les autres. Comment échouer si
près du but ? Theresa l’avait devancée, en cachant l’étrange
décès de Willaert et en ne disant rien sur Marc. Elle n’avait
elle-même aucune preuve à avancer. Contre la fuite des mâles,
elle avait organisé sa couverture, et sa démission résolvait le
reste.
Valeria déambulait mécaniquement. La fatigue l’étreignait.
La journée fut interminablement longue. Seules, quelques
instants, des visions furtives lui donnèrent de l’espoir. La vie à
la campagne paraissait idéale. Tant de gens y étaient retournés
vivre. Un jour peut-être elle songerait à s’y installer
définitivement.
Arrivée à proximité de la maison, une lueur derrière les
fenêtres était visible du bout de l’allée. Elle était rassurée, elle

396
allait enfin pouvoir parler à Bertha. Celle-ci ne serait pas
seulement un refuge temporaire, mais aussi une bonne
conseillère. Elle frappa vivement à la porte mais ne perçu
aucun bruit ni mouvement. Elle frappa à nouveau, puis alla
inspecter l’intérieur à travers une vitre, mais elle ne voyait
rien. Elle tourna la poignée, la porte était simplement ouverte.
La maison était en grand désordre et n’avait pas été aérée
depuis longtemps. Elle appela Bertha, mais il n’y eut aucune
réponse. Elle fit alors le tour des pièces et monta le petit
escalier en colimaçon en l’appelant de nouveau. Devant la
porte de la plus grande chambre, sa respiration s’arrêta nette.
Les trois mâles et la femelle étaient assis sur le lit, les uns
contre les autres. Ils la regardaient apeurés sans bouger. Il lui
fallut un certain temps pour se reprendre, tant il lui était
demeuré impossible de se faire à cette situation. La vue des
mâles requiert constamment une certaine maîtrise de soi. Son
estomac était noué. Elle chercha alors à les rassurer.
« Bonjour. Vous me reconnaissez ? Je suis Valeria. C’est moi
qui vous ai conduit jusqu’ici… »
Ils ne bougeaient pas. Louis, le moins grand, se tourna vers
Adam, mais celui-ci maintenait son regard droit vers un coin

397
opposé de la pièce, imperturbable. Il répondit après un temps
indéfinissable.
« Oui, bien sûr qu’on te reconnaît. Nous avons faim.
– Et bien nous allons dîner ensemble ! Vous êtes
d’accord ? Avez-vous vu Bertha, la dame qui vit ici et qui vient
vous voir régulièrement ?
– Non, nous ne l’avons pas vue, répondit Adam, à nouveau
après un long moment de silence.
– Vous ne l’avez pas vu ? Depuis quand ? La dernière fois
que je l’ai vue, elle devait venir vous voir. Mais elle m’avait dit
que vous étiez partis. Vous êtes donc revenus ? » dit Valeria,
toujours figée dans l’embrasure de la porte.
Adam regardait autour de lui. Les autres ne bougeaient pas.
Ils étaient amorphes. Bertha leur avait donné des vêtements,
sweat-shirts à capuche et jogging avec inscriptions, un peu à la
façon dont les jeunes de leur âge les portaient, trop amples. Le
visage des garçons n’était pas rasé. Ils prenaient pourtant cette
habitude sur l’île, cela faisait partie de leur discipline
quotidienne.
« Nous n’avons pas trouvé les rasoirs. Bertha a dit qu’elle en
avait apportés. Elle a eu du mal à en dénicher, dit Adam
faiblement.

398
– Oui, je vais les chercher avec vous. Nous allons tous
descendre, puis vous allez me raconter pourquoi vous êtes
partis et comment vous êtes rentrés, d’accord ? »
Ils ne répondaient pas. La soirée s’annonçait difficile.
Pourquoi Bertha n’était-elle pas avec eux ? et ou était-elle ?
Valeria appela une nouvelle fois Bertha au téléphone. La
sonnerie de l’appareil retentit au rez-de-chaussée. Le jeune
Louis se mit à tousser. Le son de sa toux était rauque.
« Bertha ne lui a-t-il pas donné un traitement pour la toux ?
– Si, dit Adam, ça l’a soigné quelques jours, puis c’est
revenu. »
Valeria descendit les escaliers et consulta l’écran de
l’appareil. Ils n’avaient pas été consultés depuis plus de
quarante-huit heures. Elle sortit dehors et fit le tour de la
maison. La voiture de Bertha était garée. Elle était donc venue
jusqu’ici. « Que lui est-il arrivé ? » Valeria pensa alors à Marc.
Il avait reconnu Bertha l’autre soir. Il aurait pu la suivre, ou
l’attendre sur place, puis l’obliger à monter dans sa voiture.
Que penser de cette histoire de rébellion contre sa mère ?
N’avait-il cherché qu’à la faire parler ? « Qu’en a-t-il fait
ensuite ? Est-elle avec lui, a-t-elle parlé ? » Les mâles ne
devaient pas être encore revenus de leur escapade. L’esprit de

399
Valeria était saturé d’informations contradictoires. Et s’il lui
était arrivé quelque chose de grave ?
De retour dans la maison, les mâles étaient descendus. Ils
étaient tellement grands, la vue de leurs épaules carrées
l’arrêta sur place.
« Lorsque vous êtes revenus, la maison était vide ? dit-elle
inquiète.
– Oui, dit Adam.
– Quand était-ce ?
– Hier… je crois. »
Que voulait dire « je crois » ? Ce n’était pas difficile de ne
pas confondre un jour avec un autre. Elle s’attacha alors à leur
faire la cuisine. Elle ouvrit plusieurs placards, ramassa
quelques légumes et des conserves, et mélangea le tout dans
un grand plat. La cuisine n’était pas son fort. Ils la regardaient
faire. Elle fit cuire des pommes de terre et ouvrit des boîtes de
thon. Une fois les assiettes remplies, ils se goinfrèrent comme
des animaux et s’essuyèrent la bouche avec les manches de
leur pull. Elle se mettait à douter de son hypothèse théorique,
à savoir qu’il n’y avait pas de différence essentielle entre un
corps mâle et un corps femelle, mais Virginia, leur femelle,
présentait un comportement identique.

400
« Pourquoi êtes-vous sortis ?
– Nous voulions retrouver la forêt. Nous nous sommes
perdus. Nous sommes allés dans un endroit où il y avait de
grands Lycées comme chez nous…
– De grands Lycées, êtes vous sûrs ?
– Oui, ils avaient la même forme carrée, mais ils étaient les
uns à côté des autres.
– D’accord. Ce ne sont pas nécessairement des Lycées.
Nous appelons cela des villes.
– Oui, voilà, Bertha nous a parlé plusieurs fois de la ville.
Nous avions faim. Nous avons marché longtemps. Puis nous
avons trouvé de quoi manger. Nous avons ensuite fait le
chemin arrière en passant par les bois à côté des routes. Il
nous a fallu plusieurs jours. Nos réserves de nourriture se sont
épuisées. Une fois ici, il n’y avait personne, nous avons pris ce
qui était disponible. Nous ne savons pas faire cuire nous-
mêmes. »
Avaient-ils poussé leur marche jusqu’à Laval ? C’était à plus
de vingt kilomètres. Valeria tenta de les interroger.
« Vous n’avez rencontré personne en ville ?
– Non, Bertha nous a dit de faire attention. Il paraît qu’il
n’y a que des femelles dans votre île. Et que les mâles sont

401
interdits. Si nous sommes vus, c’est ce qu’elle a affirmé, cela
peut être dangereux, il faut alors partir en courant.
– Oui, cela vaut mieux… Et donc, là bas, personne ne vous
a vu ?
– Non, personne.
– Mais il y a bien le magasin de nourriture, non ?
– Il n’y avait personne, » dit Adam obtus.
Il paraissait évident qu’ils mentaient. Comment pouvait-il
ne pas y avoir au moins un vendeur dans le magasin ? Valeria
prit ainsi conscience du peu de confiance qu’ils avaient en elle.
Cela allait compliquer ses projets. Elle ne leur en voulait pas.
Ce n’était pas la faute de leur sexe, se disait-elle, mais de leur
ignorance de la vie sociale et des règles morales qui, à nous,
paraissent évidentes pour des raisons culturelles.
« Nous allons prendre ensemble la voiture de Bertha et
rouler vers la grande ville, celle où j’habite, d’accord ? Elle a pu
être enlevée. Il ne faut plus rester ici, cela risque d’être
dangereux pour vous. Avec moi, vous serez en sécurité. Il y a
un endroit au centre ville, cela s’appelle un journal, la presse,
vous savez ce que c’est ? Ce sont des gens qui pourront vous
défendre. Il va jusque là falloir passer inaperçus et faire bien ce
que je dis… »

402
Les mâles se regardaient, ils s’échangèrent quelques brefs
commentaires mais Valeria, tendant l’oreille, ne parvint pas à
comprendre leurs propos. Virginia à cet instant se tenait
légèrement séparée des trois autres. Valeria lui demanda
comment elle se sentait. Il était difficile de lui tirer les vers du
nez et ne livra aucune autre information. L’essentiel au
demeurant était qu’elle soit en bonne santé. Son témoignage
sera crucial, même si elle ne sait pas parler, sa présence en
compagnie des mâles est la preuve de son origine insulaire.
Puis, Valeria s’isola d’eux un instant pour appeler Lance.
Elle était nerveuse, son téléphone failli lui échapper des mains.
À peine décroché, un bruit de mouvement lui indiqua un souci
inhabituel.
« La police est là, elle m’a arrêté. Où es-tu ? Qu’est-ce que tu
fais ? »
Valeria raccrocha immédiatement sans même prendre le
temps de dire un mot. Il ne fallait plus attendre et mettre son
plan à exécution. Elle pensa à appeler Émilie, mais elle tomba
sur son répondeur. Elle lui laissa un message bref, sans
explication, si ce n’était qu’elle souhaitait la voir.
Tout le monde s’engouffra dans la voiture. Les clés étaient
restées sur le fauteuil du conducteur. Elle démarra et roula

403
lentement en privilégiant les petites routes par un important
détour. Les mâles ne disaient rien et la femelle dormait. Elle
brancha la radio, se demandant s’ils étaient en mesure de
comprendre. Les informations allaient tôt ou tard faire un
commentaire de leur présence en ville. Après plusieurs essais,
une émission évoquant la dangerosité des mâles était diffusée
sur une antenne publique. L’une des intervenantes était une
militante anti Restriction, elle l’avait déjà entendue dans le
passé.
« … la présence de mâles dans notre société n’est pas en soi
une nouvelle qui devrait être susceptible de nous inquiéter, de
nombreuses réactions hostiles relèvent de comportements
parfaitement irrationnels. La raison en est simple, rien ne dit
qu’il n’en existe pas ailleurs. Selon notre étude, il y aurait près
de 1% de la population qui ne serait pas porteuse d’un corps
femelle.
– D’où tenez-vous ce chiffre ?
– C’est une estimation. Nous sommes souvent appelés par
ces individus. Ils ont vécu cachés toute leur vie, d’abord dans
leur enfance. Ils vivent majoritairement reclus à la
campagne.

404
– Et vous croyez que leur régularisation officielle ne
pourrait pas poser de problème ?
– J’inverse la proposition, elle devrait aller de soi, à nous
de faire en sorte qu’elle ne soit pas un problème.
– Mais vous savez bien le niveau d’insécurité démentiel
relatif à la présence de mâles !
– Ce n’est pas corroboré par des données scientifiques.
– Certaines hypothèses scientifiques disent le contraire.
Et les progrès de l’humanité depuis la Restriction, eux, sont
prouvés statistiquement. Dans une échelle incomparablement
supérieure à ceux qu’a connu l’humanité de la fin du XIXe
siècle au milieu du XXe siècle dans les pays du nord… mais je
ne sais pas si vous connaissez bien cette période ?
– Non, elle n’est connue que de quelques spécialistes. On
peut faire dire ce que l’on veut à des statistiques. Et rappelez-
vous, ce sont les progrès qui ont entraîné la disparition des
mâles, et non l’inverse comme vous l’insinuez.
– Très bien… c’est un long débat… »

405
14.

Peu de temps après son départ, Valeria reçu un appel


d’Émilie. Quel bonheur intense de pouvoir enfin trouver une
oreille attentive ! Ce n’était pas les pachydermes endormis sur
la banquette arrière qui allaient la rassurer. Émilie avait
entendu à la radio la déclaration de Theresa et fait le lien avec
son histoire. Elles convinrent d’un rendez-vous en ville à
proximité du siège d’un journal dont elle connaissait bien une
rédactrice. Elle allait l’appeler. Valeria lui annonça alors la
présence de Virginia avec elle, et lui expliqua la présence de
femelles sur Gohas. C’était, à n’en pas douter, une affaire
d’État. Émilie était abasourdie. Elle lui donna tous les détails
pour se retrouver dès la première heure de la matinée et lui
souhaita bonne chance de ne pas se faire contrôler. Elle
raccrocha le cœur chaud, distinguant enfin une issue favorable.
Elle ne put s’empêcher de rire aux éclats, un rire nerveux qui
lui fit monter les larmes aux yeux.
À ses côtés, Virginia avait ouvert les yeux. Sa voix trop haute
l’avait réveillée. Les mâles, à l’arrière, dormaient et n’avaient
pas cillé.

406
« Tu vas bien, Virginia ? lui dit Valeria d’une voix douce.
– Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ?
– Nous sommes encore sur la route pour un bon moment.
Je passe par des chemins secondaires pour ne pas être vue.
– C’est toujours la nuit ?
– Oui, tu vois, nous venons à peine de partir depuis une
heure peut-être. »
Valeria voulait en savoir un peu plus sur elle. Virginia
devenait sa pièce maîtresse. Et dire qu’elle n’avait pas eu l’idée
de la prendre avec elle au départ. Mais savait-elle seulement
parler ? Adam s’exprimait toujours à sa place. Selon toute
vraisemblance, son niveau d’éducation était rudimentaire.
« Demain matin, Virginia, nous allons rencontrer des
femmes, comme toi. Elles vont te poser des questions sur ta vie
sur l’île, sur la façon dont tu as été élevée, sur la façon dont tu
as rencontré Adam, et ce que tu es supposée faire avec lui. Tu
es d’accord pour leur parler de toi ?
– Oui, je ne sais pas… J’ai un peu froid. »
Valeria brancha le chauffage. C’était une vieille voiture.
L’odeur était peu accommodante.

407
« Tu sais, tu as beaucoup de choses à nous raconter que
nous aimerions toutes savoir ici. Tu as beaucoup de sœurs sur
l’île ?
– Oui, nous sommes quelques dizaines.
– Et vous êtes toutes sœurs entre vous ?
– Oui, nous nous appelons comme ça, dit Virginia d’une
voix terne.
– Ici aussi, tu verras, tu trouveras de nombreuses sœurs.
Aucune ne cherchera à te faire de la concurrence ou à te battre.
Elles seront toutes à ton écoute. Elles sont gentilles tes sœurs
sur l’île ?
– Non, pas toujours. J’ai voulu partir avec Adam. Je
voulais être enfin seule.
– Et il y a d’autres mâles, pardon, d’autres garçons qui
t’ont proposé de partir ?
– Oui, mais c’est lui qui était le plus sérieux. Il sait bien
parler. Il me dit que mon âme est jolie, pas seulement mes
fesses.
– Les autres n’aiment que tes fesses ? s’étonna Valeria.
– Oui, surtout. Des filles m’ont plusieurs fois battu parce
que mes fesses étaient trop jolies.

408
– Vraiment ? Mais… que peuvent-ils bien trouver à tes
fesses ? dit Valeria incrédule.
– Je ne sais pas. Ce sont les garçons qui aiment ça. Ils font
leur prière.
– Leur prière ?
– Oui, ils font leur prière à genoux en regardant mes
fesses. Et aussi celles d’autres filles. Puis, après, ils y mettent
leurs queues, comme on nous a appris.
– On t’a appris à te servir de leur queue ?
– Oui… la mère supérieure du logis. Quand on arrive en
âge de rencontrer les garçons, elle nous dit ce que nous devons
faire. Elle nous le réexplique à chaque fois, alors que nous
avons compris.
– Et cela t’a semblé normal à toi, et aux autres filles ?
– Quoi donc ? dit Virginia ne comprenant pas la question.
– Tu penses que c’est juste de ne faire que cela de ta vie ?
– Non. J’aime marcher dans la forêt, mais souvent, on
nous l’interdit.
– Mais tu as conscience que tu as ta propre vie à vivre. Que
tu n’es pas obligée de faire ce que tu fais avec ces garçons ? »
Virginia ne répondit rien. Plus le dialogue avançait, plus il
devenait évident qu’il fallait la préparer un peu à sa rencontre

409
de demain. Cette jeune fille avait à témoigner de tellement de
choses. Elle était la preuve de son voyage à Gohas. Quelle
erreur de s’être retenue d’en parler dans son article ! Sa
crédibilité allait en souffrir. Valeria devait dès à présent penser
à une justification. Cela aurait dû être le cœur de sa révélation.
S’était-elle sentie obnubilée par la présence des mâles ? Une
fascination étrange s’était éveillée en présence de leur corps.
Ils avaient occupé son esprit comme on colonise un territoire.
Elle n’avait pas eu les bonnes armes pour se défendre.
« Et vous n’avez jamais eu de bébés ? dit alors Valeria qui
n’avait pas jusqu’alors pensé à ce point de détail.
– Pourquoi en aurais-je ?
– Cela fonctionne comme les animaux, je crois. Quand le
sexe des mâles entre dans celui des femelles, cela peut
provoquer des grossesses à l’issue desquelles une femme
donne naissance à un bébé. Le ventre grossit.
– Non, on ne m’a pas dit cela.
– Mais comment est-ce possible ? Combien de mâles… de
garçons ont mis leur sexe dans le tien ?
– Des dizaines, je ne saurais dire…
– Et jamais ton ventre n’a grossi ?

410
– Quel est le rapport ? Mais c’est drôle, car une fois, une
fille s’est mise à avoir le ventre tout rond. Les mères ont trouvé
cela étrange.
– Et elle a accouché d’un bébé ?
– Non. Un matin, elle n’était plus là.
– Comment ça, plus là ?
– Elle était partie pendant la nuit.
– Et elle n’est plus jamais revenue ?
– Non, je ne l’ai jamais revue.
– Et pourquoi cela ne t’est pas arrivé à toi ? »
Valeria ne connaissait pas les protocoles de contraception.
Ils n’étaient plus nécessaires depuis longtemps. L’avortement
était simple et rapide, mais Virginia ne semblait pas connaitre.
Les filles avaient-elles été stérilisées ?
« As-tu déjà eu à subir une opération chirurgicale ? »
Elle n’obtint aucune réponse. Elle lui demanda de soulever
ses vêtements et aperçu alors une petite cicatrice dans le bas
de l’abdomen à gauche, et peut-être une autre du côté opposé,
mais il était difficile de bien voir à cause de l’obscurité. Voilà
encore une nouvelle.
« Demain, Virginia, je vais te faire rencontrer des femmes à
qui tu vas pouvoir raconter tout cela. Tu es d’accord ?

411
– Et est-ce qu’il y aura à manger demain ? dit Virginia
après avoir haussé les épaules d’un air indifférent, j’ai tout le
temps faim ici.
– Oui, ne t’inquiète pas. Je te procurerai tout ce que tu
voudras manger. »

412
15.

Valeria avait roulé de nuit sur des petites routes, phares


éteints quand elle le pouvait, la lune se chargeait de lui donner
un peu de lumière. En s’approchant de la ville, après des
heures passées à conduire en variant son chemin, les mâles
s’étaient endormis. Elle s’approcha alors du terminus d’une
ligne de métro dans une banlieue éloignée. Il était plus
sécurisé pour elle de rejoindre le centre ville par les transports
en commun. Les contrôles des véhicules sur les axes
principaux lui paraissaient trop dangereux.
Elle se gara à un kilomètre de la station dans une zone
résidentielle, et tenta de trouver le sommeil. Louis, le plus
jeune des mâles, toussait et gigotait beaucoup. Le journal
L’Indépendant était la solution qu’elle envisageait. Elle en
avait discuté avec Bertha. À moins que la proposition d’Émilie
ne se révèle meilleure… Une fois dans les locaux, elle s’en
remettrait à la justice. Elle n’avait pas peur. Mais l’absence de
Bertha la préoccupait. Son témoignage devenait capital. Les
mâles n’avaient rien su lui dire à ce propos. Plus la nuit
avançait, plus elle pensait à Marc. Sa confession n’était pas

413
crédible. Comment un fils pouvait-il se rallier contre sa mère ?
Faire passer sa mère pour une meurtrière… N’avait-il pas
seulement l’intention de l’intimider ?
Le jour apparaissait au loin derrière les petits immeubles. Il
était temps. Le trafic avait dû reprendre. Elle réveilla les mâles
et la femelle l’un après l’autre. Ils émergeaient avec difficulté.
Ils vivaient dans un monde parallèle. Le temps de repos leur
était chèrement acquis. Une fois dehors, ils se mirent en route.
Il leur fallu marcher une petite demi-heure. Valeria avait mal
jugé les distances. À cette heure, les rames sont loin d’être
pleines, se disait-elle. Pourtant, arrivés devant la bouche
d’entrée, le flot continu de personnes la fit tressaillir. Elle leur
demanda de reculer. En aucun cas ils ne devaient être
reconnus comme mâles. Malheureusement, ils n’étaient pas
rasés, un duvet noir entourait leurs bouches et descendait le
long des oreilles. Clément en avait un peu partout sur les joues.
Cela leur donnait un teint blafard particulièrement inquiétant.
Elle les regarda et essaya d’arranger leur accoutrement. Les
sweat-shirts avaient des capuches dans lesquelles ils purent
enfoncer leurs têtes. Certains avaient des lanières qu’il était
possible de serrer au maximum. Elle leur dit de rentrer les
épaules et de plier les genoux pour se diminuer. Ils n’étaient

414
pas très propres non plus. Mais elle s’en remettait à la
providence. Il fallait y aller. Plus ils attendaient, à cette heure,
plus il y allait y avoir du monde. Ils s’élancèrent en file
indienne, dévalèrent les escaliers, et, sur le quai, se glissèrent à
son extrémité en rasant les murs. Ce n’était pas encore la foule,
quelques personnes à moitié endormies gisaient sur les
fauteuils. Heureusement, le train arriva rapidement. Il y en
avait pour un quart d’heure de trajet, tout au plus. Ce n’était
rien, se disait Valeria. Au bout du tunnel, ce serait enfin la fin
de ses problèmes, elle se défendrait contre toutes les attaques
de Theresa, prouverait que ces mâles ne sont pas en mauvaise
santé et ne mérite pas d’être traités comme ils le sont, et
surtout, que des femelles sont exploitées et privées de liberté
sur Gohas.
Les portes s’ouvrirent. Pas un siège de la rame n’était libre.
La station debout était inévitable. Valeria se précipita vers une
autre porte plus centrale, il n’y avait de place qu’au niveau du
sas. Une fois entrés, ils firent un cercle à cinq, seules Virginia
et elle sortaient leurs têtes droites. Elle arborait un regard
inquiet, auscultant chaque passager à proximité. Les mâles
maintenaient la tête baissée sous leurs capuches, et pliaient un
peu les genoux. Quelle singularité avait leur posture ? Les

415
épaules d’Adam et de Clément étaient si larges. Leur dos faisait
l’effet d’une grande palme. Elle passa son bras par dessus pour
en atténuer l’apparence, mais il paraissait tellement menu
qu’elle se ravisa aussitôt. Au premier arrêt, une femme en
entrant évita de justesse une collision avec l’épaule d’Adam.
Elle écarquilla les yeux d’effroi, puis, heureusement, se
détourna et alla s’asseoir plus loin.
Le trajet était interminable. Valeria ne pouvait s’empêcher
de tourner la tête nerveusement dans tous les sens. Des
personnes levaient les yeux et inspectaient leur carrure. Une
voisine sur la droite cherchait quelque chose du bout du nez,
en l’agitant. Et oui, cela lui revenait maintenant, les mâles
avaient une odeur particulière. En dormant dans la même
voiture, elle l’avait oubliée, mais cette odeur grasse était
entêtante. Valeria était agitée. Soudain, Louis ne put éviter une
toux grasse. Elle venait du fond de la gorge. Un son rauque et
grave comme jamais elle n’en avait entendu sortit de sa bouche
et résonna sur les parois métallisées du wagon. Les mâles se
tinrent accoudés avec plus de rigueur. Mais instinctivement les
personnes de la rame réagirent comme Valeria : ils levèrent le
menton d’un coup. Ils trouvèrent tous son regard, stoïque mais
tremblante, pour les affronter. Un individu assis de dos se

416
retourna pour chercher d’où pouvait bien venir un son aussi
abominable. Elle ne savait plus quoi faire. Fallait-il sortir ? Le
wagon se remplissait à chaque station un peu plus. Des regards
désapprobateurs exprimaient l’envie de les éviter. Elle se
pencha dans le cercle et leur dit :
« Nous allons sortir…
– Sommes-nous arrivés ? chuchota Adam.
– Non, il reste deux stations, mais nous ne pouvons plus
prendre le risque. Il y a trop de regards. Nous sommes
maintenant au centre ville. Dans la rue, nous passerons
inaperçus. »
Valeria n’était pas certaine de ce qu’elle avançait, mais elle
n’avait plus le choix. Ils s’orientèrent pour sortir en laissant
passer les autres passagers avant eux. Une fois la porte ouverte
sur le quai, la foule devenue importante, se croisa en de
nombreux frottement. Quand ce fut leur tour de descendre, la
manche droite de Clément accrocha le sac d’une femme. Il tira
son bras, mais la manche de son pull était prise et tira par
extension sa capuche, qui tomba et découvrit intégralement sa
tête. D’un mauvais réflexe, il la redressa au lieu de l’enfouir et
de chercher à la cacher de nouveau. Valeria, qui ne vit que la
fin de la scène, s’empressa de lui saisir le pull pour le

417
remonter, mais elle était trop éloignée. Les personnes qui
croisèrent le regard de Clément, quatre ou cinq, firent une
mine dégoûtée, son expression était inquiétante. Mais aucune
ne réagit avec plus d’acuité. En se dépêchant, cela devait
passer, lorsque soudain, un cri strident traversa le quai :
« Ce sont des mâles ! Ce sont des mâles ! »
Valeria se retourna vivement vers l’origine des cris. C’était
Marc, à moins de dix mètres d’elle. La foule se replia en les
perçant du regard, des cris de peur s’époumonèrent. Valeria
leur ordonna de courir derrière elle, mais le son de sa voix était
devenu inaudible. Les doigts des passants se tendaient vers
eux. Ils se précipitèrent dans les couloirs en augmentant la
panique générale, les épaules des mâles percutant violemment
les usagers, ceux-ci tombaient à terre les uns derrière les
autres, secoués d’une surprise indignée devant tant de violence
soudaine.
Valeria essayait de maintenir le groupe soudé, mais ils
étaient tous en ligne, séparés chacun de quelques mètres. De
rares téméraires attrapaient parfois leur bras. Cela ne faisait
qu’accentuer la violence de la situation. Valeria se retournait
aussi pour voir si Marc les suivait. Comment les avait-il

418
surpris ? Il devait les avoir suivi depuis la maison. « C’est une
folie ». Son cœur palpitait.
En haut de l’escalier de la sortie principale, des officiers de
police descendaient à vive allure. Valeria orienta le groupe vers
un autre couloir. La police avait donc déjà été appelée. Adam
tenait Virginia dans ses bras. Elle n’était pas habituée à courir.
Clément, suivi de Louis, ouvrait la marche.
Le second escalier en vue formait une passerelle au dessus
d’un petit espace vide. Il n’était pas grand et offrait un
dégagement sur l’étage inférieur. En temps normal, il ne
présentait aucun danger. Des badauds y marchaient vers eux
tranquillement. Clément les heurta fortement, il était comme
fou. L’un d’eux, ne soupçonnant pas la violence du contact, fut
projeté par dessus la rambarde et fit une chute de plusieurs
mètres. Valeria poussa un cri. Tout son plan s’effondrait
devant elle. Deux policiers arrivaient droit sur Clément. Elle
eut juste le temps de dévier vers un troisième couloir. Suivie
par Adam et Virginia, elle entendit des détonations d’arme
automatiques, supposément non létales, à décharges
électriques. Elles n’étaient quasiment plus jamais d’usage.
Seuls des policiers spéciaux en disposaient. Il y avait donc bien

419
eu une alerte. Elle se retourna une dernière fois, mais Clément
et Louis ne les suivaient plus.
Au bout du couloir, ils arrivèrent dans un cul de sac. Des
agents des transports s’interposaient. Valeria, Adam et
Virginia se replièrent contre un mur, et les trois agents
écartaient les bras. En retrait, la foule pressait en poussant des
cris.
« Plus personne ne bouge, » répéta le premier agent
plusieurs fois.
Valeria retenait Adam d’essayer de passer en force. C’était
désormais peine perdue. Adam lui était trop précieux. Il était
l’auteur du journal.
« Dîtes au mâle de lâcher la femelle qu’il tient dans ses
bras ! » dit un autre agent.
L’un d’entre eux tenait un bâton dans ses mains. La foule
criait. « Attention ! », « Il va mordre ! », « Appeler la police ! »,
« Retenez-le », « Sauvez-là ! ». Valeria prit alors la parole en
essayant de calmer tout le monde.
« Taisez-vous et écoutez-moi ! dit-elle à de nombreuses
reprises. La femelle qu’il tient dans ses bras est sa femme. Je
sais que cela vous paraît étrange, mais elle ne va pas venir vous
rejoindre, poursuivit-elle devant l’agent croyant qu’elle était

420
retenue de force par Adam, il lui faisait signe de venir à lui.
Vous devez nous laisser sortir. Ne vous inquiétez pas, je les
contrôle.
– Ils sont dangereux, madame. Vous devez vous éloigner,
faire attention à vous, et nous laisser agir.
– Non, je ne m’éloignerai pas. Vous devez vous écarter.
– La police va arriver, » dit le premier agent, pendant que
la foule pressait pour observer de rage les fuyards.
Soudain, Adam, retira sa capuche. Il se redressa et prit la
parole, sous les « oh » de passants.
« Je viens du Jardin des anges… Je suis l’un d’entre eux… un
ange… Laissez-nous passer… Je suis le père de vos enfants… le
père biologique… »
Le son de sa voix était rauque et éraillée. Il abattit sur la
masse des badauds comme un implacable coup de massue. Les
agents ouvraient leurs yeux de surprise. Les autres passants
également. Avaient-ils oublié que les mâles savaient parler ?
Ou était-ce ce timbre ample et caverneux qui les vitrifiait ?
Valeria prit Adam et Virginia dans ses bras. Ils fendirent
lentement la foule en y dégageant une mince allée. Devant le
petit escalier au fond du réduit, ils firent une halte, puis
montèrent les marches. Valeria ne cessait de se retourner pour

421
observer une réaction imprévisible. Elle répétait qu’elle
maîtrisait la situation, qu’il fallait la laisser faire.
Dehors, elle enjoignit ses partenaires à courir. Ils
traversèrent une avenue au milieu du trafic, et s’enfoncèrent
dans le dédale des rues.

422
16.

Valeria s’était réfugiée au fond d’un café avec Adam et


Virginia. Ils avaient fait une première halte dans un bistrot,
mais décidèrent de s’excentrer du centre ville afin de ne pas
être repérés. Elle avait besoin de réfléchir. Les heures
s’écoulaient lentement. La bousculade qui avait eu lieu était
rare et ne plaidait pas en sa faveur. Ils avaient marché
longuement en passant par de petites rues moins fréquentées.
Adam et Virginia étaient choqués. Leur visage était livide, ils
ne disaient plus un mot. Valeria devait reconstruire les pièces
du puzzle. Elle se sentait perdue. Il lui manquait des
informations. Comment Theresa et Marc pouvaient-ils s’en
tirer d’une façon aussi simple ? Où était Bertha ? Quelles
seront les retombées réelles de son article ? Elle prit son
téléphone et écouta les informations. Il lui fallait savoir quelle
était l’ampleur des dégâts, s’il y avait des victimes ou des
blessés, et ce que les autres mâles étaient devenus.
À son grand étonnement, le flash radio ne parlait pas de ces
événements. Elle les avait manqués probablement de peu. Ils
annoncèrent en revanche qu’une nouvelle directrice venait

423
d’être nommée à l’archipel de Gohas. Elle ne connaissait pas
son nom.
Ils n’avaient pas tardés. Son profil correspondait plutôt à
celui d’une carrière militaire et non universitaire. Elle devait
prendre la parole incessamment, elle serait retransmise en
direct. Valeria attendit avec impatience. Ses deux acolytes
avaient à peine touché à leur verre d’eau. Elle leur commanda
également à manger, mais ils n’avaient pas faim. Puis vinrent
enfin les mots qu’elle attendait.
Le baratin protocolaire lui était insupportable. On avait
affaire à une femme d’appareil, même Theresa n’utilisait pas ce
type formel de langage. On eut droit à un panégyrique
circonstancié de la carrière de Theresa et comme quoi il serait
difficile de s’inscrire dans son sillage et blablabla. Valeria n’en
pouvait plus. La fin pourtant approchait et elle n’avait encore
rien dit. Vinrent alors quelques mots suggérés sur de nouvelles
orientations.
« Les sélections entre mâles seront désormais supprimées,
à l’exception de sélections médicales en bas âge. Nous
privilégierons à présent une approche du bien-être quotidien.
L’île 2, Yale, sera définitivement fermée, ses occupants seront

424
tous répartis sur les autres îles, d’où les prélèvements
pourront être faits. »
Valeria ne comprenaient pas comment ils allaient s’y
prendre. Mais c’était une nouvelle extraordinaire. Toutes les
angoisses et les tensions qui rongeaient son corps avaient
disparu en un instant. Elle écouta attentivement la suite.
« Au sujet du décès du professeur Willaert, son corps a été
rapatrié. Une autopsie a été pratiquée. Malgré l’état avancé
de sa décomposition, l’arrêt cardiaque a été prouvé. Il était
par ailleurs suivi pour des problèmes cardiaques depuis de
nombreuses années et se savait sous le coup d’une attaque, à
n’importe quel moment. »
Valeria coupa le son. Elle ne pouvait pas entendre la suite. Il
n’y aurait donc aucune poursuite, et ne pourrait jamais
justifier l’absence de Marc. Elle dit aux deux habitants de
Gohas de ne pas bouger, puis elle sortit prendre l’air. Le café
longeait un long boulevard passant avec peu de piétons.
L’environnement n’était pas très beau dans cette partie sud de
la ville. Plusieurs heures s’étaient maintenant écoulées. Elle ne
résistait pas à l’envie d’appeler Lance. Elle avait besoin d’y voir
plus clair.

425
« Mais alors, où es-tu ma chérie ! Quel sang d’encre je me
fais ! dit-il de sa voix débonnaire.
– Ne t’inquiète pas pour moi. Il me faut encore un peu de
temps avant que je me rende. Juste que je sois certaine de ce
que je vais dire ou faire. Que s’est-il passé avec la police ?
– Ils m’ont emmené puis interrogé dans leurs locaux.
Après, il y a eu une agitation. Ils ont vu que je ne savais rien et
ils m’ont relâché en gardant mes papiers d’identité. Je pourrai
être convoqué n’importe quand. Visiblement, il y a eu du
grabuge. Est-ce que tu y étais ?
– J’ai pu en réchapper de justesse. Je n’ai pas encore
écouté les informations. C’est grave ?
– Oui, des mâles auraient fait plusieurs morts. On ne sait
pas tout. Certains d’entre aux seraient morts aussi. Pourquoi
tu ne te rends pas, ce serait plus simple !
– Je ne peux pas, pas maintenant. Il y en a encore un avec
moi.
– Quoi !? Mais tu es folle ! Cache-toi tout de suite ! Ils ont
tué trop de monde. Même le corps de leur logeuse a été
retrouvé, Bertha quelque chose…
– Comment ?! Tu es sûr ? dit Valeria inquiète.

426
– Oui, dans une dépendance de sa maison. Elle a pris un
coup sur la tête. »
Valeria conclut sèchement la conversation. Elle retourna
s’informer en écoutant la radio et en lisant les articles déjà
écrits sur le sujet. Lance lui avait fait un assez bon résumé. Il
était évident qu’ils étaient les auteurs du crime du centre
commercial à Laval. Le corps de Bertha avait aussi été
retrouvé, ils en étaient accusés. Valeria ne voulait pas y croire.
La présence avérée de Marc dans le métro était la preuve qu’il
les suivait depuis le début. Il aurait pu la tuer comme il aurait
pu tuer Willaert. Enfin, un policier était mort après une
« rixe » dans le métro, plusieurs blessés étaient à décompter,
et deux mâles seraient décédés, selon un article écrit à peine
une trentaine de minutes plus tôt. L’un aurait fait une chute
dans le vide, l’autre était tellement excité qu’il a fallu quatre
agents pour l’immobiliser. Une clé d’étranglement lui aurait
été pratiquée selon toute vraisemblance. Il aurait fait alors un
arrêt cardiaque, les secours n’ayant pu le réanimer.
Valeria se retourna vers Adam qu’elle apercevait avec
Virginia à travers la vitre. Leurs têtes s’appuyaient l’une sur
l’autre de fatigue, celle d’Adam emmaillotée dans une capuche
nouée.

427
Elle respira longuement puis rappela Lance.
« Tu sais, Lance, nous allons essayer d’avoir un nouvel
enfant.
– Tu es sûr, ma chérie ?
– Oui. J’y vois beaucoup plus clair maintenant et je sais ce
que je veux. La réforme de l’archipel de Gohas va dans le sens
de mes prescriptions. Je vais pouvoir relancer ma carrière
universitaire.
– Mais l’émeute du métro, et le mâle qui t’accompagne ?
– Je trouverai une solution pour en sortir par le haut. Je
garde le journal pour plus tard. Mais malheureusement on ne
pourra pas procéder trop vite à des réformes ambitieuses. Il
faudra prendre le temps. Je plaiderai n’être pas responsable de
leur comportement. On verra bien. Il me faudra seulement être
crédible.
– Oui, moi, je te crois. Appelle-moi dès que tu as trouvé. »
Valeria reprit une nouvelle fois son souffle et rejoignit ses
deux partenaires d’évasion.

428
17.

La journée avait été l’une des plus longues de sa vie. Adam


était assis en face d’elle, mais elle ne trouvait pas de mot à lui
dire. L’espérance suscitée par la lecture de son journal avait
disparu. La déception l’avait emporté. Bien qu’aussi peu
loquace, Virginia était à présent la seule à faire réellement
l’objet de son attention.
Ce ne fut pas sans soulagement que Valeria aperçut Émilie à
travers la baie vitrée. Elle bondit de sa chaise pour la rejoindre.
Elle lui avait donné ses coordonnées un peu plus tôt. C’était
une preuve de confiance. Qui d’autre appeler en cet instant
fatidique ?
Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement avant de
rejoindre les habitants de Gohas. En apercevant Adam, le
visage d’Émilie devint livide. Tout le monde était
impressionné, on avait beau s’y préparer mentalement, il
n’était pas possible de rester stoïque. Virginia, quant à elle, lui
fit penser à un être demeuré. Le dialogue n’était pas facile. Et
si elle avait devant elle le père biologique de son fils Ludwig ?

429
Ce n’était pas possible, il était trop jeune. Mais il devait lui
ressembler. Émilie proposa de parler à Valeria dehors.
« J’ai pu discuter avec Theresa. Je lui ai dit que tu avais avec
toi également une femelle de Gohas. Elle n’en était pas
certaine. Elle avait chargé Marc de le savoir. Elle m’a assuré
que le décès de Willaert fut accidentel. Je lui ai dit tout ce que
je pensais, qu’elle t’avait cooptée comme elle l’avait fait pour
moi, qu’elle t’avait mis Marc dans les pates en vue de te faire
engrosser par un donneur spécial qui n’est autre que son fils.
Elle n’a rien répondu et rien nié. Elle a simplement ajouté
qu’elle avait été déçue par toi, elle espérait que tu sois plus
compréhensive. Elle pense que la disparition de Marc sur l’île a
joué un rôle négatif.
– Et sais-tu pourquoi il a disparu ? dit Valeria qui allait
enfin savoir.
– Elle est restée évasive dans un premier temps, mais je
suis parvenue à lui faire cracher le morceau. Il est innocent de
tout ce qu’on pouvait le soupçonner. Il était obsédé à l’idée de
rencontrer son frère mâle, le père de Ludwig. Il est parti sur
Gohas et vous a laissé sur Sparta sans un mot. Theresa n’était
pas au courant. Elle ne l’a rejoint que le jour où vous y êtes
allés et a dû te laisser seule toute cette journée. Son plan de

430
vous faire vous rencontrer était tombé à l’eau. Il s’appelle
Nestor. Theresa a eu peur que Marc essaie de le supprimer.
Mais ce n’est pas arrivé. Il s’est pris d’affection pour lui. Ils ont
passé trois jours ensemble. Nestor doit être le mâle le plus
ancien sur Gohas, il en est déjà à sa troisième femelle
d’accompagnement – ce sont les mots de Theresa. C’est le plus
grand secret de Theresa. Il a un niveau de QI exceptionnel. Elle
a réservé sa semence pour une élite, puis tient ensuite une
observation rigoureuse de leur devenir social une fois nés. Elle
dispose aujourd’hui d’une étude et de métadonnées qu’elle ne
fera publier qu’après sa mort, pour des raisons évidentes.
– Je n’en reviens pas. Et que t’ont dit tes amis journalistes
à propos de la révélation de la présence de femelles sur
Gohas ?
– C’est un scoop de première catégorie. Elles m’ont dit que
tu aurais dû en parler immédiatement dès ton premier article,
mais elles comprennent que tu aies gardé l’information le
temps de voir pour te couvrir.
– Je ne suis même pas certaine de l’avoir fait pour cette
raison.
– Elles veulent voir Virginia dès que possible. La présence
d’Adam n’est pas nécessaire. Compte tenu de ce qu’il s’est

431
passé dans le métro, il vaudrait mieux le dénoncer à la police le
plus tôt possible. Elles sauront à n’en pas douter s’occuper
d’elle. Voici une adresse (elle lui tendit un papier)
confidentielle. Tu peux y aller immédiatement.
– Et tu penses que je vais pouvoir sauver ma tête ?
– Theresa sait maintenant ce qui se prépare avec Virginia.
C’est trop tard. Elle ne va plus rien essayer contre toi. Tu
n’auras qu’à faire une contre déclaration de principe, nier
d’avoir fait entrer des mâles et l’accuser de mentir, et il n’y
aura aucune contestation de sa part, ce serait trop risqué pour
elle.
– Mais des poursuites officielles vont être engagées ?
– Oui, peut-être après. Nous verrons bien. Mes amies
envisagent plutôt une conférence de presse. C’est un format
plus facile à magner.
– Et tu penses qu’il n’y aura aucune conséquence plus
grave pour Theresa ? dit-elle n’imaginant pas comment elles
pourraient s’en tirer toutes les deux.
– Je ne veux pas qu’on divulgue ce qu’elle a fait avec sa
progéniture mâle. Je veux protéger mon fils. Je ne dirai rien à
ce sujet, je le lui ai dit, et je pense qu’elle me croit. Je te le
demande à toi aussi. Nous allons révéler une information

432
capitale sur la présence de femelles sur Gohas, mais rien
d’autre ne filtrera. C’est bien compris ? »
Valeria ne pouvait pas se permettre de la contredire. Émilie
était là aussi afin de protéger ses arrières. Il commençait à
faire froid. Elle frottait ses bras énergiquement.
« Et que vont devenir ces femelles ? Penses-tu qu’elles ont
encore leur place au Jardin des anges ?
– Celles qui voudront y rester en couple avec un mâle,
parce qu’elles y auront été habituées, pourront peut-être le
faire. Ce ne sera pas la majorité. Les autres viendront vivre
avec nous ici même. Crois-tu vraiment qu’il serait possible de
réintroduire des mâles chez nous en semi liberté ? questionna
Émilie.
– Je n’en suis pas certaine. J’avoue en douter de plus en
plus. J’ai défendu une ligne théorique dans mon article. Mais
j’aimerais tourner la page. Je ne serai pas la militante de cette
cause, dit fermement Valeria.
– C’est compréhensible. Ah… une dernière chose, dit
Émilie la mine sévère, je ne t’ai pas dit, mais j’ai aussi revu
Marc aujourd’hui. Il est passé chez moi pour voir mon fils. Il
m’a parlé de toi. Je te passe les détails.
– Mais, il était là, ce matin, dans le métro. Il m’a suivi.

433
– Oui, je sais. Il était là pour Theresa. Ils voulaient savoir
ce que tu mijotais. Ils ont essayé de te suivre à plusieurs
reprises, ils pensaient pouvoir intercepter les mâles, et
Virginia, mais n’étaient pas certains de sa présence. Il
semblerait qu’il ait aussi inventé une histoire pour te faire
peur. Il ne s’est jamais opposé à sa mère, et Willaert est bien
mort de sa belle mort, si l’on peut dire. Mais tu comprends, je
ne dirai rien contre lui non plus. Il faut maintenant que tu
l’oublies. Tu me comprends, Valeria ? »
Valeria n’eut pas le courage de lui résister. Elle accepta son
offre et prit le morceau de papier avec les coordonnées des
journalistes. Émilie s’éclipsa peu de temps après. Elle jeta un
coup d’œil sur Adam, un voile d’effroi couvrit brièvement son
regard. Puis elle partit d’un pas décidé.
Valeria était seule avec sa conscience. Elle n’aurait donc
jamais aucune explication de Marc. Sa personnalité si
particulière, couvée par sa mère, peut-elle suffire à justifier
l’ensemble de ses actes ? Elle aurait surtout aimé qu’il
reconnaisse s’être mal comporté avec elle, et qu’il lui dise de
vive voix la raison réelle de sa disparition.
La résignation était la seule option si elle souhaitait sauver
ce qui pouvait l’être de sa carrière universitaire.

434
18.

Le coucher du soleil était pour Valeria un moment propice à


la méditation. Dans quel pétrin s’était-elle fourrée ? Elle était
habitée d’un sentiment paradoxal, d’être à la fois convaincue
d’avoir fait les bons choix, et d’avoir vu son combat se
concrétiser par le départ de Theresa et de justes réformes
prometteuses dont elle était, au moins en partie, responsable.
Mais aussi d’être une paria, de ne pas avoir su réellement
maîtriser une situation objective avec ces mâles, selon elle, si
imprévisibles. La révélation du journal d’Adam avait été un
élément déclencheur de sa prise de conscience, mais sa
présence à ses côtés était devenue un poids ingérable. Elle
aurait souhaité qu’il soit à même de se défendre en public. Son
éducation ne l’y prédisposait pas.
Elle eut un moment de désespoir. Elle retournait ces
dernières journées dans sa mémoire, elle ne comprenait pas où
cela avait capoté. Après tout, ces mâles étaient si peu
rationnels. Et comment Bertha avait-elle pu se faire avoir par
eux ? Naturellement, elle fit part de ses doutes à Adam, sans
prévoir sa réaction.

435
« Je ne comprends pas pourquoi Bertha, votre logeuse, vous
a abandonnés. Avez-vous vu Marc, cet homme ce matin qui
vous a reconnu dans le métro ?
– Non. Je n’avais jamais vu cet homme. D’ailleurs je ne l’ai
pas identifié ce matin. Je n’ai pas bien aperçu son visage. Je ne
saurai pas le reconnaître, mais nous n’avons vu personne à la
maison.
– Et Bertha a simplement disparu, du jour au lendemain ?
– Non, elle n’a pas disparu.
– Comment ça ?
– Elle a eu une altercation avec Clément. Je crois qu’elle
les a surpris avec Virginia. Elle s’est mise en colère sans raison.
Elle a crié si fort. Il a voulu sortir et l’a poussé dans l’escalier.
Elle est tombée sur la tête et ne s’est plus réveillée.
– Mais… vous ne me l’avez pas dit ?!
– Tu n’avais rien demandé. Tu parlais toujours de ce Marc
que nous n’avons jamais vu. Clément ne voulait pas qu’on le
dise. Après deux ou trois heures, j’ai constaté qu’elle ne
respirait plus. On l’a cachée au fond d’une petite grange
derrière la maison, sous un stock de bois. »
Valeria était interdite. Elle n’ajouta rien. Adam lui débita
son récit sans aucune compassion. Cela rejoignait ce sentiment

436
naissant en elle à son égard. Elle l’avait observé pendant cette
longue journée. Il ne voyait rien du monde. Virginia, elle,
écarquillait grand les yeux. Elle ne comprenait rien non plus,
mais semblait y être sensible. Adam, malgré les qualités
d’empathie révélées par son journal, se fermait sur lui-même,
il espérait pouvoir continuer sa route, simplement. Comme si
le monde ne correspondait qu’à un simple pouvoir de décider.
Il tenait sa femme à ses côtés comme une chose, lui disait ce
qu’elle devait faire, ne lui posait jamais de question. Il n’avait
pas de meilleure attention pour Valeria. Il ne l’écoutait que
dans la mesure où elle lui venait en aide pour se cacher. Sa
décision était prise, il partirait à l’ouest pendant la nuit.
Valeria ne lui répondit pas. C’était un excellent moyen de se
faire arrêter dès le lendemain.
Il lui tendit alors quelques pages d’un cahier déchiré. « J’ai
continué mon journal » dit-il simplement. Valeria prit les
pages et les lut d’une traite. Elle était sidérée. L’agression de
Laval y était révélée sans honte. Le style était le même. Le lien
de l’un à l’autre serait aisé à établir. Elle plia les pages et les
rangea dans son sac.
Elle pouvait choisir de les abandonner tous les deux sur
place et d’appeler la police. Elle n’en tirerait aucune gloire. Et

437
qui dès lors pourrait s’intéresser à son journal ? L’œuvre d’un
mâle violent, possessif, détestable. Leur vie était condamnée.
Seule Virginia pouvait encore être sauvée. Sa réhabilitation
serait un épisode passionnant, suivi par toutes les foules. Elle
découvrirait le monde et la liberté. Elle saurait lui donner un
prix. La nouvelle direction de Gohas ne s’était pas encore
exprimée sur les femmes de l’archipel. Qu’allaient-elles
devenir ? Il était probable qu’il n’y aurait d’ailleurs aucune
déclaration publique. Il lui fallut plusieurs heures pour
regagner la lucidité nécessaire et échafauder un plan.
La nuit tombée, elle sortit prendre l’air, prétexta une raison
quelconque, Adam n’écoutait pas. Elle connaissait mal cet
endroit, mais se souvenait de sorties pendant son enfance. La
mer n’était pas loin, moins d’un kilomètre. Il y avait là une
base nautique avec de petits bateaux où elle aimait naviguer.
Avec un peu de chance, elle était encore là aujourd’hui.
Le temps pressait. Elle décrit à Adam un endroit pour
trouver de la nourriture. La pêche y était possible et les
poissons nombreux. Il lui répondit qu’il ne savait pas bien
attraper les poissons. Son ami Louis était meilleur. Mais il était
d’accord. Ils pouvaient laisser Virginia ici au chaud pendant
une heure.

438
Il suivit Valeria sans faire d’histoire. Elle n’avait aucune idée
de la façon dont elle allait s’y prendre. Arrivée sur la jetée, la
petite base nautique était bien là. Les bateaux étaient alignés à
côté de voiliers. Il suffisait d’en prendre un et d’aller à l’eau.
Elle déposa son sac. La lumière était faible. Elle en vit un à
pédales. Il avait la particularité d’avoir une coque centrale
creuse, dans laquelle il y avait une partie amovible, elle faisait
office de bouchon. Ils poussèrent l’embarcation à l’eau et
montèrent chacun à une place de part et d’autres de la coque.
Ils pédalèrent un quart d’heure. Puis, sans rien dire, Valeria
ôta le bouchon. Adam n’y prêta aucune attention. Il n’avait pas
compris son usage. Il n’y a pas de liberté sans inconnu devant
soi. La lecture de son journal lui avait donné tellement
d’espoir. C’était un monde nouveau qui s’ouvrait devant elle.
Elle en était ressortie captivée, hypnotisée. Mais ce n’était
qu’un mirage. Il était venu trop tôt.
« Que penses-tu de notre monde Adam ? dit Valeria les
larmes aux yeux.
– Je ne sais pas. Il est vraiment étrange. J’aimerais trouver
un endroit loin d’ici, où nous pourrions enfin être tranquilles.
– Et Virginia serait-elle heureuse avec toi ?

439
– Oui… J’espère… Je pensais aux arbres que j’allais
planter…
– Tu ne m’en veux pas, Adam ? »
Il leva un sourcil interrogateur. L’esquif commençait à
s’enfoncer. Adam regardait autour de lui, ses mains
cherchaient à repousser l’eau. Il s’agitait peu, ne paniquait pas.
Lorsque la coque fut à moitié remplie, le mouvement
s’accéléra. Leurs corps s’enfoncèrent lourdement dans l’eau.
Adam cherchait les yeux de Valeria qui pleuraient
étrangement.
Fugitivement, dans son innocence, elle le trouva beau. Sa
tête fut engloutie en une seconde.
Elle se mit alors à nager et put rejoindre la rive.

440
Épilogue

441
19.

« … autrement dit, comme vous l’aurez compris, si l’on veut


travailler avec la curiosité de l’élève, si l’on comprend pourquoi
il doit s’approprier les savoirs pour progresser, il est inutile de
se poser la question en terme de réforme de la méthode
pédagogique. Il est nécessaire de travailler en amont. La
sollicitation de la curiosité de l’élève n’est pas une question de
méthode, mais réinterroge fondamentalement la structure sur
laquelle une méthode peut ensuite s’établir. C’est à partir de la
construction du curriculum et de la définition de son parcours,
donc avant la pédagogie proprement dite, que l’élève peut
exercer son appropriation. Celle-ci est impossible dans l’ordre
d’un groupe-classe prédéterminé. L’élève doit pouvoir choisir
ses matières, choisir ses professeurs, choisir le cadre, collectif
ou non, et quel collectif, dans lequel il souhaite s’épanouir, et
même choisir de venir ou pas. L’autonomie, la recherche et la
créativité ne sont pas la rétribution méritée après quinze
années d’études contraintes, elles sont la condition pour
laquelle un élève choisit d’étudier. »

442
À l’instant de cette dernière phrase, la cloche annonçant
midi retentit. Valeria interrompit alors son cours et les
étudiants rangèrent leurs affaires et sortirent de salle.
Depuis qu’elle avait obtenu sa titularisation, former les
futurs enseignants était devenu sa nouvelle fonction. Son
expertise psychologique lui avait ouvert des portes, et un poste
s’était libéré pendant l’été.
À son tour, elle put ranger ses cahiers et autres documents
dans un grand sac en bandoulière puis elle sortit en courant et
dévala les marches du grand escalier principal. Une fois
dehors, dans la cohue des étudiants se bousculant épaule
contre épaule, elle aperçut Lance et le petit William qui
l’attendaient sagement à l’ombre d’un tilleul à la chevelure
épaisse. Elle se précipita vers eux. Le petit garçon à sa vue cria
« Maman ! » et se mit à courir avec frénésie. Il avait à peine
trois ans. Il s’était élancé d’une telle vitesse que Valeria dû
lâcher son sac pour l’attraper et le porter contre elle. William
avait attendu longtemps sa sortie, il l’enlaçait tendrement en
collant sa tête contre la sienne.
Lance vint les rejoindre et ramassa le sac de son épouse.
« Alors mon chéri, tu es heureux de voir maman ? demanda
Valeria.

443
– Il attend depuis une heure ! Je lui ai dit pourtant que ce
n’était pas encore le moment ! dit Lance en souriant.
– Moi aussi, si tu savais, je suis tellement contente de te
voir ! »
Elle reposa William à ses pieds et prit sa main dans la
sienne. Ils décidèrent tous les trois de rentrer à la maison en
faisant un détour par le ruisseau des Charmes. Le paysage était
bucolique en cette saison printanière. Le petit courrait devant
eux puis leur tournoyait autour en poussant des cris aigus.
« Tes cours se sont bien passés ? dit Lance.
– Oui. Tu sais, il y a parmi mes élèves un petit groupe de
filles du Jardin des Anges. Elles suivent un programme de
réhabilitation particulier, les cours à l’université en font partie,
sans aucune astreinte ni évaluation d’aucune sorte. Elles ont
été réparties dans plusieurs centres universitaires différents
pour améliorer leur reconstruction.
– Et parviennent-elles à participer normalement au
cours ?
– Difficilement. Je n’entends pas beaucoup le son de leur
voix. Elles ont une tutrice. Elles ont dû apprendre à vivre
seules. Le chemin sera long. L’une d’entre elles aujourd’hui
m’a demandé comment l’on faisait pour suivre un cours si l’un

444
des autres élèves de la classe était violent. Elles sont toujours
terriblement marquées par leur expérience.
– Et que lui as-tu répondu ?
– Qu’elle n’y était bien sûr nullement obligée. Qu’elle avait
le droit de signaler son inconfort suite à la présence d’un élève
trop envahissant. Et qu’une solution pouvait toujours se
trouver.
– Et alors qu’a-t-elle dit ?
– Elle m’a demandé si cette règle s’appliquait également
aux mâles…
– Vraiment ? C’est dingue…
– Je lui ai dit que ce ne serait, quoiqu’il arrive, pas à elle de
s’en occuper.
– Des mâles dans un cours collectif ! Maintenant, on aura
tout vu… On va partager équitablement les temps de paroles.
50 % pour le renard et 50 % pour la poule. Tu ne crois pas
qu’ils sont allés trop loin ?
– Leur réintroduction est expérimentale et résiduelle. Je
crois que cela leur fait du bien.
– Aux mâles, oui, mais aux autres ?

445
– C’est une nouvelle expérience. Ils sont seuls de leur sexe
par établissement scolaire, et jamais plus de trois mois avec les
mêmes élèves.
– Et pourquoi cette élève se sent-elle obligée de penser à
eux ?
– Elle y a été habituée pendant tellement longtemps. Sa
vie ne s’est conçue qu’au regard de son utilité pour les mâles.
Combien de temps lui faudra-t-il pour en sortir ? Cela va faire
bientôt cinq ans ! »
À ces mots, Valeria s’arrêta et proposa à son fils de mettre
les pieds dans l’eau. Elle n’était pas très chaude, mais la
lumière était belle, le moment s’y prêtait bien selon elle. Ils
retirèrent en une seconde tous leurs vêtements et sautèrent à
pieds joints dans le petit ruisseau. Ils s’y amusèrent quelques
instants sous les rayons chauds du soleil. Puis, Valeria et Lance
sortirent et s’assirent dans l’herbe.
« Et tu n’as jamais eu de nouvelles de Virginia ?
– Non, pas depuis trois ans. Elle est partie s’installer à la
campagne. Sa reconstruction a été plus difficile. Elle a souhaité
travailler avec les animaux.
– A-t-elle jamais compris le départ d’Adam ?
– Je ne pense pas, » répondit Valeria en tournant la tête.

446
Elle se leva et appela son fils. Elle ne voulait plus parler de
ce sujet. Lorsque les conséquences de son rapport avaient été
étudiées au début de la Réinsertion, elle avait signifié son désir
de ne plus s’en occuper. Les questions de pédagogie générale
étaient désormais son domaine et son fils lui prenait la plus
importante part de son énergie. C’était la meilleure des
revanches contre l’échec à l’examen de ses dix-huit ans.
Aujourd’hui, c’est elle qui prescrivait les méthodes nouvelles
de sélections. Elle n’avait pas le pouvoir de les choisir, mais
elle se sentait à sa place et pour rien au monde ne souhaitait
changer de fonction.
Une fois rhabillés, ils reprirent leur route en se tenant tous
les trois par la main.
« Et crois-tu que ces mâles, dans leurs nouvelles situations,
sont heureux ? suggéra Lance, dubitatif.
– Difficile de savoir ce qui rend un mâle heureux, répondit
Valeria.
– Tu imagines s’ils se décidaient à se lancer dans une grève
du don de sperme, tout cela n’aura servi à rien. »

447
20.

La camionnette réfrigérée venait de quitter la maison.


Theresa s’approchait lentement dans sa petite voiturette
électrique. Elle n’était pas venue depuis longtemps. La maison
de Nestor était au bout de l’allée principale, puis à gauche.
C’était la plus grande. En tant que pensionnaire doyen de
Gohas, il avait eu droit à un régime de faveur. La femelle qui
accompagnait sa vie avait une nouvelle fois été renouvelée.
Cela avait relancé à la hausse son rendement.
Theresa s’était postée devant la maison pour la regarder. Sa
conviction depuis le début était que Marc s’y était rendu. Il
avait très mal vécu son divorce avec Émilie. Voir de visu son
frère de sang, le vrai père, géniteur, de Ludwig. Theresa avait
deviné son obsession. Pourquoi autrement aurait-il accepté
cette mission sans rechigner, lui qui n’en faisait toujours qu’à
sa tête ?
Elle avait aussi pu enfin se débarrasser de cette Valeria qui
commençait à la fatiguer, d’autant que son fils Marc ne s’y
intéressait pas autant qu’elle l’avait prévu. C’est fou comme
chacun se croit le centre de toutes choses. Le journal intime

448
découvert peu avant d’un pensionnaire en cavale était bien mal
tombé. La petite s’en était saisi avec un enthousiasme juvénile
facile à justifier. Ce serait une autre paire de manches de lui
faire comprendre qu’on n’attendait rien d’elle à ce propos. Elle
espérait que cette journée allait la dégoûter définitivement des
mâles. Il n’y a rien de plus odieux que de les observer possédés
par l’excitation et la jouissance, tout imbus qu’ils sont alors de
leur membre.
Theresa frappa à la porte trois coups secs. Elle n’eut pas à
attendre. Nestor ouvrit vivement et éclata de joie.
« Maman ! Enfin, nous t’attendions d’une minute à l’autre !
– J’en conclu que Marc est bien ici avec toi…
– Oui, il est là. »
Il la fit entrer. Marc était assis sur le canapé du salon. Il
buvait un jus de fruit que lui avait servi Barbara, la femelle de
Nestor.
« Je vois que vous avez fait connaissance.
– Oui, répondit Marc. Apparemment, Nestor me
connaissait depuis longtemps.
– Je lui ai rendu visite à chaque fois que je suis venue, ou
presque, dit Theresa. Mais nous avons eu le loisir de

449
communiquer par écrit également. Et j’ai scrupuleusement
suivi de près ses résultats.
– Theresa a toujours été très attentive à mon égard, mais
ce fut également une bonne guide. Je n’aurais jamais été
premier de toutes les sélections sans son aide capitale, dit
Nestor avec une pointe d’admiration.
– Et qu’as-tu fait de Valeria ? J’ai pensé que tu n’oserais
pas l’emmener ici…
– Et tu as bien pensé, mon cher. La petite est allée assister
à une extraction, de quoi lui passer l’envie de s’occuper de ces
pauvres mâles si mal traités.
– En es-tu certaine ? dit Marc. Nestor m’a effectivement
montré de la façon la plus naturelle comment il procédait avec
Barbara. C’est pour le moins impressionnant. Mais de là à vous
dégoûter… je n’y mettrai pas ma main à couper…
– Vous êtes drôles ! souffla Nestor d’un ton enjoué. En
quoi la sexualité serait-elle choquante ! Je suis certain que
Barbara est très heureuse avec moi !
– Mais ne t’inquiète pas, mon petit Nestor, lui dit Theresa.
Tu sais à quel point tu m’es précieux. »

450
Marc regardait sa mère avec des yeux interloqués. Nous
étions ici dans un autre monde avec d’autres valeurs. Il fallait
l’accepter.
« Et qu’as-tu fait depuis deux jours ?
– Nous avons un peu discuté avec Nestor. Il m’a montré
les différents jeux de logique qu’il doit faire chaque jour. Il fait
le Rubik’s cube en 6,3 secondes. Je me suis un peu baladé. Je
voulais rentrer ce soir, mais maintenant que vous êtes là, je ne
pourrai pas rentrer avec vous. J’attendrai demain.
– Oui, c’est mieux ainsi. »
Barbara apporta de nouveaux jus de fruit pour tout le
monde. Elle était habillée en robe d’été, très légèrement. Elle
se démenait pour que tout soit en ordre. C’était la maîtresse de
maison.
« Et toi, Nestor… Qu’as-tu pensé de Marc ?
– Ses cheveux sont tellement drus… et cette bouille toute
ronde. Je ne l’imaginais pas comme ça.
– Tu le trouves trop… féminin ? dit Theresa en riant.
– Ah oui, c’est peut-être ça. »
Nestor ruminait. Il semblait vouloir ajouter quelques mots
sans être capable de les trouver.

451
« Maman, il y a une chose que je n’ai jamais comprise avec
les femmes…
– Quoi donc, mon petit chéri ? répondit amusée Theresa
sous le regard incrédule de Marc.
– C’est… comment le formuler… cette incapacité, oui…
cette incapacité qu’elles ont à vivre sans nous... »
Theresa et Marc se regardèrent. Un sourire traversait la
bouche de la vieille professeure, il marquait le signe d’une
victoire éternelle.

452
SYNOPSIS

I.
1.
Theresa et Hélène se préparent avant la réception en l'honneur de Theresa du titre
de docteur honoris causa.
2.
Valeria enceinte se rend à l'échographie puis avorte de son bébé mâle.
3.
Marc et Èmilie chez le Notaire divorcent.
4.
Valeria retrouve Lance chez eux, et apprend que Theresa a refusé sa proposition
d’être dans son jury de thèse.
5.
Marc déprime seul dans son Labo.
6.
Valeria peste sur les nouveaux biais de sélection. Pourquoi ne pas aller à la
réception pour tenter de rencontrer Theresa ?
7.
Réception. Discours de Theresa. Esclandre de Bertha à propos de la baisse de
qualité du sperme à Gohas.
8.
Marc roule à vélo. Émilie discute de comment on fait des enfants avec Ludwig.
9.
Réception (suite). Deux militaires rencontrent Theresa à propos de Gohas.
Rencontre Valeria / Theresa.

453
10.
Retour à la maison de Theresa et Hélène. Lecture du rapport des militaires qui
valide l'esclandre de Bertha.
11.
Le lendemain, Valeria et Lance écoutent la radio. Atermoiements sur les
difficultés d'avoir un bébé.
12.
Discussion entre Marc et Jules. Réflexion de Theresa dans son bureau. Visite de
Marc et discussion. Proposition de participer au projet d'étude.
13.
Valeria en cours d'Anthropologie de l'éducation. Theresa lui rend visite pour lui
proposer de participer au projet.
14.
Theresa et Bertha se retrouvent au café pour discuter de leurs travaux.
15.
Valeria fait des recherches aux archives sur l'histoire de l'Ancien Temps. Elle y
rencontre Émilie, sans savoir qui elle est.
16.
Valeria révise son Histoire du XXe et XXIe siècle.
Discussion avec Lance. Résumé commenté du mouvement féministe ayant mené
à la Restriction.
17.
Jules et Hélène parlent de Theresa. Marc vient voir son fils Ludwig chez Émilie.
18.
Réunion de préparation avec tous les scientifiques. Valeria fait la présentation du
"système Gohas".

454
19.
Marc retrouve Ludwig et Émilie. Puis il croise Lance et Valeria le soir.

II.
Lundi matin, aube.
Arrivée sur l'île.
Dans l’après-midi.
Débarquement et arrivée dans la chambre.
Lundi soir.
Discussion avec Theresa et premier contact avec Marc.
Mardi,
Première visite sur l'île.
Mardi soir,
Départ vers l'île 2. la nuit Discussion avec Marc à propos de sa femme et de son
fils.
Mercredi,
Puis île 2, discussion Valeria, Marc et Theresa. Theresa révèle la présente de
"femmes objets" sur Gohas.
Mercredi soir,
Valeria et Marc font l'amour.
Jeudi, en fin de matinée,
Journée sur la troisième île. Croise des mâles.
Jeudi soir,
Disparition de Marc.
Vendredi soir,

455
Visite d'un lycée mâle. L'un d'eux a disparu. Son journal intime est retrouvé ;
évocation du suicide d'un autre.
Journal d’Adam. Samedi matin,
Premiers doutes. Discussion avec Theresa. Elle dissuade Valeria de s'intéresser au
journal.
Samedi soir,
Valeria visite l’île seule Observation de la colonie femelle.
Dimanche,
4e île. Assiste à une accouplement.
Lundi,
Retour sur la troisième île. Réapparition de Marc
Mardi,
Retour 2e île, Yale. Annonce du décès de Willaert par les autres scientifiques
restés sur place. Il a été enterré.
Mardi après-midi,
Doutes de Valeria.
Mardi soir,
Dîner et décision de quitter le groupe. Se sent inutile. Pense à Adam.
Mardi, tard dans la nuit,
Départ, seule.
Mercredi soir,
Première île. Retrouve Adam et deux autres mâles et une femelle. Elle les aide à
remonter dans le navire et à fuir l’archipel.
Jeudi,
Dans le bateau. Valeria pense à la réaction de Theresa.

456
III.
1.
Valéria et Lance. Discussion sur leurs projets : essayer d’avoir un nouvel enfant.
2.
Rendez-vous avec Bertha. La disparition des mâles de l’île n’a pas été dévoilée
publiquement, Bertha les a installés dans une maison à la campagne dans sa
famille.
3.
Valeria rencontre Émilie par hasard. Elle tente de l’interroger et d’avoir des
informations. Émilie ne veut pas parler de Theresa.
4.
Theresa vient rencontrer Valeria. Inutile d’alerter les pouvoirs publics. Valeria ne
balance pas Bertha. Les mâles se sont évadés, dit Valeria. Où était Marc lors de
sa disparition ? pourquoi Willaert est mort et de quoi ? Theresa ne répond pas.
5.
Journal d'Adam. Les mâles s'échappent, et attaauent un magasin.
6.
Valeria prévoit de publier dans la revue universitaire d’anthropologie. Pourquoi
maintenir le principe de sélection et de compétition chez les mâles ? Dialogue
avec Lance. News : un crime a été commis. 3 individus ont volé...
7.
Bertha revient voir Valeria, qui peaufine son article. Les mâles ne sont plus dans
la maison, où sont-ils ? Interrogations sur Willaert et la chute de la fécondité sur
l'île.
8.
Valeria rencontre Marc. Il aperçoit Bertha en sortant. Il veut retrouver les

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garçons. Valeria l’accuse de mentir. Marc fait croire qu’il est avec elle contre
Theresa. Selon lui, Theresa va envoyer en relégation tous les mâles des îles 2 et 3.
9.
Entrevue avec Émilie. Elle lui révèle que le fils mâle de Theresa est le géniteur de
Ludwig.
10.
Journal d'Adam. Après l'incident, ils rentrent chez Bertha.
11.
L’article sort. Valeria est heureuse mais Bertha a disparu, elle est injoignable.
Valeria et Theresa se rencontrent : nous ne pouvons rien révéler. Theresa va
annoncer sa démission.
12.
Theresa annonce publiquement sa démission. La chute de la qualité du sperme est
dû aux déchets nucléaires entreposés sous l’île Yale au XXe siecle. Elle accuse
Valeria d'avoir fait fuir trois mâles de l’île.
13.
Panique dans les medias. Valeria veut retrouver les mâles et part chez Bertha. Ils
sont revenus pour se cacher. Bertha est absente. Elle les emmène avec elle au
centre ville, avant d’être retrouvée. News, militante pro libération des mâles
parle.
14.
Dialogue entre Valeria et Virginia
15.
Ils prennent le métro. Reconnus par Marc. Panique. Louis et Clément meurent.
Adam et Valeria fuient avec Virginia.
16.

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La nouvelle directrice de Gohas prend la parole et donne les nouvelles
orientations. Elles suivent l’abandon des sélections préconisées par Valeria.
17.
Émilie retrouve Valeria. Elle va l'aider avec Virginia à certaines conditions.
18.
Valeria se cache. Adam lui avoue la mort de Bertha. Sa carrière semble se
solutionner. Elle monte sur un bateau et coule avec lui. Il ne sait pas nager.

Épilogue
19.
Plusieurs années après, Valeria a eu un fils.
20.
Retour en arrière, journée d'entrevue Marc, Theresa et Netsor sur Gohas.

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