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Les petites amies

Marie CHOTEK
Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma :
la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect
et ne s’expriment que rarement dans les livres.
Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, 1975.

1
Léna 4
La Malédiction Beauté fatale 5
Prends ta vie en main ! 17
La nouvelle lubie de Chiara 23
Je doute donc je fuis 32
Un drôle d’endroit 39
La fièvre du samedi soir 46
La vie de bureau 53
L’appel du 18 avril 59
Les leçons de vieux 67
Valentine 77
Une journée ordinaire 78
Babouche déraille 96
Je ne suis pas sa copine 103
La soirée du 42 111
Babouche déraille (II) 127
Premier baiser 134
L’histoire s’emballe 140
L’amour au printemps 150
Le choix 156
Olive 165
Un drôle de cadeau d’anniversaire 166
La décision 173
Changement d’état 179
Mensonges 195
L’affaire belge 214
Comment satisfaire tout le monde 228
Les jours heureux 237
Japon ou pas Japon 241
Philomène 249
Être libre 250
Les deux annonces de Charlot 254
Fatuités 261
Voyages 268
Explosions 274
La lutte primale 280

2
L’affaire du vol des bonnes feuilles 290
Milo 295
Apaisement 307
Mensonges 317
Les copines d’abord 339
L’amour fait mal (quand il n’est pas là) 340
L’amour fait mal (quand il s’en va) 377
L’amour fait mal (quand on se quitte) 392
L’amour fait mal (quand il vous frappe) 422
Epilogue 450
Les petites amies 450

3
J’ai demandé à la lune
Mais le soleil ne le sait pas
Je lui ai montré mes brûlures,
Et la lune s’est moquée de moi
Indochine, J’ai demandé à la Lune, 2002

Léna

4
La Malédiction Beauté fatale
Je m’appelle Léna Lazzaro. J’aurai 25 ans l’été prochain, je suis petite, mince (maigre, grognerait
ma mère), les cheveux noirs, raides et longs, les yeux sombres, aussi.

J’aime le rock, le vin rouge, les conversations en escalier, les romans américains et les jeans tubes,
j’aime aussi faire du vélo dans Paris, les chats et toujours monter aux arbres malgré mon âge.

Je n’aime pas la viande crue, faire la queue, les écoles de commerce, les gens qui sont trop contents
d’eux et ceux qui au contraire passent leur temps à se justifier, l’eau gazeuse et les chiens.

Sinon, Léna, ne cherchez pas, ça vient d’Eléna, la mère de mon père, qui était italienne, rien de
nordique ni de celtique donc.

Bon à part ça, je suis au chômage, plus précisément, je suis, et étudiante, et au chômage. En fait, pour
dire les choses, je ne cherche pas vraiment de travail... sachant que je n’étudie pas vraiment non plus.
La vérité est que j’ai décidé de tout arrêter pour me consacrer à l’écriture d’un roman, La mécanique
de la vie, mais je dois bien avouer que cela patine, terriblement. Je manque peut-être de fer, de nerfs,
d’inspiration sans doute mais aussi de vivre ce que ma mère appelle, avec délice, la « vraie vie
difficile ».

Il est certain que depuis quelques mois, ce n’est pas que ma vie soit facile, non, mais comme je passe
beaucoup de temps chez moi, loin de la vraie vie, généralement difficile, ma vie est donc facile, d’une
certaine façon.

Elle est surtout vide, très vide en ce moment.

ꖿꖿꖿ

Là, vous pouvez me voir en train de courir dans la rue, les pieds à moitié enfoncés dans mes vieilles
baskets, mon sac besace jeté sur l’épaule et mon blouson enfilé que d’une seule manche, en direction
du métro. En effet, installée (avachie) sur le canapé, bercée (endormie) par Indochine, j’ai découvert
un peu tardivement le texto de Philomène.

Val zéro moral, plan Fred foiré. On se retrouve chez elle fissa !

J’entends déjà Philo. Elle va me dire qu’étant donné que je ne fais rien de mes journées (ni de mes
nuits), je pourrais me bouger un peu plus le fion pour les copines en détresse quand elle, dame à tout
faire aux éditions du Savoir-Lire, elle est déjà sur les rangs avec la trousse des premiers secours
(écoute, Val, ce mec avait l’air d’un vrai con).

Quand j’ai trouvé son texto, je venais de me remettre à mes lettres de motivation. Le problème c’est
ça, justement, la motivation. Depuis le bac, je l’ai perdue. Non pas que je ne l’ai jamais eue beaucoup,
pour le bac je veux dire, mais ma foi, cela me faisait toujours un objectif à atteindre. Un But, comme
dit mon père en faisant vibrer le B comme si ça pouvait aider lui qui, des Buts dans la vie, en a au moins
dix par minute.

Direction des Ressources Humaines de La Boîte à Pizza, poste d’assistante adjointe, grade débutant,
de la Sous-Responsable ajointe du Service Paie

Madame,

Bachelière en lettres, j’ai toujours nourri une passion pour l’âme humaine comme pour
l’Administratif qui, à mon sens, a pour tâche de la structurer et de l’organiser (l’âme

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humaine). Travailler au contact des gens, dans le lien même virtuel de l’informatique,
saisir leur feuille de paye, répondre à leurs questions, rédiger des courriers à teneur
humaniste (puisque c’est bien à des êtres humains qu’ils sont adressés), me semble une
façon plus qu’appréciable de gagner sa vie : une raison existentiellement prégnante. Tout
écrit a sa valeur, et un courrier même de simple accompagnement d’une fiche de paie, me
semble avoir sa place dans ce que l’on nomme parfois un brin pompeusement, « Les
Lettres ».

Il me faudrait vraiment pouvoir vous en parler plus avant. Je vous suggère que nous nous
rencontrions, sachant que je bénéficie d’une relative souplesse d’horaire….

Vu que je n’ai pas grand-chose à foutre dans la vie, si ce n’est devenir écrivain, certes, mais encore
faudrait-il que je réussisse à écrire.

Tel Arturo Bandini, dans Demande à la poussière, je relis sans cesse la nouvelle, Infiniment toi, que j’ai
publiée dans une revue littéraire, La plume et le fagot, lorsque j’avais 20 ans, inspirée d’une histoire
d’amour malheureuse qui, avec le recul, a pris de très nettes allures de passion. Je relis aussi Il faut se
dépêcher de vivre, un texte primé avec neuf autres, dans le cadre d’un concours organisé sur le thème
du temps qui passe, par un magazine féminin, La belle n’est pas bête, moi qui n’en lis jamais aucun.

Et quand je suis vraiment, mais alors vraiment en cafard, il peut m’arriver de ressortir la nouvelle que
j’ai écrite en première, Ma vie de poêle à frire, dans la revue du lycée, que tout le monde (sauf Beauté
fatale, que vous allez bientôt découvrir) avait trouvé si drôle, si fine, si sensible aussi et tellement
caustique n’est-ce pas.

Mais bon, là, il faut vraiment que j’ai touché le fond pour la relire.

Après le bac, allez savoir pourquoi, je me suis inscrite en Droit à la grande surprise de mes copines...
mais à la grande satisfaction de mes parents, le droit, c’est du solide, juge ou avocate, quel beau
métier, ah je te verrai bien au Conseil d’Etat, etc, etc.

En fait de Conseil d’Etat, j’enchaîne surtout les petits boulots : vendeuse de chaussures ultra chères à
des pétasses à peine plus âgées que moi, serveuse dans un grand restaurant (une pizzeria tenue par
un ami de mon père), distribution de tracts pour salles de sport, goûteuse de nouveautés culinaires,
cobaye pour tests en laboratoire, garde d’enfants, etc.

Bon, en ce moment, je n’ai même plus ça, un petit boulot, et je n’ai pas mis les pieds à la fac depuis
décembre (nous sommes en février). Je suis supposée me consacrer à l’Œuvre avec ce qui me reste
d’allocation chômage, mais ainsi que déjà indiqué ci-dessus, l’inspiration patine et sentant une
certaine angoisse monter, la meilleure des solutions pour y remédier est encore de m’endormir sur
mon canapé.

Candidature spontanée pour un poste de chargée d’études en pratiques consuméristes dans la


cosmétique (et la beauté en général)

Madame, Monsieur,

La cosmétique n’est pas loin de l’esthétique que j’ai étudiée par mes lectures et mon
cursus très littéraire. J’ai, je le sens, la fibre pour cette discipline et les femmes se confient
souvent à moi pour ce qui a trait à leurs problèmes de peau comme au choix de leurs
produits de beauté. Je sais écouter, je sais conseiller et je sais structurer le fascinant
matériel issu de cette écoute.

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Par ailleurs, au risque de vous surprendre, j’aime les chiffres. J’ai longuement hésité à
poursuivre une première S puis une Terminale scientifique mais la passion des lettres (et
de l’esthétique) l’a emporté.

Souhaitant vous rencontrer pour discuter plus avant de ces nombreuses compétences que
je pourrais vous apporter, vous précisant au passage que née à Grenoble, j’ai grandi à
quelques coudées des célèbres sources d’Uriage...

Je suis née en effet à Grenoble, j’y ai vécu jusqu’à mon entrée en Seconde, et jusqu’à ce que ma sœur
naisse (j’avais 11 ans), la vie y était plutôt belle. On partait souvent marcher en montagne, avec mes
parents, ma mère n’était pas encore devenue cette petite vieille fatiguée de tout, mon père avait
certes ses bons plans mais ils étaient moins mauvais qu’ils ne le sont devenus par la suite.

Puis Chiara, ma petite sœur est née, alors que mes parents étaient passés à autre chose. Cela a été
une surprise ou un accident, c’est selon, mais vu comme Chiara n’est pas descendue sur terre pour
nous faciliter la vie, le terme accident lui va plutôt bien. Depuis sa naissance, elle joue avec nos nerfs,
enfin, surtout ceux de mes parents qui, d’ailleurs, ont divorcé mais ceci n’a peut-être rien à voir.

Nous avons dû arrêter les sorties, Chiara refusant obstinément de marcher, et même d’être portée,
poussant des hurlements que l’on entendait depuis la Bastille qui surplombe Grenoble à quelque
500 mètres d’altitude.

De façon générale, tout ce que l’on aimait faire avant sa naissance, ensemble, n’a plus été possible.

Aujourd’hui, à 13 ans et demi, Chiara est sans doute une des filles les plus intelligentes que je
connaisse mais aussi la plus chiante et la plus flippante. Je suppose qu’il ne faut pas parler de handicap,
la concernant, un HPI truc muche lui irait plutôt bien, mais ce score nous demeure inconnu, ma mère
ayant catégoriquement refusé de la faire tester (ma fille n'est un animal de foire, dit-elle
curieusement).

Toujours est-il que mon père, à l’aube de ses 40 ans, s’est soudain retrouvé au chômage, faillite de La
belle blanche, une société fabriquant du dentifrice et des fils dentaires dans la vallée high tech de
Grenoble. C’est à peu près au même moment que ma mère, infirmière psy, dans une clinique
psychiatrique à Saint Egrève, s’est soudain mise à répéter obstinément, qu’elle allait finir par se
coucher dans un lit à côté de ses patients car cette vie-là la tuait.

Laquelle de vie ? Celle du boulot ? Celle avec nous, ses mari et filles ? Ce n’était pas bien clair, ce qui
était clair en revanche, c’est que l’ambiance était devenue des plus moroses, sur tous les fronts.

Puis mon père a trouvé un travail, pardon, un bon plan à Paris.

J’ai protesté, tapé du pied, juré que je n’irai jamais, jamais, jamais, mais rien à faire, il y tenait, il en
était tellement sûr, de son bon plan, sans parler de monter à la capitale, lui le rital, à croire que toute
l’Italie n’attendait que ça, qu’Ettore Lazzaro monte à Paris. Ma mère, elle, avait vraiment envie de
changer d’air, elle trouvait Grenoble « mal fréquenté », elle ne reconnaissait plus « sa ville ». Elle est
née à Lyon mais prétend toujours être venue au monde à Grenoble, un snobisme qui m’a toujours
échappé.

En tout cas, question snobisme, elle s’est mis à croire que Chiara et moi, nous n’avions aucun avenir
dans cette ville et que Paris ferait de nous des filles bien (je résume).

Je suis donc entrée au lycée à Paris, dans le treizième arrondissement, et j’ai bien mis près d’une année
à m’en remettre. Tout me manquait, la montagne, la nature, mes copines aussi, Sophia et Véra, la ville

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aussi, parce que si on dit qu’elle est moche, je la trouvais soudain rudement belle maintenant que j’en
étais loin.

Je ne supportais pas la grandeur de Paris où la nature est à des dizaines de kilomètres avec cet affreux
périph comme une coulée de mort, quand à Grenoble, en quelques pas, on est dans la montagne. Je
faisais mon Heidi, comme disait mon père dont le premier bon plan avait foiré mais qui avait rebondi
chez un autre bon plan, un prothésiste à Montreuil.

Un an après, mes parents ont divorcé, ma mère conservant farouchement sa HLM, comme elle disait,
obtenue par piston (enfin un bon plan de mon père) dans le treizième arrondissement, en plein
quartier chinois. Elle avait en effet décrété qu’il s’agissait du quartier idéal pour nous élever, « les
Asiatiques étant tous des gens bien ».

Au moins, je suis restée dans le même lycée, où je venais de rencontrer mes trois grandes amies,
Philomène, Olive et Valentine vers qui je me dirige présent entement, en courant follement.

ꖿꖿꖿ

Me voilà arrivée au métro. Je trépigne sur le quai. Il surgit enfin du tunnel, bondé comme il se doit
avec les gens qui se collent aux portes pour vous empêcher de monter.

Il est 18 heures 15, ma poche de jean vibre. Un sms de Philo, qu’est-ce que tu fous l’Auteure ? Grouille
toi ! Val en grande souffrance ! Je tapote fébrilement, un, J’arrive ! le métro était arrêté, incident
voyageur comme ils disent... Chômeuse et menteuse avec ça.

À vingt-cinq ans, Val supporte de moins en moins d’être célibataire, surtout que sa jumelle, la très
belle et très prétentieuse Judith est en couple depuis la nuit des temps. Si vous écoutez Val, on croirait
entendre La femme de 30 ans, de Balzac... sauf qu’elle en aurait 50 et n’aurait pas connu un seul amour
(elle a quand même déjà vécu avec deux mecs et demi quand moi, zéro).

À l’instar de mon père, Valentine est à l’affût des bons plans, mais version « amour » et non pas « cul »,
attention. Elle est en chasse, sans en avoir l’air, dit-elle, mais si vous voulez mon avis, on la sent venir
à des kilomètres avec son envie de se trouver un mec. Moi non plus, je n’aime pas être célibataire,
c’est pas marrant d’être tout le temps toute seule, mais comme je ne mets plus les pieds dans la vraie
vie, on peut difficilement dire que j’en cherche un, façon chienne de chasse.

Valentine avait donc repéré depuis peu un garçon à son goût, Fred, un kiné, ou un psychologue
clinicien, je ne sais plus bien, en tout cas « un métier de gauche » car Val ne pourrait jamais sortir,
même après trente ans de célibat avec un homme qui exerce « un métier de droite ». Ce Fred semblait
d’ailleurs lui avoir laissé entendre qu’il n’était pas hostile à l’idée de la délivrer de son célibat, au moins
à moyen-terme. Or il semble bien que ce plan-là soit à l’eau pour un motif encore inconnu de mes
services.

Dans le métro, je trépigne, la main arrimée à la barre métallique. C’est l’heure de pointe, on est serrés
comme des cheveux sur une tête de rasta, et je surveille, mine de rien, le gars derrière moi, qui souffle
fort. Il s’est collé à mon derrière au prétexte que c’est l’heure de pointe, classique.

- Votre main sur mes fesses, vous n’avez pas un endroit plus adapté où la poser ?

Je me décide à lui lancer car le doute n’est décidément plus permis. Ce serait Olive, elle s’excuserait
presque auprès du gars qu’il ait mis sa main dans son slip... les gens autour prennent aussitôt un air
pas concerné.

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Typique.

- T’as des hallus ou quoi ?

M’agresse le type.

- Vous, s’il vous plait, je vous ai vouvoyé Monsieur... et votre main, vous la mettez sur la
barre et pas sur moi, merci !

Ça, je le tiens de Prof Valentine. La politesse, toujours la politesse, même avec les parents d’élèves,
les plus rustres et les plus mal élevés, avec un zest de hauteur et de froideur, ça les calme direct.

Ma voisine, une dame en tailleur très chic se décide à intervenir :

- Mademoiselle a raison... je crains bien en effet que vous ne profitassiez de cette situation
pénible qu’est l’heure de pointe pour prendre prétexte à laisser traîner votre main droite
sur la chute de reins de cette jeune femme... j’ai bien vu votre manège, espèce de sale
petit dégueulasse !

Et là, tout le monde la regarde, bouche ouverte. Même moi. Et même le petit con qui, du coup, a retiré
sa sale paluche de mes fesses.

Corvisart. C’est ma station, celle de Val plutôt, et la sienne aussi à la dame chic. Nous descendons avec
un air de connivence, tout juste si on ne se fait pas la bise sur le quai tandis que le gars nous gueule
depuis la porte de la rame, au risque de se faire couper la tête :

- Salopes ! Frigides ! Coincées ! Grosses putes !

Tout cela étant un peu contradictoire, vous en conviendrez.

Mise en joie par cet épisode après ma morne journée, je m’élance dans les escaliers qui me mènent à
la butte aux Cailles où crèche Valentine, ce cœur pas si simple qui ne demande qu’à être pris... si vous
entrez toutefois dans la triple douzaine de ses critères.

ꖿꖿꖿ

Quand je franchis la porte de Valentine, je pense la trouver assise en une posture d’évidente
déploration. Mais non, elle est assise à table, droite comme un I, un verre de vin rouge devant elle,
posé bien droit lui aussi. Et elle parle de façon posée à Philo. Olive n’est pas encore arrivée visiblement
ou alors elle est cachée dans les toilettes.

- Tu es bien sûre que c’était elle ?

Philomène demande ça d’un ton comme si elle était le commissaire Maigret en personne.

- Absolument certaine ! Fred s’est troublé quand j’ai prononcé son nom...

Philo a une moue dubitative.

- Ils se troublent tous quand on prononce son nom, à cette salope...


- Qui ?

Je demande, un peu vexée qu’elles ne réagissent pas plus à ma survenue.

- À ton avis ?

Elles se regardent l’air de dire, cette pauvre Léna, bonjour la percute.

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- Pas Beauté fatale quand même ?

À leur air, je vois bien que si. La calamiteuse Beauté fatale, de son vrai nom, Alysée Marteau a encore
frappé.

- Vous voulez dire qu’elle a aussi piqué Fred à Val ?

Philo lâche un profond soupir, tandis que Val tient à préciser.

- En même temps, on n’était même pas encore ensemble...

À ce moment-là, cela sonne à la porte.

Je vais ouvrir et Olive fait son apparition chargée comme toujours de son énorme sac (copies + livres
+ journaux) sans oublier son ordi avec lequel elle se déplace comme si c’était son assistance
respiratoire portative.

Olive est la plus jeune du groupe, bientôt 24 ans, la plus sérieuse (la plus coincée) aussi. Elle fait une
thèse en sciences politiques, sur l’Europe, et son identité, pour dire vite parce que dans le genre tue-
l’amour c’est win-win, sa thèse et son Europe, ça l’obsède, notre Livie, et en général, aucun homme
normal ne l’approche jamais dans un rayon de moins de 2 mètres sauf s’il a une question en droit
communautaire matériel à lui poser.

Pourtant, Livie est mignonne, blonde et ronde, avec de grands yeux bleus généralement émerveillés
ou étonnés par la Vie (qu’elle n’imagine ni facile ni difficile), miss Candide revendique même sa
virginité à près de 24 ans. Elle assure qu’elle n’a pas le temps pour « ça », la thèse, la carrière avant
tout, et l’amour comme le sexe suivront. Avec ça, chic fille, tolérante et pleine de surprise, à ses
heures, tant cette inconsciente, il est vrai, n’a parfois aucun sens véritable du danger en milieu urbain.
Plus d’une fois, elle m’a bluffée dans une situation critique, du genre, sur un quai de métro, t’as pas
une clope, salope ? Quoi, tu fumes pas ? tu te fous de ma gueule, grosse pute ?! Non, je ne fume pas,
je n’aime pas ça, et le cancer du poumon tue chaque année près de 10 000 personnes ! Je vous
conseille de... Mais le gars avait foutu le camp dès le mot « cancer ».

- Désolée les filles, fallait absolument que je boucle cet article pour demain ! J’ai un colloque
et une journée de folie avec les prépas de...
- C’est bon, il n’y a pas mort de femme.

La rassure Val.

Je la trouve décidément plutôt en forme pour une victime d’un plan capoté succédant à un autre plan
foiré de même, un artiste qui peignait des fresques pour les centres sociaux (18/20 selon les critères
valentiniens). Ses boucles auburn sont en pétard, ses beaux yeux verts à peine rougis, j’ajouterai
même qu’elle a un teint rose, tout à fait frais.

Philomène reprend.

- Comme je disais, avant que vous ne m’interrompiez les filles... Beauté fatale a été aperçue
s’entretenant à plusieurs reprises avec l’impétrant, Fred Pastagas... Elle l’aurait
recontacté, suite à la soirée du 10, chez nos deux gouines d’amour... sous le fallacieux
prétexte de réfléchir à, je cite, « un slogan percutant » pour la gay pride « où se rendaient
les deux gouinasses ». Est-ce bien normal ?

Un silence, personne n’ose moufter ou se demande si c’est bien normal ou pas.

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« Nos deux gouines d’amour » en question, ce sont Gigi et Lili, en couple depuis 5 ans, des copines de
fac de Val, devenues nos copines. Précisions que Gigi n’a que ce mot-là à la bouche « gouine,
gouinasse, goudou, goudinette » et je vous en passe, quand Lili n’aime pas, elle préfère le bon vieux
« homosexuelle » (à la rigueur, homo). Y a pas plus dissemblables l’une de l’autre, un peu comme Philo
et Livie, mais elles s’équilibrent admirablement.

Philomène poursuit.

- Car en effet, je demande : pourquoi beauté fatale aurait-elle demandé à un psychologue


clinicien de penser à un slogan pour la Gay Pride ? Attention les filles, il y a un piège...

Silence. Je suppose que chacune d’entre nous réfléchit au piège en question. Philo finit par lâcher,
d’un air frustré.

- Lili et Gigi ne participent JAMAIS à ce genre d’évènement !


- Ah mais oui !

S’écrie Olive, tout juste si elle ne se frappe pas le front.

- N’oubliez pas que le père de Lili sait sans savoir qu’il sait et qu’il ne veut pas que cela se
sache qu’il sait...
- Qu’il sait sans savoir quoi ? Que Lili sa fille vit avec Gigi ? Ou qu’elles ne participent jamais
à ce genre d’évènement ?

Demande d’un ton très sérieux Olive, tout juste si elle ne prend pas des notes.

- Euh les deux... enfin là n’est pas le problème, Livie... Le problème c’est que...
- C’est que ce trou du CUL de Fred s’est foutu de ma POIRE !

Se met à vociférer Val. J’ai peut-être parlé un peu trop vite, elle ne le prend pas si bien que cela.
Automatiquement, je lui ressers un verre de vin, Olive pose une menotte rose et désolée sur son
épaule.

- On devait aller au ciné, notre premier ciné à tous les deux, voir le dernier Ken Loach, et il
est arrivé la tête à l’envers pour me dire qu’il avait un travail urgent à faire... un slogan
pour la Gay Pride... à rendre dans trois mois...
- Super urgent le truc en effet.

Je ponctue, subtilement.

- Et moi je dis, depuis quand un psychologue clinicien réfléchit-il avec une pouffe bossant dans
la pub à des slogans de manif gay pour des copines qui n’y vont même pas ?!

Vocifère Philo.

- Ma pauvre Valentine, comme cette histoire est horrible...

Ponctue poliment Olive qui vit à mille lieux de ce genre de situations mais ne veut pas laisser croire
qu’elle les minore quand cela arrive à une de ses copines, tandis que Valentine se lamente.

- Enfin un garçon avec un vrai métier de gauche, tout en étant bien de sa personne, sans
oublier un engagement aux Restos du cœur un soir par semaine, et des vacances en
camping à la ferme où il donnait quelques cours de guitare à des enfants de migrants... il
cochait quasiment toutes les cases !

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Philo lève les yeux au ciel, elle ne voit pas l’intérêt de réunir toutes ces caractéristiques pour quelques
nuits de baise, comme elle dirait, tout ça lui semble bien superfétatoire, voire carrément hors sujet.

- Euh cela dit, il devrait peut-être changer de métier, il n’a pas l’air follement psychologue
le gars... C’était évident que tu attendais autre chose de lui que de voir un film au ciné !

Je ronchonne. Olive demande d’une voix prudente.

- Tu crois justement qu’il a compris que tu avais euh... le béguin pour lui ?
- Je pense, puisqu’il m’a dit, alors qu’on attendait le métro, qu’il sentait bien que j’attendais
des hommes quelque chose de... euh classique... et qu’en cela, il préférait renoncer
définitivement à aller au cinéma avec moi.
- Comment ça ?

Olive ouvre des yeux ronds, elle qui n’attend rien des hommes hormis qu’ils lui confirment avoir bien
voté aux dernières élections européennes.

- Cela veut juste dire qu’il a bien vu que j’attendais un mec et un géniteur, et pas une
aventure au coin de l’hiver.
- Ah non mais quel mufle !

S’exclame avec cœur Olive. Philomène gronde, carrément.

- Faut dire, ma pauvre Val, ton attente de conjugalité se flaire à des kilomètres et ça, même
pour un mec charentaises, ça lui fout les jetons, ça le fait fuir direct...
- Merci, Philomène, je crois que tu as trouvé les mots appropriés pour me remonter le
moral.

La cingle Valentine, à raison. Olive se gratte la gorge.

- Mais euh... vous ne trouvez pas cela étrange que Beauté fatale s’intéresse à un
psychopathe de gauche, euh je veux dire à un psychologue clinicien de gauche ?

Un profond silence suit cette déclaration. Je décide de me lancer, avec l’hypothèse qui me semble la
plus plausible.

- En même temps, des mecs, il n’y en a pas tant que ça, je veux dire des mecs bien... vous
connaissez l’adage...
- Célibataire potable le lundi, en ménage dès le mardi !

Nous récitons toutes en chœur, y compris Olive tandis que Philo constate.

- Oui mais de là à piquer tous les mecs pressentis de Val... c’est là le signe d’une évidente
forme de perversité inouïe de la part de cette truie !

De fait, Beauté fatale, que l’on connait du lycée, surgit bizarrement, et régulièrement dans nos soirées
pourtant basiques, saucissons bière vin rouge sans médaille ni gens connus, elle qui fréquente
pourtant les milieux les plus branchés, « chaude bise » compris, comme disait ma sœur quand elle
était petite. C’est une grande blonde fine mais pleine de seins, avec un nez d’aigle (super moche) et
de grands yeux bleus, ce qui doit compenser le tarbouif il faut croire.

Il se trouve, surtout, qu’elle aime étonnamment bien piquer les plans de Val comme si ça la rassurait
que Val ait joué les goûteuses, même en pensée, avant elle, y compris des mecs qui, franchement,
évoluent à mille lieux de son milieu puant. Elle a même essayé de lui voler un gars, éducateur de rue,

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qui vivait dans une maison entièrement construite en matériaux recyclés, c’est dire comme cette
créature est vicieuse.

- Je ne peux pas passer ma vie à attendre ou à me planter ! La vie est trop courte, merde !
Je veux aimer et vivre avec quelqu’un avant mes 30 ans !

Valentine gémit en s’enfilant tout un verre, même que je me demande comment elle va réussir à tenir
ses CP demain, en dépit de ses incroyables capacités de rebond. Là, Philo ricane franchement.

- Tu as encore le temps, ma Valoche, les 30 ans, c’est jamais que dans 1 800 jours et
quelques...
- Purée, ne m’appelle pas ma Valoche, bon sang !
- Ah ouais, scuze... je suis claquée, faut dire, la journée a été bien pénible aujourd’hui, au
Savoir-Lire, mon panier de crabes était pinçant à souhait, et Charlot, en plein délire
charlotesque...

Le Savoir-Lire est la maison d’édition où bosse Philo, montée par un quinquagénaire dénommée
Charles-Stanislas de Farcy, alias Charlot, qu’on verrait bien plutôt monnayer des faux Bordeaux ou des
filles faciles dans des soirées demi-mondaines que de s’adonner au commerce des livres. Et pourtant,
et pourtant... depuis tout petit, vous dira-t-il avec des trémolos derrière son foulard à pois, il rêve de
vendre des livres, alors il a monté sa boîte d’édition avec l’argent de Maman, enfin ce qu’il en restait,
et il vend ainsi, depuis près de dix ans, des ouvrages de qualité souvent moyenne, voire merdique mais
parfois, aussi, très rarement, bonne. En ce cas cependant, c’est fatal, il ne conserve pas l’Auteur,
aussitôt happé par une vraie maison d’édition, Gradimard par exemple, son ennemi juré.

- En plus, j’ai un conflit de conscience les filles...

Pour le coup, on ouvre des yeux façon mangas car les conflits de conscience, ce n’est pas le genre de
Philo. Non pas qu’elle n’ait pas de conscience, c’est plus le terme de « conflit ». Car avec elle, les choses
sont simples. Elle tranche, pof, pof et pof.

- Eh bien voilà... Charlot veut qu’on publie le journal intime de la Hyène Martine.

Philomène a craché ça, comme on se débarrasse d’un noyau d’olive pourri. Là pour le coup, on s’est
toutes resservi un verre de rouge, même Olive qui voulait pourtant être en forme demain pour son
colloque.

La Hyène Martine, c’est quelque chose, quand même. C’est une vieille blondasse de près de 50 ans,
une ardente combattante de ce qu’elle appelle la bien-pensance, mais politiquement très difficile à
suivre car à la fois très populiste avec ses rêves de salaire universel, d’impôts zéro, de taxes nulles sauf
pour les ultra riches, tout en appelant, dans le même temps, à la liberté totale, au non-Etat, avec
fermeture à triple-tort des frontières et protectionnisme le plus ferme... franchement, ça ne tient pas
debout même avec des béquilles, comme dirait Olive.

Mais surtout, surtout, la Hyène Martine s’est fait la spécialité d’être celle qui HAIT le plus de choses,
ou plutôt, d’être CONTRE tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à quelque chose de beau, de
bon, de consensuel, et surtout, de communément apprécié par ceux qu’elle appelle « ces putain de
curés de bobos de gauche ». Elle a listé ses haines, vous y trouverez étonnamment le cidre bio
côtoyant les DRH et les promotions sur le Nutella, le vélo électrique aux côtés des rappeurs et des
naturopathes, sans oublier les mannequins antillaises, Nelson Mandela et les juges pour enfants
parlant d’une voix trop douce.

- Un ami de Charlot a piqué son journal dans sa table de nuit après l’avoir sautée...

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- Sauter la Hyène Martine...
- Publier la Hyène Martine...

Chacune a sa raison d’être effondrée.

- Mais pourquoi Charlot voudrait-il la publier ? Cela n’est pas du tout quartier latin, ce truc-
là ! Alors que Charlot rêve de s’installer dans ce carré magique... Il va se griller !

S’exclame Val d’un air si catastrophé qu’on croirait qu’elle partage le combat de Charlot pour
s’installer dans ce ghetto des éditeurs bien comme il faut.

- Ben, pour faire le buzz, pour qu’on cause de lui, pour choper la lumière dans ses cheveux
gris et gras...
- Il doit y avoir autre chose...

Que je dis, à tout hasard. Je connais ma Philo, elle a une idée derrière l’idée.

- Eh bien... bravo Léna, ça te réussit de fréquenter l’ANPE...

Quelle hyène, elle aussi, dans son genre.

- Il se trouve en effet qu’en plus... la Hyène Martine serait la fille cachée d’une célèbre
personnalité...
- Et alors ?

Val n’a pas l’air convaincu.

- Ben ça va rudement intéresser les gens, surtout si on sait qui est ladite personnalité.
- Parce qu’on ne le sait pas ?
- On sait sans savoir, dixit Charlot.

Philo soupire.

- Charlot devient de plus en plus prêt à tout... il approche des 60 ans et n’a toujours pas
réussi le coup du siècle, trouver The auteur avec The livre, c’est sa rolex à lui, alors il flippe
et quand on lui apporte sur un plateau, un livre qui pue mais prometteur d’un succès en
librairie même sur un malentendu... il accourt, son gros ventre littéralement couché à
terre !
- Brûle-le ! Brûle ce stupide journal intime !

Val a crié ça, limite paniquée.

Exit le Fred Pastagas, je peux vous dire ! Le niveau s’est largement élevé au-dessus de lui et de Beauté
fatale. Une fois encore, nous exhortons Philo à quitter ce radeau de la méduse pour une vraie maison
d’édition, avec son diplôme du CELSA, elle ne devrait même pas à avoir à toquer aux portes qui, me
concernant, se trouvent toujours au bout de longs, très longs couloirs avec du chewing-gum enfoncé
dans les serrures...

La soirée se finit en douceur avec pâtes et gruyère pour éponger nos verres de vin. Olive part vers
22 heures 00 (mon colloque, ma thèse, mes étudiants), un exploit chez elle qui se couche tous les soirs
à 22 heures 00 justement et se lève à 6 heures 00 pour bosser un peu sa thèse avant d’aller donner
ses cours, effectuer ses recherches ou rencontrer je ne sais quelle huile prête à lui distiller ses Lumières
sur l’Europe.

14
Nous devisons ensuite tranquillement, de tout de rien, sur fond d’Indochine, j’ai demandé à la lune
lalala.

- À propos de lune, toi qui y es toujours, t’as des pistes question job sur cette Terre ?

Me demande finement Philo. Je botte en touche, arguant que j’ai justement rendez-vous le lendemain
avec mon conseiller chômage comme je l’appelle, qui a justement des propositions à me faire.

- Ce que je trouve, surtout, c’est que tu devrais reprendre les études... On ne fait plus rien
de nos jours, avec seulement le bac.

Avance prudemment Val. Quand les copines s’inquiètent à mon sujet tels mes vieux, généralement en
fin de soirée, alors que les néons baissent et le niveau dans les verres également, c’est le signe qu’il
est temps de partir.

Alors je me lève et leur fais la bise. Philomène m’emboîte le pas, elle veut passer voir des potes dans
un bar, ce que je traduis aussitôt par, j’ai un plan cul qui m’attend quelque part.

ꖿꖿꖿ

Dans le métro, à propos de plan cul, je repense à nouveau à Marin. Cela fait 4 ans, 6 mois, 4 semaines
et 12 jours qu’il a disparu. Rien avant, rien après, comme le petit cheval blanc. Lui, il ne me l’a pas
seulement brisé le cœur, je crois bien qu’il l’a emporté avec lui.

J’ai pleuré des nuits et des nuits entières après son évaporation car il s’est vraiment évaporé.

On avait rendez-vous chez lui, pour notre soirée de la semaine car Monsieur avait sa vie (sexuelle je
suppose), où l’on parlait des heures et où l’on finissait, fin bourrés, couché l’un sur l’autre. Le sexe
était à la fois excitant et plutôt raté. Il n’était jamais venu au dernier rendez-vous, je n’avais plus eu
de ses nouvelles mis à part un petit SMS, bien des jours après, Léna, ma grande, le temps est venu de
m’oublier. Ce qui fait que je n’avais même plus pu m’imaginer qu’il avait été kidnappé ou tué.

C’est horrible mais ma première pensée avait été ça, j’aurais tellement préféré qu’il soit mort.

À cette époque, j’avais tellement perdu de poids que cela avait mis très en colère ma mère qui, en
tant qu’infirmière psychiatrique, croisait beaucoup de filles anorexiques dans ses journées. Elle disait
que, même si c’était une maladie mentale, qu’il ne fallait pas leur en vouloir de faire souffrir ainsi leur
entourage en refusant même de boire un verre d’eau ou de manger un quart de demi-biscotte,
néanmoins, néanmoins, ces filles-là ne faisaient tout de même pas beaucoup d’efforts dans la vie.

Mais je n’étais pas anorexique, j’étais juste désespérée.

Je vivais encore avec elle et ma sœur, à cette époque. Son irritation de tout et de tout le monde à ma
mère, sans compter Chiara qui cognait régulièrement à la porte de ma chambre pour que je joue avec
elle au Monopoly, son anti-dépresseur à elle, avait fini de m’ôter toute forme d’énergie et d’envie de
vivre.

Allongée sur mon lit, j’écoutais Souchon ou Higelin en boucle, le code pénal à ma droite et un roman
de John Fanté ou de Russel Banks à ma gauche.

J’avais foiré ma deuxième année de droit, car rien que la vue d’un polycopié me soulevait le cogito en
direction de la bassine.

15
Avec Marin, moi qui ne plaisais jamais à personne, je m’étais sentie à la fois la plus belle des filles et
la plus malheureuse, aussi. J’avais été littéralement enivrée durant ces quatre semaines où il m’avait
accordé la grâce de le fréquenter, poussant même la bonté jusqu’à m’enlever ma virginité.

J’avais surtout crevé d’angoisse, à raison, de le perdre.

J’ai soudain envie de pleurer tout à coup. Il ne se passait jamais rien dans ma vie (sexuelle) et quand il
s’en passait, quatre ans après j’y étais encore... Quant à la vie vraie, l’autre, le travail et les études,
une bassine ne suffirait pas à la régurgiter.

J’arrive à ma station, Père Lachaise, je remonte la pente jusqu’à chez moi et je me coule dans ma
couette partagée entre la joie du confort chaud et le cafard du confort seule. Demain, je n’ai pas menti
aux filles, j’ai bien rendez-vous à l’ANPE, youpi, et je dois déjeuner avec mon père, car il a « à me
causer », re-youpi, sans compter un dîner chez ma mère en compagnie de sœur Sourire (Chiara), ô
extase absolue.

Autant dire, une journée bien pourrie en perspective.

16
Prends ta vie en main !
Ce matin, il fait curieusement doux et ensoleillé pour un mois de février. Le genre de météo pseudo
printanière qui me met de bonne humeur... sauf que de repenser à la journée qui m’attend la
saupoudre aussitôt de quelques cumulus bien gris.

Le rendez-vous à l’ANPE déjà. Mon conseiller est plutôt sympa, Benjamin Lamarre, on sent qu’il a été
client du lieu avant d’en être employé... mais je sens aussi que ma situation le déboussole. Chômeuse
sans l’être, étudiante sans l’être beaucoup plus non plus, trop jeune pour le RMI, trop vieille pour un
placement familial, ahah.

Le droit, il faut que je reprenne mon droit. Mais rien que le mot, droit, j’ai envie de me recoucher mais
en boule et pas tout droit.

Ensuite, il y a le déjeuner avec mon père. Ce n’est pas un mauvais bougre, je me sens plus à l’aise avec
lui qu’avec ma mère avec qui je dois donc aussi dîner ce soir en compagnie de Chiara, tu verras, m’a
promis ma mère, elle m’en a encore fait une bonne.

Ce midi, à tous les coups, il va me forcer à manger de l’osso bucco puis à prendre en dessert le tiramisu
sous prétexte que sa mère les faisait tous deux à merveille. J’en suis fatiguée d’avance tellement je
connais le film... Il ne va pas cesser de parler de tout le repas, de ses bons plans, ça va de soi, sinon de
Violette, sa copine depuis deux ans, et de toutes ses qualités tellement incroyables.

J’aime bien Violette mais merde, c’est la copine de mon père, qui un jour a quand même été avec ma
mère. Je comprends qu’on puisse quitter ma mère, elle n’est pas la plus hilarante des créatures mais
tout de même, c’est ma mère, qui a épousé mon père et qui a mis près de seize ans avant de
s’apercevoir que c’était une erreur. Sauf que mon père, lui, a refait sa vie avec cette jeune femme
laide mais gentille et intelligente, conservatrice des bibliothèques, quand ma mère vit toujours seule,
navigant de l’hôpital psychiatrique Sainte Anne, où elle travaille, à son appartement, dans une tour du
quartier chinois où elle retrouve une adolescente grincheuse, bourrée de mal de vivre, sans qu’elle ne
puisse même se remonter le moral en se disant qu’au moins, l’aînée est casée, boulot, mec, blabla.

J’enfile mon blouson, c’est l’heure, et je quitte à regret mon appart, La mécanique de la vie, mis en
pause sur l’écran. J’en ai relu le premier paragraphe que j’avais hésité à trouver ou très bon, ou très
raté.

Dehors, je marche vite, en serrant le col de mon blouson contre moi. Il fait doux mais j’ai tout le temps
froid. Arrivée à l’ANPE, je pousse la porte et je vais à l’accueil pour dire que j’ai un rend...

- Vous avez pris un ticket ?


- Ben c’est que j’ai rendez-vous et...
- Ticket !

La fille me désigne la machine. Je m’assois à côté d’un homme qui a posé son CV sur ses genoux et
semble se le réciter comme un mantra. Je réfléchis à mon paragraphe, très bon ou très raté ?

- Mademoiselle Lazzaro !

Je sursaute. Une femme en tailleur strict, chignon couleur froide et lunettes fines, se tient à la porte
d’un bureau. Madame Lamiche, il y a marqué sur son badge.

- C’est à vous...

17
Mon voisin me regarde comme si j’étais une ignoble pistonnée quand moi, j’espérais justement gratter
un peu de temps avant d’y passer.

- Mais euh... habituellement c’est monsieur Lamarre qui...


- Il est en congé... d’une certaine façon.

Tout le monde la regarde d’un air apeuré. Monsieur Lamarre est le plus gentil des conseillers de ce
lieu et cette femme ressemble à la belle-doche de Blanche Neige qui aurait renoncé au sacre avec le
roi et donc au trône, juste pour le plaisir de pouvoir sacquer les sans-emplois.

Je la suis, elle ferme la porte quand habituellement les consignes de self-sécurité exigent qu’elle reste
ouverte. Plusieurs conseillers ont été frappés, y compris par des jeunes femmes fluettes ou des
quinquagénaires sous-alimentés. J’en déduis que je dois vraiment avoir l’air inoffensive et je me sens
stupidement vexée.

- Bon bon... où en êtes-vous, mademoiselle Lazzaro, dans votre recherche d’emploi ?

J’avale ma salive, avec peine.

- Eh bien... je... je cherche.


- Vous avez des retours ? Des entretiens ? Je vois que vos allocations s’arrêtent à la fin du
mois et que le RMI... ce ne sera pas avant le mois d’août... le 15 très exactement.

Elle dit cela, penché sur son agenda comme un coureur sur son guidon.

- Oui mais...
- En attendant, comment comptez-vous faire ? Quels sont vos projets ? Avez-vous un plan
B ? Sinon C ? À la rigueur D... Mais tout de même pas E, rassurez-moi ?

Tout juste si elle ne clapote pas des ongles sur le dessus de la table, tacatacatac...

- Eh bien, je pense justement à...


- Une formation, c’est ça qu’il vous faudrait, soin des vieux ou dactylo machin chouette, il y
a de la demande sur ce front-là.
- C’est-à-dire que...

Après un rapide coup d’œil à l’horloge, 2 minutes 20 que je suis entrée, voilà Madame Lamiche déjà
parvenue à la conclusion.

- Enfin, bref, ce que j’en dis, si vous n’y mettez pas du vôtre, les choses ne risquent pas
d’avancer, et à tout vous dire, Mademoiselle, vous me paraissez un tantinet déprimée,
voire archi dépressive, c’est pas très battant tout ça...

J’essaye d’articuler quelque chose mais je n’y arrive pas. Je me demande si je comprends bien ce
qu’elle me dit. C’est quand même un tantinet déplacé non ?

- Si vous ne vous prenez pas en main, Mademoiselle Lazzaro, nul ne le fera à votre place !
Et certainement pas moi, je n’ai pas assez de mes deux mains pour saisir les courriers de
résiliation ahah!

Sur ce, elle claque brutalement son agenda et jappe :

- Au revoir !

Et je me retrouve illico dehors, sonnée. Où est passé mon gentil Benjamin Lamarre ?

18
ꖿꖿꖿ

Un peu plus tard, un peu calmée, je marche dans la rue. Je pars déjeuner Chez Pietro, avec mon père
quand j’aurais surtout eu envie de dormir, dormir, j’ai dû faire preuve d’une grande violence envers
moi-même pour m’extirper de mon canapé.

Il est déjà là. Il a déplié sa serviette et consulte le menu avec un air aussi concentré que s’il allait
acheter une voiture neuve. Il a toujours autant de cheveux frisés, et son célèbre tarbouif qui doit faire
de l’ombre sur la page. Il est très fier du fait qu’on trouve qu’il ressemble à Alain Souchon (le succès
en moins). Il a mis une chemise blanche, légèrement ouverte sur son torse, en tout cas assez pour que
je trouve ça affreusement déplacé.

Il lève les yeux et son visage s’illumine. Et ça, ça me fait du bien, quand même.

- Ciao ma chérie, comment va ?


- Bien...
- Tu as l’air en pleine forme !
- Oui...
- Ça fait plaisir à voir un air aussi réjoui... tu es amoureuse ou quoi ?
- Papa bon sang....

Il se marre tout seul car oui, en plus d’avoir un gros nez, mon père est méga lourd. Il se frotte les
mains.

- En tout cas, tu as une mine superbe !

Je croise mon regard dans la vitre. Je suis pâle, l’air abattu, avec des cernes sous les yeux. Mon père
ne voit-il vraiment que ce qu’il veut voir ou bien donne-t-il juste le change pour éviter d’ouvrir le
dossier des sujets délicats ? Genre, mon cheminement erratique dans la vie qui me voit atteindre les
25 ans sans diplôme supérieur, sans emploi, sans projet d’avenir... et sans mec.

- Bon, voyons voir... Qu’est-ce que tu veux manger ? Je n’ai pas beaucoup de temps car j’ai
un super plan avec une clinique dentaire dans le quartier.
- Une salade, ça ira.
- Une salade ? Ça ne va pas ?! Tu es en pleine croissance !
- Papa, je vais avoir 25 ans...
- C’est bien ce que je disais ! On croît jusqu’à 25 ans ! Après on amorce la descente vers...
enfin bon... pour ma part, je te conseillerais plutôt l’osso bucco.
- Ah bon ?

Tiens, qu’est-ce que je vous disais.

- Oui il est parfait ici... et en dessert...


- Un tiramisu par exemple ?
- Tu m’ôtes le mot de ma bouche ! Va pour ça ! Tu sais, ma chérie, que ma mère, ta grand-
mère donc, qui était romaine comme tu le sais, faisait ces deux...
- Oui, Papa, je sais...
- À la perfection ! Elle utilisait une recette qui lui venait de sa propre mère, napolitaine la
concernant, qui...
- Papa, je le sais tout ça, tu me le dis à chaque fois que l’on va dans ce restaurant.
- Ah bon ?

Mon père a l’air si déçu que je me sens moche. Je décide de me montrer plus gentille.

19
- J’aurais bien aimé les connaître... tes parents.

Les parents de mon père sont morts quand j’étais toute petite, j’avais 2 ans et demi. Un accident de
la route alors qu’ils rentraient de Paris à Rome après des vacances dans la famille. Ils y étaient
retournés vivre à la suite de problèmes de santé de ma grand-mère et ils avaient finalement refait leur
vie là-bas, où ils tenaient un petit café. Mon père avait à peine 27 ans... Il paraît qu’il a beaucoup
culpabilisé de ce décès car ils étaient venus nous voir, la famille en France, mais ses frères aussi après
tout, Beppo l’aîné et ses jumeaux Nicolas et Marc, sans oublier le frère cadet, Silvio, et sa fille
Antonella, cette cousine très pimbêche qui s’est mariée l’an dernier avec un restaurateur niçois très
riche et très con.

Eux ne s’étaient pas sentis coupables, du tout, pas leur genre.

- Le vieux voulait toujours conduire d’une traite jusqu’à Rome !


- On lui avait bien répété, une pause toutes les 6 heures, comme ils disent à la radio !

Je vais bientôt avoir son âge, à mon père, quand ils sont morts, je pense à ça soudain. Mon père mort,
sans avoir trouvé le bon plan du siècle...

- Ne sois pas triste, Léna, ils n’étaient pas toujours euh...

Mon père se gratte la tête.

- Quoi ?
- Très euh... gentils.
- Comment ça ?
- Ils étaient... durs. On en a bavé Beppo, Silvio, même moi tu sais... bien qu’en tant que petit
dernier, et doué comme je l’étais, j’étais leur chouchou mais quand même... on n’a pas
souvent rigolé, avec eux.

L’arrivée de l’osso bucco interrompt ses confidences, et je me rends compte que des confidences, il
ne m’en fait jamais. C’est normal, après tout, je suis sa fille, fait-on ses confidences à sa fille chez les
gens normaux qui ne vivent pas dans les séries télé ? Mais on pourrait quand même parler autre chose
que des bons plans en matériel bucco-dentaire, des vacances de cet été, plage ou montagne... ou de
mes études.

- Bon, en tout cas, si je t’ai demandé de déjeuner avec moi, outre que tu vas me raconter
un peu où tu en es, dans tes brillantes études, c’est que, en attendant le diplôme d’avocat,
je t’ai trouvé un bon plan...
- Comment ça ?

J’ai une boule au ventre soudain.

- Oui, un job... pas le job du siècle d’accord... mais quelque chose qui te permettra de gagner
un peu de sous parce que tu sais, entre la pension de 426,50 € que je verse à ta mère, le
psy de ta sœur, et le coût de la vie, je m’en sors, oui, oui, mais j’aimerais gâter un peu plus
ma jolie Violette...

Je gigote sur ma chaise. Cela ne commence pas très bien.

- Justement, Papa, je pense pouvoir réussir à...


- Tu ne peux rien, Léna, je me doute que tes études sont au point mort, c’est dommage
quand on sait le potentiel que tu avais petite...
- Je n’ai jamais été...

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- Limite une fille surdouée... quoiqu’en disaient tes profs qui, blasés comme tous les profs,
considéraient que tu avais juste un bon carnet de notes, ils sont vraiment passés à côté
d’une fille hors normes... quel gâchis... mais enfin on ne peut pas étudier à la place de ses
enfants j’aurais TANT aimé, je te l’avoue, devenir quelqu’un, genre chirurgien... même si,
il est vrai, le sang m’a toujours fait tourner de l’œil et que...
- Bon, c’est quoi le bon plan Papa ?

Je commence à en avoir marre. Je n’avais déjà pas trop faim mais là, j’ai carrément la boule au ventre.

- Eh bien... Il s’agit d’une amie d’un bon client, un chirurgien-dentiste hors pair, cela dit en
passant, de secteur 3, forcément quand on voit ses compétences...
- Papa, les faits !
- Eh bien cette amie, disons cette connaissance pour dire plus justement les faits, travaille
au ministère de la Culture où ils cherchent des vacataires futées et cultivées pour gérer
des dossiers de euh... je ne sais pas quoi au juste mais je crois que ça a un rapport avec le
livre... ou le cinéma... à moins que ce ne soit les musées... en tout un machin en rapport
avec la Culture !

Mon Dieu, de quoi s’agit-il ?

- Ce n’est pas très clair, Papa.


- Tu dois juste appeler le chef de Bureau, monsieur Paul-Louis Sergent, d’ici la fin de la
semaine après ce sera trop tard. Il t’en dira plus. C’est un 72 %, je me suis dit qu’en plus,
tu pourrais facilement bosser tes examens en parallèle...
- C’est que je suis en train d’écrire un livre, Papa, et...
- Ah non ! Ça suffit à la fin !

Mon père a cogné du poing sur la table. Tout le monde se retourne et nous jette un regard alléché ou
désapprobateur, c’est selon. Mon père se met très rarement en colère contre moi. Je suppose que ma
mère l’a bien chauffé à l’angoisse, une bonne cuvée de réalité, et là, il panique, alors il mord sa fille
préférée (car oui, je suis sa chouchoute, je le confesse).

Le serveur nous glisse furtivement nos deux tiramisus, en faisant tellement celui qui n’écoute pas, que
l’on comprend qu’au contraire, il écoute tout, ce gros con.

- Léna, tu as intérêt à appeler ce monsieur Sergent...


- Tout de même Papa, il faut que je sache ce que c’est comme boulot avant de m’engager.

J’ai pris un ton sérieux, comme si j’étais Madame Lamiche, en personne.

- Un truc de papelard... en tout cas, ce sera toujours mieux que serveuse dans les bars ou
larbin dans les familles de bourgeois !

J’accuse le coup, c’est vache. Mon père n’a en effet jamais digéré le fait que je garde l’an dernier les
enfants d’une famille de bobos au lieu d’être sur les gradins de la fac. Ils étaient pourtant gentils
comme tout, ils s’excusaient dès que je changeais une couche, me payaient grassement, me forçant à
emporter des restes de repas (hachis végétarien, soupe de pois chiches à l’orange, et je vous en passe)
tout en dissertant des heures sur les bienfaits de la nourriture bio, de l’éducation bienveillante ou la
supériorité du jeu en bois sur les cubes en plastique.

Mon père soupire, sa cuillère de tiramisu suspendue dans les airs.

- Tu vaux tellement plus que tout ça, Nana...

21
- Ne m’appelle pas Nana, ça fait serviette hygiénique.

Mon père n’a plus l’air fâché, juste triste. Il regarde sa montre, après avoir reposé sa cuillère. Lui non
plus n’a plus faim.

- Je ne sais pas si c’est dû à son divorce, à ta mère, parce que moi, je ne voulais pas,
divorcer...

J’ai une furieuse envie de m’enfuir, j’ai changé d’avis, je ne veux pas de confidences.

- Je ne sais pas si ceci explique cela... et puis ce bac dont ils t’ont volé la mention, cela dit
en passant, je me dis qu’on aurait dû leur faire un procès, tu n’en serais peut-être pas là,
ma chérie... à voler d’échec en échec...

D’échec en échec. Et cette stupide histoire de mention. Le bac, je voulais vraiment l’avoir, ni mon père,
ni ma mère ne l’avait, ma mère en effet, d’aide-soignante, était devenue infirmière en bossant le soir,
ce qu’elle ne manque jamais de me rappeler. Si j’ai bien été reçue, je n’ai eu aucun mention à cause
d’une sale note en philo, gros coefficient, quand tout le monde (mon père) pensait que j’aurais une
mention Très bien.

- C’est normal, tu as un esprit bien trop original pour ce ramassis de profs poussiéreux...

Mon père m’avait quand même offert le champagne, quand ma mère était déçue, tellement déçue...
au point qu’elle m’avait fait la tête quasiment tout l’été.

- Bon, c’est pas le tout, va falloir que je retourne bosser quand même..

Mon père a sorti son portefeuille et déposé un billet dans la soucoupe, il le lisse bien du plat de la
main comme il le fait à chaque fois. On dirait qu’il caresse un chat aux poils qui rebiquent.

- Léna... Je te laisse le numéro de monsieur Sergent. Appelle-le de la part de Madame Lamiche.

Je sursaute.

- Qui ça ?!
- Anémone Lamiche, Lamiche en un seul mot.
- C’est qui cette dame ?
- L’amie du chirurgien-dentiste hors pair, je viens de te le dire, tu écoutes ou quoi ? Allez
Léna, c’est peut-être le début de quelque chose hein ? Qui sait !
- Oui Papa.
- Un cadre. Tu as besoin d’un cadre et ce job t’en donnera un.

J’ai eu soudain la vision horrible d’un bureau flanqué de pimbêches se donnant des coups de bec
devant la machine à café tandis que monsieur Sergent, un type au crâne rasé habillé d’un costume
caca d’oie, intervenait à grands coups de sifflet pour faire cesser le tapage et leur distribuer le grain
du jour, courriers à taper et coups de fil à passer à des créatures au moins aussi désagréables que tout
ce petit monde.

On s’est embrassé, mon père me serrant comme si je partais au front, tiens-moi au courant pour ton
poste de chargée de mission à la Culture (typique...), puis j’ai repris le boulevard dans l’autre sens,
place de la République vers Bastille, le papier contre ma fesse gauche.

J’avais la terrible impression que j’allais mourir, si je prenais ce boulot.

22
La nouvelle lubie de Chiara
Le soir, j’arrive chez ma mère, en plein quartier chinois, pas très loin de Valentine, qui crèche sur la
butte aux Cailles. Ma mère, si peu ouverte à l’étrange et à l’insolite, aime beaucoup l’Asie et ses
Asiatiques. Ils la rassurent avec leur sens du travail et de l’endurance en toute chose, sans oublier leur
éternel sourire (même de façade, comme on lui rappelle). Sa voisine est une vielle dame vietnamienne
qui lui offre des nems régulièrement. Madame Tran vénère ma mère depuis que cette dernière a fait
admettre aux urgences psychiatriques son petit-fils atteint d’une bouffée délirante (abus de cannabis
Inspecteur).

Je suis persuadée que Madame Tran croit ma mère psychiatre quand elle n’est qu’infirmière,
psychiatrique certes.

Ma mère ouvre la porte avec son air typique, je-suis-super-crevée-j’ai-eu-une-journée-tellement-


dure-mais-enfin-bon-entre-quand-même-ça-me-fait-plaisir-viens-que-je-t’embrasse.

- Salut maman !

Elle me fait la bise d’un air absent.

- Quelque chose ne va pas ?


- Si, si...
- Quoi ?
- Non, rien…
- Dis-moi, maman…

Déjà, je me sens découragée. Toute la pesanteur de la vie me tombe dessus à chaque fois que je
franchis la porte de cet appartement. Ma mère aime bien les mauvaises ambiances et elle aime aussi
qu’on la supplie pour qu’elle nous délivre les sinistres nouvelles permettant d’alimenter lesdites
mauvaises ambiances.

- J’ai eu des nouvelles de Mémé Georgette... ses examens médicaux ne sont pas fameux.
- Ah.

En même temps, à 78 ans, elle ne va pas non plus arborer des analyses de jeune fille non ?

- On soupçonne un début de euh... mince... le mot m’échappe c’est extraordinaire ça, je ne


devrais pas, pourtant... un début de, de…
- De cancer ?

Ma mère prend un air outré.

- Enfin Léna, un peu de respect !


- Mais je ne me moque pas, j’essaye juste de t’aider sémantiquement parlant...
- Quand même, quel manque de délicatesse... un cancer, non, non, ce n’est pas ça, Dieu
merci, mais du... diabète…. Ah ça y est, le mot m’est revenu ! Je suis tellement fatiguée en
ce moment...

Ma mère se passe une main sur le visage, comme si elle allait effacer tous ses soucis d’un coup de
paluche. Je me sens soulagée, le diabète, c’est rien à côté du crabe.

- Si on veut, vu son état polypathologique, c’est quand même inquiétant...

23
Elle me pousse déjà dans la cuisine où trois assiettes nous attendent, sages comme des faïences
antiques. Qu’est-ce que j’en ai avalé des repas dans cette pièce, coincée entre ma sœur qui jetait son
assiette par terre, mon père qui soliloquait et ma mère qui tempêtait. Puis un jour, un des personnages
a disparu, jamais remplacé au casting et les repas ont encore été un peu plus mortels avec ma sœur
et ses problèmes d’assiette (elle déteste manger). La danse du ventre qu’il fallait faire pour qu’elle
avale ne serait-ce que trois cuillères, et mon silence à moi, enfermée dans mes pensées, et
l’énervement permanent de ma mère.

- Chiara !!

Braille ma mère (la preuve). Pas de réponse.

- Va chercher ta sœur, elle m’agace, elle sait pourtant bien que c’est l’heure de manger bon
sang !

Je toque à la porte de Chiara qui émet un rugissement sourd.

- Chiara ! C’est Léna. Viens, on mange !


- Pas faim.
- L’appétit vient en mangeant.

J’ai encore l’ossu bucco et le tiramisu dans l’estomac, mais je sais qu’une fois assise, l’appétit, à moi,
me viendra. Je ne comprends vraiment pas pourquoi Chiara n’aime pas manger, ce plaisir primitif, si
facile, si réconfortant...

- Suis occupée.
- Chiara, bon sang, on ne s’est pas vues depuis quand... allez... au moins 9 jours non ? Je ne
sais même plus quelle tête tu as ! T’es blonde ou brune au fait ?
- Ahaha.

La bonne humeur est au rendez-vous sur tous les fronts à ce que je vois.

Après une série de palabres dignes d’une négociation proche-orientale autour de la partition de
Jérusalem, Chiara finit par s’extraire de sa chambre. Au fond, elle n’est pas mécontente de voir sa
grande sœur, la fille devenue adulte mais qui ne fait pas grand-chose de sa vie, ce qui fait qu’elle n’a
pas vraiment l’air d’une adulte. Elle se serre contre moi comme elle faisait toute petite et que sa tête
arrivait à peine à ma hanche. Je lui tapote la tête avec la formule rituelle, c’est pas vrai tu as encore
rapetissé, mouflette, tu comptes faire ta vie avec un nain de jardin ?

Nous voilà enfin rentrées dans la cuisine.

- Ah c’est pas trop tôt, râle ma mère. Servez-vous !

Des betteraves rouges en entrée.

- J’en veux pas.

Marmonne Chiara.

- Ben tant pis pour toi.

Je lui dis en me servant avec grand enthousiasme. Je mange toujours volontiers quand il y a de quoi,
et quand c’est vache maigre (assez souvent en ce moment par chez moi), je ne mange rien et je fais
avec. Aujourd’hui est donc une journée faste puisque je me remplis grandement deux fois la panse.

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- Alors juste un peu...

Qu’elle condescend, du bout des lèvres.

- Bien, ma sœur.

Ma mère ne dit rien, perdue dans ses pensées. Ma sœur, non plus d’ailleurs, qui mâche comme un
tank montant à l’assaut. Quand je pense à l’ambiance chez Val, avec sa mère qui ne cesse de jacasser,
sa sœur, ses frères, ou même chez Olive avec sa mère toute gentille qui virevolte autour de nous, j’ai
envie de pleurer.

Dieu que cette famille est triste, et cette maison, sinistre.

J’en voudrais tellement une autre, de famille... Même si à bientôt 25 ans, je devrais bien plutôt
chercher à m’en créer une, de famille à ma sauce, ou me dire que certes, j’ai une famille, qui est naze,
qui n’est pas la famille idéales, mais qu’on ne peut rien y faire, et qu’il faut donc faire avec, amen.

Ensuite, du poulet, avec des patates. Je me sers comme si je n’avais pas mangé depuis dix jours, je sais
que ça rassure ma mère, mais chose étrange, Chiara refuse le pilon de poulet (son morceau préféré)
avec un air si dégoûté qu’on pourrait croire que je lui tends une bouse.

- Ah oui c’est nouveau...

Constate ma mère d’un ton blasé.

- C’est la dernière lubie en date dont je te parlais... Ta sœur ne veut absolument plus
manger de viande, sous quelle que forme que ce soit, y compris cette chose carrée que
l’on appelle steak haché.
- Je refuse de manger des cadavres.

Enonce dignement Chiara. Ma mère lève les yeux au ciel.

- Ma fille, on a toujours mangé de la viande depuis la nuit des temps !

Chiara s’insurge.

- C’est faux ! Il y a eu des périodes dans l’histoire de l’humanité où les hommes ne mangeaient
pas de viande !
- Oui mais si l’espèce a évolué il y a de ça des millions d’années, c’est bien grâce à ça !
- Ce ne sont peut-être pas des millions d’années, Maman...

Je glisse, par souci d’exactitude.

- Si tu veux rester chétive et débile, alors vas-y, nourris toi d’herbes et de salade, tu verras le
beau résultat que cela donne !
- N’importe quoi, et les Indiens végétariens t’en fais quoi ? Gandhi ? Bouddha ? Des débiles
chétifs c’est ça ?

Ma mère soupire.

- C’est différent, c’est une religion. Je veux dire... tu ne peux pas raisonner sur une minorité,
pour parler d’une majorité.
- Le troupeau quoi ! La masse qui bêle et qui bouffe une viande qu’elle n’a même pas été
capable de tuer elle-même...

Ma mère brandit alors en direction de Chiara la pointe de son couteau.

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- Chacun son métier, tout le monde ne va pas se mettre à fréquenter les abattoirs sous
prétexte de montrer qu’il est capable de tuer lui-même sa propre viande !

Et là, Chiara se met carrément à brailler.

- Vous n’êtes que des LACHES ! Non seulement vous êtes des TUEURS, mais en plus, vous
laissez faire aux autres le SALE boulot pour pouvoir vous empiffrer de VIANDE !

Puis elle se lève et part en claquant la porte comme une furie.

Je reste, sidérée, ma fourchette et mon couteau encore en main. Ma mère se prend la tête entre les
mains, genre au bout de sa vie.

- Et voilà, c’est comme ça tous les soirs, elle me TUE ! Elle ne veut plus rien manger qui
ressemble de près ou de loin à une bestiole ! Quand je pense que gamine, elle arrachait
les ailes des mouches en piaillant de joie...
- Bah, ça lui passera... tu sais, elle est à l’âge où on aime la provocation.

Ma mère lève la tête.

- Tu n’étais pas comme ça, toi. Tu n’as jamais torturé les bêtes ni refusé de les manger... Tu
étais... normale.
- Ah.
- Oui, à son âge tu étais gérable... tu n’étais pas toujours à chercher le conflit... tu étais une
bonne petite fille, toi.

Je n’aurais peut-être pas dû, remarque, vu comme je me démerde maintenant.

- Et puis à l’époque, il y avait ton père tandis que là...

Elle s’arrête. J’ai un pur moment de panique en croyant qu’elle va se mettre à pleurer mais non, elle
se reprend.

- Il ne la voit que rarement, il ne se rend pas compte, de combien la vie est devenue
impossible au quotidien avec elle. Il a la belle vie, avec sa Violette, quand moi, je me tape
tout le sale boulot !

J’avale ma salive. In petto, je donne raison aux deux camps, c’est insupportable pour ma mère, d’élever
seule une Chiara, quand pour Chiara, ce n’est pas drôle de vivre seule, en tête à tête avec une Aline
Lazzaro, née Beaufortin, pas des plus funky. Et par ailleurs, c’est vrai que mon père s’en tire rudement
bien, avec sa Violette... même si ma mère n’a pas mis beaucoup du sien pour lui donner envie de
profiter plus longtemps de sa compagnie.

- Mais euh sinon, ça se passe bien au collège pour elle ?


- Oh oui de ce côté-ci ça va, elle a toujours de très bonnes notes, pour ce qui est
d’apprendre, elle a toujours été douée... quand, côté sociabilité, tu la connais, c’est le
service minimum.
- Elle a toujours sa grande copine... comment elle s’appelle celle-là déjà ?
- Eulalie. Ce n’est pas la plus futée mais au moins, c’est une gentille fille, normale. Elle vit
seule avec sa mère, ça nous fait un point commun.

Purée, le nom. Une petite grosse, en plus, avec un appareil dentaire et des chaussettes dans les tongs.

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- Quand même, ta sœur m’inquiète... j’ai peur qu’elle ne devienne anorexique comme votre
cousine Coralie.
- Ah.

Coralie est la fille d’une vague cousine de ma mère, qui est devenue anorexique à force de fantasmer
sur la ligne mannequin. Avec mon père, on l’appelait la tranche car elle posait toujours de côté sur les
photos de famille.

- Quand je vois les adolescentes du service où je travaille, je me dis qu’un jour, je vais la
retrouver couchée dans une des chambres... elle est si maigre !
- Chiara a toujours été maigre, Maman.
- Oui mais bon, y a maigre et maigre. Toi, tu es maigre, mais elle, elle est étique.
- Quoi ?
- Très maigre quoi. Dis donc, pour une littéraire, tu te la poses là !
- Ce n’est plus très utilisé dans ce sens-là ce mot, Maman, on l’entend plutôt pour ce qui
relève de la morale...
- Ça s’écrit avec un H dans ce cas-là. Ignorante !
- Oui mais le h, il ne s’entend pas, chère Madame.

Ma mère, malgré elle, sourit. Elle a tout de suite l’air plus sympa comme ça, ma mère.

- Bon, et toi, tu travailles bien à la fac ? Tu vas enfin l’avoir cette licence ?
- Eh bien...
- Et après ? Un master ? Avec une licence, on ne trouve plus rien maintenant, ou alors il
faut passer les concours... tu ne passerais pas un concours, Léna ? Tu serais tranquille dans
la vie, fonctionnaire, c’est le métier de rêve de nos jours !
- Fonctionnaire n’est pas un métier, Maman... je vais aller voir ce que fait Chiara !

Terrain dangereux, très dangereux... Je toque à la porte de ma sœur. Rien. Je toque à nouveau. Un
grognement.

- Chiara, ouvre ! C’est ta sœur chérie !


- NON ! Tu es comme EUX ! Tu es une COLLABO !
- Qu’est-ce que tu racontes...
- Tu manges de la VIANDE !
- Jamais en dehors des repas, mon lapin.
- Va-T-EN !
- Allez, ouvre !
- NON !
- Si tu ouvres, je te dirai un secret...
- Sur quoi ?
- Sur, sur... quand j’avais ton âge…

Un petit bruit. La clé tourne dans la porte et Chiara file se remettre en boule sur son lit. Sur son bureau,
je vois, comme trônant dans la lueur de la lampe, un pot de yaourt à 0 %.

Je me rappelle soudain, quand un soir, Chiara avait 8 ans, elle avait rendu folle de rage ma mère à
table. Elle s’était emparé de son pot de yaourt ouvert et se l’était versé sur son jean. Ma mère avait
littéralement explosé et j’avais bien cru que j’allais me retrouver fille unique. Ma mère avait eu une
rude journée à l’hôpital ce jour-là, deux tentatives de suicide et une claque évitée de justesse, dans
ces moments-là, il valait mieux raser les murs.

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Je pensais que ma sœur, même à 8 ans, avait compris ça. À croire qu’elle était aussi psychologue que
ses vieux, la frangine...

- Pourquoi t’as fait ça ?

Je lui avais demandé après, une fois le bombardement maternelle terminé et qu’elle avait accepté de
me laisser entrer dans sa chambre après une série de courbettes épuisantes.

- Par peur.
- Comment ça ?
- Par peur de le faire.
- Je comprends pas, Chiara.
- J’avais tellement peur de le renverser... j’avais tellement peur que j’ai préféré le renverser
moi-même tout de suite...

Elle avait chuchoté ça et sur ce, elle s’était mise à pleurer, à gros bouillons. Ma petite sœur Chiara,
brune comme moi et des cils comme des éventails, mais franchement pas jolie avec le gros nez de
notre père et les traits presque trop fins de ma mère.

Je l’avais serrée fort contre moi et lui avait conseillé de ne pas expliquer ça à Maman. Jamais, ô grand
jamais elle n’aurait compris la subtilité de ce qu’elle venait de me dire car oui, c’était tellement subtil,
tellement bien vu, un si parfait résumé de ce que l’on appelle, la stratégie de l’échec.

J’avais 19 ans alors, et Chiara se raccrochait à moi autant qu’elle pouvait. Elle n’avait pas connu la
bonne époque, quand mes parents écoutaient la Souche et dansaient dessus dans la cuisine quand ils
avaient bu un coup de trop. Je les avais surpris, une nuit, petite, mes pieds nus sur le carrelage de la
vieille cuisine de Grenoble, stupidement jalouse de leur intimité alors que c’était elle qui nous
protégeait tous de la tristesse et de la solitude.

Celles que nous avons tous connu ensuite, chacun à notre façon, mon père, ma mère, Chiara et moi.

Je repense souvent à ça, Chiara et le pot de yaourt, et je me dis que c’est fou dans la vie le nombre de
pots de yaourts que j’ai pu me renverser moi-même sur mes jeans, par simple peur de foirer.

- Alors c’est quoi, le secret ?

Chiara n’a pas oublié. Je fais la bête.

- Quel secret ?
- Ben celui que tu devais me dire !

Je me tape le front d’un air mélodramatique.

- Ah mais oui c’est vrai... Mais je ne sais pas si tu es assez grande pour que je te le dise.
- Allez quoi, Léna... je vais avoir 14 ans !
- Bon, ok, quand j’avais 13 ans, peut-être même 12 ans, ils m’ont emmenée dans une foire,
à Grenoble...
- Comment ça ? J’étais où, moi ?
- Je ne me souviens plus. Peut-être chez la voisine...
- Trop injuste ! Je suis jamais allée dans une foire !

Proteste Chiara d’un ton jaloux.

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- Bon, bref... là-bas, on a pris le train fantôme, on était tous les trois dans le même wagon
et Papa s’amusait à faire comme s’il avait très peur... Maman n’arrêtait pas de répéter,
c’est d’un convenu non mais vraiment, comment peut-on avoir peur, même un enfant de
4 ans en rirait... quand soudain...

Je m’arrête dans mon récit. Je revois tellement bien la scène, car oui, je n’invente rien. Nous étions
tous les 3, serrés dans notre wagonnet et j’avoue que j’avais un peu peur, dans tout ce noir.

- Quoi ? Soudain quoi ?

Chuchote Chiara. Elle s’est assise dans son lit, elle me fixe de ses grands yeux noirs, ses cheveux
maigres collés à ses joues creuses. Et si elle faisait vraiment de l’anorexie comme le craignait ma
mère ? On dirait vraiment un sac d’os habillé d’un pyjama. Un de ceux que je portais à son âge, ma
mère ne jette jamais rien.

- Le train s’est arrêté...


- Nooooon...
- Si... et on a senti comme un courant d’air, froid. Maman ne disait plus rien et Papa serrait
ma main en marmonnant, n’aie pas peur, Léna, ça fait partie du scénario, c’est évident...
- Et alors ?
- Et alors, j’ai senti une main me serrer le cou...
- Non ?!
- Si... en fait c’était celle de Papa mais j’ai eu une de ces peurs !
- C’est tout ?

Ma sœur me regarde de cet air déçu qu’ont les gens quand on leur a promis une super ristourne et
c’est juste 10 centimes et encore, si on a bien découpé dix boîtes du même produit sans dépasser sur
les bords sinon c’est cuit.

- Non, non... attends... on a vu alors une lueur... jaune... flotter au-dessus de nos têtes, un
courant d’air nous a traversés et moi j’ai senti alors une bouche sur ma bouche...
- Papa ?
- Mais non patate, ça, ça s’appellerait de l’inceste ! C’était une bouche inconnue... ni celle
de Papa, ni celle de Maman... une bouche inconnue...
- Noooon....

Chiara a l’air à la fois horrifié et excité.

- Si, si... Je n’ai rien dit à Papa ni à Maman, j’étais troublée, c’était un baiser chaud et doux,
mon premier baiser, à 13 ans...
- Mais c’est dégueulasse !!

Chiara a pris un air totalement horrifié.

- Mais tu leurs as rien dit, aux parents ?


- Ben non, pourquoi tu voudrais que je leur dise ?
- Mais c’était du, du... viol !

Chiara me regarde d’un air révolté.

- Peuh, tu parles, un simple baiser.


- Merde, Léna, c’est de l’abus, le gars, il aurait dû être jeté en prison ! Il t’a violée ! Il a abusé
grave de toi !

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- T’exagère pas un peu ? Je veux dire... moi, je n’ai pas vécu du tout ça comme ça.

Chiara me regarde, la bouche ouverte. Quelque chose lui échappe, et le pire, c’est qu’elle a sans doute
raison, c’était une forme de viol. Elle était bien partie dans la vie, Léna la nouille.

- T’as jamais su qui c’était ?


- Non ! Mais en sortant, j’ai trouvé que le petit jeune qui aidait le patron, il avait l’air bizarre.
Je pense que c’était lui...
- Salaud ! Tu aurais dû le dire à Papa ! Il lui aurait cassé la figure !
- Tu vois Papa casser la figure à quelqu’un ?
- Euh non... mais quand même ! Maman lui aurait donné des coups de parapluie ! Bing,
bang, boum !

Je rigole, franchement.

- Il ne pleuvait pas, elle n’avait pas de parapluie... et puis tu sais, ce baiser...

Je m’arrête, presque émue. Le jeune était plutôt mignon, dans les 16 ans, un petit brun aux yeux doux,
et surtout, il avait l’air… si innocent, si pur, si gentil. Pas comme les boutonneux de mon collège qui
me dégoûtaient, ou qui me faisaient peur à crier leurs obscénités, à nous prendre ou pour des
chaudasses, ou pour des thons.

- Je l’ai trouvé... agréable, ce baiser.


- T’es malade ?!

Chiara me regarde d’un air scandalisé.

- Non, c’était comme un ange... un ange posé sur mes lèvres... juste posé, tu vois.

Je tapote, tout doucement, mes lèvres.

- Tu es cinglée ma sœur !
- Non, romantique.
- C’est la même chose !

Je regarde ma petite sœur. Elle a l’air franchement ulcérée. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend
pas qu’on puisse se faire embrasser dans le noir et ne pas avoir envie de tuer la terre entière.

Chiara. Toujours en pétard, toujours la main sur le couteau, et avec ça, rudement intelligente,
tellement plus que nous tous, ma mère avait refusé qu’elle saute une classe car elle la trouvait trop
fragile, immature, d’une certaine façon, ce qui n’était pas faux.

Car si Chiara avait un sacré esprit acéré, très clairvoyant, qu’elle comprenait les choses incroyablement
plus vite que les autres, elle était aussi une parfaite idiote question sociabilité. Elle se gaussait des
autres, se moquant de ce qu’elle appelait leur déficience intellectuelle et en même temps, pleurnichait
sur sa solitude. Elle n’avait aucune copine, si ce n’est Eulalie Vingras, un autre gros QI, à l’appareil
dentaire et aux chaussettes dans les tongs.

Chiara est le genre à faire peur, même aux adultes. Elle est tellement intuitive, dans son genre, qu’elle
sait toujours où appuyer pour vous faire mal, du moins, vous mettre mal à l’aide. Et jamais heureuse,
avec ça, la frangine. Même à 3 ans, quand j’allais la chercher à l’école maternelle, son air triste parmi
les autres enfants assis sur le banc me frappait, terriblement.

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J’espérais qu’en grandissant, elle trouverait quelque chose qui l’adoucisse, lui fasse aimer la vie, mais
pour le moment, ça n’a pas l’air d’être le cas.

- Bon alors, tu dors ou tu joues avec moi ?

Chiara me secoue, elle a sorti son jeu de Monopoly. Ma sœur a plein de tocs, et le Monopoly en est
un. C’est son antidépresseur à elle quand moi c’est plutôt le vin rouge et la lecture, l’écriture aussi, car
quand cela me vient, je finis comme si j’avais avalé trois kilos de sérotonine.

Cela fait tellement longtemps que cela ne m’est pas arrivé.

Je joue en étant ailleurs, je pense à cette histoire de boulot, ira, ira pas ? Chiara me ruine sans fin avec
des hôtels innombrables dans tous les quartiers chics où cette harpie capitaliste à choisir d’agrandir
son patrimoine immobilier.

- Je préfère jouer avec Papa... il a le sens des affaires et les parties sont quand même plus
drôle qu’avec toi, pseudo gauchiste que tu es...

Je ris, c’est vrai que ce jeu m’a toujours un peu dérangée. Surtout depuis que j’ai vu Val, qui vote bien
à gauche, se mettre à dépouiller férocement malgré ses suppliques cette pauvre Olive à qui elle est
allée jusqu’à lui voler sa rue Lecourbe.

Je l’embrasse alors qu’elle se met au lit avec un manga qu’Olive lui a offert. Chiara aime beaucoup
Olive, et réciproquement. Je suppose que c’est parce que toutes deux ne sont pas nées dans l’époque
qui leur convient. Elles ne sont pas démodées, ni même décalées, elles sont carrément déconnectées,
hors époque.

Je retourne dans le séjour pour dire au revoir à ma mère qui regarde un feuilleton débile à la télé, et
là, j’ai un choc.

Assise sur le canapé, avec ses cheveux grisonnants, son air épuisé, j’ai cru voir, trait pour trait, Mamie
Georgette.

La vie n’a pas été tendre avec elle, c’est vrai, mais en même temps, personne ne l’a forcée à épouser
mon père, à tout juste 21 ans. Elle n’a même pas l’excuse d’avoir été enceinte, vu que je suis née 3
ans après. Et puis, à 48 ans, elle pourrait tout à fait se retrouver quelqu’un, si elle y mettait du sien. À
notre époque, des tas de femmes de 48 ans font se retourner sur leur passage des hommes même
bien plus jeunes qu’elles.

Je m’assois à côté d’elle sur le canapé, et je lui prends la main. Je ne fais jamais ça d’habitude mais là,
je ne sais pas pourquoi, je me sens saisie d’une impulsion.

- Mains froides, cœur chaud.

Ma mère me dit, en retirant sa main.

- Tu devrais y aller... je n’aime pas que tu rentres tard, ton quartier n’est pas le mieux
fréquenté.
- Maman, y a toujours du monde.
- Quand tu penses qu’une fille s’est fait violer dans le métro à 18 heures 00 en pleine heure
de pointe, ça ne me rassure pas...
- Bah alors tu vois, 18 ou 23 heures, qu’importe l’heure à laquelle on rentre, si c’est ton
heure, c’est ton heure.

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Ma mère m’a regardée d’un drôle d’air. Je me suis levée et je suis allée chercher mon sac.

- À la prochaine fois, m’man !


- Tu me tiendras au courant pour les résultats de tes examens ? Et après ta licence, tu vas
faire quoi ? Un master ? Avocate, ça ne te dirait pas ? Toi qui aimes tant les mots ! La fille
de...

Je lève les yeux au ciel.

- Mais Maman, les avocats sont tous des pourris.


- O toi et tes clichés ! Certains sont très bien, celui de notre divorce était exemplaire !
- Je vais devoir y aller, Maman, comme tu le disais, il se fait tard, je ne voudrais pas finir
violée sur un strapontin, dans le métro...
- Quand même....
- Au revoir, Maman !

Je dépose un baiser sur sa joue et je file avant d’être rhabillée pour la fin de l’hiver. Le genre d’habits
bien laids, bien gratouillant, dont ma mère est l’artisane la plus parfaite en ce bas monde.

Cette journée pourrie est au moins terminée.

Je doute donc je fuis


Je me lève, péniblement, à 9h00, après n’avoir cessé d’éteindre mon réveil depuis 7h30 du matin,
ma voisine d’à côté ayant fini par s’y adjoindre en tambourinant sur la paroi commune. Elle est un peu
plus âgée que moi, ce qui lui permet de toucher le RMI, j’évite de lui parler, j’ai peur de l’effet miroir.

Mon café bu, je me jette dans le ménage pour ne pas penser à ce coup de fil que je vais bien devoir
passer à moins d’achever prématurément Ettore Lazzaro.

Je fourre quelques vieux papiers dans le sac poubelle (qui déborde), passe une éponge sur le lavabo
de la salle de bain gris de crasse, frotte un chiffon sur la tâche de café incrustée de mon bureau depuis
quelques mois au moins, m’assois du coup devant l’ordinateur, pour ajouter une phrase à mon grand
roman, La mécanique de la vie, si vous avez suivi.

Attendre lui permettrait de voir dans quel mesure le hasard jouait dans son existence et
observer d’une scientifique façon si, en ne faisant rien, cette dernière était aussi vide en
termes d’évènements que lorsqu’elle se démenait à essayer d’en faire surgir...

Puis je sèche, plus rien ne me vient. Je demeure alors assise devant mon écran de longues minutes,
bientôt trente, l’heure a même été dépassée, et voilà même que je m’avise qu’il est déjà 11h00... Je
compose vaillamment le numéro de monsieur Paul-Louis Sergent... avant de raccrocher aussitôt.

Non, non, je ne renoncerai à aucun de mes idéaux ! Mais euh de quels idéaux s’agit-il au fait ? Eh bien,
écrire le roman du siècle dans mon deux-pièces, écrire encore et toujours, et devenir célèbre, vivant
de ma plume au lieu que de me compromettre dans un emploi de bureau aussi répugnant que vide
de sens.

Mais à 11h30, le ventre noué, je recompose le numéro de monsieur Sergent. Les dés sont jetés, ma
vie va basculer, j’écoute la sonnerie en fermant les yeux, quand enfin cela décroche.

- Allo ?

Une voix molle.

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- Allo, je voudrais parler à Monsieur Sergent.
- C’est lui-même mademoiselle... ou bien madame...

Petit gloussement convenu.

- Je vous appelle de la part de Madame Lamiche...


- C’est qui celle-là ?
- Euh, l’amie de Monsieur euh...

Merde, comment il s’appelle déjà le chirurgien-dentiste.

- Bon qu’importe ! Que me voulez-vous ?


- Eh bien, il semblerait qu’il y ait des vacations à pourvoir...
- Faut voir. Vous êtes baisable ?
- Pardon ?!

Où suis-je tombée mon Dieu ?

- Je répète : vous êtes présentable ?


- Euh oui.
- Je veux dire... il s’agit de décrypter des cassettes de je ne sais trop quoi dans un obscur
bureau sans fenêtre ni luminosité excessive, la chose est entendue, mais on ne veut quand
même pas de va-nu pieds... ni de vulgarité !
- Bien sûr, je comprends.
- Vous êtes jolie ?
- Quoi ?!
- Polie, vous êtes polie ?
- Euh oui. Enfin, il me semble.
- Bon, parfait... demain 14 heures 00, 128 avenue de l’Opéra, je vous attends. Demandez
monsieur Sergent, Paul-Louis de son petit nom. C’est moi, œuf course...

Il glousse à nouveau. Seigneur…

- Mais euh, concernant le poste, est-ce que vous pouvez m’en dire un peu plu...

Pof. Il a déjà raccroché.

Je pense très, très fort à Kafka, qui s’est emmerdé toute sa vie dans un bureau pour écrire son œuvre,
des romans sombres, profonds, précieux (que je n’ai pas lus). Je pense aussi très fort au fait de gagner
un peu d’argent, d’en mettre de côté avant de rebondir littérairement parlant.

Je poursuis mon grand ménage avant que de m’adonner à la sieste, ou plutôt, de m’adonner à la
rédaction de lettres de motivation appelant aussitôt au sommeil. Puis, à l’heure des sorties de
bureaux, je m’installe à nouveau devant mon ordinateur bien décidée à reprendre La mécanique de
la vie. Je relis les dernières phrases écrites.

Brune n’avait pas le moral. Le souvenir de Malo ne passait pas, un peu comme si elle avait
avalé quelque chose de trop gras et de trop sucré, ou bien contracté une interminable
intoxication alimentaire s’exerçant plus précisément dans la région du cœur. Elle avait
beau faire : quatre ans après, elle en était toujours malade de Malo, ce qui faisait quand
même beaucoup pour une banale intoxication alimentaire s’en étant pris à son cœur.

Malo, Malo cœur, ce mauvais jeu de mots ne la faisait pas rire du tout.

33
Pas fameux. Le téléphone se met soudain à vibrer.

- Allo... ?
- Allo Léna ? C’est Philo !
- Ah salut, ça va ?
- Au petit poil !! Un verre, là, à 18 heures 47 pile poil, ça ne te dirait pas ?
- Ben euh je suis en train d’écrire mon roman...
- Je t’attends Aux belles brunes ne comptent pas pour des prunes, à toute !
- Mais...

Elle aussi, elle a déjà raccroché. Aux belles brunes ne comptent pas pour des prunes, ça veut dire au
minimum 3 euros le demi et 10,59 euros la quiche si on s’attarde et qu’on a faim. Or on s’attardera et
j’aurai faim, et plus un sous en poche. En même temps si Paul-Louis Sergent m’embauchait, des sous,
j’en aurais... oui mais si comme d’habitude, je me renversais un pot de yaourt sur la cuisse ? Que je
n’étais ni présentable ni polie, comme il disait ? Que je faisais tout foirer comme cela m’arrivait si
souvent ?

Bien sûr, Philo pouvait me payer un verre et une quiche, ce n’était rien dans son budget, enfin pas
grand-chose, mais cela faisait quand même un paquet de verres et de quiches qu’elle me payait.

ꖿꖿꖿ

Je la rejoins finalement Aux belles brunes ne comptent pas pour des prunes en me jurant de m’en
tenir à une bière même si je dois crever de faim devant une Philo s’enfournant un énorme steak avec
des frites bien grasses, le tout arrosé d’un rouge délicieux.

Je l’observe en m’approchant, tapotant sur son téléphone, vêtue de son jean et de sa veste de cuir,
ses cheveux très bruns noués en chignon, à la fois très bohème et très fille salariée, rebelle et intégrée,
mince et longue... un mélange détonnant et réussi.

De nous quatre, Philo est la plus belle, franchement, la plus sexy, c’est aussi la plus apte à tout envoyer
en l’air le temps d’une soirée, à devenir vraiment archi folle l’espace d’une nuit pour redevenir le
lendemain une fille sérieuse avec des responsabilités et une attitude très professionnelle. Elle s’est
plus d’une fois retrouvée dans un lit qui n’est pas le sien, en compagnie d’un gars dont le souvenir lui
revient au fil des minutes, son radar secret l’avertissant de dégager au plus vite, certains mecs étant
du genre gluants (dis-moi, et si on se faisait un ciné, ce soir ?).

L’horreur horrible, comme elle dit. Philo lève le nez alors que je m’assois en face d’elle.

- Eh bien t’en fais une tête !


- Je suis crevée.
- Encore ? Dis-donc tu n’aurais pas un manque de quelque chose que tu es toujours crevée
comme ça depuis quelques temps...
- Euh non, je crois que c’est dans ma tête.
- Ne me dis pas que tu fais une dépression comme tout le monde en ce moment, t’as jamais
été à la mode Eléna Lazzaro !

Philo s’esclaffe grassement.

- Euh non, je suis juste un peu... euh tracassée quoi.


- Ah, la vie, l’amour tout ça ?
- Par exemple.
- Bon, question travail, t’en es où ? T’as appelé le gars ?

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- Oui mais...

Philomène prend un air heureusement surpris. Je lui avais en effet jeté cela en pâture, hier, par texto,
comme quoi j’avais un plan (façon mon père).

- Ah ça c’est bien ! Et il t’a dit quoi ?


- Je crois qu’il est fou...
- Ah non commence pas Lénouille !

Philo me regarde d’un air plus inquiet que fâché. Elle me voit déjà venir, moi et mon éternelle peur de
l’engagement, même infime, ma crainte de mettre un seul demi-doigt de pied dans l’eau quand elle,
est déjà en train de nager au large (c’est une image œuf course).

Je me défends.

- Je t’assure, Philo... il dit des mots à la place de l’autre...


- Il souffre peut-être d’une forme de « dys » quelque chose ? Très à la mode ça aussi... demande
à Val, elle en a toute collection dans sa classe.

Je secoue la tête.

- Je ne sais pas mais il est vraiment trop bizarre le mec...


- Bon et tu le vois quand ?
- Demain. Si j’y vais...
- Bien sûr que tu y vas !
- Ben je ne sais pas si...
- Comment ça ? T’as autre chose en vue ?
- Ben je me suis remise à mon bouquin et je sens que ça reprend bien... vraiment.

Super bien même, j’ai relu dix fois un paragraphe et dormi une bonne collection d’heures sur un autre.

- C’est bien un mi-temps ce job non ?


- Un 72 %... C’est 22 % de plus qu’un mi-temps !
- Eh bien cela nous fait 72 % au turbin et 50 % à ta table d’écrivain !
- Mais ça fait 122
- %!
- Et alors ? Tu ne dors pas 10 heures par nuit à ce que je sache ? 7 heures à ton âge, c’est
bien suffisant.
- Mais j’ai peur que...

C’est pas vrai que je dois me justifier, merde à la fin.

- Que quoi ?
- Que ça coupe ma créativité... je ne suis pas sûre que le réel soit une très bonne source
d’inspiration pour moi, tu vois.
- Au contraire ! Une vie de bureau c’est merveilleux pour avoir de l’inspiration ! Des tas de
personnages vont te tomber tout cuits dans la bouche !
- Oui mais...
- Bon écoute, Léna darling, entre rien et pas grand-chose, je ne vois pas bien où est le
risque... au pire tu te tires ok ?
- Oui mais...
- Pas de mais ! Bon qu’est-ce qu’on boit et on mange ? Je t’invite pour fêter ça !

35
Je veux protester mais elle a déjà passé commande. C’est la dernière fois, je me le jure.

- La prochaine fois, j’aurais une paye... enfin peut-être... et je t’invite, dac ?


- Ouais, ouais, c’est ça, t’inquiète, I will survive comme dirait l’autre...

Il faut que je trouve un moyen pour échapper à ce truc... même si en même temps, je suis tentée par
ce confort, certes minable, mais cela ne doit pas être si mal non ? Pourquoi il y aurait-il autant
d’employés de bureau sur cette terre ? Cela montre bien que...

- Dis donc tu m’écoutes Léna ou pas ?

Philo s’agace, devant moi.

- Euh oui, tu disais ?


- Je disais que si Charlot pense vraiment publier le journal intime de la Hyène Martine,
même si, tiens-toi bien, il a cependant des scrupules...
- Charlot ? Des scrupules ?!

Pour le coup, je réattéris aussi sec.

- Eh bien... il y fait mention dedans du chien d’un de ses amis en des termes pas très...
élogieux, si tu vois ce que je veux dire.
- Du chien d’un de ses amis ? Tu te fous de moi Philo ?!

Philo se marre comme une cruche.

- Et pas qu’un peu ! C’est pour voir si tu es bien revenue avec moi...
- Très drôle. Sinon, t’as eu des nouvelles de Val ?
- Un SMS... Elle va bien, tu la connais, elle est déjà repartie au charbon. Mentalement,
s’entend.
- Ah.
- Elle aurait repéré un ETAPS grand lecteur à une réunion de quartier.
- Sans blagues ?
- Un truc comme ça... et toi ?
- Ben quoi moi ?
- T’as un plan ?
- Mentalement oui...
- Un plan cul, je te parle.
- Je peux pas, je cherche déjà du travail.

Je grommèle.

- Ben en tout cas, si tu vises le couvent, t’as trouvé la tactique ! Chapeau !


- Mais comme tu dis toujours, il faut laisser faire le hasard, n’est-ce pas mon petit lapin ?
- Quand je dis ça, je veux parler du hasard, mais le genre suscité... Tiens, à propos de hasard
à susciter, j’ai un plan soirée samedi soir. Un concert électro dans un ancien abattoir !
- Ah super...
- Cache ta joie !
- Ben moi l’électro bof quoi...
- Mais c’est un prétexte, pour rencontrer des gens ! Des mecs s’il faut te mettre les points
sur les nénés !
- Ouais... mais comment on peut faire un concert électro dans un ancien abattoir ?

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- Ah ça... c’est un couple d’artistes en vogue dans le 10ème arrondissement, elle écrit, il
dessine ou l’inverse, très bobo mais très coooooool, le couple, je crois qu’ils font des trucs
à trois, voire à quatre, j’aime bien ce côté partageux.

Je la laisse dire, elle fantasme pas mal, la Philo, je sais que si elle est branchée cul, comme elle dit, elle
reste tradi, genre pas plus de deux, merci.

- Bah je verrai.
- Allez Mamie, promis, je te ramène à l’EHPAD avant l’extinction des feux !

On devise encore quelques temps, entre quiche, salade et frites, sans oublier un peu (beaucoup) de
rouge. Il y a un groupe de filles qui fêtent visiblement un anniversaire, et je crois comprendre qu’elles
travaillent toutes ensemble. Elles poussent des hurlements de rire à intervalles réguliers, sinon, rien,
il y a de grands, grands silences à leur tablée. Si cela trouve, dans six mois, pour mon anniversaire, je
serai assise à une tablée de collègues, jeunes et vieilles, en train de souffler mes 25 bougies dans un
silence pesant entrecoupés de hurlements de rire quasi hystériques.

Cette pensée me remplit d’effroi... et je dois penser très fort à l’ANPE et à mes parents, pour ne pas
fuir (en pensée) le rendez-vous de demain.

Philo me dit que Charlot est aussi en tractation pour publier le récit de voyage en Egypte en forme
d’autofiction, avec dessins et photos, d’un auteur-photographe très baroudeur, la photo du type est
plutôt du genre à la motiver. Brun, d’un style beau gosse un poil voyou, les deux oreilles percées de
créoles en argent, et la carlingue plutôt musclé, on imagine quelques tatouages sous le cuir, elle est
comme toutes les filles, finalement, elle aime bien les clichés, je me dis, un peu mesquinement.

Cependant, d’après le peu de contact qu’elle a eu avec lui, elle l’a trouvé arrogant et prétentieux,
rempli de mantras aussi éculés que méprisants (qui voyage à plus de un, se déplace mais ne voyage
pas).

Si Charlot veut publier cet inconnu, c’est parce que, selon lui, le tourisme va redémarrer en Egypte
avec charters et croisières sur le Nil, par fagots entiers de touristes à bob crème 50 dans l’année qui
vient, il le sent. Philo se tapote le nez en rigolant.

- Il suppute surtout que l’Artiste a gros carnet d’adresses de galeristes parisiens sans
compter qu’avec son physique de baroudeur un brin voyou, il va nous affoler les
ménagères sur un large spectre temporel, allant de 15 à 87 ans, tu vois...
- T’en as pas marre de bosser pour ce type ?

Je demande à Philo pour la millionième fois au moins.

- Ça fait à peine trois ans, Léna. Faut être un peu réaliste dans la vie ma cocotte. J’apprends
des trucs, Charlot me laisse très libre et je remplis mon carnet d’adresses... Et puis, à part
le couvent, les urgences et l’enseignement, rien n’est jamais blanc blanc en ce bas monde,
et encore, t’as des curés pédophiles, des profs tortionnaires et des médecins libidineux !
Alors oublie le blanc... et vive le gris !
- C’est juste que tu pourrais tellement trouver mieux, toi...
- Je n’y passerai pas toute ma vie, mais pour le moment, ça me convient. Je me donne
encore un poil de temps, et après, je pense démissionner en bidouillant pour toucher des
sous de ton cher ami ANPE et faire un grand voyage...

Mon cher ami ANPE. Au moins, je ne magouille pas, moi, pfff.

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- Bon, Philo, c’est pas le tout, je vais me rentrer...
- Ah oui, déjà 23 heures 30... t’irais pas boire un verre quelque part ?
- C’est que... quand tu m’as appelée j’écrivais bien, je voudrais continuer...
- Ah bon.

Ah bon. Son regard en dit long. S’il est dur pour une auteure de ne pas être publiée, il est tout aussi
douloureux de ne pas être considérée comme telle par son entourage immédiat. En même temps,
quand on me demande d’un ton précautionneux, des nouvelles de mes écrits, je le prends tout aussi
mal.

Je comprends de plus en plus l’existence nécessaire de la Muse, le genre éternellement aveuglée qui,
non seulement stimule chaque jour son grand homme ou sa grande femme, mais surtout édifie un
paravent d’amour et de foi entre lui ou elle, et le monde, permettant ainsi à l’artiste d’avancer sans
être sans cesse taraudé par la critique, le doute et le persiflage.

- Vous avez lu ce qu’écrit cette pauvre Léna ?


- Oh my God, elle ferait mieux de se contenter d’être employée de bureau...

Nous voilà dehors, et Philo, déjà sur son vélo. Elle a réglé l’addition, elle en est au moins à la dizaine
me concernant mais je dois dire qu’elle ne m’en a jamais fait la remarque.

- Allez, merde pour demain hein ! Tu me tiens au courant !


- C’est-à-dire que...
- Et samedi, je passe te prendre chez toi !!

Je n’ai pas le temps de nuancer son enthousiasme, la voilà déjà enfuie sur son improbable VTT. Moi
aussi, je suis venue en vélo, le fils du concierge qui vit du RMI mais travaille au noir, me l’a réparé. Je
lui ai filé quelques boites de thon reçues de ma mère, qu’il va revendre à bas prix à la loi 1947, du
deuxième étage, une vieille dame qui semble être née dans cet immeuble et qui fait le désespoir du
propriétaire de son appartement qui, à force, est devenu lui aussi un vieil homme.

Je rentre en roulant doucement, dans le soir frisquet qui me pique les yeux, les joues, je me sens ni
heureuse, ni malheureuse, juste suspendue dans les rues de Paris, libre et seule, avec cette sensation
idiote que la vie m’appartient, comme à tout le monde, et que je vais enfin malgré tout décoller vers...
vers quelque chose de bien.

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Un drôle d’endroit
Le ventre noué, je toque à la porte.

- Entrez bordel de merde !

Braille une voix qui va bien avec les mots, c’est-à-dire pas amène du tout. Je rentre, donc. Un dos qui
tape sur un écran d’ordinateur, avec un doigt. Le dos se retourne. Un visage rond et rose, des cheveux
en brosse, des grosses lunettes à montures épaisses, le genre de binocles que même la Sécu se refuse
à rembourser depuis au moins la fin de la Seconde guerre mondiale.

- Qui êtes-vous nom de Dieu ?!


- Euh je suis Eléna Lazzaro... je viens pour l’entretien d’embauche concernant...
- Ah oui, ça me revient ! Mademoiselle... ou Madame... Tenez, serrez-moi ça !

Et il me tend une main étonnamment molle à entendre son ton.

- Enchanté de faire votre connaissance Mademoiselle Larozo...

Qu’il me roucoule d’un air un peu inquiétant.

- Lazzaro...
- Ouais, ouais... bon parlons peu, parlons bien. Ce n’est pas l’emploi du siècle que je vous
propose mais enfin, il faut bien commencer par quelque chose et quand on n’a même pas
20 ans...
- 24 ans et demi.
- Ah oui tout de même... bon, disons que c’est toujours un pied dans la porte, Mademoiselle
Zalaro, et la porte par définition, ça ouvre toujours sur quelque chose n’est-ce pas, au
moins sur un pied sectionné... Ahahahahahah....

Sur ce, il éclate d’un rire façon asthmatique. Quand il se calme enfin, je suis en train d’essayer de me
rappeler le numéro du SAMU.

- Bon, je vais vous rassurer... ou vous décevoir, c’est selon... la vacation, ce ne sera pas avec
moi !

O merci mon Dieu !

- Moi, Paul-Louis Sergent, je ne fais qu’encadrer (il fait le geste), puisque je suis le DRH,
Mademoiselle Razalo !
- Lazzaro...
- Pétard, ces patronymes étrangers... bref, je suis celui qui accorde magnanimement la
vacation, et qui l’expédie à qui en a besoin... en l’occurrence Monsieur Jean-François
Kastro... vu que moi je suis DRH, comme je crois vous l’avoir déjà signalé... je suis celui qui
fait travailler, le chef d’orchestre de ces lieux, même si nous sommes plus livres que
violons ahahahaah...

Et à nouveau une minute d’asthme hilare, j’aurais peut-être mieux fait finalement de ne pas sacrifier
mes non-idéaux aussi flous soient-ils.

Monsieur Sergent se met d’un coup debout, comme s’il était sur ressorts, façon culbuto quand on voit
son physique (petit gros à courtes jambes).

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- Sur ce zou, on va le voir, monsieur le chargé èsssssssssssss Lectures et je m’y remets, j’ai un
bilan à pondre moi !
- Mais euh, vous ne m’interrogez pas ?
- Bah sur quoi ? Le bac ? C’était le Japon ? Ou alors encore cette petite salope de Bovary ?
- Pardon ?

Mon Dieu, mon Dieu... Le Sergent s’est rassis, du coup.

- Cette gourdiflotte de Jessica, où a-t-elle donc encore fourré votre CV ? Ah le voilà...


Diplômée Sciences po Paris, doctorat sur la réforme agraire en basse-Guinée... mais
qu’est-ce que vous venez foutre ici ? Ici c’est la culture, pas l’AGRICULTURE !
- Euh... Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous l’envoyer... mon CV.
- Ah ouais c’est vrai ça... bon, vous tenez vraiment à me dire ce que vous avez fait dans
votre courte vie ?
- Eh bien...

Et merde, je crois bien que je suis en train de me verser le pot de yaourt sur la cuisse, là. Car question
expériences et parcours, je n’ai franchement pas grand-chose à raconter, même en brodant à grosse
aiguille. Tu ne pouvais pas te taire, stupide Léna !

Mais le Sergent s’est déjà relevé promptement sur ses petites jambes rondes, et il m’entraîne, deux
doigts pincés sur le coude comme si me toucher le dégoûtait, au pas de course dans le couloir où nous
croisons des gens comme si nous étions derrière les vitres d’un TGV. C’est qu’il marche rudement vite
pour un petit gros, Monsieur Sergent.

Le voilà qui arrive devant une porte, qu’il ouvre à la volée, et où se dévoile un nouveau dos tapant sur
un écran avec les deux doigts de la main gauche, bang, bang, bang.

- Monsieur Kastro, voici votre nouvelle vacataire... Eléna Lozaro.


- Lazzaro...

Le dos se retourne. Un petit frisé brun, en costume cravate, rose la cravate, et chocolat, le costume.

- Ohoho... Bonjour Mademoiselle.

Le petit frisé brun rajuste ses lunettes et me fait un large sourire. Paul-Louis Sergent poursuit d’un ton
boudeur, voire un brin méprisant.

- Monsieur Kastro, c’est Mademoiselle Zoralo qui va vous aider à saisir les 255 cassettes du
synode sur « Le livre sans lecteurs » ... je ne sais vraiment pas qui ça peut intéresser ce
genre d’enculage de rayonnages, mais bon, enfin, comme il nous faut épuiser la ligne des
vacations si on ne veut pas avoir une suppression de crédits pour la fois, l’unique, où on
aurait vraiment besoin...

Il a un geste, l’air de dire, ça ou autre chose hein mon tintin.

- Vous êtes bien aimable, Monsieur Sergent, cela ne fait jamais que 3 ans que j’attends de
voir enfin saisis ces actes de synode qui a tout de même réuni 52 personnes dont 8
éminents spécialistes du Livre sur 5 jours entiers...
- Eh bé, ma zézette ! C’est que ça en fait des quéquettes ça !

Monsieur Sergent a, là, un air in déniablement méprisant en disant cela. Je me demande, une fois
encore, si j’ai bien entendu. Monsieur Kastro se redresse et ses boucles brunes s’agitent, belliqueuses.

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- Monsieur le ministre de la Culture lui-même a regretté de ne pouvoir y assister, la
politique de la francophonie en Guinée équatoriale l’ayant retenu hors de France...
- C’est quoi le rapport ?
- Aucun, c’est juste pour dire. Il n’a pas pu hélas venir et il aurait pourtant bien voulu.

Monsieur Kastro a dit ça d’un ton badin. Franchement, il pensait vraiment que le ministre de la Culture
viendrait à son synode ?

- Ah tiens, bizarre... bon... anyway... quand mademoiselle Zolaro aura fini le premier tiers,
vous me l’enverrez, j’ai d’autres ambitions pour elle...

Putain, il commence à me chauffer le petit goret avec mon patronyme étranger comme il dit.

- Mon nom c’est Lazzaro, L-A-Z-Z-A-R-O, je crois important de vous le signaler en tant que
DRH.
- Ah oui c’est vrai, vous me mettrez un badge hein ma petite dame ! Moi sorti de Dupont,
Durand et Sergent, je suis perdu dans votre savane...

Monsieur Kastro a l’air furieux. Mais je suppose que ce n’est pas à cause de mon nom ni des propos
limite de Monsieur Sergent.

- Je regrette monsieur Sergent, il avait été dit et redit que j’aurais droit à cette vacation de
72 % pleinement jusqu’à la fin de l’été, le 31 août très exactement. Ne m’obligez pas à en
passer par les instances représentatives !
- Si elle travaille pour moi, elle travaille également pour vous ! Non ? Quel sens du collectif
pour un gauchiste comme vous !

Monsieur Sergent cherche visiblement la bagarre. Je dois dire que je n’ai pas franchement envie de lui
allouer ne serait-ce que 2% de mon 72%.

- Ah bon ? Dois-je vous rappeler que vous êtes au bureau du personnel, monsieur Sergent,
moi je suis chargé de mission Lectures avec un « s ». Je ne vois aucun rapport entre les
deux services !
- Moi si, nous sommes tous deux, chacun à notre façon au service du Livres ! Avec un
Ssssssssssssssssssss ! Des Chiffrezzzzzet des Lettresssssssssssssssssssssssss ! Donc des
chiffres zégalement...
- Il y a Livre et Livres !
- Ecoutez monsieur Kastro, me cassez pas les burnes, vous...

Je commence à me sentir angoissée. L’ambiance n’a pas l’air d’être le point fort de cet endroit. Même
à 72 %, ça ne va pas arranger mon moral. Je me demande déjà comment me tirer de ce guêpier. Un
arrêt maladie ? Avant même d’avoir commencé ? J’entends déjà ma mère, alors là bravo, en 32 ans
de carrière, jamais tu entends, JAMAIS je n’ai bénéficié d’un seul jour d’arrêt maladie, je ne mange
pas de pain-là, moi, ma fille...

Entretemps, ils semblent être tombés sur un accord. Jusqu’à la fin avril, à temps plein des 72% avec
monsieur Kastro, et à quart de temps du 72% en mai, juin et juillet pour monsieur Sergent, soit 18%,
et 54% avec monsieur Kastro. Seulement, de fin juin à mi-juillet, je serai plutôt à 36% du 72% avec
Monsieur Sergent car il a des ordres de paiement à passer en grand nombre... Et en août, on verrait
bien.

Du bétail. Je suis du bétail. Monsieur Sergent est reparti en claquant des talons, enfin des fesses, et le
calme est revenu. Je me sens comme sonnée.

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- Ne faites pas attention, mademoiselle Lazzaro, monsieur Sergent est très certainement
un ancien des OAS...
- Euh, c’est-à-dire...

Jean-François Kastro prend un air tout à la fois rêveur et féroce.

- Aux beaux jours de mai 68, il faisait partie, je suis sûr, du groupe des OAS, les grands
Organisateurs d’Apéros Salopeurs... c’est eux qui laissaient traîner des tas de
cochonneries dans les AG des amphis pour accuser ensuite les trotskistes de mépriser la
classe laborieuse des femmes de ménage... vous voyez le genre !
- Euh oui...

Pas du tout.

- C’est de l’Histoire, Mademoiselle, préhistorique pour vous sans nul doute... j’avais 20 ans,
et jamais je n’oublierai ce joli mois de mai... le temps des cerises, et des banderoles, et
des amphis occupés sentant les pieds et le saucisson fermenté...

Assis sur mon bureau, il balance ses pieds dans le vide d’un air extatique. Bien, bien, et après ?

- Bon et pour le travail ? Que dois-je faire ?


- Oh c’est que vous êtes du genre pressé vous.
- C’est que... je suis là pour ça après tout...
- Vous avez raison, je parle, je parle... je vais vous expliquer tout ça !

Il saute sur ses pieds et se dirige vers son bureau.

- Asseyez-vous à mes côtés... je n’aime pas l’aspect Chef avec moi devant l’Autel et vous,
derrière à recueillir la sainte Parole...

Toc toc à la porte. Une tête passe le chambranle. Hirsute la tête avec une grande barbe. Des yeux
bleus délavés façon créature illuminée des métros tardifs vous apostrophant devant tout le monde.

- Tiens voilà mon Jimmy Galbiche... Que me vaut ta visite ?


- Y a une AG du personnel à 13 heures 00, tu y vas ?
- Quelle question ! Bien sûr que oui !
- Bon, faut qu’on cause de cette histoire de pointeuse... s’ils continuent avec leurs
conneries, grève illimitée !
- Ouais ouais, mais je ne pense pas qu’ils nous l’imposent, ils ne sont pas fous... même
Cruella est de notre côté.

Jimmy Gribiche lâche un petit rire mauvais.

- Tu te fiches de moi ? Cruella est des leurs... tu sais bien que c’est l’œil de Moscou, de
Sergent et consorts... elle fera des pieds et des mains pour l’avoir sa pointeuse, cette truie
réac !

Jean-François Kastro prend un air songeur.

- Paul-Louis Sergent ne fera jamais cette erreur, on explose tous les horaires ici.
- Tu te débines ? Tu ne veux plus Lutter ? Combattre le Grand Kapital ?
- Mais non, j’ai pas dit ça, ce que je propose c’est...

42
Et là, c’est reparti pour un tour de blabla. J’ai de plus en plus envie de m’y mettre, au travail. Ou de
m’enfuir.

J’entends déjà Val me faire la morale sur ma posture primitivement anti-service-public, mais là je dois
dire, que c’est du gratiné, on frôle des sommets caricaturaux insoupçonnés... à moins qu’il ne s’agisse
d’une forme de bizutage ?

Quand enfin le barbichu daigne regagner son bureau (il est chargé des commandes de matériel),
rassuré sur l’engagement militant de son collègue, Monsieur Kastro peut enfin m’expliquer mon job.

Peinard le job franchement. Je dois rester assise devant l’audio et prendre note, mot à mot, de tout
ce qu’ils disent (prenez bien garde aux soupirs et aux silences, il y a TOUT dans ces moments-là...) puis,
après avoir tout bien mis en propre, en extraire une synthèse (« ces feignasses du Ministère ne
prendront jamais la peine de lire cette extraordinaire conférence en son entier »), soit 3 pages par
heure.

- Ça ira ? J’ai bien conscience de vous demander une lourde tâche... n’hésitez pas à me le
faire savoir si vous êtes épuisée à un moment ou à un autre...
- Oh non, c’est super facile ! Enfin je veux dire, je devrais m’en sortir.
- Certains propos pourraient éventuellement vous choquer...
- Ah bon ?
- Oui... Un spécialiste, monsieur Grattecul, ose affirmer haut et fort que l’existence du livre
papier est condamnée à moyen terme... oui... carrément.
- Ah bon ?

J’essaye d’avoir l’air choqué. Je ne veux pas lui déplaire.

- Il pense que d’ici cent petites années, tous les livres papier disparaitront de la Planète
pour être remplacé par des « écrans » !

Monsieur Kastro a dit ça d’un air de dégoût. Il ajoute qu’il compte faire de ce colloque, une fois
décrypté, une sorte d’opuscule qu’il distribuera clandestinement dans les travées du salon du livre.

- Et je commence quand ?
- Eh bien... dès que vous pouvez ! Maintenant ?
- Euh c’est-à-dire...
- Ah oui le contrat de travail, les papiers tout ça... Bon, on va dire que vous viendrez lundi,
c’est bien un lundi, pour commencer une nouvelle vie...

Il me regarde de ses petits yeux joyeux derrière ses lunettes rondes. Il a les dents du bonheur et
quelque part, ça a un côté rassurant.

- Je sens qu’on va bien s’entendre, vous et moi, mademoiselle Lazzaro.


- Ma foi, si vous le dites, monsieur Kastro...
- Appelez-moi par mon prénom... Jeff !
- Euh d’accord...
- Moi, je vous donnerai du Eléna, et les relations en seront plus fluides.

Et sur ces bonnes paroles, il me reconduit à la porte de son bureau qu’il referme prestement.

Quand je repasse devant le bureau de monsieur Sergent, ce dernier me siffle. Oui, carrément. Je
poursuis ma route, dis donc coco, je ne suis pas un chien, et il se met à aboyer, justement.

- Mademoiselle ! Vos papiers !

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Je fais marche arrière.

- Comment ça mes papiers ?


- Ben oui, faut bien faire l’administratif maintenant vous avez conclu avec monsieur Kastro !
Allez hop hop, du formulaire à remplir, de la carte d’identité, du numéro de sécu, de la
carte de séjour, de la collante du bac, de l’avis d’imposition de vos parents, des bulletins
scolaires depuis votre CP hop hop hop et que ça saute !

Une maison de fous. Je suis tombée dans une maison de fous.

- Bien sûr, je euh vous les apporte lundi ?


- Comment ça ? Vous ne vous promenez pas avec sur vous ?
- Ben la collante du bac... ou l’avis d’imposition de mes parents... non, pas vraiment...
- Ahaha que c’est mignon, que c’est naïf, je vous demanderai un extrait de votre casier
virginal que vous me le donneriez ?!

Il commence à me courir, ce petit porcelet.

- Vous voulez parler de mon casier judiciaire vierge comme il se doit ?

Il m’a regardée, d’un air vaguement cochonesque.

- Les deux ma colonelle ! Bon, ne m’en veuillez pas, on clôture un audit budgétaire et c’est
tendu tendu... un stress fou, Bercy est une vraie pute...
- Pardon ?!
- Bercy nous ausculte... ne nous laisse rien passer... éconocroques et je t’en charibote un
peu au passage... Bref, mon petit, j’aurai juste besoin de votre carte d’identité et d’un
numéro de sécu, on ne sait jamais, si on doit vous envoyer à l’hôpital...
- Je les ai, là, si vous voulez...
- Tut tut tut... je suis sur un autre dossier... Bercy je vous dis... vous m’apporterez ça lundi
matin à la première heure... 10 heures zéro zéro quoi... Il vous fait mander à quelle heure
à ce propos le Kastro ?
- Nous sommes convenus d’un 9 heures 00-16 heures 05, les lundi, mardi et jeudi. Et le
mercredi, je finirai 1 heure 25 plus tard pour respecter le 2% du 70%. Vendredi sera
chômé, je dois préparer mes examens.

Nous sommes convenus. Comme si je passais le bac et que je faisais bien attention aux pièges
grammaticaux gros comme la Baleine, notre prof de français de première.

- Bon, ben à demain alors !


- Euh non, demain on est samedi...

Mais il s’est déjà recollé le museau dans l’écran.

- Circulez, Mame Ralazo, il n’y a plus rien à voir.

Vraiment quel drôle d’endroit, je me suis dit en me dirigeant vers la sortie (à moi la liberté).

Gentiment flippant, rassurant d’une certaine façon (je devrais être capable de faire le boulot) mais
tout de même, très inquiétant. Cette sorte de folie douce environnante, nimbée de mélancolie sinon
de nostalgie voire de spleen (mai 68, OAS et utopie gréviste) devait dissimuler une névrose collective
qui finirait bien par avoir raison de la mienne, de névrose personnelle.

44
Je ne pouvais pas dire que les gens n’y faisaient rien, ils avaient tous l’air affairés, seulement, je ne
voyais pas très bien à quoi.

Une fois dehors, j’ai limite hésité à entrer dans une cabine téléphonique pour passer un appel à
Monsieur Sergent pour lui annoncer qu’hélas, Eléna Larozo était morte, écrasée par un bus en rentrant
chez elle, désolée, bip, bip, bip...

Mais non, il fallait que je relève le défi du réel. Je devais prendre ce job, Kafka ne l’aurait pas renié.

45
La fièvre du samedi soir
- Une vraie maison de fous !

Je gémis en racontant tout cela à Philo même si en y repensant, j’en vois désormais le côté
essentiellement rigolo. Philomène d’ailleurs s’esclaffe.

- T’en as de la veine, ma Yourcenar ! La galerie de portraits dépasse vraiment toutes nos


espérances ! Je ne pensais pas que les ronds de cuir étaient aussi extravagants...

Nous sommes dans le métro en direction de sa soirée électro, elle-même me donnant des nouvelles
du Front comme elle dit s’agissant de la boutique à Charlot. Ce samedi soir en effet, alors que je lisais
tranquillement allongée sur mon canapé, un verre de rouge à portée de main, elle avait à moitié
défoncé ma porte pour que je l’accompagne.

- Ta vie ne changera jamais Eléna Lazzaro si tu continues à lire le samedi soir allongée sur
ton lit comme une ménagère définitivement privée de menstrues !

Toujours cette délicatesse incarnée.

- C’est pas mon lit, c’est mon canapé. Et tu es rentrée chez moi sans frapper, ma porte étant
ouverte, ce qui signifie bien que cela aurait aussi pu être le prince charmant pénétrant
dans mon antre...

Philo m’avait forcée à me faire les yeux à la Sophia Loren, comme elle dit, à enfiler un petit haut noir
pour me flatter la poitrine, j’avais réussi à garder mes baskets en envoyant bouler les talons hauts
qu’elle me proposait. Elle n’avait pas fort, au fond, ce n’est pas en restant sur mon canapé que ma vie
décollerait, même si c’était un peu le principe expérimental mis à l’œuvre dans mon roman.

Arrivées à la soirée, cependant, j’ai tout de suite une boule au ventre. Du monde, du bruit, des
hystériques heureux. Philo me colle un grand gin tonic dans les mains et m’ordonne de le boire comme
s’il s’agissait d’une question de survie médicale.

Ce qui n’est pas loin d’être le cas... j’en bois deux et je me sens soudain presque bien, limite détendue,
voire légère.

Deux mecs nous abordent. Un brun et un blond. Je te laisse le blond, me chuchote Philo qui ne les
aime pas, elle les assimile à de la viande d’élevage quand les bruns sont pour elle du gibier, du vrai. Le
brun nous apostrophe.

- Hello ! Vous venez pour le concert de Prise de Terre ?


- Non, pour la messe de l’évêque.

Répond Philo en sifflant bruyamment dans son verre.

- Ahah, tu es la rigolote des deux ?


- Euh non, c’est un duo, un peu comme Laurel et Hardy...

Je place mes billes. Le brun regarde le blond d’un air indéfinissable.

- Je vois...
- Cela dit, je danserais bien... ça a de la caisse...

Crie Philo en sautant sur place car de fait, ça tape et ça résonne, boum, boum.

- Alors viens !

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Le brun lui saisit la main, et les voilà partis vers la piste. Je reste seule avec le blond.

La trentaine, je dirais, avec une mèche qui lui tombe dans les yeux, et un sourire assez charmant. J’ai
les mains moites, soudain. Cela fait des mois que je ne me suis pas retrouvée seule avec un homme
dans un cadre qui ne soit ni une administration ni un magasin de CD ou une librairie, sinon un
supermarché avec des caissiers au lieu de caissières. Je pense aussi que mon père ne peut pas être
considéré comme « homme » puisqu’il s’agit de mon père, donc.

- Tu veux boire un truc ?


- Euh oui, je suis sur le gin... tonic le gin. Bien frappé quoi.
- Ok.

Il va me chercher un verre et j’ai à la fois très peur et très envie qu’il ne revienne pas. Mais il est là,
devant moi. Je prends le verre en le remerciant et je m’efforce de le boire moins vite sinon je vais finir
à genoux au pied d’un sanitaire et non d’un joli blond.

- Tu aimes l’électro ?
- Euh, non.
- Ah non ? Mais qu’est-ce que tu fous ici alors ?
- Je garde le sac de ma copine.
- Ahah. T’as vu juste, elle te l’a laissé.

En effet, Philo a carrément flanqué son sac par terre, à mes pieds. Typique.

- Donc je ne peux pas danser, navrée.


- Bah, je n’en ai pas trop envie. Moi non plus, je ne raffole pas de cette musique... je suis
plutôt jazz.

Ah non, ça non plus, j’adore pas. Mais va quand même falloir être un peu positive. C’est comme pour
les sondages réalisés au téléphone, un job que j’ai fait quelques temps, il faut arracher 3 oui de suite
à l’interlocuteur pour le mettre dans cette disposition positive qui l’empêche de vous raccrocher au
nez.

- Oui, le jazz c’est chouette. Même si moi, mon truc, c’est plutôt le rock, français ou autre.
- Ah bon ?
- Ben oui, c’est pas non plus de la dernière originalité non ?
- Pas chez les filles comme toi.
- Comment ça, comme moi ?
- Brune, mince et jolie. Fine comme une liane... On te verrait plutôt écouter des balades
folks ou celtiques... t’as un côté Joan Baez.

Il rigole.

- Oups, B-A-E-Z, hein, pas B-A-I... enfin tu vois, quoi.

Ahah. Je deviens tout rouge. C’est une porte d’entrée ou du simple badinage au seuil d’une porte qui
compte bien rester fermée ? Ai-je seulement envie de ce type ? Merde, au bout de 5 minutes,
impossible de décider de ce genre de choses, me concernant du moins... car visiblement Philomène
voit assez vite ce qu’il y a derrière le seuil de la porte. Elle ne semble pas loin d’être intime avec son
brun avec qui elle danse comme si elle effectuait une parade nuptiale d’un genre plutôt lubrique.

J’ai toujours trouvé tellement emmerdant ces salamalecs vaguement dragouilleuses. Je rebondis
platement.

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- En même temps, Joan B-A-E-Z, c’était un peu du rock, qu’elle jouait, non ?
- Non, c’était juste pour dire quelque chose.

Ah. Un silence, si je puis dire, vu le boucan alentour. J’ai perdu de vue Philo et le brun, mais le blond
reste fidèlement à côté de moi.

- Et à part fréquenter les concerts que tu n’aimes pas, tu fais quoi dans la vie ?

Aïe.

- Je travaille au ministère de la Culture, Département des Chiffres et des Lettres.


- Ah ouais ? Super ! Et tu fais quoi ?

Je décrypte, ou plutôt, je vais décrypter un synode sur le livre sans lecteurs, remontant à 3 ans avec
au moins 8 intervenants et un public potentiel de 52 à 55 lecteurs.

- Je suis chargée de mission... en lecture.


- En lecture ?

Le blond a dit ça, en regardant par-dessus mon épaule. Cherche-t-il une issue de secours ?

- Oui, j’étudie ce que lisent les gens et je vois ce que le ministre de la Culture, en personne,
pourrait bien faire comme politique pour qu’ils lisent euh... plus et mieux. C’est histoire
de diversifier l’offre et le public lecteur, donner envie de lire aux gens, il y a une petite
idée marketing derrière...

Vu sa gueule, il doit avoir fait une école de commerce, d’où le terme de marketing, pour l’appâter.

- Oui, je vois.

Je vois surtout qu’il en déduit que j’encule les mouches aux frais du contribuable.

- Et toi ?
- Moi, je suis avocat d’affaires.

Bingo, Maman, regarde avec qui je parle !

- Ah. Et euh... c’est bien ?


- Oui, ça rapporte pas mal et c’est intéressant. J’assiste à des procès parfois très difficiles et
je viens d’ailleurs de remporter une affaire extrêmement complexe ce qui...

Le blond se met à m’expliquer en long et en large ladite affaire qui a surtout pour but de me montrer
combien il est brillant, combien il est compétent, combien il en gagne de l’argent et par ricochet,
combien j’aurais bien de la chance de pouvoir coucher avec lui.

- Bon, c’est pas tout ça... je vais voir où est passé Jules.

Et sur ce, incroyable mais vrai, il me plante là ! Avec mon verre même pas fini ! Il a dû juger que
finalement, je ne faisais pas l’affaire, question sac de couchage pour sa queue céleste.

Je finis mon verre et en prends un autre tout en me dirigeant vers la piste de danse. J’aperçois
Philomène qui danse follement avec le brun, et le blond, non loin, le nez dans une rousse, qui n’est
pas une bière si vous voyez ce que je veux dire.

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Je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment cinq minutes avant il pouvait être encore en
train de me raconter son affaire super complexe à la noix qui mêlait banquiers et industriels, et se
retrouver, déjà, à snifer la peau de cette rouquine.

Il est peut-être venu avec ? Il est peut-être même déjà marié avec elle ?

Merde, ma pauvre Léna, le monde t’échappe complètement. Il faudrait songer à en récupérer le mode
d’emploi pour les nulles, sinon à le quitter... noviciat ou suicide.

Le reste de la soirée se passe à faire semblant de m’amuser, avec talent je dois dire, on s’y tromperait,
à échanger des propos du style, merci, après vous, oh non, ce n’est pas grave, je n’ai rien senti (ton
talon aiguille sur mon pied sur la piste de danse).

J’ai de plus en plus envie de crever, sinon de rentrer chez moi, mais je tiens bon.

Il peut toujours se passer quelque chose. Comme cette fille qui m’a caressé les fesses alors que je me
séchais les mains dans les toilettes, ou ce Tristan avec un appareil dentaire à 32 ans et demi qui m’a
suivie pendant près d’une heure tel un teckel juste parce que je l’avais écouté gentiment me raconter
l’incroyable ramification des circuits de son ordinateur qu’il s’amusait à démonter régulièrement.

J’étais au désespoir de n’avoir personne à qui parler, puis au désespoir de devoir prendre une leçon
de micro-informatique à minuit, un samedi soir, leçon administrée par un garçon que la réalité
objective m’obligeait à qualifier de fondamentaliste d’un point de vue anti-sexe.

ꖿꖿꖿ

Cependant, à 1 heure 30 du matin, je renonce. Je renonce à retrouver Philo qui a dû passer à une
autre forme d’activité physique que la danse. Je renonce à essayer de m’amuser. Je renonce à
rencontrer l’amour. Je renonce à essayer de trouver quelqu’un qui voudrait bien se mettre nu avec
moi, même pour une seule nuit, même pour se faire examiner les grains de beauté.

Et je mets le cap sur le métro, fermé comme il se doit.

Bien sûr il pleut, une pluie lourde et froide, bien pénétrante, je suis à près de 20 stations de chez moi,
je trimballe mon sac et celui de Philo, et j’ai une furieuse envie de pleurer.

Pauvre petite Eléna si malheureuse, draguée de personne sauf des garçons avec un appareil dentaire
ou de gouines peu portées sur la psychologie. Tu n’es pourtant pas si laide qu’aucun garçon (bien) ne
veuille de toi... La p’tite Léna fait la gueule, elle dit qu’elle est tout le temps toute seule, pourrait me
chantonner la Souche (sauf que ça me ferait penser à mon père, en plus brun donc), je l’ai tellement
écoutée cette chanson, au lycée. Et là, immanquablement, je repense une fois encore à Marin.

Marin.

Je l’avais curieusement rencontré en boîte de nuit, moi qui déteste ce genre d’endroit. Il était avec
des copains et avait mis assez vite le cap sur moi, venue avec Valentine et sa cousine, Marie-Odile qui,
toute la soirée, avait fixé le lointain d’un regard à la fois romantique et altier. Marin et moi, on avait
dansé ensemble une bonne partie de la soirée. Valentine me faisait le V de la victoire depuis le
comptoir où elle parlait avec un individu qui aurait pu être le père de son grand-père, quand à la fin
d’un slow, Marin m’avait embrassée.

C’était mon premier vrai baiser, à 20 ans, et bien sûr, je ne lui en avais rien dit. Ni à Val, ni à personne.
J’étais supposée avoir embrassé déjà la moitié de la terre entière et avoir bien entendu perdu ma
vertu avant de palper de mes doigts moites, ma collante du bac.

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Marin m’avait pelotée aussi, un peu, ses mains sur mes seins dans un coin obscur, et il m’avait proposé
de rentrer avec lui... ce que j’avais refusé.

C’était trop, d’un coup, pour moi.

Val m’avait tirée d’affaire en venant me dire qu’elle rentrait avec Marie-Odile qui s’était emmerdée
toute la soirée comme un rat mort car sa tactique du regard romantique-lointain-altier n’était pas du
genre fonctionnel dans ce type d’endroit. Val m’avait demandé si je comptais le revoir, toute rouge
j’avais dit, qui ?, elle m’avait donné un coup dans les côtes, j’avais marmonné, on verra bien... quand
en fait, j’en mourrais d’envie et de peur. Je tenais dans ma main moite son numéro de portable écrit
sur un bout de papier, je lui avais aussi donné le mien.

C’était la première fois de ma vie que je donnais mon numéro de téléphone à un garçon.

Val était en couple à l’époque, avec Arnaud, un doctorant en sciences du langage. Elle ne vivait pas
avec lui mais y songeait. Elle préparait le concours pour être professeur des écoles et si elle l’obtenait,
ils emménageraient ensemble, à 21 ans. Comme des petits vieux, grognait Philomène qui estimait qu’il
devrait être interdit d’emménager avec un homme avant ses 30 ans, sinon, sous autorisation médicale
expresse pour raison de handicap ou d’espérance de vie limitée.

J’avais attendu une semaine avant de l’appeler, le numéro que vous avez demandé n’est plus attribué,
veuillez vérifier que... J’avais pleuré comme un veau, vautrée sur la moquette de ma chambre et le
téléphone serrée dans la main. J’étais passée bêtement à côté de l’amour de ma vie ! J’étais nulle de
chez nulle et c’était bien fait pour moi ! Je finirais dans une soupente, vierge, seule et sans emploi, ma
mère m’apporterait des soupes en boîte et me dresserait la liste interminable de mes échecs et de
mes tares.

Le lendemain soir, Marin m’avait appelée. Je n’avais bien sûr pas dit que j’avais essayé de le joindre,
et il m’avait donné rendez-vous dans un bar. On avait parlé des heures et des heures. Diplômé de
Sciences po à l’instar de notre Olive, il préparait les concours d’écoles de journalisme. Il était beau,
intéressant et extrêmement séduisant. J’adorais sa voix, son sourire, ses yeux. Je n’avais pas grand-
chose à lui offrir à part le roman du siècle à venir (j’y songeais mais n’écrivais alors que de la poésie et
des textes courts dont deux publiés) et mes échecs en fac. Je l’avais fait beaucoup rire avec mes
portraits de ma famille, Chiara et son Monopoly, ma mère et ses maximes, mon père et ses bons plans,
sans compter mes piteuses aventures dans une fac de droit où rien, absolument rien, ne me
correspondait.

- Tu devrais écrire, Léna... Tu as du style !


- Eh bien justement...

Je lui avais alors parlé de mon Ambition. Il avait souri, gentiment, et conseillé de faire comme lui. Du
journalisme, pour commencer.

- Il ne faut pas se rêver écrivain à 20 ans, ou plutôt, il faut s’y rêver, mais plus tard... moi qui
en aie près de 24, j’ai vite compris qu’il fallait d’abord vivre et aller à la rencontre du réel
avant de songer à écrire quoi que ce soit... comment veux-tu faire autrement ?

On avait fini chez lui, ses mains dans mon slip de vierge et la trouille avait repris ses droits. J’étais raide
comme un balai, couchée sur son lit, et un doigt dans mon sexe, il s’était soudain redressé.

- Tu ne serais pas vierge par hasard ?


- Non...
- Menteuse.

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- Ça change quoi ?
- Rien.

Et il m’avait ôté tous mes vêtements, m’avait longuement caressé seins, sexe et autre (je ne sais plus
bien) pour enfin me pénétrer et me débarrasser de ma vertu car franchement, appelons un chat, un
chat, c’était digne d’une opération. Cela avait été un acte à la fois douloureux et grotesque. Mais bon,
c’était fait. Je ne peux pas dire que cela m’avait soulevée d’allégresse ni de plaisir mais au moins,
j’éprouvais l’intense soulagement de ne pas finir vierge, dans une décennie, dans ma soupente avec
les soupes en boîte de ma mère.

Il avait été attentionné... d’une certaine façon.

- Je n’ai jamais kiffé sur ça... dépuceler une vierge.


- Merci...
- Le prend pas mal, toi, c’est différent...

Il m’avait alors embrassée, et s’était poliment assuré que j’allais bien après cette terrible épreuve
initiatique pour une femme.

- Tu as eu mal ?
- Tu as eu peur ?
- Tu veux un verre d’eau ?

On s’était fréquenté durant deux mois. Chaque fois, tel un psy, il me reproposait un rendez-vous.
J’étais tellement aliénée, comme aurait dit Philo, que j’en prenais note, scrupuleusement.

Marin me disait que je ne m’aimais pas, cela se sentait.

- Tu es une fille trop sensible, Léna, il faut que tu t’endurcisses.


- C’est du cliché.
- Tu as aussi un problème avec le sexe, tu devrais consulter.
- C’est du machisme.

Cette phrase-là m’avait fait un mal de chien.

Un soir, j’ai frappé, et il ne m’a jamais ouvert la porte. Comme j’étais très amoureuse, j’ai pensé
accident, mort, kidnapping (tout en étant bien entendu pas dupe). Je me suis saoulée toute la nuit,
chez moi, ma mère et Chiara étant en vacances chez Mémé Georgette à Grenoble. J’ai songé à me
trancher les veines mais je me suis endormie avant, accablée de vodka.

J’avais attendu des jours, et des jours, avant de recevoir son SMS, Il va falloir passer à autre chose, ma
grande... la vie continue et tu as tellement d’atouts ! Tu le savais dès le début, que nous deux, ce n’était
pas sérieux...

Je n’en avais parlé qu’à Valentine, à l’époque, j’avais tellement maigri qu’elle, la grosse comme elle
aimait s’appeler, en avait été effarée. Elle avait compati avec force, au début, puis, mon chagrin
perdurant de façon assez culotté quand Arnaud venait de la plaquer après deux années (qu’est-ce que
deux mois comparé à deux ans ?), elle m’avait exhortée à passer à autre chose.

- Avec Arnaud, on pensait emménager après mon concours, et le voilà qu’il m’annonce
avoir couché avec Beauté fatale ! Encore elle, cette morue !

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J’avais bien sûr compati, mais Arnaud était tellement nul à côté de Marin, que je trouvais plutôt bien
que Val en soit libérée. J’avais ensuite prétendu avoir des plans, des coups de cœur, des béguins,
comme aurait dit Mémé Georgette. Mais je mentais, à 100 %.

J’étais comme morte, en moi. Marin m’avait déconnectée de moi-même, du plaisir, de la vie.

Le temps avait passé, ma douleur s’était estompée, un peu. Sois sage, ô ma douleur. Et tiens-toi plus
tranquille. Val voulait que j’aille consulter une psy pratiquant l’hypnose qui avait réussi à guérir une
amie à elle, à la suite d’un chagrin d’amour contracté en sixième. Comme cette dernière, j’étais une
fille de fantasmes, trop sensible et déconnectée de la vraie vie, une bonne séance de lévitation me
ferait retomber sur terre...

J’avais refusé, farouchement.

- Léna, tu te rends compte quand même combien tout ceci est excessif ? Tu le connaissais
à peine...

Et pourtant, Marin me l’avait dit, je n’ai jamais autant parlé à avec une fille qu’avec toi, c’est comme
si je t’avais toujours connue. J’avais cru et je croyais encore un peu (je l’avoue) qui resurgirait, un jour,
dans ma vie.

Me voilà arrivée chez moi, épuisée, trempée, après deux heures de marche, et je me couche ce soir
encore dans mon lit, comme dans une tombe, j’y suis seule et il y fait froid.

Je m’endors comme une masse.

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La vie de bureau
Tous les matins, sauf le vendredi, j’arrive à 9 heures 00 pétantes pour retrouver Jean-François qui,
sous ses airs de rebelle je-m’en-foutiste, est un grand travailleur qui effectue de longs horaires à la
Direction des chiffres et des lettres (DCL). Son comparse, Jimmy Gribiche, le raille souvent à ce sujet.

- Jeff, tu es le suppôt du Kapital !


- Que nenni, Jimmy... stratégie de contournement avec pénétration de l’Institution.

Je m’attèle avec ardeur à mon travail. Je suis tellement heureuse d’avoir une tâche à accomplir, un
but dans la journée, même si cela ne consiste qu’à écouter et à écrire, puis à réécrire ce que j’ai écouté,
et que tout cela ne servira fondamentalement jamais à rien.

Je n’ai plus de milliers de questions à esquiver de ma part comme de celle de mon entourage, quant
à mon avenir, ma vie, mon œuvre.

Côté grand roman, je me dis que je m’y remettrai de pied plus ferme, une fois cette vacation de
plusieurs mois terminée. Je caresse cela comme on se promet un beau voyage à Bora Bora une fois un
gros travail achevé.

Mais le temps file tellement vite... Ce lundi de mai, le Sergent est venu tambouriner sur le bureau de
Jean-François en lui faisant le grand numéro de la Solidarité au sein du Service Public, ta vacataire est
aussi la mienne, sinon nous allons couler, Bercy est à cheval sur mes épaules et tente de me faire
toucher le tapis (en gros).

- On avait dit début juin, Paul-Louis, merde...

A dit Jean-François sans même se retourner de son écran.

- On est le 15 avril ! C’est quasiment début mai !


- Ce n’est pas conforme à ce qui avait été décidé en réunion bipartite.
- Putain, Bercy est en train de m’enculer la burne et l’autre il me parle de réunion bipartite !
- Plait-il ?

Pour le coup, Jean-François s’est retourné.

- Je dis que Bercy est en train de m’acculer au mur en me demandant des factures et des
tableurs remontant à Malraux, et vous, JFK, vous pinaillez sur 15 malheureux petits jours, et
encore, j’ai compté les week-ends...

Jean-François, après consultation des instances représentatives du personnel et de son bras droit
syndical, Jimmy Gribiche, qui lui avait suggéré une grève illimitée, a néanmoins décidé d’obtempérer.
Il ne voulait pas passer pour un gauchiste égoïste (ses propres mots).

Il avait cependant reçu l’assurance que je passerai quelque 46% de mon temps partiel à ses côtés et
que je ne démarrerais que la semaine d’après.

- Je suis navré, Eléna, ce n’est pas moi qui aie le pouvoir mais le chef de la Direction des
Ressources Humaines, cette antiphrase absolue, cet oxymore grinçant, ce funeste Kapo
des temps modernes, ce...
- Ne vous inquiétez pas, ça ira très bien.
- En cas de la moindre tentative de harcèlement moral ou du plus infime abus de pouvoir
de sa part, faites-le-moi savoir immédiatement !
- Oui, je n’y manquerai pas.

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Je m’étais retenue de rire.

Là où je riais nettement moins, c’était à l’idée que je devrais partager également les lieux avec
l’Assistante adjointe personnelle du Sergent (secrétaire de catégorie B+), Jessica Cruella, ce qui sonnait
en soi la fin d’une certaine forme de légèreté (pour 26% de mon temps au travail).

Jessica Cruella est la seule personne vraiment désagréable en ces lieux. Elle est hautaine, terme bien
faible pour décrire le mépris dont elle nous accable tous, hormis les fonctionnaires ou contractuels de
catégorie A. Elle a la quarantaine, vit seule avec un chiwawa, n’est pas laide en soi mais si désagréable
que, oui, en fait elle est super moche.

Les autres, eux, sont vraiment sympas avec moi.

Monique Cheval, Secrétaire générale du Secrétariat Général, catégorie A, se prend très au sérieux mais
si on bosse bien, elle est toute prête à vous aider.

- Ici, c’est la pile A des parapheurs, A comme Attendus... là, la pile B, des parapheurs, B comme
Bancals (il faut les retravailler), ici, C comme Corrigés (les corrections doivent être rentrées),
D comme définitifs (c’est-à-dire adoptés), E comme Envoyés...

Il y a aussi Assia, une vacataire comme moi, sans aucun diplôme, même pas le bac. Son frère, Rachid,
est le chauffeur (et homme à tout faire) de la Secrétaire générale de l’Assistant du vice-Président de
je ne sais quoi, mais cela a un lien avec le Ministre. Il effectue son service civil qu’il n’a pu repousser
(il a 28 ans) car les militaires, non, très peu pour lui, Algérie ou France, même sinistre combat.

S’il a eu ce poste, c’est grâce à un de ses voisins qui a participé au, devinez quoi... synode sur le livre
sans lecteurs ! Jean-François s’est fait un plaisir de pistonner ce jeune Arabe travailleur et
antimilitariste, quel beau symbole.

Assia a mon âge mais elle est déjà mère d’un petit garçon, Idriss, âgé de 3 ans. Elle l’a eu avec son
cousin qu’elle a épousé à 21 ans, parce qu’elle en était follement amoureuse. Quatre ans après, ils
sont divorcés, et elle vit à nouveau chez ses parents dans une banlieue lointaine où elle partage sa
chambre d’enfant avec son propre enfant. Chose incroyable, elle ne semble pas malheureuse de cette
situation que je qualifierais, pour ma part, de merde totale.

Elle a les cheveux lissés, teints au henné, elle est petite et menue, assez charmante, jolie même. Elle
rit beaucoup et Monique Cheval trisse entre ses dents car ça l’empêche de travailler comme il faut.

- Assia, un peu moins de dispersion s’il vous plait, Monsieur le Président Directeur Général
de la Direction des Chiffres et des Lettres pourrait pénétrer à tout moment dans ce
bureau...

Assia l’aide à classer les parapheurs (A, B, C...), elle tape les courriers, rédigés au brouillon par
Monique, et répond au téléphone d’une voix joviale aux usagers du service public, généralement
mécontents, qui prennent ce numéro pour une forme d’exutoire à leurs multiples insatisfactions
existentielles.

- Ma voisine jette des livres neufs dans la poubelle des déchets organiques...
- Mon libraire laisse des miettes dans les livres...
- Ma bibliothécaire me conseille des livres nuls...

Il y a aussi Bernard Vuitton, le situationniste des lieux, magasinier, catégorie C. Je ne connaissais


aucunement cette doctrine, le situationnisme, qu’il s’est fait un plaisir de m’expliquer durant une
bonne heure alors que je tentais vainement de me mettre au travail. Je n’ai pas vraiment mieux

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compris en quoi cela consistait si ce n’est que Bernard est anti-tout... un peu comme la Hyène Martine,
mais d’une façon résolument gauchiste et non xénophobe.

Bernard Vuitton estime ainsi que tout est Mascarade et qu’on Se Moque de Nous. Nous sommes
condamnés à assister au Spectacle de cette Société de Consommation qui nous vide le porte-monnaie
en même temps que l’Intellect, vu qu’il y aurait comme un phénomène de vase communicant (plus tu
consommes, plus tu deviens con). Nous sommes des Moutons et un jour tout cela finira Mal, par
l’instauration d’une grande Dictature Politico-commerciale, d’ailleurs déjà plus ou moins mise en
place, car les Masses que nous sommes sont bien trop abruties par les Médias dominants pour en
avoir ne serait-ce que vaguement Conscience.

- Tous des cons, quoi.


- Oui, Léna.
- Même moi ?
- Non, pas toi.
- Ah bon pourquoi ?
- Toi, tu es une fille intelligente et pas encore récupérée par le Système.
- Tu vois ça comment ?
- Tu portes des vêtements de piètre qualité. Tu es en galère de vie, de boulot, de fric et de
statut social. Tu es considérée comme une merde. Bref, tu ne peux pas faire partie de tous
ces cons.
- Ah merci, ça me rassure.
- De rien. C’est juste la Vérité.

À part ça, Bernard Vuitton est plutôt gentil et a pas mal d’humour quand il ne parle pas politique. Il
paraît qu’il vit avec une jeune femme brillante, Amélie Ducont avec un « t », conservateur en chef
d’Etat des bibliothèques et du patrimoine... ce que j’ai un peu de mal à imaginer. Je le tiens d’Assia
qui, positionnée à 82% de son temps au courrier, est au courant de bien des choses.

Je suppose que Bernard Vuitton détend cette fille très intelligente après sa dure journée de travail et
qu’il lui mitonne de bons petits plats, vu qu’il part toujours à 17 heures 00 pétantes, sinon 16 heures
45, voire 32. Bernard est un magasinier de catégorie C et ce, en dépit de ses diplômes, un DEA en
Philosophie critique allemande, un autre en histoire des mouvements sociaux depuis l’ère médiévale...
sans oublier une maîtrise en sociologie des crétins aliénés (là je rigole).

Pour sa part, Jean-François, Jeff donc, est gentil comme tout. Il est patient, attentif, très respectueux
et a toujours peur que je me surmène. Il me flanque dehors dès que j’ai fait mon horaire, Eléna, il est
17h07, que faites-vous donc encore ici ?!, même si j’aurais bien envie de continuer car franchement,
rien de bien palpitant m’attend chez moi.

Il faut juste un peu se boucher les oreilles quand il est pris d’une transe politico-mystique sur le thème
du joli mois de mai... comme éviter absolument de croiser Gribiche qui tient toujours à vérifier mon
niveau de conscientisation politique.

- Si un patron te demande le nombre de fois où ton collègue va aux toilettes dans une
journée, tu lui réponds quoi ?
- Si un ordre de grève est annoncé et que seules 3 personnes ont déposé un préavis, tu fais
quoi ?
- Si tu...

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J’ai en effet plus de mal avec Jimmy Gribiche, responsable des fournitures et des achats généraux,
catégorie B, qui a toujours l’air de vouloir vous prendre en flagrant délit de déviationnisme bourgeois
ou d’attitude collaborationniste.

Quant à la cantine... quel monde merveilleux ! Je n’ai jamais aussi bien mangé pour si peu cher depuis
des années quand tous ces petits fonctionnaires, toute catégorie et position politique confondues,
râlent sur la qualité de la bouffe et laissent toujours leurs assiettes à moitié remplies. Je me régale de
bœuf en sauce et de veau aux carottes (pensée pour Chiara), de purée et de pâtes aux légumes, et les
desserts me font presque battre des mains.

Comme dirait Gribiche, il n’est pas difficile de faire de moi une collabo du Système. Il suffit de me
donner un ticket de cantine...

J’y déjeune souvent avec Assia, qui me parle de son fils en alternant roucoulements d’émerveillement
et glapissements d’exaspération, sinon elle me parle de son désir de rencontrer enfin l’Homme de sa
Vie, invariablement beau, gentil, riche et bien élevé. Sinon, je mange avec Bernard, qui me parle de
son Dégoût du pays et de Tout, y compris de la Cantine où il ne mange que pour me tenir Compagnie.

Je déjeune aussi avec Jean-François, rarement il est vrai, nous gardons nos distances, et parfois alors
Bernard Vuitton s’assoit avec nous. Il adore surtout croiser le fer avec Jean-François.

- Tu es allé au salon du livre ?


- Ça ne va pas la tête ? Cette Mecque du livre, ces marchands du temple ?
- Mais enfin, il y a aussi des éditeurs de qualité donc de gauche, tiens, comme ceux qui ont
publié ton cher Guy Debord !
- Ne me parle pas de cette récupération ! De ce troupeau bêlant de combinards et de
pistonnés ! Comme disait Deleuze, Est-il possible de faire avec la multitude, une collectivité
d'hommes libres au lieu d'un rassemblement d'esclaves ?
- Mais oui c’est possible. Viens donc à nos AG mon petit François !

Et ils se disputent âprement pendant que je finis avec bonheur ma tarte tatin ou ma mousse au
chocolat. Je suis comme le chat de Mémé Georgette, repus et tranquillisé, sans pli à l’âme.

- Être de gauche c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis
soi ; être de droite c’est l’inverse. Deleuze, encore et toujours !
- Tout à fait d’accord ! D’ailleurs, de famille, je n’en ai pas !

Ils ont réussi à tomber d’accord. Et je les laisse pour aller prendre le café avec Assia, qui m’attend à
l’autre étage.
ꖿꖿꖿ

Et puis un jour de mai, où nous déjeunions en tête à tête, entre les carottes au citron et le bœuf en
sauce poivre, Jean-François me lâche d’un ton pénétré.

- Vous savez, Léna, que je suis un bâtard ?


- Euh c’est-à-dire que...
- Eh bien oui, je suis né sans père. Ma mère, la brave femme, hélas depuis longtemps
décédée, a eu des relations dites amoureuses avec un prolétaire du BTP, immigré de
surcroît, qui n’était que de passage.
- Ah bon.
- Ça vous choque hein ?

56
Je suis non pas choquée mais interloquée. Pourquoi me raconter ça ? Sa vie privée de bâtard ?

- Non.
- Tant mieux.

Mais il a l’air presque déçu, en disant ça.

- Je suppose que mon père, cet homme, devait être un Maghrébin... D’ailleurs, à ce propos,
vous ne trouvez pas que j’ai une tête d’Arabe ?

Ceci demandé, d’un air plein de gourmandise. Boucles brunes, peau mate, yeux bruns. Sûr, il y avait
quelque chose en lui de méditerranéen.

- Euh oui, c’est vrai.


- Bâtard et bicot, ce n’est pas un beau début ça pour devenir un révolutionnaire ?
- Euh je ne crois pas que le fait d’être blanc et bourgeois ait constitué un frein quelconque
à leur engagement politique chez Robespierre ou Danton...

Comme tu parles bien, ma fille.

- C’est sûr mais néanmoins, je pense que c’était un signe.

Un silence. J’essaye de voir comment me tirer de là. Mais il poursuit, les yeux dans le vague.

- Si mes grands-parents m’ont accueilli avec amour, ils ne lui ont jamais pardonné cette
naissance, à elle, ma mère qui a dû rester vivre chez eux... mon grand-père était pasteur,
de surcroît.

Un peu comma Assia quoi, sauf que le père de son enfant était son cousin, qu’elle a été mariée et que
je pense pas que son père soit pasteur ou alors quelque chose m’a échappé.

- Ah bon ?
- Oui ! Des remarques du genre, Capucine, si tu avais été mariée, ton mari nous aurait
réparé le chauffe-eau... Capucine, si tu n’avais pas eu ton fils si tôt, tu aurais pu passer le
niveau 5 en dactylographie... et au bout du compte, usée par leurs remarques, elle est
morte d’un cancer à 44 ans en à peine six mois !
- Ah oui, je vois.

Ce que je voyais, c’est qu’avec ma mère, j’avais le potentiel pour me déclencher un cancer à 44 ans.

- Mais par le saint Pavé, merci ! Mai 68 nous a secoué tout ça, comme un vieux papi euh
tapis plein de poussière ! Mai 68 nous a libérés !
- C’est sûr.

Je constate poliment.

- Je m’en suis sorti grâce à la Politique. Sans elle, je serais devenu délinquant, ou bien
dépressif, voire, je ne sais pas, pire encore... employé de banque ? Quelle horreur...

Jean-François a fixé le formica d’un air épouvanté. J’ai enfin pu me tirer de là, je n’aimais décidément
pas les confidences des hommes plus âgés que moi.

Concernant Jean-François, Victorien Castor, le Responsable de la Photocopieuse, catégorie C, a


d’ailleurs cru bon de m’alerter un peu plus tard. Alors que je faisais des photocopies, avec un tact qui
faisait honneur à la notion de loyauté entre collègues, il m’a ainsi subtilement mise en garde.

57
- Monsieur Kastro baise toutes les vacataires.

J’ai fait semblant de ne pas entendre (le bruit du photocopieur).

- Il leur parle de la Révolution puis de son enfance, ou l’inverse, et pof, elles tombent le
slip !

Je l’ai remercié de m’avoir permis de photocopier le rapport social et financier annuel du service,
Monsieur Kastro devant en fournir une analyse au CHSCT prochain, et j’ai regagné mon bureau.

Un peu troublée mais sans plus.

On m’avait souvent parlé de la jalousie entre collègues mâles, quand laissés sans objectifs un tant soit
peu stimulants. Ils en étaient alors réduits à reporter leur libido laborieuse sur d’autres buts, moins
désincarnés et plus accessibles.

Les nanas.

Et une chose est sûre, c’est que je ne m’imaginais aucunement tomber le slip pour lui.

58
L’appel du 18 avril
Ce mercredi 18 avril, alors que je mets le point final ai décryptage des audios du synode, Jean-
François me propose d’aller déjeuner avec lui, aux Tuileries.

- Allez Léna, vous avez bien assez travaillé... écoutez mon appel !
- Hein ?
- Mon appel du 18 mai, ignarde ! Je vous invite à un jambon-beurre qualité italienne au
jardin des Tuileries ! En prime, une glace, italienne de même, vous sera offerte ! Suivie
d’un petit expresso ristretto comme on dit...
- Ok.

Je le suis dehors, un peu inquiète devant un tel enthousiasme pour un vague sandwich et une banale
glace. Il fait beau, il fait chaud, le voilà est en bras de chemise, tout brun, tout frisé, tout volubile à
mes côtés.

Après avoir mangé, nous partons marcher dans les allées car il fait décidément un temps à fuir les
murs. On se croirait en été, des couples marchent en se tenant la main, des jeunes, des vieux, nous
croisons un homme que je qualifierais d’assez âgé, en train de marcher en donnant la main à une
jeune fille, le genre en fleurs, blonde et fraîche, on dirait notre Olive.

Je me sens bêtement gênée, tout à coup. Jean-François se gratte la gorge.

- Dites-moi, Eléna... Vous avez des connaissances sur la révolution côté Italie ? Les années
de plomb, l’extrême gauche, Aldo Moro...
- Oui, oui. Tout par cœur ! Inutile de vous étendre !

Pitié, mon Dieu.

- Ah ah je sens une volonté d’échapper au cours magistral... Bon, à propos de cours


magistral, où en êtes-vous de vos études ? Vous n’allez quand même pas décrypter des
audios toute votre vie, vous avez sans doute d’autres ambitions dans cette existence non ?
- Eh bien...

Et là, au détour d’une allée, alors que je lui explique pourquoi j’ai tant de mal à poursuivre mes études
en droit, il m’attrape soudain, me tourne vers lui et m’embrasse. Nominus deus ! comme s’exclamerait
Chiara qui fait du latin et adore, évidemment, puisque personne n’aime ça.

Je suis tellement sidérée que je le laisse faire. Ses mains tremblent, il a un air penaud, je crois bien
qu’il s’est jeté à l’eau après avoir croisé ce vieux avec cette jeune fille en fleurs.

- C’est fou, les brunes me font toujours cet effet là quand les blondes me laissent de glace
de...
- La frisure aux doigts de pied.
- Comment vous savez ça, vous ?
- Vous vous répétez.
- Oh merde... ça me rappelle que je suis peut-être un peu trop vieux pour vous.
- Vous ne comptez pas finir vos vieux jours avec ma jeunesse non ?

Et puis quoi encore.

59
- Toi, avec toi, tu peux me dire « tu, toi, te » vu qu’on s’est embrassé... mais quand même...
une jeune et jolie fille comme toi... c’est rudement osé ce que j’ai fait là...Tu vas me gifler
maintenant ?
- Je ne sais pas.

C’est vrai que je ne sais pas. Il est face à moi, avec son sourire et ses yeux rieurs, juste assez inquiet
pour que je n’ai pas le sentiment d’avoir affaire à un patron libidineux

- Il y a quelque chose de singulier, entre nous, Eléna. Malgré la différence d’âge, je me sens
tellement proche de toi.
- Ah bon.
- Je veux dire... Je sens que tu portes en toi le même désespoir et la même soif d’idéal...

Ben voyons.

- Je n’ai pas vraiment d’idéal, Jean-François. Je me contente juste de euh vivre.


- Survivre, tu veux dire ! Tout ça parce que personne ne t’a jamais aidée ! Personne ne t’a
jamais montré le sens du combat !
- Franchement, Jean-François, vous vous illusionnez sur mes qualités de... révolutionnaire
et de...
- Je ne te parle pas de ça, banane, mais de ta vie ! Qu’est-ce que tu vas faire avec une licence
de droit ? Merde ! Une fille comme toi, belle et futée !
- Mais vous disiez...
- Tu, tu...
- Tu me disais que...
- Fais donc de la socio... comme moi.
- Mais on fait quoi avec de la socio ?
- Eh bien, plein de choses... chargé ès lectures, prof de socio... ou bien DRH !
- DRH ?!
- Une gentille DRH, très humaine et très sensuelle...

Et sur ce, il m’embrasse encore. Et sur ce, je me laisse encore faire. Comme avec le jeune homme du
train fantôme. Comme une vraie aliénée que je suis, dirait Bernard Vuitton.

Monsieur Kastro baise toutes les vacataires.

Est-ce que j’ai seulement envie de lui ? Je me tâte. Je ne me sens pas physiquement très attirée,
d’accord, mais pas non plus révulsée. Il me plait... à sa façon. Il parle bien, il est respectueux, il n’est
pas laid.

Si je sors avec lui, je n’en attendrais rien.

Je me dis aussi que j’ai de fortes chances d’apprendre pas mal de choses avec lui, sexuelles
notamment, sans pour autant devoir souffrir en plus sentimentalement.

- Eléna, j’attendais ça depuis tellement longtemps... je rongeais mon frein en attendant que
tu aies fini la rédaction du Synode, je ne voulais pas te troubler... dans ton travail de
rédaction.

Tu parles d’un argument.

Nous rentrons sages comme des statues du parc et il me propose que l’on se retrouve, à la sortie des
bureaux, au pied de mon vélo.

60
Je passe la journée à relire et à corriger les fautes du document dans un état d’excitation étrange. J’ai
juste envie de voir ce qu’il va se passer. Vers 16h00, Paul-Louis Sergent me fait mander dans son
bureau.

- Ainsi que vous le savez, ma petite Larozo, vous viendrez lundi travailler en notre
compagnie...

J’ai renoncé depuis longtemps à corriger mon nom avec cet imbécile.

- D’accord.
- Vous vous occuperez de pointer les lignes budgétaires engagées, en regard de celles en
attente de confirmation.

Putain, la passion.

- D’accord.
- Je ne veux AUCUNE erreur.
- Je n’en ferai pas.
- Si j’en trouve une, je vous viole !
- Pardon ?!

Paul-Louis Sergent retire le doigt de son nez, et précise.

- Je vous colle ! Jusqu’au soir !


- C’est entendu.
- Vous vous installerez là.

Il tapote le bureau en face de celui de Cruella qui est absente aujourd’hui. Je tiens de Monique, qui le
tient de Ginette, la standardiste de la Direction des Chiffres et des Lettres, catégorie C, qu’elle devait
subir une légère intervention chirurgicale aujourd’hui.

- Si vous avez des questions, Jessica vous aidera... c’est une personne très aidante et très
tournée vers ses prochains, les subalternes.

Comme dirait ma Maman, il vaut mieux entendre ça que d’être sourde.

ꖿꖿꖿ

Je retrouve donc Jean-François à 17 heures 04. Il a prétexté un rendez-vous syndical avec le délégué
SUD-Livre de la section Culture. Il m’accompagne à mon vélo et me demande si je peux le prendre sur
mon porte-bagage.

- Vous avez un siège grand enfant ?

Je lui rétorque.

- Eléna, tutoie-moi, merde ! J’ai l’impression d’être VGE qui a pris une auto-stoppeuse au
bord de la route.
- En l’occurrence c’est moi qui vous... qui te prends au bord de la route.
- Bien vu. Je peux aussi pédaler avec toi derrière.
- Vous... tu vas te tuer !

Le tutoyer n’est décidément pas naturel.

- Tant pis, ce sera une belle mort ! Go, go, go !

61
Et nous voilà partis, lui pédalant, moi derrière pouffant comme une cruche. Je me demande vers où il
roule.

- Vers chez toi, patate !

Comme dirait Olive, tout ceci est un peu cavalier. Je me demande vaguement si je dois appliquer la
directive qui veut qu’on n’ouvre pas son chez soi intime dès le premier soir. En même temps, ce genre
de directive vaut quand l’amour est (éventuellement) concerné, ce qui n’est absolument pas le cas ici.
Je me dis, pour me rassurer et puisque parce que c’est plus amusant ainsi, que je vais me livrer à une
expérimentation. Coucher avec un vieux.

Arrivée à la Bastille, il s’arrête en nage à un troquet. Il souffle comme s’il allait crever sur place.

- Tu es du genre fausse maigre toi !

Nous prenons place en terrasse devant un verre de bière, puis deux, et bientôt trois.

- Tu me plais, tu le sais ?
- Euh, je suppose.
- Tu me fais penser à Joan Baez.
- Ah tiens.

Cela faisait longtemps, tiens.

- Et moi, je te plais ?
- Je ne sais pas.

C’est vrai, il ne me déplait pas mais me plait-il ?

- Tu ne sais pas ? Comment peut-on ne pas savoir ça ? On vous apprend quoi à l’école ?
- Disons, que je suis prise de court... je ne pensais pas que mon responsable hiérarchique,
quinquagénaire de surcroît, m’embrasserait, c’est tout.
- J’ai à peine plus de 50 ans, merde. Et en faisant abstraction de ma position hiérarchique,
comme tu dis, je te donne envie de faire l’amour ?

Merde, carrément.

- Ça c’est du direct.
- Ben oui, mai 68 nous a dépoussiéré tout ça, ma bonne dame.
- Oui mais tout de même...
- Ohlala tu ne serais pas un peu coincée sous tes airs de fille libre ?
- J’ai des airs de fille libre moi ?
- Ben oui, tu as vu ta bouche ? Tes yeux ? Tes cheveux ? Tu es un appel à l’amour charnel,
Joan Baez !

Qu’est-ce qu’ils ont tous avec celle-là ?

Il me regarde. Ses yeux sont pétillants et je ne sens curieusement aucune crudité malsaine derrière
ses propos. Je le sens franc, nature, cela doit être Mai 68, comme il dit. Le retour à l’état de nature, la
fin des conventions sociales et de la morale bourgeoise, youkadi youkada, balancez-moi ce slip !

- C’est vrai que tu baises toutes les vacataires ?


- Qui t’a dit ça ?

Jean-François a pris un air franchement outré.

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- Victorien Castor.

Jean-François bondit littéralement sur sa chaise.

- C’est faux ! Archi faux ! Ah l’aigri ! Ah le frustré ! Tu es la première vacataire de ma vie !


- Ah bon.
- Je te le promets, je ne suis pas un... salaud de cadre A ! Tu me plais, j’ai cru comprendre
que tu étais seule, et me voilà. Ce n’est pas interdit non ?
- Comment tu sais ça tu sais que je suis seule ?
- Bernard me l’a dit.
- Ah tiens.

Sacré Bernard. Il m’avait demandé l’air de rien si j’étais célibataire, et si c’était « par choix ». Drôle de
question… Il avait prétendu l’être aussi, sans le prétendre vraiment. Disons qu’il ne faisait pas grande
publicité sur sa vie conjugale avec Amélie Ducont avec un « t ». Assia me disait les avoir vus une fois,
manger ensemble au parc leur jambon-beurre, en se tenant la main, assis tout droits sur leur banc.
Elle, très grande, très mince, une serviette en cuir posée sur le sol, lui, les cheveux en pagaille, mal
rasé.

Assia m’avait dit qu’elle ne comprenait pas ce qu’il faisait avec ce genre de fille. Moi c’était l’inverse.
Je me demandais bien ce qu’elle, elle faisait avec ce genre de garçon...

- Et toi ?
- Et moi quoi ?
- Tu es célibataire ?
- Je ne suis pas marié.
- Mais tu as quelqu’un ?
- Plus ou moins.

Merveilleux. Il se gratte la gorge et me demande.

- Ça te gêne ?
- Pas à l’heure qu’il est.
- Mais à l’heure qu’il sera ?
- Non. Sauf si c’est une vacataire.
- Non. C’est une veuve. Qui s’accroche à moi.

La classe.

- Une malheureuse rencontrée dans un bar... On se tient compagnie, de ci, de là... rien
d’extraordinaire, tu sais.
- Ah ouais.
- Bon, c’est pas tout ça, on va chez toi ?
- Eh bé, c’est encore du mai 68 ce genre de sortie ?
- On peut dire ça comme ça.

Nous voilà repartis, à pied cette fois. Le Père Lachaise n’est plus très loin. Je pousse mon vélo d’une
main, je ne voudrais pas le tuer sur la fin de parcours. Mai 68 ou pas, il s’est battu pour payer les
verres.

- C’est ma fichue culpabilité néo-bourgeoise.


- Moi c’est mon foutu opportunisme féminin.

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Chez moi, à sa demande, je lui sers un verre de vin qu’il boit comme un godet d’eau quand moi, j’ai
juste commencé à siroter, pas si pressée que ça. J’ai à nouveau la trouille. Gagner du temps... Je ne
suis soudain plus si sûre de ça, de tenter l’expérience. Mais il se met à m’embrasser, à faire courir ses
mains partout sur moi, tirant sur mon jean puis me pousse sur le sofa.

Je râle.

- Merde, un peu de lenteur.


- Ah oui pardon, mais j’attends ça depuis tellement longtemps... dès que je t’ai vue, avec ton
casque, à écouter mon audio, je me suis mis à bander.

J’ai envie de rire, ou de pleurer, mais enfin, après Marin, on peut dire que c’est d’un genre détendant.
Le voilà déjà en moi, grâce à mes bons services, je m’y suis décidée, je m’en suis saisis, moi la gourde
du plumard. Allez, Léna, Révolution !

- Et la capote ?

Il me dit d’un air de prof, soudain dressé sur un coude. Ses lunettes sont de guingois car dans le feu
de l’action, il a oublié de les enlever.

- Ah oui merde t’en as une ?


- Ben non, ça fait bien 30 ans que j’en ai plus utilisée...

Menteur va. En farfouillant dans ma trousse de toilette, j’en trouve une que Philo m’a donnée pour
que ça me porte chance. Et on remet ça, on dirait un peu une opération, une opération qui n’est pas
désagréable, convenons-en, j’aime bien son odeur, une eau de toilette citronnée, sa peau sur la
mienne mais ça ne me fait pas grand-chose d’autre.

Tout ceci se terminer par son plaisir, sonore mais sans excès, et le mien, absent, il constate d’ailleurs
que je me suis montrée dissipée durant l’amour, ai-je seulement joui ?

On dirait un médecin, un médecin assis tout nu sur mon lit défait. Car on s’était transplanté en cours
de route dans mon lit, la fenêtre du séjour n’ayant pas de rideaux (en attente d’installation depuis un
an et 4 mois).

- Oui.

Même pas vrai mais bon, je ne veux pas passer pour la frigide de service.

- C’est important de jouir, Eléna.


- Léna. Tout le monde m’appelle Léna. Eléna, c’était le nom de la mère de mon père, une
femme toujours habillée avec des bas noirs, épais, alors je préfère Léna.
- D’accord, Léna, mais il faut jouir, tu sais. Trop de femmes pendant trop d’années ont
enduré le sexe des hommes sans qu’on ne songe même à leur donner le plus petit des
plaisirs. Si le plaisir vaginal te pose un problème, je peux te caresser le clitoris.

Ben merde alors.

- Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es toute rouge... J’ai dit quelque chose de mal ?


- J’ai chaud.
- Non, tu es gênée. Tu es gênée par ces mots ? Il ne faut pas ! Au besoin, il faut les répéter
en boucle pour les neutraliser, clitoris, gland, vagin, anus... répète avec moi !

Là, je suis limite couleur hémoglobine.

64
- C’est franchement pas très romantique, tout ça.
- Il faut appeler un chat, un chat, si on veut y arriver.
- À quoi ?
- Au plaisir.

Et il me force à m’allonger et se met à me caresser l’organe ci-nommé. Sauf que bon, là, j’ai vraiment
l’impression d’être en train de subir une opération, je me mets carrément à rigoler.

- Concentre-toi un peu !
- Laisse-toi aller !
- Ne pense à rien !

Ohlala je vais bientôt me faire engueuler. J’essaie de faire un effort, de convoquer des images un peu
cochonnes, de visualiser la chose, puis je pense à Marin et là, soudain, le plaisir éclate.

- Ah voilà. Tu vois que tu peux.

Jean-François a l’air tout content et moi j’ai envie de pleurer. Est-ce que je vais toujours devoir penser
à Marin même pour jouir avec un homme dont je me fiche, même si je l’aime bien ?

- Tu as l’air triste...
- Non.
- Mais si ! C’est venu d’un coup. Tu as joui et pof, ton sourire est tombé en miettes.
- C’est la bière.
- Tu penses à quelqu’un ? Il y a quelqu’un d’autre dans le lit avec nous ?
- Mais non.

Je n’ai pas envie de parler de Marin à Jean-François. Mais il est futé quand même, la vache. À moins
que ce ne soit un truc classique, la fille triste après le sexe parce qu’elle pense à son amour perdu.
Comment savoir ? Je sais si peu de choses...

- Je sais que tu me caches quelque chose Léna... Il t’est arrivé un truc et tu en souffres et tu
ne veux pas en parler.
- Bah, pas plus qu’à une autre.
- Tu as été obligée de coucher avec un garçon parce qu’il était trop tard pour le dernier
métro et que tu ne voulais pas dormir dans la rue ? Tu as été victime d’un viol par
consentement passif et forcené ?
- Oui, et en plus, il était Chiraquien, le mec.
- Patate va !

Il me balance une tape en gloussant. Je me détends. Jean-François est sans doute une chance pour
moi, à sa façon. Il regarde sa montre.

- Bon, c’est pas tout ça, je vais devoir y aller...

Super.

- Mais il n’est que 18 heures 45 !


- Je sais mais je suis attendu.

Il ne rigole plus, là, pour le coup.

- C’est quoi que cette histoire ?


- Je vis avec Lydie.

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- Merde ? Tu vis avec ?
- Oui, et elle est très jalouse.

Le pire, c’est qu’il n’a vraiment pas l’air de rire. Monsieur Kastro baise toutes les vacataires. Mais il est
déjà à la porte, après m’avoir envoyé un baiser façon cinéma du coin de la porte avec un air à la fois
joyeux et navré.

- On se revoit demain... darling !


- Jeff, attends…
- A domani, bambina ! Je dois vraiment filer !

Je me sens sidérée, même pas outrée, juste sidérée... et curieusement soulagée. En voilà un qui ne
risque pas de m’encombrer et de me piétiner le sentiment. Même si, certes, je ne vise pas bien haut,
comme dirait Philo, sachant que c’est encore le mieux pour ne pas trop se casser la figure.

66
Les leçons de vieux
Chaque vendredi, nous nous voyons donc, mon vieux et moi. Réglé comme une pointeuse, Jeff arrive
à 12 heures 22, et repart sur le coup des 14 heures 24. On fait l’amour puis on mange, mais parfois,
après, si Jeff est en forme, on refait l’amour. S’il a pris une RTT, il arrive le matin à 9 heures 06, et nous
partons en vadrouille dans Paris, mais toujours après avoir fait l’amour.

Nous faisons donc toujours au moins une fois l’amour le vendredi, c’est le traitement.

Nous parlons aussi beaucoup, cela fait partie aussi de la cure. Jeff estime que je ne suis pas dans un
état normal, je nécessite des soins appropriés pour être à même de vivre comme une personne
normale, au sens, réelle et épanouie.

Avant de le rencontrer, j’avais bien conscience que je ne tournais pas tout à fait rond, disons, que je
ne vivais pas comme vivent les Hommes (comme dit l’autre), mais je ne pensais pas mon cas aussi euh
singulier.

- Au deuxième millénaire, une fille de 24 ans et demi qui ne fait pas l’amour régulièrement
n’est pas une fille normale !

Si cette pauvre Olive l’entendait...

Bref. On peut aussi décider, s’il a pris une RTT, de passer tout le vendredi chez moi, allongés dans mon
lit, à poil, à bavarder (après avoir au moins fait une fois l’amour), idéalement avec un verre de vin à
côté de chacun de nous.

Jeff dit que cela lui fait penser à John Lennon et Yoko Ono dans leur chambre d’hôtel au Reine Elizabeth
de Montréal. Il considère John Lennon comme une sorte de bâtard, au motif que son père a foutu le
camp et qu’il n’a jamais vraiment connu l’amour parental.

- Tu sais pourquoi ils faisaient ça ?


- Quoi ?
- Passer leurs journées au lit...
- Ils faisaient la grève générale pour que Jimmy Gribiche puisse en faire une.
- Ahah.

Jeff me balance une taloche, son Jimmy c’est sacré. Il me dit que, quand John Lennon est mort, il en a
pleuré dans son café. Il n’était pas particulièrement fan mais son histoire de môme quasi bâtard faisait
écho à la sienne. Jeff est obsédé par les bâtards. Il en voit partout. Il trouve étonnant que je n’en sois
pas une, selon lui, j’en ai le parfait profil.

- Ah bon ?
- Oui, on ne sent pas l’amour parental.

Je me sens curieusement piquée au vif quand je suis la première à récriminer après le manque
d’amour, tangible du moins, de ma mère et la désinvolture de mon père.

- Mes parents m’aiment !


- C’est bizarre... Alors ils te battaient ? Ta mère te pinçait les fesses si tu lui piquais son
rouge à lèvre ? Ton père se promenait en slip panthère aux fêtes de fin d’année de ton
école laïque et obligatoire ?

J’éclate de rire mais je me sens troublée.

67
- Non. Ils étaient tout à fait normaux.
- Trop peut-être ?
- Je ne sais pas...
- Je te mets au défi de me raconter un seul bon souvenir avec elle !
- Eh bien... Quand j’étais petite, ma mère me prêtait sa poudre. J’adorais sa poudre... C’était
sa seule coquetterie et j’adorais son odeur douce et sucrée. Elle était toujours pressée ma
mère, avec les services à l’hôpital et mon père toujours par monts et par vaux avec ses
« bons plans », mais elle me laissait parfois la poudrer... Ma mère, c’est ma mère, elle est
comme ça, pas marrante mais elle n’a pas été aidée par mon père, sans compter sa mère
à elle, qui a été dure avec elle.
- Tu l’aimes alors ?

Jeff a l’air limite déçu.

- Ben oui, bien sûr.


- Ah bon ? Tu es sûre ? Tu ne ferais pas un déni ?

Jeff a l’air dubitatif.

- C’est ma mère, ma seule et unique mère, sur cette terre. Je la comprends mieux, en
vieillissant...
- Tu parles d’un argument, on dirait un politicien du RPR.
- C’est juste que... c’est devenu plus compliqué, après la naissance de ma sœur.
- C’est quoi le rapport ?
- Eh bien, un truc géant lui est tombé sur les épaules. Je ne veux pas l’accuser, Chiara, je pense
qu’elle a juste joué un rôle de catalyseur, mais quand même, elle a été un bébé pénible, puis
une gamine insupportable et maintenant, une ado très difficile. Ça l’a usée, à force, ma mère...

Je lui montre une photo de Chiara. Jeff s’exclame.

- Dieu qu’elle est laide !


- Merci à toi, ô vieil Apollon.
- Elle a tellement l’air sinistre... Elle ne serait pas d’extrême-droite ?
- Non, juste surdouée et sur-chiante.
- Elle a pensé à la Révolution ?
- Tu rigoles ? Dès qu’on est plus de deux dans une pièce, elle brise la fenêtre pour foutre le
camp !
- Eh bé, les filles Lazzaro ne sont décidément pas des filles de mai...

Jeff, en général, en profite pour me raconter ses souvenirs de mai 68, ce qui, répété, finit à la longue
par me lasser. Je n’éprouve aucune attirance pour ses histoires de barricades, d’amphis occupés, d’AG,
de motions de truc chouette, de manifestations à coups de pavés, etc. La seule chose que je lui envie,
c’est la bande de potes, qu’il avait à cette époque. On dirait une bande d’amis, comme dans les films,
il n’était jamais seul, comme moi qui, sortie de mes trois grandes amies, ne connait pas grand-monde.

Quand je l’écoute, je me sens seule, à en avoir froid partout.

- Nono, Flo, Manu, Geneviève, Jeannot… on en a passé du temps à débattre des réformes
agraires et des embauches en usines, autres qu’un job d’été dans une fabrique de pâtes
de fruit, et...
- Jeff, tu me l’as déjà dit.
- Ah bon, tu es sûre ?

68
- Oui.
- Le coup de l’amphi occupé plusieurs nuits de suite avec Bébert qui a fait cuire des œufs
sur les radiateurs poussés à bloc, je te l’ai déjà raconté ?
- Oui, même qu’en mai, je comprends mal que les radiateurs fonctionnaient comme ça, à
bloc.
- C’était la révolution à tous les niveaux, ma chérie.

Ses yeux brillent, vraiment.

Mes parents, je me demande ce qu’ils fabriquaient, à cette époque, ils étaient ados mais bon, on a
déjà vu des ados faire de la résistance, on peut donc supposer qu’ils auraient aussi pu faire mai 68,
non ? En tout cas, ils n’en parlent jamais, mon père dirait qu’il était sur un bon plan et ma mère qu’elle
s’occupait de Mamie Georgette qui avait déjà des tas de maladies tandis que Papy Raymond était sous
sa pierre tombale depuis au moins dix ans.

ꖿꖿꖿ

L’amour (physique) avec Jeff est doux. Il prend son temps, procède par de longs préliminaires pour
s’assurer que je suis bien échauffée comme il dit. Il n’est certainement pas le genre petit lapin
mécanique tacatacatac que tant de femmes récrient, à commencer par Philo qui a arrêté plus d’un
Duracell en cours de coït, comme elle dit.

Je commence même à comprendre ce qu’il y a d’intéressant à cela, je commence même à vraiment


aimer cela.

Une fois, une seule fois, il me prend un peu violemment, il est pressé, il a une réunion au ministère
sur l’avenir de la virgule (quelque chose comme cela), et là, à mon grand désarroi, j’éclate en sanglots.

- Merde, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

La dernière fois que j’avais fait l’amour avec Marin, il m’avait suggéré que l’on joue une fausse scène
de viol. Il m’avait labourée comme un Duracell hystérique, et quand je lui avais crié que j’avais mal, il
m’avait dit.

- Faut vraiment que tu te lâches, Léna, t’es trop coincée.

Le pauvre Jeff, au contraire de Marin, est tout désemparé. Il ne cesse de s’excuser.

- Mais ce n’est pas ta faute...


- Ben si, patate, c’est moi qui t’ai fait mal. Toi, tu n’y es pour rien.

Je pleure, lamentablement.

- Non, c’est moi qui ai un problème !


- C’est quoi que cette histoire ? Depuis quand on a « un problème » parce qu’on a mal
quand on est une femme et qu’on a pris un coup violent, même involontairement de la
part de son partenaire, dans cet organe si fragile qu’est le vagin ? Sans compter que j’ai
totalement bâclé les préliminaires, point de caresses ni de simulation clitoridienne...

J’explose de rire, à travers mes larmes.

- Quel est le petit con qui t’a dit ça un jour ?


- Quoi ?
- Que t’avais un problème ?

69
- Un... mec.
- Je m’en doute, patate, mais dis-moi qui c’est ! Je m’en vais lui donner des coups de dico
de psychologie sexuelle dans les couilles moi !

Du coup, je lui parle de Marin. Il m’écoute en me caressant avec un doigt léger le ventre, les côtes, les
seins. Je me sens si bien, si en sécurité. Ma pauvre fille, dirait Philo, qu’est-ce que tu fous dans les bras
de ton papa ?

- Encore un petit macho qui a compris son mai 68 de travers... putain de merde, tout ça
pour ça... parfois, je me dis qu’on leur a ouvert la porte, à tous ces connards jamais remplis
que de leurs simples couilles !

Jeff est vraiment furibard.

- Jouissez sans entraves ! Ça vaut pour les DEUX ! S’il ne te faisait pas jouir, c’était au moins
autant SON problème à lui qu’à toi ! C’était même QUE le sien !
- Mais il n’en avait pas avec les autres filles. C’est donc que cela venait de moi...
- Comment le sais-tu ? Tu sais le nombre de femmes qui font semblant ?
- Ben euh...
- La majorité.

Jeff me dit ça, d’un air très satisfait.

- Avec toi aussi ?


- Comment ça ?
- Elles font semblant avec toi aussi ?
- Sans doute. Enfin, ça a dû arriver... je ne me fais pas d’illusions, va.

Je préfère en rire.

- Léna, je t’assure, ce mec était une merde, tu dois l’oublier. Je ne le dis pas pour que tu me
prennes à vie dans ton deux-pièces, juste pour que tu passes... à quelqu’un d’autre, de
bien cette fois.
- T’es vraiment généreux.
- Ah ça, c’est l’esprit 68, ma petite.

Jeff regarde sa montre, je sais qu’il doit y aller, il s’est mis très en retard, et en retard pour moi, et moi
seule. Cela me fait du bien.

De ma fenêtre, je le regarde partir, remonter ma rue, de son pas pressé, et je souris. Je l’aime comme
un vieux pote, comme un chouette amant, pas comme un petit ami, mais j’adore ce sentiment-là,
dépourvu de tout danger.

ꖿꖿꖿ

Mai 68 ou pas, je reconnais que Jeff a au moins le mérite de croire en quelque chose qui dépasse sa
petite personne, à l’instar de Valentine, toujours prête à montrer au front, mais avec près de 30 ans
de plus.

Tous les deux se refusent à accepter l’injustice sociale, et tous les deux agissent en ce sens. Moi aussi,
je déteste l’injustice, je suis archi contre, mais comme 80 % des gens, je ne fais rien.

Par exemple, quand Cruella a voulu que le contrat d’Assia, début juin, ne soit pas reconduit au motif
qu’elle n’avait même pas le bac, tout juste un BEP Comptabilité, alors qu’une autre candidate à ce

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poste, le tri du courrier et quelques heures au standard, se présentait avec un doctorat d’histoire de
l’art médiéval en territoire lacustre, Jeff s’est battu comme un lion pour qu’Assia soit reconduite,
accompagné du Gribiche qui a enfin pu observer un jour de grève générale dans son bureau.

- Entre une doctorante en histoire de l’art et un simple diplôme de BEP comptabilité bidule
chouette, pour un poste de tri du courrier, c’est évident... on prend la plus diplômée !

Jaspinait Cruella dans les couloirs, y compris devant cette pauvre Assia, ce qui franchement manquait
tellement de classe que même Monique, pourtant très hiérarchie, a lâché.

- Un peu de retenue, Jessica, Monsieur le Président Directeur Général de la Direction des


Chiffres et des Lettres peut à chaque instant franchir les portes de ce bureau...

Paul-Louis Sergent a obtempéré car il n’aurait jamais gagné face aux instances représentatives vu
qu’Assia était déjà dans la place. Assia a donc eu droit au mirifique contrat d’une année, renouvelable
par accord tacite sauf non-accord explicite.

Assia est donc restée, mais la pauvre, elle en était toute tremblante.

- Tu te rends compte ? J’ai un enfant à nourrir moi !

Cruella, ce jour où elle a été défaite par Jean-François, m’a alors lancée, méchamment.

- Au fait, Paul-Louis souhaite que tu files un coup de main au fonctionnaire de la Cour des
Comptes qui vient cet après-midi...
- Mais cet après-midi, je travaille avec Jean-François.
- Eh bien, il faudra lui dire que ce ne sera pas possible.
- Mais ce n’est pas à moi de lui dire, c’est à monsieur Sergent.
- Monsieur Sergent n’est pas là.
- Il est où ?
- Au cimetière.
- Comment ça ?
- Sa femme l’a appelé... elle a trouvé une croix gammée taguée sur leur pierre tombale, elle
en a fait un malaise et les CRS ou les pompiers, sinon l’ONU, je ne sais plus bien, l’ont fait
mander toute affaire cessante.
- Ah bon, Paul-Louis Sergent est juif?

Je ne voyais pas du tout Monsieur Sergent en juif avec la kippa, la kashrout et le sabbat. Surtout la
kippa. Remarquez le sabbat, guère non plus.

- Mais non ! Justement ! Ils ne sont PAS juifs et c’est ça qui l’a mise dans tout cet état ! Tu
te rends compte ? C’est encore pire ! C’est l’horreur absolue même !

Cruella m’a regardée d’un air horrifié, guettant ma propre horrification.

- Mais euh, en même temps, si on est juif, ce n’est pas beaucoup mieux de trouver sa tombe
taguée avec une croix ga...
- Donc, tu diras à monsieur Kastro que tu travailleras ici cet après-midi, et que demain, tu
récupèreras auprès de lui. C’est entendu avec Paul-Louis.

Putain la galère.

- Mais comment veux-tu que j’aide un fonctionnaire de la Cour des Comptes ?


- C’est simple. Il te montre les chiffres et tu lui dis qu’ils sont les bons.

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- Hein ?!
- Ben oui, il suffit de lui lire les tableaux. Il n’a besoin que de ça, comme aide. Être sûr que
c’est tout juste.

Heureusement, Jean-François s’est fâché tout rouge et a forcé Cruella à se cogner le boulot.

- Eléna n’a aucune compétence sur le sujet, et vous, Jessica, vous êtes celle qui, en plus,
avait établi ces tableurs... alors assumez !
- Mais enfin Jean-François, vous savez très bien que monsieur Sergent a un peu calculé
excessivement les amortissements du mobilier bureaucratique dit ergonomique et que...
- Ce n’est pas mon problème. Et encore moins celui d’Eléna !

Il était beau, mon Jeff, ses boucles en bataille et ses yeux lançant des éclairs. Jimmy Gribiche, appâté
par la dispute, s’est pointé.

- Et si vous n’obtempérez pas, Jessica, on lance un mot d’ordre de grève générale !

Cruella a obtempéré et a reçu le fonctionnaire de la Cour des comptes. Un jeune homme, fort bien de
sa personne, habillé avec classe mais décontraction, des lunettes de soleil plantées dans ses cheveux
clairs.

il a claironné en arrivant.

- Bonjour la compagnie ! Ernest Peaudecerf, contrôleur à la Cour des Comptes !

Et ma foi, Cruella n’a pas eu l’air si mécontente que ça de se retrouver à la corvée. Elle allait peut-être
réussir à lui amortir le coup des amortissements...

Jeff m’a assuré, la main sur le cœur, qu’il aurait fait ça pour n’importe qui, amante ou pas, vacataire
ou non. Il ne supportait tout simplement pas cet abus de pouvoir permanent des bien lotis sur les
précaires, des sédentarisés sur les nomades, des vieux sur les jeunes, des hommes sur les femmes,
des adultes sur les enfants, des...

- C’est bon, Jean-François, j’ai compris le concept.

N’empêche. C’est rassurant, quelqu’un qui, globalement, fait ce qu’il dit. Politiquement du moins car
privativement parlant, il ne doit pas être si honnête que cela avec sa Lydie.

- Léna, ça la tuerait si elle savait.


- Ah bon.
- Disons que fragile comme elle est, elle le prendrait mal.
- Ma foi, pourrait-on lui en vouloir ?
- Oui, elle serait très déstabilisée et craindrait de se retrouver seule... à nouveau. Elle a tant
souffert d’être veuve précocement d’un fonctionnaire des impôts, alcoolique.
- Et toi ?
- Moi ?
- Tu as peur d’être seul, à nouveau ?

Un silence.

On entendait les oiseaux, sur mon balcon. Nous étions au lit, il était déjà 15 heures 08, Jeff avait laissé
filer l’horloge après m’avoir interrogée, à mon grand dam, sur mon avenir d’un point de vue
universitaire, pour une fois. J’avais dérivé, habilement, sur le thème de la fidélité et de la solitude.

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- Alors, t’aurais pas un peu les foies d’être seul à nouveau ?
- Eh bien... oui.

Jeff a pris un air bien emmerdé.

- Je ne supporte pas de vivre seul. Je... je n’y arrive pas.

J’en suis restée baba. Je pensais que Jeff s’en ficherait, d’être seul. Mais non, il m’a avoué que vivre
seul, il ne pourrait plus, c’était trop dur.

- Et toi ?
- Moi quoi ?
- Tu n’en as pas marre de vivre seule ?
- Euh... non.
- Non ? Cela ne te pèse pas d’avoir personne avec qui discuter au dîner de la réforme des
retraites ou de l’impôt sur la fortune ?
- Je sors beaucoup, tu sais. Je peux avoir ce genre de discussions... ailleurs.

Avec Valentine, à la rigueur. Peut-être Olive mais pas Philo, elle a horreur de ce genre de sujets.

- Quand même... Dormir seule, manger seule, ranger seule, parler seule...
- De ce côté, ça va, je n’en suis pas encore là.
- Léna, il faudrait au moins que tu aies une coloc.
- Super idée, on ferait des trucs à trois !
- Rigole pas, Léna, c’est sérieux... tu vas finir par voter à droite si tu continues à habiter
seule.

Et le pire, c’est qu’il dit cela avec grand sérieux.

ꖿꖿꖿ

Comme nous n’allions pas passer nos vendredis à utiliser le préservatif, j’ai dû me mettre en quête
d’une gynéco, auprès de Valentine, la plus indiquée.

Elle a, forcément, voulu en savoir plus. J’ai botté en touche, faut croire que je n’étais pas si fière que
ça de coucher avec le vieux Jeff.

- Tu me caches quelque chose, Léna, je le sais... avoue : tu as déjà couché.


- Ben oui, comme tout le monde... sauf Olive.
- Je veux dire, avec le mec en question. Il est déjà LA.

J’ai obtempéré, en me disant qu’elle allait me dire que, décidément, je faisais tout au rabais. Les
études, le boulot (elle n’était pas très convaincue par cette vacation), et maintenant, mon mec, un
vieillard, vivant avec une veuve de fonctionnaire des impôts alcoolique.

Mais non, curieusement, elle, la chercheuse du grand amour, a tout de suite compris le concept, faire
l’amour dans un but éducatif.

Elle a vu le côté positif de la chose, je plaisais à quelqu’un, qui me faisait du bien, et qui, a priori, ne
me ferait pas de mal. Elle a juste insisté pour que je voie au plus vite sa gynéco, que je ne tombe
surtout pas enceinte de « cet individu ».

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Cela a un peu terni mon contentement quant à sa réaction, elle qui justement venait de rencontrer
un mec tout à fait bien, jeune, beau, gentil... si ce n’est qu’il était de droite, ce qui n’était, pour le coup,
absolument pas le cas de Jean-François.

- De droite ? T’es sûre ?


- Enfin, il n’est pas vraiment à droite... mais pas vraiment à gauche non plus... ohlala, je dois
le quitter... mais non, je ne peux pas, un mec avec qui je me sens si bien... et en même
temps, je me dis que...
- Tu es amoureuse ?
- Non, ohlala non, penses-tu !

Elle l’était, ça crevait l’oreille.

Je me suis comportée en vraie amie, j’ai été irréprochable. Je l’ai laissée m’égrener ses doutes quant
aux positions politiques de celui avec qui elle aussi faisait l’amour et qui semblait la rendre, quoiqu’elle
en dise, bel et bien amoureuse, étouffant ma légère rancœur (« cet individu ») et le fait que moi,
amoureuse, je ne l’étais certainement pas, quand bien même, fondamentalement, je n’aurais pas été
contre (mais avec quelqu’un d’autre que « cet individu »).

Je lui ai demandé de garder le secret, je ne tenais pas que les deux autres le sachent, si vite.

- Oh, ben pourquoi ? Cela leur ferait plaisir !

Le pire, c’est que Valentine avait l’air très sincère et très enthousiaste en disant cela.

- Ce type te remet le pied à l’étrier avant que tu chevauches de vrais étalons dignes d’une
fille comme toi !

Ce type maintenant. Et ces images, les étalons. Décidément, je prenais tout mal quant à ce qui semblait
pourtant être une gentille réaction amicale et sincère.

- Merci, Valentine, je vais aller voir ta gynéco, il ne faut pas que je tombe enceinte de ce mec.
- Oui, tu as toute la vie devant toi pour te trouver un mec, un vrai.

Et pan, « un mec » maintenant.

Ensuite, comme Philo me tannait avec mon abstinence forcenée, alors qu’elle-même multipliait les
orgasmes avec son pseudo-artiste photographe, je lui ai jeté mon vieux en pâture, et à ma grande
surprise, elle, elle en a été choquée.

- 54 ans ! Mais c’est un pédophile le mec !


- Euh, Philo, je te rappelle que je vais avoir 25 ans...
- Merde, il avait plus que ton âge quand tu naissais ! Le mec, il doute de rien ! Il se tape une
nouveau-née !
- N’importe quoi...

Philo était outrée. Et moi, agacée.

- T’es bien vieux jeu d’un coup, la libérée de service.


- C’est pas ça, Léna, c’est tellement déloyal, ces vieux mecs qui se tapent des petites jeunes.
- Je suis consentante, ma chérie et aucun de nous deux ne le fait sous la contrainte...
- C’est pas ça le problème, c’est l’injustice de l’affaire : si t’en avais 54, tu crois que ton
jeunot de 25 ans il serait, là, dans ton lit ? Si oui, ça ne serait pas gratuit quand là, toi, EN
PLUS, tu couches gratis !

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- Punaise, Philo, je ne vais pas le faire payer sous prétexte qu’il est vieux, non ?

Je trouvais qu’elle mélangeait sacrément les choses. Elle a fini par se calmer quand je lui ai décrit un
peu plus avant le gugusse, et quand je lui ai montré une photo, sur mon portable, elle s’est écriée,
avec un quasi-ravissement :

- Oh, mais il ressemble à Daniel Pennac ! Trop mimi !

Quant à Olive, curieusement aussi, elle a réagi avec grand enthousiasme, un homme de culture, un
sociologue (j’avais un peu arrangé la réalité), quand je lui ai téléphoné. Même si, à dire vrai, elle a un
peu accusé le coup en apprenant son âge mais comme Olive est une gentille qui considère, en plus,
ne pas pouvoir juger puisque ne connaissant rien de la vie sexuelle, elle n’a fait d’autre commentaire
que :

- Au moins, il doit avoir de la conversation, ce Monsieur, ça devrait t’aider pour reprendre


enfin tes études...

Ce Monsieur, maintenant. Elle m’a rappelé qu’une bouffe était prévue avec Val qui devait justement
nous présenter son jules, Gaétan, elle m’a demandé d’une voix prudent « si par hasard, ce Monsieur
viendrait ».

Je voyais la scène. Jean-François entouré des quatre petites amies, dont une vierge blonde se disant
attirée d’une certaine façon par le libéralisme économique, si maitrisé par des mesures
compensatoires, et un jeune homme a priori de droite, ambiance, ambiance...

C’est alors qu’Olive m’a dit :

- Moi aussi, tu sais, j’ai rencontré quelqu’un.

Là, pour le coup, c’est moi qui en ai été sidérée.

- Oui, Romain, tu sais... le garçon que vous m’aviez... enfin, tu vois... le chèque cadeau... je
veux dire, le bon pour perdre ma... tu vois quoi...

J’ai éclaté de rire, c’était la meilleure de l’année, celle-là ! Vraiment ! Elle a refusé de m’en dire plus.

- Je vous ferai un compte rendu détaillé, plus tard. Les murs ont des oreilles, ici...

Olive était dans sa chambre, de jeune fille, et de fait, sa mère, aimante, collante et angoissée, ne
détestait pas coller son oreille à la paroi de la porte pour s’assurer que tout allait bien du côté de sa
fille adorée.

J’ai raccroché et me suis remise sur mon écran. À nous deux, La mécanique de la vie...

« Il était clair qu’attendre ne suffisait pas. Elle attendait mais rien ne survenait, elle
attendait pourtant activement, posée en des lieux de passage (bibliothèque, piscine,
square) où il était susceptible que quelque chose se produise. Que quelqu’un, homme ou
femme, tente une interaction avec elle et, interférant ainsi dans son existence, infléchisse
sa vie dans un autre sens.... ».

Le printemps céderait bientôt la place à l’été. Je voyais arriver ma vingt-cinquième bougie avec un peu
plus d’optimisme que deux mois avant lorsque, grelottante, j’étais sortie de l’ANPE, essorée par
Madame Lamiche, avant que d’aller déjeuner avec mon père. Ce dernier clamait d’ailleurs partout que
j’étais chargée de mission auprès du ministre de la Culture, préparant ses éléments de langage lorsqu’il
devait inaugurer un lieu culturel en région.

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Je crois bien que oui, pour une fois, j’étais non pas heureuse, mais bien dans ma vie. J’avais
l’impression surtout d’en être, enfin, de la vie. De vivre une vie normale, comme les autres, qui ne soit
pas que vide et vaine attente.

J’avais un amant, un boulot et trois grandes amies, même si, soyons juste, la vie allant se remplissant
peu à peu pour chacune, on avait tendance à s’éloigner un poil, les unes des autres, un poil mais
irrépressiblement. Mais c’était sans doute cela, devenir adulte.

Comme aurait dit ma mère, on ne peut pas tout avoir dans la vie.

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C'est drôle de voir ce que nos pensées sont devenues
On était tellement de gauche
Aujourd'hui on ne sait plus
Christophe Miossec, On était tellement de gauche, 1997.

Valentine

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Une journée ordinaire
Je m’appelle Valentine, je viens d’avoir 25 ans, l’âge où en novembre, on va me faire porter un
chapeau vu que je serai encore sans mec. Beaucoup de gens m’appellent Val, qui est plutôt le surnom
de Valérie, un prénom de vieille qui date de l’époque de mes parents, quand Valentine, vous me direz,
c’est la peinture, merci à celui qui a eu l’idée.

J’aime les beaux idéaux à commencer par notre devise nationale, surtout la fraternité, j’aime les vins
de Bordeaux, les jeans velours, les sentiers de montagne, les hortensias de Bretagne et l’ambiance des
manifs.

Je n’aime pas les gens de droite, les curés et les snobs, les endives et le vin blanc sucré, je n’aime pas
la Beauce, la Défense et les assurances vie.

Ce matin, le jeudi 31 mars, quand le réveil sonne, il est 6 heures 30 et j’ai vraiment du mal à me lever.
Trop bu la veille avec les copines, je n’ai plus 20 ans, et moi donc qui frôle les 75 ans et demi, grognerait
Babouche, ma grand-mère adorée.

Nous avons parlé d’amour, un sujet à la fois tellement banal et mystérieux.

- C’est quand on cherche qu’on ne trouve pas !

A assuré d’un ton catégorique Olive, qui ne sait vraiment pas de quoi elle parle, vu qu’elle n’a jamais
ni cherché ni donc trouvé.

- Oui mais il faut bien chercher un peu, pour trouver non ? Je veux dire... Il n’y a que les
montagnes qui ne rencontrent pas non ?

J’ai argué, prudemment. Car moi je cherche, beaucoup, et si je crois toujours trouver, je ne trouve
jamais, finalement.

- Il faut chercher sans chercher quoi !

A gloussé Léna qui, elle, cherche l’amour mais sans rien faire, ce qui est la pire des choses à faire à
mon avis.

- Les filles, qu’est-ce que vous allez « chercher » ! Vous vous croyez dans un supermarché ?!
Merde !

A glapi Philomène, notre soi-disant experte, qui vous dira que l’amour, s’il ne finit pas toujours mal,
finit toujours forcément, de mort vive ou de mort lente. Philo, elle, ne le cherche pas, vu que ce qui
l’intéresse, c’est le Sexe, qui n’a rien à voir avec l’Amour (dixit Madame).

Question amour, j’ai eu mon premier petit ami, de 15 à 17 ans, Régis Premier (son vrai nom !), qui est
devenu prof de français à Dublin, marié à une Irlandaise quasi obèse. Le deuxième, Arnaud Lanouille,
était étudiant en sciences du langage, j’avais près de 19 ans quand je l’ai rencontré, et près de 21 ans
quand il m’a quittée. Rien à dire si ce n’est qu’en dépit de ses études, nous avions le plus grand mal à
communiquer.

- Tu m’aimes ?
- Mince, Val, il est déjà cette heure... je file à la Fac !

L’été qui a suivi, j’ai entamé une histoire plutôt diffuse avec Florian, un éducateur sportif très beau et
très doux rencontré à un stage de voile où je m’étais inscrite. Nous étions ensemble mais on ne se
voyait que de loin en loin à cause de la distance alors qu’il n’habitait jamais qu’à Vincennes, soit à 12

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stations de chez moi. De toute façon, à 23 ans à peine sonnés de mon côté (il en avait 30), Florian m’a
quittée, sans grande explication sinon le classique, tu es trop bien pour moi, je suis une merde, ce
n’est pas le bon moment, etc, etc, (je résume).

Je pense être victime de la damnation des deux ans puisque mes histoires ne durent que deux ans,
même pas les trois ans rituels. J’attends donc mes prochains deux ans, avec juste une vague aventure
cet été, le chef de chœur de la chorale agreste où je m’étais inscrite (Chants aux champs, un mixe
musique et travail de la terre). J’en ai eu à peu près autant de plaisir que d’avaler de l’huile de foie de
morue pour rester en bonne santé.

Je n’aime pas faire l’amour sans amour, voilà, c’est dit.

En attendant, je flippe d’arriver à 30 ans seule, je flippe de finir ma vie seule, je flippe de ne jamais
avoir d’enfants (surtout). Du coup, je poste des annonces (dans ma tête). Jeune femme de gauche, de
taille moyenne, légèrement ronde et de chevelure auburn, yeux verts, 25 ans, professeur des écoles,
cherche garçon dans ses âges, attentif, drôle et exerçant un métier de gauche. Banquier, commercial
ou avocat d’affaires s’abstenir.

Ce serait ce type d’annonce que je posterais, si je devais le faire.

Pour corser l’affaire, j’ai une sœur jumelle, Judith, belle comme un mannequin, casée depuis une
éternité (11 ans) avec un ingénieur informaticien, Guilhem, un frère ainé, Benjamin, également
ingénieur informaticien, que tout le monde est prié d’appeler Benji même à près de 31 ans, et un petit
frère, Simon, qui a 16 ans et qui lui aussi adore l’informatique.

Si nous avons 9 ans d’écart ma sœur et moi avec Simon, c’est que ma mère a eu une courte aventure
avec un professeur de SVT de son collège (elle est prof de français), quand on avait 6 ans, Juju et moi,
Benji, lui, en avait près de 11.

Elle venait d’avoir 32 ans, et soudain l’idée d’avoir fondé une famille avec mon père dont elle était
tombée raide amoureuse en salle des profs (il s’était trompé de casier) lui a pesé. Elle voulait vivre,
vibrer avant qu’il ne soit trop tard...

Ma mère, Suzon Roman, a déserté le foyer familial quatre semaines, 3 jours et 9 heures.

Dans mon souvenir, on nous a raconté une vague histoire de problème de santé et de séjour au grand
air comme dans ces récits tuberculeux où vous restiez allongé des heures sur un transat d’un sana de
montagne, façon Thomas Mann.

Sa montagne magique à ma mère s’appelait Victor, une simple passade, sans doute inévitable, dirons-
nous, ma mère s’étant en effet mariée très jeune pour pouvoir partir de chez elle car ma grand-mère
Babouche, que j’adore, est très autoritaire il faut bien le reconnaitre.

Passé ces quatre semaines, 3 jours et 9 heures, elle a finalement accepté de suivre mon père qui,
chaque soir, l’attendait devant le collège dans sa 4L avec un air de suicidaire très convaincant. Elle a
accepté « de lui donner sa chance ». Faut croire qu’il a su la saisir, sa chance, car cela fait bientôt vingt
ans qu’elle a regagné leurs pénates.

Simon est supposé être l’enfant de la réconciliation, on dirait plutôt une erreur de calcul ovulatoire, à
en juger par son caractère perpétuellement grognon. Ma mère dit que c’est l’adolescence, excepté
que moi, je l’ai toujours connu ainsi.

Avec Judith, nous avons fêté nos vingt-cinq ans en janvier. Juju parle de se marier avec son Guilhem
avec qui elle est donc depuis l’âge de 13 ans et demi, ce qui fait pousser des cris d’horreur à Philo.

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- Je suis sûre qu’ils ont même déjà acheté leur concession au cimetière !

Je dois reconnaître qu’ils me tapent un peu sur le système. Tout a été toujours trop facile pour eux.
Ma sœur bosse dans une banque après un BTS et une formation continue (les études, très peu pour
moi, ça me saoule), elle veut ramasser de la caillasse comme elle dit, quelle horreur, ça ne s’est jamais
vu dans notre famille, une ambition de ce style, même Benji fait preuve de décence à ce sujet-là en
nous taisant le montant de son salaire. Avec Guilhem, ils n’arrêtent pas de parler de la décoration de
leur appartement, des travaux à y faire, de la couleur des murs, de l’agencement des bibelots, de la
qualité de la lumière, etc.

- Et si on mettait une plante verte là ?


- La chambre d’amis en jaune bouton d’or printanier, ça ne serait pas fabuleux ?

Fabuleux. Tout cela est à vomir quand on voit leur âge et l’état du monde.

Pour ma part, je suis professeur des écoles depuis 4 ans après une licence de lettres modernes, et
j’adore ce métier. Contrairement à ce que pensent les gens, je ne l’ai choisi ni pour les vacances ni
pour échapper à la réalité vraie du monde de l’emploi, le chômage et la précarité. Je l’ai choisi car je
voulais faire quelque chose d’utile dans la société, parce que j’aime apprendre et enseigner, parce que
aussi, j’aime beaucoup les enfants.

J’adore leur fraîcheur et leur spontanéité, et je n’ai pas peur de ceux que l’on appelle un peu vite les
racailles. J’en ai connu mais jamais de vraiment roués, à cet âge-là du moins.

Ma grand-mère Babouche faisait le même métier, c’est sans doute elle qui m’en a donné le goût. Elle
nous a appris à lire, ma sœur et moi, à 4 ans et demi, elle m’a très souvent parlé des classes qu’elle
avait eues, les évolutions au fil des décennies, elle s’emballait, les joues toutes roses, revivant tous ces
moments formidables, j’étais fascinée quand ma sœur, elle, s’en tapait, elle disait, prof, c’est jamais
qu’un métier de larbin.

Mon grand-père est mort quand Babouche n’avait que 51 ans, je ne l’ai jamais connu. Un homme
austère, très grand, avec un chapeau, il tenait une librairie de livres anciens. On en parle très peu, je
crois qu’elle n’était pas très heureuse avec lui. Elle ne vivait que pour son métier, et ma mère
ronchonne toujours en disant qu’elle et ses deux sœurs passaient après les mioches qu’elle avait en
classe (c’est bien ma mère, ça, d’être jalouse de petits élèves).

Cette année, j’ai une classe de petits CP et je me régale. Ils ne sont pas toujours faciles, surtout que
certains vivent des situations très difficiles, qu’il s’agisse d’argent ou de maltraitance, mais ils sont
globalement frais et curieux. Je fais aussi partie d’une association, Macadam Potager, qui veut installer
un potager bio dans la cité à côté de l’école où j’enseigne. Le nombre de membres est de trois
actuellement : Fabien, un jardinier de la ville, Francine Calgon, une retraitée de la Fonction publique,
et moi, mais je ne désespère pas que d’autres personnes nous rejoignent (des mecs).

ꖿꖿꖿ

6 heures 52. Je bois mon café, debout devant la fenêtre. Je loue un petit studio à la Butte aux cailles,
pour pas cher, car j’ai dû le remettre en état avec des potes et le propriétaire s’en fiche, il l’a hérité de
sa grand-mère et il vit toute l’année dans un routard en Asie.

7 heures 15. Je suis prête et je descends enfourcher mon vélo. Cette année j’ai de la chance, je reste
dans le 13ème, côté quartier chinois, près du périf, avec des mamies asiatiques qui viennent chercher
parfois leurs petits-enfants, voire leur arrière-petits-enfants, pliées à angle droit sur leur canne en

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parlant une langue étrange. Si certaines vivent depuis des décennies en France, on n’arrive toujours
pas à savoir si c’est du français quand elles parlent.

Je suis dans une école qu’on qualifiera pudiquement de mixte. Il y a bien 15 nationalités différentes
et je m’y sens bien. C’est mon côté snob, comme dirait Philomène, qui, snobe, ne l’est pas mais s’agace
que l’on puisse trouver du charme à ce que tout le monde tend à fuir : la mixité sociale et culturelle à
dose pas mal élevée. Pour elle, je suis suspecte ou de gauchisme niais, ou de mauvaise foi, elle penche
généreusement plutôt pour l’option 1.

- Toi, tu mettras tes enfants dans une école privée !


- Je n’aurai jamais d’enfants alors je ne risque pas de les mettre à l’école, bourgeoisement
privée ou bordéliquement publique !

J’arrive pile poil à l’heure, 7 heures 35, on entre à 8 heures 30 et il y a toujours des choses à caler, à
débriefer avec les collègues. Là, c’est Vincent, le seul et unique instit mâle des lieu, même si le mot
mâle lui va euh mal, justement.

- J’ai perdu mes copies...


- Bonjour déjà.
- Ah oui bonjour. Excuse-moi, je suis tellement bouleversé...
- Tu les as peut-être laissées chez toi ?
- Non, je les avais rangées dans mon sac.
- Un vol alors ?
- Non, le sac était fermé.
- Tu es amoureux ou quoi ?

Je lui dis en rigolant, bien que sa mine fort sombre ne présage guère la rencontre du grand amour.
Surtout que Vincent est plutôt vieux garçon dans le style mal repassé et carnation lavabo. Il est très
vite angoissé et perturbé par les aléas du quotidien. Il était commercial dans une entreprise de
téléphonie et il a décidé de se réorienter comme professeur des écoles. Je l’imagine commercial
comme moi banquière mais en tant que professeur des écoles, hormis quelques soucis de discipline,
il ne s’en tire pas si mal. Les élèves sont curieusement plutôt gentils avec lui, même le terrible Kaïs ou
la pendable Junon.

- En plus, mon chat est mort. Je suis dévasté, totalement...

Il m’annonce ça, les larmes aux yeux. Je compatis.

- Oh le pauvre... il était vieux ?


- Non... il s’est suicidé.
- Hein ?!
- Je veux dire... Il est tombé du 6ème étage et pour un chat, ce n’est pas normal. C’est donc qu’il
a voulu en finir avec la vie ! C’est ma faute, tout est ma faute... depuis la rentrée, je suis
toujours en train de travailler... je ne jouais plus avec lui... je me relevais la nuit pour vérifier
que j’avais bien préparé ma leçon d’histoire, je troublais son sommeil, j’oubliais de lui donner
son lait sans lactose, je ne variais plus son type de croquettes et...

Je décide de le couper, il y a plus urgent. À commencer par ses copies.

- C’étaient des copies de quoi ?


- C’était affreux... des tas de petits morceaux épars... sur le sol...
- Tu les avais déchirées ?!

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- Mais non, Valentine, je te parle du chat !

Il me regarde d’un air indigné. Comment puis-je penser à des copies ? Ben en même temps, c’était
l’accroche première.

- Ecoute Vincent, oui c’est affreux, oui c’est ignoble... mais là, on est à l’école, y a urgence, et
j’essaie juste de t’aider !
- Oui tu as raison... c’étaient des copies... ohlala... une composition française sur le thème
« Quel animal aimeriez-vous être ? »... il y avait des choses formidables, vraiment... je me
rappelle notamment la copie de Rosina Fatouma, une merveille... elle rêvait d’être un chat...
justement... et j’ai tout perdu... mon chat, mes copies... je suis nul, nul, nul...

Le pauvre Vincent a un air complètement haché, un peu comme son chat quoi.

- Allons, allons... On va trouver une solution !

Je me demande bien laquelle mais on va bien trouver. Comme dirait Babouche, la seule chose grave
dans la vie, c’est la mort... ce à quoi j’ajoute toujours, et se faire plaquer par l’amour de sa vie.

Je l’entraine, lui et son vélo à l’intérieur du bâtiment. La directrice est déjà là, en train d’aboyer dans
son téléphone sur ce qui me semble bien être un responsable quelconque de la Mairie.

- Et moi je dis MONSIEUR que quand on vient faire des travaux dans une école en ces
périodes TROUBLÉES, on vient se présenter au DIRECTEUR... qui en l’occurrence est une
DIRECTRICE... VIGIPIRATE, ça vous dit quelque chose ? Monsieur MALVENU, vous
m’entendez ?

Elle se tient là, assise impeccablement dans son tailleur et ses cheveux blancs façon bonne maman,
l’air furibard, le téléphone coincé au creux de son épaule car en même temps, elle tapote sur son
ordinateur de la main droite. Elle tient dans sa main gauche la coque de son énorme boucle d’oreille
qui l’ont faite surnommer la Vache-qui-rit-pas, car elle est stricte, Véronique Lagrume.

C’est une institutrice venue d’une école passée où les enfants étaient polis et anxieux à la moindre
manifestation d’autorité, où les enfants rebelles étaient plus proches de cancres à la Prévert que de
mineurs dysfonctionnels (comme on dit désormais). Véronique Lagrume aurait pu terminer sa carrière
dans un coin pépère à diriger une école où les seuls problèmes consistent à savoir violon ou alto pour
son petit dernier mais non, elle a voulu Faire Du Terrain, comme elle dit, et quelque part, du terrain,
elle en parcourt comme nous tous les jours de ses talons claquants et de son énergie inépuisable (et
épuisante).

J’entraîne le Vincent qui a pris ses airs de fayot apeuré à peine la Directrice a-t-elle jeté un œil sur
nous. Nous entrons dans sa classe impeccablement rangée (il reste tard le soir pour tout remettre en
ordre, voire passer le balai). Pour être totalement sûr, il rouvre tous les tiroirs de son bureau, trois fois
de suite, mais de copies, que dalle.

Il se laisse tomber sur sa chaise comme si le péril nucléaire était à nos portes.

- Ecoute Vincent, relax... Tu leur dis que tu as été cambriolé et qu’on t’a volé ton sac où les
copies se trouvaient.
- Mais c’est mentir !
- Bah oui mais dès fois, il faut bien.
- Et puis mon sac, je l’ai toujours... tiens regarde !

Il m’agite son sac de métrosexuel sous le nez.

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- Ben tu l’enfermes dans un tiroir, tu ne le reprends que le soir, quand il n’y a plus personne
et ensuite, tu en changes.
- Mais c’est mon sac... je l’aime !

Là je lève les yeux au ciel. 8 heures 25, je vais devoir descendre accueillir les élèves.

- Eh bien, tu en prends un autre, quelque temps, puis tu reprends celui-ci en prétendant,


s’ils te posent la question, que tu t’es racheté le même.
- Mais c’est un modèle qui ne se fait plus !

Là, je décide de le laisser, son cas est visiblement désespéré.

Au portail, j’accueille mes petits CP avec leurs mamies viets pour certains d’entre eux, sinon leurs
mères en voile (ou pas), en tailleur (certaines) ou en baskets (les jeunes et les moins jeunes) à moins
que ce ne soit leur père en costume ou en jogging avec, parfois passée par-dessus, une djellaba plus
ou moins voyante, ce qui fait toujours tiquer Madame Lagrume (ou l’on porte une djellaba, ou l’on
n’en porte pas, mais on ne la revêt point avec un jean, cela ne sied pas).

Au moment où la cloche sonne, se pointent les inévitables retardataires, Moussa pour le Mali, Malo
pour la France et Malika pour l’Algérie. Je me doute que Faustine pour la Belgique et Malvina pour le
Portugal arriveront quand tout sera fermé mais elles se débrouilleront avec le sermon de Madame
Lagrume. Quant à Idir pour le Maroc, cela fait déjà trois jours qu’il n’est pas là. Il va falloir que la
Directrice se renseigne, je m’inquiète, sa famille avait reçu une obligation à quitter la France.

- Toi et tes petits pauvres aux OQTF, je te jure...

Grognerait Philo qui trouve toujours que j’en fais trop pour les autres, et pas assez pour moi (genre,
me trouver un mec au moins pour une nuit, OQTF ou pas).

Les enfants montent en bruissant de toute part. Le jeudi, ils sont vannés et on le sent dès le matin.
Certains ont déjà leur semaine de 35 heures d’écran au compteur, avec des nuits dignes
d’insomniaques, et c’est pour cela que depuis la rentrée, je commence toujours par une séance de
méditation.

Le rituel veut que l’on s’assoie. Je commence par leur demander ce qu’ils ont fait de leur soirée en
connaissant toujours hélas la réponse.

- J’ai joué à la console.


- J’ai regardé Sale gros et moche 4.
- J’ai préparé le dîner.

Oui, la petite Louisa (Espagne), prépare en effet le dîner, sa mère me l’a confirmé (elle nettoie des
bureaux à cette heure).

- J’ai lu un roman.

Mais non, là, il ne faut pas rêver.

- J’ai construit un bateau en lego et ensuite, on l’a mis dans la baignoire avec mon frère mais il
a coulé. Pourquoi maitresse ?

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Ça c’est le petit Julio (France et Brésil), un gamin qui raffole des lego et des expériences.

- C’est son poids. Ce n’est pas parce qu’il a une forme de bateau, qu’il va flotter...
- Mais les bateaux, en vrai, ils sont gros et y coulent pas... non ?
- Oui mais des ingénieurs ont fait toute une série de calculs afin que le poids soit très bien
réparti sur la surface de l’eau, car le même poids sur une toute petite surface et le bateau
coule.

Ils sont malins les ingénieurs, même si je ne les épouserais pour rien au monde.

Ensuite, je procède à l’appel. J’ai dû me montrer stricte car des enfants se moquaient du nom des
autres, étranger ou pas. Je leur ai expliqué que cela mettait une très mauvaise ambiance et que
personne n’y gagnait. De plus, personne ne choisit son nom, et en toute objectivité on peut se moquer
du nom de tout le monde.

- Dumont, ducon. Papon, pimpon. Martin, tintin. Bouamar, boubou. Vous voyez ?

Vient ensuite le challenge du stylo bille, la méditation. Chacun doit disposer un stylo bille sur sa table
et le fixer le plus longtemps possible. Le premier qui a levé la tête ou regardé ailleurs a non seulement
perdu mais a fait perdre toute la classe. Nous sommes arrivés à 4 minutes 22, notre record en date du
10 mars, ce qui n’est pas si mal lorsqu’on voit combien certains des enfants sont particulièrement
agités.

Aujourd’hui, 31 mars, n’est pas un très bon jour. Les enfants ne tiennent que 2 minutes 10, et se
remettent tout de suite à parler entre eux.

Je décide de commencer la révision du petit texte vu hier.

La matinée se passe vite. Tao du Cambodge arrive en retard. Il est amené par la mère Lagrume qui
repart avec la maman, minuscule et penaude, je gage que la Directrice a dû lui passer son savon Spécial
Tache Extrême vu que cela fait bien dix fois depuis le début de l’année qu’elle n’arrive à pas d’heure
avec son fils.

En même temps, cette femme travaille très tard dans un restaurant et on comprend que certains
matins, elle n’arrive pas à se réveiller à temps.

- Toi et ton « ils ont tant beaucoup de malheurs » ! Si elle veut que son fils échappe à une
vie de plongeur de resto, qu’elle mette le réveil bordel !

Philomène s’exaspère décidément toujours de ce qu’elle appelle ma compassion mal placée.

- Ce n’est pas aider les gens que de les plaindre tu sais ! Toi aussi tu t’es levée tôt pour aller
à la fac après avoir gardé des moutards ! Et moi aussi, après avoir bossé chez Macdo à pas
d’heure... Et regarde, on s’en sort plutôt bien non ?
- Ouais sauf que...

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Ce n’est pas pareil. Il y a des degrés. Il faut comparer ce qui est comparable. Nos parents étaient là.
Nous n’avions pas un fils de 6 ans à éduquer, seule surtout. Et puis nous étions dans notre pays. Nous
avions les codes, la langue, etc. Mais pas moyen d’en discuter. D’une certaine façon, Philo a raison, la
plainte ne va pas aider, mais en même temps, je me dis, et la bienveillance hein ? Ce n’est pas le
minimum vital que je leur dois aussi ?

Au déjeuner, je mange à la table d’Elsa, instit en Grande Section. Elle est plus âgée que moi, 30 ans,
elle vit avec un homme qui a bien dans les 40 ans. Hier, ils ont décidé d’un commun d’accord qu’elle
allait se faire ligaturer les trompes. Lui ne veut plus d’enfants, elle n’en a jamais voulu. Et elle
m’annonce ça, là, entre le sauté de veau et la poire William, elle que les maternelles adorent.

- Mais enfin Elsa, il y a d’autres moyens...


- C’est chimique, pas bon pour la santé.

Elle dit ça, en avalant sa poire jaune électrique.

- Ben mets un stérilet.


- Un corps étranger dans mon corps à moi ? Jamais de la vie !

Elle m’a regardée comme si je lui avais proposé une prothèse mammaire en fer blanc.

- Mais c’est, c’est... drastique. Tu as à peine 30 ans !


- Et alors ? Cela fait depuis 30 ans que des enfants, je n’en veux pas !

Et disant cela, elle croque sa poire d’un air féroce.

- Mais tu es prof ! Tu aimes les enfants !


- Et alors, on est obligé d’en avoir parce qu’on les aime ? J’aime les tailleurs Dior mais je
n’en porte pas à ce que je sache !
- Mais euh... c’est quand même différent.

Je suis sidérée. J’admets qu’on n’ait pas d’enfants parce qu’on ne les aime pas, mais ne pas en avoir
alors qu’on les aime et qu’on est populaire auprès d’eux, ça me dépasse. Et se faire charcuter comme
ça, à notre époque...

- Tu es comme ma gynéco tiens... incapable de penser qu’on puisse penser différemment


que la pensée qu’il faut penser.
- Euh...

Du coup, nous parlons d’autre chose. Vincent Poulemiche a réussi à servir son mensonge à ses CM2
mais j’ai entendu Jessie et Emma, fines mouches, commenter cette révélation de façon dubitative.

- Ça se vole des copies ?


- Ben oui, si on n’a pas écrit sa rédaction !
- Mais qui irait chez un prof lui voler ses copies ?
- Ben euh...

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L’après-midi, c’est le cours d’instruction civique. Je dois dire que sur le papier ce mot me fait frémir.
J’ai des visions de douairières en blouse stricte, de militaires sur fond de drapeaux bleu blanc rouge
agités frénétiquement et de morale, certes non pas religieuse mais républicaine, néanmoins toujours
moralisante, en mode prêchi-prêcha.

Pourtant, à n’en pas douter, ces gosses ont besoin de repères, communs qui plus est.

J’ai décidé de leur parler de la fraternité. Après tout, c’est un joli thème et plutôt vaste. Je commence
par la notion de frère, de sœur, au sens familial. Je leur demande de me parler de leur frère, de leur
sœur, s’ils en ont et s’ils n’en ont pas, les avantages que cela présente à leurs yeux et comment ils
auraient imaginé leur frère, ou leur sœur, s’ils n’en ont pas.

Il n’y a de fait que deux enfants uniques dans ma classe. Le petit Tao, et Deirdre, une petite fille dont
la mère est une Irlandaise assez fantasque qui doit bien avoir 50 ans. Depuis que je sais que Deirdre
est fille unique et que ce nom signifie douleur, je suis particulièrement gentille avec cette gamine, une
petite blonde assez rigolote malgré son terrible prénom.

Fatou s’exprime la première, c’est une gamine pas timide et assez fûtée.

- Mon frère, je le déteste !


- Ah bon, mais pourquoi cela ?
- Il me tire les cheveux et me traite de plantain !
- Comment ça ?

Tous les enfants rigolent. Les parents de Fatou sont sénégalais, sa mère tient une boutique de couture,
c’est une femme toujours très bien habillée de boubous colorés et ultra bien taillés, malgré qu’elle
porte d’horribles tongs en plastique bleu par toute saison (ce qui déplait souverainement bien sûr, en
termes de faute de goût, à Madame Lagrume).

- Que veux-tu dire Fatou ?


- Que mon frère, il me dit que je suis sa plantain de sœur !
- Je ne comprends pas, Fatou !
- C’est ma mère elle lui a dit de dire plantain, au lieu de putain !
- Ah...

Les autres sont bien sûr morts de rire et s’en roulent presque de joie sur leur table.

- Ben oui, comme les bananes mais en plus poli ! Quand elle casse quelque chose, ma mère,
elle crie, plantain de mère, borrel de vieux ! Comme ça, personne y peut pas la gronder,
c’est zéro gros mot !

Les enfants se regardent d’un air sidéré, pour le coup. Là, c’est moi qui aurais plutôt envie de rire.

- Ce n’est pas idiot, ce que fait ta maman... mais tout de même, il ne faut pas se traiter
ainsi... pour ceux qui ont des frères et des sœurs, vous savez bien qu’on se dispute, parfois
même souvent, on se dit qu’on se déteste mais au fond, on s’aime, on tient les uns aux
autres... on appelle ça une fratrie, quand on a des frères et des sœurs... et maintenant,

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passons à la fraternité... qui est la fratrie d’espèce, au sens, espèce humaine...
l’humanité... qui peut me dire ce que c’est, l’humanité ?

Allez hop hop hop, c’est lancé. Les petits suivent bien aujourd’hui, même si je vois bien que Léonora
de Roumanie se peint les ongles avec son feutre rouge et que Kilian de Normandie lutte contre le
sommeil. Il est arrivé en cours d’année avec sa mère, une femme à qui je donne tout juste l’âge de
passer le bac, voire le brevet, et qui a tout plaqué « pour venir faire sa vie à Paris ». Dans quoi, c’est
un mystère mais elle ne doit pas être bien présente auprès de son fils qui souffre visiblement d’un
manque de sommeil (et de vocabulaire).

Comme toujours, je termine la leçon d’éducation civique en leur lisant un court extrait de la
constitution que j’ai bien sûr ré-écrit à ma sauce pour qu’ils la comprennent.

- Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. Si un copain t’injurie, tu
seras malheureux. Tu te sentiras humilié. Si une amie te dit une méchanceté, tu te sentiras
seule et même trahie. On ne peut pas aimer tout le monde, c’est certain. En revanche, on
peut respecter tout le monde. Et si vraiment on n’y arrive pas, on peut prendre ses
distances. Garder le silence, et ses opinions. Ainsi, la fraternité est respectée. C’est
l’essentiel pour pouvoir vivre ensemble...

La journée est déjà finie. Je remets les enfants à leurs parents, une fois de plus le petit Freddie du Mali
me reste sur les bras. Je le conduis en garderie où, sous la houlette de Marguerite Doudou et de Martin
Petitbond, les enfants ont entamé leur goûter.

Je regarde ma montre, 16 heures 10. Le temps de partir à mon rendez-vous Macadam Potager
retrouver Francine, et Fabien, notre jardinier. Zzzzzzz. Vibration dans ma poche. Message de Philo.
Soirée samedi soir au 42, chez Gigi et Lili, tu viens, ça va de soi ?

Il me revient qu’elle cherchait en effet une bonne âme pour m’accompagner dans cette opération
festive. Gigi et Lili donnant une petite fête, 50% gouinasse, 50% diverse et variée comme l’a annoncé
Gigi. J’hésite... En même temps, comme Philo me le ferait remarquer, ce n’est pas en restant chez moi
ou en allant au ciné avec mes collègues profs et femmes voire gouines que je vais trouver l’homme de
ma vie.

- Oui mais chez Gigi et Lili, ce sont rien que des gouines justement, c’est pas ce qui va
manquer...
- Tututute, tu sais bien qu’elles adorent ratisser de l’hétéro, c’est leur snobisme à elles.

Je fourre le téléphone dans la poche de mon jean.

On verra ça plus tard. Quarante-cinq corps pour les trois-quarts féminins entassés dans une aussi
petite surface ne me laissent pas espérer la rencontre du siècle. En même temps, rester seule chez soi
un samedi soir tient de la totale impossibilité.

J’en frissonne.

Il vaut mieux passer quelques heures en compagnie de nanas plutôt rigolotes avec l’espoir même
infime de faire une rencontre que ça. Tout plutôt qu’un samedi soir seule !

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ꖿꖿꖿ

J’enfourche mon vélo et file à la cité des Eglantines, sise rue des Tilleuls, non loin de la rue des Roses.
J’adore ce talent qu’ont les bâtisseurs ou les politiques à dégoter des noms aussi éloignés que
possibles de la réalité. Cité du désespoir suprême, cité de la laideur extrême, cité du béton super armé,
voilà qui sonnerait plus juste... mais aussi plus désespérant, ceci expliquant sans doute cela.

À la cité des Eglantines, je retrouve donc ma Francine, retraitée anciennement inspectrice des impôts
et Fabien, jardinier employé aux espaces verts de la Ville. Francine m’accueille avec un grand sourire.
Fabien aussi, mais un sourire où il manque une dent, un terrible accident de moto, nous a-t-il
informées avec un air faraud d’aventurier en cuir (faux). La moto devait plutôt être une pétrolette, et
ce trou arboré tel un trophée dans sa dentition fait plus misérable que baroudeur.

Francine exulte, battant presque des mains.

- J’ai deux bénévoles pressenties ! Une prof de solfège retraitée du conservatoire et une
autre qui était assistante dentaire !
- Super.
- Je sais que ça ne va pas nous rajeunir mais...

Non.

- ... mais je ne désespère pas qu’un de ces jeunes de la cité vienne nous rejoindre ! Eux qui
sont toujours dehors, ils pourraient se joindre à nous quand même...

Elle désigne un groupe de gars affalés contre un mur et là personnellement, j’ai des doutes. À moins
de faire pousser du cannabis, je les vois mal sarcler notre parcelle et semer des graines de salade.

- Mon idée, Francine, ce serait plutôt d’attirer leurs mères tu vois... les femmes de la cité...
j’ai distribué des flyers et j’en ai parlé à quelques-unes d’entre elles à l’école. Je sens
qu’elles n’osent pas... si une vient, les autres suivront mais pour le moment... ça ne vient
pas.

Je ressens une légère pointe de découragement. Fabien rigole.

- Je pourrais demander à la mienne, de mère, de venir...


- Elle est de la cité ?
- Euh non, elle habite à Angers.
- Super pratique.
- C’était pour rire quoi...
- Fabien, c’est du sérieux ici. On ne compte pas changer la face de la terre mais celle de
cette cité, au moins un peu.

Je réponds, plus vivement que je ne le voudrais.

- Ben bon courage alors ! Personne aura jamais envie de se bouger même une moitié de
fesse pour des légumes ! Déjà qu’aller les cueillir chez Lidl, y sont au bout de leur vie...
- Alors pourquoi tu es venu dans ce collectif ?

Je lui demande agressivement car même s’il exagère, il n’a sans doute pas tout à fait tort et cela me
dérange, alors je mords.

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- Pour toi.
- Hein ?
- Oui, je suis venu pour toi.

Fabien se tient devant moi, soudain tout rouge. Un type qui a bien 5 ans de moins que moi, qui porte
toujours une casquette à l’envers et des tennis sans chaussettes. Un type pas franchement laid, mais
pas vraiment beau non plus. Rouquin un peu maigre, oreilles décollées et yeux clairs légèrement
écarquillés. Et cette dent en moins dans sa dentition plutôt jaune.

- Mais euh... C’est à dire que... on ne se connait pas... ça ne fait jamais que trois fois qu’on
se voit et...
- C’était au truc de quartier où je t’ai vue...

Je fouille ma mémoire. Ah oui, le Conseil de quartier du mois dernier. On était une dizaine à tout casser
avec un élu qui regardait sans cesse sa montre, l’air de dire, punaise, magnez-vous le cul.

- J’avais une heure à tuer avant d’aller boire une binouze avec un pote... et quand tu as
présenté ton projet avec la vieille, je t’ai trouvée tellement belle... tellement baisable !

Gloupse. La « vieille » me jette un regard impénétrable et se gratte la gorge.

- Les grands-parents pourraient être aussi intéressés par participer à notre projet de
potager... la présence d’une retraitée serait sans doute pour eux un gage de sérieux et de
sécurité non ?

Je saisis la balle au bond.

- Oui, très bonne idée, Francine, c’est à creuser !


- Valentine, après le jardin, t’irais pas boire un verre avec moi ? tu me plais vraiment tu
sais...
- Ecoute Fabien, je ne pense pas que ce soit le lieu pour...

Francine se met à vociférer.

- Je me disais aussi que les oncles et tantes seraient aussi bien contents de participer ! Il y
a tout un paquet de membres de ces familles qui s’ennuient et qui seraient sans doute
heureux de mettre les mains dans la terre !

Un silence. Je me sens très mal à l’aise, je marmonne.

- En attendant euh... il faudrait qu’on réfléchisse à ce qu’on veut y mettre... dans ce


potager... tu penserais à quoi Francine ?
- Des radis, les enfants aiment bien les radis.
- Ah bon, tu crois ?
- Oui ! Enfin, il me semble. Sinon des carottes ? Des courges ! Ça, ça serait super pour
Halloween !
- Pourquoi pas des fleurs ? Je verrais bien des roses...

Propose Fabien.

- Les roses ne se mangent pas voyons ! C’est un potager que nous faisons !

Proteste en s’esclaffant Francine.

- Oui mais elles iraient si bien avec les cheveux roux de Valentine...

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Pas roux, auburn, ducon.

- Valentine, je fais parfois des photos de nanas à poil avec des fleurs, ça rend super bien !
C’est ma passion, la photo de filles nues...

Insiste ce demeuré. Je commence à sentir la moutarde me monter au nez. Je me dis que Francine va
finir par partir en claquant la porte, enfin le portillon de notre parcelle.

- Bon Fabien, on va glisser sur le sujet, et se mettre enfin à travailler... que planterais-tu
dans un potager de ville en début de printemps ?
- Rien.

Il répond d’un ton boudeur.

- Mais enfin, Fabien, c’est au printemps qu’on plante des trucs bon sang !

Je commence à avoir une sacrée envie de hurler.

- Ça marchera jamais, votre truc !


- Bon ben alors, pars ! Si tu n’y crois pas !
- Ouais c’est ça, je me casse !!

Et disant cela, il sort de l’enclos et s’en va, en nous plantant là.

- Je suis désolée, Francine.

Je me sens obligée de dire.

- Mais tu n’y es pour rien, Valentine.


- Oui mais quand même, c’est un peu gênant... ce qu’il a dit.
- Peuh... j’en ai vu de bien pire aux impôts, comme cet entrepreneur qui m’avait poursuivie
en agitant son engin pour que j’allège sa feuille d’impôts... il pensait que ses charmes
allaient me ramollir le sens du service public... je lui ai collé direct un contrôle fiscal et ça
nous a rapporté pas loin de 10 000 francs, car oui, on était encore en francs, à l’époque.

Francine a l’air toute émue à ce souvenir. J’ai du mal à la voir, grand, forte, cheveux coupés très courts,
exciter le contribuable mais je me sermonne, enfin voyons, Valentine, tu le sais bien, il suffit d’être
une femme pour exciter les mecs.

- En attendant on n’a plus de jardinier.

Je soupire.

- Avec internet, on se débrouillera bien, va ! J’ai acheté un guide pratique, Le potager pour
les nuls, on devrait s’en sortir...

J’admire ce côté éternellement optimiste de Francine. Je l’ai rencontrée à un forum des associations
du XIIIème, elle cherchait une activité bénévole sociale et de plein air, à mon instar, et le collectif 13
utiles nous a proposé de monter une association de maraîchage en nous prêtant via la Mairie, ce
terrain dans la cité.

- Excusez-moi...

Une voix d’homme. Un jeune homme blond, plutôt pas mal dans le genre propre sur lui, se tient là.
Un costume simple mais chic, de belles chaussures qui brillent et un sac à dos en cuir, négligemment
posé sur l’épaule.

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- Je viens pour le potager collectif...

Nous nous regardons, Francine et moi, interloquées.

- Il est dit que vous recherchez des bénévoles.


- On dirait le constant gardner...

Murmure Francine.

- Plait-il ?

Le jeune homme fronce les sourcils.

- Vous me faites penser à euh... à un type dans un film.

Marmonne Francine. C’est vrai ça, très beau en plus le film. Pas mal le mec, non plus par ailleurs, mais
dans un genre classique, genre le Figaro, alors très peu pour moi.

- Justement, je venais pour jardiner.

Le jeune homme nous éclabousse d’un grand sourire. Jardiner ? Avec ses belles chaussures, et son joli
costume chic ? Son petit sac à dos de cuir sur l’épaule ?

- Eh bien vous tombez bien !

S’exclame Francine, aux anges. Personnellement, je n’ai rien contre ce jeune homme mais j’ai un peu
l’impression qu’il s’est trompé d’endroit.

- C’est bien Macadam potager que vous cherchez ?

Je lui demande, dubitative.

- Tout à fait ! J’ai assisté à une réunion du conseil de quartier... je suis nouveau dans
l’arrondissement... et je suis à la recherche d’une activité... bénévole et de plein air.
- Ce n’est pas une activité que nous proposons, mais un projet de vie solidaire.

Je précise, froidement. Qu’il ne croie pas qu’il va s’inscrire à un club de sport ou de rencontre, ce
freluquet.

- Tout à fait ! Cela me convient encore mieux ! Je souhaite faire quelque chose d’utile...
- Mais c’est merveilleux ça ! Enfin de la jeunesse qui se sort les mains du matérialisme !

S’exclame Francine, qui lui tend une main énergique et pleine de terre.

- Francine Calgon, retraitée des finances publiques et ex-syndicaliste CGT !


- Bonjour Madame.
- Francine, enfin voyons ! On ne va pas se donner du monsieur et du madame dans nos
plates-bandes ! Quel est ton nom ? Parce qu’on se tutoie aussi...
- Gaétan.. Gaétan Pratabuy... enchanté.

Tout juste s’il ne claque pas des talons, le minet.

- Bon, on en était à savoir quoi planter... Francine, tu pensais à des courges ?


- Tu ne te présentes pas, Val ?
- Ah si. Scuze... Valentine Roman, professeur des écoles au groupe scolaire Camille Claudel,
voisin de cette cité.

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- Ohoh encore une vénérable travailleuse du service public...vous acceptez les salariés du
privé ?

Je lui jette un œil noir.

- Bon alors Francine, quid des courges ?


- Oui, ça me semblait être une bonne idée. C’est résistant une courge et puis, les enfants
pourraient à l’automne en avoir pour Halloween.
- Bon, alors je note, acheter des graines de courges. Et puis quoi d’autres ?

Le petit jeune homme se gratte la gorge et prend la parole.

- Si vous me le permettez... Il est encore trop tôt pour semer des courges... celles dont vous
parlez, citrouilles, potimarrons, ce style donc... sont dites de culture longue et ne se
sèment qu’après les dernières gelées. Il convient donc d’attendre au moins la mi-avril...
Car rappelez-vous le proverbe, semis prématurés, cultures condamnées.

Le jeune homme a dit tout cela d’une traite. Un homo. Forcément. Quel hétéro mignon viendrait
cultiver des courges avec une célibataire et une retraitée ? Le petit jeune homme a, dans le même
temps, retroussé les manches de son joli costume, après avoir posé son sac d’une métrosexualité à
rendre jaloux Vincent. Il s’est mis à gratter le sol, avec une petite branche.

- Vous avez fait une étude des sols ?


- Hein ?
- C’est-à-dire que...

Nous sommes comme deux courges, justement, avec Francine. Non, on n’a fait aucune étude de sols.
On a juste pris le terrain que l’Office HLM a bien voulu nous donner à la cité des Eglantines, via le
collectif 13 utiles. Le type est en train de gratter en faisant la moue.

- Je ne pense pas qu’il soit de très bonne qualité.


- On a pris ce qu’on voulait bien nous donner...

Se justifie Francine d’un air ennuyé.

- On veut juste développer une petite activité « potager ». On ne compte pas concurrencer
l’agro-business.

Je grogne. J’ajoute, de plus en plus agacée.

- Et puis, qu’est-ce que vous... euh tu t’y connais en qualité des sols ?
- Ma grand-mère habitait à la campagne et j’aimais beaucoup jardiner avec elle, elle m’a
appris énormément de choses...

Je suppute que son aïeule a depuis trépassé car il a pris un air chagrin en disant cela.

- Mais nous n’avons pas d’autre choix ! Nous n’avons que cette parcelle !

S’écrie Francine d’un ton aussi désespéré que si elle était une paysanne africaine menacée par la
sècheresse et la famine.

- Il faudrait peut-être voir avec la Mairie si...

Dit le jeune homme d’un ton songeur.

- Ah bon, vous avez vos entrées ?

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Je demande, ironiquement. Il commence vraiment à m’agacer, l’asticot.

- Disons que... non mais...


- Ah mais oui !!

S’exclame soudain Francine en rajustant ses lunettes.

- Je vous remets maintenant ! Vous êtes un des conseillers municipaux de l’Opposition !


- Merde...

C’est tout ce que j’arrive à dire. Ça me revient soudain, ce visage fin et pâle. Ce blondinet qui distribuait
des tracts sur le marché. Le cheval de Troie dans la place. La cinquième colonne. Le ver dans le Fruit.
La taupe qui vient gratouiller notre terrain en affectant de nous aider mais qui en fait n’est là que pour
torpiller notre beau projet de solidarité. Un mec de droite, un vrai, sauve qui peut !

- Détrompez-vous ! Je n’ai rien à voir avec l’opposition ou son contraire... Je ne fais pas de
politique.

Proteste avec vigueur ce petit salopard.

- Vous êtes conseiller ou vous n’êtes pas conseiller ?

Que je demande car tout cela me semble bien trouble.

- Je ne le suis pas ! J’ai juste participé à leur campagne, à titre euh amical... mais je ne tenais
absolument pas à être conseiller...

Mon sang ne fait qu’un tour.

- Vous faites donc de la politique ! Or ici ce n’est PAS politique, c’est solidaire, c’est gratuit,
c’est humaniste, c’est... c’est pour la cité ! Allez-vous-en ! Partez !!

Je brandis mon plantoir sous son nez comme s’il allait m’agresser. Francine proteste.

- Calme toi Val, on a déjà perdu le jardinier, on n’est que deux, et un homme jeune et
charmant qui en plus s’y connait, même de droite, c’est plutôt le genre précieux. Quand
j’étais aux impôts, j’avais un conseiller fiscal estampillé RPR très correct, il me disait
toujours, Francine, peu importe le lieu où se situe la main, seule compte ce que fait la m...
- Mais enfin Francine, c’est... c’est un mélange des genres ! Il ne peut PAS faire partie de
notre collectif !
- Mais enfin, puisque je vous dis que je n’ai aucune fonction dans la Mairie ! J’ai juste donné
un coup de main à des amis qui faisaient campagne !
- Mais qui faisaient campagne à droite ! Or nous sommes un collectif de gauche !

Je m’égosille. Je vois au loin les jeunes collés au mur se redresser d’un air intéressé. Autant bêcher la
terre ne les bottait pas, autant voir les bobos et les bourgeois se taper dessus promet d’être excitant.

Francine me regarde d’un air très étonné.

- Ah bon ? On n’avait jamais dit ça ! Personnellement, je ne suis pas plus de gauche que de
droite, je suis Cégétiste. Comme disait le Trésorier de mon antenne de quart...
- Ce que je veux dire c’est que... quand quelqu’un est de droite... il ne peut pas... il ne...
- Quelqu’un de droite ne peut rien faire d’un point de vue solidaire ? C’est cela ?

Le jeune homme a dit ça, calmement.

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- Eh bien... en quelque sorte... oui.
- Laissez-moi prouver le contraire ! Je vous, euh je t’ai entendue à la réunion de quartier et
je t’ai trouvée tellement... formidable...
- Punaise, vous n’allez pas remettre ça...

Gémit Francine d’un air agacé.

- Formidable d’enthousiasme et aussi de pragmatisme. Je suis pour ma part assez


pragmatique aussi... je ne pense pas que les gens soient majoritairement heureux à vivre
dans l’assistanat, ils ont besoin de buts, comme tout le monde, même mineurs et... et je
ne pense pas non plus qu’il soit bon pour une société de ne pas se... mélanger. En cela,
pratiquer une activité tranquille et facile, accessible à tous, dans un lieu disons difficile,
devrait permettre de se rencontrer et de se sentir aussi un peu plus acteur de sa vie... non,
vous ne croyez pas ?

Nous l’avons écouté, Francine, religieusement, moi, un peu embêtée. Un mec de droite qui dit, plus
ou moins, la même chose que ce que je pense, ça m’embête bien.

- Alors, bossons ensemble !

Francine se précipite aussitôt.

- Top là, jeune homme !


- Ok, on verra bien...

Je marmonne pour ma part. Gaétan se frotte les mains, tout content.

- Alors, on en était à... trop tôt pour les courges... et un terrain de médiocre qualité...
comme effectivement, il faut faire avec ce que l’on a, ne rêvons pas, je vous propose de
procéder ainsi...

S’en est suivi de longues explications sur la façon de récupérer notre sol et la proposition de mettre à
disposition des habitants un compost.

Je me suis engagée à en parler à mon école ainsi qu’à mes élèves, prétexte à donner un cours sur la
récupération des ordures ménagères et comme quoi c’est très vilain de jeter les restes de son assiette
à la poubelle.

Gaétan est ensuite devenu tout radieux quand en fouillant la terre, il a trouvé un ver de terre et une
chenille verte électrique. C’était signe que tout n’était pas si mal... Il nous a suggéré de travailler
d’abord notre sol et de planter des graines d’espèces résistantes de la mi-avril à la mi-juin. Il nous a
proposé d’établir lui-même un tableur Excel répertoriant les dates de semis en fonction du type de
graines, lesquelles devraient être égalitairement partagées entre familles, disons de cucurbitacées,
d’astéracées (laitue par exemple, il nous conseillait le mesclun), solanacées (patates notamment et
tomates, plutôt cerise) et brassicacées (euh je ne sais plus). Il a conclu en disant qu’un petit carré
d’herbes aromatiques voire médicinales serait tout à fait envisageable car ce genre de plantes n’est
pas très délicate en matière de terrain.

Francine est aux anges mais il est vrai que je ne l’ai jamais vue au diable. Elle doit se shooter ou pleurer
chez elle bien fort dans son oreiller pour compenser toutes ses ondes de positivité qu’elle a diffusées
dans une journée pas forcément bonarde. Elle vit seule, sans homme ni femme, ne s’est pas
reproduite, n’a ni sœur ni frère, faites une croix de même sur les cousins, cousines, oncles, tantes,
mais elle semble toujours aussi heureuse que si elle vivait aimée et entourée par toute une tribu.

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Incroyable.

Vers 17 heures 30, Francine enfourche sa moto, car oui Francine fait de la moto, pas de la minable
pétrolette comme le pervers Fabien, et sur un large signe de la main, elle démarre.

Et voilà, je me retrouve seule avec le constant gardner qui me demande.

- Tu habites loin ?

Ça te regarde.

- Je suis venu directement du travail, en voiture et...


- Tu ne prends pas les transports en commun ?

Typique des mecs de droite, la bagnole, la pollution, l’individualisme, après moi le Déluge quoi.

- Je travaille dans une banlieue très mal desservie, je n’ai pas d’autre choix... crois-moi, je
m’en passerais bien... mais je peux te raccompagner si tu veux.
- C’est bon, je suis à vélo.

Je désigne mon vélo, attaché à un poteau. Avec autour, deux ados à casquettes, je sais même pas
pourquoi je précise ça, qui essayent d’en enlever le cadenas. Gonflés, c’est un vieux clou qui me vient
du frangin et je suis supposée être connue voire intégrée dans la cité. Purée, merci la reconnaissance.

- Hep vous là-bas !

Je braille. Ils lèvent à peine la tête, continuant de bidouiller mon cadenas.

- C’est ton vélo ?

Me demande Gaétan.

- Oui...

Et le voilà se dirigeant gaillardement vers les deux loustics.

- Dites donc, les gars, laissez ce vélo !


- T’occupe pédé, on en a besoin !
- Mais il n’est pas à vous ! Il est à ma, à ma... collègue !
- J’m’en bats les couilles !

Je m’approche, plus amusée qu’autre chose.

- Les jeunes, si vous voulez, j’ai la clé... ça ira plus vite.


- File sale pute !

Je leur tends la clé.

- Mais enfin Valentine, c’est ton vélo ! Défends ton bien !


- Laisse, ça m’amuse...

J’ai juste un peu la haine de l’ingratitude mais bon, je ne veux pas perdre la face. Les deux ados se
battent pour enfourcher mon vélo tandis que Gaétan essaye de le récupérer.

- Lâchez immédiatement ce vélo ou j’appelle les flics !


- Tu crois qu’ils vont venir pour un vélo les keufs ? Bouffon !
- Rentre chez ta reum, pédé !

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- Je SUIS flic !

Et Gaétan sort une carte de son portefeuille. Rayée de rouge et de bleu.

- Oh merde...

Je fais une fois encore. Un beau mec, certes, mais, et de droite, et de la Police. Le bouquet.

- Je vais être sympa... ou vous rendez ce vélo à la demoiselle, sans faire d’histoires, et on en
reste là, pas de signalement, pas de garde à vue, pas de tabassage. Rien. Ou vous ne le
faites pas et alors là...

Les deux gugusses ont déjà lâché mon vélo et sont partis en courant.

- Merde, tu es vraiment flic ?

Gaétan rigole. Il a un joli rire et une fossette dans une de ses joues.

- Tu parles, c’est ma carte de cantine...

Il me montre sa carte et là, j’éclate franchement de rire.

Nous faisons quelques pas ensemble. Il m’explique qu’il travaille dans une entreprise en région
parisienne où il est informaticien, encore un, c’est à croire que ce métier est une vraie maladie que
tous les mecs se refilent. En plus, il travaille sur l’édition de logiciels pour les banques. Le panard, ma
petite Valentine.

Il a fait une école d’ingénieurs, comme mon frère, le stupide et égocentrique Benji. Ses parents ont
divorcé quand il était tout petit et il a passé beaucoup de temps chez sa grand-mère, qui aimait donc
tant jardiner.

- On peut même dire que je vivais chez elle... mes parents étaient tellement pris par leur
vie, enfin, concernant mon père, parce que ma mère...

Ma mère quoi ? Gaétan n’en dit pas plus, il reprend.

- Bref, la garde alternée, s’alternait surtout chez elle, la mère de mon père.

Bon, on ne va pas sortir les mouchoirs pour autant. Je lui fais rapidement la bise et on se convient de
se revoir la semaine prochaine pour commencer de travailler le terrain. Nous échangeons comme il se
doit nos diverses coordonnées et pour faire bonne mesure, je lui donne celles de Francine.

Qu’il n’aille pas croire je ne sais quoi.

Je décide de passer chez Babouche. Il n’est pas tard et je sais qu’elle sera heureuse que je vienne la
voir, même pour une petite trentaine de minutes.

Babouche déraille
Babouche, toute âgée qu’elle soit, 75 ans (et demi, comme elle dit), vous pouvez passer la voir
n’importe quand et elle est toujours heureuse de votre visite. Elle vous accueille sourire large et bras
de même, sans râler qu’elle allait justement manger sa soupe, que c’est pile l’heure de son émission
favorite, ou de son bain, ou de sa sieste, tous ces trucs que les vieilles personnes aiment en général à
brandir pour vous signifier que vous n’êtes pas le bienvenu.

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Vous pouvez rester 5 minutes, elle ne vous le reprochera pas, vous pouvez squatter une demi-journée,
elle en sera tout aussi heureuse. Et jamais de reproches gluants sur le mode pleurnichard de, oh mais
tu pars déjà ? Reste donc encore un peu, ohlala je suis si seule...

- Ah bon ? Moi, ça ne va jamais... je reste, ou trop peu, ou trop longtemps !

M’assure ma mère, qui a une relation difficile avec Babouche. Déjà, elle s’estime mal aimée parce que
née enfant du milieu, entre une sœur aînée, proviseure, et une benjamine, pseudo-artiste, les seules
à recueillir les louanges de leur mère. En plus, elle râle qu’étant la seule à habiter Paris, c’est elle qui
« se farcit de voir Madame ». Le mot « farcir », en soi, ne pousse pas vraiment à ouvrir les bras, je
trouve, et résume assez bien ce que ma mère pense des relations avec la famille, hormis, soyons
honnête, celles avec ses propres enfants.

Ma mère, pour ça, est une mère en or.

Babouche a vraiment du cœur, pour nous comme pour tous, elle a le cœur aussi large que, lorsqu’à
30 ans et quelques, elle portait les messages des Algériens du FLN car oui, ma grand-mère a fait
porteuse de valises et j’en suis fière.

Jeune homme, mon grand-père est parti faire son service en Algérie et Babouche s’est débrouillée
pour le suivre, elle a fait la classe dans un village perdu de l’Atlas. Ils avaient vingt ans et quelques, et
ce n’était pas encore la guerre... Elle en a gardé un souvenir très fort, d’où son surnom de Babouche
(sans oublier sa passion pour les auteurs russes). Puis ils sont revenus en France, et quand la guerre a
éclaté, Babouche a jugé que ce pays qu’elle avait tant aimé devait devenir indépendant et elle n’a
donc pas hésité à prendre des risques en devenant porteuse de valises.

- Ben voyons...

Ma mère ose penser, en effet, que mère affabule et n’a jamais porté la moindre valise ni sac à main
(dixit).

Je crois bien qu’elle est jalouse parce qu’elle, à part passer son Capes de français au lieu de faire instit
après avoir réussi le concours, et avoir quitté mon père durant 4 semaines, 3 jours et 9 heures, elle
n’a jamais pris le moindre risque dans sa vie, et en tout cas, c’est sûr, jamais pour quelqu’un d’autre
qu’elle qui, bien que charmante, rigolote aussi, est quand même du genre égoïste.

Babouche, elle, a été de tant de combats. Elle a milité pour le droit des femmes, aussi, elle a soutenu
le droit à l’avortement, ma mère dit qu’elle aurait même été prête à se faire avorter avec une aiguille
pour pouvoir être la 344ème des 343 salopes. Elle a toujours soutenu les peuples maltraités, ex-
colonisés ou nouvellement colonisés, en Afrique, au Vietnam, elle a même soutenu les Palestiniens,
leur droit à avoir un Etat, alors que son père, juif, a été déporté lorsqu’elle était adolescente, arrêté
par un gendarme à la moustache blonde, qui lisait son papier officiel en suivant les lignes du doigt.

- Ce salopard de gendarme, avec sa moustache blonde et son papier à la main, comme s’il
venait nous vendre un calendrier...

Ma mère prétend qu’elle ne peut pas se souvenir de cela pour la simple et bonne raison que Babouche
et sa sœur Mireille avaient été envoyées dans la famille de leur mère, non juive, à la campagne. Mais
je ne vois vraiment pas pourquoi Babouche inventerait cela.

- Pour faire son intéressante, tu la connais, tout doit toujours tourner autour d’elle...

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Voilà ce que me répond, ma mère, Suzon Roman, 52 ans, professeur de français, mère de quatre
enfants et jalouse comme une gamine. Plus elle vieillit, ma mère, plus elle est jalouse, dénigrant
Babouche, dont l’affection très forte pour moi lui déplait, ou plutôt excite cette jalousie.

La mort de ce grand-père, personne n’en parle. Et Babouche sait très bien vous faire taire lorsque vous
approchez d’un peu trop près de ce qui la dérange ou la perturbe.

Babouche habite rue Pascal, près de la rue Mouffetard. Ma mère a été bien contente que je prenne
ce petit studio à la Butte aux cailles, non loin de chez Babouche, le hasard fait bien les choses, s’est-
elle extasiée. Eux habitent une HLM boulevard Masséna, et si ce n’est pas très loin, ce n’est pas non
plus la porte à côté (surtout vu du point de vue de ma mère).

ꖿꖿꖿ

J’arrive, je sonne, rien, je tape, personne. Bizarre, à cette heure. Je sonne encore une fois, rien. Je
tourne la poignée de la porte, qui s’ouvre. Je rentre le cœur tremblant, j’ai parfois peur de tomber sur
Babouche, en version morte. Elle est en bonne santé mais elle a quand même bientôt 76 ans.

Elle est juste en train de dormir dans son fauteuil près de la fenêtre.

J’ai une sorte de coup au cœur car pour la première fois, je me dis qu’elle fait vieux. Elle ronfle, en
bavant un peu, on lui donnerait au moins dix ans de plus. Elle tient un livre entre ses mains relâchées,
je sursaute en voyant le titre, PDG mon amour, un crime passionnel, de Marie-Rose Cortalande.

J’ai l’impression d’être témoin de quelque chose d’obscène.

Babouche a une passion pour la grande littérature, les auteurs russes, les classiques français, Balzac,
Flaubert qu’elle vénère, elle lit même Shakespeare en anglais alors la voir avec entre les mains, PDG
mon amour, un crime passionnel, c’est comme, comme... Babouche ouvre soudain les yeux.

- Comment vas-tu ma chérie ?


- Bien, Babouche, et toi ?
- Je m’étais endormie près de la fenêtre, il faisait si bon.
- Ah mais ta porte était restée ouverte...
- Ah bon ? J’aurais juré l’avoir fermée...

Elle doit sentir que PDG mon amour, un crime passionnel, pend entre nous comme une sorte de
cadavre car elle le tapote de sa vieille main ridée, pleine de taches.

- C’est ma voisine qui me l’a prêté... c’est intéressant... d’une certaine façon.
- Comment ça ?
- Je veux dire... C’est intéressant de voir aussi ce que lisent les gens. Elle est complètement
piquée de cette histoire, et pourtant, il s’agit d’une femme de 68 ans.
- La femme dans l’histoire ?
- Non, la voisine, bien sûr. Maryline Monroe. Il en faut sans doute pour tous les goûts...
- Si tu le dis.

Depuis quand Babouche a-t-elle une voisine de 68 ans dénommée Maryline Monroe ? Je ne dis rien,
je préfère glisser. Je propose de faire un scrabble, comme presqu’à chaque fois où je viens la voir.

- Quel scrabble ?
- Ben le jeu qui s’appelle comme ça, le scrabble quoi.
- Ma foi non... Je joue au scrabble moi ?

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- Mais oui ! Ton scrabble c’est même sacré !

Je la regarde, sidérée.

- Tu te moques de moi Babouche ?


- Non, pourquoi je ferais ça ?

Babouche a pris un air sincèrement étonné. Puis elle demande, d’un air intéressé :

- Et tu sais où il est rangé, mon scrabble, comme tu dis ?

En poussant un gros soupir d’exaspération forcée, je vais ouvrir le buffet où elle range à droite le
scrabble, à gauche les biscuits pour le thé. Le scrabble est bien là. Fugacement, sans vouloir m’y
attarder, je me demande à quoi joue Babouche.

Malaise.

J’étale le plateau sur la table, installe les chevalets sous l’œil intéressé de Babouche qui n’a pas bougé
de son fauteuil. Je lui dis de s’approcher, ce qu’elle fait d’un air absent. Une fois rendue à la table, elle
s’assoit et après un court instant de flottement, où sa main semble divaguer au-dessus des lettres
comme un oiseau égaré, elle articule.

- Je te laisse piocher en premier.

Elle a dit ça en chaussant ses lunettes.

Ma Babouche est de retour, je ressens une sorte de soulagement. Quelque chose s’est cependant
passé, qui me trouble. Babouche est la reine du scrabble. Je dois dire que je n’ai quasiment jamais
gagné contre elle. Une fois seulement, mais elle avait 39 de fièvre, toussait sur le plateau et voyait
trouble. On avait fini aux urgences, grippe hivernale avec complications pulmonaires.

J’étais restée toute la nuit à côté d’elle, j’avais 22 ans et demi, Florian s’apprêtait à me plaquer et ma
mère avait prétexté qu’elle n’avait pas trouvé de train pour rentrer du ski.

Babouche démarre, fort, o-i-s-e-a-u-x.

- Mot compte double 32 et scrabble, donc + 50, soit 82 points au total.

Tout juste si elle ne s’en frotte pas les mains. En même temps, ça me rassure. C’est du Babouche tout
craché. Je regarde mes lettres, pas fameux. A-f-r-i mais je n’ai pas de « q » ni de « u ». Merde. F-a-r-,
zut suis bloquée. N-o-i-r. Bof, nul.

- Bon alors, tu te dépêches ?

Babouche s’impatiente. Je vois qu’elle a déjà prévu son prochain mot, un super mot qu’elle se délecte
à l’idée de faire.

- J’ai que des lettres nulles !

Je gémis. Babouche s’esclaffe.

- Tututute ce n’est pas qu’une question de lettres !


- Ben si, quand même un peu...
- « Pas que », j’ai dit, un S bien placé peut te valoir plus de 30 points ! Bon, alors, ça vient ?

Piteusement, je dépose sur le plateau, mon mot, n-o-i-r-s. Mot compte double, 10 points, haut les
cœurs. Babouche le regarde d’un air songeur. Ses doigts pianotent sur ses lettres. Je la sens...

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préoccupée. Ok, c’est nul mais bon, ce sont des choses qui arrivent. Elle va pour mettre son mot,
quand elle s’arrête et me dit :

- Dis, à propos... tu ne trouves pas qu’il y a de plus en plus de nègres dans le quartier ?

Le choc, absolu.

Ce mot. Jamais, ô grand jamais Babouche n’a utilisé ce mot ! Même à la boulangerie quand on était
petites, Judith et moi, et qu’elle nous emmenait acheter le goûter. Il y avait ces meringues recouvertes
de chocolat qu’on appelait « tête de nègre » et qu’on adorait, Juju et moi, jamais elle n’a été capable
de prononcer ce mot. Elle disait toujours, d’un air gêné et en pointant le doigt, « et avec ma baguette,
vous me donnerez deux de ces meringues au chocolat... ».

Je parviens à articuler.

- Pardon Babouche... qu’est-ce que tu as dit ?


- Des nègres... j’en vois de plus en plus.

Babouche dit ça, en fronçant le nez comme si cela sentait mauvais.

- Mais enfin, Babouche, comment tu peux dire ça ?


- Mais parce que je les vois !

Babouche lève les yeux au ciel, elle est idiote celle-là ou quoi ?

- Qu’est-ce qui t’arrive Babouche ? Je, je.... je ne t’ai jamais entendu parler comme ça...
dire, dire ce... ce mot... affreux.

Babouche demeure silencieuse. Puis elle me demande, lentement.

- J’ai dit quoi ? Rappelle-moi...


- Qu’il y avait...

Je ne peux pas aller plus loin. Je regarde Babouche. Elle attend, l’air sincèrement intéressée que je lui
répète l’horrible mot qu’elle vient de prononcer. Je me sens mal à l’aise mais pas uniquement à cause
de ce mot affreux.

Il y a autre chose. Il est en train de se passer autre chose que je n’arrive pas à saisir. J’articule,
doucement.

- Tu ne te rappelles vraiment pas ce que tu viens de me dire ?


- Non... j’ai parfois des absences... c’est l’âge tu sais.

Babouche porte un index à sa tête.

- Alors j’ai dit quoi ? Tu as l’air tellement horrifié ma pauvre Valentine.


- Eh bien... qu’il y avait... que tu trouvais qu’il y avait de plus en plus de euh... maigres...
dans le quartier.
- Ma chère Valentine, cela ne veut strictement rien dire !

Elle me demande ça d’un ton que ne renierait pas Madame Lagrume.

- Je suppose que... que tu trouves que de plus en plus de filles font des régimes... et sont
trop maigres.
- Ah bon. Pourquoi j’aurais dit cela ?
- Parce que... parce que moi, je suis trop grosse.

100
Allons-y, ma fille, sacrifions-nous.

- Tu n’es pas trop grosse, Valentine, tu as des formes.


- Ah non, tu ne vas pas me sortir ce genre de platitudes toi aussi !

Ça m’agace, j’ai des formes, et en effet, je suis grosse.

- Platitudes peut-être pas, mais formes certainement !

Et Babouche éclate de rire.

Son bon vieux rire à la Babouche, joyeux, volatile et assez gras en même temps, comme si elle fumait
trois paquets de cigarettes par jour. Je me sens soudain un peu mieux. Son horrible phrase commence
à s’estomper et je me dis que peut-être, elle a vraiment dit « maigres » et pas « nègres ».

Nous reprenons la partie puis à un moment, comme je viens de faire 36 points rien qu’avec i-f-s, elle
veut s’arrêter. Elle se sent fatiguée.

- Valentine...

J’aime bien, elle est une des rares avec Olive à m’appeler comme ça, entièrement, Va-len-tine.

- Je suis sérieuse tu sais... je ne veux pas que tu deviennes une fille maigre... comme ta
sœur.
- Judith n’est pas maigre, elle est mince.
- Elle est maigre, elle n’a ni fesses ni seins... Ce n’est pas ça être une femme... Une femme,
c’est être... comme toi.
- Mais Babouche, je pèse...
- Tututute ! Tu pèses le poids qu’il faut ! Tu n’es ni une mannequin anorexique ni une fillette
prépubère ! Tu es une femme, une vraie ! Que Judith, elle, se trouve très bien en
mannequin cacochyme, c’est son problème... mais je ne trouve pas cela beau, moi, du
tout.

Il faut bien dire que Babouche a une dent contre Judith, et réciproquement.

Parce qu’elle travaille dans la banque et qu’elle est affreusement matérialiste, dixit Babouche, parce
qu’elle est moralisatrice et rabat-joie, dixit Juju.

Les deux n’ont pas tort.

Babouche a toujours méprisé les choses matérielles, le gain, le profit, les jolis objets, les beaux
vêtements, le luxe la rend même agressive, un vrai curé de gauche comme dit Judith... et ma mère.
Qui ne digère toujours pas les commentaires perfides de Babouche sur ses boucles d’oreilles de prix
ou ses petites vestes Kenzo qu’elle adore.

Babouche n’a jamais rien eu de superflu dans sa vie, ce qui ne l’empêche pas d’être généreuse avec
nous. Ce qu’elle a, elle nous le donne, la main sur le cœur, livres, argent à Noël, objets de valeur,
sentimentale la valeur, tel cette pendule héritée de sa mère qui trône justement chez Judith... mais
elle est parfois excessive. Je l’ai vue ainsi une fois se mettre dans une colère noire après une petite
dame qui portait un manteau de fourrure alors qu’on visitait, Judith et moi avec elle, une exposition
de sculptures en plein air.

101
- Comment osez-vous ? Tuer une bête sauvage et libre ! Et dépenser une fortune pour ça...
Un manteau de fourrure ! En plein Paris ! Passe encore si vous étiez Inuit ! Vous devriez
avoir honte, Madame !

Avec Judith, nous ne savions plus où nous mettre.

Cela dit, de son côté, toute banquière et matérialiste qu’elle est, Judith sait être généreuse aussi. Elle
m’a souvent dépanné question fric quand j’ai démarré mon boulot d’instit car j’avais eu plein de frais
et j’avais démarré ma carrière par une grève d’un mois.

Généreuse bien qu’elle soit portée incontestablement sur le matériel, ce qui n’est donc pas
incompatible, quoiqu’en dise Babouche.

Judith aime beaucoup son métier dans la banque, conseillère en clientèle, je n’arrive même pas à
comprendre comment c’est possible. Elle réussit si bien que son supérieur hiérarchique parle de la
nommer chef d’agence à Paris même ce qui, à 25 ans, à l’en croire, est très rare. Elle parle de carrière
dans la bourse et les salles des marchés, voire dans la haute finance, ce haut lieu parfaitement
vomitoire, l’hallu totale. Ma mère préfère en rire, et même mon père, qui plane toujours dans ses
sphères mathématiques, en est perturbé. Benji l’appelle notre requin de la finance, en ricanant, et
Judith hausse les épaules, le cafard de l’informatique, comme elle dit, peut bien penser ce qu’il veut,
au moins, elle, n’emprunte jamais le moindre argent à nos parents contrairement à lui, toujours à sec
malgré son salaire d’ingénieur.

Juju adore les revues de mode, les sacs de pouffe de luxe, elle s’habille bien et cher... vu qu’en plus,
elle est mille fois mieux foutue que moi : grande et châtain clair, très mince, 55 kilos pour 1m70 quand
moi qui ne fais que 1m65, je frôle aux périodes délicates (Noël, Nouvel an...) les 62 kilos.

Je trouve ça d’autant plus injuste que nous sommes des jumelles, des fausses certes, mais la nature
aurait pu se débrouiller pour me donner à moi le format le plus réussi. Ou alors si vraiment il n’y avait
pas moyen, qu’on soit toutes les deux avec un physique un peu rond, zut à la fin !

- Je sais que tu ne t’aimes pas physiquement, Valentine, mais c’est une erreur... tu es la plus
belle de mes trois petites-filles. Quand je montre des photos de toi à mes amies, elles te
trouvent magnifique avec tes beaux cheveux et tes yeux clairs.
- Oui mais...
- Tututute... N’écoute pas cette mode stupide qui n’en a que pour les femmes au physique
Auschwitz. Ce n’est pas ça qui rend heureux un homme au quotidien, va !

Venant de Babouche, cette sinistre comparaison est acceptable. Après tout, son père y est mort, à
Auschwitz. Enfin, au moins en théorie.

- Allez, fini pour aujourd’hui... c’est l’heure de l’apéro !

Je fais signe à Babouche de rester assise et je vais chercher la bouteille de Porto dans le fameux
vaisselier. Il n’en reste plus tant que ça, surtout par rapport à la dernière fois, soit 4 jours auparavant...
Babouche sifflerait-elle un peu trop de son alcool préféré ? Ce qui expliquerait ses défaillances de
mémoire ?

Je nous sers à chacune un petit verre, et renonce (lâchement) à demander à Babouche des comptes
sur sa consommation.

Babouche boit son porto, les yeux plissés de plaisir, et elle énonce, comme à chaque fois :

- Un petit porto et le monde redevient beau !

102
Cela fait un bien fou de l’entendre dire, aujourd’hui, cette phrase stupide.

18 heures 30. Je dois y aller.

- Oui, le devoir t’appelle ! C’est quoi demain le programme ?


- Cours de dessin, apprentissage du son «gn », additions...
- Bien.

Babouche me serre contre elle, elle a l’air si fragile, soudain dans sa vieille robe bleue et son cardigan
gris, ses deux vêtements fétiches (comme le fauteuil). Il me semble l’entendre marmonner, fais bien
attention aux nègres, mais je me dis que non, j’ai dû rêver.

Et elle referme vite sa porte.

Je redescends, lentement. Je me sens tout de même tracassée. Babouche ne m’a pas vraiment parue
dans son état habituel. En glissant la main dans la poche de mon jean pour récupérer les clés de mon
cadenas à vélo, je sens le numéro de téléphone de Gaétan.

J’efface promptement le stupide espoir que je sens monter dans ma poitrine, ce garçon, sympathique
et mignon, mais visiblement de droite n’est évidemment pas pour moi.

Je ne suis pas sa copine


La semaine a vite passé et nous voilà déjà vendredi. À 17h00, ainsi que convenu, je retrouve à
Macadam Potager, Francine, et Gaétan... ainsi que Fabien, pas plus gêné que ça. Et je peux vous dire
qu’il n’est pas ravi de voir qu’un autre homme s’est déjà associé à nous.

Cela sent le combat de mâles. Imaginez la chose... Fabien, rude et rouquin, l’oreille gauche percée,
aimant les motos, le foot et les photos de filles nues (faites par lui de préférence). Gaétan, blond et
doux, visiblement bien éduqué, et bien sapé même si, certes, la sape reste simple (bien que porter un
pull rose passé 3 ans et avant 85 ans, c’est assez osé).

- Il n’y a que deux grelinettes...

Grelinette. J’adore ce mot, c’est Gaétan qui nous l’a appris, en même temps qu’il nous apportait lesdits
instruments qui servent à retourner la terre. Gaétan propose de s’occuper du sol pendant que
Francine triera les graines sur la vieille table de camping que j’ai apportée, rescapée de l’époque
Arnaud. On était partis camper dans les calanques de Marseille, cela avait été 4 jours merveilleux,
j’avais même failli arrêter la pilule... sauf que quelques semaines après, une fois reçue à mon concours
des écoles, Arnaud m’avait annoncé qu’il avait « besoin de prendre du recul pour réfléchir » (en
d’autres mots il me plaquait).

- Je te la laisse, la grebidule, je dois y aller !

Fabien me tend l’instrument.

- Ah bon, tu t’en vas déjà ?

Demande d’un ton intéressé Francine depuis ses sachets.

- Ouaip, j’ai rendez-vous... avec une fille.

Cela dit avec un regard appuyé en ma direction. Je suppose que je suis supposée être jalouse, au moins
supposément un peu. Je grommèle juste, pour la forme.

- Comme tu veux, mais je ne vois pas bien l’intérêt qu’il y avait de venir...

103
- De toute façon y a que deux trucs machins, une pour toi et une pour le minet à pull rose !
- Je ne suis pas un minet sous prétexte que je porte du rose. Je suis juste un homme qui n’a
pas honte d’assumer sa part de féminité... ce qui, en soi, constitue une forme de virilité.

Et le pire c’est que Gaétan éclate de rire en disant cela. Un rire franc, pas du tout gêné auquel Francine
fait écho bruyamment.

- Hum, hum, excusez-moi...

Une dame âgée, se tient à la barrière du potager. Une femme d’origine maghrébine (ah enfin !) avec
une hidjab dans les tons rose foncé (encore du rose).

- Bonjour madame, que pouvons-nous faire pour vous ?

S’écrie jovialement Francine.

- Euh... madame Potager, c’est bien ici ?


- Vous voulez dire, Macadam potager ?

Corrige Francine.

- Je euh... oui. Peut-être.

La vieille dame a l’air troublée. Elle a parlé avec un léger accent mais à peine perceptible. Il émane de
sa personne quelque chose d’indéfinissable, de raffiné... Une ancienne prof ?

- Oui !

Nous avons tous répondu en chœur. Une volontaire non blanche ! Ah enfin !

La dame explique en rougissant.

- Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma fille, enfin... un peu pour moi aussi... mais surtout
pour ma fille... elle est au chômage, avec deux enfants, et je voudrais qu’elle fasse autre
chose que de regarder la télé... ou son téléphone... ou son ordinateur... ou...
- Mais c’est merveilleux ! Deux recrues en une !

S’écrie Francine.

- C’est-à-dire que moi, avec mes rhumatismes articulaires...


- Tututute ! J’en ai aussi ! Venez donc trier ces sachets avec moi ! Comment vous appelez-
vous au fait ?
- Soraya. Soraya Ghanem.
- Moi, c’est Francine, Francine Calgon. Et la jeune fille, c’est Val, et l’homme de la situation,
Gaétan !
- Valentine...

Je grogne. Mais Francine a déjà entraîné Soraya, et nous nous mettons à travailler la terre avec Gaétan.
Nous chuchotons entre nous.

- Je ne suis pas sûre qu’elle avait très envie de trier des graines, Soraya.
- Bah Francine va nous la convaincre vite fait...

Gaétan marmonne à son tour.

- Et puis, si elle veut motiver sa fille, il faut bien qu’elle montre l’exemple.

104
- Elle est où ladite fille d’ailleurs ?
- Devant la télé, sans doute... 17h00, ce n’est pas l’heure de Sex and the city ?
- Toujours mieux que Salades et salsifis...

Nous pouffons bêtement. Les deux retraitées discutent, et bien sûr, Francine a déjà su mettre à l’aise
Soraya. J’entends cette dernière dire qu’elle est également retraitée de la fonction publique,
l’algérienne, ministère des Finances, et les voilà parties sur leur passion pour la Chose Publique, l’Etat
et le Service à la Nation, etc.

- C’est bizarre, je l’aurais plutôt vue prof...

Je marmonne à Gaétan. Il glisse un regard vers les deux femmes, l’air pensif. Mais à ce moment-là,
son portable sonne. Il sursaute et le sort de sa poche. Il répond en me tournant le dos.

- Non, je t’ai déjà dit non... ne m’appelle... plus... enfin, Béa, je t’ai dit que...

Ohoh bizarre, ça aussi.

- Je... écoute... là je ne peux pas te parler, je suis occupé... oui, je suis au boulot bien sûr... il
n’est que 17 heures 00 je te signale...

Il s’éloigne et je ne peux hélas pas suivre le reste de cette passionnante conversation.

Je me dis que c’est étrange, justement, que ce garçon, ingénieur, puisse venir dès 17h00 à Macadam
potager. J’ai toujours entendu dire que les ingénieurs étaient débordés de travail. Enfin, c’est ce que
ne cesse de répéter Benji, qui ne cesse de gémir qu’il ne sort jamais avant 20h00.

Gaétan revient, l’air soucieux. Je décide d’attaquer.

- Au fait, comment ça se fait que tu puisses venir si tôt, toi le cadre sup ?
- J’ai pris une RTT... Je pars très peu en vacances, je préfère prendre des jours dans l’année,
cela me laisse le temps pour faire des trucs. Pourquoi, t’es de la police comme dirait
l’autre ?
- Nan, je me demandais juste.
- Je te rassure, hier, jeudi, j’ai terminé à 22h00... absence le vendredi oblige.
- Ouf, j’ai cru que le système bancaire allait s’effondrer.
- Ahah tu ne rigolerais pas tant que ça si ça arrivait...

Les deux dames se sont levées et échangent maintenant leurs coordonnées.

- Je dois y aller, ma fille Rosa m’attend pour que je garde ses filles... elle sort ce soir avec
ses amies, c’est vendredi.
- Oh, que c’est gentil de votre part...

Roucoule Francine qui n’a pas de gosses, ni de mari (ou de femme) mais ne semble même pas être
envieuse de ce que les autres en ont.

- En fait, elles habitent chez moi, ça ne me donne pas grand dérangement... Ma petite-fille
aînée, Rosa, est une enfant très facile, le bébé... eh bien c’est un bébé. Une fois qu’elle
dort, on est tranquille. La vie n’est pas facile pour Sabrina, ma fille, son mari l’a
abandonnée peu après la naissance d’Amel...

Nous la regardons repartir. Longue et mince, assez altière malgré des vêtements plus très neufs. Je
reste frappée par la qualité de son langage (déformation professionnelle), je dois m’avouer même un

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peu déçue, tant qu’à faire, j’aurais préféré que ce soit une vraie pauvre, enfin, je veux dire, une femme
comme elle mais en plus euh populaire et caractéristique de la cité.

Francine marmonne d’un ton songeur.

- Pas facile sa vie, tout repose sur elle... elle est veuve, son mari est mort... en Algérie. Les
évènements, comme elle m’a dit...
- Lesquels ?

Je demande bêtement.

- Ben tu sais quand même ce qui s’est passé en Algérie dans les années 90 ?

S’agace Francine.

- Oui, bien sûr... mais euh, je veux dire, par qui a-t-il été tué ?
- Elle n’en a rien dit.
- Ah.

C’est pas bon signe ça. J’espère qu’on n’a pas récolté une islamiste, ou une barbouze.

- Sa fille a épousé un Français d’origine algérienne qui l’a laissée tomber avec ses deux
gamines il y a quelques mois... Sa fille n’a pas de boulot, aucun niveau d’études quand sa
mère, elle, a fait une licence de droit public, option taxes et profits, elle était fonctionnaire
des impôts en Algérie, exactement comme moi. Si ce n’est pas malheureux...

D’être fonctionnaire des impôts ? J’ai envie de demander.

- En tout cas, Soraya reviendra. Nous avons bien sympathisé et avons discuté de l’apport
du droit français colonial au système des impôts algériens...
- Oh mon dieu...

Je gémis.

- Mais non, je rigole !

Francine a un grand sourire. Sa perpétuelle jovialité me tue, franchement.

- Soraya a bien envie finalement de planter des graines pour se changer les idées... et elle
nous amènera même sa voisine, une petite mamie d’origine bretonne qui se morfond sans
ses galettes et ses galets...
- C’est formidable !

S’écrie Gaétan. Nous le regardons assez sidérées. Qui dit encore « formidable » à notre époque ?

- Euh je veux dire, c’est chouette non ?


- Ouais, pas mal, mais encore une sénior, comme on dit de nos jours...

Je marmonne. Francine proteste.

- Val, sois plus positive, je sais bien que tu rêves d’attirer les jeunes de cette cité pour
connaître un moment de communion fraternelle et culturelle, et blablabla... mais sois
réaliste... ce sont plutôt leurs mères ou leurs grand-mères qu’on va attirer.
- Mais, mais... je... ce n’est pas pour eux... que l’on fait ça... je veux dire les vieux... euh les
personnes âgées, elles n’en ont pas besoin !
- Comment ça ?

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S’insurge Francine.

- Eh bien... oui, tu as raison... mais quand même, j’aimerais bien qu’on touche le public
jeune... aussi.

C’est vrai que je voyais en rêve une bande d’enfants de toutes les couleurs jardinant avec nous en
compagnie de leurs grande frères et sœurs soudain touchés par la grâce de notre absolue sincérité et
notre si réelle bonne volonté. Retroussant leurs manches, ils auraient tous participé à ce projet à la
fois écologique et social, renonçant à s’enrichir par la vente de cannabis, le trafic de portables voire le
tapin des frangines, préférant planter des légumes et des herbes aromatiques avec ces blancs pas si
bouffons que ça finalement, dans une ambiance que j’aurais bien aimée qualifier de joviale et de très
détendue.

Gaétan s’y met aussi.

- Valentine, chaque chose en son temps... imagine que Sabrina vienne, elle drainera peut-
être ses copines... et puis, on pourra organiser des évènements autour de ce Macadam
potager... C’est comme ça que les choses marchent ! C’est comme avec les plantes, il faut
savoir se montrer patient...
- Oui, oui, sans doute...

Pour ma part, je me dis aujourd’hui qu’au fond, tout cela ne sert à rien. Risible, que ce jardinage mené
par trois blancs éduqués et bien-pensants comme disent ceux qui pensent mal justement, c’est-à-dire
sans générosité ni cette touche de naïveté vis-à-vis de la vie. Ah cette, cette si grande peur qu’ils ont
de se tromper, les gens qui vous disent cela avec dédain, « tu es tellement bien-pensante », cette
crainte de se montrer « faibles » et « bonnes poires », quand ils sont juste égoïstes et frileux, comme
si donner sans être sûr de recevoir, investir de soi sans être certain de gagner, ça les dépouillait de
leur intelligence, pourtant assez nulle si vous voulez mon avis.

Gaétan reprend.

- Je pense qu’il faut faire déjà ce qu’on a à faire : préparer le terrain et commencer à semer
tout en collant des affiches comme tu le suggérais Francine la dernière fois, afin que les
gens soient au courant... et puis, grâce à des personnes comme Soraya, cela marchera par
bouche à oreille ! Chaque chose en son temps comme je vous l’ai dit... Semis, plantation,
récolte et fête à la cité !

Gaétan s’essuie les mains sur son jean d’un air satisfait, tout juste si je ne vois pas un Powerpoint
s’afficher au-dessus de notre lopin de terre. On sent qu’il a l’habitude d’animer les réunions, le gars.
On sent aussi qu’il a l’habitude de jardiner et que cela ne le dérange pas d’avoir des grosses traces de
terre sur son jean, ni sur son joli pull rose.

- Gaétan a raison ! Sur ce, zou, on se rentre les jeunes, la nuit est tombée !

Il fait noir en effet. On entend des bruits de cuisine, de voix et des cris d’enfants. Tout est paisible. La
lune pâlotte s’élève en ce vendredi soir de début avril où il fait encore bien frais. Je frissonne. Gaétan
est venu à vélo lui aussi, on repart ensemble après que Francine ait enfourché sa moto puis démarré
avec un grand signe de la main...

- Ciao bye !

Nous roulons en silence.

- Stop, c’est ici que j’habite.

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Un immeuble moderne, avec plein de fenêtres et un beau hall d’entrée non loin de la station Tolbiac.
Il y a toujours ce petit moment de gêne, même avec un homme qui ne vous intéresse pas
particulièrement quand on arrive en bas de chez lui.

Mais en définitive, dans ce cas précis, la gêne est autre... Une grande fille brune et mince, d’un genre
assez canon mais super classique, est plantée devant la porte de l’immeuble. Elle bondit aussitôt en
notre direction.

- Et merde...

Lâche Gaétan. La fille vient vers lui. Elle a l’air furieuse, et désespérée. Désespérément furieuse pour
dire au mieux les choses.

- C’est avec ELLE que tu me trompes ?!

Et merde... Comme dirait Gaétan.

- Je ne te trompe pas Béa, puisque nous ne sommes plus ensemble.


- C’est pour cette fille-là que tu m’as quittée ?!

« Cette fille-là » trouve quand même un peu déplaisant cette façon de présenter les choses. Je me
tiens sur le qui-vive.

- Elle n’a rien à voir avec tout ça. Absolument rien !


- Surtout que je ne suis pas avec lui !

Je précise, dignement.

- Vous me prenez pour une conne ? Je sais bien que vous êtes ensemble ! Je sais bien que
c’est pour ELLE que tu m’as quittée, c’est la seule explication possible !

Vocifère la Béa.

- Pas du tout ! Si je t’ai quittée, je te l’ai dit, c’est que je...

Gaétan soupire, bruyamment.

- C’est parce que je ne t’aimais plus... tu m’obliges à te le répéter, une fois encore.
- Mais nous allions nous marier !

Nous marier, bigre.

- Tu allais te marier, j’ai toujours dit que je ne voulais pas me marier avec toi !

Ah mais quand même, ils ont dû rester un bail ensemble, ces deux-là.

- Je n’en reviens pas, je n’en reviens pas que tu aies préféré cette fille-là à moi, une
rouquine...

Aurait-elle des difficultés d’audition, la Béa ? Elle commence à me chauffer. Déjà que je suis célibataire
et seule au monde, ce n’est pas pour me faire accuser de voler à des brunes, des hommes avec qui je
ne suis même pas.

- Bon, je vais vous laisser, cette fille-là, comme dirait l’autre, n’a rien à voir avec tout ça.

J’enfourche mon vélo.

- Mais non, Valentine, attends...

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Proteste Gaétan.

- Ah et puis au fait, je ne suis pas une rouquine mais une auburn. C’est une teinte entre le
roux et le châtain, ok ? Respect des rouquines, mais je n’en fais pas partie...

Et sur ces bonnes paroles, je file. Cette fille-là, une rouquine, et imaginez que je puisse être la copine
de ce type de droite... non mais on croit rêver.

J’appuie fort sur les pédales et fonce vers chez moi, galvanisée par la colère.

ꖿꖿꖿ

Arrivée à mon studio, je m’apprête à me faire couler un bon bain chaud, avec un livre et un verre de
vin rouge, en bref, le bonheur simple et à portée de main quand le téléphone sonne. Je jette un coup
d’œil, c’est Babouche.

Je décroche, un peu inquiète. Ce n’est pas son heure.

- Allo Babouche, qu’est-ce qui se passe ?


- Je voulais urgemment te dire que j’avais mis de côté pour toi des bijoux.

Sa voix est ferme, décidée, péremptoire même.

- Comment ça ?
- C’est que je vieillis.
- Mais Babouche...
- Mes forces déclinent et mon esprit de même... mes scores au scrabble en témoignent, je
ne fais plus que rarement un scrabble mot compte triple.
- Babouche, tu n’es pas...
- Enfin bref, c’est la fin.

Lâche Babouche d’un ton sinistre.

- Mais Babouche...

Je sens comme un vent froid, en moi. La peur. Babouche reprend.

- J’ai donc fait trois tas, de mes bijoux... un gros tas pour toi, un plus petit pour Marie-Odile,
et un vraiment tout petit pour Judith qui ne m’aime pas, et moi non plus d’ailleurs !
- Babouche enfin !

Je suis plus que choquée, atterrée. Babouche éclate de rire.

- Ahhh ! J’aime Judith, bien évidemment... mais pas autant que toi, tu le sais, ni Marie-Odile.
J’ai bien le droit d’avoir mes petites préférences non ?
- Mais pour les bijoux, c’est quand même gênant que...
- Tutute ! C’est moi qui décide ! Ce sont de très beaux bijoux Touaregs, je les ai rapportés
lors du séjour avec feu ton grand-père en Algérie... quel pays merveilleux... ces couleurs,
ces gentilles gens... mais quand on voit ce qu’ils en ont fait, de ce pays, ces mouquères et
ces bougnoules ! Il est loin le temps heureux où nous y étions encore maîtres colons...
- Babouche !

Là, je suis complètement horrifiée. Un grand silence au bout du fil, j’entends la respiration sourde de
Babouche qui me demande.

109
- J’ai dit quoi ma petite Valentine ?
- Que tu voulais nous donner tes bijoux, à Juju, Marie-Odile, et moi...
- Mais après... j’ai dit quoi ?
- Qu’ils venaient de chez les Touaregs, en Algérie.
- Valentine, le dernier mot que j’ai dit c’était quoi ?

Je me sens à la torture.

- Colons...
- Les colons ! Pourquoi j’ai dit ça ? Je suis folle ou quoi ? Pourquoi je parle de colons moi ?
- Parce que, parce que... tu pensais peut-être à un examen de santé ? Ils font beaucoup de
publicités sur ce sujet à la radio en ce moment pour le dépistage !

Je rame comme une folle.

- Mais quel est le rapport avec l’Algérie ?


- Aucun ! Si ce n’est que c’est le même mot et que tu as dû...

Babouche me coupe.

- Si tu viens me voir dimanche, je te donnerai les bijoux comme ça.


- Ce n’est pas franchement urgent Babouche.
- Autant que ce soit fait, mais tu feras bien attention dans la rue, ma petite Valentine, qu’un...

Je serre avec force mon portable.

- ... voleur ne te les arrache pas !

Ouf.

- Ni une saloperie de manouche, à un feu rouge !

Mais Babouche a dû dire un homme louche.

- Je vais devoir te laisser, Babouche...


- Au revoir, ma petite Valentine, à dimanche ! Bucci bucci.

Mon sentiment de bien-être s’est totalement évaporé pour laisser place à un sentiment de malaise et
même, d’angoisse.

Je vide la baignoire, plus envie de me prélasser dans un bain, et pars me coucher après avoir à peine
grignoté. Malgré ma fatigue, je mets du temps à m’endormir ce soir-là. Quelque chose ne tourne
décidément pas rond chez ma Babouche.

110
La soirée du 42
La nuit je rêve de Gaétan et de Béa, qu’il appelle curieusement Juju. Ils sont en costume de mariés,
sauf que lui a gardé son pull rose avec ses taches de boue, et au sortir de l’église, ils viennent ensemble,
main dans la main, à Macadam Potager. Ils expliquent que c’est leur voyage de noce. Gaétan n’arrête
pas d’embrasser « Juju » qui rit bêtement, et je me sens très énervée car en plus, Gaétan ne fait pas
du tout attention à moi. Francine se met en plus à m’accaparer en me demandant où elle doit ranger
les graines de rutabaga et de topinambour ainsi que les bijoux Touaregs que Soraya lui a apportés.
Babouche est là aussi, qui me suit comme un toutou dans les allées en gémissant qu’elle ne peut pas
s’asseoir à côté de Soraya parce qu’elle est arabe. Elle me dit, tu comprends, je n’ai rien contre elle
mais elle vient quand même d’Oran outang...

Je me réveille, énervée et le cœur lourd.

Je me fais un grand bol de café avec des tartines de nutella (j’ai besoin de réconfort). Je trouve un SMS
de Philo, Je passe te prendre ce soir: inutile de discuter, la fièvre du samedi soir exige de brûler vif ton
corps de fonctionnaire ! Je souris, allons-y, après tout, et tapote, ok, passe vers 20 heures.

Alors que je me demande si je dois appeler ma mère, le téléphone sonne et c’est justement elle, ma
mère.

- Allo Val ?
- Valentine, bon sang...

Tu m’as appelée Valentine à la maternité, Maman, pas Val.

- Je ne te réveille pas ?
- Non, je bois mon café.
- C’est au sujet de... Babouche.

Ma mère a baissé la voix.

- Ah...

Je sens mon cœur se mettre à battre un peu plus vite.

- Tu n’as pas remarqué quelque chose d’étrange avec elle ?


- Ben euh...
- Dis-moi franchement !
- Eh bien... comment te dire... elle tient des propos... euh bizarres... qui ne lui ressemblent
pas et...
- Ah toi aussi ! Tu as remarqué !

Ma mère jubile littéralement au téléphone.

- Elle est devenue complétement réac ! Alors qu’on parlait du mariage de ta sœur, elle s’est
mise à me vociférer qu’elle espérait n’y croiser, je cite, « ni gouines ni tarlouzes »...
- Oh non...
- Elle a ensuite prétendu ne pas se souvenir avoir dit ça, mais après, alors que je lui
annonçais que nous allions, ton père et toi, passer des vacances à Marrakech cet hiver,
j’ai pris les billets, oh que j’en suis tout excitée on va visi...
- Maman, elle a dit quoi alors ?

111
- Eh bien, elle m’a dit, dixit, tiens-toi bien mon lapin, fais gaffe avec ces crouilles qui sautent
sur tout ce qui bouge...
- Oh Maman, c’est affreux, qu’est-ce qui lui arrive...

Ma mère fait entendre un claquement de langue satisfait.

- Rien, elle est juste devenue réac. Ton père pourra témoigner, l’ampli était allumé. Nous
avons dû ensuite boire une petite vodka pour nous remettre, nous étions effondrés tu
penses bien !

On dirait presque que c’est elle qu’il faudrait bichonner.

- Mais Maman... Tu sais bien que Babouche n’est pas comme ça !


- Ne sois pas naïve, ma fille, tous les vieux finissent par devenir réacs un jour ou l’autre.
C’est mathématique. Racistes, xénophobes, homophobes, et je t’en passe...

Je trouve ses propos ahurissants. Il y a plein de vieux qui ne sont pas réacs. Et c’est aussi complètement
stupide de la part de ma mère de balayer plus de soixante années d’existence de valeurs et
d’engagements généreux pour l’humanité de sa propre mère pour quelques petites semaines de
dérapage. En plus, non, ce n’est pas Babouche qui parle comme ça, c’est... autre chose.

- Maman, Babouche est malade... pas réac.


- Val...
- Valentine ! Bon sang !
- Valentine... Je sais que tu aimes énormément ta grand-mère... mais j’ai grandi avec elle et
je peux te dire qu’il y a toujours eu quelque chose en elle de... de rigide et de fermé. Jeune,
elle l’a mis au service d’idéaux de gauche, et maintenant, ô c’est tellement classique, tu
sais, tous ces gens de gauche qui virent totalement à droite. Regarde Finkielk...
- Mais enfin Maman, il y a peu encore Babouche participait à une manif pour la
régularisation des sans-papiers ! C’est toujours une sincère humaniste ! Elle est un peu
rigide, soit, mais ce n’est pas la première à l’être... Tu crois qu’Angela Davis était tout sucre
tout miel ?

Peine perdue, ma mère est lancée.

- Elle a lutté, lutté contre ses tendances... mais elle a perdu... Ces traits de personnalité dont
je te parle se sont mis au service d’idées bien moins nobles... car je te le répète, les vieux
ne sont jamais de gauche ! JAMAIS !
- C’est n’importe quoi Maman ! Tu devrais avoir honte !

Je suis scandalisée. Celle-ci se récrie.

- Je n’ai pas à avoir honte des propos dégoûtants que tient ma mère quand même !
- Mais je parle de TES propos à toi !

Et je raccroche, furieuse.

Ma mère et Babouche. D’une certaine façon elles se ressemblent alors c’est sans doute inévitable
qu’elles soient comme chien et chat. Ma mère est certes « frivole », elle aime bien s’habiller et
s’acheter des petites choses inutiles, elle aime prendre du plaisir dans la vie mais au fond, elles sont
du même bois.

Elles croient dur comme fer à certaines valeurs ou idées, et surtout, elles ne tolèrent pas qu’on puisse
penser différemment.

112
Babouche n’est certes pas très tolérante ni souple, mais de là à devenir une vieille dame raciste et
étroite d’esprit, ce n’est pas possible ! Comment ma mère peut-elle croire cela aussi facilement ? Et
comment peut-elle même déclarer que tous les vieux finissent comme ça ? Réacs ?

La sonnerie de mon portable retentit. C’est ma mère. En haussant les épaules, je l’éteins et pars me
doucher. Au retour, j’écoute son message. Val... entine, c’est moi, Maman. Je suis désolée. Je ne voulais
pas être blessante.... j’ai fait une généralité... quoique, si l’on procédait à un sondage dans les maisons
de retraite, enfin bref... rappelle-moi vite mon petit corps...

Mon petit corps. Je souris. Ma mère n’arrive jamais à dire cœur, à chaque fois, sa langue fourche. Je
la rappellerai plus tard. Qu’elle marine dans sa culpabilité, la vilaine fille de Babouche.

Toute la matinée, je range, fais le ménage, réponds à quelques SMS dont un d’Olive.

Tu vas au 42 avec Philomène ce soir ? – Oui et toi ? – Non... mon père nous invite au
restaurant avec ma mère pour leur anniversaire de mariage. – Mais cela ne te concerne
pas ! – En fait ils aiment bien que je sois là... alors j’y vais... de toute façon, je ne suis pas
trop soirée comme tu sais. – Dommage, on essaye de se faire un ciné ou un resto la
semaine prochaine ? – Oui ! Sans problème ! Je t’appelle.

Sacrée Olive. D’une certaine façon, cela me rassure, il y a pire que moi dans la vie. Bientôt 24 ans,
toujours vierge et coincée entre papa et maman. Des gens charmants, ses parents, mais à l’amour
d’un genre encombrant. Avec Philo et Léna, nous réfléchissons à comment la délivrer de cet amour
roboratif mais étouffant qui devient contre-nature. Nous avons eu une drôle d’idée récemment mais
nous hésitons encore à la mettre en pratique... enfin surtout Léna et moi, Philo est persuadée que
c’est l’idée su siècle.

Après avoir un peu travaillé, le soir est déjà là, avec Philomène qui tambourine comme une furie à ma
porte.

- Dehors ! La fête commence !

ꖿꖿꖿ

Elle est montée, quatre à quatre, jusqu’à mon toit, son bonnet de travers, ses bottes à talon
percutant chacune des marches, jupe courte et veste de cuir, la parfaite Parisienne qui part à sa petite
fiesta du samedi soir.

- Tu comptes y aller comme ça ?

Elle me demande d’un air critique. Je suis personnellement restée en jeans, avec une vieille veste en
velours et un bon pull chaud, la parfaite prof soixante-huitarde qui s’apprête à rester chez elle à lire
un bon bouquin avec son verre de vin rouge.

- Ben oui, on ne va pas à la soirée du siècle non plus.


- Mais on ne sait jamais ! Imagine qu’il y ait l’Homme de Ta Vie comme tu dis ma tartelette !
Hop hop, on se met en tenue de combat !

Je hausse les épaules.

- Tu crois qu’il va s’arrêter à ma tenue si c’est lui ?


- Pas faux.... De toute façon, c’est comme le père Noël, il n’existe pas.

113
Je rigole et j’enfile néanmoins ce petit haut bleu clair qui me va tellement bien (dixit Philo), et un jean
noir qui m’amincit. En chemin, sur nos vélos, Philo me raconte qu’elle a enfin rencontré dans le cadre
de son boulot, le fameux Egon Zink, le photographe auto-reporter dont elle nous a parlé. Il est venu
discuter avec elle de son manuscrit car Charlot est décidément emballé. Il pense que ça sera
extrêmement positif en termes d’image pour sa maison d’édition : un merveilleux coup de balancier
à gauche après celui donné bien à droite, s’il publie la Hyène Martine

- Ils ne vont plus rien y comprendre ces cons de journalistes !

Il jubilait, paraît-il (journalistes à qui il lèche même les chaussettes, cela dit en passant). Philo est
excédée.

- Mais il est de gauche le type ?

Je demande dubitative.

- On n’en sait rien et on s’en tape ! Mais pour Charlot quand tu voyages dans un pays du
tiers monde et que tu fais des photos, tu es forcément de gauche.
- Mais c’est sur quoi, son bouquin ?

Je demande.

- C’est une quête personnelle en Egypte via des photos, des portraits de... eh va donc
connard !

Une voiture vient de nous frôler et un type nous crie, depuis la fenêtre ouverte du passager, salut les
vagins ça jouit bien sur les engins ? Je gronde.

- Les intellos sont de sortie...

Philomène poursuit.

- En fait, le gars, il mène une quête intime via une galerie de portraits qu’il a faits en Egypte.
- Ohlala bonjour l’égo...

Vision terrible de l’Homme en Artiste, pieds sur la table, cigarette au coin de la bouche, l’œil fat et le
compteur amis sur Facebook en visibilité permanente.

- Rassure-toi, j’ai très bien respiré même ! Ce type transpire littéralement l’aventure, il sue
extraordinairement la prise de risques par tous les pores ! Il est fabuleux ! Très Con mais
très Fabuleux !
- Euh, c’est pas un peu contradictoire ?
- Val, je te parle d’un artiste, pas d’un professeur des écoles ou d’un boulanger. Tu sais
comment sont les artistes quand même ?
- Non.

Je ne mens pas. Je n’en ai jamais rencontré.

- Eh bien, ils font des choses merveilleuses tout en étant parfois, voire souvent, de sales
cons égocentrés.
- Formidou.
- Je te sens réticente, ma chère Val... voire sarcastique.

114
- J’émets juste des doutes sur le bonhomme... de manière générale, j’ai du mal à détacher
l’artiste de l’individu... surtout quand je n’ai même pas vu ce que faisait l’artiste... C’est
bien ?

Philomène exhale un profond soupir.

- Eh bien il est... il a un regard très... particulier. Ses photos sont magnifiques, il produit des
effets de flou pas du tout artificiels, qui servent parfaitement sa quête sous-jacente... son
texte demande cependant à être sacrément retravaillé... on trouve des phrases que même
Proust aurait dégueulées en termes de longueur... Mais on a dû parler au moins 2 heures
hier ensemble ! En plus, il est beau à me faire tomber et à me cueillir, pauvre fille
néanmoins parfaitement consentante...

Nous attaquons la pente ultime pour atteindre le nid d’aigles de notre petit couple d’amoureuses, Gigi
et Lili, en haut, tout en haut du 20ème arrondissement.

- Te voilà conquise, on dirait.


- C’est purement sexuel, tu le sais bien.
- Oui, oui, c’est évident.

Nous voilà arrives, nous attachons nos vélos à un poteau de sens interdit qui a été détourné en Cent
Seins Tu dis ? avec une série de gros nénés subtilement dessinés. Nous voilà au pied de chez Lili et
Gigi, deux filles d’un genre plutôt festif (Gigi surtout) qui vivent en colocation (en couple) dans 42 m2
d’où le nom de leurs bringues, le 42.

Lili s’appelle en fait Leila. Ses parents, arrivés en France dans les années 80, veulent que leur fille
unique épouse un bon musulman, si possible marocain comme eux, éventuellement de Marrakech,
de même comme eux, idéalement de Bab Doukkala, leur quartier de naissance. Ils ne seraient donc
pas furieusement ravis de savoir que leur fille vit en couple avec une femme française, née à Plougastel
de parents catholiques pratiquants et bretons.

D’où l’appellation officielle de leur union, « colocation ».

Lili finit une thèse en biologie macromoléculaire sur des segments d’ADN, ma connaissance sur le sujet
s’arrête là. Elle est chargée de cours à la fac de Jussieu, participe à des colloques internationaux, est
même passée une fois à la télé lors de la fête de la Science... ce qui fait que je pense pouvoir affirmer
que c’est une fille d’une intelligence extrême avec une modestie de même niveau. Pour ne rien gâter,
elle est jolie et franchement gentille, même avec les gros hétéros beaufs comme les appelle Gigi.

Philo, qui s’y connait en égo, constate que ce sont les gens vraiment doués qui sont comme ça,
modestes et bienveillants.

Gigi (Gisèle) bosse dans la comptabilité. C’est une grande bringue blonde et frisée, plus âgée que Lili,
très rentre-dedans (salut le troutrou, toujours pas goudou ?) mais chaleureuse et pleine d’humour.
Ses parents à elle rêvent de la voir faire sa vie avec un fonctionnaire de catégorie A, idéalement
Enarque option Finances, car son avenir serait alors assuré.

Sa mère n’aurait alors plus à se faire des cheveux blancs, ni son père, des ulcères, quant à l’avenir de
leur fille également unique qui vit seule et travaille en libéral sans l’assurance d’une retraite
confortable.

115
Précisons que Gigi gagne parfaitement bien sa vie, et s’assume de même, mais ses parents s’en fichent,
elle n’a pas la sûreté de l’emploi, ils la voient déjà la rue et sa mère ne cesse de lui faire passer des
avis de concours (sa mère est fonctionnaire au ministère de la Justice).

Quand Lili aura fini sa thèse, et sera titularisée, elles nous ont confié qu’elles achèteront ensemble un
appartement plus grand et entreprendront de devenir mères dans les cinq années à venir. Gigi veut
l’être avant 35 ans, Lili est d’accord sur ce point. Laquelle portera l’enfant est l’objet de débats (entre
nous) car les filles n’en parlent pas, affaire privée, circulez ! Et Gigi ne rigole pas avec ça.

C’est Lili qui nous ouvre la porte.

Petite, menue avec des boucles folles et des yeux immenses. Elle se fait souvent draguer par des mecs
en soirée car elle est jolie comme un cœur.

- C’est parce que je suis lesbienne, ça les rassure...

Ce qui fait toujours s’esclaffer Philo qui conclut qu’effectivement, vu sa grande psychologie des
hommes, ce n’est pas étonnant qu’elle le soit, lesbienne.

Philo lui colle deux grosses bises en la soulevant de terre et s’enfonce dans le deux-pièces déjà
passablement enfumé. Il y a des gens assis partout part terre, ou bien collés debout contre les murs,
y compris sur la mezzanine qui sert de bureau à Lili.

La musique est à fond, les voisins sont partis en week-end, nous rassure Gigi, on les avait prévenus
suffisamment tôt. Il s’agit d’un couple homo hommes, de 65 printemps, qui vient parfois chez elles
leur réparer les chiottes ou l’évier car, comme dit Gigi, ce n’est pas parce qu’on est goudous qu’on va
renoncer aux stéréotypes de genres. En échange, elles gardent leur gros matou qui, ce soir, est resté
prudemment planqué dans ses pénates.

Philo me marmonne.

- Bon question mecs, je te préviens, c’est pas ça ma vieille... mais ne te tire pas pour autant,
il n’est que 20 heures 45, va y avoir sans doute de l’arrivage...

C’est vrai qu’il doit y avoir à peu près 5 filles pour 1,5 mec, soit environ 7-8 mecs pour quasiment 30
nanas. Bon j’exagère, j’ai retiré les mecs visiblement en couple, comme cet homme et cette femme
qui devant moi se bécotent avec une fureur insoutenable pour qui se lève seule depuis plus de deux
ans. Il y en a d’autres, des mecs, qui visiblement sont également en couples, mais ensemble.

Reste 2 types au statut sexuel indécis et que l’objectivité m’oblige à décréter pas franchement
attirants.

Gigi vient nous voir, un grand verre de bière à la main.

- Ça va les mammifères ?

Elle adore nous appeler comme ça bien qu’elle en soit une, aussi, de mammifère.

- Pas mal, dis donc les hétéros mâles, tu nous les as cachés ?

Demande Philomène.

- Ils arrivent toujours en dernier, tu le sais bien, l’attente fait monter le désir... et baisser le
niveau dans les verres, augmentant ainsi d’autant leurs chances coïtales.

116
À ce moment-là, la sonnerie justement retentit et Gigi nous laisse pour aller ouvrir. Je demande à
Philomène.

- Tu penses que c’est vraiment une bonne idée le cadeau pour Olive ?
- Meuh oui, elle le prendra mal sur le coup mais je suis sûre qu’elle l’utilisera va, je la
connais, notre petite Livie...
- C’est quand même euh... osé.
- Ce qui est vraiment osé, c’est d’arriver à 24 ans en étant toujours vierge ! Il faut que ça
change, par le saint Prépuce !

Sur ces bonnes paroles, Philomène avale d’un grand coup son verre de rouge. Je vais pour protester
mais Gigi est là, avec deux hommes. Un grand, avec un blouson de cuir et un casque au bras, brun et
baraqué et un, plus mince, blond avec des yeux bleus et un pull azur. Merde... Gaétan ! Qui ouvre de
grands yeux en me voyant.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

Je m’exclame, sidérée.

- Et toi, qu’est-ce que tu fais là... chez ma cousine Gigi !


- Gigi est ta cousine ?!

Je manque de tomber à la renverse.

- Issue de germaine...
- Sacrée Germaine !

Gigi s’esclaffe et applaudit d’excitation.

- Oh ben ça c’est trop fort ! Vous vous connaissez ! Et d’où donc ? Vous fréquentez les
mêmes partouzes ?

Gigi n’est décidément jamais fine.

- Très drôle, on vient de se rencontrer dans une association... Macadam potager.


- Ah ouais ton truc avec les légumes ?
- Ouais mon truc avec les légumes...
- Et tu as recruté mon cousin comme jardinier ? Trop fort !

Sur ce, cela sonne à nouveau, les 42 vont être vite atteints et Dieu merci, Gigi file.

Pendant ce temps-là, Philo s’est mise à discuter avec le motard, elle qui rêve de passer son permis
moto. Il boit raisonnablement un Perrier, ce qui fait un peu bizarre quand on voit le profil du gars, rock
et cuir, le cheveu long comme dans les films avec motos et chevauchées dans le désert. Philo continue
à descendre ses verres de vin rouge en bonne Philo qu’elle est, à croire que c’est de l’eau minérale.

Gaétan m’explique les liens généalogiques le liant à Gigi.

- Gigi est une cousine éloignée... Mais petite, elle venait parfois chez ma grand-mère dont
la sœur était la sienne, de grand-mère... tu suis ?
- Euh oui...
- Et comme je viens de m’installer à Paris, elle m’a proposé de venir faire un tour à sa
soirée... et toi, tu la connais d’où ?

117
- Moi ? Par Philomène... ma copine... euh une copine... celle qui parle avec ton ami
motard...
- Ce n’est pas mon ami, je ne le connais pas.
- Ah bon ?
- Oui, on est arrivés à la porte en même temps, c’est tout.

Gigi revient vers nous, excitée comme une puce, derrière elle, j’aperçois Beauté fatale. Et merde...
Pourquoi l’a-t-elle invitée ? Je ne l’ai pas invitée, me dira-t-elle plus tard, elle a cassé un carreau des
chiottes et elle est rentrée chez nous. Tu la connais....

Beauté fatale se dirige direct en roucoulant vers Gaétan, tout sourire également. Ben oui, une fille,
grande et blonde, habillée chic mamie, ça ne peut que le ravir.

- Oh, ça alors, Valentine ! Cela fait un bail !

Cette truie ose me claquer la bise.

- Tu me présentes à ton ami ?


- Ce n’est pas mon ami.
- Ah...
- Je m’appelle Gaétan, je suis dans la même asso que Valentine.
- Oh, enchantée, je m’appelle Alysée, avec un y.

Gnagnagna.

- Ouais... bon, je vais voir ce qu’il y a à boire.

Je les plante là, autant ne pas perdre de temps, elle va encore me le faucher, comme d’habitude,
même si je ne veux pas de lui, je le répète, c’est juste la faim (et la peur de rester seule) qui me fait
parler. Beauté fatale m’en a ravi, des mecs, avérés ou sur le point de, surtout sur le point de, dont le
dernier en date, Fred, avec qui, paraît-il, elle n’est restée qu’une dizaine de jours (tout ça pour ça).

Je me dis que plus que le hasard, c’est de la névrose. C’est à croire que Beauté fatale a envie d’être
moi (j’ai un peu de mal à y croire).

Je me sers un verre de vin rouge, en constatant du coin de l’œil que Beauté fatale sert de bien près
Gaétan qui la dévore des yeux (enfin, il me semble). Je ressens malgré tout une forme d’accablement
et regarde autour de moi. Là, ce sont deux filles qui s’embrassent, avec précaution, comme si elles
venaient de se faire opérer des lèvres, et plus loin, deux hommes, et encore plus loin, un homme mûr
et une fille très jeune, et là, un couple hétéro à la retraite, lèvres jointes... il y en a décidément pour
tous les goûts.

Je décide de sortir sur le balcon alors que je vois Beauté fatale poser sa main sur l’épaule de Gaétan,
en lui indiquant la piste de danse (espace compris entre le coin cuisine et le manteau de cheminée).
Elle lui d’ailleurs prend la main et l’entraîne, eh allez hop, amusez-vous folle ville.

Et là, sur le balcon, je vous le donne en mille, ce qui je tombe ? Philomène et son motard... en train de
s’embrasser follement. Cette fille me scie. Littéralement. Trente minutes qu’elle le connait le gars et
elle l’embrasse déjà. Je vais pour rentrer précipitamment à l’intérieur, me demandant comment je
vais réussir à tenir le coup, toute la soirée, à voir des couples s’embrasser, qu’ils soient homos ou
hétéros, quand j’entends quelqu’un s’écrier.

- Enfin seuls !

118
Je me retourne, Gaétan est derrière moi.

- Euh, tu veux dire quoi ?


- Enfin seul, moi ! J’ai réussi à me décoller de cette nana, Alysée truc machin avec un y, elle
me parlait de spots publicitaires et de police d’écriture, j’ai cru mourir...
- Ah...

Je dissimule avec peine ma jubilation, échec à Beauté fatale.

- Ah mais tu es là ! Je te cherchais...

Et merde, Beauté fatale avec deux verres à la main. Je me dis que cette fille, finalement, est peut-être
très jolie et très sexy mais qu’elle n’a aucun sens de la psychologie.

- Oui, je prenais l’air... avec Valentine, ma copine.


- Oh !

Beauté fatale laisse échapper, tandis que Gaétan me fait un clin d’œil, genre, je plaisante, va.

- Je ne savais pas...

Ben maintenant, tu sais, enfin, tu crois savoir. Je tends une main.

- Ça t’empêche pas de nous offrir un verre, et même deux, t’as vraiment pensé à tout, trop
sympa, Alysée.

Douce vengeance, je me dis après lui avoir pris ses verres des mains tandis qu’elle regagne aussitôt le
42, de plus en plus rempli.

- On peut aller sur le toit, par là.

Je montre à Gaétan, c’est interdit, bien sûr, parce que dangereux mais je suis souvent montée sur le
toit de Gigi et Lili pour fuir le trop plein de chair humaine entassée dans leur 42. Me voilà en haut, je
prends les verres à Gaétan pour qu’il puisse me rejoindre. On a la ville à nos pieds, avec les taches de
lumière des monuments historiques.

- Je crois que je commence à aimer un peu mieux Paris.

Me fait Gaétan. Il me raconte être arrivé quelques mois auparavant, après avoir trouvé son travail
actuel. Il était à Lyon, avant, une autre grande ville mais plus près de la nature. Il y a fait ses études,
sachant qu’il est originaire de Bretagne, Brest, comme un de mes chanteurs préférés, Miossec. Il y
vivait avec sa grand-mère, une ancienne femme de marin avec une coiffe et toujours des crêpes au
sarrasin dans les poches, la totale.

- Je rigole, elle était instit... comme toi.


- Alors ta Béa, raconte...

C’est plus fort que moi.

- Mon ex-Béa plus exactement...

Gaétan me raconte qu’il a passé trois ans avec Béatrice. Il l’a rencontrée à un stage de voile, un été,
et il en est tombé amoureux. Il avait 20 ans, c’était sa première vraie copine, et il venait de rentrer
dans son école d’ingénieur. Elle en avait 24, elle terminait son école d’avocat. Elle lui a d’abord tenu
la dragée haute (c’est qui ce morpion ?) avant que de céder à ses charmes indubitables ahah.

119
- J’aurais mieux fait qu’elle résiste en fait.

La première année a été très sympa. Ils allaient à des tas de fêtes, partaient en week-end, en amoureux
ou en groupe, ils s’entendaient très bien. Il était en école d’ingénieur, elle finissait son master en droit
fiscal après avoir obtenu brillamment son diplôme d’avocate.

Une tronche la nana... mais dans des domaines qui, comme dirait Babouche, sont juste totalement
vomitoires.

- Peut-être, me dit Gaétan, mais même les ONG ont besoin de fiscalistes, madame Trotski.

La deuxième année a déjà été moins bonne. Béatrice ne voulait plus voir personne, elle ne voulait
rester qu’avec lui. Elle l’a coupé de ses amis, sauf un, le fidèle Benoît son colloc, et a commencé à lui
parler sans cesse de mariage.

- Je n’ai rien contre le mariage dans l’absolu, mais bon, c’était prématuré, je n’avais que 21
ans, elle en avait certes 25, mais en plus, elle en parlait sans cesse, c’était obsessionnel...
matin, midi et soir...

L’appart était envahi par des magazines sur le sujet, Béa s’était même mis en tête d’acheter sa robe
de mariée qu’elle mettait parfois au petit-déjeuner. Gaétan supportait de moins en moins cette
pression, et la vie qu’ils avaient.

- C’est bizarre, une fille aussi bardée de diplômes, et obsédée par le mariage comme ça...
- Tu sais, à 25 ans, elle se trouvait vieille... elle venait d’une famille très conservatrice, toutes
ses cousines s’étaient mariées ou fiancées dès l’âge de 17 ans. Elle apparaissait comme
une sorte de monstre, aussi fou que cela puisse paraître.
- Ohlala mais ça existe encore des milieux pareils ? Je pensais que c’était classé aux Archives
nationale !

Gaétan rit.

- Je ne veux pas que tu croies qu’elle ne se réduisait qu’à ça... Elle se trouvait juste rattrapée
par un diktat inhérent à son milieu social, qui voulait qu’une fille de 25 ans, non mariée,
était une fille ratée.

Gloupse.

- Avant... ça, elle était joyeuse, sympa, elle faisait très attention aux autres, ma grand-mère
l’aimait beaucoup car Béa était très sociable, très à l’écoute.

Je ne sais pas pourquoi mais ça m’agace. Je ne vois pas du tout la fille d’hier comme ça.

- Mais ne va pas croire que je l’ai quittée pour ça...


- Parce qu’elle était de bonne humeur et super sympa avec ta mamie ?
- Non pour le mariage... Je l’aurais finalement épousée si... si je l’aimais.
- Ah.

Après cette année, disons ces deux années passées ensemble, Gaétan s’est rendu compte qu’en fait,
il ne l’aimait pas, fondamentalement. Il y avait trop de différences entre eux... les fameuses valeurs.
Et puis sans tous ses amis qu’elle avait bannis, il étouffait littéralement. Il passait de plus en plus de
temps à bosser en bibliothèque, loin d’elle et de son obsession de mariage.

120
- Je sais que ça va te paraître bizarre... deux ans pour réaliser ça, mais c’était ma première...
vraie petite amie. Je n’arrivais pas à... partir.

Un silence.

On entend en dessous de nos fesses la liesse festive. La bande à Gigi crie Bang bang bang c’est the big
bang bandaison ! Et c’est elles qui nous traitent d’hétéro beaufs...

- Je lui ai fait mal mais je lui ai dit la vérité... D’abord gentiment... puis moins gentiment...
puis crûment. J’ai tout essayé, à vrai dire.

Gaétan tourne son verre dans ses mains.

- Euh c’est à dire ?


- J’ai beaucoup parlé avec elle, j’ai essayé de lui expliquer calmement les choses.

Béa se déclarait laide, inutile, usée... Dans le même temps, elle avait décroché un super job, elle était
avocate d’affaires dans un grand groupe (quelle horreur) où on louait ses talents car c’était vraiment
une fille brillante. Elle travaillait comme un forçat de 7 h à 22 heures, et ne dormait plus que 4 heures
par nuit à force de travailler, puis de feuilleter ses catalogues (objets déco, mariage...), puis de ruminer
sur leur rupture... qu’elle refusait d’accepter, bien que Gaétan ait pris une chambre en ville.

Et elle ne mangeait plus rien, elle devenait l’ombre d’elle-même et pour le coup, elle n’était
franchement plus très attirante (bien fait).

Gaétan a fini par réussir à l’envoyer consulter un psychiatre qui lui a donné des médicaments et l’a
suivie en psychothérapie trois fois par semaine après deux mois d’internement car sa santé était
véritablement en danger.

- Une fille si brillante... belle, sensible, drôle... pourrie par son milieu...

Sensible ? Drôle ? À première vue, la Béa ne me semble pourtant pas avoir hérité du boyau de la
rigolade ni du joyau de la sensibilité.

- Et euh, elle n’a pas l’air tout à fait sortie de ta vie... non ?

Il soupire. Il constate que trois ans après (trois ans !), c’était plus ou moins en train de se faire.

- J’ai remarqué qu’elle n’apparait plus qu’une fois par mois.


- Elle t’a suivie à Paris, en plus ?
- Non... enfin, il se trouve qu’elle a de la famille et qu’un poste prestigieux s’offrait à elle.
- Et comment tu gères, l’apparition de l’ex, une fois par mois ?
- Ben, je lui parle, un peu... quelques heures.
- Quelques heures ?!

Ce type est fou. Ou encore amoureux.

- Je devrais en avoir moins l’occasion, elle a rencontré un juge aux affaires familiales, qui lui
plait bien...
- Non ?
- Non, je rigole. Je crois quand même qu’elle a quelqu’un en vue... mais assez parlé de moi.
Et toi ? Tu n’as pas un Béa à tes trousses ?

Je deviens toute rouge mais comme il fait noir, ça ne se voit pas.

121
- Ben euh... c’est un peu compliqué...
- Ah vas-y, j’adore ça !

Tout juste s’il ne se frotte pas les mains.

- En fait, non, c’est très simple... je suis généralement seule mais parfois avec quelqu’un... avec
qui ça ne marche pas.
- Comment c’est original !
- Attends, c’est plus compliqué que ça...

Je lui parle de Régis. Et d’Arnaud. Et de Florian. Et même du prof de chant (je ne veux pas passer pour
une bas bleu). Je lui dis aussi que je suis atteinte d’un maléfice. Les hommes aimés rompent avec moi,
passées deux années.

- À ce jour, ce n’est pas scientifiquement probant... Il faut poursuivre l’expérience. À la


sixième rupture au bout de deux ans, tu pourras peut-être considérer l’hypothèse de
départ justifiée.

Et il se marre, ce veau.

- Mais j’en ai assez... Je ne veux pas passer ma jeunesse à chercher l’amour. Je veux la vivre
avec ! Seule, il me manque toujours quelque chose... même quand je suis heureuse, je ne le
suis jamais entièrement.

Purée, je sais me vendre, moi, mais s’il est vrai que l’acheteur n’est pas le bon.

- Tu ne devrais pas, il faut savoir vivre pour soi-même.


- Ouais, facile de dire ça pour un mec.
- Ben pourquoi ?
- T’as pas le euh gong des ovaires, tout ça, quoi.
- Je ne compte pas non plus devenir père à l’âge de la retraite. Mais la vie est trop belle
pour se la gâcher avec des choses qui finiront bien par arriver.

Puis nous parlons de lui, de moi, de son enfance, de sa grand-mère.

Il a définitivement coupé toute attache avec Béa quand sa grand-mère, Belette, est morte. Ce décès a
été décisif pour lui. Belette l’avait beaucoup écouté, conseillé, elle lui disait de faire attention, les filles
un peu fragiles sont dangereuses, pour elles-mêmes d’abord, puis pour leur entourage. Elle
l’enjoignait de rester attentif à ce qu’il désirait. Il n’avait que 22 ans puis 23 ans, il ne devait surtout
pas s’engager dans une relation qu’il ne sentait pas.

Je lui parle de Babouche, de mes inquiétudes à son sujet, de notre lien si fort et des relations
compliquées qu’elle entretient avec ma mère. On est bien à parler comme des enfants sages de nos
grand-mères, comme c’est doux. Si Philomène avec son motard nous entendait, elle viendrait taper
sur les ardoises du toit avec rage.

Quelque chose cependant me turlupine.

- Mais au fait, pourquoi tu es de droite ?


- Mais je ne suis pas de droite !
- Tu as soutenu la liste de droite !
- Je ne l’ai pas soutenue... c’étaient des copains à moi, je leur ai filé un coup de main, c’est
tout.
- Attends, c’est pas « c’est tout » ça ! S’ils avaient été FN ou communiste tu l’aurais fait ?

122
- Bien sûr que non !

Il me regarde d’un air indigné. Quel est le pire pour lui, les fachos ou les cocos ?

- Ah tu vois ! Tu as choisi d’aider ceux qui pensaient comme toi.


- Mais non, c’est juste parce que ce sont des amis...
- On choisit ses amis non ?
- Ben oui...
- Eh bien, toi, visiblement tu les choisis à droite !

Valentine, ma fille, lève-toi avant qu’il ne soit trop tard.

- Ose nier que le candidat qu’ils soutenaient n’était pas de droite.


- Il l’était mais ne se réduisait pas à cela ! Il avait de belles propositions, tu ne nieras pas
qu’il a quand même donné une belle impulsion aux conseils de quartier...
- Ah bon ?
- Et puis je les ai juste un peu aidés... et ensuite, je te rassure, je me compte plusieurs amis
de gauche dont un, militant syndicaliste, sans oublier un autre, éducateur spé qui vote
écolo.
- Merveilleux ! Mais toi, tu votes à droite ?
- Moi ? Je ne vote pas !

De mieux en mieux. Valentine, ma fille, je sais que les temps sont durs et les mâles rationnés mais fuis
avant qu’il ne soit trop tard !

- Alors là, merde, tu crains !


- Disons que je ne vote pas toujours...
- Comment ça ? ça dépend de tes cycles hormonaux ?
- Non. De ma motivation.
- Ah tiens.
- Oui. En fait, je suis fatigué de la bipolarisation de la politique, je me sens à la fois de droite
et de gauche.
- Ben vote cul-entre-deux-chaises... c’est-à-dire centriste ! Mais vote !
- Bien madame. Aux prochaines élections, en 2007, je me tiens prêt. Mais je te rassure, la
première fois que j’ai voté, je l’ai fait à gauche. Et puis la fois d’après, ça ne comptait pas
vraiment, c’était le facho comme tu dirais, ou la droite à Papa... J’ai donc voté la droite à
Papa... comme toi je suppose ?

Et puis quoi encore ?

- J’ai voté blanc.


- Ah ça c’est vraiment trop con !

Il s’exclame, sans plus de finesse.

- Blanc, ça compte pour du beurre !


- Pas pour moi ! Il était hors de question que je donne ma voix à ce ringard maffieux ! Le
bruit et l’odeur, ça ne te dit rien ?
- Le bruit des bottes et l’odeur de la mort de l’autre, ça ne te dérangeait pas ?
- Si, mais bon, j’ai des principes.
- Les principes, c’est parfois juste le meilleur moyen de laisser advenir le pire en se prenant
pour un saint ou un héros... rappelle-toi les socio-démocrates et Hitler.

123
- Comparaison n’est pas raison !
- Non, mais certains parallèles sont troublants...
- Et en quoi tu te sens de droite, parfois ?

Je pencherai pour l’économique, plutôt que pour ce côté manche-à-balai dans le cul des mœurs catho-
ringardes.

- Eh ho du bateau, vous venez danser ?

C’est Lili, qui nous appelle.

- Je vous cherchais partout !

Quand on redescend, Philo et le motard ne sont plus sur le balcon. Ils sont en train d’enfiler leurs
blousons, tout en s’embrassant, je suis une fois encore totalement sciée par ma copine... qui me lance.

- Je file, Valou... j’ai à faire !

Cette fille n’est pas normale. Elle en pince pour son artiste à l’égo boursouflé et elle est prête à passer
la nuit avec ce motard tout juste rencontré.

Léna a raison, Philo, est un Homme, un vrai, ou alors, nous, des femmes, des fausses.

Sur la piste de danse, soit le séjour de 20m2 de l’appartement, ça saute, ça danse, ça crie. La bande à
Gigi, comme on les appelle donc, est déchaînée. Une des filles entraîne Gaétan par la main, qui
m’entraine avec lui. Je ris bêtement mais je me sens un peu bizarre aussi. Ensuite, il lâche la main de
la fille et m’entraîne dans un rock, qui est une danse de droite, d’une certaine façon, ce qui explique
qu’il danse si bien.

J’espère qu’il n’y aura pas de slow car là, je me claquemure aux toilettes.

Et vlang, comme de juste, un slow. C’est bien ma veine. Vite, les toilettes comme quand j’avais 15 ans.
Mais Gaétan m’a déjà attrapée par la main et m’attire contre lui.

- Alors, on a peur des minets ?

Et je dois donc danser avec lui car franchement, que faire d’autre ? Je ne veux pas être désobligeante,
ni apparaître comme coincée. Il sent la lavande, et il me tient avec un grand tact, je dois bien le
reconnaître. Ni trop serré, ni trop lâche. Il me demande si je me suis remise de mon Macadam coup
de blues de la veille, je lui dis que oui, et puis que non.

- Le souci c’est que je m’emballe très vite pour quelque chose et puis très vite aussi, le
soufflé retombe, pof...
- Mais il remonte toujours quand il en vaut la peine... on ne peut pas toujours être 100 %
enthousiaste non ?

Nous tournons sur cette musique bête, un remixe pourri d’hôtel California, Gigi qui passe à côté, aux
bras de Lili, me fait un clin d’œil et nous lance, si vous m’invitez à votre mariage, je ferais deux pierres
une couille ! Ahah !

Je me sens très fatiguée, soudain. Au moins Beauté fatale n’est plus en vue, il paraît qu’à 22h08, elle
a annoncé avoir un after avec des gens de chez Publicis.

Après le slow, je lui dis que je vais y aller. Il est quand même plus de 2 heures du matin, et je ne veux
pas courir le risque de me faire embrasser par un homme de droite, ok, un centriste.

124
- Je pars avec toi !

Nous allons gentiment saluer Gigi et Lili qui se tiennent dans les bras l’une de l’autre, enfin Lili appuyée
contre Gigi, toutes deux écoutant passionnément Max, un de leur collègues homos, leur expliquer la
procédure qu’il a suivie avec son jules, Kléber, pour adopter un enfant asiatique, Léonard, gardé ce
soir par le père de Max.

- Tu savais pour ta cousine ?

Je demande à Gaétan en sortant.

- Quoi ?
- Eh bien qu’elle est homo.
- Quoi ? Elle est homo ?! Oh merde alors !
- Tu te fiches de moi ?

Il se marre, ce con.

- Tout le monde le sait, ma vieille.


- Eh bien pas ses parents !

Je rétorque, vertement.

- Tu rigoles ? Ils font juste semblant de ne pas savoir. Ils se doutent bien que Gigi ne partage
pas le même lit que sa colocataire...
- Mais ils ne sont jamais venus !
- Cette bonne blague ! La mère de Gigi vient arroser les plantes chaque été... Elle donne
même à manger au chat de leurs voisins, qu’elle trouve charmants au demeurant.
- Mais alors pourquoi Gigi ment-elle ?

Je lui demande, un peu vexée par le mensonge de Gigi.

- Par amour pour Lili ! Pour Lili, ce serait vraiment un drame que ses parents l’apprennent...
Lili en est persuadée... Donc Gigi fait comme si, pour elle aussi, ce serait un drame. Elles
se sentent ainsi à égalité.

C’est pas idiot, en même temps, et je me doutais bien que Gigi, sous ses airs cuirassés, avait du cœur.

Je suis maintenant devant mon vélo, lui, devant sa voiture car oui, il est venu en voiture, ce qui ne
dénote pas une grande conscience du collectif et de l’écologie. Il propose de mettre mon vélo dans le
coffre pour me raccompagner.

- Et puis quoi encore ! Je ne cultive pas des potagers dans la ville pour la polluer !

Il rit, bon joueur.

- Tu ne me donnerais pas ton numéro de portable dès fois ?


- Ben tu l’as déjà patate !

Je lui rétorque.

- Ah oui c’est vrai !

Il rit et monte dans sa voiture.

- Excuse-moi, les vieux réflexes de soirée...

125
- Ahaha.
- À vendredi alors !

Il me lance et démarre le moteur. Mince, il part comme ça ? Mais non, il ouvre sa fenêtre.

- Si jamais tu veux te faire un ciné cette semaine, envoie-moi un SMS Ok ?


- Ok.

Et il s’en va, pour de bon.

Sans même avoir essayé de m’embrasser. Au moins sur la joue. Sinon serré la main, si vraiment il
voulait éviter tout contact par trop ambigu. Ou bien à la rigueur, une révérence à tout le moins, voire
un salut de la tête à la japonaise.

Rien.

Je me sens bêtement frustrée alors que c’est ma faute. Je n’ai pas envoyé de signaux scientifiquement
probants, comme dirait Philo qui, à cette heure, doit en être à son troisième orgasme.

En même temps, je n’avais pas vraiment de signaux, à envoyer. Enfin, si, un peu. Quelque chose m’a
troublée, à son contact, cela me dérange de le dire mais alors que je ne partage rien avec cet homme,
je me verrai bien coucher avec lui.

Voilà, c’est dit.

En même temps, Gaétan, à tout point de vue, n’est absolument pas mon genre.

Je donne un coup de pédale et commence à dévaler la pente, jusqu’en bas de ce quartier de Saint-
Fargeau, jusqu’à la Seine, où je vais devoir appuyer sur les pédales pour remonter jusque dans mon
treizième. Quand je pense que j’aurais pu rentrer en voiture avec lui, qui y rentrait...

Tu es nouille, ma pauvre fille, non, très digne, très raccord avec tes idées, c’est bien, bravo (mais tu
finiras seule).

Je me rentre et me couche, à la fois heureuse, c’était une bonne soirée, et totalement déprimée,
frustrée, on pourrait être deux dans mon lit, si j’avais été plus euh moderne ?

Le spectre de ma cousine Marie-Odile, éternelle célibataire rêvant au grand amour, qui se laisse
embrasser par des hommes mariés (qui la jettent ensuite au compost), m’accompagne alors que je
sombre dans le sommeil.

126
Babouche déraille (II)
Le lendemain, je végète au lit, longtemps. Je n’ai dormi que 6 heures, je me sens cafardeuse.

Je pense à Philomène qui se lève, accompagnée. À ma sœur aussi, avec son Guilhem, qui se lève avec
pour au moins la 1652ème fois de sa vie. À toutes les filles qui se lèvent le matin sans être jamais seules.

Je soupire.

J’ouvre mon portable, il y a un SMS de Gaétan et je dois bien l’avouer, mon cœur bondit.

Bien rentrée Val Longo ? Dis-moi que la Présidente de Macadam Potager est toujours en vie !

Je vais pour lui répondre. Puis je me dis, non, ma fille, il faut le faire attendre. En même temps, il ne
faudrait pas qu’il s’inquiète ou qu’il se lasse ou que... Alors au bout de 30 minutes, je lui envoie un
message profondément médité.

Oui, j’ai même eu le maillot jaune ! A +

C’est rudement fin, ma fille je me dis. En même temps, la fin est un peu sèche... non ? A + ? C’est...
comment dire... un peu à la va-vite... oui mais en même temps, tu n’en attends rien non ? Oui mais il
faut savoir ménager le chou de la chèvre et...

Mon téléphone tinte, je me rue.

J’ai passé une nuit de baise extra, me voilà requinquée pour partir à la conquête de l’Auteur
Photographe ! Et toi, ton minet, il ronronne à côté de toi ?

Philomène... Merde. Je flanque mon portable sur le bureau, et pars me doucher. Cette fille m’agace,
à toujours la ramener avec ses nuitées agitées.

Ensuite, je bosse. D’arrache-pied. Je ne me laisse plus distraire, je travaille, sans plus lever le nez, je
prépare un cours sur la différence fille-garçon et les ressemblances de même. J’ai récupéré des
catalogues de Noël pour leur monter en quoi ce n’est pas bien, vilain, pas beau, à jeter... Mais non, je
plaisante, je veux juste qu’on les regarde ensemble et qu’ils prennent conscience de tous ces clichés
et assignations que l’on veut leur fourrer dans leur petite tête.

Je dois organiser aussi une sortie ludothèque la semaine prochaine et on essaiera tous les jouets pour
filles puis pour garçons puis les jouets mixtes, car il y en a quand même, et on votera concernant les 5
préférés, tous mélangés, à bulletins secrets. Ça permettra aussi d’aborder la notion de démocratie et
du respect de l’opinion de l’autre.

Je leur ai aussi préparé une fiche sur les femmes scientifiques célèbres et les hommes couturiers et
cuisiniers. Je suis tellement plongée dans mes fiches que je ne pense plus à mon portable.

Quand je le redécouvre, fourré sous un tas de livres et de photocopies, il y a un SMS de Gaétan.

Cette semaine je pense aller voir le dernier Ken Loach... un cinéaste d’un genre à te séduire... ça ne te
dirait pas ?

Malgré moi, je souris, quand je pense que je devais le voir avec Fred Pastagas... Puis je me dis, il croit
quoi ? Qu’il va me séduire en allant visionner bravement avec l’instit, des films de gauche ? Surtout
que j’ai entendu il y a peu un homme de droite louer ce film de Ken Loach qui dénonce à peu près tout
ce que soutient ce crétin de politicien... Quelle hypocrisie !

Je décide de ne pas lui répondre, et d’appeler Babouche, car je ne me sens pas d’y aller, trop fatiguée.

127
Le téléphone sonne longuement, très longuement avant que Babouche ne décroche.

- Allo...

Fait une voix de corbeau.

- Coucou Babouche, c’est moi, je te téléphone aujourd’hui car je n’ai pas le...
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

Fait la voix de corbeau. Bon, ça commence bien.

- C’est moi... Valentine...


- Qui ça ?
- Valentine ! Ta petite-fille !
- Ah c’est toi, attends je vais t’ouvrir...
- Babouche, c’est le téléphone, on est au téléphone...
- Ah, tu ne viens pas ?

Son ton, déçu. Je me sens soudain affreusement coupable.

- Je, je... j’ai du travail et je suis crevée.


- Un mec ? T’as rencontré un mec ?

Je sursaute, « mec », ce n’est pas du tout le genre de Babouche.

- C’est bien, j’espère juste que ce n’est pas un sale ara...


- Babouche, à propos, tu viens au mariage de Juju ?

Je la coupe, aussitôt. Babouche exhale un profond soupir.

- C’est que les mariages, c’est pas trop ma tasse de thé.


- Moi non plus, Babouche, mais bon, c’est Judith quand même...

Babouche soupire encore.

- En plus, il y aura une messe...


- Une simple bénédiction, Babouche, et tu peux te mettre au fond... avec moi.
- Ma petite Valentine, je vais sur mes 80 ans. je ne peux plus beaucoup boire, certainement
pas danser, et écouter un curé réactionnaire, pléonasme cela dit en passant, ce n’est pas
non plus le genre de choses que je peux supporter d’endurer non plus.
- Tu peux ne pas aller à la messe, si c’est cela qui te dérange Babouche. Judith comprendra.

En fait non, elle t’en voudra, à mort, je peux te le jurer car cela gâchera la perfection du tableau « Je
me marie ». Quand je pense qu’elle croit en Dieu comme moi aux bienfaits des exonérations
d’impôts...

- Ma petite Valentine, je pense qu’à mon âge... franchement... on pourrait peut-être me


lâcher la grappe avec toutes ces conneries non ?
- Babouche !
- Rassure-moi... Tu ne vas pas te marier toi, Valentine ?
- Euh non...
- Tu as toujours été la moins jolie des deux, mais tu es la plus intelligente aussi. Tu ne feras
pas cette bêtise n’est-ce pas ?

128
La moins jolie. Je ravale ma salive, c’est idiot, je devrais savoir que c’est la vérité. Judith est la plus jolie
de nous deux, mais quand même, à chaque fois, cela me blesse.

Babouche n’a jamais été une très jolie femme, pour sa part. Petite, un peu ronde et myope mais un
sourire lumineux avec de grands yeux bruns. Babouche plaisait aux hommes, par son esprit plus que
par son physique.

- Allo, ma chouette, tu es là ?
- Oui...
- J’ai dit quelque chose de mal ?
- Non, non...
- Je perds un peu la tête en ce moment.

Sa voix, soudain grave, et triste.

- Je est un autre... et là, ma foi, c’est plus que vrai.


- Babouche, je pense que tu devrais aller consul...
- Ah mais au fait, les bijoux ! Dont je t’avais parlé !

Eh merde.

- On regardera ça le week-end prochain, ce n’est pas urgent.


- Je ne voudrais pas que mon aide-ménagère me les vole... tu sais comment elles sont ces
filles sans qualification ni éducation.

Oh mon Dieu.

- Il n’y a pas de raison, Babouche, au pire tu les enfermes à clé... dans ton bureau.
- Mais si son mari, qui est plombier, vient et qu’il le force avec son furet ? On ne sait jamais
avec ces Polonais...
- Au revoir, Babouche !

Et j’ai raccroché, j’en avais assez entendu. Babouche dégringolait à vitesse grand V dans le grand trou
noir version fosse septique nauséabonde.

J’ai essayé de l’appeler, ma mère, elle n’a pas répondu. Typique. Elle ne décroche jamais, avant d’avoir
entendu votre message sur le répondeur, et si elle le juge utile, alors elle vous rappelle.

Je fini la journée, totalement déprimée et me couche tôt, épuisée.

ꖿꖿꖿ

Le lendemain, j’ai bien sûr un mal fou à me lever mais la matinée se passe étonnamment bien,
aucun élève en retard, aucun élève (excessivement) agité, peu, très peu de gros mots. Je réussis à
joindre ma mère à l’heure du déjeuner. Elle corrige des copies en fulminant sur la nullité
orthographique de ses élèves...

- J’espère que tu leur apprends correctement l’orthographe ! C’est fou, aucun s au pluriel,
et mieux encore, un chevau ! J’ai lu ça ! En première littéraire !
- C’est sans doute une étourderie... Maman, je voulais te parler de...
- Non, et non ! C’était écrit sciemment ! Quand tu vois le reste de la copie... comment puis-
je espérer qu’ils s’intéressent à la psychologie d’Anna Karénine s’ils écrivent un chevau,
des cochon ou un pattin à glasse ? Car Anna fait du patin, si tu t’en souviens bien et c’est
d’ailleurs là qu’elle rencontre...

129
- Maman, je n’ai pas le temps ! Je t’appelle au sujet de Babouche !

Ma mère fait entendre une sorte de hennissement.

- Dis donc ! Petite cachotière ! Je l’ai appelée ce matin... suite à ton message... inutilement
alarmiste cela dit en passant... elle m’a dit que tu te mariais cet été !
- N’importe quoi !
- Elle a sans doute été un peu vite en besogne... Elle m’a en revanche dit que tu t’étais
trouvé un petit fiancé...
- Oh Maman... Babouche déraille complètement...
- Un militaire, elle m’a assuré ! Est-ce vrai ? Valentine dis-moi la vérité ! Tu ne vas pas faire
ta vie avec un faiseur de veuves et d’orphelins ?!

Ma mère a un ton agressif. Elle me fatigue, elles me fatiguent toutes...

- Maman, tu m’as bien regardée ?


- Oui, non, enfin, tu sais, avec ta sœur banquière qui s’apprête à épouser un ingénieur
Areva, je me dis que tout est possible...
- Bon, Maman, je n’ai pas le temps là... je voulais juste te dire que la situation de Babouche
se dégrade...
- Je sais.
- Il faut quelque chose !
- Oui mais quoi ?
- Je ne sais pas... des examens !
- Pour quoi faire ? Les examens pour mesurer son degré de « réactionnariat » ? Tiens, je ne
pense pas que ce terme existe en fait... quel est donc le substantif du mot commun
« réactionnaire », souvent usité en tant qu’adjectif... existe-t-il seulement... mon Dieu,
est-ce que je perds la tête ou q....

Je sens la moutarde me monter au nez.

- Maman, Babouche est malade, pas réactionnaire !


- Ohlala, déjà cette heure-là ! Je dois te laisser, ma chérie, j’ai un cours qui démarre... Tiens moi
au courant !

Et sur ce, je n’y crois pas, mais elle a déjà raccroché ! Qui est la mère de qui ? On se le demande !

Je me dis que je vais appeler une des sœurs de Maman, Hortense par exemple. Nicole, la plus jeune,
n’est bonne qu’à se la jouer artiste avec ses toiles d’un genre croûtesque. Son mari, Peter, est un
Anglais d’un genre assez sympathique mais qui a tendance à s’adresser à votre poitrine plutôt qu’à
votre visage. Avec Judith, on l’appelle le rosbif pervers, même s’il n’est pas bien dangereux,
finalement.

J’appellerai Hortense, ce soir. Qu’elle passe au moins un coup de fil à son irresponsable cadette. Ou
au pire, qu’elle vienne à la Capitale, sa sœur pourra bien la loger bon sang ! Et puis elle peut bien faire
ça pour sa mère !

En rentrant chez moi le soir, je me rends compte que je n’ai plus rien dans le frigo. La tasse... Je ressors
faire des courses et alors que je me dirige à grands pas vers le supermarché, un jeune homme me
heurte de plein fouet. Un homme aux cheveux blond foncé, avec une mèche et un fin visage, l’air
ailleurs...

- Gaétan !

130
L’homme me regarde d’un air interloqué, limite scandalisé. À croire que j’ai crié, Gaston, prends-moi
sur le paillasson ! Ce n’est pas lui, Gaétan. La honte...

De retour à la maison, je me rappelle que je dois appeler Hortense. Allez, courage... Je compose son
numéro.

- Allo ? Ici Hortense Millefeux, qui est à l’appareil ?


- C’est moi, Valentine...
- Ah ma petite Valentine... pourquoi m’appelles-tu ? Toi qui ne m’appelles jamais ni ne me
souhaites tes vœux...

Ça commence bien. Hortense est une femme pénible, entourée d’une multitude de couches de
culpabilisations et de revendications socialo-familiales complexes. Elle est supposée être ma marraine,
civique, donc me souhaiter mon anniversaire non ? Mais je peux vous dire que le 25 janvier, je n’ai eu
aucun appel de sa part.

- Oui, excuse-moi... bonne année alors...


- Nous sommes quand même le 15 avril, Valentine... Bon, qu’importe, que puis-je faire pour
toi ?
- Eh bien...

Je lui explique la situation de Babouche, du mieux que je peux. J’essaye de lui fournir le plus de détails
possibles, de descriptions et de ressentis objectifs, un peu comme si je passais un grand oral avec elle.

- Oh mon Dieu, ce n’est pas vrai...

Elle est décemment horrifiée.

- Et je n’invente rien, je te le promets !


- Je te crois, ma petite Valentine, je sais que tu es quelqu’un de fiable... bien plus que ta
mère... d’ailleurs, que fait-elle à ce sujet ?
- Ben euh... rien.
- Rien ? Mais c’est SCANDALEUX !

Je me sens un brin déloyale avec ma mère. Alors j’ajoute.

- Tu sais, Maman ne se rend pas vraiment compte je pense de la gravité de la situation.

Mon portable bipe.

- Alors ce ciné, toujours pas ? Dans un autre genre, y a aussi La vie des autres. Même si j’ai
un peu peur de passer pour un anti-communiste primaire avec ce genre de proposition.
- Je ne comprends pas que Suzon ne réagisse pas ! Nom d’un petit bonhomme !

Je marmonne.

- Elle ne veut sans doute pas voir la vérité en face...


- Tsstsss... ta mère s’est toujours infantilement opposée à notre mère ! Certes, notre mère
Elizabeth ne s’est pas toujours montée la plus souple ni la plus tendre, mais enfin, si nous
sommes ce que nous sommes aujourd’hui, des femmes accomplies... enfin moi surtout...
c’est bien grâce à elle !
- Je préfèrerais voir Star wars, la trilogie si possible et en une seule fois...

Je tape ça et je ris sous cape.

131
- J’ai dit quelque chose de drôle ?
- Euh non, excuse-moi, Hortense, j’ai avalé de travers... ma euh salive...
- Bon, je pense que je vais devoir monter à la Capitale.
- Oui, en effet.

Long, long soupir. Alors qu’en fait, tante Hortense est tout à fait ravie de quitter son Auvergne
d’adoption pour monter à la Capitale comme elle dit... et en profiter pour se faire quelques musées et
cinés. Son mari, Roger, sympathique et jovial, n’est cependant pas le plus ardent lorsqu’il s’agit de le
sortir de son jardin d’1 hectare. En plus, elle en profitera pour aller voir sa fille unique, Marie-Odile, et
lui remonter le moral sur ses affaires amoureuses car oui, Marie-Odile lui raconte tout comme si elle
avait 6 ans.

- Tu aimes ce genre de film capitaliste ? Tu es pleine de surprises décidément Madame la


Présidente !
- Oui, je pense que c’est ce que tu devrais faire. Maman peut te loger sans problème.
- Sinon, la soupe aux choux, ils repassent une version en 3 D...

Je m’amuse bien à taper ces bêtises. En même temps, je me sens coupable. Il s’agit de Babouche, une
des personnes que j’aime le plus au monde et je suis en train de taper des âneries à un type qu’elle
n’estimerait sans doute pas.

Tante Hortense articule, sans parvenir à cacher une note de jubilation dans sa voix.

- Je vais regarder les billets de train, en partant le vendredi soir, cela me laissera deux jours
et je rentrerai par le premier train du lundi matin... j’en profiterai pour visiter Marie-
Odile... tu sais qu’elle ne va pas fort, la pauvre, elle avait placé ses plus grands espoirs dans
un professeur de géologie primitive, un divorcé encore plein d’allant, rencontré lors d’un
séminaire sur le calcaire préglaciaire en Basse-Normandie et....
- Val, la soupe aux choux, je n’osais te le proposer ! Ton heure sera la mienne !
- Je vais devoir te laisser, Hortense, ma soupe aux choux va déborder...
- Comment ça ? Qu’est-ce que tu me racontes-là ?
- Euh je veux dire... que euh... je dois dîner... je viens juste de rentrer quand tu as appelé...
- Mais c’est toi qui m’as appelé, ma chère ! Est-ce que tu es sûre que toi aussi tu vas bien ?
- Oui, oui, très bien, je suis juste un peu... surmenée.
- Toi, une instit !

Tante Hortense s’esclaffe désagréablement. Elle aussi a été prof comme toute la famille. Prof de maths
dans un lycée et une prépa, donc forcément, à l’en croire, elle seule avait un travail de fou quand ma
mère, elle glandait. Depuis une dizaine d’années, elle est devenue proviseur, et cette fonction, ma foi,
lui colle à la peau, et même aux organes internes je dirais.

- Les enfants sont les élèves les plus fatigants parmi les élèves, tu sais tante Hortense.
- Oui mais leur enseigner est si simple ! Il suffit de les intéresser !

Ce qui est la chose la plus simple au monde, comme chacun sait.

- Bon, je te laisse tante Hortense, tu me tiens au courant hein...


- Je vais appeler de ce pas Suzon... cette irresponsable ! Cette gourgandine ! Je suis outrée !
- Euh si tu pouvais dire que c’est toi qui m’as appelée pour prendre des nouvelles, ça
m’éviterait d’avoir des problèmes avec elle...
- Comment ça ?
- Ben oui, elle va m’accuser de lui faire un sale coup dans le dos.

132
- Il faut assumer ma fille ! Si ta mère ne le fait pas, fais-le, toi !

Et pof, elle a déjà raccroché.

133
Premier baiser
Je retrouve Gaétan, ce mardi soir, place d’Italie. Pour me changer les idées (Babouche), je me suis
décidée à aller au cinéma avec lui.

J’ai un frisson en le voyant, un tout léger frisson, merde. Il ressemble vraiment trop au héros du
Constant gardener, ce diplomate, joli comme un cœur, amoureux et trop gentil pour ce monde de
brutes.

Gaétan propose qu’on prenne les billets, puis un verre en attendant le début du film, Good bye Lénine
finalement car le Ken Loach ne se jouait pas aux bons horaires. Sauf que je ne suis plus vraiment sûre
de vouloir voir ce film, Judith et Guilhem ont adoré et en général, ce n’est pas très bon signe.

- Les faits, putain les faits comme dirait l’autre !

Ça c’est Philomène à qui je raconte la soirée, le lendemain au téléphone. C’est à l’heure du déjeuner,
car j’avais besoin de m’épancher auprès d’une ouïe amie. J’ai d’abord appelé Léna (plus proche de
mes valeurs sentimentales) mais elle était au bureau, en face de son responsable hiérarchique, comme
elle aime à dire, et Olive était à Bruxelles, une fois encore. Alors, j’ai appelé Philo, malgré que ce n’était
peut-être pas la meilleure personne ressource.

Avec Gaétan, on s’est assis à l’intérieur d’une des brasseries de la place, et là, je me suis soudain
tourmentée à me demander si je n’envoyais quand même pas trop de signaux positifs, et si je n’étais
pas en train de faire une monumentale connerie à prendre un verre avec ce garçon.

- Merde, Val ! C’est jamais qu’un verre ! Tu ne signes pas chez le notaire là !
- Oui mais...
- Bon alors, après, t’as fait quoi ?
- J’ai fait la gueule.
- Non ?!

Je peux l’entendre souffler d’exaspération.

- Non. J’ai juste pris un air sérieux.


- Ma pauvre Val... Tu soupires après le célibat jour et nuit, et quand un jeune homme plutôt
alléchant s’intéresse à toi, tu sors de suite le sourire ceinture de chasteté... T’aurais pas
un symptôme quelconque sur un des tes spectres de l’éducation nationale ?
- Ahah, non. Nous avons gentiment bavardé, de tout, de rien, surtout de rien, au départ.
Puis il m’a demandé des nouvelles de Babouche et là, je n’ai pas pu m’empêcher de lui
raconter les derniers évènements, avec le mariage et...
- Ohlala toi et ta grand-mère, c’est vraiment débandant pour ce pauvre garçon !
- Pas du tout, l’ambiance est devenue soudain beaucoup plus légère... il m’a donné des
conseils, et même l’adresse d’un très bon gérontologue, tu vois.

Je grince.

- Oh merde c’est pas vrai, dis-moi que je rêve !


- Oui tu rêves. Ensuite, il a enchaîné sur sa Belette et...
- Il a une belette ?!
- Non, c’est... c’était sa grand-mère à lui et...
- Ohlala putain, bonjour le couple glamour !

Philo est franchement catastrophée.

134
- Bon, Philo grande gueule, sois tu écoutes, soit tu raccroches, j’ai plus que 11 minutes de
pause, moi !
- Ok, ok, zen, Valoche, zen... écoute bienveillante comme dirait l’autre.
- Pas Valoche ! Va-len-tine !

Et là, il se passe quelque chose, justement. Il me prend la main. Plus exactement, il pose sa main sur
ma main. Ma main que j’avais bêtement laissée posée comme ça sur la table, pauvre idiote que je
suis !

- Ah de l’action... Enfin !
- Euh, pas vraiment Philo. Attends...

Si je la retire, ma main, ce sera horriblement gênant, et en même temps, si je la laisse, c’est la porte
ouverte à tous les débordements. Le pire, c’est qu’il n’a pas l’air de faire attention à ça, à sa main sur
ma main.

- Valentine... Tu es tellement différente d’elle.

On parlait de son ex, la Béa, je précise à Philo que je sens un peu paumée.

- Et cela me fait un bien... fou.

Fou. Comment dois-je le prendre ?

- Quelque part, tu me rappelles ma mère...


- Oh non merde !!

Ça c’est Philo, qui n’a pas pu s’empêcher de glapir.

- Je veux dire... Tu as ce même côté un peu bohème... plutôt hors conventions, je dirais.
- Euh d’une certaine façon, je suis très conventionnelle tu sais.
- Ah bon ?
- Je veux dire... je suis une fille sérieuse, j’ai un travail avec des enfants que je me dois
d’instruire, je me sens responsable et pas du tout bohème avec eux...
- Je veux dire... tu ne donnes pas cette impression d’être une fille en attente d’un mari, ou
d’une carrière comme tant d’autres... tu vis pour toi, pour tes idéaux, et cela, je l’admire
et je le respecte, profondément.

Mon Dieu, la grosse imposture. Je n’aime pas être prise pour une égocentrique carriériste mais je
n’aime pas non plus être prise pour une sorte de sainte des causes laïques, courageuse et sans une
once d’égoïsme. Alors que je suis juste une fille... normale (qui veut un mec).

- Mais euh... je te le dis, je suis quand même conventionnelle... j’ai du mal à ... à sortir avec
un garçon s’il ne me plait pas.
- Euh ça parait normal non ?

On dirait qu’il va éclater de rire.

- Je veux dire... Si je ne suis pas un peu... euh amoureuse... Je n’aime pas trop... euh ça.
- C’est juste une question de tempérament... je veux dire... certains aiment l’amour sans
s’aimer et d’autres non.

Faire l’amour, bigre.

- Euh oui, bien sûr. Mais je n’aime pas... ça.

135
J’entends Philo s’étrangler au bout du fil.

- Ohlala dans le genre débandant ma pauvre Val ! Rangez le bromure, mes sœurs, il n’y en
a pas besoin avec Mère Valentine Roman ! La chandelle est éteinte et le corps caverneux
ne risque pas de se gonfler de sang !

Je la laisse dire, et poursuis mon récit.

- En fait, j’aime ça... comme tout le monde mais ça me laisse un sentiment de vide... de
tristesse même. Sans amour, je veux dire.
- Je ne trouve pas ça si conventionnel... La convention est plutôt ailleurs non ? Ma mère,
elle, prônait et prône encore l’amour libre. Ce qui est à la fois conventionnel, selon
certains, et révolutionnaire, selon d’autres.

Mon-Dieu-Seigneur-Jésus, comme dirait Olive. J’entends Philomène jubiler de l’autre côté du fil.

- Quand elle a rencontré mon père, elle avait 17 ans... elle en avait 20 quand je suis né et à
26 ans, elle était déjà partie. Et chaque fois que je la voyais, elle avait un nouveau gars.
- Pour le coup, elle n’est franchement pas conventionnelle... je veux dire... pour une mère...
qui euh doit être née à une époque où ça ne se faisait pas... pas tant que ça.
- Ouais... et autant dire que question mère, c’est surtout mon père qui m’a élevé... avec ma
grand-mère, Belette donc.
- Ah, euh c’est... dur.

Bravo Valentine. Top écoute-conseils. Et bravo pour les euh.

- Ma mère s’est toujours piquée de grands idéaux mais n’a jamais pensé au fond qu’à sa
pomme... même encore maintenant dans sa communauté de poilus.
- Pardon ?
- Oui, retour à l’état de nature, au poil libre, velu, blond, brun, blanc, etc.
- Et euh, elle fait quoi dans sa communauté de poilus ?
- Elle pratique la décroissance et le libre échangisme, sexuel, ça va de soi. Elle fait du
théâtre, aussi. Je l’aime bien ma mère, au fond, elle est comme une tata un peu fofolle...
sauf que c’est ma mère.
- Et ton père ?
- Mon père... Il est avocat.
- Ah.
- Fiscaliste, comme Béa.

Il a un air bizarre, ailleurs. Il retire sa main, c’est bien ou c’est pas bien, ça, qu’il retire sa main ? J’essaye
de m’imaginer en bru d’un avocat fiscaliste et j’éprouve un profond désespoir.

- En bru ! Quel mot affreux ! Mais enfin Valentine, comment peux-tu penser comme cela
alors que tu n’as même pas encore posé ta langue sur la sienne !
- On a bien le droit de se projeter non ?
- Tu es vraiment grave, Mademoiselle Roman... Bon alors, après la divulgation de cette
navrante information concernant son pedigree, qu’as-tu fait ?

Eh bien, rien.

- Tu sais, Val... je ne crois pas être de droite.


- Ah.

136
- Ni de gauche... je n’aime pas la gauche ringarde des partis et des syndicats, elle me navre
par son côté tellement manichéen.
- Parce que le patronat, lui, ne l’est pas manichéen ?
- Et alors ? Est-ce une raison pour l’être également ?
- Oui mais...
- Oui mais j’aime l’esprit de gauche, ce souci de l’autre. Incontestablement.
- Ah tiens ?
- Oui, je pense que si nous sommes tous individuellement responsables, nous avons tous
également une responsabilité collective... l’assistanat est une mauvaise chose mais il n’y
a pas à dire, la vie est injuste et il faut quand même donner des coups de pouce, à ceux
nés du mauvais côté, et qui veulent s’en sortir...
- En leur distribuant des bons points et de la soupe chaude ?

Son air, navré posé sur moi. Décidément, non, c’est non, je ne peux pas, il est craquant, à sa façon,
mais je vais craquer, avec de tels discours.

- Ne sois pas caustique, Valentine ! L’Etat doit prendre sa part évidemment, déjà par
l’éducation, donner à chacun sa chance, sa vraie chance, et puis aussi avoir enfin une
politique enfin intelligente en urbanisme...

Au bout du fil, Philomène pousse un profond soupir (d’ennui).

- O putain, Val, on dirait un témoin de Jéhovah qui fait passer un questionnaire à un futur
adepte !

Philomène grogne.

- Viens, on y va !

Qu’il s’écrie.

- Et où va-t-on ?
- Au cinéma !
- Mais il est 22h... 23h00 même ! Le film a commencé il y a plus d’une heure !

C’est vrai ça, malgré ma tension, je n’ai pas vu le temps passer.

- Ah oui...

Il est debout. L’air hagard. Perdu. Mon Dieu, pourquoi les hommes sont-ils toujours aussi bizarres ?
Encore plus que les filles soi-disant compliquées.

- Et si on marchait un peu ?
- Euh... où ça ?
- Dans le quartier ! J’ai besoin de bouger !

Et nous voilà dehors, à marcher. Je lui ai offert son verre de bière, il m’a offert mon verre de vin rouge.
Nous sommes quittes (je peux voir Philo lever les yeux au ciel).

- Vous marchez main dans la main ?


- Tu fais de la provoc, là, Philo...

Soupir profond au bout de la ligne.

- Bon, et vous marchez où, braves gens ?

137
- En rond.
- Quoi ?!
- Ben oui, on fait le tour de la place... en discutant.
- Ohlala vous n’êtes pas compliqués vous... et vous parlez de quoi ? Le congrès d’Epinay du
PS ? Les couches culottes pour vieilles dames ?
- On parle de... nous.

A un moment, genre au sixième tour, Gaétan s’arrête et se tourne vers moi. Il est dangereusement
proche.

- Ahhhhhhhhhhhhhhh enfin !

Je sens son odeur de lavande, de gentil jeune homme et ma foi, je me recule.

- Oh non... Pétard, Val, ne me dis pas que tu m’as fait perdre 15 minutes pour me dire que
finalement, tu as reculé ? Putain, j’ai une masse de travail là moi !!
- Eh bien non... Il m’a euh... embrassée.
- T’es sûre ?
- Oui.
- Tu ne me mens pas ?
- Mon Dieu, Philo...
- Avec la langue,
- Oui.
- Combien de temps ?
- 75 secondes.
- Aussi longtemps que ça ?!
- Purée, j’en sais rien, je n’avais pas l’œil sur l’horloge de la place.

Voilà, c’est fait. Il m’a embrassée. C’était bien. Pire. Je ne pensais pas que cela me ferait un tel effet,
je sens mon cœur qui s’affole et je vais devoir te laisser, Philomène, car il est l’heure pour moi de
retrouver ma classe...

- Eh ho pas si vite, attends ! Et après, t’es allée chez lui ? Il a éteint la lumière avant de
tomber le slip ou...
- Bien sûr que non enfin !
- Il la laisse allumer ? Whaou, je n’aurais jamais cru ! Je pensais que les minets forniquaient
tout feu éteint !
- Mais non ! Quelle idée ! Il n’est pas venu chez moi !

Je suis indignée pour le coup. Elle me prend pour qui ?

- Pour une nonne ! Ou une allumeuse ! Ce n’est pas beau ce que tu fais là, Valentine Roman,
tu fais souffrir un pauvre garçon gratuitement !
- N’importe quoi ! Il m’a donc raccompagnée, ce qui lui a permis de voir où je vivais, on s’est
encore embrassés, et il est reparti, tranquillement. Lalala lalère...

Et moi, je me suis couchée, troublée. Ma fille, entre Gaétan et rien, il valait mieux quoi ?

- Gaétan !
- Rien !

138
J’ai raccroché au nez d’une Philomène très frustrée. Elle s’attendait à un récit aboutissant à un coït,
elle se retrouvait au stade flirt. En même temps, des détails, je n’en donne jamais, c’est un principe,
alors quand bien même, elle en aurait été pour ses frais.

139
L’histoire s’emballe
Vendredi soir, quand j’arrive à Macadam Potager, j’ai le ventre un peu noué (je n’ai pas eu de vraies
nouvelles de Gaétan, hormis de petits textos de fin de soirée). Il y a Francine, en train de discuter avec
Soraya, qui tient par la main une petite fille brune et frisée.

- Ma petite-fille... Rosa... dis bonjour, habiba...


- Bonjour Madame.

La petite a articulé ça avec application. Je lui fais un large sourire, genre, je suis une adulte super cool
tu vas voir, et je lui dis qu’elle peut m’appeler Valentine. Sinon Val, avance Francine, c’est plus simple.

J’ai envie de lever les yeux au ciel mais bon, je ne veux pas faire d’histoires. Valentine, j’aime bien,
répond la gamine, on dirait un nom de fée.

Je lui souris, cette fois plus naturellement. Soraya se croit obligée de se justifier.

- Je la garde cet après-midi, sa maman est partie chez le médecin avec le bébé.
- Oh il est malade ?
- Non, c’est ma fille... elle ne va pas bien... elle déprime... je me suis dit que Rosa serait aussi
bien avec nous... le bébé, elle l’emmène car elle l’allaite.
- Bien sûr.

Nous approuvons unanimement, c’est bien, c’est tellement bien d’allaiter son bébé, ça rentre
d’ailleurs en résonnance avec le mot potager.

Rosa nous écoute. Elle a deux boucles d’oreilles en or à ses lobes minuscules. Cela rend bien avec sa
peau mate et ses yeux noirs... pour le reste, elle n’est pas très jolie. Un petit visage maigre et long, un
nez pointu, des bras grêles et des jambes comme des allumettes. Mais il émane de sa petite personne,
du charme et de la force, et je vais vite découvrir qu’elle est aussi rudement fûtée.

- Tu as quel âge Rosa ?


- 4 ans et 11 mois.

Bigre, jamais entendu un enfant me donner son âge comme ça.

- Tu vas à l’école ?
- Oui, je suis en Grande Section. Ma maîtresse, elle s’appelle Anne.

Elle a un an d’avance, m’explique Soraya, et elle aura 5 ans le 18 mai.

- Et ça, c’est une petite fille qui a bien envie de jardiner, on y va ?!

Dit Francine en se frottant les mains. Elle a déjà pris place derrière sa table, prête à trier ses graines et
répartir les sachets entre elle et Soraya, qui s’assoit d’un air circonspecte.

Pas de traces de Gaétan. Je me sens un peu déprimée soudain.

- On n’attend pas Gaétan ?


- Il m’a envoyé un SMS pour me dire qu’il serait en retard.

Me renseigne Francine, en sifflotant.

J’accuse le coup. Il envoie un SMS à Francine et pas à moi, super. Je serre les mains sur ma binette et
je me mets à creuser des sillons. La petite me regarde avec attention.

140
- Je peux t’aider ?
- C’est un peu dangereux... ce que tu peux faire, c’est creuser des trous avec le plantoir...
On va y mettre des graines.
- Des graines de quoi ?
- Eh bien...

Je réfléchis, debout, en m’essuyant le front car il fait étonnamment doux en ce mois de mars.

- Des graines de radis et de batavia ! C’est le bon moment !

C’est Gaétan, qui vient d’arriver. Suivi de près par Fabien, qui traîne une brouette comme si c’était un
cadavre.

Je grommèle quelque chose et affecte d’être très occupée à creuser des sillons. La petite me suit
religieusement avec le plantoir et creuse des trous de façon très délicate. Je l’aime déjà cette môme,
et quand je pense à sa mère, Sabrina, venue une fois traînée par Soraya, je me dis que les chats font
parfois des chiens... car dans le genre pouffe, on faisait difficilement mieux.

Sabrina avait passé son temps, collée à son téléphone avec le bébé posé dans un coin, gloussant
bêtement et marmonnant des, ouais, j’veux dire, putain l’enflure, grave, ouais, la crevure etc, etc.
Franchement... il doit y avoir aussi un chaînon manquant entre sa mère, la distinguée Soraya, et cette
créature inepte.

- Coucou...

C’est l’autre, le constant gardener. Frais et rose dans sa parka bleu nuit car il fait froid aujourd’hui.
Planté près de moi.

- Salut Valentine, ça va ?
- B’jour.
- Oh... tu es de mauvais poil ?
- Non, mais tu aurais pu...

Je baisse la voix.

- ... me dire que tu serais en retard.


- Je l’ai dit à Francine.
- Ben justement !
- Ben justement quoi ?

Il le fait exprès, c’est pas Dieu possible.

- Laisse tomber...
- Oh oh on ne serait pas un peu jalouse par hasard ?
- Meuh non, c’est juste une question de... de respect... et de euh... de sens des euh...
priorités...
- Ecoute, j’ai fait ça pour que Francine n’ait pas l’impression que tout fonctionne qu’entre
nous deux... tu vois.
- T’avais qu’à faire un SMS collectif.
- Je ne sais pas faire... tu m’apprendras ?
- Quoi ?

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Je rêve ou il est en train de se marrer ? Je me remets à mes trous, avec la petite qui suit sagement.
Elle doit se dire que je suis bien lourde avec ce si gentil jeune homme, qui s’est mis à genoux devant
elle pour lui demander son prénom.

- Rosa Chraibi.
- Moi, c’est Gaétan.
- Gaétan, c’est le nom d’un roi ?
- Euh non, Gaétan était un saint qui, né très riche, mourut dans la misère parce qu’il le
voulait et que...
- C’est quoi, un saint ?
- Un walli, habiba... ne pose pas trop de questions...

L’interrompt Soraya d’un air tendu alors qu’en compagnie de Francine, elle continue de remplir les
petits sachets et d’y coller des étiquettes dessus.

- On a fini la rangée, Rosa, on en fait une autre et on commence à planter ?


- D’accord !

La petite me suit avec enthousiasme. À un moment, tout proche de moi, Gaétan me souffle, tu viens
dîner chez moi après ? Bof, je marmonne, je suis crevée, tu peux aussi dormir sur le canapé, pendant
que je mangerai devant la télé si tu veux... Je le regarde, et je vois à son air passablement goguenard
qu’il se moque juste gentiment de moi.

- Ok.

Je finis par répondre après avoir compté jusqu’à 60 (très vite).

- Salut !

On lève tous la tête. Sabrina est là, son bébé sur la hanche à l’air grincheux. Elle porte une jupe bien
courte, ce qui permet de voir qu’elle est super bien foutue. De fait, Fabien la regarde, la bouche
ouverte, le mini râteau aux mauvaises herbes pendouillant à la main.

- Ah te voilà... je m’inquiétais...

Soraya a l’air soulagé mais aussi irritée.

Le bébé se met soudain à pleurnicher. Soraya le secoue, en faisant des tutututute... tout ça sans
vraiment regarder la petite. Le bébé pleure de plus en plus fort. Soraya regarde sa fille, sans rien lui
dire. Pourquoi diable se tait-elle ? Ce pauvre bébé pleure et elle ne fait que le secouer comme un
shaker !

- Maman, Amel a faim.


- Ah ouais...

Purée, c’est Rosa, 4 ans, 11 mois qui doit le lui dire.

Soraya s’est assise sur le pliant et commence d’allaiter son bébé, l’œil dans le vague. On ne peut pas
franchement dire qu’elle le fasse de façon exhibitionniste, mais en même temps, dire qu’elle le fait
discrètement serait exagéré également. Le bébé tète avec vigueur, on entend ses bruits jusqu’ici, on
dirait qu’il n’a pas mangé depuis des jours.

Fabien la couve du regard. Je crois pouvoir affirmer que ce garçon est en train de laisser tomber le
plan Valentine pour se tourner vers le plan Sabrina. Soraya marmonne.

142
- Sabrina, ma fille... sois plus discrète... nous sommes en public...

Sabrina hausse les épaules et se tourne légèrement de profil. C’est vrai qu’elle est super jolie, cette
fille, malgré son air perpétuellement boudeur ou exaspéré. Des cheveux bruns et bouclés tombant en
cascade, un front bombé et une bouche comme une rose. Mais pas très futée, la fille, un vocabulaire
de survie et des mines en matière de nuances pour assurer le côté profondeur personnelle (non je ne
suis pas jalouse, je suis naturaliste).

Elle a eu 28 ans en février mais on croirait voir une ado. Bien que sans enfants ni divorce, je me sens
bien plus mûre qu’elle.

En tout cas, Fabien ne la quitte pas des yeux, il doit penser à une photo un peu coquine sur le thème,
jeune mère à poil donnant le sein sur un lit de roses...

Gaétan en profite pour finir les rangées. Il propose que nous mettions les étiquettes pour savoir ce
qui a été planté. Ce que nous faisons avec Rosa qui arrive à déchiffrer les lettres des légumes, et même
les syllabes, radis ne lui pose aucun problème. Décidément, j’aimerais avoir ce genre de gamine dans
ma classe.

Le téléphone de Sabrina se met à sonner. Elle répond, en chuchotant, disons qu’elle parle
normalement quand d’habitude elle aboie.

- Ouais... j’y allais pour c’que tu sais... mais wesh... l’autre... trop mignon... whalou j’te jure,
les muscles et tout whechhhhh...

Elle se lève, sa fille arrimée à son sein. Soraya soupire. Fabien, aussi. Mais pas pour les mêmes raisons.
Sa fille, nourrie, elle la tend à Soraya qui la berce. Puis elle s’assoit sans émettre la moindre proposition
de nous aider (je ne sais même pas pourquoi je précise cela). Non, elle pianote sur son téléphone, en
faisant des mines.

Avec tout ça, il est déjà 18 heures 00. Francine a commencé de ranger les affaires. Soraya se gratte la
gorge.

- La semaine prochaine, je viendrai avec ma voisine bretonne, madame Rozen... si ça ne


vous dérange pas bien sûr.
- Bien sûr que non... au contraire !

Francine ajoute.

- Et moi, je pense amener ma copine motarde... June... si cela ne vous dérange pas, bien
sûr !

Elle a dit ça en gloussant, et en rougissant.

- Bien sûr que non, Francine, au contraire !

Nous protestons avec vigueur. Nous rangeons toutes nos affaires et Fabien aide Sabrina à remettre
son portable dans la poche de son slip. Je plaisante mais je trouve qu’il se tient bien prêt d’elle. Il ne
faudrait pas que ce Macadam potager devienne une excuse pour draguer... ce qui est certes bien
hypocrite de ma part, oui je sais, je sais.

- Salut les jeunes, on se revoit vendredi !

C’est Francine, qui démarre en trombe.

143
Nous repartons. Je pousse mon vélo à la main, Gaétan marche gentiment à côté de moi. Grand silence.
Je suis en train de m’égarer, ce type n’a rien à voir avec moi. Il va falloir que je me sorte de ce mauvais
pas, avec délicatesse.

- Ah euh... j’y pense... il faut que j’aille voir Babouche...


- Ah bon, tu ne peux pas y aller demain ?
- Ben... je ne suis pas passée de la semaine, ça craint.
- Ok, tu passes chez moi après ?
- Euh oui, bien sûr.
- Tu sais où c’est ? Tu te rappelles ?
- Oui, oui...

Je demanderai à Béa sinon, ahah.

On se quitte au carrefour. Et je file avec mon vélo chez Babouche. Je sonne, plusieurs fois. Rien ne se
passe et cette fois, la porte est fermée à clé. J’appelle au téléphone. Je l’entends sonner derrière la
porte. Rien.

Bizarre. Où est-elle à 18 heures 30 ?

J’appelle ma mère. Messagerie, bien sûr. Je laisse un message. Je laisse aussi un mot sur la porte, pour
Babouche.

Et après, je me dis, je fais quoi ? L’idée de passer la soirée seule chez moi ne m’attire pas des masses.
Alors, je mets le cap vers chez Gaétan.

- Déjà !

Me dit l’interphone, après que là aussi j’ai appuyé une bonne dizaine de fois.

- Si je te dérange, je peux repasser hein !


- Bien sûr que non, monte... Sixième étage !

Bel immeuble, avec de la lumière et des plantes vertes dans le hall, concept bourgeois moderne. Sa
porte est ouverte, je la pousse. De la musique de jazz m’accueille, façon ethnique le jazz. Il est en train
de couper un oignon dans sa cuisine américaine, avec une vue magnifique sur Paris.

- Ben alors, ta Babouche t’a dit que tu ferais mieux de passer la soirée avec un homme ?
- Non, elle n’était pas là... ça m’inquiète d’ailleurs.

Je regarde mon téléphone. Zéro message de ma mère, évidemment.

- Excuse-moi, j’essaye d’appeler ma mère...


- Je t’en prie.

Je compose, tendue, le numéro de cette fille et mère indignes.

- Bonjour, vous êtes sur le portable de Suzon, votre épouse, mère ou amie, n’hésitez pas à laisser
un COURT message, en général, je rappelle...

En général, mon œil, tiens. Je laisse un nouveau un message. Puis Gaétan me tend un grand verre de
vin rouge.

- J’ai deviné que ce soir, un verre te ferait du bien...

Nous trinquons.

144
- C’est bizarre quand même cette Sabrina avec ses filles...
- Tu trouves ?

Il me fait, distrait, en sectionnant ses oignons.

- Oui.
- Ce que je trouve étrange, c’est plutôt Soraya... Je n’arrive pas à la situer.

Sur ce, comme toutes personnes un peu embarrassées pour se trouver un sujet de conversation, nous
dissertons longuement sur ces femmes, prétexte au-delà du côté un peu médisant, à tester la finesse
de nos analyses psychologiques réciproques et le bien-fondé, en ce cas, à sortir avec l’autre (enfin me
concernant du moins).

Gaétan pense que Soraya ment, du moins, ne dit pas la vérité sur sa situation. Il ne voit pas très bien
ce que ferait ici seule, une veuve, fonctionnaire des impôts algériens. Il pense qu’elle dissimule un
secret. Carrément. Quant à sa fille, il estime qu’elle est paumée, pas très maline, pas très mûre aussi...
et qu’elle va sans doute retomber dans les pattes d’un homme plus ou moins bien attentionné. Il
pense aussi que Fabien n’a aucune chance avec elle, ce n’est pas ce genre de mec que ce genre de fille
cherche.

Je suis assez d’accord avec lui... sauf pour Soraya. Je la trouve tellement sympathique comme vieille
dame, délicate et gentille malgré sa vie pourrie, que je ne peux imaginer quelque chose de négatif à
son sujet.

Je l’aide à cuisiner, c’est simple et naturel, le vin me détend. J’ai laissé mon portable à portée de mains,
dès fois que ma mère appellerait. J’ai réessayé d’appeler chez Babouche, cela sonne toujours dans le
vide.

Ensuite, Gaétan me montre des photos qu’il a prises de Paris. Il a un bon œil et certains clichés sont
vraiment réussis. Et puis des photos de la maison de sa grand-mère, le jardin, la campagne. Nous
sommes assis sur le canapé et je me serre contre lui, comme une lycéenne un peu craintive (une
professeur des écoles un peu frileuse). Alors il se lève, et va touiller sa casserole de tomate.

Mais à quoi joue-t-il ? Je commence à me sentir un peu mal.

- C’est prêt, il me dit, viens manger !

Je n’ai plus très faim. Je suis tracassée. Est-ce que je fais fuir les hommes avant même deux années ?
Juste après le premier baiser ? Est-ce que Beauté fatale serait cachée dans le dressing de sa chambre,
que j’ai entraperçue (moderne et dépouillée), prête à bondir sur lui dès que j’aurais tourné les talons ?

- Je n’ai pas très faim...


- Ah bon ? Dommage.

Car lui mange, avec grand appétit. J’ai envie de pleurer. Quelle gourde...

- Quelque chose ne va pas ?

Je lui demande, tout à trac.

- Ben non, pourquoi ?


- Tu ne m’embrasses pas !
- Ah.

Il pose sa fourchette et me regarde.

145
- Tu voudrais que je t’embrasse ?
- Gaétan, tu joues à quoi ? Tu te fiches de moi !

Je plante tout, et pars chercher mon sac.

- Valentine !

Il a crié ça, et je dois bien admettre qu’il a l’air emmerdé.

- Je, je... je ne voulais pas te... euh... brusquer...

Il est là, près de la porte. J’ai ma besace pendue à l’épaule, il l’enlève, m’enlève ma veste et se met à
m’embrasser d’une façon qu’on peut qualifier de passionnée. Il sent la tomate, le vin, et son savon à
la lavande, toujours.

Alors je lâche, je me laisse couler dans ce baiser enflammé. Nous nous embrassons comme des
possédés, on dirait Philomène avec son motard.

Plus question de dîner, ni de lycéenne empruntée, ses mains fouillent sous mon pull. Et moi, sous le
sien. Il m’embrasse encore tout aussi follement, et moi, de même. Je ne pensais pas en arriver à un
tel niveau d’énergies débridées. Il tire fébrilement sur mon jean, après en avoir ôté la ceinture, et je
fais de même, je sens ses doigts entre mes cuisses, en moi, ma poitrine, partout, et j’ai une courte
pensée pour mes principes, mais vraiment très courte.

Ne jamais coucher aussi vite, et jamais, ô grand jamais avec un homme dont je réprouve le profil
politique, pour dire les choses vite, très vite.

Je n’ai jamais été aussi peu responsable, je dois dire, même pas pensé au préservatif, et jamais, aussi,
emportée à ce point, avec aucun des trois hommes ayant partagé deux années de ma vie, soit six
années de vie sexuée contre sept années de vie sans sexe (ou presque).

Je m’entends geindre, gémir, et lorsque le plaisir me traverse, brutalement, je pousse un cri.

Que m’arrive-t-il ? Où suis-je ? Avec qui ? Mon téléphone s’est mis à sonner, il vibre et hurle sur le
comptoir de la cuisine tandis que des années après, il me semble, Gaétan doucement se repose sur
moi, les yeux clos.

Je résume. Je viens de faire l’amour avec un homme de droite, libéral plutôt que conservateur, certes,
de droite gauchisante, ou de gauche droitisante, je ne prends plus la pilule depuis Florian, il y a deux
ans, et je n’ai pas utilisé de préservatif avec un type qui sort d’une histoire avec une nana visiblement
instable et qui a peut-être couché, dans l’espoir de pouvoir porter sa robe de mariée pour de vrai,
avec une dizaine d’hommes (votant tous à droite).

Bravo ma fille.

- Coucou, ça va ?

Gaétan est penché sur moi, ses yeux tout souriants.

- Oui...

Je marmonne.

- Il aurait quand même fallu mettre une capote, merde...


- T’inquiète, j’ai fait un test il y a peu, je suis négatif.
- Et si c’était moi, hein, ducon ?

146
- Oh, non, tu n’es pas le genre.
- Le genre à quoi ? À avoir le sida ?
- Ben oui...
- Parce qu’il y a un genre pour ça ?

Sans blague, on leur apprend quoi dans leurs écoles d’ingé.

- Faudrait aussi que je ne tombe pas enceinte.

Dit la fille qui va, dès ce soir, essayer de ne pas trop rêver de ses futurs enfants avec lui.

- Ah bon, parce que tu ne prends pas la pilule ?


- Ben non.
- Pourquoi ?
- Ben parce que je n’ai pas de mec.

Ducon.

- Oui, mais en cas où ?


- En cas où quoi ?
- Ben un soir comme ça...
- C’est un médoc, et je ne prends pas de médoc en cas où, tu vois.
- C’est un médoc ?

Je lève les yeux au ciel (sur son front quoi). Comme dirait ma mère, il reste du boulot à faire avec les
hommes.

Peu après, nous mangeons ses pâtes, délicieuses, avec du vin rouge, exquis. Je me sens heureuse,
super bien. Je refuse de penser à quoi que ce soit et lui aussi. On parle de tout, de rien, on rit, tout est
léger. Je réussis à ne poser aucune question politique, même de façon détournée, Philomène serait
super fière de moi.

Soudain, mon portable se remet à sonner. Je regarde, c’est ma mère.

Merde... j’avais complètement oublié avec tout ça. Je laisse sonner, comme hypnotisée. Gaétan me
dit.

- Ben réponds, c’est peut-être important...

Je fais non de la tête, pour la première fois, j’ai envie de ne pas me sentir responsable d’eux, enfin
d’elles. Babouche. Ma mère.

Mais alors que Gaétan fait la vaisselle, j’écoute le message. Tu es passée où Val ? C’est Maman ! Je
t’appelle au sujet de Babouche ! Elle a été hospitalisée chez les fous ! Elle a été retrouvée hurlante à
un rassemblement du FN... elle était hors d’elle, le service d’ordre a dû la ceinturer... Elle hurlait,
bougnoules hors de France ! Les nègres et les niakoués dehors ! Oh j’ai honte Valentine, si tu savais...
j’ai TELLEMENT honte... rappelle-moi mon petit corps... rappelle-moi ! Viiiiiiiiiiiiiiiite !

Je reste longtemps, le portable entre les mains.

Gaétan vient me rejoindre et me demande ce qui se passe. Je lui explique, façon édulcorée. J’ai juste
envie de me blottir contre lui, corps nu contre corps nu, loin de toute cette descente aux enfers de ma
Babouche tant aimée, de les envoyer toutes, grand-mère, et mère au diable...

- Rappelle-la, Valentine, il faut que tu en saches plus.

147
Je me décide à rappeler ma mère à 22 heures 52.

- Ah ben quand même ! J’allais me coucher !


- Excuse-moi j’étais euh... occupée... en fait, je...

Mais inutile de me creuser la cervelle, ma mère est déjà lancée, remontée comme un coucou.

- Babouche est la honte de la famille ! Personne, tu entends, PERSONNE depuis des


générations et des générations, depuis que la famille EXISTE, n’a jamais été vu dans un
rassemblement du FRONT NATIONAL !
- Je ne comprends pas, Maman...
- Moi non plus.
- Je veux dire... elle s’est vraiment rendue à un rassemblement du Front national ?
- Eh bien...

Ma mère hésite.

- Disons qu’elle a tenu dans la rue des propos racistes, xénophobes, en présence de
personnes qu’il faut bien, hélas, qualifier de militants du FN. C’est GRAVE, ma fille, TRES
grave et...
- Mais Maman, ce n’est pas ça, le plus grave, c’est...
- Comment ça ce n’est pas grave ?!

Ma mère s’écrie, outrée.

- Je n’ai pas dit ça... je veux juste dire que...


- Ma propre mère, ta propre grand-mère, militante de gauche, porteuse de valises durant
la guerre d’Algérie, enfin qu’elle prétend... fille de déporté... de ce que l’on en sait... a été
appréhendée sur la voie publique en train de vociférer des propos xénophobes, racistes,
et ce n’est pas GRAVE ?
- C’est très grave, Maman, je ne le nie pas ! Mais malgré tout, c’est que ce n’est pas elle qui
fait ça...
- Comment ça pas elle ? Je suis formelle, nous sommes formels, c’est bien Madame
Elisabeth Jacquemard qui a été arrêtée et mise en garde à vue, à la suite de son odieuse
conduite sur la voie publique en présence de témoins, racistes et non racistes !
- Mise en garde à vue ?!

Mon cœur a fait un bond d’au moins un mètre dans ma poitrine.

- Je veux dire... oui... dans un premier temps, ce sont les flics qui s’en sont occupé, ensuite,
au vu de son âge... de son état de vieillerie avancée... l’hôpital psychiatrique a pris le relais.
- Mais c’est en neuro machin chose, qu’il faut l’hospitaliser ! Pas en psychiatrie !
- Oh merde, tu ne vas pas recommencer avec ça, Valentine, Babouche est folle... ou plus
exactement, elle est âgée et donc, comme tous les vieux, elle est raciste et réactionnaire...
mais hystériquement !

J’éloigne le téléphone de mon oreille. Gaétan m’a pudiquement laissée seule et tant mieux, moi aussi
je mourrais de honte s’il entendait ce que j’entends.

- Maman, où se trouve Babouche ?


- À l’hôpital Sainte-Anne.
- Je vais la voir dès demain !
- Tu ne peux pas, les visites sont interdites.

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- Comment ça ?
- On ignore si elle est dangereuse...
- Maman, tu plaisantes ?

Babouche, 1m52, 50 kilos, dangereuse ?

- Disons qu’ils préfèrent étudier euh... la situation avant d’autoriser les visites... sauf celles
de ses filles.
- Mais je suis sa petite-fille !
- C’est ce que j’ai dit, ses filles. Tiens à propos, je te remercie, ma fille, Hortense m’a passé
un savon au sujet de Babouche dont j’aurais ignoré la mauvaise condition mentale... elle
débarque demain... tant mieux, c’est elle qui se farcira l’hôpital !

Je suis sidérée. Comment ma mère, malgré le passif entre elles deux, peut être aussi dépourvue
d’affection et d’empathie pour Babouche ? Je sais que ses relations avec cette dernière sont
mauvaises, disons tendues, mais elles s’aiment. Babouche avait fait les cent pas dans le couloir de
l’hôpital quand Simon était né, car ma mère avait fait une hémorragie, et une autre fois, c’est ma mère
qui lui avait tenu la main, tout du long de la cérémonie d’enterrement de sa vieille copine Yolande.

- Maman, j’irai avec Hortense, et ils me laisseront rentrer, je te le jure !


- Mais...

Mais j’ai déjà raccroché. Je suis debout, les joues rouges, le cœur battant. Je vais retrouver Gaétan qui
s’est mis devant son ordi. Il lit les nouvelles en ligne du... Figaro. Merde. En me voyant arriver, il clique
sur la croix, hop, puis il me dit.

- Je cherchais un article sur le patron de Google... un collègue m’en a parlé ce matin...


- Han, han...
- Alors ?

Je soupire et lui résume en quelques mots ce que ma mère m’a dit.

Nous nous sommes assis sur le lit. Gaétan passe son bras autour de moi, m’embrasse, je sens mon
cœur s’emballer, sa main sous mon tee-shirt. Nous nous laissons tomber sur le matelas et faisons
l’amour, avec douceur cette fois.

Après, nous restons l’un contre l’autre, sans mot dire et il s’endort d’un coup.

Je n’arrive pas à trouver le sommeil, tout s’agite en moi, j’écoute son souffle à côté de moi, régulier.
Je me relève, vais boire de l’eau, farfouille dans sa bibliothèque. Le livre des morts, un bon point, Le
dessin de synthèse sur ordinateur, pourquoi pas, La programmation informatique en langage htlm,
bof, Sept jours pour une éternité, Marc Lévy, oh merde, Geishas de Florian Golden, connais pas, Agatha
Christie, bon ok, faut bien se détendre, Amélie Nothomb, à la rigueur, Le Dieu des petits riens
d’Arundhati Roy, whaou super, c’est un de mes romans étrangers préférés, De Gaulle, Un homme
éternellement providentiel, oh non...

Je me sens fatiguée, d’un coup. Je repars me coucher, le dos contre Gaétan et je m’endors aussi sec.

149
L’amour au printemps
Et c’est comme ça que mon histoire a commencé avec Gaétan.

Nous avons passé tout le samedi matin ensemble, à papoter, à nous bécoter, et même plus (il avait
réussi à retrouver des préservatifs, j’ai préféré ne pas lui demander s’il en faisait souvent usage). Nous
avons déjeuné ensemble, sur son balcon, au soleil, salade, fromage et verre de vin, et en fin de journée
donc, nous sommes sortis marcher dans le quartier chinois.

C’est un quartier franchement laid mais là, il m’est apparu nimbé d’une beauté quasi insoutenable.

Je n’ai même pas cherché à appeler Sainte-Anne, je n’ai pensé qu’à moi, rien qu’à moi et cela m’a fait
un bien fou. Pour ne pas brûler les étapes, j’ai cependant songé à rentrer chez moi, à minuit, alors
qu’on était nus dans son lit, à papoter et se caresser. Il m’a demandé si, par hasard, j’aimais aussi me
plonger nue dans l’eau froide au saut du lit, ou mettre mon réveil à 4 heures 00 du matin pour faire le
ménage.

- Je serais toi... mais je ne suis pas toi on est d’accord... j’essaierais juste de passer une
bonne nuit et je m’en irais au matin, au besoin très tôt si c’est absolument nécessaire.

Je suis restée, bien sûr. J’ai dormi comme un loir, d’un sommeil bénéfique et sans interruption.

Mais le dimanche matin, après le petit-déjeuner pris il est vrai vers 11 heures, je suis quand même
rentrée chez moi. Je devais travailler, prendre des nouvelles de Babouche, faire le ménage, etc.

Gaétan a souri et s’est frotté la tête d’un air ensommeillé car il s’était remis au lit.

- Comme tu veux ! On s’appelle demain ?

Un baiser qui claque sur les lèvres.

- Dac.

Chez moi, j’ai tenté de joindre ma mère. Répondeur. Ma tante. Répondeur. Typique. J’ai finalement
réussi à joindre mon père qui était en train de corriger des copies de maths, il était de fort mauvais
poil.

- Ta mère et ta tante sont fourrées en permanence là-bas !

Il a gémi, comme un enfant gâté.

- Où ça ? À l’hôpital ?
- Non, chez ta cousine ! Marie-Odile !
- Quoi ?! Et Babouche, elle est où ?
- À l’hôpital, qu’est-ce que tu crois, pas prête de sortir, Madame FN...
- Mais pourquoi elles, elles n’y sont pas ?

Mon père a lâché un énorme soupir. Je le voyais comme si j’y étais. Ses traits taillés à la serpe, ses
lunettes, ses cheveux en pétard. De fait, à 55 ans, il a toujours une tignasse pas possible. Derrière,
j’entendais Fuck ! Fuck those bloody cops ! La musique de Simon je suppose.

- Ta cousine fait, je cite, une « décompensation » à la suite d’une aventure à un colloque à


Marseille sur le matériau rocheux quartzique des calanques, un truc comme ça.
- Comment ça ?

150
- Qu’est-ce j’en sais moi ! Je m’en fiche ! J’ai un millier de copies à corriger !
- Ok, ok... Et Babouche, comment elle va ?
- Pas fort. Enfin, si. Très bien.

J’espérais que mon père était plus clair avec ses élèves.

- Euh, bien ou pas bien ?


- Au physique, c’est au poil, elle mange, elle dort, ses analyses sont bonnes. Au mental, c’est
le festival... on a dû retirer l’infirmière créole du service car elle trouvait qu’elle sentait
« fort » et grâce à ça, l’hosto a un procès aux fesses.
- Non ?!
- Non, l’infirmière a l’habitude des vieilles personnes désagréables... mais Babouche passe
de la plus grande gentillesse à la méchanceté raciste la plus folle ! Ma pauvre Valentine,
ta grand-mère est devenue complètement siphonnée.
- Oh non...
- Eh bien si. Bon, je te laisse, je dois avancer. Simon ! Arrête immédiatement cette musique
de frappés ! c’est insupportable !

Et ping, il avait déjà raccroché.

Quelle famille à la noix ! Moi qui avais toujours fantasmé sur la famille idéale, nombreuse, aimante,
bourrée de vie et de rires, nous étions en réalité complètement atomisés, chacun vivant dans son petit
monde, sans vrai lien ni avec les uns ni avec les autres.

J’ai eu soudain un gros coup de cafard. Je me suis fait un thé bien chaud et j’ai rêvassé aux moments
passés avec Gaétan. Ses mains. Son sourire. Sa voix. Son humour, car oui, il avait de l’humour, pas
autant que...

- Mais c’est pas vrai qu’elle est déjà amoureuse !

J’ai eu Philo au téléphone, qui a déclaré cela d’un ton sinistre. Elle s’est réjouie néanmoins de ce
qu’enfin, j’avais pratiqué l’acte sexuel.

- Sinon, j’ai commencé à bosser avec le Egon, et...

J’ai entendu une voix d’homme crier derrière. T’as pas de la bière fraîche dans ton frigo ? J’aime pas
quand c’est tiède...

- Euh, c’est lui ?


- Non, ça c’est Pico.
- Ah. C’est qui, Pico ?
- Le motard.
- Ah.
- Oui. On s’est revus.
- Mais... et euh Egon ?
- C’est au programme mais pas encore sorti à l’écran, ahaha.

J’ai raccroché, sidérée. Cette fille n’était pas normale.

J’ai poursuivi ma tournée téléphonique, j’avais besoin de parler, irrépressiblement.

- Oh salut Valou, comment va ?

151
Léna était chez sa mère, sa sœur ne mangeait plus que des légumes, ou presque, elle avait été appelée
en renfort pour lui faire avaler au moins un œuf ou une tranche de fromage. Elle a battu des mains à
mon récit, cependant entrecoupé par sa mère en arrière-fond.

- Tu me TUES ! Tu veux ma PEAU ! VA mais VA donc chez ton PERE !

J’ai raccroché après avoir donné quelques conseils à Léna quant à sa sœur. Comme la faire consulter
un psy de toute urgence. Ce qu’elle fait, Léna m’a rassurée, seulement elle lui raconte les livres qu’elle
lit, les films qu’elle voit, les histoires qu’elle invente, cela amuse beaucoup le psy qui écrit des essais
sur ses patients les plus rigolos, donc ça n’avance pas vraiment son affaire (mais celles du psy, si).

Olive était au resto avec ses parents, elle a chuchoté dans le téléphone pendant que sa mère était aux
toilettes et son père, parti régler l’addition. Prise de remords, vu que je ne l’avais que peu appelée ces
derniers temps, je lui ai proposé de sortir voir un film cette semaine.

- Je suis trop occupée... je dois préparer l’interview d’un commissaire européen et la


montrer à Babar mardi... Je te rappelle dès que c’est fait, promis !
- À qui tu parles ma chérie ?
- C’est une de tes copines ?
- Ton professeur ?

Et elle a raccroché dare dare, ses anges gardiens revenaient et l’interrogatoire s’apprêtait à
commencer. Babar, de son vrai nom Bernard Balthazar, c’est son directeur de thèse. On l’appelle
comme ça, déjà à cause de son nom, mais aussi parce qu’il est très gros et que sa fille s’appelle Flore.
Elle a le même âge qu’Olive et elle aussi a fait Sciences po. C’est un genre Marie Bas Bleus, serre-tête,
col blanc et jupe plissée, mais si j’en crois ce que m’a dit Olive, elle serait plutôt du genre émancipée
et pas qu’en termes de pensée géopolitique si vous voyez ce que je veux dire.

Après avoir travaillé mon cours du lendemain, tard le soir, je me suis couché avec un message de
Gaétan, bonne nuit ma jolie condition humaine, je t’attends demain soir si tu en as envie...

ꖿꖿꖿ

Et c’est ainsi que j’ai mis le doigt dans l’engrenage, l’infernal engrenage consistant à m’asseoir sur
mes valeurs, mes idéaux, en couchant avec un homme qui, s’il n’était pas de droite, n’était pas
franchement de gauche non plus.

Se voir presque tous les soirs. Manger ensemble. Se raconter nos journées. Pratique l’acte sexuel,
comme dirait l’autre, souvent, beaucoup, avec une ardeur que je n’avais jamais connue jusque-là.
Avec Régis, je débutais, lui aussi, donc on ne s’y attardera pas. Avec Arnaud, j’attendais surtout que
ça se passe, j’étais rarement comblée, on dira pudiquement. Avec Florian, c’était déjà un peu mieux,
mais il fallait un coup de chance. Quant aux autres, je préfère ne pas en parler. En tout cas, concernant
Gaétan, je m’affolais à son contact, littéralement, et l’on passait de la conversation au sexe et du sexe
à table, et de la table à la conversation et de la conversation au sexe.

Et si tout ça n’était qu’une histoire sexuelle au fond ? Si tel était le cas, c’était à la fois moins grave et
extrêmement dramatique, je perdais mon temps précieux de future mère avec lui ! Cette pensée me
remplissait d’effroi.

Babouche était sortie de l’hôpital, avec des pilules à prendre et un suivi par un gérontologue. Elle
semblait avoir tout oublié des récents évènements et quand j’étais passée la voir, elle m’avait semblé
normale, ou plutôt, anormalement normale. Elle parlait sans énergie ni enthousiasme, elle était

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comme éteinte, et elle avait même perdu au scrabble contre moi, c’est dire. Et le pire, c’est qu’elle
n’en avait même pas été étonnée...

Tante Hortense cherchait avec grand dynamisme un EHPAD où l’installer, elle craignait pour la sécurité
de sa mère (et son confort mental à elle). Nicole, la benjamine, était enfin montée à la Capitale depuis
son cher Nice, car cela tombait bien, elle devait justement rencontrer quelqu’un de la FIAC où elle
comptait exposer ses horribles croûtes. Elle visitait ainsi avec Hortense les EHPAD du coin, ma mère
se joignant à elles quand elle en avait le temps (le brevet, le yoga, l’abonnement théâtre, etc).

Bref, aucune des trois ne se souciait réellement de cette pauvre Babouche.

Quant à l’EHPAD, personne n’en parlait à cette pauvre Babouche et je ne me sentais pas la force de
lui dire ce qui se tramait derrière son dos. Elle n’était pas si âgée qu’elle ne puisse vivre seule mais je
crois que cet épisode avait profondément déstabilisé ses filles qui appréhendaient un nouvel
évènement de ce type.

Mes visites à Babouche étaient devenues désormais d’une tristesse à mourir. J’y allais, à reculons,
mais pour rien au monde, je n’y aurais renoncé. Je devais être là pour ma Babouche, jusqu’à un bout...
que j’espérais à la fois proche et lointain.

D’avril, nous étions déjà à mai, et nous alternions les soirs chez Gaétan, les soirs chez moi, même si
nous étions plus chez lui. Son appartement était plus grand, plus confortable, plus moderne. On s’y
sentait tellement bien en son sixième étage, avec la ville sous ses fenêtres... il y avait des plantes vertes
sur le balcon, j’adorais les arroser et quand je lâchais la bride à mes fantasmes, je me voyais arrosant
ces plantes avec ma fille (car oui, j’aurais une fille).

Gaétan était donc officiellement mon copain. Je ne l’avais pas encore présenté aux filles pour les
prétextes les plus divers. Olive était toujours fourrée à Bruxelles, Philomène avait un boulot fou, son
Egon aussi, désormais, et Léna devait écrire son roman (son vieux, lui, ne lui prenait pas trop de
temps).

- On va venir défoncer ta porte si ça continue !


- Quand tu seras mère de triplés, tu nous le présenteras peut-être alors ?
- On le prend comme il est, Val, nous sommes tes amies, tu le sais bien !

En un mot, je n’assumais pas. J’étais fière de me balader avec lui dans la rue, il était beau et tendre, je
me sentais tellement bien en sa compagnie et en même temps, je ne pouvais pas nier le fait que nous
pensions différemment sur un certain nombre de points.

Il y a eu ce soir où Gaétan m’a présenté un de ses amis, Martin. Un gars qui est arrivé en costume
cravate avec les cahiers saumon du Figaro sous le bras. Ils se sont fait la bise, mais Martin m’a tendu
la main, raide comme un Inspecteur de l’Education Nationale. Je me suis sentie bizarre. Ils ont parlé
ensuite de leurs entreprises respectives, du marché de l’informatique et des lois limite totalitaires (!)
qui empêchaient la France de développer tout son potentiel créatif.

- Sans être foncièrement libéral, je trouve qu’il faudrait lâcher du lest... l’Etat français
fonctionne de façon vraiment archaïque !

A déclaré Gaétan d’un ton agacé. J’ai failli me trouver mal. Puis il a ajouté.

- Bon, mais tout n’est pas à jeter, bien sûr. Question libéralisme, je ne voudrais surtout pas
vivre en Angleterre non plus !

Ouf. J’ai retrouvé ma respiration, jusqu’à la prochaine salve.

153
- Les allocations chômage trop longues sont un frein à la recherche d’un nouvel emploi...

Il y a eu aussi cette fois où il m’a appris que son parrain était un député de droite, limite nationaliste.

- Nationaliste ! Tu exagères Val ! Il est juste patriote.


- C’est la même chose !
- Non, Val, il a combattu pour libérer la France, il n’avait que 16 ans, tu te rends compte ?
- Peut-être mais après, il a viré nationaliste... comme un paquet d’ex-résistants.
- Valentine, merde, non ! Il est juste patriote, attaché à son pays et à ses valeurs, cela n’a
rien à voir avec les délires du FN. Il n’est certainement pas nationaliste !

Et cette autre fois aussi où j’ai trouvé une photo dédicacée de Jacques Chirac dans un de ses livres
d’informatique.

- J’avais 11 ans, Val, j’étais très jeune. J’aurais pu tout aussi bien demander celle de, de...
de Zidane ou de Bono !

Oui sauf que c’est celle de Chirac que tu as demandée.

Et sinon ? Gaétan déteste le foot (trop populaire), aime bien jouer au tennis (un sport de droite),
raffole des films de de Funès (un acteur de droite, bien qu’il plaise à tous, droite et gauche), et lit le
Figaro car « il y a parfois de bons articles de fond » (plus à droite, tu meurs). Il lit aussi Le Monde (à
gauche), bien plus souvent c’est vrai, mais jamais Libé car il les trouve « caricaturalement attardés de
gauche » (oh mon Dieu). Il estime qu’en France la libre-entreprise apparaît comme un péché
impardonnable (pensée vraiment de droite) mais qu’il est bon, malgré tout, d’avoir un Etat qui garde
la main sur certains domaines tels l’Education ou la Santé (des idées de gauche donc).

Il aime écouter Dutronc (ce friqué de droite) et Souchon (plutôt de gauche non ?). Il aime le rock,
heureusement, mais pas tant que ça, il est plutôt électro, musique du monde, et jazz. Le jazz est-il de
droite ? Il me semble bien que non, en même temps, c’est une musique exigeante, donc plutôt
écoutée par des individus d’un certain niveau social. Des bourgeois, donc des gens a priori favorisés...
donc de droite. Excepté que je ne voyais pas des cadres du RPR en train de swinguer sur du jazz.

Misère, la tête me tourne, alors que je remplis (mentalement) mon tableau Excel.

- Val, tu ne sors pas avec ton double mais un autre être humain... Il ne peut pas penser tout
comme toi et c’est même mieux non ?

Pour une fois, c’est Olive qui me dit ça, elle-même vit depuis peu une histoire avec un garçon
totalement apolitisé, et elle s’en moque. Pourtant, c’est une fille sérieuse, qui a des valeurs, il n’y a
qu’à voir le sujet de sa thèse, son obsession de l’Europe, alors comment fait-elle ?

Comment faire ? Comment fait-on de façon générale avec les gens que vous trouvez sympathiques
mais dont les idées vous dérangent ?

Là, je pense large, au-delà de Gaétan. Ma voisine, Fanny, par exemple. Elle bosse dans la restauration
tous les soirs, pour un salaire pourri, en élevant seule ses deux filles, et elle a indéniablement un cœur
d’or. Elle me file à chaque fois des restes à manger du resto et des vêtements de ses filles pour l’école.
C’est une femme de 45 ans, drôle, sympa, sensible... mais qui un jour m’a déclaré en fronçant le nez
qu’elle n’allait jamais acheter ses primeurs chez Tao Nga Thrin car « des niakoués y en a un peu trop
par ici maintenant ».

Elle m’aurait giflée que je ne me serais pas sentie plus agressée. J’ai observé durant un certain temps
une attitude de retrait, bonjour, au revoir, rien de plus... mais elle est tellement chaleureuse et

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bavarde, sonnant à ma porte avec un cake au citron ou un gros sac de jouets pour l’école, que j’ai fini
par craquer et redevenir voisine-copine.

Chaque matin, je me promets de prendre mes distances avec Gaétan... Mais m’imaginer sans lui m’est
de plus en plus difficile sachant qu’il valait mieux maintenant que quand il serait trop tard.

Car il était évident qu’il faudrait que je le quitte.

Je me suis structurée depuis l’enfance autour d’idéaux dans lesquels j’ai une grande foi. J’ai bâti ma
vie en fonction d’eux et on peut difficilement me reprocher de n’être que dans le blabla, étant donné
le métier que j’exerce et mon engagement à Macadam potager.

Je marche depuis si longtemps dans les pas de ma Babouche. Elle a défilé pour le droit des femmes, la
Palestine, la défense de tous les opprimés, et même contre la réforme de la Sécu alors qu’elle était
déjà si âgée qu’un syndicaliste CGT couvert de tatouages lui a proposé de la faire monter dans le
camion de la sono. Elle a refusé, impavide, et elle a poursuivi, arrimée à mon bras car oui, je
l’accompagnais souvent, dans les manifs.

Imaginer Gaétan à une manif, c’est comme imaginer ma sœur servant la soupe aux restos du cœur.

Je n’ai jamais eu que répulsion pour ce monde-là, le libéral, le friqué, l’entreprise élevée au rang de
veau d’or, les cahiers saumon du Figaro et les grands patrons (certains étant il est vrai de gauche).

Je savais bien que Gaétan n’était pas que de ce monde-là, si tant qu’il en était, même pour partie,
mais quand même, ça me trottait, ça me grignotait chaque jour.

Alors certains soirs, je restais seule chez moi... à penser à lui sans cesse.

ꖿꖿꖿ

Devant l’insistance des foules, j’ai fini par organiser une bouffe avec lui et les copines. Cette bouffe,
je l’ai préparée comme un examen, mais tout s’est très bien passé. Nous avons même bien rigolé,
quand Philo nous a fait une imitation de ses auteurs, Léna, de ses collègues, Olive, de ses
fonctionnaires européens, et moi, de mes parents élèves. Gaétan lui a fait rire les copines avec son
calamiteux stagiaire, Alfred qui a réussi à bousiller quatre photocopieurs en même pas deux semaines.

Elles ont été unanimes... chacune à sa façon.

Olive le trouve fin et intelligent, ils ont beaucoup parlé de l’Europe ensemble pendant qu’avec Léna et
Philo, on essayait d’ouvrir une bouteille de vin récalcitrante. C’était un grand cru que Gaétan nous
avait apporté (un vin de droite non ? m’a taquinée Léna) mais le bouchon était un peu moisi (ça c’est
tout la gauche, a gloussé Philo).

Léna, justement, a apprécié son humour subtil, elle a insisté aussi sur le fait qu’on ne devinerait jamais
qu’il était de droite.

- Mais Gaétan n’est pas de droite !


- Mais je croyais que...
- Enfin, juste un peu...
- En tout cas, même si c’est juste un peu, ça ne se voit pas du tout.

On aurait dit une maladie, ou un handicap.

Philomène, pour sa part, trouve que c’est un garçon bien sympathique, intéressant et gentil, et que
cela devrait me suffire. Elle a aussi ajouté d’un ton un peu étrange.

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- C’est bien aussi, les gentils garçons...

Le pire est que je lui en parle, à Gaétan, de mes doutes, du fait qu’il ne correspond pas du tout à ce
que j’imaginais comme Homme de ma vie.

- C’est peut-être le cas.


- Quoi ?
- Je ne suis peut-être pas l’homme de ta vie.
- Mais c’est affreux alors ! Il faut que l’on arrête tout de suite !
- Pourquoi ? Puisque tout se passe bien.
- Mais, mais... l’amour ce n’est pas juste « bien se passer ».
- Ah oui ? Tu préfères quand ça se passe mal ?
- Non... mais tu vois ce que je veux dire... si tu n’es pas l’homme de ma vie, il faut que... qu’on
arrête de sortir immédiatement ensemble !
- Tu le sauras comment ?
- Comment ça ?
- Si je le suis, ou pas, l’homme de ta vie ?
- Eh bien, quand euh, on aura été ensemble un peu plus euh... longtemps...
- Tu peux me donner une échéance ? À peu près hein... Entre 2 semaines et 2 ans, quoi. Il faut
quand même que je m’organise...

À ces mots, j’ai eu comme un coup au cœur. J’avais tout fait foirer. J’étais condamnée à errer d’homme
en homme puis à finir comme Marie-Odile par écumer les colloques (les réunions syndicales,
politiques ou de quartier me concernant) en m’imaginant à chaque rencontre avoir déniché l’Homme
de ma Vie.

Mais Gaétan se marre, il me prend dans ses bras et la suite se passe de commentaires.

Le choix
À part ça, le projet Macadam potager se poursuivait doucement mais sûrement. Nous étions sept
désormais, huit si on comptait Sabrina (mais on ne la comptera pas). Gaétan et moi faisions comme si
de rien n’était même si, à chaque fois, Francine en enfourchant sa moto, nous braillait d’un air réjoui.

- Bonne soirée les amoureux !

Un vendredi en effet, Francine est venue avec « sa copine motarde », June, une femme de son âge
mais d’un genre totalement différent. Grande, très mince, un long corps nerveux avec des mains
noueuses aux veines apparentes. Avec ça, des cheveux blancs et longs, lâchés furieusement sur des
épaules recouvertes d’un blouson de cuir qui avait visiblement du vécu.

June a tenu à nous préciser d’entrée de jeu qu’elle était homo, mais que Francine n’était pas sa copine.

- Francine est une super pote, mais ça s’arrête là, compris ?

Francine a du coup aussitôt tenu à nous informer qu’elle-même ne l’était pas, homo, mais qu’elle avait
toujours vécu ainsi, entourée de motardes et de fonctionnaires, homos ou pas. Des motards aussi (des
hommes donc) se joignaient à elles bien entendu, les motardes (homos ou pas) étant les femmes les
plus ouvertes qui soient. Et ensemble, ils sillonnaient la France sur leurs engins.

Soraya arrosait tranquillement les rangées de jeunes pousses et n’a pas semblé entendre ou
comprendre les informations que nous délivraient diligemment ces deux retraitées, afin que nous

156
soyons précisément éclairés sur qui était qui, et avec quelle orientation sexuelle, avec tel type de
fonctionnariat également.

Francine a précisé avec enthousiasme qu’ils formaient un groupe soudé, une seconde famille même.
Parmi eux, on trouvait des motards de couleur, et même une motarde porteuse de handicap,
l’ouverture d’esprit n’étant pas la moindre de qualité de tous ces braves gens.

Là, je n’ai pu m’empêcher de tordre le nez.

- Perso, je ne trouve pas les motards particulièrement ouverts... quand on roule à vélo.

S’en est suivie une discussion que je peux sans excès qualifier de rixe.

- Ça se croit seul à rouler sur deux pneus !


- Ouais mais sans moteur sous le cul !
- Ça tourne sans prévenir !
- Ben oui on n’a pas de cligno !

Etc, etc.

Soraya avait fini d’arroser. Elle attendait poliment que nous ayons fini. Notre discussion semblait la
dépasser complètement. Il est vrai qu’elle ne se déplace ni à vélo ni à moto, et on peut même dire
qu’elle ne sort jamais de la cité. Je ne sais même pas si elle a poussé un jour jusqu’à la place d’Italie...
Elle a beau être une femme éduquée, intelligente, elle semble effrayée, pour ne pas dire terrorisée
par le monde extérieur à ce bloc d’immeubles où elle a atterri à son arrivée d’Algérie, au moment
« des évènements », comme elle dit pudiquement.

Finalement Francine a levé les bras en signe d’apaisement. Ce jour-là, elle portait un tailleur façon
mémère-Veil comme dit ma sœur, avec des bottes en caoutchouc et un k-way, ce qui faisait quand
même un peu bizarre, esthétiquement parlant.

- Val n’a pas tort... certains motards se comportent parfois comme de vrais sagouins avec
les vélos...
- Ce ne sont pas de vrais motards alors ! Le VRAI motard respecte tout le monde !

A protesté June, avant que de se mettre à creuser furieusement un trou dans le potager, sans qu’on
ne sache vraiment ce qu’elle comptait faire avec. On allait vite découvrir que lorsque June est énervée,
elle fait ça.

Creuser un trou, qu’elle rebouche en général dans la foulée.

Le plus drôle c’est que June est aussi une retraitée des impôts, répression des fraudes, et on peut dire
qu’elle casse franchement le cliché sur le fonctionnaire des impôts.

Rozen est l’autre nouvelle venue, c’est la voisine de Soraya, palier d’en face. Elle a 84 ans, elle est
veuve et sans enfants, Bretonne dépressive depuis tout le temps, comme elle le revendique avec une
sorte de fierté, comme on dirait qu’on joue super bien du piano. Soraya l’a prise sous son aile.

- Je la surveille, chaque jour, je toque à sa porte...

Elle nous a confié, d’un ton mystérieux, faire « un beurre mammouth », on a longuement cherché du
côté des spécialités bretonnes, un truc d’un genre bien gras, avant que Gaétan, un jour, ne s’écrie :

- Ahhhhhhhhhhhhhh, burn out !


- Ben oui, beurre mammouth quoi...

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Et là, même June a éclaté de rire. Un rire terrifiant qui a été jusqu’à faire sursauter les dealers (je
plaisante mais quel rire...).

En tout cas, de notre potager, aucun jeune n’en a encore poussé le portillon. Certains enfants viennent
parfois nous regarder, mais quand on leur propose de nous aider, ils partent en courant en rigolant.
J’ai même une fois entendu un petit déclarer.

- Trop la honte ! c’est pour les pédés, ça, les potagers !

La petite Rosa, elle, vient très souvent avec sa grand-mère, mais parfois aussi, hélas, avec sa tarte
molle de mère, Sabrina-chais-pas-quoi-faire et le bébé Amel. Sabrina ne fait rien de ses jours, quand
ses nuits semblent plutôt occupées, si j’en crois ses conversations téléphoniques. Sabrina n’élève
même pas vraiment ses deux filles puisque tout repose sur cette pauvre Soraya, bientôt 70 ans, et elle
n’a pas l’air de saisir qu’à un moment donné, la question de son avenir et de celui de ses filles se posera
tout de même.

J’essaie de demeurer courtoise, je ne veux pas mettre une mauvaise ambiance et faire fuir plus de la
moitié de nos recrues.

Fabien non plus ne lui dit rien, lorsqu’elle piétine les salades qu’il a plantées. Il est bien trop occupé à
la dévorer des yeux et à lui passer une de ses cigarettes... raison pour laquelle la reine du potager a
daigné lever ses vénérables fessiers (et écraser ses salades). Soraya ne dit rien, mais je vois qu’elle
serre les lèvres d’un air réprobateur...

Souvent, Rosa me tend sa petite main pour qu’on marche ensemble dans les plates-bandes et là alors,
je pardonne tout, à la terre entière. J’adore littéralement cette gamine. Nous marchons dans les
rangées en déchiffrant le nom des graines plantées.

Radis, laitues, carottes, courges, haricots verts, tomates cerises. Soraya m’a dit qu’elle devrait aller
dans mon école l’an prochain pour le CP, et je me réjouis à cette idée. Je m’emballe, comme je le fais
si souvent... Je nous vois déjà là-bas, je serai celle qui lui apprendra à lire, celle qui marquera ses jeunes
années d’apprentissage, celle grâce à qui elle deviendra Quelqu’un, une pédopsychiatre très célèbre,
un prix Nobel de chimie ou une écrivaine de renom. Rosa déclarera alors dans toutes ses interviews :

- S’il y a bien une personne à qui je dois d’être devenue ce que je suis, c’est à ma maitresse
de CP, Valentine Roman... Je lui dois TOUT !

J’en pleurerai de joie devant mon téléviseur (Gaétan sera-t-il encore là pour me tenir la main ?).

Rosa me parle beaucoup. Alors que l’on met en terre des plants de tomates cerise, elle se souvient de
cette fois où elle avait tellement mangé de cerises qu’elle en avait été malade.

- J’ai dormi la nuit avec papa, c’était trop bien, maman, elle était pas contente, elle disait
que c’était ma faute mais papa il était trop inquiet pour moi, il avait peur que je suis
morte... et après il est parti.

Rosa constate ça, d’un ton indéfinissable. Elle renifle mais je sais aussi qu’elle a un petit rhume.

- Il te manque ?

J’ose enfin lui demander, après un petit temps que je juge suffisant. Rosa hausse les épaules.

- Un peu... mais il était méchant, il faisait pleurer Maman.


- Ah.

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En même temps, peut-on vraiment lui en vouloir ? Faire pleurer Sabrina, c’est assez humain comme
réaction.

- Ils se disputaient tout le temps, et après Maman pleurait, et moi aussi, et puis aussi ensuite
Amel, une fois qu’elle est née, elle pleurait aussi, tout le temps, alors il vaut mieux qu’il
est parti mais Amel, elle pleure encore tout le temps.
- Ah.

Un « ah », mais façon écoute neutre et empathique comme dirait la psychologue de l’école qui a
surtout l’air d’être perdue dans ses pensées.

- Mais parfois... il me manque.

Rosa se met à gratter férocement la terre. Je me dis qu’il faudrait que je demande à Soraya où est leur
père, ses filles ont droit de le voir, je suis sûre que Sabrina fait tout pour l’en empêcher ! Cette morue !
Cette truie !

Gaétan, à qui j’en parle, pense qu’il s’en fiche, mais à entendre Rosa, je ne le crois pas. Francine est
pour sa part très remontée contre lui. Elle voit en Sabrina une victime, une victime des hommes,
égoïstes et sans scrupules, tous ces gros salopards de merde, acquiesce June dans la foulée, en
creusant même parfois un trou pour donner plus de poids à son opinion.

Francine tempère.

- Je ne dis pas ça pour toi, Gaétan... Je sais bien que tu es différent mais quand même...
- Tu en sais quoi Francine ?
- Que Gaétan est différent ?
- Non ! Pour le père de Rosa et d’Amel ?

Je me sens agacée, très agacée.

- Soraya m’a dit un peu quel genre d’homme c’était... un parasite ! Un noceur ! Et un
homme violent !

Ah.

- Mais Rosa a de bons souvenirs de lui, pourtant...


- Oh eh bien si tu écoutes les enfants.
- Ben oui, je les écoute. C’est même un des aspects de mon travail.
- Ce que je veux dire c’est que Rosa était bien trop petite pour se rendre compte de... de
quel genre d’homme il était.
- Même en tant que père ?
- C’était le genre de père qui joue et qui dorlote, pas qui éduque ! Alors forcément, la petite,
elle en garde de bons souvenirs...

Parce que Sabrina, elle, elle éduque ? Merde !

J’ai proposé à Rosa de chercher son adresse et de lui écrire. J’imaginais déjà la belle lettre rédigée par
moi, sous sa dictée, avec ses dessins suivie de la réponse (émue et reconnaissante), puis de leurs
retrouvailles encore plus hautes en émotion, avec renaissance progressive du lien Amin-Rosa-Amel,
Amin, le père donc, un homme malmené par la vie, mais découvrant l’amour de ses filles, devenant
de plus en plus impliqué, un vrai père pour elles, puis obtenant la garde à plein temps de ses filles,
avec juste un minable droit de visite pour cette pouffe de Sabrina.

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- Tu es divagues, Valentine, cet homme sait où elles habitent et il n’a jamais rien fait pour
garder le contact.
- Il n’ose peut-être pas...
- Ben voyons.

De toute façon, Rosa a refusé catégoriquement que je fasse quoi que ce soit.

- Je pourrais demander...
- Non ! J’veux pas !
- Mais Rosa...
- Non ! Non ! J’veux plus jamais le voir ! Je le déteste !

Et de son père, Rosa ne m’en a plus parlé. Et le lien super fort Amin-Rosa-Amel s’est arrêté là. Et hop,
une nouvelle crevure dans les ballons-rêves de Valentine Roman qui n’aimait rien tant imaginer de
belles choses derrière les moches...

ꖿꖿꖿ

Ce jour-là, un vendredi de début de juin, ensoleillé et chaud, des jeunes s’approchent, en scooter,
dans les 14-15 ans. Ce sont eux qui jouent le rôle de guetteurs pour les vendeurs de hashish, June les
chasse souvent, pshitt, pshitt, comme des moineaux menaçant nos plantations et ils repartent en
ricanant.

L’un des gars demande d’un ton agressif.

- Elle-est-où-la-fille-qu’est-bonne ?

Enfin, un truc comme ça.

Francine fait tsstss, entre ses dents, et June se redresse lentement, sa bêche à la main, comme dans
un western.

Un peu en retrait, sous l’unique arbre, Soraya est là, quand Rozen est remontée chercher une ombrelle
car le soleil par 22 degrés en bonne Bretonne, impossible. Mais de Sabrina, aucune trace à l’horizon.
Elle n’est pas à son poste, assise sur son trône, en train de taxer les cigarettes de Fabien qui, d’ailleurs,
est aussitôt reparti quand il a constaté que la reine des pouffes n’était pas parmi nous.

Rosa dessine un peu à l’écart et Amel dort dans sa poussette, ce qui nous repose car c’est vrai qu’elle
crie beaucoup, cette gamine. Sa gracieuse mère a laissé un biberon de lait de ses précieux nibards à
Soraya, signe qu’elle ne compte pas se pointer de sitôt.

Tant mieux... et tant pis pour eux, les guetteurs.

Au fond du potager, le long de la barrière, Gaétan est en train de réparer la pompe à eau avec un
gardien des HLM, Eddy, un vieil Antillais tout gentil qui vient souvent nous faire la conversation, nous
donner des tas de conseils (inutiles) mais se récrie à chaque fois qu’on lui propose de participer alors
qu’il en meurt visiblement d’envie.

- Plait-il ?

Finit par articuler Francine. Un autre des types insiste. Un grand, maigre, avec une casquette, je ne
sais pas pourquoi je précise ça, des casquettes, ils en ont tous.

- La meuf canon... elle est où ?


- Vous voyez de qui ce jeune homme parle ?

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Nous demande Francine d’un air faussement coopératif. Soraya a l’air terrifié. June fait claquer sa
langue contre son palais et moi, je réfléchis à quoi dire.

- Euh... je ne pense pas qu’elle vie...


- Nique ta mère la pute salope !

Enfin quelque chose dans ce goût-là. Le jeune a pris un air menaçant, le cercle de ses affidés se resserre
autour de moi.

J’entends June se rapprocher, avec sa bêche, Francine se tient la bouche ouverte, la main sur le râteau,
Soraya a fermé les yeux, et Gaétan est trop loin, penché sur sa pompe avec Eddy.

Je me dis que je vais faire ce qu’on nous dit toujours de faire à l’école. Désamorcer avec une politesse
et une gentillesse dans un style un peu bébête.

- La fille canon... ohlala... c’est celle qui veut jamais jardiner avec nous...

J’ai dit ça un ton geignard.

- Ah.

Dit le gars. Soraya étouffe un petit gémissement. Elle a l’air étrangement terrifié. Je veux dire, je ne
pense pas que l’on court un réel danger avec quatre ados visiblement rouleurs de mécanique, sa
réaction me semble pour le moins disproportionnée au vu de la situation. Elle a dû en voir d’autres,
en Algérie quand même... Rosa a arrêté de dessiner et les regarde d’un air indéfinissable.

Je reprends, calmement.

- Sabrina vient rarement ici, c’est pas son truc, le jardinage, ça met de la terre sous ses beaux
ongles et ...

Un portable se met soudain à sonner. Portable décroché, un ouais, merde putain, marmonné. Et là,
d’un coup, les gars renoncent. Ils partent comme ça, comme une volée de moineaux, si je puis dire vu
leur profil, mais avec le cirque habituel.

Grondement de moteur, équilibre sur une roue, plein gaz, etc etc.

On apprendra plus tard que des arrestations ont eu lieu à l’autre bout de la cité et qu’ils ont fichu le
camp avant que cela ne leur tombe dessus.

Soraya pousse un soupir comme un sanglot et cache son visage entre ses mains. Francine l’entoure,
et June crache par terre.

- Cette fichue gamine lui vaudra sa perte... elle va finir par être repérée !
- Comment ça « repérée » ?! Tu veux dire quoi June ?
- Rien...

June essuie ses mains terreuses sur son jean et ses fesses maigres que j’envie plus que tout.

- Si, y a quelque chose ! Dis-moi !

J’insiste. On me prend pour une truffe, visiblement. Je ne vais pas lâcher le morceau.

- Eh bien...

June regarde autour d’elle.

161
- Ils la cherchent...
- Qui ils ?
- Eux...
- Qui eux ?
- Eh bien... ceux du... bled...
- Mais qui ça ?

June lève les yeux au ciel, d’un air exaspéré. Mais moi aussi elle m’exaspère avec tous ses italiques
sentencieux.

- Ils cherchent qui ? Sabrina ?


- Non... Soraya !
- Mais pourquoi ?
- Tu n’as donc pas compris, Valentine ?

June me regarde comme si j’étais une attardée. Sinon une cruche, mais dans un autre genre que
Sabrina.

- Soraya... elle a collaboré avec le régime.


- Comment ça ? Quel régime ?

June lève à nouveau les yeux au ciel, ses longues mèches de cheveux blancs virevoltant sur ses
pommettes d’un genre slave. Elle les écarte d’un geste énervé.

- Mais algérien pardi ! Celui des militaires !


- Mais comment ça...
- Les impôts... elle a donné des noms.
- Non ?!
- Des noms, j’ai dit ! Tu es sourde ?

La terre se met à trembler sous mes pieds. Soraya la douce. Soraya la discrète. Soraya la raffinée.
Soraya... la collabo d’un Etat tortionnaire en train de planter des graines à dix pas de moi ! Même si là
elle est plutôt assise tout contre Francine, qui lui tapote le foulard en lui marmonnant des paroles de
consolation.

- Elle n’a pas eu le choix, ils l’ont forcée... Elle avait Sabrina à sa charge, à la suite de la mort
de sa sœur... putain, quelle galère !

June secoue la tête de droite à gauche, comme si elle essayait de chasser une mouche.

- Que vient faire sa sœur là-dedans ?

Je suis complètement paumée.

- Tu as quand même compris que Sabrina n’était pas sa vraie fille ?


- Euh non...
- Comment une femme de 70 ans pourrait avoir une fille de 28 ?
- Ben, en accouchant à 42 ans...
- Valentine, on n’accouche pas, à 42 ans, à Alger, de son premier enfant.

Assène d’un ton catégorique June, comme si elle vient de m’expliquer le théorème des droites
parallèles qui, jamais, ne se rencontrent.

- Ah et puis, Val, on préférait rester discrètes sur le sujet...

162
M’achève Francine.

J’ai envie de hurler. Valentine la Bécassine. Valentine la Gentille qui se met en quatre pour tous mais
qu’on ne juge pas nécessaire d’associer aux confidences.

Je dois faire une drôle de tête car June pose une main sur mon bras.

- Ne t’inquiète pas, Val, là, c’est bien Sabrina que ces merdeux cherchaient.
- Mais, mais elle, Soraya... c’est une... une... collabo ! Une tortionnaire !
- Non. C’est juste une Victime. Comme tous les Algériens. Elle n’a pas eu d’autre choix. Elle
ne pouvait pas faire autrement... Cela n’était pas possible.

On a toujours le choix, disait Babouche du temps de son vivant. Je veux dire, du temps où elle avait sa
tête, à elle, solidement vissée sur ses épaules avec ses idées et sa foi dans ces mêmes idées. Elle
répliquait toujours cela quand on cherchait des excuses aux gens.

- Le type qui a envoyé mon père dans les camps, ce gendarme « bien de chez nous », il avait
le choix ! Tous, on a le choix !

Sauf que moi, je ne pense pas qu’on ait toujours le choix. Je ne pense pas que si une des options est
de perdre sa vie, cela consiste en un choix, au sens réel du terme. Parce qu’en ce cas, c’est un choix
qui relève de l’héroïsme, or l’héroïsme c’est quand même quelque chose qui ne concerne que peu de
gens sur cette terre non ?

Gaétan pense aussi qu’on a le choix, en général. Il pense par exemple que ces types des cités ont,
d’une certaine façon, eu le choix. La preuve, certains s’en sortent (c’est bien là l’idée d’un homme de
droite).

Je ne suis pas d’accord avec lui.

- N’est-ce pas justement, en quelque sorte, les héros qui s’en sortent ? Les héros de cette
situation-là... les autres, les gens ordinaires, les « juste » normaux, eux, ne s’en sortent
pas.

Il me dit qu’ils ont eu des cartes en main et ne les ont pas utilisées. Quelles cartes ? Je m’énerve. Les
mêmes que les nôtres ? Ça m’étonnerait !

- Valentine, je sais très bien que nous n’avons pas tous les mêmes cartes en main... mais nous
avons tous des cartes, malgré tout.

Je me suis dit que moi aussi, après tout, j’avais le choix le concernant. J’avais beau gémir, me tordre
les mains, en parler, saouler les copines avec, le choix, il n’était jamais que de mon côté, à moi, avec
mes valeurs, mes idéaux et mes principes.

Cependant mes valeurs, mes principes, que pesaient-ils face à ses mains sur moi, son sourire, nos
conversations ? Face à ce qui était visiblement un amour en train de s’édifier ?

Ce soir-là, cependant, je suis rentrée chez moi pour débriefer ce camouflet du jour avec les copines
qui, malheureusement, se sont révélée toutes aux abonnées absentes. Alors je suis repartie dormir
chez lui, Gaétan, l’homme éventuellement mais sûrement pas de ma vie.

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Mes chers parents
Je pars
Je vous aime mais je pars
Vous n'aurez plus d'enfant
Ce soir
Je n’m’enfuis pas, je vole
Michel Sardou, Je vole, 1978.

Olive

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Un drôle de cadeau d’anniversaire
Je m’appelle Olive, mais l’on m’appelle souvent Livie car Olive fait vieux ou un peu tartignolle, voire
les deux.

Je suis de taille moyenne et plutôt ronde, comme on dit pudiquement, blonde avec des yeux bleus. Je
poursuis une thèse de doctorat en science politique. Ma thèse porte sur l’intégration européenne
dans toutes ses dimensions, politiques et économiques certes, mais également philosophique et
culturelle, je m’y intéresse très précisément du point de vue de l’identité... mais je suppose que ce
n’est pas ce qui vous intéresse le plus.

J’aime la peinture flamande, les orchestres de cordes, les cerisiers en fleur, faire la cuisine avec
Maman, et les conversations avec une amie dans la lumière du soir. Je n’aime pas les amphithéâtres
qui sentent la sueur, l’automne, le céleri rémoulade, les auto-tamponneuses, les imprévus et
Deauville.

À part ça, je suis toujours vierge, je n’ai embrassé qu’une fois un garçon mais c’était par erreur.

Je dis aux copines que cela m’est égal, que je n’ai pas de temps pour ça, que je suis sûre que l’Amour
m’attend un peu plus tard dans la vie. Mais égal, ça l’est de moins en moins.

Je me sens parfois extraordinairement pure, d’un genre mystique, voire tellement forte, courageuse...
mais parfois aussi, de plus en plus souvent même, totalement monstrueuse.

Qui est encore vierge à 24 ans à notre époque ? Je veux dire, en France. Et même ailleurs, je suis sûre
que ce n’est pas normal.

Pour tout vous dire, j’ai démarré cette année en me jurant de perdre enfin ma virginité avant qu’elle
se termine. C’est une promesse que je me suis faite, de moi à moi.

Je vis chez mes parents, que j’adore. Maman est à la maison, Papa est Directeur Général d’une grande
entreprise dans le domaine de l’énergie. Il travaille comme un fou, alors je suis le plus souvent seule
avec Maman.

Dans le cadre de ma thèse, j’ai une bourse, et je donne des cours aux étudiants de Sciences Po sur
l’Europe politique. Financièrement, je pourrais donc avoir une chambre, voire un studio à moi, ce à
quoi tant de de jeunes rêvent. Mais vous avez compris que je ne suis pas vraiment comme les autres
jeunes.

Je n’ai pas envie, mais alors pas du tout envie de vivre seule, sans mes parents (enfin Maman, surtout).

Nous sommes si bien ensemble. Je suis restée fille unique car ils n’arrivaient pas à avoir d’autres
enfants. Maman a fait plusieurs fausses couches après moi, cela a été très dur pour elle, même si moi,
finalement, je ne suis pas mécontente d’être restée fille unique. Je me sens responsable d’eux, qui ont
toujours tout fait pour moi. Leur amour est un trésor tellement précieux dans ma vie. Maman est
douce, à l’écoute et elle m’est un vrai soutien en toute chose.

Quelle mère a repris entièrement les programmes du bac pour soutenir son enfant lycéen ? Bon, c’est
vrai que je n’en avais pas besoin, c’était plutôt pour elle, elle se sentait utile. Elle voulait tellement
m’aider... Quand je travaille tard le soir à ma thèse, elle me pèle et me coupe une pomme, ou
m’apporte une tisane et parfois, elle reste lire à côté de moi allongée sur mon lit car Papa rentre
toujours tard et elle se sent seule.

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Elle s’ennuie mais heureusement, je suis là. Je travaille à mon bureau, elle est comme une sorte de
chat posée sur mon lit.

Papa est extraordinaire. Il est grand, sportif, beau. Bon, c’est vrai qu’il est devenu un peu plus gras
avec l’âge, mais il est toujours aussi beau. Il est stressé, voire très stressé par son travail, et depuis
toute petite, je me suis toujours dit que jamais je ne travaillerai dans une entreprise.

Je le vois peu, ma mère aussi, car il rentre tard, il a tellement de responsabilités en tant que Directeur
général... Les gens vous y font trop de misères. Vous travaillez comme un forcené, et on ne cesse de
vous reprocher tout, de la machine à café en panne aux dividendes versés aux actionnaires en passant
par le licenciement d’un salarié qui ne venait au travail que pour boire en paix dans son bureau.

J’ai toujours été une très bonne élève. Je ne m’en vante pas car je n’estime pas avoir beaucoup de
mérite quand je vois tout ce qui m’a été donné depuis l’enfance. Je ne pouvais que bien étudier. J’ai
eu un bac scientifique avec une mention très bien, puis Sciences po, avec une mention de même, et
j’ai poursuivi par un master en sciences politiques et maintenant, la thèse.

Je suis à l’Université, rattachée à Sciences po. J’adore cet univers à la fois très professionnel et
complètement déconnectée de la réalité. Je me dis qu’en devenant prof, je serai une élève toute ma
vie, et ça, ça me plait beaucoup ! En même temps, je regrette, mais les profs sont dans le réel, moi
aussi, je le suis puisque dans le cadre de ma thèse je rencontre des hommes et des femmes politiques,
des fonctionnaires, des entrepreneurs, et des associations. Et puis je donne des cours à des étudiants
dont certains parfois fument des joints chez eux ou ont des relations sexuelles à plusieurs (quelle
horreur).

ꖿꖿꖿ

Aujourd’hui, mercredi 18 mai, j’ai 24 ans.

Je me prépare pour aller dîner avec les copines. Mes parents sont si déçus, ils pensaient le fêter avec
moi mais les copines m’ont interdit de céder. On a une super surprise pour toi, elles m’ont dit, et j’ai
donc promis à mes parents de le fêter avec eux ce week-end.

Ce sera dimanche avec ma grand-mère, Lucette, la mère de mon père qui vit dans une maison de
retraite et qui est toujours contente d’en sortir. Dommage qu’elle soit aussi toujours de mauvaise
humeur, et qu’elle ne parle que de ses maladies et de la cruauté de son fils qui l’a enfermée dans cette
maison de santé (à sa demande à elle qui a toutes les maladies du monde).

Mamie Lucette m’aime beaucoup, je suis la seule qu’elle épargne d’ailleurs. J’aimerais tellement
qu’elle soit plus heureuse, en tant que vieille dame. Léna l’appelle Tatie Danièle, et elle n’a pas tout à
fait tort même si ce n’est pas très gentil.

Je coiffe vigoureusement mes cheveux, blonds et épais, sous l’œil attendri de Maman qui pour mes
24 ans m’a offert une robe superbe, bleu sombre avec un liseré de perles. Je me mets du rouge aux
joues, un peu de bleu aux paupières et je me retourne vers elle, assise sur le bord de la baignoire.

- Alors ?
- Tu es magnifique, ma chérie ! Une vraie Madone !

Une vierge, quoi. Je lui souris.

- J’y vais !

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- Ne rentre pas trop tard ! Et si c’est vraiment très, très tard... genre après 23h00 passés...
appelle-nous, Papa viendra te chercher !
- Oui, oui, ne t’inquiète pas, c’est juste un dîner au restaurant.

C’est ça, le problème de vivre avec ses parents, ils surveillent toujours l’horloge quand vous sortez
(même si les miens, je sais, sont quand même un peu excessifs sur le sujet).

Je retrouve les copines à notre vietnamien habituel. Elles se sont faites belles elles aussi. Nous nous
embrassons, et Philo m’offre aussitôt un livre de chez Charlot, On ne nait pas femme, on le devient...
en pratiquant, de Katie Fourrelata (un pseudo, je suppose).

Je ne sais pas trop comment prendre ce présent.

- C’est en préliminaire... au vrai cadeau.

M’explique Philo. Les deux autres pouffent, j’ai un brin d’inquiétude.

Nous avons commandé les apéros, des kirs, et nous parlons tranquillement. Valentine nous parle, une
fois encore, du dilemme qui est le sien avec son petit ami, Gaétan. C’est un garçon charmant mais qui
vote à droite, en tout cas qui a des idées de droite, mais aussi de gauche, et elle ne se voit pas faire sa
vie avec lui sachant que le quitter est au-dessus de ses forces.

- Il est de droite comment, sur une échelle de 1 à 10 ?

Léna pouffe. Le pire est que Valentine se croit obligée de lui répondre.

- Je dirais euh... 3, parfois 4, à la rigueur 5.


- Un centriste donc ?

Je propose. J’aime bien les centristes. Je les trouve rassurants. Je n’aime pas les gens radicaux, de
gauche comme de droite, parce qu’à chaque fois, j’ai l’impression de subir une tentative de tabassage
mental. Ils s’énervent vite, se mettent à crier et vous disent des choses blessantes, parfois sans rapport
avec la politique.

Nous sommes interrompues par l’arrivée de nos phô. Nous lapons consciencieusement nos soupes et
Valentine propose que l’on vienne dîner un soir chez elle pour qu’elle nous le présente.

- C’est vrai que je devrais vous inviter... comme ça, j’y verrai peut-être plus clair !

Philomène lève les yeux au ciel d’une façon comique et se déclare prêt à signer un certificat d’aptitude
après la rencontre « si cela peut rassurer mémère Valentine déjà projetée dans un F3 avec petit lit à
barreaux Ikéa et table à langer ».

Valentine proteste et Léna renchérit en disant que décidément, on ne nous la changera pas.

- Tu as bien le temps d’avoir une famille, ma fille, et si j’en crois les exemples autour de moi,
plus c’est tard, mieux c’est !

Plus tard, après les currys et les nouilles sautées, alors que nous nous amusons tellement entre rires
et anecdotes, et que je suis pompette avec tout ce rosé, ohlala, vient le coup de massue sur ma pauvre
petite tête blonde.

Mon cadeau. Mon vrai cadeau d’anniversaire.

168
C’est au dessert, après qu’on nous ait servi des boules de coco comme je les aime, chaudes et remplies
de cacahuètes, les coucougnettes viet comme dit Léna, que les filles me le remettent avec des airs de
conspiratrices.

- Un très bon anniversaire à toi, ô notre jeune amie...

Une enveloppe. Une simple enveloppe. Avec écrit dessus, Bon pour perdre ta virginité. Je me sens
parfaitement interdite.

- Euh, c’est quoi ce... ce bon... ?


- Eh ben tu le vois bien, c’est écrit dessus, un bon pour perdre sa virginité.

Jubile Léna.

- Comment ça ?!
- Dedans, tu trouveras les coordonnées de celui qui se propose de te faire passer dans le
royaume des grandes filles...
- Les femmes quoi.

Précise aimablement Philomène.

- Mais, mais... c’est du délire ! C’est, c’est... une blague !

Et de très mauvais goût, la blague. Je suis sidérée. Choquée. Outrée. Et surtout extrêmement blessée.
Elles se regardent d’un air sincèrement emmerdé.

- Ne le prends pas mal, Livie, c’est un cadeau, un vrai... qui vient du cœur.

Avance Valentine.

- Comment ça, un cadeau ? C’est, c’est...

Les filles se regardent l’air de dire, vas-y, explique-lui toi ! Alors Valentine se lance.

- Eh bien voilà... C’est Romain, un des meilleurs amis de mon frère Benji... un garçon super
chouette, très cool, et fort bien de sa personne, je te rassure, bien qu’il soit lui aussi, hélas,
informaticien... nous l’avons contacté pour toi... et il est euh... d’accord.
- D’accord pour quoi ?
- Eh bien... pour t’aider à... à perdre ta virginité.

Valentine conclut, d’un air confus, et Léna poursuit.

- Oui... On s’est dit, toujours vierge à 24 ans, à ce rythme, notre Livie le sera encore à 30,
sinon 40, va falloir qu’on l’aide un peu... Il se trouve justement que Romain est l’homme
de la situation ! Il est expérimenté sans être ni un Casanova ni un Don Juan, non plus, on
ne voulait pas non plus te dégoter un mec éventuellement obsédé sexuel...
- Mais, mais...

Je bégaye, au bord de l’asphyxie. Valentine ajoute, avec enthousiasme.

- Il est très doux, et n’a aucun mauvais retour à son actif... Benji nous l’a certifié !
- Mais, mais je rêve... dites-moi que je rêve...

Ça veut dire que même Benji, le frère aîné de Valentine est au courant. La honte. La honte, absolue.

169
Toute ma joie de ce soir s’est évaporée. Ne reste que la colère, mais surtout le désarroi, un vrai
désarroi qui confine à la détresse, de voir ce que me font subir mes meilleures amies.

Seule. Je me sens tellement seule au monde, j’ai une furieuse envie de rentrer chez moi et de pleurer
dans les bras de maman. Sauf qu’elle me demanderait pourquoi et que ce serait un peu dur à
expliquer.

- Non, tu ne rêves pas justement. Il y a juste des gens sympas dans la vie qui veulent t’aider !

Là, c’est Philomène, d’un ton catégorique à son habitude. Oh je la déteste. Oh je les déteste toutes !
Je ne veux plus jamais les voir de toute ma vie ! Jamais ! Jamais !

- Il est même d’accord pour te faire ça gratuitement.

Ajoute Léna.

- Quoi ?!

Je suis abasourdie.

- Ce n’est pas ce que Léna veut dire... juste que c’est un garçon très... euh généreux,
totalement ‘accord avec notre démarche.

Bafouille Valentine.

- Vous vous... en fait c’est une blague, c’est ça hein ?

J’ai un espoir soudain. Mais oui, c’est évident, elles me font une blague, de très mauvais goût, certes,
mais une blague quand même. Cela doit venir de Philomène, ou de Léna, Valentine, ça m’étonnerait...
encore que, depuis qu’elle sort avec un garçon de droite, enfin, disons un peu de droite, peut-être
qu’elle a changé, elle n’est plus aussi gentille ?

- C’est pas une blague, Olive... Tu as 24 ans, aujourd’hui, et tu es toujours vierge.

Léna constate. Elles opinent toutes du bonnet, ces perverses.

- Comment en êtes-vous si sûres ?

Je demande, en dernier recours.

- Ah bon, ça n’est plus le cas ?


- Si mais...
- Bon alors tu vois ! Ça ne peut PLUS durer !

S’écrie Léna. Valentine ajoute.

- Romain est charmant, je te jure... Si ce n’était pas un des amis de mon frère, j’aurais sans
doute tenté ma chance et je serai avec lui !
- Enfin s’il le voulait bien...
- Merci Léna.
- C’était juste pour dire que, rapport à Olive, justement, il a flash...
- C’est bon Léna. Ça n’a rien à voir, ok ?

Cerise sur le gâteau, les voilà qui vont se disputer. Philomène précise, aimablement.

- On ne te demande pas de te marier avec lui, juste de coucher.


- Mais c’est énorme !

170
- Pas tant que ça, tu sais. La première fois, c’est plus comme une opération...
- Parle pour toi, Léna, moi la première fois, j’ai adoré !
- Ok Philo mais es-tu représentative concernant les premières fois ?
- Et même des autres fois ?

Grogne Valentine.

- Ok, mais ça peut être bien aussi... Ne faites pas des généralités générales comme dirait
Charlot ! Vous allez faire peur à notre Madone !
- Il faut surtout qu’enfin, elle ne soit plus vierge !

Clame Léna comme si j’étais limite porteuse d’un handicap.

- Et que ce soit dans de bonnes conditions... avec Romain on est sûres que tout se passera
au mieux.

Insiste lourdement Valentine.

- Non et non, les filles ! Non ! Ça... ça ne marche pas comme ça !


- Ben comment alors ?
- Eh bien j’attends juste d’être euh... amoureuse.
- Quand ? À la maison de retraite ?
- Mais non, enfin, ça viendra bien avant... ne vous inquiétez pas pour moi.

Je suis toute rouge, j’ai chaud, je meurs de chaud, je transpire. Je ressens aussi un grand vide en moi,
le sol ferme de mes trois amies s’est effondré sous moi. Je lutte de toutes mes forces pour ne pas
pleurer devant elles. La seule chose à laquelle je me raccroche, c’est que je les crois sincères.
Stupidement sincères, totalement déplacées et parfaitement choquantes mais quand même sincères.

- On pensait vraiment te faire plaisir !

Léna a un ton franchement déçu. Tenez, la preuve...

- Romain est là, tout chaud, tout prêt, qui t’attend...

Insiste lourdement Valentine.

- Eh bien il attendra longtemps, car là, moi, je rentre chez moi !


- De toute façon, il faut prendre rendez-vous...

Glousse Léna. Je la giflerai avec plaisir ! Moi qui n’ai jamais giflé personne ! Et que personne n’a jamais
giflé ! Je les giflerai toutes de mes deux mains ! Bang, bang et bang !

- Non, tu restes !
- Non, je rentre !

Je me lève, maladroitement (le vin et l’émotion).

- Reste Livie, merde !


- Tu peux y réfléchir ! Il n’y a pas urgence non plus !
- Enfin, les bons en général ce n’est valable qu’un an...

Précise Léna. Je suis debout, avec Valentine qui me tire par un bras, et Philo par l’autre, pour me faire
rasseoir. Je me rassois, les filles aussi, tout le restaurant certes peu fréquenté et essentiellement par
des Asiatiques, nous regarde d’un air intéressé.

171
- C’est bizarre, quand même... un tel refus du pénis...

Philomène dit, d’un ton songeur tandis que les deux autres en restent muettes (moi aussi).

- Et si tu étais lesbienne au fond ?


- Quoi ?!

Elle poursuit, d’un air concentré.

- Tu en as parlé avec Gigi ou Lili ?

Valentine proteste.

- Arrête, Philo, Livie va nous faire une crise cardiaque...


- Enfin Philo, ça n’a rien à voir... c’est juste que Livie a du mal à passer à l’action.

Constate Léna, ah merci Léna. Philomène insiste.

- Je ne dis pas cela pour blaguer... car a-t-on jamais envisagé cette hypothèse ? Vous savez
bien que pour moi, être gouine, hétéro ou bitéro comme dirait Gigi, je m’en tape
totalement...

Cette fois, je suis vraiment debout. Ma veste sur le dos, mon sac à l’épaule et mon billet de 20
euros à la main.

- Oh non Livie, ne pars pas !

Crie presque Val, qui ajoute.

- T’es pas obligée de dire oui tout de suite !


- En plus, on te paie le resto, c’est ton anniversaire !

Précise aimablement Léna. Philomène grommèle.

- En même temps, à ta place, je dirais plutôt oui, qu’as-tu à perdre...


- Sinon ta vertu justement !

S’esclaffe encore Léna. Comme si tout cela était très drôle. Comme si être vierge à 24 ans pour une
fille de notre époque était quelque chose d’hilarant. Comme si se voir offrir un bon pour perdre sa
virginité était tout également à se taper les cuisses de rire.

- Livie, vraiment, la dernière chose qu’on voulait faire, c’est te blesser.

Valentine a dit ça d’un ton vraiment attristé.

Si je prends un peu de recul, bon, beaucoup de recul, il est clair que cela semble bien partir d’une
bonne intention et que surtout, cela pourrait m’aider à tenir ma résolution de l’année, à savoir perdre
ma virginité.

Du coup, je suis tout restée, mais pour moi, la fête était gâchée, j’avais le cœur bien trop lourd.

ꖿꖿꖿ

En rentrant, à 23 h05, j’ai retrouvé Maman qui m’attendait assise dans le salon.

- Ah te voilà ! J’ai eu une de ces peurs !


- Mais il n’est que 23h00 Maman...

172
- Je sais mais je préfère vraiment que passé 22 h00, tu appelles et que Papa vienne te
chercher...
- Papa est rentré ?
- Non ! Il avait un dîner avec des collègues.
- Eh bien, de toute façon, il n’aurait pas pu.
- Il aurait quitté son dîner si cela avait été nécessaire...

Je l’ai regardée. Elle ne plaisantait pas.

Soudain, quelque chose m’est apparu tout de même un peu anormal. Dans notre relation, je veux dire.
Y avait-il beaucoup de filles de 24 ans que leur mère attendait, le soir, assise dans le salon ? Elle m’a
demandé si la soirée avait été bonne (oui), si j’avais eu un beau cadeau (un bon), un bon pour quoi
(pour me faire sauter ahah).

Elle a noté que j’avais l’air fatigué, j’ai dit que oui, en effet, j’allais me coucher. J’avais une furieuse
envie que cette horrible soirée finisse.

Je me suis démaquillée d’un air absent, avec Maman qui me souriait gentiment dans le chambranle
de la salle de bain tout en me racontant le film qu’elle avait regardé ce soir-là. Je n’écoutais rien, vous
imaginez bien, et j’ai poussé un énorme soupir de soulagement quand j’ai retrouvé ma chambre après
avoir embrassé Maman qui est partie se coucher en baillant.

Je me suis mise au lit, barbouillée, pleine de questions et de doutes, et pas sur ma thèse pour une fois.

L’enveloppe, je l’avais rangée au fin fond du tiroir où je fourre tous mes brouillons et mes notes pour
mon travail. Je ne l’avais même pas ouverte, pourquoi l’aurai-je fait puisque je ne comptais pas
l’utiliser, ce fichu « bon » ?

Je me sentais toujours en état de choc, c’était tellement choquant, mais après tout, j’avais quand
même démarré l’année en me disant qu’à la fin, je ne serais plus vierge non ?

La décision
Le lendemain, je suis allée trouver Lili l’après-midi car je n’avais pas de cours. J’avais besoin d’éclaircir
un des points soulevés hier soir.

C’est la plus gentille des deux filles, car Gigi (Gisèle) est assez brutale je trouve. Elle me dit, par
exemple, je m’appellerais Colette, je ne ferais qu’une bouchée d’une écolière dans ton genre.

Elle me fait un peu peur. Lili (Leila) est brune et menue, elle a un visage d’ange et une voix toujours
douce, même si elle a du caractère. Avec Gigi, en effet, il vaut mieux avoir du répondant. Elles
semblent avoir trouvé un équilibre entre l’excès de personnalité de l’une et la réserve diplomatique
de l’autre. Les imaginer en revanche faire ça, seigneur, non je ne peux pas, c’est vraiment trop affreux.

Je me sens déjà extrêmement gênée quand elles s’embrassent alors le reste... Je les connais par Philo
qui a démarré la fac avec Gigi, une copine de Touraine dont elle est originaire à son instar. Au début,
je faisais tout pour les éviter car quand même, si je n’ai rien contre l’homosexualité, je me sentais très
mal à l’aise avec ces gens. Mais à force, je me suis rendu compte que c’était idiot, cela ne s’attrapait
pas comme ça, enfin, je veux dire, je n’étais menacée en rien.

J’aime beaucoup discuter avec Lili qui est en thèse comme moi, je trouve cela rassurant.

Quand j’arrive, Lili est justement en train de corriger des copies sur leur petit balcon tellement il fait
beau, sa petite figure mangée par ses énormes lunettes. Elle m’accueille avec une gentillesse un peu

173
surprise. Que viens-je faire ici ? J’ai du mal à en venir au fait. Je discute de choses et d’autres et puis,
soudain, je prends mon inspiration.

- Est-ce que euh... je te... euh... plais...

J’ai dit ça d’une petite voix. Je me sens ridicule. Je suis tellement morte de honte. Je déteste les copines
pour ce qu’elles me font subir, et en même temps, il faut que je le sache.

Lili me regarde d’un air sidéré.

- Comment ça « plaire » ?
- Ben euh, comme... ça... tu vois...
- Non, je ne vois pas. Si tu me demandes si je t’apprécie, oui. Je trouve que tu es une
chouette fille, généreuse et intelligente. J’apprécie aussi que tu ne colportes jamais de
ragots ni de propos mesquins, au contraire d’autres... Tu ne te moques jamais, tu ne juges
pas, et je sais que ce n’est pas que par timidité. En bref, tu es quelqu’un de bien.

Ah, c’est plutôt sympa même si cela ne répond pas à ma question.

- Et physiquement ?
- Comment ça, physiquement ?
- Ben euh... tu me trouves comment...

Ce n’est pas vraiment ça, ce que je veux demander, mais je ne vois vraiment pas comment m’y
prendre.

- Ben euh, mignonne... Tu as de beaux yeux bleus, des cheveux blonds bien épais, un peu
de rondeurs, le genre de choses qui doivent plaire aux hommes... enfin je suppose.
- Ah. Et euh à toi, elles te plaisent ?

Là, Lili enlève ses lunettes et me regarde d’un air franchement interloqué.

- Tu veux en venir où Olive ? Est-ce que toi, tu me plais ?


- Oui...
- Au sens, est-ce que j’ai envie de toi ?
- Ben heu oui, par exemple...
- Mais enfin, Livie, je suis en couple avec Gigi !
- Oui mais si jamais tu ne l’étais pas...
- Ben euh, je ne sais pas. Oui, peut-être...
- Ah.

Je digère l’information. C’est donc ça. Je suis lesbienne comme dirait l’autre. Je n’aurais jamais
d’homme, ni de mari ni d’enfants. Maman pleurera qu’après ses enfants non nés, ses petits-enfants
ne le seront pas non plus, et Papa me dira que ce n’est pas si grave, après tout, il restera le seul homme
de la vie de sa petite louloute. Seulement, il ne me donnera jamais le bras pour rentrer à l’église (si je
me mariais à l’église) ni ne prononcera de discours à mon mariage, lui qui régulièrement, lorsqu’il sort
une blague me dit, celle-là, je la ressortirai dans mon discours pour ton mariage.

En attendant, Lili s’inquiète.

- Quelque chose ne va pas ? Tu as l’air accablée...


- Eh bien, je je...
- Oui ?
- Je suis...

174
Je n’y arrive pas. Ce mot affreux.

- Quoi ? Dépêche-toi Olive, j’ai vraiment du boulot !


- LESBIENNE !

J’ai crié ça, et sur ce, je me mets sangloter. La honte, absolue encore une fois.

- Mais qu’est-ce tu racontes là Olive ? Bien sûr que non ! Tu ne l’es pas !
- Comment tu sais ça ?
- Tu, tu... tu n’as rien qui laisse penser à cela... tu... je n’ai pas particulièrement envie de
coucher avec toi...
- Ah bon ?
- Mais oui ! Et puis quand bien même, ça ne serait pas si grave ! Regarde, Gigi et moi, on est
heureuses ! Nos copines homos le sont aussi !
- Oui mais... je n’ai pas envie, moi, d’être ça. Une... homosexuelle.

Ce n’est pas très poli de dire ça à une homosexuelle justement mais c’est plus fort que moi. Je n’ai pas
envie du tout, mais alors pas du tout envie d’être ça, une homosexuelle. Flûte alors !

Je vois que Lili hésite entre deux options. Soit me flanquer à la porte. Soit me parler avec gentillesse
et psychologie. Comme c’est une chic fille, c’est cette option qu’elle choisit. Elle s’assoit à côté de moi
et met son bras autour de mes épaules. J’essaye de voir si je ressens quelque chose de sexuel, mais
non, c’est juste un bras.

- Je ne suis pas sûre de te suivre... quel est ton problème ? Quelqu’un t’oblige-t-il à choisir
ce que tu dois être ?
- Ce sont les copines, elles pensent que... si je suis toujours... vierge, c’est que je suis...
- Tu es toujours vierge ? A ton âge ?!

Allez hop, amusons-nous folle ville, c’est reparti pour un tour. Je n’en peux plus. Si j’étais née dans son
pays, l’Algérie, on m’aurait chaudement félicitée de mon état et j’aurais même fait un beau mariage
avec un drap toute rouge, sans même, entre parenthèses, avoir eu à me demander comment je
pourrais bien faire pour me trouver un petit ami comme les autres filles. On aurait décidé pour moi et
personne ne m’aurait jamais offert de bon pour perdre ma virginité.

Au tour de Lili d’être toute rouge.

- Ne m’en veux pas... C’est juste que de nos jours, à ton âge, c’est euh... très rare. Mais
chacun fait comme il veut, après tout.
- Je ne fais pas comme je veux.
- Ah.
- En fait, je ne sais même pas ce que je veux.
- Ah.

Lili me regarde avec intensité. Mon Dieu, ne me dites pas qu’elle va m’embrasser ? Je me recule un
peu, juste ce qu’il faut pour ne pas être malpolie.

- Tu as déjà été amoureuse d’une fille ?


- Jamais !

Je dis ça avec ferveur, j’aurais bien ajouté, et puis quoi encore ? Mais j’ai eu peur de vraiment la vexer.

- Et d’un mec ?
- Euh, oui mais euh... pour de faux.

175
- C’est-à-dire ?
- Ben il ne s’est rien passé.
- Tu veux dire que ce n’était pas réciproque ?
- Oui... disons que que... c’était le cousin d’une voisine aperçu sur une photo. Il ne l’a jamais
su...
- Ah, mais tu n’as jamais été amoureuse pour de vrai ?
- Je l’ai beaucoup aimé tu sais ! J’y ai pensé très longtemps, à ce garçon... sur la photo... il
était euh si... beau.

Lili soupire.

- Et je suppose que tu n’as jamais embrassé un garçon ?


- Euh non... ah si, mais par erreur !
- Comment ça « par erreur » ?
- Il faisait noir, j’ai trébuché et je suis tombée sur sa bou...
- Ok, ok.
- Un voisin. Euh, le fils d’un voisin.

Elle prend un air grave et annonce.

- Je pense que tu fais partie des abstinents sexuels.


- Euh c’est-à-dire ?
- Eh bien des personnes qui n’ont pas besoin de la sexualité pour vivre... des personnes qui
ne font jamais l’amour, ne se masturbent même jamais, mais vivent très bien comme ça.
- Ah bon...
- Tu te masturbes toi parfois ?
- Lili enfin !

Je suis à nouveau toute rouge.

- Bien sûr que non !


- Bon, alors tu dois être ça. Tu es une abstinente.

Un long silence.

- Mais pour les enfants, on fait comment ?


- Ohlala Livie, merde...
- Bon, je vais y aller. Je te remercie de m’avoir écoutée. Ma requête était difficile, et ta
position, pas la plus simple, je dois dire que tu as été... admirable.
- Mais Livie, on peut encore discuter un peu...

Je la vois lorgner sur son tas de copies.

- Non, ça ira, merci. J’ai eu la réponse à ma question.

Même si maintenant j’ai une autre question.

- Tu devrais peut-être voir un sexologue, pour t’aider...


- Pourquoi faire ? Je ne pratique pas le sexe. Sous aucune forme que ce soit. Or qui dit
sexologue, dit sexe non ?
- Mais ça les intéresse, ça aussi... le non-sexe c’est encore du sexe, tu sais.
- Ok, je vais voir.

176
J’ai dit ça, mais bien sûr, je ne comptais pas aller voir un sexologue, ah non mais quelle horreur. Non.
J’allais faire autre chose.

J’allais aller trouver Romain. J’allais utiliser ce bon. Voilà.

J’avais ses coordonnées dans une jolie enveloppe pour mon anniversaire. Son mail, son portable. Avec
ce petit message signé de toutes les 3, que je n’avais pas lu sur le coup, tellement j’étais horrifiée et
humiliée. A notre Livie chérie, pour qu’elle nous rejoigne enfin chez les Grandes. Valentine, Eléna et
Philomène, tes aînées et tes amies pour la vie.

Rentrée dans ma chambre, j’ai ressorti l’enveloppe. J’ai pris une profonde inspiration et j’ai écrit un
texto, en retenant ma respiration ? Salut Romain. C’est Olive, la copine de Valentine, la sœur de Benji.
J’aimerais bien qu’on se voit. Tu sais pourquoi.

- Ma lapinette, tu viens manger ?

C’était ma mère, la tête dans l’encoignure de la porte. Elle avait préparé un petit dîner pour nous deux,
Papa rentrant encore très tard ce soir. Un séminaire sur les énergies nucléaires acoustiques ou
quelque chose de ce style.

- J’arrive...

J’ai barré, tu sais pourquoi, parce que bien sûr, il savait pourquoi. Et j’ai appuyé sur le bouton, en
fermant les yeux comme si c’était le bouton rouge du nucléaire.

À table, Maman m’a demandé comment s’était passé ma journée. Elle avait des yeux pleins d’intérêt
posés sur moi. Pour la première fois de ma vie, cela m’a pesé. Je me suis même sentie oppressée.

Peut-être que les copines avaient raison. Après tout, ce n’était pas normal de rester chez ses parents
quand on gagnait sa vie, enfin à peu près, et a minima, pas normal surtout de toujours tout faire avec
eux.

- Rien de spécial.

J’ai répondu un peu trop sèchement. Elle m’a aussitôt jeté un regard rempli d’étonnement blessé.
Inévitablement, je me suis sentie moche. Vilaine. Méchante. Elle était tellement gentille, et sensible,
et fragile... comme moi. Nous étions des proies dans la vie, des filles euh des femmes naïves, qui
pensaient que tout le monde comme nous était pétri de gentillesse et de candeur, ne pensant qu’à se
montrer le plus gentil possible les uns avec les autres.

De vraies Bécassines.

Une fois, quand j’avais 6 ans, elle travaillait encore et elle était rentrée du travail, en larmes. Le
dentiste, son patron, lui avait touché les fesses en lui disant qu’il aurait bien aimé y mettre sa fraise.
Je n’avais bien sûr rien compris à cette époque, mais mon père était rentré dans une colère noire et
avait exigé que ma mère démissionne sur le champ. Ce qu’elle avait fait, avec soulagement, pour se
consacrer à nous à plein temps au lieu du simple mi-temps qu’elle nous octroyait jusqu’à présent.

- Livie ? Je te parle ma chérie !


- Ah oui, tu disais ?
- Je te demandais si tu allais bien... Tu n’as pas l’air dans ton assiette... d’ailleurs, tu ne l’as
pas vidée, ton assiette !
- J’ai un peu trop mangé à midi...
- Ah bon ? Tu as mangé quoi ? Tu as mangé où ? Et avec qui ?

177
C’était parti pour une valse de questions. Vraiment, ce soir, j’avais beaucoup de mal. Je n’avais qu’une
hâte, me retrouver seule dans ma chambre. Et voir si Romain m’avait répondu.

Dès que j’ai pu, j’ai filé. D’habitude nous regardons ensemble les informations télévisées sur la 2, la 1
c’est tellement vulgaire, et nous poussons chacune des Oh, comme c’est affreux ! Ohlala comme c’est
terrible ! C’est fou comme les gens sont fous ! etc, etc. Mais là, j’ai prétexté une grosse fatigue pour
retourner dans ma chambre.

Maman s’est inquiétée bien sûr. Elle m’a poursuivie avec thermomètre et doliprane, et j’ai bien cru
que j’allais hurler. J’ai réussi à m’en débarrasser en brandissant un livre de droit communautaire.

- Il faut que je prépare un TD pour demain...

J’ai regardé mon portable, la petite lumière verte clignotait. Romain m’avait répondu. Quand tu veux,
je suis à ta disposition. Demain soir par exemple ? Chez toi ou chez moi ?

Euh, chez moi ça me paraissait dur. Chez lui... J’avais les mains moites. Il allait un peu vite en besogne
quand même. J’ai tapé. Il vaut mieux se retrouver dans un café. Le Carnival par exemple ? 18h00 ?
19H00 ?

La soirée a passé sans aucune réponse.

Je l’avais refroidi. Comme tous les hommes. J’étais vraiment trop nulle, je finirai en fonctionnaire
européenne vierge (et frustrée) ou en universitaire politologue vierge (et tout également frustrée).

En me couchant, je me suis rendu compte que je n’avais pas appuyé sur le bouton « envoi ». Quelle
gourde ! Cela a tinté peu après, enfin une bonne heure après, vers minuit, mais je ne dormais pas,
j’étais trop agitée mais je n’ai pas osé allumer la lumière (les questions de ma mère). J’ai tâtonné pour
regarder le message.

Parfait, je t’y attends demain à 18h00, je sors tôt ce jour-là. Tout ira bien. Romain.

Tout ira bien. J’ai serré mes draps entre mes mains. J’ai pensé fort, fort à ma thèse sur l’intégration
européenne. Je devais aller à Bruxelles rencontrer un fonctionnaire européen dans dix jours, je savais
d’avance ce qu’il allait me dire, la guerre, sanglante, toujours entre les deux mêmes pays, la France et
l’Allemagne, 6 millions de Juifs disparus dans les camps, les ruines, ah quel désastre, quel gâchis, mais
telle une fleur sur le fumier, la belle idée, créer une communauté de pays, commencer par du concret,
le charbon, l’acier, et patati et patata, mais je n’avais pas le choix.

Babar, mon directeur de thèse, estimait qu’il lui devait bien cela (lui envoyer sa thésarde) car cet
ancien élève, devenu commissaire européen, lui avait dégoté une mission de conseil à distance, et il
fallait le flatter, lui faire croire que ses Lumières étaient primordiales pour l’avancée de la thèse de
Mademoiselle Olive Trouvegros (si ce n’est, pour l’avenir de l’Europe carrément).

Demain soir, je me suis dit en m’endormant, demain soir, si cela se trouve, je ne serai plus vierge...
C’était ça, le primordial.

178
Changement d’état
La journée a passée à une vitesse à la fois folle et désespérément lente. J’étais sur des chardons
ardents et complètement paniquée.

A 17h00 j’ai mis le cap sur le café et j’ai tourné à pied dans le quartier pendant au moins 30 minutes.
Un clochard m’a accostée en m’informant qu’il me trouvait ronde et charmante, il avait froid au cœur
et aux pieds, est-ce que je pouvais le réchauffer ?

Ronde et charmante. Cela est-il supposé être un compliment ?

À 17h55, enfin, je pousse la porte.

Mince, comment savoir qui il est ? Je n’avais pas pensé à ce détail... Mes yeux fouillent la salle et un
jeune homme, au fond, agite la main dans ma direction.

Il est assis à une table. Mince, brun, avec de longs cils sur des yeux gris vert. Des poils. Sur les bras.
Est-ce que j’aime les poils ? Est-ce que.

- Salut Olive !
- Euh bonjour... Romain.

Un silence.

Me voilà assise, les mains nerveusement accrochées à mon sac. On pourrait dire que je passe un
entretien avec un RH, un très jeune RH mais un RH très, très puissant. Qui va décider de si je vais
pouvoir devenir une femme, une vraie. N’importe quoi, avec ou sans hymen, on est toujours une
femme non ?

- Tu prends quelque chose ?


- Euh oui... de l’eau.
- De l’eau ?!

Il ouvre des yeux ronds.

- Avec de l’alcool dedans...

Je dis ça en rougissant, et il rit.

- Bon je te commande un rhum soda, ça passe crème.

Re silence. J’ai envie de lui dire que c’est une erreur. Une blague. Une stupide blague de mes stupides
copines.

- Tu fais quoi dans la vie ?


- Euh je suis étudiante...
- Oh mais tu es toute jeune alors !
- Pas tant que ça... Je... je viens d’avoir 22 ans...

24 ans. Mais bon, je ne veux pas aggraver mon cas.

- Et tu étudies quoi ?
- Je fais une thèse en sciences politiques... et je donne des cours à Sciences po.… enfin, je
dirige des TD et je suis le mémoire de certains d’entre eux... c’est obligé avec la bourse
mais ça me plait bien. C’est euh cool.
- Whaou ! Une tête !

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Bonjour les clichés, comme dirait Léna quand on lui dit, 24 ans et toujours en deuxième année de
License, tu ne serais pas un peu beaucoup en situation d’échec ?

- Et toi ?
- Moi ? Je suis ingénieur... comme Benji.

Comme tous les hommes ou presque. Où sont les artistes ? Les médecins ? Les écrivains ? Les
fonctionnaires européens ?

- Et euh... dans quoi ?


- Informatique.

Oh non encore un. C’est une épidémie ma parole.

- Enfin, plus exactement... en informatique et biologie.


- Ah bon, c’est possible ça ?
- Oui, on fait de la programmation de cellules. Tu prends une cellule et tu...

S’en suis une longue explication que je n’écoute pas franchement. J’aimerais autant en venir au fait.
Mon verre est arrivé, je le bois d’un coup, ou presque.

- Eh bien dis-donc, tu as une sacrée descente !


- C’est que... je suis un peu... nerveuse tu sais...
- Il ne faut pas, tout va bien se passer.

Du coup, j’ai l’impression d’être dans le bureau d’un chirurgien qui s’apprête à pratiquer une opération
très grave, limite vitale, sur ma personne. Il a un joli sourire, un peu malicieux, oui, oui, je me dis, il est
charmant et sans doute euh très compétent.

- Allez, on boit un peu, pour se détendre... et puis ensuite, on ira chez moi... je suis juste à
côté.
- Ah bon ?
- Enfin, à 15 minutes en scoot !
- Mais euh, je suis à pied...
- Tu monteras derrière, j’ai un autre casque !
- Mais...

C’est dangereux. Extrêmement dangereux. Jamais Maman ne voudrait que je monte sur un « scoot ».
Papa me dit que c’est un des véhicules les plus dangereux au monde après le ski nautique et la moto,
il m’a toujours interdit formellement de monter dessus. Si ça se trouve, je vais mourir avant même
d’avoir perdu ma virginité. O mon Dieu, comment faire marche-arrière ?

- Tout ira bien, ne t’inquiète pas.

Encore... Je dois vraiment avoir l’air folle d’angoisse. Je croise mon regard dans une glace, je suis rouge,
échevelée, les yeux brillants.

- Tu as un copain ?

Je sursaute.

- Comment ça ?
- Ben... est-ce que tu as un mec dans ta vie ?
- Ben non...

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Sinon, je ne serai pas là, pardi.

- C’est juste que parfois... les filles ne veulent pas faire... ça... la première fois... avec leur
amoureux.

Mon Dieu, le monde est fou.

- J’aimerais bien faire « ça » comme tu dis avec mon amoureux mais seulement, je n’en ai pas.
- Tu ne l’as jamais fait ?

Mon Dieu, les filles, vous lui avez bien tout expliqué ?

- Non.
- Ah oui c’est vrai, mais tu es déjà sortie avec un garçon ?
- Bien sûr !

Jamais de la vie. À 24 ans, ainsi que je l’ai dit, je n’ai jamais embrassé personne d’autre que mon père,
et une fois Sylvain, le fils de mon voisin, par erreur, quand j’ai glissé sur une marche et que je lui suis
tombée sur la bouche. Flûte à la fin, je ne vais pas le répéter jusqu’à la tombe tout de même !

- Tout ira bien, ce n’est rien tu sais...


- Ah.
- Je l’ai déjà fait... avec une fille... vierge.

Ah un expert. Il me fallait bien ça.

- On y va ?

Qu’on en finisse !

- Si tu veux... de toute façon, on peut boire un autre verre chez moi.

Nous voilà dehors. Je ne suis jamais montée sur « un scoot » et je manque de tout flanquer par terre.
Il me dit d’y aller doucement, je suis assise, derrière lui et je dois me tenir à lui. Rien que cela, le tenir
par la taille, me parait un geste d’une incroyable obscénité.

- Serre-moi plus fort... Faudrait pas que tu tombes avant d’avoir utilisé ton bon ! Ahah !

Mon bon. Je me serre contre son dos. Je sens son parfum, citronné. J’ai ses boucles brunes dans le
nez, et nous allons un peu trop vite à mon goût. Cela dit, passé le début où je suis morte de trouille,
je commence à y prendre goût.

Nous sillonnons les rues de Paris à vive allure. Belleville, Stalingrad, Barbès, et puis le Sacré cœur, une
sacrée pente. Il s’arrête, il habite le quartier des Abbesses. Maman dit que c’est ou plutôt, c’était un
beau quartier mais que c’est devenu dangereux la nuit. Surtout par rapport à notre quinzième
arrondissement, Sèvres Lecourbe, 12 retraités au m2... En même temps, les Abbesses, Philo m’assure
que c’est devenu ce qu’on appelle un quartier bobo, des gens qui gagnent beaucoup d’argent dans
des métiers un peu sexy et qui veulent absolument habiter avec des pauvres, du moins des quartiers
jadis habités par des pauvres, si possible d’origine étrangère. En tout cas, rien à voir avec le 15ème,
un quartier bourgeois, ce que nous sommes, mes parents et moi. Comme si c’était une tare, ça, d’être
bourgeois... Le monde marche sur la tête vraiment !

Maintenant, je suis dans son appartement. Super grand, et donc bobo je suppose car il y a des
peintures de femmes nues et des statuettes africaines un peu partout. Je soupçonne qu’être ingénieur
informaticien rapporte bien plus que chercheur à la Fac, ma future carrière, sinon fonctionnaire de

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catégorie A+, voire, si j’en ai vraiment le courage, fonctionnaire européen... ce qui, là, gagne très bien
si on accepte de partir loin de Bruxelles.

La sûreté de l’emploi. La possibilité de changer de poste tous les 4 ans sans affronter des milliers
d’obstacles. Un plan de carrière tout tracé sans trop d’aléas ni de vulgaires exhortations à produire
plus, ni à rétrécir les marges ou doper le cash-flow, comme ce que j’entends parfois à la maison.

Ces mots affreux que dit parfois mon Papa. Tout ça pour ne pas trop penser à ce qui va se passer très
bientôt...

Il m’offre un verre d’eau. J’ai soif, la bouche sèche et j’ai mal au ventre. Il tend une main et me caresse
la joue. Je me retiens de hurler... ça ne va pas être facile, les filles, et j’espère recevoir un cadeau plus
sympathique pour mon prochain anniversaire. Si c’est une invitation à une partouze parce que c’est
d’époque, je peux vous dire que vous pourrez vous la garder !

Romain est debout, face à moi, qui essaye d’avoir l’air dégagé en regardant par la fenêtre. Pas très
loin, la meringue du Sacré cœur, et au loin, la tour Eiffel, je cherche la Tour Montparnasse pour repérer
mon quartier et... il me tire à lui et se met à m’embrasser. Je reste la bouche fermée, comme si j’étais
en train de me faire arracher le code secret de ma carte bleue.

Romain se recule et me regarde de son air malicieux.

- Tu as déjà embrassé quelqu’un ?


- Euh oui.
- Pour de vrai ?
- Ben euh...
- Bon, ouvre la bouche, et laisse-toi aller...

Le dentiste, maintenant. J’ai envie à nouveau de lui dire de tout arrêter mais il a glissé sa main sous
ma chemise et me caresse les seins. Puis tente d’aller plus bas. Je pousse un cri.

- Excuse-moi...
- Ecoute, Olive, il va falloir m’aider un peu... on est d’accord qu’on n’est pas là pour de vrai...
on n’est même pas là pour jouir mais pour te débarrasser de ton pucelage... mais il faut
quand même y mettre un peu les moyens... ça ne marche pas comme des légos tout ça...
il faut eh bien... huiler un peu la machine !

Huiler la machine. Oh mon Dieu. Je suis toute rouge, et le pire, c’est que je sens les larmes pointer au
bout de mes cils, et glisser... O pourquoi suis-je là ? pourquoi fait-il ça ? Quel est son but ? Les filles
l’ont-elles payé ? Pourquoi me font-elles subir ça ? Et pourquoi ne peut-on pas rester vierge à 24 ans
si tel est son désir, ou plutôt si telle est ma destinée.

- Oh non ne pleure pas... tout va bien se pa...


- Non, je crois que je ne peux pas ! Tant pis !

Je le repousse et commence à prendre mes affaires. Mon sac, mon caban bleu que j’aime tant acheté
par Papa, et mon écharpe tricotée par Maman.

- Attends !

Il me dit en me saisissant le poignet.

- Assieds-toi sur le canapé, qu’on parle un peu...


- Ça ne changera rien tu sais, je crois que que... je ne suis pas... prête.

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- Donnons-nous le temps... là, assis toi.

Je m’assois à l’endroit du canapé qu’il tapote tendrement, et il me tend un verre de vin. Du blanc. Mon
préféré. Comment a-t-il deviné ? Est-ce que cela fait partie aussi de la prestation ? Il s’ouvre une bière
et s’assoit à côté de moi.

- Tu sais Olive...
- Pourquoi fais-tu ça ?

C’est sorti tout seul ! Je porte presque la main à ma bouche, quelle malotrue. Il va se fâcher tout rouge
et moi, pour sûr, je vais rester vierge.

- Eh bien...

Il me regarde. Puis il me sourit, avec je dois dire une grande gentillesse. Romain est quelqu’un de très
doux, tu verras.

- Je ne vais pas te faire le coup de « je t’avais toujours remarquée »... mais il se trouve que...
euh si.
- Mais comment ça ? On ne se connait que depuis aujourd’hui !
- Eh bien... je suis tombé sur une photo de toi, chez Valentine... dans son studio....
- Qu’est-ce que tu faisais dans son studio ?

Je me redresse brutalement. Valentine y serait-elle passée elle aussi ?

- T’inquiète... Benji me logeait chez elle alors qu’elle était en vacances... Elle était d’accord,
je te rassure !
- Ah. Mais euh... tu n’avais pas ton appart ici ?

Je suis une naïve d’accord mais ne me prend pas pour une neuneue non plus hein ! Si ce monsieur est
polygame, qu’il me le dise tout de suite !

- Ici, c’est chez mes parents.


- Oh mon Dieu !

Vision d’un couple de parents quinquagénaires, en costume cravate tailleur, rentrant chez eux pour
dîner avec leur fils et. Je suis debout, il manquerait plus que ses parents arrivent !

- Je te rassure. Ils vivent dans le sud, et ne viennent que rarement à Paris.


- Ah.

Je me rassois.

- Alors quand ils sont là, tu ne restes pas ?


- Si mais... il se trouve qu’à cette époque, j’avais une copine... une femme... mariée... alors
je ne pouvais pas la recevoir quand ils étaient là.

Une femme mariée. Un expert en toute chose décidément, ce garçon.

- Depuis, on a rompu... elle ne voulait pas quitter son mari.


- Mais elle avait quel âge ?
- 35 ans. Et deux enfants. C’est à cause de ça, qu’elle n’a pas voulu le quitter. J’avais 27 ans
à l’époque...

Il me lance ça d’un air tout fier. Je me garde bien de m’esbaudir. Quelle moralité, bravo !

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- C’était sans issue...

Il soupire, d’un air triste. Il va falloir que je le console maintenant ?

- En tout cas, chez Val, il y avait cette photo de vous 4, les petites amies comme Benji vous
appelle… une photo prise à la mer. Vous étiez en maillot, et je t’ai trouvée... très jolie et...
super bien roulée... vraiment !

Cette photo, c’était l’an passé. Nous avions campé en Bretagne, un merveilleux souvenir si ce n’est
que Philo écumait un peu trop les bars et que Valentine soupirait sans cesse après son célibat. Avec
Léna, nous passions nos journées à lire sur le sable, sinon à randonner toutes ensemble à bicyclette
une fois que la noctambule Philomène était enfin levée. Il avait fait incroyablement beau et chaud,
c’était vraiment un chouette moment. J’avais adoré être avec elles, loin de mes parents que je devais
néanmoins appeler tous les soirs.

- Ah.

On ne m’a jamais dit ça. Je ne suis pas « super bien roulée ». J’ai de la poitrine, c’est vrai, mais aussi
trop de fesses et un petit ventre. La thèse, ça fait manger des cochonneries devant son bureau et je
ne suis pas sportive pour un sou.

- Oui, et puis... j’ai toujours eu un faible pour les blondes...

Il s’est mis à me caresser les cheveux. Je m’efforce de ne pas me cabrer.

- Surtout avec d’aussi beaux yeux bleus que les tiens...


- Arrête Romain, tu n’es pas obligé de me dire tout ça pour faire passer la euh chose... enfin
je veux dire pour...
- Je ne suis pas en train de te faire une déclaration d’amour, ma belle, juste de te dire que
quand tes copines m’ont proposé de... m’occuper de toi... je n’ai pas eu de mal à dire oui...
alors là, pas du tout !

Il me sourit, comme si c’était le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Ses yeux vert pétillent
de malice, mais d’une gentille malice, pas de sarcasme.

D’une certaine façon, oui, c’est un compliment. Car mis à part, très bonne analyse, des critiques
pertinentes ou bien, un travail en profondeur qui fait honneur à votre solidité intellectuelle, des
compliments sur moi, on ne m’en fait jamais vraiment. Maman, si, Papa, de même, mais est-ce que
cela compte encore à 24 ans ?

Je déglutis.

- C’est quand même bizarre non, comme cette proposition ?


- Un peu, mais bon, c’est plutôt sympa aussi non ?

Sympa... Je ne sais pas.

- Disons que c’est pragmatique... et attentionné.

De mieux en mieux.

- Tu sais, Livie, on est quand même au deuxième millénaire, le sexe, ce n’est jamais que du
sexe...
- Quand même, c’est... c’est quelque chose qui a à voir avec l’amour non ?

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- Pas toujours... et puis, si tu veux parler d’amour, je pense que tu dois prendre la
proposition de tes copines comme un geste d’amour, justement.

Un geste délirant, déplacé et dégoûtant aussi. Flûte alors !

Mais je me sens soudain plus à l’aise. Le vin fait son effet et je me dis en effet que le sexe, ce n’est
jamais qu’une pratique humaine comme une autre. Le tennis, le zen ou le tricot. Bon peut-être pas le
tricot quand même parce que... Mais Romain s’est mis à m’embrasser, et cette fois, j’ouvre la bouche.
Je sens sa langue, son haleine, et je commence à trouver cela pas si désagréable.

- Tu vois, Livie, ça vient...


- Euh oui...

On s’embrasse encore, et j’essaye de ne pas penser à la suite. Il a glissé sa main sous mon pull, à
nouveau. Je sens ses doigts sur mes seins, je sens mes seins qui durcissent puis sa main qui descend.
Il la glisse dans ma culotte et là, non, je serre fort les cuisses. L’idée qu’un homme puisse venir glisser
son doigt ici, ô secours...

- Tututute... laisse toi faire, il faut préparer le terrain...

Je résiste, un peu. Mais il insiste, me caresse, alors je le laisse faire. Je pense à mes parents, à maman.
Mon Dieu, s’ils me voyaient... J’entends Maman.

- Tu sais Livie, les hommes essaieront toujours de profiter de toi. Il faut que tu fasses preuve
de méfiance, du moins, de retenue et de pudeur.

De la pudeur. Je suis maintenant allongée sur le canapé, sa main glissée entre mes cuisses, mon slip à
mi-cuisses et ma jupe relevée.

- Maintenant, Olive, je vais t’enfoncer un doigt...

Il enfonce son doigt en moi. Ohlala, je me sens devenir rouge, et en même temps, molle, très molle.
Mes cuisses aussi sont molles, maintenant. Je me demande si, avec tout ça, le dénouement est encore
loin. Il ne cesse de me caresser, en me disant de me laisser aller, cette phrase stupide, et il me prend
la main pour que je lui touche son.

- Maintenant, touche mon sexe, il faut que tu le sentes dans ta main avant de le sentir en
toi...

Oh mon Dieu... Il est dur, chaud, je le palpe les yeux fermés. J’espère que personne ne nous voit, je ne
sais pas pourquoi je pense à cela. Si jamais Maman surgissait, là, ou Papa, sorti plus tôt d’un de ses
séminaires. Mais que feraient-ils ici ? C’est idiot, enfin...

- Maintenant, Olive, Livie, on y est... je vais te pénétrer...

Il tire définitivement sur mon slip, se couche sur moi et je le sens qui essaye d’entrer en moi. On dirait
un énorme boutoir brandi sur un pont-levis fermé. Une sorte de tentative de la prise de Livie Troie par
Romain le roi de Sparte.

- Maintenant, je vais écarter avec les doigts pour pouvoir entrer en toi... tu es un peu trop
tendue...

J’ai envie de lui dire de cesser de tout me décrire comme si c’était une recette de cuisine ou l’extraction
d’une dent de sagesse. Je ne suis quand même pas demeurée au point que je ne sente pas ce qu’il fait.
Mais le voilà en moi, et je ressens une douleur, brutale.

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- Aie !
- Oh excuse-moi... j’avais oublié que... enfin... je veux dire...

Il est fiché en moi, essayant de se justifier.

- Ça va, c’est normal... c’est la première fois...


- Mais oui, je sais... excuse-moi...

Il me caresse les cheveux et se met à bouger. J’ai mal, je ne ressens strictement rien, juste l’impression
qu’une saucisse de taille disproportionnée a été glissée dans un étui de plastique beaucoup trop petit
pour elle. Et l’étui de plastique, c’est moi. Je serre les dents, pour ne pas crier.

Soudain, il s’arrête. C’est fini ? c’est bon, je peux y aller ? Je suis libre ?

- Tu prends la pilule au fait ?


- Ben non, pourquoi faire ? Je suis vierge.
- Ah merde ! Et tu en es où, dans ton cycle ?
- Comment ça ?
- Tu es prête à ovuler ou pas ?
- Euh...

Je ne fais jamais attention à ces choses-là, qui ne m’intéressent pas du tout. Je veux dire, au quotidien,
que j’ovule ou que j’ai mes règles, ne change pas grand-chose à ma vie. Mais moi, je pense à un truc,
soudain. Auquel je n’ai jamais eu à penser de ma vie et pour cause.

- Et le sida ?
- Quoi, le sida ?
- Si tu l’avais ?
- Je ne l’ai pas !
- Comment tu sais ça ?
- J’ai fait le test... et toi ?
- Ben non, pourquoi faire ? Je suis vierge, je ne me drogue pas et ne suis pas hémophile. Je
vois mal comment j’aurais pu l’attraper...
- Ah bon ouf.

On a l’air fin, de parler comme ça, l’un dans l’autre. Je me mets à rire, c’est plus fort que moi. Il rit
aussi, et du coup, ressort aussi sec.

- Mince, tout est à refaire !


- En même temps, je ne suis plus vierge, c’est donc fait... Je peux y aller ?
- Mais non Livie, autant aller jusqu’au bout...

Je n’ai pas très envie d’aller jusqu’au bout mais je ne veux pas me montrer ingrate. Il l’a bien mérité.
Il remet ça, toujours cette douleur, un peu moins perçante, et ce sentiment qu’on me râpe de bas en
haut. Soudain, il pousse un gémissement, et s’abat sur mon ventre, hors de moi.

Je sens un truc mouillé sur moi. Je panique.

- C’est quoi ça ?
- C’est moi... je veux dire... je suis venu... à l’extérieur... pour pas que tu tombes enceinte
et que tu doives renoncer à ta thèse sur la Sainte Europe.
- Merci... euh c’est fini ? Je peux y aller ?

186
Il s’est redressé, sur les deux coudes, et, posé sur mon ventre tel un avion sur une piste d’atterrissage,
me regarde d’un air songeur.

- T’es vraiment une drôle de fille...


- Je sais.

Je dis ça, d’un air indifférent. Comme si rien d’autre ne pouvait être dit. Il se pousse de côté. Aussitôt
je me lève pour me rhabiller. Ce qui est bizarre si vous voulez mon avis, c’est plutôt qu’un type dise
oui à 3 nanas qui lui proposent de sauter leur copine pour qu’elle ne soit plus vierge. Enfin, j’ai
l’habitude que les autres, bizarres, me trouvent, moi, bizarre, juste parce que je ne suis pas comme la
majorité.

- Ben tu vas où ?
- Je rentre chez moi...
- Mais reste un peu, on a le temps !
- Mes parents vont s’inquiéter...
- Mais il est 19h00 !
- Justement, on dîne à 19h00.

Il me regarde d’un air sidéré.

- C’est pas vrai que tu dines avec tes vieux ?


- Avec ma mère. Sinon elle est toute seule... Mon père rentre tard.
- Mais tu as 24 ans, Livie, tu ne peux pas dîner avec ta mère... tous les soirs... même si elle
est seule ! C’est son problème !
- C’est le mien aussi. Je ne veux pas qu’elle mange seule.

Je suis debout, rhabillée. Quelque chose coule dans mon slip. Je me sens à la fois très petite et très
grande. Je ne suis plus vierge, j’ai la responsabilité de ma Maman et en même temps, un garçon me
traite comme si j’étais une attardée filiale.

- Livie, j’aimerais bien qu’on se revoit...

Pour le coup, c’est moi qui suis sidérée.

- Mais le euh cadeau, ce n’était que pour une fois... je veux dire...

Un peu comme les chèques-cadeaux de la Fnac tu vois.

- Disons qu’on le prolonge... ça serait bien non ? J’ai l’impression que tu as accumulé pas
mal de retard dans cette matière...

Il dit ça, un brin gentiment goguenard.

Je me sens désarçonnée. Est-ce que par hasard je serais en train d’avoir un copain ? Moi, Olive
Trouvegros, 24 ans, vierge il n’y a pas même 30 minutes ?

- Voyons-nous demain soir, c’est samedi... le samedi, ton père sera là...
- Justement, on passe la soirée ensemble.
- Olive, merde...

J’ai un sursaut, de jeunesse. Merde en effet. Je ne suis pas la mère de ma mère ni mariée avec mon
père. Juste leur fille unique et préférée, ce qui revient peut-être au même au fond.

- Ok ! On pourrait manger ensemble...

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Je propose.

- D’ac, viens ici, je cuisinerai un truc, et on fera, enfin, on apprendra à mieux se connaître...
- Mais euh... tu n’as pas peur que tes parents reviennent ?
- Ben non, ils préviennent toujours, et ils ne viennent qu’une ou deux fois par an... c’est
pour ça que je reste là... en attendant d’avoir assez d’argent de côté pour m’acheter un
appartement... dans quelques années...

Il me regarde, toujours couché sur le canapé, le sexe à l’air. Je me gratte la gorge.

- Si tu veux... Je ne voudrais surtout pas euh t’ennuyer...


- Tu ne m’ennuies pas, Olive, tu me plais.

Ses propres mots.

- Alors d’accord.
- Viens demain pour 19h00, dac ?
- Dac.

Ces mots, je me les répète dans le métro en rentrant. Tu-me-plais-tu-me-plais-tu-me-plais-


tumeplaistumeplaistumeplais. Moi, Olive Trouvegros, depuis toujours La bonne élève, mention très
bien au Bac, diplômée de Sciences po, option International, master de même, thésarde en sciences
politiques, chargée de TD à Sciences po, bosseuse et dûment consciencieuse (culpabilisée), ni belle ni
moche, plutôt jolie selon certains (sa maman et Romain), en bref, normale bien que jusqu’à présent
encore vierge à 24 ans, non seulement je viens d’avoir un rapport sexuel avec un homme plutôt
mignon, brun bouclé aux yeux verts, âgé de 31 ans, un homme un vrai, mais en plus cet homme, désire
me revoir.

Je me mets à rire toute seule dans la rue. Un homme en jogging se retourne et me lance, oh ma jolie
antilope !, à moins que ce ne soit plutôt, ma jolie salope.

Le monde est fou !

De fait, je marche dans la rue comme si je venais de rentrer dans une nouvelle ère. Non plus à pas
rapides, les yeux au sol, pressée de rentrer et préférant ne pas croiser le regard des hommes que la
vue d’une blonde, quelle qu’elle soit, même thésarde avec ses documents serrés contre son torse
dissimulé par un caban, excitent.

Je suis devenue une femme, une vraie. Je croise des femmes comme moi, et d’autres, encore sans
doute filles. Je suis passée de l’autre côté, je suis devenue une adulte ! Je me sens forte, et
incroyablement soulagée.

ꖿꖿꖿ

À la maison, je retrouve Maman affolée, il est plus de 19 heures 30. Elle m’attend dans l’entrée, son
tablier à fleurs sur sa petite robe bleu de marque.

- Tu as au moins 48 minutes de retard ! Où étais-tu ?

Chez un mec, en train de me faire dépuceler. Je rougis.

- Excuse-moi... je n’avais pas vu l’heure, je travaillais en bibliothèque...


- Viens vite, le dîner est prêt ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Ça ne te ressemble pas... il
faut me prévenir dans ces cas-là ma chérie !

188
Je m’assieds. Elle me sert une part de quiche, avec de la salade. Je mange sans y prêter garde. Je revois
le visage de Romain, ses mains sur moi, je vais te pénétrer, son corps sur le mien, puis couché sur le
canapé. Son sourire quand il m’a dit, Livie, j’aimerais bien qu’on se revoit... tu me plais.

- Tu es sûre que tu vas bien Livie ?

Ma mère me regarde. Elle a l’air inquiète, voire angoissée.

- Oui, parfaitement bien.


- Tu as l’air... ailleurs.
- Je réfléchis.
- Ah.

Un silence. Revoir Romain, samedi. Parler avec lui, manger ce qu’il m’aura cuisiné, s’embrasser, se
toucher. Toucher son se.

- Tu réfléchis à quoi, ma chérie ?

J’ai envie de hurler.

- À euh.. ma thèse.
- Ça avance bien ?
- Pas mal.
- Tu n’es pas très bavarde ce soir, tu ne me racontes rien...

Ce ton un peu triste, voire geignard qu’elle prend parfois, Maman.

- Je suis fatiguée, j’ai travaillé toute la journée en bibliothèque... sans compter un cours ce
matin où les étudiants étaient très agités. Ce n’est pas toujours facile, Maman, tu sais !

Menteuse. Moi qui ne mens jamais, à elle, ma petite Maman.

- Je comprends. Pour ma part, je suis allée donner mon cours de français à mes étrangers,
j’ai regardé avec l’un d’entre eux son dossier de demande d’asile... Kiran... un jeune
Népalais charmant, il était guide de montagne mais ne gagnait pas assez pour subvenir à
sa famille de 72 personnes alors il a franchi la chaîne de l’Himalaya pour venir travailler en
France et apprendre le français avec moi parce que tu vois, il...

Les réfugiés de Maman ont bien de la chance de l’avoir. Elle les dorlote, leur apporte des petits
gâteaux, des vieux pulls de marque de mon père, des chaussettes, leur corrige leurs lettres de
demande, remplis leurs papiers, elle qui en plus vote à droite j’en suis sûre. Comme son mari. Tout me
paraît risible soudain.

Et faux.

Sauf ce qui vient de se passer entre Romain et moi.

Je fais han, han, ah oui c’est sûr, zéro faute à sa dictée ? oui c’est impressionnant, Fatima la
marocaine ? ah non, l’Egyptienne... etc, etc.

Après le dîner, je prends une douche, porte fermée à clé, ce qui ne m’arrive jamais. Ma culotte est
mouillée, tâchée de sang. Je la lave à la main, sinon Maman me posera des questions. Elle connait la
date de mes cycles mieux que moi, ce qui fait que je trouve toujours tampons et serviettes prêts à
l’emploi quand mes règles arrivent.

189
Bien sûr, elle essaye d’ouvrir la porte de la salle de bains alors que j’achève de nettoyer ma petite
culotte. Je la fourre au fond du panier à linge, avant de la reprendre et la mettre dans la poche de mon
pyjama. Je la ferai sécher cette nuit sur mon radiateur.

- Tu t’enfermes maintenant Livie ?


- Ah non, excuse-moi, je n’ai pas fait attention...

Elle entre, d’un air inquisiteur. Mais ne trouve rien à redire. Je suis en pyjama en train de me brosser
les cheveux.

- Je voulais savoir si demain, tu serais contente de venir avec nous à l’Opéra... Ton père a
eu des billets par le CE de son travail.
- Ah... il se trouve que samedi, je suis invitée... à une fête.
- Encore ?
- Oui... C’est Valentine... Elle organise un petit truc chez elle.
- Ah bon, dommage. Je suppose que tu n’as pas envie de la rater ?

En général, je dis, bon, ce n’est pas grave. J’irai après, l’Opéra, le dîner au resto ou le ciné. Mais là,
non. Impossible.

- Non, c’est pour l’anniversaire de euh Philomène...


- Ah bon, Philomène n’est pas née en juillet ?
- Si mais on... on le fête en retard... ou en avance... je ne sais plus... c’est plus un prétexte...
pour se voir. Y aura aussi d’autres copines du lycée... notamment Beaut... euh Alysée
Marteau, tu sais, qui travaille dans la pub.
- Bon, je comprends. Je vais dire à Papa qu’on ira une autre fois.
- Non ! Allez-y sans moi !

Je suis agacée soudain. Comme si je devais tout le temps être là, avec eux.

- Oh c’est dommage...

Maman a l’air aussi déçu qu’une petite fille que l’on n’a pas invitée à un goûter d’anniversaire. Je
prends une grande inspiration.

- Ecoute Maman, j’ai 24 ans... Je ne serais pas toujours là pour sortir avec vous... il faut
que... que vous commenciez à vous y habituer...
- Pourquoi dis-tu ça mon lapin ? Je voulais juste te faire plaisir en t’emmenant à l’Opéra
avec nous...

Maman a l’air blessé. Je ressens une grande fatigue soudain.

- Allez-y cette fois-ci sans moi, je viendrai avec vous une autre fois !
- Ce n’est pas pareil...
- Maman, Papa adore l’Opéra, tu peux aussi lui faire plaisir non ?
- Oui, tu as raison...

Elle ressort, pas convaincue. Je ressens soudain son amour si précieux, si fort, comme un bien lourd
fardeau. Je déteste lui faire de la peine, elle qui m’en fait si rarement. Mais je commence à entrevoir
que devenir adulte, c’est plus compliqué que seulement perdre sa virginité. Ce soir, je commence à
entrevoir ce que cela signifie exactement, savoir se détacher de ses parents pour devenir une adulte,
une vraie.

Et pour cela, il faut visiblement parfois, aussi, savoir mettre quelques paires de baffes.

190
Comment vais-je faire pour m’en détacher sans leur en donner ? Du moins, de pas trop fortes ?

Donner des baffes à ses géniteurs, Philomène le fait depuis la crèche. Valentine l’a fait peu à peu, avec
une mère il est vrai aimante mais bien moins présente que la mienne (4 enfants et un métier de prof).
Léna a des parents qui ont divorcé, avec des vies pas faciles, en galère même parfois pour son père,
et sa mère est dure, c’est vrai, elle en a trop vu, la pauvre femme. Ce n’est pas facile d’élever seule
deux filles dont une aînée, Léna, très sympathique mais pas mal paumée, pas très efficace dans sa vie.
C’est donc plutôt sa mère qui lui en a donné, des baffes, et pas qu’au sens figuré d’ailleurs.

Seulement moi, j’ai les meilleurs parents du monde, je les adore ! Je n’ai aucune envie de les gifler !
Comment pourrais-je gifler Maman, si maternelle et si douce, si présente... et si collante. Car le fait
est là : je ne peux pas faire grand-chose sans qu’elle ne soit là, justement.

Mais en fait de baffes, quand je ressors de la salle de bains, je vais l’embrasser. Je la serre dans mes
bras, elle est en train de laver ses casseroles.

- Je suis désolée maman, je ne voulais pas te faire de la peine tu sais...


- Oui je le sais... tu as raison, ma chérie, il faut que tu sortes avec des jeunes de ton âge.

Elle dit ça d’un ton si triste, je vois bien qu’elle a pleuré, mon cœur se serre (donner des baffes,
comment vais-je faire ?). Elle n’a pas vraiment eu de jeunesse, Maman. Sa mère est morte elle était
encore bien jeune, 19 ans, et du coup, elle avait peur de la vie comme un petit lapin au bord de la
grande route. Elle a rencontré d’ailleurs rapidement Papa, sur son bord de route, ce trente-trois
tonnes sur lequel elle s’est solidement arrimée, sachant que mon père n’a pas été perdant, étant le
genre d’homme qui a besoin d’une femme à son service pour mener à bien sa carrière.

De plus, le fait d’avoir toutes ces fausse-couches n’a pas dû l’aider Maman à avoir confiance dans la
vie et l’avenir.

Papa a moins de craintes, il est même assez casse-cou parfois, mais c’est juste le concernant. Il est
capable de traverser un terrain de golf en pleine partie avec les balles qui sifflent à ses oreilles ou bien
en ski, il descend comme un fou avec ses amis, Vincent Blagouze, Directeur Financier de EMC2 (Energie
Maxi Confiance au carré, une start up qu’il a créée) et de Martin Derche, DRH de Casse-noisettes (une
boîte qui propose ses services marketing dans le domaine des arts chorégraphiques).

En revanche, nous concernant sa fille et sa femme, il a peur de Tout. Enfin, surtout me concernant,
moi. Sa fille unique et préférée. Je n’ai pu aller acheter le pain seule qu’une fois bachelière, j’exagère
à peine.

Je décide d’être une fois encore gentille et coopérative.

- Ça n’empêche pas que je peux aussi, bien sûr, sortir parfois avec vous... cela me fait plaisir
aussi.
- Oui, je sais.
- Va à l’Opéra avec Papa, fais-le pour lui... et pour moi.
- Pour toi ?
- Oui...

Montre-moi que tu peux faire des choses SANS moi, et pas QUE pour moi.

- Je veux dire... sinon je vais culpabiliser.


- Oh non, il ne faut surtout pas ma petite fleur !

Et puis si vous ne sortez pas, vous allez regarder l’heure et je vais devoir rentrer tôt de chez Romain.

191
- C’est entendu, j’irai avec Papa... Tu m’enverras un SMS pour me dire quand tu rentreras ?
Sinon je vais me faire un sang d’encre...
- Oui Maman, mais tu sais, je ne serai pas là avant minuit !
- Minuit ?!

Maman a l’air horrifiée.

- C’est une fête maman, après on ira peut-être danser...


- Danser ?! Mais depuis quand danses-tu ?
- Depuis... depuis toujours... j’ai toujours aimé danser !
- Toi ? Mais tu détestes ça ! Au mariage de ta cousine issue de germaine, Marie-Chloé, Papa
a dû te tirer de forcer sur la piste !
- C’est parce que c’était en famille, je me sentais gênée...
- Mais vous iriez danser où ? Il faut que tu me le dises précisément ! Papa viendra te
chercher, il est hors de question que tu rentres, raccompagnée par quelqu’un qui a bu !
Mon amour !!

Oh mince, elle est vraiment terrible. Je vais lui offrir L’arrache cœur de Boris Vian pour son anniversaire
de 50 ans le mois prochain ! Flûte de flûte à la fin !

- Ecoute Maman, je ne sais même pas si on ira danser...


- Mais tu as dit que...
- J’ai dit peut-être !
- Mais si jamais tu y allais...
- Je te le dirais, et je rentrerai en taxi !
- En taxi ? Mais tu es folle ? Tu sais le nombre de filles qui se sont fait agresser par des
chauffeurs de taxi ?
- C’étaient des faux chauffeurs, Maman...
- Peut-être mais comment peut-on faire la différence ? Oh ma chérie...

Ma mère se tord les mains au-dessus de son évier.

- Bon, écoute, je suis quasiment sûre que l’on n’ira pas danser, et je te préviendrai quand
je serai prête à rentrer...
- Si c’est tard, Papa viendra te chercher !
- Maman, Valentine habite à quelques stations d’ici, sur la ligne 6 qui passe juste devant
chez nous...
- Oui mais notre quartier est si désert le soir... Le quinzième, c’est très animé en journée
mais le soir... tout le monde est couché et les seules personnes à être dehors sont des
rôdeurs !
- Tout ira bien, Maman.

Mon Dieu, on dirait du Romain dans le texte. Je l’embrasse sur le front et pars me coucher.

Je me dis que si mon histoire dure avec Romain, il va falloir que je le leur présente si je veux avoir le
droit de rester coucher chez lui. Coucher. Je frissonne... J’imagine le nombre de questions qu’ils vont
me poser, qu’ils vont lui poser, ils exigeront sans doute qu’il passe un entretien avec eux ! Ils vont
vouloir rencontrer ses parents, consulter son carnet de santé, demander qu’il fasse tous les tests de
MST, contacter son employeur, parler de mariage... Ils vont le faire fuir !

Pourquoi son amour à Maman complique-t-il tout ? Pourquoi ne peut-elle pas me laisser vivre ?

192
Aimer son enfant, c’est avoir peur, tout le temps. Un jour Maman m’avait dit ça. J’avais 10 ans, elle
venait de faire une fausse couche, la cinquième et dernière. On lui avait enlevé l’utérus pour lui sauver
la vie car elle avait subi une terrible hémorragie et elle avait tout juste 36 ans. Elle n’aurait jamais de
second enfant, et moi, sa fille unique, je serais son trésor pour toute la vie.

Tellement précieuse et tellement fragile.

Je t’aime si fort, elle m’avait chuchoté, couchée toute pâle dans son lit d’hôpital, tu suffis à remplir ma
vie mais j’ai si peur. Aimer son enfant c’est avoir peur tout le temps... Sur le coup, je m’étais sentie
heureuse. Très heureuse. Et même fière.

Je suffisais entièrement à remplir la vie de la personne que j’aimais le plus au monde et elle avait une
peur terrible de me perdre. Quelle chance j’avais...

Ce soir, la vérité cachée de cette phrase me frappe tout à coup. Je suis bénéficiaire et prisonnière de
son amour. Je ne peux pas lui échapper, c’est comme à Dieu, quand on y croit... Est-ce inévitable quand
on devient ça, une maman ? De tenir sa fille étroitement ficelée dans son amour ? Peut-on réussir à
aimer son enfant sans ce lien à la fois terriblement beau et terriblement ligotant ? Et ce lien, d’amour,
y entre-t-il aussi inévitablement de la peur ? Je veux dire... est-ce la peur de le perdre qui pousse à
aimer si fort son enfant ?

Il me convenait bien jusqu’à présent, ce lien, mais voilà que pour avoir perdu ma vertu, je me retrouve
à vouloir le défaire, du moins le desserrer ne serait-ce qu’un peu... ô laissez-moi vivre, respirer !

Léna estime que si, toutes les mères ont peur, mais comme elles sont très occupées, elles travaillent,
font les courses, le ménage, elles courent partout, alors elles n’ont pas le temps d’y penser. La peur
de sa mère à elle se traduit en reproches et en cris. Léna en veut beaucoup à sa mère, à son amour
qu’elle juge sans tendresse. Léna peut ainsi vous dire, parfois, au fond, tout au fond d’elle, ma mère
ne m’aime peut-être pas, je ne suis pas celle qu’elle voulait.

Quelle horreur... ce n’est pas possible !

La mère de Philo l’est aussi, anxieuse, mais Philo l’a envoyée balader à l’âge de 4 ans et demi. Caroline,
la mère de Philomène, en tant que secrétaire médicale à l’hôpital, a alors reporté avantageusement
ses angoisses sur les patients de son service de gastroentérologie comme sur la lecture des faits divers
de la Nouvelle République. Sa fille aînée, Angèle, et ses deux enfants, bénéficient tout de même de
leur quota d’anxiété filiale et ascendante. D’ailleurs, selon Philo, Angèle est toute aussi atteinte,
question névrose anxieuse, que sa mère.

Philomène vit à Paris, loin des siens, avec qui elle a coupé tout lien affectif au quotidien (elle les voit
trois fois par an alors que c’est à 1 heure de TGV). Est-ce pour cela ? Philomène, je dois bien le dire,
n’a peur de rien.

La mère de Valentine aime d’un amour un peu foufou ses quatre enfants. Elle a de bonnes relations
avec ses filles, surtout Valentine, son amour ne me semble pas pesant, il est joyeux, chaleureux. Quelle
chance elle a. Mais, tempère Valentine, elle peut passer des jours et des jours sans faire un signe et
soudain, t’appeler sans cesse, avoir envie de te voir, elle parle, elle parle, demande à ce qu’on lui dise
qu’on l’aime... C’est tuant, tu sais. Et elle est jalouse, terriblement, de Babouche dont l’amour est
différent. Il est à la fois plus lointain et plus solide, constructif, un peu comme un amour d’égale à
égale, tu vois ?

Non, je ne vois pas. Pas encore.

193
Allongée dans mon lit, je sens le sommeil arriver, accompagné par vagues, de toutes ces images du
jour. Je passe un doigt furtif dans ma culotte de pyjama, pour sentir le Changement. Cela brûle encore
un peu mais je sens aussi que quelque chose s’est mis en route.

Je m’endors, sans penser une seule fois à un des dix chapitres de ma thèse, Intégration européenne,
de l’utopie politique à l’épreuve des faits. Construction d’une identité politique et collective unique au
monde.

194
Mensonges
Le lendemain, j’envoie un SMS laconique aux copines.

- C’est fait.

J’en envoie un autre à Romain que je mets au moins une heure à bien tourner comme s’il s’agissait
d’une conclusion très importante à un de mes articles de thèse.

- Salut, je viendrai vers 19 heures 00, j’apporte du vin, et un dessert. Ça te va ? A +

J’hésite à rajouter le smiley, bisou, mais non, il va s’enfuir à tous les coups.

Le premier SMS déclenche une vague qui s’apparente littéralement à un tsunami.

- Quoi ? Comment ça ? C’était bien ? Alors là bravo ! Putain tu es étonnante Livie ! Il faut
qu’on se voit etc etc.

Rendez-vous est pris pour dimanche, en fin de journée. Dans un café près de chez Valentine. J’envoie
aussi un message à Val pour lui dire que ce soir, je suis censée être chez elle, et là, elle craque, elle
m’appelle daredare.

- Olive, c’est moi !


- Ah salut.
- Dis-donc, tu es pleine de surprises ma cocotte...
- Je sais.

Je bois du petit lait.

- C’était comment ?
- Très bien.
- Mince, Livie, donne les détails !
- C’est privé.
- Oh t’es pas chic, c’est quand même grâce à nous tout ça !
- Justement. Quand on offre un cadeau, on n’insiste pour savoir si ça a plu et comment on
l’a utilisé...

Eh eh.

- Bon, tu nous en diras plus demain... hein ?


- Je verrai.
- Et tu le revois ce soir ?
- Oui.
- Chez lui ?
- Oui.
- Alors tu vas euh...
- Sans doute.
- Zut, Livie, t’es pas cool là !

Du coup, je craque et lui en raconte un peu plus. Je m’inquiète de l’aspect saucisse comprimée et
douloureuse, elle me rassure. Ça passe avec l’entrainement. Elle me dit de faire gaffe à ne pas tomber
enceinte. J’avais oublié cet aspect-là des choses, bécasse que je suis. Elle m’exhorte à acheter des
préservatifs et à prendre rendez-vous chez une gynéco, le genre de choses auquel je n’avais
absolument jamais pensé à faire de ma vie.

195
Elle me file le numéro de la sienne, une femme compétente mais froide et distante, ce qui est le cas
selon elle de toutes les gynécologues, cela fait même partie de la prestation. Léna l’a testée et a
confirmé qu’elle était exceptionnellement froide mais efficace.

- Ne lui pose que les questions absolument nécessaires, sinon ça l’agace. Elle n’a pas que ça à
faire !

Un autre SMS, celui de Romain. Je t’attends quand tu veux, n’apporte rien d’autre que toi... Je le relis
au moins 20 fois, même si je ne suis pas amoureuse. C’est juste que... un homme avec qui j’ai des
rapports sexuels m’écrit des choses vraiment trop euh fortes ? Je n’ai jamais vécu ça ! C’est presque
mieux que la mention au bac !

Bien sûr j’achète, et du vin, et un gâteau en prétextant que c’est pour les copines. Je mets au moins
deux heures à choisir quoi mettre avec Maman qui se demande ce que je fabrique avec ce tas de
vêtements sur le lit.

- Mais enfin ma chérie, ce n’est qu’un dîner avec des copines !


- On a ordre de bien se saper !
- Mets ta petite robe bleue, avec tes yeux, c’est magnifique...

Sauf que j’ai l’air d’une apparition de la Vierge. Or, vierge, je ne le suis plus...

Je finis par opter pour un jean (plus cool) et un chemisier un peu échancré (plus sexy). Bottines, fard
aux joues, aux paupières.

Je suis prête pour le grand soir.

Maman et Papa se préparent pour l’Opéra. Maman s’efforce d’avoir l’air contente mais je sais qu’elle
aurait préféré rester à la maison. Papa me fait mille recommandations.

- Dans le métro, tu restes près des portes... tu ne regardes personne dans les yeux... et tu
m’appelles s’il est plus de 22 h00, d’accord ? Je viendrai te chercher !
- Mais tu seras à l’Opéra !
- Tant pis, je viendrai te chercher !
- Oh mais non...
- Si, si, ne discute pas ! Une jolie fille comme toi ne va pas rentrer seule en métro à des
22h00 passés !

Oh quelle croix. Comment vais-je faire ?

Ainsi, à 19 heures, après avoir traversé tout Paris, je sonne à la porte de Romain. Il m’ouvre, avec ses
boucles brunes, ses yeux brun vert, en tee-shirt noir, jean noir, la musique à fond. Du rock. Mon Dieu,
je me sens soudain à la fois très jeune et très vieille.

- Salut !
- Euh salut !

Il me débarrasse de mon caban fétiche. Un long silence.

- C’est cool que tu sois venue !


- Ben euh oui, c’est ce qu’on avait prévu...
- Oh, tu sais, entre les hommes et les femmes, ce qui est prévu...

Oh son air malicieux. Première leçon du jour à Olive Bécassine.

196
- Tu as dit quoi à tes parents ?
- Euh moi ?
- Ben oui, toi !
- Et toi ?

Là, il éclate de rire.

- Tu es vraiment impayable, Livie !


- C’est ça, moque-toi...

Je fais la tête. Enfin vaguement. Il s’approche, et m’embrasse. Je fais tout comme il faut. Il me prend
par la main et m’emmène dans sa chambre. Il me couche sur le lit, se couche sur moi et m’embrasse
en se frottant contre moi. J’aimerais bien boire un peu, avant tout ça.

- Détends toi Livie, on se connait maintenant...


- Pas tant que ça... on ne pourrait pas euh... boire un peu avant...
- Oh mais oui, bien sûr !

Il va nous chercher la bouteille de vin, et 2 verres. Si mes parents me voyaient, mon Dieu, boire du vin
au lit... Il débouche la bouteille, emplit un verre, et me le tend.

- À nos amours !
- Hein ? Quoi ?

Il se marre devant mon air ahuri.

- Façon de parler, of course...

Bien sûr, pff. Nous buvons, silencieusement. J’attends que ça fasse effet. Une chaleur m’envahit peu
à peu, je sens plus légère... mon Dieu, vais-je devenir alcoolique pour réussir à faire ça ?

- Ça ne t’ennuie pas de recevoir une fille dans l’appart de tes parents ?


- Ben non, pourquoi ?
- Parce que moi, ça ne serait pas du tout possible.
- J’ai cru comprendre en effet.
- Tu sais, c’est moi aussi qui ne veux pas... mes parents sont très gentils mais bon, d’une
autre époque.
- Ah bon, ils ont quel âge ?
- Ma mère va avoir 50 ans, et mon père en a 55...
- Mais ils sont super jeunes !
- Tu trouves ?
- Ben oui, les miens ont 68 et 70 ans... Je suis né sur le tard... une FIV.
- Non ?
- Si ! Ils m’ont eu à près de 38 et 40 ans, je vais en avoir 31... Du coup, je suis fils unique.
- Moi aussi ! Euh je veux dire… moi aussi je suis fille unique !
- C’est dur hein ?
- Tu rigoles ? C’est merveilleux !
- Merveilleux ?!

Du coup, nous parlons de ça, le fait d’être fils et fille uniques. Romain aurait voulu avoir au moins un
frère, et surtout une petite sœur. Il a toujours rêvé d’avoir une petite sœur à qui apprendre la vie. Ses
parents sont plutôt du genre zen, surtout sa mère, une graphiste tendance baba cool si j’en crois la
photo que j’ai vue dans le séjour. Quand il était lycéen, sa petite copine venait dormir à la maison

197
(j’aime autant ça plutôt que vous le fassiez dans des buissons !!). Il est resté près de deux ans avec elle
puis ne s’est jamais remis vraiment en couple, sauf avec Juliette, la femme mariée (mais être en couple
avec une femme adultère, est-ce vraiment être en couple ?).

- Je n’ai pas envie de me caser trop tôt tu vois…


- Moi non plus.

Est-ce vrai ? Je ne sais pas. Je ne me suis jamais vraiment posé la question. D’abord la thèse, avec cette
année l’objectif perdre ma virginité (c’est fait), pour le reste… Je n’ai toujours pensé qu’à mes études,
à ma thèse, les concours ensuite à passer, etc.

Le père de Romain travaille dans les assurances, enfin travaillait. Ils ont tous deux pris leur retraite
près de Marseille, la ville natale de la mère de Romain. Elle travaille encore un peu, est bénévole pour
des associations (un point commun avec ma mère) et ils ont la belle vie.

- Tout le temps en vacances en ayant la santé ! Vive la retraite moi je dis !

Sport, marche dans les calanques, voyages en Corse, Italie, Grèce, Croatie…

Ils lui laissent donc l’appart (autant que quelqu’un y habite) le temps qu’il ait suffisamment d’apport
pour s’en acheter un.

- Mais quand même, même si ce n’est pas de leur faute, j’aurais tant aimé ne pas rester fils
unique...
- C’est ta mère qui avait un problème ?
- Les deux. Ils étaient quasi stériles quand ils se sont décidés à faire un enfant, vers la
trentaine... 8 ans pour me faire, j’ai bien failli m’appeler Désiré !
- Moi, c’est ma mère. Elle les perdait tous.
- Comment ça ?
- Je veux dire, elle faisait fausses-couches sur fausses-couches... On n’a jamais trop su
pourquoi.

Si ce n’est qu’être portée par une mère sur-angoissée, cela ne doit pas aider. .

- Ils ne m’ont jamais collé comme ils te collent toi, ça c’est sûr.
- Ils ne me collent pas, ils m’aiment.

Je proteste, en bonne fille loyale.

- Dès 10 ans, je faisais tout, tout seul… sport, musique, les courses aussi… Il est vrai qu’ils avaient
beaucoup de boulot. J’avais pas trop le choix.
- Mais je suis autonome !
- Ben à 24 ans j’espère bien…
- Et puis mes parents ne me collent pas, nous vivons ensemble, c’est tout.
- Mais enfin Livie, tu n’as pas envie d’être libre ?
- Mais je suis libre ! Tiens, la preuve, je suis ici !

Coup d’œil au réveil. Déjà 20 heures 00. Ils entrent à l’Opéra.

- Et quand tu auras fini ta thèse, tu partiras de chez eux ?


- Je ne me suis pas encore posé la question...

Encore une de fait que je ne me suis jamais posé. Je commence à me dire qu’il y a un paquet de
questions que je vais devoir me poser…

198
Romain lève les yeux au ciel et m’embrasse. Tu sens bon, il me souffle dans le cou, je travaille mon
baiser avec application. En fait, non, je ne travaille rien du tout, je sens une excitation me parcourir,
je me serre contre lui… qui monte sur moi.

- Allez, le missionnaire, le classique pour commencer !

Mon Dieu, s’ils me voyaient. Je sens sa main défaire la ceinture de mon jean, et fouiller dans ma
culotte. Cette fois, Olive Trouvegros ne ferme pas les cuisses, elle aurait plutôt tendance à les ouvrir.
Il a ouvert ma chemise, me suçote les pointes de sein, je me sens un peu bête.

- Ta bouche... prends moi dans ta bouche...

Mais je suis dans ta bouche, je veux dire, on s’embrasse non ? Puis je comprends, et je rougis. Pas ça
quand même, zut alors... C’est digne d’un film porno (enfin je suppose, je n’en ai jamais vu).

- Je ne peux pas... pas maintenant...

Je bafouille. J’ai peur qu’il ne s’énerve. Que tout s’arrête. Mais il a enlevé son slip, ma culotte, et il
entre en moi. Cela me brûle encore un peu mais comme il va doucement, ça va. Ça va même fort bien.
Sauf que flûte, les préservatifs...

- Romain... le... préservatif...


- Je... fais... comme... la dernière... fois...

Il ahane. Oui mais ce n’est pas sérieux. Je vais finir par être enceinte. Ou malade. Ou, ou... Sauf que
pof, un truc mouillé sur mon ventre, c’est déjà fini.

- Excuse-moi, je suis venu trop vite... c’est nul...


- Non, non, pas du tout...

Est-ce que je suis enceinte ? Il glisse sa main entre mes cuisses et me caresse le coco comme dirait
Maman sans qu’on ne sache d’où cela vienne, ce mot stupide.

- Allez, à ton tour...

Comment ça ? je veux protester, que fait-il donc là ? mais je me sens soudain très faible, gagnée par
une sensation étrange. Ce qu’il me fait là, personne ne me l’a encore fait, et c’est vraiment bon. Très
bon. Quelque chose me monte depuis le sexe, le ventre et explose dans tout mon corps. J’ai la tête
qui tourne et le cœur qui bat à 120 à l’heure.

C’est donc pour ça que tout le monde en fait des tas d’histoires ? Les ronds de jambes, les battements
de cil, les marées des abandons et des refus, oui, non, un non qui veut dire oui, et puis non finalement,
toutes ces pages de littérature pour cet éclair dans le ventre et la tête ?

Enfin, je suppose que c’est un début. Que cela peut monter bien plus haut... Et je commence à
comprendre que j’ai vraiment raté beaucoup, beaucoup de choses depuis que je suis devenue une
femme, à 13 ans et demi.

Je suis bien passée à côté de dix années de ma vie.

- C’est bon hein ?

Romain me sourit et je réponds bêtement, comme devant un plat délicieux, oui, très bon, merci. Tu
verras, me dit-il, cela peut même être cent fois meilleur... Certaines femmes peuvent même s’évanouir
de plaisir ! Ah bon ? Et euh c’est bien, ça, de s’évanouir de plaisir ?

199
- C’est fantastique merde ! Mais ça n’arrive pas aux hommes... finalement, nous, notre
plaisir n’est rien à côté du vôtre.
- Oui mais en attendant, c’est vous qui nous violez alors que cela devrait être le contraire à
ce compte-là !

Qu’est-ce qui me prend ? Mon Dieu, je suis saoule… et heureuse.

- En effet… On dit même que c’est pour cela que les hommes enferment les femmes, ils ont
peur de leur plaisir et ils l’envient... la boîte de Pandore, ce serait ça… Le plaisir féminin.

Nous mangeons ensuite, et c’est délicieux. Ce sont juste des pâtes à la tomate avec du gruyère râpé
(je te cuisinerai un bon petit plat) mais c’est tellement bon de manger ça avec un garçon qui est mon
amant. Mon amant... Je lui parle de ma thèse, de l’Europe, je suis emballée, il a l’air de boire mes
paroles mais en même temps, est-ce que ça peut passionner un bio-informaticien comme il dit, mes
histoires de construction européenne ?

- Bien sûr que oui, je suis un Européen convaincu ! Je suis parti en Erasmus quand j’étais en
dernière année d’école d’ingé... à Rome... J’ai adoré cette dernière année !
- Oui mais tu sais, une thèse de science politique, c’est très...
- Chiant ?

Il glousse. Je prends un air sévère.

- Non, mais c’est très sérieux, tu vois. Il faut du jargon, des concepts, des théorisations...
- Pourtant, tu as l’air de mener une enquête quasi journalistique ?
- Oui mais...

C’est ce moment-là que mon portable se met à sonner. Je sursaute. Il est posé devant moi. C’est Papa...
Mince. Je le laisse sonner, hypnotisée.

- C’est qui ?
- Euh...
- Tes vieux ?
- Ben euh...
- Merde alors...
- Il va falloir que j’y aille !
- Tu rigoles, Livie ? La soirée commence à peine...

22 heures 45. En général, à cette heure-là, je suis couchée dans mon lit avec un pavé de 500 pages du
style L’Europe, droit des choses, droit des hommes, ou encore, L’Europe, prolégomènes du monde de
demain...

- Mais j’ai dit que je ne rentrerai pas tard...


- Tu as 24 ans, Livie !

Il me regarde. Je lis dans ses yeux verts quelque chose comme de l’agacement. Mon cœur si joyeux
juste avant se serre. Comment vais-je pouvoir m’en sortir, comment vais-je pouvoir contenter tout le
monde ?

- Mens-leur ! Dis-leur que tu restes dormir chez Val !


- Mais, mais...
- Livie, tu préfères rentrer te pieuter seule dans ton lit de bébé ou bien passer encore
quelques bons moments avec moi et dormir ensemble ?

200
- Ben euh...
- Je te laisse réfléchir pendant que je débarrasse... Mais je te préviens, ça va être dur de
continuer tous les deux si dès 22h00, tu dois rentrer chez papa-maman.

Continuer tous les deux. Ça serait donc possible ? Et s’il me plaquait parce que je ne voulais pas blesser
papa-maman ? Mince, quel dilemme... On perd sa vertu et on se retrouve à devoir faire des choix
cornéliens !

Bien sûr que j’ai envie de rester ici ! J’ai envie de parler encore avec lui, j’ai envie de ses caresses, j’ai
envie de refaire l’amour. Donc, je dois mentir. En même temps, je les vois. Mes parents. Papa-Maman.
Inquiets. Pleins d’amour et tout tremblant d’angoisse.

Pour la première fois de ma vie, je souhaiterais vraiment avoir d’autres parents. Mon royaume pour
la mère de Valentine !

Je prends une grande inspiration, et je rappelle Papa après m’être enfermée dans sa chambre.

- Papa...
- Ah mon amour, je viens te chercher dans 30 minutes ?
- Eh bien en fait... On en est encore qu’au plat principal...
- Comment ça ?!
- Philo est arrivée en retard... elle avait un euh... lancement... donc on n’aura pas fini avant
minuit.
- Bon eh bien je viendrai à minuit... je vais en profiter pour bosser sur quelques dossiers.
- En fait...

Je prends une grande inspiration.

- Je vais rester dormir chez Valentine.


- Comment ça ? Ce n’était pas prévu !
- Eh bien, elle me l’a proposé... car demain matin, je dois travailler avec elle sur le thème
de l’Europe... pour sa classe...
- Mais vous ne l’avez pas déjà fait ? Maman me dit que le mois dernier, elle t’a aidée à faire
un petit cours à ses mioches sur la Communauté européenne…

Bon sang, mais laissez-moi ! Arrêtez de vous souvenir du moindre de mes faits et gestes !

- Si, mais euh, c’est sur un autre thème euh... européen.


- Bon, bon...

J’entends ma mère parlementer derrière.

- Maman demande comment tu vas faire, tu n’as pas pris de pyjama, ni de brosse à dents,
ni de vêtements de rechange... enfin, tu vois ce que je veux dire... maman me dit que tu
dois absolument changer de sli…
- Papa, Valentine va m’en prêter !
- Elle dit aussi que demain, il faut absolument que tu sois là à 12 heures 00, Mamie Lucette
vient déjeuner pour ton anniversaire, tu te rappelles ?
- Oui ! Bien sûr !
- Bonne nuit ma chérie… tu es vraiment sûre que tu ne préfères pas que je vienne te
chercher ?
- Non, non...
- Ta mère va se faire un sang d’encre tu sais...

201
- Mais pourquoi ?
- Elle n’aime pas quand tu dormes loin d’elle... Elle imagine toujours des tas de choses.

Et toi aussi, je suppose. Je réussis à raccrocher, j’ai les mains moites. Je me sens mal à l’aise. S’ils
savaient... Je reviens dans le séjour et retrouve Romain en train de boire d’un air songeur un verre de
vin allongé sur le canapé.

- Alors ?
- C’est fait.
- Super !
- Il faut que je prévienne Valentine...
- Dac.

Je fais un SMS à Valentine. Je sais qu’elle se tient prête à cette option. Elle est ravie de me rendre ce
service et je la sens aussi assez sidérée. Qu’a-t-on de leur bonne vieille gourde d’Olive ?

Plus tard, après avoir discuté en se caressant sur son canapé, nous nous transportons dans son lit.

- Quand même, je me sens moche de faire ça...


- Arrête, Livie, ils ne te laissent pas vraiment le choix.
- C’est par amour...
- L’amour a le dos large ! Les femmes battues, c’est par amour aussi ?
- Mais je ne suis pas battue !
- Non mais tu vois ce que je veux dire ? L’amour n’excuse pas tout, et sous certaines formes,
ce n’est plus de l’amour mais de l’emprisonnement... de l’aliénation d’autrui même !

Il me parle de sa Juliette. La femme mariée. Si elle a trompé son mari, c’est aussi qu’il ne lui laissait
aucune liberté. Il était persuadé qu’elle le trompait, alors à force, tant qu’à faire d’être soupçonnée,
autant y aller. Elle était tellement à bout...

- Je l’ai rencontrée, son deuxième fils avait six mois.


- Six mois ?!

Comment peut-on tromper son mari quand on a un bébé de six mois ?

- Oui, elle était au parc, je prenais ma pause déjeuner. On a discuté, je lui ai dit que son
bébé était très beau, ce qui était vrai, son fils était magnifique, et elle s’est mise à pleurer...
- Non ?!
- Si, elle était en pleine dépression post-naissance et même d’avant la naissance, elle ne se
retrouvait plus dans sa vie...
- Mais alors tu as profité de sa faiblesse ?
- Qu’est-ce que tu vas chercher là ? Pas du tout !
- Je veux dire... elle était psychologiquement faible, l’après-accouchement, le...
- Je te dis, ça datait de bien avant ! Avant même la naissance de son premier fils.
- Ah...

Romain m’explique que cette Juliette était une charmante ostéopathe, sportive et énergique (sauf
quand il l’avait rencontrée donc). Elle était alors abattue et déprimée, perdue dans sa vie. Elle avait
épousé son mari jeune, à 22 ans, mais ils avaient eu leur premier fils, Lucas, à 30 ans car ils voulaient
finir leurs études.

Lui était chercheur en mathématiques, un type brillant mais fou. Après deux années passées
ensemble, il s’était mis à la fliquer, persuadé qu’elle le trompait. Ils venaient à peine de se marier, elle

202
était très amoureuse de lui. Aucune raison qu’elle aille voir ailleurs. Sauf que... il était persuadé que
si. Il la suivait, espionnait ses messages, craquait ses codes informatiques, elle n’avait plus de vie à
elle.

Pourquoi n’était-elle pas partie à ce moment-là ? Après tout, elle n’avait même pas encore d’enfant !

- La vie est parfois compliquée, tu sais, Livie…


- Mais en quoi ? Elle avait un travail, des diplômes, la santé !

Elle n’en avait pas eu le courage. Elle avait vécu seule de 17 à 21 ans et avait trouvé ça très dur. Ses
parents étaient divorcés, chacun avait refait sa vie, il n’y avait plus aucune place pour elle nulle part,
et ce, dès l’adolescence, une adolescence très solitaire. De vivre seule la rendait complètement
déprimée. Vide. Et alors, elle avait rencontré Hugo, son mathématicien brillant mais fou.

Et puis Juliette l’aimait, malgré tout, son mathématicien de mari.

Quand elle s’était retrouvée enceinte de Lucas, elle s’était dit que tout allait changer. Elle avait connu
un vague répit, avant qu’Hugo ne remette cela. Elle était alors enceinte de Nils, leur second garçon...
Il lui avait pourri toute sa grossesse, il l’imaginait même à neuf mois alors qu’elle avait du mal à
marcher, s’envoyant en l’air avec son collègue kiné avec qui elle partageait les locaux. Le fait que ce
dernier soit homosexuel n’avait même pas su arrêter ses fantasmes...

- C’était un fou ! Un fou amoureux et un fou possessif ! Un pur pervers !

Je ressens un curieux pincement au cœur. Comment pourrait-il m’aimer moi, même un peu, après une
telle histoire ? Car cela devait en être une pour s’accrocher à une femme visiblement mariée avec un
type aussi dangereux.

Car à force de soupçons, d’interrogatoires, de disputes et de mauvaises paroles, Juliette avait fini par
regarder ailleurs. Sur le banc à côté d’elle, en quelque sorte. Romain serait l’unique avec qui elle
commettrait cet adultère. Ce n’était pas ce qu’elle recherchait au départ. Elle voulait juste respirer et
quelqu’un qui l’écoute...

- L’adultère, comme tu y vas, Livie... la vie est quand même un peu plus compliquée que ça.
- Elle l’a pourtant bien trompé, son mari. Je sais bien que c’est classique et qu’il l’a
visiblement cherché, néanmoins, tromper c’est tromper, et moi, jamais je ne ferai ça !
JAMAIS !
- Qu’en sais-tu ? Tu commences à peine ta vie...
- Ne le prends pas mal, Romain, mais je pense que certaines personnes sont absolument
inaptes à tromper quelqu’un... je trouve ça trop... moche. Ce serait comme me tromper
moi… C’est abject !

Romain proteste.

- Mais tu ne sais pas ce qui peut te tomber dessus.


- Non, mais je sais au moins qui je suis.
- En es-tu si sûre ? Pensais-tu hier mentir à papa-maman ce soir ?

Romain insinue un peu vilement. Et justement, je dois bien l’admettre.

- Ne dis pas papa-maman, c’est déplaisant...


- Excuse-moi mais...
- Je suis naïve, je sais, vas-y, dis-le ! ça fait bien dix minutes que personne ne me l’a dit !
- Mais j’ai pas dit que...

203
Je suis en colère. Je commence à en avoir assez de ce monde où les naïfs sont toujours moqués. On
dirait que les gens prennent plaisir à être mauvais. Qu’être intelligent et pertinent, c’est être cynique !
Je dirais pour ma part qu’ils aiment surtout à se vautrer avec bonheur et complaisance dans leur
cynisme ou leur égoïsme... qu’ils ont le culot d’appeler « lucidité ». Car ce qu’ils appellent « lucidité »,
c’est souvent juste de l’égoïsme ou un manque de cœur voire les deux ! Ils n’ont pas d’empathie, pas
de véritable intérêt pour leur prochain, et ils se sentent fiers et intelligents de cela ! Imbéciles !

Le rouge aux joues, je me redresse dans le lit.

- J’ai quand même le droit d’avoir certaines valeurs non ? De ne pas marcher
automatiquement avec les masses ? Désolée mais il faut être résolument moderne n’est
pas mon adage Monsieur !

Romain a admis gentiment que tel était mon droit, après tout.

En tout cas, il a insisté sur le fait que Juliette était une fille bien. Une femme malheureuse avant tout.
Elle s’était profondément attachée à Romain, alors qu’au départ, c’était juste un geste désespéré. Elle
avait désormais deux problèmes, son mari qui la harcelait et qui était le père de ses enfants, et son
amant, qui lui demandait de quitter le premier pour vivre avec lui.

Or elle ne voulait pas que ses fils grandissent sans père.

- Mais ils l’auraient vu... je veux dire, ils auraient pu faire une garde partagée.

Regardez comme Olivie Trouvegros en sait des choses sur cette vie.

- Comme elle venait d’une famille de divorcés, avec un divorce très dur, elle ne voulait
surtout pas faire subir ça à ses propres enfants ! Elle me disait qu’elle ne le quitterait
qu’une fois les enfants élevés et partis... je n’allais tout de même pas attendre 20 ans.

Encore heureux. Sinon je serais encore vierge, et seule.

Je commence malgré tout à avoir une meilleure opinion de Juliette, même si je trouve assez
désagréable d’entendre parler d’un grand amour qui s’est fini juste parce que l’un des protagonistes
n’était pas libre.

- Alors tu l’as quittée ?


- Oui... et ça a été très dur.
- C’était quand ?
- En septembre...
- Quoi ?! Et tu sors déjà avec une autre fille ?!
- Ben dis, c’était il y a plus de six mois...
- Oui mais quand même...

Moi, il me faudrait au moins cinq ans pour m’en remettre. Je ne sais même pas si je m’en serais remise.
Le monde est fou, décidément.

Nous papotons encore un peu, je commence à me sentir fatiguée. Il est près de minuit. Romain
m’embrasse, à nouveau, puis il me soulève et me mets sur lui. J’ai un peu honte car je me sens un peu
trop enrobée pour une telle position que je trouve par ailleurs un peu euh cochonne (encore du porno,
enfin il me semble). Mais je n’ai pas le temps d’exprimer mes complexes, il a déjà saisi mes fesses et
s’est glissé en moi.

- Bouge, bouge comme tu le sens... c’est toi la maitresse femme !

204
Je rougis mais je m’exécute. En bonne élève. Il me dit de chercher là où c’est le plus agréable. Ce que
je fais et ma foi, ma fatigue recule... ainsi que ma pudeur. Je n’ai plus mal, et je le sens mieux, de mieux
en mieux. Il tient mes fesses entre les mains, cela me trouble, elles sont si grosses, si rondes, il me
souffle, impeccablement rondes. Le plaisir me traverse et je me dis que cette fois, c’est sûr, je suis
enceinte, j’ai trop joué avec le feu.

- Mais non, je ne suis pas venu, moi...


- Oh...
- Oui, je suis un peu crevé, je pense.

Je me sens dépitée. Est-ce le fantôme de la Juliette ? En même temps, au moins, je ne serai pas
enceinte. Il faut vraiment que je prenne la pilule ! Même si j’ai toujours pensé que je tomberais très
difficilement enceinte, avec une mère, reine de la fausse-couche.

Je me serre contre lui. Je suis nue, je ne me suis pas lavé les dents, ni le reste. S’ils me voyaient, papa-
maman... Il m’entoure de ses bras, je sens son souffle et au moment de s’endormir, il bascule de l’autre
côté.

Je m’endors aussitôt.

ꖿꖿꖿ

Le matin, quand j’ouvre les yeux, je me demande où je suis. J’entends de la musique, un orchestre
de cordes, et surtout, des voix, des voix dans l’appartement. Mon Dieu, des gens parlent. Et Romain
qui dort encore à côté de moi... je le secoue.

- Romain, y a des gens qui parlent...


- Hein, quoi ?

Il se réveille en se frottant les yeux. On entend des bruits de pas, des placards qu’on ouvre. Une voix
de femme qui s’exclame, mais où diable a-t-il rangé le café ? Et une autre, d’homme, tais-toi, Coline,
tu vas le réveiller ! Des cambrioleurs ? Des cambrioleurs qui cherchent du café ??

- Ce sont mes parents, je pense...

Il a dit ça d’une voix calme, sans aucune trace de panique.

- Mais, mais... tu disais qu’ils ne venaient jamais... qu’ils prévenaient toujours avant...
- En règle générale... mais comme à toute règle, il y a des exceptions.

Il me dit, avec un petit sourire. Et il m’embrasse et essaye de... avec ses parents à côté ! Mon Dieu !

- Relax, tu n’es pas la première fille que je ramène à la maison...

J’accuse le coup. J’imagine un défilé de corps féminins et nus dans son lit et cette chambre assez
neutre. Des étagères Ikéa, un bureau en bois clair, un poster de la terre vue du ciel, et c’est tout.

- Je veux dire que mes parents savent bien que j’ai une vie... sexuelle notamment... ils ne
rentreront certainement pas ici, dans la chambre !

Encore heureux, mince. Je fais mine de me lever.

- Où vas-tu ?
- Je vais m’habiller et puis, je vais partir... par la fenêtre !
- Mais on est au sixième étage, ma belle !

205
- Je, je... je vais marcher sur les toits, et puis, arrivée au bout, je vais euh... me laisser couler
le long du mur...
- Tu vas surtout t’écraser sur le sol ! Du calme, Livie, je t’ai dit qu’ils ne viendraient pas ici.
- Oui mais...

Mamie Lucette. Le déjeuner. Être là à midi. Quelle est heure est-il ? 10 heures 30, nom de Dieu déjà !

- Je dois y aller !
- Tu ne veux pas lézarder un peu avec moi... au lit... au chaud... la leçon n’est pas terminée...
- Si ! C’est fini pour ce week-end ! Je dois être chez moi à midi !
- Sinon ta mère se transforme en citrouille, c’est ça ?
- Ahah ! Non, il se trouve qu’on fête mon anniversaire avec...

Si je dis ma grand-mère, je vais encore avoir droit à la soupe au mépris. Alors je mens, maintenant que
je m’y suis mise après tout...

- ... avec toute ma famille ! Mes cousins ! Mes cousines !


- Ah, merde.
- Je fais comment ? Oh Romain, s’il te plait, tu ne veux pas aller faire diversion ?
- Nan, chuis bien au lit...

Et il se renfonce dans la couette. Je me sens désemparée. Je ne vais quand même pas sortir comme
ça de sa chambre. Je pourrais dire que je suis... la voisine... venue vérifier une fuite d’eau ? Mais en ce
cas, pourquoi serait-il couché nu dans son lit ?! Je me tords les mains de désespoir, c’est bien ma
veine !

Mais Romain a pitié de moi. Il sort de dessous la couette et enfile un slip, puis se dirige vers la porte.

- Tu ne vas pas y aller comme ça, quand même ?!


- Ben si...
- Mais ça ne se fait pas ! ce sont tes parents !
- Ben justement... je te rappelle que quand je suis sorti du ventre de ma mère, j’étais nu.
- Oui mais... je, je... n’étais pas... euh là...
- Ah ça c’est sûr ! allez, hop hop hop, on y va, allons saluer tes futurs beaux-parents !

Et sur ce, il sort. J’entends des exclamations.

- Oh voilà le fiston !
- Mon lapin on t’a réveillé ?
- Ouais, vous en avez fait du boucan, merde !
- Tu vois, Coco, je t’avais dit, à croire que tu faisais exprès !
- Scuze moi, Rominou, mais j’avais urgemment besoin d’un café...
- Qu’est-ce que vous fichez ici ?
- Ta mère a voulu aller à l’Opéra ! La flûte enchantée ! Comme si elle ne l’avait déjà vu au
moins 22 fois son flûtiau !
- C’est toujours aussi beau, quand la femme... carminda ? florina ? oh je ne sais plus, se met
à chanter...

Et là, je crois rêver mais la mère de Romain se met à chanter. À tue-tête et avec une voix magnifique.
Ses trilles et envolées lyriques volent jusqu’à moi, et me mettent les larmes aux yeux. Où suis-je
tombée mon Dieu...

Je m’assois sur le lit, 11 heures 05, comment vais-je faire ?

206
- Au fait, j’ai quelqu’un à vous présenter...
- Une quelqu’une tu veux dire ?

J’entends la mère glousser.

- Ahah oui bien sûr... soyez sympa, elle est un peu euh... timide.

La porte s’ouvre. Romain passe la tête et me fait signe de venir. Je me lève, avec une énorme boule
au ventre. J’enfile mes vêtements à la va-vite, mes mains tremblent et s’il n’y avait pas ce fichu
déjeuner, je refuserais de venir...

- Je vous présente Olive, Livie pour les intimes...


- Bonjour Livie !

S’écrie sa mère et elle me claque deux grosses bises. Elle a les cheveux auburn coiffés en pétard, une
jupe courte avec des collants verts et une grosse veste de velours. Et un petit bonnet gris, posé sur la
tête. Et des lunettes, rose vif.

Et elle a 68 ans, selon son fils, et moi, je lui en donnerais dix de moins. C’est bien simple, elle fait
presque plus jeune que ma mère, à moi, même pas encore 50 ans.

Son père, un grand type maigre et brun, qui a les mêmes yeux que Romain, me serre la main. Pas de
petit bonnet gris ni de collants verts, non, juste un velours sombre élimé et une chemise
impeccablement repassée.

- Bonjour, mademoiselle... nous sommes navrés pour tout ce dérangement.


- Surtout que ce n’était pas prévu ! Mais quand j’ai vu, à Tours, où nous rendions visite à
Véro que la flûte enchantée se jouait à Garnier, j’ai décidé de filer à Paris ! Tu sais que
nous avons nos entrées avec ton parrain, Gilou le maquilleur de ces dames !

Romain baille en se grattant l’entre-jambe. Et c’est moi bien sûr qui rougis.

- Mais vous avez logé où ?


- Ben à l’hôtel ! Comme quand on était jeunes, hein minou !

Minou. À son mari. Ce grand homme plutôt austère. Ex-courtier en assurances.

- Et vous repartez quand ?


- Oh mais vous ne nous dérangez pas !

Glousse le père de Romain. Sa mère enchaîne.

- On pourrait déjeuner ensemble non ? ça serait sympa... on ferait connaissance comme


ça !
- C’est que...

J’ai le tournis. L’avant-veille, j’étais vierge et seule, et là, me voilà déjà invitée à un repas de famille
avec les parents de mon... copain.

Romain baille encore et annonce.

- Olive doit y aller ! Elle doit fêter son anniversaire avec ses parents...
- Ma famille tout entière...

Je précise d’une voix faible.

207
- Je dois y aller justement...
- Bon anniversaire Olive ! Cela vous fait combien ?

Demande poliment le père.

- 24... euh 22 ans...

Sa mère saute sur place comme si c’était la meilleure information au monde.

- Quelle jeunesse ! Eh bien ce sera pour une autre fois, Livie...


- Je vous remercie et euh... désolée pour le dérangement.

Je bafouille. Je commence à me diriger, à reculons, vers la porte et ne voyant pas le sac de voyage
posé par terre, je trébuche dessus et m’étale les 4 fers en l’air. Eclat de rire général (en fait juste
Romain). Je deviens toute rouge.

Le père se précipite pour m’aider. Mais pas Romain.

- Coco, je t’ai toujours dit bon sang de ne pas laisser traîner tes affaires dans l’entrée ! Un
jour tu vas finir par tuer quelqu’un !
- Mince de mince, oui, Tante Véro a bien failli faire un triple flip en trébuchant sur lui hier...
je suis vraiment trop nulle, nulle, nulle...

Sa mère se précipite et enlève le sac. Mais toujours pas Romain. Elle me tâte les membres, la tête.

- Ça va ? ça va ?
- Euh oui très bien... euh j’y vais...
- Attends ! Je t’accompagne au métro !

Ah enfin. Romain se décide à prendre sa veste et à m’accompagner. Nous descendons sans mot dire.

- Ça ira ? Il est 11 heures 30...


- Oui, je vais courir et je serai à l’heure... enfin, pas trop en retard...

Au métro, il me serre dans ses bras et me dis, à bientôt ma jolie bêtisiere, fais attention où tu mets les
pieds, la vraie vie est dangereuse... Je l’embrasse en riant, mais je me sens triste comme si je le quittais
pour un mois... ou à jamais. Quand je pousse le portillon, il me crie, on se fait un ciné demain ! D’ac ?
Dac ! Je lui crie, toute contente... avant de me rappeler que demain, c’est la veille de mardi, le jour où
je dois aller à Bruxelles rencontrer l’huile de Babar. Et que je n’ai pas fini du tout de préparer mon
questionnaire et que... ohlala... comment vais-je pourvoir réussir à gérer tout ça ?

Dans le métro, je sors mon portable. J’ai au moins 3 messages de mon père et un sms de Valentine
qui me dit que Maman a appelé. Elle a dit que j’étais sortie car j’avais une course à faire... À ce
moment-là, le téléphone sonne, c’est elle, Maman.

- Allo ? Ma chérie ? c’est toi ?


- Oui, c’est moi !
- Mais où es-tu ? Il est midi 7 !
- Je, je... j’arrive...
- J’entends du bruit... on dirait le métro... tu es dans le métro ?
- Oui ! J’avais euh une course à faire !
- Un dimanche ?!
- En fait, j’ai dû passer de toute urgence récupérer un livre chez euh une copine de Sciences
Po... c’est pour mon interview de mardi...

208
- Oh mon Dieu ! Mamie Lucette est déjà là depuis 30 minutes !

C’est son problème, flûte à la fin.

- Je suis là... dans euh dix minutes...


- Dix minutes !
- Oui, pas plus !

À midi 35 je pousse la porte. Ils sont tous assis l’air sinistre dans le séjour. J’ai soudain une énorme
envie de pleurer quand je pense que je pourrais être à déjeuner avec Romain et mes futurs beaux-
parents tellement extravertis (la mère du moins).

Je vais embrasser Mamie Lucette.

- Bonjour Mamie !
- Tu es en retard.
- Je sais, je suis désolée... je devais récupérer un livre et j’ai mal géré mon temps...
- Enfin, ce n’est pas grave, tu es là, toi, et c’est bien là l’essentiel !

Elle dit ça, en jetant presque un regard dédaigneux aux deux autres.

Quand j’étais petite, Mamie Lucette était drôle et gentille, même si elle avait déjà ce côté sombre qui
lui faisait dire parfois des méchancetés. Avec l’âge, c’est la face obscure qui a gagné. Curieusement,
moi, elle m’épargne. Petite, j’ai passé des vacances merveilleuses avec elle, à la mer, en Normandie.
Elle m’a beaucoup parlé de la seconde guerre mondiale où elle était jeune fille. Je sais (pour avoir
écouté aux portes sans le vouloir) qu’elle a perdu son fiancé dans cette guerre et qu’elle a dû épouser
le fils des voisins de ses parents (il fallait bien finir par se marier).

Mon grand-père est mort quand j’étais enfant, je l’ai donc très peu connu. Je me souviens d’un petit
vieux à la peau rose qui dormait souvent dans son fauteuil quand ils venaient déjeuner à la maison.
Mamie Lucette m’a beaucoup promenée dans les cimetières en bord de mer ou des villages. Elle avait
et a encore une obsession des dates, elle calculait en un clin d’œil l’âge des morts, et s’amusait à relier
leurs dates de naissance à celles de personnes qu’elle connaissait.

- Tiens, Olive, un 18 mai, comme toi ! Elle est morte à 8 ans... ô pile ton âge ! Tu te rends
compte ? Quelle horreur !

Mamie Lucette avait à cœur d’entretenir les tombes délaissées, elle leur mettait des fleurs, arrosait
les plantes en pots, jetait les plantes pourries. Je jouais avec les petits cailloux de l’allée et je l’écoutais
me racontait comment serait sa tombe.

- Tu me promets, Olive, que quand je serai morte, tu viendras entretenir ma tombe ?


- Oui, Mamie.
- Tu me parleras ?
- Bien sûr, Mamie.
- Tu changeras mes fleurs ?
- Mais oui, Mamie ! Bon, on y va ?
- Attends, je finis cette tombe... si ce n‘est pas malheureux... une petite jeune fille de 19
ans... regarde comme elle avait l’air gentille...

Une photo à moitié passée dans un médaillon cucul. Une tête sans expression avec de grosses joues
et des cheveux frisés. Laide, quoi.

209
Bref. Quand Mamie Lucette s’est retrouvée veuve, elle a décidé de s’occuper en se trouvant tout un
tas de maladies. Bien qu’en relative bonne santé, à 70 ans, elle a exigé de rentrer dans une maison de
retraite médicalisée où les pensionnaires sont grabataires ou en fauteuil roulant, sinon fous ou quasi
morts vivants. La cour des miracles sans les miracles, comme dit Papa.

Heureusement, Papa nous sert à boire et cela détend l’atmosphère car malgré son cancer du foie (à
venir), Mamie Lucette aime toujours bien boire. Je trinque, je papote, je les regarde. S’ils savaient, s’ils
savaient tous ce que je suis devenue... ce que j’ai fait hier soir.

J’ai l’impression de détenir un secret comme on détient une bombe.

À table, Maman nous sert son merveilleux canard à l’orange. Mamie Lucette le trouve bien sûr trop
gras et trop sucré, quand il est juste délicieux.

- Maman, le canard est le volatile le plus gras qui soit. C’est comme ça !
- Oui mais là, il est vraiment gras... et ce sucre... tout ce sucre...
- Oh je suis désolée, j’ai pourtant respecté les proportions...

Maman a l’air penaud. Je me sens agacée, soudain.

- Il est très bon ce canard ! J’ai rarement mangé un canard aussi bon... merci Maman !

Maman me fait un sourire lumineux. Mamie Lucette bougonne. Elle n’ose pas me contredire car je
suis sa petite chérie.

Au dessert, elle râle que le gâteau au chocolat a trop de chocolat, et Papa lui rétorque que c’est sans
doute comme le canard qui ressemblait trop à un canard. Mamie Lucette le regarde d’un air mauvais.

- Moque-toi, tu seras bien malheureux quand je ne serai plus là !


- Sûr, mais en attendant, tu es là. Buvons à ta santé, Maman !
- Plus pour longtemps... Je ne voudrais pas gâcher le repas d’anniversaire de ma petite-fille
chérie mais le médecin m’a dit que je n’en avais plus que pour six mois à un an.
- Comme d’habitude, Maman. Ce sont des CDD de vie qu’il te fait ton médecin !

Maman étouffe un petit rire, Mamie Lucette lui jette un regard noir.

- Non, Louis, cette fois-ci, c’est sûr. Il me l’a prouvé, analyses en main.
- Et quelle est la cause de cette future rupture de contrat ?
- Ne ris pas, Louis, si tu savais...

Je suis inquiète. Je vois que mamie Lucette a du mal à parler. J’ai pourtant l’habitude de ses
sempiternelles sonnettes d’alarme. Elle a eu successivement un souffle au cœur, une insuffisance
rénale, un cancer du sang, un autre des os, une occlusion intestinale, un AVC, etc. Mais là, je la trouve
très convaincante, je vois sa main qui tremble sur la petite cuillère et j’apercevrais presque des larmes
dans ses yeux.

- Je ne te le dirai pas de quoi il s’agit, mon fils, puisque tu sembles trouver cela si drôle...

Un silence. Mamie Lucette s’essuie la bouche avec soin et replie sa serviette, de même.

- Allez Maman, avoue... à chaque fois, on craint le pire et tu es toujours là.


- Mais oui, Lucette, je suis sûre que vous avez encore de nombreuses années devant vous.

Mamie Lucette les regarde et elle secoue la tête.

210
- Non. Cette fois, je suis cuite.

Elle se tourne vers moi.

- Ma chérie, je t’ai fait un petit chèque... un gros en fait puisque cette année ce sera le
dernier... tu t’achèteras quelque chose de beau, qui te fera penser à moi... à ta pauvre
Mamie qui sera morte bien seule...
- Oh Mamie !

Je me lève et vais l’entourer de mes bras. Elle tremble, c’est étrange. Je repense fort, fort, à mon
enfance, aux merveilleux moments passés avec elle, parfois si drôle... quand par exemple elle avait
jeté par la fenêtre à un chien, les steaks trop durs du dîner pour ne pas vexer les hôteliers et que le
chien les avait dédaignés. Il est aveugle ou végétarien ce clébard ou quoi ? Non, là, mais là, abruti de
clébard !! On avait eu une crise de fou rire à nous effondrer sur le lit en se tapant dans les mains
comme des gamines de 10 ans, mon âge à l’époque.

Pourquoi a-t-elle si mal vieilli ? Est-ce parce qu’elle n’a jamais connu l’amour ? Mon Dieu, qu’est-ce je
raconte... que m’arrive-t-il ?

Mamie Lucette me tend le chèque. 1000 euros... Elle est complètement folle ! Elle a une petite pension
qui lui vient de son mari, un employé de bureau, et c’est Papa qui doit payer le reste.

- Mamie, tu t’es trompée ! Ce n’est pas possible ! Tu as mis un zéro en trop !


- Non, ma chérie, c’est bien mille, m-i-l-l-e e-u-r-o-s...

Un grand silence. Papa se gratte la gorge.

- Maman, tu ne peux pas faire ça...


- Et pourquoi donc ? Je vais mourir, que ferais-je de cet argent ? Tu as peur que cela diminue
ton héritage ?
- Enfin Maman, tu sais bien que je gagne assez bien ma vie pour ne pas être à 1 000 euros
près !

Oups, cela va déraper. Je décide de couper court.

- Mamie, c’est trop... vraiment.


- Non, ma chérie, c’est le juste prix. Tu as 24 ans, tu es ma seule petite-fille et je vais mourir.
Que ferai-je de cet argent une fois dans mon cercueil ? Bon, je prendrais bien enfin mon
petit café... avec un carré de chocolat noir... le service traîne, aujourd’hui !

Maman se dépêche de servir le café, dans le salon. Mamie Lucette est tassée dans son fauteuil, elle
tourne avec délicatesse sa petite cuillère dans la tasse tout en croquant de même, son carré de
chocolat.

- Avec tout ça, on ne t’a toujours pas donné tes cadeaux ma chérie !
- Ma grande fille de 24 ans !

Mes parents roucoulent.

Comme cadeau, ils m’offrent un iPod et un abonnement au théâtre... avec eux. Avant, j’aurais été très
heureuse de recevoir ces cadeaux, sachant que je me moque de ce que je reçois, puisque seul le geste
compte n’est-ce pas. Aujourd’hui, ils me pèsent... Je me dis que ces soirées théâtre, ce sera du temps
en moins pour Romain et encore une façon de me tenir ligotée à eux. L’IPod est déjà rempli des airs
qu’ils aiment, opéra, musiques classiques... un peu de rock, mais du vieux. Il y a juste cette chanson

211
de Michel Sardou que j’ai toujours trouvée belle, Je vole, ses paroles me frappent, aujourd’hui, en
pleine face. A-t-il dû lui aussi mordre, battre ses parents pour devenir libre et adulte ?

- Bien sûr, mon chaton, tu peux mettre les musiques que tu veux... mais on s’est dit que tu
serais contente de retrouver ces musiques que tu aimes... ça te fera un début !

Je les remercie aussi chaleureusement que je peux. Je suppose que je serais censée jeter les cadeaux
par terre en leur disant que je ne suis plus leur petite fille de 10 ans et que je veux, que je dois vivre
ma vie, je devrais faire cela si j’étais une adulte, une vraie... mais cela me paraîtrait tellement injuste
et tellement méchant.

Je ne peux pas me forcer à être ce que je ne suis pas.

Je suis maintenant dans ma chambre, en prétextant que je devais étudier, ce qui n’est pas faux. Je
suppose qu’avec mon départ du salon, l’ambiance est au plus haut niveau, Maman réussira sans doute
à s’enfuir pour ranger la cuisine et Papa écoutera Mamie Lucette soliloquer sur ses maladies.

Je tiens l’iPod dans le creux de mes mains et j’ai une grosse envie de pleurer. Je sens que la gentille
petite Olive Trouvegros est en train de s’en aller, son enfance est en train de s’effacer par touches,
plus ou moins appuyées. À petits coups de pieds mais à coups de pieds malgré tout, frappés sur tous
ses contours. Le doux visage de sa mère, les moments vécus avec sa grand-mère, la silhouette
puissante et aimante de son père, la nouvelle Olive Trouvegros va peu à peu tous les effacer...

- Ma chérie ?

Ma mère, sa tête passée dans l’encoignure de la porte. Une fois de plus, elle n’a pas frappé à la porte.

- Quoi ? Tu ne peux pas frapper à la porte ?


- Excuse-moi ma chérie... c’est Mamie Lucette est en train de partir.

Un moment, je prends au sens figuré cette expression, à savoir que Mamie Lucette est en train de
mourir dans son fauteuil, au milieu du salon.

En soupirant, je me lève et vais embrasser Mamie Lucette qui a mis sa fausse fourrure. Je sens son
parfum, Coco Chanel. C’est l’odeur de la grand-mère de mon enfance, le parfum qu’elle a toujours mis
depuis que son mari, le défunt Charles Trouvegros, lui a offert en cadeau de fiançailles. Il était d’origine
belge par sa mère, et quand j’étais petite, on allait aussi parfois sur les plages de Belgique. On mangeait
des frites grasses avec de la mayonnaise et Mamie Lucette me chuchotait, tu diras rien à ta mère, elle
me tuerait.

J’éprouve soudain une nostalgie aigue pour cette époque.

- Au revoir, ma chérie, j’ai été si heureuse de te revoir.


- Merci Mamie Lucette... Euh pour le chèque, je ne vais pas...
- Mais si bien sûr. Tu vas le déposer sur ton compte et tu me diras ce que tu t’aies acheté...
ne tarde pas trop, je n’en ai vraiment plus pour très long...
- Ne dis pas ça, Mamie Lucette, je déteste entendre cela !

Je lui dis, énervée cette fois car je déteste vraiment ça. La mort, de mes proches comme de mes moins
proches.

- Je suis navrée, ma chérie, mais ta grand-mère n’est pas immortelle... surtout dans les
conditions où elle vit.

212
Je vois derrière mon père qui lève les yeux au ciel et Maman qui pince les lèvres. Comment leur en
vouloir ? Et comment en vouloir aussi à Mamie Lucette qui a eu, globalement, une vie morne et triste ?

Je suis fatiguée. Fatiguée de les comprendre tous, fatiguée de leur trouver à tous les meilleures raisons
du monde pour être ce qu’ils sont et m’en rendre captive.

Je retourne, soulagée, dans ma chambre. Un petit texto de Romain, ma blonde a-t-elle réussi à se faire
pardonner son terrible retard de la part de ses geôliers adorés ? Bon anniversaire encore ma petite
amie... qui fait aussitôt se dissoudre cette mélasse un peu glauque des après-midis dominicaux avec
Mamie Lucette, mélange de culpabilité, de reproches et de mol ennui.

Mes parents ont repris leurs occupations. Papa travaille à son bureau, Maman lit un roman près de la
fenêtre. Je sais qu’elle aimerait me parler, vider un peu son sac sur Mamie Lucette, mais là, non, je
n’en ai franchement pas envie.

Et puis, je dois vraiment travailler.

Ensuite, je m’efforce d’étudier et de préparer ce fichu questionnaire pour mardi. Je suis crevée, vous
pensez bien, couchée à plus de 1 h du matin alors que dès 22h30 je dors... Je baille et je lutte pour ne
pas m’allonger sur mon lit et rêvasser à tout ce que nous avons fait avec Romain.

Vers 17 h00, je retrouve les copines dans une brasserie place d’Italie.

- Alors ?
- Raconte !!

Je prends le temps de m’asseoir. Elles vont attendre un peu, ces garces. Je commande un chocolat
chaud, avec de la crème, même si j’ai plutôt envie de vomir, j’ai trop mangé, et je fais tourner
lentement ma petite cuillère dedans.

- Bon, Livie, tu grouilles !


- Crache ta valda bon sang !
- Merde, accouche !!
- Eh bien les filles... Merci ! C’était exactement le cadeau qu’il me fallait.

213
L’affaire belge
C’est ainsi que je rentre pour la première fois de ma vie dans cette condition tellement banale pour
tant de filles sur cette Terre, laides ou belles, maigres ou grosses, sympathiques ou non, les filles qu’on
appelle normales.

La-vie-avec-un-petit-copain.

Lundi soir, nous nous sommes revus, juste le temps de prendre un verre, pas de ciné j’étais trop
stressée. Je devais me lever tôt pour aller faire mon interview à Bruxelles. J’étais nerveuse mais
Romain m’a aidée à revoir les questions... tout en m’embrassant dans le cou, en glissant sa main sous
mon pull, ou en remontant sa main le long de mes jambes, je portais un collant léger car il faisait doux
en ce mois de mai et cela m’a électrisée tout entière. Ah les filles, si vous me voyiez...

- Tu viens dormir chez moi mardi soir en rentrant de chez les Belges ?
- C’est-à-dire que...

Mes parents. Maman qui va m’attendre tordue d’angoisse à la maison. À se demander si j’ai réussi
mon interview. Si je n’ai pas été kidnappée sur la Grand-Place. Si mon TGV n’a pas déraillé. Si...

- Livie, sans dec, ne me dis pas que tu vas rentrer laper ta soupe chez tes parents !
- Mais... et toi ? Ils ne sont plus là tes parents ?
- Non ! Ils sont déjà repartis !
- C’est sûr ?
- Archi sûr ! Et quand bien même, tu aurais pu venir sans problème !
- Oui mais...
- Ma mère avait son club théâtre lundi et mon père devait s’occuper de travaux dans leur
cabanon en bord de mer, aux Goudes... on ira une fois, c’est super tu verras !
- Mais pour demain, ça va être dur...

Romain m’a regardée.

- Dis-leur que tu as un copain et que tu vas chez lui. C’est encore le plus simple, à mon avis.
- Quoi ?!

Il ne se rend pas compte. Autant leur dire que j’arrête la thèse et entame une carrière de danseuse
aux Folies bergères.

Romain lève les yeux au ciel, l’air franchement excédé.

- Trouve une solution car moi, je ne me vois pas continuer sinon... je ne suis plus un ado qui
baisouille à la sortie des cours !

Romain a l’air soudain très énervé. Mon cœur se serre.

- Je pourrais venir en arrivant du train, et rentrer chez eux plus tard, vers euh 21h00...
- 21h00...

Romain a dit ça d’un ton presque méprisant. Je me sens très mal, d’un coup. Je ne veux pas le perdre.
Je sais bien que je ne le garderai pas longtemps mais je veux continuer. Je ne veux pas me retrouver
toute seule à nouveau, sans amour disons, sans son affection ni ses câlins, pas avant d’avoir vécu ça,
le sexe et... une histoire d’amour même éphémère. Et même si je sais qu’il n’est sans doute pas
amoureux, je commence à penser que moi je le suis.

214
Car le fait de penser tout le temps à lui n’est-il pas un symptôme de l’amour ? Comment savoir ? Je
n’ai jamais vécu ça...

Alors je prends mon inspiration.

- Je ne peux pas leur en parler... si vite. Laisse-moi le temps... mais en revanche, ce que je
vais faire, c’est leur dire que je reste dormir à Bruxelles.
- Et la prochaine fois, tu leur diras quoi ? Que tu restes dormir chez Val ? Que ton prof a
exigé que tu restes chez lui toute la nuit à corriger le premier chapitre de ta thèse ?

J’ai envie de pleurer. Heureusement, ce que je lis dans ses yeux m’encourage. Il n’est pas que fâché et
méprisant, il a vraiment envie que l’on se voie. Il a envie de moi, Olive Trouvegros. Sa Petite Amie.

- Non, parce que je vais leur dire que je t’ai euh rencontré... Je laisse passer la semaine. Et
je leur dis ! Promis !
- Pourquoi pas tout de suite ?
- Parce que...

Parce que je te connais à peine, parce que j’ai besoin d’être un peu plus sûre de toi. Et de moi. Parce
que cela fait toujours une semaine de gagnée et une semaine pour réfléchir à comment leur présenter
la chose sans les paniquer et endiguer le flot de leurs questions. Et puis...

- Parce que ma mère... je vais lui faire... de euh... la peine.


- Comment ça ?!

Romain me regarde d’un air sidéré.

- Je veux dire... Elle va comprendre qu’elle me verra beaucoup moins...


- Mais c’est la vie ! Tu as 22 ans bon sang !

24 ans. Un autre mensonge... cela aussi il faudra bien que je le lui dise.

- Oui, mais c’est comme ça... J’ai la mère que j’ai et puis c’est tout ! Elle a fait tellement
pour moi et ça va être dur pour elle de se retrouver toute seule...
- Mais c’est la vie ! On ne fait pas des enfants pour qu’ils vous tiennent compagnie parce
que votre conjoint rentre trop tard le soir !
- Les choses sont quand même plus complexes que cela, Romain.

Pauvre Maman, elle est fichue d’attendre pour dîner Papa qui rentre à 22h00 voire 22h30, et même
de ne pas dîner du tout s’il rentre à plus de minuit.

- C’est toi, c’est eux qui les rendent complexes !


- Non, toutes les familles ne fonctionnent pas pareil.
- Je n’ai jamais vu une famille pareil... Même mon arrière-grand-mère était plus libre !

Romain tourne furieusement la tasse entre ses mains. Je soupire, accablée.

- Bon, écoute... je leur en parle ce week-end, et à partir de là, on se verra plus facilement...
mais tu sais, j’ai beaucoup de travail... je dois absolument rendre ma thèse l’an prochain,
alors je devrai quand même rester parfois chez eux pour travailler... et ce n’est pas une
fausse excuse. J’ai vraiment des impératifs de dates à respecter !
- T’inquiète, j’ai ma vie privée moi aussi !

215
Et il m’embrasse avec tendresse... enfin il me semble. Il me souffle de rentrer au moins dîner avec lui
ce soir mais je tiens bon. Je suis crevée et il faut vraiment que je sois en forme demain. C’est un
entretien important pour lequel Babar attend de moi des résultats euh à la hauteur.

Romain n’insiste pas, et bien sûr, je repars avec la boule au ventre.

Est-ce que j’ai bien fait de dire non ? Est-ce que je n’aurais pas dû être moins raisonnable, un peu plus
folle ? Pourquoi suis-je toujours si sage ? Si raisonnable ? Même si depuis quelques jours, je suis tout
de même un peu plus fofolle...

J’ai retrouvé Maman qui m’attendait, assise dans la cuisine à feuilleter un magazine de mode. Elle a
réussi à ne pas faire de remarques sur le fait que je rentrais plus tard que d’habitude pour le dîner.

Je me suis couchée assez vite, l’esprit agité, après avoir papoté un peu avec elle, assise sur le bord de
la baignoire pendant que je me préparais. Ça aussi, cela s’est mis franchement à m’agacer, j’ai quand
même droit à un peu d’intimité bon sang ! Mais je refreine mon agacement, dans quelques temps, je
serai de plus en plus chez Romain... enfin, quand j’aurai confessé mon nouvel état.

ꖿꖿꖿ

Le lendemain matin, je prends mon train après avoir menti à Maman. Je lui annonce en effet que je
resterai jusqu’au lendemain à Bruxelles pour faire quelques recherches.

- Et tes cours ? Il ne faut pas que tu manques tes cours ! Que va dire ton directeur de thèse !

Je lui réponds que cette semaine, justement, je n’en ai pas. Les étudiants ont des partiels à préparer,
et je suis donc libre... À un moment, j’ai presque envie de m’offrir la semaine à Bruxelles, je veux dire
chez Romain, mais je me dis que ce serait exagéré.

Un trop gros mensonge pour un garçon qui a, comme il me l’a signifié, sa vie à lui aussi.

Je n’ai jamais autant menti de ma vie. Avant Romain, je n’avais jamais menti. Jamais. Ni à elle, ni à
Papa, ni à personne. Cela m’était impossible et surtout, je n’avais aucune raison de mentir. Je faisais
ce que l’on me disait de faire, qui était de toute façon ce que je voulais faire.

Je n’avais aucune autre envie à part bien travailler, passer mes examens et sortir m’amuser avec les
copines, les laissant à l’entrée des boîtes de nuit car je déteste ce genre d’endroits.

Là, j’ai l’impression que c’est comme pour les meurtres, c’est le premier mensonge qui coûte le plus,
après, on s’habitue... enfin, façon de parler, je ne tue personne avec mes petits mensonges tout de
même ! Mais un mensonge entraîne l’autre, inexorablement.

Maman m’a poursuivie jusqu’à l’ascenseur.

- Prends un parapluie !
- Un paquet de gâteaux sinon tu risques de faire une hypoglycémie !
- Envoie-moi un message dès que tu es arrivée !

J’ai résisté à l’envie de hurler...

Dans le train, je relis fébrilement mon interview. Je vais ensuite m’examiner dans le miroir des toilettes
alors que le train me balance d’un mur à l’autre comme si j’avais trop bu... Il est vrai que je me sens
comme sur un petit nuage depuis quelques jours. J’ai mis mon tailleur beige clair, crème même, relevé
mes cheveux en chignon et je porte aussi un petit foulard très Mâme Figaro, comme dit Léna. Je fais
très chic, très sciences po, très petite femme rangée, charmante et efficace. Je ne me sens pas grosse

216
comme d’habitude. Depuis que je suis avec Romain, je ne me sens plus grosse. Je me fais des sourires,
des mines dans la glace tout en étant baladée d’un mur à l’autre... mais voilà que cela toque
rageusement à la porte.

Je sors, le rouge au front, un cadre en costume strict se tient devant... qui me jette un regard
quasiment de haine.

Je descends à Bruxelles Midi et file en métro dans le quartier des institutions européennes. Mon
fonctionnaire travaille dans le bâtiment de la Commission chargée de la lutte contre la fraude. Je
déjeune d’un sandwich dans le parc à côté, j’ai du mal à avaler. Mener un entretien me met toujours
dans un grand état de stress alors que cela fait bien le vingtième que je vais conduire. À 13h45, je mets
le cap vers le bâtiment. Je trouve un SMS de Romain, sois sage ma belle, ne fais pas de bêtises avec ce
commissaire chauve européen sinon je serai très en colère... Je ris, avec délice, et lui réponds, je
tâcherai de réfréner nos ardeurs, bien que le droit communautaire agisse toujours comme du viagra...
Comme si un commissaire européen pouvait penser à ça ! C’est mal les connaître !

À l’accueil, une hôtesse blonde et longiligne trône, à l’accueil, tel un aigle dans son nid. Elle me toise
de toute sa hauteur après que j’ai bafouillé que Monsieur Henri Torgnolet m’attendait à 14h00.

- Vous êtes en avance !


- Je sais mais je peux attendre, bien sûr. Mieux vaut être en...
- Avant l’heure, c’est trop tôt, après l’heure, c’est trop tard et hop, au placard !

Tout ça dit avec un accent belge qui me ferait mourir de rire en d’autres circonstances, au vu de cette
jeune femme si chic et si stricte. Ce n’est pas par supériorité française, non, mon grand-père était
belge ainsi que déjà dit, et je me sens beaucoup d’affinités avec ce pays. J’adore Bruxelles où je vais
régulièrement avec mes parents lorsque j’ai des recherches à faire et qu’ils se débrouillent pour y
accoler un week-end. En revanche, leur accent, non, franchement ça ne fait pas sérieux.
- Et vous êtes mademoiselle... ?
- Olive Trouvegros.
- Et vous écrivez ça comment ?

Cette requête exprimée dans un soupir exaspéré.

- Eh bien, comme une olive, et...


- Epelez !
- Euh oui... O-l-i-v-e T-r-o-u-v-e-g-r-o-s.

Je la déteste ! À cause d’elle, je me sens gourde et archi bête. Grotesque même. Et avant un rendez-
vous avec un monsieur très, très important, ce n’est pas plaisant.

- Donnez-moi votre ailledi !


- Pardon ?
- Votre pièce d’identité quoi !
- Ah oui...

Je lui tends ma pièce d’identité dont elle s’en saisit comme si j’étais une malheureuse migrante. Je ne
sais pas où ils vont les dénicher leurs hôtesses mais elles ne font pas une très bonne publicité à
l’Europe.

J’attends ensuite dans un salon couvert de dorures qui, je dois dire, ne feraient pas mentir les
persiflages des anti-Européens tendance gauchisante, du genre Léna ou Valentine qui se récrient à

217
chaque fois, nous ne sommes pas anti-Europe, nous sommes anti-Bruxelles ! Comme si on construisait
une Union à plus de 20 pays assis autour d’un feu de camps avec des votes à mains levées. Il faut bien
un minimum d’institutions et de hiérarchisation. Je hausse les épaules, elles sont d’une puérilité
parfois je vous jure, quand je pense que la Naïve c’est censé être moi !

- Mademoiselle Trouvegros, je présume...

Une petite chose carencée, comme dirait Philo, se tient devant moi. Il a une tête de gnome grandi en
bocal, loin de toute forme quelconque de sport... On lui donnerait entre 40 et 80 ans. Bon j’exagère,
disons au moins 45 ans. Je sais pourtant qu’il n’a pas 40 ans puisque c’est un thésard relativement
récent de Babar. Avec ça, un costume bleu sombre, des lunettes en titane posées sur son nez très
Cyrano. Il s’efface pour me laisser entrer et maintenant que je suis une femme, je sais qu’il regarde ce
qu’on appelle pudiquement, le bas de mon dos.

- Alors... monsieur Bernard Balthazar m’a fait les plus grands compliments sur vous... Car à
l’en croire...

Il fait une moue comme on réfrène un renvoi aigre.

- ... votre « thèse »...

Car oui, on entend parfaitement les guillemets.

- ... serait en passe de servir de matériau parfaitement consistant pour analyser et aider à
bâtir notre identité politique... je veux parler, la nôtre, les Européens institutionnels...
comme celle de ce que l’on appelle le peuple, constitué de la multitude de pays la
constituant... notre chère, chère Europe.

Ouf, il se fait.

- Alors, que puis-je pour vous...

Il regarde sa montre histoire de me faire comprendre qu’il n’a pas un siècle à m’accorder.

- Eh bien, j’ai préparé une série de questions et...


- Allez-y !

Il tapote son stylo sur le bois de son bureau, les yeux plantés dans les miens, enfin quelque bons 20
centimètres en dessous de ces derniers, là où ma poitrine, oppressée, se soulève.

- Je voudrais savoir comment vous en êtes-venu à trava...


- Monsieur Balthazar vous a-t-il dit que j’étais un de ses meilleurs élèves jadis au temps
passé ?

Qu’il me coupe comme un gros mal élevé.

- Eh bien...
- J’ai passé ma thèse avec Félicitations du jury... oh je n’ai aucun mérite, j’ai toujours adoré
l’histoire et l’économie européenne... car oui, je suis un économiste, à la base... je viens
de la prestigieuse HEC mais j’ai toujours voulu mettre mes « talents » à la disposition de
la chose publique... Je ne suis pas du tout un mercantile, si vous voyez ce que je veux dire !
- C’est tout à votre ho...
- J’ai donc passé le concours pour être fonctionnaire européen à la Commission... concours
très difficile vous n’êtes pas sans l’ignorer...

218
Sans le savoir, patate.

- ... que j’ai obtenu cependant haut la main... oh je n’en ai pas véritablement de mérite
ayant été très bien préparé par feu le grand professeur Jacques Lanouille... un excellent
professeur de droit matériel communautaire qui, lui aussi, vouait une passion à l’Europe
depuis qu’étudiant, il avait été envoyé en camps d’été franco-allemand à la fin de la guerre
afin que les ennemis de la veille deviennent les amis du présent et du futur...

Etc, etc. Je sens que mon interview est bien mal partie. Sauf si je trouve assez de force en moi pour
redresser la barre et l’amener à s’exprimer sur les sujets qui m’intéressent. Sa fonction au quotidien.
Le lien éventuel établi entre celle-ci et les citoyens européens. La part de terrain qui y entre, etc, etc...

- ... car il faut savoir cela, l’Europe, c’est avant tout le couple Franco-allemand car ce ne sont
pas les Anglais, ni encore moins les Hollandais ou les Belges, sans parler des latins qui...

Je me sens aplatie, ratatinée par son verbiage. Je suis une très bonne élève sans aucun mérite comme
il dirait mais je suis perdue dans la vraie réalité des gens. Leur incroyable confiance en eux, leur
capacité à vous dominer, leur arrogance même... Ils m’emmènent toujours là où ils veulent, même
quand je sais, pertinemment, où moi aller. De fait, les gens de cet acabit ne sont pas tous
fonctionnaires européens, on en rencontre partout, et par ailleurs, j’en ai rencontré parfois, parmi ces
mêmes fonctionnaires, de vraiment humains, qui savent ce que dialoguer veut vraiment dire. Mais là,
j’ai tiré le gros lot...

Je le regarde, tout excité par ses propos, grisé de son importance. Je me dis que je comprends que
l’Europe patine avec de tels individus.

- ... et si je me suis ensuite dirigé vers la lutte contre la Fraude, c’est que j’ai toujours
abominé la Malhonnêteté ! L’Europe est une idée Grande, Généreuse, Intelligente et
Nécessaire ! Nous éclairons le Monde de nos Lumières Fédératrices ! Car qu’il y a-t-il de
commun entre un paysan catalan, un banquier anglais, un plombier polonais et un grand
couturier français ? Un mécanicien slovaque, un professeur de lettres allemand et une
coiffeuse grecque ?

Je note au passage que les régions ou nations dites moins avancées ont droit aux métiers manuels
quand les autres, les avancés, ont droit aux métiers prestigieux. Je reste silencieuse avant de me
rendre compte qu’il attend une réponse de ma part.

- Eh bien...
- Rien ! Ils n’ont absolument RIEN en commun, NADA ! Si ce n’est qu’ils sont tous nés sur le
sol européen et y ont grandi, abreuvés à l’esprit et à la pensée de cette Europe... à son
sens inouï et unique de la non-frontière, cette intuition fondatrice du collectif partagé en
bonne intelligence et à sa...

Etc, etc. J’ai envie de pleurer. Tout ça pour ça. Le questionnaire, le train, la journée de travail sacrifiée...
Le seul avantage c’est que cette escapade à Bruxelles me permet de mentir à mes parents et de rentrer
dormir chez Romain. Je pourrais peut-être toutefois en tirer quelque chose du point de vue de la non-
Europe. Tout ce qui fait que, justement, cette Europe ne marche pas ? Avec des types pareils, ce n’est
pas étonnant ! Quoique... peut-être, dans le cadre de la répression des fraudes, il fait merveille ? Qui
sait... Il doit pousser à bout les fraudeurs, les plus gros bonnets comme les plus petits chapeautés qui,
pour ne plus l’entendre, sont prêts à tout avouer de leurs malversations.

- Venez par ici, Mademoiselle, je vais vous montrer quelque chose...

219
Il s’est levé, et se tient près de la bibliothèque dont il a sorti une sorte de manuscrit épais d’au moins
1 000 pages.

- Voici ma thèse... Elle porte pour titre « De l’économie locale à l’économie fédérale,
prolégomènes réflexifs pour une économie de marché qui marche »... j’aimais beaucoup
ce clin d’œil marché-marche et... mais venez donc, approchez, ne soyez donc pas si
timide !

Je me lève et je tente une percée dans ce brouillard épais qu’est le verbiage de sa logorrhée
dégoulinante.

- Justement... à propos de marché... pensez-vous que l’Europe qui s’est construite sur les
fondements d’échanges avant tout économiques, peut réussir à dépasser cet élément de
départ pour devenir enfin une Europe politique...
- C’est-à-dire ?

Mon Dieu, il est demeuré en plus.

- Eh bien, une Europe fonctionnant réellement comme une fédération... une Europe avec
un réel pouvoir politique et une non moins réelle représentation des peuples qui la
constituent...
- C’est une Excellente question, mademoiselle Trouvegros...

Je suis à côté de lui qui, alors, se tourne vers moi... et m’attire soudain contre lui, en essayant de
m’embrasser ! Lui, cette petite chose carencée ! Cette créature que je n’imaginais aucunement
sexuée ! Lui que je voyais tout droit sortir d’un meuble à dossiers suspendus ! Ce, ce... ce petit
freluquet qui a malgré tout une poigne de fer. Aïe ! Je me débats en poussant de petits cris aigus et
stupides.

- Mademoiselle Trouvegros, après cette thèse que, je suis sûr, vous passerez haut la main,
vous tenterez sans doute le concours pour devenir fonctionnaire européen à la
commission... seulement, après, il vous faudra trouver un poste...
- Mais, mais...
- Monsieur Balthazar ne pourra pas toujours TOUT pour vous... or il n’est pas facile de
trouver un poste quand on n’est pas introduite dans le milieu... si vous vous montrez
gentille, je pourrais sans aucune difficulté vous y introduire... dans le milieu...

Et là, horreur des horreurs, il essaye de s’introduire dans mon milieu à moi, si vous voyez ce que je
veux dire... Je sens sa main qui fouille sous ma jupe, s’infiltre dans mon slip et me touche le... Je pousse
un cri perçant !

Désarçonné il me lâche et j’en profite pour sortir à toute vitesse. Sans mes affaires. Je traverse le hall
en soufflant comme une biche poursuivie par un troupeau de lions en treillis militaires. Certains
individus se retournent sur mon passage tandis que l’hôtesse dans le hall me braille.

- Mademoiselle, votre aillediiii !!!!

Je reste au moins deux heures, dans le café à côté, à trembler, à essuyer mes larmes, à essayer de
composer un texto à Romain (j’avais gardé mon téléphone sur moi) sans y parvenir... et à me
demander comment récupérer mes affaires.

Il est absolument hors de question que je remette les pieds dans le bureau de ce pervers.

220
À 16 heures 30, enfin, je trouve le courage de revenir dans le hall. La même hôtesse est là, trônant
toujours comme une reine-aigle à son guichet. Je lui explique, d’un air angoissé, que j’ai eu un
malaise... ou plutôt un appel bouleversant de ma mère, atteinte d’un cancer... sommée de rentrer en
soins palliatifs d’ici le soir... et que je suis sortie du bureau de monsieur Henri Torgnolet (rien que de
dire son nom, j’ai envie de vomir) en y laissant toutes mes affaires et que, donc, j’aimerais bien les
récupérer. Mon manteau, mon ordinateur, mon portefeuille, mes...

- Eh bien, allez-y, il est encore là ! Il ne part jamais avant 17 heures 00 le grand travailleur.
- C’est que...

Je m’arrête.

- Oui ?
- J’ai honte... je suis partie comme cela, sans un mot, et je sais qu’il est très... euh... à cheval
sur...
- Oui c’est vrai que monsieur Torgnolet est un parfait gentleman et s’attend à ce que l’on
se comporte de la même manière... Vous allez avoir droit à un sacré savon !

Elle en a l’air tout alléchée.

- Oh non...

Je n’ai pas trop de mal à prendre un air désespéré. Je suis terrifiée, paniquée, révulsée rien qu’à l’idée
de rentrer à nouveau dans son bureau à ce, ce... porc !

- Bon, bon... Je vais envoyer ma stagiaire... elle vous les récupèrera et je suppose que vous
lui enverrez par la suite un mot pour vous excuser de votre conduite ? À Monsieur
Torgnolet, je précise, pas à ma stagiaire...

Les flics, oui ! La brigade des mœurs, flûte de flûte !

L’hôtesse décroche de ses longues mains aux doigts vernis (rouge agressif) son téléphone et jappe
dedans, Maryline, va dans le bureau de Monsieur Torgnolet récupérer les affaires de mademoiselle... ?
Elle se tourne vers moi.

- Euh Trouvegros. Olive Trouvegros...


- Ah oui c’est vrai, quel nom je vous jure... De Mademoiselle Olive Trouvegros... une
malheureuse dont la mère vient de rentrer aux soins des cancéreux... Allez Maryline, hop,
hop, hop et que ça saute !

Sous mes yeux ébahis, elle raccroche et me fait un clin d’œil.

- Vous aussi, il a essayé de...

Je suis abasourdie. Elle se penche vers moi, sa bouche pulpeuse à 3 centimètres de mon visage.

- Euh... je ne sais pas ce que vous voulez di...


- Allez, mignonne comme vous êtes... une blonde en plus... je suis sûre qu’il vous a aussi fait
le coup du super poste... de l’introduction dans le milieu...
- Euh eh bien...
- Moi aussi ! Et le voilà le super poste ! Hôtesse d’accueil !

221
Elle donne un coup de poing magistral sur son bureau surélevé. Quelques personnes dans le hall se
retournent et elle leur fait un gracieux sourire nimbé de mépris (circulez il n’y a rien à voir). Je bégaye,
d’émotion et de stupeur.

- Mais euh, vous aviez passé le concours pour être commissaire ?


- Ahahha, cette bonne blague ! Non moi je suis diplômée en sciences du langage et codes
htlm, une thèse en neuro-informatique...
- Non ?!
- Si... mais cela n’offre pas beaucoup de débouchés, en Belgique du moins, la neuro-
informatique... alors sur les conseils de ma belle-sœur... une conne cela dit en passant qui
fait des massages asiatiques aux hommes, fonctionnaires européens ou pas d’ailleurs...
j’ai décidé de tenter une candidature libre à la Commission.
- Ah...
- Ouais... dans le cadre d’un CDD pour un poste de chargée de mission, répression des
fraudes htlm-informatiques vu que j’en connais un rayon...
- Et il a...
- Oui, il a essayé... de me... le milieu comme il dit... pénétré... sa main dans mon string, quoi.

Je vacille. La tête me tourne. Mais je suis malgré tout heureuse de voir que je ne suis pas la seule
victime de ce vérat, porteur de talonnettes, sous-alimenté mais d’une perversité inouïe.

- Mais... mais pourquoi personne ne dit rien ?


- Vous avez dit quelque chose, vous ?
- Ben, non... mais je n’ai pas eu le temps...
- On n’a jamais le temps, ma chérie... tu vas voir... tu vas rentrer chez toi, tu vas pleurer
dans les bras de ton homme qui va serrer fort fort le poing en disant, demain, je prends le
premier Thalys pour lui casser la gueule... et il n’en fera rien ! Il ne considérera pas au
matin la chose si importante que cela... et d’une certaine façon, cela vaut mieux... car le
Torgnolet a ses appuis, ses oreilles et ses canaux... et surtout, surtout, personne ne croit
jamais les jeunes femmes... personne.

J’ai soudain une pensée affreuse mais solidaire.

- Et la stagiaire, justement, il ne va pas la...


- Rassure-toi ma belle, Maryline frôle les 60 ans, c’est une reconversion tardive dans la
fonction communautaire suite à la faillite de son foodtruck ...

Je me sens consternée. Janine Vandesbrück (je viens de lire son badge) fait si peu cas de cette tentative
de viol, que même si elle a été également la victime, ou surtout parce qu’elle l’a été, je me sens
découragée par l’état de l’Union comme dirait l’autre.

Je ne serais pas loin de me sentir anti-européenne comme Léna et Valentine.

Je me demande soudain ce que fabrique la stagiaire. Et si ce pervers exige que je revienne


personnellement chercher mes affaires ? Et s’il prétend qu’il ne les a pas ? Je commence à me sentir
très, très anxieuse, il est bientôt 17h30, mon train est dans une demi-heure et je vais arriver tard chez
Romain qui a sa vie, lui aussi, comme il me l’a fait remarquer.

Enfin, à 17h34, je vois surgis une petite femme aux cheveux gris et en jean moulant noir. Une allure
d’oiseau, frêle et tout en tressautements.

- Ah enfin te voilà Maryline... j’allais limite appeler le secrétariat général de l’ONU.

222
- C’est que... les affaires de mademoiselle Trouvegros, il ne voulait pas me les rendre,
monsieur Torgnolet... il était TRES choqué du comportement de mademoiselle...
- C’est que...

Je commence à balbutier. Maryline m’interrompt.

- Je lui ai dit que s’il ne voulait pas restituer les affaires, il devrait faire une circulaire pour
qu’elles soient mises au dépôt avec signature des 3 départements et validation par le
Président de la Communauté Européenne... en personne.

Janine Vandesbrück prend un air extrêmement satisfait.

- Bien, Maryline, bien, je vois que le métier commence à rentrer. À ton âge, tu
m’impressionnes...

Maryline baisse les yeux d’un air modeste. Elle devrait être bien plutôt chez elle à garder ses petits-
enfants ou à tricoter des petits bonnets pour les réfugiés. Ce n’est pas normal ! 60 ans et stagiaire !

- Je vous remercie Maryline, vraiment, et je suis navrée de vous avoir causé tous ces soucis,
j’espère que vous euh trouverez un bon poste, ensuite...
- Oh vous savez, je me dis qu’au moins, je fais quelque chose d’utile ici... L’Europe est une
si belle idée !

Janine s’esclaffe et moi, je baisse la tête.

Je dois y aller. Je serre la main de Maryline et Janine me fait la bise... Carrément. Elle me souhaite bon
courage pour la thèse et de penser à travailler ailleurs qu’ici, enfin, ça peut changer, elle me fait.

Dans le métro, je vérifie que j’ai bien tout. Ouf, oui. Je trouve aussi une enveloppe et dedans, ce petit
mot dont s’échappe un parfum capiteux. Chère mademoiselle Trouvegros, je suis navré que cette
entrevue se soit terminée plus tôt que prévu... Je tiens à vous rappeler que je peux beaucoup pour vous
et votre avenir au sein de cette vénérable institution. N’hésitez pas à me recontacter en cas de
questions relatives à votre thèse ou à votre orientation professionnelle. Je reste disponible à tout
moment...

J’ai la nausée. Je ne croyais pas les filles quand elles disaient que les hommes c’est aussi ça. Je veux
jeter ce mot puis je me reprends.

Cela peut servir de preuve.

Me voilà dans le train. J’essaye de chasser ces images de Torgnolet Henri, penché sur moi, son haleine,
ses petits yeux de rat. Ses mains qui cherchent sur moi, à pénétrer le milieu... Une nausée m’envoie
dans les toilettes.

Dans le miroir, je suis bien moins pimpante qu’à l’aller, je dois l’avouer.

Est-ce que parce que je suis devenue une femme que cet homme s’est jeté sur moi ? Je veux dire...
avant jamais ce genre de choses ne s’était produit dans ma vie ! Est-ce parce que j’ai menti à mes
parents ? Le bon Dieu de Mamie Lucette auquel je ne crois plus depuis le collège (j’avais eu de la
trigonométrie à l’examen de maths malgré mes prières) m’aurait-il punie ?

Je dois parler à mes parents. Je dois cesser de leur mentir ! Je dois TOUT leur dire (sauf cette agression,
sinon je suis bonne pour traîner Maman avec moi à toutes mes interviews).

223
Arrivée à Paris, je saute dans le métro et file chez Romain. J’ai tellement hâte de le revoir et de lui
raconter cette horrible affaire... Je sonne, sonne et resonne. Personne. Pourtant son texto me
confirmait bien qu’il serait là dès 19 heures 00 or il est 19 heures 42.

Je ne lui avais rien écrit au sujet de cette Tentative de Viol.

Je me laisse tomber au pied de sa porte et me mets à sangloter éperdument. Je suis fichue. Je ne


réussirai jamais à boucler ma thèse, j’ai failli me faire violer par un misérable pervers qui va me griller
auprès de toute la Commission, le Parlement, l’Europe tout entière... et je me suis fait plaquer après
4 jours d’histoire d’amour. Ma vie est fichue. Je n’ai plus qu’à crever, comme dirait Mamie Lucette.

- Ben alors... qu’est-ce qu’il t’arrive ?

C’est Romain qui arrive dans l’escalier, une bouteille de vin à la main.

- Oh Romain ! Ne me quitte pas !


- Ben qu’est-ce qui t’arrive ? Je suis juste sorti acheter du vin...

Il ouvre la porte, avec moi toujours à moitié sanglotant. Je dois faire très mauvais effet, il va se dire
que je suis bien éprise et bien folle, il va forcément s’enfuir. J’essaye de me reprendre mais tout en
moi craque de partout. Le Torgnolet, son haleine rance, ses petits yeux, ses mains griffues, son nez
comme un appendice sexuellement dressé, ses.

- Allons, allons... qu’est-ce qui t’arrive...

Romain ne cesse de répéter. Il prend mon manteau, me fait asseoir sur le canapé et me sers un verre
du vin qu’il vient d’acheter. Cela m’a donné le temps de me reprendre un peu. Je lui raconte ce qui
m’est arrivé. Il écoute sans mot dire, poussant juste une exclamation au moment du doigt et une autre
quand Janine m’apprend que je ne suis pas la seule victime.

- C’est un salaud ce type ! Je vais lui mettre mon poing dans la gueule dès demain !

Janine in verbatim.

- C’est que... il a de l’influence... et j’ai ma thèse... mon avenir... mon...


- Mais c’est comme ça que ces types continuent de faire leurs saloperies ! Il faut que tu
fasses front commun avec Janine et d’autres...
- Janine ne veut pas perdre son emploi... elle a un enfant à charge m’a-t-elle confié... sans
père officiel... et les autres, on ne les connait pas !
- Qui ? Les autres pères ?
- Non, les autres victimes enfin !
- Dis-le au moins à ton prof !
- Oh non, je ne peux jamais lui dire ça !

Je m’imagine racontant cela à Babar. Le gros Babar. Tellement loin de ce genre d’affaires... quoique.
Je n’aurais jamais imaginé qu’un Torgnolet puisse avoir des pulsions sexuelles, alors qui sait, Babar en
a peut-être aussi.

- Mais enfin, Livie, il doit être mis au courant... ne serait-ce que pour protéger une autre
étudiante ! Et puis lui aussi a peut-être des appuis !
- Euh non... je ne pense pas... Ce n’est qu’un docteur ès sciences politiques qui n’a même
jamais réussi à devenir chef de département.
- Dis-lui quand même ! C’est... c’est vital ! C’est une question de justice !
- Oh Romain, j’ai trop honte...

224
- Honte ? Mais c’est ce porc qui devrait avoir honte...

Eh bien, je ne crois pas qu’il ait ça, honte. Je n’ose lui montrer le petit mot car il va vraiment me pousser
à faire quelque chose, et je ne le veux pas.

- Livie, sans déconner, réfléchis-y sérieusement ! Je peux même venir avec toi si tu veux !

Le bouquet. Toc toc, monsieur Balthazar, mon petit ami et moi-même avons des choses de la plus
haute importance à vous dire.

- Je vais voir...
- Tu n’avais jamais vécu ça avant ?

Je me récrie.

- Non ! Jamais de la vie !

Romain prend un air songeur.

- Je crois que c’est plus classique qu’on ne le croit... une fille au boulot s’est plainte de
harcèlement sexuel une fois, de la part d’un chargé de mission en codage de protéines
végétales... cette fille, personne ne l’a crue... les gens se sont même moqués d’elle...
jusqu’au jour où elle a été hospitalisée pour une tentative de suicide et que d’autres filles
se sont mises alors à parler...
- Oh non...
- C’est moche. Comme quoi, il vaut mieux être un boudin parfois dans la vie.
- Tu ne peux pas dire ça Romain ! C’est, c’est... faux ! ça arrive... ça peut arriver à des tas de
sortes de femmes...
- Bof...

Il n’a pas l’air convaincu. Il me serre contre lui.

- Je comprends que ce petit cochon ait voulu te croquer ma belle...


- Arrête, ne dis pas ça, c’est... c’est nul !
- Mais c’est si vrai... tu es croquante de chez craquante !

Je trouve ses remarques lamentables. Et pour les boudins et pour moi. J’ai soudain la dérangeante
impression que mon petit ami fait partie de la grande caste des hétéro-beaufs ainsi que les appelle
Gigi. Les hommes lourds et machos et sûrs de leur bon droit d’être comme des coqs sautant sur des
poules. Que quelque part, Romain n’est pas que ce garçon fin et gentil qui m’a aidée à changer de euh
état... mais aussi un petit crétin macho comme tant d’autres.

Et c’est très troublant comme sensation.

- Romain, le euh sexe n’a rien à voir l’apparence physique !


- Ah tiens ? Jamais eu envie de coucher avec un boudin personnellement...
- Les boudins peuvent se faire violer comme n’importe quelle autre fille !

Heureusement que les boudins ont le droit de se faire violer aussi ! Le viol doit être accessible à tout
le monde ! Belles ou moches, toutes doivent y avoir le droit ! Le viol doit être possible pour toutes !
Mon Dieu qu’est-ce que je raconte là moi... Je suis vraiment à bout, je n’en peux plus, vannée après
cette horrible journée.

J’ai juste envie de passer à autre chose.

225
Alors je me laisse lâchement embrasser, puis entraîner plus avant, dans sa chambre. Il a acheté des
préservatifs cette fois, et il râle en enfilant l’un d’eux, chose que je n’ai jamais vue de ma vie
(forcément) et que je trouve extrêmement drôle. Je suis soudain prise d’une crise de fou rire, nerveux,
ce qui ne l’aide pas. Il finit par y arriver et par pénétrer le « milieu » encore bien crispé par les derniers
évènements...

Je n’arrive pas à me détendre, alors que j’ai toute la soirée avec lui, chose exceptionnelle ! Je pense
au Torgnolet, à mes parents, à Babar aussi, et à Janine. Je l’imagine me regardant et se disant, allez
qu’est-ce que je vous avais dit, on pleure, on gémit, on appelle à la Justice, on crie au Scandale, et ça
se finit dans une bonne petite baise qui effacera tout...

Romain doit le sentir car il s’arrête et me dit gentiment que ça ira mieux un peu plus tard. Il faut que
je me remette de mes émotions. Il me fait rire ensuite en me racontant toutes les gaffes que son
stagiaire Alfred a commises en une seule journée. Brancher la cafetière en réseau, téléphoner à un
fournisseur en l’appelant maman car il s’était trompé de numéro, écraser les fichiers du collègue de
Romain en pensant faire une mise à jour (fichiers que Romain a réussi à récupérer) et enfin rester
bloqué dans les toilettes en fin de journée, ce qui a obligé le chef de service à appeler un serrurier.

Nous ne reparlons plus d’Henri Torgnolet.

Nous dînons, encore des pâtes à la tomate et au parmesan. Je commence à soupçonner qu’il n’a pas
à proprement parler un talent de cuisinier contrairement à ce qu’il m’avait fait miroiter. Moi non plus
du reste, étant donné que c’est Maman qui fait toujours tout. Il va falloir d’ailleurs que je m’y mette...

Romain me raconte sa journée, ses projets du moment. Il travaille globalement seul, à creuser son
sujet, quelque chose comme la programmation cellulaire, mais contacte régulièrement d’autres
ingénieurs via Skype pour échanger des informations.

Il m’apprend aussi qu’il a une proposition pour partir en expatriation de 3 à 4 années au Japon, à
Tokyo, en avril prochain, voire plus tôt, en septembre, dans la filiale de son entreprise, BioTouch For
Ever (BTFE). Drôle de nom, cela dit en passant, mais ce qui n’est pas drôle en revanche, c’est la
proposition « expatriation au Japon pour 3 à 4 années ».

J’ai un coup au cœur, même si c’est dans longtemps et que je ne dois rien attendre de lui. Je connais
mes classiques, enfin, je les connais par les copines et leur sempiternel refrain, enfin Valentine car les
deux autres n’ont jamais de petit ami régulier : comme pour les grossesses, il faut au moins passer les
2-3 premiers mois et puis voir après, la gestation, c’est au moins une année entière... et encore, des
fausses couches se produisent même après 2 années de gestation.

J’accuse le coup. Il ne me reste que 4 à 6 mois d’histoire d’amour à vivre, au maximum.

Je dois avoir l’air abattue car Romain me sourit et m’embrasse, par-dessus nos pâtes.

- Tu pourras venir me voir !


- Oui mais ça fait loin...
- Sinon, tu t’installeras avec moi...

Mon cœur bondit. Je cache ma joie par de la réticence... et de la raison.

- Je dois finir ma thèse, tu sais... et elle n’est pas sur le continent asiatique, comme tu as pu
le voir encore aujourd’hui.
- Bah si tu as accumulé pas mal de données, tu pourras venir l’écrire au Japon... en faisant
des voyages parfois en France et à Bruxelles, ça devrait le faire, tu ne crois pas ?

226
J’essaye à toute force de ne pas me laisser aller à cette idée.

- Il faut voir... De toute façon, rien n’est encore sûr non ?


- Non mais ça me tente bien... j’ai toujours rêvé de partir travailler à l’étranger et le Japon,
c’est vraiment une super opportunité !
- Euh, je n’y connais pas grand-chose mais les images que j’en ai sont plutôt euh mitigées.

Yakuzas tatoués, samouraïs éructant, militaires fascisants des années 30 défilant en cadence,
Hiroshima et la bombe... Mais aussi, c’est vrai, cerisiers en fleurs, gracieuses Japonaises en kimono,
foules denses mais disciplinées, temples shinto et mont Fuji.

Et voilà que malgré moi, je me prends à rêver... Nous deux dans un petit deux-pièces à Tokyo, lui
partant travailler, moi allant écrire ma thèse à la Fac ou dans une bibliothèque. Le soir, des dîners dans
les petits restos qui parsèment la ville par milliers (dixit Romain), les buildings, les temples, les
troquets, et les petites excursions au bord de la mer, dans les montagnes... Je nous imagine, de plus
en plus proches, soudés et notre amour allant grandissant, le mariage et.

Et la tête de mes parents. Et celle de Babar... C’est bien beau de rêver mais outre que je risque de
déchanter (Romain peut très bien changer d’avis et partir en célibataire), le principe de réalité est là,
et bien là.

- Bon, on verra bien... allez, ce soir c’est moi qui fais la vaisselle !

Plus tard, au lit, je me sens bien, tellement bien que je me laisse convaincre par Romain de remettre
cela malgré le flop de tout à l’heure. Ce n’est pas encore le 7ème ciel (mais pourquoi 7 ? je n’en connais
qu’un, de ciel). Mais cela va de mieux en mieux, et il est chouette, Romain, il me donner du plaisir
autrement, oh mon Dieu, j’en suis encore toute rouge...

Je me couche ensuite sans plus (trop) penser à ce porcinet de Torgnolet. Je réalise au moment de
sombrer que je n’ai pas répondu au SMS de Maman, reçu à l’heure du dîner. Je ressors péniblement
du lit et vais chercher mon portable. Il y a au moins quatre SMS de Maman, et deux messages sur le
répondeur, le dernier, laissé à 22h03, clairement affolé...

J’éprouve soudain un profond accablement. Je n’y arriverai jamais. À me séparer d’elle sans baffes
dans la figure. Son amour est beau, son amour est grand mais son amour est une immense prison
molle et douce. Je tape rapidement, je n’avais plus de batterie et je viens juste de le recharger, désolée
ma petite Maman pour cette peur que je t’ai faite... Puis soudain, j’efface tout. Je tape juste, journée
très chargée, je pars enfin me coucher ! Je t’embrasse.

Je me couche, enfin, et je plonge dans le sommeil, serrée contre Romain qui dort déjà depuis une
bonne dizaine de minutes.

227
Comment satisfaire tout le monde
Le lendemain, avec la boule au ventre, je retourne à Sciences po. J’ai un cours à donner tôt le matin,
heureusement, c’est sur des rails, et je dois voir après le déjeuner Babar, j’en suis malade... A peine
enfournée dans le métro, à 7h35, je trouve un SMS de Maman... je comprends ma chatonne, tu sais
combien je panique vite... vivement que tu me racontes tout !

D’habitude, je lui aurais répondu aussi sec, là, je le regarde, je l’efface puis je range mon portable dans
mon sac. Je me sens moche, ingrate, vilaine mais aussi agacée.

Très agacée.

À 11h30, Philo m’appelle. Elle me propose de déjeuner avec elle, et Léna. Elles sont dans mon quartier,
elle parce qu’elle a un rendez-vous avec un auteur, et Léna parce que son Ministère n’est pas loin. Je
suis en train de roupiller à moitié en bibliothèque sur des articles de droit européen, des images du
Torgnolet m’assaillant par jets réguliers (son regard chafouin, ses doigts aigus, son sourire de mépris
et de rapacité...) alors je file les rejoindre, trop contente.

Quand je les aperçois, à la terrasse de la brasserie, je me sens vraiment heureuse, et comme soulagée.
J’en pleurerais presque...

J’ai besoin de voir mes amies, après cette histoire de Torgnolet et avant mon rendez-vous de cet après-
midi avec Babar. J’ai finalement écrit un autre SMS à Maman pour lui dire que mes recherches
avançaient bien et que je serai là ce soir, pour le dîner. Romain a de toute façon une réunion puis son
sport, il joue au tennis avec des amis dans un club, et on s’est convenu de voir ensemble un film le
lendemain soir.

Il compte bien que je dorme chez lui et je vais devoir encore mentir... à qui, je ne sais pas encore, à
mes parents sans nul doute.

Ça me pèse et en même temps, c’est plutôt une bonne nouvelle non ? D’avoir un trop plein d’affection
qui me tiraille de toute part... Si j’en parle aux copines, elles vont se moquer de moi et je connais
d’avance leur réponse.

- Coupe le cordon Livie !!

Après les discussions d’usage, et de discrètes (lourdingues) questions sur ma nouvelle vie de Femme,
je leur raconte mon entrevue à Bruxelles. Et là, je suis gâtée, elles sont franchement parfaites.
Exclamations indignées, horrifiées, cris et coups de poings sur la table. Philomène s’égosille, Léna jure
comme un charretier, c’est magnifique et je regrette de ne pas l’avoir filmé pour Janine, et même
Romain dont la réaction a été bien en-dessous de ça.

Et quand je montre le mot aux copines, elles explosent littéralement. Le Bouquet !

- Mais le pire c’est qu’il s’attend à ce que tu le recontactes ! Ce grumeau spermatique !


- Euh dans un but professionnel...
- Mais non !

Philomène lève les yeux au ciel. Léna poursuit :

- Il te fait du chantage ! Si tu couches avec lui, tu auras le poste de, de... je ne sais pas...
présidente de la Commission ?! La tête du Parlement ? Mais il se prend pour qui ?
- C’est un PORC !

228
Elles sont remontées comme des coucous. Du coup, je dois un peu les calmer et leur expliquer mes
réticences (ma carrière, son pouvoir, Moi Seule contre Tous, etc, etc).

Léna s’énerve.

- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas lui ton directeur de thèse !
- Oui mais il travaille pour l’Europe !
- Et alors ?
- Eh bien après, je vais travailler pour l’Europe... je vais devoir travailler avec les hauts
fonctionnaires européens... dont cet horrible Torgnolet.
- Bah d’ici là il sera parti ailleurs !
- En taule oui !
- Non, une fois à la Commission, tu restes à vie...
- À vie ?!
- Je veux dire... Il changera de poste mais sera toujours Commissaire...

Philomène ajoute.

- Je pense qu’il faut que tu en parles à Babar.


- Philomène a raison, imagine ce qu’il peut faire subir à d’autres innocentes....

Insiste Léna. Elles me font le sermon tant entendu que cela pourrait tomber sur une autre, moins
chanceuse que moi, qui du moins a pu en réchapper, que ces types ont besoin d’une bonne leçon, ils
abusent et de leur pouvoir et de leur sexe, que si tout le monde fait comme moi, ce n’est pas étonnant
qu’il y ait autant de salopards en liberté, de filles violées, etc.

Je me retrouve, limite coupable, moi la victime, à me faire traiter à demi-mots de dégonflée et de


collaboratrice du système phallocratique alors que j’en suis avant tout la Victime.

- Fais-le pour nous aussi...

Conclut étrangement Philo.

Je finis donc par accepter du bout des lèvres d’en parler, au moins un peu à mon prof. Nous finissons
nos desserts en discutant de notre petit week-end à la mer en juillet, à Etretat, où Philo peut
emprunter la maison de famille d’une auteure. Nous y sommes déjà allées et c’est très sympa.

Philomène nous annonce ensuite qu’elle compte donner sa démission cet été pour un voyage au long
cours avec son Egon. Il souhaiterait explorer les Balkans dont un aïeul à lui, ou à sa mère, je ne
comprends pas très bien, serait issu.

- Ce serait pour un retour aux sources ?

Grommèle Léna qu’Egon insupporte parce qu’il la considère comme une fille de bourge qui se pique
de devenir écrivain. Ce qui est injuste car Léna n’est certainement pas ça, une fille de bourge. Moi oui,
mais bon, moi je ne me pique pas d’être écrivain et je gagne ma vie avec un vrai projet d’avenir.

- Eh bien... en fait, c’est surtout le prétexte d’aller visiter ce coin-là d’Europe, après la guerre
d’il y a dix ans... Mais je vous rassure les filles, je compte bien le semer un peu l’amant
dans le périple balkanique !

Ouf, notre Philomène n’est donc pas enterrée.

229
Nous nous claquons la bise devant la brasserie et Philo nous propose une bouffe samedi soir avec nos
hommes... Léna grommèle que le sien n’est pas disponible, et moi, j’avoue que je compte bosser (en
fait profiter seule à seule de Romain).

- Ok les filles, je disais ça comme ça... on fera ça une autre fois !

Je sens Philomène un peu refroidie. On s’éloigne, peu à peu, avec nos vies d’adultes et surtout nos
histoires de mecs...je n’avais jamais pensé à ça, que l’on pourrait être séparées par les hommes (enfin
surtout moi). Déjà le temps qu’ils nous prennent et puis, il faut qu’ils plaisent aux copines. Un dîner
avec Egon, cela n’augure pas d’un dîner très sympa... Je préfère mille fois dîner seule avec Romain.

Mon Dieu, en plus de devoir satisfaire Romain, mes parents, enfin Maman surtout, il va falloir que je
satisfasse aussi les copines... je ne m’en sortirai jamais !

J’agite la main puis me dirige, l’âme en berne, vers ma rencontre avec Babar. Il est occupé à rédiger
un courrier, la langue tirée, et me fait signe de m’asseoir.

- Jennifer est malade... enfin je suppose car elle n’est pas là... alors je tape le courrier... c’est
urgent, excusez-moi...

Jennifer est une jeune femme placée par un ami de Babar et qui n’en fiche pas lourd si vous voulez
mon avis. Au vu de son accoutrement, elle pourrait sans problème tourner dans un porno (même si je
le redis, je n’en ai jamais vu). Babar lui répète souvent que ce n’est pas étonnant qu’elle attrape aussi
souvent froid à s’habiller si légèrement... Je ne comprends vraiment pas où il a pu se dégoter une telle
secrétaire (ou plutôt avoir un ami affublé d’une telle relation, enfin si, maintenant, je comprends
mieux).

Il a fini. Il a rangé sa langue et lance l’impression puis se tourne vers moi, ses lunettes coincées sur le
nez.

- Monsieur Torgnolet s’est montré assez... déçu par votre entrevue.

Coup au cœur. Ce freluquet nocif a déjà appelé Babar ? La meilleure défense c’est l’attaque, c’est
souvent tellement juste mais quel sinistre pervers de bout en bout... J’avale ma salive.

- Comment ça... ?
- Eh bien... il a trouvé vos questions... faibles et sans grand intérêt.
- Mais, mais...
- Je lui ai dit que j’en étais bien étonné... Que c’était bien la première fois que j’entendais
dire cela de vous !
- C’est que...
- Je lui ai parlé timidité, gastro-entéro, décalage horaire avec Paris, j’ai tout fait pour sauver
votre honneur... et le mien... mais que vous est-il arrivé, bon sang, ma petite Olive ?

Babar me regard d’un air navré... et mécontent.

- C’est à dire que...


- Pouvez-vous me montrer les questions préparées ?
- Euh oui, bien sûr...

Par chance, je les ai avec moi et je suis plutôt sûre de leur qualité. En effet, Babar les trouve tout à fait
correctes.

- Mais alors, que s’est-il passé ? Je ne comprends pas !

230
- Eh bien, il a beaucoup parlé et puis...
- Ah je vois bien, Henri, une fois lancé... j’aurais dû vous donner le truc... il suffit de lui
demander sa note d’histoire au bac et ça le ramène tout de suite sur terre !
- En fait... c’est plutôt qu’il...

Je rougis. Babar me regarde de ses grands yeux doux.

- Oui ?
- Il a essayé de... de, de... me...
- M’aider ? Comme c’est gentil à lui ! Je le reconnais bien là, ce si gentil Torgnolet !

Babar en a l’air tout ému.

- Non, de me violer...

Je dis ça, dans un souffle. Babar ouvre des yeux ronds.

- Voler ? Mais pourquoi diantre aurait-il fait cela ? Avec ses si confortables émoluments !
- VIOLER !

Je hurle, enfin presque. Babar reste la bouche ouverte.

- Henri Torgnolet ? Vous violer ?


- Je veux dire... il a essayé de m’embrasser et...
- Ah oui, je me disais aussi... ce n’est pas du viol ! Juste une tentative de séduction... assez
normale comme une jeune fille blonde et charmante à votre instar s’adresse à un
homme... Ne vous en faites pas, soyez plutôt heureuse de votre potentiel de charme !

Je me dis que je rêve. Je me dis que les hommes sont vraiment tous de grands malades. Même les
gentils gros, les bedonnants directeurs de thèse et pères de famille, même les petits amis amoureux,
du moins sous votre charme. Tous sont aveugles et sourds à la condition des femmes...

- Mais après il a essayé de...

Là, j’avoue que je ne peux pas aller plus loin.

- Vous peloter, c’est ça ?

J’ouvre des yeux énormes. Babar s’esclaffe, grassement.

- Ah ah ils font tous ça !


- Comment ça ?!
- Je veux dire, certains font ça... moi ce n’est pas du tout mon genre.

Il a dit ça d’un air... à croire qu’il en attend une récompense, du genre le prix Nobel !

- Je me doute mais...
- Je suis déçu. Je pensais Torgnolet plus malin, et vous aussi.

Je suis sidérée.

- Mais, mais...
- Je veux dire... ne le prenez pas mal, Olive, vous êtes ravissante et intelligente avec ça...
donc forcément, un homme étant un homme... vous auriez dû vous douter que...
- Comment ça ?

231
- Qu’il aurait peut-être envie de... enfin... ce n’est pas votre faute, bien sûr, mais si j’ai un
conseil à vous donner... la porte était-elle fermée ?
- Oui, bien sûr...
- Ah l’erreur ! JAMAIS ! Il ne faut JAMAIS fermer une porte quand on est une jeune fille
seule avec un homme !
- Ah bon ? Mais là, la porte est fermée ici...
- Oui mais moi, c’est moi... Bernard Balthazar, un homme respectable... marié, trois enfants
dont deux filles dans vos âges... Quand Henri Torgnolet, lui, est un jeune homme...
- Il a au moins 40 ans !
- 37 ans, il est marié, père de deux enfants... Il a dû avoir une sorte de, de... égarement
passager.

Mon Dieu, ce type sous-alimenté et pervers est marié ?! Avec des enfants ?!

- Bref, quand vous ne connaissez pas la personne, de sexe masculin, qu’elle est sans fauteuil
roulant ni tout autre handicap de ce style avéré... et encore, rien n’est sûr... il faut garder
la porte ouverte... et vous habiller sobrement.
- J’étais habillée sobrement !
- Je veux dire... choisir des vêtements qui ne vous mettent pas en valeur... voire vous
enlaidissent c’est encore mieux !
- Un jogging ?
- Oui... euh non tout de même pas... un pantalon large, un pull de même, idéalement à col
roulé...
- Même en plein été ?

Babar soupire d’un air exaspéré.

- En été, tout le monde est en vacances et il n’y a pas d’entrevues à cette saison. Bon, à part
ça, avez-vous avancé sur votre thèse ?
- Mais concernant ce... monsieur... rien ne peut être fait ?
- Comment ça ?
- Je veux dire... il ne peut pas être arrêté et jeté en prison ?

Babar lève les bras au ciel d’un air dramatiquement excédé.

- Enfin, mademoiselle, si on mettait tous les hommes en prison qui ont essayé d’embrasser
une jeune fille, on devrait les construire en forme de tours ! Et de 120 étages les tours !

Je réunis mes forces.

- Violer ! Il a essayé de me violer !


- Un baiser, un vague pelotage...
- Mais c’est parce que je me suis enfuie ! Sinon, qui sait ? Il a tenté de glisser son doigt
dans...

Je ne peux pas. Je revois ce type collé à moi et sa main, son doigt s’efforçant de s’introduire dans.

- Bon, passons à autre chose si vous le voulez bien, j’ai un cours dans 15 minutes et je ne
vous ai pas fait venir pour vous parler de votre pseudo-viol... avez-vous bâti votre
première partie ?

Pseudo-viol. J’ai envie de pleurer. J’ai failli être violée, et Babar, le gentil Babar, balaye cela comme si
le Torgnolet m’avait juste fait un baise-main un poil baveux. Janine avait raison. On (les hommes) ne

232
me croit pas. Ou plutôt, ce n’est pas que l’on ne me croit pas, c’est que l’on minimise ce que je raconte.
Et d’une certaine façon, c’est encore pire. Il n’y a plus aucun moyen d’être entendue, et défendue en
justice.

Dans un nuage vu mon état, je lui présente ma première partie. Babar est tout content. J’ai avancé. Il
sort son agenda, et me dit.

- Bon, alors la soutenance, je l’inscris pour juin prochain... idéalement le 30, car le 29, c’est
le mariage de Flore, ma fille...
- Mais c’est un peu euh... prématuré non ?
- Son mariage ?
- Non, la soutenance...
- Que nenni ! Allez zou, filez jeune fille, j’ai un cours en socio politique qui va démarrer !

Il se lève, avec peine. Il a dû encore prendre 2 à 3 kilos depuis janvier.

- Mais, mais...

Mais me voilà déjà dehors.

Bilan des courses. Henri Torgnolet ne sera pas poursuivi ni même sermonné ou prévenu que l’on
connait ses agissements. Je passe pour une gourde et/ou pour une dévergondée excitant les mâles, je
suis forcée de rendre ma thèse en juin de l’an prochain, sachant qu’il me reste une tonne de travail à
faire et que si je ne rencontre que des Torgnolet, autant dire que je vais devoir y renoncer ou changer
de sujet ou ou...

C’est donc passablement découragée que je rentre chez moi... pour trouver Maman, en pleurs. Elle
m’ouvre la porte comme si elle m’attendait derrière.

- Tu m’as MENTI !

Coup au cœur. Comment le sait-elle ? Qui le lui a dit ?

- Comment ça ?
- Tu m’as dit que tu rentrais de Bruxelles ce soir par le train de 17h22, or à 14h 20, je t’ai
aperçue depuis le bus...
- Où ça ?
- Sur le boulevard Saint-Germain... non loin de Sciences po !
- Eh bien, qu’est-ce que cela a d’extraordinaire ? J’ai avancé mon billet pour aller voir mon
prof... je devais débriefer mon entrevue, figure-toi !

Et là, jouant sur du velours.

- Tu peux l’appeler si tu veux, je sors de le voir...


- Mais, mais... tu aurais pu me le dire...
- Que quoi ? Que j’allais le voir ?
- Non, que tu rentrais plus tôt ! J’aurais pu me faire un sang d’encre !
- Comment ça ?
- Eh bien...

Maman tord son mouchoir, les yeux rouges.

- À te savoir à Bruxelles sans y être !


- Je ne te suis pas bien...

233
- Imagine que j’ai essayé de te rejoindre... de t’y retrouver là-bas...
- Mais pourquoi ?
- Je ne sais pas... imagine JUSTE !

Seigneur, il faut que j’agisse. Trop c’est trop.

- Maman, laisse-moi tranquille ! Je n’ai plus 8 ans ! Ni même 15 ans !


- Olive !

Sa main a volé, sur ma joue. La première gifle de ma vie. La première gifle et le premier conflit avec
Maman chérie du reste de ma vie ? Curieusement, c’est elle qui part en courant et non moi qui
m’effondre en sanglotant. Moi, je me sens étrangement soulagée. Libérée même.

Les dés sont jetés.

Je pars la retrouver. Elle sanglote, telle une enfant, allongée sur le lit nuptial. Je ressens une vague
compassion, de la tendresse aussi... et de l’irritation.

- Maman...
- Laisse-moi ! Après tout ce que j’ai fait pour toi ! Pour vous ! Je suis bien récompensée
tiens !
- Mais Maman...
- Tu n’es plus la même ! Je ne te reconnais plus ! Tu, tu... tu me parles comme ces filles
hargneuses qui parlent à leurs mères elles-mêmes hargneuses ! Nous nous sommes
transformées en roquets ! Et même, en étrangères ! c’est AFFREUX ! Je veux MOURIR !
- Mais Maman, tout va bien... J’ai juste besoin de prendre mes distances.

Elle se redresse.

- Tu vas nous quitter ? C’est ça ?


- Mais non, Maman, c’est juste que, que... j’ai rencontré quelqu’un.

Ça y est c’est dit. Ma mère va faire une crise d’hystérie, le plafond de la chambre va s’effondrer sous
ses cris, et nous mourrons toutes les deux ensevelies sous les décombres, Romain viendra mettre des
chrysanthèmes sur ma tombe en sanglotant (enfin j’espère).

Mais alors là, chose hallucinante, le visage de ma mère s’éclaire... et elle se met à battre des deux
mains comme une petite fille.

- Mais c’est merveilleux ma chérie ! Tu es amoureuse ?


- Je ne sais pas... en fait, c’est la première fois que...
- Oh mon bébé... mon bébé qui est devenue une petite femme...

Maman roucoule maintenant, c’en est presque gênant. Elle tapote le lit à côté d’elle pour que je
m’assois.

- Raconte...
- Il n’y a pas grand-chose à dire... c’est euh... un ami du frère de Valentine... il s’appelle
Romain, il a 31 ans et est ingénieur...
- Magnifique !
- Je... on se connait depuis peu... alors je ne sais pas si cela va durer...
- Mais vous avez eu des euh...

Je me sens devenir toute rouge.

234
- Maman... c’est mon petit ami... et on est adultes...
- Tu as donc eu des... euh... rapports... avec lui...

J’ai envie de répondre quelque chose du style, je ne vois pas bien le rapport, ou bien, rapport sur
quoi ? Mais elle penserait (à raison) que je me moque d’elle.

- Oui.
- Oh mon Dieu ! Et si tu étais enceinte ! Ta thèse ! Ta carrière !
- Mais Maman, non, je ne suis pas enceinte... nous avons fait... euh attention...
- Oh mon bébé !

Maman me sert fort dans les bras. J’ai envie de lui dire que justement, je vais aller le rejoindre pour
avoir des rapports mais je me dis qu’il faut la jouer un peu finaude.

- Il est très gentil, Maman... c’est un garçon très bien... et je voulais te dire que... certains
soirs, je resterai dormir chez lui....
- Ah mais non ! Tu as ta thèse ! Et tu n’as que 24 ans !
- Tu avais le même âge quand tu as épousé Papa.
- Oui mais justement, nous étions mariés !
- Mais c’est une autre époque, Maman, on est au deuxième millénaire ! Toi c’était le siècle
passé !
- Mais tout de même, non... ce n’est pas raisonnable... je n’en fermerais pas les yeux de la
nuit...
- Mais si, tu les fermeras ! Il habite à Paris, près des Abbesses.
- Mais c’est à l’autre bout du monde !
- Pas tant que ça, Maman, 35 minutes en métro...
- Comment ça ? Tu es déjà allée chez lui ?
- Euh oui... J’ai même rencontré ses parents...
- Comment ça ? Mais cela dure depuis combien de temps cette amourette ?!

Ma mère est outrée. Vexée. Blessée. Ah merci la stratégie et la psychologie, Olive Trouvegros... Je dois
lui expliquer que c’est par hasard que je les ai rencontrés et que cela n’a pas dépassé les 10 minutes.

Elle finit par se calmer, et me dit que, concernant « mes nuits de découchage », elle doit en parler à
Papa.

- Mais enfin Maman...


- C’est une lourde décision.
- Comment ça, une lourde décision ?!
- Eh bien oui... celle de de savoir si tu peux aller dormir chez cet inconnu qui habite de
l’autre côté de la Seine... qui plus est.

Je crois qu’elle fait de l’humour mais non, elle est vraiment sérieuse. La Seine entre elle et moi doit
mesurer à peu près le double de l’océan Atlantique.

Jusqu’à présent, j’aimais Maman telle qu’elle était. Je la prenais tout en entier sans faire de détails.
Mais maintenant je me rends compte que Romain, et les copines qui me le disent depuis des années,
ont en grande partie raison. Elle est quand même très présente et très pesante, et pire que tout, sa
vie ne tourne qu’autour de la mienne.

Sans moi, elle n’est plus rien.

235
Un instant, j’envie les orphelins et les filles nées de filles mères et sans instinct maternel aucun. Un
instant seulement... car il ne faut pas jeter sa maman avec ses poupées et ses joujoux de petite fille.

- Ma chérie, va te reposer... tu as une mine épouvantable... Nous en reparlerons tous les 3


ensemble, à tête reposée.

Je me demande ce que je vais faire s’ils refusent que je dorme chez lui ? Je suis majeure, je fais ce que
je veux mais j’habite chez eux. Je pourrais alors prendre une chambre, je vivrai moins bien
financièrement parlant mais je n’ai pas de gros besoins, je ne suis pas le genre dépensière, et je serai
libre. Et malheureuse. Car blesser mes parents serait insupportable pour moi. Et je les blesserai en
leur faisant cela. Les quitter contre leur gré... et le mien. En très mauvaise intelligence.

C’est sans solution à moins qu’ils n’acceptent de me voir découcher certains soirs de la semaine.

Mon père rentre tard, trop tard ce soir pour que Maman lui confesse mon nouvel état.

J’échange quelques SMS avec Romain (je lui cache le côté « c’est une lourde décision », ne retenant
que le « ça y est, je l’ai dit à ma mère » ...). Puis je me couche, en me disant que les négociations de
création ou d’élargissement de l’Europe, les traités commerciaux qui la sous-tendent sur la circulation
des biens, des personnes et des fonds ne sont rien à côté de la diplomatie et de la patience que je vais
devoir déployer avec mes chers parents.

236
Les jours heureux
J’ai oublié le Torgnolet. Romain m’a fait oublier le Torgnolet. Je coule des jours tellement heureux...
Une sorte de parenthèse miraculeuse car j’ai encore bien du mal à croire que tout ceci va durer.

Maintenant que Papa et Maman sont au courant, je dors deux à trois soirs par semaine chez Romain.
J’essaye de redoubler de gentillesse avec Maman les soirs où je suis là. Je me force même à regarder
certains téléfilms tartignolles avec elle alors que j’ai du travail haut comme trois montagnes. Mais je
vois qu’elle se sent très seule, Papa, lui, ne faisant aucun effort pour rentrer plus tôt.

Je me rends compte, enfin, qu’il n’en a jamais fait. Il considère que chacun son boulot, lui gagne
l’argent, Maman tient le foyer et moi je tiens compagnie à Maman. Et je dois dire que je commence à
ne pas trouver cela normal du tout.

À propos, Papa a été très étonné d’apprendre que j’avais un petit ami.

- Comment est-ce possible ?

S’est-il écrié, presque goguenard.

J’en ai même été vexée... Visiblement, il ne s’imaginait pas que je puisse avoir, moi aussi, une vie
sexuelle ! Remarquez, je me dis qu’eux, mes parents à les voir, enfin, bon, glissons... Il a posé ensuite
une série de questions sur Romain, façon DRH, comme s’il allait recruter ce dernier à un poste clé dans
son entreprise. Cela aussi m’a agacée, et même blessée... Il pensait quoi ? Que j’allais sortir avec un
traîne-savate ? Un drogué ? Par ailleurs, j’ai trouvé assez déplaisant le fait que je doive visiblement
aimer quelqu’un qui ait la mention Très bien de son approbation... et si tel n’était pas le cas, je devrais
faire quoi ? Le quitter ?

Mais j’ai pris sur moi. Il fallait absolument que je les rassure. L’objectif étant de pouvoir aller chez
Romain sans devoir mentir ou remplir à chaque fois un questionnaire long comme le bras.

Je leur ai même proposé qu’il vienne dîner, un soir, mais heureusement Papa s’est récrié qu’il n’avait
pas le temps.

- Sinon, tu penses vraiment que c’est un garçon sérieux ?


- Absolument !
- Il ne va pas te faire du mal... je veux dire... ce n’est pas un noceur ?
- Mais non Papa, bien sûr que non !

Papa a curieusement réussi à convaincre Maman de me laisser voler un peu hors du nid. Il avait
suffisamment de soucis au boulot comme cela sans ajouter une guérilla familiale et puis, une fois
encore, la vie moderne était ce qu’elle était. Les filles quittaient précocement (!!) leurs parents pour
vivre avec leur petit ami.

- Je ne vais pas vivre avec lui, Papa, juste dormir 2 à 3 soirs par semaine !

Pour le moment du moins.

Maman se serait sentie rassurée de voir Romain, je le sentais bien. Je lui ai donc proposé que l’on
déjeune un jour ensemble tous les trois. Papa s’est récrié qu’il n’y avait pas de raison qu’elle le voie,
et pas lui. Un peu pénible, Papa, sur ce coup-là.

- Il viendra dîner en bonne et due forme... mais plus tard, chaque chose en son temps.

237
Papa est jaloux, c’est clair. Cela crève les yeux. Il me dit souvent, d’un ton faussement léger, ma petite
caille, tu ne vas pas laisser tomber ton vieux papa ? Je proteste alors qu’il n’est pas vieux, il n’a que
55 ans, et qu’il est mon Papa, justement. Une personne chère qui reste toujours dans votre vie même
si on ne l’a fait pas avec elle, justement, sa vie, n’est-ce pas ?

- Tu as vraiment changé ma chérie...

Je souris, un sourire désarmant d’innocence mais oui, bien sûr, j’ai changé. Je les vois autrement. Des
parents aimants et consciencieux, mais des parents super envahissants, qui ont tout de même
construit leur vie de couple uniquement autour de moi.

Je me dis que l’an prochain, une fois ma thèse bouclée, je prendrai une chambre... si jamais Romain
ne me proposait pas de vivre avec lui (dans l’appartement de ses parents). Et s’il partait pour le Japon ?
Irai-je avec lui ?

Professionnellement, c’est quasiment impossible. Et sentimentalement, Romain en a-t-il vraiment


envie ? Je préfère ne pas y penser, espérant plutôt de toutes mes forces qu’il renonce à ce poste...

Maman m’a demandé peu de temps après, en rougissant, si j’étais allée euh consulter.

- Pourquoi faire ?
- Ma chérie, il ne faudrait pas que tu tombes enceinte...
- Ah tu veux parler de ça ! Oui, bien sûr, c’est fait... je prends la pilule et tout va bien.
- Quoi ? Et tu ne m’as rien dit ?!

S’en est suivi à nouveau une longue explication-consolation. Il a fallu que je lui explique que je ne
pensais pas franchement fondamental, à mon âge, de lui annoncer que je prenais un contraceptif,
puisqu’à mon sens, elle devait s’en douter.

Elle s’est étonnée que j’ai une adresse de praticienne, qui donc avait pu m’en prescrire une. Valentine,
je lui ai répondu, c’est Valentine qui m’a conseillé sa gynéco. Parce que Valentine prend la pilule elle
aussi ? J’ai failli lever les yeux au ciel, où vivait-elle ma mère ? Dans quelle époque ? La gynécologue,
d’ailleurs, m’avait presque traitée d’anormale pour avoir attendu 24 ans avant d’aller en voir une...
Madame Claudine Gonade, ça ne s’invente pas, était telle que me l’avait décrite Valentine : efficace,
professionnelle mais pète-sec et fort peu chaleureuse.

En tout cas, depuis mon coming out, je vois Romain sans avoir l’œil braqué sur la montre et, telle une
enfant de divorcés, un week-end sur deux, je le passe chez lui.

Je me sens de mieux en mieux en sa compagnie.

Je progresse en toute chose. Romain est un très bon professeur de désir, pour reprendre l’expression
de ce livre que m’avait prêté Léna, Professeur de désir de Philip Roth... que j’avais lu le rouge au front
sans pouvoir aller jusqu’au bout, et que je relis maintenant en gloussant et en voyant tellement mieux
de quoi il s’agit. J’ai même réussi à rire follement à l’histoire de la tranche de veau dans laquelle le
protagoniste de Portnoy et son complexe se masturbe fébrilement avant de la remettre au frigo. Avant,
j’aurais été tellement horrifiée que j’aurais jeté le livre dans la poubelle avec des gants.

Il me fait découvrir des tas de musiques. Les Rolling stones, Leonard Cohen ou Depeche mode. Je
m’arrête à Led Zeppelin, trop bruyant pour moi, et je n’accroche pas vraiment à Téléphone dont je
trouve les textes faibles. Le seul auteur que je lui ai fait découvrir est Jacques Brel. Il n’avait jamais
vraiment écouté et au bout de plusieurs écoutes, il en était devenu presque aussi fan que moi. En
revanche, Michel Sardou, il a refusé catégoriquement d’écouter et s’est même fichu de moi.

238
- Merde, Livie, comment tu peux écouter ce vieux réac ?
- Et alors ? On s’en fiche qu’il soit réac ! Tu as entendu sa voix ? Et les lacs du Connemara,
ça ne te donne pas le frisson ?
- Bof, on dirait un vieux séducteur pour mémères chez le coiffeur.
- Tu es injuste ! Il a bien plus de coffre que ton Léonard Cohen !
- Quoi ? Tu oses comparer Léonard Cohen à ce pauvre type ?
- Pauvre type toi-même ! A-t-il fait seulement une seule chanson sur les femmes, ton
Léonard ? Quand Michel Sardou, lui, a marqué plein de femmes jeunes et moins jeunes
avec son Femmes des années 80...
- Ohlala mon Dieu, les années 80, celles de la Renaissance ou de la Restauration ?

Et nous nous balançons noms d’oiseaux et coussins à la figure avant de tomber dans les bras de l’un
de l’autre.

Je suis heureuse, heureuse...

J’ai dîné une fois avec lui et ses parents, au restaurant. Ils étaient de passage, une fois encore, et ils
ont tenu à nous inviter pour « un début de mieux se connaître ». Sa mère est vraiment rigolote quand
son père est très sérieux... mais très pince-sans rire en fait.

- Je me dépêche d’en rire de peur d’oublier pourquoi il fallait en rire...

Coline Sampiero parle pour 3, et je me dis qu’au quotidien, ça doit être fatigant la vie avec elle. Mais
Romain m’assure que c’est juste quand elle a un public, et avec moi, elle est servie, je m’esclaffe à
toutes ses blagues ou presque.

- N’importe quoi ! Je ris par politesse...


- Fayote ! Je lui dirai !
- Oh non ! C’est faux ! Je ris sincèrement, mais je ne m’esclaffe pas...

Romain m’assure qu’au naturel, elle est plus silencieuse, quoique née sous le signe de la Bavarde et
du Vif argent car de fait, je trouve Maman bien apathique à côté d’elle. Elle ne cesse d’aller d’expos
en films, de films en balades ou en concerts, et elle court au moins deux fois par semaine au bord de
la mer avec de jeunes graphistes à qui elle donne des cours (sa retraite d’ex free-lance est faible donc
elle complète avec ça).

Coco, comme on dit, constate que Samuel, son mari donc, s’est bien « emmerdé la vie » dans les
assurances « mort », comme dit Pierre Desproges dont elle est une fan absolue et que maintenant, il
goûte enfin à la vie sans plus n’y voir que des catastrophes.

- Tu exagères, Coco, déjà je ne me suis pas, je te cite, « emmerdé la vie », juste « certains
jours » et ensuite, tu étais bien contente qu’il y en ait au moins un de nous deux qui
« s’emmerde la vie » pour avoir un niveau de vie décent...
- Comme tu y vas Sam ! Dis tout de suite que je t’ai été un poids !
- Non mais pas un ticket de loto gagnant, ça c’est sûr !

Je les regarde, catastrophée. Ils vont finir par se battre... Romain est mort de rire et je me rends
compte que c’est là une passe d’armes habituelle qui les met tous en joie.

Il y a beaucoup de joie entre eux. Cela pétille, cela vibre, cela rebondit et cela s’aime aussi. Entre mes
parents et moi, il y a beaucoup d’amour, de tendresse et de douceur (sauf quand j’annonce que j’ai
un copain), mais jamais cette joie. Ce goût de jouer avec les mots et de se moquer gentiment, parfois

239
certes un peu cruellement de l’autre, mais en restant malgré tout dans les clous. Et puis aussi ces
discussions qui montent, ce bruit de la vie...

Sous ses allures d’employé de bureau un peu terne, le père de Romain n’est pas le moins drôle. Il m’a
fait mourir de rire avec ses récits de vieilles dames souscrivant des assurances pour Félix Dunand, leur
chat ou ce monsieur dignement assis dans sa bergère Louis XVI, l’eau jusqu’aux cuisses, alors que
Samuel Sampiero établissait le constat du dégât des eaux de la maison.

Du coup, je découvre Desproges aussi. Et Francis Blanche, et Jacques Audiard, une autre source
d’enthousiasme pour Coco, je veux dire Coline Sampiero.

Je découvre tant de choses... Manger au lit, se coucher sans prendre de douche, boire à la bouteille,
prendre le euh de Romain dans ma bouche puis me faire euh faire la même chose, marcher nue dans
un appartement, sortir sans être coiffée, préparer mes cours la veille au soir, à minuit... et arriver en
retard aux dits-cours, justement, parce que le matin, j’ai traîné au lit à faire des euh choses avec
Romain, ne pas mettre les pieds en bibliothèque pendant plusieurs jours, ne plus bosser le week-end...

- Vous n’avez pas tellement avancé ce mois-ci...

Me reproche Babar, derrière ses lunettes. Je baisse le nez. J’ai juste rencontré une quinquagénaire,
qui a été fonctionnaire à la Commission (elle tenait le secrétariat d’un commissaire éminent et elle a
même écrit un livre dessus). Je balbutie que je prévois d’aller à Rome rencontrer un organisateur du
programme Erasmus ainsi que des étudiants européens. Avec Romain on a en effet prévu d’y aller fin
juin, il veut revoir des amis rencontrés là-bas et j’en profiterai pour passer ces entrevues.

- Bien... mais avez-vous poursuivi l’écriture du premier chapitre ?


- Euh oui...
- Montrez-moi ça !
- Eh bien, il se trouve que... je ne l’ai pas apporté parce que je ne pensais pas que euh...
vous voudriez le voir...
- Mais enfin, Olive, je regarde toujours votre travail !

Babar prend un air mécontent, puis chagriné.

- Que vous arrive-t-il ?


- Rien, je suis juste... euh un peu fatiguée...
- Il est vrai que vous avez beaucoup travaillé cette dernière année... cependant, il ne faut
pas mollir ! Vous devez terminer cette thèse dans un an !
- Mais si jamais...
- Tututute ! Je ne vous laisse pas le choix, j’ai d’autres étudiants à manager, moi, et je veux
que vous me débarrassiez le plancher avant l’été de l’an prochain ! Ahaha !

Il s’esclaffe grassement.

- Mais...

Mais je me retrouve dehors. Je me dis qu’il faut que je me reprenne en mains. Je dois me remettre à
ma thèse. Travailler plus en journée. Ne voir plus que deux soirs par semaine Romain... Mais me voilà
à nouveau dans ses mains, à Romain, qui après m’avoir bien changé les esprits, ô cette jouissance que
je commence à bien connaître, m’annonce qu’il a donné son accord de principe pour le Japon, départ
en janvier prochain.

J’ai l’impression de prendre un coup de massue sur la tête.

240
ꖿꖿꖿ

Nous sommes courant juin. Il me reste six mois d’amour dont trois d’affilée avec le week-end
prochain et le lundi RTT sans oublier les deux semaines de vacances prévues cet été on ne sait encore
où. Je cache mal mon désarroi.

- Eh bien, tu n’es pas contente ?


- Ben c’est-à-dire que...
- On va vivre de supers moments ensemble à Tokyo !
- Mais, mais...

Cela me fait certes plaisir de voir qu’il est persuadé que je peux venir sans problème avec lui. Mais ne
se rend pas compte ! Ma thèse, mes parents, Babar...

- Si tu travailles à fond d’ici janvier... tu peux avoir de quoi écrire là-bas et revenir pour
compléter... tu ne crois pas ?
- Mais j’ai encore plein d’interlocuteurs à voir !
- Eh bien, fais-toi un programme serré, au pire, tu me rejoins un peu plus tard que janvier...
février ou mars... si tu dois la rendre en juin, je suppose que tu dois avoir tout le matériel
comme tu dis bien en amont non ?
- Mais Babar veut me voir très régulièrement et...
- Franchement, Livie, je ne vois pas où est le problème... tu as ta bourse, donc de l’argent,
et je peux t’aider car je vais vivre comme un roi là-bas... c’est le jackpot avec appart et
billet payés...
- Je dois rester en France pour la toucher, ma bourse, justement... et puis j’ai les cours à
donner, liés à celle-ci... non, non, ce n’est pas possible...
- Fais-toi faire une dispense ! Fais-toi remplacer !
- Ça ne marche pas comme ça, Romain !

Il n’insiste plus mais je sens qu’il est blessé, déçu. O mon cœur tout serré...

Mais il ne se rend pas compte que les choses ne sont pas si simples. Je réussis à assouplir sa mauvaise
humeur en me lovant contre lui et en lui cuisinant une magnifique omelette à peine brûlée avec une
belle boîte de petits pois... après tout c’est le signe qu’il m’aime, d’une certaine façon, non ?

S’il voulait me quitter, le Japon lui offrirait cette possibilité sur un plateau.

Japon ou pas Japon


Mardi, en parlant avec Mélanie, une autre thésarde, j’apprends que certains étudiants partent finir
leur thèse à l’étranger... Ils font une année de programme dans une université étrangère. Encore faut-
il que cela ait un lien avec leur sujet.

Construction européenne et Japon, ça ne saute pas aux yeux de prime abord.

- Mais si !

Léna avec qui je prends un café le lendemain, m’assure qu’il doit bien y avoir une sorte d’équivalent
ou au contraire de non-équivalent en Asie, ce qui est tout aussi intéressant. Voire plus ! Elle en a parlé
comme ça en passant à son Jeff qui lui a dit qu’il y avait bien à Tokyo, ce machin de l’ONU, plus
exactement l’Université du machin, et que sans doute, il y avait moyen de venir « s’y planquer une
année ».

241
- Si ça peut te permettre de passer une année avec Romain... Moi je dis, fonce !
- Mais comment il sait ça ?
- C’est le neveu de sa euh... compagne, qui après avoir fait son VIE à l’ambassade de France
a réussi à se trouver un plan à la fac de l’ONU...
- C’est que Romain est parti pour au moins trois ans !
- Trois ans !

Léna a l’air catastrophé. Puis elle me fait un petit sourire coquin.

- Tu vas devoir l’épouser si vous continuez... ohlala madame Sampiero, consentirez-vous


encore à me fréquenter ?
- On n’en est pas de là, tu sais...

Quoique. Je caresse cette idée, moi qui il y a peu pensais que je finirai fonctionnaire européen, vierge
et célibataire.

- C’est sûr mais bon, une année, ça permet de voir venir, tu ne crois pas ? Tu devrais tenter !
Et puis, tu trouveras certainement autre chose une fois là-bas...
- Oui mais il y a ma thèse...

Avant, le sens unique de ma vie. Maintenant, mon boulet absolu.

Valentine m’a parlé de son côté de Sophia, une université japonaise prestigieuse tenue par des
Jésuites (elle a pris un air dégouté), sa cousine s’y est rendue il y a peu pour faire une conférence et
elle y a rencontré des étudiants en sciences politiques venus assister à son intervention sur les
gisements sismo-carbonés des sols prénéolithiques, quelque chose dans ce goût-là.

Plus exactement, elle en a rencontré une, d’étudiante japonaise, au pot de son colloque, qui discutait
avec un chercheur en bidule chouette, brun, élancé et bourré de charme (Valentine lève les yeux au
ciel). Ce dernier, tout lui faisant du rentre-dedans (quelle jolie tenue mademoiselle... ou madame... et
ce sourire, et ces yeux, cette paire... c’est vrai que cela va généralement par deux, ce genre de choses
ahah.), lui avait présenté Michiko, une jeune étudiante japonaise « très prometteuse ». Michiko
revenait de Sciences Po Paris où elle avait étudié le modèle européen, sujet de son mémoire de fin
d’études.

- Michiko a expliqué à ma cousine que ça la passionnait de voir d’anciens pays en guerre


construire une communauté ayant son drapeau, sa monnaie, des règlements communs
quand en Asie, le Japon en était encore à considérer que les femmes de réconfort
coréennes étaient destinées naturellement à cela en tant que sous-race asiatique...
- Oh mais c’est super intéressant !

Je me suis sincèrement exclamée.

- Tu vois ! La réciproque doit être vraie : une Française qui étudie le non-modèle européen
japonais...

Par ailleurs, le plan de Marie-Odile, avec le beau brun, mince et séducteur, avait capoté car même si
elle avait réussi à coucher avec lui, il avait déjà quelqu’un en CDI dans son lit.

- C’est affligeant... Comment peut-elle quelque chose de ces hommes semi-mariés qui
viennent en colloque gagner des points dans les classements internationaux et se distraire
la quéquette...

Valentine soupire.

242
- Ma cousine me désespère... elle n’est pourtant pas si mal, grande, bien fichue, et super
intelligente mais question mecs, elle se jette sur tout ce qui bouge... de préférence sur
celui qui n’a surtout aucune envie de rester immobile en sa compagnie !

La Japonaise, en revanche, le chercheur n’avait pas réussi à la convaincre d’être la larronne du


troisième soir mais il avait conservé ses coordonnées... dont curieusement Marie-Odile avait hérité.

Bref. Valentine a réussi à me récupérer le nom de l’étudiante, Michiko Takayama, à qui j’ai envoyé un
mail, en anglais, ce qui m’a bien pris deux bonnes heures à le tourner de façon percutante. Elle m’a
répondu dès le lendemain, dans un très bon français, qu’elle devait retourner à Paris finir ses
recherches début juillet et qu’elle proposait qu’on se rencontre.

J’ai commencé à y croire... Romain a été ravi quand je lui ai dit ça et il m’a demandé ce qu’en pensaient
« mes chers parents ».

- Ben euh, je ne sais pas...


- Tu ne leur en as pas parlé ?
- Ben non.
- Tu déconnes, Olive ! Il faut les prévenir... les préparer psychologiquement. Tu commences
à les connaitre non ?
- Oui mais je préférerai attendre d’avoir quelque chose de concret...

Romain a levé les yeux au ciel. J’ai eu l’impression d’être la femme mariée qui ne veut pas parler à son
mari, de ce qu’elle a un amant. À propos de ça, il semblait avoir oublié sa Juliette. Il m’a annoncé avoir
brûlé toutes ses lettres (ah bon, parce qu’il y avait des lettres ?) et d’avoir effacé son numéro de
téléphone (mince, je pensais que c’était fait depuis des lustres !).

- Je me sens libéré d’elle... grâce à toi !

Il est en pleine forme et nous prépare un week-end à Rome aux petits oignons. Il parle aussi de nos
vacances d’été, il voudrait faire un voyage. Moi je préfèrerais louer quelque chose de tranquille au
bord de la mer, me baigner, lire, marcher, s’aimer et travailler car il faut vraiment que je travaille... Il
me dit penser à la Grèce et j’ai là aussitôt la vision d’hôtels crasseux envahis de cafards et de poux,
avec des hommes torves au regard de pervers (Henri Torgnolet en grec quoi).

Je me suis rassurée en me disant que je serai avec lui et que rien de grave ne pourrait m’arriver. Mais
il faudra que je dise à mes parents que je vais avec lui en Corse ou près de Marseille car si je leur dis
la Grèce, ma mère passera ses vacances, rivée aux infos et près du téléphone dans l’attente qu’on lui
annonce que sa fille est morte assassinée par un chanteur de sirtaki, sinon d’une intoxication
alimentaire fulgurante.

À propos de vacances, Maman compte bien les passer avec moi et Papa... Mince, il va quand même
falloir que je leur dise que je n’ai pas vraiment prévu de passer mes deux semaines de vacances avec
eux. Comment faire ? Couper la poire en deux ? Une semaine avec Romain et une autre avec eux ?
Mais je n’en ai aucune envie ! Je veux passer toutes mes vacances avec Romain !

Je me sens prise dans un tourbillon. Une spirale de bonheur et d’angoisse car chaque jour, une
nouvelle décision est à prendre ou à annoncer. Je préfère, pour l’heure, fermer les yeux et ne pas voir
le mur, ou le rideau de sakuras, m’arriver droit dessus. Carpe diem, n’est-ce pas...

ꖿꖿꖿ

243
Mercredi soir, le 15 juin, grand évènement, Romain est venu dîner à la maison. Papa avait dit qu’il
rentrerait plus tôt mais il n’est pas arrivé avant 21h00. Je lui en ai voulu car j’étais crevée et Romain
ne savait plus quoi raconter à Maman, qui était toute chose.

Je me rends compte que décidément, Papa ne fait jamais d’efforts pour nous. Je veux dire... je sais
bien qu’il a du boulot mais il pourrait quand même, un soir au moins, rentrer plus tôt, du moins pas
trop tard. L’entreprise ne va pas s’écrouler pour autant !

Il se repose entièrement sur Maman, pour la maison, et sur moi, pour m’occuper d’elle, Maman.

Maman justement a bu au départ son perrier citron comme si c’était elle, sur la sellette. Je lui ai alors
servi un porto pour qu’elle se détende un peu et du coup, elle avait les joues rouges et elle riait à tout.

- Je travaille chez BioTech For Ever...


- Aahahha !
- Mes parents vivent à Marseille, la ville dont ma mère est originaire...
- Ahahahah...

Etc, etc. Papa est enfin arrivé. Il m’a serrée dans ses bras, Livie ma chérie, comment vas-tu ? Et a donné
une poignée de main virile à Romain qui a esquissé une grimace. Puis nous sommes passés à table.
Papa avait choisi un très bon vin, je n’y connais rien mais Romain a eu l’air aux anges.

- Montepulciano, 1998... c’est un pur délice !

Du coup, ils ont parlé vins, puis Italie puisque Romain a donc fait une année Erasmus à Rome et mon
père aime beaucoup l’Italie. Ma mère aussi, mais elle, elle aime tout ce qu’il aime, mon père.

- Alors comme ça, vous venez me demander la main de ma fille ?

J’en ai craché ma crevette-avocat de saisissement, et Romain m’a jeté un regard... effaré.

- Mais enfin Papa, non ! Romain vient juste dîner avec vous pour faire connaissance ! Papa,
enfin ! De nos jours, plus personne ne demande la main de personne !

J’étais rouge de confusion. Et de colère aussi. Papa a gloussé.

- Oh ça va, c’était pour rire... Je ne suis pas prêt à te laisser filer avec le premier venu ma
chérie... car vous êtes, de fait, le premier venu, Romain.
- Mais enfin Papa...

Maman est intervenue, avec diplomatie.

- Louis veut dire que jusqu’à présent, Olive ne nous a pas présenté ses euh petits amis...
Nous sommes assez... conventionnels... mais je vous rassure, vous êtes le bienvenu même
si euh vous ne l’épousez pas... au bout du compte.

Romain en avait la bouche ouverte. Quel contraste avec ses parents... Je me rendais compte que les
miens étaient de très bons parents, certes, mais qu’ils étaient vraiment très, très à la ramasse. Même
en 68 comme dirait le Jeff de Léna, des gens comme ça, ça ne se faisait plus qu’à la demande.

Romain s’est gratté la gorge.

- Bon Papa, tu nous ressers du vin ?


- Olive, toi qui ne buvais quasiment jamais avant...
- Papa, arrête, j’ai toujours bien aimé boire... quand il y a du bon vin !

244
Papa nous a resservis et Maman a filé nous chercher la viande.

- Et vous faites quoi, au juste, dans la vie ?


- Eh bien, j’ai une formation d’informaticien, appliquée à la biologie... c’est...

Romain a fait un rapide résumé, clair et pas trop long. J’ai cru que Papa allait prendre des notes.

- Et ça rapporte bien, ça, comme boulot ?

J’ai ouvert des yeux ronds. Papa était vraiment lourd ce soir-là. J’ai protesté.

- Papa enfin !
- Laisse Olive, il a raison, on travaille pour gagner sa vie, après tout... Oui, je gagne bien ma
vie, dans les 3500 euros nets par mois... avec les primes.

3500 euros nets par mois ! J’ai failli tomber à la renverse.

- C’est tout ?

A demandé papa, l’air déçu. J’ai ressenti une furieuse envie de le gifler. C’était énorme, ce salaire, le
gros Babar devait à peine atteindre ce chiffre-là, à quasi 60 ans.

- Oui, et c’est bien assez, à mon âge... surtout quand je vois ce que votre brillante fille va
gagner ensuite comme chercheuse et professeur universitaire.
- Oui, mais Olive est une femme... je veux dire... elle n’a pas besoin de gagner des milliers
d’euros... ce sera à son mari de le faire et...
- Papa !

J’ai protesté, choquée. Qu’est-ce qui lui arrivait ?!

- Louis, tu exagères... tu nous mets tous mal à l’aise là...

C’était Maman, ma brave Maman qui revenait avec son rôti et ses pommes dauphine.

- Ce vin ne te réussit pas ! Que tu es... désagréable ! Alors que Romain ne nous connait pas
et que ce n’est pas toujours drôle d’être invité chez les parents de sa petite amie...
rencontrée il y a peu, je te le rappelle...

Super Maman. Magnifique Maman. Adorable Maman. Je t’aime !

Papa s’est excusé, tout rouge et la conversation est devenue beaucoup plus détendue. Nous avons
parlé tous ensemble ciné, théâtre, livres, Romain n’est pas grand lecteur mais il aime bien lire de temps
à autre un bon bouquin ou un manga.

Ton père est jaloux de moi, m’a dit Romain quand je l’ai raccompagné à son scooter.

- Ça crève les yeux ! C’est... attendrissant.


- Attendrissant ?
- Oui, il ne veut pas laisser partir sa petite fille chérie...

J’ai été pour lui répondre vertement mais j’ai vu qu’il était sincèrement attendri.

- C’est un bon père, sérieux comme le mien, mais euh dans un autre style...

C’est sûr, j’ai admis, il a de lourdes responsabilités, alors dès fois, il dérape, on dirait qu’il ne sait plus
bien comment communiquer avec nous.

245
- Elle est mignonne ta mère, on dirait qu’elle a eu 21 ans la veille au soir...
- Tu n’es pas sympa de dire ça !
- Je le dis sans méchanceté, elle est fraiche et jolie, tu lui ressembles beaucoup... ça me
permet d’imaginer comment tu seras dans 25 ans.

On sera donc encore ensemble dans 25 ans ? Je n’ose me laisser à rêver car oui, j’aime Romain. Je
l’aime non pas à la folie mais très très fort ! Je veux faire ma vie avec lui, au Japon ou ailleurs !

- Mais toi, ma Livie, tu attends autre chose de la vie qu’un petit mari non ?
- Oui, bien sûr... Mais l’un n’empêche pas l’autre et puis maman ne se réduit pas à ça.
- Mouais... c’est une femme au foyer, sympathique et agréable mais une femme au foyer.

Sur ce, il m’embrasse et me dit, on se retrouve chez moi après-demain soir.

J’agite la main et reste longuement plantée sur le trottoir jusqu’à ce qu’un homme en costume chic
avec un sac Picard à la main me demande si je ne voudrais pas partager ses congelés avec lui, ma
bouche nue sur sa bite de préférence.

Je m’enfuis toutes affaires cessantes.

Je me sens blessée pour Maman. C’est vrai qu’elle n’a pas fait grand-chose pour elle dans sa vie... Son
ambition, c’était sa famille et que sa famille. Elle n’a jamais vraiment souhaité autre chose mais aussi,
elle n’a jamais été soutenue par ses parents comme moi je l’ai été par eux.

Sa mère est morte, elle était encore si jeune que cela ne l’a pas aidée à avoir confiance en elle et dans
la vie... et son père, mon grand-père, a refait sa vie avec une femme bien plus jeune. Nous ne le voyons
jamais. Mon père a constitué pour elle, non seulement un refuge mais aussi un but en soi. Quand je
vois la cousine de Valentine, brillante et effectuant une belle carrière, vivre seule comme une bête, se
morfondant sans cesse après l’amour...

Et puis, s’il a pu arriver là où il en est, Papa, s’il a pu faire carrière comme il dit, c’est bien parce que
Maman s’est toujours occupée de tout et qu’elle m’a élevée, elle. Bien sûr, enfant, Papa s’est occupé
de moi, mais c’étaient les week-ends, ou durant les vacances. Le soir, j’étais au lit quand il rentrait du
travail et le matin, on ne faisait que se croiser au petit-déjeuner. Il était très rare qu’il m’amène à
l’école.

Mais bien sûr, dans ce monde de harpies et de brutes qui est le nôtre, cet univers de gros égos et
d’opportunistes, faire tout pour sa famille, ce n’est pas reconnu. Ce n’est pas une « carrière ». Ça ne
vaut pas tripette.

Maman a tellement de qualités, autres que ménagères. Elle dessine merveilleusement bien, elle
chante juste et ses élèves étrangers sans papiers adorent son cours de français car elle sait vraiment
se montrer pédagogue et chaleureuse.

Maman est décidément bien autre chose que cette petite dame gentille et bien habillée qui glousse
après un seul porto. C’est une femme, une vraie, avec du cœur, de la loyauté et de la tolérance. Toutes
ces qualités que notre société ne reconnait pas comme telles, fichue société !

En apparence, la mère de Romain est bien plus attractive, c’est vrai, mais que vaut-elle vraiment, au
fond d’elle-même ? Elle a laissé Romain souvent seul à la maison parce qu’elle travaillait dans un
journal à sa « passion ». Petit, il était le premier à arriver à la garderie et le dernier parti. Et elle le
collait en colonie à certaines vacances juste pour pouvoir partir sac au dos avec ses copines parce que,
en tant que femme émancipée, Madame Coco avait besoin de liberté.

246
Quand je rentre, je les retrouve assis sur le canapé, et à leurs airs, je vois que je suis, que nous sommes
reçus haut la main.

- Il est absolument charmant !

S’écrie Maman.

- Un garçon bien, intelligent et sérieux... bravo, ma fille, tu as fait un très bon choix.
- Tellement mérité...

Maman me souffle ensuite, la prochaine fois, il restera dormir...

ꖿꖿꖿ

Je suis partie à Rome le jeudi matin d’après. Je devais mener mes entrevues l’après-midi et Romain
arriverait en fin de journée. Riccardo Prezzo, l’organisateur du programme Erasmus, s’est révélé pour
mon plus grand soulagement un homme charmant bien qu’assez laid, sans pulsion sexuelle déplacée,
visiblement du moins.

Il a eu l’air très surpris que je veuille rester la porte ouverte.

- J’ai tellement chaud...

J’ai prétexté en rougissant.

- Mais il y a la clim...

Il a protesté, en français.

- Je, je... la clim me donne des allergies... je préfère l’air... euh naturel...
- Comme vous voudrez...

Et j’ai mené l’interview la porte ouverte, bien que cet homme, je l’ai dit, ne montre aucun signe de
perversité sexuelle. Du coup, on ne cessait d’entendre les gens aller et venir, et il a fini par se lever et
fermer la porte. Je me suis crispée, pensant qu’il allait me faire le coup du, venez donc près de moi
que je vous montre la taille de ma thèse, mais non, il s’est rassis et a continué à répondre sagement à
mes questions.

- Au quotidien, les étudiants étant tous très jeunes, les différences culturelles ne sont pas
un vrai problème... il y a bien les Danois qui trouvent les Grecs un peu désordonnés et les
Portugais qui aimeraient que les Anglais fassent un effort en ne laissant pas traîner leur
brebis à la gelée de menthe dans les frigos collectifs... Mais globalement, tout le monde
fonctionne de la même façon. C’est sans doute là un aspect positif de la mondialisation...
car il ne faut pas la diaboliser en toute chose.
- Mais pas de l’Europe ?
- L’Europe n’est rien, signoretta, c’est une naine à côté du vaste monde, des Etats-Unis, de
l’Asie... Non, si l’Europe se fait, ce sera via des sites du style Facebook en plein essor
actuellement...
- Pardon ?!

Il m’a développé sa théorie comme quoi la clé de l’Europe était avant tout informatique. J’ai un peu
décroché, car franchement cela me semblait un peu extravagant mais enfin, globalement, ses
réponses se tenaient, elles étaient intéressantes voire originales (Facebook en ciment de l’Europe) et
je devrais pouvoir en faire quelque chose.

247
Enfin ! Car depuis le Torgnolet, je piétinais...

Sur une impulsion, à la fin, je lui ai demandé s’il y avait des étudiants asiatiques, japonais plus
exactement... Il m’a regardée comme si j’avais soudain avalé toute une bouteille de limoncello. Je lui
ai expliqué la démarche de Michiko, étudier cette Communauté Européenne que l’Asie n’avait jamais
été capable de mettre en place quand ma foi, ils auraient pu se trouver des points communs comme
nous tous... après tout non ?

Il s’est longuement gratté le menton et m’a dit que non, il n’y en avait pas, mais que ce serait bien de
rencontrer cette jeune Japonaise et de mener une étude comparée entre la nation européenne disons
les nations européennes et les nations asiatiques....

- Mais ceci est un autre sujet, mademoiselle... ne vous éloignez pas du vôtre qui est
fondamentalement la construction européenne !
- Oui mais je pourrais le traiter en annexe... le détour, comme disait Lévi-Strauss, cela
permet souvent de comprendre sa propre société.
- C’est à vous de voir... avec votre professeur.

Je me suis sentie excitée, je tenais peut-être un moyen pour passer une année à Tokyo. Il m’a proposé
de passer mon questionnaire aux étudiants Erasmus puis de me le renvoyer. Je pensais en rencontrer
quelques-uns mais il m’a dit que cela serait difficile. Ils étaient prochainement en partiel, et certains
étaient repartis chez eux pour les préparer.

Le jeudi soir, j’ai marché dans les rues de Rome. Il faisait doux, on entendait des violons quelque part,
une odeur d’ail et de pain flottait dans les airs. Je suis cependant assez vite rentrée à l’hôtel car la vue
d’une blonde même habillée en pantalon et chemise informes (j’avais suivi à la lettre les conseils de
Babar) semblait mettre ces latins en total émoi.

Allongée dans mon lit, j’ai eu hâte d’être demain, avec Romain.

Le matin, je suis allée faire quelques recherches à la bibliothèque de l’Institut français, et je me suis
promenée à la villa Borghèse, en marchant vite pour ne pas me faire accoster. Romain est arrivé
l’après-midi, il avait pris sa demi-journée finalement et nous avons commencé par faire l’amour sur le
lit aux draps couverts de petites fleurs bleues. Il faisait chaud, la fenêtre était ouverte sur des cordes
à linges, des bruits de scooter montaient de la rue ainsi que le pronto ! pronto ! insistant d’une petite
vieille qui essayait visiblement de joindre quelqu’un au téléphone.

Un parfait cliché (hormis la vieille dame) qui allait bien avec le ciel si bleu, la chaleur du début d’après-
midi et les ahanements de Romain qui se sont mêlés à mes gémissements.

J’ai ressenti un plaisir violent et une terrible envie de pleurer. Je suis restée longtemps, la tête dans
l’oreiller, cachée, avec Romain qui me caressait les cheveux.

- Je t’aime, Livie...

Il m’a dit cela et mon cœur a bondi. J’ai pensé très fort, moi aussi. Mais je n’ai pas osé le lui dire.

Est-ce que cela aurait changé quelque chose si je lui avais dit, à ce moment précis ?

Plus tard, je repenserai à ce moment-là, à tous ces moments romains. Je ne peux pas croire qu’ils aient
été faux. Je suis sûre que Romain, à cet instant, était intensément là, avec moi.

Qu’il m’aimait, vraiment.

248
Nous avons ri, mangé, visité le forum, emprunté toutes les rues autour de la piazza Navona, pris un
bain au retour dans la piscine de l’hôtel, à plus de 22 heures 00, tout nus... avant que de faire l’amour
sur un transat avec, chose inouïe, la petite vieille qui s’est remise à brailler ses pronto ! pronto ! dès
que Romain m’a pénétrée.

Trois jours de bonheur absolus, trois jours dont je suis ressortie, absolument décidée à trouver un
poste, un échange universitaire, une étude à mener à Tokyo, n’importe quoi pourvu que je puisse
partir avec lui !
Juste faire hennir
les chevaux du plaisir
osez, osez Joséphine
osez, osez Joséphine
plus rien ne s'oppose à la nuit
Alain Bashung, Osez Joséphine, 1991

Philomène

249
Être libre
Je m’appelle Philomène. J’ai bientôt 26 ans, je suis l’aînée des petites amies, ces frangines
d’adoption.

Je suis grande, mince, brune aux yeux verts avec la peau un peu mate. Un physique assez typé bien
que je sois née d’une famille française depuis au moins Clovis, si ce n’est Cro-Magnon quand on voit
mes parents au physique des plus franchouillards (châtain, pâles et de taille moyenne) établis en
Touraine depuis l’ère quaternaire au moins. Moi, depuis petite, on me prend souvent pour une
berbère, ou une bohémienne, sinon une Russe, voire une Moghole pour ceux vraiment paumés dans
la géographie.

J’adore qu’on me prenne pour autre chose que ça, une banale Française, voire, pire que tout, une
Tourangelle !

J’aime les sports à sensation, le ski et la moto, les merguez, le vin chilien, le sexe et les hommes qui
vont avec. Je déteste les endives, les gens qui ont peur de tout, les chiens et les banlieues
pavillonnaires.

J’ai grandi dans une banlieue pavillonnaire. Mes parents y ont acheté leur maison, à la naissance de
ma sœur aînée, Angèle, soit il y a 30 ans, 2 mois et 3 semaines. Un jardinet sur le devant, 3 chambres,
une cuisine formica et un séjour tapisserie, et quand je suis née 4 ans après, ils ont définitivement
conclu que leur vie s’arrêterait ici.

Je me demande si ma mère a déplacé un seul napperon d’un de ses meubles cirés une fois par
semaine. Ni mon père, déplacé d’un millimètre son établi dans le garage, depuis qu’ils ont défait leurs
cartons, il y a cela 30 ans.

Ils me dépriment.

Ils sont tous deux fonctionnaires et il n’est pas besoin d’être diplômé en master Psycho pour statuer
que cela colle parfaitement à leur mental. Mon père tamponne des formulaires au service état civil de
la mairie de Tours. Il pourra vous expliquer très précisément en quoi il est fondamental qu’il ne
dépasse surtout pas ses 7 heures 22 par jour sinon cela fiche en l’air son planning jours de récup.

Ma mère est secrétaire médicale à l’hôpital. Si elle est moins obsédée par les horaires, elle vous
racontera par le menu ce qu’ont fait ses collègues le week-end et quelles ont été les plus belles
pathologies de la semaine dans son service de gastro-entérologie où elle est entrée il y a 25 ans.

Ils me tuent.

Ma sœur aînée, Angèle, à 30 ans, est déjà mère de deux enfants, Timour, 6 ans et Nine, 3 ans. Je
suppose qu’elle va en pondre un troisième puisque ma sœur ne semble plus ne vouloir être que ça,
une mère, alors qu’à 12 ans, elle décrochait tous les prix du conservatoire en violon et qu’elle était
une super bonne élève (bien meilleure que moi). Angèle a rencontré son jules, à 16 ans, et à partir de
là, elle a jugé subtile de ne plus rien faire de son intelligence hormis une vague licence d’histoire de
l’art.

Plus tard, une fois mariée, multipare, elle m’a assuré que cette histoire d’indépendance et
d’autonomie de la femme, c’était quand même de la foutaise. Si on avait des enfants, c’était quand
même pour les voir grandir, que les femmes qui se faisaient fort de travailler, en plus, se crevaient la

250
paillasse car elles avaient de fait deux boulots, et donc, elles bâclaient fatalement un de leurs jobs,
très généralement celui de mère de famille.

- Parce que tu es payée pour élever tes enfants ?


- Non, et c’est bien hypocrite ! Car c’est un VRAI boulot que d’élever des enfants !
- Arrête, n’importe quelle conne venue peut élever un lardon !
- La première conne venue, en l’occurrence, c’est moi !
- Parfaitement ! Quant à moi, je ne serais jamais la seconde conne venue !

Être payée pour élever des mioches, merde... pourquoi pas être payée pour baiser quand on les faits
?

Bref, vous l’aurez saisi, nous n’avons pas du tout la même vision de la vie. Je ne suis pas que féministe
mais quand même, je le suis, et ça me fait mal aux seins de voir sa vie à ma sœur originellement si
dotée.

C’est cuistot-aspiro-marmots-dodo.

Son mari, Clément, est géomètre et je vous le donne en mille, il est employé par la ville de Tours,
autant dire qu’il est fonctionnaire. Eux aussi vivent dans un pavillon, à croire que c’est une maladie de
famille. Ils ont leur portique en plastoc, le même que toutes les maisons du lotissement, du moins
nous ont-ils épargné les nains de jardin. Clément est plutôt sympa mais à 30 ans, on lui en donnerait
40 tellement il est sérieux, pour ne pas dire barbant.

Ils me flanquent le cafard.

Ce n’est pas famille je vous hais car ils n’ont rien d’haïssable, c’est juste l’ennui et le cours parfaitement
étal de leur vie à ces deux générations qui me donnent la nausée. Or d’étal à léthal, il n’y a qu’un pas
à faire... que je ne ferai jamais, foi de Philomène !

Les copines m’ont demandé pourquoi ils m’ont donné un prénom aussi original, eux si France
moyenne. Eh bien, j’avoue que je n’en ai aucune idée. Je sais juste que c’est ma mère qui l’a trouvé,
et qu’elle a bataillé pour la première et dernière fois de sa vie auprès de mon père pour que je le porte.

Le prénom de ma sœur, Angèle, c’était celui de la petite sœur de mon père qui est morte à 12 ans
quand il était à l’armée. Elle a été renversée par une voiture, la seule fois où elle avait été autorisée à
rentrer seule du collège. Le chauffeur avait trop bu, n’avait toujours pas son permis à 78 ans, et tout
le monde a dit qu’elle n’avait vraiment, mais alors vraiment pas eu de chance, cette pauvre Angèle.

Du coup, jusqu’au lycée, ma mère, ou ma grand-mère, sinon mon père, à la rigueur une voisine, au
chômage et désireuse de se rendre utile à la société, sont venus nous chercher à la sortie du collège,
ma sœur et moi. La honte, absolue.

Valentine me dit que je ne suis pas dans l’empathie, parce qu’avec un tel drame, il faut les
comprendre, elle n’aurait pas agi autrement. Sauf qu’elle, la Valoche, elle a grandi avec des parents
normalement inquiets pour ne pas dire un peu insouciants. Ils ont quand même laissé leurs quatre
mouflets sur une plage du Maroc en plein cagna pour aller acheter du pain au bled d’à côté... dont ils
ont visité la mosquée, pris un thé avec l’imam et sont rentrés trois heures après pour les retrouver si
grillés vif par le soleil qu’ils ont dû repartir aussitôt pour aller visiter les urgences de Rabat.

Ce serait plutôt Val qui, justement, en manque d’empathie... pour moi, qui ai grandi avec ces deux-là
persuadés que le moindre changement dans leur vie ne pourrait jamais rimer qu’avec catastrophe
intergalactique. Eux qui voyaient le bouton rouge de l’ultime désastre à chaque coin de leur petite vie.

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Eux dont la peur de tout me serrait la gorge enfant jusqu’à ce que je comprenne, assez vite
heureusement, que cette peur n’existait, dans leur vie somme paisible, qu’en un seul lieu, leur tête.

De coup, à avoir peur de tout, ils m’ont poussé à n’avoir peur de rien.

Je suis arrivée à Paris en Seconde. Je redoublais après une année de conflits avec mon père qui, sous
ses allures de fonctionnaire débonnaire, n’a pas le cogito fort flexible. Cette année-là, surtout, j’avais
fréquenté un certain Joey, la vingtaine, une sorte d’aventurier tourangeau qui m’avait fait mûrir d’un
coup, d’un seul. Il m’a larguée pour partir faire le mercenaire en Afrique mais si ça se trouve, il est
juste resté inscrit au chômage à l’ANPE sous le nom de Joël Pougnan (son vrai nom).

Du coup, j’ai appris à me méfier des aventuriers, des faux, je veux dire.

Comme cela se passait vraiment mal à cette époque entre mon père et moi, il a été décidé de
m’envoyer redoubler ma Seconde à Paris, chez ma tante Pauline, la sœur cadette de ma mère. Une
femme physiquement identique, blanche bidet, grande et maigre, mais mentalement archi
dissemblable. Pauline est antiquaire, elle a ouvert un magasin de vieilleries avec son copain, Daniel,
un ancien flic, et elle a réussi à faire croire à ma mère qu’elle avait un travail s’apparentant à celui de
Directrice de musée afin qu’elle me laisse habiter avec eux dans le quartier chinois du 13ème
arrondissement de Paris.

- Philo m’aidera à étiqueter les objets pour le musée...

Pauline m’a toujours fichu une paix royale du moment que je leur préparais le dîner (ils rentraient
tard), que je travaillais bien en classe (je devais faire quelque chose de ma vie) et que je ne me droguais
pas (réflexe de Daniel, ex-flic).

J’avais mûri, à cette époque, et j’avais envie de leur prouver à tous que Philomène, la fille rebelle, la
fille à problèmes, la fille toujours en colère était capable de réussir sa vie, à commencer par le bac et
les études. J’ai donc décroché mon bac avec une mention Bien, je me suis même farci ensuite une
prépa hypocagne. Puis j’ai passé le Celsa, car je n’avais aucune envie de devenir prof (dans le genre
répétitif, merci bien) et je dois dire que ces années d’études m’ont plutôt bien emmerdée.

Mais il fallait en passer par là, et maintenant, je suis quitte avec eux tous, je suis di-plô-mée.

J’ai trouvé facilement du travail dans le marketing en édition, puis voyagé, puis retravaillé dans
l’édition, côté droits des auteurs cette fois, puis à nouveau voyagé et maintenant, je suis une sorte de
bonne à tout faire dans une petite boîte d’édition, le Savoir-Livre. Charlot le patron se repose
beaucoup sur moi, et curieusement, je ne me suis jamais sentie aussi libre dans un boulot. Certes
Charlot, parfois, a des sursauts d’autorité (le boss, c’est moi !), mais c’est rare car s’il a de grandes
ambitions éditoriales, il est quand même assez feignasse.

Je suis actuellement dans ma 27ème année et je pense que je vais bientôt devoir remettre les bouts.

Je ne sais pas jusqu’à quand je tiendrai ce rythme, boulot puis voyage, puis re-boulot. Je refuse de me
poser la question mais je ne suis pas déconnectée au point de me dire que je pourrai faire cela toute
ma vie. Devenir comme ces vieux routards mytho et largués que l’on rencontre dans les guest-house
en Asie, qui se prennent pour des aventuriers quand ils seraient juste SDF en France, cela ne me fait
pas franchement fantasmer.

Pour l’heure, je profite de la vie, à fond. Je ne suis pas une fondamentaliste de l’optimisme loin s’en
faut, le monde est pourri et pas qu’au niveau de sa flore si vous voyez ce que je veux dire, mais je

252
pense qu’on peut y trouver son bonheur si on y met du sien et que l’on renonce à sa vision idéalisée
comme on renonce au prince charmant ou au père Noël.

Je sors le soir avec les petites amies, un peu moins depuis que deux d’entre elles se sont mises à la
colle. Sinon, j’adore fréquenter les bars, seule, les concerts, aussi, lever un mec excitant, passer la nuit
avec et l’abandonner au petit matin avant qu’il parle d’aller m’acheter des croissants en me faisant
ses yeux charbonneux.

Les petites amies, c’est Benji, le frère aîné de Valentine qui nous a appelées comme ça quand on était
au lycée, pour lui, c’était du sarcasme, mais en fait, cela nous a bien plu, nous qui sommes quatre filles
dissemblables qui s’assemblent aussi bien... même si je doute que l’on tienne la distance de toute une
vie, surtout depuis que cela commence à se caser dans la troupe.

Je ne pensais pas avoir un jour une bande de copines, vraiment pas, et pourtant si, depuis la Seconde,
on est ça, les petites amies, comment vont mes quatre hétéros préférées et accouplées? comme dit
Gigi qui, elle, n’est pas jalouse, des copines, elle en a de toutes sortes, dont nous. On s’est rencontré
par petits bouts, nous quatre, et un projet commun au lycée, la création d’un journal de nouvelles
littéraires, nous a définitivement rapprochées.

C’est de Léna dont je me sens à la base la plus proche, sans doute parce qu’elle est plus marginale que
les deux autres, qu’elle se pique de devenir une écrivaine, les livres, c’est mon boulot, et mon plaisir,
mais je peux discuter aussi des heures avec Valentine sur la Vie, la Littérature, ou ses Idéaux, comme
elle les appelle, aller aussi au cinéma avec elle pour voir des films de cinéastes improbables que seules,
nous deux, apprécions. Elle m’a soutenue, quand ma mère a enfin eu son cancer du sein (depuis le
temps qu’elle flippait de l’avoir) et je l’ai soutenue lorsque l’homme de sa vie, par deux fois (deux
hommes), l’a quittée. Quant à Olive, je lui fais sans doute un peu peur, mais nous sommes devenues
amies, pour de bon, le jour où j’ai rencontré ses parents et compris quelle fille extraordinaire elle était
pour s’en être sortie aussi bien avec ces deux-là.

J’ai laissé tomber tous mes préjugés et je l’ai prise telle qu’elle est, et elle de même.

Une chose que j’ignore, c’est que là je m’apprête à rencontrer ce que Valentine appellerait l’Homme
de sa vie, un grand amour en tout cas, le genre brûlant, intense et dévastateur, l’arabica de la passion,
la flamme absolue de cœur et du sexe, le genre, surtout, que j’aurais dû, dès son apparition, fuir dare-
dare pour sauver ma chère liberté... voire ma peau.

253
Les deux annonces de Charlot
Charlot, ce lundi matin de mai, me dit.

- Philo, j’ai deux nouvelles à t’annoncer.


- Ah.
- Tu connais la formule, une bonne...
- Et une mauvaise, et ensuite, on demande, laquelle tu veux savoir d’abord.
- Voilà.

Charlot est un type étonnant. Il est gros, débonnaire, mal fringué avec son sempiternel vieux veston
gris, c’est bien simple on dirait une cloche des années 30, façon Charlie Chaplin et la danse des petits
pains, d’où son surnom, à Charles-Amaury. Mais, à l’instar de celui dont il porte le nom, il a des yeux
si clairs que l’on croit y lire une forme de pureté, une innocence joyeuse qui aurait refusé de céder
toute la place à l’adulte qu’il est devenu.

De prime abord, on ne se méfie pas du tout de Charlot.

Or Charlot est un roublard. Or Charlot est prêt à beaucoup de choses pour qu’on parle de lui et de sa
maison d’édition. Charlot a l’air d’un prolo mais il vient d’une famille de nobles, certes ruinés, mais
dont le peu d’argent lui permet de s’adonner à sa passion : l’édition. Sa mère a même vendu le haras
pour que son fils unique (il a 5 sœurs) puisse faire joujou avec ses bouquins et je gage qu’elle vendrait
ses filles si cela permettait à son fils unique et préféré de devenir un éditeur célèbre.

Son vrai nom est donc Charles-Amaury de Farcy, « comme la tomate mais avec un « y », ainsi qu’il
glousse au téléphone quand il s’élance à la conquête de forteresses imprenables. Distributeurs
allergiques aux maisons de taille inférieure à 102 personnes, journalistes hautains qui se prennent
pour le gruyère du gratin, attachées de presse altières ou vulgaires voire les deux, c’est encore mieux,
politiciens en pseudo-vue à l’égo évalué à mille carats... car oui Charlot attaque sur tous les fronts.

Et à l’usure, il en capte, finalement, de ces vestons et tailleurs emperlousés d’eux-mêmes. Car si on se


moque de lui, si on ricane dans son dos, si on se fait des vis sur la tempe dans les « coquetailes »
comme dirait ma mère, il est malgré tout utile le Charlot. Avec son rôle d’idiot inoffensif, il tente à
aiguiller ces requins du livre vers des semi-talents que lui seul (moi surtout) a su débusquer. Bon, ce
qui est moche est que ces semi-talents, qui bêlaient à ses basques pour être publiés, ils le laissent
alors choir comme une merde, désolé, monsieur de Farcy, une proposition chez Gradimard, ça ne se
refuse pas... Alors, je dois sortir la bouteille de gnôle (le thé au jasmin) pour lui remonter le moral, à
mon Charlot.

- Tu sais, ce type, il n’en valait pas la peine au fond...

Bref, on peut dire que dans le monde du livre, Charlot est un petit maquereau nageant parmi les
grands requins et les impitoyables murènes.

Cependant, la vérité m’oblige à dire aussi que s’il aime tant l’édition, Charlot, ce n’est pas tant pour
les livres que pour le monde qui y bruisse derrière. Une vraie Midinette, ce Charlot, version quartier
latin au lieu de Hollywood.

En effet, le strass des éditeurs de ce quartier, de leurs auteurs sûrs d’eux, dignes de stars oscarisées,
sans oublier les paillettes des prix littéraires le font littéralement triper, le Charlot. Il rêve qu’un jour,
un de ses poulains (qui tiennent plus de vieux canassons anémiés), obtienne un prix et que les

254
projecteurs se braquent ENFIN sur lui lorsqu’il rentrera chez Drouant (par exemple), avec l’un d’entre
eux à son bras, comme on entre dans une église avec sa fille en robe de mariée.

Il hante le 5ème arrondissement et a sa table dans bien des brasseries. U peu comme le père de Léna
mais dans un autre univers, Charlot est à la recherche du bon plan, du coup du siècle... Il est persuadé,
Charlot, qu’il va mettre la main sur celui ou celle qui fera de lui, un éditeur de renom qui passe sur
France culture ou dont on tire le portrait dans le cahier Livres du Monde. Si, en plus, cela pouvait lui
rapporter, alors là, banzaï... car Charlot ne cracherait pas sur un beau paquet d’oseille.

Valentine, avec sa grande morale, est celle qui me reproche de bosser pour ce type.

- Pourquoi tu supportes ce type ? Ce boulot ? Cette boîte d’édition ? Avec ton diplôme,
mince ! Tu pourrais bosser chez La belle Michelle, les éditions Lagousse et même
Gradimard...
- Halte malheureuse, ne prononce JAMAIS ce nom !

Gradimard, c’est l’éditeur ennemi juré de Charlot. Celui qui lui a piqué Laurence Cabas, une de ses
auteures de la série « Des fesses et des hommes » dans lequel « L’apparition de la Verge » a remporté
bien du succès auprès des ménagères de 30 à 62 ans, ou encore de Fred L’étrangleur, un agrégé
d’histoire très propre sur lui et auteur de polars moyenâgeux, du style « La reine du mâchicoulis frappe
toujours la nuit » ou « La varlope a tué Pénélope ». Pas de la grande qualité mais bon, ils ont constitué
un de ses fleurons... et l’ont largué pour engraisser encore plus son ennemi juré, ce rat suprême de
Gradimard, black collection.

Moi je lui ris au nez, à ma prof de Zep préférée.

- Tu parles ! Je serais reléguée aux basses tâches, là-bas, c’est plein de petites nanas
arrogantes et superflues qui se battent juste pour répondre au téléphone ! Chez Charlot,
je fais TOUT, donc j’apprends TOUT et je rencontre plein de gens croquignolesques ! Je ne
vais pas y faire ma vie, t’inquiète... j’apprends, je prends, puis je me déprends !

Et puis Charlot me fait plutôt marrer. Il est vraiment trop con avec ses obsessions et ses entourloupes.
Sauf que là, il a vraiment une drôle de tête. Inquiétante, la tête même.

- Mère a dû vendre le chenil...


- Ah.
- Son EHPAD de luxe est une vraie ruine... et mes sœurs ont épousé des hommes radins...
et incompétents.

Un peu comme toi, pour la radinerie. Sauf que Charlot s’est bien gardé de se marier. Sa femme, c’est
la muse Edition.

- Autant dire que j’ai un besoin urgent d’argent.


- Si c’est pour me dire que mon salaire déjà peu élevé va devoir être réduit, tu peux passer
au sujet suivant.

Geste d’apaisement de Charlot.

- Ne t’inquiète pas ! Il n’en est pas question ! Bien que tu me coûtes cher... Si seulement tu
acceptais de bosser en free-lance, j’aurais moins de...
- Jamais, Charlot, c’est du vol ! De l’esclavage moderne ! De...
- Ok, ok...

Charlot fait un geste apaisant de sa grosse main bagousée aux armes de sa famille.

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- J’ai donc finalement accepté... après consultation de mes avocats...

Mes avocats c’est un avocat, Vivien Lafrite, qui n’a justement rien de vif. Mais il prend peu cher et
n’est pas contre les coups un peu tordus, s’il ne court aucun danger de voir sa réputation inexistante
se mettre à exister.

- De publier le journal de chevet de la Hyène Martine.

Charlot a lâché ça, tout juste s’il ne ferme pas les yeux comme si le vase de Soissons s’apprêtait à choir
sur le sol.

De fait, je vocifère aussitôt.

- Ah non, merde ! On en avait discuté et...


- Oui, oui, je sais, mais j’ai beaucoup réfléchi. La vente du chenil de Mère a été un sacré
coup, tu sais. Et puis, elle pourrait bien être celle qui m’apporte la...
- Ah non, merde ! Pas la Hyène Martine ! Tout sauf ELLE !

La Hyène Martine est un peu comme Charlot, à la recherche du bon plan (médiatique). Elle vient aussi
d’un milieu a priori sinon aristo, du moins bourgeois, quand à la voir, on pourrait limite la prendre
pour une clocharde ou une putain. Un profond mystère entoure ses origines, ce qui, personnellement,
me laisse à peu près aussi intéressée que les origines de la savate espagnole.

La haine de la Hyène Martine s’exerce sur tous les fronts et forcément, sur chacun d’entre eux, il y a
toujours au moins une ou deux personnes qui ont la haine, comme disent les jeunes. De la haine pour
les étrangers, les assistés, les pédés, les mères célibataires, les bobos, les bourgeois, les
psychanalystes, les végétariens, les artistes, les vélocipédistes, les plombiers, et j’en passe. Car rien ne
lui échappe, à la Hyène Martine, obsédée qu’elle est par ce qu’elle appelle la bien-pensance, le
politiquement correct, le consensus mou, le pilier de cette « démocratie de lâches et de mous » (dont
les militants associatifs de gauche sont le fer de lance).

Qui trop embrasse, mal étreint me direz-vous mais cela ne semble pas marcher dans le domaine des
idées nauséabondes, car, il faut bien lui reconnaitre ça, la hyène Martine a du charisme, elle est forte,
dans son genre et tel le joueur de flûtiau, elle en entraîne plus d’un derrière elle.

Elle n’est apparentée à aucun parti, mais plus elle clame qu’elle ne veut surtout pas faire de la
politique, juste dire ce qui est, la Vérité, plus on parle d’elle comme future présidente de la
République, carrément.

Parmi ses fans, on trouve des gens qui adorent son côté réac parce que c’est tellement mieux que ce
qu’ils appellent « le consensus ambiant », que l’on se demande bien duquel il s’agit car de même que
l’on est toujours le con de quelqu’un, il semble qu’on soit toujours le consensus ambiant d’un autre.

Charlot se frotte les mains comme une mouche qui aurait trouvé la merde du siècle.

- Figure-toi que dans ses carnets de chevet, comme elle les appelle, elle laisse entendre
que...

Charlot regarde autour de lui, d’un air craintif, comme si on était sur écoutes, puis il lâche, en baissant
la voix.

- ... que le patron du FN serait son père.


- Ah bon ?
- Oui ! Il l’aurait conçue avec une... religieuse de l’ordre des Caramel d’Isigny.

256
- Quoi ?!
- Je veux dire, des carmélites de Normandie...

J’éprouve une soudaine envie, là, de précipiter ma rupture de contrat.

- Une Carmélite normande... cela expliquerait bien des choses dans son discours.

Charlot prend un air profond (enfin si c’est possible).

- Cet aspect mystique, voire métaphysique... et en même temps, cette haine de l’institution
religieuse ! Je hais les pauvres, je hais les curés de village, je hais les diacres !
- Ah tiens, tu hais ces gens-là ?
- Mais non, pas moi, elle ! Réveille-toi, Philomène ! Nous sommes lundi matin !
- Putain, Charlot, où vois-tu du mysticisme, de la métaphysique ? C’est juste un flot de
saloperies, de haines cuites et recuites...

Charlot m’arrête, de ses deux mains en avant, comme un prêtre s’apprêtant à baptiser (ou à noyer)
un nouveau-né.

- Ecoute, Philo, je sens que la Hyène Martine est un filon... cette fois, je le tiens.
- On n’est pas éditeur quand on cherche les filons. On est juste un vautour.

Charlot prend un air indigné.

- Le filon, je ne le cherche pas, il vient à moi ! Ecoute, Gradimard a bien publié Céline,
pourquoi moi, je ne publierai pas la Hyène Martine...

Tout ça dit d’un ton boudeur.

- Mais ça n’a rien à voir! La Hyène Martine n’a rien, mais absolument rien d’éditorialement
valable ! Céline ne se résumait pas qu’à ça, ses écrits de merde antisémites ! Quant à
l’aspect humain... Purée, tu me fais perdre mon temps ! Elle devrait être interdite de
parole, cette conne !

Je vais pour tourner les talons mais Charlot me retient.

- Tu vas me gérer la Hyène Martine...


- Je refuse de m’en occuper !
- Mais tu n’as pas le choix ! Tu devras travailler avec elle sur le manuscrit...
- Ah ça non ! Sinon je change tout ! Ligne après ligne ! J’en fais du non-non si primaire que
cela en deviendra du oui-oui-en même temps...

Charlot prend un air fielleux, je le reconnais bien, cet air-là.

- Tu sais, Philo, si tu édulcores son discours, c’est là que tu vas la rendre vraiment
dangereuse... en le laissant tel quel, les gens comprendront que, que... euh, eh bien, elle
n’est pas gentille-gentille, la Hyène Martine.
- Eh bien, en ce cas, je démissionne !

Parole magique, Charlot obtempère tout de suite.

- Bon, bon, je vais mettre la stagiaire sur le grimoire.

Je lève les yeux au ciel.

257
La stagiaire... Bianca, une pauvre petite chose étudiante qui mesure 1m50 maximum et qu’on
n’entend que si l’on met un entonnoir dans son oreille. Elle m’a confié en rougissant qu’elle écrivait
un roman, le mythe de Tristan et Yseult en version contemporaine. Je n’ose imaginer le machin, mais
ça va bien avec son côté, « Laura Ingalls fait un stage dans l’édition ». Elle est gentille comme tout mais
malade de timidité et manque terriblement de confiance en soi. La faire bosser avec la Hyène Martine,
c’est comme laisser le berger allemand d’Adolf Hitler jouer avec le chaton de mes neveux.

Charlot ajoute, le sourire en coin.

- Et pour la promo, je te fais confiance hein...


- Je vais te la descendre ! Putain de merde !!
- Parfait !

Charlot se frotte les mains. Je me suis piégée. Il sait que mes promos sont bonnes et il me fait confiance
pour en dégueulant sur la Hyène, donner envie à toutes ces attachées de fesses de lire son livre et aux
journalistes de pondre un article sur tout le mal qu’ils en pensent.

Je commence à me dire, ma petite Philo, il va quand même falloir aller voir ailleurs, et ce, assez
rapidement. Charlot n’est pas drôle, sur ce coup-là.

- Et la bonne nouvelle ?

Je demande, accablée.

- Ah ça, elle va te plaire ! Egon Zink, l’auteur-voyageur-photographe-artiste-écorché-vif a


signé enfin son contrat !
- Ah, super.

Tu parles d’une nouvelle plaisante, youpi. Ce type ne me plait pas, au fond. Il est beau, d’accord. Brun,
ténébreux, les oreilles percées dont par une boucle d’un très bel argent (offerte par un grand
marabout malien qui le lui a donnée en témoignage de respect). C’est un mélange de sensualité et de
brutalité, à faire se cabrer l’électorat essentiellement féminin des éditions du Minus, pardon, des
éditions du Savoir-Lire.

Mais Egon Zink est fat, arrogant et pire que tout, donneur de leçons.

Lui seul sait voyager, Lui seul sait parler aux êtres humains qu’il rencontre dans ces contrées lointaines,
Lui seul sait trouver le bon angle pour la photo, Lui seul a eu accès à la philosophie vraie du voyage
vrai, etc, etc.

Je ne suis certainement pas fan des voyages en groupe avec parapluie dressé suivez le guide, mais je
n’aime pas non plus que l’on prenne les autres pour des cons sous prétexte qu’ils ne voyagent pas
dans l’objectif premier d’en chier et d’en baver pour le plaisir un peu masochiste de vivre comme les
autochtones.

Ce qui n’est, de toute façon, quasi jamais le cas car blanc tu es, blanc tu resteras. Tout voyageur un
tant soit peu digne de ce nom le sait.

En plus, Egon Zink se prend désagréablement pour mon auteur chéri, l’écrivain-voyageur suisse
Nicolas Bouvier, quand il n’a rien à voir avec lui, le grand Bouvier, même s’il s’en réclame (au moins
un point commun). Nicolas Bouvier, lui, fat et arrogant, ne l’était pas. Il était subtil, avait l’œil et la
formule, l’humilité aussi. Dépressif, finalement, et un brin alcoolique, indéniablement, signe d’une
certaine forme de divorce d’avec l’amour de soi, ce qui fait que Nicolas Bouvier n’aurait certainement
donné de leçons à personne.

258
Une chose est sûre. Dépressif et suicidaire, ce n’est pas le cas de Egon Zink, bien trop narcissique pour
se tuer même à petit feu.

Charlot poursuit, un vieux cigare resurgi de son veston et coincé dans la bouche (rien ne se perd, tout
se...).

- Tu vas devoir reprendre son texte... car s’il prend des photos magnifiques, l’écrit, ce n’est
pas ça... du tout.
- Il n’est pas auteur, l’auteur ?
- Si, mais il veut trop en faire... il te met de l’historique, de l’anecdotique, et de l’égo...
beaucoup d’égo... beaucoup trop d’égo...
- Oh merde.
- Faut le comprendre... il est né sans père, sa mère l’a abandonné à la naissance, et tout le
monde l’appelle en général Ego au lieu d’Egon...
- Arrête, Charlot, tu me fais marcher...

Charlot plisse les yeux, comme un chat. C’est le signe qu’il s’amuse.

- Au fait, il faut absolument prononcer « Egone »... il y tient comme au filtre rayons X de
son appareil photo.
- Non ?!

Charlot hausse les épaules.

- C’est ce que l’on m’a dit.


- Merveilleux...
- Et sinon... tu ne vas pas me lâcher, Philo ? Hein ?

Charlot a la trouille que je le laisse tomber... avant qu’il n’ait trouvé son filon, sa gloire et son matelas
de fric.

De toute façon, je veux encore attendre un petit peu, il faut que je puisse toucher un chômage
raisonnable.

Alors, je voyagerai à nouveau, libre et sans projet car lorsque je voyage, moi, je suis entièrement dans
le voyage, sans projet autre que de profiter du temps présent et des rencontres que l’on fait, à la pelle,
car je voyage dans des lointains, à mille lieux de notre monde de blancs et de civilisés autoproclamés
où même dire bonjour à sa voisine relève parfois d’une prouesse en communication.

Ce bonheur à chaque fois que j’arrive dans un aéroport à l’étranger, tous semblables et tous différents,
l’air, l’odeur, les affiches, tout ça signe la confirmation que je suis bel et bien partie, loin de chez moi.

- Mais cette fois, il va falloir penser à m’augmenter, mon vieux !


- Mais, je t’ai dit... le chenil de Mère... l’EHPAD...
- Taratata... tu me donneras une petite prime pour la rédaction de l’autre ego.
- Egone ! Nom d’un petit bonhomme !
- Ouais je sais... une prime hein ! Sanctuarisée par un avenant à mon contrat...
- C’est que...

Charlot prend un air embarrassé.

- Je ne fais RIEN tant que je n’ai pas un avenant à mon contrat !

259
Charlot finit par céder comme si je lui arrachais un rein. Ou les armes de sa famille qu’il porte à un de
ses gros doigts boudinés.

Au fond, je m’en fous, mais c’est juste pour le principe.

260
Fatuités
L’après-midi, il toque à mon bureau et entre avec l’Egone. Et son manuscrit. Et ses photos.

- Egone, voici Philomène qui travaillera avec vous... sur le euh texte...
- Je ne veux pas qu’on touche à mon texte.
- Oui, j’entends bien... vous verrez cela avec elle...
- Bonjour Egone,
- Egon.
- Ah, Egon.

Petit patapon.

- Enfin, Egone ou Egon, comme vous voulez... mais pas Ego ! JAMAIS !
- Oui, je sais.

Eh bien ça commence fort. Egon prend un siège et me fixe droit dans les yeux de son regard 100 %
arabica pur.

- Soyons clair, on ne mutile pas mon travail d’accord ?


- Bien sûr.
- Je veux dire, même à la marge, il doit rester tel que je vous l’apporte.
- J’ai compris.
- Même la pagination ne doit pas bouger. Les titres, les virgules, les points de suspension...
je ne vous ferai pas l’offense de vous interdire d’y toucher, n’est-ce pas ?

Commence à me chauffer, l’Egone-egon-ego.

- Je veux bien mais je sers à quoi moi...


- Votre rôle, c’est de me publier, de m’éditer, pas de me mutiler !
- Je veux dire, vous pouvez visiblement vous passer d’éditeur non ? Prenez votre manuscrit
et allez directement trouver un imprimeur, ça sera plus simple à mon avis...

Egon prend un air féroce. S’il est bien fat, il est bien beau aussi je dois dire. L’air orageux, une mèche
noire au-dessus du front, des yeux en feu et une bouche magnifique. Etonnamment féminine... On
dirait un pétale de rose. Il y a quelque chose de doux, de vulnérable dans cette bouche et...

- Vous m’écoutez ?
- Euh oui, bien sûr.
- Je veux juste que ce manuscrit là...

Il tapote la chemise qu’il a posée sur la table.

- ... se retrouve intégralement sous cette forme-là.

Il me montre un livre de photos que Charlot a publié chez nous à ses débuts. C’est celui d’une ex-
hippie des années 60 retournée en Inde pour sa retraite de fonctionnaire des PTT afin de se consacrer
aux lépreux dans un ashram. Avec Léna, on adore le feuilleter pour se bidonner car la nana se prend
tout le temps en photo, dans toutes les poses, et parfois même avec des lépreux comme faire-valoir
si on peut dire... Bon aucun ne sont de vrais lépreux, le Charlot ayant alors utilisé des routards fauchés
pour tenir leur rôle.

- Sans les lépreux bien sûr.

261
Il ajoute avec un sourire qui me laisse soudain penser qu’il est peut-être pince-sans-rire après tout.
J’ajoute.

- Ni les routards non plus, cela va de soi.


- En effet. Le logo PTT ne me paraît pas nécessaire non plus.

Ouf, il déconnait (en partie), et la glace est rompue.

On passe une bonne partie de l’après-midi à discuter de la forme du bouquin. Je ne suis pas vraiment
censée m’occuper de cet aspect-là des choses mais Véro est débordée par un livre de cuisine vegan
sans gluten ni sel ni sucres, écrit par Pandora, une auteure frisant l’anorexie si vous voulez mon avis.

Quant à l’assistante Yasmine, elle est malade, à la suite du buffet de lancement chez un éditeur
concurrent auquel Charlot l’avait envoyée en tant qu’espionne. Il soupçonne une tentative
d’empoisonnement, et a lancé son enquêteur sur le coup (son neveu, Charles-Alain). Moi je soupçonne
plutôt une volonté de souffler. Yasmine n’a pas arrêté depuis une année et elle m’a avoué songer à
reprendre son job de secrétaire, qui était mieux payé et moins chronophage.

Yaya pensait que l’édition la propulserait dans un monde de rêve, avec des Musso et des Lévy à la
pelle, là elle se retrouve juste à suer sur des manuscrits pas folichons et à s’empoisonner dans des
buffets semi-mondains où personne ne lui cause car elle n’a pas encore été repérée comme l’Arabe
de service méritante qui s’élève à la force de la méninge et du mérite. Charlot l’enjoint sans cesse de
travailler son look banlieue, car elle s’obstine à porter un tailleur et à se lisser les cheveux ce qui ne
permet pas de détecter aisément l’arabe en elle.

- Il faut faire un effort ma chérie...

Bref, Yasmine est restée chez elle, sa bassine à portée de mains.

Egon est étrange tout le long de l’après-midi. Un coup, sympa, un autre puant. Je n’arrive pas à me
faire une véritable opinion de lui. Encore une princesse cadenassée à triple tours dans son donjon,
comme dirait Léna pour parler de ces gens qui font des tas de manières pour dissimuler une intimité
que personne ne songerait aucunement à leur voler.

Vers 17 heures 00, il me propose de sortir prendre un verre.

- C’est-à-dire que je finis à 19 heures 00.


- Allez, je vous invite !
- Mais je dois rester au bureau... Charlot est sorti en plus.
- Qui ça ?
- Charles-Amaury, Charlot c’est son petit nom entre nous.
- Raison de plus, allons prendre l’air !
- C’est-à-dire que...
- Vous avez peur d’avoir un averto ?

Oh et puis crotte. Je me lève, prends ma veste de cuir et lui emboîte le pas. Au café, il nous commande
deux demis, je lui dis qu’il n’est pas écrit sur mon front que j’aime la bière.

- Eh bien prenez autre chose !


- Mais non, ça ira.
- Une chieuse ! J’en étais sûre !

Il dit ça, avec un sourire de contentement, genre, pff en plein dans le mille.

262
- Non, un être humain qui aime à décider ce qu’il va boire, c’est tout.
- Ma fille de 5 ans fait les mêmes caprices... le besoin d’affirmation de soi, et patata et
patata...

Parce qu’il a une fille, ce type.

- Oui, j’ai une fille... Lilou... je l’ai eue avec une Fidjienne, magnifiquement belle mais folle
à lier. Intelligente c’est certain, mais aussi incroyablement perverse.
- Ah bon.
- Disons qu’elle est paranoïaque et caractérielle.

Méfiante avec du caractère, je traduis aussitôt.

- Bon, de toute façon, je ne la vois plus.


- Elle est restée à Fidji ?
- Non, je l’ai rencontrée à Paris, où elle vit depuis ses études et on est divorcé depuis près
de deux ans. Elle bosse dans la com... elle brasse du vent quoi.

J’ai envie de lui demander s’il a envie, une fois publié, que je brasse du vent pour lui ou s’il estime
pouvoir s’en passer puisque c’est bien connu, un livre ça se vend tout seul.

- Et votre fille ?
- Je la vois certains week-ends... mais comme je suis souvent en vadrouille, je ne la vois pas
tant que ça... Et vous, des enfants ?
- Ça ne va pas la tête ?!

Comment peut-il oser m’imaginer avec des enfants, à mon si jeune âge en plus !

- Oups excusez-moi, vous n’en voulez pas ?


- Ça me regarde.
- Bien, bien... j’essayais de faire la conversation, après tout, cela fait 3 heures que l’on parle
de moi...
- Eh bien ce n’est pas une raison pour parler de moi, dac ?

C’est qui là, la princesse cadenassée ? On nous apporte nos demis, je descends le mien en 2 minutes
tellement j’ai soif.

- Vous cherchez à m’impressionner ?

Il me demande, ce con.

- Non, j’ai soif, c’est tout. Et chaud, aussi.


- On s’en reprend un ?
- Oui, et puis on y retourne !
- Oh mais c’est que ça ne rigole pas avec vous !
- Je veille à nos intérêts... à tous.

Nous continuons sur ce ton-là mais après deux bières, je relâche un peu la pression.

Je lui parle de ma vie à Paris, de mes sorties, de mes voyages aussi (le sel de ma vie). Curieusement, il
m’écoute avec attention et nous nous retrouvons à parler de Palmyre en Syrie, d’Alep, de Damas, où
il aimerait vraiment aller. J’y suis allée à 21 ans, avec ma cousine Lise, une dévergondée comme dit
ma mère, et Alan, un amant anglais rencontré lors de mon séjour linguistique du mois d’avant, qui en

263
cours de voyage s’est finalement révélé homosexuel au grand désespoir de ma cousine qui en serait
presque devenue gouine par mimétisme (je rigole).

Quand Egon était en Egypte, il n’a pas pu s’y rendre et le regrette beaucoup, son visa ayant été refusé.

- Pourquoi ça ?
- Ils me prenaient pour un journaliste... tout ça parce que j’envoyais mes photos dans un
journal.
- Avouez que ça peut prêter à confusion.
- Tu penses ! C’était un prétexte... ils sentaient bien que je ne resterais pas à ma place et
que j’irais fouiller leur sale dictature.

On est passé au tutoiement. En revanche, la modestie n’est toujours pas là.

- Et le Liban, tu y es allée ?

Il me demande, en plantant ses yeux de braise dans mes verts à moi, à croire que c’est la question qui
tue.

- Oui, mais c’était cher, alors on est resté pas très longtemps... J’ai beaucoup aimé
Beyrouth... il y avait la guerre quand j’étais toute petite et je me rappelais tous ces noms
que j’avais dû entendre aux infos de 20h00, à la télé... que mes parents regardaient et
regardent encore tous les soirs comme si c’est la messe.
- Oh merde, quelle horreur !
- Ouais, en bouffant en même temps en plus.
- Il faudrait mettre des amendes.
- Oui, et interdire les informations à la télé à l’heure du dîner.
- Les interdire tout court moi je dis.

Au Liban, j’avais rencontré un garçon très sympa, Ahmed. Il était chiite, plongeur dans un hôtel et très
joyeux malgré l’histoire de sa famille en grande partie massacrée. Il nous avait baladées avec Lise un
peu partout mais c’est avec moi qu’il avait décidé de coucher. Lise, au retour, avait tout cafté à sa
mère, Justine, la sœur aînée de ma mère, Caroline. Elle avait prétendu que j’avais fait du tourisme
sexuel, et rien d’autre (n’importe quoi).

Au retour, l’accueil avait été glacial. Mon père m’avait traitée de pute (un langage franchement pas
très fonctionnaire). Ma sœur pleurnichait, j’étais une fille dépourvue de sentiments, et ma mère était
effondrée.

- Tu aurais pu être tuée !

C’était ça, elle, qui au moins la faisait pleurer.

- Ben pourquoi ?
- Ce ne sont pas des gens comme nous !
- Si, enfin de ce que j’ai pu en voir, ils sont faits pareils et...

Sur ce, mon père m’avait giflée. Je l’avais bien cherché mais en même temps, j’avais 21 ans, qu’est-ce
qu’ils venaient tous m’emmerder ? Je ne leur avais jamais rien demandé, alors qu’ils me laissent !

Ma mère m’avait couru après, pour rattraper le coup car j’étais partie prendre le train pour rentrer
directement à Paris.

264
- C’est juste que... je sais que tu fais ce que tu veux... tu as toujours été comme ça et au
fond, je te fais confiance, tu sais mener ta vie, mais... je n’aime pas... c’est trop difficile
pour moi d’accepter que tu... que tu...
- Que je quoi ?
- Que tu te donnes... comme ça... au premier venu.
- Maman, enfin voyons, on est au 21ème siècle !
- Et alors ? je ne vois pas ce que cela vient faire là-dedans ! L’amour c’est... c’est sacré !

Ma mère, sur le quai de la gare, serrant ses petites mains fines contre son gilet bleu azur tricoté par
sa propre maman. Si mignonne, si douce, si arriérée.

- Maman, l’amour, c’est tout sauf sacré. L’amour, c’est la vie, c’est l’instant présent, c’est là
et puis ça repart.

Ma mère s’était redressée, d’un air indigné.

- Mais enfin, Philomène, cela fait plus de 30 ans que ton père et moi sommes ensemble !
- Et alors ?
- Alors, l’amour reste. Il ne part pas... pas toujours en tout cas ! Nous en sommes la preuve
vivante, ton père et moi.
- Mais ce n’est pas de l’amour ! C’est, c’est... c’est de la bave qui, en séchant, est devenue
du ciment !
- Philomène !

Sur ce, j’étais enfin montée dans mon train.

Un mois après, ma mère faisait son cancer du sein et je retournais les voir, à la fois agacée et
emmerdée. Ma mère s’était montrée d’une grande gentillesse, et s’était excusée de m’avoir traitée
de « fille facile ». J’avais fait aussi amende honorable (la bave séchée).

J’avais assez longuement discuté avec ma mère, elle avait perdu au moins dix kilos, n’avait plus un
cheveu sur la tête mais je dois dire qu’elle ne se plaignait pas, mieux encore, elle se montrait
étonnamment courageuse, alors je l’avais serrée contre moi, pour la première fois de ma vie.

Elle aussi avait ses ressources cachées, elle m’avait impressionnée, ce jour-là.

Père-fille, ça ne risquait pas, de se serrer dans les bras. On ne se parlait quasiment jamais. Je crois que
nous n’avions que mépris (et ignorance) sur qui était l’autre. Plus tard, je suppose, quand il en serait
rendu, étalé sur son pieu aux portes de la mort, il se repentirait à coups de pardon de m’avoir
méconnue, et vice versa car je ferais de même. Mais nous n’en étions pas encore là, mon père était
un fonctionnaire doté d’une solide santé.

Avec Egon, nous finissons nos verres. Je lui ai juste parlé du voyage, pas de la distance entre mes
parents et moi, à peine en fait. Il n’a pas fait allusion à son père inconnu ni à sa mère évaporée. Nous
sommes convenus de nous revoir dans la semaine. Je devais lui proposer une organisation du bouquin
et il a accepté que je relise ses textes en soulignant ou annotant ce qui me paraissait peu clair ou
superflu. Et ce, à condition de TOUT lui soumettre.

- Ok, c’est noté.

Je suis rentrée légèrement vaporeuse au boulot pour trouver la Véro vociférant au bout du fil.

- Comment osez-vous appeler ici ?! Une honorable maison ! Oui, Madame La Hyène, je pèse
mes mots ! Une maison honnête et qui a des valeurs, Madame !

265
Merde... J’ai fait signe à Véro de me la passer.

- Allo oui bonjour Madame La Hyène !


- Bordel de merde, qui ai-je à l’appareil ? Je viens d’avoir au bout du fil une espèce de juive
malotrue !
- Excusez... c’est la stagiaire... une personne porteuse de handicap... communicationnel.

Véro me regarde d’un air sidéré. Je lui fais signe de se taire.

- Je HAIS les handicapés !


- Elle n’est pas handicapée mais porteuse de handicap...
- Je HAIS le politiquement correct !
- C’est entendu... Vous désiriez parler à Monsieur de Farcy ?
- Charles-Amaury ? Oui, mais je suppose qu’il est au bar... ou aux putes ! AHAHAHAHA !

Rire de haine, euh de hyène. Spéciale, la Martinette.

- Ni l’un ni l’autre, il est en conférence de presse pour la sortie de « La recette du bonheur »,


de sœur Emmanuelle 2.
- Parce qu’il y en a deux ?!
- Oui, la première est morte, comme vous le savez.
- Putain ouais... Je HAIS les Emmanuelle ! Mais vous êtes qui, vous ?
- Je suis Philomène Ragourdin.
- Putain le nom... et vous servez à quoi ?
- Je m’occupe de la promotion, de l’édition aussi, de la communication et accessoirement,
je passe la nénette dans les bureaux.
- Ah.

J’entends le bruit d’une bouteille qu’on ouvre et d’un liquide qui descend dans un gosier. La Martinette
rote puis elle me demande.

- Vous aimez ce que je fais ?


- Eh bien, c’est-à-dire... je n’ai encore pas lu votre manuscrit.
- Ah bien bravo le boulot ! On me publie sans me lire ! Je HAIS le dilettantisme !
- Vous l’avez donné il y a peu à Char... euh à Monsieur de Farcy, il faut quand même laisser le
temps à la stag... à Bianca Biroute... d’en prendre connaissance...
- C’est qui celle-là ?

Une stagiaire de 22 ans, payée en bons d’achats de livres des éditions du Savoir-Lire et tickets
restaurants avec une prime de 100 euros chaque mois, moins les taxes.

- Une de nos meilleures éditrices... Une spécialiste sénior, car il vous fallait au moins cela.

La Martinette est calmée. Elle jabote encore un peu puis raccroche enfin.

- MERDE !

Vocifère Véro.

- Oui comme tu dis.


- Et ça ne te fait pas PLUS réagir ?
- Bof. C’est pas pire que le reste...
- QUOI ?! Mais c’est une FACHO !
- Oh toi et ton politiquement correct comme dirait l’autre...

266
- Tu n’as aucune VALEUR !
- Bah... si tu le dis.

Je laisse Véro fulminer. Elle va menacer de démissionner, faire la grande scène du I, la Valeur contre
le Reniement, sinon celle du II, la Liberté contre la Dictature Fasciste... mais elle restera car elle a 47
ans, 2 enfants à charge et un prêt à rembourser pour ce doux trois-pièces que lui a laissé son ex en se
tirant avec une autre, au moins 15 ans plus jeune que lui.

Encore une belle arnaque faite à la femme, tiens, une de plus.

Jamais, jamais je n’aurai d’enfants à charge, jamais. Mais comment font-elles toutes ? La pilule, même
les chiens la prennent, et un gars pas fiable, de ce point de vue-là surtout, ça se sent quand même. On
peut coucher avec, c’est tout à fait humain, mais on s’abstient absolument de faire un gosse avec lui,
et même deux comme cette cruche. Ce n’est tout de même pas compliqué, bon sang !

- Oui mais je l’aimais... Tu ne sais pas ce que c’est, Philomène. Tu es si jeune...

Ahah, mais voui, ça doit être ça.

La journée tire à sa fin, et je me rentre, en vélo, jusqu’à mes sommets de Belleville pour me plonger
dans un bon gros roman américain de Russel Banks, American darling, tandis que Bashung me susurre,
Osez Joséphine, plus rien ne s’oppose à la nuit. Oui, mon chéri, mais pas ce soir...

267
Voyages
J’ai commencé de travailler avec Egon. Un mois a déjà passé, notre intimité a été grandissant... de
même que ma perplexité.

Nous avons bossé ensemble sur ses textes. Il y a de très beaux passages, presque hypnotiques, et
d’autres qui s’apparentent à ce qu’appelait mon prof de lettres en Cagne, de la diarrhée verbale ultra-
aigue, ce à quoi j’ajouterais, dans le cas d’Egon... après injection de virus suractivés de la salmonelle
et du choléra par temps de peste.

Au caractère, Egon continue à osciller entre le gars sympa, décontracté, plein d’humour et cet autre
Egon, un gars antipathique, arrogant, fat... et creux.

Exemple à l’appui, Monsieur le Commissaire :

Tandis que le taxi collectif, embarcation terrestre, précaire et surchargée, avale le bitume
ensablé de la route éternelle de l’Orient, entreluminée d’éclats de verre et de bris d’étoiles,
langue de bitume s’étirant tel le cobra du Nil vers Louxor la belle, je converse dans mon
sabir avec mon voisin, un fellah écrasé par les taxes et l’ignorance de soi, comme du
monde entier, dont la femme n’est qu’un fantôme sombre et muet, collé à la portière, je
divague et je ris de concert avec cet homme dont tout me sépare absolument, totalement,
dans cet arabe rudimentaire qui est le mien, si apte cependant à me faire entrer
instantanément en communication avec ce noble peuple d’Egypte qui, ainsi, m’ouvre sans
plus d’hésitation, son âme de joyau brut, tant ces gens qui le composent sont simples,
immédiats dans leur franchise, et me reconnaissent comme un des leurs, etc etc.

C’est à chier. On ne sait pas où ça commence, on ne sait pas où ça va, juste que ça ne finit pas, jamais.
Même Marcel Proust n’aurait pas osé une phrase pareille où on cherche encore le point final, une fois
trouvé.

- Ne me le braque pas, ma petite Philo, on a déjà le caractère difficile de Martinette à gérer,


il ne faudrait pas qu’il se mette à ne plus avancer... j’ai une rentrée littéraire à préparer,
moi !
- T’occupe, je gère.

Le manuscrit porte sur l’Egypte, donc. Un voyage qu’Egon a fait l’an passé. À la roots, je n’en doute
pas, les photos parlent d’elles-mêmes, Egon a tout de même un peu de suite dans ce qu’il semble
promettre sur le papier. Il y en a de magnifiques, de fabuleux portraits de femmes, d’enfants et
d’hommes en noir et blanc, ou en couleur, à tomber à la renverse tant leurs regards vous transpercent.
Vraiment.

Seulement je dois chaque jour me battre avec lui pour que ses textes soient à la hauteur de celles-ci,
c’est-à-dire qu’ils soient sobres et percutants, d’un effet immédiat, à l’instar des photos qu’ils
accompagnent, quand le plus souvent, c’est une empilade de mots tenus ensemble avec un ciment
d’arrogance et de mépris, le tout nimbé d’une fausse simplicité qui me hérisse plus que tout au monde.

Je préfère un arrogant snobinard qui s’assume qu’un arrogant qui se la joue popu. Alors à chaque fois,
je me bats.

- Tu ne peux pas ôter ce mot, Philo, ça dénature le tout !


- Ce n’est pas un mot, Egon, c’est toute une phrase et une phrase qui dénature le ton de
l’ouvrage. Je cite. « La torpeur des ruines sous le soleil d’Allah rend encore plus abruti le
sinistre troupeau de touristes blancs bardés de viseurs qui sillonnent entre ces pierres et

268
ces portraits gravés dans les murs de Dieux et de Déesses qui doivent pleurer des larmes
de sel et de sumac à la vue de cette plèbe moderne qui piétine et s’exhale en souffles courts
puant la bière dans ce qui est désormais devenue leur acropole etc etc... » Merde Egon,
c’est lourd, c’est méprisant et c’est surtout sans intérêt.
- Mais c’est la vérité !
- La vérité de quoi ? Qu’il y a toujours des veaux dans tous les plus beaux sites du monde ?
Tu crois que personne ne le sait ? Même les veaux eux-mêmes le savent !

Je me demande parfois si ça faciliterait mon travail que je baise avec lui, Egon. Il accepterait peut-être
mieux mes corrections, amené en position horizontale, ramolli par le plaisir, il verrait peut-être les
choses sous un autre jour... et puis, avouons que je n’aurais pas trop à me forcer pour passer la nuit
avec lui car physiquement, il me plait. Enormément. Et chaque jour, de plus en plus. Même si ça me
déplait qu’un homme antipathique me plaise. Même que physiquement.

Quelque chose en moi s’électrise aussitôt à son contact.

Quand il me touche la main, le bras, je sens un courant électrique me parcourir. De la tête au pied
avec un arrêt très net au niveau du pubis. Je suis excitée, ne le nions pas. Une fois, sa bouche a frôlé
la mienne en me disant bonjour, et j’ai oscillé très nettement sur mes talons, il aurait pu me baiser
instantanément que je n’aurais pas protesté. Sauf qu’il y avait Bianca derrière la vitre en train
d’écouter Martinette vociférer, quand Véro, casque sur les oreilles, essayait de relire les épreuves de
Pandora, Yasmine étant heureusement partie chez l’imprimeur négocier quelques tirages gratuits, la
Martinette nous aurait fait un malaise racial sinon.

Je prends mon inspiration. Allez, courage, ma petite Philo...

- Tes photos sont aériennes et lumineuses, tes portraits sobres et percutants... et tu noies
tout cette légèreté par des phrases dignes d’un académicien sénile. Un vieux con qui a
tout vu tout senti tout bien compris tout juste !

Egon en reste la bouche ouverte. Il triture sa boucle d’oreille gauche et balaie sa courte mèche.

- Tu me traites de superficiel ?
- J’ai jamais dit ça ! J’ai dit...
- Tu parles de légèreté ! Alors que je traite de sujets GRAVES ! Je parle de fellahs piétinés,
de femmes voilées comme des pestiférées, de fillettes excisées et mariées sans même
être nubiles ! Et je parle de MOI qui cherche mon PÈRE dans ce putain de pays !! Et tu
trouves ça SUPERFICIEL ?!

Ah bon. Il cherche son papa le monsieur. Première nouvelle.

- Oui ! Mon père, ce bâtard, était un Égyptien... un militant communiste venu étudier en
France et qui a engrossé ma mère... la France l’a expulsé et elle ne l’a plus jamais revu.
- En même temps, ce n’est pas que de sa faute à lui... s’il a été expulsé.
- Tu PLAISANTES ?
- Pas du tout, j’essaye de comprendre.
- Eh bien, il n’a jamais fait le moindre effort pour reprendre contact.
- Et elle ?
- Elle non plus mais elle ne connaissait pas son adresse... va retrouver un Arabe dans le
Caire tiens ! De plus, elle était si jeune, sans le sou...

J’essaye de trouver le ton juste. Ni larmoyant, ni goguenard.

269
- Et donc elle t’a abandonné...
- QUOI ? Mais pas du tout ! Ma mère s’est occupée de moi ! Elle a fait des ménages pour
nous faire vivre ! Elle ne m’a JAMAIS abandonné !

Charlot, merde, vérifie tes sources.

- Mais euh ton prénom, ce n’est pas vraiment... égyptien non ?


- Ma mère était étudiante aux beaux-arts et elle avait une passion pour Egon Schiele. Et
puis Egon, les deux premières lettres c’est celles d’Egypte.
- Ah.

Tordu, le truc, putain.

- Après, une fois que je suis né, le ménage a remplacé la peinture... même si, belle comme
elle l’était, elle posait pour des nus aux Beaux-Arts, quel gâchis... elle avait tout d’une
artiste.

Un silence.

- Mais euh, qui t’appelait Ego ? Ce n’était pas la DDASS ?


- Que vient foutre la DDASS là-dedans ? Personne ne m’a jamais appelé Ego, bordel !

Tu t’enfonces, ma fille, tu t’enfonces et vous perdez du temps.

- Je croyais que... Bon, Charlot s’est encore complètement mélangé les infos.
- Ça a l’air.
- Oublie... Donc tu cherchais ton père en Egypte et donc...
- Je n’ai RIEN de superficiel !
- Non, certainement pas. Mais légèreté et simplicité ne veulent pas dire superficialité. C’est
une marque de talent que de faire de belles photos simples et évidentes. Tous les bons
photographes te le diront.
- Mes photos ne sont pas EVIDENTES !

Oh putain... pour peu que Martinette soit de passage et poursuive ses vociférations dans la pièce à
côté, nous allons toutes finir à l’asile tandis que Charlot, enfermé dans son bureau, tète son cigare en
rêvant à sa future gloire.

Comme je dis à Charlot, tu as déjà les égos, il te faut juste trouver les auteurs qui ont le talent allant
avec. Car tout auteur, même mineur, a reçu à la naissance une dose d’égo qui va de surdimensionné
à ultra méga surdimensionné.

Voilà ce que j’ai essentiellement appris depuis que je travaille ici.

Et c’est ça pendant des heures... Pas toujours facile mais on avance, à pas de souris voire de
vermisseau. Et Egon commence à comprendre où je veux l’amener, à saisir que je n’agis pas contre lui
mais pour lui, que j’ai à cœur se servir au mieux ses photos magnifiques, au point que j’en viens à me
dire, non sans une certaine fierté, que le livre va vraiment être beau.

La Merde de la Hyène Martine d’un côté, la Beauté d’Egon Zink de l’autre.

- Zink, ça vient d’où ?


- C’est tsigane... ma mère est d’origine yougoslave et tsigane.

Il en a des origines ce type.

270
- Oui, elle arrivée en France toute petite. Son père était un militant serbe traqué par le
régime crypto-communiste archi corrompu.... Zink, cela veut dire musique en tsigane.
- Je vois.
- D’ailleurs, après l’Egypte, j’irai en quête de mes racines serbes... et bosniaques, par ma
grand-mère, en Yougoslavie, une musulmane éclairée qui refusait de porter le foulard et
buvait du vin sans se cacher.

Il en a VRAIMENT des origines, ce Monsieur.

- ... et je ferai un bouquin aussi. Avec des photos, et du texte que tu pourras massacrer.

Eh bien, Charlot va pouvoir se frotter les mains. Moi, j’irai me les frotter ailleurs car ma décision de
foutre le camp va grandissant. Travailler sur le bouquin d’Egon m’a donné une folle envie de reprendre
la route.

Je me gratte la gorge.

- Mais euh, tu vis comment en attendant ?


- À ton avis ?
- Ben euh, je ne sais pas, de tes charmes ?
- Très drôle.
- Tu donnes des cours de photo en MJC ?
- Encore plus drôle.

M’agace.

- Merde, je ne sais pas moi ! Je ne suis pas devin et on a du boulot... on avance !


- De mes photos. Je les vends.
- Ah, ok.
- Cher. Car elles les valent.
- Oui.

Contrôle, Philo, contrôle.

- Et tu les vends où ?
- Dans des galeries. Dans des putains de galeries fréquentées par des putains de bourgeois !
- C’est toujours mieux que des putains de prolos sans un putain de sou non ?
- Sûr. C’était juste pour dire, quoi.

Il me sourit et me fait un clin d’œil.

Ouf. Détente. C’est fou comme ce type insupportable a un charme irrésistible. Faudrait vraiment qu’on
baise un soir, ça ferait retomber la tension je pense. Ça pourrait éventuellement compliquer les choses
mais comme je ne compte pas aimer ce type, ça ne devrait pas être le cas.

De ce que tout le monde a pu constater, c’est quand les sentiments s’en mêlent et s’emmêlent qu’il
est trop tard pour sauver sa peau.

Nous nous penchons sur ses dessins. Je sens son souffle, son odeur. Un parfum lourd et comment dire,
indéfinissable. Une odeur d’homme et de plantes. Comme une fenêtre qui s’ouvre brutalement sur
un air saturé de senteurs aussi terriennes que poivrées. Il est tout près de moi et je me dis qu’il va
balayer ses œuvres et me prendre sur le bureau tandis que derrière la vitre, Véro essaiera de
détourner l’attention de Pandora, coincée des chakras, j’en suis sûre, et dont la silhouette
catachétique derrière la vitre semble être celle d’un fil de store.

271
Mais non, Egon me montre tranquillement son travail.

Il a dessiné au fusain des silhouettes, des esquisses de minaret, des ombres de monuments allant des
Pyramides aux temples ou des fantômes de passants, saisis dans les rues du Caire. Cela colle
parfaitement avec la quête du père... dont cet imbécile ne veut pas entendre parler « car c’est de
l’ordre de l’intime » alors que c’est justement le fil rouge, le cœur qui bat dans son fichu bouquin !

Rien de plus énervant que les narcissiques qui planquent leur narcisse alors qu’ils crèvent d’envie de
l’exhiber à la vue du monde entier ! On dirait des exhibitionnistes qui emballeraient leur queue dans
une moufle...

Je dois batailler encore trois semaines, et juin est déjà là quand il accepte enfin que cela apparaisse,
en filagramme du moins. Je réussis aussi à gommer un certain nombre d’autoportraits, à l’image
comme à l’écrit, qui se voulaient de l’ordre de l’auto-dérision mais qui étaient juste complaisants,
sinon grotesques.

- Tu ne m’aimes pas hein ?

Egon me demande ça, tout à trac, ce premier vendredi de juin.

- Comment ça ?
- Je veux dire... au fond, je ne te plais pas.
- Comment ça ?

Il lève les yeux au ciel.

- Tu es bouchée à l’émeri aujourd’hui ou quoi la môme Philo ?


- Non, mais ce n’est pas le sujet du jour. Aujourd’hui, on reprend la traversée du désert, j’ai
ôté, mais j’attends bien sûr ta bénédiction, certains passages qu’on qualifiera
pudiquement d’oniriques et d’embrouillés, et qui...
- Tu crois que je suis un pauvre con ? Qui s’en tape de ceux et celles qu’il rencontre sauf si
ça peut le mettre en valeur ?

Je le regarde. Il a l’air presque... ému. Troublé c’est certain. J’ajouterais bien « triste », si je ne craignais
de faire ricaner le public.

- Eh bien... je dirai que tu n’es pas que ça... ce pauvre con.


- Tu peux creuser la réponse stp ?

Je prends mon inspiration.

- Eh bien... Il y a du pauvre con en toi, mais il y a aussi, j’ai l’impression, une vraie sincérité...
je ne pense pas qu’on puisse faire d’aussi belles photos et d’aussi beaux portraits avec de
telles fulgurances poétiques, en n’étant que ça... un pauvre con.

Ouf, bravo Philo.

- Merci.
- De rien.
- Je suis sérieux. Personne ne m’a jamais parlé comme ça.
- Très bien, maintenant c’est fait, c’est dit, on poursuit.
- Cool, Philo ! Je te dis un truc important, là. Alors stop, on s’arrête. On prend le temps
d’échanger.
- Oui, j’ai bien compris mais je ne vois pas quoi échanger.

272
- Eh bien...

Il s’arrête et se gratte la tête. Lui non plus, apparemment, ne voit pas trop quoi échanger. Je suppute
qu’il ne serait pas trop mécontent de se répandre sur sa psychologie semi-profonde, sous-
épidermique quoi.

- On s’y remet ?

Je réussis péniblement à le ramener sur le travail. À côté, j’entends la Martinette vociférer, elle refuse
que l’on change son titre. Elle s’escrime à trouver « La Vérité si je Hais » (on entend le H), comme étant
le titre du siècle, et Bianca, aidée de Véro, rame à essayer de la canaliser plutôt sur « Pourquoi j’ai haï
mon père ».

Le crayon à la main, Egon grogne.

- Je ne comprends pas que vous publiez cette facho...


- C’est Charlot qui la publie, pas nous.
- Oui mais vous bossez pour lui !
- Toi aussi, en quelque sorte.
- Oui mais moi, c’est juste un livre. Je suis auteur, pas salarié.
- Qui vole un œuf, vole un bœuf, t’es aussi pourri que nous.
- Ah non ! Un peu de discernement la miss !
- Je discerne, chacun est collabo, à son niveau. Après, de là à savoir qui l’est plus, l’Auteur
ou la Salariée, je ne saurais trancher... Qui prend le couteau ?

Il rigole.

- Quand même, je ne comprends pas...


- Moi non plus, je te rassure.

273
Explosions
Un soir, quand je repars sur mon vélo, une moto me double et s’arrête. Je vais pour brailler ou faire
un doigt d’honneur, voire les deux, j’hésite... quand je demeure pétrifiée.

C’est lui.

Mon cœur fait un bond. Enfin, façon de parler, je ressens plutôt un fulgurant frisson d’origine sexuelle.

- On dîne ensemble ? Après j’ai un pote qui donne un concert, ça ne te dirait pas d’y aller ?
Je suis sûr que t’adorerais !
- C’est que...
- Allez, un peu de détente, madame l’Editrice.

Il m’invite, au resto. Enfin, façon de parler... Je mettrai ça sur la note pour Charlot, me dit-il. Je ne dis
rien mais je sais bien que Charlot ne paye jamais les notes de resto, même pas les siennes, ou alors
après moulte somations. Le pire, c’est qu’il ne comprend pas qu’on ose lui demander ça, de payer ses
notes de resto.

Je me sens bizarre. Je suis excitée, ne le nions pas, mais je sens aussi comme au pied du mur. Il se
frotte la tête, me demande ce que je veux boire (il a compris la leçon) puis trinque ensuite avec moi.

- À l’Egypte !
- Aux voyages !

Nous buvons, silencieusement.

- Je te remercie, Philo, grâce à toi, le livre sera beau.


- De rien.
- J’ai vraiment eu de la chance que Charlot me propose de travailler avec toi.
- Moi aussi, d’une certaine façon. Sinon j’étais bonne pour Martinette.
- Tu serais alors en train de dîner avec elle en tête à tête... t’es pas trop déçue ?
- Non, j’aime pas les blondes.

Le repas se passe simplement. On rit, on discute. Je lui parle des petites amies. Je lui décris chacune
d’elle, elles sont si différentes. Je me sens émue (par elles), et énervée d’être émue (par mon récit).
Egon n’a qu’un seul vrai copain, le reste... geste blasé de la main. Une masse de connaissances à
laquelle rien ne le lie véritablement, nimbé de ce côté irritant, tous des cons, mais accompagné d’une
note de vraie tristesse.

Marco est donc son seul vrai pote. Ils se connaissent depuis le lycée, et ils ont voyagé ensemble,
jeunes. En Afrique puis en Asie. Marco voulait devenir musicien mais il a abandonné, très vite écrasé
par la réalité et la peur de ne pas y arriver. Il est maintenant employé de banque et se rend malade à
pressurer à coups d’agios des petites mamies et des familles modestes aux désirs trop grands.

Je sens pour une fois Egon authentiquement triste, et sans arrogance dans son jugement. Il regrette.
Il regrette sincèrement que son copain de jeunesse ne se soit pas donné les mêmes moyens que lui
pour y arriver.

Je lui dis que je pense, après son bouquin, me tirer de chez Charlot.

- Ah, je me disais aussi... une fille comme toi.


- Ben quoi ?
- Ça ne colle pas avec ce malfrat.

274
- Quelle ingratitude Monsieur ! Charlot n’est pas un malfrat tout de même.
- Ce n’est pas un saint non plus.
- Et toi ? Et moi ? On est en lice pour la canonisation peut-être ?
- Ohoh, faut pas toucher au saint Patron, c’est ça ?
- Si, on peut, mais on ne va pas cracher dans la soupe non plus.

Même si c’est plutôt du bouillon, sa soupe au Charlot.

- Et tu vas faire quoi ?


- Voyager.

Vivre. Baiser. Et puis rentrer à la niche, gagner et laper ma soupe. Et repartir encore. Et ainsi de suite,
sans que je ne me projette pour le moment au-delà de ce moment où je vais boucler ma sac à dos
après avoir donné non sans une certaine jouissance mon congé à Charlot (Philomène, ma chérie, tu
ne peux pas me faire ça !).

Mais il y aura bien à un moment où il faudra passer à autre chose non ? Mais à quoi ? Carpe et dis
aime comme dirait Léna (c’est sa petite sœur qui disait ça, enfant), pour qui carpe diem signifie surtout
remettre tout à plus tard et flotter dans la brume indécise de sa vie...

Egon se gratte la gorge, puis la tête.

- Tu pourrais venir avec moi en ex-Yougo...

Mince, carrément.

- Ohoho, comment dois-je le prendre ?


- Comme une proposition professionnelle. Je prends les photos, tu écris, façon Bouvier-
Vernet. Tu me l’as montré que moi, l’écrit, ce n’était pas mon violon.
- Disons que...
- Allez, ne dis pas le contraire.
- Bon, disons que tu as de belles fulgurances... il faut les capter, les entretenir et les
nourrir... et savoir aussi laisser tout le reste, le mettre à la poubelle. Tu n’es pas si différent
que tous les autres auteurs : tu ne sais pas jeter.
- Je sais mais j’apprends bien, avec toi...

Et sur ce, il se penche et m’embrasse. Ses lèvres claquent contre les miennes, qui s’ouvrent comme
des infidèles. Des veules. Des traitresses... Sa langue roule dans ma bouche, et j’adore la fulgurance
qui me strie soudainement le bas ventre. Je ne l’ai pas vu venir et c’est sans doute mieux ainsi.

Mais déjà, il se redresse.

- Allez, zou, le concert va commencer !

Nous laissons mon vélo et j’enfourche derrière lui sa moto. J’ai le temps de me dire qu’avec tout ce
qu’il a bu, c’est un peu rock’n roll mais déjà je suis grisée par les rues, le vent dans mes yeux, qui
pleurent, les voitures qui passent et nous frôlent, tout Paris qui défile sous les roues. Le vélo me parait
bien morne d’un coup.

Nous voilà au concert. Un hangar interlope, vers Stalingrad. Egon disparait aussitôt, happé par une
grande frisée qui fait des bonds excités quand elle l’aperçoit. M’en fout. La musique est chouette. Bien
bourrin comme j’aime. Je me mets à sauter, danser, crier et un grand noir m’alpague pour un rock
enragé. Je ne savais pas que les grands noirs dansaient le rock dis donc, je lui crie dans les oreilles alors
qu’il me braille en rigolant des cochonneries à l’oreille.

275
Egon surgit, en haut de l’escalier, fouillant la salle du regard.

Alors je me mets à glousser follement, tête en arrière, les cheveux en furie, comme dans les mauvaises
séries que regarde ma sœur en faisant son repassage du soir, étouffant des petits rires parfois pour
ne pas réveiller ses enfants chéris... et je vois avec satisfaction qu’Egon nous observe, d’un air de pure
jalousie.

Dis-moi, l’Auteur, elle est passée où ta frisée ?

Quand le morceau est fini, il se rue vers moi et m’entraîne avec lui dans une sorte de slow pogo assez
étrange. Nous tournons l’un contre l’autre, nous nous heurtons, nous touchons, nous éloignons, puis
il m’entraîne dans le couloir des chiottes où il m’embrasse, férocement, alors que la porte des lieux
ne cesse de battre, vlang, vlang.

Il me dit qu’il me trouve belle, qu’il m’a toujours trouvé très belle, dès le premier jour, vlang, qu’il a
envie de moi depuis notre premier verre de bière, vlang, vlang, et qu’il sait que moi aussi, j’ai envie de
lui, il le lit dans mes yeux, il le sent dans ma voix, vlang... Nous nous éloignons, au fond du couloir,
obscur, et il me colle contre le mur en m’embrassant. Malgré les effluves des lieux pas franchement
sensuels, son odeur entre partout en moi, elle me coule dans les veines et je n’ai qu’une hâte, c’est
qu’il y aille, franco... La musique est incroyablement forte et ses mains fouillent sous ma chemise, dans
mon jean, mon slip. Voilà, ça y est, je l’ai fait entrer en moi. Je le sens, bien planté, ses yeux aussi,
soudain grand ouverts dans les miens. Nous en sommes là, comme fous, après toutes ces heures à
biffer, effacer, repenser le moindre mot de son manuscrit... sans compter l’énergie folle dépensée à
nous tourner autour sans nous heurter. Il fait noir, personne ne nous voit et quand bien même, le
plaisir qui me secoue m’empêcherait même d’y penser.

- Alors tu es amoureuse finalement ?

Valentine m’a demandé ça, platement, le lendemain au téléphone à l’heure du thé. J’étais assise dans
un parc, au soleil, sur le chemin de mon appart.

J’ai éclaté de rire.

- C’est tout sauf ça, de l’amour.

Je l’entends presque étouffer un soupir de dépit.

- Tu n’es pas normale, Philo.


- Et toi, trop.

Plus tard, bien plus tard, à l’aube, nous sommes rentrés chez moi. Sur sa moto, à petite vitesse cette
fois.

- C’est pas loin d’ici, autant aller chez toi plutôt que chez moi...
- Comment tu sais que j’habite pas loin ?

Monsieur connaissait mon adresse car il m’avait suivie, un soir, après Charlot, il voulait savoir dans
quel coin où je vivais. Sur les hauts de Belleville avec Paris à mes pieds. Monsieur en fin sociologue
n’en avait pas été plus étonné que ça.

- Le Paris des bobos.


- Ouais, surtout avec les squats en face, mate donc les jolis bobos que voilà ! Bobos toxicos,
bobos repris de justice, bobos noirs et sans papiers... il est vrai qu’une famille presque
normale, certes noire, s’y est installée il y a peu. Enfin de vrais bobos qui sait ?!

276
Lui, m’a-t-il dit, habite un deux-pièces non loin de chez Olive. Je n’aurais jamais pensé qu’il habitait ce
quartier de morts vivants, le 15ème arrondissement.

- N’importe quoi ! C’est un quartier plein de vie... Il est temps que tu voyages à nouveau,
les clichés te gagnent, ma pauvre fille.
- Ouais mais bon, c’est bourge. Tu ne peux pas le nier ?
- Et alors ? Déjà, je ne suis jamais là. Et puis au moins, quand ma fille vient, c’est facile car
sa mère habite dans le même quartier... elle reste à la même école et c’est bien mieux
pour elle.
- Publique, je suppose, l’école.
- Pas du tout... Elle va chez Montessori.
- Dans le privé, donc.
- Mais c’est pas du privé privé ! C’est une amie de mon ex qui a monté une structure avec
des gosses souvent bilingues et super intelligents, tellement différents des autres mômes
déjà bousillés par ce système scolaire aliénant qui n’a de cesse de gommer toute
différence... je ne veux pas qu’on l’abîme, ma fille !
- Sauf que si t’es né con, con tu resteras, c’est pas Montessori qui va te déconner mon petit
gars.

J’ai horreur de ça. Ces parents qui veulent tellement le meilleur pour leur petit chéri, tellement plus
précieux, tellement plus malin que les autres. Bilingues, super intelligents... et super mal élevés,
généralement. Insupportable, vraiment. Des claques, mais oui.

Une main sur le guidon, Egon allume nerveusement une cigarette, le sujet est délicat, visiblement.

- Je n’ai jamais supporté le moule de l’école française... J’y ai été tellement malheureux,
cancre et toujours sacqué. Marco aussi, c’est à cause de cette école de merde qu’il a fini
comme ça, employé de banque, alors qu’il était en or ce type... je te jure, Philo.
- Eh bien sache que tu couches avec une pauvre normale... cancre à ses premières heures
mais repêchée par le système qui n’a pas voulu perdre une si belle perle.
- Ouais, mais je ne pense pas qu’il te conserve très longtemps le Système.

Nous sommes arrivés chez moi et nous remettons immédiatement cela, la porte à peine fermée. Il me
mord et me croque littéralement. Je me sens emportée et je me dis que cela faisait bien longtemps
que cela ne m’était pas arrivé.

Ces derniers temps, c’était plaisant mais plutôt sage. Le motard de chez Gigi, Pico, avait eu du mal à
l’allumage (tu m’impressionnes, Philomène) et le matin, il avait dormi jusqu’à 10h00 pour se contenter
ensuite de vaguement me peloter de ses doigts bagousés. Il avait ensuite mis les bouts pour aller faire
le marché avec sa mère (le rêve). J’avais largement brodé auprès de Valentine qui m’avait laissée seule
en filant sur les toits avec son socialo-libéral... avec qui elle n’avait même pas été foutue de coucher
ce soir-là.

Bon, Pico avait été sympa comme tout, et il avait quand même réussi à trouver le bouton pour finir
mais là, avec Egon, c’est complètement autre chose.

Avec Egon, j’ai l’impression que je vais exploser, qu’il est partout, en moi, sur moi, avant, arrière. Mon
cœur bat à mille à l’heure et je cherche mon souffle comme si l’air de la pièce avait été aspiré par une
énorme paille. Son odeur me rend étrangement folle. Je geins, je gémis, quand soudain il me retourne
pour me chevaucher, ses mains sur mes fesses et écartant ma.

- Arrête, j’ai pas envie de savoir.

277
Léna me dit ça. Elle a l’air choqué, agacée même.

- Ben tu ne fais pas ça, avec ton vieux ?


- Si... mais euh... non.
- Comment ça ? Tu fais ou tu ne fais pas ?
- Je fais... mais c’est plus doux... et puis merde, ça ne se raconte pas.
- Ça te gêne ?
- Oui.

On avait déjeuné ensemble, le mardi. Dimanche, on n’avait pas pu se voir, son vieux devait l’appeler
à 16 h02 d’une cabine téléphonique de la gare RER de Brétigny le Bretonneux (ne pas laisser de trace
sur son portable).

Léna est débout, son vieux sac sur l’épaule, mince et jolie comme un cœur. Mais que fout-elle avec ce
vieux ?

- J’y vais !
- Arrête Lénouille, je ne voulais pas te choquer !
- Je ne suis pas choquée mais dérangée... Le deal des petites amies c’est de parler de sexe
sans parler de sexe, dac ? D’être pudique, quoi.
- Oui mais ça, c’était au lycée. On a grandi depuis non ?
- Au lycée, il y avait que toi qui baisais. Donc personne n’en parlait... vraiment.
- Y avait Valentine, avec Régis, tu as des trous de mémoire très chère ?
- Oui mais elle n’en a jamais parlé, et c’est mieux ainsi. Elle a de la pudeur, elle. Sur tous les
plans. Tu veux me prouver quoi ? En quoi tu crois que ça peut m’intéresser tes histoires
de fesses dans leur détail ?

Debout devant moi, ma petite Léna a l’air bien fâchée.

Est-ce que son vieux serait impuissant ? Ou elle frigide ? Est-ce que j’ai compris tout de travers quand
elle me parlait de rééducation sexuelle et affective, de pédagogie de la maturité avec son Jeff ? Peut-
être qu’ils restent juste assis sagement sur son canapé à lire, main dans la main, Marx, Hegel et Arlette
Laguiller avec un zest de Georges Marchais ?

Je n’ai peut-être rien compris du tout à son affaire, à ma jolie Léna paumée... merde alors !

- T’es peut-être super maline dans ta vie mais qu’est-ce que tu peux être bête parfois avec
les gens... Quand tu auras fini de t’envoyer en l’air et de te prendre pour l’espèce femelle
supérieure, tu iras t’acheter un cœur tiens !

Et sur ce, Léna ramasse son vieux sac de toile et s’en va. Carrément. Et je reste, comme une conne
devant mon café.

Je suis comme choquée.

Cela ne me ressemble pas. Egon a dû me fragiliser. Avant, je ne me serais même pas arrêtée sur cette
scène puérile. Je me serais juste dit, quel cul serré. Puis je serais passée à autre chose, je n’y aurais
plus pensé ou presque, et c’est elle, sans doute, qui aurait fait amende honorable. J’aurais reçu un
petit SMS merdeux le soir auquel j’aurais répondu car si je suis dure et franche, je ne suis pas
rancunière.

Mais là, je me sens troublée.

278
Léna a touché quelque chose. Un peu comme Egon a trouvé où appuyer en moi pour que je ne sois
plus qu’un corps fou entre ses mains.

Léna a raison.

J’ai effectivement voulu me vanter. Lui montrer combien c’était merdique avec son Jeff, qui lui
apprend surtout à ne plus avoir peur du sexe plutôt que de connaître de beaux orgasmes AOC.

J’ai surtout voulu lire dans les yeux de mon amie, cette admiration un peu effrayée que j’ai si souvent
lue dans les yeux des autres, à commencer par ma sœur avec son Clément, son amour cadavre de
jeunesse, et la réprobation aussi de mes vieux, de tous les vieux, qu’ils soient jeunes ou quasi enterrés.

Cette envie d’être libérée comme moi. Cet incroyable sentiment de puissance ressenti quand on ne
se met plus de contraintes, quand on est entièrement libre, libre d’être soi et de faire ce que l’on veut,
et qu’importe le regard des gens et les conseils de prudence. Fais pas ci, fais pas ça, ça ne se fait pas,
ce n’est pas poli, respectueux, gentil, bienveillant...

Je me sens seule, et honteuse. Il y a des choses que l’on doit garder pour soi, parce qu’elles sont à soi,
déjà, et parce qu’elles agressent les autres, parfois. J’ai blessé Léna qui, sans doute, baisote vaguement
avec son Vieux.

Merde, que m’arrive-t-il de me ramollir ainsi ?

Egon m’enivre. Egon à sa façon m’emmène dans cet ailleurs que je cherche depuis l’enfance. On dit
que le sexe est sans issue. Ce n’est pas vrai ! Le sexe est tellement fou, tellement fort et enivrant,
parfois, que non, il n’est pas sans issue.

Il arrive ainsi qu’il vous emmène dans cette dimension qui n’existe qu’une poignée infime d’instants.
Et c’est déjà ça. En ce lieu, je suis terriblement là et en même temps, je n’existe plus.

Nous avons passé tout le samedi ensemble, le dimanche, il a été retrouver sa fille qu’il remettrait à sa
mère le lundi matin. Chaque seconde passée avec lui a été une seconde pleine, nous avons parlé,
baisé, reparlé, rebaisé, mangé, ri, raconté nos vies, je n’ai jamais vécu une telle intensité en mots et
en gestes avec un homme.

Mon esprit est bombardé d’images, de sensations, je me sens saoule, saoule d’Egon.

Je finis par plonger dans le sommeil.

Cette nuit-là, j’ai rêvé que je marchais en Egypte avec Egon, le long du Nil. Je n’arrivais pas à le
rattraper, il était toujours une bonne dizaine de mètres devant moi. De temps en temps, il se
retournait et me souriait, il me disait quelque chose que je n’arrivais pas à entendre. Je me sentais à
la fois frustrée et heureuse. Le Nil coulait en contrebas, des villages de paysans s’étageaient le long de
ses rives, et à un tournant, je suis tombée sur lui, qui m’attendait. Il m’a souri et m’a pris dans ses bras,
il m’a dit quelque chose du style, nous sommes enfin arrivés, et à ce moment-là, mon réveil a sonné
et je me suis réveillée.

279
La lutte primale
Ce matin, arrivée chez Charlot, j’ai eu droit aux épreuves du livre de Pandora, à relire. Véro était
malade, et il fallait que ce soit fait au plus vite. Bianca, elle, besognait sur un annuaire des plombiers
chauffagistes franciliens, une commande à la noix que Charlot avait acceptée car cela lui permettait
de gagner trois sous et de se voir invité au salon de la plomberie où il comptait bien placer ses billes.

- Tu te disperses, Charlot.
- Un plombier, c’est toujours utile.
- Avoir une identité éditoriale, c’est pas mal non plus.
- Oh c’est juste une petite commande... je ne la mettrai pas dans le catalogue.
- De mieux en mieux.

En ronchonnant, je me suis plongée dans les recettes de Pandora. Pas le genre festin de Babeth si vous
voulez mon avis. J’étais en train de relever les coquilles de la recette des crêpes du sud de l’Inde intitulé
crêpe Shiva, justement sans œufs ni lait ni beurre quand j’ai entendu la porte claquer.

- Salut.

Egon se tenait dans l’encoignure, diablement beau et diablement sûr de lui.

- Ah salut. C’est à quel sujet ?


- Déjà, premier point, comment ça va ?
- Ça va. Et toi ?
- Pas mal... je passais par-là et je me disais qu’on aurait pu prendre un café.
- Pas le temps. Je dois relire d’urgence ce bouquin.

J’ai désigné le BAT de Pandora, dont la couverture est un bâton d’encens planté dans une fleur de
lotus, tenue au creux de deux mains, avec ce titre si excitant de, Asie Veggie, c’est la vie !

- Tu peux quand même faire une pause non ?


- Non.
- Allez merde !
- À midi, si tu veux.
- Je ne peux pas. J’ai RV dans une galerie.
- Ce soir alors ?
- Une pause-café, ce soir ?
- Non, une pause binouze.
- Je vais voir.
- Vois.

Et il est reparti aussi sec. Et mon cœur a faibli, je suis tombée, morte sur la recette des crêpes Shiva.
Sois forte, Philo.

- Au fait, super tes corrections sur le désert...

C’était lui, à nouveau.

- Ah bon.
- Oui. Je te remercie.
- De rien.
- T’as réussi à garder une phrase sur 100. C’est cool.
- Ecoute, on peut en disc...

280
- Ben non, tu es occupée.
- Plus tard, je veux dire.
- Peux pas.
- Alors mercredi, comme on avait dit.
- No way. J’ai ma fille.

Première nouvelle.

- On avait calé mercredi, Egon.


- Je sais mais je dois rattraper le samedi raté, vu que, tu te rappelles, on était ensemble tout
du long.
- Ok. Alors jeudi.
- Ça va faire tard.
- Tant pis.
- Ce soir, sinon ?
- Je pars à 19h00.
- Ben alors à 19h05, au café du coin.
- Ma journée est finie.
- Bon, les artistes, vous avez bientôt fini ? Y a l’imprimeur qu’attend le BAT de Pandora !

C’était Charlot, agacé. Il tenait une tasse de thé avec le petit doigt levé car l’aristocratie, c’était jusque
dans ses phalanges.

- Ouais, je m’y remets. Trouve une date avec Monsieur pour son manuscrit...

Charlot a entraîné Egon qui m’a marmonné.

- Tu fais chier...

Ouais, et j’ai pas fini. Je ne le fais pas par vice. Ni par stratégie. Non. Juste pour que les choses soient
claires.

Je ne suis pas à ta disposition, mon gars. Cela fait quelques jours qu’on se fréquente, comme aurait
ma grand-mère, et je ne voudrais pas que tu croies que je suis là, à attendre que tu me siffles.

Je ne suis pas morte cette fois. Car je savais qu’Egon allait céder. Je l’avais vu dans ses yeux. J’ai
d’ailleurs reçu un message, un peu plus tard. Ok pour demain à 17 heures 00. T’es coriace, mais moi
aussi... prépare ton cul, ça va chauffer.

Je me suis péniblement extraite de Pandora vers 18 h00 sans avoir rien avalé d’autre que les recettes
insipides de ce livre tue-la-vie. Olive a déjeuné avec moi, à 18 h00 donc. Elle aussi avait un truc à
boucler et en fait de déjeuner, on s’est retrouvé devant une tarte à la crème dans son quartier
d’affaires. Elle avait changé, la Livie. Une jolie fille blonde et ronde, une pâtisserie croquable et enfin
croquée. Moins Madone du saint bénitier désormais que Madone des seins pelotés.

- Tu es magnifique, Livie.
- Oh, tu trouves ?
- Oui, ça te fait du bien notre cadeau apparemment... vive la baise !
- Oh Philo !

Ah tout de même. La Olive ancestrale n’était pas tout à fait morte.

- Tu files le parfait sexe ?


- Enfin Philo, ce n’est pas du sexe.

281
- Ah vous avez opté pour l’amour courtois ?
- Enfin, Philo... tu exagères.

Olive a pris un air pincé.

- Scuze.
- Et toi, tu vas bien ?
- Fort bien.

Je touille mon thé.

- Le sexe avec Egon est extraordinairement sexuel.


- Oh.
- On s’est enfin décidé à baiser, on aurait dû y penser plus tôt.

La voilà toute rouge et regardant alentour. Une mamie fait laper à son pékinois son Lap Chang dans
sa soucoupe, ce qui après tout n’est pas si déplacé que ça quand on y songe, braves gens.

- Oui, et par ailleurs, je pense très bientôt réunir mes forces pour larguer Charlot... en
septembre, décembre maxi.
- Ah ça c’est bien.
- Oui, je vais partir en voyage.

Olive prend un air effrayé.

- Oh, tu ne veux pas tenter ta chance auprès de boites comme euh je ne sais pas...
Gradimard, par exemple, tu arrives à un âge charnière et...
- Mais arrêtez donc avec ce Gradimard, c’est marre !
- Mais tu vivras de quoi ?
- Du chômage !
- Mais ce n’est pas euh... moral.
- Moral ?!

Alors là, je me marre. Franchement. Putain, je me fait chier à bosser parfois même les week-ends pour
un salaire de misère, et l’Etat ne pourrait pas me verser un peu d’argent pour que je me refasse la tête
et l’âme ailleurs afin d’être plus apte encore à repartir d’un bon pied et lui remplir les caisses afin qu’il
les ruisselle, comme les hommes de droite aiment à le dire, sur ceux et celles qui parfois ne savent
parfois même pas écrire le mot travail. Merde alors !

- Mon Dieu, Philo, si Valentine t’entendait...


- Eh bien, elle ne m’entend pas.
- Mais tu n’as pas... peur ?
- Peur de quoi ?
- De... je ne sais pas... passer à côté de ta vie, en allant et venant sans cesse ainsi... Tu prends
des risques, Philomène.

Cela dit en tournant avec délicatesse sa petite cuillère dans sa tasse à thé, en une concurrence raffinée
à Charlot.

- C’est en ayant peur qu’on ne bouge pas et c’est en ne bougeant pas qu’on passe à côté de
sa vie qui, elle, justement bouge.
- Ah.
- Oui, c’est comme ça.

282
Puis Olive m’a parlé un peu de sa thèse mais j’ai senti que le cœur n’y était pas. Depuis l’Ignoble
Agression Belge comme on disait entre nous (qui n’en était pas une, de belge, puisque l’harceleur était
bien de chez nous), elle accusait le coup. En fait, elle a fini par me dire que Romain s’apprêtait à signer
pour le Japon.

- Ben c’est super !


- Non, c’est affreux.
- Ben pourquoi ?
- On va être... séparés.

Et là, j’ai cru qu’elle allait se mettre à pleurer.

- Sauf si tu pars finalement avec lui.


- Mais je ne peux pas !
- Pourquoi ça ?
- Ma thèse !
- Tu peux la faire à distance... tu pars avec le matériau comme vous dites et tu rédiges avec
vue imprenable sur le crossing de Shibuya !
- Non, Babar y est opposé !

Olive a pris un air terrifié.

- Tu lui en as parlé ?
- Oui... enfin non... pas vraiment.
- Comment ça ?

Olive prend cet air de coupable qu’elle excelle tant à revêtir. Le juré le plus laxiste la condamnerait
illico à la perpétuité tant elle est crédible en coupable.

- Eh bien... je lui ai demandé s’il avait déjà eu des doctorants qui, en cours de thèse, étaient
partis à l’étranger... sans lien direct avec leur sujet... et qui avaient poursuivi... à distance
donc... leur doctorat... et il...

Olive s’arrête, au bord des larmes.

- Et il s’est évanoui d’horreur ?


- Presque... Il est devenu tout rouge et m’a dit que si je partais, ce n’était pas la peine de
revenir !
- C’est passionnel entre vous dites-moi.
- Ce n’est pas ça... c’est... une question euh d’engagement.
- D’engagement ? Mais de quoi tu parles ? Tu ne lui as pas donné ta vie en le prenant
comme directeur de thèse ! Tu pourrais être malade, ou enceinte ou que sais-je, donc hors
circuit pour une tout autre raison !
- Oui mais là, si je partais, ce serait pour ma simple euh convenance.
- Mais c’est ta vie !
- Non, c’est ma thèse.

Olive a baissé les yeux d’un air fort triste sur sa tarte à la crème, qu’elle avait à peine touchée.

- Et t’as pas des plans pour un échange avec une fac japonaise ?
- J’y travaille... Mais même si j’en trouve un, de plan, Babar ne voudra JAMAIS !
- Babar ! Babar ! Il n’y a pas que lui dans l’Université française ! T’en prends un autre, plus
moderne, moins pachydermique, et tu te casses au Japon !

283
- Oui mais... ça ne se fait pas. Ce serait... déloyal.
- Déloyal ? Je rêve ! Ce qui est déloyal c’est d’abuser de sa position de vieux con de prof
pour empêcher une jeune femme brillante de vivre sa vie... Tu as rencontré un mec, tu as
envie de le suivre tout en agrandissant ton champ d’études, où est la déloyauté ?
- Ce n’était pas ce qui était prévu... au départ. Quand tu t’engages pour une thèse avec
quelqu’un, tu le fais... jusqu’au bout.
- Oui mais bon, les choses ont changé et tu fais un détour... Franchement que tu la fasses
en 4 ou 5 ans, qu’est-ce que cela change ?

Olive a secoué la tête. Quelle tête de mule !

- Et Romain, il en dit quoi ?


- Il veut que je vienne.
- Ah ça c’est bien !
- Il me dit que si je ne viens pas, bien sûr, on restera ensemble mais que ce sera... difficile
avec 10 000 km entre nous.
- Tu m’étonnes.
- Moi, je serais capable. Je lui écrirai une lettre tous les jours !

Olive, en épistolière amoureuse du 21ème siècle à la mode Sévigné.

- Seulement, les mecs, tu sais Olive, ils ne savent pas trop attendre... seuls.

Et encore moins écrire une lettre tous les jours, ma p’tite dame.

- Oh !
- Oui, ma chérie, ils ont une aptitude inférieure aux femmes à vivre dans l’abstrait... sans
compter qu’ils supportent très mal la frustration.
- Mais c’est... injuste.

Olive a murmuré.

- Oui mais c’est comme ça, alors réfléchis bien ! Même si Romain est certainement un gars
bien, il ne faut pas trop lui en demander... non plus.
- Mais ce n’est pas juste !

Olive a encore blatéré.

- C’est comme ça et moi non plus, tu sais, je n’entretiendrai pas une relation à 10 000 km
de distance sur plus d’un an...

Olive a ouvert des yeux ronds.

- Même avec Egon ?


- Surtout avec Egon.

Surtout que je ne suis PAS avec lui.

Nous nous sommes dit au revoir et elle est repartie, malgré tout heureuse, elle allait retrouver son
futur Japonais.

Je suis rentrée chez moi en vélo. Il était plus de 19h30 et j’ai fait des détours dans les rues rien que
pour le plaisir de rouler. J’avais ma soirée car Egon ne m’avait pas fait signe et je m’étais bien sûr fait
violence pour ne pas le contacter.

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Qu’il aille au diable !

Mais arrivée chez moi, je l’ai trouvé assis sur les marches devant ma porte au dernier étage. Beau
comme un Dieu tzigane mais l’air absolument furieux.

- Oh qu’est-ce que tu fais ici ?


- T’étais où ? Tu m’as dit que tu sortais à 19h00 ! Il est 19h52 !
- Ohlala on dirait l’horloge parlante.

J’ai dit ça, en ricanant sauf que lui ne riait pas du tout. Je suis passée devant lui, j’ai ouvert ma porte
et je lui ai demandé.

- Tu veux entrer ou c’était juste pour me donner l’heure que tu es venu ?


- Tu étais où ? Avec qui ? Tu ne m’as pas répondu !

On se calme, l’Artiste.

- Je n’ai pas franchement de comptes à te rendre.


- Non, mais c’est juste pour savoir... Tu me fais le plan, je suis débordée, impossible même
de prendre un café, et tu rentres l’air fraîche et dispose à près de 20h00 !
- Ben justement, j’étais débordée. Je suis sortie plus tard. Quelle vie, mon vieux, tu ne te
rends pas compte !

Toi, tu voyages, tu prends tes photos, puis tu rentres faire le beau chez les éditeurs et dans les galeries.

- Ça m’étonnerait, j’ai appelé chez Charlot et une gamine m’a répondu que tu étais partie à
18h00 !

La gamine ça devait être cette malheureuse Bianca que j’avais laissée en bonne complice de
l’esclavagiste supérieur (Charlot) relire une ultime fois les BAT de Pandora.

- Ohla mais c’est que je suis fliquée moi...


- Philo, je ne veux pas de mensonges entre nous ! Alors dis-moi où tu étais !

Je l’ai regardé. Il avait un air franchement tendu. Crispé. Ses yeux noirs m’auraient effrayée si je n’étais
pas une fille très forte, rescapée d’une zone pavillonnaire en chute sociale, de plans parfois plutôt
chauds et d’un père fonctionnaire pas toujours non violent.

- Du calme, Egon, j’étais juste avec une copine.


- Qui ?
- Une copine.
- Merde, dis-moi la vérité Philomène ! Je VEUX savoir !
- Putain, tu me saoules là !

Je suis rentrée car oui nous poursuivions cette intéressante conversation sur le palier, et j’ai claqué la
porte. Furieuse et désarmée. Je n’ai pas regardé dans l’œilleton car il l’aurait vu, j’ai ma dignité tout
de même. Je suis allée dans la cuisine et je me suis ouvert une bière. Je me suis rendu compte que
mes mains tremblaient. D’énervement et de frustration. Tout aurait pu être si bien si...

J’ai attendu. Rien. Va te faire voir sur les bords du Nil, j’ai pensé. Pauvre con !

Après dix minutes, je suis allée à mon ordinateur, situé devant la fenêtre. Je voulais regarder des billets
pour le Maroc. J’avais envie de Maroc à l’automne. J’aimais beaucoup ce pays où je suis allée plusieurs

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fois. Un saut d’avion et vous êtes totalement ailleurs. Les gens y sont gentils, les mecs collants, mais
facilement gérables, sauf quand ils ont bu. Il suffisait d’être sur ses gardes et ce pays vous donnait
alors des millions de choses. J’ai levé les yeux de l’écran et c’est là que je l’ai vu, sur mon minuscule
balcon.

Merde... Comment avait-il fait ? Il m’a fait des grimaces, derrière la vitre, puis des tas de clins d’œil.
J’ai ri, comme une courge. Je lui ouvert la porte-fenêtre.

- Comment t’as fait ?


- La magie, ma chère.
- Sans blague, je ne comprends pas.
- Je suis passé par le toit.
- Non ?
- Si. Facile. Y a une trappe au dernier étage même pas fermée à clé. En revanche, j’espère que
le papi qui promenait son chien en bas n’a pas appelé les flics...
- On dira que tu avais oublié tes clés.

Il est entré et on s’est embrassé. Il m’a serré contre lui, fortement, et ses mains se sont glissés sous
mon pull pour me peloter les tétons. Et là, à nouveau, j’ai tout oublié. On s’embrassait, se caressait,
se cognant contre le mur, il m’a fait tomber au sol et m’a presque arraché mon jean. Sa colère, ses
questions déplacées, son intrusion, tout ça balayé par son corps sur le mien, en moi.

Bravo ma fille.

Après, nous avons bu une bière et Egon m’a demandé, en désignant mon écran, si je comptais partir
au Maroc. Je me suis raidis, malgré moi.

- C’est juste pour savoir... c’est un de mes pays préférés... Les gens y sont accueillants, on
parle français, les paysages sont magnifiques, c’est un pays simple pour voyager... sauf
qu’une fille doit y faire quand même attention.
- Je sais, j’y suis déjà allée.
- Tu veux y retourner ?
- Oui, en automne. Après la sale période des pluies, vers fin novembre début décembre. La
lumière y est si belle...
- Tu iras seule ?
- Non, avec un mec. Un bon pote. Ancien amant.
- Ah bon.

Il n’a rien dit. Pas même cillé.

- Mais non, j’irai seule !


- L’automne, tu encore le temps de voir venir.
- Sauf que le prix des billets monte vite.
- Et la Yougo, ça ne te dirait pas ?
- L’un n’empêche pas l’autre.
- Sûr.

Et il n’a rien ajouté. Pas de, on pourrait y aller ensemble. Pas de, si tu vas au Maroc, j’irai bien aussi.
Tant pis, et en même temps, tant mieux. Il a allumé une cigarette, puis a demandé s’il pouvait utiliser
l’ordinateur.

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J’ai dit oui et je suis partie me laver. À mon retour, il était en train de mettre des photos sur Facebook,
dont une de moi, un peu dénudée.

- Merde, tu fais quoi là ?


- Je mets des photos sur Facebook.
- Ouais merci, je le vois bien. Mais t’es gentil, tu n’en mets pas de moi, s’il te plait.
- Mais elle est super belle.
- Peut-être mais je ne veux pas.
- Ça te coince de te montrer un peu légèrement vêtue ? T’as peur pour ta carrière ?

Egon avait son petit sourire supérieur. Genre, je suis tellement au-dessus de tout ça.

- Non. C’est juste que, primo, je déteste Facebook, je n’y vais jamais, c’est un ramassis de
demeurés qui montrent leur vie de demeurés à d’autres demeurés...
- Charmant.
- ... et ensuite, j’estime que si on veut mettre une photo de moi, on me demande.
- Mais c’est moi qui l’aie prise !
- Et alors, c’est moi dessus !
- Mais c’est de l’art, Philo ! C’est une photo artistique... en noir et blanc. Elle est juste...
magnifique. Enfin, tu es magnifique...

En voilà un argument.

- Tu l’enlèves et tu n’en mets plus jamais de moi.


- Ok, ok... je ne pensais pas que tu étais si coincée.
- Ce n’est pas une histoire d’être coincée ou pas, merde !
- Si, tu n’assumes pas être vue un peu déshabillée.
- Mais même habillée, je ne veux PAS !
- Ohla mais alors, c’est que tu es vraiment SUPER coincée !
- Et toi, vraiment SUPER con !

Rageusement, il a écrasé les photos et a tourné vers moi l’écran.

- Je te fais confiance pour ne pas en remettre ok ?


- Tu pourras vérifier.
- Je ne vais jamais sur ce site de merde.
- Dommage, tu perds de l’info et du lien.
- Tu parles ! Les gens ne font qu’étaler leur égo ! Si seulement leur égo était intéressant
mais non, moins ils ont d’intérêt, plus ils l’étalent. Ma sœur, par exemple, adore mettre
des photos de ses mioches... T’as qu’à lui demander de devenir amis, vous pourrez
échanger vos clichés de famille.
- Mais tu es bourrée de préjugés ! Pour ma part, comme je travaille dans l’image, c’est un
outil important pour toucher les gens. J’ai eu parfois par Facebook des propositions de
jobs, souvent même.
- Même en mettant des photos de ta copine nue ?
- Tu n’es pas ma copine.

Accuse le coup, ma brave Philomène.

- Bon eh bien bonne nuit. Tu éteindras le séjour en partant, tu claqueras bien la porte, mais
pas trop fort dès fois que je dormirais, et on se revoit demain au boulot, ok ?

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Et je suis partie me coucher en la claquant, moi, la porte de ma chambre.

Merde. Quel con. J’ai attendu, dans le noir. Rien. Pas de porte d’entrée qui claque. Pas de porte de
chambre s’ouvrant. Mon cœur battait fort, de rage et de dépit. Et soudain, il a été là. Dans le lit. Ses
mains, tout autour de mon cou, serrant fort, très fort... Je me suis débattue, le cœur affolé, cherchant
déjà l’air, tandis que lui serrait, serrait... J’allais mourir, sous les mains de ce psychopathe qui m’avait
donné tant de plaisir.

Il a soudain relâché la pression et a éclaté de rire. J’ai allumé la lumière.

- T’es vraiment trop con !


- Tu as cru que tu allais faire la une des faits divers hein !

J’étais en colère, mais aussi encore tremblante de peur.

- Connard !
- Oh allez ! Avoue que tu te demandes comment j’ai fait pour entrer...
- Non !

Je me suis fourrée sous la couette, vexée et encore tremblante. Mon cou me faisait mal. Mon cœur
battait toujours à 120 à l’heure.

- Eh bien, on dira que j’ai été sioux dans une vie antérieure...
- ...
- Ah et puis aussi... Excuse-moi. Je n’aurais pas dû mettre ces photos sans te demander. Tu
as raison. Je ne le ferai plus et même pour une exposition, je te le demanderai.

J’ai sorti la tête de sous la couette.

- Avec un pourcentage s’il te plait.


- Aussi rapiat que son éditeur, la fille !
- Non, réaliste. Je vais bientôt être au chômage.
- Ah oui, c’est vrai. Je te prendrai comme assistante.
- Mais pas comme copine.
- Ça aussi, excuse-moi. Ça n’était pas fort délicat.
- Même si c’est vrai, t’as raison, je ne suis pas ta copine. Je suis ton coup du moment.

Là, il s’est redressé et m’a regardée, d’un air blessé.

- Enfin non, Philomène. Pas du tout. Tu es... folle. Tu n’es pas ça du tout !
- Quoi alors ?
- Mon amante, c’est vrai, mais aussi mon amie, mon âme sœur... peut-être même. Je suis
avec toi comme jamais je n’ai été... je me sens... moi-même... je veux dire, je ne suis peut-
être pas un mec bien mais avec toi, je ne mens pas... je suis authentique.

Cela me permet même d’essayer de t’étrangler, trop cool. Je n’ai rien dit, soupesant sa phrase.

- Et moi, je suis quoi pour toi ?


- Mon amant de quelques nuits. Et pour le reste, j’hésite encore. Allez, on éteint, demain,
la journée sera chargée... pour moi du moins.

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Je me suis lovée dans ses bras. Il sentait bon. Son odeur d’homme, chaude et forte, mais aussi ce
parfum, diffus, poivré et doux. Il m’a caressé la pointe des seins et j’ai senti que quelqu’un en moi se
ramollissait. Je l’ai laissé me pénétrer et la jouissance est venue, pour nous deux, douce et forte, pleine
comme il faut.

Ainsi enlacée, j’ai senti le sommeil arriver. Je me sentais bien, étonnamment bien si l’on pense que
peu avant, j’avais cru ma dernière heure arrivée.

J’ai vite chassé cette pensée en sombrant dans le sommeil.

289
L’affaire du vol des bonnes feuilles
Comme tous les matins, je me lève seule. Egon n’ayant pas de contraintes particulières, lui.

Il reste donc pioncer sous la couette alors que je bois mon café, debout dans la cuisine, en regardant
par la fenêtre une des femmes du squat d’en face embrasser son gamin qui part pour l’école. Depuis
peu en effet, une famille de Maliens s’est installée, et je me demande comment ils supportent la
cohabitation avec les drogués et les cloches du quartier qui y crèchent également.

La femme est en tongs, elle sort un balai et se met à balayer longuement devant la porte, d’un air
absent. Alors que son regard semble tourné vers moi, je lui fais un petit signe mais elle regagne
aussitôt l’intérieur du squat avec son balai.

Dommage...

Il fait beau et doux, et je me laisse glisser à vélo vers le bureau, situé vers le bas du 10ème, non loin de
la gare de l’Est, un quartier franchement moche, accentuant les fantasmes de Charlot qui ne cesse de
soupirer sur un local qui serait sis dans Le quartier des éditeurs, fût-il un placard... J

Je me sens à la fois heureuse et légèrement troublée. Je n’aime pas l’introspection, au contraire de


Valentine qui prendrait un abonnement si cela était possible. Je trouve cette activité aussi déprimante
qu’inutile.

Il y a quand même en Egon une sacrée zone d’ombre. Un noyau sombre plutôt qu’une face obscure.
Quelque chose de violent, qui semble parfois le dépasser. Déjà, sa demande pressante de savoir où je
suis, c’est régulier, son entrée par effraction, ses mains sur mon cou, ensuite, un des premiers soirs.
Quand on fait l’amour, il me fait parfois mal mais je suis partante, après tout. Il ne m’y force jamais en
rien. En dépit de ce que je laisse entendre aux copines, j’ai globalement toujours fait l’amour plutôt
sagement, ou presque. Egon est le premier homme avec qui je transgresse des limites que je n’ai
jamais songé à me fixer, et je dois dire que je ressens une certaine violence, comme la sensation,
régulière, de frôler un précipice.

Avec Egon, au risque de me répéter, je suis entrée dans une autre dimension. Ne plus s’appartenir
dans l’acte sexuel, je le sais, c’est banal, mais j’ai l’impression d’être vraiment dépossédée. Que je ne
m’appartiens plus, je traduis cela par « liberté absolue », car c’est ce que j’éprouve mais au fond du
fond, peut-être que je ne fais que m’égarer...

Je serais sous son emprise et ce que je prends pour de l’ivresse, ne serait qu’une cuite, présageant une
sacrée gueule de bois à venir ?

Un frisson m’a parcouru.

Et pourtant, pourtant, cet homme violent, sait être doux et infiniment sensible. Il y a en lui, une fois
ôtés ses épidermes d’infatuation et d’arrogance pour ne pas dire de mépris (tous des cons), une
poésie, une sensibilité, une fragilité...

Oh non merde, Philo, pas toi ! Je fulmine intérieurement. Pas le coup de la fausse brute dissimulant
un cœur de nacre et de rose. Pas ce cliché, de grâce !

À moins que son cœur, à Egon, le vrai, soit de pierre et d’acier et que le revêtement, seul, soit cette
douceur et cette fragilité... qu’il y ait un cœur, sous le cœur, un cœur nettement moins hospitalier et

290
nettement moins tendre que ce que l’autre cœur laisse à penser, une fois la première couche passée
(tous des cons).

Un cœur qui va me péter à la gueule... un jour.

ꖿꖿꖿ

- Ah te voilà quand même !

Je regarde ma montre. 8 heures 30, ça ne me parait pas fort tardif pour le milieu de l’édition parisienne
que Charlot copie jusque dans ses horaires (il arrive donc en général à 10 heures 00).

- Ben oui, qu’est-ce qu’il y a ?


- La Hyène Martine me menace d’un procès !
- Ah bon ?

Ça t’apprendra à jouer avec les serpents à sonnettes.

- Oui ! Elle m’accuse d’avoir transmis des bonnes feuilles de son manuscrit à la Presse !
- Les bonnes feuilles...

Je me marre. Les bonnes feuilles, la concernant, cela frôle l’oxymore.

- Ce n’est pas drôle, Philomène ! Elle peut nous briser les reins !
- Mais ça fait partie du processus, de transmettre les bonnes feuilles un peu avant... ça met
l’eau à la bouche de ces fous du roi comme tu le dis toi-même.
- Sauf que je m’étais engagé à ne pas le faire !
- Alors pourquoi tu l’as fait ?
- Mais je ne l’ai PAS fait ?
- Mais alors qui ?
- C’est bien la question !

Et là, à ma grande indignation, Charlot me regarde d’un air suspicieux.

- Tu n’aurais pas fait ça, Philo ?


- Moi ? Tu plaisantes ?!
- Non, j’enquête.
- Eh bien, enquête !

Je me suis dirigée dignement vers mon bureau.

- Je n’ai même jamais vu le manuscrit de cette folle !


- Mais tu aurais pu aller t’en saisir dans le bureau de Véro et...
- Je ne l’ai pas fait. Charlot, que les choses soient bien claires, je n’ai rien à voir avec tout
ça, et si tu me soupçonnes vraiment, fiche-moi à la porte !
- Ce n’est pas ça, Philo...
- Sur ce, je dois bosser. L’auto-auteur vient cet après-midi.
- Au fait, est-ce que tu, tu... euh... es... euh... avec... euh...

Charlot, tout rouge. Il a gardé de ses origines aristocratiques une adorable pudeur de vocabulaire
concernant la reproduction des mammifères.

291
- Si je baise avec lui tu veux dire ?
- Philomène enfin !

Charlot tire nerveusement sur son nœud de cravate.

- Eh bien, cela ne te regarde pas, mon cher, est-ce que je te demande si tu as enfin conclu
avec Marie-Rose, hein ?

Marie-Rose Cortalande est une auteure de série noire pour ménagères du genre ma mère. Elle est
ronde et blonde, la bonne cinquantaine, elle ne se déplace jamais sans son petit sac Vuivui comme on
dit avec les filles ni son petit chien Abel. Elle truffe ses récits de sexe à mourir de rire comme la fois où
l’héroïne, une sorte d’Hercule Poirot au féminin, la moustache en moins, surprend le principal suspect
en train de lutiner sa secrétaire habillée en tailleur Hermès sur le photocopieur Xerox Phaser 3260
(dans l’espoir que le fabricant lui en offre un ?). Et surtout, surtout, Marie-Rose a visiblement le béguin
pour lui, Charlot.

- Euh... je m’en vais poursuivre mon enquête...

Me lance Charlot qui part donner des coups de fil. Voilà comment on se débarrasse des questions
embêtantes, héhé.

J’ouvre mon ordinateur et commence à relire le texte d’Egon.

Enfin, ce qu’il en reste. Bizarre cette histoire de la Hyène Martine et de ses bonnes feuilles. Pourquoi
ne veut-elle pas les donner à la Presse ? On est d’accord, c’est mauvais, c’est très mauvais, mais je
doute que ce soit la qualité de ses écrits qui l’ait retenue de leur transmettre. Qui a pu faire cela ?
Véro ? Par Principe et par Courage au Nom de Ses Idéaux ?

Toc, toc. Une grosse tête avec les cheveux en pétard, c’est elle, justement. Véronique Grenouiller.

- Merde, t’as entendu la nouvelle Philo ?


- Ouais.
- On est foutues ! Mon Dieu ! Que vais-je devenir ! Mes enfants ! Le bac de Félix ! L’école
de danse de Dina !

Et sur ce, j’y crois pas, elle s’est mise à sangloter. Carrément. Charlot, à mon avis, peut la rayer illico
des présumés suspects.

- Du calme, Véro, je ne pense pas que les choses soient si graves.


- Tu rigoles ? Tu ne connais pas le pouvoir de HAINE de cette femme !

Mon Dieu, elle aussi est contaminée.

- Je pense que c’est de l’esbrouffe.


- Pas moi. Elle est terrible ! Elle HAIT la presse !
- Mais sans la presse, qui lira son livre ? Elle a besoin de la presse !
- Oui mais pas maintenant !
- Le livre va bientôt sortir, c’est classique de préparer un peu le terrain, elle devrait le
savoir...
- Sauf qu’elle ne veut pas.

292
- Pourquoi ?
- Eh bien...

Véro regarde autour d’elle, d’un air effrayé.

- Il n’y a pas de micros dans ton bureau ?


- Quoi ?
- Je veux dire... je peux parler sans crainte ?
- Mon Dieu, tu délires là, Véro...
- Tu travaillerais avec elle... tu lirais ses flots d’horreur... le récit de sa vie... tu serais comme
moi...
- Bon, alors quoi ?
- Y a pas de micros, sérieux ?
- Enfin, bien sûr que non Véro ! Merde !

Véro semble hésiter. J’aimerais bien qu’elle se décide, j’ai du boulot moi aussi.

- Eh bien, elle a peur qu’il veuille la reconnaître...


- Euh, je ne comprends pas bien, Véro.
- Son père ! Le Pirate ! L’œil de Verre ! Le boss du FN !
- Parce que c’est son père ?
- Mais oui... ses doutes se sont confirmés... elle a procédé à une analyse ADN d’un de ses
postillons recueillis lors d’un meeting... et les analyses sont formelles, ils sont père et fille !

Véro a un air franchement catastrophé alors que cela ne la concerne quand même pas vraiment.

- Ah, et donc, elle a peur de quoi ? Je veux dire, si elle ne veut pas que ça se sache, elle ne
l’écrit pas, mieux encore, elle n’analyse pas ses postillons non ?
- On voit bien que tu ne la connais pas ! Martinette est toute en contradictions !
- Martinette ? tu l’appelles Martinette maintenant ?
- Oh à force de bosser avec elle tu sais... je la HAIS mais en même temps, c’est un être
humain...
- Bon, alors, où est le problème ?
- Eh bien, Martinette aurait voulu que sa révélation fasse l’effet d’une bombe mais une fois
son livre paru... pas avant. Avant, il risque de courir à la Mairie pour la reconnaitre
officiellement !
- Euh tu crois ?
- Mais oui ! S’il la reconnait, il la liquide aussitôt !
- Comment ça ?
- Il lui scie la branche... Sa haine n’a plus de raison d’être, non seulement il l’a reconnue
mais en plus, ils ont le même discours ! Le sien n’a plus aucune force...
- Mon dieu, Véro, c’est vraiment tordu vos histoires...
- Ce ne sont pas VOS histoires, c’est celle de Martinette... ohlala quelle merde.

Véro continue de gémir encore un peu et puis, ouf, Charlot l’appelle. Il a l’autre psychopathe au
téléphone, et elle exige de LUI parler à ELLE. Véro file d’un air bleu, la pauvre chérie. Elle m’a quand
même glissé que flûte à la fin, pourquoi ce n’était pas elle qui bossait avec Egon, la vie était vraiment
injuste car j’avais droit au beurre et au crémier à défaut de l’argent.

- C’est comme ça, ma chérie, c’est Charlot qui en a décidé ainsi.


- Salope va !

293
Je me replonge dans mes feuillets quand mon téléphone bipe. Message d’Egon. Imprévu je ne pourrai
pas passer cet après-midi, on regarde ça ce soir ?

Je laisse passer dix minutes, l’œil sur l’horloge de mon ordi. Puis je réponds. Ce soir, je ne peux pas. Je
suis prise. Demain, tu es pris. Alors on dit jeudi. Matin ? ça laisse le temps...

Une minute 22. Puis bip. Tu fais quoi ? Merde. Il me gonfle. Je vais au cinéma avec Léna. Ensuite, je
dors chez elle. Pof. Rebip, immédiat. Va au cinéma mais dormons ensemble. Et bossons jeudi, dac ?

Je me gratte le nez. Que dois-je faire. Je laisse passer dix minutes. Rebip. Alors, on se retrouve où ce
soir ? Chez toi ? Ahah bien joué, Philo. L’Aventurier m’a plus ou moins fait comprendre qu’il n’aimait
pas recevoir chez lui. Rebip. Impossible. J’ai ma fille. Je tape. Ben alors comment ça se fait que tu peux
venir chez moi ? Moi aussi, je mène l’enquête après tout. Elle vient demain matin tôt. Je préfère partir
tôt de chez toi et la retrouver, seul. Ah tiens, qu’est-ce qu’il y a chez lui que je ne dois pas voir ? Une
blonde à gros seins ? Un homme en string ? Des meubles Conrad shop ou au des bergères Louis XIV ?

Je laisse choir. Je répondrai plus tard. Je coupe mon portable et me plonge dans la partie de son voyage
qui l’a mené aux abords du monastère orthodoxe du mont Sinaï. Pour une fois, il ne couche ni chez
l’habitant (avec cet art de savoir se faire inviter qui m’étonne un peu chez lui je dois dire) ni déroule
dans son sac de couchage par moins 20 degrés dans le désert.

Non, il s’offre une chambre dans ce monastère et même un dîner à la cantine collective où un prêtre
lit des extraits de la bible alors que la collectivité lape sa soupe. Une famille de catholiques de Neuilly
sur Seine avec leurs quatre enfants, qui ne semblent pas remarquer que le monastère ne l’est pas,
catholique, s’offusquent de la façon dont le prêtre et ses ouailles procèdent pour tracer leur signe de
croix, trois doigts joints, opérant de gauche à droite, ou l’inverse, pas dans le sens euh catholique
justement. Hérésie insoutenable... À cette réjouissante compagnie s’ajoutent deux routards, un
« surfeur » (comme l’appelle Egon) et une fille seule, très belle, très jeune et très mystérieuse.

Ahah...

Je vous passe les descriptions du lieu, de la surcharge dorée des intérieurs de l’église et de ce qui
semble bien être l’aspect extrêmement vénal de ces braves religieux (one picture inside, one dollar,
but from 10, it will be 95 cents...). Je vous passe tout ça pour qu’en ma compagnie, vous vous attardiez
sur un portrait noir et blanc de la fille voyageant seule, très belle et très mystérieuse.

Une Israélienne.

Déjà, ça commence mal. Parce que mes semelles au Proche Orient ont plutôt soulevé la poussière
arabe que celle israélienne, même si, je le reconnais, j’ai rencontré dans mes voyages des Israéliens
qui n’étaient pas de frénétiques colons mais des jeunes bien emmerdés de ce que devenait leur pays.

La fille a de grands yeux verts, des boucles en tire-bouchon couleur miel et elle sourit d’un air
angélique à Egon qui, à n’en pas douter, ne s’est pas senti trop malheureux à lui tirer le portrait.

Je me dis que cette photo n’a rien à foutre dans le bouquin. Ou alors on met aussi celle de la famille
Bas bleus, rangée en rang d’oignons devant les icônes, du plus grand au plus petit, ou celle du surfeur
fumant son joint à l’ombre d’un olivier, cheveux longs et omoplates bronzées. Et puis aussi celle aussi,
tant qu’à faire, des deux routards, Olivier et Bastien, deux Bretons pâlichons en train de laver leurs
slips dans la salle d’eau commune du monastère.

294
Photos qu’Ego n’a bien sûr pas jugées dignes de figurer dans son livre quand celle de l’autre pouffe,
si.

Je me demande ce que peut bien venir fabriquer une Israélienne dans un monastère orthodoxe cerné
de villages bédouins à l’islam parfois rigoriste. En tout cas, Egon ne l’explique pas. Pour une fois sobre,
il a juste écrit : Drora est venue seule dans ce Sinaï que sa famille aperçoit des fenêtres de son kibboutz,
près de Kerem Shalom. Elle a tout juste 20 ans et porte superbement son prénom qui signifie, Liberté.

Je me demande s’il a couché avec elle dans le dortoir des curés. Je me demande si, ensuite, elle lui a
emboîté le pas, dans sa quête de Papa au travers ruines, peuples et minarets d’Egypte. S’ils ont
forniqué dans tous les lieux saints du coin, sinon dans les dunes du désert.

Je me demande si Egon a des sympathies pour Israël ou seulement pour ses filles. Je me demande si
sa photo, à cette fille, ne figure pas en poster géant dans son appartement dont il rechigne tant à
m’ouvrir la porte... voire s’il ne l’aurait pas carrément ramenée dans ses bagages pour l’installer dans
son 15ème ?

Je me demande si je ne vais pas foutre ce portrait à la poubelle.

Je me demande avec stupeur si je ne suis pas juste tout simplement terriblement jalouse.

Je décide finalement de laisser le texte sur Drora. Pour une fois, il est simple et clair. En revanche, je
reprends le passage sur le monastère pour essayer d’en adoucir le côté méprisant, pour ne pas dire
agressif à l’égard de ces curés barbichus, certes un peu trop portés sur le porte-monnaie, sans compter
l’inévitable condescendance de l’Auto-Reporter pour les deux malheureux routards, qui parlent
beaucoup de leur transit intestinal mis à mal par le régime alimentaire du coin.

Ce qui est plutôt drôle comme rectifications de tir. Moi au naturel si peu portée sur la nuance, je passe
certaines de mes journées à corriger le tir de tous ces auteurs parfois bien trop manichéens pour
constituer un intérêt d’ordre littéraire, encore moins documentaire. Sans parler des procès que
Charlot craint toujours d’avoir aux fesses... sauf à les gagner, en argent et en notoriété. Je mets du
blanc dans le noir trop noir et je noircis un peu quand le blanc est par trop éblouissant.

Et le pire c’est que j’aime plutôt ça.

Milo
Je me fais violence toute la journée pour ne pas ouvrir mon téléphone portable. Quand je l’ouvre, à
17h30, je trouve au moins 10 sms d’Egon, allant de l’humour, alors la bédouine, t’es perdue dans le
désert du Sinaï ? à la colère, merde, tu peux me dire pour ce soir ou pas ? à la franche agressivité, t’es
vraiment une chieuse, tu vas me le payer ! à la supplique, Philomène, ma jolie belle, réponds-moi je
t’en supplie... puis à la poésie, Philo ma belle en vélo réponds à ton Egon dis-lui belle madone que tu le
verras cette nuit...

Je suis sciée. Mes mains en tremblent. Zen, Philo, reste zen. Un artiste un peu décalé a forcément des
réactions un peu extrêmes non ? Sinon, je sortirais avec un Gaétan ou un Romain, respect des
normaux mais normale, je ne le suis pas, pas complètement du moins.

295
Je tape mon message. Tu ne m’as pas l’air fort occupé pour passer autant de temps à écrire ces
messages. Ce soir, je ne sais pas ce que je fais. Léna ne va pas fort, c’est pour cela que je dormirai peut-
être chez elle. Affaire à suivre... Je te vois jeudi, quoiqu’il arrive, ici ou chez moi.

Puis je me replonge dans le Sinaï. Il y a de magnifiques photos du désert, et toujours ces ombres qui
passent, bédouins, paysans, femmes sur les chemins, apparitions improbables au milieu de tout ce
nulle part. Comme disait un prof de fac, anthropologue et grand fan du Sahara, dans le désert, il n’y a
jamais personne sauf quand vous prend l’envie de pisser.

Ses photos sont tellement belles, à Egon, à ce demi-fou, je me dis.

A 19 heures 00, je ferme mon ordinateur et pars me faire un cinéma. Je me dis que je ferai aussi bien
d’appeler Léna pour qu’elle se joigne à moi, comme ça je n’aurais pas menti après tout. Mais je me
reprends, merde, Philo, tu entres dans son système, fais gaffe ma fille.

Je mets le cap vers la Bastille. J’y suis rapidement, j’attache mon vélo et commence à me diriger vers
les cinoches, sans grand enthousiasme, je dois dire. L’affaire Egon me turlupine. Chemin faisant, je
tombe sur Milo, un pote, qui travaille comme journaliste dans un magazine de voyages, La Trace,
spécialisé dans la marche à pied avec le minimum de bagage (idéalement un slip, une brosse à dent et
un tee-shirt). Egal à lui-même, il marche tranquillement à rebours de la rue de la Roquette, comme s’il
était au milieu d’un champs de coquelicots et non une rue bondée de gens qui vous heurtent et
crèveraient plutôt que de vous céder la place sur le trottoir étroit.

- Mince Philo, quelle bonne surprise !


- Oh ben ça alors !

Je m’exclame. On se fait la bise.

- Tu vas où ?
- Au cinoche. Enfin, si je trouve un film à voir...
- Tu ne veux pas plutôt qu’on dîne ensemble ? ça fait un bail !
- Avancez bordel, c’est un trottoir, ici, pas un parloir !

Alors me voilà partie dîner avec Milo.

Je suis plutôt contente, j’ai envie de me changer les idées, un peu trop d’Egon depuis ces derniers
jours et aucun film ne me branchait. En plus, cela fait longtemps que j’ai vu Milo, cela me fait
sincèrement plaisir car je l’aime bien, il me rappelle de bons souvenirs ma prime jeunesse en plus.

Milo est un garçon nature, sportif et beau, bien qu’il ne le sache pas étant donné qu’il ne sort qu’avec
une espèce de pull mou couleur égout et un vieux jean des années crise 1929, pas coiffé et à peine
rasé. Des yeux verts, le cheveu clairs, en bataille, et avec ça, un sourire solaire. Il vit depuis pas mal de
temps avec une petite nana brune et maigre, greffière très classique, mais pas du tout chichiteuse,
elle dort facilement à la belle étoile avec lui au milieu de nulle part après s’être juste lavée avec une
lingette.

Milo, je l’ai connu lors d’un voyage, au Maroc. Il était célibataire à l’époque mais avait le cœur brisé,
car oui, Milo est un vrai sentimental. C’est sans doute pour ça qu’en matière de guérison, le sexe avec
moi ne lui a même pas traversé l’esprit... Je l’ai écouté bien des soirs me raconter combien Grand était
son amour et Immense sa Souffrance, tellement Unique était Floriane, la femme de sa vie (une expert-
comptable, Milo a toujours eu le chic pour se dégoter des filles aux antipodes de sa personnalité).

296
Nous avions voyagé près d’un mois ensemble, jusqu’à Essaouira où, là, il s’était déclaré guéri de ses
amours malheureuses après qu’il ait succombé, dans une auberge de jeunesse, à Marisa, une clerc de
notaire. Je les avais laissés pour poursuivre ma route, seule.

Depuis, il avait rencontré sa nana, Emilie, la greffière, trouvé un boulot qui lui allait comme un gant à
La Trace et on se voyait de loin en loin, mais plutôt de loin.

Le voilà posé devant moi, à la terrasse du resto où on a pris place car il fait si doux en ce soir de juin,
débordant d’énergie tel un jeune chien et ne cessant de se passer la main dans les cheveux. Son
magazine l’envoie fin juin parcourir le GR20 de Corse. Il est ravi, mais cette fois, sa copine ne
l’accompagnera pas, ce qu’elle fait parfois, car elle est... enceinte.

Je suis atterrée.

- Oh non, merde !
- Des jumeaux en plus ! Tu te rends compte ?!
- Non ?!
- C’est dingue hein ?
- Mais c’est, c’est... affreux... ta vie... ta...

Je cherche avec peine une parole consolante. Quelle horrible catastrophe...

- Ahah c’est une blague ! Tu verrais ta tête !

Milo est mort de rire. Je me sens vexée mais soulagée.

- Elle n’est pas enceinte alors ?


- Si ! Mais pas de jumeaux.

Le pire c’est qu’il a l’air heureux ce con.

- Oh merde alors...
- Ben pourquoi ? On est super heureux. On le voulait, ce bébé...
- Putain, adieu les voyages alors... Tu vas devoir prendre un poste de secrétaire de
rédaction, sinon de correcteur...

Celui qui fait ça parce qu’il ne sait pas écrire et ne supporte pas les déplacements autres qu’en métro.
L’horreur absolue, une fois encore, quand on connait Milo la bougeotte.

Il me regarde, les yeux ronds.

- Ben pourquoi ?
- Tu ne vas pas pouvoir te tirer à l’autre bout du monde si tu as un mioche à Paris mon
vieux !
- Ah bon ? Mais pourquoi pas ?

Je me demande si Milo se rend compte de ce que c’est que d’avoir un moutard dans sa vie, pour de
vrai.

- Quand même, ça va être duraille non ?

297
- Un peu plus mais bon, Emilie a un poste fixe, et elle est du genre super organisée.

Entendez, à se taper tout le boulot.

- Et puis quand je ne voyage pas, j’écris, mais j’ai un emploi du temps souple, je pourrais
m’occuper du petit. Ça va être un garçon, pétard, qu’est-ce que je suis content ! Tu ne
peux pas savoir ! Emilie aussi ! Elle en rêvait depuis si longtemps !

Il me fait un sourire gigantesque et vide son verre de pif d’un seul coup. J’aime sa santé, sa joie de
vivre, son énergie digne d’un épagneul sortant à peine de l’enfance. C’est un mec comme ça qu’il me
faudrait, pas un Egon. En même temps, au bout de deux jours, je m’emmerderais ferme avec cette
force de la nature et de santé en mode petit ami.

Nous commandons des andouillettes frites, enfin moi car lui est devenu végétarien (La Trace en Inde,
il y a deux ans et le scandale de la souffrance animale sans oublier le réchauffement climatique, patati
patata), il mange des pâtes à la tomate, bien la peine d’aller au resto pour ça.

- Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Je lui raconte Charlot, le boulot, sans m’étaler. Je lui tais Egon.

- Et question mec ? Toujours pas le grand amour ?

Pof, voilà. Je réfléchis, intensément. Puis je décide de lui parler d’Egon. Je dresse un portrait que
j’espère le plus objectif possible.

- Merde, tu l’as dans la peau, ce type.


- Oui mais pas comme toi avec ta chérie.
- Comment ça ?
- Disons que vous formez un couple un peu plus euh... conventionnel.
- On n’est même pas mariés !

Qu’il est mignon, ce petit Milo.

- Mais tu vois bien ce que je veux dire... Jamais avec Egon, je ne pourrais imaginer être
enceinte ni avoir une vie organisée comme tu dis.
- Pour le moment... je te rappelle que tu viens de le rencontrer. Attends voir, dans un an on
se revoit et tu l’auras, le bidon !

Il s’esclaffe et enfourne une énorme fourchette de spaghettis dégoulinants. Je secoue la tête.

- Tu n’y es pas du tout, ce type est une comète dans ma vie... ça ne durera pas.

Un silence.

- Ah. Tu t’apprêtes déjà à le plaquer ?

Milo a pris un air poliment emmerdé.

298
- Mais non ! C’est comme un feu, une énergie... mais cela me consume, lui aussi peut-être,
et une fois la combustion achevée... chacun repartira de son côté... s’il n’a pas été
carbonisé, toutefois.
- Ah, je vois... un vrai coup de foudre.
- Je ne sais pas...

Un silence.

- En tout cas, fais gaffe à toi, Philo... tu serais bien le genre à brûler sur le même bûcher que
ton aimé.

Et disant cela, il a l’air grave, presque navré.

- Ohlala, je te rassure, Milo, ce que je vis est juste... beau et unique. Fort... mais éphémère,
j’en suis certaine.

J’éprouve soudain une envie de folle de retrouver Egon. Il me manque pire que l’air. Je me lève.

- Bon ce n’est pas tout ça, je vais y aller.


- Dac, moi aussi, Emilie m’attend.

On se fait la bise, se promettant de nous revoir mais je sais bien que personne ne décrochera son
téléphone pour appeler l’autre. Surtout moi. Trop casé, trop en voie de sédimentation le Milo... et
puis, j’ai à faire aussi, avec mon feu follet.

J’appuie fort sur mes pédale. Je me sens malade de ne pas avoir proposé à Egon de m’attendre chez
moi pour la raison obscure qu’il fallait me lui faire un peu payer son attitude autoritariste avec moi.

J’ai tellement envie de lui, de ses mains, de ses mots, son ironie, son regard ! De voir Milo, le gentil et
pataud Milo me donne une envie folle de le retrouver, mon Egon.

Je pile net, et sors mon portable de mon sac, cette sacoche indienne rapportée d’Inde et qui ne
ressemble plus à grand-chose avec les nombreux lavages et la pluie.

Salut prince du désert, je rentre chez moi et suis prête à t’ouvrir ma porte, Léna pète le feu, c’est moi
qui me languis de toi l’aventurier... A vite !

Puis j’appuie sur les pédales et fonce en direction du haut de Belleville.

Arrivée chez moi, instinctivement je lève les yeux vers ma fenêtre. Elle est sombre. Normal, il n’y a
personne puisque je ne suis pas chez moi. Le squat, en revanche, est illuminé. Une fête s’y déroule, et
malgré l’heure tardive, deux mioches, hauts comme deux poireaux, jouent dehors. Le plus jeune, 8
ans peut-être, me demande une clope.

- Quoi ?!
- Une cigarette, madame.
- Ça va pas non ?! T’as vu ton âge ?
- C’est pour mon père.
- Qu’il vienne la chercher !
- Il peut pas.
- Ah tiens donc pourquoi ?

299
- Il est couché par terre.
- Ah.
- Oui, il a mal à la tête.
- Pauvre homme.

Je poursuis ma route, c’est bien gentil tout ça mais je n’ai pas reçu de message d’Egon et j’ai un besoin
urgent de l’appeler.

- Il a un trou dans la tête !

Précise le mioche. Je me retourne aussi sec.

- Comment ça ?
- Il est tombé.
- Sur un couteau.

Précise diligemment l’autre, plus âgé que le premier gamin. Il doit avoir dans les 13 ans.

- Les mômes... vous voulez dire qu’il est blessé ?


- Oui. Mais pas gravement.
- Mais un peu quand même.

Ajoute l’ado d’un air indifférent. Il joue avec une feuille sur le trottoir de la pointe de sa tong.

C’est pas que j’en ai une folle envie mais je me dis qu’il faut que j’aille quand même voir à l’intérieur,
non-assistance à personne en danger ça ne serait pas reluisant. Les gens m’emmerdent, je vous jure,
toujours à avoir des problèmes, à ne pas savoir s’occuper d’eux-mêmes. J’entends des rire et des cris,
émanant du bâtiment. J’espère que ce n’est pas un piège, mon Dieu, je me fais méfiante, comme sœur
Angèle ou mère Caroline...

Le plus petit des mouflets passe devant moi. Il me demande à nouveau une cigarette, que je lui donne
mécaniquement. Il se la colle aussitôt dans la bouche mais le plus grand la lui fauche aussitôt.

- Eh ho, c’était pas pour vous, mais pour votre père !


- C’est pas mon père.

Répond l’ado d’un air morne.

J’entre dans le squat à leur suite, le cœur un peu serré mais avec toujours Egon en tête. Et sur le sol,
je découvre le père en question, inconscient, du sang lui coulant de la tempe. À ses côtés, il y a la
femme qui balayait ce matin, se balançant dans un fauteuil et en train de s’éventer, un bébé dans les
bras, pendu à l’un de ses seins serait plus juste de dire. Je détourne les yeux.

- Alors, cette clope ?

Demande la femme.

- Tiens.

300
L’ado la lui tend et elle se l’enfourne aussitôt dans le bec. Le gosse sort un briquet et la lui allume.
C’est elle, le père faut croire. La femme aspire comme si elle manquait d’oxygène et se met à faire de
jolis ronds de fumée tandis que le mioche continue de téter et que l’homme git au sol.

Je me dis que parfois, je pars loi, très, très loin pour rencontrer des situations très, très inquiétantes
et connaître des lieux très, très dérangeants mais qu’en définitive, il suffit de traverser ma rue pour
tomber sur cette scène franchement bizarre et plutôt perturbante.

- Madame, cet homme... c’est votre mari ?


- Pourquoi ? Vous en voulez ?

Elle me demande d’un ton intéressé.

- Parce que... je veux dire... il est blessé et il faut appeler les urgences !
- Ici, pas téléphone.
- Je peux le faire si vous voulez.
- Il va pas si mal tu sais.
- Comment ça ?!
- Il fait la comédie.
- Euh je ne crois pas...
- Si. J’ai pas tapé fort.
- Vous l’avez tapé ?
- Oui.
- Avec quoi ?
- Un biberon !

Et là, elle éclate de rire. Les rires et les cris continuent et je réalise que c’est dans l’autre partie du
squat. Les drogués ou les clodos, ou les deux.

- Euh en verre je suppose ?


- Ahah je l’ai pas raté, ce connard !

Je me rends compte que je ferais mieux d’arrêter de discuter et d’alerter les urgences. Sauf que
l’homme soudain ouvre les yeux et s’assoit sur le sol. Je recule prudemment.

- Eh ben Alphonse, t’es réveillé ?

L’homme grommelle et se touche la tempe. Il regarde sa main d’un air étonné.

- Qu’est-ce qui m’arrive ?


- T’as tombé.

S’en suit une conversation agitée dans une langue que je ne comprends pas. L’homme curieusement
a l’air plutôt joyeux et la femme se tape même sur les cuisses en riant, le malheureux bébé accroché
à son téton secoué de haut en bas. D’ailleurs, il interrompt cet intéressant échange en lâchant le sein
et en se mettant à hurler aussitôt.

Et là, sous mes yeux effarés, la mère jette le mioche au sol. Je veux dire. Elle ne le pose pas, doucement,
non, elle le laisse tomber par terre, carrément.

301
Le bébé roule sur le sol dans son petit pyjama à sous-pieds... Sur le coup, il se tait, puis ouvrant une
bouche minuscule, se met à hurler comme une sirène.

J’ai la tête qui tourne. Il faut que je sauve ce nourrisson. Il faut que je le prenne, que, que...

Mais l’ado a déjà ramassé le bébé et il l’emporte au fond de la pièce, séparée par un rideau. Un paréo
plutôt. Je note ça, mécaniquement. Je l’entends chantonner une berceuse et le bébé se calme. Comme
dirait Valentine, tout le monde ne nait pas égal en droits pareils et en famille structurée...

Le couple roucoule maintenant, et l’autre garçon s’est assis dans un coin. Il joue avec un téléphone,
quand il était censé ne pas en avoir en ces lieux, et je me sens plus qu’inutile.

Déplacée.

Le monsieur ne me semble pas si blessé que cela et la dame semble savoir se défendre.

Je sors, lentement, et retraverse en direction de mon immeuble. Minuit. Toujours pas de message
d’Egon. J’espère vaguement le trouver assis en haut sur les marches mais il n’y a personne.

Tant pis.

J’ouvre ma porte et quand je rentre, je sens une odeur caractéristique. Celle du hashish. Mon cœur
bat à tout rompre, j’allume la lumière dans l’entrée et me saisit de la première chose que je trouve.
Un parapluie. Celui que Val a oublié la dernière fois car j’aime mieux vous dire que les parapluies ne
font pas partie de mes ustensiles de vie.

J’avance avec prudence. Le salon est plongé dans l’obscurité. J’allume la lumière d’un coup sec, et là,
sur le canapé, je découvre Egon, allongé et un peu dans le même était que le monsieur malien, le sang
en moins.

Comment est-il entré là ? La fenêtre n’est pas brisée, ma porte n’était pas forcée. Merde. Il commence
vraiment à me flanquer la trouille ce type.

Je le secoue. Il ne réagit pas plus qu’un Charlot à qui on exige le règlement de ses droits d’auteur
accumulés sur plus de dix années. Je vais à la cuisine, reviens avec un verre d’eau et lui balance à la
figure. Là, il ouvre un œil, puis deux. Il s’assoit sur le canapé, me regarde et la conscience tout entière
revient dans ses yeux.

- Tu étais où ?
- Ben, je t’ai dit.
- Redis-le
- Oh merde. Avec Léna.
- Sûr ?

Quelque chose dans son ton me conseille bien de me méfier mais je suis trop énervée. Que fait-il ici ?
Comme est-il entré ? Et ces comptes, encore, à lui rendre ! Merde !

- Egon, tu m’emmerdes.
- Je te demande juste avec qui tu étais.
- Je te l’ai déjà dit.
- Non, pas vraiment.

302
- Je suis allée au ciné avec Léna.
- Alors c’était QUI CE CONNARD DE MEC AVEC QUI TU ETAIS ?

Egon a hurlé ça, et en même temps, sa main est partie. Je me la prends au coin de l’oreille, sur la
tempe droite, car par réflexe, j’ai tourné la tête. Un choc quand même violent car il porte une bague,
une jolie bague en argent avec des arabesques dessus (le Mali toujours). La douleur me vrille la tempe,
l’oreille, le crâne. Mais je ne crie pas. Je suis juste là, à me tenir la tempe, à m’efforcer de ne pas hurler,
à rester calme. Un peu comme Alphonse, d’une certaine façon.

Un silence. Un très long silence. Puis sa voix. Inquiète.

- Ça va... Philomène ?

Je me relève lentement et me traîne vers la salle de bain. J’ai peur. J’ai peur d’avoir perdu l’oreille
droite à 26 ans. J’ai peur de faire une hémorragie cérébrale à cause de mon amant sensuel et
psychopathe... qui m’a d’ailleurs suivie dans la salle de bains.

- Laisse-moi !
- Philo, je suis désolé...
- Merde, fiche-moi la paix !
- Attends...

Il s’approche, je me recule. Il lève les mains en l’air, genre, je ne vais pas te faire du mal. Au moins,
j’entends. J’ai mal mais j’entends. Egon est sorti à reculons, je l’entends ouvrir le frigo dans la cuisine.
C’est pas vrai qu’il va se servir à boire... Putain, ma fille, tu voulais de l’aventure, du mec pas comme
les autres, eh bien te voilà servie.

Il revient, il a mis de la glace dans un torchon et s’approche de moi. Saisie d’un vertige, je me suis
assise sur le rebord de la douche. Il me relève, avec douceur, et me place la glace sur l’oreille.
Longtemps. J’entends son souffle, et mon cœur qui galope encore, quelques longues minutes, puis
peu à peu ses battements se calment dans le silence épais qui a pris place entre la douche et le lavabo.
Je sens son odeur, tabac, haschich, bière mêlés.

Il retire la glace, écarte une mèche de cheveux et inspecte la zone où il a perpétré son triste forfait.

- Ça va... tu ne saignes plus. C’est juste au-dessus du lobe, sur l’os de la tempe.
- J’ai mal.
- Je me doute. Je suis un con.
- Un gros.
- Oui, et tu vas avoir un bleu.
- Je dirai que c’est toi.
- Tu peux.
- Sauf que je ne le dirai pas.
- Tu devrais peut-être.
- Pourquoi ? Pour ta promo ? L’artiste réalise d’admirables portraits de femmes mais les
frappent aussi ?
- Non. Pour que les gens soient prévenus. Qu’ils t’empêchent de me revoir.

Je le regarde. Il me regarde aussi. Ses grands yeux noirs, et j’y lis, pauvre Philo, un désespoir quasi
palpable. Une profonde tristesse. L’énigme Egon. Sous une autre forme. Arrogant, fat, talentueux,
mais aussi violent et perdu, et malheureux.

303
- Pourquoi tu m’as frappée ?
- Parce que tu me mentais.
- Je n’ai pas de comptes à te rendre. Et puis, merde, ce n’est pas une raison !
- Non, je sais, mais qui a dit que la violence était raisonnable ?
- La violence ? Elle a bon dos ! Tout le monde est plus ou moins violent, qu’est-ce que tu
crois ? La première des règles sociales est de savoir se maîtriser ! Et la plupart des gens y
arrivent, Dieu merci... Sinon, ce sont des psychopathes et ils finissent en taule !
- Eh bien, parfois, je n’y arrive pas mais je ne suis pas un psychopathe.
- Et ça t’arrive souvent de frapper les femmes ?
- Non.

Je le regarde. Il ne cille pas. Va savoir si je suis la première ou la pauvre conne d’une longue série.

- Toi, Philo, je t’ai dans la peau, et quand je t’ai vue avec ce type...
- Parce que tu m’as vue ?
- Oui.
- Tu m’as espionnée ?
- Oui.
- Mais c’est super merdique !
- Je sais.
- Tu ne peux pas juste dire, « je sais » !

La colère me saisit.

- C’est juste dégueulasse ! On vient de se rencontrer et déjà, tu me fliques !


- Justement. J’ai peur.
- Peur ?
- De te perdre.

Il s’est passé une main sur le visage. Et il m’a regardée. Sans sourire, sans autre expression que son
regard triste, les yeux mouillés (il m’a semblé).

- Alors j’ai merdé. Je t’ai suivie et je t’ai vue avec ce type.


- Milo.
- Un beau gars.
- Mais mal habillé.
- C’est vrai. Tu pourrais trouver mieux de ce point de vue.
- C’est un ami.
- Ah bon ?
- Oui. Maqué et même bientôt père.
- Ah.
- Tu ne me crois pas ?
- Si mais... l’un n’empêche pas l’autre.
- Entendre ça... à notre époque... on se croirait dans une république islamique où manger
avec un homme, c’est déjà coucher avec lui.
- Ouais, époque ou pas, je ne crois pas trop à l’amitié mec-fille.
- Ben moi j’y crois et je la pratique, cette amitié. T’as pas de copine fille ?
- Non... en fait, ma seule vraie copine fille est une dame de 62 ans... une ancienne voisine.
C’est une amie. Une très grande amie.
- Tu n’es pas tenté de coucher avec elle.

304
- Non.
- Et elle non plus ? ça va, elle se maîtrise ?
- Elle m’a connu enfant.
- L’un n’empêche pas l’autre comme tu dirais...

Un silence.

- Pardon, Philomène. Je suis vraiment qu’un gros con.


- Je n’aime pas ça, Egon. Pas ça du tout.
- Je suis désolé. Vraiment.
- Je veux dire... tu me fliques, tu m’agresses... et puis tu entres chez moi, par effraction !
- Non, j’avais pris les clés.

Je manque de m’étrangler.

- Comment ça ?
- Elles étaient sur le meuble, dans l’entrée.
- Mais comment c’est possible ?
- Je ne sais pas, mais elles étaient là. Je les ai prises, je suis sorti, et le soir, je t’ai suivie et je
suis rentré.
- Tu n’avais pas le droit !
- Je sais.
- Merde, Egon. Ça craint.
- Je les ai remises, dans l’entrée.

Je me sens perdue. La douleur à ma tempe s’est déjà estompée, j’ai eu plus de peur que de mal. Je me
raccroche, lâchement, à cette pensée. Au fond, je n’ai rien, il ne s’est rien passé de grave, Egon m’a
frappé parce que, parce que c’est un impulsif et qu’il a un passé douloureux.

Voilà.

Egon tend la main, vers mon visage. J’ai un mouvement de recul. Une étincelle passe dans ses yeux.
De tristesse... de douleur même.

- Je ne veux pas merder avec toi, Philomène. Donne-moi ma chance. Je ne suis pas... je ne
suis pas un mec facile... je sais.
- Tu peux préciser violent aussi.
- Je ne peux pas te raconter... ce que j’ai vécu qui m’a rendu ainsi... mais un jour je te le
promets, je te le dirai.
- Quand ?
- Quand je serai sûr de toi... et de moi.
- Charmant.
- Fais-moi confiance, malgré ce que je t’ai laissé voir... Tu vois bien que nous deux, ce n’est
pas que du hasard, non ?
- Comment ça ?
- Tu n’as pas ce sentiment que quelque chose qui nous dépasse nous a fait nous
télescoper ? Tu as déjà ressenti cette... je ne sais pas... vibration, invasion, obsession pour
quelqu’un d’autre ?
- Je ne sais pas... tu me fais peur, Egon, tu m’attires, tu me fais vibrer, le mot est faible, et
en même temps, tu me fous vraiment la frousse.

305
Il a raison. Je n’ai jamais ressenti ce sentiment pour aucun mec. Jamais. Jamais je n’ai pas ressenti la
moitié du quart du tumulte que provoquent en moi les simples prunelles noires d’Egon.

Egon me chuchote, dans le creux de l’oreille blessée.

- Je vais me reprendre. Je te le promets...

Je me laisse embrasser. Sa langue, chargée de goûts illicites, ses mains dans mon dos. Je baisse,
lentement, la garde.

Il me porte dans la chambre. M’enlève mon jean avec précaution comme si j’avais deux prothèses à
la place des jambes. Il me retire mon slip, avec douceur toujours, glisse la tête entre mes jambes et je
sens la pointe de sa langue écarter mes lèvres, les lécher puis entrer en moi. Je veux dire non, arrête !
c’est trop facile ! mais en même temps, une vague de chaleur m’envahit. Je me cabre et je jouis, déjà.
Il relève la tête. Pardon, il me murmure depuis le creux de mes cuisses, pardon, mon amour... je ne
suis pas un sale type, je suis juste un type un peu... paumé et moche parfois.

Je le tire vers moi, sur mon ventre, ne me refais pas ça Egon, jamais, c’est flippant et je ne pourrai pas
rester. Oh mon amour, il dit la voix tremblante, et disant cela, il me pénètre, me saisissant par les
fesses.

Quelque chose monte en moi, qui explose dans tout mon corps, balayant la douleur de ma tempe et
ma raison avec.

306
Apaisement
Je me suis juré aussi de ne plus jamais me laisser frapper. Au prochain coup, je le mettrai dehors.
Promis, juré. Je me suis répété ça, et répété encore, au moins pour me donner l’impression que les
choses étaient maîtrisées.

Il était tard, très tard pas loin de 4 heures du matin quand nos corps se sont enfin séparés. Egon a
sombré dans le sommeil. Je crois bien avoir vu des larmes dans ses yeux, alors que nous faisions
l’amour mais je ne le jurerais pas.

Je l’ai regardé dormir. Ses lèvres si bien dessinées, son front avec sa mèche noire, les pattes sur les
tempes, un peu, la boucle à son oreille. J’ai beau avoir un cœur en parpaings, comme dit Val, j’ai senti
qu’il se serrait.

Je me suis retournée et me suis endormie, d’un coup, d’un seul.

- Oh Philo, ça craint quand même.

J’ai fini par oser le dire, à Valentine. Pas tout. Pas fière.

- Tu es sûre de ce que tu fais ?


- Oui.
- Quitte-le ! Mieux vaut le faire avant que de euh...
- Finir assassinée ?

Valentine avale sa salive avec peine, puis elle me dit, doucement.

- Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou de son ex.
- C’est pas mon conjoint, c’est pas mon ex.
- Enfin, Philo, ne joue pas sur les mots ! Tu vois bien ce que je veux dire !
- Ouais...
- On croit toujours que ça arrive aux autres mais forcément, ça arrive aussi à des gens qu’on
connait... donc ça peut t’arriver à toi aussi.
- Non, Egon a senti le vent du boulet.
- C’est surtout toi qui l’as senti.

Valentine prend un air chaviré.

- Philo, j’ai peur...


- Pourquoi ?
- Pour toi, patate ! Quelle question !
- Ne t’inquiète pas, je sais me défendre et puis... j’ai confiance.
- Confiance ? Mais il est dangereux !
- Mais non... je sais comment il fonctionne... je le sens. Je... Je sais que nous avons franchi
un cap. Il fallait en passer par là... c’est fait, tout est en main désormais.

Je la rassure encore et encore, et elle accepte de ne pas appeler les flics ni l’ONU ou que sais-je. Elle
me parle de son Gaétan, elle rit car elle n’a pas franchement les mêmes soucis que moi. En voilà un
qui ne risque pas de lui balancer un coup de poings dans la fiole avec une bague malienne à l’un de
ses doigts.

307
- Son père vient à Paris... il veut me le présenter.
- Oh ma pauvre ! Attrape vite la gastro d’un de tes marmots !
- Non quand même pas...

Valentine me regarde d’un air outré.

- Même si c’est vrai que... je n’ai pas trop envie de le voir.


- Pourquoi ?
- C’est un mec super à droite !
- Oh merde...
- Il a voté VGE je crois en euh... attends je cherche...

Valentine fronce les sourcils, comme si elle recherchait précisément la datation de cet horrible vote.

- Y a pire.
- Non, à l’époque, il n’y avait pas pire !

Valentine a l’air bouleversé.

- Il est avocat... dans les affaires... l’horreur absolue tu vois.


- Enfin Val, c’est pas avec lui que tu sors.
- Mais c’est le père de mon copain !
- Oui, et alors ? Gaétan n’est pas comme ça ou alors, c’est sûr, t’as totalement viré de bord !
- Non, non, bien sûr mais... t’imagine pour les enfants...
- Oh mon dieu Val, t’es pas possible ! « T’imagine pour les enfants » !

Je lève les bras au ciel d’une façon outrée et Valentine émet un petit rire, gêné.

- Ben oui, dans 4 ans et demi, j’aurai 30 ans, à cet âge, ma mère avait déjà 3 enfants. J’y
pense, forcément...

Cet air paniqué... à croire qu’elle va avoir 50 ans demain.

- Non mais je rêve ! Tu parles d’une comparaison... Ta mère est née à une autre époque.
C’était limite le Moyen-Age.
- Quand même, je n’ai pas envie d’attendre... et... et j’aimerais bien être sûr qu’avec
Gaétan... je ne me trompe pas.

Dit cette malheureuse d’un petit ton piteux car elle sait à quoi elle s’expose avec moi.

- Ah ça, ma chérie, qui le sait ? On a bien inventé le détecteur de mensonges mais pas
encore celui d’Homme de sa Vie.
- Mais c’est le genre de choses qu’on sait... enfin, qu’on devrait savoir.
- N’importe quoi, vraiment.

J’adore Val, son énergie, ses combats, son intelligence, son courage aussi, car elle peut être
foutrement courageuse, mais avec les hommes, elle est restée bloquée au stade Maman Ingalls et sa
tribu bouffant leur maïs au petit-déjeuner. D’ailleurs, je suis sûre que même les sœurs Marie et Laura
étaient des filles plus évaporées à côté d’elle.

- Ça veut dire quoi, le bon d’abord ? C’est comme une taille de chaussure ?

308
- Oh merde, Philo, fais pas ta buse ! Celui pour, pour... pour faire sa vie. Avoir des enfants,
si on en veut... Même si ce n’est pas ton truc, tu peux quand même imaginer ce que
j’entends par « bon ».

Cet air agacé qu’elle a, soudain.

- Bof... Tu peux rencontrer quelqu’un qui est le « bon » à un moment, à une époque de ta
vie, comme tu dis, mais pas à une autre. Il devient le « pas bon », et en général, tu
divorces. Et là, tu arrêtes de penser en termes de bon, pas bon... Tu as enfin compris que
cela ne voulait rien dire, dans l’absolu, et tu enquilles les rencontres.
- Mais ça voudrait dire qu’on passe sa vie à changer de mec ! Cela manque terriblement de,
de... de spiritualité.

Cet air désespéré qu’elle a, maintenant.

- Que vient foutre la spiritualité là-dedans ?


- Je veux dire, croire en un seul homme, c’est beau, c’est comme croire en... en un seul
Dieu... d’une certaine façon. Enfin, tu vois ce que je veux dire ?
- Euh non, pas vraiment.

Je pense pour ma part que la vie est une succession de moments, de phases et de caps, que l’on va
difficilement pouvoir passer tout le temps avec la même personne. La vie est trop riche, le monde est
trop vaste pour passer toute sa vie avec le même individu, fût-il génial.

Nous nous quittons, chacune persuadée de détenir la vérité absolue sur l’amour. Val me dit qu’elle
gardera toujours son portable à portée de main et que je peux l’appeler à n’importe quel moment.
Elle viendra aussitôt me sauver, avec Gaétan.

Je la rassure, ils n’auront pas à voler à mon secours, tout ira bien à partir de maintenant (imaginer
Gaétan maîtriser Egon aurait presque quelque chose de drôle).

ꖿꖿꖿ

De fait, à la suite de ce pic de violence, nous inaugurons avec Egon une période de grand calme. Déjà,
le lendemain matin de son coup, il a fait l’effort de se réveiller. Il m’a massé avec douceur la tempe,
j’avais mal et la zone était toute bleue.

Puis il m’a mis une bande pour dissimuler ce bleu mais l’effet était pire que tout.

- Merde, on dirait une momie qu’on a laissée tomber de son sarcophage du haut d’une
pyramide !

On a était pris d’une crise de fou rire, tous les deux, à en pleurer, ce qui m’a fait un bien fou. Egon,
comme un pote, un amant et un complice.

J’ai décidé d’y aller, avec mon bonnet bien enfoncé sur la tête, et le pire c’est que ni Charlot ni Véro
ne m’ont posé la moindre question. En revanche, la Hyène Martine qui passait par là (elle venait
remettre une couche pour ses « bonnes feuilles ») m’a demandé ce qui m’était arrivé avec un grand
tact et une délicatesse surprenante de sa part.

- Tu t’es fait casser la gueule, la môme ?

309
Je lui ai répondu oui, mais que la personne n’était pas en meilleur état.

- Je HAIS la violence faite aux femmes !


- Ben c’était une femme justement. Ça fait donc match nul.

La soirée qui a suivi cette journée a très calme, paisible même. Nous avons discuté de voyages, pour
ne pas changer, il m’a parlé de sa grande et unique amie, Colette. C’était une femme qui n’avait jamais
eu d’enfant, son mari, Denis, était l’amour de sa vie et des enfants, finalement, ils avaient su très bien
s’en passer. Elle s’était prise d’affection pour Egon quand il était môme, comme Denis, depuis décédé.
La mère d’Egon avait même pris l’habitude de le laisser aller chez eux après l’école, elle lui donnait
son goûter et lui faisait faire ses devoirs, sa mère le récupérait en rentrant ou pas car elle avait des
horaires à rallonge. Souvent ainsi, il restait dormir chez eux, dans la petite chambre au fond qui servait
de bureau à Denis qui montait des maquettes d’avions et de trains.

- J’ai passé plus de temps avec eux, Colette et Denis, qu’avec ma mère...

Egon est toujours resté en contact avec elle. Quand il rentre de voyage, c’est la première personne
qu’il va voir. Elle lui fait un thé, et elle écoute, les yeux brillants, le menton dans sa paume, le récit de
son voyage.

- Je n’ai pas eu de vraie grand-mère, à peine une mère... mais j’ai eu et j’ai droit encore à
une vraie grand-mère d’adoption.

Le soir, Egon vient souvent chez moi. Il me fiche désormais la paix sur mes allées et venues. Je lui ai
raconté pour le squat et je ne sais pas comment, mais il a réussi à convaincre Alphonse et sa famille
de poser pour des portraits en noir et blanc. La femme s’appelle Aissata, le bébé, Fatou, et le plus
jeune des garçons, Driss. Le jeune adolescent, lui, s’appelle Rémi et il n’est pas leur fils. Neveu ? Fils
issu d’un premier mariage ? D’une épouse d’Alphonse restée au pays ? Le lien de parenté n’est pas
clair... Il est le seul avec Alphonse à ne pas porter de prénom musulman. Encore un mystère.

Egon me dit qu’il le sent très fragile, en état d’équilibre incertain entre cette famille instable et la
puberté qui le pousse à traîner dans la rue. Il va au collège mais sèche souvent les cours, et Egon le
rencontre régulièrement dans le quartier, traînant les pieds d’un air morose, toujours seul.

Il a essayé de l’intéresser à la photo comme à cette ville tout de même splendide où il a atterri tout en
lui faisant réviser son français qu’il parle mal. Il lui a filé un vieil appareil photo à lui et lui a montré
comment s’en servir. Le gosse l’a aussitôt revendu à un chineur.

Fin de la success-story, le gamin ne deviendrait pas le Doisneau ou le Cartier Bresson en version black
de ces lieux.

Si Egon en a été blessé, il n’en a rien dit.

- J’ai tenté et j’ai perdu, ce n’est pas grave. Pas grave du tout à côté de ce qui l’attend, ce
pauvre gamin...

J’avoue que je regarde Egon avec un œil nouveau, un tantinet ému, et je commence surtout à
comprendre la magie de ses voyages où les portes semblent s’ouvrir comme par miracle devant lui.
Egon, pas fort sociable c’est peu de le dire, sait aller vers ce type de personnes, les gens à part, en
marge de la société où ils vivent.

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Il sait les faire parler, rire, et même la revêche Aissata a posé pour lui, toutes dents dehors dans son
boubou de fête avec le bébé Fatou dans les bras.

Quand il part à l’étranger, la même magie doit opérer. Elle transparait dans ses photos et même les
curés orthodoxes ont l’air de baisser la garde devant son viseur, semblant lui offrir (gratuitement) leur
sourire.

J’ai convaincu Charlot de faire une plus grande place, à ces nombreux portraits de hasard tirés au fil
du voyage. Ce radin voulait n’en mettre que quelques-uns, car « cela coûte un bras en or, ces trucs,
Philomène ». Les photos de monuments, de rues, d’Egyptiens typiques, ok, mais ces « trucs », les
photos prises au hasard des rencontres, bof. Parfois je me demande si Charlot ne devrait quand même
pas songer à une reconversion professionnelle. Je comprends son fantasme (devenir un éditeur
célèbre, respecté... et riche) mais il ne me semble pas s’en donner beaucoup les moyens.

En tout cas, cet Egon-là, ouvert à la rencontre et à l’autre, me plait terriblement bien.

Comme me plait, cet Egon qui me concocte des riz sauces, ou des currys, sinon du houmous fait maison
à déguster avec de la pita achetée dans le quartier ou tout simplement des pâtes au pesto, faites
maison de même. Il cuisine vraiment bien, Egon. J’aime aussi quand il me parle, longuement, sur le
canapé, ou dans le lit. Bien sûr, j’aime aussi lorsque l’on fait l’amour, à la sauvage parfois, ou alors
lentement, avec langueur, sans sentiment d’urgence entre deux draps et la lumière tamisée.

Il me parle souvent du voyage que nous ferons ensemble. Il s’obstine à vouloir m’emmener avec lui
dans son périple en Europe orientale, puis descendre sur Istanbul et remonter le long de la route de
la soie jusqu’en Chine comme l’a fait notre « idole », Nicolas Bouvier avec son compère Thierry Vernet.

Je ne suis pas convaincue par cette idée. Déjà, refaire la même chose qu’une plume et un esprit du
niveau de Nicolas Bouvier me parait périlleux.

- Mais ce sera sous forme de photos ! De portraits ! Rien à voir donc...


- C’est vrai mais... je suppose que je serais chargée des textes ?
- Evidemment ! Je ne compte plus écrire, tu m’as montré combien j’étais nul.
- Pas nul, mais...
- Arrête, Philo. Je ne le prends plus mal, maintenant. Chacun sa partie...
- Je ne suis pas sûre d’y arriver, tu sais.
- Mais enfin, Philo, il s’agit juste de faire de petits textes accompagnant mes photos... rien
à voir avec L’usage du monde !

Ensuite voyager en couple est un non-sens pour moi. Egon me dit que cela ne veut pas dire que nous
marcherons main dans la main au milieu des souks et des sentiers de montagne, non, on part
ensemble, c’est un fait mais on peut même se séparer à certains moments, si j’y tiens absolument.
Mais échanger le soir nos impressions et découvrir ensemble des personnes, des paysages, des villes,
ça serait tellement bien.

Je suis tentée et en même temps, je sais bien que ce ne sera pas un voyage, un vrai. Partir en couple
est un gage de confort, de fermeture, on transporte quoiqu’on en dise sa petite cellule affective
partout avec soi, on ne prend pas les mêmes risques avec les gens, on n’éprouve pas le besoin
irrépressible de parler avec eux, ne serait-ce que pour échapper à la solitude de sa chambre d’hôtel
pourrie, et je suis certaine que cela diminue fatalement les rencontres, en quantité comme en qualité.

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Même pour lui, ce ne serait pas bon. Je suis sûre que ses photos en pâtiraient (adieu les photos de
belles Israéliennes...).

- Un couple, ça ouvre des portes aussi ! ça rassure les gens...


- Bof, je n’en suis pas si sûre.
- Enfin, Philo, si tu ne veux pas voyager avec moi, dis-le-moi franco.

Monsieur a fini par prendre la mouche.

- Mais ce n’est pas ça ! Pas ça du tout ! J’en rêve... mais en même temps... comprends mes
réticences.

Egon me jette un regard désapprobateur.

- Tu as peur que ça marche trop bien.


- Ou trop mal. J’ai peur que l’on se perde, aussi, à être tout le temps ensemble.
- On se perdra si l’on part chacun de son côté.
- Ah bon ?
- Tu le sais très bien, Philomène.

Pourrai-je vivre sans lui ?

Non, mille fois non.

Nous ne nous quittons guère et je vois moins, beaucoup moins les petites amies. Elles-mêmes sont
happées par leurs amours. Seule Léna est libre, vu que son vieux n’a pas d’autorisation de sortie le
soir. Elle tourne en rond chez elle et s’efforce d’avancer sur son roman. Elle refuse farouchement que
j’y jette un œil.

- Plus tard, quand j’aurai terminé...


- Mais tu piétines !
- Pas du tout, j’avance.
- Ah.

Une fois, je lui ai proposé de se joindre à nous, Egon et moi, mais ça n’a pas franchement été une très
grande réussite.

Elle était tendue, Egon aussi, et le courant n’est pas du tout passé, mais alors pas du tout.

La discussion a roulé sur les voyages... que Léna ne fait pas, faute d’argent et de motivation, surtout.
Je ne comprends pas comment on peut manquer autant de motivation dans la vie. C’est une fille jolie,
rigolote, intelligente mais question action, zéro sur toute la ligne. Elle rêvasse, et encore, en ce
moment, elle cuve plutôt le mauvais vin de son renoncement à agir.

- Au fond, tu ne crois pas que ce que tu vas chercher là-bas, tu le trouves ici ? Regarde cette
histoire de squat en face de chez Philo...

Egon a levé les yeux au ciel.

- Tu n’as jamais entendu parler du détour en anthropologie ?


- Ben euh...

312
- Non, bien sûr !

Air condescendant d’Egon. Youpi, la face obscure allait se joindre à nous...

- Eh bien sache que d’aller voir ailleurs, loin de chez soi, permet de se déciller les yeux sur
sa propre société et d’en comprendre certains de ses mécanismes.
- Mais euh, ce n’est pas de la photo que tu fais ?
- Oui et alors ? Faire de la photo, ce n’est pas simplement appuyer sur un bouton !

J’ai senti que Léna perdait pied devant Egon. Un de ses défauts, monsieur le Commissaire ? Eh bien
écraser parfois les autres de ce qu’il sait, lui, et ne pas comprendre que ces mêmes autres qu’il écrase,
ne sont peut-être pas aussi demeurés qu’il le croit, qu’ils savent même parfois, sinon souvent, d’autres
choses que lui-même ne sait pas.

Le pire c’est que cela le met hors de lui, Egon, qu’on le prenne de haut ou en défaut sur une
connaissance quelle qu’elle soit. Même de ne pas savoir cuire correctement des œufs durs, ça le met
en rogne si je lui en fais la remarque alors qu’il cuisine infiniment mieux que moi.

Les psys de service diraient qu’il manque très certainement de confiance en lui, lui aussi, mais on ne
les sonnera pas, l’ambiance étant déjà assez merdique.

J’ai décidé d’intervenir.

- Eh mollo les basses, Léna essaye juste de comprendre... elle n’a pas tort, on peut bien
trouver près de chez soi ce qu’on trouve ailleurs... même si, comme tu dis, les mêmes
choses ailleurs ne produisent pas les mêmes effets qu’ici.

Je me suis sentie mûre pour faire de la diplomatie. Egon a repris, après un silence.

- Tu connais l’adage de Nicolas Bouvier ?


- Lequel ?

A fait Léna sur la défensive. Elle devait croire que le gars était juste gardien de vaches.

- Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même...


- Super. Mais concrètement ça veut dire quoi ?
- Ça veut dire qu’il faut parfois se bouger un peu le fion dans la vie si on veut qu’il s’y passe
quelque chose...

Et sur ce, il s’est levé.

- J’y vais... je vous laisse discuter entre filles.

Et il s’est tiré. L’hallu, totale.

- Merde, navrée Léna, t’as eu visiblement droit à la face obscure ce soir. La face clair devait
être en grève.
- Laisse tomber. Il n’a pas tort, d’une certaine façon.
- Comment ça ?
- Il faut sans doute aller de l’avant... être proactif, c’est pas comme ça qu’on dit, par chez
vous, les gens d’action ?

313
Léna m’a dit cela, de la malice dans les yeux. Nous avons un peu discuté, Léna s’est montrée chouette,
ne traitant pas Egon de sale con même si elle le pensait par tous ses pores.

On s’est quittées vers 22h00. Et comme je marchais dans la rue, vu que j’étais venue à moto avec
Egon, j’ai entendu un sifflement. C’était Egon. Il a surgi d’un bar non loin.

- Déjà fini le débrief copines ?


- Je te remercie, pour mettre l’ambiance, on repassera.
- Ouais, désolée, mais elle m’a un peu chauffé ta copine.
- Léna n’a rien fait d’autre que de répondre à tes questions. On aurait dit qu’elle passait le
bac, la pauvre...

On a marché en silence.

- J’ai pas été finaud, je suis désolé, c’est vrai... mais ta Léna, elle a quand même besoin d’un
bon coup de pied au cul, si tu veux mon avis.
- Chacun son rythme, mon bon Monsieur. C’est la tortue qui arrive la première, je te
rappelle...
- Et puis cette histoire de coucher avec ce vieux type, son patron.
- C’est pas son patron, c’est son supérieur hiérarchique.
- Est-ce que je couche avec la baby-sitter de ma fille ?
- Ben j’espère pas.
- Ça ne risque pas, même célib, je trouverais ça pathétique, dégueulasse même.

Me plait moins en revanche, le Egon qui se roule des joints, passe des coups de fil étranges et revient
parfois avec de petits sachets qu’il dissimule dans ses boîtes de films. Je n’aime pas non plus le Egon
aux yeux rouges, que je retrouve parfois le soir, le Egon qui boit trop aussi et snife des machins blancs.

Ça me débecte. Pas d’un point de vue moral, il est adulte, il fait ce qu’il veut mais d’un point de vue
de conduite personnelle, de volonté. Je n’ai jamais touché à la drogue, sinon aux joints et encore. Je
ne suis pas attirée, je n’en ai pas besoin mais il semblerait bien qu’Egon, si. Il ne peut pas s’en passer,
pas tous les jours mais régulièrement.

Ma fille, tu es avec un drogué ! Paniquerait ma mère. Sauf que non. Pour moi, un drogué c’est
quelqu’un qui ne fait que ça et ne pense qu’à ça. Or Egon ne pense pas qu’à ça et surtout, il fait bien
d’autres choses.

De la photo, bien sûr, et c’est un vrai bosseur... quand il s’y met.

Car il y a des jours où on n’en tire rien. Concept, je gis sur le canapé du matin au soir, cendrier au sol
ou sur le ventre (encore plat), un verre pas loin. Ces jours-là, je fuis. Je me plonge dans le travail chez
Charlot, relisant les épreuves de son bouquin dont on a enfin réussi à trouver le titre, L’Egypte fantôme
en clin d’œil à l’Afrique fantôme de Michel Leiris dont il est un fervent admirateur.

Bien sûr, Charlot a convoqué « ses avocats », Vivien Lafrite, pour s’assurer qu’aucun procès pour
plagiat ne lui serait attenté. L’homme en robe a quand même recommandé en tortillant du croupion,
une courte préface dans laquelle on rendrait à César ce qui était à Michel, ahah. C’est moi qui ai dû
l’écrire cette préface après l’avoir demandée 25 fois à Egon qui n’était pas dans une phase « avec ».

314
D’autres jours, il est en forme. Plein d’énergie, de projets, il sort avec son appareil photo et revient de
sa journée à la nuit bien tombée, parfois à plus de minuit, des tas de pellicules dans les poches. En
effet, Monsieur se refuse au numérique, et me barbe avec la supériorité absolue de l’argentique.

Le Egon, père de famille aussi, je ne raffole pas non plus franchement. Car régulièrement, la mouflette
revient sur le tapis. Il m’a plusieurs fois proposé de me la faire rencontrer. Jardin, cinéma, piscine, et
le zoo car la gamine raffole des animaux et Egon n’a pas non plus une imagination débordante pour la
distraire sa mioche.

Je l’ai juste vue en photo. Je ne demandais rien mais Egon a dû estimer que comme toutes les femmes
sur cette terre, je rêvais de roucouler sur une photo d’enfant. Une petite brune à la peau mate, à l’air
malicieux avec de grands yeux noirs. Une gamine rudement jolie mais dans laquelle je ne retrouve
aucun trait d’Egon, sinon la bouche, je vois donc un peu à quoi ressemble la mère. La folle, dixit son
ex-mari, qui vit dans le 15ème dans l’appartement qu’ils ont acheté ensemble, car tu comprends c’était
une super affaire il y a 7 ans, et il avait eu un bel apport grâce à un reportage suivi d’une expo en
galerie (mouais).

Egon propriétaire ? Je n’aurais jamais imaginé ça.

- C’est trop con de jeter l’argent par les fenêtres en le filant à un connard de proprio.
- Dont tu fais partie.
- Sauf que moi, je ne le loue pas, mon appart.
- Sauf que là, comme elle l’occupe, tu dois louer ailleurs.
- Ouais.

Il n’en dit pas plus.

- Et d’ailleurs, tu vas le lui laisser jusqu’à quand, cet appart ?


- Ma fille y vit dedans quand même.
- Oui mais c’est de l’argent que tu dois rembourser chaque mois en plus d’un loyer... qui est
de combien d’ailleurs ?
- Ça ne te regarde pas franchement, Philo.
- Oh ben dis, t’en fais bien des chichis ! Tu connais bien le prix du mien, 850 euros TTC. Une
misère...
- Le mien n’est que de 300, TTC de même.
- Ah bon ?
- Oui, c’est quelqu’un qui me le loue pour pas grand-chose.
- Et c’est qui, ce quelqu’un ?
- Un ami.
- Ah bon. T’as des amis sympas, toi dis-donc !
- Ouais.

Et Egon a plongé le nez dans son livre qui traînait par-là, Petit traité des buveurs de rakija, un récit se
passant en Yougoslavie aux temps de Tito.

Tout ça sentait le louche, si vous voulez mon avis.

Parfois, avec les copines, quand on arrive à se voir toutes les trois, on rigole sur ce que j’y découvrirais,
dans son antre : une ribambelle de mioches avec une petite femme en tablier ? Une bombe sexuelle
mitonnant un apéro pour une petite soirée cochonne ? Un squat infâme remplie de vieilles
bourgeoises dépravées dont sa vieille amie Colette ?

315
Qu’il loge au Crillon ou dans une soupente, au fond, ce n’est pas très important, puisqu’il passe
désormais la majeure partie de son temps chez moi, ne découchant que certaines nuits où il a sa fille.
Je me doute bien qu’Egon ne doit pas pouvoir payer, et un prêt, et un loyer, mais je préfère glisser car
ce ne me regarde pas franchement, comme dirait l’autre.

Et puis, surtout, il ne m’a plus jamais frappée, et je suppose qu’en cela, je peux désormais m’estimer
tranquille.

316
Mensonges
Au boulot, le quotidien se poursuivait. Je peaufinais le moment où je prendrais congé de Charlot.
L’Affaire des Bonnes feuilles de la Hyène Martine n’avait pas été élucidée. Elle avait renoncé à
poursuivre les éditions car à l’instar de ses HAINES, Martinette passait vite d’un sujet à l’autre. Son
dada du moment était le mariage homo et la reproduction des mammifères par personne interposée.

Ce matin, elle est particulièrement en forme.

- Je HAIS les porteuses de fœtus pas à elles !

J’entends Véro lui faire remarquer que pour certains, ce sont les porteuses qui sont des victimes.

- Je HAIS les victimes !


- Mais si vous devez HAÏR quelqu’un, ce sont bien plutôt les couples qui les exploitent.
- Je HAIS les hétéros stériles, qui payent pour faire porter leurs gamètes !
- Mais en ce cas, ils ne sont pas stériles...
- Je HAIS les hétéros non stériles qui utilisent un autre ventre que le leur pour porter leur
fœtus !
- C’est un peu réducteur, Martinette...
- Je HAIS les nuances !

Véro était devenue d’une patience limite pathologique. Elle me disait que son quotidien avec ses ados
la bouffait bien assez comme ça, alors au boulot, elle ne voulait pas d’histoires. À repenser à cela, je
réalisais qu’en quittant Charlot, j’allais le lui compliquer, son quotidien. Yasmine avait annoncé qu’elle
reprenait son tablier de secrétaire, dans la boite de son beau-frère, l’édition ne la faisait plus tant rêver
que cela.

Quant à Bianca, elle hésitait à signer le contrat en or que lui proposait Charlot (dixit). Un CDD de 11
mois, payé au SMIC avec services de presse gratuits et deux repas par semaine. Si, il avait osé, et en
cela, au moins, Charlot était un vrai éditeur.

Le lancement du livre d’Egon est pour cette semaine, jeudi soir. Charlot a réussi le tour de force de le
faire imprimer en quinze jours afin de ne pas rater l’office de début juillet. Il a surgi chez un imprimeur,
ex petit ami d’une auteure Maison (devenue depuis auteure d’une autre Maison), en le menaçant de
dévoiler qu’il aimait se faire fesser par elle avec le bottin de l’édition (ou un truc comme ça).

Pour la première fois de ma vie à un lancement, j’ai des crampes au ventre rien que d’y penser. J’ai
tellement peur que ce soit un fiasco. J’aime ce livre, j’aime les photos qui s’y trouvent et l’itinéraire à
la fois géographique et intime qu’Egon emprunte dedans.

J’ai l’impression que nous avons réussi à trouver le ton juste, à y imprimer aussi une patte un peu
originale dans le domaine des livres de voyage. Je sais que pour Egon, c’est un livre important, très
important, et que beaucoup, beaucoup de choses dépendent pour lui du succès, même petit, de ce
livre.

Parmi les invités, il y aura quelques-uns de ses (rares) potes, quelques relations de Charlot (pas
beaucoup plus) et on espère des attachées de presse voire des journalistes de magazine de voyage.
C’est bête mais je n’ai pas osé proposer à Milo de venir, j’ai eu peur d’affronter la jalousie paranoïaque
de l’Auteur. Il aurait pu faire un petit encart dessus car je suis sûre qu’il aurait aimé les photos d’Egon.
Je me dis que je lui ferai passer le livre ensuite.

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Nous sommes convenus avec les filles qu’elles viendraient, accompagnées au besoin. Le plus sidérant
c’est que Jeff, le Vieux, a sauté sur l’occasion. Lui qui ne vient jamais à rien, hormis dans le deux-pièces
de Léna, il a insisté pour être présent à cette soirée. Il est vrai qu’il se trouve que son officielle était
justement partie quelques jours chez sa sœur, en convalescence d’un cancer ou d’une gastro, je ne
sais plus bien.

Franchement la classe, ce Vieux.

Toute la journée, je me sens dans un état bizarre. Je travaille dans un état brumeux, je passe des coups
de fil aux magazines de voyage pour leur rappeler que c’est aujourd’hui, le grand jour. Je ne suis pas
toujours reçue combiné ouvert, si je puis dire.

- L’Egypte ? Vu et revu, pas de temps pour ça !


- De la photo chez Charlot ? ça doit être du niveau de mes albums photos de vacances
ahaha !
- Vous pouvez m’envoyer quelques exemplaires, j’ai une table à caler !

Rire gras et pelliculeux. Méprisants ou gênés.

Je réussis à rester calme. Je réussis même à avoir quelques attachées de presse (comme chez les sage-
femmes, on compte 99,9 % de femmes dans ce métier) a priori partantes.

- Ma chère Philomène, bien sûûûûr que je viendrais, si le livre est aussi prometteur que la
photo de l’Artiste, je n’y manquerais certainement pas...
- Je serais ravie de venir voyager en Turquie en compagnie de cet homme au physique un
brin canaille !
- En Egypte. C’est en Egypte.
- Oh je me mélange, ça reste l’Orient de toute façon !

Rire grave ou cristallin selon le degré de tabagisme ou de roublardise.

Si six disent oui, en espérer une au grand maximum.

ꖿꖿꖿ

Jeudi soir, 18 heures 00. On y est. On a préparé la salle de réception (l’open-space où travaillent Véro
et Carla), après avoir ôté la paroi de mon bureau de Directrice adjointe, titre ronflant qui me permet
juste d’en faire plus et de tenir la main de Charlot en cas de décisions lourdes à prendre. Il n’a pas été
touché au bureau de Charlot bien entendu (j’ai quand même beaucoup de documents super
importants et ultra secrets).

Nous avons réussi à éconduire la Hyène Martine qui prétendait passer rediscuter de son titre en lui
expliquant que nous recevions un auteur congolais et son épouse turque venus nous proposer leur
récit de couple mixte au pays des droits de l’homme sous la forme d’une bande dessinée graphique.

- Je HAIS les romans graphiques !


- En ce cas, passez demain... mais plutôt dans l’après-midi hein !

Egon est là, nerveux et piaffant. Ses longues jambes tricotent devant moi, et je l’envoie marcher
dehors, car marcher à l’air libre par cette belle après-midi lui fera du bien.

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Nous avons affiché sur les murs quelques-unes de ses photos. Choisies par moi, et par lui. On s’est un
peu disputé, il ne voulait que des photos d’ombres chinoises et de silhouettes floues, je lui ai dit qu’il
fallait quand même un peu appâter le chaland en mettant des portraits d’êtres humains qui
ressemblaient à ça, des êtres humains. On a donc sélectionné une jeune femme en jean-tee-shirt prise
à la sortie d’un cinéma du Caire, tout sourire rouge baiser, une autre voilée vendant des canettes de
cocas sur un site touristique, un paysan le long du Nil, un moine et une nuée d’enfants courant après
des sacs plastiques en Haute-Egypte, à deux pas de la Nubie.

- C’est beau !

Fait Charlot en se reculant.

- Ça devrait nous rapporter ce bouquin, nom de Dieu !

Il ajoute. Véro hausse les épaules et se penche sur chacune des photos.

- Putain, mise à part la nana flippante avec son voile et ses cannettes, ça donne envie de
partir là-bas... qu’est-ce que c’est joli !

Joli. J’entends déjà hurler Egon... qui est de retour et se prendrait bien une petite bière pour faire
baisser la pression.

Je lui interdis de boire quoi que ce soit, surtout que les premiers invités arrivent. Herbert de la
Boutonnière, rétro-designer et pique-assiette devant tous les prie-Dieu de France, et surtout grand
ami d’enfance de Charlot. Ils se faisaient tripoter au caté ensemble ou quelque chose comme ça. Suit
Marie-Rose, toute en fuchsia et toute rougissante, qui a apporté des fleurs à l’Artiste qui a pris place
d’un air profond (bourru) dans un coin de la pièce et ne semble pas comprendre qu’elles sont pour lui.

Bianca, menue dans sa petite robe bleue et diligente comme une abeille, sert déjà à boire à Herbert,
et moi, je vais saluer Viviane de la Truelle, l’attachée de presse de Libres voyageurs, un magazine de
récits de voyage et de critiques de livres sur ce thème.

Je n’aurais jamais pensé qu’elle oserait venir. Franchement. Elle s’était pointée en retard au lancement
de Ma vie de VRP globetrotter, un guide romancé écrit par un ami de Charlot, Gérard Lamalette, VRP
de son état pour des agences de voyage. Elle avait fini toutes les bouteilles en beuglant que le
tourisme, avant, était limite une Œuvre d’Art car réservé à l’Elite, quand maintenant, ce n’étaient plus
des flots de vieux et de beaufs ruisselant comme de la diarrhée sur les plus beaux paysages du monde.

Puis Viviane de la Truelle avait vomi sur la moquette et Charlot attendait encore que Libres voyageurs
lui rembourse la note de blanchisserie.

Viviane ne cesse de jeter des coups d’œil furtifs à Egon, bon, même si elle fait un super article juste
parce qu’elle fantasme sur l’Auteur, ce sera déjà ça de pris. Je lui propose de regarder dans un premier
temps les photos puis dans un second temps, de venir lui en parler... si tel est son désir.

Un pote d’Egon arrive, ils s’embrassent comme du bon pain, avec claques dans le dos, etc, etc. On
dirait des singes en train de se rencontrer dans la jungle.

- Je te présente Marco, mon vieux pote...

319
Marco est en costume avec une cravate de traviole, les cheveux en pétard, des yeux à la Milo, et un
sourire doux comme celui d’une jeune communiante.

Il arrive direct de la banque, n’a pas eu le temps de se changer, ne cesse de s’excuser de venir habillé
comme ça, ça ne se fait pas, non, vraiment pas... à croire qu’il est venu vêtu d’un string panthère et
d’un débardeur à troutrous. Il ne cesse de pousser des ho et des ha devant les photos d’Egon et veut
à toute force payer le bouquin L’Egypte fantôme, en dépit qu’Egon le lui offre.

- Mais si ça lui fait plaisir, laisse-le payer...

Bêle Charlot qui tient la caisse.

- Laisser payer mon pote de jeunesse ? Tu déconnes ?!


- Oui mais...

Egon n’en a cure. En même temps, il ne faudrait pas qu’il distribue tous ses bouquins gratuitement.
J’ai fait la leçon aux filles, vous n’êtes pas obligées d’acheter, c’est entendu hein ? Si ça vous dit, faites-
le, mais seulement si ça vous dit, mais je ne pourrai pas vous en donner un seul, même si vous
menaciez de vous suicider avec les petits fours périmés.

Les filles arrivent d’ailleurs. Léna avec son vieux aux cheveux frisés, tout frétillant, d’allure plutôt
juvénile je le reconnais, et Valentine, sans homme, Olive, de même. Trop occupés.

Nous nous claquons la bise.

- Jeff !

Me fait le Vieux en me tendant la main.

- Tu peux lui faire la bise, Jeff !

Glousse Léna qui a l’air toute chose.

- Ah oui, j’osais pas...

Et du coup, Jeff m’en claque deux de bises, bien sonores. Il porte en ce début d’été, j’ose à peine y
croire, un pantalon de velours côtelé, de gros godillots façon pèlerin de Saint-Jacques et une veste
avec des ronds aux manches.

Léna prétend que les habits ne l’intéressent pas et qu’il met toujours les mêmes, hiver comme été.

Jeff a sorti sa pipe et a commencé à se pencher de près sur les photos, une main dans celle de Léna,
cela me fait trop bizarre de la voir donner la main à un homme qui pourrait être son père. Qu’est-ce
qu’elle fabrique avec son œdipe celle-là ?

- Ah merde alors, voilà Ben...

Egon n’a franchement pas l’air enchanté de le voir, celui-là. Un autre genre que Marco, plus dans le
style d’Egon, cuir et jean, plutôt pas mal de sa personne en version châtain bouclé, yeux clairs et grand
sourire de contentement de soi.

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Egon le salue bien plus froidement que son cher Marco, poignée de main, point barre.

Après Ben, survient le critique Jasper Finasse. Il travaille à la rubrique littérature de voyage d’un grand
magazine, et il raffole venir étriller les nouveaux venus dans cette arène qu’il considère comme sacrée
et réservée à ce que Viviane de la Truelle appellerait l’Elite du Voyage. Rien ne résiste à sa causticité
mais il peut lui arriver de tirer (vaguement) son chapeau à un nouveau venu et là, c’est la pub assurée !

Malgré moi, je vais l’accueillir d’une façon limite putasse en lui assurant que nous croyons fort dans
ce premier ouvrage d’Egon Zink que la presse étrangère (un canard suisse de Gruyère) a déjà salué
pour son originalité et sa qualité esthétique.

Charlot frappe dans ses mains comme un vieil instit barbu.

- La rencontre va pouvoir commencer !

Egon prend place à côté de Charlot, toujours assis près de la caisse. Le Vieux est en train de lui acheter
un bouquin, et tente d’obtenir un rabais car une page est écornée. Charlot en est tout estomaqué.

- Vous vous croyez où Monsieur ? Dans un souk ?


- Ma foi, quand on voit, les photos, ça ne me paraît pas si déplacé...

Dit Jeff d’un ton joyeux. Egon sourit. Du coup, tout le monde sourit. Et Charlot condescend
(douloureusement) à lui faire ses 1,98 euros de remise.

Jeff sert le livre contre lui, je ne dirais pas avec amour mais presque, il a l’air étrangement subjugué.

Je me tiens debout, à droite de la table et donc à gauche de la caisse. Je commence les présentations
parce que bien sûr, Charlot, vous comprenez, n’aime pas parler en public. Il est timide selon lui (quand
on le voit harponner un quasi-ministre au bout du fil, on rigole).

- Voici donc Egon Zink, un auteur photographe qui a passé plusieurs mois en Egypte à la
recherche de fantômes... et plus particulièrement de l’un d’entre eux dont nous vous
laisserons découvrir l’identité au fil de la lecture... Egon aime les rencontres improbables,
comme toutes les bonnes rencontres n’est-ce pas, il aime aussi retrouver des lieux parfois
visités très longtemps avant... au besoin dans ces livres d’enfants qui nous ont tous,
amateurs de voyages, même à petite échelle, donné envie de prendre le large. Egon aime
les gens... dès lors qu’ils se situent cependant dans un périmètre de plus de 2 000 km de
son lieu de vie habituel, mais c’est sans doute assez normal pour ce genre de
professionnel...

Etc, etc. De petits rires, de petits applaudissements.

Je vois le visage passionné de Jeff (il commencerait presque à m’inquiéter), la mine tendue de Léna,
la bouille de Valentine, souriante et pleine d’empathie comme si c’était un de ses petits en train de
réciter une poésie sur l’estrade, et le visage sérieux de Livie, concentrée comme à une Conf sur le libre
commerce communautaire des salsifis dans le Sud de l’Europe.

Ensuite, Egon prend la parole. Il remercie platement les gens d’être venus aussi nombreux (dix
personnes).

- On a bien fait de pousser une paroi, sinon on se serait piétiner pour accéder au buffet...

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Petits rires et regards vers le buffet.

- Je rassure les humains ici présents, même au sein de 2 000 km, je peux en aimer certains
quand au-delà de 10 000, j’ai pu en haïr d’autres...

Gloussements de poule, Marie-Rose devient encore un peu plus rouge. Elle doit sans doute penser
faire partie des rares élus du périmètre au sein des 2 000 km car Egon l’a appelée jeune fille quand
elle est venue acheter son exemplaire que Charlot s’est mollement battu pour lui donner avant que
de lui vendre avec 1,5 % de réduc auteur.

Egon parle de ses influences, Nicolas Bouvier, bien sûr, qui prenait aussi beaucoup de photos, qui était
même avant tout un photographe, et même iconographe pour gagner sa vie, mais également de
Raymond Depardon, pour les portraits et la patte si humaine, et puis bien sûr Jacques Pouilly pour les
ombres.

- Jacques qui ?

Demande Viviane, assise au premier rang et dévorant Egon de tous ses yeux, son petit carnet à la
main.

- Vous ne connaissez pas Jacques Pouilly ?


- Eh bien ma foi... non.
- Comment ? Cet immense photographe ? Vraiment ?!
- Ma foi, j’en connais beaucoup mais pas celui-là...

Air fautif de la Viviane. Mon Dieu...

- Mais comment pouvez-vous alors être...

Charlot a dû lui balancer un coup de godillot sous la table pour l’arrêter dans ce qui s’apprêtait à être
un lynchage d’attachée de presse jugée inculte mais à fort pouvoir de nuisance.

- Jacques Pouilly a révolutionné la photo d’après-guerre, il a démarré comme portraitiste


dans les villages où le conduisait son travail (il était photographe d’évènements du
quotidien) avant que de se lancer dans le portrait et la capture d’ombres humaines...

Personne ne dit mot. Je vois Jasper le regarder d’un air soudain curieux. Aurait-il marqué un point ?

Puis Egon nous lit ensuite le passage où il arrive en vue du mont Sinaï.

Ces hommes qui se font appeler mon père, savent-ils ce qu’est de ne pas en avoir eu un à
soi ? Eux adorent justement un homme qui n’en avait pas, ou alors deux, aucun n’étant le
sien, au sens propre du terme. Le monastère Sainte-Catherine, comme clos sur lui-même
dans la lumière du soir, me saisit au détour du chemin. De toute beauté, il ferme la porte
aux questions inutiles. Enserré dans ses montagnes de roches ocre et rouge, Il invite par
sa seule présence à oublier ce qu’est ce monde alentour, fait de désert et de guerre. Il est
là, qui nous attend, et c’est déjà bien suffisant.

Applaudissements. Tout le monde se lève.

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- Si vous voulez acheter le livre d’Egon Zink, il est en vente ici au prix de 19,99 euros...

Bêle Charlot. Je vois Olive se diriger sagement vers le présentoir et feuilleter le livre avec attention.
Jeff se jette littéralement sur Egon. On dirait un chien assoiffé.

- Monsieur, j’aime beaucoup ce que vous faites !


- Moi aussi.
- Nous sommes deux comme ça à aimer ce que nous faisons !

Jeff est hilare, mais à ses côtés, Léna est toute rouge (grosse, grosse concurrence à Marie-Rose). Egon
le regarde d’un air un peu interloqué. Viviane essaye de le prendre d’assaut, et Jasper s’est rapproché,
les canines déjà en avant.

- Qu’importe... Cette Egypte que vous prenez en photo... je l’ai rencontrée moi aussi !
- Ah bon, vous y êtes allé ?
- Non, jamais.

Egon le regarde d’un air irrité. Je sens l’agacement le gagner. D’autant plus que des personnes
attendent pour lui parler. Dont Jasper la Vipère, qui ouvre les festivités.

- Monsieur Zink, vous dites avoir été influencé par le grand écrivain voyageur et
photographe Nicolas Bouvier... pourtant tout dans votre travail nie cette influence.
- Ah bon, vous trouvez ?
- Oui. Votre travail est nombriliste, vous faites preuve de solipsisme et même
d’opportunisme... vous exploitez la misère outre-méditerranée et prenez les habitants de
ces contrées en tant que décor pour servir vos poses de pseudo-voyageur.
- Qu’est-ce qui peut vous faire dire cela ? Il n’y a pas une seule photo de moi !
- Vos mots. Votre regard. On ne voit QUE vous.
- J’ai du mal à saisir une telle haine de votre part...

C’est vrai que le Jasper porte bien son nom de vipère. Quel salopard !

- Je suis critique, Monsieur Zink, pas haineux. Si vous ne savez pas prendre la critique, en
plus de la médiocrité de votre travail, je vous conseille d’arrêter immédiatement !
- Mais....

Et sur ce, Jasper la Vipère tourne les talons. Egon le regarde, stupéfait. Jeff revient à l’assaut, un verre
de rouge à la main.

- Laissez-le dire, c’est une ordure réactionnaire... il est dépassé par le Beau et le Moderne,
c’est clair.
- J’aurais bien aimé m’expliquer quand même. On ne balance pas des choses comme ça à
quelqu’un sans le laisser s’expliquer merde !

Viviane croit bon intervenir.

- Vous pensiez vous expliquer avec ce facho ? Vous rigolez ? On ne s’explique pas avec
Staline... Il croit faire la pluie et le beau temps sur tout ce qui sort en librairie sur le sujet
du Voyage... quand en termes de voyage, il n’a jamais dû aller plus loin que la petite
ceinture !

323
Jeff s’y met aussi.

- Ce type, il a dû être maoïste tendance pétainiste en 68 !


- Si vous le dites...
- Mais oui. Je travaille au ministère de la Culture et j’ai fait 68, alors pensez, je les connais
par cœur ces pauvres types.

Egon va pour se détourner et tomber dans les bras de Viviane mais le Vieux ne le lâche pas.

- Votre père... vous l’avez retrouvé finalement ?


- C’est une métaphore, mec.
- Oh.

Le Vieux a l’air terriblement déçu.

- Vous ne le cherchiez pas vraiment ?


- Si, mais il était surtout une forme de prétexte... Comment aurais-je pu retrouver un
homme qui avait quitté la France depuis 35 ans et dont je ne connais rien ?
- C’est comme moi. Mon père, c’est un Arabe que je n’ai jamais connu.
- Ah bon.
- Enfin... c’est ce qu’on disait, car voyez-vous, très tôt, j’ai écouté aux portes. Parce que j’ai
toujours voulu Savoir... je suis un Impertinent du Savoir...
- C’est une bonne chose mais...
- Oui... j’ai toujours voulu savoir ce que si se cachait derrière mes origines... ce que tous me
taisaient dans ma famille d’un genre très sartrien... mon grand-père le pasteur, et ma
grand-mère, la femme du pasteur, vous voyez...
- Euh non, pas vraiment.
- Comme Jean-Paul, je n’avais pas de sur-moi puisque pas de père et...
- Eh bien, Jeff, je vais devoir...
- Quand ma mère s’est retrouvée enceinte, elle avait à peine 24 ans et...
- Jeff... Viens. Faut qu’on aille.
- Alors c’est pour ça que mai 68, pour moi, ça a été une délivrance... j’ai pu oser jeter à la
face de ce milieu petit-bourgeois ce que je pensais de Lui...
- Jeff, on y va...

Léna s’est saisie du bras de Jeff et parvient enfin à l’entraîner. Viviane aussitôt s’intercale.

- Oui ! Oui ! Chacun son tour ! Ah Egoooooooooooooon ! Quel talent ! Quel œil ! Quel sens
inouï de l’Observation !! Ce pisse-pâle de Jasper a vraiment de l’eau du Nil dans les yeux !
De l’étron dans l’entendement !

Egon, pas mécontent, et de se débarrasser de Jeff et de se faire flatter, est maintenant dans les bras
de Viviane de la Truelle. Elle lui a saisi l’avant-bras gauche et elle le lui malaxe.

- C’est tellement... FORT ! Quelle trouvaille que ces ombres ! Et ces imams truculents avec
leurs barbes...
- Ce sont des popes, Madame. Des prêtres orthodoxes du monastère Sainte-Catherine.
- Ah.

Léna entraîne son vieux, qui a encore un verre à la main et semble comme égaré. Elle nous salue de
loin car ils s’en vont, la pauvre, c’est ce qu’on appelle la honte. Elle nous dira plus tard que Jeff était

324
sous le choc, il a cru voir son double en Egon... Quand on voit Egon et quand on voit Jeff, c’est plus le
doute qui est permis, mais le gâtisme précoce. Ils ont marché ensuite longuement dans les rues, Jeff
ne cessant de lui parler de sa mère, de son père inconnu et quand ils sont arrivés chez elle pour passer
la nuit, le portable de Jeff a sonné. Sa femme n’était pas restée dormir chez sa sœur finalement et elle
se demandait où il était. Jeff a prétendu être sorti se faire un ciné, il s’est longuement rincé la bouche
avec de l’EludrilGé puis a sauté dans le RER.

Merveilleux.

- Alors, c’est toi la copine d’Egon ?

Ben s’est planté devant moi alors que je partais rejoindre Valentine et Olive, faisant le poireau au fond
de la pièce.

- Euh oui... si on veut.


- En tout cas, c’est avec toi qu’il couche en ce moment ?
- On peut dire ça comme ça.

Et je poursuis ma route. Ben m’attrape par le bras, je sens le regard au loin d’Egon se détourner des
poupouilles flatteuse de Viviane pour pivoter sur nous tel un radar.

- Eh ne le prends pas mal... je suis le genre cash, moi, tu vois.


- Moi aussi mais j’ai quand même un minimum de savoir-vivre, aussi.
- Allez ne m’en veux pas... je l’envie, Egon, à te voir.
- C’est rudement sympa de la part d’un de ses potes.
- Je veux dire... T’es le genre de nana qui me plait.
- C’est pas franchement réciproque là, tu vois.
- Tu chantes ?
- Pardon ?!
- Oui, tu chantes ? Je joue dans un groupe de rock, Les mandales de la Dalle... vu qu’on vit
sur la dalle de Montreuil, et que la dalle, on l’a souvent, vu comme ce milieu est pourri.
- Très poétique.
- Ouais... On fait du rock, et on cherche une chanteuse en ce moment. La nôtre a repris ses
études... de comptabilité.
- Original mais non, dommage, je ne chante pas.

Je réussis à me débarrasser de son liane-bras.

- Sinon à part ça, t’es au courant quand même ?


- Quoi ?
- Le père d’Egon, il n’est pas plus égyptien que toi et moi.

Coup au cœur. Mais je me contrôle.

- Ah bon ? Parce que moi je suis égyptienne... enfin, en partie.


- Ah bon ?
- Oui, ma mère s’appelait Néfertiti.
- Ahah... ce que je veux dire, c’est que son histoire de bâtard, c’est du pipeau.

Ben fait mine de jouer de la flûte, du pipeau plutôt donc. J’affecte l’indifférence.

325
- Ah tiens ?
- Oui, son père était un militaire... pas très clean le mec... pas le papa de rêve... note bien
que je n’ai rien contre les militaires, le mien était gendarme, sauf que mon paternel, à
moi, il s’est toujours montré super cool avec mon frère et moi... les petites bières le
samedi soir, la batterie tous les 3 les dimanches dans le garage...
- Comme c’est émouvant. Ecoute, Ben, moi non plus je n’ai rien contre les militaires mais
je n’ai rien non plus contre le fait de faire mon boulot dans cette soirée...

Mon cœur bat fort, très fort.

Je me dis que ce type sue l’envie. Il doit jouer dans un groupe de merde et se rassurer en allant
saccager la réputation de ceux de ses copains qui réussissent. Je sens le regard d’Egon braqué sur moi,
et celui des filles aussi.

Valentine et Olive qui s’avancent d’ailleurs vers moi telles de braves louves.

Le Ben est lancé, il me susurre ses horreurs et je sens voguer vers moi, en plus du poison de ses mots,
son odeur de vinasse et de sueur.

- La mère d’Egon a dû l’épouser parce qu’elle était enceinte... Egon prenait souvent des
raclées, sa mère essayait de s’interposer mais son père était quand même un beau
salopard... pas de binouzes, pas de batterie, juste le ceinturon et le manuel du bon soldat
en matière d’évasion livresque...

J’avale ma salive. Je vois Egon essayer de se défaire de Viviane tandis que Bianca repositionne les
bouquins que Marco, son vrai pote, a fait tomber par terre en voulant signaler d’un geste du bras ce
qu’il ressentait à voir le travail d’Egon (une époustouflante admiration).

Je prends une longue inspiration.

- Sincèrement Ben, je m’en fiche. Egon l’a dit, cette quête du père est un prétexte, une
métaphore... si ton esprit étroit et envieux parvient à saisir ce que cela peut signifier,
artistiquement parlant, une métaphore...

Ben ricane.

- Ouais mais en attendant il construit son mythe là-dessus, le Egon, surtout auprès des
filles... C’est quand même plus bandant de coucher avec un bâtard semi-égyptien que le
fils d’un semi-gradé violent.... non ? Je le dis sans méchanceté, Egon est mon pote mais
j’aime pas le mensonge.

Avec un pote comme toi, Ben, on comprend un peu mieux le concept n’aimer personne à l’intérieur
d’un cercle de 2 000 km. Je commence à me sentir très en colère.

- Je m’en tape. Je ne demande par leur arbre généalogique aux mecs avec qui je couche.

Ben fait mine de se frapper le front.

- Ah et puis aussi, le coup de l’appart, il a dû te le faire, pareil... Il squatte chez son ex, la
fille d’un marchand de coton fidjien qui leur a offert quand ils se sont mariés et qui...
- Je m’en fous complète...

326
- Philo, tu viens dîner avec nous ?

Valentine est devant moi et elle m’arrache à cette ordure. Je lui dis que je ne peux pas partir. Il faut
que je reste jusqu’à ce que le dernier potentiel acheteur ait quitté les lieux.

Olive bredouille.

- Je vais devoir y aller pour ma part... j’ai un cours tôt demain matin et ensuite je pars à
Strasbourg pour rencontrer des parlementaires européens et puis aussi...
- Vas-y, je comprends.

Je suis ailleurs. Son père. Un militaire. Des raclées. Squat l’appart. Magnat du pétrole. Olive s’exclame,
avec chaleur.

- C’était super, Valentine ! J’aime beaucoup les portraits que fait Egon !
- Merci, c’est sympa.
- Tu n’as pas oublié que le week-end de juillet où on part toutes les 4 à Etretat hein ?

Ajoute Valentine d’un air tendu. C’est notre week-end traditionnel de l’année mais cette année est un
peu spéciale puisque nous avons toutes un mec dans nos pénates. Enfin, pour le moment parce que
là, je vacille un peu.

- Non, non, bien sûr...


- T’as l’air bizarre.
- Rien. C’est le stress. On joue gros avec ce bouquin.
- Ah bon ?

Valentine a l’air très étonnée.

- Mais oui enfin ! C’est le premier bouquin de photos que tente Charlot ! Il en attend
beaucoup !

Je suis énervée soudain. Je voudrais rester seule. Je voudrais être seule avec Egon et lui demander si
oui ou non son père existe, s’il a pour métier militaire et pour statut civil, marié avec machin truc, née
bidule et mariée Zink.

Egon, justement, s’approche. Il vient de claquer la bise à Marco qui s’en va avec un gentil petit signe
dans ma direction. Voilà un garçon bien, je suis sûr qu’il ne raconte pas à tout le monde qu’il n’a pas
de père et qu’il travaille dans une association humanitaire et non une banque.

- Alors les filles, on débriefe déjà ?


- Oh non ! Pas du tout !

Proteste en gloussant Olive.

- Je disais justement à Philo que vos photos sont magnifiques !


- Tu, tu peux me dire tu. Sinon j’ai l’impression de basculer dans une autre génération.
- Eh bien, tes... tes portraits sont splendides. J’aurais bien acheté le livre mais ma bourse ne
tombe que dans 4 jours et comme je suis déjà presque à découvert...
- Comment ? Toi, Olive, à découvert ?

327
S’exclame Valentine. Olive rougit violemment.

- J’ai avancé l’argent des billets de train pour cet été... et puis, je suis un peu trop sortie ces
derniers temps...
- Mais il ne t’invite pas, l’ingénieur ?
- Enfin Philo, je gagne ma vie quand même !
- Saine parole ! Enfin un propos censé dans cette soirée de merde !
- Egon, bon sang !

Je suis furieuse. Quel ingrat !

- Je plaisante, mon amour, mais le Pivert qui m’a...


- Javert.
- Il m’a chauffé, je dois dire. Solipsisme, c’est quoi ce machin ?
- C’est le fait d’avoir le sentiment que seule sa propre conscience existe et que les autres
ne sont que des représentations. C’est en quelque sorte un égocentrisme dans la vision
du monde, où on se considère comme seul sujet valable.

Indique poliment Olive, à Egon... qui ne demandait aucune réponse. Olive qui ajoute aussitôt, toute
rouge.

- Ce qui n’a de fait, aucun rapport avec v... avec toi. Bien sûr.

Valentine n’en a pas l’air si persuadée. Je lui demande, un peu agressivement, ce qu’elle pense des
photos et du livre.

- Je ne suis pas très photo tu sais... mais j’aime bien.


- Tu « aimes bien » ?

Cingle Egon. Valentine rougit.

- Oui, je veux dire... c’est joliment pris, et très bien euh cadré... mais j’ai toujours un
sentiment de gêne quand je vois des étrangers euh souvent pauvres et sans défense, pris
en photo par euh des blancs... comme nous.

Egon va rugir, je le sens. Je presse son bras.

- Egon, faut retourner à la promo...

Trop tard.

- Pauvres et sans défense ? Des victimes en quelque sorte ?


- Euh non, quand même pas. Mais des gens un peu exploités...
- Exploités ? Tu sais ce que c’est l’exploitation au moins ? La VRAIE exploitation ?
- C’est quand on vous prend votre énergie, votre force de travail, vos idées contre rien...
- Eh bien se faire prendre en photo me semble assez loin de l’exploitation, tu vois.
- Oui mais... tu vas gagner de l’argent grâce à cela et eux ? ils gagneront quoi ?
- Mais putain, la vie et la relation aux autres ce n’est pas QUE gagner du fric ! Tu crois quoi ?
Que je me pointe, que je mitraille, une tape sur la joue et hop, hop, hop, je remonte dans
mon Pullman climatisé ? Tu crois que c’est ça, mon lien avec les gens ?!

328
Valentine est devenue toute rouge. Olive aussi. Mais pas pour les mêmes raisons. Olive est
affreusement gênée de ce qui est en train de se passe, elle déteste plus que tout au monde les
disputes, les cris, surtout quand cela implique des gens qu’elle aime. Merde, Valentine, tu ne pourrais
pas faire moins ta bonne sœur coco...

Valentine lève bravement le menton et répond.

- Eh bien, sans aller jusque-là, oui ! J’imagine que tu vas ensuite prendre un repos bien
mérité quand la petite vendeuse de cannettes coca sera retournée dormir dans son
bidonville... et ne me dis pas que je suis juste une tiers-mondiste bêlante, parce que
justement, la misère, je la côtoie tous les jours.
- Ah bon ? Tu fais quoi ? Directrice de léproserie ?
- Non, je suis instit.
- Ahahah ! La grande misère à ce que je vois !

Egon éclate d’un rire méprisant, merveilleuse soirée. Valentine est devenue encore plus rouge. Olive
triture la lanière de son sac à main, on croirait qu’elle va pleurer, son regard court de l’un à l’autre.
J’en ai ma claque, soudain.

- Bon, les filles, sympa d’être venues... comme je disais nulle obligation d’acheter le livre...
on se fait signe pour le week-end !
- Mais moi je l’achèterai, Philo, dès que j’aurais touché ma bourse ! Le 5 juillet ! C’est
promis !
- Tu n’es pas obligée, Livie.
- Mais enfin Philo, j’ai le droit de l’aimer quand même ! Je suis très touchée par ces
portraits ! Il est vrai que moi, la misère, je ne la connais pas... pas comme Val... ni Egon...
mais vraiment, je trouve qu’il y a beaucoup de euh... beauté... dans ces euh... photos.

Egon a déjà tourné les talons et Valentine aussi. Olive me fait la bise, l’air retourné.

- Désolée, Philo... Tu sais comment est Valentine...


- Quelle sacrée casse-couilles !
- En fait, elle n’est pas dans son état normal, Philo...
- Ah bon ? ça lui ressemble bien pourtant ce discours gauchisant...
- Sa grand-mère est entrée en réanimation, elle est dans une sorte de coma... Valentine est
très, très secouée. Quand je l’ai retrouvée à Stalingrad, elle pleurait, assise toute seule sur un
banc...
- Mince alors...

Je réponds platement, sur les chardons ardents.

- J’y vais.. je file la rattraper... Bonne fin de soirée !


- Ah toi aussi, Livie. Merci encore.

Mais j’ai comme idée que la fin de soirée ne sera pas très bonne. Egon est en train de parler avec Ben.
Je m’approche, prête à griffer.

- Ah on était justement en train de parler de toi...

Me dit Egon d’un ton tendu.

329
- Vous ne devez pas avoir grand-chose à vous dire.
- Ben me disait que tu avais accepté de chanter dans son groupe... je ne savais pas que tu
chantais.

Ni moi, que tu avais un père militaire.

- N’importe quoi ! Il est rigolo ton ami, on lui dit non, il entend oui, et si je savais chanter,
je n’irais certainement pas le faire dans ses mandales.
- Ohoh ambiance.

Glousse Ben. Je lui jette un regard noir. Egon prend un air (semi) rassuré.

- C’est donc faux ?


- Archi faux, merde !
- 137,95 euros !

Charlot aboie depuis la caisse.

- On en a vendu 7 dont un avec une large ristourne hélas... Bianca, je la retiendrai sur ton
indemnité de stage car le livre corné, c’était toi ! Tu n’as pas fait assez attention en les
installant sur la table !
- Mais Monsieur de Farcy...
- C’est comme ça que le métier rentre, ma petite ! Il doit rentrer sur tous les plans !
- Merde Charlot ! Tu ne vas pas faire ça quand même ?

J’ai bondi, trop contente d’échapper à ces deux grands amis d’enfance. Je suis tellement furieuse, et
accablée. La radinerie de Charlot est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

- Oh mais je plaisantais !

Dit Charlot sans rire. Véro intervient.

- J’ai eu des commandes en ligne... 4 quand même... et il y a une petite jeune fille qui m’a
promis d’en acheter un le 5 juillet...
- Ah mais tout ne va pas si mal !

Se réjouit Charlot.

- Tu trouves ? Merde, ce n’est pas comme ça que je vais financer mon prochain projet !

Egon a l’air tout à la fois furieux et abattu.

- Egon, il faut attendre... il n’y a jamais grand monde au lancement et le Jasper va donner
envie à tout le monde d’acheter ton livre tu vas voir...
- Tu rigoles ?
- Pas du tout ! Une mauvaise pub c’est toujours mieux que pas de pub du tout ! Et puis, tu
peux exposer en galerie aussi... ça rapporte, les galeries.
- Non, je ne peux pas.
- Comment ça ?
- J’ai refusé.
- Comment ça ?

330
Je le regarde, effarée. Egon se raidit, et laisse passer sur son visage un rictus de mépris.

- Marre de ces galeristes arrivistes et incompétents... qui se payent sur le dos de la bête et
vous exploitent comme dirait ta gauchiste de copine ! Je ne supporte plus leur arrogance,
leur mesquinerie, leur médiocrité ! Je les emmerde ! Tous !

Tout juste s’il ne brandit pas le poing. Je me sens accablée.

- Mais enfin, Egon, il faut jouer un peu le jeu... comment te vendre si tu ne passes pas par
les galeries ?
- Jouer un peu le jeu ? Faire des compromis ? Se faire sodomiser avec le sourire ? Comme
toi par cet éditeur de merde ?

C’est complet.

Je jette un coup d’œil autour de nous. Heureusement cet éditeur de merde est parti dans son bureau,
ranger ses sous. Véro fait un geste de la main l’air de dire, ohlala ça barde. Elle doit se dire que
Martinette, ce n’est finalement pas si mal...

- Bon, Egon, on reparlera de ça plus tard... il faut que la pression retombe.


- Ouais, c’est ça.

Egon donne un coup de poings dans le mur, et un cadre tombe par terre. En haussant les épaules de
façon ostensible, j’aide Bianca à ranger le « buffet »... notre jeune stagiaire s’est révélée virevoltante
toute la soirée, allant de l’un à l’autre, sans plus aucune trace de timidité et parvenant même à
échanger quelques mots avec Jasper la Vipère. Je mets les bouteilles vides dans un sac, ramasse tous
les bouts de toasts (rassis, ils datent pour certains du lancement de Une sirène nue avec son sac Dior
a disparu, de Marie-Rose) que je mets dans un autre sac. Aucun des deux bien sûr ne lève le plus petit
doigt pour m’aider.

Je pars saluer Charlot.

Il est de dos, et se retourne en sursautant quand je rentre. Il était en train de faire le code du coffre-
fort après avoir rangé la recette du jour, enfin je suppose.

- J’y vais, Charlot...


- Belle soirée, Philo.
- Ouais, si on veut.
- T’as pas trouvé ? On a quand même bien vendu !
- Bof.

Charlot laisse tomber le sourire, et la positive attitude. Il chuchote.

- T’as vu le peu de monde... merde... je pensais que les types comme ça avaient un réseau
quand même... d’où il sort cet ahuri ?
- Le terme réseau ne me semble pas vraiment adapté à Egon Zink, si tu veux mon avis.
- Je ne demande pas un grand réseau mais quand même... deux amis ! Tu te rends compte !
Et pas un seul pro !
- En même temps, c’est un peu aussi ton job, Charlot, de rameuter du monde.
- Oui mais l’un n’empêche pas l’autre. Moi j’ai drainé Hubert, Viviane, Jasper...

331
- Tu m’excuseras, Hubert est hors-jeu, il n’est pas du métier, et les deux autres, c’est moi
qui les ai drainés comme tu dis... avec d’autres qui visiblement n’ont pas trouvé le chemin
des éditions du Savoir-Lire.
- Cela remet aussi un peu en question ton travail, Philomène.
- Comment ça ?

Je le fixe, ahurie.

- Eh bien oui, question promo, ce n’est pas ça...


- Merde tu déconnes Charlot ? Tu sais combien de coups de fil j’ai passés ?
- Justement. Tu as beaucoup utilisé le téléphone, bonjour la facture, pour pas grand-chose
au final.
- Oh merde, Charlot, tu as vu tout ce que j’ai fait ? Je me suis cogné tout le bouquin à
reprendre, j’ai dû négocier et louvoyer avec Egon, et en plus, tu sais très bien que les
éditions comme les nôtres n’ont jamais personne à leur lancement !
- À qui la faute ?

Pour Charlot, la faute à qui est très claire. Et là, je craque.

- De toute façon, je vais me tirer ! Et tu verras bien alors la différence !


- Comment ça ?
- Oui, tu as bien entendu. À la rentrée, ce sera sans moi !
- Tu ne peux pas me faire ça !

Charlot est bien embêté d’un coup. Il se tord les mains.

- Après tout ce que j’ai fait pour toi...


- Non mais je rêve.
- Non, Philomène. Je t’ai accueillie alors que tu rentrais du club méd au Maroc.
- Quoi ?
- Je veux dire, tu revenais du Maroc, la fleur au fusil, et personne ne voulait de toi !
- N’importe quoi ! J’ai choisi de travailler avec toi car cela me permettait de toucher à plein
de domaines et d’être parfaitement autonome... vu que tu te reposes entièrement sur
moi.
- Tu fais du révisionnisme, Philomène.

Toc, toc. Un coup à la vitre. C’est Egon.

- Bon, j’y vais moi.

Charlot se lève avec empressement.

- Chapeau l’artiste ! Je disais à notre amie Philo, cette petite perle, que la soirée avait été
très encourageante pour la suite, je suis à peu près certain que nous avons mis dans le
mille !
- Ah bon. Il n’y avait quand même pas beaucoup de critiques ou d’attachés de presse.
- Trois c’est le nombre d’or ! Sinon, tu n’aurais pas pu discuter avec eux et les séduire
comme tu as visiblement su le faire !
- Ouais, surtout le Jasper.
- Oh lui, il faut plutôt s’inquiéter quand on lui plait ! En revanche, Viviane de la Truelle, qui
a un grand pouvoir dans le milieu, est repartie totalement conquise !
- Si tu le dis... Bon, j’y vais !

332
Regard insistant en ma direction.

- Je vais y aller aussi, Charlot...


- Pour ce que tu me disais, c’était du bluff non ?
- Non.
- Bien, bien, on en reparle...
- Oui, c’est ça.
- Et puis, tu pourras bien attendre ma retraite... dans quelque 7 ans et demi.
- Tu m’as bien regardée ?
- Non pas assez, justement. Ne me quitte pas, ma petite perle.

Et Charlot éclate d’un rire gras, tandis que je hausse les épaules. Je peux rajouter à son péché de
radinerie, celui d’ingratitude. D’ailleurs, l’autre ingrat m’attend dehors, son cuir sur le dos, et cette
merde de Ben à ses côtés.

Je sors, et nous marchons tous les trois dans un profond silence que Ben rompt.

- On dîne où ?
- Nulle part.

Je réponds, Egon me regarde d’un air surpris.

- Allez-y sans moi si vous voulez... je suis vannée.


- Allez quoi, Philo... viens !

Egon m’attrape le bras. Je me dégage, énervée.

- Je rentre me coucher, suis vannée.


- Tu es sûre ?
- Oui. Vas-y sans moi. Tu as la clé.
- Ok...

Et Egon part avec celui qui se fait appeler son pote.

J’ai la nausée, vraiment. Les lancements sont rarement une partie de plaisir mais celui-là bat tous les
records. Côté copines, mise à part la gentille Livie, je ne peux pas dire que cela a été un moment de
grande cordialité entre l’agressivité idéologique de Valentine et le pathétisme amoureux de Léna. Je
dis amoureux, faute de trouver un autre terme. Quant à Charlot, l’ingratitude et la muflerie se battent
entre elles pour la palme.

Quant à Egon... Ne serait-ce pas un membre du club des pervers narcissiques ? Car de fait, le pervers
narcissique vous dit des vérités qui changent selon la météo, l’heure ou la situation. Egon. Le pervers
narcissique ment par omission. Egon encore. Le pervers narcissique vous soutient mordicus qu’il vous
a dit blanc quand le mot noir résonne encore dans vos oreilles. Egon de même. Le pervers narcissique
est lâche, et généralement sans empathie... mais de l’empathie, Egon peut en avoir, si ce n’est pour
moi, au moins pour nos voisins du squat ou ses rencontres de voyage.

Une fois chez moi, je me laisse tomber de tout mon long, sur le canapé. Sans cesse tourne dans ma
tête cette phrase... Le père d’Egon, il n’est pas plus égyptien que toi et moi. Son père, il était militaire...
pas le plus clean des mecs mais bon...

333
ꖿꖿꖿ

Egon rentre peu de temps après. En fait de dîner, ils ont expédié un verre dans un bar, Egon a prétexté
se sentir mal, et il a filé jusqu’à chez moi. Je me sens étrangement calme. Depuis le canapé, je le
regarde, droit dans les yeux, il est assis en face, dans mon vieux fauteuil Emmaüs.

- Alors comme ça ton père est militaire ?

Egon me foudroie du regard.

- C’est quoi cette connerie ?


- C’est Ben, ton grand pote qui me l’a dit.
- Parce que tu crois à ses salades ?
- Pourquoi m’aurait-il menti ?
- Pour que tu me largues et que tu couches avec lui. Il me fait le coup chaque fois que je
suis avec une fille. Je ne voulais pas qu’il vienne mais Marco l’a invité, croyant bien faire...

Egon a l’air tellement sûr de lui. Après tout, ça pourrait se tenir. Le Ben n’avait pas l’air des plus réglos.
Je l’ai même vu partir avec un livre fauché sur la table. Il pique le livre de son pote, il pourrait bien lui
piquer sa copine, non ?

Je décide de bluffer.

- Sauf qu’il m’a montré une photo de toi, enfant... dans les 7-8 ans, avec un homme en
uniforme, te ressemblant énormément. C’était quand vous étiez voisins, m’a-t-il dit.
- Quoi ? Il t’a montré ça ?!
- Oui.
- C’est pas vrai, l’enfoiré...

Egon se prend la tête dans les mains. Sa belle tête brune pleine de merde à l’intérieur.

- Mais pourquoi Egon ? Pourquoi m’avoir menti sur ça ?


- Je voulais t’impressionner... être autre chose que ça, le fils d’un pauvre con de militaire.
- C’est ridicule, Egon, franchement.

Egon a un geste désemparé.

- Je n’ai cessé de merder avec toi... depuis le début.


- On dira difficilement le contraire.
- Comme je n’ai jamais, jamais merdé avec quelqu’un... avant.
- Voilà qui va me remonter le moral.

J’hésite entre hurler, pleurer et m’enfuir de mon appartement.

- Philomène. Je t’aime. Je n’ai jamais aimé une femme comme toi. Je, je... deviens fou sans
toi, quand on est ensemble, tout est si simple, si... évident. Si l’amour existe, il doit
ressembler à ça... non, tu ne crois pas ?

Son regard, noir, bouleversé. J’enfonce mes ongles dans le dos de ma main, ne pas flancher.

334
- Pourquoi compliques-tu tout alors avec tes mensonges ? Parce qu’en plus, le sympathique
Ben m’a appris qu’en fait d’appart loué, c’était celui de ton ex, pas le genre pauvresse
visiblement et que tu...
- N’en jette plus, Philomène.

Egon lui aussi a l’air calme. Résigné. Plus tard, il me dira, je savais bien qu’un jour, ça arriverait.

Pourquoi Egon ? Pourquoi toutes ces salades inutiles ?


- Je me sens tellement rien... Je voulais tellement être à la hauteur, ne pas être
simplement... ce que je suis. Un pauvre type, artiste paumé, fils de trouffion...
- Mais je m’en fous !

Encore un silence. Egon a l’air d’hésiter à dire quelque chose. Je reprends, au jugé.

- Pour moi, il y a autre chose... parce qu’il y a aussi ta violence, Egon. Et elle, elle vient de
loin, de très profond, je n’ai pas oublié tes mains sur mon cou, la gifle aussi...

Je suis calme, étrangement calme. Je suis très certainement en train de faire une connerie en ne
coupant pas court mais comment me résoudre à perdre un homme qui compte comme aucun homme
n’a jamais compté pour moi. Derrière cette obsession de mentir, il y a forcément quelque chose, qui
peut-être, exposée à la lumière, en définitive, nous sauvera.

- Je vais tout te dire... de moi, Philo.

Egon se lève et vient s’asseoir à côté de moi sur le divan. Je me carre à l’autre bout, je ne veux surtout
pas qu’il me touche.

- En fait... c’est ce que je pensais pouvoir te dire, un jour. Je n’y ai pas réussi...
- Ouais, parce qu’en plus du militaire, y a autre chose ? Egon, on va faire un truc : tu me
déballes tout, mais alors vraiment tout, comme ça, c’est fait.
- Je... Je n’ai pas tant que ça à déballer. C’est juste une histoire... de violence. Mon père
était très dur, très violent, physiquement comme psychologiquement. Il m’a souvent
frappé, enfant, mais ce qui m’a marqué le plus, c’est à l’adolescence, lorsqu’il s’est mis à
me traiter comme... comme une merde, littéralement.
- Comment ça ?
- J’avais commencé à me mettre à la photo, à écrire, à dessiner, « des occupations de
pédale », il disait, et avec Marco, on avait monté ce projet de voyage en Afrique, Sénégal,
Mali, Burkina Faso, Niger. Bien sûr, il était archi-contre, l’Afrique, la photo, partager la
même chambre qu’un autre garçon, parfois le lit... on partait pour s’enculer, c’était clair,
pour lui.
- Mon Dieu... ça existe encore des types comme ça au deuxième millénaire?
- Réveille-toi, Philo, il y en a plein des comme ça. Ce voyage, on l’a fait, sans son
autorisation, mais ma mère nous a soutenus, elle lui a menti, elle a prétendu que j’étais
chez sa sœur... elle savait combien ce voyage était important pour moi, en échec total au
lycée.

Egon fait une pause. Il me prend la main. Je n’ose le repousser. Un tremblement me saisit, irrésistible.
Je voudrais tant que tout soit vrai, qu’il n’y ait plus de mensonge sous le mensonge, comme ces
scorpions qu’on découvre sous chaque pierre soulevée par hasard.

335
- Les parents de Marco, eux, étaient cools... Marco était le dernier de quatre garçons, ils en
avaient vu d’autres. Quand on est rentrés, mon père m’a frappé, il avait réussi à savoir la
vérité, il m’a traité de pédé, de lopette, qu’on était juste deux petits merdeux qui ne
pensaient qu’à s’enfiler, ses propres mots. Et il a jeté toutes mes photos, toutes, de la
première à la dernière... puis il a flanqué par la fenêtre de l’immeuble mon appareil photo.
Ce jour-là, pour la première fois de ma vie, je me suis dit qu’il me haïssait et que moi aussi,
je le haïssais... que je le haïrai toute ma vie.
- Et tu es parti ?

Je sens que je fléchis. Ce n’est pas bon, Philomène, surtout que, qu’est-ce qui me prouve que cette
énième version de l’histoire égonienne est la bonne ?

- Je me suis réfugié chez Colette et Denis qui avaient tout vu, tout entendu et étaient même
intervenus.
- Ils existent donc vraiment ces deux-là ?

Egon sourit d’un air triste. Je vois que ses mains tremblent, elles aussi.

- Oui. Je ne les ai pas inventés. Je te présenterai Colette, quand tu veux... Elle pourra te
confirmer tout ça. Elle aussi a été marquée, à vie, par cette horrible soirée. On entendait
mon père hurlait « Pédé ! Espèce de sale pédé ! » dans toute la cage d’escalier...
- Et ensuite ?
- Je ne pouvais pas rester chez eux. Ils habitaient sur le même palier, c’était dangereux,
pour eux, pour moi... mon père aurait été capable du pire. Alors ils m’ont loué un studio,
dans un autre quartier que le nôtre... On était dans le 12 ème.
- Et ta mère ? Ce n’était pas dangereux pour elle ?
- Si...

Egon me regarde, d’un air étrangement calme.

- Ma mère est morte, peu de temps après. Elle s’est suicidée.

Un silence. Difficile de demander à vérifier cela.

- Je m’en veux, je m’en veux terriblement car si j’étais resté, si je n’avais pas fait ce voyage,
elle serait peut-être encore en vie.
- Tu veux dire que...
- Je ne sais pas... je ne sais pas si c’est mon père qui l’a tuée, elle s’est défenestrée, je sais
juste qu’elle avait déjà fait des tentatives de suicide quand j’étais enfant.

Un autre silence, les mots me manquent, affreusement.

- Et après ?
- Après quoi ?
- Denis et Colette t’ont installé et ensuite, tu as fait quoi ?
- Mes études... ne ris pas, Philo, j’ai fait un BTS compta car j’avais raté les Beaux-Arts.
- Un BTS compta ?
- Oui... je devais devenir rapidement autonome mais je n’ai jamais, jamais arrêté la photo.
Et dès que j’ai pu, que j’ai eu assez de fric, je suis parti en voyage.
- Tu peux le prouver ?
- Tu peux facilement le vérifier, j’ai mes books, des catalogues de galerie aussi...

336
Car on en est là, à se documenter, ma petite Philo, pour être sûre de ne pas marcher sur du faux
parquet.

- Et madame ton épouse ? Tu l’as rencontrée où ? Et quand ?


- Je l’ai rencontré à 25 ans, j’exposais dans une galerie, elle y était entrée avec une copine.
Bon, je ne vais pas te faire tout le récit, on s’est marié, on a eu Lilou, on s’est séparé. On
est divorcé depuis deux ans, maintenant.
- Et elle est donc resté avec la gosse dans l’appart acheté par Papa.
- Voilà.

Egon me serre la main, que j’ai eu le malheur de lui laisser.

- J’avais très envie d’être père, tu sais. J’avais 28 ans, quand Lilou est née, je voulais
rattraper mon enfance ratée...
- Apparemment, ça n’a pas trop fonctionné.
- Comment ça ? S’il y a bien une chose que je ne regrette pas, c’est d’être devenu père.
C’est la meilleure chose qui me soit arrivée... avec toi.
- Tu n’as pas cessé de me mentir, Egon.
- Je t’ai tout dit, maintenant, je te le jure.
- Ce n’est pas si simple, Egon...
- Je le sais bien, Philo. Mais ce que tu ne sais pas, malgré tout, intrinsèquement, c’est le mal
que m’a fait mon père... quelque part, il m’a détruit, à vie.
- Il est devenu quoi d’ailleurs ?
- J’aimerais presque te dire qu’il est mort mais non, il vit toujours... dans le même appart.
Colette, elle, a déménagé.
- Tu le vois ?
- Jamais. Pour tout te dire, ce n’est que quand je suis loin, en voyage, que je me sens bien,
libre, et libéré de lui.
- Tu fuis...
- Oui, si ce n’est que dans ma fuite, je construis. L’Egypte fantôme, n’est pas que fantôme,
non ?

Il a un sourire triste.

- Ouais...
- Et puis il y a toi. Avec toi, je me sens... moi-même, malgré tout. Donc libre.

Je suis saisie d’une intense fatigue, d’un profond accablement.

- Je suis épuisée, Egon. Il faut que je dorme, il est 1 heure du mat, je bosse demain...

Je me lève, et me dirige vers la chambre. Il va pour me suivre.

- Egon, je préfère que tu dormes sur le canapé, ce soir.


- Mais Philo...
- J’ai besoin d’être seule.

D’un bond, Egon me rejoint, il me saisit, me tourne vers lui. Je vois les larmes dans ses yeux, un
désespoir aussi, inouï, tel je n’ai jamais vu dans les yeux de personne.

337
- Philo, tu sais tout de moi, maintenant.
- Egon...
- Donne-moi l’été pour te prouver que je suis... guéri.
- Je ne sais pas, Egon. C’est trop... tout ça, c’est trop à accepter.
- Je t’aime, Philo, je ne veux pas te perdre. Je veux vivre et voyager avec toi. Donne-moi ma
chance...

Cette nuit-là, du moins, j’ai tenu bon. J’ai dormi, seule. Seule et malheureuse. Mais j’étais prise, et
bien prise, je ne pouvais plus me passer d’Egon, il était entré en moi comme j’étais entrée en lui.

338
Si maman, si
Si maman, si
Maman, si tu voyais ma vie
Je pleure comme je ris
Si maman, si
Mais mon avenir reste gris
Et mon cœur aussi
France Gall, Si Maman Si, 1977

Les copines d’abord

339
La p’tite Bill elle fait la gueule.
Elle dit qu'elle est tout le temps toute seule
Mais tout le monde vit séparé
Du monde entier.

Alain Souchon, La p’tite Bill elle est malade, 1977.

L’amour fait mal (quand il n’est pas là)


Disons-le d’emblée, je n’ai pas passé un bon été. Du tout.

Déjà, Jeff n’a pas pu se libérer pour prendre quelques jours avec moi ainsi que promis, car sa compagne
de panier avait finalement renoncé à tous ses plans pianistiques pour « profiter de tout l’été avec lui ».

On avait prévu d’aller à Marseille, eh bien, tintin, c’est tombé dans la rade de ce port que je rêvais tant
de connaitre.

Ils sont restés dans leur banlieue, à profiter de leur petit jardin (car oui, Jeff ce grand révolutionnaire,
a un petit jardin), puis, en août, ils sont partis à Athènes, carrément, Jeff y ayant conservé un couple
d’amis gauchisants, rescapés de la dictature militaire et patati et patata.

Ce qui fait qu’il n’a même pas été là pour mes 25 ans.

Je suis donc restée à Paris, à soutenir ma mère au sujet de Chiara, mon père étant parti à Milan, un
plan implant dentaire, avec sa Violette qui, horreur des horreurs, était enceinte ! Il nous avait annoncé
cela début juillet d’un air à la fois extatique et triomphal, à Chiara et à moi, alors que nous pique-
niquions aux Buttes Chaumont avec la future mère qui, enceinte d’à peine un mois et demi, se tenait
déjà la main délicatement posée sur le ventre (envie de hurler).

Je suppose qu’ayant quasi fêté ses 40 ans, ses ovaires avaient crié de panique, car avoir un enfant avec
mon père, franchement, c’était un acte de grand désespoir, je trouve.

De rage, Chiara avait jeté toutes les assiettes de chips par terre, piétiné les tomates, bazardé tout le
fromage sur la pelouse... avant que de partir en courant.

- Tu crois que c’est à cause de ça ?

M’avait demandé mon père, toujours aussi fin psychologue. Ensuite, eh bien ensuite... la descente aux
enfers, avec Chiara, avait commencé, mais j’y reviendrai plus tard.

J’ai donc fêté mes 25 ans, le 15 août, absolument seule au monde... sauf à considérer que ma mère,
assise en face de moi, dans la salle d’attente du Commissariat du 13 ème, remplissait ma vie de jeune
adulte. Les copines étaient chacune partie en vacances avec leur copain respectif, et j’avais beau me
sermonner, j’en étais affreusement jalouse.

J’assurais d’une voix calme à ma mère qu’on allait la retrouver, Chiara, mais au fond de moi, je flippais.

Je n’ai rien fait d’intéressant de tout l’été (à part, donc, soutenir ma mère jusqu’à ce qu’on retrouve
la gamine, le 22 août). J’ai lu, beaucoup marché, beaucoup essayé d’écrire, sans aucun succès,
beaucoup, beaucoup dormi aussi. Je me sentais à nouveau atrocement vide et j’essayais de ne pas
avoir de bouteilles de vin chez moi.

340
Jusqu’au 22 août, j’ai pu mettre cette errance sur le compte de la fugue de Chiara, mais après, il a bien
fallu admettre que ce vide, que ce puits sans fond de la page blanche n’avait pas d’autre origine que
moi-même.

J’ai commencé à travailler à la SPA le 5 septembre, je n’avais jamais été aussi heureuse d’entrer dans
un bureau. Mais le mardi, Luce Vapeur, ma collègue, est rentrée de congés, et j’ai vite compris que je
n’allais pas me remonter le moral à son contact.

Je suppose qu’elle est entrée à la SPA à la vingtaine, sans doute parce que la porte était restée ouverte,
et depuis, elle n’en a plus bougé, la joyeuse luciole. Elle a 30 ans de maison, elle le claironne partout,
ça et je suis déléguée syndicale CGT. Elle est petite et compacte, bien que d’un genre plutôt menu
avec des mains de poupée et des pieds taille 32. Elle appelle sa mère tous les jours à midi pile, et je
sais que la photo de la gamine sur son bureau, n’est pas sa fille mais sa nièce. Une petite grosse à l’air
terne qui fait la gueule dans son cadre posé sur le bureau.

Luce appelle aussi sa sœur, et parfois, elle tombe sur la gamine à qui elle pose des questions sagaces
sur son programme de 4ème (tu préfères l’histoire de la grande Révolution française ou celle des rois
parasites ?), puis elle demande à Lucienne, la gosse, de lui passer sa mère, c’est-à-dire sa sœur à elle,
prénommée Marie-Claire (ils aiment les prénoms lumineux dans cette famille).

Le ton change alors du tout au tout. Luce Vapeur se met à l’enguirlander à mi-voix haute (je suppose
qu’elle n’est pas contre que je suive sa conversation), comme quoi elle ne vient jamais voir leur mère
depuis Fontainebleau où elle habite égoïstement avec sa petite famille, même que c’est elle qui se
farcit de tout gérer avec « la vieille », les RV médecin, la conversation, les courses, les plantes à arroser,
les récriminations, etc, etc.

Luce, bien sûr, n’a pas de mec, ou alors elle est étrangement silencieuse à son sujet.

Tous les jours, à 12h25, Luce part déjeuner à la cantine. Elle en revient pile à 13h10. A 17h07, elle
ferme son ordinateur, range ses papiers, ses stylos, enclenche son répondeur et elle me dit,
rituellement.

- Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure. A demain, Eléna.

Luce me flanque le bourdon. Luce me fout la trouille. Luce me donne envie de m’enfuir... mais où ?
Comme je ne détient aucunement la réponse, je reste.

Heureusement, de l’autre côté du couloir, il y a Siri, une étudiante qui fait un stage pour sa fac de
lettres et doit rédiger un mémoire. Elle est en Master et veut bosser dans l’édition. Elle m’a tout de
suite dit qu’elle écrivait un roman « de style urbain » (j’ignore en quoi ça consiste) et que son jules, un
type d’au moins 35 ans, le trouvait « super prometteur ». Comme il bosse plus ou moins dans l’édition
(en fait, il écrit des articles sur des meubles je crois), elle dit avoir des contacts.

- Être publiée chez Gradimard, ce serait le rêve... c’est mon éditeur préféré !

Bien sûr, ceci n’est pas l’aspect que j’aime le plus chez Siri.

Siri est ce qu’appellerait Philo, avec un mépris appuyé, « une fille de bourges ». Pourtant, Siri ne la
ramène pas. Sa mère, originaire de Bombay, est interprète dans des secteurs plutôt commerciaux, son
père, un Versaillais, dirige une grosse boîte d’import-export en informatique. Ils ont de l’argent,
beaucoup d’argent. Siri, cependant, sait rester (à peu près) simple, elle est tellement habituée à
circuler dans différents milieux, certes généralement privilégiés mais assez artistiques et parfois

341
dérangeants, que peut-être, au fond, elle n’a pas réalisé que certains (certaines) ne sont pas comme
elle.

Je crois qu’elle n’a juste pas la sensation des différences qui existent entre elle et des filles comme
moi, par exemple. En un sens, c’est admirable, dans un autre, c’est inquiétant.

En tout cas, on s’entend bien, et cela me fait du bien de l’avoir comme collègue, et même copine, car
sur le front des petites amies, ce n’est pas ça, du tout... passons.

À la SPA, ma tâche consiste, essentiellement, à étudier les dossiers d’auteurs, publiés au moins une
fois dans leur vie par un vrai éditeur, mais généralement totalement oubliés, y compris de leur propre
éditeur, afin de voir ce que la SPA pourrait bien faire concernant leur situation économico-sociale
généralement pourrie. De fait, s’ils viennent me trouver, ce n’est pas pour m’inviter au Ritz fêter leur
prix Goncourt mais bien plutôt parce qu’ils n’ont pas pris un repas chaud depuis une semaine (ni de
douche, d’ailleurs). Je dois ensuite rédiger un rapport que je transmets à ma chef, Armelle de la
Vapotière, vingt-cinq ans de maison, cadre A +, qui décide si le dossier est recevable pour passer en
commission Aide sociale.

- Mathurin Cailloux ? Oh celui-là ! Comme il se la raconte ! Il n’a jamais publié qu’un roman
et encore, je me demande si le terme « roman » est adéquat... du balai !

Pauvre Mathurin Cailloux, recalé avant même que de passer en commission.

- Au suivant ! Vous avez quoi d’autre comme autre petit malheureux, Eléna ?

Je dois aussi décharger Luce, de certains de ses demandes de bourse d’écriture Jeunes talents, car elle
est débordée (elle en a 4 à traiter par semaine...), sachant que ce travail-là remue fatalement pas mal
de choses en moi et pas des plus agréables.

D’ailleurs, Armelle de la Vapotière a dû le flairer.

- Vous écrivez Eléna ?


- Euh non pas vraiment.
- Evidemment, vous écrivez ! Laissez-moi deviner...

Armelle de la Vapotière se recule pour m’évaluer avec un petit sourire entendu.

- Vous comptez publier le roman du siècle, être reconnue à pas même 30 ans, et écrire
toute votre vie sous les toits de Paris.
- C’est que euh...
- Vous fréquenterez les salons littéraires, on vous confiera une chronique hebdomadaire
dans un journal de gauche bien-pensant, vous passerez à la télé, vous aurez vos fans, vos
détracteurs mais enfin, vous aurez avec vous ceux qui comptent, même si ça rapporte que
pouic, les cultureux du service public... je ne me trompe pas hein ?
- Eh bien, je ne...
- Je sais, c’est un rêve, et c’est bien normal, c’est de votre âge. Qui n’a pas rêvé à cela ? Mais
ne rêvez pas trop, Eléna ! Avec plus de 660 romans à cette rentrée littéraire, je vous
conseillerais de vous préparer une porte de sortie plus réaliste...
- C’est-à-dire que...
- Bon, alors, combien de mendigots et autres traîne-savates a-t-on encore aidés au premier
semestre ? Avez-vous les chiffres ?

342
Elle est bien étrange cette Armelle de la Vapotière. On pourrait raisonnablement penser qu’elle se
contrefout des auteurs (comme de mes réponses à moi) et en même temps, je l’ai vue une fois glisser
un billet à une jeune femme d’un genre SDF qui avait publié un recueil de poésie, L’édentée vous rit
au nez, sans visiblement connaitre le succès, à en croire son caddie resté en bas, avec ses sacs
plastiques et son chien pouilleux qui avait gémi tout du long de l’entretien (de peur que sa maîtresse
ne décroche pas son aide d’urgence ?).

- Angeline Poireau, poétesse sans talent ni argent, mais toute en sensibilité, cela me fend
le cœur... Ne devenez auteur, ma petite Eléna, que si vous en avez les moyens !

ꖿꖿꖿ

Le vendredi, le premier de mon nouveau job car oui, j’étais à 80 %, Jeff est venu avec des nems et du
rosé. Il m’a à peine embrassée et s’est tout de suite assis d’un air cérémonieux à ma table de cuisine.

- Léna, il faut qu’on parle.

J’ai eu un coup au cœur. Il allait me larguer avant que je ne le largue, lui, plus tard, lorsque euh je
serais prête.

- Je veux qu’on parle avenir...

Il voulait en fait causer de mon avenir à moi, pas du nôtre. Toujours sa lubie de fac en socio, sinon la
psycho, à la rigueur la philo, mais pas de lettres, surtout pas, c’était tellement bourgeois (allez
comprendre pourquoi).

- Est-ce que tu as retiré le dossier d’inscription ?


- Est-ce que tu as rédigé ta lettre de motivation ?
- Est-ce que tu as lu le livre que je t’ai passé, Aller loin avec presque rien, le manifeste des
anciens de 68 de Bretigny-sur-Orge ?
- Est-ce que...

Ensuite, ah enfin tout de même, il s’est penché vers moi pour m’embrasser et nous avons effectué un
transfert de la table de cuisine à mon lit, pas même refait (Léna, tu pourrais au moins faire ton lit le
matin, ça fait souillon).

Il a posé ses mains sur mon ventre nu, et je me suis cabrée pour qu’elles descendent plus bas et me
caressent avant qu’il ne me pénètre. J’ai joui tout bien comme il faut mais j’ai eu l’impression qu’il
avait la tête ailleurs, c’est bien simple, il ne m’a même pas posé la question rituelle.

- Tu as joui ? Ne me mens pas !

Il est reparti vers 17 heures 30 après s’être lavé les dents à grand renfort de dentifrice pour que
Madame ne sente rien (ni rosé, ni nems ni Léna). Quand la porte a claqué, cela m’a un peu soulagée.
Il m’agaçait avec ses licences socio, ses lettres de motivation et c’est aller loin, qui ne veut rien dire
quand on y pense puisqu’au loin, il n’y a jamais qu’un trou dans le sol.

Je me suis remise, en culotte, à ma table d’écriture. Il faisait super chaud, en ce mois de septembre,
mes cuisses collaient au bois de ma chaise et je transpirais à grosses gouttes.

Mon grand roman La mécanique de la vie était en attente, station pôle nord. Je me suis sentie vide,
vide comme cela ne m’était jamais arrivé après avoir vu Jeff. J’ai envoyé des SMS à Val, Philo, et Livie,
mais aucune des trois petites amies n’était libre pour sortir avec moi, ce soir-là, j’ai senti l’angoisse
monter en moi.

343
La bonne angoisse d’être toute seule, pire, de n’y être pour personne.

J’ai refermé mon ordinateur et je suis sortie marcher, j’ai fait trois fois le tour du Père Lachaise. Je suis
rentrée à la nuit tombée, j’ai fini le rosé et me suis couchée, triste et seule comme le chien d’Angeline
Poireau.

ꖿꖿꖿ

Valentine a donc emménagé avec Gaétan et file le parfait amour avec cet homme (supposément) de
droite. Du moins je le suppose car elle ne s’épanche plus. Il y a de grands silences dans nos
conversations quand par hasard nous arrivons à nous voir.

Sa sœur Judith habite dans son studio à la Butte-aux-cailles (« cela me rassure, c’est comme si j’y étais
encore ») car Judith s’est fait plaquer par son quasi-mari la quasi-veille de son mariage qu’elle
organisait assidûment depuis plus d’un an, à croire qu’elle montait une start-up.

Guigui lui a d’abord servi l’inénarrable « j’ai besoin de prendre un peu de recul », phase qui a duré à
peu près un mois, puis est venu l’autre inénarrable « tu es trop bien pour moi », suivi de « il vaut mieux
pour toi que l’on se sépare ». Sur ce, il a pris sa valise et est rentré chez ses parents, c’est son frère
aîné qui est venu chercher le reste de ses affaires quand Judith était partie en Bretagne, essayer de
récupérer une partie de la somme engagée dans le château loué pour leur mariage.

La classe, sur toute la ligne.

Bon, à dire vrai, Valentine semble plus accablée à ce sujet que Judith qui, passée une période assez
noire (dix jours), a décrété que ce « connard » avait bien fait de prendre les devants. Il était mou de
partout, et pas qu’au lit (dixit).

Depuis, Judith habite donc le studio de Valentine quand Guilhem est retourné chez ses parents où il
« souffre beaucoup ». Il ne se remet pas de cet échec et a plongé dans une profonde dépression... Ce
qui est un peu le monde à l’envers quand on y songe.

Judith sort beaucoup, a encore embelli, se fait draguer par tous les hommes de Paris (ou presque) et
elle est en train de découvrir le Sexe. Car avec Guilhem, ce n’était visiblement pas la chose la plus
réussie qu’il lui ait apportée dans sa dot. Ses pâtes à la carbonara, excellentes, sa cave à vin,
impeccable, mais le sexe, alors là non, dans le genre tacatac, merci le petit lapin.

- Tu te rends compte ? Juju m’a avoué en plus que ça faisait au moins un mois qu’ils
n’avaient rien fait ensemble... c’est fou quand même ! Un mois sans faire l’amour ! Tu te
rends compte ?!

En même temps, un mois ça n’est pas tant que ça non ?

Pour sa part, Olive vit collée à son Romain ou presque. Elle au moins m’appelle toutes les semaines,
comme si j’étais une sorte d’aïeule, je lui brode (assez mesquinement) une magnifique amitié avec Siri
alors que si je l’aime bien, Siri, je ne m’en sens guère proche (c’est une Rolls Royce, je suis une
pétrolette).

Avec Olive, on arrive encore à se voir, pour un verre, voire un ciné (en général un film asiatique), mais
je sens bien qu’elle n’a qu’une hâte, retrouver son Romain chéri.

Je rentre alors seule, sur mon vélo qui grince en pensant fort, fort à Angéline Pinson.

344
Olive a enfin annoncé à ses parents et à Babar, qu’elle allait partir au Japon. Sa mère a pleuré (bien
sûr), son père a tempêté puis s’est calmé, Babar de même. Non là je rigole, il lui a fait une scène
terrible, digne d’une rupture amoureuse, Olive nous a raconté cela en pleurant et en riant à moitié, la
rare fois où nous étions réunies toutes les 4, fin septembre pour fêter mes 25 ans.

On était à notre resto vietnamien préféré, assises à une belle table ronde sur laquelle un pichet couleur
rose électrique reposait, rapidement descendu (essentiellement par moi).

- Babar a tapé du poing sur la table, et il m’a agité son agenda sous le nez en me braillant,
« Vous aviez promis de soutenir votre thèse le 27 juin prochain ! Vous êtes une menteuse !
».

En un beau chœur de femmes amies, nous avons vociféré.

- Mais pas du tout, tu n’avais rien promis !


- Il t’avait forcé la main, merde !
- Comment ose-t-il te traiter de menteuse, le pachyderme !
- Je sais mais il était persuadé que c’était accepté et que je tiendrais les délais...

Nous avons longuement travaillé à déculpabiliser Olive et à lui montrer combien la vie qui s’offrait à
elle allait être belle et constructive. J’ai eu un infime et méchant pincement au cœur... l’impression
d’être une smicarde en train de remonter le moral d’une milliardaire.

J’ai dû repenser de toutes mes forces à la si évidente gentillesse d’Olive pour parvenir à articuler, avec
les deux autres, des paroles positives et rassurantes.

- Une fois partie, tout ça te semblera si anecdotique...


- Tout ira bien, c’est une tellement belle opportunité !
- Tu fais bien d’y aller... Veinarde !

Ça, c’était moi.

On s’est quittées vers 23 h 00, du jamais vu chez les petites amies qui, lors des cérémonies
d’anniversaire, rentraient toujours à pas d’heure. Au dessert, elles m’ont offert un laguiole (Philo,
souvenir d’Aubrac avec son gros Ego), un bol breton avec mon nom (souvenir de Bretagne de Val, avec
son Droitiste de gauche) et Olive, un beau livre de photos sur la Méditerranée (souvenir des Calanques,
d’avec son Rominet).

Je les ai remerciées, non vraiment, fallait pas, mais elles mettaient déjà leurs vestes pour retrouver
leurs amoureux.

Je suis rentrée seule, chez moi, à pied (mon vélo était à nouveau crevé). Le cœur lourd, lestée d’une
certaine déprime dans l’arrière-âme. La soirée avait été agréable, certes, rigolote à certains moments,
mais il y manquait quelque chose. Et pas d’un genre infime, le quelque chose, mais plutôt gros, façon
Babar dans un couloir.

Il nous manquait, nous, quand nous étions nous.

Il est vrai que jamais cette configuration, trois en couple, et une seule toute seule, du moins en semi-
couple, n’avait été observée. C’était peut-être dû à cela ? Si ne serait-ce qu’une redevenait célibataire
ou si moi je me mettais en couple pour de vrai, peut-être qu’alors, on se retrouverait ?

Je n’en étais vraiment pas sûre. Le mal me paraissait plus profond... Nous nous éloignions, par touches,
ou plutôt elles s’éloignaient, car elles avançaient, dans la vie, et moi, je piétinais, je restais toujours à

345
la même place, tapis roulant bloqué en position stop. Depuis la rentrée aussi, je me rendais compte
aussi d’un truc : l’effet Jeff n’existait plus. J’étais contente de l’avoir, pour le sexe, c’était toujours une
forme de compagnie et de réconfort mais c’était bien tout. Il ne me comblait plus en rien.

Jeff me barbait même, désormais.

Côté Olive, en tout cas, les dés semblaient jetés. Romain partirait début janvier à Tokyo, elle le
rejoindrait fin février ou début mars pour une rentrée début avril. Elle partait pour un cursus d’un an,
à l’université de Sophia, en sciences politiques avec un mémoire, à rédiger en plus de sa thèse, sur la
non-intégration asiatique (pour dire vite). Elle s’était mise au japonais, avec une méthode offerte par
son chéri, ils s’y exerçaient ensemble et j’avoue ne pas avoir ri autant depuis longtemps qu’en assistant
à leur leçon.

- O-namaé wa ?
- Euh... attends...
- Chotto matté...
- Quoi ? Choko malté quoi ?
- Romain, « chotto matté », ça veut dire « attends un peu »...
- Ah oui merde c’est vrai et euh, c’était quoi la question déjà ?
- O-namaé wa ?
- Ah oui ! Romain.
- Fais une phrase ! Et rajoute « enchanté »...
- Pourquoi ça ?
- Parce que c’est ce qu’on dit quand on rencontre quelqu’un.
- Ah ouais merde... euh comment on dit déjà...
- Quoi ?
- Je ne sais plus... attends un peu...
- Chotto maté !

Je ne peux m’empêcher de m’immiscer.

- Léna, n’interviens pas, déjà qu’il a du mal.


- Scuze...

Merde, si je ne peux même pas participer un peu.

- Romain, tu devais te présenter avec une belle phrase... On dit comment ?


- Chais pas. J’ai oublié.

Olive lève les yeux au ciel.

- Watashi wa Romain desu. Hajimemashité !


- Quoi ? Tout ça juste pour donner son putain de nom ?!

Olive a pris un air outré.

- Romain, ne dis pas de gros mots, les Japonais n’en disent aucun... Ils sont très raffinés.
- Pas un seul ? Jamais ?
- Non, jamais.
- Mais qu’est-ce que c’est que ces coincés du cul ?
- Mon Dieu Romain, tu es sûr de vouloir partir vivre là-bas ?
- Hai ! Hai ! Si c’est avec toi !

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Et là, ça m’a fait beaucoup moins rire car il l’a prise dans ses bras et s’est mis à l’embrasser comme si
j’étais un porte-manteau (ou l’assistante linguistique en japonais) dans le café où je les avais retrouvés
avant d’aller voir avec eux un film japonais (La vengeance du sushi ou un truc comme ça).

J’ai poliment refusé de me joindre à eux. Il est peu de dire que je me sentais de trop. Olive n’a d’ailleurs
pas insisté plus que ça pour que je vienne.

En fin de semaine, j’ai vu Valentine. En coup de vent. Elle était stressée car elle sortait d’un rendez-
vous avec des parents, assez toxiques, et n’avait que 15 minutes à m’accorder avant de retrouver
Gaétan pour un théâtre. Elle n’avait que des cons, cette année, des pauvres pas sympas, des riches
odieux et des bobos tartes, sans compter des enfants à peu près tous dysfonctionnels. J’ai dû pendant
20 minutes écouter son lamento sur le thème de « Il faudrait d’abord éduquer les parents avant même
de penser enseigner à leurs enfants... », j’étais pour parler un peu de moi, quand elle a soudain
regardé sa montre et m’a demandé.

- Léna, ma poule, je vais devoir y aller... ça te dit si on se voit dimanche ?


- Ben pourquoi pas demain, samedi ? Je ferai bien un truc samedi soir tiens...
- Ben c’est-à-dire que...

Ok, compris, demain, samedi soir, chasse gardée, réservée, julos chéri, etc.

- On dîne chez des amis à Gaétan, un couple très sympa... Elle te plairait j’en suis sûre ! Lui
est hélas DRH mais elle, elle bosse dans la presse pour enfants, elle est dessinatrice.
- Ah ouais, j’imagine.

Aucune fille en couple, avec un chouette job à la clé qui plus est, ne me plait beaucoup en ce moment
ma chérie.

- Je peux peut-être demander si tu peux venir...


- Non, non, t’inquiète, ça ira très bien.
- Tu es sûre ?
- Mais oui.

Elle a eu un air soulagé et s’est bien gardée de s’enquérir sur la façon dont j’allais bien pouvoir survivre
à cet énième samedi soir seule. Je n’avais même pas vraiment vu Jeff ce vendredi, ou si peu... Monsieur
avait trop de travail, il préparait l’introduction orale au colloque à venir (dans un an) consacré à la
lecture chez les jeunes (qui ne lisaient pas).

D’une certaine façon, ça m’avait évité de parler de mes études en socio et de ma future carrière dans
les RH... On avait juste pris un café à la pause de midi, aux Tuileries, et il m’avait expliqué en long et
en large la politique du livre à mettre en place pour que les jeunes lisent des romans classiques et
chiants.

Moi j’avais plutôt envie qu’il m’embrasse et qu’il me prenne dans ses bras, cela m’aurait rassurée sur
moi, sur nous. Ce qu’il a fait, enfin, à 14 heures 12 alors que je n’y croyais plus, me suggérant ensuite
de rentrer promptement chez moi afin d’envoyer enfin mon dossier d’inscription à la fac de socio.

Ce que je n’ai pas fait, bien entendu.

Quant à Philomène... Je dois dire que nous nous sommes disputées et que je ne la vois plus. Cela m’a
fait rudement mal au cœur et je ne m’en remets pas même si, bien sûr, tous les torts sont de son côté
(ou presque).

C’est de cela dont je voulais parler à Val, mais tant pis, il faudra que j’attende dimanche.

347
Alors que nous prenions un verre en terrasse dans mon quartier, un soir de début octobre encore bien
chaud, et qu’on parlait de tout et de rien (surtout de rien), elle m’a demandé si j’avais enfin « mis fin
à cette relation ».

- De quoi tu parles ?
- Ben de ton histoire avec ce vieux.

Je l’ai regardée d’un air que j’espérais savamment étonné et dégagé.

- Ben non, pourquoi faire ?


- Ben pour passer à autre chose, patate.
- Ça me va très bien comme ça.

De plus en plus faux, en fait. Depuis la rentrée, j’avais envie de faire l’amour avec lui plutôt que de
parler quand lui, ne souhaitait plus que parler avec moi et nullement forniquer. À croire que nous
avions échangé nos stéréotypes de genres. Avec lui, ce n’était pas la chair que je trouvais sans issue
mais la conversation.

- Merde, Léna, tu piétines là.


- Peut-être mais au moins, Jeff ne me balance pas des tartes, lui.

Ce n’est pas vrai que j’avais osé dire ça ! Malheureuse kamikaze ! Elle m’a jeté un de ses regards les
plus carbonisateurs. Je suis devenue rouge comme la nappe, et j’ai plongé un nez honteux dans mon
verre.

- Scuze moi...
- Egon ne me « balance pas des tartes », pour reprendre tes mots, il est tout à fait
apprivoisé, maintenant, si cela peut te rassurer...

Je dois dire que je lui trouvais un air fatigué, à Philomène, sur les nerfs. Elle avait parlé haut et fort en
tout début de soirée (salut ! ça va ? T’as bonne mine !! Top chouette ton petit pull marine, tu l’as
trouvé au fond de la piscine ? Ahahaha !) avant que de redescendre un peu. À 20 heures 04, elle avait
déjà fumé quasiment tout un paquet de clopes, et avait rembarré le malheureux serveur d’un air
féroce quand il lui avait demandé, la belle demoiselle, elle ne voudrait pas une petite rondelle dans
son gin cannelle ?

- Tu sais où tu peux te la mettre ta rondelle ?

Je l’avais piteusement excusée auprès du garçon, très choqué (on ne m’a jamais parlé ainsi en dix mois
de métier), en lui disant que « mon amie était extrêmement stressée en ce moment », ce qui avait
bien entendu déplu à l’amie en question.

- De quoi tu te mêles ? J’assume mon impolitesse !

Elle avait admis, ensuite, qu’elle avait « un peu » abusé, et mis ça sur le compte du stress généré par
la soirée de lancement de La vérité sur mes HAINES, de la Hyène Martine où des militants d’extrême
gauche avaient déferlé dans les locaux d’un Charlot, très choqué.

- Je n’avais encore jamais vu, de mes 57 ans de vie, un militant d’extrême-gauche d’aussi près...
c’était terrifiant !

Ils avaient surtout poussé beaucoup de cris et dévoré les petits fours en lapant le champagne en
promo avant que de se tirer en criant Le fascisme ne passera pas ! alors que la Martinette,
courageusement cachée derrière Charlot, égrenait son chapelet (je brode). Véro était en arrêt-maladie

348
(la petite vérole, ou quelque chose comme ça) mais la petite stagiaire Bianca s’était révélée
étrangement taillée pour la lutte. Elle avait vaillamment repoussé les assaillants de sa petite voix, nous
sommes en démocratie, chacun peut écrire ce qu’il veut, dans le respect de la Loi, ce que notre auteur
fait !

Du coup, Philomène avait dans la foulée donné sa démission. Elle avait néanmoins accepté de rester
jusqu’à la fin de l’année, Charlot ne désespérant pas de la faire changer d’avis d’ici là. Il était même
allé jusqu’à augmenter son salaire de 10 euros 22.

Mais surtout, surtout, vraie cause de son humeur agressive, le bouquin d’Egon était un flop, elle ne
s’en remettait pas, et quelque part, je dois dire que ça me faisait mesquinement plaisir.

- Tu te rends compte ? On en a vendu 62 à tout casser alors que merde, c’est vraiment un
bouquin magnifique.
- Ouais...
- Je sais que tu n’aimes pas Egon mais avoue que son bouquin est beau.
- Je ne suis pas trop photo moi comme tu sais...
- Arrête ! Tu as des tas de bouquins de photos chez toi !

Oui mais pas d’Egon l’Arrogant.

- Ça date de quand j’étais jeune... au lycée... maintenant, ça ne m’intéresse plus trop.


- Franchement, Léna, tu me gonfles !
- Désolée.
- Tu ne fais aucun effort !
- Toi non plus... d’une certaine façon.
- Tu es fermée ! À tout !
- Mais enfin, Philo, depuis quand je suis obligée d’aimer ce que tu publies ?
- Mais ce livre, merde, il est BEAU ! On a tellement bossé dessus, tellement mis de nous...
enfin lui surtout...
- Ouais c’est sûr, c’est pas très juste.

J’ai condescendu à lâcher.

Je ne savais pas si Egon, pour faire passer son échec littéraire, s’était remis à la battre en tout cas je
ne la trouvais pas très en forme. Et je dois dire que ça me rassurait, d’une certaine façon. Ça m’aurait
fort emmerdée qu’elle vive heureuse en amour en m’administrant des leçons de morale existentielle...
même si je ne voulais pas non plus qu’elle finisse battue à mort par ce connard.

Contradiction dialectique comme aurait dit le Jeff.

On a ensuite parlé de choses et d’autres, et Philo m’a demandé où j’en étais question écriture ce qui
m’a aussitôt tendue. Ce qui était fou, c’est que si on ne m’en parlait pas, je le prenais mal, et si on
m’en parlait, je le prenais mal aussi. J’avais l’impression que la personne me posait la question juste
poliment, sans y croire, comme on demande à un chômeur s’il a trouvé une piste de boulot.

Avec une certaine réticence, je lui ai parlé de La mécanique de la vie, sentant bien que je tendais le
bâton pour me faire battre. Arrêter tout, ne plus rien faire, voir si quelque chose se passait quand
même, différents lieux d’expérience, parc, bibliothèque, piscine. J’avais l’impression de passer l’oral
de français, un oral que j’aurais mal préparé et pour lequel je n’étais visiblement pas au niveau.

Philo a observé un long silence, on pouvait entendre la danse des glaçons dans son verre. Enfin, elle a
émis son verdict.

349
- Je crains que tu ne considères justement la vie, ta vie, comme... une fiction.
- Euh là, Philo, je te parle d’un roman, une fiction donc. Pas de ma vie.
- Cette fiction, justement, c’est ce que tu fais de ta vie.
- Euh, excuse-moi, j’ai un boulot, un mec, des copines... ce qui n’est pas le cas de euh Brune,
dans mon livre.
- Tu te planques, Léna, tu te planques et tu te plantes...
- Joli ! J’essaierai de la ressortir celle-là.

Ma tension était montée d’au moins 20 crans. Je me demandais si tous les écrivains, le genre qui
poussaient la porte de la SPA, avaient à affronter ce genre de critique stupide, comme quoi ils se
planquaient derrière leurs écrits. Les autres, ceux qui avaient réussi, n’avaient évidemment pas à vivre
ce problème-là. On les en aurait même plutôt félicités.

- Tu attends encore et toujours que ta vie démarre. Mais personne ne va en tourner la clé,
de ta vie, pour la faire démarrer... personne, à part toi.
- Mais je vis, merde !
- Tu végètes.
- Et je t’emmerde.

Philo a bu son verre, qu’elle a ensuite fait claquer sur la table.

- Ma chérie, je vais te laisser. Il y a de mauvaises ondes entre nous. J’admets que ta situation
n’est pas facile. Tu as un boulot de merde, un vieil amant fatalement peu trémoussant, et
aucune perspective réjouissante d’avenir. J’ajouterai que ton petit côté dépressif parfois
cocasse, certes, me saoule désormais bien plus que ce gin cannelle que je viens de finir. Il
vaut mieux qu’on prenne nos distances, au moins durant quelques temps... Ciao !

Et sur ce, elle s’est levée et tirée, carrément.

Sa longue silhouette, son dos étroit, sa sacoche, battant furieusement contre sa hanche, et ses
cheveux en pétard (oh tous les regards des hommes sur elle.). Elle s’est tirée sans même payer son
foutu gin cannelle, un parfum prétentieux pour une fille arrogante.

J’ai ressenti un violent coup au cœur, et de la honte aussi (tout le monde nous regardait), et de la
colère, violente, et puis, très vite, cela s’est mû en un sentiment de vide avec une terrible tristesse, un
cafard monstre s’est emparé de moi.

Je me suis sentie terriblement seule.

Le garçon précédemment rabroué m’a alors apporté l’addition d’un air onctueux (cette nana était
vraiment une mal baisée y compris avec ses copines).

J’ai payé et je suis rentrée à pied depuis la rue Oberkampf où nous nous étions retrouvées, pas très
loin de chez moi.

Philomène me courrait sur le haricot depuis plusieurs mois mais je la connaissais depuis près de dix
ans, et jamais je n’aurais imaginé qu’elle disparaisse de ma vie car je suis sûre, elle en avait disparu. Je
le sentais, intensément. Nous avions partagé beaucoup. Quelques clopes, d’abord, des tas de livres,
ensuite, des fous rires et des coups de gueule, elle m’avait emmenée danser dans des endroits que je
n’aurais même jamais imaginés, un toit d’usine, une salle des catacombes, une remise de cimetière,
elle avait mis un peu de folie dans ma folie à moi qui était tout de même d’un genre plutôt morose,
alimentée par une peur indéfinissable du réel comme d’une certaine convoitise timorée à son sujet.

350
Contradiction dialectique, encore une fois.

Longtemps, Philo avait été ma part de réel, à moi, et nous avions, en terminale et au début de notre
vie d’adulte, trouvé un certain équilibre puisque n’est-ce pas, mon côté dépressif parfois cocasse, lui
plaisait visiblement alors.

Je lui avais fait découvrir certains auteurs, certains films, certaines amies (euh je ne savais plus trop
lesquelles). Je l’avais aussi fait rire, elle aimait mon esprit d’à-propos, qu’elle disait, et elle avait
sincèrement apprécié mes trois seules nouvelles à ce jour publiées. Je la connaissais assez bien pour
savoir qu’elle ne mentait pas, ce n’était pas son genre. Elle me disait que mon grain noir y était la
meilleure des levures.

Mais plus dans le cadre de notre amitié, apparemment.

Sa réaction était néanmoins disproportionnée. Quelque chose n’allait sans doute pas chez elle, dans
sa vie plutôt que dans la mienne. Et je lui servais sans doute de prétexte (mais oui), pour se défouler,
pour se déchaîner ainsi sur moi. Et en mettant fin à notre amitié, elle exorcisait certainement cette
autre fin qu’elle n’arrivait pas à accomplir.

Quitter ce gros connard d’Egon.

J’ai essayé d’expliquer cela à Valentine le lendemain, où par miracle j’avais eu droit à prendre une
bière avec elle, mais elle avait l’air ailleurs, une fois encore.

- Léna, je crois surtout que ce n’est pas facile de renoncer à certains idéaux dans la vie
réelle.
- Hein ? C’est quoi le rapport ?
- Quand tu es avec quelqu’un que tu aimes... enfin, du moins avec qui c’est sérieux... il est
difficile d’admettre que certains des aspects de sa personnalité ne coïncident pas avec ce
que tu attendais... de ton copain.
- Mais enfin Val, ça n’a rien à voir ! Ce type est un sale type, un mec violent !

Valentine m’a regardée d’un air indéfinissable. Elle a consulté son portable, ça m’a gonflée, je me
suis dit qu’en plus d’habiter avec elle, Gaétan ne lui envoyait quand même pas des messages toute
la sainte journée non ? Merde à la fin, elles étaient où les femmes libres ? Elles étaient où les
copines d’antan qui étaient là à 100 % quand elles étaient avec vous ?!

Valentine a soupiré.

- Tu crois qu’il a remis ça ?


- Je ne sais pas mais elle n’avait pas l’air en forme.
- Tu as noté des coups ? des bleus ? une lèvre fendue ? une claudication ?

Ohlala on se calme, on n’est pas non plus à Urgence femmes battues.

- Non, juste une humeur de merde. Elle n’était vraiment pas agréable, je te jure.
- Tu ne l’es pas toujours non plus, Léna...
- Quoi ?!
- Je veux dire... avec Philo, tu peux être agressive... parfois.
- Pas plus qu’elle !
- Bon, passons...

Elle m’a ensuite redit qu’elle avait vraiment une classe pourrie, cette année, à l’en croire, que des
petits caïds, des enfants rois déviants et des gamines perverses.

351
- Je suis extrêmement découragée par cette classe tu sais Léna.
- Tu ne peux pas en changer ?
- Léna, tu sais bien que cela ne marche pas comme ça !

Regard contenant à grand peine son exaspération.

- Envoie-les chez la Dirlote !


- Ce n’est pas la solution miracle.
- Mets-toi en arrêt-maladie alors.
- Ce n’est certainement pas mon genre !

Oh et puis zut, démerde-toi.

On s’est fait la bise, un peu froidement, et elle est repartie. Il était 22 heures 10 et j’ai réalisé que son
chéri allait sans doute rentrer du golf ou du dada ou du je ne sais quoi vers 22 heures 30.

J’étais la seule à être toute seule. Sur tous les fronts.

Alors, à propos de pinard, j’ai fini la bouteille qui restait chez moi. Je me suis couchée un peu bourrée,
encore une bien chouette journée tiens, je me suis dit, et demain, histoire de délirer encore un peu
plus, j’allais visiter sœur Sourire dans son HP, j’ai nommé Mademoiselle Chiara Lazzaro.

Haut les cœurs.

ꖿꖿꖿ

Chiara, suite à sa fugue, a été placée dans une clinique psychiatrique en banlieue parisienne. Après
des jours d’angoisse, que je préfère vraiment ne pas me remémorer, on l’avait en effet retrouvée à
Marseille, dans un état proche de la totale dénutrition, errant dans le quartier du Panier, tout ça parce
que cette courge m’avait entendue parler de cette ville où je pensais me rendre « avec un ami ».

Elle s’était alors mis en tête de s’y rendre, sans penser plus loin que cela, Eulalie lui servant de
couverture au départ (Oui, Chiara dort bien chez moi, oui, Chiara dort encore ce soir chez moi, oui,
oui, ce soir aussi...), jusqu’à ce que, assez rapidement, ma mère débarque chez Eulalie pour découvrir
que de Chiara, il n’y en avait pas.

Eulalie aussi, censée être elle-même haut potentiel, n’avait pas pensé à cela, à savoir que ma mère
finirait par avoir des doutes. Franchement, je me demandais à quoi cela servait à ces deux-là d’avoir
un gros QI dans la vie.

Nous avions passé, ma mère surtout, des jours d’angoisse à se demander ce qu’était devenue Chiara.
Je vous ferai grâce de tous les délires macabres de ma mère, alimentés par Internet (une ado que l’on
ne retrouve pas dans les trois jours, est une ado morte, découpée en petits morceaux, etc). Mon père
avait condescendu à écouter son voyage (et son plan implant dentaire) à Milan, râlant que cela
occasionnait un stress pour Violette, enceinte désormais de deux mois et 12 jours (purée, il les
comptait !), alors qu’il soit à Paris ou à Milan, il ne voyait pas bien ce que cela changeait.

Heureusement, lorsque nous l’avions enfin revu, mon père avait semblé fort angoissé pour sa fille
cadette même s’il était sûr et certain, éternel optimiste qu’il était, qu’on la retrouverait rapidement,
ce qui s’est avéré juste, je dois bien l’admettre.

Ma sœur vit désormais dans une clinique spécialisée, entourée par des gens archi bienveillants qui
recueillent avec dévotion le moindre de ses dires et délires, des personnes qui voient dans son mauvais
caractère, des symptômes, et dans ses crises, des appels au secours.

352
On la prend enfin au sérieux et je crois pouvoir affirmer que cela lui plait bien, à la frangine.

Elle ne va plus au collège, fait du dessin, suit des séances de sophrologie, participe à un groupe de
parole où l’on a même droit de se taire, c’est considéré tout aussi parlant et mirifique que les perles
que les participent y débitent (je ne me suis jamais aimée, j’ai toujours su que j’étais différente, à
l’école maternelle, déjà, je voyais bien que cela n’allait pas). Je ne suis pas jalouse, certainement pas,
mais ça m’agace quand même vachement.

J’aimerais bien bénéficier, moi aussi, d’un tel niveau d’écoute (malgré mon petit QI).

Quand j’y vais, je croise des filles comme elle. Maigres comme des rescapées de camps de
concentration, os de verre et regard transparent, silhouettes furtives de jeunes gens, marchant collées
aux murs, l’œil fuyant, mais aussi des filles à l’air parfaitement normales qui rient, vautrées dans des
fauteuils, comme si c’était le dernier salon où l’on cause. Quand on rentre de promenade, dans le
jardin, Chiara leur fait parfois un petit signe de la main, discret, avec un sourire de connivence.

Ces sourires entre elle et elles, comme complices de quelque chose. Elles Seules contre Tous... contre
Nous, les supposés bien portants ? Mais je suis mal portante, je ne me porte pas plus que je ne me
supporte ! Eh les jeunes, je suis comme vous !

- Arrête de les regarder comme ça, ce sont juste des filles que je connais.

M’enguirlande ma petite sœur.

Chiara s’est trimballée au début avec une poche sous son sweat, reliée à elle par des tuyaux enfoncés
dans le nez, le gros tarbouif de notre papa auquel j’ai échappé. Son poids était tellement bas, c’était
miraculeux que son cœur n’ait pas lâché, avait glissé un médecin à ma pauvre mère, archi
décomposée. Chiara avait en effet été retrouvée entre la vie et la mort, trois semaines sans presque
rien manger et à peine boire, où la maladie psychique le disputait à l’indigence financière et à l’éthique
(je n’allais quand même pas voler de la nourriture agro-industrielle).

J’avais alors bien du mal à la regarder, elle, et son tuyau, et ses yeux comme morts.

Ses yeux à Chiara sont aujourd’hui toujours d’un genre absent mais d’une absence plus... paisible. Ils
ne passent plus à travers moi bien qu’ils ne soient pas non plus fort accrochant.

Le dos tourné à la porte, quand je rentre, elle est le plus souvent plongée dans un cahier de pages
blanches qu’elle griffonne. Et si c’était elle, ma sœur, l’écrivain de la famille ? Cela me foutrait bien les
boules... Mais non, elle dessine, des ombres, des trucs bizarres, sur des feuilles qu’elle arrache ensuite
et étale autour d’elle.

Depuis qu’elle a dépassé les 35 kilos, nous avons droit de venir nous s’asseoir sur un coin de son lit et
d’essayer de lui faire la conversation, à elle et à son dos tourné.

- Ça va ?

Brillante accroche.

- À ton avis ?
- Euh...
- Ben non.
- Tu veux que je te raconte pour la cent-unième fois, l’histoire du pervers du train fantôme ?

Et là, Chiara se retourne.

353
- Non merci.

Il y a un peu de sourire dans ses yeux. Enfin, si je veux bien faire un effort de positivité. Ils sont, un
instant, fugaces et lumineux. Tels que je les ai connus, parfois, quand on jouait ensemble, au Monopoly
par exemple.

Puis tout s’éteint et elle dit.

- Léna, je ne suis pas folle.


- Mais non, bien sûr que non, Madame.
- Ou bien juste un peu.
- Qui ne l’est pas, ma bonne dame...
- C’est juste que je ne veux juste pas vivre comme... vous. Les gens.

Air dégoûté, voire horrifié.

- C’est normal. Personne ne veut vivre comme les gens.

Qu’est-ce qu’elle croit la maigrichonne ?

Chiara soupire, son feutre va et vient entre ses doigts.

- Tu vois ce que je veux dire hein ?


- Euh oui, d’une certaine façon.
- Tous ces gens... ces porcs qui vivent dans ce monde ignoble, comme si tout allait bien...
qui mangent, qui bouffent, qui s’empiffrent... tous ces rayons pleins de nourritures
dégueulasses, ces supermarchés débordants de gras et de sucre... cette viande morte, ces
cadavres qu’ils dévorent ! Que vous dévorez ! Vous n’êtes que des tueurs et la Terre crève
à cause de vous !
- Calme-toi Chiara, calme-toi... tu fais des généralités générales comme dirait Maman.

Restons calme en effet, écoute silencieuse et bienveillante.

- Je ne veux pas tuer les animaux ! Je ne veux pas manger des cadavres comme vous ! Je ne
veux pas être un assassin comme tout le monde !
- Bien sûr Chiara.
- Vivre c’est tuer !
- Il y a plein de choses que tu peux manger sans tuer.
- Je sais.
- Les légumes, le pain, le riz, le...
- Je sais tout ça, Léna.
- Alors, tu vas manger hein ?
- Ça dépend...
- Ça dépend de quoi ?
- De, de...

Elle a un geste désemparé.

- Je ne peux pas te dire.


- Pourquoi ça ?
- On m’écoute.

O purée.

354
- J’ai pensé à un truc, Chiara...
- Quoi ?
- Je pourrais apporter un Monopoly et on jouerait ensemble. Ça serait sympa non ?
- Je déteste le Monopoly.
- Oh, mais tu adorais ça avant !
- Avant c’était avant. Maintenant, je n’aime plus ça du tout.
- Pourquoi ?
- C’est capitaliste.
- Ben ça ce n’est pas nouveau, tu le savais déjà.
- Oui mais maintenant ça me dérange.
- Mais ce n’est qu’un...
- Je ne veux pas y jouer, je te dis !

Visiter ma petite sœur, ce n’est donc pas forcément le genre de choses propre à me remonter le moral.
Même si une fois crachée sa bile, lancées ses salves assez déplaisantes sur nous, les soi-disant
normaux, elle redescend et parvient à discuter normalement.

J’apprends qu’elle mange à nouveau, et pas si mal du moment qu’elle a droit de déchiffrer toutes les
étiquettes des produits utilisés pour être sûre qu’aucun animal n’y a été introduit, même par erreur.
Ils sont tellement disposés à ce que ces petites pétasses remangent qu’ils ont je ne sais combien de
menus différents, on se croirait dans un hôtel 5 étoiles pour starlettes ultra capricieuses. Elle a donc
droit à son menu végan et ses étiquettes en entrée, posées à côté de son plateau.

Madame est décidément bien entourée. Elle a sa psychiatre, son diététicien, son kiné, son
ergothérapeute et bientôt sa prof particulière. Le trou de la Sécu, c’est ma rachitique de sœur qui vous
le creuse !

Ma mère trouve ça très bien quand avant, elle aurait levé les yeux au ciel et aurait ronchonné, ces
filles-là ont juste besoin d’un bon coup de pied au cul ! Ma mère de façon générale trouve tout très
bien dans cette clinique. Elle s’obsède juste sur le fait que Chiara soit éventuellement schizophrène.

Sa fille est anorexique, dépressive, chiante et tyrannique mais elle ne flippe que sur la schizophrénie !

Grâce à son entregent d’infirmière en psychiatrie, elle a rencontré un grand ponte de l’Entonnoir
Retourné sur la Tête qui lui a assuré d’un air profond et expert que question schizophrénie, on n’en
savait rien du tout. Que tout était possible, le meilleur comme le pire, à cet âge rien n’étant figé... ce
qui fait que, normal, ma mère a encore plus flippé.

Heureusement, la psy qui suit Chiara est plus empathique. Elle a vite compris le problème de ma mère
(la sinistrose), et elle l’a rassurée, sa fille était en crise, mais pas plus folle que vous et moi, elle lui a
proposé de suivre elle-même une psychothérapie, et pourquoi pas avec le père de sa fille, voire la
sœur aînée de sa fille cadette (non mais là je plaisante).

Depuis que l’on a retrouvé Chiara, ma mère est plus... douce. Plus abattue, surtout. Quelque part, en
tant que mère, elle a échoué. Le docteur Latouffe (la psy de la starlette) a beau lui assurer qu’elle n’y
est pour rien, « c’est scientifiquement prouvé », ma mère s’en veut.

- J’aurais dû cuisiner plus souvent moi-même...


- Ça n’a rien à voir Maman.
- J’aurais dû ne pas me mettre de crème sur le visage durant ma grossesse...
- Maman, ce n’est pas une crème qui a fait Chiara être ce qu’elle est.
- J’aurais dû...

355
Franchement ras-le bol. Et moi, hein, dans tout ça ? Elle n’aurait pas dû un peu aussi ?

Dans le même temps, elle a appris pour le futur bébé de son ex-mari. Elle a juré sur ses grands dieux
que c’était complément extravagant, avoir un enfant à 53 ans, mon père ne changerait donc jamais et
resterait toujours aussi immature. Concernant Violette, elle refuse même de prononcer son nom, mais
je ne crois pas que cela soit de la jalousie, elle ne veut juste plus rien entendre de la vie de son ex-
mari. Mon père vit à fond cette grossesse, ils vont avoir un garçon et quand Chiara a appris ça, elle a
à nouveau refusé de manger deux jours de suite.

- Tu crois qu’elle est jalouse ?

Mon père a quand même réussi la prouesse de me demander.

ꖿꖿꖿ

Le 31 octobre, je m’en souviens très précisément puisque tout le soir, j’ai croisé des squelettes et
des faux zombies aux yeux exorbités, Jeff m’a plaquée.

Enfin, j’ai mis fin à une relation qu’il n’arrivait pas à terminer, lui. Typique. Ce qui a enclenché la chose
est le fait que j’ai croisé la veille, à la photocopieuse La Fouine qui, curieusement, venait à passer à la
SPA. Je photocopiais un dossier de Luce, qui était « totalement débordée » (deux rendez-vous dans la
journée).

- Oh revoilà notre petite décrypteuse...


- Bonjour.
- Jean-François s’est beaucoup ennuyé de vous.
- Ah bon ?
- Oui mais enfin, maintenant, ça va mieux. On lui a trouvé une autre petite vacataire tout
aussi jolie, mais en modèle blond cette fois-ci.
- Ah tiens donc.

J’ai senti un coup au cœur. Une vacataire pour quoi faire ?

- Ils font de longues pauses déjeuner... enfin, ça travaille dur, aussi, dans le bureau, porte
fermée... ils rient aussi, de bon cœur, ça fait plaisir à entendre d’une certaine façon, quand
soi-même on ne rit plus depuis plus de deux décennies. La vie n’est pas toujours rose avec
des hommes comme moi pourtant si...
- Je n’en doute pas. Au revoir, monsieur La Fouine, j’ai du travail, je dois y aller.
- Ne le prenez pas mal ! Vous valez bien mieux que ce vieux soixante-huitard... QUI BAISE
TOUTES LES VACATAIRES !

Mon dieu il avait hurlé ça dans tout le couloir ! Armelle de la Vapotière a glissé une tête ahurie dans
le couloir.

- Un auteur vous pose souci, Eléna ?


- Euh non. C’est euh juste une réplique... d’un film.
- Un film ?
- Oui, un film très... vulgaire. Je vous le déconseille.
- On peut savoir le titre ?
- Eh bien... La Fouine et les vacataires. Vraiment très mauvais.
- Merci Eléna, je m’abstiendrai. D’ailleurs, je ne vais jamais au cinéma, ça sent toujours les
pieds.

356
Le vendredi, j’ai donc soumis Jeff à un interrogatoire serré. J’ai compris qu’il avait déjà ressorti sa mère
engrossée du placard, ses révolutions et ses amours de la jeunesse, peut-être pas en position allongée
mais il n’en était pas loin.

- Mais enfin Léna, tu ne vas pas t’imaginer des trucs dès que j’ai une vacataire ! Avec Alexia,
on ne fait jamais que parler...
- Je n’imagine rien, je constate.
- Quoi ? Tu as vu quelque chose ? Parce que moi, non.
- J’ai mes sources.
- Si tes sources c’est La Fouine, laisse tomber, il est d’une jalousie maladive... il n’a jamais
réussi à se faire la moindre vacataire.

Charmant.

- T’en est à combien Jeff ?


- De quoi ? Je vais avoir 54 ans cet automne.
- Non, de vacataires.
- Je ne comprends pas.
- Oh merde... Jeff, je voudrais juste qu’on soit honnête. On peut au moins finir en beauté
non ?
- Qui parle de finir ?
- Moi.
- Ah bon. Tu te sens prête pour l’examen de fin de session ?

Il s’est esclaffé.

- Casse-toi !
- Mais Léna…
- Je ne veux plus te voir !

Je n’avais rien décidé mais c’était venu comme ça, tout seul.

Notre histoire n’en était plus une. Sans compter que l’équilibre vieil amant en semaine et copines le
week-end avait été rompu. Il ne me restait plus que vieil amant en semaine, et encore.

Car de Jeff, tout bien pesé, je crois bien que j’en avais fait le tour. Mais même d’en avoir fait le tour,
ne m’avait pas décidé à cesser d’en faire le tour, car je n’aurais alors plus personne, à en faire le tour.
Il m’avait fait du bien, j’en convenais, il m’avait, d’une certaine façon, sexuellement bien enseigné. Il
fallait sans doute se montrer philosophe et laisser la place à une autre (vacataire).

Jeff a vaguement essayé de plaider sa cause mais pas plus que ça.

- Tu agis sur un coup de tête, Léna.


- Non, Jeff. Tu sais bien qu’on est arrivés au bout.
- Au bout de quoi ? Nous avons encore plein de choses à partager ensemble ! Léonard
Cohen, Schopenhauer, les steppes russes, la forêt de Fontainebleau...
- Va-t’en Jeff !
- Tu le regretteras Léna. Tu n’es pas en état de rester seule.
- Je sais ce que je fais.
- Eh bien alors, j’y vais.

Et pof, il était déjà dehors. À croire que la blonde Alexia était au troquet du coin à attendre qu’il ait
expédié l’affaire pour entamer à son tour, un parcours éducatif tout à la fois érotique et politique.

357
Dehors, Jeff a levé les yeux vers ma fenêtre. Je me suis vivement écartée, comme brûlée vive. J’avais
les larmes aux yeux, je tremblais, de rage et de désarroi, qu’avais-je fait ? C’était fait. Je l’avais quitté.
Sans grande douleur, rien à voir avec Marin, mais avec du chagrin quand même, et mon orgueil piétiné
sans oublier le groin de la solitude à venir, déjà posé sur ma nuque à la fenêtre.

- On va bien en baver toutes les deux, ma Léna chérie, ohlala ce que ça va être bien...

Dommage que je me sois disputée avec Philomène, elle aurait été ravie d’apprendre que j’avais non-
plaquée par le Vieux.

Je suis restée longtemps assise sur ma chaise, sans rien faire. J’avais des tas d’images qui me passaient
dans la tête. Jeff au travail, Jeff chez moi, allongé nu dans mon lit, Jeff discourant à table devant son
verre de vin et son assiette de pâtes, Jeff me caressant le visage, Jeff... Puis j’ai ouvert mon ordinateur
et le fichier La mécanique de la vie. Mon cœur avait mal, et pourtant je ne l’aimais pas. Alors quoi ? La
p’tite Bill elle est malade, elle dit qu’elle est tout le temps toute seule...

J’avais quand même perdu un être humain, après tout.

Avec Jeff, je n’étais plus bien, sans Jeff, j’étais mal. Peut-être qu’au fond, chez les Lazzaro, c’était moi
la schizophrène ? Je lui en voulais, en tout cas, de m’avoir plaquée comme ça.

- Mais c’est toi qui lui as dit de partir !

J’ai annoncé la nouvelle à Valentine, le soir même. Madame était disponible, Monsieur étant invité à
une soirée team building machin chose de sa boîte (j’ai trop la honte, Léna, il faut que je boive). Nous
avions dû traverser des foules grotesques d’adultes largement majeurs, déguisés en fantômes laids,
en morts vivants pathétiques ou en squelettes bidon, qui braillaient trick or treaaaaats. Je leur aurais
bien volontiers filé une pomme avec un rasoir dedans, tiens.

Bref, on a fini par trouver une table, dans un resto viet, déserté par tous ces aliénés car s’il y a bien
une chose que les Viets ne fêtent pas, en France du moins, c’est ce stupide Halloween. J’ai tenté de
raconter cette rupture à Valentine mais je me suis vite rendu compte qu’il n’y avait pas grand-chose à
en dire et que mon récit était des plus embrouillés comme le démontrait la question de Val.

- Oui mais... il voulait que je parte.


- Tu en es sûre ?

Val dubitative, le nez dans son bol de phô.

- Oui ! Il a rencontré une autre vacataire !


- Une autre vacataire ?
- Oui... enfin c’est tout comme... et puis de toute façon, ce n’était pas ça le problème.
- Ce n’était pas ça le problème ?
- Eh bien... euh... il ne voulait plus de moi.
- Il ne voulait plus de toi ?
- Bon, Val, t’es mignonne, tu peux arrêter d’écholalier ?
- Ohlala, tu sors les grands mots...
- Je suis énervée.
- Je comprends.

Et elle a posé une main sur la mienne... que j’ai retirée vivement. Je déteste ça.

- Léna, ce n’est jamais agréable de se faire plaquer... je compatis, vraiment, tu sais.


- Sauf que comme tu le faisais subtilement remarquer, c’est moi qui l’ai plaqué.

358
- Cette histoire était en train de euh... se terminer, tu sentais bien qu’il te fallait passer à
autre chose... quoique tu en dises. C’est courageux, ce que tu as fait.
- Oui mais pour passer à quoi ?
- Ah mais ça, ma poule, tu verras bien. Tu viens juste de quitter Jeff, laisse-toi un peu de
temps quand même...
- Je vais encore repartir pour un célibat de quatre ans ! Merde !

J’ai gémi.

Val a soupiré. J’ai senti objectivement qu’elle partageait le même constat que moi. C’est une question
qui revient toujours en boucle avec moi. Pourquoi suis-je tout le temps célibataire ? La sienne étant,
pourquoi les hommes ne restent-ils pas plus de deux ans avec moi ? Celle du moment étant, dois-je
rester avec Gaétan ? Enfin je suppose, je n’avais trop envie de creuser.

J’ai bu un grand coup et courageusement, j’ai quand même fini par demander.

- Et toi, comment ça se passe avec ton Gaétan ?


- Bien.
- Bien ?
- Très bien même.
- Super.
- Non, c’est l’horreur.

S’en est suivi un catalogue de ses doutes et lamentos divers, rapport à ses postures politiques comme
aurait dit Jeff, que j’avoue ne pas avoir franchement écoutés. Nous nous sommes quittées comme des
petites vieilles à 22 heures 10, Gaétan devant rentrer à 22 heures 30 de sa team machin chose, elle
voulait être là. Elle ne l’a pas dit, bien sûr, mais j’ai bien compris que c’était la raison pour laquelle elle
ne voulait pas s’éterniser en ma présence.

Je suis rentrée chez moi, seule, parmi tous ces pauvres cons déguisés en zombies et autres, j’avais le
moral d’un vieux parapluie mouillé. La p’tite Bill elle fait la gueule. Elle dit qu'elle est tout le temps
toute seule... Chantait férocement la Souche dans toute ma tête et m’est avis que j’en avais pour pas
mal de temps à l’entendre, cette chanson.

ꖿꖿꖿ

Du temps a passé. Novembre, ce mois pourri, nous pleuvait sur la trogne. Et je ne sortais quasiment
plus qu’avec Siri. Elle me demandait des nouvelles de mon manuscrit. Je lui assurais que ça marchait
bien, enfin par moments. Elle, elle avait terminé.

- J’en suis à la relecture.


- Super.
- Moi, j’ai rendez-vous chez Gradimard.
- Non ?!

Oh l’horrible pincement de jalousie.

- Mais non ! Je rigole !


- Ah bon.

Vile soulagement.

- Je le relis, mon copain aussi le relit, et puis je l’envoie.

359
- Ah, et à qui ?
- Eh bien à Gradimard ! Mon mec m’a donné un contact, Jennifer Karembar.

Mon mec. Toujours eu horreur de ce vocable qui sue sa petite femelle qui possède son homme comme
on possède un sac à main.

- Cool.
- C’est pas fait, tu sais.
- Je me doute.

Encore heureux, merde.

Au bureau, j’effectue consciencieusement mes heures. Je n’ai jamais été aussi sérieuse. J’ai la pénible
et rassurante impression que la SPA en m’ouvrant ses portes, me protège encore un peu du monde
extérieur, de mes questions sans réponses (que faire ? qu’étudier ? où aller ? quoi écrire ?) en me
permettant de gagner certes modestement mais de gagner tout de même, ma vie (tu te planques,
Léna, et tu te plantes...).

Luce, en m’abreuvant cependant sans cesse de remarques pressantes, voire impérieuses, gâche un
peu ce plaisir-là.

- Il est 16 heures 52, tu dois y aller, Eléna. Hier, tu as fait 16 minutes en plus.
- Je termine juste de mettre au propre le dossier de cet auteur....
- Tu ne dois pas leur donner plus, à ces Dominants. Jamais !
- Oui mais c’est urgent... Il va se faire expulser de chez lui !
- De qui s’agit-il ?
- Marcel Petitpois.

Air de dédain de Luce qui s’esclaffe.

- Oh lui... il vit encore ?


- Ben euh oui, il n’a que 48 ans.
- Il en fait bien 68.

Un peu comme toi, ma chère Luce.

- Depuis le temps, il n’a toujours pas pensé à se trouver un véritable emploi.

Gros soupir condescendant.

- Mais il est écrivain, Luce. Il a publié des BD, et des pièces de théâtre.
- Jadis... il y a au moins 22 ans !
- Et alors ? Il est motivé pour poursuivre... Il ne sait faire que ça !
- Ah tu es déjà bien manipulée, ma pauvre Eléna, tous, ils ne savent tous faire « que ça » !
Mais quand tu n’as pas le choix, tu sais faire autre chose, va. Ouvrier, serveur ou caissière !

Voire employée de bureau à la SPA.

Luce referme son ordinateur d’un coup sec.

- 17 heures 07. Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure. J’y vais.

Ah ce rituel... au début, j’ai pensé que c’était en matière de justification, parce qu’elle culpabilisait
quand même un peu d’être aussi mesquine. Mais non, c’est son mantra à elle, celui d’une femme qui,
visiblement, a un compte à régler avec les horaires, et Les Dominants comme elle dit.

360
Personnellement, j’aime plutôt bien ce que je fais, même si rentrer les dossiers de boursiers
prometteurs, de mon âge parfois, voire plus jeunes, n’est pas toujours euphorisant. Je ne suis donc
jamais pressée de rentrer chez moi le soir, je me sens bien, à la SPA.

Aujourd’hui, pour aider Luce débordée (trois dossier à traiter sur la semaine), je saisis la demande
d’une femme de 26 ans, Aurélie Soupette, qui a publié des nouvelles dans de nombreuses revues, et
surtout, un court roman, La cage aux fauves, sur son expérience de stagiaire dans un zoo où elle a
découvert l’amour humain et la souffrance animale. J’en ai lu des extraits (il était joint au dossier de
demande) et j’ai bien dû avouer qu’il était joliment écrit, drôle et dramatique à la fois.

Je suis parfois très masochiste.

Aujourd’hui, je pousse même le vice jusqu’à l’appeler car je souhaite vérifier certains éléments
administratifs alors qu’elle dépose une demande de bourse pour un congé sabbatique, soit une bourse
de 120 000 €.

- Vous occupez actuellement un emploi je crois ?


- Oui, je suis chargée de cours à Jussieu, en zoologie. Je travaille aussi aux éditions du musée
national d’Histoire naturelle tout en écrivant ma thèse.

Une autre forme d’Olive.

- Ah. Mais euh, vous ne voulez pas d’abord finir votre thèse avant de vous lancer dans ce
projet de roman ?
- Si tout se passe bien, je la finirai avant la commission d’attribution de bourse... je pense
que j’aurais droit de la soutenir même si je suis en congé sabbatique ?

Non. Impossible. Va falloir choisir, ma poule.

- Mais oui, bien sûr ! Il faudra en revanche, si vous obtenez cette bourse, vous engager sur
l’honneur à ne plus occuper un emploi salarié à temps plein.

Vu le montant de la bourse, ça devrait le faire non ?

- Mais je pourrai quand même continuer à effectuer des piges pour le magazine Voyages et
Faune ?

Voix inquiète au bout du fil.

- Euh dans la mesure du raisonnable, oui.

Sa voix s’est faite haletante.

- Et aussi écrire des chroniques pour le supplément du Monde ? Ils y tiennent tellement...

Putain de merde. La moutarde commence à me chatouiller les narines.

- Ecoutez, de toute façon, vous signez sur l’honneur et après, ma foi...


- Comment ça ?

Sa voix se fait soudain suspicieuse.

- Vous me proposez de coucher pour avoir la bourse, c’est ça ?


- Mais pas du tout !
- Coucher avec qui ? Vous ?!
- Enfin, mademoiselle Soupette, je veux juste dire que signer sur l’honneur vous engage à...

361
- À baiser avec un membre de la commission c’est ça ?!

Elle est beaucoup moins sympa d’un coup, la Aurélie Soupette.

- Mais pas du tout ! Le principe de l’année sabbatique est de vous dégager du temps pour
travailler au projet qui vous a valu cette bourse et...

Aurélie articule alors très, très fort, au point que Luce relève la tête (qu’elle tenait couchée dans ses
bras, sur le clavier de son ordinateur).

- Je veux cette bourse.


- Oui, bien sûr.
- Vraiment.
- Je comprends bien.
- Il me la FAUT.
- J’ai bien compris.
- Je suis prête à coucher. S’il le faut. Pour l’avoir.

Je raccroche et Luce me dit d’un air blasé.

- Encore une petite pute.

Je suis choquée, je vais pour défendre cette pauvre Aurélie Soupette quand Luce lance soudain son cri
rituel.

- 17 heures 07. Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure. J’y vais.

Sur ce, elle se casse, après m’avoir exhortée à ne surtout pas tarder, ce serait trop leur accorder, à
tous ces chefaillons, Vapotière et consorts, tous ces Dominants qui nous exploitent. Elle me gonfle, je
suis bien ici, bien mieux que chez moi, qu’elle me lâche la conscience, la CGTiste à la fin.

- Oui, Luce, je finis juste ce dossier.

Siri passe peu après une tête, et me propose d’aller boire un verre sur les quais. Nous sommes en
novembre et il fait étonnamment beau. Pleine de gratitude, je ferme mon ordinateur à 17 h 22, et file
en me disant, voilà toujours une soirée de casée.

ꖿꖿꖿ

Ce matin, Siri arrive dans un état d’excitation extrême. Elle jette son sac dans son bureau, et fonce
en trombe dans le mien. Heureusement, je suis seule car Luce a posé sa matinée pour emmener sa
mère faire une mammo ou une liposuccion, je ne sais plus bien.

- Mon roman va être publié !!

Cette gifle... Mieux qu’un café ultra robusta.

- Quoi ?!
- Gradimard va publier mon livre !

Café noir pour filles en rose, tel en est le titre. Quand je vous parlais de robusta... Le sujet ? Je ne sais
pas, je refuse d’écouter, ou plutôt je suis soudain devenue sourde. En tout cas, ce n’est pas l’histoire
d’une fille qui attend, ça non, plutôt de filles qui vivent, à fond les ballons (mon cœur s’est serré en
pensant à Philomène) mais qui galèrent quand même, chacune à sa façon.

362
Siri est aux anges, Gradimard l’a appelée la veille, à 23 heures 07, totalement emballé. Enfin, la
Directrice de collection, Jennifer Karembar, l’a appelée hier, totalement emballée.

- Elle pense vraiment que le comité de lecture la suivra, elle a eu le coup de cœur.
- Le comité de lecture ne l’a pas encore lu ?
- Non.

Ah. Encore un espoir, se dit la vilaine Léna.

- Ah bon, elle t’a appelée sans en référer à quelqu’un d’autre ?


- Elle est ultra sûre que ça va le faire ! Oh Léna, je suis si heureuse...
- Il y a de quoi.
- Tu te rends compte ? Je viens à peine de le terminer, je l’envoie et deux jours, après ce
coup de fil !
- Oui. C’est fou.

Un peu comme une femme de 55 ans dont la FIV marche du premier coup.

Heureusement, mon téléphone sonne, et je me dois de répondre, je suis tellement professionnelle


n’est-ce pas. Ensuite, Luce m’ayant demandé de mettre en forme son tableau croisé dynamique sur
l’aide sociale aux auteurs, sachant que ses connaissances en matière d’Excel s’arrêtent à « ce sont des
cases », je me plonge dans ce travail assez idiot, c’est ce qu’il me faut.

J’essaie de ne pas penser à ce que m’a annoncé Siri ce matin, j’essaye de ne pas (trop) penser que ça
peut encore foirer, que le comité de lecture peut encore décider que non, cela ne le fait pas. J’essaye
de ne pas trop penser au fait que je ne suis pas une collègue très sympa, sur ce coup-là, avec une fille
qui, quand même, s’occupe de moi depuis la rentrée et m’a évité de sombrer dans la plus noire
dépression.

D’ailleurs à la cantine, Siri, bonne fille, me propose de me faire rencontrer Jennifer Karembar, la
Directrice littéraire de la collection « Les horizons verticaux » qui va la publier.

- Je n’ai pas grand-chose à montrer, tu sais...


- Mais ton roman, tu as bien des passages ?
- Je dois le relire, rien n’est en forme...

Un peu comme moi, tu vois.

- Et tes nouvelles publiées ?

Siri me regarde avec de grands yeux tendres. Je me sens comme une merde, si elle savait ce que j’avais
dans la tête... ou alors elle se fout de moi.

- C’est juste des petits trucs, tu sais...

Vers 16 h 00, Siri passe me voir, je suis toujours seule, Luce ayant décidé de poursuivre sa journée de
bonté en emmenant sa mère chez l’esthéticienne ou le dentiste, je ne sais plus. Siri me dit avoir
récupéré des invitations pour le lancement d’un roman.

- C’est chez qui ?


- Chez euh... Gradimard.

Siri est devenue toute rouge, sous son joli teint mat.

- Je ne sais pas. Je dois aller voir ma frangine...

363
- Ah.
- Je ne peux pas la laisser tomber. Elle est si fragile...
- Ah c’est sûr, je comprends.

Brandir Chiara est toujours très efficace. Siri est au courant, à son sujet bien sûr. Je dois dire que
d’avoir une sœur en hôpital psychiatrique est bien pratique. Outre que cela auréole mon existence
d’un parfum de tragédie, cela me permet de botter confortablement en touche dans un grand nombre
de situations.

- Si tu changes d’avis, fais-moi signe.


- Dac. Mais je ne pense pas.

Vers 17h00 cependant, ma mère m’appelle en me disant qu’elle va visiter Chiara ce soir, car elle doit
parler à la psychiatre de Chiara, mon père sera là aussi. Ils ont accepté pour la première fois de
s’exposer comme un couple de parents face à un tiers. Plus exactement, ma mère a enfin accepté,
mon père depuis le début étant d’accord pour rencontrer tous les psys du monde entier avec son ex-
femme tant il est persuadé que le problème ne vient pas de lui.

- Tu ne veux pas venir avec nous ? Je pense que la psychiatre de ta sœur apprécierait de te
rencontrer aussi...

Autant dire que mes velléités d’aller visiter Chiara s’envolent aussitôt.

Je me dis que je vais rentrer et cette fois-ci, vraiment écrire. Si Siri y est arrivée, je dois y arriver aussi.
C’était tellement important pour moi d’écrire, au lycée, et juste après. Tellement important aussi
après mon histoire avec Marin. Il n’y avait pas de doute alors, j’étais faite pour ça, comme les auteurs
de la SPA, je ne savais faire que ça. Lorsque j’écrivais, je vivais, littéralement.

Je pouvais rester des heures devant mon écran, à taper comme une folle, sans boire, sans manger.

Que s’est-il passé ensuite ? Il y a eu toutes ces lettres de refus, dont certaines bien méchantes, c’est
fou, comme si j’avais commis un crime en leur envoyant un tel manuscrit. Mais merde, après tout, qui
n’a pas été boulé par un crotale de l’édition et ensuite, couronné par le Goncourt ? (euh je suppose
que ce cas de figure existe).

Il faut que je retrouve le feu sacré. Voilà, c’est dit.

Mais à 17 heures 25, je craque et envoie à Siri un SMS pour lui dire que je suis finalement disponible
puisque mes parents vont voir ma sœur (le pire étant que je ne mens même pas).

Et à 18 heures 15, Siri passe me chercher, toute contente et étrangement reconnaissante à mon égard.
Je me rends compte qu’elle craint d’aller seule à ce lancement. Elle a la trouille de croiser cette
directrice littéraire pourtant si enthousiaste à son sujet, Jennifer Karembar, quand franchement, elle
ne peut que gagner des points, en plus, à la rencontrer.

Jeune, belle, vive et sympathique comme elle est.

Quand nous arrivons, à 18 heures 30, il y a foule dans la grande salle de réception de l’éditeur honni
par Charlot. J’ai une pensée pour lui, il serait couleur vert vomi, et une pensée pour Philo, aussi. Je
repense au lancement d’Egon le merdeux et je me dis que quelque part, en effet, ce n’est pas juste.
Ils sont tout autant éditeurs que Gradimard, ce gros con d’Egon a malgré tout du talent, au moins un
peu, et pourtant, c’est comme deux mondes, voire deux galaxies aux antipodes l’une de l’autre. À eux,
les coups, à Gradimard, les battements de cil.

364
Il faut que je me reprenne. Charlot publie de la merde et Philomène la vend.

Cela sent fort le parfum, cela pépie et cela rit mais cela ne boit pas encore. Un buffet est dressé, certes,
mais un loufiat est là qui veille à son intégrité avec un air si morose qu’il me laisse à penser qu’il
pourrait bien s’agir d’un auteur recalé.

L’Auteur, justement, une jeune femme coupée au carré avec de grands yeux bleus, ravissante et d’un
genre classique, est assise à sa table de dédicace, encadrée par deux très jeunes filles, des stagiaires
sans doute, qui l’éventent et lui font boire son champagne avec une paille tant elle est occupée à
signer un monceau de livres.

Mais non, je plaisante... Elle attend gentiment que cela commence avec, à ses côtés, un homme très
chic, costume clair, lunettes fines et belle montre au poignet (qu’il ne cesse de la regarder).

- C’est Jean-Marc de la Poilade... le Directeur de la collection « La boussole folle », un type


super intéressant qui a vécu dans les déserts et écrit de la poésie mystique, des sortes de
haikus sahariens... un homme extraordinaire !

Me souffle Siri d’un ton extatique. On a pourtant quelques difficultés à imaginer Jean-Marc de la
Poilade sillonner les déserts en écrivant des vers, même non mystiques. On le verrait bien plutôt jouer
au golf avec le Gaétan de Valentine, voire le père d’Olive.

L’ambiance est plutôt décontractée, c’est moi qui suis contractée.

Siri vient d’être happée par un jeune homme tout de noir vêtu, grand et beau, le genre ténébreux
souriant, qui s’exclame, Siri ? Tu es là ? C’est bien toi ? Elle rit, lui claque la bise.

- Viens, viens, il faut absolument que je te présente à Jennifer...

Je me retrouve seule, plantée comme une truffe dans un champs de cochons.

Je m’assois vite, au hasard, au point que je manque de le faire sur les genoux d’une rombière qui me
jette un regard digne de mère méduse. Justine Praline, l’auteur, sous ses allures timides, se révèle
drôle, sympathique et intelligente. Son roman, Marche à vif, raconte l’équipée d’une fille partie faire
un tour du monde à pied parce que son prof de sport lui avait toujours dit, toi, June, dans la vie, tu
feras au mieux les cent pas dans une station de métro... Mais en fait de tour du monde, elle n’arrive
jamais à franchir les portes du périphérique et il lui arrive dans les métros, les RER qu’elle emprunte,
des tas d’histoires cocasses avec des rencontres parfois sympathiques mais d’autres terrifiantes
également.

Il y a même des scènes de sexe à plusieurs tellement bien troussées que l’on se demande si ce n’est pas
du vécu... parvient à glisser Jean-Marc de la Poilade d’un air alléché. Ce qui fait éclater d’un rire
cristallin et joyeux Justine Praline, décidément très à l’aise.

- Totalement inventées, mon cher Jean-Marc ! Je vis avec mon chéri depuis le lycée, et nous
avons deux petites filles ensemble...

Et alors ? J’ai envie de dire. L’un n’empêche pas l’autre non ?

À la fin tout le monde se jette sur elle qui a, pour chacun, un petit mot gentil. Quand c’est mon tour,
car je me suis approchée avec un masochisme digne d’une phalène dans un jardin d’été éclairé à
l’halogène, elle me sourit.

- Vous écrivez vous aussi ?

365
- Euh non.
- Vous pouvez me dire la vérité ! Je ne le dirai à personne !
- Ahah.
- J’ai l’air joyeuse comme ça mais j’ai bêtement pensé parfois à en finir avec la vie.
- Oh non !

J’arrive à vraiment avoir l’air atterré. Je dois fonctionner en miroir, je suppose.

- Oui, si je n’y étais pas arrivée, j’étais prête à en finir.


- D’écrire ?

Remarque subtile de la part de Léna Lazzaro qui sait de quoi elle parle.

- Avec la vie ! Depuis toute petite j’attends ce moment... et maintenant qu’il est là, je peux
vous le dire... eh bien, ça ne change rien, au fond.
- Ah bon ?

Putain, on échange nos places ?

- Oui. L’essentiel est ailleurs finalement... dans la joie d’écrire et dans la vie, surtout dans la vie.

Avant qu’une quinquagénaire en tailleur framboise, bien décidée à me passer sur le corps si je reste
une seconde de plus sur son passage, ne se jette sur elle avec un hurlement « Justine ! Vous êtes
formidable ! », elle parvient à me lancer :

- C’est l’avant qui compte. La publication, c’est comme la guérison chez Lacan, cela vient de
surcroît... alors vivez et écrivez. Mais surtout, vivez !

Encore une qui doit faire partie du club des gens bourrés de succès qui vous vendent l’échec comme
la plus belle des expériences humaines à vous qui êtes seule, assise sur un tas de lettres de refus divers
et variés, sans mec et sans emploi gratifiant.

Purée, la haine.

Siri est en train de boire et de rire avec des personnes qui, visiblement, font partie du milieu. Bonne
fille, elle me fait signe de venir et tient à me présenter une des personnes, une femme longiligne à
l’allure bohème chic mais à l’air plutôt fermé, des bracelets en argent sur chacun des bras et des
anneaux de 3 tonnes aux oreilles.

- C’est elle... mon éditrice... Jennifer Karembar.


- Bonjour Mademoiselle... ou Madame.
- Euh, Eléna. Eléna Lazzaro.

Elle me tend une main sèche et décidée.

- Il parait que vous aussi, vous écrivez ?


- Euh, c’est-à-dire que...
- Oui, elle écrit ! Des nouvelles !

Siri vient à mon secours, très enthousiaste.

- Ah bon ? C’est dommage, les nouvelles ne se vendent pas du tout en France. Laissez-
tomber.
- Mais Léna a été oubliée euh publiée dans des revues !

366
Putain le lapsus.

- Ah bon, lesquelles ?

Jennifer Karembar demande d’un ton indifférent.

- Le calumet des prés... Une revue créée par des auteurs contemporains dont Marie La Forêt
et Justin Saindoux.
- Connais pas.
- Et aussi, dans La Virevolte.
- C’est quoi ce machin ?

Jennifer Karembar me regarde d’un air désormais ouvertement méprisant.

- C’est une revue... une petite revue... vraiment minuscule... mais très très euh dynamique.
- Jamais entendu parler. Les nouvelles, de toute façon, c’est la merde. Personne n’en lit
dans ce pays. Nous, les Français, on aime le roman, le récit, le vrai ! Qui s’étale sur des
centaines de pages ou qui se tient condensé comme un poing !

Elle joint le geste à la parole, et j’ai presque peur de me le prendre dans la figure.

- Ah, c’est sûr. Vu sous cet angle...


- Mais justement, Eléna écrit un roman ! Et il est bientôt terminé...

Pourquoi Siri insiste-t-elle ? Est-elle à ce point dévorée de culpabilité à mon égard ? Mais c’est
grotesque ! Elle ne me doit rien. Tant mieux pour elle si la chance lui sourit, après tout, elle l’a mené
à bien son bouquin, elle ne l’a pas volé, ce succès (bien que ce soit évidemment super injuste).

- Ah tiens ? Un roman ?

Regard dubitatif de Jennifer sur ma personne.

- Euh oui, j’écris un roman.


- Et c’est sur quoi ?
- Sur euh... l’attente.
- C’est-à-dire ?
- Oui, c’est quelqu’un euh... une fille... qui attend.
- Passionnant. Bon, ma petite Siri, venez que je vous présente à Justine, savez-vous qu’elle
a fait ses premiers pas dans notre collection, « Les horizons verticaux « ? C’est elle qui...

Et les voilà qui s’éloignent. Bravissimo Eléna Lazzaro ! Dans le genre pot de yaourt renversé sur ta jolie
petite cuisse... Car si cette Jennifer Karembar n’a certes pas inventé la chaleur humaine, je ne peux
pas dire que j’ai soufflé sur la flamme pour la réchauffer, la mémère. De fait, comme aurait dit ma
Maman, on n’attire pas les mouches avec du vinaigre, et du vinaigre, il faut croire que je suis allée
jusqu’à m’en badigeonner sur tout le corps ce soir-là, je devais même en exsuder par le nez.

Franchement, qui aurait envie de publier une fille comme moi ?

J’ai bu un verre, histoire de ne pas rentrer trop tôt chez moi. Personne ne m’adressait la parole. Je me
sentais de plus en plus déplacée, esseulée, voire repoussante. Les gens m’évitaient, j’en étais sûre,
avec cet instinct infaillible des usagers de cocktails, ils avaient bien compris que cette petite brune à
l’air éperdu était une personne à qui il ne fallait surtout pas adresser la parole, à moins de le payer
cher, très cher.

367
J’ai réussi à discuter une demi-minute avec une victime, un homme d’un certain âge, disons 65 ans,
qui m’a demandé.

- Vous êtes auteur... ou autrice... vous aussi ?


- Euh non, je suis une amie d’une auteur... ou autrice.
- Vous n’écrivez donc pas ?
- Euh si.
- Mais alors vous êtes auteur... ou autrice, donc.
- Eh bien... comment vous dire... pour être auteur... ou autrice... il faut être publiée non ?
- C’est un des éléments... mais toute femme qui écrit est pour moi une auteur... ou une
autrice.
- Et un homme ?
- Comment ça, un homme ?

Il m’a regardée d’un air soudain suspicieux, à croire que je lui avais proposé la botte.

- Un homme qui écrit... il est quoi ?


- Eh bien, en ce cas, un homme qui écrit est un auteur... sauf s’il n’est pas reconnu comme
tel.
- Ah c’est donc différent pour les hommes par rapport aux femmes auteurs... ou les
autrices ? Il ne suffit pas d’écrire ?

Quelle conversation à la con, franchement.

- Comment vous dire...

Son regard a flotté au-dessus de ma tête (il était très grand) d’un air éperdu.

- Excusez-moi, j’aperçois Geneviève Speculatoum, la célèbre auteur... ou autrice... je dois


lui toucher un mot de son dernier roman, Le cri de la moule en milieu terrien... une pure
merveille... par ailleurs publiée.

Et l’homme a filé.

Siri avait disparu, corps et âme. Justine Praline avait les joues roses, et riait à chaque fois qu’elle n’avait
pas le nez dans son verre. Quand le loufiat s’est mis à me jeter des regards goguenards puis apitoyés
voire carrément méprisants, j’ai jugé qu’il valait mieux être seule chez moi que mal entourée en ces
lieux.

Je suis rentrée à pied.

J’avais besoin de secréter un maximum d’endomorphine pour renouer avec le minimum de survie en
matière d’optimisme. Il m’a fallu pas moins d’une heure et quand je suis arrivée, je me sentais déjà un
peu moins malheureuse. J’avais décidé que Jennifer Karembar était une conne sans empathie, comme
tant d’éditrices en la place (dixit Philo), Justine Praline était sans doute une chouette fille, une
écrivaine de talent, mais après tout, il y en avait des milliers comme elle, des écrivaines de talent, qui
n’avaient cependant pas cette âme d’écorchée vive (un brin passive) qui était la mienne.

Quant à Siri, eh bien, c’était juste un coup de chance, le bon contact et le bon filon, rien de plus. J’avais
tellement plus de choses profondes à dire...

Je devais continuer à écrire, quoiqu’il en coûte et cesser de douter. J’y arriverai... et sinon, comme
aurait dit la Justine, tant pis, c’était l’avant qui comptait, et puis surtout, il y avait.

368
La Vie.

Cette Vie qui m’attendait, m’attendait.. car de vie, même avec un petit v, je n’en avais pas vraiment
en ce moment.

ꖿꖿꖿ

Siri a signé son contrat d’édition fin novembre. Elle est toujours aussi sympa avec moi mais débordée.
Elle a son mémoire à terminer, son manuscrit corrigé à relire, ses nouveaux amis de l’édition à
fréquenter, etc, etc. Pour ma part, je ne suis pas sympa avec elle, et en plus, je sors beaucoup... à la
clinique psychiatrique, car autant le dire, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire, une fois mes

Chiara passe beaucoup de temps à dessiner (dos tourné lorsque l’on pénètre dans son sanctuaire). La
psychiatre a indiqué à mes parents que leur fille se construisait ainsi une sorte de bulle contre le
monde extérieur (la réalité quoi), comme d’autres prennent du poids et s’en protègent par leur graisse
(ce qui n’est donc pas le cas d’une personne anorexique, vous en déduirez subtilement).

- C’est sa façon à elle de répondre au défi incroyable qu’il y a à vivre dans ce monde si
terrible....

Sachant que c’est quand même le défi jeté à de plus de 6 milliards d’êtres humains sur cette terre qui,
néanmoins, n’en font pas tout un plat (c’est le cas de le dire).

Chiara fréquente aussi assidûment le groupe de paroles où elle s’est fait une amie, Karen, une fille
myope et scarificatrice. Il y a aussi un garçon dépressif suicidaire, Raël, avec qui elle s’entend très bien
(Raël est cool pour un garçon mais il rate tous ses suicides).

Ma mère ne sait pas trop quoi penser de ces amitiés quand moi, je le sais bien (arrêtez tout !).

- Ta sœur a aussi repris les cours, en hôpital de jour... la professeure est sidérée par ses
capacités qu’elle qualifie de prodigieuses.
- Ah.
- Elle pense que ta sœur pourrait faire l’ENA.
- Chiara ? L’ENA ?

Cela en aurait presque pu être drôle si moi j’y étais, justement, à l’ENA.

- Une grande école, quoi. Tu imagines ? Ce serait la première de la famille à faire ça, une
grande école...

Air extatique de ma mère. Mon père, qui a écouté cette conversation dans le salon des visiteurs, ne
veut surtout pas être en reste.

- Alors, Léna, tu l’as eue finalement ton année de licence ?


- Non, Papa. Je ne l’ai pas passée.
- C’est pas vrai ?!
- Si, hélas, c’est bien vrai !

Ma mère glapit d’un air limite satisfait, ah tu ne le savais pas ça hein. Mon père a un air meurtri.

- Comment ça Léna ? Tu aurais pu l’avoir haut la main !


- Pas tant que ça, Papa.
- Mais tu te gâches... tu as tant de facilités, Léna !

Mon père et son déni positiviste de moi-même.

369
- Pas du tout. Mais j’ai trouvé un travail, qui me plait bien.
- Ce truc à la Culture ?
- Ce n’est pas un « truc », c’est une mission avec un certain nombre de responsabilités, et
si je veux, après six mois, je peux passer un concours et devenir fonctionnaire.

Je décide d’être sympa avec lui, mon père. Lui offrir ça, la carotte du concours.

- C’est vrai ?

Ses yeux, tout brillants.

- Bien sûr, Papa. Il y a plein de moyens de rentrer dans l’administration.


- Tu pourrais être chef ?
- Euh oui, si je passe le concours en catégorie A.
- C’est quoi ça A ? C’est Assistante ?
- Non, c’est celui des cadres.
- Fais-le, Léna ! Tu es tellement intelligente !
- Il faut avoir la licence pour ça.
- C’est quasiment dans la poche, Léna !

Je ne sais pas pourquoi mon père s’obstine à me voir ainsi, en fille super douée et super intelligente...
quand il semble, en revanche, ne pas vouloir voir les dons véritables de Chiara.

Parfois, je me dis qu’il ne l’aime pas, ma sœur. Elle est arrivée trop tard dans sa vie, s’est confondue
avec le divorce, qu’elle a certes en partie contribué à faire fleurir. Elle n’a jamais été une gentille petite
fille, douce et jolie, juste une gamine ingrate et revêche à la répartie impitoyable, mal attifée et se
faisant un plaisir à jouer les mini taties Danielle dès les anniversaires de maternelle.

En revanche, il paraît que moi, petite, j’étais un véritable rayon de soleil, pleine d’énergie et riant de
tout, facile et toujours partante pour tout.

J’ai un peu de mal à y croire, bien que même ma mère semble adhérer à cette légende familiale. Ma
mère qui, d’ailleurs, reprend la balle au bond.

- Tu es en train de fiche ta vie en l’air, Léna. Tu vas aller de job en job, jusqu’à te retrouver
trop âgée pour avoir un vrai travail ! Tu n’es pas si intelligente que ça que tu puisses te
permette de snober la réalité... Tu dois chercher à ton niveau, ma fille. Passe un diplôme
de secrétariat !

Ma mère, en revanche, considère depuis quelques temps que je suis finalement comme elle, peu
douée pour les études, mais pragmatique et besogneuse. Si je veux bien me donner la peine de jouer
le jeu, j’arriverai à me trouver un emploi adéquat à mes faibles capacités, un emploi pas délirant
certes, mais un emploi qui me permettra au moins de vivre.

Secrétaire, elle caresse désormais ce doux rêve pour moi, et elle me vend le truc à chaque fois, avec
des dépliants pour des BTS et des témoignages de vie vraie. C’est devenu son dada du moment, après
avocate, magistrate ou juriste d’entreprise spécialisée en droit des affaires.

- Tu trouveras toujours du travail avec ça ! Et puis, tu pourras peut-être devenir assistante


de Direction... comme Carole, la fille des Mercantis !

Une connasse qui ne s’habille plus qu’en tailleur et roule en Golf en se prenant pour une Directrice
quand elle n’est jamais que la bonniche du Directeur.

370
- Ça va ?

Je demande à Chiara, ce jour de novembre, bien gris, bien sombre. Elle est penchée sur sa table,
entourée d’une série de feuilles de dessin, certaines tombées sur le sol.

- J’ai demandé « ça va ? ».

Chiara se retourne, enfin.

- Oui.
- Oui bien ou oui bof ?
- Oui bof.
- T’as pourtant pas l’air d’aller si mal...
- C’est l’éclairage.

Un néon catatonique qui vous ferait une gueule de mourant même au retour des Bahamas.

- Tu as bientôt fini ton histoire ?


- C’est pas une histoire.
- C’est quoi alors ?
- Des images.
- Mais qui racontent une histoire non ?
- Non.
- Ben alors quoi ?
- Je dessine... des images. Que j’ai dans ma tête.
- On peut voir ?
- Non.

Chiara se jette sur ses feuilles comme si j’allais bondir tel un super héros depuis la porte pour y coller
mes prunelles.

- Ok, no panic.
- Je ne les montrerai jamais.
- D’accord.
- À personne !
- Dac.
- Même pas à toi !
- Dommage.
- C’est comme ça.
- J’ai compris.

Un long silence. Quand même, j’aurais bien aimé les voir, par curiosité.

- Ça va, ton travail ?

Me demande curieusement Chiara, elle qui ne me pose jamais la moindre question.

- Euh oui... Pourquoi ?


- Comme ça. Il paraît qu’il faut poser des questions aux gens, sur leur vie.

Chiara se lève. Curieusement, elle a grandi malgré sa maladie. Pas beaucoup mais un peu. Elle est
toujours aussi maigre, en revanche. Je me demande quand elle sortira. Et surtout, si elle sortira un
jour... à croire qu’elle lit dans mes pensées car elle me dit.

371
- Ils m’ont dit que si je dépassais les 42 kilos, je pourrais sortir, à l’essai.
- Ah.
- Oui. Il me manque juste 3 kilos 52 grammes.

On y sera encore à Noël, ma chérie.

- Et toi... tu en as envie ? De sortir ? De retourner chez Maman ?


- Je ne retournerai pas chez maman.

Je sursaute.

- Comment ça ?
- Non. J’irai chez Papa.
- Quoi ?
- Oui, c’est la psy qui l’a dit.
- Non ?
- Si. C’est mieux pour moi.

Petit air satisfait. J’ai eu une pensée pour cette pauvre Violette et son bébé à venir.

- Mais Papa, il va avoir... enfin...


- Oui, un bébé. Je sais.

Ton neutre, aurait-elle digéré l’affaire ?

- Ça risque de... de faire beaucoup... non ?


- Maman a besoin de se reposer.
- Quoi ?
- Elle est en dépression, il faut la comprendre.

Oh mon Dieu.

- Comme toi, d’ailleurs.

J’ai soudain une terrible envie de rentrer chez moi, de prendre un verre et de me coucher.

- Je ne suis pas en dépression, Chiara.


- Ah bon.

Ton indifférent.

- En tout cas, j’irai chez Papa.


- Mais Maman... elle est au courant ?
- Bien sûr.
- Et elle n’est pas... vexée ?
- Ben non pourquoi ?

Chiara me regarde des yeux ronds. Il faut croire qu’anorexie ne rime pas avec psychologie.

- Je vais y aller, mia sorella.


- Ciao, alors.

Dans le métro, je trouve un SMS de Valentine, me proposant d’aller boire un verre. Bien sûr, vu que
c’est le jour où Gaétan joue au tennis, Madame a du temps... alors je lui réponds que, dommage, mais
je sors justement avec Siri. Je sais que ça va la faire bisquer car la seule fois où elle a rencontré Siri,

372
elle l’a trouvée très gauche caviar, faussement politisée, et un peu trop contente d’elle sous ses airs
(faussement) modestes.

- Ça m’étonne Léna que tu t’entendes si bien avec elle...

Valentine avait dit ça d’un air chagrin, voire réprobateur.

- Je l’aime bien, Siri... et elle me propose pas mal de sorties, c’est chouette.
- Tant mieux.
- Ouais, tant mieux.

Parce que toi, parce que vous, vous ne me proposez plus rien. Alors que Siri si, grâce à elle, je sors
beaucoup, tous les soirs même si je veux.

Euh en fait beaucoup moins, voire plus du tout depuis que... depuis qu’elle va être publiée. Telle est
la vérité vraie, nue et crue... que je suis néanmoins la seule à connaître puisque je n’ai personne avec
qui parler.

De retour chez moi, je me sers un petit remontant (un grand verre de vin rouge) et après avoir
longtemps rangé mon bureau, trié mes papiers, mes notes, en bref, accompli tout un rituel destiné à
faire monter l’inspiration, j’ouvre mon ordinateur, puis le fichier La mécanique de la vie... et j’attends.

Longtemps, longtemps... puis je m’endors, comme Luce, la tête posée sur mes bras, à même le clavier.

Je rêve de Jeff, il rit avec une brune, et quand elle se retourne, je vois que c’est Chiara. Elle a l’air en
forme, anormalement souriante et les joues rondes, et, en m’apercevant, elle se penche à l’oreille de
Jeff pour lui chuchoter quelque chose. Des feuilles de dessins volètent tout autour d’eux, elles
proviennent d’un livre, une sorte de manga géant barré d’un bandeau Léna, ma sœur sans faim, déjà
1 million d’exemplaires vendus. Ils s’éloignent tous les deux en gloussant et un profond sentiment de
solitude et d’échec m’accable alors.

Alors je me réveille et devant mon écran, à 00h02, je me mets à pleurer.

ꖿꖿꖿ

Ce vendredi 2 décembre, à l’heure du déjeuner, j’aperçois justement Jeff, au jardin des Tuileries que
je traverse pour me rendre aux boutiques du Louvre (je veux offrir quelque chose à Chiara). Il embrasse
avec ferveur une rousse, un peu plus âgée que moi, debout devant le grand bassin, et bien que je ne
sois aucunement amoureuse de lui (l’affaire est entendue), cette vision me fait l’effet d’une gifle en
plein cœur, surtout après mon rêve de cette nuit...

Je tourne aussi sec les talons et pars en courant, à croire que je suis Madame Kastrovic en personne
découvrant son époux en délit d’adultère. En rentrant dans le hall de la SPA, j’entends une rumeur de
voix et de couverts, je me rappelle, un peu tard, que c’est le jour du pot de départ de Siri, remis au
vendredi car elle était indisponible en début de semaine.

J’ai ainsi raté cette petite sauterie à laquelle Siri, malgré la tiédeur désormais de nos relations, m’a
conviée.

Et merde... Je me dis que je dois au moins aller la saluer, ça ne serait vraiment pas sympa sinon.
Prenant mon courage à deux mains, je vais la trouver, environnée d’un essaim de fonctionnaires et de
vacataires.

Je prends un air savamment accablé, limite angoissé. Siri m’accueille avec un sourire un peu crispé.

373
- Je suis vraiment désolée, Siri... ma mère m’a appelée en urgence... Chiara a perdu 150
grammes depuis lundi... on pense aux effets sur elle d’un reportage consacré aux abattoirs
qu’elle aurait visionné clandestinement.

Siri a un petit rire mauvais.

- Tu es décidément comme une mère pour elle.

Encore une gifle, après celle de Jeff.

- Comment ça ?
- Tu passes ta vie à aller la voir... Ce n’est pourtant pas à toi, mais à tes parents de s’en
occuper !
- Mais ils s’en occupent !
- Alors, laisse-les. Et vis ta vie ! Enfin, si tu en as une...

Ah la vache, j’ai sans doute mal entendu, ce n’est pas Dieu possible. Si Justine Praline entendait ça...
je remonter aussitôt dans mon bureau.

Je retrouve Luce aux prises avec sa mère au téléphone.

- Ecoute, Maman, je travaille, je ne peux pas venir !


- ...
- Tu peux bien y aller toute seule !
- ...
- Mais non, tu ne vas pas mourir assassinée dans la rue ! Enfin ! Qui aurait envie d’attaquer
une vieille dame comme toi, sans le moindre bijou et habillée des pieds à la tête en
Décathlon !

Je me plonge dans un dossier d’aide sociale, Ovide Duralex, 62 ans, RMIste et dramaturge bientôt
expulsé de chez lui, j’en ai les mains moites. L’après-midi s’écoule, mollement, Luce est maintenant
aux prises avec sa sœur.

- Marie-Claire, c’est à toi de t’occuper de Maman ce week-end. J’ai une formation syndicale.
- ...
- Non, je dois absolument y aller. C’est une formation en self-defense dans le cadre des
négociations patronales !
- ...
- Oui, je sais bien que tu t’en moques ! Tu n’as aucune conscience politique... ni filiale
d’ailleurs. Je me suis tapé la mammo, le scanner et le coiffeur cette semaine, alors tu peux
bien la sortir un peu aux bois... Tu sais bien que Maman adore se promener à
Fontainebleau en décembre quand les arbres sont tous laids et morts !

Luce raccroche, rouge de colère. Elle regarde sa montre, ferme son ordi, et me dit, tordant le cou à sa
formule rituelle.

- J’y vais, Eléna. J’ai 7 minutes d’avance sur l’heure mais j’arriverai plus tôt demain matin...
elles m’ont tuée, j’ai une migraine épouvantable.
- Bonne soirée, Luce.
- Ne reste pas plus tard, sous le prétexte que ces Dominants nous ont offert des boissons
périmées et des petits fours rassis à midi...

374
Je la regarde partir et comme saisie d’une prémonition, je vais à la fenêtre. Je la vois se diriger vers un
homme, certes assez laid, mais dont le visage s’éclaire littéralement en la voyant. Luce est maintenant
dans ses bras et ils s’embrassent avec ardeur, l’écharpe CGT de l’homme cinglant le visage de Luce.

Luce a un mec... même si c’est un camarade comme elle dirait. Comment, comment peut-on avoir
envie d’avoir Luce comme copine ?! Le monde est fou et moi, je n’y comprends décidément rien.

Peu après, Siri part, sans me dire au revoir. Je la vois prendre son sac, fermer la porte vitrée de son
bureau et filer dans le couloir. J’ai une grosse boule dans la gorge. J’ai merdé, c’était évident, difficile
de prétendre le contraire, mais elle qui a tout pour elle, le talent, la beauté, la réussite, elle ne pourrait
pas venir, malgré tout, me saluer ? Me tendre la main ? Me donner une petite pièce ?

Mon Dieu, je délire...

J’aurais tellement donné cher pour qu’elle tourne les talons, passe la tête par la porte, comme avant
et me lance, Lénouille, tu viens prendre un verre ? J’aurais accouru vers elle tel le chien d’Angeline
Poireau.

Je rentre chez moi avec l’atroce perspective de trois jours entiers sans voir personne. Je ressens un tel
désespoir que cela en frôle la panique. La petite Bill elle fait la gueule. Elle dit qu'elle est tout le temps
toute seule...

Alors à peine franchi le seuil de mon appart, toute honte bue, j’appelle fébrilement Valentine qui ne
décroche pas. Je laisse un message, que je regrette aussitôt car j’y ai un ton quelque peu suppliant
(Val, je me ferais bien un ciné, sinon prendre un verre ou manger un bout... rappelle moi !) puis à Olive
(même topo).

L’idée m’effleure même d’appeler Philo, je dois avouer. Je me serais excusée à genoux et j’aurais
(presque) été prête à me répandre en compliments sur les œuvres de sa brute domestique... c’est
dire.

Je bois un verre puis deux, enfin trois et même quatre. La tête me tourne et sans accomplir le moindre
rituel, je m’assois devant mon ordinateur, le fichier La mécanique de la vie ouvert et j’attends,
j’attends... la tête bientôt penchée sur le clavier, tel un coureur cycliste montant à l’assaut du col de
l’Everest, un truc bien haut mais la tête basse, de plus en plus basse...

Je me réveille en sursaut, cela sonne à la porte, avec insistance. Je jette un œil hagard à mon portable
22 heures 00. J’ai dormi trois heures d’affilée, sur mon clavier.

Je pense vaguement à Jeff, et même à Marin, avec un morne espoir. Il va entrer et me dire, oh Léna,
mon amour, je t’aime, ohlala quelle connerie j’ai faite, je suis vraiment trop con... marions-nous !

Que tu es bête, Léna, non mais que tu es bête...

Quand j’ouvre enfin la porte, je tombe sur Olive, en pleurs. Une Olive décomposée, livide, échevelée,
les yeux rouges et le nez comme ayant doublé de volume.

- Oh Léna...
- Merde, Livie, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Romain m’a quittée !

J’ai à peine le temps de lui ouvrir les bras qu’Olive, la sage et réservée Odile, la si sérieuse Olive s’y
jette en sanglotant comme une folle.

375
On reste longtemps comme ça, l’une dans les bras de l’autre (oh hé les gouinasses vous voulez un
sceau d’eau froide ? glapirait Gigi). Olive, totalement hors d’elle, décomposée, moi, lui tapotant le dos,
lui assurant que tout va bien, mais si, enfin, c’est sans doute un malentendu, une erreur, ce n’est pas
possible. En même temps, je cherche comment expliquer à Olive la raison pour laquelle je sens le vin,
alors que je suis seule chez moi.

Je finis par réussir à me décoller d’elle, et je lui dis à Olive, à ma pauvre Olive, en proie à ce chagrin
inouï.

- Entre, Livie, et raconte-moi...

376
T'entends à chaque fois que tu respires
comme un bout de tissu qui se déchire
et ça continue encore et encore,
c'est que le début d'accord, d'accord
Francis Cabrel, Encore et encore, 1985

L’amour fait mal (quand il s’en va)


Romain est bizarre depuis quelques temps. Il traîne de plus en plus sur ses leçons de japonais, se fait
évasif, voire agressif lorsqu’Olive lui demande s’il a enfin signé son contrat pour Tokyo.

Le 15 novembre est déjà là, et Romain ne l’a toujours pas signé.

- Putain, Olive, je vais le signer, c’est juste une question de jours !


- Ne t’énerve pas Romain. Mets-toi juste à ma place...
- Je sais, ma belle, mais que veux-tu que je fasse ?

Olive dort mal en ce moment, trop de choses dans la tête, des angoisses, des rapports à rendre, des
sorties nocturnes avec Romain. Elle l’aime de plus en plus, il est si gentil et si drôle, elle n’a plus peur
de se glisser nue sous la couette le soir et de faire l’amour avec lui. C’est tellement bon ! Ils sont
beaucoup sortis en ce début d’automne, Romain disait vouloir emmagasiner le plus de Paris possible
avant de partir. Du coup, Olive a peu avancé sur sa thèse, elle y a surtout travaillé tard le soir, et très
tôt le matin, la fatigue s’est accumulée et elle aussi est sur les nerfs.

Sans doute que c’est également le cas pour Romain. Il est vraiment tendu depuis plusieurs jours. Il dit
avoir beaucoup de travail, un souci technique très ennuyeux (des cellules de porc refusant de
connecter avec des puces d’ordinateur, quelque chose comme ça).

Il n’a même plus envie de faire l’amour. Il s’en excuse auprès d’elle.

- Je suis désolé, quand j’ai trop de stress au travail, j’arrive plus à baiser.

Olive se sent malheureuse, déstabilisée, mais comme il la prend dans ses bras et la rassure, elle préfère
ne pas creuser. Elle connait si mal les hommes, la vie à deux, après tout, peut-être est-ce ainsi que les
choses fonctionnement.

ꖿꖿꖿ

En août, Olive et Romain sont partis dix jours à Marseille, aux Goudes. Dix jours absolument magiques
qu’Olive n’oubliera jamais de sa vie.

Même après.

Ils ont logé le cabanon que la mère de Romain tient de sa famille, un grand-père qui péchait le mérou.
Cela fait bien longtemps que plus personne ne pèche par chez eux, ce qui explique peut-être que les
voisins se fassent une obligation de parler provençal entre eux quand ils les croisent. La mère de
Romain prétend qu’ils parlent le provençal comme elle l’araméen.

Quinze jours magnifiques à se baigner, à faire l’amour, à manger n’importe quand, n’importe où, des
choses que Maman Trouvegros ne cuisinerait jamais chez elle : moules, huîtres, tomates séchées,
bugnes, pain à l’ail frotté à l’huile, fromage de chèvre, sardines grillées sur la plage et du vin, du rosé

377
laissé à volonté par le père de Romain... Ils ont beaucoup parlé, de leur projet japonais, de ce que
serait leur nouvelle vie au-delà du continent européen, se lisant des extraits de guide ou feuilletant
des mangas, avançant lentement (Romain) dans leurs leçons de japonais, regardant les annonces
immobilières à Tokyo sur un site pour étrangers, serrés l’un contre l’autre, en maillot ou bien nus, et
puis faisant l’amour.

Olive s’est dit que de toute sa vie, jamais, ô grand jamais elle n’avait été aussi heureuse. Dans le gris
de Paris, elle sent encore le soleil sur son corps, et les mains de Romain sur ses seins.

Au retour, Olive s’est enfin décidée à parler à Babar. Elle a bu un petit verre de blanc avant, avec Val
et Léna, et elle s’est lancée, alors que Babar était occupé sur son ordinateur, tapant au doigt, un
courrier administratif, cette « pauvre petite Marilou » étant une fois encore malade.

- Ma petite Olive... bien sûr, vous pouvez prendre quelque vacance au Japon... même si
c’est une contrée fort moyenne d’un point de vue géopolitique... mais vous n’oubliez pas
que vous avez une thèse à rendre pour juin prochain !
- C’est que, justement... je ne vais pas pouvoir.
- Pourquoi ? Il vous reste près de dix mois !
- Eh bien, comme vous le savez, je pars effectuer une année universitaire à Tokyo... à Sophia
University, en sciences politiques comparatives et...
- Vous plaisantez ?!

Là Babar a enfin lâché la souris de son ordinateur, et l’a regardée d’un air sidéré.

- Je vous l’ai dit plusieurs fois, monsieur Baba... monsieur Baltazar. J’ai fait une demande
pour effectuer une année à l’université de Sophia. J’ai... vous avez signé un papier.
- Moi ? Un papier ?!
- Oui, un papier pour confirmer que j’effectuais bien une thèse sous votre direction et que...
euh vous me jugiez bonne élève, et euh, tout à fait sérieuse.
- Quoi ? J’ai écrit ça moi ?!

Babar avait l’air révolté.

- Oui.
- Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas pu écrire ça !
- Si. Seulement, en le faisant, vous m’avez dit être contre ce projet.
- Ah je me disais bien aussi... mais j’ai quand même signé ?
- Oui.

Babar a passé une main tremblante sur son gros visage.

- Parfois, je m’échappe... mais bon oubliez tout ceci, vous restez ici.

Il s’en est suivi une demi-heure très rude de combat entre elle et le vieil éléphant.

Elle a fini par avouer qu’elle suivait un homme (« je suis un homme... mon compagnon... ») et Babar a
glapi qu’elle ne valait pas mieux que toutes ces petites bourgeoises qui occupaient les bancs de
Sciences po en attendant de se trouver un mari. Olive lui aurait bien fait remarquer qu’elle avait passé
un concours difficile, avait obtenu son diplôme avec une mention très bien, et qu’elle ne partait pas
les mains dans les poches de son tailleur Chanel puisqu’elle avait un vrai projet d’étude (au contraire
de sa propre fille, Flore, qui roupillait dans les amphis en attendant son mariage).

Olive a plaidé sa cause, du mieux qu’elle a pu.

378
- On me l’a dit, à Bruxelles... on aime les personnes qui ont bougé, qui ont vu du pays... ce
sont ce genre de personnes que l’on a le plus envie de recruter désormais.
- Oui mais pas le Japon ! Le Japon ce n’est pas un pays ! C’est une île !
- Mais enfin, monsieur Balthazar, c’est quand même un...
- Si encore c’était la Chine... mais le Japon ! Ils ont même encore un Empereur ! Vous vous
rendez compte de ce que cela signifie science politiquement parlant ?!
- Eh bien, l’Angleterre est aussi une île et elle a bien une reine et...
- C’est différent, ça n’a rien à voir ! Ne vous cherchez pas de fausses excuses géopolitiques !

Babar était sens dessus dessous, alignant arguments farfelus sur raisons fallacieuses. Olive est repartie
en larmes et elle a raconté ça à Romain qui n’en est pas revenu.

- Il est vraiment demeuré ce prof.


- Mais non, Romain, il... il a juste peur que je ne finisse pas ma thèse.
- Tu parles, il ne pense qu’à lui. Rien à foutre de ta pomme.
- Moi aussi je ne pense qu’à moi !
- Mais toi c’est normal, c’est TA vie !

Babar a mis du temps à se calmer. Cela a été très éprouvant pour Olive car durant des semaines, il lui
a à peine dit bonjour, lui jappant dessus pour obtenir des chapitres de sa thèse qu’elle a dû rédiger
parfois jusque tard dans la nuit. Il était à la fois désagréable et pathétique, d’une certaine façon,
malheureux de ce qu’elle puisse le laisser ainsi en plan.

- Je n’aurais jamais cru ça de vous, ma petite Olive... me laisser tomber ainsi...


- Mais, mais... je vais revenir. Ce n’est qu’une année !
- C’est trop ! Et si je mourais ?

Olive l’avait regardé, ébahie. Babar était devenu tout rouge.

- Je ne suis plus tout jeune, vous savez... je ne voudrais pas disparaître avant la fin de votre
thèse.
- Mais je la finirai au plus tard en 2007. Dans moins de deux ans...
- Espérons... espérons que je tiendrai jusqu’à là...

Babar n’avait que 58 ans et à l’entendre, on avait l’impression qu’il frôlait les 90.

Il a aussi fallu l’annoncer à ses parents. Olive a longtemps attendu, jusqu’à ce que Romain lui dise que
cela devenait limite blessant pour eux. Tout le monde était au courant, sauf Monsieur et Madame
Trouvegros.

- Ce sera pire que tout s’ils l’apprennent par quelqu’un d’autre !


- J’ai si peur Romain...
- Mais de quoi ?!
- Mais... de tout ! De leurs angoisses, leurs questions, leur tristesse, ma mère surtout...
- Merde, Olive, tu vas avoir 25 ans l’an prochain, il va quand même falloir le trancher, ce
foutu cordon !

ꖿꖿꖿ

Pour cette Annonce, Olive décide de se faire accompagner de Romain. Ils sont invités à dîner un
vendredi d’octobre chez les parents d’Olive.

Romain, en guise d’entrée en matière, tend subtilement une bouteille de saké à son père.

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- Oh du saké... comme c’est original, Romain.
- Oui, c’est pour vous... habituer.
- Ah tiens donc ? Tu comptes me faire boire du saké désormais ?

Louis Trouvegros s’esclaffe comme si c’était la chose la plus hilarante qui soit. Il accompagne son
propos et son rire d’une tape virile sur l’épaule de Romain, Olive se sent agacée. Toujours ce petit côté
macho bourgeois de son cher Papa (dont elle voit désormais les défauts saillants).

- Eh bien...

Romain et Olive échangent un regard. Olive se lance.

- Nous allons partir vivre au Japon.

Un bruit de couverts qui dégringole l’interrompt. C’est Lucile Trouvegros. Ils lui ont échappé des mains
au mot « Japon » alors qu’elle finissait de mettre la table. Rouge de honte, elle se penche pour
ramasser les couverts épars, Romain se précipite pour l’aider.

- Comment ça, vivre au Japon ?

Demande Louis Trouvegros, en fronçant les sourcils. Romain, depuis le sol où il ramasse des couverts,
poursuit sur la lancée d’Olive.

- J’ai la possibilité de travailler trois ans dans une filiale de ma société à Tokyo... c’est une
chance inestimable pour moi ! Un vrai bond en matière de carrière !

Romain connait les mots que les hommes comme Louis Trouvegros aiment entendre.

- Mais toi tu restes à Paris, hein ma chérie ?

Bêle Lucile en jetant un regard paniqué à sa fille.

- Non, Maman, je vais suivre Romain...


- Quoi ? Et ta thèse ?!

Louis s’étrangle à moitié de stupeur.

- Ne vous inquiétez pas... Je suis inscrite à une très bonne Université japonaise, à fort
rayonnement international, Sophia University... Je vais suivre un cursus d’un an sur le
thème de la construction politique communautaire, avec une étude et un mémoire à
rédiger sur l’ASEAN, le très relatif équivalent asiatique, afin que j’en dégage justement les
différences patentes avec la Communauté européenne...

On jurait qu’Olive est en train de passer un entretien de recrutement à ladite fac. Ses parents
l’écoutent, la bouche ouverte, sa mère serrant contre son sein, fourchettes et couteaux.

- Je dois aussi proposer une sorte de modèle de construction politique pour l’Asie, Chine-Corée-
Japon, de façon théorique, afin que les étudiants japonais parviennent à saisir mieux le
concept même de l’Europe... je leur donnerai aussi des cours sur la construction européenne...
à ces mêmes étudiants japonais...
- Mais non, Olive, tu ne peux pas... tu ne peux pas nous faire ça... je vais... je ne vais pas
pouvoir... ô sans toi...

Gémit sa mère, les yeux débordant de larmes. Son père, lui, caresse son menton d’un air songeur.

- Mais... et ta thèse ? Je te repose la question, tu n’y as pas répondu !

380
- Je vais rédiger ce que j’ai déjà collecté, revenir une fois ou deux, plus au besoin, pour effectuer
des recherches et interviews... je la terminerai un peu plus tard que prévu, en 2007 au lieu de
2006, c’est tout.
- Un an tu dis ? Et tu reviens après ?

Romain et Olive échangent à nouveau un regard. Romain se redresse.

- Il est possible que nous nous mariions, là-bas. Olive pourrait ainsi rester les deux autres années
avec moi...
- Là-bas ?!

La mère d’Olive a presque crié ça. On a l’impression qu’ils partent pour la planète Mars. Louis
Trouvegros tempère, il sent que la réaction de sa femme est un peu disproportionnée et hors sujet, et
il en a presque honte comme cela lui arrive régulièrement avec Lucile, si gentille, si bonne épouse, si
mère au foyer... et si inadaptée au monde d’aujourd’hui.

- Lucile, on se calme... ce n’est pas encore fait et puis, pourquoi pas après tout ? La
démarche d’Olive me parait fort bien construite... Elle m’impressionne, notre petite fille.
- Mais, mais enfin Louis... notre petite fille justement... si loin de nous... chez ces gens... ces,
ces Asiatiques...
- Une année à l’étranger est une très belle expérience ! J’exige juste d’Olive qu’elle finisse
sa thèse ! Je sais bien que ce genre de machin ne sert à rien mais enfin, c’est une question
de principe... elle a commencé, elle doit aller jusqu’au bout.
- Oui mais...

Lucile bégaie, éperdue, ses couverts dans les mains. Olive est un peu agacée, « j’exige qu’elle finisse
sa thèse », elle a 24 ans après tout, elle mène sa vie comme elle veut non ? Surtout qu’elle est
indépendante financièrement. Elle décide néanmoins de tempérer d’autant plus qu’elle a bien
l’intention de la finir, sa thèse.

- J’irai jusqu’au bout, Papa, ne t’inquiète pas. Et puis vous viendrez nous voir !
- Mais, mais... qu’est-ce que je vais devenir... sans toi...

Lucile Trouvegros sanglote carrément, maintenant. Olive se sent à la fois malheureuse, coupable... et
agacée, très agacée. Elle ne va pas rester pour tenir compagnie à sa mère toute sa vie tout de même.
En même temps, elle sait trop bien combien sa mère va se retrouver seule, sans elle, avec son mari
jamais présent. C’est ça aussi le problème de sa mère, elle n’a investi que dans sa famille, ses très rares
amies travaillent, au moins à mi-temps, et elle ne s’est pas construit un cercle social comme les mères
de ses amies Val, Philo et Léna (bon, la mère de Léna n’est pas vraiment impliquée dans un cerce social
mais au moins, elle travaille).

Louis bougonne.

- Enfin, Lucile... Olive ne va pas passer toute sa vie avec nous.


- Mais de là à aller au Japon ! Mets-toi à ma place tout de même !

Proteste la mère d’Olive avec indignation. Le père la regarde sans avoir l’air de comprendre.

- Je suis à la même place que toi, ma chérie... Je vais avoir ma fille unique qui va vivre à
10 000 km d’ici aussi.
- Oui mais toi, tu as ton travail ! Ta vie ! Moi je suis toute seule ! Tout le temps !

381
Et voilà que Lucile Trouvegros sanglote à nouveau. Romain se sent très gêné... mais aussi assez sidéré.
Sa mère ne s’est certainement pas mise dans cet état quand il leur a annoncé qu’il partait vivre trois
ans au Japon. Au contraire, elle a été ravie et a couru dès le lendemain s’acheter des guides sur ce
pays qu’elle compte bien aller visiter avec son mari, sinon ses copines. Elle était sincèrement heureuse
pour lui, partant du principe que chacun a désormais sa propre vie sans compter que les mails comme
le téléphone ne sont pas faits pour les chiens, hein mon chéri ?

Sincèrement triste, Olive va prendre sa mère dans ses bras. Elle a le cœur gros, elle s’en veut, c’est au
moins aussi terrible qu’avec Babar... bien que dans un autre genre. Léna se plaint que ses parents ne
l’aiment que pour lui faire des reproches, mais au moins, elle n’a pas ce lien, ce terrible lien d’amour
qui la ligote.

- Maman, calme-toi... tu viendras nous voir et tu resteras le temps que tu veux.


- Oh ma chérie...

Sa mère sanglote encore et encore. Son père demande.

- Et au fait, vous partez quand ?


- Je pars en janvier, après les fêtes... Olive me rejoindra fin février ou en mars... sa rentrée
est en avril mais elle doit suivre un stage de langue auparavant.
- Oh mon bébé !

Pleurniche encore Lucile Trouvegros. Olive la serre contre elle, très fort.

- Maman, vraiment, tu vas venir, passer du temps avec nous et tu verras, tout ira bien...
- Je, je... tu vas tellement me manquer...
- Lucile, ta fille doit faire sa vie. Elle te manquera où qu’elle soit et elle doit vivre un peu des
expériences étrangères ! C’est très bien ! Du moment qu’elle fasse quelque chose là-bas
et finisse sa fichue thèse !
- Je ferai tout pour soutenir Olive dans cette démarche... La boîte paye un aller et retour à
chacun chaque année, je lui passerai le mien, pour qu’elle puisse rentrer en France au
moins deux fois...
- Eh bien, tout va bien, alors on mange ou on ne mange pas ?

Lucile Trouvegros s’est ressaisie. Ils ont dîné tranquillement en devisant sur le Japon, l’aspect pratique
de leur expatriation, Lucile ne disait pas grand-chose et Olive, bonne fille, a proposé de rester dormir
ici pour qu’elles en reparlent toutes les deux le lendemain.

Romain est rentré chez lui, il avait un rendez-vous tôt dans le quartier le matin et il préférait rester
chez lui. Olive a été un peu déçue mais elle s’est dit qu’elle devait bien ça à sa pauvre mère.

C’était à la mi-octobre.

Ensuite, Olive a définitivement confirmé son engagement auprès de Sophia University, Romain l’a fait
du côté de sa boîte et ils ont attendu son contrat avec les modalités et le tutti quanti.

ꖿꖿꖿ

Romain a été mis en relation avec un expat de sa boîte vivant depuis plus de deux ans à Tokyo,
Florian. Le type est une caricature d’expat, glissant des tas de mots japonais dans ses propos, et
distribuant conseil avisé sur information sagace relativement à la culture, à la mentalité (les Japonais
ne savent pas dire non frontalement, va falloir apprendre à décrypter mon petit vieux), comme aux
lieux où habiter (évite Hiroo ou Kagurazaka, c’est truffé de Français).

382
- Si tu veux manger les meilleurs sushis, tu me fais signe, je connais un kaiten-zushi
excellent, il est dans le quartier hot de Shinjuku, le kabukicho, t’as des nanas méga atsui,
je te jure mon petit vieux, c’est trop tanoshii...

Romain a imité Florian à Olive, et ils se sont tordus de rire sur le tapis du séjour des parents de Romain,
avant de faire l’amour dessus. Romain lui a soufflé à l’oreille, anata ga daï suki desu, je t’aime fort.

Olive a eu soudain très envie de partir dans ce pays quand avant, elle ne le faisait que pour suivre
Romain.

Depuis, elle attend que Romain veuille bien signer son contrat. Octobre a passé puis novembre est
arrivé et le contrat n’est toujours pas signé.

Elle en a parlé aux petites amies. Elle a parfois l’impression d’être déjà à 10 000 km de là tant leurs
relations se sont distendues. Léna est devenue franchement morose, elle a parfois l’impression de
soulever des pierres quand elle la voit, sauf à certains moments, comme à cette leçon de japonais avec
Romain où elles ont tant ri. Elle s’en veut, Léna doit se ronger pour sa pauvre petite sœur... Et
Valentine est sur les nerfs, entre sa classe infernal, sa grand-mère hospitalisée, et sa nouvelle vie avec
Gaétan. Olive avoue avoir un peu de mal à écouter ses doutes, à son sujet, son esprit divague, elle
imagine Tokyo, le petit appartement près du Yoyogi Park, car c’est décidé, ils vivront dans ce quartier-
là.

- Je préfèrerais qu’elle soit morte.

Olive sursaute. Valentine est en train de lui parler de sa grand-mère, Olive, faute de mieux, lui tapote
la main d’un air navré.

Philomène aussi est très occupée, très stressée. Elle est sans cesse en train de regarder son portable
et parfois, elle part en coup de vent quand elles se voient. Elle a donné sa démission à Charlot, c’est
une décision sans doute très lourde, se dit Olive, qui la perturbe. Elle prend un sacré risque, trois fois
qu’elle démissionne dans sa courte vie de salariée, pour un voyage au long cours avec un homme, ma
foi, pas très sain.

Livie n’ose pas demander à Philo si Egon se comporte mieux avec elle, s’il a renoncé à toute forme de
violence. Elle sait juste qu’il boit trop, fume aussi de la drogue, passe quand même pas mal de temps
allongé sur son canapé « à préparer leur voyage ». Comment Philo, si active, si libre, peut-elle
supporter d’être un homme de cette sorte ?

Philo a tenté de lui dire quelque chose au sujet de l’argent. Elle a cru comprendre sur le coup que Philo
voulait lui en emprunter, elle était toute disposée à lui en prêter.

- Mais non, ce n’est pas ça Olive...


- Je ne comprends pas, Philo. Où est le problème alors ?
- C’est Egon. Il ne sait pas garder l’argent, il en a parfois aucun et parfois énormément... et
je ne sais pas d’où lui vient son argent.
- De ses photos ?
- Il n’en vend quasiment pas.
- Ah.

Philomène a ensuite eu des propos un peu bizarres, sur des BAT qui avaient disparu quelques mois
avant, en lien avec cette femme horrible, la Hyène Martine. Philo, d’habitude toujours si claire, parlait
de façon confuse, elle avait l’air un peu perdu, et quand Olive lui a proposé, une fois encore, de l’aider
financièrement, elle s’est mise à vociférer.

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- Je n’ai pas besoin d’aide ! Je m’en sortirai toujours toute seule !

Olive, en raison de son propre état de nerfs, s’est mise à pleurer. Philo s’est excusée, elle était sur les
nerfs, elle aussi, trop de choses à boucler chez Charlot avant son départ, et elle devait former Bianca,
l’ex stagiaire devenue Directrice littéraire... qui se révélait soudain très ambitieuse, pour ne pas dire
dépourvue de tout scrupule.

- C’est fou... cette petite souris s’est senti pousser des ailes ou des dents... elle va bientôt
se transformer en vampire.

Philo avait alors éclaté d’un rire un peu inquiétant.

Il a fallu aussi l’annoncer à Mamie Lucette qui lui a juste dit.

- Je serai morte à ton retour du Japon mais je suis heureuse de te savoir heureuse.

Olive n’avait pas touché son chèque alors sa grand-mère lui avait fourré d’office 1 000 euros en petites
coupures dans les mains.

- Ce sera pour ta vie là-bas ! Tu vas avoir des frais... Et surtout, ne viens pas mon
enterrement car tu ne vas pas faire 10 000 km pour venir voir un trou creusé dans la terre
pour une vieille inutile !

Après, seule dans sa chambre, Olive avait pleuré. Elle avait pleuré sur sa grand-mère et sa petite vie
misérable, souhaitant de toutes ses forces ne pas finir comme ça et souffrant de voir sa grand-mère
ainsi souffrir.

Mais surtout, surtout, elle leur a tu, aux petites amies, l’étrange comportement de Romain depuis
quelques temps. Car les voilà déjà fin novembre, et Romain n’a toujours pas signé son contrat.

Depuis quelques jours, il est de plus en plus sombre, il parle peu. Il dit que cela n’a rien à voir avec
elle, que son travail le tracasse, il a peur de laisser des choses en suspens avant son départ à Tokyo.

- Ne t’inquiète pas, ma belle, cela va aller mieux dans quelques temps...


- Je n’aime pas quand tu es comme ça, Romain.
- Je suis désolé... J’ai vraiment trop de choses en tête.
- Ce n’est pas à cause de moi ?
- Mais non enfin, qu’est-ce que tu vas chercher là !
- Je préfèrerais que tu me le dises... si j’ai fait ou dit quelque chose qui ne va pas...
- Mais non, ne t’inquiète pas ! Cela n’a rien à voir du tout avec toi ! Si tu veux, vendredi soir,
on se fera une sortie sympa ensemble...
- Ok.

Il l’embrasse mais elle le sent ailleurs. Elle essaie de ne pas se tracasser sur ça. Romain l’aime, il lui a
dit tellement de fois, et tout le lui prouve. Et puis si le problème c’était elle, il le lui dirait non ?

C’est ce qu’elle ferait, elle, mais il est vrai qu’elle, elle est si naïve. Elle ne connait rien encore à cette
vie-là, en couple. Pour elle, c’est évident que si elle avait un problème, elle s’en ouvrirait à Romain. À
moins que le problème justement, pour elle, ne soit Romain, alors comment pourrait-elle alors le lui
dire ?

Olive chasse vite cette idée de son esprit.

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384
Ce jour-là, ce vendredi 2 décembre, il fait gris et froid. Il se met à pleuvoir dès qu’Olive sort de chez
ses parents. Olive sent sa mère triste, déprimée même depuis qu’elle lui a dit qu’elle allait partir vivre
au Japon. Elle a donc décidé de passer la nuit chez eux, et la soirée avec elle étant donné que son père,
une fois encore, n’est pas rentré avant minuit.

Elles ont bien discuté. Olive a rassuré le plus possible sa mère, elles ont même fixé une date pour que
celle-ci vienne la voir, en mai, cette semaine où tout le Japon est en vacances avec une série de jours
fériés. Son père partira avec elle mais Lucille Trouvegros restera plus longtemps. Elle s’inquiète bien
sûr de rentrer seule, mais Olive lui a promis de l’accompagner à l’aéroport. Après, une fois dans l’avion,
tout sera simple.

Olive a presque envie de lui dire, méchamment, qu’on lui mettra un cordon autour du cou, avec son
nom, comme pour les gamins de 6 ans qui voyagent seuls sans en faire toute une histoire, eux.

Elle a essayé de pousser sa mère à adhérer à un club quelconque afin de se faire des amies mais sa
mère renâcle. Elle ne sait pas vers quoi elle pourrait se tourner.

- Mais il y a plein de choses maman ! Tu pourrais aller marcher...


- Je n’aime pas ça.
- Sinon, tu as les clubs de bridge...
- Ah non quelle horreur !
- Et de couture ? Toi qui aimes tant coudre !
- Autant le faire seule chez moi.
- Et la lecture ?
- Ça aussi je peux le faire seule chez moi.
- Mais tu pourrais échanger sur les livres que tu lis !
- Je n’ai rien à en dire, tu le sais bien ma chérie...

Ce n’est pas faux. Olive se rend compte qu’en effet, sa mère, n’a pas grand-chose à dire dans la vie,
de façon générale, et cela lui fait mal de penser ça. Elle adore sa mère, elle est tout pour elle, mais en
tant que personne, elle se dit que celle-ci n’a jamais grand-chose à raconter, surtout de façon
attrayante et originale. Elle est tellement réservée. Même parler d’un film qu’elle a bien aimé, elle n’y
arrive pas vraiment. Elle n’a d’opinions sur rien une fois sortie de sa cuisine et de son quotidien.

Olive se sent moche de penser comme cela, moche et triste.

Quand elle est partie, ce funeste vendredi, sa mère lui a couru après pour lui donner un parapluie et
depuis le seuil, lui a fait un petit signe triste de la main. Olive allait passer tout le week-end chez
Romain et ne rentrerait que lundi soir.

Une fois encore, Lucile Trouvegros n’a rien prévu pour son vendredi, sinon dîner avec son mari qui
aura la tête ailleurs et ne lui alignera pas trois mots. Ils regarderont ensuite un feuilleton à la télé ou
plutôt, elle regardera un feuilleton quand son père s’enfermera dans son bureau pour travailler.

Olive se sent de plus en plus en rogne contre son père qui n’a jamais fait le moindre effort pour
partager la vie de sa femme, et de sa fille qui, néanmoins, n’en a plus besoin.

Olive part travailler un peu à la bibliothèque Sainte-Geneviève avant de retrouver Romain chez lui
pour déjeuner car il a pris une RTT, ce jour. En cours de chemin, elle reçoit un message de sa part lui
disant qu’il a un imprévu. Il doit se rendre finalement au travail de toute urgence car quelque chose
ne va pas dans un des protocoles.

385
Olive est déçue, bien sûr, mais elle se dit qu’elle va pouvoir avancer sur sa thèse. Babar lui fait toujours
plus ou moins la tête, il refuse de parler avec elle du Japon, fait comme si elle n’allait pas partir début
mars, mais il piaffe, toujours à attendre ses chapitres.

Alors à midi, elle déjeune d’un sandwich, il fait toujours aussi moche, même si la pluie s’est
transformée en bruine. Elle échange un peu par téléphone avec Val, elle retrouve Gaétan au
vernissage d’une amie à elle et Val lui propose de les rejoindre. Olive irait bien mais ce n’est pas
raisonnable, elle décline et lui suggère de proposer ça à Léna.

Val observe un silence.

- On a un truc de prévu après, on dîne chez des amis... à chaque fois, je dois m’excuser de
ne pas être libre... ça me saoule ! Et puis ça m’embête... je me sens coupable, quand
même.
- Oh.
- Oui, ça n’est pas marrant pour elle d’être la seule à être toute seule.
- C’est sûr.
- En même temps, elle ne fait rien pour faire avancer les choses...
- Ce n’est pas facile pour elle. Je crois que la situation de sa sœur l’affecte énormément...
- Peuh, tu crois ?
- Euh oui. Et puis, elle pourra peut-être sortir avec Siri, tu ne crois pas ?
- Ouais, tu as raison, elle n’a qu’à se distraire avec cette fille prétentieuse !

Vers 17 heures 00, Olive quitte la bibliothèque et se dirige vers le métro pour aller chez Romain. Depuis
Cardinal Lemoine, elle rejoint la 12 à Sèvres-Babylone pour monter jusqu’à Abbesses. La pluie qui avait
cessé, a repris, une bruine fine et il fait vraiment froid.

Elle se dépêche, elle a tellement hâte de retrouver Romain !

Abbesses. Olive sort, sous la pluie, et court jusqu’à chez lui. Transie, elle tape le code et monte quatre
à quatre les escaliers. Elle sonne, rien ne se passe. Elle sonne à nouveau, pas de réponse. Olive a appris
à ne plus paniquer, elle peut avoir toute confiance en Romain, désormais. D’ailleurs, elle entend des
pas. La porte s’ouvre et il est là. Elle se jette dans ses bras mais il ne la serre pas contre lui, ni ne
l’embrasse. Il a l’air vraiment bizarre.

- Tu es malade ?
- Non.
- Ça ne s’est pas bien passé au boulot ?
- Non, ce n’est pas ça. Olive...

Romain la regarde d’un drôle d’air, tout juste s’il ne l’a pas empêchée d’entrer dans l’appartement. Il
est décidément très bizarre aujourd’hui, encore plus que les autres jours. Il prend une grande
inspiration et il lui dit.

- Olive... je te quitte.
- Quoi ?

Elle est en train d’enlever son manteau, dans l’entrée, mouillé par la pluie. Elle secoue ses cheveux
blonds, se recoiffe, se redresse et lui sourit.

- Olive, je te quitte. Je, je... je... c’est fini, entre nous.


- Tu me fais une blague ?

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Olive le regarde, hésitant entre le rire et la peur. Romain aime bien faire des blagues, pas toujours
drôles il faut bien le dire. Comme cette fois où il lui avait fait croire qu’il avait quitté son travail pour
devenir crêpier ou cette autre où il avait réussi à lui faire gober qu’il était lointainement apparenté à
Mitterrand. Ça, c’était drôle mais lui dire qu’il la quitte, non, ce n’est pas drôle du tout.

- Je ne plaisante pas, Livie. Je... je t’aime mais je te quitte.


- Comment ça... je... je ne comprends pas.

Les jambes d’Olive flagellent.

- Je... J’ai retrouvé Juliette. Elle a divorcé et veut qu’on se remette ensemble.
- Quoi ?!
- Juliette, c’est... ça a toujours été la femme de ma vie.
- Oh Romain... non... non... ce n’est pas possible...
- Je suis désolé.

Ils sont debout dans l’entrée. Romain est à la fois très tendu et très soulagé, ça y est, c’est dit. Olive
n’a pas encore vraiment réalisé. Elle ne cesse de dire, pourquoi, pourquoi, tout allait si bien, on était
si bien ensemble, on devait partir au Japon... le Japon !

- Si tu n’as pas signé pour le japon, c’est à cause de ça ?


- J’allais t’en parler... j’allais signer le contrat, il y a un mois, puis... Juliette m’a recontacté...
et...
- Romain, oh non... mais moi j’ai signé !
- Tu dois pouvoir dire que tu ne peux plus y aller.
- Mais non Romain ! Je me suis engagée ! Romain, on doit y aller !
- Olive, le poste va être donné à quelqu’un d’autre... j’ai dit que je restais.
- Oh Romain...
- Et puis Juliette... je l’aime, tellement, c’est la femme de ma vie.

Et là, Olive comprend enfin, vraiment.

Elle éclate en sanglots. Sans plus un mot. Elle tremble, claque des dents, on dirait bien qu’elle va
tomber dans les pommes. Mais elle reste là, plantée dans l’entrée. Romain ne sait pas quoi faire. Il
pensait qu’elle prendrait aussitôt la porte. Il pensait bien qu’elle pleurerait, d’accord, mais qu’elle
partirait dans la foulée comme dans les films, en le traitant de tous les noms et en claquant
violemment la porte.

Il était prêt à se faire insulter, c’est la règle du jeu, à se faire traiter de salopard, de merdeux, de
connard (mais Olive dit-elle seulement ce mot, connard ?). Il l’aurait bien mérité car il le sait bien, ce
qu’il fait, c’est dégueulasse, c’est salaud, c’est tellement cruel, violent, pauvre Olive, mais c’est aussi
la vie.

On ne peut pas passer à côté de la femme de sa vie.

Il se rend compte soudain, là, que c’est bien plus compliqué que ça, de plaquer quelqu’un. Quelqu’un
qui a compté pour vous et pour qui vous comptez tellement. Quelqu’un qui vous aime comme lui aime
Juliette, ou à peu près comme ça.

Alors il lui prend doucement la main et l’emmène sur le canapé.

- Romain, c’est une blague hein...

Olive se raccroche à cette idée.

387
- Non, Livie... je suis désolé. Tellement désolé...
- Oh Romain...

Olive ne voit plus rien, Olive n’entend plus rien. Quelqu’un a appuyé sur le bouton rouge de sa vie et
tout a été pulvérisé, comme dans un attentat. Attentat à l’amour. Livie, je t’aime mais je te quitte. Et
ces autres mots, tout aussi horribles. Juliette, je l’aime, c’est la femme de ma vie. Je suis... désolé.

Elle a pleuré, supplié. Elle lui a crié dessus et supplié encore. Elle est ensuite restée assise, sonnée sur
le canapé où ils avaient fait tant de fois l’amour. Romain, au début, lui a tapoté la main, comme si elle
avait fait un malaise. Il l’a même serrée dans ses bras, mais de façon un peu contrainte.

Du temps a passé et Olive pleurait toujours en disant qu’elle ne pouvait pas vivre sans lui.

- Mais si, Livie... tu peux, tu es une fille super ! Tu trouveras un mec génial j’en suis sûre !
Bien mieux que moi !
- Non ! Je veux mourir !
- Ne dis pas de bêtise, Livie. On se remet toujours de de... se faire plaquer.
- NON !

Elle semblait vraiment désespérée et Romain a commencé à se demander vraiment quoi faire. Il ne
savait pas comment conclure maintenant que la chose était dite. Il savait qu’il allait lui faire du mal
mais pas à ce point. Pour dire les choses, Romain a été plaqué plusieurs fois, de façon bégnine, et une
fois, il a plaqué quelqu’un qui ne lui laissait pas le choix. Il en a vraiment, vraiment souffert. Ce
quelqu’un était Juliette qui ne voulait pas divorcer, et qu’il avait fini par quitter. Mais Juliette est
revenue, donc quelque part, cette rupture ne compte plus. Juliette... Son cœur bat de joie, et en même
temps, il y a Livie, si désespérée, à ses côtés.

Que faire ?

Olive a vraiment l’air d’une victime d’une terrible catastrophe. Elle est pâle, affreusement pâle, elle
pleure, elle bégaie, elle le supplie. Quelque part, il le jure, il a aimé Olive, et quelque part aussi, il l’aime
encore. Mais cet amour, il s’en rend compte, était un amour raisonnable, sage et paisible, quand celui
qu’il a pour Juliette est une passion, une vraie passion. L’amour tel qu’il se l’imaginait adolescent,
comme une drogue, un alcool pur, où l’on n’est rien sans la personne et où toute votre vie gravite
autour d’elle. Sans oublier ce désir, ce désir qu’il a de Juliette, tellement sensuel, ce désir fou d’elle et
qu’il s’est autorisé à revivre il y a quelques jours, n’y tenant plus. Ils avaient fait l’amour comme des
possédés, jamais il n’avait vécu ça, on aurait dit qu’ils allaient s’entredévorer ou se fondre l’un dans
l’autre avec rage. Puis après, une fois rassasiés, la tendresse entre eux avait été aussi palpable qu’un
vêtement doux et chaud.

On aurait dit qu’ils ne s’étaient jamais quittés.

Il faut savoir être égoïste en amour, ce qui veut dire savoir aussi faire mal, lui a dit un jour Yvan, un de
ses meilleurs amis qui a été quitté et a aussi quitté des femmes. Tu fais quelque chose d’horrible, tu
vas faire souffrir quelqu’un parfois atrocement mais ce n’est quand même pas un meurtre. De toute
façon, c’est toujours mieux de plaquer quelqu’un que de faire lâchement traîner les choses ou pire,
de lui raconter des mensonges... il faut savoir être fort pour deux, il avait sinistrement conclu.

Il faut savoir être fort, pour deux.

Il égrène des mots creux à Olive. Je suis désolé. J’espère que ça va aller. Tu peux m’appeler quand tu
veux. Maintenant, il a vraiment envie qu’elle s’en aille et de se retrouver seul, avec sa cruauté
involontaire et son amour qui recommence.

388
Olive finit par partir. Il lui a promis de l’appeler. Il le fera, bien sûr... quand il sait qu’elle n’est pas
disponible. Lundi matin, quand elle donne son cours sur les institutions politiques de la Vème
République, par exemple. Il laissera un gentil message, attentionné mais neutre.

Sans ambiguïté, surtout.

Olive redescend, sonnée, les escaliers qu’elle avait montés quatre à quatre il n’y a pas même une
demi-heure. Elle se cogne contre les murs de l’entrée comme si elle était saoule. Elle est saoule, saoule
de chagrin et d’effroi...

Dans la rue, Olive marche et pleure. Les gens évitent de la regarder, certains pouffent, gênés, un
homme veut lui prendre la main, et elle le repousse avec violence. Plus jamais aucun homme ne la
touchera. Plus jamais. Elle se retrouve sur un quai à attendre le métro sans savoir pourquoi. Oui,
pourquoi prend-elle le métro ? Où va-t-elle ? Elle n’a plus nulle part où aller, la planète Romain a
explosé...

Debout le long de la bordure blanche, elle songe à se jeter sous une rame, mais elle a trop peur d’avoir
mal, de souffrir horriblement, son corps rond et mou écrasé sur les rails. Le métro arrive, elle ne monte
pas. Un autre métro encore, elle ne monte toujours pas.

Elle reste assise sur un des bancs anti-SDF la barre lui striant les cuisses.

Elle frissonne. Elle n’a jamais ressenti ça, cette douleur et ce vide. Il n’y a plus rien où poser les pieds,
tout a été fracassé, effacé. La veille encore, le monde était une planète solide et ronde comme une
lune, rempli de promesses et d’envies à vivre. Il était chaud, plein de couleur et de douceur.

En un seul jour, il est devenu froid, noir, gris, elle a un goût de terre dans la bouche comme si elle avait
été jetée au fond du trou le plus noir et le plus glacial qui soit. T'entends à chaque fois que tu respires
comme un bout de tissu qui se déchire... et ça continue encore et encore, c'est que le début d'accord,
d'accord...

Ces paroles tournent dans sa tête, comme une litanie d’ivrogne. Elles écoutaient ça au lycée, les autres
ricanaient, surtout Léna et Philo, et elle, elle qui n’avait jamais connu l’amour, rien vécu de sa vie,
trouvait les mots incroyablement justes, tellement forts, si évidents.

Oh si elle avait su...

Olive claque des dents. Et sans cesse, ces autres mots tournent et tournent dans sa tête. Je t’aime, je
te quitte, Juliette, la femme de ma vie.

Elle finit par monter dans une rame après qu’un jeune type lui ait proposé une fellation pour lui
remonter le moral. Elle lui a jeté un regard de haine. Il l’a traitée, comme il se doit, de sale pute-frigide-
coincée.

Tous des bêtes, des salopards.

Elle voudrait que tous les hommes du monde disparaissent. Que la moitié du genre humain soit
autodétruite dans la minute. Tous, même son père.

Effondrée sur un strapontin, Olive se laisse aller à cette incroyable douleur, jamais encore vécue. La
colère est là, aussi. Pourquoi ? Pourquoi lui fait-il ça ce salopard ? Et cette Juliette ? Pourquoi est-elle
revenue ? Ce n’est pas juste, elle a eu sa chance, elle l’a perdue, c’était à elle, maintenant, d’avoir
Romain ! C’est une belle salope, une sale pute !

389
Olive a honte. Avant, jamais elle n’aurait eu de telles pensées. Avant... comme elle aimerait tant
revenir à avant, quand elle était vierge et coincée, certes, mais heureuse et paisible. Sa vie était si
simple, si bellement tracée, elle était vierge et alors ? Elle aurait bien fini par rencontrer un gentil
garçon, un vrai gentil garçon cette fois, une fois sa thèse bouclée et sa situation professionnelle assise.

Là, elle a tout perdu. L’amour, la thèse, la carrière.

Olive pousse un cri de douleur. Elle est sortie du métro, au hasard, et elle s’est assise sur un banc, dans
un cimetière où elle est entrée, hagarde. Un homme passe, qui la regarde, ou plutôt qui la soupèse du
regard, créature de chair douce et molle où l’on peut toujours espérer connaitre l’orgasme en
s’enfonçant dans un de ses orifices mais la créature en question lui hurle.

- Qu’est-ce que vous voulez, espèce de dégueulasse ? Y a donc que ça qui vous excite dans
cette vie ? Le cul ?! Merde, allez tous vous faire foutre !

L’homme s’enfuit, si penaud qu’il n’a même pas eu le temps de sortir l’éternel mantra espèce-de-pute-
salope-coincée-frigide.

Olive ne peut plus s’arrêter de pleurer. Parfois, elle se dit qu’elle a tout imaginé, que c’est un mauvais
rêve, jamais Romain n’aurait pu lui dire et lui faire subir une pareille chose ! Il va l’appeler, lui dire
qu’elle lui manque, lui donner rendez-vous dans leur resto favori, Un zazou à Montmartre, et tout va
continuer, comme avant...

Le temps d’une seconde, cette pensée est comme si elle respirait à nouveau, mais l’horrible vérité lui
revient et elle sanglote encore plus fort avec cet affreux sentiment d’asphyxie qui la fait ahaner
comme une asthmatique.

Elle se dit que c’est pire qu’une mort, elle qui n’a jamais perdu personne.

Le soir tombe, le cimetière va fermer. Les sifflets des gardiens retentissent. Un moment, elle pense à
rester là, cachée dans les buissons ou dans un caveau, créature vivante devenue morte à soi et au
monde, mais il fait si froid et il s’est remis à tomber une fine bruine.

Là encore, elle n’est pas prête à mourir, de mort lente cette fois...

Alors elle se dirige vers la sortie, et engoncée dans son chagrin, elle erre dans les rues. Sans fin. Elle
marche sans savoir où aller, et ça continue encore et encore, c’est que le début d’accord, d’accord...
Cette chanson lui tourne dans la tête, la laboure, littéralement. L’instant d’après le vent se déchaîne,
et les jours s’allongent comme des semaines... Elle ne tiendra pas des semaines, ça c’est sûr.

Il fait si froid, la pluie s’est remise à tomber avec force et elle ne fait rien pour s’en protéger.

Après avoir marché près d’une heure, elle arrive dans une rue qui lui dit vaguement quelque chose et
en levant le nez, elle voit qu’elle est arrivée devant chez Léna.

Il y a de la lumière, à sa fenêtre. Léna est là, sans doute seule.

Olive hésite, mais prise d’une inspiration subite, elle compose le code et pousse la porte. Elle monte
les étages, à la fois prête à chaque marche à faire demi-tour mais continuant pourtant, vers elle, Léna,
son amie si rêche mais si gentille.

Elle est devant la porte de Léna. Elle n’entend aucun bruit mais la lumière filtre sous la porte. Elle
attend de longues minutes parce que quand elle aura sonné et Léna ouvert la porte, ce qui lui est
arrivé sera désormais parfaitement réel et avéré. Olive Trouvegros a été salement quittée par celui

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qu’elle aimait plus que tout.Du bruit monte depuis le hall, en bas. Quelqu’un est entré et a commencé
de monter les escaliers.

Alors Olive, fermant les yeux, appuie longuement sur la sonnette.

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Pars, surtout ne te retourne pas
Pars, fais ce que tu dois faire sans moi
Quoi qu'il arrive je serai toujours avec toi
Alors pars et surtout ne te retourne pas !
Jacques Higelin, Pars, 1978

L’amour fait mal (quand on se quitte)


Les vacances d’août en Bretagne ont été tellement belles, une véritable parenthèse enchantée
même si Val a dû se faire violence, au début, pour oublier sa Babouche hospitalisée.

Ils ont loué des vélos et circulé toute une semaine sur cette île de Bréhat qu’affectionnait tant la grand-
mère de Gaétan. Sa maison se situait à Paimpol, elle a été vendue à des Parisiens, ils ont juste pu la
contempler depuis la rue. Des enfants blonds comme Gaétan jouaient dans le jardin, la façade avait
été repeinte, les volets aussi, d’un bleu un peu pétard. Gaétan avait dit que cela lui faisait mal au cœur,
de revoir cette maison qui ne serait plus jamais à lui.

- On la rachètera, va !

Lui avait dit Valentine (fantasme d’un pied à terre breton où passer des vacances avec leur nombreuse
famille).

Après le gîte minuscule loué sur l’île de Bréhat, ils ont campé une semaine sur la côte de granit rose.
Ils ont ri, parlé, beaucoup, fait l’amour aussi, tous les jours. Valentine n’en revenait pas de ce plaisir
qu’elle avait avec Gaétan qu’elle avait du mal à ne pas toucher, embrasser, serrer contre elle sans
cesse (mais était-ce vraiment là le signe de l’Amour et non pas plutôt celui d’une Passion Sexuelle ?).

Une nuit, sous les étoiles, avec la mer qui battait le sable un peu plus bas, Gaétan a demandé à
Valentine d’habiter avec lui à la rentrée. Après tout, Judith occupait son studio, à Paris, à la suite du
Coup de Tonnerre de juillet, comme disaient les filles, où la quasi-veille du mariage, Guilhem avait fait
marche arrière.

- Elle ne va pas rester longtemps, tu sais... elle veut s’acheter un appartement.

Gaétan lui avait dit qu’elle se cherchait une excuse, elle était tout le temps chez lui, et si Judith partait,
elle pouvait très bien le sous-louer, voire le rendre, carrément.

- Jamais !

Valentine avait ressenti comme de l’effroi à cette idée, l’impression d’être au bord d’un plongeoir de
15 mètres de haut quand en même temps, son rêve de vie en couple était en train de s’accomplir, elle
qui sanglotait encore dans son lit, au petit matin du 1er de l’an, 4h02, alors qu’elle était rentrée seule,
emplie d’une sourde tristes.

Encore une année qu’elle commençait seule.

En tout cas, après un deuil raisonnable (trois semaines pour une histoire de 11 années quand même),
Judith avait décidé de réagir. Dès la mi-août, elle s’était inscrite sur un site de rencontres car « autant
être pragmatique, je ne suis plus étudiante et à la banque ils sont tous casés ». Elle consultait ses
annonces avec l’exigence d’un recruteur RH ultra sélectif.

- Bastien, informaticien... ah non, merde surtout pas ça, ils relèvent tous du spectre
autistique comme tu dirais... Jérémie, cadre supérieur, aimant les sports de glisse et le

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golf... je vois le genre, toujours parti s’amuser avec ses potes... Martin, artiste peintre...
putain un raté parasite à tous les coups...

Après une série d’entretiens jugés convaincants sur le web avec un dénommé Jérôme, il s’était avéré
qu’elle avait eu des rapports sexuels plusieurs fois de suite avec cet homme. Elle voyait ainsi se profiler
la fin de son « long célibat » (un mois) ainsi qu’elle le disait à Valentine, qui se retenait de grincer des
dents.

Jérôme avait monté une start-up en conseil financier, ils avaient donc beaucoup de sujets de
conversation (la bourse, les fonds de pension, les taux d’intérêt, etc). Il était beau, sympathique, drôle,
et faire l’amour avec lui... oh elle n’en disait pas plus mais son air parlait pour elle.

- Alors Judith, ça y est, tu es déjà amoureuse ?


- Enfin, Val, tu peux arrêter avec cette stupide antienne ? Je baise avec, c’est tout.

Judith avait décidément bien changé depuis Guigui. Valentine ne la reconnaissait plus... Le problème
était que Jérôme lui avait annoncé assez vite qu’il n’était pas amoureux d’elle. Elle était belle,
intelligente, indépendante, drôle, et vraiment très sympathique mais non, il n’était absolument pas
amoureux, or il avait envie d’être amoureux, lui.

- Putain, le vieux réac...

Judith avait couiné à Valentine.

- Tu comprends ça, toi ? J’ai toutes les qualités du monde mais il n’est pas amoureux ?
- Ben euh oui... ça serait trop facile sinon.
- Comment ça trop facile ?!
- Cela voudrait dire que les filles moches, bêtes et sans emploi seraient condamnées. Je sais
bien qu’on ne prête qu’aux riches mais il y a des limites, tout de même...
- Tu fais de ces raccourcis Val... Je sais bien qu’il faut de tout pour faire un monde et qu’à
chaque chaussure, son panard, mais là je suis dégoûtée ! J’ai le cœur brisé !

Judith avait soufflé d’un air exaspéré plus que désespéré.

- Au bout d’un mois ?


- Oui ! Parfaitement ! Je ne comprends pas qu’il ne m’aime pas !
- Mais je te rappelle ce que tu m’as dit, je cite : « Je baise avec, c’est tout ».
- Oui mais j’ai ma dignité.

Valentine avait à nouveau grincé des dents, sa sœur n’avait jamais que des chagrins d’égo et jamais
d’amour. Tout, une fois encore, lui était infiniment plus facile qu’à elle, Valentine.

À l’écoute de ce récit, Gaétan avait bien ri et saisi la balle au bond.

- Déménage tes affaires chez moi, tu vas l’étrangler les rares soirs où tu dors chez toi !

Alors fin septembre, Valentine déménage chez Gaétan. Elle ne fait pas appel aux petites amies, pour
l’aider, car elle ne prend que peu de choses. Et puis, elle n’ose pas leur dire que ça y est, les dés sont
jetés, elle va faire sa vie avec un homme de droite (enfin, en partie de droite).

De toute façon, depuis la rentrée, elles se voient plus guère. Philo et Olive ont leurs jules, et Léna est
collée à cette dénommée Siri « tellement chouette », du nouveau lieu où elle bosse. Elle ne s’est pas
sentie de les mettre dans la confidence, ça y est, les filles, c’est le grand saut.

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Valentine aimerait se sentir heureuse, mais elle n’y arrive pas. Ou plutôt une partie d’elle, l’est,
indéniablement, quand l’autre est tétanisée, le sentiment de commettre une erreur, une terrible
erreur. Elle s’apprête à faire sa vie avec un homme de (quasi) droite, et ses plus proches amies ne sont
même pas au courant.

Elle se sent seule, bizarrement, presque plus seule que quand elle l’était, seule.

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Le quotidien se poursuit. Rien n’a changé pourtant, juste qu’elle n’a plus son studio pour se replier
et mentalement, cela la perturbe. Elle a l’impression qu’il lui manque une échappatoire, un lieu à elle,
rien qu’à elle, où Gaétan n’existerait pas dans sa vie.

Gaétan est pourtant tellement gentil avec elle. Il fait souvent à dîner le soir, pour qu’elle puisse
préparer ses cours. Elle a un double niveau cette année, CP-CE1, une classe qui se révèle vraiment
difficile. Elle a au moins repéré six élèves avec de très lourdes difficultés, notamment sociales, quatre
autres en difficultés scolaires avancées et comme si cela n’était pas assez, on lui a rajouté un enfant à
tendance psychotique (que voulez-vous, Mademoiselle Roman, il n’y a plus de place en hôpital de
jour).

C’est une classe antipathique, il n’y a aucune bienveillance entre les élèves qui se disputent très
souvent et guettent les faux pas des uns et des autres pour s’en réjouir. Les quelques-uns qu’elle a
récupérés de l’an passé se taisent, perturbés par cette ambiance tendue, voire carrément agressive
certains jours. Ils sont malheureux, l’école est devenue une pénitence pour eux.

Elle a le cœur serré pour ces enfants-là, vraiment, elle-même est tendue, tout le temps.

Tout était tellement simple et doux l’an passé, elle n’avait aucun mal à gérer les enfants difficiles qui,
surtout, n’étaient jamais méchants. Ils l’étaient comme des enfants, de 6-7 ans, pas comme de petits
caïds parfois pervers et surtout sans affect, du moins donnant l’impression de l’être.

C’est cet aspect qui la déstabilise le plus.

La Directrice lui répète que c’est ainsi. Il n’y a plus qu’à traverser l’année, le mieux possible, personne
ne peut faire des miracles en donnant à ses enfants des familles normales et à ses familles, des enfants
moins abrutis... et Madame Lagrume s’en retourne à ses tableaux Excel car cette fois, c’est décidé,
elle part à la retraite l’an prochain et veut laisser un bureau impeccable.

- Ce n’est vraiment pas drôle, Gaétan, je ne sais pas comment je vais m’en sortir.
- Laisse-toi seulement le temps de trouver comment leur faire la classe, tu vas y arriver.
- Ce n’est pas une question de pédagogie... C’est juste que certains enfants relèvent de
l’aide psychiatrique ! Je ne peux rien pour eux, absolument rien, et ça me désespère !
- Alors, fais un signalement.
- C’est plus compliqué que cela, Gaétan... cela prend un temps fou et en attendant, il faut
que je fasse la classe... quelle année de merde !

Val essaie d’en parler à Léna, qui n’est bien sûr d’aucune aide. Elle n’a aucune idée de ce que ça
représente une classe pourrie dans la vie d’un professeur, et mis à part flanquer les élèves à la porte
ou convoquer les parents pour les enguirlander, elle n’a aucun conseil pertinent à lui donner.

- C’est un peu normal, non ? Léna n’est pas prof après tout.
- Oui mais elle m’agace... Elle vit dans son petit monde.
- Comme tout le monde, ma belle.

394
- Toi peut-être mais moi, certainement pas !

Valentine se frotte le nez avec vigueur. Un tic qu’elle a développé depuis qu’elle est stressée, énervée,
toujours sur les nerfs, au bord de craquer.

- Je sais bien mais... Léna m’agace un peu en ce moment. Philo a raison, elle se laisse porter,
on dirait une ado attardée... elle n’a aucun sens des responsabilités !
- Ce n’est pas faux mais chacun mûrit à son rythme.
- Peuh, elle va pourrir avant même de mûrir...

Et puis il y a Babouche. Depuis le début de l’été, sa grand-mère s’est enfoncée dans une sorte de coma
que les médecins ne parviennent pas à expliquer. Le crâne recouvert d’électrodes, façon dreadlocks,
les médecins tentent de percer le mystère de cette étrange absence qui s’est emparée de cette vieille
dame qui, il y a un an encore, avait toute sa tête et défilait au bras des syndicalistes CGT en scandant
des slogans anticapitalistes et pro-émigrés.

Ni hémorragie, ni rupture d’anévrisme, rien. Juste une absence totale au monde, un coma profond,
un vide immense posé sur un drap blanc.

Valentine va la visiter, elle lui parle, lui tient la main, lui raconte son horrible classe, pleure aussi, sur
elle, sur Babouche. Elle rentre ensuite totalement déprimée chez elle... qui est donc chez Gaétan, et
donc pas vraiment chez elle.

Et puis côté Gaétan, justement, la valse des doutes a repris après la parenthèse enchantée de l’été.

Déjà, à la rentrée, il a touché un gros bonus, au motif qu’il avait, par son travail et ses idées « fortement
augmenté la plus-value de l’entreprise ». Ces mots atroces... Quand il lui a dit le chiffre, elle a ressenti
un malaise proche de la nausée.

Philo, à qui elle a raconté cela, s’est esclaffée.

- Tu devrais t’en réjouir parce que ce n’est pas avec ton salaire d’instit que vous allez élever
ta nombreuse marmaille !
- Oui mais quand même, Philo... c’est, c’est... indécent.
- Le montant ? Mais il y a bien plus élevé, ma pauvre fille ! Tu débarques !
- Quand même, c’est énorme...
- Ecoute, c’est le milieu qui veut ça. Il est doué, visiblement, et il bosse dur non ?
- Bof, pas tant que ça... je veux dire, il travaille beaucoup, c’est vrai, mais quand tu vois les
infirmières ou les profs...
- Les profs ont les vacances, des horaires cools et les infirmières, ma foi, elles ont choisi de
faire ce métier. Qui te dit qu’elles auraient pu faire quelque chose d’autre hein ? Toujours
à geindre celles-là... putain, quand je vois celles qui se sont occupées de ma mère lors de
son cancer du sein, c’est pas un bonus que j’aurais envie de leur balancer !
- Quand même, tu exagères, il y a des tas d’infirmières top... et puis, c’est trop injuste, la
société rémunère richement ceux qui ne lui sont pas le plus utiles, quand ceux qui le sont,
justement, sont mal payés !
- Alors quitte sur le champs cet individu inutile et cours vite épouser un infirmier !

Valentine reste seule, avec sa honte. Elle n’en parle pas à Léna, bien sûr, quant à Olive, cette dernière
admet comprendre son tourment mais en même temps, son père appartient au même monde que
Gaétan donc, en fait, elle ne comprend pas vraiment. Pour elle, il est normal de recevoir beaucoup
d’argent quand on a contribué, même indirectement, à enrichir sa boîte, et cela n’a rien à voir avec le

395
reste de la société (elle ne semble pas partager la théorie des vases communicants pourtant si
évidente aux yeux de Valentine).

Pour se protéger, Valentine prend bien garde de payer toutes les factures et de faire les courses pour
ne rien devoir à Gaétan. Elle refuse certaines fois d’aller dîner avec lui au restaurant car elle sait qu’il
va vouloir payer ou aller dans un restaurant un peu chic (les bouis-bouis, ça va bien un peu) et ça lui
fait vraiment trop cher. Depuis que Judith loue son propre studio dans le 14ème (j’achèterai quand
j’aurais obtenu ma mutation et qu’on me proposera enfin un putain de taux d’intérêt décent), elle
continue de payer le sien, pour rien, mais elle ne se résout pas à le quitter définitivement. Ce qui fait
qu’elle a sans cesse l’impression de manquer d’argent alors qu’elle vit avec quelqu’un aux revenus
confortables qui ne demanderait pas mieux de plus payer.

C’est mentalement épuisant.

Et puis, il y a cette voiture qu’il a tenue à acheter. Une voiture ! À Paris ! Une Golf roulant au diesel,
couleur bleu vif... une pure horreur ! Il a revendu sa vieille Renault pour acheter cette voiture
indécente ! Tout ce que déteste Valentine.

Elle se refuse catégoriquement à monter dedans mais cela complique énormément les choses. Comme
ce week-end, par exemple, où ils sont invités à une fête chez des amis de Gaétan.

- Tu ne vas pas prendre le train enfin... C’est ridicule ! Il y a au moins 4 changements !


- Je ne peux pas monter dans une voiture comme ça... C’est, c’est... impossible !
- Mais je devrai venir te chercher avec à la gare, de toute façon.
- Je ferai du stop.
- À 22 heures 30 ? Mais c’est ridicule !

Alors Valentine ne part pas en week-end. Elle prétexte qu’elle va en profiter pour voir les petites
amies, ça tombe bien.

Elle le laisse partir dans sa Golf bleue, rejoindre ses potes dans le gite loué pour les 30 ans de Pierrot,
un ami de son club de sport, drôle et sympa. Elle passe tout son week-end seule, les filles ne sont pas
disponibles, même Léna toujours libre qui sort avec la stupide Siri, et quand Gaétan revient, elle est
d’une humeur exécrable. Elle n’a vu personne de tout le week-end, juste Babouche à l’hôpital qui
ressemblait à un pruneau tout racorni posé sur des draps pâles avec des fils comme des pattes
d’araignée.

Alors le fait de voir que Gaétan a passé un très bon week-end, sans elle, la met franchement en rogne.

- Je me suis emmerdée comme un rat mort !


- Tu aurais dû venir, c’est trop bête... je pensais justement que tu en profiterais pour voir
tes copines.
- Elles étaient toutes très occupées, elles se moquaient bien de me voir, tiens.
- C’est vraiment idiot, Valentine. Tu aurais tellement mieux fait de m’accompagner...

Gaétan se sert une bière, l’air pas plus emmerdé que ça.

- Je ne pouvais pas, et tu sais très bien pourquoi !


- C’est ridicule, Val, vraiment. Juste pour une histoire de voiture...
- Tu n’as aucune conscience, Gaétan ! C’est lamentable ! Tu ne penses qu’à ta pomme !
- Que vient faire la conscience là-dedans ? Et ma pomme par-dessus le marché ? C’est un
crime de passer du bon temps avec des amis ?

396
Il a l’air sincèrement étonné.

- Tu roules dans une voiture de bourge ! Si au moins c’était du sans plomb ! Mais non, tu as
choisi le pire des carburants ! Du DIESEL ! Tu es... maléfique ! Criminel !

Comme dirait Philo, bonjour les nuances. Gaétan reste calme.

- Je l’utilise très peu cette bagnole et le diesel rejette moins de CO2, donc quelque part, il
est moins nocif concernant le changement climatique et...
- Oh le grand écologiste que voilà là !
- Je ne prétends pas l’être mais ce que je dis est vrai...
- Je pars me coucher, salut !

Et Val part bouder dans la chambre. Elle se sent malheureuse et frustrée. Frustrée de ne pas avoir
participé à ce week-end, frustrée de ce que Gaétan se refuse à admettre son égoïsme quant à
l’environnement, frustrée aussi de s’être gâché la vie pour une stupide histoire de voiture.

Certaines soirées finissent ainsi. En cul de sac. Val s’en veut, beaucoup, mais la colère et la déception
grondent en elle. Elle aimerait tant changer Gaétan qui, bonne pâte, ce soir-là, est venu la retrouver
bien vite et lui assurer qu’il ne s’était pas tant amusé que cela parce qu’elle n’était pas là.

- Mais au fond, qu’est-ce que tu aimes en lui ?

Lui demande Philo d’un ton agacé, elle a enfin réussi à la retrouver devant une assiette de charcuterie
et un verre de rouge. Philo a allumé une cigarette, elle fume comme un pompier depuis la rentrée
(c’est le stress, ma chérie, un boulot de dingue...).

- Eh bien... j’aime sa conversation, son intelligence, son humour...


- Ok.
- Et euh... on aime souvent les mêmes films et parfois les mêmes livres, et j’aime son... euh
corps. Enfin tu vois ce que je...
- Ok, le cul. Et tout ça ne te suffit pas ?
- Si... euh non. Je voudrais juste qu’il soit de gauche... pour de vrai.

Philo lâche un nuage de fumée exaspéré.

- Val, il n’est pas l’homme le plus à droite de France non plus.


- Oui, mais je voudrais qu’il soit vraiment de gauche !

Valentine se demande si Philomène saisit bien de quoi il en retourne. Philo souffle sa fumée par le nez
maintenant, Val commence à la trouver franchement pénible avec sa clope.

- S’il était de gauche, comme toi, ça serait limite de l’endogamie.


- Arrête, Philo, mes deux parents sont de gauche et ça n’a rien d’endogame.
- Le côté militant de gauche de ton père ne saute pas franchement aux yeux... quand ta
mère, on ne peut pas dire non plus qu’elle passe sa vie sur les barricades. La seule qui
l’était de façon véritable mais aussi véritablement bornée, c’était ta grand-mère, ma
chérie.

Était. Val sent une boule dans la gorge.

- Peut-être mais bon, en tout cas, mon père est de gauche, lui. Il il... il est pour l’Etat, aider
les gens, payer ses impôts...
- Gaétan paye ses impôts aussi non ?

397
- Oui, mais il râle en le faisant.
- Ah parce que toi, tu le fais en chantant ?
- Non mais... il trouve que l’argent des contribuables est utilisé à mauvais escient.
- Il n’a pas tout à fait tort, putain quand on voit certaines choses dans ce pays ! En plus,
Gaétan se bouge le cul pour tes pauvres de la Cité je te le rappelle.
- C’est peut-être pour se donner bonne conscience...
- Et toi, c’est pour te la donner mauvaise ? Merde, Val, sors de ton aquarium ! Quitte le 5ème
congrès du Komintern et va t’aérer l’imaginaire !

Valentine abandonne, Philo n’est certainement pas la personne la plus adéquate pour la comprendre
avec son horrible Egon. Si seulement elle pouvait en parler à Babouche... mais elle condamnerait sans
appel cet amour contre-nature.

- Et toi, comme ça va avec Egon ?


- Ça va.
- Bien ?
- Super.

Philomène n’en dira pas plus. Val lui trouve les yeux bien cernés, couleur mauve foncé, l’air agité,
fébrile, mais à la fois on la sent très exaltée. Elle vibre comme une corde, ne tenant pas en place et
d’ailleurs, elle fiche le camp après une heure pour rejoindre son Egon, qui l’attend à un concert.

Elle s’est enfin décidée à quitter Charlot et elle prépare avec cet horrible type, leur voyage dans les
Balkans. En voilà une qui ne se tracasse pas l’intellect avec les principes. Egon ne vote jamais, il vit plus
ou moins à ses crochets, s’occupe mal de sa fille unique qu’il est censé adorer et dissimule au fisc le
peu d’argent qu’il gagne avec ses photos.

Enfin elle, c’est elle, et moi, c’est moi, se répète Valentine. Je ne peux pas renoncer à ce qui me fait.

ꖿꖿꖿ

Chaque jour ou presque éclatent désormais entre eux des discussions houleuses. Enfin, la houle est
de son côté, Gaétan restant globalement calme. Un soir, Valentine l’attaque une fois de plus sur la
boîte pour laquelle il travaille, une entreprise qui fabrique des logiciels pour les banques, les marchés
boursiers notamment.

- Mais qu’est-ce que tu connais du monde de l’entreprise, Valentine ? Personne n’y bosse
dans ta famille.
- Et mon frère ? Et ma sœur ?
- Justement ! Tu as vu comment tu en parles, d’eux ? On dirait que ce sont des voyous !
- Mais mince Gaétan, la banque, c’est... c’est un des piliers du capitalisme. C’est un repaire
de salauds !
- Mais enfin, Valentine, c’est caricatural... et de toute façon, comment fonctionnerait la
société sans banque hein ?
- Bien mieux !

Valentine se tient debout, à côté de la fenêtre, les bras croisés. On la croirait devant son tableau noir.

- Arrête, Val, on discute sérieusement là. Les banques ont permis aux sociétés de se
développer, elles restent un levier pour des personnes qui n’ont pas de capital en propre...
- C’est du blabla tout ça... la vérité c’est qu’elles pressurent les pauvres et engraissent les
riches.

398
- Ne sois pas simpliste, Val.

Et ils se couchent une fois encore, fatigués, fâchés.

Et puis il y a Macadam potager, aussi. L’échec de Macadam potager. Fin août, ils ont récolté peu de
légumes. Il y a eu des vols, et certains plants étaient morts sur pied, visiblement brûlés.

- Quelqu’un a versé de l’huile de vidange...

A constaté June, en reniflant à quatre pattes les pieds de haricots verts. Francine s’est jetée aussi au
sol à genoux, et a statué.

- Cela vient d’un scooter... et ce n’est pas celui de Fabien.

Quelqu’un, voire plusieurs « quelqu’un » avaient voulu leur nuire. Et cette pensée déprimait
Valentine, profondément. Elle le vivait comme un échec, personnel. Elle s’acharnait à vouloir sauver
la cité et la cité leur balançait du kérozène sur ces plates-bandes qu’ils avaient travaillées avec tant
d’enthousiasme.

- Ne prend pas les choses aussi personnellement, Val.

Francine et June ne le prenaient en tout cas pas ainsi. Elles pensaient que la cité, derrière ses volets,
les observait avec méfiance, les mettait au défi mais que la bienveillance finirait par l’emporter. Après
tout, elles avaient à leur côté des membres de celle-ci, Soraya et sa famille, sans oublier Rozen et
Eddie, le gardien créole qui venait, parfois, biner une allée à la nuit tombée (quand nul ne pouvait le
voir).

Quelque part, ce type de réaction était même positif.

- Comment ça ?!
- Cela veut dire que l’on n’indiffère pas... on représente quelque chose, de l’ordre du social,
de la société, et cela les perturbe.
- La perturbation, c’est la première étape de l’évolution.

Renchérissait June, sa bêche à la main, prête à creuser un trou.

Soraya justement, un des piliers de Macadam Potager, avait l’air de plus en plus effrayée, elle se
repliait visiblement sur elle-même. Sabrina avait disparu plusieurs jours, lui laissant les deux petites,
avant que de réapparaître, les yeux brillants, amaigrie, l’air enfiévré.

Ils avaient ramassé ce qui pouvaient l’être et avaient confectionné un repas pour la fête de la rentrée.
Francine avait récupéré des décorations de son bureau des impôts, des sortes de pins à l’effigie du
Trésor public. Gaétan avait mis de la musique, grâce à des baffles reliées à son portable, ce qui avait
beaucoup intéressé les gamins des lieux. Plus que la salade de légumes crus et le jus de carotte aux
épices du Levant.

Rosa, descendue de l’appartement, avait refusé de rester dans les bras de Valentine, et avait passé la
soirée collée au burnous de son aïeule. Amel leur avait tellement cassé les oreilles que Soraya avait
finalement dû remonter dans son appartement. De toute façon, hormis les gosses, seules trois petites
vieilles de la cité étaient venues, des Françaises de souche, au grand désarroi de Val.

Francine s’était récriée.

- Elles y ont droit comme les autres !

399
- Je sais bien, Francine, mais la cité est quand même constituée à 80 % de familles arabes
et africaines...
- Elles viendront à Halloween ! Les Arabes aiment Halloween, c’est bien connu !
- Ah bon ?
- Mais oui, je suis sûre que le Coran a même un mot là-dessus...

Rose était entrée dans l’école de Valentine, mais elle ne l’avait pas dans sa classe. Rose semblait lui
en vouloir, elle n’était plus aussi câline avec elle qu’avant, elle devenait même farouche, comme Amel.
Cela se passait scolairement bien en classe, si ce n’est qu’elle parlait peu et restait un peu trop dans
son coin (l’avait renseignée Coline, sa collègue).

Quelque chose entre elles s’était défait et Valentine en ressentait une intense tristesse.

- La petite te fait porter le chapeau, tout fiche le camp autour d’elle et il doit y avoir une
responsable... et cette responsable, c’est toi.

Tentait de la rassurer Gaétan.

- Mais pourquoi moi ? Moi qui lui veux tant de bien ?


- Justement. Toi qui lui veux le meilleur, tu ne peux rien changer, alors elle t’en veut.
- Mais c’est injuste !
- C’est comme ça, Val.
- Ca me rend tellement malheureuse !
- Sois patiente, reste égale à toi-même avec elle et elle te reviendra...

Puis courant octobre, Soraya avait disparu. Sans sa fille ni ses petites-filles. Elle avait tout simplement
cessé de venir et Valentine vivait mal le fait que les deux autres, Francine et June, fassent des messes
basses en prenant des airs entendus puis évasifs quand Val leur demandait où se trouvait Soraya.

- Ah si on le pouvait, on te le dirait...
- Mais elle est toujours ici ?
- Sans doute...

Regards entendus, encore une fois. Valentine n’était pas loin d’exploser.

- Il s’est passé quelque chose ?


- Rien, ne t’inquiète pas, Valentine... Tout est sous contrôle.
- Qu’est-ce qui est sous contrôle ? Que s’est-il passé ? Merde, dites-moi !
- Ecoute...

Francine avait alors pris un air grave.

- Il... il lui est arrivé quelque chose... rien de grave mais... Soraya a préféré... eh bien...
- Partir quelque temps quelque part pour régler quelque chose avec quelqu’un ! Allez, au
boulot !

Avait coupé June qui, pour sa part, s’était mise à creuser vigoureusement un trou dans le sol pour le
reboucher ensuite, conformément à son habitude.

Valentine s’était répandue en lamentos auprès de Gaétan quant à leur manque de partage
d’informations, il lui avait juste rétorqué que Soraya lui avait toujours parue « louche ».

- Louche ?
- Elle ne nous disait pas tout.

400
- Pas à nous visiblement, ça c’est sûr.

Fin octobre, ils ont récolté les citrouilles, heureusement épargnées. Ils ont creusé les légumes, même
Fabien les a aidés (mais pas Sabrina, ses ongles ultra sophistiqués n’y auraient pas survécu). Ils ont
installé des bougies dedans, Val et Francine ont confectionné une soupe avec leur chair et tous, même
Sabrina (chose sidérante), ont rameuté les habitants de la cité, enfin leurs enfants surtout. Quelques
mioches sont venus qui étaient surtout intéressés par les bonbons, et le défilé déguisé a tourné court
car outre que personne n’était déguisé, mis à part Francine (en Cruella) et June (en capitaine crochet),
la pluie avait commencé de tomber dru.

Une fête pleinement ratée même si les quelques rares enfants et habitants s’amusaient visiblement,
mais entre eux, comme s’ils avaient besoin d’un prétexte pour se retrouver.

- On a complètement foiré !
- Mais non Val, regarde, comme ils s’amusent !

Francine, dégoulinante dans son costume de Cruella et si joviale à les voir heureux de goûter leur
soupe en se faisant des selfies.

- Mais pas avec nous ! Nous ne servons à rien !


- C’est un début... ce sera mieux à la fête de Noël, avec la soupe aux choux et les patates à
la braise !

Francine y croyait-elle vraiment ? Rien ne semblait décidément entamer son optimisme. June, elle,
grommelait, elle avait dû donner un coup de son crochet à un jeune de la cité qui avait tenté de faucher
la sono. Mais loyale, elle soutenait Francine dans sa foi en une action qui, à terme, porterait forcément
ses fruits.

- À propos de Noël... je crois très fort à l’effet boule de neige, hahaha.

June s’était bruyamment, on aurait dit un hennissement.

Valentine se sentait déçue, déçue... Elle avait franchement envie de tout arrêter.

ꖿꖿꖿ

En ce début novembre, la journée démarre mal. Les mouflets s’en sont pris à Mariam, une petite
Malienne très timide, et quand Valentine est intervenue, en cour de récré, l’un d’entre eux l’a
carrément insultée, sale pute, du haut de ses 8 ans. D’habitude, elle sait très bien gérer ce genre de
situations, elle sait gérer toutes les situations, mais cette année elle est dépassée. Le pire est que la
mère du gosse a débarqué en vociférant d’indignation (certes son fils l’avait traitée de putain, mais ce
n’était pas une raison pour le punir, on n’était pas au 19ème siècle !).

Valentine a bien cru qu’elle allait se faire casser la figure par cette jeune femme plutôt chic quand elle-
même aurait volontiers tabassé cette mère de famille visiblement dysfonctionnelle et mal élevée.

Valentine rentre chez elle, ou plutôt chez Gaétan, complètement déprimée. Elle dîne seule,
rapidement, car Gaétan est de sortie. Après le dîner, elle reçoit un appel de sa mère. Celle-ci lui
apprend que non, Babouche va toujours comme elle va, elle comate, ras, un légume oh excuse-moi,
ma chérie, il faut bien se détendre un peu, c’est tellement moche, d’ailleurs, à propos de moche, elle
a, comment dire, découvert quelque chose d’un peu dérangeant sur son passé en rangeant ses
affaires, tu n’imagines même pas le bazar.

401
- ... quelque chose qui n’est pas grave en soi, ma chérie, mais tout de même, ce n’est guère
plaisant... je dirais... je ne sais pas, d’ailleurs, si je devrais te le dire, j’ai beaucoup hésité
tu sais, mais je me dis que...
- Merde, Maman, de quoi s’agit-il ?

Le cœur de Valentine fait un triple bond. Il est 21 heures 30, elle voudrait finir de préparer son cours
pour demain, un jeu à base de lettres et de chiffres. Elle se sent épuisée, et elle a envie de tout sauf
d’entendre sa mère lui livrer une information qui sera elle aussi de l’ordre du pénible.

- Tu m’écoutes ma chérie ? Tu n’as pas l’air très présente...

Gros soupir (intérieur) de Valentine.

- Si, si... vas-y.… je t’écoute.


- Bon. Tu te souviens que Babouche a toujours raconté avoir été porteuse de valises durant
la guerre d’Algérie ?
- Oui.
- J’avais dans les 8-9 ans à cette époque, ou 10 ans... je ne me souviens plus très bien, il
faudrait demander à Hortense, la plus âgée... Nicole était très petite, ça j’en suis sûre, elle
suçait encore son pouce et faisait pipi au lit...
- Maman !
- Bref, je n’ai pas gardé le souvenir de choses vraiment mystérieuses mais bon... Babouche,
certes, pouvait parfois mettre un peu de temps à rentrer de chez l’épicier ou bien...
- Bon, Maman, dépêche-toi, je n’ai pas la nuit non plus !
- Ah oui excuse-moi ! Bon, toujours est-il qu’en rangeant les papiers de Babouche, je suis
tombée sur son journal intime...

Valentine pousse un cri.

- Maman ! Tu ne l’as pas lu quand même ?


- Eh bien...

Sa mère s’arrête, vaguement gênée.

- Je l’ai, disons... parcouru. De façon très... euh lapidaire.


- Maman, ça ne se fait pas enfin !

Valentine est outrée.

- Bon, ce qui est fait, est fait ! Et relativement à la guerre d’Algérie, Babouche écrit noir sur
blanc qu’elle a toujours trouvé quelque peu dérangeant que des Français puissent aider
des personnes qui étaient tout de même, des terroristes...
- Maman, je ne te crois pas !

Valentine a une furieuse envie de se boucher les oreilles.

- Ecoute, ma chérie, je te le lis texto « Je sais que cette guerre est injuste, je sais que nous
ne devons pas rester en Algérie... tout cela je le sais mais de là à aider ces gens en
transmettant leurs messages, des sommes d’argent ou en leur fournissant de faux papiers,
de là surtout à soutenir ces Algériens qui ont fait le choix du terrorisme, qui tuent des
femmes et des enfants sans défense, c’est une façon de procéder qui me parait bien
criminelle... Bien sûr, je ne les dénoncerai pas, jamais ! J’en connais certains, certaine
surtout, une amie proche, qui fait la porteuse de valises mais je ne dirai jamais rien, jamais.

402
Mais je suis contre, totalement contre cette violence faite à nous, Français, comme à eux,
Algériens...». Alors hein, qu’est-ce que tu en dis ?

Sa mère a un ton triomphal.

- Que ça ne prouve rien...


- Comment ça ?
- Eh bien... Babouche a pu écrire cela pour brouiller les pistes.

Répond platement Valentine, faute de trouver mieux.

- Quelles pistes ? Tu crois vraiment qu’on allait lire le journal intime d’Elisabeth
Jacquemard pour avoir la preuve de son engagement ? Babouche n’était pas si importante
que ça, ma fille !
- Mais regarde ce type, qui était prof de maths à Alger... que la police française a torturé à
mort juste parce qu’ils le soupçonnaient d’être communiste et de collaborer avec le FLN !
Comment s’appelle-t-il déjà...

Sa mère s’esclaffe, bruyamment.

- Maurice Audin ? Enfin, ma chérie, c’était un vrai militant lui ! Habitant à Alger ! Pas une
causeuse de préau comme Babouche !
- Maman, Babouche n’était pas une causeuse de préau !

Valentine a envie de gifler sa mère.

- Valentine, arrête de ne jamais vouloir voir qui était, euh qui est ta grand-mère en réalité !

Sa mère a dit ça, à la fois excédée et geignarde.

- En tout cas, sache que je m’en suis toujours vaguement douté... Mes sœurs, elles, ne
voulaient rien savoir... Pour dire plus précisément les choses, Hortense, en tant que
gardienne de la Vache Sacrée, n’aurait jamais même imaginé interroger la véracité des
dires de la Sainte Reine Mère... et Nicole n’a jamais pensé qu’à sa pomme, elle s’en tape
bien de la Vérité.
- Maman, je vais devoir te laisser parce que...
- Parler, ah ça oui, défiler, écrire des articles lus par trois personnes et demie, d’accord,
apporter des vêtements chauds à des familles pauvres, pas de problème non plus, mais
de là, à agir pour de vrai, à prendre des risques, alors là... tintin la balay...

Val raccroche.

Elle déteste sa mère quand elle se conduit ainsi. Trop heureuse de prendre en défaut une personne
que l’on sait estimée par une autre, qui vous est très proche et dont on jalouse l’intimité avec la
première. Trop contente aussi de voir qu’au fond, personne de son entourage ne vaut mieux qu’elle.
Que Babouche, qui se pique d’avoir pris des risques est, au fond, aussi ordinaire qu’elle, Suzon Roman,
voire pire, puisqu’elle, au moins, ne se prétend pas être une militante active.

Quand Val lui rapporte ce que sa mère vient de lui dire, Gaétan ne trouve pas la chose si grave. Il
trouve même qu’elle a une position cohérente et plutôt humaniste (« je suis totalement contre la
violente faite aux Français et à eux, Algériens »).

- Mais ces gens-là défendaient leur pays ! C’était normal qu’ils soient violents ! Regarde la
résistance française !

403
- Celle-ci ne s’en prenait pas aux civils... en général. Quelque part, les Algériens du FLN ne
valaient pas mieux que leurs tortionnaires français...
- Mais quels moyens avaient-ils ? Ils n’avaient ni armée ni avions, rien !
- Ils auraient pu faire d’autres choix...
- Mais lesquels ?
- La négociation, le boycott, la grève...
- Oh merde Gaétan, ils étaient broyés... ils n’avaient pas d’autres moyens. La grève ? Mais
la grève de quoi ? Ils étaient pieds et poings liés... La négociation ? Mais qui voulait
négocier avec eux ? Et négocier quoi ? Ils n’avaient rien d’autre à négocier à part leur vie
!
- Et Gandhi alors ? Il en avait d’autres de choix ? Pourtant, il n’a pas tiré une balle.
- Mais la situation n’est pas comparable ! Ghandi est un Indien qui a lutté avec des Indiens
contre d’autres Indiens !

Val part se coucher, le cœur lourd. C’est moche, très moche, mais elle gardera tout son respect pour
sa Babouche, merde et merde. Et puis oui, effectivement, ses mots sont plein d’humanité, ils lui
correspondent bien (même si cela n’explique absolument pas pourquoi elle leur a servi ce mensonge
comme quoi elle avait été porteuse de valises).

ꖿꖿꖿ

Du temps a passé. Léna et Philo ne se parlent plus, elle-même ne voit plus surtout qu’Olive, et parfois
Léna. Celle-ci a cependant toujours des tas de raisons pour ne pas être disponible, elle ne sort plus,
semble-t-il, qu’avec cette petite pimbêche de Siri, sinon elle se consacre à son Œuvre ou à sa sœur,
telle mère Térésa. Olive, entre sa thèse et son amoureux, est aussi débordée, sans compter cette
histoire de Japon qui lui met la tête à l’envers.

Valentine se sent parfois si seule, si seule avec ses doutes, sur Gaétan, sur sa vie aussi, pas tant sur
son métier en lui-même que sur sa façon de l’exercer et sa capacité à faire évoluer la situation de
certains de ses élèves.

Les petites amies lui manquent, cruellement.

Elle regrette (presque) ce temps où, certes, elle était célibataire mais où elles se voyaient toutes les
quatre pour boire, manger, discuter des heures, rire, et rêver à leur vie future. Elle était si libre, si
légère à cette époque...

Elle se sent aujourd’hui engluée dans sa vie, une vie d’adulte, morose et sans plus d’idéal.

Ce soir, son téléphone sonne, c’est sa mère. Babouche s’est mise à avoir des difficultés respiratoires,
son cœur a des ratées, on (les médecins) pense fort qu’elle ne passera pas la nuit, bref, dépêche-toi
vite ma chérie, c’est la fin.

Valentine se fait exceptionnellement déposer en Golf bleu vif par Gaétan à l’hôpital de la Salpêtrière.
Elle court dans les couloirs, en ahanant (reprendre le sport, de toute urgence) et arrive à la chambre
de Babouche. Hortense est là (elle était justement en visite chez sa fille), tandis que sa mère,
incroyable mais vrai, est en train de feuilleter un magazine de mode.

- Oh écoute, il est tout à fait possible que cela dure des heures alors... je cherche un article
pour ma classe de 4ème de demain. Sur la condition des femmes au temps des
smartphones...

Lui répond sa mère d’un ton agacé.

404
- Mais Maman, ça ne se fait pas !
- Ben quoi ?
- Feuilleter un magazine à côté de, de...

Sa mère en train de mourir. Suzon lève les yeux au ciel mais referme néanmoins le journal, d’un air
vaguement fautif.

Val prend la main de Babouche, sa petite main sèche et tiède. Elle voudrait lui parler, lui dire qu’il faut
qu’elle parte, maintenant, qu’elle monte dans la barque de ce pêcheur d’âmes qui fait traverser aux
vivants le fleuve des morts comme Babouche aimait à lui raconter, quand elle était petite pour la
rassurer, lui expliquer que la mort, au fond, n’était qu’un passage. Ô Mort, vieux capitaine, il est temps
! levons l'ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! C’était un des vers préférés de Babouche,
dans le Voyage de Charles Baudelaire, elle aimait le déclamer aux enterrements de sa belle voix d’alto.

Val caresse sans cesse la petite main de Babouche. Celle-ci a sur le visage un drôle de sourire, elle
semble tout à la fois apaisée et curieusement ironique. Ce n’est toujours pas sa Babouche, celle qu’elle
a connue durant 25 années.

Il est 4 heures 22 quand un appareil se met à sonner, d’une façon stridente. Une infirmière entre,
suivie d’un interne. Le cœur de Babouche a lâché, et voilà l’interne qui se mette à presser
furieusement sa maigre poitrine pour la ranimer comme dans une mauvaise série télévisée.

- Arrêtez !

Suzon a crié, pour ne pas dire hurlé.

- Laissez-la tranquille !
- Mais Madame, il faut la ranimer... Elle va mourir !
- Tant mieux !

Tous la regardent d’un air effaré.

- Je veux dire... il n’y a plus rien à faire ! Laissez-la tranquille !


- C’est vrai, il faut la laisser partir maintenant...

Valentine a dit cela, les yeux pleins de larmes. Mais l’interne continue obstinément à tenter de ranimer
Babouche, c’est sans doute ce qu’il a appris à faire dans ses polycopiés de quatrième année, et
Hortense doit retenir Suzon qui, en larmes, veut l’en empêcher. Nicole est absente, elle est en train
de visiter Pétra, en Jordanie, et ne sera là que demain.

- Enfin Suzon, calme-toi... ces gens-là savent ce qu’ils font ! Tu n’es pas médecin !
- Laissez ma mère ! Laissez ma pauvre maman... o ma petite maman... ne la touchez pas...

Suzon est en larmes, secouée de sanglots. Choquée, Valentine la prend dans ses bras, et elles pleurent
de concert avec Hortense, debout, raide comme un pied de perfusion.

- Il n’y a plus rien à faire. Le cœur ne bat plus.

L’infirmière a énoncé cela, d’un ton neutre. Elle sort un stylo et note sur la feuille l’heure, 4 h 31.

On est le mardi 17 novembre, jour de la sainte Elisabeth et Babouche est morte. Tout est si étrange,
c’est le calme, le vide même, après la terrible tempête, tout est allé si vite après ces longues semaines
d’attente.

405
Les trois femmes sont sonnées, Val et sa mère surtout. Hortense a essuyé quelques larmes, puis elle
a composé le numéro de son mari, pour le lui annoncer, puis de sa fille, Marie-Odile à qui elle a quand
même réussi à glisser, ne t’en fais pas, ma chérie, il va te rappeler... Val envoie un simple texto à
Gaétan, c’est fini.

À 7 heures 30, elle appelle la Directrice pour lui dire que sa grand-mère vient de mourir.

- Ah et euh que puis-je faire pour vous ?


- Je... je ne vais pas pouvoir venir aujourd’hui.
- Mais vous l’enterrez déjà ?
- Non mais... je... je dois aider ma mère à m’occuper de, de... la suite...
- Ah, elle ne peut pas faire ça toute seule ?

Valentine sent la moutarde lui monter au nez.

- Non, elle ne peut pas. Elle est en état de choc, sa sœur aussi, et moi-même, nous le
sommes toutes !
- Je comprends, mais je fais comment avec votre classe de petites brutes ?

Valentine raccroche, furieuse. Elle ira voir son médecin Lulu Frioul qui la fera arrêter pour la fin de la
semaine, et puis merde !

Pour son enterrement, Babouche a demandé à être incinérée mais ses filles sont contre. Hortense,
parce qu’elle aimerait avoir une tombe où se rendre, Suzon, par esprit de contradiction, et Nicole, par
respect du cycle naturel de la vie où le cadavre humain doit jouer son rôle nourricier au même titre
que les autres dans la constitution de l’humus naturel.

- Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ces conneries...


- Maman, arrête, ne parle pas comme ça !

Val est outrée, sa mère est très agressive depuis la mort de sa mère. Elle, elle est juste triste, très triste
et infiniment épuisée. Elle a peine à s’avouer, aussi, qu’elle se sent lâchement soulagée que tout soit
fini. Babouche ne dira plus d’horreurs et son souvenir, le bon, le beau, va pouvoir resurgir, enfin.

- Nicole est devenue végétarienne tu savais ça ma chérie ? À 47 ans, elle se découvre une
fibre animaliste ! Non mais quelle connerie je te jure !

Sa mère passe ses nerfs sur sa sœur, les lubies de sa sœur, et puis aussi les lubies de son autre sœur
qui veut maintenant un beau marbre noir hors de prix pour sa mère.

- Elle compte sans doute faire croire qu’elle est celle qui a le plus aimé notre mère !
- Maman, arrête, tu deviens odieuse...

Suzon est malheureuse, elle est dans un état étrange fait de colère et de chagrin. Valentine ne
comprend pas bien ce qui arrive à sa mère et ce n’est pas son père (la préménopause, ma fille, des
mois qu’elle nous fait vivre un pur enfer sur terre...) ni ses frères et sœur qui l’aident. Judith n’a pas
pleuré en apprenant la mort de Babouche, elle a juste dit, oh mon Dieu, la prochaine fois ce sera
maman... ou papa ! Son frère aîné a déclaré qu’il lirait un psaume à son enterrement, quant à la
cérémonie, Babouche étant en partie juive, on ne sait trop vers quoi se tourner.

- Sa mère était catholique, il vaut peut-être mieux aller trouver un curé.


- Jamais de la vie ! Babouche en serait horrifiée !

Suzon proteste.

406
- Et un pasteur ?

Suggère Nicole.

- Pourquoi pas un rabbin pendant que vous y êtes !

Jappe Hortense.

- Chut !

Fait la mère de Valentine avec un léger coup de tête en sa direction. Valentine ne réagit pas, un rabbin,
après tout, ça ne serait pas si déplacé non ?

L’enterrement a lieu directement au cimetière le mardi 22 novembre. Les filles de Babouche ont réussi
à se mettre d’accord sur le cercueil et le marbre (c’est Hortense qui a mis la main à la poche, comme
elle le clame haut et fort). Benji lit quand même un psaume, pris dans le cantique des cantiques, et
Valentine, un poème écrit par une amie que Babouche aimait beaucoup et morte jeune, Quand je
serai partie.

Quand je serai partie, tu resteras ma vie car en vie / quand je serai partie, je t’en prie, oublie ! / Oublie
ma mort et fais de celle-ci, et de ma vie, une douce nostalgie...

Suzon décrète que c’est un poème nul, et Val éclate en sanglots, Gaétan lui presse la main, fort, car
oui, il a tenu à l’accompagner. Du coup, Suzon se met à pleurer à grands bruits et Christophe, le père
de Val, se met alors à chanter (faux) la balade des gens heureux que Babouche aimait bien écouter
quand elle était jeune. Denise, une ancienne élève devenue amie, dit quelques mots, que Val trouve
très beaux et très rassérénants (c’est tellement sa Babouche).

- Elisabeth, Babeth, Babouche... pouvait être dure, mais c’est parce qu’elle était exigeante,
elle voulait toujours le meilleur de vous, pour vous, et c’est grâce à elle que je suis devenue
ce que je suis... une ingénieur qualifiée quand on me destinait à taper le courrier des
patrons... Elle, Babeth, a toujours cru en moi, contrairement aux autres. Alors je n’aurai
qu’un cri... Elisabeth, merci !

Suzon laisse échapper un long beuglement d’émotion qui fait sursauter tout le monde. Chacun jette
dans le trou gras de terre une rose rouge, la couleur de la révolte.

Les yeux de Valentine tombent alors sur la plaque mortuaire. Elizabeth Julienne Jacquemard née
Delorme, avril 1929 – novembre 2005.

Elle sursaute, happe le bras de sa mère et lui dit.

- C’est quoi ce Verdier ?

Sa mère répond d’un air fuyant.

- Eh bien, c’est son nom de jeune fille...


- Mais c’est Rozensweig, son nom de jeune fille ! Pas Delorme ! Il y a une erreur ! Ils se sont
trompés !
- Ma chérie, comment te dire...

Suzon échange un regard avec ses sœurs... Sa sœur Hortense a un geste résigné, démerde toi, ma
vieille, et part raccompagner Marie-Odile, agrippée à son bras, elle a tant besoin de s’épancher.

407
Christophe Roman a filé à un cours de maths (bac blanc en perspective). Les autres enfants sont aussi
repartis, Judith a un rendez-vous TTU à la banque, Benji, un appel d’offre à rendre avant la nuit, quand
Simon n’est même pas venu car il avait un examen de maths primordial s’il voulait intégrer l’école
d’informatique d’élite qu’il convoite depuis la sixième ou presque.

Gaétan est aussi reparti, trop de travail en ce moment lui aussi.

Valentine a la tête qui tourne, la nausée. Elle sent qu’elle va encore une fois prendre un coup sur la
tête. Depuis cette rentrée, les coups n’arrêtent pas de pleuvoir sur sa tête.

Sa mère lui explique alors, avec des mots précautionneux, prononcés à voix douce parfois entrecoupés
par ceux d’Hortense, déjà revenue du métro, mais enfin, tu raccourcis Suzon... tu mélanges les faits
mon Dieu... tu n’as pas à faire de commentaires déplacés, bon sang... maman était maman, une
femme extraordinaire à qui nous devons tellement... tandis que Nicole consulte ses messages d’un
œil furtif, en sautillant sur place (bonjour le choc thermique quand on arrive de Pétra).

- Ma bichette... J’ai donc continué de ranger les papiers de Babouche et je suis tombée sur
un document administratif. Un extrait de naissance... celui que Babouche avait demandé
pour refaire sa carte d’identité au temps où elle pensait encore partir voyager au
Portugal... tu te rappelles, ses copines étaient encore en vie, il y avait Marcelli...
- Suzon, va droit au but pour une fois dans ta vie !

Suzon soupire, elle aime tant enluminer ses récits, surtout les plus pénibles.

- Bref, sur ce papier, il était écrit que son père s’appelait Albert Delorme et sa mère, Lise
Pinchon, mariés le 7 décembre 1927. Babouche est née le 1er avril 1929, quand sa sœur,
Mireille, est née l’année d’après, elles n’avaient que quinze mois d’écart et toujours,
Babouche, notre mère disait...
- Maman ! Dis-moi d’où vient ce nom de Rosenzweig que Babouche portait, bon sang !

Suzon échange un regard rapide avec Hortense.

- Eh bien... à ce document, était agrafé un autre document officiel... un acte de divorce daté du
18 mai 1927. Celui de Lise Pinchon, épouse de Jacob Rosenzweig, un homme né en 1898, et
épousé en 1924.
- Quoi ?! La mère de Babouche a divorcé ?

Le cerveau épuisé de Valentine mouline à toute vitesse.

- Oui ma chérie, on divorçait aussi à ces époques, tu sais, les hommes n’étaient pas plus...
- Oh Maman, merde...

Val a la gorge nouée. Sa mère poursuit, d’une voix gaillarde.

- À la suite de son divorce, en 1927, Lise Pinchon, ton arrière-grand-mère donc, a épousé
dans la foulée Albert Verdier en 1928 avec qui elle a eu ses filles. Il y a aussi l’acte de
mariage de Babouche, avec Emile Jacquemard, en 1949 mais ça, on s’en fiche, cela
n’apporte rien à la euh question... En bref, ta grand-mère n’est donc pas juive, Valentine.

Suzon a dit ça d’un ton satisfait. Neutralement satisfait.

- Mais, mais... Maman, tu, tu... tu le savais ?


- Non... enfin, oui, euh... à moitié... je me souviens d’avoir entendu, enfant, ma grand-mère,
dire un jour de grosse colère, ça lui arrivait parfois, que c’étaient ses parents qui l’avaient

408
forcée à divorcer de son gentil Jacob pour épouser cet abruti d’Albert, le fils de leurs
voisins !
- Mais pourquoi ? Pourquoi ils étaient... antisémites ?

Le bouquet.

- Je ne crois vraiment pas, ils ont juste voulu protéger leur fille, il ne faisait pas bon ni d’être
juif, ni d’être mariée à un Juif à ces époques... le pauvre homme est d’ailleurs mort, en
déportation, après avoir été arrêté par des gendarmes français, selon d’autres anciens
voisins de Lise...
- Comme quoi, il y a quand même bien une histoire de gendarme, dans cette affaire !

Assène Hortense d’un ton satisfait.

Valentine a la tête qui tourne. Elle demande à s’asseoir, sur le bord de la tombe. Le marbre est glacé,
elle a envie de vomir. Pinchon, Delorme, Rosenzweig, Jacquemard. Ces patronymes dansent une ronde
sardonique dans sa tête. Seul mon patronyme dit juste, se dit-elle, Valentine Roman, et c’est tout sauf
drôle, ce jeu de mots.

- Babouche a donc menti... mais pourquoi ? Pourquoi ?

Finit par dire d’une petite voix, Valentine. Sa mère, venue à ses côtés, lui presse la main d’un air désolé.

- C’était tout ta grand-mère, ma chérie, de vouloir faire partie des victimes...


- Mais enfin, cela reste quand même une Très Grande Femme !

Tonne alors Hortense, gardienne de la mémoire d’une mère qu’elle a toujours adorée sans jamais
cesser de se disputer avec elle, tant elles étaient de caractère semblable, entière et intolérante,
chacune à leur façon.

- Notre mère a milité pour le droit des femmes, elle s’est engagée pour soutenir les
étrangers, les sans-papiers, elle est même allée dormir, en pleine hiver, à même la dalle
nue de cette horrible église... dont le nom m’échappe...
- C’était Saint-Bernard, Hortense. Et c’était en plein été, je me souviens, avec Christophe
nous visitions Pompéi et...
- Elle a été surtout un professeur des écoles extraordinaire ! J’ai reçu des lettres
d’admiration extrême de la part d’anciennes élèves qui ne l’ont jamais oubliée. Jamais !

Suzon se lève d’un bond du bord de la tombe, comme piquée au vif.

- Ah bon ? Pourquoi toi ? Et pourquoi pas moi ?!


- Elles connaissaient mon adresse. Je leur avais écrit pour leur annoncer le décès de Maman.
- Mais... mais moi aussi j’aurais bien aimé le leur annoncer son décès ! Moi aussi j’aurais
bien aimé recevoir ces lettres !

La mère de Valentine est à nouveau en larmes. Val se rend compte que sa mère est complètement
paumée. Elle est à la fois sans bienveillance aucune avec Babouche et en même temps elle ne se remet
pas de sa mort. Elle a toujours prétendu de ne pas avoir été aimée comme les autres, que Babouche
était toujours déçue par elle. En tout cas, elle n’était certainement pas la fille admirée, comme
Hortense, ou dorlotée comme Nicole. Nicole, la petite dernière qui, fermant son téléphone d’un coup
sec, déclare.

- Et si on en discutait au chaud ?

409
Elles se rendent à la Brasserie du coin où elles se restaurent toutes les quatre, quatre femmes
différemment malheureuses. Nicole s’est mise, enfin, à pleurer devant son croque-monsieur dont elle
a extrait le jambon (Maman aimait tellement ça, les croque-monsieur, mais elle enlevait toujours le
jambon, en tant que juive... enfin en tant qu’officiellement juive...). Valentine ne veut rien manger. Sa
mère la force à prendre au moins une soupe, et Hortense, soudain pleine d’attentions, lui découpe de
petits morceaux de pain qu’elle lui glisse dedans.

Elles se quittent, enchagrinées mais malgré tout soulagées. Babouche est enterrée, avec ses secrets
dévoilés, il n’y a plus à la veiller en semi-morte à l’hôpital ou à se boucher les oreilles pour ne pas
entendre toutes ses horreurs.

Suzon exhorte Valentine de ne garder que le bon de Babouche, car il y en avait, c’est certain.

- Ta grand-mère valait bien mieux que cela... J’ai été très en colère contre elle, je le suis
encore mais moi, je ne suis pas bornée, je sais reconnaître ses qualités... Pour son époque,
c’était une sacrée bonne femme, vraiment. Elle était unique, en son genre, et elle a fait
beaucoup, beaucoup de bonnes choses. Mais pas tellement avec nous, ses filles... enfin
moi surtout...

Le soir même, Valentine en discute avec Gaétan. C’est un moment de douceur entre ses allers et
retours à l’hôpital, ses doutes, et ses journées tellement pénibles à l’école.

- Tu te rends compte, Gaétan, Babouche était supposée être fille de déporté, et je découvre
qu’elle est juste... juste la fille d’Albert Delorme, un pauvre type qui faisait du vélo le week-
end, plumait ses poulets et qui est mort en 1961 d’une banale grippe ! Ma mère m’a
raconté tout ça...
- Et alors ? Au fond, Val, qu’est-ce que ça change qu’elle soit juive ou pas ?
- C’est juste ce mensonge... Pourquoi ? Pourquoi bon sang ? Cela veut dire que plus rien de
ce qu’elle n’a dit n’est éclairé de la même façon. Plus rien n’a le même sens ! Tout est...
faux ! Complètement faux !

Valentine se sent désenchantée, au sens le plus strict du terme.

- Mais non enfin ! Ta grand-mère a bel et bien milité, tu le sais, tu l’as vue, et il y a des
témoignages... et surtout, ta grand-mère a bien été instit et elle a aidé des tas de jeunes
filles à échapper à leur condition de naissance... Ce n’est pas rien. C’est même un acte plus
fort que, que... d’avoir fait porteuse de valise, par exemple !
- Oui mais... pourquoi lui a-t-il fallu raconter tous ces mensonges ?

Gaétan a l’air très fatigué, d’un coup. Valentine s’en veut mais c’est plus fort qu’elle, c’est tellement
décevant.

- Je ne sais pas, Val, on ne le saura jamais. Il faut l’accepter. Elle devait peut-être avoir une
sorte de culpabilité... d’être née, malgré tout, du bon côté.
- Elle n’avait pas le droit de me faire ça...

Val se couche, épuisée. Son médecin Lulu Frioul l’a arrêtée pour la semaine. Demain vendredi, elle
peut donc dormir. Elle retournera lundi à l’école et rien que d’y penser, elle en a mal au ventre.

La fin de la semaine se passe tranquillement. Ils traversent une accalmie. Le samedi soir, ils vont au
cinéma regarder un film policier assez drôle, puis mangent dans un japonais. Val n’a eu aucune
nouvelle des filles et ne veut pas leur annoncer, comme ça, que Babouche est morte. Un temps elle
hésite à leur envoyer un texto, mais elle renonce.

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Elle leur cache cette nouvelle avec une sorte de colère, de rancœur, elles n’ont pas à le savoir puisque
de toute façon, elles s’en moquent et ne daignent même plus l’appeler sous prétexte qu’elle est casée.

Serrée contre Gaétan dans le lit, ce soir-là, Val se sent à la fois si bien avec lui et si seule sans ses amies.

ꖿꖿꖿ

Lundi, la journée est difficile, Val quitte l’école en pleurant. Les gosses ont été infernaux. La Directrice
l’a même convoquée pour la sermonner de si mal tenir sa classe quand tout le monde le reconnait,
cette classe est littéralement intenable. Elsa, qui jurait sur ses grands dieux qu’elle voulait se faire
ligaturer les trompes, est enceinte d’une petite fille et elle en est ravie. Elle ne prête aucunement
l’oreille aux plaintes de Val, serrant contre elle ses fichus clichés échographiques qu’elle a réalisés le
matin même.

- Je suis si heureuse, Val, je rêvais tant d’avoir une fille !

Valentine se sent totalement furieuse. Pourquoi les gens vous mentent-ils toujours sur la réalité de
leurs désirs ? Pourquoi ne peuvent-ils pas accepter d’être tout simplement banals ? Emplis du même
désir ordinaire que les autres ? Elsa pouvait bien dire qu’elle avait envie de ça, comme tout le monde,
un môme à soi... Babouche aussi n’avait qu’à être elle-même, une femme née en 1929 de parents
banalement catholiques, c’était bien suffisant !

Sa mère, qu’elle appelle, la console à sa façon.

- Que veux-tu, ma bichette, personne n’aime être comme les autres... et Babouche plus que
tout le monde. Elle s’est toujours passionnée pour les personnes dites différentes... les
pauvres, les Juifs, les Arabes, les homosexuels, les unijambistes et je t’en passe... Enfant,
j’ai dû me traîner une gamine boiteuse et basanée comme copine sous prétexte que
Babouche trouvait bien que je sois copine avec une handicapée d’origine haïtienne ou
guatémaltèque, je ne me souviens même plus !

Sa mère alterne le ressentiment et les larmes, et son mari en a ras le bol.

- Elle nous fait les montagnes russes, un coup elle vomit sur sa mère, un autre elle pleure
qu’elle ne pourra jamais vivre sans elle... Je n’en peux plus !
- Papa, il faut que tu la soutiennes, c’est un moment difficile pour elle.
- Mais je la soutiens ! Je fais les courses, la vaisselle et je lui ai loué son Godard préféré pour
lui changer les idées... Franchement, elle exagère ta mère !

Valentine en a assez de tout ça. Judith lui dit de laisser choir.

- Chacun sa merde, on aura bien assez de s’occuper d’eux plus tard.

Ce lundi 28 novembre signe aussi entre elle et Gaétan le début d’une série de disputes qui va aller
crescendo. Cela commence avec l’annonce de l’invitation au baptême de Maxence, un mouflet d’un
cousin de Gaétan. Valentine apprend ça, au dîner (des pâtes aux coques avec une salade de papaye
très bien cuisinés par Gaétan).

Elle s’en étrangle.

- Comment ça, tu es parrain ?


- Eh bien oui, Antonin, mon cousin, me l’a demandé.
- Mais tu ne m’as jamais parlé de ce cousin ! Ni de ce gamin !
- On ne se voit plus que rarement... je n’ai même encore jamais vu son bébé.

411
- Et il te demande d’être le parrain de son fils ? C’est juste n’importe quoi !
- On s’est pas mal vus, petits... chez ma grand-mère. C’est le fils aîné du frère aîné de mon
père et je suppose qu’il a envie que je sois parrain de son fils en matière de souvenir... et
de tradition.
- Tu parles d’une tradition stupide !
- Bah, c’est une simple convention.

Gaétan dit ça en mélangeant tranquillement la salade, il n’a pas l’air de trouver grave cette chose
pourtant vraiment dramatique.

- Mais c’est nul ! je veux dire... si on baptise quelqu’un c’est déjà suffisamment merdique
comme décision pour au moins choisir quelqu’un qui compte... et qui y croit surtout.
- Qui te dit que je n’y crois pas ?
- Quoi ?! Tu ne vas pas me dire, en plus, que tu crois à toutes ces conneries ?

Val regarde Gaétan, horrifiée. Mon Dieu, il ne manquerait plus que ça, qu’il soit catho !

- Disons que... je n’y crois pas, à la lettre, mais que je me retrouve un peu dans cette
religion... il y a de très belles choses, et quelque part, elle n’est pas si éloignée de ce en
quoi tu crois, toi, ma belle...
- Oh merde, Gaétan, ça n’est pas possible !
- Je ne vois pas pourquoi. Ce n’est quand même pas l’horreur non ?

Valentine suffoque.

- Mais si ! C’est l’horreur ! L’église catholique est l’église la plus naze qui existe au monde !
Tu n’as aucune femme prêtre, ses curés sont tous pédophiles, tu ne peux pas avorter, tu
ne peux même pas bouffer une pilule sans demander la permission au Pape, ils vénèrent
une fausse vierge et ont accablé des générations d’êtres humains avec leur foutue
culpabilité du sexe et du plaisir !
- C’est un peu réducteur, tu ne trouves pas ?
- Non, non et non !

Gaétan mâche pensivement sa salade après avoir servi Val.

- C’est dommage... J’aurais bien aimé que tu viennes avec moi.


- Quoi ?!

Valentine le regarde comme s’il lui avait proposé d’aller à Rome se faire bénir par le Pape en personne.

- Eh bien oui, je connais ta famille, je vais même à ses enterrements et toi, tu ne connais
même pas la mienne... Tu n’as qu’à peine rencontré mon père.
- Ce n’est pas ma faute, Monsieur semble très occupé...

Un café, entre deux trains. Un homme grand, mince et brun, qui l’avait à peine regardée, son portable
ne cessait de le solliciter (une affaire très complexe, nous sommes sur les dents, excusez-moi...).
Gaétan avait été déçu, c’est certain, et s’il avait été meurtri, il n’en avait rien dit. Elle, elle avait été à
la fois soulagée (l’entrevue avec sa sainteté n’avait duré que 20 minutes) et vexée (quelle façon
méprisante de traiter son éventuelle future belle-fille).

- Je n’irai certainement pas à un baptême !


- Réfléchis au moins un peu, tu as le droit de me faire plaisir aussi.
- Oui mais pas comme ça !

412
Le mardi soir, ils se reprennent la tête sur ce sujet. Val refuse d’y aller et Gaétan semble vraiment
blessé.

- En gros, à chaque fois qu’il y aura quelque chose de mon côté, tu diras non ?
- Mon Dieu, ne me dis pas qu’il va y avoir souvent des choses de ce genre ?
- Non, il y en aura peu, mais il y en aura. Et puis, si on se marie, un jour, il faudra bien les
inviter...
- Je ne me marierai jamais alors !
- Et si je veux me marier, moi ?
- Eh bien... ce ne sera pas avec moi.
- Sérieux Val ?
- Sérieux.

Valentine se couche, le cœur en vrac.

Elle a dit ça, pour le provoquer, mais au fond, elle se dit que non, c’est vrai, elle ne pourra jamais se
marier avec lui. Elle sent qu’elle l’a heurté. Il l’embrasse à peine quand il se couche. Elle s’en veut.
Pourquoi se gâcher la vie avec une question qui ne pose pas maintenant ? Mais elle va se poser, un
jour ! Très bientôt ! Alors autant se la poser le plus rapidement possible non ?

Ils s’endorment sans même se souhaiter bonne nuit.

Jeudi, il sort de son côté et Val reste seule. Elle essaye de regarder un film, elle ne tente même pas
d’appeler les petites amies. Elle n’a pas le cœur à leur parler. Elle a eu Olive au téléphone, la semaine
d’avant, et elle lui a appris pour Babouche, elle n’a pas été déçue, là, Olive en pleurait presque, et
depuis, c’est vrai, Olive lui envoie régulièrement de gentils petits messages pour savoir comment elle
va. Olive a dû parler aux deux autres car le lendemain, elle a eu un gentil SMS de Léna, et un autre,
laconique de Philo, genre la vie continue.

Tout lui pèse quand avant, la vie lui semblait si belle, si joyeuse, si pleine de possibles. Là, elle a une
grosse pierre en permanence posée sur le cœur, et tout lui semble noir, lourd, infiniment pesant.

Gaétan rentre tard, il sent la bière, Val fait semblant de dormir. Il se couche, son cœur à elle bat la
chamade, elle a envie qu’il la serre dans ses bras et que tout soit comme avant. Mais il s’éloigne pour
trouver le sommeil.

Val reste longtemps les yeux ouverts dans le noir.

ꖿꖿꖿ

Vendredi, après une journée où les enfants ont réussi à la faire vociférer comme une possédée, Val
fait signe à Léna mais celle-ci lui renvoie aussitôt un SMS pour lui dire qu’elle est de sortie avec sa
fichue Siri. Olive est injoignable, et Philo... eh bien, elle ne se sent pas de force à l’affronter dans l’état
où elle est.

Val réalise qu’elles ne se sont même pas vues depuis que Babouche était morte. C’est incroyable
quand avant elles auraient organisé un feu de camp avec pinard-fromage autour d’elle et de son
chagrin, elles auraient été là, faisant tout pour la consoler. Quand aujourd’hui, elle est seule, seule
avec son chagrin, ses doutes, sa vie.

Quelle année de merde, vraiment !

413
L’appart est vide, Gaétan est au club de sport. Il revient assez tôt et lui demande si elle l’accompagne,
finalement, au baptême de Maxence. Il a lieu dimanche, en Bourgogne, et ça ne fait pas sens qu’elle
ne vienne que pour le repas, comme elle l’a suggéré.

- Tu as peur que je te fasse honte ?


- Mais non, Val, j’ai très envie que tu viennes. Mais venir juste pour le repas...
- Il faut passer par la case messe pour avoir droit de manger, c’est ça ?

Gaétan la regarde, agacé.

- Arrête, Val, tu es lourde.

Le samedi se passe, morne. Ils ne font même pas l’amour, pas un baiser, rien. Elle se rend à son studio,
que Judith a débarrassé, elle doit finir de mettre en carton car elle a presque décidé de le louer à une
amie de fac qui se sépare de son mec.

Le doute l’assaille et assise sur un carton, elle tape un SMS à la copine pour lui dire qu’elle n’est plus
si sûre de pouvoir le louer.

De guerre lasse, Valentine a finalement accepté d’accompagner Gaétan à ce baptême. Ils partent le
lendemain matin, très tôt, ils roulent silencieusement quand, en partant cet été en Bretagne, ils
n’avaient cessé de discuter, de chanter avec les chansons qui passaient sur le lecteur CD. Ils avaient
eu un voyage merveilleux malgré les bouchons, Val n’avait pas vu le temps passer.

Là tout se traîne, tout est devenu lent, lourd, pesant... morne.

De se souvenir de ça lui fait un mal de chien... Que leur est-il arrivé ? Qu’a-t-elle fait ? La Vérité a-t-
elle soudain éclaté ? Ils n’ont donc rien à faire ensemble ? Pourtant, il y a même pas deux mois, deux
mois et demi, ils étaient encore si bien ensemble... ils étaient heureux, pleins de désir et de
conversations.

Ils arrivent vers 10 heures à Vézelay et Val se retrouve aussitôt plongée dans une vague de bleu
marine, de perles blanches et de petites croix certes discrètes mais qui lui sautent au visage. Elle reste
dans la voiture, le temps de l’horrible cérémonie (Gaétan lui a juste dit, c’est comme tu veux).

Gaétan navigue ensuite de groupe en groupe, le sourire aux lèvres. Ensuite, à table, elle est assise à
côté de son père qui plastronne sur l’Europe, la monnaie unique, les voyages en groupe et les ruines
italiennes de Pompéi. Il finit par s’intéresser au décor alentour, à savoir elle.

- Vous êtes assistante sociale je crois ?


- Non, professeur des écoles.
- Ah oui c’est vrai, j’avais bien retenu le côté social.
- Qui n’est pourtant pas la base du métier. Nous, c’est plutôt l’instruction vous voyez ?

Le père de Gaétan la regarde, d’un air surpris. On sent qu’il n’a pas l’habitude qu’on lui réponde d’une
façon aussi peu amène.

Gaétan ne dit jamais de mal de son père, Val sent que le sujet est sensible. Ces deux-là ne s’aiment
pas, au fond. Simplement, Gaétan a appris à faire avec, il est adulte après tout, et s’il y a bien un
avantage à la vie d’adulte, c’est qu’on ne vit plus avec ses parents.

Aurélien Pratabuy ronronne maintenant à son flanc.

- C’est bien qu’il y ait des gens comme vous, pour faire ce métier difficile.

414
- Mal payé et mal reconnu.

Val siffle entre ses dents. Mais Aurélien Pratabuy aussitôt se récrie.

- Mais pour ma part, j’en éprouve une très grande reconnaissance ! Gaétan a toujours eu
des instits extras ! Elles n’avaient pas inventé le Nobel certes mais enfin, quelle patience !
Quel don de soi !

Un moment Valentine se demande si le père de Gaétan se paie sa tête. Mais non, il est très sérieux.
Elle répond juste, lâchement, même si sa réponse flirte avec une certaine ambiguïté.

- Oui, on peut parler de don, vous avez raison...

Tous les mômes présents vont dans des écoles privés cathos, tous les couples se sont mariés devant
Dieu, et même en fouillant l’assemblée du regard, soit quelque trente personnes, Valentine n’a repéré
aucune personne qui dépasse de la masse bleu marine...

La seule personne un peu sympathique de l’assemblée est justement Antonin, le père de Maxence. Sa
femme est une grande dinde bourge, habillée tout en blanc et avec moins de formes qu’une planche
à repasser qui donne son sein maigre au mouflet d’un genre néanmoins dodu.

Antonin, le cousin donc, travaille dans le vin, il a repris une vigne, près de Vézelay, et il s’est lancé dans
le vin bio. Il fait terrien, n’a pas des mains de banquier ou d’informaticien, et même s’il est visiblement
très croyant, il lui semble détaché de tout cela, ce décorum bleu marine, différent du reste de
l’assemblée. Il lui parle avec enthousiasme de son métier, de sa terre, de son vin, il lui propose de
venir visiter un jour l’exploitation avec Gaétan qui, petit, voulait devenir agriculteur.

- Non ?
- Si ! Il voulait travailler la terre !
- Je n’aurais jamais cru ça !
- Eh oui... mais l’informatique a eu raison de lui, le pauvre enfant...

Il rit et tient à présent son bébé contre lui, un bébé rond et brun qui lui ressemble, et un moment,
Valentine a une folle envie de vivre ça. Travailler la vigne avec son homme et son bébé, marcher dans
les sillons des champs, presser le raisin, remplir des bouteilles de verre à la main, boire le soir au soleil
dans la belle verte. Ne plus se poser aucune question.

- C’est un beau métier que tu as là ! Dans une si belle région en plus...


- Sauf qu’il fait déjà nuit depuis des heures quand la journée de travail est enfin terminée...
c’est un métier dur, comme le tien aussi, mais d’une autre façon. Il faut aussi être
passionné, sinon il vaut mieux ne pas s’y risquer... tu peux y laisser ta peau !

Le soir, de retour à Paris, à 23 heures, elle bouillonne, intérieurement. Ils ont peu échangé dans la
voiture. Aussi dès qu’ils sont à l’appart, elle l’agresse.

- Merde Gaétan, c’est quoi que cette famille ?


- C’est ma famille. Ils sont plutôt sympas non ?
- Quoi ? Mais t’as vu les bonnes femmes ?
- Elles gagnent à être connues, tu sais...
- Mais connues pour quoi ? Elles vont dès fois au cinéma ? Elles lisent ? Elles sortent de leur
bulle bleue marine ?!
- Val, toi aussi tu vis dans une bulle.
- Merde, viens voir un peu mon école ! La bulle a explosé là !

415
- Val, tout le monde ne peut pas faire ce que tu fais. Tout le monde n’a pas la vocation
d’enseigner à des enfants parfois très difficiles...
- Merde on croirait entendre ton père !
- Il t’admire vraiment tu sais...
- Je ne le crois pas. Il est surtout content de laisser la merde aux autres.
- Val, si tu penses ça de ton métier, de ta situation, alors change, ce n’est pas bon. Il faut
quand même trouver du plaisir dans ce que l’on fait.
- Ah courage fuyons ! Le monde coule, montons tous dans le canot de sauvetage !

Gaétan, pour la première fois, a l’air vraiment furieux.

- Val, tu me saoules. Tu peux bien comprendre que toute la société ne peut pas être prof
non ?
- Bien sûr ! Mais ça me dégoûte qu’une partie de la société se contente de s’en mettre plein
les poches en exerçant des métiers dégueulasses... comme la finance, les assurances ou
l’industrie pharmaceutique !
- Ces métiers dégueulasses font avancer la société aussi... si tu es malade tu prends des
médicaments, si tu veux monter une affaire, tu te tournes vers les banques...
- Ah quel angélisme ! Non vraiment Gaétan, je me demande ce que l’on fout ensemble !
- Eh bien moi aussi. Je commence vraiment à me le demander.

Ils se couchent dos à dos. Valentine a terriblement mal au cœur. Dans le lit, ils sont séparés de
quelques centimètres mais cela pourrait être aussi bien la Chine ou l’océan Atlantique.

ꖿꖿꖿ

La semaine ensuite est épouvantable, elle ne cesse de le provoquer, c’est plus fort qu’elle, et lui, le
patient Gaétan, semble de plus en plus à bout. Le point d’orgue se produit le vendredi 2 décembre.
Une stupide histoire au sujet d’un film de Ken Loach que Gaétan a trouvé « un peu caricatural ».

- Ah voilà bien les propos de quelqu’un qui n’y connait rien et pense que les pauvres
abusent du système !
- Sincèrement Val, il y en a quand même un paquet qui abuse du système !
- Tu parles de ce que tu ne connais pas ! Moi, je les vois ces personnes dont tu parles, ces
« assistés »! Et pour une qui abuse vraiment, il y en a une bonne dizaine qui n’y arrive tout
simplement pas ! Qui ne peut pas y arriver...

Valentine a dit ça d’un ton désespéré, presque au bord des larmes. Elle pense à Tao, le petit
Cambodgien, dont la mère travaille le soir et qui va faire l’objet d’un placement car sa mère l’a
retrouvé ébouillanté lorsqu’elle est rentrée tard, très tard, du restaurant où elle travaille. Il a failli
perdre l’avant-bras, a fait l’objet de multiples greffes de peau et Valentine a le cœur serré de savoir
que sa pauvre mère apparaît comme la seule et unique coupable quand elle n’a tout simplement pas
eu le choix dans cette survie incessante qu’est sa pauvre vie.

Mais Gaétan poursuit.

- Comment ne peut-on pas y arriver avec tout ce que vous propose la société pour vous
aider ? Il suffit de vouloir... au moins un peu. De se bouger...
- Vouloir ? Se bouger ? Tu crois qu’ils ne le veulent pas, vivre comme nous vivons nous ?
- Eh bien qu’ils s’en donnent les moyens ! Je veux dire... il y en a bien qui y arrivent bon
sang !

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Le ton monte de plus en plus. Ils se font face, dans la cuisine où ils prenaient un verre, comme des
chiens prêts à se sauter dessus. Valentine se retrouve soudain à crier qu’elle ne peut plus continuer.
Tout ceci est un énorme mensonge ! Une imposture ! Elle ne peut plus faire semblant de croire qu’elle
pourra vivre toute sa vie avec Gaétan.

- Moi non plus, je ne crois pas que je pourrais... finalement.


- Comment ça ?

Valentine a un coup au cœur, c’est elle qui est supposée avoir des doutes, pas lui.

- Ecoute, Val. J’aime ton côté altruiste, quand il est ouvert et constructif. Là, tu deviens
franchement aigrie et idéologique.
- Moi aigrie ? Moi idéologique ?
- Oui... tu ne cesses de t’acharner sur ceux et celles qui ne vivent et ne pensent pas comme
toi... par exemple, je comprends que tu ne partages rien ou pas grand-chose avec mes
cousins et leurs épouses ou époux, mais tu peux quand même accepter qu’ils soient
différents de toi ?
- Non, je ne peux pas !
- Mais pourquoi ?
- Parce que, parce que... ils cautionnent un monde qui est dégueulasse.
- Ils ne cautionnent rien du tout. Ils vivent, c’est tout.
- Ils permettent à ce monde d’exister ! Avec son injustice et son règne du fric !
- Antonin, du côté du règne du fric ? Il se tue à la tâche, gagne à peine le SMIC mais à part
ça, parce qu’il est catho et de droite, il fait partie du système, donc du règne du fric ?
- Oui !
- Val, tu me saoules ! Je n’en peux plus...
- Alors tu me quittes c’est ça ?
- Non... enfin je ne sais pas. J’ai besoin d’être seul... je vais me coucher.

Valentine ressent un immense vide, et un certain soulagement aussi. Ça y est. Elle est au pied du mur.
Elle a réussi à se prendre la noix de coco sur la tronche à force de secouer le cocotier.

Il la quitte. Il va la quitter.

Val s’allonge sur le canapé. Elle va dormir ici. Il ne veut plus d’elle. Elle est libérée, abandonnée et
libérée. Elle dort très mal. Par à-coups. Au matin, Gaétan a le visage fermé. Il lui dit qu’il veut réfléchir.
Il aimerait qu’elle aille dormir ailleurs ce soir.

- Mais où ? Mon studio est occupé !

C’est faux, bien sûr.

- Tu peux aller chez une copine... Léna, ou Philo non ?


- Je ne les vois plus.
- Ah bon ?

Il demande ça, d’un ton morne.

- Oui. Tu, tu... m’as prise tout entière.


- Première nouvelle. Tu vas bientôt me dire que je te séquestre.
- Psychologiquement, oui.
- Val, je crois que tu délires vraiment mal en ce moment.
- Non, je commence juste à devenir lucide. Il faut que l’on se sépare... peut-être.

417
- Ok, séparons-nous alors.
- Quoi ? Comme ça ?!

Valentine a le cœur qui fait des bonds dans la poitrine.

- Mais, mais... tu disais vouloir réfléchir.


- Oui.
- Tu as donc déjà pris ta décision ?
- Je n’en sais rien. Tu en penses quoi toi ? Tu veux continuer comme ça ? Moi non. Je préfère
vivre seul. Malheureux sans toi, mais sans être harcelé. En pouvant rester moi-même. Je
ne veux plus vivre avec un flic ou un juge !
- Tu exagères !
- Pas vraiment. Imagine si à chaque fois que tu me parlais d’un truc de gauche, je me mettais
à t’accabler ?
- Tu le fais.
- Non, je ne le fais pas. Ne sois pas en plus de mauvaise foi.
- Je vais me tirer.
- Oui, il vaut mieux.
- Mais où ?
- Je ne sais pas... tu trouveras bien. Démerde toi.

Et Gaétan s’en va. Comme ça.

Valentine est effarée. Où dormira-t-elle ce soir ? Elle ne veut pas aller cogner pitoyablement à la porte
de Léna ou de Philo. De toute façon, Philo habite avec son Egon, donc c’est exclu, et Léna... elle va
boire du petit lait. Tout plutôt que ça !

Bravement, Val se rend à son école. Dans la journée, elle appelle Judith en lui disant que Gaétan reçoit
de la famille. Elle voudrait savoir si elle peut dormir chez elle, vu qu’elle loue son studio (officiellement
du moins).

- Bien sûr.
- Merci.
- Mais je sors ce soir. Tu veux venir ? Je vais à une fête dans le 20ème !
- Le 20ème toi ?
- Oui, des amis plasticiens.
- Depuis quand tu as des amis plasticiens ?
- Depuis hier !

De toute la journée, Val ne reçoit aucun message de Gaétan. Malgré qu’elle ait envie de sortir comme
de se prendre, Val l’accompagne. La soirée est un pur cauchemar. Elle boit trop, n’a rien à dire, les
hommes lui paraissent ou laids ou beaux mais pris et de toute façon sans intérêt, Gaétan lui manque
comme un bras. Il ne lui donne toujours aucune nouvelle et elle en souffre, à chaque instant. On dirait
une possédée à la voir sans cesse consulter son portable.

Elle examine sa souffrance. Est-ce de l’orgueil ? Est-ce de l’amour ? Ou la simple peur primitive d’une
femme qui va se retrouver seule ? Mais elle n’est pas seule, pas encore ! Elle veut lui écrire, commence
un message, j’espère que tu réfléchis mais dans le bon sens... mais elle efface tout.

Malgré ses résolutions, elle ne peut s’empêcher d’en parler à Juju dans le métro du retour.

- Tu as merdé, frangine.

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- Comment ça ?
- Considère-toi comme plaquée.
- Oh ?

Valentine accuse durement le coup.

- Oui, tout être humain qui dit qu’il veut réfléchir a déjà pris sa décision, et crois-moi, elle
ne sera jamais à ton avantage.
- Oh tu crois ?
- Ben oui, en même temps, c’est ce que tu voulais non ?
- Eh bien...

Valentine se met à pleurer. Elle ne sait plus ce qu’elle voulait. Juste qu’elle voulait Gaétan d’une façon
qui soit la bonne, à sa façon à elle. Gaétan avec sa culture, sa douceur, sa gentillesse, son humour, son
intelligence mais Gaétan aussi avec un profil de gauche, et sans cette famille de merde même si guère
présente.

- Bah t’en trouveras bien un autre.


- Comment... comment tu peux parler comme ça Juju ?
- Mais c’est la vérité ! Des tas d’hommes nous attendent !
- Parle pour toi ! Je n’ai jamais eu plein d’hommes à mes pieds !

Valentine a envie de frapper sa sœur.

- Eh bien sois en heureuse parce que je peux te dire que le tas d’hommes à tes pieds, quand
c’est le cas, t’en as un ou deux maximum qui en vaut la peine et c’est vraiment chiant de
devoir faire le tri... putain, je te jure, ça m’use !

Judith est vraiment devenue hallucinante... Valentine renonce à poursuivre cette discussion.

ꖿꖿꖿ

La semaine se passe, sans aucune nouvelle de Gaétan. Valentine se sent de plus en plus mal. Judith
part le vendredi pour une fête à Bruxelles (tu peux venir si tu veux, frangine, mais je te préviens, on
ne se couche pas avant l’aube). Bien sûr, Valentine décline.

Le samedi matin, quand Valentine ouvre son portable, à midi, elle trouve un message de Gaétan.
Valentine, il vaut mieux ne plus se voir pour le moment. Je pars une semaine chez un ami à Lyon. Tu
peux passer prendre tes affaires à l’appartement, la concierge a un double. Je t’embrasse.

C’est comme un coup sur la tête. Un horrible coup assené bien fort sur sa tête. Les yeux brouillés de
larmes, le cœur en chamade, elle lit et relit le message tel un communiqué revendiquant un
enlèvement.

La quitte-t-il ? Réfléchit-il encore ? La réponse lui sera-t-elle donnée dans une semaine ?

- C’est foutu.
- Oh tu es sûre ?

Valentine a appelé sa sœur, et elle a envie de vomir à entendre ça.

- Ecoute, Val, pourquoi te dirait-il de passer prendre tes affaire, en prenant bien garde de
ne pas être là, si ce n’est pour te donner ton congé d’une façon tellement masculine, c’est-
à-dire lâche et merdique ?

419
Judith semble, au vu de son expérience récente, s’être auto-proclamée spécialiste du genre masculin
qu’elle tend désormais à voir essentiellement sous un angle, ou bien négatif, ou bien sexuel, ou bien
les deux. Des connards qui vous baisent et que l’on baise (au seconde degré parfois).

- Je, je... je ne sais pas. Peut-être qu’il pense que j’ai besoin de mes affaires pour donner
mes cours et que...
- Oh que tu es mignonne Val ! Bon, sois forte, tu n’étais pas amoureuse de lui toute façon,
c’était un artefact, la peur de la solitude, l’envie de se reproduire, passe à autre chose !
Fais comme toi ! Eclate toi !

Son studio. Elle va devoir retrouver studio. C’est affreux. Elle en sera malade. Elle ne va pas survivre à
cette rupture. Bien sûr qu’elle était amoureuse ! Ce qu’elle n’arrivait pas à faire, vraiment, c’était
aimer. Judith n’a rien compris. Juju n’a pas de cœur. C’est ça, les filles trop belles... Tout passe
follement dans sa pauvre tête comme si celle-ci était un filet plein de trous.

Valentine git sur le lit. Et pourquoi lui dire de passer prendre la clé chez le concierge quand sa clé, elle
l’a bien sûr. Elle tâte la poche de son jean. Non, pas là. Elle regarde à l’intérieur de son sac. Pas de clé
non plus. Elle fouille partout. Nulle part elle ne trouve de clé. Qu’est-ce qu’elle a bien pu en faire ?

Et curieusement, c’est cet infime détail qui a raison d’elle. Elle se met alors à sangloter, elle pleure,
elle sanglote, elle dégouline, seule chez sa sœur, entourée des clichés de celle-ci prise sous toutes les
formes, en maillot de bain, en tenue de soirée, en tenue de sport, en tenue de travail, en jean tout
simple... Une poupée Barbie moderne, qui en a dans la tête en plus.

Elle, c’est la jumelle ratée, et c’est tellement affreux. Laide et bête et abandonnée de tous (Gaétan).

Elle pleure sans plus pouvoir s’arrêter. Dans sa tête tourne cette chanson d’Higelin qui la lacère, Pars,
surtout ne te retourne pas, Pars, fais ce que tu dois faire sans moi, quoiqu’il arrive, je serai toujours
avec toi... alors pars, et surtout ne te retourne pas !

D’habitude, à cette heure, elle serait en train de déjeuner avec Gaétan. Ils réfléchiraient à quoi faire
dans l’après-midi. Là, il n’y a plus rien. Elle est seule parce qu’elle a tout gâché. Et s’il lui revenait ? Elle
lui sauterait dans les bras, soulagée et libérée ! Mais bientôt, les mêmes questions resurgiraient... Il
n’y a aucune solution, ni sans ni avec lui.

Elle devrait se tuer, tiens.

Prise d’une impulsion subite, à 16 heures, elle sort de chez Judith. Elle marche longtemps, dans les
rues. Elle remonte en direction de chez Léna. Elle va aller voir une fille comme elle, une fille qui sait se
renverser des pots de yaourt sur la cuisse, selon sa fameuse théorie.

Une fois Léna s’était plainte à elle du fait qu’elle ne savait pas « aimer ».

- Comment ça ? Tout le monde sait aimer !


- Non, moi je ne sais pas.
- Mais tu... tu aimes tes parents, ta sœur...
- Je ne te parle pas de ça. Je parle d’aimer d’amour. Comment peut-on aimer quelqu’un ?
Comme soi-même ? Cela me parait impossible... surtout si on ne s’aime déjà pas tellement
soi-même... Peut-être justement faut-il aimer quelqu’un qui soit tout sauf soi-même ?
- Tu raisonnes, Léna, quand il faut juste laisser parler son cœur.
- Ben justement, mon cœur est muet. Ou plus exactement, il est devenu muet.
Complètement.

420
Valentine avait d’abord cru que Léna prenait une sorte de pose, qu’elle se montrait complaisante,
mais elle avait réalisé qu’elle était sincère, elle était toute sauf complaisante. Elle avait voulu lui
répondre que l’amour commençait par un éclair, une attirance, qu’ensuite, il se construisait
naturellement... sauf qu’elle se rend compte, aujourd’hui, que ce « naturellement » est tout sauf
simple.

C’est même la chose la plus compliquée au monde, la concernant du moins.

Valentine est arrivée chez Léna. La nuit est tombée. Il fait froid, très froid. Elle monte silencieusement
les escaliers et arrivée à la porte, elle écoute. Pas un bruit. Léna est-elle chez elle ? Oui, puisqu’il y
avait de la lumière à sa fenêtre.

Elle appuie sur la sonnette, les larmes à nouveau plein les yeux. Elle ne sait pas ce qu’elle va dire mais
une fois qu’elle l’aura dit, elle devra affronter la réalité.

Gaétan n’est plus dans sa vie.

421
Mais dans les souterrains, les rêveurs sont perdants.
Serions-nous condamnés à nous sentir trop lourds ?
Soleil, soleil,
N'est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ?
Hubert-Félix Thiéfaine, Soleil cherche futur, 1982

L’amour fait mal (quand il vous frappe)


Leurs vacances ont été à la fois magnifiques, enivrantes... et troublantes, parfois aussi. Ils ont marché,
ivres d’air, de soleil, de nature, en Auvergne, puis dans les Cévennes. Ils étaient comme seuls au monde
et ils ne croisaient quasiment personne.

Ils ont fait l’amour dans les champs, les ruines des burons, sous les arbres des clairières, sous leur
tente, et une fois à l’hôtel aussi, ce jour où il avait tant plu qu’ils avaient décidé de s’offrir un peu de
confort.

Ils avaient passé des heures à se réchauffer dans la baignoire, Egon lui embrassant les seins et elle
s’enflammant malgré son épuisement (ils avaient marché dix heures d’affilée). Ils avaient dormi dans
des draps propres et doux, ils s’étaient refaits le temps d’une bonne nuit et d’un bon restaurant.

La vie était belle, immense.

Philomène n’en revient pas. Ils sont taillés du même bois. Ils marchent jusqu’à la corde de leurs forces,
sous la pluie, le soleil, le vent, la tempête. Ils aiment cet effort physique de la marche, des sentiers
impossibles, des obstacles sur leur route qu’ils doivent contourner parfois sur des kilomètres en
escaladant des falaises au besoin. Ils aiment vivre dans la nature, avec très peu de choses, loin de tout,
des gens et des villes. Mais malgré tout, ils aiment aussi le bruit des cités, la cohue des transports, le
brouhaha des bars, les décibels des concerts, tel ce groupe complètement givré qui jouait sur une
place de Florac à moitié nus sous les regards indignés ou goguenards des passants.

Egon est son âme frère, vraiment. Philomène ne pensait pas que cela existait mais elle doit bien
l’admettre, elle l’a trouvée.

À 26 ans, elle a déjà rencontré pas mal d’hommes, couché avec eux, facilement, et connu le plaisir,
c’est entendu, mais pas à ce point-là car Egon, c’est autre chose. Il la saisit dans toutes ses dimensions,
cela va au-delà de ce qu’elle mettrait sous le terme de « physique ». L’amour avec lui, serait mystique
si elle était de ce genre-là... Elle a la sensation d’exploser ou de se liquéfier, en un mot de se perdre,
sans jamais savoir, le temps d’une poignée de secondes si elle va retomber sur ses pieds.

Ils ont beaucoup discuté, aussi. Egon lui a parlé de son enfance. Il semble bien qu’il ne lui mente plus.
Il lui raconte son père violent, avec lui, avec sa mère, une jolie blonde écrasée par la vie qui avait
tendance à boire un peu trop à la nuit tombée, du vin blanc, frais et sec.

Sa mère avait des ambitions artistiques dans la vie, qu’elle a très vite abandonnées.

- C’était une femme faible et velléitaire. Une petite bourgeoise sans volonté.
- Ohlala tu es dur.

Comme si elle, Philomène, ne l’était pas. Egon l’admet.

- En même temps, elle n’était pas préparée ça, c’est sûr... se marier à un homme aussi dur,
violent, terrifiant parfois...
- La vache...

422
- Oui, la vache... et elle a fait ce qu’elle a pu, pour me protéger mais il était le plus fort, ce
salopard, il a gagné, elle est morte et je suis devenu... ce que je suis.

Philomène a peu parlé de ses parents, c’est déjà à la base sans intérêt mais après le récit d’Egon, c’est
carrément risible.

- Mais enfin, Philo, c’est ma famille qui est anormale, pas la tienne.
- La mienne est anormalement normale, à mourir d’ennui.
- Mais c’est ça, une vraie famille ! Des gens avec qui on s’emmerde mais qui vous aiment et ne
vous flanquent pas des taloches ou la trouille...

Car de fait, Egon aime ça, cette famille France moyenne, deux parents, deux filles, un gros chat appelé
Charlie, dans un pavillon propret en banlieue tourangelle. Avec le vélo sur les berges de la Loire le
dimanche, le jeu des petits chevaux quand il pleut, les tartines et les crêpes, une mère collante à pas
vouloir vous laisser sortir avant vos dix-huit ans, une sœur aînée qui a peur de tout, et un père qui
s’enfouit dans son établi de bricolage chaque week-end.

Ils finissent par une virée à la mer. Là, ça se gâte un peu car Philo bronze la poitrine à l’air et Egon
croise plusieurs regards d’hommes s’attardant sur ses seins, sa taille fine, ses fesses musclées qu’elle
expose aussi au soleil quand elle se tient, le ventre collé au sable.

- Putain, Philo, tu veux te faire violer ou quoi ?


- Mais enfin Egon, regarde le nombre de nanas seins nus. On est sur une plage, merde ! Pas
à la Mecque.
- Ouais mais les autres nanas sont toutes des thons... Toi, tu les fais tous bander, arrête ça !
- Bah, tant que ça reste dans leur slip hein...

Egon le soir lui fait l’amour violemment, il a un peu forcé sur la téquila et prétend que c’est sa faute.
Elle l’a trop chauffé avec son bikini toute la journée. Le lendemain matin, Philo a un bleu sur la cuisse,
près du pubis mais comme il n’y a presque personne sur la plage, elle se baigne quand même nue.

Sans Egon ni personne.

Elle se sent libre, pleine d’énergie, et chasse au fond d’elle les quelques nuages que lui valent le
comportement parfois très dérangeant d’Egon. Elle est de taille à supporter cela, pour tout le reste
qu’il lui apporte. Il y a sans doute un prix à payer, après tout.

ꖿꖿꖿ

Ils ont regagné Paris. Philo a repris le boulot, sans enthousiasme. Il lui faut aider à préparer le
lancement du livre de la Hyène Martine. Celle-ci a curieusement remis ça, avec ses « bonnes » pages
fuitées dans la presse, ça a dû lui revenir pendant les vacances. Elle reparle de faire un procès mais au
journal, cette fois, pas à Charlot.

- Je HAIS les journalistes ! Tous des enculés de leur putain de race !

Marinette est vraiment grossière. On voit, constate avec délectation Charlot, qu’elle ne vient pas de
la haute, et ça, c’est un bon point côté lectorat populaire (hélas fauché).

- Charlot, la Hyène Martine n’est ni de la haute ni de la basse... c’est juste une opportuniste.

Philo prépare surtout son départ, elle s’est décidée à accompagner Egon. Charlot s’obstine néanmoins
à jouer les sourds.

423
- Mais oui, mais oui... mais n’oublie pas qu’au printemps, on a la sortie Du guidon au litron,
la biographie d’Eddie Marx, le cycliste vigneron... on pense à un prix tant c’est du lourd !
- Charlot, au printemps, je serai dans les prairies d’Herzégovine.
- Tu as tout à fait le droit de prendre des vacances, ma chérie... si tu es là pour les
lancements.
- Merde, Charlot, il va vraiment falloir que je passe par le recommandé pour que tu
imprimes le concept de JE ME CASSE D’ICI !
- Ah si tu vas à la poste, envoie donc pour moi ce mandat à Mère... elle a les travaux de la
tourelle nord à régler ce mois-ci... autant dire que je ne vais pas boire de bons crûs
pendant quelques temps... quelle misère que son château...

Philomène part en claquant les talons. Bianca, qu’elle a formée pour la remplacer, a révélé de jolies
petites canines acérées. Elle, elle n’a pas oublié que Philo ne sera plus là au 31 décembre et que la
voie sera libre pour devenir le bras droit de Charles de Farcy, Véro étant hors-jeu avec sa paire d’ados
à problèmes et son manque d’ambition naturel.

Egon traîne toute la journée dans l’appart. Il fume, tisane des bières, roule ses joints. Il prétend
réfléchir à ses expos photos, celles qu’il va faire dans le quartier ou ailleurs.

- Tu n’as plus de contacts dans aucune galerie.


- Et alors ?

Philo le regarde, un peu agacée.

- Pour exposer, ça ne va pas être facile mon p’tit vieux.


- Ben y a les bars, les mairies, les librairies... ma p’tite vieille.
- Et tu te vois les démarcher ?
- Of course ! J’ai déjà commencé...

Philomène ressent une sorte de soulagement. Se bougerait-il le fion finalement ?

- J’ai repéré quoi.


- Ah, je me disais bien.
- Quoi ?

Le ton d’Egon se fait agressif.

- Oh ben je sais juste que... tu es un artiste. Et comme tous les artistes, le volet pratique
n’est pas le volet qui t’inspire le plus.
- Ouais. Ça me gonfle même.

La tension est magiquement retombée.

- Tu ne t’en occuperais pas, Philo ?


- Ben voyons, je n’ai que ça à faire en ce moment.
- Oui mais tu es si bonne, là-dedans ! Je suis sûr que tu les charmerais tous... t’es vraiment
douée !

Il s’est rapproché de Philo, assise les genoux repliés sous elle sur le sofa. Il glisse une main sous son
pull, lui caresse les seins, elle se raidit, elle a déjà envie de lui.

- Je vais voir...
- C’est tout vu... regarde mes photos.

424
Il enlève sa main (elle étouffe un soupir), et lui montre quelques portraits en noir et blanc des gens du
quartier. Notamment la famille des Maliens, les SDF aussi qui traînent dans le coin avec leurs sacs
plastiques, leurs vieilles valises, leurs airs vides mais qu’il arrive à rendre expressifs par cette grâce
incompréhensible qu’il a. Même la marchande du bar tabac, une grosse blonde vaguement peroxydée,
a quelque chose dans le regard qui lui donne de la profondeur, c’est dire le talent de ce garçon.

Comment fait-il, lui, si peu sociable, si socialement maladroit, désagréable, voire méprisant, pour
conquérir ces personnes et leur arracher d’aussi beaux clichés ?

- Ce sont les bourgeois que je n’aime pas.


- C’est un peu réducteur.
- Radical, pas réducteur.

Ces photos sont vraiment réussies et Philomène, malgré elle, se dit qu’il faut qu’elle s’en occupe si elle
veut que quelqu’un d’autre qu’elle les regarde.

- Bon, je vais voir... Tu as pensé à quel bar ?


- Le Carnival, et aussi « Les brunes comptent pas pour les prunes »... C’est plein de petites
nanas, j’aurais plus de chance de vendre.
- Surtout si tu es là à faire ton beau dur, elles vont au moins mettre la main au porte-
monnaie.
- Ah mais ce n’est pas que j’aurais réussi enfin à te rendre jalouse, ma libertaire ?

Il glisse une main dans son jean, caresse doucement le relief de son sexe sous le tissu du slip, elle se
cambre quand il est déjà sur elle... et c’est reparti. Elle ne peut pas lui résister et ce jour-là il est tendre,
attentif, elle crie et le voisin frappe le mur.

- Tais-toi salope !

Ils rient l’un dans les bras de l’autre. Philo s’en fiche de ce voisin. Elle sait que ça l’excite, évidemment,
et qu’Egon ne risque pas de jouer les jaloux, le voisin doit peser 45 kilos, poils et verres de lunette
compris.

Plus tard dans la soirée, Philo trouve un message de Léna sur son portable qui lui propose de dîner
ensemble le lendemain. Elle soupire. Léna l’emmerde un peu en ce moment avec son vieux et sa vie
riquiqui. Et Val aussi, tiens, avec ses doutes stupides sur le bien-fondé politique de ses amours. Quant
à Olive, elle la voit peu. Elle file son premier amour de jeunesse, se tâte sans doute encore pour le
Japon, mais elle a bonifié la gamine. Elle a embelli, parvient à articuler même quelques jurons et ne
marche plus comme si elle s’excusait d’exister.

Le jeudi, Philo dîner donc avec Léna, dîner dont elle revient très énervée. Elles se sont disputées et
Philo s’est emportée, plus que de raison. Elle s’en veut car quelque part, elle reproche à Léna de faire
un choix non conventionnel avec son vieux et la conventionnelle, du coup, c’est bien elle, ce qu’elle
déteste.

Je suis moche, se dit-elle, je ne suis pas une vraie amie. Je lui fais payer des tensions pour lesquelles
elle n’y est pour rien.

De retrouver un Egon imbibé, planant avec son joint, mais néanmoins agressif, n’aide pas.

- Putain, Philo, t’étais où ?


- Avec Léna.
- Ah ouais ? Tu crois que je vais te croire ?

425
- Ben oui. Tu peux l’appeler si tu veux... sauf que je me suis disputée avec elle. Elle t’enverra
sans doute sur les roses.
- Ne te fous pas de moi !
- C’est vrai pourtant.
- Elle est naze cette nana. C’est une loseuse.

Philo lui ferait bien remarquer que s’il fait de beaux clichés (dont il ne fait rien), il n’engrange guère
succès sur succès. Mais elle s’abstient.

- Je te veux tout à moi, Philo.


- Ah tiens ?
- Tu bosses toute la journée alors le soir, au moins, soyons ensemble.
- J’ai besoin de voir mes copines, aussi.

Elle ne dit pas, copains, mais c’est vrai qu’elle aimerait bien voir aussi ses copains, Milo (pas loin
d’accoucher), Max (un vieux pote de troquet), par exemple.

- Eh bien vois-les au déjeuner !


- Elles bossent.
- Philo, les copines, les copains, tout ça, c’est bon quand on est au lycée ou étudiant...
Maintenant, t’es une grande fille, tu bosses et t’as un mec.
- Tu déconnes ?

Elle espère bien que oui mais elle n’en est pas si sûre.

- Je croyais que tu voulais que je sois libre ?


- Mais tu es libre !
- Mais tu veux m’empêcher de voir mes amies !
- Mais non ! Juste pas tout le temps...
- Je ne les vois que très peu.
- Oui mais tu as tes soirées festives aussi...
- J’en ai fait qu’une depuis la rentrée.
- Eh bien c’est une de trop !

Il rit, cela peut donc encore passer pour une plaisanterie.

Philo regarde à nouveau ses photos. Si Léna rêve plus à sa vie d’écrivain qu’elle n’y travaille,
procrastinant pour le moment, Egon, lui, est indéniablement un vrai artiste. Il a du talent, des choses
à dire, à montrer, il bosse dur à certains moments mais à d’autres, hélas, il ne fiche rien. Il est aussi
malheureusement opportuniste, au sens où il attend que quelqu’un s’occupe de l’aspect pratique de
sa créativité et vit aux crochets des autres (Philomène).

Philomène n’aime pas se dire ça mais depuis leur retour, il y a un mois, il n’a pas fait une seule course.
Il vit chez elle, nuit et jour, et ne semble même plus avoir de fille à s’occuper.

- Sa mère a pris quinze jours de congés, elle s’en occupe... pour une fois.
- Ah.
- Ouais. La semaine prochaine, justement, je voulais te dire... je garderai Lilou.
- Très bien.
- Ici.
- Comment ça ?!

Philo a bondi, toutes griffes dehors.

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- Ohlala la tête... je me disais que ce serait bien qu’elle fasse ta connaissance.
- Certainement pas !
- Mais enfin, Philo, tu ne peux pas faire comme si elle n’existait pas !
- Eh bien si, je peux.
- Enfin, merde, Philo c’est ma fille !
- Justement, c’est pas la mienne. Je ne veux pas d’enfants, ce n’est pas pour me cogner ceux
des autres non ?
- Tu exagères ! Je ne te demande pas de jouer les mamans ! Juste qu’on dîne ensemble et
qu’elle reste dormir.
- Mais où ?
- Sur le canapé !
- Super.
- Allez, Philo. Tu verras, tout se passera bien.
- Non, c’est non. Je ne veux pas.

Philo refuse. Fermement. Egon insiste, grogne, tape du pied, la menace, mais elle ne cède pas. Tout
plutôt que de rencontrer cette mioche.

- Tu fais vraiment chier, Philo...


- Ouais, je sais, mais c’est comme ça.

Philo ne s’explique pas vraiment pourquoi elle se montre aussi intransigeante. Serait-elle jalouse d’une
mouflette de 5 ans ? Elle ne pense pas que ce soit ça. Le fait que cette gamine existe tendrait à la
rassurer, d’une certaine façon. Oui, il est plutôt bien qu’Egon ait cette enfant qui l’oblige à ne pas
perdre pied. À maintenir une certaine forme d’équilibre, de contact avec la réalité.

Alors quoi ? Est-ce que ça l’emmerde tout simplement de passer du temps avec cette gosse ? Elle ne
déteste pourtant pas les enfants. Elle a même un bon contact avec ses neveux, qui adorent cette tata
hors normes, qui les remet à leur place sans tortiller du croupion comme leurs parents qui semblent
considérer que dire non relèverait presque de l’infanticide.

Ce qu’elle ne veut pas, c’est se retrouver dans un modèle-piège. Le modèle de la mère de substitution,
mère marâtre ou mère numéro 2.

Elle se dit que si jamais ils forment un couple, un vrai, après leur voyage au long cours, alors oui, elle
fera cet effort. Elle fera l’effort de rencontrer l’enfant d’Egon. Elle n’en sera jamais la mère, ça, non,
plutôt crever, mais elle fera cet effort, pour lui.

Mais en attendant, elle s’y refuse. Elle l’explique à Egon, lorsqu’il revient de ces trois jours où il s’est
occupé de sa fille. Mais Egon n’a pas l’air plus intéressé que cela, c’est bien la peine.

- Mais au fait, tu l’as vue où, ta fille ? Tu ne m’as pas dit, finalement.
- Je l’ai vue... ailleurs.
- Comment ça ?
- Je ne vais plus chez moi... je veux dire, chez elle, mon ex.
- Ah tiens ?
- Oui. Cela me paraissait... malsain.
- Sage découverte.
- Philo, on fait comme on peut.
- Certes.
- Bref, je l’ai gardée... ailleurs.

427
- Chez qui ?
- Chez Colette.
- Ah.
- Oui, elles étaient heureuses de se revoir. Vraiment.

Et puis comme ça, t’as pas eu à gérer, complète mentalement Philo. Et je suppose que Colette, en
plus, a fait les courses, la bouffe, la vaisselle, etc.

- Mais tu ne voudrais pas avoir un lieu à toi pour la recevoir ?


- Ecoute, on part dans 2 ou 3 mois, pas la peine que je prenne un bail non ?
- C’est sûr...

Philomène laisse tomber, ce ne sont pas ses oignons après tout. Si elle accepte de suivre Egon dans
son périple, elle a négocié une échappée d’un mois. Elle veut aller visiter son amie, Sofia, en Roumanie.
Elle veut la rencontrer, passer du temps avec elle. C’est une fille plus âgée qu’elle, dans les 35 ans, qui
a épousé un Roumain et a fait sa vie là-bas dans un village des Carpates. Ils ont monté une ferme bio
et un village éco touriste qui commence à bien marcher.

Egon a dit oui... sans dire oui.

Elle veut absolument se réserver un mois de liberté, à elle, être sûre de ça, avant de partir. Tu es
tombée bien bas, ma fille, se morigène-t-elle, depuis quand tu grattes pour t’accorder de telles
échappatoires ?

ꖿꖿꖿ

Fin octobre est déjà là. Il est clair qu’Egon ne fera pas le plus petit effort pour exposer ses clichés.
Philo a demandé aux « Brunes ne comptent pas pour des prunes ». Ils n’ont dit ni oui ni non. Pareil
pour le Carnival. La bibliothèque, elle, a accepté fort enthousiaste.

- C’est une excellente idée ! Cela ferait tant plaisir aux gens du quartier !

Seulement, Egon refuse. La bibliothèque, ce n’est pas assez bien pour lui, sans compter qu’il ne pourra
rien vendre.

- Mais les gens peuvent aimer ! Et quand tu exposeras pour vendre, ils voudront acheter.
- Peuh, comme si cela marchait comme ça.
- C’est toujours mieux que rien.
- Je n’ai pas que ça à foutre.
- Mais justement, tu fous quoi ?
- Je crée.
- Oh merde Egon...
- Mon travail, le travail d’artiste, ce n’est pas une planque pour fonctionnaire... il a ses lois
propres, et un jour, le balancier va retomber du bon côté.
- Ah bon.
- Oui.

Son livre est décidément un flop et cela fait mal à Philo, c’est tellement injuste. Déjà parce qu’il a été
éreinté par une critique aux bottes de la Fouine, sinon ignoré. Ensuite, et surtout, parce que c’est un
beau petit livre avec du cœur et de l’esprit, or personne n’a même pris le temps de le regarder. On l’a
tué sans un seul regard. C’est tellement injuste, dégueulasse quand on voit le succès de certains récits
de voyages, creux, ineptes, jolis comme de petits galets peints par de pseudo baroudeurs, et dont on

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se gargarise juste parce que leurs auteurs ont leurs entrées, qu’ils sont dans le bon sens du vent,
édition, presse, etc.

Philo est bien contente de quitter ce monde de merde, tous ces bonimenteurs et ces faux liseurs !

- Putain, Philo, je te le jure... plus jamais je ne ferai un bouquin !


- Ne dis pas ça, Egon. Ce n’est pas le bouquin qui pose problème, c’est le milieu... et
l’éditeur. Il n’était pas assez costaud... il n’était pas de taille, Charlot, à s’attaquer à un
livre de qualité, exigeant d’une certaine façon.
- Ce Charlot, je lui casserais bien la gueule tiens !
- Mais non enfin, Charlot n’est pas le meilleur des éditeurs, certes, mais enfin, il a fait ce
qu’il a pu... c’est une petite boîte tu sais.
- Il n’a rien foutu !
- Si... enfin un peu. Mais quand t’as ni les critiques ni le milieu avec toi, c’est quasi
impossible... Il faut que tu donnes une seconde chance à ce livre.
- Comment ça ?
- Par le bouche-à-oreille... par internet par exemple. Je suis sûre que tu peux faire quelque
chose.
- C’est pas mon boulot, merde.
- Si tu ne le fais pas, qui le fera.
- Toi ?
- Non, Egon. J’ai déjà essayé pour les photos, et t’as pas été d’une grande coopération.
- Tu me fais chier, merde !

De façon générale, maintenant, Egon refuse de sortir. Il dit qu’en journée, il sort marcher et que ça lui
suffit bien. Philomène aimerait bien aller au ciné, boire un verre dans un bar, danser à un concert ou
dans une soirée. Mais il se débrouille pour l’entraîner dans une conversation qui finit par ce sexe avec
lui qu’elle aime par-dessus tout, alors elle renonce à sortir...

Elle n’a pas vu depuis un certain temps les petites amies. Elle dîne avec Valentine, un peu plus tard
dans le mois. Elle la sens à la fois heureuse et perturbée, avec toujours cette même rengaine... qu’elle
n’a pas franchement envie d’entendre. Valentine lui dit la trouver peu en forme, très nerveuse.

- Je suis en plein bouclage, Val, gros stress...


- Ah mais... tu manges au moins ?
- Trois fois par jour, réglée comme une horloge.
- C’est juste que tu as l’air... vannée.
- Je suis vannée.
- Et euh... avec Egon, ça va ?
- Au poil. Je suis crevée aussi parce qu’on se couche trop tard. Si tu vois ce que je veux dire...

Val n’insiste pas. Elle a horreur d’entendre Philo parler de sexe.

- Tout de même, Philo, prends soin de toi.


- Mais oui, mais oui... et toi, le libéral de gauche, il va bien ?
- Ohlala figure toi qu’il s’est acheté une Golf... bleu vif.
- Tragédie du siècle.
- Ne te fiche pas de moi, Philo, tu me vois dans une Golf bleu vif ?
- Non, mais c’est pas ta caisse après tout.

Coup d’œil furtif à son portable. Putain Philo, t’es où ? Le loup en moi se languit de sa louve...

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- Je n’y arrive pas, Philo.
- À quoi ? A conduire la Golf ? C’est nerveux faut dire comme voiture... surtout quand on n’a
pas le permis ahah !
- Mais non enfin, à, à... à accepter de vivre avec un homme de droite de gauche.

Recoup d’œil au portable. Philo, si tu n’es pas là dans 5 secondes, je défonce le crâne d’œuf qui est en
train de t’enseigner la baise à la Proust, c’est-à-dire longueeeeeeeeeeeeeee... Malgré elle, Philo éclate
de rire.

- Ben quoi, ça te fait marrer ?

Valentine est vexée.

- Non... euh oui, c’est cette expression, homme de droite de gauche. J’ai eu la vision de
Gaétan tournant sur lui-même comme un derviche tourneur.
- Je ne vois pas le rapport.

Rétorque la jolie auburn, décidément vexée.

- Ma chérie, une idée, fais-le à ton image ! Telle une déesse et tout ira bien...

Autre message, plus menaçant. Philomène, je ne ris plus, à cette heure, tu n’es forcément pas avec une
copine, elles sont au pieu avec leur jules ou à se branler seule dans leur lit. Je viens te chercher !
Philomène jette son portable dans son sac.

- Bon, sur ce, je dois y aller !


- Quoi ? Déjà ?! Il est à peine 21 heures 30 !
- Oui, mais j’ai promis à Egon de le rejoindre à un concert... Ciao !

Oui, elle a filé, telle une merdeuse, avec ce fallacieux prétexte. Quand elle est arrivée, il lui a fait une
scène en disant qu’elle était avec un autre mec, c’était évident.

- Philo, je sais trop bien que tu étais en train de te faire baiser par un auteur... c’est qui ? il
publie chez qui ? Chez ton loser ?
- Oh non, tu ne vas pas remettre ça...

C’est sa dernière lubie en date. Elle baise avec un auteur. Il a passé en revue tous les auteurs du Savoir
Lire (vite fait, il n’y a quasiment que des auteures femmes et de vieux bonshommes assez laids). Il est
passé ensuite à Gradimard. Il est désormais persuadé qu’elle baise avec un auteur de cette maison
qu’elle aurait rencontré lors d’une soirée où elle aurait été envoyée par Charlot dans l’objectif
fallacieux de jouer les espionnes.

- Mais je ne suis jamais allée à une soirée Gradimard ! De ma vie !


- Que tu dis... alors il est comment ?
- Comment ça ?
- Ah tu vois, tu avoues !

Egon a un air presque sardonique en disant ça.

- Mais merde, non, Egon ! Qu’est-ce que j’irai baiser avec un auteur que je ne connais même
pas, sachant que je bosse toute la journée chez Charlot et que je rentre directement chez
moi. 19h02, je suis là, qui franchis déjà la porte...
- Pas toujours ! La preuve, ce soir tu es rentrée tard !
- Mais je dînais avec Valentine.

430
- Prouve-le !
- Oh merde Egon...

Plus tard, bien plus tard, le cœur encore en chamade, ils sont étendus sur le lit. La lune éclaire comme
un spot toute la chambre. On voit les toits en zinc se découper dans le ciel. Une lumière clignote dans
le squat en face.

- Ne me quitte pas, Philo.


- Mais non.
- Je ne pourrai pas vivre sans toi. Tu es mon sang.
- Ah bon.
- Oui, je ne me suis jamais aussi vivant depuis que je te connais. Je te respire et je suis en
vie.
- Mais tu es un peu excessif là non ?
- Tu aimes ça non ? Tu n’as certainement pas envie d’un gentil petit poulet comme le
grumeau qui nique ta copine la rouquine... ou l’autre, le joli brun qui trombine ton oie
blonde bardée de diplômes, avec ce prénom étrange... comment c’est déjà, Framboise ?
Cornichon ?
- Ne sois pas méchant, Egon.

Malgré elle, Philomène rit.

- Je suis méchant parce que je t’aime. La passion de toi me rend ainsi, c’est plus fort que
moi. Je ne veux pas te perdre.
- Mais non.
- Tu me trouves collant ?
- À peine.
- Tu vas m’abandonner alors, sur une aire d’autoroute ? Avant même cet été ?
- Peut-être.
- Si tu le fais, pique-moi alors. Je ne peux pas vivre sans toi.
- Ohlala et ta fille alors ?
- Elle sera triste, mais sa mère lui offrira des chaussures qui brillent la nuit et tout ira bien.

La tension est retombée et ils rient comme des gamins.

Il la caresse longuement après. Partout. Car Egon a ceci de bien c’est qu’il aime le corps des femmes,
le sien du moins, et se montre attentif à ce qu’elle en tire le plus de plaisir possible. Elle s’endort au
chaud dans ses bras.

Tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc, n’est-ce pas, et il y a sans doute un prix à payer pour une telle
passion, se redit-elle pour la millième fois.

ꖿꖿꖿ

Un matin de novembre, lorsque Philo entre dans le bureau des éditions du Savoir Lire, il règne un
drôle de silence. Véro, en la voyant, plonge littéralement le nez dans son ordinateur, Bianca, cette
petite grue, prend des airs entendus, et Charlot, à peine est-elle assise, se rue dans son bureau.

- Philomène ! Tu as... des euh... tu as des rapports euh... sexuels... avec un voleur !
- Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?!
- Ton Egon, il...
- Ce n’est pas « mon Egon ».

431
- Qu’importe... ce type avec qui tu entretiens une relation... comment dire... sentimentale...
- Sexuelle.
- Comme tu voudras. Eh bien, c’est lui qui m’a volé les bonnes feuilles de Martinette !
- Hein ?
- Mes avocats est formel ! Il a mené son enquête et à la rédaction du canard en question,
moyennant un lourd pot de vin de 22 euros 23, on lui a appris que c’était ton... enfin Egon
Zink en personne qui leur avait vendu ces pages.
- Ah.

Philomène hausse les épaules, un peu troublée cependant.

- C’est tout l’effet que ça te fait ?


- Oui.
- Merde, Philo ! C’est malhonnête ! C’est... inqualifiable !
- Bah entre malhonnêtes...
- Comment ça ?
- Martinette, ça ne rime pas fort non plus avec honnête non ?
- Mais si... enfin... à sa façon. Elle est euh entière, donc honnête.
- Ecoute, si Egon a pu se faire un peu de fric avec cette merde, lui qui aurait mérité d’en
gagner avec son bouquin, un vrai bouquin celui-là, ma foi, je ne trouve pas cela si « volé »
que ça.

Le pire c’est que Philo pense ce qu’elle dit. Il y en a marre de ce monde idiot, pourri. Où une femme
aux opinions immondes va sans doute vendre à gogo sa soupe parce qu’elle flatte vilement les
opinions ou la curiosité malsaine de certains, sans compter ce côté fille cachée de. Alors qu’à Egon, on
a dénié jusqu’au droit d’être auteur, d’être lu, d’être apprécié à sa juste valeur, au point que son beau
petit livre va finir au pilon.

- Philo ! Si tu penses comme ça, je vais devoir te virer !


- Ahah, mais je me casse, mon petit Charlot, dans un mois. Rappelle-toi.
- Ah oui c’est vrai.

Fait Charlot en se frappant le front d’un air accablé.

- Disons qu’ainsi que convenu, tu me vires, pour faute grave... tiens, la voilà sur un plateau,
la Martinette par exemple... comme ça, je peux toucher le chômage, tu vois l’idée ?
- Mais c’est extrêmement malhonnête !

S’écrie Charlot la main sur le cœur, avec un air de vierge outragée.

- Oh à d’autres, t’en as fait des bien pires...


- Oui mais là, non, je ne sais pas si je le pourrai. C’est quand même très, très immoral...
frauder la République.
- Ben en ce cas, je me casse de suite, je te laisse la promo de l’autre hyène, et la faute grave,
tu l’auras en toute moralité.
- Non, non, ne pars pas, ma petite Philo...

Charlot prend un air bien embêté.

- Sinon, tu ne pourrais pas demander à ton... à Egon de rembourser l’argent ?


- Tu rigoles ?

432
- Non. Ça calmerait la Hyène Martine qui va me causer bien du souci si elle apprend qui a
fait quoi moyennant quoi à qui.
- Dommage.
- Nom d’un petit bonhomme, Philo ! Tu ne peux pas réagir comme ça !
- Ben si je peux. Bon, maintenant, il faut que je travaille, les épreuves du Guidon et du
poivron, enfin tu vois quoi...

Et Philo lui claque la porte au nez. Ensuite, elle se penche sur les épreuves mais repense à ce qu’a fait
Egon. Ok, c’est bien fait pour Martinette et le monde pourri de l’édition mais tout de même, ce n’est
pas très clean. Ce type a vraiment de ces valises, merde...

Philomène éprouve un immense découragement. Elle se dit qu’elle n’y arrivera pas, finalement. Elle
ne le changera pas, il y a trop de choses à changer, et le mal est trop profond.

Violent, menteur, voleur, affabulateur... mais aussi tendre, artiste, drôle, sensible, intelligent.

- Oh merde, arrête ma fille avec tes clichés double-face.

Elle se dit qu’elle va devoir en parler à Egon. Mais ce soir-là, il est absent. Elle se rappelle qu’il voit sa
fille. Elle ressent un lâche soulagement. Déjà parce qu’elle n’aura pas à aborder la question, ensuite,
parce qu’elle est enfin un peu seule, avec elle-même.

Les jours suivants, Philo renonce à aborder le sujet la Hyène Martine, ne serait-ce que parce qu’elle
estime qu’il s’agit finalement d’un juste retour des choses. Elle ne voit plus personne, ou presque.
Milo l’a appelée pour lui dire qu’Emilie avait accouché. Elior, 52 cm, 3 kilos 600, récite-t-il fièrement.

- Elior ?
- Oui, c’est un prénom original non ?
- C’est pas celui d’un restaurateur d’entreprise ?
- Et alors ?
- Ben euh ça craint un peu non ?
- Pas du tout ! Nous, on adore Elior !

Le soir, elle retrouve Egon. Il est de mauvais poil. Il a étalé toutes ses photos et parle de les brûler.

- Je suis un raté, Philo.


- Mais non, enfin Egon !
- Si ! Je n’ai pas vendu un seul cliché !
- Mais tu ne les as pas exposés !
- Si c’est pour me reprocher d’être une feignasse, tu la fermes ! Merde !

Plus tard, couchés dans le lit, il lui dit.

- J’aurais tant aimé réussir ma vie.


- Mais enfin Egon, tu n’as que 35 ans.
- Rimbaud meurt dans deux ans, Jésus l’est depuis 2 ans, et moi, je n’ai encore rien fait.
- Mais tu as fait de superbes voyages ! Et de merveilleuses photos !
- Tu dis ça parce que tu m’aimes... d’ailleurs, est-ce que tu m’aimes ?
- Tu sais bien Egon que j’ai horreur de cette question !
- Tu te la joues mec, Philo, et c’est nul. Les mecs, c’est de la merde. La preuve, regarde-moi.
Pauvre type...
- Ok, je t’aime Egon.
- À mort ?

433
- À mort !
- Alors viens un peu par ici, toi...

Il lui a soulevé son tee-shirt, glissé une main sous les fesses, et lui avait fait l’amour avec une vraie
douceur, la livrant de plus en plus au plaisir... ses cris cognant contre la paroi du binocleux,
heureusement absent ce soir-là (sinon mort).

Philomène ne le sait pas alors, mais c’est la dernière fois qu’il lui fait l’amour ainsi, avec tendresse et
douceur.

ꖿꖿꖿ

Le lendemain, elle arrive à la bourre au travail. Charlot vient la trouver, d’un air mutin, tandis que
Véro a le nez enfoncé dans l’écran, pour ne pas croiser son regard et que Bianca, elle, la regarde sans
vergogne.

- La Hyène Martine souhaiterait te parler...


- Ben pas moi.
- Tu n’as pas le choix. Elle passera cet après-midi.
- Je ne serai pas là alors.
- Philo, ne fais pas l’enfant... Elle doit t’interroger sur le très grave délit d’Egon !
- C’est pas le mien, ni le délit, ni l’homme.
- Tu ne peux pas te défiler comme ça !
- Eh bien si.

Elle bosse toute la matinée sur le Guidon et son poivron, comme elle l’appelle. Charlot l’appelle pour
lui montrer le contrat qu’il a tapé pour elle.

- Tu te rends compte ? Je t’augmente de 120,52 euros, et j’ai tapé moi-même le contrat !


- Super, Charlot. Mais le problème, c’est que le 15 janvier, je serai à Belgrade.
- Pas de souci, c’est la période creuse ! Tu donneras un bon coup de collier en rentrant et
voilà tout...

Ils ont en effet pris les billets. Belgrade, puis la côte croate, et ensuite, direction Sarajevo. Egon parle
aussi d’aller visiter les monastères du Monténégro, pourquoi pas. Philomène se dit que le voyage va
tout changer, ce sera comme cet été, à 90 % merveilleux et 10 %... elle verra bien.

En soupirant, Philo prend le contrat des mains de Charlot, sous l’œil très inquiet de Bianca... et le met
à la poubelle.

- Voilà. C’est plié.


- Tu es folle, Philo ! Tu passes à côté de la chance de ta vie !
- On en a plusieurs, généralement. Ah, au fait, la Martinette... pas la peine qu’elle vienne
me voir... si tu veux que sa promo marche, ok ?
- Mais, mais...

Philo tourne les talons et se replonge dans le récit du pseudo Poulidor. Plutôt sympathique d’ailleurs,
bien qu’un poil confus entre ses vins et ses vélos. Vers 15 heures, elle entend Charlot accueillir puis
tenter de maîtriser la Martinette.

- J’exige de la voir ! Je HAIS les lâches !


- Philomène est extrêmement occupée...
- Tu parles, elle se branle le beignet !

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Sa porte s’ouvre brutalement.

- VOLEUSE !
- Plait-il ?
- Je veux dire... femme de VOLEUR !
- Mais...
- Tu vas me rendre ce fric, sale garce ! Je hais LE VOL !
- On se calme, on se calme...

Charlot est apparu derrière. Il fait des signes désespérés à Philomène, genre je n’ai rien pu faire.

- Veuillez sortir de mon bureau, Madame.


- Madame, Madame... ça a des rapports sexuels avec un truand et ça vous donne du
« Madame » !

Philomène articule alors, calmement.

- Monsieur de Farcy, si vous ne faites pas sortir immédiatement cette hystérique, sa promo
de merde, elle se la fera toute seule.
- Mais comment ose-t-elle ?
- Madame La Hyène, Philomène est une excellente communicatrice et...
- On ne dirait pas ! Vous avez entendu ? Elle a dit « merde », elle est rudement grossière
cette grosse pute !
- Elle est parfois un peu vive...
- Surtout avec des connasses de votre style.

Précise Philo.

- Monsieur de Farcy, franchement, on hallucine non ? Elle parle comme une chienne de
rue !

Philomène s’amuserait plutôt. Bianca boit du petit lait, elle a réussi à s’avancer et à se saisir du bras
de Marinette.

- Madame La Hyène, venez avec moi... nous allons porter plainte contre Egon Zink,
monsieur de Farcy m’a donné son pouvoir... Mademoiselle Ragourdin s’excuse, elle ne
voulait pas utiliser ce mot qui...
- Je HAIS les jurons !
- Moi aussi, madame La Hyène, d’ailleurs je n’en dis jamais.
- Cela me rappelle feue ma mère... elle jurait comme une charretière, pourtant elle avait
fréquenté Notre-Dame-des-oiseaux-rares...
- C’est peut-être pour ça tiens.

Ricane dans sa barbe Philo.

La nuit est tombée, et elle ne se sent ni de rester ni de rentrer. Elle regarde un peu des informations
sur l’ex-Yougoslavie, appelle par Skype sa copine Sofia, en Roumanie, puis à 19 heures 00, elle ferme
son ordinateur.

Elle a envie de sortir. Plus exactement, elle n’a pas envie de rentrer. Elle a envie de voir quelqu’un
d’autre qu’Egon.

Elle téléphone à Val, messagerie. À Olive ensuite, messagerie aussi. Et Léna, elle la verrait volontiers
mais ce n’est pas possible. Elle n’assumerait pas, vraiment pas, pourtant Lénouille lui manque, son

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esprit plombé mais si vif aussi. Son drôle de regard sur les choses, le monde. Son humour et cette
lucidité bien à elle qui ne lui sert certes à rien, pour le moment du moment.

Léna lui manque ce soir, vraiment.

Elle tente Milo, il lui répond sur fond de hurlements. Il crie qu’il est ravi, il ne dort que 2 heures par
nuit mais c’est tellement super, son fils est le plus beau bébé du monde ! Elle raccroche, déprimée.
Max répond, lui, dès la première sonnerie. Il est dans un bar et lui propose de passer. Elle aime bien
Max, il est grand, beau, vieux (42 ans) ... et homo. Comme il n’en a pas du tout l’air, il se fait souvent
draguer par des femmes divorcées « jolies comme des garçons ».

Philo le rejoint, dans un bar du Marais. Il est accoudé au comptoir, beau à tomber par terre, avec une
nuée de blonds et de bruns alentour. Mais non, il est juste plongé dans un livre, un verre de rouge
posé devant lui.

- Tu lis toi maintenant ?


- Oh salut, comment va ?
- Ça va.

Max la regarde avec attention. Dieu que ce type est beau...

- Tu as l’air épuisée.
- Je le suis.
- Bon, on va s’asseoir, on va boire, et on va raconter ta vie à Tonton Max.
- J’ai pas grand-chose à en dire.

Philomène regrette soudain d’être venue.

- Tututute... je veux des nouvelles de la jolie brune... et du beau brun ! Le mien est blanc,
prématurément, et il est à son club de sport, j’ai tout mon temps.
- Moi aussi.

Tu parles. Elle a déjà eu 3 SMS d’Egon, il lui a préparé soi-disant un dîner et exige qu’elle rentre le
manger avec lui.

Devant un grand verre de vin rouge, Philomène lui raconte son histoire, par petits bouts. Max l’écoute
sans commentaire, attentif et sans rien laisser filtrer. Philo ne sait pas pourquoi mais elle a soudain un
furieux besoin de s’épancher (elle ne s’étend toutefois pas sur le sexe parfois violent), mais tout de
même, le Egon qu’elle dépeint est un peu inquiétant avec ses sautes d’humeur, sa violence et sa
traque d’elle-même.

- Eh bien ma belle, tu as dégoté l’oiseau rare on dirait.


- Tu vas me dire de le quitter, c’est ça ?
- Je ne vais rien te dire, sinon de sauver ta peau.

Max la regarde, il a l’air sincèrement inquiet.

- Tu exagères !
- À peine... Je ne vais pas te ressortir les chiffres sur les femmes battues qui meurent toutes
les...
- Egon ne me bat pas.
- Non, mais on dira qu’il exerce une certaine forme de violence, sur toi.
- Sans déconner, Max, c’est juste que.... il a du mal à se maîtriser.

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- Le problème c’est que sur un certain nombre de plans, il semble bel et bien souffrir d’un
défaut de maîtrise ce garçon... Cette histoire de... comment elle s’appelle déjà ?
- La Hyène Martine.
- Ah oui cette grosse pute. Cela dit en passant, je ne comprends pas que tu aies collaboré à
l’édition de ce livre, très insultant pour toute la communauté homo et gouine et trans et
bi et...
- C’est un autre problème.
- Tu as raison, passons, passons... ce vol qu’il a commis, tu vois, c’est une première étape
vers un acte plus grave.
- Comment ça ?

Max prend un air tendu.

- Eh bien, je pense... au crime.


- Carrément.
- Carrément. C’est comme les psychopathes, ils commencent par de petits larcins, puis de
plus gros, puis une agression sexuelle, voire un viol ou deux... et ensuite, le viol,
systématique, et avec torture, puis enfin le meurtre, voire les meurtres.

Max conclut d’un air indéfinissable.

- Charmant.
- Je ne dis pas que ton Egon relève de ce cas de figure mais tout de même, il est dans une
spirale... et toi avec.
- Donc je dois le quitter.

Philomène se sent au désespoir.

- Je pense que oui, en effet, et urgemment.


- Je ne le peux pas.
- Ah bien sûr.
- Je l’aime. C’est la première personne au monde que j’aime... comme ça.

Philomène se redresse. Vivre sans Egon ? Autant vivre à moitié vive... ou morte.

- Il peut y en avoir d’autres, ma belle... L’amour a pour définition de ne pas être unique. Tu
le sais ça quand même ?
- Peut-être mais ça ne m’intéresse pas. C’est lui, et seulement lui.

Max soupire.

- Je le savais bien mais bon... Ce qu’il faudrait, c’est que tu prennes tes distances, quelques
temps, pour y voir plus clair. Viens chez moi, si tu veux.
- T’es plus pédé ?

Philo tente, histoire de dédramatiser la situation. Elle n’aime pas l’inquiétude réelle qu’elle lit dans les
yeux de Max.

- Ahah, comme tu es drôle... au moins, tu ne risques rien, ça te fera du repos j’ai


l’impression.
- S’il apprend que je suis chez toi...
- T’occupe, je gère !
- Max, Egon est d’une jalousie vraiment pathologique.

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Max soupire.

- Qu’est-ce qui n’est pas pathologique chez lui, on se le demande.

Philomène ferme les yeux et murmure.

- Son regard sur le monde.

Quand Philomène repart, il est 23 heures 00. Lorsqu’elle arrive en bas de chez elle, la lumière à sa
fenêtre est éteinte. Elle a un nœud dans la gorge. Elle se rend compte que maintenant, lorsqu’elle
arrive chez elle, il y a toujours ce nœud en elle. Serré comme ses mains parfois, autour de sa gorge...
Et une excitation également, une joie profonde à le revoir, une merveilleuse tension, inévitablement
mêlée à une bouffée diffuse de nervosité et d’angoisse.

Cette vague trouble, elle l’aime, elle se dit qu’elle vibre, qu’elle est incroyablement vivante. Elle se
répète que les autres femmes, en couple, ne connaissent que la couleur terne de la routine, une teinte
sans surprise, gris sur gris (sinon rose sur rose, d’accord). C’est comme une drogue, merveilleuse et
dangereuse. Elle ne sait jamais ce qu’elle va trouver, ce qui rajoute encore à ce frisson entre extase et
tension.

Elle monte lentement les escaliers, ouvre la porte (fermée à clé, serait-il absent ?), fait quelques pas...
et est aussitôt violemment happée à l’intérieur. C’est Egon. Fou furieux. Elle a le temps de se dire ça
avant de se retrouver projetée contre le mur où sa tête cogne brutalement.

Elle s’effondre ensuite sur le sol, une douleur fulgurante dans le dos, et au coccyx. Au sol, il la bourre
de coups de pieds.

- Tu étais où ? Salope ! Réponds !


- Dehors...
- Avec qui ?
- Max.

Philomène préfère ne pas mentir. Elle se protège la tête, essaie de se relever mais il la repousse au
sol.

- C’est lui l’Auteur ? Max ? C’est lui ce porc qui te baise ?


- Max n’est pas auteur, il est électricien. Et il est pé...
- Ne te fous pas de ma gueule !! Jamais tu ne baiserais avec un électricien ! Il est forcément
Auteur !

Il a hurlé ça, l’a saisie et la secoue.

- Merde, Egon ! Lâche-moi !


- Tu baises avec ce type... cet auteur... tu me dégoûtes ! Sale chienne !
- Max est pédé, Egon.
- Mon cul ! je l’ai vu ! Il a une tête de bouffeur de chatte !

L’a-t-il vraiment vu ? Mais comment est-ce possible ? Il l’aurait suivie, jusque dans le Marais où elle a
rencontré Max ?

Philomène a la tête qui tourne. Sa tête la lance, qui a heurté le mur. Egon la secoue, puis la gifle. Elle
tombe sur le sofa, comme une masse.

- Putain, Egon, tu es malade...

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- Je ne suis pas malade. Je t’aime. Tu es à moi et j’ai le droit de te demander des comptes.
- Merde Egon ! Tu entends ce que tu dis ?

Répond Philomène le plus calmement qu’elle peut. Elle cherche son regard. Il a les yeux explosés. Il a
dû fumer, beaucoup. Il ne sent pas l’alcool mais autre chose. D’indéfinissable. Je ne vais rien te dire,
sinon de sauver ta peau. Elle décide de tenter le tout pour le tout, de faire diversion, car sinon, il va la
démolir.

- Dis-moi, Egon... j’ai appris que tu t’étais refait en vendant les « bonnes feuilles » de la
Hyène Martine... elle est venue me demander des comptes aujourd’hui.
- Quoi ?!

Du coup, Egon est comme stoppé net.

- Oui... Charlot a mené l’enquête... enfin ses avocats... et ma foi, le canard n’a pas hésité
longtemps à te balancer.
- C’est de la calomnie !
- C’est donc faux ?
- Archi faux ! Comment je les aurai eues hein d’abord ?
- Tu es passé au bureau...
- Putain, Philo, ne me dis pas que tu les crois ?!
- Je... je ne sais pas.
- Tu me vois faire ça ?

Egon a pris un air franchement blessé.

- Tu sais, Egon, au fond, ce n’est pas grave. C’est de la merde, son bouquin...
- Je t’ai dit que ce n’était pas moi.

Egon a l’air curieusement posé. Il est étrangement dur comme un roc. Il ne bégaie pas, il ne semble ni
saoul ni shooté. Non, il semble plutôt dans une surprenante maîtrise de lui-même. Qu’a-t-il
consommé ?

Philomène réfléchir à toute allure. De la cocaïne ? Avec quel argent s’en achèterait-il ? Il est supposé
être raide. Les épreuves de la Hyène Martine ont dû être bues ou fumées depuis belle lurette.

Elle s’est assise sur le sofa. Elle se relève.

- Je vais aller me coucher...


- Tututute... pas si vite. On n’a pas fini notre discussion.
- Ben si, c’est pas toi, je te crois, et donc mes avocats de Charlot s’est trompé, c’est tout et
ce ne sera pas la première fois.
- Je ne parle pas de ça mais de Max ... l’Auteur.

Egon s’avance vers elle, d’un air fermé et dur. Elle a un mouvement de recul. Penché devant elle, il a
posé ses mains sur ses genoux, qu’il serre, ou plutôt qu’il broie.

- Aïe !
- Je ne supporte pas que tu me trompes avec ce type.
- Egon, Max est un ami... il est pédé... t’as bien vu le bar où on était...
- Et alors ? N’est-ce pas le meilleur moyen pour brouiller les pistes ? Ne me prends pas pour
un CON !

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Il a hurlé ça, et a tiré violemment sur ses jambes. Le jean de Philo craque. Elle s’efforce de garder son
calme malgré la douleur qui la lacère.

- Arrête, Egon. Tu me fais mal... vraiment.

Sa voix tremble, elle a peur. Pour la première fois, elle a vraiment peur.

- Je t’aime, Philo. Je ne supporte plus ça.


- Tout va bien, Egon. Je ne couche avec personne d’autre.
- Tu mens !
- Non, je... je n’en ai aucune envie.

Philomène s’efforce de rester calme mais elle est terrifiée. Elle regarde vers la porte. Arriverait-elle à
s’enfuir ? Il faudrait qu’elle l’envoie chercher quelque chose dans la chambre.

- Egon, tu peux me prendre dans la chambre ma pilule... il faut que je la prenne et là, je ne
peux pas bouger.

Egon n’a rien écouté.

- Tu l’as dit, tu n’es pas une fan de la fidélité. Tu as le cul en feu ! Tu as besoin de te faire
mettre par la terre entière ! Tu adore ça !
- Non, Egon, non. Tu délires mal. Tu es grossier, là.

Il lui souffle dessus. Son haleine sent la braise, le sucre. Il lui maintient les bras le long du corps. Il les
lui serre à la faire crier.

- Putain, Egon, tu me fais mal ! Arrête merde !

Elle a crié, il y a de la panique dans sa voix.

- Et toi, tu crois que tu ne me fais pas mal à me tromper comme ça ?


- Arrête, Egon, je ne te trompe pas !
- Il suffit qu’on écrive un bouquin et qu’on soit connu pour que tu ouvres les cuisses hein ?
- Arrête, Egon...
- Je vais te l’écrire, ce bouquin, va...
- Egon, non...

Il se met à lui arracher son jean. Elle lui donne des coups de pieds, essaie de lui échapper. Il la tient
trop serré, il pèse bien plus lourd qu’elle. Il est sur elle, il l’écrase, et a enfoncé son genou dans son
pubis. Qu’il appuie, avec force. Elle hurle de douleur... Il est sur elle, maintenant, à essayer de la
maintenir pour la pénétrer.

Philomène est comme pétrifiée, elle se dit que c’est un cauchemar, que ce n’est pas vrai, que ce n’est
pas à elle que ça arrive.

Elle essaye de bouger, mais rien n’y fait, il la cloue de son genou sur le canapé. Soleil, soleil, N'est-ce
pas merveilleux de se sentir piégé ? Elle a ce refrain, dans la tête, parce qu’ils l’ont si souvent écoutée,
cette chanson, Egon surtout, en boucle, Les dingues et les paumés, planant avec ses joints, ou même
pas, même sobre, il en raffole, et elle se dit que c’était comme une prémonition.

Elle a une pensée pour Max, si il la voyait, Je ne vais rien te dire, sinon de sauver ta peau.

Egon lui arrache maintenant son slip sans rien qui ne rappelle dans le geste, cet amant qui lui a tant
de fois fait l’amour avec violence parfois, certes, mais toujours désir et sensualité. Ce soir, c’est tout

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sauf du désir, c’est de la rage, du rut, de la bestialité. La simple volonté de lui faire mal. Ses yeux sont
remplis de haine, de mépris, de dégoût.

Il n’a plus rien à voir avec le bel Egon un peu voyou mais si séduisant, même lorsqu’il s’apprêtait à
l’aimer un peu vigoureusement, comme on dit pudiquement.

Philomène le supplie, elle pleure, ce qui ne lui est pas arrivé depuis des années.

- Egon, arrête, merde !


- Tu m’aimes ? Alors tu baises !
- Non ! Je ne veux pas ! EGON !

Il est sur elle, il la pénètre comme un dingue. On dirait que son sexe est une tige de fer, quelque chose
de dur qui la transperce. Il la bourre comme on frappe de coups une porte fermée. Elle hurle de
douleur.

- T’aime ça hein ! Dis-le ! Salope !

Il va et vient en elle, comme si c’était une épée de feu. Philomène se débat mais il n’y a plus rien à
faire. Ils commencent par de petits larcins, puis de plus gros, puis un viol ou deux... Non ! Ce n’est pas
du viol ! C’est Egon ! C’est l’homme que j’aime ! Un viol, c’est quand on ne connait pas la personne,
qu’on ne l’aime pas ! La douleur la scie, elle ne peut même plus bouger. Elle se demande si elle saigne
tant elle a mal.

Elle se dit soudain, lâchement, pathétiquement, que si elle se laisse faire, ce sera une scène de sexe
comme à l’accoutumée, juste un peu plus violente, elle pourra se dire que, malgré tout qu’ils font
l’amour... non ? Mais elle sait bien que ce n’est pas normal, que ce qui se passe est plus que choquant,
profondément anormal et criminel.

Ils ne font pas l’amour, elle est en train de se faire violer.

Egon lui tord les cheveux, il continue ses coups de boutoir, il est ailleurs, il la baise comme si elle était
une ennemie, une inconnue, une bête... Comment peut-il lui faire ça ? Comment peut-on faire cela à
quelqu’un ?

Dans toute cette douleur, Philomène se voit de haut, comme coupée en deux.

Elle est dans son corps, massacré par cet homme, mais elle est aussi dans un ailleurs, ramassée en
elle-même, totalement tétanisée, comme planant, elle attend juste que cela finisse, dévorée qu’elle
est par la douleur. Il lui crache des mots orduriers dans les oreilles, il la broie de ses ongles, la mord,
ahane, on jurait un mauvais porno, il est... méconnaissable.

Egon est possédé par une force mauvaise, au point qu’elle se dit qu’il va la tuer, après. C’est sûr, c’est
la logique à tout cela. Une fois violée, il va la tuer, par des coups ou avec un couteau. Oh faites qu’il
ne me tue pas ! S’il vous plait ! Je veux vivre !

C’est désormais sa seule pensée.

Elle se dit que si elle ne bouge pas, il crachera son sperme et il s’affaissera, oubliant de la tuer comme
il a oublié qui elle était, un être humain, l’amour de sa vie. Philomène.

Enfin, il jouit, et s’abat sur elle, qui ressent un immense dégoût. Une douleur encore, fulgurante, lui
balaye le vagin, le bas ventre, l’estomac. Elle a même mal jusque dans la gorge, car elle se rend compte

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qu’elle a crié comme une folle. Elle a hurlé, non, Egon, non ! Arrête ! Mais cette fois, le voisin n’a pas
frappé au mur.

Ecoute-t-il, tout tremblant, mais excité, l’oreille collé à la paroi ? A-t-il compris ce qui se passait ? Ou
a-t-il foutu le camp de l’autre côté de son appartement pour dire qu’il n’a rien entendu, rien vu, témoin
de rien, promis, juré...

Egon lui caresse la tête. Comme d’habitude.

Comme d’habitude. Philo est glacée, comme ose-t-il ? Elle ne bouge pas, elle fait la morte, elle est
morte.

Elle ressent juste une terrible envie de vomir, et elle ne pense plus qu’à ça, ne pas vomir, ne pas vomir.
Elle s’obsède de ça, faites que je ne vomisse pas, faites que je ne vomisse pas, faites que. Elle a mal,
terriblement mal, elle n’arrive pas à penser, à mettre des mots en elle sur ce qui s’est passé, c’est
comme si entre le moment où il l’a jetée sur le canapé et celui où il l’a pénétrée, elle avait disparu.

Le temps s’est arrêté, elle s’est envolée dans une autre dimension, elle n’existe plus véritablement,
elle ne reviendra plus jamais sur terre... quand elle se rend compte soudain qu’Egon lui parle.

- Mon amour, je t’aime, ne me quitte pas...

Ne pas vomir. Elle ferme les yeux. Ne pas.

- Ne m’en veux pas... je ne voulais pas... j’ai été dépassé... je suis désolé... mais je t’aime.

Elle ne supporte pas qu’il la touche. Sa main sur ses cheveux, ses doigts sur son visage aux yeux fermés.
Elle a envie de hurler, de lui cracher au visage. Mais elle ne peut rien. Elle a si peur encore, elle est
terrifiée. Et elle a mal, tellement mal. Il est encore en elle et ça, ça lui donne la nausée plus que tout.
Son sale pénis est encore enfoncé dans son sexe.

- Mon amour, je ne le ferai plus....

Il finit par se retirer. Mais il est toujours posé sur elle. Elle a l’impression qu’un animal glauque et
gluant s’est installé sur son corps dont il suce la vie par petits à-coups. Sa langue qu’il passe sur son
visage, comme pour l’apaiser. Il la répugne à un point qui culmine avec sa nausée. Dire, dire que c’était
l’homme qu’elle aimait comme une possédée.

- Philo, ça va ? Réponds-moi !

Elle n’y arrive pas. Elle ne veut plus lui parler. Plus jamais. Elle voudrait qu’il se taise. Elle ne pense pas
au-delà de ça. Qu’il se taise. Qu’il se la ferme, merde !

- Philo, arrête... ce n’est pas drôle...

Il essaie de lui faire ouvrir les yeux. Elle ne peut pas. Il lui tapote la joue, et ce geste, doux, lui fait aussi
peur qu’une gifle. Elle a poussé un cri.

- Je vais te chercher de l’eau...

Il se lève, enfin. Part à la cuisine. Vite, il faut qu’elle bouge. Qu’elle s’enfuie. Qu’elle parte vite d’ici
avant qu’il ne revienne la tuer... Mais elle n’y arrive pas. Son corps ne lui obéit plus. Et Egon est déjà
là, avec le verre d’eau. Les yeux toujours rouges mais la pupille moins dilatée.

- J’ai fumé un drôle de truc... je ne sais pas ce que c’était... je... je suis parti en vrille et...

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Philo boit, en évitant de le regarder et de lui toucher les mains. Il va falloir qu’elle parle. Pour qu’il se
taise. Elle a un hoquet. Ne pas vomir. Elle rassemble ses forces.

- Je vais aller me coucher...


- Philo, pardonne-moi !
- Je suis crevée, Egon.
- Dis-moi que tu me pardonnes !
- Egon, je veux juste dormir.

Il l’aide à se lever. Elle a la tête qui tourne, et toujours la nausée. Elle demande à aller aux toilettes, il
la conduit comme un humble servant. Dedans, elle se laisse tomber sur le siège. Elle ne peut pas pisser,
elle a trop mal. Elle se laisse tomber au sol et vomit tout ce qu’elle sait dans la cuvette. Elle reste de
longues minutes comme ça, le nez sur le rebord, loin de tout. Les images du viol lui reviennent par
flash.

C’est un viol, se répète-t-elle, tu as été violée, Philomène. Mais il ne faut pas qu’en plus, il te tue.

Egon tambourine à la porte.

- Philo, ça va ? T’es malade ?

Elle finit par se relever. Elle va devoir sortir, le voir. Rien que d’y penser, son cœur se soulève.

Il est là, qui lui prend le bras. Il veut l’emmener à la salle de bain, pour soigner ses blessures, l’aider à
se laver. Philo, elle, ne veut que le silence. Sombrer dans le néant, s’enfermer en elle-même, au plus
profond de soi, couchée dans son lit...

Mais non enfin, il faut qu’elle s’enfuie ! Au plus loin d’ici ! Elle réalise soudain avec horreur qu’il va se
coucher à côté d’elle, vouloir la toucher. Elle est prise d’un accès de désespoir. Elle ne supporte pas
qu’il lui tienne le bras alors qu’il la guide, avec douceur, vers le lit.

Ça y est. Elle est enfin couchée dans le lit, avec lui, à ses côtés. Il se tient contre elle, son souffle
tellement proche qu’il lui soulève les mèches et la rend malade de dégoût.

- Dors mon amour, dors, ça ira mieux demain...

Il a posé sa main sur sa jambe, elle voudrait l’arracher mais elle ne bouge pas. Si elle se tait, tout
s’arrêtera. Elle sera libre. Seule avec elle-même. Ensuite, elle pourra s’échapper. De longues minutes
passent.

- Philo, dis-moi que tu ne m’en veux pas...

Oh non, ce n’est pas vrai ! Il ne va donc pas se taire ! Philomène rassemble ses forces. Elle fait semblant
de dormir, imite le souffle profond de la femme détendue qui a sombré dans le sommeil. Cela lui
demande une incroyable énergie, une prodigieuse maitrise de soi quand tout part en vrac en elle.

Soleil, soleil, n’est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ?

Enfin, après un temps qui lui semble infini, elle entend son souffle à lui. Elle ne bouge pas. Ne fait pas
un geste. Puis enfin, tourne la tête, qui lui fait un mal de chien. Il lui a tant tiré les cheveux, et giflé les
pommettes aussi. Mal partout. De haut en bas. Il a les yeux fermés, la bouche ouverte. De le voir lui
soulève le cœur.

Elle doit s’enfuir. Partir d’ici. Sauver sa peau.

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Elle bouge, s’efforce de s’asseoir. Elle a mal, incroyablement, entre les cuisses. La douleur la balaye de
bas en haut puis reflue vers le bas. Elle réussit à se mettre debout. À faire quelques pas. La voilà hors
de sa chambre.

Il lui a bien fallu quinze minutes pour y parvenir... Elle s’aperçoit alors qu’elle est nue. Quand l’a-t-il
dénudée ? Est-ce elle qui s’est déshabillée elle-même ? Elle ne se souvient plus. Elle se dirige vers la
salle de bains. Prendre un doliprane, vite. Elle en avale deux, ils ont du mal à descendre le long de sa
gorge serrée. Retrouve dans un tiroir un médicament qu’on lui a donné lorsqu’on lui a enlevé les dents
de sagesse. En avale un. Aussi.

Elle croise alors son regard dans la glace et manque de pousser un hurlement.

Une femme hagarde la regarde. Une femme au visage mince, aux joues creusées, avec des cernes et
un bleu à la tempe. Une balafre aussi, au niveau de la lèvre supérieure qui a enflé. Une mèche de
cheveux pend, qui lui donne un air de folle, désespérée.

Elle serre les dents. Elle ne veut pas pleurer malgré l’assaut des images. Egon la happant. Egon la jetant
contre le mur. Egon la giflant. Egon lui arrachant son jean. Egon la pénétrant comme une lame épaisse
et brûlante. Elle crache de la bile dans le lavabo, il faut partir.

Vite !

Elle s’habille. Un caleçon long car il lui est impossible de rentrer dans un jean, un sweat, son blouson,
des baskets. Elle ne cesse de claquer des dents. Elle prend son sac, y fourre des sous-vêtements, des
cachets, sa pilule (tout plutôt que tomber enceinte de ce monstre), son portefeuille, son téléphone.

Elle vacille, et se demande un très court instant où elle va aller.

Seules les copines pourraient quelque chose pour elle mais... oserait-elle se montrer dans cet état ?
Elle se sent tellement minable, honteuse, une femme battue, violée, qui vient gratter à la porte de
leur normalité.

Le mieux encore serait d’aller chez Léna, la seule à être seule, il n’y aura qu’un témoin comme cela,
mais elle s’est disputée avec Léna. Elle ne peut pas venir quémander son hospitalité (ce qui est idiot,
sa situation est suffisamment grave pour que Léna ne lui refuse pas de l’accueillir). Elle pourrait aller
chez Max, mais elle n’aime pas trop son petit ami. Il laisserait libre cours à son mépris pour ceux qu’il
appelle « les hétéros beaufs ».

Elle entend un bruit dans la chambre. Son cœur manque de s’arrêter... c’est juste Egon qui gémit dans
son sommeil. Elle a envie de vomir, rien que de l’entendre geindre.

Tout son être le rejette.

Ça y est, elle est prête. Elle jette un regard à son appartement. Ce petit deux-pièces qu’elle a
emménagé de bric et de broc mais qui était son refuge, entre deux vadrouilles. La photo d’Essaouira
de Milo, les dunes du désert, le sourire des Maliens. Elle a envie de pleurer car elle sait qu’elle ne
reviendra plus jamais.

Elle rompt les amarres, le lieu a été infesté, il n’est plus à elle.

Il est près de 2 heures du matin. Elle descend les escaliers à pas de loup. Dans la rue, il fait froid, elle
claque des dents, met la capuche de son sweat sur la tête. Où va-t-elle aller ? Elle se dirige vers le bas
de Belleville. Elle connait un petit bar ouvert tard, elle pourra toujours s’y réfugier. Elle arrive au bar,
qui ferme. Elle s’adosse au mur, vacillante.

444
Julio, le patron, en train de fermer ne la voit même pas. Le store est baissé, et Philo se laisse choir le
long du mur. Le nez dans ses genoux, percluse de douleur malgré les cachets, elle plonge dans un
demi-sommeil agité. Sans cesse les images d’Egon repassent en elle. Adieu le beau sourire, les yeux
noirs, la fossette, la mèche rebelle, la bouche en pétale de rose, cet Egon parfois si émouvant, tout
cela s’est volatilisé. Il ne reste que ses insultes, son rictus de haine, son poing, et sa bite enfoncée en
elle.

Philo a un haut le cœur.

ꖿꖿꖿ

Le jour se lève, enfin. Elle parvient à se mettre debout et se dirige vers le métro. Il faut qu’elle quitte
le quartier. Elle prend le premier métro en compagnie d’une bande de joyeux fêtards qui rentre
visiblement d’une soirée. Ils chantent, braillent, rient d’une façon insupportable. Leur bonheur lui
semble obscène, leur légèreté et leur égoïsme de bons vivants résonnent comme une claque envoyée
à la face de la réalité, le monde vrai comme elle disait à Léna, pauvre conne qu’elle était.

Pourtant, il y a un mois, disons deux, elle était comme eux. Pleine de vie, d’envie de rire et de danser
comme cette fille qui fait des pliés en se tenant à la barre du métro sous les rires gras de ses copains.

Philo descend à Nation.

Le jour s’est levé, froid et ensoleillé. La lumière est splendide et Philo a le temps de penser qu’Egon
ferait des photos magnifiques de ce ballet d’éboueurs en train de balayer le sol en cadence dans la
lumière légère et dorée du matin. Cette pensée la foudroie, elle voit la vie comme lui maintenant et
la beauté est devenue une agression... Elle trouve refuge dans une brasserie où elle commande un
café et un croissant. Elle a à peine mordu dedans qu’une nausée l’envahit. Elle n’a que le temps
d’atteindre les toilettes pour y vomir.

Elle reste longuement, le nez penché sur la cuvette.

Elle regagne sa place, sous l’œil soupçonneux du tenancier. Elle a à peine trempé les lèvres dans le
café, mais a senti la nausée arriver aussitôt. Elle ne sent pas la force de repartir, alors elle reste assise,
accablée, comme une SDF échouée sur un banc du métro.

Elle se souvient quand elle était petite et qu’elle était malade, sa mère lui faisait boire du coca, c’était
la seule fois où elle y avait droit. Forte de son expérience de secrétaire médicale en gastroentérologie,
Caroline Ragourdin répétait, sans cesse, que le coca donnait le cancer... sauf en cas de gastro.
Philomène donnerait tellement cher pour se retrouver à boire du coca sous l’œil mouillé de tendresse
de sa mère (sauf que sa mère serait épouvantée et pousserait de longs glapissements, c’est certain).

Philomène commande un coca. Elle réussit à en boire deux-trois gorgées sans être malade. Elle se sent
un peu mieux. Elle regarde la ville se lever. Elle parvient même à trouver que la rue est belle sans avoir
envie de vomir. Mais elle pense aussitôt aux clichés d’Egon, son aptitude à saisir la beauté dans
l’ordinaire, la trivialité... et la nausée à nouveau l’envahit, tout entière.

Devra-t-elle sans cesse penser à lui dès qu’elle apercevra de la beauté sur cette terre ?

Il faut qu’elle bouge. Elle a réussi à boire encore un peu de coca et se sent d’attaque pour marcher, au
moins un peu. Elle a besoin de bouger pour fuir le bombardement d’images d’Egon, il faut qu’elle
chasse leur flux par un mouvement de son corps, de son pauvre corps... Il lui fait si mal, surtout cette
zone qu’il a tant pilonnée hier soir. Elle sent de tels lancements qu’elle se demande si un jour, cette
zone sera à nouveau en état de fonctionner.

445
Le simple mot « faire l’amour » lui donne une atroce envie de pleurer et de vomir.

Elle se rend compte que si le tenancier la regarde d’un air suspicieux, nimbé d’une certaine pitié, c’est
qu’elle a quand même l’air de ce qu’elle est.

Une femme battue, totalement tabassée.

Au marché dans la contre-allée, elle achète une écharpe et s’y emmitoufle. Cela dissimule un peu les
marques sur son visage. Elle achète aussi un bonnet, et se sent comme protégée. Où va-t-elle aller ?
La statue incarnant le triomphe de la République se dresse, Marianne trapue, portant haut ses cheveux
aux vents, campée avec arrogance au-dessus des autres bronzes. Elle aussi était comme elle, avant.
Une Philomène, libre et insolente...

Elle frissonne, violemment.

Le téléphone vibre dans sa poche de blouson, elle sursaute comme s’il s’agissait d’une décharge
électrique. Elle le sort et manque de le lâcher en voyant le nom d’Egon s’afficher dessus. Elle s’arrête,
comme paralysée. Le téléphone vibre dans sa main, elle a l’impression qu’Egon va surgir, là, devant
elle, avec son horrible rictus de haine et de violence...

Alors fébrilement, elle jette son téléphone dans la poubelle, comme quelque chose qui brûle, quelque
chose de dangereux, un serpent.

Elle met le cap en direction du bois de Vincennes. Elle a besoin de calme, de verdure, de paysage d’eau
et d’arbres. Curieusement, d’avoir jeté son téléphone dans une poubelle lui a fait du bien.

Elle se sent en état de choc mais lucide.

Ce qui devait arriver est arrivé. Elle se dit qu’elle ne peut que s’en prendre à elle-même, l’amour
n’existe pas. C’est un piège. Un piège doux, comme sa sœur engluée avec son Clément, ou un piège
féroce, cette drogue qu’elle consommait et qui s’appelait Egon. Les larmes lui montent aux yeux. Il y
avait un bon Egon, vraiment bon, mais aussi un obscur, comme dans ces films, aux personnages
manichéens, plein de bruit, de bagarres, de fureur, que son père l’emmenait voir, seule avec lui, parce
que tu comprends, ta sœur, sortie de ses comédies gnangnan...

Elle n’aimait pas vraiment ces films mais elle aimait aller seule au cinéma avec son père. C’est la seule
chose qu’elle a réussi à partager avec lui, adolescente. Après, cela a été la guerre, entre eux deux.
Incompréhension, intolérance, mépris...

Elle met près de deux heures pour atteindre le bois. Elle s’effondre aussitôt sur un banc au bord du
lac, avale deux cachets et essaye de manger le croissant mais la nausée l’envahit aussitôt. Alors elle le
distribue par petits bouts aux canards. Elle est comme ce croissant, elle s’effrite, petit bout par petit
bout. Elle qui pensait si fort savoir qui elle était. Elle qui se croyait plus maligne que tout le monde,
comme lui avait dit un jour Léna, mais sa sœur, mais sa mère, aussi, Philomène, tu trouveras un jour
plus maligne que toi, tu sais.

C’était un malin, qu’elle a trouvé.

Elle, une fille forte, apte à déjouer les pièges, une fille courageuse, intelligente, un peu tête brûlée
mais toujours la plus forte. Elle pensait tellement que seules les petites femmes faibles et bêlantes
pouvaient être la proie d’un homme.

Assise sur le banc, la voilà soudain à nouveau pliée par la douleur. C’est tellement irréel, cette fille qui
s’est retrouvée happée chez elle, dans son propre chez soi, jetée contre un mur, frappée à coups de

446
pieds, giflée, déshabillée de force, violée... Elle pourrait presque croire que c’est un cauchemar si elle
n’avait pas si mal partout.

Elle se demande soudain ce que fait Egon. Il doit abreuver de messages son portable, il est sans doute
en train d’errer dans le quartier à sa recherche. Un moment, l’angoisse la saisit... et s’il la retrouvait ?

Son cœur se met à battre la chamade, sa gorge se serre horriblement, elle ressent une douleur
fulgurante au ventre... avant de réaliser qu’il est impossible qu’il vienne la chercher ici, au bois de
Vincennes.

Comment le saurait-il ?

Quand elle se remet en marche, il est midi. Des gens glissent sur l’eau, dans des barques au bois écaillé.
Des couples heureux. Niaisement heureux. Ils échangent des regards doux, s’embrassent, rient ou ne
disent rien, l’air de s’emmerder. Au moins, avec Egon, elle ne connaissait pas l’ennui... ce terrible ennui
qui lui fait tant peur. Elle s’efforce de penser à Egon, bravement, sans fuir la nausée qui la transperce,
le dégoût, la terreur et la douleur qui la secouent aussitôt.

Aurait-elle pu éviter hier ce qui s’est passé ? Et si elle l’avait évité, l’aurait-elle vécu une autre fois ?
Était-ce de toute façon inévitable ?

Elle connait la réponse, bien sûr.

Que va-t-elle devenir, sans Egon ? Ces dernières semaines, elle n’a pas respiré un gramme d’oxygène
sans lui, hormis au travail. Elle était comme branchée sur son mental, son cœur, son système nerveux.
Elle ne vivait plus que par lui, et lui, par elle.

Pourquoi alors a-t-il voulu la détruire ? Pourquoi lui faire tout ce mal ? Pourquoi le scorpion pique-t-il
la main qui le met à l’abri du rapace ? Pourquoi ?

Il était incroyablement jaloux. D’accord. Et donc possessif. Il ne pouvait pas vivre sans elle, et à plus
d’un titre. Il était blessé, tordu à jamais par son enfance ratée. Mais était-ce une raison pour se
transformer en bête ? Non, bien sûr que non. Son père l’a battu, déformé, mais ce n’est pas une raison.

Des tas de gens ont des parents de merde sans se transformer en psychopathes.

Il a, en plus, abusé d’elle. Sur tous les plans. Il n’avait plus de toit où vivre, plus d’argent. Il a vécu à ses
crochets, même si Philo, de ce point de vue-là, s’en fout. Acheter à manger pour deux, payer pour
deux un loyer que de toute façon elle payait seule, cela ne lui est jamais apparu comme une arnaque.

En revanche, si elle y réfléchit bien, être dévorée par un homme, devoir lui rendre des comptes, perdre
ainsi cette liberté si chère qui était la sienne, même sans coups, était un prix bien trop cher payé, et
qu’on ne doit pas payer de toute façon, pour connaitre l’amour.

Était-ce de l’amour ? Une passion proche de la folie ? Ce n’était pas de l’amour, c’est certain. En tout
cas, leur passion à eux n’était pas de l’amour. Et si on en avait ôté certains de ses aspects ? La
possession, la jalousie, l’enfermement ? La violence... aurait-ce été de l’amour ?

Philomène gémit. Cela ne marche pas comme ça. C’était tout ou rien, dans cette histoire avec lui.

Elle reprend le métro, et descend à Bastille. Elle marche le long du canal Saint Martin qu’elle aime
tant, avec sa belle librairie d’art.… et manque de s’évanouir en apercevant une mèche brune, devant,
et le reflet d’une boucle d’oreille. L’homme se retourne, il a le nez épaté, ce n’est pas Egon...

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Ses jambes flageolent, elle doit s’asseoir au bord du canal, pliée en deux, l’air traquée comme une
bête.

Elle repense à cette amie de sa mère, Amélie, qui vivait avec un mari violent et qui, à 18 heures, partait
en courant de leur cuisine pour être sûre d’être bien là quand il rentrerait à 19 heures pour pouvoir
se ramasser ses baffes du jour.

Sa mère soupirait, Amélie devrait m’écouter, et demander enfin le divorce, on n’est plus au Moyen Âge
quand même, puis elle sortait les légumes du frigidaire et préparait la soupe. Philomène était en
colère, pourquoi ne faisait-elle rien pour cette amie ? Pourquoi la laissait-elle se faire frapper ?
Pourquoi était-elle si lâche ?

Elle comprend maintenant que rien de ce que pouvait dire sa mère ne déciderait Amélie à prendre
cette décision. Il fallait qu’elle-même le décide, au moins en son for intérieur, pour que l’aide de
Caroline Ragourdin soit d’une quelconque utilité.

Amélie était une gentille femme, jolie et timide, un peu limitée, et quelque part, se disait Philomène,
elle avait le profil pour se faire frapper... Mais elle, Philomène, qui l’aurait cru ? Et voilà qu’elle-même
a bien failli y passer, malgré les multiples avertissements, ceux de Valentine, d’Olive, de Max, et même
de Léna et de Milo... elle a bien failli crever !

Elle aurait dû partir au premier coup, comme le lui avaient dit les filles.

Philomène serre les dents, des larmes au coin des cils.

Les filles... cela fait près de cent ans qu’elle ne les a pas vues. Elles lui manquent, soudain. Ardemment.
Leurs discussions, leurs fausses disputes, leurs croyances naïves, leur vraie gentillesse... tout cela, qui
la faisait un peu ricaner, cela lui semble soudain si beau, si précieux.

Unique.

Elle marche, à nouveau, le long du canal. Il est 17 heures, la lumière a baissé et elle se sent épuisée.
Elle achète un coca dans une épicerie, qui lui brûle le ventre mais qui lui donne un peu d’énergie. Le
pain qu’elle a voulu manger a fini dans la poubelle. Elle ne peut rien avaler de solide.

Et si ça ne passait pas ?

L’angoisse l’envahit. Celle de devoir vivre sans plus pouvoir manger, taraudée par les images d’Egon,
les mauvaises comme les bonnes. Avancer dans la vie, hantée par ce salopard, comme s’il lui avait
extirpé son âme vive, son noyau de désir.

Les images d’Egon la lacèrent sans cesse alors qu’elle tourne à un coin de rue, le long du cimetière du
père Lachaise. Egon la jetant contre le mur, sa rage à lui donner des coups de pied, à lui arracher son
jean, et ce regard dément, affreux, plein de haine qu’il avait en la pilonnant de son sexe.

Cassée en deux, Philo vomit de la bile dans le caniveau.

Elle est tout près de chez Léna. Le soir est tombé, elle n’en peut plus, il faut qu’elle se pose, il faut
qu’elle passe la nuit quelque part. Il faut qu’elle parle, aussi. Elle ravalera son orgueil, car quel orgueil
peut-on avoir quand on s’est fait frapper et violer comme cela ?

Philomène est arrivée en bas de chez Léna. Levant le nez, elle voit qu’il y a de la lumière. La dernière
fois où elle est venue, elles étaient parties en riant à une soirée. C’était il y a mille ans au moins. Elle

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avait passé la nuit avec un motard qui ne bandait pas très bien, c’est vrai, mais il était doux, au moins,
et gentil.

Oh mon Dieu, songe Philo, les choses ne sont quand même pas si simples... si manichéennes et si
arrêtées.

Figées.

Elle monte les escaliers, lentement. Son corps n’en peut plus. Il n’a plus une once d’énergie. Elle va se
trouver mal, elle trébuche, se retient avec peine à la rampe. Dans le noir, il lui semble voir le visage
grimaçant d’Egon.

Un moment, elle s’arrête net.

Et s’il l’attendait, chez Léna ? Léna n’aurait pas pu la prévenir, vu qu’elle n’a plus son portable. Et s’il
l’avait frappée, réduite au silence, tuée peut-être ?

Le cœur de Philomène bat à tout rompre, la tête lui tourne, elle doit se rattraper à la rampe. Puis elle
se souvient qu’Egon n’est jamais venu chez Léna. Ni chez Val. Encore moins chez Olive. Il sait à peine
dans quel quartier Léna habite... et il n’a pas pu la suivre car cela fait des semaines qu’elle n’est pas
venue chez Léna.

Un terrible soulagement l’envahit. Elle est en sécurité, ici.

Elle est devant la porte de Léna. Il lui semble entendre des bruits de voix. Elle n’avait pas pensé à ça...
Et si Léna n’était pas seule ? Que faire ? Elle veut bien s’humilier devant Léna mais pas devant des
inconnus.

Il vaudrait peut-être mieux qu’elle s’en aille et repasse plus tard... Repartir ?

Philo n’en a pas le courage. Elle pourrait pleurer de désespoir à devoir redescendre les escaliers,
attendre dans le froid, que les invités de Léna repartent... Non, tant pis, il faut qu’elle y aille, Léna
trouvera bien un moyen de la protéger de leur curiosité.

Alors, bravement, elle sonne. Et elle attend, le cœur battant, épuisée et brisée. Quand la porte
s’ouvrira, la réalité de sa situation sera établie à jamais.

Elle, Philomène Ragourdin, a été battue et violée par l’homme qu’elle aimait d’amour fou.

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Il est bon aussi d'aimer ; car l'amour est difficile.
L'amour d'un être humain pour un autre, c'est peut-être l'épreuve la plus difficile pour chacun de nous,
c'est le plus haut témoignage de nous-même ;
l'œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations.
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, 1929.

Epilogue
Les petites amies

450
Les filles l’ont écoutée, horrifiées. Philo ne leur a rien caché, elle leur a tout dit, y compris la douleur
lancinante dans le vagin, la nausée, les coups, les injures. Elle tremblait de tout son corps, s’arrêtait
parfois, le regard, atterré, paniqué, puis elle reprenait son récit, en hoquetant, vaillante, sans une
larme, comme détachée de ses mots.

S’il n’y avait son regard presque halluciné, on pourrait croire qu’elle raconte l’histoire d’une autre fille.

Olive, dès le début, sanglote, et pour une fois depuis une dizaine de jours, ce n’est pas sur son amour
brisé. Léna se sent abasourdie, incapable de dire quoique ce soit, elle est glacée, jusqu’au plus profond
de son être. Quant à Valentine, ses joues sont trempées, elle ne s’en rend pas compte, comme elle ne
se rend pas compte qu’elle malaxe follement entre ses doigts le bouchon de la bouteille de vin qui
s’effrite en petits morceaux sur le sol.

Philomène s’est tu, enfin.

Un silence, infini. On entend une voiture passer dans la rue, et un enfant crier, maman ! maman !
attends-moi !

Valentine finit par articuler.

- Oh Philo, ma pauvre Philo, comment est-ce possible... comment a-t-il pu en arriver là ?


- Ça va, ça va aller...

Et Philo, leur grande Philo, se met alors à pleurer.

- Je... je me suis complètement plantée... je suis... je suis trop conne !

Les filles ne disent rien, ne savent quoi dire. Ce n’est pas une question d’être conne ou pas, c’est
tellement... au-delà de ça.

- Je... je pensais tellement que... que je serais la plus forte... que j’y arriverais... J’étais si
sûre de moi ! Je pensais TELLEMENT que j’arriverai à le changer !

Philomène sanglote maintenant, on dirait les cris d’une bête tant ces sanglots ne semblent pas
humains. Les filles sont encore plus bouleversées. Jamais elles n’ont vu Philo dans cet état, leur Philo,
si forte, si drôle, si altière parfois... d’ailleurs, jamais, ô grand jamais, de leur vie, elles n’ont vu
personne dans un tel état.

Léna file à la cuisine, elle en rapporte la bouteille de vin dont elle sert un verre à Philo.

- Tiens, bois... ça va te faire du bien.

Philomène a un geste de recul, de dégoût même.

- Tu n’aurais pas plutôt du... du coca ?


- Quoi ?
- Je... je n’arrive plus à boire que ça...

Du coca ? Léna est prise d’un fou rire, suivie de Valentine, puis d’Olive, et même de Philo dont le rire
ressemble cependant à une crise d’asthme.

Philo, du coca ? Elle qui a toujours décrété qu’elle ne boirait jamais de cette boisson de ricains, de gros
beaufs, Philo qui les tarabustait dès qu’elles en commandaient un... Philo qui les avait forcées à aimer
la bière, le vin rouge (enfin pour Olive, les deux autres n’avaient pas trop eu à se forcer), qui avait
même contraint sa sœur à bannir ce soda de son frigidaire en version light qu’elle buvait par

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hectolitres pour s’empêcher de grignoter et de grossir, à force de rester chez elle à s’occuper de ses
deux marmots.

- C’est que du coca... j’en ai pas, moi.

Avoue Léna, d’un ton piteux.

- Laisse tomber.

Philo se passe une main tremblante sur le visage. Elle est épuisée. Au bout du rouleau. Dormir, elle
n’a plus envie que de ça.

- Et manger ? Il faut que tu manges !

S’exclame Valentine.

- Je veux juste... dormir.

Philo est épuisée. Toutes ses forces l’ont abandonnée, elle se sent littéralement vidée après son long,
très long récit. La voilà effondrée sur le canapé, le visage dans un coussin, qui commencerait à dormir
si les filles ne s’agitaient en tous sens. Valentine et Olive se précipitent dans la chambre pour changer
les draps et Léna fouille dans un tiroir pour lui trouver un tee-shirt.

- Léna, apporte-nous des draps propres !


- C’est que euh... j’en ai plus.
- Quoi ?! Tu n’as qu’une paire de draps ?!
- Deux paires ! Vous en avez déjà pris une tous les deux... je fais pas chambre d’hôtes moi !

Proteste Léna.

- Léna, on saura quoi t’offrir pour tes 26 ans...


- Ouais, c’est ça, et n’oubliez pas la table à repasser !

Grommelle l’hôtesse.

- Laissez le lit comme ça... m’en fous... je veux juste... pioncer...

Philo s’écroule sur le lit, sans même se déshabiller. Mis à part les 2-3 heures où elle a somnolé dans le
froid, à Belleville, près du café de Julio, elle n’a pas fermé l’œil. Elle crève littéralement de sommeil.

- On va t’aider à enlever tes vêtements...


- Non !

Philo a crié. L’idée qu’elles voient son corps meurtri la remplit de panique.

- Ok, ok... on te laisse....

Les filles referment la porte et rejoignent en silence le séjour. Philo est dans un tel état qu’elles
hésitent à appeler un médecin. Elle dégage aussi une odeur forte, déplaisante, elle toujours si fraîche
même après une nuit passée à danser, voire plus.

Léna leur sert à nouveau à boire, en fait, il n’y a qu’elle qui boit. Elle se dit que dans tout ça, Philo n’a
même pas eu l’air étonné de les retrouver, toutes les trois, chez elle.

Valentine rompt le silence.

- Il faut qu’elle porte plainte !

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- C’est un vrai psychopathe !

Renchérit Léna.

- Oh mon Dieu les filles, je ne pensais pas que cela exister pour de vrai, un homme pareil !
C’est un... c’est un monstre !

Grelotte Olive, à nouveau au bord des larmes.

- Rusé avec ça...


- Ben ouais, comme tous les psychopathes...

Chuchote Léna.

Elles discutent à voix basse. Il est 23 heures. Val propose d’aller dormir chez sa sœur. Léna proteste.

- Mais non enfin, reste ici !


- Tu n’as pas assez de place pour quatre, Léna, ça serait abuser... c’est déjà super sympa de
m’avoir accueillie en plus d’Olive depuis deux jours.
- Je suis confuse à ce propos, cela va bientôt faire une semaine, Léna...

Constate Olive en rougissant. Léna proteste.

- Merde les filles, restez, pour une fois que l’on se retrouve toutes les 4... Le canapé est
pour 2 personnes et j’ai un matelas de sol... je le prendrai.
- Non, moi !
- Moi !
- Les filles, c’est moi l’hôtesse... vous n’avez pas le choix, vous prenez le canapé !

Déclare Léna d’un ton sans appel. Elle ne peut pas leur dire, bien sûr, mais l’idée de se retrouver seule
la remplit de panique, quant à être seule avec Philo, elle en aurait presque encore plus la trouille.

Val et Olive se couchent sur le canapé qu’elles ont déplié avec peine. Le père de Léna le lui avait légué
solennellement quand il avait emménagé avec Violette car oui, non seulement Monsieur s’était trouvé
une femme jeune et travailleuse (quand bien même pas fort jolie) mais cette dernière lui avait apporté
un appartement dans sa dot. Un héritage de sa famille, dans le 5ème, à deux pas de la Mouffe, car oui,
son père refaisait sa vie avec une fille de la bourgeoisie parisienne, un vrai bon plan cette fois-là.

Mon Dieu, peut-être après tout fallait-il attendre 50 ans pour que les choses fonctionnent enfin ?

Léna n’a pas envie de dormir. Elle se met à l’ordinateur en soupirant, elle ouvre le fichier La mécanique
de la vie, relit les quelques phrases écrites, le siècle d’avant lui semble-t-il tant depuis une semaine,
les évènements se bousculent.

Les mains sur le clavier, elle se tient prête, mais son esprit divague. Le chagrin, terrible, d’Olive, le
saccage de son premier amour, l’arrivée de Valentine, désespérée d’avoir perdu, par sa faute, Gaétan,
ses doutes, ses questions, ses remords, et maintenant, le bouquet. Philomène, femme follement
amoureuse, battue, violée par son grand amour, ce psychopathe d’Egon Zink.

Léna soupire, moi, il ne m’arrive jamais rien, bon, c’est sans doute mieux quand on voit ça mais quand
même, elle est où la vie dans tout ça ?

ꖿꖿꖿ

453
Quand Léna se réveille, elle est couchée sur le matelas posé sur le sol, enroulée dans son sac de
couchage. Elle ne se souvient pas du tout comment elle a pu atterrir là. Les filles chuchotent dans la
cuisine, une bonne odeur de café lui parvient.

Valentine et Olive entrent dans la pièce. Léna se redresse, la tête en vrac.

- Philo dort toujours...

Chuchote Valentine, qui ajoute.

- Elle a crié cette nuit, tu n’as pas entendu ?


- Euh non...
- T’as un sacré sommeil car elle a poussé de ces cris...
- Ah. Mais euh... c’est vous qui m’avez mise au lit ?

Valentine ouvre des yeux ronds.

- Ben non.
- Tu t’es couchée un peu après nous...

Précise Olive, qui ajoute.

- C’est le vin, tu avais un peu trop bu, tu as dû oublier...


- Ouais je sais, faut que j’arrête, je picole trop.

Val a cet air qui dit bien qu’en effet, elle boit trop, quand avec son doux sourire, Olive lui tend une
tasse de café, il y a des grains qui dansent dedans, visiblement, elle s’est battue avec la cafetière
italienne offerte par Ettore Lazzaro.

Philomène dort jusqu’à midi. Quand elle se réveille, elle met du temps avant de se rappeler où elle
est. Alors, un poids énorme lui tombe sur la poitrine, une angoisse sourde lui monte du ventre, du
cœur, une douleur lancinante, plutôt qu’aigue.

Un immense chagrin surtout. Le sentiment d’un vide inouï. Et la douleur, toujours, au sexe, à la tête,
dans les flancs, les jambes...

Elle pleure doucement dans le lit de Léna. Elle se sent vide, si vide...

- Philo, ça va ? Tu dors ?

C’est Val. Philo se terre sous la couette, le temps que ses larmes cessent.

- Comme ça va ?
- Ça va... comme un dimanche.

Elle parvient à articuler.

Plus tard, elle boit le coca que Léna est allée lui acheter à l’épicerie du coin. Elle n’a pas pu boire de
café ni avaler une tartine. Valentine lui cuisine du riz blanc, que Léna a également rapporté, et elle lui
suggère d’aller voir Lulu Frioul, lundi à la première heure.

- C’est qui celui-là ?


- Notre médecin.
- Votre médecin ? Vous avez un médecin collectif ?
- Oui...
- En quelque sorte...

454
- Car il faut qu’on te dise...

Valentine raconte ce qui lui est arrivé. Elle se sent un peu honteuse. Elle n’a été ni battue ni violée ni
même humiliée. Elle a juste tout fichu en l’air. Olive raconte son histoire, et bien sûr fond en larmes
dès le moment où Romain lui ouvre la porte. Avant, Philomène aurait raillé intérieurement ce chagrin,
fuyant à toute force ce sentimentalisme poisseux mais là, elle demeure juste silencieuse. Du coup,
Léna pour ne pas être en reste, l’informerait bien de ce qu’elle n’est plus avec Jeff, enfin qu’elle s’est
faite non-plaquer mais franchement, ce serait ridicule.

Léna ressent un vilain pincement au cœur, elle ne peut même pas s’associer à leurs chagrins d’amour,
à ses copines. Elle seule est intacte. Inviolée par le chagrin. Elle avale avec peine, une gorgée de son
café.

- Tiens, mange !

Valentine dépose un bol de riz devant Philo, qui se sent défaillir de faim mais sans aucune sensation
d’appétit. Elle se force à manger un peu, couvée par le regard attentif de ses amies. Elle a un hoquet
et elle s’arrête.

- Je ne peux plus manger, c’est fou.


- Lulu Frioul va t’arranger ça.
- En attendant, Philo, on se disait... il faut que tu portes plainte...

Avance prudemment Olive.

- Non...
- Enfin Philomène ! Ce type t’a battue et violée !
- Et pas qu’une fois !

S’écrie Val. Philo tousse.

- Le viol, si. C’était une première.


- Mais enfin Philo ! C’est ignoble !

Proteste Valentine.

- Tu dois le poursuivre en justice !

Insiste Léna. Elle tremble à l’idée qu’un salopard comme ça puisse continuer à vivre paisiblement en
liberté. Valentine ajoute.

- Il pourrait faire subir la même chose à une autre femme...


- D’ailleurs, son ex-nana, la supposément folle, qui dit qu’il ne lui a pas fait subir la même
chose ? Il y a de quoi devenir folle en effet !

Constate Léna, outrée. Et dire que ce type se permettait de lui faire des leçons de morale sur sa vie.

- Les filles...

Philo les regarde, l’air vide.

- Je ne veux pas.
- Mais pourquoi ?
- Je... je ne peux pas.
- Comment ça ?

455
- Je ne sais pas.
- Ne dis que tu veux le protéger ?

S’exclame Léna, malgré elle. L’idée que Philo puisse pardonner à son bourreau, pire lui revenir, la
remplit d’inquiétude et de colère, aussi. Elle n’a jamais pu le sentir, ce connard d’Egon, et maintenant,
c’est même de la haine pour lui qu’elle éprouve.

Philomène se prend la tête, sa pauvre tête entre les mains. Qu’on lui fiche la paix, merde, elle veut
juste récupérer... et oublier, tout. Le meilleur comme le pire. Son seul salut est l’oubli, elle se dit ça,
l’oubli en toute chose, car si jamais elle parvient à l’oublier, alors oui, elle sera sauvée.

Or faire un procès l’obligerait à se souvenir de tout, dans les moindres détails. Et ça, jamais !

Olive ne dit plus mot. Elle pense que la place d’Egon est en prison, et pour des siècles si possible. L’état
de Philo lui fait peur, elle a l’impression qu’elle pourrait devenir folle, d’un instant à l’autre. Eclater de
désespoir comme la veille, ça l’a tellement choquée, Livie en tremble encore. Elle s’inquiète aussi de
son état physique, est-ce qu’Egon l’a grièvement blessée ? Lui aurait-il en plus inoculé une maladie ?
Un sale type comme ça, violent et drogué...

- Je... je veux juste oublier.

Philomène se tient penchée, la tête dans les mains. Elle a des élancements dans tout le corps.

- Je vais aller te faire couler un bain chaud.

Annonce Olive, contente d’avoir enfin trouvé quelque chose à dire. Il faut dire que Philo a piètre allure,
on dirait qu’elle a passé la nuit dehors... ce qui est le cas, se rappelle Olive. Philomène exhale une
odeur de sueur, de vomi et d’autre chose aussi... qu’Olive préfère ne pas reconnaitre. Cela sent
franchement très mauvais.

- Oui, tu as raison, Livie. Laissons la tranquille...

Admet Valentine. Mais Philo relève la tête, elle a rassemblé toutes ses forces.

- Je préfère tout oublier, ne pas avoir à ressasser des mois cette histoire... la Justice au pays
de la liberté égalité fraternité, ça ne rime pas avec TGV. Je veux tourner la page, le plus
vite possible ! Passer à autre chose !

Philomène boit un peu de coca. Elle se sent vidée. Sans vie. Elle la terrible impression qu’elle ne
réussira pas à remonter la pente, elle a dégringolé trop bas, s’est brisé le mental comme on se brise
les os... Elle se remet doucement à pleurer, et tant pis si les autres la regardent de leur air désolé un
tantinet agaçant. Les pauvres, elles ne savent pas quoi lui dire ni quoi faire, pour l’aider, à part lui
proposer des poursuites judiciaires.

Le visage d’Egon est là devant elle, grimaçant, haineux, il ne cesse de la tarauder, même la nuit. Il
surgit sans cesse devant elle et elle sursaute au moindre bruit.

Pendant que Philo se coule dans son bain, où elle a mis un temps fou à entrer tant elle a mal partout,
Valentine lui ayant préparé des affaires à elle, Léna annonce aux filles qu’elle a reçu plusieurs SMS
d’Egon.

- Quoi ?!
- Oui... je ne sais pas du tout comment il a pu avoir mon numéro...
- Tu ne lui as pas donné ?

456
- Jamais de la vie !

Léna est indignée qu’on puisse penser cela d’elle.

- Et il dit quoi ce gros salopard ?

Valentine demande, révoltée.

- Il dit qu’il est super inquiet pour Philo... il avoue « avoir merdé » et me demande si elle est
chez moi... il dit aussi qu’il faut ABSOLUMENT qu’il la voie... c’est écrit en capital... il dit
qu’il ne peut pas vivre sans elle... qu’il souffre comme une bête... il ne vit plus depuis hier...
ce type est proprement hallucinant...
- Quel psychopathe égocentrique !

S’exclame Olive, indignée.

- Il ne faut surtout pas que Philo le revoie !

S’écrie Valentine.

- Oh mon Dieu, il serait capable de la tuer...

Gémit Olive. Léna marmonne.

- Ce que je ne sais pas c’est si on doit le dire à Philo...

Les filles discutent à voix basse et décident qu’il ne faut surtout rien lui dire. Elles ne veulent pas la
paniquer et elles ne veulent surtout pas que Philomène flanche, et accepte de le revoir.

- Ce type est maléfique... il serait bien capable de nous la retourner.


- Jamais on n’aurait pu croire que ça arriverait à Philo...
- En même temps, ce genre de choses, ça ne peut arriver qu’aux passionnelles non ?

Constate Léna, qui passionnelle, se le sent de moins en moins. Toujours cette grosse boule au fond
d’elle de n’être que ça, spectatrice de la vie des autres.

C’est nul, il faut à tout prix qu’elle chasse cette sale idée. Alors elle se lève, va aérer la chambre de
Philo, faire tourner une machine. Elle appelle aussi sa mère, à elle, pour savoir comment va Chiara car
avec tout ça, elle n’a pas été visiter sa sœur depuis plus de 8 jours.

Ta sœur va bien, elle va bientôt sortir, elle dit que tu lui manques... lui dit sa mère, d’un ton
indéfinissable. Elle réussit à échapper aux questions sur la Fac, brode sur on travail et raccroche,
mitigée. Sa mère ne lui a fait aucun reproche, c’est rare, mais elle a l’air tellement abattue, sa pauvre
maman...

Après le bain, Philo se recouche, elle n’a plus aucune énergie. Les filles rangent l’appart, préparent
une soupe, puis dînent à quatre, Philo réussit à manger un peu mais elle a vite la nausée, et tout tourne
à nouveau.

Elle va se recoucher et les filles s’allongent pour papoter et lire aussi. Léna renonce à essayer d’écrire,
à quoi bon.

Dans la nuit, des cris la réveillent.

- Egon ! Non ! Arrête ! Egon ! Non !

457
Les filles gémissent dans leur sommeil et Léna accourt auprès de Philo qui s’agite en tous sens dans
son lit. Elle la secoue, doucement. Elle a tellement peur de lui faire mal. Philo semble terrifiée, elle a
les yeux ouverts mais ne semble rien voir.

- Philo ! Réveille-toi !
- Egon... non ! LAISSE-MOI !
- Philo, c’est juste un cauchemar... tu es en sécurité chez moi, Léna... tout va bien.

Léna articule bien, haut et fort, comme elle faisait avec Chiara, petite, quand elle faisait ses terreurs
nocturnes alors que ses parents dormaient, épuisés par leur journée.

Philo finit par se réveille, elle s’assoit dans le lit, hagarde.

- Oh Léna, je n’en peux plus...


- Ça va aller, Philo, ça va aller...
- Tu crois que ça va durer longtemps ?
- Euh... ça va... partir. Ça part toujours, tu sais...
- J’ai vraiment été trop conne.
- Philo, tu étais très amoureuse.
- Quand même... t’imagine si ma maman me voyait ?

Philo dit en s’efforçant de rire. Léna sourit.

- Elle se dirait qu’au moins une fois dans sa vie, elle a eu raison et pas toi.
- Ça me tue vraiment, tu sais. Je... Je n’aurais jamais pensé me faire avoir comme ça...
- Dors, Philo.
- Je suis désolée aussi, Léna, pour...

Léna la coupe aussitôt. Elle déteste ça, ce genre de situation, c’est mou, c’est gluant, et surtout, ça n’a
plus lieu d’être vu tout ce que son amie a souffert.

- Laisse tomber, c’est vraiment pas grave... dors, y a que ça à faire.

Philo lui sourit faiblement, elle demande à Léna si elle peut rester un peu à côté d’elle, elle flippe trop.

Léna s’allonge à ses côtés. Ça lui rappelle sa petite sœur qui exigeait qu’elle reste à côté d’elle certaines
nuits car elle avait peur de monstres aux noms étranges, caramel pourri, dent moisie ou pied
camembert. Elle regardait le petit corps maigre plonger dans le sommeil, les paupières frémissantes,
jamais complètement au repos. Certains matins, sa mère la retrouvait ainsi endormie, avachie à côté
de sa sœur.

- À ton âge franchement, Léna, tu pourrais dormir seule dans ton lit, bon sang !

ꖿꖿꖿ

Lundi, elles ont repris le chemin du travail, sauf Philo. Elle a envoyé un mail à Charlot en lui disant
qu’elle est malade.

Poussée par les filles, Philomène est allée voir Lulu Frioul qui a été extrêmement choqué par son état.
Elle lui a raconté grosso modo ce qui lui était arrivé, sans trop donner de détails. Il a voulu à toute
force qu’elle aille à l’Hôtel Dieu pour se faire examiner et pouvoir ainsi porter plainte.

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- Cela remonte à 2-3 jours, il est fort dommage que vous vous soyez lavée depuis, mais
enfin, cela peut encore être considéré comme recevable. Vous avez été battue, on en voit
les marques, et violée, vous en avez gardé des traces génitales, je pourrai témoigner.

Il parlait avec douceur mais ses mots étaient quand même sacrément glauques.

- Non, je n’irai pas.


- Mais enfin, Mademoiselle, vous avez été victime d’un crime !
- Non, juste d’un pauvre type.
- Criminel, le pauvre type ! Il vous a battue ! Il vous a violée ! Il aurait pu vous tuer !
- Je... je ne préfère pas.
- Mais imaginez qu’il fasse subir ça à une autre femme ? Il faut porter plainte pour que cet
individu ne nuise plus à aucune autre femme ! Il est de votre devoir de protéger vos
semblables ! C’est un véritable danger public !

Toujours cette « autre femme » dont présentement Philo se moque. Elle veut juste tout oublier.
Enfoncer le plus loin possible son amour dans un boyau au fond d’elle, une cache si profonde qu’elle
en ignorera même l’existence. Repartir de rien, lestée de ce qu’elle est devenue, une fille qui voulait
vivre à fond mais qui a pris un peu de plomb dans l’aile, juste ce qu’il faut pour que cela ne lui arrive
plus jamais.

Tomber amoureuse d’un cinglé. Tomber amoureuse, tout court.

Chaque nuit, Philomène crie. C’est en général Léna qui se lève, son sommeil est devenu plus léger
depuis que les filles habitent avec elle. Elle boit moins, parce que boire seule en compagnie, eh bien
ça lui coupe complètement l’envie.

Philomène refuse de sortir de l’appartement, elle ne le dit pas mais elle a une peur folle de le
rencontrer.

Valentine a retrouvé un peu de son entrain. Ses collègues ont décidé de se partager un peu sa classe
car Valentine n’y est pour rien, cela a été constaté en réunion d’équipe, et le fait que sa classe soit
ainsi décloisonnée 3 fois par semaine, a un peu cassé sa mauvaise dynamique. Elle peut enfin faire
cours et même retrouver plaisir à le faire. Mais ça ne lui rend pas sa joie de vivre pour autant. Gaétan
lui manque, tellement.

- Appelle-le, Val !
- Non, ce n’est pas... possible.
- Et quand il se sera dégoté une rouquine de droite, cette fois, ça le sera, possible ?
- Oh Philo, non...

Au moins, Philo semble retrouver un peu son esprit caustique.

- Ou Beauté fatale ? T’imagine ? Avec le flair qu’elle a, cette truie... Elle va enfoncer sa porte !

Léna rigole et les autres aussi.

Troublée, Valentine part aux toilettes relire le mail que Gaétan lui a envoyé trois jours avant, et qui la
remue comme jamais les mots d’un homme ont pu le faire.

Ce mail, elle l’a en permanence avec elle. Elle le connait par cœur, mais cela ne lui sert pas à grand-
chose pour savoir quoi faire.

459
Olive, elle, dit qu’elle part travailler en bibliothèque mais en fait, elle marche dans les rues. Seul le
mouvement calme un peu son affreuse douleur, elle a prétendu une grippe puis une gastro et enfin
une méningite à Babar, elle marche, et elle pleure, et elle marche encore, en pleurant, elle ne sait plus,
mais alors plus du tout quoi faire de sa vie.

Elle n’a pas revu ses parents depuis quinze jours, elle leur laisse des messages, prétendant être à
Bruxelles ou chez Romain, jurant qu’elle va passer chez eux un de ces jours.

Tout, absolument tout la tord en tous sens. Il faut tenir. Juste tenir.

ꖿꖿꖿ

Elles se retrouvent ainsi un peu comme au temps du lycée sauf qu’elles ont mûri, voire durci, ce qui
ne nous tue pas, commence Val, nous rend quand même mort ! Crie Léna. Sur ce, Olive éclate en
sanglots et Val la serre contre elle, corps rond et doux qu’un rien fait éclater en larmes depuis le départ
de Romain.

- Quel con ce Nietzsche vraiment....

Elles réussissent quand même ce soir-là à bavarder de tout et de rien, à rire et à chanter en écoutant
Souchon, Higelin ou Brel. Mercredi, matin, au petit-déjeuner Philo envoie un message à Charlot avec
un certificat d’arrêt en précisant qu’elle a fait une mauvaise chute de vélo.

Charlot l’appelle dans la foulée, dans la foulée, paniqué.

- Ma petite Philo, tu ne peux pas me faire ça !


- J’ai mal, tu sais, Charlot, très mal.
- Viens travailler au moins le matin !
- Je suis en arrêt maladie.
- Bah, ils n’iront pas vérifier et j’ai tellement de boulot...
- Tu te fous de moi Charlot ?
- Oh tu as perdu ton humour en tombant de ta bicyclette ! Tiens, à propos, chose étrange...
ton Egon...

Le cœur de Philo fait un saut dans sa gorge.

- Il est passé nous voir... vous n’habitez plus ensemble ?


- Non.
- Ah. C’est... c’est son forfait qui t’a ouvert les yeux ?
- Si tu veux.
- Ah je savais bien que tu étais choquée, au fond... C’est criminel ce qu’il a fait !
- Han, han.
- Cela relève du... du crime contre l’humanité !
- Rien que ça.
- Mais enfin, Philo, tu te rends compte ? Voler des épreuves chez son éditeur pour les
revendre à la Presse ? Qu’est-ce qu’il y a de pire sur Terre ?!
- On se le demande... Sur ce, mon vieux, je vais raccrocher, c’est l’heure de mon suppo anti-
douleurs...

Les filles pouffent, en joie. Cela fait du bien de retrouver la Philo d’avant... même si juste après, elle
pleure, dévastée, en leur disant qu’elle n’arrive pas à oublier.

- C’est pour ça que tu dois porter plainte, Philo.

460
- Je ne vois pas ce que cela changera.
- Tu pourras repartir sur de bonnes bases si ce qu’il t’a fait subir a été entendu et puni.
- Non, les filles, je me dis qu’il vaut mieux encore tout oublier.
- Mais Philo, si une autre femme...
- Eh bien, elle, elle le dénoncera et ce type ira se faire sodomiser en prison. Mais vous serez
assez sympas pour me l’apprendre hein les copines ?

Elles n’arriveront pas à la convaincre car une chose est sûre est que Philo est aussi têtue qu’avant.

Val se demande si elles pourraient le dénoncer à sa place. Il semble que seule la victime puisse le faire
et puis... ne serait-ce pas trahir Philo ?

ꖿꖿꖿ

Le vendredi 16, elles décident de faire une petite fête rien que pour elles. Philo arrive à nouveau à
manger un peu, et même à boire de la bière, le vin lui soulève trop le cœur. Elle a fait un test,
discrètement, elle avait tellement peur d’être enceinte. Il s’est révélé négatif et elle a ressenti un
immense soulagement... et un vide aussi, un terrible vide.

Elle se rend compte d’une chose, c’est que si elle rejette Egon tout entier, un infime noyau en elle lui
reste cependant attaché. C’est comme une cellule, une unique cellule d’un genre cancéreux, et en
cela, il faut absolument qu’elle ne le recroise plus jamais sinon elle sera peut-être tout entière, à
nouveau, saisie par la maladie Egon. Comme l’alcoolique qui, avec une seule molécule de vin, replonge
aussitôt dans la bouteille.

Alors qu’elles sont assisses sur le tapis, Philo se tourne vers Olive.

- Au fait, Livie, tu pars bien toujours au Japon ?


- Oh non ! Quelle idée !

S’exclame Olive d’un air horrifié.

- Mais pourquoi ça ?
- Parce que, parce que... ça ne fait plus sens !
- Moi je trouve que si... au contraire.

Philomène la regarde, fixement.

- Mais enfin Philo... ma thèse, mes parents, vous... qu’irais-je faire là-bas ?
- Découvrir un autre monde. Te changer les idées. Oublier l’autre...
- On n’a pas arrêté pas de le lui dire !

S’exclame Léna.

- On veut qu’elle parte ! Elle doit partir !


- Mais moi je ne veux pas !

Olive a envie de taper du pied par terre. Le sujet est clos, bon sang, elles ne vont pas remettre ça !
Léna puis Valentine l’ont bien assez harcelée à ce sujet. Mais en même temps... que va-t-elle faire ?
Que va-t-elle devenir ? Retourner chez ses parents la rend malade, et prendre un studio, seule, la
remplit de panique et de désespoir. Comment survivre à la solitude ?

- Mais enfin Livie, t’imagine rester ici ?


- Tes parents... ta mère ne te lâchera pas...

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- Tu imagines quand elle apprendra pour... Romain, ta mère ?
- Elle va ressortir aussitôt sa laisse, sa grande et belle laisse d’amour...

La laisse, c’est de Léna. Olive devient toute rouge.

- Eh bien... Maman est au courant.


- Non ?!
- Si...

Olive rougit, violemment. De fait, elle ne leur a pas dit mais hier, elle a craqué. Elle a téléphoné à sa
mère. En larmes. Lui racontant tout. Sa mère a pleuré, aussi. Mais il y avait comme un soulagement
dans sa voix... d’ailleurs, à la fin, elle lui a dit, alors ma chérie, tu vas revenir chez nous ? Oh je
t’attends ! Viens vite !

Olive a balbutié une vague réponse et raccroché aussitôt. Troublée par la réaction de sa mère. Quelque
chose n’était quand même pas très normal.

Elle se sent piégée. Terriblement piégée. L’idée de revivre avec sa mère, comme un couple, de lui tenir
compagnie, de meubler ses soirées, de remplacer son père, la rend positivement malade. Jamais,
jamais elle n’y arrivera... Tout sauf ça ! Elle a ouvert les yeux, sur la vie, elle est devenue adulte, enfin.
Mais lui dire qu’elle préfère louer un studio, pour vivre sa vie, oh mon Dieu... sachant qu’Olive ne se
sent pas la force toute façon de vivre seule.

D’une certaine façon, partir au Japon serait la solution la plus simple.

Olive finit par balbutier.

- C’est que... aussi, je... je, je ne me vois pas y aller seule... au Japon.
- Et si je viens avec toi ?

Propose soudain Philomène. Olive ouvre des yeux ronds.

- Toi ? Avec moi ?!


- Ben oui, moi !
- Mais, mais... pourquoi faire ?
- Voyager ! J’ai démissionné je te le rappelle, je suis libre... et ma foi, le Japon me dit bien.
J’aime autant éviter l’Europe par les temps qui courent, si vous voyez ce que je veux dire...
- Mais...
- Mais oui, ça serait super ! Partez toutes les deux ! Quelle super idée !

S’exclame Léna, sincèrement ravie pour une fois.

- Mais oui, elle est là, la solution !

Valentine en bat des mains. Une seconde, elle oublie la pierre qui lui pèse sur le cœur, Gaétan n’est
plus dans sa vie.

- Mais les filles...


- Enfin Olive, regarde les choses comme elles sont ! Vous partez toutes les deux, Philo reste
le temps que tu t’installes, et ensuite, elle part vadrouiller pendant que toi, tu vas
sagement assister à tes cours sur la frontière politique-fictive de l’Europe ou l’incapacité
machin truc des Asiatiques à produire leur charbon main dans la main...

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Léna, décidément, trouve cette idée excellente. Elle se dit que même, elle pourrait bien aller les visiter,
tiens. C’est même la première vraie pensée positive qu’elle a depuis quelques temps.

Olive réfléchit. Philomène lui fait un peu peur... Mais elle sait que Philo l’apprécie, que c’est une amie,
différemment des deux autres, certes, mais quand même, un lien s’est créé peu à peu entre elles deux,
si différentes.

Hier soir, Philo a trouvé Olive, en larmes, dans la salle de bains. Elle était en train de penser à Romain,
qui aimait la regarder se brosser les cheveux et même se laver les dents. Il la regardait attendrie quand
elle, elle protestait, mais enfin, Romain, c’est mon intimité ! Bah c’est que des dents, il répondait en
la couvant des yeux, et que des cheveux... Alors devant le miroir, Olive sanglotait, désespérée, elle
sentait à nouveau ce vide incroyable qu’il avait laissé dans sa vie après l’avoir tellement rempli, sa vie,
sa pauvre petite vie étriquée.

Philo avait posé une main sur son épaule.

- Olive, à force, c’est du beau dont tu souviendras... D’une certaine façon, c’est moins
difficile pour moi avec tout ce qu’il m’a fait subir, mais d’une autre, ça l’est encore plus...
car j’ai tout perdu. Chaque souvenir de lui, du plus petit au plus grand, est sali, enlaidi,
détruit... empoisonné même. Je dois surtout, surtout tout oublier.

Puis elle avait serré Olive contre elle, en gémissant (ses blessures).

- Olive, je me ferai tout petite, et je serai sage... je crois que je vais être sage pendant un
certain temps, tu sais. J’ai compris la leçon...

La rassure Philo ce soir-là avec un petit sourire, son petit sourire Philo, coquin, quoiqu’un peu triste
aujourd’hui. Olive se sent poussée, attirée, à deux, ce sera tellement plus facile, et la vie là-bas ne peut
pas être pire que celle qu’elle est devenue ici.

Elle n’y a aucun futur, présentement. Tout est mort, disparu.

- Eh bien... d’accord

Articule courageusement Olive. Philomène s’écrie, heureuse comme elle ne l’a plus été depuis si
longtemps.

- Banzaï !
- Mais pas avant mars ! La rentrée est en avril, et le temps que...
- Partons dès février !
- Mais...
- Courons, camarade Olive, courons, le vieux monde est derrière nous...

Pour la première fois depuis le drame, Philomène a une étincelle dans le regard. Partir au Japon est
une idée qui a germé en elle alors qu’elle feuilletait un des guides touristiques d’Olive, un après-midi
où elle zonait sur le canapé, cafardeuse...

Les cachets de Lulu Frioul lui ont fait du bien, et son insistance aussi à ce qu’elle aille jouer les victimes
en justice l’a remise d’aplomb. L’affaire est close, elle ne reverra plus jamais Egon. Hors de question
qu’elle aille bêler dans un prétoire, qu’elle se traîne durant des semaines voire des mois à répéter sans
cesse la même histoire, avec tous ses atroces détails, à des magistrats ronflant de lassitude (encore
une qui abuse) et des jurés bavant d’une curiosité malsaine à écouter ses paroles (repassez-moi la
scène du jean arraché s’il vous plait). Basta !

463
- C’est bien, les filles...

Se réjouit Valentine.

- Et toi, Val, tu as décidé de quoi faire finalement ?

Lui demande Léna d’un ton neutre.

- Euh moi ?
- Ben oui, toi, patate.
- Ben euh... je ne sais pas.

Valentine soupire.

- Tu as eu de ses nouvelles ?
- Un mail...
- Qui disait quoi ?
- Eh bien...

Valentine baisse la tête d’un air piteux. Un mail, à la fois magnifique et terrible, qui disait tout et ne
décidait de rien. Devant leur insistance, allez quoi, merde, on partage tout, elle le leur passe, en
tremblant. Elles le lisent, Léna le tenant devant elles.

Valentine,
Ces jours-ci n’ont pas été drôles.
J’étais si bien avec toi. Tu étais ma petite amie, comme on dit, et j’aimais vraiment le
terme « amie » qui comptait tout autant que le côté sentimental ou sexuel. Mais si j’ai
gardé l’amante, j’ai peu à peu perdu l’amie...
Tu es devenue de plus en plus fermée. Dure même. Tu t’es transformée en tribunal
révolutionnaire. Tu as vidé de toute vie nos échanges et notre relation.
Tu crois que tu as des valeurs. Tu crois qu’en t’y arc-boutant, tu les défends. Tu es surtout
rigide. Tu es aussi peureuse. Tu as juste peur de toutes ces contradictions que la vie, la
vraie, ne peut que t’apporter si tu acceptes ça, de vivre.
Je n’ai pas été élevé dans la même famille que toi. J’ai un père dont je ne partage
aucunement les idées, tu l’as bien vu. J’en ai souffert, longtemps, mais je m’en suis fait
une raison. Je ne le changerai pas. J’ai aussi une mère dont les idées sont comme des
habits qu’elle troque les uns après les autres... Je n’ai pas grand-chose à partager avec
elle non plus.
Question parents, reconnais que je suis, au contraire de toi, parti de bien bas.
En revanche, j’ai eu une grand-mère qui m’a autorisé à penser par moi-même et à croire
surtout dans l’être humain. Elle n’a jamais jugé ni son fils, ni sa belle-fille quand Dieu sait
qu’ils auraient pu l’être. Elle n’en pensait peut-être pas moins mais a toujours su taire ce
qu’elle en pensait. Elle n’était pas une sainte, loin de là, elle s’emportait parfois, s’agaçait,
tempêtait, mais toujours, parce qu’elle avait la foi, cette foi que tu détestes tant, elle se
forçait à se dépasser, à faire crédit aux gens. Elle s’efforçait de devenir quelqu’un de
meilleur.
Je pense que je partage cela avec toi, malgré tout, cette foi, dans cet autre chose que ce
que l’apparence et la fatalité semblent vouloir nous imposer, même si ma foi n’est pas la
même que la tienne. Tu as grandi dans une famille dont toi, tu partages les idées. Tu ne
les as jamais remises en question puisque selon toi, elles étaient justes et bonnes. Tu n’as
pas tort. Elles sont justes, elles sont bonnes. Ce qui ne va pas, c’est que tu considères

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qu’elles ne peuvent être mises en pratique que d’une seule façon. Qu’elles n'appartiennent
qu’à vous, votre clan de gauche. Ce faisant, tu as érigé en monopole ces idées. Et ce
faisant, tu t’en es fait la seule et unique gardienne. Or quand on garde des idées,
inévitablement, elles se transforment en dogme. Et aimer fondamentalement quelqu’un
quand on est gardienne d’un dogme, c’est impossible. Totalement.
Je ne veux pas parler politique. Je veux juste parler d’amour.
Aimer est la chose la plus difficile au monde, ce n’est pas moi qui le dis mais le poète
Rainer Maria Rilke. Tout le monde ou presque connait cette phrase. Mais combien en
mesure la profondeur ? La vérité ? Je l’ai mesurée, moi, même en faisant tant d’erreurs.
Au moins j’ai essayé quand toi, tu n’as fait aucun effort. Tu ne m’as pas aimé pour ce que
je suis quand moi, je me suis efforcé de t’aimer pour ce que tu es.
J’aimerais te dire que je veux rester avec toi. Mais je n’y arrive pas. J’aimerais te dire que
je te quitte, mais cela non plus, je n’y arrive pas.
Si tu y vois plus clair, dis-le-moi.
Je t’embrasse.

Léna trouve ce mail tellement juste, tellement beau... quelqu’un lui adressera-t-il un jour de tels
mots ? Olive est à nouveau en larmes et Philo fait claquer sa langue, signe d’agacement chez elle.

- Val, l’amour que tu cherches existe... il n’est juste pas comme tu te l’imaginais.

Valentine proteste.

- C’est quoi cette platitude ?


- Tu attends quelque chose en quelqu’un plutôt que le quelqu’un en soi.

Un silence.

- Ne passe pas à côté de... lui. Lui seul.

Cette fois-ci, c’est Olive qui a parlé, Olive qui poursuit.

- Valentine... J’aime... je veux dire... j’ai aimé Romain.

Pauvre Olive, sa voix tremble. Elle a perdu du poids, elle a le teint si pâle, les joues si creuses, le cheveu
terne, plat, où est passée la jolie et ronde Olive ? Elle poursuit, malgré ses larmes.

- J’ai aimé son énergie, son humour, son esprit éclectique, sa tendresse aussi... j’ai moins
aimé son côté hédoniste, individualiste... et pas du tout ce côté qu’il avait parfois... bête,
macho ou infantile, comme un grand enfant gâté... Mais je l’aimais, tel quel. Il était...
suffisant pour moi, au point qu’il était tout. Tout pour moi.

Olive ferme les yeux, fort, pour empêcher les larmes de venir, de couler. Elle a si mal. Elle a mal à son
Romain. Elle se dit que peut-être, dans quelques années, elle y pensera comme à un beau souvenir de
jeunesse. Son premier amour.

Mais pour l’heure, punaise, ça lui fait toujours un sacré mal de chien !

Il y a peu, elle a rêvé il y a peu qu’elle était dans un temple, au Japon. En compagnie d’un homme
brun, qu’elle pensait être Romain. Elle s’était dit, dans son rêve, en fait, nous sommes toujours
ensemble, nous sommes bien partis au Japon, j’ai tout imaginé... L’homme s’était alors retourné, et
lui avait souri avec une grande douceur, c’était un Japonais, un jeune Japonais aux traits fins, et même
sculpturaux, aigus. Elle avait ressenti à la fois une intense déception, son cœur s’était affreusement

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serré, mais il y avait aussi dans ce moment, suspendu, comme de la sérénité, de la paix, quelque chose
de beau qu’elle n’a plus ressenti depuis deux semaines.

Partir, pour repartir au fond de soi. Elle sent la main de Léna qui lui frotte gentiment le dos.

- Val, comment tu te sens sans Gaétan ?

Demande soudain Philomène.

- Eh bien...
- Mal ?
- Totalement.
- Il te manque ?
- À mort.
- Tu penses à lui ?
- Tout le temps.

Valentine s’arrête.

- Il me manque follement ! Mais...


- Mais arrête d’hésiter, ma chérie. Va le retrouver putain !

S’exclame Philo, qui ajoute.

- On t’emmène !
- Dans la Clio de Philo ! On est allé la récupérer hier !

Dit Léna, toute excitée.

- Même que nous avons fait le guet pour être certaines que cet horrible psychopathe n’était
pas en train de la surveiller...

Précise Olive en étouffant un petit gémissement d’effroi au souvenir de cette aventure.

- Il devait camper chez Charlot, ce con !

Crache Philo avec rage.

- Mais...

Elles empoignent Val et filent dans l’escalier. Philo claudique, elle a mal partout mais le fait d’avoir
retrouvé sa voiture lui a fait un bien fou, lui a donné une incroyable impression de liberté. Elle parle
même de descendre en Touraine, voir sa famille, elle ne leur dira rien bien sûr mais elle les verra d’un
autre œil, légèrement plus bienveillant... et puis elle continuera plus bas, dans le Limousin, plateau
des mille vaches. Se refaire au vert, se crever à la tâche pour ne plus penser à rien en compagnie de
Thérèse, 55 ans et de son jules, Martin, 50 ans, qui élèvent des brebis à qui ils parlent comme à des
enfants, ces cons. Elle les a connus au cours d’un voyage en Italie, et ils l’ont adoptée, comme une
sorte de nièce. C’est chouette et sans contraintes, elle vient, elle part sans aucune obligation de faire
signe entre deux visites.

Puis elle regagnera Paris, préparera son voyage au Japon, et ne lâchera pas Olive jusqu’à ce qu’elles
soient dans l’avion.

À deux, c’est comme pour tout, elles seront tellement plus fortes.

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Les voilà dans sa voiture. Val est assise devant, à côté d’elle. Elle rit, d’excitation, mais aussi
d’appréhension. Gaétan sera-t-il là ? Et seul ? Et dans quel état d’esprit ? Elle pense sans cesse à lui
depuis dix jours et elle y voit de moins en moins clair... à son sujet, à elle, surtout.

Est-elle vraiment cette fille rigide décrite par Gaétan, cette espère de mégère gauchisante ? Cette
harpie des bonnes valeurs politiques ? Judith lui en a remis une couche, hier, quand elle est passée
chez elle récupérer quelques affaires.

- Frangine, tu t’es montrée avec lui comme tu l’es avec nous tous.
- Comment ça ?!
- Une vraie prof.
- Oh.
- Eh oui, frangine, c’est bien d’être professionnelle... mais seulement à son travail ok ?

Léna se tient le front collé à la vitre. Elle est plongée dans ses pensées. Elle ne sait pas ce qu’elle va
devenir lorsque les petites amies auront quitté son appartement. Elle a reçu un message de sa mère
qui lui annonçait que Chiara avait pris 1 kilo 204, plus que 1 kilo 206 et elle sortirait de sa clinique psy.
Dans la foulée, elle a eu son père au téléphone qui baignait dans l’optimisme sur sa future cohabitation
avec Chiara, Violette et le bébé à venir dans deux mois maintenant, un petit garçon qu’ils appelleraient
Luca, sans s ma chérie parce que les racines italiennes, c’est important.

Dans peu de temps, tout le monde sera reparti, et elle, que deviendra-t-elle ?

- Léna ? Tu écoutes ?
- Quoi ?
- Philo propose qu’on aille les voir, cet été ! Ce serait cool, tu crois pas ?
- Je te rappelle que tu seras avec ton chéri, sans doute enceinte de trois mois...

Valentine lui envoie une tape depuis le siège avant.

- Arrête, j’en suis pas là !

Les voilà arrivées devant l’immeuble de Gaétan. Un bon point : il y a de la lumière à sa fenêtre.

- Et s’il était avec quelqu’un ?


- Ben qui ?
- Une fille !
- Genre Beauté fatale ? Par l’odeur de l’homme esseulé alléché...

Pouffe Léna.

- Peut-être... on ne sait jamais... elle est si, si... machiavélique...


- Mais non, il t’attend !

S’écrie Olive, battant presque des mains.

- C’est vite dit...


- Et justement dit : il a en effet été prévenu par nos services.

Précise cérémonieusement Léna.

- Quoi ?!
- Oui, on ne voulait pas que tu te casses le nez, ma chérie.

Ajoute Philomène.

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- Mais, mais...
- Mais plus question de reculer ! Zou ! Hors de ma bagnole ! Et fissa !

Valentine se retrouve sur le trottoir, la gorge serrée, le cœur battant. Léna ouvre sa fenêtre.

- Allez, Val, tu nous envoies un SMS dans une heure pour nous donner la date des
fiançailles !
- Ah non, pas de ça ! Je suis archi contre !!

Valentine a un air totalement paniqué.

- Dans une demi-heure, elle est au pieu, la prof...

Et sur ces bonnes paroles, Philomène redémarre aussi sec.

Valentine est seule sur le trottoir. Il fait un froid de canard, des petits flocons se sont mis à tomber sur
son nez levé vers la fenêtre. Il est 20 heures. À la fenêtre de Gaétan, elle croit voir une silhouette...
Alors elle tape le code de l’entrée, pousse la porte et s’engouffre dans le hall.

Elle se sent à la fois terriblement excitée et totalement angoissée.

Sa tête est vide, vide de mots mais son cœur bat, fort comme une caisse claire. Elle se met à courir
dans les escaliers, elle monte follement vers lui, les larmes aux yeux, de douleur, d’excitation, elle ne
peut plus attendre de le revoir, enfin.

ꖿꖿꖿ

Léna est de retour chez elle. Olive a décidé de rentrer chez ses parents, pour leur dire qu’elle partait
toujours à Tokyo.

- Si je ne le fais pas ce soir, je vais reculer...

Philo l’accompagne, pour la soutenir et aussi rassurer Lucile Trouvegros. Olive ne partira pas seule
mais avec Philomène, cette fille un peu rude, certes, crue parfois même, mais tellement débrouillarde.
En terminale, c’est elle qui avait flanqué à la porte ce gros porc soi-disant vendeur de calendrier de la
Poste qui soufflait son haleine avinée dans le décolleté de la si gentille et si douce Lucile.

Léna ouvre son ordinateur. Elle ferme les yeux, exhale un profond soupir puis se lance.

Je m’appelle Léna Lazzaro. J’aurai 25 ans l’été prochain, je suis petite, mince (maigre,
grognerait ma mère), les cheveux noirs, raides et longs, les yeux sombres, aussi.

J’aime le rock, le vin rouge, les conversations en escalier, les romans américains et les
jeans tubes, j’aime aussi faire du vélo dans Paris, les chats et toujours monter aux arbres
malgré mon âge.

Je n’aime pas la viande crue, faire la queue, les écoles de commerce, les gens qui sont trop
contents d’eux et ceux qui au contraire passent leur temps à se justifier, l’eau gazeuse et
les chiens.

Sinon, Léna, ne cherchez pas...

Fin.

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