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Skye

Céline E. NICOLAS
Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des évènements ou des
lieux réels ne sont utilisés que pour servir cette histoire. Tous les
noms, personnages et évènements sont le produit de mon imagination.
Toute ressemblance avec des personnes, et des évènements serait
totalement fortuite.

AVERTISSEMENT AUX LECTEURS :


Ce livre comporte des scènes érotiques explicites pouvant
heurter la sensibilité des jeunes lecteurs
Âge minimum conseillé : 18 ans

Ce roman utilise l’orthographe réformée (depuis 1990).


Les accents sur certains mots ont donc été ajustés à ces règles.

Droit d’auteur
Céline E. Nicolas, 2020
Tous droits réservés

Graphisme : M.A. VISION


Photographies : Adobe stock et Depositphotos

Dépôt légal : Septembre 2020


« Dans mon sang, la noirceur héritée
Distille son venin, d’une létale douleur
Dans mon cœur, la honte du passé
Obscurcit mon âme, la privant de lueur. »

William Anderson
Table des matières

Prologue
Chapitre 1 : Le dragon de New York
Chapitre 2 : La team Anderson
Chapitre 3 : Le périple
Chapitre 4 : Skye
Chapitre 5 : L’hôte
Chapitre 6 : Haggis
Chapitre 7 : Joyeux anniversaire
Chapitre 8 : Staff’ In the Rock
Chapitre 9 : Un travail prenant
Chapitre 10 : Tonnerre de Zeus
Chapitre 11 : La cathédrale
Chapitre 12 : Portree
Chapitre 13 : La règle
Chapitre 14 : The Old Man of Storr
Chapitre 15 : Le piège
Chapitre 16 : A love story
Chapitre 17 : Nouveau souffle
Chapitre 18 : La bibliothèque
Chapitre 19 : Kilt Rock and Mealt Falls
Chapitre 20 : Autant en emporte le vent
Chapitre 21 : Ma muse
Chapitre 22 : Le dernier chapitre
Chapitre 23 : L’avis
Chapitre 24 : L’appel
Chapitre 25 : Royalton
Chapitre 26 : La cérémonie
Épilogue
Playlist
Remerciements
Notes de l’auteur
Du même auteur
Prologue

Il y a 6 ans…

William

Cette fête est vraiment dingue. Près de la piscine, d’immenses


enceintes crachent un super son, et mettent une ambiance de folie. Les
filles en robes courtes ou en bikinis se déhanchent au rythme de sa
musique enflammée. L’alcool coule à flots. Tout le monde rit, danse,
baise… Le couple qui est dans le canapé a d’ailleurs l’air de faire les
trois en même temps.
Mon cœur bat si fort que j’ai peur qu’il sorte de ma poitrine. J’ai
l’impression d’être le roi du monde. Tous m’entourent et m’admirent.
Les filles me lorgnent d’un œil plein d’envie et je ramasse celles qui me
plaisent pour les prendre à la va-vite dans un coin. Mes potes de
l’équipe de foot sont éparpillés un peu partout dans la villa.

La société d’évènementiel que mon père a embauché pour organiser


cette sauterie a super bien géré. Je n’ai eu qu’à expliquer à la nana ce
que je voulais et elle s’est occupée du reste.
C’est mon petit cadeau de fin d’année. Mes études sont loin d’être
terminées, mais, selon mon vieux, il faut que je goute aux fruits de nos
efforts. C’est le meilleur moyen de savoir à quel point les sacrifices que
nous devons faire parfois sont peu de choses par rapport au bonheur
que l’on peut en tirer. Je bosse assez dur à l’université pour me
montrer digne de prendre sa suite dans l’entreprise familiale. À vingt-
trois ans, je suis déjà milliardaire, j’ai des parts dans sa société et je
compte bien continuer à la faire prospérer quand mon tour sera venu.
Pas trop de drogue, des préservatifs à disposition dans de grands
saladiers dispersés un peu partout et un service de sécurité en civil
infiltré dans la soirée pour éviter tout débordement. Voilà mes seules
restrictions.
Le temps de m’enfiler le seul rail de coke que je vais m’autoriser
pour la soirée, et me voilà remonté à bloc.
De retour vers la piscine, je me laisse emporter par la musique. Je
me déhanche sur le son incroyable que nous envoie le DJ, qui est une
des nouvelles stars d’Ibiza. Les filles se frottent à moi comme des
chattes en chaleur. Je crois, d’ailleurs, que j’ai déjà sauté la blonde qui
me colle, un peu plus tôt dans la soirée.
Putain, j’ai chaud.
Sans réfléchir plus, je prends mon élan, et saute dans la piscine
atterrissant au milieu des corps à moitié nus, sous les acclamations de
mes invités. Mes fringues sont foutues, tout comme ma Rolex et mon
smartphone. Ça n’a aucune sorte d’importance. J’enverrai l’assistant
de mon père les remplacer dès demain.
Il avait raison. Cette soirée me montre ce pourquoi je dois me battre
toute ma vie. Je veux qu’elle soit une succession de bonheurs comme
celui-là.
Chapitre 1 : Le dragon de New York

Aujourd’hui…

Emmy

— Debout Emmy !
— Mmm
— Lève-toi ! Tu vas encore être en retard et le dragon ne va pas te
louper !
— Juste cinq petites minutes…
— Non Emmy, il faut que tu te lèves maintenant. Ça fait déjà trois
fois que tu me dis que tu te lèves dans cinq minutes. Tu ne crois pas
que tu abuses ? Une heure trente pour émerger, c’est beaucoup quand
même !
J’ouvre doucement les yeux, m’arrachant à la douceur de mon lit,
dont la température est idéale, la douceur de mes draps et la bonne
odeur d’assouplissant.
— T’es vraiment pas cool…
— Je le suis plus que ton dragon, et je préfère te sortir du lit que te
ramasser à la petite cuillère ce soir quand tu rentreras du boulot !
Il faut avouer que les arguments de Cathy sont de poids. Je repense
à ma patronne, Sandra Lewis, dit, le dragon. Sous son air de petite
brune aimable qu’elle réserve aux auteurs, c’est un véritable tyran. Elle
nous parle comme si nous n’étions que des dégénérés consanguins.
C’est d’ailleurs le terme qu’elle a employé plusieurs fois, pour parler de
nous lors de la dernière réunion « Anderson ».
Tendant mollement la main, je me saisis de mon smartphone et
commence à me balader sur les réseaux sociaux, tentant d’émerger
doucement. Mes rideaux fermés laissent passer les rayons du soleil
matinal de Harlem, dans ma petite chambre de cinq mètres carrés. Ici,
ma vie tient dans un mouchoir de poche. Un lit, un bureau minuscule,
sur lequel est installé mon ordinateur portable et une petite penderie
intégrée dans le mur qui contient tous mes effets personnels. Cette
colocation qui ne devait durer que le temps de mon stage de fin
d’études est devenu mon chez-moi. Un jour, je trouverai mieux, quand
j’aurai le temps de chercher un autre boulot et que je ne travaillerai
plus pour cette prestigieuse, mais horrible maison d’édition. « Chez
nous, le maitre mot est l’excellence, rien de moins ! ». Quand on voit
les livres que sort l’auteur star, c’est d’un déprimant…
Soudain, je réalise. Merde. Nous sommes le dernier jeudi du mois, le
[1]
jour du meeting « Anderson ». Nom d’une paupiette ! Tout le
bureau va être complètement hystérique et la dragonne sera d’une
humeur massacrante. Je n’ai pas intérêt à faire un pas de travers. Nous
devrions recevoir le dernier manuscrit de la star, que je vais devoir
lire, malheureusement. Pourquoi n’ai-je pas été prise dans la petite
maison d’édition spécialisée dans la romance ? De jolies histoires
d’amour, ça c’est mon truc !
Comme si j’avais le diable aux fesses, je saute du lit, fonce droit dans
la douche, puis avale un café rapidement. Pas le temps de réfléchir à
une tenue sophistiquée, tant pis. Ça sera jean et teeshirt. De toute
façon, c’est la tenue la mieux adaptée à mes journées de boulot qui se
suivent et se ressemblent. Depuis que j’ai démarré cet emploi de
[2]
community manager chez Talshay Publishing, j’ai l’impression
d’être emportée dans un quotidien qui me dépasse. Plus d’un an que je
travaille dans cette boite, menant un train de vie complètement fou.
Au point que je me demande si je travaille pour vivre ou l’inverse.
J’embrasse à la va-vite ma sauveuse qui m’a sortie du lit à temps. Un
rapide coup d’œil à la chambre voisine de la salle de bain. La porte de
Matt est ouverte. Il n’est pas encore revenu du travail. Sa chambre est
dans un ordre parfait, chaque chose bien rangée.

— À ce soir ma belle !
— Oui à ce soir Cathy. Merci de m’avoir sortie du lit.
Mon amie me lance un de ses sourires maternels. Que ferais-je sans
elle ? Nous nous sommes rencontrées alors qu’elle terminait ses études
de notaire, dans une école qui se trouve dans ma petite ville. Une fois
son diplôme en poche, elle a trouvé rapidement du travail dans un
[3]
cabinet de la grosse pomme . C’est pour ne pas me séparer d’elle que
j’ai choisi de faire mon stage à New York. Pour elle et pour mes envies
de vivre une vie plus trépidante que celle de mon petit patelin de
moins de trois-mille habitants. Je rêvais de cette vie qu’on voit à la
télé. Que mon quotidien soit de marcher sur ces avenues aux noms
célèbres, me promener dans Central Park et peut-être même y
rencontrer l’amour, comme dans les romans. Elle avait trouvé cette
colocation, idéalement située à une petite demi-heure du cœur de
Manhattan en transport en commun. Une véritable aubaine. Certes,
pour le prix de la location, j’aurais un emprunt pour une immense
maison dans mon village natal, comme la plupart de mes amis
d’enfance, mais c’est le prix de la vie à New York.
Matt venait de racheter ce logement à ses parents. C’était sa maison
d’enfance et il ne voulait pas s’en séparer, c’est un sentimental. Pour
payer les charges, il l’a légèrement transformé pour y faire trois
chambres, un salon/cuisine et une salle de bain. Malgré la très longue
liste de potentiels colocataires, il nous a choisies toutes les deux. Je
pense que le diplôme de notaire de Cathy et notre longue amitié était
un gage, pour lui, d’être payé et de ne pas avoir deux furies qui se
crêpent le chignon chaque matin.
Nous travaillons tous à des horaires différents et ne faisons que nous
croiser, mais nous nous complétons bien. La colocation se passe
généralement agréablement. Matt est arrangeant, facile à vivre,
ordonné et c’est un véritable cordon bleu. Cathy a ce don de mettre de
la bonne humeur à toute heure du jour ou de la nuit et moi… je suis le
mouvement.
Dans le métro, je me prépare psychologiquement à ma journée de
travail. Les gens qui m’entourent tirent une tête de six pieds de long.
Je pensais vivre une vie palpitante à New York, je ne m’attendais pas à
ça. J’ai quitté le calme de ma petite ville du Vermont, pour entrer dans
ce tourbillon éreintant de la course à la performance.
J’arrive au pied du building dans lequel je travaille. En plein dans le
Midtown East, le quartier d’affaires de Manhattan. Il y a des gratte-
ciels à perte de vue, tout de verre et d’acier. Tout ici est source de bruit,
de lumière ou d’odeur, à croire que les New Yorkais sont terrorisés par
le calme. Je me laisse porter par le flux de la foule de travailleurs en
costumes sombres, ne sortant du rang que pour entrer dans le hall de
l’immense immeuble, avec une poignée d’autres passants.
Je passe mon badge pour déverrouiller l’ouverture du petit portillon
sous l’œil mauvais du vigile qui nous observe tous comme si nous
étions des terroristes en puissance.
Autour de moi, je reconnais chacun des visages que je croise le
matin, le midi ou le soir, pourtant, je ne connais le nom d’aucun
d’entre eux. À Royalton, tout le monde se connaissait. Je trouvais ça
horrible, à l’époque, car tout le monde était au courant de tout, mais
ici, nous vivons dans une étrange proximité anonyme, chacun vivant
dans sa bulle sans se soucier des autres. Je suis persuadée que si je
m’écroulais à même le sol dans cet ascenseur, les autres occupants me
marcheraient dessus, sans me venir en aide, pour ne pas nuire à la
productivité de leur journée.
Douzième étage. J’arrive enfin au bureau de Talshay Publishing.
Sous ce nom rutilant, un grand open space. Huit rangées de six
bureaux, plus le mien. J’ai été ajoutée en bout de ligne,
précipitamment, ce qui fait que mon siège est en plein dans le passage
et que chacun peut voir ce que je fais. C’est clair, cet endroit n’a pas été
aménagé par un architecte d’intérieur feng shui.
Tout au fond, deux bureaux vitrés, dont celui de la dragonne, et la
salle de réunion. Juste à côté se trouvent les toilettes qu’ils utilisent le
moins possible, comme si le fait d’aller faire pipi était un manquement
professionnel. On y va que quand vraiment on ne peut plus tenir. On
ne quitte notre poste de travail qu’à la demande de la dragonne ou
pour manger vite fait le midi.
Mes baskets couinent sur le sol en simili parquet, authentique
plastique. Mes chers collègues me lancent des regards réprobateurs.
On se croirait dans une bibliothèque. Le silence est de mise et seul le
bruit des claviers et des sonneries de téléphone est acceptable. Nous
ne communiquons entre nous que par mail ou en chuchotant.
Aujourd’hui, l’ambiance est encore plus lourde et extrêmement
tendue. Pas de doute, c’est un jour « Anderson ». Un parfum
d’excitation flotte dans l’open space, ainsi qu’une vieille odeur de
transpiration provenant de Harry, le comptable aux cheveux gras.
Je m’installe à mon bureau, rangeant mes affaires dans mon tiroir. Il
fait déjà une chaleur étouffante. Le soleil crée un effet de serre et
malheureusement, je suis loin des deux petits climatiseurs censés nous
rafraichir.
— Emmy, tu es prête pour la réunion avec l’équipe marketing, qui a
lieu dans trente minutes ?
Dès le premier jour, Leslie m’a prise sous son aile. Âgée d’une petite
quarantaine d’années, elle a vendu son âme à cette maison d’édition,
au grand désarroi de son mari et de ses deux enfants. Elle m’a aidée à
ne pas me faire dévorer par le reste de l’équipe, ce dont je lui suis
particulièrement reconnaissante. Elle est totalement accro aux livres
édités par cette entreprise. C’est une grande fan de thrillers. Elle qui a
l’air si douce et joviale, je ne comprends pas comment elle peut aimer
lire des horreurs pareilles.
— Oui, je suis prête.
De toute façon, vu ce que veut dire « community manager » dans
cette entreprise, je ne peux qu’être prête. Mon poste est bien différent
de ce que mon école de communication m’avait vendu. Je me voyais
gérer l’image de la société sur les réseaux sociaux, étant source de
propositions et insufflant des idées novatrices, mais la réalité m’a bien
vite rattrapée. J’ai signé ici pour mon stage, puis on m’a proposé une
place, c’est comme ça que je me suis retrouvée à ce même bureau
depuis plus d’un an, regardée d’un mauvais œil par mes collègues, qui
voient en moi la petite jeune payée à se balader sur le web, poster des
messages et des blagues rigolotes sur Internet.
— Tu crois que ça va être pour aujourd’hui ? J’ai tellement hâte !
Je ne comprends absolument pas l’enthousiasme de l’équipe pour
les romans de l’écrivain star de cette boite : William Anderson. Un
vieux qui doit avoir au moins soixante ans, qui écrit des trucs sinistres
et flippants. C’est vrai que cette maison d’édition est spécialisée dans
les thrillers, et que cet auteur représente les meilleures ventes dans le
style, mais moi je ne m’y fais pas. Je suis obligée de lire tous ses livres,
car je suis chargée de répondre à ses fans sur les réseaux sociaux, en
me faisant passer pour lui. Même mes répliques ont été savamment
préparées par l’équipe marketing. Je dois piocher parmi un catalogue
de trois-cents réactions types pour ses fans. Tout est classé par
catégories : questions, remerciements, demandes en mariage…
Il semblerait que quand on est un auteur connu, on n’ait plus à
s’abaisser à répondre au petit peuple que représente son lectorat. Je
trouve ça pathétique. Ces pauvres gens envoient des messages
passionnés et lui n’en prend jamais connaissance. Il n’en lit aucun et il
s’en fout comme de l’an quarante. Non, en fait, je crois qu’il s’intéresse
plus à l’an quarante qu’à ses lecteurs.
Personne n’a le droit de chercher à le contacter, tout passe
uniquement par la directrice de la maison d’édition : Sandra Lewis.
Elle doit être l’unique personne à être digne de lui parler. D’ailleurs,
ici, personne ne l’a jamais rencontré.
Il écrit généralement deux livres par an. Nous sommes toujours en
attente du tout dernier. Il a près de deux mois de retard, mais pour
monsieur Anderson, nous nous plions à ses petits caprices. Un autre
auteur se serait fait virer, mais pas lui.
J’ai à peine eu le temps de faire le point sur les derniers mails reçus
que Leslie me fait signe.
— Allez Emmy, c’est l’heure !

Elle a le sourire jusqu’aux oreilles. La « Team Anderson » convoquée


dans l’aquarium. Tous attendent de savoir si nous allons avoir
l’immense honneur de prendre connaissance de son nouveau roman.
Personnellement, je préfèrerais qu’il attende encore un peu, je n’ai pas
fini de lire la dernière romance que je me suis achetée et je ne suis pas
pressée de me pourrir les idées avec ses histoires lugubres.
Nous rejoignons Sandra dans la salle de réunion, chacun se
précipitant sur les chaises les plus près d’elle, afin de lui lécher les
bottes.
Comme à mon habitude, je me mets le plus loin possible, près de
Leslie, carnet en main, prête à prendre des notes ou gribouiller en
faisant semblant d’écouter.
Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais je crois qu’elle n’a jamais pu
me sentir, à se demander pourquoi elle m’a offert ce contrat. Elle me
lance son regard sévère alors que je n’ai encore rien dit ou fait.
Ce boulot est une opportunité en or pour moi. Certes, je suis traitée
comme de la merde, mais tout ce que touche Sandra se transforme en
or. Avoir survécu quelques années dans cette boite est un véritable
atout sur mon CV et malgré l’ambiance épouvantable qui règne ici, j’en
apprends énormément sur les métiers de l’édition.
Ses lèvres fines sont pincées. Elle nous observe comme si nous
étions une sorte de ménagerie idiote et s’adresse à nous par des
phrases courtes et sèches. Elle doit avoir un forfait limité de formules
gentilles dans le mois, qu’elle conserve pour les auteurs et ses clients.
Ses cheveux fins et noirs sont attachés en une queue de cheval de
laquelle, aucune mèche ne dépasse. Je ne saurais même pas lui donner
un âge. Trente-cinq ? Quarante ? Quarante-cinq ? Difficile à dire. Elle
se tient toujours bien droite et nous regarde de haut comme si nous lui
étions inférieurs en tout.
— Emmy, va nous chercher des cafés !
— Quoi ?
Plongée dans mes idées, je n’ai pas fait attention que l’œil de
[4]
Sauron s’était posé sur moi.
— Café !
— Ah… euh… oui… neuf c’est ça ?
— Bravo. Maintenant que tu nous as montré l’étendue
époustouflante de ton talent à pouvoir compter jusqu’à neuf, tu vas les
chercher ?
Comme d’habitude, elle m’agace, et je fulmine. La rage monte en
moi, mais j’ai trop à perdre si je me rebiffe. D’ailleurs je n’ai aucun mot
qui me vient à l’esprit pour répondre. Cette fameuse phrase cassante
que certains crachent immédiatement ne me viendra certainement que
cette nuit. Alors, je fais comme d’habitude : je serre les dents, baisse
les yeux et me lève pour aller chercher les tasses du précieux breuvage.
Les trois dindes de l’équipe marketing se marrent. J’ai envie de les
tuer à coup de talon aiguille. Enfin, pas les miens, je n’en porte pas,
mais les leurs. Elles s’habillent tout le temps en tailleurs sombres hors
de prix, avec des chaussures qui coutent un mois de mon salaire. Je
détonne un peu dans le lot. Je ne m’habille qu’avec des tenues que
j’aime : petits hauts colorés, jean, baskets et un amour inconditionnel
pour les paillettes.
Le temps de faire couler les cafés, lorsque je reviens, la réunion est
déjà bien avancée. Les garces ne m’ont pas attendue. Je n’ai donc pas
entendu les premiers éléments. Quelques regards méprisants me
rappellent la place qu’elles m’accordent ici, situé entre la valeur sociale
du cloporte et de l’assistant stagiaire.
Sandra continue son exposé, sans m’accorder la moindre
importance. Heureusement, je pourrai compter sur Leslie pour me
rapporter ce que j’aurais pu louper d’intéressant.
La bonne nouvelle, c’est que vu l’air contrit qu’ils affichent, je suis
persuadée qu’Anderson n’a toujours rien envoyé. Voilà enfin une
nouvelle qui illumine ma journée.
— Nous devons donc continuer à communiquer largement pour
booster les ventes du dernier livre de William Anderson, qui est sorti
voilà huit mois. Quelqu’un a une idée ?
L’équipe marketing va encore monopoliser l’attention avec leurs
idées à la con. Je me demande d’ailleurs pourquoi nous sommes tous
rassemblés là, vu que ce sont toujours les trois mêmes qui parlent. La
pauvre Leslie s’occupe de la mise en page des romans, il y a aussi la
graphiste, la correctrice, la secrétaire de direction, et moi.
Des idées, j’en ai à la pelle, mais elles ne passent jamais et m’attirent
les foudres des trois harpies de la communication. J’ai donc pris mon
parti de fermer religieusement ma bouche, en attendant qu’elles
présentent leurs idées d’un autre siècle.
— Nous pourrions changer la couverture ?
— Le livre n’a que huit mois, c’est trop tôt !
— Et si on faisait un jeu concours pour le gagner ?
— On en a déjà fait un le mois dernier.

— Une interview ?
— Et pour dire quoi ? Que nous n’avons pas la moindre trace d’un
manuscrit en main ? C’est drôlement malin ! Personne n’est capable de
me pondre une idée valable dans ce groupe ? Emmy ! Au lieu de
dessiner des arcs-en-ciel sur votre carnet, vous n’avez pas une idée
lumineuse ? Si vous n’êtes pas plus utile que ça lors de nos réunions, je
pourrais tout aussi bien poser une plante verte sur votre siège, elle
aurait au moins le mérite de décorer joliment l’endroit !
Les larmes me montent aux yeux. Comment puis-je me laisser
blesser aussi facilement par cette femme ? Merde. Je dois les ravaler le
plus vite possible. Ici, être faible c’est être morte. J’ai toujours rêvé de
travailler dans une maison d’édition, je ne peux pas laisser échapper
mon rêve.
Les mains tremblantes et la voix aigüe, je tente d’exposer une idée.
— Nous pourrions organiser un nouveau shooting photo pour
préparer quelques tranches de vie. Les lecteurs en sont friands. Des
clichés dans son bureau par exemple. On pourrait peut-être montrer
qu’il est en plein processus de création et que le prochain roman est
tellement incroyable qu’il met plus de temps à l’écrire.
Le dos vouté, je me prépare à entendre les moqueries de toute
l’équipe, mais rien ne vient.
Sandra me regarde, les yeux ronds. Ce qui pourrait s’apparenter à
un sourire ou à un rictus de douleur lié à une crampe d’estomac se
dessine très légèrement sur ses lèvres.
— Ça me plait ! C’est parti. Vous contactez Robert Walter, réservez le
[5]
studio et on fait le shooting ASAP !
Aussitôt sa phrase terminée, nous déguerpissons telle une envolée
de moineaux et courrons vers nos tâches respectives. Pour la première
fois, le dragon a accepté une de mes idées. J’en suis complètement
stupéfaite. L’œil mauvais de mes collègues m’inquiète un peu. Je sens
qu’elles vont me le faire payer au centuple…
De mails, en publications sur les réseaux et en surveillance de l’e-
réputation de la société et de ses auteurs, la journée passe à une vitesse
folle. J’ai à peine le temps d’avaler un sandwich le midi. Comme à mon
habitude, je vais au Starbucks du coin pour m’acheter le café qui me
servira de dessert et profiter de leurs toilettes. Oui, c’est idiot, je sais,
mais c’est mon quotidien dans ce monde de cinglés.
Les lecteurs semblent aussi attendre le nouveau livre avec la plus
grande impatience et les messages pour Anderson n’arrêtent pas de
tomber. Entre ça et les appels à textes, les messages destinés aux
auteurs ou à Sandra, j’ai l’impression d’être une cyber hôtesse
d’accueil, transférant les messages à chacun.
Je remarque qu’il commence à y avoir un petit buzz sur notre petit
nouveau. Le numéro deux vient de lancer son troisième roman chez
nous et vu le nombre de partages, je crois qu’il est important d’en
informer Sandra. Je ne me risquerai pas à aller la voir en personne
pour lui annoncer la nouvelle. Je me contente de lui envoyer un mail
pour la tenir informée. Commençant à la connaitre, je lui apporte des
faits et vais droit au but. Je lui donne les chiffres, les liens et lui crée
même un petit histogramme du nombre de visites sur le compte
Instagram de ce nouvel auteur.
Évidemment, elle ne me répondra jamais et enverra un mail groupé
à l’équipe « Whiteheart » en s’appropriant le travail de recherche et
d’analyse que j’ai fait pour elle. Je me retiens de toute mes forces de
me lever de ma chaise pour aller lui dire ma façon de penser. Leslie
sent que quelque chose ne va pas et me fait un petit sourire qui me
laisse entendre qu’il faut que je laisse couler. J’inspire et expire
profondément une dizaine de fois, jusqu’à retrouver mon calme
intérieur.
Lorsque la journée se termine, je reçois un mail m’informant que
dès demain 10 h, nous commencerons le shooting photo avec Robert
et que nous ferons des prises de vue toute la journée au studio.
Je réalise soudain que demain je passerai presque toute la journée
au studio photo, loin du dragon et que le soir même je serai en
vacances. Dès samedi, je prends la route avec Cathy, direction le
Vermont, pour fêter mes vingt-cinq ans comme il se doit. Avec toute
ma famille et mes amis qui ont préparé une fête spécialement pour
moi. Byebye New York, bonjour Royalton ! Je n’ai pas eu une seule
journée de repos en dix-huit mois et je compte bien profiter de ma
semaine de vacances.
Chaque bureau devant rester parfaitement en ordre, je range mes
affaires, attrape mon sac et quitte le bureau rapidement, nez au sol et
tentant de me faire la plus invisible possible. Il est 20 h et pourtant,
certains semblent se préparer à dormir ici. Il ne faut pas être le
premier à quitter le bureau au risque d’être mal vu. Rester tard le soir
est un signe d’engagement professionnel et personne ne compte ses
heures.
La tombée de la nuit apporte un peu de fraicheur dans les rues
toujours bondées. Cette ville ne dort jamais, c’est ce qui m’attirait à
l’origine. Aujourd’hui, je trouve ça déprimant. Jours, nuits, semaines,
mois et saisons s’enchainent à une vitesse étourdissante ne laissant
que peu de répit pour reprendre son souffle.
Dans le métro, je constate que la population de travailleurs semble
être la même que celle de ce matin. Un grand wagon d’anonymes
quotidiens qui semblent à peine tenir debout alors qu’il n’est pas si
tard.
Quand j’arrive finalement à l’appartement, je peine à monter les
trois étages de l’immeuble. Je me traine.
Une bonne odeur de nourriture italienne flotte dans l’escalier.
Immédiatement, mon pas se fait plus léger et plus rapide. Pourvu que
ça vienne de mon appartement ! Plus je monte, plus je reconnais le
délicieux parfum des pâtes fraiches, de la sauce bolognaise qui a
mijoté avec amour et de la viande. Je salive d’avance lorsque j’ouvre la
porte et c’est l’arôme de toute l’Italie qui a envahi le logement.
Spaghettis à la bolognaise !
Matthew et Cathy ont déjà mis la table et m’attendaient pour
manger.
— Je me suis dit que pour une journée Anderson, c’était une bonne
idée de te préparer ton plat préféré…
Les petites attentions de mes colocataires me feraient monter les
larmes aux yeux. Ils ont même prévu un énorme sachet de parmesan
râpé rien que pour moi.
— Je t’ai cuisiné ta sauce préférée, ma belle. Fais-toi plaisir.
Je jette mes affaires sur le canapé et m’installe avec gourmandise
devant mon assiette.
Parfois, je m’inquiète d’avoir un tel colocataire. Le jour où il
trouvera quelqu’un, notre colocation s’arrêtera. Nous devrons trouver
un nouvel endroit pour vivre et retrouver un colocataire comme lui
sera bien difficile.
Ses grands yeux bleus me scrutent attendant mon verdict sur sa
recette du jour. Comme d’habitude, elles sont délicieuses et la tonne de
fromage que j’ai mis dessus fond délicatement.
— Matt ! Elles sont délicieuses !!!!
Je pousse un soupir de plaisir. Rien que cet instant me donne une
bonne raison de tenir ce rythme de folie New-Yorkaise.
— Tu vois, je te l’avais dit qu’il fallait lui faire des spaghettis.
Maintenant elle est bien.
La soirée continue en douceur. Chacun racontant ses aventures du
jour ou de la nuit pour Matt. Il est maïeuticien, et fait naitre des bébés
chaque nuit, accompagnant les parents dans l’arrivée du nouveau
membre de leur famille. Je me doute que ses grands yeux bleus
doivent rassurer les mamans chaque nuit. J’ai l’impression qu’il vit
chaque naissance comme s’il s’agissait de la mise au monde de son
propre bébé. Je n’ai jamais vu un homme qui aime autant les enfants
que lui.
Lorsqu’il me raconte la dernière naissance de la nuit, il me
dégouterait presque de mon assiette pleine de sauce pourpre.
Presque… mais on ne rigole pas avec les spaghettis !
Cathy est tout son inverse. Pour elle, c’est tout décidé. Elle ne veut
pas d’enfant. Sa carrière prime avant tout. Elle ne se voit pas élever un
bébé, d’ailleurs, elle n’aime pas les « gosses ». Pour elle, c’est bruyant,
ça coute cher et tu n’as aucune garantie de retour sur investissement.
— Aujourd’hui, j’ai accueilli une famille pour un décès. Les
descendants se sont limite étripés dans mon bureau pour savoir qui
récupèrerait les affaires du vieux. Vous imaginez, ils ne sont jamais
venus le voir dans sa maison de retraite, et là, ils se battaient pour
savoir qui aurait l’écran plat. Ils ont pourtant hérité d’une belle somme
chacun, mais non, il leur en faut toujours plus.
— Mais toutes les familles ne sont pas comme ça… Regarde, j’ai pu
racheter cet appartement, et j’ai même donné une part à ma sœur, tout
s’est bien passé…
— Oui, mais sache que ça n’est pas le cas pour tout le monde.
Quand je pense à mes collègues de bureau, je crois qu’ils seraient
prêts à tout pour récupérer mon dévidoir de ruban adhésif.
Malheureusement, il me semble que Cathy a raison, il y a peu de belles
personnes dans cette ville. Heureusement que mes amis sont là pour
contrebalancer un peu l’égoïsme général de cette ville qui vous avale,
vous digère et vous recrache quand vous n’êtes plus bon à rien.
Demain s’annonce être encore une journée éprouvante,
heureusement que je vais pouvoir revoir l’une des belles personnes qui
illumine mon quotidien de travail.
Chapitre 2 : La team Anderson

Emmy

Dès mon arrivée, je peux percevoir la tension qui émane du bureau.


Toute la team Anderson court dans tous les sens. Je remarque même
que certaines brassent volontairement de l’air pour faire croire qu’elles
sont débordées.
— Coucou Leslie.
— Bonjour Emmy, c’est la folie. Sandra est sur les dents !
Telle une lionne en cage, elle tourne en rond dans son bureau,
l’oreille collée à son téléphone et hurlant sur son interlocuteur. Nous
savons tous que quand elle aura fini de téléphoner, nous allons tous lui
servir de défouloir. Elle ne supporte absolument pas les tire au flanc,
les mous du genou et les traine-savates. C’est pourquoi, tout le monde
essaie d’avoir l’air occupé et court dans tous les sens.

Pourtant, à son attitude, je vois qu’il y a quelque chose de différent.


Habituellement elle a cette attitude de dictatrice sure d’elle, mais là…
Je ne saurais pas dire d’où ça vient, elle parait sur le point de se briser.
— Bonjour Emmy !
L’homme qui est près de moi me fait sursauter.
Sapristi !
Le visage souriant de Robert Walter illumine déjà ma journée.
— Bonjour Robert ! Tu vas bien ?
— Comme toujours ma petite Emmy, comme toujours !
Cet homme est un rayon de soleil à lui tout seul. Je suis certaine
qu’on peut le lâcher dans n’importe quelle soirée mondaine new-
yorkaise et il s’attire des tas d’amis en quelques minutes. Il est le sosie
officieux de William Anderson et le remplace pour tous les shootings
photo, les interviews, et même les salons. Si seulement les gens
savaient que leurs fameux livres étaient dédicacés par le sosie de leur
auteur préféré, ça les amuserait surement moins. D’autant que Robert
n’a jamais écrit un seul roman de toute sa vie. C’est un ancien acteur
de Broadway. Il apprend les textes du service communication à une
vitesse incroyable et a un don fabuleux pour l’improvisation. Personne
ne peut se douter que ce n’est pas lui l’auteur.
Malgré ses soixante ans, il dégage beaucoup de charisme. Il a ce côté
souriant et solaire qui manque très certainement au véritable auteur.
On ne peut pas écrire des choses aussi laides et avoir autant de
gentillesse dans le cœur.
Aussi discrètement que possible, Robert me passe un petit coffret de
dégustation de macarons, mon péché mignon. Il me fait signe de ne
rien dire aux autres et m’offre un clin d’œil amical. Je crois que j’ai
l’âge de l’une de ses petites filles et qu’il la gâte un peu à travers moi.
De mon côté, j’avoue savourer chacune de nos rencontres car son
attitude de papi gâteau me rappelle ma famille qui me manque tant.
Lorsqu’il sourit, on ne peut ignorer qu’il a les dents du bonheur, mais
ça lui va bien.
— Prête pour cette journée ?
— Oui ! Surtout que je suis en vacances à partir de ce soir. Je rentre
à la maison pour une semaine. C’est bientôt mon anniversaire et ma
famille a prévu une fête pour mes vingt-cinq ans.
Son regard s’assombrit d’un seul coup et il semble sincèrement
peiné.
— Mince Emmy, si j’avais su, je t’aurais apporté un petit cadeau…
Sa réaction est touchante. Ses grands yeux bleus me laissent voir
qu’il est sincèrement déçu de ne pas avoir prévu le coup avant.

— Eh bien, nous n’aurons qu’à aller boire un verre ensemble après la


séance photo.
Le sourire que je lui connais si bien réchauffe mon cœur.
— La Team Anderson ! Départ maintenant ! On va au studio photo.
Tel de bons petits soldats, nous quittons l’open-space. Sandra est
toujours dans son bureau, enfermée, à se ronger les sangs. Il est
difficile de dire si c’est l’excitation des prises de vues ou bien le
bonheur de mettre de la distance entre nous et le dragon, mais chacun
part à une vitesse folle sans demander son reste.
Deux énormes monospaces nous attendent à la sortie du bâtiment et
des paparazzis mitraillent Robert. Je me doute que c’est encore un
coup des harpies qui ont vu là une belle occasion de faire parler de
notre auteur.
Très professionnel, Robert se prête au jeu des journalistes, posant
devant la porte du building et répondant, de façon très évasive, mais
toujours très gentiment à leurs questions.
Puis il s’engouffre dans le premier véhicule. Au moment où je
m’apprête à le rejoindre, l’une des harpies m’arrête dans mon élan.
— J’ai oublié le contrat signé du photographe, il faut que tu
remontes le chercher.
— Mais pourquoi moi ?
— Parce que tout le monde est installé, et que toi, tu es encore
debout. On devrait s’en sortir sans ton aide tu sais !
Dans la voiture, Robert, les trois harpies et la graphiste sont déjà
installés. Nous aurions pu tous tenir dans un seul véhicule et je
comprends bien vite qu’elles ont prémédité leur coup.
— Mais… Mais…
Mince, je n’ai jamais les mots qui me viennent !

Elle me claque sa porte au nez et le véhicule s’insère dans les


méandres de la circulation.
Je me retrouve comme une poire, seule sur le trottoir. Face à moi, le
deuxième véhicule m’attend. Quelle poisse !
Il faut que je reprenne tout le chemin inverse. Je sais déjà que pour
me venger, je mangerai seule, dans mon Uber, mes quatre petits
macarons et ça me redonne du baume au cœur.
Dès que j’arrive à l’étage, tout parait plus calme. Le bureau est
redevenu silencieux et le personnel semble à peine respirer, les yeux
fixés sur le bureau de Sandra.
Sa porte est entrouverte et nous entendons toute la conversation.
— Non William ! Je t’ai prévenu, plus de retard… Je m’en fous ! On a
un contrat et tu vas devoir t’y tenir… Quoi ?... Bah je t’envoie
quelqu’un pour régler le problème ! Je veux ton manuscrit dans moins
d’un mois.
Nous nous regardons tous, les yeux écarquillés. On peut entendre les
deux climatisations ronronner doucement.

Je m’approche doucement du bureau de l’équipe marketing,


cherchant le dossier qui n’existe peut-être même pas. Je tente de ne
faire qu’un avec le mobilier qui m’entoure. Je deviens une experte en
camouflage et me fonds dans le décor comme jamais ça ne m’était
arrivé avant, me découvrant des compétences inexploitées de ninja.
— Emmy ! Dans mon bureau !
Et merde !
Je suis en retard pour les photos de Robert, je n’ai pas le contrat du
photographe et je vais me faire bouffer toute crue par une dragonne
furieuse. Aucun doute, je suis dans la mouise jusqu’au cou.
Leslie me lance un regard désolé. Je sais qu’elle ne peut pas non plus
me venir en aide. Je suis seule dans la galère. Les jambes tremblantes
je m’approche de l’antre du dragon. Mon cœur bat à toute vitesse, j’ai
les mains moites et je crois que je vais vomir les spaghettis d’hier soir.
— Assise !
Aucune remarque ne me vient en tête pour lui faire remarquer que
je ne suis pas un chien.

— Tu vois avec Mary pour organiser ton départ.


— Quoi vous me licenciez ? Mais… mais…
Elle souffle, exaspérée par ma lenteur d’esprit.
— Non, tu n’es pas virée ! Tu pars rejoindre William Anderson. Tu
vas taper son manuscrit.
— Mais, Sandra, ce soir je suis en vacances, pour une semaine. Je
vais rejoindre ma famille dans le Vermont pour fêter mon
anniversaire…
Me lançant un regard qui serait capable de faire reculer le
réchauffement climatique, elle s’installe à son bureau avec une lenteur
effrayante.
— Tes vacances sont annulées. Tu avais déjà fait tes valises de toute
façon, ça sera donc parfait pour aller à Skye. Dis-toi que c’est ton
cadeau d’anniversaire offert par la boite. Un beau voyage !
Tellement soufflée par cette annonce, je reste figée comme une
dinde, bouche grande ouverte et bras ballants.
— Je dois y aller combien de temps ?
— Environ un mois.
Ma tête tourne, rien qu’à l’idée de me retrouver à travailler chez ce
connard d’auteur, très certainement tueur en série dans son bled
paumé.

— Pourquoi pas quelqu’un d’autre de plus qualifié ? Je suis


community manager, ma spécialité n’est pas la saisie…
Rien que ma présence semble l’agacer au plus haut point.
— Je t’envoie TOI parce que toutes les autres sont utiles ! Toi, je
peux te remplacer par le premier stagiaire que je tirerai au sort dans la
pile de dossiers que tu vois là.
Les larmes au bord des yeux, je tente de calmer mes émotions sur le
point d’exploser. Comment peut-on être une connasse pareille ? Je ne
lui ai rien fait ! Mais évidemment, je ne trouve rien à redire.
— Et Skye, c’est une ville près de New-York ?
Soudainement prise d’une hilarité incontrôlable face à ma
méconnaissance de cette ville. Je crois que je ne l’ai d’ailleurs jamais
vue rire avant ce jour.
— Mais ma petite, Skye, ça n’est pas une ville, mais c’est une ile et ça
n’est pas aux États-Unis ! C’est en Écosse !
Autour de moi, j’ai l’impression que le monde cesse de tourner.

— Vois avec Mary pour les formalités de ton trajet, je ne suis pas une
agence de voyage non plus ! Et n’oublie pas de prendre l’un des
ordinateurs portables du bureau.
Sous le choc, je me retrouve à sortir du bureau de Sandra, je me
demande même si ça n’est pas elle qui vient de me sortir en me
poussant hors de son antre sacré.
Devant moi, Mary, sa secrétaire de direction m’invite à la suivre avec
un air contrit.
— Je suis désolée Emmy…
Elle tire une chaise pour que je m’assoie à ses côtés.

— Je vais avoir besoin de ton passeport pour réserver l’avion.


Comme tu y vas pour moins de quatre-vingt-dix jours, tu n’auras pas
besoin de visa. Rassure-moi, tu as bien un passeport ?
Complètement choquée par ce que je viens de vivre, je n’arrive
même plus à reprendre pied.
— Emmy ? Tu as un passeport ? Au pire, je crois que je peux réussir
à t’en faire faire un en vingt-quatre heures en glissant un gros billet à
une connaissance…
Une main se pose sur mon épaule. Je crois reconnaitre Leslie.
— ça va aller ma puce… Tu as de la chance, tu vas le voir en vrai…
Mary sursaute réalisant soudain qu’elle a des papiers à me faire
signer.
— Mince ! Le contrat de confidentialité ! C’est sûr, elle va vouloir que
tu le signes… Mince, j’en ai un exemplaire vierge quelque part… Ah le
voilà !
Elle glisse devant moi le document, que je signe machinalement.

— Leslie, tu sais si elle a un passeport ?


— Oui, elle en a un, nous avions comparé nos photos d’identité.
Emmy, tu m’autorises à aller chercher ton passeport dans ton sac pour
Mary ?
Je secoue mollement la tête. J’ai l’impression d’assister à un film,
très mauvais de surcroit.
— Ça va aller Emmy, c’est juste quelques semaines… Et ça sera peut-
être comme passer des vacances avec Robert Walter…
Même elle n’y croit pas une seconde.
— Je t’ai trouvé un vol. Neuf heures de voyage avec une escale. Tu
pars ce soir à 21 h de l’Aéroport international de Newark-Liberty, un
taxi viendra te chercher chez toi. Ne prends pas une trop grosse valise
tu es limitée en poids, ça te fera arriver vers 9 h du matin à Dublin,
heure locale évidemment, tu auras une heure pour te dégourdir les
jambes, et tu reprends un vol vers Glasgow et tu devrais arriver vers
11 h du matin.
Elle débite les choses si rapidement que je ne capte rien de cette
discussion. Elle me note tout sur un bout de papier.

— Je crois que tu vas pouvoir rentrer chez toi maintenant…


Décidément, mon cerveau pédale dans la choucroute. Je ne
comprends même pas pourquoi elle veut que je rentre chez moi.
— Tu dois faire tes bagages Emmy… Tu as un vol, ce soir à 21 h… Tu
n’as pas l’air dans ton assiette, attends, je t’appelle un taxi pour rentrer
c’est plus sûr.
Comme si j’étais en mode pilote automatique, j’ai pris mes affaires,
je suis montée dans le taxi qui m’attendait et je suis rentrée à
l’appartement. À peine ai-je le temps de déposer mon sac que Matthew
m’accueille.
— Emmy ? Comment ça se fait que tu rentres maintenant ? T’as une
sale tête !
Me serrant dans ses bras, mes émotions lâchent d’un seul coup. Je
fonds en larmes, morvant allègrement sur son teeshirt. Des phrases
incompréhensibles sortent de ma bouche et pourtant, il me répond de
petits « oh là là », « c’est pas gentil », « ma pauvre Emmy »…. Je ne
suis pas certaine qu’il ait capté tout ce que je lui ai dit, tout ce que je
sais, c’est que je me retrouve assise auprès de lui dans le canapé, une
tasse fumante dans les mains, tout en dévorant les macarons de
Robert.
Je n’ai même pas son numéro de téléphone pour le prévenir que je
dois partir chez son sosie, enfin le vrai lui, ou plutôt le faux lui… C’est
trop compliqué dans ma tête à cet instant.

**
William
C’est pas possible que Sandra me fasse un coup pareil ! Je suis
absolument hors de moi. Je suis venu ici pour qu’on me foute la paix,
c’est si difficile à comprendre ?
J’avale une grande gorgée de café noir, le huitième de la journée,
pour passer mes nerfs. C’est amer, et brulant, mais ça n’est pas grave,
ça a au moins le don de me ramener sur terre.
Qu’elle m’envoie une New-Yorkaise en colis express me rend dingue.
On a toujours été d’accord sur le fait que je n’aurai jamais à me
montrer ni à parler à des gens, et elle m’envoie une de ses putains
d’assistantes !
Je vais planquer la crème pour qu’elle se fasse bouffer par les
midges. Je ne vais surement pas lui montrer Skye sous son meilleur
jour. Elle va en chier.
Sandra m’a vraiment fait une vacherie sur ce coup-là…

— Maggy ! T’es là ?
Immédiatement elle entre dans la pièce. Sa jolie chevelure d’un
blanc immaculé, coiffée d’un chignon duquel s’échappent quelques
mèches ondulées, tranchant avec sa vieille tenue de tous les jours. Une
blouse bleue au motif floral, des bas de contention et des crocs à
moumoute roses. Depuis le temps que je la connais, je sais qu’elle met
en priorité le pratique sur l’esthétique.
— Oui, tu as besoin de quelque chose ?
— Il y a une New-Yorkaise à aller chercher à l’aéroport, demain à
11 h. Tu peux t’en occuper ? Elle arrive à Glasgow…
Je lui sors mes yeux de merlan frit auxquels elle n’arrive que
rarement à résister.
— Je ne peux pas y aller… J’écris… Je dois rendre mon manuscrit…
Son regard inquisiteur me fixe. Elle cale ses poings serrés sur ses
hanches. Merde, je suis grillé.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?

— C’est mon éditrice qui l’envoie. Je n’ai pas le choix. Elle va rester
ici pendant quelques temps.
— Et elle vient de New York ? Elle ne pourra jamais coucher ici. Elle
va être perdue. Il faudrait la loger dans une belle maison…
C’est vrai qu’ici c’est le trou du cul du monde. Elle ne va jamais
s’habituer au silence et au vent quasi permanent qui souffle sur la
maison.
— Ne t’en fais pas Maggy, on va l’installer dans la petite chambre
d’amis qui est à côté de la salle de bain.
Comme ça je vais pouvoir l’emmerder la nuit en tirant la chasse
d’eau pour la réveiller. Mes insomnies vont pouvoir me servir à
quelque chose pour une fois !
— C’est la plus petite chambre, on pourrait la mettre dans la bleue,
celle qui a une vue sur le mont Trotternish ? Elle est plus confortable.
— Non, la petite est mieux, elle aura une jolie vue face à la mer…
Le vent souffle constamment sur cette façade et les vitres en
tremblent parfois dans un vrombissement assourdissant. Elle ne va
pas tenir une semaine l’américaine ! C’est d’ailleurs la seule chambre
qui est de ce côté de la maison, ça n’est pas pour rien. Et pour ne rien
gâcher, c’est aussi la plus éloignée de la mienne.
Maggy abdique.
— D’accord. Par contre, ça n’est pas moi qui vais la chercher. J’ai le
repas à faire pour déjeuner. Il faudra se débrouiller autrement.
— On va trouver une solution… Ah et pour son arrivée, je crois que
ça serait bien de lui cuisiner un plat local.
Rien que le fait de faire appel à ses talents de cuisinière, son regard
s’illumine.

[6]
— Tu pourrais lui préparer ton merveilleux haggis !
Manifestement, elle se doute que je prépare un mauvais coup. Elle
ne me quitte pas des yeux pour tenter de comprendre où est le piège.
— Personne ne résiste à ton plat, Maggy. Avec tes purées de pommes
de terre et de rutabagas, c’est sûr, elle va adorer. Ça va la changer des
hamburgers américains !
— Oui tu as raison ! Quoi de mieux pour découvrir l’Écosse que de
manger un bon repas traditionnel, fait maison ?
Mon plan se déroule à merveille. Plus qu’à attendre mon invitée…
Chapitre 3 : Le périple

Emmy

Une fois passé le choc de tous ces évènements, j’ai installé ma valise
sur le lit me demandant ce que je devais mettre à l’intérieur. L’Écosse,
c’est au Royaume-Uni… Donc déjà, il n’y aura pas la barrière de la
langue, c’est un bon point.
Je jette un coup d’œil au dossier que m’a préparé Mary. Je n’ai
même pas l’adresse exacte de l’endroit où je dois me rendre, si ce n’est
le nom de l’ile. Si William Anderson est un tueur en série, il pourra me
torturer un mois sans que personne ne s’inquiète de ma disparition.
Il faudra que je dise à Cathy que si elle n’a pas de nouvelles de moi
dans les vingt-quatre heures suivant mon arrivée, qu’elle appelle la
police.
Un petit coup d’œil sur internet afin de savoir deux ou trois choses
sur ma destination. Je découvre des photos époustouflantes de
l’endroit. C’est une ile, mais reliée à la terre par un pont, composée de
montagnes, de falaises donnant sur la mer et divers lacs éparpillés un
peu partout. Je dois absolument prendre mon appareil photo, je vais
faire des clichés de folie.
Plus je regarde les images défiler, plus j’ai l’impression qu’aller là-
bas risque d’être finalement une bonne idée. J’ai même hâte d’y être
maintenant.
Il semble qu’il y fasse assez froid, environ quinze degrés en ce
moment, je prévois donc mes vêtements de randonnée que j’emporte
habituellement pour aller en balade avec mon père dans la forêt
nationale de Downer. J’emporte aussi mes chaussures de marche, si je
peux m’échapper pour visiter l’endroit, je ne gâcherai pas mon plaisir.
Après tout, Sandra m’a dit que je devais le prendre comme mon
cadeau d’anniversaire !
Repensant à ce que ma famille a préparé pour le weekend, je
téléphone immédiatement à ma mère pour qu’elle annule la fête.
— Coucou Maman, c’est Emmy.

— Bonjour ma chérie. Tu vas bien ? Tu as une petite voix.


Ma mère doit avoir un super pouvoir qui détecte en quelques mots si
je vais bien ou non.
— Oui je vais bien, mais il va falloir annuler la fête de mon
anniversaire. Mes vacances ont été disons… repoussées.
— Quoi ?! Non, mais ils n’ont pas le droit de te faire ça ! Tu ne vas
pas travailler sans aucunes vacances pendant des années. Tu n’auras
pas vingt-cinq ans une autre fois. Il faut que tu en profites….
— Je sais bien ma petite maman, mais je suis envoyée en mission en
Écosse pour un mois, sur une ile magnifique qui s’appelle Skye.
Me rappelant de mon contrat de confidentialité, je modifie quelque
peu la vérité. Voilà que la dragonne m’oblige à mentir à ma propre
famille maintenant…
— C’est pour aider un auteur à finir son manuscrit là-bas. C’est une
belle opportunité de montrer que l’on peut me donner des tâches plus
importantes que juste partager des publications sur les réseaux
sociaux.
Gonflée d’orgueil, ma mère semble soudain croire que je suis
devenue le bras droit de Sandra Lewis.
— Si on t’envoie pour une telle mission de confiance ma chérie, alors
fonce ! Nous sommes de tout cœur avec toi. Nous n’aurons qu’à fêter
ton anniversaire à ton retour. Je suis tellement fière de toi ma chérie…

Derrière j’entends mon père qui ronchonne. Ma mère lui explique en


quelques mots que mon anniversaire est annulé car je suis envoyée en
mission spéciale pour aider un auteur à finir son livre, le tout sur une
ile paradisiaque. Papa semble sincèrement aux anges.
On est assez loin de la vérité, mais savoir mes parents fiers de moi
me donne encore plus d’énergie.

— Promis, je vous appelle aussi souvent que possible. Je dois vous


laisser, il faut que je finisse mes bagages, mon avion n’est que dans
quelques heures.
Après plusieurs minutes de recommandations sur le port de crème
solaire, et autres conseils pleins de bienveillance, je finis par
raccrocher, le cœur rempli de l’amour et de la fierté qu’ont mes
parents pour moi.
Lorsque Cathy apparait dans mon dos, je me tortille sur Feeling
Good de Muse. Maintenant que le coup de la surprise est passé, j’ai
envie d’aller à Skye. Je vais faire ce que m’a dit Sandra, pousser ce
vieux chnoque à finir son bouquin, profiter de mon voyage et rentrer à
la maison.

— Matthew m’a dit que tu n’avais pas le moral, mais dis donc, tu as
le sourire et tu as la tête d’une femme prête à conquérir le monde.
— C’est vrai que tout à l’heure, j’étais encore sous le choc de ce qui
m’est tombé sur le coin du nez, mais maintenant, je suis motivée. Je
vais aller en Europe ! Voilà une bonne raison pour une Américaine
[7]
d’avoir le sourire. Je suis une descendante du Mayflower madame !
Je retourne sur la terre de mes ancêtres !
Cathy se marre.
— Je ne savais pas que tu étais membre de la « General Society of
Mayflower Descendants ».
— Je ne le suis pas, mais je suis sure que c’est parce qu’ils ont oublié
d’enregistrer ma famille ! Et puis, tout bon Américain qui se respecte
devrait clamer haut et fort qu’il est un descendant du Mayflower.
L’ambiance est maintenant plus légère. Il me reste moins d’une
heure pour boucler mes bagages avant que le taxi passe me prendre.
Heureusement que j’avais déjà préparé toute une partie de mes
affaires pour mes vacances, j’ai seulement dû revoir la composition de
ma valise, avec des vêtements plus chauds et confortables. De toute
façon, je vais chez un papi, donc même si je suis habillée comme un
sac, je m’en contrefous.
Je me demande si Tinder fonctionne aussi sur Skye. Qui sait, je
[8]
pourrais me trouver un plan cul d’un soir avec Jamie Fraser . J’ai
pris l’habitude d’utiliser cette application pour passer du bon temps.
Ici, nous sommes tous tellement overbookés que nous n’avons pas
vraiment d’occasions de faire des rencontres amoureuses. D’ailleurs, je
suis trop jeune pour chercher le grand amour, pour le moment je
préfère juste prendre du bon temps et profiter de la vie.
Cathy et Matthew me donnent chacun un paquet cadeau. Celui de
Matthew a une forme qui me laisse penser que c’est un livre,
probablement le broché de la dernière romance sur laquelle je
louchais. Le paquet de Cathy est plus long et lourd. Je n’arrive pas à
deviner ce que c’est, l’objet doit être bien calé dans son coffret, même
en le secouant, il ne fait aucun bruit.
— Tu ne devras pas ouvrir tes cadeaux avant dimanche. C’est pour
ton anniversaire ma poulette ! Si tu peux, on s’appellera.
Je glisse mes deux paquets enveloppés de papier brillant dans mon
sac à dos pour ordinateur portable, qui sera mon seul bagage à main
m’accompagnant en cabine. À l’intérieur j’ai tous mes documents de
voyage, mes papiers d’identité, ma carte bancaire, mes chargeurs et
mon roman en cours de lecture. Tout le reste se trouve dans ma valise.
Lorsque le taxi vient me chercher, j’ai l’impression de quitter Cathy
pour toujours, elle pleure comme une Madeleine, à croire que je ne
reviendrai plus. Matthew la serre dans ses bras pour la consoler et
c’est le cœur lourd que je monte dans le véhicule qui va me séparer
d’eux pour un mois. Quand le taxi m’emporte, je me retourne et les
vois tous les deux me faire de grands signes jusqu’à ce que je
disparaisse totalement de leur vue. Je sais que Matthew s’occupera
bien de Cathy. J’ai confiance. Elle est entre de bonnes mains.
De mon côté, pour la première fois, mon quotidien est bousculé et
maintenant que le choc est passé, je sens mon cœur battre la chamade.
Une excitation que j’avais oubliée me sort de cet abrutissement dans
lequel je vivais depuis de nombreux mois.
Mon chauffeur me dépose à l’aéroport JFK. J’ai deux heures
d’avance sur le départ de mon vol, j’ai donc le temps de faire mon
enregistrement des bagages tranquillement. L’ambiance est très
différente de Manhattan. Des touristes marchent tranquillement ne se
pressant pas et déambulant joyeusement dans l’aéroport. La femme de
l’accueil est aimable. Elle enregistre mon billet et prend ma valise tout
en s’émerveillant de ma destination finale. J’ai un petit moment de
stress quand elle la pèse, mais tout est en ordre. Elle me rend mon
précieux billet, ainsi que mon passeport, m’indiquant la porte
d’embarquement et comment y accéder.

Il me reste plus d’une heure et demie à tuer avant de monter à bord


de l’avion. Je décide donc de passer tout de suite le contrôle de
sécurité, ce qui me laissera un peu de temps pour avaler un sandwich
dans la partie « duty free » de l’aéroport.
Munie de mon billet, je fais la queue pour attendre mon tour dans
l’un des rangs des contrôles de sécurité. Je n’ai qu’un seul sac, ça
devrait aller vite.
L’agent de sécurité, pas franchement aimable, me pousse à me
dépêcher de mettre mon sac dans le bac qui est devant moi. Il me
demande d’en sortir les chargeurs, tout objet qui contient une batterie
et autres produits liquides qu’il pourrait contenir, et de les mettre dans
un deuxième bac. Je dois donc fouiller à l’intérieur de mon bagage
pour en sortir mon ordinateur, et tous mes fils de chargement. Il me
regarde et soupire me laissant comprendre que j’aurais pu préparer
tout ça avant.
Mes deux bacs partent sous les rayons X et lorsque je passe sous le
portique de sécurité, il bipe. Mince… J’ai gardé ma ceinture… On place
devant moi un nouveau bac et on me demande de retirer tous les
objets métalliques que je peux avoir sur moi. J’ai l’impression que tout
le monde me regarde, et l’homme qui attend derrière semble exaspéré.
Je retire donc ceinture, chaussures et bijoux. Je me retrouve en
chaussettes pour passer à nouveau le contrôle. Derrière le barrage de
sécurité, je vois qu’il y a quelque chose d’anormal. Ils sont plusieurs à
regarder l’écran des rayons X. Que peut-il y avoir qui cloche encore ?
On me palpe rapidement et je rejoins l’agent de sécurité qui
m’appelle.
— Vous avez un paquet suspect dans votre bagage. De quoi s’agit-il ?
Il me montre à l’écran le colis de Cathy.
— C’est un cadeau d’anniversaire… Je ne sais pas.
— Vous transportez un objet inconnu dans vos bagages ?

— C’est mon anniversaire dimanche… Je ne dois l’ouvrir qu’à ce


moment-là…
L’homme, qui semble être né sans une once de compassion prend un
air sévère.
— Joyeux anniversaire, nous allons l’ouvrir maintenant.
Il ouvre la valise devant moi et me demande l’autorisation de
toucher à mes affaires. La file d’attente s’intensifie dans mon rang et
les gens s’impatientent de plus en plus.
— Oui, allez-y, ouvrez…
Prenant mon cadeau, il le déballe sans aucune précaution et je
découvre avec émerveillement un joli coffret noir très raffiné,
recouvert de motifs floraux gris anthracite, avec pour seule
inscription le mot « Zeus ».
— Vous ne savez toujours pas ce que c’est ?
Je lui signifie que non. Je n’ai aucune idée de ce que m’a offert mon
amie.

Il ouvre la boite et tombe sur un impressionnant sextoy. Un


[9]
rabbit rose fluo. Il y a même une petite notice expliquant la
meilleure façon d’utiliser l’objet et les prouesses technologiques de
l’engin. Je suis morte de honte. L’agent de sécurité me lance un regard
salace accompagné d’un sourire en coin.
— Bon… eh bien maintenant vous savez ce que votre amie vous a
offert. Pensez à le mettre dans la caisse avec les objets contenants une
batterie pour la prochaine fois, ainsi que son chargeur évidemment. Je
vous souhaite un agréable séjour mademoiselle.
Tous ses collègues qui ont assisté à la scène sont au bord du fou rire.
Au moins j’aurais mis de l’ambiance dans la zone des contrôles de
sécurité.

Furieuse, je promets sur tous les dieux grecs que Cathy va me payer
cher la rencontre avec « Zeus » !
Avec toutes ces péripéties, il me reste moins de trente minutes pour
m’acheter un panini et l’avaler rapidement avant l’embarquement. Moi
qui comptais me balader dans la zone duty free pour faire un peu de
shopping, c’est raté. J’ai juste le temps de gober mon sandwich quand
j’entends que les passagers de mon vol sont appelés.
Heureusement que j’ai mis une tenue confortable et des baskets, je
cours dans tous les sens. Déjà une longue file d’attente s’est formée
pour monter à bord de l’appareil. Un Airbus A330. Je jette un coup
d’œil sur mon billet, j’espère y lire « Classe business » ou « Premium
Economy », mais malheureusement, je vois que je suis en
« Economy ».
En file indienne, nous cherchons sagement nos sièges. Je suis en
plein milieu de la rangée centrale, entourée de quatre inconnus. À ma
droite, une vieille dame qui sent la pastille à la menthe et à ma gauche
un gros monsieur qui sue, et qui n’a pas l’air d’aimer beaucoup les
voyages en avion, vu son regard désespéré. Son teint blanc ne me dit
rien qui vaille et j’ai peur qu’il ne me vomisse dessus.
L’hôtesse de bord se charge immédiatement de fournir tout ce qu’il
faut pour que mon voisin ne repeigne pas notre espace, ce qui me
rassure un peu, alors que la petite mamie commence déjà à me souler
de paroles en me racontant sa vie. Je sens que ce voyage va être très
long. C’est parti pour une nuit complète d’avion, les genoux encastrés
dans le siège du passager avant. J’espère m’endormir assez vite, ainsi
le voyage me paraitra plus rapide. Pour ça, il faudrait que ma voisine
arrête de bavarder.
Chapitre 4 : Skye

Emmy

Mon voyage New-York-Dublin a duré six longues heures, durant


lesquelles je n’ai pas beaucoup dormi. Mon voisin, une fois détendu,
est tombé dans un sommeil aussi profond que bruyant. Ma voisine,
quant à elle, avait une vessie qui ne lui permettait pas de rester assise
plus de deux heures d’affilée et me réveillait à chaque coup pour que je
surveille son sac à main.
Je suis donc arrivée en Irlande à moitié dans les vapes et j’ai repris
mon deuxième vol vers Glasgow dans un état d’épuisement avancé.
L’avion qui nous transporte est vraiment original. Il s’agit d’un
ATR 72. Au lieu d’être propulsé par de gros réacteurs, ce sont de
grandes hélices qui tournent et donnent à l’appareil un petit look
vintage. Heureusement que mon voisin de tout à l’heure n’est plus
avec moi, car il aurait été encore moins rassuré dans ce petit appareil.
Nous ne devons pas être plus d’une cinquantaine de passagers à
l’intérieur, installés dans deux petites rangées de deux places. Ici, tous
les voyageurs semblent habitués à faire le trajet. L’ambiance est
détendue et calme. Au moins, pendant cette heure de vol, je peux me
reposer un peu de ma nuit difficile.
Une fois arrivée à destination, mon corps n’est visiblement pas du
tout d’accord avec le décalage horaire. Les pendules annoncent qu’il
est 11 h du matin alors que mon organisme me hurle qu’il est 6 h et
que je devrais encore dormir.
Une annonce micro, nous informe de notre arrivée en Écosse.
Soudain, je réalise que nous sommes sur le vieux continent. Je suis en
Europe !
Au radar, je suis le flux des autres passagers du vol pour récupérer
mon bagage. L’idée du siècle : La valise noire ! Elles se ressemblent
toutes et sont difficiles à différencier les unes des autres. J’envie cette
fille qui a une horrible valise rose pétante et qui la remarque dès
qu’elle apparait. Chaque fois, je crois voir la mienne, mais non. Fausse
joie. Les minutes défilent et je patiente toujours. Finalement, mon
bagage est l’un des derniers à arriver.

Je sors de la zone internationale, j’ai l’impression de découvrir un


nouveau monde, d’être Christophe Colomb. Conquérante, j’entre dans
le grand hall de l’aéroport. Face à moi se dresse fièrement le temple de
tout ce à quoi j’aspire en ce moment. Un Starbucks. Voilà un pays qui
sait accueillir ses visiteurs !
Il y a un peu partout des gens tenant de petites pancartes, mais nulle
trace de mon nom et aucun sosie de Robert Walter. Je prends donc le
temps de me prendre un café caramel « Latte Macchiato ». Je soupire
d’aise quand je sens le parfum du délicieux breuvage. Fidèle à leur
réputation, mon serveur a réussi à écorcher l’orthographe de mon
prénom qu’il a transformé en « Moira », tellement plus couleur locale.
Comme une vieille habitude, je bois mon café tout en continuant de
déambuler dans le hall, espérant que quelqu’un viendra bien me
chercher. Je n’ai aucun moyen de contacter William Anderson sans
passer par Sandra.
Soudain, en face, je vois un vieil homme, qui doit avoir plus de
soixante-dix ans. Pas très grand, les cheveux gris et souriant. Il porte
une chemise et un pantalon de velours côtelé.
Dans ses mains, une pancarte « Emmy Johnson - Talshay
Éditions ». Aucun doute, voilà mon contact. Je me demande si cet
homme pourrait être l’auteur mondialement connu.
Je l’aborde avec le meilleur sourire que je puisse offrir à 6 h du
matin.
— Bonjour monsieur. Je suis Emmy Johnson.

Le vieil homme me détaille des pieds à la tête avec un sourire plein


de douceur, il semble particulièrement heureux de m’avoir trouvée.
— Bonjour mademoiselle. Je suis Sam McRoy. C’est moi qui vais
vous conduire jusqu’à votre hébergement. J’espère que vous ne m’avez
pas attendu trop longtemps, j’ai eu quelques soucis pour me garer.
— Non ne vous en faites pas. Je viens seulement d’arriver. J’ai juste
eu le temps d’aller me chercher un café pour me réveiller.
Ma réponse semble le surprendre, et je vois que dehors le soleil est
au zénith, me rappelant qu’ici la journée est déjà bien entamée.
— À l’heure de New York, il est à peine six heures du matin et je n’ai
pas vraiment bien dormi dans l’avion.
— Oh oui ! Les fuseaux horaires ! Donc là il est six heures aux États-
Unis ? C’est amusant !
Il a un drôle d’accent et articule étrangement les mots. Comme s’il
roulait plus les « R » et qu’il rajoutait le son « Ch » ou « K » de façon
aléatoire dans ses phrases.
— Allez, venez, je vous emmène à Staffin.

D’une galanterie que je n’avais plus vue depuis longtemps, il porte


ma valise et me propose de prendre mon sac à dos.
— Ne vous en faites pas, monsieur. Je peux emmener mes affaires.
— Je le fais avec plaisir, et il faut m’appeler Sam, pas de chichis
entre nous.
Sam emporte mon bagage et je le suis sagement. Je pensais que les
Écossais étaient des rustres, mais en réalité, l’homme qui m’accueille
est plutôt avenant et gentil. Voilà qui est peut-être un bon présage
pour mon séjour ici.
— D’accord ! Fais-le !
Un petit sourire en coin me donne l’impression qu’il est assez
soulagé que je ne sois pas l’une de ses Américaines superficielles des
séries télévisées, addictes à la chirurgie esthétique et à l’égo
surdimensionné.
Nous mettons le nez dehors et je suis saisie par la fraicheur des
températures.
— Attends Sam, je vais mettre un pull.

À même le trottoir, j’ouvre mon bagage en priant pour que l’agent de


sécurité ait remis mon « cadeau d’anniversaire » dans sa boite et qu’il
ne soit pas trop visible. Heureusement, il s’est calé sous la masse de
vêtements.
J’attrape mon gilet en laine polaire, et l’enfile. Les gens autour de
moi me regardent d’un œil surpris. Oui, il y a une folle accroupie sur
un trottoir, valise grande ouverte qui met un pull, mais si ça ne leur
plait pas, qu’ils aillent se faire voir.
Ma réflexion me surprend moi-même. Voilà une Emmy que je
n’avais pas revue depuis longtemps. La jeune femme affirmée qui
assume ce qu’elle est et qui ne se préoccupe pas de ce que le monde
pense d’elle. J’ai l’impression de sourire de l’intérieur. Ce voyage a au
moins le mérite de me ressourcer et ça n’est pas un vieil écrivain
prétentieux qui va me faire changer d’avis.
Ma valise refermée, Sam me guide dans le parking jusqu’à un vieux
4X4 bicolore. Gris, à moins que ce soit marron, en bas et une couleur
qui devait probablement être rouge à une autre époque sur le haut.
Maintenant, mes collègues du marketing lui trouveraient certainement
un nom sophistiqué, mais pour moi, il est rose. Le véhicule est couvert
de crasse.
Sam charge mes affaires dans le coffre, qui est déjà bien chargé.
Boite à outils, bâche, roue de voiture et autres objets de bricolage. Une
dérangeante odeur me prend aux narines. C’en est trop pour mon
estomac déjà bien remué par le décalage horaire. Prise d’un violent
haut-le-cœur, je rends mon café sur le bitume.

— Oh ! ça va ma p’tite ?
— Oui oui… C’est juste le décalage horaire qui ne me convient pas
trop.
Fouillant dans ses affaires, il me sort une petite bouteille d’eau toute
neuve.

— Bois ça. Tu te sentiras mieux après.


Tandis que je bois, il m’entraine gentiment jusqu’au siège avant
gauche. Lorsqu’il ouvre, je me rends compte que je ne suis pas au bout
de mes surprises. J’avais oublié que les Anglais ont le volant à droite.
Le sol est recouvert d’une épaisse couche de terre dans laquelle
poussent quelques brins d’herbe ! Le siège conducteur est défoncé et
déchiré en de nombreux endroits par l’usure, le mien est en meilleur
état, mais recouvert d’un tas de papiers.
— Attends, je vais te pousser tout ça. Hier j’ai emmené une brebis
chez le vétérinaire.
Il me montre la banquette arrière de la voiture sur laquelle je peux
voir des traces de sabots.
— Il se peut que la voiture sente encore un peu le mouton, on
ouvrira les fenêtres.
— Vous êtes berger ?
— Avant, j’étais éleveur de moutons, mais c’est un métier difficile et
j’ai plus de soixante-douze ans. Mon fils n’a pas voulu reprendre
l’exploitation donc je me suis reconverti. Au lieu de prendre soin de
cinquante brebis, je veille sur un homme. Je ne dirais pas que c’est
moins de boulot, parce que ça n’est pas tous les jours faciles avec
monsieur Anderson, mais au moins, ça nous assure une retraite bien
meilleure que ce que nous aurions pu espérer avec ma femme. Nous
pouvons même aider financièrement notre fils. Il a monté un
restaurant traditionnel et typique d’Écosse à Édimbourg. Il s’est marié
et nous a fait deux beaux petits-enfants. Je crois qu’il n’en pouvait plus
de vivre à la campagne au milieu de nulle part.
— J’ai bien connu ce sentiment aussi.
Sam démarre. La route défile doucement devant mes yeux fatigués.
Je suis très perturbée par sa conduite à gauche. À chaque fois qu’une
voiture arrive en sens inverse, je serre les fesses, j’ai l’impression qu’ici
tout le monde roule du mauvais côté et que nous allons nous percuter.
Heureusement, que mon chauffeur a une conduite souple et agréable
qui me fait me sentir en sécurité.
— Si tu veux dormir n’hésite pas. Nous avons près de cinq heures de
route jusqu’à Staffin.
Par politesse, je suis bien tentée de lui faire la conversation, mais le
sommeil me gagne de plus en plus et je tombe rapidement dans les
bras de Morphée, sans que j’aie eu le temps de réellement profiter du
paysage. Sa conduite est souple et agréable et malgré l’odeur de
mouton, le véhicule est confortable.
Lorsque je me réveille, le paysage a totalement changé.

— Ah ! Je vois que tu te réveilles au bon moment. Nous approchons


de notre destination. Dans environ une heure et demie nous serons
arrivés.
— J’ai dormi plus de trois heures ?!
— Oui, à peu près.
Cet homme adorable ne semble même pas m’en vouloir d’avoir
conduit à côté d’une marmotte pendant si longtemps.
— Même quand j’ai refait le plein tout à l’heure, ça ne t’a pas sortie
de tes rêves.
Le cou engourdi, de la bave séchée au coin des lèvres, j’ai en effet
dormi du sommeil du juste. Cette petite sieste improvisée m’a
requinquée ce qui n’est pas plus mal pour rencontrer William
Anderson.
Autour de nous, le paysage est fabuleux. De petites montagnes
érodées et recouvertes d’herbe nous entourent. Il y a de la végétation
partout et ça n’est pas sans me rappeler mon Vermont natal. Nous
sommes sur une autoroute, mais elle n’a que deux voies et peu de
voitures y circulent. Les panneaux d’indication me semblent être
inscrits dans une langue qui m’est inconnue.
Les petites maisons que nous croisons sont d’un blanc immaculé,
souvent sur un seul étage. Un rayon de soleil apparait et illumine le
paysage et la rivière que nous longeons. J’en prends plein les yeux.
Même dans cette vieille voiture qui sent le caprin, je n’échangerai cette
place pour rien au monde à cet instant.
Pendant le voyage, Sam joue les guides touristiques m’expliquant
tout ce que je vois. Nous longeons un lac qu’il appelle le « Loch
[10]
Deuïr », ou quelque chose dans ce genre-là. Nous passons près
d’un vieux château et je suis totalement émerveillée. Je viens d’un pays
si jeune qu’aucun bâtiment ne peut avoir été construit avant les
années 1750.

— C’est quoi ici ?


— C’est le château d’Eilean Donan. Il date du treizième siècle, de
1220 je crois. Ça date de l’époque où l’Écosse subissait de nombreux
raids Vikings.
J’imagine les guerriers fouler ces terres, les hommes protégeant
leurs propriétés, se battant en kilt comme dans Braveheart. Rien que
l’idée d’imaginer le nombre de générations qui ont foulé ce sol me
donne le vertige. Je réalise à quel point la fierté des premiers
Américains du Mayflower est ridicule, comparée aux siècles qui pèsent
sur les lourdes pierres de cette demeure. Les racines de tous ces gens
sont ancrées si profondément dans ce lieu qu’ils n’en tirent aucun
orgueil.

La route défile et je me régale de chaque kilomètre parcouru. Nous


longeons le Loch Alsh, traversons la petite ville de Kyle of Lochalsh et
nous engageons sur un pont qui mène à une ile.
— C’est Skye ?
— Non, ça c’est Eilean Bàn, ou l’ile blanche.

Un silence presque sacré règne dans la voiture. Sam me laisse


profiter pleinement de ma découverte de ses terres. Devant moi, défile
un paysage de montagnes noires à perte de vue.
— Ça c’est Skye ! À ta gauche c’est la ville de Kyleakin. Un petit
village de pêche.
J’ai du mal à croire que cet endroit puisse exister dans le même
univers que Manhattan au même instant. Je jubile à l’idée, qu’en ce
moment même, les New-Yorkais s’entassent dans les bureaux des
gratte-ciels, compressés dans des vies trop petites pour eux. On dirait
un monde parallèle. De petites maisons, des gens simples, des
paysages à couper le souffle…
J’attrape mon téléphone portable pour prendre en photo mon
arrivée sur l’ile. Je veux absolument que Cathy et Matt voient ça.
Les villages sont petits, les routes étroites et le paysage fabuleux. Des
montagnes, des lochs aux noms imprononçables et même des cascades
visibles depuis la route.
Sam prend le temps de me décrire tout ce que je vois et dont je suis
incapable de retenir les noms, car ils sonnent de façon très étrange.
Nous arrivons à Portree, la plus grande ville de Skye et qui compte
moins de trois-mille habitants. Nous n’avons pas le temps de nous y
arrêter, mais il me promet de m’y emmener un de ces jours pour
découvrir les maisons aux façades colorées face à la mer. J’ai
l’impression de rouler depuis des heures, et pourtant il nous reste
encore trente minutes de route pour arriver à Staffin. Plus nous
remontons vers le Nord, moins il y a de maisons et d’habitants.

Sam m’indique qu’ici se trouve le parking du « Old Man of Storr ».


D’après ce que je comprends, c’est un circuit de randonnée qu’il faut
absolument faire une fois dans sa vie. Le temps qu’il m’explique, je
vois sur ma gauche, pris dans la brume d’étranges rochers noirs qui
sont en haut d’une montagne. C’est inquiétant et pourtant
incroyablement beau.

Celui qui a dessiné les routes de cette ile a l’air de n’avoir pensé qu’à
faire des circuits touristiques pleins de détours. C’est beau, mais c’est
très long et je dois avouer que je commence à avoir une furieuse envie
d’aller aux toilettes.
Nous finissons par traverser le minuscule village de Staffin et alors
que nous sommes proches d’en sortir, nous quittons la route
principale pour nous enfoncer dans des petites routes de campagne. Je
crois maintenant savoir à quoi correspond le trou du cul du monde.
La petite route semble interminable et ne mener nulle part. Sam
continue de m’expliquer tout ce qui nous entoure. Les montagnes, les
lochs, la mer, les cascades… Tout ça, je n’en ai plus rien à faire. Ce que
je veux, ce sont des toilettes !

Finalement la route s’arrête devant une barrière qui donne sur une
propriété privée.
— Nous voilà à destination !
Bon, j’avoue, la vue est incroyable. C’est une sorte de condensé de
l’ile en une seule vue. Mais ma vessie trop pleine m’empêche de
savourer ce moment.
Sam descend de la voiture pour ouvrir la barrière et faire entrer le
4X4 sur le chemin de terre. Il n’y a que deux maisons l’une à la suite de
l’autre et un champ avec quatre moutons.
Nous passons devant la première maison qui ressemble à toutes
celles que j’ai vues sur cette ile pour le moment, c’est à dire, un petit
cottage blanc, coincé entre la mer et la montagne.

Sam se gare devant la deuxième maison. Je vais enfin pouvoir me


dégourdir les jambes.
Chapitre 5 : L’hôte

Emmy

Je respire l’air froid et iodé de cet endroit, qui ne sent pas le mouton.
Le vent souffle fort. Mes cheveux volent dans tous les sens et je suis
heureuse d’avoir pris ma veste polaire.
Si j’ai bien compris, nous sommes dans la péninsule de Trotternish.
Le point le plus au nord de l’ile. Je me demande s’il peut y avoir un lieu
plus perdu que cet endroit.
Je remarque que la végétation est très rase partout autour de moi.
Le vent souffle si souvent que les pauvres pins, qui sont près de la
maison, ont poussé dans le sens des bourrasques, comme figés. Toutes
leurs branches sont orientées de la mer vers la terre, dans une position
étrange.
La petite maison dans laquelle il m’accompagne est un peu
différente des autres. Elle a l’air plus petite et très simple, mais
contrairement à toutes celles que j’ai vues jusqu’alors, elle est sur deux
étages.
— Je te dépose ici. Tu as juste à entrer sans frapper, Maggy va
surement t’accueillir. Tu as passé assez de temps avec un vieux
crouton comme moi. Tu as besoin de te poser un peu après ce très long
voyage, donc installe-toi tranquillement et on se retrouve pour le
diner.
Une pièce où me poser quelques heures me semble être le paradis
sur Terre après toutes ces heures dans des avions et sa voiture. J’ai
hâte de pouvoir poser mes valises et me rafraichir un peu. Aussitôt dit,
le vieil homme s’en va, me laissant seule face à la porte.
Je pénètre dans la maison. Dans ce petit sas, je vois des bottes, des
manteaux et des vestes chaudes. Sur un petit meuble à l’entrée,
quelques lettres ne sont pas ouvertes. Un banc permet de se
déchausser.
Motivée à prendre possession de ma chambre, j’entre. Face à moi,
un escalier en bois. À droite une porte ouverte donne sur un salon et la
porte de gauche est fermée.

— Bonjour !
Aucun bruit.
— Y a quelqu’un ?
— Entrez !
Une voix masculine, grave et légèrement agacée me parvient de la
pièce fermée. Je m’avance donc et jette un coup d’œil dans la pièce de
droite. L’endroit est adorable. Simple et douillet.
Le sol est en moquette crème un peu vieillotte. Un vieux canapé gris
qui a connu des jours meilleurs est placé face à la cheminée, dans
laquelle est installé un vieux poêle à bois. Il y a un petit coin télé et un
fauteuil judicieusement disposé pour profiter de la vue sur la
montagne et la rivière. Je crois que je vais me plaire dans cette petite
chambre d’hôtes.
Un parfum floral flotte dans l’air. Je patiente et ma vessie
s’impatiente.
Comme personne ne vient à ma rencontre, je m’approche de la porte
fermée. Je crois que c’est de là que provenait la voix de tout à l’heure et
frappe doucement.
— Excusez-moi…
L’individu qui est derrière semble s’agacer. Je crois que mon hôte
ronchonne. Tout de suite, l’endroit me semble moins accueillant.

— Je suis Emmy Johnson, et j’aimerais savoir où se trouve ma


chambre.
D’un seul coup la porte s’ouvre et je découvre un type brun, qui n’a
pas l’air très content, aux yeux de la couleur des lacs écossais. Un
savant mélange de vert, gris et bleu. Il est grand, ses cheveux sont en
bataille et il porte une barbe de trois jours, qui le rend terriblement
sexy. Il est bien bâti, et je n’ai jamais trouvé un pull en laine aussi sexy
que sur lui. Certes il s’habille comme un vieux, mais un vieux canon. Il
doit avoir une trentaine d’années maximum.
Son air est sévère.
— Quoi ?!
— Je… Je voulais juste savoir où je peux mettre mes affaires et me
rafraichir…
Il me détaille des pieds à la tête avec un air déçu. Je suis habituée à
ce qu’on me regarde comme ça, à New York aussi. Je ne suis pas la
citadine type. S’il s’attendait à voir une digne représentante de Wall
Street, c’est raté. Je suis juste… moi… Taille moyenne, corpulence
moyenne, cheveux châtains et je m’habille dans des tenues simples. La
femme invisible en somme.
Soudain il croise mon regard, je peux lire toute la surprise sur son
visage. Comme si son cerveau lui donnait l’information d’une
anomalie, mais qu’il mettait du temps à trouver laquelle.
Je jubile de le voir réfléchir à ce qui cloche dans mes yeux. Le seul
truc peu ordinaire de mon physique.
Il m’observe un œil puis l’autre avec la plus grande attention. Ce
gars n’est pas très rapide, il lui a fallu au moins dix secondes pour
comprendre que j’avais les yeux vairons. Pas d’une couleur incroyable
qu’on remarque du premier coup. Mais un vairon qui me ressemble,
discret. Un œil vert tendre pour l’un et l’autre noisette. Il me regarde
avec tellement d’intensité, que j’en aurais presque chaud. Ce mec est
entier, et abrupt comme cette ile. Pas de faux-semblant. Il ne se cache
même pas, m’observant sans aucune pudeur.
— À l’étage, tournez à gauche et c’est la porte à droite de la salle de
bain.
Si c’est un fils de Sam, il est vraiment désagréable. Il n’a
manifestement pas hérité du caractère jovial de son père. Bien qu’il
soit tout à fait canon, pour être claire, il est déplaisant au possible. Il
pourrait faire une belle paire avec la dragonne. Les imaginer tirer la
tronche en tête à tête lors d’une soirée romantique, me provoque un
début de fou rire que je tente de contenir du mieux que je peux.
Derrière lui, je remarque la pièce en désordre. Des monticules de
papiers recouvrent un petit bureau. Le rangement n’a pas l’air d’être
son fort. Si c’est là qu’il accueille les clients, ça ne donne pas très
envie… En plus, la pièce est envahie de fumée de cigarette. Je
comprends mieux l’abondance de pots pourris pour cacher l’odeur de
nicotine froide. J’espère qu’il ne fume pas dans toute la maison.
Sans demander mon reste, je monte les escaliers quatre à quatre.
Palier. Tourner à gauche. Au bout je vois la salle de bain et à droite une
chambre qui est ouverte. Ma chambre. Elle est plus grande que celle
que j’ai à New York et d’un coup d’œil, je remarque que j’ai une vue
incroyable sur la mer. Un grand lit recouvert d’une couette au motif
floral typiquement anglais, un bureau et une armoire pour mettre mes
vêtements. C’est absolument parfait pour moi. Quelques vieux
tableaux décorent les murs. Des représentations de natures mortes.
On dirait une chambre de grand-mère, avec ce motif de petites roses
que l’on retrouve sur le linge et les rideaux, mais elle me plait bien.
Je jette mes affaires sur le lit et retourne vers la petite salle de bain.
Un lavabo, une douche, un sèche-serviettes, mais pas de W.-C.… Ma
vessie me supplie de vite trouver les toilettes. Tout en me tortillant
j’ouvre la petite porte qui est en face de ma chambre. Bingo ! Ce à quoi
j’aspire si profondément est là devant moi ! Un trône accueillant ! Mon
dernier pipi était dans l’avion et autant dire que là, je suis au bord de
l’explosion.

**
William

La jeune femme qui vient de débarquer dans ma maison est un peu


différente de ce à quoi je m’attendais. Elle ne m’a même pas calculé.
Visiblement, ce n’est pas une de mes fans. Bon point pour elle. Tout ce
qu’elle voulait, c’était savoir où se trouvait sa chambre.
Moi qui m’attendais à une touriste new-yorkaise en talons aiguilles,
hystérique, qui aurait des étoiles pleins les yeux d’avoir l’honneur de
me rencontrer, il va falloir que je revoie mes plans pour l’emmerder.
Mais comme tout bon auteur, j’ai de l’imagination à revendre. Il faut
juste que je trouve son point faible.
Elle fait un boucan de tous les diables à l’étage, à croire qu’elle fait
son footing.
Cette fille à l’air toute simple et portait une tenue confortable. Pas de
maquillage. Remarque, elle n’en a pas besoin et puis ces yeux… J’ai eu
du mal à comprendre ce qu’ils avaient d’étrange et puis j’ai réalisé. Je
n’avais jamais vu ça en vrai, c’est impressionnant. Ses yeux sont
vairons. Comme si la nature n’avait pas su se décider entre la couleur
verte et la couleur marron et finalement qu’elle lui avait attribuée une
couleur différente à chaque œil. D’autres en auraient joué, les
maquillant pour les mettre plus en avant, mais elle semble s’en fiche
complètement. Elle n’a même pas cherché à faire bonne impression
devant moi. Qui oserait déranger un auteur en pleine séance d’écriture
dans son bureau ?
Visiblement, elle, ça ne la dérange pas. Elle n’en avait strictement
rien à faire.
Ça fait un moment que je ne vois plus personne à part Sam, Maggy
et quelques randonneurs. Qui sait, elle m’apportera peut-être
l’inspiration pour un prochain roman ? Je verrai bien son personnage
mourir dans d’atroces souffrances, étranglées avec le cordon de
capuche de sa veste polaire.
Rien que cette idée m’amuse, et ça me surprend moi-même.
Premièrement, parce que ça fait longtemps que rien ne me divertit
plus et deuxièmement, parce que j’envisage un après « La noirceur en
héritage » que j’écris en ce moment.

Depuis que je l’ai démarré, il me ronge. J’ai souvent quelques livres


d’avance dans un recoin de ma tête, mais depuis que j’ai émis l’idée
d’écrire ce roman, toutes mes autres idées se sont fait la malle, comme
si ce livre mettait un point final à ma carrière d’auteur. J’ai donc écrit
quelques bouquins, épuisant mon stock d’idées, et à la fin, il ne restait
plus que lui.
Sandra l’attend, et moi je traine à l’écrire, je le fais durer dans la
longueur. Dès la fin du roman précédent, je me suis lancé dans
l’écriture de celui-ci. Ça fait huit mois que je suis dessus et pourtant, ça
n’avance pas, parce que je n’ai pas envie et que chaque page écrite me
fait un mal de chien. Je savais en commençant que ça serait différent
d’avec tous les autres, je me doutais que j’y laisserais plus de plumes
que d’habitude et pourtant, je crois qu’il faut que j’aille au bout du
projet.
Elle voudrait que j’écrive plus vite. Parfois j’ai l’impression d’être
une des brebis de Sam, qui serait traite jusqu’au sang. Mais le fait est
qu’un livre met très exactement le temps qu’il lui faut pour être écrit.
Tout le monde est bien gentil à me dire que je devrais quitter Skye
pour m’aérer l’esprit, aller au soleil pour prendre des vacances. Mais je
n’en ai pas envie. Je ne veux pas. Et prendre des vacances, c’est arrêter
d’écrire, or pour moi, écrire, c’est respirer. Je peux retenir mon souffle
quelques jours, mais j’ai un besoin vital de déposer mes mots sur le
papier pour pouvoir me vider de toute cette noirceur qui m’asphyxie.
Je n’écris pas pour mes lecteurs ni pour l’argent ou la célébrité. Je me
contente de vomir ma haine et je suis à chaque fois étonné
d’apprendre, par Sandra, que des gens se délectent du résultat. Je n’ai
aucune idée du nombre de livres vendus, et je m’en fous à vrai dire.
Elle s’occupe de tout et ça m’arrange. Même à l’autre bout du monde,
elle gère mon quotidien avec l’aide de Maggy et Sam. J’ai juste à
m’enfermer dans mon bureau et gratter du papier.
Enfin, ça c’était avant… Avant qu’elle me jette cette dinde dans les
pattes comme si j’avais besoin d’une nourrice pour me pousser au cul.
Jamais Maggy ne m’a dérangé et je crois même qu’elle n’a jamais lu
aucun de mes livres. Je ne crois pas en avoir d’exemplaire ici. Si elle
voyait ce que j’écris, pour sûr, elle me prendrait pour un fou et ne
m’approcherait plus.
Dans ma toute petite existence, je n’ai besoin que de trois
personnes : Sandra, ma seule amie qui en plus gère tous les trucs
chiants du quotidien, Maggy, ma cuisinière et femme de ménage et
Sam, qui s’occupe du bricolage, du jardin, des moutons… Mais je ne
vois vraiment pas ce que la bouffeuse de hotdogs va pouvoir faire ici.
Chapitre 6 : Haggis

William

Putain, mais qu’est-ce qu’elle fout ? J’ai faim et le haggis de Maggy


est prêt à être servi. Depuis qu’elle est entrée dans la maison avec son
plat, la cuisine sent hyper bon et ça m’a ouvert l’appétit. Cette odeur
d’abats que j’ai tant détestée au début est devenue mon péché mignon.
Peut-être que mon premier plan a fonctionné ? Le simple fait de
l’accueillir comme un connard aurait suffi à la faire fuir ? Ça me
semble peu probable. À moins qu’elle se soit endormie et qu’elle
pionce jusqu’à demain matin.
Elle doit absolument descendre pour manger. C’est l’opération
numéro deux : « découverte de la gastronomie locale ».
— William, tu devrais peut-être aller la chercher ?

Ça fait la cinquième fois qu’elle me dit ça. Il est presque 21 h et


même elle, commence à s’impatienter. En plus, Sam est allé nous
chercher du saumon fumé artisanal, chez un de ses potes tout à
l’heure. Enfin, il avait trouvé l’excuse du saumon pour aller voir un
copain et boire un coup sans avoir Maggy sur le dos. Il est revenu mine
de rien, l’air joyeux et sentant le gin à plein nez.
Agacé par cette invitée qui ne vient pas, je me lève bruyamment de
ma chaise qui crisse sur le carrelage de la cuisine. Elle va voir
l’Américaine si elle va rester dans sa chambre !
Maggy et Sam me regardent, les yeux écarquillés et inquiets. Oui, en
général, quand je fais cette tête-là, ça n’est pas bon du tout. Je monte
les escaliers et frappe à la porte comme un bourrin.
— Woh ! À table !
De l’autre côté de la cloison, je l’entends discuter. Elle est
certainement au téléphone. Elle vient d’arriver depuis quelques heures
et elle est déjà en train de papoter avec ses copines.
— Oui, je te laisse, on se rappelle plus tard…

Inquiète, elle ouvre la porte, ne semblant pas comprendre ce qui ne


va pas. Ses longs cheveux sont encore humides. Elle porte une drôle de
robe-sweatshirt à capuche grise qui lui tombe à mi-cuisses et un
legging noir. Je la perturbe en pleine séance de cocooning, elle se croit
peut-être au Club Med. On est loin de l’image de l’accro au travail à
laquelle je m’attendais.
— C’est l’heure de manger !
— Ah bon ? Mais il est quelle heure ?
Son regard se pose sur la fenêtre. Le soleil brille encore haut dans le
ciel.
— Il est quasiment 21 h !

À sa mine, je vois qu’elle se demande si je ne me paie pas sa tête.


— On est haut dans l’hémisphère nord. Le jour se lève en ce moment
vers 4 h 30 et se couche vers 22 h 30. Nous avons près de 18 h de soleil
par jour.
— Je n’ai pas du tout fait attention à l’heure. Je suis en plein
décalage horaire à vrai dire. Avec cette lumière, je ne pensais pas qu’il
était si tard.
Son explication n’a aucune importance pour moi. Je me contrefiche
du pourquoi elle ne ramène pas son cul pour manger. J’ai faim et je
veux qu’elle descende, point final.
Alors qu’elle se confond encore en excuses, je fais demi-tour et
retourne dans la cuisine pour reprendre ma place à table, suivi comme
mon ombre par notre invitée.
À peine a-t-elle mis un pied dans la cuisine que Sam lui présente sa
femme.
— Ah, Emmy ! Tu t’es bien reposée ? Voici celle qui me supporte
depuis quarante ans : Margaret McRoy !

Visiblement, cette dernière est impressionnée par le boulet qui va


loger chez moi quelque temps. Elle a même fait l’effort de mettre une
de ses jolies robes qu’elle porte habituellement pour aller à l’église ou
lors des grandes occasions. Je me demande même si elle n’a pas été
chez sa coiffeuse.
— Enchantée ! J’espère que tu te plairas ici.
La petite brune lui offre un grand sourire qui illumine toute la pièce.
On va voir combien de temps elle brillera dans les ténèbres qui
règnent ici. D’autant que le diable en personne est bien motivé à lui
pourrir la vie.
— Je suis heureuse de te rencontrer Maggy.
Le fait qu’ils soient si gentils avec elle m’agace prodigieusement. OK,
on a compris, elle est plutôt jolie dans son genre, douce, et gentille… Il
n’en faut pas moins pour qu’ils l’adoptent aussitôt, tel un pauvre
chaton abandonné.
Pendant que nous mangeons le saumon fumé accompagné de
melon, les ancêtres l’inondent de questions sur son voyage, comment
est New York, où elle habite. Tout ce qu’elle raconte fait remonter en
moi de nombreux souvenirs de ma vie d’avant. Le quotidien à cent à
l’heure de la grosse pomme, le rythme métro-boulot-dodo, les gratte-
ciels, Central Park… Je me voyais à la tête de cet immense empire du
textile qu’était l’entreprise familiale. Mais ça c’était avant… Les
soirées, l’alcool, les filles, les voitures de luxe… Ce que j’étais con !
— Mais ta ville, elle est de quel côté de l’Amérique ?

Un peu surprise par sa question, Emmy lui répond gentiment.


Maggy a un sens un peu particulier de la géographie et de l’histoire.
Elle est parfaitement incollable sur tout ce qui concerne l’Écosse. Elle
connait à peu près le Royaume-Uni, mais au-delà, elle a bien du mal à
situer les pays sur une carte ou savoir situer dans le temps les grands
évènements historiques. Le plus loin qu’elle a vu, c’était Édimbourg, et
pour elle, l’univers entier tourne autour de l’Écosse.

— Il est quelle heure en ce moment chez toi ?


— Il doit être aux alentours de 17 h maintenant.
Cette histoire de fuseaux horaires les fascine totalement, comme si
la présence de cette fille les rendaient plus réels.
— Tu as faim j’espère ?
— Je suis encore un peu barbouillée à cause du décalage, mais ça va.
Mon dernier repas date d’hier soir, donc oui, je commence à avoir faim
maintenant.
Maggy dépose son plat de présentation sur la table. Au centre, la
viande hachée qui a cuit longuement, autour des purées de pommes de
terre et de rutabagas. On va voir si elle a l’estomac bien accroché
l’Amerloque ! Le parfum d’abats semble lui prendre aux tripes, son
teint prenant une légère couleur verdâtre.
— Emmy, voici mon fameux haggis ! Mon fils est un grand cuisinier
d’Édimbourg, et c’est ma recette qu’il fait aux clients. Des gens se
déplacent de toute l’Europe pour gouter à ce plat traditionnel.
Qu’elle s’accroche ! Ça sent fort et le gout n’est pas moindre.
Prenant son assiette, Maggy la sert très copieusement et je perçois
une petite lueur de dégout lorsque notre invitée la récupère.
Sam et moi sommes aussi servis comme des Vikings affamés et
commençons immédiatement à manger à grands coups de fourchette.
Polie, elle nous imite. À la première bouchée, elle s’arrête net. Je
suis en face d’elle et son regard plonge directement dans le mien, figée
par le gout de son plat. Je le vois, elle déteste. Il faut dire que ça n’est
pas un repas de mauviette et il vaut mieux avoir les papilles costaudes
pour pouvoir le savourer. D’autant plus que Maggy a la main un peu
lourde sur les épices et que son haggis est très relevé en poivre.
— C’est… c’est bon… C’est quoi dedans ?

Eh oui, on se demande bien de quel animal peut provenir un gout si


particulier. Je sais que Sam et Maggy ne pourront pas résister au
plaisir de lui raconter la version que l’on sert aux touristes. Pour
m’assurer de bien la faire tourner en bourrique, je commence.
— C’est de la viande de haggis.
Le regard rieur des deux petits vieux me confirme qu’ils vont aller
dans mon sens.
— De la viande de quoi ?
— De la viande de haggis ! Ah, mais oui, vous ne devez pas avoir ce
genre d’animal en Amérique.
Visiblement Maggy s’éclate à enchainer sur mon gros bobard.

— Non, je n’en ai jamais entendu parler…


— Oh, c’est un petit herbivore, gros comme une marmotte qui vit sur
le flanc des montagnes écossaises. C’est très difficile à chasser parce
qu’ils sont drôlement mieux équipés que nous pour courir sur les
pentes escarpées. Ils ont les pattes plus longues d’un côté que de
l’autre, ce qui leur permet de faire des demi-tours à la vitesse de
l’éclair. Ils ont une fourrure rayée de brun et les poils qu’ils ont sur la
tête sont plus longs, on dirait qu’ils ont des cheveux.
Fourchette suspendue devant la bouche, elle semble totalement
ahurie et dégoutée.
— C’est Sam qui va les chasser. C’est très difficile, mais il arrive à
nous en ramener un à tous les coups ! N’est-ce pas mon chéri ?
Je me bidonne du numéro des deux pitres. On y croirait presque.
— Mais tu sais Emmy, je vais te dire un truc. Ce n’est pas facile à
chasser parce qu’en plus d’être rapides, ils se fondent dans le décor et
il n’y en a plus beaucoup. Ils vivent par petits groupes de cinq ou six
bestioles. On trouve souvent ceux qui ont les pattes droites plus
longues, mais il y en a aussi qui ont les pattes de gauche plus longues.
Parfois ils s’accouplent ensemble, mais c’est rare parce qu’ils se
cassent la figure à chaque coup. Le mieux est de les chasser au soleil
couchant en imitant leur cri. Ça fait « Haggis ! », c’est pour ça que ça
s’appelle comme ça. Quand il y en a un qui te répond, avec un peu de
chance tu peux vite localiser le groupe.
Elle ne marche pas, elle court ! Sa crédulité est impressionnante. Les
yeux fixés sur son assiette, cette histoire de bestiole qu’il faut chasser à
flanc de montagne en criant à tue-tête la répugne. Cependant, pour
faire honneur à la cuisine de Maggy, elle continue doucement à
manger, mélangeant une petite bouchée de viande avec beaucoup de
purée.
— Il faudra que je regarde à quoi ça ressemble sur Internet… C’est
vraiment surprenant comme animal.
Emporté par l’humour de la situation, je ris. Surpris, Sam et Maggy
arrêtent de manger, bouche bée. J’avoue, à moi aussi ça me fait
bizarre. Depuis quand n’avais-je pas ri ? Quelques mois ? Un an ?
Peut-être même plus… Je ne me souvenais même plus du son de mon
rire.
Je déteste le regard que me lance Maggy à cet instant. Comme si elle
était soudainement fière de moi, elle me sourit, les yeux brillants de
larmes. Putain, ça va. J’ai juste rigolé, je n’ai pas inventé le vaccin
contre la connerie. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.
La petite brune qui n’a rien capté à la situation enchaine la
discussion.

— D’ailleurs, est-ce qu’il y a le wifi ici ?


— Oh oui. Il y a tout ce qu’il faut, lui répond Maggy.
Merde, je me suis loupé sur ce coup-là. J’aurais dû prendre les
devants et lui dire qu’il n’y avait pas Internet sur Skye. Elle serait
devenue dingue.

— Je pourrais avoir le code ? Je vais avoir besoin d’envoyer quelques


mails à ma supérieure.
— William a ça, il te le donnera.
Ça s’améliore, Maggy me donne des ordres maintenant. C’est la fête
au n’importe quoi aujourd’hui.
— Tu pourras me le donner après le repas ? Je pense qu’elle va
commencer à m’envoyer des mails cette nuit.
J’enfourne une grosse bouchée de haggis dans ma bouche. Même s’il
est relevé, je l’adore. Il m’a fallu du temps à m’habituer au gout, mais
maintenant j’en raffole.
— D’ailleurs, vous savez quand je pourrais voir monsieur Anderson ?

Surpris par sa question, je manque de m’étouffer et recrache ma


bouchée par les narines, ce qui est atrocement douloureux.
Nous la regardons tous, les yeux écarquillés, et elle ne semble
absolument pas saisir d’où vient le problème.
Voilà pourquoi elle se comportait comme ça avec moi ! Elle ne savait
absolument pas qui je suis ! Voilà une belle occasion de lui remettre les
pendules à l’heure.
Pour la première fois, je lui tends la main au-dessus de la table, lui
offrant mon plus beau sourire de connard arrogant.
— William Anderson, enchanté de te rencontrer Emmy Johnson !
Ses joues prennent une jolie teinte rouge coquelicot et elle semble
soudainement avoir très chaud.
— Quoi ? Mais non ? William Anderson n’est pas comme ça. Ce n’est
pas toi !
— En chair et en os !
— Je suis la community manager de William Anderson. Je publie les
photos de lui sur les réseaux sociaux, je sais à quoi il ressemble quand
même !
La situation est rafraichissante et je m’éclate comme un chat qui
aurait pris une souris entre ses griffes.
— Ce ne sont pas des photos de moi.
— Je le sais bien ça. Le vrai William Anderson ne se montre jamais,
mais nous faisons appel à Robert Walter, son sosie.
Ses mains tremblent, et elle est au bord de la crise cardiaque. Son
regard me supplie de lui dire que tout ça n’est qu’une blague, mais, ma
jolie, tu n’es pas au bout de ton calvaire.
— C’est une idée de Sandra. Personnellement, je ne voulais pas
m’afficher et elle a pensé qu’il serait bon d’utiliser une doublure qui
aurait un physique plus en accord avec ce qu’attendent les lecteurs
masculins de thrillers. Un homme plus âgé, avec un passé littéraire,
qu’elle a d’ailleurs inventé de toutes pièces, et qui serait plus aimable
que moi. Comme personnellement je n’en ai rien à battre, je l’ai laissé
faire.
Elle est maintenant blanche comme un linge. Bouche grande
ouverte, on dirait qu’elle vient d’apprendre que la Terre est ronde.
C’est drôle, en quelques minutes elle a changé plusieurs fois de
couleur. Je me demande quelle sera la prochaine.
— Dans mon style littéraire, il semblerait qu’être un jeune homme
au physique avantageux puisse faire moins vendre, alors avec ma
doublure, problème résolu ! Tu es un peu pâlotte Emmy. Tu es
certaine que ça va ?
Tout en lui demandant, je sais que ça ne va pas du tout. J’aime jouer
ce rôle du connard arrogant avec elle. Maggy semble aussi étonnée que
notre invitée.
— Je ne savais pas William que tu avais un monsieur qui te
remplaçait pour faire des photos.

Emmy, la gorge serrée reprend alors.


— William Anderson n’a pas seulement une doublure, mais aussi
une équipe de huit personnes qui travaillent pour lui. Il est lu dans
vingt pays différents et a plus de cinq-millions de lecteurs dans le
monde.
Maggy en fait tomber sa fourchette.
— Je fais partie de son équipe. Je réponds à ses fans en son nom sur
les réseaux sociaux.
Bon, j’avoue que j’aurais préféré que Maggy et Sam ne sachent pas à
quel point je suis célèbre. Je ne le savais même pas moi-même et je
m’en cogne. Mais voir sa tête ahurie, ça vaut le détour !

**

Emmy

Complètement retournée, mon cerveau carbure à toute allure. Ce


connard est donc William Anderson, le vrai.
Il m’a fallu un moment avant de comprendre que ce qu’il racontait
était vrai, mais force était de constater que tout collait. Le secret
autour de lui, l’interdiction de lui parler, même de lui envoyer des
courriers ou des mails, la présence d’un acteur qui colle si
parfaitement avec sa cible de lecteurs et surtout, le machiavélisme de
la dragonne. Pour elle, un problème n’est qu’une opportunité qui
n’avait pas encore été envisagée. William ne voulait pas être connu et
reconnu, elle en a fait une belle occasion de mettre à sa place une
personne qui donnerait plus envie de lire les romans. Un homme
disponible qui lui obéirait au doigt et à l’œil, récitant par cœur ses
textes soigneusement préparés. Un contrôle parfait de la situation,
zéro dérapage possible.
Et dire qu’elle m’a laissé arriver ici sans me prévenir. J’imagine
qu’elle doit jubiler rien qu’à l’idée de ma tête au moment où j’ai
compris qui il était.
Installée à cette table en formica, en train de tenter d’avaler le plat
étrange que nous a préparé cette femme adorable, je ne saisis pas bien
ce que je fais là. Elle veut que je saisisse son roman, mais comment
suis-je censée m’y prendre ? Je me retrouve catapultée à l’autre bout
de la planète chez un auteur, qui visiblement, n’a pas plus envie que
moi que nous travaillions ensemble et sans aucune directive.
Ce mec est probablement multimillionnaire, a des fans à travers le
monde, est beau comme un dieu et pourtant, il s’enterre ici, au milieu
de nulle part. Sa maison est charmante, mais très simple, loin de la
folie de New York qui lui déroulerait pourtant le tapis rouge.
Tout ce que je sais de lui est faux, sauf une chose : ses écrits. Eux
sont bien de lui. Ils ne sont quasiment jamais retouchés, seules
quelques corrections orthographiques minimes sont faites.
Regardant Sam et Maggy qui sont aussi surpris que moi, je cherche à
donner un sens à toute cette mascarade.
La vieille femme, commence à débarrasser la table, plus par
nervosité que par nécessité, je crois.
— Je peux te retirer ton assiette ?

— Oui oui… C’était délicieux, mais je ne pourrai plus en avaler une


bouchée pour le moment.
En face de moi, Anderson me regarde avec un air moqueur.
— Pourquoi tu t’es installé ici ?
Je réalise que je continue de le tutoyer. D’un autre sens, il ne semble
pas s’en offusquer et vu le spécimen, je pense que si je laisse s’établir
un lien de supériorité entre nous, je vais me faire bouffer toute crue
par ce mec tordu.
— Pourquoi pas ? C’est joli l’Écosse.
— Mais pour écrire, ça serait plus simple aux États-Unis. Tu
pourrais profiter de ta notoriété, rouler en voiture de sport, aller dans
des soirées ou des tas de nanas te vénèreraient.
— Tout ça ne m’intéresse pas. Je peux écrire de n’importe où. Tu
vois souvent les auteurs venir au bureau ? Ils envoient leurs
manuscrits par mail et puis voilà…
— Oui, sauf qu’eux viennent aussi faire leurs dédicaces, leurs
shootings photo, font des salons, ils n’ont pas une doublure qui profite
de leur succès à leur place. Toi tu te fous complètement de ton lectorat.
Réfléchissant à ce que je viens de dire, il se marre.
— Voilà ! C’est parfaitement résumé !
Je suis choquée.
Maggy dépose devant moi un petit bol de compote de pomme. Voilà
qui devrait faire passer le gout immonde du plat précédent.
— Mais si tu n’écris pas pour tes lecteurs, tu écris pour qui ?
— Pour moi, uniquement pour moi.
Cette réponse me semble extrêmement narcissique et pourtant,
quelque chose de beaucoup plus sombre brille dans son regard. Un
désespoir sans fond que je perçois pour la première fois. Le même qu’il
déverse dans chacun de ses romans et que j’ai de la peine à lire à
chaque fois. Violent, cru et brutal. Pour moi, les gens qui aiment le lire
assouvissent une curiosité, un peu malsaine, de se repaitre de la
noirceur des autres. Mais aujourd’hui, je réalise que cette ombre n’est
pas romancée. Elle existe bel et bien dans le cœur de cet homme.
Il décharge une douleur trop lourde à porter sur du papier et l’offre
en pâture à un public avide de sensations. Je n’ai aucune admiration
pour lui, contrairement à mes collègues de travail, mais maintenant il
me fait pitié.
Nos regards se croisent et ce qu’il vient de lire dans le mien ne
semble pas lui plaire. Agacé, il se lève et sort de table sans même
toucher à son dessert. Dans un silence glacial, il enfile un manteau et
des chaussures puis s’en va.
— Ne t’en fais pas. Il part toujours faire un petit tour à pied à cette
heure-ci. C’est un homme très routinier, tu vas le découvrir.
— Cette maison est donc la sienne ?
— En effet. C’est son idée que tu loges ici. Je voulais te mettre dans
un hôtel en ville, mais il a pensé que tu serais mieux chez lui.
— Vous pouvez m’expliquer un peu ce qui se passe ici. Parce que
c’est très différent de ce à quoi je m’attendais.
Incertains de ce qu’ils peuvent me dire ou non, chacun cherche
l’approbation de l’autre d’un coup d’œil. Soudain, Maggy commence à
me raconter leur histoire.
— Les deux maisons qui sont ici étaient à nous. Nous avions un
élevage d’une cinquantaine de brebis qui nous permettait de vivre
chichement. Entre le lait, la laine et la viande, nous arrivions tout juste
à boucler les fins de mois. Notre fils habitait cette maison avec sa
femme. Nous pensions qu’il reprendrait l’exploitation, mais il nous a
informés de son projet d’ouvrir un restaurant à Édimbourg. Je crois
qu’il étouffait ici. Une vie trop calme, une ile trop petite pour ses
ambitions d’avoir une vie plus moderne et l’envie d’offrir plus de
confort à sa famille. Ça l’a poussé à voler de ses propres ailes loin de
chez nous.
Ce qu’elle dit me rappelle exactement ce que j’ai vécu dans ma
famille. J’ai quitté Royalton pensant trouver une vie plus passionnante
à New York. J’y ai surtout découvert le stress, les désillusions et la
déception du genre humain, mais ça, je ne vais pas lui dire de peur
qu’elle ne s’inquiète pour son fils.
— Il a donc mis en vente sa maison et rapidement Sandra Lewis
nous a contactés. Elle cherchait une maison isolée pour un auteur. La
maison était idéalement située, et elle nous a offert d’acheter
l’ensemble de nos terres, et de nous payer pour prendre soin de
William. Je m’occupe de la cuisine et du ménage, pendant que Sam
s’occupe des extérieurs et du bricolage. Nous gagnons mieux notre vie
maintenant qu’avant et nous avons pu offrir un beau restaurant à
notre fils. Dans le contrat, il est prévu que nous pouvons continuer à
vivre dans notre logement jusqu’à ce que nous soyons décédés tous les
deux.
— William a même accepté que nous gardions quelques brebis pour
nous occuper, précise Sam.
— C’est vrai qu’il ne nous donne pas beaucoup de travail. Il passe
son temps enfermé dans son bureau à travailler. Je me contente de
faire une part de plus pour lui, quand je cuisine pour nous, qu’il mange
quand il y pense. Il est tout seul dans cette grande maison, il ne salit
pas beaucoup. On se contente juste d’informer madame Lewis quand
nous avons besoin de quelque chose.
Je suis stupéfaite de découvrir que ma patronne gère la vie de cet
homme depuis l’autre bout de la planète.
— Donc la maison est à son nom à elle ?
— Non, elle est au nom de William, mais il ne s’occupe de rien. C’est
elle qui gère tout. Elle paie les factures, nous verse nos salaires, me
donne un budget mensuel assez confortable pour faire les courses…
Notre travail c’est de lui dégager le maximum de temps pour qu’il
puisse écrire sereinement.
Sur le ton de la confidence, elle s’approche de moi.
— Ses livres sont si connus que ça ?

Comment expliquer à cette femme qui a l’air de n’ouvrir que des


livres de cuisine, qu’elle s’occupe depuis plusieurs années de l’un des
auteurs de thrillers les plus célèbres du monde ? Non, je crois qu’elle
ne peut même pas imaginer.
— Oui, il est assez connu…
— Et dire que je n’ai jamais lu un seul de ses livres…
— Je ne suis pas certaine que ça te plairait de toute façon. Ce sont
des histoires sordides, tristes à mourir, remplies de haine, de
déception et de gens qui se font du mal.
Ils ont l’air surpris par ma réaction.
— Tu n’aimes donc pas ses livres ?

J’ai du mal à retenir mon rire. C’est drôle comme depuis qu’il est
sorti de la pièce, l’ambiance est plus sereine et détendue.
— Oh non. Je n’aime pas trop ses histoires. Moi, je suis une grande
lectrice de romances.
— Ça fait bien longtemps que je ne lis plus, mais j’ai eu aussi ma
grande période de romans d’amour.
Je n’ose pas lui dire que depuis Cinquante Nuances de Grey, la
littérature sentimentale a bien changé. J’imagine la tête de Maggy si
elle découvrait les scènes érotiques de mes romans. Finissant mon bol
de compote, je retiens un fou rire.
Naturellement, comme avec mes grands-parents, je l’aide à
débarrasser la table, faire la vaisselle et tout ranger. La cuisine semble
être figée dans les années soixante-dix. J’apprends sans grande
surprise que c’était la maison de Maggy et Sam autrefois et qu’ils ont
fait construire l’autre maison, plus petite et de plain-pied pour leurs
vieux jours, laissant la maison à étage avec plusieurs chambres à leur
fils, espérant y voir grandir leurs petits-enfants auprès d’eux. Malgré la
peine qu’ils ont eu de voir leur rêve s’évanouir, ils ont tout fait pour
aider leur fils à réaliser les siens et je les trouve absolument
merveilleux.

**

William

Longeant la falaise, je suis mon petit parcours quotidien.


Étrangement aujourd’hui, voir les vagues se fracasser dix mètres plus
bas ne me procure aucune joie. Le vent souffle si fort que je suis assuré
de ne pas être attaqué par les midges ce soir.

Le souvenir de ce regard me hante. Comme si elle m’avait percé à


jour, elle m’a regardé comme Sandra le fait parfois. Je déteste
sincèrement ça. Est-ce qu’elle l’aurait prévenue ? Non, impossible…
Elle pensait que j’étais un vieux crouton.
Sandra ne lui a probablement rien dit avant de partir. Je me doute
qu’elle lui a fait promettre sur la tête de toute sa famille qu’elle ne
parlerait à personne de ce qu’elle découvrirait ici. C’est quand même
un drôle de phénomène cette nana.
Lorsque j’ai fini mon petit tour, tout le monde est déjà rentré dans
ses appartements. Mon invitée est probablement déjà au lit après cette
journée éprouvante.

Retirant mon manteau blanc, qui permet de ne pas attirer les nuées
d’insectes voraces, je me décide à appeler Sandra pour remettre les
choses au clair avec elle. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle attend de
cette nana et plus vite elle obtiendra ce qu’elle veut, plus vite elle
récupèrera son colis.
J’entre dans mon bureau, mon antre, le seul endroit au monde où
j’aime me réfugier et jette un coup d’œil à ma pendule qui m’indique
toujours l’heure de New York. Ce n’est que la fin d’après-midi chez
elle.
— Allo, Sandra ?
— Ah, William.
Je peux entendre qu’elle referme la porte de son bureau pour
pouvoir me parler sans être épiée.
— Tu as bien reçu mon colis ?
— Tu parles de la fille ?
— Évidemment, à quoi tu pensais ? Tu voulais que je t’envoie des
fleurs avec ?

— Tu m’emmerdes Sandra.
Même à plusieurs milliers de kilomètres l’un de l’autre, je l’entends
sourire à l’autre bout du fil.
— Je sais mon bichon, et tu adores ça. Bon, la petite est arrivée en
un seul morceau, elle n’a rien perdu en route ? Non, parce qu’elle peut
être tête en l’air parfois.
— Super, tu m’as envoyé ton pire boulet ?
Elle éclate de rire à l’autre bout du fil.
— Elle a du potentiel, sinon je ne l’aurais pas gardée, mais elle est
peut-être encore trop jeune. Tu aurais vu sa tête quand je lui ai dit
qu’elle allait partir en Écosse. J’ai cru qu’elle allait tourner de l’œil
dans mon bureau ! C’est limite si je n’ai pas dû la porter pour la faire
sortir.
— C’est ton nouveau souffre-douleur quoi…
— Je l’endurcis, ce n’est pas pareil.
Vu le ton de sa voix, je sens qu’elle prend un malin plaisir à faire
chier cette pauvre fille qui n’a pas le courage de se défendre. Voilà un
point commun que nous avons elle et moi, nous n’aimons pas les
faibles.
— T’es bien mignonne, mais j’en fais quoi de ta greluche, ce n’est pas
elle qui va rédiger mon livre.
— Bah, si justement !
— Quoi ?
Je me demande si elle n’a pas fini par péter les plombs cette fois-ci.
— Littéralement, c’est elle qui va taper ton livre ou plutôt le recopier.
Tu m’as dit que tu avais avancé sur l’écriture manuscrite, mais que tu
n’avais pas commencé à le saisir. Je te l’envoie pour qu’elle le tape
pour toi. Tu vas voir à la vitesse qu’elle tape sur un clavier, c’est fou.
Elle peut aller aussi vite sur un ordinateur qu’un téléphone portable. Y
a pas à dire, c’est une génération hyper connectée.
— Arrête, t’as à peine dix ans de plus qu’elle…
— Tu rigoles, elle fêtera ses vingt-cinq ans demain.
Cette information ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Voilà une
magnifique occasion de lui pourrir son anniversaire !
— Sache que quand je suis née, les smartphones n’existaient pas
encore ! À mon époque, le high-tech c’était le Nokia 3310. Et je te
signale que tu n’es pas beaucoup mieux que moi, tous les autres
auteurs n’écrivent plus rien à la main. Mon nouveau poulain a même
tapé son dernier roman sur son téléphone portable, tu te rends
compte ?
Sa réflexion me fait sentir, d’un seul coup, plus misérable et me
ramène à la dure réalité. Je n’ai plus d’histoire sous le coude et celle
que je prépare n’est probablement pas commercialisable. Une boule
s’est formée dans ma gorge et j’ai peur qu’elle ne se rende compte que
quelque chose ne va pas. Je préfère prendre les devants et terminer au
plus vite cette conversation.
— Je vais devoir te laisser. Il est tard ici et je voudrais me lever tôt
pour écrire demain.
Voilà l’argument auquel elle ne résiste jamais. Pourtant, je sais que
demain je n’arriverai à rédiger seulement quelques mots, avec
difficulté.
— Ça va ? Tu as l’air étrange tout à coup ?
— Non, non, ça va. J’ai juste une étrangère chez moi, il faut que je
m’habitue.
Un bon mensonge doit toujours être à moitié vrai. Ce qui me ronge
le plus, c’est d’avoir perdu mon inspiration, mais la présence de cette
fille me perturbe aussi un peu. Surtout en ce moment. J’ai peur qu’elle
ne foute encore plus la merde dans ma vie.
— Allez, va te reposer. On se tient au courant. Tu m’appelles s’il y a
quoi que ce soit. J’ai hâte de lire tes premiers chapitres.
Si elle savait, elle ne me les réclamerait pas tant.
— Pas de soucis.
Installé sur mon fauteuil en cuir, je regarde la nuit qui est tombée
sur la crête de Trotternish, pour quelques heures.
Je monte les escaliers. C’est un sentiment étrange que de savoir que
je ne suis pas seul ici. Un léger filet de lumière passe sous sa porte. Elle
ne dort pas encore.

Maggy est, comme chaque jour, passée pour ranger mes vêtements
propres dans mon armoire. J’attrape un teeshirt et un caleçon et vais
dans la salle de bain.
C’est étrange de me déshabiller alors qu’elle est de l’autre côté de la
cloison. Moi qui étais capable de me foutre à poil devant tout le monde
lors de mes soirées, je serais presque gêné de me mettre nu, dans ma
salle de bain, alors qu’une femme dort sous mon toit. Putain, j’ai bien
changé. Je réalise qu’il faudrait que je demande à Sam de réparer la
serrure de cette porte. Tant que j’étais tout seul, ça ne posait pas de
problème qu’elle ne ferme pas à clé, mais là… La situation pourrait
être embarrassante.
Je vois qu’elle a rangé une trousse de toilette sur le petit meuble qui
est près du lavabo. Ça provoque en moi des sentiments étranges que je
ne saurais pas encore définir. Ça m’agace, ça m’amuse ? Dans la
douche, elle a laissé trois flacons de produits : un shampoing, un gel
douche à la vanille et un troisième produit que je saisis. C’est quoi ce
truc ? « Gel douche intime ». Oups ! Je remets la bouteille là où je l’ai
trouvée. Pourquoi est-ce que je me sens aussi perturbé ? On dirait un
puceau. D’un autre côté, ça fait longtemps que ma main droite et moi
vivons une relation exclusive et passionnelle. Rien que d’imaginer
qu’elle s’est trouvée nue, ici, voilà peu de temps, fait monter ma queue
au garde à vous. Je n’ose même pas me masturber de peur qu’elle ne
m’entende. Comme un con, je me suis fait prendre à mon propre
piège. Le mur de sa chambre est si fin qu’elle risque d’entendre un
bruit suspect. Laissant couler l’eau chaude sur mon dos, je commence
à me laver.
Un détail attire mon regard : quelques cheveux trainent autour du
trou d’évacuation d’eau de la douche. Beurk ! Elle n’a pas intérêt à me
laisser trainer ses cheveux bruns partout ! Au moins, elle a réussi à me
faire passer mon envie en quelques secondes. Me voilà suffisamment
calmé pour pouvoir me laver sans pensées perverses.
Lavé et frais, je me glisse dans mes draps, pour ce qui va encore
probablement être une nuit épuisante. Demain, je voudrais avancer
sur mon manuscrit. Presque sans le vouloir, je fais le point sur tous les
documents dont j’aurai besoin pour pouvoir avancer dans l’écriture.
Chapitre 7 : Joyeux anniversaire

Emmy

Le calme. Voilà ce qui me réveille ce matin. Pas un bruit. Le plus


délicieux des silences. Voilà bien longtemps que je n’avais pas aussi
bien dormi et c’est un pur bonheur.
Bien installée dans mon lit, je m’étire de toute ma longueur comme
un chat, poussant un grognement de plaisir. Il m’a fallu un peu de
temps pour m’endormir hier soir, mais ce matin, plus de trace de
fatigue.
Me redressant sur mes coudes, je tends l’oreille pour profiter de ce
pur instant de bonheur. Mentalement, je fais le point sur toutes les
petites choses qui font que j’aime ce moment. J’ai bien dormi dans ce
matelas moelleux, mes draps sentent la lavande, un léger trait de soleil
apparait entre les rideaux fleuris, le vent souffle doucement à ma
fenêtre, ce qui lui arrache des petits bruits semblables à des
ronronnements de chat. Mon cœur bat fort à l’idée d’être en Europe.
Hier, à mon arrivée, je n’étais pas suffisamment dans mon assiette
pour profiter de la chance que j’avais.
J’attrape mon smartphone. Je ne sais plus trop si l’heure indiquée
sur l’écran est celle de New York ou celle de Skye. Il est donc 11 h 38
quelque part dans le monde. Cette idée saugrenue, m’amuse et me
redonne encore plus la pêche et je décide qu’il est trop tôt pour
chercher à deviner s’il faut avancer ou reculer de cinq heures.
Une odeur de café me parvient et réveille mon appétit.
Quelle est la bonne façon de procéder quand on loge directement
chez l’auteur avec lequel on travaille ? Aller le voir avec mon pyjama à
l’effigie de Bambi ou bien me préparer pour descendre ? Il est temps
d’arrêter de lui tendre le bâton pour me faire battre. Je décide donc de
m’habiller simplement. Nous sommes dimanche, ce qui veut dire que
je serai certainement libre d’aller explorer les alentours.
Soudain, un premier texto m’arrive.
Cathy : Joyeux anniversaire ma poulette ! Éclate-toi avec ton
cadeau !

Je ne peux m’empêcher de lui répondre tout de suite.


Emmy : Salut ma belle. Merci. Le douanier a adoré ton cadeau,
ainsi que tous les autres voyageurs qui ont assisté à la scène autour
de nous.
Cathy : Oups ! Je n’ai pas pensé à la douane…
Emmy : Tu me le revaudras au centuple…
Cathy : Il te le rendra au centuple !
Je suis morte de rire, toute seule dans mon lit. Bien que je sois à des
milliers de kilomètres d’elle, elle m’offre le plus adorable des réveils.

Cathy : ça va avec le vieux ?


Si elle voyait le véritable William Anderson, elle se mettrait à lire
tous ses romans avec avidité. Il représente le genre de connard qu’elle
adore : beau, sexy, ce petit air supérieur et sûr de lui qui, moi, me fait
fuir.
Emmy : ça va… Secret professionnel. Je ne peux rien te dire. Même
sous la torture.
Cathy : Je ne suis pas gérontophile. Il ne m’intéresse pas de toute
façon, sauf s’il est très riche et prêt à passer l’arme à gauche. Le plus
important pour moi est de savoir que tu es bien.
Emmy : De ce côté, je te rassure, je vais très bien. Sois rassurée.

Cathy : Je t’embrasse.
Me préparant tranquillement à descendre, je reçois un nouveau
message.
Matt : Joyeux anniversaire. J’espère que mon cadeau te plaira.
Bises.
Son cadeau ! Je n’y pensais même plus. Je me jette avec avidité sur
ma valise et retrouve le joli petit emballage brillant. Je l’arrache, étant
totalement dépourvue de patience, et savoure avec grand plaisir le tout
dernier roman de mon auteure préférée. Quel bonheur ! J’ai bientôt
fini le roman que j’avais emporté pour le voyage. Je vais pouvoir
démarrer celui-ci dès demain, du moins, si j’en ai le temps.
Je lui renvoie un message rapide pour le remercier de son attention.
Je suis tout à fait consciente de la chance d’avoir des amis comme eux.
Il me faut de longues minutes pour que mon message soit envoyé ce
qui me fait réaliser qu’hier, ce sauvage de William ne m’a pas laissé
son code wifi. Je n’ai pas reçu de mail de Sandra. Il faut absolument
qu’il me le donne pour que je sache ce qu’elle attend vraiment de moi.
Je sais que je suis ici pour l’aider à écrire, mais comment faire ? La
connaissant, elle doit avoir un plan précis qu’elle me communiquera
de long en large dans un mail très détaillé, que je devrais suivre à la
lettre.
Motivée à récupérer le précieux sésame qui me reconnectera au
monde moderne, je me lève, fais ma toilette et m’habille comme
chaque jour, sans chichi particulier pour l’odieux personnage qui
m’héberge.
Dans la maison, pas un bruit. J’en profite pour fureter un peu. Dans
le couloir, la moquette étouffe le bruit de mes pas. Les portes des
chambres, aux couleurs de chêne clair, sont ouvertes. Je passe la tête
dans la première qui est dans le prolongement de la mienne et lui
ressemble presque en tout point, mais en bleue et plus spacieuse. Elle
est encombrée de quelques machines pour faire du sport : un tapis de
course, qui me semble être une hérésie, vu l’endroit où est situé cette
maison. Un banc de musculation et quelques haltères sont disséminés.
La vue à la fenêtre est magnifique. Face à moi se dresse la majestueuse
montagne, crête ou plateau, je ne sais plus comment ils l’appellent. À
son pied, une large rivière coule paisiblement. Le bêlement des
moutons qui sont autour de la petite maison me rappelle
définitivement que je suis bien loin de New York. Ma petite inspection
terminée, je passe à la chambre suivante.

La chambre qui se trouve de l’autre côté du palier semble un peu


plus grande encore et plus impersonnelle que les deux premières. Pas
de motif floral, tout est blanc rappelant un hôtel ou un hôpital, sauf un
vieux fauteuil Voltaire en velours bleu roi, qui illumine la pièce. Un
livre est posé sur la table de chevet et le lit est défait. Manifestement,
quelqu’un a dormi ici cette nuit, et vu que nous ne sommes que tous
les deux dans cette maison, j’en déduis que c’est la chambre de
William. J’ai du mal à comprendre comment cet homme, qui est si
riche, se retrouve à vivre dans le fin fond de l’Écosse entouré d’un
mobilier qui semble avoir été récupéré dans un vide-grenier.
Le fait de savoir qu’il est situé aussi loin de ma chambre me rassure
un peu. Je peux ronfler en toute quiétude (ou utiliser mon cadeau
d’anniversaire).

Sur la pointe des pieds, je descends l’escalier de bois brun. Le silence


est toujours roi ici. Seul le tictac d’une pendule donne un peu de vie à
l’endroit. À ma gauche, le bureau est entrouvert. J’en profite pour y
jeter un coup d’œil.
Installé à un vieux bureau, juste en face de la fenêtre, William écrit
au stylo sur une feuille blanche, tout en se tenant le crâne. On croirait
voir un auteur du siècle dernier. Comme pour trouver son inspiration,
il plonge son regard au loin, sur ce paysage qu’il doit connaitre par
cœur. Le fait qu’il ne sache pas que je l’observe est assez jubilatoire.
Son visage est tendu et on croirait presque qu’il souffre physiquement.
Un rictus étrange se dessine sur ses lèvres. Je ne saurais dire si c’est du
dégout ou autre chose. Sa mâchoire est si contractée qu’un muscle
tendu est visible le long de sa joue.

Comme je suis civilisée, je viens le saluer.


— Bonjour William.
Surpris, il se retourne et me jette un regard noir comme si je venais
de profaner un lieu sacré.

— Le café est dans la cuisine.


Je vais tenter de ne pas lui sauter à la gorge dès maintenant et vais
essayer de me montrer sociable.
— En pleine séance de travail ?
— Non je fais un golf. Tu veux jouer ?
Il me lance son regard de connard prétentieux et présente son
premier sourire du matin. Purée, et il est fier de lui en plus et moi j’ai
envie de l’assommer avec le gros dictionnaire des synonymes qui est à
sa droite. Je devrais lui dire qu’il vaut mieux éviter de me chercher dès
le lever, mais vu qu’il est presque midi, je préfère faire profil bas. À son
regard, je sens déjà qu’il m’attend au tournant.

Soudain, quelque chose me saute aux yeux : l’absence d’ordinateur.


— Tu écris à la main ?
— Non, j’ai un ordinateur, mais il est invisible. Chut ! Ne le dis à
personne.
Il pose son index sur ses lèvres. Je me demande s’il compte se foutre
de moi à longueur de temps.
— Tu pourrais me donner le code du wifi pour que je puisse me
connecter et avoir les instructions de Sandra ?
— Désolé, on n’a pas le wifi ici.
— Ne me prends pas pour une truffe. Maggy a dit qu’il y avait tout ce
qu’il fallait.
— Je te le donnerai tout à l’heure, quand tu auras fini de me
déranger.
— Eh bien, sache que j’arrêterai de te déranger quand tu me
donneras la clé wifi.

Nous entamons une sorte de guerre des nerfs, lui, me fixant l’air de
m’ordonner de sortir de son bureau et moi me tenant fièrement devant
lui. Il finit par baisser les yeux en soupirant.
Emmy : 1 - Le connard arrogant : 0 !
Le pire, c’est que je commence même à prendre un malin plaisir à
nos joutes verbales. Moi, qui d’habitude ne sais pas quoi répondre,
avec lui, ça me vient tout naturellement et me fais un devoir de ne pas
le laisser gagner.
De l’index, il me montre un recoin, au fond de la pièce. J’entre. Ça
pue la clope froide et la poussière. C’est probablement l’endroit le plus
crasseux de la maison et il est parfaitement encombré de dossiers,
feuilles volantes, dictionnaires et encyclopédies en tout genre. Bref,
c’est un bordel sans nom. Si Sandra voyait ça, je ne crois pas qu’elle
serait heureuse et même ça, ça me met le cœur en joie.
Contorsionnée, j’arrive à prendre une photo de la clé wifi qui est
inscrite sur le modem. C’est malin, mes mains sont pleines de
poussière maintenant. Je les essuie sans grâce sur mon jean et lorsque
je me retourne, je capte qu’il était en train de me reluquer les fesses.
Rouge, il se racle la gorge.
— C’est bon, tu as fini ton exploration spéléologique ou tu as besoin
que j’envoie les secours ?
Pour toute réponse je lui offre une grimace puérile.
— Et pour information, tu as une grosse tache sur les fesses.
Voilà ce qu’il regardait avec attention, non pas mes fesses, mais la
tache qui se trouvait sur mon pantalon.
Satisfaite de voir qu’il est agacé, je sors de son bureau et m’en vais
dans la cuisine.
À peine suis-je entrée que j’y retrouve Maggy.
— Bonjour Emmy, je te prépare une omelette ?

Voilà enfin un visage aimable de bon matin.


— Oui volontiers. Je crois qu’il est plus sage pour moi de manger un
peu au lieu de prendre un café. Il sera plus facile pour moi de
m’habituer au décalage horaire.
Assise à la table, seule, elle me sert la plus délicieuse assiette que je
n’ai jamais mangée.
— Vous avez déjà mangé avec Sam ?
— Oh oui, nous commençons la journée de bonne heure et ça me
permet de pouvoir apporter le repas de William à midi, bien que je ne
sais jamais vraiment à quelle heure il va le manger.

Son regard se teinte d’un voile triste. Je vois à quel point cette
femme s’inquiète pour son protégé et je me demande ce qu’il fait pour
mériter autant d’attention de sa part. Dehors, le vieux Sam bricole une
clôture.

**

William
Mais c’est quoi cette fille ? Elle n’a aucune limite pour m’emmerder.
Personne n’a le droit de rentrer dans mon antre, même pas Maggy
pour y faire le ménage, sauf une à deux fois par an. Là, elle se ramène,
comme si elle était en terrain conquis et en plus je la laisse entrer pour
aller toucher à mon modem.
Et qu’est-ce qui m’a pris de regarder son cul ? Il faut dire qu’elle était
penchée en avant, et que son pantalon lui moulait incroyablement les
fesses. Moi qui voulais juste me retourner pour me foutre encore un
peu d’elle, je me suis retrouvé face à son postérieur offert. Je n’y avais
pas forcément prêté attention hier, mais elle est plutôt bien foutue.
Non, il faut que je me reprenne et que je ne commence pas à avoir ce
genre d’idées, surtout pas avec elle.
Il me semble maintenant évident que j’ai fait une belle connerie en
l’hébergeant directement chez moi. Je pensais pouvoir mener la danse,
mais il faut croire que j’ai perdu la main.
En plus, je ne peux me retenir de tendre l’oreille pour savoir ce que
Maggy est en train de lui raconter et l’odeur de sa délicieuse omelette
commence à me chatouiller les narines. Je pourrais les rejoindre et
manger un bout ? Ça fait déjà quelques heures que je travaille et mon
bras est totalement engourdi.
C’est stupide, je sais, mais je ressens ce besoin de souffrir
physiquement de ma création. Je veux avoir mal à force de rédiger,
sentir ce que me coute chaque mot, chaque page, chaque chapitre.
Taper sur un clavier est facile, mais je n’y retrouve pas cette sorte de
douleur salutaire que me procure l’écriture manuscrite. Je ne m’arrête
que quand mon bras ne peut plus tenir un crayon. Maintenant que
mon bras me fait mal, je peux aller manger. Mais d’un autre sens, elle
va croire que je veux la rejoindre… Je n’aime pas le fait que sa
présence perturbe mes séances de travail.
Pourtant, sans vraiment le vouloir, je me lève et me laisse
transporter jusque dans la cuisine où je les retrouve toutes les deux en
grande conversation.
— Ça sent bon…
Maggy lève la tête vers moi, l’air sincèrement heureux.

— Je peux avoir de l’omelette moi aussi ?


— Pour toi, j’avais prévu du ragout de mouton, mais si tu préfères de
l’omelette, je t’en fais une tout de suite.
Acquiesçant avec gourmandise, je regarde ma voisine savourer le
contenu de son assiette. J’ai de la chance, Maggy est un véritable
cordon bleu. Pour la première fois depuis très longtemps, je m’assois
en pleine journée pour manger tranquillement et profitant du plaisir
simple de la compagnie de ces deux femmes. Même si je ne parle pas
beaucoup, j’écoute leur conversation d’une oreille, gardant
consciencieusement mon masque de mes mauvais jours, mais
profitant de ce rare instant de bonheur.
Chapitre 8 : Staff’ In the Rock

Emmy

Depuis trois jours, que je suis arrivée, William continue son petit
train de vie, sans se soucier de moi. Il s’enferme maintenant à clé dans
son bureau pour que je ne vienne plus le déranger. Si, au départ, la
situation me convenait, car je partais sur de courtes explorations,
appareil photo en main et mitraillant le paysage, aujourd’hui, ça ne
m’amuse plus.
La dragonne m’envoie de très nombreux mails en pleine nuit, que je
découvre à mon réveil, me demandant ce que j’ai fait et si William me
laisse l’aider, mais la réponse est toujours la même : non. Je suis d’une
inutilité navrante. Dans son dernier message, elle a été claire. Elle ne
commandera mon billet retour qu’une fois mon travail achevé. Tout
est déjà prêt pour faire une demande de visa, au cas où mon séjour
durerait plus de quatre-vingt-dix jours. Plus de deux mois ici, à
tourner en rond ? Non, impossible.
Dans la cuisine, je donne un petit coup de main à Maggy, épluchant
tout un tas de légumes que Sam fait pousser amoureusement dans le
potager. Pomme de terre en main, nous discutons de ce qui me
tracasse.
— Ça m’ennuie, William ne me laisse pas faire mon travail. Je suis
prise entre deux feux ici. D’un côté, ma patronne qui veut que je le
pousse à écrire, de l’autre il ne me laisse pas retranscrire ses
manuscrits sur ordinateur.
— Tu sais, ma belle, ça le bouscule un peu dans ses habitudes de te
voir ici. Ça fait plus de quatre ans qu’il travaille seul. Il déteste être
dérangé pendant ses séances de travail.
— Je n’avais pas particulièrement envie de venir ici moi non plus. Je
n’ai pas eu le choix.
— Et tu es malheureuse ?
Voilà une bonne question. Est-ce que je suis malheureuse de ne plus
courir dans les bureaux de Manhattan, travaillant le profil
complètement factice d’un auteur sur les réseaux sociaux. Mon emploi
n’est que du mensonge, je me fais passer pour William auprès de ses
lecteurs passionnés, utilisant les photos d’un autre pour illustrer mes
publications. Je cours dans tous les sens pour gagner un salaire de
misère qui me permet à peine de payer ma colocation et participer à
nos frais. Si j’arrête de travailler, je ne peux plus payer mon loyer, si je
perds mon logement, je ne pourrais pas retrouver de travail. J’ai
l’impression d’être coincée dans une spirale infernale. Ici la vie est plus
simple.
J’observe avec tendresse ma voisine qui commence à découper les
légumes en petits morceaux. Chaque fois qu’elle vient, elle apporte sa
belle valise de couteaux professionnels, que son fils lui a offert et
qu’elle utilise avec fierté. Certes, sa vie n’a pas été facile, mais au
moins, elle a pris le temps de vivre chaque jour, tandis que moi, je me
suis laissée dévorer par le quotidien. Est-ce que j’ai réellement vécu
ces dix-huit derniers mois ? Clairement, non. Je ne me suis pas
épanouie, bien au contraire. Cette ville m’a rongée petit à petit, jusqu’à
ce qu’elle fasse de moi, un membre à part entière de son armée
d’esclaves, brisés par un quotidien trop éreintant.
De ma petite ville qui m’a vue grandir, je m’imaginais sortir tous les
soirs, aller voir des comédies musicales à Broadway, aller à des
concerts, visiter des musées… La réalité est tout autre.
L’investissement personnel de chaque jour amène à un épuisement tel
que la seule chose à laquelle j’aspirais avec envie, c’était du calme et du
repos. J’aurais pu vouloir changer de travail, mais où que mon regard
se pose, je voyais le même vide dans le regard des gens tout autour de
moi, voire pire : du désespoir et de la résignation.

Ici, j’ai le temps de me poser et de faire le point sur ce qui est


vraiment important dans ma vie. L’amour entre Maggy et Sam me fait
chaud au cœur. Il voue un véritable culte à sa femme et elle, a les yeux
qui brillent dès qu’elle le regarde. Leur relation me donnerait presque
honte de mes nombreux coups d’un soir sur Tinder. J’espérais une
rencontre comme celles que l’on voit dans les comédies romantiques,
mais j’ai bien vite compris que les seuls endroits où je rencontrais des
gens, c’était au travail et dans les transports en commun. Deux
moments où je n’ai pas franchement la tête à ça. Et lorsque nous
faisons de petites sorties avec Matt et Cathy, nous profitons de nos
rares soirées tous ensemble. Chacun envoyant bouler copieusement
toute personne nous dérangeant.
La gorge serrée, je réalise à quel point, mon avenir est merdique à
New York. J’aimerais, moi aussi, vieillir auprès d’un homme qui
m’aime et pour lequel mon cœur s’envole. Prendre le temps de profiter
de chaque jour ensemble, et de voir grandir nos enfants. Voilà ce à
quoi j’aspire, plus tard…
— Si cet après-midi tu ne fais rien, tu pourrais accompagner Sam à
Staffin ? J’ai fait une commande de produits qu’il doit aller chercher à
l’épicerie. Ça te permettrait de découvrir un peu le coin.

L’idée de voir un peu plus loin me redonne immédiatement le


sourire. Staffin n’est qu’à quelques kilomètres, mais je ressens le
besoin de sortir d’ici, loin de William et de sa mauvaise humeur.
— Avec plaisir !
C’est ainsi que je me retrouve en virée, en tête à tête avec Sam. Son
véhicule sent toujours aussi fort.
— Pourquoi tu ne laves jamais ta voiture ?
— Parce que si elle est propre, je n’oserai plus y mettre mes brebis,
du bois, ou du matériel pour bricoler.
Sa réponse lui semble d’une logique implacable, mais
personnellement, je ne comprends pas bien.
— Mais tu n’aimerais pas avoir une belle voiture, avec une
remorque ? Sandra pourrait au moins te payer ça.
— Oh, mais elle m’a proposé de me payer un meilleur véhicule, mais
j’ai refusé. J’aime bien mon vieux Nissan Patrol. Je l’ai acheté en 1993
quand notre fils Richard, était petit. Je ne me voyais pas le remplacer
par un véhicule plus récent. C’est qu’elle en a vu des vertes et des pas
mures cette auto !
Installés dans l’habitacle, nous partons vers la petite ville. Mon cœur
bat à tout rompre dans le véhicule nauséabond et bruyant, face à ces
paysages incroyables. La dernière fois, je n’étais plus très fraiche pour
en profiter, mais maintenant, je me prends toute la beauté de cet
endroit en pleine figure. C’est grandiose. Les montagnes, les prairies,
les lacs, la mer et le ciel se disputent l’espace, chaque élément
cherchant à surpasser l’autre par sa splendeur. Devant moi se dresse
ce qui m’a toujours fait rêver dans les films : un cocktail détonnant des
paysages du Seigneur des Anneaux, Braveheart, Harry Potter…
Stupidement, les larmes me montent aux yeux face à une telle
perfection. La beauté artificielle de New York me semble bien pâle face
à l’incroyable spectacle de cette ile.
À Staffin, les petites maisons se suivent et se ressemblent. Une sorte
de mini centre commercial regroupe différentes boutiques, dont le
fameux supermarché, qui est finalement aussi grand qu’une épicerie
de quartier. À ma grande surprise, ça n’est pas vers lui que m’entraine
Sam, mais vers le bar qui le jouxte. La vitrine affiche un style rétro et
rock affirmé.
— On ne dira pas à Maggy qu’on s’est arrêtés ici. Elle n’aime pas ça.
Son petit sourire en coin me laisse penser qu’il fait ça souvent.
À peine passe-t-il la porte du « Staff’in the Rock » que les quelques
personnes qui sont installées aux tables et au bar se retournent pour le
saluer. La majeure partie est composée d’hommes retraités depuis
certainement de nombreuses années. Chacun salue joyeusement Sam,
qui me fait entrer comme si j’étais la grande attraction de l’année, fier
comme Artaban.
La décoration est moderne et soignée dans les tons bleu pétrole,
illuminé de touche d’aluminium, de fauteuils en cuir brun et de
mobilier en bois brut. L’ambiance musicale est agréable. Follow the
Sun de Xavier Rudd est diffusée dans le bar. On se croirait dans un
établissement d’un quartier de bobos d’une quelconque ville branchée,
et non au fin fond de la campagne écossaise.
— Les gars, je vous présente Emmy.
Chacun me regarde avec un grand sourire. Un peu intimidée, je les
salue de la main.
— Elle habite chez nous pour quelques semaines. Elle vient
d’Amérique pour filer un coup de main à William pour son dernier
livre.
Certains se déplacent pour me dire bonjour alors que d’autres me
saluent aimablement. Un petit grand-père, qui semble s’habiller dans
la même boutique que William, se montre plus entreprenant que les
autres.
— Enchanté de faire votre connaissance jolie demoiselle. Je peux
vous offrir un verre ?
— Mais arrête donc ! Elle a l’âge de ta petite fille ! Et laisse-la
respirer la pauvre.
Sam chasse l’opportun du revers de la main et m’entraine vers le
comptoir où il me tire un tabouret et s’installe près de moi.
— Tu veux boire quoi ?
J’observe le verre des autres clients. J’ai l’impression qu’ils boivent
soit du whisky ou une autre boisson transparente comme de l’eau,
mais qui, vu le teint des consommateurs, ne doit pas en être. De la
vodka peut-être ? Il est beaucoup trop tôt pour que je puisse avaler un
alcool fort. Je décide donc de prendre une bière. Une petite affiche
devant moi fait la promotion d’une mousse locale et artisanale à
laquelle je cède.
— Une « Cuillin Beast », c’est bon ?
— Oh, c’est excellent ! Cette bière a été couronnée Championne
d’Écosse 2011, lors du Scottish Real Ale Festival à Édimbourg ! C’est
doux, fruité et assez fort en même temps.
— Alors, allons-y pour la bête.
— Thomas, une Cuillin pour mon invitée et un whisky pour moi.
Immédiatement, apparait derrière le comptoir un homme assez
jeune, au look de hipster. Barbe et chemise à carreaux. Voilà bien la
dernière chose que je m’attendais à voir ici.
— Je m’en occupe !
Alors qu’il est en train de nous servir, il interroge Sam.
— Tu ne nous présente pas ?

— Emmy, je te présente Thomas, Thomas, voici Emmy.


— Bienvenue dans mon petit commerce, Emmy. Je suis heureux de
faire ta connaissance.
Ce barman m’offre un joli sourire qui me fait monter le rouge aux
joues. Voilà mon style d’homme. Un gars gentil, simple et plein de
charme.
— Ta présence illumine cet endroit, ça va me changer un peu de tous
ces vieux croutons !
Ses clients ronchonnent avec un air amusé, et lui les couvre d’un
regard affectueux et protecteur.

— Ça avance les préparatifs du Skye Festival ? demande Sam.


— Oh oui, ça va encore être grandiose ! La billetterie vient d’être
ouverte et déjà plusieurs centaines de pass sont vendus.
Il ne me quitte pas du regard et me sourit avec un air malicieux.
— Tu seras encore là en septembre ?

— Oh non, je n’espère pas !


Visiblement ma réponse le déçoit.
— C’est juste que je dois rester ici tant que je n’ai pas terminé mon
travail avec William. Cette ile est absolument magnifique, mais je
devrais repartir une fois son livre terminé. Si je suis encore là en
septembre, je vais me faire tuer par ma patronne !
— Quelle chance, tu vas côtoyer Anderson pendant plusieurs
semaines ! Ce gars est tellement aimable, ce doit être un pur plaisir.
Derrière son air drôle et sarcastique, je détecte une pointe
d’animosité. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre ces deux-là, mais a
priori, Thomas n’apprécie pas William. Je n’ose pas répondre par
l’affirmative, mais je ris face à cette description de mon collègue de
travail. Malgré moi, je ne peux absolument pas le considérer comme
un supérieur hiérarchique.
Il se pourrait que ce barbu rende mon séjour un peu plus agréable.
— Tu écris des romans toi aussi ?
— Oh non. Je suis community manager pour sa maison d’édition à
New York.
— Ça c’est drôle, j’étais dans le marketing, à Londres. J’ai pété les
plombs sous la pression. J’ai tout plaqué pour venir m’installer ici,
voilà deux ans. Ça a été la meilleure décision de ma vie !
Autour de nous, les petits grands-pères confirment leur joie d’avoir
ce jeune homme qui s’occupe de l’unique bar à des dizaines de
kilomètres à la ronde.
— C’est quoi ce festival ?
— Le « Skye Festival », a lieu tous les ans, la première semaine de
septembre. On organise ça à Portree et ça attire quelques milliers de
visiteurs. On essaie de dépoussiérer un peu les vieux qui habitent dans
le coin avec du bon son. C’est super. J’espère qu’avec un peu de chance
tu seras encore là pour en profiter.
Le bar ne désemplit pas. Au contraire et Thomas passe d’une table à
l’autre pour servir, récupérer les règlements et papoter avec ses clients.
C’est le genre d’homme sympathique avec qui on a facilement envie de
parler. De temps en temps, il me glisse quelques coups d’œil, qui me
laissent penser que je ne le laisse pas indifférent. Grand, brun,
tatoué… Il est très agréable à regarder. Sa coupe de cheveux étudiée et
sa barbe bien taillée tranche étrangement avec sa clientèle rustique.
— Tom, on va te laisser. Il faut que j’aille chercher les courses de
Maggy et que je rentre vite, sinon, elle va finir par se douter de quelque
chose.

Il revient rapidement vers nous et me tend un petit bout de papier


sur lequel il vient de griffonner quelque chose.
— Tiens, c’est mon numéro. Si un de ces jours, ça te dit d’aller boire
un verre avec moi à Portree… Les vieux d’ici ne viennent qu’en
journée, donc je suis dispo tous les soirs.
Un petit clin d’œil accompagne son affirmation, ce qui me fait
fondre comme la neige au soleil.
— Oui, avec plaisir.
Je sens que le rouge m’est monté aux joues. Me connaissant, je
n’arriverai pas à l’appeler, je décide donc, pleine de témérité, de lui
laisser mon numéro de téléphone inscrit sur le sous-bock de ma bière.

Sam me regarde l’air amusé.


— T’as bien raison, c’est un bon gars Tom. Vous êtes jeunes, il faut
en profiter !
Je suis flattée de voir que ce dernier ne me quitte pas du regard
jusqu’à ce que je sois sortie de son bar.

Une idée me frappe. Ici, je ne suis plus une anonyme, et j’ai


l’impression d’exister dans ce monde. Je ne suis pas seulement un
numéro, un badge ou un matricule, ici, je suis Emmy et cette simple
idée me remplit de joie. L’air me semble plus facile à respirer et mon
cœur bat avec aisance.
Nous récupérons la commande de Maggy dans la petite boutique à
côté et lorsque nous remontons dans le Patrol, mon téléphone vibre.
Numéro inconnu : Enchanté d’avoir fait ta connaissance Emmy.
Signé Tom.
Je regarde le Staff’in the Rock et je vois mon hipster qui me salue de
la main.
Oui, je crois que je vais me plaire ici. Je m’imagine déjà raconter
mes aventures à Cathy qui me harcèlera surement tant que je n’aurais
pas eu un rencard avec Tom.

**

William
Je suis surpris par le calme de la maison. Ça fait un moment que je
ne l’ai pas entendue monter les marches comme un éléphant, tenter
d’ouvrir ma porte ou hurler à travers la cloison.

Limite, ce silence, qui était mon quotidien avant qu’elle n’arrive


m’inquiète. Il m’était rassurant et aujourd’hui, je le trouve oppressant.
Ça me perturbe tellement que je n’arrive pas à écrire. Moi qui,
normalement, ai besoin du silence ou d’une musique savamment
choisie, je me retrouve à être en panne d’inspiration parce que je ne
l’entends pas faire sa vie dans ma maison. Je dois vraiment être en
manque d’interactions sociales.
Mine de rien, je regarde par la fenêtre, mais la seule chose que je
vois, c’est Maggy qui nourrit les moutons. Je me contorsionne sur mon
bureau pour voir le plus loin possible. Même la voiture de Sam n’est
pas là.
Finalement, au bout d’une demi-heure à me faire un sang d’encre, je
décide de faire mine d’aller dans la cuisine pour aller boire un verre
d’eau et je ne la vois nulle part.
Maggy entre par l’arrière-cuisine, les bras chargés d’une panière à
linge.
— Tu cherches quelque chose ?

Son sourire en coin me laisse entendre qu’elle sait très bien celle que
je cherche. Inutile de lui mentir, elle me connait mieux que ma propre
mère.
— Elle est où Emmy ?
Posant son linge sur la table de la cuisine, elle commence à le plier
devant moi, en prenant tout son temps pour me répondre.
— Elle est partie avec Sam pour récupérer ma commande de
provisions à Staffin.
L’un comme l’autre, nous savons très bien que Sam s’arrête
systématiquement chez Tom pour boire un coup avec ses copains, et
qu’il y a probablement emmené Emmy. L’idée qu’elle rencontre ce
hipster à deux balles me hérisse les poils sur tout le corps.
— Pourquoi tu l’as laissée partir là-bas ?
— Parce qu’elle n’a rien de mieux à faire ici. Elle errait comme une
âme en peine. Il semblerait que tu ne lui aies pas encore donné de
travail à faire si je ne me trompe.

Décidément, tous mes plans se retournent contre moi. Je pensais


que si je ne lui donnais pas de travail, elle finirait par se fatiguer, ainsi
que Sandra, et qu’elle repartirait à New York. Cette idée, qui me faisait
jubiler voilà quelques jours, provoque en moi une sensation étrange et
désagréable. Un venin différent de d’habitude coule dans mes veines.
Je me rends compte que je n’ai pas tout à fait envie qu’elle parte. Pas
maintenant en tout cas. Et j’ai encore moins envie qu’on envoie mon
assistante se balader dans la nature écossaise pour qu’elle rencontre
des bobos en mal d’authenticité.
— Et si j’avais besoin d’elle ?
— Elle va revenir d’ici quelques minutes. Ils sont partis à Staffin, pas
à Édimbourg.

— Pourquoi personne ne m’a averti ?


Visiblement, je la gonfle. Pendant qu’elle continue de plier mes
vêtements, elle soupire et me répond avec un air las.
— Parce que tu nous interdis de rentrer dans ton bureau et de te
déranger pendant que tu écris.
Je réalise soudain qu’elle ne plie pas uniquement mes vêtements,
mais aussi ceux d’Emmy. Elle entasse notre linge en deux piles
distinctes. La vision d’un bout de dentelle, qui pourrait être un string,
me met dans tous mes états. Merde, qu’est-ce qui m’arrive ?
Agacé, je fais demi-tour pour retourner à mon travail, quand
j’entends la voiture de Sam qui s’approche, je me précipite à ma
fenêtre et la vois sortir du véhicule.

Souriante, elle rayonne. Sam et elle rient à gorge déployée. Le fait


qu’elle se soit amusée me met encore plus en colère. C’est une rage
folle qui fait battre mon pouls trop fort. Je peine à la contenir.
Les bras chargés d’une cagette, elle entre et passe devant moi en ne
m’accordant guère plus qu’un simple regard.

— T’étais où ?
Ma voix ne peut pas être plus cinglante et je m’en veux aussitôt. Elle
est surprise et j’ai éteint en moins d’une seconde la lueur qui brillait
dans ses yeux.
— Dans la petite ville d’à côté pour faire quelques courses.
Elle lance un regard complice à Sam, qui vu mon humeur s’est vite
faufilé dans la cuisine. Elle me toise comme si elle venait de passer une
super journée et qu’elle n’en avait rien à battre de ma mauvaise
humeur.
— Dans mon bureau ! Maintenant !
Droite dans ses bottes, elle me répond, le menton levé.

— Non. Tu n’as pas eu besoin de moi pendant trois jours, tu peux


bien attendre cinq minutes.
Je ne peux pas tolérer la façon dont elle me parle. Je suis furieux.
Elle commence à partir dans la cuisine, son lourd colis dans les bras, et
je la suis sans lui offrir mon aide. Je m’en fous.
Sam et Maggy se lancent des regards pleins d’inquiétude. Ils ont
peur que je la bouffe toute crue et elle, elle s’en bat les reins. Elle pose
tranquillement les affaires sur la table.
— T’étais chez Tom ?
Son regard inquiet va vers Sam, de peur que leur petit secret ait été
découvert. Toutefois, Maggy l’inquiète moins que ma réaction furieuse
pour le moment.
— On n’est pas partis longtemps William, tente de désamorcer le
vieil homme.
Prenant un air de défi, elle se retourne vers moi et plonge son regard
bizarre dans le mien.

— Oui, j’ai rencontré Tom ! Il est très sympa et agréable, LUI ! On a


même échangé nos numéros. C’est bon, l’interrogatoire est terminé ?
Je peux continuer à ranger ?
— C’est bon, je vais me débrouiller avec Sam, intervient Maggy.
Emmy s’agace de voir qu’elle a pris mon parti, du moins, c’est
comme ça que je l’interprète. Elle commence à sortir de la pièce.
— Montez vos vêtements propres !
Voilà que tout le monde se met à me donner des ordres maintenant.
Emmy prend sa pile de linge et part comme une flèche. Je la suis. Elle
monte les escaliers rapidement.
— Bon ça va aller, tu ne vas pas me suivre comme un caniche non
plus ? Tu m’attends cinq minutes dans ton bureau, vu que tu y passes
ta vie, tu devrais survivre ! Tu me laisses le temps de ranger mes
vêtements, de me rafraichir et j’arrive.
Tout en me disant ça, elle me claque sa porte au nez. Mais merde, je
suis chez moi, et elle me fait ça ?! Personne ne se comporte comme ça
avec moi. Je suis tellement surpris que je ne sais même pas réagir. Je
reste comme un con devant sa porte. Elle ressort et passe devant moi
pour aller aux toilettes.
— T’es encore là ? Je vais aux toilettes, tu veux me tenir la porte
peut-être ?
Bon, là, elle a l’air carrément en pétard et je ne m’y attendais pas…
Penaud, je retourne à mon bureau, comme elle me l’a demandé. Assis
sur mon fauteuil en cuir, je commence à réaliser que je viens de lui
demander de venir pour travailler… Mince… Avec elle, je n’ai que des
réactions à la con… De toute façon, si je veux qu’elle ne coure pas la
campagne, enfin non, si je veux qu’elle se barre vite, il faut qu’elle tape
mon manuscrit.
Consciencieusement, je fais une pile avec le premier chapitre de
mon livre, vérifiant que les pages sont bien dans le bon ordre.

Elle finit par apparaitre. Je regarde ma montre, elle a mis dix


minutes. Le double de ce qu’elle avait annoncé. Je suis certain qu’elle
fait ça pour m’agacer, ce que son petit sourire en coin me confirme.
Une petite fossette apparait sur sa joue gauche et je trouve ça mignon.
Je pensais être le diable, mais je crois que je suis tombé sur plus
infernal que moi. Sous son air doux et angélique, cette fille c’est une
tornade sur pieds qui voue son existence à foutre le bordel dans ma
vie, bien organisée jusque-là.
Elle se place à côté de moi. Je ne peux me retenir d’inspirer un
grand coup pour sentir son parfum délicieusement fruité. Cette
attitude ne me ressemble pas et j’ai envie de me coller des baffes.
— Tu veux que je fasse quoi ?

— Tu as un ordinateur portable ?
— Évidemment.
Visiblement très remontée, elle ne ressemble plus à la fille
rayonnante qui est arrivée tout à l’heure. Elle est froide et distante.
— Tu vas taper le premier chapitre de mon roman.
Du bout des doigts, je pousse vers elle le petit tas de feuilles
griffonnées.
— Tu es tenue au secret professionnel, tu as interdiction de parler de
ce que tu vas lire à qui que ce soit, même pas à Sandra, c’est compris ?
Pour essayer d’avoir moins l’air d’un connard, j’essaie de lui parler
un peu moins brusquement, ce qui n’a pas l’air d’être très efficace.
Elle attrape le paquet de papier dans ses mains et lis le titre.
— « La noirceur en héritage ». Visiblement, tu ne te lances toujours
[11]
pas dans le « feel good »… Ne t’en fais pas, je ne vais pas en parler
à qui que ce soit, parce que, premièrement, je déteste ce que tu écris, et
deuxièmement, je ne connais personne qui aime ce que tu fais.
Là-dessus, elle fait demi-tour emportant mon travail dans ses bras et
me laissant comme un con dans mon bureau, mon orgueil battu par
KO.
Chapitre 9 : Un travail prenant

Emmy

Je m’installe devant le petit bureau de ma chambre, et pose près de


moi le gros paquet de feuilles. Sa méthode de travail est vraiment
pourrie. Tout d’abord parce qu’il utilise un nombre incalculable de
feuilles, ce qui n’est absolument pas écologique, qu’il irait plus vite sur
clavier et point non négligeable, il n’aurait pas besoin de moi.
Si ça se trouve, il ne sait même pas allumer un PC. Cette idée
m’amuse. Je l’imagine en train de galérer à trouver le bouton pour
démarrer la machine, tout en ronchonnant comme il sait si bien le
faire, la ride du lion formée entre ses sourcils.
« La noirceur en héritage », voilà bien un titre qui ne me donnerait
pas envie d’acheter son bouquin. Et le prochain, ça sera quoi ? « Une
corde pour se pendre » ?

M’installant confortablement sur ma chaise, je commence ma saisie


à un rythme soutenu.
« France, Nantes, juillet 1776.
Léon Bouin voyait son navire de cent-soixante-dix tonneaux
revenant de Saint-Domingue. Il s’agissait là du premier voyage de
son tout nouveau bateau : Le Diamant. Avec une fierté non
dissimulée, il observait le capitaine décharger sa précieuse
cargaison : cannes à sucre, coton, produits de commerce et or. Près
de lui, son fils Gustave, âgé de six ans, admirait la scène avec
attention. Sur le quai, les précieuses marchandises se voyaient
précautionneusement chargées sur les charrettes, pour être ensuite
emportées aux entrepôts.
Le soir venu, il savait enfin où il en était. Son notaire, qui faisait
partie de l’expédition, avait encore fait un merveilleux travail de
négoce sur place. Peu de marchandises avaient été perdues pendant
la traversée. Sur les deux-cent-cinquante pièces d’Inde chargées,
seule une cinquantaine avait été perdue et majoritairement celles qui
avaient le moins de valeur. Le capitaine Rolland avait pris grand
soin de suivre les recommandations du médecin de bord et c’est en bel
état que la cargaison était arrivée au port.
D’après le rapport, tout le monde avait été émerveillé dans la zone
de quarantaine de Saint-Domingue par la fraicheur et la sélection
particulièrement rude de mon chargement. J’avais ordonné au
Docteur Fabre de ne choisir que les nègres les plus forts, lors de leur
[12]
embarquement sur les côtes de la Sénégambie . Majoritairement
des hommes jeunes, et sains. »
Je suis sous le choc. Horrifiée par l’histoire que je vais devoir
retranscrire. Déjà que je n’aime pas les romans historiques, mais là,
clairement on est dans la traite négrière. C’est absolument
épouvantable. La totalité de mes poils se hérisse sur mon corps.
Comment vais-je pouvoir taper ce texte horrible ? Déjà, mes yeux sont
larmoyants et mon cœur semble être remonté jusque dans ma gorge.
J’imagine ces pauvres gens, arrachés à leur pays, évalués comme des
produits marchands et transportés pendant des mois dans des
conditions épouvantables. Et ce connard d’armateur, fier de lui. C’était
une autre époque, mais comment pouvait-il faire son négoce devant
son fils ? Il s’agissait de commerce d’êtres humains et ce qui les
différenciait de lui, c’était uniquement qu’il était né sur le bon
continent.
Une nausée me saisit soudainement la gorge, j’ai envie de vomir. Je
cours vers les toilettes et laisse mon estomac se vider de ce que je viens
de lire. Mes mains tremblent. Je n’ai pour le moment retranscrit que la
première page du paquet et j’ai déjà envie de me rouler en boule sous
ma couette pour pleurer toutes les larmes de mon corps jusqu’à
demain matin.

Me décidant à prendre du recul, je me replace devant mon


ordinateur et tâche de recopier chaque mot, sans chercher à
comprendre le sens du texte qui passe sous mes yeux. Le résultat est
plus que mitigé. Mon cerveau, habitué à la lecture, ne cesse d’analyser
les mots et les phrases. J’ai même honte de cette curiosité malsaine qui
me pousse à lire certains passages. Ça ne me ressemble pas.

« Les deux-cent-cinquante pièces d’Inde embarquées à l’entrepont


avaient pu finalement être vendues à bon prix. L’acheteur : un
négociant de l’ile, savait déjà où elles partiraient. Il s’agissait là du
premier exploit de la famille Bouin. Leurs nègres : hommes, femmes
et enfants, avaient presque tous une valeur d’une pièce d’Inde et
étaient, en majeure partie, arrivés vivants et dans un état de santé
convenable. Le Diamant méritait bien son nom, car il apporterait la
richesse à cette famille. Il était certainement possible d’améliorer le
rendement, et l’esprit pervers de Léon Bouin imaginait déjà comment
faire reproduire ses femelles en cours de voyage, pour que les femmes
arrivent pleines et rondes sur les marchés ».
Les pages défilent laborieusement et je termine ce premier chapitre,
les larmes aux yeux et la boule au ventre. J’étais tellement concentrée
que je n’ai pas vu l’heure passer. Il m’aura fallu plus de deux heures
pour taper ce fichu paquet de feuilles.
Mon travail ne représente qu’une petite dizaine de pages et
pourtant, je suis épuisée comme jamais. Ça n’est pas une fatigue
physique, mais plutôt émotionnelle. Ce récit éprouvant a continué
comme ça, racontant les nombreuses traversées qui ont suivi. Le
gamin, devenu un homme fut envoyé sur les bateaux pour négocier
avec les clients et comprendre la réalité du terrain. Je me demande si
cette partie de l’histoire n’était pas pire. Je ne suis pas sadique, mais
cette fois, j’espère que William va faire souffrir ces connards dans son
roman.
Il faut que je m’aère l’esprit. Je descends et comme d’habitude, la
maison est plongée dans le silence. Ça m’oppresse, il me faut du bruit,
de la vie, du contact humain sinon je vais péter un câble.

William, pour une fois, a laissé sa porte ouverte. Il est toujours


installé devant son bureau, le nez collé à ses feuilles avec son air
concentré, et sérieux figé sur son visage. Maintenant que j’ai une idée
de ce qu’il écrit, je comprends mieux pourquoi il a l’air aussi amer.
Cette histoire me ronge de l’intérieur et je suppose que c’est aussi le
cas pour lui. D’un certain sens, ça me rassure un peu. Je me dis qu’il
n’approuve pas non plus ce que ses personnages font. Son petit rictus
de dégout apparait sur ses lèvres. Je pense que j’ai probablement
affiché le même tout à l’heure en le lisant. Quand je vois le monticule
de papier qui est déjà rédigé à côté de lui, j’ai l’impression que je ne
suis pas au bout de mes peines et je me demande si je suis réellement à
la hauteur de cette tâche.
C’est décidé, je vais demander une prise en charge par la maison
d’édition de séances de psychothérapie, d’hypnose ou n’importe quoi
dès mon retour à New York. J’ai pourtant lu tous ses romans, mais
aucun n’avait accumulé autant de noirceur. Celui-ci est dur. Peut-être
parce que contrairement à tous les autres, il reprend des faits
historiques. Ça n’est pas de la fiction, du moins pour les grandes
lignes.

Soudain, William lève les yeux vers moi. J’interprète différemment


son attitude. Sa façon de mettre de la distance, d’être agressif et cette
lueur triste qu’il a dans le regard. On dirait qu’il porte toute la peine du
Monde sur ses épaules. Il est dévoré par son livre et la tristesse de son
récit. Il ne fait pas que l’écrire, il vit chaque mot couché sur le papier.
Je me demande bien pourquoi il s’inflige ça.
— J’ai fini le premier chapitre, tu veux que je te l’envoie ?
— Non, pas la peine.
— Ah oui, mince, tu n’as pas d’ordinateur…
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Peut-être le fait que je n’en vois pas ici…

D’un sourire triste en coin, il recule sa chaise et sort du large tiroir


de son bureau, un magnifique ordinateur portable d’un blanc nacré. Je
le reconnais immédiatement, c’est le dernier né de Windows. Une
petite merveille de technologie, puissante, légère et ergonomique. Le
genre d’appareil que je ne peux m’offrir qu’en rêve.
— Ah…

Je suis franchement surprise de voir un appareil aussi high-tech


entre ses mains.
— C’est Sandra qui s’acharne à m’en envoyer un neuf tous les ans. Je
crois qu’elle espère me convertir à la composition directe sur Word. Il
y a plein de logiciels spécifiques dedans, si un jour tu as besoin,
n’hésite pas. Il est là.
Quelque chose a subitement changé entre nous. Pas d’agression, j’en
suis surprise.
— Donc je ne t’envoie pas le premier chapitre alors ?
— Non.

Il replonge le nez dans son travail et regarde de temps à autre sur de


vieux documents. Je crois reconnaitre des livres de comptes, de vieilles
encyclopédies et quelques journaux.
— C’est donc un roman historique que tu composes ?
— On peut dire ça…
La trêve n’aura pas duré longtemps, et il recommence déjà à
m’agacer. J’ai prévu une communication en visio avec Cathy et Matt ce
soir, je mange donc rapidement un petit plat préparé par Maggy et
retourne dans ma chambre pour m’installer confortablement dans
mon lit, attendant l’appel de mes amis.
**

William

Volontairement, j’ai laissé la porte de mon bureau ouverte. J’avais


besoin de sentir que je n’étais pas seul ici pour tenir le coup et
continuer à travailler. Depuis qu’elle est là, j’arrive à maintenir un
rythme plus soutenu et je pense pouvoir terminer mon manuscrit à la
fin du mois, comme le souhaitait Sandra. Ça me fait mal de le
reconnaitre, mais sans le savoir, elle a offert une solution à mon
problème. Je tournais au ralenti, écrivais à une lenteur éprouvante et
m’enfonçais dans ma douleur.
L’arrivée d’Emmy a bousculé mes habitudes et m’apporte un peu de
lumière dans mon quotidien morose. J’aime la façon dont elle me
parle, naturellement et sans aucun faux-semblant. Quand on se lance
des vacheries ou que l’une d’elles finit par se retourner contre moi, j’ai
l’impression de me sentir un peu plus vivant et pendant quelques
secondes, d’oublier qui je suis.
Quand elle est apparue à ma porte tout à l’heure, j’avoue que ça m’a
fait mal. J’ai vu dans son regard le reflet de ma douleur, comme si elle
partageait avec moi ce fardeau. Mes mains me faisaient mal, mon bras
était engourdi et pourtant, je me suis senti mieux. Pour la première
fois depuis longtemps, je ne me suis pas senti seul avec toute cette
merde. J’ai partagé avec elle des émotions néfastes : de la haine, du
dégout et de la colère. Elle pense peut-être qu’elle a découvert
pourquoi je suis comme ça, mais elle n’en a encore qu’effleuré la
surface. Je suis un puits sans fond, rempli de désespoir et de douleur.
La sentir partager mon fardeau, m’a redonné de la force et le
courage de continuer d’écrire. Avant son arrivée, je n’avais pas pu faire
plus de six chapitres et là, je viens d’en terminer deux en trois jours.
Ce livre, j’ai l’impression de le composer à l’encre de mon sang.
Chaque mot écrit à la noirceur de mon âme est douloureux. Que se
passera-t-il quand je n’aurai plus rien à marquer ?

Cette question m’obsède. Le vide de l’après-écriture que je perçois


me donne le vertige et ça me fait peur.
Je sens qu’il n’est plus temps pour moi de travailler. Mon bras est
fatigué, j’ai mal dans tout le corps et je suis vidé. Il faut que je sorte.
En haut, je l’entends qui parle à quelqu’un, probablement au
téléphone avec ses copines. Voilà bien longtemps que je n’ai plus
d’amis, à part Sandra.
J’avale vite fait le reste du plat que nous a préparé Maggy. Des
saucisses avec un écrasé de pommes de terre. La petite a l’air d’avoir
un bon coup de fourchette, car elle a pris plus de la moitié du plat. Les
émotions lui ont peut-être ouvert l’appétit.
Pour tout dessert, je mange une pomme. Assis dans ma cuisine
silencieuse, je tends l’oreille. À l’étage, j’entends qu’elle sans pour
autant comprendre ce qu’elle raconte. Sa façon de parler est très
différente avec son interlocuteur. Elle semble plus calme et timide.
Son rire résonne dans toute la maison. Ce son vibre dans chaque
recoin de mon âme, et illumine mon cœur. Bien vite, je reprends mes
habitudes, me rappelant que ce n’est pas moi qui aie provoqué ce son.
Je me renferme dans ma mélancolie enfile un manteau et pars
marcher sur le sentier qui longe la falaise.
Une fois dehors, j’aperçois Maggy qui me fait un petit signe de la
main. Elle s’inquiète toujours pour moi, mais pour le moment, elle n’a
plus besoin de s’en faire. Un ange aux yeux vairons veille sur mon âme.
Chapitre 10 : Tonnerre de Zeus

Emmy

Un léger ronronnement me tire doucement de mon sommeil. C’est


un bruit mécanique accompagné d’un autre, celui de quelqu’un qui
court. J’ai l’impression de les avoir déjà entendus, sans pour autant
réellement savoir quand, comme si j’entendais ce bruit chaque nuit,
pendant mon sommeil.
Me redressant sur mes coudes, je tends l’oreille. Dans la pièce d’à
côté, William est manifestement en train de décompresser sur le tapis
de course. Ses foulées régulières et son souffle me font penser qu’il
doit tenir un rythme soutenu.
J’attrape mon smartphone pour pouvoir vérifier l’heure. 7 h 30 du
matin. Je ne m’étonne même pas d’entendre que mon psychopathe de
voisin est déjà à faire du sport. C’est une drôle d’idée, mais après tout,
chacun son truc. Ce qui est encore plus bizarre c’est de courir, enfermé
dans une pièce, alors que dehors le paysage est magnifique. Il pourrait
se défouler au grand air, mais non, il préfère suer face à un mur.
Le temps est très changeant et frais, mais pour le moment, je n’ai eu
que de belles journées depuis mon arrivée. Je réalise soudain que ça
fera bientôt une semaine que je suis chez William et que je n’ai pas vu
le temps passer.
Après avoir pris mon petit déjeuner et fait ma toilette, je me remets
au travail, depuis trois jours, je recopie les feuilles qu’il me donne au
compte-goutte. Lui comme moi restons chacun dans notre bureau, ou
plutôt dans ma chambre, dans mon cas. Je commence à m’habituer à
sa vie solitaire, que je n’apprécie pas forcément pour autant. Son
quotidien est plat, morose et bourré de routines. Je finis même par me
demander s’il n’est pas agoraphobe ou quelque chose du genre.
Chaque matin, je découvre de nouveaux mails de Sandra qui me
demande comment ça avance, s’il va bien et quand je pense en avoir
terminé. Comme il me l’a demandé, je reste très évasive. J’essaie de lui
répondre sans pour autant dévoiler le contenu de son livre. D’après ses
messages, j’en déduis qu’il ne lui en dit pas beaucoup plus.
Au rythme où je vais, ce soir je devrais avoir fini de copier le
septième chapitre. J’ai vraiment du mal à comprendre où il veut en
venir avec cette histoire qui traine en longueur et plonge
régulièrement dans le sordide. Pour l’instant, la machiavélique famille
Bouin met à profit chaque opportunité politique à travers le monde
pour renforcer sa fortune. Pour eux, tout n’est qu’une nouvelle
occasion de s’enrichir : l’abolition de la traite des esclaves leur a
permis de les vendre d’autant plus cher grâce à un système de marché
noir très élaboré. Ils vendaient hommes, femmes et enfants sans
aucun scrupule. Dès qu’ils ont senti l’abolition de l’esclavage pointer le
bout de son nez, ils se sont installés en Louisiane pour cultiver du
coton, faisant travailler leurs « marchandises » à un rendement fou.
Dès le départ de la guerre de Sécession, ils se sont évertués à devenir
des incontournables dans la fourniture de tissus en coton pour les
tenues et matériels militaires. Chaque génération semble rebondir sur
toutes les guerres, discordes politiques et tensions internationales
pour se gaver toujours plus. J’ai l’impression qu’ils n’ont absolument
aucune limite.
Cette histoire est absolument épouvantable à lire comme à recopier.
Je commence à mieux comprendre le titre « La noirceur en héritage ».
C’est une dynastie d’enfoirés qui se nourrit du malheur des autres.
J’attends avec impatience de voir à quel moment le vent va tourner
pour la famille Bouin, mais pour l’instant, ils se remplissent surtout les
poches et arrivent à se tirer de tous les mauvais pas, grâce à une bonne
anticipation des évènements. Ses personnages semblent sans attache
et se contentent d’aller là où ils peuvent gagner le plus d’argent,
s’adaptant et développant des solutions pour chaque problème, afin
d’en tirer un profit maximum, passant d’un continent à l’autre et
abandonnant ce qui ne rapporte plus assez derrière eux sans regret.
Souvent, je dois retenir mes larmes pendant la lecture. Je n’arrive
pas à comprendre comment on peut exploiter des êtres humains et la
misère des gens sans aucun remords.
Il n’est pas évident pour moi de savoir où nous en sommes dans le
récit, mais il est probable que le premier tiers soit rédigé. Souvent, je
ressors de ma chambre en sueur et émotionnellement épuisée.
Alors que les premières pages étaient écrites proprement, j’ai de plus
en plus de mal à décrypter l’écriture de William. Les ratures sont de
plus en plus nombreuses et le tracé élégant laisse de plus en plus place
à un style brouillon. Plusieurs fois, j’ai dû venir le voir pour lui
demander ce qu’il avait voulu dire. Il déteste quand je le fais, mais si
nous voulons avancer, je n’ai pas le choix.
Cette histoire impacte mon humeur, je me sens de plus en plus
tendue et triste. Heureusement, un texto vient me changer les idées.
Thomas : ça te dirait de m’accompagner à Portree demain soir ?
Sortir de cette chambre et voir une personne souriante et agréable
me semble soudain être l’idée du siècle.
Emmy : Oui avec plaisir !
Thomas : Je passe te prendre à 19 h ?
Emmy : Super. À demain soir alors.
Thomas : PS, je passerai te prendre en moto, alors mets une tenue
adaptée.
Une balade à moto derrière un beau hipster, au milieu d’un paysage
idyllique. Voilà qui va me faire du bien !
C’était la bouffée d’oxygène qui commençait à me manquer. Le train
de vie de Cathy et Matt ne nous permet que rarement de nous appeler
et on ne peut pas dire que William soit de la meilleure compagnie qui
soit. Je croise de temps en temps Maggy, qui fait le ménage ou apporte
nos repas, mais la majeure partie du temps, je me sens seule et isolée.
Sam vient peu à la maison, il s’occupe surtout du jardin et de bricoler
des choses. Dès qu’ils mettent un pied dans la maison pendant qu’il
travaille, il peut se transformer en un véritable dragon, faisant fuir
toute trace de vie.

Demain, le weekend commence, et je n’ai pas du tout l’intention de


taper le manuscrit de William. J’ai aussi droit à du repos. Si lui n’a pas
de vie et écrit à longueur de temps, ce n’est pas mon cas. Je compte
bien m’aérer l’esprit.
Je décide de descendre pour manger le diner que Maggy a surement
laissé au frigo, et je profiterai de ma soirée au calme pour me plonger
dans le roman que Matthew m’a offert.
Au rez-de-chaussée, William est toujours dans son bureau, l’air
grave et déprimé. J’en déduis que je ne suis pas près d’avoir un
chapitre un peu plus léger. C’est à peine s’il me lance un coup d’œil. Il
tire nerveusement sur les manches de son pull et se mord la joue.
Visiblement, je ne suis pas la seule personne impactée par ce livre.

Sans un mot, je vais vers la cuisine. Maggy nous a préparé un beau


morceau de bœuf pour deux personnes. Comme William n’a pas
encore mangé, j’ai besoin de le diviser en deux parts. Je fouille dans les
tiroirs en quête d’un couteau aiguisé, mais je ne trouve que de petits
couteaux de table à bouts ronds. Je fouille de fond en comble la cuisine
sans trouver mon bonheur. Résignée, je tente de découper le morceau
de viande dure à l’aide de mon pauvre couvert. Finalement, c’est un
carnage, j’espère que William aime la viande hachée vu l’état dans
lequel est l’autre moitié. J’avoue que la situation m’amuse et
volontairement, un sourire en coin, je rajoute quelques petits coups de
couteau dans sa viande, pour lui donner un air un peu moins
ragoutant.
Mon diner avalé, je décide d’aller chercher mon roman pour le lire
dehors. Je le récupère dans ma chambre, attrape mes lunettes de soleil
et compte bien bronzer un peu. Malgré l’heure tardive, je veux en
profiter.
Quand je repasse devant son bureau pour sortir, il daigne enfin me
parler.
— Tu vas où ?
Sa question m’agace. La réponse est évidente et j’ai passé l’âge de
rendre des comptes à qui que ce soit.
— Je vais faire un golf, tu veux jouer ?
Je pensais que ma répartie le vexerait, mais au lieu de ça, je
remarque qu’il m’adresse un sourire franchement amusé. J’ai
clairement l’impression qu’il y a anguille sous roche.
— Bonne bronzette !
Rieur, il retourne à son travail. Un détail m’échappe, je sens qu’il y a
un piège, mais je ne sais pas où. Il fait beau, devant la maison, j’ai vu
un petit coin au soleil où je serai très bien pour lire, tout en restant à
l’abri des éventuelles bourrasques marines… Je n’arrive pas à trouver
le problème et ça m’agace. Toutefois, je ne veux pas perdre la face et
vais au bout de mon idée.
Une fois dehors, je savoure le fait qu’il fasse doux. Le soleil me
réchauffe la peau et je remplis mes poumons de l’agréable air marin.
Installée contre le petit muret de pierres, j’attrape mon roman et
démarre ma lecture. Voilà enfin quelque chose d’agréable à lire ! Une
belle romance.
D’ici je peux voir que William ne cesse de me regarder par la fenêtre.
Mais qu’est-ce qu’il attend ?
Quelques petits moucherons volent autour de moi. Les minutes
passent et ils deviennent de plus en plus nombreux. Soudain, je
ressens une première piqure sur ma jambe, qui fait un mal de chien,
puis une seconde. Rapidement, je me retrouve debout à courir à
travers le jardin en hurlant, poursuivie par une nuée de ces satanées
petites bêtes qui me piquent un peu partout.
Au moment où je m’approche de la maison, William, mort de rire,
m’ouvre la porte et la referme immédiatement sur mes assaillants.
— Mais c’était quoi ça ?!

Il peine à retrouver son souffle tellement il se fiche de moi.


— Des midges !
— Mais c’est quoi ?
Ça me brule et me gratte de partout. J’ai l’impression que des
centaines de ces insectes sont encore sur moi.
— Le fléau de l’Écosse. À cause de ces sales bêtes, on ne peut pas
sortir à l’aube et au coucher du soleil sans être bien couvert.
Il me montre du doigt un chapeau, comme ceux des apiculteurs,
accroché au portemanteau, près d’un blouson blanc. Comprenant qu’il
savait très bien ce qui allait m’arriver, je me vexe. Mes bras et mes
jambes me grattent terriblement et de petits boutons rouges
apparaissent là où ces sales bêtes m’ont piquée.
— Comment je fais pour que ça arrête de gratter ?
Manifestement, mon problème le fait marrer. Il contient
difficilement un fou rire.
— Il n’y a rien à faire, il faut juste ne pas te gratter, ça va finir par
passer.
Facile à dire. J’ai l’impression d’avoir servi de buffet à un groupe de
moustiques affamés.
J’ai tellement mal que les larmes me montent aux yeux et je retiens
de justesse un sanglot. Je ne veux pas lui faire cette joie.

Soudain, son attitude change. Il s’arrête de rire et semble même un


peu gêné de me voir souffrir.
— Tu devrais aller prendre une douche, ça va te soulager un peu.
De douleur, je cours dans la salle de bain, jette mes vêtements à
terre et me précipite sous le jet d’eau froide. L’effet n’est pas
miraculeux, mais il a au moins le mérite d’apaiser un peu les
démangeaisons. Au bout de longues minutes, assise à même le sol de
la douche, j’entends quelqu’un frapper à la porte.
— Emmy, ça va ?
Évidement que non ça ne va pas. Je viens de me faire dévorer par de
petits moucherons et ma peau me brule. J’ai compté plus d’une
cinquantaine de piqures. La sensation est supportable sous l’eau, mais
dès que je sors de la douche, ça fait un mal de chien.
— Tu n’as personne d’autre à torturer ?
— Je t’ai apporté un peu d’huile essentielle… Je suis désolé. J’aurais
dû te prévenir…
William qui s’excuse, voilà qui est nouveau.

J’éteins le robinet et m’entoure dans une grande serviette de bain.


J’entrouvre la porte et récupère une petite bouteille qu’il me tend.
— Mets en une goutte sur chaque bouton, tu devrais te sentir vite
mieux.
Méfiante, je lis consciencieusement ce qui est écrit sur la bouteille,
au cas où il s’agirait d’une nouvelle mauvaise blague. Pourtant, à mon
grand étonnement, il semblerait que ce soit réellement un produit
pour apaiser les piqures d’insectes.
— Je retourne dans mon bureau, si ça ne va pas, appelle-moi.
Je préfèrerais encore appeler la dragonne pour qu’elle me passe de
la crème !

Le bruit de ses pas me signale qu’il est retourné travailler.


Uniquement vêtue de ma serviette, et mes vêtements sous le bras, je
retourne dans ma chambre. On ne m’y reprendra plus ! Je ne mettrai
plus un pied dehors sans porter une combinaison de protection.
J’enfile mon pyjama et m’installe dans mes draps frais, espérant que
leur douceur apaisera un peu ma peau.

Il faut que je me change les idées. Je reprends donc mon roman.


Plongée dans l’histoire, j’en oublie ma mésaventure et me laisse
emporter dans la rencontre torride de ces deux personnages. Ce livre
est tellement bien écrit que je suis totalement transportée, au point
même d’oublier de me gratter.
Au bout d’un long moment, je referme mon livre sur une scène
particulièrement torride. J’en suis encore toute retournée. Clairement,
si j’avais un partenaire sous la main, je lui sauterais dessus tellement
je suis émoustillée. Il y a bien mon auteur canon, mais au caractère
pourri, un étage en dessous, mais je tiens trop à la vie pour lui
proposer un plan cul, sans parler de la dragonne qui me virerait si elle
l’apprenait…

Pfff… Je suis frustrée… C’est le désagrément par rapport à New


York. Se trouver un plan cul d’un soir est un peu plus compliqué.
Quand je pense que Cathy n’est qu’à quelques clics Tinder du premier
rendez-vous, je l’envie soudainement.
Soudain, ça me rappelle son cadeau d’anniversaire : « Zeus ».
Est-ce que j’oserai ?
Après tout, William est en bas, plongé dans son univers… Je suis
seule et personne ne viendra me déranger dans ma chambre… Une
certaine excitation due au gout de l’interdit s’ajoute à celle du livre. Je
rougis même de l’audace à cette idée.
Je peux juste jeter un petit coup d’œil à cet engin de malheur, juste
par curiosité… D’ailleurs, il n’est certainement pas chargé. Que
pourrais-je en faire ?
Comme si j’étais en pleine mission top secrète, je me faufile à mon
tiroir et récupère le coffret qui est caché au fond. La boite est vraiment
jolie. Elle me fait penser à celles qui contiennent des objets high-tech
très chers, comme des smartphones de luxe.
Je m’installe sur mon lit et regarde le carton. Moi qui n’ai jamais eu
envie de me caresser seule… Je suis à deux doigts de me dégonfler.
Enfin deux doigts… Non pas deux doigts !
Curieuse, j’ouvre doucement la boite. Elle est drôlement bien faite,
le couvercle est même aimanté. Je me demande combien Cathy a pu
payer cette chose. J’ai l’impression qu’elle a cassé sa tirelire pour
m’offrir ce jouet. C’est tout de même une drôle de blague.
À l’intérieur, l’objet du délit. Zeus est rose fluo, bombé, recouvert
d’une drôle de matière douce et une sorte de petite proéminence
dépasse de l’autre côté. Une petite fiche d’instruction explique
comment il fonctionne. Voici donc à quoi ressemble un « rabbit ».
D’après la notice, il se recharge par induction quand il est rangé dans
son coffret. C’est vraiment très ingénieux. Il suffit de brancher la boite
à une prise USB pour que l’engin prenne des forces.

Trois touches sont présentes sur l’appareil : le bouton d’allumage,


un plus et un moins. Autant dire qu’il ne faut pas être Einstein pour
comprendre comment ça fonctionne. La situation m’amuse, assise sur
mon lit, si quelqu’un rentrait dans ma chambre à ce moment, j’aurais
l’air malin. Papier déplié devant moi et l’étudiant avec attention
comme s’il s’agissait de la notice de montage d’un meuble suédois, et
regardant d’un œil suspect le contenu du coffret.
Après tout, ça ne va pas me mordre. J’attrape le sextoy et suis
surprise par son poids. Il est tout de même assez lourd, mais il a l’air
inoffensif. Il me fait penser à une sorte de dauphin tout mignon.
Une fois les commandes trouvées, je presse le petit « on » et
l’appareil se met à vibrer doucement dans mes mains. La sensation est
drôle et agréable. On dirait des montagnes russes, qui montent et
descendent à un rythme lent et régulier. Ma curiosité est piquée, je
veux savoir ce que cet engin peut faire !
La notice conseille de le laver avant toute utilisation, et de petits
échantillons de savon pour le nettoyer, et de lubrifiant, se trouvent
dans le fond du coffret, tout est prévu ! L’appareil serait waterproof
alors je l’emporte, en mode agent secret en mission, dans la salle de
bain. Je le savonne et le rince consciencieusement avec le produit qui
serait neutre et protègerait la flore vaginale.
À pas de loup, je retourne dans ma chambre, ferme la porte à clé et
me retrouve seule avec le dieu grec. Après tout, des centaines d’années
de pression sociale patriarcale n’auront pas raison de ma féminité ce
soir ! Pourquoi les hommes auraient-ils le droit d’être maitres de leur
plaisir et nous dépendantes du leur ? C’est injuste ! Je me fais donc un
devoir de redresser ce tort ce soir ! Seule. Dans ma chambre… Et
personne ne saura l’exploit que je vais réaliser pour l’égalité des sexes.
C’est un petit pas pour la femme, mais un grand pas pour Emmy !
Je me sens vraiment gourde avec ce truc dans les mains. Je retire
mon sous-vêtement, un peu honteuse, ce qui est franchement stupide,
vu que je suis seule.

Suivant les instructions, j’attrape le sachet de lubrifiant et en étale


une bonne dose sur le jouet. J’ai l’impression d’être une hors la loi qui
s’apprête à faire un braquage de banque. L’adrénaline fuse dans mes
veines.
Installée confortablement sur le dos, j’insère lentement l’objet qui
glisse en douceur dans mon intimité, tentant de garder mon doigt prêt
à appuyer sur le bouton de démarrage. Jusque-là, je ne vois pas bien
l’engouement pour ce genre de choses, ça me ferait plutôt penser à ma
dernière échographie pelvienne, que ma gynéco m’avait faite pour des
douleurs abdominales.
Fermement, je reste appuyée quelques secondes sur Zeus qui
démarre immédiatement, qui me foudroie de plaisir au plus profond
de mon intimité. La sensation est beaucoup plus intense que ce à quoi
je m’attendais. J’arrive tout juste à retenir un cri de surprise. Il vibre à
l’intérieur de moi, mais aussi, et surtout, sur mon pauvre clitoris qui
n’avait jamais subi ce genre d’assaut. Une chaleur commence déjà à
remonter le long de ma colonne vertébrale, et j’ai la tête dans les
nuages. Cherchant à diminuer l’intensité des vibrations, j’appuie
plusieurs fois sur le bouton du bas, ce qui a l’effet exactement opposé.
D’un seul coup, il se met à vibrer à pleine puissance. Pétrifiée par les
décharges démentielles qui me submergent, je me crispe, et le plaque
plus fort contre moi, le calant involontairement sur la zone la plus
sensible de mon clitoris et sur mon point G, dont je découvre
l’existence pour la première fois. Je suis emportée par un tourbillon
aussi intense qu’incontrôlable, en pleine jouissance, je n’ose plus
bouger d’un millimètre, de peur d’augmenter le feu qui me consume
déjà, ou qu’il ne s’arrête, je ne sais plus. J’arrive uniquement à
m’accrocher désespérément à mes draps, tout en me mordant les
lèvres pour étouffer un gémissement qui ne demande qu’à devenir un
cri bestial inarticulé. J’accueille l’orgasme le plus rapide et violent que
je n’ai jamais vécu. Mon corps arcbouté sur le lit, j’explose en un
million d’étoiles, aussi silencieusement que possible et comme jamais
ça ne m’était arrivé. Mon corps n’est plus que brume, plénitude et
volupté. Il ne me serait même jamais venu à l’esprit que je puisse
sentir quelque chose d’aussi fort.
L’onde passée, j’arrive maladroitement à arrêter l’engin et plane
encore quelques minutes, la bête posée près de moi.
Stupéfaite, je découvre que je peux être totalement autonome pour
me donner un plaisir menant droit à un orgasme, en moins de deux
minutes chrono.
Je crois que je viens d’être convertie par les dons magiques de Zeus.
**

William
Sur ce coup-là, j’ai déconné. Elle s’est fait bouffer par les midges. Ce
qui était une blague, pour me faire rire à ses dépens, m’a finalement
fait me sentir merdique et coupable. Je la revois les yeux larmoyants et
sa peau se couvrant de petites rougeurs par dizaines. Je sais à quel
point chaque petite piqure peut être douloureuse.

Quand elle a levé les yeux sur moi, j’ai vu à quel point ma petite
vacherie l’avait blessée. À force de rester enfermé dans ma bulle de
noirceur, j’en oublie la sensibilité des autres… Non en fait, je m’en fous
des autres, du moins c’était le cas jusqu’à présent.
Je ne sais pas comment, mais elle me fait un bien fou. Elle m’agace,
me rend dingue et me fait rire. Je suis plus vivant depuis qu’elle est là.
Je retrouve quelques petites bribes d’émotions, que je me refuse
depuis longtemps. Être heureux, ça n’est plus pour moi. Je gratte du
papier et point barre. Tant mieux si ça fait délirer certaines personnes
de se plonger dans ce que j’écris. Je ne veux même pas recevoir les
lauriers de mon travail.
En haut, je n’entends plus un bruit depuis un moment. Elle m’a fait
tellement pitié tout à l’heure que je n’ai pas pu me retenir de lui passer
ma bouteille d’huile qui apaise un peu les piqures de midges. Le
produit n’est pas miraculeux, mais c’est toujours mieux que rien.
Toutefois, je m’inquiète… Si ça se trouve, elle est allergique ? Et si elle
était en plein malaise ?
Pour une fois, je me fais du souci pour quelqu’un d’autre. Je dois
vérifier. Je monte silencieusement les marches, je ne voudrais pas
qu’elle se rende compte que je m’inquiète pour elle. Sur le palier, la
douche est grande ouverte et plus un bruit.
Tendant l’oreille, j’écoute à sa porte. J’espère juste percevoir un
signe qui me montre qu’elle va bien. Mais le son qui me parvient est
loin d’être celui auquel je m’attendais. Distinctement, un petit
vrombissement se fait entendre. Qu’est-ce qu’elle fout là-dedans ?

Un bruit distinct de draps, et… Un gémissement ?! Oh bordel de


merde ! Mais… mais… Elle n’est tout de même pas en train de… Je
l’entends soupirer et… OK… Elle vient de prendre son pied toute seule
dans ma chambre d’amis avec un vibro. Pas de quoi en faire tout un
plat. Cependant, l’érection qui tend mon pantalon n’a pas l’air d’être
de cet avis. Moi qui la prenais pour une coincée, je suis surpris.

De l’autre côté de la porte, il n’y a plus de bruit de vibration ni de


respiration suspecte et elle semble en plein atterrissage post
jouissance. Maintenant, je suis excité comme un taureau.
Debout comme un con dans le couloir, je tente de me concentrer sur
mon récit. Je ne veux pas qu’elle provoque en moi ce genre de
sentiments. Miraculeusement c’est la débandade immédiate. Fier de
moi, j’ai l’impression d’avoir gagné contre elle une bataille qui n’a
jamais vraiment eu lieu.
Chapitre 11 : La cathédrale

William

Quelle nuit agitée. Je suis habitué aux insomnies dues à de violents


cauchemars, mais pas à dormir sur la béquille en repensant au
gémissement de ma voisine de palier. Vers trois heures du matin, je
n’en pouvais plus et j’ai dû finir le boulot dans la salle de bain, en
prenant bien soin de ne surtout pas me focaliser sur celle qui était de
l’autre côté de la cloison. Du moins, j’ai essayé…
Pour une fois, je ne me lève pas aux aurores. Mon réveil m’indique
qu’il est plus de 10 h. Depuis combien de temps n’ai-je pas dormi aussi
tard ? Je me sens vaseux et je n’ai pas du tout envie d’aller faire du
sport dans la salle à côté.
Une odeur de pancakes me chatouille les narines et m’ouvre
l’appétit. Complètement en vrac et affamé, je descends les escaliers et
rejoins la cuisine. Je suis immédiatement hypnotisé par la grande pile
de petits disques sucrés dont je vais me rassasier goulument. Maggy a
tout prévu, même le sirop d’érable contre lequel est posé un message.
William et Emmy,
Sam et moi partons pour la journée à Inverness. Ma cousine,
Becky, qui est en maison de retraite, a fait une mauvaise chute et je
voudrais vérifier qu’elle va bien.
Nous rentrerons tard. Je vous ai laissé tout ce qu’il faut pour
manger ce midi et ce soir.
Bonne journée
Maggy.

Je me doute qu’elle s’est fait un sang d’encre pour sa cousine et


qu’elle a forcé Sam à tout laisser en plan, juste pour vérifier qu’elle va
bien. Inverness est à plus de trois heures de route. Sa cousine n’a plus
qu’elle. La pauvre femme perd la boule. Une fois sur deux, elle ne se
souvient plus de Maggy. Faire autant de route pour ne même pas être
reconnue, je ne comprends même pas pourquoi elle continue à aller la
voir. S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas reprocher à Maggy, c’est
sa loyauté. Elle n’a qu’une parole et ne s’en défait jamais.
Habituellement, ils ne me laissent jamais seul sans tout planifier
plusieurs semaines à l’avance. Il faut croire que la présence d’Emmy
les rassure suffisamment pour qu’ils partent sur un coup de tête.
Le nez toujours collé au message, j’aperçois une ombre dans
l’embrasure de la porte de la cuisine. La fine silhouette d’Emmy se
dessine en contrejour, qui perce la fenêtre du salon. Lorsqu’elle
s’avance, je peux enfin profiter du spectacle matinal. Elle ne porte
qu’un petit short et un débardeur, tous les deux noirs, à l’effigie du
chat d’Alice aux Pays des merveilles portant l’inscription « I’m not
[13]
crazy, my reality is just different than yours ». Voilà un message
qui me fait sourire. Le noir lui va bien. Le message fait ressortir un
trait de sa personnalité que l’on ne décèle pas au premier abord.
Derrière son apparence douce et sage se cache une véritable tornade
incontrôlable. Ses longs cheveux bruns en bataille et son air encore
ensommeillé ne la rendent, pour autant, pas moins désirable. Enfin,
non pas désirable, jolie… Merde, je déconne à fond maintenant. La
partie basse de mon anatomie commence même à s’intéresser à la
situation, ce qui, vu ma tenue, pourrait poser souci. Je me cale un peu
plus contre la table pour cacher mon embarras.
Dès qu’elle pose son regard vairon sur moi, je suis comme foudroyé.
Est-ce que ses petits exploits solitaires d’hier soir auraient changé
quelque chose dans ma façon de la voir ? Peut-être ? Quoi qu’il arrive,
je dois me reprendre. J’ai un roman à terminer et une New-Yorkaise
sexy à renvoyer par le premier avion dès que tout cela sera bouclé. Je
ne peux pas faire autrement.

Un petit sourire en coin, elle m’adresse un bonjour embarrassé, ses


joues prenant une jolie teinte rosée.
— Bien dormi ?
Surprise, elle se fige au simple fait que je lui adresse la parole. Après
tout, il n’y a rien d’étonnant à ce que je la salue. Quoiqu’à bien y
réfléchir, je n’adresse habituellement la parole à personne le matin
depuis plusieurs années. Je me contente de m’enfermer dans mon
antre pour vomir mes cauchemars, mais cette nuit, il n’y a pas eu de
mauvais rêves pour nourrir ma haine.
— Euh… Oui. Merci.
Repensant à sa soirée torride avec son vibro, je me doute qu’elle a
bien dormi par la suite.
Elle s’installe face à moi et me jette de temps à autre des regards
curieux. Oui, sans aucun doute, elle me mate.
— Ça va ? La vue te plait ?
Soudainement, elle passe au rouge pivoine et pour une fois, j’ai le
dessus sur ma petite diablesse.
— Non. C’est pas que…
— Fais-toi plaisir, je t’en prie.
Manifestement, elle ne sait plus où se mettre et tourne
frénétiquement sa cuillère dans son mug de café, tout en faisant son
maximum pour ne pas me regarder.
Quand il fait chaud, je suis habitué à prendre mon petit déjeuner
uniquement vêtu d’un boxer. Seul mon poignet droit est recouvert
d’un large bracelet de cuir. Je ne vois pas pourquoi je devrais changer
ma routine pour elle. D’ailleurs, elle n’est pas mieux que moi dans son
mini short qui lui moule le cul. Par contre, niveau poitrine, on
repassera. Ses deux petites pommes tendent à peine le tissu de son
haut, ce qui me donne une subite envie de la charrier.
— On ne t’a jamais dit que tu étais comme une cathédrale ?
Je lui ai posé cette question avec le plus grand sérieux et elle semble
ne pas réussir à saisir si c’est un compliment.
— Euh, non…

Ses joues rougissent, elle s’attend probablement à une métaphore


poétique ou à un mot gentil.
— Pourtant, tu es comme elles : tu as les seins à l’intérieur.
Moi je suis plié en deux. Je ris tellement que j’en ai les larmes aux
yeux.
— Les saints…
Je mime une auréole au-dessus de ma tête tout en continuant de me
foutre d’elle.
— Les seins…

Pointant du doigt sa maigre poitrine, je me tiens le ventre tellement


mes abdominaux me font mal. Depuis quand n’ai-je pas ri autant ?
Son air outré est d’autant plus drôle. Bouche grande ouverte, on
dirait l’un des saumons que pêche Sam le dimanche.
Parti sur ma lancée, je l’achève avec un sourire sexy, de ceux qui me
permettaient de coucher une fille, en moins de deux (à moins que ce
n’était que pour mon argent).
— Juste pour info, il faudrait que tu fasses moins de bruit le soir…
Les murs sont très fins ici…
Au moins, ma petite rigolade m’aura permis de faire descendre la
tension qui régnait dans mon sous-vêtement et qui m’empêchait de me
lever sans hisser, bien haut, le drapeau écossais.

Fier de moi, un pancake calé entre les dents, je me lève pour mettre
ma tasse dans le lave-vaisselle et sors, glorieusement, de la cuisine.
C’était vache et même pas justifié. Je n’aime pas les gros seins. Je me
suis tapé tellement de filles siliconées, que je préfère une jolie petite
poitrine naturelle comme la sienne. Les gros obus, ce n’est plus mon
truc depuis longtemps. Mais la mettre en boite était trop drôle.

William : 1 — Emmy : 0
Complètement KO, je la laisse seule dans la cuisine face à son café.
Elle n’a rien vu venir. C’est en chantonnant que je retourne vers ma
chambre pour préparer mes affaires et prendre une bonne douche.
Cette journée démarre bien.

**
Emmy

« Les murs sont très fins »… Il n’aurait quand même pas… Il était
dans son bureau, il n’a pas pu m’entendre… Je n’ai pas fait tant de
bruit que ça tout de même ? À moins qu’il soit remonté entre temps ?
Mais je ne l’ai pas entendu… En même temps, je ne percevais plus
grand-chose vu l’état dans lequel m’a mise Zeus. Je ne suis pas
certaine que j’étais encore sur la même planète que lui.
Complètement choquée à l’idée qu’il ait pu assister à ma première
utilisation d’un sextoy, je suis morte de honte. Moi qui ne fais jamais
ce genre de choses habituellement…
Seule dans la cuisine, le nez dans les pancakes, je remarque le petit
mot de Maggy. William passera la soirée seul, je suppose qu’il sera
bien content de se débarrasser de sa voisine perverse.
Toute cette histoire m’a coupé l’appétit. Je remonte honteuse dans
ma chambre tout en prenant soin de passer discrètement devant le
bureau de William, qui me lance un coup d’œil, avec un sourire
narquois.
— Tu viens récupérer un chapitre après ?
— On est samedi, je ne compte pas travailler aujourd’hui.

— Ah oui, je comprends, tu as d’autres occupations…


Manifestement il se fout de ma tronche.
— Oui, j’ai un livre intéressant à terminer !
— Ouh.. Là ! C’est ton roman qui t’a mise dans cet état hier soir ?
Rouge de honte, mon corps lui confirme ce que ma bouche tente de
camoufler.
— Mais, qu’est-ce que tu lis ?
— De la romance ! C’est sûr que ce ne sont pas tes livres qui vont
m’enflammer !
— Je ne peux pas lutter contre une histoire dégoulinante de
mièvreries.
S’il y a bien un truc que je ne supporte pas, c’est qu’on s’attaque à la
romance, comme s’il s’agissait d’une catégorie littéraire inférieure aux
autres.
— Tu vois, tu serais surpris par l’évolution de ce style littéraire ces
dernières années !
— Oh oui, ça a dû être complètement métamorphosé !
— Je suis persuadée que tu serais absolument incapable d’écrire une
histoire d’amour qui tienne la route.
— T’es sérieuse là ? Tu crois que je ne serais pas capable de
composer un roman à l’eau de rose ?

— Je ne te parle pas de roman d’amour des années 80, mais bel et


bien de romance moderne.
— Oh… Il y aurait donc un style « néo romance »… C’est fascinant !
Il rigole de plus belle.
— Oui, exactement ! Et tu es incapable d’arriver à la cheville de
l’auteure que j’ai lue pendant mon voyage. Tu crois que tu es le
champion du suspense, et bien, sache que j’ai trouvé plus fort que toi !
Ses romans sont bouleversants. Elle n’a pas besoin de représenter une
scène de torture sous tous les angles pour donner un tout petit peu
d’émotions à ses lecteurs. As-tu seulement réussi à faire pleurer un
lecteur en décrivant un regard ?
— Je n’en sais rien, je ne communique pas avec mes lecteurs et ne
regarde même pas leurs avis. Sandra me dit juste si le livre tourne bien
ou non et je ne veux pas en savoir plus.
— Pour ton information, tes livres, oui, ils font trembler, ils font
peur et même donnent envie de hurler, mais ce n’est que de l’action.
Le peu de scènes d’amour que tu nous offres est pathétique et ne
parlons même pas des émotions de tes personnages qui sont
complètement creux !
Visiblement, mon attaque fait mouche. Ses yeux sont emplis de
colère et il semble blessé dans son orgueil. Tant mieux !
— Ce soir, je sors. Je te propose de te laisser le roman que j’ai lu
pendant mon voyage et on en reparle demain.
— Ça m’étonnerait, Sam et Maggy ne sont pas là. Ils ont pris la
voiture, donc tu es coincée ici avec moi ce soir.
— Qui te dit que j’ai besoin de voiture ?
Il blêmit d’un seul coup.
— T’as prévenu Sandra ?

— Non, je n’ai pas prévenu Sandra. Je n’ai pas besoin de son


autorisation pour sortir sur mon temps libre ! Je suis majeure et
vaccinée.
Non, mais il croit quoi ? Que je suis emprisonnée ici ou quoi ? Ça fait
déjà une semaine que je suis là, à tourner en rond, ça suffit.
Visiblement, ma petite sortie ne lui convient pas, mais tant pis pour
lui. De toute manière, je ne recopie pas son manuscrit la nuit. À part
passer la soirée chacun dans nos chambres respectives, il ne se passe
rien de plus.
Pourtant, je perçois quelque chose d’infime et de nouveau dans son
regard. De l’inquiétude ? De la détresse ? De la peur ? Je n’arrive
même pas à comprendre clairement ce qui ne va pas.
D’une voix plus douce, teintée d’un léger stress, il m’interroge.
— Tu vas où ? Enfin, si ce n’est pas indiscret…
Sachant que je suis seule dans une ville que je ne connais pas et que
je m’apprête à sortir avec un illustre inconnu, autant qu’il sache où je
vais. C’est une simple mesure de sécurité. Je bâillonne la petite voix
qui me souffle à l’oreille que je veux aussi le rassurer et éteindre cette
lueur douloureuse dans son regard.
— Thomas, le propriétaire du Staff’In the Rock m’invite à passer la
soirée à Portree. Il passe me chercher à moto, à 19 h, ici.
Son expression se décompose. Je ne comprends pas bien ce qui se
passe dans sa tête. Monsieur est-il possessif à ce point ? Mâchoire
crispée, les poings serrés, il semble être emporté dans un profond
dilemme intérieur.
Mais qu’est-ce qui lui prend ?
— On ne t’a pas donné de recommandations ? m’interroge-t-il avec
un air anxieux.

— Non, rien du tout. Pourquoi ?


Pour la première fois, j’ai l’impression qu’il est d’une fragilité que je
n’aurais pas soupçonnée.
— Je rentrerai de bonne heure, le rassurè-je.
D’un sens, j’ai presque envie d’annuler ma sortie avec Thomas
maintenant que je le vois aussi mal.
— D’accord, répond-il d’un air mal assuré.
Il aurait peur de rester seul chez lui ? S’il a peur de la solitude,
pourquoi s’enterrer dans cet endroit désert, ça n’a absolument aucun
sens.
— Pendant ce temps, toi tu vas lire le roman que j’ai lu pendant mon
voyage, ça va t’occuper un peu. Quelque chose me dit que tu ne vas pas
le regretter.
La lueur taquine de son regard s’anime à nouveau.
— J’ai absolument hâte de lire ce chef-d’œuvre ! J’en trépigne
d’impatience ! En revanche pour le suspense, j’ai peur de déjà
connaitre la fin…
Il se marre déjà et son rire est un baume sur mon cœur. J’ai aperçu
une part différente de William Anderson, une partie de lui sensible et
fragile que je ne soupçonnais même pas. J’ai l’impression que derrière
cette façade se cache une personne bien plus émotive que ce à quoi je
m’attendais.
— Peut-être que faire vibrer le lecteur avec une histoire dont on se
doute de la fin est un exercice plus délicat que ce qu’il n’y parait, tu ne
crois pas ?
— Surtout que question vibrations tu t’y connais !
Sa petite blague me passe au-dessus de la tête. Oui je me suis
masturbée, mais maintenant qu’il est au courant, j’assume. Il va bien
finir par se lasser !
— OK, je lis ton bouquin ce soir, et je vais voir comment ton auteure
s’en sort. Mais je te préviens, si ça me gonfle, je ne le lis pas en entier.
Je ne peux retenir un sourire sadique.
— Je me coltine tes horribles histoires en entier, parle d’elles sur les
réseaux sociaux et réponds à tes lecteurs. Tu peux bien lire quatre-
cents pages de romance, si ce n’est au moins, pour me prouver que j’ai
tort !
Levant les mains en signe de reddition, il finit par accepter ma
demande. Faire lire de la « néo romance » au plus grand auteur de
thriller des États-Unis, voilà une chose dont je pourrais me vanter
jusqu’à mon dernier souffle.
Fière de moi, je me dépêche de retourner dans ma chambre pour
[14]
récupérer mon roman « The Darkness of Love ». Je crois que c’est
l’un des romans les plus émouvants que j’ai pu lire depuis très
longtemps. Plus qu’à espérer que les mots de l’auteure sauront fendre
la carapace de l’écrivain narcissique qui va la lire.

Si Éva May savait que son livre allait être lu par William Anderson
en personne, je me demande dans quel état elle serait. J’ai eu la
chance de la rencontrer sur un salon, et cette fille est tellement humble
et douce qu’elle frôlerait surement la crise cardiaque.
Je redescends, mon livre calé contre mon cœur et le tend à William.
— Attention, j’y tiens !
— Oh… Je te promets d’en prendre soin !
Il regarde la couverture, amusé. Bon, j’avoue, elle n’est pas très
originale. On ne voit que le buste dénudé du héros, en contrejour et le
titre est écrit en lettres gothiques.
— Je crois qu’on tient là un chef-d’œuvre.

Qu’il continue à se foutre de moi. Quand on en reparlera, il fera


surement moins le malin.
— Par contre, attention, il y a des choses avec lesquelles je ne rigole
pas.
— Désormais j’ai des consignes ? Mademoiselle peut se montrer
directive !
— Quand il s’agit de mes livres oui ! Ne corne pas les pages, ne
l’ouvre pas complètement pour ne pas abimer le dos, pas de nourriture
pendant la lecture et… je ne veux retrouver aucune tache suspecte sur
le papier !
Éclatant de rire, il se redresse dans un salut militaire, posant sa
main le long de sa tempe tout en me criant « Oui chef ! ».
L’après-midi passe à toute vitesse. Entre l’appel en visio avec ma
mère qui s’inquiète pour moi et la lecture des mails de Sandra, avec
qui je n’ai jamais eu autant d’interactions et Cathy qui me tient le
crachoir depuis plus d’une heure et demie, il va être grand temps que
je me prépare pour ma soirée.

— Mets ton petit chemisier noir, t’es canon avec !


— Celui qui a des petits trous ?
— Oui, il est près du corps et met en valeur la cambrure naturelle de
ton dos. Et enfile un jean slim avec !
Même loin de moi, Cathy garde son habitude de choisir ma tenue
pour mon rencard.
— Tu n’as pas tes bottes motardes ?
— Elles pèsent un poids de vache. J’aurais payé un supplément rien
que pour les emmener.
— T’as quoi à disposition ?

— Mes sneakers Stan Smith, une paire de chaussures de rando et


mes chaussons…
— Bon bah prends les Adidas.
La déception s’entend dans sa voix, comme si elle devait faire un
sacrifice énorme, ce qui me fait beaucoup rire.

— Cathy, ça va le faire. C’est un hipster, par un courtier de Wall


Street ! Et d’abord, c’est juste un rendez-vous, si ça se trouve, il ne va
rien se passer de plus ce soir.
— Rassure-moi. T’es épilée ?
— Mais oui !
Entre nous, aucun tabou.
— Bien de partout ?
— Mais oui !
— Dans le doute, repasse un petit coup d’épilateur. T’es poilue
comme un gorille et tes poils repoussent à la vitesse de l’éclair.

— Oui, je vais faire ça.


[15]
— Et ton SIF ? Tu t’es fait le SIF ?
— Cathy !!!! Je te laisse, il va passer dans trente minutes et je ne suis
toujours pas prête !
— OK, OK ! Bon je te laisse. On se tient au jus demain.
Alors que c’est mon rencard, je l’entends glousser comme s’il
s’agissait du sien. Grâce au décalage horaire, elle ne devrait pas
démarrer son interrogatoire avant le début d’après-midi.
Je file sous la douche, et m’habille comme elle me l’a demandé. Mon
soutien-gorge pushup « magique » me permet de gagner une petite
taille de bonnet, du moins en apparence. Je me maquille d’un trait
noir autour des yeux et d’un peu de gloss sur les lèvres. Pas la peine
d’en faire des tonnes, surtout que tout peut dégouliner pendant le tour
en moto.
J’enfile mes chaussures et jette un dernier coup d’œil au miroir. Il
est 18 h 53 et je suis fin prête pour mon rencard.

Silencieusement, je descends les escaliers. Je m’amuse de réaliser


que nous passons notre temps, l’un comme l’autre à les monter et à les
descendre en faisant le moins de bruit possible.
Comme je m’y attendais, William est à son bureau. Le soleil de la fin
d’après-midi inonde son bureau d’une jolie couleur orangée. J’ai
l’impression de regarder un tableau de Johannes Vermeer. Il semble
tellement calme, le nez plongé dans sa lecture. Pour une fois, il a l’air
serein et cette attitude le rend incroyablement beau. Les traits de son
visage sont détendus et il émane de lui une aura virile que je n’avais
jamais remarquée jusqu’à présent.
Avec surprise, je constate qu’il est en train de lire le roman que je lui
ai prêté. Il est arrivé au premier tiers. Absorbé par sa lecture, il ne se
rend même pas compte que je l’espionne, sans pour autant être très
discrète. Une main posée sur le menton, et l’autre maintenant
doucement le livre ouvert, il est totalement absorbé.
La scène qui se déroule devant moi est une parfaite illustration de
calme et de sérénité, alors pourquoi mon cœur bat-il si fort ? Un nœud
se forme dans ma gorge et ma bouche me semble sèche.
Au loin, le bruit du moteur d’une moto se fait entendre et se
rapproche, ce qui extirpe William de sa lecture. Son regard quitte les
pages du livre pour se poser sur la fenêtre. Son expression change
subtilement et c’est avec une tristesse qui me fend le cœur qu’il
regarde la moto de Thomas se garer face à la maison.
Soudain, il se rend compte de ma présence et je me noie dans la
profondeur de ce regard vert. J’ai l’impression que mon cœur tombe
de ma poitrine et se brise en mille morceaux à mes pieds. Je réalise
soudain que je ne sais rien de lui. Tel Atlas, ce titan semble porter le
monde sur ses épaules.
Un sourire sombre s’affiche sur ses lèvres. Me regardant des pieds à
la tête, il me lance une mimique appréciatrice et un clin d’œil.

— Tu es magnifique.
J’attends la phrase assassine qui arrive habituellement après, mais
elle ne vient pas. Mon cœur bat la chamade et je m’empourpre.
Trois coups sont donnés à la porte du sas d’entrée.
— Ton chevalier servant est arrivé sur son destrier on dirait.
Je m’avance vers la porte tandis qu’il ne me lâche pas du regard.
C’est stupide, Thomas est la garantie de passer une super soirée,
pourtant, ce n’est pas avec lui que j’ai envie d’aller tout de suite…
Lorsque j’ouvre la porte, mon superbe cavalier du soir m’offre un
sourire qui peut illuminer toute la péninsule de Trotternish. Habillé
d’un blouson de moto en cuir brun, d’un jean faussement négligé et
d’une paire de bottes, il est vraiment beau à voir.
— Bonsoir Emmy ! Prête pour notre petite virée ?
— Bonsoir ! Oui je suis prête !
J’enfile rapidement ma veste en jean, attrape mon petit sac
bandoulière de cuir brun et croise son regard souriant.
— Tu es vraiment en beauté.
Le compliment me va droit au cœur, surtout que je me suis préparée
rapidement. J’ai toujours du mal à accepter les compliments et ne sais
pas trop quoi répondre, rouge d’embarras.
Derrière moi, un bruit d’étouffement me parvient. Thomas et moi
tournons le regard vers William, qui est apparu comme par magie
dans l’entrée.
— Bonsoir William. Tu vas bien ?
Il affiche à nouveau, cet air de connard arrogant que je lui connais si
bien.

— Ça va. Tu ne la ramènes pas trop tard ?


J’ai l’impression d’assister à un combat de coqs. L’un comme l’autre
se tient droit et bombe le torse. Mais ils me font quoi là ?
— Je la ramènerai quand elle en aura envie.
— Si je dis ça, c’est pour vous, à cause des midges.
— Ne t’en fais pas pour ça, je la ramènerai une fois la nuit tombée
comme ça le problème est résolu.
William ne semble plus seulement vexé, mais carrément en colère.
Qu’est-ce qu’ils me font tous les deux ?
Avec un air pincé, ce dernier nous souhaite une bonne soirée.

Thomas fanfaronne et m’accompagne jusqu’à sa moto qui lui va


comme un gant. Je ne peux me retenir de jeter un petit coup d’œil à la
fenêtre où je constate que William ne nous quitte pas des yeux. Ma
poitrine semble prise dans un étau.
— Elle est jolie ta moto.
— Merci ! C’est une Triumph T120 Black de 2016. On retrouve
l’élégance de la Bonneville des années cinquante, mais avec le confort
actuel.
Il est vrai qu’elle a un petit côté rétro, avec sa selle en cuir marron,
ses chromes savamment disposés par petites touches et ses jantes à
rayons. D’un autre côté, le compteur dispose d’un écran LCD et il se
dégage de l’engin un petit quelque chose de résolument moderne, viril
et agressif.
De son sac à dos, il me sort un casque jet, au style parfaitement
accordé à la moto. Marron foncé, les attaches sont en similicuir
marron clair. Le casque est équipé d’une visière.
— Tiens, j’espère qu’il sera à ta taille.

Il est léger, confortable et parfaitement ajusté. Thomas me sort une


paire de gants de moto, noirs, qui sont un peu grands pour moi, mais
qui iront bien pour une simple balade.
Lui enfile son casque qui ressemble un peu à celui que je porte, bien
que sa visière soit plus basse et qu’il ait quelques petits dessins
vintages en plus.
Prête à monter derrière lui, il m’interroge.
— Tu es déjà montée à moto, je me trompe ?
— En effet, mon papa est motard, et nous partions souvent faire de
petites virées tous les deux.
Il sourit déjà jusqu’aux oreilles.

— Donc on va pouvoir jouer un peu dans les virages ?


Rien qu’à cette idée, mon cœur s’envole. Cependant, je préfère ne
pas lui donner le feu vert pour mettre les gaz. Je ne connais pas sa
conduite et j’ai peur de tomber sur un fou du guidon.
— On verra. Ça fait plus d’un an que je ne suis pas remontée en selle
donc on va commencer doucement.
Il se met en selle et me fait signe que je peux m’installer derrière lui,
ce que je fais avec plaisir et aisance. Mon jean glissera un peu plus que
mon pantalon en cuir, mais peu importe.
— Tu peux soit te tenir aux poignées qui sont derrière toi, soit
t’accrocher à moi, comme tu préfères.

D’apparence très longue, finalement la selle nous installe dans une


position beaucoup plus intime que ce à quoi je suis habituée sur la
Honda Deauville de mon père. Là, Thomas est carrément entre mes
cuisses et ma poitrine est très proche de son dos. Le rouge me monte
aux joues alors qu’il m’offre un sourire taquin dans le rétroviseur.
— Ça va ?

— Oui oui. Juste que je ne m’attendais pas à être aussi proche de toi
sur la selle. C’était l’effet de surprise, mais c’est bon, on peut y aller.
Un dernier coup d’œil à la fenêtre de William et son expression finit
de me fendre le cœur. J’ai l’impression d’abandonner un cocker sur le
bord de l’autoroute.
La moto démarre, le son particulier et grave de son moteur me
donne déjà des ailes. Merde à la culpabilité ! Après tout ce qu’il m’a fait
subir, j’ai bien le droit de me faire plaisir lors d’une petite soirée. Il ne
va pas en mourir !
Nous passons le portail et je pourrais presque sentir son regard
lourd dans mon dos.
Chapitre 12 : Portree

William

Pourquoi la voir partir derrière ce trou du cul de Tom me fait autant


chier ? J’ai l’impression d’avoir avalé des lames de rasoir et une boule
s’est formée dans mon estomac.
Il me suffirait d’un coup de téléphone et elle serait rappelée à moi,
de force. Juste un appel à Sandra… L’idée est plus que tentante et
pourtant je crois que j’ai plus à perdre qu’à y gagner.
J’ai eu envie d’étriper ce connard pour prendre sa place sur sa
bécane. Elle était tout contre lui, le sourire jusqu’aux oreilles. Elle
irradiait de bonheur et ça me fait royalement chier. Je ne me reconnais
même plus. Jamais une nana n’a provoqué un tel bordel en moi. C’est
très certainement dû à mon isolement qui a peut-être un peu trop
duré.

Un instant, je songe qu’avoir la maison à moi tout seul, me laisse le


champ libre pour faire appel à la prostituée que je faisais venir à mon
arrivée ici. Une jolie blonde dont je ne me souviens plus du nom…
Mais je dois me rendre à l’évidence, elle ne me fait pas du tout envie.
Ce n’est pas cette blonde qui retient mes pensées à cet instant. C’est la
brune qui est installée derrière ce hipster foireux.
Tel un foutu stalker, je prends mon ordinateur portable et
commence à chercher son nom sur les réseaux sociaux. Son profil
Facebook est privé, cependant, j’arrive à voir ce qu’elle publie sur
Instagram. Sa vie à New York, des soirées entre amis, des photos de
paysages, elle, sa copine et un mec… C’est qui lui d’abord ? Elle ne
m’en a jamais parlé… En même temps on ne discute pas, ça n’aide pas.
Plus les minutes défilent, plus je réalise la merde dans laquelle je
suis. Sa présence me manque beaucoup plus que je ne le souhaiterais.
Non, en réalité, je crève de son absence et ça me fout les jetons.
Comment vais-je faire quand elle aura fini de taper « La noirceur en
héritage » ? Le trou noir qui s’est créé dans mon âme semble se creuser
un peu plus rien qu’à l’idée vertigineuse du manque d’elle. Pourtant je
ne pensais pas ça possible. Je pourrais demander à Sandra de me la
laisser un peu plus longtemps ? Pour écrire quoi ? Je n’ai plus rien… Je
suis complètement vidé de toute créativité. Je pourrais essayer de
pondre un truc, vite fait ? Plus facile à dire qu’à faire…
Devant l’évidence, je dois reconnaitre une chose : une vie l’attend
aux States. Des amis, une famille, une boss, aussi chiante soit-elle…
Alors qu’ici, elle n’a rien d’autre qu’un auteur franchement détraqué.
La boule d’angoisse remonte dans ma gorge. Je suis seul dans le trou
du cul de Skye. Si j’ai un souci, il n’y a personne… J’étouffe, me sens
oppressé par ce vide qui m’entoure. Mon cœur bat à toute vitesse. Je
ne sais plus gérer tout ce merdier. Ça fait bien longtemps que je n’ai
plus de rendez-vous avec mon psy, je me vois mal l’appeler
maintenant. Je pourrais contacter Sandra ? C’est une solution… Mais
c’est garantir de gros soucis à Emmy et je ne veux pas de ça. À coup
sûr, elle serait renvoyée manu militari chez elle et je me retrouverai
encore plus vite seul, comme un con, ici… sans elle…
Je dois me rattacher à une pensée agréable, quelque chose qui me
change les idées. Ils vont à Portree… Ils vont probablement manger au
quai. C’est là que je voudrais l’emmener. Les maisons peintes aux
couleurs criardes sont mondialement connues. J’ai une préférence
pour le restaurant de fruits de mer « The Lower Deck », avec sa
devanture bleu roi, mais si elle le voulait, on pourrait aller jusqu’au
« Sea Breezes ». Sa façade jaune soleil est la plus proche de la criée. De
là, nous aurions une magnifique vue sur les bateaux de pêche qui
rentrent au port dans le soleil couchant. La scène est tellement claire
dans mon esprit que je pourrais la coucher sans aucune difficulté sur
le papier. Dommage que ça n’ait rien à voir avec ce que j’écris en ce
moment, pour une fois que je suis inspiré, c’est raté.

Ce moment, elle ne le vit pas avec moi, mais avec Thomas Lawrence.
Le mec prétentieux qui se la joue, avec son air d’ami de la nature. Ce
qui me soule le plus avec lui c’est qu’il se fait passer pour un gars
simple, mais en réalité il ne porte que des marques de luxe, je les
reconnais assez bien pour les avoir achetées si souvent, dans ma vie
d’avant. Il a payé un décorateur d’intérieur pour retaper son petit bar
et le rendre accueillant, mais il n’a rien fait par lui-même. Tout le Skye
l’aime bien. Je suis sûr qu’il est comme tout le monde, le revers de la
médaille est certainement moins reluisant que la façade qu’il offre à
tous les habitants de Skye. Je ne mets quasiment jamais les pieds dans
son troquet, sauf quand je m’y fais trainer de force par Sam, « pour
m’aérer la tête ». Maggy s’étonne toujours que lui et moi ne soyons pas
amis, mais je n’ai rien en commun avec ce trou du cul, à part notre âge
qui est à peu près le même, et notre arrivée sur l’ile pour échapper à
une pression trop importante.
Comme un con, je reste à regarder par la fenêtre, espérant les voir
revenir. Ils sont partis voilà moins de cinq longues minutes et je dois
me faire une raison.
Je ne suis pas bon pour écrire ce soir, donc je vais lire. Depuis
plusieurs mois, le roman du numéro deux de « Shaltay Publishing »,
trône sur ma table de chevet sans en bouger. Ce pavé chiant à mourir.
Si Sandra espérait me mettre un électrochoc en m’envoyant le bouquin
de « la relève », comme elle l’appelle parfois pour m’emmerder, c’est
raté.
Devant moi, le roman qu’elle m’a passé. Elle m’a mis au défi de lire
un livre d’amour alors soit. Je vais aller au bout. Bon, pour le moment,
je dois avouer que l’histoire n’est pas trop mauvaise. Ça se lit plutôt
bien, et j’ai avalé plus de dix chapitres sans même m’en rendre
compte. J’ai eu du mal au départ avec la narration au présent et du
point de vue des deux héros, mais finalement, c’est plutôt agréable, ou
du moins, pas trop chiant.
Le démarrage me semblait être un peu bateau. Une fille brisée qui
retourne dans sa ville natale pour une raison obscure et retrouve son
amour d’enfance, que la vie n’a pas épargné non plus. L’écriture est
sombre, les personnages sont vraiment bien représentés, et je
comprends mieux ce qu’elle voulait dire en parlant des émotions. Là,
ce sont elles qui portent toute l’histoire, et non les actions. Autant dire
qu’être plongé dans la tête de ces deux cabossés de la vie, c’est…
émotionnellement intense.
Mon choix est fait, je vais me mettre en condition. Tout d’abord, je
dois manger. Si Maggy se rend compte que je n’ai pas touché à mon
assiette, elle va tout cafter à Sandra. Consciencieusement, j’avale
l’espèce de gratin qu’elle avait préparé. Pour faire bonne mesure, je
prends aussi la part d’Emmy. Le ventre plein, je monte prendre ma
douche, et me mets en calbut dans mon lit.
Bien installé, j’attrape « The Darkness of Love » et reprends ma
lecture. Je me demande bien ce qu’il va se passer quand ces deux-là
vont se rapprocher… Rien que cette idée me donnerait envie de me
foutre des claques, mais il faut avouer que ça fait bien longtemps que
je n’avais pas eu autant de plaisir à ouvrir un roman.

**

Emmy

La conduite de Thomas est absolument parfaite : souple, sécurisante


et pourtant très dynamique. La route est pleine de virages qui font
onduler la moto de droite à gauche. À chaque freinage, mon jean glisse
sur le cuir de la selle et je me retrouve extrêmement proche de lui, ses
fesses retenant l’avancée de mon bassin. Je me demande même si ce
petit jeu ne l’amuse pas, car quelques-uns étaient franchement
disproportionnés par rapport au virage à attaquer.
Le vent souffle fort sur mon casque et crée un bruit assourdissant à
l’intérieur. Ma visière vibre et je regrette presque de ne pas avoir pris
un blouson plus chaud que cette veste. Un courant d’air s’engouffre
dans mon dos, me gelant le bas des reins. Pourtant, je n’échangerai ma
place pour rien au monde. Les paysages incroyables, un pilote
franchement charmant et une conduite comme je les aime me font
savourer ce voyage de tout mon cœur.
En moins de vingt minutes, nous nous trouvons déjà dans la petite
ville de Portree. La moto de Thomas ralentit, nous en profitons pour
ouvrir nos visières et discuter.
— La balade te plait ?
— J’adore ! C’est tellement beau !
— Tu n’es pas au bout de tes surprises.
Nous croisons quelques motards. Au premier rondpoint, je ne peux
me retenir de serrer les fesses en le voyant le prendre sur la gauche.
Immédiatement, il s’inquiète de moi.
— Ça va ?
— Oui oui. C’est juste que j’ai du mal à m’habituer à votre code de la
route.
Ma réponse semble beaucoup l’amuser, car il rit de bon cœur. C’est
agréable de passer du temps avec une personne joyeuse. Depuis que je
suis enfermée avec monsieur Morose, ça commençait à me porter sur
les nerfs. Mince, je suis ici pour me détendre et je repense à lui. Non,
hors de question qu’il me pourrisse ce moment de pur bonheur.
Nous arrivons à une intersection dans Portree. La route part à droite
et à gauche et face à nous s’offre un panorama époustouflant. Alors
que voilà quelques secondes encore, nous étions au milieu d’une sorte
de zone industrielle, où des bâtiments aux murs blancs s’étendaient à
perte de vue, je me prends en plein cœur cette vision verdoyante.
Comme fait exprès, un feu tricolore nous arrête face à un loch et une
impressionnante montagne.
— C’est le Loch Portree et de l’autre côté tu peux voir
Camustianavaig.
— À tes souhaits.
— Ouais, c’est pas forcément facile à prononcer.

— Mais c’est beau.


Souriante jusqu’aux oreilles, je me régale de ce paysage merveilleux.
Le feu passe au vert et nous prenons la route de droite, qui descend
vers un quartier qui semble plus ancien. Il me rappelle une carte
postale que Cathy m’avait envoyé lors d’un voyage en Grèce, avec ses
allées étroites et ses murs d’un blanc immaculé.
Thomas circule avec aisance dans les rues. De nombreuses
personnes le saluent en passant. Des familles, lunettes de soleil vissées
sur les yeux, déambulent dans les ruelles. Soudain, nous arrivons face
à ce qui ressemble à un port. Des voiliers, des canots, mais aussi des
bateaux sont amarrés.

— On peut rejoindre la mer à partir d’ici ?


Surprise, mille questions fusent dans mon esprit. Pour moi Loch
était synonyme de lac, or les bateaux présents démontrent le contraire.
— Évidemment, le loch se jette dans la mer par le détroit de Raasay.
— Donc un loch ça n’est pas forcément fermé ?
— Non, Loch ça peut désigner un lac, mais aussi un bras de mer ou
même un estuaire.
Fascinée, nous nous enfonçons dans des rues de plus en plus
étroites, jusqu’à en prendre une dernière, en épingle. Quelques mètres
plus loin, nous voici sur le plus adorable quai que je n’ai jamais vu.
Face au loch, une enfilade de maisons aux couleurs criardes
s’enchaine. Bleu roi, vert clair, lavande, rose vif, jaune… Aucune
couleur ne semble trop voyante pour les habitants de Quay Street.
Thomas se gare et à peine a-t-il éteint le moteur que je bondis sur
mes pieds et sors mon téléphone pour prendre un maximum de
clichés. Négligemment, je prends aussi quelques photos de mon
cavalier et de sa monture pour les partager, dans la foulée, avec Cathy.
Elle va être folle en voyant le paysage dans lequel je suis et bavera sur
son écran devant le physique de mon cavalier du soir.
— On va manger ici, si ça te convient, évidemment.
Devant nous, la porte d’un restaurant de poissons et fruits de mer
qui se nomme « The Lower Deck Seafood ».
— Ils ne cuisinent que les produits qui ont été pêchés ici. Leur
spécialité c’est le saumon sauvage.
— J’ai hâte de découvrir ça !
L’intérieur du restaurant est assez petit et simple et toutes les tables
sont déjà occupées. Le patron nous accueille en personne. Il semble
que ce soit l’un des nombreux amis de Thomas.

— Jack, je te présente Emmy, une amie.


— Enchanté de faire votre connaissance jolie demoiselle.
Il se dégage de cet homme une attitude bienveillante et paternelle
qui le rend particulièrement aimable.
— Tout le plaisir est pour moi.
— Tu m’as réservé ma table ?
— Bien sûr ! Suivez-moi.
Notre place est idéalement située, dans un petit coin, le long de la
vitrine, ce qui nous permet de profiter du panorama fabuleux tout en
étant dans un petit recoin intime.

Je dois avoir l’air d’une touriste, mais j’ai le cœur qui bat à toute
allure et les yeux qui brillent. Je crois que je suis en train de tomber
amoureuse de cette ile qui m’émerveille et de ses adorables habitants.
— Ça te plait ?
— Eh comment ?! C’est vraiment magnifique. J’ai l’impression qu’il
y a des surprises à chaque coin de rue. Et les gens sont tellement
gentils.
Un serveur aimable vient prendre nos commandes et revient
rapidement avec les Cocas qui nous serviront d’apéritif.
Il me raconte alors toute l’histoire de Portree, de ce port et
m’explique quels sont les endroits à visiter absolument ici.
— Nous n’aurons pas le temps ce soir, à cause des midges, mais si ça
te dit, nous pourrons revenir une autre fois ?
Rien que le souvenir de ces sales petites bêtes me donne des
démangeaisons.
Nos plats finissent par arriver. Nous avons tous les deux pris la
spécialité du chef, un magnifique saumon accompagné d’un riz
parfumé et d’une sauce qui a l’air absolument délicieuse.
Dès les premières bouchées, je tombe en extase. La cuisson est
parfaite, le poisson fond dans la bouche et c’est un véritable festival de
saveurs sur mes papilles.
Pendant que je suis absorbée par mon plat, lui m’explique qu’un peu
plus haut se trouve la « Free Church of Portree », un bâtiment ancien
et somptueux ayant une vue imprenable sur le loch. Complètement
envoutée par mon saumon, je ne l’écoute que d’une oreille.
— Tu sais que tu me fais un peu penser à cette église ?
Ah non ?! Pas deux fois dans la même journée ! Je prends alors un
air renfrogné, qui le surprend et continue son laïus.
— Tu es belle et tu dégages beaucoup d’élégance. Une aura
romantique que la majeure partie des femmes ont perdue.
Fourchette suspendue en l’air, je suis estomaquée. Je m’attendais à
une petite blague et finalement c’est un compliment. Bien que ce qu’il
me dit soit très joli, ça me laisse de marbre. Alors que William m’avait
fait sortir de mes gonds, je reste comme une andouille devant lui. Je
crois que je m’étais tellement préparée à une vacherie que son
compliment glisse sur moi comme la pluie sur un canard. Au moins, la
version de William me faisait réagir. Un peu embarrassée, je ne sais
pas trop quoi lui répondre et mon attitude semble le surprendre.
— J’ai eu peur que tu me fasses la même blague que William ce
matin.
— Une blague sur une église ?
— Oui, enfin, pas vraiment…
Je lui raconte alors le jeu de mots. Lui est horrifié, alors qu’en la
racontant moi-même, je la trouve plutôt drôle. C’est vrai que je n’ai
pas beaucoup de poitrine et un peu d’autodérision ne fait pas de mal.
Finalement, cette blague n’est pas si nulle et je finis même par en rire
sous le regard désolé de Tom.
— Tu habites chez le seul connard de Skye.
Je ne sais pas pourquoi, je prends cette réflexion à cœur et je me
sens obligée de justifier son comportement d’odieux personnage.
— Il n’est pas facile, mais il a surement ses raisons.
Le souvenir de son regard de chien battu à la fenêtre me fait
culpabiliser d’être ici. Il avait l’air d’être tellement malheureux.
Pourtant, je l’ai vu souffrir en travaillant, rester dans sa bulle des
heures durant, s’enfermant dans un monde de noirceur, mais cette
peine-là, je ne l’avais encore jamais vue dans ses yeux.

— Je ne pense pas que quoi que ce soit puisse vraiment excuser son
comportement hautain. Il nous prend tous pour des moins que rien ici.
Il ne se mélange pas à nous et n’adresse la parole à personne.
— C’est parce que tu ne le connais pas. Il n’est probablement pas si
horrible. Tu as déjà lu ses livres ?

La lecture de ses romans n’aiderait probablement pas à avoir une


meilleure opinion de lui, voire même inquièterait les gens.
— Non, je sais juste qu’il écrit quelques bouquins, mais je ne m’y
suis jamais intéressé. D’ailleurs, il n’est même pas foutu de rédiger son
livre tout seul, il a dû payer quelqu’un pour le faire à sa place, en
l’occurrence toi.
La situation est bien plus compliquée que ce qu’il n’y parait, mais je
suis tenue au secret par contrat, je me retiens donc de lui expliquer
exactement la teneur de mon travail chez lui.
— Je me contente juste de recopier ce qu’il compose.
Cette phrase simple et évasive devrait me permettre de m’en sortir
sans trop en dire.
— N’empêche, les vrais auteurs écrivent leurs livres tous seuls. En se
comportant comme ça, il ne sera jamais aussi connu que Georges R. R.
Martin.
Il éclate de rire comme s’il venait de dire la blague de l’année.
Stupéfaite, je me rends compte que personne ne semble avoir fait le
lien entre l’auteur immensément connu d’Amérique et le William
cabossé de Skye. Si les gens savaient à quel point il est reconnu dans le
monde de l’édition, qu’en serait-il de sa tranquillité ? Je tiens donc ma
langue et me contente d’écouter Thomas colporter les ragots racontés
sur mon hébergeur.
Un grain de riz est coincé dans sa barbe, ça me répugne et je le
trouve de moins en moins attirant.
— À Staffin il se raconte qu’il serait arrivé ici après une violente
dispute avec ses parents. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans et
devait hériter de la fortune familiale, ou bien reprendre les rênes de
l’entreprise de son père, je ne sais pas trop. Il aurait été spolié par un
cousin, ou quelque chose du genre. Ruiné et en colère après le monde
entier, il serait venu s’enterrer ici pour ronger sa fureur. Pour être
tranquille, sa mère lui paierait la maison ici et rémunèrerait Maggy et
Sam pour s’occuper de lui. Il ne sait rien faire de ses dix doigts. C’est
sûr que quand on a grandi avec une cuillère en argent dans la bouche,
on n’a pas appris à se débrouiller tout seul.
Les cancans vont bon train on dirait, et je retrouve ici le même
problème qu’à Royalton. Les gens ne peuvent s’empêcher d’émettre
des suppositions sur la vie des autres et de les juger sans aucune
preuve. Il me semble que l’on soit très loin de la vérité. Je ne sais pas
pourquoi William est venu ici, mais s’il y a bien une chose dont je suis
certaine, c’est que sa fortune, il ne la doit qu’à sa plume. Les gens ne
peuvent s’empêcher d’inventer des histoires abracadabrantes.
— Depuis qu’il est ici, il ne reçoit quasiment aucune visite, à part une
grande brune coincée qui vient deux fois par an. Je suppose que c’est
sa mère, ou sa sœur.
Ses suppositions me hérissent tous les poils du corps. Il s’agit très
certainement de Sandra, qui vient vérifier que sa poule aux œufs d’or
est toujours là et qu’elle continue à pondre.
— Je n’ai absolument aucune confiance en lui. Tu devrais t’en
méfier, me dit-il sur l’air de la confidence.
Seulement, plus il me dit du mal de William, plus Thomas me parait
antipathique. Il ne me connait pas et se permet de me divulguer ce qui
pourrait être un secret. Je ne sais pas comment il me perçoit, mais s’il
voit en moi une fille qu’on peut impressionner avec des ragots, il s’est
bel et bien planté.

Alors qu’on nous apporte nos desserts, la soirée me semble de moins


en moins magique et mes pensées s’égarent un peu plus vers une
petite maison au milieu de nulle part.
Que fait-il en ce moment ? Je l’imagine en train de lire le roman que
je lui ai prêté et un sourire se forme tout seul au coin de mes lèvres. En
face de moi, Tom prend ça pour lui et me retourne une moue qu’il
pense probablement charmeuse.

C’est décidé, il ne se passera rien entre nous. Il est agréable, mais


c’est tout. Même les piques de William viennent à me manquer.
Je l’écoute d’une oreille distraite tout en regardant le loch. Les
minutes s’égrainent lentement et j’ai très envie que cette soirée
s’achève. Lui continue de me parler comme si de rien n’était. Son sujet
favori : sa petite personne.
Que quelqu’un abrège mes souffrances, pitié.
Après ce délicieux, mais interminable repas, nous sortons enfin du
restaurant. L’idée de retrouver la petite maison et l’ours grognon qui
l’habite, me réchauffe le cœur. Thomas semble bien comprendre que
ça n’a pas matché entre nous.

— Tu as passé une bonne soirée ?


— Oui, c’était très bien.
Il me semble que lui dire que je me suis ennuyée à mourir ne serait
pas vraiment sympa.
— Tu veux continuer à faire un petit tour ou bien je te ramène
directement.
Pitié… Je veux rentrer !
— Je me sens un peu fatiguée, je veux bien rentrer chez moi.
Sa moue déçue me fait comprendre qu’il espérait une autre réponse,
mais aussi canon soit-il, je ne me vois pas aller plus loin avec lui et une
part de moi s’inquiète pour celui que j’ai laissé seul à Staffin. C’est
idiot et pourtant, je ne suis pas sereine.
La route du retour nous permet de profiter d’un merveilleux coucher
de soleil sur les montagnes de Skye. Les lochs brillent comme des lacs
d’or, c’est splendide. Pourtant, j’ai hâte de rentrer.
C’est avec un profond soupir de soulagement que nous arrivons
enfin à la maison. Dès que je mets un pied au sol, c’est avec l’étrange
impression d’être rentrée « à la maison ».
Un coup d’œil vers les fenêtres. Je remarque qu’aucune lumière
n’est allumée alors que la nuit est quasiment tombée. Où est William ?
Une boule se forme dans mon estomac. Alors que Thomas continue à
me baratiner je ne sais quoi, je n’ai qu’une envie : rentrer pour vérifier
que tout va bien.
— Je te remercie pour cette belle soirée. On s’appelle ?
Il se rapproche de moi, attendant que je fasse un pas vers lui, que je
ne ferai jamais. Il s’attend vraiment à ce que je l’embrasse ? Il n’y a pas
moyen.

Me dirigeant vers la maison, je le salue de la main.


— À bientôt.
Il semble déçu.
— OK, à bientôt…
Une fois dans le sas d’entrée, je retire mes chaussures et ma veste en
jean.
William n’est pas dans le bureau ni dans le salon ou la cuisine.
Stressée, pour une raison que j’ignore, je monte les escaliers. J’allume
la lumière du palier et je remarque que la porte de sa chambre est
ouverte. Je jette juste un œil et le vois, étalé de tout son long dans son
lit, mon livre sur la poitrine.

Pour la première fois, ses traits sont détendus. Il a l’air d’un enfant
qui dort. Sur le dos, vêtu uniquement d’un boxer, je ne peux me retenir
de profiter du spectacle qui s’offre à moi. Il est carrément renversant.
Sa musculature est juste comme je les aime. Ni trop ni trop peu. Et que
dire de ses mains ? L’une est posée sur mon livre, l’autre est sur le
matelas. Elles sont viriles et pourtant d’une grande finesse. Je
m’amuse des petites taches d’encre qui sont sur sa main gauche.

Je crains que s’il se réveille maintenant et qu’il me voit dans


l’embrasure de la porte à me tenir debout comme un serial killer et
qu’il flippe. Soucieuse qu’il n’abime pas mon livre pendant son
sommeil, il ne faut pas rigoler non plus, j’entre dans sa chambre. Une
odeur virile et musquée embaume la pièce et enflamme mon bas
ventre. Son parfum.
Plus je m’approche de lui pour mettre à l’abri mon bien, plus mon
cœur bat vite. Chaque pulsation résonne dans mes oreilles. J’ai chaud,
beaucoup trop par rapport à la température raisonnable de la pièce.
Près de lui, je remarque ses veines saillantes sur ses avant-bras et les
muscles puissants de son cou. Mes neurones partent en sucette. Ses
lèvres pulpeuses me donnent envie de me jeter dessus comme une
morte de faim, et l’excitation qui nait dans mon ventre est totalement
indécente. J’ai été envoyée ici pour travailler, pas pour faire des
galipettes avec l’auteur.
Ma mission est de lui retirer mon livre, pour qu’il ne l’écrase pas en
dormant. Telle une héroïne sur le point de sauver le monde, je
rassemble mon courage et tente de calmer le feu qui brule en moi.
Doucement, je prends le livre et le tire. Tout doucement, centimètre
[16]
après centimètre, je récupère mon précieux . Au moment où je suis
sur le point de pouvoir le libérer, la main droite de William se crispe
dessus. Il fronce les sourcils et semble soudain tourmenté. Je retiens
mon souffle et n’ose plus bouger un cil. Il s’agite et se tourne vers moi,
ce qui fait tomber le livre dans ma main. Il ronchonne dans son
sommeil.

— Emmy, non…
Sa voix grave et sexy résonne jusqu’au fond de mon cœur.
J’hallucine ? Est-ce qu’il vient de prononcer mon prénom en
dormant ? Il rêve probablement que j’ai encore fait une grosse bêtise et
il est fâché.

— Emmy… reste…
Bouche bée, je l’observe se tordre dans une position fœtale qui n’a
plus rien de sensuel, mais qui me pince le cœur. Il se dégage de lui une
telle souffrance que mon excitation s’est évaporée et a laissé place à
une profonde pitié pour lui.
Les coudes repliés vers le ventre, sa main droite repose paume vers
le plafond et me laisse voir ses bras larges et musculeux. Un détail me
surprend. Habituellement, il ne porte que des pulls et des teeshirts à
manches, et de gros bracelets de cuir ne permettant pas de voir ses
bras. Soudain, l’évidence me saute aux yeux. De larges cicatrices
zèbrent son poignet. L’une d’elles semble encore fraiche, la peau étant
encore d’un rose clair. Un mot sonne comme une alerte dans mon
esprit : Tentative de suicide.
Faisant le lien avec le désespoir que j’ai pu lire dans ses yeux tout à
l’heure, la noirceur de ses romans et son caractère aigri, je comprends
que l’homme qui est face à moi, a entamé depuis longtemps, un tango
macabre avec les ténèbres.
Comme si sa peine m’aspirait, j’avance sans m’en rendre compte
vers lui. Toujours prostré, il gémit, étreint d’une intense souffrance.
Malgré moi, je glisse mes doigts dans ses cheveux et lui souffle
quelques mots à l’oreille.
— Je suis là William, n’aie pas peur.
Dans un long soupir, tout son corps se détend. À nouveau, il respire
lentement et a retrouvé l’air serein à mon arrivée. J’ai l’impression
qu’il basculait dans la noirceur et que mes quelques mots l’ont attiré à
nouveau vers la lumière.
Qu’a-t-il pu vivre pour devenir comme ça ?
C’est décidé, à partir de demain je démarre ma petite enquête.
Chapitre 13 : La règle

William

J’ai encore dormi comme un loir. C’est un bonheur de se réveiller


reposé le matin. Je risque de finir par y prendre gout.
M’étirant de tout mon long, je jette un œil sur mon réveil matin qui
affiche 9 h. Cette nouvelle habitude d’arriver à dormir d’une seule
traite et sans faire de cauchemars me plait tout à fait.
Habituellement, je saute du lit, fais un peu de sport et me jette sur
mon manuscrit, mais ce matin, j’ai envie de changer un peu de
programme. L’idée de reprendre l’écriture de mon livre ne m’enchante
pas du tout. Après tout, je peux faire comme tout le monde et ne pas
travailler le dimanche.

Hier soir je me suis couché et j’ai lu quelques dizaines de pages du


roman qu’Emmy m’a passé. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait des
scènes aussi hots dans ce genre de bouquins. Il faut avouer que
l’auteur a su manier la scène délicate sans tomber dans le vulgaire ou
le graveleux. C’était beau, érotique et pourtant plein de sensibilité. Il y
a une part terriblement sombre dans ce livre que j’ai beaucoup
apprécié. Ils s’aiment et c’est leur attachement l’un à l’autre qui est la
cause de toute leur souffrance. Drôle de sujet pour une romance.
Cette histoire de sentiments douloureux me rappelle qu’Emmy a
passé la soirée avec Tom. Rien que ça, ça me donne envie de gerber.
Est-elle rentrée au moins ?
Pour m’en assurer, je saute du lit, j’enfile mes bracelets et un
teeshirt et marche doucement vers sa chambre. Sa porte est fermée. Je
n’ose pas ouvrir. Si jamais Tom était avec elle dans la chambre ? Elle
ne ferait quand même pas ça ?
Il n’y a pas un bruit. Impossible de savoir si elle est là ou non.
Dépité, je descends pour prendre mon petit déjeuner. Maggy est déjà
là, sourire jusqu’aux oreilles. On dirait que son petit voyage lui a fait le
plus grand bien.
— Bonjour William. Un café ? Je t’ai préparé du cake.

— Super ! Merci Maggy.


Elle me sourit comme si elle avait gagné au loto.
— Hier déjà, quand nous sommes partis tu étais encore au lit et
aujourd’hui tu te lèves tard. Je suis heureuse de voir que tu as retrouvé
le sommeil.
Je ne peux retenir un sourire en coin. J’ai l’impression d’être un
gosse qu’on félicite d’avoir rapporté une bonne note. C’est con, mais ça
me fait du bien.
— Tu crois qu’il faut que je garde du café au chaud pour Emmy ? À
force de le réchauffer, ça va être du jus de chaussettes.

— Je ne suis même pas certain qu’elle soit rentrée cette nuit…


Elle lève les yeux vers moi avec un air horrifié. Pâle comme un linge,
elle me regarde épouvantée.
— Elle n’était pas avec toi hier soir ?
Sa voix tremble et elle se tient au bord de la table. Je commence à
m’inquiéter sérieusement pour elle. On dirait qu’elle va faire une crise
cardiaque.
— Non, Thomas Lawrence l’a invitée au restaurant hier soir. Elle
n’avait aucune raison de ne pas y aller.
— Mais, tu es resté seul à la maison ?!

— Oui Maggy. Tu sais, je ne suis pas en sucre…


— Tu as prévenu Madame Lewis ?
Au bord de l’hystérie, elle fait les cent pas de long en large dans la
cuisine.
— Non Maggy… Ne t’en fais pas… Je ne l’ai pas prévenue… Calme-
toi. Je ne suis pas un gosse qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu.

Elle me lance un regard fâché me laissant comprendre que je ferais


mieux de me taire.
— Et tu ne lui as pas dit que nous ne devions pas te laisser seul ?
— Non, et toi non plus du reste…
— Nous avions la voiture, je ne pensais pas qu’elle partirait faire un
tour avec le premier énergumène de Skye !
Thomas vient de perdre de nombreux points dans le cœur de Maggy,
ce qui améliore grandement cette journée.
— Maggy, si personne ne l’a prévenue, elle ne pouvait pas deviner
toute seule…

À l’étage, les bruits de l’éléphant de service nous informent qu’elle


est bien rentrée dormir et qu’elle vient de se lever.
J’espérais sincèrement qu’Emmy ne serait jamais au courant, mais
voilà, je sais maintenant que ça va arriver. Maggy va expliquer LA
règle qui me concerne à Emmy. Je suis mort de honte et je n’ai aucune
envie d’assister à ça. Je ne veux pas voir le moment où la petite brune
va découvrir que je ne suis qu’un colosse aux pieds d’argile. C’est trop
douloureux et ça me ramène à ce que je suis : un poids mort pour tout
le monde.
J’embrasse tendrement Maggy sur le front et fuis cette situation,
entre Maggy et Emmy, à laquelle je ne veux pas assister.

— Merci pour le petit déjeuner, c’était adorable.


Comme un ado boudeur, je compte rester enfermé une bonne heure
dans ce qui me sert de salle de sport et me défouler. C’est lâche, mais
je ne me sens pas capable de faire mieux ce matin. Dans l’escalier, je
croise Emmy, seule. Déjà c’est un bon point. Elle n’a pas l’air plus
fatigué que d’habitude, bien qu’elle ne soit pas un exemple de
fraicheur au réveil, quel que soit le nombre d’heures qu’elle dort. Elle
porte un pyjama Harry Potter. Elle n’est pas un peu âgée pour porter
tous ces trucs enfantins ?
— Bonjour William.
— Salut Hermione Granger !
Sa coiffure en pétard et les couleurs de Gryffondor me font
immédiatement penser à ce personnage. Pourtant, ma petite vanne ne
provoque pas la réaction escomptée. Au lieu d’une répartie cinglante,
j’ai droit à un regard empathique et triste. Oh là… Il y a un truc qui a
changé…
Comme le pleutre que je suis devenu, je fuis courageusement vers la
salle de sport et m’y enferme pour suer jusqu’à ce que mon corps n’en
puisse plus.

**

Emmy
Comme s’il avait le diable aux fesses, William vient de fuir pour se
réfugier dans la chambre bleue. Je me doute qu’il va faire un peu de
sport, mais ça me surprendrait qu’il le fasse uniquement vêtu d’un
boxer.
Un malaise clairement perceptible a flotté entre nous. Est-ce qu’il
aurait pu être réveillé par ma présence cette nuit ? Non… Il dormait
profondément… À moins qu’il soit très bon comédien, ce qui ne
m’étonnerait même pas de lui.
Descendant les marches, je sens déjà la bonne odeur du café de
Maggy. J’entre dans la cuisine et c’est une femme sérieuse, les mains
sur les hanches qui m’accueille. Oups. Visiblement, je vais me prendre
un savon.

— Bonjour Emmy.
— Bonjour Maggy…
— Il faut qu’on discute toutes les deux !
Houla… ça commence mal…
— J’aurais dû te prévenir avant, mais je ne pensais pas que ce serait
utile de t’informer de cette règle : William ne doit JAMAIS rester seul.
Enfin, il peut rester seul dans sa maison, mais il doit pouvoir nous
appeler à l’aide rapidement, de jour comme de nuit.
Ce qu’elle me dit me stupéfait.

— C’est une exigence de Sandra Lewis, et je suis totalement d’accord


avec elle.
— Il est malade ?
— Non, enfin… Si… dans un sens.
— C’est possible d’être plus précise ? De toute façon je suis tenue au
secret par contrat donc je ne vais pas en parler par-dessus les toits.
La pauvre Maggy semble au bord de l’AVC tellement elle réfléchit.
— Ça a un lien avec les cicatrices qu’il a sur les poignets ?
Elle me regarde, l’air estomaqué et franchement embarrassé.
— Je suis, moi aussi, tenue au même secret que toi. Ce n’est pas à
moi de te dire ce genre de choses.
Elle se met à chuchoter, comme pour éviter d’être entendue par des
oreilles indiscrètes, alors que nous sommes que quatre ici.
— Toi comme moi, nous risquons notre place si madame Lewis
apprend que nous avons laissé William tout seul pendant toute une
soirée. Donc, s’il te plait, ne va pas lui répéter… Mais je crois que tu
devrais l’interroger elle.
La situation à l’air bien plus compliquée que ce que je pensais. Vu
l’air ferme de Maggy, je comprends qu’elle ne parlera pas d’avantage.
Cette femme est d’une loyauté indéfectible et mon erreur d’hier soir l’a
déjà mise dans une situation inconfortable.
— D’accord Maggy. Personne ne m’avait informée de cette règle de
ne jamais laisser William seul ici. À partir de maintenant, je te
préviens dès que je m’en vais. Je comprends, il suffisait juste que je
sois au courant. Pour autant, Sam et toi, vous pouvez profiter de ma
présence pour aller vous balader. Quand je serai partie, ça sera moins
facile de vous organiser.
Elle m’offre un de ses sourires émus. Sous son air de femme solide,
Maggy est une grande sensible.
— Allez ! C’est oublié ! Que veux-tu manger ?
Comme si de rien n’était, je me rue sur le délicieux gâteau qu’elle a
préparé et mange telle une ogresse. Le café a probablement été bouilli
de nombreuses fois, mais tant pis. Le léger gout citronné du cake est à
tomber à la renverse.
— Tu as passé une bonne soirée avec Thomas ?
Je manque de m’étouffer avec ma part de gâteau.
— C’est William qui m’a dit que tu étais sortie avec lui.
— Oui. C’était agréable. Il m’a emmenée diner à Portree. Nous avons
fait un petit tour de moto. C’était chouette.
Son air devient taquin et plein de curiosité. Visiblement, elle
aimerait en savoir davantage.
— Juste chouette ?
— Oui Maggy, juste chouette. J’avais envie de rentrer. J’étais
fatiguée.
— Oh oui. Je vois.
Elle semble se retenir de rire. Qu’ai-je donc pu dire encore de drôle ?
À croire qu’elle connait tous les secrets de cette maison et qu’elle se
bidonne à cause de l’un d’eux, dont je n’ai pas encore connaissance.
Mon petit déjeuner avalé, je décide de monter dans ma chambre
pour envoyer un mail à Sandra. Il faut qu’elle me dise de quoi il
retourne. Mon manque d’informations aurait pu avoir des
conséquences catastrophiques.
De l’autre côté de la cloison, j’entends que William s’entraine. Tout
d’abord sur le tapis de course et maintenant, je suppose qu’il doit faire
des tractions ou des pompes, vu le gémissement d’effort qu’il fait à
intervalles réguliers. Combien de temps va-t-il tenir à ce rythme ?
Il faut que je rédige un message qui l’incite à me parler sans pour
autant révéler que nous avons fait une grosse bêtise ici hier soir.
« Sandra,
excuse-moi de te déranger un dimanche, mais j’aurais besoin
d’avoir quelques informations. Margaret vient de m’apprendre que
nous ne devions pas laisser William seul à la maison, mais refuse de
me donner plus d’explications. Elle m’a demandé de te poser la
question directement, car elle est tenue au secret, comme moi.
Si Margaret et Samuel avaient besoin de se déplacer, il faudrait
alors que je sache comment aider William.

Merci de ta réponse.
Emmy »
Satisfaite, je clique sur le bouton envoyer. Il doit être environ trois
heures du matin à New York, elle le lira donc, au mieux dans quatre
heures.

J’en profite pour lire les messages que Cathy m’avait envoyés
pendant toute la nuit. Avant d’aller me coucher, je l’avais informée que
finalement, ça n’avait pas été plus loin avec Thomas, puis j’ai éteint
mon téléphone, me doutant qu’il sonnerait de nombreuses fois. Il y a
plus de soixante-dix messages non lus dans notre fil de discussion.
« Mais pourquoi ? », « Il était trop canon », « Tu déconnes ! » et de
nombreux smiley et GIF de désespoir.
Elle n’a pas pu entendre que ça n’a pas matché entre nous. Que
même pour un coup d’un soir, ce n’était pas possible. Visiblement, elle
s’est bien défoulée et lassée de ne pas avoir de réponse, elle a
abandonné. Le décalage horaire aura au moins cet avantage.
Taquine, j’ai bien envie de lui répondre, juste pour faire sonner son
smartphone. Je m’apprête à composer mon premier message lorsque
mon téléphone sonne et un nom s’affiche à l’écran : « La dragonne ».
Mais elle ne dort jamais ?!
Toute penaude je décroche.
— Allo…
— Emmy, bonjour, Sandra à l’appareil.
— Bonjour Sandra…
— J’ai reçu ton message, et en effet, je crois qu’il est important que
tu sois mise au courant de deux ou trois petites choses. Ça pourrait
nous éviter à tous de gros problèmes.
Sa voix est dure et elle parle rapidement, à croire qu’on est en plein
milieu de l’après-midi. Il est impossible de déceler la moindre marque
de fatigue chez elle. Je finis même par me demander si elle n’est pas
une sorte de mutant alien qui n’a pas besoin de dormir.
— Je t’écoute.
Au bout du fil, je l’entends prendre une grande inspiration.

— Pour rappel, tu es tenue au secret, donc, en aucun cas tu ne dois


communiquer ces informations à une tierce personne.
— Tu peux compter sur moi.
Elle croit quoi ? Que je vais revendre les infos à un journal. OK, à
bien y réfléchir, certains le feraient, mais pas moi.
— William ne doit jamais rester seul, car… Enfin… Disons qu’il a
quelques soucis d’ordre psychologique.
Voilà une révélation qui n’en est absolument pas une. Je laisse
courir un long silence pour l’inviter à continuer, mais j’ai l’impression
que chaque mot qu’elle prononce lui coute énormément.
— À la fin de l’écriture de son dernier roman, voilà près de neuf
mois, il a fait une tentative de suicide. Ce n’était pas sa première… Il a
tenté de se tailler les veines, heureusement, Sam est arrivé au bon
moment et il a pu être transporté en urgence à Portree en hélicoptère.
L’hôpital était sur le point de fermer. Il y avait une collecte de fond
pour pouvoir le rénover et j’ai fait partie des plus gros donateurs pour
m’assurer qu’il resterait ouvert pour William.
Je suis soufflée. Non seulement elle s’est payé les deux maisons, les
services de Maggy et Sam, mais aussi graissé la patte à un hôpital !
— N’en parle pas à William, il n’est pas au courant…
Tout ce que j’arrive à sortir c’est un faible chuchotement pour
acquiescer.
— Normalement dans la maison, il ne doit y avoir aucun objet
coupant, à part des couteaux de table émoussés, ni ciseaux, ou autre
objet potentiellement dangereux.
L’évidence me saute maintenant aux yeux.
— Depuis quelque temps, Maggy m’a informée qu’elle s’inquiétait
pour lui. Il partait de longues heures se balader le long de la falaise… Il
n’est pas envisageable de le faire interner, parce qu’il s’arrête d’écrire,
oui, j’ai déjà essayé. Les médicaments embrouillent son esprit et
quand il en prend, il tient à peine debout. Donc il n’a aucun
traitement.
Mais quelle connasse ! Tout ce qu’elle voit c’est qu’il continue à
travailler ! Je suis choquée.
— C’est parce que j’ai peur qu’il passe à l’acte que je t’ai envoyée. Tu
es jolie, joyeuse et sympathique, j’espérais que tu le divertirais un peu.
D’après ce que m’a dit Maggy, ça fonctionne plutôt bien, alors
continue comme ça.
Soudain, je me sens sale. J’ai l’impression d’être une prostituée.
— Il n’est au courant de rien, donc, pas un mot. La version officielle
pour lui, c’est que tu es là pour taper son nouveau roman. Très
honnêtement, je ne pense pas qu’on le commercialisera, mais tant pis.
Si ça lui fait du bien, continue. On fera patienter les lecteurs jusqu’au
roman suivant au pire.
— Comment tu peux savoir que tu ne pourras pas commercialiser
son nouveau roman ?
— Eh bien, parce que je l’ai lu !
Mon cerveau fuse à toute vitesse. J’essaie de comprendre.
— Tu croyais vraiment que l’ordinateur portable que je t’ai confié ne
contenait pas de virus-espion ?
Un rire diabolique résonne. Il ressemble étrangement à celui de
[17]
Cruella et je trouve ça flippant. S’il y a un virus, elle a aussi accès à
ma caméra et à mon micro ? Merde ! Zeus ! J’espère qu’elle n’a rien vu.
— Je… Mais…
— Ne t’en fais pas, les petites conversations avec tes amies ou tes
réseaux sociaux n’ont aucune sorte d’importance pour moi. Tout ce qui
m’intéresse c’est le document que tu tapes. D’ailleurs bravo pour ta
rapidité, je suis épatée.
J’arrive tout juste à contenir le soupir de soulagement dans ma
gorge.
— Donc maintenant tu sais tout ce que tu dois savoir. Ni plus ni
moins. Au moindre changement de comportement, tu m’appelles.
Pareil si tu as un doute.
— D’accord…
— Sors le un peu, si tu y arrives, ça peut lui faire du bien. Mais ne le
quitte pas des yeux. Et dernier point : il est plus fragile quand il n’écrit
plus, donc quoi qu’il arrive, il doit continuer. Dès que tu vois qu’il a
bientôt fini son livre, tu me fais signe et je le pousse à démarrer le
suivant. D’habitude c’est ce que fait Margaret, mais là, tu es mieux
placée donc je compte sur toi.
Sa demande ne laisse aucune place au doute. Je suis dépitée.
Sans même me dire au revoir, elle me raccroche au nez et je me
retrouve comme une imbécile, assise sur mon lit. J’ai l’impression
d’être un pion dans l’échiquier de Sandra et que la partie se déroulera,
malgré moi, avec ma collaboration.
À la simple idée que Sandra puisse me regarder, je me précipite sur
mon ordinateur et masque la caméra avec un bout de ruban adhésif
puis désactive le micro.
Est-ce que seulement Sandra a une limite ? Je commence
sérieusement à en douter.
Malgré moi, je tends l’oreille pour savoir si William est toujours
dans la salle de sport, mais c’est le bruit de la douche que j’entends.
Les paroles de ma patronne résonnent dans ma tête.
Mes craintes se confirment. William peut vraiment se faire du mal.
Chapitre 14 : The Old Man of Storr

William

Pendant que je me défoulais dans la salle de sport, je me doute que


Maggy a expliqué en long en large et en travers toutes les règles de
surveillance me concernant. C’est déjà bien étonnant qu’on n’ait pas
cadenassé tous les placards et qu’on ne me colle pas une balise GPS, à
chaque fois que je mets un pied dehors. Quoiqu’à bien y réfléchir, ils
sont capables d’en avoir planqué un dans ma veste. Non. Quand même
pas… Je deviens totalement parano.
Elle va me prendre pour un gros névrosé asocial, qui est susceptible
de se foutre en l’air à la moindre contrariété… Et en fait, c’est un peu
vrai. Il s’en est fallu de peu la dernière fois. D’un certain sens, je me
demande si le monde ne se porterait pas mieux sans moi.
Pour me sentir moins mal, je tente de me remettre à écrire. Devant
moi, une nouvelle page blanche, toutes mes archives et mes
documents de recherche, ainsi que mon bon vieux stylo plume Mont-
Blanc. C’est d’ailleurs l’un des seuls objets qui m’a suivi ici. Je me
l’étais offert lors de vacances dans la station de ski de Courchevel. À
l’époque, je ne voyais pas du tout où était le problème de craquer
mille-cinq-cents euros dans un stylo que je trouvais joli. Aujourd’hui,
je me collerais des baffes, mais je dois avouer que grâce à lui, j’en ai
rédigé des pages. Je me souviens qu’il m’avait sauté aux yeux, dans
cette vitrine de luxe. Seul crayon bleu au milieu de tous les autres
noirs, argentés ou dorés. Quand j’ai vu qu’il était gravé sur le thème du
Petit Prince, j’ai craqué. J’ai toujours adoré ce livre. Peut-être qu’avec
ce stylo, j’ai presque l’impression d’être, moi aussi, un auteur qui vaut
quelque chose ? Presque… J’aime son poids dans ma main, et malgré
son âge, il continue de glisser sur le papier avec une douceur
inégalable. Son corps bleu est gravé de plein de petites têtes de
renards. Sur la plume, le Petit Prince est élégamment dessiné. Je crois
que ce que j’aime le plus dans ce stylo, c’est que c’est avec lui que j’ai
signé la meilleure décision de ma vie. Je jubile encore intérieurement
de la tête de toutes les personnes présentes.
Avant de commencer, je dois le recharger. Vu les kilomètres d’encre
que j’étale par jour, je le fais très souvent. Pour un crayon aussi
onéreux, on aurait pu espérer qu’il soit équipé d’une cartouche bien
propre, et pourtant, non. C’est un stylo à piston. Je ronchonne parce
que je vais encore m’en foutre plein les doigts, mais au fond de moi,
j’adore ça. Je sors l’élégant encrier noir, trempe la plume à l’intérieur
et tourne le bouton qui est au bout du crayon, dans un sens pour
aspirer l’encre, puis dans l’autre, pour l’y bloquer. Comme à mon
habitude, j’essaie d’essuyer délicatement la plume, mais arrive tout de
même à me mettre du bleu sur les doigts. Mon arme d’écriture massive
est chargée et je suis prêt à étaler ma noirceur sur le papier immaculé.
Où en étais-je rendu ? Je relis mes quelques lignes de la veille, ma
gorge se noue. Il faut que j’aille au bout de ce projet, je le dois.
Pourtant, chaque mot me fait un mal de chien, à croire que c’est dans
mon sang que je recharge ce stylo. La bile me monte à la bouche. Je ne
sais plus comment tourner les choses. J’ai presque envie de modifier
mon récit, d’un autre, ça n’aurait aucun sens, si ce n’est celui de me
préserver.
Cette page blanche me nargue, comme me mettant au défi de la
noircir. Plume posée, j’hésite encore à me lancer. Ma main tremble et
les larmes me montent aux yeux. Merde, c’est dur.
Le fait est là. Je n’ai aucune inspiration. Dans ma tête c’est le vide
sidéral… Je n’ai jamais vécu le syndrome de la page blanche et me
voilà comme un con à ne pas savoir quoi écrire. Cette sensation de vide
est absolument épouvantable. Une boule d’angoisse nait dans mes
tripes. Je me lève subitement pour courir vers les toilettes et y vomis
ma peur, jusqu’à ce que mon estomac soit complètement vide.
Patraque, je retourne vers mon bureau. Pour une fois, je me force à y
retourner. Ça n’est pourtant pas si compliqué ? Je connais
parfaitement le plan de mon récit, je n’ai plus qu’à le coucher sur le
papier. Pourtant, rien ne me vient.
Pour me changer les idées, je lance ma playlist favorite de Troye
Sivan, sur Deezer. The Fault of Our Stars sort de ma petite enceinte.
Je retrouve ma place devant ma feuille, mais aucune inspiration ne me
vient. Reste juste cette sensation de vide atroce.

Un bruit attire mon attention à la porte de mon bureau. Emmy se


tient là. Il nous suffit d’échanger un regard pour savoir que nous
savons tous les deux. Elle essaie de ne pas regarder mes poignets. Elle
ne verrait rien, mes bracelets couvrent les cicatrices.
— Tu voulais quelque chose Emmy ?
— Euh… J’ai entendu de la musique. J’ai pensé que tu n’avais pas
encore commencé à travailler.
Son regard glisse sur mon bureau et tombe sur ma page
désespérément vierge. La. Honte.
Je préfère changer de sujet.

— Tu as parlé à Maggy ?
Pourquoi je lui pose cette question ? C’est un autre sujet que je ne
veux pas aborder…
— Oui… Et à Sandra aussi…
Bordel de merde. Je ne m’y attendais pas à celle-là. Du moins pas
tout de suite. Devant mon air inquiet, elle se dépêche d’ajouter
quelques mots.
— Ne t’en fais pas, elle n’est pas au courant que tu es resté seul hier.
Je suis désolée, je ne savais pas.
— Tu n’as pas à être désolée d’avoir une vie. Ça a été avec trou duc ?
Est-ce que c’est la playlist un peu triste, en fond sonore, qui me
pousse à poser à haute voix toutes les questions auxquelles je n’ai pas
envie d’entendre les réponses ? Si c’est le cas, il faut que je pense à la
supprimer fissa. Elle me rend complètement con.
Emmy rougit, et son petit sourire en coin fait monter ma tension. Je
ne sais même pas pourquoi je lui demande ça. Comme si ça
m’intéressait… N’importe quoi.

— Oui, il est gentil. Nous avons passé une agréable soirée, mais…
D’un coup, son « mais » retient toute mon attention.
— Je ne sais pas… Il est…
— Un trou du cul prétentieux et égocentrique ?
— Non je n’irais peut-être pas jusqu’à dire ça, mais en gros, c’est
l’idée.
Comme si elle venait de retirer un lourd poids de mon estomac, je ne
peux retenir un grand éclat de rire. Pour la première fois, nous rions,
ensemble et de bon cœur. Pour la première fois, son visage s’illumine
pour moi et je la trouve encore plus belle.

Notre hilarité est totalement disproportionnée par rapport à la


situation, pourtant, nous nous laissons porter. Finalement, nous nous
regardons, souriants comme des andouilles.
— J’aimerais visiter l’Old Man Storr, qui n’est pas loin d’ici. Tu
voudrais m’y accompagner cet après-midi ?
À ce qu’il parait, le site vaut le détour, c’est à quelques minutes, en
voiture, de la maison et pourtant je n’y suis jamais allé. Ce n’est
pourtant pas la faute de Sam et Maggy qui essaient de me motiver
régulièrement, mais je n’aime pas trop sortir. J’ai toujours
l’impression que les gens connaissent le lourd secret que je porte.
— Je crois qu’ils prévoient beau temps pour cet après-midi. On
pourrait demander à Sam si on peut lui emprunter la voiture.

Son regard ne cesse d’aller de la feuille à moi.


— Tu sais, on est dimanche, je crois que tu peux t’autoriser une
[18]
petite pause… Peut-être qu’à notre retour, les muses viendront
[19]
peut-être te souffler de belles idées ? Polymnie se trouve peut-être
sur l’ile de Skye ?

La petite est donc branchée mythologie grecque ? Intéressant


— Alors j’accepterai bien un coup de main de Clio aussi. La muse de
l’histoire pourrait bien m’être utile.
Pendant que nous discutons, Good Side se fait entendre. Je prends
ça comme un signe du destin, je pourrais prendre la vie du bon côté
pour une fois. Malgré tout ce que je lui ai fait, elle est toujours là, belle
et souriante.
— OK, on va se balader cet après-midi.
Ma réponse la surprend presque autant que moi, et pourtant mon
cœur se remplit d’une douce chaleur que je n’espérais plus sentir
depuis longtemps.

**

Emmy

Il accepte de m’accompagner faire un petit tour. Je n’en reviens


vraiment pas. Je me retiens de sauter dans tous les sens, mais tout
juste. Pourquoi suis-je aussi heureuse de partir avec lui sur ce site
touristique ? Il ne s’agit là que d’une petite balade.
Dès que je l’ai entendu courir aux toilettes et faire des bruits
clairement peu ragoutants, je me suis dit que ça ne devait pas être la
grande forme. L’avantage de cette maison, dont les murs sont fins
comme du papier à cigarette, c’est qu’il suffit de tendre un peu l’oreille
pour savoir ce que fait l’autre. J’ai donc pu profiter de son dégobillage,
en direct, comme s’il vomissait dans ma chambre. Charmant et
ragoutant. Pourtant, c’est moins du dégout que de la pitié que j’ai
ressenti. Je me demande ce qu’il a pu vivre pour souffrir autant.

Quand il est redescendu dans son bureau, je suis sortie sur le palier,
en toute discrétion, pour pouvoir écouter s’il ne faisait pas un malaise.
J’avoue, j’ai pensé que c’est ce que Sandra voudrait que je fasse.
Garder un œil sur sa poule aux œufs d’or, et m’assurer qu’elle se porte
toujours bien.
J’ai entendu qu’il tournait et virait dans son antre. Quand une
mélodie m’est parvenue, j’ai pris ça comme un signal. Pour l’instant, je
ne l’ai jamais entendu avoir besoin d’un fond musical pour travailler.
Donc, comme demandé par ma patronne, j’ai pris la décision de lui
faire prendre l’air. J’ai l’impression de le trahir, mais d’un autre sens,
nous désirons toutes les deux la même chose : qu’il aille assez bien,
pour écrire. Quand ma mission sera accomplie et qu’il aura terminé
« La noirceur en héritage », je pourrai rentrer à la maison.

Assis à son bureau, il me regarde avec une lueur nouvelle dans le


regard et un très léger sourire, qui pour une fois, n’est pas moqueur,
mais sincère.
— Allez, viens, on va demander à Sam si on peut prendre sa poubelle
cet après-midi.
On ne va pas se mentir, il est carrément à tomber. Il porte un
teeshirt noir qui met en valeur son corps ciselé et un jean denim, qui
semble ne pas être de toute première jeunesse tellement il est usé et
délavé par endroits, qui met ses fesses en valeur.
Prise en flagrant délit de matage de postérieur, je rougis jusqu’aux
oreilles. Pour une fois, il ne se fiche pas de moi. Je m’attends à ce qu’il
me mette en boite et pourtant il m’offre un sourire charmeur que je ne
lui connaissais pas. Il porte une barbe de trois jours qui lui va
particulièrement bien et souligne ses lèvres charnues. Non, ne pas
penser à cette bouche gourmande…
Comme s’il lisait dans ma tête, je détecte une lueur taquine dans son
regard.
Quelque chose est en train de changer entre nous et je dois avouer
que le William 2.o est mieux que la version antérieure.
Nous nous dirigeons directement vers l’endroit où nous sommes
quasiment certains de trouver Samuel : le potager. Il passe un temps
considérable à faire pousser tout un tas de plantes là-dedans. Je crois
même qu’il adore ça. Je ne sais pas trop ce qu’il est en train de
fabriquer dans ses rangs de pommes de terre, mais il donne des coups
de pioche avec conviction. Je ne suis pas certaine qu’à son âge ce soit
très conseillé de faire autant d’efforts. Il existe surement une machine
pour faire le travail pénible à sa place. Pourtant, il semble heureux au
milieu de ses légumes. Les New-Yorkais s’éclatent sur des tapis de
course dans des salles de musculation et lui trouve le même plaisir de
l’effort dans son potager. La seule différence c’est que la dépense
physique en salle ne rapporte rien, c’est un plaisir égoïste et solitaire,
lui récoltera les fruits de ses efforts et prendra plaisir à les partager.
William prend tout de suite les choses en main.
— Bonjour Sam !
— Bonjour les enfants. Ça va bien ?
— Oui. Et toi ? Ça pousse ?
— Comme tu vois, tout est en ordre. On devrait avoir de belles
tomates cette semaine. La serre me permet d’augmenter le rendement,
et j’ai essayé une nouvelle variété absolument épatante cette année.
Elle aurait le gout de l’ananas. Tu te rends compte ?
L’enthousiasme qu’il a à nous parler de ses légumes est touchant.

— Oh, et venez voir les haricots verts !


Nous le suivons à l’autre bout du potager puis nous en fait faire le
tour, nous expliquant toutes les bonnes choses qui sont en train de
pousser. Depuis longtemps que je ne vois plus les légumes que sous
cellophane et un petit retour à l’essentiel me fait du bien. Il y a un petit
quelque chose de beau et généreux dans le jardinage.

— Tu devrais lever un peu le pied Sam quand même. On est que


quatre à manger. Tu pourrais nourrir tout Staffin avec tes légumes.
— Oui et j’en suis fier ! Il y a ici le plus beau et le plus grand potager
du coin ! D’ailleurs, personne ne s’en plaint. Maggy dit qu’au moins
quand je suis dans le jardin, je ne fais pas de bêtises, mais soit dit
entre nous, ça me donne aussi une super excuse pour aller voir les
copains et leur apporter des légumes.
Voilà un bel exemple de ce à quoi ressemble l’amour pour moi : un
vieux couple heureux. Lui, la regarde les yeux pleins d’amour à chaque
fois qu’elle passe dans son champ de vision, et elle l’aime plus que
tout. Il a l’impression de faire l’école buissonnière en allant voir ses
amis et elle fait mine de se rendre compte de rien. On est loin des
histoires d’amour épiques de mes romans, mais elle n’est pas moins
profonde.
Au bout de plus de trente minutes de promenade dans le jardin,
William finit par en venir à la raison de notre visite.
— On peut t’emprunter ta voiture cet après-midi ?
— Ah, mince, je voulais aller aider un ami pour tondre ses brebis…
Ah, mais c’est pas grave. Nous les vieux on a le temps ! Je vais lui
proposer de faire ça demain. Allez vous promener !
— Merci Sam, c’est vraiment gentil de chambouler ton programme
au dernier moment pour nous.
— Mais c’est rien les jeunes. Par contre, attention, il risque de
pleuvoir cet après-midi.
— Pourtant la météo dit qu’il va faire beau, m’inquiétè-je.
— La météo peut-être, mais mes reins ne mentent jamais !
— On prendra des impers alors !
Nous nous apprêtons à rentrer à la maison quand Maggy apparait
pour nous annoncer que le repas de ce midi est prêt. Vu que nous
sommes tous disponibles, nous décidons de manger ensemble dans la
maison de William.
Comme une famille, nous nous installons à table. Parlons de tout et
n’importe quoi et rions de bon cœur. Une bouffée de bonheur envahit
mon cœur. Nous sommes tous souriants et William me jette un regard
tendre tout en me souriant. Je ne peux que lui rendre le même sourire
et notre échange est plaisant.
Il est l’heure pour moi de me préparer pour notre marche. Il ne
s’agit de rien d’autre et pourtant, mon cœur bat comme s’il s’agissait
d’un premier rendez-vous. C’est idiot.
Avec lui, je ne me sens pas obligée d’être quelqu’un d’autre, car il
connait la véritable Emmy. Je n’ai pas envie de demander à Cathy
quelle tenue je devrais porter, ni même envie de me maquiller pour
cacher mes cernes ou mes boutons qui éclosent à chaque cycle
menstruel. D’ailleurs, pourquoi en aurais-je envie ? Je ne cherche pas
à le séduire ? Si ?
Vu les palpitations dans ma poitrine, je crois qu’une petite part de
moi aimerait lui plaire. Je dois me rendre à l’évidence, il m’attire
beaucoup plus que Thomas. Ce n’est pas du tout mon genre d’homme
habituellement. Il a un caractère lunatique, fait des blagues de
mauvais gout, n’a pas sa langue dans sa poche et ne s’encombre pas
d’empathie. Pourtant, sa sensibilité extrême me touche, ses sourires
ou petits moments de joie sont tellement rares qu’ils ont une valeur
toute particulière. Plus le temps passe et plus sa peine devient mienne.
J’ai envie de l’aider à moins souffrir.

**

William

Entassés dans le vieux 4X4 de Sam, nous voilà partis pour le site
touristique de l’Old Man of Storr. Pour l’instant il fait toujours beau,
plus qu’à espérer que les reins de Sam se trompent.
Nous arrivons rapidement au pied de la montagne. D’ici on peut
remarquer le petit sentier qui serpente jusqu’à l’Old Man of Storr, ce
rocher noir qui ressemblerait au visage d’un vieil homme. Pour moi,
on dirait un immense menhir noir. D’ici il a l’air tout petit.
Nous sommes équipés comme si on allait attaquer le mont Everest.
Comme le sommet est dans les nuages, nous avons prévu des pulls, et
des imperméables. Chacun de nous a pris un sac à dos. Je pensais
qu’Emmy viendrait avec ses petites baskets, mais elle est mieux
équipée que moi. Elle porte la parfaite tenue du randonneur : pull
polaire, pantalon de toile respirant et imperméable, chaussures de
marche et casquette, de laquelle elle a laissé dépasser sa queue de
cheval. Même son sac à dos à l’air d’avoir été fabriqué par la NASA. Il a
des poches partout et je n’arriverais même pas à dire en quoi est fait ce
tissu noir, qui a l’air très fin et pourtant solide. J’ai l’air d’un touriste
avec mon jean, mon gros pull en laine, mes baskets et mon lourd
imper, roulé en boule dans mon vieux sac de toile kaki.
D’un autre sens, il semble que la marche ne soit pas trop difficile. Il
[20]
n’est pas utile d’être équipé comme un pro du trekking . Il faudrait
compter environ deux heures pour faire l’aller-retour. Ça grimpe, mais
étant sportif, ça ne devrait pas être trop difficile.

Elle pourrait avoir l’air moche dans ces fringues, mais pourtant, elle
est toujours attirante. Elle fait partie de ces nanas qui pourraient
s’habiller n’importe comment, tout leur va. Pourtant, ce n’est pas un
mannequin, mais elle a beaucoup de charme. Ses grands yeux vairons
se régalent déjà de ce panorama fabuleux. Elle ne ressemble
absolument pas aux nanas qui m’intéressaient à New York. J’imagine
comme ce petit bout de femme devait dénoter dans les bureaux de
[21]
Sandra, au milieu de toutes ces « working girls » coincées.
À ce qu’il parait, c’est LA randonnée à parcourir à Skye. Des gens du
monde entier viennent ici pour en prendre plein les yeux. Il y aura
deux Américains de plus sur le chemin, qui est déjà bien encombré.
— Tu es prête ?
Elle sourit jusqu’aux oreilles et moi je crois que je dois avoir la
même tronche. À vrai dire, je m’en fous de cette randonnée. Si j’avais
voulu le visiter, je serais venu avant.
— Et comment ! J’ai hâte ! C’est tellement beau. Tu es déjà venu ?
— Non jamais.

— Pourquoi ?
Merde, c’est parti, on n’a pas encore quitté le parking que
l’interrogatoire vient de commencer.
— Parce que je travaillais.
Sans me soucier de savoir si elle me suit, je commence à m’engager
sur le chemin. J’ouvre la petite barrière et au moment où je m’apprête
à passer le portail, elle me passe devant en me narguant. Surpris, je
reste la bouche grande ouverte et plusieurs personnes en profitent
pour entrer et sortir tandis que je joue le portier de l’Old Man.
— Tu prends racine ?
Piqué au vif, je referme le portail devant une vieille bonne femme,
qui m’insulte copieusement, et la suis sur le chemin de terre noire. Il
est large et gravillonné. Bien qu’il monte un peu, l’avancée est facile.
J’avance rapidement alors qu’Emmy prend plus son temps. Moi qui la
pensais bonne marcheuse, je suis un peu déçu.
Un panneau nous informe que le site est une forêt exploitée et que
les arbres ont étés rasés voilà quelque temps et donne un aspect de
désolation à l’endroit. C’est dommage, j’imagine que ce sentier au
milieu des bois, ça devait être sympa. Quelques troncs d’arbres sont
encore éparpillés. Des touffes d’herbes marron se dressent au-dessus
d’un tapis vert. C’est un paysage impressionnant mêlant lac, bras de
mer, montagnes abruptes de roches noires et collines verdoyantes. Le
vent souffle déjà assez fort.
Nous marchons depuis quinze minutes et déjà Emmy s’arrête. Elle
sort de son sac à dos son coupe-vent, qui semble extrêmement fin, et
un gros appareil photo.
— Attends, je vais prendre quelques clichés. Ça ne te dérange pas ?
— À ce rythme on n’est pas rentrés avant la nuit…
— Allez monsieur Ronchon, je n’en ai pas pour longtemps.

Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas envie qu’elle voie que je suis
heureux d’être là. Alors je fais mine de ne pas être content. C’est
complètement stupide et elle ne semble même pas dupe. C’est comme
un jeu entre nous maintenant, et j’ai du mal à me défaire de ce rôle.
Je prends aussi le temps de sortir mon manteau de mon sac, qui
semble maintenant presque vide comparé à celui de ma coéquipière de
marche.
Prévoyante, Emmy a même pris le temps d’imprimer un guide pour
mieux comprendre ce que nous allons voir sur notre chemin. Je n’y ai
même pas pensé.
Le paysage mitraillé, nous reprenons notre ascension et arrivons à
un croisement. Grâce à son document, elle m’indique qu’il faut
prendre le chemin où il y a le plus de monde, celui de droite. Certaines
parties montent plus fort et je suis surpris de fatiguer aussi vite.
Heureusement que je me suis adapté à son rythme, je n’aurais jamais
tenu jusque-là haut. Quand le chemin devient plus pentu, la petite
brune ne monte plus en ligne droite, mais avance en zigzags sur le
large chemin. Au début, je me fous d’elle puis rapidement, je
comprends que sa méthode est moins fatigante que la mienne.

Devant nous, les montagnes noires se dressent, majestueuses sur la


colline d’herbe rase. C’est absolument magnifique. Emmy ne cesse de
prendre des photos et je me dis que je suis vraiment con de n’être
jamais venu ici. Déjà, le paysage me donne envie d’écrire. Je ne sais
absolument pas quoi, mais ma plume me démange.
Nous, comme tous ceux qui nous entourent, avons ce drôle d’air
émerveillé, que je voyais sur le visage des touristes en plein cœur de
Manhattan et à Disneyland. Là, c’est la nature qui nous en met plein
les yeux. Rien d’artificiel, c’est la splendeur de millions d’années
d’érosion.
Nous arrivons à un nouveau portail. Emporté par mon
enthousiasme, je me précipite à la barrière et l’ouvre de manière
théâtrale devant Emmy. Elle a les yeux qui brillent et ne cesse de tout
prendre en photo, moi y compris, et pour une raison que j’ignore, je
me laisse photographier, chose que je n’avais plus faite depuis
longtemps. Sandra serait surement furieuse de savoir que quelqu’un a
pris des clichés de moi, mais après tout, nous ne faisons rien de mal et
je suis certaine qu’elle ne les vendra pas. Chose rare, j’ai confiance en
elle.
Quand elle avance devant moi, je suis hypnotisé par le balancement
de sa queue de cheval et de ses fesses dans une synchronisation
parfaite. Des idées salaces me traversent l’esprit et je me vois tenir ces
cheveux d’une poignée ferme, pendant que… vu ce que réveille cette
idée dans mon froc, je préfère me concentrer sur Maggy et sa méthode
pour remplir la panse de brebis quand elle prépare le haggis.

Manifestement, nous sommes sortis de l’exploitation forestière. Il


n’y a plus ici aucune trace d’arbres morts ou de traces de véhicules
ayant rasé la forêt, mais juste une colline verdoyante. Plus nous
approchons de la montagne, plus elle semble grande.
Le chemin est encore plus escarpé et plein de rochers.
Heureusement qu’Emmy s’arrête souvent pour prendre ses photos, ça
me donne le temps de souffler un peu. Moi qui me croyais sportif, je
devrais revoir mes exigences à la hausse. À partir de demain, je passe
plus de temps sur le tapis de course pour améliorer mon cardio, ou
bien je pourrais inclure une marche vers l’Old Man of Storr de temps
en temps. C’est une manière plutôt agréable de faire de l’exercice.
Alors que pour l’instant, nous n’avons échangé que brièvement sur
le paysage, la belle recommence à vouloir papoter.
— Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ?
Dire des conneries, parler du paysage ou de la météo, OK, mais il y a
des sujets que je ne veux pas aborder, et elle a ce don de mettre
systématiquement le doigt dessus.
— Je n’ai pas envie d’en parler.

— OK, l’ascension va être longue si on n’a rien à se dire… Tu es


Américain ?
— Oui. Je suis né à New York.
Le fait que je lui ai répondu fait naitre une expression heureuse sur
son visage. À croire que le simple fait que je me dévoile lui fasse
réellement plaisir.
— Et toi ? Tu n’es pas de New York, je me trompe ?
— Non, je suis née dans une petite ville qui s’appelle Royalton dans
le Vermont. Je n’en pouvais plus de cette petite ville où tout le monde
sait tout sur tout le monde. J’avais l’impression de ne pouvoir rien
faire sans que la ville entière soit au courant. Limite si les parents ne
font pas des paris pour savoir quel enfant se mettra en couple avec qui
dès la naissance. New York pour moi c’était le rêve. Une ville si grande
que personne ne ferait attention à moi. La culture, une vie à cent à
l’heure, des opportunités professionnelles… Donc j’ai suivi ma
meilleure amie et on s’est installées dans une colocation dans Harlem.
À l’origine, je n’y étais que pour mon stage de six mois et puis Sandra
m’a offert une place de community manager. Je suis passionnée de
littérature alors j’ai vu là une opportunité en or de me faire une place
dans l’édition. Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’ai eu
exactement ce que j’espérais. Une vie à cent à l’heure, devenir
complètement anonyme au milieu de cette foule qui court après la
réussite, des possibilités d’évolution professionnelle au détriment
d’une vie personnelle bien pauvre. Tout ça, ce n’est pas moi.
— Je suis tout à fait d’accord avec toi. Ne reste pas à New York, cette
ville va te tuer. Ici, nous ne pouvons que prendre conscience de la
futilité de la course effrénée vers quoi ? Avoir un maximum de chiffre
sur son compte ? Pour quoi faire ? Pouvoir se payer des vacances dans
un endroit comme Skye ? Et si le courage, c’était plutôt de tout quitter
pour venir chercher le bonheur là où il est ?
Elle me regarde, bouche grande ouverte. C’est probablement
l’échange le plus long que nous ayons eu tous les deux et elle est
comme stupéfaite. OK. Je ne parle pas beaucoup depuis quelques
années, mais je suis tout de même capable d’aligner plusieurs mots,
même si ça ne m’arrive que rarement à part pour engueuler les gens.
— J’ai l’impression d’être prise au piège à New York. Je n’aime pas
mon travail et pourtant, je ne veux pas le quitter, car dans la grosse
pomme, l’ascension professionnelle peut être rapide, mais moins que
la chute.
— Et tu fais quoi exactement là-bas ?
Peut-être à cause de l’effort, ses joues prennent une jolie teinte rose.
— Je pense que mon principal job est de servir de défouloir à
Sandra. Ensuite, je publie toutes les informations de la maison
d’édition sur les réseaux sociaux, et garde le contact avec les abonnés
des différentes pages et dernière grosse partie de mon travail : je
réponds à tes fans en ton nom.
— Oui, enfin ce n’est pas vraiment moi. C’est l’image de moi que
Sandra a fabriqué pour la presse.

— Oui peut-être, mais tu sais, les gens qui envoient les messages, ça
n’est pas à cause des photos qu’ils ont vues, ou des interviews insipides
et lisses que Sandra a fait répéter à Robert Walter. Ils s’intéressent à
tes livres, ce que tu écris et ça, je crois que c’est ce que les gens aiment.
— Tu parles, ils se repaissent de ma noirceur. Ils aiment que je
vomisse ma haine, mon dégout de moi-même et de la société.
— Honnêtement, je ne crois pas. Jusqu’à présent, je détestais tous
tes livres. Excuse-moi de ma franchise. Maintenant que je te connais,
je les perçois différemment. Je ne dis pas que j’aime pour autant, mais
je crois que je comprends mieux. Il y a beaucoup plus de toi dans tes
romans que ce que Sandra laisse penser.
— Les histoires ont toutes été inventées…

— Le récit peut-être, mais pas les sentiments de tes personnages. Ils


souffrent tellement… Et je retrouve cette même douleur dans tes yeux.
Comme si elle m’avait percé à jour, je ne sais plus comment réagir.
Elle me voit vraiment et ça me terrorise littéralement. Je ne veux pas
qu’elle me haïsse comme je me déteste. Une boule se forme dans ma
gorge et j’ai un vertige. Je me sens mal.
— Ça ne va pas ?
— On fait juste une petite pause si ça ne te dérange pas.
Pris soudainement au cœur, je pars en courant loin du chemin et
vomis tripes et boyaux. J’ai mal. Mal au ventre, mal au cœur, mal à
l’âme. Je me vide, expulse toute cette merde de moi.

Soudain, une petite main se pose dans mon dos et apaise


miraculeusement ma souffrance.
Mes yeux sont gonflés et pleins de larmes.
— Mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

— Rien… Juste un truc qui n’est pas passé…


— Tu sais très bien de quoi je parle.
Je ne peux pas lui répondre. Je ne veux pas qu’elle sache
maintenant. Elle ne comprendrait pas.
— Tu le sauras bien assez tôt…
Dans ces yeux, je détecte toute la force de cette jeune femme. Elle est
comme le Old Man Of Storr. De loin, elle semble toute petite et fragile,
comme une petite pierre en équilibre en haut d’une montagne. Elle
pourrait basculer à la première bourrasque et pourtant, plus on s’en
rapproche, plus on la voit grande et solide. Je me demande ce qui se
passera quand je me retrouverai au pied de cette roche. Est-ce qu’elle
m’écrasera ? Elle ne le sait pas, mais elle a la capacité de me broyer
jusqu’à n’être plus rien.
Elle me tend sa bouteille d’eau pour que je puisse me rincer la
bouche, ce que j’accepte.
Il semblerait que je ne la dégoute pas. Elle m’accepte avec toutes
mes failles.
Plus nous montons, plus il y a de grosses pierres noires qui
apparaissent dans le paysage. Nous longeons de gros rochers et
escaladons des pierres.
Nous arrivons à une nouvelle intersection, et suivons le plan. Je suis
ma guide du jour qui m’entraine sur le chemin de gauche qui est le
plus escarpé.

Sur notre droite, le Old Man nous surveille au milieu des autres
rochers.
Le sentier devient un petit chemin plein de rochers et boueux par
endroits. Il y a beaucoup moins de monde maintenant. Il faut dire que
le ciel devient bien gris. On dirait que des nuages sont emprisonnés en
haut de la montagne et n’attendent que nous pour lâcher des trombes
d’eau.

— Il semblerait que les reins de Sam avaient raison, lance Emmy,


souriant comme si la pluie ne lui faisait pas peur.
— Tu veux qu’on fasse demi-tour ?
— Si ça ne t’effraie pas, je veux bien continuer, je suis équipée pour
la pluie. Ton jean risque de prendre un peu l’eau par contre.
— J’ai mon imperméable, ça devrait aller.
— Alors on continue !
Si on m’avait dit voilà quelques semaines que j’irais grimper le Old
Man Of Storr sous la flotte pour suivre une fille, je n’y aurais pas cru.

Quelques gouttes commencent à tomber et font rebrousser chemin


aux derniers touristes qui trainaient encore sur le site. Emmy a
protégé son gros appareil photo dans une sacoche imperméable, puis
elle l’a rangé au fond de son sac. Ensuite nous reprenons notre
marche. Heureusement, la pluie est fine et pas franchement
désagréable en ce jour d’été.
Les pierres forment un escalier inégal, assez éprouvant à monter.
Nos nombreuses pauses pour profiter du paysage nous donnent un
repos profitable pour reprendre notre souffle. Ce qui me rassure, c’est
que ma guide du jour semble en baver autant que moi. Par moment, je
dois lui tendre la main pour l’aider à grimper les rochers escarpés.
Nous arrivons enfin au pied du fameux rocher et c’est à ce moment
que la petite pluie cesse. Dans une atmosphère étrange, nous profitons
de ce paysage étrange mêlant brume et rayons de soleil qui se dressent
au loin.
Une fois au pied du rocher, je me rends compte de sa taille
incroyable et je ne peux que faire le rapprochement avec ma réflexion
au sujet de la force de ce petit brin de femme.
D’ici le paysage est incroyable, j’ai l’impression que nous pouvons
voir tout Skye. Les iles de Rona et de Raasay, même le continent de
l’autre côté du bras de mer, mais aussi les lochs environnants et même
Portree au loin. Des rochers pointus sortent du sol tout autour de
nous. Comme écrasé par la beauté de ce panorama et la sérénité
ancestrale de ce lieu, nous décidons d’y faire une pause pour en
profiter au maximum. Nous sommes seuls ici. Emmy s’assoit sur une
grosse pierre et me fait signe de m’installer près d’elle. La forme de
notre siège m’oblige à m’installer assez près d’elle, ce qui provoque un
petit moment de flottement entre nous.
— Tu comptes faire quoi quand tu auras fini de taper mon roman ?
— Je ne sais pas trop… Je crois que j’ai envie de retourner vivre à
Royalton. Une petite ville, ça n’est pas si mal finalement. Je pourrais
offrir mes services pour m’occuper des sites internet des entreprises
du coin. Je crois que je pourrais mieux vivre qu’à New York. Et toi ?
Je ne peux m’empêcher de retenir un sourire lugubre. Qu’est-ce que
je compte faire ? Me foutre en l’air me semble la réponse la plus
probable, mais je préfère la garder pour moi. Je n’ai pas envie qu’elle
m’en empêche.
Pourtant, dans ce paysage, assis à côté d’elle, la mort ne m’a jamais
semblé être une option moins attirante.
— Écrire autre chose probablement…
Faudrait-il que j’aie encore autre chose à coucher sur le papier ?
J’ai l’impression qu’elle continue à lire en moi, car son sourire triste
répond au mien. Elle sort de son sac des barres de céréales et m’en
offre deux. Comme un con, je n’ai pas prévu d’encas, juste à boire,
alors j’accepte qu’elle partage avec moi de quoi reprendre des forces.
Vu l’utilisation de sa bouteille tout à l’heure, pour me rincer la
bouche, je propose que nous utilisions tous les deux ma gourde.
Je ne sais pas pourquoi, mais la voir poser ses lèvres sur le goulot de
ma bouteille, me grille les neurones. Mon cerveau bugge et tombe
directement entre mes cuisses. Incapable de penser normalement dans
ce paysage incroyable, je la regarde s’essuyer les lèvres du revers de la
main, avec gourmandise. Lorsqu’elle me tend la gourde, nos regards se
croisent et s’arrime l’un à l’autre. Involontairement, ma main frôle la
sienne pour reprendre ma bouteille et comme si c’était le top départ
qu’attendait mon inconscient, je saute sur ses lèvres comme un mort
de faim, dévorant sa bouche, aspirant le bonheur qu’elle m’insuffle tel
[22]
un Détraqueur . Aussi surpris l’un que l’autre par ma réaction,
nous nous figeons lèvres contre lèvres et ma main sur sa nuque.
Finalement, c’est elle qui poursuit notre baiser, me le rendant avec une
douceur à laquelle je ne suis pas habitué, tout en glissant ses doigts
dans mes cheveux. Il fait froid, nous sommes trempés par la bruine et
pourtant, nos corps brulent de désir. C’est sous ce rocher majestueux
que j’aperçois quelque chose que je n’espérais plus : un bonheur
portant un arrière-gout de rédemption. Ce baiser prend un gout salé
quand mes larmes rejoignent nos lèvres. Je ne suis pas triste et
pourtant, elles coulent silencieusement sur mes joues, comme la
marque physique du début de mon expiation. Je n’ai jamais cru en
rien, pourtant, je trouve ce que je ne pensais plus jamais trouver :
l’espoir.
Nous finissons essoufflés, nous reculant, et ne sachant plus trop
comment réagir. Je ne sais même pas comment sa main se retrouve
dans la mienne, mon pouce la caressant frénétiquement au rythme de
mon cœur. Cette fille m’offre la bouffée d’oxygène qui me manquait
pour me rattacher à la vie.
— Je… je suis sincèrement désolé…
En un regard, elle me fait comprendre qu’elle ne l’est pas. Un sourire
taquin se dessine sur ses lèvres.
— Pas moi.
Ces deux mots enflamment mon cœur. Religieusement, je regarde ce
paysage incroyable qui nous entoure. Indéniablement, je me rends à
l’évidence. Ici, quelque chose a changé : moi.

Elle porte l’une des tenues les moins sexys du monde et pourtant,
j’ai l’impression d’avoir devant moi, le véritable joyau de l’ile de Skye.
Cette petite brune qui semblait être un petit être fragile et qui
maintenant est un véritable diamant qui brille de mille feux. Pourtant,
je sais que l’embrasser a été une épouvantable erreur. Elle va bientôt
découvrir celui que je suis réellement et après elle partira. Quand
j’étudiais Shakespeare à l’école, ces histoires de Roméo et Juliette, ou
de Macbeth qui déconnait à plein tube parce que son cœur avait pris le
dessus sur sa raison, je me disais que tout ça n’existait pas. Que ça
n’était pas plus réel que la science-fiction. Je confondais désir et
amour. Maintenant, je crois que je connais la différence et que celle-ci
me précipitera vers ma fin.
Décidé, je sais que je dois mettre un terme à ce moment. Nous
devons laisser la magie de cet instant ici et remettre les pieds sur terre,
en redescendant cette foutue montagne.
Les rochers sont plus glissants qu’à l’aller. À certains endroits, je lui
donne la main pour éviter qu’elle ne dérape. Chaque fois que je touche
sa peau, et que nos regards se croisent, mon cœur s’emballe et je ne
sais plus comment réagir. Jamais aucune fille ne m’a fait cet effet-là.
J’ai les mains moites et mon cœur semble défier ma raison, mais je ne
faiblirai pas. Mon éducation me servira au moins aujourd’hui.
Connaitre le prix d’un sacrifice pour atteindre un objectif. Eh bien
voilà, je sacrifie cet embryon de relation pour atteindre mon objectif :
qu’elle souffre moins à la fin.
Le retour est tout en descente et se fait en une demi-heure sans
souci. Je me hâte et tente d’éviter d’ouvrir la bouche pour ne pas dire
une connerie, que je risquerai de regretter après. Cette histoire est une
impasse dans laquelle je ne dois pas m’engager. Je tente donc de
reprendre le rôle que je connais le mieux : celui du connard arrogant
qui se fout des autres.
— Bon, tu te bouges ? J’en ai marre de jouer les touristes.
Elle est déstabilisée par mon brusque changement d’attitude. Je
sens la peine que je lui cause et pourtant, chaque vacherie est une lame
de rasoir que j’avale. Je serre les dents et prends soin d’avoir l’air de
celui qu’elle avait rencontré le premier jour. William Anderson,
l’auteur de thrillers au caractère de merde.
Plus nous nous approchons du parking et plus je me blinde. Fini les
petits gestes pour éviter qu’elle ne trébuche, ou les petites attentions.
Je vais même jusqu’à faire mine de lui ouvrir les portes, pour
finalement les laisser se refermer juste devant elle, tout en me foutant
grassement de sa gueule. Oui, une véritable attitude d’enfoiré.
Ce que je lui fais me rappelle le bouquin qu’elle m’a passé : « The
Darkness of Love ». Quel paradoxe ! Là, je la vois bien la noirceur de
l’amour. Finalement, comme le héros du livre, j’utilise la douleur de
mes sentiments naissants envers elle pour la blesser. Moi qui trouvais
que la réaction du personnage principal n’avait aucun sens,
finalement, ça n’est pas si débile.
Curieux, je pense que je vais finir de le lire ce soir, après manger. On
va bien voir si lui s’en sort mieux que moi. Vu que c’est une romance,
je me doute que tout se finira bien, ça ne sera pas le cas pour moi.
Chapitre 15 : Le piège

Emmy

J’ai été très perturbée par ce qui s’est passé entre nous hier, lors de
la marche à l’Old Man of Storr. Je crois que j’ai traversé toutes les
palettes d’émotions. Je ne peux que reconnaitre que William m’attire
énormément. À chaque pas qui nous approchait du sommet, je le
voyais changer, comme devenant plus lui-même et laissant tomber ses
barrières une à une. Cet homme-là, je l’apprécie sincèrement. Il est
incroyablement sensible, drôle et quand il me regarde, les yeux
brillants, je crois que le monde s’arrête de tourner. À travers son
regard, j’ai l’impression d’être moi, en beaucoup mieux. Là-haut, tout
était simple et sincère. La tension qui régnait entre nous m’a rendue
folle. Mon cœur battait si fort que j’ai eu peur qu’on puisse l’entendre
en écho sur des centaines de kilomètres. Je ne m’attendais vraiment
pas à ce baiser, et je crois que lui non plus d’ailleurs. Jamais je n’aurais
cru possible qu’il puisse ressentir pour moi autre chose que du mépris.
Pourtant, dans ce baiser, il y avait tellement de fougue, de tendresse et
de désespoir que je n’arrive pas à croire que c’était faux.
Pour une raison que j’ignore et que je n’arrive pas à comprendre, il a
regretté ce geste et pour moi, ça a été le coup de massue. Je me suis
sentie profondément blessée. Plus nous redescendions la montagne,
plus il se montrait distant et plus je me sentais honteuse. Je ne sais
même pas vraiment pourquoi.
C’est bien simple, il ne m’a pas adressé un mot sur toute la route du
retour et une fois arrivés, il s’est enfermé dans son bureau et moi j’ai
foncé dans ma chambre pour pleurer silencieusement. Je n’ai pas eu
envie de lui donner la satisfaction de savoir à quel point son attitude
me faisait mal. J’ai diné seule et quand je suis allée me coucher, il a
fini par monter se mettre au lit, lui aussi, en prenant soin de ne plus
me croiser. Entre l’envie de mettre les choses au clair et de lui arracher
les yeux mon cœur balance. Je suis sincèrement en colère. Comment
a-t-il pu jouer avec mes sentiments ?
Ce matin encore, il s’est enfermé dans son bureau. J’entends un peu
de musique. Je reconnais immédiatement Knockin' On Heaven's Door
de Bob Dylan. Vu son comportement, il peut y frapper longtemps à la
porte du paradis, ils ne sont pas près de lui ouvrir !
Sans gêne, j’ouvre son bureau sans le prévenir. Il se comporte en
goujat, soit, il va gouter à son propre venin. Je suis moi aussi capable
d’être une véritable peste.
Surpris, il lève les yeux sur moi. L’espace d’un tout petit instant, je
crois revoir l’homme que j’ai quitté en haut de la montagne, puis il
disparait derrière le masque de cet écrivain odieux. Il est assis à sa
table, le visage sévère et déterminé, au lieu de pages noircies, je
remarque qu’il a griffonné un tout petit texte ou un poème.
Rongée par la curiosité, je me rapproche, le menton haut et gonflé
d’orgueil. Je tente de lire quelques lignes de son papier, mais
immédiatement, il place sa main sur la feuille pour me couper dans
mon élan.
Déstabilisée, je fais mine de n’en avoir strictement rien à faire.
— Tu peux me donner des chapitres à taper ?
Je commence à bien connaitre sa méthode de classement. La feuille
sur laquelle il travaille est devant lui, puis il les met sur un premier
paquet à sa droite, qu’il relira. Une fois fait, il fait un deuxième tas, qui
est celui qu’il est prêt à me donner au compte-goutte. J’ai remarqué la
semaine dernière que mon paquet diminuait plus vite que le sien ne
montait, mais ce matin, il n’y a que quelques dizaines de feuilles pour
moi et plus aucun autre tas. Il semblerait que depuis ce matin, il ne
soit que sur cette feuille de quelques lignes.
Il tire nerveusement sur son teeshirt pour cacher ses poignets. Je
sais maintenant que c’est une marque de stress chez lui.
Ma question l’agace et sans même me répondre, il me donne le petit
paquet de feuilles qui m’est destiné. Son bureau parait maintenant très
vide. Est-ce que je dois m’en inquiéter ? Il a l’air encore plus triste et
torturé que d’habitude.
— Prends-ça. Et ferme la porte en sortant.

Puisque c’est souvent notre seul mode de communication, il va


découvrir que la petite Emmy sait aussi sortir les griffes.
— Oh ! Regarde par terre ! Tu as fait tomber quelque chose !
Surpris, il se recule et commence à scruter le sol.
— Je crois que c’est ton savoir-vivre.
Je referme la porte, comme il me l’avait « si gentiment » demandé,
un sourire sarcastique aux lèvres. Malgré ça, je suis inquiète.
M’installant à mon bureau, je suis prête à retourner dans son récit
abominable. Par précaution, j’envoie un mail à Sandra pour la
prévenir. Je crois que son protégé traverse un passage à vide.
J’attendrais donc qu’elle me réponde pour savoir quoi faire.
En attendant, je garde l’oreille tendue vers le bureau en bas et
continue de taper son manuscrit. Je me demande quelles seront les
prochaines pérégrinations de la famille Bouin. En réalité, je n’ai même
pas vraiment envie de le savoir. Sandra a raison, cette histoire ne
pourra jamais se vendre. C’est du travail pour rien.
À mon bureau, je me sens maintenant épiée. Je me doute que la
dragonne se jettera sur chaque paragraphe que je recopierai pour voir
l’avancée de mon travail. Après tout, je ne l’étais pas moins à New
[23]
York, alors allons-y pour travailler joyeusement avec Big Brother !
Dès les premiers mots, j’ai l’impression d’avoir à déchiffrer des
hiéroglyphes. S’il continue à écrire de plus en plus mal, je vais devoir
deviner chaque mot. C’est vraiment très pénible. Même son style se
détériore. En plus des fautes, s’ajoutent des répétitions à foison. Ils
vont s’amuser à corriger ça. Volontairement, armée de ma rancune, je
recopie son manuscrit mot pour mot, avec les fautes. Le correcteur
orthographique va s’illuminer comme un sapin de Noël.
Je suis rendue au chapitre 10 quand la famille Bouin a réussi à
obtenir un véritable réseau international qu’ils dirigent depuis leur
pays d’origine : La France. Alors que les tensions internationales
montent, la famille voit là, une magnifique opportunité de prospérer.
Dès le début de la guerre, ils ont des usines en France et en Allemagne,
sous deux noms différents et fournissent les deux armées en tenues
militaires. Le coton vient de leur propre production aux États-Unis.
Bref, ils jouent sur tous les tableaux en même temps. Ils ont bien
compris comment tirer parti du travail à la chaine et recrutent leurs
salariés dans les quartiers pauvres pour avoir la main d’œuvre la
moins chère possible. « Le malheur des uns fait le bonheur des
autres ».
Comme la dernière fois, plus les chapitres défilent, plus je déteste
cette famille. Comme les hommes sont appelés à combattre, ils
commencent à trouver d’autres miséreux à employer : les veuves et
même les orphelins. Pour les Bouin, tous ces hommes morts au
combat sont autant d’opportunité de travailleurs bon marché. Il aurait
pu appeler son roman « les tisseurs du désespoir ». Je ne sais même
plus à quelle génération on est, avec les oncles, tantes, cousins et
cousines, tous plus pourris les uns que les autres. Les garçons dirigent
les entreprises et les filles se marient avec de beaux partis qui peuvent
apporter un soutien à la croissance de l’entreprise : politique,
économique, sociale… Tout y passe.
Ils arrivent même à se faire passer pour des gentils en créant des
associations d’aide aux blessés et veuves de guerre. C’est du grand art.
Plus les gens sont désespérés, plus ils s’enrichissent.
William prend même le temps de détailler certains points sordides.
Le rendement des usines, l’utilisation de produits toxiques par des
gosses de sept ans, ou même les enfants estropiés en utilisant des
machines dangereuses. Des orphelins, ça ne manquait pas et le droit
des enfants n’existait pas encore, alors autant y aller gaiment. Un
gamin, c’était une occasion en or. Certains abattaient autant de boulot
que leurs mères, pour un salaire deux fois moins important et ils
étaient plus dociles que les adultes.
Eux s’asseyaient sur une véritable montagne d’argent alors que leurs
salariés se tuaient à la tâche, au sens propre du terme, et cela des deux
côtés du front de guerre.
C’est certain que ça me change de mes romances. C’est absolument
épouvantable à retranscrire.
Alors que je suis en pleine retranscription, mon téléphone sonne et
je vois que c’est la dragonne.
— Emmy, c’est Sandra.
Merci je m’en serais doutée…
— Oui Sandra.
— J’ai reçu ton message. Il faut que tu le fasses écrire !

— Facile à dire, mais je crois qu’il n’y arrive plus.


— Trouve quelque chose, change-lui les idées, quitte à le faire
changer de projet, mais il doit absolument écrire !
— Et je suis censée m’y prendre comment ?
— Je n’en sais rien ! J’ai un meeting, je te laisse. Tiens-moi au
courant.
Comme d’habitude elle me raccroche au nez, je devrais commencer à
y être habituée maintenant.
Pendant mon déjeuner, seule, dans la cuisine, je me creuse la tête.
Soudain j’ai une idée. Je crois que j’ai trouvé le moyen de garder un
œil sur William, tout en l’agaçant. Double bonus !

Fière de moi, je me prépare à mettre mon plan à exécution.

**

William
Toujours rien, le vide, le néant absolu. Incapable de rédiger une
seule ligne. Ça ne m’était pourtant jamais arrivé. Panne complète.
Pourtant, j’ai tout. Le plan, les détails, l’histoire complète, mais
quand je veux commencer à coucher ces putains de mots sur le papier,
ma main est comme paralysée.
Juste pour voir, j’ai tenté de composer un poème à la con. Il m’a
fallu du temps, mais j’y suis arrivé, mais dès que je veux reprendre le
travail de ce putain de récit, ça bloque. La bile me monte à la gorge, j’ai
envie de gerber depuis mon réveil. Je me doute que c’est à cause de
cette histoire, pourtant je dois me faire violence et aller au bout.

J’entends Emmy descendre les escaliers, je ne sais pas ce qu’elle


fout, mais on croirait que c’est toute la famille des éléphants du livre
de la jungle qui se ramène. Merde, maintenant j’ai la musique de « La
patrouille des éléphants » dans la tête.
Comme tout à l’heure, elle ne s’embarrasse pas de toquer à ma
porte, elle entre comme si c’était son bureau. Je lui jette un coup d’œil
interrogateur. Qu’est-ce qu’elle fout encore ? Les bras chargés de mon
manuscrit, de son ordinateur portable, d’une souris optique et de son
chargeur qui pendouille, elle se ramène conquérante. Je détecte déjà
qu’elle me prépare une grosse connerie.
— Tu veux quoi ?
— Je m’installe ici !

— Non.
— Si.
— Non.
Elle commence déjà à poser tout son matos sur les papiers qui sont
juste à côté de moi.

— Mais c’est mon bureau !


— Peut-être, mais tu écris comme un porc et j’en ai marre de jouer à
décrypter ce que tu as bien pu vouloir rédiger. J’ai fait des études de
marketing, pas de linguiste option « pattes de mouches illisibles ».
Donc, comme je n’ai pas envie de faire des allers et retours pour te lire,
me voilà au plus près de ma source d’informations.
— Y a pas de place.
— Mais si.
Elle pose mes livres par terre, fout un bordel pas possible jusqu’à se
dégager assez d’espace pour installer son ordinateur et sa souris, juste
à ma droite. Mon bureau n’est pas si grand et je ne vois pas où elle va
pouvoir caser une chaise. Elle a certes un cul de souris, mais la largeur
de mon bureau n’est pas extensible.
— Tu fais chier.
— Je sais, piaille-t-elle avec une arrogance pleine de malice.
Soudain, sans prévenir, la voilà qui se fout à quatre pattes sous mon
bureau pour brancher son ordinateur sur ma multiprise. Des idées
bien salaces me viennent à l’esprit. Merde. Le cul tendu vers moi, je
dois me faire violence pour regarder ailleurs. Un regard en arrière et
elle me prend en flagrant délit de matage de postérieur. Son sourire en
coin m’indique qu’elle n’en espérait pas moins.
— Je ne trouve pas le trou.

Elle ne m’aide pas franchement à me calmer là…


— Tu peux m’allumer ?
Non, mais elle le fait exprès ?
— William, hello ! T’as plus de force que moi, tu peux y aller comme
un bourrin pour rentrer le machin dedans ?

Là c’est sûr, elle me chauffe. J’ai l’impression que je vais pouvoir


soulever le bureau rien qu’avec mon anatomie, qui ne dirait pas non à
l’aider à l’allumer, trouver le trou et y aller comme un bourrin.
L’illustration de ses mots se forme malgré moi dans mon esprit. Je
m’imagine la prendre sur le bureau comme une brute.
Elle ressort, fière d’elle, échevelée et les joues rouges, et moi je
bande comme pas possible. Ses yeux brillent de provocation. La garce !
Elle sait très bien ce qu’elle fait.
Comme si tout était naturel, elle va dans la cuisine récupérer la plus
petite chaise et l’installe juste à côté de mon fauteuil. Près. Trop près
de moi. Déjà que je n’arrivais pas à écrire, mais là je crois que je suis
encore plus mal barré.

Elle finit de s’installer.


— Tu vois, y a de la place pour deux !
Son épaule frôle la mienne.
— Emmy, on est tassés.
— Mais non, quand y en a pour un, y en a pour deux, ricane-t-elle.
Je ne sais pas si elle le fait exprès, mais sa cuisse frôle la mienne
pendant qu’elle commence à reprendre la saisie de mon manuscrit. Je
reste comme un con, figé à regarder la fenêtre, essayant de penser à
des trucs mous, flasques et moches.

— Là, tu as marqué quoi ?


Elle se colle à moi, beaucoup trop même, pour me montrer une de
mes feuilles raturées. OK, même moi j’ai du mal à me relire, il faut dire
que mon cerveau n’est pas tout à fait opérationnel pour le moment et il
me faut au moins trente secondes pour savoir ce que j’ai voulu dire.
— C’est « la garnison du colonel ».

— On dirait plutôt que tu as marqué « la garniture des cannellonis ».


Le pire c’est qu’elle a raison.
Pendant qu’elle continue de taper à une vitesse impressionnante, je
suis comme un con devant mon poème.
— C’est quoi ça ?
Sans demander quoi que ce soit, elle attrape la feuille et la lit à voix
haute.
« Quand une émotion fugace
Vous parle sans détour

Une douleur pugnace


Vous rappelle toujours
Que même si la vie est une garce
Elle en vaut le détour
Si cela semble être une farce
Œuvre dans l’ombre l’amour »
— Je ne te savais pas poète.
Son attitude bravache a soudainement changé et moi je me sens
comme un con. C’est ce que m’a inspiré notre petit tour en haut de la
montagne, mais c’est totalement stupide.
— Je ne suis pas un poète, j’ai juste composé ça vite fait, histoire de
me stimuler un peu.
— J’aime bien, c’est beau.

Son regard brille. Je ne veux pas qu’elle se fasse de faux espoirs et


surtout, je ne veux pas nourrir les miens. Tout ça, c’est juste voué à
nous faire mal. On ne doit pas s’attacher.
— C’est bien le genre de conneries mielleuses qui sont dans tes
bouquins.
Mon air de me foutre de sa gueule ne lui fait ni chaud ni froid. Je
pisse dans un violon.
— Tu as fini « The Darkness of Love » ?
Une main posée sous le menton, elle me regarde avec ses grands
yeux vairons comme si elle s’attendait à ce que je lui fasse une
chronique complète sur ma lecture.

— Oui je l’ai lu.


— Et alors ?
Je ne vais pas lui dire que j’ai terminé le bouquin en chialant comme
une madeleine. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle soit en fait
atteinte d’une maladie incurable et qu’il la suivrait dans la mort.
C’était sombre, la plume était puissante et ça m’a complètement
retourné. Ils ont passé tout le bouquin à se faire du mal, elle parce
qu’elle savait qu’elle était condamnée et lui parce qu’il lui en voulait
d’avoir été abandonné. Au moment où enfin, ils vivent leur passion,
elle finit par mourir dans d’atroces souffrances et lui la suit dans la
mort. C’était bouleversant. Une sorte de Roméo et Juliette des temps
modernes. Enfin, avec beaucoup plus de cul.

— Mouais, c’était bof.


— Tu crois donc que tu aurais pu faire mieux ?
Clairement non…
— Clairement oui !
— T’es pas capable !

— Si, j’en suis capable !


— Pari tenu !
Dans un réflexe de contradiction stupide, je lui tape dans la main et
quand je plonge mon regard dans le sien, je réalise dans quoi je viens
de me fourrer. L’air victorieux, elle regarde mon bureau
désespérément vide.
— Visiblement, tu n’as rien de mieux à écrire pour le moment. On va
voir si tu t’en sors mieux avec une romance !
J’essaie d’esquiver, mais j’ai face à moi une adversaire redoutable et
le défi qu’elle me lance à un petit gout d’inconnu qui me stimule.
Rédiger de la soupe pour nanas en chaleur, ça ne doit pas être si
difficile. Après tout, rien ne presse pour « La Noirceur en héritage » et
cette petite récréation me permettra peut-être de garder Emmy un peu
plus longtemps ici ?
Chapitre 16 : A love story

Emmy

Je n’aurais jamais cru qu’il aurait plongé aussi facilement dans mon
petit piège. J’ai vraiment eu chaud aux fesses. Au sens propre comme
au figuré d’ailleurs. J’ai un peu joué avec le feu pour tâter le terrain et
voir s’il restait quelque chose de ce que nous avions échangé sur la
montagne. Vu son regard lubrique, je ne le laisse pas indifférent, j’ai
vraiment joué ce jeu au bluff pourtant. Sentir son regard réveille le
désir qui sommeille en moi. Quelle idée d’avoir un corps pareil. Il
aurait pu faire du mannequinat sans souci. Pour ne rien gâcher, il a un
esprit aussi affuté que ses muscles saillants.
Le plus important est qu’il doit continuer d’écrire, quitte à ce que
cela impacte l’avancée de la retranscription de « La noirceur en
héritage ». Sandra en a de bonnes. J’ai fait avec les moyens du bord…
De la romance.

La simple idée d’imaginer la tête de la dragonne quand elle va


découvrir ce que j’ai poussé William à faire me fait jubiler d’avance.
Son chouchou va rédiger une histoire d’amour ! À mon avis, il ne fera
qu’une petite nouvelle, mais ça va lui faire une drôle de surprise.
Tandis que je continue ma saisie, lui semble prendre mon chalenge
au sérieux et je pense qu’il est en train de préparer le plan de sa
nouvelle. Le voilà bien occupé. Il écrit, rature et recommence de
nombreuses fois. Ainsi, pour la première fois, nous voilà côte à côte à
travailler dans une ambiance studieuse. La tension sensuelle qui
régnait entre nous s’est calmée peu à peu, ne laissant place qu’à une
sage concentration.
Je continue avec la famille Bouin, qui a profité de la grippe
espagnole en Europe en 1919 pour s’enrichir et vendre des tissus aux
hôpitaux, pour faire des linceuls et des tentes de fortune. Ils ont même
mis en place un petit stratagème pour récupérer des draps
contaminés, les faire bouillir et les revendre, sans même être certains
que cette méthode suffirait ou non à tuer le virus. Évidemment, ils
donnent cette tâche à des pauvres gens désespérés. Eux prennent
grand soin de se tenir loin du foyer de contamination alors que leurs
employés périssent.
En 1920, le cours de la bourse de New York attire la branche
financière de la famille. Pendant 10 ans, ils réussissent à encore
accroitre leur fortune en plaçant très judicieusement leurs bénéfices en
bourse. Dès 1929, ils sentent le vent tourner. En octobre, ils reçoivent
une information secrète qui leur permet d’anticiper le krach boursier
et retirent, avec quelques autres investisseurs richissimes, tous leurs
investissements, pour les renvoyer vers l’Europe. Cela concerne
plusieurs dizaines de millions de dollars. Deux semaines plus tard
démarrera la plus grande catastrophe financière qui mènera à la ruine
la majeure partie du pays.
Comme à leur habitude, la dynastie Bouin reste sagement dans
l’ombre dans l’attente de la prochaine crise, prête à agir. La nouvelle
opportunité ne tardera pas à arriver avec la montée du fascisme.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, les Bouin observent la
montée du nazisme et ne peuvent que vouloir suivre cette opportunité
financière. Ils se foutent complètement de l’idéologie des personnes
qu’ils suivent pourvu qu’ils récupèrent de l’argent.
Nous suivons plus particulièrement Franck Bouin. Ce petit malin a
réussi à s’infiltrer dans la haute société allemande en organisant des
soirées mondaines pour ces connards. Cette famille a un tel don pour
le baratinage qu’il arrive à faire totalement oublier le partenariat de sa
famille avec le camp français pendant la Première Guerre mondiale. Il
dépense sans compter afin de séduire la source de sa future fortune,
l’armée allemande.

Je remarque que William me regarde par moments, fronçant les


sourcils, l’air particulièrement soucieux. Est-ce qu’il s’inquiète de
savoir si j’aime ou non son récit, il devrait savoir à quel point cette
histoire ne me convient pas. Elle est immorale, sombre, et triste au
possible.
En plus de ses productions en France et en Allemagne, Franck Bouin
a réussi à négocier la gestion d’une usine spoliée à une famille juive en
Pologne, en utilisant de la main d’œuvre des camps de travail, pour
fabriquer des tenues pour les officiers allemands. Le propriétaire ayant
été déporté, il a pu récupérer les locaux, mais aussi toutes les matières
premières, et même le logement de cette pauvre famille. Plus de cent-
cinquante personnes travaillent à la chaine pour lui dans l’usine. Juifs,
Tziganes, opposants politiques de tous pays se sont vus exploités
pendant trois ans, jusqu’en 1945. Il a même eu la chance de pouvoir
sélectionner une main d’œuvre hautement qualifiée et spécialisée dans
l’industrie du tissu.
Étant donné l’instabilité économique de l’époque, les bénéfices
partaient vers les filiales américaines. Dès qu’il a senti le vent tourner,
Franck Bouin a mystérieusement disparu du paysage allemand et
polonais, afin de rejoindre son argent sale, devenu blanc comme neige
grâce à un astucieux montage financier. Une fois de plus, la dynastie
Bouin restait impunie de ses crimes.
Je finis de taper ma dernière page et me voici libérée, pour le
moment de ce lourd fardeau qu’est cette histoire.
Le cœur lourd, je croise le regard inquiet de William.
— Ça va ? me demande-t-il.
Clairement, non, ça ne va pas. Je me sens salie d’avoir tapé cette
horreur. D’un certain sens, je me dis qu’il doit être un peu agité du
bocal pour avoir imaginé une histoire pareille. Quelle horreur ! Les
camps, la marche forcée, les salariés qui tombent de fatigue et sont
abattus comme des chiens au milieu des travailleurs qui n’osent pas
bouger… Et les Bouin qui continuent de prospérer. Je ne vois vraiment
pas comment il va clore cette histoire.
La chaleur de son bras et de sa jambe me fait soudainement réaliser
qu’inconsciemment, je me suis rapprochée de lui pour tenir le coup.
J’ai mal aux fesses, assise sur mon petit tabouret et j’ai l’impression de
m’être fait écraser par un train. J’ai le bonheur en berne, le corps en
compote.

— Je ne suis pas franchement au top. Et toi ? Tu as avancé ?


— Oui, je crois que je tiens mon histoire.
Pour une fois, c’est moi qui suis triste comme un jour de pluie et lui
qui a ce petit sourire lumineux. Les rôles s’inversent on dirait.
Maggy frappe à la porte entrouverte et nous regarde, visiblement
amusée par la scène.
— Dites les jeunes, je vous ai laissé un plat au four. Si vous ne tardez
pas trop, vous pourrez le manger chaud.
La pendule de son bureau annonce déjà 19 h, et la bonne odeur de
cuisine réveille mon appétit.

— Merci Maggy, nous allons y aller tout de suite, répond William.


— Je vous laisse tous les deux. Sam n’est pas très en forme.
— Il est malade ?
— Non, ne t’inquiète pas pour lui. À notre âge nous avons parfois
notre corps qui nous rappelle à l’ordre. Ce n’est qu’un petit coup de
fatigue. Demain, il sera à nouveau sur pied.
— Alors salue-le pour moi.
C’est en chantant une chanson en gaélique que Maggy retourne vers
sa maison, nous laissant William et moi comme des ronds de flanc.
— Allez, viens, allons voir ce que nous allons manger ce soir !

Comme promis, c’est un véritable festin que nous a préparé Maggy.


Un délicieux ragout, accompagné de pommes de terre et de petits
légumes. Alors que j’ai le nez dans mon assiette, William me
questionne sur la romance.
— Je peux te parler de mon plan pour ma romance ? On va voir si ça
tient la route.

— Vas-y.
— Bon, au départ j’ai mes deux protagonistes, lui est un boss
milliardaire. Elle, jeune diplômée qui vient d’arriver dans l’entreprise.
Pour l’originalité, on repassera… Mais je n’ai pas franchement envie
de lui couper l’herbe sous le pied.
— Pour pouvoir avoir un contrat avec un client conservateur, il doit
aller à un rendez-vous avec sa conjointe. Je parle d’un très gros
contrat, plusieurs millions sont en jeu. Pour ça, il demande à la petite
nouvelle, qui est plutôt jolie, de simuler leur histoire d’amour. Elle a
juste à jouer la plante verte et laisser faire l’artiste.
William est enthousiasmé par son idée. Le voilà parti dans un long
monologue m’expliquant comment ses deux héros se retrouvent pris
dans un énorme quiproquo, les obligeant à faire semblant d’être un
couple pendant environ un mois, le temps de la signature. Alors que
nous avons fini de manger depuis un bon moment, il continue de me
parler, comme si les scènes naissaient dans sa tête au fur et à mesure
qu’il m’expose ses propositions, qui ne cessent de se modifier.
Je ne suis même pas certaine qu’il se rende compte que je me
contente de lui dire oui ou non de temps en temps. Lui, est déjà parti
ailleurs. Il passe d’une idée à l’autre à une vitesse incroyable. Je ne sais
même plus s’il parle du début, du milieu ou de la fin du livre.
C’est étrange. Il est avec moi, me parle, et pourtant il semble
ailleurs. Il parle encore et toujours sans discontinuer.

— Oh ! Et attends, tu sais la scène où elle va avec lui à l’hôtel à New


York ? Et bien ils croisent, par hasard, le bras droit de l’associé de la
succursale japonaise et là…
Je n’ai aucune idée de ce à quoi il fait référence, mais je le regarde
ébahie de voir le génie créatif à l’œuvre. C’est absolument fascinant.
— William, je voudrais bien aller me coucher maintenant…

— Quoi ?
— Il est plus de deux heures du matin et je suis crevée.
La saisie de son document m’a vidée de toutes mes forces, et je lutte
contre le sommeil depuis un moment déjà.
— Ah oui ! Tu as raison, il est tard.
On croirait qu’il aurait un peu trop forcé sur les boissons
énergisantes.
— Bon, demain tu pourrais me sortir des fiches personnages ? Je
crois que je dois avoir un modèle quelque part.

— Ok mais on voit ça demain, je suis morte de fatigue.


— Oui évidemment. Eh tu sais je pensais à un autre truc…
Alors que je file sous la douche, il continue de me parler à travers la
porte. Il est totalement dans son trip. Je crois que je viens de faire
naitre un monstre dont j’ai totalement perdu le contrôle.

**
William

L’inspiration est revenue et je jubile. Les idées fusent, je respire à


nouveau. Cela faisait des mois que j’attendais ce moment et autant
dire que je prends un pied d’enfer.
Plus je raconte mon récit à Emmy, plus mes idées se précisent. Je
visualise déjà pas mal de scènes qui jalonneront mon roman. Le
personnage, fêtard au début, qui profite un peu trop de la vie sans se
soucier des autres. Des fêtes, des nanas, les soirées privées, les voitures
de luxe… Ouais, ça colle carrément. Je suis totalement excité à l’idée
de mettre tout ça par écrit.
Alors qu’elle sort de la douche, elle est à la limite de me fermer la
porte au nez. Soit elle se douche super vite, soit je n’ai pas vu le temps
passer. J’ai l’impression que mon cerveau va exploser si je ne mets pas
tout ça sur le papier. Me connaissant, si je vais me coucher
maintenant, je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit de peur d’oublier
ce qui me vient à l’esprit. Je m’en fous que ce soit une romance.
L’inspiration est là, et ça fait du bien de la retrouver.
Au lieu d’imiter Emmy, je retourne dans mon bureau et je
commence à gratter du papier. Les feuilles défilent à une vitesse folle.
Je ne crois pas avoir jamais atteint une telle frénésie de composition.
J’aimerais pouvoir me démultiplier pour faire le plan de chaque scène
simultanément. Je dessine, note, colle des mémos partout. Mon
bureau se transforme en champ de bataille. Je garde le moindre petit
bout de papier et colle des mémos un peu partout, même sur l’écran de
ma voisine de travail.
Ça doit faire un bon moment que je travaille. J’ai été obligé de
recharger ma plume et ma main gauche commence à me faire souffrir.
Rien n’est plus instable et fragile que l’inspiration, demain elle aura
peut-être disparu, alors je continue, de peur que demain, toutes ces
idées ne soient plus qu’un lointain souvenir.
Chapitre 17 : Nouveau souffle

Emmy

Quelqu’un frappe à ma porte et me tire de mon sommeil.


— Emmy…
Dans une tentative désespérée d’ouvrir un œil, j’arrive à voir très
rapidement la pendule : 6 h 30 du matin.
Non…. Je veux encore dormir, qu’on me fiche la paix…
— Emmy… Tu dors ?
La voix de l’autre côté de la porte est reconnaissable entre mille, et il
ne faut pas être un génie pour deviner qui me réveille. Nous sommes
deux dans cette maison.
— Emmy… Faut que je te parle…

— Tu fais chier ! Laisse-moi dormir !


— Mais j’ai une idée, je voudrais savoir ce que t’en penses.
— J’en pense que tu m’en parleras quand je serai réveillée !
Me retournant dans mes draps, je m’enveloppe dans ma couette et
tente de faire abstraction des bruits de pas qui tournent et virent sur le
palier. C’est mort… Mon esprit est maintenant focalisé sur cet
emmerdeur qui m’empêche de récupérer de ma courte nuit. J’ai une
impression de lendemain de cuite alors que je n’ai pas bu une goutte
d’alcool. Bouche pâteuse, haleine fétide, cheveux en vrac, je finis par
m’arracher de ce matelas qui était tellement agréable.
Quand j’ouvre la porte, je tombe nez à nez avec William qui a l’air
d’avoir tourné toute la nuit à l’ecstasy. Il n’est pas dans un meilleur
état que moi. Pâle, les cheveux en bataille, une énorme tache d’encre
bleue sur le visage, et un stupide sourire accroché aux lèvres, c’est à
peine si je le reconnais.
— Ça va William ?
— Oui !

— Tu as dormi ?
— Oui, deux heures je crois.
— Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— J’ai travaillé mon plan toute la nuit.
— Hein ?
Abasourdie par ce qu’il me dit, et encore trop vaseuse pour tout
comprendre, il commence déjà à me souler de paroles par flux
industriel. J’arrive juste à capter qu’il a besoin de moi pour mettre de
l’ordre dans ses idées. Et comme hier soir, le voilà reparti dans un
monologue infernal.

— Stop !
Surpris, il se fige.
— J’ai pas pris mon café. Pas un mot avant au moins trente minutes,
c’est jouable ?
Il approuve d’un geste de tête et me suit comme un gosse qui attend
qu’on lui donne son cadeau. Dans la cuisine, il s’assoit devant moi en
me regardant boire mon café. Je n’aime pas ça. Il me colle la pression.
— Tu devrais aller dormir.
— Après.
— Tu as vu ta tête ? Tu fais peur à voir.

— T’inquiète, toi aussi. Mais la différence entre nous, c’est que moi
je me suis brossé les dents !
Il est mort de rire et mon cerveau rame trop pour trouver un truc à
redire. J’ai l’impression de fonctionner sous Windows 95.
— Tu me le paieras !

— Ça y est ? Je peux t’expliquer ?


Sentant qu’il est au bord de l’implosion cérébrale, je le laisse
déverser ses idées. Je n’y comprends strictement rien, mais
visiblement, le fait que je comprenne n’est pas réellement le but, alors
je le laisse parler. Après tout, c’est peut-être sa méthode de travail. Je
me demande avec qui il devisait pour les romans précédents.
— Et c’est à ce moment là que ça dérape. Parce que le neveu de son
concurrent, lui croit que c’est l’autre qui a pris sa place !
Il s’arrête soudainement de parler et me regarde les yeux brillants,
attendant probablement que je fasse un commentaire sur ce qu’il vient
de dire.

— Euh… Ouais… C’est super.


— Je trouve aussi ! Il faut que j’aille noter ça !
Comme un diable sortant de sa boite, il se lève d’un coup et part
s’enfermer dans son bureau, totalement excité.
La première chose que je remarque c’est le silence. Merveille de la
nature. Seul le bruit de ma cuillère donne un rythme lent et régulier à
cet instant de pur bonheur. J’espère qu’il ne va pas me faire ça tous les
matins, parce que ça ne va pas le faire du tout. Et dire que je croyais
que Cathy était matinale, mais là… Lui, il bat tous les records.
Vers midi, il ressort épuisé du bureau.
— Ça va ?

La ressemblance avec un lapin mécanique aux piles en fin de vie est


particulièrement ressemblante.
— Je suis mort.
Pour la première fois, je réalise à quel point le processus d’écriture
peut impacter physiquement un auteur.

— Va te reposer un peu.
Tel un zombie, il monte dans sa chambre et s’étale face contre son
matelas, avant de tomber dans un profond sommeil. Il va vraiment
falloir qu’il prenne un autre rythme parce que là, il ne va pas tenir
quinze jours…
Chapitre 18 : La bibliothèque

William

Comme un gosse qui a un nouveau jouet, je n’arrête pas de chercher


comment la romance fonctionne. J’ai fait de nombreuses recherches
pour mieux comprendre les codes de ce style littéraire. Comme le
disait Emmy, il ne s’agit plus d’un sous-style comme voilà des dizaines
d’années, mais bien d’un genre à part entière. Les constructions sont
complexes et il ne s’agit pas uniquement que la belle princesse
rencontre le prince charmant. C’est vraiment très intéressant.
Puisqu’elle m’a lancé sur cet os, Emmy va devoir me suivre bon gré
mal gré sur ce projet. Elle est ma muse et c’est en lui parlant que les
idées me viennent. Je vois bien à son regard qu’elle ne comprend pas
tout à ce que je fais, et à vrai dire, moi non plus.
Mon record personnel est battu. J’ai un plan de l’histoire en quatre
jours. C’est moi qui vais maintenant la chercher pour qu’elle entre
dans le bureau et que je lui explique mes nouvelles idées pour creuser
la psychologie d’un personnage ou vérifier si l’histoire tient la route.
D’après ce que j’ai compris, c’est une véritable accro à ce style. Elle
m’a baladé sur Internet pour me montrer les maisons d’éditions, les
stars et les bestsellers. Nous en avons profité pour faire chauffer la
carte bancaire et nous devrions recevoir plus d’une cinquantaine de
livres, ainsi qu’une liseuse qui me permettra de pouvoir découvrir
quelques jeunes talent à moindre cout.
C’est idiot, mais j’ai eu l’impression de revoir la scène de la Belle et
la Bête de Disney quand il lui offre une bibliothèque. À chaque fois que
je lui prenais un livre dont elle avait envie, ses yeux brillaient. J’aurais
acheté tous les bouquins à ma disposition, juste pour revoir cette
petite étincelle dans son regard.
Maggy et Sam se montre un peu différent avec moi. Ils ont l’air plus
détendus, et ils passent un peu plus de temps tous les deux dans le
jardin. Leur complicité est touchante et fait vraiment plaisir à voir. J’ai
l’impression que le soleil brille enfin sur Skye.
Fièrement, je regarde le bordel immense qui est éparpillé dans le
bureau. J’en ai collé des mémos du sol au plafond et je suis trop
content de moi. Je ne pensais pas que cette « petite romance »
représenterait un tel volume de travail, et pourtant, ce n’est que du
plaisir. J’évolue dans des scènes complexes, mais reste dans la
lumière. Mon cœur bat à nouveau et je m’éclate.
Avec satisfaction, je constate que je suis près pour la deuxième
phase de mon travail : l’écriture. Je pense à mon stylo plume, la
douleur d’écrire… Non. Je le sens, ça n’est pas le chemin de cette
histoire. Je ne veux pas souffrir, je veux vibrer avec mes personnages.
Emmy rentre dans le bureau pour me proposer un café. Elle regarde
l’étendue des dégâts du jour. J’ai dû pousser ma bibliothèque pour
pouvoir coller plus de feuilles sur les murs. J’ai benné tous mes livres
par terre sans grand soin et poussé le meuble au fond de la petite
pièce. Pourquoi je les garde ici ? Ils m’ont servi pour écrire un de mes
romans et puis je n’en ai plus eu besoin.
— Tu pourrais aller me chercher quelques cartons ? Il y en a tout un
tas dans la remise, ils sont bien pliés sur la droite, contre le mur.
Elle me regarde comme si j’allais encore lui proposer une idée
farfelue.
— Je voudrais qu’on mette tous ces bouquins aux bonnes œuvres, à
la bibliothèque du coin ou les offrir à toute personne qui serait
heureuse de les récupérer.
Son joli sourire illumine son visage. J’aime la voir heureuse. Son
bonheur ricoche sur mon âme et l’éclaire. Quand elle me regarde
comme ça, j’ai presque l’impression de ne plus être moi. D’avoir une
deuxième chance…
J’attrape un de mes romans au sol et lis le titre.
— « Tête à tête avec un serial killer. Profilage et cas pratiques », je
crois que je n’en ai plus besoin.
— C’est toi qui vois !

Elle se tient là, avec son petit air malicieux et je ne peux m’empêcher
de lui sourire comme un débile.
— « Insectes et scène de crime ».
— Tu n’en auras plus besoin ?
— Honnêtement, ça fait plusieurs années que je n’y ai pas touché et
il va bien falloir qu’on fasse un peu de place pour notre toute nouvelle
bibliothèque.
Comme moi, elle vient de tiquer sur le « notre ». Je vais un peu vite
en besogne, elle doit partir d’ici quelques semaines. Je m’attends à ce
qu’elle m’en fasse la remarque. Au lieu de ça, elle me lance un regard
plein d’affection qui réchauffe mon être gelé.

— Justement, j’ai une surprise !


Avec sa grâce éléphantesque, elle fait demi-tour pour se précipiter
dans le salon, manquant de renverser un vase hideux au passage. Elle
revient avec un petit colis entre les mains.
— Je crois que nous allons pouvoir y mettre notre premier roman.
L’insistance qu’elle met dans le « notre » résonne au plus profond de
moi. Dans ma tête c’est le festival de Rio. Est-ce sa façon à elle de me
dire qu’elle ne va pas m’abandonner tout de suite ? En tout cas, c’est
comme ça que je l’interprète.
Nous sommes à plus d’un mètre l’un de l’autre et pourtant, je crois
que jamais je n’ai connu un moment aussi émouvant dans ma vie.

Délicatement, elle ouvre le paquet et en sort un de nos achats. «


L’amour après la pluie ». Je décide d’y voir là un bon présage. Un signe
que j’ai peut-être le droit de me pardonner.
Je suis conscient qu’il faudra qu’elle sache, je ne peux pas lui mentir
indéfiniment, la chute n’en sera que plus brutale. Pour le moment, je
me laisse du temps. Je veux d’abord qu’elle apprenne à mieux me
connaitre. Je ne précipiterai pas les choses.
Tout dans sa posture me hurle qu’elle veut que je la prenne dans
mes bras et que je l’embrasse, pourtant je n’en fais rien. C’est trop tôt.
Alors que la tension est à son maximum dans mon petit bureau,
Maggy et Sam frappent à la porte.
— Ah vous êtes là tous les deux, justement, on voulait vous parler.
Ils ont l’air tout intimidés, et se jettent des regards en biais comme
s’ils venaient de nous interrompre dans un moment torride.
— On peut repasser plus tard, s’excuse Maggy.
— Non, c’est bon.

— On voulait juste savoir si on pouvait éventuellement partir ce


weekend ? On voudrait aller passer quelques jours à Édimbourg pour
profiter un peu de Richard et de nos petits-enfants. Nous partirions
vendredi, et reviendrions lundi soir.
— Vous avez bien raison. Les enfants, ça grandit vite, répond Emmy.
J’ai eu peur qu’elle dise « profitez tant que je suis encore là ». Ces
mots je les redoute. J’ai l’impression d’avoir près de moi le pilier qui
manquait à ma vie pour tenir debout. Bien qu’elle soit plus petite et
plus menue que moi, elle est incroyablement forte et semble pouvoir
soulever des montagnes.
**

Emmy

Soixante-quatorze ! C’est le nombre de livres que nous avons mis en


carton depuis tout à l’heure et j’ai l’impression que la pièce ne se
désencombre toujours pas.
Il en a gardé quelques-uns qu’il utilise de temps en temps, mais il
semble vouloir se débarrasser de tout le reste. Complices, nous
rangeons consciencieusement chaque livre dans les gros colis pour les
bonnes œuvres. Je ne sais pas trop ce qu’ils pourront faire de ce
manuel de thanatopraxie, ou du livre sur la psychologie des serial
killers, mais qui sait ? Ça pourra peut-être servir à des étudiants.
J’ai l’impression de retrouver le William de la montagne. Il est
détendu, drôle, et plein d’esprit. Ses changements de comportement
me donnent le tournis, mais j’ose espérer qu’il va rester comme ça. Je
découvre qu’il adore faire des blagues débiles. Il fait d’ailleurs des
imitations assez troublantes de Jim Carrey. Comment croire que cet
homme est le même que celui qui écrit tous ces livres déprimants ?
La nuit est tombée depuis un moment quand nous fermons enfin le
dernier carton. Son bureau est désormais désencombré, rangé et
propre. Un véritable espace de travail, avec une vue imprenable, qui
stimulerait n’importe quel auteur. Avec ce grand ménage, nous avons
pu rajouter un bureau pour moi. Il a même eu la délicatesse de me
commander un fauteuil confortable. Je sens qu’il veut que je reste près
de lui.
— Demain, je démarre l’écriture !
Tout excitée, je tape dans mes mains et sautille de joie. Attitude
puérile, mais qui ne l’étonne même pas.

Alors que je m’attendais à ce qu’il travaille sur papier, je vois qu’il


sort son ordinateur portable. L’idée que Sandra puisse nous surveiller
pendant l’écriture me dérange.
— Tu comptes l’utiliser pour faire des recherches sur Internet ?
— Non, juste pour écrire.

— À ce qu’il parait, les ondes ne sont pas bonnes pour le cerveau, tu


devrais mettre ton ordinateur en mode avion. C’est moins néfaste si tu
passes tes journées sur ton clavier.
Bien que cette histoire d’ondes ne semble pas l’inquiéter outre
mesure, il accepte de désactiver le wifi de son ordinateur, pour me
faire plaisir. Et voilà comment couper l’herbe sous le pied de la
dragonne !
Après cette journée bien chargée, nous allons nous coucher. J’ai hâte
de savoir ce que sera la première journée d’écriture de William.
Chapitre 19 : Kilt Rock and Mealt Falls

William

C’est incroyable la vitesse à laquelle mon histoire s’est mise en route.


J’ai juste eu à démarrer et les mots sont venus tous seuls. Par moment
je me demande si je regarde un film ou si c’est vraiment moi qui rédige
tout ça. Mes personnages prennent vie sous mes yeux et je vis les
émotions à travers eux.
Ce style me demande d’être moins dans le contrôle de l’histoire et
plus dans l’immersion. D’après Emmy, ça se sent quand un auteur est
transporté par son histoire. Là, mes lecteurs, ou mes lectrices, ne vont
pas être déçus.
Je démarre le travail tôt le matin et je ne m’arrête plus d’écrire,
enfermé dans mon monde. Emmy vient de temps en temps pour
vérifier que je vais toujours bien. Je lui fais relire certains passages,
elle me corrige en même temps et vérifie la cohérence de l’histoire. Elle
me tire les oreilles quand j’abuse de certaines répétitions, ou que je
dérive vers mon style habituel, et que l’intrigue prend le pas sur la
romance. J’ai déjà plus d’une cinquantaine de pages de faites.
Maggy et Sam sont partis ce matin, sans que je n’y fasse attention.
Nous sommes donc juste tous les deux, Emmy et moi, avec cette
histoire qui me dévore. Elle est compréhensive et ne me reproche pas
mon absence. Elle me laisse tranquille, des heures durant, je crois
qu’elle fait même attention à ne faire aucun bruit et à ne pas me
déranger. Sa démarche éléphantesque à fait place à de petits pas de
souris, à moins que je sois trop absorbé par mon travail pour
l’entendre.
Je suis tellement emporté par mon roman que je ne vois pas les
journées passer. Elle prend soin de me sortir la tête de mon
ordinateur, de temps en temps, pour que je respire un peu. D’ailleurs,
aujourd’hui, elle a prévu de me faire faire une petite balade. Elle veut
que nous allions jusqu’au Kilt Rock and Mealt Falls, une cascade qui
part du Loch Mealt et qui se jette dans la mer du haut d’une falaise.
D’après son plan, c’est à environ une demi-heure de marche. J’ai vu
des photos de cet endroit, mais n’y ai jamais mis les pieds.

Très honnêtement, je n’ai pas du tout envie de lâcher mon clavier,


mais j’accepte pour lui faire plaisir. Ça fait une semaine qu’elle vit près
d’une sorte de fantôme qui ne fait que de brèves apparitions, soit
totalement excité, soit vidé de toute force vitale. Je lui dois bien ça.
Quand je n’arrive pas à rédiger mon texte comme je veux, ça m’irrite
et je deviens carrément odieux. Je n’arrive même pas à me contrôler.
Les premières fois, ça nous a fait drôle à tous les deux. Maintenant,
elle me regarde avec l’air de s’en foutre complètement. Je ne sais
même pas ce qu’elle fait de ses journées. Je suis en immersion totale,
et je n’ai aucune idée de ce qui se passe autour de moi. J’ai bien
remarqué que la bibliothèque se remplit de jour en jour. J’ai d’ailleurs
pas mal de questions sur les codes des couvertures de romances.
Pourquoi elles sont si souvent avec des mecs à moitié à poil ? Ça me
dépasse un peu. J’imaginais que ça serait des photos de couples
s’embrassant au soleil couchant, mais visiblement, je me suis fourré le
doigt dans l’œil jusqu’au coude.
Nous verrons plus tard pour les idées de couvertures, on n’en est pas
encore rendus là. Pour l’instant, je savoure chaque minute passée dans
la tête de mes personnages.

**
Emmy

Depuis que nous avons quitté la maison, j’ai droit à un William qui
n’a que deux modes de fonctionnement : celui qui ne dit rien, plongé
dans ses pensées et celui qui parle de son livre. En gros, il ne décroche
pas du matin au soir. Il tente bien par moment d’essayer de me faire
croire qu’il est avec moi, mais il n’est pas franchement convaincant.
Quand je lui parle, il ne m’écoute que d’une oreille distraite, le regard
perdu dans un univers qui m’est inaccessible.

Il n’a pas encore trouvé le titre et ça l’agace, il y a un truc qui cloche


dans une scène et ça l’embête, il ne sait pas comment il va faire pour
décrire telle autre scène à venir, et ça l’angoisse. Son humeur est
directement liée à l’avancée de son travail.
Le voir dans un tel état me fait rire, en fait. Il est tellement dans son
truc. C’en est fascinant. Il m’a laissé lire le manuscrit au fur et à
mesure. C’est un premier jet, mais il faut avouer qu’il est vraiment
bon. On sent bien l’évolution des personnages, la tension qu’il y a
entre eux et cette ambiance un peu particulière qu’il donne à l’ouvrage.
C’est très fluide et addictif. J’arrive même à me sentir frustrée de ne
pas pouvoir lire la suite dans l’instant.
Pour moi, le plus impressionnant, c’est quand je lui donne une petite
idée et que là-dessus il se met à broder tout un tas de choses. Quelques
heures plus tard, je retrouve mon grain de sable sublimé par son style.
Il n’arrête pas de me poser des questions comme savoir si le
personnage fait ça, c’est sexy, ou si elle réagit comme ça, c’est crédible.
Il m’a intégrée au processus de création, du moins, quand il ne
s’enferme pas dans sa bulle pour écrire. C’est une véritable machine.
Je ne sais pas combien de pages il écrit par jour, mais c’est
franchement impressionnant.
Le reste du temps, je suis libre. J’ai une énorme bibliothèque de
romances à disposition, du temps pour moi dans un cadre
époustouflant et le wifi pour moi seule, ce qui me permet de
communiquer avec mes amis et ma famille. Je suis accompagnée d’un
homme au physique ravageur, qui me parle d’amour tout en me
regardant comme si j’étais la huitième merveille du monde et que je
détenais un savoir inestimable.
Honnêtement, je pourrais vite prendre gout à cette vie. Mon rythme
new yorkais me semble maintenant être un très lointain cauchemar.
Ici, je ne suis pas une anonyme, au contraire, j’ai l’impression d’avoir
de la valeur et que ma passion pour la littérature sentimentale n’est
pas prise à la dérision.

Cet endroit me transforme profondément. Même Cathy me l’a fait


remarquer pendant notre dernier rendez-vous en visio. Elle me trouve
plus épanouie et détendue. Elle croit que c’est le grand air qui me fait
du bien, et ces vacances bien méritées près de ce « vieux monsieur ».
Je ne peux malheureusement pas partager avec elle la vérité et encore
moins lui avouer que quand je le vois, j’ai le cœur qui s’emballe.
J’imagine sa tête si je lui disais qu’à chaque fois que je regarde William
Anderson, mon corps se charge d’un désir brulant. Sachant que je ne
peux pas lui dévoiler qu’il n’est pas du tout le sosie de Robert Walter.
Si je lui disais juste que je craque pour mon auteur, elle ne
comprendrait pas bien ce qui m’arrive.
Chaque jour, Sandra essaie de me cuisiner pour savoir où en est
William. Je lui ai dit qu’il était sur un nouveau projet, mais que pour le
moment, je ne pouvais pas lui en dire plus. Elle m’a demandé si nous
avions des soucis d’internet et je lui ai dit qu’en effet, la « box » ne
fonctionnait pas super bien. Dire que ça l’a agacé serait un
euphémisme, c’est limite si elle ne serait pas passée par les petits trous
du téléphone pour pouvoir la rebooter elle-même. Je me suis bien
gardée de lui dire que j’avais fait désactiver le wifi de William car elle
l’aurait harcelé pour qu’il le réactive dans la foulée. Ainsi je m’assure
que notre petit projet reste secret. L’idée de manigancer dans le dos de
la dragonne est parfaitement jubilatoire.
Après notre petite demi-heure de marche en bord de route, nous
finissons par arriver au fameux site touristique. C’est fascinant, à tel
point que même William arrête de penser à son travail. Cette cascade
d’eau douce mesure pas moins de quatre-vingt-dix mètres et atterrit
droit dans la mer, c’est juste incroyable. On voit plein de bateaux qui
passent devant avec des touristes à bord. Évidemment, le point de vue
doit être absolument fabuleux, vu de la mer. Un petit panneau nous
explique que le site s’appelle Kilt Rock parce que la roche noire
ressemble à s’y méprendre aux plis d’un vêtement écossais. Très
honnêtement, j’aurais vu cet endroit sur un cliché, j’aurais cru que
c’était un montage. Alors pour garder tout ça en souvenir, je mitraille
et prends une bonne cinquantaine de photos.

Voyant que William se replonge déjà dans ses pensées, nous


rentrons à la maison. Ce petit aparté aura au moins eu le mérite de le
faire s’aérer et bouger un peu. Je vois à son air grave que le manque
d’écrire devient presque physique. Il en a besoin. Sur le chemin du
retour, je vois à quel point il aimerait rentrer plus vite, pour retourner
s’isoler dans son antre. Il marche d’un pas rapide et plus nous
approchons de la maison, plus son excitation devient palpable.
Aussitôt rentré, il s’enferme pour retranscrire ce que cet instant lui a
inspiré et moi j’envoie un petit mail à ma Cathy pour la faire baver
devant les photos de l’endroit que nous venons de visiter.
Sa réaction ne se fait pas attendre.

Cathy : C’est qui le canon sur la photo numéro trois ?


Une boule au ventre, je vérifie le cliché. En effet, en gros plan, on
voit clairement William qui me regarde en souriant. Merde, je n’y ai
même pas fait attention.
Emmy : Ça devait être un touriste.
Cathy : T’avais une sacrée touche ! Tu n’as pas pris son numéro ? Il
te bouffait carrément du regard !!!!
Si elle savait, je couche chez lui depuis plusieurs semaines, mais en
tout bien tout honneur… malheureusement.
Emmy : Non, je n’ai pas remarqué.
Cathy : S’il sont tous comme ça les écossais, je vais venir vérifier
par moi-même ce qu’ils portent sous leur kilt !
Emmy : Il est américain…
Cathy : Donc tu lui as parlé ?!
Merdoum ! Quand je veux dire un truc, je ne trouve pas mes mots,
mais quand je dois la fermer, j’ouvre ma bouche. C’est une véritable
malédiction.
Emmy : On a parlé quelques minutes, c’est tout.
Je déteste mentir à ma meilleure amie.
Cathy : Dommage, il était vraiment canon.
Si seulement elle savait que cette photo ne lui rend même pas
justice… En vrai, il est bien plus que ça. Le vert profond de ses yeux,
les boucles brunes de ses cheveux, la fossette qui se forme sur sa joue
quand il a ce sourire taquin, la largeur rassurante de ses épaules, la
courbe parfaite de ses fesses musclées… Il faut que je me reprenne
parce que je suis en train de craquer sur lui. Or, d’un jour à l’autre, je
peux me faire rappeler par Sandra et j’imagine à quel point quitter cet
endroit sera difficile.
Chapitre 20 : Autant en emporte le vent

William

Depuis plusieurs heures, je suis enfermé dans mon bureau. Mon


personnage principal, John, a rencontré mon héroïne et ils sont
tombés sous le charme l’un de l’autre sans pour autant se l’avouer. Il
est prétentieux, imbu de lui-même, sûr de lui et a été éduqué dans le
mépris des personnes issues de milieux modestes. Pourtant elle le
fascine.
Pas besoin de chercher bien loin mon inspiration de ce mec
épouvantable qui porte des montres de prestige, dénigre les boutiques
de vêtements de grandes chaines ainsi que leurs consommateurs. Il y a
le haut du panier et les autres. Pour lui, ceux qui ne vivent pas dans le
luxe sont juste des faibles qui n’ont pas su se donner les moyens de
leurs ambitions. Ce connard, c’était moi, dans ce qui me semble être
maintenant une autre vie.

Écrire sur mon passé, avec du recul et tourner en ridicule celui que
j’étais me procure un bien fou. Me replonger dans la superficialité de
cette vie m’amuse. Mes priorités de l’époque me semblent vraiment
stupides. Le paraitre et le prestige… Avoir plutôt qu’être. Quelle
connerie ! Pour une fois, je cherche à me rappeler, avec une certaine
gourmandise, des petits détails grotesques de celui que j’étais.
Repenser au passé sans souffrir, voilà encore une nouveauté pour moi.
Et puis il y a mon héroïne : Émilia. Petit bout de femme qui fout un
sacré bordel dans la vie et les croyances de John. Elle est issue d’un
milieu modeste, et donc n’est censée être « personne ». Pourtant, à ses
yeux elle est bien quelqu’un. Elle le fascine. Elle n’est pas riche
d’argent, mais d’humanité, d’intelligence et d’une joie de vivre qui lui
semble si facilement accessible, se satisfaisant des petits bonheurs de
la vie, et faisant de ses erreurs et galères, une force.
J’avoue que je m’inspire beaucoup d’Emmy pour elle. Celle que je
méprisais à son arrivée est en train de me changer foncièrement.
Dehors le vent commence à souffler fort et certaines bourrasques
semblent vouloir arracher le toit de la maison. La pluie fine qui avait
commencé voilà quelques minutes s’est maintenant transformée en
véritable déluge. L’un des inconvénients de la péninsule de
Trotternish, c’est le changement de météo qui peut s’avérer
particulièrement violent. Malgré cela, je n’ai pas envie de m’arrêter
d’écrire. La tempête m’inspire. Devant mon écran, mes doigts glissent
sur les touches à la même vitesse que mes idées s’envolent. Je me tiens
à mon plan comme à un fil d’Ariane, que je ne dois lâcher sous aucun
prétexte, au risque de perdre le contrôle de mon récit, laissant mon
esprit dériver vers une histoire inconnue.
Mon chapitre terminé, j’appelle Emmy pour qu’elle y jette un coup
d’œil. Son avis compte énormément pour moi.
La nuit commence déjà à tomber et je me doute que la petite brune
va m’ordonner d’aller au lit une fois nos corrections faites, ce qui peut
prendre plusieurs heures. Cette fois, j’ai un peu la boule au ventre. Ce
chapitre est différent des autres. Mes personnages couchent ensemble
pour la première fois. J’avoue que trouver tous les synonymes
possibles pour parler de pénis et de vagin a déjà été toute une
aventure, mais savoir qu’elle va lire ces mots me rend franchement
mal à l’aise. Que va-t-elle penser de moi ?
Du bas des escaliers je l’appelle.
— Emmy !
Sa petite voix me répond de sa chambre.
— Oui ?
— Tu peux venir voir ? J’ai fini un chapitre et je voudrais que tu y
jettes un coup d’œil, si tu veux bien.
Ni une ni deux, la souris se transforme en éléphant et court à travers
la maison pour pouvoir lire la suite de mon histoire. Elle descend les
escaliers, vêtue d’un débardeur et d’un minishort Alice au Pays des
Merveilles. Depuis le début, je crois que mon travail est à la hauteur de
ses espérances, et j’en suis fier. C’est fou comme j’aime la voir
s’énerver après mes personnages, ou au contraire avoir pitié d’eux.
Elle ne fait pas que lire, elle vit la romance en même temps que John
et Émilia.
Nous nous installons côte à côte devant mon écran. Nos corps se
frôlent comme si aimantés l’un par l’autre nous ne pouvions échapper
au contact de nos peaux. Son délicieux parfum chatouille mes narines.
Je dois me faire violence pour retenir le geste naturel que mon corps
réclame : passer mon bras autour de ses épaules pour la garder au plus
près de mon cœur.
Je ne sais pas vraiment si c’est d’écrire qui me rend comme ça, mais
à chaque fois que je la regarde, j’ai l’impression de m’attacher toujours
plus à elle. Mes sentiments ont décidé de faire leur vie sans se
préoccuper de ma raison qui hurle que c’est une idée de merde, parce
que je vais souffrir.
Ses yeux sont posés sur l’écran et je savoure chacune de ses
expressions. Le « O » que forment ses lèvres alors qu’elle découvre que
la scène commence à chauffer. Ses sourcils qui se froncent quand il se
laisse aller à l’embrasser et ses joues rougissent quand la scène torride
commence.
Mes livres ont probablement été lus par les plus grands critiques
littéraires et pourtant, jamais l’un d’eux n’a eu plus d’importance
qu’elle en a maintenant. Elle a ce drôle de petit tic de caresser l’ongle
de son majeur avec le pouce quand elle est concentrée, et je trouve ça
craquant. Doucement, elle mordille sa lèvre et déclenche
involontairement un incendie dans mon âme. Je veux la gouter à
nouveau. Mon cœur bat à tout rompre et mes neurones partent en
vrille. Une seule idée tourne en boucle dans ma tête, j’ai envie d’elle.

Lorsqu’elle lâche des yeux l’ordinateur pour débriefer, je suis à deux


doigts de lui sauter dessus. Je dois la regarder comme une bête
affamée. Les joues empourprées, elle commence à me donner son avis.
— Alors le début du chapitre, le rapprochement et le premier baiser,
c’est parfait. Cependant la scène de sexe est un peu trop timide à mon
gout.

Je suis stupéfait.
— C’est très bizarre de discuter de ça avec toi…
— Dis-moi ce qui cloche.
— Disons qu’au départ on vit vraiment l’histoire en immersion, et
dès que ça chauffe, tu t’es mis en retrait. Comme si on voyait la scène
de loin. Les lectrices veulent vivre cette scène torride. Pas juste en être
spectatrice à travers un trou de serrure. Enfin, si je peux me permettre.
— Tu as un exemple ?
Sa peau a pris une délicieuse teinte écarlate et je savoure cette
adorable retenue qui s’est glissée entre nous, alors que nous parlons de
relations intimes.
— Là, tu vois, on est de son point de vue à elle, et John glisse ses
doigts dans son sous-vêtement pour la caresser, mais tu t’arrêtes là
avant qu’ils ne passent à l’acte.
L’air incrédule, je cherche à comprendre ce qu’elle dit tout en
essayant de garder un minimum mon sang dans mon cerveau au lieu
de mon boxer. Malheureusement, c’est peine perdue.
— J’aimerais qu’elle nous dise ce que lui procure la sensation de sa
main, les frissons, le cœur qui bat, le désir qui monte… Et puis
pourquoi pas rajouter un peu de piquant avec un cunnilingus ?
Au moment où elle prononce ce mot, mon cerveau n’est
définitivement plus irrigué. Ses yeux brillent et elle ne cesse de se
tortiller sur sa chaise croisant et décroisant les cuisses.
— Ou peut-être nous décrire qu’elle le caresse aussi… Vu leur
position, c’est tout à fait envisageable. Elle pourrait commencer par
masser doucement son boxer et…
Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que je me suis jeté sur
ses lèvres. Immédiatement elle me rend mon baiser, ses doigts
fourrageant outrageusement dans mon cuir chevelu. On ne fait pas
que s’embrasser, on se dévore littéralement. Elle est accrochée à ma
nuque comme si je pouvais l’en détacher à tout moment. Aucun risque,
plutôt crever que de perdre le contact de sa peau. J’ai besoin d’elle plus
que de n’importe qui au monde. Elle est mon souffle, mon air, mon
oxygène.
Ma main glisse sous son vêtement et mes paumes trouvent la place
qui leur semblait due depuis toujours, ses seins, délicieusement ronds
et doux. Le contact de ses mamelons dressés me confirme qu’elle en a
autant envie que moi. Je ne peux retenir un soupir rauque, la
sensation me rendant complètement ivre de désir.
D’un geste elle tire mon teeshirt par-dessus ma tête, le faisant
ensuite voler dans le bureau. Je veux plus d’elle, j’ai besoin de la sentir
contre moi. Je retire son débardeur et savoure la vue de son buste
dénudé. J’ai tellement envie d’elle que j’en ai mal. Elle est
incroyablement belle, ses yeux me dévorent et m’appellent à
continuer. Apparait pour la première fois dans son regard une partie
de sa personnalité que je ne lui connaissais pas. La Emmy ardente,
sauvage et guerrière. Je me lève et me débarrasse rapidement de mon
jean. Je la veux maintenant. Ça n’est pas uniquement faire l’amour, je
veux me perdre en elle jusqu’à ne plus jamais me retrouver. Je veux
m’oublier définitivement dans son être.
D’un élan, je l’attrape par les fesses et la soulève pour l’assoir sur
mon bureau. Ses jambes s’enroulent autour de mes hanches, son corps
blotti contre le mien et pour une fois, je me sens bien. Je suis au bord
de la combustion, mais je m’en fous, je veux la rendre dingue. Ma
bouche parsème sa peau de milliers de baisers trouvant leur propre
chemin dans son cou, sur ses épaules et sa douce poitrine.
Ses petites mains cherchent mon membre, mais je me dégage,
sachant éperdument que si je la laisse faire, je ne tiendrais pas
longtemps vu l’état d’excitation dans lequel elle me met.
Le vent souffle plus fort dehors et des éclairs zèbrent le ciel. La
tempête à l’extérieur est presque aussi intense que celle qui embrase
nos corps. J’ai besoin de la toucher, d’entrer en elle. Doucement, mes
caresses partent en direction du sud, font glisser son mini-short, alors
j’introduis une première phalange en elle. Son intimité trempée me
rend complètement fou et l’expression de plaisir qu’elle m’offre au
rythme de ses gémissements me fait totalement perdre la tête. Dans un
équilibre précaire sur ce bureau qui a vu se déverser ma part la plus
sombre, elle est l’image même de la sensualité. Cambrée, les yeux
brillants de plaisir, je veux graver dans mon âme cette image jusqu’à la
fin de mes jours.
J’embrasse son cou, ses seins, jouant avec ses tétons, puis continue
ma descente au paradis, alors que son corps se crispe et se relâche au
rythme de son excitation, ses jambes remontant au fur et à mesure.
Ses cuisses sur mes épaules, je lui jette un regard pour confirmer son
envie d’aller plus loin, son regard ne trompe pas et ses lèvres me
soufflent sa soif d’en vouloir plus. D’un coup de langue, j’embrase son
intimité, me rapprochant du point le plus sensible de son corps, ce qui
lui fait lâcher un gémissement rauque. Maitre de son plaisir, je joue de
son corps comme un musicien avec son instrument, savourant ses
soupirs, ses regards lascifs et la sentant approcher de l’extase.
La foudre tombe près de la maison et soudainement, nous sommes
plongés dans le noir le plus total. Seul l’écran de mon ordinateur
portable nous éclaire et sublime les courbes de son corps.
Chacun des petits bruits qu’elle fait me rend dingue. Elle pourrait
bien crier aussi fort qu’elle le voudrait, personne ne nous entendrait.
Nous sommes seuls. Je veux l’entendre encore et encore. Alors je la
harcèle de mes doigts, ma langue et mes dents jusqu’à l’orgasme tant
attendu. Je l’admire accueillir cette sensation folle qui m’émerveille et
m’excite au plus haut point.
Pantelante, et encore la tête dans les étoiles, elle est belle.
— Je vote pour le piquant du cunnilingus ! souffle-t-elle hors
d’haleine et souriante jusqu’aux oreilles.

Rien qu’à la regarder, mon cœur s’emballe complètement et je perds


totalement pied. Je ne reconnais plus l’homme que je suis. Heureux, et
serein comme je ne l’ai plus été depuis très longtemps. Mon cœur bat à
tout rompre et je réalise que je serais prêt à tout pour cette femme.
— Je voudrais approfondir la scène, je ne suis pas certain de la
suivante.
— On ne peut pas laisser place au doute.
— Si on montait pour vérifier la cohérence ?
— T’as raison, c’est pour le bien de la littérature !
Je la porte, elle s’enroule à nouveau autour de moi et je la monte
jusque dans ma chambre, la déposant délicatement sur mon lit.
J’attrape un préservatif dans ma table de chevet, nous protège et me
place au-dessus d’elle.
— Tu en as vraiment envie ?
Ses doigts glissent dans mes cheveux trop longs et elle me souffle un
oui qui me fait perdre le contact avec la réalité. J’ai besoin d’elle et
m’enivre de sa peau, son odeur et de ses gémissements qui me rendent
totalement accro. Dès que je la caresse, elle se cambre délicieusement.
Nos corps communiquent à l’unisson. Je ne saurais dire lequel de nous
deux est le plus excité. Doucement, je m’insère en elle savourant le
plaisir de la sentir tout autour de moi. Elle est mon évidence. Dans un
lent va-et-vient, notre plaisir nous absorbe totalement. Quand ses
petites mains si délicates se posent sur mes fesses, m’invitant à un
rythme plus soutenu, je suis dépassé par nos envies. Mes coups de
reins se font plus profonds et bestiaux alors qu’elle ne me quitte pas du
regard, un sourire béat aux lèvres. Ses joues sont rougies par l’effort,
sa voix est rauque et je ne l’ai jamais trouvée aussi incroyable que
maintenant. Pendant que je lui fais l’amour, je ne peux me retenir de
la gouter, la caresser et la dévorer du regard, me nourrissant de toutes
les sensations qu’elle m’offre. Chacun de ses gémissements
m’emportant plus loin dans le plaisir.
Ressentant le besoin de me perdre toujours plus profondément en
elle, je me redresse, soulevant légèrement son bassin, que je tiens
fermement afin de la pénétrer jusqu’à la garde. Son plaisir et le mien
sont intimement dépendant l’un de l’autre. De bout des doigts, je
cherche son point sensible. Lorsque je la caresse elle s’arcboute et se
crispe autour de mon membre, nous emportant ensemble dans une
merveilleuse jouissance, au son du vent qui s’engouffre dans la
charpente, et à la lueur des éclairs qui illuminent le ciel écossais.
Les yeux dans les yeux, souriants comme deux imbéciles heureux, je
me laisse retomber contre son flanc, la serrant fort contre ma poitrine,
comme si je n’avais pas encore eu assez d’elle.

Délicatement, elle caresse mon buste, un sourire comblé sur les


lèvres. Ai-je déjà été aussi heureux qu’en cet instant ? Je ne le crois
pas.
Épuisé et heureux, je m’endors contre elle, qui vient de bousculer
mon monde en devenant le centre de mon univers.
Chapitre 21 : Ma muse

Emmy

Il me semble que depuis quarante-huit heures, nous avons baptisé


toutes les surfaces planes de cette maison. On dirait bien qu’une chose
soit capable de détourner William de l’écriture : moi en petite tenue.
Son attitude a fini de complètement changer envers moi. Il n’est plus
du tout moqueur, mais doux, protecteur et prévenant. Je ne sais pas
vraiment comment réagir quand il me répète que je suis belle, ou qu’il
m’appelle sa « muse », mais je commence à m’y faire, avec un certain
plaisir, je dois l’avouer.
Son roman avance assez vite, malgré les fréquentes « récréations »
que nous nous accordons. Notre relation a eu un impact important sur
son récit. Il y met maintenant beaucoup plus d’émotions et de
sentiments.

Les personnages de son livre sont moins heureux que nous. La


famille de John s’opposant à leur histoire car elle est issue d’un milieu
[24]
de « roturiers » , le pauvre se retrouve coincé entre le choix
d’abandonner la voie dorée de la fortune familiale, ou bien couper les
ponts pour suivre son cœur. J’ai bien compris qu’une part de l’histoire
de John est inspirée de l’histoire personnelle de William, ce qui
pourrait rejoindre les ragots que m’avait raconté Thomas. J’ai bien
essayé d’en discuter avec lui, mais systématiquement, il s’est refermé
comme une huitre, me disant qu’il fallait que je lui laisse du temps, et
qu’il finirait par tout me raconter le moment venu.
Le secret qu’il porte semble si lourd qu’il commence à me faire peur.
Y a-t-il une chose chez lui qui pourrait me faire fuir en courant ? J’en
doute.

Dans ses bras, je me sens à ma place et nos moments de travail


ensemble sont vraiment agréables. Nous avons enfin trouvé le titre de
[25]
son livre « The real wealth », parce que la véritable richesse n’est
pas celle que le héros pensait.
C’est avec beaucoup de fierté que je vois son roman grossir. Il y a un
peu de moi dedans et je serais fière de le voir édité un jour.
D’après ce que j’ai cru voir, il doit maintenant faire près de trois-
cents pages et vu la vitesse d’écriture de William, il pourrait en faire
cent de plus d’ici quelques jours.
Assis dans le bureau, l’un à côté de l’autre, nous voyons la voiture de
Sam et Maggy qui s’approche. Nous nous jetons un regard mal à l’aise.
Pouvons-nous nous afficher devant eux ? Nous n’en avons même pas
discuté. Ils sont ce qui est le plus proche d’une famille à ses yeux et je
me doute qu’il n’a pas envie de les décevoir. Nous évitons
soigneusement le sujet de mon départ, mais il faudra bien qu’à un
moment nous affrontions la réalité de notre situation. Je n’ai pas envie
de partir, mais a-t-il envie que je reste ? D’un certain sens, il est trop
tôt pour que lui comme moi ayons ce genre de discussion. Nous
commençons seulement à nous connaitre et je n’ai pas envie de
bousculer les choses, au risque de voir notre belle relation s’effondrer
comme un château de cartes.
Avant même de ranger leurs affaires chez eux, ils viennent s’assurer
que tout va bien ici.
— Viens, on va les accueillir, me souffle-t-il.
Alors que le couple s’apprête passer la porte, nous nous tenons,
raides comme des piquets dans l’entrée, l’inquiétude de leur jugement
flottant dans l’air, comme si notre rapprochement était affiché sur
notre front. Soudain, je sens la large main de William qui saisit la
mienne avec détermination et je peux lire dans son regard qu’il n’a pas
l’intention de se cacher de quoi que ce soit. Pour la première fois, je lis
une force en lui, qui me parait nouvelle.
Dès que Maggy entre, ses yeux se posent sur nos mains et un sourire
taquin, qui pourrait vouloir dire « je le savais », illumine son visage.
Sam, lui ne semble rien avoir capté et se contente de prendre de nos
nouvelles sans rien voir.
— Ça va les jeunes ?

— Oui très bien !


La réponse enjouée de William le surprend. Il a bien l’air de voir
qu’il a loupé un épisode, mais n’arrive pas à comprendre ce qui a
changé.
Maggy, nous lance un sourire compréhensif. Elle nous informe qu’ils
sont passés nous prévenir de leur retour, et qu’ils nous ont ramené du
haggis préparé par leur fils.
Alors que Sam à l’air de vouloir rester faire la causette, elle le tire
par le bras, essayant de lui faire entendre qu’on a peut-être besoin
d’un peu d’intimité. Visiblement, Samuel a besoin d’une information
plus claire de la situation, William passe son bras autour de mes
épaules pour me serrer contre son buste chaud. Je ne peux
m’empêcher de prendre une grande inspiration de ce qui est devenue
ma fragrance préférée : William numéro 1 de Skye. Mélange subtil de
gel douche masculin saupoudré de l’odeur de sa peau.
Les yeux du vieil homme s’arrondissent comme des soucoupes
quand il comprend enfin. Un large sourire empli de sincérité illumine
son visage marqué par le temps. Il accorde un petit clin d’œil complice
à William puis se retourne vers sa femme.
— Qu’est-ce qu’on fait encore là ? Les petits jeunes ont besoin
d’intimité ! On ne va pas leur tenir la chandelle non plus ! Tu ne peux
pas t’empêcher de rester là, à papoter, t’es pas croyable !
Puis se retournant vers nous, il nous lance à voix basse une petite
boutade.
— Je préfère sortir Maggy d’ici, sans quoi ça va lui donner des idées !
Elle n’en a pas perdu une miette et rit autant que lui. Depuis quand
de grands éclats de rire n’ont pas résonné ici ? Je ne saurais le dire,
mais la maison vibre d’une nouvelle ambiance, joyeuse et pleine de vie.

**

William

Dire que je n’en menais pas large d’afficher au grand jour ma


relation avec Emmy devant Sam et Maggy serait un euphémisme.
Pourtant, je n’ai pas eu envie de m’en cacher. Cette petite brune est la
meilleure chose qui me soit arrivée. Elle m’a chamboulé, énervé, foutu
la merde dans ma vie et a même réussi à me redonner foi en l’avenir.
Mes idées sombres ont fait place à des envies de croire en un
lendemain plus joyeux. Jusqu’alors, mes jours étaient une succession
de souffrance et de rancune. Comme un talisman magique, elle garde
ma noirceur à bonne distance, me laissant enfin profiter d’un bonheur
pour lequel je ne me sens pas légitime, mais qu’elle mérite au centuple.
Alors, pour elle, je l’accepte sans réfléchir et j’accueille la joie dans ma
vie. Je savoure chaque petit plaisir. Cette fille est un putain de rayon
de soleil, dans les ténèbres du quotidien dans lequel j’étais prisonnier.
Chaque jour est chargé de bonheur supplémentaire. Dès qu’elle voit
une ombre passer sur mon visage, elle a le don de la faire disparaitre
d’un simple sourire, d’un mot tendre ou d’une caresse.
Nous passons ensemble toutes nos nuits. Je la serre contre moi, me
nourrissant de tout ce qu’elle est, et j’arrive enfin à dormir. Je me lève
toujours aux aurores, porté par mon inspiration.

Elle est ma muse. Tout en elle me souffle l’amour que je transpose


dans ces pages. Voilà quelque temps, j’aurais été incapable de décrire
ces émotions intenses, car elles m’étaient inconnues. C’est un monde
nouveau que je découvre. Mon cœur qui part en vrille quand elle me
bouffe du regard, l’incendie qui se déclenche dans mon corps quand
elle me caresse, ma noirceur qui disparait complètement quand elle
m’aime.
Alors que je m’apprêtais à faire la plus grosse connerie de ma vie, le
destin, ou plutôt Sandra, m’a envoyé la plus incroyable des chances de
me sauver. Si seulement j’avais su que tout ça existait, j’aurais couru
jusqu’à New York pour l’enlever et la garder à tout jamais près de moi.
La fin de ma romance est une évidence, elle me l’a soufflée, mais je
ne peux être que d’accord avec elle. John abandonne tout pour celle
qu’il aime. Il quitte sa famille, fait une croix sur sa fortune pour vivre
pleinement son amour avec Émilia. Sans aucun regret, il part vers une
vie simple avec celle qu’il aime.
Une fois le mot « Fin » rédigé. Je ressens le vide effrayant d’en avoir
terminé avec cette histoire, mais la simple présence d’Emmy me
permet de ne plus avoir peur.
— Tu crois qu’on devrait l’envoyer tout de suite à Sandra ? C’est elle
ma bêta lectrice habituellement.
— J’ai une autre idée en tête. Je vais d’abord faire une relecture pour
corriger les quelques fautes qui pourraient trainer, ensuite, je vais
l’envoyer à une bêta lectrice de romance avec qui je m’entends très
bien. Je ne vais pas lui dire de qui est ce roman, et elle te fera un
retour impartial.
Elle se plonge alors dans un long et fastidieux travail de relecture,
annotant toutes ses remarques. Je sais qu’elle va en avoir au moins
pour trois jours à relire les quatre-cent-cinquante pages de mon
roman.

Soudain, l’évidence me saute aux yeux. Je dois finir « La noirceur en


héritage ». Comment envisager une suite à notre relation si je n’en
finis pas pour de bon avec cette histoire ?
Alors qu’elle est plongée dans la relecture, je range mon ordinateur
portable dans mon tiroir, et sors mes feuilles et mon stylo. Elle me
lance un regard inquiet, comprenant ce que je m’apprête à faire. En
retour, je lui réponds d’un sourire plein d’une force et d’une
détermination que je ne me connaissais plus. Je vais terminer ce foutu
livre !
Chapitre 22 : Le dernier chapitre

Emmy

Prenant très au sérieux ma relecture, je mets des notes un peu


partout sur le manuscrit, traquant les répétitions, les fautes, et les
tournures de phrases disgracieuses. Pourtant, c’est un travail que
j’adore faire. Nous sommes tous les deux dans le bureau et nous ne
nous arrêtons que pour assouvir des besoins primaires comme
manger, dormir ou… nous ressourcer.
Par moment, nous travaillons dans une telle symbiose que nous
n’avons même plus besoin de nous parler. Il comprend
immédiatement de quoi j’ai envie. Parfois il me fait penser à un prince
charmant, dont le principal souci est mon bienêtre et surtout mon
bonheur.
Ce que j’apprécie moins, c’est son air triste et torturé qu’il affiche
depuis tout à l’heure. Il semble particulièrement soucieux et je n’aime
pas ça. Le nez plongé sur ses feuilles et les doigts pleins d’encre, je
revois passer l’ombre de l’homme qu’il était lors de mon arrivée. Plein
de tristesse et de rancœur.
Je remarque que Maggy et Sam se font de plus en plus discrets, nous
laissant dans notre bulle.
William finit d’écrire son roman avant que je n’aie terminé de relire
sa romance. Je tente de continuer ma correction consciencieusement,
pourtant, j’ai l’impression que William est de plus en plus mal et
torturé.
— Ça va ? lui demandè-je inquiète.
— Oui, juste un peu fatigué.

— J’ai bientôt fini les révisions, tu pourras les reprendre d’ici la fin
de la journée.
Étrangement, j’ai l’impression que les corrections de sa romance
sont redevenues le dernier de ses soucis.
— Tu ne veux pas me dire ce qui te travaille ?

Me montrant le paquet de feuilles, une attitude amère, il me répond


froidement.
— Tu le sauras bien assez tôt.
Si le fait d’écrire des choses sombres, le rend si malheureux, je
préfère largement quand il écrit des choses légères. Pour le prochain
livre, je vais lui proposer d’explorer la piste du feel good !
Il ralentit fortement ma progression dans la relecture, car son
attitude sinistre m’inquiète de plus en plus. Heureusement, je finis
enfin mon travail deux heures plus tard.
Comment lui faire comprendre à quel point je suis fière de lui ? Son
livre est absolument magnifique, bouleversant, plein d’émotions et de
sincérité. Peut-être que je ne suis pas du tout objective, mais il me
semble qu’il tient là un véritable bestseller.
— William, c’est bon, tu peux reprendre le fichier de « The real
wealth ». Je t’ai mis toutes mes annotations. Tu sais, il est vraiment
bon.
Il me regarde avec un air étrange et franchement inquiétant.
— Tu peux démarrer la saisie de la fin de « La noirceur en héritage »,
aboie-t-il.
D’un certain sens, finir de recopier ce livre, c’est aussi nous exposer
à la réalité de notre situation. J’ai été envoyée ici pour taper ce
manuscrit, du moins c’est ce que je croyais à l’origine. Le terminer,
c’est annoncer que mon travail ici est terminé, et puis quoi ? Retourner
à New York ? Voilà probablement la raison de la mélancolie dont il
arrive de moins en moins à se défaire.
S’il y a bien une chose dont je n’ai pas envie, c’est de le laisser. Le
simple fait de m’imaginer loin de lui me broie de l’intérieur, c’est tout
simplement insupportable.
Récupérant ses feuilles, je commence ma saisie et retourne dans la
sombre histoire de la famille Bouin, alors que William replonge dans
la lumière de John et Émilia.
Nous travaillons côte à côte pendant des heures. Mon tas de feuilles
diminue assez rapidement. À chaque page que je tourne, je vois
William me lancer ses coups d’œil inquiets. Ça n’est plus seulement du
stress que je lis sur son visage, mais une trouille bleue.
Après la traite négrière, l’esclavagisme, le profit sur la Première
Guerre mondiale, la grippe espagnole, le Krach boursier américain et
pour finir en beauté, la Seconde Guerre mondiale et une implication
particulièrement zélée avec les nazis, je ne vois pas ce que cette
histoire peut me réserver de pire.
Pendant ma saisie, j’ai un petit soupir de soulagement quand Franck
Bouin est rattrapé par la justice et écopera tout de même de deux ans
de prison pour avoir participé activement aux camps de travail forcé,
avec son usine de textile en Pologne.
J’ai presque même du mal à retenir un petit sourire satisfait quand
je continue à taper mon texte.
« Après avoir purgé sa peine, et honteux, Franck Bouin repartait
vers le continent américain, pour faire oublier son passé peu
glorieux.
Ne pouvant laver le nom de sa famille, il décida de prendre le nom
de sa jeune épouse, et ainsi redémarrer son activité textile d’une façon
plus discrète. C’est ainsi que Franck Bouin devint Franck Anderson.

Une partie de ses bénéfices ayant été très judicieusement cachés à


travers les différentes entreprises de la famille dans le monde, il
pouvait ainsi développer son nouveau projet : créer ce qui deviendra
la plus puissante société textile mondiale, qui comprenait une filiale
luxe en France et une autre destinée aux consommateurs de masse
aux États-Unis. »
Je crois que mon cœur est sur le point de lâcher. Anderson. Famille.
Entreprise…
Un long moment, je reste complètement KO, mon regard suppliant
arrimé au sien, espérant qu’il démentirait toutes les connexions que
mon cerveau est en train d’imaginer. Non, ça n’est pas possible !
— Cette histoire…
— Oui, c’est celle de ma famille, souffle-t-il la gorge nouée.
Il me tend soudain une dernière feuille volante sur laquelle est écrit
un poème :
« Dans mon sang, la noirceur héritée
Distille son venin, d’une létale douleur

Dans mon cœur, la honte du passé


Obscurcit mon âme, la privant de lueur. »
— Maintenant tu sais…
Sous le choc, je n’arrive même plus à articuler quoi que ce soit. Il
porte en son sang la mémoire de cette famille épouvantable, pourtant,
je le vois, il est différent d’eux.
— Tu peux m’expliquer ?
Un rictus de dégout s’affiche sur son beau visage, me montrant à
quel point il se déteste lui-même.

Nous nous installons dans la cuisine, je nous prépare deux tasses de


thé. J’ai besoin de comprendre.
Alors, il commence à me raconter que depuis son enfance, il a été
élevé dans le luxe et on lui bourrait le mou avec cette idée que parfois,
il fallait faire des sacrifices. Il n’était pas au courant de l’histoire
familiale.

Comme pour le préparer à ce qu’il allait devoir affronter, il a été gavé


de fêtes démentielles, vacances dans des endroits paradisiaques,
voitures de luxe et jets privés.
« Les sacrifices que nous devons faire parfois sont peu de choses
par rapport au bonheur que l’on peut en tirer. » On lui a répété cette
phrase jusqu’à ce qu’elle fasse partie intégrante de son mode de
pensée.
Seulement, alors qu’il avait vingt-quatre ans, son père est décédé.
Devenant le nouveau dirigeant de l’entreprise familiale, il a découvert
les squelettes cachés dans le placard. Derrière la merveilleuse image
de la société, se dissimulait des productions aux conditions
épouvantables à travers le monde, pour faire un maximum de
bénéfices. Puis il est tombé sur le dossier de ses ancêtres, censé
justifier les choix stratégiques, comme pour rendre honneur à leurs
aïeux. Ce sont les documents qui sont sur le bureau. Les carnets de
compte, les journaux, et autres pièces justifiant des gains de cette
famille odieuse.
C’est à peine s’il arrive à poser les yeux sur ces livres. Certains
doivent être vieux de plusieurs centaines d’années. Maintenant que je
comprends ce qu’ils représentent, j’ai envie de me jeter dessus pour en
arracher chaque page.
— Plus je remontais l’histoire de ma famille, plus je me rendais
compte que j’étais le dernier héritier d’une sacrée dynastie de
salopards. Je me sentais sale à un point inimaginable en réalisant que
chaque chose que je m’étais offerte, chaque fête, chaque voiture de
luxe, je me la suis payée avec le sang de milliers d’innocents. Je me
hais pour ça. Je ne peux pas me le pardonner.
Poings serrés et mâchoire contractée. Je vois la haine qu’il a de lui-
même.
Un sourire sinistre sur le visage il me raconte alors comment il s’est
vengé. Il attrape son stylo bleu et me présente l’arme qui lui a permis
de détruire tout ce que représentait sa famille.

— C’est avec cette plume que j’ai signé la vente de toutes mes parts
de l’entreprise. J’étais actionnaire majoritaire, je l’ai vendue, pour la
moitié de son prix, mais à un acheteur en accord avec mes valeurs,
socialement et écologiquement responsable. Pour moi il n’était plus
envisageable de supporter de toucher un centime provenant des actes
de ma famille. J’ai donc pris contact avec différentes associations. Les
descendants de familles spoliées et déportées, des musées de guerre,
ainsi que sur l’esclavagisme et le commerce triangulaire. C’est comme
ça que j’ai rencontré Sandra Lewis. Je lui ai fait un gros chèque pour
son association des descendants des victimes des camps
d’extermination. Ses deux grands-pères Tal et Shay y sont morts tous
les deux. Leurs femmes ont pu s’enfuir vers l’Amérique avec leurs
enfants, se sont battues pour survivre et offrir un avenir meilleur à leur
progéniture.
Soufflée par cette révélation, je comprends soudain le nom de son
entreprise « Talshay Publishing ». Tout comme William, elle vit à
travers le poids de cette histoire familiale horrible, pourtant terminée
depuis trois ou quatre générations.
C’est ainsi que j’apprends qu’ils se sont étrangement liés d’amitié.
L’une, descendante des victimes et l’autre héritier des bourreaux. Il
avait alors décidé de mettre fin à ses jours après la redistribution de
tout l’argent de sa famille et Sandra l’en a empêché. Par un heureux
hasard, elle a découvert qu’il avait un talent inné pour l’écriture et elle
lui a proposé de continuer à aider des gens, en écrivant, et
redistribuant les bénéfices à des associations diverses et variées : Aide
aux personnes défavorisées, médecins internationaux, et mêmes
associations de protection de la nature.
— Tu sais, la réussite a un gout amer si elle a été obtenue au
détriment, ne serait-ce que d’une seule personne.
Je suis entièrement d’accord avec lui. On ne peut pas être fier de soi,
si on a dû écraser d’autres personnes pour atteindre ses objectifs.

Avec l’aide de Sandra, il a appris à améliorer sa plume, jusqu’à


devenir la star de l’écriture qu’il est maintenant. Pour lui, hors de
question de briller sous le feu des projecteurs, c’est pourquoi il a
préféré s’installer ici, loin de tout. Il ne veut pas de la reconnaissance
de ses lecteurs, parce qu’il se déteste trop pour s’en sentir légitime.
Il me parle aussi de ses tentatives de suicide. Son dégout de lui-
même étant si puissant qu’il n’arrivait pas à supporter sa présence sur
terre. Sans la surveillance étroite de Maggy et Sam, il aurait pu mourir
à plusieurs reprises. Plusieurs fois, il a tenté de se trancher les veines,
ou avaler des médicaments en quantité, mais à chaque fois, ils sont
intervenus à temps.
C’est Sandra qui gère tout. Elle a acheté la maison et le pousse à
continuer d’écrire, pour le bien des gens qui comptent sur lui.
Évidemment, elle prend sa petite commission au passage.
Alors que je vois dans ses yeux qu’il est persuadé que je vais
maintenant le haïr, mon cœur tombe en miettes devant cet homme au
grand cœur, qui cherche désespérément à redresser le tort qu’il n’a
jamais commis.
L’émotion est palpable. Nous avons tous les deux les larmes au bord
des yeux. Je suis bouleversée par la sensibilité de William.
Je fais un pas vers lui, il semble surpris, puis un deuxième.
— Tu n’as pas à porter la culpabilité de tes ancêtres. Chacun est
responsable de ses propres actes, et les tiens ont été admirables.
Ne pouvant plus retenir l’émotion qui me submerge, je fonds en
larmes et me rue sur ses lèvres. Tout d’abord surpris, il n’ose pas
bouger, puis dans un souffle désespéré, ses larmes se mêlent aux
miennes, rendant notre baiser salé. Il m’étreint si fort dans ses bras
que j’ai de la peine à respirer. Blottie contre son large buste, secouée
par ses sanglots déchirants, je pense lui offrir, soudain, un pardon qu’il
ne pensait pas mériter. Porté par cette idée que les sacrifices sont
parfois nécessaires au bonheur, il s’était refusé toute forme de joie
pour ne plus en porter la contrepartie.
— Tu as le droit d’être heureux William. Je ne connais pas l’homme
que tu étais avant, mais celui que je tiens dans mes bras le mérite cent
fois.
Il plonge son regard à la couleur des lacs écossais, dans le mien
comme cherchant à savoir s’il peut me croire.
— Tu es une belle personne, n’en doute jamais. Ce que tu as fait, peu
de gens en auraient été capables. Tu as tout abandonné, et celui que tu
es aujourd’hui ne doit rien à personne. Tu t’es délesté de toute cette
noirceur, il est peut-être temps pour toi maintenant de commencer à
vivre ?
Un sourire triste se dessine sur ses lèvres. Jamais je ne l’ai trouvé
aussi beau.
— Merci Emmy.
Dans ce simple remerciement, tremblant d’émotions, j’entends tout
ce qu’il ne prononce pas. La reconnaissance de la rédemption que je
lui souffle, la reconnaissance de mon soutien dans ce moment difficile
et la gratitude de ne pas l’accabler d’un jugement négatif.
Comme si c’était la chose la plus naturelle à lui répondre en cet
instant, trois mots s’échappent de mes lèvres.
— Je t’aime.
— Je t’aime aussi.

Doucement, il s’approche de moi, et m’offre le baiser le plus


passionné qui puisse exister. Tout y est. L’amour, le désir, la
reconnaissance, et même cette petite once d’admiration qu’il a envers
moi, alors que je ne suis personne.
Comprenant qu’écrire cette histoire est important pour lui, je
retourne vers mon bureau, comptant finir de taper ce manuscrit et y
apposer le mot « Fin ». Je l’enregistre et sais que maintenant, Sandra
pourra le voir. Je comprends mieux maintenant qu’elle n’envisage pas
de le publier. Il déterre aussi les fantômes de son passé, qu’elle n’est
pas prête à abandonner.
— Tu as fini tes corrections sur la romance ?
— Oui.
— Tu es prêt à l’envoyer en bêta lecture ?
Un sourire nouveau, plein de force se dessine sur son visage.
— Je n’ai jamais été plus prêt !
J’envoie donc le précieux fichier à une amie de confiance. Une des
chroniqueuses les plus influentes dans le milieu de la romance.
Alysson Sanders.
Le ventre noué par le stress d’avoir un avis extérieur, je clique sur le
bouton « envoyer ».
Chapitre 23 : L’avis

William

— Tu as des nouvelles de la chroniqueuse ?


Je sais qu’elle n’est pas du matin et pourtant, je ne peux m’empêcher
de lui poser la question à chaque petit déjeuner depuis une semaine.
— Non, toujours pas. Mais ne t’inquiète pas, c’est normal. Elle a
plein d’autres romans à lire avant le tien.
Comme un enfant boudeur, je m’enfonce sur ma chaise, laissant
échapper un long soupir.
Nous avons renvoyé le manuscrit de « La noirceur en héritage » à
Sandra. Je sais déjà quelles en seront les conséquences, elle va
rappeler Emmy auprès d’elle. De là, notre relation risquera de prendre
un nouveau tournant, nous n’aurons que deux issues. Soit Emmy
préfère rentrer aux États-Unis, soit elle décide de rester auprès de
moi… Savoir cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête me donne
envie de gerber.
Je réalise soudain une chose. J’ai dépassé LA date. Je comptais me
jeter du haut de la falaise, une fois mon manuscrit envoyé et pourtant,
ce matin, face à ma belle échevelée, cette idée me semble être la plus
pourrie de l’univers. J’ai envie de vivre chaque seconde près d’elle.
C’est une évidence. Je l’aime. Jamais je n’aurais pu croire ça possible,
mais mes sentiments pour elle sont si forts que j’en ai mal à en crever.
Je suis prêt à faire n’importe quoi pour décrocher l’un de ses sourires,
me balader à poil dans la maison pour voir briller dans ses yeux cette
étincelle lubrique, et j’ai la raison qui part en sucette quand je vois
comme elle est fière de moi.
Pourtant, je ne veux pas qu’elle se sente piégée ici, avec moi.
— William, tu ne m’as jamais dit pourquoi tu es venu ici
précisément.
Alors qu’auparavant je n’aurais jamais pu répondre sans avoir des
idées sombres qui me ravagent l’esprit, aujourd’hui, je peux en parler
sans aucun souci, comme si le poids immense de mon passé s’était
envolé avec le mot fin de mon roman.
— Je voulais être loin de tout et de tout le monde. J’ai donc demandé
à Sandra de me trouver un endroit paumé sur les iles Shetland, Skye
ou en Islande. Ce qui a fait pencher la balance sur cette ile, c’était la
présence de Maggy et Sam, qui pouvaient veiller sur moi.
— Et le choix de ces trois endroits précis avait une raison ?
Dans ses yeux, je trouve le soutien dont j’ai besoin pour lui répondre
sans souci.
— Mes ancêtres n’ont jamais eu d’échanges commerciaux directs
avec ces endroits.
Son sourire triste me rappelle le poids que je portais voilà quelques
jours encore sur les épaules. Décidé à rendre la journée plus joyeuse, je
change de sujet.
— Il va falloir que j’aie matière à écrire pour mon prochain roman,
tu pourrais m’aider ?
Comme d’habitude, elle est prête à me soutenir dans mes projets et
je décèle une excitation particulière dans son regard, à l’idée que je
puisse me remettre à écrire.
— Tu as déjà une autre histoire ?
— Je n’en suis pas certain, mais je crois que je vais avoir besoin
d’inspiration. Je partirais bien sur une nouvelle romance et je vais
avoir besoin de ma muse…

Soudain, son téléphone signale l’arrivée d’un message. J’ai la boule


au ventre à l’idée que ce puisse être Sandra. Il est trop tôt pour
qu’Emmy se décide à quoi que ce soit.
Elle fait défiler l’écran, un air totalement ahuri sur le visage.
— Quoi ?

— Attends…
Mon cœur tambourine à tout va dans ma poitrine. Je crois que je
vais crever sur place si elle ne me dit pas ce qu’il se passe.
Complètement chamboulée, elle lève les yeux sur moi. Je ne sais
même pas comment interpréter son expression. Yeux écarquillés
comme des soucoupes, bouche grande ouverte, elle est pâle comme
linge.
— Merde Emmy ! Dis-moi ce qu’il se passe !
— C’est Alysson… Elle a fini ton livre…
Mon visage prend soudainement la même expression que la sienne.
Je me suis toujours foutu éperdument de ce que pensaient les
chroniqueurs de mon travail, mais là, j’ai envie de rendre mon petit
déjeuner que je viens d’avaler. J’ai les jambes en coton, les mains
tremblantes et le cœur coincé dans la gorge. Vu la réaction choquée de
ma belle, je doute que la réponse soit favorable et je commence à me
sentir vraiment mal.
— Elle… Elle…
Ses yeux sont emplis de larmes. Merde, je l’ai déçue et j’en suis
complètement retourné. La colère commence à remplacer la trouille de
savoir ce que cette fille a pu penser de mon livre. Non pas parce que je
veux être le meilleur, mais parce qu’elle a mis Emmy dans un état de
choc particulièrement éprouvant pour moi.
Des larmes commencent à glisser sur ses joues. C’en est trop, d’un
bond, je me lève et la rejoins pour la serrer fort dans mes bras.
— William… Elle a adoré ! Elle l’a lu ton livre d’une traite jusqu’à 4 h
du matin ! Alysson veut savoir qui tu es et chez qui tu seras publié !
Elle saute de sa chaise et sautille dans tous les sens jusqu’à atterrir
dans mes bras. Le soulagement que je ressens à l’instant dépasse
toutes mes espérances. Emmy me regarde avec une expression
d’immense fierté qui me fait complètement basculer.
Je me fous complètement de savoir si ce livre se vendra ou non. Tout
ce que je veux, c’est revoir les yeux d’Emmy remplis de contentement
et la rendre heureuse.
Comme pour me nourrir de son bonheur, je l’embrasse, y mettant
tout mon cœur, mon âme et mes espoirs d’un avenir plus lumineux.

**

Emmy

Il me semble que je lui ai vraiment fichu la trouille. Quand j’ai vu le


message d’Alysson, j’ai cru que ma pauvre cervelle allait lâcher. Ce
n’était qu’une succession de termes élogieux envers ce qu’elle a qualifié
de « véritable pépite », « hors norme », « bouleversant ». Dire que
j’étais fière de ce qu’a accompli William serait très en dessous de la
vérité. Il a réussi un véritable exploit en changeant de registre avec une
telle dextérité. Savoir que je ne suis pas la seule à penser qu’il s’agit là
de la naissance d’un nouveau talent de la romance me rend
complètement folle de joie.
Cerise sur le gâteau, cet auteur magnifique me gratifie d’un baiser
des plus torrides, comme si j’avais quelque chose à voir dans son
succès. Emporté par le tourbillon de désir qui brule constamment en
nous, il me soulève et me porte jusqu’à sa chambre.
Je me délecte de son corps magnifiquement exposé à mon regard.
Nous passons la majeure partie de notre temps vêtus du strict
minimum, prêts à jouer un nouveau round de sensualité.
De son téléphone, il lance Unsteady de X Ambassadors sur
l’enceinte de sa chambre. Je me délecte de son corps dénudé et
affamée de lui, je retire le teeshirt que je lui avais emprunté, le temps
du petit déjeuner. Il me dévore littéralement des yeux et je n’en
ressens plus aucune honte. Nos cœurs au rythme de la musique,
tambourinent dans nos poitrines.
Alors qu’il m’embrasse, placé au-dessus de moi, il ne cesse de
caresser chaque parcelle de mon corps, comme s’il ne le connaissait
pas déjà par cœur. Il ne me quitte pas du regard et se délecte de
chacune de mes réactions. Je crois perdre la raison quand il embrasse
mes cuisses. La rugosité de sa légère barbe irrite délicieusement ma
peau et je n’ai qu’une envie, c’est qu’il fasse taire le désir qui me
consume.
À son regard, je vois qu’il vient d’avoir une nouvelle idée. Je me
demande encore ce qu’il mijote.
— Envie de jouer ?
Offerte et empourprée, il arrive à piquer ma curiosité. Où veut-il en
venir ?
— J’ai envie qu’on s’amuse avec ton jouet. Ça te tente ?
Mon jouet ? Mais de quoi il parle ? Soudain, je comprends… Quoi ?
Que ? Hein ?
— Je te promets, c’était la première fois que je faisais ça… C’est
Cathy qui m’a offert Zeus pour mon anniversaire… et…
— Zeus ? Tiens donc…

Il lâche le rire le plus sexy que je n’ai jamais entendu.


— Tu veux ou pas ?
Mon cerveau totalement perverti par ce dieu du sexe, commence
déjà à imaginer le cocktail explosif que serait l’utilisation de ce jouet
entre les mains de cet homme qui sait me rendre folle d’une simple
caresse.

Timidement je lui réponds un petit « oui » à peine audible.


— Alors va le chercher !
Il accompagne sa demande d’un petit clin d’œil qui me fait fondre.
Tel un robot, je me lève et vais chercher le coffret noir. Je me demande
bien ce que je suis en train de faire et pourtant, je suis ivre
d’excitation.
Nue comme un ver, je rapporte le coffret, rouge de honte de la tête
aux pieds. Je n’imaginais pas utiliser un sextoy en couple, mais
William semble tout à fait à l’aise avec cette idée.
Je lui tends timidement le coffret qu’il s’empresse d’attraper avec
une excitation non dissimulée. Voyant le nom écrit sur la boite, il
laisse échapper un rire sonore et sensuel.
— Il s’appelle vraiment Zeus !
— Euh… Oui…
Ne sachant plus où me mettre, je me tortille bêtement près de son
lit.
De son côté, il ouvre le coffret et s’extasie face à l’appareil.
— Wow, il est équipé d’un chargeur à induction ! C’est super malin !
Elle ne s’est pas moquée de toi ta copine !
Comme s’il connaissait déjà l’appareil par cœur, il le fait démarrer
sans aucune difficulté, changeant de programme, augmentant et
diminuant la puissance du petit appareil.

— Par contre, niveau discrétion, on repassera. Le rose flashy, c’est


spécial…
— Je ne te le fais pas dire, tu aurais vu la tête du douanier à
l’aéroport…
Mort de rire, il me regarde les yeux écarquillés alors que je lui
raconte ma mésaventure.
— Tu as l’air de savoir t’en servir, m’étonnais-je.
— Disons qu’à une période de ma vie, j’ai testé pas mal de choses et
les sex-toys en faisaient partie.
Surprise par sa révélation, je me sens subitement très bête.
J’imagine William, le jeune milliardaire, se la jouant à la Christian
Grey dans sa chambre rouge.
— Et si nous en revenions à nos moutons ?
Je me sens soudainement empotée et je ne sais plus comment réagir
avec lui.

— Emmy, le sextoy, c’était juste une idée, on n’est pas obligés de


l’utiliser.
D’un tendre baiser, il me rassure et le simple fait de me blottir
contre lui rallume mon désir comme un brasier de la Saint-Jean.
Sa langue caressant la mienne, une main sur ma nuque et l’autre sur
mes reins, il m’invite à m’allonger près de lui, le meilleur endroit sur
terre. J’aime la façon qu’il a de me regarder, comme si j’étais
importante. Je me fous complètement de n’être rien aux yeux des
autres, tant que je suis tout dans les siens.
Affamés l’un de l’autre, nos corps entrent dans une danse sensuelle
et voluptueuse. Il a cette façon d’être doux et tendre, puis de devenir
sauvage et brusque lorsqu’il se laisse emporter par le désir.

Il se place dans mon dos, en cuillère et je peux sentir son regard sur
mes fesses qu’il semble aimer tant. Ses mains caressent mes seins,
s’agrippent à mes hanches, me rapprochent de lui jusqu’à ce que mon
dos soit plaqué contre sa poitrine, comme s’il avait besoin de me sentir
encore contre lui. Lorsqu’il me pénètre en douceur d’abord, puis de
plus en plus fort. J’aime toutes les facettes de cet homme compliqué.
Ses coups de reins réguliers me procurent un plaisir intense. Soudain,
je sens qu’il bouge près de moi et je comprends qu’il attrape Zeus.
Sa bouche contre mon oreille, il me chuchote ces quelques mots.
— Tu as envie d’essayer ?
Je ne sais pas ce que j’ai fait de mes neurones, mon savoir-vivre ou
mes bonnes manières, mais dans ses bras, je me sens en confiance et
j’ai envie de tester ce « plus » qu’il m’offre. Je n’arrive qu’à lui souffler
un « oui » à peine audible.
Le vrombissement grave de l’appareil démarre, et avec une précision
chirurgicale, alors qu’il est toujours en moi, il pose la pointe de Zeus,
mis à sa puissance minimale, exactement au bon endroit. Je n’arrive
qu’à m’accrocher aux draps. La vibration ne remplace pas la sensation
de William, mais au contraire la décuple, comme si cette petite partie
de mon anatomie était en réalité le bouton « booster » de toute mon
intimité et démultipliant le plaisir de chacun de ses mouvements en
moi. L’onde de plaisir est totalement la plus folle que je n’ai jamais
connue, mon esprit semble se faire la malle avec toute forme de
pudeur. Je gémis sans retenue me foutant complètement de la
potentielle proximité de Sam ou Maggy dans le jardin.
En cadence avec ses coups de reins, il augmente l’intensité de
l’appareil. Il n’a pas le temps de passer le troisième niveau,
qu’agrippée comme une furie aux draps, je hurle son prénom, de
plaisir, et explose dans un orgasme totalement fou dans lequel il me
rejoint en quelques secondes.
Complètement vidée, j’ai l’impression de ne faire plus qu’un avec le
matelas. Je ne suis plus en état de penser, de bouger ou de faire quoi
que ce soit, planant joyeusement dans un monde de licornes et d’arcs-
en-ciel. Près de moi, William sourit aux anges, heureux de m’avoir
encore fait découvrir autre chose.
— Alors, heureuse ? chantonne-t-il à la façon d’un acteur porno des
années 80.
Son air idiot me fait partir dans un fou rire incontrôlable, à moins
que ce soit le léger abus d’endorphines dues à notre folle partie de
jambes en l’air.
Soudain je réalise la chance que j’ai d’être avec lui, cet homme beau
comme un dieu, sensible, drôle, et prêt à toutes les folies. Je n’ai
jamais eu peur comme aujourd’hui. Jusqu’à présent, je n’ai jamais rien
eu, alors je n’avais rien à perdre. Mais dans ses bras, j’ai l’impression
d’avoir remporté la loterie de la fille la plus chanceuse du monde, et
j’ai peur que ma chance ne tourne.
Chapitre 24 : L’appel

William

Après avoir eu le retour enthousiaste de la chroniqueuse, nous avons


décidé d’envoyer le manuscrit de la romance à Sandra. Il n’y a pas de
section Romance chez Talshay Publishing, mais après tout, ça n’est pas
pire que de proposer un écrit historique sur l’épouvantable histoire de
ma famille.
Nous lui avons envoyé le manuscrit voilà deux jours et
étonnamment, elle n’a donné aucun signe de vie depuis. Emmy pense
qu’elle a implosé face à une histoire qui ne contenait pas d’effusion de
sang, je pense plutôt qu’elle étudie avec sérieux l’intérêt, ou non de
publier ce livre et comment en tirer le meilleur parti.
Nous sommes confortablement installés sur la terrasse, profitant du
soleil de l’après-midi, avant que les midges n’envahissent l’endroit.
Installés sur de vieux transats qui couinent, nous lisons chacun un
roman. Emmy m’a fait une pile de « romans qu’il faut absolument
lire ». J’aime la façon dont elle me parle avec passion de ses lectures.
Parfois elle me propose des sujets, que je note sur mon petit carnet qui
me suit maintenant partout afin de noter les idées qui me viennent en
passant.
Soudain, son téléphone signale l’arrivée d’un nouvel appel visio de
son amie Cathy. Sans bouger de sa chaise elle décroche. De ma place,
j’entends toute leur conversation entre filles.
— Coucou Emmy !!! Comment tu vas ma belle ?
— Ça va bien, tu vois, je bronze en terrasse.
— Oh c’est cool ! Tu ne t’ennuies pas trop avec le vieux ?

Emmy étouffe un rire, sous mon regard amusé.


— Non, on s’occupe…
Voyant qu’elle n’obtiendrait aucune nouvelle information
croustillante, son amie commence à lui raconter toutes ses dernières
aventures new-yorkaises. Des histoires de boulot, et un
rapprochement physique avec leur colocataire, Matt.
Pas forcément emballé par leur conversation et poussé par la soif, je
vais à la cuisine chercher une bière fraiche. Lorsque je reviens, comme
à mon habitude, je passe près d’elle et lui offre un baiser qu’elle ne me
rend pas. Elle me regarde horrifiée et figée.
— Ça ne va pas ma belle ? chuchotè-je à son oreille pour éviter que
son amie entende.
Je réalise soudain qu’à l’autre bout du fil, la blonde a profité de
notre échange par caméra interposée. Je trouve la situation plutôt
cocasse et me dis qu’après tout, c’est l’occasion de faire les
présentations.
— Salut !

Je m’accroupis près d’Emmy qui semble être carrément sous le choc.


Me souriant jusqu’aux oreilles, la blonde me regarde avec des étoiles
plein les yeux.
— Hey ! Mais t’es l’américain de la photo !
— Oui en effet.
— Salut, je suis Cathy, la colocataire d’Emmy !
Vu son état d’excitation, je me demande si elle ne va pas imploser.
— Enchanté Cathy, je suis William An…
Immédiatement, Emmy me pousse hors du champ de sa caméra et
finit ma phrase à ma place.
— C’est William Anderson Junior. Le fils de l’auteur.
Et voilà que la blonde passe Emmy à un interrogatoire serré alors
qu’elle me jette des regards courroucés. Je ne sais pas pourquoi, mais
son attitude me blesse. Cachant le combiné du téléphone, elle
prononce à voix basse le mot « contrat de confidentialité ».

— Tu te tapes le fils de ton auteur ? Bah dis donc ! Je n’en reviens


pas.
— Cathy, je vais devoir te laisser, il faut que je retourne travailler.
— Oui c’est ça. Moi aussi j’aurais un mec pareil sous la main, j’irais
« travailler ».
Rouge comme une pivoine, Emmy dément. Je ne sais pas pourquoi,
mais je crois que je vais me prendre un savon. Aurait-elle honte de
moi ?
Ne voulant pas assister à cette scène pitoyable de voir Emmy
minimiser notre relation, je préfère rentrer à la maison.

Machinalement, je recommence à me gratter sous mes bracelets, et


je sens que ma noirceur remonte à la surface. Je comprends qu’elle ait
signé un document avec Sandra qui lui interdit de parler de moi à qui
que ce soit, mais il est peut-être temps d’affronter la vérité
maintenant.
Alors que dehors, Emmy continue d’essayer de s’extraire de la
situation délicate, je décide d’appeler Sandra pour qu’elle me file un
papier afin que ma douce ne se sente plus obligée de mentir à son
amie. Après tout, je ne vais pas vivre sous cloche toute ma vie.
En moins de deux sonneries mon éditrice et amie décroche.
— William ! Ah justement ! Je voulais t’appeler !
— Salut Sandra.

Comme à son habitude, elle ne me laisse pas parler et m’impose


d’abord sa conversation.
— Bon, j’ai étudié ton nouveau manuscrit. Il semble qu’il y ait un
public pour ton roman et qu’il serait même vraiment bon. Je vais te
l’éditer. Pour ça je vais créer une nouvelle section romance. Purée, tu
m’en fais faire des trucs… Mais bon, il faut avouer que c’est pas mal de
se renouveler aussi. C’est Emmy qui t’a poussé à écrire ça ?
Fière de ma petite brune, je ne peux m’empêcher de la mettre en
valeur.
— Oui, elle a vraiment fait un boulot fabuleux. Je m’enlisais dans le
thriller, je n’avais plus aucune inspiration, mais là, avec la romance, je
découvre un nouveau style qui me plait beaucoup.
— William Anderson en romance… On aura tout vu. J’ai bien fait de
te l’envoyer la petite. Non parce qu’on ne va pas se mentir, je n’allais
pas éditer « La noirceur en héritage », qui aurait eu un impact
catastrophique sur ton image. Je lui ai dit : « Fais-le écrire n’importe
quoi, mais fais-le écrire », et elle y a mis du cœur la petite, elle a payé
de sa personne, mais le résultat est là. Elle a très largement dépassé
toutes mes espérances. Bon, je n’aurais pas cru qu’elle t’enverrait dans
la romance… Mais il faut croire que quand je lui ai ordonné de te
changer les idées par tous les moyens, elle a suivi ma demande à la
lettre. Quand j’ai lu les premiers chapitres de « La noirceur » j’ai tout
de suite compris de quoi tu allais parler, et je me suis doutée que ça
n’irait pas fort pour toi.
— Attends, je ne comprends pas, tu as reçu tout le manuscrit d’un
seul coup ?
— William… Tu me connais si mal que ça ? Évidemment que j’ai lu
ton manuscrit jour après jour, au fur et à mesure qu’Emmy le tapait.
Un gout amer de traitrise me prend à la gorge.
— Mais ? Elle le savait ?

— Évidemment qu’elle le savait ! Par contre pour la romance, elle


m’a bien eue. Elle l’a tapée sur ton ordinateur et a coupé le wifi je
suppose ?
Soudain, je comprends que sa lubie des ondes wifi était en fait le
désir de garder la surprise de la romance jusqu’à ce que j’aie fini de la
taper. C’est un véritable torrent de fureur qui coule dans mes veines.
Je n’en reviens pas de m’être laissé berner par l’un des sbires de
Sandra. Quel con ! Mâchoire contractée et ongles enfoncés dans ma
paume jusqu’au sang, je tente de laisser croire à Sandra que tout va
bien. Un besoin malsain de me faire mal et de comprendre pourquoi
Emmy m’a fait ça nourrit ma curiosité morbide. Je serre si fort mon
téléphone qu’il émet des craquements funestes. Comment ai-je pu
croire qu’une fille comme elle serait intéressée par le mec bousillé que
je suis ?
— Tu as vraiment l’air en forme, ça me fait plaisir à voir. Si
maintenant ton truc c’est la romance après tout, on va y aller comme
ça, par contre il va falloir trouver un truc pour ton identité… Des
romans d’amour écrit par un vieux, ça ne va pas enflammer les
culottes.

Rongé de colère, je lui réponds du tac au tac et la voix pleine


d’amertume.
— On a qu’à dire que je suis William Anderson Junior, le fils de
l’auteur de thrillers.
— Oh, mais oui tu as raison, ça règle même tout un tas de soucis
administratifs ! C’est une idée de génie !
Je n’arrive pas à retenir une sorte de rire un peu hystérique, face à
cette situation qui me fait crever de douleur.
— Elle vient d’Emmy !
— Finalement, je savais qu’elle avait du potentiel. Tu l’aurais vue à
New York, elle était empotée… Mais je ne sais pas, elle avait ce petit
truc de différent et je sentais qu’il lui fallait un challenge à sa hauteur
pour enfin avoir un peu plus d’ambition.
C’est donc ça que j’étais ? Une mission ? Un challenge ? L’auteur
qu’il fallait faire écrire à tout prix ? Quitte à se faire sauter ? Putain,
cette conversation me rend malade. J’ai tellement mal… Ma noirceur
m’engloutit à nouveau, j’ai juste envie que tout s’arrête maintenant.

— Tu crois que je peux faire revenir Emmy ? Tu en as encore


besoin ?
Ma réponse est un crachat de haine et de rancœur.
— Non, tu peux la récupérer.
— Super, avec la nouvelle branche romance, je vais avoir besoin de
ses compétences pour la communication. Tu lui dis de rappeler mon
assistante, Mary, qui se chargera des billets d’avion pour son retour.
Allez, à bientôt.
Je m’effondre à même le sol, en même temps que mes espoirs
s’évanouissent sous mes yeux. Après tout, je l’ai bien mérité. J’aurais
dû me douter qu’après avoir lu « La noirceur en héritage », il y avait
anguille sous roche quand elle ne s’est pas enfuie en courant.
Maintenant je comprends. J’étais sa mission pour pouvoir monter en
grade dans la maison d’édition. Le pire c’est que je n’arrive même pas
à en vouloir à Sandra. Je suis habitué à ses petites manigances.
Les larmes de colère finissent par se tarir, laissant place à une
rancœur dévastatrice. C’est à ce moment qu’Emmy, ayant terminé sa
conversation avec son amie, entre dans mon bureau.
— Ça ne va pas ?
— Non.
Je vois maintenant clair dans son petit jeu. Elle prend un air
horrifié.

— Tu rentres à New York. Le plus tôt sera le mieux !


— Quoi ? Mais non, je n’ai pas envie !
— Je ne veux plus de toi ici. C’est fini. Casse-toi !
Ses yeux sont tout de suite rougis par l’émotion, et moi je renferme
ma haine dans mon sarcophage de condescendance que je maitrise
aussi bien que ma plume.
— Tu croyais quoi ? C’est bon, les vacances sont terminées. Sandra
va publier le roman elle-même, elle a besoin de toi à New York,
contrairement à moi. Tu ne me sers plus à rien.
Mon plus beau sourire d’enfoiré plaqué sur ma face, je lui crache
mon venin à la gueule.
— Elle est particulièrement satisfaite de tes services et te demande
d’appeler son assistante pour programmer ton retour.
Sonnée, je me demande si elle ne va pas s’effondrer.
— Mais quand ?

— Tout de suite. Il faut accepter de faire parfois quelques sacrifices


pour atteindre ses objectifs. Maintenant, tu sais comment ça se passe…
Je ne suis pas certain qu’elle ait capté que je parlais de sa traitrise
envers moi et je n’en ai plus rien à battre. En un éclair, elle monte les
escaliers tout en appelant la jeune femme qui doit lui envoyer ses
billets retours.
Seul dans mon bureau, j’ai mal à en crever. Même si je sais
maintenant que tout ce que nous avons vécu n’était qu’un mirage pour
que je continue à écrire, m’imaginer vivre sans elle me semble
insurmontable. Pourtant, je ne montrerai aucune marque de faiblesse.
Hors de question.
Fermant les yeux, je tente de m’imprégner de la moindre trace de sa
présence, parce que je me doute que d’ici quelques heures elle sera
partie et que je n’en sortirai pas indemne. Frénétiquement, je gratte
mon poignet qui me démange terriblement, sous mon bracelet de cuir,
comme si j’avais été piqué par des centaines de midges.
Chapitre 25 : Royalton

Emmy

Depuis un mois, je suis rentrée aux États-Unis. Sandra m’a offert le


poste que j’espérais depuis si longtemps : m’occuper de la
communication de la nouvelle branche de la maison d’édition
« Talshay Romance ». Pourtant, j’ai refusé cette proposition en bloc,
malgré une importante augmentation de salaire, un bureau mieux
situé dans l’open-space, et de nombreux avantages dont je n’aurais
même jamais osé rêver. Dégoutée des derniers évènements, j’ai tout
plaqué et j’ai fait ce qui m’a semblé être le mieux pour moi : retourner
à Royalton, dans la petite ville qui m’a vu naitre, auprès de ma famille.
Forcément, mes parents ont été aux anges de retrouver leur fille,
certes, avec une mauvaise mine, mais qu’ils ont attribué à un
surmenage et au manque de soleil écossais.
J’ai pu me prendre un petit appartement, en location, dans la rue
principale de la ville. Mon besoin de solitude n’était pas compatible
avec un retour à la maison familiale. Ma chambre rose, mes peluches
et les posters de stars sur les murs me semblent faire partie d’une vie
qui est bien loin maintenant. J’y ai laissé plus que des plumes dans ce
voyage, j’ai perdu mon innocence.
Cathy m’appelle très souvent pour s’assurer que je vais toujours
bien, ma mère passe me voir tous les jours pour vérifier que je ne me
suis pas défenestrée de mon premier étage et pourtant, je n’arrive pas
à reprendre pied dans ma vie. Je crois que j’ai oublié mon âme sur
cette ile d’Écosse.
J’ai cherché à comprendre comment j’avais pu en arriver là, alors
que tout semblait aller bien entre nous. Pourquoi a-t-il subitement
décidé de me renvoyer chez moi, comme un objet qu’on a fini
d’utiliser. Sandra me l’a d’ailleurs confirmé, c’est lui qui a demandé à
ce que je retourne aux États-Unis. Elle, elle était prête à me laisser là-
bas pour que je l’aide sur le prochain roman, si j’étais d’accord
évidemment.
Je revois encore ses traits durs et amers et son ordre de quitter Skye
dès que possible. Mon cœur s’est brisé en mille morceaux, et comme
une mauvaise habitude qui est revenue au galop, j’ai été incapable de
trouver les mots pour me défendre. Après avoir vécu les plus beaux
moments de ma vie, j’ai vécu l’enfer, quittant ce pays incroyable,
drapée de mon humiliation, ma déception et de rancœur. Même quand
j’ai passé les douanes avec Zeus, je n’avais plus rien à faire du sourire
salace des agents de sécurité. Dès que mon premier vol a quitté le sol
écossais, j’ai abandonné un morceau de moi au bord des lochs. J’ai
l’impression d’être anesthésiée de la vie, comme si ce trop-plein de
sensations rendait maintenant ma vie insipide et creuse.
Tout a démarré à cause de mon appel avec Cathy. Un mois que je
tourne et retourne cette histoire dans ma tête. Dès qu’il l’a vue, alors
qu’il semblait heureux, il est parti téléphoner à Sandra pour me
renvoyer chez moi. Ça n’a aucun sens.

Les premiers soirs, de désespoir, j’ai essayé de le joindre, sans


succès. Il ne répond ni à mes appels ni à mes messages. Il m’a rayée de
son existence sans autre forme de procès, et ça me tue.
Mes économies ne sont pas inépuisables, j’ai donc lancé ma petite
société pour accompagner les commerçants du coin à améliorer leurs
sites web, visibilité sur internet et propose des petites sessions de
coaching pour devenir un véritable pro sur les réseaux sociaux, qui
fonctionne particulièrement bien chez les jeunes adultes. Mais je le
fais sans entrain et chaque jour m’épuise un peu plus. Je suis capable
de fondre en larmes pour un rien. Niveau crédibilité professionnelle,
on fait mieux.
Quand les habitants de Royalton ont appris mon retour, la libraire,
Selma, m’a immédiatement proposé l’appartement qui est au-dessus
de sa boutique, qui venait de se libérer. D’un certain sens, j’ai
l’impression qu’elle a fait exprès de me louer ce logement, car il m’est
quasiment impossible de passer devant sa vitrine sans que je ne
m’arrête pour acheter un livre. Grâce à moi, elle va faire fortune, c’est
certain. Alors qu’il y a des gens qui comblent leur tristesse avec du
chocolat ou de l’alcool, chez moi mon chagrin se transforme en achat
compulsif de romans.

Tout ici est fait pour me changer les idées, les montagnes, et forêts
sont verdoyantes. Mon logement est petit, mais me convient
parfaitement. Salon, cuisine, salle de bain et deux chambres, le tout
dans un style assez typique du Vermont. Dans la rue, tout le monde me
connait et me salue gentiment. Je réalise qu’il était idiot de croire
qu’une grande ville m’apporterait le bonheur. Ici je ne suis plus une
anonyme. Ma vie est à Royalton, je le sens maintenant. Le bonheur est
plus accessible et simple, la vie moins stressante. Pourtant, il m’a fallu
perdre une part de moi pour m’en rendre compte et c’est moitié vide
que je déambule dans cette nouvelle vie. J’ai l’impression de crever de
froid à l’intérieur. J’arrive à cacher ma peine sous un masque de
jovialité, mais chaque jour est un enfer.
Alors que je descends faire quelques courses, je passe comme à mon
habitude devant la vitrine de la librairie et y jette un coup d’œil avec
intérêt. Quand tout à coup, j’ai l’impression de me prendre une gifle.
Fièrement mis en avant, ce livre. En couverture un buste d’homme et
ce titre qui me broie le cœur « The real wealth » de William Anderson
Jr. Sachant que je vais me faire plus de mal que de bien, je ressens le
besoin irrésistible de le tenir dans mes mains et de le caresser, comme
si ce contact allait me rapporter un peu de réconfort. J’entre dans la
boutique et me dirige vers le présentoir des nouveautés.
Sa couverture noir et bleu ne reflète pas vraiment l’histoire,
d’ailleurs, le modèle choisi ne ressemble pas du tout au personnage
principal, ils lui ont même collé un faux tatouage mal fait, alors que
John, le héros n’en a aucun. J’ai l’impression que mon cœur va sortir
de ma poitrine quand je me saisis du roman. Je suis impressionnée
par son poids, je ne l’ai lu que sur ordinateur et je me rends compte
maintenant qu’il est beaucoup plus épais que ce que je pensais. Les
larmes aux yeux, la gorge nouée, je suis sur le point de m’effondrer,
encore.
Lorsque je retourne le livre pour lire le résumé, je n’arrive plus à
respirer. En quatrième de couverture, une photo de William, le vrai.
Ses yeux d’un vert si sombre, un sourire charmeur aux lèvres, qui ne
remonte pas jusqu’à sa fossette et ce je ne sais quoi de profondément
triste dans le regard. Mon chagrin refait violemment surface quand
Selma arrive près de moi.
— Tu vas bien Emmy ?
Me rattachant à ma colère ou mon désespoir, je tente de reprendre
un air impassible.
— Je vois que tu es tombée sous le charme de la nouvelle star de la
romance ?
Si seulement elle savait…
— Cet écrivain est incroyable. C’est le fils de l’auteur de thrillers
William Anderson. Il vient de se lancer dans la romance et le moins
que l’on puisse dire c’est qu’il a du talent. Son livre vient de faire le
meilleur démarrage de l’année. Avec le physique qu’il a, il va faire
tomber toutes les lectrices sous son charme.
Alors que mon visage reste souriant et impassible, je me brise
intérieurement. Chaque phrase qu’elle prononce me ramène à ces
souvenirs merveilleux dont je n’arrive pas à me défaire.
Sans que je ne sache vraiment pourquoi, j’achète ce roman, qui me
brule les doigts et dont la photo au dos me perturbe profondément.
Mon cœur bat à tout rompre. Tant pis pour mes emplettes, je retourne
à toute vitesse chez moi pour me nourrir un peu de celui que j’ai aimé,
à travers ces pages.
Jetant mes affaires dans l’appartement, je me m’installe sur le vieux
fauteuil marron, dont l’assise grince, près de la fenêtre, et commence
la lecture. Chaque mot me fait horriblement mal, me ramenant à des
souvenirs douloureusement délicieux, et pourtant, j’y trouve un plaisir
malsain. Au moins, je me sens vivante. J’ai mal donc je suis.
Pendant trois jours, je m’alimente à peine, j’évite les visites de mes
amis et de ma famille et je me terre dans mon chagrin, avec pour seule
compagnie ce livre, espérant trouver dans cette thérapie pourrie, la
force de remonter la pente par la suite. Malheureusement, lorsque je
lis le mot fin, il n’en est rien. Au son de Leave the Light On de Marissa
Nadler, j’ai le moral au plus bas. J’ai toujours aussi mal et le trou béant
dans ma poitrine ne s’est pas refermé.
Des questions idiotes se bousculent dans ma tête. Est-ce qu’il pense
à moi parfois ? Est-ce que je lui manque au moins un peu ?
Vu la façon dont il m’a éjectée de sa vie, je ne devrais pas lui
accorder autant d’importance, car il ne le mérite pas, mais je n’y peux
rien, c’est plus fort que moi.
Les remerciements ne font aucune allusion à mon aide. Ils sont
d’une banalité navrante, je me demande même s’il les a réellement
écrits. Je m’attendais à quoi ? Une déclaration d’amour enflammée en
dernière page ? Je suis trop romantique, la vraie vie ça n’est pas ça. Le
monde réel ce sont des claques dans la figure, des rêves brisés par
milliers et des destins piétinés. Voilà que je deviens, amère. Mon cas
ne s’améliore pas.
Soudain, mon téléphone sonne. Étrange coïncidence, c’est le nom de
Maggy qui s’affiche à l’écran. Les sonneries passent alors que je me
demande si je dois décrocher ou non. Finalement, je me dis que cette
femme n’est en rien responsable de ce qui s’est passé et qu’elle n’a pas
à faire les frais de ma colère envers William.
— Emmy ?
Sa voix est étrangement crispée et retenue.
— Oui. Bonjour Maggy.
D’un seul coup, elle éclate en sanglots à l’autre bout du fil. C’est à
peine si elle arrive à reprendre son souffle pour me parler. Je
comprends immédiatement qu’il s’est passé quelque chose de grave.
Elle semble totalement perdue.
— Emmy, il est mort…
Ces mots résonnent dans l’écouteur me frappant de plein fouet.

— Quoi ?
— Il est mort. Les secours sont arrivés trop tard, on n’a rien pu faire.
Chacune de ses larmes est autant de gouttes d’acide qui perlent sur
mon cœur. Comme figée, mon esprit semble imperméable à
l’information qu’elle répète en boucle.
— Son état s’est détérioré après ton départ. On l’a vu, mais il nous
disait qu’il allait bien… Il nous a caché la vérité et on a accepté de
croire à ses mensonges.
Une boule se forme dans ma gorge. Je n’arrive même plus à
articuler. Cette phrase tourne en boucle dans ma tête. « Il est mort ».
— Je t’appelle pour te demander si tu pouvais venir à l’enterrement,
il aura lieu dans trois jours. Même s’il ne t’a pas connue longtemps, il
tenait énormément à toi, tu le sais.
La simple évocation de son enterrement, me ramène à la réalité de la
chose. Emportée par un premier sanglot, mes larmes finissent par
accompagner celles de Maggy, pourtant à l’autre bout du monde.
— Quand est-ce arrivé ?
— Ce matin à l’aube. On a retrouvé son corps dans la remise. Il est
mort seul Emmy… Je m’en veux tellement, j’aurais dû être là. On a
besoin de toi. Si tu savais…
L’appel au secours de cette femme me fend le cœur. William a
finalement réussi son projet. Écrire un dernier livre et tirer sa
révérence. Je suis complètement bouleversée. Maggy tente de
continuer de me parler, mais elle pleure tellement que je ne suis pas
certaine de comprendre tout ce qu’elle me dit.
— C’est Sandra qui m’a donné ton numéro. Elle a même offert de
payer tes billets pour venir.
La générosité de mon ex-patronne me surprend, mais après tout, je
sais qu’elle a un cœur, fait de pierre, mais qui existe tout de même.

— Tu appelles son assistante, Mary, elle s’occupera de tout.


— D’accord Maggy. Compte sur moi. Je serai là.
Ma voix est tremblante d’émotion et lorsque je raccroche, je suis
sous le choc. Je pense soudain à ce jeu étrange du destin qui m’a fait
finir son livre le jour même de sa mort. La bile me monte à la gorge
alors que des larmes, qui semblent intarissables, ne cessent de couler
sur mes joues.
J’aimerais pouvoir me confier auprès de mes amis, mais c’est
impossible.
Je prends un long moment pour me reprendre et quand je me sens
capable de tenir une conversation sans m’effondrer en larmes,
j’appelle le bureau et demande à parler à Mary. Elle me confirme que
Sandra m’offre le voyage pour assister à l’enterrement. Focalisée sur
mon objectif, je n’arrive même plus à pleurer. Je décolle demain
matin, et dormirai à Glasgow. Contrairement à la dernière fois, c’est
un hélicoptère qui me conduira sur Skye, pour m’emmener
directement à Staffin, afin que je ne rate pas la cérémonie.
Le voyage sera donc beaucoup moins long. Avant que je ne
raccroche, Mary me stoppe.
— Emmy, attend, Sandra veut te parler !
Toutes ces conversations sont éprouvantes, j’ai beaucoup de mal à
tenir une pensée cohérente. Toutes les larmes versées me provoquent
un épouvantable mal de tête et j’ai l’impression de n’être plus qu’une
ombre nauséeuse.
— Bonjour. Sandra à l’appareil.
— Bonjour Sandra…
— Je te présente mes condoléances. Je crois que vous vous entendiez
bien et sa perte est vraiment terrible. Je suis déjà en train de chercher
une solution pour le remplacer. La situation est particulièrement
délicate.
Sa réponse me choque.
— Le remplacer ? Et tu ne vas pas à l’enterrement si je comprends
bien ?
— Non, nous n’étions pas si proches et son décès me donne
beaucoup de travail ici. J’ai des choses importantes à régler.
Cette femme me dégoute profondément.
— Je ferais livrer une couronne de fleurs au nom de la maison
d’édition. Même si tu ne travailles plus pour Talshay, tu pourras me
représenter ?

Bien que sa voix sonne d’une façon douce et amicale, je réalise que
cette femme est abominable. Mais ce n’est pas le moment de faire un
esclandre. Il y aura au moins quelques personnes qui tenaient à lui à
son enterrement.
Chapitre 26 : La cérémonie

Emmy

Le vol m’a paru durer une éternité. Tant pis si les gens m’ont
regardée comme une folle. Je n’ai fait que pleurer tout du long, mes
écouteurs vissés sur les oreilles, ma playlist collant parfaitement à
mon humeur. J’ai l’impression d’avoir failli à ma mission. Je l’ai laissé
se noyer dans sa noirceur, sans même me battre. Je suis partie comme
il me l’a demandé, sans chercher à aller plus loin. Je me dégoute.
Maintenant, le sol écossais semble triste. Même quand je suis
montée dans l’hélicoptère, je n’ai pas réussi à m’émerveiller des
paysages que nous survolions. Je ne suis pourvue que d’une seule
émotion : le chagrin, violent et dévastateur.
Habillée d’une simple robe noire, je ne suis même pas maquillée et
j’ai relevé mes cheveux en un chignon approximatif, dont des mèches
s’échappent constamment. Depuis trois jours je pleure, j’ai les yeux
bouffis, le nez rouge, et irrité par mes mouchages incessants.
Je sais que l’église n’est pas très loin de la plaine où l’hélicoptère
vient de me déposer. Les bourrasques causées par les pales ont fini de
ruiner les dernières traces d’apparence à peu près présentable que je
pouvais espérer avoir. Tant pis. À mon soulagement je vois que mon
taxi m’attend.
Je me sens au bord de l’évanouissement. Je tremble. Depuis
combien de temps n’ai-je rien avalé de solide d’ailleurs ?
— Mademoiselle Johnson ?
— Oui.
Je dois avoir vraiment une sale tête, mon chauffeur n’ose même pas
me regarder en face. OK. Mon nez dégouline… Mais je n’en ai plus rien
à faire.
— Je vous emmène jusqu’à l’église où aura lieu la cérémonie, elle
démarre dans une demi-heure. Je vous laisse ma carte, dès que vous
aurez besoin de moi, il suffira de me rappeler pour que je vienne vous
chercher.

Tout ça à l’air trop concret, trop réel. Un planning, une arrivée, une
cérémonie, un départ… L’après me terrorise.
Notre voiture noire se gare à quelques mètres et je suis surprise de
voir qu’il y ait autant de monde. Ce sont plus d’une centaine de
personnes qui se pressent autour du lieu de culte. Beaucoup sont en
larmes se blottissent les uns contre les autres et discutent avec un air
sincèrement désolé.
La situation est très différente de ce à quoi je m’attendais. Mouchoir
en main et cœur en miettes, je m’avance vers la foule qui attend à
l’extérieur, espérant croiser une personne que je connaisse. J’ai beau
scruter l’assemblée, je ne reconnais aucun visage familier. Je me sens
seule, perdue et vide.

Doucement arrive le corbillard le plus improbable que j’ai vu de


toute ma vie. Un 4X4 Land Rover noir rallongé et vitré, nous laissant
voir à l’intérieur le grand cercueil en chêne clair et aux poignées
dorées, recouvert de fleurs. Quand le véhicule s’arrête, un joueur de
cornemuse commence à interpréter « Amazing Grace ». Les notes
puissantes résonnent jusqu’au plus profond de mon cœur. Je n’arrive
pas à retenir mes larmes.
Alors que les agents commencent à préparer l’entrée du cercueil, je
remarque Maggy, tout habillée de noir, qui vient d’arriver. Chacun la
salue avec tendresse. La pauvre ne cesse de pleurer, sa peine alimente
la mienne. Derrière elle, je pense reconnaitre son fils Richard, qui lui
ressemble beaucoup, sa femme et leurs enfants. Je me tiens à l’écart,
j’ai l’impression d’être une intruse au milieu de tous ces gens qui se
connaissent si bien.

Je décide de me reculer un peu plus loin, pour que mes pleurs ne


dérangent personne. À l’écart, sous un érable rouge, je remarque
qu’une autre personne se tient comme moi en retrait de la foule.
Soudain, mon cœur loupe un battement. Mes oreilles sifflent et je dois
me retenir à la barrière toute proche de moi pour ne pas m’effondrer.
Je reconnais immédiatement la haute silhouette de William. Je crois
halluciner et suis frappée de stupeur.
Nos regards se croisent et il semble aussi surpris que moi de me voir
ici.
— William ?
Sans vraiment m’en rendre compte, mes pas m’ont porté jusqu’à lui.
Les larmes continuant de couler à flots sur mes joues.
Ses yeux verts s’arriment aux miens et comme deux âmes à la dérive
qui se retrouvent, nous nous raccrochons l’un à l’autre. Sa peine est
visible. Il a beaucoup changé en si peu de temps. Ses traits sont tirés, il
semble avoir perdu beaucoup de poids, ses cheveux sont hirsutes et sa
barbe a poussé d’une façon négligée qui ne lui ressemble pas.

— Emmy ? Mais… qu’est-ce que tu fous là ?


Dans sa voix, sonne une colère fatiguée. Complètement perdue, je
regarde le cercueil qui entre doucement dans l’église, Richard
soutenant sa mère et les petits-enfants tenant un portrait de leur
grand-père. Ne cessant de pleurer, je comprends soudainement que
c’est Sam que l’on enterre.
Le cœur déchiré entre la joie de découvrir que William est en vie et
le chagrin d’apprendre la mort de Sam, je ne sais plus du tout où j’en
suis. Il semble aussi perturbé que moi.
— J’ai cru que c’était toi…
Ne pouvant quitter le cortège des yeux, je pleure de plus belle cet
homme adorable qui m’avait accueillie. Ma première rencontre sur
cette ile. Un homme admirable et gentil. Ses grands yeux, couleur de
chocolat chaud, ses cheveux blancs, toujours en tenue de travail,
s’affairant à faire pousser le bonheur des autres.
— Quoi ?
— On m’a dit…

Soudain je réalise que personne ne m’a jamais dit qui était décédé.
J’ai tiré mes conclusions hâtives toute seule.
— J’ai cru que c’était toi…
— Sandra t’a envoyée pour m’enterrer ? Tu arrives un peu trop tôt. Il
faudra que tu fasses la queue. La file d’attente des personnes qui
attendent que je crève est longue, il va falloir prendre un ticket.
Je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Je perçois toute sa colère et
sa haine de lui-même dans chaque mot qu’il prononce.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je ne viens pas de New York,
mais de Royalton. J’ai quitté la ville en rentrant. Je ne me voyais pas
reprendre le travail à Talshay… Je me suis pris un petit appartement
pas très loin de chez mes parents dès mon retour et j’ai créé ma propre
entreprise, pour accompagner les commerçants du coin sur Internet.
Je sais maintenant que ma place n’était pas à New York. Je suis plus
heureuse à Royalton.
Comme si je venais de lui révéler une énigme à résoudre, ses yeux
me scrutent intensément. Il est si tendu et me regarde avec tant de
rancœur que je me demande s’il ne va pas me sauter à la gorge.
— Après tout ce que tu as fait avec Sandra ? Tu t’es donné beaucoup
de mal pour pas grand-chose au final.
Il me répond avec dureté et son attitude transpire le mépris.
— Attends, je ne te suis pas…
— Sandra t’a envoyée auprès de moi pour me « remonter le moral »,
et me pousser à écrire. Tu lui transférais tout au fur et à mesure.
Une ombre déçue et pleine de dégout passe sur son visage. Soudain,
tout s’éclaire. Il a cru que notre relation était commanditée par la
dragonne !
— Elle ne m’a jamais demandé de te séduire pour te changer les
idées ! Tu me prends pour qui ? Et je ne lui ai pas transmis ton
manuscrit, l’ordinateur que j’utilisais lui appartenait, elle avait installé
un virus qui lui permettait d’accéder à tout ce qu’il contenait en temps
réel. Je te rappelle qu’à l’origine, je ne venais que pour taper ton
manuscrit, je ne savais même pas que tu étais… Toi !
Je lui crie dessus. Je suis hors de moi. Comment a-t-il pu croire que
tout ce que nous avons vécu n’était que du cinéma. Et d’ailleurs, il
pense que je suis quoi ? Une salope opportuniste ? Je me doute que
dans sa petite cervelle, cette version de l’histoire lui convenait mieux.
C’était beaucoup plus facile pour lui à avaler que d’accepter que
quelqu’un puisse l’aimer.
La foule commence à rentrer dans l’église alors que nous réglons nos
comptes sous l’arbre aux feuilles rouges. Ce que je lui raconte semble
faire son chemin dans son esprit. Les yeux pleins de larmes, son
attitude change totalement. De la rancœur, il passe à la surprise puis
au regret. Et maintenant, c’est moi qui suis furieuse.
— Merde Emmy… J’ai tout fait foirer ! J’ai cru…
— Tu n’as pas eu confiance en moi. Tu as préféré croire ce qui
t’arrangeait. Il aurait juste suffi que nous discutions !
Soudain, dans ses yeux verts, je retrouve l’ombre de celui que j’aime
tant. Il n’arrive même plus à retenir ses larmes.
— Emmy… Excuse-moi…
N’en pouvant plus de toutes ces émotions, j’éclate en sanglots.
Triste, humiliée, joyeuse, en colère… Tout est trop flou. Je ne sais plus
où j’en suis. Alors que je m’écroule à genoux sur le sol, épuisée, il
s’accroupit près de moi. Il a l’air sincèrement désolé du merdier qu’il a
foutu.
Les larmes coulent abondamment sur mes joues. D’une caresse, qui
se répercute directement dans mon cœur, il les essuie avec douceur.
J’ai besoin de lui, comme il a besoin de moi. C’est une réalité à laquelle
nous ne pouvons échapper.

Nos regards sont comme ancrés l’un à l’autre. Je ne sais pas lequel
de nous deux fait ce premier geste, mais nos lèvres se rejoignent enfin,
dans un baiser d’une désarmante tendresse. Beaucoup trop émue, je
n’arrive plus à réfléchir correctement. La chaleur de sa peau, la
douceur de ses lèvres et l’évidence de mon besoin de lui l’emporte sur
toute forme de raison.
— Je suis désolé… J’ai cru que tu m’avais manipulé… Que tout ce
que nous avions vécu n’était qu’une mascarade de plus, organisée par
Sandra pour me faire tenir…
— Non, tout était sincère William.
Peut-être pressée par cette cérémonie qui nous rappelle que la vie
est trop courte, ou les larmes de Maggy qui a perdu son seul amour, je
lui redis, ces mêmes mots qui ont tournés dans ma tête pendant un
mois.
— Je t’aime William.
Cette confession fait redoubler le torrent de larmes qui nous assaille.
Comme s’il s’agissait d’un besoin vital, il me serre contre lui, et je me
blottis dans ses bras, m’abreuvant de tout son être qui m’avait tant
manqué.
— Je t’aime aussi Emmy, si tu savais comme je t’aime…
Nous sommes émus de nous retrouver. Bien que les circonstances
soient terribles, nous retrouvons l’un et l’autre la force de tenir et
d’avancer.

Les dernières personnes entrent dans l’église.


— On doit y aller. Viens.
Fermement accrochés l’un à l’autre, nous entrons et accompagnons
Samuel une dernière fois. Le cœur chargé de chagrin pour cet homme
qui va tant nous manquer.

**

William

Elle est revenue. Je n’en reviens toujours pas. Juste au moment où


j’étais sur le point de m’effondrer, comme un ange, elle m’est apparue.
Dire que j’ai vécu l’enfer depuis un mois serait un euphémisme.
J’étais déjà à moitié mort et la perte de Sam était mon achèvement. On
avait bien remarqué ses petits malaises. Lui nous jurait que tout allait
bien, comme je jurais à Maggy que ma mélancolie allait passer.
Elle n’était plus là, et je me retrouvais vide, inutile, sans aucune
inspiration pour pouvoir évacuer cet excédent de tristesse. Loin d’elle,
j’ai perdu le gout au peu qu’il me restait. Ce paysage me devenait
insupportable, le silence de la maison, que j’avais chéri si longtemps,
était assourdissant. Pour finir, le simple fait de respirer me semblait
difficile. J’ai essayé de me priver de tout ce qui me rappelait son
souvenir, espérant pouvoir me sevrer de tout ce qu’elle avait créé en
moi et dont j’étais devenu irrémédiablement accro. J’ai condamné sa
chambre désespérément vide d’elle, débarrassé son bureau, remisé la
bibliothèque… Et pourtant, je crevais toujours de son absence. J’ai
supprimé consciencieusement chacun de ses messages, sans les lire. Je
suis devenu une sorte de fantôme dans ma propre vie.

Mon comportement inquiétait tellement Maggy et Sam, qu’ils se


sont uniquement concentrés sur moi. Elle essayait de me préparer mes
plats préférés. J’étais incapable d’en manger plus de quelques
bouchées, tellement ma gorge était nouée. Sam faisait tout pour me
faciliter la vie, il essayait de me changer les idées et de me faire rire,
sans succès. J’étais centré sur ma petite personne. Je n’ai pas fait
attention aux signaux d’alerte que nous lançait son corps. Il a fait
quelques petits malaises, mais qu’il attribuait à un peu de surmenage.
À chaque fois il avait une bonne excuse. Après tout, cet homme
robuste n’était jamais malade et ne voyait le docteur qu’au bistrot pour
boire un coup avec lui. Nous pensions n’avoir aucune raison de nous
inquiéter.
Pourtant, ce matin-là, alors qu’il allait chercher une botte de foin
dans la remise, pour ses brebis, son cœur a lâché. Pendant que Maggy
s’affairait en cuisine et que moi je me morfondais dans mon bureau
sombre, Sam nous a quittés, assis sur sa botte de foin, le regard perdu
sur le paysage de la péninsule de Trotternish.
Il a fallu un moment avant que Maggy s’inquiète de l’absence de son
mari. Elle est venue voir s’il n’était pas chez moi, puis nous l’avons
cherché ensemble. C’est un véritable coup de massue qui s’est abattu
sur nous, quand nous l’avons trouvé dans la remise. Nous avons
évidemment appelé les secours qui n’ont pu que constater son décès.
Quelque part, je crois qu’il a eu la mort qu’il aurait choisie, chez lui,
regardant la terre qui l’a vu naitre.
Depuis, Maggy n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il a été
rapidement décidé qu’elle irait vivre chez son fils à Édimbourg. Elle
doit être près de sa famille, ce que je comprends tout à fait. Dès
demain matin, elle quitte Skye définitivement, des camions viendront
chercher ses affaires plus tard. Je me doute que Richard veut l’éloigner
de ma présence toxique. Sans Sam, qui veillera sur elle ?
Pris dans la tourmente de nos émotions, nous avons juste eu le
temps de lui faire un dernier au revoir. Emmy et moi, l’avons
longuement prises dans nos bras et partagé notre chagrin, de la perte
tragique de ce qui s’approchait le plus d’une figure paternelle à mes
yeux. Sam laisse un grand vide dans chacune de nos vies et la peine de
Maggy nous bouleverse tout autant. C’est avec le cœur gros que nous
avons laissé son fils Richard prendre soin de cette femme brisée, qui
semblait pourtant indestructible auparavant.
Ma maison me semble maintenant vide et étrangère. Près de moi,
ma jolie brune me permet de retrouver une bouffée d’oxygène, mon
cœur s’affole à nouveau dès qu’elle me regarde. Quand elle est près de
moi, tout me semble moins difficile à affronter, même le deuil.
Assis l’un en face de l’autre, nous buvons un café. J’avoue qu’elle a
mauvaise mine, mais elle est toujours aussi belle, sans aucun artifice.
Je me demande si ça n’est pas ce bon vieux Sam qui me l’a envoyée
directement pour me sauver.
— Tu repars dans combien de temps ?
— Demain.
Sa réponse me tord le ventre, je ne ferai pas deux fois la même
erreur. C’est une évidence, je n’ai plus rien qui me retient ici. Je ne
veux plus m’enliser dans la douleur du passé. Je veux avancer, le
regard plongé vers un avenir plein de promesses.
— Alors, je te raccompagne.
Elle ne semble pas comprendre ma réponse. Le cœur battant,
j’attrape mon téléphone, et j’appelle Sandra, mettant la conversation
en hautparleur.
— Allo, Sandra ?
Le visage d’Emmy semble se décomposer. Blanche comme un linge,
elle me fixe avec ses grands yeux vairons.
— William, toutes mes condoléances.
— Merci…

— Emmy est arrivée ?


— Oui, elle a pu assister à la cérémonie.
Volontairement, je ne lui précise pas que cette dernière se trouve
près de moi.
— Vous vous êtes revus ? Je vois bien que tu n’es plus le même
depuis qu’elle est partie.
— Oui nous avons pu parler un peu.
Les joues d’Emmy prennent la jolie teinte rosée que j’apprécie tant.
— Tant mieux. Pour le moment, je n’ai pas trouvé de remplaçant
pour l’entretien de la maison, mais ne t’en fais pas, on va vite trouver
une solution.
— C’est bon, j’en ai trouvé une, je rentre aux États-Unis. Plus rien ne
me retient ici.
Alors qu’Emmy me regarde, l’air choqué, les yeux exorbités comme
de grandes soucoupes, Sandra ne dit plus un mot. Pour une fois, elle
est surprise et il semblerait que ma réaction n’était pas du tout celle à
laquelle elle s’attendait. Mais comme à son habitude, elle rebondit.
— OK, tu as toujours ton appartement à New York, je vais mettre des
gestionnaires sur ta maison de Skye, on va en faire un gite, ça sera
impeccable, tu pourras y retourner autant que tu veux.
Radieuse, Emmy interpelle mon éditrice.
— Je crois qu’il n’aura pas besoin d’aller à New York, il va venir
prendre quelques vacances dans le Vermont.
— Emmy ?!
— Oui Sandra.
Je pourrais presque entendre la brune sourire à l’autre bout du fil.

— Je suis heureuse de voir que vous vous êtes retrouvés. Il a besoin


de toi Emmy, plus que tu ne le crois.
Je suis prêt à tout pour voir briller ses yeux comme en ce moment.
Mourir, tuer, ou simplement… Vivre.
Épilogue

Emmy
Deux ans plus tard…

Je ne sais pas depuis combien de temps il est assis à cette table, mais
c’est vraiment impressionnant, il enchaine à un rythme fou les
dédicaces. L’immense file de ses lectrices ne désemplit pas et je ne
peux que ressentir un immense sentiment de fierté quand je vois tout
le chemin accompli.
William Anderson, signe en son propre nom des centaines
d’autographes, et accueille les regards brillants de ses lectrices avec
une bienveillance et une humilité désarmante. Chacune a droit à un
petit mot, une attention, ou un sourire. L’auteur lugubre et ronchon de
Skye est bien loin.
La sortie de sa cinquième romance est un véritable succès, il est
heureux. Depuis deux ans, nous avons trouvé notre rythme dans notre
vie commune dans le Vermont.
Je reste tapie dans les coulisses, légèrement cachée par les panneaux
publicitaires de ses romans et profite discrètement de ce spectacle qui
me réchauffe le cœur.
Sandra ne cesse de m’envoyer des messages pour savoir comment il
va. J’ai fini par comprendre qu’il y avait une véritable amitié entre ces
deux-là. Tout ce qu’elle a fait pour lui, c’était pour le sauver de lui-
même, et presque involontairement elle a réussi. Elle a vu son ami
perdre pied et Maggy lui a confirmé qu’il s’était passé quelque chose
entre nous. La dragonne restant elle-même, elle a utilisé la tragédie du
décès de Sam, pour en faire une occasion de me renvoyer près de mon
écrivain, telle une bouée de sauvetage, dans un geste désespéré.
Comme elle le dit souvent « un problème est une opportunité qui
n’avait pas encore été envisagée ».
William reste tel un funambule, marchant sur un fil, à l’équilibre
fragile, mais je suis près de lui, et je le soutiens à chaque pas.
J’apprends à composer avec ses phases d’excitations alors qu’il a une
nouvelle idée, ou les petites angoisses de fin d’écriture, lorsque la peur
du vide l’envahit. Je respecte son besoin de s’isoler quand il écrit et le
soutiens dans chacun de ses moments de doute. Je suis toujours là,
œuvrant de tout mon amour dans l’ombre.
Il ne veut pas décevoir ses lectrices, pourtant, je vois bien qu’il a
besoin d’une petite pause. Alors discrètement, je me glisse derrière un
des agents de sécurité pour lui demander de bloquer la file un petit
quart d’heure.
— Ça va ? Tu tiens le coup ?
— Oui, toujours quand tu es là. Tu as vu la fille de tout à l’heure ? La
jolie rousse ?
— Celle avec la robe à fleurs ?

— Oui. Tu ne trouves pas qu’elle ferait une belle héroïne ?


Et le voilà parti à m’expliquer l’idée qui est en train de germer dans
son cerveau. Il prend rapidement des notes sur son petit carnet pour
tenter d’apaiser son esprit gourmand. Au dernier décompte, il avait
encore une dizaine d’histoires prêtes à éclore.
Derrière moi apparait sa plus grande fan : ma mère.
— Bonjour les enfants ! Quel monde ! C’est fou. J’ai l’impression
qu’elles sont encore plus nombreuses à New York que la dernière fois,
dans la grande librairie de Washington.
Ma mère ne peut s’empêcher de venir à chaque séance de dédicace,
nous apportant ses fabuleux muffins, et autres cafés.

À peine William a-t-il passé le pas de la porte de chez mes parents


qu’il a immédiatement été adopté et considéré comme leur propre fils.
Certes, ma famille n’est pas fortunée, mais elle est riche d’amour.
— Tu peux me dédicacer ce roman ou bien il faut que je fasse la
queue ?
Le pire c’est qu’elle est sérieuse.

— C’est pour la fille de ma coiffeuse, je suis certaine qu’elle sera


heureuse.
— Sonia, quand vas-tu arrêter d’acheter mes romans pour les offrir à
tout ton entourage ?
— Jamais !
J’aime leur complicité et la façon dont ils se taquinent
constamment. William lui lance un regard, plein d’affection, et lui
griffonne un mot pour une certaine Jenny, qui, d’après ma mère, est
une véritable addict à la romance.
— Après tout, c’est normal que j’achète chacun de tes romans, c’est
l’héritage que vous lèguerez à vos enfants. D’ailleurs Emmy, tu devrais
aller te reposer, dans ton état, ça n’est pas bon que tu restes debout
aussi longtemps.
William acquiesce. Les deux têtes de mules sont plantées devant
moi. C’est inutile de luter, le combat est perdu d’avance. Je n’ai plus
qu’à aller m’assoir au calme, tout en caressant mon ventre très rond.
Le cœur rempli de joie, j’admire l’homme que j’aime. Il a réussi à
rompre avec la noirceur de son histoire familiale. Notre petit Samuel
sera le premier Anderson à recevoir le bonheur en héritage.
FIN.
Playlist

The road that take me home des Celkilt


Knockin' On Heaven's Door de Bob Dylan
Unsteady de X Ambassadors
Distance is a thing de Tom Leeb
Deep End de Draughty
Feeling Good de Muse
I Feel Like I’m Drawing de Two Feet
Shadow Bloom de Florist
Mississippi de The Secret Sisters

Leave The Light On de Marissa Nadler


The Man Who Sold The World de Nirvana
Nothing Left To Say / Rocks de Imagine Dragons
Fail for You de Luke Sital-Singh
Funeral de Phoebe Bridgers
Mon alliée (The Best In Me) de Tom Leeb
Tribal King de Clann An Drumma

Cette playlist est disponible sur YouTube :


https://www.youtube.com/playlist?
list=PLUjLX5NQyw5VLJCnOlUG6dqsoUsi1D4mM
Remerciements

Tout d’abord je voudrais te remercier, toi, qui tiens ce livre entre tes
petits doigts. Si si… Je sais que tu me lis et ça me touche beaucoup. Je
suis toujours surprise que mes histoires puissent t’intéresser et
pourtant, tu es là, au rendez-vous et tu as lu ce livre jusqu’au bout. La
preuve, pour en arriver à lire les remerciements, c’est que tu n’as pas
du tout envie de lâcher ce roman. Pourtant, il va bientôt le falloir. Il est
terminé.
Tu te demandes peut-être comment je fais pour écrire plusieurs
romans par an ? Eh bien c’est très simple. Je suis entourée de
personnes absolument merveilleuses qui m’aident chacune à sa
manière.
Tout d’abord, il y a mon premier fan, mais aussi mon critique le plus
difficile : mon mari Grégory. Il me soutient du mieux qu’il peut, me
fait les gros yeux quand je me laisse dévorer par l’écriture, me fait
gagner beaucoup de temps. Comme tu as pu le lire, être le conjoint
d’un auteur n’est pas une chose facile, mais j’avoue que quand je vois
comme il est fier de moi, je me dis que le jeu doit en valoir la
chandelle.
Mon amie Katia, ou Aki I. Elle corrige mes romans depuis le
premier. En plus d’être une excellente correctrice, elle est d’un soutien
infaillible.
Maëlys, qui m’aide à préparer tous les jolis visuels que tu vois sur les
réseaux sociaux. Elle qui ne lisait pas souvent, la pauvre, s’est
retrouvée propulsée dans les dévoreuses de livres. En plus, elle me fait
tout un tas de petits cadeaux, elle est trop mignonne. Oui Emmy c’est
aussi un peu elle.
J’ai rencontré pour la première fois Maya Aasri de M.A. VISION qui
a créé, avec ses petites mains de fée, cette incroyable couverture et la
bannière Facebook. C’est vraiment une fille incroyable et hyper
talentueuse. Je suis heureuse d’avoir croisé son chemin.
Pendant l’écriture, j’ai fait appel à des filles incroyables. Virginie
Cansier, qui comme toujours m’encourage à chaque mot écrit. Ne lui
dis pas, mais je crois bien qu’elle pense que je suis une sorte de
licorne… Elle vient de sortir le tome 4 de la saga des frères Chandelin,
Ian, il est trop canon… Il faut absolument que tu le lises… C’est
l’histoire de quatre frères trop beaux qui ont chacun un pouvoir et…
Ah mince, je m’égare… Pardon. Pour info, tu peux retrouver sa saga
sur Amazon.
Donc je reprends, dans celles qui m’ont soutenue pendant l’écriture
il y a eu Sarah, qui a fait des études pour être Community Manager, et
qui m’a beaucoup inspirée, elle aussi pour l’Emmy du début. Mélissa,
qui est chroniqueuse et c’est une bêta lectrice incroyable. Sur Skye, elle
a fait ses premiers pas en alpha lecture et j’avoue que je suis fière
qu’elle ait fait ça avec moi. Il y a aussi Maly, qui habituellement relit
les manuscrits d’auteurs que j’admire. Je ne sais pas trop comment
elle est arrivée là… Mais je ne lui dis rien pour ne pas qu’elle reparte.
Et il y a mes petites bêtas lectrices, qui m’ont fait leurs retours :
Manuella, Carine, Charline, Nadine (que des noms en ine) et pour la
première fois Koko, Émilie et Virginie. Je crois que sans elles, je
deviendrais totalement dingue quand le livre sort. Chacune m’a
beaucoup aidée.
Une pensée particulière pour mon mentor qui continue de me
supporter, mais je ne sais pas bien comment il peut faire.
Il y a aussi des personnes qui jouent un rôle important après la
sortie du livre. Je pense aux chroniqueuses. Elles me suivent depuis le
tome 1 de Méandres et je trouve ça incroyable. Il y a les
Instagrammeuses et les modératrices de groupes sur Facebook.
Mais_lis_ça, Lectures de Ber0se, Plume de Laine, La citadelle de mes
lectures, Les avis livresques du phénix, MJey, Cobooks and Co, Ln
Fraser Evans, Mélody Melot… Je ne peux pas citer tout le monde, ce
serait trop long, mais elles sont vraiment incroyables.

Comme tu peux le voir, je suis bien entourée pour chaque livre et


chacune des personnes citées tient une place particulière dans mon
cœur.
Notes de l’auteur

Cette histoire a été un véritable challenge à écrire pour moi. Tout


d’abord parce qu’elle contient quatre histoires complètes. J’ai
développé La noirceur en héritage, The darkness of Love & The real
wealth. Ne les cherchez pas sur Internet, elles n’existent que dans mon
esprit perturbé.
Tout le travail sur La noirceur en héritage a été véritablement
difficile pour moi, car il s’agit là de tout ce qui me répugne au plus
haut point. J’ai d’ailleurs dû modifier certaines parties, car chaque
séance d’écriture me rendait profondément triste, j’avais du mal à
remonter la pente. Je vous rassure, la famille Bouin n’existe pas. Je me
suis inspirée de plusieurs familles pour n’en faire qu’une seule,
particulièrement épouvantable. Mais j’ai écrit ce récit à partir de faits
historiques bien réels, malheureusement.
Les scènes d’écriture de William Anderson sont inspirées de ma
façon de créer un livre. Je crois que c’est aussi le cas pour pas mal
d’autres auteurs qui composent de façon compulsive. Les émotions
directement branchées sur mes personnages, et le cerveau carburant à
toute allure à longueur de temps, sans jamais lâcher le projet.
Toujours présente, mais la tête ailleurs.
Pour la petite histoire, deux fois je me suis réveillée en pleine nuit
pour composer les poèmes qui sont dans ce livre. Comme quoi, même
en dormant, ça ne s’arrête pas.
J’espère que vous aurez aimé découvrir les aventures d’Emmy et
William et que ça vous aura donné envie d’aller faire un petit tour sur
une certaine petite ile d’Écosse. Attention aux midges et aux haggis
sauvages. Vous êtes prévenus…
N’hésitez surtout pas à laisser vos commentaires sur Amazon et les
autres plateformes afin de me soutenir dans mon projet. Chacun de
vos petits mots me touche et me permet d’apparaitre plus souvent
dans les recommandations de lectures.
Vous pouvez me retrouver sur Facebook & Instagram pour être
tenus au courant des dernières nouvelles sur mes projets en cours et à
venir. N’hésitez pas à me contacter. Normalement, je ne mords pas (en
général).
À très bientôt pour de nouvelles aventures !
Du même auteur

Mes livres sont disponibles sur Amazon (ebooks, abonnement


Kindle et format broché) :

Romance paranormale
Saga Méandres :
– Méandres — Tome 1 : Le lien
– Méandres — Tome 2 : Asanawa
– Méandres — Tome 3 : Entraves
– Méandres — Tome 4 : Athamé

[1]
Réunion
[2]
CM ou animateur de communautés web, est un expert des communautés en ligne. Son
rôle est de fédérer une communauté d’internautes autour d’un intérêt commun et d’animer les
échanges sur ce thème, tout en veillant au respect des règles de bonne conduite au sein de la
communauté. Le community manager a pour mission principale de développer la présence de
l’organisation dont il se fait le porte-parole (marque, association, personnalité…) sur les
médias sociaux.
[3]
New York doit son surnom de « Big Apple » (la « grosse pomme ») à un célèbre
journaliste sportif américain des années 20. John J. Fitz Gerald couvrait pour le New York
Morning Telegraph les courses hippiques, très populaires à l’époque.
[4]
Personnage de fiction issu du légendaire de la Terre du Milieu créé par l’écrivain
britannique J. R. R. Tolkien.
[5]
As soon as possible : aussitôt que possible.
[6]
Ou panse de brebis farcie, est un plat traditionnel écossais consistant en une panse de
brebis farcie d’un hachis à base de viande, traditionnellement des abats de mouton, et
d’avoine.
[7]
Les passagers et les pèlerins du Mayflower sont souvent considérés comme faisant
partie des premiers colons à l’origine de ce qui deviendra les futurs États-Unis.
[8]
Jamie MacKenzie Fraser est un personnage de fiction issu de la saga littéraire
Outlander de Diana Gabaldon, qui se déroule en Écosse.
[9]
Cette référence ne sert à rien. Regardez sur Internet…
[10]
Il s’agit en fait du Loch Duich
[11]
Tendance littéraire réjouissante. Le roman feel good s’impose aujourd’hui comme le
genre permettant aux lecteurs d’entrer dans une parenthèse positive, comme une
échappatoire au quotidien. Littéralement, on peut parler de « livre qui fait du bien ».
[12]
Partie la plus occidentale de la Guinée.
[13]
Traduction : Je ne suis pas fou, ma réalité est juste différente de la vôtre.
[14]
Traduction : La noirceur de l’amour.
[15]
Sillon interfessier. Creux qui sépare chacune des deux fesses, formant un arc médian
suivant la courbure du sacrum et du coccyx, s’étirant entre le périnée en bas, et en haut la
région sacrée haute.
[16]
Les fans du Seigneur des anneaux ont probablement compris la référence à Gollum.
[17]
Personnage de fiction inspiré par le roman de Dodie Smith, « The One Hundred and
One Dalmatians » et adapté par les studios Disney en 1961 dans le long métrage d’animation
Les 101 Dalmatiens.
[18]
Dans la mythologie grecque, les Muses sont les neuf filles de Zeus, qui présidaient aux
arts libéraux.
[19]
Muse de la rhétorique, donc de l’éloquence. On lui prêtait la faculté d’inspirer les aèdes
et auteurs des poèmes et des récits les plus admirables.
[20]
Randonnée pédestre dans des régions montagneuses difficilement accessibles.
[21]
Femme ayant une carrière professionnelle particulièrement développée, surtout dans
le domaine des affaires et dont la vie personnelle passe en second plan.
[22]
Créature des ténèbres de l’univers de la saga littéraire Harry Potter. Considérée
comme la plus abjecte qui soit au monde. Les Détraqueurs se nourrissent de la joie humaine,
et provoquent par la même occasion du désespoir et de la tristesse sur quiconque se trouve à
proximité. Ils sont aussi capables d’aspirer l’âme d’une personne, laissant leur victime dans un
état végétatif irréversible.
[23]
Personnage de fiction du roman 1984 de George Orwell. L’expression « Big Brother »
est depuis utilisée pour qualifier toutes les institutions ou pratiques portant atteinte aux
libertés fondamentales et à la vie privée des populations ou des individus.
[24]
Personne qui n’est pas noble.
[25]
Traduction : La véritable richesse.

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