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Devious Lies
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Note de l’auteure
Avant-propos
Partie Un : TACENDA
Chapitre Un
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Partie Deux : Sauver
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
COMMENTAIRES :
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Chapitre Seize
Chapitre Dix-sept
Chapitre Dix-huit
Chapitre Dix-neuf
Chapitre Vingt
Chapitre Vingt-et-un
Chapitre Vingt-deux
Chapitre Vingt-trois
Chapitre Vingt-quatre
Chapitre Vingt-cinq
Chapitre Vingt-six
Chapitre Vingt-sept
Chapitre Vingt-huit
Chapitre Vingt-neuf
Chapitre Trente
Chapitre Trente-et-un
Chapitre Trente-deux
Chapitre Trente-trois
Chapitre Trente-Quatre
Chapitre Trente-cinq
Chapitre Trente-six
Chapitre Trente-sept
Chapitre Trente-huit
Chapitre Trente-neuf
Chapitre Quarante
Chapitre Quarante-et-un
Chapitre Quarante-deux
Chapitre Quarante-trois
Chapitre Quarante-Quatre
Chapitre Quarante-cinq
Chapitre Quarante-six
Chapitre Quarante-sept
Chapitre Quarante-huit
Chapitre Quarante-neuf
PARTIE QUATRE : FINIFUGAL
Chapitre Cinquante
Chapitre Cinquante-et-un
Chapitre Cinquante-deux
Chapitre Cinquante-trois
Chapitre Cinquante-quatre
Chapitre Cinquante-cinq
Épilogue
Remerciements
Parker S. Huntington
Devious Lies
Collection Infinity
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Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce livre
de leur droit.
Devious Lies
ISBN : 9791038121812
(nom masculin) Ensemble des événements qui composent la vie d’un être
humain, parfois considérés comme résultant de causes distinctes de sa
volonté.
Le destin murmure au guerrier : « Tu ne peux pas résister à la tempête
», et le guerrier murmure en retour : « Je suis la tempête ».
— INCONNU
Partie Un : TACENDA
tacenda
/ton sen-da/
Choses dont il ne faut pas parler ou qui ne doivent pas être rendues
publiques.
Choses qui ne doivent pas être dites.
Nash
Emery
Emery
L’amour.
Je m’étais toujours sentie mal que les gens courent après quelque chose
d’aussi inconstant. Quelque chose qui pouvait être là un jour et disparaître
le lendemain.
L’amour me faisait penser à la voiture de Nash, parsemée de bleus d’un
ancien propriétaire ; bien entretenue par son locataire actuel ; et faisant
toujours tic-tac en attendant son destin, abandonnée dans une casse de
Caroline du Nord.
La psy chez qui Mère m’avait envoyée lorsque j’avais onze ans et que
j’avais surpris Mère un peu trop proche de mon oncle Balthazar me dirait
que j’examine à nouveau la vie avec trop d’attention. Mère la payait aussi
pour que je me taise par tous les moyens. J’avais entendu leur conversation
en revenant des toilettes.
Toute cette histoire était inutile.
Ça n’aurait aucune importance, même si j’en parlais à papa. Les
domestiques racontaient des ragots sur les disputes de mes parents et
disaient qu’il la quitterait dès que je serais diplômée du lycée. Je les avais
crus. Papa et Mère se parlaient rarement, et quand ils le faisaient, leurs
conversations tournaient autour des affaires.
Pendant mes séances, ma psy m’avait dit qu’oncle Balthazar était la
représentation de mes démons dans mon esprit. Ma mère était censée être
une analogie de la force, comme si on pouvait même y croire. La force.
Et la proximité entre oncle Balthazar et Mère ? Selon le docteur Dakota
Mitchum, psychologue diplômée de Caroline du Nord : la force qui tue mes
démons.
Papa était un planificateur. Il anticipait les coups comme un grand maître
d’échecs et les contrait sans pitié, ce que j’enviais. Je m’étais dit que si je
me rebellais trop fort contre Mère avant qu’elle et papa divorcent, je
déclencherais un effet papillon. Alors, j’avais fermé ma gueule, assisté aux
séances de psy et passé une heure entière à me demander quel rang
obtiendrait le Docteur Mitchum dans les Hunger Games.
J’avais appris quelque chose du Docteur Mitchum, cependant. Elle
m’avait dit que j’avais besoin d’un exutoire pour mon esprit créatif. Un
exutoire pour mes émotions, également. Elle m’avait suggéré le dessin.
J’avais commencé à mettre les gens dans l’embarras à la place.
L’imprimante à T-shirt que papa m’avait offerte pour mon sixième
anniversaire était restée en sommeil au fond de mon placard. Je l’avais
sortie, avais enlevé l’épaisse couche de poussière, et imprimé un T-shirt
Winthrop Textiles qui disait « Dimanches Horizontaux ». Quand Mère
m’avait demandé ce que ça voulait dire, j’avais insisté sur le fait que c’était
un groupe indépendant dont elle n’avait jamais entendu parler.
Les T-shirts étaient devenus ma façon d’affronter la vie, et finalement, ils
étaient devenus la façon de Reed de m’aider à faire face à la vie.
Convenable pour la princesse des textiles de Caroline du Nord. Mère n’en
avait aucune idée. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle détestait les T-shirts
et m’interdisait de quitter la maison autrement qu’en vêtements de marque.
Mais papa ? Mon brillant et attentif papa… Il avait toujours remarqué que
les T-shirts du jour, les TSDJ, comme Reed les appelait, signifiaient que
j’avais quelque chose à régler.
— Tu es prête ?
Reed agita sa chemise blanche comme un drapeau, cachant le devant de
celle-ci. C’était ma coupe préférée que l’usine de papa fabriquait, quelque
chose de confortable et de doux qui me donnait envie de me blottir contre
Reed et de regarder un film d’horreur avec lui.
Je m’étais déjà glissée hors de ma robe abîmée et dans un T-shirt
fraîchement imprimé. Mes genoux étaient pressés contre ma poitrine. Je
m’étais assise sur mon lit, recouvrant les mots que j’avais placés sur le T-
shirt dix minutes auparavant.
L’adrénaline avait disparu pendant le trajet du retour et j’avais passé le
reste du temps depuis à faire semblant d’aller bien alors que tout ce que je
voulais, c’était remonter le temps et faire payer Able Cartwright.
Je n’étais pas du genre clémente. Je m’accrochais aux rancunes et les
élevais comme un animal domestique favori, sans jamais oublier de les
nourrir, de les divertir et de leur tenir compagnie. J’avais besoin de me
venger, ou je passerais chaque seconde à me prendre la tête sur chaque
détail du toucher d’Able.
Reed alluma l’imprimante à T-shirts et déboutonna sa chemise. Je fis
semblant de détourner le regard des muscles tendus qu’aucun garçon de son
âge ne devrait avoir et attendis, les yeux réellement fermés, qu’il fasse
glisser le tissu sur sa tête et le long de son torse.
— Je suis prête.
Je passai mes doigts dans mes cheveux noués avant de couvrir ma
poitrine de mes deux paumes et de me précipiter sous les couvertures.
Je fus prise de l’envie de lever les yeux au ciel devant ce jeu enfantin
auquel nous jouions souvent, mais je ne le fis pas parce que l’idée qu’un
jour viendrait où il toucherait à sa fin me faisait peur. Je voulais être vieille
et grisonnante, et quand même continuer à faire des T-shirts ridicules avec
Reed.
Reed se rapprocha du lit.
— 1… 2…
À trois, il retourna sa chemise et je baissai mes mains avec une
synchronisation parfaite. Nous tombâmes sur les draps, comme des anges,
riant aux éclats et le bonheur sur les joues alors que nous réalisions que
nous avions imprimé la même phrase sur nos T-shirts.
ABLE CARTWRIGHT A UNE PETITE QUEUE.
C’était drôle, mais pas si drôle. Je savais ce qu’il faisait, cependant. Il
essayait de me faire oublier ce qu’il s’était passé de la seule façon qu’il
connaissait. J’appréciais l’intention, mais seule la souffrance d’Able serait
capable de soulager mes doigts tremblants.
— Tu es mon meilleur ami, Reed.
Les mots m’échappèrent comme un soupir que j’aurais dû enchaîner en
moi.
Je m’attendis à le regretter, mais le sentiment ne vint jamais.
Au lieu de cela, celui de tout à l’heure embua la pièce. Je n’osai pas lui
donner un nom alors qu’il me possédait, rapprochant ma main de celle de
Reed. Nos doigts se frôlèrent, mais je retirai les miens et fis passer ça pour
un accident, en allant frotter de la fausse peluche à proximité.
Subtil.
Reed se retourna sur le ventre et étudia mon visage. Ses boucles dorées
étaient identiques aux miennes, bien que les siennes soient naturelles, et il
avait deux yeux bleus, contrairement à mon unique œil. J’avais envie
d’effleurer du bout des doigts ses paupières jusqu’à ce qu’il les ferme et
déposer un baiser sur chacune d’elles.
Me retenir n’avait jamais été mon point fort, mais je le fis avec Reed
parce que j’avais trop à perdre. Même quand j’avais envie d’empoigner, de
réclamer, d’embrasser, je me retins.
Ses doigts jouaient avec les pointes de mes cheveux, les ramenant sur ma
joue et les utilisant pour me chatouiller.
— Est-ce que tu vas bien, Em ?
Je tirai sur son oreille jusqu’à ce qu’il s’arrête et envisageai d’ignorer la
question, mais ne le fis pas. Il aurait demandé encore et encore jusqu’à ce
que je crache le morceau.
Les Prescott étaient une bande d’acharnés.
Betty pouvait interroger un terroriste armé de son seul sourire et d’une
tarte aux pommes faite maison.
Les yeux doux de Hank étaient des armes de confession massives.
Reed n’avait jamais entendu le mot « non » de sa vie.
Et Nash… Eh bien, Nash était Nash. Tout ce qu’il avait à faire était de
respirer, et les gens se bousculaient pour lui plaire. Il avait une présence que
l’argent ne pouvait acheter.
« Les moutons gravitent autour des personnes sympathiques. L’amabilité
n’est pas une qualité qui s’apprend, mais une avec laquelle on naît »
m’avait un jour dit ma mère après que Basil eut invité tous les élèves de
notre classe à son dixième anniversaire, sauf moi. Elle m’avait regardé de
haut, la déception teintant sa voix. « Je suis sympathique, toi non. Je dirige
la Junior Society, tu es une paria. Tu devrais peut-être apprendre à agir
comme un mouton. »
L’existence de Nash faisait des trous dans la théorie de Mère. Il était à la
fois antipathique et magnétique. J’emmerdais les moutons. Quand je serais
plus grande, je voudrais être comme lui.
— Est-ce que tu vas bien ? répéta Reed.
Non.
Oui.
Je ne savais pas. Physiquement, pas mal. Mentalement ? Un peu secouée
et la tête remplie d’envies de meurtre. Mais Reed était un pacifiste dans
l’âme, et je n’avais aucune idée de ce qu’il dirait s’il savait ce que je ferais
si jamais je mettais la main sur Able.
L’adrénaline m’avait apaisée devant le bureau, mais maintenant que
j’étais à la maison, mon corps exigeait que je me batte ou je tremblerais
sans jamais m’arrêter.
— Oui, crachai-je finalement le morceau.
Comme Reed continua à m’étudier, j’écartai mes cheveux de mon visage
et m’assis.
— Je te le promets. Je vais bien. Je ne te mentirais pas.
Mais un mensonge par omission…
Il m’apparut que mes mensonges s’étaient empilés comme un accident de
la route à un carrefour. L’un après l’autre, encore et encore. Il fallait que
j’arrête, mais l’alternative, c’est-à-dire la vérité, me plaisait moins.
— Tu es sûre ?
— Oui. Arrête de demander, Reed.
Je levai les yeux au ciel à son intention d’un geste exagéré, jetai un bref
regard à l’horloge et je me glissai sous les couvertures, espérant qu’il allait
laisser tomber le sujet.
Après une minute à me regarder faire semblant de dormir, c’est ce qu’il
fit. Honnêtement, Able Cartwright ne me dérangeait pas. Je l’avais
combattu. Je l’avais arrêté. J’avais gagné.
Able Cartwright était un cafard. Il faudrait peut-être un nombre ridicule
de tentatives pour l’écraser, mais qu’on ne s’y trompe pas, la vie allait bien
finir par le faire.
Les cafards finissent par mourir.
Ce béguin, d’un autre côté ?
J’avais tout essayé, de sortir avec d’autres garçons jusqu’à embrasser
Stella Copeland dans son placard pendant un jeu de sept minutes au paradis.
Et pourtant, celui-ci avait un battement de cœur.
Dynamique. Fort. Palpitant de vie.
Et je n’avais pas envie de le tuer.
Chapitre Quatre
Emery
— Je ne comprends pas !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Arrêtez, je vous en prie ! Je vous en supplie.
Une dispute envahit mes rêves. Je tendis les mains, celles-ci trouvant des
draps vides dans l’obscurité sans étoiles. Reed était parti. Je croisai les
doigts et espérai que papa ne l’avait pas trouvé en train de sortir en douce
de ma chambre. J’aurais préféré me jeter sur une lame plutôt que de laisser
Reed payer pour m’avoir rendue heureuse.
Après avoir enfilé un short à lacets sous ma chemise trop grande, je me
forçai à sortir du lit et à poser le pied dans le couloir. Mes bras enlacèrent
ma poitrine et je frissonnai dans le froid, maudissant ma mère et son besoin
de maintenir la climatisation à dix-huit degrés.
« Seuls les pauvres souffrent de la chaleur, chérie. »
Je suivis les voix dans le salon. Le bâillement s’éteignit dans ma bouche à
la seconde où j’aperçus mes deux parents, Hank et Betty Prescott, Reed et
Nash. Ils se tenaient les uns à côté des autres autour des murs de la pièce
comme une exposition chez Madame Tussauds, figés dans divers degrés de
rage et d’anxiété.
Le manoir Winthrop était fait de marbre froid avec une touche de ferme.
Reed plaisantait en disant que papa était la ferme et que maman était le
marbre froid.
Ce soir, le marbre avait pris le dessus, et nous nous tenions à l’intérieur
d’une tombe statuaire, en or et en argent, momifiés, à attendre que la vie
passe et nous oublie.
Je frottai mes yeux fatigués et m’imprégnai de la scène aussi vite que
possible. Maman arborait son regard figé bien à elle. Papa était debout
comme un Hummer, imposant, les bras croisés comme s’il mettait au défi
quiconque de lui parler.
Des tremblements secouaient la silhouette ronde de Betty. Hank alternait
fixement son regard entre Betty et Nash, dont les épaules détendues
semblaient exprimer leur ennui, mais l’instinct exigeait que je ne sois pas
dupe. Il était plus alerte que le reste d’entre nous.
Les poils de mes bras se hérissèrent et je concentrai mon attention sur
Reed. Menotté à côté de son frère, sa fureur n’épargnait aucun de ses traits.
Je le reconnus à peine à travers sa mine renfrognée.
Devant la cheminée, les mains sur les hanches, deux inspecteurs parlaient
à tour de rôle, badges de police fièrement affichés. J’avais été transportée
dans une suite de L’Inspecteur Harry, sauf qu’au lieu de Clint Eastwood,
j’avais eu droit à des costumes bon marché et une mère du Sud affolée.
(Betty, pas Virginia. Ma mère n’en avait rien à faire.)
— Reed ?
Ma voix stoppa les cris.
Les deux inspecteurs me scrutèrent à l’unisson. Je ne voulais pas penser à
mon apparence, avec mes joues tachées de mascara et mes cheveux en
bataille, mes bras serrés autour de ma poitrine pour réprimer le froid et mes
pieds enfoncés dans les pantoufles rose vif que Reed m’avait offertes
l’année dernière.
À la place, je me tournai vers Reed.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Mes yeux plongèrent sur les menottes qui reliaient ses poignets.
— Pourquoi es-tu menotté ?
— Able est à l’hôpital.
La voix appartenait à Reed, mais ça ne ressemblait pas à Reed. Ça
ressemblait à de la rage, à peine voilée, cherchant une cible.
— Il s’est réveillé assez longtemps pour dire à la police que je l’ai
tabassé.
Un inspecteur s’approcha de Reed.
— C’est un aveu ?
Ses yeux s’attardèrent sur le T-shirt « Able Cartwright a une petite queue
» de Reed et je réalisai que nous ne les avions jamais enlevés. Super.
Nash se plaça devant son frère, le bloquant de leur champ de vision.
— Ce n’est pas un aveu, parce que c’est moi qui l’ai fait.
L’autre inspecteur secoua la tête. Son chignon bougea avec le
mouvement.
— Monsieur Prescott, vous voulez me faire croire que vous avez agressé
un garçon de dix ans plus jeune que vous, que vous ne côtoyez pas, dont
vous n’allez pas dans la même école que lui et ne vivez plus dans la même
ville que lui ? Permettez-moi de vous rappeler qu’entraver une enquête est
illégal, et que la victime a déjà identifié son agresseur.
— Nash !
Betty porta son regard d’un de ses fils à l’autre, le désespoir transformant
ses sourcils en un pic qui se rejoignait au milieu.
— Tu ne prendras pas la responsabilité de quelque chose que tu n’as pas
fait.
— Maman…
— Nash.
Leur échange de regards dura une minute entière. La tension embaumait
l’air et personne n’osait faire de bruit en respirant. Pendant ce temps, je
gardais la tête baissée, confuse comme j’essayais et échouais à donner un
sens à tout ça. Reed n’était pas violent. Cela ressemblait plus à Nash, dont
Basil avait l’habitude de rapporter qu’il aurait frappé un homme pour
l’avoir regardé de travers.
Reed était un pacifiste. Il déchargeait son agressivité sur le terrain de
football. Même autrefois, il était quarterback, et je ne l’avais jamais vu
tacler quelqu’un d’autre. Jamais. Et j’étais allée à tous ses matchs depuis
que sa mère était devenue notre gouvernante et que son père était devenu
notre jardinier.
Une fois, une bagarre avait éclaté sur le terrain de football, et Reed avait
été le premier à se diriger vers la ligne de touche et à attendre que ça se
calme. Pourtant, il s’était battu pour moi. Ce plaisir dans ma poitrine,
comme un ballon remplissant d’air l’espace autour de mon cœur, revint.
— Inspecteurs…
Papa s’avança, sortit un cigare de sa poche avant et un briquet de celle
arrière, puis l’alluma. Nous attendîmes pendant qu’il inclinait le cigare au-
dessus de la flamme, prenant son temps pour le tourner jusqu’à ce que le
pied s’enflamme.
Quand papa parlait, tout le monde écoutait. Cela arriva sans faute. Il
n’avait dit qu’un mot, et nous nous étions arrêtés. Même lorsqu’il porta le
cigare à ses lèvres, inspira, le tint en l’air et expira, nous attendîmes.
Les invités au cotillon d’aujourd’hui ? Ils étaient riches parce que papa
les avait rendus riches. Tout le monde en ville, avec ou sans argent, avait
investi dans le nom Winthrop. Plus nous devenions riches, plus ils le
devenaient également.
Les inspecteurs connaissaient papa. Ils partagèrent un regard, pas une
plainte sur les lèvres alors qu’il prenait tout son temps. Il baissa son cigare.
La fumée embrumait le salon, apportant la chaleur qui lui manquait.
Le bruit de la pluie contre le toit comblait le silence. Il fut un temps où
j’aimais le bruit jusqu’à ce que Mère nous surprenne, Reed et moi, en train
de danser sous la pluie, et j’avais attrapé un rhume qui avait duré trois
semaines parce qu’elle avait refusé de me donner des médicaments jusqu’à
ce que je promette que j’avais appris ma leçon.
Mon père était revenu d’un voyage d’affaires une semaine après mon
rhume. À cette époque, mon dixième anniversaire avait lieu la semaine
d’après et j’avais peur qu’il me fasse rester à la maison pour notre voyage à
Disneyland si je lui disais que j’avais été malade.
Papa avait loué le parc et j’avais passé toute la nuit au Space Mountain
avec Reed, à faire semblant de ne pas avoir envie de vomir chaque fois que
le manège s’arrêtait.
Maman le savait, mais elle m’avait pris à part et m’avait dit : « La
punition est l’essence même de ce pays. Être malade n’est pas ta punition :
c’est souffrir en silence. »
— Je suis sûr que nous pouvons trouver une solution, dit papa en
s’approchant, à l’aise malgré la tension dans la pièce.
Sa tête était toujours entièrement garnie de cheveux noirs, grisonnants
aux tempes d’une manière qui lui donnait un air distingué plutôt que vieux.
Il avait plaisanté un jour en disant que je tenais mon œil gris de lui et mon
œil bleu de maman.
Dès qu’il l’avait dit, mon œil gris était devenu mon préféré, parce que
c’était Gideon Winthrop. Il avait la capacité de tout rendre meilleur, y
compris ceci.
— Monsieur Winthrop.
L’inspecteur au chignon balaya ses petits cheveux rebelles, transférant la
sueur de son front au bout de ses doigts.
— Avec tout le respect que je vous dois…
Il laissa sa phrase en suspens quand papa l’interrompit.
— Avec tout le respect que je vous dois, vous êtes dans ma maison à
minuit sans mandat.
Papa leva le cigare devant ses lèvres en terminant :
— Je vous dis que nous pouvons trouver une solution, et vous allez
m’écouter.
Il porta le cigare à sa bouche et inspira.
— Monsieur Winthrop, quelqu’un va être arrêté ce soir.
L’inspecteur jeta un coup d’œil à la chemise de Reed, puis toussa un peu
lorsque papa expira la fumée du cigare dans sa direction.
— Un garçon de quinze ans est à l’hôpital avec un nez, une côte et une
jambe cassés, une clavicule séparée et une épaule disloquée.
Mère hoqueta de surprise, et je dus user de tout mon sang-froid pour ne
pas faire de même.
Bon sang.
Reed avait fait ça ?
Pour moi ?
Boum.
Boum.
Boum.
Mes joues rougirent quand je réalisai à quelle vitesse mon cœur battait
face à cette information. Je serrai mes bras sur ma poitrine comme s’ils
pouvaient me protéger de mes sentiments. Ils ne le pouvaient pas. Rien ne
le pouvait.
Ce serait notre destin : la naïveté de l’enfance repoussée par les ténèbres.
— Son père, Eric Cartwright, est mon avocat…
Papa se tut dès qu’il vit que je grimaçais à l’évocation du père d’Able.
— Emery…
Ses yeux courroucés plongèrent vers la zone où mes bras étreignaient
mon haut. Il baissa son cigare et s’approcha de moi.
— Que dit ton T-shirt ?
Je reculai d’un pas et réfléchis au coût d’un déménagement en Érythrée et
de l’ouverture d’une ferme d’eau de mer. Dans un endroit où personne dans
cette pièce sauf Reed ne pourrait me trouver. Nous vivrions de crevettes à
pattes blanches et de chanos et mourrions probablement d’empoisonnement
au mercure avant nos vingt ans, mais ce serait une meilleure façon de partir
que le décès par mortification.
— Papa.
Je faillis hausser les épaules, mais je resserrai mes bras entrecroisés
contre ma poitrine. À ce rythme, je n’aurais jamais de seins parce que
j’aurais suffoqué les cellules avant qu’elles ne puissent se développer.
— C’est rien.
— Emery.
— Je t’en prie.
— Emery.
Un autre pas en arrière, et mon talon heurta un mur parce que,
apparemment, je ne savais pas comment sortir d’ici en ligne droite. En
vérité, je n’avais même pas besoin de lui montrer.
Il le savait.
La fureur dans ses yeux n’échappa à personne. Mes bras tremblèrent. Je
succombai à l’inévitable et les baissai. Non pas que j’avais honte de ce qui
m’était arrivé. Je ne voulais pas que ça me suive.
Une fois qu’une personne savait, toute la ville savait. C’était comme ça
que fonctionnait Eastridge. Et les gens blâmaient toujours, toujours la fille.
Comme tous les habitants d’Eastridge allaient sans doute aller à Duke avec
Reed et moi, ils se souviendraient toujours de moi comme de la fille qui
avait ruiné l’avenir de Reed et peut-être celui d’Able.
C’était mon fardeau et le mien seulement.
Papa était quelqu’un de bien. La plupart du temps judicieux, et parfois
même rationnel comme la plupart des sangs bleus ne le sont pas. Il ne me
blâmerait pas. Reed ne me blâmerait pas. Ni Hank, ni Betty. Bon sang, je
savais même que Nash ne s’abaisserait pas à ce point. Mais Mère ? Et les
deux inspecteurs que je venais de rencontrer ?
Je me sentais vulnérable alors que je posais mes secrets sur la table sans
dire un mot. J’aurais dû dire quelque chose ou expliquer que rien ne s’était
passé ; au lieu de cela, j’appréciai le silence, car je savais que c’était la
dernière fois que je l’entendais avant que mon père ne pète les plombs et
détruise les Cartwright, et peut-être Eastridge avec eux.
Les deux inspecteurs baissèrent les yeux sur mon haut, puis se mirent
lentement à comprendre la situation avant que Reed et Nash ne s’avancent
devant moi en tandem. Je jetai un œil derrière les frères, mais les laissai me
couvrir en grande partie.
Papa sortit son téléphone et composa le numéro.
— Eric. Mon bureau. Tout de suite.
Du papa tout craché.
Toujours là à me défendre.
Je voulais lui prendre les mains, le traîner au parc à thème Harry Potter
World et boire de la bière au gingembre avec lui. Ou danser sous la pluie
sans musique en remplaçant mes souvenirs d’Able par ses mouvements
ridicules des années quatre-vingt.
Papa se tourna vers Hank et Betty, jeta le cigare sur le sol, l’écrasa avec
son talon, et ignora le souffle agacé de Mère.
— Eric Cartwright est en route. En ce qui me concerne, votre fils n’a rien
fait de mal, et Eric sera d’accord avec moi. Aucune charge ne sera retenue,
dit-il avec une telle certitude que je le crus.
Et puis, c’était Gideon Winthrop, et ça voulait tout dire à Eastridge.
Les inspecteurs ne discutèrent même pas quand il leur demanda de libérer
Reed et d’attendre dans son bureau. Je sentis un sentiment de satisfaction se
déployer dans mon ventre. Je n’avais pas l’intention de dire à papa ce qu’il
s’était passé, parce que je n’avais pas l’intention d’y accorder plus
d’attention qu’Able ne le méritait, mais la vengeance était agréable au bout
de mes doigts. Ils brûlaient de l’envie de raser, de démanteler, de dévaster.
Je me demandai si c’était ce que ressentait Nash quand il traçait sa propre
voie, à faire ce qui lui plaisait sans se soucier des conséquences. Quand il
jouait au football à Eastridge Prep, il se battait avec les joueurs, les
mascottes, les arbitres, sans se soucier des conséquences. Ou peut-être les
avait-il envisagées et s’en fichait-il, tout simplement.
Il séchait l’école, et on le retrouvait derrière le gymnase, les mains dans la
chemise d’une élève de dernière année. Et je n’oublierais jamais ces nuits
passées dans la cuisine, une cuillerée de crème glacée dans la bouche, à
regarder le sang couler de ses poings sur le sol alors qu’il essayait, sans
succès, de le stopper avec de la glace et des serviettes.
— Chéri…
Maman posa une main sur l’épaule de papa, assez fort pour que sa
chemise se torde à son contact.
— Gideon, ne sois pas stupide. Réfléchis-y un peu.
Elle passa ses paumes sur ses épaules et le long de ses bras. Les six carats
de sa bague de fiançailles me firent un clin d’œil, pris en sandwich entre
deux alliances incrustées de diamants.
— Les Cartwright sont des gens bien. Et pour Winthrop Textiles ? Eric
Cartwright connaît tous nos secrets d’entreprise.
La rage grandit dans ma poitrine, se mêlant à l’oxygène que j’inhalais,
m’aveuglant momentanément. Je peinai à focaliser mon regard. Je fixai le
dos des frères Prescott et décomptai à partir de dix, m’accordant quelques
instants pour me cacher derrière eux pendant que je réfléchissais en silence.
Calme-toi, Em. Ne dis rien. Laisse-la croire qu’elle gagne. Papa s’occupe
de tout.
Les gens pensent que la force est bruyante. En réalité, la force est
silencieuse. C’est la résilience, la volonté de ne jamais abandonner sa
dignité. Et parfois, la seule personne qui sait que la force existe en vous,
c’est vous.
Les muscles de Nash étaient tendus. Il apparaissait compact, prêt à
exploser. Je ne savais pas quoi faire, mais je sentais que je lui devais
quelque chose. Le toucher me paraissait bizarre. Interdit. Comme si j’avais
enfreint une limite dont personne ne m’avait prévenue de l’existence.
Pourtant, je posai une paume sur son dos, espérant que cela lui apporterait
un peu de réconfort, comme lui et Reed m’en avaient apporté aujourd’hui.
Au contraire, sa tension grandit jusqu’à ce que je trace des lignes
invisibles sur son dos avec mon doigt et que je commence à jouer au
morpion avec moi-même. Nash tourna la tête et arqua un sourcil vers moi,
mais ses muscles s’étaient relâchés. Un sourire en coin retroussa mes lèvres.
Je glissai un doigt sur la grille imaginaire, prétendant que c’était le dos de
Reed que je touchais.
— Winthrop Textiles ?
Papa haussa la voix et pivota pour faire face à maman. Son talon écrasa le
cigare contre le marbre, dispersant des cendres sombres comme une urne
brisée.
— Able Cartwright a blessé notre fille et tu t’inquiètes pour Winthrop
Textiles ?
— Oui, je m’en inquiète. Tu devrais le faire aussi.
Je l’imaginais agitant ses bras dans tous les sens, à faire de grands gestes
vers le marbre froid du salon.
— Comment tu crois que nous pouvons nous payer tout ça ?
Je jetai un œil derrière Reed et Nash, à temps pour voir papa lorgner
Mère avec un regard qui suggérait qu’il pourrait bien la détester. Je n’étais
pas la plus grande fan de ma mère, mais papa semblait peiné, trahi, un
mélange de sentiments qui me faisait peine à voir.
— Et si on ne faisait rien ? m’interposai-je en posant mon front contre
l’un des frères. Et si…
Je m’imaginai Reed en détention juvénile, avec ses cheveux dorés et sa
peau de bronze. Il n’aurait pas duré. Il sortirait blasé et se mettrait à agir
comme… eh bien, comme Nash.
— Et si on pouvait trouver un moyen de faire disparaître tout ça ?
conclus-je, plus fort cette fois, en sortant de derrière mon mur de frères.
Betty Prescott me lança un regard reconnaissant, l’espoir dans ses yeux
aussi présent que la culpabilité. Je le comprenais, le besoin de protéger ses
fils à tout prix. Son espoir était aussi le mien.
Mère s’avança, son dynamisme retrouvé, et applaudit deux fois.
— Quelle merveilleuse idée, mon cœur. Laisse-moi parler à Eric. Nous
allons régler ça. Personne ne portera plainte, ni d’un côté ni de l’autre. Ce
sera comme si rien n’était arrivé.
Sauf que quelque chose était arrivé.
À moi.
Est-ce qu’elle s’en souciait, au moins ?
Rire et faire des T-shirts débiles avec Reed m’avait fait oublier ce soir,
mais être devant un public, vulnérable… ce qui avait failli arriver me frappa
de plein fouet. Je plongeai derrière les Prescott et tombai en avant sur Reed.
Une large main se tendit pour me stabiliser, et je réalisai que j’étais en
réalité tombée sur le dos de Nash.
Il regarda par-dessus son épaule et chuchota :
— Doucement, tigresse.
Je le regardai droit dans les yeux, essayant de comprendre ce qu’il
essayait de me dire avec eux. En face de lui, mes parents se battaient, mais
je me concentrai sur les frères Prescott, mes doigts trouvant prise sur le bras
de Reed et les mots de Nash.
— Pourquoi une tigresse ? demandai-je.
Nous en avions un dans l’entrée, mais je n’y avais jamais vraiment
accordé d’importance. Il était monté par une version argentée et criarde de
Dionysos et le culte de ce dernier était tatoué sur ses pattes arrière, ce à quoi
je ne m’identifiais pas.
— C’est une expression, expliqua Reed, alors que nous refusions toujours
de nous regarder, lui comme moi.
Il traîna ses yeux jusqu’à Betty et Hank. Sa rage n’avait pas diminué,
mais au moins, je savais qu’elle n’était pas dirigée contre moi.
Nash secoua la tête.
— C’est toi, la tigresse.
J’attendis qu’il m’explique. Il ne le fit pas.
— Quand tu me dis ça, je n’arrive pas à savoir si tu es gentil ou si tu te
moques de moi.
Il secoua la tête, un rire dans son souffle. L’amusement dans ses yeux
apportait une légèreté à laquelle je m’accrochai.
— Pourquoi ça ne pourrait pas être les deux ?
— Gideon ! cria Mère.
Sa voix stridente brisa le charme des Prescott.
— Nous n’allons pas mettre en péril notre relation avec les Cartwright
pour ça !
— Et tu es d’accord pour mettre en péril ta relation avec ta fille ? lui
lança-t-il en direction de son dos qui reculait, mais elle avait déjà quitté la
pièce en direction du bureau.
Finalement, papa se tourna vers moi, Reed, et Nash.
— Tu vas bien ? Est-ce que Able… commença-t-il, puis s’arrêta comme
s’il prenait conscience de qui était avec moi.
Je me mordis la lèvre pour l’empêcher de trembler. Les Winthrop étaient
forts.
— Il ne s’est rien passé, papa. Il a essayé, mais…
Je laissai ma phrase en suspens, me sentant stupide parce que je me
cachais encore derrière les frères Prescott alors que je n’avais rien fait de
mal. Je fis un pas sur le côté et regardai papa droit dans les yeux, le menton
relevé et la voix posée.
— Je vais bien. Je le jure. Et si Able est à l’hôpital, il a eu ce qu’il
méritait, bien que d’après moi, je pense que j’ai fait un assez bon travail en
lui donnant un coup de genou dans les couilles. Deux fois.
Je m’appuyai contre Reed, qui enroula un bras autour de mon épaule.
— Pour info, papa, ces T-shirts sont exacts. Able Cartwright a une petite
queue, et maintenant, il a un gazillion de parties du corps cassées pour aller
avec.
Je serrai la main de Reed sur mon épaule en guise de remerciement
silencieux.
Papa me scruta du regard, examinant mon visage à la recherche d’une
quelconque trace de mensonge.
— Ça c’est ma fille, mais ce n’est pas assez pour moi.
Il secoua la tête. Quelqu’un s’en souciait. Une sensation de chaleur se
développa le long de ma poitrine.
— Il mérite la prison.
— Non.
— Em ?
— Si je porte plainte, il portera plainte contre Reed. Tu le sais très bien.
Papa et Nash jurèrent en même temps. Papa passa une paume sur son
visage et déplaça son poids sur son pied arrière.
— S’il te plaît, papa, fais-le pour moi, ajoutai-je.
Le silence tomba entre nous. Il céda finalement et tourna ses yeux vers
Nash, comme s’il était le chef de notre petit trio.
— Allez tous les trois dans la chambre d’Emery. Je ne veux pas que
Cartwright vous voie quand il arrivera. D’accord ? Ça ne fera qu’empirer
les choses. Je vais faire de mon mieux pour arranger ça.
— Oui, papa.
— Hank. Betty. Rejoignez-moi dans mon bureau, je vous prie ?
Dès que la pièce fut vidée, Reed plaqua son avant-bras contre la gorge de
Nash.
— C’était quoi, ça, mec ?
Je vis l’éclair de remords dans les yeux de Nash avant qu’il ne s’enfuie, et
il n’aurait pas pu avoir l’air plus calme, même s’il avait eu une cigarette
pendue au coin de ses lèvres.
— Je suis désolé.
Trois mots prononcés doucement.
Des excuses que je ne compris pas.
Pourtant, j’étais témoin de la scène, une intruse qu’ils ne prenaient pas la
peine de reconnaître.
Reed appuya plus fort sur la gorge de son frère avant de le lâcher.
— Je t’emmerde, dit-il en secouant la tête. J’emmerde maman.
J’emmerde papa.
Il sortit par la porte de derrière, ignorant les demandes de mon père de se
cacher.
M’ignorant moi.
— Reed !
Je lui emboîtai le pas en manquant de trébucher, mais une main tira mon
T-shirt en arrière. Je m’extirpai d’un coup sec et Nash me relâcha, même
quand je tombai contre le mur.
— Laisse-le partir.
Pendant une brève seconde, je souhaitai être Nash Prescott. Je souhaitai
avoir les composants chimiques qui devaient habiter son cerveau qui lui
permettaient de regarder les gens qu’il aimait et de les laisser partir.
Mais je n’étais pas Nash.
J’étais Emery Winthrop.
Et Emery Winthrop ?
Elle avait réalisé que son béguin pour Reed Prescott n’était pas aussi
faible qu’elle le pensait.
C’était une démangeaison dans mon cœur.
J’aurais aimé déchirer ma chair et l’arracher de mon organisme.
Partie Deux : Sauver
se sauver
/se-so-ve/
Se mettre en sûreté
S’échapper
EMERY, 18 – NASH, 28
Emery
Emery
EMERY, 20 – NASH, 30
EASTRIDGE DAILY
CHRONIQUE SPÉCIALE
Mary Sue : J’ai investi toutes mes économies dans Winthrop Textiles !
J’ai perdu ma maison. Cette famille diabolique mérite de brûler en enfer.
Dieu ne sera pas clément avec la famille Winthrop.
Derek Klein : La famille Winthrop aurait dû mourir ! Pas Hank ! Pas
notre Angus !
Beth Anne : Que Dieu bénisse Nash Prescott. Perdre un père, puis créer
le Fonds Eastridge après coup. On se demande ce qu’il serait arrivé s’il était
devenu riche plus tôt. Hank Prescott serait-il encore en vie ?
Joshua Smith : Si je vois Gideon Winthrop, il est mort. Sans aucune
hésitation. Cet homme mérite de rencontrer le diable.
Ashley Johnson : @Beth Anne, c’est horrible de dire ça. Supprime ton
commentaire !!!
Hallie Clarke : Est-ce que quelqu’un sait ce qui est arrivé à Emery
Winthrop ? C’est silence radio sur ses réseaux sociaux. Ma fille va à Duke
et dit qu’elle n’y est pas.
Demi Wilson : @Hallie Clarke, aucune idée.
Bruce Davey : @Hallie Clarke, je ne sais pas non plus, mais en ce qui
me concerne, elle est tout aussi coupable que les autres. Partie Trois :
MOÏRA
moïra
/mɔiʁa/
(nom féminin) destin ou destinée d’une personne
Dans la mythologie grecque, les trois Moïrai, ou Moires, tissent les fils du
Destin. Les hommes, les femmes et les dieux se soumettent à elles,
contraints d’accepter le Destin comme une Fatalité.
La Moïra est l’idée que chaque personne possède un cours prédéterminé
d’événements qui façonne sa vie. C’est l’idée que certains événements sont
inévitables, le destin d’une personne (chaque décision menant au présent) et
sa destinée (l’avenir) ne sont pas toujours sous son contrôle.
La Moïra nous rappelle que certaines choses arrivent, peu importe à quel
point nous les combattons avec acharnement.
Chapitre Huit
EMERY, 22 – NASH, 32
Emery
La brûlure.
Elle s’insinuait le long de mes doigts, sur le côté de mon poignet, et sur la
surface de ma paume.
Mes doigts fléchirent. Droit. Les phalanges se recourbèrent. Droit. Poing.
Je le fis huit fois jusqu’à ce que je puisse reprendre l’aiguille et le fil sans
avoir envie de me couper les mains.
Je supporterais cette torture chaque heure de la journée si cela signifiait
que j’avais créé quelque chose de tangible. Quelque chose qui ne pouvait
pas m’être enlevé. Quelque chose auquel je pourrais m’accrocher et qui
serait à moi.
Cinq mètres de rideau s’étiraient devant moi. Le stylo à tissu était posé
sans capuchon à côté de ma cuisse. Je laissai tomber l’aiguille et le fil, pris
le stylo et le fis glisser sur le tissu dans un mouvement ample.
Vide.
Je secouai le stylo et essayai à nouveau.
Toujours vide.
— Fait chier.
Je n’avais pas d’argent pour en acheter un nouveau et ma prochaine paye
n’arrivait pas avant une semaine.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Je mis Reed sur haut-parleur et pressai le téléphone contre mon oreille.
— Le stylo n’a plus d’encre. C’est pas grave. C’est un projet récréatif.
Tous mes projets étaient récréatifs, y compris ce rideau transformé en
robe peplum. Je n’avais aucun contrat de design et une pile de factures
impayées que je cachais dans mon congélateur pour ne pas avoir à les voir.
Chaque fois que je pensais à ces factures, j’étais tentée de puiser dans mon
fonds de dépôt. Je n’avais jamais cédé. Ça, et ma mère qui faisait miroiter
des clauses au-dessus de ma tête comme du gui empoisonné.
La tension dans mon cou était un autre signe que j’avais besoin de
reprendre mes esprits, au risque de mourir d’une crise cardiaque avant mes
vingt-trois ans. Grâce à une architecture exécrable et à mon incapacité à
payer les factures de climatisation, la chaleur était étouffante ici malgré la
fraîcheur des dix degrés à l’extérieur.
Il faisait toujours soit trop froid, soit trop chaud dans mon studio de deux
cents mètres carrés, mais à cent dollars de loyer par mois, je n’avais aucune
raison de me plaindre. Et aucun concierge à qui le faire.
Mon téléphone sonna l’arrivée d’un message sur l’application Eastridge
United.
Benkinersophobie : J’ai finalement cherché la signification de Durga.
Une déesse de la guerre ? Pitié, dis-moi que tu as un sari dans lequel tu fais
du roleplay.
Je pouffai de rire avant d’avoir l’occasion de me retenir. Le Fonds
Eastridge avait désigné Ben comme mon correspondant anonyme il y avait
trois ans. Je n’aurais pas dû m’inscrire sur l’application. Je n’étais pas une
victime. J’étais la fille de l’agresseur.
Mais un soir, j’étais seule et un peu ivre, il me manquait deux dollars
pour payer ma facture et je m’accrochais à une couette déchirée pour me
réchauffer.
Je cherchais désespérément du réconfort, pour dire les choses crûment.
J’avais eu l’intention d’arrêter. Vraiment. Mais Ben s’était avéré être
quelque chose que je n’avais pas en quantité suffisante : un ami. Parfois,
nous avions l’impression d’avoir un seul et même esprit dans deux corps.
Puis, un soir où le flirt s’était transformé en quelque chose de plus
dangereux, nous nous étions fait jouir avec rien de plus que des messages
cochons. Et, eh bien, après ça, ni lui ni moi ne pouvions revenir en arrière.
J’envoyai une réponse à Ben via l’application.
Durga : Tu as attendu trois ans pour chercher mon nom d’utilisateur ?
J’ai cherché Benkinersophobie sur Google dès le premier jour.
Benkinersophobie : Et ?
Durga : Tu ne sais pas ce que signifie ton nom d’utilisateur ?
Benkinersophobie : J’ai utilisé le générateur de nom d’utilisateur
aléatoire. Je n’ai pas le temps pour les choses frivoles.
Mais il avait eu le temps de chercher « durga ». Je levai les yeux au ciel,
mais mes lèvres se retroussèrent en un sourire.
Durga : La benkinersophobie est la peur de ne pas recevoir une lettre de
l’école de sorcellerie Poudlard le jour de son onzième anniversaire. J’étais
sûre d’avoir touché le jackpot avec un Potterhead. J’aurais apprécié
davantage.
Benkinersophobie : Un Potterhead ?
Durga : Mon Dieu, ton manque de connaissance en références pop
culture est horrifiant. Tu pourrais toujours changer ton nom d’utilisateur.
Peut-être que « Décevant » serait plus précis.
Benkinersophobie : Décevant. Je n’avais jamais entendu cette plainte
avant, mais ne fais pas confiance aux critiques Yelp. Je t’invite volontiers à
venir essayer par toi-même.
Mes lèvres s’écartèrent et mes joues rougirent avant que je me rappelle
que je ne savais même pas à quoi il ressemblait. Je tapai une réponse,
l’effaçai, en tapai une autre, l’effaçai, puis partis sur deux mots.
Durga : Les règles.
Mes mains devinrent moites tandis que je me remémorais le cadeau qu’il
m’avait envoyé, un vibromasseur que je gardais caché sous le coin de mon
matelas. Il avait trouvé un moyen de contourner les règles d’anonymat du
Fonds Eastridge en me l’envoyant par le biais d’un service de liste de
cadeaux qui rendait les adresses des destinataires anonymes. Comme si
nous avions besoin d’un intermédiaire pour négocier mon plaisir nocturne.
Benkinersophobie : Rien à foutre des règles. Et non, je n’ai jamais
envisagé de changer de nom. Le changement implique le regret, et je ne
regrette pas.
Durga : Jamais ?
Benkinersophobie : Jamais.
Durga : C’est des conneries.
Reed grogna un gémissement.
— Emery, est-ce que tu m’écoutes, au moins ?
Oups. Ça faisait combien de temps que j’ignorais Reed ?
Mes doigts tressaillirent de remords. Reed ne savait pas pour Ben.
Personne ne le savait. C’était le but. Bon sang, c’était la seule règle à
laquelle le Fonds Eastridge ne dérogeait pas. L’anonymat. Cela signifiait
pas de réunions et pas de discussions sur les détails d’identification.
Je remis Reed sur haut-parleur, jetai mon vieux smartphone sur mon
matelas en lambeaux et me massai la nuque.
— Oui. Désolée. J’étais ailleurs.
— Ça t’arrive souvent.
Sa frustration évidente s’insinua dans ma poitrine, la culpabilité en aucun
cas nouvelle pour moi. Reed et moi avions fait le pacte d’aller à Duke
ensemble. Au lieu de cela, j’étais partie pour l’université de Clifton en
Alabama sans le lui dire.
Les gens d’Eastridge détestaient ma famille, et moi par défaut. Les
mêmes personnes qui avaient suivi Reed à Duke. J’avais eu besoin de
quitter la Caroline du Nord. Aussi loin des frères Prescott, du scandale des
Winthrop et d’Eastridge que mon portefeuille pouvait me le permettre.
Il y avait quatre ans, ça aurait été loin.
Puis papa avait fait l’objet d’une enquête du FBI pour détournement de
fonds et falsification d’actions, et l’entreprise textile qu’il possédait, celle-là
même qui fournissait du travail à presque tout le monde en ville, avait fait
faillite.
Papa avait encore de l’argent, beaucoup d’argent, et Mère également,
mais je ne voulais rien avoir à faire avec l’argent sale qui, en ce qui me
concernait, était devenu de l’argent taché de sang dès que le père de Reed et
Angus Bedford avaient perdu la vie.
— Qui appelle quelqu’un pour lire ses e-mails ? Je ne suis pas ton
assistant, se plaignit Reed.
C’était presque étrange la façon dont nous prétendions que tout était
normal, que les actions de mon père n’avaient pas conduit à la mort du sien,
même si cela avait été indirectement. Je savais que papa n’avait pas forcé le
cœur de Hank à lâcher… tout comme je savais que cela ne serait jamais
arrivé s’il n’avait pas été si stressé par la perte de ses économies et s’il
n’avait pas dû cumuler trois emplois pour les récupérer, ainsi que les frais
de scolarité de Reed.
— Je sais. Je suis désolée.
Je me mordis la lèvre et laissai mes excuses en suspens, parce que comme
toujours, je voulais dire plus que ce pour quoi j’étais supposée m’excuser.
Je suis désolée d’être trop trouillarde pour lire mes propres e-mails. Je suis
désolée d’avoir couché avec ton frère. Je suis désolée pour ton père.
— Mais je ne peux vraiment pas me résoudre à lire l’e-mail.
Tap.
Tap.
Tap.
Chaque clic-clac de son clavier faisait grimper mon anxiété en flèche.
— Bon.
Il expira un souffle lourd.
— Titre : Emery, préparez-vous à être remboursée.
À côté, le chihuahua de mon voisin aboya, comme s’il sentait mon
anxiété. J’entendis mon voisin crier sur le chiot à travers les murs trop fins,
mais il aboya plus fort. Mon animal spirituel était un chihuahua de trois
mois qui devait peser aux alentours d’un demi-kilo et répondait au nom de
Muchacha.
(Muchacha n’était, en réalité, pas une jeune femme, mais un chien mâle
doté d’un pénis bien réel que je l’avais vu lécher de temps en temps.)
Je mis mon téléphone sur haut-parleur et le portai à mon oreille.
— Je sais ce que dit le titre ! m’emportai-je après que Muchacha eut enfin
arrêté d’aboyer. Merde. Je suis désolée.
Voici quelque chose que les gens disent souvent sur le fait d’être pauvre,
mais que vous ne comprenez jamais vraiment jusqu’à ce que ça vous
arrive : être pauvre est stressant.
Les factures impayées se frayent toujours un chemin dans votre esprit, et
lorsque vous vous tenez devant la caissière d’une épicerie, à faire la queue
pendant qu’elle lit un chiffre dont il vous manque quelques dollars, le désir
que le sol se dérobe et vous avale tout entier devient un élément permanent
de votre vie.
En réalité, je savais ce que l’e-mail dirait. J’avais obtenu mon diplôme
avec un semestre d’avance, et la période de grâce de six mois de mon prêt
étudiant allait bientôt se terminer. J’avais besoin d’un travail. De préférence
loin de chez moi, même si personne dans l’État ne voulait m’en donner un.
Le nom des Winthrop était radioactif en Caroline du Nord. Pour une
bonne raison. Trop de vies avaient été perdues, y compris, me rappelai-je
pour la millionième fois, celle du père de Reed.
— Ça va, Em ?
Je ne pourrais jamais assez remercier Reed pour sa patience, surtout
quand je me transformais en Hulk, ce qui était souvent le cas ces derniers
temps.
— Ouais. Tu veux bien continuer, s’il te plaît ?
Je jouais avec mes cheveux, que j’avais laissé repousser jusqu’à leurs
racines naturelles. Je n’avais pas d’argent pour des mèches et de la teinture
en premier lieu. De plus, je ne m’étais jamais trouvée jolie en copie blonde
de ma mère.
— Une fois que vos prêts vont quitter le statut de grâce, votre paiement
mensuel commencera. Bla. Bla. Bla.
J’attendis qu’il finisse de lire.
— En gros, tes paiements de prêt commencent dans environ deux
semaines.
— Merde.
Je m’insultai mentalement d’avoir suivi des études pour un diplôme de
stylisme alors que le marché actuel des créateurs de vêtements dans le Sud
était pratiquement inexistant et de ne pas avoir accepté le travail au salaire
minimum qu’on m’avait proposé la semaine dernière. Pour ma défense, à
ces tarifs, je pourrais aussi bien travailler au Daffy Dee’s Diner en tant que
serveuse sur des rollers, ce qui était mon activité actuelle.
— Tu pourrais travailler pour Nash, suggéra Reed.
Cependant, je pouvais discerner à quel point il détestait cette idée.
Je ne comprenais pas ce qu’il s’était passé entre eux. Je n’avais pas
l’impression que c’était à moi de le demander non plus. Même si j’étais très
curieuse. Une partie de moi se demandait toujours si ça avait un rapport
avec moi, mais c’était impossible.
Je secouai la tête, même s’il ne pouvait pas me voir.
— Non.
— Pourquoi pas ?
Parce que quatre ans plus tard, je suis toujours mortifiée.
Je n’avais pas parlé à Nash Prescott depuis cette nuit dans la chambre de
Reed. Non pas que nous discutions beaucoup avant cela. Il avait toujours
été le grand frère de Reed Prescott pour moi. Inaccessible. Interdit. Quelque
chose que je n’avais jamais envisagé.
Jusqu’à ce qu’il m’offre la meilleure partie de jambes en l’air que j’ai
jamais eue, et je me rejouais encore cette nuit dans ma tête quand les nuits
d’Alabama devenaient trop froides et que je n’avais que des fantasmes pour
me tenir chaud. Une nuit, alors que Ben m’avait envoyé un tas de messages
cochons, j’avais joui avec l’image de Nash sur moi.
Je secouai la tête et tirai sur les fils bon marché de ma couverture
d’occasion.
— Parce que c’est ton frère et que c’est bizarre. En plus, tu le détestes.
Moi aussi, je le déteste.
— Je ne le déteste pas, mentit Reed. Pour le reste, c’est une raison
horrible pour refuser une opportunité pour laquelle la plupart tueraient.
Je détestais son ton qui me faisait remarquer mon privilège, quelque
chose qu’il avait appris en étant mon meilleur ami pendant mes années de
haute société. Le pire, c’était qu’il avait raison.
J’avais quitté mes parents et leur argent dès que j’avais atteint dix-huit
ans, mais cette culpabilité inébranlable me harcelait. Elle me rappelait que
j’étais encore plus privilégiée que je ne le méritais. J’avais un toit au-dessus
de ma tête, un diplôme et quelques hamburgers dans mon armoire.
En vérité, il y avait des signes que j’avais ignorés, des conversations que
j’avais entendues et des pièces que j’aurais dû assembler, mais que je
n’avais pas fait. La façon dont Mère ne voulait jamais que je visite l’usine.
La façon dont papa me forçait à quitter la pièce chaque fois que son associé
Balthazar lui rendait visite. La dispute secrète que j’avais entendue entre
Mère, papa et Balthazar quelques semaines avant la descente du FBI et du
SEC chez nous.
Quand Mère m’avait dit que papa avait escroqué tout le monde, qu’elle le
quittait et qu’elle et Balthazar avaient essayé de l’en empêcher, je ne l’avais
pas crue. Le FBI avait enquêté sur papa, et pourtant, je l’aimais d’une
loyauté qu’il ne méritait pas.
Il avait dupé son partenaire commercial. Il avait dupé la ville. Il avait
dupé ma mère. Et il m’avait dupée.
Le pire dans tout ça ? Mon ignorance m’avait rendue aussi complice du
scandale de Winthrop que mon père. En deuxième année, suite à une alerte
à la bombe à Eastridge Prep qui s’était avérée être le plan d’évasion de
Teddy Grieger pour l’épreuve d’éducation physique, l’administration de
l’école avait organisé une assemblée avec le département de police
d’Eastridge.
L’officier Durham avait fait un discours ridicule sur le fait d’être de
jeunes adultes, d’avoir des responsabilités et de veiller les uns sur les autres.
Il avait fait une remarque qui, des années plus tard, résonnait toujours dans
mon esprit lorsque j’étais allongée seule dans mon lit et que je me sentais
particulièrement masochiste.
Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose. Ce n’est pas seulement
un slogan. C’est un credo. Un spectateur innocent, ça n’existe pas.
Je n’étais pas une spectatrice innocente.
Mon soupir se transforma en une longue expiration tandis que je mettais
en boule mon matériel de conception à la base de mon matelas.
— Si par horrible raison tu veux dire horriblement valide, oui, je suis
d’accord.
Je n’aurais pas pu être plus grincheuse même si j’avais fait la moue.
— Comme c’est mature.
Je pouvais presque entendre Reed secouer la tête.
— C’est quoi ton problème avec lui ? Tu sais quoi ? Ne réponds pas.
Nash ne saura pas que tu travailles là-bas. L’entreprise est énorme, et tu te
fais appeler Emery Rhodes. En plus, tu ne l’as pas vu depuis quatre ans, et
tu n’as plus la même apparence qu’avant.
— Tu veux dire que j’ai l’air d’une loque.
Mère me le rappelait dans ses e-mails mensuels.
Quand on parle du loup…
Un autre appel fit sonner mon téléphone. Je l’éloignai de mon oreille et
vérifiai l’identité de l’appelant. Mère s’afficha à l’écran, une photo d’elle en
portrait devant l’Eastridge Junior Society en haute définition.
Elle appelait probablement pour me soutirer des informations, pour savoir
si j’avais finalement rendu visite à papa ou si je voulais faire un brunch
avec elle et son petit ami Balthazar.
Autrement dit, oncle Balthazar.
Autrement dit, oncle Balthazar, l’associé de mon père.
Autrement dit, l’homme qui était si proche de ma famille que ma mère
m’avait demandé de l’appeler « oncle » depuis ma naissance.
Je n’avais pas parlé à ma mère depuis des mois et je n’avais pas
l’intention de commencer maintenant. J’aurais préféré parler à papa.
Anagapesis.
Aesthete.
Yūgen.
Gumusservi.
Tout en marmonnant de jolis mots qui me rendaient heureuse, je déclinai
l’appel et repoussai mon téléphone contre mon oreille à temps pour
entendre Reed rire.
— Je n’ai pas dit ça.
La voix d’une femme retentit à l’autre bout du fil en arrière-plan. Je
grimaçai, frottant distraitement ma poitrine, juste au-dessus de la zone où se
trouvait mon cœur jaloux. Je n’étais pas jalouse parce que j’aimais Reed. Je
savais que ce plan était tombé à l’eau dès que je m’étais glissée dans le lit
du mauvais Prescott.
La solitude alimentait la jalousie. Mère avait mon oncle Balthazar. Reed
avait Basil. Et moi, j’avais un radiateur cassé et des séances Netflix
interminables de F.R.I.E.N.D.S. sur le compte de mon ex de première année.
Je redoutais le jour où il réaliserait que je l’utilisais et changerait son mot de
passe.
— C’est Basil ?
Je mordis une mèche de cheveux, une sale habitude pour laquelle Mère
me renierait.
— Passe-lui le bonjour de ma part.
Nous savions tous les deux que je ne le pensais pas. Il pensait que je ne
l’aimais pas pour la façon dont elle me traitait au lycée, et je le laissais
croire ça plutôt que de lui dire la vérité, à savoir que je pensais qu’il
méritait mieux.
Le chihuahua de mon voisin, peut-être.
Alors que j’avais laissé tomber Reed pour l’université de Clifton, Basil et
presque tous les autres membres d’Eastridge pleins aux as l’avaient suivi à
Duke.
Ils étaient ensemble depuis et étaient à deux secondes de se marier et
d’avoir des bébés aux cheveux blonds et aux yeux bleus au comportement
irréprochable. Pas les enfants démons chaotiques, sauvages, aux cheveux
noirs et aux yeux vairons auxquels j’aurais probablement donné naissance.
— Elle dit que tu serais folle de ne pas accepter un travail avec Nash.
Un autre mensonge de Reed.
Quand avons-nous commencé à nous mentir autant ?
— Non, elle n’a pas dit ça.
S’il y avait quelqu’un que Basil Berkshire désirait plus que Reed, c’était
Nash. Même s’il n’était pas aussi riche que nous, aussi bourgeois, aussi
coté, aussi gâté avec un compte fiduciaire à neuf chiffres, il était toujours
au-dessus de nous, d’une manière intangible que personne ne pouvait
expliquer, mais vers laquelle tout le monde gravitait.
Et maintenant, Nash Prescott était riche comme Crésus. Personne ne
pouvait expliquer comment c’était arrivé, mais ça ne surprenait personne
non plus.
— OK, elle n’a pas dit ça, admit Reed, mais je pense que tu devrais
travailler pour les hôtels Prescott. Au moins, peut-être prendre un de leurs
stages de conception pour les nouveaux diplômés. Tu bosserais sur le
design d’un hôtel, pas de vêtements, mais au moins, c’est relativement
proche ? Peut-être ? Je ne sais pas. De toute façon, c’est un bon boulot bien
payé. Nash n’a même pas besoin d’être au courant si tu penses que c’est
gênant. Je peux demander à Delilah d’arranger ça pour toi. Elle m’en doit
une.
Qui mendie ne choisit pas.
Qui mendie ne choisit pas.
Qui mendie ne choisit pas.
Je répétai le mantra dans ma tête. Soyons réalistes, j’étais une putain de
mendiante. Et je le serais probablement pour le reste de ma vie.
— Delilah ?
Le plus grand trou dans la couverture s’élargit à mesure que je jouais
avec les fils qui dépassaient.
— Le chef de son service juridique et sa meilleure amie, même s’il le nie,
ce connard grincheux. Ils ouvrent un nouvel hôtel à Haling Cove. C’est en
Caroline du Nord, mais c’est assez loin d’Eastridge pour que…
La voix de Reed reste en suspens, mais je comprenais ce qu’il voulait
dire.
— J’y réfléchirai, acceptai-je avant de mettre fin à l’appel au moment où
un autre e-mail sonnait sur mon téléphone.
Cette fois, il me rappelait un paiement de deux mille dollars que je devais
effectuer.
Putain.
Je le rappelai immédiatement.
— Oui ?
J’ignorai le ton amusé de Reed et les chuchotements de Basil.
— Arrange-moi ça, s’il te plaît.
Sérieusement, j’aurais pu tout aussi bien être nue devant les yeux de tous
au Metropolitan Museum que mon cœur aurait battu moins vite qu’en cet
instant.
— Fais-le, s’il te plaît, ajoutai-je quand je sentis qu’il m’engueulerait
pour avoir changé d’avis si vite.
— Sous le nom d’Emery Rhodes ?
Rhodes était le nom de jeune fille de ma grand-mère. Je l’utilisais depuis
que j’avais quitté Eastridge. Les Winthrop n’étaient pas particulièrement
populaires dans le coin, même en Alabama, mais au moins, avec mes
cheveux noirs naturels, j’avais survécu à la plupart de mes études sans que
personne ne me reconnaisse.
Ce dernier mois, cependant… je ne le souhaitais à personne.
Même pas à cette conne de Basil Berkshire.
Je mâchai une autre mèche de cheveux, réfléchissant à comment
demander ça sans avoir l’air ridicule. Je crachai le morceau.
— Je t’en prie, n’en parle pas à Nash.
— Cacher un secret à mon frère ? Rien de plus facile.
Pas d’hésitation.
Rien.
Reed aimait les gens. Alors que j’étais devenue une ermite complète à la
fac, Reed avait rejoint une fraternité, était allé à des fêtes, et s’était fait plus
d’amis que Facebook ne le permettait. Mais pendant les sept dernières
années, il avait aimé tout le monde sauf son frère.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous ? Vous étiez proches avant.
J’avais brisé la règle tacite. J’avais posé la question que je savais
instinctivement que je n’aurais pas dû poser.
— Rien.
Plat.
Aucune émotion.
Pas Reed, et pourtant Reed en quelque sorte.
Un bruissement de son côté remplit mes oreilles et l’instinct me dit qu’il
en avait fini avec cet appel.
— Écoute, je dois y aller. Je vais parler à Delilah. C’est la bonne
décision, m’assura Reed avant de raccrocher.
Je savais qu’il avait raison. Il n’y avait pas de marché pour les jeunes
inexpérimentés de vingt-deux ans diplômés en design à Clifton en Alabama,
et il n’y avait rien pour moi à Eastridge en Caroline du Nord. Un stage aux
hôtels Prescott me donnerait une longueur d’avance qu’il serait stupide de
laisser tomber.
Mais l’idée de revoir Nash, de travailler pour lui…
J’enfouis mon visage dans mon oreiller et criai avant de me regarder dans
le miroir. Le désespoir se mêlait à mes cheveux noirs.
Mon téléphone sonna. Ben. La seule personne à qui je pouvais parler du
fiasco de Nash Prescott, mais ça me faisait bizarre d’utiliser l’application de
Nash pour parler du fait d’avoir accidentellement couché avec Nash.
Benkinersophobie : Je ne l’ai pas changé, parce qu’il me rappelle une
fille que j’ai connue.
Mes doigts frémirent à l’envie de lui en demander plus, mais je me retins.
Je préférais ne pas savoir.
Durga : Si tu devais changer ton nom d’utilisateur, par quoi tu le
changerais ?
J’attendis une heure avant qu’il ne réponde, et dès qu’il le fit, le point vert
actif à côté de son nom devint rouge.
Benkinersophobie : Sisyphe.
Sisyphe.
Un roi déchu.
Un menteur.
Un tricheur.
Je pourrais m’y identifier.
Chapitre Neuf
Nash
Emery
La richesse.
Je n’avais jamais réalisé qu’elle avait une odeur, mais j’étais restée loin
d’Eastridge depuis si longtemps que je ne pouvais presque pas reconnaître
l’odeur familière qui assaillait mes narines. Avant la semaine dernière, je
n’avais jamais mis les pieds dans un hôtel Prescott. Je n’avais eu aucune
intention d’y mettre les pieds une fois mon stage terminé.
Il empestait la richesse dont j’avais travaillé si dur pour m’éloigner.
Si jolie. Si fragile. Si cassable.
Elle me faisait penser à une boule à neige. Un monde parfait piégé dans
un verre délicat qui se briserait si on le manipulait trop brutalement. Tout
comme la façon dont mon monde s’était brisé il y avait quatre ans.
L’architecture respirait la richesse. Un hall en marbre. De hauts plafonds.
Des chandeliers extravagants. Une piscine flottante construite à trente
mètres de l’océan Atlantique. Le fait que je pouvais imaginer ma mère ici
me poussa à regarder par-dessus mon épaule lorsque je retournai dans la
salle de bal depuis les toilettes.
« Adagio pour cordes » et le son feutré des meilleurs zéro virgule un pour
cent du pays vivant leur meilleure vie parvenaient jusqu’à mes oreilles.
La majeure partie de l’hôtel était toujours en phase de construction
partielle, attendant les finitions, les revêtements de sol et la peinture. On
pouvait se tenir dans la salle de bal sans savoir que l’on y était.
Au cours de la semaine écoulée, j’avais aidé à meubler la moitié des
suites du seizième étage, la partie principale du hall et la salle de bal pour
un bal masqué que mon patron nous avait confié à la dernière minute.
Nous étions des designers, pas des organisateurs d’événements. Mais
Chantilly considérait le bal comme une occasion de consolider son nom en
tant que première designer d’Amérique. J’y voyais une tentative à peine
voilée d’assurer que le gratin de la Caroline du Nord apportait son soutien à
la création accélérée de cet hôtel.
Pire, Reed avait promis que je ne serais pas dans la même pièce que
Nash, pourtant je le sentis ici ce soir avec une précision intime et étrange
que je n’avais pas à posséder. Alors que je passais devant un groupe
d’hommes discutant de douanes chinoises, ma peau picota face à la
sensation d’être dévisagée.
Je l’avais senti toute la nuit, deux yeux suivant chacun de mes pas.
J’avais besoin de fuir. J’avais aussi besoin d’argent pour la nourriture, les
prêts et la pénitence.
Pivotant brusquement, je ne laissai pas le temps à la source de se
détourner alors que je le traquais. Deux yeux bruns m’observaient trois
tables plus loin. Leur propriétaire leva un verre vers moi. Je peinai à le
reconnaître à travers la distance et son masque de bal distinctif, de couleur
émeraude, mais je savais que ce n’était pas Nash.
Les yeux ne collaient pas.
Les cils étaient trop courts.
Les cheveux trop ordonnés.
La chair de poule sur mes bras trop absente.
Aucun de nous ne rompit le contact visuel, même lorsque ma vision se
troubla et que j’épelai scopophilie dans ma tête. L’envie de regarder
secrètement par les fenêtres des maisons quand on passe devant. Sauf que
c’était un masque dont mes yeux avaient envie de regarder au-delà.
L’étranger me troublait, comme si mon cerveau savait quelque chose que
le reste de mon être ignorait. Imprudente. Gonflée. Stupide. Je ne
contesterais aucune de ces descriptions de ma personne, mais je me tins
bien droite et levai le menton, le défiant de s’approcher de moi.
Reed avait toujours détesté ce côté de ma personnalité, mais je ne
réussissais jamais à le combattre. J’étais faite pour me battre jusqu’à mon
dernier souffle, ce qui expliquait pourquoi je ne serais pas la première à
perdre le face-à-face, sauf qu’un bras s’accrocha à ma main et me poussa
vers le mur.
D’innombrables responsables politiques arpentaient la salle avec leurs
chaussures Aubercy et leurs sourires artificiellement blanchis, soutirant des
voix à des hommes riches qui attendaient des faveurs en échange d’argent.
Des hommes d’affaires vêtus de Dormeuil passaient d’une conversation à
l’autre, concluant des accords d’investissement et assurant leurs contacts
d’affaires d’opportunités passées.
Près de l’open-bar, les mondains bavardaient d’affaires illicites et de
victimes dénuées de méfiance portant des robes de la dernière saison. Plus
de cent personnes partageaient la pièce avec moi, mais Chantilly avait
réussi à m’isoler dans un coin. Elle me harcelait avec des problèmes que je
n’avais pas l’intention de résoudre.
Ma peau continuait à se hérisser et je luttais contre la tentation de me
retourner pour voir si l’homme masqué me fixait toujours. Pire, je l’avais
mis au défi de le faire. Je serais la première à admettre que j’étais devenue
plus imprudente au cours des quatre dernières années. (Et j’étais déjà
imprudente au départ.)
— Où est le caviar, putain ?
Chantilly agitait ses bras jusqu’à ce que les bretelles de sa robe glissent
sur ses épaules osseuses. Se déplaçant avec moi alors que j’essayais de
l’esquiver, elle me plaqua contre le mur.
— Putain ! Il nous faut le caviar.
Ses mains déchaînées firent des gestes vers la foule d’invités derrière elle.
— Laquelle de nous va se prendre le blâme si quelqu’un se plaint qu’il
n’y a pas de caviar ? Moi ! J’ai besoin de ce putain de caviar, Rhodes.
Elle avait réussi à utiliser le mot « putain » à toutes les sauces. Son accent
de Vancouver devenait plus prononcé à chaque syllabe hurlée. Elle me
rappelait Mimi Geignarde, et je ne pouvais pas lui échapper puisqu’elle
était ma patronne.
Je m’imaginais comme la tempête dehors, fouettant la pièce jusqu’à ce
que les robes soient inondées et les conversations interrompues. Jusqu’à ce
que le silence retombe à mes oreilles et que je trouve la paix pour la nuit.
Jusqu’à ce que je débarrasse la salle de bal de ses occupants, à l’exception
de moi-même et de la nourriture.
J’épelai le mot procella sur mon palais du bout de la langue et me
concentrai sur ma patronne au visage rouge. Les douleurs que me
provoquait la faim me pinçaient les flancs. Je luttai contre elles et perdis,
me cramponnant aux épaules de Chantilly un peu plus que nécessaire. Je la
tournai vers une serveuse que l’agence de mannequins nous avait envoyée.
Sa chevelure était coiffée en un chignon strict sur le dessus de sa tête,
associés à un fard à paupières noir prononcé et à une robe tailleur qu’elle
portait sans chemise ni soutien-gorge en dessous. Elle tendit le plateau aux
invités, mais elle marchait si lentement avec ses talons de quinze
centimètres qu’elle devait être novice en matière de talons et de
restauration.
— Peut-être qu’un des mannequins masculins pourrait prendre sa place
afin qu’elle puisse reposer ses jambes, suggérai-je.
Nous regardâmes toutes les deux ses jambes maigres vaciller.
Elles n’étaient pas maigres comme les miennes. Les siennes étaient
volontaires, elles étaient sculptées avec des muscles fins et un bronzage qui
semblait naturel, mais dont je savais par expérience qu’il ne l’était pas. Mes
jambes ressemblaient à deux brindilles desséchées et végétatives qui
racontaient des histoires de pauvreté et de malnutrition.
Au cours des quatre dernières années, j’avais perdu du poids sur mon
corps déjà mince. Les os de mes hanches ressortaient, me provoquant avec
la nourriture dont j’avais envie, mais que je ne pouvais pas me payer.
C’était ma mission ce soir : me gaver de nourriture gratuite. Je n’avais
aucun doute que Chantilly serait un obstacle.
— Nous ne payons pas les serveurs pour prendre des pauses.
Sa tête se secoua en vagues furieuses. Elle leva la main pour se frotter le
visage, mais s’arrêta à l’instant où ses paumes effleurèrent ses cils
recouverts de mascara.
— Pas de pause, répéta-t-elle. C’est à ça que servent le Red Bull et les
pilules de caféine que nous fournissons gratuitement.
Pendant une seconde, elle abandonna sa haine envers moi pour s’en
prendre à la pauvre serveuse et je ne pus me résoudre à ressentir autre chose
que du soulagement. Chantilly avait tout fait sauf publier une annonce
annonçant son dédain pour moi.
Mon premier jour de travail avait commencé par un discours sur le
népotisme comme huitième péché mortel et la spirale s’était inversée
depuis. Je n’avais pas osé mentionner que je n’avais jamais rencontré ou
parlé à Delilah, parce que connaître Delilah était infiniment mieux que
connaître Reed ou Nash. La tête de Chantilly exploserait probablement si
elle apprenait que je connaissais les frères Prescott. Je sortis mon téléphone
afin de relire mes messages de Ben. Ma bouée de sauvetage. Mon unique
filon de santé mentale de la semaine dernière.
Durga : Dis-moi de ne pas démissionner. J’ai besoin de ce travail, mais
ma patronne est limite abusive. Je vais perdre la tête.
Benkinersophobie : Toi, la femme qui m’a dit d’avaler un gallon de
sirop et de prendre sur moi quand je pensais que je mourais de la grippe
aviaire, tu veux démissionner ? Il y a un mot pour ça. L’ironie ? Non… Oh,
attends. Hypocrisie. C’était le mot que je cherchais.
Durga : Ha. Ha. Trop drôle. Marre-toi. Je suis lamentable.
Un texto, et il m’avait guérie. Sérieusement, il pourrait se mettre en
bouteille, se vendre, et devenir aussi riche que Nash.
Benkinersophobie : Tu n’es pas lamentable. Tu es la personne qui voit la
beauté dans chaque situation. Celle vers qui je me tourne quand je suis
stressé et que j’ai besoin de quelqu’un pour me remonter le moral.
Quelqu’un de si fort que je m’émerveille de ton existence. Tu sais ce que tu
n’es pas ? Tu. N’es. Pas. Une. Lâcheuse. Tu es une guerrière, mais c’est
normal que tu ne te sentes pas comme telle tout le temps. Même les
guerriers prennent des pauses.
Durga : J’ai presque envie de ne jamais te rencontrer. Tu es trop beau
pour être vrai.
Benkinersophobie : Je ne le suis pas. Je suis un vrai connard. Je ne le
suis juste pas avec toi.
Durga : Personne d’autre n’a droit au traitement du gentil Ben ?
Benkinersophobie : Ma mère.
Durga : Ah. Un fils à maman. Voilà là où se brise le fantasme de
l’homme sexy.
Durga : Je te remercie.
Benkinersophobie : Si ça peut te consoler, je passe une nuit pourrie. Je la
passe avec des connards coincés dont les jeux préférés sont « Qui a la plus
grosse fortune ? » et « Jusqu’à quel point je peux donner envie qu’on me
frappe sans me faire frapper ? »
Durga : On partage nos malheurs. Amuse-toi bien à souffrir.
Benkinersophobie : Abrutie.
Je rangeai mon téléphone dans ma poche, un sourire sur mon visage que
Ben ne manquait jamais de m’offrir. Chantilly partie, je pivotai dans l’autre
direction, évitant de justesse le mannequin de couverture du Forbes 30
under 30 du mois.
Qu’avais-je dit à Nash Prescott il y a toutes ces années ? Tu n’es pas
censé être à New York, à ouvrir une entreprise destinée à faire faillite ?
Eh bien, cette entreprise commerciale s’était transformée en le premier
hôtel Prescott, qui s’était rapidement transformé en un deuxième. Puis un
troisième. Puis un quatrième. Jusqu’à ce que la marque Prescott s’impose
comme l’une des sociétés hôtelières de luxe les plus connues et les plus
convoitées au monde. Une chaîne hôtelière puissante qui ferait rougir des
noms comme Hilton et Kensington.
Le garçon qui empruntait des costumes à mon père et passait ses nuits à
se battre était devenu le roi du Monopoly, collectionnant les biens même
quand ce n’était pas son tour. Je voulais le détester pour ça. Mais j’en étais
incapable. Pas après ce qui était arrivé à Hank.
Une main caressa le tissu de ma robe, suivie d’un compliment destiné à
flatter mon ego. Je souris poliment à la fille, lui dis que j’avais adoré sa
robe Carolina Herrera que j’avais vue sur deux autres femmes ce soir et pris
un sandwich au gruyère au serveur avant qu’elle ne me condamne à une
conversation banale.
Quand je revins finalement à la table, l’inconnu au masque émeraude était
parti. Je m’accordai deux secondes et demie pour laisser libre cours à mes
fantasmes : voler toute la nourriture de la salle de bal et me glisser au
seizième étage. Toutes mes possessions matérielles se trouvaient dans un
placard.
Une caisse de T-shirts ordinaires de Winthrop Textiles.
Mon imprimante à T-shirts.
Une boîte en carton de bibelots aléatoires et de jean. Les pièges à
touristes onéreux comme Haling Cove étaient le rêve de tout investisseur
immobilier. Un excès de petites unités entassées dans des gratte-ciels, puis
surtaxées de cinq cents pour cent. Plutôt que de choisir entre la nourriture et
le logement, je dormais dans le placard.
J’avais l’impression de faire preuve de fourberie, mais trouver un emploi
dans la société de Nash sans qu’il le sache revenait au même.
Qui mendie ne choisit pas.
Après avoir traversé la foule et m’être faufilée dans une petite ouverture,
je me retrouvai face à face avec un vieil ami de papa. Il se tenait dans un
coin, ses cheveux gris luisant tandis qu’il parlait à un couple âgé.
— Avez-vous envisagé d’investir par l’intermédiaire d’une nouvelle
société ? Le marché boursier est en constante évolution, mais chez Mercer
et Mercer, nous sommes toujours en avance sur la courbe.
Oui, grâce au délit d’initié.
Je fis semblant d’avoir quelque chose dans le nez quand un invité me
fixa.
Papa m’avait dit un jour que les Mercer avaient des espions dans chaque
grande entreprise américaine et qu’ils avaient fait du délit d’initié une
science. J’avais refusé l’idée à l’époque, mais maintenant, ça me semblait
être le crime le moins grave dans une pièce remplie de gens qui avaient fait
pire que mon père et qui le détestaient seulement parce qu’il s’était fait
prendre.
Je m’esquivai devant Jonathan Mercer tout en affichant un sourire faux à
sa maîtresse qui s’accrochait à son bras avec ses longs ongles manucurés.
Le corset serré de ma robe longue me donnait du mal à respirer. Je pris une
bouteille d’eau au bar, ignorai la sensation persistante d’être dévisagée et
mis ça sur le compte de la paranoïa. Cette sensation me piquait souvent la
peau depuis mon dernier semestre à Clifton, après que tout le monde avait
compris qui j’étais.
La robe que j’avais reconvertie depuis un rideau noir tissé que j’avais
trouvé dans une brocante avait le désagrément d’être faite d’un tissu
occultant. Je faisais des pauses boissons toutes les quinze minutes pour
combattre la chaleur, alternant entre l’eau glacée et les Amaretto parce que
quelque chose devait bien rendre cette nuit tolérable.
J’appuyai mon dos contre le congélateur, exactement à l’endroit où le
creux de la robe exposait une partie de la peau. La fente à hauteur de la
cuisse était le résultat d’une couture bâclée, mais elle faisait l’affaire.
J’avais l’air d’être à ma place ici, ce qui énervait Chantilly.
Je ne lui avais rien fait, et pourtant elle me détestait depuis le moment où
j’avais mis le pied dans ce bâtiment, il y a une semaine. J’inclinai ma tête
jusqu’à ce que mes cheveux couvrent mon visage et j’ajustai mon masque
de bal. Il y avait trop de personnes familières ici pour prendre des risques.
Un violent orage se préparait à l’extérieur, mais on aurait tout aussi bien
pu l’ignorer vu la façon dont les investisseurs riaient et buvaient sans se
soucier du monde. Pendant ce temps, Chantilly avait envoyé l’autre
stagiaire pour s’assurer que notre plan de secours était prêt dans le cas
probable où l’orage ferait son chemin à l’intérieur. Hannah avait empilé des
seaux dans la buanderie à côté de la salle de bal toute la nuit.
Deux chaussures apparurent dans mon champ de vision et je les suivis
jusqu’à leur propriétaire, un sosie de Daniel Henney. Le nez romain, les
yeux bruns vifs et la coupe de gentleman ; tous des échos sinistrement
familiers d’un passé que je préférerais enterrer.
Pourtant, ma peau me démangeait.
J’essayai et échouai à lui mettre un nom.
Chantilly me scruta de l’autre côté de la pièce pendant qu’il me tendait la
main.
— Brandon. Brandon Vu.
Il parlait sans l’accent de Caroline du Nord que j’aimais tant, sa voix
dépourvue d’identité et arborant l’accent générique utilisé aux États-Unis.
Basique. Ennuyeux. Un autre indice d’un puzzle que j’avais hâte de
démêler.
J’aurais juré que je le connaissais de quelque part. En effleurant ses traits
une fois de plus, je ne trouvai rien. Je détestais les énigmes que je ne
pouvais pas résoudre ; je préférais l’ignorer et m’occuper l’esprit avec de la
nourriture. L’envie de fuir l’hôtel et de chasser le petrichor força mes orteils
à se recroqueviller vers l’intérieur et à s’enfoncer dans la semelle de mes
Converse.
Les mains de Brandon restèrent figées entre nous, mais il garda un sourire
nonchalant jusqu’à ce que je cède et plie ma paume dans la sienne.
Tout en faisant semblant de ne pas sentir la chaleur du regard de
Chantilly, j’ajoutai :
— Emery.
Au lieu de me serrer la main, il déposa un baiser sur mes phalanges. Un
souffle chaud taquina ma peau jusqu’à ce qu’il lâche ma main.
— Je sais.
Il me fixa comme un chat regarde une souris prise au piège.
Pas de remords.
Pas de culpabilité.
Encore affamé, à attendre que sa proie meure.
Tu aurais dû fuir, me réprimandai-je.
Pourtant, mes pieds restaient plantés dans l’ébène de Macassar
fraîchement moulu. Je forçai mon regard à se plonger dans le sien et
inspectai son visage.
Je ne le reconnus pas.
Rien.
Juste une étincelle dans ses yeux que je n’aimai ni ne compris.
Chapitre Onze
Emery
Emery
Nash
Nash
De : betty@hotelsprescott.com
À : nash@hotelsprescott.com
Objet : Week-end du quatre juillet
Coucou, mon cœur !
J’espérais te joindre au téléphone, mais tu n’as pas répondu et ta boîte
vocale est pleine. (Tu devrais vraiment envisager d’engager un assistant.
C’est comme ça depuis des mois. J’avais l’intention de te le dire.)
Ton frère a dit qu’il passerait le week-end à Eastridge avec Basil, Chett,
Brock et Tripp pour le brunch du quatre juillet au country club. Je crois que
Reed et Basil sont prêts à passer à l’étape suivante. On dirait qu’il va poser
la question. Je veux dire, on a toujours su que ça allait arriver, mais je suis
heureuse qu’il soit heureux.
Tu sais que je t’aime, et je déteste te demander ça, mais ça te dérangerait
de ne pas venir cette semaine-là ? On sait tous les deux qu’il ne viendra pas
me voir à la maison à moins que je lui assure que tu n’es pas en ville, et je
ne l’ai pas vu depuis des mois.
Ça ne me fait pas plaisir. Ça me fait mal de te le demander, mais ça ne
sera pas toujours comme ça, mon chéri. Je te le promets.
Bisous,
Maman
Nash : D’accord.
Emery
***
En plus du rêve érotique mettant en scène un hybride tordu de Nash et
Ben, je me réveillai une deuxième fois avec une gueule de bois et un e-mail
de ma mère. Un auquel je répondis, le deuxième signe de l’apocalypse.
Je m’occupai comme je pouvais, en arrachant les peluches de la
couverture, en cherchant des mots uniques sur mon application dictionnaire,
en repliant quelques T-shirts dans ma boîte en carton usée, en me
remémorant des souvenirs de Nash dans l’ascenseur, et en recousant le trou
qui s’était formé sur la courbe de ma Converse.
N’importe quoi pour ne pas avoir à le lire.
Je cédai au bout de vingt minutes et ouvris ma boîte de réception,
devinant déjà que je détesterais ce qu’elle avait à dire. C’était toujours le
cas.
À : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
De : virginia@eastridgejuniorsociety.com
Objet : Des nouvelles réjouissantes
Emery,
Je t’écris pour quémander ta présence au brunch du week-end du quatre
juillet. J’ai de bonnes nouvelles à partager, et j’aimerais le faire en
personne. Le country club a réservé une table pour nous. J’attends de toi
que tu sois là à midi pile. Ne sois pas en retard. Je ne veux pas que tu
m’embarrasses à nouveau.
J’ai conscience que tu portes une aversion pour Eastridge, une faiblesse
qui ne m’a jamais convenu. Il est temps de te ressaisir et de penser aux
autres. Ton oncle Balthazar meurt d’envie de te voir. Il demande souvent de
tes nouvelles.
Les autres femmes du club font des messes basses sur ton absence. Ça me
fait passer pour une mauvaise mère. Nous savons toutes les deux que je ne
le suis pas. Tu es devenue une tache sur ma réputation. Tu peux te rattraper
en arrivant à l’heure, habillée convenablement pour le brunch, et pour
l’amour de Dieu, fais quelque chose pour tes cheveux.
Je peux demander à Darynda de t’envoyer une brosse si le besoin s’en fait
sentir, ou tu peux simplement accepter que la pauvreté est aussi dégoûtante
qu’elle en a l’air et puiser dans ton fonds fiduciaire. Je l’autoriserai si tu
suis mes conditions. Reviens à la maison, trouve-toi un mari convenable, et
arrête de m’humilier.
Au cas où tu déciderais d’être égoïste, rappelle-toi que je connais tous tes
secrets, Emery Rhodes. Si tu ne te présentes pas le quatre, j’ai bien
l’intention de révéler ton nouveau nom à la presse. J’espère te voir bientôt.
Avec tout mon amour,
Virginia, Présidente
Eastridge Junior Society
À : virginia@eastridgejuniorsociety.com
De : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
Objet : S’il te plaît, utilise du lubrifiant la prochaine fois que tu décideras
de me baiser par-derrière…
Ma très chère Mère bien-aimée,
Pardonne-moi pour les fautes de frappe. J’ai du mal à voir clair à travers
la douleur. La prochaine fois que tu me baises par-derrière, pense à utiliser
du lubrifiant. J’ai joint un lien vers ma liste de souhaits Amazon. Tu y
trouveras ma marque préférée de lubrifiant anesthésiant. Garde ta brosse et
envoie-moi ça si le besoin s’en fait sentir, s’il te plaît.
Merci de m’avoir invitée à un brunch. J’ai prévu de rester à la maison et
de mémoriser les paroles de la chanson « Lemonade » de Beyonce, afin de
pouvoir impressionner mes nouveaux collègues la prochaine fois qu’elle
passera.
Cependant, comme tu as été une grande source d’inspiration dans ma vie,
j’ai décidé de mettre mes plans de côté et de passer le quatre juillet au
country club avec toi et tous les meilleurs patriotes d’Eastridge.
(J’ai entendu dire que la famille Mercer a réussi à ne pas payer d’impôts
sur ses cinquante millions de dollars de revenus l’année dernière. Ils vivent
le rêve américain. J’aspire à être comme eux.)
Fais savoir aux femmes du country club que je serai là. Ce serait terrible
que tu aies l’air d’une mère horrible. Je porterai ma robe noire avec les
roses fanées. Tu te souviens de celle-là ?
Je la portais à la messe de Pâques. Tu m’as attirée sur le côté et tu m’as
dit, devant tous mes camarades de classe, que même le diable ne me
prendrait pas dans cette robe. Quels charmants souvenirs nous partageons !
J’adore me remémorer le passé. Pas toi ?
En parlant du passé, j’ai adoré notre voyage en famille à Hollywood, d’où
tu es revenue avec deux doses d’injections de lip fillers et de nouvelles
fesses que tu as juré avoir obtenues après des heures passées à la salle de
sport. Je pense qu’il est prudent de te rappeler que je connais aussi
beaucoup de tes secrets… y compris la cicatrice de l’abdominoplastie dont
tu as réussi à convaincre les femmes au foyer d’Eastridge qu’elle provient
d’une césarienne.
Je t’envoie plein de câlins et de bisous…
Ta fille préférée,
Emery
Enfant du diable
- Envoyé depuis au-delà de l’utérus de Virginia
***
Reed avait appelé avant que je puisse me concentrer sur le fait : que ma
mère voulait que je l’appelle par son prénom, que je dormais dans un
placard de deux mètres sur trois, que ma patronne m’avait caché la réunion
d’aujourd’hui et que j’avais été coincée dans un ascenseur avec Nash
Prescott, qui avait déchiré ma pochette et volé mon portefeuille, ma
nourriture et ma dignité.
— J’ai besoin de ton aide.
Ce furent les premiers mots qui sortirent de la bouche de Reed quand je
décrochai.
Je me retournai sur le ventre et triturai mes draps, ceux qui étaient sur le
point de s’effilocher. Une métaphore exacte de ma vie. Le poids de mon
corps sur mon estomac me donnait la sensation d’être encore plus creux
qu’il ne l’était déjà, son grognement emplissant l’air.
Une fois de plus, je pensai à mon héritage avant de me rappeler que
c’était de l’argent sale.
— De quoi as-tu besoin ? demandai-je, la voix basse et rauque,
consciente que ça ne présageait rien qui vaille après la matinée que j’avais
eue.
Le troisième signe de l’apocalypse, sans aucun doute.
— Pourquoi tu chuchotes ?
Parce que je ne sais pas s’il reste des retardataires dans le bâtiment où je
squatte actuellement.
Évidemment, je ne le lui dis pas.
— Mes voisins ont enfin fini leur partie de jambes en l’air matinale et j’ai
peur que s’ils m’entendent, ils me demandent de les rejoindre à nouveau.
Le mensonge glissa si facilement, que je me sentis comme une vraie
Winthrop à ce moment-là.
— Encore ? Dans le sens où tu les as déjà rejoints par le passé ?
— Encore, dans le sens où ils m’ont déjà invitée par le passé. J’ai dit non.
Je visualisais mes voisins imaginaires comme une rock-star maigre
comme un clou avec une barbichette de deux centimètres et un mannequin
roux de grande taille dont il était fou. Harlan Felt et Alva Grace, au cas où
Reed aurait demandé.
Il ne le fit pas.
— Je te jure, il t’arrive toujours de ces trucs bizarres.
Probablement parce que j’en invente la moitié, pour que tu ne t’inquiètes
pas pour moi.
— C’est la vie.
Je luttai contre la soudaine poussée de nostalgie quand Reed rit. Je me
raclai la gorge et demandai :
— De quoi as-tu besoin ?
— D’idées.
Sa respiration irrégulière retentit à l’autre bout du fil.
— Je veux demander Basil en mariage.
Je basculai l’appel en appel vidéo, afin de pouvoir voir son visage quand
je lui demandai :
— Tu es sûr ?
Ce que j’avais vraiment envie de faire, c’était de crier « Arrête tes
conneries ! » et de le faire interner en hôpital psychiatrique.
Il se frotta le visage avec une main et tira sur ses cheveux avant de me
fixer. Le mauvais éclairage donnait à sa chevelure une couleur plus foncée.
Il était allongé sur son lit, ses mèches soyeuses partant dans tous les sens.
Pendant une seconde, il ressembla comme deux gouttes d’eau à Nash.
Mon estomac se remplit de stupides papillons et mes doigts survolèrent le
bouton rouge, si près de mettre fin à l’appel avant que Reed ne demande :
— Est-ce que je suis sûr de vouloir faire ma demande ou est-ce que je
suis sûr de vouloir que ma meilleure amie me soutienne et me donne des
idées ?
Il marquait un point.
— Eh bien, Basil aime les grands gestes.
Les gestes énormes, ridicules, ostentatoires.
— Peut-être que tu pourrais l’emmener voir une représentation
d’Hamilton et faire en sorte que la troupe intègre ta demande en mariage
dans la pièce ? Plutôt avec une version locale, parce que je doute que
Broadway accepte.
Peut-être Wicked. Je suis sûr que Basil s’identifierait à la méchante
sorcière de l’Ouest.
— C’est pas possible pour Hamilton. Le père de Basil trouve
qu’Hamilton est une interprétation corrompue de l’histoire américaine avec
trop de diversité.
Et c’est dans cette famille que tu veux te marier ?
Je me mordis la langue jusqu’à ressentir un goût de cuivre et coupai le
mode vidéo, afin de pouvoir parler sans craindre que Reed découvre que je
vis dans un placard comme une version moins glamour de Harry Potter.
Seulement, j’étais une moldue, et la vie ne pouvait pas être plus tordue que
ça.
— Et pourquoi pas un hélicoptère…
— Pas d’hélicoptère, m’interrompit Reed. Basil refuse de monter dans un
appareil qui n’est pas fabriqué par la société aérospatiale de son père, et tu
sais bien qu’il me déteste.
Oubliant pourquoi je chuchotais en premier lieu, j’enfonçai mon visage
dans mon oreiller improvisé de T-shirts et criai.
— C’était quoi, ça ? demanda Reed.
— Je crois qu’Alva Grace vient de crier dans son oreiller.
— C’est le nom de ta voisine ?
— Ouais.
— Elle doit être en train de s’envoyer en l’air.
— Ouais.
— D’autres idées ?
— Pas sur le moment. Je vais y réfléchir, promis-je avant de raccrocher.
Reed et Basil. Mariés. Je n’aimais plus Reed de cette façon, mais je
pensais toujours qu’il pouvait faire mieux. L’escorte de Nash peut-être, car
au moins, elle était prête à travailler pour de l’argent.
Je fis glisser ma lèvre inférieure dans ma bouche, mue par le rêve de
pouvoir être rassasiée de mensonges et de rêves inassouvis.
Plus jamais je ne serais affamée ainsi.
***
Le quatrième signe de l’apocalypse apparut lorsque je me faufilai au
cinquième étage, à notre bureau de conception improvisé, à huit heures
tapantes. Chantilly était assise sur le canapé, à regarder Titanic.
Elle fit pause sur la scène où Rose fait semblant qu’il n’y a pas de place
sur le débris sur lequel elle est allongée et où Jack meurt. Quand Chantilly
se retourna et vit que c’était moi, elle appuya sur la télécommande sans un
mot.
Si je l’avais surprise, elle ne le montra pas. Peut-être qu’elle n’avait pas
fait exprès de m’exclure de la chaîne d’e-mails. Et peut-être que cet oiseau
obèse que j’avais vu voler comme un ivrogne par la fenêtre était en réalité
un cochon avec des ailes.
Chantilly ignora mon existence et continua à regarder le film, une larme
coulant sur sa joue lorsque l’égoïsme de Rose tue l’homme qu’elle est
censée aimer.
— Ça me fait pleurer à chaque fois, murmura Chantilly pour elle-même,
sans une once de sarcasme dans la voix.
Le meurtre ?
— Euh… d’accord, dis-je d’un ton traînant, me demandant où étaient les
autres.
Ida Marie m’avait dit huit heures pile.
— Où sont tous les autres ?
— La réunion a été repoussée d’une heure. Ce n’est pas moi qui ai
décidé.
Elle essuya le mascara qui coulait le long de sa joue.
— Merde. Je dois nettoyer ça, me dit-elle comme si je m’en souciais.
Je sortis mon téléphone, tapai un message à Ben et attendis que les autres
arrivent. J’envisageai de lui dire que j’avais fait un rêve érotique de lui,
mais je décidai de rester sur quelque chose de tout public, surtout parce que
je l’avais imaginé avec l’apparence de Nash.
Durga : Tu tirerais dans le bras de ton meilleur ami pour cinq millions de
dollars ?
C’était une question légitime.
Rose avait sacrifié Jack, et Reed était actuellement bien en haut de ma
liste noire. Un mariage ? Avec Basil Berkshire ? La fille qui avait rempli
mon casier de Tampax le jour après que j’avais eu mes premières règles en
plein cours de gym ?
Heureusement, les vêtements que j’avais tachés étaient des vêtements de
sport. J’avais aussi trempé les tampons dans de l’eau contenant du colorant
alimentaire rouge et les avais laissés dans son casier, parce que « être plus
mature » ne faisait pas partie de mon vocabulaire, et que ma mesquinerie
atteignait des niveaux acceptables, de mon point de vue.
(Reed m’avait dit un jour que j’étais faite à quatre-vingt-dix-neuf pour
cent de mesquinerie et d’un pour cent de macaronis au cheddar blanc, mais
qu’il m’adorait quand même. J’avais embrassé sa joue et lui avais dit qu’il
était mon meilleur ami).
Benkinersophobie : Je n’ai pas de meilleur ami.
Évidemment.
Ben avait la personnalité d’un porc-épic en chaleur, piquant chaque
surface de ma peau avec une voracité que je réservais personnellement à ma
haine d’autrui. Il m’avait dit un jour que notre amitié n’était rien de moins
qu’un miracle. Je l’avais pris comme un compliment, mais je n’étais pas
sûre qu’il l’avait dit ainsi.
Durga : Je suis aussi surprise qu’une pom-pom girl qui se fait poursuivre
par un homme armé d’une machette au bout de cinq minutes d’un film
d’horreur de série B.
Il ne répondit pas pendant quelque temps, alors je m’assis sur le canapé,
enfouis mes mains dans les poches de mon sweat à capuche noir à
fermeture éclair et soulevai mes Converse sur la table basse. Comme je
m’ennuyais et que j’aimais rendre à Chantilly sa cruauté, j’accélérai le film
et mis sur pause au moment où Rose jette le collier onéreux dans l’océan au
lieu de le donner à une association caritative.
Benkinersophobie : Je le ferais pour vingt millions.
J’émis un petit rire peu féminin qui fit froncer le nez de Chantilly
lorsqu’elle revint et je me jurai que si je mourais avant d’avoir rencontré
Ben, je serais morte en ayant vécu une vie incomplète. Reed avait le titre de
meilleur ami, mais Ben était des macaronis noyés dans du cheddar blanc du
Vermont. De la nourriture réconfortante pour l’âme. La personne qui savait
toujours exactement ce que j’avais besoin d’entendre pour me sentir mieux.
J’avais peut-être perdu ma famille, mes biens, mon avenir.
Mais il m’avait aidée à trouver quelque chose d’important.
Mon sourire.
***
Et enfin, le cinquième signe de l’apocalypse se produisit après l’arrivée
de Hannah, Ida Marie et Cayden… quand Nash Prescott entra dans la pièce
et fit semblant qu’il ne me connaissait pas.
Chapitre Dix-huit
Nash
Nash
À : emery@winthroptextiles.com
De : donations@wiltonuniversity.edu
Objet : Fonds de bourses d’études Atgaila
Chère Mademoiselle Winthrop,
Nous vous contactons à propos de votre bourse d’études anonyme. Avec
notre récente augmentation des frais de scolarité, l’unique bénéficiaire,
Demi Wilson, devra payer la différence d’un total de cinq cents dollars par
mois pour ses semestres d’inscription.
Vous pouvez choisir de continuer à payer la bourse de deux mille dollars
par mois ou d’augmenter le montant de la bourse à deux mille cinq cents
dollars.
Comme toujours, nous apprécions votre mécénat et vous assurons de
notre discrétion.
Lexi Wheelander
Bureau des dons
Cinq cents de plus par mois. Je pouvais à peine vivre avec les deux mille
par mois. Les hôtels Prescott payaient bien, mais après les impôts et le don,
il me restait trop peu pour prendre soin de moi. Je fermai les yeux et
marmonnai les plus jolis mots que je connaissais.
Quand ça ne marcha pas, je m’imaginai me balader sous la pluie avec un
millier de chiots heureux.
Respire, Emery. Tout va bien se passer. Tu n’as pas le choix. C’est la
meilleure chose à faire.
J’envoyai un mail dans lequel j’acceptais les cinq cents dollars
supplémentaires, puis je courus aussi vite que possible jusqu’à la salle de
sport familiale près de l’hôtel. Mon bac à douche et ma serviette se
baladaient dans un sac à dos noir de contrefaçon Jan Sport, maintenu par du
ruban adhésif et des points de suture amateurs (j’étais novice à l’époque. Et
alors ?)
Je payais vingt dollars par mois pour un abonnement à la salle de sport.
Au lieu de m’entraîner, je m’y arrêtais tous les matins pour prendre une
douche. Ben m’avait gardée éveillée toute la nuit avec des messages
cochons, ce qui signifiait que j’avais trop dormi ce matin et que je n’avais
pas pu passer prendre une douche.
Je m’arrêtai devant et vis le panneau sur la porte.
Nash
Crispé.
Tout en moi était crispé.
Ma mâchoire.
La veine de mon cou.
La veine de ma tempe.
La veine de mon sexe.
La main d’Emery se rua à l’aveugle sur l’interrupteur de contrôle de la
température. Elle le tourna et recula. L’eau tombait en cascade sur son
visage, s’égouttant le long de la courbe de ses cils, sur ses lèvres, et plus bas
encore.
Je refusais de prêter attention à son corps, même si elle remplissait la
pièce de sa présence. Tout en elle était trop.
Trop destructeur.
Trop toxique.
Trop imprudent.
— Quelle simplette, mentis-je, brûlant à la façon dont ces yeux
discordants me transperçaient.
Une brume chaude embrasait la pièce, enveloppant mes vêtements et
toute la peau à laquelle elle pouvait s’accrocher. Je m’appuyai contre
l’évier, laissant le meuble supporter mon poids pendant que j’enlevais ma
veste de costume, que je la jetais sur le carrelage enduit de vapeur, et que je
prenais mon temps pour retrousser mes manches boutonnées et satinées.
J’avais la sensation que mon cou était étranglé, mais je gardai mon col
boutonné, refusant de me déshabiller de nouveau avec une fille de vingt-
deux ans nue devant moi. Surtout quand je remarquai la bouteille rouge
distincte avec l’étiquette bleue et le loup menaçant derrière elle.
Elle utilisait mon ancien gel douche. La même marque. La même odeur.
Une voleuse, dérobant mon essence pour des raisons qui m’échappaient.
C’était pour ça que j’avais reconnu son odeur dans l’ascenseur.
Elle m’avait frotté partout sur son corps.
— Je vous plains, mademoiselle Rhodes.
J’articulai son nom de famille, prenant plaisir à la façon dont elle y réagit.
Comme si je lui avais donné un coup de fouet dans le dos.
— Tu es incapable de comprendre les mots de base. Si ennuyeuse. Si
désespérée. Tu me rappelles ta mère.
En réalité, elles étaient diamétralement opposées.
Parmi les contributions de Virginia Winthrop à la société, on pouvait citer
l’encouragement à l’anorexie chez les jeunes d’Eastridge, faire preuve de
slut-shaming auprès des femmes au foyer qui avaient obtenu l’homme
qu’elle voulait, mais qu’elle n’aurait jamais eu, et la consommation
quotidienne d’assez de champagne pour faire perdre connaissance à un
éléphant en surpoids.
De son côté, Emery passait constamment son temps à défier sa mère,
luttant contre le moule Virginia 2.0 comme si sa santé mentale en dépendait.
Mais au bout du compte, elle avait été au courant des détournements de
fonds de Gideon et n’avait rien fait.
Des milliers de personnes avaient perdu leur emploi et leurs économies.
Angus Bedford était mort. Papa était mort. Peut-être qu’Emery était comme
Virginia, après tout.
— Retire tout de suite ce que tu viens de dire !
Un air de défiance envahit la posture d’Emery quand elle cria, inclinant
son menton vers le haut et son corps vers l’avant. Je ne doutais pas qu’elle
se serait jetée sur moi s’il n’y avait pas eu du verre fin et un mètre d’espace
entre nous.
— C’est mignon que tu penses avoir un quelconque contrôle sur moi.
Je m’approchai de la douche jusqu’à ce que nous soyons nez à nez, la fine
couche de verre et ma santé mentale en déclin étant les seules choses qui
nous séparaient. Je plongeai mes doigts dans ma poche et en sortis son
portefeuille. Mon portefeuille.
Ce fut la photo de Reed qui attira mon regard en premier. Je la fis glisser
hors de la pochette, la léchai exactement à l’endroit où se trouvait le visage
d’Emery et plaqua la photo sur la porte de la douche. L’humidité la colla au
verre.
Elle tressaillit au bruit, comme si elle avait reçu un coup de poing dans le
ventre. Je lui laissai trois secondes pour la regarder, la mémoriser, la
savourer une dernière fois avant de déchirer le Polaroïd en deux. Un
glapissement monta dans sa gorge et elle perdit la provocation qu’affichait
son visage.
Tant mieux.
Je n’étais pas là pour être ami avec elle.
Je n’étais même pas là pour lui accorder mon regard.
À quel point avait-elle besoin d’attention pour s’introduire dans mon
appartement et se déshabiller dans ma douche ?
Les deux moitiés de la photo tombèrent au sol, Reed sur une moitié et
Emery sur l’autre. En ce qui me concernait, je lui avais fait une faveur.
Leçon numéro deux, bébé. Il n’y a pas de toi et Reed. Il n’est pas fait pour
toi. Docile. Prévisible. Apprivoisé. Plus vite tu l’auras compris, mieux ce
sera.
— Je te déteste.
Un léger sifflement. Doux et étrangement féminin. J’avais envie de le
mettre en bouteille et l’écouter murmurer des choses salaces.
Elle avait déjà dit ces mots dans l’ascenseur, cachée par l’obscurité. Elle
ne les pensait pas alors, mais peut-être qu’elle les pensait maintenant.
— Quels mots puissants, me moquai-je en basculant une cheville vers
l’autre. Est-ce qu’ils te donnent l’impression d’avoir du courage ? Parce que
tout ce que je vois, c’est quelque chose de cassable.
Ses doigts balayèrent ses cheveux, repoussant les épaisses mèches noires
de son visage. Ce feu revint, décuplé, aspirant tout l’air de la pièce. Si je
baissais les yeux, je savais que je verrais des seins nus se soulever au gré de
respirations haletantes.
Je ne regardai pas en bas, mais mon sexe en mourait d’envie. Il pointait
droit sur elle dans mon pantalon. Au lieu de le remarquer, elle me lança un
regard noir.
Elle avait l’air si rebelle que ça me rappela le jour où elle avait eu seize
ans et avait demandé une voiture à sa mère. Je me tenais au bord de la
piscine, occupé à la nettoyer pendant que papa avait rendez-vous chez son
médecin. Virginia était allongée sur une chaise longue, à prendre un bain de
soleil seins nus en lisant le dernier US ! Weekly.
— Je sais ce que je veux pour mon anniversaire, avait déclaré Emery
avant de sauter en boulet de canon dans la piscine.
Elle était réapparue dans la partie peu profonde une minute plus tard.
— Une voiture. Une des vieilles voitures de papa dans le garage. Il n’en
utilise même pas la moitié.
Virginia avait posé son magazine et incliné ses lunettes de soleil
surdimensionnées sur le dessus de sa tête.
— Ma chérie, c’est la populace qui conduit des voitures. Les Winthrop
ont des chauffeurs.
Et c’était tout.
Emery avait reçu en cadeau un sac Birkin en peau d’autruche couleur
vomi, qu’elle avait vendu la semaine suivante avant de me supplier de la
conduire chez un concessionnaire de voitures d’occasion dans la bonne
vieille Honda Yolanda, mon Accord des années 90 qui marchait encore un
milliard d’années plus tard.
Elle avait acheté une épave d’occasion et, sur le chemin du retour, avait
donné le reste de l’argent du Birkin à un refuge pour animaux, en passant
devant Virginia et ses amis au country club.
Le lendemain, Virginia avait demandé à papa de conduire la voiture à la
casse pour la faire broyer, et Emery s’était tournée vers Reed et lui avait
dit :
— Ça valait le coup.
Le tout avec la même expression que maintenant.
Défiante.
Fourbe.
Invaincue.
J’attendais qu’elle dise quelque chose, mais elle faisait ce truc où elle
marmonnait des mots que je n’entendais pas et qui me rendait fou. Je
contemplai actuellement ses lèvres, essayant de déchiffrer ce qu’elles
disaient, jusqu’à ce que je réalise que je ne faisais que les regarder.
Pendant ce temps, le pommeau de douche était toujours en marche au-
dessus d’elle, produisant assez d’eau pour sauver la Californie de sa
prochaine sécheresse.
Finalement, ses yeux croisèrent les miens et elle appuya une paume
contre la porte vitrée, juste à côté de ma joue.
— J’aime quand tu m’appelles Lolita, Prescott. Ça veut dire que je
t’excite.
Mes narines se dilatèrent et mes yeux tressaillirent. Je ne savais pas où
elle voulait en venir, mais elle jouait un jeu dangereux. Un jeu que je
n’avais pas l’intention de perdre. Une partie de moi se disait qu’elle avait
un plan, et je voulais l’étouffer dans l’œuf.
— Attention, Winthrop, tu me regardes comme si tu voulais coucher avec
moi, et nous savons tous les deux que le seul moyen pour que ça arrive,
c’est que tu te fasses passer pour quelqu’un d’autre.
— Tu n’as pas changé, Nash.
Son rire moqueur dépréciatif fit un creux dans mon ego ; je me haïs pour
ça.
— Une décennie plus tard, tu cherches toujours la bagarre pour le plaisir.
Elle me regardait comme si elle me connaissait.
Je devais lui prouver que ce n’était pas le cas.
— Tu n’as aucune idée de ce dont tu parles.
Je déboutonnai mon col et le desserrai, mes mots et mes mouvements
sans hâte. Je la laissai transpirer aux mains de l’eau.
— Je ne me bagarre pas juste pour le plaisir. J’ai couvert mes poings de
bleus, versé mon sang, cassé mes os pour mon père. C’est le genre de
loyauté qu’un Winthrop ne comprendrait jamais.
Tu ne me connais pas aussi bien que tu le penses. N’est-ce pas, bébé ?
La bravade tomba comme un rideau qui se ferme.
— Ton père ?
Elle flancha en un instant, mais je ne tombai pas dans le panneau. J’aurais
préféré confier la sécurité nationale à Ben Laden.
— Quel choc : quelque chose que l’omnisciente Emery Winthrop ignore.
Je détachai les trois premiers boutons de ma chemise, détestant la façon
dont elle cédait et me fixait, détestant la façon dont j’aimais ça. Quelques
centimètres de mon torse se dévoilèrent, recouverts d’une brume torride en
un instant.
— Papa avait un problème cardiaque qui nécessitait un traitement
mensuel. Des médicaments qui coûtaient plus cher que ce que mes parents
pouvaient payer. Je l’ai découvert en entendant maman et papa se disputer à
propos des factures. J’avais besoin d’un travail, mais aucun n’était assez
bien payé. Nous n’avions pas de soins médicaux, et les pilules coûtaient
trois mille dollars par mois. Les riches d’Eastridge faisaient le chemin
jusqu’au lycée de la ville et prenaient des enfants pauvres de l’école
publique qui avaient besoin d’argent.
Deux autres boutons.
— J’avais des amis qui m’ont parlé des combats. Ensuite, je me suis
retrouvé sur le ring soir après soir. Je gagnais souvent, je me faisais
beaucoup d’argent, et encore plus pour les connards qui pariaient sur moi.
J’ai dit à maman que j’avais pris un boulot pour aider à payer les factures.
Je pense qu’elle a toujours soupçonné que je gagnais de l’argent en
combattant, mais elle n’a jamais insisté.
— Jusqu’à ce que tu sois arrêté, termina Emery, la compréhension
naissant dans ses yeux. Betty t’a fait promettre d’arrêter.
J’avais rencontré Fika cette nuit-là à la gare. Il se tenait près de l’entrée,
flirtant avec une officière, mais il s’était arrêté quand il m’avait vu, une
paume frêle venant frotter sa tête chauve.
— Tu es le fils de Hank Prescott, avait-il dit en me faisant un signe de
tête.
Je m’étais armé d’un rictus, ignorant le sang qui coulait de ma tempe sur
ma joue.
— En quoi ça vous concerne ?
— Je le vois souvent. À l’hôpital.
Oh. Le combat en moi s’était dégonflé quand il avait continué :
— T’es là pour quoi ?
— Pour m’être battu.
Il avait hoché la tête et m’avait donné un coup de poing sur l’épaule
parce que mes bras étaient toujours menottés derrière mon dos. Je ne
l’avais plus revu jusqu’à ce qu’une heure plus tard, il m’ait donné un coup
de pied dans les jambes, me réveillant.
— Viens. Allons-y.
Je m’étais levé de mon siège quand il avait sorti une clé de sa poche et
l’avait fait pendre entre nous.
— Juste comme ça ?
— Juste comme ça.
Il m’avait détaché avec la grâce d’un cheval sur la glace, me frappant les
poignets avec la clé deux fois dans le processus.
— J’ai des relations ici, gamin.
— Tu as arrêté de te battre après ça, ajouta Emery. Je m’en souviens.
En réalité, je m’étais battu une fois depuis, mais je ne considérais pas ça
comme un combat. Il avait été loin d’être égal. Je ne lui dis rien de tout cela
alors que je déboutonnais les deux derniers boutons et laissais ma chemise
glisser le long de mes bras.
Les yeux d’Emery s’agrandirent. Ils me comprirent. Je savais ce qu’elle
voyait. Je devais les regarder dans le miroir tous les jours, conscient
qu’elles ne suffiraient jamais.
Des constellations de cicatrices et de coupures jonchaient ma poitrine et
mes bras. Sous ma cage thoracique, une blessure au couteau s’étendait de
l’avant à l’arrière. Elle avait mal guéri, toujours en relief et enragée contre
ma peau.
Elle s’imprégna de chacune d’entre elles en silence, contemplant les
muscles tendus et les taches de la bataille, ses yeux vairons s’attardant sur
mon tatouage avant de les faire remonter vers mon visage. Quelque chose
me rongea l’estomac quand je pris conscience qu’elle aimait ce qu’elle
voyait.
— Pourquoi Reed n’est pas au courant ? croassa-t-elle.
— Il l’est. Maintenant.
Et sa rancune n’avait fait qu’augmenter dès qu’il l’avait découvert. Il ne
se rendait pas compte de la chance qu’il avait. Maman, papa et moi l’avions
laissé être l’enfant chéri. Tout du long de la vie de papa, nous n’avions
jamais laissé les problèmes toucher Reed.
Il n’avait jamais eu à aller chercher de la nourriture à l’épicerie avec
papa, à se demander s’il devait expliquer à maman comment papa était
tombé raide mort dans le rayon des produits d’hygiène féminine.
Il n’avait jamais eu à renoncer à une bourse d’études dans une école de
l’Ivy League, conscient que c’était trop loin pour rendre visite à papa et
l’aider si quelque chose arrivait.
Il n’avait jamais eu à renoncer à son corps, à le soumettre aux coups de
poing et de couteau lorsqu’un connard surprivilégié pariait du mauvais côté.
Reed était resté immaculé comme une vierge sacrificielle, une pureté que
nous nous étions tous battus pour maintenir à tout prix. Donc, il pouvait
bien être en colère contre nous tous, mais sa colère reposait sur une
fondation fissurée.
— Il me l’a caché ?
Bizarrement, Emery n’avait pas l’air blessée. Cela me poussa à l’étudier
de près, attiré par l’idée de jeter un coup d’œil à l’intérieur de sa tête.
— Non.
Mes doigts eurent la soudaine envie d’un joint, ce qui ne m’était pas
arrivé depuis le lycée.
— Maman et moi ne lui avons rien dit avant l’enterrement.
En fait, c’était maman qui lui avait dit. Reed me détestait toujours pour le
cotillon.
— Papa ne voulait pas qu’il le sache. Reed aurait arrêté le football et
utilisé l’équipement et les frais d’inscription pour payer les médicaments de
papa.
— Il aurait dû.
Une réponse instantanée, sans aucune hésitation.
Ça me fit la détester un peu moins, ce qui transféra mon énervement sur
moi.
Je me demandai ce qu’elle dirait si elle savait que Gideon était au
courant. Il avait proposé d’utiliser ses relations pour faire entrer papa dans
un essai médical. Mes parents n’en avaient rien à faire de la fierté. Ils se
souciaient de leurs enfants, d’éviter les problèmes et de passer le plus de
temps possible ensemble. Rien d’autre.
Les essais cliniques avaient fonctionné jusqu’à ce que le scandale
Winthrop éclate et que le chercheur principal vire papa de l’essai en
représailles. Comme mes parents, il avait investi toutes ses économies dans
Winthrop Textiles. Comme mes parents, il avait tout perdu. Contrairement à
mes parents, il avait riposté.
— Papa ne voulait pas qu’il le fasse, dis-je finalement.
— C’est pour ça que Reed te déteste ? Parce que vous trois lui avez caché
ça ?
L’endroit me semblait étrange pour avoir cette conversation, mais je
gardai mon visage au niveau du sien, même si l’idée de l’eau dégoulinant
sur sa chair nue m’attirait.
— En partie, mais il était déjà en colère avant ça.
Depuis la nuit du cotillon, quand il avait failli se faire arrêter, pour être
précis.
— Hank est mort d’une crise cardiaque… parce qu’il a arrêté de prendre
ses médicaments ?
— Il ne pouvait plus les payer après que lui et maman ont perdu leurs
emplois pour tes parents et leurs économies.
Après avoir été privé des médicaments expérimentaux, papa était devenu
une bombe à retardement. Il n’avait pas trois mille dollars par mois pour les
autres médicaments. J’avais un plan, mais j’avais été trop lent. Reed était
parti pour l’université et j’avais déménagé dans un appartement merdique
d’une seule chambre à Eastridge et laissé mes parents prendre la chambre.
— Je suis désolée.
Une mèche de cheveux tomba sur son œil, mais elle ne bougea pas. Son
visage était crispé par la surprise. Ça ne me plut pas.
Toujours une grande actrice. De faire semblant d’être l’esclave de
Virginia à poignarder ma famille dans le dos, tu mérites un Oscar.
— Emery, l’avertis-je.
Plus que tout, je détestais les excuses.
Le truc avec les excuses, c’est qu’elles viennent après la connerie. C’est
comme dire, « Je l’admets. Je t’ai trahi, et maintenant, tu dois me pardonner
pour ça. »
Pourquoi le ferais-je ?
— Non.
Elle se rapprocha jusqu’à ce que le bout de son nez touche la vitre. Si la
porte était ouverte, elle me toucherait.
— Laisse-moi te dire ceci. Je sais que les gens balancent le mot « désolé
» comme si ça ne voulait rien dire, mais ce n’est pas mon cas. Je crois au
pouvoir des mots, et je n’en abuserai jamais. Alors crois-moi quand je dis
que je suis incroyablement désolée pour ton père.
La croire ? Jamais.
L’eau s’abattait sur le sol. Des taches de liquide mouchetaient le verre
entre nous, de grosses gouttes de larmes se poursuivant jusqu’en enfer. Elle
ne méritait pas de réponse, alors je ne lui en donnai pas.
— C’est pour ça que tu me détestes, chuchota-t-elle.
Tellement, tellement ignorante.
Je ne la détestais pas pour les péchés de ses parents. Je la détestais pour
avoir été au courant et n’avoir rien fait. Je la détestais parce que papa
n’avait pas à mourir.
C’était pour ça que je me détestais aussi.
— Non, petite tigresse.
Mes yeux finirent par céder, plongeant vers ses seins. Deux gros seins en
forme de poire avec des mamelons durs pointant vers moi. Si je regardais
plus bas, je pouvais voir son sexe. Je rassemblai la volonté nécessaire pour
ne pas le faire et reportai mes yeux sur les siens.
— Je te déteste pour tellement plus, lui promis-je.
Je lui avais dit pour papa. C’était fait, afin qu’elle puisse se vautrer et se
morfondre dans la culpabilité comme je le faisais tous les jours. Un simple
lilas luttant pour sa survie sans la lumière du soleil.
Fané.
Desséché.
Vide.
Cette conversation n’avait rien changé.
Il y avait encore du sang à verser.
Celui de Gideon.
Celui de Virginia.
Celui d’Emery.
Chapitre Vingt-deux
Emery
Nash
Nash
Emery
Emery
Emery
Les gens font de la chirurgie pour changer le corps dans lequel ils sont
nés, mais si on pouvait changer notre personnalité ? Si un chirurgien venait
à toi et te disait : « Je peux opérer votre cerveau. Le temps de récupération
est à peu près le même que pour une amygdalectomie, et c’est totalement
sûr », tu le ferais ?
Sans vouloir te vexer, je donnerais à Virginia une greffe de personnalité,
ainsi que de nouvelles piles pour son cœur. Tu penses qu’elle laissera
maman faire une pause après son ablation des amygdales ? Ouais, moi non
plus.
— NASH
J’ai vu un chat et son propriétaire jouer avec un laser hier. Pense à cette
merde. Les lasers étaient une putain d’énorme avancée scientifique, et
maintenant, un amoureux des chats débile avec un bonnet tricoté en utilise
un pour faire péter un câble à son chat. Si j’avais inventé le Tide Pod et que
je devais regarder quelqu’un l’avaler, je le hanterais probablement depuis
ma tombe.
— NASH
De : virginia@eastridgejuniorsociety.com
A : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
Objet : Brunch du quatre juillet
Emery,
Permets-moi de préluder à ce mail en t’informant que ta réponse n’est pas
souhaitée. Je t’écris pour te rappeler les détails du brunch du quatre juillet.
Nous ferons la fête au country club à dix heures du matin. Sois à l’heure.
Able Cartwright va dîner avec nous. Tu te souviens de lui ? C’est un
garçon charmant. La semaine dernière, il a commencé à travailler dans le
cabinet d’avocats de son père tout en poursuivant son doctorat en droit. Le
talent dans cette famille est remarquable. Je suis sûre que tu accepterais
d’envisager un rencard avec le gentil Able.
Je serai au brunch, accompagnée de ton oncle Balthazar.
Malheureusement, Eric Cartwright est parti dans le sud de la France avec sa
femme, mais tous les autres membres importants de la famille Eastridge
seront présents. S’il te plaît, ne me fais pas honte avec ton cinéma.
Je te conseille vivement de ne pas porter cette horrible robe avec les
fleurs fanées. Si tu le souhaites, je peux te faire livrer une magnifique robe
Oscar De La Renta dans ta chambre avant le lever du soleil. Mon équipe de
stylistes est mobile et peut rendre à tes cheveux leur halo blond brillant en
moins d’une heure.
Permets-moi de te rappeler que c’est moi qui décide si ton fonds
fiduciaire t’est distribué en temps voulu ou pas du tout. Cela dit, j’attends
de toi que tu te comportes au mieux. Ne sois pas en retard à l’heure du
départ.
Cordialement,
Virginia, présidente
Eastridge Junior Society
Emery
***
Du bureau de Cayden, Chantilly éteignit sa machine et s’approcha de
moi.
— Café, mademoiselle Rhodes.
— Je suis au beau milieu d’un point et…
— Café. Je ne demande pas.
Je n’y croyais pas.
Chantilly avait pris les exigences de Nash comme une invitation à me
donner des ordres, plus qu’elle ne le faisait déjà. Hier, j’avais déposé son
linge au pressing et trié les Skittles violets dans son emballage taille maxi.
— En fait, je crois que c’est l’heure du déjeuner.
Cayden étira ses bras au-dessus de sa tête avant de se lever.
— Y’a quelqu’un qui serait tenté par un morceau rapide avec moi ?
Hannah et Ida Marie partirent avec Cayden, mais je restai parce que
j’étais encore plus fauchée que d’habitude. Ce matin, j’avais envoyé le don
de deux cent cinquante dollars au fonds de l’université de Winthrop.
Je ne voulais pas non plus risquer de partir à la soupe populaire et que
Nash s’y rende aussi. C’était plus sûr de mourir de faim que de risquer une
autre altercation et d’être bannie à vie. Il s’avéra que Nash finançait la
plupart des repas servis là-bas, ce qui signifiait qu’il me possédait à plus
d’égards que je ne le pensais.
Chantilly fit du sur-place devant le bureau, attendant que Nash l’invite à
déjeuner. Il ne le fit pas. Elle partit peu de temps après lui, la tête baissée
comme un enfant de cinq ans qui n’avait pas eu le jouet qu’il voulait pour
Noël.
Mon esprit s’emballa. J’envoyai un message à Reed une fois seule.
Emery : Je dois être à Eastridge pour le quatre juillet. Pitié, bâillonne-
moi et dépose-moi au milieu de l’océan.
Emery : Je plaisante.
Emery : Plus ou moins.
Emery : J’ai besoin d’un chauffeur… Haling Cove est un peu sur le
chemin de Duke, et je connais un meilleur ami aux cheveux blonds et aux
yeux bleus qui possède une sacrée Mustang…
Peut-être que Reed pourrait venir et servir d’amortisseur entre Able et
moi. Cette cicatrice sur la tête d’Able ne s’était jamais effacée. Notre
présence le prendrait probablement de court.
Reed : Pas de problème. Je vais à Eastridge pour faire du yacht avec
Basil et sa famille. Nous partons quelques jours avant le quatre.
Merde.
Je devais aller à la galerie d’art avec Nash pour voir la sculpture de
Sisyphe et obtenir son approbation finale. Une autre chose que je redoutais.
Il était hors de question que je lui montre le Sisyphe triomphant,
maintenant. Il aurait le Sisyphe vaincu et déprimant, qu’il ait été vendu ou
non. Je m’en assurerais.
Emery : Argh, non. J’ai du boulot.
Emery : Je vais trouver un autre moyen de transport. Ne t’inquiète pas
pour ça. J’espère que tu vas leur en mettre plein les mirettes à Durham,
Reed.
Je posai mon téléphone quand un petit paquet tomba sur le bureau en face
de moi. Un sandwich. L’étiquette indiquait Tuccino’s, l’épicerie fine hors de
prix à un pâté de maisons de là, qui s’adressait aux femmes qui
conduisaient des Range Rover et possédaient des caniches en peluche et un
historique de crédit sans faille.
Nash se tenait en face de moi, cette expression ennuyée plâtrée sur son
visage, me regardant comme s’il attendait un merci.
Je ne le touchai pas.
Je ne le remerciai pas.
Je ne fis rien d’autre que de le fixer, le visage vide, un demi-sourire sur
les lèvres qui, je le savais, le narguerait.
En réalité, je comprimais mon estomac au maximum, priant pour qu’il ne
gargouille pas à l’odeur de ce qui ressemblait à du pastrami sur du seigle.
Bon sang, ce que je voulais ce sandwich.
Je voulais aussi ne pas être empoisonnée au cours de ce siècle, et je
faisais confiance à Nash Prescott comme je faisais confiance à la phrase «
Juste le bout. »
— Mange ce putain de sandwich, Emery. On dirait que quatre-vingt-dix-
neuf pour cent de ton poids se trouve dans ta poitrine, et une préadolescente
à moitié affamée sous mon autorité, ça fait de la mauvaise publicité.
Mes doigts ouvrirent l’emballage, tout en maintenant le contact visuel
avec lui et en haïssant son expression suffisante. Je pris une lente bouchée
du sandwich, que je mâchai la bouche ouverte avant de le cracher à ses
pieds.
À la seconde même où elle quitta ma bouche, je le regrettai.
De un, j’avais faim. Vraiment faim. Le genre de faim où j’avais
l’impression que mon estomac essayait de se manger lui-même.
De deux, gaspiller de la nourriture me donnait l’impression d’être une
horrible personne. Tous ceux que je connaissais à la soupe populaire
auraient tué pour ce sandwich, mais ma fierté ne me permettrait jamais de
reculer.
C’était drôle que ce soit la mère de Nash qui m’ait dit que l’orgueil
transformait les anges en diables, et je me retrouvais là, devant son fils
diabolique, à me transformer en quelque chose qui me faisait bien trop
penser à lui.
Nash serra les dents, sa mâchoire tellement crispée que je ne pus
m’empêcher de remarquer à quel point elle était définie. J’avais la force de
me sentir mal d’avoir gaspillé la nourriture, mais pas de l’avoir craché à son
pied. Il me traitait comme de la merde, et trônait à la deuxième place après
Basil Berkshire.
Je ne voulais pas me recroqueviller devant lui.
Je ne serais pas son cas de charité.
Je n’allais pas tomber dans n’importe quel piège qu’il pensait mettre en
place.
Je. Ne. Perdrais. Pas.
— Merci pour le sandwich, monsieur Prescott.
Avec un sourire sur mon visage, je pris soin d’emballer le sandwich de
sorte que le papier couvre chaque centimètre et de le jeter à la poubelle.
— Je l’ai beaucoup aimé.
Je l’aimerais encore plus si tu me penchais sur cette table pour me faire
crier ou si tu tournais les talons et partais. Mon sourire ne flancha jamais.
Fais ton choix, connard.
Nash ne dit rien quand il tourna les talons et s’en alla. Dès que je fus sûre
qu’il était parti, je sortis le sandwich de la poubelle, le déballai aussi
soigneusement que possible et l’engloutis en cinq gigantesques bouchées.
J’aurais préféré m’étouffer en avalant ce sandwich plutôt que de ravaler
ma fierté.
Chapitre Vingt-neuf
Nash
Emery
Emery
Si j’étais obligé de regarder Chantilly remuer son cul pour moi une fois
de plus, je mériterais un monument dans un putain de musée.
Elle parachuta une nappe devant elle, la laissant flotter sur le tapis du
bureau. Elle se posa à plat sur le sol, mais prit son temps pour se pencher
sur ses mains et ses genoux. Elle lissa les plis, les fesses en l’air.
Notre nouveau rituel de déjeuner au bureau, mesdames et messieurs.
Si c’est ça l’enfer, je vais changer. C’est une putain de promesse.
— Vous voulez bien m’aider, Nash ?
Elle porta son regard derrière moi, son corps arqué en levrette.
Mes yeux restèrent collés à mon téléphone.
Encore Candy Crush.
Le volume à fond.
Des dings de victoire emplissaient la pièce.
— À moins que le capitalisme n’ait changé au cours des vingt dernières
minutes, l’intérêt de payer des gens est que je n’aie pas à perdre mon temps
avec des conneries sans intérêt.
Mon pouce parcourut des kilomètres sur l’écran. La lumière projeta une
ombre de mes cils au téléphone. Le bruit d’emballages de bonbons se
faisant écraser résonnait dans la pièce.
— Est-ce que j’ai manqué un mémo ?
Cayden jeta un regard aux fesses de Chantilly alors qu’elle passait sa
paume le long du tissu en polyester. Il avait deux yeux fonctionnels et une
libido saine, et Chantilly avait le corps d’un mannequin de Sports
Illustrated. Pourtant, je ne regardai pas.
Pas une seule fois.
Et certainement pas ces dix derniers jours, alors que chaque tentative était
plus désespérée que la précédente.
J’aurais cru qu’elle finirait bien par comprendre le message.
Les pique-niques au bureau pour le déjeuner n’avaient jamais existé avant
que je ne commence mes tentatives pour nourrir Emery et Chantilly en avait
profité.
Si Emery, elle et son acharnement à la con, cédait, tout le monde dans ce
bureau pourrait recommencer à s’ignorer, s’il vous plaît et merci.
Chantilly étala cinq couverts sur la nappe, un pour tout le monde sauf
Emery.
— C’est juste un déjeuner, Nash.
— C’est monsieur Prescott pour vous, et puisque vous avez tant de mal à
comprendre les limites, permettez-moi de vous donner une leçon sur le
sujet.
Je rangeai mon téléphone, marchai sur le tissu, faisant vibrer l’argenterie,
et brisai une assiette en cristal avec mes chaussures à trois mille dollars.
— C’est ce qui arrive quand les gens dépassent mes limites, poursuivis-
je.
Mon talon creusa dans l’assiette écrasée et se tordit.
— Ils deviennent aussi inutiles pour moi qu’une assiette cassée. Les gens
sont remplaçables, y compris vous. Nettoyez cette pagaille et barrez-vous
du bureau. À l’avenir, Chartreuse, ne dépassez pas les limites si vous voulez
garder votre boulot.
Le problème était que Chantilly se souciait autant de son travail que de la
fonte des glaces en Arctique. C’est-à-dire, pas le moins du monde. J’étais
devenu son objectif à la seconde où j’avais mis les pieds dans ce bureau et
m’étais présenté à l’équipe.
Peut-être plus tôt, vu son comportement à la fête d’entreprise qu’elle
avait gâchée. Si ce n’était pas pour son oncle, je l’aurais virée. Aisément.
Cayden partit avec Ida Marie et Hannah, tout en ouvrant l’application
Uber sur son téléphone. Les joues de la même teinte que ses cheveux,
Chantilly replia les bords de la nappe vers le centre, empaqueta la vaisselle
au milieu et la poussa sous le bureau de Cayden.
Emery glissa son carnet de croquis dans son sac et le jeta sur son épaule.
À peine son orteil eut-il atteint le seuil de la porte que je l’arrêtai.
— Pas vous, mademoiselle Rhodes.
Une souris couina.
Ou Chantilly.
Elles faisaient le même son.
— Oui, monsieur Prescott ?
Elle pivota sur elle-même, appuya une hanche contre le cadre et m’étudia
du regard.
Je regardai Chantilly, qui prenait son temps pour ranger ses affaires dans
son sac Birkin, une babiole que son salaire ne lui permettait pas de s’offrir,
mais sa famille si. Le silence permit à Emery de parcourir mon corps des
yeux, tentant d’assouvir sa curiosité.
Bonne chance, tigresse.
Cette braise entre nous ne s’éteignit jamais. La proximité lui rendit les
mains moites. Elle les frotta sur son jean, me fixant comme si elle avait
besoin de me goûter, de me prendre, de m’utiliser. Pour soutenir que notre
coup d’un soir ne signifiait rien. Un orgasme dû à un coup de chance qui se
serait produit si quiconque d’expérimenté l’avait touchée.
Ouais, c’est ça, lui dit mon sourcil levé. Continue à te faire des illusions.
Elle murmura quelque chose sous sa respiration. Pas des mots bizarres,
cette fois. De vraies phrases. Je me rapprochai, afin d’essayer de les
entendre.
C’était quelque chose du genre, « C’était pire que la première fois, ce qui
est logique, vu que je t’avais pris pour le meilleur Prescott. »
« Merci pour la partie de jambes en l’air. Je n’ai pas l’intention de
remettre ça. Je n’en ai aucun désir non plus. »
« J’aimais qui tu étais, mais je déteste qui tu es. »
« Au revoir, Nash. »
Je haussai un sourcil et la regardai me regarder, appuyée contre mon
bureau. Le même bureau que celui où je travaillais tous les jours, efficace et
diligent. Je donnais mon avis quand c’était nécessaire et je m’occupais de
mes affaires si je n’avais rien à apporter.
Exactement ce que je voulais que tout le monde ici fasse, mais Chantilly
en semblait incapable.
Quand l’heure du dîner approchait, je regardais Emery, je lisais son refus
d’accepter mes offres de nourriture et je lui commandais des plats à
emporter qui finissaient dans les mains du gardien de nuit.
Le temps que les commandes de meubles soient passées et expédiées,
tout le monde avait commencé à commander à leur tour. D’où le nouveau
fétichisme de Chantilly pour les pique-niques, où elle distribuait des
bougies d’ambiance et de l’argenterie lourde comme une mère surmenée
distribuant des bonbons d’Halloween diététiques dont personne ne voulait.
— Quoi ? s’énerva Emery dès que Chantilly fut partie en dégageant les
cheveux de son visage d’un coup sec.
— Tu t’es levée du mauvais pied ce matin ?
Je contemplai ses cheveux comme s’ils confirmaient ma théorie. C’était
le cas. Toujours aussi rebelles et hirsutes.
L’agacement masqua son désir.
— Est-ce qu’il y a un but à tout ça ?
Elle tapota son estomac juste en dessous du mot latibule sur son haut.
— J’ai faim. C’est l’heure de ma pause déjeuner.
— On ne t’a jamais dit que tu avais besoin d’un Snickers ? Tu es aussi
chiante qu’une gamine quand tu as faim.
— Pour information, c’est la réaction que tu inspires à tous ceux qui t’ont
rencontré. Et si tu avais faim et ne pouvais ni te nourrir ni parler, tu ferais
des crises de colère pires que celles de gamins. En fait, ton réglage
quotidien semble bloqué en permanence sur « crise de colère ».
Je fis semblant de l’ignorer, ce dont je fus évidemment incapable, pris
quelque chose dans le tiroir de mon bureau, le lui montrai et le secouai.
— Maman a préparé ça pour toi.
Échec. Et. Mat.
***
Emery
Je reconnus le rose fluo dès que je le vis. Une vague de nostalgie me
traversa comme un tremblement de terre.
Mes doigts tremblèrent avec le besoin de l’arracher des doigts de Nash et
de le revendiquer comme mien.
Je jouai la carte de l’indifférence.
— Tu as vu Betty ce week-end ?
— On en a déjà parlé. Je la vois presque tous les week-ends.
Il avala la distance entre nous en deux enjambées. Je relâchai ma prise sur
mon haut, laissant d’énormes plis au-dessus de mon nombril. Quand il posa
le Tupperware sur mes paumes, je m’en emparai.
J’étais pareil à un koala s’accrochant à un eucalyptus, sauf que ma
maison était une femme de soixante kilos, d’un mètre cinquante, aux
cheveux grisonnants et aux deux yeux noisette identiques à ceux de Nash.
— Tu as les yeux de ta mère.
Les mots s’extirpèrent d’entre mes lèvres avant que je puisse les retenir.
Une blessure accidentelle par balle dans le ventre, tirée par ma propre arme.
De l’embarras mélangé à une chiée de douleur. Je marmonnai des mots
magiques et cataloguai mon corps, à la recherche d’une blessure.
Non. C’est juste à l’intérieur, crétine. Tu es la raison pour laquelle les
flingues ont un cran de sûreté.
Ses yeux noisette me scrutèrent et m’attirèrent dans leur intensité. Je
refusai de détourner le regard ou de m’expliquer. Briser le silence
équivaudrait à perdre, alors je souffris. Pas masochiste. Juste têtue.
Pourquoi être près de toi est toujours une série de situations perdantes-
perdantes, Nash ?
— Je sais, vu qu’ils sont dans mes orbites.
Il repoussa mes mots comme un lanceur de la Major League, me frappant
alors que je peinais à me demander pourquoi lui comme moi s’en souvenait.
— Maman les a préparés hier.
Nash tourna son attention sur le récipient sur lequel je refusais de lâcher
prise.
— Chocolat blanc, noix de macadamia. Tes préférés.
— C’est ceux à la cannelle, mes préférés.
— Menteuse. C’est ceux que tu préfères le moins, ceux à la cannelle.
Il me lança le regard qu’on lance aux bébés qui pleurent. L’agacement
caché derrière un sourire patient.
— Une fois, tu as simulé une allergie à la cannelle pour que maman arrête
d’en faire au lieu des macadamia au chocolat blanc.
— Jusqu’à ce qu’elle me dise qu’elle mélangeait aussi de la cannelle dans
les pépites de chocolat blanc.
Je donnai un coup de pied à l’une des nappes empaquetées sur le tapis,
partant plus profondément dans ce voyage dans le passé, même si c’était
avec le Prescott que j’aimais le moins.
— L’ingrédient secret de Betty pour tous les plats qu’elle cuisine.
— Elle t’a fait nous regarder manger des cookies au chocolat blanc et aux
noix de macadamia pendant que tu mangeais ceux à la cannelle.
Nash s’appuya contre le cadre de la porte et passa une cheville par-dessus
l’autre. Son pantalon de costume se resserrait autour de ses cuisses, mais je.
Ne. Le. Fixerais. Pas.
— Dix ans plus tard, tu n’as toujours pas appris ta leçon sur le mensonge,
pas vrai ?
Je n’avais pas envie d’évoquer le passé avec lui. Il s’approchait bien trop
d’une ligne que je ne voulais pas franchir : se concentrer sur des temps
meilleurs. Oublie le passé et il ne te hantera plus. Cela inclut l’oubli des
bons moments.
— Je ne veux pas que tu me donnes à manger.
Un autre mensonge.
Betty empilait ses Tupperware dans un meuble près de l’évier. J’en
sortais quelques-uns en douce du cottage et les repeignais en noir avec des
aurores boréales lilas et des étoiles blanches en forme de mots magiques.
Je ne voulais pas seulement la nourriture, mais aussi le récipient.
— Ils ne sont pas de moi.
L’accent de Caroline du Nord de Nash semblait plus prononcé alors qu’il
croisait ses bras sur sa poitrine.
— Ils sont de ma mère. Tu veux vraiment refuser le cadeau de ma mère ?
Elle a passé des heures à les préparer.
L’indécision tourna dans mon cerveau jusqu’à ce que je prenne une
grande inspiration et que je m’éloigne de lui. Mes mains tremblantes se
tendirent, lui offrant le Tupperware.
S’il le prend, vous feriez mieux de le lâcher, Doigts. Ne me faites pas
honte. Nash observa le récipient, prenant son temps pour examiner la façon
dont mes doigts s’y agrippaient.
— Arrête.
Sévère. Rauque. Fort. Un ordre que je ressentais au-dessus de mon cou et
au-dessous de ma taille.
— Arrête.
— Quoi ?
— Ça.
Il me désigna d’un geste comme s’il voulait dire tout ce que j’étais. Mon
existence entière.
— Tu as de la chance que la fierté ne vienne pas armée d’un poignard,
parce que la tienne te tuerait si elle le pouvait. Arrête d’être embarrassée.
Ce n’est pas embarrassant d’avoir besoin d’aide. Ce n’est pas embarrassant
d’être pauvre. Rien de tout cela n’est embarrassant.
Je reculai d’un centimètre à ses mots, consciente qu’il avait raison, mais
je n’avais pas envie d’aborder le sujet.
— Tu sais pourquoi je dis que tu es une tigresse ? poursuivit-il,
impitoyable.
Non, mais j’en avais une petite idée. Une statue de Dionysos chevauchant
un tigre occupait toute l’étendue du foyer de la propriété Winthrop. Virginia
avait l’habitude de caresser le tigre chaque fois qu’elle le croisait. Juste le
long de la veine jugulaire.
— Parce que Dionysos chevauche le tigre.
Je haussai une épaule, le mouvement maladroit à cause du Tupperware
tendu.
— Non.
Nash poussa le récipient jusqu’à ce qu’il s’abatte sur ma poitrine,
toujours serré entre mes paumes.
— Parce que le tigre ne peut pas être apprivoisé. Le tigre règne sur la
jungle, et seul un dieu peut vénérer le tigre correctement. Ta mère est une
idiote inculte, qui a confondu un tigre avec une panthère.
Son rire cinglant avait un goût de bonbon sur mes lèvres alors qu’il se
penchait vers moi.
— Dionysos ne chevauche pas un tigre. Il chevauche une panthère. Le
tigre est son animal sacré.
Et les dieux vénéraient les animaux sacrés.
C’était pour ça que j’avais choisi Durga comme nom d’utilisateur.
Une déesse connue comme l’Inaccessible.
L’Invincible.
Son animal sacré est le tigre, et je voulais me sentir sacrée.
— Mais qu’est-ce que tu dis ? demandai-je en espérant que Nash me
donne une réponse qui me ferait le détester encore plus.
Je m’accrochai au récipient, la seule chose qui nous séparait.
Son souffle éventa mes joues.
En fait, ça sonne aussi super mignon.
— Je te dis de manger les cookies, tigresse.
Chapitre Trente-Quatre
Emery
Saudade.
Sciamachie.
Thanatophobie.
Des mots inutiles.
Rien ne pouvait atténuer ma frustration.
— Il nous faut une pièce maîtresse !
Je brandis une photo sur mon téléphone d’une monstruosité abstraite
géante pour laquelle nous n’avions pas de budget.
C’était devenu mon objectif ultime.
J’étais destinée à périr d’une blessure en forme de l’indifférence de
Chantilly, et ma pierre tombale avait intérêt à être une satanée pièce
maîtresse.
Ida Marie balaya ses yeux entre nous deux, les lèvres serrées. Elle avalait
sa salive toutes les dix secondes.
Elle était d’accord avec moi. Cayden et Hannah aussi… mais ils étaient
aussi d’accord avec le point de vue de Chantilly, que nous n’avions pas de
place dans le budget.
— Nous ne discuterons plus de ça.
Chantilly ferma les livres de réunion et les rangea dans le bureau de
Cayden.
Je me levai du canapé.
— Il le faut, répliquai-je en me demandant pourquoi je m’en souciais.
Nous finirions tous par mourir, et rien de tout cela n’aurait d’importance.
Tu es de la poussière. Petite et robuste, mais destinée à disparaître.
— Nous n’avons pas la place dans le budget !
Chantilly balança ses deux mains en l’air.
— Et même si on l’avait, ça ne se ferait pas. C’est inutile. Monsieur
Prescott ne se soucie pas de cet hôtel. Tu es censée être copine avec lui,
cracha-t-elle comme si elle ne savait pas si elle devait être confuse ou
dégoûtée. Ça ne t’est pas évident ?
Est-ce que parler plus lentement aiderait à faire pénétrer mes mots dans le
crâne de Chantilly ?
Je me demandais de quel côté Nash serait s’il était là. Celui de Chantilly,
très probablement. Sa priorité était l’emplacement de Singapour. Même
maintenant, il était parti pour le penthouse pour revoir les offres avec
Delilah.
— Il s’en fiche peut-être, mais pas moi.
Je tapai sur ma poitrine avec mon index. Ça me fit mal, mais comme tout
le reste.
— Pourquoi ?
Je ne lui dirais pas même si elle menaçait de m’envoyer à Guantanamo.
Pas quand cela signifiait révéler à quel point je connaissais Nash et les
Prescott.
— Parce que, répliquai-je en créant mes mensonges au fur et à mesure
que je parlais, cet hôtel est mon premier travail, il figurera dans tous nos
portfolios de design, et devrait de toute façon être important parce que c’est
notre boulot de nous en soucier. Pourquoi suis-je la seule à m’en soucier ?
La sécurité interrompit notre dispute avec des plateaux de restauration de
cuisine tex-mex. Mes yeux se tournèrent vers la porte, mais je savais déjà
que Nash ne serait pas là. Je ne le sentais pas dans la pièce. Pas d’air pesant.
Pas de chaleur autour de mon corps. Rien.
Les portions géantes de poulet, de steak et de barbacoa consommèrent la
plus grande partie de la nappe que Chantilly avait disposée, alors Cayden en
étalait une autre à côté. J’aidai les gardes à disperser les récipients de
tortillas, de fromage, de riz, de haricots, de guacamole et de sauce salsa,
mais je n’osai pas prendre d’assiette.
Ça avait l’air bon.
L’odeur était encore meilleure.
Je n’avais pas mangé de la journée, et si nous continuions toute la nuit, la
soupe populaire serait fermée au moment où je finirais ma journée.
La logique me disait de manger.
Mon corps me disait de manger.
Même Ida Marie se tourna vers moi et me dit de manger.
Mon cœur refusait de le faire.
Ce même organe débile sursauta dans ma cage thoracique dès que
l’ascenseur sonna dans le hall. C’est pour cette raison que les côtes forment
une cage autour du cœur. C’est un animal indompté, et on ne peut pas faire
confiance aux animaux sauvages.
Si mes collègues pensaient que j’avais un sérieux trouble alimentaire,
aucun d’entre eux ne prit la peine de me suggérer de chercher de l’aide. Ils
se servirent, empilant des couches généreuses sur leurs assiettes en papier.
Je les enviais au plus haut point.
Reconnaissante de ne pas avoir succombé à la tentation, je sortis le carnet
de croquis et continuai mes ombres, consciente qu’elles finiraient à cent
pour cent au fond de la poubelle.
— Vous êtes sûre que ça vient de Nash ?
Ida Marie fronça les sourcils en scrutant les haricots comme s’ils étaient
empoisonnés.
— Il ne ferait ce genre de choses pour personne, sauf peut-être…
Sa voix se tut, mais nous savions tous ce qu’elle voulait dire.
Personne, sauf Emery.
Le fossé se creusait. J’étais bloquée d’un côté du canyon, tandis que
Cayden, Hannah, Ida Marie et Chantilly étaient de l’autre côté. Sauf que
Chantilly refusait de voir les choses telles qu’elles étaient. Elle aurait couru
jusqu’à moi sur une corde raide si elle avait pu.
Son nez se fronça et elle secoua la tête.
— Ne sois pas ridicule, Ida Marie. C’est vraiment pour nous. Je travaille
tard, ces derniers temps. J’ai accumulé les heures supplémentaires.
Elle ajouta de la viande sur sa tortilla, et j’étais. Tellement. Jalouse.
— Je le mérite, ça et le frigo. Carrément. En plus, je pense qu’il m’aime
vraiment bien. Je l’ai surpris en train de me fixer ce matin.
— Je peux vous assurer que je ne vous aime pas. Vous me faites penser à
un chien qui supplie des étrangers de le caresser, et en ce qui concerne mes
fétichismes, la zoophilie, c’est pas mon truc.
Nash avait sa hanche posée contre le cadre de la porte et me regardait
fixement sans prêter une once d’attention à Chantilly.
— C’est Emery que je fixais. Vous n’arrêtiez pas de me gêner.
Mon cœur eut un hoquet avant de reprendre son rythme normal. Un
silence gênant s’abattit sur chacun alors que tout le monde se faisait des
idées sur les paroles de Nash. Le face-à-face avait duré cinq minutes à
cause des biscuits au chocolat blanc et aux noix de macadamia
supplémentaires qu’il avait glissés dans mon sac quand je n’avais pas fait
attention.
Premièrement, il avait raison. Je les adorais. Tous ceux qui me
connaissaient savaient que je les adorais. Ce n’était pas vraiment un secret
national.
Deuxièmement, je ne pouvais pas les rendre sans attirer l’attention sur
l’obsession de Nash à me nourrir. Ils étaient toujours au fond de mon sac,
me narguant chaque fois que je sortais un nouveau crayon pour dessiner.
Troisièmement, j’espérais qu’il ne découvrirait jamais que j’avais mangé
ceux qui se trouvaient dans le Tupperware qu’il m’avait donné il y avait
quelques jours.
Les joues d’Ida Marie rosirent pour moi. Elle me tapa sur l’épaule et me
tendit une assiette en carton.
— Tu es sûre que tu n’as pas faim ?
Ses grands yeux évitaient Nash.
— On ne manque pas de nourriture. L’un de nous va finir par devoir
ramener un festin à la maison.
Nash avait approuvé notre rendu 3D avec des changements mineurs, ce
qui signifiait que les revêtements de sol, les armoires et les finitions étaient
déjà installés et que le mobilier était commandé et disposé peu après. Cela
signifiait aussi que je serais ici encore plus tard aujourd’hui. La soupe
populaire pourrait finir par fermer avant que je parte.
Arrête de laisser ta fierté ronger ta santé mentale, Emery. Nash a raison.
Il n’y a aucun mal à accepter de l’aide. Ça ne fait pas de toi une moins
bonne personne. Maggie te laisse coudre des manteaux pour elle et les
enfants. Tu as autorisé Reed à te trouver un travail. Recevoir de la
nourriture de la soupe populaire ne t’a jamais découragée. On dirait que tu
as seulement du mal à accepter l’aide de Nash.
Non, le discours d’encouragement n’eut aucun effet.
J’aurais préféré marcher dans un piège à ours plutôt que d’accepter l’aide
de Nash. Parce que je le préférais cruel. Au moins là, je savais à quoi
m’attendre.
— Ça va aller.
Je pris ma gomme depuis mon sac.
— J’ai quelque chose de prévu pour le dîner ce soir.
C’est-à-dire, la soupe populaire si j’avais de la chance.
Nash plissa les yeux à mes mots. Je m’étais autosabotée en acceptant la
civilité pour le bien de Ben, car chaque fois que je ne me disputais pas avec
Nash, je me sentais de plus en plus à l’aise pour justifier notre proximité.
Cela ne changea rien à mon désir. Il ressemblait toujours à la réponse de
l’Humanité féminine aux périodes de sécheresse, et j’avais toujours le
souvenir de ses doigts en moi et de mes lèvres enroulées autour de son sexe
pour me tenir chaud la nuit.
— Emery.
Nash leva le menton vers le couloir. Il avait réussi à transformer mon
nom en une exigence. Dès que nous eûmes atteint les ascenseurs, il
m’énonça à toute vitesse :
— Ne te méprends pas, je ne suis pas quelqu’un de gentil. Je ne fais pas
de choses gentilles. Si je te tiens la porte, c’est pour regarder ton cul. Si je te
fais une faveur, c’est parce que j’en attends une en retour. Si je te nourris,
c’est parce que je préfère devoir gérer ton petit cul que la colère de maman.
Plus tôt tu comprendras ça, mieux ce sera.
Mais les mots n’étaient pas vraiment mordants. Comme un husky édenté
qui ronge son jouet préféré. Il semblait si mal à l’aise à l’idée de me nourrir
que ça me fit presque rire. En dessous de ça, tout ce qu’il avait fait était de
jeter de l’argent sur mes problèmes avec un soupçon de sa ténacité
caractéristique.
Tout le contraire du jeune Nash qui me donnait mon déjeuner au prix du
sien, qui ne parlait pas comme si je lui appartenais et qui ne m’avait jamais
donné l’impression qu’accepter sa générosité se ferait au détriment de mon
âme.
Le lent mouvement de tête me donna le temps d’élaborer une réponse
adéquate.
— Mon refus d’accepter ta nourriture n’a rien à voir avec une quelconque
aversion pour les gentilles choses et tout à voir avec le fait que je n’ai pas
besoin de tes centaines de dollars de restauration, de tes saumons de luxe ou
de tes steaks d’un kilo capables de nourrir dix familles.
Mes pieds couverts par mes Chuck s’avancèrent plus près de ses
mocassins Salvatore Ferragamo.
— L’argent ne résout pas tous les problèmes, y compris les miens.
Parfois, je ne te reconnais pas, Nash. Ça ne te fait pas peur ?
J’avais touché une corde sensible.
Tout droit sur la cavité creuse où aurait dû se trouver son cœur.
L’ancien Nash se privait de nourriture pour que la Winthrop
surprivilégiée puisse déjeuner. Il n’avait jamais demandé de remerciement,
ne m’avait jamais fait culpabiliser pour ma mère minable et ne m’avait
jamais forcée à accepter sa charité.
Il me laissait des mots parce que mes yeux avides suivaient ceux de Betty
chaque fois que Reed les jetait à la poubelle après un rapide coup d’œil.
Une fois, j’en avais même volé un de la poubelle, je l’avais ramené à la
maison et j’avais prétendu que Betty était ma mère et qu’elle avait écrit les
mots pour moi.
Nash m’avait vue en train de le cacher sous le banc au centre du
labyrinthe, paranoïaque que Virginia le trouve et le déchire en deux.
Appuyé sur la pelle en fer de son père, il avait regardé la culpabilité gravée
sur mon visage et m’avait tendu une main gantée.
Mes doigts tremblants avaient laissé tomber le mot dans sa paume.
J’avais prié pour qu’il ne le jette pas. Au lieu de cela, il m’avait lancé un
regard que je n’avais pas compris et dit que l’espace sous la statue d’Héra
était une meilleure cachette.
Si ce Nash s’approchait de moi maintenant avec un sac en papier brun et
un mot écrit à la main, j’engloutirais le sandwich au beurre de cacahuète et
à la confiture en souriant et je réciterais le papier encore et encore jusqu’à
ce que les mots soient gravés dans mon âme.
Cela avait tout à voir avec ma fierté, mais aussi avec mon
autopréservation.
Je refusais d’entacher mon souvenir de Nash.
Son téléphone sonna, nous épargnant tous les deux. Sinon, qui sait
jusqu’où il irait dans sa quête pour me nourrir ? Il marmonna quelque chose
à propos de Singapour et me laissa à mes dessins pendant que les autres
mangeaient. Une heure plus tard, il n’était toujours pas revenu, mais tout le
monde m’avait rejoint pour dessiner des prototypes de portraits.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Les mains d’Ida Marie s’agitaient sur son bloc-notes. Elle me harcelait,
pour la huitième fois, à propos d’une de mes nombreuses disputes avec
Nash. Sauf qu’elle ignorait que c’était une dispute.
En plus, tellement de temps avait passé, et ça faisait un moment que nous
ne nous étions pas disputés. En y repensant, la dernière fois, c’était à
l’incident de la soupe populaire. Ou quand j’avais craché le sandwich à son
pied, si ça comptait, ce que je ne faisais pas à cause, A, du manque évident
de réponses spirituelles de ma part, et B, de mon embarras à récupérer le
sandwich dans la poubelle et à le dévorer.
Un secret que j’emporterais dans ma tombe.
Mon cercueil avait intérêt à être cadenassé.
Qui essaies-tu de tromper ? Tu le rejettes chaque fois qu’il essaie de te
nourrir.
— Je te l’ai déjà dit. En gros, il m’a dit de ne plus dépasser les bornes,
mentis-je.
En quelque sorte.
Est-ce que c’était un mensonge ?
Il l’avait crié avec ses yeux tout ce temps et j’étais presque certaine qu’il
l’avait aussi dit à voix haute. Je ne me souvenais même pas de la raison de
la dispute. Juste qu’il avait l’air de vouloir me faire me pencher sur ses
genoux pour me donner une leçon, et mon corps n’était pas complètement
opposé à cette perspective.
Ida Marie me tendit un crayon fusain 4B pour remplir la paume. Je gardai
le crayon lâche et incliné dans mes doigts pendant que j’ombrais. Chantilly
nous avait demandé de créer des prototypes pour des œuvres d’art
exclusives qui seraient placées dans les suites de l’étage supérieur.
Aucun de nous n’était un artiste reconnu, mais elle avait gaspillé une
quantité ridicule du budget pour importer des cadres en bambou de Chine
avec un tarif qui me donnait envie de lui arracher les dents et de les donner
à manger au rottweiler aux dents écartées qui traînait autour du village de
tentes de Maggie.
Mags, me corrigeai-je.
Elle m’adorait parce que je donnais à Stella mon petit pain
supplémentaire et parce que nous étions obsédées par les peintures murales.
Si elle savait ce que je pensais du surnom que Nash lui donnait, elle
renoncerait probablement à ses heures de sommeil supplémentaires le
week-end et ne me laisserait plus garder Stella et Harlan. Non pas que le
village de tentes présentait un quelconque danger, mais les vraies mères
s’inquiétaient.
Virginia, de son côté, ne l’avait jamais fait.
J’échangeai le 4B contre le 9B pour colorier le majeur. Ida Marie posa
son croquis et fronça le nez.
— C’est hideux.
Elle soupira, arracha la feuille de papier du carnet de croquis, la froissa et
recommença. Une montagne de croquis jetés se dressait entre nous comme
un jeu de Jenga oublié.
— C’est juste que Nash Prescott te regarde comme si…
Chantilly s’approcha de nous.
— Il la regarde comme si quoi ?
— Comme s’il était déçu par l’ensemble du département de conception,
mentit Ida Marie. Vous savez, pour avoir dépassé le budget sur les meubles
que nous avons commandés. Emery a choisi les tapis.
Je me mordis la langue avant de lâcher que les tapis étaient en solde, et
qu’à l’exception de moi, tout le monde avait dépassé le budget
d’ameublement. Nous savions toutes les deux que Chantilly avait le nez
d’un requin et qu’elle cherchait des nouvelles de Nash et moi comme un
requin cherche du sang.
— Nash a raison.
Chantilly lissa le croquis en boule d’Ida Marie, leva les yeux au ciel, le
remit en boule et le jeta à la poubelle avant de reporter son attention sur
moi.
— Ne me fous pas la honte. Tu as peut-être la protection de Delilah
Lowell, mais en tant que PDG, monsieur Prescott est plus important qu’elle.
— Monsieur, oui, monsieur.
Je mimai un salut. Si elle voulait traiter l’entreprise de Nash comme si
c’était l’armée, j’allais l’encourager, mais je la ferais se sentir ridicule.
— Je suis sérieuse, Emery.
Elle partit en trombe après que Cayden l’appela.
— Elle te déteste.
La remarque inutile d’Ida Marie resta suspendue entre nous, tel un
couteau à la lame émoussée.
— La contrarier ne servirait à rien.
— Je sais, mais je n’ai pas le contrôle de mes impulsions pour m’arrêter.
Elle me détestait avant même que je lui adresse la parole pour la première
fois, et je n’aime pas les brutes.
— Elle te déteste seulement parce que tu connais Delilah Lowell, et ça
fait déjà trois ans que Chantilly essaie de remonter la chaîne alimentaire.
Comment tu connais Delilah, au fait ?
Je déchirai mon croquis du majeur, le posai fièrement sur la table basse,
et retournai à un autre croquis que j’avais commencé plus tôt.
— Je ne la connais pas. Je l’ai déjà vue, mais je ne l’ai jamais vraiment
rencontrée. C’est juste l’amie d’un ami.
— Un ami sexy ?
— Un ami en couple.
Ça faisait un moment que j’évitais les textos et les appels de Reed parce
que je n’avais aucune idée de proposition en mariage pour lui, sauf pour
dire, ne le fais pas. Je n’avais jamais compris Reed et Basil. Ils n’avaient
rien en commun à part la couleur de leurs cheveux.
Ida Marie jeta un coup d’œil à mon carnet de croquis et laissa échapper
un oooooh.
— Carrément sexy.
Je baissai les yeux sur mon dessin, craignant d’avoir accidentellement
dessiné Reed ou pire, Nash. Au lieu de cela, c’était le contour du visage
d’un autre homme qui me regarda en retour. Sa carte brûlait toujours dans
ma poche, la phrase « U.S. Security and Exchange Commission » à deux
doigts de m’envoyer à l’hôpital chaque fois que je la regardais.
Je faillis m’étouffer avec ma salive quand je me remémorai d’où je
l’avais reconnu.
Brandon Vu était entré dans ma vie le jour où elle s’était effondrée.
Chapitre Trente-cinq
EMERY, 18 – NASH, 28
Emery
Emery
AUJOURD’HUI
Emery
Nash
***
Emery
J’avais déménagé de mon placard pour un autre la nuit dernière.
Ça n’aurait pas dû me rendre triste, mais ce fut le cas.
Comme quitter un parent que l’on voit une fois par décennie. En théorie,
on n’est pas censé s’attacher en si peu de temps, mais c’était ce qui était
arrivé. Ensuite, on se retrouve à pleurer avec une bouteille de pinot, en se
promettant de se revoir bientôt.
Ou, dans mon cas, à courir autour de l’hôtel pour éteindre des feux.
J’avais de grosses cernes sous les yeux. Mon T-shirt était à l’envers, mais
l’énergie nécessaire pour courir aux toilettes et le retourner m’avait
convaincue que les T-shirts à l’envers pourraient très bien être la nouvelle
tendance.
Je remontai la fermeture éclair de mon sweat à capuche pour couvrir mon
haut et partis à la recherche de Cayden. Deux étages plus tard, je le repérai
en train de se disputer avec le contremaître.
— Tu as une mine de déterrée.
— Je me sens comme une déterrée.
Je pris les sacs de poignées de commodes de mes bras et les fourrai dans
ceux de Cayden.
— Tu étais censé m’aider à arranger les tapis du cinquième étage.
Le contremaître bailla avant de sacrifier Cayden à ma colère. J’avais
passé la nuit dernière à glisser mes affaires trois étages plus haut dans un
placard du dix-neuvième étage, car le seizième allait recevoir sa touche
finale dans quelques jours.
Avec l’avancement du projet et la présence de meubles onéreux, la
sécurité de l’hôtel s’était renforcée. Cela me rendait paranoïaque. Je me
précipitais de porte en porte, esquivant les ombres dans le hall. Personne ne
m’avait prise la main dans le sac, mais je m’étais retrouvée à bout de
souffle après avoir trimballé mon imprimante à T-shirt dans un coin de la
nouvelle pièce avant de m’assoupir.
— Désolé. J’avais oublié.
Il se frotta le visage, chassa la fatigue en clignant des yeux et passa en
revue les poignées.
— Monsieur Prescott a mis sa chambre en urgence, alors j’ai dû réaffecter
les équipes de construction et trouver des remplaçants.
Cayden remit le sac à quelqu’un.
Je le suivis jusqu’aux ascenseurs. Pendant une seconde fugace,
l’enthousiasme me remplit d’énergie.
— On va avoir une pièce maîtresse.
— Je sais.
Il appuya sur le bouton en direction du hall.
— Déjà ? Comment tu le sais ?
— Elle est en bas.
Il s’appuya contre le mur et souleva une cheville devant l’autre.
— Près de l’entrée. Viens.
Je lui emboîtai le pas hors de l’alcôve des ascenseurs.
— C’est quoi ?
— Je ne sais pas trop. C’est recouvert d’une toile épaisse. On n’est pas
censés l’enlever avant l’inauguration de l’hôtel. Regarde.
Il fit un signe du menton droit devant lui. Je pivotai et contemplai la
monstruosité. L’architecte avait opté pour des plafonds d’une trentaine de
mètres, soit l’équivalent de sept étages. Une toile épaisse recouvrait quelque
chose qui descendait du plafond jusqu’au sol.
Je fus frappée par son immensité, qui me laissa sans voix, et je jetai des
regards à droite et à gauche pour m’assurer que je n’étais pas en pleine
hallucination. Sur ma vie, je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait bien
être. Nash aurait très bien pu être capable de faire installer un doigt
d’honneur géant dans le hall de son hôtel et décider que ça ferait l’affaire.
La presse serait parvenue à tourner ça de façon à le montrer comme une
déclaration de Nash contre les maux qui contribuaient à la faim dans le
monde. Ils l’aimaient tant que ça.
— Nous ne sommes pas autorisés à le dévoiler.
Cayden tapa la lourde toile. Elle ne bougea pas.
— Monsieur Prescott était catégorique à ce sujet.
— Pourquoi ?
Je mourais d’envie de l’arracher et de me régaler les yeux.
— Comment sommes-nous censés créer si on ne sait pas ce que l’on
crée ?
Parfois, j’avais l’impression que Nash faisait tout ça rien que pour me
taper sur les nerfs. Genre, ouais, je vais faire ce marché avec toi, mais
même quand tu obtiendras ce que tu veux, tu ne vas pas l’apprécier.
— Je ne sais pas, mais c’est massif.
Cayden étira excessivement ses bras, comme dans une pose de ballet
maladroite. Il se contenta de pointer d’un bout à l’autre de la pièce
maîtresse.
— Nous devons nous concentrer sur la simplicité pour l’instant, vu que
puisque la taille va accaparer toute l’attention, tout le reste passera pour de
l’éclectisme. Je vais organiser une réunion dans deux jours pour en discuter.
Ne pas savoir de quoi il s’agit constitue un défi, mais je suis prêt à le
relever. De plus, monsieur Prescott m’a dit que ça ira avec tout.
Je secouai la tête et me dirigeai vers les ascenseurs.
— Je m’en occupe.
— Où vas-tu ? me lança-t-il derrière moi.
— Trouver cet enfoiré de Nash Prescott.
Chapitre Trente-neuf
Nash
Tu vois ces quiz à choix multiples qu’on te donne à la fac ? Tout le monde
a une version différente, allant de la version A à la version D.
Sauf que les professeurs ne le disent pas quand on le passe. Alors, les
gens perdent leur temps à tricher sur leurs voisins… pour finalement
échouer complètement parce qu’ils ont copié les autres, alors que les quiz
sont tous différents.
Si on devait donner une métaphore à la vie, ce serait bien ça.
Je parie que tu étais le genre de fille qui cochait ses réponses en
dessinant des cercles autour.
— NASH
Emery
Nash
Je relus les messages entre moi et Durga d’il y avait deux nuits, avec une
étrange sensation de culpabilité à leur sujet. Et je ne m’étais jamais senti
coupable à propos de Durga.
Benkinersophobie : Qu’est-ce que tu portes ?
Je lui avais envoyé ça parce qu’elle m’avait envoyé la même chose plus
tôt. Puis, elle m’avait ghosté.
Durga : Un T-shirt. Il est ample et long, et va jusqu’en haut de mes
cuisses. Je ne porte rien en dessous, et si tu me le demandais, je
l’enlèverais.
Benkinersophobie : Ne l’enlève pas.
Benkinersophobie : Tu es sur le dos ?
Durga : Oui.
Benkinersophobie : Retourne-toi.
Benkinersophobie : Dis-moi quand c’est fait.
Durga : Je suis à quatre pattes.
Benkinersophobie : Passe ta main entre tes cuisses et frotte ton pouce
contre ton clitoris. Gémis mon nom.
Durga : Je ne connais pas ton nom.
Benkinersophobie : Les règles.
Elle n’avait pas répondu.
Benkinersophobie : Appelle-moi juste Ben.
Toujours pas de réponse.
Benkinersophobie : Tu sens l’air froid frôler ton sexe ?
Durga : Oui.
Benkinersophobie : J’aime imaginer ton cul en l’air pendant que tu
jouis, à attendre que je te pénètre, en sachant que je ne le ferai jamais.
Durga : Ne jamais dire jamais.
J’arrêtai de lire, enfilai un T-shirt et un pantalon de jogging et me mis à
errer autour de l’hôtel, choqué de constater à quel point il était vide. Reed
allait passer le week-end avec Basil et maman, Delilah s’était envolée pour
New York il y avait quelques nuits avec son mari, et mes projets pour le
week-end incluaient Durga, qui agissait bizarrement depuis peu, et mon
poing, parce que l’idée d’un coup d’un soir dépourvu de sens ne me disait
rien.
C’était probablement le karma qui montrait sa tête, et il était encore plus
moche que Rosco.
Je regardai une rediffusion des Hornets contre les Lakers avec un gardien
de nuit, bus quelques bières, jurai comme il se devait quand les Hornets
perdirent, même si je n’en avais rien à faire, et parcourus les étages un par
un.
Quand j’atteignis le cinquième étage et entendis des rires, je comptai les
bières que j’avais bues avec le gardien.
Pas assez pour des hallucinations.
D’autant plus que je reconnaissais le rire.
J’aurais dû faire demi-tour et la laisser tranquille, mais je justifiai mon
intrusion en me rappelant qu’elle s’était incrustée dans ma douche et sur
moi.
Emery portait un T-shirt où il était écrit « lypophrénie » et des écouteurs
dans les oreilles. Son corps était étendu sur le canapé, enveloppé dans la
couette la plus miteuse que j’aie jamais vue. Elle était trouée et décolorée
au point que j’étais incapable de dire si les petits points un peu partout
étaient un dessin ou des taches.
Ses yeux restèrent fermés jusqu’à ce qu’elle éclate d’un rire insouciant.
Ils s’ouvrirent et trouvèrent instantanément les miens avec une précision
infaillible. Je m’attendis à voir de la surprise sur son visage, mais j’eus droit
à un haussement d’épaule et à un sourire nonchalant.
Un sourire.
C’était un truc bizarre qu’elle faisait depuis que j’avais cédé et acheté la
statue de Sisyphe. En général quand elle pensait que je ne faisais pas
attention.
Elle avait l’air pure, innocente et belle, comme une feuille d’érable rouge
tombée avant que quelqu’un ne la piétine. Je me demandais comment
j’avais pu ne pas le voir avant. Peut-être que Fika avait raison. Peut-être que
j’avais mal entendu la dispute dans le bureau la nuit du cotillon. Après tout,
je m’étais trompé sur l’identité du propriétaire du registre.
Emery s’étira. La honte qui lui servait de couverture tomba sur le sol. Le
mouvement souleva le bas de son haut, me dévoilant un peu de peau.
— J’ai l’impression que la voix de Sebastian York est le genre de chose
qui transcende le temps. Les films muets, les jeans skinny et Sebastian
York. Ce sont des choses qui ne vieillissent jamais.
Je fus assailli par l’envie soudaine d’arracher les cordes vocales de ce
connard. Elle n’avait jamais parlé à personne d’autre que Reed et j’avais
supposé qu’il n’y avait personne d’autre.
Bordel, non, ne me dis pas que tu viens vraiment de dire personne «
d’autre ».
Je fis le tour du canapé.
Elle capta mon regard et rit de nouveau.
— On dirait que je viens te dire que j’ai sacrifié un nourrisson ce soir.
C’est quoi ton problème ?
Elle se redressa et inclina son menton pour me scruter.
— C’est un narrateur. J’ai emprunté un livre audio à la bibliothèque.
Entice d’Ava Harrison.
Le bout de ses Converse toucha accidentellement mes Brionis.
— C’est une romance avec une différence d’âge.
— Tu as emprunté un livre audio. À la bibliothèque, répétai-je,
pleinement conscient que ses Converse avaient à nouveau touché mes
chaussures, pas par accident cette fois.
— Bon sang, Nash, t’es analphabète ou quoi ? Tu sais ce qu’est un livre ?
Ce sont des trucs pleins de mots, et quand tu les lis, tu vis une autre vie. Tu
devrais essayer un jour. Ça pourrait t’aider à arrêter d’être aussi grincheux.
Ses remarques cinglantes effleurèrent mes épaules comme des mouches
insignifiantes.
— J’emmerde Sebastian York.
Aussi transparent que du papier sulfurisé.
— Vraiment ? Ta voix lui ressemble un peu.
— À quoi elle ressemble, sa voix ?
— À la tienne. Je viens littéralement de te le dire.
— Attention.
Je m’assis à côté d’elle sur le canapé, prenant la plupart de l’espace.
— Les heures d’ouverture sont passées. Je pourrais appeler la sécurité.
— Et je pourrais lancer une pétition sur Change.org. Les salaires que tu
verses à tes stagiaires sont une honte, et je dois payer un prêt étudiant dans
deux jours.
Elle posa son téléphone et fit un signe de tête vers la télévision.
— Si j’utilise le compte Netflix de l’entreprise, j’ai droit à du
divertissement et je peux encore payer ma facture d’électricité. Je regardais
Twilight avant ça.
Je sentais ses mensonges mais je ne les pointai pas du doigt. Surtout
parce que ça impliquait d’admettre que j’avais fait des recherches sur elle et
que j’étais au courant de la situation de Demi.
— Avant ça…
Elle me coupa la parole.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il se passerait si Edward Cullen rencontrait
un autre télépathe ? Qui lirait l’esprit de qui ?
J’acceptai ses tentatives de distraction maladroites.
— Aucun des deux, parce que les télépathes n’existent pas.
— Je ne me rappelle pas que tu étais aussi grincheux à l’époque.
Ignorant l’insulte vide, j’examinai son installation. Téléphone, chargeur,
couverture et écouteurs.
— Tu viens ici pour regarder Netflix tous les soirs ?
— Non.
Elle jouait avec le bord de son T-shirt, me taquinant sans jamais s’en
rendre compte.
— Seulement depuis peu.
— Qu’est-ce que tu utilisais avant ?
— Le compte de mon ex de première année. Je suis sortie avec lui
pendant, genre, deux jours. Il m’a trompée, mais j’ai eu quatre ans de
Netflix gratuits. Je trouve que je suis sortie victorieuse de cette relation.
Elle s’appuya contre le dossier du canapé.
— Il a changé le mot de passe il y a quelques jours.
— Il ne savait pas que tu utilisais son compte ?
Il y avait quelque chose chez elle en ce moment qui ne collait pas.
— Il n’y a pas un historique des derniers épisodes vus ?
— L’astuce, c’est de créer un nouvel utilisateur à chaque fois que tu
regardes et de supprimer cet utilisateur quand tu as fini de regarder. La
vengeance silencieuse est la meilleure des vengeances.
Ses mots affolèrent mes pulsions.
J’avais envie de poser mes lèvres sur les siennes pour un deuxième baiser,
mais je mis mes pieds sur la table basse et m’enfonçai davantage dans le
canapé.
— Tu me rappelles Delilah.
— C’est un compliment. Elle est plus intelligente et plus sexy que toi.
Elle récupéra son édredon.
— C’est elle qui devrait diriger l’entreprise.
— C’est comme si tu demandais à être virée.
J’aurais pu la mettre dehors, mais je ne le fis pas.
Reed avait des projets de demande en mariage et j’avais… une entreprise
pour laquelle je ne portais pas le moindre intérêt ; une amie que je ne
pouvais pas me résoudre à appeler ma meilleure amie, même si elle le
méritait ; Durga, qui agissait bizarrement, et… Emery.
— Tu ne peux pas me mettre dehors.
Son ton désinvolte suggérait qu’elle savait que je ne le ferais pas.
— C’est mon anniversaire la semaine prochaine.
— Selon toi, le jour qui ne rend pas les gens spéciaux.
— Pourquoi est-ce que c’est toi qui me comprends ? Quand est-ce que
c’est arrivé ?
Question plus pressante : quand était-elle devenue si franche à propos de
nous ?
Plutôt que de répondre, je commandai à emporter dans tous les
restaurants encore ouverts parce qu’elle avait bien l’air d’avoir besoin d’une
dizaine de cheeseburgers, et je ne comptais pas lui donner d’excuse pour ne
pas en manger un.
— On pourrait regarder un film en attendant, proposa-t-elle. Attention, je
suis difficile, et vu les circonstances, je n’ai pas de liste d’attente sur
Netflix, ce qui veut dire que ça me prend une éternité pour choisir.
Elle attrapa la télécommande et fit défiler les options.
— Je vais lire la liste de recommandations, mais c’est surtout Chantilly et
Ida Marie qui utilisent le compte. La Belle et la Bête ?
— Si tu es branchée syndrome de Stockholm. La Belle au bois dormant ?
J’imaginais que l’enfer devait être constitué de la liste d’attente Netflix de
Chantilly passée en boucle.
— Parce que s’embrasser résout tout ?
Ses lèvres s’entrouvrirent quand je leur décochai un regard.
— Sans parler du consentement discutable. Aladdin ?
— Frottez jusqu’à ce que quelque chose sorte. Quelle belle leçon à
donner aux enfants.
— Celle-ci est réaliste. Mentir et voler vous fait toujours gagner la fille…
Un des gardes de nuit nous interrompit avec des sacs de livraison.
Péruvien. Tunisien. Américain. Une version corrompue à l’américaine de
l’italien. Emery prit d’abord le tunisien, l’inspecta et prit la première
bouchée de chaque plat avant de se décider sur la shakshuka.
Nous mangeâmes quatre cuisines différentes, en faisant défiler la liste
d’attente Netflix de Chantilly et en ridiculisant chaque film jusqu’à ce que
nous en trouvions un qui nous convienne à tous les deux. John Wick, parce
que contrairement à ce que pensait Delilah, je ne détestais pas les chiens.
Juste ceux qui ressemblaient à des rats.
Je rangeai nos restes dans le frigo et m’assis de nouveau. Elle me lançait
de brefs regards à chaque instant, fixant mes lèvres comme si elle voulait
m’embrasser. À ce stade, aucun de nous ne faisait semblant de regarder le
film.
J’ouvris Candy Crush, parce que je devais bien faire quelque chose de
mes mains, au risque de couvrir son corps avec le mien et de l’embrasser
jusqu’à ce que ses lèvres soient meurtries. Elle sortit son carnet de croquis
et ajouta les ombres à son dessin.
La nuit continua ainsi. Je montai de dix niveaux. Elle regardait John Wick
tout en griffonnant des modèles de mode sur son bloc-notes. Je n’avais
aucune raison d’être ici, mis à part que l’appartement était vide et que
j’appréciais la compagnie d’Emery.
Voilà.
Je l’avais dit.
Et alors ?
Quand le film se termina, elle mit de côté ses dessins, ramena ses genoux
contre sa poitrine et me demanda :
— C’est quoi cette passion pour Candy Crush ?
Je balayai l’écran vers le haut, oblitérant le niveau. Elle attendit que je
réponde, ses yeux rivés sur le côté de mon visage avec attention.
Je réfléchis à ma réponse, mais papa la considérait comme un membre de
sa famille, ce qui signifiait qu’elle méritait la vérité.
— Papa avait l’habitude d’y jouer pendant ses traitements. On s’asseyait
côte à côte, essayant de terminer les niveaux avant l’autre. Ça le distrayait
des aiguilles qui lui injectaient des trucs dans les bras.
— Comme la chimio ?
— Non.
Je posai le téléphone et l’observai attentivement, heureux de la voir me
regarder.
— Ça ne te ronge pas la santé comme la chimio. En fait, ça améliorait son
état. Il était plus sain. Plus robuste quand il travaillait. Son cœur
fonctionnait bien. Mais les médicaments étaient administrés par
intraveineuse et, à en juger par les bruits dans la clinique, c’était
douloureux.
Ses dents de devant percèrent sa lèvre inférieure. Ses yeux étaient
humides. Si féroces et pourtant si doux. Typique d’Emery, avec ses longues
griffes et son grand cœur.
— J’aurais aimé que Hank nous le dise, à moi et à Reed.
— Pour que vous puissiez souffrir vous aussi ? Jamais.
Je secouai la tête, me rappelant comment maman, papa et moi avions
parfois eu du mal à nous en sortir.
— Maman arrivait à peine à joindre les deux bouts la plupart du temps.
Elle ne voulait pas que Reed en souffre, et papa ne voulait pas que lui et toi
le considériez comme un faible.
— J’adore Hank et Betty, mais c’était égoïste. Nous méritions de savoir
que chaque moment avec lui aurait pu être notre dernier. J’aurais pu mieux
le traiter.
— Tu l’as traité du mieux possible, tigresse. Il le savait.
Je ravalai l’idée qu’elle prenne le parti de Reed dans cette histoire, qu’elle
soit peut-être impliquée dans le détournement de fonds, même si j’avais
maintenant des doutes. Elle était loyale envers Gideon, mais elle l’était
aussi envers nous.
— Écoute, ajoutai-je en plongeant dans ses yeux bleus et gris larmoyants,
sa maladie n’était pas contagieuse, mais elle s’est propagée de lui à maman
et à moi. Ses battements de cœur à lui auraient bien pu être complètement
inutiles. Je sentais la traînée de mes propres battements chaque fois que je
prenais un coup pour lui. Maman le sentait chaque fois qu’elle faisait des
doubles services. Toute ma vie, je l’ai senti. Nous l’avons empêché de vous
infecter, toi et Reed. Tu penses que ce n’était pas à moi de faire ce choix, et
tu as raison. C’était celui de papa, parce que si son cœur ne l’avait pas tué,
voir deux des personnes qu’il aimait le plus au monde souffrir pour lui
l’aurait fait.
C’est ça le truc quand on est malade. On ne souffre pas seul. On souffre
avec les gens qu’on aime, ce qui est une bien trop grande souffrance.
Emery accepta ma réponse. Le silence ne me dérangea pas, surtout parce
que je savais qu’elle aimait ça.
Elle avait toujours aimé ça.
— Et les œuvres de charité ? demanda-t-elle dix minutes après le début
du deuxième John Wick. Pourquoi fais-tu du bénévolat dans les soupes
populaires ?
Je le fais pour soulager la culpabilité. J’ai brûlé ce satané registre, en
pensant que je pourrais utiliser l’info pour construire ma compagnie et
sauver mon père, et j’ai fini trop tard. La vie et les regrets sont mes
punitions. Donner le moindre morceau de ma personne est ma pénitence.
— Ma pénitence, lui répondis-je sans développer.
Ses yeux se portèrent vers mon tatouage, visible sous mon T-shirt. Le
bout de sa langue passa sur ses lèvres. Il revint à l’intérieur tout aussi vite.
— Quels sont les péchés que tu expies, Nash ?
— Reste à ta place, tigresse.
— Jouons à un jeu.
Elle replia ses jambes sous ses fesses en se penchant plus près de moi.
— Non.
— Action ou vérité ?
Je lui lançai un regard, sachant pertinemment ce qu’elle voulait que je
choisisse et choisissant le contraire.
— Action.
— Je te défie de choisir vérité.
— Bon sang, ça t’arrive de suivre les règles ?
— Il n’y a pas de règles. C’est action ou vérité. Maintenant, dis « vérité ».
— Vérité, cédai-je uniquement pour la faire taire, et non parce qu’elle
avait encore une trace de larme sur la joue.
— Comment te sens-tu vraiment par rapport à ton père ?
Face à mon silence, elle ajouta :
— Tu n’es pas obligé de répondre si tu n’en as pas envie.
Je jouai avec quelques mots.
— Je ne crois pas qu’il y ait de mot pour ça.
— Essaie.
— Je ne peux pas, répliquai-je, si les mots n’existent pas.
— Tu veux savoir pourquoi j’aime les mots ?
Oui, mais je ne le lui dis pas.
Ça ne l’empêcha pas de poursuivre.
— J’aime les mots parce qu’ils sont à moi. Vraiment rien qu’à moi. Je
peux les partager avec les autres. Je peux les garder pour moi. Je peux les
utiliser encore et encore. Peu importe ce que je fais, ils seront toujours à
moi. Personne ne peut me les prendre. Tu veux savoir quelle est la
meilleure partie ?
— Je suis sûr que tu vas me le dire.
— L’existence d’un mot prouve que quelqu’un dans l’histoire de
l’humanité a ressenti la même chose que moi et lui a donné un nom. Cela
signifie que nous ne sommes pas seuls. S’il y a un mot pour ce que nous
ressentons, nous ne sommes jamais seuls.
— Dis-moi ce que tu ressens par rapport à mon père.
— Lacuna.
Elle attrapa ma main et la serra.
— Lacuna est un espace vide. Une partie manquante.
Dans le mille.
Je jetai un œil à l’écran, où Keanu Reeves était en train de courir à travers
New York, saignant par tous les orifices.
Comme je ne répondais pas, elle demanda :
— Action ou vérité ?
— Ni l’un ni l’autre. Tu as eu ton tour.
— Tu n’as pas répondu à la question.
Elle se rapprocha, voulant tout savoir sur moi alors que personne ne
l’avait jamais fait.
— Action ou vérité ?
— Pose-la, ta question.
Je passai mes doigts dans mes cheveux.
— Je sais que tu en as envie.
— Pourquoi tu n’embrasses pas ?
Tout le monde a eu un bout de moi. C’en est un que je n’ai pas à donner.
Je pouvais goûter son souffle. Je tournai mon visage, non pas parce que je
ne voulais pas être embrassé, mais parce que je le voulais. C’était en soi un
sentiment étranger. La plupart des gens n’avaient rien que j’aimais
entendre, et la bouche était la plus grande responsable de la déception.
Embrasser me dégoûtait.
Mais embrasser Emery ?
Non.
C’était de la folie, vu que j’avais arrêté depuis longtemps. Quand j’avais
commencé les combats clandestins, je rentrais avec des coupures et des
bleus que j’essayais de cacher sous mes vêtements. Je les dissimulais en me
battant à l’école, laissant tout le monde penser qu’ils provenaient de tacles
de football et de bagarres sur le terrain.
Toute cette histoire de baiser avait commencé parce que mon corps était
trop abîmé pour être touché. Ça s’était transformé en un dédain général du
contact d’autrui. Pourquoi laisserais-je quelqu’un que je ne supportais pas
me toucher ?
— Je t’ai bien embrassée, non ? répliquai-je, en prenant soin de garder un
ton léger.
— Oui, c’est vrai.
Ses yeux plongèrent sur mes lèvres, lourds. Elle sourit soudainement et
s’étira, puis se leva.
— Je dois y aller. Le bus va bientôt partir.
— Encore cette même rengaine. Il est tard et il fait nuit. Je te ramène chez
toi.
— Je vais à Eastridge.
Elle fronça les sourcils.
— Tu vas m’emmener à Eastridge ?
Merde, j’avais promis à maman de rester à l’écart pendant la visite de
Reed. Mais maman me dirait de faire une exception. Le bus pour Eastridge
était long avec trop d’arrêts à des endroits louches en chemin.
Je décidai de profiter de l’occasion pendant que je la regardais rassembler
ses affaires.
— Oui, mais j’ai besoin de quelque chose de toi.
L’adresse de ton père, s’il te plaît, merci. Elle s’arrêta un instant et inclina
la tête.
— C’est illégal ?
— Non.
— C’est sexuel ?
Bordel, elle avait l’air un peu trop attirée par l’idée.
— Non.
— Si tu m’accompagnes aussi au brunch avec ma mère, négocia-t-elle,
toujours prête à remporter une victoire. Able sera là, et puisque Reed passe
le week-end avec Basil…
Aucune hésitation, illico presto.
J’aurais bien dit non à cause de ma promesse à maman de rester loin
d’Eastridge, mais Able-petite-queue-Cartwright était le genre de connard
plein aux as qui penserait pouvoir s’en tirer après avoir commis un meurtre.
— Marché conclu.
— Marché conclu, accepta-t-elle, trahissant son père avec un sourire sur
son visage.
Mais elle ne le savait pas encore.
Chapitre Quarante-deux
Emery
***
La nouvelle maison de Betty chevauchait la frontière entre la classe
moyenne et les quartiers riches d’Eastridge. Je supposais que Nash avait
payé la maison et qu’elle lui convenait. À tel point que chaque fois que je la
regardais sur les photos que Reed m’envoyait, de petites fissures
s’ouvraient dans mon cœur à l’idée du bonheur qu’y auraient ressenti Betty
et Hank.
Nous arrivâmes vers huit heures du matin, ce qui était l’équivalent de
midi pour Betty Prescott. L’odeur du petit-déjeuner flottait dans l’allée.
Nash coupa le moteur, ouvrit la portière et leva le nez.
J’ouvris ma portière avant qu’il n’ait le temps de le faire, parce qu’aussi
con qu’il soit, sa mère du Sud l’avait élevé pour qu’il ouvre les portières
aux femmes.
— À quel point tu crois que Virginia serait énervée si je me goinfrais
avec le petit-déjeuner de Betty au lieu du brunch du country club ?
— Comme une ourse qui voit son petit se faire kidnapper, mais avec une
rage infinie et aucun instinct maternel.
Je souris.
— On devrait le faire.
Nash nous fit entrer avec sa clé, mes épaules frôlant son bras près de la
porte. Le sourire sur mon visage s’éteignit à la vue de Basil et Reed assis
sur l’îlot de Betty. Ils n’avaient pas l’air heureux de nous voir. Même Betty
n’avait pas l’air heureuse de nous voir.
— Putain, marmonna Nash à côté de moi.
Je me remis vite et sautai sur Reed pour lui faire un câlin.
— Reed !
Il me le rendit d’une tape maladroite avec un seul bras.
— Pourquoi tu es ici avec Nash ?
— J’avais besoin d’un chauffeur pour aller à Eastridge.
— Il a l’air de plus qu’un chauffeur, Em.
— Pardon ?
— Dis-moi que tu ne vas pas faire quelque chose de stupide.
Je m’éloignai de lui, reportant mon attention sur une Betty aux yeux
écarquillés derrière moi.
— Je n’ai aucune idée de ce dont tu parles.
La tension était passée de zéro à cent particulièrement rapidement, Reed
devant probablement déjà être de mauvaise humeur. J’analysai mes
environs aussi vite que possible. Basil était comme d’habitude, mais
n’agissait pas comme d’habitude. Pas d’air renfrogné. Pas de regards
assassins lancés dans ma direction. C’était déconcertant.
Betty serrait son fin bracelet en argent, un cadeau d’anniversaire de Hank.
Ça aussi, c’était un indice qu’ils discutaient de quelque chose qui allait lui
briser le cœur. La dernière fois que Reed avait été dans cet état, il avait été
menotté dans mon salon.
Il se rapprocha de moi, ce qui fit bouger Nash dans mon dos.
Je tendis une main sur le côté, les arrêtant tous les deux.
— Dis-moi ce qu’il se passe, demandai-je, avant de me harceler avec des
accusations que tu ne pourras pas retirer.
Si c’était sa réaction à la vue de Nash et moi, comment allait-il réagir en
apprenant que nous avions fait l’amour ?
Sur. Son. Lit.
— Pose-toi la question, s’emporta Reed en m’ignorant, est-ce que tu as
envie d’être avec quelqu’un qui est prêt à laisser son frère aller en prison ?
Il pointa Nash du doigt.
— Mieux, demande-lui comment il a eu ses millions, ses milliards ou j’en
sais rien.
— Reed…
Je ne savais pas quoi répondre, mais je savais que je détesterais la
réponse.
Nash s’avança à côté de moi. Reed plissa les yeux en nous toisant tous les
deux. Nous avions l’air d’un front uni.
— Tu as dit à Emery qu’elle ne pouvait pas aller à l’enterrement de
papa ?
La voix de Nash était grave.
Betty hoqueta de surprise et serra le chiffon de cuisine posé sur le
comptoir.
— Reed !
— Tu l’as obligée à rester à Eastridge et enterrer une urne toute seule ?
Nash se planta nez à nez avec Reed.
— Et quand maman a demandé où était Emery, tu ne lui as pas dit la
vérité ? Et tu nous en veux d’avoir menti ?
Je m’étais attendue à une dispute.
Je m’étais attendue à des cris.
Je m’étais attendue à ce que Betty pleure.
Je ne m’étais pas attendue à ce que Reed donne un coup de poing à Nash.
Les phalanges de Reed s’écrasèrent sur le visage de Nash. Il bougea à
peine.
— Ferme ton poing si tu as l’intention de faire vraiment mal, petit frère.
Nash s’avança vers le poing de Reed pour la deuxième fois, laissant à
Reed le champ libre sur son visage.
Coup de poing. Uppercut. Un autre coup de poing.
— Stop ! cria Betty.
Basil pencha la tête et observa la situation, le coude appuyé sur le
comptoir de l’îlot.
De mon côté, je me glissai entre eux, consciente que c’était une mauvaise
idée, mais je le fis quand même. Les yeux de Nash se levèrent vers les
miens au même moment où le corps de Reed tomba en avant, me poussant
sur le parquet.
Nash tourna son attention sur moi, s’attardant sur mon poignet, que je
tenais dans ma paume. Il passa aussitôt à l’action, tordant Reed dans une
prise de tête. Il fit cogner son genou contre celui de Reed, le forçant à
s’agenouiller.
— Ne résiste pas.
La voix basse, son bras se resserra autour du cou de Reed.
— Abandonne, et je te laisse partir. N’oblige pas maman à devoir
regarder ça.
— Emery !
Betty se précipita vers moi, ses mains venant envelopper mon visage,
mais j’étais incapable de détourner mon regard de Reed et Nash.
J’imaginais que c’était ce à quoi ressemblait le fait de regarder un
astéroïde frapper la Terre. Fascinant, destructeur, et bizarrement beau.
C’était logique que Nash ait gagné tant de combats. Les salles de réunion
et les bureaux étaient un jeu d’enfant. C’était ça, son élément.
Il n’était pas un prince cruel. Il n’était pas non plus un guerrier
sanguinaire. Il était les deux, et cela l’avait transformé en un homme qui
préférait se briser que se plier.
— Tu vas bien ?
Betty repoussa les cheveux sur mes yeux.
— Ça va.
Je me relevai, enchantée par l’énigme qu’était Nash Prescott.
— Ça suffit !
Betty attrapa une tapette à mouches rose vif et brandit le plastique fin
près de ses fils comme si elle tenait un couteau.
— Arrêtez ! Je ne vous laisserai pas souiller mon parquet avec votre
sueur et votre sang. Je ne vous laisserai pas gâcher mes vacances. Et je ne
laisserai pas mes fils se disputer dans ma cuisine comme des chiens mal
dressés qui se battent pour des restes.
Nash relâcha Reed, qui toussa quelques dizaines de fois. Il se frappa la
poitrine, forçant plus d’air à sortir.
— C’est ma faute, Reed.
Betty posa la tapette et aida Reed à se relever.
— D’accord ? C’est moi qui voulais te cacher la maladie de papa. C’est
moi qui ai dit à Nash de te laisser porter le chapeau. C’était moi. C’est
contre moi que tu dois être en colère.
— Maman…
— Laisse-moi finir. C’était égoïste, d’accord ?
Elle enveloppa la joue de Reed de sa paume.
— Nash n’aurait pas dû faire ça au jeune Cartwright, mais quand il a
essayé de dire à la police que c’était lui, je l’ai supplié de ne pas le faire.
Nous avions besoin de lui.
— Vous aviez besoin des cinq cents dollars qu’il vous envoyait à toi et à
papa chaque mois, cracha Reed. J’ai failli aller en prison pour cinq cents
dollars.
— Non, mon cœur, j’avais besoin que ma famille reste ensemble.
Les poings de Betty saisirent son col.
— Tu étais mineur. Il était adulte. Je me disais qu’il n’y avait aucune
chance qu’ils t’arrêtent, alors j’ai fait un choix. Je sais maintenant que c’en
était un mauvais…
Mes lèvres s’entrouvrirent. Le mur retint mon poids. Appuyée contre lui,
je dirigeai mon regard vers Nash.
Je me remémorai cette nuit.
Nez, côte et jambe cassés.
Clavicule séparée.
Épaule disloquée.
La cicatrice sur le front d’Able qui me faisait tant sourire.
Nash avait essayé de dire à la police que c’était lui, mais j’avais toujours
cru qu’il couvrait son frère.
— C’était toi ? lui chuchotai-je.
Nash hocha la tête. Une fois.
Son cou se tendit. Le mode combat n’avait pas disparu. Deux poings
serrés pendaient de chaque côté de son corps. Du sang coulait sur sa tempe.
Une entaille s’était ouverte au-dessus de son œil, qui, à mon avis, serait
gonflé et noir d’ici demain.
Ce guerrier, avec ses coupures, ses bleus et ses cicatrices sur le torse,
s’était battu pour moi.
— Pourquoi ?
Mon murmure passa inaperçu auprès de Reed et Betty. Nash, cependant,
ne détourna jamais son regard de moi.
— Il t’a fait du mal.
Ça n’est jamais allé aussi loin, avais-je envie d’argumenter, mais je
savais que ça équivalait à la même chose pour Nash.
— Pourquoi as-tu laissé Reed te frapper ?
— Il en avait besoin.
Comment peux-tu être aussi désintéressé ?
À ce stade, cela pouvait être considéré comme un défaut.
Nash avait la langue bien pendue, un manque de retenue, et la capacité
étonnante de trouver la chose exacte à dire pour déséquilibrer quelqu’un. Il
repoussait les gens, n’autorisait personne à voir qui il était à l’intérieur et ne
voyait aucun problème à s’isoler pour l’éternité.
Il donnait aussi tellement de lui-même, son baiser était la seule chose
qu’il avait gardée, et ça aussi, je le lui avais pris. Des sacrifices jonchaient
son passé et entacheraient probablement son avenir. Et il n’y avait rien de
plus Nash que de blesser quelqu’un pour le guérir.
Les gens mesurent l’amour à ce qu’on reçoit, mais moi je le mesurais à ce
qu’on donne. Personne dans l’histoire de l’univers n’a jamais eu et n’aura
jamais autant d’amour que Nash Prescott.
Mon méchant.
Mon chevalier.
Mon prince.
Mon Ben.
Il fallait que je le lui dise.
***
— Je vais bien, maman. Ne t’inquiète pas pour ça.
Nash jeta le chiffon taché de sang à la poubelle, déposa un baiser sur le
front de Betty et la prit dans ses bras.
— Tu es sûr, mon cœur ?
— Oui.
Reed s’appuya contre Basil, qui glissa une paume dans sa poche arrière.
— Dorlote-le encore un peu, maman. C’est une affaire qui roule.
Ils l’ignorèrent.
Reed jura, attrapa son téléphone et ses clés et passa un bras autour de
l’épaule de Basil.
— Je suis désolé d’avoir gâché notre petit-déjeuner, maman. Basil et moi
devons y aller. Nous reviendrons plus tard, mais je ne pense pas que nous
pourrons assister au sermon du pasteur Ken.
Betty se tourna vers lui.
— Ce n’est pas grave, mon chéri. Les murs d’un hôpital ont entendu plus
de prières sincères que l’église d’Eastridge. Nous pourrons nous arrêter au
service de pédiatrie plus tard et donner des ours en peluche.
— Ça marche, maman.
Reed croisa le regard de Nash avant d’embrasser la joue de Betty. Je le
suivis jusqu’à la porte, surprise quand Basil leva une épaule vers moi,
comme pour dire, voilà bien les garçons.
Je glissai mes mains dans mes poches après que Basil partit aux toilettes.
— Est-ce que tu es en colère contre moi ?
La fureur marqua le visage de Reed pendant une brève seconde. Il poussa
un soupir et me prit dans ses bras.
— Non, mais j’espère que tu sais ce que tu fais.
Non, je l’ignore.
— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.
Je lui offris un sourire nonchalant et posai mon front contre son épaule.
Je n’avais pas eu l’occasion de faire le deuil de l’idée de Reed et moi, de
creuser une tombe et d’appeler ça de l’amitié. En réalité, j’aurais dû le faire
il y avait des années quand j’avais couché avec Nash. Mais dans les bras de
Reed, je compris pourquoi je n’avais jamais eu à le faire.
Mon cœur ne faisait pas de cabrioles dans sa cage.
Mon corps n’avait pas connu de tremblement de terre.
Je voulais le comprendre, mais je n’en mourais pas d’envie.
Je me sentais aimée, mais pas amoureuse.
Il était juste… Reed Prescott.
Mon meilleur ami.
C’était tout.
Seulement mon meilleur ami.
Chapitre Quarante-trois
Nash
Tu as déjà regardé les étoiles et t’es demandé s’il y avait d’autres formes
de vie dans la galaxie ? Si c’est le cas, les extraterrestres sont
probablement furieux que nous persistions à couronner les humains comme
Miss Univers.
Je parie qu’ils flottent dans l’espace avec leur technologie supérieure, en
pensant que nous pourrions les aider à guérir le cancer si seulement ces
humains cessaient de se considérer comme le centre de l’univers.
Tu crois que c’est pour ça qu’on n’a jamais rencontré d’extraterrestres ?
(Hé, chef suprême des extraterrestres, si vous nous espionnez, moi ou
Emery, et que vous lisez mon mot, emmenez-nous avec vous. Cet endroit
sent les égouts, et j’ai surpris Virginia en train de forcer Em à manger avec
des cuillères pour bébés pour prendre de plus petites bouchées. Au fait, je
t’ai préparé un brownie supplémentaire, tigresse. J’espère que tu le
mangeras devant Virginia et que tu lui diras qu’il est bourré de weed.)
— NASH
Reed a dit que tu es obsédée par les étoiles. Je lui ai dit que si tu es
obsédée par les étoiles, tu devrais être obsédée par la lumière du jour, étant
donné que le soleil est une étoile et que nous perdons sa lumière la nuit.
Il a répondu que j’avais tort, que tu regardais le ciel nocturne parce qu’il
prouve que la lumière jaillit de l’obscurité. (C’est quoi ces conneries de
poésie à la con ?)
Tu veux savoir ce que j’en pense ?
C’est l’obscurité que tu cherches, petite tigresse.
N’est-ce pas ?
— NASH
Puis un autre.
Les pas d’Emery se rapprochèrent. Je roulai les lettres, les remis dans la
boîte en fer-blanc et m’appuyai contre le meuble-lavabo.
Je me rendis compte que nous partagions les mêmes souvenirs.
— Je suis presque prête.
Elle sortit de la salle de bain dans une robe sombre si courte que ça aurait
été obscène si elle n’avait pas l’air si pure dedans.
— J’ai grandi de quelques centimètres depuis la dernière fois que je l’ai
portée, mais Virginia déteste cette robe, donc je vais faire avec. Tu trouves
que c’est trop court ?
Non.
Oui.
Je ne répondis pas, et la regardai baisser la tête et s’examiner dans le
miroir. De la satisfaction se déploya sur son visage à la vue des roses fanées
imprimées sur la robe. Elle passa la main derrière moi sur le meuble et
attrapa un tube de mascara vieux d’au moins quatre ans.
Je le lui arrachai.
— Tu n’en as pas besoin, et je préfère éviter d’expliquer à la presse
pourquoi ma cavalière du brunch du quatre juillet a une conjonctivite.
Elle fredonna du fond de sa gorge.
— Il y aura aussi du golf. Ni toi ni moi ne sommes habillés pour
l’occasion, ce qui en sera probablement la seule partie amusante.
Sa main sortit un vieux tube de baume à lèvres. Elle le frotta sur ses
lèvres, les infectant probablement d’une maladie quelconque, mais j’aurais
quand même collé ma bouche à la sienne.
Ses jambes donnèrent des coups de pied aux quatre boîtes géantes à côté
du lavabo, sa robe remontant furtivement sur sa cuisse.
— Tu crois que je peux les faire rentrer dans le placard ?
— Le placard ?
Sa main vint se plaquer contre sa bouche.
— Merde.
— Le placard ? répétai-je en essayant de comprendre pourquoi elle avait
soudainement l’air si paniquée. Crache le morceau.
— Nash…
— Je vais le découvrir.
J’ouvris une des boîtes. Elle était remplie de piles de chemises Winthrop
Textiles. Je ne savais pas quoi en penser, à part que j’avais besoin de ses T-
shirts, mais je détestais leur provenance.
— Tu sais que je suis persistant. Ce serait plus facile pour nous deux de
me le dire.
— Ce n’est rien d’important.
— Dis-moi, insistai-je avant d’articuler, pas de mensonges.
Elle céda au mot mensonge, la culpabilité traversant son visage pendant
une seconde fugace.
— Je vis dans un placard de l’hôtel.
J’explosai.
Explosai. Bordel.
Elle me tapait sur les nerfs.
Est-ce qu’elle pourrait être plus altruiste, exaspérante, contradictoire,
déroutante, généreuse, déviante, remarquable, ou me consumer encore
plus ?
Mon corps tremblait avec la vigueur d’un forage de pipeline. Je ressentais
le besoin de sprinter un marathon, de nager tout le Pacifique, ou de
parcourir toute l’Amazonie en randonnée. Littéralement, n’importe quoi
pour dépenser cette énergie, parce que surtout, je m’en voulais de n’avoir
rien vu de tout cela plus tôt.
J’avais commencé cette quête de vengeance avec de nobles intentions,
mais j’avais choisi la dernière personne que j’aurais dû tourmenter.
— Je vais déménager.
Emery eut la décence d’avoir l’air coupable, juste à propos du mauvais
truc.
— Je te le jure, donne-moi juste un peu de temps pour trouver un autre
endroit où crécher.
— Tu crois que c’est pour ça que je suis en colère ?
Je secouai la tête, puis la secouai de nouveau, priant pour que le geste
m’extirpe de cette situation cauchemardesque.
Non. C’est toujours ta réalité.
Pauvre connard, voici ton jumeau. Moi.
Je m’éloignai du meuble, mes pas martelaient le tapis comme des tirs
d’artillerie.
— T’es sérieuse ?
Je n’attendis pas de réponse.
— Tu es affamée et sans abri, mais tu donnes à une nana que tu ne
connais pas plus de deux mille dollars par mois pour ses frais de scolarité ?
Tu déconnes, Emery ?
— Tu es au courant pour Demi ?
Elle secoua la tête, comme si ça pouvait effacer le choc.
Non, mon cœur. J’ai déjà essayé. Ça n’a pas marché, et j’ai l’impression
d’être le plus gros connard de l’histoire de l’Humanité. Napoléon
Bonaparte, Christophe Colomb, et putain de Nash Prescott.
— Et toi ?
Je me frottai le visage.
— Quand vas-tu commencer à prendre soin de toi ?
— Quand la culpabilité s’estompera !
— Quelle culpabilité ? Pourquoi es-tu coupable ?
Putain de merde, c’était le moment.
Le moment où elle me disait qu’elle était impliquée dans le détournement
de fonds.
Le moment où j’apprenais qu’elle était coupable et, pire, qu’elle
m’attirait toujours.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge en noyer sur sa table de nuit.
— Nous allons être en retard.
— Je m’en fiche.
— Je dois être à l’heure.
— Je m’en fiche toujours.
— Virginia me fait du chantage avec mon fonds fiduciaire…
Merde. Enfoiré. Connard.
Je croisai les bras.
— On en reparlera plus tard.
— Oui, dit-elle.
Mais je ne la croyais pas. Elle ne fit pas de commentaire sur les petits
pois surgelés que j’avais laissés sur la table de nuit et me jeta le sac.
— Je t’ai dit de garder ça sur ton œil. Il est déjà en train de gonfler et de
noircir.
— Je peux gérer un œil au beurre noir, tigresse. J’en ai eu beaucoup.
— Comme tu veux.
Elle haussa une épaule, porta ses yeux vers le miroir en pied et tripota une
fleur fanée sur la robe. Comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher, elle
tourna sur elle-même. La robe bougea avec elle, les pétales tombants
prenant soudainement vie.
C’était un geste si typiquement Emery Winthrop que mes ongles
transpercèrent le sac pour empêcher mes mains de la plaquer contre le
miroir et d’arracher la robe de son corps.
— J’aime que tu me regardes, surtout parce que je sais que tu détestes le
fait que tu sois en train de le faire, me lança-t-elle par-dessus son épaule.
Avec elle tournoyant dans sa robe de roses fanées, des pois congelés
pressés contre mon œil, je succombai au fait que je désirais Emery
Winthrop.
C’était en train d’arriver.
Je vais aller en enfer.
Chapitre Quarante-Quatre
Nash
***
Le QI général des habitants d’Eastridge, en Caroline du Nord, se situait
quelque part entre les Américains incapables de situer l’Amérique sur une
carte et ceux qui croyaient que la Terre était plate. Du moins, c’était ce que
je ressentais lorsque quatre conversations différentes sur la nécessité des
gants de toilette en mousseline parvinrent à mes oreilles.
Entre ces bavardages banals, les rumeurs me concernant allaient bon
train, mentionnant occasionnellement mon œil beurre noir.
— Il est tellement sombre. Oh, et il a toujours l’air si torturé. Pourquoi
ça le rend encore plus sexy ?
Je ne sais pas, Stepford numéro un. Peut-être que tu devrais aller voir un
psy pour ça. (Pour info, je suis torturé par ce brunch, ce qui n’est même pas
un vrai mot.)
— Ma voisine m’a dit qu’il lui a donné la meilleure partie de jambes en
l’air qu’elle n’ait jamais eu durant la fête de la semaine dernière.
Ma frustration sexuelle pourrait attester que je n’avais pas couché avec ta
voisine, et je préférerais aller à une soirée échangiste dans une maison de
retraite qu’à une putain de fête de révélation du sexe d’un môme.
— J’ai dit à ma femme que c’était un voyou. Regarde son œil. Gamin
pauvre un jour, gamin pauvre toujours.
Super, ton histoire, mec. Elle aurait eu plus de sens si tu ne m’avais pas
passé ta carte de visite dès que j’étais entré dans le restaurant.
Notre groupe s’assit à une table au centre, qui, selon Virginia, était la
meilleure place de la salle.
— J’envisage de devenir un Sir.
Balthazar leva le menton comme si ce qu’il disait devait nous
impressionner.
— Vous devrez tous m’appeler Sir une fois que ce sera fait.
Ça aurait pu être une blague, mais il paraissait être du genre à s’y
attendre.
— Un Sir, répéta Emery en articulant le mot comme si elle n’arrivait pas
à comprendre le concept.
Elle était assise juste à côté de moi, nos corps si proches qu’ils étaient
collés l’un à l’autre.
— N’est-ce pas merveilleux ?
Virginia serra la main de Sir Balty. Sérieusement, s’il lorgnait encore une
fois sur Emery, j’allais ruiner sa vie, puis lui réarrangerais le visage juste
pour le plaisir. Cet enfoiré allait devenir son beau-père et il la regardait
comme si elle était un morceau de viande dans lequel il avait envie
d’enfoncer les crocs.
— Félicitations, Sir Balthazar, dit Petite Queue en prenant un menu sur la
table.
Ce type ressemblait à tous les méchants Disney réunis en un seul
demeuré au sang bleu.
Je ne touchai pas au menu pendant que tout le monde passait en revue les
options. Virginia détourna son regard du mien. Elle avait passé la matinée
coincée quelque part entre l’air dédaigneux qu’elle avait l’habitude de me
lancer et de me lécher les bottes parce que j’étais soudainement l’homme le
plus puissant de la pièce.
L’un des serveurs en costume blanc s’approcha.
— Commande tout ce que tu veux, Nash.
Virginia lui jeta un bref regard avant d’ajouter :
— C’est sur la note du country club.
— Parfait, s’interposa Emery.
Elle ouvrit le menu et commanda deux plats de tout ce qui n’était pas
exécrable.
— Deux de tout ?
Le serveur serra les lèvres. Le pauvre avait envie de fuir.
— De tout.
Elle lui tendit le menu fermé.
— Offrez-vous aussi un pourboire de deux cents pour cent.
Les doigts de Virginia blanchirent autour de la tige de son verre de
mimosa. Elle se pinça les lèvres jusqu’à ce que le serveur parte.
— Ta crise de colère n’est pas mignonne.
— Sans doute.
Un sourire narquois illumina le visage d’Emery.
— Vous savez ce qui est mignon ? Les poignées d’amour, alors j’ai hâte
de passer à table.
— Ça. C’est ce comportement, la raison exacte pour laquelle je n’ai pas
fait de toi ma demoiselle d’honneur.
— Tu vas te marier ?
Emery finit son deuxième cocktail de l’après-midi.
— Oui. Bientôt. Je t’ai invitée ici aujourd’hui pour te l’annoncer.
— Tu ne m’as pas invitée, Virginia. Tu l’as exigé, ce qui arrive quand ta
propre fille ne supporte pas de te voir.
Virginia l’ignora.
— Nous avons attendu assez longtemps que tu retrouves tes esprits et
retournes à Eastridge. Plus besoin d’attendre désormais. Je serai bientôt une
Van Doren, et Cordelia sera ma demoiselle d’honneur. Tu te souviens de
Cordelia, non ? La sœur d’Able. Une fille adorable.
Elle regarda Petite Queue comme s’il était la prunelle de ses yeux.
— Balthazar a accepté de faire d’Able son témoin. Tu seras présente à la
cérémonie et tu accompagneras Able comme cavalière.
— C’est hors de question, crachai-je entre des dents serrées. On vous a
fait tomber sur la tête quand vous étiez enfant, ou quoi ?
— Pardon ?
— Ça expliquerait la tête difforme, l’obsession d’injecter des produits
chimiques dans votre visage et votre démence continue.
Pour info, je n’avais aucun problème avec la chirurgie plastique. En
revanche, le fait que Virginia la fasse passer avant Emery me déplaisait.
— Vous agissez comme si ma fille me détestait, monsieur Prescott.
Emery enfonça ses ongles dans ma cuisse, le message clair. Elle n’avait
pas besoin que je la défende. Elle remercia le serveur de lui avoir versé son
verre et entreprit de le siroter.
— Je ne te déteste pas, Virginia. C’est toi qui m’as façonnée, alors te haïr,
ce serait me haïr moi-même… ce qui, si j’y réfléchis bien, est peut-être ce
que tu as toujours voulu. Je suis la version plus jeune et plus brillante de toi,
et ça t’a toujours dérangé. N’est-ce pas ?
— C’est exactement pour ça que j’ai choisi Cordelia. J’aurais bien fait de
toi ma demoiselle d’honneur, Emery, mais tu es bien trop indigne de
confiance pour un tel cadeau.
Une autre gorgée de son verre.
— Merci de m’avoir épargnée, Virginia.
— Je t’attends au dîner de répétition ou tu pourras dire adieu à ton fonds
fiduciaire.
— Ça a l’air marrant.
Elle repoussa sa chaise de la table et se leva.
— Nash et moi aimerions beaucoup venir.
Elle fit signe à son futur beau-père et à Able.
— On se verra là-bas, Sir Balty et Petite Queue.
Chapitre Quarante-cinq
Nash
Emery
Je te donnerais bien une clé, mais nous savons tous les deux que tu en as
déjà une.
— NASH
Ce n’était pas l’écriture de Nash, ce qui était logique puisqu’il était resté
avec moi en permanence. Ça ressemblait à celle de Delilah.
J’étais toujours en train de fixer le frigo quand Nash entra.
— Je pensais que nous avions fini avec ça. Prends ce que tu veux.
Il tendit la main dans le frigo, parvint, par je ne sais quel exploit, à me
prendre exactement ce que j’aurais choisi, et le jeta sur le coussin vide du
canapé.
— Je te préparerai toujours ces foutus déjeuners, tigresse. Mange. Tout.
Ce. Que. Tu. Veux. Bordel.
Je pris le jus de fruit et la pizza aux pepperonis. Ma hanche heurta mon
sac. Une cascade de mouchoirs tomba au sol.
Nash les repéra et contempla leur quantité faramineuse.
— Tu es malade ?
Il poussa une litanie de jurons.
— Je t’avais bien dit que tu tomberais malade sous la pluie.
— Je te l’avais bien dit ? Sérieux ?
Je déchirai le paquet de Lunchables et engloutis un pepperoni, tout en lui
souriant malgré ma congestion.
— On a cinq ans, ou quoi ? Tu peux faire mieux que ça.
Nash récupéra mon sac.
— Allez, viens.
Je pris une autre tranche de pepperoni.
— Je l’ai déjà ouvert.
Le plateau cliqueta dans mes paumes gelées.
— Je ne peux pas gaspiller.
Il me vola le repas et le déposa violemment à côté du yaourt de Chantilly.
— Mangez ça.
Elle sursauta du bureau.
— Mais…
— Mangez ça.
Il lui tourna le dos, mettant fin à la discussion. Il arqua un sourcil épais
vers moi.
— Problème résolu. On y va.
— J’ai faim, protestai-je.
Je le suivis néanmoins dans l’ascenseur.
Il appuya sur le bouton G menant au garage.
— Je vais prendre du McDo sur le chemin.
Je sortis la première.
— Je déteste McDonald’s.
— Virginia déteste McDonald’s. Toi, tu adores ça.
Nash déverrouilla sa voiture, m’ouvrit la portière et attendit que je
m’installe dans le cuir du siège.
— Tu adores retirer la panure des McNuggets et les fourrer dans un
McDouble avec des frites, ce qui est répugnant, d’ailleurs.
— Ma McSterclass. Miam.
Mon éternuement ravala mon gémissement. Le mouchoir remplit ma
paume. Il n’y avait rien de pire que d’être malade.
— Ne le juge pas avant de l’avoir essayé.
Je mangeai mon McChef-d’œuvre sur le chemin chez le médecin. La
dernière bouchée avait le goût du regret. J’envisageai de vomir, mais la
voiture de Nash sentait encore le petrichor et la boue. En plus, il n’avait
plus de toit. Peut-être que j’avais fait assez de dégâts à la voiture.
— Ça ne servirait à rien. C’est juste un rhume. Ça va passer tout seul.
Une semaine maximum, mais probablement moins.
Sans chauffage dans mon studio en Alabama, j’avais attrapé tellement de
rhumes que j’étais devenue une pro à ce stade.
— Ça ne va pas nous empêcher d’aller à l’hôpital.
— Tu es ridicule.
Je cachai mon sourire, parce que je lisais entre les lignes colorées de
Nash. Il s’en souciait. C’était mignon. Chaleureux, même. Comme regarder
Ben et Nash fusionner en un seul être. L’affection de Ben, mélangée à
l’extérieur effronté de Nash.
— Tu veux bien les finir ?
Je lui tendis une petite boîte en carton. Elle était remplie de McNuggets
nus, blancs sans la panure.
Il fronça les sourcils, mais il les mangea tous, car aucun de nous n’aimait
gâcher de la nourriture. Je gardai une question sur le bout de ma langue
pendant tout le trajet.
Est-ce que tu crois que c’est du désir ?
Il m’avait dit de la poser quand je serais sobre, mais chaque fois qu’elle
s’approchait de mes lèvres, j’enfonçais mes ongles dans le cuir.
Cette pauvre voiture. J’avais tellement abusé d’elle.
Une fois à l’hôpital, Nash se gara à une place réservée au personnel et me
guida vers une entrée privée. Nous nous faufilâmes dans des couloirs sans
couleurs, souillés par l’odeur fétide des produits chimiques et de la mort.
La salle d’admission bourdonnait d’agitation. Deux adolescents
s’agrippaient à leurs bras brûlés par un feu d’artifice du quatre juillet. Une
femme âgée se balançait sur son siège en se frottant les bras. Les patients
remplissaient toutes les chaises de la salle d’attente, et d’autres se tenaient
sur le côté dans des états divers, échevelés et blessés.
— Nous allons rester ici toute la journée, gémis-je.
Je me renfrognai quand je remarquai que Nash se dirigeait vers une porte.
Il arqua un sourcil comme pour dire, « Alors ? Tu viens ou quoi ? » Une
infirmière s’avança vers lui.
— Monsieur, vous ne pouvez pas entrer là.
— Mon nom de famille est inscrit sur ce bâtiment.
Il lui lança un sourire carnassier.
— Je vais où je veux.
— Oh, monsieur Prescott.
Les talons de ses tennis couinèrent lorsqu’elle recula.
— Je vous prie de m’excuser. Je ne vous avais pas reconnu. Je vais vous
appeler un médecin.
Elle prit ses jambes à son cou sans se retourner une seule fois.
Je grognai un gémissement et suivis Nash dans un couloir qu’il semblait
bien connaître.
— Ne me dis pas que tu t’es transformé en ce genre d’abruti.
— Quel genre d’abruti ?
— Celui qui sort la carte de l’argent dès qu’il en a l’occasion.
— Pas d’habitude.
Je trébuchai après avoir éternué et laissai Nash me stabiliser.
— Tu as fait don de ce bâtiment et lui as donné ton nom ?
— Je l’ai nommé d’après papa.
Il m’ouvrit la porte.
— C’est le centre médical Hank Prescott.
— Oh.
Je me creusai la tête pour trouver une façon polie de lui dire que c’était
une idée horrible, mais je ne trouvai rien.
— Il aurait aimé ça.
Nash souffla du nez.
— Non, il n’aurait pas aimé.
— Ouais, il aurait détesté.
Je me hissai sur la table d’examen.
— Il aurait dit que c’était une fanfare inutile. Pourquoi tu as fait ça ?
— Pour commencer, je voulais qu’il soit immortalisé par quelqu’un qui
ne soit ni toi, ni moi, ni maman, ni Reed.
— Si quelqu’un d’autre se souvient de lui, ça rend son existence réelle.
— Ouais.
Pas étonnant que le torse de Nash soit si large. Il abritait un cœur
immense.
J’aurais voulu m’excuser une fois de plus pour son deuil, mais ça me
semblait insuffisant. Je voulais lui demander s’il allait bien, mais ça aussi
me semblait inadéquat. Je me contentai de le regarder attentivement.
Nash tira les bouchons de l’otoscope. Trois tombèrent sur le sol. Il les
poussa près de la porte.
— Le médecin qui a forcé papa à renoncer aux tests cliniques fait partie
du conseil d’administration de cet hôpital. C’est pour ça que j’ai choisi de le
renommer. Je veux que cet enfoiré le voie chaque fois qu’il assiste à une
réunion.
D’autres mots frôlèrent sa bouche. Ils restèrent en suspens, sans jamais
être prononcés à voix haute. J’aurais bien aimé insister, mais un médecin
plus âgé entra dans la pièce.
— Nash.
— Dax.
Dax ajusta le stéthoscope autour de son cou.
— J’ai entendu dire que tu as fait une scène là-bas.
Il écrasa le bouchon de l’otoscope sous ses baskets et poussa un juron.
Un sourire effleura les lèvres de Nash.
— Conduire ma voiture à travers le bâtiment jusqu’à cette salle d’examen
équivaudrait à faire une scène. Une conversation civilisée, par contre, ne
l’est pas.
— Quand as-tu déjà été civilisé ?
Dax jeta le plastique et échangea ses gants Pat’ Patrouille contre des
gants en latex bleu.
— Qui est-ce ?
Je le saluai de la main.
— Emery, et étant donné que je suis aussi dans la pièce, vous pouvez me
poser vos questions directement.
— D’accord. Désolé.
Il fit claquer ses gants et s’approcha.
— Je suis pédiatre. J’ai l’habitude de poser les questions aux parents,
mais c’est bondé aujourd’hui.
L’absence de presse-papiers me mit sur les nerfs. Je croyais que tous les
professionnels utilisaient des presse-papiers ?
Nash tritura les brochures sur les différents moyens de contraception, puis
en sélectionna une de la marque que j’avais eue du centre médical de mon
campus.
Les yeux de Dax suivirent les miens jusqu’à Nash.
— Voulez-vous que monsieur Prescott parte ? Votre confidentialité est un
droit.
— Ça va aller. Faisons-ça en vitesse.
Les médecins me faisaient peur, surtout parce que Virginia m’avait élevée
avec des médecins-concierges et des soins médicaux internes.
— Vous n’êtes pas fan des médecins ?
— Désolée, je vais me calmer sur la répartie.
Les lèvres de Nash se serrèrent comme s’il ne me croyait pas et trouvait
ça amusant.
Dax sortit un thermomètre.
— Je suppose que vous êtes malade ? Quels sont les symptômes ?
— C’est juste un rhume.
Comme je ne m’étendis pas sur le sujet, Nash prit le relais, énumérant le
nez qui coulait, la toux, les éternuements et les milliards d’autres choses
qu’il avait remarquées en un seul trajet en voiture. L’otoscope examina mes
oreilles et mon nez. Le thermomètre détermina ma température. Le métal du
stéthoscope refroidit mon dos.
Et à la fin de tout ça, Dax me dit ce que je savais déjà.
— Le rhume devrait disparaître en trois à dix jours sans médicaments.
— C’est tout ?
Nash s’adossa contre le mur, son visage identique à celui d’un coach
inquiet.
— Pas de pilules ? Souviens-toi, c’est ta tête que je vais chercher si
quelque chose arrive.
— C’est un rhume, Nash. Ça va passer tout seul.
Dax me tendit une sucette de son sac banane Pa’ Patrouille. Je lui souris
alors.
— Si vous avez mal à la tête, prenez un anti-inflammatoire en vente libre
comme de l’Advil ou du Tylenol.
Je retirai l’emballage de la sucette.
— C’est noté, doc’. Merci.
Dax me laissa seule avec Nash. Son costume sur mesure ne se
coordonnait pas très bien avec mon jean moulant et mon T-shirt, mais
j’aimais bien la dynamique. C’était nous.
Je suçai le bonbon en attendant qu’il prenne la parole.
Il triturait l’un des abaisse-langues dans un bocal.
— Pourquoi tu souris ?
— J’adore Ben. Tu es Ben.
Le bâton se figea dans ses doigts.
— Tu te souviens d’hier soir ?
— Tout…
Je changeai de position. Le papier crissa sous mes cuisses.
— J’étais peut-être ivre, mais je me souviens de tout.
Pose la question, Em.
Nash cassa un abaisse-langue en deux et joua avec la frange, recueillant
probablement des échardes dans le processus.
— Pourquoi Durga ?
— Son animal sacré est le tigre. Elle est connue comme l’Inaccessible.
— Ton pseudo sur Instagram.
Mon grand sourire avait probablement l’air idiot et exagéré, mais je
refusais de le tasser.
— Tu me stalkes sur Insta ?
— Bien sûr que non.
Mes lèvres restèrent relevées. Je laissai passer ce mensonge.
— La nuit dernière, je t’ai posé une question. Tu m’as dit de te la reposer
quand je serai sobre.
Ma main libre tritura le papier de la table d’examen.
— Est-ce que tu penses que c’est juste du désir ?
— Repose-moi la question plus tard.
— Mais…
— Si je dis oui, tu auras le moral à zéro en plus d’être malade. Si je dis
non, tu me voudras contre toi, partout sur toi, en toi. Tu as vraiment envie
d’être malade quand ça arrivera ?
Quand.
Pas si.
— Je guéris comme personne, le prévins-je avant de gâcher mon effet par
un éternuement.
S’il était du genre à lever les yeux au ciel, il l’aurait fait. Depuis que je le
connaissais, il me semblait l’avoir vu le faire une fois en quinze ou presque
seize ans.
— Je n’en doute pas.
Je réfléchis à mes prochains mots. Ben était obsédé par la pénitence.
Nash aussi… et il voulait l’adresse de mon père.
— Qu’est-ce que tu vas faire à mon père ?
La question aspira l’énergie de la pièce et la remplaça par de l’incertitude.
Je savais que Nash avait besoin de tourner la page, mais ça me faisait mal
que ça doive venir de mon père.
Nash jeta les bâtonnets dans la poubelle et releva mon menton du bout de
son doigt.
— J’ai juste besoin de lui parler.
— Tu me le promets ?
— Oui.
Je fermai les yeux, posai mon front sur le torse de Nash et murmurai :
— Il est à Blithe Beach.
Il s’avère que la trahison n’est pas aussi douloureuse quand on la fait pour
quelqu’un que l’on aime.
Chapitre Quarante-sept
Nash
Emery
***
Nash
Emery
Flash !
Je clignai des yeux pour ne pas voir la lumière. Chaque fois qu’il prenait
une photo, le photographe souriait avec une jubilation sadique. Able-petite-
queue-Cartwright passa son bras autour de moi. Cordelia était perchée
comme sur un trône sur le siège au niveau ma hanche. Deux demoiselles et
trois garçons d’honneur nous encadraient.
Une photo de bal de promo tout droit sortie d’un film d’horreur.
L’affiche que l’on regarde attentivement et sur laquelle on parie sur qui va
mourir en premier. Probablement moi, et ce serait de ma propre volonté.
Une seconde de plus, et j’allais craquer.
— Une toute dernière photo ! promit le photographe pour la neuvième
fois consécutive, qui en prit alors cinq autres. Emery, chérie ? Souris ! C’est
un dîner de fiançailles ! Il y a de l’amour dans l’air. Sois heureuse !
Te poignarder avec le talon aiguille des Louboutins que j’ai été obligée
de porter me rendrait très heureuse.
Mon faux sourire était comparable à celui du Joker, mais j’avais du mal à
ne serait-ce que faire l’effort. La nuit dernière me revenait violemment en
tête à chaque fois que j’essayais.
— Donne-moi un mot, Emery.
— Redamantia.
J’avais envie de me révolter, parce qu’il avait l’air de penser que coucher
avec moi me faisait sortir de sa tête plutôt que d’y entrer. Je m’étais
tracassée dessus toute la matinée, et non, je n’allais pas sourire, sauf si cela
impliquait de sortir des dents de vampire et de sucer le sang de tous ceux
présents ici.
— Allez, Emery !
Clic. Clic.
— Fais-moi un beau sourire !
— Non.
Cordelia se tourna vers moi, son visage presque identique à celui de
Petite Queue, tellement qu’il me donnait lui aussi envie de vomir. Elle posa
une paume sur sa clavicule.
— Pardon ?
Ses joues étaient de la même couleur que mes roses. Le seul indicateur de
son agacement. Sérieusement, son front ne bougea pas. Pas d’un poil.
Je lui fourrai le bouquet contre sa poitrine.
— Tiens. Elles vont bien avec ton visage. De rien.
Après avoir rassemblé la monstruosité couleur lavande dans laquelle
Virginia avait serré ses demoiselles d’honneur, je quittai l’alcôve du
Eastridge Country Club et entrai dans la salle de bal. Mes yeux cherchèrent
Nash, en vain.
Virginia avait passé toute la cérémonie d’ouverture à chercher un moyen
de nous séparer, y compris en m’envoyant poser pour des photos sur
lesquelles je faisais la gueule. Pendant ce temps, Sir Balty me faisait peur
avec ses yeux de fouine et son étrange fixette sur moi. D’abord le golf, puis
le brunch, et maintenant le dîner de fiançailles.
Ça suffit.
Je sortis mon téléphone, appelai Nash et me souvins que le sien s’était
retrouvé à court de batterie plus tôt. Je lui envoyai un message via
l’application Eastridge United, consciente qu’il ne le verrait pas jusqu’à ce
qu’il rentre à la maison et charge son téléphone.
Durga : Dis-moi ce que tu aimes le plus au monde.
Je devais le trouver à l’ancienne : en suivant les ragots des mondains.
Après avoir rangé mon téléphone dans ma poche, je pris le bras d’une
brune maigre comme un fil.
— Avez-vous vu Nash Prescott ?
Elle repoussa son bras et sirota son Cosmo, pas si différente d’une
version de moi que ma mère aurait préférée.
— Il est parti par ce couloir avec Virginia il y a une minute.
— Merci.
Je lui offris un faux sourire et complimentai sa robe, parce que je savais
qu’elle s’attendait à ce que je le fasse et qu’elle serait en colère si je ne le
faisais pas.
Achevez-moi. Je déteste tout ce numéro.
Balthazar fit venir un serveur à lui. Je m’en servis comme distraction et
passai devant eux. Un sentiment de déjà-vu m’envahit dès que j’eus atteint
le couloir menant au bureau. La dernière fois que j’avais été ici, j’avais
foncé sur Nash, exactement là où il se tenait en ce moment-même.
Il baissa les yeux sur sa montre, porta un verre de whisky à ses lèvres et
entra dans le bureau de Virginia sans fermer la porte derrière lui. Mes talons
claquèrent contre le sol. Je les enlevai et me glissai dans le couloir. Ce
n’était pas dans mes intentions d’en faire autant, mais j’avais senti quelque
chose de bizarre toute la nuit.
Nash semblait agacé par Eastridge, au-delà de son seuil normal. Le trajet
silencieux en voiture avait annulé notre phase de lune de miel. Il m’avait
mise sur les nerfs, ce qui m’encourageait à espionner, même si je savais
que, moralement, je n’aurais pas dû.
Mon dos appuyé contre le mur, je m’approchai le plus près possible de la
porte sans être vue. Virginia marmonna quelque chose d’indéchiffrable,
m’attirant dangereusement près du cadre ouvert. Je me concentrai sur les
bribes que je parvins à glaner.
— Peu importe ce que tu penses faire avec ma fille, je veux que tu t’en
ailles.
Si elle s’attendait à ce qu’il se recroqueville sur lui-même comme les
habitants mollassons d’Eastridge auxquels elle s’était habituée, elle serait
cruellement déçue. Nash se battait. Par instinct. Par amusement. Par survie.
Tout le reste équivalait à un abandon.
J’anticipai la réponse effrontée de Nash avec un sourire sur le visage.
Sans que j’aie à la voir, je savais que l’impatience de Virginia alimentait sa
fureur. Elle était pareille à une fournaise arrosée de butane.
Les glaçons s’entrechoquèrent.
Il prit son temps pour siroter son verre.
— Doucement avec les menaces, Virginia. Tu portes peut-être bien le
blanc, mais l’orange te va très mal.
Elle inspira, ses talons aiguilles éraflant légèrement le sol.
— Tu es au courant…
Au courant de quoi ?
— Comment…
Ce ton. Je le reconnus. C’était celui qui précédait une crise de colère.
Cette élection au coude à coude pour la présidence de la Junior Society ?
Un Jimmy Choo jeté sur les chandeliers en cristal.
Avoir pris deux kilos et demi pendant nos vacances en Italie ?
L’humiliation de ses débutantes sur leur poids.
La fois où le livreur l’avait prise pour ma grand-mère ? Un tisonnier dans
le mur.
Je me penchai un peu en avant. Juste pour voir.
Ni lui ni elle ne me remarqua.
Nash était assis au bureau, le dos appuyé contre le fauteuil de direction en
cuir, ses jambes contre l’acajou.
— Ça n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est que je sais tout.
Le visage de Virginia pâlit, son corps frissonnant malgré la chaleur. Elle
tripota ses perles, à deux doigts de faire tomber son verre de l’autre main.
— Tu ne diras rien. J’ai vu comment tu regardes Emery.
— La façon dont je regarde Emery ne te concerne pas, étant donné que si
tu continues à tester ma patience, la seule chose que tu pourras regarder est
l’autre côté des barreaux de la prison.
Il la pointa avec ses deux doigts. Son ton était si calme qu’il aurait tout
aussi bien pu parler météo.
— Dans l’intérêt de gagner du temps, allons droit au but. Tu vas quitter
Eastridge. Personne ne te reverra plus jamais.
Pourquoi ? Pourquoi ferait-elle ça ? Qu’est-ce qu’il avait sur elle ? Et
ma plus grande question : pourquoi ne m’avait-t-il rien dit ?
Un mensonge par omission comptait toujours comme un mensonge.
Une sensation de trahison remonta jusqu’à ma gorge avec la finesse d’une
machette tranchant la jungle sur son passage. Rien de tout cela n’avait de
sens. J’aurais eu envie de l’interrompre pour l’assaillir de questions, mais je
craignais que rien ne soit jamais aussi franc que ce moment présent.
Sans moi.
***
Nash
Mensonges.
Cet unique mot était la source de bien des dégâts.
Virginia serra son verre de champagne jusqu’à ce que ses phalanges
deviennent blanches.
— Tout ce que tu as, ce sont des accusations sorties de nulle part, comme
un voyou avec des menaces vides. Alors, pourquoi j’écouterais ce que tu as
à dire ?
Ah.
La carte du voyou. Ma préférée. Surtout parce que j’avais identifié
Virginia comme une hypocrite dès le premier jour. Je n’avais juste jamais
réalisé à quel point j’avais été précis dans mon jugement.
— Parce que tu as peur.
Mes yeux tracèrent un chemin le long de son corps. Je ricanai face à son
poing serré. Perturbée par le fils des domestiques. J’adorais la justice
karmique.
— Regarde-toi. Tu trembles à l’idée de devenir la pute de prison d’un
autre.
— Personne ne te croira.
Sa tête tremblait, mais tout son corps faisait de même également.
— Tu n’es rien d’autre que le fils de mes larbins…
— Qui les gens croiront-ils ?
Je la désignai d’un geste.
— Une has-been passée de mode que personne n’a jamais aimée dans
l’histoire d’Eastridge, ou moi (je me montrai du doigt en lui lançant un
sourire charmeur capable de séduire n’importe quelle femme), le
milliardaire qui s’est construit tout seul, qui donne souvent à la
communauté et qu’on appelle le Saint Patron d’Eastridge ?
J’aurais presque souhaité qu’Emery puisse voir la chute de sa mère. Ce
n’était pas mon intention ce soir. Gideon voulait que je me taise. C’est-à-
dire, pas d’altercation. C’était un jeu d’attente qu’il avait enduré pendant
quatre ans, à souffrir sans sa fille.
Ce n’est pas à toi de répéter ce secret, Nash.
C’était vrai.
Ça ne voulait pas dire que je devais entretenir une relation saine avec
Virginia. Ça ne rendrait service à personne, et elle avait besoin de sortir de
la vie d’Emery comme j’avais besoin de conclure l’accord de Singapour, de
quitter ce boulot qui me bouffait l’âme et de tout avouer à Emery.
Du moins, c’était ce que je me disais pour justifier le fait de ne pas
respecter la promesse que j’avais faite à Gideon.
Virginia avait tout d’une enfant qui faisait une crise de colère au moment
où elle réalisait qu’elle n’obtiendrait pas ce qu’elle veut.
Je sortis mon mouchoir de ma poche, l’essuyai sur la semelle de ma
chaussure et le jetai à son visage.
— Ça va, Virginia ? Tu as la mine de quelqu’un qui vient d’apprendre
qu’elle a été mise en cloque par son professeur de santé au lycée. On dirait
l’intrigue d’un nanar que j’ai déjà vu. Alerte spoiler : l’élève et le prof sont
tous les deux baisés.
Virginia serra le coton.
— Tu… Je…
Elle le jeta au sol et le piétina, avec une détermination si féroce que je me
retrouvai à l’apprécier pour me rappeler Emery.
— Tu ne peux pas me faire ça. Littéralement parlant, tu ne peux pas.
Gideon n’en a pas été capable et toi non plus.
— Voilà ce qui va se passer.
Je me penchai sur mon siège, conscient que je devais avoir l’air plus
redoutable que n’importe quel prédateur du règne animal.
— Tu vas foutre la paix à Emery, te retirer de son fonds fiduciaire,
rassembler tes amis corrompus dans ta caravane et dégager de cette ville.
— C’est hors de question !
La pointe de son orteil érafla le parquet.
— Tu ne peux pas me parler comme ça !
— Je peux te parler comme j’en ai envie. Si tu ne fais pas exactement ce
que je dis, tu vivras pire en prison.
En fait, j’avais hâte que ça arrive. Je jouais avec un stylo, nonchalant dans
mon inflexibilité.
— Tu peux dire adieu à tes soupes au fenouil réfrigérées dégueulasses, à
tes auto-bronzants oranges de merde et à tes coupes de cheveux inégales,
Virginia. Ta vie à Eastridge est terminée. Ta vie telle que tu la connais est
terminée.
— Je vais le dire à Emery.
Ça me fit réfléchir.
La seule chose qu’elle ait pu dire pour me faire hésiter.
— Non, tu ne le lui diras pas.
Je réfléchis au livre de compte, plus que disposé à le rendre, et à me
rendre moi, si on en arrivait là.
— J’ai quelque chose que Gideon n’a pas. Une preuve.
Les lèvres de Virginia se retroussèrent en un sourire. Elle aurait pu être
jolie. Magnifique, même. Dommage qu’elle se conduise avec le sens moral
des méchantes belles-mères de tous les contes de fées des frères Grimm.
— Tu bluffes, sinon, il n’aurait pas fallu attendre quatre ans pour que
cette conversation ait lieu.
L’interrupteur se déclencha. Ses épaules se contractèrent. Elle était
tellement stupide d’avoir pu croire que je pouvais céder. Si elle pensait que
c’était fini, elle n’avait jamais rencontré une persistance comme la mienne
avant. Surtout quand il était question de protéger les gens auxquels je
tenais.
Virginia se retourna. J’aurais bien tourné les talons à la dernière menace,
mais lorsque nous reportâmes tous deux notre attention sur le cadre de la
porte, nous tombâmes sur ma tempête bleu-gris.
Emery.
***
Emery
finifugal
\fi-ni-‘fU-gal\
(adjectif) détester les fins ; dit de quelqu’un qui essaie d’éviter ou de
prolonger les derniers moments d’une histoire, d’une relation ou d’un autre
parcours.
Finifugal vient du mot latin fuga, qui signifie vol. Il nous montre que les
fins sont éphémères. Nous pouvons les détester. Nous pouvons les craindre.
Nous pouvons les éviter. Mais ce n’est pas nécessaire.
Comme les couchers de soleil, les fins peuvent être belles. Le lendemain
matin, le soleil se lève toujours à nouveau, car il n’y a pas de fin, juste un
nouveau départ.
Chapitre Cinquante
Emery
***
Toc !
Toc !
J’ouvris la porte du placard, ma tignasse en bataille depuis des jours. Mes
battements de cœur s’affolèrent à la vue de Nash. Il portait un costume
trois-pièces bleu marine, taillé de façon à épouser chaque délicieux
centimètre de sa personne.
Mes cheveux partaient dans tous les sens. Le T-shirt clinomanie que je
portais arborait des taches de bave sur l’épaule. J’étais restée debout toute la
nuit, à parler à Plafond, et la nuit précédente, celle du dîner de Virginia, je
n’avais pas dormi du tout.
J’avais commencé à délirer il y avait environ douze heures.
Je ne savais pas comment me comporter avec Nash, alors je décidai de
faire comme si ses mensonges ne m’avaient pas détruite.
— Comment tu as su que j’étais ici ?
Après le dîner, j’avais supplié Delilah de prendre mes cartons et étais
partie à un étage au hasard.
Il me suivit sur ma ruse.
— Tu veux que je sois complètement transparent ?
Non. Mens-moi encore.
— Évidemment.
Nash observa mon haut, mes cheveux, l’édredon derrière moi, tout.
— J’ai vérifié chaque pièce de bas en haut. Il fallait vraiment que tu
choisisses le vingt-quatrième étage ?
— Si j’avais su, j’aurais choisi le cinquante-troisième.
Je l’examinai de la tête aux pieds tout en me persuadant que je le faisais
pour confirmer la vérité et non parce qu’il me manquait déjà moins de
quarante heures après notre dispute. Son torse se soulevait et s’abaissait un
peu plus rapidement sous son costume Kiton. Une fine couche de sueur
perlait sur son front. Ses joues rougissaient d’un rose très doux dû à l’effort.
Bon sang.
Il avait vraiment inspecté tous les étages. Même lui avait l’air de ne pas
pouvoir y croire, avec ses sourcils froncés et sa mâchoire légèrement
relâchée. Il passa ses doigts dans ses cheveux. Une fois.
Je m’accrochai au cadre de la porte, essayant, en vain, d’effacer la
question de mon cerveau.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
— Fais quoi ?
— Passer tes mains dans tes cheveux. Trois fois si tu détestes là où tu te
trouves. Deux fois si tu penses que quelqu’un ou quelque chose est stupide.
Une fois si…
Je haussai nonchalamment une épaule, comme si ça ne voulait rien dire.
— … tu es près de moi.
J’étais nulle à cette histoire de dispute.
Plafond : Peut-être que tu devrais arrêter. Ça va sûrement me rendre la
vie plus facile.
Moi : Pour info, je ne suis pas folle. Il me cache littéralement un secret
alors même que nous sommes là en train de discuter. Un mensonge par
omission est toujours un mensonge ! Pourquoi personne ne comprend ça ?
— Tu veux que je sois complètement transparent ? demanda Nash.
— Oui.
J’avais envie de rire, parce qu’il le pensait vraiment à chaque fois qu’il le
demandait.
— Bon sang.
— Je ne sais pas.
Il me faisait perdre la tête.
— C’est tout ?
— Je n’avais jamais remarqué que je le faisais.
— Et si tu devais deviner ?
Il fixa les deux côtés de ses paumes comme s’il les remarquait pour la
première fois.
— Si je devais deviner, c’est parce que j’ai besoin de faire quelque chose
de mes mains. Dès que tu es là, elles veulent toujours te toucher.
Moi : C’était mignon. J’ai toujours le droit de l’écouter et de tomber sous
son charme, non ?
Plafond : Je reviens, je vais chercher sur Google comment cacher un
corps.
Je triturai un fil lâche sur mon jean.
— Je ne suis pas prête à avoir cette conversation.
Pas encore.
— Il y a tellement de questions sans réponses… et je n’ai toujours pas vu
mon père.
J’avais raté le bus pour aller chez papa hier, et « Hé, papa, j’ai découvert
que je ne suis pas un produit de ton sperme » ne me semblait pas être un
échange de textos ou d’e-mails approprié. D’autant plus que je devais le
formuler comme une blague dans mon esprit, rien que pour y penser.
— Je sais.
Mes sourcils se froncèrent.
— Comment tu le sais ?
— Transparence complète ?
Une fois de plus, il avait l’air si sérieux, comme s’il voulait être sûr que je
comprenne qu’il pensait tout ce qu’il disait.
— Oh, c’est pas vrai.
Je levai les yeux au ciel.
— Oui.
— Tu n’as pas de voiture, et j’ai payé un gamin mille dollars pour qu’il
garde un œil sur l’arrêt de bus le plus proche.
Plafond : J’ai changé d’avis. Vous êtes tous les deux faits l’un pour
l’autre.
Ma mâchoire se détendit légèrement avant que je ne me reprenne.
— Tu réalises que c’est à la limite du psychotique, j’espère ?
Son cou était tendu, les muscles si serrés qu’ils semblaient faux.
— Tu as conscience que Billings et Dickens sont sur la route du bus pour
Blithe Beach. La capitale du meurtre de la Caroline du Nord, ça te dit
quelque chose ?
— Je peux prendre soin de moi toute seule.
Son lent mouvement de tête me dérangea.
— Je ne suis pas venu ici pour me disputer avec toi. Je sais que tu es en
colère contre moi. Je ne te demande pas de me pardonner, mais tu dors dans
un placard alors que tu peux dormir sur un lit. Je peux virer Delilah de la
suite présidentielle.
Je clignai des yeux à de multiples reprises, me demandant si j’avais bien
entendu.
— Je t’interdis de jeter Delilah à la rue.
— Elle et son mari valent plus que le PIB de certains pays industrialisés.
Elle ne sera pas à la rue.
— Nash, non.
— Ma chambre.
Mes mains retombèrent le long de mon corps.
— Je ne compte pas partager le penthouse avec toi.
— Reste dans la chambre d’amis à l’intérieur.
Il ajusta ses manchettes.
— Je vais jouer la carte du patron. C’est mon hôtel. Je ne peux pas, en
toute conscience, laisser quelqu’un dormir par terre dans un placard sans
salle de bain, ni lit, ni eau courante.
— Tu as des scrupules ?
Je me retins de sourire, regrettant le badinage dont je me délectais
autrefois.
Il t’a menti, me rappelai-je. Tout le monde te ment. Même maintenant, en
ne te le disant pas, il te ment.
— Tu es une vraie plaie.
Il laissa échapper son sourire et je me forçai à respirer.
Je fus prise d’une quinte de toux. Quand elle se calma, je cédai. Plus ou
moins.
— Je vais rester dans une chambre finie à l’intérieur de l’hôtel qui n’est
pas rattachée à la tienne. Juste histoire qu’on soit clair, c’est parce que j’en
ai envie. Parce que je n’ai jamais fait de moi ma priorité, et ça va changer à
partir de maintenant.
***
Nash suivit le bus jusqu’à Blithe Beach.
Cela aurait dû m’énerver, mais lorsque je descendis du bus pour faire une
pause au distributeur d’eau à Dickens et que je revins sur une place de
parking abandonnée, j’aurais pu être reconnaissante. Même en plein jour,
j’aurais paniqué.
La capitale du meurtre, tout ça.
— J’ai juste besoin qu’on me conduise à Blithe, lui dis-je en jetant mon
sac Jana Sport sous le siège. Je prendrai un autre bus pour rentrer. Tu n’as
pas besoin de rester.
— D’accord. Je ne resterai pas.
Je me tournai face à la route tout en ignorant mes cheveux fouettés par le
vent. La douleur me tenait compagnie, tel un partenaire indésirable. Je
n’aimais pas la facilité avec laquelle il m’avait répondu, mais je voyais
aussi l’hypocrisie de vouloir qu’il parte tout en ayant besoin qu’il se soucie
de moi.
— Merde.
Il serra le volant et se tourna vers moi.
— Mensonge par omission. Reed est avec Basil pas loin de Blithe. À
Synd Beach. J’avais prévu d’y aller, puis de retourner à Blithe pour te
récupérer.
— Tu peux mettre fin à tout ça en me disant tout.
— Ce n’est pas à moi de raconter ce secret. Je n’aurais pas dû te dire quoi
que ce soit. Virginia n’aurait certainement pas dû te dire quoi que ce soit.
Il passa une main dans ses cheveux. Trois fois.
— J’avais promis à Gideon que je ne le ferais pas.
— Et moi, alors ? Suis-je égoïste de me demander où est ma place dans
tout ça ? Pourquoi tout le monde, sauf moi, a son mot à dire quand
j’apprends des choses qui me concernent ?
Quand je le regardai et que je vis une réponse qui ne me plaisait pas,
j’ajoutai :
— Ne réponds pas à ça. Dis-moi plutôt. Est-ce qu’il y a quelque chose
que tu regrettes ? Pas avec ton père et tout ça, mais dans tout ce qui a trait à
nous ?
— Je ne regrette pas une seconde, car ils m’ont conduit à toi.
— Quand tu m’as menti, Nash, tu es devenu comme toutes les autres
personnes de ma vie. Virginia, Balthazar et Gideon qui, apparemment, n’est
même pas mon père. J’espère que c’est moi qui suranalyse les choses.
J’espère que c’est un mauvais timing…
— Un timing ? Le temps n’existe pas. Le temps est quelque chose que les
gens ont inventé pour donner de la valeur à chacun de nos souffles, pour
nous rappeler qu’ils sont limités, que nous devons sauter en premier et ne
jamais poser de questions.
Comment peux-tu croire ça alors que tu as perdu ton père ? Tout ce que
Betty veut, c’est plus de temps avec Hank.
Quand il disait des choses comme ça, des choses qui me faisaient lever
les yeux au ciel et réfléchir à ma place dans l’univers, j’avais envie de
réduire la distance et me rappeler qu’elle était avec lui.
Il s’arrêta devant le petit cottage de Gideon, pas si différent de celui des
Prescott, et se tourna vers moi.
— Est-ce que tu comptes un jour arrêter de lutter contre ça ? Contre
nous ? Et revenir vers moi ?
— Non.
Je récupérai mon sac et le serrai contre ma poitrine.
— Je suis littéralement ici parce que tu connais de gros secrets sur moi et
que tu refuses de les partager.
— Est-ce que je pourrais te le redemander demain ?
Nash Prescott, des combats clandestins, de la constellation de cicatrices et
de l’hôtellerie milliardaire, avait tout d’un chiot en cet instant. Et il avait
demandé la permission au lieu de me le dire.
Je cédai.
— Ouais.
J’étais tellement dans la merde.
Chapitre Cinquante-et-un
Nash
***
Emery
Nash
***
Emery
Toc !
Toc !
— J’arrive ! marmonnai-je. Pitié, dis-moi que ça ne va pas devenir dans
tes habitudes de me réveiller aussi tôt tous les matins.
Je marchai pieds nus jusqu’à la porte, passant devant une chambre
d’amis, le salon et la cuisine avant de l’atteindre. Ces suites de l’étage
supérieur étaient une vraie affaire. Ida Marie m’avait dit une fois qu’elles se
vendaient à cinq chiffres la nuit.
Une fois terminé, le penthouse de Nash s’étendrait sur deux étages, le
premier étage partageant l’immobilier avec deux suites présidentielles.
Celle de Delilah et, maintenant, la mienne.
J’ouvris, m’attendant à voir Nash. Je fus accueillie par un visage
chérubin. Je me souvenais l’avoir déjà vu lors d’une réunion de présentation
de l’équipe. Ils étaient venus la semaine dernière pour se familiariser avec
le terrain avant le début de la formation des employés.
— Bonjour.
Je gardai une paume sur ma porte.
— Je peux vous aider ?
Il bondit d’un pied sur l’autre.
— Monsieur Prescott m’a dit de rester dehors et d’attendre que vous vous
réveilliez.
— Je suis désolée.
Je clignai des yeux en voyant son uniforme.
— Quoi ? Il veut que vous soyez mon babysitter ?
— Non. Oups.
Face de Chérubin se baissa pour prendre une glacière bleue géante. Le
genre que les hôpitaux utilisent pour transporter les organes. Il la fourra
dans mes bras.
— Tenez. Je devais vous donner ça à votre réveil, mais j’ai vraiment
besoin d’aller aux toilettes.
— Merci, je crois ?
J’ouvris la glacière, mon cœur battant à tout rompre à la vue de mon
déjeuner emballé. Le bout de mes doigts frôla mes lèvres, me rappelant
mon baiser avec Nash d’il y avait deux nuits.
Les pieds de Face de Chérubin tapèrent la moquette du hall.
— Est-ce que je peux utiliser vos toilettes ?
Euh… C’est mort.
Laisser un étranger à l’intérieur était la prémisse de tous les films
d’horreur au monde.
Plafond : C’est étrangement raisonnable de ta part. Vingt sur vingt.
— Non.
Je sortis le sac qui contenait mon déjeuner et posai la glacière sur la table
de l’entrée.
— Mais vous pouvez utiliser celles de monsieur Prescott.
— Vous êtes sûre ?
Le sac de déjeuner serré dans un poing, je sortis la carte de Nash de ma
poche arrière, le guidai le long du couloir, puis le laissai entrer.
— La salle de bain des invités est juste là.
Dès qu’il fut parti, je déchirai le sac. Un mot était posé en haut.
Salut.
Ce n’est pas toi que je salue, Emery. C’est ce que tu te croirais. Contrôle
ton ego, tigresse.
Je dis bonjour à la voix dans ta tête. Celle que tu utilises pour lire ceci.
Quoi de neuf, mon cœur ?
Dis à Emery que son cul était canon dans son jean hier, que son idée
d’alterner les couleurs des rideaux était un coup de génie à la Einstein, et
que l’entendre murmurer des mots magiques me fait perdre la tête à chaque
fois.
En fait, je crois que c’est toi qui les murmures, n’est-ce pas, Voix
Intérieure d’Emery ?
Si tu pouvais dire à Emery de revenir vers moi, ce serait génial.
— NASH
Ça n’arrivera pas.
— EMERY
PS : Tout ce que tu as à faire, c’est me le dire.
Jamais.
— EMERY
PS : Sauf si tu me parles. Dans ce cas, je suis curieuse : si le destin et la
destinée se faisaient la guerre, lequel gagnerait, à ton avis ?
Non.
— EMERY
PS : Je préfère le fromage plutôt que le miel, et les seuls que j’aime sont
le cheddar blanc et le fromage à effilocher consommé correctement (c’est-
à-dire pelé).
Quelques jours plus tard, Nash arriva en retard pour m’emmener chez
papa, ce qui signifia que je marchai jusqu’à l’arrêt de bus, que je montai à
bord et que je le regardai suivre le bus jusqu’au prochain arrêt. Je descendis
et m’approchai de lui.
— Le mécanicien m’a retenu plus longtemps que prévu.
Nash passa ses doigts dans ses cheveux. Une fois.
— Tu aurais pu attendre. Je doute que Gideon prenne mal que tu arrives
en retard.
Il s’appuya contre sa voiture, les bras croisés. Il avait remplacé le toit. Je
remarquai, à travers les fenêtres, que les fauteuils en cuir semblaient avoir
été re-tapissés. Toutes les preuves de notre nuit à jerker… disparues.
J’eus soudainement mal à l’estomac. C’était ridicule, mais aussi la preuve
que je m’en souciais.
— En fait, j’ai attendu et je t’ai envoyé un message.
J’ouvris mon sac.
— Comme je n’ai pas eu de réponse, je suis partie. Je ne pouvais pas
prendre le risque.
Je récupérai mon carnet de croquis, jetant à peine un coup d’œil au «
Reviens vers moi ? » sur son mot de ce matin. Mon stylo s’agita rapidement
sur le papier. J’arrachai le mot, le roulai en boule et le lui tendis.
Non.
— EMERY
PS : De tous les mensonges, mon préféré était toi et moi.
Tu ne pouvais pas détourner ton regard de moi hier. Je sais que nous
attendons Gideon et tu as peur de ce que tu vas apprendre. Je te promets
qu’il n’y a rien à craindre.
Demande-toi : qu’as-tu à perdre en ayant peur ? Qu’est-ce que tu as à
perdre à ne pas avoir peur ?
Reviens vers moi.
— NASH
PS : Dis à Gideon de se dépêcher. Je suis impatient de nature et enclin à
obtenir ce que je veux. Tu aurais pu finir une centaine de livres audio d’Ava
Harrison depuis le temps.
Non.
— EMERY
PS : Et si c’était le destin qui m’avait conduite à toi ? Quand je me pose
de telles questions, le chemin sur lequel nous sommes semble nous
dépasser.
Nash
— Ces enfoirés. Qu’ils aillent se faire foutre. Que tout le monde aille se
faire foutre. Que le monde entier aille se faire foutre.
Delilah passa devant moi, de la rage à l’état pure sur tout le visage.
— Il faut qu’on y aille.
Nous quittâmes la réception du gratte-ciel de Washington DC et
marchâmes à toute vitesse jusqu’à la voiture de location. Après avoir
déposé Emery à Blithe ce matin, j’avais demandé à Gideon de la ramener à
l’hôtel.
Mais Emery et moi avions prévu quelque chose pour ce soir. J’allais
rejoindre la Caroline du Nord en hélicoptère, le temps de manger à
l’extérieur et de faire des trous dans tous les films de la liste Netflix de
Chantilly.
— Tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe ou c’est encore une autre
de tes crises de colère ?
Je m’assis sur le siège du conducteur.
— Contrairement à celles d’Emery, les tiennes ne sont pas mignonnes.
— Ça t’amuse. Bien. Garde ça en tête, car ça ne sera plus le cas dans une
seconde. Nous allons à l’aéroport.
Elle sortit son téléphone, composa un numéro et me fit signe de me taire
d’un doigt. Celui du milieu. Charmant.
— Ouais. Tu as lu mon message ? J’ai besoin du vol le plus rapide.
Commercial ou privé, du moment que c’est le premier à partir.
Je pris la direction de l’aéroport, sentant son urgence. Merde. Il me fallait
un chargeur pour envoyer un message à Emery et lui dire que j’étais parti.
— Crache le morceau, ordonnai-je dès que Delilah eut fermé son
téléphone. Et aussi, est-ce que tu as le numéro d’Emery ? Ou celui de
Reed ?
— Non, je n’ai pas le numéro de ta petite amie. Et non, je n’ai pas non
plus le numéro du frère prépubère de mon patron.
Elle rangea son téléphone dans son sac Birkin.
— Ça devrait être le cadet de tes soucis. Ils ont changé le lieu de la
réunion du bâtiment où nous étions à l’instant.
Je pris le virage vers l’aéroport.
— C’est pas si grave. Quel terminal ?
— International. Air Singapour.
— Premièrement, on prend un vol commercial ?
J’abandonnai la voiture de location sur le trottoir, sans m’en soucier.
Singapour était trop important.
Toujours préparée, Delilah posa violemment nos passeports au comptoir
VIP.
— En quoi est-ce important que nous prenions un vol commercial ? Je ne
t’avais jamais pris pour une diva, mais ça prend tout son sens maintenant.
J’ignorai sa remarque cinglante et pris nos billets à l’employé hagard.
— Il faut que je recharge mon téléphone ou que j’achète un nouveau
chargeur.
Nous nous ruâmes vers la ligne de pré-contrôle de la police des douanes
en nous frayant un chemin parmi la foule, où nous manquâmes tout juste de
nous faire plaquer. La moitié du temps, je pensais que Delilah voulait
Singapour autant que moi. Soit pour moi, soit parce qu’elle avait travaillé si
dur pour y arriver depuis trop longtemps pour perdre maintenant.
— Putain, moi aussi.
Elle passa à travers le détecteur de métaux.
— Mais nous n’avons pas le temps. Nous devons littéralement sprinter
pour prendre ce vol.
Je déposai mon téléphone dans un bac sur le tapis roulant.
— Deuxièmement, comment on a pu se tromper de lieu, bordel ?
L’agent de la police des douanes fronça les sourcils devant mes mots crus.
Je l’ignorai et guida Delilah vers le terminal.
Elle fourra nos passeports dans son sac et remit nos billets à l’hôtesse de
l’air.
— Nous arriverons à temps si nous atterrissons à l’heure et si nous
prenons l’hélicoptère directement sur le bâtiment adjacent. J’ai obtenu
l’autorisation de leur service de sécurité.
Ses talons claquèrent sur la passerelle d’embarquement des passagers.
— Le propriétaire du terrain a changé le site et l’heure de la vente aux
enchères et, apparemment, il y a eu un pépin qui a effacé nos e-mails de
leur liste de contacts.
— Un pépin, répétai-je sèchement.
Elle ne le dit pas, mais nous connaissions tous les deux la réputation
d’Asher Black, de ses liens avec la mafia et de son passé très peu légal.
Ses épaules se redressèrent alors que nous prenions place l’un en face de
l’autre en classe économique.
— Black Enterprises veut cette propriété.
Mes genoux heurtèrent le siège en face de moi. Putain de merde. Les vols
commerciaux n’étaient pas faits pour les personnes plus grandes qu’un
enfant ou plus larges qu’un chewing-gum. La CIA avait dû concevoir cette
merde comme un test de forme de torture. Entasser deux cents personnes
dans un tas de métal de quarante-cinq tonnes, les forcer à payer pour ça, et
voir qui craque en premier.
— Il n’y a plus de propriété pareille à Singapour. Elle est unique en son
genre, putain.
J’ignorai l’expression consternée de la mère à côté de moi. Elle couvrit
les oreilles de son fils et s’éloigna de moi, même si ses yeux matèrent mon
corps de haut en bas.
— Elle est zonée pour accueillir les bâtiments les plus hauts.
C’était exactement la raison pour laquelle j’en avais besoin.
J’inclinai le siège au maximum en faisant semblant de ne pas l’entendre
heurter le genou de la personne derrière moi. J’allais prendre l’avion pour
Singapour, gagner la vente aux enchères de terrains et trouver un chargeur
de téléphone en rentrant à l’aéroport.
Emery comprendrait.
Elle savait ce que Singapour représentait pour moi.
***
Je m’étais dit qu’Asher Black serait un petit con arrogant, et il l’était bel
et bien.
Ce connard suffisant avait pratiquement le mot DIVERTI tatoué sur son
front. Il avait amené sa femme Lucy aux négociations, et j’étais tenté
d’adresser cette situation peu orthodoxe.
— Nash Prescott en chair et en os.
Il s’enfonça à son siège et s’étira, son ton désinvolte.
— Vous faites plus petit en vrai.
Lucy enfonça un coude dans ses côtes.
— Asher, arrête.
Elle me sourit, tellement à l’opposé de son mari que je demandai
pourquoi elle avait choisi ce salopard.
— Vous êtes parfaitement proportionné.
Putain, on aurait dit qu’elle l’avait sincèrement dit comme un
compliment.
— Monsieur Prescott. Madame Lowell.
Elliot, le commissaire-priseur du jour, fit basculer son regard entre nous
deux. Il semblait mal à l’aise avec Asher, ce que je ne lui reprochais pas.
— Cheng a expliqué la confusion. Nous sommes sincèrement désolés.
Permettez-moi de présenter mes excuses en mon nom et celui de mes
collègues.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, Elliot.
Delilah s’installa sur le siège que je tirai pour elle.
— Ce n’est rien de grave. Vraiment.
Nous avions tous les cinq l’air ridicule dans une salle de conférence
prévue pour trente personnes. Vingt-cinq chaises vides s’étendaient sur
toute la longueur de la pièce.
Elliot s’assit en bout de table, Singapour visible en arrière-plan à travers
la vitre derrière lui.
— Je vais aller droit au but. Monsieur Black, notre conseil
d’administration a des réserves sur votre… réputation. Il faudrait que vous
fassiez une offre bien plus importante que celle de monsieur Prescott pour
qu’il approuve la vente.
Delilah sortit un bloc de post-its, y griffonna un dictionnaire entier, puis
me le glissa.
Ouf.
J’avais bien besoin que quelque chose se déroule correctement
aujourd’hui.
Je gribouillai en retour :
Tant mieux.
Asher se pencha en avant sur son siège.
— Si vous aviez l’intention de me faire venir ici pour m’entuber, vous
auriez pu nous épargner un voyage à ma femme et moi et le faire par
téléphone.
Elliot ajusta son col, préférant, d’après son expression, sauter dans une
piscine avec des requins plutôt que d’être dans la même pièce qu’Asher.
— Je suis désolé, monsieur. C’est notre politique de ne pas divulguer les
détails avant une vente aux enchères. Vous avez demandé…
— Je me fiche de ce que j’ai demandé. La moindre des politesses…
Je les ignorai et lus le mot que Delilah me rendit.
C’est une excellente nouvelle. Haling Cove est presque terminé de toute
façon. Avec l’inauguration la semaine prochaine, tu peux être assuré que
tout est sur la bonne voie pour la grande ouverture, ce qui te donne la
possibilité de partir pour Singapour le jour suivant.
Ils auront besoin que tu y restes pendant au moins deux mois pour 1)
gérer ta demande de rezonage et 2) finaliser l’achat.
C’était quoi ces conneries ? Elle n’avait jamais parlé de passer deux mois
à Singapour. Mes coups de stylo laissèrent des traces sur le bloc et peut-être
même sur la table.
Si j’avais su, je n’aurais pas pris la peine de venir. J’avais présumé que
d’ici l’ouverture de l’hôtel, Gideon se serait secoué et aurait parlé à Emery.
Je pourrais peut-être rentrer et lui expliquer moi-même ma part de
responsabilité.
Alors même que j’y réfléchissais, je savais que je ne le ferais pas. Vu la
situation avec Sir Balty, elle avait besoin de consolider sa relation avec son
père. Si j’avais une chance de parler à mon père, je le ferais. Chaque jour, et
pas seulement une fois par semaine.
Asher continuait de démolir Elliot, mais je m’en fichais. J’arrachai les
post-its de la main de Delilah, sans me soucier d’être subtil.
Le registre était rangé dans mon coffre-fort. Delilah savait qu’il existait,
mais elle ignorait ce qu’il contenait. J’aurais vraiment déjà dû me confesser
à Emery. Il possédait assez de preuves pour libérer Gideon de toutes les
accusations.
Il n’aurait plus besoin de se cacher à Blithe. Il pourrait rendre visite à sa
fille sans craindre la foule. Elle pourrait abandonner le nom de famille
Rhodes et redevenir une Winthrop.
Mais, putain de mais, cela équivalait à une possible peine de prison pour
moi. J’avais envie de passer un mois entier avec Emery sur une île déserte,
à parler, rire, faire l’amour sur chaque centimètre de plage, avant de passer
vingt ans en prison.
(J’avais cherché sur Google. Le délit d’initié était puni par la peine
maximale, sans parler du fait que j’avais brûlé les preuves.)
Delilah fit glisser le bloc-notes vers moi.
***
Je passai le vol de retour aux États-Unis à me lamenter sur le fait que
j’avais dû choisir entre acheter un nouveau chargeur et prendre le premier
vol en partance de Singapour.
Comme il n’y avait qu’un seul siège disponible, Delilah était restée là-
bas. Je tentai de me sentir coupable, mais A, je voulais rentrer chez moi
pour retrouver Emery et B, Delilah avait l’air d’avoir hâte de déguster la
cuisine de rue de Singapour. Elle devrait donc me remercier, finalement.
Un voyage gratuit à Singapour au nom de l’entreprise.
Je n’eus aucune patience pour la douane au moment où j’atterris. Je
passais devant les autres quand ils cessaient de faire attention, et je le refis
même quand ils faisaient attention.
Une fois au kiosque, je remis mon passeport à l’officier des douanes, tout
en ignorant les chuchotements agacés des personnes que j’avais dépassées.
L’officier fit glisser le passeport, puis inclina sa tête vers l’écran. Il le fit
glisser à nouveau.
— Est-ce qu’il y a un problème ?
Je baissai les yeux sur ma montre.
Il avait fallu dix-neuf heures pour voler de Washington à Singapour, puis
vingt-cinq pour voler de Singapour à la Caroline du Nord, avec une rapide
escale qui m’avait obligé à sprinter d’un bout à l’autre de l’aéroport comme
si j’étais Eric Liddell.
Avec la réunion, Emery n’avait pas eu de mes nouvelles depuis plus de
deux jours.
Je chassai l’étourdissement causé par le décalage horaire en clignant des
yeux à temps pour voir l’officier faire signe à un collègue.
— Si c’est pour avoir coupé la file, est-ce qu’on peut remettre ça à
demain ? Putain.
— Monsieur, venez avec moi.
Le second officier prit mon passeport au premier et me conduisit dans une
arrière-salle, pendant que je me demandais ce qu’il se passait.
Il poussa un banc en métal contre le mur dans le coin. Une table
rectangulaire remplissait toute la pièce, deux chaises de chaque côté. Ça
ressemblait à la version flic de centre commercial d’une salle
d’interrogatoire.
J’arquai un sourcil et me tournai vers l’officier.
— Dois-je appeler mon avocat ?
Bon sang, Delilah.
Elle était probablement en train de dévorer des bah kut teh dans une rue
bondée en ce moment même. De plus, même si j’avais un appel à utiliser,
mon téléphone était éteint, et je n’avais mémorisé aucun numéro.
— Monsieur, j’ai besoin que vous baissiez d’un ton et que vous vous
calmiez.
— Je suis calme, putain.
— Un organisme d’application de la loi a placé un marqueur sur votre
passeport.
L’officier me désigna l’un des sièges d’un geste.
— Veuillez attendre ici pendant que nous alertons les autorités
compétentes.
Les autorités compétentes.
— Flics au rabais à la con.
Je pris soin à ce qu’il me voit bien bâiller et m’installer sur la table au
lieu de m’asseoir sur une chaise.
La première heure me mit en rogne.
La deuxième heure me rendit dingue.
Et la troisième heure, les pièces du puzzle se mirent en place. La porte
s’ouvrit et les « autorités compétentes » entrèrent.
Brandon Vu.
Chapitre Cinquante-quatre
Emery
***
Mes souffles ne cessaient de venir avec de la bile.
Je bus la moitié d’une bouteille d’eau, espérant que ça calmerait mes
nausées.
Mais non.
J’étais encore à un quart de seconde de vomir mon estomac vide sur le
sol.
Je m’étais sentie ainsi depuis que j’avais pris conscience que Nash avait
gardé un registre qui aurait pu disculper mon père depuis presque huit ans.
J’avais passé en revue tous les scénarios, essayant de le justifier, mais
Plafond m’arrêtait toujours dans mes salades.
J’essayai à nouveau.
— Il pensait peut-être que mon père était impliqué dans le scandale ?
Plafond : Tu es pire qu’un disque rayé. Au moins, les tourne-disques, eux,
peuvent être éteints. Laisse-moi te le dire plus lentement cette fois, il t’a
emmenée voir ton père. À plusieurs reprises. Pourquoi aurait-il fait ça s’il
pensait que ton père était coupable ?
— Peut-être qu’il a perdu le livre de compte depuis ?
Plafond : Vraiment ? Tu rabâches encore ça ? Chérie, les gens peuvent
perdre leur virginité ou leurs clés de voiture. Ils ne perdent pas de preuves
dans les affaires célèbres de fraudes sauf si c’est intentionnel. Comme tu es
particulièrement stupide, laisse-moi te l’épeler. Je te parle de destruction de
preuves.
— Peut-être qu’il le garde pour me demander ce que je dois en faire ?
Plafond : Et depuis presque huit ans qu’il l’a, est-ce qu’il t’a demandé
une seule fois ce que tu voulais en faire ? À bien y réfléchir, ne réponds pas
à cette question. Tu discutes avec des objets inanimés. Ça ne m’étonnerait
pas que tu hallucines aussi des conversations avec Nash.
— S’il est innocent, je n’aurais pas dû laisser cette lettre devant sa porte.
Il n’est pas venu à notre rendez-vous, donc je n’ai même pas pu le
confronter à propos du registre comme je l’avais prévu. Ensuite, il m’a
envoyée directement sur sa messagerie vocale les cinquante milliards de
fois où je l’ai appelé. Et il ne m’a pas apporté mon déjeuner ou de mots
depuis des jours.
Mes émotions dépassant un seul mot, je n’avais pas pris la peine
d’imprimer un nouveau T-shirt depuis son départ. Je portais un T-shirt
ordinaire, me sentant si différente de moi-même que c’en était presque
embarrassant.
D’après les rumeurs qui circulaient au travail, Nash était avec Delilah à
Singapour pour une réunion.
J’y avais cru… jusqu’à ce que j’aperçoive Delilah hier, marchant dans le
couloir, un gobelet de café à la main. Quand je lui avais demandé des
nouvelles de Nash, elle avait semblé surprise que je ne l’aie pas vu, tout en
me précisant qu’il avait pris l’avion avant elle et qu’elle ne l’avait pas vu
depuis.
J’avais vérifié les registres de vol de tous les aéroports locaux, puis de
tous ceux de l’État. Tous les vols directs et en correspondance de Singapour
au cours des cinq derniers jours étaient arrivés à destination.
Plafond : De toute évidence, il t’évite. Il méritait ce mot.
Je traînai des pieds sur la moquette à chaque pas. Je m’y éraflais à force
de faire les cent pas. Pourtant, je courus vers la porte quand on frappa, et
l’ouvris en grand.
Nash.
Le soulagement me traversa comme un courant marin. Le genre violent
qui vous martèle le corps, vous entraîne et vous conduit là où vous ne
voulez pas aller.
Il agita une feuille de papier, l’air plus épuisé que je ne l’avais jamais vu.
Franchement, il sentait un peu mauvais, aussi. Ses yeux plongèrent vers
mon haut, ne remarquèrent rien dessus, puis revinrent vers mon visage.
Il afficha une mine renfrognée, qui fit s’abaisser ses lèvres.
— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, je t’ai écrit une lettre. C’était
avant que je ne reçoive la tienne, d’ailleurs, mais je pense toujours chacun
de mes mots. Je veux voir ton visage quand tu la liras.
J’observai le contour de sa silhouette avec attention, m’imprégnant de la
chemise à boutons froissée, le manque de veste de costume et le pantalon
qui avait perdu ses plis.
Je repliai ma lèvre inférieure dans ma bouche. Même débraillé, il
m’attirait.
Je soupirai, puis arrachai la lettre de ses doigts et parcourus la première
ligne.
Tu es imparfaite.
Tu es imparfaite.
Tu te parles à toi-même.
Tu parles au ciel.
Tu connais des mots qui ne veulent rien dire pour la plupart des gens.
Tu ne te soucies pas des mots qui comptent pour les autres.
Tu es plus dure avec toi-même qu’avec les autres.
Tu préfères l’obscurité à la lumière.
Ton cœur est trop grand, alors tu fais des trucs stupides comme renoncer
à la nourriture et au logement pour qu’une parfaite étrangère obtienne un
diplôme universitaire.
Tu préfères les petits moments aux grands.
Tu crois aux mots magiques, mais tu ne crois pas au destin.
Tu as une obsession pour les étoiles, qu’elles soient là ou non, mais pour
être honnête, le ciel pourrait en être rempli ou complètement vide et je te
regarderais toujours.
Tu es imparfaite, mais tu es aussi parfaite. (Bien sûr, tu ne crois pas non
plus au mot parfait.)
Et si je pouvais te donner quelque chose, je ne te sauverais pas (de toi-
même ou de moi).
Tu es plus que capable de faire tout le travail de sauvetage.
Je te donnerais la capacité de te regarder à travers mes yeux. Tu verrais
que tu n’es pas la tempête. Tu es la foudre dans la tempête. Tu es ce qui
perce à travers les nuages et brille le plus.
Tu verrais exactement pourquoi je t’aime.
***
Nash
Emery
Je laçai mes Converse sous une robe de soirée, me sentant comme une
Cendrillon en toc. La même robe longue que j’avais portée au bal masqué,
parce que j’avais refusé d’en coudre une autre pour une inauguration, qui
n’était en réalité qu’une excuse pour faire la fête.
Ida Marie passa sa tête dans le bureau.
— Nous avons besoin d’une paire de mains supplémentaire en bas.
Monsieur Prescott n’assiste jamais aux vernissages et personne n’arrive à
mettre la main sur Delilah, donc nous manquons de bouches pour parler à la
presse.
M’entretenir avec les journalistes m’attirait autant que d’ingérer une
banane volée sur un plateau de film de porno. J’envisageai de renoncer
complètement à l’événement. Nash s’en ficherait.
Nash.
Chaque fois que j’essayais de le chasser de mon esprit, il y revenait. Si
j’étais une tempête, il était la grêle, et il tombait plus fort, plus vite, et
faisait plus de dégâts.
Plafond : C’est marrant. C’est ce que je ressens envers toi.
— J’arrive dans une seconde, promis-je en ajustant la fente de ma robe.
Elle fouilla dans le tiroir de Cayden et me tendit une épingle à nourrice.
— Hannah a bu cul-sec deux cocktails. Elle est pompette et a la langue
bien pendue. Tu peux prendre sa place devant la pièce maîtresse. Tu l’as
déjà vue ?
— Non.
Je réparai la couture déchirée avec l’épingle, la cachant sous le tissu.
— Pourquoi Hannah est en colère ?
— Tu n’as pas entendu ? Chantilly a fulminé toute la matinée. Les hôtels
Prescott se sont retirés de l’accord de Singapour.
— Quoi ?
Je serrai l’épingle trop fort. Elle piqua mon pouce et fit couler une goutte
de sang, mais je l’ignorai.
— Delilah a envoyé un mémo à Chantilly, l’informant que Nash partirait
à Singapour pour deux mois. Puis, tout d’un coup, ils sont tous les deux
revenus de Singapour et Delilah a dit à Chantilly qu’ils ne construisaient
plus d’hôtel là-bas.
Je déglutis, lisant entre les lignes. Partis pendant deux mois ? Est-ce que
Nash avait renoncé à Singapour pour moi ? La chronologie était logique si
on excluait la partie où j’avais vu Delilah un jour avant Nash. Il était venu
avec ce mot, m’avait laissée pantoise, et avait mentionné que les choses
sérieuses allaient bientôt commencer.
Je me redressai, marchai jusqu’à l’ascenseur, espérant trouver Nash dans
le hall. J’avais vérifié le penthouse plus tôt, mais il était déjà parti. Je ne
voulais pas non plus que cette conversation se fasse par téléphone.
Ida Marie me suivit.
— Tu devrais aller voir la pièce maîtresse. Même pas. Tu devrais lire la
pancarte. C’est dingue. La presse s’en est emparée. Techniquement, nous
n’avons probablement pas besoin de leur parler. Ils sont avides d’en savoir
plus sur la pièce maîtresse, dont aucun de nous ne sait rien.
Je me mis à l’ignorer à la seconde où mes pieds atteignirent le hall,
m’arrêtant net. Mon choc me parcourut de mes orteils jusqu’à mon crâne.
La pièce maîtresse.
Une chute d’eau s’étendait sur sept étages. Des éclats de métal tombaient
en cascade du plafond. En regardant de plus près, je remarquai que les
morceaux avaient été soudés à partir de pièces de voitures, y compris sa
vieille Honda et le tas de ferraille que j’avais acheté avec l’argent du sac
Birkin offert par Virginia. Elle avait demandé à Hank de la conduire à la
casse. Nash avait dû la garder.
Sortant de l’eau, la forme d’un tigre émergeait. On aurait dit un oiseau
aux bras levés, peint de la même couleur que le ciel sans étoiles. Il se tenait
sur un lit de cristaux de géode. Les coquilles de roche avaient été fissurées.
Des milliers de cristaux se répandaient en vagues bleues et grises de toutes
tailles.
Cette vue m’anéantit.
— Excusez-moi, madame.
Une journaliste s’approcha de moi en lisant mon badge.
— Vous travaillez ici ? Savez-vous qui est la petite tigresse ? Qui est-elle
pour monsieur Prescott ?
Je peinai à détourner mes yeux de la statue.
— Pardon ?
— D’après la pancarte.
Elle attira mon attention. Elle était posée à la base de la pièce maîtresse,
fixée dans le sol. Un monument à part entière. Je pouvais à peine la voir à
travers la foule.
— Quand cette pancarte a-t-elle été placée ? demandai-je, dos à la
journaliste, à Ida Marie.
— Hmm…
Elle pencha la tête et se tapota la lèvre.
— Le jour où nous sommes allés chercher les canapés pour le hall.
Avant notre dispute. Avant le mariage de Virginia. Avant cette nuit dans
la piscine. Avant tout.
Je ne comprenais pas vraiment pourquoi c’était important, mais ça l’était.
Peut-être parce que je savais que ce n’était pas des excuses. Ce qu’il avait
gravé sur la pancarte serait une révélation avant même que des excuses ne
soient nécessaires.
Je me frayai un chemin à travers la masse et m’arrêtai devant la pancarte,
les mots gravés dans la pierre épaisse.
« Moira »
par l’artiste Anders Bentley
***
Nash
Était une balance.
Un traître.
Je valais officiellement moins que Rosco.
Mais envoyer Virginia, Eric Cartwright, et Sir Balty en prison me faisait
me sentir vivant. Tout en me retenant de sourire, je signai le contrat où
Francine, l’amie avocate de Delilah, m’avait dit de le faire. Pas de peine de
prison. Même pas la totalité de l’amende de cinq millions de dollars.
Honnêtement, je préférais être ici, à faire des marchés avec la SEC, que
là-bas.
Les inaugurations.
Je les détestais. Je les avais toutes évitées ces quatre dernières années.
Elles me plongeaient dans des souvenirs dont je refusais de me remémorer.
Chacun me plaquait plus fort que le précédent.
« Nash ? Ton père a fait une crise cardiaque. Il est tombé du bâtiment sur
le chantier de construction. Ils ont appelé l’ambulance. Tu n’as pas l’air
bien. Je peux t’y conduire. »
« Vous êtes de la famille ? Monsieur Prescott est mort avant son arrivée.
Toutes mes condoléances. Nous avons une salle de deuil à votre gauche et
une chapelle au bout du couloir. N’hésitez pas à utiliser l’une ou l’autre. Si
l’un d’entre vous peut identifier le corps… »
« Je vais enlever ce drap, et ce sera choquant à voir. Tout ce que vous
avez à faire, c’est hocher la tête pour oui ou pour non. Est-ce Hank
Prescott ? »
Le jour où papa est mort, j’avais assisté à l’inauguration des hôtels Felton
près d’Eastridge. J’avais suivi de près leur PDG, conscient que j’achèterais
le bâtiment et le fusionnerais éventuellement avec l’empire des hôtels
Prescott.
La journée avait commencé par une tournée de boissons et de
célébrations et je l’avais terminé en fixant le cadavre de mon père, parce
qu’il avait été hors de question que je fasse subir ça à Reed ou à maman.
Je n’étais pas allé à une inauguration depuis.
— Nous devons vous faire sortir du bureau pour écrire une déclaration et
répondre à quelques questions.
Brandon se leva de son siège et fit un signe de tête à l’un de ses deux
collègues.
— Cela va probablement prendre le reste de la journée. Je sais que vous
avez une fête en cours. Y a-t-il une entrée arrière ?
— Elle n’est pas encore accessible. Ça n’a pas d’importance.
Ma tête se tourna vers les deux autres agents.
— Dites à Truc Un et Truc Deux d’enlever leurs coupe-vent.
Je m’arrêtai derrière Brandon, l’image même de la sérénité.
— Hé, Brandon ?
Il se retourna vers moi.
Je lui flanquai un coup de poing. Une fois. Mais c’était suffisant. Le sang
coula de son nez, dégoulina sur sa chemise blanche et éclaboussa le tapis
neuf. Delilah ne réagit pas. À sa décharge, Francine non plus. Un agent
s’apprêta à s’élancer vers moi, mais Brandon leva une main.
— Ça va, cracha-t-il en serrant son cartilage supérieur. Je l’ai mérité.
Exactement.
C’était une chose de m’embêter. C’en était une autre de harceler Emery.
J’avais également conscience qu’il avait uniquement dit ça parce qu’une
accusation d’agression foutrait en l’air ma crédibilité en tant que témoin clé
et, par conséquent, ruinerait sa carrière en devenir.
Brandon frotta le sang avec sa main, l’étalant. Je ne pris pas la peine de
l’accompagner aux toilettes ou de m’excuser. Franchement, je le referais
bien, mais la prison ne me tentait pas. En plus, j’avais besoin de voir ma
copine.
Je remis les documents à Brandon, qui me jeta un regard furieux avant de
les fourrer dans sa mallette. Nous partîmes ensemble vers les ascenseurs. Il
me guida à travers le hall avec du sang sur son visage. D’un œil extérieur,
nous devions avoir l’air d’une troupe bizarre de gens simplement en train de
marcher.
Pas même d’une arrestation publique.
Je ne portais pas de menottes. Ils n’avaient rien sur eux qui aurait permis
de les identifier comme des agents de police. La clause de confidentialité
que Francine avait placée était entrée en vigueur dès que j’avais signé le
document. Delilah et Francine étaient autour de moi, tandis que Brandon et
sa joyeuse bande d’agents marchaient devant et derrière moi.
La pièce maîtresse colossale avait attiré la foule. J’y aperçus Emery. Elle
me fixait avec des yeux paniqués. Figée. Mes poings se serrèrent, puis se
desserrèrent. Du sang séché les recouvrait.
Je passai mes doigts dans mes cheveux. Une fois.
Nous nous regardâmes dans les yeux jusqu’à ce que Brandon ouvre la
porte. Une rangée de SUV noirs était alignée devant l’hôtel. Nous nous
dirigeâmes vers celui garé au milieu. Il posa la main sur la poignée au
moment où Emery bondit en avant.
— Attendez !
Son visage était submergé par la panique. Elle nous courut après, me
laissant moins d’une seconde pour réagir avant de me sauter dessus et de
m’embrasser fougueusement. La fente de sa robe se déchira. Je la recouvris
de ma paume, tout en essayant de ne pas rire en pensant à quel point cette
situation était Emery.
(Bien évidemment, elle était à la fois un verbe, un adjectif et un nom.)
Toujours accrochée à moi, Emery se tourna face à Brandon.
— Je vous en prie, donnez-nous juste cinq minutes.
Pourquoi c’était à lui qu’elle demandait ça ?
Il lui adressa un haussement d’épaules et se recula sur le côté avec ses
agents, Delilah et Francine. J’ignorai la foule et me concentrai sur Emery.
Elle aimait tellement les mots, mais elle n’en avait visiblement aucun pour
moi.
— J’ai lu ta pancarte, finit-elle par chuchoter en entremêlant ses doigts
derrière mon cou. Tu dis que j’ai une obsession pour les mots, et tu as
raison. Pourtant, je suis là, à me demander pourquoi je n’arrive pas à mettre
des mots sur mes sentiments, à penser que l’amour est une description trop
inadéquate, et j’ai pris conscience que cela n’avait pas d’importance. Ça n’a
pas d’importance parce que je ne suis pas seule. Je n’ai pas besoin de mots
pour me tenir compagnie. Tomber amoureuse de toi, c’est comme plonger
aveuglément dans un livre, sans savoir qu’il est destiné à devenir mon
préféré. Quoi qu’il y ait de plus puissant que l’amour, je le ressens pour toi.
Je ne serai jamais amoureuse que de toi.
Je haussai un sourcil, et la serrai plus fort.
— Tu fais plus que m’aimer.
— Oui. Je me fiche de savoir si tu as, dit-elle avant de lancer un regard
vers Brandon et de baissait la voix, tu sais quoi qui peut disculper papa, et
que tu ne me l’aies pas dit. C’est peut-être tordu, mais je ne me soucie de
rien d’autre que de nous. Je suis désolée de ne pas l’avoir dit plus tôt. Je
t’aime. Je t’attendrai. Aussi longtemps qu’il le faudra.
— Aussi longtemps qu’il le faudra ?
Les pièces du puzzle s’emboîtèrent. Je la posai afin qu’elle ne tombe pas
alors que j’éclatais de rire. Il n’y avait qu’elle pour me faire craquer le jour
même où je signais un accord de plaidoyer.
— Je ne vais pas aller en prison, petite tigresse. Je suis un témoin. J’ai
passé un accord.
— Confidentiellement, s’incrusta Brandon.
— Brandon, tu devrais consulter pour ton obsession à entendre ta propre
voix.
Je nous fis tourner de façon à ce que mon dos soit face à lui, la protégeant
avec mon corps.
— J’ai passé un accord avec le SEC. Je servirai de témoin contre
Balthazar, Eric et Virginia. Ton père sera absous. Je n’irai pas en prison. Je
te le promets.
La fille qui possédait tous les mots était de nouveau sans voix. Mon ego
pourrait y prendre goût.
Je tirai sur sa robe, l’utilisant ainsi pour la ramener à moi.
— Reviens vers moi ?
— Comme toujours.
Épilogue
Nash
Je ne la crois pas quand elle me dit qu’elle pourrait bien être heureuse.
Ma sournoise de menteuse.
Ses cheveux noirs volent dans tous les sens, identiques à la crinière d’un
cheval sauvage. Dehors, le sol est gelé par la neige et couvert par d’épaisses
couches qui ont durci en un ciment de cristal.
Le feu nous préserve du gel. Les flammes vacillent, les ombres dansant
sur la tapisserie en laine. Ma tigresse a l’air d’une reine, avec sa chevelure
étincelant chaque fois que le brasier monte.
Ses lèvres rouges me tentent. Son œil gris, couleur pierre de lune, brille si
fort qu’il est presque incolore. L’autre est aussi glacé que le lac Baïkal, un
messager de sagesse sans fond, des mouchetures blanches se battant contre
le bleu.
Aucun des deux ne gagnera.
Avec Emery, il n’y a jamais de vainqueur.
Seulement une bataille.
Constante.
Acharnée.
Magnifique.
Un amour qui mérite qu’on le poursuive pour l’alimenter.
— Il n’y a pas de pourrait, articulé-je. Tu es heureuse de me voir.
J’essaie d’aplatir quelques mèches de ses cheveux, en vain, car dompter
Emery serait comme dompter un tigre. Si j’essayais, je changerais tout ce
qui fait d’elle ce qu’elle est.
Et j’aime ce qu’elle est.
Je l’aime sauvage, téméraire et féroce.
Je l’aime à moi.
— Je croyais que tu avais décidé d’arrêter de me dire quoi faire.
Elle se tourne vers moi et me mordille le cou.
— En dehors de la chambre à coucher, corrigé-je.
— En dehors de la chambre à coucher, acquiesce-t-elle, les lèvres
entrouvertes, deux yeux vairons se tournant aussitôt vers l’entrée pour
confirmer que nous sommes bien seuls.
Je ne suis pas censé être ici, devant ma fiancée, à me moquer de sa peau
rougie et de l’orgasme que je viens tout juste de lui donner. Gideon me
tuera (il peut toujours essayer), à moins que Delilah n’arrive à moi la
première (elle y parviendrait).
— Je ne te dis pas ce que tu dois faire, chérie. Je constate un fait. Tu es
folle de joie de me voir.
J’effleure l’un de ses tétons à travers sa robe et je souris.
— Admets-le, petite tigresse.
Elle secoue la tête, et j’accepte le défi.
Je lui saisis le menton. Fermement. Exactement comme ma fiancée
l’aime tant. Elle maintient le contact visuel, si provocante que j’ai envie de
la retourner et de m’enfoncer à nouveau en elle. Mes lèvres plongent pour
déposer des baisers sur sa clavicule.
Peu importe le nombre de fois où je l’embrasse, où je la revendique, où je
la marque comme mienne, ce ne sera jamais assez. La façon dont je la
désire est insatiable. C’est la preuve de l’immortalité.
Je passe la main derrière elle et défais la fermeture éclair de sa robe avant
de tourner autour d’elle et de tracer sa colonne vertébrale avec ma langue.
Elle se retourne et me frappe au visage. Ses doigts me griffent les yeux,
ce qui m’arrache un juron.
— Je viens à peine de remonter la fermeture éclair.
— Et j’ai besoin de ta chatte pour réchauffer ma queue.
Je lui attrape les doigts et les place sur mon érection par-dessus mon
pantalon de costume.
— Il fait si froid que je peux sentir mes bourses se ratatiner.
— Elles ne se ratatinent pas.
Elle me serre comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher, puis fait un
signe de tête vers le centre de la yourte, une putain de yourte, c’est dire à
quel point elle me mène par le bout du nez.
— Le chauffage est allumé, Nash.
— Deux bûches de bois et un paquet d’allumettes des hôtels Prescott ne
constituent pas un chauffage.
Elle n’est qu’à quelques secondes de discuter. Elle le fait toujours. Je me
lèche les lèvres par anticipation, car j’adore ces préliminaires que nous
partageons. Chaque mot, chaque regard, chaque contact, est un amuse-
gueule jusqu’à la seconde où je serai en elle.
Reed nous interrompt en entrant dans la yourte sans frapper.
— J’aurais bien frappé, mais il n’y a pas de porte.
Emery pousse un petit cri strident à la vue de mon frère et s’avance vers
lui pour s’agripper à ses épaules.
— Est-ce que ta mère est là ? Je suis si contente que tu ne te sois pas
perdu.
Sa robe est courte, ce qui est une horrible idée pour un mariage en
Norvège au beau milieu du mois de septembre. Je le lui ai dit, mais qu’est-
ce que j’en sais ? Il fait autour de quatre degrés, c’est le début de la saison
hivernale. Il fait froid, mais c’est encore acceptable, surtout quand ses
tétons sont durs en permanence depuis que nous avons mis les pieds en
Norvège.
— Oui, répond Reed en me faisant un signe de tête. Tout le monde attend
que vous sortiez.
Reed est ici en tant que témoin d’Emery. Il n’est pas mon plus grand fan,
mais je ne suis plus son pire ennemi. Nous arrivons à un point où nous nous
satisfaisons de la compagnie de l’autre. Maman dit que nous sommes à
deux doigts de redevenir des frères. Emery agit comme si c’était une
évidence, et c’est peut-être le cas. Après tout, j’ai commencé à accepter que
beaucoup de choses sont inévitables.
Emery serre la main de Reed.
— Donnez-nous cinq minutes.
Une fois qu’il est parti, elle revient vers moi et frotte la tache de rouge à
lèvres qu’elle a laissée sur mon costume. Le costume de papa. Emery l’a
taillé sur mesure pour l’occasion. Je regrette presque de ne pas m’être
déshabillé avant de la pénétrer, mais tant pis. Papa voudrait que je sois
heureux, et je le suis.
Balthazar est en prison. Pas une retraite de milliardaire avec des agents de
sécurité pour la forme. Une vraie prison, avec des putes de prison, des
combats de cour une fois par semaine et des hommes usés par le temps qui
détestent les riches connards comme Sir Balty.
Cartwright est enfermé dans le même pénitencier, ses avoirs sont gelés et
son fils est tellement fauché qu’il n’a pas d’argent pour dispenser son père
de la case prison. Le mec ne peut même pas se payer des paquets de ramen
instantanés. Il échange des faveurs pour manger.
Les actifs de Balthazar ayant été bloqués, Virginia s’est installée dans une
caravane dans une petite ville de l’intérieur de la Caroline du Nord. Elle y
vit toujours, vendant tout ce qu’elle peut de son ancienne vie de Winthrop.
Ce n’est pas grand-chose, depuis que j’ai racheté le domaine des Winthrop
et que je l’ai rendu à Gideon.
— Nous allons nous marier, murmuré-je, mon ego débordant à la façon
dont Emery ne peut s’empêcher de sourire à chaque fois que je le dis.
— Enfin.
Elle me donne un petit coup à l’épaule et se mord la lèvre inférieure.
— Je commençais à en avoir marre que tu glisses « ma fiancée » dans
chacune de tes phrases.
— Ce n’est pas vrai, et tu vas payer pour avoir menti.
Je lui donne une tape sur les fesses avant de partir, me retournant à temps
pour la voir me faire un clin d’œil.
— Je n’en attendais pas moins.
Reed et Gideon sont à l’entrée de la yourte, attendant Emery. Je les salue
d’un signe de tête et j’assimile tout ce qu’il se passe.
Tromsø, en Norvège, est le genre d’endroit que l’on visite pour la
première fois et que l’on ne veut plus jamais quitter. Emery en est tombée
amoureuse lorsque nous avons pris l’avion l’année dernière pour jerker sous
les étoiles et les aurores boréales, alors j’ai posé la question avec la bague
que j’avais gardée dans ma poche.
Au-dessus de moi, les traînées émeraude, bleues, jaunes et roses se
battent pour dominer le ciel. C’est à chaque fois la même danse nuptiale.
Lors de notre premier séjour à Tromsø, nous avons observé les étoiles
tous les soirs. (Je regardais Emery. Elle regardait le ciel.) Elle aimait
toujours le mauve, mais l’émeraude l’emportait à chaque fois.
Je lui avais demandé pourquoi c’était important.
Elle m’avait serré la main et dit :
— Le mauve me rappelle ton père. Lorsque j’ai peint la boîte aux lettres
du chalet en noir, Virginia m’a reproché de ne pas me comporter comme
une dame. Ton père m’a tapoté la tête et m’a dit, Ce n’est pas grave. Je vais
aimer le rose pour toi.
Elle avait levé les yeux vers le ciel comme si son attention allait donner
plus de vie au mauve avant de poursuivre.
— Je crois que je veux que l’outsider gagne, cette fois-ci.
On dirait que ce n’est pas différent ce soir, l’émeraude se balançant,
écartant toutes les autres couleurs de son chemin. Devant moi, une mer de
bougies flottantes mène à notre autel improvisé de pétales de roses
cramoisies éparpillées sur la neige.
Je l’attends au milieu des roses. Cela prend plus de temps que je ne
l’avais prévu, ou peut-être suis-je simplement impatient de l’épouser.
Delilah se tient à mes côtés, occupée à rire de ma mère qui pleure déjà.
Reed est le premier à quitter la yourte. Delilah ravale son rire. Il descend
l’allée, un bouquet de roses noires serré entre deux paumes, jusqu’à ce qu’il
soit juste en face d’elle.
— Merde, ce qu’il fait froid. Est-ce que je suis le seul à sentir mes
couilles se ratatiner ? marmonne Reed, même si, à part moi, le seul autre
mâle humain à portée de voix est Tiger Bro (abréviation de Broduski).
C’est le guide spirituel végétalien qui porte une chemise à cravate et
qu’Emery a engagé pour nous marier.
Nous ignorons Reed.
La version de « Lover » de Dermot Kennedy retentit des haut-parleurs
blancs cachés dans la neige. Le vent fait voler des milliers de pétales de
roses. Ils tournent autour d’Emery qui passe devant des rangées de bougies
flottantes, un bras serré contre Gideon.
Les aurores boréales teintent sa peau de différentes couleurs, illuminant
sa robe de dentelle, du même noir que les nuits sans étoiles. Une couronne
de cristaux ébène, de pierres de lune grises et de diamants gris foncé trône
sur ses cheveux indomptés, attachée à un gigantesque voile noir.
Elle a tout d’une déesse qui aurait pris vie.
Durga marchant sur cette même Terre.
Une tigresse parcourant son territoire.
Lorsque Gideon place la main d’Emery dans la mienne, je dépose un
baiser sur ses phalanges et écarte le voile, découvrant son visage.
— Tu t’es changée, l’accusé-je.
— Je m’étais doutée que tu entrerais en douce et que tu verrais ma robe.
Elle lève un sourcil, me défiant de contester.
Je ne peux pas. Elle a raison. J’ai tenu une heure avant de plonger dans la
yourte pour, eh bien, plonger ma verge dans sa yourte à elle.
Tiger Bro commence la cérémonie.
Je prononce mes vœux alors qu’un or rare prend le pas sur l’émeraude
dans le ciel. Quand vient son tour de prononcer ses vœux, elle se met sur la
pointe des pieds et me chuchote à l’oreille.
Un mot.
Un secret à partager.
Ya’aburnee.
Je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie.
Elle ne s’étend pas, se contente de m’offrir un sourire complice qui me
fait l’aimer encore plus. Une seconde plus tard, elle se jette sur moi, me
projetant contre Tiger Bro en pressant ses lèvres contre les miennes. Je
tends la main, le repoussant à l’aveugle. J’enroule mes bras autour de sa
taille et je fais glisser ma langue contre ses lèvres.
Emery effleure de ses dents ma lèvre inférieure. J’ai envie de la plaquer
contre cette neige, la dénuder et faire courir ma langue de ses orteils à ses
lèvres.
Elle se retire avant que nous ne nous tripotions sauvagement l’un l’autre
devant notre public. Nos fronts vinrent s’appuyer l’un sur l’autre.
— Que voulez-vous faire, madame Prescott ? demandé-je.
Tout bas, afin qu’elle soit la seule à l’entendre.
— Jerker, murmure-t-elle contre mes lèvres avant d’y déposer un autre
baiser fugace.
Elle danse sous les étoiles avec notre famille, la tête rejetée en arrière,
sans le moindre rythme dans les mouvements de son corps. Lorsqu’elle me
supplie de danser avec elle et me promet que cela en vaudra la peine,
j’obéis.
Alors qu’elle est dans mes bras et que notre famille est tout autour de
nous, je remarque quelque chose.
Au-dessus de moi, le mauve a envahi le ciel.
Des traînées roses et violettes ont consumé les autres lumières.
L’outsider a gagné.
***
Emery
Fin.
Remerciements
Z-Access
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ffi
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