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Couverture

Devious Lies
Mentions légales
Avertissement
Playlists
Note de l’auteure
Avant-propos
Partie Un : TACENDA
Chapitre Un
Chapitre Deux
Chapitre Trois
Chapitre Quatre
Partie Deux : Sauver
Chapitre Cinq
Chapitre Six
Chapitre Sept
COMMENTAIRES :
Chapitre Huit
Chapitre Neuf
Chapitre Dix
Chapitre Onze
Chapitre Douze
Chapitre Treize
Chapitre Quatorze
Chapitre Quinze
Chapitre Seize
Chapitre Dix-sept
Chapitre Dix-huit
Chapitre Dix-neuf
Chapitre Vingt
Chapitre Vingt-et-un
Chapitre Vingt-deux
Chapitre Vingt-trois
Chapitre Vingt-quatre
Chapitre Vingt-cinq
Chapitre Vingt-six
Chapitre Vingt-sept
Chapitre Vingt-huit
Chapitre Vingt-neuf
Chapitre Trente
Chapitre Trente-et-un
Chapitre Trente-deux
Chapitre Trente-trois
Chapitre Trente-Quatre
Chapitre Trente-cinq
Chapitre Trente-six
Chapitre Trente-sept
Chapitre Trente-huit
Chapitre Trente-neuf
Chapitre Quarante
Chapitre Quarante-et-un
Chapitre Quarante-deux
Chapitre Quarante-trois
Chapitre Quarante-Quatre
Chapitre Quarante-cinq
Chapitre Quarante-six
Chapitre Quarante-sept
Chapitre Quarante-huit
Chapitre Quarante-neuf
PARTIE QUATRE : FINIFUGAL
Chapitre Cinquante
Chapitre Cinquante-et-un
Chapitre Cinquante-deux
Chapitre Cinquante-trois
Chapitre Cinquante-quatre
Chapitre Cinquante-cinq
Épilogue
Remerciements
Parker S. Huntington
Devious Lies

Traduit de l'anglais par Rose Vermaux

Collection Infinity
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Le piratage prive l'auteur ainsi que les personnes ayant travaillé sur ce livre
de leur droit.

Cet ouvrage a été publié sous le titre original :

Devious Lies

Collection Infinity © 2023, Tous droits réservés

Collection Infinity est un label appartenant aux éditions Bookmark.

Copyright © Parker S. Huntington

Illustration de couverture © MxM Créations

Traduction © Rose Vermaux

Suivi éditorial © Faute Avouée

Correction © Lilou Meunier

Maquette © Rémi Laporte

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit est


strictement interdite. Cela constituerait une violation de l'article 425 et
suivants du Code pénal.

ISBN : 9791038121812

Existe en format papier


Avertissement

Ce roman comporte une scène de tentative d’agression sexuelle au début


du roman pouvant heurter la sensibilité de certain.e.s lecteur.ice.s.
Playlists

First Man - Camilla Cabello


Lifeline - We Three
Sober - Demi Lovato
Not About Angels - Birdy
All My Friends - Dermot Kennedy
A Drop in the Ocean - Ron Pope
when the party’s over - Billie Eilish
Skinny Love - Birdy
you were good to me - Jeremy Zucker
lovely - Billie Eilish (w/ Khalid)
Somebody to Love - OneRepublic
Outnumbered - Dermot Kennedy
Beside You - 5 Seconds of Summer
All I Want - A Day to Remember
Out of the Woods - Taylor Swift
Darkest Days - MADI
Boston - Dermot Kennedy
I Feel Like I’m Drowning - Two Feet
Somewhere With You - Kenny Chesney
Lover - Taylor Swift
Hot girl bummer - blackbear
Ocean Eyes (Remix) - Billie Eilish & blackbear
THAT BITCH - Bea Miller
Rome - Dermot Kennedy

À retrouver uniquement sur YouTube :

Through the Trees - Low Shoulder


Lover (cover) - Dermot Kennedy
Note de l’auteure

Salut, les lecteurs !


Ce livre était au départ la suite de la nouvelle Spring Fling… jusqu’à ce
que j’en rature l’intégralité et que je reparte de zéro. C’était peut-être l’une
de mes décisions les plus folles de l’année. La date limite approchait. Je
n’avais aucune idée de la façon dont j’allais commencer et encore moins
finir ce roman… et puis c’est arrivé. Il y a eu un déclic. Les mots n’ont pas
coulé de moi. Ils se sont déversés. Je n’aurais pas pu les arrêter même si
j’avais essayé.
Cent quarante-cinq mille mots. Je les ai écrits plus vite que je n’avais
jamais rien écrit de ma vie. À un moment donné, je les ai envoyés à mon
arsenal de bêtas, d’éditeurs et de correcteurs si vite qu’aucun d’entre nous
n’a pu suivre. LOL. C’est dire à quel point Nash et Emery m’ont parlé.
Habituellement, je me lance dans un roman en sachant exactement le
message que je veux transmettre à mes lecteurs. Avec celui-ci, l’idée était
vague au départ et s’est transformée en quelque chose d’entièrement
différent.
Le destin. J’ai entendu ce mot si souvent, j’en comprends la définition et
je le reconnais quand je le vois. Pourtant, qu’est-ce que j’en sais vraiment ?
C’était intimidant d’écrire sur deux personnes dont les vies se rejoignent
de tant de façons, car je voulais que ce soit authentique. J’ai donc cherché à
donner un sens différent au mot « destin », en le trouvant dans des choses
plus petites que les grandes manifestations que les gens vantent souvent.
Et chaque fois que je me demandais « Est-ce le destin ? », je me disais
aussi qu’il y avait une leçon à en tirer. Le temps que j’arrive à la fin, j’ai
réalisé que ça n’avait pas d’importance. Comme le dit Lemony Snicket :
« Le destin est comme un restaurant étrange et impopulaire, rempli de
petits serveurs étranges qui vous apportent des choses que vous n’avez
jamais demandées et que vous n’aimez pas toujours. »
La vie vous envoie tellement de choses, mais vous restez maître de vos
décisions. Nash et Emery m’ont appris à choisir ce qui me rend heureuse.
J’espère qu’ils vous le montreront aussi.
Les gens jugeront toujours. Vous ne pouvez pas le contrôler. Passez aux
choses que vous pouvez contrôler.
En fin de compte, les seules personnes qui comptent sont celles qui se
soucient de vous et vous-même. Le destin ne détermine pas comment vous
les traitez ni si vous les faites passer en premier. Cela ne dépend que de
vous.
Enfin, j’espère que vous apprécierez ce livre. Ces deux-là ont une place
spéciale dans mon cœur car ce sont mes premiers personnages non-mafieux.
Avec tellement, tellement, tellement d’amour,
Parker
Avant-propos

Dans un royaume lointain, deux princesses partageaient un château. La


princesse Lily portait des robes blanches parsemées de tulipes, passait son
temps à faire du bénévolat et lisait des romans dès qu’elle en avait
l’occasion. La princesse Célia s’habillait tout en noir, s’isolait du royaume
et jouait du hard rock jusqu’à ce que tous ses gardes refusent de la protéger.
Après une année de sécheresse, une sorcière promit de guérir le royaume
si la plus maléfique des deux princesses se rendait. Les sujets exigèrent que
la princesse Celia se rende à la sorcière. Lorsqu’elle refusa, ils la ligotèrent
et la livrèrent à la sorcière. Pourtant, la sécheresse persista.
Consterné, le roi dit :
— Nous avons suivi vos demandes, maintenant, vous allez suivre les
nôtres.
— Vous n’avez pas livré la plus maléfique des princesses, répondit la
sorcière.
En réalité, la princesse Lily cachait un sombre secret. Les livres qu’elle
lisait étaient piratés…
Le roi livra la princesse Lily à la sorcière, qui guérit le royaume de sa
sécheresse. Et tout le monde, sauf la princesse Lily, vécut heureux pour
toujours.
Morale de l’histoire : Ne soyez pas une princesse Lily.
À Chlo, Bau, Rose, et L.
Ma querencia.
Aux méchantes princesses qui se nourrissent avec des couteaux au lieu de
cuillères en argent.
Pour ma tribu de guerriers tueurs de dragons : Ava Harrison, Heidi Jones,
Heather Pollock, Leigh Shen, Harloe Rae, Brittany Webb, Désirée
Ketchum, et Gemma Woolley.
Merci d’avoir été consternés lorsque je vous ai annoncé ma date limite,
puis d’avoir bougé vos fesses pour m’aider à réussir. Ce livre n’existerait
pas sans vous.
DESTIN

(nom masculin) Ensemble des événements qui composent la vie d’un être
humain, parfois considérés comme résultant de causes distinctes de sa
volonté.
Le destin murmure au guerrier : « Tu ne peux pas résister à la tempête
», et le guerrier murmure en retour : « Je suis la tempête ».
— INCONNU
Partie Un : TACENDA

tacenda
/ton sen-da/
Choses dont il ne faut pas parler ou qui ne doivent pas être rendues
publiques.
Choses qui ne doivent pas être dites.

Tacenda vient du participe latin taceo qui signifie « je suis silencieux ».


Taceo est également le verbe qui signifie « je suis immobile ou au repos ».
Taceo nous rappelle que le silence n’est pas un signe de faiblesse. C’est
un signe de repos, de certitude, de contentement.
Le silence est la meilleure réponse aux personnes qui ne méritent pas vos
paroles.
Chapitre Un

Nash

J’avais l’habitude de toucher des choses qui ne m’appartenaient pas.


Les femmes de Stepford d’Eastridge, en Caroline du Nord, suppliaient de
goûter au bad boy du mauvais côté de la ville. Si j’avais eu un dollar chaque
fois qu’une femme-trophée d’une vingtaine d’années avait couru dans mes
bras après que son mari sexagénaire était parti « pour le travail », je n’aurais
pas été dans cette situation.
Parfois, lorsque je me sentais agacé par la gloutonnerie des vêtements de
marque et de tout le blabla, par les dix heures de travail par jour que je
faisais pour rembourser mes prêts d’études supérieures et par la façon dont
maman possédait une paire de New balances de contrefaçon usées, mais
épargnait quand même quelques dollars pour le seau de l’église, je me
laissais aller à quelques Stepford.
(De la baise rageuse était le terme approprié, mais personne ne m’avait
jamais accusé d’être approprié.)
Leurs belles-filles, pratiquement du même âge qu’elles, étaient venues me
voir, mouillées et consentantes, à la recherche de quelque chose dont elles
pourraient se vanter auprès de leurs amies.
J’avais été indulgent avec elles aussi, même si je les appréciais moins.
Elles cherchaient à se divertir, alors que leurs belles-mères cherchaient à
s’échapper. L’une était calculée ; l’autre, sauvage.
Et malgré le fait que je détestais cette ville et le vernis Midas que les
habitants d’Eastridge portaient comme du vison sur des manteaux d’hiver,
je n’avais jamais franchi la limite de garder quelque chose que j’avais
touché. Jusqu’à ce soir avec le registre que je venais de voler au patron de
mes parents, Gideon Winthrop.
Gideon Winthrop : entrepreneur milliardaire, l’homme qui dirigeait
pratiquement Eastridge, et le dernier des salopards.
Montée sur le marbre argenté du manoir de Gideon, une statue en argent
de Dionysos chevauchait un tigre sculpté dans de l’électrum et de l’or.
L’artiste avait gravé le culte des adeptes du dieu dans les pattes du tigre,
avec une ressemblance remarquable avec le culte de la richesse d’Eastridge.
Je m’étais caché derrière la bête à quatre pattes, les mains enfoncées dans
mon jean noir déchiré, tout en écoutant la conversation de Gideon Winthrop
avec son associé, Balthazar Van Doren.
Alors qu’ils se prélassaient dans le bureau du manoir, à fumer des cigares
hors de prix, la voix de Gideon avait résonné au-delà de la porte ouverte,
dans le foyer où je m’appuyais à partir de ce pas contre le postérieur du
tigre. Là où je me cachais, parce que les secrets étaient monnaie courante à
Eastridge.
Je n’avais pas prévu d’espionner pendant ma visite hebdomadaire chez
mes parents, mais la femme de Gideon avait tendance à menacer papa et
maman de leur faire perdre leur travail. Ce serait bien d’avoir le dessus,
pour une fois.
— Nous avons perdu trop d’argent, avait dit Gideon en sirotant son verre.
Winthrop Textiles va s’effondrer. Ce ne sera peut-être pas demain ou le jour
suivant, mais ça arrivera.
— Gideon.
Il avait interrompu Balthazar.
— Avec la faillite de l’entreprise, tous ceux que nous employons, toute
cette foutue ville, perdront leur emploi. Les économies qu’ils ont investies
chez nous. Tout.
Traduction : mes parents allaient être sans emploi, sans abri et sans le
sou.
— Tant qu’il n’y a pas de preuve de détournement de fonds, avait
commencé à argumenter Balthazar, mais je n’étais pas resté pour entendre
la suite.
Ordure.
Papa et maman avaient investi toutes leurs économies dans les actions de
Winthrop Textiles. Si l’entreprise s’effondrait, leur avenir aussi.
J’avais quitté le foyer aussi silencieusement que j’étais venu, passant
devant la cuisine et dans la buanderie des Winthrop, où maman avait laissé
le vieux costume que Gideon m’avait offert pour le cotillon de ce soir.
Je l’avais enfilé, m’étais arrêté à la salle de stockage et avais glissé le
joint que j’avais confisqué la semaine dernière à la petite amie de mon frère
Reed, obsédée par les selfies, dans la poche extérieure de la valise que
Gideon emportait en voyage d’affaires. Un petit cadeau pour
l’Administration de la Sécurité des Transports. Et les gens disent que je ne
suis pas charitable.
Après que Gideon fut finalement parti pour le cotillon de sa fille, je
n’avais pas réfléchi à deux fois avant de me faufiler dans son bureau pour le
fouiller. Il y avait huit ans de ça, lorsque ma famille avait emménagé dans le
cottage en bordure de la propriété Winthrop, j’avais mis un point d’honneur
à posséder chaque clé, chaque mot de passe, chaque secret de ce manoir.
Maman s’occupait du ménage, tandis que papa entretenait le terrain. Faire
des copies de leurs clés n’avait demandé aucun effort. En revanche, pour
extraire le mot de passe du coffre-fort du bureau, il avait fallu que je joue un
rôle, une comédie dont Reed et sa meilleure amie, Emery, la fille de
Gideon, faisaient partie.
J’avais entré le code sur le coffre et l’avait passé au crible. Passeports,
certificats de naissance et cartes de sécurité sociale. Quel ennui. Les tiroirs
du bureau ne contenaient rien d’intéressant en dehors des dossiers des
employés. J’avais arraché complètement le tiroir du haut de son rail et tâté
le trou qu’il avait laissé.
Juste au moment où j’avais terminé ma recherche, mes doigts avaient
frôlé du cuir lisse.
Après avoir retiré le ruban adhésif, je m’étais accroché au cuir et l’avais
sorti de la caverne. Tenu à la lumière, le journal avait de la poussière sur la
couverture et rien d’autre. Pas de nom. Pas de marque. Pas de logo.
Je l’avais ouvert, en regardant les rangées de lettres et de chiffres.
Quelqu’un avait tenu des comptes méticuleux.
Un registre comptable.
Un moyen de pression.
Une preuve.
Sa destruction.
Je n’avais ressenti aucune culpabilité en volant ce qui n’était pas à moi.
Pas quand son propriétaire maniait le pouvoir de destruction, et que mes
parents étaient dans sa ligne de mire. Vêtu du costume de Gideon, j’avais
l’air d’un Eastridger en sortant de son manoir avec son livre de comptes
rangé dans la poche intérieure.
Quand maman appela, je ne lui dis rien lorsqu’elle me supplia :
— S’il te plaît, Nash. S’il te plaît, ne fais pas de scandale ce soir. Tu es là
pour conduire Reed à la maison si les choses deviennent incontrôlables. Tu
sais comment sont les enfants d’Eastridge Prep. Tu ne veux pas que ton
frère ait des problèmes.
Traduction : Les enfants riches se saoulent, s’attirent des ennuis, et c’est
le gamin avec les uniformes de seconde main et la bourse d’études qui en
prend la responsabilité. Une histoire vieille comme le monde.
J’aurais pu l’admettre à ce moment-là, parler à maman des méfaits de
Gideon.
Je ne le fis pas.
J’étais Sisyphe.
Rusé.
Trompeur.
Un voleur.
Au lieu de tromper la Mort, j’avais volé un Winthrop.
Ce dernier s’était avéré plus dangereux que le premier. Contrairement à
Sisyphe, je n’avais pas l’intention de subir le châtiment éternel pour mes
péchés.
Le registre ne devait pas être plus lourd qu’un petit livre de poche grand
public, mais il avait un certain poids dans la poche intérieure de mon
costume pendant que je me frayais un chemin parmi les tables de la salle de
bal de la Eastridge Junior Society, réfléchissant à ce que je devais faire de
ce que j’avais appris.
Je pouvais le remettre aux autorités compétentes et faire tomber les
Winthrop, prévenir mes parents de trouver un nouvel emploi et de vendre
leurs actions Winthrop Textiles, ou garder le savoir pour moi.
Pour l’instant, j’allais garder ça pour moi le temps de former un plan.
Une mer d’hommes d’affaires en costume et de femmes manucurées,
nées, élevées et ayant grandi à Eastridge, en Caroline du Nord, pour n’être
rien de plus que des épouses-trophées, se confondait devant moi. Pas un
seul d’entre eux ne piqua mon intérêt.
Pourtant, je passai ma paume sur le dos nu d’une femme de Stepford pour
me distraire du fait que j’avais pris quelque chose à l’homme le plus
puissant de Caroline du Nord, l’un des hommes les plus puissants
d’Amérique.
Les lèvres de Katrina s’entrouvrirent à mon contact et elle laissa échapper
une expiration tremblante qui poussa Virginia Winthrop à jeter un regard
glacial dans ma direction. À une autre table, Basil, la belle-fille de Katrina,
donna un coup de couteau vicieux à son steak de Kobe blanc, les yeux rivés
sur l’endroit où le bout de mes doigts frottait le dos nu de Katrina.
Le steak me rappelait mon petit frère : luisant à l’extérieur, plein de sang,
et prêt à éclater à la moindre coupure. Sa petite amie par intermittence,
cependant, ne serait pas la fille qui le couperait.
Dès que Reed aurait sorti la tête de son cul et réalisé qu’elle était
amoureuse de lui, Emery Winthrop allait posséder son cœur.
Les filles comme Basil Berkshire étaient des arrêts de ravitaillement.
Elles faisaient le plein et vous aidaient sur la route, mais elles n’étaient pas
la destination.
Les filles comme Emery Winthrop étaient la ligne d’arrivée, le but pour
lequel vous travailliez, le lieu que vous vous efforciez d’atteindre, le sourire
que vous voyiez quand vous fermiez les yeux et vous demandiez pourquoi
vous vous donniez tant de mal.
Reed avait quinze ans. Il avait le temps d’apprendre.
— Il y a une place à la table des enfants, annonça Virginia, une bouteille
de Krug Brut Vintage coincée entre deux doigts.
Elle ressemblait à la statue d’Héra que papa avait placée au centre du
labyrinthe d’arbres du jardin des Winthrop. Une beauté pâle et trop mince,
figée dans un cadre imposant. Virginia lissait ses cheveux blonds jusqu’à ce
qu’ils reflètent les brochettes de bambou effilochées qui embrassaient le
haut de ses épaules.
Les mèches brillantes se balancèrent lorsqu’elle hocha la tête vers la table
où était assise sa fille. La fille qu’elle avait façonnée pour qu’elle lui
ressemble comme deux gouttes d’eau. Mais Emery possédait des bizarreries
qui passaient à travers les mailles du filet, comme la lumière du soleil qui
s’infiltre dans une cellule de prison par un simple trou d’épingle.
Un visage expressif.
Des yeux trop grands.
Un unique iris gris, visible uniquement de près, mais j’avais déjà entendu
Virginia demander à sa fille de le couvrir avec une lentille de couleur
assortie à son œil bleu.
Assise au même niveau que Katrina, Virginia parvint à la regarder de haut
en me lançant :
— Tu peux t’asseoir à la table des enfants.
Mon doigt tressaillit, tenté de doigter Katrina à la « table des adultes »
pour la provoquer, car je ne doutais pas que Virginia ait participé aux
détournements de fonds de son mari. Si Gideon Winthrop était la tête de
Winthrop Textiles, Virginia Winthrop était le cou, déplaçant la tête dans la
direction qu’elle souhaitait.
Je gardai mes doigts pour moi alors que les supplications de maman
résonnaient dans mon crâne.
Ne fais pas de scandale.
Plus facile à dire qu’à faire.
Sans un mot de plus, je pivotai et pris le siège entre Reed et le cavalier
d’Emery, Able Cartwright. Able était aussi véreux que son père avocat. Des
yeux noirs et des cheveux blonds gominés comme s’il sortait d’une audition
pour le rôle du vautour dans un film de série B de Laurence Huntington.
— Petit frère. Emery.
Je fis un signe de tête à Reed et Emery, puis je fronçai les sourcils à
l’intention du reste de la table, des ados prépubères qui cherchaient
désespérément à se cacher sous cinq kilos de maquillage.
— Les midinettes.
Les joues rouges de Basil contrastaient avec le blond presque blanc de sa
tête. Elle portait assez de parfum pour enfumer un gymnase. Mes récepteurs
olfactifs en périrent quand elle se pencha vers moi et gloussa dans sa
paume.
— Oh, Nash, tu es si drôle.
Je lui tournai le dos, mettant ainsi fin à la conversation. J’étudiai Emery, à
un siège de là. Elle était assise, les sourcils froncés et les mains sur les
genoux, occupée à essayer d’ouvrir une mini-barre de Snickers sans attirer
l’attention sur la sucrerie de contrebande.
Je me demandais si elle avait la moindre idée de ce que faisaient ses
parents.
Probablement que non.
Maman m’avait dit un jour que les gens étaient câblés pour faire le bon
choix.
C’est l’instinct humain, disait-elle, que les gens veuillent bien faire pour
les autres, leur faire plaisir, répandre la joie.
Betty Prescott, si douce et naïve.
Fille d’un pasteur, elle avait grandi en passant son temps libre à étudier la
Bible et avait fini par épouser l’enfant de chœur. Je vivais dans le monde
réel, où les riches baisaient les petits, dans le cul, sans lubrifiant, et
attendaient d’être remerciés après.
Et le père d’Emery ? Il faisait bonne figure. Des œuvres de charité, du
bénévolat, un sourire radieux. Je pensais que Gideon était différent. Je
m’étais évidemment trompé.
Mais Emery Winthrop… Je réfléchis à ce que je devais faire avec le livre
de comptes dans ma poche. Elle compliquait les choses.
Non pas que j’étais particulièrement attaché à elle. J’avais peut-être dû
avoir deux-trois conversations avec elle au cours des huit dernières années,
mais j’aimais Reed, et Emery savait comment aimer Reed mieux que
quiconque.
Elle avait passé son enfance à partager l’argent de son déjeuner avec lui
et à suivre des cours de soutien scolaire dont elle n’avait pas besoin. Dans
l’école pourrie d’où nous venions, Reed avait pratiquement deux ans de
retard. Même à sept ans, Emery avait compris que la seule façon pour mon
frère d’engager un tuteur était de prétendre que c’était elle qui en avait
besoin pour que ses parents payent pour.
Faire du mal à Emery ferait du mal à Reed. C’était logique. Et aussi blasé
que je sois devenu, et malgré toute ma haine envers Eastridge et les gens
dans cette salle de bal, je ne détestais pas la fille qui était farouchement
loyale au point d’être téméraire, la fille avec une sagesse de mille ans
acquise en seulement quinze ans, la fille qui aimait mon petit frère.
— Emery, dit Basil après que j’eus ignoré ce qu’elle avait dit. J’ai
entendu parler de ton échec dans la classe de Schnauzer. Pas de bol.
Schnauzer. Pourquoi ce nom me semblait-il familier ?
Reed s’approcha de Basil, sa voix ne formant qu’un faible murmure que
tout le monde pouvait entendre.
— Ce n’est pas gentil, mon cœur.
Son accent de Caroline du Nord était palpable, et il avait réussi à aggraver
la situation.
— Vous entendez ce bruit ?
Emery pencha la tête sur le côté. Ses sourcils se froncèrent pour simuler
la concentration.
Able envahit l’espace d’Emery.
— Quel bruit ?
— Ce bourdonnement agaçant.
— On dirait un moucheron, ajoutai-je en me penchant sur Cartwright et
en arrachant le mini Snickers des doigts d’Emery avant de le fourrer dans
ma bouche.
— Non, ce n’est pas ça.
Elle me remercia avec une lueur dans les yeux. Un salut fugace à la
solidarité avant de se tourner vers Basil. Elle passa aussitôt à l’attaque.
— C’est juste Basil.
Basil bondit en avant quand je compris qui était Schnauzer et je coupai
court à toutes les stupidités qu’elle avait l’intention de débiter.
— Dick Schnauzer, ce n’est pas ce prof de chimie ? L’enfoiré qui exige
des pipes pour des A ? Et celles qui ne le font pas, eh bien…
Je haussai un sourcil vers Basil.
— Hé, tu as eu un A, non ?
Les yeux de Basil se tournèrent vers Reed. Elle attendait qu’il prenne sa
défense. Il alterna son regard entre moi, Basil et Emery, le tout avec un air
impuissant qui me fit me demander si nous étions même de la même
famille. Mais peut-être qu’une puissance supérieure veillait sur lui car
Virginia avait choisi ce moment pour s’immiscer à notre table.
Ses yeux effleurèrent les soupes froides au fenouil non consommées sur
la table, comme s’il s’agissait d’un affront à ses compétences en tant que
présidente de la Eastridge Junior Society. Peut-être, car aucune personne
saine d’esprit ne regarderait un menu en disant : « J’aimerais la soupe au
fenouil froide, s’il vous plaît. »
— Emery, chérie.
Elle se tourna vers sa fille et plaça une mèche de cheveux derrière
l’oreille d’Emery. Comme une suite réelle de L’Invasion des profanateurs
de sépultures, Virginia avait demandé à une équipe de stylistes de créer
Emery selon sa vision.
Avant de quitter Eastridge pour l’université, j’avais vécu dans la maison
de ma famille pendant des années, de mon année à Eastridge Prep aux
quatre années que j’avais passées à faire la navette avec une université
d’État pour économiser de l’argent.
J’avais eu le temps d’assister au nombre impressionnant d’heures
consacrées à plumer, piquer et teindre Emery pour lui donner un corps que
Virginia pourrait habiter… ou peu importe ce qu’elle avait prévu pour sa
fille. La mort par la haute société d’Eastridge, probablement.
— Oui, maman ?
Emery ne regardait pas sa mère avec amour. Elle la regardait avec
résignation. Le regard qu’on lance à un flic quand il vous arrête pour avoir
dépassé la limitation de vitesse. Un dédain déguisé en civilité.
J’aurais juré que le seul courage que Reed possédait venait de ses années
aux côtés d’Emery.
— Tu veux bien être un amour et passer au bureau pour moi ?
Virginia se lécha le pouce et balaya un cheveu égaré sur le front d’Emery.
— J’ai besoin du diadème pour couronner la débutante de l’année.
La débutante de l’année. Comme si c’était un titre que quiconque désirait.
Le regard d’Emery passa de Reed à Basil, si transparent que je ne pris la
peine de retenir mon rire. Elle me lança un regard noir, puis se tourna vers
Virginia.
— Tu ne peux pas demander à quelqu’un de l’équipe de salle d’aller le
chercher ?
Virginia s’agrippa aux perles qui lui étranglaient le cou.
— Oh. Ne sois pas stupide. Comme si j’allais confier à un serveur le code
du coffre de l’hôtel.
— Mais…
— Emery, dois-je t’envoyer aux cours de bonnes manières de
mademoiselle Chutney ?
Mademoiselle Chutney était la femme à deux doigts d’être considérée
comme un tyran qui avait formé la population féminine d’Eastridge pour en
faire les bourgeoises coincées qu’elles étaient aujourd’hui. Elle ne laissait
pas de bleus, mais la rumeur disait qu’elle se promenait avec une règle
qu’elle utilisait pour frapper les poignets, le cou et toute chair sensible
qu’elle pouvait atteindre.
Able se leva.
— Je peux aller le chercher, madame Winthrop.
— Quelle excellente idée ! roucoula Virginia. Able va t’escorter, Emery.
Allez-y, maintenant.
Le visage de Virginia resta figé, comme si on avait glissé du plâtre dans
son Botox.
Les yeux d’Emery se dilatèrent d’agacement. Le gris s’assombrit, le bleu
s’éclaircit. Elle marmonna quelques mots que je ne parvins pas à déchiffrer,
mais ceux-ci semblaient empreints de colère. Pendant une fraction de
seconde, je crus qu’elle allait me surprendre.
En fait, quelque chose en moi avait besoin qu’elle me surprenne pour
restaurer ma foi en un monde où des gens comme Gideon pouvaient profiter
de tous les Hank et Betty Prescott qui pouvaient exister.
Au lieu de cela, Emery repoussa sa chaise et laissa Able lui prendre le
bras, comme si nous vivions au dix-neuvième siècle et qu’elle avait besoin
d’une escorte pour aller où que ce soit. Le défi dans ses yeux avait fui.
En cet instant, elle ne ressemblait en rien à la fillette de huit ans qui avait
frappé Able au visage pour avoir volé le déjeuner de Reed.
J’observai avec un intérêt détaché Emery se soumettre à la volonté de
Virginia.
Elle était comme tous les autres d’Eastridge.
Chapitre Deux

Emery

Parfois, je me demandais si Eastridge était, non pas une petite ville


tranquille de Caroline du Nord, mais un cercle de l’Enfer de Dante. Le
problème avec cette théorie, c’était que les habitants d’Eastridge ne se
limitaient pas à un seul péché. Nous étions voraces sur ce sujet.
Luxure.
Gourmandise.
Avarice.
Colère.
Violence.
Ruse.
Trahison.
Même l’hérésie, car regardons les choses en face. La plupart des
membres de l’élite d’Eastridge se disaient peut-être chrétiens, mais ils
n’agissaient pas comme tels lorsqu’ils refusaient d’aider l’autre moitié
d’Eastridge, celle qui dormait dans des maisons encore endommagées par
l’ouragan d’il y avait deux ans et qui utilisait le salaire de l’usine de textiles
de papa pour payer la nourriture.
Prenez ce soir, par exemple. Les cotillons présentaient les débutantes à la
société, mais nous avions tous vécu dans cette ville depuis notre naissance.
Un cotillon ne nous était pas plus utile qu’une pile de billets aux sommes
aléatoires.
Une bouteille de bourbon faillit tomber de l’armoire à alcool de papa,
mais Able l’attrapa et la souleva comme s’il avait fait exprès de la
renverser.
— Est-ce que je peux en boire ?
— Fais ce que tu veux, marmonnai-je en me penchant pour accéder au
coffre-fort mural derrière le bureau.
Je ne savais toujours pas si c’était le bureau de papa ou de Mère, mais ils
avaient planté leurs griffes partout à Eastridge. Même l’Eastridge Junior
Society, une branche de l’Eastridge Country Club.
Able avala une grande gorgée de bourbon derrière moi. Je tapai la
combinaison que Mère m’avait murmurée quelques minutes auparavant.
Ses pas martelèrent le parquet avant que sa main ne se pose sur mon dos.
Je la repoussai avec une petite claque.
— Pardon, je suis en train d’entrer la combinaison. Regarde ailleurs.
Je jurai en appuyant sur la mauvaise combinaison et dus réessayer.
Le son d’Able vidant la bouteille comme un initié d’une fraternité remplit
la petite pièce.
— Allez, Em, sois pas comme ça.
Avec sa voix identique à Adam Sandler dans Little Nicky, je pouvais
donner un million et une raisons pour lesquelles Able était tout bonnement
incapable de se trouver une petite amie. Il était mon rencard parce que son
père était l’avocat de mon père, et se battre contre toutes les demandes
ridicules que ma mère m’envoyait m’épuisait tellement certains jours que
j’acceptais de me soumettre.
Teins tes cheveux comme les miens.
Peut-être qu’un autre jeûne liquide te débarrassera de ces deux kilos de
poignets d’amour.
Tu emmèneras Able Cartwright au cotillon, j’espère ?
Sois un amour et va chercher le diadème.
C’était peut-être la seule demande raisonnable que j’avais reçue
récemment.
Je me mordis la langue et obéis, car si je voulais aller à l’université et
suivre une carrière dans le design, il me fallait de l’argent. En tant que
garante de mon fonds fiduciaire, Mère avait le pouvoir de me saigner à
blanc.
Les rébellions silencieuses, cependant, étaient ma récompense. Porter une
robe tachée. Utiliser la fourchette à pâtisserie plutôt que la fourchette à
poisson. Lancer des mots bizarres à des moments inopportuns. Tout pour
faire gonfler la veine ondulée sur la tempe de Mère.
— Je m’appelle Emery, corrigeai-je, en maudissant le choix de Mère pour
mes amis. Tourne-toi de l’autre côté.
— D’accord.
Il leva les yeux au ciel. Je sentais déjà l’alcool s’échapper de sa bouche.
— On se fait chier.
Ne. Pas. Le. Poignarder.
Je balayai les cheveux de mon visage et essayai un autre code.
Le code, c’est ton anniversaire, chérie, mon cul.
J’aurais dû savoir que Mère n’avait aucune idée de la date de mon
anniversaire.
— C’est un cotillon, Able.
Je tapai l’anniversaire de papa, mais l’écran clignota deux fois en rouge,
me narguant.
— Ce n’est pas censé être amusant.
Papa avait appelé ça du « réseautage vital », de la sympathie dans les
yeux alors qu’il regardait le coiffeur dompter mes cheveux avec ce qui ne
pouvait être décrit que comme la technique que l’on utiliserait sur un
animal sauvage.
Mère n’avait pas pris la peine de me donner des excuses bancales en
rappelant au styliste de retoucher mes racines noires « désastreuses » et
d’ajouter plus de touches de couleur plus foncées, afin que ma nuance
corresponde exactement à son blond.
— Emery, gémit Able.
J’entrai finalement le bon code, l’anniversaire de ma mère, et je sortis le
diadème, le laissant dans son étui en velours.
— Barrons-nous, me dit-il. Mes parents seront là, occupés par le reste des
gros bonnets d’Eastridge.
Il se rapprocha, son haleine de bourbon caressant ma joue et mon cou.
— Nous aurons mon manoir pour nous tout seuls…
— Tu veux dire le manoir de ton père ?
Je me redressai et reculai d’un pas quand je réalisai à quel point Able était
proche.
— Tu peux rentrer chez toi. Moi, je dois rester.
L’image des doigts de Basil serrés autour de la cuisse de Reed me brûlait
l’esprit. Nous étions en train de manger de la soupe. Qui molestait la cuisse
d’un autre en mangeant une soupe au fenouil froide ? Pas le genre de
psychopathe que je devrais laisser seule avec mon meilleur ami.
— Chérie…
— Emery.
Je secouai la tête.
— C’est juste Emery. Pas Em. Pas chérie. Pas Emery avec une voix
geignarde. Pas Emery en gémissant. Juste. Emery.
J’esquivai sur la gauche pour passer derrière lui, mais ses paumes se
plaquèrent contre le mur, de chaque côté de moi, m’y enfermant.
— D’accord. Allez, juste Emery.
Une brève poussée de peur s’empara de mes membres. Je la repoussai
aussi vite qu’elle apparut.
— Bouge.
Il ne bougea pas.
— Bouge, tentai-je de nouveau, plus ferme cette fois.
Toujours rien.
Je levai les yeux au ciel et poussai son torse, essayant de rester calme
quand quatre-vingt-dix kilogrammes de linebacker du Sud refusèrent de
bouger.
— Je suis sûre que tu penses que c’est sexy, mais pour ton information, ça
ne l’est pas. Ton haleine sent la brasserie, tes aisselles ne sont pas très
agréables non plus, et je préférerais être à ce putain de cotillon qu’ici.
Quand il plissa les yeux, je repensai à mon approche et aux millions de
fois où ma grande gueule m’avait attiré des ennuis dans le passé. J’avais
connu Able toute ma vie… Il ne me ferait pas de mal. N’est-ce pas ?
— Écoute, commençai-je d’abord, mes yeux parcourant la pièce à la
recherche de quoi que ce soit qui pourrait m’aider.
Rien.
— Je dois ramener ce diadème ou ma mère va s’énerver et envoyer tout le
monde me chercher ici.
Mensonge.
Mère ne voulait rien d’autre que j’épouse Able et que j’ai deux ou cinq
enfants aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Même si cela équivalait à ce
que sa fille de quinze ans fornique dans le salon de la Junior Society.
Je fis semblant de ne pas paniquer quand Able réduisit la distance d’un
pas supplémentaire et pressa tout le devant de son corps contre moi.
L’alcool dans son haleine aurait pu endormir un éléphant. Ce fut tout ce que
je sentis quand il se pencha en avant et déposa un baiser baveux sur le bout
de mon nez. Sa salive glissa dans mes narines, je n’avais jamais rien
ressenti de plus dégoûtant.
Mes yeux se dirigèrent vers la bouteille de bourbon sur la table derrière
lui. Le contenu était bas derrière le verre, presque vide. Je priai les
puissances supérieures qu’Able l’ait trouvée ainsi. Qu’il n’était pas
complètement ivre.
— Ce n’est pas drôle, Able.
Je poussai de nouveau, mais c’était sans espoir. Je pesais un peu moins de
cinquante kilos, et il en faisait le double. J’entrouvris les lèvres pour crier,
mais son poing charnu les recouvrit et il écrasa sa dureté contre mon ventre.
Bats-toi, Emery. Tu peux le faire.
J’essayai.
Je donnai des coups de pied.
Je griffai.
Je hurlai, même quand sa main couvrit mes cris. Désespérée, j’enfonçai
mes dents aussi profondément que possible dans la partie charnue de sa
paume. Il jura et me relâcha assez longtemps pour que je puisse faire deux
pas avant que son bras ne s’enroule autour de ma taille et me tire contre lui.
Des muscles de granit se posèrent sur mon dos exposé. Il me porta
jusqu’au bureau et me pencha dessus. Mes paumes frappèrent l’acajou dans
un grand bruit. J’utilisai le revers de mes mains pour amortir le choc de ma
tête contre la table. Ce fut inutile.
Ma vision se brouilla. Je voyais encore des étoiles quand Able déchira le
dos de ma robe et commença à m’envoyer des baisers répugnants sur toute
la surface de ma chair. Ses baisers formaient une constellation éparpillée de
salive sur ma peau.
Je haletai quand je retrouvai enfin ma voix. J’aurais pu crier, mais j’étais
trop loin pour que quelqu’un m’entende et il aurait simplement recouvert
ma bouche à nouveau.
— Mes lèvres, suppliai-je alors, changeant de tactique.
— Hmm ?
Sa langue dessina une ligne le long de ma colonne vertébrale.
— Mes lèvres. Embrasse mes lèvres.
Able me retourna et enfonça son érection contre mon ventre.
— Emery Winthrop. Si serviable. Qui l’aurait cru ?
Il me laissa passer une main dans ses cheveux tandis que je m’étirais pour
rencontrer son baiser, me tenant sur la pointe des pieds pour atteindre ses
lèvres malgré ma taille. Il gémit dans ma bouche, une main posée sur le bas
de mon dos et l’autre essayant désespérément de défaire son pantalon.
Je couvris ses doigts tâtonnants avec les miens, les déplaçai sur le côté et
baissai la fermeture éclair de son pantalon. Quand ce dernier s’affaissa
autour de ses pieds et que son caleçon tomba avec lui, je lui donnai un coup
de genou aussi fort que possible dans les bijoux de famille.
Son visage était crispé par le choc. Je saisis l’occasion pour lui donner un
second coup de genou. Je refusais d’être la fille dans les films d’horreur qui
meurt parce qu’elle ne va pas jusqu’au bout. Je ne regardai pas Able
s’effondrer sur le sol.
Je renversai la chaise de bureau sur lui et levai le bord de ma robe en
lambeaux aussi haut que possible. Je piquai un sprint vers le couloir et
réussis à peine à franchir la porte avant de m’écraser contre quelque chose
de solide.
Emery, il n’y a que toi, me dis-je, pour échapper à un quasi-viol et foncer
dans un mur.
J’attrapai ce que je pouvais pour me stabiliser. Le tissu Guanashina glissa
entre mes paumes avant que mes doigts ne s’y accrochent, creusant
légèrement dans le propriétaire du costume.
— Doucement, tigresse.
Un sentiment de soulagement inonda mes membres au son de la voix de
Nash. Je chassai les larmes qui s’accumulaient derrière mes yeux tandis que
l’image de Nash me devenait plus visible. Le temps joua des tours à mon
esprit alors que je prenais mon temps pour assembler son image comme un
patchwork sur une courtepointe.
Nash Prescott était une beauté de friperie, usée et blasée, le souvenir de
quelque chose d’autrefois beau s’attardant sur lui alors qu’il contemplait le
monde avec des yeux déchirés par la guerre. Son mépris pour Eastridge se
reflétait sur son visage, des bords durs et une rage sans fin qui, en temps
normal, m’obligeait à détourner le regard.
Les femmes d’Eastridge l’adulaient, avec ses yeux morts et son rictus sûr
de lui. La virilité pure qui lui collait à la peau comme une eau de Cologne
hors de prix. Mais quand je le regardais, je voyais quelque chose de triste.
Une chemise inestimable avec une tache sur le devant.
Je le disais comme un compliment. Il y avait quelque chose de saisissant
chez quelqu’un qui voyait le monde tel qu’il était. Même s’il ne pouvait pas
voir la beauté, il voyait la vérité. Et parce que cette vérité était recouverte
de laideur et de défauts, j’avais du mal à le regarder la plupart du temps.
Et pourtant, au moment où j’étais le plus vulnérable, j’avais
soudainement une vision étroite rivée sur lui.
La colère flagrante fit passer les yeux noisette de Nash du brun doré au
vert, comme si des pierres d’aragonite et d’émeraude s’étaient affrontées
dans un kaléidoscope et qu’aucune n’avait gagné. Avec son nez aquilin et
ses lèvres trop pleines, il était trop beau pour être touché. Pourtant, je
n’aurais pas pu arracher mes doigts de ses avant-bras, même si je l’avais
voulu.
Des touffes de cheveux noir de jais se dressaient dans plusieurs directions
sur sa tête, comme s’il ne pouvait pas se donner la peine de les dompter.
Coupés de près sur les côtés, il les gardait longs sur le dessus, en vagues
soyeuses et sauvages.
Cafuné, pensai-je, déconcertée quand je réalisai que je l’avais murmuré.
Cafuné, le geste de passer ses doigts dans les cheveux de quelqu’un que
l’on aime.
Le mot me vint à la vitesse d’un tremblement de terre, soudain et
imprévisible, secouant mes fondations déjà fissurées.
Cela n’avait aucun sens.
Je regardais le mauvais Prescott.
— Ta mère nous a envoyés chercher le diadème, expliqua Reed à côté de
son frère.
Reed. Mon meilleur ami. Le quarterback star de l’école. Un garçon du
Sud aux cheveux blonds, aux yeux bleus, avec une voix traînante charmante
et un sourire fiable. Et ces fossettes. Une de chaque côté, nous gratifiant
chaque fois qu’il souriait.
Reed était là, et j’étais en sécurité.
Le temps me frappa jusqu’à ce que je vacille en arrière. J’avais
l’impression qu’une heure s’était écoulée depuis que j’avais croisé Nash,
mais ça avait plutôt été dix secondes. Nash me stabilisa alors que je
m’imprégnais des mots de Reed.
Mère les avait envoyés.
Pour le diadème.
Pas pour moi.
Je ne dis rien.
Je ne pouvais pas.
Est-ce que c’était le genre de vérité, le genre de laideur que Nash voyait
et qui lui faisait retrousser les lèvres en permanence ? Pendant une seconde,
j’imaginai ma fuite. Pas d’Eastridge Prep. Pas de futur à Duke. Pas de
tenues de créateur tissées d’attentes.
Nash resta silencieux. Ses yeux parcouraient un chemin clinique le long
de mon corps, les cheveux ébouriffés, les joues tachées de mascara, la robe
Atelier déchirée en vieux rose, une couleur qui avait l’air mignonne quand
j’avais quitté la maison, mais qui semblait déprimante maintenant.
Tacenda.
Arcane.
Dern.
Je marmonnai des mots que j’aimais pour me calmer, les laissant se
former sur mes lèvres sans pour autant les relâcher dans un univers
destructeur.
Mes doigts s’accrochèrent à la chemise de Nash, que je reconnus comme
étant celle de mon père, mais je ne pouvais pas la lâcher. Même si ma robe
déchirée descendait lentement le long de mon torse.
— Waouh, Em.
Reed tendit la main et ajusta mon corset. Quoi qu’il ait fait, il le répara
suffisamment pour qu’il ne glisse plus, mais je ne pouvais toujours pas
lâcher le bras de Nash.
— Emery, corrigeai-je Reed.
Mon ton exprimait un calme que je ne ressentais pas. Un détachement
que je recherchais désespérément.
Dans un coin reculé de mon esprit, je me souvins que Reed m’avait
toujours appelé Em.
Que c’était normal.
Que j’étais en sécurité.
Tu es Em.
Tu es Emery.
Tu vas bien.
— Emery ?
L’inquiétude dans la voix de Nash semblait réelle.
Je m’y accrochai comme mes mains s’étaient accrochées à son costume.
Le costume de mon père. Il sentait encore comme papa, un mélange de
bois, de cèdre et de pin qui s’installa dans ma poitrine. Comme un baume
pour mes nerfs. Je pressai mon visage contre la chemise et inhalai jusqu’à
ce que je l’aie vidée de l’odeur de mon père, et que la seule chose qui restait
était l’odeur distincte de Nash Prescott.
Agrumes. Musc. Une vanille capiteuse qui aurait dû être féminine, mais
ne l’était pas. L’anarchie effaça la logique et me rendit sans voix. Je ne
pouvais pas parler. Alors, je me concentrai sur le parfum de Nash, même
quand tout ce que je voulais faire était de me cacher de la mortification sous
mes couvertures et de ne plus jamais en sortir.
— Emery, recommença Reed.
Mais il fut interrompu par la porte du bureau qui s’ouvrit en claquant.
En grimaçant, je baissai la tête, me préparant à recevoir un coup.
Arrête, m’ordonnai-je. Able ne t’a pas frappée. Il a déchiré ta robe,
touché ta chair et t’a jetée sur le bureau, mais il ne t’a pas frappée.
Je me ressaisis quand Able grogna un gémissement. Je me retournai à
temps pour le voir trébucher devant le cadre de la porte. Je fronçai les
sourcils en le voyant remonter son pantalon et je m’éloignai de Nash.
La colère traversa mon corps, suivant le rythme de mon pouls jusqu’à ce
que ma paume tressaille avec le besoin de blesser Able en retour. J’avais
besoin de le gifler. De le punir. De lui enlever sa dignité. L’humilier comme
il m’avait humiliée. Je réfléchis à quoi je ressemblerais dans une
combinaison orange, à faire vingt ans de prison, mais je me jetai quand
même sur Able.
Je me séparai de Nash, comblai l’espace entre moi et Able, et je le giflai.
Deux fois. Nash se planta devant moi quand je voulus lui donner une
troisième gifle. Il attrapa ma main et la relâcha.
Sans un mot, il sortit quelque chose de la veste et le fourra dans la poche
de son pantalon, si vite que je ne vis qu’une lueur brune. Il retira la veste de
mon père et la fit glisser sur mes épaules. Je ne m’étais jamais autant sentie
comme une enfant que maintenant.
— Ramène-la chez elle, Reed.
Nash pressa les clés de sa Honda rétro dans la paume de Reed et enroula
ses doigts autour d’elle quand il ne les saisit pas. Reed avait dit un jour que
la voiture de Nash était probablement la seule chose à laquelle il s’était
jamais attaché. Il n’en avait pas l’air puisqu’il donna les clés à Reed sans
broncher.
Derrière Nash, Able recula d’un mètre en essayant de s’échapper, mais
Nash attrapa sa chemise et le ramena vers nous.
— Nash, tenta de discuter Reed.
Ses yeux étaient remplis de colère et d’un éclair de violence que je
n’avais jamais vu chez lui auparavant.
Cette férocité m’excitait, même si une partie de moi craignait qu’elle ne
le rende trop semblable à son frère. Le garçon qui avait l’habitude de
s’incruster à pas de loup dans ma cuisine pour voler de la glace pour ses
poings meurtris et ses coquards.
« Tu devrais voir l’autre gars, » disait toujours Nash avec un sourire en
coin avant de disparaître par la porte de derrière, et je devais me pincer pour
m’assurer que je n’hallucinais pas.
J’avais trop peur pour balancer. Même la tentation de manger un bol de
crème glacée sans subir le jugement de mère n’avait pas réussi à me faire
revenir à la cuisine. J’avais arrêté les sorties nocturnes jusqu’à ce qu’une
nuit, Nash ait été arrêté et que Reed m’ait dit que Betty Prescott lui avait
fait jurer de ne plus jamais s’attirer d’ennuis.
Et il ne l’avait plus fait. J’avais pu manger ma glace en paix, et notre
glace avait été préservée du sang de Nash Prescott. Je n’avais plus jamais
parlé à Nash Prescott jusqu’à ce soir, même si ni aujourd’hui ni l’incident
de cette époque ne pouvaient compter comme des conversations.
— Ramène. La. Chez. Elle.
Nash fixa longuement Reed et une, deux, trois secondes passèrent avant
que Reed ne hoche finalement la tête.
J’expirai le souffle que j’avais refoulé, réalisant que j’ignorais ce que
Nash ferait si Reed lui désobéissait, et je n’avais pas envie de rester dans les
parages pour le découvrir. J’aimais le visage de Reed arrangé exactement
comme il était, merci beaucoup.
— D’accord.
Il offrit à Able un autre regard noir.
— Ouais, ça va. D’accord.
J’eus l’impression d’inspirer une grande bouffée d’air quand Reed
entrelaça ses doigts avec les miens. Cette sensation d’étouffement s’évapora
et une autre sensation prit sa place. Comme si quelque chose avait attrapé
ma poitrine et y avait planté ses griffes.
— Je vais bien, promis-je à Reed.
Mais je n’allais pas bien.
J’avais pris conscience de ce qu’était cette sensation.
Chapitre Trois

Emery

L’amour.
Je m’étais toujours sentie mal que les gens courent après quelque chose
d’aussi inconstant. Quelque chose qui pouvait être là un jour et disparaître
le lendemain.
L’amour me faisait penser à la voiture de Nash, parsemée de bleus d’un
ancien propriétaire ; bien entretenue par son locataire actuel ; et faisant
toujours tic-tac en attendant son destin, abandonnée dans une casse de
Caroline du Nord.
La psy chez qui Mère m’avait envoyée lorsque j’avais onze ans et que
j’avais surpris Mère un peu trop proche de mon oncle Balthazar me dirait
que j’examine à nouveau la vie avec trop d’attention. Mère la payait aussi
pour que je me taise par tous les moyens. J’avais entendu leur conversation
en revenant des toilettes.
Toute cette histoire était inutile.
Ça n’aurait aucune importance, même si j’en parlais à papa. Les
domestiques racontaient des ragots sur les disputes de mes parents et
disaient qu’il la quitterait dès que je serais diplômée du lycée. Je les avais
crus. Papa et Mère se parlaient rarement, et quand ils le faisaient, leurs
conversations tournaient autour des affaires.
Pendant mes séances, ma psy m’avait dit qu’oncle Balthazar était la
représentation de mes démons dans mon esprit. Ma mère était censée être
une analogie de la force, comme si on pouvait même y croire. La force.
Et la proximité entre oncle Balthazar et Mère ? Selon le docteur Dakota
Mitchum, psychologue diplômée de Caroline du Nord : la force qui tue mes
démons.
Papa était un planificateur. Il anticipait les coups comme un grand maître
d’échecs et les contrait sans pitié, ce que j’enviais. Je m’étais dit que si je
me rebellais trop fort contre Mère avant qu’elle et papa divorcent, je
déclencherais un effet papillon. Alors, j’avais fermé ma gueule, assisté aux
séances de psy et passé une heure entière à me demander quel rang
obtiendrait le Docteur Mitchum dans les Hunger Games.
J’avais appris quelque chose du Docteur Mitchum, cependant. Elle
m’avait dit que j’avais besoin d’un exutoire pour mon esprit créatif. Un
exutoire pour mes émotions, également. Elle m’avait suggéré le dessin.
J’avais commencé à mettre les gens dans l’embarras à la place.
L’imprimante à T-shirt que papa m’avait offerte pour mon sixième
anniversaire était restée en sommeil au fond de mon placard. Je l’avais
sortie, avais enlevé l’épaisse couche de poussière, et imprimé un T-shirt
Winthrop Textiles qui disait « Dimanches Horizontaux ». Quand Mère
m’avait demandé ce que ça voulait dire, j’avais insisté sur le fait que c’était
un groupe indépendant dont elle n’avait jamais entendu parler.
Les T-shirts étaient devenus ma façon d’affronter la vie, et finalement, ils
étaient devenus la façon de Reed de m’aider à faire face à la vie.
Convenable pour la princesse des textiles de Caroline du Nord. Mère n’en
avait aucune idée. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle détestait les T-shirts
et m’interdisait de quitter la maison autrement qu’en vêtements de marque.
Mais papa ? Mon brillant et attentif papa… Il avait toujours remarqué que
les T-shirts du jour, les TSDJ, comme Reed les appelait, signifiaient que
j’avais quelque chose à régler.
— Tu es prête ?
Reed agita sa chemise blanche comme un drapeau, cachant le devant de
celle-ci. C’était ma coupe préférée que l’usine de papa fabriquait, quelque
chose de confortable et de doux qui me donnait envie de me blottir contre
Reed et de regarder un film d’horreur avec lui.
Je m’étais déjà glissée hors de ma robe abîmée et dans un T-shirt
fraîchement imprimé. Mes genoux étaient pressés contre ma poitrine. Je
m’étais assise sur mon lit, recouvrant les mots que j’avais placés sur le T-
shirt dix minutes auparavant.
L’adrénaline avait disparu pendant le trajet du retour et j’avais passé le
reste du temps depuis à faire semblant d’aller bien alors que tout ce que je
voulais, c’était remonter le temps et faire payer Able Cartwright.
Je n’étais pas du genre clémente. Je m’accrochais aux rancunes et les
élevais comme un animal domestique favori, sans jamais oublier de les
nourrir, de les divertir et de leur tenir compagnie. J’avais besoin de me
venger, ou je passerais chaque seconde à me prendre la tête sur chaque
détail du toucher d’Able.
Reed alluma l’imprimante à T-shirts et déboutonna sa chemise. Je fis
semblant de détourner le regard des muscles tendus qu’aucun garçon de son
âge ne devrait avoir et attendis, les yeux réellement fermés, qu’il fasse
glisser le tissu sur sa tête et le long de son torse.
— Je suis prête.
Je passai mes doigts dans mes cheveux noués avant de couvrir ma
poitrine de mes deux paumes et de me précipiter sous les couvertures.
Je fus prise de l’envie de lever les yeux au ciel devant ce jeu enfantin
auquel nous jouions souvent, mais je ne le fis pas parce que l’idée qu’un
jour viendrait où il toucherait à sa fin me faisait peur. Je voulais être vieille
et grisonnante, et quand même continuer à faire des T-shirts ridicules avec
Reed.
Reed se rapprocha du lit.
— 1… 2…
À trois, il retourna sa chemise et je baissai mes mains avec une
synchronisation parfaite. Nous tombâmes sur les draps, comme des anges,
riant aux éclats et le bonheur sur les joues alors que nous réalisions que
nous avions imprimé la même phrase sur nos T-shirts.
ABLE CARTWRIGHT A UNE PETITE QUEUE.
C’était drôle, mais pas si drôle. Je savais ce qu’il faisait, cependant. Il
essayait de me faire oublier ce qu’il s’était passé de la seule façon qu’il
connaissait. J’appréciais l’intention, mais seule la souffrance d’Able serait
capable de soulager mes doigts tremblants.
— Tu es mon meilleur ami, Reed.
Les mots m’échappèrent comme un soupir que j’aurais dû enchaîner en
moi.
Je m’attendis à le regretter, mais le sentiment ne vint jamais.
Au lieu de cela, celui de tout à l’heure embua la pièce. Je n’osai pas lui
donner un nom alors qu’il me possédait, rapprochant ma main de celle de
Reed. Nos doigts se frôlèrent, mais je retirai les miens et fis passer ça pour
un accident, en allant frotter de la fausse peluche à proximité.
Subtil.
Reed se retourna sur le ventre et étudia mon visage. Ses boucles dorées
étaient identiques aux miennes, bien que les siennes soient naturelles, et il
avait deux yeux bleus, contrairement à mon unique œil. J’avais envie
d’effleurer du bout des doigts ses paupières jusqu’à ce qu’il les ferme et
déposer un baiser sur chacune d’elles.
Me retenir n’avait jamais été mon point fort, mais je le fis avec Reed
parce que j’avais trop à perdre. Même quand j’avais envie d’empoigner, de
réclamer, d’embrasser, je me retins.
Ses doigts jouaient avec les pointes de mes cheveux, les ramenant sur ma
joue et les utilisant pour me chatouiller.
— Est-ce que tu vas bien, Em ?
Je tirai sur son oreille jusqu’à ce qu’il s’arrête et envisageai d’ignorer la
question, mais ne le fis pas. Il aurait demandé encore et encore jusqu’à ce
que je crache le morceau.
Les Prescott étaient une bande d’acharnés.
Betty pouvait interroger un terroriste armé de son seul sourire et d’une
tarte aux pommes faite maison.
Les yeux doux de Hank étaient des armes de confession massives.
Reed n’avait jamais entendu le mot « non » de sa vie.
Et Nash… Eh bien, Nash était Nash. Tout ce qu’il avait à faire était de
respirer, et les gens se bousculaient pour lui plaire. Il avait une présence que
l’argent ne pouvait acheter.
« Les moutons gravitent autour des personnes sympathiques. L’amabilité
n’est pas une qualité qui s’apprend, mais une avec laquelle on naît »
m’avait un jour dit ma mère après que Basil eut invité tous les élèves de
notre classe à son dixième anniversaire, sauf moi. Elle m’avait regardé de
haut, la déception teintant sa voix. « Je suis sympathique, toi non. Je dirige
la Junior Society, tu es une paria. Tu devrais peut-être apprendre à agir
comme un mouton. »
L’existence de Nash faisait des trous dans la théorie de Mère. Il était à la
fois antipathique et magnétique. J’emmerdais les moutons. Quand je serais
plus grande, je voudrais être comme lui.
— Est-ce que tu vas bien ? répéta Reed.
Non.
Oui.
Je ne savais pas. Physiquement, pas mal. Mentalement ? Un peu secouée
et la tête remplie d’envies de meurtre. Mais Reed était un pacifiste dans
l’âme, et je n’avais aucune idée de ce qu’il dirait s’il savait ce que je ferais
si jamais je mettais la main sur Able.
L’adrénaline m’avait apaisée devant le bureau, mais maintenant que
j’étais à la maison, mon corps exigeait que je me batte ou je tremblerais
sans jamais m’arrêter.
— Oui, crachai-je finalement le morceau.
Comme Reed continua à m’étudier, j’écartai mes cheveux de mon visage
et m’assis.
— Je te le promets. Je vais bien. Je ne te mentirais pas.
Mais un mensonge par omission…
Il m’apparut que mes mensonges s’étaient empilés comme un accident de
la route à un carrefour. L’un après l’autre, encore et encore. Il fallait que
j’arrête, mais l’alternative, c’est-à-dire la vérité, me plaisait moins.
— Tu es sûre ?
— Oui. Arrête de demander, Reed.
Je levai les yeux au ciel à son intention d’un geste exagéré, jetai un bref
regard à l’horloge et je me glissai sous les couvertures, espérant qu’il allait
laisser tomber le sujet.
Après une minute à me regarder faire semblant de dormir, c’est ce qu’il
fit. Honnêtement, Able Cartwright ne me dérangeait pas. Je l’avais
combattu. Je l’avais arrêté. J’avais gagné.
Able Cartwright était un cafard. Il faudrait peut-être un nombre ridicule
de tentatives pour l’écraser, mais qu’on ne s’y trompe pas, la vie allait bien
finir par le faire.
Les cafards finissent par mourir.
Ce béguin, d’un autre côté ?
J’avais tout essayé, de sortir avec d’autres garçons jusqu’à embrasser
Stella Copeland dans son placard pendant un jeu de sept minutes au paradis.
Et pourtant, celui-ci avait un battement de cœur.
Dynamique. Fort. Palpitant de vie.
Et je n’avais pas envie de le tuer.
Chapitre Quatre

Emery

— Je ne comprends pas !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Arrêtez, je vous en prie ! Je vous en supplie.
Une dispute envahit mes rêves. Je tendis les mains, celles-ci trouvant des
draps vides dans l’obscurité sans étoiles. Reed était parti. Je croisai les
doigts et espérai que papa ne l’avait pas trouvé en train de sortir en douce
de ma chambre. J’aurais préféré me jeter sur une lame plutôt que de laisser
Reed payer pour m’avoir rendue heureuse.
Après avoir enfilé un short à lacets sous ma chemise trop grande, je me
forçai à sortir du lit et à poser le pied dans le couloir. Mes bras enlacèrent
ma poitrine et je frissonnai dans le froid, maudissant ma mère et son besoin
de maintenir la climatisation à dix-huit degrés.
« Seuls les pauvres souffrent de la chaleur, chérie. »
Je suivis les voix dans le salon. Le bâillement s’éteignit dans ma bouche à
la seconde où j’aperçus mes deux parents, Hank et Betty Prescott, Reed et
Nash. Ils se tenaient les uns à côté des autres autour des murs de la pièce
comme une exposition chez Madame Tussauds, figés dans divers degrés de
rage et d’anxiété.
Le manoir Winthrop était fait de marbre froid avec une touche de ferme.
Reed plaisantait en disant que papa était la ferme et que maman était le
marbre froid.
Ce soir, le marbre avait pris le dessus, et nous nous tenions à l’intérieur
d’une tombe statuaire, en or et en argent, momifiés, à attendre que la vie
passe et nous oublie.
Je frottai mes yeux fatigués et m’imprégnai de la scène aussi vite que
possible. Maman arborait son regard figé bien à elle. Papa était debout
comme un Hummer, imposant, les bras croisés comme s’il mettait au défi
quiconque de lui parler.
Des tremblements secouaient la silhouette ronde de Betty. Hank alternait
fixement son regard entre Betty et Nash, dont les épaules détendues
semblaient exprimer leur ennui, mais l’instinct exigeait que je ne sois pas
dupe. Il était plus alerte que le reste d’entre nous.
Les poils de mes bras se hérissèrent et je concentrai mon attention sur
Reed. Menotté à côté de son frère, sa fureur n’épargnait aucun de ses traits.
Je le reconnus à peine à travers sa mine renfrognée.
Devant la cheminée, les mains sur les hanches, deux inspecteurs parlaient
à tour de rôle, badges de police fièrement affichés. J’avais été transportée
dans une suite de L’Inspecteur Harry, sauf qu’au lieu de Clint Eastwood,
j’avais eu droit à des costumes bon marché et une mère du Sud affolée.
(Betty, pas Virginia. Ma mère n’en avait rien à faire.)
— Reed ?
Ma voix stoppa les cris.
Les deux inspecteurs me scrutèrent à l’unisson. Je ne voulais pas penser à
mon apparence, avec mes joues tachées de mascara et mes cheveux en
bataille, mes bras serrés autour de ma poitrine pour réprimer le froid et mes
pieds enfoncés dans les pantoufles rose vif que Reed m’avait offertes
l’année dernière.
À la place, je me tournai vers Reed.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Mes yeux plongèrent sur les menottes qui reliaient ses poignets.
— Pourquoi es-tu menotté ?
— Able est à l’hôpital.
La voix appartenait à Reed, mais ça ne ressemblait pas à Reed. Ça
ressemblait à de la rage, à peine voilée, cherchant une cible.
— Il s’est réveillé assez longtemps pour dire à la police que je l’ai
tabassé.
Un inspecteur s’approcha de Reed.
— C’est un aveu ?
Ses yeux s’attardèrent sur le T-shirt « Able Cartwright a une petite queue
» de Reed et je réalisai que nous ne les avions jamais enlevés. Super.
Nash se plaça devant son frère, le bloquant de leur champ de vision.
— Ce n’est pas un aveu, parce que c’est moi qui l’ai fait.
L’autre inspecteur secoua la tête. Son chignon bougea avec le
mouvement.
— Monsieur Prescott, vous voulez me faire croire que vous avez agressé
un garçon de dix ans plus jeune que vous, que vous ne côtoyez pas, dont
vous n’allez pas dans la même école que lui et ne vivez plus dans la même
ville que lui ? Permettez-moi de vous rappeler qu’entraver une enquête est
illégal, et que la victime a déjà identifié son agresseur.
— Nash !
Betty porta son regard d’un de ses fils à l’autre, le désespoir transformant
ses sourcils en un pic qui se rejoignait au milieu.
— Tu ne prendras pas la responsabilité de quelque chose que tu n’as pas
fait.
— Maman…
— Nash.
Leur échange de regards dura une minute entière. La tension embaumait
l’air et personne n’osait faire de bruit en respirant. Pendant ce temps, je
gardais la tête baissée, confuse comme j’essayais et échouais à donner un
sens à tout ça. Reed n’était pas violent. Cela ressemblait plus à Nash, dont
Basil avait l’habitude de rapporter qu’il aurait frappé un homme pour
l’avoir regardé de travers.
Reed était un pacifiste. Il déchargeait son agressivité sur le terrain de
football. Même autrefois, il était quarterback, et je ne l’avais jamais vu
tacler quelqu’un d’autre. Jamais. Et j’étais allée à tous ses matchs depuis
que sa mère était devenue notre gouvernante et que son père était devenu
notre jardinier.
Une fois, une bagarre avait éclaté sur le terrain de football, et Reed avait
été le premier à se diriger vers la ligne de touche et à attendre que ça se
calme. Pourtant, il s’était battu pour moi. Ce plaisir dans ma poitrine,
comme un ballon remplissant d’air l’espace autour de mon cœur, revint.
— Inspecteurs…
Papa s’avança, sortit un cigare de sa poche avant et un briquet de celle
arrière, puis l’alluma. Nous attendîmes pendant qu’il inclinait le cigare au-
dessus de la flamme, prenant son temps pour le tourner jusqu’à ce que le
pied s’enflamme.
Quand papa parlait, tout le monde écoutait. Cela arriva sans faute. Il
n’avait dit qu’un mot, et nous nous étions arrêtés. Même lorsqu’il porta le
cigare à ses lèvres, inspira, le tint en l’air et expira, nous attendîmes.
Les invités au cotillon d’aujourd’hui ? Ils étaient riches parce que papa
les avait rendus riches. Tout le monde en ville, avec ou sans argent, avait
investi dans le nom Winthrop. Plus nous devenions riches, plus ils le
devenaient également.
Les inspecteurs connaissaient papa. Ils partagèrent un regard, pas une
plainte sur les lèvres alors qu’il prenait tout son temps. Il baissa son cigare.
La fumée embrumait le salon, apportant la chaleur qui lui manquait.
Le bruit de la pluie contre le toit comblait le silence. Il fut un temps où
j’aimais le bruit jusqu’à ce que Mère nous surprenne, Reed et moi, en train
de danser sous la pluie, et j’avais attrapé un rhume qui avait duré trois
semaines parce qu’elle avait refusé de me donner des médicaments jusqu’à
ce que je promette que j’avais appris ma leçon.
Mon père était revenu d’un voyage d’affaires une semaine après mon
rhume. À cette époque, mon dixième anniversaire avait lieu la semaine
d’après et j’avais peur qu’il me fasse rester à la maison pour notre voyage à
Disneyland si je lui disais que j’avais été malade.
Papa avait loué le parc et j’avais passé toute la nuit au Space Mountain
avec Reed, à faire semblant de ne pas avoir envie de vomir chaque fois que
le manège s’arrêtait.
Maman le savait, mais elle m’avait pris à part et m’avait dit : « La
punition est l’essence même de ce pays. Être malade n’est pas ta punition :
c’est souffrir en silence. »
— Je suis sûr que nous pouvons trouver une solution, dit papa en
s’approchant, à l’aise malgré la tension dans la pièce.
Sa tête était toujours entièrement garnie de cheveux noirs, grisonnants
aux tempes d’une manière qui lui donnait un air distingué plutôt que vieux.
Il avait plaisanté un jour en disant que je tenais mon œil gris de lui et mon
œil bleu de maman.
Dès qu’il l’avait dit, mon œil gris était devenu mon préféré, parce que
c’était Gideon Winthrop. Il avait la capacité de tout rendre meilleur, y
compris ceci.
— Monsieur Winthrop.
L’inspecteur au chignon balaya ses petits cheveux rebelles, transférant la
sueur de son front au bout de ses doigts.
— Avec tout le respect que je vous dois…
Il laissa sa phrase en suspens quand papa l’interrompit.
— Avec tout le respect que je vous dois, vous êtes dans ma maison à
minuit sans mandat.
Papa leva le cigare devant ses lèvres en terminant :
— Je vous dis que nous pouvons trouver une solution, et vous allez
m’écouter.
Il porta le cigare à sa bouche et inspira.
— Monsieur Winthrop, quelqu’un va être arrêté ce soir.
L’inspecteur jeta un coup d’œil à la chemise de Reed, puis toussa un peu
lorsque papa expira la fumée du cigare dans sa direction.
— Un garçon de quinze ans est à l’hôpital avec un nez, une côte et une
jambe cassés, une clavicule séparée et une épaule disloquée.
Mère hoqueta de surprise, et je dus user de tout mon sang-froid pour ne
pas faire de même.
Bon sang.
Reed avait fait ça ?
Pour moi ?
Boum.
Boum.
Boum.
Mes joues rougirent quand je réalisai à quelle vitesse mon cœur battait
face à cette information. Je serrai mes bras sur ma poitrine comme s’ils
pouvaient me protéger de mes sentiments. Ils ne le pouvaient pas. Rien ne
le pouvait.
Ce serait notre destin : la naïveté de l’enfance repoussée par les ténèbres.
— Son père, Eric Cartwright, est mon avocat…
Papa se tut dès qu’il vit que je grimaçais à l’évocation du père d’Able.
— Emery…
Ses yeux courroucés plongèrent vers la zone où mes bras étreignaient
mon haut. Il baissa son cigare et s’approcha de moi.
— Que dit ton T-shirt ?
Je reculai d’un pas et réfléchis au coût d’un déménagement en Érythrée et
de l’ouverture d’une ferme d’eau de mer. Dans un endroit où personne dans
cette pièce sauf Reed ne pourrait me trouver. Nous vivrions de crevettes à
pattes blanches et de chanos et mourrions probablement d’empoisonnement
au mercure avant nos vingt ans, mais ce serait une meilleure façon de partir
que le décès par mortification.
— Papa.
Je faillis hausser les épaules, mais je resserrai mes bras entrecroisés
contre ma poitrine. À ce rythme, je n’aurais jamais de seins parce que
j’aurais suffoqué les cellules avant qu’elles ne puissent se développer.
— C’est rien.
— Emery.
— Je t’en prie.
— Emery.
Un autre pas en arrière, et mon talon heurta un mur parce que,
apparemment, je ne savais pas comment sortir d’ici en ligne droite. En
vérité, je n’avais même pas besoin de lui montrer.
Il le savait.
La fureur dans ses yeux n’échappa à personne. Mes bras tremblèrent. Je
succombai à l’inévitable et les baissai. Non pas que j’avais honte de ce qui
m’était arrivé. Je ne voulais pas que ça me suive.
Une fois qu’une personne savait, toute la ville savait. C’était comme ça
que fonctionnait Eastridge. Et les gens blâmaient toujours, toujours la fille.
Comme tous les habitants d’Eastridge allaient sans doute aller à Duke avec
Reed et moi, ils se souviendraient toujours de moi comme de la fille qui
avait ruiné l’avenir de Reed et peut-être celui d’Able.
C’était mon fardeau et le mien seulement.
Papa était quelqu’un de bien. La plupart du temps judicieux, et parfois
même rationnel comme la plupart des sangs bleus ne le sont pas. Il ne me
blâmerait pas. Reed ne me blâmerait pas. Ni Hank, ni Betty. Bon sang, je
savais même que Nash ne s’abaisserait pas à ce point. Mais Mère ? Et les
deux inspecteurs que je venais de rencontrer ?
Je me sentais vulnérable alors que je posais mes secrets sur la table sans
dire un mot. J’aurais dû dire quelque chose ou expliquer que rien ne s’était
passé ; au lieu de cela, j’appréciai le silence, car je savais que c’était la
dernière fois que je l’entendais avant que mon père ne pète les plombs et
détruise les Cartwright, et peut-être Eastridge avec eux.
Les deux inspecteurs baissèrent les yeux sur mon haut, puis se mirent
lentement à comprendre la situation avant que Reed et Nash ne s’avancent
devant moi en tandem. Je jetai un œil derrière les frères, mais les laissai me
couvrir en grande partie.
Papa sortit son téléphone et composa le numéro.
— Eric. Mon bureau. Tout de suite.
Du papa tout craché.
Toujours là à me défendre.
Je voulais lui prendre les mains, le traîner au parc à thème Harry Potter
World et boire de la bière au gingembre avec lui. Ou danser sous la pluie
sans musique en remplaçant mes souvenirs d’Able par ses mouvements
ridicules des années quatre-vingt.
Papa se tourna vers Hank et Betty, jeta le cigare sur le sol, l’écrasa avec
son talon, et ignora le souffle agacé de Mère.
— Eric Cartwright est en route. En ce qui me concerne, votre fils n’a rien
fait de mal, et Eric sera d’accord avec moi. Aucune charge ne sera retenue,
dit-il avec une telle certitude que je le crus.
Et puis, c’était Gideon Winthrop, et ça voulait tout dire à Eastridge.
Les inspecteurs ne discutèrent même pas quand il leur demanda de libérer
Reed et d’attendre dans son bureau. Je sentis un sentiment de satisfaction se
déployer dans mon ventre. Je n’avais pas l’intention de dire à papa ce qu’il
s’était passé, parce que je n’avais pas l’intention d’y accorder plus
d’attention qu’Able ne le méritait, mais la vengeance était agréable au bout
de mes doigts. Ils brûlaient de l’envie de raser, de démanteler, de dévaster.
Je me demandai si c’était ce que ressentait Nash quand il traçait sa propre
voie, à faire ce qui lui plaisait sans se soucier des conséquences. Quand il
jouait au football à Eastridge Prep, il se battait avec les joueurs, les
mascottes, les arbitres, sans se soucier des conséquences. Ou peut-être les
avait-il envisagées et s’en fichait-il, tout simplement.
Il séchait l’école, et on le retrouvait derrière le gymnase, les mains dans la
chemise d’une élève de dernière année. Et je n’oublierais jamais ces nuits
passées dans la cuisine, une cuillerée de crème glacée dans la bouche, à
regarder le sang couler de ses poings sur le sol alors qu’il essayait, sans
succès, de le stopper avec de la glace et des serviettes.
— Chéri…
Maman posa une main sur l’épaule de papa, assez fort pour que sa
chemise se torde à son contact.
— Gideon, ne sois pas stupide. Réfléchis-y un peu.
Elle passa ses paumes sur ses épaules et le long de ses bras. Les six carats
de sa bague de fiançailles me firent un clin d’œil, pris en sandwich entre
deux alliances incrustées de diamants.
— Les Cartwright sont des gens bien. Et pour Winthrop Textiles ? Eric
Cartwright connaît tous nos secrets d’entreprise.
La rage grandit dans ma poitrine, se mêlant à l’oxygène que j’inhalais,
m’aveuglant momentanément. Je peinai à focaliser mon regard. Je fixai le
dos des frères Prescott et décomptai à partir de dix, m’accordant quelques
instants pour me cacher derrière eux pendant que je réfléchissais en silence.
Calme-toi, Em. Ne dis rien. Laisse-la croire qu’elle gagne. Papa s’occupe
de tout.
Les gens pensent que la force est bruyante. En réalité, la force est
silencieuse. C’est la résilience, la volonté de ne jamais abandonner sa
dignité. Et parfois, la seule personne qui sait que la force existe en vous,
c’est vous.
Les muscles de Nash étaient tendus. Il apparaissait compact, prêt à
exploser. Je ne savais pas quoi faire, mais je sentais que je lui devais
quelque chose. Le toucher me paraissait bizarre. Interdit. Comme si j’avais
enfreint une limite dont personne ne m’avait prévenue de l’existence.
Pourtant, je posai une paume sur son dos, espérant que cela lui apporterait
un peu de réconfort, comme lui et Reed m’en avaient apporté aujourd’hui.
Au contraire, sa tension grandit jusqu’à ce que je trace des lignes
invisibles sur son dos avec mon doigt et que je commence à jouer au
morpion avec moi-même. Nash tourna la tête et arqua un sourcil vers moi,
mais ses muscles s’étaient relâchés. Un sourire en coin retroussa mes lèvres.
Je glissai un doigt sur la grille imaginaire, prétendant que c’était le dos de
Reed que je touchais.
— Winthrop Textiles ?
Papa haussa la voix et pivota pour faire face à maman. Son talon écrasa le
cigare contre le marbre, dispersant des cendres sombres comme une urne
brisée.
— Able Cartwright a blessé notre fille et tu t’inquiètes pour Winthrop
Textiles ?
— Oui, je m’en inquiète. Tu devrais le faire aussi.
Je l’imaginais agitant ses bras dans tous les sens, à faire de grands gestes
vers le marbre froid du salon.
— Comment tu crois que nous pouvons nous payer tout ça ?
Je jetai un œil derrière Reed et Nash, à temps pour voir papa lorgner
Mère avec un regard qui suggérait qu’il pourrait bien la détester. Je n’étais
pas la plus grande fan de ma mère, mais papa semblait peiné, trahi, un
mélange de sentiments qui me faisait peine à voir.
— Et si on ne faisait rien ? m’interposai-je en posant mon front contre
l’un des frères. Et si…
Je m’imaginai Reed en détention juvénile, avec ses cheveux dorés et sa
peau de bronze. Il n’aurait pas duré. Il sortirait blasé et se mettrait à agir
comme… eh bien, comme Nash.
— Et si on pouvait trouver un moyen de faire disparaître tout ça ?
conclus-je, plus fort cette fois, en sortant de derrière mon mur de frères.
Betty Prescott me lança un regard reconnaissant, l’espoir dans ses yeux
aussi présent que la culpabilité. Je le comprenais, le besoin de protéger ses
fils à tout prix. Son espoir était aussi le mien.
Mère s’avança, son dynamisme retrouvé, et applaudit deux fois.
— Quelle merveilleuse idée, mon cœur. Laisse-moi parler à Eric. Nous
allons régler ça. Personne ne portera plainte, ni d’un côté ni de l’autre. Ce
sera comme si rien n’était arrivé.
Sauf que quelque chose était arrivé.
À moi.
Est-ce qu’elle s’en souciait, au moins ?
Rire et faire des T-shirts débiles avec Reed m’avait fait oublier ce soir,
mais être devant un public, vulnérable… ce qui avait failli arriver me frappa
de plein fouet. Je plongeai derrière les Prescott et tombai en avant sur Reed.
Une large main se tendit pour me stabiliser, et je réalisai que j’étais en
réalité tombée sur le dos de Nash.
Il regarda par-dessus son épaule et chuchota :
— Doucement, tigresse.
Je le regardai droit dans les yeux, essayant de comprendre ce qu’il
essayait de me dire avec eux. En face de lui, mes parents se battaient, mais
je me concentrai sur les frères Prescott, mes doigts trouvant prise sur le bras
de Reed et les mots de Nash.
— Pourquoi une tigresse ? demandai-je.
Nous en avions un dans l’entrée, mais je n’y avais jamais vraiment
accordé d’importance. Il était monté par une version argentée et criarde de
Dionysos et le culte de ce dernier était tatoué sur ses pattes arrière, ce à quoi
je ne m’identifiais pas.
— C’est une expression, expliqua Reed, alors que nous refusions toujours
de nous regarder, lui comme moi.
Il traîna ses yeux jusqu’à Betty et Hank. Sa rage n’avait pas diminué,
mais au moins, je savais qu’elle n’était pas dirigée contre moi.
Nash secoua la tête.
— C’est toi, la tigresse.
J’attendis qu’il m’explique. Il ne le fit pas.
— Quand tu me dis ça, je n’arrive pas à savoir si tu es gentil ou si tu te
moques de moi.
Il secoua la tête, un rire dans son souffle. L’amusement dans ses yeux
apportait une légèreté à laquelle je m’accrochai.
— Pourquoi ça ne pourrait pas être les deux ?
— Gideon ! cria Mère.
Sa voix stridente brisa le charme des Prescott.
— Nous n’allons pas mettre en péril notre relation avec les Cartwright
pour ça !
— Et tu es d’accord pour mettre en péril ta relation avec ta fille ? lui
lança-t-il en direction de son dos qui reculait, mais elle avait déjà quitté la
pièce en direction du bureau.
Finalement, papa se tourna vers moi, Reed, et Nash.
— Tu vas bien ? Est-ce que Able… commença-t-il, puis s’arrêta comme
s’il prenait conscience de qui était avec moi.
Je me mordis la lèvre pour l’empêcher de trembler. Les Winthrop étaient
forts.
— Il ne s’est rien passé, papa. Il a essayé, mais…
Je laissai ma phrase en suspens, me sentant stupide parce que je me
cachais encore derrière les frères Prescott alors que je n’avais rien fait de
mal. Je fis un pas sur le côté et regardai papa droit dans les yeux, le menton
relevé et la voix posée.
— Je vais bien. Je le jure. Et si Able est à l’hôpital, il a eu ce qu’il
méritait, bien que d’après moi, je pense que j’ai fait un assez bon travail en
lui donnant un coup de genou dans les couilles. Deux fois.
Je m’appuyai contre Reed, qui enroula un bras autour de mon épaule.
— Pour info, papa, ces T-shirts sont exacts. Able Cartwright a une petite
queue, et maintenant, il a un gazillion de parties du corps cassées pour aller
avec.
Je serrai la main de Reed sur mon épaule en guise de remerciement
silencieux.
Papa me scruta du regard, examinant mon visage à la recherche d’une
quelconque trace de mensonge.
— Ça c’est ma fille, mais ce n’est pas assez pour moi.
Il secoua la tête. Quelqu’un s’en souciait. Une sensation de chaleur se
développa le long de ma poitrine.
— Il mérite la prison.
— Non.
— Em ?
— Si je porte plainte, il portera plainte contre Reed. Tu le sais très bien.
Papa et Nash jurèrent en même temps. Papa passa une paume sur son
visage et déplaça son poids sur son pied arrière.
— S’il te plaît, papa, fais-le pour moi, ajoutai-je.
Le silence tomba entre nous. Il céda finalement et tourna ses yeux vers
Nash, comme s’il était le chef de notre petit trio.
— Allez tous les trois dans la chambre d’Emery. Je ne veux pas que
Cartwright vous voie quand il arrivera. D’accord ? Ça ne fera qu’empirer
les choses. Je vais faire de mon mieux pour arranger ça.
— Oui, papa.
— Hank. Betty. Rejoignez-moi dans mon bureau, je vous prie ?
Dès que la pièce fut vidée, Reed plaqua son avant-bras contre la gorge de
Nash.
— C’était quoi, ça, mec ?
Je vis l’éclair de remords dans les yeux de Nash avant qu’il ne s’enfuie, et
il n’aurait pas pu avoir l’air plus calme, même s’il avait eu une cigarette
pendue au coin de ses lèvres.
— Je suis désolé.
Trois mots prononcés doucement.
Des excuses que je ne compris pas.
Pourtant, j’étais témoin de la scène, une intruse qu’ils ne prenaient pas la
peine de reconnaître.
Reed appuya plus fort sur la gorge de son frère avant de le lâcher.
— Je t’emmerde, dit-il en secouant la tête. J’emmerde maman.
J’emmerde papa.
Il sortit par la porte de derrière, ignorant les demandes de mon père de se
cacher.
M’ignorant moi.
— Reed !
Je lui emboîtai le pas en manquant de trébucher, mais une main tira mon
T-shirt en arrière. Je m’extirpai d’un coup sec et Nash me relâcha, même
quand je tombai contre le mur.
— Laisse-le partir.
Pendant une brève seconde, je souhaitai être Nash Prescott. Je souhaitai
avoir les composants chimiques qui devaient habiter son cerveau qui lui
permettaient de regarder les gens qu’il aimait et de les laisser partir.
Mais je n’étais pas Nash.
J’étais Emery Winthrop.
Et Emery Winthrop ?
Elle avait réalisé que son béguin pour Reed Prescott n’était pas aussi
faible qu’elle le pensait.
C’était une démangeaison dans mon cœur.
J’aurais aimé déchirer ma chair et l’arracher de mon organisme.
Partie Deux : Sauver

se sauver
/se-so-ve/
Se mettre en sûreté
S’échapper

Se sauver est un contronyme, un mot qui est opposé à lui-même. Si vous


vous sauvez vous-même, vous vous mettez en sûreté. Si vous vous sauvez,
vous vous échappez.
Se sauver nous rappelle que les mots ont été créés par des humains, et
que parfois, les humains font des erreurs.
Les erreurs sont puissantes, non pas parce qu’elles ont le pouvoir de
ruiner votre vie, mais parce qu’elles ont le pouvoir de vous rendre plus fort.
Les pires erreurs donnent les meilleures leçons, et ceux qui les
apprennent… se sauvent.
C’est à vous de trouver lequel des deux.
Chapitre Cinq

EMERY, 18 – NASH, 28

Emery

Les nuits sans étoiles descendaient rarement sur Eastridge. Elles me


faisaient penser à des tigres dorés, un sur un million, saisissants, enivrants.
Comme les tigres dorés, elles semblaient plus grandes, comme si le vide du
ciel signifiait que je pouvais remplir plus d’espace.
Reed m’avait dit un jour que les nuits sans étoiles étaient un signe que les
secrets devaient être partagés. L’obscurité abyssale offrait une protection, et
il avait dit que si je devais un jour dire un secret, ce devait être sous un ciel
vide.
Nous avions neuf ans, et Timothy Grieger m’avait donné une carte
secrète pour la Saint-Valentin que Reed m’avait suppliée de lui montrer. Je
l’avais fait, en me faufilant dans le labyrinthe d’arbres du jardin avant de la
lui remettre, les joues rouges.
Jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’il faisait trop sombre pour
la lire sous une lune à moitié cachée et sans étoiles.
Nous avions fini par nous adosser à la statue d’Héra au centre du
labyrinthe pendant que je lui racontais de mémoire ce que disait la carte.
C’était une de ces cartes à remplir, achetées en magasin, où les cinq
premières lignes avaient été tapées et où tout ce que ce satané Timothy
Grieger avait à faire était de trouver le dernier mot, et il avait écrit « caca »
au crayon brun à côté d’un dessin qu’il avait fait, parmi toutes les choses
qu’il aurait pu dessiner, d’une mallette.
Chère Emery,
Je t’aime plus que les jolis oiseaux
et tous les mots.
Je t’aime plus qu’un ciel bleu
et que des gâteaux délicieux.
Je t’aime plus que le caca.
Je t’aime, Timmy.
Poétique.
Il avait même bien épelé mon nom.
Il semblait approprié que, toutes ces années plus tard, une nuit sans
étoiles engourdisse mes doigts alors que je décidais de révéler mon plus
grand secret à Reed.
Si tu veux sortir avec un garçon qui n’appartient pas à papa, il faudrait
que tu quittes l’État, me dis-je en me faufilant de la demeure de papa
jusqu’aux quartiers des domestiques.
Le froid de l’hiver de Caroline du Nord me narguait, mordant mes bras
nus. Comme s’il essayait de me dire quelque chose. Peut-être même de
m’arrêter.
Je levai mon téléphone et relus le message de Reed, deux fois pour être
sûre.
J’ai rompu avec Basil. Pour de bon cette fois.
L’espoir tissa des fils d’excitation et d’anticipation dans tout mon corps et
j’ignorai le reste, la partie de mon cerveau qui me disait de faire demi-tour,
de nous préserver parce qu’une fois que je lui aurais avoué mon amour, je
ne pourrais plus revenir en arrière.
Nous ne serions plus jamais de simples amis. Soit il ressentait la même
chose et nous devenions un couple, soit ce n’était pas le cas et quelque
chose de moche et de gênant assombrirait ce qu’il restait de notre amitié.
Ne t’inquiète pas, Emery. Tu sais ce que tu fais. Ça en vaudra la peine.
De plus, je n’ai jamais eu d’aversion pour le risque. Je sautais d’abord et
gérais les conséquences plus tard. Seulement cette fois, j’avais trop à
perdre. L’anxiété avait attaché une chaîne autour de mes jambes, les
alourdissant à chacun de mes pas.
Toska.
Lacuna.
Kalon.
Je marmonnai des mots uniques qui me rendaient heureuse, tout en
gardant ma voix basse. J’éteignis mon téléphone au cas où il sonnerait chez
Reed. Comme je n’avais pas de poches, je le glissai dans la boîte aux lettres
en bois des Prescott, la même boîte que Reed et moi avions regardé Hank
Prescott fabriquer.
Le père de Reed nous avait laissés la peindre. Elle était d’un bleu royal
avec le logo Duke sur la moitié de Reed et noire avec des roses fanées de
couleur bronze sur la mienne. Betty avait fait semblant d’aimer, tandis que
Hank avait ri, puis m’avait tapoté la tête en me disant que j’étais unique.
Niché à côté d’une pergola en cœur de violette, le petit cottage de trois
chambres des Prescott semblait pareil à une fourmi comparé au manoir de
mes parents. Je glissai ma clé dans la serrure de la porte arrière et la tournai
aussi silencieusement que possible. La porte grinça et mes pas firent de
même pendant que j’entrais discrètement dans la cuisine et m’infiltrais dans
la chambre de Reed, le souvenir du cottage ancré dans ma mémoire me
permettant de le parcourir sans lumière.
Tu es sûre de toi ?
Je pouvais presque entendre Reed me le demander, son accent doux se
frayant un chemin à travers mes oreilles jusqu’à mon cœur. Il était toujours
si prudent et protégeait mes arrières quand je sautais. Et il me rattrapait
toujours.
Toujours.
D’innombrables genoux écorchés et une constellation de cicatrices
délavées racontaient les aventures juvéniles sur mon corps, mais elles ne
parlaient pas du garçon à la chevelure d’or qui s’était tenu à mes côtés
durant leur intégralité, même lorsque ma mère se moquait de lui et faisait
des remarques sur ses vêtements d’occasion, comme si elle ne pouvait pas
payer aux Prescott ce qu’ils méritaient de gagner.
(Si c’était papa qui dirigeait la maison plutôt que mère, j’aurais parié que
Reed ne porterait plus jamais de vieux vêtements et je viendrais plus
souvent manger chez les Prescott sans avoir l’impression de prendre
quelque chose que je ne devrais pas.)
En résumé, Reed assurait mes arrières. La cicatrice sur le visage d’Able
Cartwright le prouvait. Un frisson me parcourait secrètement l’échine
chaque fois que je croisais Able dans les couloirs d’Eastridge Prep et que je
la voyais.
Être près de Reed faisait trembler mon estomac comme s’il avait été
frappé par une avalanche, et ce soir, j’allais coucher avec mon meilleur ami.
— Tu es réveillé ?
Je grimaçai. Ma voix était devenue hésitante, mais mon accent du Sud
remplit malgré cela la pièce plus fort que je ne l’avais prévu.
Je m’enfonçai plus profondément dans la petite pièce et fermai la porte
derrière moi, sans prendre la peine d’allumer les lumières. Mieux valait ne
pas réveiller monsieur et madame Prescott. Pas un soupçon de clair de lune
ne filtrait à travers les rideaux occultants, mais j’avais été dans la chambre
de Reed assez souvent pour atteindre son grand lit au centre sans trébucher.
— Réveille-toi, le pressai-je, sans trop savoir ce que j’allais lui dire
quand il se réveillerait.
J’avais préparé un discours pendant le vol de retour des vacances d’hiver
à Aspen, mais maintenant que j’étais debout devant le lit de Reed, ça me
semblait stupide. Comme quelque chose qu’une des groupies de Nash lui
dirait après avoir passé la nuit avec lui.
« Tu es si sexy, Nash. »
« Tu me fais des trucs de dingue, Nash. »
« Je crois que je t’aime, Nash. »
Reed et moi collions nos oreilles à la porte de sa chambre, nos joues se
teintant de rose quand nous entendions des choses que nous étions trop
jeunes pour entendre. Après qu’il les avait renvoyées (et il le faisait
toujours), elles partaient en larmes et nous faisions semblant de ne pas les
avoir vus.
Les draps émirent un bruit de froissement lorsque je m’assis sur le bord
du lit et que je secouai un peu les épaules de Reed. Il remua, grognant avant
de se calmer à nouveau.
— C’est moi.
J’expirai toute mon incertitude, réduisis la distance et passai à l’attaque
en chevauchant son torse nu avant qu’il n’ait le temps de prendre la parole.
Pressant un doigt sur ses lèvres, je parlai avant qu’il ne le fasse :
— Ne dis rien.
Ne m’arrête pas.
— S’il te plaît. J’ai juste… J’ai attendu trop longtemps. Je le veux. Je te
veux. Maintenant.
Il ne répondit pas, alors je secouai ses épaules une nouvelle fois et
murmurai :
— Réveille-toi.
Je fis glisser ma robe de chambre en soie le long de mon corps et la jetai
par terre. Ma brassière en dentelle et la culotte assortie auraient tout aussi
bien pu être inexistantes, vu la façon dont je me sentais nue à cet instant.
Les mains de Reed se posèrent sur la courbe étroite de ma taille,
nonchalamment, comme s’il était encore à moitié endormi. La simple taille
de ses paumes me fit me sentir petite.
Je me frottai contre son large torse. Son corps était taillé à la perfection,
tout de marbre et de traits audacieux. Tout dans la sensation qu’il me
procurait était inattendu. Les abdominaux toniques et les crêtes rugueuses
qui rencontraient mes paumes. L’énergie qu’il dégageait et qui vibrait
autour de nous comme un tremblement de terre.
J’abaissai mes lèvres jusqu’aux siennes, puis il fut sur moi, me faisant
basculer sur le dos alors qu’il prenait le relais avec un empressement que
j’avais espéré, mais que je n’avais pu anticiper.
— Tu en as mis du temps.
Ses mots répandirent un sentiment d’anticipation dans mon corps comme
des braises dans un feu. Sa voix sonnait plus profonde avec le désir, son
gémissement viril quand je tendis la main entre nous et me mis à le caresser.
Oh, mon Dieu.
Il ne portait même pas de sous-vêtements.
Reed était plus gros que mon ex. Je n’étais pas sûre qu’il tiendrait en moi,
mais ma détermination ne m’arrêterait pas. Je le caressai à nouveau. Mes
lèvres cherchèrent les siennes, pour attraper au lieu de cela sa joue dans
l’obscurité.
Sa barbe d’un jour me grattait le menton, plus longue que ce que j’avais
l’habitude de voir, mais je ne l’avais pas vu depuis mon départ pour les
vacances d’hiver, il y avait deux semaines. J’essayai d’embrasser ses lèvres.
Il ne me laissa pas faire. Il saisit mes deux poignets d’une main, les maintint
en otage au-dessus de ma tête d’une seule paume et suçota mes mamelons à
travers ma brassière.
— Ils ont l’air plus gros.
Il lécha le dessous de mon sein et murmura contre ma peau :
— Tu t’es fait refaire les seins ?
Sa voix était si basse que je faillis me convaincre que je ne l’avais pas
bien entendu.
— Euh… Non ?
Je maintins ma voix encore plus basse que la sienne, à moitié mortifiée,
espérant qu’il ne serait pas capable de distinguer mes mots et qu’il laisserait
tomber cette série de questions.
— Hmm… fredonna-t-il contre la courbe de mon cou avant que je le
sente parler contre ma peau. Je ne suis pas branché par le sexe pendant les
règles. Trop salissant.
Mais qu’est-ce que tu racontes, Reed ?
— Je n’ai pas mes règles…
— Je ne fais pas l’amour pendant la grossesse non plus.
J’étais certaine de ne pas l’avoir bien entendu cette fois, mais je n’allais
pas lui demander de le répéter plus fort.
Je le caressai à nouveau, espérant qu’il se taise et arrête de gâcher le
moment. Il s’enfonça dans ma paume et mordit mon cou, le suçant si fort
qu’il allait y laisser un bleu. Ses mouvements étaient confiants.
Expérimentés. Comme s’il savait précisément comment donner vie à mon
corps.
Pendant toutes les années où j’avais imaginé ce moment, je n’avais
jamais pensé qu’il serait aussi sauvage, aussi instinctif, aussi bon. Je ne
savais pas si j’avais réussi à me convaincre que nous étions faits l’un pour
l’autre ou si c’était vraiment le destin, mais l’impression que ça me donnait
était bien que le sort l’avait voulu, que c’était une satisfaction, que les trois
mille pièces de notre puzzle s’assemblaient enfin.
L’autre main de Reed explorait mon corps comme s’il savait exactement
quoi en faire. Je gémis quand il arracha ma culotte avant de la déchirer sans
ménagement. Je ressentis de la douleur au niveau du haut de mes fesses, là
où la culotte s’était brisée et rentrait dans ma peau, mais il ne me donna pas
l’occasion de m’y attarder.
Ça.
Ça, c’était mieux que tous mes fantasmes de Reed réunis. C’était de la
passion. C’était du désir. C’était le réconfort dont j’avais besoin pour que le
premier pas en vaille la peine. Je sentais qu’il avait besoin de moi, et ça me
donnait confiance en moi comme rien d’autre.
Les doigts de Reed remontèrent vers l’intérieur de ma cuisse et me
trouvèrent trempée, puis glissèrent à l’intérieur avec une facilité
embarrassante. L’adrénaline se précipita jusqu’à mon cerveau.
— Ça fait tellement longtemps que j’ai envie de toi. Tu me rends
tellement mouillée. Tellement, tellement mouillée. Je me suis touchée en
pensant à toi sous la douche. Au lit. Dans…
J’hésitai avant de l’admettre.
— … le lit de mon ex-petit ami.
Il laissa échapper quelque chose de similaire à un rire, un demi-
grognement possessif qui projeta des ondes de choc directement vers mon
cœur.
— Rien à battre de ton petit ami.
— Ex, le corrigeai-je.
— Je m’en fous, répliqua-t-il, sa voix encore groggy et différente à cause
du sommeil et du désir.
Il fit glisser son doigt et s’enfonça en moi. Je me mordis la lèvre
inférieure pour retenir mes gémissements, appuyai mon front contre son
épaule et fermai les yeux pour répondre à chacune de ses poussées. Une de
ses paumes saisit mes fesses et les serra tandis que l’autre tenait ma taille.
Il nous fit basculer, de sorte que je sois sur lui. Je ne l’avais jamais fait de
cette façon, mais je bougeai par instinct, m’accrochant contre sa peau.
— Bonne fifille.
Il s’adossa à son oreiller pendant que je plaçais chacune de mes paumes
sur son torse et que je prenais le relais.
— Chevauche ma queue.
Sa voix râpeuse était presque indiscernable au-delà de la passion rauque,
si profonde et différente. Je voulais explorer son désir jusqu’à ce que je le
connaisse aussi bien que je le connaissais lui.
— Je suis proche, haletai-je.
La sensation de profondeur était plus puissante ainsi, comme s’il avait
atteint une partie de moi dont j’ignorais l’existence et que mon corps était
au bord de l’explosion. Mes doigts creusèrent dans la peau de ses épaules.
Chacune de ses mains se posèrent sur ma taille.
J’avais besoin de le marquer, de le revendiquer comme mien alors que je
laissais des bleus et des éraflures sur tout son torse, en espérant laisser des
preuves que c’était arrivé, que c’était réel. Que demain, quand nous allions
nous réveiller tous les deux, j’allais pouvoir le regarder et dire qu’il était à
moi.
Reed prit le relais, me rencontrant avec tant de force qu’il fit trembler le
lit et je craignis que ses parents ne nous découvrent.
— Oh, mon Dieu.
Je me penchai en avant, enfouis ma tête dans son cou, et murmurai contre
sa peau tachée de sueur :
— Je viens. Je viens, Reed.
Il chancela un instant, stoppant ses poussées, mais j’étais partie trop loin
pour m’arrêter. Je poussai plus fort sur lui et jouis, me serrant autour de sa
longueur, mordant son épaule pour faire taire mes gémissements. Il jouit
avec moi, sa langue effleura le contour de mon oreille et il poussa un gros
juron.
J’avais été avec d’autres garçons par le passé et ils ne m’avaient jamais
fait jouir. Des adolescents inexpérimentés, trébuchant jusqu’à un
accomplissement maladroit comparé à la pure masculinité avec laquelle
Reed m’avait fait l’amour.
Peut-être qu’avoir des sentiments change le sexe. Une partie de moi avait
l’impression qu’il avait été mieux parce que j’étais amoureuse de lui et que
je n’avais jamais été amoureuse d’aucun autre garçon, mais j’écartai cette
idée. La façon dont Reed avait glissé en moi, la façon dont ses mains
avaient exploré mon corps, la façon dont il savait exactement sur quel angle
pousser en moi…
Ça ne pouvait pas être une invention de ma tête.
Nous étions faits l’un pour l’autre.
Nous tombâmes dans le silence à mesure que je descendais de ma félicité.
La main de Reed se posa sur ma cuisse, ses doigts effleurant le pli où celle-
ci et mes lèvres se rencontraient jusqu’à ce que la chair de poule tapisse
mes bras. Je n’osai pas bouger, refusant que ce soit moi qui interrompe tout
cela.
Le chaos parcourut mon corps tout entier. J’avais besoin de comprendre
ce que cela signifiait. Toujours un peu dur, Reed s’enfonça plus
profondément en moi alors qu’il tendait la main vers la lampe sur la table
de nuit, sa respiration un effort irrégulier que je sentais contre ma peau.
Je clignai des yeux pour chasser la brume post-orgasme quand la lumière
s’alluma. Quand ma vue s’éclaircit et que je pus enfin le regarder, je me
figeai. Le choc envahit mon corps, me poussant presque à reculer si je ne
m’étais pas accrochée à sa chair.
Des points noirs s’éparpillèrent dans ma vision, et pendant une seconde,
je crus que j’allais m’évanouir, et ce serait quand même moins mortifiant
que ça.
N’importe quoi serait moins mortifiant que ça.
C’était presque trop pour moi.
Comme si ça ne pouvait pas être pire, il était toujours en moi.
Ce n’était pas Reed Prescott.
C’était un éphèbe d’un mètre quatre-vingt aux yeux noisette, avec des
cheveux noirs courts et des yeux langoureux qui vous faisaient l’imaginer
nu si vous vous y plongiez assez longtemps. Seulement, il était vraiment nu
et, je répète, toujours. En. Moi.
Nash Prescott.
Le frère aîné de Reed.
Son frère de presque trente ans.
Chapitre Six

Emery

— Tu es train de tremper le lit de mon frère, fit remarquer Nash en


s’adossant à son oreiller et en m’observant de haut en bas.
Il avait l’air agacé, comme si j’étais une nuisible qui avait royalement
foutu en l’air ses projets pour le week-end.
— Tu… Que…
Je bafouillais, ma bouche s’ouvrant et se fermant à tour de rôle comme un
poisson.
Tu as couché avec Nash Prescott.
Nash putain de Prescott.
Et c’était incroyable.
Ne panique pas.
Ne panique pas.
Ne panique pas.
J’étais complètement en train de paniquer.
Nash se passa les doigts dans les cheveux, se pencha pour prendre ma
robe et me la jeta.
— Détends-toi, putain. Cet orgasme aurait dû te décoincer.
Pendant une fraction de seconde, tout ce à quoi je pouvais penser, c’est
que tu n’as pas toujours été comme ça.
Peut-être avec les autres filles, mais jamais avec moi.
Nash était un protecteur féroce, celui qui s’arrêtait à ma table avec son
sac de déjeuner en papier brun quand ma mère « oubliait » de me donner
mon argent de poche. Et même si nous nous parlions rarement, même
lorsqu’il partageait son repas, j’avais toujours été rassurée de savoir que
j’avais deux protecteurs, Reed et Nash.
Quelque chose avait basculé la nuit du cotillon. Et après que la police
avait presque arrêté Reed, le fossé entre lui et Nash était devenu
infranchissable. Ils se parlaient à peine. S’ils le faisaient, c’était avec une
cordialité qui me rappelait ma relation avec ma mère.
Mon cœur pleurait pour Betty, qui essayait désespérément de réparer les
choses. Des fêtes surprises. Des dîners faits maison. Des sorties en famille
qu’ils ne pouvaient pas organiser avec un fils qui partait à l’université et un
autre qui venait de finir ses études supérieures.
Reed se concentrait sur Basil, le football et les cours. Quant à Nash ? Il
était devenu un Nash différent autour de nous. Un qui était à la hauteur de
sa réputation. Sublime. Arrogant. Insupportable. Chaque fois qu’il venait, il
passait le week-end à se taper toutes les ménagères dans la vingtaine qui
s’ennuyaient à Eastridge.
Je ne te reconnais plus.
Les mots restèrent figés sur le bout de ma langue. Jamais je n’aurais pu
les lâcher. C’était le combat de Reed. Je m’en souciais parce que je détestais
la façon dont Nash me fixait parfois, ses accusations me poignardant du
regard.
Des commentaires sournois que je ne lui demanderais jamais parce que
j’étais fidèle à Reed, et même le simple fait de parler à Nash revenait à
choisir le mauvais camp.
« Une vraie Winthrop, Emery, » avait dit Nash une fois quand j’avais volé
des câpres dans l’assiette de Reed après que Betty avait cuisiné du poulet
piccata.
« Tu es si douée pour cacher des choses. » Il m’avait surprise en train de
glisser de l’argent supplémentaire dans la chaussette de Reed. J’avais menti
en disant que ça venait de papa. « Gideon te fait souvent fouiner pour lui ?
»
« La trahison. Tu y goûtes souvent ? » J’avais recraché une pêche pourrie
du jardin. Elle avait atterri près de son pied, à quelques centimètres de ma
cible.
Je voulais prendre quelques secondes pour étudier Nash, pour digérer ma
mortification, pour savourer le contrecoup de mon premier orgasme, mais
tout ce que je sentais, c’était la force gravitationnelle écrasante de Nash,
plus dangereuse que celle de n’importe quel autre garçon que j’avais
rencontré.
Mais Nash Prescott n’était pas un garçon.
C’était un homme.
Un qui m’avait fait me sentir comme la petite fille que je m’étais
convaincue de ne pas être.
Mes bras se glissèrent à travers la robe de chambre. À la seconde où le
lien s’enroula autour de ma taille, mon corps se solidifia. Mes sous-
vêtements étaient toujours portés disparus, mais j’étais au moins couverte.
J’ignorai la piqûre de sa dérision, secouai la tête et repoussai l’embarras.
— Tu le savais ?
L’accusation tranchante ne le déconcerta pas. Il étira ses bras, attirant
mon attention sur le V profond de son corps. Je me serrai autour de lui. Un
réflexe. Mes yeux mortifiés se levèrent à temps pour voir son sourcil
froncé.
— J’ai compris quand tu as gémi le nom de mon frère en jouissant autour
de ma queue.
Ses yeux se baissèrent comme pour me rappeler que j’étais toujours sur
lui.
Je descendis aussitôt du lit, repoussant la couverture dans la précipitation.
Horrifiée n’était pas le mot qui décrirait ce que je ressentais, mais c’était
l’agacement tout simple sur son visage qui me fit presque craquer.
Ne pouvait-il pas au moins faire semblant d’avoir aimé ça ?
Parce que moi, si.
J’avais joui.
Je n’avais jamais joui.
J’avais passé les deux dernières années à étoffer mon corps, ma poitrine
bien remplie étant la seule chose en moi qui ne criait pas mannequin.
Chevaucher Nash m’avait fait me sentir comme une déesse. Comme si mon
corps possédait de la magie, je contrôlais mon plaisir, et quelque chose qui
m’avait toujours inquiétée n’avait pas besoin d’être autre chose que du
bonheur.
Pourtant, je n’avais manifestement eu aucun effet sur Nash. Il me fixait
comme s’il ne voulait rien d’autre qu’oublier ce qu’il s’était passé. Comme
s’il se dégoûtait pour avoir couché avec quelqu’un de si jeune.
Ce n’était pas comme si l’un de nous avait voulu que ça arrive, et je
n’avais pas le courage de lui demander pourquoi il avait l’air légèrement
écœuré et à cent pour cent méprisant.
Tirer les draps l’avait laissé nu, mais Nash ne prit pas la peine de se
couvrir en passant une main dans ses cheveux à nouveau. Peut-être que si
j’étais un homme et que j’étais aussi gâté que Nash, je ne me couvrirais pas
non plus. Quand même, on aurait pu penser qu’il aurait au moins la
décence.
Puis je me rappelai qu’il n’y avait rien de décent dans cet homme.
Reed m’avait prévenue.
— Fais attention, Em.
Reed lança un regard sombre à la Honda de son frère qui s’éloignait, le
week-end après le cotillon.
— Nash fait des choses impardonnables sans prendre la peine de
demander pardon.
J’enfonçai mes ongles dans ma cuisse, détestant ce cycle de douleur.
— Vous ne pouvez pas régler vos différends en discutant ?
— Quel serait l’intérêt ? C’est un menteur sournois. Je ne peux faire
confiance à aucun de ses mots.
Je n’avais jamais pu concilier la version de Nash dépeinte par Reed avec
celui qui m’avait sauvée trop de fois pour pouvoir les compter. Même si
trois ans s’étaient écoulés depuis son changement radical de personnalité,
j’avais toujours espéré que Nash n’était pas devenu aussi mauvais que Reed
l’accusait de l’être.
Jusqu’à ce soir.
Cet espoir avait péri d’une mort douloureuse.
Me balançant sur mes talons, je cherchai quelque chose à dire avant de
me décider :
— Qui pensais-tu que j’étais ?
— Katrina.
Les mots étaient directs, comme si ce n’était pas grave qu’il se soit
attendu à ce qu’une femme mariée fasse l’amour avec lui.
Pire, il avait mentionné un petit ami, ce qui signifiait qu’elle trompait le
père de Basil et un autre homme avec Nash.
Que t’est-il arrivé, Nash ?
Il était passé du preux chevalier à une version de Maléfique si indifférente
envers moi qu’il ne prenait même pas la peine de me tendre une pomme
empoisonnée.
Jusqu’à maintenant.
Seulement, la pomme était un pénis dur comme de la pierre, et
j’imaginais qu’il avait bien meilleur goût qu’une pomme empoisonnée.
Je chuchotai plutôt que criai, consciente de la présence de Betty et Hank
une porte plus bas.
— Tu m’as baisée en pensant que j’étais quelqu’un d’autre ?
Je ne manquai pas mon hypocrisie. J’avais cru qu’il était son frère, et
alors ? C’était différent. J’étais amoureuse. Lui avait pensé que j’étais une
femme mariée. D’accord, nous nous étions tous les deux pris pour d’autres
personnes, mais pour ma santé mentale, j’avais besoin de croire que nous
étions différents.
Tu n’es pas aussi horrible que Nash Prescott, Emery. C’est sa faute.
Non.
Même moi, je ne croyais pas à mes craques.
C’était moi qui étais montée sur lui, sans prendre la peine de confirmer
son identité.
Idiote. Idiote. Idiote.
— Baiser, répéta-t-il, l’air sincèrement surpris. Un mot bien salace pour
une sainte-nitouche…
Tant mieux.
Comme si être gentille et retenir ma langue chaque fois que Mère parlait
me rendait inférieure à lui.
Ça m’énerva. Je levai bêtement mon bras. Je ne voulais pas le frapper. Je
ne savais pas ce que j’allais faire, mais c’était un réflexe, et ça l’amusa.
— Doucement, tigresse.
Il ne montra aucune hésitation en profanant les deux mots qu’il m’avait
dits il y avait des années quand je m’étais précipitée dans ses bras et ceux
de Reed au cotillon. Je repoussai le passé, ne voulant pas humaniser Nash
alors que je me sentais si furieuse contre lui.
Il poursuivit, soit inconscient, soit indifférent :
— J’ai compris une seconde avant que tu jouisses. Je n’aurais pas couché
avec toi si j’avais su que c’était toi. Je ne me tape pas les gamines.
Une vague de gêne et d’embarras s’abattit sur moi.
Je la combattis.
Férocement.
Je levai mon menton et lui décochai un regard furieux.
— J’ai dix-huit ans.
À peine.
La différence d’âge de dix ans entre nous me paraissait infranchissable.
Mais au moins, ça me donnait quelque chose sur quoi me concentrer en
dehors du fait que j’avais couché avec le mauvais Prescott.
Putain.
Reed.
— Reed… poursuivis-je.
— … n’en saura rien, fulmina-t-il. Si tu lui en parles, tu foutras en l’air
votre amitié.
Son ton ne correspondait pas à ses yeux.
L’un criait, tu vas t’attirer des emmerdes.
L’autre criait, tu vas m’attirer des emmerdes.
Je n’étais pas la seule à ne pas vouloir que Reed le sache. Cela aurait
endommagé leur relation au-delà de toute réparation.
Je savais que tu tenais encore à Reed.
Cette prise de conscience me rendit une partie de ma confiance. Il avait
encore un cœur, des besoins, des sentiments. Du sang coulait dans ses
veines, tout comme dans les miennes. Il n’était pas invincible.
Je croisai mes bras sur ma poitrine, resserrant le tissu autour de moi.
— Tu n’es pas censé être à New York, à ouvrir une entreprise destinée à
faire faillite ?
Du moins, c’était ce que Reed m’avait dit il y avait quelques semaines.
Pas la partie destinée à faire faillite, mais une blessure nommée Ego était en
train de fleurir sous ma peau et je n’aimais pas ça. La cruauté était une
réaction instinctive, qui m’avait été inculquée par des années de drames
adolescents en école privée, et je faillis m’excuser, mais n’y parvins pas.
Ses deux yeux noisette se durcirent et il s’adossa à la tête de lit,
m’étudiant avec une attention à laquelle je n’étais pas habituée. Même avec
Virginia Winthrop comme mère.
— Non pas que ça te regarde, Winthrop, mais je suis en ville pour une
réunion d’affaires. Reed passe la nuit chez Basil, donc je me suis dit que
j’allais squatter sa chambre puisque maman a transformé la mienne en une
putain de salle de travaux manuels. Je ne pensais pas que je serais accostée
par une enfant de dix-huit ans.
La fureur explosa de ma poitrine à mes doigts face à sa froideur et j’eus
envie de le frapper en retour, parce que c’était exactement ce que ses mots
faisaient.
Ils étaient un coup de poing que je sentais dans mes tripes, pire que tout
ce qu’un coup physique pourrait me procurer.
Il était passé du grand frère que Reed avait idolâtré à ce monstre
qu’aucun de nous ne pouvait reconnaître.
C’était plus douloureux que je ne l’aurais cru.
J’enterrai sa remarque cinglante à côté de ma fierté.
Nash attrapa un oreiller de rechange et essuya le sperme de son
entrejambe avec la housse, sans se soucier du public ou du fait que je
m’allongeais sur cet oreiller chaque fois que je me prélassais dans la
chambre de Reed.
— Tu viens souvent dans la chambre de mon frère, pour t’envoyer vite
fait en l’air ?
Jamais, me défendis-je presque, mi-fascinée mi-horrifiée en le regardant
exprimer sa nudité si confortablement.
Mais je ne le dis pas, parce que ça me donnait l’impression d’être
vulnérable. La seule nuit où j’avais avoué mon amour pour Reed s’était
retournée contre moi de façon spectaculaire, et Nash Prescott avait eu le
malheur d’en être témoin.
— Tout le temps, mentis-je pour sauver mon honneur. C’est un bien
meilleur coup que toi.
Un autre mensonge.
Je ne pouvais pas imaginer que quelqu’un soit meilleur au sexe que Nash
Prescott. Il faisait se recroqueviller mes orteils et brûler mes poumons d’un
plaisir épuisant. Il avait poussé mon corps au-delà de ses limites et une
partie de moi voulait qu’il essaie à nouveau, juste pour voir si la première
fois avait été un coup de chance ou si le sexe était censé être comme ça à
chaque fois.
J’avais toujours envie de lui, je ressentais un frisson obsessionnel devant
les marques roses et furieuses que mes ongles avaient laissées sur son torse.
Cette pensée me terrifiait. Je voulais fuir, mais je voulais aussi prendre une
photo de la façon dont je l’avais meurtri comme il m’avait meurtrie.
Dérangée serait le mot parfait pour me décrire. J’avais plusieurs
professeurs plus jeunes que Nash, et l’idée de coucher avec eux me rendait
malade.
Les yeux de Nash se plissèrent à mesure qu’il m’étudiait, s’attardant sur
ma clavicule, où il avait sucé si fort que je savais que sa marque durerait
des semaines.
— S’il peut te faire jouir plus fort que tu l’as fait avec ma queue, il mérite
une médaille.
Son regard complice observa ma peau rougie et la façon dont mes lèvres
s’ouvrirent au mot « queue ».
— Mon frère a une petite amie. Tu le sais, non ? dit-il aussi lentement
qu’il laissait entendre que je le savais.
— Pour info, Reed m’a envoyé un texto disant que lui et Basil avaient
rompu.
Je m’accrochai au tissu de la robe.
— Donc ton idée d’être là pour lui est d’être son coup de substitution ?
Classe.
Il passa une main dans ses cheveux, les décoiffant plus que je ne l’avais
déjà fait. Il pouffa de rire.
— Cette rupture a duré trente minutes avant qu’il ne s’excuse auprès
d’elle, en la suppliant pratiquement à quatre pattes.
Je tressaillis.
Le pire, c’était que je savais que ce serait comme toutes les autres fois où
ils avaient « rompu » et s’étaient remis ensemble dix secondes plus tard.
J’avais succombé à la magie d’une nuit sans étoiles, me convainquant que
ce serait différent parce que c’était ce que je voulais croire.
Pendant un instant, l’arrogance de Nash disparut et il me regarda.
Il me regarda vraiment.
Mes doigts blanchis serrèrent la robe. Ma poitrine se soulevait et
s’abaissait à un rythme effréné tandis que je me rappelais que j’avais besoin
de respirer pour vivre. L’alarme scintilla dans mes yeux. Ils passèrent de
Nash à la photo encadrée de moi et Reed riant sur le mur, et je pris
conscience que j’avais ruiné mes chances d’être avec Reed après avoir
couché avec son frère.
C’était de la pitié mélangée à ce maudit dégoût que je voyais dans les
yeux de Nash Prescott.
Il jeta un coup d’œil au réveil sur la table de nuit et dit :
— Soit tu dors, soit tu pars. J’ai une réunion dans quelques heures.
Ses mots étaient durs, mais je les reconnus pour ce qu’ils étaient.
De la compassion.
Il me donnait une porte de sortie, un moyen de fuir sans aborder les
détails mortifiants qui m’avaient amenée ici ce soir. Je m’y accrochai
comme s’il m’avait jeté un radeau de sauvetage.
— T’es pas croyable, rétorquai-je.
Mais ce n’était que des mots en demi-teinte, car s’il me traitait
différemment, je pleurerais probablement.
Et je n’étais pas une pleureuse.
— Voilà ce qu’on va faire.
Il fit un signe de tête vers les draps souillés de sperme.
— Nous allons oublier que tout ça est arrivé. Tu n’as pas couché avec le
mauvais frère. Je n’ai pas couché avec une fille de dix-huit ans.
Ses lèvres se retroussèrent en un rictus quand il dit mon âge.
— Aucun de nous n’en parlera à Reed. Compris ?
Enfin, quelque chose avec lequel j’étais d’accord.
— C’est compris.
J’effleurai ma lèvre avec mes dents de devant.
— Tu promets de ne rien dire à Reed ?
Nash me regarda pendant quelques secondes, quelque chose de similaire
à de la déception dans ses yeux, avant de se pencher et d’éteindre la
lumière.
— Sors de la pièce, Winthrop.
— Avec plaisir, Prescott.
Je courus jusque chez moi, luttai avec la serrure de ma porte arrière et me
précipitai dans ma chambre. J’actionnai le verrou derrière moi, tournai la
poignée deux fois pour être sûre et plongeai sur mon lit. Je tirai les draps
sur ma tête et haletai dans le tissu soyeux.
J’avais laissé mes sous-vêtements déchirés sur le sol de Reed. Je priai
pour que Nash ait la décence de les jeter dans un fossé ou de les brûler dans
un feu de joie de quinze mètres. Mon souffle se condensait sous les
couvertures, mais je ne pouvais pas me résoudre à les baisser ou à faire
quelque chose de sensé comme prendre une douche.
Cinq mille fils de bonheur tachés de sueur et de notre sperme.
J’avais appris deux choses ce soir.
Premièrement, j’étais capable d’avoir un orgasme pendant le sexe, et je
ne serais plus jamais la même.
Deuxièmement, je détestais Nash Prescott.
Chapitre Sept

EMERY, 20 – NASH, 30
EASTRIDGE DAILY
CHRONIQUE SPÉCIALE

À l’occasion de l’anniversaire du scandale Winthrop, nous nous


souvenons des victimes
de Aaron Bishop

Nous nous souvenons des sirènes, de la descente surprise du FBI et du


SEC, des rumeurs se répandant comme une traînée de poudre dans
Eastridge : Gideon Winthrop aurait détourné des fonds de Winthrop
Textiles. Aucun de nous ne pouvait y croire. Pas même après que le maire
Cartwright avait annoncé l’enquête officielle du FBI sur Gideon Winthrop
et Winthrop Textiles.
Deux ans plus tard, une entreprise qui employait autrefois plus de quatre-
vingt pour cent de la main-d’œuvre d’Eastridge a fermé ses portes, les
économies des employés de Winthrop Textiles qui ont eu le malheur
d’investir dans Winthrop Textiles ont été anéanties et deux personnes ont
perdu la vie. Pourtant, aucune preuve concrète n’a été trouvée, et aucune
charge n’a été retenue contre Gideon Winthrop.
En cet anniversaire du scandale Winthrop, nous nous souvenons des
victimes.
Nous nous souvenons de ceux qui sont devenus sans-abri après avoir
perdu leur emploi.
Nous nous souvenons des personnes âgées qui ont continué à travailler
après l’âge de la retraite pour récupérer ce qu’elles pouvaient de leurs
économies.
Nous nous souvenons des enfants qui ont souffert de la faim.
Nous nous souvenons de Hank Prescott, qui est mort d’une crise
cardiaque en cumulant trois emplois pour subvenir aux besoins de sa
famille après avoir perdu non seulement son poste, mais aussi les
économies qu’il avait investies dans Winthrop Textiles.
Nous nous souvenons d’Angus Bedford, qui s’est suicidé après avoir
perdu son emploi à l’usine Winthrop et l’argent pour les études de son fils.
Gideon Winthrop a peut-être fui Eastridge, en Caroline du Nord, et
aucune charge n’a peut-être été retenue, mais nous nous en souvenons.

Note : Si vous ou quelqu’un que vous connaissez a souffert du scandale


Winthrop, le Fonds Eastridge, mis en place par Nash Prescott d’Eastridge,
fournit un soutien vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur
sept, y compris des conseils par téléphone, un système de correspondance
cent pour cent anonyme et une ligne d’assistance téléphonique spécialisée
dans la prévention du suicide.
COMMENTAIRES :

Mary Sue : J’ai investi toutes mes économies dans Winthrop Textiles !
J’ai perdu ma maison. Cette famille diabolique mérite de brûler en enfer.
Dieu ne sera pas clément avec la famille Winthrop.
Derek Klein : La famille Winthrop aurait dû mourir ! Pas Hank ! Pas
notre Angus !
Beth Anne : Que Dieu bénisse Nash Prescott. Perdre un père, puis créer
le Fonds Eastridge après coup. On se demande ce qu’il serait arrivé s’il était
devenu riche plus tôt. Hank Prescott serait-il encore en vie ?
Joshua Smith : Si je vois Gideon Winthrop, il est mort. Sans aucune
hésitation. Cet homme mérite de rencontrer le diable.
Ashley Johnson : @Beth Anne, c’est horrible de dire ça. Supprime ton
commentaire !!!
Hallie Clarke : Est-ce que quelqu’un sait ce qui est arrivé à Emery
Winthrop ? C’est silence radio sur ses réseaux sociaux. Ma fille va à Duke
et dit qu’elle n’y est pas.
Demi Wilson : @Hallie Clarke, aucune idée.
Bruce Davey : @Hallie Clarke, je ne sais pas non plus, mais en ce qui
me concerne, elle est tout aussi coupable que les autres. Partie Trois :
MOÏRA

moïra
/mɔiʁa/
(nom féminin) destin ou destinée d’une personne

Dans la mythologie grecque, les trois Moïrai, ou Moires, tissent les fils du
Destin. Les hommes, les femmes et les dieux se soumettent à elles,
contraints d’accepter le Destin comme une Fatalité.
La Moïra est l’idée que chaque personne possède un cours prédéterminé
d’événements qui façonne sa vie. C’est l’idée que certains événements sont
inévitables, le destin d’une personne (chaque décision menant au présent) et
sa destinée (l’avenir) ne sont pas toujours sous son contrôle.
La Moïra nous rappelle que certaines choses arrivent, peu importe à quel
point nous les combattons avec acharnement.
Chapitre Huit

EMERY, 22 – NASH, 32

Emery

La brûlure.
Elle s’insinuait le long de mes doigts, sur le côté de mon poignet, et sur la
surface de ma paume.
Mes doigts fléchirent. Droit. Les phalanges se recourbèrent. Droit. Poing.
Je le fis huit fois jusqu’à ce que je puisse reprendre l’aiguille et le fil sans
avoir envie de me couper les mains.
Je supporterais cette torture chaque heure de la journée si cela signifiait
que j’avais créé quelque chose de tangible. Quelque chose qui ne pouvait
pas m’être enlevé. Quelque chose auquel je pourrais m’accrocher et qui
serait à moi.
Cinq mètres de rideau s’étiraient devant moi. Le stylo à tissu était posé
sans capuchon à côté de ma cuisse. Je laissai tomber l’aiguille et le fil, pris
le stylo et le fis glisser sur le tissu dans un mouvement ample.
Vide.
Je secouai le stylo et essayai à nouveau.
Toujours vide.
— Fait chier.
Je n’avais pas d’argent pour en acheter un nouveau et ma prochaine paye
n’arrivait pas avant une semaine.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Je mis Reed sur haut-parleur et pressai le téléphone contre mon oreille.
— Le stylo n’a plus d’encre. C’est pas grave. C’est un projet récréatif.
Tous mes projets étaient récréatifs, y compris ce rideau transformé en
robe peplum. Je n’avais aucun contrat de design et une pile de factures
impayées que je cachais dans mon congélateur pour ne pas avoir à les voir.
Chaque fois que je pensais à ces factures, j’étais tentée de puiser dans mon
fonds de dépôt. Je n’avais jamais cédé. Ça, et ma mère qui faisait miroiter
des clauses au-dessus de ma tête comme du gui empoisonné.
La tension dans mon cou était un autre signe que j’avais besoin de
reprendre mes esprits, au risque de mourir d’une crise cardiaque avant mes
vingt-trois ans. Grâce à une architecture exécrable et à mon incapacité à
payer les factures de climatisation, la chaleur était étouffante ici malgré la
fraîcheur des dix degrés à l’extérieur.
Il faisait toujours soit trop froid, soit trop chaud dans mon studio de deux
cents mètres carrés, mais à cent dollars de loyer par mois, je n’avais aucune
raison de me plaindre. Et aucun concierge à qui le faire.
Mon téléphone sonna l’arrivée d’un message sur l’application Eastridge
United.
Benkinersophobie : J’ai finalement cherché la signification de Durga.
Une déesse de la guerre ? Pitié, dis-moi que tu as un sari dans lequel tu fais
du roleplay.
Je pouffai de rire avant d’avoir l’occasion de me retenir. Le Fonds
Eastridge avait désigné Ben comme mon correspondant anonyme il y avait
trois ans. Je n’aurais pas dû m’inscrire sur l’application. Je n’étais pas une
victime. J’étais la fille de l’agresseur.
Mais un soir, j’étais seule et un peu ivre, il me manquait deux dollars
pour payer ma facture et je m’accrochais à une couette déchirée pour me
réchauffer.
Je cherchais désespérément du réconfort, pour dire les choses crûment.
J’avais eu l’intention d’arrêter. Vraiment. Mais Ben s’était avéré être
quelque chose que je n’avais pas en quantité suffisante : un ami. Parfois,
nous avions l’impression d’avoir un seul et même esprit dans deux corps.
Puis, un soir où le flirt s’était transformé en quelque chose de plus
dangereux, nous nous étions fait jouir avec rien de plus que des messages
cochons. Et, eh bien, après ça, ni lui ni moi ne pouvions revenir en arrière.
J’envoyai une réponse à Ben via l’application.
Durga : Tu as attendu trois ans pour chercher mon nom d’utilisateur ?
J’ai cherché Benkinersophobie sur Google dès le premier jour.
Benkinersophobie : Et ?
Durga : Tu ne sais pas ce que signifie ton nom d’utilisateur ?
Benkinersophobie : J’ai utilisé le générateur de nom d’utilisateur
aléatoire. Je n’ai pas le temps pour les choses frivoles.
Mais il avait eu le temps de chercher « durga ». Je levai les yeux au ciel,
mais mes lèvres se retroussèrent en un sourire.
Durga : La benkinersophobie est la peur de ne pas recevoir une lettre de
l’école de sorcellerie Poudlard le jour de son onzième anniversaire. J’étais
sûre d’avoir touché le jackpot avec un Potterhead. J’aurais apprécié
davantage.
Benkinersophobie : Un Potterhead ?
Durga : Mon Dieu, ton manque de connaissance en références pop
culture est horrifiant. Tu pourrais toujours changer ton nom d’utilisateur.
Peut-être que « Décevant » serait plus précis.
Benkinersophobie : Décevant. Je n’avais jamais entendu cette plainte
avant, mais ne fais pas confiance aux critiques Yelp. Je t’invite volontiers à
venir essayer par toi-même.
Mes lèvres s’écartèrent et mes joues rougirent avant que je me rappelle
que je ne savais même pas à quoi il ressemblait. Je tapai une réponse,
l’effaçai, en tapai une autre, l’effaçai, puis partis sur deux mots.
Durga : Les règles.
Mes mains devinrent moites tandis que je me remémorais le cadeau qu’il
m’avait envoyé, un vibromasseur que je gardais caché sous le coin de mon
matelas. Il avait trouvé un moyen de contourner les règles d’anonymat du
Fonds Eastridge en me l’envoyant par le biais d’un service de liste de
cadeaux qui rendait les adresses des destinataires anonymes. Comme si
nous avions besoin d’un intermédiaire pour négocier mon plaisir nocturne.
Benkinersophobie : Rien à foutre des règles. Et non, je n’ai jamais
envisagé de changer de nom. Le changement implique le regret, et je ne
regrette pas.
Durga : Jamais ?
Benkinersophobie : Jamais.
Durga : C’est des conneries.
Reed grogna un gémissement.
— Emery, est-ce que tu m’écoutes, au moins ?
Oups. Ça faisait combien de temps que j’ignorais Reed ?
Mes doigts tressaillirent de remords. Reed ne savait pas pour Ben.
Personne ne le savait. C’était le but. Bon sang, c’était la seule règle à
laquelle le Fonds Eastridge ne dérogeait pas. L’anonymat. Cela signifiait
pas de réunions et pas de discussions sur les détails d’identification.
Je remis Reed sur haut-parleur, jetai mon vieux smartphone sur mon
matelas en lambeaux et me massai la nuque.
— Oui. Désolée. J’étais ailleurs.
— Ça t’arrive souvent.
Sa frustration évidente s’insinua dans ma poitrine, la culpabilité en aucun
cas nouvelle pour moi. Reed et moi avions fait le pacte d’aller à Duke
ensemble. Au lieu de cela, j’étais partie pour l’université de Clifton en
Alabama sans le lui dire.
Les gens d’Eastridge détestaient ma famille, et moi par défaut. Les
mêmes personnes qui avaient suivi Reed à Duke. J’avais eu besoin de
quitter la Caroline du Nord. Aussi loin des frères Prescott, du scandale des
Winthrop et d’Eastridge que mon portefeuille pouvait me le permettre.
Il y avait quatre ans, ça aurait été loin.
Puis papa avait fait l’objet d’une enquête du FBI pour détournement de
fonds et falsification d’actions, et l’entreprise textile qu’il possédait, celle-là
même qui fournissait du travail à presque tout le monde en ville, avait fait
faillite.
Papa avait encore de l’argent, beaucoup d’argent, et Mère également,
mais je ne voulais rien avoir à faire avec l’argent sale qui, en ce qui me
concernait, était devenu de l’argent taché de sang dès que le père de Reed et
Angus Bedford avaient perdu la vie.
— Qui appelle quelqu’un pour lire ses e-mails ? Je ne suis pas ton
assistant, se plaignit Reed.
C’était presque étrange la façon dont nous prétendions que tout était
normal, que les actions de mon père n’avaient pas conduit à la mort du sien,
même si cela avait été indirectement. Je savais que papa n’avait pas forcé le
cœur de Hank à lâcher… tout comme je savais que cela ne serait jamais
arrivé s’il n’avait pas été si stressé par la perte de ses économies et s’il
n’avait pas dû cumuler trois emplois pour les récupérer, ainsi que les frais
de scolarité de Reed.
— Je sais. Je suis désolée.
Je me mordis la lèvre et laissai mes excuses en suspens, parce que comme
toujours, je voulais dire plus que ce pour quoi j’étais supposée m’excuser.
Je suis désolée d’être trop trouillarde pour lire mes propres e-mails. Je suis
désolée d’avoir couché avec ton frère. Je suis désolée pour ton père.
— Mais je ne peux vraiment pas me résoudre à lire l’e-mail.
Tap.
Tap.
Tap.
Chaque clic-clac de son clavier faisait grimper mon anxiété en flèche.
— Bon.
Il expira un souffle lourd.
— Titre : Emery, préparez-vous à être remboursée.
À côté, le chihuahua de mon voisin aboya, comme s’il sentait mon
anxiété. J’entendis mon voisin crier sur le chiot à travers les murs trop fins,
mais il aboya plus fort. Mon animal spirituel était un chihuahua de trois
mois qui devait peser aux alentours d’un demi-kilo et répondait au nom de
Muchacha.
(Muchacha n’était, en réalité, pas une jeune femme, mais un chien mâle
doté d’un pénis bien réel que je l’avais vu lécher de temps en temps.)
Je mis mon téléphone sur haut-parleur et le portai à mon oreille.
— Je sais ce que dit le titre ! m’emportai-je après que Muchacha eut enfin
arrêté d’aboyer. Merde. Je suis désolée.
Voici quelque chose que les gens disent souvent sur le fait d’être pauvre,
mais que vous ne comprenez jamais vraiment jusqu’à ce que ça vous
arrive : être pauvre est stressant.
Les factures impayées se frayent toujours un chemin dans votre esprit, et
lorsque vous vous tenez devant la caissière d’une épicerie, à faire la queue
pendant qu’elle lit un chiffre dont il vous manque quelques dollars, le désir
que le sol se dérobe et vous avale tout entier devient un élément permanent
de votre vie.
En réalité, je savais ce que l’e-mail dirait. J’avais obtenu mon diplôme
avec un semestre d’avance, et la période de grâce de six mois de mon prêt
étudiant allait bientôt se terminer. J’avais besoin d’un travail. De préférence
loin de chez moi, même si personne dans l’État ne voulait m’en donner un.
Le nom des Winthrop était radioactif en Caroline du Nord. Pour une
bonne raison. Trop de vies avaient été perdues, y compris, me rappelai-je
pour la millionième fois, celle du père de Reed.
— Ça va, Em ?
Je ne pourrais jamais assez remercier Reed pour sa patience, surtout
quand je me transformais en Hulk, ce qui était souvent le cas ces derniers
temps.
— Ouais. Tu veux bien continuer, s’il te plaît ?
Je jouais avec mes cheveux, que j’avais laissé repousser jusqu’à leurs
racines naturelles. Je n’avais pas d’argent pour des mèches et de la teinture
en premier lieu. De plus, je ne m’étais jamais trouvée jolie en copie blonde
de ma mère.
— Une fois que vos prêts vont quitter le statut de grâce, votre paiement
mensuel commencera. Bla. Bla. Bla.
J’attendis qu’il finisse de lire.
— En gros, tes paiements de prêt commencent dans environ deux
semaines.
— Merde.
Je m’insultai mentalement d’avoir suivi des études pour un diplôme de
stylisme alors que le marché actuel des créateurs de vêtements dans le Sud
était pratiquement inexistant et de ne pas avoir accepté le travail au salaire
minimum qu’on m’avait proposé la semaine dernière. Pour ma défense, à
ces tarifs, je pourrais aussi bien travailler au Daffy Dee’s Diner en tant que
serveuse sur des rollers, ce qui était mon activité actuelle.
— Tu pourrais travailler pour Nash, suggéra Reed.
Cependant, je pouvais discerner à quel point il détestait cette idée.
Je ne comprenais pas ce qu’il s’était passé entre eux. Je n’avais pas
l’impression que c’était à moi de le demander non plus. Même si j’étais très
curieuse. Une partie de moi se demandait toujours si ça avait un rapport
avec moi, mais c’était impossible.
Je secouai la tête, même s’il ne pouvait pas me voir.
— Non.
— Pourquoi pas ?
Parce que quatre ans plus tard, je suis toujours mortifiée.
Je n’avais pas parlé à Nash Prescott depuis cette nuit dans la chambre de
Reed. Non pas que nous discutions beaucoup avant cela. Il avait toujours
été le grand frère de Reed Prescott pour moi. Inaccessible. Interdit. Quelque
chose que je n’avais jamais envisagé.
Jusqu’à ce qu’il m’offre la meilleure partie de jambes en l’air que j’ai
jamais eue, et je me rejouais encore cette nuit dans ma tête quand les nuits
d’Alabama devenaient trop froides et que je n’avais que des fantasmes pour
me tenir chaud. Une nuit, alors que Ben m’avait envoyé un tas de messages
cochons, j’avais joui avec l’image de Nash sur moi.
Je secouai la tête et tirai sur les fils bon marché de ma couverture
d’occasion.
— Parce que c’est ton frère et que c’est bizarre. En plus, tu le détestes.
Moi aussi, je le déteste.
— Je ne le déteste pas, mentit Reed. Pour le reste, c’est une raison
horrible pour refuser une opportunité pour laquelle la plupart tueraient.
Je détestais son ton qui me faisait remarquer mon privilège, quelque
chose qu’il avait appris en étant mon meilleur ami pendant mes années de
haute société. Le pire, c’était qu’il avait raison.
J’avais quitté mes parents et leur argent dès que j’avais atteint dix-huit
ans, mais cette culpabilité inébranlable me harcelait. Elle me rappelait que
j’étais encore plus privilégiée que je ne le méritais. J’avais un toit au-dessus
de ma tête, un diplôme et quelques hamburgers dans mon armoire.
En vérité, il y avait des signes que j’avais ignorés, des conversations que
j’avais entendues et des pièces que j’aurais dû assembler, mais que je
n’avais pas fait. La façon dont Mère ne voulait jamais que je visite l’usine.
La façon dont papa me forçait à quitter la pièce chaque fois que son associé
Balthazar lui rendait visite. La dispute secrète que j’avais entendue entre
Mère, papa et Balthazar quelques semaines avant la descente du FBI et du
SEC chez nous.
Quand Mère m’avait dit que papa avait escroqué tout le monde, qu’elle le
quittait et qu’elle et Balthazar avaient essayé de l’en empêcher, je ne l’avais
pas crue. Le FBI avait enquêté sur papa, et pourtant, je l’aimais d’une
loyauté qu’il ne méritait pas.
Il avait dupé son partenaire commercial. Il avait dupé la ville. Il avait
dupé ma mère. Et il m’avait dupée.
Le pire dans tout ça ? Mon ignorance m’avait rendue aussi complice du
scandale de Winthrop que mon père. En deuxième année, suite à une alerte
à la bombe à Eastridge Prep qui s’était avérée être le plan d’évasion de
Teddy Grieger pour l’épreuve d’éducation physique, l’administration de
l’école avait organisé une assemblée avec le département de police
d’Eastridge.
L’officier Durham avait fait un discours ridicule sur le fait d’être de
jeunes adultes, d’avoir des responsabilités et de veiller les uns sur les autres.
Il avait fait une remarque qui, des années plus tard, résonnait toujours dans
mon esprit lorsque j’étais allongée seule dans mon lit et que je me sentais
particulièrement masochiste.
Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose. Ce n’est pas seulement
un slogan. C’est un credo. Un spectateur innocent, ça n’existe pas.
Je n’étais pas une spectatrice innocente.
Mon soupir se transforma en une longue expiration tandis que je mettais
en boule mon matériel de conception à la base de mon matelas.
— Si par horrible raison tu veux dire horriblement valide, oui, je suis
d’accord.
Je n’aurais pas pu être plus grincheuse même si j’avais fait la moue.
— Comme c’est mature.
Je pouvais presque entendre Reed secouer la tête.
— C’est quoi ton problème avec lui ? Tu sais quoi ? Ne réponds pas.
Nash ne saura pas que tu travailles là-bas. L’entreprise est énorme, et tu te
fais appeler Emery Rhodes. En plus, tu ne l’as pas vu depuis quatre ans, et
tu n’as plus la même apparence qu’avant.
— Tu veux dire que j’ai l’air d’une loque.
Mère me le rappelait dans ses e-mails mensuels.
Quand on parle du loup…
Un autre appel fit sonner mon téléphone. Je l’éloignai de mon oreille et
vérifiai l’identité de l’appelant. Mère s’afficha à l’écran, une photo d’elle en
portrait devant l’Eastridge Junior Society en haute définition.
Elle appelait probablement pour me soutirer des informations, pour savoir
si j’avais finalement rendu visite à papa ou si je voulais faire un brunch
avec elle et son petit ami Balthazar.
Autrement dit, oncle Balthazar.
Autrement dit, oncle Balthazar, l’associé de mon père.
Autrement dit, l’homme qui était si proche de ma famille que ma mère
m’avait demandé de l’appeler « oncle » depuis ma naissance.
Je n’avais pas parlé à ma mère depuis des mois et je n’avais pas
l’intention de commencer maintenant. J’aurais préféré parler à papa.
Anagapesis.
Aesthete.
Yūgen.
Gumusservi.
Tout en marmonnant de jolis mots qui me rendaient heureuse, je déclinai
l’appel et repoussai mon téléphone contre mon oreille à temps pour
entendre Reed rire.
— Je n’ai pas dit ça.
La voix d’une femme retentit à l’autre bout du fil en arrière-plan. Je
grimaçai, frottant distraitement ma poitrine, juste au-dessus de la zone où se
trouvait mon cœur jaloux. Je n’étais pas jalouse parce que j’aimais Reed. Je
savais que ce plan était tombé à l’eau dès que je m’étais glissée dans le lit
du mauvais Prescott.
La solitude alimentait la jalousie. Mère avait mon oncle Balthazar. Reed
avait Basil. Et moi, j’avais un radiateur cassé et des séances Netflix
interminables de F.R.I.E.N.D.S. sur le compte de mon ex de première année.
Je redoutais le jour où il réaliserait que je l’utilisais et changerait son mot de
passe.
— C’est Basil ?
Je mordis une mèche de cheveux, une sale habitude pour laquelle Mère
me renierait.
— Passe-lui le bonjour de ma part.
Nous savions tous les deux que je ne le pensais pas. Il pensait que je ne
l’aimais pas pour la façon dont elle me traitait au lycée, et je le laissais
croire ça plutôt que de lui dire la vérité, à savoir que je pensais qu’il
méritait mieux.
Le chihuahua de mon voisin, peut-être.
Alors que j’avais laissé tomber Reed pour l’université de Clifton, Basil et
presque tous les autres membres d’Eastridge pleins aux as l’avaient suivi à
Duke.
Ils étaient ensemble depuis et étaient à deux secondes de se marier et
d’avoir des bébés aux cheveux blonds et aux yeux bleus au comportement
irréprochable. Pas les enfants démons chaotiques, sauvages, aux cheveux
noirs et aux yeux vairons auxquels j’aurais probablement donné naissance.
— Elle dit que tu serais folle de ne pas accepter un travail avec Nash.
Un autre mensonge de Reed.
Quand avons-nous commencé à nous mentir autant ?
— Non, elle n’a pas dit ça.
S’il y avait quelqu’un que Basil Berkshire désirait plus que Reed, c’était
Nash. Même s’il n’était pas aussi riche que nous, aussi bourgeois, aussi
coté, aussi gâté avec un compte fiduciaire à neuf chiffres, il était toujours
au-dessus de nous, d’une manière intangible que personne ne pouvait
expliquer, mais vers laquelle tout le monde gravitait.
Et maintenant, Nash Prescott était riche comme Crésus. Personne ne
pouvait expliquer comment c’était arrivé, mais ça ne surprenait personne
non plus.
— OK, elle n’a pas dit ça, admit Reed, mais je pense que tu devrais
travailler pour les hôtels Prescott. Au moins, peut-être prendre un de leurs
stages de conception pour les nouveaux diplômés. Tu bosserais sur le
design d’un hôtel, pas de vêtements, mais au moins, c’est relativement
proche ? Peut-être ? Je ne sais pas. De toute façon, c’est un bon boulot bien
payé. Nash n’a même pas besoin d’être au courant si tu penses que c’est
gênant. Je peux demander à Delilah d’arranger ça pour toi. Elle m’en doit
une.
Qui mendie ne choisit pas.
Qui mendie ne choisit pas.
Qui mendie ne choisit pas.
Je répétai le mantra dans ma tête. Soyons réalistes, j’étais une putain de
mendiante. Et je le serais probablement pour le reste de ma vie.
— Delilah ?
Le plus grand trou dans la couverture s’élargit à mesure que je jouais
avec les fils qui dépassaient.
— Le chef de son service juridique et sa meilleure amie, même s’il le nie,
ce connard grincheux. Ils ouvrent un nouvel hôtel à Haling Cove. C’est en
Caroline du Nord, mais c’est assez loin d’Eastridge pour que…
La voix de Reed reste en suspens, mais je comprenais ce qu’il voulait
dire.
— J’y réfléchirai, acceptai-je avant de mettre fin à l’appel au moment où
un autre e-mail sonnait sur mon téléphone.
Cette fois, il me rappelait un paiement de deux mille dollars que je devais
effectuer.
Putain.
Je le rappelai immédiatement.
— Oui ?
J’ignorai le ton amusé de Reed et les chuchotements de Basil.
— Arrange-moi ça, s’il te plaît.
Sérieusement, j’aurais pu tout aussi bien être nue devant les yeux de tous
au Metropolitan Museum que mon cœur aurait battu moins vite qu’en cet
instant.
— Fais-le, s’il te plaît, ajoutai-je quand je sentis qu’il m’engueulerait
pour avoir changé d’avis si vite.
— Sous le nom d’Emery Rhodes ?
Rhodes était le nom de jeune fille de ma grand-mère. Je l’utilisais depuis
que j’avais quitté Eastridge. Les Winthrop n’étaient pas particulièrement
populaires dans le coin, même en Alabama, mais au moins, avec mes
cheveux noirs naturels, j’avais survécu à la plupart de mes études sans que
personne ne me reconnaisse.
Ce dernier mois, cependant… je ne le souhaitais à personne.
Même pas à cette conne de Basil Berkshire.
Je mâchai une autre mèche de cheveux, réfléchissant à comment
demander ça sans avoir l’air ridicule. Je crachai le morceau.
— Je t’en prie, n’en parle pas à Nash.
— Cacher un secret à mon frère ? Rien de plus facile.
Pas d’hésitation.
Rien.
Reed aimait les gens. Alors que j’étais devenue une ermite complète à la
fac, Reed avait rejoint une fraternité, était allé à des fêtes, et s’était fait plus
d’amis que Facebook ne le permettait. Mais pendant les sept dernières
années, il avait aimé tout le monde sauf son frère.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous ? Vous étiez proches avant.
J’avais brisé la règle tacite. J’avais posé la question que je savais
instinctivement que je n’aurais pas dû poser.
— Rien.
Plat.
Aucune émotion.
Pas Reed, et pourtant Reed en quelque sorte.
Un bruissement de son côté remplit mes oreilles et l’instinct me dit qu’il
en avait fini avec cet appel.
— Écoute, je dois y aller. Je vais parler à Delilah. C’est la bonne
décision, m’assura Reed avant de raccrocher.
Je savais qu’il avait raison. Il n’y avait pas de marché pour les jeunes
inexpérimentés de vingt-deux ans diplômés en design à Clifton en Alabama,
et il n’y avait rien pour moi à Eastridge en Caroline du Nord. Un stage aux
hôtels Prescott me donnerait une longueur d’avance qu’il serait stupide de
laisser tomber.
Mais l’idée de revoir Nash, de travailler pour lui…
J’enfouis mon visage dans mon oreiller et criai avant de me regarder dans
le miroir. Le désespoir se mêlait à mes cheveux noirs.
Mon téléphone sonna. Ben. La seule personne à qui je pouvais parler du
fiasco de Nash Prescott, mais ça me faisait bizarre d’utiliser l’application de
Nash pour parler du fait d’avoir accidentellement couché avec Nash.
Benkinersophobie : Je ne l’ai pas changé, parce qu’il me rappelle une
fille que j’ai connue.
Mes doigts frémirent à l’envie de lui en demander plus, mais je me retins.
Je préférais ne pas savoir.
Durga : Si tu devais changer ton nom d’utilisateur, par quoi tu le
changerais ?
J’attendis une heure avant qu’il ne réponde, et dès qu’il le fit, le point vert
actif à côté de son nom devint rouge.
Benkinersophobie : Sisyphe.
Sisyphe.
Un roi déchu.
Un menteur.
Un tricheur.
Je pourrais m’y identifier.
Chapitre Neuf

Nash

Le nom en un mot aurait dû être le premier indice que je ne pouvais pas


faire confiance à Fika.
Son nom me rappelait Emery Winthrop et son penchant pour les mots
méconnus, ce qui aurait dû être le deuxième indice.
En suédois, Fika est un mot qui signifie un moment pour ralentir et
apprécier les bonnes choses de la vie, et cela aurait dû être le troisième
indice.
Pour commencer, il n’y avait pas de bonnes choses dans la vie.
Et Fika n’était même pas suédois.
Il était un homme tout ce qu’il y a de plus blanc, originaire de Caroline
du Nord, un vague sosie de Keith Mars, un shérif d’Eastridge disgracié,
évincé il y avait presque deux décennies, à l’époque où j’avais touché mon
premier sein.
— Je pense que tu devrais arrêter ta croisade.
Un rideau de frange balayait des cheveux sur un unique œil jusqu’à ce
qu’il les repousse sur le côté. Il ressemblait aux Jonas Brothers avant qu’ils
ne prennent conscience que se lisser les cheveux, c’était pour les
mauviettes. Le fauteuil en cuir s’écrasa sous son poids quand il se pencha
en avant et posa ses coudes sur mon bureau, assez près pour que je puisse
voir mon reflet dans ses yeux.
— Ça te détruit. Il n’y a plus de lumière dans tes yeux. Je ne pensais pas
que c’était possible, mais c’est pire chaque fois que je te vois, Nash.
Fika tapota ses poches comme s’il cherchait les bâtons de cancer qui
avaient bousillé ses poumons en premier lieu. Quand il ne les trouva pas, il
s’énerva sur la litanie d’élastiques qui formaient une colonie de haut en bas
le long de ses avant-bras.
— Je ne t’ai pas invité chez moi à quatre heures du matin pour connaître
ton opinion sur moi. Je t’ai engagé pour un travail.
Tout en faisant glisser mes doigts le long de la pile de billets de cent
devant moi, j’observai les yeux de Fika suivre leur chemin le long du visage
blafard et des yeux enfoncés de Benjamin Franklin.
— Je te dis ce que tu dois faire. Tu es payé. C’est comme ça que ça
marche.
En feuilletant la liasse, je soulevai les billets et les disposai en éventail,
mes doigts frôlant chaque billet de cent (et il y en avait beaucoup). J’aurais
dû faire preuve de pitié, mais tout ce que je pouvais ressentir à la mention
d’un Winthrop était de la rage.
Le médecin légiste avait conclu que mon père était mort d’une crise
cardiaque, mais il n’avait pas tenu compte des trois emplois qu’il avait pris
et qui y avaient conduit. Si lui et maman n’avaient pas perdu leur maison,
leur travail et leurs économies, papa serait en vie et je ne surprendrais pas
maman perdue dans la contemplation d’un couvert vide avec les larmes aux
yeux à chaque visite.
En ce qui me concernait, les Winthrop avaient tué Hank Prescott.
Affaire classée.
Vengeance en cours.
La mâchoire de Fika tressaillit quand j’ouvris le tiroir de mon bureau, y
rangeai les billets, et le refermai avec un bruit sourd.
Je croyais au pouvoir sur la pitié. Les gens avaient des besoins, et quand
on parvenait à déterminer les besoins de quelqu’un, on le dirigeait.
Le besoin de Fika était l’argent. Son deuxième diagnostic de cancer était
arrivé il y avait dix-huit mois. La maladie avait aspiré la graisse de ses joues
jusqu’à ce qu’il ressemble plus à une goule qu’à un homme. Depuis sa
rémission, il avait repris un peu de poids, ainsi qu’une dette médicale qui
aurait pu financer un coup d’État du tiers-monde.
Pour être honnête, je n’avais jamais eu à jouer la carte de l’argent dans le
passé. J’avais fait des choses peu légales pour devenir le PDG et le
fondateur d’une société évaluée par Forbes à plus d’un milliard de dollars
l’année dernière, et Fika avait fait un excellent travail pour couvrir mes
traces.
J’avais évité la prison pendant tout ce temps, ce qui était un phénomène
en soi.
Je lui demandais de faire quelque chose. Il le faisait. C’était comme ça
que les transactions fonctionnaient.
Jusqu’à maintenant.
— T’as avalé une mauvaise dose de chimio ?
Je soulevai une deuxième pile de billets de cent et déchirai les bords d’un
billet parce que je le pouvais, ce qui laissa Fika sur les nerfs, un quasi-
miracle avec les conneries hippies vers lesquelles il s’était tourné après
avoir vaincu le cancer la première fois.
— T’as perdu tout ton vocabulaire ? Les transactions nécessitent un
échange, et pour que tu obtiennes ceci…
Je secouai la pile de billets
— … tu dois me donner ce que j’ai demandé.
— Écoute, mec…
Il regarda l’argent avant de secouer la tête.
— Je comprends. Tu as une dent contre les Winthrop, pour de bonnes
raisons, mais rien de bon ne sortira de ta recherche de Gideon Winthrop.
Crois-moi.
Je ne faisais confiance à personne, une autre raison pour laquelle Gideon
devait partir. Je ne voulais pas dire mourir. La mort était une voie facile ;
une longue et fastidieuse souffrance me plaisait davantage.
Des films comme Taken et John Wick avaient faussé la conception que le
grand public se faisait de la vengeance. Cela ne se passait pas en un jour.
Comme toutes les choses qui valent la peine d’être faites, la vengeance, la
vraie, celle qui vise à anéantir sa cible, prend du temps.
La course à l’espace, par exemple, avait commencé en 1955. L’Apollo 11
n’avait pas atteint la Lune avant 1969. Il avait fallu plus de quatorze ans
pour atterrir sur la Lune. Quatorze ans. C’est plus que la durée de vie
moyenne d’un chien.
Ma vengeance, par contre, était en préparation depuis à peine quatre ans.
— Je ne cherche pas un cours d’éthique, Fika.
Ses mains tremblaient pendant que je parlais, mais je ne ressentais aucune
pitié à son égard.
— Tu as trouvé Gideon.
— Oui.
Il mordilla sa lèvre inférieure et tripota à nouveau la perruque des Jonas
Brothers jusqu’à ce qu’elle soit légèrement de travers sur sa tête.
— Parfois, les gens font de mauvaises choses pour de bonnes raisons.
L’argument de quelqu’un qui avait accepté des pots-de-vin pendant son
mandat de shérif pour payer ses traitements contre le cancer.
Combien de preuves avait-il volé ? À combien de riches habitants
d’Eastridge avait-il offert un laissez-passer ? Si Gideon l’avait approché,
aurait-il aussi balayé ces crimes sous le tapis ?
Après avoir déboutonné mes manchettes, je retroussai mes manches des
deux côtés jusqu’à ce que le tatouage sur mon avant-bras gauche soit
visible.
pénitence
Ma vérité brute et sans compromis.
Fika avait mal interprété sa signification dans le passé, et je le laissai faire
à nouveau lorsque ses yeux plongèrent sur le mot avant de revenir sur mon
visage.
— Je ne vais pas te raconter des craques, commença-t-il à dire, les mains
jointes en forme de clocher d’église.
— Alors, ne le fais pas.
— J’ai trouvé Gideon Winthrop.
Fika posa une main sur son jean usé, un putain de quinquagénaire en jean
usé, et joua avec les lanières effilochées aux genoux.
— Il semble heureux et prospère. Il envoie souvent des cartes postales à
sa fille par e-mail. Il a de nouveaux amis, de nouveaux voisins, et même un
nouveau golden retriever. Ils connaissent son passé, mais ils se sont quand
même liés d’amitié avec lui. En retour, il les traite bien. Je n’ai jamais vu un
homme sourire autant. Il a découvert son propre paradis, Nash.
J’avais envie de tout raser.
Détruire sa fille.
Voler son argent.
Briser ses amis.
Démolir ses voisins.
Kidnapper ce satané golden retriever.
S’il le possédait, je voulais le voir souffrir en le lui prenant.
— C’est bien beau tout ça, mais je ne t’ai pas payé pour me faire un
résumé de la vie de Gideon.
Je nous servis à chacun un verre de Bowmore 1957 et j’en glissai un vers
Fika, conscient qu’il en avait envie, mais qu’il ne pouvait pas l’accepter à
cause du régime que son médecin lui avait fait suivre.
— Je t’ai demandé de le trouver pour moi. Où. Est. Il ?
Il observa l’alcool, et sa main tressaillit avant qu’il ne l’enfonce dans sa
cuisse mince.
— Je ne peux pas te le dire, petit.
J’allais avoir trente-trois ans cette année, et il me voyait toujours comme
le gamin de vingt-cinq ans qui était venu le voir en lançant de folles
accusations sur les Winthrop.
C’était pas croyable.
— Pourquoi ?
C’était une demande, pas une question.
Elle glissa entre mes dents serrées dans l’air vicié. Je tapai sur la table,
attirant son attention sur un paquet de cigarettes que j’avais laissé là dans le
seul but de déstabiliser Fika. Je n’avais jamais fumé de ma vie, mais elles
me tentaient quand j’imaginais comment elles l’énerveraient.
« Furieux » n’était pas le mot pour me décrire. Si j’étais un volcan, je
cracherais de la lave, un nuage de cendres de la taille de la Lune planerait
au-dessus de nous tandis que je brûlerais Fika jusqu’à la moelle. Je me
contentai de sortir les dix mille dollars de mon bureau et de les jeter dans
ma cheminée avec la précision de quelqu’un qui avait passé son
adolescence à jeter ses affaires par les fenêtres et à fuir quand les maris
rentraient trop tôt.
J’avais un hôtel en construction à Haling Cove, un contrat à négocier à
Singapour et quatre fournisseurs à virer avant le lever du soleil. Passer chez
moi à Eastridge pour rencontrer Fika ne figurait pas en bonne place sur ma
liste de choses à faire, et mon temps était bien trop précieux pour me laisser
me faire bousculer par un ancien flic corrompu portant une perruque des
Jonas Brothers qui avait oublié sa place.
Fika bondit sur l’argent, mais les flammes l’avalèrent, des étincelles
brillantes jaillissant de la cheminée vers nous. Il gémit pendant qu’il brûlait,
se flétrissant jusqu’à ne former plus que de la fumée et des cendres.
Sans plus aucune signification.
— Je suis triste pour toi, petit.
Lorsque le dernier billet se fut métamorphosé en poussière, Fika se tourna
vers moi et s’assit sur l’ottomane en cuir à côté du feu, secouant la tête
comme si j’étais son fils et que mon existence le décevait.
— Tu sais ce que signifie Fika ? Ça veut dire prendre un café, mais c’est
plus que ça. C’est un mode de vie. Arrête. Va te prendre un café. Apprécie
ta propre compagnie. Apprécie la compagnie des autres. Tu ne peux pas
apprécier ce que tu as maintenant si tu fais une fixation sur ce qu’on t’a pris
dans le passé.
Je me levai, poussant ma chaise avec l’arrière de mes cuisses en me
rappelant le quatrième indice que je n’aurais pas dû faire confiance à Fika.
Il répondait à une boussole morale faussée par ses perspectives idiotes.
Après tout, c’était le genre de cinglé qui jouait de la musique de Noël toute
l’année et, pire, chantait à voix haute au gré des chansons.
— Avant que tu ne cites un autre biscuit chinois au CBD, Hank Prescott
n’est pas le genre d’homme qui peut être oublié.
J’ouvris la porte de mon bureau et fixai Fika jusqu’à ce qu’il comprenne
l’allusion et parte, sans les cinquante mille dollars qu’il aurait reçus s’il
avait livré l’emplacement de Gideon Winthrop comme promis.
— Apprends où est ta place.
Après avoir claqué la porte juste au moment où il sortait pour qu’il sente
la morsure du bois, je rassemblai des documents dans une mallette pour
mon voyage à Haling Cove et méditai sur l’évidence. Emery savait où
vivait Gideon. Gideon et Virginia s’étaient séparés peu après que la
nouvelle du scandale avait éclaté, mais Gideon envoyait toujours des
messages à sa fille.
Dépouiller un homme de sa richesse, de sa dignité et de son bonheur était
une forme d’art, et comme toutes les formes d’art, cela demandait beaucoup
de patience et de persévérance. J’avais la patience, mais je refusais de
souffrir davantage.
Emery Winthrop, d’un autre côté, était un parfait dommage collatéral.
Je pouvais briser son esprit en deux sans ressentir la moindre culpabilité.
Péché numéro un.
Elle était au courant des activités extrascolaires de son père. J’avais
entendu ses parents en discuter la nuit où Reed avait failli aller en prison.
Reed avait couru jusqu’au chalet et Emery s’était cachée dans sa
chambre, mais je m’étais à nouveau retrouvé contre le cul de la sculpture du
tigre, penché derrière Dionysos, à écouter Virginia, Gideon et le père
d’Able-petite-queue-Cartwright se disputer.
— Si Emery l’apprend, je te couperai les vivres, Virginia, et je te
poursuivrai pour tout ce que tu possèdes, Cartwright, avait prévenu
Gideon, la voix ferme et la menace réelle.
— Je t’en prie, avait raillé Virginia, peu distinguée sans public, elle est
déjà au courant. Pourquoi tu crois que je l’ai envoyée chez ce psy pour la
remettre dans le droit chemin ?
Le registre n’avait quitté la poche intérieure de mon costume qu’une
seule fois depuis que je l’avais volé, et j’avais senti la chaleur de celui-ci
me brûler la poitrine. Emery Winthrop était au courant de l’escroquerie de
ses parents, et je… j’avais fait deux erreurs ce soir que je ne pouvais pas
retirer.
Péché numéro deux.
Le jour où le FBI et le SEC avaient fait une descente dans le manoir
d’Emery, elle avait conduit un agent au cottage de mes parents, couvrant
son père en énumérant nos noms : Betty. Hank. Reed. Nash. Ils étaient
devant la boîte aux lettres, à fixer la porte, mais j’en avais assez entendu.
J’avais plongé dans le labyrinthe et récupéré le registre que j’avais caché
avant qu’un connard du gouvernement ne le trouve.
J’avais un plan pour expier mes péchés.
J’avais un plan pour réparer mes parents, Eastridge, tout.
J’avais un plan.
Puis, papa était mort.
Et j’étais tout aussi coupable que les Winthrop.
Chapitre Dix

Emery

La richesse.
Je n’avais jamais réalisé qu’elle avait une odeur, mais j’étais restée loin
d’Eastridge depuis si longtemps que je ne pouvais presque pas reconnaître
l’odeur familière qui assaillait mes narines. Avant la semaine dernière, je
n’avais jamais mis les pieds dans un hôtel Prescott. Je n’avais eu aucune
intention d’y mettre les pieds une fois mon stage terminé.
Il empestait la richesse dont j’avais travaillé si dur pour m’éloigner.
Si jolie. Si fragile. Si cassable.
Elle me faisait penser à une boule à neige. Un monde parfait piégé dans
un verre délicat qui se briserait si on le manipulait trop brutalement. Tout
comme la façon dont mon monde s’était brisé il y avait quatre ans.
L’architecture respirait la richesse. Un hall en marbre. De hauts plafonds.
Des chandeliers extravagants. Une piscine flottante construite à trente
mètres de l’océan Atlantique. Le fait que je pouvais imaginer ma mère ici
me poussa à regarder par-dessus mon épaule lorsque je retournai dans la
salle de bal depuis les toilettes.
« Adagio pour cordes » et le son feutré des meilleurs zéro virgule un pour
cent du pays vivant leur meilleure vie parvenaient jusqu’à mes oreilles.
La majeure partie de l’hôtel était toujours en phase de construction
partielle, attendant les finitions, les revêtements de sol et la peinture. On
pouvait se tenir dans la salle de bal sans savoir que l’on y était.
Au cours de la semaine écoulée, j’avais aidé à meubler la moitié des
suites du seizième étage, la partie principale du hall et la salle de bal pour
un bal masqué que mon patron nous avait confié à la dernière minute.
Nous étions des designers, pas des organisateurs d’événements. Mais
Chantilly considérait le bal comme une occasion de consolider son nom en
tant que première designer d’Amérique. J’y voyais une tentative à peine
voilée d’assurer que le gratin de la Caroline du Nord apportait son soutien à
la création accélérée de cet hôtel.
Pire, Reed avait promis que je ne serais pas dans la même pièce que
Nash, pourtant je le sentis ici ce soir avec une précision intime et étrange
que je n’avais pas à posséder. Alors que je passais devant un groupe
d’hommes discutant de douanes chinoises, ma peau picota face à la
sensation d’être dévisagée.
Je l’avais senti toute la nuit, deux yeux suivant chacun de mes pas.
J’avais besoin de fuir. J’avais aussi besoin d’argent pour la nourriture, les
prêts et la pénitence.
Pivotant brusquement, je ne laissai pas le temps à la source de se
détourner alors que je le traquais. Deux yeux bruns m’observaient trois
tables plus loin. Leur propriétaire leva un verre vers moi. Je peinai à le
reconnaître à travers la distance et son masque de bal distinctif, de couleur
émeraude, mais je savais que ce n’était pas Nash.
Les yeux ne collaient pas.
Les cils étaient trop courts.
Les cheveux trop ordonnés.
La chair de poule sur mes bras trop absente.
Aucun de nous ne rompit le contact visuel, même lorsque ma vision se
troubla et que j’épelai scopophilie dans ma tête. L’envie de regarder
secrètement par les fenêtres des maisons quand on passe devant. Sauf que
c’était un masque dont mes yeux avaient envie de regarder au-delà.
L’étranger me troublait, comme si mon cerveau savait quelque chose que
le reste de mon être ignorait. Imprudente. Gonflée. Stupide. Je ne
contesterais aucune de ces descriptions de ma personne, mais je me tins
bien droite et levai le menton, le défiant de s’approcher de moi.
Reed avait toujours détesté ce côté de ma personnalité, mais je ne
réussissais jamais à le combattre. J’étais faite pour me battre jusqu’à mon
dernier souffle, ce qui expliquait pourquoi je ne serais pas la première à
perdre le face-à-face, sauf qu’un bras s’accrocha à ma main et me poussa
vers le mur.
D’innombrables responsables politiques arpentaient la salle avec leurs
chaussures Aubercy et leurs sourires artificiellement blanchis, soutirant des
voix à des hommes riches qui attendaient des faveurs en échange d’argent.
Des hommes d’affaires vêtus de Dormeuil passaient d’une conversation à
l’autre, concluant des accords d’investissement et assurant leurs contacts
d’affaires d’opportunités passées.
Près de l’open-bar, les mondains bavardaient d’affaires illicites et de
victimes dénuées de méfiance portant des robes de la dernière saison. Plus
de cent personnes partageaient la pièce avec moi, mais Chantilly avait
réussi à m’isoler dans un coin. Elle me harcelait avec des problèmes que je
n’avais pas l’intention de résoudre.
Ma peau continuait à se hérisser et je luttais contre la tentation de me
retourner pour voir si l’homme masqué me fixait toujours. Pire, je l’avais
mis au défi de le faire. Je serais la première à admettre que j’étais devenue
plus imprudente au cours des quatre dernières années. (Et j’étais déjà
imprudente au départ.)
— Où est le caviar, putain ?
Chantilly agitait ses bras jusqu’à ce que les bretelles de sa robe glissent
sur ses épaules osseuses. Se déplaçant avec moi alors que j’essayais de
l’esquiver, elle me plaqua contre le mur.
— Putain ! Il nous faut le caviar.
Ses mains déchaînées firent des gestes vers la foule d’invités derrière elle.
— Laquelle de nous va se prendre le blâme si quelqu’un se plaint qu’il
n’y a pas de caviar ? Moi ! J’ai besoin de ce putain de caviar, Rhodes.
Elle avait réussi à utiliser le mot « putain » à toutes les sauces. Son accent
de Vancouver devenait plus prononcé à chaque syllabe hurlée. Elle me
rappelait Mimi Geignarde, et je ne pouvais pas lui échapper puisqu’elle
était ma patronne.
Je m’imaginais comme la tempête dehors, fouettant la pièce jusqu’à ce
que les robes soient inondées et les conversations interrompues. Jusqu’à ce
que le silence retombe à mes oreilles et que je trouve la paix pour la nuit.
Jusqu’à ce que je débarrasse la salle de bal de ses occupants, à l’exception
de moi-même et de la nourriture.
J’épelai le mot procella sur mon palais du bout de la langue et me
concentrai sur ma patronne au visage rouge. Les douleurs que me
provoquait la faim me pinçaient les flancs. Je luttai contre elles et perdis,
me cramponnant aux épaules de Chantilly un peu plus que nécessaire. Je la
tournai vers une serveuse que l’agence de mannequins nous avait envoyée.
Sa chevelure était coiffée en un chignon strict sur le dessus de sa tête,
associés à un fard à paupières noir prononcé et à une robe tailleur qu’elle
portait sans chemise ni soutien-gorge en dessous. Elle tendit le plateau aux
invités, mais elle marchait si lentement avec ses talons de quinze
centimètres qu’elle devait être novice en matière de talons et de
restauration.
— Peut-être qu’un des mannequins masculins pourrait prendre sa place
afin qu’elle puisse reposer ses jambes, suggérai-je.
Nous regardâmes toutes les deux ses jambes maigres vaciller.
Elles n’étaient pas maigres comme les miennes. Les siennes étaient
volontaires, elles étaient sculptées avec des muscles fins et un bronzage qui
semblait naturel, mais dont je savais par expérience qu’il ne l’était pas. Mes
jambes ressemblaient à deux brindilles desséchées et végétatives qui
racontaient des histoires de pauvreté et de malnutrition.
Au cours des quatre dernières années, j’avais perdu du poids sur mon
corps déjà mince. Les os de mes hanches ressortaient, me provoquant avec
la nourriture dont j’avais envie, mais que je ne pouvais pas me payer.
C’était ma mission ce soir : me gaver de nourriture gratuite. Je n’avais
aucun doute que Chantilly serait un obstacle.
— Nous ne payons pas les serveurs pour prendre des pauses.
Sa tête se secoua en vagues furieuses. Elle leva la main pour se frotter le
visage, mais s’arrêta à l’instant où ses paumes effleurèrent ses cils
recouverts de mascara.
— Pas de pause, répéta-t-elle. C’est à ça que servent le Red Bull et les
pilules de caféine que nous fournissons gratuitement.
Pendant une seconde, elle abandonna sa haine envers moi pour s’en
prendre à la pauvre serveuse et je ne pus me résoudre à ressentir autre chose
que du soulagement. Chantilly avait tout fait sauf publier une annonce
annonçant son dédain pour moi.
Mon premier jour de travail avait commencé par un discours sur le
népotisme comme huitième péché mortel et la spirale s’était inversée
depuis. Je n’avais pas osé mentionner que je n’avais jamais rencontré ou
parlé à Delilah, parce que connaître Delilah était infiniment mieux que
connaître Reed ou Nash. La tête de Chantilly exploserait probablement si
elle apprenait que je connaissais les frères Prescott. Je sortis mon téléphone
afin de relire mes messages de Ben. Ma bouée de sauvetage. Mon unique
filon de santé mentale de la semaine dernière.
Durga : Dis-moi de ne pas démissionner. J’ai besoin de ce travail, mais
ma patronne est limite abusive. Je vais perdre la tête.
Benkinersophobie : Toi, la femme qui m’a dit d’avaler un gallon de
sirop et de prendre sur moi quand je pensais que je mourais de la grippe
aviaire, tu veux démissionner ? Il y a un mot pour ça. L’ironie ? Non… Oh,
attends. Hypocrisie. C’était le mot que je cherchais.
Durga : Ha. Ha. Trop drôle. Marre-toi. Je suis lamentable.
Un texto, et il m’avait guérie. Sérieusement, il pourrait se mettre en
bouteille, se vendre, et devenir aussi riche que Nash.
Benkinersophobie : Tu n’es pas lamentable. Tu es la personne qui voit la
beauté dans chaque situation. Celle vers qui je me tourne quand je suis
stressé et que j’ai besoin de quelqu’un pour me remonter le moral.
Quelqu’un de si fort que je m’émerveille de ton existence. Tu sais ce que tu
n’es pas ? Tu. N’es. Pas. Une. Lâcheuse. Tu es une guerrière, mais c’est
normal que tu ne te sentes pas comme telle tout le temps. Même les
guerriers prennent des pauses.
Durga : J’ai presque envie de ne jamais te rencontrer. Tu es trop beau
pour être vrai.
Benkinersophobie : Je ne le suis pas. Je suis un vrai connard. Je ne le
suis juste pas avec toi.
Durga : Personne d’autre n’a droit au traitement du gentil Ben ?
Benkinersophobie : Ma mère.
Durga : Ah. Un fils à maman. Voilà là où se brise le fantasme de
l’homme sexy.
Durga : Je te remercie.
Benkinersophobie : Si ça peut te consoler, je passe une nuit pourrie. Je la
passe avec des connards coincés dont les jeux préférés sont « Qui a la plus
grosse fortune ? » et « Jusqu’à quel point je peux donner envie qu’on me
frappe sans me faire frapper ? »
Durga : On partage nos malheurs. Amuse-toi bien à souffrir.
Benkinersophobie : Abrutie.
Je rangeai mon téléphone dans ma poche, un sourire sur mon visage que
Ben ne manquait jamais de m’offrir. Chantilly partie, je pivotai dans l’autre
direction, évitant de justesse le mannequin de couverture du Forbes 30
under 30 du mois.
Qu’avais-je dit à Nash Prescott il y a toutes ces années ? Tu n’es pas
censé être à New York, à ouvrir une entreprise destinée à faire faillite ?
Eh bien, cette entreprise commerciale s’était transformée en le premier
hôtel Prescott, qui s’était rapidement transformé en un deuxième. Puis un
troisième. Puis un quatrième. Jusqu’à ce que la marque Prescott s’impose
comme l’une des sociétés hôtelières de luxe les plus connues et les plus
convoitées au monde. Une chaîne hôtelière puissante qui ferait rougir des
noms comme Hilton et Kensington.
Le garçon qui empruntait des costumes à mon père et passait ses nuits à
se battre était devenu le roi du Monopoly, collectionnant les biens même
quand ce n’était pas son tour. Je voulais le détester pour ça. Mais j’en étais
incapable. Pas après ce qui était arrivé à Hank.
Une main caressa le tissu de ma robe, suivie d’un compliment destiné à
flatter mon ego. Je souris poliment à la fille, lui dis que j’avais adoré sa
robe Carolina Herrera que j’avais vue sur deux autres femmes ce soir et pris
un sandwich au gruyère au serveur avant qu’elle ne me condamne à une
conversation banale.
Quand je revins finalement à la table, l’inconnu au masque émeraude était
parti. Je m’accordai deux secondes et demie pour laisser libre cours à mes
fantasmes : voler toute la nourriture de la salle de bal et me glisser au
seizième étage. Toutes mes possessions matérielles se trouvaient dans un
placard.
Une caisse de T-shirts ordinaires de Winthrop Textiles.
Mon imprimante à T-shirts.
Une boîte en carton de bibelots aléatoires et de jean. Les pièges à
touristes onéreux comme Haling Cove étaient le rêve de tout investisseur
immobilier. Un excès de petites unités entassées dans des gratte-ciels, puis
surtaxées de cinq cents pour cent. Plutôt que de choisir entre la nourriture et
le logement, je dormais dans le placard.
J’avais l’impression de faire preuve de fourberie, mais trouver un emploi
dans la société de Nash sans qu’il le sache revenait au même.
Qui mendie ne choisit pas.
Après avoir traversé la foule et m’être faufilée dans une petite ouverture,
je me retrouvai face à face avec un vieil ami de papa. Il se tenait dans un
coin, ses cheveux gris luisant tandis qu’il parlait à un couple âgé.
— Avez-vous envisagé d’investir par l’intermédiaire d’une nouvelle
société ? Le marché boursier est en constante évolution, mais chez Mercer
et Mercer, nous sommes toujours en avance sur la courbe.
Oui, grâce au délit d’initié.
Je fis semblant d’avoir quelque chose dans le nez quand un invité me
fixa.
Papa m’avait dit un jour que les Mercer avaient des espions dans chaque
grande entreprise américaine et qu’ils avaient fait du délit d’initié une
science. J’avais refusé l’idée à l’époque, mais maintenant, ça me semblait
être le crime le moins grave dans une pièce remplie de gens qui avaient fait
pire que mon père et qui le détestaient seulement parce qu’il s’était fait
prendre.
Je m’esquivai devant Jonathan Mercer tout en affichant un sourire faux à
sa maîtresse qui s’accrochait à son bras avec ses longs ongles manucurés.
Le corset serré de ma robe longue me donnait du mal à respirer. Je pris une
bouteille d’eau au bar, ignorai la sensation persistante d’être dévisagée et
mis ça sur le compte de la paranoïa. Cette sensation me piquait souvent la
peau depuis mon dernier semestre à Clifton, après que tout le monde avait
compris qui j’étais.
La robe que j’avais reconvertie depuis un rideau noir tissé que j’avais
trouvé dans une brocante avait le désagrément d’être faite d’un tissu
occultant. Je faisais des pauses boissons toutes les quinze minutes pour
combattre la chaleur, alternant entre l’eau glacée et les Amaretto parce que
quelque chose devait bien rendre cette nuit tolérable.
J’appuyai mon dos contre le congélateur, exactement à l’endroit où le
creux de la robe exposait une partie de la peau. La fente à hauteur de la
cuisse était le résultat d’une couture bâclée, mais elle faisait l’affaire.
J’avais l’air d’être à ma place ici, ce qui énervait Chantilly.
Je ne lui avais rien fait, et pourtant elle me détestait depuis le moment où
j’avais mis le pied dans ce bâtiment, il y a une semaine. J’inclinai ma tête
jusqu’à ce que mes cheveux couvrent mon visage et j’ajustai mon masque
de bal. Il y avait trop de personnes familières ici pour prendre des risques.
Un violent orage se préparait à l’extérieur, mais on aurait tout aussi bien
pu l’ignorer vu la façon dont les investisseurs riaient et buvaient sans se
soucier du monde. Pendant ce temps, Chantilly avait envoyé l’autre
stagiaire pour s’assurer que notre plan de secours était prêt dans le cas
probable où l’orage ferait son chemin à l’intérieur. Hannah avait empilé des
seaux dans la buanderie à côté de la salle de bal toute la nuit.
Deux chaussures apparurent dans mon champ de vision et je les suivis
jusqu’à leur propriétaire, un sosie de Daniel Henney. Le nez romain, les
yeux bruns vifs et la coupe de gentleman ; tous des échos sinistrement
familiers d’un passé que je préférerais enterrer.
Pourtant, ma peau me démangeait.
J’essayai et échouai à lui mettre un nom.
Chantilly me scruta de l’autre côté de la pièce pendant qu’il me tendait la
main.
— Brandon. Brandon Vu.
Il parlait sans l’accent de Caroline du Nord que j’aimais tant, sa voix
dépourvue d’identité et arborant l’accent générique utilisé aux États-Unis.
Basique. Ennuyeux. Un autre indice d’un puzzle que j’avais hâte de
démêler.
J’aurais juré que je le connaissais de quelque part. En effleurant ses traits
une fois de plus, je ne trouvai rien. Je détestais les énigmes que je ne
pouvais pas résoudre ; je préférais l’ignorer et m’occuper l’esprit avec de la
nourriture. L’envie de fuir l’hôtel et de chasser le petrichor força mes orteils
à se recroqueviller vers l’intérieur et à s’enfoncer dans la semelle de mes
Converse.
Les mains de Brandon restèrent figées entre nous, mais il garda un sourire
nonchalant jusqu’à ce que je cède et plie ma paume dans la sienne.
Tout en faisant semblant de ne pas sentir la chaleur du regard de
Chantilly, j’ajoutai :
— Emery.
Au lieu de me serrer la main, il déposa un baiser sur mes phalanges. Un
souffle chaud taquina ma peau jusqu’à ce qu’il lâche ma main.
— Je sais.
Il me fixa comme un chat regarde une souris prise au piège.
Pas de remords.
Pas de culpabilité.
Encore affamé, à attendre que sa proie meure.
Tu aurais dû fuir, me réprimandai-je.
Pourtant, mes pieds restaient plantés dans l’ébène de Macassar
fraîchement moulu. Je forçai mon regard à se plonger dans le sien et
inspectai son visage.
Je ne le reconnus pas.
Rien.
Juste une étincelle dans ses yeux que je n’aimai ni ne compris.
Chapitre Onze

Emery

— Est-ce que je vous connais ? finis-je par demander, tout en maudissant


ma nervosité.
Il inclina son menton vers le badge épinglé sur la partie supérieure de
mon sein gauche.
— Votre nom est écrit juste là.
Je relâchai le souffle que j’avais retenu, ris de ma paranoïa et lui offris
enfin un semblant de sourire.
— Vous appréciez la fête ?
Un serveur prit ma bouteille d’eau vide pendant que j’observais Brandon.
Les épaules en arrière. Un sourire nonchalant sur son visage. Un look de
star de cinéma. Il semblait à l’aise ici, son costume bien ajusté s’étendant
sur son large corps comme une armure de chevalier alors qu’il arpentait la
pièce comme si elle lui appartenait.
L’absence de vêtements de marque était la seule indication qu’il n’était
pas à sa place ici, ce qui soulevait la question : pourquoi l’avais-je
reconnu ?
Brandon haussa les épaules et fit un geste circulaire avec son index.
— C’est pas trop mon truc.
J’aurais dû être offensée. Après tout, j’avais aidé à organiser le bal
masqué, et pas dans le sens où j’avais donné des ordres au staff de papa et à
un organisateur d’événements surmené et sous-payé.
Non, j’avais passé la semaine dernière à courir autour de Haling Cove ; à
vérifier les arrangements floraux, à assister aux répétitions de l’orchestre et
à prendre le bus pour un autre centre commercial après avoir repéré mon
ex-voisine Matilda Astor dans la boutique où Chantilly m’avait ordonné
d’acheter des nappes couleur blanc cassé.
Elle m’avait fait retourner les cent huit nappes et j’avais eu le plaisir
d’acheter la marque originale après qu’elle m’eut réprimandée pour mon
incompétence devant tous mes collègues.
Ensuite, elle avait décidé que les nouvelles n’étaient pas du bon blanc
cassé et m’avait demandé de les rendre et de racheter celles que j’avais
achetées en premier lieu.
Tout le travail qui devait être fait était tombé sur mes épaules osseuses et
sous-alimentées.
Et j’en étais fière.
Sincèrement.
Si ce n’est épuisée et impatiente de la fin.
— Ce n’est pas mon truc non plus.
J’arrachai une cuillère à soupe de ceviche de pétoncles baignant dans de
la mousse de noix de coco à un serveur, qui m’adressa un sourire poli.
Il avait vu Chantilly me crier dessus plus tôt pour avoir placé l’équipe de
conception trop loin de la table de Nash. En fait, j’avais mis un point
d’honneur à ne pas le regarder de toute la soirée, sauf pour m’assurer que je
me tenais toujours à l’opposé de lui dans la salle, assez loin pour que je ne
puisse même pas distinguer la couleur de son costume.
À part Brandon, Nash était le seul homme dans la pièce qui n’avait pas
pris la peine de porter un masque. Ça n’avait pas d’importance. Avec ou
sans masque, je l’aurais reconnu.
Il avait ce genre de présence. Le genre qui vous faisait vous retourner et
regarder par-dessus votre épaule pour être sûr qu’il n’était pas derrière vous
parce que, même depuis l’autre bout de la pièce, je pouvais le sentir près de
moi.
Même maintenant, il me fallait user de tout mon être pour chasser sa
présence de mon esprit.
— Oh ?
Brandon sirota sa boisson, quelque chose de clair. De l’eau, alors que tous
les autres avaient pris l’open-bar comme une invitation à se saouler. Sa
perspicacité me déstabilisait.
— Vous avez l’air de bien vous fondre dans cette foule.
— Je suis allée à plus de ces trucs que je ne voudrais les compter.
Je haussai les épaules, mal à l’aise avec la direction que prenait la
conversation.
— Ça ne veut pas dire que j’aime ça.
J’aimais, cependant, garder mon travail. Je ne souffrais pas non plus de
renoncer à une autre nuit à la soupe populaire. J’y allais d’habitude pendant
les heures creuses, quand il n’y avait pas de monde, mais ces derniers
temps, avec le temps imprévisible à cette époque de l’année, il y avait
constamment des gens, cherchant un abri contre la chaleur et les pluies
soudaines.
— Vous êtes une investisseuse ?
Il ne semblait pas particulièrement intéressé par la réponse.
J’inspectai à nouveau ses traits. La curiosité me poussait à rester
immobile, même si mon instinct me criait de battre en retraite. Assembler le
mystère de Brandon me donnait la sensation de commencer un livre et
qu’on me disait de ne pas le finir. Je ne posséderais jamais la volonté.
— Non. Ils portent les badges dorés.
Je ne développai pas et pris subrepticement une tarte aux fruits sur un
plateau qui passait. Ma mission ce soir était de manger autant que possible,
pour ne pas avoir à passer à la soupe populaire demain matin.
— Vous n’êtes la cavalière de personne, donc ?
Un sourire amusé retroussa ses lèvres. Il me regarda lutter pour enlever
l’emballage de la tarte.
Malaise.
Un sentiment général d’inconfort ou de gêne.
Je n’arrivais pas à saisir d’où je le connaissais, mais j’avais mis le doigt
sur le sentiment que sa présence suscitait en moi. Malgré ma bravade, cela
me fit réfléchir. La dernière fois que j’avais ressenti ça, c’était la nuit où
Angus Bedford s’était suicidé.
— Je travaille ici.
Les équipes de restauration et de conception se partageaient des étiquettes
de couleur argentée, gravées de nos prénoms. Je tapotai le mien du pouce.
Le mouvement n’était pas intentionnel.
— Pourquoi ai-je l’impression que vous n’êtes pas aussi investie que moi
dans cette conversation ?
Il ne semblait pas vexé, mais j’eus la décence de prétendre que je me
sentais mal.
J’enfournai la tarte dans ma bouche aussi gracieusement que possible et
lui adressai un sourire d’excuse.
— Désolée, je n’ai pas mangé de la journée.
— Vous n’avez pas à vous excuser.
Il prit une fraise au chocolat et me l’offrit. J’envisageai de la rendre au
serveur avant de céder à ma faim.
— En fait, je vous ai approchée parce que vous me semblez très
familière. Est-ce que je vous connais de quelque part ?
Je le savais.
Nous nous connaissions bel et bien.
Je résistai à l’envie d’ajuster mon masque. Je l’avais cousu moi-même
avec la seule intention de le rendre suffisamment large pour cacher mon
identité. Je n’avais plus les cheveux blonds, mes cils n’arboraient plus
d’extensions à huit cents dollars et ma chevelure tombait jusqu’à ma taille
dans un fouillis de mèches ondulées, lisses et bouclées. Je ne ressemblais en
rien au clone de Virginia Winthrop que j’étais autrefois.
Le seul signe distinctif que je possédais encore était mes yeux. Un gris.
Un bleu. Mais pas assez pour qu’il s’en rende compte à moins qu’il n’y
fasse volontairement attention ou qu’il m’ait côtoyée toute sa vie. Et
comme il semblait familier…
Un sentiment de déjà-vu m’assaillit. Mon estomac fut le premier touché,
la nausée remplaçant une partie des douleurs de la faim. Il me faisait encore
mal à cause de la malnutrition et de l’épuisement, mais je n’avais plus
l’envie autodestructrice de rester dans le coin pour découvrir comment
Brandon Vu m’avait reconnue.
Je mordis dans la fraise, gagnant du temps pour bien réfléchir à mes mots.
— Je crois que je dois avoir un de ces visages reconnaissables.
Je haussai les épaules et fis semblant de saluer Chantilly, qui fronça les
sourcils dans ma direction en réponse. Elle fronçait toujours les sourcils
dans ma direction.
— Ma patronne vient de me faire signe. Je suis vraiment désolée, mais
j’ai été ravie de vous rencontrer.
M’enfuyant en trottinant avant que Brandon ne puisse dire quoi que ce
soit, je m’approchai de Chantilly au bar ouvert et jetai la tige de fraise dans
la poubelle voisine. Chantilly n’était plus en train de me regarder, mais de
dévisager Nash.
Elle était aussi transparente qu’un hologramme. Elle portait un masque
cramoisi doublé de fausse fourrure pour couvrir son visage, sans lunettes de
soleil pour couvrir ses yeux. Elle aurait au moins pu faire semblant qu’elle
ne regardait pas.
Metanoia.
Tarentisme.
Marcid.
Tout en soufflant ces mots, je remplis mon poing de paquets de biscuits à
l’huître provenant d’un bol posé devant moi, les fourrai dans ma pochette
pour plus tard et me tournai vers Chantilly.
— Est-ce que je peux partir ?
Elle se retourna finalement vers moi et se mit à jouer avec les extrémités
de ses cheveux auburn. Ses yeux couleur olive ressortaient sous son
masque, et je l’aurais qualifiée de magnifique si elle n’était pas une si
horrible garce avec moi.
Elle arqua un sourcil impeccablement dessiné.
— Après avoir foiré notre plan de table et les nappes, tu veux partir plus
tôt ?
Et puis merde.
— Vous avez raison. Vous savez quoi ?
Je levai le menton en direction de Nash, défocalisant mes yeux parce que
si je le voyais, je le fixerais comme Chantilly. Ou pire, peut-être, puisque je
savais à quoi il ressemblait sous ses vêtements et que ça me plaisait.
— Je devrais me présenter à notre patron, bluffai-je. Je n’ai encore jamais
rencontré Nash Prescott. Il est si beau… J’ai entendu dire qu’il l’était
encore plus de près.
C’était comme un jeu de deux vérités et un mensonge.
Vérité : Nash Prescott était incroyablement beau.
Vérité : Il était encore plus beau de près.
Mensonge : J’avais rencontré Nash Prescott. J’avais rencontré plus de
coins et recoins du corps de Nash Prescott que je ne voulais l’admettre,
surtout à Chantilly.
Ses sourcils se froncèrent, et on aurait dit qu’elle essayait de savoir si
j’étais sérieuse ou non. Je gardai un visage neutre jusqu’à ce qu’elle craque.
— D’accord. Tu peux partir. Mais ne crois pas une seconde que je vais te
payer des heures supplémentaires pour ce soir. Le budget de design est
assez serré comme ça.
Elle avait fait de la place dans le budget pour sa robe Versace, mais elle
n’avait pas de place pour me payer quatre heures supplémentaires. Compris.
Peu importe.
C’était soit rester et me soumettre à l’examen de Brandon, soit partir et
me libérer de Brandon et de Nash. Je choisis le choix facile. Le bon choix.
Je m’emparai de deux verres d’alcool haut de gamme du barman, les
descendis devant Chantilly, arquai un sourcil et partis. Je restai près des
murs en serpentant hors de la salle de bal, puis jurai quand quelqu’un
renversa un verre entier de vodka sur ma robe.
Je la tamponnai avec une serviette à cocktail avant d’abandonner et de
continuer mon chemin vers les ascenseurs. J’avais presque atteint le hall
d’entrée quand Ida Marie me coupa la route.
— Argh.
S’alignant sur ma foulée, elle gémissait à chacun de ses pas.
— Mes pieds sont en train de me tuer. J’ai besoin d’une pause.
C’est précisément pourquoi je portais des Converse plutôt que des talons.
Ça, et je n’avais plus de talons. Mère me renierait si elle le savait.
Ida Marie épousseta les peluches de sa robe à froufrous et demanda :
— Tu montes ?
Des quatre autres membres de l’équipe de conception, c’est Ida Marie que
j’aimais le plus. La seule qui ne considérait pas nos collègues comme des
concurrents dans la quête d’une promotion. Tout le monde voulait tellement
être la personne affectée à l’hôtel suivant qu’ils avaient perdu de vue le fait
que nous étions censés nous concentrer sur cet hôtel.
Ce travail.
Pas sur une quelconque destination luxueuse à Singapour dont
l’entreprise de Nash avait mentionné sur un mémo.
— Je vais au cinquième étage. Je dois prendre mon sac de travail à
l’entrée, mentis-je. Mais Chantilly a dit que je pouvais partir après ça.
L’équipe de conception avait fait du cinquième étage un bureau de
fortune. Il se composait d’un canapé surdimensionné, d’une télévision, de
quelques ordinateurs portables appartenant à la société et de deux bureaux
qui étaient destinés à Chantilly et Cayden.
Les boucles blondes d’Ida Marie rebondissaient à mesure qu’elle
marchait.
— Tu veux dire qu’elle a vraiment été gentille avec toi ?
— J’ai menacé de me présenter à Nash Prescott.
Elle pouffa de rire.
Je m’arrêtai près de l’arcade où la salle de bal rencontrait le hall, ne
voulant pas vraiment qu’elle me suive jusqu’aux ascenseurs et réalise que je
ne me dirigeais pas vers le cinquième étage.
— Chantilly bave sur monsieur Prescott depuis qu’elle a entendu qu’il
serait ici ce soir.
Ida Marie baissa la voix après que quelques têtes se furent tournées vers
nous à la mention de Nash.
— L’année dernière, elle a réussi à trouver quelqu’un pour l’emmener
comme cavalière à la fête annuelle de l’entreprise pour qu’elle puisse
rencontrer monsieur Prescott. Hannah m’a dit qu’elle était tellement ivre
que la sécurité a dû l’escorter dehors. La seule raison pour laquelle elle n’a
pas été renvoyée, c’est que les fêtes de l’entreprise sont toujours des bals
masqués. Ils ne savaient pas que c’était elle.
L’alarme de son téléphone émit un bip avant qu’elle ne la mette en
sourdine avec un juron.
— Merde. Je dois y retourner. Je suis de service pour les connards
bourrés. Chantilly m’a demandé de leur apporter de l’eau et de les supplier
de retourner dans leurs chambres avant qu’ils ne donnent une mauvaise
image d’elle devant monsieur Prescott.
Elle s’arrêta une seconde alors que les lumières vacillaient, à cause de la
méchante tempête qui commençait à tonner à l’extérieur de l’hôtel.
— Tu ne penses pas…
Un sentiment d’alarme dilata ses pupilles. Elle secoua la tête, écartant
l’idée d’une panne de courant, comme si les riches et leurs fêtes étaient
intouchables.
— Nan. Vous n’avez pas, genre, des pannes de courant ici, non ? Il y a
une sécurité intégrée et des trucs du même style.
Ida Marie avait grandi dans le désert de SoCal. La tempête de la semaine
dernière avait été sa première depuis des décennies. Son premier orage. Son
premier éclair. Être près d’elle m’avait donné l’impression d’un enfant qui
découvre le monde pour la première fois.
— Je suis sûre que ça ira, lui dis-je en priant pour qu’elle se dépêche de
partir, car la dernière chose dont j’avais envie, c’était partager l’ascenseur
avec un invité.
Plus nous attendions ici, plus cela devenait probable.
— Connaissant ma chance, le courant va s’arrêter, et on sera coincés ici
toute la nuit.
Elle se pencha en avant pour me prendre dans ses bras.
— Mieux vaut partir tant que tu le peux. On se voit demain matin ?
— Attends…
Mes doigts s’accrochèrent à son bras avant qu’elle ne s’échappe.
— Le matin ?
À ma connaissance, nous travaillions du lundi au vendredi.
— Ouais.
Elle me fit un signe de tête.
Je le relâchai. Les fleurs fanées sur une table voisine attirèrent son
attention et je répétai ma question avant de la perdre complètement au profit
des melaleucas.
— Huit heures du matin. Pile, m’informa-t-elle.
Je la suivis jusqu’à la table et observai ses doigts s’agiter autour des tiges
de fleurs.
— Une réunion de dernière minute. Tu n’as pas eu le mémo ?
— J’ai dû le rater, mentis-je.
Chantilly ne m’avait pas non plus parlé des essayages de robes que
l’entreprise avait organisés pour nous, ce qui signifiait que j’avais fini par
me confectionner cette tenue en quelques minutes alors que Chantilly se
pavanait dans la salle de bal dans une Versace de la saison.
Passant devant les serveurs, les fêtards et une Chantilly suffisante
discutant avec un banquier d’investissement qui avait eu une liaison avec la
mère d’un camarade de classe, je me dirigeai vers la sortie.
Je partis, mes yeux rivés sur ceux de Brandon du début à la fin.
Je reculai lentement avant qu’un éclair vert sortant de sa poche n’attire
mon attention.
Je le reconnus.
Le même masque que celui porté par l’homme que j’avais surpris en train
de me fixer toute la nuit.
Chapitre Douze

Emery

Mon unique expérience de mort imminente avait eu lieu la veille de mon


neuvième anniversaire. Ma nounou pleurait alors que la tempête secouait
notre jet privé. Elle avait pleuré encore plus quand le pilote avait annoncé
un atterrissage d’urgence.
Mère sirotait le verre de Château Margaux qu’elle n’aurait pas dû
posséder. (L’argent pouvait acheter des choses comme du vin célèbre ayant
appartenu à un père fondateur.) Je ne savais pas si elle était une dure à cuire
qui ne se laissait jamais déconcerter ou si le Botox « préventif » avait lissé
son visage au point qu’il soit incapable d’afficher la moindre expression.
L’atterrissage avait projeté ma tête contre l’appui-tête en cuir jusqu’à ce
que les seules étoiles que je voyais soient celles qui brouillaient ma vision.
Papa m’avait tenu la main en me racontant des histoires d’une guerre à
laquelle il n’avait jamais participé, l’analogie étant que nous étions des
guerriers luttant contre une tempête ou d’autres conneries auxquelles je ne
croyais plus, mais auxquelles je m’étais accrochée à l’époque.
Notre jet privé s’était posé sur la chaussée d’une ville du Sud que ma
mère jugeait trop répugnante pour y mettre les pieds. L’atterrissage
d’urgence n’avait rien changé à son visage, mais ma nounou arborait des
traces de mascara sur ses joues alors qu’elle aidait maman à s’installer à
l’arrière du jet pour faire une sieste jusqu’à ce que nous puissions repartir
en Grèce.
Je m’étais levée pour leur emboîter le pas, mais papa avait tiré sur ma
main et m’avait conduite vers la sortie de secours. Le toboggan s’était
gonflé quelques secondes après l’ouverture de la porte. Je n’avais pas eu
l’occasion de crier. Papa m’avait poussé et j’étais tombée.
Le vent avait fouetté mes cheveux contre mes joues. La pluie me faisait
claquer mes dents. De vifs éclairs illuminaient le ciel. Les étincelles avaient
envoyé une délicieuse électricité dans mon corps qui m’avait donné la
sensation d’avoir dépassé l’heure du coucher et de ne pas m’être fait
prendre. Et je le jurais, je n’avais jamais connu une telle magie avant ce
jour.
Papa avait glissé derrière moi, en chantant les paroles de « Every Little
Thing She Does is Magic », tellement faux que j’avais apprécié davantage
sa version que la vraie. Quand il m’avait pris la main, nous avions dansé
sans musique, passant de la danse de salon aux mouvements des années
quatre-vingt, nous sentant insouciants, heureux, comme si une famille de
deux personnes était plus grande qu’une de trois.
J’avais ri jusqu’à ce que je m’effondre sur de la boue épaisse, où j’avais
dessiné des anges avec mes bras et mes jambes en disant à papa que je
voulais vivre ici pour toujours. Je ne savais même pas où nous étions.
Papa m’avait tapoté le menton et était tombé dans la boue à côté de moi.
— Peu importe où nous vivons, Emery. Nous pouvons jerker n’importe
où.
J’avais froncé le nez, inhalant de l’eau de pluie salée qui m’était montée à
la tête et m’avait donné le vertige.
— Jerker ?
— Jerker. Sans cérémonie, sans grâce, sans talent, mais toujours avec
plaisir. Tout ce que tu as à faire, c’est de demander. Je serai toujours là pour
jerker avec toi.
Les pilotes avaient retardé le vol d’un jour de plus le temps qu’ils
puissent remplacer le toboggan de secours, ce qui avait obligé Mère à
dormir dans une ville pour laquelle elle se croyait trop bien, et papa et moi
avions passé toutes les vacances avec un rhume.
Mère nous avait dit que nous étions stupides sur son chemin vers le spa,
mais j’avais partagé des sourires complices avec papa et bu du chocolat
chaud avec des mini-marshmallows dans la bibliothèque du yposkafo que
nous avions loué, en parcourant les dictionnaires anglais et grecs à la
recherche de mots spéciaux.
Le jour de mon neuvième anniversaire, j’avais appris que mon père
m’aimait farouchement, que les tempêtes étaient magiques et que les mots
uniques étaient les prières qui les alimentaient.
La première leçon avait été un mensonge. Papa n’aurait pas volé son
entreprise et pris ce risque s’il m’aimait.
Les deuxième et troisième leçons étaient probablement des mensonges
aussi, mais je n’avais jamais pu me défaire de l’idée des tempêtes magiques
et des mots transcendants.
Je murmurai cinq mots magiques pour faire sortir Brandon de ma tête. Je
marchai à toute vitesse jusqu’à l’alcôve des ascenseurs. Mes doigts
s’agitèrent rapidement sur mon épingle et détachèrent mon badge avant
qu’un client ne remarque une employée sur le chemin du seizième étage.
Avant que l’équipe chargée de l’électricité ne parte pour la journée, nous
leur avions demandé de mettre en marche un ascenseur supplémentaire pour
que les invités puissent rejoindre leurs chambres.
Deux ascenseurs.
Plus de cent invités.
Je baissai les mains et courus vers le dernier sur la droite. Ses portes
avaient commencé à se fermer. Une foule d’hommes d’affaires s’approcha
derrière moi. Je ne savais pas comment expliquer à neuf personnes que je
n’avais pas de vraie chambre au seizième étage, alors je pris le risque qu’il
y ait moins de monde dans l’ascenseur en train de se fermer.
Je me lançai dans un sprint complet, ce qui n’était pas la meilleure chose
à faire avec des Converse et une robe longue en tissu de rideau restrictif,
mais je travaillais depuis huit heures ce matin, et il était deux heures du
matin. J’avais besoin d’une journée entière de repos si je devais la passer
sur ce satané sol de placard. De plus, j’avais bu juste ce qu’il fallait pour
somnoler, les yeux baissés, et j’avais besoin d’une bonne nuit de sommeil.
— Attendez !
J’interpellai les deux occupants, tellement étourdie par l’alcool et la faim
que je crus que j’allais m’évanouir.
L’homme avait la tête baissée, concentré sur son smartphone, mais la
femme leva les yeux. Nous établîmes un contact visuel alors que les portes
continuaient leur chemin. Aucun d’eux ne prit la peine de les retenir. Je
plongeai dans l’ascenseur, échappant de justesse aux lourdes portes
métalliques.
Je me heurtai à l’homme, qui me soutint d’une large paume avant de
reculer. Mes joues prirent une horrible teinte écarlate face à l’effort et je
détournai les yeux de son imposante carrure et de son costume sur mesure,
presque certaine que mon masque était à deux doigts de tomber.
Ignorant mon agacement envers eux deux, j’appuyai sur le bouton du
seizième étage, frôlant le bras de la femme.
Elle s’éloigna le plus possible à mon contact, son masque argenté se
déplaçant avec le mouvement. Sa taille de mannequin était svelte dans sa
robe à paillettes, de la même couleur que son masque.
De mon côté, je ressemblais aux conséquences d’une tornade de catégorie
quatre. La vodka avait taché la moitié gauche de ma robe. Mes cheveux noir
ardoise partaient dans tous les sens. Mes yeux bicolores étaient encadrés par
du mascara et de l’eye-liner fondus, en forme de raton laveur flétri.
J’aurais pu embrasser mon masque pour cacher le plus gros du
maquillage liquide, mais je gardai la tête basse au cas où. Je ne voulais pas
que l’un des anciens amis d’affaires de papa me reconnaisse, et la
perspective que quelqu’un me voie dans cet état me mettait les nerfs à vif.
Une conscience lancinante se répandit dans ma poitrine, quelque chose
que je n’arrivais pas à cerner, mais dont je savais qu’il fallait le faire. Le
mur me tentait. Je voulais lui faire face, m’enfouir dans la doublure en
velours argenté et me cacher jusqu’à ce que les aiguilles invisibles qui me
piquaient le corps cessent leur attaque.
Je baissai la tête et m’inclinai. Je sortis mon téléphone, puis tapai
quelques messages à Ben afin d’avoir quelque chose à faire.
Durga : Tu sais ce qui serait une façon horrible de mourir ? Le faire dans
une pièce pleine de gens que tu ne connais pas.
Durga : Ou pire, une salle pleine de gens que tu détestes.
J’attendis, en retenant mon souffle. Le cercle au niveau de son nom resta
rouge, indiquant qu’il n’était pas sur son téléphone ou qu’il n’était pas sur
l’application. Je réprimai mon soupir, mais désactivai ses notifications push
au cas où une alerte arriverait pendant le travail et que quelqu’un se rende
compte que j’étais d’Eastridge.
Mes doigts continuèrent à taper des messages vides sur l’application
bloc-notes, en prétendant que j’avais une raison de garder la tête baissée
autre qu’une peur panique d’être reconnue.
Les lumières vacillèrent. Je croisai mes orteils dans les Converse que ma
robe arrivait bien à cacher et envoyai une mini-prière aux puissances
supérieures pour que l’électricité ne se coupe pas et que je ne sois pas
coincée dans cet ascenseur avec ces deux-là.
L’ascenseur trembla au prochain grondement de tonnerre. Mon badge
mince et argenté tomba sur le sol. J’avais oublié que je l’avais détaché. Je
me penchai pour le ramasser en même temps que l’homme. Il l’atteignit le
premier, le soulevant avec un soin délicat auquel je ne m’attendais pas.
Je tendis la main pour le reprendre, mais il ne me le rendit pas. Son pouce
effleura mon nom gravé sur le minuscule rectangle d’argent. Il se leva, ses
mouvements brusques et saccadés. L’objet était toujours serré dans son
poing, si fort que ses jointures étaient devenues blanches. Il l’aurait écrasée,
si elle n’avait pas été en métal.
Je gardai la tête baissée, partagée entre l’idée de l’affronter et d’exiger
qu’il me rende mon badge et celle de me tourner vers le mur et d’oublier
son existence.
Qu’est-ce qu’il se passe, bon sang ?
Je me redressai après lui, confuse et trop fatiguée pour tirer des
conclusions. Il appuya sur le bouton de l’étage suivant, le septième.
Les portes s’ouvrirent presque immédiatement. Je décochai un regard à sa
cavalière du coin de l’œil.
La jeune fille restait figée, bouche bée. Ses sourcils froncés s’enfoncèrent
sous son masque.
— Quoi ?
— C’est assez pour le week-end.
Le ton sec me semblait familier. J’avais envie de l’étudier, mais c’était
une raison de plus de ne pas le faire. Je refusais d’être reconnue alors que
j’étais confinée dans une petite boîte.
— Attends que l’ascenseur revienne dans le hall. J’ajouterai un bonus
pour le taxi.
Elle s’accrocha à son bras pendant que l’ascenseur sonnait.
— Mais je pensais…
— Je ne te paye pas pour penser.
Il recula d’un pas, se dégageant de son emprise. Je refusai de regarder son
visage.
— Ton vol est réservé pour huit heures du matin.
Dans six heures.
Je faillis grimacer pour la pauvre fille, mais j’étais censée m’occuper de
mes affaires, la tête basse, mon satané badge toujours entre les doigts de cet
inconnu. En plus, si ça n’avait tenu qu’à elle, les portes de l’ascenseur se
seraient refermées sur moi.
Elle baissa la tête et quitta l’ascenseur sans autre protestation.
C’était un connard.
Clairement.
Mais ce n’était pas mon problème.
Non.
Tout ce que je voulais, c’était reprendre mon badge.
— Est-ce que je peux ravoir mon badge ?
Je bougeai sur place face à la maladresse dans l’air.
J’avais déjà rencontré des hommes comme lui. Je n’avais pas besoin de
regarder son visage pour connaître son genre : un beau garçon classique
avec tout l’argent et le pouvoir du monde. Un homme qui pensait pouvoir
jouer avec les gens selon son bon vouloir. Un homme comme mon père.
J’aimais mon père, mais je n’aimais pas ce qu’il était devenu. L’amour
obligatoire, comme ma mère l’avait appelé quand j’avais essayé d’expliquer
la douleur de mon âme. Ça me semblait une description trop inadéquate.
L’homme joua avec le métal dans sa main et murmura, la voix aussi belle
et profonde que son costume Westmancott :
— Emery.
Mon nom sonnait comme s’il avait déjà touché ses lèvres auparavant.
Cette familiarité m’alarma et je priai envers et contre tout pour qu’il n’ait
pas reconnu mon nom.
Il n’y avait pas que mon père que les gens traînaient dans la boue. Ma
mère et moi portions des cicatrices de la bataille émotionnelle de ces quatre
dernières années, mais j’imagine avoir eu la vie facile comparé à elle. Elle
avait refusé de quitter Eastridge.
Personne ne voulait de nous là-bas.
— Regarde-moi, exigea-t-il, ce qui me choqua.
Je refusai. Ça me donnait l’impression de faire preuve de lâcheté, et je
n’avais jamais été lâche par le passé. J’avais critiqué mon père, mais j’avais
omis de dire ce que je pensais de moi-même.
La personne que j’étais devenue depuis le scandale de Winthrop n’aurait
jamais gagné mon respect à l’époque. Un instant, intrépide jusqu’à
l’imprudence, sautant sans se soucier des conséquences. Et l’instant suivant,
molle, à la fois victime et bourreau. Un ours attrapé par un simple piège,
autrefois puissant, aujourd’hui déchu.
Autrefois un tigre. Aujourd’hui un chiot.
À part les victimes de papa, c’était peut-être la plus grande tragédie de
toute cette situation. J’avais perdu mon père, mais je m’étais aussi perdue
moi-même. Pas tout le temps, mais suffisamment pour que ma fierté se
ratatine.
L’homme plaça le badge dans ma paume et enroula mes doigts autour. Le
geste était innocent, mais il semblait trop intime pour des inconnus.
L’électricité se propagea du bout de mes doigts jusqu’à mon cœur, me
transperçant jusqu’à ce que ma poitrine se soulève dans un halètement.
Il se passait quoi, là ?
De la sorcellerie.
Ça ne pouvait être que ça.
Je retirai ma main d’un coup sec, puis perdis l’équilibre lorsque
l’ascenseur s’arrêta avec une synchronisation qui me fit me demander si le
destin n’avait pas conspiré contre moi toute ma vie. Mon corps trébucha en
avant en même temps que les lumières s’éteignirent.
Nous étions piégés, et je fus prise de vertiges.
Je tombais.
Je tombais.
Je tombais.
Le noir.
Chapitre Treize

Nash

La saison des tempêtes en Caroline du Nord prenait toujours les touristes


par surprise.
Elle attaquait soudainement, un soleil éclatant apparaissant après la fin de
la pluie. J’avais grandi avec ça, et pourtant, je trouvais ça étrange, comme
une bizarrerie de Mère Nature pour nous rappeler que c’était elle qui avait
le pouvoir.
Je baissai les yeux sur le corps au sol, étalé dans un angle droit. Pas mort.
Inconscient, ivre, et ronflant plus fort qu’un carburateur cassé. Et pas
n’importe qui. Emery Winthrop, un tour du destin intéressant, mais pas
totalement indésirable.
Il y avait quelques jours, Fika avait révélé qu’elle savait où son père se
cachait, et comme si le destin l’avait décrété, elle avait atterri sur mes
genoux. Littéralement. Face contre terre, sa tempe appuyée contre ma
cuisse jusqu’à ce qu’elle se laisse tomber avec un bruit sourd et un
gémissement d’agacement qui aurait pu me faire grimacer si je me souciais
des meurtriers et de leurs complices.
Le tonnerre grondait si fort dehors qu’il faisait trembler la boîte en métal.
Je me stabilisai, jurant quand quelque chose piqua mon talon. Éclairant mon
pied avec la lumière de mon téléphone, je retirai de ma chaussure la longue
épingle du badge d’Emery, la serrai, puis jetai le petit rectangle de métal
vers les portes de l’ascenseur.
Le flash illumina son corps maigre, plus osseux que je ne l’avais jamais
vu. Sa fente s’était soulevée et déchirée, laissant la majeure partie de sa
jambe nue. Elle avait grandi au cours des quatre dernières années, et elle
était étalée sur le sol de l’ascenseur, occupant tout l’espace.
Mon espace.
Mon ascenseur.
Mon hôtel.
Une gamine ivre et inconsciente, la dernière chose dont j’avais besoin
dans un hôtel grouillant de représentants politiques, d’un candidat à la
présidence et d’agents des services secrets.
Le badge me tiraillait l’esprit, me suppliant de démêler comment elle
pouvait en avoir un, comment elle travaillait pour ma société.
Elle avait l’argent des Winthrop, ce qui signifiait qu’elle était membre du
club des neuf zéros depuis sa naissance. Les diplômes d’université faisaient
office d’ornements, les emplois n’étaient qu’une simple formalité, et si elle
le voulait, elle pouvait ne jamais travailler un seul jour de sa vie et vivre
aussi luxueusement qu’un prince du pétrole saoudien.
Un ronflement bruyant secoua sa fine silhouette jusqu’à ce qu’elle se
retourne, révélant sa pochette dans le même tissu noir que sa robe. Elle
empestait l’alcool et les mauvaises décisions et ressemblait à une victime de
la tempête.
Je repoussai ses cheveux et vérifiai son cuir chevelu. Pas de sang ni de
bosses, mais elle empestait l’alcool, et sa tête allait lui faire un mal de chien
à son réveil. Mes doigts s’y emmêlèrent et il me fallut trois essais pour les
retirer.
Les longues boucles auraient pu faire office de nid d’oiseau, et je me jurai
que si c’était la direction que prenaient les tendances de la mode, j’allais
sauter sur la toute nouvelle fusée d’Elon Musk pour Mars.
Bye, bye, la race humaine.
Adios à vos pumpkin spice lattes, à votre glace au spéculoos et à votre
dentifrice au charbon.
Bon débarras.
Je secouai les épaules d’Emery et fis claquer mes doigts près de son
oreille. Elle se redressa avec un gémissement sur les lèvres, repoussa mes
mains avec une force surprenante et marmonna :
— Va te faire foutre.
L’odeur de la vodka envahit mes sens avant qu’elle ne se mette en boule
sur le côté et ne s’endorme à nouveau.
J’y crois pas.
J’attrapai sa pochette, le déclipsai et passai au crible son contenu.
Plusieurs paquets de crackers s’éparpillèrent sur le sol à la seconde où
j’ouvris le sac. Je secouai la tête en constatant qu’elle n’avait pas changé
d’un iota.
Emery avait l’habitude de se promener avec des bonbons et des snacks au
fond de ses poches, principalement des Snickers, une habitude qu’elle avait
prise après que Virginia avait négligé trop souvent de lui donner l’argent du
déjeuner. Le plus souvent par accident, mais parfois volontairement pour
encourager sa fille prépubère à perdre quelques kilos.
Des sacrés cas, la famille Winthrop.
Après avoir ouvert le portefeuille d’Emery, je feuilletai ses cartes. Un
permis de conduire périmé était rangé au-dessus de sa carte d’étudiant de
l’université de Clifton, ce qui me rappela à quel point elle était jeune.
Le permis indiquait « Emery Winthrop », alors que la carte d’étudiant
indiquait « Emery Rhodes ». Amusant, mais pas surprenant, vu qu’elle était
née et avait été élevée par des menteurs.
Les photos dans son portefeuille ne me disaient rien sur l’emplacement de
Gideon. Un Polaroïd d’un ciel étoilé avec le mot « jerker » écrit au feutre
indélébile en dessous. Au dos, elle avait dessiné un petit animal qui
ressemblait à un tigre, mais il n’avait pas de rayures, et le crayon de couleur
n’était pas le meilleur support artistique pour la précision. Elle avait
gribouillé, entre autres choses, « chevauche-moi » en dessous, et j’aurais
juré que si Emery n’était pas riche, ses bizarreries l’enverraient tout droit à
l’asile.
L’autre Polaroïd représentait une carte de Saint-Valentin qui comparait
l’amour à de la merde. Elle avait collé une autre photo au dos. Reed me
souriait, son bras autour des épaules d’Emery tandis qu’elle tenait un ballon
de football en lambeaux.
Je me souvenais du moment où maman avait pris la photo. Une rangée
d’érables rouges poussait près du jardin de la propriété Winthrop. Reed
avait coincé son ballon de football dans l’un d’eux et Emery avait grimpé
dans l’arbre, ses membres se déplaçant sans grâce, mais sans hésitation,
même lorsqu’elle était tombée au sol dans un lit de feuilles écarlates et
s’était tordu la cheville.
Reed avait appelé maman en criant, alors que je me trouvais à dix mètres
de là, dans le jardin, en train d’arracher les mauvaises herbes depuis que
papa s’était fait une fracture de la hanche et ne pouvait pas se permettre
d’être renvoyé par Virginia. Maman était arrivée en courant, et Emery avait
refusé de voir un médecin jusqu’à ce que maman prenne une photo d’elle
avec le ballon de football. Elle arborait un sourire carnassier et ne
ressemblait en rien à Virginia, même si elle avait les mêmes cheveux teints,
la même coupe et des lentilles de contact unicolores.
Je glissai les photos dans le portefeuille à trois volets et rangeai le tout
dans ma poche, le gardant comme moyen de pression. Elle allait vouloir les
récupérer, j’en étais sûr. Il y avait deux ans, j’avais viré douze millions de
dollars (une petite fortune pour une maison en Caroline du Nord) à une
société-écran. En échange, un intermédiaire discret m’avait transféré la
propriété du domaine Winthrop.
L’achat m’avait coûté une jolie somme, et je détestais l’idée que Gideon
puisse profiter de moi, mais j’avais essayé de suivre le paiement jusqu’à sa
localisation. Ça avait échoué, et maintenant, je possédais un manoir dans
lequel je refusais de mettre les pieds.
L’agent immobilier m’avait informé que j’achetais la maison telle quelle,
avec tout ce qu’elle contenait. D’après les photos de la liste, la chambre
d’Emery semblait intacte. Elle n’avait rien emporté avec elle à l’université,
d’après ce que je savais.
Ses photos d’elle et de Reed décoraient toujours les murs. Ses albums
photos étaient restés sur les étagères. L’appareil photo Polaroïd qu’elle
adorait sortait de dessous son lit. Je l’avais cataloguée comme une
sentimentale, et maintenant, je possédais tous ses souvenirs, y compris ceux
dans ma poche.
Je secouai le sac à l’envers jusqu’à ce qu’un autre paquet de crackers en
tombe. Déchirant les coutures avec des doigts habiles, je pêchai autour du
trou, glissant mon doigt sous le tissu jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle
n’avait rien caché à l’intérieur avant de jeter la pochette à un mètre de son
corps ronflant.
Comme je me disais qu’Emery était pour l’instant inconsciente et que la
tempête ne semblait pas vouloir se calmer, je desserrai ma cravate, sortis
mon téléphone, consultai quelques mails et lançai Candy Crush. Vingt
minutes plus tard, j’avais mangé tous ses crackers et payé mon chemin à
travers une vingtaine de niveaux du jeu.
Un grognement qui aurait pu réveiller un ours en hibernation fut le
premier indicateur qu’elle s’était réveillée. Le second indicateur vint
lorsqu’elle pivota la tête pour observer son environnement et qu’elle réalisa
que la seule lumière provenait de mon téléphone, et que je l’avais réglé sur
la luminosité la plus faible pour cacher mon visage.
À sa décharge, elle ne laissa échapper aucun son de surprise. Elle tripota
l’arrière de sa tête et s’assit. Je la regardai cligner rapidement des yeux,
désaccoutumée de l’obscurité, et essuyer les traces de sueur, de larmes et de
mascara.
Elle se tourna face à moi, me regardant écraser deux autres rangées de
bonbons. Les mots « froid », « sans cœur » et « enfoiré » quittèrent ses
lèvres dans un marmonnement rapide, dans cet ordre. Je l’ignorai, la
laissant se défouler quelques minutes de plus.
— Ça fait combien de temps qu’on est là ?
Sa voix ne contenait pas une once d’hésitation.
Je me permis de me demander si quelque chose serait capable de
l’ébranler avant de me souvenir de la nuit où nous avions accidentellement
couché ensemble. De grands yeux de biche innocents qui me donnaient
envie de la prendre encore et encore.
J’étais maintenant dur comme l’acier, et malgré l’obscurité, m’ajuster
attirerait l’attention dessus. De plus, les Winthrop avaient peut-être
abandonné leur morale, mais pas moi. Avoir une érection à la pensée d’une
femme qui n’était une adulte que depuis deux secondes, c’était tordu à tous
les niveaux.
— Environ deux heures et demie, répondis-je, ma voix égale, bien que
cela faisait plutôt une trentaine de minutes.
L’amusement se dessina sur mes lèvres alors qu’elle se levait d’un bond
et se jetait vers moi, s’empêchant de justesse de me foncer dessus.
J’éteignis rapidement mon téléphone pour qu’elle ne puisse pas me voir à la
lumière. L’obscurité me recouvrit, dissimulant mon identité. Dissimulant
notre passé.
Ses halètements lourds faisaient frôler sa poitrine contre mes abdos. Je
pouvais seulement l’entendre. La sentir. Si proche, elle faisait se crisper ma
mâchoire et battre mon pouls. Son énergie m’envahit, aussi chaotique que la
tempête. Imprévisible, malgré les quinze années passées à la connaître.
Elle ne recula pas, même si j’entendis un de ses pieds glisser en arrière,
comme si elle voulait, mais ne pouvait se résoudre à montrer sa faiblesse.
— Deux heures et demie ?
La vodka dans son haleine agressa mes sens, mais elle semblait plus
sobre que je ne l’avais cru. Ça, ou la situation l’avait rapidement dégrisée.
Sous l’alcool, un parfum riche frappa mes narines.
Agrumes.
Mangue.
Vanille.
Musc.
Presque masculin.
Quelque chose de familier.
L’odeur envahit mon espace.
Elle tenta de s’approcher de mon visage, probablement sur la pointe des
pieds pour l’atteindre.
— J’ai été assommée pendant deux heures et demie et tu n’as pas pensé à
vérifier mon pouls ? Pour voir si je respirais encore ?
— Tu ronflais, et tu sens comme si tu avais pris un bain de vodka,
répliquai-je.
— J’y crois pas.
Elle marmonna quelques jurons et recula, ce qui ne changea rien.
Je pouvais toujours la deviner.
La sentir.
La respirer.
— Pour info, ajouta-t-elle, quelqu’un a renversé son verre sur moi.
Je vis un mouvement rapide de sa main et émis un petit bruit de
désapprobation.
— Je sais que tu me fais un doigt d’honneur.
— Il fait sombre. Comment…
Elle se tut, mais j’avais une réponse.
Parce que je te connais.
Je gardai ça pour moi, satisfait de savoir que tout dans cette situation la
dérangeait. Elle ne m’avait pas regardé une seule fois tout à l’heure, tandis
que j’avais été plus que conscient de ses longues jambes et de son décolleté
généreux, puis dégoûté envers moi-même quand j’avais vu le nom sur son
badge.
Elle s’effondra à nouveau sur le sol, où elle retira audiblement son
masque.
C’est mignon que tu penses avoir réussi à me cacher ton identité, mon
cœur. Je connais ton secret. Attends un peu de découvrir le mien…
Comme si elle pouvait entendre mes pensées, elle s’éloigna de moi,
glissant sur le marbre jusqu’à ce que sa tête heurte quelque chose de fort.
Probablement la barre métallique qui entourait l’ascenseur.
— Argh.
Mes yeux s’étaient depuis longtemps adaptés à l’obscurité, et je vis le
contour de ses mains passer derrière sa tête et la palper. Sa grimace était
évidente et son corps se replia sur lui-même avant qu’elle ne prenne une
profonde inspiration et se redresse.
Je me sentis désolé pour elle pendant une fraction de seconde avant
d’enterrer ma sympathie dans une tombe à côté de papa.
Emery Winthrop sécrétait la richesse par ses pores. Une visite chez le
médecin et quelques poches de liquide pour combattre la gueule de bois
n’auraient jamais rien changé à son portefeuille. Pendant ce temps, les
pauvres, des gens qui avaient grandi comme moi, comme mon père, avaient
passé leur vie sans le luxe des médecins, refusant d’aggraver les problèmes
de santé vers des situations qui nécessiteraient de l’argent.
Pas avant qu’il ne soit trop tard.
Chapitre Quatorze
Nash

Emery baissa ses mains sur le sol de l’ascenseur, battant un rythme


irrégulier sur le même marbre statuaire qui bordait le manoir dans lequel
elle avait grandi. Le manoir rempli de gens qui avaient ruiné ma famille.
Le rythme se prolongea, rapide et fort dans l’espace confiné.
Tap.
Tap. Tap.
Tap.
— Arrête, exigeai-je, détestant sa capacité à remplir la pièce de sa
présence.
Elle ne s’arrêta pas. Au contraire, ses doigts papillonnèrent plus vite,
effleurant un emballage de biscuits que j’avais jeté sur le sol.
Tap. Tap.
Scritch.
Tap.
— Arrête.
Plus fort.
Comme si elle avait un os obéissant dans son corps qui se pliait à
quiconque d’autre qu’à la volonté de Virginia.
Son tapotement persista.
Tap. Tap. Tap.
Scritch.
Tap. Tap.
L’ascenseur me paraissait plus petit, comme si les murs étaient aspirés
dans sa direction, me poussant avec eux. Nos souffles embrumaient la petite
boîte ; le sien plus lourd que le mien. Sa poitrine se gonfla au point que ses
seins touchèrent son menton après une puissante inspiration.
Ses lèvres bougeaient vite, formant des marmonnements rapides que je
pouvais à peine distinguer.
Tacenda.
Moïra.
Koi no yokan.
Soit j’avais mal entendu, soit elle avait inventé les mots. On ne savait
jamais avec Emery. Elle posa ses paumes sur le sol, poussant son corps plus
loin dans le coin opposé au mien. Elle me fixait à l’aveugle, incapable de
s’adapter à l’obscurité à mesure qu’elle clignait rapidement des yeux.
Un sourire retroussa mes lèvres. Je la regardais s’effondrer, accompagnée
uniquement par le noir. Pas de mère pour lui dire quoi faire. Pas de père
vers qui se tourner. Pas de Reed pour lui servir de guide de bravoure. De
mon côté, j’avais tout d’une tête d’affiche pour Xanax, calme et insensible
alors que je sortais mon téléphone et continuais à écraser des bonbons.
Ding.
Ding.
Un jeu joué par des enfants, pourtant mon succès m’apportait du plaisir.
— J’espère que sa batterie va tomber à plat et qu’il souffrira avec moi,
marmonna-t-elle, probablement pour elle-même, mais je n’étais pas sourd.
Mon attention était collée à son côté de l’ascenseur, captivée par les
petites différences qui devenaient plus claires chaque seconde. De l’anxiété,
principalement. La même Emery excentrique, emballée différemment et
marquée d’un bagage supplémentaire.
Tant mieux. Ça fait quoi de vivre une vie de merde, princesse ? Bienvenue
au club.
Je payai les quatre-vingt-dix-neuf cents pour cinq vies supplémentaires
après avoir utilisé la dernière et montai le volume à fond jusqu’à ce que les
emballages écrasés et les cliquetis couvrent sa folie. Le son distinct de
l’ouverture d’une fermeture éclair arrêta mes doigts au-dessus d’une roue
de noix de coco. J’attendis de voir ce qu’elle allait faire.
Ses mains s’agitèrent sur le corset de sa robe jusqu’à ce qu’il se détende
et elle poussa une autre expiration. Elle plia ses deux genoux, posa un
avant-bras sur chacun d’eux, puis pencha sa tête entre ses jambes.
Le premier haut-le-cœur sec me fit lever les yeux au ciel.
Le deuxième me fit ouvrir mon application Spotify.
Le troisième me perça les oreilles jusqu’à ce que mes doigts fassent des
marathons sur le clavier.
Le quatrième retentit, et j’appuyai sur « Shut Up » des Black Eyed Peas.
Une seconde.
Deux.
Trois.
— Éteins cette merde !
Sa voix se réverbéra sur les murs dans un cri déchaîné. Sa colère forma
des vagues de tsunami dans l’ascenseur, s’abattant sur moi.
— Je te jure que je vais te casser ton téléphone contre ton crâne si tu ne
coupes pas cette merde !
Suivre les ordres n’avait jamais été un de mes points forts.
Je laissai la chanson, « Shut Up » se répétant encore et encore. Elle se
leva de sa position accroupie et me poussa, mettant tout son poids dans
l’effort. Un chaton qui s’était pris pour un tigre.
Mon téléphone s’écrasa sur le sol entre nous, mais je gardai les pieds sur
terre, sans bouger d’un centimètre, même lorsque ses petits doigts fléchirent
contre les crêtes dures de mes pectoraux et que ses seins projetèrent les
battements rapides de son cœur sur mes abdominaux.
Ils volaient comme des ailes de colibri sur ma peau, me donnant la chair
de poule le long des bras. Son odeur me repoussait et m’attirait tout à la
fois. Je me penchai en avant alors que j’aurais dû me pencher en arrière.
J’avais envie de lui prendre la tête.
J’avais envie de la prendre.
Je ne pouvais pas faire l’un, alors je me contentai de l’autre.
En m’avançant à son contact, je savourai le bruit de sa respiration quand
je murmurai à son oreille, mes lèvres touchant la courbe délicate :
— Simuler une crise de panique n’est pas un comportement mignon à
faire pour attirer l’attention.
Lorsque je me retirai, mon corps heurta le mur et ma hanche frôla sa taille
pincée par le mouvement, ce qui lui arracha un halètement.
Si fragile.
Si délicieux.
Si faux.
— Un conseil, lui dis-je en faisant traîner le mot.
Lentement. La vitesse que l’on utiliserait pour quelqu’un qui venait
d’apprendre la langue.
— Si c’est à ça que ressemble ta voix après une partie de jambes en l’air,
je te conseille la cardio.
Par ces mots, j’étais un aussi grand menteur que les Winthrop. Ses mains
étaient toujours posées sur mon torse, serrées autour du tissu de la chemise,
ses souffles s’extirpant de sa bouche avec des respirations rapides.
Elle avait une voix de sexe.
Elle sentait le sexe.
Elle bougeait comme le sexe.
La dernière chose dont j’avais besoin, c’était de penser à Emery et au
cardio avec le souvenir d’elle me chevauchant gravé dans mon cerveau.
De petits ongles effleurèrent mes pectoraux. Elle ondula les hanches en
avant, ignorant que mes yeux s’étaient adaptés à l’obscurité il y avait une
demi-heure, alors qu’elle cherchait quelque chose que je ne lui donnerais
jamais volontairement. Elle devait me le voler. Me dépouiller.
Une petite voleuse.
Comme son père.
Comme moi.
— Je te déteste, chuchota-t-elle.
Ce n’est pas grave, petite tigresse.
Moi aussi, je te déteste.
Et si elle me demandait pardon, je lui jetterais ses suppliques au visage et
je ruinerais sa vie juste pour le plaisir.
Sa famille avait tué mon père. Ça aurait tout aussi bien pu être tatoué sur
ma peau, parce que jamais je ne l’oublierais. Jamais je ne le pardonnerais.
J’appuyai un index sur son front et poussai jusqu’à ce qu’elle comprenne
l’allusion et recule avec l’attitude d’un chien affamé.
— Tu ne me connais pas, chérie.
Elle rit, de façon nonchalante, psychotique, exaspérante. C’était le genre
de rire incessant qui n’avait ni début ni fin. Juste du bruit.
Braillard.
Détraqué.
Digne de la bande-son d’un film d’horreur.
Elle avait perdu la tête.
Emery Winthrop avait définitivement perdu la tête.
Mais la folie avait toujours alimenté son sang. Elle recherchait des
montées d’adrénaline comme une droguée, grimpait aux arbres et tombait
sans sourciller, se faufilait dans les lits, arborait fièrement ses émotions sur
des T-shirts et se défendait férocement.
Elle me faisait penser à un prédateur acculé, prêt à se déchaîner,
cherchant désespérément à se différencier de la Virginia 2.0 que sa mère lui
demandait d’être.
Ça la rendait sauvage.
Insouciante.
Idiote.
Tellement, tellement idiote.
— Je connais les types de ton genre.
Elle repoussa mon doigt, le faisant glisser sur le côté. Sa robe s’inclina
vers l’avant, sans fermeture éclair, mais soit elle n’avait pas remarqué, soit
elle s’en fichait.
— Pas seulement riches, mais fortunés.
Le mot avait été craché comme un juron. Elle se jeta sur moi. Pas sur
moi, sur mon téléphone. Elle enfonça son talon dans l’écran et le tordit
jusqu’à ce qu’il se fissure, un kaléidoscope de rouges, verts et bleus qui ne
faisait plus rien d’autre que d’illuminer la Converse qu’elle portait sous sa
robe longue.
— Beau gosse.
Un autre mot qu’elle transforma en insulte.
— Surprivilégié. Tu te crois meilleur que tout le monde, tu peux faire tout
ce que tu veux et t’en sortir. Tu me dégoûtes.
Il ne m’échappa pas que sa description correspondait à son père. Mais je
ne le lui dis pas, car cela aurait révélé mon identité. Je dévoilai un sourire
doucereux qu’elle ne pouvait pas voir et ris. Fort. Droit devant son visage.
De la menthe verte caressant sa peau.
Elle pouvait bien profiter de son joli petit monde parfait, ses mails de
Gideon et la grosse somme qui reposait sur un fonds en fiducie à son nom
un peu plus longtemps. Très bientôt, tout ce qu’elle possédait serait à moi.
Ses espoirs.
Ses rêves.
Son avenir dans la paume de mes mains.
J’avais la trique à l’idée de me venger.
À nos pieds, mon téléphone s’éteignit.
Mort.
Une autre victime du nom de Winthrop.
Sa voix était teintée de colère. Je la laissai s’en délecter. Mon pouls vibra
en réalisant que j’avais peut-être perdu les dernières photos de papa sur ce
téléphone. La fête d’anniversaire de papa. Maman avait préparé un pique-
nique parce que c’était tout ce qu’elle pouvait se permettre, mais c’était la
dernière fois que j’avais souri. Sincèrement souri.
Mes doigts me démangeaient d’attraper mon téléphone et de le réparer,
mais je ne pouvais rien faire tant que j’étais coincé ici.
— Tu as un nom de famille, Emery ?
J’articulai son nom, prenant plaisir à la façon dont son corps
s’immobilisa.
Sa bravade disparut.
Elle s’éloigna de moi.
— Qui le demande ?
— Un client inquiet, qui aimerait dénoncer une employée mal élevée,
mentis-je.
Elle se blottit dans un coin, me libérant de l’odeur de la vodka. D’elle.
— Pas la peine. Je suis avec le traiteur, et nous serons partis après la nuit.
Le puzzle se mit en place. Le badge. Sa maigreur extrême. Les hôtels
Prescott engageaient des mannequins pour faire le service à chaque
événement. En général, c’étaient des mannequins qui n’avaient jamais
réussi à décoller et qui avaient besoin d’argent.
Emery avait autant besoin d’argent que moi d’une plus grosse queue. Un
peu plus serait excessif.
Le silence se répandit jusqu’à ce que ses jambes tressaillent, tapant à
nouveau sur le sol.
— Claustrophobie ?
J’aurais pu cacher l’amusement dans ma voix. Je ne le fis pas.
— Pas vraiment. Je ne me sens juste pas très bien dans les espaces
confinés.
— C’est littéralement de la claustrophobie.
Elle n’en faisait pas non plus du temps où je la connaissais. Je prenais du
plaisir à la voir ainsi, preuve tangible que la justice existait finalement. Pas
dans les systèmes judiciaires. La culpabilité et les preuves vivaient des vies
séparées, se rencontrant rarement.
Par conséquent, son désespoir me ravissait.
Un apéritif pour le plat principal à venir.
— Je sais ce qu’est la claustrophobie, dit-elle. Je ne l’ai pas.
Elle s’assit dans son coin, les jambes tendues. Elles frôlèrent mes
chaussures jusqu’à ce qu’elle les ramène contre sa poitrine comme si elle
avait été piquée.
Je laissai le silence s’installer entre nous. Je me rassis, pris en main mon
téléphone endommagé et tâtai les bords. Il était bel et bien cassé, de
minuscules morceaux de verre brisé s’enfonçant dans mes paumes.
Avec un peu de chance, cela ne nécessiterait qu’un nouvel écran.
Une heure plus tard, Emery céda, secouant la tête, probablement pour
s’empêcher de s’endormir.
— Comment tu t’appelles ?
— On ne va pas faire ça.
Mon ton sec instaurait une finalité, inflexible face à sa pathétique
investigation.
— Faire quoi ? Nous présenter ?
— Parler.
— Tu es un sacré cas.
Elle tira sur sa robe, ajustant le haut autour d’elle, et je devinai qu’elle
devait s’être au moins un peu habituée à l’obscurité maintenant, mais elle
était encore trop faible pour discerner mon visage.
— Ce n’est pas étonnant que tu aies engagé une escorte comme cavalière.
— Ce que je fais de mon argent et qui occupe mon temps ne te regarde
pas, Emery.
J’articulai chaque syllabe de son nom, la narguant.
Je sais qui tu es. Et toi, tu sais qui je suis ?
Elle s’avança, s’approcha de moi, sa voix paraissant à cent pour cent
éveillée maintenant.
— Vous autres, vous êtes tous les mêmes.
Les mots sortirent en petits souffles. Elle bouillonnait de rage contre moi,
et je réalisai que mon premier jugement était juste, elle avait en effet bien
besoin de cardio.
— Vous autres ? plaisantai-je, parce qu’il n’y avait rien de mieux à faire
quand on était coincé dans une boîte que de regarder Emery Winthrop
perdre son sang-froid.
— Les gens riches, lança-t-elle comme si ça la dégoûtait. Des gens
comme Nash Prescott. Des gens comme toi.
Je pouffai presque de rire devant l’ironie.
Au lieu de ça, je poussai un petit rire moqueur, comme si l’idée était
risible. Et elle l’était. Est-ce qu’elle s’était déjà regardée dans un miroir ?
— Vas-y doucement, me moquai-je. Tu ne me connais pas.
— Ou quoi ?
Ou tu auras l’air d’une idiote.
Trop tard.
— Tu es imprudente, fis-je observer, ignorant sa question.
Elle s’était rapprochée de moi depuis qu’elle avait commencé cette
nouvelle dispute. Toujours à chercher la bagarre, celle-là.
— L’imprudence, c’est d’engager une escorte, puis de chopper une MST.
— Non pas que ce soit tes affaires, mais je ne couche pas avec elles.
Même quand elles ont les jambes écartées, les doigts enfoncés jusqu’au
bout dans leurs chattes trempées, me suppliant de les faire jouir, je ne le fais
pas.
J’engageais des escortes parce que je travaillais dans un monde qui
nécessitait des cavalières pour des événements d’entreprise, et je n’avais ni
le temps ni l’envie de me battre contre les femmes au foyer aspirantes
d’Eastridge, qui ne voyaient en moi qu’un ticket d’or pour une vie
privilégiée.
Elle répondit à mes mots en prenant une vive inspiration, mais elle se
reprit rapidement, elle qui ne reculait jamais.
— Tu laisses les femmes insatisfaites. Ça correspond au profil.
— De ?
— Des hommes riches dont le seul titre de gloire est leur valeur nette. J’ai
rencontré des centaines d’hommes comme toi. Ils n’ont pas de compétences
propres, à part l’argent sur leur compte en banque. Et quand il n’y aura plus
d’argent, que restera-t-il de toi ? Un homme qui ne peut pas satisfaire une
femme qu’il a payée pour satisfaire.
— Premièrement, tu objectifies ces femmes. Quelle solidarité, me
moquai-je. Deuxièmement, les escortes sont simplement un moyen
d’arriver à mes fins. Ce sont des cavalières, pas des plans cul, et je les
compense bien pour leur temps.
Son rire mordant se transforma en un sanglot aigu. Sa main se posa sur le
sommet de sa tête. Pendant une seconde, je laissai la culpabilité m’envahir,
parce que peut-être qu’elle n’était pas aussi ivre que je le pensais. Peut-être
qu’elle était réellement blessée.
Je n’avais jamais été gentil. Maman disait que j’avais grandi en détestant
le monde parce que je voyais ce qu’il était plutôt que ce qu’il pourrait être.
Mais… je n’avais jamais été non plus le connard qui voyait quelqu’un de
blessé et ne lui tendait pas la main.
Papa aurait été furieux s’il avait été là. Cette pensée s’abattit sur moi,
creusant d’affreuses marques dans ma poitrine, mais je ne la rectifiai pas. Je
levai les yeux au plafond, en faisant attention à bouger mes yeux et non ma
tête, conscient qu’Emery pouvait probablement me voir maintenant, mais
pas très bien.
Qu’est-ce que tu veux que je fasse, papa ?
Je l’imaginais en face de moi, comme je ne l’avais jamais vu depuis sa
mort. Ses gros sourcils étaient rapprochés, des rides bordaient le contour de
ses yeux. Le bronzage provenait de toutes ces années passées à travailler au
soleil, sans crème solaire car rien ne valait la chaleur sur une peau nue.
Il ouvrit la bouche, je m’avançai pour entendre ses mots, et lorsqu’ils
furent sur le point de se concrétiser, Emery prit la parole, rompant le
charme :
— Je n’objectifie pas ces femmes, ni ne les juge pour la façon dont elles
gagnent leur argent. C’est leur situation. Leurs affaires.
Bien sûr que tu ne juges pas. Comment le pourrais-tu quand ta famille a
gagné son argent par le vol ?
Je piquai une colère irrationnelle. Elle ne pouvait pas savoir que c’était ce
que j’avais ressenti de plus proche de papa depuis sa mort, mais quand
même, je la détestais plus que jamais à ce moment-là. Encore plus que
lorsqu’elle n’était pas venue à l’enterrement de papa, pour l’homme qui
l’appelait autrefois son troisième enfant.
Je serrai mon poing jusqu’à ce que mes jointures blanchissent. Mes doigts
s’enfoncèrent dans mes paumes, la douleur me distrayant du trou béant dans
ma poitrine.
Du fait que, parfois, je me souvenais de papa si clairement, et d’autres
fois, j’avais du mal à me rappeler où se trouvait son grain de beauté sur son
front.
Du fait que peu importe à quel point j’essayais, je n’arrivais pas à détester
Emery.
Pas complètement, en tout cas.
Pas avec la même liberté insouciante que je possédais quand je haïssais le
reste du monde.
Je me mordis la langue.
Emery continua, si inconsciente que j’aurais pu mourir d’incrédulité :
— Mais si tu me juges pour avoir paniqué alors que je suis coincée dans
cette minuscule boîte en métal avec un abruti, je te juge pour avoir engagé
des escortes en premier lieu et les avoir laissées insatisfaites.
Elle se rapprocha et me nargua.
— C’est le trac ?
— Ça n’a jamais été mon genre, répliquai-je.
— Prouve-le.
— On a quel âge ? Cinq ans ? Et après, tu vas me dire chiche ?
Ça ne m’étonnerait pas d’elle. Les défis étaient une monnaie d’échange
pour les amateurs de sensations fortes comme elle.
L’ascenseur trembla. Elle s’accrocha à mon épaule, ses mains s’avançant
si vite que je sus que c’était par instinct. Les lumières s’allumèrent dans un
clignotement rapide pareil à un flash d’appareil photo. Quelques instants
plus tard, la lumière réintroduisit ses traits dans mon champ de vision.
Elle ouvrit les yeux et les cligna rapidement, prenant quelques secondes
pour s’habituer à la luminosité avant de planter sur moi deux yeux de
couleurs différentes. La compréhension se déversa sur son visage jusqu’à ce
que ses doigts se détachent de mes épaules.
Une sensation de déjà-vu me donna un grand coup dans la poitrine.
Emery avait la même expression qu’il y avait quatre ans, quand j’avais
allumé la lumière et qu’elle avait compris que je n’étais pas Reed. Je
regardai, sans bouger. Elle vacilla en arrière, sa mâchoire à deux doigts de
se décrocher complètement.
L’étalage d’emballages la fit presque trébucher.
— Doucement, tigresse.
Je compris que c’était la bonne chose à dire car elle me fusilla de deux
yeux remplis de haine, le gris plus orageux que le bleu. Quand les portes de
l’ascenseur s’ouvrirent derrière elle à un étage quelconque, elle attrapa la
pochette que j’avais chapardée et sortit en titubant.
Mes doigts appuyèrent sur le bouton du dernier étage avant que je ne
réalise que je ne lui avais jamais demandé pourquoi elle avait accepté un
travail de traiteur alors qu’elle n’avait pas besoin d’argent.
Chapitre Quinze

Nash

J’avais grandi en enfant unique.


Partager me semblait un concept simple, surtout parce qu’il était étranger.
On ne m’avait jamais demandé de partager. Peut-être une chips d’un sachet
presque vide (papa le faisait quand maman ne regardait pas) ou mon lit en
de rares occasions (maman le faisait quand papa travaillait de longues
heures et ronflait comme un tracteur). Des sacrifices insignifiants puisque
mes parents travaillaient dur pour me rendre heureux, et que tout le reste de
ma vie semblait m’appartenir.
Jusqu’à l’arrivée de Reed.
L’enfant accidentel qu’ils ne pouvaient pas se permettre.
Quand j’avais onze ans et Reed un an, Reed avait pris le contrôle de ma
chambre. Il pleurait tellement qu’il perturbait les horaires de sommeil (et
donc de travail) de papa. Maman avait déplacé Reed de leur chambre à la
mienne, ce qui m’avait laissé sur le canapé du salon. Un petit truc
minuscule, d’occasion, qui occupait auparavant la salle d’attente du
restaurant chinois du quartier.
Quand j’avais treize ans, Reed avait attrapé une mauvaise laryngite et
avait passé trois jours à l’hôpital en observation. Chaque dollar épargné
pendant les cinq années suivantes avait été consacré à cette facture. Ce
Noël-là, papa m’avait appris à jouer au football dans la neige avec un ballon
à moitié plat qu’il avait trouvé quelque part dans le complexe
d’appartements. Tous les autres enfants étaient assis à l’intérieur à jouer à
leurs nouveaux jeux vidéo.
Quand j’avais quinze ans, un connard de voyou avait dessiné un pénis sur
le front de Reed au feutre indélébile et avait volé son sac de déjeuner. Pour
la première fois, il avait couru me demander de l’aide, et j’avais accepté que
partager mes parents n’était pas si mal, parce qu’en retour, j’avais
quelqu’un qui me regardait comme si j’étais la solution même à la vie, et
non pas un problème.
Quand j’avais vingt-cinq ans, Reed m’avait dit que j’étais mort à ses yeux
après le cotillon. Maman avait pleuré toute la nuit, puis avait pleuré à
nouveau le lendemain matin quand elle avait réalisé qu’il était sincère.
Papa s’était tourné vers moi, avait posé sa paume calleuse sur mon épaule
et dit :
« La vie fait un mal de chien, petit, mais être frères est un engagement à
vie. Il s’en rendra compte. »
J’avais écouté papa et attendu, convaincu qu’il s’agissait d’une phase, car
dès la naissance de Reed, j’avais tout fait pour lui, je lui avais donné tout ce
que je pouvais et je l’aimais plus que moi-même.
Sept ans plus tard, j’attendais toujours.
L’e-mail était toujours sur mon ordinateur portable, les mots ne
changeraient probablement pas dans cette vie, mais je n’étais pas opposé au
financement de la recherche sur les machines à remonter le temps. Je
reviendrais en arrière et inverserais beaucoup de choses, à commencer par
le cotillon. J’avais dit à Durga que je ne ressentais aucun regret, mais
j’avais menti, conscient qu’elle me démasquerait, moi et mes mensonges. Il
fallait bien que quelqu’un le fasse.
Voici ce que les gens qui restent assis à fumer de la ganja et à citer
Gandhi ne vous diront jamais. Il y a toujours une erreur qui vient changer
votre vie. Si vous êtes chanceux, c’est pour le mieux.
Attention spoiler : je n’ai pas de chance, et le regret est la plus longue
punition de la vie.
Je la ressentais maintenant, en lisant l’e-mail de maman, en me
demandant comment quelqu’un qui partageait mon sang avait pu devenir un
connard de nouveau riche, portant des Vineyard Vines, commandant des
salades niçoises, fréquentant des country clubs, et qui s’entourait de
personnes nommées Brock, Chett et Tripp avec deux P.

De : betty@hotelsprescott.com
À : nash@hotelsprescott.com
Objet : Week-end du quatre juillet
Coucou, mon cœur !
J’espérais te joindre au téléphone, mais tu n’as pas répondu et ta boîte
vocale est pleine. (Tu devrais vraiment envisager d’engager un assistant.
C’est comme ça depuis des mois. J’avais l’intention de te le dire.)
Ton frère a dit qu’il passerait le week-end à Eastridge avec Basil, Chett,
Brock et Tripp pour le brunch du quatre juillet au country club. Je crois que
Reed et Basil sont prêts à passer à l’étape suivante. On dirait qu’il va poser
la question. Je veux dire, on a toujours su que ça allait arriver, mais je suis
heureuse qu’il soit heureux.
Tu sais que je t’aime, et je déteste te demander ça, mais ça te dérangerait
de ne pas venir cette semaine-là ? On sait tous les deux qu’il ne viendra pas
me voir à la maison à moins que je lui assure que tu n’es pas en ville, et je
ne l’ai pas vu depuis des mois.
Ça ne me fait pas plaisir. Ça me fait mal de te le demander, mais ça ne
sera pas toujours comme ça, mon chéri. Je te le promets.
Bisous,
Maman

Je ne pouvais pas blâmer maman.


Durant notre enfance, Reed pensait que maman me favorisait, alors elle
avait travaillé très dur pour prouver le contraire. Ce que Reed n’avait jamais
compris, c’est que maman ne m’aimait pas plus. Elle m’avait juste aimé
plus longtemps. Maman avait eu dix ans de plus pour apprendre comment
m’aimer davantage. Elle avait essayé de trouver comment l’aimer, ce qu’il
rendait infiniment plus difficile avec ses sautes d’humeur qui donnerait à
n’importe quelle adolescente l’air docile.
Je tapai ma réponse.
Un seul mot.

Nash : D’accord.

Puis je transférai l’argent de poche que j’envoyais à Reed chaque mois,


vu qu’apparemment, il ne pouvait pas prendre mes appels, mais il n’avait
aucun problème à prendre mon argent, et fermai mon ordinateur portable
avant de le jeter sur l’oreiller à côté de ma tête.
Un connard quelconque frappa à ma porte, mais je m’enfonçai dans mon
matelas et fermai les yeux. Les coups persistèrent. Je grommelai un juron,
tendis la main vers la table de nuit, sortis à l’aveuglette le flacon
d’analgésiques, en jetai deux dans ma bouche et les avalai à sec.
Après avoir marché pieds nus jusqu’à la porte, je l’ouvris d’un coup sec,
conscient que j’étranglerais la personne si elle faisait un faux pas. J’ignorais
pourquoi je crus que ce serait Emery, mais ce n’était pas elle. La déception
me brûla la langue.
Un membre du personnel en uniforme se tenait de l’autre côté. Il m’offrit
un sourire en coin, ses pieds traînant d’avant en arrière comme s’il avait
acheté un nouveau bang et avait hâte de décamper pour l’essayer.
— Madame Lowell a envoyé ça pour vous.
Le mec montra un morceau de papier plié avec l’en-tête des hôtels
Prescott dépassant du rabat.
— Elle a aussi laissé cette lettre pour vous.
Je pris la lettre et le laissai entrer. Il poussa un chariot devant moi, un
sourire sur le visage, trop gai pour un samedi matin. Ma nudité ne le
déconcertait pas. Je le saluai en caleçon, et contemplai lorsqu’il dévoila
mon repas.
Un petit-déjeuner complet. Œufs, bacon, bagels, café, pommes de terre
rissolées et pain perdu. À côté de l’argenterie, une corbeille de fruits
composée de bananes, de fraises et de pommes Fuji avait été disposée en
forme phallique, éjaculant dans un bol de Nutella.
L’horloge de la cuisine ouverte indiquait exactement huit heures du
matin. Cette pâte à tartiner n’avait pas été faite pour me nourrir. C’était pour
me réveiller avec une dose supplémentaire de « va te faire foutre ».
Delilah Lowell adorait faire dans le passif-agressif.
Les petits-déjeuners me criaient de me réveiller tout de suite.
Les déjeuners me rappelaient de ne pas empiler plus de procès dans son
assiette.
Les dîners cimentaient le fait que je serais complètement fauché et très
probablement mort si elle n’existait pas pour rattraper mes fautes et me
nourrir occasionnellement.
Je ne m’embêtais jamais avec le dessert. J’avais appris ma leçon la
première fois lorsqu’elle avait apporté son rat et m’avait demandé de
m’occuper du monstre (Rosco et moi ne nous entendions pas et ne nous
entendrions jamais).
L’alarme de mon téléphone de rechange se mit à sonner à deux reprises.
Je l’avais réglée hier soir après avoir soigneusement enfermé le téléphone
cassé dans un sac en plastique dans ma table de nuit. Balayant l’écran vers
le haut, je fis taire le bruit et remarquai les huit appels manqués de Delilah.
En appuyant sur le bouton retour, j’épargnai au livreur les sentiments
d’inadéquation à la vue de mon entrejambe et entrai dans la salle de bains
attenante avant de me dévêtir de mon Calvin Klein noir. L’eau se déversa
du pommeau de douche.
Je connectai le téléphone aux haut-parleurs Bluetooth de ma douche.
Delilah répondit à mon appel à la deuxième sonnerie avec un petit son de
mépris.
Sa voix était haletante, comme si elle avait marché.
— Tu ne réponds jamais à ton téléphone ?
Tellement de tact, celle-là.
— Éventuellement.
Je versai du shampooing sur ma tête, me demandant si j’avais des
messages non lus de Durga.
— Est-ce que le petit-déjeuner vient du traiteur de la nuit dernière ?
Le souvenir d’Emery Winthrop contre mon corps était ce qui m’avait
poussé à poser la question. Son existence me tapait sur les nerfs. Une
princesse pleine aux as. La fille d’un voleur et (en ce qui me concernait)
d’un meurtrier. Une complice de ses mensonges. Une complice dans la mort
de papa.
Le pire n’était pas de la voir la nuit dernière. C’était de la sentir contre
moi. Je pourrais considérer notre première fois comme une erreur, mais elle
était encore jeune. Tellement jeune. À peine avait-elle atteint l’âge adulte
que j’avais déjà couché avec elle.
Je me le remémorai.
J’aimais ça.
Mon membre durcit. Je le caressai deux fois avant de lui faire
comprendre de calmer ses ardeurs.
— Non. C’est moi qui l’ai acheté.
Delilah roucoula à l’intention du rat sans poils qu’elle appelait un chien.
— Tu as fait pipi, Rosco ? Tu as fait pipi ? Ça, c’est un bon garçon.
Sa voix fut plus forte, cette fois.
— Du resto en bas de la rue. J’ai payé un ado cinquante dollars pour qu’il
porte un uniforme et t’apporte le petit-déjeuner. C’est mignon, non ?
Et je l’avais laissé seul avec une grosse liasse de billets dans ma valise,
des vêtements de marque et l’ordinateur portable de la société.
Parfait.
— Tu en fais vraiment des caisses.
— Et toi, tu es tordu.
En arrière-plan, le vent fouettait autour d’elle jusqu’à ce que je puisse à
peine distinguer sa voix.
— Pourquoi la sécurité du bâtiment m’a-t-elle appelée ce matin pour
m’informer qu’un homme de la Securities and Exchange Commission était
venu ici pour te voir ?
Le SEC, des flics de location tout-puissants, à la Paul Blart, qui aspiraient
à être pris au sérieux. Malheureusement, les crimes sur lesquels ils
enquêtaient incluaient ceux que j’avais commis.
Je retins un juron et serrai mes doigts en poings avant de ramener mes
mains sur ma tête et de faire mousser le shampooing.
— Il est toujours là ?
— Je t’ai fait gagner une heure. Il va revenir. Tu as besoin de moi là-bas ?
— Non.
C’était probablement une bonne idée d’avoir le chef de mon département
juridique avec moi parce que, avouons-le, j’avais enfreint une tonne de lois
cette décennie, mais je connaissais Delilah. Elle exigerait que je lui raconte
tout, et ça me semblait aussi attirant qu’une pipe de piranha.
— Nash…
Elle laissa sa phrase en suspens, et je pouvais imaginer son nez froncé et
ses bras croisés. Cette veine gonflée sur son front qu’elle prétendait n’avoir
qu’avec moi. Apparemment, j’étais aussi responsable de son vieillissement
de dix ans.
— Delilah, si tu ne peux pas comprendre des mots simples comme « non
», tu t’es trompée de métier.
Je rinçai le shampooing, le regardant tourbillonner dans la canalisation
d’après un modèle de Rorschach. Cela ressemblait à Sisyphe portant un
rocher.
— T’es vraiment con.
Ses mots n’étaient pas agressifs.
— Je suis aussi ton patron.
— Maintenant que tu le dis, je me sens incroyablement sous-payée. Tu
sais, je pourrais prendre la liberté d’engager un assistant si tu es trop têtu
pour le faire toi-même.
Rosco aboya en arrière-plan, déclenchant une réaction en chaîne où cinq
douzaines de chiens aboyèrent en retour. La dernière chose que je voulais
entendre avec une gueule de bois.
— Je n’ai pas fait l’école de droit pour être ton clébard vingt-quatre
heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, Nash.
— De quoi ? Je crois que quelqu’un vient d’appeler mon nom.
— Tu es sous la douche, dit-elle d’un ton monocorde.
— Je dois y aller, D.
Je finis de me doucher, de me brosser les dents, de me sécher les cheveux
avec une serviette, et mis un costume Stuart Hughes, une montre F.P.
Journe, et une paire de Testonis.
Delilah aimait se parer de diamants et de vêtements de marque pour les
dîners au country club avec son mari. Elle utilisait son apparence, sa
richesse et son caractère de garce pour intimider les riches femmes au foyer
et les soumettre.
Pour intimider les hommes, il fallait être plus grand, plus fort, plus
intelligent. Mais un étalage de richesse et un beau visage ne faisaient pas de
mal, c’est pourquoi je remplissais mon placard de vêtements hors de prix
dont je n’avais pas besoin et remerciais maman pour mes bons gènes.
Lorsque je rentrai dans la chambre de ma suite, Rosco était assis sur mon
lit, les longs poils noirs et blancs jaillissant de ses oreilles gargantuesques et
sur mes draps. Son derrière nu se pressait contre mon oreiller, précisément
là où j’aimais poser ma tête. La seule fourrure dont il pouvait se vanter
bourgeonnait sur sa tête et sa queue, et il ressemblait à un chien comme
Shawn Spencer ressemblait à un médium.
Delilah porta une tranche de pain perdu à sa bouche, en avalant la moitié
en une seule bouchée comme la femme de Neandertal qu’elle prétendait ne
pas être. Du sirop de qualité supérieure tomba de ses lèvres sur le tapis.
Rosco glapit, puis plongea du lit et le lapa.
— Le rat n’a pas intérêt à vomir sur mon tapis.
Je lui arrachai le toast et en pris une bouchée. Froid, comme tout dans
cette pièce, y compris moi.
— Si on était dans le Salem de 1690, tu serais pendue pour sorcellerie.
Elle leva ses yeux vert menthe au ciel et lécha le sirop qui s’était étalé sur
sa joue. Sa langue s’agitait sur sa joue comme un de ces bonhommes-tubes
gonflables chez les concessionnaires automobiles.
— Je suis arrivée en hélicoptère tôt ce matin.
Elle autorisa Rosco à lécher ses doigts. Je regardai, me jurant de ne
jamais avoir de rat de compagnie.
— La sécurité vient de me laisser monter.
— Rappelle-moi de les virer.
— Je te le répète, je ne suis pas ton assistante.
— Je te le répète, je n’ai pas besoin de ta présence.
Elle m’ignora, son passe-temps favori et la seule personne que je payais à
qui j’accordais ce privilège.
— J’ai fait des recherches sur l’agent du SEC. Ils ont une enquête en
cours sur toi, Nash. Ma source refusait d’en dire plus, ce qui veut dire que
c’est sérieux.
Ses sourcils froncés et sa demi-grimace formaient son air de « ne me
raconte pas de conneries ».
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Delilah…
— Tu comptes me dire pourquoi on va enquêter sur toi ?
C’est ce qui arrive quand on travaille trop longtemps avec quelqu’un. Ils
se sentent à l’aise et pensent qu’ils peuvent poser des questions que je ne
veux pas qu’ils posent.
— Tu te souviens du traiteur d’hier soir ? la redirigeai-je.
Pourquoi Emery Winthrop travaillait-elle pour un traiteur, de toute
façon ? Je comprenais la partie mannequinat. Elle avait la taille et le visage,
mais la restauration ? La valeur nette de sa famille était de l’ordre de dix
chiffres. Son héritage devait être d’au moins huit, sinon neuf chiffres. Elle
pourrait financer une guerre sans jamais manquer d’argent.
Peut-être que Virginia l’avait envoyée dans l’équivalent pour les
héritières d’une tournée d’excuses. Quelques couvertures de magazines, et
j’étais censé oublier qu’elle était au courant du détournement de fonds de
son père.
— Ne change pas de sujet.
Delilah remit une mèche de cheveux blond foncé dans son chignon à la
française et croisa ses mains sur ses genoux. Elle s’assit tout au bord de
mon lit, comme si elle craignait d’attraper mes microbes.
— Je me suis renseignée sur l’enquêteur principal. Brandon Vu. Il est
ambitieux. Il a vite grimpé les échelons, il veut devenir président de la SEC.
Si tu as fait quelque chose, il le trouvera. Tu dois tout me dire.
Même pas en rêve.
— Non. Fika s’en est occupé.
Je n’élaborai pas, me contentant de sortir les liasses de billets de ma
valise et de les fourrer dans le coffre-fort intégré que j’avais fait installer
hier. Je feuilletai l’une des piles de dix mille dollars et la pointai vers
Delilah.
— Tu agis comme si j’étais un mec louche. Je suis complètement
innocent.
Delilah me regarda mettre un demi-million de dollars dans le coffre, mon
rituel pour chaque penthouse dans tous mes hôtels. Une sécurité au cas où
je me ferais prendre et que j’aurais besoin d’argent rapidement et d’un sac
de voyage pour m’enfuir.
— Argh. Fika. Tu lui fais confiance pour s’en occuper ?
— Il s’en est occupé, corrigeai-je en entassant un petit sac de voyage
dans l’espace restant. Ce que je veux dire, c’est que c’est déjà fait. Arrête de
t’inquiéter pour ça. Je crois que je vois deux nouvelles rides sur ton front.
Tu as l’air d’avoir quarante ans.
— J’ai trente-et-un ans, et j’en fais vingt-six, rectifia-t-elle en tapotant
des doigts la ride en question sur son front.
— C’est Fika. Faire confiance à Fika, c’est comme donner à Rosco un sac
plein de friandises et lui faire confiance pour ne pas le finir.
C’était loin d’être l’amour fou entre eux. Ce qui était bizarre, vu qu’ils
partageaient tous les deux des opinions similaires sur la loi. Fika prétendait
qu’elle n’existait pas. Delilah avait consacré sa vie à défendre les gens qui
la contournaient. Dans tous les cas, ils la traitaient chacun comme une
nuisance.
Je n’avais jamais rien dit sur le sujet. Les garder en désaccord l’un avec
l’autre compartimentait la partie moins légale de ma vie.
— Ne sous-estime pas Fika.
Je fermai le cadenas et mis un anagramme de Emery Winthrop comme
mot de passe. Quand je pris conscience de ce que j’avais fait, je jurai et
tapai sur le clavier pour essayer de le défaire, mais je ne savais pas
comment changer le mot de passe. Parfait.
Pivotant pour faire face à Delilah, je m’appuyai contre le mur et ajoutai :
— Sous la perruque des Jonas Brothers, le jean usé et la litanie
d’addictions, Fika est un ex-flic dont la vocation dans la vie est d’enfreindre
les règles sans se faire prendre.
Elle se renfrogna quand j’ajustai ses doigts à l’endroit où se trouvaient
deux rides inexistantes, juste pour la provoquer.
— Il s’est littéralement fait prendre. C’est pour ça que les gens
d’Eastridge l’ont viré de son poste de shérif.
— C’est de la sémantique.
— Non.
Elle balança ses mains en l’air.
— Ce n’est pas ce que le mot sémantique signifie. Écoute, j’ai besoin de
savoir ce que tu as fait. Comment veux-tu que je fasse mon travail avec les
mains attachées dans le dos ?
Réajustant ma cravate, je retirai l’étiquette et pris soin de la donner à
Rosco au cas où D aurait l’idée folle de me demander de faire du pet-sitting
à nouveau.
— Si tu as besoin d’être tenue par la main, tu es au mauvais endroit. Je
suis sûr qu’il doit bien y avoir une entreprise médiocre qui serait ravie de
t’avoir.
Delilah arracha l’étiquette des lèvres fines de Rosco.
— Va te faire foutre, Nash.
— Je préférerais bouffer un sac de queues, merci.
Elle baissa les yeux sur son téléphone quand il vibra.
— Il est en train de monter. Laisse-moi me charger de parler.
— D’accord.
— Dis-en le moins possible.
— Sans déconner.
— Je le pense vraiment. C’est moi qui parlerai, répéta-t-elle lentement,
comme si je lui avais donné une raison de ne pas me faire confiance dans le
passé.
Elle avait cessé de me faire confiance la semaine où nous nous étions
rencontrés, quand j’avais viré un fournisseur sans salaire et lui avais
suggéré de prendre son micropénis et de le fourrer dans une chatte qui
n’appartenait pas à la désormais ex-femme d’un des membres de mon
conseil d’administration.
Le procès n’avait pas été joli, mais c’est pourquoi j’avais payé Delilah le
double de ce qu’elle aurait gagné ailleurs. Elle gagnait des affaires que
personne d’autre ne pouvait gagner. Mieux, elle avait rarement à mettre les
pieds au tribunal parce qu’elle faisait des miracles avant que les affaires
n’atteignent les marches de Dame Justice.
Je mimai une fermeture éclair sur mes lèvres et fis semblant de donner la
clé à son rat.
— Peut-être que tu pourrais te débrouiller pour que ton rat le morde et lui
donne la rage.
— Ce n’est pas un rat.
Elle prit Rosco dans ses bras, le serra contre sa poitrine et me suivit dans
le salon où Cayden, du département de conception, m’avait installé un mini-
bureau il y avait deux jours. Un meuble de travail en acajou et un fauteuil
en cuir à haut dossier.
— Rosco est un chien chinois à crête sans poils. Un chien à quatre mille
dollars, pour info.
— Je pourrais claquer quatre mille dollars dans une fumerie de crack
infestée de puces en Corée du Nord, et ce serait un meilleur investissement.
Elle déposa un baiser sur la tempe de son rat de compagnie et chuchota :
— N’écoute pas ce méchant homme, Rosco.
Mes jointures fléchirent le long des poignées de ma chaise. Elle posa
Rosco et ouvrit la porte d’entrée.
Delilah n’avait aucune idée de la justesse de ses mots.
J’étais un méchant homme.
Sisyphe.
Avec du sang sur mes mains.
De la pénitence dans mon avenir.
Tic.
Tac.
Chapitre Seize
Nash

Après avoir acquis ma richesse, j’avais pris conscience que la moitié du


pouvoir de l’argent venait de le posséder. Je pouvais le dépenser, bien sûr,
mais je n’en avais pas besoin. C’était une arme nucléaire. Une menace qui
planait au-dessus des têtes ennemies.
Il disait : « J’ai le pouvoir de vous détruire. Ne me forcez pas à l’utiliser.
»
Exercer ce pouvoir était devenu un art que j’appréciais.
Un mode de vie.
Aussi naturel que de respirer.
Le temps que Delilah prenne position à un pas de mon épaule, l’ascenseur
sonna dans le couloir.
La fenêtre derrière moi s’étendait sur toute la longueur de la pièce avec
une vue panoramique sur l’océan, et Delilah et moi nous étions positionnés
devant, donc Brandon n’avait pas d’autre choix que de regarder ce que mon
argent pouvait acheter.
Delilah portait assez de bijoux pour couler le Titanic, tandis que je
m’enfonçais dans mon siège, les épaules détendues et mon nouveau
téléphone sorti comme si je n’avais aucun souci à me faire. Je téléchargeai
l’application Eastridge United, l’ouvris et me connectai.
Brandon Vu entra. Je ne pris pas la peine de le regarder pendant que je
lisais les messages de Durga, notant qu’elle était restée debout aussi tard
que moi la nuit dernière.
Durga : Tu sais ce qui serait une façon horrible de mourir ? Le faire dans
une pièce pleine de gens que tu ne connais pas.
Durga : Ou pire, une salle pleine de gens que tu détestes.
— Delilah Lowell.
À côté de moi, Delilah tendit la main à Brandon alors que je répondais à
Durga.
J’ignorai la partie sur la mort de ses messages. Ce n’était pas que j’évitais
la mort, mais je préférais ne pas y penser. Après le décès de papa, maman
avait invoqué une règle tacite de ne pas aborder ce sujet, et je n’avais aucun
argument à fournir.
Si j’allais sur ce terrain-là, je me noierais dans les erreurs de jugement de
ma vie. La mort était une maîtresse qui approchait de sa date d’expiration.
À tenir à bout de bras, jusqu’à ce qu’un jour, on finisse par l’oublier.
Problème résolu.
Ce n’était pas la solution la plus saine, mais je n’avais jamais été du genre
à manger mes légumes, et même Michelle Obama mangeait au fast-food de
temps en temps.
Benkinersophobie : Tu ne m’as jamais paru être le genre de personne qui
déteste les gens.
Brandon s’approcha, mais je ne levai toujours pas les yeux.
— Brandon Vu, SEC.
Durga : Quel genre de personne déteste les gens ?
J’y réfléchis quelques instants, mais la réponse était évidente.
Benkinersophobie : Moi.
Le coude de Delilah s’enfonça dans mon épaule et j’attendis quinze
secondes, juste pour l’énerver, avant de glisser mon téléphone dans la poche
intérieure de mon costume et d’accorder mon attention au garçon de courses
du SEC.
— Pourquoi êtes-vous là, Brandon ?
L’inclinaison arrogante de ses lèvres me fit me demander si j’avais laissé
des preuves. Je n’en avais pas laissé. Fika me tapait sur les nerfs, mais je
n’avais pas menti à Delilah quand je lui avais dit que ses années passées en
tant que flic corrompu lui avaient donné de l’expérience pour cacher des
crimes.
Brandon scruta la vue sur l’océan. Son attention s’attarda sur Delilah
avant de se tourner vers moi.
— J’aimerais vous poser quelques questions, si ça ne vous dérange pas.
— Les questions rhétoriques me font perdre mon temps.
Je m’enfonçai dans mon siège et pressai le bout de mes doigts les uns
contre les autres comme un clocher d’église. C’était probablement le plus
proche de ce que je ne serais jamais d’une église, parce que j’étais certain
que je brûlerais vif si j’y mettais un jour les pieds.
— Venez-en au fait.
Delilah fit mine de vérifier sa montre à cent mille dollars avec la main qui
n’était pas enfouie dans ma chair.
— Nous n’avons que quelques minutes à vous accorder, monsieur Vu.
Brandon braqua son regard sur moi, son sourire convenant ayant
davantage sa place dans un musée de cire.
— Votre avocate est-elle présente à chaque réunion ?
Le coude de Delilah s’enfonça plus profondément dans mon épaule alors
que je prenais de nouveau la parole.
— Je suis sûr que c’est un concept étranger pour vous, mais je n’ai pas
l’habitude de payer des salaires à autrui par charité.
— La charité. Vous en faites beaucoup, de ça.
Brandon leva un doigt à chaque charité qu’il énuméra.
— Le Fonds Eastridge. L’application Eastridge United. La Santé pour
Tous. Les soupes populaires dans tout le Sud. Je pourrais continuer.
Ce n’était pas vraiment une information confidentielle.
Les trolls d’Internet m’accusaient constamment de faire de la charité pour
obtenir de bonnes relations publiques. Ils avaient tort. Je n’en avais rien à
faire de ma réputation, mais j’avais une arrière-pensée et en parler me
mettait toujours de mauvaise humeur.
— Je suis impressionné. C’est presque comme si vous saviez comment
utiliser Internet.
Je haussai un sourcil, défiant Brandon de m’accuser de quelque chose.
— Il y a un but à tout ça ou vous aimez simplement me faire perdre mon
temps ?
Il était venu ici en espérant me déstabiliser. Peut-être me faire faire une
erreur. Je le voyais sur son visage, les lèvres retroussées et les yeux pincés.
Il pouvait bien continuer à être terriblement déçu, je n’en avais rien à faire.
Le talon aiguille de D trouva mon tibia et elle y donna un coup de pied.
Fort. Je ne grimaçai pas, mais elle avait fait couler du sang. Je le sentis
dégouliner le long de mon tibia et tacher mon costume.
— Pardonnez-moi. Je vais aller droit au but.
Il observa le rat avant de s’approcher.
— Monsieur Prescott, savez-vous ce qu’est un délit d’initié ?
Rosco s’approcha de Brandon et lui sentit la jambe. Je l’imaginai en train
de pisser sur les chaussures de ce connard. Pendant une seconde, je crus
qu’il allait enfin rentabiliser ses quatre mille dollars. Mais le traître se
recroquevilla et s’allongea.
Cette saloperie de rat.
— Même les nourrissons d’Old Greenwich savent ce qu’est un délit
d’initié.
J’allumai mon ordinateur portable et commençai à passer au crible les e-
mails que mes contacts singapouriens m’avaient envoyés.
— Épargnez-moi le côté théâtral et allez vraiment droit au but quand vous
dites que vous allez le faire.
Lorsque je levai les yeux, le visage de Brandon resta figé pendant une
demi-seconde de plus que nécessaire, son sang-froid glissant comme du
yaourt fondu avant qu’il ne se reprenne.
— D’accord. Laissez-moi jouer franc-jeu.
Il posa ses deux paumes sur mon bureau comme si le mouvement allait
m’intimider. Se penchant sur la table, il réduisit l’écart entre nous jusqu’à
ce que son torse frôle l’arrière de mon ordinateur portable.
Je répondis à un mail pendant qu’il poursuivait :
— Vous êtes issu d’une famille pauvre, mais vous avez amassé une
fortune substantielle au cours des quatre dernières années, en particulier
juste après la chute de Winthrop Textiles. Deux parties ont gagné une
grande somme grâce à l’effondrement de l’entreprise. Vous êtes l’une
d’elles.
Il fit un geste vers la suite penthouse, qui, bien que peu meublée le temps
que les designers aient l’occasion d’y faire leur travail, offrait une vue sur
l’océan pour laquelle j’avais payé des dizaines de millions de dollars.
— Avant que je ne vous accuse de quoi que ce soit et avant que vous ne
niiez quoi que ce soit, j’ai vu Emery Winthrop ici hier soir, un badge
épinglé à sa robe, travaillant pour vous. Trop de liens vous relient à
Winthrop Textiles pour que ce soit une coïncidence. Je suis doué dans mon
travail, et s’il y a quelque chose que je dois trouver, je le trouverai. Vous
pouvez tout aussi bien nous faire gagner du temps à tous les deux et me
parler maintenant. Nous pouvons trouver un arrangement.
J’envoyai l’e-mail et levai les yeux vers lui à temps pour voir son sourire
d’autosatisfaction. Alors qu’il retirait de sa veste de costume de luxe, ses
sourcils si soignés qu’ils devaient être épilés, il ressemblait plus à un Tod
avec un seul D qu’à un Brandon.
Il en savait trop pour que je l’écarte, mais j’étais enfoncé jusqu’au cou
dans ce foutoir que j’avais contribué à créer pour pouvoir rejeter la faute sur
quelqu’un d’autre. En fait, ce moment précis se préparait depuis sept ans.
Il semblait aussi inévitable que les impôts.
Je penchai la tête sur le côté, prenant le temps de le regarder de haut
malgré le fait qu’il soit debout et moi assis.
— Est-ce que ça marche, parfois ?
— Plus souvent que vous ne le pensez.
Delilah s’avança, l’image même du calme. Elle me rappelait la directrice
que les parents et les élèves craignaient en secret. Des yeux qui avaient vu
tout ce qu’il était possible de voir et n’étaient pas le moins du monde
impressionnés.
— Agent Vu, je pense qu’il serait préférable que vous partiez maintenant.
Nous avons un programme strict à respecter, et si vous souhaitez parler
davantage, vous pouvez me contacter, moi et seulement moi.
Les yeux de Brandon vacillèrent entre moi et Delilah avant qu’il ne se
redresse et hoche la tête.
— Réfléchissez à mon offre, monsieur Prescott.
Il jeta une carte de visite sur le bureau.
— Un accord n’est pas forcément une mauvaise chose.
Après que Delilah eut fermé la porte derrière Brandon, elle se retourna
vers moi, une veine gonflée sur sa tempe. Une fois, je l’avais appelé Delilah
Junior.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans « ne parle pas » ?
— Les mots « ne », « parle », et « pas ».
— Nash, là, c’est sérieux.
Elle n’avait pas tort.
Pour moi, le délit d’initié était le dernier échelon de ma liste de crimes.
J’avais toujours su que je ne pourrais pas cacher l’argent que j’avais gagné
en négociant les actions de Winthrop Textiles, mais le délit d’initié était
difficile à prouver, et j’avais fait du bon travail au moment de nettoyer mes
traces.
Ce que j’ignorais, c’était que quelqu’un d’autre avait profité de la chute
de Winthrop Textiles.
J’ouvris mon tiroir et frottai mes phalanges sur le carnet cuir carbonisé
avec lequel je voyageais.
— Trouve-moi un détective privé.
Le nez de Delilah se retroussa à la vue du cuir brûlé, mais elle ne dit rien.
Son rat nu et sans fourrure donnait des coups de patte à ses jambes pour
qu’elle le prenne dans ses bras.
— Et pour Fika ?
— Fika est parti.
Je levai les yeux au ciel face à l’horreur dans les siens.
— Du calme. Parti, dans le sens de viré. Cet enfoiré est toujours en vie et
en pleine forme.
— Bon sang, Nash.
— Ne l’impliquons pas. Il n’a jamais été mon plus grand fan.
Elle m’ignora.
— On ne dit pas à quelqu’un qu’un homme atteint d’un cancer est « parti
». Tu ne me payes pas non plus pour être ton assistante. Trouve-toi ton
propre détective privé.
Je l’aurais prise plus au sérieux si elle n’avait pas pris Rosco et caressé
les cinq mèches de poils de son corps.
— Toujours cette même rengaine ?
— Je mérite une augmentation.
— C’est fait.
— Mais je n’en ai pas besoin.
C’était vrai.
Son mari venait d’une famille fortunée. Les dix prochaines générations de
sa famille pourraient arrêter de travailler et toujours être capables de
financer dix franchises Star Wars.
— De quoi as-tu besoin, D ?
Je fronçai les sourcils, lui donnant toute mon attention.
— Pourquoi tu penses que j’ai besoin de quelque chose ?
— Personne ne fait jamais rien par bonté d’âme.
— Toi si.
Du moins le croyait-elle.
— Tu es un connard grincheux, mais tu passes tes nuits à nourrir les plus
démunis à la soupe populaire, quelle que soit la ville où l’on se trouve, tu
prends soin de ta famille, tu donnes une tonne de tes revenus, et tu n’as
jamais laissé passer quelqu’un dans le besoin sans l’aider.
Elle parlait de moi comme le saint qu’Eastridge avait fait de moi. La
réalité ne pouvait pas être plus éloignée. Le mot pénitence tatoué à la
jonction de mon avant-bras et de mon coude me le rappelait chaque fois que
je me déshabillais et me forçais à me regarder dans le miroir.
J’ignorai son discours de canonisation de Nash-Prescott-est-un-saint et
allai droit au but.
— J’ai besoin de quelqu’un qui n’est pas lié à l’entreprise. Pas
l’enquêteur de ton service juridique. Un détective privé indépendant qui n’a
pas peur de se salir les mains.
Quelqu’un comme Fika, ne précisai-je pas.
Couper les ponts semblait faire partie de mes habitudes. J’irais même
jusqu’à considérer ça comme un hobby si je n’avais pas besoin de ces ponts
pour marcher.
— Sur quoi porte l’enquête ?
Des yeux émeraude m’étudièrent, attendant que j’avoue quelque chose.
— Vu a mentionné une deuxième partie profitant du scandale de
Winthrop Textiles. Je veux savoir qui.
— Est-ce qu’on va parler du fait que tu es l’une de ces deux parties ?
— Non.
Elle marqua une pause, et finalement, quelque chose d’autre que de
l’indifférence brilla dans ses yeux. De la culpabilité, peut-être.
— À propos d’Emery Winthrop…
Je levai la main pour la faire taire.
— Je sais. Épargne-moi ton discours. Elle avait un boulot de traiteur hier
soir. Nous ne les engagerons plus.
— Quoi ?
Elle secoua la tête jusqu’à ce que Rosco lui morde le cou pour l’arrêter.
— Non, ce n’est pas ça. Pourquoi tu y as pensé ?
Je poussai mon ordinateur portable sur le côté, ignorant la dernière
question.
— Crache le morceau.
Elle donna un coup de hanche contre le mur et frotta le ventre de Rosco,
un de ses tics nerveux.
— Reed m’a appelée.
Je savais déjà que je détesterais la chute de cette histoire.
Pas parce que je détestais Reed. Je ne le détestais pas. Bien au contraire.
C’était lui qui me détestait, et je ne lui en voulais pas. Je méritais sa haine,
certainement plus que je ne méritais l’adoration naïve d’Eastridge.
Ça ne voulait pas dire que je l’acceptais.
— J’ai dit crache le morceau, Lowell.
— Je lui devais une faveur. Il l’a encaissée. Il voulait que j’obtienne pour
Emery Winthrop un travail à l’entreprise sous le nom d’Emery Rhodes.
C’était avant que je sache pour l’enquête du SEC. Si j’avais su que ça
poserait des problèmes, je ne l’aurais pas fait.
C’était ce que j’admirais chez Delilah. Elle possédait la rare capacité
d’admettre quand elle avait tort. Sa confiance en elle était indéniable.
L’humilité requise pour identifier et admettre ses erreurs ne la diminuait
pas.
— Où travaille-t-elle ? demandai-je me demandant si je pouvais virer un
département entier sans accord.
— Le département de design en tant que stagiaire.
Ça faisait sens.
Elle avait toujours eu sa tête enfouie dans un carnet de croquis.
Je sortis mon téléphone et envoyai un message à Durga.
Benkinersophobie : Comment tu traiterais quelqu’un qui a entubé ta
famille ? Qui a fait tellement de mal à ta famille qu’elle ne pourrait jamais
s’en remettre ?
Durga : En supposant que j’aime ma famille ?
Benkinersophobie : Évidemment.
Durga : Comme de la merde.
Durga : Comme moins que de la merde.
Les grands esprits se rencontrent, Durga.
— C’est pour la durée du projet Haling Cove, et la moitié supérieure des
étages est principalement conçue sur la base de vieux schémas, poursuivit
Delilah. Le budget est serré parce que nous avons dû graisser la patte à trop
de gens pour obtenir le zonage et avoir les plans approuvés si rapidement.
Nous avons pris l’argent dans le budget de conception.
Comme je ne disais rien, Delilah demanda :
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Je déteste Emery Winthrop.
Elle incarnait tout ce à quoi je m’opposais. En plus, elle était au courant
du détournement de fonds de son père et n’avait rien fait. Et dire que j’avais
gâché ma relation avec mon frère pour elle.
Je ne dis rien de tout ça.
Au lieu de cela, je pressai le tibia que le talon de Delilah avait percé
contre le pied du bureau jusqu’à ce que la pression fasse couler plus de
sang.
— J’ai été coincé dans l’ascenseur la nuit dernière.
— Arrête de changer de sujet.
— J’ai été coincé dans un ascenseur hier soir avec Emery, modifiai-je.
— Merde.
Un seul mot, mais il résumait toute la situation. Une Winthrop travaillait
pour moi alors qu’un connard de la SEC enquêtait sur moi pour délit
d’initié sur Winthrop Textiles. Merde, en effet.
Delilah fit les cent pas, ses talons faisant des petites bosses temporaires
sur le tapis.
— Pendant presque deux heures.
Je regardai les bosses disparaître avant de relever la tête pour faire face à
D.
— Le service de maintenance était parti pour le week-end, et une équipe
présente en permanence ne sera pas engagée tant que l’hôtel ne sera pas
terminé. L’électricité n’est pas revenue avant environ deux heures.
— Tu as été coincée dans un ascenseur avec Emery Winthrop pendant
deux heures ?
— Elle a passé une partie de ces deux heures inconsciente.
— Elle dormait ?
— On peut dire ça comme ça.
— Je ne vais même pas demander ce que ça veut dire, sauf pour te dire
que je ne te représenterai pas dans ce procès. Ses parents sont blindés.
Elle prit une mèche de peluche de Rosco que j’avais prise pour une
cinquième mèche de poils.
— Connaissant les Winthrop, ils vont probablement corrompre le juge.
Delilah entra dans la cuisine et remplit un bol d’eau pour Rosco.
— Est-ce qu’elle va poser problème ? Je peux la renvoyer. J’ai inclus une
clause de trente jours dans le contrat de travail qu’elle a signé. Ça fait une
semaine qu’elle est là. Elle est totalement licenciable.
J’y réfléchis quelques instants, mais Reed n’avait pas besoin de plus de
raisons pour me détester. Ça ne ferait que blesser Ma.
— Non. Je vais m’en occuper.
Par s’en occuper, je voulais dire que j’allais remettre Emery Winthrop à
sa place. La menteuse. Elle m’avait dit qu’elle était traiteur, et je l’avais
crue parce que Reed avait dit à maman qu’Emery réfléchissait à ce qu’elle
voulait faire de sa vie. J’aurais dû m’attendre à ce qu’elle mente. Les
Winthrop avaient fait du mensonge un art.
Reed m’en voudrait si je renvoyais Emery. Il ne pourrait rien dire si elle
démissionnait. Rendre son travail suffisamment atroce me ferait plaisir.
Delilah disparut dans la chambre d’amis avant de ressortir avec une valise
Louis Vuitton géante qu’elle avait dû apporter pendant que j’étais sous la
douche.
— Je sais que tu loges ici jusqu’à ce que l’hôtel soit terminé, alors je reste
dans la chambre d’à côté jusqu’à ce qu’on s’occupe de Vu. Je l’ai fait
préparer ce matin.
Rosco lapait son bol pendant que Delilah trimballait la valise vers la porte
et appelait un des gardes de sécurité pour l’aider à emménager à côté. Je
l’évitai et m’appuyai contre l’îlot de la cuisine, la regardant empiler son sac
Birkin sur la valise.
Delilah avait déménagé à Eastridge il y avait des années pour travailler à
plein temps au siège de la société, mais elle voyageait avec moi lorsque je
passais d’un nouvel hôtel à l’autre afin de superviser leur construction.
Elle me considérait comme un handicap ambulant et je la considérais
comme mon plumeau personnel, à nettoyer mes dégâts d’un rapide coup de
pschitt et d’un peu de dépoussiérage. Pratique. Efficace. Fiable.
— À quel point ton mari me déteste-t-il ?
Je sortis mon téléphone pour vérifier les messages de Durga, sans
vraiment me soucier de la réponse.
Mon concepteur de logiciels m’avait encouragé à essayer l’application
Eastridge United et à en tester les fonctionnalités. Je n’avais jamais eu
l’intention de garder un correspondant, et encore moins pour si longtemps.
Si on pouvait appeler Durga une correspondante. Est-ce que les autres
personnes qui avaient utilisé l’application s’envoyaient des sextos tard dans
la nuit ?
Je palpai mon entrejambe. Delilah me fit une grimace, sortit son
téléphone et composa un numéro.
Elle couvrit le microphone inférieur avec ses doigts.
— Seulement quand il fait froid la nuit, et qu’il veut autre chose à se
taper que ses mains.
— Charmante image.
— Je pensais que tu l’apprécierais.
Je me servis dans le petit-déjeuner et jetai une fraise fraîche dans ma
bouche.
— Encore une chose.
— Super.
— Paye un supplément à ma cavalière d’hier soir.
— Qu’est-ce que tu as fait, cette fois ?
— Je l’ai virée sans endroit où rester jusqu’à son vol à huit heures ce
matin. Il se pourrait que ça se soit passé en plein orage.
— Tu es un sale con.
— C’est ce que tu n’arrêtes pas de me dire.
Un des agents de sécurité arriva et prit les sacs de Delilah. Rosco trottina
après elle quand elle partit, me laissant seul dans la pièce avec le bol d’eau
à moitié vide toujours sur le sol, et une flaque à côté.
La solitude était parfois paralysante. Pas dans le sens où j’avais besoin de
quelqu’un près de moi à tout moment, mais dans le sens où je ne trouvais
aucune différence entre une pièce bondée et une pièce vide. Je me sentais
toujours creux à chacune de mes respirations.
Plongeant mes yeux sur mon téléphone, je lis le message de Durga.
Durga : Tu tirerais dans le bras de ton meilleur ami pour cinq millions de
dollars ?
Comme toujours, je me demandai si Durga avait mis un micro dans ma
tête.
Benkinersophobie : Je n’ai pas de meilleur ami.
Durga : Je suis aussi surprise qu’une pom-pom girl qui se fait poursuivre
par un homme armé d’une machette au bout de cinq minutes d’un film
d’horreur de série B.
Je pouffai de rire avant d’envoyer une réponse qui, je le savais, la ferait
rire.
Benkinersophobie : Je le ferais pour vingt millions.
Durga : Ces vingt millions ont aussi intérêt à inclure le démembrement.
Déchiffrant les notes sur ma table, je me préparai pour la réunion de
conception. Une réunion où je prévoyais de confronter Emery Winthrop, ma
petite menteuse, et où j’allais m’efforcer de rendre sa vie aussi misérable
qu’elle avait rendu la mienne.
Elle me rappelait le rat que j’avais accusé Rosco d’être, et même si je ne
pouvais pas l’éliminer sans énerver mon frère, je l’aurais volontiers
enfermée dans une boîte dont elle serait incapable de s’échapper avec un
sourire sur le visage.
Et peut-être, juste peut-être, j’apprendrais où Gideon Winthrop se cachait
dans le processus.
Ça ferait sens.
J’avais été la chute de ma famille, et elle allait être la chute de la sienne.
Chapitre Dix-sept

Emery

Le lendemain du jour où je revis Nash arriva le même jour que


l’apocalypse. Pas d’inondations pleines de poissons morts. Pas de ciel qui
nous tombe dessus. Pas de sol qui s’ouvre et m’avale tout entier. Ce serait
trop facile.
Ben se pencha en avant pour m’embrasser, son nez se logeant contre ma
nuque.
Il chuchota des mots de platitude.
— Embrasse-moi, Durga.
Quand il se pencha en arrière, ce n’était pas un avatar sans visage que je
vis, mais des cheveux noirs et des yeux noisette cruels.
Nash.
— Pathétique, dit-il lentement en traçant ma clavicule avec le bout de ses
doigts.
Je haletai.
Folle de besoin.
Désespérée.
Affamée de lui.
Mouillée.
Il me donna une pichenette sur le nez et m’arrêta.
— Interdiction de jouir avant moi.
Nash était à califourchon sur moi, une jambe de chaque côté, sans prendre
la peine de soutenir son poids. Il retira son jean et se masturba sur ma
poitrine. Il était aussi long que dans mon souvenir, épais, avec deux veines
que j’avais envie de lécher le long de son membre.
De longs filets de sperme jaillirent sur mon visage et mes seins et je jouis
avec lui, criant son nom comme si je le possédais.
— Nash ! criai-je comme si j’avais fait un cauchemar.
Quand j’ouvris les yeux, j’étais allongée seule dans le placard. Sombre.
Vide. À bout de souffle. Pas de Nash, juste moi et une tache toute neuve sur
mes draps en lambeaux, entre mes jambes.
La faim me tordit l’estomac. Des vertiges brouillèrent mon champ de
vision jusqu’à ce que je me rendorme.
Plus que deux heures avant la réunion. Tu peux le faire, Em.
Plus que deux heures sans manger. Peut-être qu’il y aurait un petit-
déjeuner à la réunion.
J’avais prévu de manger les biscuits que j’avais volés à la fête, mais Nash
les avait tous pris, ainsi que mon portefeuille. Ironique, vu que Nash était la
personne qui avait l’habitude de me nourrir quand maman refusait de le
faire.
— Et c’est ainsi que le sauveur devient le méchant, chuchotai-je dans la
pièce sombre.
Le Polaroïd d’étoiles dans mon portefeuille était la seule chose qui me
rappelait papa et qui ne me faisait pas immédiatement le détester.
Le tigre doré au dos était censé être moi.
Une guerrière.
Une survivante.
Une combattante qui n’avait jamais reculé.
Mais après une série de menaces de mort suite au scandale de Winthrop,
j’avais écrit « chevauche-moi » en grosses lettres majuscules en bas, pour
me rappeler que le tigre n’était pas un guerrier.
Le tigre était monté.
Par Dionysus.
Par Durga.
Dionysos et Durga étaient le dieu et la déesse.
Ils étaient des guerriers.
Quant au tigre ? Ce n’était rien d’autre qu’un animal de compagnie
glorifié.
Les photos de la carte de Reed et Teddy Grieger faisaient office de
souvenirs intacts de mon enfance. Prises en Polaroïd, une série d’encre et de
pixels flous. Des moments dont j’ignorais la valeur jusqu’à ce qu’ils soient
devenus des souvenirs délavés.
Les jours où je me sentais insignifiante, je regardais ces photos et me
rappelais que je n’étais peut-être qu’une personne, mais que j’étais aussi un
millier de souvenirs, un million de sentiments et un amour infini.
J’étais incommensurable.
Maintenant, quelqu’un possédait le domaine Winthrop, ce qui signifiait
que quelqu’un possédait tous mes souvenirs.
Et Nash avait volé les seuls qu’il me restait.
Je ne savais pas qui était le pire.
Le monstre sans visage ou le monstre que je connaissais.

***
En plus du rêve érotique mettant en scène un hybride tordu de Nash et
Ben, je me réveillai une deuxième fois avec une gueule de bois et un e-mail
de ma mère. Un auquel je répondis, le deuxième signe de l’apocalypse.
Je m’occupai comme je pouvais, en arrachant les peluches de la
couverture, en cherchant des mots uniques sur mon application dictionnaire,
en repliant quelques T-shirts dans ma boîte en carton usée, en me
remémorant des souvenirs de Nash dans l’ascenseur, et en recousant le trou
qui s’était formé sur la courbe de ma Converse.
N’importe quoi pour ne pas avoir à le lire.
Je cédai au bout de vingt minutes et ouvris ma boîte de réception,
devinant déjà que je détesterais ce qu’elle avait à dire. C’était toujours le
cas.

À : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
De : virginia@eastridgejuniorsociety.com
Objet : Des nouvelles réjouissantes
Emery,
Je t’écris pour quémander ta présence au brunch du week-end du quatre
juillet. J’ai de bonnes nouvelles à partager, et j’aimerais le faire en
personne. Le country club a réservé une table pour nous. J’attends de toi
que tu sois là à midi pile. Ne sois pas en retard. Je ne veux pas que tu
m’embarrasses à nouveau.
J’ai conscience que tu portes une aversion pour Eastridge, une faiblesse
qui ne m’a jamais convenu. Il est temps de te ressaisir et de penser aux
autres. Ton oncle Balthazar meurt d’envie de te voir. Il demande souvent de
tes nouvelles.
Les autres femmes du club font des messes basses sur ton absence. Ça me
fait passer pour une mauvaise mère. Nous savons toutes les deux que je ne
le suis pas. Tu es devenue une tache sur ma réputation. Tu peux te rattraper
en arrivant à l’heure, habillée convenablement pour le brunch, et pour
l’amour de Dieu, fais quelque chose pour tes cheveux.
Je peux demander à Darynda de t’envoyer une brosse si le besoin s’en fait
sentir, ou tu peux simplement accepter que la pauvreté est aussi dégoûtante
qu’elle en a l’air et puiser dans ton fonds fiduciaire. Je l’autoriserai si tu
suis mes conditions. Reviens à la maison, trouve-toi un mari convenable, et
arrête de m’humilier.
Au cas où tu déciderais d’être égoïste, rappelle-toi que je connais tous tes
secrets, Emery Rhodes. Si tu ne te présentes pas le quatre, j’ai bien
l’intention de révéler ton nouveau nom à la presse. J’espère te voir bientôt.
Avec tout mon amour,
Virginia, Présidente
Eastridge Junior Society

Pourquoi tout ce qui concernait ma mère me donnait l’impression d’avoir


été lâchée dans une jungle où je devais me débrouiller toute seule, armée
d’un sac à main de marque et de talons de quinze centimètres ?
Je mordis ma lèvre inférieure en prétendant que c’était de la nourriture.
Peut-être que mon estomac comprendrait le message et m’avalerait toute
entière. Mes doigts se posèrent sur le clavier alors que je me demandais
comment répondre à l’e-mail.
La menace.
Je ne pensais pas qu’elle me doxerait, mais Virginia Rhodes ne faisait pas
trop non plus dans les menaces en l’air. Même si ma pauvreté et mes
cheveux en bataille l’humiliaient, elle aurait préféré subir les rumeurs
d’Eastridge se déversant sur mon nouveau nom et mon apparence plutôt que
de ne pas avoir ce qu’elle voulait.

À : virginia@eastridgejuniorsociety.com
De : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
Objet : S’il te plaît, utilise du lubrifiant la prochaine fois que tu décideras
de me baiser par-derrière…
Ma très chère Mère bien-aimée,
Pardonne-moi pour les fautes de frappe. J’ai du mal à voir clair à travers
la douleur. La prochaine fois que tu me baises par-derrière, pense à utiliser
du lubrifiant. J’ai joint un lien vers ma liste de souhaits Amazon. Tu y
trouveras ma marque préférée de lubrifiant anesthésiant. Garde ta brosse et
envoie-moi ça si le besoin s’en fait sentir, s’il te plaît.
Merci de m’avoir invitée à un brunch. J’ai prévu de rester à la maison et
de mémoriser les paroles de la chanson « Lemonade » de Beyonce, afin de
pouvoir impressionner mes nouveaux collègues la prochaine fois qu’elle
passera.
Cependant, comme tu as été une grande source d’inspiration dans ma vie,
j’ai décidé de mettre mes plans de côté et de passer le quatre juillet au
country club avec toi et tous les meilleurs patriotes d’Eastridge.
(J’ai entendu dire que la famille Mercer a réussi à ne pas payer d’impôts
sur ses cinquante millions de dollars de revenus l’année dernière. Ils vivent
le rêve américain. J’aspire à être comme eux.)
Fais savoir aux femmes du country club que je serai là. Ce serait terrible
que tu aies l’air d’une mère horrible. Je porterai ma robe noire avec les
roses fanées. Tu te souviens de celle-là ?
Je la portais à la messe de Pâques. Tu m’as attirée sur le côté et tu m’as
dit, devant tous mes camarades de classe, que même le diable ne me
prendrait pas dans cette robe. Quels charmants souvenirs nous partageons !
J’adore me remémorer le passé. Pas toi ?
En parlant du passé, j’ai adoré notre voyage en famille à Hollywood, d’où
tu es revenue avec deux doses d’injections de lip fillers et de nouvelles
fesses que tu as juré avoir obtenues après des heures passées à la salle de
sport. Je pense qu’il est prudent de te rappeler que je connais aussi
beaucoup de tes secrets… y compris la cicatrice de l’abdominoplastie dont
tu as réussi à convaincre les femmes au foyer d’Eastridge qu’elle provient
d’une césarienne.
Je t’envoie plein de câlins et de bisous…
Ta fille préférée,
Emery
Enfant du diable
- Envoyé depuis au-delà de l’utérus de Virginia

Darynda, l’assistante de ma mère, filtrait ses e-mails. La douce Darynda,


accrochée à ses perles, amatrice de céréales au potiron, obsédée par Prada,
pieuse et du genre à distribuer des ragots en veux-tu en voilà. Elle avait la
bouche d’un hippopotame. Toujours ouverte. Toujours à dévoiler des
secrets. Toujours à répandre des rumeurs.
J’adorerais voir ma mère tenter d’expliquer cet e-mail.
Un texto de ma mère arriva sur mon téléphone quelques minutes plus
tard. Un vrai texto, ce fut ainsi que je sus que l’apocalypse avait commencé.
Virginia Winthrop n’envoyait pas de SMS. Elle envoyait des e-mails,
écrivait des lettres et parlait au téléphone, mais elle n’envoyait jamais de
SMS. Les textos étaient pour les millennials et la génération Z.
Mère : Emery, je t’ai élevée pour que tu te comportes comme une dame,
pas comme un animal sauvage. J’attends de toi que tu me traites avec le
respect et la dignité que je mérite en tant que celle qui t’a éduquée. Darynda
te contactera pour les détails du brunch. Bisous.
Elle poursuivit avec :
Mère : Oh, et chérie, tu es aujourd’hui assez grande pour que m’appeler
Mère semble idiot. Virginia fera l’affaire.
Vous voyez ?
L’apocalypse.

***
Reed avait appelé avant que je puisse me concentrer sur le fait : que ma
mère voulait que je l’appelle par son prénom, que je dormais dans un
placard de deux mètres sur trois, que ma patronne m’avait caché la réunion
d’aujourd’hui et que j’avais été coincée dans un ascenseur avec Nash
Prescott, qui avait déchiré ma pochette et volé mon portefeuille, ma
nourriture et ma dignité.
— J’ai besoin de ton aide.
Ce furent les premiers mots qui sortirent de la bouche de Reed quand je
décrochai.
Je me retournai sur le ventre et triturai mes draps, ceux qui étaient sur le
point de s’effilocher. Une métaphore exacte de ma vie. Le poids de mon
corps sur mon estomac me donnait la sensation d’être encore plus creux
qu’il ne l’était déjà, son grognement emplissant l’air.
Une fois de plus, je pensai à mon héritage avant de me rappeler que
c’était de l’argent sale.
— De quoi as-tu besoin ? demandai-je, la voix basse et rauque,
consciente que ça ne présageait rien qui vaille après la matinée que j’avais
eue.
Le troisième signe de l’apocalypse, sans aucun doute.
— Pourquoi tu chuchotes ?
Parce que je ne sais pas s’il reste des retardataires dans le bâtiment où je
squatte actuellement.
Évidemment, je ne le lui dis pas.
— Mes voisins ont enfin fini leur partie de jambes en l’air matinale et j’ai
peur que s’ils m’entendent, ils me demandent de les rejoindre à nouveau.
Le mensonge glissa si facilement, que je me sentis comme une vraie
Winthrop à ce moment-là.
— Encore ? Dans le sens où tu les as déjà rejoints par le passé ?
— Encore, dans le sens où ils m’ont déjà invitée par le passé. J’ai dit non.
Je visualisais mes voisins imaginaires comme une rock-star maigre
comme un clou avec une barbichette de deux centimètres et un mannequin
roux de grande taille dont il était fou. Harlan Felt et Alva Grace, au cas où
Reed aurait demandé.
Il ne le fit pas.
— Je te jure, il t’arrive toujours de ces trucs bizarres.
Probablement parce que j’en invente la moitié, pour que tu ne t’inquiètes
pas pour moi.
— C’est la vie.
Je luttai contre la soudaine poussée de nostalgie quand Reed rit. Je me
raclai la gorge et demandai :
— De quoi as-tu besoin ?
— D’idées.
Sa respiration irrégulière retentit à l’autre bout du fil.
— Je veux demander Basil en mariage.
Je basculai l’appel en appel vidéo, afin de pouvoir voir son visage quand
je lui demandai :
— Tu es sûr ?
Ce que j’avais vraiment envie de faire, c’était de crier « Arrête tes
conneries ! » et de le faire interner en hôpital psychiatrique.
Il se frotta le visage avec une main et tira sur ses cheveux avant de me
fixer. Le mauvais éclairage donnait à sa chevelure une couleur plus foncée.
Il était allongé sur son lit, ses mèches soyeuses partant dans tous les sens.
Pendant une seconde, il ressembla comme deux gouttes d’eau à Nash.
Mon estomac se remplit de stupides papillons et mes doigts survolèrent le
bouton rouge, si près de mettre fin à l’appel avant que Reed ne demande :
— Est-ce que je suis sûr de vouloir faire ma demande ou est-ce que je
suis sûr de vouloir que ma meilleure amie me soutienne et me donne des
idées ?
Il marquait un point.
— Eh bien, Basil aime les grands gestes.
Les gestes énormes, ridicules, ostentatoires.
— Peut-être que tu pourrais l’emmener voir une représentation
d’Hamilton et faire en sorte que la troupe intègre ta demande en mariage
dans la pièce ? Plutôt avec une version locale, parce que je doute que
Broadway accepte.
Peut-être Wicked. Je suis sûr que Basil s’identifierait à la méchante
sorcière de l’Ouest.
— C’est pas possible pour Hamilton. Le père de Basil trouve
qu’Hamilton est une interprétation corrompue de l’histoire américaine avec
trop de diversité.
Et c’est dans cette famille que tu veux te marier ?
Je me mordis la langue jusqu’à ressentir un goût de cuivre et coupai le
mode vidéo, afin de pouvoir parler sans craindre que Reed découvre que je
vis dans un placard comme une version moins glamour de Harry Potter.
Seulement, j’étais une moldue, et la vie ne pouvait pas être plus tordue que
ça.
— Et pourquoi pas un hélicoptère…
— Pas d’hélicoptère, m’interrompit Reed. Basil refuse de monter dans un
appareil qui n’est pas fabriqué par la société aérospatiale de son père, et tu
sais bien qu’il me déteste.
Oubliant pourquoi je chuchotais en premier lieu, j’enfonçai mon visage
dans mon oreiller improvisé de T-shirts et criai.
— C’était quoi, ça ? demanda Reed.
— Je crois qu’Alva Grace vient de crier dans son oreiller.
— C’est le nom de ta voisine ?
— Ouais.
— Elle doit être en train de s’envoyer en l’air.
— Ouais.
— D’autres idées ?
— Pas sur le moment. Je vais y réfléchir, promis-je avant de raccrocher.
Reed et Basil. Mariés. Je n’aimais plus Reed de cette façon, mais je
pensais toujours qu’il pouvait faire mieux. L’escorte de Nash peut-être, car
au moins, elle était prête à travailler pour de l’argent.
Je fis glisser ma lèvre inférieure dans ma bouche, mue par le rêve de
pouvoir être rassasiée de mensonges et de rêves inassouvis.
Plus jamais je ne serais affamée ainsi.

***
Le quatrième signe de l’apocalypse apparut lorsque je me faufilai au
cinquième étage, à notre bureau de conception improvisé, à huit heures
tapantes. Chantilly était assise sur le canapé, à regarder Titanic.
Elle fit pause sur la scène où Rose fait semblant qu’il n’y a pas de place
sur le débris sur lequel elle est allongée et où Jack meurt. Quand Chantilly
se retourna et vit que c’était moi, elle appuya sur la télécommande sans un
mot.
Si je l’avais surprise, elle ne le montra pas. Peut-être qu’elle n’avait pas
fait exprès de m’exclure de la chaîne d’e-mails. Et peut-être que cet oiseau
obèse que j’avais vu voler comme un ivrogne par la fenêtre était en réalité
un cochon avec des ailes.
Chantilly ignora mon existence et continua à regarder le film, une larme
coulant sur sa joue lorsque l’égoïsme de Rose tue l’homme qu’elle est
censée aimer.
— Ça me fait pleurer à chaque fois, murmura Chantilly pour elle-même,
sans une once de sarcasme dans la voix.
Le meurtre ?
— Euh… d’accord, dis-je d’un ton traînant, me demandant où étaient les
autres.
Ida Marie m’avait dit huit heures pile.
— Où sont tous les autres ?
— La réunion a été repoussée d’une heure. Ce n’est pas moi qui ai
décidé.
Elle essuya le mascara qui coulait le long de sa joue.
— Merde. Je dois nettoyer ça, me dit-elle comme si je m’en souciais.
Je sortis mon téléphone, tapai un message à Ben et attendis que les autres
arrivent. J’envisageai de lui dire que j’avais fait un rêve érotique de lui,
mais je décidai de rester sur quelque chose de tout public, surtout parce que
je l’avais imaginé avec l’apparence de Nash.
Durga : Tu tirerais dans le bras de ton meilleur ami pour cinq millions de
dollars ?
C’était une question légitime.
Rose avait sacrifié Jack, et Reed était actuellement bien en haut de ma
liste noire. Un mariage ? Avec Basil Berkshire ? La fille qui avait rempli
mon casier de Tampax le jour après que j’avais eu mes premières règles en
plein cours de gym ?
Heureusement, les vêtements que j’avais tachés étaient des vêtements de
sport. J’avais aussi trempé les tampons dans de l’eau contenant du colorant
alimentaire rouge et les avais laissés dans son casier, parce que « être plus
mature » ne faisait pas partie de mon vocabulaire, et que ma mesquinerie
atteignait des niveaux acceptables, de mon point de vue.
(Reed m’avait dit un jour que j’étais faite à quatre-vingt-dix-neuf pour
cent de mesquinerie et d’un pour cent de macaronis au cheddar blanc, mais
qu’il m’adorait quand même. J’avais embrassé sa joue et lui avais dit qu’il
était mon meilleur ami).
Benkinersophobie : Je n’ai pas de meilleur ami.
Évidemment.
Ben avait la personnalité d’un porc-épic en chaleur, piquant chaque
surface de ma peau avec une voracité que je réservais personnellement à ma
haine d’autrui. Il m’avait dit un jour que notre amitié n’était rien de moins
qu’un miracle. Je l’avais pris comme un compliment, mais je n’étais pas
sûre qu’il l’avait dit ainsi.
Durga : Je suis aussi surprise qu’une pom-pom girl qui se fait poursuivre
par un homme armé d’une machette au bout de cinq minutes d’un film
d’horreur de série B.
Il ne répondit pas pendant quelque temps, alors je m’assis sur le canapé,
enfouis mes mains dans les poches de mon sweat à capuche noir à
fermeture éclair et soulevai mes Converse sur la table basse. Comme je
m’ennuyais et que j’aimais rendre à Chantilly sa cruauté, j’accélérai le film
et mis sur pause au moment où Rose jette le collier onéreux dans l’océan au
lieu de le donner à une association caritative.
Benkinersophobie : Je le ferais pour vingt millions.
J’émis un petit rire peu féminin qui fit froncer le nez de Chantilly
lorsqu’elle revint et je me jurai que si je mourais avant d’avoir rencontré
Ben, je serais morte en ayant vécu une vie incomplète. Reed avait le titre de
meilleur ami, mais Ben était des macaronis noyés dans du cheddar blanc du
Vermont. De la nourriture réconfortante pour l’âme. La personne qui savait
toujours exactement ce que j’avais besoin d’entendre pour me sentir mieux.
J’avais peut-être perdu ma famille, mes biens, mon avenir.
Mais il m’avait aidée à trouver quelque chose d’important.
Mon sourire.

***
Et enfin, le cinquième signe de l’apocalypse se produisit après l’arrivée
de Hannah, Ida Marie et Cayden… quand Nash Prescott entra dans la pièce
et fit semblant qu’il ne me connaissait pas.
Chapitre Dix-huit

Nash

Je ne perdais jamais mon temps à m’expliquer à qui que ce soit.


Dix fois sur dix, les gens ont déjà une idée préconçue de vous. Le temps
est trop précieux pour le perdre avec des gens qui se consacrent à mal vous
comprendre.
Delilah Lowell, cependant, était l’exception. Nous avions eu un début
difficile. Je lui avais dit de foutre le camp lorsque je l’avais prise pour une
stagiaire trop bavarde. Elle m’avait dit que mes insultes ne l’effrayaient pas,
et qu’elle possédait un chien plus menaçant que moi (si j’avais su que le
chien en question était Rosco, je me serais probablement payé sa tête en lui
claquant la porte au nez.).
Quatre ans plus tard, elle et maman étaient les deux personnes à avoir le
privilège de connaître mon numéro de téléphone. Tous les autres, y compris
Reed, avaient mon adresse e-mail.
— Nash.
Delilah posa une main sur mon avant-bras après que j’étais sorti de
l’ascenseur au cinquième étage.
— Cette mine renfrognée sur ton visage crie au procès imminent. Quoi
que tu penses faire, ne le fais pas.
Ses cheveux partaient dans toutes les directions. Elle tenait son rat dans
une main et fouillait dans son sac Birkin orange de l’autre. J’étais sûr à
quatre-vingt-dix pour cent qu’elle avait fait l’amour au téléphone avec son
mari avant que je ne la force à me suivre ici.
Ses deux yeux couleur sapin se plissèrent, cherchant le moindre signe de
trouble sur mon visage avant qu’elle n’ajoute :
— Je suis déjà débordée par la supervision des contrats sur le site de
Singapour.
Sa main libre continua à fouiller dans son sac, jusqu’à s’arrêter pour
attraper à nouveau mon bras lorsque je m’apprêtai à partir.
— J’aimerais pouvoir passer du temps avec mon mari au cours de ce
siècle.
Je me retournai vers elle, enlevai sa main de mon bras et doublai
l’intensité de mon regard noir.
— Premièrement, je n’ai pas une mine renfrognée. Deuxièmement, je n’ai
rien de prévu. Troisièmement, aux dernières nouvelles, superviser les
contrats sur le site de Singapour, c’est ton travail. Si tu détestes ton job à ce
point, peut-être que tu devrais te trouver un autre secteur d’activité. Je
serais heureux d’engager quelqu’un pour t’écrire une lettre de
recommandation.
Son attention avait fui pour revenir à son sac.
— Je n’ai jamais dit que je n’aimais pas mon travail.
Elle arrêta sa fouille quand elle trouva ce qu’elle cherchait.
— Et tout ce rituel de « t’es pas mon patron » ? Sérieusement ? On est au-
dessus de ça.
— C’est un rituel parce que c’est vrai. Je suis ton patron.
J’articulai chaque mot et boutonnai mon costume.
— C’est agréable d’avoir des larbins.
Finalement, elle sortit une pile de papiers, froissés sur les bords et tachés
de brun par, je l’espérais, du café au centre. Quiconque se faisait avoir par
les doigts manucurés de Delilah et ses costumes de luxe fraîchement
repassés possédait une stupidité avec qui je refusais tout lien.
Il y avait autant de chances qu’elle soit soignée que je fasse l’amour sans
préservatif. (NB : une erreur qui n’avait eu lieu qu’une fois dans ma vie et
qui, heureusement, ne s’était pas terminée par un nouveau-né en pleurs
destiné à ce que je le détruise émotionnellement.)
Je la débarrassai des papiers et les parcourus. Une liste. Des tirets, une
litanie de verbes d’action et des vignettes, mais mes yeux s’arrêtèrent sur
ceux d’Emery. Elle posait comme le ferait quelqu’un pour une photo
d’identité judiciaire.
— Et ça, c’est quoi ?
Quand Delilah ouvrit la bouche, j’ajoutai :
— Donne-moi la version CliffNotes.
— Une liste de tous les membres de l’équipe de conception. Ils sont tous
un peu plus jeunes, mais c’est volontaire de notre part par rapport à la
longévité. Chantilly, la rousse, est en charge de l’équipe pendant que Mary-
Kate est en congé maternité. Cayden est le second, c’est un associé de
conception senior. Il est britannique et sans tact, mais bon dans son travail.
Extrêmement efficace. Il a installé le salon et les meubles dans le penthouse
pendant que nous étions en réunion avec le maire l’autre jour. Ida Marie, la
blonde longiligne, est une jeune associée et ma préférée du groupe. Elle est
gentille et fade comme Marmaduke. Chaque fois que je la vois, je dois
résister à l’envie de lui caresser la tête. Tu la détesterais. Hannah et Emery
sont stagiaires. Tu sais à quoi ressemble Emery, et Hannah, c’est celle qui a
les cheveux bruns et rien d’intéressant à dire.
Elle tira une feuille du bas de la pile.
— C’est cette liste la plus importante. Elle est pleine de choses que tu ne
peux pas dire à tes employés sans que je me retrouve avec un procès ajouté
à ma charge de travail.
— Je sais comment éviter un procès, Delilah, dis-je en détachant mon
regard de la photo d’Emery.
Elle arqua un sourcil.
— Vraiment ?
Je pris le deuxième papier qu’elle me donna et le scannai.
— Ne pas jurer sur les employés. Ne pas intimider les employés. Ne pas
faire pleurer les employés.
Je levai les yeux vers elle pour vérifier si elle était sérieuse.
— Ce sont des trucs dignes de l’Union Soviétique. Je n’ai aucun contrôle
sur leurs émotions.
— Contente-toi de suivre la liste.
Rosco aboya deux fois et se pencha en avant pour me mordre l’épaule.
J’évitai le rat. Delilah le tira en arrière, le plongea dans son sac à trente
mille dollars jusqu’à ce que tout sauf sa tête disparaisse, et poursuivit :
— Je te verrai ce soir pour le dîner. Je déteste manger seule, et King ne
prend pas l’avion avant mercredi.
— Je ne peux pas. Je suis bénévole à la soupe populaire.
Comme de la glace fondue, elle ramollit ; d’abord ses yeux, puis sa
posture. J’attendis qu’elle se déverse sur le sol en une flaque dans laquelle
je pourrais marcher. Au moins, nous en aurions fini avec cette conversation.
Sa voix baissa de volume comme si elle avait l’intention de révéler des
secrets nationaux.
— Tu es quelqu’un de bien, Nash. Quand je t’ai rencontré, je voulais
démissionner, puis j’ai réalisé que je ne connaissais pas meilleure personne
que toi.
— C’est faux. Tu devrais peut-être quand même démissionner.
— Tu n’as pas vu la lettre de démission sur ton bureau ?
— C’était donc ça ? Je l’ai déchiquetée en même temps que ton
augmentation.
Elle se retourna pour partir, mais pivota et expira, sa voix un peu trop
forte pour être confortable, mais dire à la seule personne capable de me
supporter (à part ma mère) de la fermer me semblait être une mauvaise idée.
— J’avais écrit ma lettre de démission. Il y a quatre ans.
Delilah resserra son manteau autour d’elle.
— Ensuite, je t’ai vu dans ce restaurant italien sur la huitième. Tu es entré
avec une femme sans-abri. Ils ne voulaient pas la servir, alors vous êtes
partis. Le temps qu’ils nous apportent le dessert, à King et moi, tu avais
emmené la femme chez le coiffeur, lui avais acheté de nouveaux vêtements
et du maquillage, et tu es retourné au restaurant, tu lui as acheté un repas, et
tu as donné mille dollars de pourboire à tout le monde, sauf au connard qui
a refusé de la servir.
Elle essuya la peau sous ses cils, même si elle n’avait pas versé de
larmes, et ajouta :
— Tu lui as rendu sa dignité, parce que tu es une bonne personne, que tu
veuilles le croire ou non. Parfois, j’aimerais que tu t’accordes une pause.
J’appréciai presque son discours.
Presque.
Puis elle dut le gâcher avec :
— Tu te blâmes par rapport à ton père et…
— Delilah, l’avertis-je.
Sèchement.
Ça tombait dans la colonne « ne surtout pas aller sur ce terrain-là » de
notre amitié.
— D’accord.
Elle leva les mains, faisant se balancer son sac à main. Rosco glapit.
— N’en parle jamais. Vis ta vie en tant que crétin insupportable et meurs
dans ton lit avec seulement ton arsenal de rencards payés pour te tenir
compagnie. Rien de tout cela ne changera le fait que je connais ton secret.
En une seconde, elle était passée de m’énerver à activer la partie de moi
qui cherchait la destruction à tout prix. J’étais sur le sentier de la guerre,
prêt à anéantir ma seule amie pour que mon secret meure avec moi.
Puis elle ouvrit la bouche, et je me détendis quand elle conclut par :
— Au fond, tu es quelqu’un de bien.
Elle en eut assez de moi, et pivota sans un mot de plus pour appuyer sur
le bouton de l’ascenseur avec la même vigueur que l’on utiliserait pour
poignarder quelqu’un qui vous attaque.
Et c’était notre amitié en un mot. Elle me tenait tête. Je la laissais faire.
Au final, je ne bronchais pas, mais j’avais au moins la compagnie de
quelqu’un qui en avait quelque chose à foutre de moi sans essayer de me
sauter dessus.
Nous ne nous étions même jamais séparés par des câlins ou des poignées
de main. Delilah connaissait mes limites. Le contact peau à peau en était
une. Je pouvais toucher quelqu’un, mais je serais damné si je laissais
quelqu’un me toucher.
Je jetai les listes qu’elle m’avait données dans la poubelle à côté de
l’ascenseur et continuai mon chemin le long du couloir, m’arrêtant avant la
porte de la salle de conférence. De ma position, je pouvais espionner sans
que personne de l’équipe de conception ne me voie.
Mes yeux se braquèrent sur Emery, les messages de Durga dans mon
esprit.
Comme de la merde.
Comme moins que de la merde.
Emery était assise sur le canapé, les yeux rivés sur la télévision, sur la
partie où Ariel subit la version poisson de la chirurgie esthétique pour plaire
à son homme, puis perd sa capacité à parler dans le processus, mais bon, ce
n’est pas comme si elle avait quoi que ce soit d’intéressant à dire.
(Note à moi-même : Si Reed a un jour une fille, elle ne pourra pas
regarder de films de princesse à moins que cela n’implique un essai pour les
démonter.)
Emery portait un sweat à capuche noir, dézippé sauf en bas, où elle avait
fermé la fermeture éclair sans prendre la peine de la remonter ; une chemise
où il était écrit eccédentésiaste, ce qui, pour autant que je sache, pourrait
être un avertissement anti-IST ; et des Converse noires qui avaient l’air
d’avoir été achetées d’occasion dans une usine de pigeage.
De son côté, Cayden était habillé d’un costume trois-pièces, tenue
complétée par un mouchoir de poche à rayures rentré dans un double pli.
Les autres filles portaient des robes et des talons, leurs cheveux brossés
avec soin et leurs visages figés par le maquillage.
— Oh, allez !
La fermeture éclair d’Emery s’ouvrit alors qu’elle jetait ses deux bras en
l’air, manquant de heurter la blonde assise sur le canapé à côté d’elle. Elle
se tourna vers elle, les sourcils pointés vers le plafond.
— Dis-moi que ça te fait chier aussi, Ida Marie.
Les yeux écarquillés et ressemblant étrangement à un tarsier asiatique,
Ida Marie balbutia :
— Euh… de quoi ?
— Ignore-la, fit remarquer Hannah depuis l’un des bureaux, sans prendre
la peine de lever les yeux de l’écran d’ordinateur.
Elle avait l’air sévère sans son accent de la Caroline pour adoucir ses
voyelles.
— Ça fait trente minutes qu’elle fait ça.
— Une heure, corrigea Chantilly depuis l’autre bureau.
Sa petite robe écarlate remonta le long de sa cuisse lorsqu’elle se pencha
en avant et plissa les yeux devant son écran.
Une tornade de catégorie F5 n’aurait pas pu perturber Emery qui fit un
geste vers la télévision. Cette fois, elle faillit toucher Cayden sur sa gauche.
Je le reconnus de notre projet à Redondo Beach l’année dernière. Il avait
l’œil attentif, l’esprit vif et un accent britannique qui lui attirait plus de
paires de fesses qu’une barre de strip-tease.
Emery se leva et se tourna vers Cayden et Ida Marie.
— Cette nana change fondamentalement son apparence pour un mec, puis
elle s’échoue sur le rivage, et ce beauf de prince voit une nana nue et sexy
et veut se la taper ? Vous êtes tous sérieux, là ?
Son accent du Sud se renforça au fur et à mesure qu’elle s’énervait. Les
yeux écarquillés et la mâchoire pendante, elle avait l’air d’une folle à deux
doigts d’être escortée dehors avec des menottes par la sécurité.
— C’est pire que Titanic !
— Qu’est-ce qui ne va pas avec Titanic ?
Ida Marie croisa les bras et s’éloigna d’Emery.
— C’est romantique.
— Ça aurait été romantique si Rose avait partagé son radeau.
— Et Blanche-Neige ?
— Elle a quatorze ans, Ida Marie. Quatorze ans !
Emery secoua la tête, puis repoussa le cordon de son sweat à capuche sur
le côté quand il pivota vers son visage.
— Blanche-Neige fait confiance à un type de vingt ans avec qui elle est
seule dans une forêt parce qu’il lui chante ? Chante. Et la Reine est jalouse
de la beauté d’une fille de quatorze ans et décide de l’empoisonner. C’est
pas croyable. Elle n’avait pas besoin de sept nains. Elle avait besoin d’un
couteau et de deux sacs mortuaires.
— Tu es d’une violence troublante.
Son menton se releva.
— Merci.
Chantilly souleva son poignet et jeta un coup d’œil à sa montre.
— Il est neuf heures deux. Il devrait être là, maintenant.
C’était vrai, mais je n’étais pas pressé de mettre fin à cette amusante
démonstration. Dans une autre vie, j’aurais pu apprécier Emery.
Malheureusement pour elle, les menteuses et les meurtrières m’attiraient
autant que sortir avec Able Cartwright et sa petite queue. Autrement dit,
j’aurais préféré tenter ma chance avec une guillotine.
— Qui devrait être là ?
Chantilly ignora la question d’Emery et pointa du doigt sa chemise.
— Qu’est-ce que tu portes ?
— Je suis ici depuis une heure. Si tu as un problème avec ce que je porte,
tu aurais dû me le dire pendant que j’avais le temps de me changer.
— C’est un lieu de travail. Je ne devrais pas avoir à te dire que c’est
inapproprié de porter un jean et des Converse à une réunion. Delilah Lowell
t’a peut-être obtenu ce poste, mais je ne fais pas de favoritisme dans mon
département.
— C’est un chantier à moitié terminé, corrigea-t-elle.
Ses yeux plongèrent sur les chaussures Louboutin ouvertes de Chantilly.
— La règle sur les chaussures fermées tient toujours.
Elle me faisait penser à un champ de mines actif. Volatile. Dangereuse.
Un handicap pour elle-même. Parce que quand une mine explose, elle
s’effondre avec.
— Donc… commença à dire Ida Marie, sa voix s’interrompant alors que
le silence persistait. Qu’est-ce que tu penses de Mulan ?
Emery poussa un rire moqueur et reprit finalement place sur le canapé.
— Elle a seize ans, il a dix ans de plus qu’elle et c’est son patron.
Notre différence d’âge, remarquai-je.
Elle l’avait dit comme si l’idée même la dégoûtait.
Ça n’avait pas d’importance.
La toucher une fois avait été une erreur.
La toucher à nouveau serait un péché.
Chapitre Dix-neuf

Nash

J’arrêtai la conversation avant qu’elle ne dégénère en bagarre.


De toute évidence, la fille excentrique de mes souvenirs était devenue une
folle dingue.
— Si ça peut aider, dans la version originale, Ariel met fin à ses jours et
se transforme en écume de mer, Mulan devient la prostituée du nouveau
souverain et se suicide, et Blanche-Neige…
Cinq paires d’yeux se tournèrent vers moi lorsque j’entrai dans la pièce.
— Eh bien, en fait, celui-là a une fin heureuse. Blanche-Neige et le prince
Florian se marient, invitent la reine au mariage et la forcent à porter des
chaussures en fer brûlant et à danser jusqu’à ce qu’elle meure.
— Charmant, marmonna Emery, comme si ce n’était pas elle qui avait
suggéré un couteau et deux sacs mortuaires.
Je passai devant les trois personnes sur le canapé, en faisant semblant de
ne pas connaître Emery, et m’assis à l’un des bureaux, dos à Chantilly alors
que je m’adressais à la salle.
— Mon nom est Nash Prescott. Je suis ici pour partager l’esthétique que
les hôtels Prescott cherchent à atteindre avec le site de Haling Cove.
Lequel, parmi vous cinq, est stagiaire ?
Je fis mine de balayer leurs visages avant de me poser sur Emery, dont le
regard fixe me défia de la provoquer. Ce fut ce que je fis, en observant son
corps de haut en bas comme si je le désapprouvais.
— Vous avez l’air d’une stagiaire. Comment vous appelez-vous ?
Défends-toi, tigresse. Ne sois pas faible. Montre-moi tes griffes.
Elle ne répondit pas pendant quelques instants.
Trois.
Deux.
Un…
Finalement, elle lâcha :
— Em…
— Finalement, je m’en fiche, l’interrompis-je. J’ai besoin d’un café
depuis le commerce en bas de la rue.
— Je ne vais pas aller vous chercher du café.
— Vous travaillez pour moi, non ?
Nous étions en guerre avec nos yeux, aucun de nous ne sourcillant.
Je vais faire de ta vie un cauchemar, promettaient les miens.
Tu n’as aucune idée de ce que tu as commencé, me défiait les siens.
Oh, bien sûr que si, petite tigresse. C’est parti.
Si elle était n’importe qui d’autre, j’aurais admiré son combat. Le seul
sentiment que j’avais envers elle était la destruction. Quand j’en aurais fini
avec elle, je ne doutais pas qu’elle abandonnerait. Si j’obtenais la
localisation de Gideon Winthrop entre-temps, ce serait encore mieux.
— Emery, va chercher le café de monsieur Prescott, dit Chantilly après
que le silence se fut prolongé.
Des regards paniqués se promenèrent entre nous, de confusion et d’un
soupçon de jalousie.
Je fronçai les sourcils, défiant Emery de m’affronter. Elle se releva sur
des jambes réticentes, ses yeux criant à quel point elle me détestait. Je sortis
mon portefeuille de ma poche intérieure. Son portefeuille, en réalité. Un
carré de cuir usé, parsemé de brûlures de cigarettes, qui donnait
l’impression d’avoir appartenu à une rock star défoncée.
Son souffle s’extirpa de ses lèvres boudeuses en un éclair. Elle fit cette
chose qu’elle faisait toujours, où elle marmonnait une série de mots. Ses
deux petites mains se serrèrent en poings. Sa poitrine gonfla au rythme de
sa respiration.
Emery avait de la destruction dans ses pupilles. Elle avait l’air d’avoir
envie d’enrouler ses mains autour de ma gorge, de m’arracher le
portefeuille et de piétiner mon nouveau téléphone pour faire bonne mesure.
Détruire, détruire, détruire.
Mais je la connaissais. Si Chantilly la détestait pour avoir obtenu le job
de Delilah, c’était impossible qu’Emery souhaite révéler qu’elle me
connaissait. Elle tendit la main vers le billet de vingt dollars que je sortis.
Son billet de vingt dollars. Le seul billet présent dans ce portefeuille déchiré
par la guerre. Pour l’une des femmes les plus riches du monde, elle
voyageait léger.
Je retirai le billet de vingt dollars avant qu’elle ne me l’arrache, le tenant
au-dessus de sa tête comme si elle était une enfant mendiant l’argent de son
déjeuner, et lui passai la commande de boisson la plus extravagante à
laquelle je pouvais penser.
— Apportez-moi un café glacé de la plus grande taille.
Quand elle tendit de nouveau la main pour prendre le billet, je l’arrêtai et
le reculai au-dessus de sa tête, étant probablement la seule personne qu’elle
ait jamais rencontrée qui puisse lui donner l’impression que son mètre
soixante-dix était petit.
— Je n’ai pas fini. Trois glaçons. Deux doses de sirop de vanille,
uniquement du sucre de canne pur. Une dose de noisette et de cannelle.
Deux gouttes de moka. Une couche de crème fouettée, mais je veux qu’elle
soit versée dans le gobelet avant le café. Un nuage de lait d’avoine. Deux
cuillères à soupe de spéculoos à tartiner mélangées, pas secouées ni mixées.
Quatre doses de café noir. Doublement mélangé.
Elle m’arracha le billet avant que je puisse le lui remettre, le déchirant au
coin dans sa hâte. Avant que je puisse ajouter à la commande, elle tourna les
talons et s’enfuit de la pièce.
— Dépêchez-vous ou vous allez rater la réunion, lui lançai-je en retour,
un sourire sincère aux lèvres.
Dès qu’elle fut partie, l’air se raréfia. J’expirai plus facilement, prenant le
temps de m’appuyer contre la table et d’observer les quatre autres
designers. La respiration de Chantilly déversa de la chaleur sur mon dos
pendant quelques secondes de trop avant qu’elle ne me contourne et ne
s’asseye sur le canapé, prenant la place d’Emery.
Elle me rappelait quelqu’un, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt
dessus.
Je scrutai les designers, un cercle de jeunes fraîchement sortis de
l’université (et surpayés), avec des cicatrices d’acné d’adolescents encore
visibles sur leurs visages, comme si je dirigeais un casting pour High
School Musical. Lorsque j’avais créé l’entreprise, Delilah avait mentionné
que les jeunes employés étaient plus motivés, très productifs, plus faciles à
gérer, polyvalents et adaptables.
Je les avais engagés parce qu’ils étaient plus abordables, mais aussi pour
ces raisons. L’inconvénient, c’était que des gens comme Chantilly avaient
été promus avant d’avoir payé leur dû. Le pouvoir corrompt les idiots, et
Chantilly avait l’air parfaitement idiote dans sa mini robe rouge sur un site
de construction en activité.
— Monsieur Prescott, c’est un plaisir de vous revoir, dit Chantilly après
vingt longues minutes de silence que je passai à tous les ignorer.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ?
Elle se figea, ses joues prenant une teinte écarlate plus vive encore que
celle de ses cheveux, avant de lisser les plis inexistants de sa robe moulante
et de rire.
— Vous êtes hilarant.
Basil.
Basil Berkshire.
La petite amie égocentrique de Reed.
Celle qui était accro à Gucci, Balmain, aux selfies, et aux bols d’açaí sans
sucre.
C’est à elle qu’elle me faisait penser.
— Pas particulièrement, répondis-je.
Bien qu’Emery ne soit pas là, je savais que si elle m’avait entendu, elle
aurait eu un de ces sourires infiniment discrets sur son visage, caché juste
sous l’expression blasée qu’elle portait si bien.
Comme l’idée qu’Emery puisse sourire me donnait la nausée, j’ajoutai,
alors qu’Emery entrait :
— En fait, je ne reconnais que Cayden.
Emery me tendit un café chaud. Je le portai à mes lèvres, mes doigts
serrés autour de la double couche de la bague à gobelet. D’après son
sourire, elle avait clairement craché dedans. Je gardai le contact visuel avec
elle tout en prenant une gorgée, ne reculant jamais devant un défi. Nous
étions pareils à cet égard.
Son sourire et le fait qu’elle se tenait devant moi, à faire du sur-place,
auraient dû m’avertir. Le café était noir et presque bouillant, tout le
contraire de la monstruosité glacée que j’avais commandée. Il
m’ébouillanta la langue, mais je l’avalai quand même et souris même
lorsque le liquide frappa mes amygdales, se frayant un chemin dans ma
gorge.
Peu importe ce que j’allais manger les semaines suivantes, je savais que
je ne le sentirais pas. Elle avait frit mes papilles gustatives avec un sourire,
puis porta à sa bouche une boisson mélangée, une litanie d’ajouts écrits sur
le côté comme des hiéroglyphes, m’informant qu’elle tenait la boisson que
j’avais commandée.
Le sourire sur son visage me narguait. Elle pressa la paille contre ses
lèvres et aspira la mixture sucrée dont aucun de nous n’avait besoin dans
son corps. Je portai le café noir, ce que j’aurais d’ailleurs commandé de
toute façon, à mes lèvres, l’ignorant quand elle mima les mots, « J’ai craché
dedans », son visage incliné de façon à ce que les autres ne puissent pas la
voir.
— La monnaie, exigeai-je en tendant la main. J’ai une politique de
tolérance zéro pour le vol.
Ses yeux se remplirent de panique, ainsi que de rage pure. Elle fouilla
dans sa poche et écrasa deux billets de cinq et quelques pièces de monnaie
dans mon poing ouvert. Je fis bien attention à ce qu’elle me voie glisser
l’argent dans son portefeuille et le fourrer dans la poche intérieure de mon
costume avant de me tourner vers le reste du groupe, la congédiant comme
si elle ne signifiait rien.
— Comme je le disais… commençai-je à expliquer.
Emery rôdait à côté de moi, sans doute en train de tenter de se dissuader
de commettre un homicide volontaire.
— … Je ne connais que Cayden.
J’acquiesçai à l’attention de l’intéressé, signe que je le reconnaissais, et
poursuivis avant que les autres n’aient l’occasion de faire les présentations.
— Mais Delilah, que certains d’entre vous connaissent peut-être en tant
que responsable du département juridique, m’a fait un récapitulatif de vos
noms.
Emery prit finalement place sur le canapé, mais Chantilly fit mine de
s’étirer et se leva, bloquant Emery de mon champ de vision.
Je les ignorai toutes les deux et m’adressai à tous les autres :
— Allons droit au but. Je cherche quelque chose de sombre et de blanc.
Des couleurs sobres. C’est un hôtel de plage, mais nous voulons rester
fidèles à notre marque. Certains revêtements de sol et matériaux de base ont
déjà été choisis pour correspondre aux différents emplacements, mais
chaque hôtel conserve malgré ça sa propre identité.
Lorsque Chantilly changea de position, Emery me devint enfin visible.
Elle se rongeait la lèvre inférieure, ses sourcils froncés de concentration.
Les idées dans ses yeux étaient plus vivantes que je ne l’avais jamais vu.
Il y avait aussi un soupçon d’espoir.
Mon sens dépravé de la justice me poussait à vouloir éteindre cet espoir.
Quand Reed était entré au lycée, maman lui avait fait deux cadeaux : une
porte et la permission de redécorer sa chambre. Mon frère avait la vision
esthétique d’un prosopagnosique, alors il en avait confié la responsabilité à
Emery.
Le budget de mes parents n’aurait pas permis de faire le moindre trou
dans ne serait-ce qu’une seule salle de bains de l’hôtel Prescott, mais il
avait suffi de quelques seaux de peinture. Aussi involontaire que ce soit,
j’avais énuméré tout ce qu’Emery avait fait dans la chambre de Reed.
Foncé sur blanc. Minimaliste. Mais elle avait ajouté une fresque murale,
qui ne pouvait briller que si la pièce entière avait été assombrie. Des images
cachées dans des images. Des nuances de gris qui se confondaient, et qui
affichaient une image chaque fois qu’on les regardait.
Magique, avait-elle déclaré à voix haute en nous le dévoilant.
Je regardai Emery droit dans les yeux et lui dis :
— Pas de fresque murale. Il s’agit d’un hôtel Prescott, pas d’un bâtiment
décrépit prêt à être peint par un aspirant Banksy. J’attends de vous tous que
vous le traitiez comme la chaîne d’hôtels d’un milliard de dollars qu’il est.
Les hôtels Prescott n’avaient qu’un seul rival digne de ce nom : la chaîne
hôtelière Black Enterprises, détenue par l’entrepreneur milliardaire Asher
Black, et l’entreprise n’avait pas encore mis un pied en Caroline du Nord.
J’avais acheté toutes les propriétés idéales le long de la côte de Caroline du
Nord, faisant de cet État le mien.
En vérité, l’aspect de l’hôtel n’avait pas d’importance. J’aurais pu louer
un aquarium à taille humaine et le vendre un an à l’avance, parce que ces
chambres coûtaient deux mille dollars la nuit, et que les gens étaient câblés
pour croire que l’argent garantissait la valeur.
En plus, mon nom était attaché au bâtiment en lettres géantes. Comme
Asher Black, j’avais acquis mon capital de départ par des moyens louches.
Contrairement à Asher Black, le grand public me considérait comme un
saint.
Je ne pouvais rien faire de mal à leurs yeux, un privilège que je n’avais
pas gagné, mais dont je profitais pleinement malgré la culpabilité qui me
tenaillait.
— Mais… intervint Ida Marie, hésitant sur les mots à choisir. Si nous
nous en tenons à des couleurs sobres sans une sorte de point focal, le design
ne sera-t-il pas…
— Ennuyeux, termina Emery pour elle.
Il y avait tellement de feu dans ses yeux que la regarder me rappelait la
sensation de me sentir à nouveau en vie.
Chantilly tressaillit, attendant que j’explose.
Ma mâchoire se contracta. Je vérifiai ma montre et relâchai son emprise
sur mon pouls, une chaleur m’envahissant chaque fois que je regardais dans
la direction d’Emery.
— Ce n’est pas mon travail de concevoir le design de cet hôtel pour vous.
Si vous ne pouvez pas en obtenir un bon résultat, je peux trouver quelqu’un
d’autre.
Je me rendis compte, alors qu’elle me fixait comme si elle voulait me
tuer, que ce n’était pas seulement de l’agacement que je ressentais. Sa
défiance m’excitait. Je posai le café répugnant sur la table, sortis une chaise
et m’assis dessus en arrière, de façon à ce qu’ils ne voient pas à quel point
j’étais dur.
Elle et sa famille ont brisé la tienne. Comme mon entrejambe ne
comprenait pas, j’ajoutai, tu te souviens quand elle s’est imposée à toi et
qu’elle t’a baisé de toutes ses forces ?
Il la salua comme si l’idée lui donnait encore plus envie d’elle.
— Pas besoin de trouver quelqu’un d’autre, monsieur Prescott.
Chantilly lança un regard en direction d’Emery. Il rebondit sur elle
comme une pièce sur le cul de Nicki Minaj.
— Nous vous rendrons fiers.
— Je vous reverrai tous quand les maquettes seront complètes et prêtes
pour mon approbation. Mademoiselle Rhodes, dis-je en soulignant son
nouveau nom de famille, j’ai à vous parler.
— Je suis attendue quelque part.
— Ce n’était pas une question.
Chantilly se figea la première, prenant son temps pour rassembler ses
affaires. Cayden partit rapidement, entortillant les clés de voiture de sa
Civic autour de son majeur. Hannah poussa Ida Marie hors de la pièce
quand elle cria pour attirer l’attention d’Emery.
Emery et moi attendîmes en silence que tout le monde parte et que
l’ascenseur dans le couloir sonne. Je me levai et m’appuyai contre la table,
mes mains agrippées autour du bord.
— Tes cheveux sont noirs.
C’était sorti tout seul, une perte de contrôle pour laquelle je me détestai.
— J’en suis bien consciente, vu que c’est ma tête.
Mes yeux tracèrent un chemin le long de son corps, cataloguant toutes les
similarités et différences. La chemise aurait épousé ses courbes si elle en
avait eu, mais elle n’en avait pas. Les deux os de ses hanches ressortaient.
Loin de l’éclairage exécrable de l’ascenseur, je pouvais mieux l’étudier.
Elle avait l’air plus mince que je ne l’avais jamais vue, à la limite du fragile
et du cassable si ce n’était pour l’expression de son visage. Elle avait l’air
du genre de fille à brandir son majeur comme une arme. Je savais par
expérience qu’elle le ferait en cachant un couteau dans son autre main. Plus
pratique pour vous poignarder dans le dos.
— Tu es habillée bizarrement pour un boulot de traiteur.
Elle n’eut même pas la décence d’avoir l’air d’en avoir honte. Je
poursuivis :
— Si tu veux continuer à travailler pour moi, et c’est un gros « si », tu
dois apprendre que je ne tolère pas les mensonges.
Sauf si ce sont les miens.
— … et le respect est exigé. Oh, et garde tes mains hors de la boîte à
biscuits proverbiale. Je n’ai pas besoin que la progéniture prépubère d’un
voleur soit surprise à travailler pour moi, et encore moins à me voler.
— Au moins, je n’ai pas besoin de payer des gens pour sortir avec moi.
— C’est un choix, pas un besoin. En parlant de rencards, paye-moi au
moins à dîner avant de me chevaucher, la prochaine fois.
Ses joues rougirent.
— T’inquiète pas pour ça. Si tu te souviens bien, les lumières étaient
éteintes. Si j’avais su que c’était toi, j’aurais cherché des toilettes pour
vomir. Je te déteste, Nash Prescott, et chaque fois que tu entres dans une
pièce où je suis, je ne sais pas si j’ai envie de gerber ou de te poignarder.
— Je sais que je te donne des haut-le-cœur. Il faut du temps et de
l’expérience aux femmes pour sucer quelqu’un de ma taille. Je ne
m’inquiéterai pas de ça avant que tu aies tes premières règles.
— J’ai vingt-deux ans, fulmina-t-elle en tirant distraitement sur sa
chemise jusqu’à ce qu’elle se colle à sa poitrine et que je remarque que
j’avais fait durcir ses tétons.
— Bravo, ça fait deux secondes que tu es adulte. Félicitations, putain.
J’arrachai mes yeux de ses mamelons.
— Néanmoins, j’apprécierais que, cette fois, tu sois capable de garder tes
mains pour toi. Ça doit être difficile, vu que les deux dernières fois où nous
étions seuls dans une pièce ensemble, tu t’es imposée à moi.
J’avançai d’un pas jusqu’à ce que ses seins frôlent mon ventre, comme ils
l’avaient fait la nuit dernière quand elle s’était pressée contre moi dans
l’ascenseur, des souffles furieux caressant ma peau.
Elle a l’âge de Reed, me rappelai-je lorsque l’envie de la retourner, de la
faire basculer sur mes genoux et de marquer sa peau me saisit. Elle avait
besoin d’apprendre la discipline, oui, mais elle était trop jeune et trop
tentante pour que je m’en approche.
— Je ne me suis pas…
Elle se tut, baissa les yeux vers l’endroit où nos corps se rencontraient,
recula d’un pas et afficha un sourire mielleux.
— Il y a un but à tout ça ou tu voulais m’isoler pour que mes collègues
puissent me détester encore plus ?
Je l’étudiai. La fille d’un voleur. La femme dont les actions ne pourraient
jamais être justifiées. Je ne savais pas qui je détestais le plus, elle ou moi-
même pour avoir envie d’elle.
— Le fait est que les hôtels Prescott ne sont pas Winthrop Textiles. Je ne
permettrai pas à un autre Winthrop de ruiner le gagne-pain de milliers de
personnes. Tout vol, toute manigance, et toute mauvaise conduite générale
ne seront pas tolérés.
— C’est toi le voleur, gronda-t-elle, ignorant toute la partie concernant la
joyeuse bande de voleurs qu’elle appelait une famille. Je veux récupérer
mon portefeuille.
— Sinon quoi ?
Ses yeux lancèrent des éclats, mais elle ne dit rien. Que pouvait-elle
dire ? La seule chose qu’elle avait et que je voulais était l’emplacement de
son père, et je refusais de laisser échapper que je le voulais. Pas avant le
moment parfait.
Elle se retira. Menton levé et silencieuse.
Je restai seul dans la pièce, mes yeux collés à ses fesses pendant qu’elle
partait. La victoire était douce-amère sur ma langue, et si elle était la
défaite, je me demandais quel goût aurait la défaite.
Chapitre Vingt
Emery

J’avais toujours eu une fascination obsessionnelle pour les orages.


Ils me rappelaient de respirer, avaient l’odeur des nouveaux départs et
étaient des professeurs dans un monde plein de leçons.
En deuxième année de lycée, Reed et moi avions partagé un verre sur une
route secondaire au fin fond de la propriété de ma famille, la zone où
personne n’allait jamais ou ne prenait la peine de l’entretenir. Ivre et
imprudente comme toujours, j’avais sauté derrière l’une des Range Rovers
de papa et dévalé la route à grande vitesse.
Un demi-kilomètre plus tard, Reed jurant sur le siège passager, j’avais
écrasé la voiture dans un fossé lorsque la pluie avait commencé à frapper le
pare-brise et que la visibilité était rapidement passée de cent à zéro. Au
moment où Reed et moi étions sortis, l’orage faisait rage.
Impliquer Betty ou Hank aurait risqué la colère de Virginia (et leurs
emplois), et Nash avait déménagé depuis longtemps et ne se montrait plus
qu’un week-end sur deux pour dîner avec ses parents et gâcher n’importe
quelle tranche du mois qu’il honorait de sa présence.
Il restait donc papa.
J’avais presque supplié Reed d’appeler Virginia à la place, car même si
Virginia serait furieuse, papa serait déçu et c’était pire encore.
Il était arrivé au bout de trente minutes, laissant tomber sa réunion avec
un fournisseur de tissus pour être de retour à la nuit tombée. La pluie
tombait à verse sur le chemin de terre. Je pouvais à peine distinguer sa
Mercedes argentée.
Reed et moi nous étions appuyés contre une souche d’arbre sur le chemin.
— À quel point tu penses qu’il sera en colère ? avait chuchoté Reed en
faisant tapoter ses doigts contre le sol alors que papa se rapprochait.
— Pas du tout.
Mes mots s’étaient accompagnés d’un gémissement.
Pitié, sois en colère.
Pitié, sois en colère.
Pitié, sois en colère.
J’avais contemplé le visage de papa. Il avait fermé sa portière et tourné le
SUV vers nous. Non. Pas en colère. Déçu. C’était tellement, tellement pire.
Les sourcils rapprochés, m’offrant le regard que les parents donnent à leurs
enfants quand ils n’ont que des C dans leur bulletin.
— Je t’avais dit qu’il ne serait pas en colère.
J’avais passé une paume le long de ma mâchoire.
Reed avait enroulé un bras autour de mon épaule comme s’il avait pu me
protéger des yeux tristes de papa.
Papa avait observé mon visage, décoché un regard à Reed et inspecté nos
membres pour s’assurer qu’ils étaient toujours attachés à nos corps.
— Vous êtes blessés ?
Reed s’était levé avec moi.
— Non, monsieur.
— Emery ?
J’avais secoué la tête.
— Non, papa.
— Tant mieux. Suivez-moi.
Reed et moi avions emboîté le pas à papa. Il avait ouvert le coffre de son
G-Wagon et en avait sorti deux vélos de taille enfant.
— C’est hors de question.
J’avais reculé d’un pas, ignorant la pluie. Elle me fouettait le visage, me
punissant pour mes erreurs. Je pouvais deviner où cela allait nous mener, et
je détestais ça avec un grand D.
— Papa, c’est de la torture d’enfant.
— Vous deux, vous allez monter sur ces vélos et rentrer à la maison.
Quand vos mollets brûleront et que vos poumons auront du mal à respirer,
je veux que vous pensiez aux conséquences de vos actes. Quand vous
arriverez à vos chambres, j’attends de vous que vous soyez sobres et que
vous ayez la tête droite. Vous avez tous les deux compris ?
— Oui, monsieur, avait répondu Reed.
Pas moi.
J’avais pété un câble.
Comme toujours.
J’avais levé les bras, éclaboussant le visage de Reed avec de l’eau de
pluie.
— C’est de la folie ! Papa, il gèle. La pluie…
— Tu veux dire la pluie sous laquelle tu as conduit ivre ?
Je m’étais tue. Qu’est-ce que j’aurais pu répondre à ça ?
Il s’était penché, avait posé une main sur mon épaule et m’avait forcée à
le regarder dans les yeux.
— Je peux t’apporter des vélos et te tirer d’affaire toute la journée, mais
je ne serai pas toujours là, ma chérie. Les tempêtes feront toujours rage. Ne
les fuis pas. Affronte-les. Certaines choses dans la vie ne peuvent être
apprises que dans une tempête.
Papa avait déposé un baiser sur mon front et filé avant que j’aie eu le
temps de me plaindre. La pluie torrentielle m’avait caché la vue pendant
que nous rentrions à vélo. Tout ce que je pouvais sentir, c’était l’eau glacée
qui m’éclaboussait le visage jusqu’à ce que ma vision se brouille et que mes
dents claquent.
Je n’étais pas sûre de la leçon que papa avait essayé de m’enseigner sur
ce vélo, mais j’avais appris que les tempêtes pouvaient être implacables.
Elles étaient censées venir et repartir.
Mais quand vous en aviez le plus besoin, la tempête ne se calmait jamais.
En travaillant aux hôtels Prescott, je me sentais piégée au milieu d’une
tempête quotidienne, comme si chaque conversation était une bataille que je
devais mener si je ne voulais pas être trempée.
Tremblante.
Vaincue.
Ma gorge brûlait d’avoir discuté toute la journée. Chantilly avait dépensé
trop d’argent pour un revêtement de sol dont nous n’avions pas besoin, ce
qui signifiait que notre budget déjà réduit avait été dépensé pour du marbre
statuaire avec des veines argentées et dorées presque identiques à celles du
domaine Winthrop.
Le domaine Winthrop me faisait penser à un boomerang. Chaque fois que
je prenais un peu de distance, il revenait toujours vers moi. Je ne pouvais
pas y échapper. J’y voyais des morceaux dans les statues grecques du parc
en bas de la rue ; dans les rideaux du sol au plafond de la soupe populaire ;
et maintenant, dans le sol que je devais fouler chaque jour de mon stage.
Hannah avait suggéré de réduire le design à l’essentiel, en créant un effet
minimaliste comme la maison à soixante millions de dollars de Kim
Kardashian et Kanye West à Hidden Hills, en Californie. Celle qui avait la
personnalité d’une cacahuète, toute beige et avec pas grand-chose à
regarder.
(Pour mémoire, la taxe foncière de cette maison s’élevait à plus de sept
cent cinq mille dollars par an. Je l’avais cherché sur Google. Un don de
l’UNICEF de ce montant permettrait de vacciner près de quatre millions de
nourrissons. J’avais aussi cherché ça sur Google. Virginia dépensait le triple
chaque année rien qu’en jets privés affrétés. Je n’avais pas eu besoin de le
chercher sur Google. Elle s’en était vantée à qui voulait bien l’entendre.)
Nous avions tous les cinq accepté à contrecœur l’esthétique minimaliste.
Quels choix avions-nous ? Le budget avait été pratiquement épuisé. Rien
d’autre n’était possible. J’avais soutenu que nous pouvions faire des
économies sur certains aspects du design, comme utiliser des matériaux de
récupération et dépenser l’argent ainsi économisé dans une pièce maîtresse
qui rendrait le design de l’hôtel moins ennuyeux.
Aujourd’hui, Chantilly avait pris cette idée et l’avait déformée, de sorte
que l’argent supplémentaire alla à des poignées d’armoire personnalisées
qui, sérieusement, ressemblaient à des plugs anaux. À la fin de la journée,
j’avais vérifié mon calendrier de projets cinq fois, faisant défiler les jours
jusqu’à la fin de mon stage.
Après avoir pointé vers dix-sept heures, je courus à la soupe populaire et
enfournai autant de nourriture que possible dans ma bouche tout en écoutant
deux enfants, Harlan et Stella, parler de leur nouvel ami qu’ils s’étaient fait
là-bas, un bénévole qui leur apportait des cadeaux chaque fois qu’il venait.
Ça avait l’air sympa. J’aurais aimé connaître le père Noël, moi aussi.
Je les embrassai tous les deux sur les joues, dis au revoir à Maggie, leur
mère, et consultai ma boîte de réception depuis le bureau des dons de
l’université de Wilton, une université Ivy League incroyablement chère
basée à New York.

À : emery@winthroptextiles.com
De : donations@wiltonuniversity.edu
Objet : Fonds de bourses d’études Atgaila
Chère Mademoiselle Winthrop,
Nous vous contactons à propos de votre bourse d’études anonyme. Avec
notre récente augmentation des frais de scolarité, l’unique bénéficiaire,
Demi Wilson, devra payer la différence d’un total de cinq cents dollars par
mois pour ses semestres d’inscription.
Vous pouvez choisir de continuer à payer la bourse de deux mille dollars
par mois ou d’augmenter le montant de la bourse à deux mille cinq cents
dollars.
Comme toujours, nous apprécions votre mécénat et vous assurons de
notre discrétion.
Lexi Wheelander
Bureau des dons

Cinq cents de plus par mois. Je pouvais à peine vivre avec les deux mille
par mois. Les hôtels Prescott payaient bien, mais après les impôts et le don,
il me restait trop peu pour prendre soin de moi. Je fermai les yeux et
marmonnai les plus jolis mots que je connaissais.
Quand ça ne marcha pas, je m’imaginai me balader sous la pluie avec un
millier de chiots heureux.
Respire, Emery. Tout va bien se passer. Tu n’as pas le choix. C’est la
meilleure chose à faire.
J’envoyai un mail dans lequel j’acceptais les cinq cents dollars
supplémentaires, puis je courus aussi vite que possible jusqu’à la salle de
sport familiale près de l’hôtel. Mon bac à douche et ma serviette se
baladaient dans un sac à dos noir de contrefaçon Jan Sport, maintenu par du
ruban adhésif et des points de suture amateurs (j’étais novice à l’époque. Et
alors ?)
Je payais vingt dollars par mois pour un abonnement à la salle de sport.
Au lieu de m’entraîner, je m’y arrêtais tous les matins pour prendre une
douche. Ben m’avait gardée éveillée toute la nuit avec des messages
cochons, ce qui signifiait que j’avais trop dormi ce matin et que je n’avais
pas pu passer prendre une douche.
Je m’arrêtai devant et vis le panneau sur la porte.

Très chers clients,


Nous avons subi une fuite lors de la dernière tempête. Nous serons fermés
pendant les prochains jours le temps de réparer cela. Les trois jours seront
déduits de votre prochain cycle de facturation. Nous sommes sincèrement
désolés pour ce désagrément. Restez heureux. Restez en forme !
– PERSONNEL DE HALING COVE FITNESS

— Argh, gémis-je en donnant un coup de pied dans une pierre sur le


trottoir, ce qui défit la retouche de fortune de mes Converse.
Je retirai la chaussure afin que la situation ne s’aggrave pas en marchant
et repris le chemin de l’hôtel, ignorant les gens qui fixaient mon pied nu le
nez en l’air. Le bon côté des choses, c’était que je devais avoir l’air d’une
loque, car tous ceux que je croisais prenaient soin de rester bien à l’écart.
Je sortis mon téléphone et envoyai un message à Ben.
Durga : Je passe une journée atroce. Améliore-la.
Benkinersophobie : Les roses sont rouges. Les violettes sont bleues. Tu
m’excites au téléphone, et c’est plutôt fameux.
Je poussai un rire gras, et la chaussure que je tenais à la main fut projetée
dans le mouvement. Un enfant me pointa du doigt avant que sa mère ne
l’éloigne dans la précipitation.
Au moins, je souriais.
Je souriais toujours quand il s’agissait de Ben.
Durga : Tu es un vrai poète. Je vais classer ça sous la colonne emploi.
Mystère résolu.
Benkinersophobie : Si tu trouves ça impressionnant, attends un peu de
voir mon entreprise secondaire.
Durga : Est-ce qu’elle comprend quelque chose de doux et petit ?
Benkinersophobie : Et dire que je pensais que nous étions amis…
Benkinersophobie : Hé, Durga ?
Durga : Hé, Ben.
Benkinersophobie : Est-ce que je t’ai fait sourire ?
Durga : Comme toujours.
Une fois à l’entrée de l’hôtel, je fis glisser ma carte d’employé. La
panique me prit à la gorge quand elle ne marcha pas la première fois.
Non, non, non.
Baissant la tête en arrière, je regardai le ciel. Des nuages sombres et
furieux couvraient son étendue, aucune étoile en vue.
Je n’ai aucun secret pour toi, nuit sans étoiles. Je repoussai mes cheveux
de mes yeux, le mouvement saccadé alors que je fixais l’abîme au-dessus de
moi, le défiant de faire pire. En fait, j’ai un secret pour toi. Je suis fatiguée.
Tellement fatiguée. Tu es heureux ? C’est ça que tu veux ?
Pressant mon front contre la porte vitrée, je réprimai un cri. La première
brume frappa mes cheveux, ma joue, mon cou. Il allait bientôt pleuvoir des
cordes. Si je ne rentrais pas à l’intérieur, j’allais devoir affronter un rhume
au matin.
J’essuyai la bande magnétique de la carte contre l’intérieur de mon sweat
à capuche jusqu’à ce qu’elle soit complètement sèche.
Je passai la carte.
— Œnomel. Phosphènes. Kilig.
Je marmonnai des mots magiques, espérant qu’ils me porteraient chance,
et attendis que le point rouge devienne vert.
Il me fit attendre deux bonnes secondes avant qu’il n’y parvienne enfin.
J’expirai, plus secouée que je ne voulais l’admettre. J’étais sauve pour une
nuit de plus.
Lorsque j’entrai dans le hall sans chaussures et trempée par la pluie, le
gardien de nuit éloigna son téléphone de son oreille et grimaça à la vue de
mon visage.
— Longue journée ?
— Tu n’as pas idée, réussis-je à marmonner.
Joe savait que je squattais. Il ne m’avait jamais jugée. Il ne m’avait
jamais balancée. Surtout qu’il avait lui-même déjà été dans cette situation
auparavant. Dans une autre vie, j’aimais à penser que je serais tombée
amoureuse de quelqu’un comme lui.
Le gentil garçon à la peau bronzée, aux yeux verts et au sourire éclatant.
Le mec sexy au passé difficile qui ne s’était jamais laissé abattre. Je le
supplierais de m’embrasser et il obéirait sans se moquer de moi pour avoir
envie de lui.
Quelqu’un comme Reed, me dis-je, abasourdie lorsque je pris conscience
que mon amour de jeunesse avait pu exister parce qu’il m’avait donné
l’impression d’un filet de sécurité.
Quatre ans plus tard, je ne voulais pas de sécurité. Je voulais quelqu’un
qui fasse battre mon cœur comme si j’étais coincée sous la pluie, à dériver
en mer sans chez-moi. Quelqu’un qui me donnerait le même frisson que de
me montrer téméraire et de prendre des risques.
Dépasser les règles, voir jusqu’où je pouvais aller avant de franchir une
ligne.
Avec Ben.
Avec Nash.
Les inaccessibles.
— Tu es la dernière à rester.
Joe m’accompagna jusqu’à l’ascenseur, la main sur le taser à sa ceinture.
Une de ses habitudes qui faisait presque sourire mon amour pour les
excentricités.
— Monsieur Prescott est parti dîner avec madame Lowell et son mari il y
a quelques minutes. Ils étaient bien habillés. Tous les trois ne reviendront
probablement pas avant un moment.
Il me fit un clin d’œil, et j’aurais voulu être attirée par lui, mais ce n’était
pas le cas. Le soulagement m’envahit en vitesse, mes deux épaules
décharnées s’inclinant vers l’avant tandis que j’appuyais sur le bouton de
l’ascenseur. Frottant mes ongles contre mes paumes, j’envisageai de serrer
Joe dans mes bras pour la bonne nouvelle, mais je me contentai d’un signe
de la main.
Il me tapota l’épaule et partit, les lèvres inclinées vers le haut comme
pour dire, ça ne sera pas toujours ainsi.
La compassion.
Un sentiment si beau, si étranger.
J’espérais qu’il ne mentait pas, parce que je ne pourrais pas en supporter
plus avant de succomber au fait que je manquais de force d’âme.
J’étais peut-être un chaton qui se cachait derrière une façade courageuse,
à se prendre pour un tigre.
Ravalant la vague d’autoapitoiement, j’entrai dans l’ascenseur et
examinai mes options. Si tout le monde avait quitté l’hôtel, je pouvais me
faufiler dans le bureau et fouiller dans les passe-partout pour prendre la clé
d’une des chambres que nous avions terminées pour les invités du bal
masqué.
Mon index appuya sur « cinq » avant que je ne puisse m’en empêcher.
Une fois au bureau de Cayden, je fouillai dans les tiroirs, me frayant un
chemin à travers des piles et des piles d’échantillons de peinture et de tissu
jusqu’à ce que je trouve une clé unique. Le mot Penthouse avait été écrit en
cursive avec un stylo Bic sur un post-it et collé sur la carte-clé.
Je la fis jongler entre deux doigts, pensive.
Est-ce que je pouvais la prendre ?
Cayden ne le remarquerait pas. Après la longue semaine que nous avions
passée, son bureau normalement bien rangé ressemblait à une avalanche,
des montagnes de papier glissant vers l’extérieur chaque fois qu’il empilait
une autre feuille de papier par-dessus.
S’il l’avait remarqué, il n’aurait rien dit par peur de la colère de Nash.
Tout le monde pensait que Nash était impitoyable pour la façon dont il
m’avait traitée. Ils le craignaient comme les hypocondriaques craignent
Ebola. Paranoïaques. Irrationnels. Et pourtant, un peu rationnels en même
temps.
En vérité, le Nash que je connaissais ne s’en prenait qu’à ceux qui avaient
fait du tort aux autres. Virginia pour la façon dont elle avait traité ses
parents ; Basil pour m’avoir brutalisée ; moi pour, eh bien, je ne savais pas
comment cela avait commencé, mais il devait avoir une raison. Il ne faisait
pas les choses sans raison.
Si je devais me risquer à deviner, ce serait pour ce qui était arrivé à Hank
ou pour avoir pris le parti de Reed dans leur querelle, ce qui était ridicule,
vu que j’avais toujours été du côté de Reed.
Au rappel de sa cruauté, je rangeai la clé dans ma poche. S’il devait me
traiter comme de la merde, le moins qu’il pouvait faire était de m’offrir une
douche pour la laver. J’appuyai sur le bouton « penthouse » de l’ascenseur,
mon cœur battant la chamade au fur et à mesure que je grimpais chaque
étage.
Au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, je m’assurai de mille
et une façons que Nash était sorti dîner et ne serait pas de retour de sitôt. Je
pouvais me faufiler à l’intérieur et sortir en moins de quinze minutes. Dix si
je ne prenais pas la peine de cacher la preuve que j’avais été là.
Je glissai la clé de la suite penthouse de Nash et allumai la lumière dès
que j’entrai. La pièce sentait comme lui. Un nouveau parfum mélangé à
l’ancien. Enivrant d’une manière pour laquelle je le haïssais.
La première semaine à l’université, j’étais debout devant les rangées de
savons pour le corps à Walmart, submergée par le choix.
Un type m’avait bousculée et m’avait presque renversée, mais il sentait
bon. Une odeur familière. Quelque chose qui me rappelait la maison. Alors,
quand il avait attrapé la bouteille de Tiger’s Bane, j’avais pris la même.
Les tigres étaient des prédateurs.
Loyaux.
Robustes.
Résistants.
Je voulais être un tigre.
Ce n’était que lorsque Reed avait mentionné que Nash utilisait le même
gel douche que j’avais compris pourquoi je reconnaissais cette odeur. Mais
c’était trop tard. J’étais accro, j’en mettais même dans ma lessive pour que
mes draps sentent pareil.
J’avais l’impression d’être une voleuse, à voler son parfum comme si
c’était le mien. Peut-être en étais-je une, puisque je squattais son hôtel et me
tenais sur le seuil de son penthouse sans sa permission. Je m’en imprégnai,
avec la sensation d’être une voyeuse.
Une intruse.
Une étrangère.
Une cuisine dépourvue de portes d’armoires et de comptoirs se trouvait à
ma gauche. Le salon était recouvert d’une moquette grise à poils ras et de
deux bureaux. L’un se trouvait devant les baies vitrées panoramiques
qu’arboraient chacun des murs. L’autre reposait à un demi-mètre du mur
perpendiculaire.
La fenêtre m’attira. Je pressai une paume contre elle comme si je pouvais
toucher la tempête à l’extérieur. La vie de luxe avait formé la majeure partie
de ma vie, mais je ne m’habituerais jamais à cette sensation. Être au
sommet du monde, regarder une tempête dans les yeux et sentir que je
pouvais gagner.
Tu penseras à gagner plus tard, espèce de tarée. Il est temps de se
magner le cul.
Des portes bordaient les côtés gauche et droit du penthouse. Je
m’aventurai à gauche, devinant immédiatement que Nash dormait dans
cette chambre quand j’y entrai. Un lit king-size d’Alaska reposait contre le
mur, le seul meuble de la pièce.
Mes doigts tressaillirent du besoin de fouiller la pièce pour trouver mon
portefeuille. Je me retins. De justesse. Je posai le pied dans la salle de bain,
mes tétons se contractant instantanément après que je me fut déshabillée.
Quelque chose dans le fait d’être nue à l’endroit où Nash dormait me
paraissait dangereux. Révélateur. Intime.
Je sortis mon kit de bain de mon sac à dos, le plaçai dans la douche et
accrochai ma serviette au crochet prévu à cet effet près de la porte. La
douche était entièrement en verre et trônait au centre de la grande salle de
bains.
J’eus l’impression d’être une statue dans une exposition de musée lorsque
j’entrai pieds nus dans la douche et que je me tins directement sous le
pommeau à effet pluie intégrée. Le shampooing, l’après-shampooing et le
gel douche de la ligne de soins des hôtels Prescott étaient alignés sur
l’étagère intégrée. Je réalisai que c’était son nouveau parfum, après avoir
ouvert le bouchon et reniflé.
J’actionnai l’interrupteur d’eau, gémissant à l’instant où le liquide chaud
me fouetta le dos, frappant ma tête comme si j’étais sous un orage de
Caroline du Nord.
C’était presque, presque suffisant pour pardonner à Nash.
J’avais réussi à l’éviter toute la semaine, me sentant à zéro pour cent
coupable de lui avoir servi du café brûlant. Il m’avait volé mon portefeuille
et l’argent qu’il contenait alors que j’avais besoin de chaque centime que je
possédais. Était-ce ce que toutes les victimes de Winthrop ressentaient ?
Désespérées et sans le sou, les doigts prêts à creuser sous les coussins du
canapé pour le moindre centime ?
Je tournai un autre interrupteur et l’eau se répandit sur tout le plafond de
la douche, un torrent de pluie chaude à travers lequel je pouvais à peine
respirer. L’assaut soulagea mes muscles endoloris et je me détendis sous le
jet, mes membres relâchés et mon corps en redemandant.
Je restai plus longtemps que je n’aurais dû. Contrairement au studio dans
lequel j’avais vécu près de l’université de Clifton, l’eau ne devint pas froide
après sept minutes et vingt-trois secondes, m’informant habituellement qu’il
était temps de partir.
Elle resta délicieusement chaude. Un sauna de luxe. Je me frottai le cou,
jurant en sentant à quel point mes doigts étaient fripés alors que je n’avais
même pas commencé à me laver. Mon corps se balançait sous l’eau qui
coulait, les yeux fermés. Je fredonnais la mélodie de « you were good to me
» de Jeremy Zucker.
Mes yeux s’ouvrirent. J’attrapai mon shampooing, mais mes yeux
croisèrent ceux de Nash.
Je me figeai. Je ne pouvais pas penser. Je ne pouvais pas parler. Je ne
pouvais pas bouger.
Nash portait un costume qui épousait son corps, ses cheveux toujours
aussi ébouriffés et ses yeux de la même teinte d’agacement. Pendant une
seconde, je me demandai à quoi il ressemblerait sans son costume. Je
l’avais vu nu une fois, mais j’étais trop préoccupée par le fait que j’avais
couché avec le mauvais frère pour y prêter attention.
Le tissu de son costume me narguait, cachant quelque chose que je ne
verrais probablement plus jamais.
Tu n’as pas envie de le voir nu, Emery.
Mensonge.
J’en avais envie, mais de la même manière que quand on fixe une
carcasse de voiture en passant devant cette dernière, avec une fascination
morbide d’être témoin de quelque chose de destructeur.
Dangereux.
Mortel.
L’air sombre sur le visage de Nash ne le quitta jamais. Il pressa son
téléphone contre son oreille, un nouveau téléphone, remarquai-je avec une
certaine satisfaction.
Si je pouvais te briser aussi, je le ferais.
Ses lèvres bougeaient à un rythme rapide que je n’arrivais pas à suivre. Je
n’entendis rien d’autre que les battements de mon cœur et l’eau. Ma paume
se dirigea vers l’interrupteur. Je le tournai pour que seule la bande centrale
du pommeau de douche reste allumée. Je pouvais mieux l’entendre de cette
façon.
Il le savait, car il me regarda en plissant les yeux, sans jamais descendre
sous mon visage pour atteindre mon corps. Si nos situations étaient
inversées, je n’aurais jamais eu cette volonté. Ou peut-être que je le
dégoûtais sincèrement, et qu’il n’avait pas besoin de volonté pour résister à
mon regard. Il n’en avait simplement pas envie.
— N’appelle pas la sécurité, Delilah.
Des doigts blanchis serraient le téléphone, assez fort pour qu’il aurait dû
se briser sous la pression.
— Personne n’est entré par effraction. Fausse alarme.
Son ton tranchant me transperça.
— Oui, s’énerva-t-il, j’en suis sûr, putain.
Je restai silencieuse, les mots me manquant, pour une fois. J’avais envie
d’enrouler mes bras autour de mon corps et de me couvrir. Au lieu de cela,
je levai mon menton et me redressai fièrement, le défiant de me fixer.
Les bouts serrés de mes mamelons pointaient directement vers lui. Je
prenais toujours soin d’être complètement rasée. Une erreur, je m’en
rendais compte maintenant, alors que je sentais l’eau de pluie ruisseler le
long de mon corps, au-delà de mes plis, caressant mon clitoris.
Je respirais difficilement dans le silence, l’eau soudainement plus chaude.
Trop chaude. Je tâtonnai avec le loquet, tout en me sermonnant que je
devais garder mon calme si je voulais survivre à cette expérience.
Mes doigts tournèrent le bouton dans la mauvaise direction. Je bondis
hors de la trajectoire de l’eau quand elle ébouillanta ma peau, soudainement
plus proche de Nash, comme un animal en cage exposé devant ses yeux.
Pas un tigre.
Un chaton, fuyant l’eau chaude.
Il raccrocha finalement. Quand il ouvrit la bouche, je rassemblai mon
courage dans l’attente de ses mots. J’aurais aimé pouvoir retourner sous
l’eau sans me brûler.
— Fous le camp. Tu ne vaux pas la combinaison orange, Lolita.
Il enfouit son téléphone dans sa poche et ajouta :
— N’oublie pas de te laver derrière les oreilles.
La colère fouetta ma poitrine. La rancune se fraya un chemin jusqu’à ma
gorge. J’avais envie de crier mon âge pour la millionième fois, mais il ferait
la sourde oreille. Il m’avait humiliée à chaque fois.
Dans le lit de Reed.
Dans l’ascenseur.
Devant mes collègues de travail.
Mais je savais que je l’affectais, parce que je refusais de croire qu’il
m’affectait autant sans au moins une certaine réciprocité.
Donc, d’accord. S’il voulait me rendre la vie atroce, je pouvais lui rendre
la monnaie de sa pièce. J’avais besoin de ce travail, mais lui avait besoin de
sa réputation.
Et j’étais à fond pour.
Tellement, tellement à fond pour.
Chapitre Vingt-et-un

Nash

Crispé.
Tout en moi était crispé.
Ma mâchoire.
La veine de mon cou.
La veine de ma tempe.
La veine de mon sexe.
La main d’Emery se rua à l’aveugle sur l’interrupteur de contrôle de la
température. Elle le tourna et recula. L’eau tombait en cascade sur son
visage, s’égouttant le long de la courbe de ses cils, sur ses lèvres, et plus bas
encore.
Je refusais de prêter attention à son corps, même si elle remplissait la
pièce de sa présence. Tout en elle était trop.
Trop destructeur.
Trop toxique.
Trop imprudent.
— Quelle simplette, mentis-je, brûlant à la façon dont ces yeux
discordants me transperçaient.
Une brume chaude embrasait la pièce, enveloppant mes vêtements et
toute la peau à laquelle elle pouvait s’accrocher. Je m’appuyai contre
l’évier, laissant le meuble supporter mon poids pendant que j’enlevais ma
veste de costume, que je la jetais sur le carrelage enduit de vapeur, et que je
prenais mon temps pour retrousser mes manches boutonnées et satinées.
J’avais la sensation que mon cou était étranglé, mais je gardai mon col
boutonné, refusant de me déshabiller de nouveau avec une fille de vingt-
deux ans nue devant moi. Surtout quand je remarquai la bouteille rouge
distincte avec l’étiquette bleue et le loup menaçant derrière elle.
Elle utilisait mon ancien gel douche. La même marque. La même odeur.
Une voleuse, dérobant mon essence pour des raisons qui m’échappaient.
C’était pour ça que j’avais reconnu son odeur dans l’ascenseur.
Elle m’avait frotté partout sur son corps.
— Je vous plains, mademoiselle Rhodes.
J’articulai son nom de famille, prenant plaisir à la façon dont elle y réagit.
Comme si je lui avais donné un coup de fouet dans le dos.
— Tu es incapable de comprendre les mots de base. Si ennuyeuse. Si
désespérée. Tu me rappelles ta mère.
En réalité, elles étaient diamétralement opposées.
Parmi les contributions de Virginia Winthrop à la société, on pouvait citer
l’encouragement à l’anorexie chez les jeunes d’Eastridge, faire preuve de
slut-shaming auprès des femmes au foyer qui avaient obtenu l’homme
qu’elle voulait, mais qu’elle n’aurait jamais eu, et la consommation
quotidienne d’assez de champagne pour faire perdre connaissance à un
éléphant en surpoids.
De son côté, Emery passait constamment son temps à défier sa mère,
luttant contre le moule Virginia 2.0 comme si sa santé mentale en dépendait.
Mais au bout du compte, elle avait été au courant des détournements de
fonds de Gideon et n’avait rien fait.
Des milliers de personnes avaient perdu leur emploi et leurs économies.
Angus Bedford était mort. Papa était mort. Peut-être qu’Emery était comme
Virginia, après tout.
— Retire tout de suite ce que tu viens de dire !
Un air de défiance envahit la posture d’Emery quand elle cria, inclinant
son menton vers le haut et son corps vers l’avant. Je ne doutais pas qu’elle
se serait jetée sur moi s’il n’y avait pas eu du verre fin et un mètre d’espace
entre nous.
— C’est mignon que tu penses avoir un quelconque contrôle sur moi.
Je m’approchai de la douche jusqu’à ce que nous soyons nez à nez, la fine
couche de verre et ma santé mentale en déclin étant les seules choses qui
nous séparaient. Je plongeai mes doigts dans ma poche et en sortis son
portefeuille. Mon portefeuille.
Ce fut la photo de Reed qui attira mon regard en premier. Je la fis glisser
hors de la pochette, la léchai exactement à l’endroit où se trouvait le visage
d’Emery et plaqua la photo sur la porte de la douche. L’humidité la colla au
verre.
Elle tressaillit au bruit, comme si elle avait reçu un coup de poing dans le
ventre. Je lui laissai trois secondes pour la regarder, la mémoriser, la
savourer une dernière fois avant de déchirer le Polaroïd en deux. Un
glapissement monta dans sa gorge et elle perdit la provocation qu’affichait
son visage.
Tant mieux.
Je n’étais pas là pour être ami avec elle.
Je n’étais même pas là pour lui accorder mon regard.
À quel point avait-elle besoin d’attention pour s’introduire dans mon
appartement et se déshabiller dans ma douche ?
Les deux moitiés de la photo tombèrent au sol, Reed sur une moitié et
Emery sur l’autre. En ce qui me concernait, je lui avais fait une faveur.
Leçon numéro deux, bébé. Il n’y a pas de toi et Reed. Il n’est pas fait pour
toi. Docile. Prévisible. Apprivoisé. Plus vite tu l’auras compris, mieux ce
sera.
— Je te déteste.
Un léger sifflement. Doux et étrangement féminin. J’avais envie de le
mettre en bouteille et l’écouter murmurer des choses salaces.
Elle avait déjà dit ces mots dans l’ascenseur, cachée par l’obscurité. Elle
ne les pensait pas alors, mais peut-être qu’elle les pensait maintenant.
— Quels mots puissants, me moquai-je en basculant une cheville vers
l’autre. Est-ce qu’ils te donnent l’impression d’avoir du courage ? Parce que
tout ce que je vois, c’est quelque chose de cassable.
Ses doigts balayèrent ses cheveux, repoussant les épaisses mèches noires
de son visage. Ce feu revint, décuplé, aspirant tout l’air de la pièce. Si je
baissais les yeux, je savais que je verrais des seins nus se soulever au gré de
respirations haletantes.
Je ne regardai pas en bas, mais mon sexe en mourait d’envie. Il pointait
droit sur elle dans mon pantalon. Au lieu de le remarquer, elle me lança un
regard noir.
Elle avait l’air si rebelle que ça me rappela le jour où elle avait eu seize
ans et avait demandé une voiture à sa mère. Je me tenais au bord de la
piscine, occupé à la nettoyer pendant que papa avait rendez-vous chez son
médecin. Virginia était allongée sur une chaise longue, à prendre un bain de
soleil seins nus en lisant le dernier US ! Weekly.
— Je sais ce que je veux pour mon anniversaire, avait déclaré Emery
avant de sauter en boulet de canon dans la piscine.
Elle était réapparue dans la partie peu profonde une minute plus tard.
— Une voiture. Une des vieilles voitures de papa dans le garage. Il n’en
utilise même pas la moitié.
Virginia avait posé son magazine et incliné ses lunettes de soleil
surdimensionnées sur le dessus de sa tête.
— Ma chérie, c’est la populace qui conduit des voitures. Les Winthrop
ont des chauffeurs.
Et c’était tout.
Emery avait reçu en cadeau un sac Birkin en peau d’autruche couleur
vomi, qu’elle avait vendu la semaine suivante avant de me supplier de la
conduire chez un concessionnaire de voitures d’occasion dans la bonne
vieille Honda Yolanda, mon Accord des années 90 qui marchait encore un
milliard d’années plus tard.
Elle avait acheté une épave d’occasion et, sur le chemin du retour, avait
donné le reste de l’argent du Birkin à un refuge pour animaux, en passant
devant Virginia et ses amis au country club.
Le lendemain, Virginia avait demandé à papa de conduire la voiture à la
casse pour la faire broyer, et Emery s’était tournée vers Reed et lui avait
dit :
— Ça valait le coup.
Le tout avec la même expression que maintenant.
Défiante.
Fourbe.
Invaincue.
J’attendais qu’elle dise quelque chose, mais elle faisait ce truc où elle
marmonnait des mots que je n’entendais pas et qui me rendait fou. Je
contemplai actuellement ses lèvres, essayant de déchiffrer ce qu’elles
disaient, jusqu’à ce que je réalise que je ne faisais que les regarder.
Pendant ce temps, le pommeau de douche était toujours en marche au-
dessus d’elle, produisant assez d’eau pour sauver la Californie de sa
prochaine sécheresse.
Finalement, ses yeux croisèrent les miens et elle appuya une paume
contre la porte vitrée, juste à côté de ma joue.
— J’aime quand tu m’appelles Lolita, Prescott. Ça veut dire que je
t’excite.
Mes narines se dilatèrent et mes yeux tressaillirent. Je ne savais pas où
elle voulait en venir, mais elle jouait un jeu dangereux. Un jeu que je
n’avais pas l’intention de perdre. Une partie de moi se disait qu’elle avait
un plan, et je voulais l’étouffer dans l’œuf.
— Attention, Winthrop, tu me regardes comme si tu voulais coucher avec
moi, et nous savons tous les deux que le seul moyen pour que ça arrive,
c’est que tu te fasses passer pour quelqu’un d’autre.
— Tu n’as pas changé, Nash.
Son rire moqueur dépréciatif fit un creux dans mon ego ; je me haïs pour
ça.
— Une décennie plus tard, tu cherches toujours la bagarre pour le plaisir.
Elle me regardait comme si elle me connaissait.
Je devais lui prouver que ce n’était pas le cas.
— Tu n’as aucune idée de ce dont tu parles.
Je déboutonnai mon col et le desserrai, mes mots et mes mouvements
sans hâte. Je la laissai transpirer aux mains de l’eau.
— Je ne me bagarre pas juste pour le plaisir. J’ai couvert mes poings de
bleus, versé mon sang, cassé mes os pour mon père. C’est le genre de
loyauté qu’un Winthrop ne comprendrait jamais.
Tu ne me connais pas aussi bien que tu le penses. N’est-ce pas, bébé ?
La bravade tomba comme un rideau qui se ferme.
— Ton père ?
Elle flancha en un instant, mais je ne tombai pas dans le panneau. J’aurais
préféré confier la sécurité nationale à Ben Laden.
— Quel choc : quelque chose que l’omnisciente Emery Winthrop ignore.
Je détachai les trois premiers boutons de ma chemise, détestant la façon
dont elle cédait et me fixait, détestant la façon dont j’aimais ça. Quelques
centimètres de mon torse se dévoilèrent, recouverts d’une brume torride en
un instant.
— Papa avait un problème cardiaque qui nécessitait un traitement
mensuel. Des médicaments qui coûtaient plus cher que ce que mes parents
pouvaient payer. Je l’ai découvert en entendant maman et papa se disputer à
propos des factures. J’avais besoin d’un travail, mais aucun n’était assez
bien payé. Nous n’avions pas de soins médicaux, et les pilules coûtaient
trois mille dollars par mois. Les riches d’Eastridge faisaient le chemin
jusqu’au lycée de la ville et prenaient des enfants pauvres de l’école
publique qui avaient besoin d’argent.
Deux autres boutons.
— J’avais des amis qui m’ont parlé des combats. Ensuite, je me suis
retrouvé sur le ring soir après soir. Je gagnais souvent, je me faisais
beaucoup d’argent, et encore plus pour les connards qui pariaient sur moi.
J’ai dit à maman que j’avais pris un boulot pour aider à payer les factures.
Je pense qu’elle a toujours soupçonné que je gagnais de l’argent en
combattant, mais elle n’a jamais insisté.
— Jusqu’à ce que tu sois arrêté, termina Emery, la compréhension
naissant dans ses yeux. Betty t’a fait promettre d’arrêter.
J’avais rencontré Fika cette nuit-là à la gare. Il se tenait près de l’entrée,
flirtant avec une officière, mais il s’était arrêté quand il m’avait vu, une
paume frêle venant frotter sa tête chauve.
— Tu es le fils de Hank Prescott, avait-il dit en me faisant un signe de
tête.
Je m’étais armé d’un rictus, ignorant le sang qui coulait de ma tempe sur
ma joue.
— En quoi ça vous concerne ?
— Je le vois souvent. À l’hôpital.
Oh. Le combat en moi s’était dégonflé quand il avait continué :
— T’es là pour quoi ?
— Pour m’être battu.
Il avait hoché la tête et m’avait donné un coup de poing sur l’épaule
parce que mes bras étaient toujours menottés derrière mon dos. Je ne
l’avais plus revu jusqu’à ce qu’une heure plus tard, il m’ait donné un coup
de pied dans les jambes, me réveillant.
— Viens. Allons-y.
Je m’étais levé de mon siège quand il avait sorti une clé de sa poche et
l’avait fait pendre entre nous.
— Juste comme ça ?
— Juste comme ça.
Il m’avait détaché avec la grâce d’un cheval sur la glace, me frappant les
poignets avec la clé deux fois dans le processus.
— J’ai des relations ici, gamin.
— Tu as arrêté de te battre après ça, ajouta Emery. Je m’en souviens.
En réalité, je m’étais battu une fois depuis, mais je ne considérais pas ça
comme un combat. Il avait été loin d’être égal. Je ne lui dis rien de tout cela
alors que je déboutonnais les deux derniers boutons et laissais ma chemise
glisser le long de mes bras.
Les yeux d’Emery s’agrandirent. Ils me comprirent. Je savais ce qu’elle
voyait. Je devais les regarder dans le miroir tous les jours, conscient
qu’elles ne suffiraient jamais.
Des constellations de cicatrices et de coupures jonchaient ma poitrine et
mes bras. Sous ma cage thoracique, une blessure au couteau s’étendait de
l’avant à l’arrière. Elle avait mal guéri, toujours en relief et enragée contre
ma peau.
Elle s’imprégna de chacune d’entre elles en silence, contemplant les
muscles tendus et les taches de la bataille, ses yeux vairons s’attardant sur
mon tatouage avant de les faire remonter vers mon visage. Quelque chose
me rongea l’estomac quand je pris conscience qu’elle aimait ce qu’elle
voyait.
— Pourquoi Reed n’est pas au courant ? croassa-t-elle.
— Il l’est. Maintenant.
Et sa rancune n’avait fait qu’augmenter dès qu’il l’avait découvert. Il ne
se rendait pas compte de la chance qu’il avait. Maman, papa et moi l’avions
laissé être l’enfant chéri. Tout du long de la vie de papa, nous n’avions
jamais laissé les problèmes toucher Reed.
Il n’avait jamais eu à aller chercher de la nourriture à l’épicerie avec
papa, à se demander s’il devait expliquer à maman comment papa était
tombé raide mort dans le rayon des produits d’hygiène féminine.
Il n’avait jamais eu à renoncer à une bourse d’études dans une école de
l’Ivy League, conscient que c’était trop loin pour rendre visite à papa et
l’aider si quelque chose arrivait.
Il n’avait jamais eu à renoncer à son corps, à le soumettre aux coups de
poing et de couteau lorsqu’un connard surprivilégié pariait du mauvais côté.
Reed était resté immaculé comme une vierge sacrificielle, une pureté que
nous nous étions tous battus pour maintenir à tout prix. Donc, il pouvait
bien être en colère contre nous tous, mais sa colère reposait sur une
fondation fissurée.
— Il me l’a caché ?
Bizarrement, Emery n’avait pas l’air blessée. Cela me poussa à l’étudier
de près, attiré par l’idée de jeter un coup d’œil à l’intérieur de sa tête.
— Non.
Mes doigts eurent la soudaine envie d’un joint, ce qui ne m’était pas
arrivé depuis le lycée.
— Maman et moi ne lui avons rien dit avant l’enterrement.
En fait, c’était maman qui lui avait dit. Reed me détestait toujours pour le
cotillon.
— Papa ne voulait pas qu’il le sache. Reed aurait arrêté le football et
utilisé l’équipement et les frais d’inscription pour payer les médicaments de
papa.
— Il aurait dû.
Une réponse instantanée, sans aucune hésitation.
Ça me fit la détester un peu moins, ce qui transféra mon énervement sur
moi.
Je me demandai ce qu’elle dirait si elle savait que Gideon était au
courant. Il avait proposé d’utiliser ses relations pour faire entrer papa dans
un essai médical. Mes parents n’en avaient rien à faire de la fierté. Ils se
souciaient de leurs enfants, d’éviter les problèmes et de passer le plus de
temps possible ensemble. Rien d’autre.
Les essais cliniques avaient fonctionné jusqu’à ce que le scandale
Winthrop éclate et que le chercheur principal vire papa de l’essai en
représailles. Comme mes parents, il avait investi toutes ses économies dans
Winthrop Textiles. Comme mes parents, il avait tout perdu. Contrairement à
mes parents, il avait riposté.
— Papa ne voulait pas qu’il le fasse, dis-je finalement.
— C’est pour ça que Reed te déteste ? Parce que vous trois lui avez caché
ça ?
L’endroit me semblait étrange pour avoir cette conversation, mais je
gardai mon visage au niveau du sien, même si l’idée de l’eau dégoulinant
sur sa chair nue m’attirait.
— En partie, mais il était déjà en colère avant ça.
Depuis la nuit du cotillon, quand il avait failli se faire arrêter, pour être
précis.
— Hank est mort d’une crise cardiaque… parce qu’il a arrêté de prendre
ses médicaments ?
— Il ne pouvait plus les payer après que lui et maman ont perdu leurs
emplois pour tes parents et leurs économies.
Après avoir été privé des médicaments expérimentaux, papa était devenu
une bombe à retardement. Il n’avait pas trois mille dollars par mois pour les
autres médicaments. J’avais un plan, mais j’avais été trop lent. Reed était
parti pour l’université et j’avais déménagé dans un appartement merdique
d’une seule chambre à Eastridge et laissé mes parents prendre la chambre.
— Je suis désolée.
Une mèche de cheveux tomba sur son œil, mais elle ne bougea pas. Son
visage était crispé par la surprise. Ça ne me plut pas.
Toujours une grande actrice. De faire semblant d’être l’esclave de
Virginia à poignarder ma famille dans le dos, tu mérites un Oscar.
— Emery, l’avertis-je.
Plus que tout, je détestais les excuses.
Le truc avec les excuses, c’est qu’elles viennent après la connerie. C’est
comme dire, « Je l’admets. Je t’ai trahi, et maintenant, tu dois me pardonner
pour ça. »
Pourquoi le ferais-je ?
— Non.
Elle se rapprocha jusqu’à ce que le bout de son nez touche la vitre. Si la
porte était ouverte, elle me toucherait.
— Laisse-moi te dire ceci. Je sais que les gens balancent le mot « désolé
» comme si ça ne voulait rien dire, mais ce n’est pas mon cas. Je crois au
pouvoir des mots, et je n’en abuserai jamais. Alors crois-moi quand je dis
que je suis incroyablement désolée pour ton père.
La croire ? Jamais.
L’eau s’abattait sur le sol. Des taches de liquide mouchetaient le verre
entre nous, de grosses gouttes de larmes se poursuivant jusqu’en enfer. Elle
ne méritait pas de réponse, alors je ne lui en donnai pas.
— C’est pour ça que tu me détestes, chuchota-t-elle.
Tellement, tellement ignorante.
Je ne la détestais pas pour les péchés de ses parents. Je la détestais pour
avoir été au courant et n’avoir rien fait. Je la détestais parce que papa
n’avait pas à mourir.
C’était pour ça que je me détestais aussi.
— Non, petite tigresse.
Mes yeux finirent par céder, plongeant vers ses seins. Deux gros seins en
forme de poire avec des mamelons durs pointant vers moi. Si je regardais
plus bas, je pouvais voir son sexe. Je rassemblai la volonté nécessaire pour
ne pas le faire et reportai mes yeux sur les siens.
— Je te déteste pour tellement plus, lui promis-je.
Je lui avais dit pour papa. C’était fait, afin qu’elle puisse se vautrer et se
morfondre dans la culpabilité comme je le faisais tous les jours. Un simple
lilas luttant pour sa survie sans la lumière du soleil.
Fané.
Desséché.
Vide.
Cette conversation n’avait rien changé.
Il y avait encore du sang à verser.
Celui de Gideon.
Celui de Virginia.
Celui d’Emery.
Chapitre Vingt-deux

Emery

Toute ma vie, on m’avait accusée d’être trop.


« Trop excentrique. »
« Trop artistique. »
« Trop dérangée. »
« Trop bornée. »
« Trop maigre. »
« Trop indépendante. »
« Trop bavarde. »
« Trop. »
Je prenais les insultes et les inhalais comme si elles étaient des
compliments, les avalant toutes avec une cupidité qui suggérait qu’elles me
rendaient heureuse.
Et c’était le cas.
J’aimais être trop, car cela signifiait que je n’étais jamais trop peu. Je ne
me retenais jamais. Je ne me mordais jamais la langue. Je ne faisais jamais
semblant d’être quelqu’un d’autre.
Mes détracteurs avaient raison. J’étais là, artistique, dérangée, bornée,
maigre, plantureuse, indépendante et bavarde.
Et la plupart du temps, je m’aimais bien.
Voilà.
Je l’avais dit.
Mais je ne m’aimais pas ce soir.
La mort de Hank Prescott aurait pu être évitée. Reed me l’avait caché.
Betty me l’avait caché. Nash me l’avait caché et me haïssait.
Et moi ?
Je sentais comme Nash avant qu’il ne me déteste.
Une voleuse enveloppée dans l’odeur d’un tigre.
La première chose que j’aurais dû faire lorsque je courus vers mon
placard, en me rappelant à peine de glisser ma serviette et mon kit de
douche dans mon sac à dos en toc qui portait l’inscription « Jana Sport » au
lieu de « JanSport », c’était appeler Reed ou Betty. Mieux encore, j’aurais
dû donner ma démission et me tirer de là.
Au lieu de cela, je m’étalai sur mes draps, projetant de l’eau partout parce
que je n’avais même pas pris la peine de me sécher les cheveux. Je fus
secouée des flashs de Nash d’il y avait quelques instants.
La vapeur léchant son torse nu.
Sa puissante inspiration à la vue de mes seins.
L’humidité s’accumulant entre mes jambes alors qu’il me fixait comme
s’il voulait me faire l’amour avec toute sa haine.
Mes mains tremblantes réussirent à peine à tenir mon téléphone.
J’ouvris l’application Eastridge United et envoyai un message à la seule
personne qui ne m’avait jamais jugée, mon désir si épais qu’il semblait
presque tangible.
Durga : J’ai besoin de venir.
Sa réponse arriva en quelques secondes, comme s’il avait eu l’application
ouverte sur notre chat quand j’avais envoyé le message.
Benkinersophobie : J’ai déjà ma queue dans mes mains. Déshabille-toi,
écarte les jambes et dis-moi à quel point tu la veux.
J’obéis, réalisant que j’étais rentrée en T-shirt et en sous-vêtements,
laissant mon jean en otage dans la salle de bain de Nash. Merde. Les autres
pantalons que je possédais étaient des pantalons de survêtement
surdimensionnés qui pourraient aller à un bateau de croisière entier. Ceux
que je réservais pour le jour de la lessive.
Durga : Si tu ne me fais pas venir dans les dix prochaines secondes, je
supprime cette application.
Benkinersophobie : Jouir, pas venir. Dis-le correctement. Mieux encore,
dis-le à haute voix. Supplie-moi de te faire jouir.
Je le fis, sans jamais reculer, même quand mes joues piquèrent un fard et
que je haletai au vent :
— Fais-moi jouir, Ben.
C’était Nash que j’imaginais au-dessus de moi. Les yeux vicieux. Les
cheveux en bataille. Et maintenant, je savais à quoi il ressemblait sous sa
chemise. De vastes muscles s’étendaient sur toute la largeur de son corps.
Un V profond menait à ce dont je me souvenais, toutes ces années plus tard,
comme d’un membre long et épais.
Mes lèvres se languissaient des cicatrices qui parsemaient son corps.
Je voulais les embrasser.
Les mordre.
Les tracer avec ma langue.
Je ne croyais pas au mot « parfait ». Je ne l’avais jamais utilisé pour
décrire quoi que ce soit dans ma vie. Mais c’était le seul mot que je pouvais
évoquer quand il s’agissait du corps de Nash. Sa personnalité laissait peut-
être à désirer, mais son corps et son visage m’excitaient comme rien
d’autre.
Durga : Je t’en prie, fais-moi jouir. Mes doigts sont en train de tracer
mon clitoris. Dis-moi ce qu’il faut faire avec eux.
Benkinersophobie : Je n’ai pas dit que tu pouvais toucher ton sexe.
Enroule ta bouche autour de tes doigts, imagine qu’ils sont ma queue, et
excuse-toi d’avoir désobéi.
Rapprochant mes genoux, je m’agenouillai et portai mes doigts à ma
bouche, mon cœur menaçant de s’échapper de ma poitrine dans l’obscurité.
Je pouvais sentir mon goût sur ma langue alors que je faisais glisser trois
doigts entre mes lèvres et que j’imaginais Nash debout au-dessus de moi,
me nourrissant de son membre dur.
— Je suis désolée de t’avoir désobéi, murmurai-je entre mes doigts.
Bon sang.
J’étais tellement excitée. Renoncer au contrôle me rendait folle. Je
voulais être dominée, maîtrisée, pénétrée si fort que je ne pourrais plus
marcher. Même avec un couteau sous la gorge et la menace de la mort au-
dessus de moi, je n’admettrais jamais que c’était parce que le sexe brutal et
violent me rappelait comment Nash faisait l’amour.
Mon premier orgasme pendant le sexe.
Mon seul orgasme pendant le sexe.
Et j’étais si mouillée en pensant à lui que je pouvais le sentir glisser sur
mes lèvres. Je pris mon téléphone et serrai mes cuisses l’une contre l’autre,
afin d’essayer de me soulager.
Durga : Je peux me goûter sur mes doigts.
Benkinersophobie : Décris-moi ce goût.
Durga : Léger… Presque comme rien, mais avec un soupçon d’agrumes
et de vanille de mon gel douche.
Durga : J’aime le goût.
Benkinersophobie : Sors le vibromasseur que je t’ai envoyé, connecte-le
à l’application, allonge-toi sur le dos, et laisse-moi te baiser à vif. Envoie-
moi un message quand il est en toi.
J’attrapai l’une de mes boîtes empilées dans le coin, repêchai à
l’aveuglette le vibromasseur que Ben m’avait envoyé il y avait des années
et le connectai à l’application de la marque. Ben avait un accès complet à
l’application, ce qui signifiait qu’il pouvait le contrôler d’où qu’il soit.
Couchée sur le dos, je frottai la pointe sur mon bouton de chair avant de
glisser toute la longueur à l’intérieur de mon corps.
Durga : C’est en moi.
Mes doigts serrèrent les draps lorsque le vibromasseur prit vie en moi. Il
pulsa à un rythme régulier, et pile quand j’étais proche, Ben ralentit les
vibrations jusqu’à ce que je veuille crier.
Benkinersophobie : Pas si vite.
Durga : Crétin.
Benkinersophobie : Supplie-moi de te faire jouir.
Durga : S’il te plaît.
Benkinersophobie : S’il te plaît, quoi ?
Durga : S’il te plaît, fais-moi jouir.
Il augmenta la vitesse, les bords nervurés créant une friction qui fit rouler
mes yeux en arrière. Je portai mes mains à mes seins et pressai, effleurant
chacun de mes mamelons, tout en me rappelant ce que ça faisait d’avoir
Nash qui me regardait.
Les regardait.
Mes respirations embrumaient la petite pièce. Ils sortaient en halètements
irréguliers. Je jouis si fort, en criant le nom de Nash, trop épuisée pour me
sentir coupable. Mes bras bougeaient comme de la gelée, mais je me forçai
à faire glisser le vibromasseur hors de mon corps et à l’éteindre.
Une fois descendue de l’orgasme, j’envoyai un texto à Ben.
Durga : Merci.
Benkinersophobie : Putain, j’en avais bien besoin.
Durga : Je suis désolée d’avoir joui à tes mots avec le visage de Nash en
tête. Le visage torturé de Nash avec son enfance foutue, et le corps
cicatrisé, et le père mort. Nash, qui s’est sacrifié pour sa famille et qui a été
blessé à cause de la mienne. Je suis désolé, je t’aime, mais j’ai mouillé pour
Nash.
Je n’envoyai pas le dernier message.
C’était trop honnête.
Trop réel.
Trop brut.
Nash avait tort.
Je n’étais pas cassée.
J’étais celle qui cassait.
Chapitre Vingt-trois

Nash

La réapparition soudaine d’Emery dans ma vie m’avait rappelé que je


devais être plus pragmatique dans mon approche de la vengeance. Fika
avait disparu, et je n’étais pas plus près de trouver Gideon que lorsque je
l’avais engagé il y avait quatre ans.
Pire, Fika savait où était Gideon, et j’avais perdu quatre ans à faire
confiance au mauvais gars. Encore. Qui sait ce qu’il m’avait caché d’autre ?
— Est-ce que tu as engagé un détective privé ? demandai-je à Delilah en
affichant ma correspondance avec un diplomate singapourien sur mon
ordinateur portable.
Je n’avais jamais vraiment voulu des hôtels Prescott. C’était une
responsabilité que j’avais prise parce que j’avais besoin de l’argent pour
financer tous mes autres projets. Ma pénitence. Les œuvres de charité. La
vengeance. J’avais créé les hôtels Prescott avec de l’argent illégal,
construisant de nouveaux hôtels et achetant et remodelant les anciens à
travers le monde.
Mais ce projet. Singapour.
Je le voulais.
Méchamment.
Il y avait deux ans, lors d’un voyage de repérage en Asie, l’avion avait
fait un atterrissage d’urgence à Singapour. Delilah et moi avions dîné au
sommet du plus haut bâtiment. Me sentant comme un dieu regardant les
taches de voitures et d’immeubles en dessous, j’avais décidé que je le
voulais.
Je voulais acheter le bâtiment et le transformer en hôtel. Même si une
guerre d’enchères avait commencé contre Black Enterprises et que je savais
que ça allait coûter cher, je n’avais pas reculé. Nous avions graissé la patte,
échangé des mails avec tous les meilleurs entrepreneurs d’Asie et organisé
des réunions avec des dizaines de fournisseurs locaux.
Je sentais le projet à portée de main, et si j’avais été capable de ressentir
du bonheur, je l’aurais fait.
— Est-ce que tu as engagé un détective privé ? répétai-je quand il devint
évident que Delilah m’avait ignoré.
Elle marqua une pause devant mon bureau, un petit récipient de yaourt
grec dans la main et une cuillère biodégradable dans l’autre.
— Oui, Maître. Il vous tiendra au courant lorsqu’il trouvera quelque
chose, Maître. Je peux faire autre chose pour vous, Maître ? Vous masser les
mains, Maître ? Vous nourrir à la cuillère pour le déjeuner, Maître ?
Programmer votre examen annuel de la prostate, Maître ?
— Message reçu et ignoré.
Je réduisis les fichiers de Singapour et ouvris mon dossier sur Gideon.
Mes yeux parcoururent les données commerciales de Winthrop Textiles en
essayant de repérer ce qui n’allait pas.
Delilah retourna à son bureau, un Parnian surdimensionné que nous
avions fait expédier ici quelques jours après la réunion de l’équipe de
confection.
— Chantilly a demandé une entrevue, et avant que tu me demandes de
transmettre un message, non. Je ne suis pas ton assistante.
— Dis-lui non, répondis-je en ignorant sa dernière phrase.
Je fermai le document, conscient que je ne trouverais rien si le SEC
n’avait pas réussi non plus. Avant que je puisse les arrêter, mes doigts
cliquèrent sur le compte Instagram d’Emery. Elle avait trois followers,
@linaccessible comme pseudo, un fil rempli de mots dont j’étais sûr qu’ils
n’existaient pas, et une bio qui disait : « Grattez ici pour lire mon statut. »
À part ça, aucune photo d’elle. La seule personne de vingt-deux ans à
errer sur cette Terre sans jamais avoir pris de selfie.
Parfait, putain.
Je me rendis compte que je n’avais rien à gagner à jouer les amis
d’Emery. Rien de ce que je pourrais dire ou faire ne la ferait renoncer. Elle
n’était pas du genre à reculer devant un défi. Elle se couperait le foie et le
vendrait au marché noir si ça lui permettait de gagner un pari.
Delilah ouvrit le couvercle du yaourt et pointa sa cuillère vers moi.
— Je commence à penser que les mots « je », « ne », « suis », « pas », «
ton » et « assistante » ne font pas partie de ton vocabulaire. De plus, elle est
devant la porte.
— À ce stade, je suis convaincu que tu inventes des mots juste pour
m’emmerder. Putain de merde.
Tout en me frottant le visage, je jetai un œil à ma montre et quittai le
dictionnaire déguisé en compte Insta.
— Depuis combien de temps est-elle devant la porte ?
— Une quinzaine de minutes ? Je voulais qu’elle transpire.
D enfonça une cuillerée de yaourt dans sa bouche avec la grâce d’un porc.
— Elle est habillée comme si elle voulait quelque chose de toi, et ce n’est
pas une promotion.
— Attends quinze minutes et laisse-la entrer.
— Je ne suis pas ton assistante, répéta Delilah avec un sourire sur le
visage.
Elle posa son yaourt, se dirigea vers la porte et laissa entrer Chantilly
sans attendre les quinze minutes que j’avais demandées. Elle s’assit sur sa
grande chaise à dossier et ne prit pas la peine de cacher son sourire amusé
en regardant les yeux de Chantilly faire des allers-retours entre nous.
Chantilly se tenait près de la porte, le sourire disparaissant de son visage
lorsqu’elle réalisa que je n’allais pas l’inviter à entrer.
— Euh…
Elle étendit son sourire jusqu’à ressembler au Joker de Jack Nicholson et
s’assit sur la chaise en face de mon bureau.
(Pour info, c’est Heath Ledger qui a joué le meilleur Joker, et
j’annihilerais quiconque me contredirait à ce sujet.)
— Cette chaise n’est pas la vôtre, lâchai-je en glissant mon téléphone
hors de ma poche pour envoyer un message à Durga.
Benkinersophobie : Tu ne m’as pas donné de nouvelles. Tout va bien ?
Bon sang, j’agissais comme un crétin préadolescent qui voulait se faire
mouiller la queue pour la première fois. En vérité, Durga pouvait bien être
une intelligence artificielle qui jouait avec moi pour ce que j’en savais, mais
elle était aussi ce qu’il y avait de plus proche d’une relation de couple que
j’avais jamais eue.
Trois ans de nuits tardives, des conversations intenses, et de sexe par
téléphone.
Elle m’importait.
D’accord ?
Faites-moi un procès. Faites-en une publicité. Criez-le au monde entier.
Elle m’importait, putain.
Chantilly se leva de sa chaise, s’extirpant maladroitement du cuir.
— Oh, je pensais… qu’elle était vide.
— C’est celle de Rosco. Rosco était juste en train de boire une gorgée
d’eau.
Je me tournai vers le rat devant le bureau de Delilah, qui avait sa patte
arrière levée. Il se léchait les fesses.
— N’est-ce pas, Rosco ?
Delilah pouffa de rire quand Rosco ne bougea pas.
Connard.
Je fixai finalement Chantilly.
— Qui êtes-vous ?
Son expression me rappelait un peu la façon dont j’avais quitté Emery il y
avait quelques nuits : la bouche béante comme celle d’un requin-baleine.
— Je dirige l’équipe de conception ?
— Vous êtes sûre ?
— Hein ?
— Si vous dirigez mon équipe de conception, vous dirigez mon équipe de
conception. Pour l’amour de Dieu, ne le dites pas avec un point
d’interrogation. J’ai honte pour vous.
— Je… Je… Oui, je dirige l’équipe de conception. Je vous ai rencontré à
la réunion de design il y a quelques semaines. Mon nom est Chantilly.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
Elle joua avec la fine bretelle de sa robe courte.
— Nous avons besoin de recruter un membre supplémentaire. Sally a pris
sa retraite il y a quelques mois et Mary-Kate sera en congé maternité
pendant toute la durée du projet. La charge de travail est trop importante
pour deux membres seniors, un membre junior et deux stagiaires. Notre
dernier projet impliquait six personnes, et cet endroit avait moins de la
moitié de la superficie.
— D’accord.
Je fis un signe de la main pour lui indiquer de partir et retournai à un e-
mail d’un fournisseur de Singapour.
— Engagez un autre associé junior.
Chantilly se tenait toujours devant moi, incapable de comprendre le
message, me rappelant les idiots qui répondaient à mes e-mails d’un mot
par des paragraphes.
— Nous avons commandé un sol en statuaire pour l’ensemble du hall et
des ascenseurs. L’augmentation du tarif a été plus importante que ce que
nous avions prévu, donc le budget est plus serré ailleurs.
Je joignis un jpeg d’un majeur à l’e-mail et répondis à l’offre du
fournisseur par un mot : non. Je préférerais tremper mon sexe dans un seau
de glaçons et visiter un bordel deux pour le prix d’une plutôt que de payer
le triple de la norme industrielle pour un acier de qualité inférieure.
Durga me répondit. Enfin.
Durga : Ce n’est pas toi. C’est ce mec.
Je retins un juron, conscient que j’avais des spectateurs. Ce n’était pas
comme si Durga ou moi avions été célibataires ces trois dernières années,
mais cela ne signifiait pas que j’aimais entendre parler d’un autre homme.
Benkinersophobie : C’est une mauviette. Laisse tomber ce type.
Durga : Tu ne sais même pas ce que j’allais dire… -_-
Benkinersophobie : Je m’en fiche. Je ne l’aime pas.
Durga : Pour info, c’est un con.
Benkinersophobie : Mais il t’attire.
Son silence me dérangea.
Benkinersophobie : Il y a une réponse évidente.
Durga : Ouais ? C’est quoi ?
Benkinersophobie : Baise-le même si tu le détestes. Fais sortir ce con de
ta tête. Passe à un mec qui te mérite.
Durga : Qui me mérite ?
Benkinersophobie : Pas lui.
Quand je tournai brièvement le regard vers Chantilly, elle était toujours
en train de parler. Je tapotai ma montre Graff Diamonds et dis :
— Allez au but plus vite. Vous avez droit à une phrase de plus.
Elle se balança d’un pied à l’autre, choisissant judicieusement sa phrase.
— Nous n’avons pas le budget pour engager un autre designer.
J’avais besoin que Mary-Kate revienne. Mary-Kate ne parlait pas. Où
était Mary-Kate, bordel ?
— Dépassez le budget.
Je lui montrai la porte.
— Fermez-la en sortant.
— Non, intervint Delilah. Nous devons rester dans le budget sur ce coup-
là. Le contrat de Singapour pourrait nécessiter plus de… ressources.
Pots-de-vin.
Elle voulait dire des pots-de-vin.
Putain, je détestais tout le monde.
Je soupirai et m’enfonçai dans ma chaise pour regarder Delilah.
— Engage un autre stagiaire.
Delilah ne prit pas la peine de me rendre mon attention et annonça :
— Non.
— Tu veux dire que tu ne le feras pas ou que je n’ai pas assez d’argent
pour engager un autre stagiaire ?
J’ouvris un nouvel onglet dans mon navigateur et revérifiai mon compte
bancaire.
Ouais.
Toujours blindé.
— Tu payes tes stagiaires comme s’ils étaient des employés fidèles
depuis une décennie. Ça revient un peu à embaucher un employé
expérimenté, fit-elle remarquer tandis que j’arquais un sourcil, sauf que
nous n’obtenons pas d’employé expérimenté.
— Tu exagères, me défendis-je en consultant le dossier d’Emery pour
vérifier.
Salaire annuel : quarante mille cent quarante-cinq dollars. Ce n’était pas
spécialement une aubaine, mais environ deux mille cinq cents dollars par
mois après impôts et retenues. C’était toujours plus que ce que papa et
maman gagnaient en travaillant pour les Winthrop.
De plus, elle avait un héritage qui ferait pleurer sa mère surbotoxée, et
Virginia avait plus de plastique dans le visage qu’un camion de livraison de
plateaux. En travaillant pour les hôtels Prescott, Emery avait volé un travail
qui aurait pu aider quelqu’un d’autre.
Peut-être que je pourrais payer mes stagiaires moins cher, mais peut-être
que je pourrais aussi devenir une entreprise parasite qui contribuait à des
problèmes comme ceux de mes parents.
Non, merci et va te faire foutre.
Delilah griffonna sa signature au bas de quelque chose et l’ajouta à la
montagne de papiers sur son bureau.
— Je n’exagère pas.
La tête de Chantilly faisait du ping-pong entre nous deux.
— Quelle est ma valeur nette, déjà ? demandai-je.
Delilah posa son stylo Conway Stewart et porta une cuillère de yaourt
dans sa bouche, sans prendre la peine de l’essuyer quand un morceau tomba
sur son bureau.
— Pas aussi élevé que tu aimerais le croire, vu la part que tu donnes. Je
tremble à l’idée d’un monde dirigé par toi. La responsabilité fiscale fait-elle
partie de ton vocabulaire ?
Oui, de même que la pénitence.
Je me mordis la langue.
Cela faisait bien longtemps que cette dispute devait avoir lieu, mais je
n’avais pas l’intention de l’avoir devant la cousine éloignée désespérée de
Jessica Rabbit.
— Vous faites de la charité ?
Chantilly papillonna des cils et tripota une mèche de ses cheveux.
— J’ai donné mon sang à la Croix Rouge il y a quelques années.
Je lui jetai un bref regard.
— Chasmophile, vous vous enfoncez.
Des ongles pointus couleur sang s’enfoncèrent dans le dossier rembourré
de la chaise cantilever à trois mille dollars sur laquelle elle avait essayé de
s’asseoir.
— C’est Chantilly.
Delilah posa son stylo et nous observa avec toute son attention,
l’amusement illuminant ses yeux.
— Qui confond Chantilly et Chasmophile ?
Bonne question. Je n’avais pas de réponse.
— Tant qu’à faire, poursuivit-elle, tu aurais pu dire Chartreuse.
— Oh, vous êtes si drôle, Delilah. Chartreuse.
Chantilly s’arrêta en plein milieu de son rire, ses doigts entaillant le
rembourrage du fauteuil.
— Que veut dire chasmophile ?
Delilah lui offrit un faux sourire patient qui empestait la condescendance.
— Un amoureux des coins et des fissures.
Oh.
Emery.
Toujours Emery.
Elle avait porté un T-shirt arborant le mot « Chasmophile » quand elle
avait eu sa phase Twilight et qu’elle lisait dans tous les coins de la maison,
migrant au gré des déplacements de Virginia. Où que Virginia se trouvait
dans le manoir, je pariais toujours qu’Emery était assise à l’autre bout de la
maison, les jambes repliées contre sa poitrine tandis qu’elle lisait dans un
petit coin.
Et j’étais prêt à donner mon cerveau à la science pour soigner le mal qui
le faisait continuellement penser à Emery.
— Delilah, commençai-je à dire.
— Je connais assez ce ton pour savoir que je ne vais pas dire oui.
Elle se tourna vers Chantilly.
— Bouchez vos oreilles.
— Quoi ?
Les yeux de Chantilly me suppliaient de la sauver.
Je ne le fis pas.
— Couvrez vos oreilles, Chartreuse.
Delilah faisait preuve d’insolence envers moi. Je la laissais faire.
J’appréciais, même. Mais elle savait qu’il ne fallait pas le faire devant les
autres.
— Déplace un intérimaire de ton bureau au design, lui dis-je dès que
Chantilly eut couvert ses oreilles.
— Je ne pense pas.
Delilah agrafa une pile de papiers avec la vigueur d’un running back
plongeant dans la end zone.
— Nous sommes assez occupés comme ça.
— Toi, peut-être ?
— Ha. Ha. Tu es trop drôle. Tu as une carrière toute tracée dans le stand-
up si ton hôtel échoue, et il échouera si tu continues à payer les employés
plus que ce que leur poste exige et à dépasser les budgets des projets.
Pour info, je payais bien parce que l’entreprise avait commencé à
embaucher parmi la moitié pauvre d’Eastridge. La moitié qui avait le plus
souffert de la trahison de Gideon. Qu’est-ce que j’étais censé faire ? Payer
moins chaque employé qui ne venait pas d’Eastridge ?
Delilah se pencha pour caresser Rosco, qui lui donnait des coups de patte
dans les tibias, et poursuivit, implacable :
— Et au cas où tu ne plaisantes pas, et je sais que tu plaisantes parce que
tu ne peux pas être sérieux, je ne peux pas me permettre de déplacer un de
mes intérimaires. Je travaille déjà à distance ici, ce qui est un problème qui
me prend beaucoup de temps. De plus, je suis occupée à renouveler mon
contrat avec mon mari.
— Tu veux dire tes vœux de mariage ?
— Non, je veux dire mon contrat.
Elle articula le mot comme si j’étais un idiot pour ne pas la comprendre.
— Tu as un contrat de relation avec ton mari ? Qui fait ça ?
— Les avocats. Ce connard veut que l’anal soit inscrit dans le contrat,
cette année.
Chartreuse s’étouffa avec son Évian. J’avais oublié qu’elle était là.
— Je veux deux enfants.
Delilah se tourna vers la rousse.
— Chartreuse, chérie, je vous ai dit de vous boucher les oreilles. Je ne
vais pas me répéter.
Elle se retourna vers moi.
— Nous entrons en phase de négociations.
— Et pourquoi pas pas d’anal et pas d’enfants ? suggérai-je en retournant
à ma liste de choses à faire. C’est une situation gagnant-gagnant. Il n’a pas
à essuyer de culs de bébés, et tu n’as pas à mettre quoi que ce soit dans le
tien.
— Tu dis ça parce que tu ne veux pas que je prenne un congé maternité.
— Tu es à la tête d’un département entier.
J’ouvris le dossier d’emploi de Mary-Kate sur mon ordinateur portable.
— Maintenant que j’y pense, Mary-Kate aussi, jurai-je en lisant. Un an de
congé maternité ? T’es sérieuse, putain ?
Le congé maternité standard dans les États allait de zéro à douze
semaines non payées. Un congé payé si on vivait en Californie, à Rhode
Island ou au New Jersey, mais ce n’était pas le cas, alors tant pis.
— Tu m’as dit d’écrire les contrats des employés de l’entreprise. Donc, je
l’ai fait.
Elle appuya son visage suffisant sur ses phalanges, comme si elle ne
m’avait pas dit plus tôt que l’entreprise dépensait trop en salaires.
— Tu t’attends à ce que les femmes fassent des bébés et retournent au
travail, le lait coulant de leurs soutiens-gorge ?
— Je savais que j’aurais dû engager Earl Haywood.
Je me retins de sourire, conscient que la mention de Earl l’énerverait.
— Earl Haywood a une panse à bière à force de boire au travail.
Elle imita sa démarche permanente d’ivrogne.
— En plus, il s’appelle Earl. Hay. Wood. Mais je t’en prie, engage-le et
regarde ton entreprise s’effondrer.
— Euh…
Chantilly leva une main, l’agitant un peu comme un enfant de maternelle
qui aurait besoin d’aller aux toilettes.
— Ça y est, je peux arrêter de me boucher les oreilles ?
— Non, répondis-je au même moment où Delilah disait « Oui. »
Chantilly baissa ses mains et les secoua légèrement, comme si le fait de
les presser contre ses oreilles lui avait fait mal.
— Du coup… je peux engager un nouvel employé ?
Delilah arqua un sourcil vers moi avant de se tourner vers Chantilly.
— Pas besoin. Monsieur Prescott a accepté d’être plus impliqué dans le
projet.
J’aurais dû dire non.
J’aurais dû engager quelqu’un d’autre.
Je ne le fis pas.
Au lieu de ça, j’acquiesçai parce que Emery travaillait au département
design, et que j’avais besoin de la localisation de Gideon, même si je devais
l’arracher de ses doigts réticents. De plus, je voulais qu’elle soit
malheureuse, et rien ne la rendait plus malheureuse que mon existence.
— Je vous vois demain de bon matin, Chasmophile.
Chapitre Vingt-quatre

Nash

Le café situé en face de l’hôtel servait du poulet et des raviolis qui me


rappelaient ceux de maman.
Ainsi, même si je préférais ne pas avoir les artères bouchées à sept heures
du matin, je me laissai tenter par sentimentalisme.
Le poulet et les raviolis étaient les préférés de papa. Nous en mangions à
chaque fête et pour les trois repas de son anniversaire. Ceux-ci n’égalaient
pas ceux de maman, mais les raviolis avaient été coupés dans la même
forme, et si je plissais les yeux et me droguais suffisamment, je pourrais
probablement me convaincre que c’était ceux de maman. Ajoutez à cela des
hallucinogènes et je me battrais contre papa pour les restes.
J’étais assis dans le café, à la table la plus proche de la fenêtre, les yeux
rivés sur la vue de l’autre côté de la rue. Adossé à l’un des érables rouges de
l’entrée de l’hôtel, Brandon Vu vérifia deux fois sa montre avant de sortir
son téléphone et de composer un numéro.
Il était habillé d’un costume qu’il avait fait faire sur mesure, mais le
polyester-rayon criait : « Je vis d’un salaire du gouvernement ! Pitié, ne me
demandez pas de payer pour ce rendez-vous. » Ses mocassins en daim
martelèrent deux fois le trottoir. Il fit tapoter ses doigts en rythme contre sa
cuisse.
J’avais pris mon temps pour manger dès que je l’avais repéré, il y avait
une demi-heure. La serveuse avait posé mon repas, et j’aurais pu laisser un
gros pourboire et sortir par l’arrière, mais je me délectais à regarder
Brandon attendre.
Il avait la patience d’un chien qui attend d’uriner. Son pouce et son index
tressaillirent, comme le ferait un fumeur. Il passa sa main libre derrière son
oreille, mais ne trouva rien, et tapota les poches avant et arrière de son
pantalon de costume.
Vides, également.
Il fit quelques pas, sortit son téléphone et commença à crier sur le pauvre
type à l’autre bout. Je ne pouvais pas entendre d’ici, évidemment, et lire sur
les lèvres était un mythe inventé par les séries TV, alors je regardai
impassiblement Brandon raccrocher et arrêter de faire les cent pas.
Il fixait quelque chose.
Je suivis son regard jusqu’à Emery. Elle portait le même sweat à capuche
noir, sans fermeture éclair, avec un pantalon de survêtement trop grand.
Quelque chose qui ressemblait à un lacet, s’il avait été mâchouillé par
Rosco, retenait le jogging à sa taille, mais elle se retrouvait malgré cela à
l’ajuster tous les dix pas.
Elle était magnifique d’une manière qui me dégoûtait. Le genre de beauté
que rien ne pouvait dissimuler. Pas les T-shirts sarcastiques qui n’avaient de
sens pour personne d’autre qu’elle-même. Pas cette merde bas de gamme
qu’elle appelait maquillage les jours où elle s’en donnait la peine. Pas les
survêtements trop grands qu’elle devait remonter toutes les cinq secondes.
Juste. Putain. De. Magnifique.
Point final.
Fin de la déclaration.
Delilah passait des heures au salon de coiffure, à faire perfectionner son
balayage pour qu’il ait l’air naturel. Virginia portait encore les cicatrices
d’un lifting brésilien des fesses qu’elle jurait n’avoir jamais eu, même après
être revenue avec un nouveau fessier et une silhouette en forme de violon,
en prétendant avoir attrapé la mononucléose pendant un mois. Chantilly se
couvrait de maquillage, de robes légères et d’un désespoir qui réclamait de
l’attention.
De son côté, Emery s’en fichait.
Elle n’en avait tout simplement rien à faire.
Ça n’avait aucun sens, car elle était étudiante en stylisme. Elle avait
grandi dans un monde qui lui disait que les apparences étaient importantes,
et avait choisi une discipline qui renforçait cette idée, mais elle n’avait
aucun intérêt à succomber aux attentes de la société.
Si authentique.
Si fraîche.
Si tordue, me rappelai-je.
La capuche du sweat d’Emery avait été rabattue sur sa tête, mais je savais
qu’il s’agissait d’Emery parce qu’on pouvait lire sur son haut « Selcouth »,
cette fois dans une police bâton qui occupait toute la largeur de sa poitrine.
La poitrine dont je n’avais pu détourner le regard il y avait deux nuits.
Si fermes, ses seins me suppliaient de les gifler et de les regarder
rebondir.
Elle a vingt-deux ans. Ne cède pas, crétin.
Je cédai.
Je sortis mon téléphone de ma poche intérieure, ouvris l’application
dictionnaire et tapai « Selcouth ».
Adjectif.
Inhabituel, rare, étrange, et pourtant merveilleux.
Elle était « selcouth » comme j’étais une licorne qui chevauchait un arc-
en-ciel. Pour la petite histoire, je savais très bien que je me mentais à moi-
même. Je savais que j’étais attiré par Emery, mais comme elle était une
Winthrop et qu’elle avait vingt-deux ans, mon entrejambe pouvait bien
attendre.
Quand je relevai la tête, Emery avait sorti de son sac un manteau intégral.
Doté d’une quantité de poches plus fonctionnelles qu’à la mode, il avait une
capuche en coton qui dépassait de la laine épaisse.
Elle continua à marcher et, avant que je puisse m’en empêcher, je déposai
deux billets de cent dollars sur la table et quittai le restaurant par l’avant, la
tête basse, en espérant que Brandon ne me remarquerait pas.
Il s’avéra que la santé mentale était un père absent : elle s’enfuyait quand
on en avait le plus besoin.
Quand Emery tourna à gauche, je la suivis, mais gardai mes distances
quand je réalisai que Brandon ne m’attendait pas. C’était Emery qu’il
attendait, et maintenant, il prenait la même direction qu’elle.
À environ quatre pâtés de maisons de l’hôtel, que je parcourus dans un
costume qui n’était pas prévu pour marcher, Emery s’arrêta devant le
village de tentes que le conseil municipal de Haling Cove essayait
d’éradiquer depuis des années.
Le costume me pinçait la peau. Je regardai Emery se faufiler entre les
tentes comme si l’endroit lui appartenait. Ce n’était pas le cas. Je le savais
parce que c’était à moi qu’il appartenait.
Des rangées d’hommes et de femmes sans-abri vivaient dans des tentes
sur un terrain vague appartenant à votre serviteur. (Par le biais d’une
société-écran, parce que faire du conseil municipal mes ennemis n’était pas
en tête de ma liste de choses à faire, merci bien.)
Je connaissais beaucoup de ces personnes pour avoir fait du bénévolat à
la soupe populaire quelques portes plus bas. Depuis que j’étais arrivé en
ville, je donnais de l’argent pour l’épicerie et faisais du bénévolat cinq fois
par semaine, généralement aux heures de pointe.
Maggie serra Emery dans ses bras. Elle avait le sourire malgré le fait
qu’elle s’était mariée jeune, qu’elle avait perdu son mari à cause d’un engin
piégé et qu’elle avait perdu sa maison quelques mois plus tard. Emery tendit
le manteau à Maggie et prit soin de lui montrer la capuche avant de se
pencher pour serrer les jumeaux de Maggie dans ses bras.
Harlan fouilla dans le sac et en sortit des manteaux plus petits, taille
enfant. Stella sauta sur le dos d’Emery, l’ours en peluche que je lui avais
donné la semaine dernière pendant au bout de ses doigts. Emery fit
tournoyer Stella avant de consulter son téléphone et de grimacer.
Elles se séparèrent sur des câlins prolongés, Maggie balançant Emery
d’un côté à l’autre comme si elle était une sœur qu’elle n’avait pas vue
depuis des années. À ce stade, nous étions tous les deux en retard pour le
travail, et je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle je m’étais donné
la peine de la suivre, sauf que mes yeux continuèrent à traquer Emery,
même lorsque je dis à mes jambes d’arrêter ces conneries et de retourner à
l’hôtel.
Le travail, Nash. Tu t’en souviens ? Le truc qui permet de garder un toit
sur la tête de ta famille ?
Alors qu’Emery sortait du village de tentes, Brandon l’attrapa par le bras
et l’entraîna dans une partie isolée de la rue. Elle se débattit, griffant ses
doigts. Je faillis intervenir jusqu’à ce qu’elle lève les yeux vers lui et arrête
de se battre.
Elle le connaissait.
Elle connaissait Brandon Vu.
Elle connaissait ce satané agent du SEC qui enquêtait sur moi.
Pire, elle prit ce qu’il lui tendit, regarda autour d’elle dans la rue, et
l’enfouit dans sa poche.
J’en avais vu assez.
Je retournai à l’hôtel, envoyant un message à Delilah pour que le
détective privé se penche sur le lien qu’Emery avait avec Brandon.
Avant de pouvoir l’envoyer, je supprimai ce texto, parce que je n’étais pas
assez stupide pour laisser une trace électronique. Au lieu de cela, j’ouvris
l’application Eastridge United, un centimètre de ma frustration disparaissant
à la vue d’un message de Durga.
Durga : Est-ce que le poison est un moyen discret de tuer quelqu’un ? Je
demande pour une amie, dont il se pourrait qu’elle déteste son patron. (Pour
info : cette amie c’est moi, donc je m’attends à une réponse utile.)
Benkinersophobie : Dis à ton amie qu’elle peut toujours travailler pour
moi. Avec sa bouche. Sous mon bureau. Les heures sont longues et
difficiles. Tu es prévenue.
Ce que je voulais vraiment faire, c’était demander à Durga si elle avait
déjà couché avec le connard dont elle m’avait parlé, ce qui, en y
réfléchissant bien, était hypocrite de ma part, vu que j’avais passé les
dernières nuits à me masturber au souvenir des seins d’Emery pressés
contre la porte de ma douche et à quel point son sexe était serré quand elle
s’était faufilée dans la chambre de Reed…
Bon sang, toi, t’es un connard de première classe.
Je relâchai une inspiration en m’appuyant contre l’entrée de l’hôtel.
Emery s’arrêta dès qu’elle me vit bloquer la porte. Ce n’était pas mon
intention, mais je profitai de la situation, croisant mes bras contre mon
torse, le message clair.
Ne. Me. Provoque. Pas.
Trop tard.
Elle sembla perturbée en me voyant. Elle se remit rapidement et tenta de
me contourner, mais je me déplaçai avec elle.
— J’ai du travail, Nash. Chantilly va retenir mon salaire si je suis en
retard.
Tu es déjà en retard. Je me demande pourquoi, mon cheval de Troie.
Je ne bougeai pas.
— Vu que je suis ton patron, je dirais que je suis plus important.
— Que dirais-tu de ça : une frange à la Justin Bieber cacherait ta tête
surgonflée.
Je hochai mon menton vers sa poitrine.
— En parlant de choses gonflées, est-ce que tes tétons sont patriotiques,
ou bien ils me saluent sans raison ?
Crétin.
Je n’aurais pas dû parler de ses tétons, mais d’une, avait-elle au moins un
soutien-gorge ? Et de deux, je n’avais pas fait l’amour depuis des lustres (à
moins que le sexe par téléphone avec Durga ne compte), et maintenant, ça
me semblait être la seule chose à laquelle je pouvais penser, ainsi que la
flexibilité des jeunettes de vingt-deux ans.
Arrête ça, espèce de pervers. Tu as fini la fac et tu connais les tenants et
les aboutissants de l’anal, alors qu’elle pense encore qu’elle pisse et baise
par le même trou.
Les bras d’Emery s’enroulèrent autour de sa poitrine, car non, je n’avais
pas menti. Ses mamelons étaient particulièrement durs et pointaient droit
sur moi, comme deux petits Choixpeaux qui auraient choisi mes lèvres
comme leur maison à Poudlard.
(Oui, j’avais regardé Harry Potter après que Durga l’avait mentionné.)
Les vœux pieux étaient une chose réelle, et j’en souffrais toujours quand
il s’agissait d’Emery Winthrop. Mais jamais je ne céderais.
Je briserais Emery, et réduirais sa volonté à rien d’autre que de la rage.
Elle me passa devant, bousculant mon bras sur son chemin.
Je saisis son coude, enfouis mon visage dans cette crinière sauvage de
cheveux noirs à l’odeur identique à la mienne, et murmurai :
— Fais attention à toi, Winthrop. Je suis le roi dans ce palais, et les hôtels
Prescott sont mon empire. Si tu penses pouvoir rivaliser avec moi sans te
battre, une heure de salaire en moins sera le cadet de tes soucis.
Elle devait prendre conscience que la vie n’était pas une partie d’échecs.
C’était un jeu de bataille navale, et la dernière personne à couler gagnait.
Chapitre Vingt-cinq

Emery

J’avais deux connards sur mes traces.


Le premier, Brandon Vu, m’avait harcelée jusqu’au village de tentes,
m’avait glissé une carte dans la main et avait exigé que je la prenne.
Après coup, j’avais réalisé que j’avais toujours cette impression de le
connaître de quelque part. Même la façon dont il avait dit « Il faut qu’on
parle » m’avait semblé familière.
Le deuxième, Nash Prescott et ses attaques incessantes.
Pour être honnête, j’aurais préféré un agent de la SEC, qui en voulait
probablement à papa et se défoulait sur moi, à Nash n’importe quel jour de
la semaine.
Nash s’était tenu devant son bâtiment en pleine forme, l’air toujours aussi
meurtrier. Toute ressemblance entre son comportement et la civilité était
une pure coïncidence. En fait, je me demandais comment il pouvait réussir
à faire des affaires avec quiconque qui n’était pas un loup enragé.
Ce matin, je m’étais convaincue que ce serait une bonne journée. Pour
commencer, j’avais réussi à éviter Nash après le malheureux incident de la
douche. Ensuite, la salle de sport avait ouvert un jour plus tôt que prévu,
alors je m’étais douchée avant le travail.
J’étais enfin propre, mais à la seconde où il s’était approché, je m’étais
sentie sale à nouveau.
De toute évidence, ce n’était pas un bon jour.
J’aurais dû me rappeler que les bons jours n’existaient pas dans les hôtels
Prescott. Pas quand leur « roi » était un tyran avec un ego si gros qu’il
pouvait casser un dollar en monnaie juste en s’asseyant dessus.
— Pourquoi tu me suis ? sifflai-je.
Il m’emboîta le pas dans le hall, sa menace résonnant encore dans mes
oreilles. Cet homme faisait passer les enfants acteurs pour des gens sains
d’esprit.
— Je travaille ici.
Son commentaire désinvolte me perça la peau.
— Prends le prochain ascenseur.
J’appuyai violemment sur le bouton de l’ascenseur, remontai mon
pantalon de jogging quand il glissa vers le bas et tournai mon nez vers le
haut pour inhaler, en espérant qu’il l’interprète comme un défi.
Les produits d’entretien sentaient-ils le pain à la cannelle ou avais-je
vraiment si faim que ça ?
— Tu as du mal à comprendre la dynamique employé-patron.
Le bras de Nash se leva, m’empêchant d’entrer dans l’ascenseur. Il
s’approcha, mais je sentis sa présence dévaler vers moi à la vitesse d’une
avalanche. Un nuage de givre et de colère s’abattant sur ma santé mentale.
— Je pourrais te donner un cours de remise à niveau.
— Je n’ai besoin de rien qui vienne de toi.
À part de l’argent.
Cette pensée avait un goût amer. Oh, comme les rôles étaient inversés. Je
me glissai sous son bras et fendis son odeur envahissante, m’accrochant à
mon pantalon pour ne pas glisser. J’avais besoin de récupérer mon jean sur
le sol de la salle de bain, mais A, il l’avait probablement brûlé et B, s’il y
avait une infime possibilité qu’il ne l’ait pas fait, lui demander gentiment
attirerait l’attention sur cette nuit.
Non, merci.
— Pourquoi tu n’irais pas faire tes leçons ailleurs ? poursuivis-je dans
l’ascenseur. Je suis sûre que Staline, Mussolini et Hitler ne demandent qu’à
apprendre une chose ou deux de toi.
Je pivotai pour lui faire face, appuyai sur le bouton de fermeture et
ajoutai :
— En enfer.
Il partit sans un mot. J’attendis que les doubles portes se ferment et
appuyai sur le bouton du seizième étage, espérant déposer mes sacs dans le
placard avant le travail. Sauf que les portes s’ouvrirent au deuxième. Nash
se tenait devant l’ascenseur, tellement suffisant, que je ne pus pas le
supporter plus longtemps.
Il avait dû courir jusqu’ici pour pouvoir appuyer sur le bouton à temps.
Mais qui faisait ça ?
Des intentions sournoises brillaient dans ses yeux. Les ennuis m’avaient
trouvée, déguisés en gentleman dans un costume Westmancott et des
mocassins Brioni. Il était un gentleman comme j’étais un conte de fées.
C’est-à-dire, pas le moins du monde.
Je n’arrivais pas à oublier les textos de Ben.
Baise-le même si tu le détestes pour le faire sortir de ta tête. Est-ce que je
le pouvais ?
Est-ce que ça marchait comme ça ?
Un peu de vitamine D, et j’étais soudainement guérie de ma fixette sur
Nash ?
Non. Même moi, je ne croyais pas à mes conneries. C’était une excuse
pour gratter la démangeaison permanente qu’était Nash Prescott.
— Tu vois, ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi tu
travailles ici, dit Nash en empêchant les portes de l’ascenseur de se fermer
avec son corps. Tu es blindée. Tu es née avec une cuillère en argent dans la
bouche, et elle t’a nourrie opportunité après opportunité. C’est presque
comme si tu avais une arrière-pensée pour travailler ici. Peut-être que
quelqu’un te l’a demandé ?
Il arqua un sourcil et croisa les bras.
— Peut-être que tu travailles ici pour te rapprocher de moi ?
La confusion me fit froncer les sourcils. Je n’avais aucune idée de ce dont
il parlait, mais il devait être défoncé s’il pensait que j’allais admettre à quel
point j’étais tombée bas.
Avoir besoin d’un travail ne me faisait pas honte.
Mais avoir besoin de celui de Nash ?
C’était un couteau dans mes tripes.
Un couteau que je ne pouvais pas retirer.
Il continuait à se tordre, la blessure s’envenimant à chaque seconde qui
passait.
Je me rapprochai de lui, le forçant à sortir de la trajectoire de l’ascenseur
avec mes mouvements. Les portes commencèrent à se fermer derrière moi,
mais je les ignorai.
— C’est le moment de la journée où on invente des théories du complot
et où on s’accuse mutuellement de choses ridicules ? C’est marrant. Je
donnerais au mieux un D à la tienne.
Mon jogging glissa plus bas, dévoilant le haut de ma culotte. Je ne fis
aucun geste pour le relever.
Il avança d’un pas vers moi, mais je lui tins tête. Nous étions pieds contre
pieds. Nez contre torse. Je pouvais percevoir son souffle sur moi. Je pouvais
le sentir partout sur moi.
C’était comme cette nuit dans la douche, sauf qu’aucune vitre ne nous
séparait.
Et que je n’étais pas nue.
Mais bordel, ce que j’en avais envie.
Fais-le, Emery.
Baise-le même si tu le détestes pour le faire sortir de ta tête.
Cet homme est un poison, et le seul remède est de le sucer.
— Ne me regarde pas comme ça.
La voix de Nash caressa mon visage et m’attira comme un hameçon.
— Comme quoi ?
D’une certaine manière, nous avions conclu un accord tacite de parler
plus doucement, blottis dans l’intimité de cet étage inachevé.
Pas de portes sur les cadres.
Pas de peinture sur les murs.
Pas de meubles sur le tapis.
Pas de témoins.
— Tu me regardes comme si tu voulais te faire baiser. Ça ne va pas
arriver.
Il s’avança, et ce fut juste assez pour établir un contact. Ma poitrine se
pressa contre des abdos durs. Malgré ma taille, il me dominait.
— Au cas où tu n’aurais pas remarqué, Lolita, je ne t’aime pas. Je ne te
déteste même pas. Tu es aussi insignifiante que tes amis adolescents.
— Cache-toi derrière tes mots, Nash. Utilise-les pour te rassurer en niant
que tu as envie de moi, mais ça va arriver.
Je me rapprochai, comme un tigre traquant son prochain repas.
— On dirait que tu as envie de me toucher, Nash. Fais-le, le défiai-je.
Laisse-moi ruiner ta réputation.
— Enlève cette laisse.
À l’intérieur, je tremblais.
Je n’avais pas envisagé les conséquences d’un Nash sans laisse. La colère
assombrissait les mouchetures de couleur mousse dans ses yeux. Deux iris
frappés par la tempête percèrent ma raison. S’il le voulait, il pouvait me
briser en deux et laisser l’équipe de construction se débarrasser de mon
corps.
Ils ne diraient rien parce que la peur et le pouvoir étaient des jumeaux
conjoints, incapables de voyager l’un sans l’autre.
Nash ne bougeait pas.
Ne clignait pas des yeux.
Ne respirait pas.
J’avais besoin qu’il me prenne.
J’avais besoin de le ruiner en retour.
Mes sacs me glissèrent des doigts, et je sautai sur lui avant qu’il ne puisse
répondre.
Il m’attrapa. Probablement par instinct. Deux grandes paumes saisirent
ma taille. J’enroulai mes jambes autour de son dos avant qu’il ne puisse le
regretter. J’avais besoin qu’il sorte de ma tête. J’avais besoin de gratter cette
démangeaison jusqu’à ce qu’elle saigne, qu’elle forme des bleus et des
cicatrices.
Jusqu’à ce que j’aie quelque chose en moi qui corresponde aux cicatrices
de combat sur son torse.
Nash pouvait bien dire que je ne comptais pas pour lui, qu’il me détestait,
ou même que je n’étais pas assez importante pour être détestée, mais ça ne
changeait rien au fait qu’il me désirait.
Son érection me touchait à travers mes vêtements, prouvant mon point de
vue.
L’avait-il eue tout ce temps ?
Je me frottai contre lui, mes doigts s’enfonçant dans les cheveux de sa
nuque tandis que je haletais contre ses lèvres.
— Putain.
Il me poussa plus fort sur lui tout en faisant passer son membre entre mes
cuisses.
— Je ne sais pas ce qui est pire, que tu aies vingt-deux ans, que tu sois la
meilleure amie de mon frère, ou que ma bouche n’ait jamais touché ta
chatte.
Je me penchai en avant pour l’embrasser, mais il recula sa tête, le regard
sévère.
Il articula ses prochains mots.
— Je. N’embrasse. Pas.
Je me rendis compte qu’il ne m’avait pas embrassée non plus cette nuit-là
dans la chambre de Reed. Soudain, tout ce que je voulais de Nash, c’était un
baiser, mais ça ne pouvait pas arriver.
Il me dominait comme un méchant. Des yeux acérés. Des cheveux
sombres. Une mâchoire fermée.
Je le détestais d’avoir raison. L’embrasser aurait été trop intime pour ce
que nous étions. J’avais besoin de sexe salace. Dégoûtant. Brut. Quelque
chose dont je pourrais me souvenir dans dix ans, allongée à côté d’un
homme que j’aimais.
Mes lèvres picotaient de désir, mourant d’envie d’être tracées par sa
langue, mais il ne le ferait jamais.
Ça ne voulait pas dire que je devais me laisser faire.
— Tu as aussi dit que tu ne voulais pas coucher avec moi, mais nous y
voilà.
Je relevai le menton, refusant de lui montrer qu’il avait creusé sous ma
peau et m’avait affectée.
— Notre deuxième fois.
— Je ne vais pas coucher avec toi.
Il palpa mes fesses et les serra fort. Ses ongles s’y enfoncèrent.
— Je suis sur le point de te ruiner. Si tu savais ce qui est le mieux pour
toi, tu ramènerais ton cul de sainte-nitouche dans l’ascenseur et tu irais
travailler comme une gentille fille. Si tu restes, tu ne t’en remettras jamais.
— Ruine-moi, Nash. Fais de ton mieux.
Je vais te ruiner en retour, et tu ne le verras pas venir.
Je me mordis la lèvre jusqu’au sang, retenant un gémissement quand il
me déposa. Quand je regardai autour de moi, je pris conscience qu’il nous
avait fait passer un seuil sans porte et entrer dans une suite inachevée. Des
matériaux de construction étaient entassés sur une table dans un coin, un
tapis frais à poils ras recouvrait le sol et des armoires non assemblées
étaient empilées dans le coin le plus éloigné.
Nash retira sa veste de costume, la jeta sur le tapis et déboucla sa
ceinture.
— Dans dix ans, quand tu seras allongée dans ton lit à côté de ton mari
ennuyeux avec son job ennuyeux, à te toucher au souvenir de la putain de
force avec laquelle je t’ai fait jouir, rappelle-toi que tu m’as supplié pour ça.
Il s’approcha de moi avec la longue lanière de cuir entre deux poings
serrés.
Nash était le ciel avant la tempête.
Impressionnant.
Sombre.
Magnifique.
Je reculai jusqu’à ce que mes fesses touchent les baies vitrées. Derrière
moi, des dizaines de personnes se prélassaient sur la plage, riant, lisant,
ignorant. S’ils levaient les yeux, ils verraient notre danse, une princesse et
son dragon. J’étais trempée à l’idée de nous faire prendre. Je voulais danser
dans le feu de Nash jusqu’à ce que je brûle autant que lui.
Mes doigts tâtonnèrent contre la fenêtre, se rappelant que le revêtement
teinté se trouvait encore dans l’entrepôt.
— Ils peuvent nous voir.
Il ne bougea pas.
— Belle vue.
— Nash.
— Déshabille-toi et tends les bras… ou on peut partir.
La chaleur me piqua les joues. J’enlevai mes chaussures d’un coup de
pied. Elles volèrent à travers la pièce, s’entrechoquant contre la table des
outils. Vinrent ensuite mes chaussettes, suivies de mon jogging. Je me
tenais devant Nash vêtue de ma culotte et de mon haut.
Pas de soutien-gorge.
Juste de la fausse bravade et mon T-shirt selcouth en guise d’armure.
Ce ne fut pas le désir qui me poussa à lui obéir. C’était un défi. Je refusais
de reculer, de lui montrer que je craignais la réaction qu’il suscitait chez
moi. Que ce serait fait, et que j’aurais encore envie de lui.
Nash posa la main sur son érection dans son pantalon, la frotta et fit un
signe de tête vers ma culotte.
— Elle aussi.
Je la fis glisser le long de mes jambes jusqu’à ce que je n’aie plus que ma
chemise. La brise était froide contre les lèvres de mon sexe. Je croisai mes
jambes, mais je m’arrêtai quand il émit un petit son de désapprobation.
— Toi d’abord, réussis-je à dire.
Ma voix avait l’air cassée. Vierge.
Il rit de moi. Il rit sincèrement.
— Tu n’es pas en position de négocier ce que tu veux.
Il avait raison.
J’avais initié tout ça, et si je voulais que ça continue, je devais lui donner
le contrôle et en subir les conséquences.
Pourquoi as-tu envie de ça, Emery ?
Curiosité morbide.
Du genre qui tue.
J’avais besoin de confirmer que notre connexion de la première fois était
un coup de chance. Ensuite, je pourrais avancer dans ma vie en paix.
La démangeaison serait grattée.
Problème résolu.
Nash défit sa cravate et desserra son col.
— Écarte tes lèvres et demande-moi si j’aime ce que je vois.
Bon sang.
J’avais su immédiatement que c’était une mauvaise idée. Je ne pouvais
pas me débarrasser de Nash. J’étais une droguée à qui on donnait sa
prochaine dose.
J’obéis, mes entrailles se contractant lorsque mes ongles effleurèrent mon
clitoris.
— Tu aimes ce que tu vois ?
Ses yeux se rivèrent sur ma fente. Prenant son temps, il s’approcha de
moi, tendit un doigt et traça les lettres sur ma chemise.
— Selcouth. Est-ce que tu te trouves merveilleuse, Emery ?
Je ne répondis pas, mais mes hanches se balancèrent en avant à ses mots.
Il savait ce que selcouth voulait dire, et je ne pensais pas pouvoir être plus
excitée.
— Ou, poursuivit-il, ses doigts effleurant mon téton par-dessus ma
chemise, peut-être que tu penses être rare.
— Je pense que personne n’est rare.
Je secouai la tête, incapable de me concentrer sur ma réponse. Il se relaya
pour taquiner mes tétons.
— Personne n’est spécial. Tout le monde veut juste l’être.
C’était peut-être la chose la plus réelle que j’avais dite à quelqu’un
d’autre que Ben depuis longtemps. Trop réelle pour ce moment. C’était
censé être du sexe brut, moche, dégoûtant, qui le sortirait de ma tête. Ce
n’était pas censé être une interview avec Oprah.
Une partie de moi voulait lui demander de se dépêcher de me prendre,
mais je ne le fis pas. Je refusais d’entrer dans son jeu.
Il voulait faire durer.
Me taquiner.
Me faire supplier.
Me prouver que c’était moi qui avais envie de lui et pas l’inverse. Et à la
fin, après que nous aurions fini d’adorer le corps de l’autre, tous deux à
bout de souffle, tous deux en sueur, tous deux épuisés, il parviendrait à en
sortir vainqueur. Je le savais, mais j’avais quand même envie de lui.
— Dis ça aux millions de dollars de revenus que les hôtels Prescott
rapportent chaque année rien que pour les anniversaires.
Les doigts de Nash ramenèrent les miens vers mon sexe quand j’essayai
de les retirer. Ensemble, nous traçâmes un chemin le long de la fente.
— Ouvre-les. Ne bouge pas tes doigts. Supplie-moi de glisser ma langue
de ta chatte jusqu’à ton cul.
— Les anniversaires sont un mensonge, répliquai-je en ignorant la moitié
de ses ordres.
Je restai ainsi ouverte pour lui, me sentant bien trop nue devant son
regard, mais je refusai de le supplier. Je ne voulais pas lui donner cette
satisfaction. La pièce n’avait pas de porte. N’importe qui pouvait entrer et
voir Nash tout habillé tandis que j’écartais mes lèvres pour lui.
— La société te donne ce jour à célébrer, et on est censé se sentir spécial
et unique à cette occasion, mais la vérité est que, statistiquement, on partage
son anniversaire avec vingt et un millions d’autres personnes, et c’est ça qui
est spécial. Ce sont les liens qui unissent les gens qui doivent être célébrés.
Il était d’accord avec moi. Je le vis dans sa mâchoire crispée et dans la
façon dont ses doigts s’arrêtèrent sur les os de mes hanches, les effleurant
juste sous mon T-shirt. Ils s’enfoncèrent dans ma peau pendant une seconde
avant de se relâcher. De petites entailles marquèrent la chair.
— Selcouth…
Il déchira mon haut en deux jusqu’à ce que les deux moitiés pendent
librement sur mon corps.
— Ton T-shirt est un mensonge, et je déteste les mensonges.
Il ne me laissa pas la chance de répondre.
Il me fit tourner sur moi-même, plaqua le devant de mon corps contre la
fenêtre et attacha mes poignets derrière mon dos avec sa ceinture. Mes seins
étaient exposés à la vue de tous sur la plage.
Je priais pour que personne ne voie.
Je priais pour que tout le monde voie.
Le désir jouait des tours à mon esprit. Je ne savais pas ce que je voulais,
mais je savais que je deviendrais folle s’il ne me faisait pas jouir
maintenant.
Sa paume me fessa. Deux fois. Ne me laissant pas une seconde pour me
reprendre.
— Je t’ai dit de me supplier de glisser ma langue de ta chatte à ton cul,
Emery.
Il était une tempête, chaotique et volatile.
Mais je ne fuyais jamais les tempêtes.
Je les chassais.
— Arrête de prétendre que je suis la seule à en avoir envie, rétorquai-je,
me détestant d’arquer ainsi mon dos, de lui donner plus de mon fessier. Je
ne vais pas te supplier.
— D’accord. Alors, tu ne jouiras pas.
Ma mouille coula le long de ma cuisse. Je ne pouvais pas le voir, mais je
savais qu’il le voyait. La conscience piquait mes joues, les colorant. Il
plongea un doigt entre mes jambes par-derrière, fit courir ma mouille de
haut en bas de ma fente et la fit glisser jusqu’au trou que personne n’avait
jamais touché auparavant.
Je me serrai instinctivement au contact.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Nash recula d’un pas, sans répondre. Je tournai la tête, suivant du regard
son chemin jusqu’aux armoires inachevées dans le coin. Il prit la poignée de
l’armoire, celle dont Ida Marie et moi avions dit qu’elle ressemblait à un
plug anal.
Mon estomac se remplit d’anticipation, mais je me sentis obligée de
refuser pour le bien de ma dignité.
— Non. Quoi que tu penses faire avec ce truc, non.
Ferait-il vraiment entrer une poignée d’armoire dans mes fesses ? Cette
perspective me fit respirer profondément jusqu’à ce que le verre se teinte de
buée.
— Tu es en train de me dire que tu n’en as pas envie ?
Il s’approcha de moi par-derrière, inclina mon menton jusqu’à ce que je
regarde la foule sur la plage, et traça le métal froid de la poignée le long de
ma fente. Elle glissa aisément sur ma peau, si humide, si lisse et si froide.
Mes bras étaient recouverts de chair de poule. Mes souffles lourds
pressaient mes mamelons plus fort contre le verre. J’avais besoin de glisser
mes doigts entre mes jambes pour me soulager, mais mes mains liées
refusaient de bouger.
— Ce n’est pas une salle de réunion, Emery. Tu n’es pas en position de
négocier. Soit tu me veux comme je suis, soit tu ne me veux pas. Fais ton
choix, parce que je ne t’offrirai pas de seconde chance.
J’oscillai légèrement, faisant courir mes tétons sur le verre pendant que je
réfléchissais. Il se rapprocha de moi, son souffle éventant mon cou.
— C’est maintenant ou jamais, Lolita.
Nash appuya le bout de son pouce sur une de mes fesses et poussa,
laissant l’air balayer mon trou.
Je sus l’instant même où le jeu fut terminé.
Il avait gagné.
J’avais perdu.
Une histoire vieille comme le monde.
Nash ne jouait pas fair-play.
Il ne l’avait jamais fait.
Et ne le ferait jamais.
— Maintenant, chuchotai-je, bien que mes mots me donnaient la
sensation d’une condamnation à mort.
Mon corps n’avait pas eu le mémo.
Je frissonnais d’impatience, chaque terminaison nerveuse en alerte.
Comme la plupart des choses impliquant Nash, je m’attendais à détester ça
autant que de l’adorer. Je m’attendais à cogiter dessus la nuit. À me
souvenir de chaque contact, de chaque moment, de chaque souffle.
Je m’attendais à être obsédée.
— Gentille fille.
Il palpa mes fesses.
— Cambre ton dos et donne-moi tes fesses.
Je le poussai, pressant mes seins si fort contre le verre que mes mamelons
piquaient. La chaleur du soleil réchauffait ma peau, mais mes tétons
formaient des cailloux contre la vitre. Je sursautai quand il fit de nouveau
glisser la poignée de haut en bas de ma fente.
Nash se pencha derrière moi, ne me laissant pas une seconde pour
récupérer avant de faire courir sa langue d’une entrée à l’autre.
— Je me demande quel goût auront tous tes mensonges, murmura-t-il
contre mon ouverture avant d’enfouir sa langue en moi.
Je me débattis contre la ceinture et criai son nom.
— Nash !
Je gémissais. Je tremblais. Je m’effondrais pour un méchant qui avait
enterré son âme dans mon passé.
— Oh, mon Dieu. Je suis tellement proche.
Nous avions à peine commencé, et pourtant j’étais sur le point de
conclure.
Si fragile.
Si innocente.
Si inexpérimentée.
Sa Lolita.
Nash fit un petit bruit de désapprobation.
— Tu n’as pas le droit de jouir sur ma langue.
Je gémis presque quand il se retira, mais il remplaça sa langue par la
poignée, utilisant mon humidité pour l’enduire avant de la faire glisser
lentement dans mon derrière. Mon souffle se coupa à l’intrusion.
C’était froid.
Épais.
Serré.
Il le fit sortir légèrement avant de l’enfoncer à nouveau, un peu plus loin
cette fois. Encore, et encore, et encore, jusqu’à ce qu’il me remplisse, tel un
démon déterminé à me ruiner.
— Redresse-toi, ordonna-t-il.
J’expirai et obéis, haletant à la façon dont mon postérieur me procurait la
sensation d’être rempli. Sa paume atterrit sur mes fesses avec une claque.
— Nash, réussis-je à dire en me serrant autour de la poignée, haletant
pour lui.
— Tourne-toi.
Il s’éloigna de moi, attendant que j’obéisse.
Mes mouvements étaient lents. Je pris mon temps pour me retourner. Les
doigts de Nash plongèrent de nouveau entre mes plis, effleurant mon bouton
de chair avant de glisser trois doigts en moi d’un seul coup. Ma tête
s’inclina vers le bas pour se poser sur son torse, trouvant refuge contre une
montagne inébranlable.
Il m’entourait.
Son corps.
Son parfum.
Son désir.
Juste lui à l’état pur.
Et j’étais proche alors qu’il continuait des va-et-vient en moi, enroulant
ses doigts jusqu’à une zone que je n’avais jamais pu trouver moi-même.
— Je t’en prie, Nash.
Il s’arrêta au son de mes supplications, ignorant mon gémissement
désespéré.
— Dis-moi ce que tu dis quand tu marmonnes dans ton souffle.
Le désir embrumait mes pensées, sinon je me serais émerveillée qu’il
remarque mes bizarreries. Qu’il me remarque.
— Nash, j’ai besoin de jouir. Je t’en prie.
Je n’étais pas là pour une conversation à cœur ouvert. J’étais ici pour le
purger de mon âme.
Nash fit des va-et-vient avec sa main, si lentement, en appuyant de temps
en temps sur cette zone.
— Dis-moi.
Il était impitoyable, et j’étais muette.
Puis sa paume se pressa contre mon clitoris et j’en eus assez.
— Je ne sais pas ! OK ? criai-je en souhaitant pouvoir saisir sa chemise et
le supplier de mettre fin à mon supplice. C’est différent chaque fois. Des
mots magiques. Des mots qui me rendent heureuse. Des mots sur mes T-
shirts. Des mots dans ma tête. Des mots qui comptent. Des mots qui ne
comptent pas. Tu es satisfait ? Fais-moi jouir, s’il te plaît.
Il le fit, baissant sa bouche vers mon cou et me suçant si fort que je savais
qu’il laisserait une marque. Ses doigts s’affolèrent dans mon sexe. Ils se
tortillaient contre mes parois, entrant et sortant. Il les enroula en crochet et
appuya exactement là où j’avais besoin de lui.
Je gémis bruyamment en jouissant, sans me soucier de savoir si tout le
bureau pouvait m’entendre et se précipiter en bas depuis le cinquième
étage. J’étais en retard au travail, épuisée, irresponsable, et tellement,
tellement rassasiée que tout cela n’avait aucune importance.
Nash se retira dès que j’explosai autour de ses doigts, laissant mon corps
endolori par le vide. Les échos de l’orgasme forcèrent mes parois à serrer ce
vide, palpitant contre la poignée qui remplissait mon postérieur.
— Mets-toi à genoux, exigea-t-il sans attendre que je me remette.
Supplie-moi de t’autoriser à me sucer et d’avaler mon sperme.
L’euphorie post-orgasme embrouilla mon esprit, me réduisant à rien
d’autre que le désir.
Je me forçai à le regarder dans les yeux en m’agenouillant. Il avait l’air
mortel. Un dangereux fantasme confronté à la réalité. Chaque moment
terrifiant condensé en une seule personne. Quelque chose qui ressemblait à
un humain, qui respirait comme un humain, mais qui ne pouvait pas être
humain. Il était tellement plus.
Les genoux au sol, je serrai mes cuisses l’une contre l’autre, cherchant
désespérément un soulagement. Le mouvement serra davantage la poignée
dans mon derrière, ce qui m’arracha un petit gémissement. Cela faisait si
longtemps que je n’avais pas été touchée, et il me torturait pour le plaisir.
— Puis-je te sucer ?
Mon ton suggérait qu’il pouvait bien aller au diable. Je le scellai avec un
sourire moqueur, incrédule de voir à quel point j’étais mouillée. Il plissa les
yeux et attendit que je continue.
Merde.
J’allais vraiment demander ça ?
Est-ce que c’était vraiment mon truc ou est-ce que j’étais juste désespérée
pour Nash ? Les deux, décidai-je, et je me soumis à sa volonté.
— Puis-je avaler ton sperme ?
— Putain.
Un murmure.
Il avait l’air de ne pas arriver à croire qu’il l’avait laissé échapper.
Ou peut-être n’arrivait-il pas à croire que j’avais vraiment demandé ça.
Moi non plus.
Son visage resta figé en une grimace, comme s’il se battait contre lui-
même. Deux yeux noisette brillaient de colère. Cette mâchoire définie se
contracta. Nos yeux se croisèrent et se soutinrent, le sien souillant le mien,
me réduisant à néant.
Nash récupéra le premier et ouvrit sa braguette. Au lieu d’enlever sa
chemise et de baisser son pantalon de costume, il sortit son érection et fit
courir sa paume sur son imposante et épaisse longueur.
— Ouvre.
J’écartai mes lèvres, glissant le bout de ma langue à l’extérieur. Il traça
mes lèvres avec son gland. Le liquide pré-éjaculatoire s’étala sur la peau
sensible avant qu’il ne pénètre soudainement à l’intérieur aussi loin que
j’étais capable de le prendre.
— Merde, jura Nash.
Mes poignets souffrirent contre la ceinture, mus par le besoin de placer
deux paumes sur ses cuisses pour stabiliser mon corps.
Il glissa lentement. Ses yeux se fermèrent avant de s’ouvrir et de se
plonger dans les miens. Il rentra dans ma bouche et toucha le fond de ma
gorge. Je luttai pour prendre autant de lui que je le pouvais, mais je voulais
lui prouver que j’étais plus que ce qu’il pensait que j’étais.
Ça n’aurait pas dû avoir d’importance, mais ça en avait.
— C’est tellement bon, putain.
Il passa une paume dans mes cheveux, serrant les mèches en bataille et
s’accrochant à elles d’une manière délicieusement douloureuse.
— Vas-y, bébé. Prends ma queue.
Ses gémissements m’illuminèrent. Je creusai mes joues, suçant aussi fort
que je pouvais, poussant aussi profondément que mon corps le permettait.
Quand je gémis autour de son membre, il grogna :
— Tu ne mouilles que pour moi, n’est-ce pas ?
Oui.
Mais il ne pouvait pas savoir.
Même quand je parlais à Ben, c’était Nash que j’imaginais quand je me
touchais. Nash que j’imaginais quand je jouissais.
Nash, Nash, Nash.
Il envahissait mon esprit, tout ça à cause d’une nuit que je ne pouvais
effacer de ma mémoire.
Je détestais son contrôle sur moi. Il n’en avait pas besoin. Il n’en avait
probablement même pas envie. Mais il l’avait. Un don que je ne pouvais
pas lui arracher des doigts, même si j’essayais.
Alors, je secouai la tête, ou du moins essayai, mais sa poussée arrêta le
mouvement.
— Quelle menteuse.
Deux paumes pressèrent l’arrière de ma tête jusqu’à ce que mon nez se
frotte à sa peau et qu’il glisse dans ma gorge. Nash poussa dans ma bouche
à nouveau, profondément et longuement, avant de se retirer et de caresser sa
longueur.
— Ouvre la bouche, ma sournoise menteuse.
Il me donna une demi-seconde avant que des jets de sperme se déversent
sur moi. J’entrouvris à peine mes lèvres à temps pour les attraper. Ils
coulèrent le long de mon menton et tombèrent sur ma poitrine.
— N’avale pas tout de suite.
Il s’avança pour tracer le sperme sur ma poitrine autour d’un mamelon.
— Fais-moi voir.
J’ouvris ma bouche. Elle était encore remplie de son essence, dont j’en
savourais le goût. La poitrine de Nash se gonfla alors qu’il s’imprégnait de
la vue. Des cheveux ébouriffés. Des yeux sévères. Une posture de défi. Il
ressemblait à la sensation qu’il me procurait : un cauchemar déguisé en
rêve.
Après s’être penché vers le bas et avoir tendu la main derrière moi, il me
libéra des liens et ferma ma mâchoire avec un seul doigt.
— Regarde-moi pendant que tu avales.
J’inclinai mon menton vers le haut pour lui faire face. Nous gardâmes le
contact visuel pendant que son sperme glissait dans ma gorge. Mon pauvre
cœur se mit à battre la chamade devant la satisfaction qui se dessinait sur
son visage.
— Dis-moi quel goût j’ai, petite tigresse.
Comme un dieu.
— J’ai déjà goûté mieux.
— Jolie petite menteuse.
Son pouce dessina la longueur de ma mâchoire et leva mon menton
jusqu’à ce que je ne puisse plus regarder ailleurs.
— Tu suces des queues comme une gentille fille, mais tout le reste de tes
lèvres est tellement, tellement vilain.
Des lèvres pleines se posèrent sur ma tempe et glissèrent vers le bas
jusqu’à se presser contre mon oreille.
— Tu en veux encore ?
Mes paumes retombèrent sur son torse, mourant d’envie de lui arracher sa
chemise et de s’enfoncer dans sa peau lisse.
— Oui.
Si bas que je me demandai s’il l’avait entendu.
Je ne voulais pas me répéter. Il avait sculpté ma résistance. Une rose sans
épines, nue et docile.
Nash fit glisser un doigt le long de ma clavicule, entre mes seins.
— Tu veux ma queue en toi ?
— Oui.
Un autre murmure.
— À quel point ? Dis-moi à quel point tu la veux. Dis-moi comment tu
veux que je prenne ta petite chatte serrée.
J’aurais dû voir la lueur dans ses yeux quand il l’avait dit. Elle empestait
les arrière-pensées. Le visage qu’un grand maître arborait quelques
secondes avant de dire « échec et mat. »
Au lieu de cela, je m’accrochai à Nash, maudissant le fait que tout avec
lui était un défi.
Un test.
Je refusais de perdre.
— Brutalement.
J’enfonçai mes ongles dans son torse et le griffai. Je voulais laisser une
marque, comme les cicatrices qui ornaient son torse. La mienne serait à
mon image, sauvage et inoubliable.
— Fort. Comme si c’était la première et la dernière fois que tu me
touchais.
Il rit alors, le son assourdissant si près de mon oreille.
— Je t’ai dit que nous n’allions pas coucher ensemble. Et contrairement à
toi, je ne suis pas un menteur.
Dans le temps qu’il me fallut pour expirer, j’avais déjà perdu. Il avait
passé le seuil de la porte, me laissant dans ma chemise déchirée, du sperme
dégoulinant sur ma cuisse et une poignée entre mes fesses.
C’était censé me guérir de ma fixette.
Ça n’avait fait que l’empirer.
Chapitre Vingt-six

Emery

Mon humeur empira au fil de la journée.


J’avais dit à Nash d’aller se faire voir, et le temps que je me nettoie, que
je me change, que je dépose mes sacs dans mon placard, et que j’arrive au
travail avec deux heures de retard, Nash était en train de taper sur son
ordinateur portable avec le reste de mes collègues.
Apparemment, l’enfer était mon bureau.
Il fronça les sourcils comme pour dire, t’étais où, toi ?
Je plaisantais quand je l’accusais de me harceler, mais peut-être que
c’était vrai. Il s’était installé dans le bureau, où il avait remplacé un des
ordinateurs par son propre portable, occupant tout le bureau comme s’il en
était le propriétaire.
Il en est vraiment le propriétaire, Emery. Étant donné l’état de ton fonds
fiduciaire et le fait que tu cherches désespérément du travail, on peut
presque dire que toi aussi, tu lui appartiens.
Mon Dieu, essayer de coucher avec Nash avait été une idée horrible,
comme affronter les Avengers avec un pistolet non chargé. Je sortis mon
téléphone et tapai un message à Ben.
Durga : Flash info : tu donnes d’horribles conseils.
Je supprimai le texto sans l’envoyer. La culpabilité me rongea l’estomac.
A : Ben touchait habituellement juste sur chaque conseil qu’il livrait. B :
évacuer Nash de ma tête aurait fonctionné s’il avait été n’importe qui
d’autre que Nash, le seul homme sur Terre à prendre plus de plaisir à
refuser une relation sans attaches qu’à faire l’amour.
Après avoir rangé mon téléphone, je regardai tout le monde. Le bureau de
Cayden était trop en désordre pour qu’on puisse justifier de l’en expulser,
alors Chantilly s’était assise sur le canapé que je partageais normalement
avec Ida Marie et Hannah.
Personne n’expliqua pourquoi Nash était ici lorsque j’entrai, le silence
étant à l’opposé de ce à quoi cet endroit ressemblait sans le dictateur Nash.
Je déposai mon sac Jana Sport au pied du canapé et me penchai pour
serrer Ida Marie dans mes bras.
— Pardon pour mon retard. Un gros con refusait de me laisser entrer dans
l’ascenseur, et j’ai dû m’arrêter aux, euh, toilettes.
Mes excuses étaient bancales.
J’étais complètement à côté de mes pompes, à jeter des coups d’œil à
Nash toutes les quelques secondes, en essayant de ne pas me faire
remarquer. Il ne leva pas les yeux vers moi. En fait, il tapait sur son
ordinateur portable comme si rien ne s’était passé.
— Je réduis ta paye.
Chantilly pointa la table de l’hôtel avec son stylo mâchouillé, sans
prendre la peine de m’accorder son attention.
Je m’assis sur le sol et me demandai si j’étais entrée dans la Quatrième
Dimension. Je sortis mon carnet de croquis pour commencer à dessiner des
idées de portraits pour les suites des cadres supérieurs. Dès que mon carnet
toucha la table basse, une pile de dossiers tomba au-dessus d’elle comme
des pièces de Jenga qui s’effondrent.
Je décomptai à partir de dix, me mordis la langue jusqu’au sang et levai
finalement les yeux vers le crétin qui avait jeté les papiers par terre.
— Oui ?
Nash portait le même costume sur mesure. Ses cheveux ne partaient plus
dans tous les sens, mais ses yeux étaient encore sauvages, enfermés par un
fin vernis. Je le scrutai pour voir si je n’étais pas la seule à ressentir ce désir
charnel.
La facilité avec laquelle il m’avait quittée avait gravé le doute dans mon
esprit.
Sa langue contre ma clavicule.
Ses doigts enroulés en moi.
Son sexe pressé contre le fond de ma gorge.
Rien de tout cela ne semblait le perturber.
Mais pour moi, le toucher était une chanson impossible à oublier. Chaque
contact, le rythme. Chaque orgasme, les basses. Chacune de ses exigences,
les paroles.
Supplie-moi.
Suce-moi.
Avale mon sperme.
Une chanson qui ne vieillissait jamais.
— J’ai besoin de copies de ça.
Ses yeux se posèrent sur la montre Bvlgari qu’il n’aurait jamais pu porter
il y a quatre ans.
— Deux de chaque.
Je feuilletai les papiers. La moitié d’entre eux avaient été tapés dans une
langue étrangère. Le mot Singapour me sauta aux yeux, ainsi que les noms
de Delilah et Nash.
— Je ne suis pas votre assistante.
Quand je les pris sur la table, les papiers flottèrent sur le tapis comme des
feuilles mortes. J’avais envie de marcher dessus et de les voir s’effriter.
— Faites-le vous-même.
— Vérifiez votre contrat.
Nash ne prit pas la peine de ramasser les papiers. Il sortit son téléphone,
et je savais qu’il jouait à Candy Crush. Je doutais qu’il joue pour le jeu,
mais pour le plaisir d’énerver les gens. Un autre outil dans un arsenal qui
rivalisait avec celui de l’armée américaine.
Il poursuivit son jeu en ajoutant :
— Vous remarquerez que la clause quarante-deux, sous-section C, stipule
clairement que chaque employé peut avoir des responsabilités
supplémentaires en cas de besoin de l’entreprise. Je suis l’entreprise, et je
suis dans le besoin.
J’attendis un signe qu’il était en train de bluffer.
C’était un vœu pieux.
Il pouvait bluffer, mais il ne craquerait jamais.
Le contrat avait été ridiculement long et il m’aurait fallu un mois pour le
parcourir en détail. Je l’avais feuilleté du mieux que j’avais pu, mais c’était
du langage d’avocat, et Reed m’avait assuré que c’était un formulaire
standard que chaque employé devait signer.
Fait. Chier.
Nous n’avions pas d’imprimantes dans ce bureau temporaire. Où voulait-
il que j’aille ? Est-ce que Kinko’s existait encore ?
— Il y a un coffee shop à côté du centre d’impression sur la troisième rue,
continua Nash.
Il sortit sa carte de crédit noire de mon portefeuille avec les doigts qui
étaient encore en moi il y avait quelques instants et la jeta sur la pile de
papiers.
— Je vais vous faciliter la tâche cette fois, vu que votre niveau de
compétence se situe quelque part entre un pigeon lobotomisé et les débiles
qui ont écrit Disaster Movie. Café noir. La plus grande taille.
Tout en m’imaginant le torturer, je ramassai les papiers sur le sol et la
carte de crédit de la société, en prenant tout mon temps. J’utilisai sa carte
d’entreprise pour acheter à tout le monde un Chipotle au village de tentes,
un nouveau jean pour remplacer celui que j’avais laissé dans sa chambre,
ses satanées copies papier et le café (décaféiné parce qu’il ne méritait pas de
l’être.).
J’envoyai un message à Ben sur le chemin du retour.
Durga : Est-ce que la Caroline du Nord a la peine de mort pour le
meurtre ?
Benkinersophobie : Oui, mais tu pourras te débarrasser de ton
agressivité par du sexe furieux par téléphone ce soir. Mes boules sont plus
bleues que celles d’une baleine.
Durga : Les baleines ont des boules roses, et elles pèsent, genre, une
tonne. J’espère au moins que tu es proportionnel.
Benkinersophobie : Durga ?
Durga : Oui ?
Benkinersophobie : Tais-toi et baise-moi ce soir.
Durga : [GIF de Chris Pratt donnant des coups de reins]
Nash était encore dans le bureau quand je revins après avoir enfilé le
nouveau jean et déposé mon jogging dans mon placard. Sauf que cette fois,
il avait commencé une réunion sans moi.
Je me faufilai à l’intérieur et m’assis à côté d’Ida Marie, résistant à la
tentation de ramper jusqu’à lui en misant sur les zéro virgule zéro zéro zéro
un pour cent de chances qu’il ne me voit pas.
Pas de chance.
Nash regarda sa montre avant de m’ignorer. Je posai ses copies et son
café sur la table, m’assis à mon siège et chuchotai, pour ma défense,
discrètement, à Ida Marie :
— Qu’est-ce qu’il fait là ? Je pensais qu’il n’était pas censé se montrer
tant que les rendus 3D n’étaient pas terminés et prêts à être approuvés par
lui.
Cela m’aurait donné au moins une semaine sans avoir à le voir.
Ida Marie griffonnait sur son bloc-notes d’un trait indéchiffrable.
— Chantilly vient d’annoncer qu’il va aider à la charge de travail.
— Il ne pourrait pas engager quelqu’un de local pour ce projet ?
Mon carnet de notes était au fond de mon sac. Plutôt que d’aller le
chercher, je me penchai en arrière et regardai attentivement Nash. Il se
passa une main dans les cheveux, les décoiffant. Quinze ans que je le
connaissais, et c’était la seule habitude que j’avais jamais remarquée.
Ida Marie baissa les épaules et s’occupa avec les notes qu’elle avait
prises.
— Peut-être qu’il fait partie de ces PDG qui s’impliquent ?
Même elle n’avait pas l’air convaincue, alors qu’un criminel habillé
d’une combinaison orange vif serait capable de lui soutirer son portefeuille.
— Je suis sûre qu’il y a une bonne raison. Tu ne penses pas qu’on a des
problèmes, si ?
— Non.
Mais il devait y avoir une raison. Je restai en alerte. Nash enchaîna
demande sur demande, nous donnant des ordres comme un sergent
instructeur. Il tenait les échantillons de tissu et les tria avant de choisir celui
qui me plaisait le moins.
Enfin, je les détestais tous. Je pensais que cette idée de rendre l’hôtel
aussi chic que possible était une énorme erreur, mais qu’est-ce que j’en
savais ? Je n’avais qu’une spécialité en stylisme et un diplôme en
décoration d’intérieur.
— Cette couleur contraste avec le revêtement de sol.
Il paraissait creux quand il parlait, presque détaché d’une manière qui me
fit me demander pourquoi il avait choisi l’hôtellerie en premier lieu.
— Nous avions un schéma de couleurs similaire dans notre établissement
de Pékin, qui a fait l’objet d’un film d’une heure de Hotels Digest. Il a
également été récompensé par un AAA Five Diamond Award.
Quelque part au cours des quatre dernières années, la passion l’avait
quitté, tel un robinet d’enthousiasme qui fuit. Ce n’était plus le Nash
Prescott qui se promenait avec des phalanges meurtries et un regard qui
suggérait qu’il savait quelque chose que j’ignorais.
Travailler aux hôtels Prescott l’ennuyait. Une corvée quotidienne. Je
n’avais jamais pensé que Nash Prescott serait du genre à se vendre.
Je devais faire une grimace, car il demanda :
— Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez dire, mademoiselle Rhodes ?
Je réfléchis à une réponse avant de répondre :
— Oh, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Traduction : tu ne vas pas aimer, alors ne continuons pas cette guerre en
public. Nettoyer le sang sur les tapis en polypropylène à poils ras est un
calvaire.
Dis-le. Je te défie, m’incitaient ses yeux.
Les yeux de Chantilly, de leur côté, hurlaient d’avertissement, et si elle
avait pu m’étrangler sans finir dans une cellule minuscule, j’étais certaine
qu’elle l’aurait fait… mais comme je n’avais jamais été du genre à laisser
passer un bon défi, je dis ce que j’avais à dire.
— Votre « vision », et j’utilise ce terme au sens large, donne l’impression
que vous vous vendez. Oui, la marque de votre entreprise pue le luxe et le
chic, mais ça n’a jamais été votre cas.
Merde. Je parlais comme si je le connaissais.
— Je veux dire, à l’origine, ce n’était pas le cas de votre marque, me
corrigeai-je, ma voix plus tranchante qu’un broyeur à glace. Votre premier
établissement à Bentley, en Caroline du Sud, avait du style. Ça criait la
classe sans le côté ennuyeux. Haling Cove est un piège à touristes pour
étudiants. Votre clientèle est peut-être riche, mais elle est aussi jeune. C’est
l’occasion de faire enfin quelque chose qui ne soit pas un truc à la con façon
Arnault-Koch-et-Mercer.
Silence.
Il aurait été agréable si mon cœur ne battait pas si fort que j’aurais juré
que j’étais à deux doigts de faire une crise cardiaque. C’était une horrible
figure de style, étant donné le public, mais je ne ressentais aucune
compassion alors que Nash me fixait comme s’il voulait se jeter sur moi
et…
Je ne sais pas.
M’étrangler ?
Me pencher sur ses genoux ?
Ça semble logique.
— Vous avez raison, dit-il soudainement, ses yeux enfin, enfin vivants.
La vue de cette étincelle me remplit d’enthousiasme, ce qui aurait dû être
un signe pour que j’abandonne. Il m’avait déjà fait supplier de coucher avec
lui et m’avait laissée en plan. Que pouvait-il faire de plus ?
— C’est la Caroline du Nord. Les clients de l’hôtel seront peut-être
dégoûtés par l’esthétique. Nous voulons moins de scandale à la Winthrop et
plus de milliardaire sympa du quartier. Des suggestions ?
J’aurais pu le tuer, lui arracher les yeux et les donner aux coyotes.
— Nous avons besoin d’une pièce maîtresse pour le hall. Elle doit être
assez grande pour occuper tout le centre de la pièce. Elle doit également
attirer l’attention pour justifier les points de design minimalistes. Nous
voulons aussi qu’elle soit un sujet de conversation. C’est la seule chose qui
empêchera cet hôtel d’être un lieu où l’on s’ennuie.
Chantilly leva la main avant de prendre la parole.
— On ne peut pas se permettre une pièce maîtresse. Nous devons
respecter le budget. Nous avons déjà acheté une partie des installations, du
sol et de la peinture dans le schéma de couleurs actuel (elle tourna son
regard vers moi), donc je suggère fortement que nous ignorions l’idée
d’Emery.
Nash fit tourner un stylo entre ses doigts, si peu soucieux de cet hôtel que
cela me dérangeait.
— Va pour le scandale Winthrop, donc.
Chantilly continua à déblatérer sur ses idées hors de prix.
Ida Marie se pencha vers moi et murmura :
— C’est quoi, le scandale Winthrop ?
— Juste un autre cas d’un connard qui vole les plus démunis, répondis-je,
reconnaissante qu’aucun de mes collègues ne venait du Sud ou n’avait
jamais lu le moindre article du Financial Times.
Non pas que j’aie été le visage du scandale.
Papa l’avait été.
Et pourtant.
J’étais incapable de contrôler mes battements de cœur. Ils consumaient
ma pauvre poitrine, battant un rythme féroce digne d’un solo de batterie de
Carnegie Hall. C’était comme si Bigfoot avait lacé ses Nikes et commencé
à courir un marathon en moi.
Garde tes idées claires, Emery. Les esprits étroits viennent avec les
grandes bouches. Regarde Chantilly agiter son clapet. Est-ce qu’une
personne qui a dépensé une partie de son budget pour des poignées
d’armoires ressemblant à des plugs anaux serait le genre à pouvoir
reconstituer ton identité ?
— Oh.
Ida Marie gribouillait dans les marges de son cahier alors que Chantilly
terminait la défense à la con de son design.
— J’espère qu’il est allé en prison.
Non, il vivait juste dans un cottage au bord de la mer dans une petite ville
de Caroline du Nord. Papa m’envoyait des cartes postales par e-mail une
fois par semaine. Je ne répondais jamais, mais parfois, quand je me sentais
particulièrement masochiste, je regardais les photos et me demandais
comment il s’en sortait dans un endroit qui serait incapable de remplir un
gymnase de lycée. La population d’Eastridge avait presque doublé par
rapport à celle de Blithe Beach, et pourtant, les rumeurs en ville circulaient
comme un guépard à la recherche d’une proie.
Je me demandais jusqu’où Nash irait pour me terroriser. J’avais compris
son jeu. Reed détestait Nash, mais Nash ne détestait pas Reed. Ça devait
être la raison pour laquelle j’avais toujours ce travail. J’étais le lien entre
Reed et Nash, et me couper reviendrait à couper leur relation déjà difficile.
— J’espère que les rendus 3D seront terminés d’ici la fin du week-end,
poursuivit Nash en m’ignorant, afin que nous puissions commencer à
finaliser les achats et passer à l’illustration des suites. Il ne s’agit pas d’un
coffee shop où l’on sert du latte à la pâte à cookie et des croissants
chocolat-jalapeño et derrière lequel on peut fumer un joint. Un travail lent
et médiocre ne sera pas toléré.
— Des croissants chocolat-jalapeño. C’est dégoûtant, pas vrai ?
Chantilly lui emboîta le pas, son genou heurtant l’arrière de ma tête alors
qu’elle se précipitait sur le canapé. Elle frappa ses deux paumes ensemble,
façon rally girl.
— Nous allons commencer par votre suite penthouse, monsieur Prescott,
puis la suite présidentielle dans laquelle se trouve actuellement madame
Lowell. Avez-vous des exigences ?
— Gardez la même palette de couleurs pour la suite penthouse et la suite
présidentielle. Cette dernière doit rester en accord avec l’esthétique de
l’hôtel, puisqu’elle sera réservée par les clients.
Nash sortit son téléphone, son attention vagabonde confirmant une fois de
plus qu’il n’en avait rien à faire de ce projet.
— Je pense avoir une bonne idée de vos goûts, dit Chantilly en se
rapprochant de Nash et en essayant de jeter un coup d’œil à son téléphone.
Je faisais partie de l’équipe qui a conçu votre penthouse à New York. Mary-
Kate m’a laissée diriger ce projet.
— Exact.
La lumière de l’écran éclaira ses traits ennuyés.
— C’est le penthouse que j’aime le moins. Enfin, non, le deuxième. Celui
de Kuala Lumpur donne l’impression que Barney le dinosaure a vomi
dedans, organisé une orgie dans la chambre, puis a juté dessus afin de se
réapproprier sa dignité.
C’était tout à fait ça.
Si j’aimais Nash, je serais retombée dans le canapé, le rire me
chatouillant l’estomac. Les photos de Kuala Lumpur dans les archives de
design en ligne montraient un salon sur le thème du magenta et une
chambre à coucher avec des traces de blanc semblable à du sperme sur le
parquet en chêne, la peinture murale couleur lait et les draps en brocart.
— Je n’ai pas dirigé celui à Koala Limper, dit Chantilly en jouant avec
ses cheveux.
Quand elle souriait, le maquillage plâtré sur son visage s’effritait autour
des yeux. Pendant un bref instant, je ressentis l’envie de la serrer dans mes
bras et de lui dire qu’elle était incroyablement belle… mais je me souvins
qu’elle m’avait dégagée hier pour avoir essayé de partager l’ascenseur avec
elle pendant qu’elle parlait au téléphone, et que les meilleures condoléances
que je pouvais lui offrir étaient qu’elle était jolie à l’extérieur.
(Pour info, écouter les commérages de Chantilly figurait sur ma liste de
choses à faire quelque part entre un saut en parachute avec un parachute
cassé et avaler une amibe mangeuse de cerveau.)
— Kuala Lumpur, articula Nash, nous assaillant tous de son agacement.
C’est une ville, pas un marsupial porteur de canne, Chartreuse. Avec le
salaire que je vous verse, j’attends de la compétence.
Donc c’était ça, l’effet que procurait la frustration sexuelle. Ça vous
transformait en un insupportable salopard. Nash portait l’impatience comme
une seconde peau. Il n’avait pas jeté un seul regard à Chantilly, mais elle
avait sursauté à la brûlure de sa colère.
Peut-être qu’après ça, elle arrêterait enfin de se plaindre à Hannah de son
désir d’être la prochaine madame Prescott. Elle rêvait d’épouser Nash,
d’avoir ses bébés, et d’échanger son travail de designer contre une vie
passée dans les spas et les country clubs.
— Ah, oui.
Chantilly hocha la tête et marmonna le nom de la ville.
— Je l’aurai la prochaine fois. La deuxième fois est la bonne.
— Romancer l’échec, répliqua-t-il en tournant ses yeux vers moi. La
marque de fabrique de la génération des trophées de participation.
N’importe qui d’autre, et je l’aurais défendue. Même Hannah et son
dédain général pour les pauvres auraient mérité ma défense. Je me mordis la
langue. Chantilly fit basculer son regard entre nous et Nash, les lèvres
baissées. Elle lut la pièce et ravala sa répartie.
Nash rangea son téléphone dans sa poche.
— Si on en a fini avec tous ces numéros de recherche d’attention
aujourd’hui, je continue avec l’esthétique. Le penthouse ne sera pas loué,
donc il y a plus de marge de manœuvre. Je veux des tons naturels dans le
salon et la suite, un mobilier minimaliste, et une sculpture contre le mur
orienté au nord.
Chantilly tripota le bord de sa robe et le tira. Les paillettes accrochaient la
lumière, reflétant un kaléidoscope de rouges sur le visage de Nash, qui ne la
regardait pourtant pas lorsqu’elle demanda :
— De ?
— Sisyphe.
— Sisyphe ?
Le nom s’échappa de mes lèvres, moins comme une question que comme
un souffle.
La tête de Nash se tourna vers la mienne. Il m’étudia, les sourcils froncés,
comme s’il avait essayé, sans succès, de me comprendre.
— Oui, Sisyphe. Le voleur.
— Le roi, corrigeai-je, me sentant sur la défensive pour Ben, qui, pour
une raison quelconque, voyait une partie de lui-même dans Sisyphe.
— Non.
Son visage ne sourcilla pas. Il restait planté là, tel un rocher inamovible,
comme celui que Sisyphe avait été forcé de porter pour l’éternité. J’aurais
aimé être celle qui ébrécherait ses bords jusqu’à ce qu’il se fissure et se
réduise en poussière.
— Le menteur. L’arnaqueur. L’escroc.
Mon père était un menteur.
Un arnaqueur.
Un escroc.
Il avait fait du mal aux autres. Plus important encore, il avait blessé le
père de Nash, et la culpabilité m’avait toujours fait souffrir. C’était ce que
Nash voulait que je sache ? Il me voyait de la même façon qu’il voyait mon
père ? Ma punition était-elle de chercher une sculpture devenue une insulte
à mon égard ?
Pire encore, le fait de savoir que Nash me considérait aussi comme une
menteuse me fit perdre la raison.
Je levai le menton et ne fléchis pas alors que j’entreprenais
d’argumenter :
— Sisyphe est un roi. Un humain qui règne sur les vents. Rusé.
Intelligent. Courageux. Un sauveur, qui a capturé la Mort et libéré les
humains de ses griffes. Tout ce que vous n’êtes pas. Je comprends que vous
souhaitiez en faire la pièce maîtresse de votre appartement, car il vous
rappelle les domaines où vous échouez.
J’étais allée trop loin. Aborder le sujet de la mort atteignait un niveau de
tabou qui dépassait l’idée de coucher avec lui à dix-huit ans alors qu’il en
avait presque trente. Cela dépassait même le fait de se doucher devant mon
patron et de sécher le travail pour une partie de jambes en l’air avec lui.
— Sisyphe est un symbole de punition, dit nonchalamment Nash en
ajustant son col.
Il était toujours en train d’ajuster son col quand j’étais avec lui. Je me
demandais s’il sentait mon odeur au bout de ses doigts ou s’il l’avait lavée à
la première occasion.
— De pénitence. Certaines personnes feraient bien de s’en souvenir,
surtout avant de poignarder les autres dans le dos.
La pique frappa plus fort qu’il ne l’avait peut-être même voulu. J’avais
appris il y avait longtemps qu’il n’existait pas d’acte vraiment désintéressé.
Les gens sont conçus pour croire que la charité est désintéressée. En réalité,
la charité consiste à se donner à soi-même en donnant aux autres. Ce n’était
pas être désintéressé. C’était une pénitence.
Je pourrais faire des manteaux pour les sans-abri, passer mon temps libre
à faire du bénévolat et donner chaque once de moi-même jusqu’à ce qu’il
ne me reste plus rien, mais il y aurait toujours un motif.
Pour me sentir mieux dans ma peau.
Pour ne pas avoir aussi mal.
Pour réparer mes torts.
Pour soulager la culpabilité.
Je n’étais pas quelqu’un de bien, et je m’étais dupée moi-même pendant
trop longtemps, en essayant désespérément d’être ce que mon père et ma
mère n’étaient pas.
Nash attendit que je réponde.
Comme je ne le faisais pas, il ajouta :
— Sisyphe sera votre tâche. Trouvez-moi la sculpture et faites-la placer
contre mon mur. Je veux que Sisyphe porte le rocher sur son dos et le
pousse le long du mur, l’expression angoissée et la tâche sisyphéenne.
J’ignorais ce qu’il essayait de me dire, mais ses yeux me montraient tout
ce que je devais savoir.
Tu m’es inférieure, criaient-ils.
Et pour une fois, je ne discutai pas.
Pas parce que j’étais d’accord, mais parce que je voyais au-delà de la
façade cinglante. Nash était tellement brisé que c’était presque beau de voir
comment il avait érigé des murs d’épines et de lierre vénéneux autour de
lui.
Un château hanté armé d’insultes en guise de canons ; deux yeux
stupéfiants et remplis de haine en guise de gardes ; et un roi solitaire qui
n’abandonnait jamais son trône de peur qu’il ne s’effondre.
Et moi ? J’étais la princesse déchue destinée à ne jamais mettre les pieds
dans sa forteresse.
Pour une raison stupide, idiote et autodestructrice, cette pensée me fit
souffrir.
Chapitre Vingt-sept

Emery

Un moteur s’était déclenché dans mon estomac. Du moins, c’était ce à


quoi ressemblait le son.
Une symphonie de grognements gronda à nouveau, déclenchant une
réaction en chaîne de tours de tête dans le bus public. J’aurais aimé m’en
soucier, mais j’étais sur les rotules après une autre longue journée passée à
parcourir une galerie d’art à la recherche d’une statue de Sisyphe.
J’avais trouvé deux statues aujourd’hui dans la même galerie. Toutes
deux possédaient l’angoisse exigée par Nash et le rocher sur les épaules de
Sisyphe, mais alors que l’une représentait la défaite, l’autre représentait le
succès.
Mes jambes m’avaient portée jusqu’à un couloir vide dès que j’avais vu
la dernière, consciente que j’aurais dû réserver le Sisyphe vaincu après
l’enfer que Nash avait déchaîné sur moi, mais également consciente que je
ne le ferais pas.
Je m’étais cachée dans l’ombre le temps que je me reprenne, surprise par
l’effet que la statue avait eu sur moi. Mon mode pilote automatique m’avait
conduite à la conservatrice. J’avais demandé une mise en attente de cinq
semaines pour la statue. La torture par l’eau ne fit rien pour m’aider à me
souvenir de mon trajet jusqu’à l’arrêt de bus, à monter les marches ou à
m’asseoir. Même maintenant, j’étais toujours frappée par l’art pur.
Le bus freina à un autre arrêt. Je laissai mon corps se balancer avec le
mouvement. La petite fille de quatre ans au T-shirt lavande parsemé de
cœurs jaunes me fonça dedans comme une auto tamponneuse. Elle se
réajusta sur la chaise en plastique bleu vif à côté de moi, sortit une barre de
céréales de son sac à dos jaune Blanche-Neige et me l’offrit.
— Ton estomac fait du bruit.
Elle agita la barre devant mon visage avec ses doigts boudinés. Elle
ressemblait à la queue d’un chien fouettant d’avant en arrière.
— C’est mes préférées.
Voilà ce qu’est devenue ta vie, Emery. Vingt-deux ans d’étiquette, de
prépas et d’études supérieures t’ont conduite à la pitié et à la charité d’une
enfant de quatre ans avec son T-shirt à l’envers.
— Merci, ma puce.
— Lexi.
— Merci, Lexi.
J’acceptai la barre de céréales, mais la glissai dans son sac à dos avec l’un
des ours en peluche à carreaux que j’avais cousu pour Stella.
Mon corps fut traversé de soulagement. Je me penchai en arrière, enfin
libérée de la tâche de Sisyphe de Nash. J’avais passé les deux dernières
semaines à voyager de galerie d’art en galerie d’art, à la recherche d’une
statue correspondant à la description de Nash.
Ce voyage me plaçait trop près de Blithe Beach, où vivait papa. Lui
rendre visite me tentait, mais je ne cédai pas.
Je ne le ferais jamais.
Pourtant, je me languissais comme je n’aurais pas dû le faire et faisais
semblant de ne pas l’être, car j’étais avant tout une menteuse talentueuse.
L’e-mail de Virginia restait en attente dans ma boîte de réception, non lu
depuis six heures. La notification me narguait chaque fois que je vérifiais
les messages de Ben sur mon téléphone.
Les douleurs de la faim continuaient leur assaut implacable. Je regardai la
fille partager la barre de céréales avec sa mère. Je fis comme si j’étais de
retour à l’école primaire. Une fois, Reed avait raconté à Nash que Virginia
ne me donnait jamais d’argent pour le déjeuner et ne me préparait jamais à
manger.
Les déjeuners donnent des bourrelets aux jolies filles jusqu’à ce qu’elles
ne soient plus jolies, disait-elle. Tu n’as pas envie d’être jolie, Emery ?
Nash s’arrêtait à notre table tous les jours avec les sacs de déjeuner bruns
que Betty lui avait préparés. Il ne disait jamais rien en abandonnant son
repas pour moi, mais il grattait toujours les « Je t’aime » que Betty lui
laissait, gribouillait quelque chose de ridicule au dos et les remettait dans
les sacs.

Si les rêves multijoueurs existaient, dans les rêves de qui jouerais-tu ?


Les tiens ou ceux de Reed ?
— NASH
Maman a acheté un paquet de dix-huit paires de chaussettes hier. Papa a
dit qu’il ne savait pas pourquoi on avait besoin de dix-huit paires de
chaussettes identiques. Je lui ai dit qu’elles se réincarnaient en couvercles
de Tupperware chaque fois que maman en perdait une.
(Puis, je me suis demandé pourquoi nous avons plus de couvercles que de
récipients. Je sais que tu les as volés pour peindre des histoires dessus.
Donne-m’en un à offrir à maman pour la fête des mères et on sera quittes.)
— NASH

Ça t’arrive d’être plus enthousiaste à l’idée de ne pas être invité quelque


part que d’être invité ? Par exemple, si Virginia te demandait d’aller à un
gala de charité avec une centaine de ses plus proches ennemis et qu’elle ne
t’invitait pas, tu ne fêterais pas ça avec des putain de litres d’alcool de jus
de fruits ?
— NASH

Les gens font de la chirurgie pour changer le corps dans lequel ils sont
nés, mais si on pouvait changer notre personnalité ? Si un chirurgien venait
à toi et te disait : « Je peux opérer votre cerveau. Le temps de récupération
est à peu près le même que pour une amygdalectomie, et c’est totalement
sûr », tu le ferais ?
Sans vouloir te vexer, je donnerais à Virginia une greffe de personnalité,
ainsi que de nouvelles piles pour son cœur. Tu penses qu’elle laissera
maman faire une pause après son ablation des amygdales ? Ouais, moi non
plus.
— NASH

J’ai vu un chat et son propriétaire jouer avec un laser hier. Pense à cette
merde. Les lasers étaient une putain d’énorme avancée scientifique, et
maintenant, un amoureux des chats débile avec un bonnet tricoté en utilise
un pour faire péter un câble à son chat. Si j’avais inventé le Tide Pod et que
je devais regarder quelqu’un l’avaler, je le hanterais probablement depuis
ma tombe.
— NASH

J’ai vu un abruti de connard de merde réprimander un employé au


McDonald’s l’autre jour. Tu imagines si Virginia devait travailler un an au
McDonald’s ? Elle serait soit plus folle, soit plus tolérable. À méditer.
— NASH

Je n’avais jamais répondu aux questions de Nash. Il ne me l’avait jamais


demandé. Mais j’avais gardé les mots, rangés dans ma boîte, dans ma table
de nuit au domaine Winthrop. J’espérais que celui qui avait acheté la
maison n’avait pas jeté mes affaires.
L’idée que mes souvenirs se retrouvent dans une benne à ordures me
faisait mal au cœur. Je ne l’avais pas réalisé à l’époque, mais ce sont les
petits moments qui comptent le plus. Des millions de gouttes de pluie
dansent ensemble pour former une tempête, mais une seule goutte n’est rien
de plus qu’une larme.
Solitaire.
Minuscule.
Insignifiante.
Je ne pouvais pas regarder Lexi manger sa barre sans avoir envie de
l’attraper et de l’avaler tout rond, alors j’ouvris l’e-mail de Virginia pour me
distraire.

De : virginia@eastridgejuniorsociety.com
A : emeryrhodes@cliftonuniversity.edu
Objet : Brunch du quatre juillet
Emery,
Permets-moi de préluder à ce mail en t’informant que ta réponse n’est pas
souhaitée. Je t’écris pour te rappeler les détails du brunch du quatre juillet.
Nous ferons la fête au country club à dix heures du matin. Sois à l’heure.
Able Cartwright va dîner avec nous. Tu te souviens de lui ? C’est un
garçon charmant. La semaine dernière, il a commencé à travailler dans le
cabinet d’avocats de son père tout en poursuivant son doctorat en droit. Le
talent dans cette famille est remarquable. Je suis sûre que tu accepterais
d’envisager un rencard avec le gentil Able.
Je serai au brunch, accompagnée de ton oncle Balthazar.
Malheureusement, Eric Cartwright est parti dans le sud de la France avec sa
femme, mais tous les autres membres importants de la famille Eastridge
seront présents. S’il te plaît, ne me fais pas honte avec ton cinéma.
Je te conseille vivement de ne pas porter cette horrible robe avec les
fleurs fanées. Si tu le souhaites, je peux te faire livrer une magnifique robe
Oscar De La Renta dans ta chambre avant le lever du soleil. Mon équipe de
stylistes est mobile et peut rendre à tes cheveux leur halo blond brillant en
moins d’une heure.
Permets-moi de te rappeler que c’est moi qui décide si ton fonds
fiduciaire t’est distribué en temps voulu ou pas du tout. Cela dit, j’attends
de toi que tu te comportes au mieux. Ne sois pas en retard à l’heure du
départ.
Cordialement,
Virginia, présidente
Eastridge Junior Society

Ma tête tomba contre la fenêtre dans un bruit sourd. Virginia ne savait


toujours pas que j’étais diplômée et elle pensait que je vivais dans un
dortoir hors de prix. Rien que ça, ça me donnait envie de porter la robe
qu’elle détestait, sans parler de la menace de l’argent.
Avec papa hors réseau, Virginia contrôlait mes paiements. Ce qui
signifiait que si je n’obéissais pas à chacune de ses demandes, je n’en
verrais pas un centime. Je ne dépenserais pas tout l’argent du fonds si j’y
avais accès, mais au moins, je donnerais la plupart de l’argent, je payerais
l’université de Wilton et mes prêts étudiants de l’université de Clifton, et je
dépenserais juste assez pour me nourrir et maintenir un toit sur ma tête.
Chaque fois que je me rendais à la soupe populaire, j’avais l’impression
d’avoir enlevé un repas à quelqu’un qui en avait davantage besoin. Mais la
bourse d’études était suspendue au-dessus de ma tête. Un perroquet qui me
hantait avec la même phrase.
Crôa ! C’est la bonne chose à faire.
Crôa ! C’est la bonne chose à faire.
Crôa ! C’est la bonne chose à faire.
Ce serait bientôt fini. Une année de plus et Demi serait diplômée. Je
survivrais à une autre année de ça.
Lexi me fit signe quand je soulevai le sac Jana Sport sur mon épaule et
que je dévalai les escaliers du bus à l’arrêt suivant. Il s’arrêta devant la
soupe populaire, un peu plus tôt que prévu. J’essayais d’éviter les heures de
pointe, car les familles affamées venaient en grand nombre et provoquaient
des pénuries de nourriture.
La foule était à la hauteur des rumeurs, remplissant toutes les tables de la
salle de style cafétéria. Je repérai un éclair de couleur familière et pris place
dans la file d’attente près de Maggie et de ses enfants. Elle autorisa le
couple qui me précédait de couper la file.
Je pris un plateau et une assiette sur l’étagère et le fis glisser le long du
buffet. Une autre encoche dans le tapis roulant.
— C’est toujours aussi bondé aux heures de pointe ?
Je tendis l’assiette à une bénévole.
Elle déposa un quart de tranche de pain grillé beurré au milieu.
— Toujours.
Maggie aida Stella à soulever son assiette tandis qu’Harlan agitait la
sienne comme un drapeau.
— Maintenant que j’y pense, je ne t’avais jamais vue pendant un rush de
dîner. C’est la première fois ?
Mon hochement de tête secoua mes cheveux jusqu’à ce qu’ils couvrent le
mot atélophobie imprimé sur mon T-shirt.
— J’essaie de les éviter, mais j’ai eu une longue journée de travail et
j’avais besoin de me sustenter.
— Tu as de la chance. C’est dinde aujourd’hui, et ils en auraient été à
court si tu étais venue plus tard. En plus, le garçon qui la sert est un vrai
régal pour les yeux.
Maggie fit glisser son plateau vers le bas et couvrit les oreilles de Stella.
— En fait, je pense que les dîners sont plus fréquentés depuis qu’il est
bénévole parce que toutes les femmes veulent un supplément de viande
avec leurs protéines, si tu vois ce que je veux dire.
Je tendis le cou pour voir l’homme en question, mais la queue qui
serpentait autour de la station de viande éteignit tout espoir d’un aperçu.
— Il est gentil ?
— Il n’est pas très bavard, mais les enfants l’adorent, surtout Stella.
Elle tendit son assiette pour mes glucides bon marché préférés, maïs en
boîte et purée de pommes de terre.
— Il est gentil avec tout le monde quand il parle, cependant. C’est
contagieux, comme si la Terre attendait qu’il sourie pour pouvoir
fonctionner à nouveau.
— Donc, c’est un type bien.
Mes mots sortirent plus sévèrement que je ne l’avais prévu. L’amertume
ne me convenait pas, mais pas plus que la faim, un patron tordu, ou la
Caroline du Nord. J’aidai Maggie à servir les assiettes de Stella et Harlan
avant de tendre la mienne.
— Ça ne ressemble pas à mon genre d’homme.
Maggie rit de mon sourire narquois en me donnant un petit coup de
hanche. Nous fîmes la queue à un rythme d’escargot. Au moment où nous
atteignîmes la station de viande, ma nourriture avait refroidi, mais mon
cœur devint encore plus froid à la vue de Nash découpant une dinde avant
de délivrer une portion généreuse dans l’assiette d’un enfant comme la
réponse de Food Network à la chute des audiences.
Il portait sa chemise boutonnée habituelle, mais les manches avaient été
retroussées jusqu’à ce que les bords de son tatouage « pénitence »
ressortent. Celui que j’avais envie de mordre. Pour le blesser comme il
m’avait blessée. Sa présence prenait plus de place que son corps, et pour
une fois, il n’avait pas l’air d’être à dix secondes de tuer quelqu’un.
Dans tous les cas, je ne voulais pas prendre le risque. Mon talon recula,
cherchant désespérément à m’aider à fuir avant qu’il ne m’aperçoive, mais
je rentrai dans la personne derrière moi.
Le bruit attira son attention. Ses yeux se posèrent sur moi avec une
précision qui parcourut mes bras de chair de poule. Une inquisition dans ses
yeux à laquelle je ne pouvais échapper. La première à la sixième croisade
réunies en un seul regard assassin.
J’étais une poupée russe. Il ne cessait de décoller mes coquilles, et je
voulais l’arrêter avant qu’il n’atteigne le centre et ne réalise que rien
n’existait en moi, à part de l’air et des choses qui disparaissaient.
Une.
Deux.
Trois secondes, ce fut le temps qu’il lui fallut pour me ricaner au nez,
puis se retourner vers le gamin qu’il servait comme s’il ne me connaissait
pas.
— C’était bizarre, chuchota Maggie avant que Stella ne saute devant
Nash, prenant la place de l’enfant. Je ne l’avais jamais vu faire ça. Tu ne le
connais pas, si ?
— Non.
Je n’arrivais pas à rassembler la culpabilité qui accompagnait
habituellement mes mensonges.
— Je ne l’ai jamais rencontré de ma vie.
— Hmm…
Un soupçon de sourire effleura ses lèvres. Elle regarda Harlan raconter à
Nash l’histoire du chien qu’il avait vu uriner sur la jambe de quelqu’un ce
matin. L’humanité convenait à Nash, mais même un sac poubelle lui serait
bien allé.
— Je le trouve plus sexy quand il a l’air en colère. Je te jure, j’ai la chair
de poule sur tout le corps.
Moi aussi.
C’était ça, le pire.
J’avais toujours la chair de poule en présence de Nash. Je ne savais pas
quand ça avait commencé, mais il fallait que ça cesse. D’abord, il m’avait
vue nue trois fois et n’avait jamais voulu de moi.
Nash m’avait repoussée tellement de fois que je ne savais pas pourquoi
j’avais encore envie de lui comme une droguée. Il avait la personnalité d’un
chien enragé en chaleur. Et comme si ce n’était pas suffisant, il devait
probablement se faire faire des gâteries au fond d’un cinéma bondé à
l’époque où j’apprenais encore à me brosser les dents.
— Coucou, Nash !
Stella tendit une main vers Nash en agitant ses doigts.
— Où est mon jouet ?
— Stella !
Maggie lui agrippa l’épaule et s’accroupit.
— Tu ne peux pas exiger des choses aux autres comme ça !
Elle décocha un regard à Nash, des excuses dans ses yeux bleus.
— Je suis vraiment désolée. Je ne sais pas où elle a appris ça.
— Mais maman !
Stella se balançait d’un côté à l’autre, alternant son attention entre Nash
et Maggie.
— Nash dit que si je veux quelque chose, je dois l’exiger. Je ne veux pas
être une petite patasse.
— Pétasse, corrigea Nash, ce qui me fit me demander s’il était né sans
aucun tact ou si celui-ci l’avait abandonné après son premier anniversaire.
Pas patasse.
— Oh, expira Maggie, son nez se retroussant comme si elle avait humé
une mauvaise odeur. Premièrement, on ne jure pas. Du tout. Jamais.
Deuxièmement, ce n’est pas vrai. Nous n’exigeons pas de choses aux
autres. Si c’est une demande raisonnable, on demande poliment ou on ne
demande pas du tout. Troisièmement (elle porta son attention sur Nash),
c’est de ta faute, Nash. J’annule mes excuses. En fait, je crois que je
pourrais en attendre une.
Nash sourit à Maggie.
Il lui sourit sincèrement.
Ce truc sympa que font les humains civilisés.
Quelque chose que je refusais d’appeler la jalousie me serra la gorge et
me fit suffoquer.
Arrête, Emery. Il ne t’appartient pas. Tu ne l’aimes même pas, et il ne
t’aime certainement pas.
Alors que Nash souriait à Maggie, je décidai que je n’aimais pas son
sourire.
J’aimais son visage renfrogné.
Son ricanement.
Ses cicatrices.
Même son indifférence.
J’aimais sa laideur.
Le tranchant de ses mots.
La douleur qui s’infiltrait dans ses veines.
J’aimais les parties que personne d’autre que moi ne pouvait voir, parce
que contre toute attente, je lui avais soutiré des secrets, et maintenant, ils
étaient à moi également.
J’ai vu tes cicatrices. Je les goûterais si tu me laissais faire.
Mais Nash était là, à arborer une émotion humaine pour Maggie sans
avoir l’air humain.
Il ressemblait à un dieu, descendant sur Terre.
Un ange quelques secondes avant de devenir un démon.
J’avais envie de lui griffer le visage jusqu’à ce qu’il perde ce sourire, puis
de déchirer sa chemise, de montrer les constellations de peau en relief et de
crier : « Là ! C’est le vrai Nash. Cicatrisé, brisé, endommagé de façon
permanente, et ne souriant certainement pas à une femme qui mérite un
sourire de la part de chaque homme. »
Je pris aussi conscience que j’avais complètement perdu la tête, parce que
Nash Prescott n’avait rien à envier à Freddy Krueger dans le domaine de la
terreur. Il m’avait aussi fait comprendre qu’il ne voulait pas de moi quand il
était parti.
Nash découpa le reste de l’énorme dinde et la distribua, sauf un petit
morceau, à Maggie, Harlan et Stella.
— Je dis juste ce qu’il en est, Mags.
Mags.
J’étais bien partie pour vomir. Peut-être que Nash me faisait
naturellement avoir des haut-le-cœur.
— Tu es affreux.
Maggie secoua la tête avant d’écraser les trois assiettes sur son plateau.
— Merci pour les portions supplémentaires.
Nash fit claquer ses gants, fouilla dans sa poche arrière, en sortit un
cadeau grossièrement emballé et le tendit à une Stella qui piaillait. Elle
bondit sur place en faisant une danse de la joie que j’aurais aimé pouvoir
apprécier.
— Et moi alors ?
Harlan s’avança sur la pointe des pieds pour se rapprocher de Nash. Une
chaise à bascule à deux doigts de tomber. Cinq petits doigts s’agrippaient au
bord du comptoir collant.
— J’ai ce qu’il te faut, Harlan.
Nash sortit mon portefeuille, fouilla dans un tas de billets (pas les miens
puisque j’étais fauchée) et déposa dix billets de cent dollars dans la petite
paume tendue d’Harlan.
— Achète ce que tu veux et donne le reste à ta mère, histoire de ne pas le
perdre. D’accord ?
Cet argent n’était pas pour Harlan.
C’était pour elle.
Pour Mags.
Morosis.
Solivagant.
Drapetomanie.
Des mots magiques qui pétillèrent et moururent sur ma langue.
— Trop cool !
Harlan secoua un peu les billets avant de les glisser dans le sac de sa
mère.
— Merci !
— Nash…
La voix de Maggie baissa de volume et ses joues prirent une teinte
écarlate qui m’émerveilla.
— C’est trop.
— C’est pour les enfants. Ne t’inquiète pas pour ça, Mags.
Nash glissa le portefeuille dans sa poche arrière. La civilité. Qui aurait
cru qu’il en possédait ?
— En fait, je ne veux plus en entendre parler. Il y a une queue.
— Bon, d’accord.
Elle se mordilla la lèvre inférieure, leva les yeux vers lui de sous ses cils,
puis me décocha un regard.
— Tu veux t’asseoir avec nous, Emery ? On va te garder une place. Je
vais prendre une table avant qu’elles ne soient toutes prises et que les
enfants se mettent à courir dans tous les sens.
— Ouais, promis-je, me rappelant que je n’étais pas du genre à détester
une autre femme par jalousie.
Mags.
Maggie me laissa seule avec Nash, le silence suffisant pour me faire
perdre mes moyens. Je le fixais du regard. Il me fixait. La femme à côté de
moi tapait du pied et toussa plusieurs fois, probablement énervée par sa
nourriture froide.
Nash rompit le silence le premier.
— Ces dix minutes de vie d’adulte ont vraiment eu raison de toi. Tu es
dans un sale état.
— Pardon ?
Il me fit taire d’un doigt sans se soucier de baisser le ton.
— Tu t’es introduite dans la maison de mes parents et tu as couché avec
le mauvais frère.
Mon visage piqua un fard, mais le choc me maintenait sans voix. Il parlait
si fort.
— Tu as refusé une bourse complète pour Duke sans raison valable.
Un autre doigt.
— Est-ce que tu comprends à quel point ma mère et Reed seraient
inquiets s’ils te voyaient en ce moment ? Ou est-ce que tu ne te soucies
simplement de personne d’autre que toi ? On dirait que tu as passé le siècle
dernier à te priver de nourriture, et aux dernières nouvelles, ce n’est pas
sexy, donc tu peux arrêter maintenant, Barbie Anorexique. Ce modèle a été
abandonné. Virginia n’est plus là pour surveiller ta bouche. Comporte-toi en
adulte. Mange un putain de cheeseburger ou dix.
Trois doigts.
— En plus d’être grande gueule, tu mens constamment à ton patron.
Quatre doigts.
— Tu as pris un travail aux hôtels Prescott qui pourrait aller à quelqu’un
qui a besoin d’argent.
Cinq doigts.
Il n’avait plus de doigts restants, mais il poursuivit. Impitoyable.
— Tu es tellement avide d’attention que tu t’es introduite dans mon
appartement pour prendre une douche. Tu es indigne de confiance. Un
cheval de Troie déterminé à raser mon empire. Et maintenant, comme une
princesse égoïste et avide d’argent, tu voles un repas qui pourrait nourrir
quelqu’un qui en a vraiment besoin. Je te demanderais bien pourquoi, mais
il faudrait que je me soucie assez de toi pour entendre ton excuse.
Si le meurtre était légal, il m’étranglerait probablement ici même. Devant
tout le monde. Ou peut-être qu’il me découperait et me pendrait la tête en
bas pour que je me vide de mon sang. Il semblait être du genre à prendre
plaisir à la torture lente.
Et pourtant, il avait plus à dire.
— Je ne peux même pas comprendre à quel point tu dois te sentir
légitime pour…
— Je ne me rappelle pas avoir signé pour ce TED Talk, l’interrompis-je
en baissant la voix, parce que contrairement à lui, je comprenais le sens de
la civilité. Si tu veux tout savoir, mon fonds fiduciaire me rémunère
progressivement. Je touche un million de dollars par an jusqu’à mes trente-
et-un ans. Ensuite, je recevrai deux cent cinquante-six millions de dollars en
une seule fois.
Il ramassa ce triste morceau de dinde à main nue, la même main non
gantée qui avait touché l’argent sale qu’il avait donné à Harlan, et le jeta
dans mon assiette. La moitié atterrit sur le comptoir, absorbant les germes.
L’autre moitié atterrit sur la purée et la sauce, éclaboussant ma chemise.
— Comme c’est triste, lâcha-t-il sans en avoir rien à faire. Seulement un
million de dollars. Je me sens si mal pour toi, mon cœur. Permets-moi de
faire un don à la Fondation de Charité des Héritières Milliardaires. Je
l’adresserai à ton fonds fiduciaire à neuf chiffres. N’oublie pas d’épargner
quelques centimes à quelqu’un qui en aurait plus besoin, littéralement
n’importe qui d’autre dans le monde.
Ma tête sembla se remplir de fumée. Le type de colère qui saisissait ma
gorge et secouait les cordes vocales jusqu’à ce que je ne puisse plus dire un
mot. Je ravalai ma frustration et décomptai à partir de dix.
— Tu ne m’as pas laissée finir, connard. Virginia le maintient au-dessus
de ma tête, me fait du chantage toutes les dix secondes et change les
stipulations de mon fonds.
Mes mains se mirent à trembler. Je les serrai et les cachai sous le
comptoir, parce que lui montrer qu’il me faisait peur n’était absolument pas
une option.
Je me fichais que l’argent ait toujours été un sujet sensible pour lui.
Je me fichais que ses parents se soient toujours battus pour leur ramener à
manger.
Je me fichais qu’il détestât les habitants d’Eastridge surprivilégiés qui
n’avaient aucune gratitude pour la sécurité que leur procurait leur richesse.
Je me fichais que la pauvreté, mon père, et le manque de soins de santé
aient tué le père de Nash.
Je ne pensais pas à ça.
Je pensais à ma fierté.
Aux nuits perdues à me retourner sur mon oreiller au souvenir de son
contact.
Du délicieux coup de fouet que ses mots formaient contre ma peau. De la
façon dont il me traitait comme si j’étais moins qu’humaine parce que
j’étais une Winthrop.
De la façon dont je le vénérais autrefois pour finalement me retrouver
déçue quand il s’était avéré être un méchant.
De la façon dont j’avais toujours envie de lui.
Nash me consumait comme le cœur d’une tempête. J’étais piégée dehors,
sans abri, forcée d’endurer ce battement incessant sans pouvoir contrôler
quand il s’arrêterait.
Je n’avais pas choisi mes parents, mais je pouvais choisir de me taire ou
non, et il était hors de question que je le fasse.
Le ton de Nash était plus tendu qu’une bobine.
— Aux dernières nouvelles, tu avais deux parents, et tes excuses sont
moins divertissantes qu’un épisode de L’incroyable Famille Kardashian.
— Ça fait quatre ans que je n’ai pas parlé à mon père.
Mes mots le firent se figer. Pendant deux secondes.
Puis son visage se durcit comme s’il ne me croyait pas, et enfin, enfin, il
baissa d’un ton. Ses paroles ne furent alors plus d’un sifflement.
— Et je te paye plus de quarante mille dollars. Je comprends que ce n’est
rien pour une princesse gâtée qui a vécu dans un château doré toute sa vie,
mais est-ce que tu as ne serait-ce qu’une once de responsabilité en toi ?
— Oui. Juste là.
Je lui fis un doigt d’honneur et agitai mon majeur devant son visage.
J’élevai la voix afin que tout le monde puisse entendre.
— Et pour info, c’est plus gros que ta queue et bien mieux au toucher
aussi.
Je pivotai, m’accrochant à mon plateau couleur moutarde comme si
c’était ma bouée de sauvetage. Ma langue me faisait mal à force de la
mordre, enduite de sang et de frustration. Tant de regards me fixaient, mais
je n’avais jamais été du genre à être humiliée par un jugement de masse.
Non, seuls des yeux noisette et une langue vive comme l’éclair étaient
capables de mettre mes nerfs à vif et de me perturber.
Quand je baissai les yeux sur ma nourriture, cela me parut pathétique.
Je me sentais pathétique.
La dinde me narguait.
Elle avait l’air sèche.
Ratatinée.
Seule.
Mon animal spirituel n’était même plus un chihuahua nommé Muchacha.
C’était une tranche de dinde sale et triste que j’avais quand même
l’intention de manger parce que j’avais faim, que j’étais désespérée et que
j’étais à deux doigts d’abandonner et de courir vers Virginia, les mains
tendues et la laisse à portée de main.
Mais Nash avait raison sur un point.
J’étais une princesse, et j’avais troqué mes robes de bal pour des champs
de bataille.
Il avait commencé la bataille, mais j’allais gagner la guerre.
Chapitre Vingt-huit

Emery

Les provocations de Nash me piquaient à vif, mais je l’ignorai parce qu’il


ne méritait pas les miennes. Il me fixait depuis le canapé.
M’observait.
Attendait.
Sans jamais dire un mot.
Un chasseur traquant sa proie.
Ma quête de la statue de Sisyphe avait été moins une punition qu’un répit
pour Nash. Maintenant, j’étais censée rester assise dans ce bureau toute la
journée alors qu’il me regardait fixement comme s’il n’était pas sûr de la
méthode qu’il voulait utiliser pour me tuer.
J’avais fait en sorte d’éviter la soupe populaire pendant les heures de
pointe en semaine suite à notre altercation, mais je devais quand même
rester dans la même pièce que lui pendant le travail.
— Je dis juste que Nash et toi êtes toujours en train de vous disputer et je
n’ai jamais rien vu de tel. Personne ne lui tient tête.
La voix d’Ida Marie était un murmure.
Elle régla sa machine à coudre. Nous avions occupé le bureau de Nash
pour refaire l’ourlet de centaines de rideaux gris texturés qui revenaient
moins chers à cette longueur.
— Tout le monde devrait, marmonnai-je en retour. C’est un tyran.
J’étais née avec du cran, et j’avais bien l’intention de l’utiliser. Les fleurs
se fanent. Pas les filles.
— Un tyran auquel personne n’a le courage de s’opposer, sauf toi.
Elle inclina sa tête dans ma direction, pour une fois avec le regard vif.
— Soit tu as envie de mourir, soit… je ne sais pas. Quelque chose.
J’introduisis le tissu épais dans la machine, augmentant la pression sur la
pédale, me sentant dans mon élément pour la première fois depuis des
lustres.
— Je pense que tu suranalyses la chose. Je déteste les brutes, et c’est la
plus grosse brute que j’ai jamais rencontrée.
C’était peu dire.
Nash faisait passer Hannibal Lecter pour le second avènement de Jésus.
Ida Marie eut la décence d’avoir l’air honteuse.
— Désolée. Je pensais que peut-être… tu l’aimais bien ? Il a l’air de bien
t’aimer, lui.
Elle relâcha ses mains de son rideau pendant une seconde, faisant dévier
le point vers la gauche.
— Enfin, j’ai l’impression d’avoir cinq ans, à parler de béguins d’école
maternelle, mais vous deux, vous vous regardez toujours…
— Ouais, c’est un non catégorique.
En fait, j’avais bien réussi à éviter les situations en tête-à-tête avec lui
depuis qu’il était parti sans sexe.
À l’exception de l’incident de la soupe populaire.
Je ne pouvais pas voir les bleus autour de mon cou, mais ils existaient, se
dressant chaque fois que je me rappelais ce que ça faisait d’être jugée par
quelqu’un que j’avais autrefois respecté. Quelqu’un que l’Emery enfant
considérait comme un sauveur.
— … mais j’allais trop loin, poursuivit Ida Marie. Il est toujours avec
Delilah de toute façon.
Je n’avais jamais parlé à Delilah, mais je l’avais vue assez longtemps
pour savoir qu’elle portait à son doigt une alliance de la taille d’un petit
pays. Nash était un salopard, mais il était loyal et fier. Pas question de
s’impliquer dans un adultère ou d’être l’autre homme, pour lui.
Mags, de son côté, était à son échelle.
Et pourquoi cela aurait-il de l’importance ?
Réponse : ça n’en avait pas.
La seule utilité que Nash me fournissait était du sexe, et j’avais Ben pour
ça. Nos ébats au téléphone de ces dernières semaines avaient été plus
intenses que d’habitude, comme si nous avions tous les deux besoin
d’exorciser nos frustrations par des orgasmes.
Ida Marie jeta un coup d’œil à mes points de suture. Ses sourcils
remontèrent le long de sa tête.
— Comment tu fais ça ?
Je levai le pied de la pédale de la machine à coudre et survolai sa
machine, effleurant son installation du regard.
— Ton timing n’est pas bon. Tu dois ajuster ton timing de crochet.
Je tripotai quelques boutons, mes fesses penchées en avant, et je pouvais
sentir le regard assassin de Nash rivé sur elles.
— Tiens. Essaie ça.
— Merci.
Elle posa son pied sur sa pédale jusqu’à s’habituer aux nouveaux
réglages.
— J’aurais dû faire un diplôme en mode, moi aussi, au lieu de me lancer
dans la décoration intérieure.
— En fait, j’ai fait un diplôme en mode et un autre en décoration
intérieure.
— Hmm. Pourquoi tu travailles dans le domaine de la déco intérieure,
alors ?
Je m’assis à mon poste, travaillant le tissu sous l’aiguille.
— Il n’y a pas de marché pour les créateurs de mode dans cette partie de
la ville.
Je baissai le menton et me concentrai sur mon rideau, sans prendre la
peine de développer. Parler de la façon dont j’étais entrée à l’université avec
des étoiles dans les yeux et une mentalité de rêveuse renforçait les
accusations de Nash selon lesquelles j’avais gâché mes « dix minutes de vie
d’adulte. »
La création de mode n’avait aucun sens pour Virginia. Son argument
reposait sur mon manque de style, mais il n’avait jamais été question de
style pour moi. La mode, c’est montrer aux gens qui on est à l’intérieur,
parce que la plupart ne prennent jamais la peine de regarder au-delà de
l’emballage.
Dites-moi une autre façon de parler sans parler et je l’apprendrai, je la
vivrai, je la respirerai.

***
Du bureau de Cayden, Chantilly éteignit sa machine et s’approcha de
moi.
— Café, mademoiselle Rhodes.
— Je suis au beau milieu d’un point et…
— Café. Je ne demande pas.
Je n’y croyais pas.
Chantilly avait pris les exigences de Nash comme une invitation à me
donner des ordres, plus qu’elle ne le faisait déjà. Hier, j’avais déposé son
linge au pressing et trié les Skittles violets dans son emballage taille maxi.
— En fait, je crois que c’est l’heure du déjeuner.
Cayden étira ses bras au-dessus de sa tête avant de se lever.
— Y’a quelqu’un qui serait tenté par un morceau rapide avec moi ?
Hannah et Ida Marie partirent avec Cayden, mais je restai parce que
j’étais encore plus fauchée que d’habitude. Ce matin, j’avais envoyé le don
de deux cent cinquante dollars au fonds de l’université de Winthrop.
Je ne voulais pas non plus risquer de partir à la soupe populaire et que
Nash s’y rende aussi. C’était plus sûr de mourir de faim que de risquer une
autre altercation et d’être bannie à vie. Il s’avéra que Nash finançait la
plupart des repas servis là-bas, ce qui signifiait qu’il me possédait à plus
d’égards que je ne le pensais.
Chantilly fit du sur-place devant le bureau, attendant que Nash l’invite à
déjeuner. Il ne le fit pas. Elle partit peu de temps après lui, la tête baissée
comme un enfant de cinq ans qui n’avait pas eu le jouet qu’il voulait pour
Noël.
Mon esprit s’emballa. J’envoyai un message à Reed une fois seule.
Emery : Je dois être à Eastridge pour le quatre juillet. Pitié, bâillonne-
moi et dépose-moi au milieu de l’océan.
Emery : Je plaisante.
Emery : Plus ou moins.
Emery : J’ai besoin d’un chauffeur… Haling Cove est un peu sur le
chemin de Duke, et je connais un meilleur ami aux cheveux blonds et aux
yeux bleus qui possède une sacrée Mustang…
Peut-être que Reed pourrait venir et servir d’amortisseur entre Able et
moi. Cette cicatrice sur la tête d’Able ne s’était jamais effacée. Notre
présence le prendrait probablement de court.
Reed : Pas de problème. Je vais à Eastridge pour faire du yacht avec
Basil et sa famille. Nous partons quelques jours avant le quatre.
Merde.
Je devais aller à la galerie d’art avec Nash pour voir la sculpture de
Sisyphe et obtenir son approbation finale. Une autre chose que je redoutais.
Il était hors de question que je lui montre le Sisyphe triomphant,
maintenant. Il aurait le Sisyphe vaincu et déprimant, qu’il ait été vendu ou
non. Je m’en assurerais.
Emery : Argh, non. J’ai du boulot.
Emery : Je vais trouver un autre moyen de transport. Ne t’inquiète pas
pour ça. J’espère que tu vas leur en mettre plein les mirettes à Durham,
Reed.
Je posai mon téléphone quand un petit paquet tomba sur le bureau en face
de moi. Un sandwich. L’étiquette indiquait Tuccino’s, l’épicerie fine hors de
prix à un pâté de maisons de là, qui s’adressait aux femmes qui
conduisaient des Range Rover et possédaient des caniches en peluche et un
historique de crédit sans faille.
Nash se tenait en face de moi, cette expression ennuyée plâtrée sur son
visage, me regardant comme s’il attendait un merci.
Je ne le touchai pas.
Je ne le remerciai pas.
Je ne fis rien d’autre que de le fixer, le visage vide, un demi-sourire sur
les lèvres qui, je le savais, le narguerait.
En réalité, je comprimais mon estomac au maximum, priant pour qu’il ne
gargouille pas à l’odeur de ce qui ressemblait à du pastrami sur du seigle.
Bon sang, ce que je voulais ce sandwich.
Je voulais aussi ne pas être empoisonnée au cours de ce siècle, et je
faisais confiance à Nash Prescott comme je faisais confiance à la phrase «
Juste le bout. »
— Mange ce putain de sandwich, Emery. On dirait que quatre-vingt-dix-
neuf pour cent de ton poids se trouve dans ta poitrine, et une préadolescente
à moitié affamée sous mon autorité, ça fait de la mauvaise publicité.
Mes doigts ouvrirent l’emballage, tout en maintenant le contact visuel
avec lui et en haïssant son expression suffisante. Je pris une lente bouchée
du sandwich, que je mâchai la bouche ouverte avant de le cracher à ses
pieds.
À la seconde même où elle quitta ma bouche, je le regrettai.
De un, j’avais faim. Vraiment faim. Le genre de faim où j’avais
l’impression que mon estomac essayait de se manger lui-même.
De deux, gaspiller de la nourriture me donnait l’impression d’être une
horrible personne. Tous ceux que je connaissais à la soupe populaire
auraient tué pour ce sandwich, mais ma fierté ne me permettrait jamais de
reculer.
C’était drôle que ce soit la mère de Nash qui m’ait dit que l’orgueil
transformait les anges en diables, et je me retrouvais là, devant son fils
diabolique, à me transformer en quelque chose qui me faisait bien trop
penser à lui.
Nash serra les dents, sa mâchoire tellement crispée que je ne pus
m’empêcher de remarquer à quel point elle était définie. J’avais la force de
me sentir mal d’avoir gaspillé la nourriture, mais pas de l’avoir craché à son
pied. Il me traitait comme de la merde, et trônait à la deuxième place après
Basil Berkshire.
Je ne voulais pas me recroqueviller devant lui.
Je ne serais pas son cas de charité.
Je n’allais pas tomber dans n’importe quel piège qu’il pensait mettre en
place.
Je. Ne. Perdrais. Pas.
— Merci pour le sandwich, monsieur Prescott.
Avec un sourire sur mon visage, je pris soin d’emballer le sandwich de
sorte que le papier couvre chaque centimètre et de le jeter à la poubelle.
— Je l’ai beaucoup aimé.
Je l’aimerais encore plus si tu me penchais sur cette table pour me faire
crier ou si tu tournais les talons et partais. Mon sourire ne flancha jamais.
Fais ton choix, connard.
Nash ne dit rien quand il tourna les talons et s’en alla. Dès que je fus sûre
qu’il était parti, je sortis le sandwich de la poubelle, le déballai aussi
soigneusement que possible et l’engloutis en cinq gigantesques bouchées.
J’aurais préféré m’étouffer en avalant ce sandwich plutôt que de ravaler
ma fierté.
Chapitre Vingt-neuf

Nash

Selon la mythologie grecque, le roi Sisyphe avait trahi Zeus. En retour,


Zeus avait ordonné à la Mort d’enchaîner Sisyphe dans les enfers. Sisyphe
avait demandé à la Mort de lui montrer comment fonctionner les chaînes,
puis avait saisi l’occasion pour piéger la Mort dans ces mêmes chaînes.
Lorsqu’il avait été capturé, la punition de Sisyphe avait été de faire rouler
un rocher jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet d’une colline escarpée. Zeus
avait enchanté le rocher pour qu’il roule toujours loin de Sisyphe avant
qu’il n’atteigne le sommet. Cela condamnait Sisyphe à une éternité d’efforts
inutiles et à une frustration sans fin.
La morale de l’histoire : personne n’est au-dessus de la pénitence.
Même les rois n’échappent pas au châtiment.
Le châtiment éternel de Sisyphe est aussi la raison pour laquelle les
tâches inutiles, difficiles ou impossibles sont qualifiées de sisyphéennes.
J’imaginai Sisyphe portant un rocher devant moi, comme je le faisais
souvent lorsque j’avais besoin de me rappeler que la pénitence exigeait de
donner. Que je serais piégé dans cette tâche sisyphéenne toute ma vie, et
que même si je l’accomplissais, je souffrirais toujours de savoir que j’aurais
pu éviter tout cela.
Ma pénitence était de punir les personnes impliquées dans le scandale
Winthrop.
Gideon Winthrop pour avoir détourné de l’argent.
Balthazar Van Doren pour avoir été copropriétaire de Winthrop Textiles
et avoir aidé Gideon.
Virginia Winthrop, Eric Cartwright, et Emery Winthrop pour avoir été au
courant ou pire, pour avoir été impliqués.
À la seconde où papa était mort, les représailles avaient alimenté mes
nuits, transformant mes rêves en fantasmes de vengeance et le complot en
obsession. Ma première cible serait Gideon. Il avait été le meneur, le
principal propriétaire de la société, il serait donc le premier domino à
tomber.
Je prévoyais d’obtenir l’accès à sa fortune, puis de m’asseoir devant lui
pendant qu’il la regardait saigner à blanc, en sachant que le fils d’un
jardinier avait apporté sa délivrance. Et de la même façon qu’une soudaine
tempête, il ne la verrait pas venir.
Les autres souffriraient après, leur pénitence facile à accomplir. Virginia
prospérait dans une vie de luxe. Sans argent, elle se dessécherait jusqu’au
néant. Balthazar et Eric méritaient de souffrir dans des cellules de deux
mètres sur trois, ce qui allait arriver quand j’aurais remis le registre au FBI
ou au SEC et que j’aurais témoigné des deux conversations que j’avais
entendues le soir du cotillon d’Emery.
Celle d’avant, où Gideon et Balthazar avaient discuté du détournement de
fonds et de la chute de Winthrop Textiles.
Celle d’après, où Gideon, Eric et Virginia s’étaient disputés dans le
bureau, Virginia criant qu’Emery était déjà au courant.
Et la pénitence d’Emery était censée consister à démanteler son fonds
fiduciaire… Or, à l’en croire, elle n’en avait pas. Je le croyais comme je
croyais que Mariah Carey chantait sans autotune.
Je réfléchis à son implication. Elle était jeune à l’époque, c’était pourquoi
j’avais seulement l’intention de la soulager de son fonds fiduciaire. Mais
elle était assez âgée pour être plus intelligente que ça. Pour, au moins,
prévenir Reed, maman et papa. C’était tout ce que ce à quoi je m’étais
attendu. Au lieu de ça, elle s’étaie tue, mes parents avaient tout perdu, et
papa avait perdu la vie.
Non, Emery Winthrop ne méritait ni ma pitié ni mes tentatives futiles de
la nourrir.
Je mis ça sur le compte de l’habitude. Virginia oubliant si souvent de
donner de l’argent à Emery pour le déjeuner, j’avais pris l’habitude de
m’arrêter à la table de Reed et Emery à midi et de lui donner le sac brun que
maman m’avait préparé.
Maintenant qu’elle avait de nouveau faim, l’habitude avait pris le dessus.
Pire, elle avait rencontré Brandon Vu à l’extérieur du village de tentes. Un
serpent doré dans mon royaume volé.
Peut-être que me faire tomber était sa pénitence.
Après tout, elle avait conduit un agent du SEC au cottage de ma famille le
jour du raid FBI-SEC sur le domaine Winthrop. Je n’avais vu que l’arrière
de sa tête, mais il portait un coupe-vent avec l’inscription SEC dessus.
Quoi qu’il en soit, Dick Kremer, le détective privé que Delilah avait
engagé pour moi, devait tenir ses promesses, ou j’allais traverser tout l’État
à la recherche de réponses.
Dick jeta un Jolly Rancher sans sucre dans sa bouche et je savais déjà que
je ne l’aimerais pas, ni tout ce qu’il avait à dire. Je sortis mon téléphone et
envoyai un message à Delilah.
Nash : Où as-tu trouvé ce mec ? Aux dernières nouvelles, Craigslist a
fermé les annonces personnelles.
Delilah : Marché aux puces de Haling Cove. Il était compris avec mon
service à thé d’occasion. Sois gentil. Aucun des deux n’est remboursable.
La pulpe du pouce de Dick frotta son nez. Il agrippa les poignées de la
chaise avec ce même doigt avant de détourner son regard de la vue de mon
penthouse.
— Emery Winthrop a contracté, genre, une tonne de prêts étudiants.
Avant ça, elle avait un job dans un café-restaurant en Alabama, près du
campus de l’université de Clifton.
Fika ne me l’avait pas dit.
Fika ne m’avait pas dit grand-chose.
— Elle a utilisé tout l’argent du resto pour payer une compagnie appelée
Atgaila, poursuivit Dick. C’est le mot lituanien pour pénitence. La société
est enregistrée sous son nom en Lituanie, et à part ça, c’est comme si elle
n’existait pas.
Prêts étudiants.
Travail dans un café-restaurant.
Société-écran.
Pénitence.
On m’avait donné un puzzle avec un million de pièces, et la plus grande
avait été cachée. Ce que je savais, c’était que le mot pénitence impliquait
qu’elle avait fait quelque chose de mal qu’elle devait expier. Je m’y
accrochai comme des doigts s’accrochant au bord d’une falaise.
— Que fait la société ? demandai-je finalement.
— Aucune idée.
Dick se gratta le ventre, celui qu’il avait fourré dans un T-shirt Ed Hardy
deux tailles trop petites, les muscles de rat de salle de sport dépassant d’une
manière particulièrement obscène.
J’élevais rarement la voix. Dire des menaces à voix basse marchait
toujours mieux que de les crier, mais j’élevai la mienne d’un cran ou deux,
parce que Dick était ce genre de personne. Le genre qui prend l’agressivité
pour de la force.
— Quelle est sa valeur ?
Il se paralysa en face de moi. Le boxeur de quatre-vingt-dix kilos, dans
son jean True Religion délavé et son slip Tap Out rose qui dépassait, se
paralysa sincèrement devant moi.
— Je ne sais pas.
— Où se trouve son siège social ?
— Euh, je ne sais pas ?
J’avais envie de l’étrangler.
— Dick…
— C’est Richard.
— Dick, arrêtez un peu vos smoothies verts, vos stéroïdes extra-forts, et
votre carrière ratée de poids super lourd, et essayez d’apprendre à faire
votre putain de travail même avec votre commotion cérébrale.
D’abord Fika.
Maintenant Dick.
C’était pas croyable, putain.
Il s’avérait que la compétence était pareille au monstre du Lochness : elle
n’avait jamais existé, mais les gens aimaient bien dire le contraire.
Je pointai la porte du penthouse.
— Sortez.
— Mais…
Je sortis le portefeuille d’Emery de ma poche et jetai quelques billets de
cent dollars au visage stupéfait de Dick.
— Achetez-vous un nouveau cerveau et sortez.
Je passai une paume sur mon visage pendant que Big Dick se levait de sa
chaise. La porte s’ouvrit, mais ne se referma jamais. Quand je levai les
yeux, je vis Fika rôder près de l’entrée comme un chiot confus qui ne sait
pas comment utiliser les escaliers pour la première fois.
Delilah Lowell.
Elle était incapable de se mêler de ses affaires.
— C’est Delilah qui t’a envoyé ici, déclarai-je en prenant en compte les
kilos supplémentaires de Fika.
Son bronzage était revenu depuis la dernière fois que je l’avais vu. Je
n’avais jamais vu ses yeux aussi clairs. Il portait une chemise Henley
violette moulante qui recouvrait des muscles décharnés, mais sa peau
n’arborait plus l’éclat de la mort.
Il avait associé le même jean usé qu’il portait toujours à des chaussures
Nike et à des chaussettes rouge et or avec le numéro sept cousu en blanc sur
les côtés. Même les joues cireuses auxquelles je m’étais habitué avaient pris
du volume.
— Delilah m’a appelé hier soir et m’a dit que je pourrais faire une
excursion d’une journée à Haling Cove.
Fika frotta le sommet de sa tête, repoussant quatre mèches de cheveux
blond filasse sur le côté. La perruque des Jonas Brothers ne couvrait plus
son cuir chevelu, mais il avait la même quantité de cheveux que Rosco. Il
n’avait pas non plus l’air fatigué.
— Il n’y avait pas grand-chose à faire pour moi à Eastridge, alors j’ai dit,
oui, je vais faire le voyage. J’ai vu ta mère au supermarché l’autre jour. Elle
a dit que Reed allait bientôt revenir en ville.
J’ignorai son dernier commentaire, glissai le portefeuille d’Emery dans
ma poche et lui désignai d’un geste la chaise en face de la mienne, tout en
me demandant si j’avais des cigarettes dans mon bureau. Je ne fumais pas,
mais j’avais l’habitude de les garder pour les visites de Fika.
— Tu as une sale mine, mais moins que d’habitude.
— Les tumeurs dans mes poumons ont pratiquement disparu.
Il se frotta la cage thoracique avant de s’asseoir.
— J’espère que c’est pour de bon, cette fois.
Je démarrai mon ordinateur portable et cherchai la société-écran d’Emery.
— Pourquoi es-tu là ?
— Je sais que tu as payé mes factures médicales.
Fika avait l’air d’être à deux doigts de me remercier, alors je
l’interrompis :
— C’était anonyme.
Si j’avais voulu sa gratitude, je lui aurais préparé le dîner et j’aurais
complimenté ses yeux. Ça n’arriverait jamais dans les dix prochaines vies.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
Son haussement d’épaules soulignait combien il avait grandi depuis la
dernière fois que je l’avais vu.
— Je suis un bon détective privé. Je suis doué pour suivre les indices.
— C’est drôle, vu que tu n’as pas encore compris que je veux que tu te
tires.
Je n’en avais pas envie.
Pas pour le moment.
J’avais des questions.
Il avait des réponses.
— D’accord.
Fika leva les deux paumes en signe universel d’abandon.
— Je suis seulement venu te remercier.
Je le laissai marcher jusqu’à la porte, cherchai un quelconque signe
d’effort, puis l’arrêtai.
— Attends.
Il obéit.
— Oui ?
— Emery Winthrop…
Les quelques mèches de cheveux sur sa tête tombèrent vers l’avant
lorsqu’il la secoua.
— Je t’ai déjà dit que je ne partagerais pas plus sur la famille Winthrop,
Nash.
— Laisse-moi poser ma putain de question d’abord, répliquai-je entre des
dents serrées.
Devant moi, ma recherche sur la société-écran n’avait rien donné. C’était
comme ça. Contrairement à sa mère au cerveau de pigeon, Emery avait la
tête sur les épaules. Fika, quant à lui, possédait des réponses. J’en avais
besoin.
Fika poussa un soupir avant de retourner sur le siège et de croiser ses
jambes au niveau des chevilles.
— D’accord. Fais vite.
— Regarde toi, Fika.
Je jouai avec la carte de visite que Brandon m’avait laissée il y avait
quelque temps. Elle était restée sur le bord de mon bureau depuis.
— Tes médecins ont remplacé ta chimio par un truc qui t’a fait pousser
tes couilles ?
— T’es un gros con. Tu le sais ?
Que c’est original. Je me suis déjà fait poser cette question par tous les
gens que j’ai rencontrés.
— Quelle révélation choquante. Pas étonnant que tu sois détective privé.
J’allai droit au but :
— Emery Winthrop paye une société-écran lituanienne environ vingt
mille dollars par an.
Mes yeux inspectèrent son visage, prenant le temps de le scruter à la
recherche de signes de détresse, d’une étincelle de connaissance. N’importe
quoi.
— Est-ce que tu sais où va l’argent ?
Il le savait.
C’était évident.
Les épaules raides.
Son souffle lourd.
La résignation inscrite dans les sillons des rides de son visage.
— Ouais.
Il marqua une pause et se frotta les yeux, vieillissant à nouveau devant
moi.
— Il va à une bourse d’études de l’université de Wilton. La seule
bénéficiaire, c’est cette gamine. Demi Wilson.
— C’est qui ?
— La fille d’Angus Bedford.
Je me penchai sur mon siège jusqu’à ce que le bord de mon bureau
appuie fermement sur mes abdominaux.
— Angus Bedford n’a pas eu d’enfant.
— Il en a eu avec sa première femme. Ils ont divorcé alors qu’elle était
enceinte de deux semaines. Elle a mis son propre nom de famille sur l’acte
de naissance au lieu du sien. Il ne l’a appris que bien plus tard. Son ex-
femme est décédée, l’enfant a vécu avec son oncle, mais a cherché son père.
— Elle l’a trouvé ?
— Quand Angus l’a compris, il a commencé à se rendre à New York tous
les week-ends pour aller voir Demi et l’aider à payer les factures. Il a dû
arrêter après avoir perdu tout ce qu’il avait investi dans Winthrop Textiles.
Il n’avait pas l’argent pour le voyage ou les factures. Sa vie lui a échappé
des mains. Puis, il…
— S’est suicidé, terminai-je.
Les journaux avaient mis l’incident sur le dos du scandale Winthrop.
Moi aussi.
Et encore aujourd’hui.
L’implication d’Emery, par contre, restait floue. Je n’arrivais plus
particulièrement pas à cerner ses motivations. Elle me faisait penser au
temps, hors d’atteinte, toujours changeante, jamais conforme à mes besoins.
— Ouais.
Fika serra les accoudoirs, au même endroit que Dick après qu’il s’est curé
le nez.
— Ouais, c’est vrai. Merde, ce que c’est déprimant.
— Et Emery paye pour que sa fille aille à l’université ?
— Oui, Demi est une gentille fille. Elles le sont toutes les deux. Ne t’en
prends pas à Emery, Nash.
Son hésitation envahit le vide entre nous.
— Elle n’a pas d’argent.
Je pourrais énumérer les péchés d’Emery, mais je contractai ma mâchoire,
comptai à partir de trois et dis :
— Elle a un énorme fonds fiduciaire.
— Elle n’y touche pas.
Il se pencha en avant jusqu’à ce que la seule chose qui nous sépare soit le
bureau taché d’ébène.
— Je sais que ça fait d’elle une cible plus facile, mais ne t’avise pas de la
toucher. Je laisse passer beaucoup de tes frasques, mais je n’accepterais pas
que tu lui fasses du mal. Même d’un cheveu.
— Elle était au courant pour le détournement de fonds pendant qu’il avait
lieu.
— Impossible.
— J’ai entendu Virginia le dire.
Elle est déjà au courant. Pourquoi tu crois que je l’ai envoyée chez ce psy
pour la remettre à sa place ?
Je m’en souvenais mot pour mot.
— Eh bien, tu as mal entendu.
Un soupir vint s’entremêler à ses mots, ainsi qu’une détermination que je
reconnus, mais pas sur lui.
— La pauvre fille ne peut même pas se payer un foutu repas.
Mes yeux se posèrent sur les siens. Je scrutai son visage, ne trouvai pas
ce que je voulais, et le scrutai à nouveau.
Je n’ai pas mal entendu, Fika. Elle s’est entretenue avec un putain
d’agent de la SEC. Je gardai cet argument pour moi, parce que si elle l’avait
fait, je le méritais vraiment.
Mon cerveau s’emballa alors qu’il se remémorait toutes les choses
tordues que je lui avais faites parce que je pensais qu’elle était complice du
scandale Winthrop.
Agir comme un connard en général.
Me moquer d’elle quand elle a accidentellement couché avec moi au lieu
de Reed.
Voler son portefeuille.
L’obliger à m’acheter du café avec son billet de vingt dollars.
La forcer à me rendre la monnaie.
Déchirer sa photo de Reed en deux.
La regarder se doucher.
La menacer.
La faire jouir alors qu’elle avait à peine plus de la moitié de mon âge.
Déchirer ses vêtements.
L’abandonner nue alors que nous mourions tous les deux d’envie de nous
envoyer en l’air.
L’humilier devant ses collègues de travail.
Lui faire faire des travaux ingrats.
La priver d’un repas.
Merde, la liste était longue, et continua avec des flashs de scènes que
j’avais pu justifier à l’époque.
La révélation de Fika me hantait.
Elle ne peut même pas se payer un repas.
Et je lui en avais pris un.
Le truc avec la vengeance, c’est que les gens s’y sentent autorisés. Être
lésé est une invitation à se venger, mais le cycle est sans fin. J’avais justifié
tout ce que je lui avais fait à l’époque par une phrase : « Papa est mort. »
Ma morale n’existait pas, même si je me persuadais que mes actions étaient
basées sur elle.
J’ai essayé de me réparer en la brisant.
Fika me fit promettre de laisser Emery tranquille avant son départ. Je ne
me souvins pas de ce que je marmonnai en réponse, mais cela dut l’apaiser,
car il posa une paume sur mon épaule, dit quelque chose que je n’entendis
pas et partit juste après.
Mon nouveau téléphone heurta le mur dès que la porte se referma derrière
lui. Il s’écrasa sur le sol, projetant des morceaux de verre, l’écran
ressemblant alors étrangement à celui qu’Emery avait réduit en miettes.
Elle ne peut même pas se payer un repas, et tu as pris son argent et l’as
humiliée publiquement pour avoir mangé une minable tranche de dinde.
Elle peut bien casser tous tes téléphones jusqu’à ta mort, espèce de salaud.
Je marchai sur le verre, sans me soucier des éclats qui s’enfonçaient dans
mes talons jusqu’à me faire saigner. Je balançai mon téléphone cassé sur le
côté, enlevai mon costume, le jetai sur le sol comme des ordures, puis posai
le pied sous le pommeau de douche. Il projeta de l’eau brûlante sur mon
cuir chevelu et mes épaules.
Ma peau devint rouge sous le coup de la chaleur, mais je refusai de
bouger. J’enfonçai le verre plus profondément dans ma peau. Du sang coula
de mes pieds. Le rouge sombre se fondit dans l’eau, se dilua en rose et
tourbillonna dans le siphon.
Les deux paumes appuyées contre le mur, j’étudiai le sol, plaçant mes
pieds exactement à l’endroit où Emery s’était tenue quand je l’avais
regardée finir sa douche. Mon sexe durcit instantanément et je fus assez
dingue pour le saisir.
Le caresser.
En l’imaginant, elle.
Pour la première fois de ma vie, j’acceptai la vérité.
Je suis le méchant de cette histoire.
Chapitre Trente

Emery

En première année de fac, j’avais pris conscience que je passerais ma vie


à courir après la rédemption. La semaine des examens était terminée et le
gel de l’hiver me mordait les joues jusqu’à ce qu’elles en soient écarlates.
Le papier serré entre mes doigts portait un A majuscule au marqueur rouge.
Il m’avait fallu tout le semestre pour l’écrire, la note étant l’aboutissement
de tout un semestre d’efforts.
J’aurais dû être heureuse.
J’aurais dû être bien des choses.
Au lieu de cela, j’avais marché comme un arbre évidé, mes bras se
balançant, bien vivants, mais avec une cavité béante à l’intérieur. Papa
aurait organisé une fête et crié mes réussites jusqu’à ce que je me cache le
visage dans ses bras et le supplie d’arrêter de m’embarrasser.
Virginia se serait moquée de notre comportement bruyant et grossier,
mais à l’heure de l’apéro, elle se serait vantée de mes notes auprès de ses
amies, en ricanant quand l’une d’elles se serait plainte des échecs de son
propre enfant.
La dissertation serrée dans mes mains, le poids de la solitude m’avait
frappée jusqu’à ce que je me précipite vers la poubelle la plus proche et que
je sois prise d’un haut-le-cœur. Rien n’en était sorti. Un semestre avec le
strict minimum de nourriture avait transformé mon corps en peau et en os.
La salive avait franchi mes lèvres. J’étais tombée sur le béton et m’étais
appuyée contre la poubelle collante, où j’avais tenté de me ressaisir. Les
mots magiques ne fonctionnaient pas. Ils m’échappaient, mon cerveau me
paraissant soudainement comme un endroit dangereux où être piégée.
Ironie du sort, je cherchais un peu de réalité sur mon téléphone,
remontant Instagram comme si c’était mon seul lien avec le monde réel. Pas
de nouvelles photos de Reed. Je ne parlais à personne d’autre. Je me disais
que je n’avais besoin de personne d’autre.
J’avais trouvé de la compagnie auprès de photos de reliures de livres, puis
mon cœur s’était arrêté presque de battre à l’arrivée d’une notification.
« Meurs. »
Je me souvenais de ce mot, le faisait souvent rouler sur ma langue en
sentant comment il se formait sur mes lèvres avec si peu d’effort.
J’avais déjà reçu des menaces de mort dans le passé, mais cette fois-ci,
c’était différent.
Un unique mot.
Meurs.
La menace n’aurait pas dû me faire réfléchir, pas après les longs
paragraphes et soliloques que j’avais déjà reçus, des fantasmes créatifs de
ma mort qui, honnêtement, mériteraient de figurer dans un roman à
suspense de Chris Mooney.
Blâmer Reed semblait être la voie parfaite chaque fois que je faisais
défiler une série de messages qui auraient dû me frapper par leur brutalité,
mais qui ne le faisaient jamais. Je n’avais jamais été une grande fan des
réseaux sociaux, mais une nuit, Reed avait posté une photo de ses lèvres
scotchées à celles de Basil, et j’avais cédé à mes besoins masochistes.
Basil avait toujours été du genre à poster des photos d’elle avec Reed,
légendées avec des hashtags comme #PourToujours, #ÂmesSœurs,
#JeSorsAvecLeCapitaineDeFoot, #QB1, et #ÀMoiPourToujours estampillés
sur chacune d’elles.
Mais Reed ? Son fil d’actualité était composé des trois F : festin, famille
et football, un effort pour impressionner les recruteurs universitaires par son
dévouement. Poster cette photo équivalait à une approbation, un signe
d’engagement que je ne pouvais ignorer, peu importe à quel point j’en avais
envie.
Je les avais espionnés tous les deux pendant des mois, suivant Reed et
quelques comptes logophiles pour cacher le fait que j’avais ouvert un
compte dans le seul but de traquer mon meilleur ami. Je postais des
citations deux fois par mois, un T-shirt de temps en temps, et une fois, une
pomme de terre du jardin de la même forme que la tête d’Abraham Lincoln.
Le lendemain de la publication par le Eastridge Daily d’un article sur le
raid du FBI et du SEC, je m’étais réveillée avec mes messages remplis de
menaces de mort. Elles fluctuaient au gré des cycles de l’actualité,
réapparaissant chaque fois qu’un sujet relatif à l’affaire était abordé.
Quand le site écrivait sur le manque de preuves concluantes, je riais des
noms que les gens donnaient à mon père, Virginia et moi. La plupart d’entre
eux n’avaient même pas de sens, la preuve que les conspirations sur
l’affaire proliféraient ou que les gens nous haïssaient juste pour nous haïr.
Des ploucs surprivilégiés. (Virginia avait jeté un vase de la dynastie Ming
du quatorzième siècle contre le mur du bureau du majordome à ces mots.)
Succubes du Sud. (Virginia avait balancé son jus de kumquat fraîchement
pressé dans la piscine et réservé un massage des tissus profonds de quatre
heures dans un spa de nuit.)
Barbie fraudeuse boursière. (Virginia avait vraiment pété les plombs et
s’était goinfrée de mille grammes de glucides bon marché.)
Au moment où Hank Prescott était mort et où les menaces avaient atteint
leur paroxysme, j’avais depuis longtemps cessé de vérifier mes
commentaires et mes messages. Je refusais toujours de supprimer mon
compte ou de le mettre en mode privé, car c’était comme admettre ma
défaite.
Cela n’avait pas d’importance de toute façon.
Les menaces ne m’atteignaient pas. Pas avant que Hank ne meure, que je
ressente l’impact réel du vol de papa et que les accusations soient enfin
fondées. Vint ensuite la mort d’Angus Bedford, et cela avait amené d’autres
commentaires désagréables.
Je les avais tous acceptés comme ma nouvelle normalité, me connectant
occasionnellement sur Instagram et cherchant de jolis mots pour passer le
temps. Mais ce message m’avait prise au dépourvu. Non pas parce que je
me sentais seule, mais parce que son mot m’avait semblé encore plus
solitaire.
MEURS.
L’expéditeur n’avait pas pris la peine de mettre son compte en privé ou
de créer un faux nouveau profil comme certains autres. C’était une menace
si simple, envoyée durant une rare période où la famille Winthrop avait
quitté le cycle des informations, que ça me rendit curieuse.
Demi Wilson.
Dix-huit ans.
Amatrice de chiens.
Amatrice de voitures.
Déteste les gens.
Une âme sœur.
J’avais parcouru son fil de publications, appris sa vie, et trouvé une photo
que je n’étais jamais parvenue à oublier.
Elle avait son bras autour des épaules d’Angus Bedford. Ils se tenaient
devant une voiture de collection avec des outils éparpillés sur le sol. La
pluie avait collé leurs cheveux à leur front, mais n’affectait en rien leur
sourire niais.
La légende : Mon père me manque terriblement les jours de pluie. #RIP
Le lendemain, elle s’était excusée, m’avait dit qu’elle avait bu et qu’elle
ne me reprochait pas les erreurs de mon père. J’avais répondu par un meme
ringard représentant deux œufs en forme de bonhommes bâtons qui
s’étreignaient et qui disait : « Excuses Œufs-cceptées ».
Ce que je voulais vraiment dire, c’est que pardonner aux autres était un
mythe. Le seul prisonnier libéré lorsque vous pardonnez à quelqu’un, c’est
vous-même.
Peu importe que les détracteurs de Winthrop puissent me pardonner un
jour, car je ne pardonnerais jamais à ma famille et comment j’avais pu vivre
une vie de privilèges sans tenir compte des péchés qui l’avaient financée.
Je n’avais plus jamais parlé à Demi, mais je l’avais surveillée comme on
surveille un animal sauvage dans son jardin.
De loin.
Sans jamais dire un mot.
Je me contentais de regarder.
D’attendre.
De réfléchir.
Des mois plus tard, Demi avait posté son acceptation à l’université de
Wilton sur son fil Instagram. Deux semaines plus tard, elle avait fait part
dans ses Stories Snapchat qu’elle avait reçu une bourse complète de Wilton,
puis à nouveau quand elle avait obtenu un C en histoire de l’art et que la
bourse avait été annulée.
J’avais signé sa pétition change.org qui suppliait Wilton de changer
d’avis. Elle avait obtenu trente-six signatures, sans compter la mienne, mais
aucune n’avait servi à grand-chose. Ce dont elle avait vraiment besoin,
c’était d’un père riche comme le mien, ou au minimum, comme Angus
Bedford, qui avait investi un montant décent dans le fonds universitaire de
Winthrop Textiles avant sa mort.
Chaque dollar versé était abondé par la société pour payer les frais
d’études des employés et de leurs familles. Quand l’entreprise était tombée,
le fonds d’études avait fait de même.
Pendant ma première année d’université, j’avais à peine quitté mon
appartement, me gavant de paquets de ramens achetés quatre pour le prix
d’un au magasin tout à un dollar du quartier. Mes livres atterrissaient sur
l’iPhone que papa m’avait offert il y avait des lustres à partir de mes scans
de la bibliothèque. Je payais mes frais de scolarité et une petite allocation
avec les sommes astronomiques des prêts étudiants que j’avais contractés.
Virginia maintenait mon fonds fiduciaire au-dessus de ma tête, ce qui
signifiait que j’étais fauchée, dépensait plus d’argent que je n’en avais
chaque année et contractais des prêts étudiants pour supporter les coûts.
Mais même si je n’avais pas un rond, je ne pouvais pas laisser Demi faire
l’impasse sur l’université.
J’avais demandé à l’ancien réparateur de papa de créer une bourse
d’études anonyme et postulé pour un emploi à plein temps au restaurant.
Les doubles quarts de travail me donnaient mal aux pieds et au dos, mais
ils ne m’avaient pas tué.
Les horaires de travail rigides m’obligeaient à suivre des cours que je
détestais, mais ils ne m’avaient pas tué.
Les responsabilités supplémentaires me rendaient anxieuse, mais ça ne
m’avait pas tué.
Le manque de sommeil me rendait impossible de rester attentive en
classe, mais ça ne m’avait pas tué.
Les douleurs de la faim me dérangeaient, mais elles ne m’avaient pas tué.
Au final, je ne regrettais pas de payer pour Demi.
C’était ce qu’il y avait de mieux à faire.
J’étais un arbre évidé, mort depuis longtemps, et j’avais trouvé un moyen
de faire pousser une feuille.
Chapitre Trente-et-un
Emery

Rien ne me rendait plus nerveuse que de parler de Sisyphe avec Ben.


Pas la faim.
Pas la pauvreté.
Pas Virginia.
Pas papa.
Pas même Nash Prescott.
Ben voyait Sisyphe comme ayant été puni, mais je savais que Sisyphe
était intelligent.
Rusé.
Un planificateur.
Voici mon point de vue : Sisyphe avait créé un empire. C’était un humain,
mais il régnait sur les vents. Il avait trompé les dieux et les déesses. Même
la Mort le craignait.
Sisyphe souhaitait son châtiment ; sinon, il y aurait échappé lui aussi.
Sisyphe avait choisi de ne pas le faire, et chaque jour, il avait pu atteindre
des sommets qu’aucun autre mortel ne pouvait jamais atteindre.
Par son châtiment, il était la bataille sans fin de la mer, la montée et la
descente constantes des marées, le cycle de la Lune et du Soleil. Sa punition
l’avait immortalisé. Elle l’avait placé aux côtés des dieux et des déesses.
Elle lui avait donné le pouvoir d’un dieu, à lui aussi.
Ben ne le voyait pas de cette façon, et peu importe à quel point j’avais
envie de le secouer et lui demander de se réveiller, je ne pouvais pas. Je fis
défiler nos messages, résistant à l’envie de courir sous la pluie et de la
laisser noyer mes cris.
Benkinersophobie : Que penses-tu du regret ?
Durga : Le regret est sans fin. C’est pour ça que c’est la plus longue
punition de la vie. Il n’y a aucun moyen de le combattre. On apprend juste à
vivre avec.
Benkinersophobie : Comme Sisyphe, destiné à porter le rocher pour
l’éternité.
Durga : Il pourrait arrêter s’il le voulait.
Benkinersophobie : Ce n’est pas une punition si l’on peut choisir quand
elle se termine.
Durga : Ce n’est pas une punition. C’est un test. Sisyphe doit prouver
qu’il est digne des dieux. En continuant à rouler le rocher en haut de la
colline, il est immortalisé, tel un cycle sans fin, et expérimente des hauteurs
qu’aucun autre mortel n’a jamais atteint, dans un endroit construit par les
dieux pour les dieux. S’il réussit l’épreuve et nivelle la montagne en
effritant un morceau à chaque voyage, il trompe Zeus une fois de plus. Dans
tous les cas, il a gagné.
Benkinersophobie : Alors, pourquoi aurait-il choisi de rouler le rocher
au lieu de niveler la montagne ?
Durga : Parfois, la difficulté est importante. La difficulté change les gens
plus que le succès.
J’avais passé les deux derniers jours à essayer d’expliquer cela à Ben,
mais cela s’était avéré inutile. Il était obsédé par l’idée de se condamner lui-
même. Je ne comprenais pas pourquoi et j’avais l’impression de ne pouvoir
rien faire pour l’aider.
Je me mordis la lèvre inférieure, frottant mes dents contre elle juste pour
sentir la morsure, tout en souhaitant pouvoir le distraire de ses démons.
J’espérais que Ben me considérait comme son échappatoire autant que je le
considérais comme le mien.
Durga : Dis-moi ce que tu ferais si nous nous rencontrions en personne.
Benkinersophobie : Tu changes de sujet.
Durga : Je suis si évidente que ça ?
Benkinersophobie : Rien n’est évident chez toi. Mais j’arrive bien à lire
en toi, Durga, et souvent.
Je m’en contenterais n’importe quand. Deux ailes géantes se déployèrent
dans mon ventre, battant jusqu’à ma poitrine. Ce n’était pas des papillons.
C’était de puissantes vagues de tsunami, qui me consumaient chaque fois
que je parlais à Ben.
Cet homme est un fantasme, Emery. Tu te réveilleras un jour et il sera
parti. Garde tes distances. Sauve ton cœur. Rien de bon ne dure.
Comme toujours, mes avertissements ne me découragèrent pas. Je tapai
une réponse, en espérant que moi aussi, j’étais le fantasme de Ben, une
princesse guerrière qui avait combattu ses démons à côté de lui.
Durga : Je t’aime.
Je le lui avais déjà dit.
Après qu’il m’avait redonné confiance en moi après un examen de fin
d’année raté.
Ou quand j’avais été expulsée de mon appartement en deuxième année, et
qu’il m’avait proposé d’enfreindre les règles et de m’aider en personne.
Et la fois où j’avais failli céder et répondre à la carte postale de papa, où
il me disait qu’il m’aimait, que je lui manquais et qu’il serait toujours là
pour jerker avec moi. Probablement aussi une douzaine de fois après ça.
Chaque fois, c’était différent.
Cette fois, la déclaration venait du réconfort. J’avais besoin qu’il sache
que quelqu’un se souciait de lui, était là pour lui, et serait toujours là pour
lui. Parce qu’au final, c’est tout ce dont nous avons tous vraiment besoin.
Quelqu’un qui partage son soleil, quel que soit le temps.
Benkinersophobie : Je ne le mérite pas.
Durga : Dis-moi juste ce que tu ferais si nous nous rencontrions en vrai.
Benkinersophobie : Je dirais, « Salut. J’aime bien ton cul. Tu veux qu’on
s’envoie en l’air ? »
Durga : Quel romantisme.
Benkinersophobie : C’est ce que je me disais.
Durga : Tu ne sais pas à quoi je ressemble. Si ça se trouve, tu n’aimerais
pas mon cul.
Benkinersophobie : Je t’aime bien, donc j’aime bien ton cul.
Je n’arrêtais jamais de sourire quand je parlais à Ben. J’espérais, où qu’il
soit, que je le fasse sourire aussi.
Durga : Tu as déjà entendu parler des Maasai ?
Benkinersophobie : En Afrique ?
Durga : Oui. Il y a environ quatre cents ans, un chef Maasai avait une
fille nommée Naserian. Elle est sortie avec le fils d’un ancien du village,
qui a fini par lui briser le cœur. Le père de Naserian l’a banni. Quand il est
parti, il a pris son père aîné, sa mère, sa sœur, ses oncles, ses tantes et ses
cousins.
Durga : Un mois plus tard, Naserian est sortie avec un autre homme qui
lui a brisé le cœur. Lorsqu’il a été banni, il a emmené avec lui son père, sa
mère, sa sœur, ses oncles, ses tantes et ses cousins. Le nombre de Maasai a
commencé à diminuer, ce qui les a rendus vulnérables.
Durga : Tu vois où je veux en venir ?
Benkinersophobie : Les Maasai ont des familles hyper nombreuses ?
Durga : Ben.
Benkinersophobie : Naserian a besoin de se calmer sur les connards ?
Durga : Ben.
Benkinersophobie : Les Maasai ont besoin de la séparation de l’État et
de la fille comme les nonagénaires du Congrès ont besoin de la retraite ?
Durga : BEN.
Durga : Arrête.
Durga : OMG. Tu es impossible.
Durga : Morale de l’histoire : quand on agit en se basant sur la
vengeance, tout notre entourage en souffre.
Benkinersophobie : Je ne parle pas de vengeance. Je parle de regret.
Durga : La vengeance et le regret sont faits de la même étoffe. Les deux
sont contagieux. Les deux sont soignés par le pardon et l’oubli. La dernière
chose dont j’ai envie, c’est que tu souffres.
Benkinersophobie : Tu te fais trop de souci pour moi.
Durga : C’est parce que je tiens à toi.
Mon sourire se brisa pendant que j’attendais une réponse. Pas parce que
je pensais que Ben ne m’aimait pas. Je savais qu’il m’aimait, tout comme je
savais que je le faisais sourire et que la vraie raison pour laquelle nous
refusions de franchir la barrière et de nous rencontrer n’avait rien à voir
avec les règles.
Nous étions des cristaux de géode.
Magnifiques.
Durs.
Brillants.
Résistants.
Destinés à une vie abritée à l’intérieur d’un caillou hideux.
Mon inquiétude pour Ben me poussait à insister, à le supplier de se voir
comme je le voyais, mais je ne voulais pas, car même les géodes se brisent.
Si nous nous brisions en morceaux, je perdrais ma boussole, mon refuge,
mon sanctuaire.
Que tu es égoïste, Emery. Et dire que tu penses être une bonne personne.
Je murmurai des mots magiques à l’intention du bureau vide, même si je
savais que les mots magiques ne me sauveraient pas de cette situation.
Benkinersophobie : Comment les Maasai peuvent-ils encore exister s’ils
ont banni tout le monde ?
Durga : Eh bien, l’histoire n’est pas vraie, mais elle prouve mon
argument.
Benkinersophobie : Tu as inventé une histoire sur les Maasai pour moi ?
Durga : Je sais que tu es en train de rire. Arrête de me juger.
Benkinersophobie : Durga ?
Durga : Ben ?
Benkinersophobie : Moi aussi, je t’aime.
Mes joues étaient encore rouges quand Nash entra dans le bureau dix
minutes plus tard. Il tenait un sac à emporter rempli de nourriture hors de
prix provenant d’un restaurant de steaks local. Tout le monde était sorti
pour le déjeuner du mardi Taco, alors la pièce était entièrement plongée
dans le silence.
Il me laissa trente bonnes secondes pour le prendre avant de le poser sur
la table en face de moi et de contempler mes joues rouges.
— C’est du saumon au citron et aux herbes avec les petits trucs verts que
maman fait et qui t’obsèdent.
— Ce sont des câpres, Nash, et les gens ne les font pas. Ils les cuisinent.
Je fis tapoter mes ongles nus sur l’écran de mon téléphone, respirant par
la bouche pour ne pas sentir la nourriture. Mon estomac continuait ses
grognements incessants.
— Comment tu sais que j’aime les câpres ?
— C’est une question sérieuse ? Papa et toi, vous vous battiez pour savoir
qui allait les avoir quand maman préparait du poulet piccata.
Nash s’assit à côté de moi sur le canapé, le faisant ainsi paraître cent fois
plus petit. Il rapprocha le sac du bord de la table et en sortit un récipient en
plastique noir avec un couvercle transparent.
— Une année, tu as renversé tout le plat de service en essayant de voler
les câpres dans les assiettes de papa et de Reed.
On aurait dit que ce souvenir le rendait heureux, ce qui me mettait mal à
l’aise, même si je faisais de mon mieux pour l’ignorer, lui et la nourriture.
— Maman a fini par doubler les câpres dans la recette. Chaque fois
qu’elle fait du poulet piccata, c’est comme si on mangeait de la merde verte
avec du poulet et des pâtes à côté.
Mes yeux se baissèrent sur le plat quand il ouvrit le couvercle.
Merde.
Est-ce que j’étais en train de baver ?
— Betty fait toujours du poulet piccata ?
— Oui. Une fois par mois.
Ses mots m’extirpèrent de son orbite.
Hors de ses cheveux hirsutes qui me faisaient penser à des mots comme
cafune.
Hors de ses lèvres pleines qui s’écartaient chaque fois qu’il parlait.
Hors de son odeur que j’aimais tant voler.
— Tu la vois une fois par mois ? bafouillai-je, peinant à le croire.
Cette image allait contre l’archétype de Nash que j’avais construit dans
ma tête.
Celui qui m’empêchait de m’attacher et me rappelait que ce n’était pas le
même homme qui me préparait les repas et m’avait soutenue après
l’incident avec Able.
Nash perça le saumon avec une fourchette au même moment où mon
estomac émit un grognement désagréable.
— Je la vois presque tous les week-ends.
Il agita le saumon devant moi, m’exhibant sa parfaite cuisson à point.
— Je vais le manger si tu ne le fais pas, et d’après le bruit, ton estomac a
l’air remonté contre toi.
J’ignorai la nourriture, m’accrochant à un morceau de mon passé qui
n’était pas souillé.
— Comment est Betty ?
Il enfourna la fourchette dans sa bouche.
— Forte.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’elle se nourrit et sourit quand je la regarde.
— Et quand tu ne regardes pas ?
— Elle regarde partout où papa devrait être, les yeux fuyant comme un
robinet cassé. Si nous sommes à table, elle regarde la chaise vide. Si on est
dans le salon, elle regarde le fauteuil inclinable. Si on est dans la voiture,
elle fixe le volant à chaque feu rouge comme si c’était lui qui devrait
conduire au lieu de moi.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Parce que tu as demandé, et peut-être que tu t’en soucies.
— Peut-être ? Bien sûr que je me soucie de Betty. Je l’adore.
— Tu manges ou quoi ?
Pourquoi tu continues à essayer de me nourrir, espèce de méchant
perturbant et détraqué ?
Les mots étaient sur le bout de ma langue, suppliant qu’on les libère. Je
n’avais pas l’énergie pour me battre, alors je les ravalai. Ils avaient le goût
de mauvaises décisions et d’un appétit déçu.
Mes yeux suivaient chacune de ses bouchées. Je m’accordai deux
secondes et demie de désespoir avant de me détourner de la nourriture et de
serrer mon téléphone comme si c’était mon seul lien avec Ben. (Ça l’était.)
— Non, me forçai-je à répondre. Je ne suis pas ton acte de charité.
Ben m’aimait.
Nash m’embrouillait.
Et au final, le désir n’était rien de plus qu’un prix de consolation pour
l’amour.
Chapitre Trente-deux

Emery

Pour quelqu’un qui adorait les confrontations, j’aurais pu inscrire la fuite


dans la colonne « compétences » de mon CV.
L’ouvrier du bâtiment me lança un regard furieux sous les rayons brûlants
du soleil.
— Encore ?
Je repoussai les cheveux de mon visage, tout en nourrissant l’espoir de
pouvoir faire disparaître un peu de culpabilité avec.
— C’est la dernière fois. Je le jure.
J’avais dit ça les quatre dernières fois où je lui avais demandé de le
déplacer.
— Un peu plus à gauche.
— Peut-être un peu plus bas.
— Ooh… c’est trop bas. Plus haut ?
— Vers la droite.
J’étais sûre à quatre-vingt-dix pour cent que le panneau des hôtels
Prescott se tenait maintenant à l’emplacement de départ.
— Comme ça ?
Il déplaça le morceau de métal plus haut au-dessus de l’entrée.
— Oui. C’est tout bon.
Son soulagement se lut sur tout son corps. Il en profita pour me tourner le
dos. Flânant près des doubles portes, j’aurais voulu avoir une cigarette ou
quelque chose de similaire comme excuse pour rester à l’extérieur et loin du
bureau, où la saga des repas continuait en force.
Nash m’apportait des plats décadents tous les jours, et je refusais tous les
jours.
Ma volonté était pareille à celle d’un chiot affamé, ma mâchoire
s’ouvrant au moindre soupçon de nourriture.
Mes yeux se remplirent de taches face à l’éclat du soleil. Deux livreurs
me bousculèrent pour m’écarter de leur chemin. Un réfrigérateur chromé
géant était posé sur un chariot entre eux, avec la persistance de Nash écrite
dessus.
C’est. Quoi. Ce. Bordel.
Mes yeux clignèrent à un rythme rapide. Je me pinçai l’avant-bras, deux
fois, pour m’assurer que je n’avais pas halluciné un putain de frigo. Pas
n’importe quel frigo. Un de ces réfrigérateurs intelligents avec une tablette
intégrée dans la porte.
Me tournant vers l’ouvrier, je me frottai les yeux et le regardai en plissant
le regard.
— Vous avez vu ça ?
Il baissa la tête comme si cela lui épargnait mon attention.
— Vu quoi ?
— Peu importe.
Je sortis mon téléphone et ouvris l’application Eastridge United.
Durga : Tu connais le numéro d’un bon psy ? Je crois que mon patron a
besoin d’une aide psychiatrique.
Benkinersophobie : C’est marrant. Je ressens la même chose à propos
d’une de mes employées.
Durga : Vire-la. Laisse-moi travailler pour toi à la place.
Benkinersophobie : Considère ceci comme ton offre d’emploi : quarante
heures par semaine, vêtements faciles à enlever uniquement. Je vais
autoriser les protège-genoux étant donné les exigences de travail.
Son message suivant arriva juste après.
Benkinersophobie : Mais plus sérieusement, ça va ?
Durga : Ça ira.
Durga : Tu m’as manqué ce week-end.
Benkinersophobie : J’ai passé le week-end avec ma famille.
Habituellement, je peux t’envoyer des messages sans problème, mais ma
mère me cache quelque chose. J’ai passé les derniers jours à essayer de le
découvrir.
Durga : Tu as réussi ?
Benkinersophobie : Non, mais ça va venir. J’arrive toujours à mes fins.
Tu devrais déjà le savoir.
Durga : Tu parles comme mon patron.
Benkinersophobie : Nique ton patron.
Je l’ai déjà fait.
Benkinersophobie : (L’insulte, pas le verbe. Ne nique pas vraiment ton
patron.)
Trop tard.
Mes doigts volèrent sur le clavier jusqu’à ce qu’une ombre vienne
obscurcir l’écran. Deux mocassins marron brillants pénétrèrent dans mon
champ de vision. Je les suivis jusqu’à leur propriétaire.
Pas encore.
Cette même impression de déjà-vu me chatouilla la tête, me suppliant de
l’écouter.
Tu connais Brandon de quelque part. Mets le doigt dessus. C’est
important, Emery.
Toujours rien.
— Je ne suis pas intéressée.
Des battements de cœur abrupts remontèrent jusque dans ma gorge. Je
rangeai mon téléphone dans ma poche, fronçai les sourcils et la jouai cool.
— Vous avez du mal à comprendre le message, Monsieur Vu ?
— Monsieur Vu, c’est mon père.
— Monsieur Vu, c’est aussi vous. Géniale, cette conversation. On ne le
refera plus jamais.
Je fis une feinte à gauche et une embardée à droite, et me sentis comme le
prochain Odell Beckham quand Brandon tomba dans le panneau.
— Mademoiselle Winthrop, il faut qu’on parle.
Ses doigts s’enroulèrent autour de mon poignet, puis le relâchèrent quand
je les repoussai d’un coup sec.
— C’est important. Vous n’avez pas d’ennuis.
— Sans déconner.
Je pivotai et lui lançai un regard noir.
— Je suis bien consciente que je n’ai rien fait de mal. Je n’ai enfreint
aucune loi. Je me fiche de l’agence gouvernementale à trois lettres d’où
vous venez. Cela ne signifie rien pour moi. Vous n’êtes rien pour moi.
Un bleu allait se former autour de mon poignet, mais je refusais de le
prendre dans ma main.
— Vous regardez la mauvaise Winthrop, et flash info, je n’ai pas vu mon
père depuis des années. J’ai du boulot. Passez une journée de merde. Je sais
que ce sera mon cas.
La poignée métallique de la porte rafraîchit ma paume, mais je brûlais
toujours de trente degrés de plus à l’intérieur. Je pivotai et reculai en
titubant lorsque mes yeux croisèrent ceux de Nash à travers le reflet de la
porte. Ses yeux plissés passèrent de moi à Brandon avant de revenir sur
moi.
Deux doigts jouaient avec sa manchette d’une main, comme s’il se
préparait à se battre. Être sa victime m’attirait moins qu’une conversation
avec le chienchien de la SEC, alors j’ouvris la porte vitrée et passai devant
lui.
— Tigresse.
Je ne m’arrêtai pas.
— Emery.
Je ne m’arrêtai toujours pas.
L’agent de sécurité de jour me fit un signe de tête alors que je passais
devant lui, son opinion de moi soudainement plus favorable maintenant que
je le nourrissais. La fierté me rendait impossible d’accepter de la nourriture
de la part de Nash, même si cela signifiait me faire du mal dans le
processus.
Ma vision se brouillait à cause de la faim, des taches colorées dansant
dans les coins. Je pourrais mettre fin à ma misère en prenant les repas. Au
lieu de cela, je laissais Nash les manger ou les donner aux agents de
sécurité.
Je pensais avoir halluciné le frigo, mais quand j’entrai dans le bureau, un
livreur d’Insta Cart se tenait devant, occupé à entasser à l’intérieur un
ensemble de repas surgelés, de protéines chères et de yaourts.
Après m’être affalée sur le canapé, je réfléchis à mes options avec
Brandon. Vraiment, je n’en avais aucune. Il pouvait bien continuer à se
montrer, mais je n’avais pas de réponses à lui donner, sauf la localisation de
mon père, ce qui n’aiderait pas. Le SEC et le FBI n’avaient rien trouvé sur
papa la première fois.
Le livreur d’Insta Cart se tournait vers moi toutes les dix secondes
comme s’il pensait que j’allais l’attaquer. Je lui épargnai mon visage de
tueuse naturel et inclinai ma tête vers le plafond, tout en jouant avec un
stylo alors que j’envisageais des idées pour rendre le design de l’hôtel
moins ennuyeux.
La seule véritable solution serait de tout recommencer à zéro, mais nous
n’avions ni le temps ni le budget pour un changement radical, et Chantilly
trouverait un autre moyen d’épuiser un second budget. Elle venait d’une
famille pauvre. Si la pauvreté engendre parfois des personnes économes,
elle avait fait de Chantilly un cauchemar fiscal.
Elle s’épanouissait en dépensant chaque dollar en sa possession et même
plus. La nommer chef de service temporaire, c’était comme emmener un
enfant de cinq ans à Toys ‘R Us et lui dire de prendre tout ce qu’il voulait.
Le budget de Haling Cove ferait pleurer un gestionnaire de fonds
spéculatifs, et pourtant, elle avait réussi à l’épuiser.
Nous avions besoin d’une pièce maîtresse décontractée, mais nous étions
incapables d’en trouver une. Les hôtels snobs considéraient les projets
D.I.Y. comme de la camelote et les artistes de haut niveau ne travaillaient
jamais gratuitement. J’avais cogité sur ce puzzle toute la semaine. C’était
un nœud que je n’arrivais pas à démêler, et j’avais l’impression d’être la
seule à essayer.
— On dirait que tu es plongée dans tes pensées.
Ida Marie posa son sac au pied du canapé et s’assit à côté de moi. Elle
sentait la shakshuka du restaurant tunisien d’à côté.
Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire que je n’étais pas jalouse de la
beauté, de l’intelligence ou de la tenue des gens, mais plutôt de la nourriture
qu’ils mangeaient ? Je voulais de la shakshuka, de la brick à l’œuf, de la
fricassée, et du bambalouni pour le dessert.
Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire si je pouvais avoir tout ça juste en
le demandant à Nash, et que j’avais refusé ?
— J’essaie de comprendre quoi faire avec le design.
Je jetai le stylo en l’air et le rattrapai.
— Il n’y a rien à comprendre. Ce n’est pas nous qui prenons les
décisions.
Non, mais Nash oui, et il s’en souciait. Il refusait de le montrer. Il ne
l’admettrait probablement même pas à lui-même.
Qu’est-ce que tu en sais, Emery ?
Argh.
Bonne question.
Je savais que Nash se souciait de moi comme je savais que Reed
marmonnait à voix basse quand quelque chose l’agaçait, que Betty avait
une prière préférée, que Hank remuait ses orteils chaque fois qu’il riait et
que Nash se passait deux fois la paume de la main dans les cheveux quand
il pensait que quelqu’un était idiot, et trois fois quand il était quelque part
où il n’avait pas envie d’être.
— Je n’ai pas l’intention que mon premier projet pour les hôtels Prescott
soit un projet que je déteste.
Je regardai le livreur d’Insta Cart décharger le reste des courses. J’avais
envie de l’aider, mais je savais que je serais trop tentée de manger quelque
chose du frigo si je le faisais.
— À ce rythme, aucun de nous ne sera invité à travailler sur le site de
Singapour.
Tout ce qui concernait le site de Singapour me déplaisait. Peut-être la
façon dont Nash semblait trop investi dans ce projet. Selon les rumeurs qui
circulaient au bureau, la probabilité que les hôtels Prescott gagnent une
guerre d’enchères contre Asher Black était assez faible.
Si Nash gagnait, ce serait à un coût élevé qui ne vaudrait pas
l’emplacement.
Pourquoi passer par là ?
Pourquoi ne pas trouver un autre emplacement à Singapour ?
Pourquoi cette propriété ?
Ma fierté me paralysait ; mais pas celle de Nash. Si la logique voulait
qu’il trouve un autre endroit, il l’aurait fait. Quelque chose le retenait là, et
ma soif de le comprendre ne me permettait pas de l’ignorer. Comme pour
tout ce qui concernait Nash, ma curiosité restait sans réponse, comme un
interrupteur qui refusait de s’allumer.
Ida Marie salua le livreur quand il partit, raccompagné dans le hall par un
agent de sécurité que je ne reconnus pas.
— Singapour va probablement être confié à l’équipe de design qui s’est
occupée de Dubaï et Hollywood.
Elle mâcha son chewing-gum et fit éclater une bulle.
— À mon avis, nous n’avions aucune chance dès le départ. Tu as
remarqué que les hôtels Prescott sont plus beaux que ceux de Caroline du
Nord ? dit-elle, ses bras se balançant pendant qu’elle parlait. C’est comme
s’ils étaient jetables. Ils sont toujours meilleurs que ceux de tout le monde,
sauf peut-être ceux de Black Enterprise, mais ils sont juste… moins bons.
On pourrait penser qu’étant de Caroline du Nord, notre patron leur
accorderait plus d’attention.
Nash détestait la Caroline du Nord parce qu’il détestait Eastridge. Je
lisais entre les lignes dans ses notes. On aurait dit qu’il était en guerre avec
lui-même, et que le seul moyen pour lui d’exprimer ses pensées était de les
coucher sur papier.
Quand il avait été diplômé du lycée et que Betty avait pris un travail
supplémentaire matinal en tant que femme de ménage chez mon voisin, elle
avait demandé à Nash de préparer les déjeuners de Reed. Il avait également
continué à faire les miens. Les petits mots compris.
Certains d’entre eux parlaient de partir, surtout lorsque Nash avait été
accepté comme élève transféré en cours d’année dans quelques écoles de
l’Ivy League et qu’il ne l’avait jamais dit à personne, sauf à moi, ce dont je
ne me rendais compte que maintenant.

Est-ce que tu crois que tu es dans le souvenir préféré de quelqu’un ? Je


pense que je suis peut-être dans ceux de papa ou maman. C’est une des
raisons pour lesquelles je reste en Caroline du Nord. On ne peut pas quitter
quelqu’un dont l’un de ses souvenirs préférés te comporte, tu comprends ?
— NASH

Papa a perdu la télécommande de la télé hier soir et Maman a crié : « Il


n’y a rien de perdu tant que je n’arrive pas à le trouver. » Je lui ai demandé
si elle pouvait trouver mon putain d’espoir. Je plaisantais. Elle n’a pas
trouvé ça drôle. Elle m’a supplié de ne plus jamais dire un truc pareil.
J’allais lui demander ce qu’elle penserait si je partais pour Harvard ou
Wilton, mais je ne l’ai pas fait après ça.
J’ai été accepté à Harvard, Yale, et Wilton.
(J’emmerde Yale.)
Tu y crois, toi ? Le gamin boursier d’Eastridge Prep à Harvard. Je n’irai
probablement pas, mais quand même… Certaines choses demandent d’être
dites tout haut pour être sûr qu’elles se produisent.
— NASH

Tu connais l’expression comme quoi l’argent ne peut pas acheter le


bonheur ? Tout le monde de ce côté d’Eastridge est si putain de riche, et
j’ai une théorie. Je pense qu’ils ont réussi à s’acheter différents degrés de
pauvreté.
Les Kensingtons sont à la fois plus riches et moins pauvres que les
Abbots, mais les Abbots sont plus riches et moins pauvres que la famille
Grimaldi, qui est plus riche et moins pauvre que la famille Stryker. Je me
demande si c’est comme ça ailleurs. En Norvège ? En Côte d’Ivoire ? Au
Trinité-et-Tobago ?
— NASH

Il m’apparut que je connaissais des facettes de la personnalité de Nash


que personne d’autre ne connaissait. Je ne savais pas quoi en penser, à part
l’exorciser de ma tête.
J’interrompis les plaintes d’Ida Marie à propos de nous être fait attribuer
le site de Caroline du Nord :
— Abandonner, c’est courir à l’échec. C’est comme dire qu’on veut
quelque chose, mais ne pas faire assez d’efforts pour l’obtenir.
— Être assigné à la branche de Haling Cove nous a mis sur la voie de
l’échec.
Ida Marie posa un poing sur chaque hanche.
— Tu sais que ça n’est arrivé que parce que nous sommes dans l’équipe
de Mary-Kate. Ils ne vont pas laisser Chantilly prendre en charge un projet
qui compte vraiment pour les hôtels Prescott. Elle n’a pas l’expérience.
— Tous les projets sont importants pour les hôtels Prescott, discutai-je.
Mais le doute m’envahit.
Tout cela commençait à ressembler au destin, comme si tous ces
événements s’étaient mis en place pour me faire décrocher ce travail.
Le coup d’un soir de Mary-Kate sur Tinder avait mené à un bébé.
Ce bébé avait mené à son congé maternité.
Le congé maternité avait mené à la promotion de Chantilly comme chef
intérimaire de l’équipe de design.
Le besoin de Nash de dominer la Caroline du Nord avait conduit à
l’ouverture d’une succursale à Haling Cove.
L’inexpérience de Chantilly avait conduit à l’affectation de l’équipe à
Haling Cove, car Ida Marie avait raison : Nash traitait les hôtels Prescott de
Caroline du Nord comme des projets jetables.
Des millions d’événements avaient fait que j’avais eu besoin d’un travail.
Quelque chose que Reed avait fait pour Delilah avait conduit Delilah à
devoir une faveur à Reed.
Cette faveur avait conduit les hôtels Prescott à m’embaucher.
Le départ à la retraite d’un membre de l’équipe de Chantilly m’avait valu
d’être affectée à Haling Cove.
Être assignée à Haling Cove m’avait conduite à cet ascenseur et à mon
travail avec Nash.
Combien d’éléments mobiles cela faisait-il ?
Onze.
Plus, en fait, si on décomposait mon plongeon dans la pauvreté. Qu’est-ce
que le destin pouvait me jeter de plus ? Bon sang, qu’est-ce qu’il essayait de
me dire ?
Ida Marie étira ses bras au-dessus de son crâne au lieu de répondre et fit
un signe de tête à Hannah et Cayden quand ils entrèrent avec Chantilly.
Tous les trois regardèrent le réfrigérateur avant que Cayden ne s’approche
et n’en inspecte le contenu.
— Trop bien.
Il sortit un peu de charcuterie et une canette de soda.
— Ça, c’est de la bonne. Peut-être que le roi a un cœur, finalement.
Peut-être, il y a dix ans. Cela fait longtemps qu’il n’est plus là
aujourd’hui, enfoui si profondément qu’il a oublié qu’il a un jour existé.
— Tu viens tout juste de manger !
Hannah rejoignit Cayden et se prit un jus de pomme.
— Waouh. Tout ça doit bien valoir dix dollars l’unité au bar à jus. Nash a
acheté tout ça ? Pour nous ?
Chantilly et Ida Marie firent de même en dévalisant le frigo. De mon
côté, je restai assise, les mains repliées sous mes cuisses, consciente que si
je me laissais aller, Nash entrerait probablement dix secondes plus tard pour
assister à ce moment de faiblesse, vu ma chance.
J’évitai les regards pesants de mes collègues quand mon estomac émit un
grognement qui ressemblait à celui de deux chiens se battant pour un os.
— Quoi ? On n’a pas le temps de manger.
Quand Nash entra dans la pièce, tout le monde s’était installé et avait
commencé ses croquis de l’après-midi. Il contempla la canette de Coca dans
la main de Cayden, le yaourt dans celle de Chantilly, le fromage à effilocher
dans celle d’Ida Marie et la pochette de jus de fruits bio dans celle
d’Hannah.
Puis il remarqua mes paumes vides, se passa la main dans les cheveux
deux fois, ce qui impliquait qu’il me prenait pour une idiote, et se dirigea
vers le réfrigérateur. Il ouvrit la porte avec la grâce d’un sumo ivre,
parcourut chaque rangée comme pour vérifier qu’elles avaient été remplies
et observa mes mains vides une fois de plus.
Ses doigts planèrent au-dessus du réfrigérateur, presque enroulés autour
de la poignée. Mon visage rougit au souvenir de sa présence en moi, puis se
durcit au souvenir qu’il avait laissé. La civilité aurait dû être un concept
étranger, mais c’était bizarre de le détester pour la façon dont il m’avait
parlé à la soupe populaire.
Non pas parce qu’il ne le méritait pas, il le méritait sincèrement, mais
parce que j’avais présenté le pardon et le passage à autre chose comme une
leçon pour Ben. Si je ne montrais pas l’exemple, je serais une menteuse. Je
pouvais faire ça à Reed, Virginia, et Nash, mais je ne pouvais pas mentir à
Ben.
La confrontation avec Nash dura presque une minute. Les questions qui
mijotaient à l’intérieur d’Ida Marie et de Chantilly s’abattirent sur moi,
mais je n’osai pas détourner le regard. J’allais faire face aux conséquences
plus tard.
— Tu as mangé ? me demanda Nash comme si personne d’autre n’était
dans la pièce.
Ses yeux plongèrent vers mon estomac comme s’ils allaient lui donner
des réponses.
— Non.
Je n’élaborai pas.
Je n’hésitai pas.
Je ne lui dis pas que cela faisait quatorze heures que mes lèvres n’avaient
pas touché de nourriture.
Je ne lui dis pas que j’avais utilisé son application pour parler à Ben.
Je ne lui dis pas que je ne pouvais pas supporter l’idée que mon père soit
responsable de la mort du sien.
Je ne lui dis pas que ça ne lui donnait pas le droit d’être cruel avec moi.
Au lieu de cela, nous communiquâmes avec nos yeux.
Le mien disait, « Je ne suis pas faite pour perdre. »
Le sien disait, « Je suis seulement fait pour gagner. »
Une autre minute.
Deux.
Chantilly s’approcha de Nash à la troisième.
Il l’ignora, me lança un dernier regard furieux et partit.
Je relâchai mon souffle après son départ.
La victoire était aussi vide qu’une batte de baseball en aluminium.
Froide.
Dure.
Jamais permanente.
Chapitre Trente-trois
Nash

Si j’étais obligé de regarder Chantilly remuer son cul pour moi une fois
de plus, je mériterais un monument dans un putain de musée.
Elle parachuta une nappe devant elle, la laissant flotter sur le tapis du
bureau. Elle se posa à plat sur le sol, mais prit son temps pour se pencher
sur ses mains et ses genoux. Elle lissa les plis, les fesses en l’air.
Notre nouveau rituel de déjeuner au bureau, mesdames et messieurs.
Si c’est ça l’enfer, je vais changer. C’est une putain de promesse.
— Vous voulez bien m’aider, Nash ?
Elle porta son regard derrière moi, son corps arqué en levrette.
Mes yeux restèrent collés à mon téléphone.
Encore Candy Crush.
Le volume à fond.
Des dings de victoire emplissaient la pièce.
— À moins que le capitalisme n’ait changé au cours des vingt dernières
minutes, l’intérêt de payer des gens est que je n’aie pas à perdre mon temps
avec des conneries sans intérêt.
Mon pouce parcourut des kilomètres sur l’écran. La lumière projeta une
ombre de mes cils au téléphone. Le bruit d’emballages de bonbons se
faisant écraser résonnait dans la pièce.
— Est-ce que j’ai manqué un mémo ?
Cayden jeta un regard aux fesses de Chantilly alors qu’elle passait sa
paume le long du tissu en polyester. Il avait deux yeux fonctionnels et une
libido saine, et Chantilly avait le corps d’un mannequin de Sports
Illustrated. Pourtant, je ne regardai pas.
Pas une seule fois.
Et certainement pas ces dix derniers jours, alors que chaque tentative était
plus désespérée que la précédente.
J’aurais cru qu’elle finirait bien par comprendre le message.
Les pique-niques au bureau pour le déjeuner n’avaient jamais existé avant
que je ne commence mes tentatives pour nourrir Emery et Chantilly en avait
profité.
Si Emery, elle et son acharnement à la con, cédait, tout le monde dans ce
bureau pourrait recommencer à s’ignorer, s’il vous plaît et merci.
Chantilly étala cinq couverts sur la nappe, un pour tout le monde sauf
Emery.
— C’est juste un déjeuner, Nash.
— C’est monsieur Prescott pour vous, et puisque vous avez tant de mal à
comprendre les limites, permettez-moi de vous donner une leçon sur le
sujet.
Je rangeai mon téléphone, marchai sur le tissu, faisant vibrer l’argenterie,
et brisai une assiette en cristal avec mes chaussures à trois mille dollars.
— C’est ce qui arrive quand les gens dépassent mes limites, poursuivis-
je.
Mon talon creusa dans l’assiette écrasée et se tordit.
— Ils deviennent aussi inutiles pour moi qu’une assiette cassée. Les gens
sont remplaçables, y compris vous. Nettoyez cette pagaille et barrez-vous
du bureau. À l’avenir, Chartreuse, ne dépassez pas les limites si vous voulez
garder votre boulot.
Le problème était que Chantilly se souciait autant de son travail que de la
fonte des glaces en Arctique. C’est-à-dire, pas le moins du monde. J’étais
devenu son objectif à la seconde où j’avais mis les pieds dans ce bureau et
m’étais présenté à l’équipe.
Peut-être plus tôt, vu son comportement à la fête d’entreprise qu’elle
avait gâchée. Si ce n’était pas pour son oncle, je l’aurais virée. Aisément.
Cayden partit avec Ida Marie et Hannah, tout en ouvrant l’application
Uber sur son téléphone. Les joues de la même teinte que ses cheveux,
Chantilly replia les bords de la nappe vers le centre, empaqueta la vaisselle
au milieu et la poussa sous le bureau de Cayden.
Emery glissa son carnet de croquis dans son sac et le jeta sur son épaule.
À peine son orteil eut-il atteint le seuil de la porte que je l’arrêtai.
— Pas vous, mademoiselle Rhodes.
Une souris couina.
Ou Chantilly.
Elles faisaient le même son.
— Oui, monsieur Prescott ?
Elle pivota sur elle-même, appuya une hanche contre le cadre et m’étudia
du regard.
Je regardai Chantilly, qui prenait son temps pour ranger ses affaires dans
son sac Birkin, une babiole que son salaire ne lui permettait pas de s’offrir,
mais sa famille si. Le silence permit à Emery de parcourir mon corps des
yeux, tentant d’assouvir sa curiosité.
Bonne chance, tigresse.
Cette braise entre nous ne s’éteignit jamais. La proximité lui rendit les
mains moites. Elle les frotta sur son jean, me fixant comme si elle avait
besoin de me goûter, de me prendre, de m’utiliser. Pour soutenir que notre
coup d’un soir ne signifiait rien. Un orgasme dû à un coup de chance qui se
serait produit si quiconque d’expérimenté l’avait touchée.
Ouais, c’est ça, lui dit mon sourcil levé. Continue à te faire des illusions.
Elle murmura quelque chose sous sa respiration. Pas des mots bizarres,
cette fois. De vraies phrases. Je me rapprochai, afin d’essayer de les
entendre.
C’était quelque chose du genre, « C’était pire que la première fois, ce qui
est logique, vu que je t’avais pris pour le meilleur Prescott. »
« Merci pour la partie de jambes en l’air. Je n’ai pas l’intention de
remettre ça. Je n’en ai aucun désir non plus. »
« J’aimais qui tu étais, mais je déteste qui tu es. »
« Au revoir, Nash. »
Je haussai un sourcil et la regardai me regarder, appuyée contre mon
bureau. Le même bureau que celui où je travaillais tous les jours, efficace et
diligent. Je donnais mon avis quand c’était nécessaire et je m’occupais de
mes affaires si je n’avais rien à apporter.
Exactement ce que je voulais que tout le monde ici fasse, mais Chantilly
en semblait incapable.
Quand l’heure du dîner approchait, je regardais Emery, je lisais son refus
d’accepter mes offres de nourriture et je lui commandais des plats à
emporter qui finissaient dans les mains du gardien de nuit.
Le temps que les commandes de meubles soient passées et expédiées,
tout le monde avait commencé à commander à leur tour. D’où le nouveau
fétichisme de Chantilly pour les pique-niques, où elle distribuait des
bougies d’ambiance et de l’argenterie lourde comme une mère surmenée
distribuant des bonbons d’Halloween diététiques dont personne ne voulait.
— Quoi ? s’énerva Emery dès que Chantilly fut partie en dégageant les
cheveux de son visage d’un coup sec.
— Tu t’es levée du mauvais pied ce matin ?
Je contemplai ses cheveux comme s’ils confirmaient ma théorie. C’était
le cas. Toujours aussi rebelles et hirsutes.
L’agacement masqua son désir.
— Est-ce qu’il y a un but à tout ça ?
Elle tapota son estomac juste en dessous du mot latibule sur son haut.
— J’ai faim. C’est l’heure de ma pause déjeuner.
— On ne t’a jamais dit que tu avais besoin d’un Snickers ? Tu es aussi
chiante qu’une gamine quand tu as faim.
— Pour information, c’est la réaction que tu inspires à tous ceux qui t’ont
rencontré. Et si tu avais faim et ne pouvais ni te nourrir ni parler, tu ferais
des crises de colère pires que celles de gamins. En fait, ton réglage
quotidien semble bloqué en permanence sur « crise de colère ».
Je fis semblant de l’ignorer, ce dont je fus évidemment incapable, pris
quelque chose dans le tiroir de mon bureau, le lui montrai et le secouai.
— Maman a préparé ça pour toi.
Échec. Et. Mat.

***
Emery
Je reconnus le rose fluo dès que je le vis. Une vague de nostalgie me
traversa comme un tremblement de terre.
Mes doigts tremblèrent avec le besoin de l’arracher des doigts de Nash et
de le revendiquer comme mien.
Je jouai la carte de l’indifférence.
— Tu as vu Betty ce week-end ?
— On en a déjà parlé. Je la vois presque tous les week-ends.
Il avala la distance entre nous en deux enjambées. Je relâchai ma prise sur
mon haut, laissant d’énormes plis au-dessus de mon nombril. Quand il posa
le Tupperware sur mes paumes, je m’en emparai.
J’étais pareil à un koala s’accrochant à un eucalyptus, sauf que ma
maison était une femme de soixante kilos, d’un mètre cinquante, aux
cheveux grisonnants et aux deux yeux noisette identiques à ceux de Nash.
— Tu as les yeux de ta mère.
Les mots s’extirpèrent d’entre mes lèvres avant que je puisse les retenir.
Une blessure accidentelle par balle dans le ventre, tirée par ma propre arme.
De l’embarras mélangé à une chiée de douleur. Je marmonnai des mots
magiques et cataloguai mon corps, à la recherche d’une blessure.
Non. C’est juste à l’intérieur, crétine. Tu es la raison pour laquelle les
flingues ont un cran de sûreté.
Ses yeux noisette me scrutèrent et m’attirèrent dans leur intensité. Je
refusai de détourner le regard ou de m’expliquer. Briser le silence
équivaudrait à perdre, alors je souffris. Pas masochiste. Juste têtue.
Pourquoi être près de toi est toujours une série de situations perdantes-
perdantes, Nash ?
— Je sais, vu qu’ils sont dans mes orbites.
Il repoussa mes mots comme un lanceur de la Major League, me frappant
alors que je peinais à me demander pourquoi lui comme moi s’en souvenait.
— Maman les a préparés hier.
Nash tourna son attention sur le récipient sur lequel je refusais de lâcher
prise.
— Chocolat blanc, noix de macadamia. Tes préférés.
— C’est ceux à la cannelle, mes préférés.
— Menteuse. C’est ceux que tu préfères le moins, ceux à la cannelle.
Il me lança le regard qu’on lance aux bébés qui pleurent. L’agacement
caché derrière un sourire patient.
— Une fois, tu as simulé une allergie à la cannelle pour que maman arrête
d’en faire au lieu des macadamia au chocolat blanc.
— Jusqu’à ce qu’elle me dise qu’elle mélangeait aussi de la cannelle dans
les pépites de chocolat blanc.
Je donnai un coup de pied à l’une des nappes empaquetées sur le tapis,
partant plus profondément dans ce voyage dans le passé, même si c’était
avec le Prescott que j’aimais le moins.
— L’ingrédient secret de Betty pour tous les plats qu’elle cuisine.
— Elle t’a fait nous regarder manger des cookies au chocolat blanc et aux
noix de macadamia pendant que tu mangeais ceux à la cannelle.
Nash s’appuya contre le cadre de la porte et passa une cheville par-dessus
l’autre. Son pantalon de costume se resserrait autour de ses cuisses, mais je.
Ne. Le. Fixerais. Pas.
— Dix ans plus tard, tu n’as toujours pas appris ta leçon sur le mensonge,
pas vrai ?
Je n’avais pas envie d’évoquer le passé avec lui. Il s’approchait bien trop
d’une ligne que je ne voulais pas franchir : se concentrer sur des temps
meilleurs. Oublie le passé et il ne te hantera plus. Cela inclut l’oubli des
bons moments.
— Je ne veux pas que tu me donnes à manger.
Un autre mensonge.
Betty empilait ses Tupperware dans un meuble près de l’évier. J’en
sortais quelques-uns en douce du cottage et les repeignais en noir avec des
aurores boréales lilas et des étoiles blanches en forme de mots magiques.
Je ne voulais pas seulement la nourriture, mais aussi le récipient.
— Ils ne sont pas de moi.
L’accent de Caroline du Nord de Nash semblait plus prononcé alors qu’il
croisait ses bras sur sa poitrine.
— Ils sont de ma mère. Tu veux vraiment refuser le cadeau de ma mère ?
Elle a passé des heures à les préparer.
L’indécision tourna dans mon cerveau jusqu’à ce que je prenne une
grande inspiration et que je m’éloigne de lui. Mes mains tremblantes se
tendirent, lui offrant le Tupperware.
S’il le prend, vous feriez mieux de le lâcher, Doigts. Ne me faites pas
honte. Nash observa le récipient, prenant son temps pour examiner la façon
dont mes doigts s’y agrippaient.
— Arrête.
Sévère. Rauque. Fort. Un ordre que je ressentais au-dessus de mon cou et
au-dessous de ma taille.
— Arrête.
— Quoi ?
— Ça.
Il me désigna d’un geste comme s’il voulait dire tout ce que j’étais. Mon
existence entière.
— Tu as de la chance que la fierté ne vienne pas armée d’un poignard,
parce que la tienne te tuerait si elle le pouvait. Arrête d’être embarrassée.
Ce n’est pas embarrassant d’avoir besoin d’aide. Ce n’est pas embarrassant
d’être pauvre. Rien de tout cela n’est embarrassant.
Je reculai d’un centimètre à ses mots, consciente qu’il avait raison, mais
je n’avais pas envie d’aborder le sujet.
— Tu sais pourquoi je dis que tu es une tigresse ? poursuivit-il,
impitoyable.
Non, mais j’en avais une petite idée. Une statue de Dionysos chevauchant
un tigre occupait toute l’étendue du foyer de la propriété Winthrop. Virginia
avait l’habitude de caresser le tigre chaque fois qu’elle le croisait. Juste le
long de la veine jugulaire.
— Parce que Dionysos chevauche le tigre.
Je haussai une épaule, le mouvement maladroit à cause du Tupperware
tendu.
— Non.
Nash poussa le récipient jusqu’à ce qu’il s’abatte sur ma poitrine,
toujours serré entre mes paumes.
— Parce que le tigre ne peut pas être apprivoisé. Le tigre règne sur la
jungle, et seul un dieu peut vénérer le tigre correctement. Ta mère est une
idiote inculte, qui a confondu un tigre avec une panthère.
Son rire cinglant avait un goût de bonbon sur mes lèvres alors qu’il se
penchait vers moi.
— Dionysos ne chevauche pas un tigre. Il chevauche une panthère. Le
tigre est son animal sacré.
Et les dieux vénéraient les animaux sacrés.
C’était pour ça que j’avais choisi Durga comme nom d’utilisateur.
Une déesse connue comme l’Inaccessible.
L’Invincible.
Son animal sacré est le tigre, et je voulais me sentir sacrée.
— Mais qu’est-ce que tu dis ? demandai-je en espérant que Nash me
donne une réponse qui me ferait le détester encore plus.
Je m’accrochai au récipient, la seule chose qui nous séparait.
Son souffle éventa mes joues.
En fait, ça sonne aussi super mignon.
— Je te dis de manger les cookies, tigresse.
Chapitre Trente-Quatre

Emery

Saudade.
Sciamachie.
Thanatophobie.
Des mots inutiles.
Rien ne pouvait atténuer ma frustration.
— Il nous faut une pièce maîtresse !
Je brandis une photo sur mon téléphone d’une monstruosité abstraite
géante pour laquelle nous n’avions pas de budget.
C’était devenu mon objectif ultime.
J’étais destinée à périr d’une blessure en forme de l’indifférence de
Chantilly, et ma pierre tombale avait intérêt à être une satanée pièce
maîtresse.
Ida Marie balaya ses yeux entre nous deux, les lèvres serrées. Elle avalait
sa salive toutes les dix secondes.
Elle était d’accord avec moi. Cayden et Hannah aussi… mais ils étaient
aussi d’accord avec le point de vue de Chantilly, que nous n’avions pas de
place dans le budget.
— Nous ne discuterons plus de ça.
Chantilly ferma les livres de réunion et les rangea dans le bureau de
Cayden.
Je me levai du canapé.
— Il le faut, répliquai-je en me demandant pourquoi je m’en souciais.
Nous finirions tous par mourir, et rien de tout cela n’aurait d’importance.
Tu es de la poussière. Petite et robuste, mais destinée à disparaître.
— Nous n’avons pas la place dans le budget !
Chantilly balança ses deux mains en l’air.
— Et même si on l’avait, ça ne se ferait pas. C’est inutile. Monsieur
Prescott ne se soucie pas de cet hôtel. Tu es censée être copine avec lui,
cracha-t-elle comme si elle ne savait pas si elle devait être confuse ou
dégoûtée. Ça ne t’est pas évident ?
Est-ce que parler plus lentement aiderait à faire pénétrer mes mots dans le
crâne de Chantilly ?
Je me demandais de quel côté Nash serait s’il était là. Celui de Chantilly,
très probablement. Sa priorité était l’emplacement de Singapour. Même
maintenant, il était parti pour le penthouse pour revoir les offres avec
Delilah.
— Il s’en fiche peut-être, mais pas moi.
Je tapai sur ma poitrine avec mon index. Ça me fit mal, mais comme tout
le reste.
— Pourquoi ?
Je ne lui dirais pas même si elle menaçait de m’envoyer à Guantanamo.
Pas quand cela signifiait révéler à quel point je connaissais Nash et les
Prescott.
— Parce que, répliquai-je en créant mes mensonges au fur et à mesure
que je parlais, cet hôtel est mon premier travail, il figurera dans tous nos
portfolios de design, et devrait de toute façon être important parce que c’est
notre boulot de nous en soucier. Pourquoi suis-je la seule à m’en soucier ?
La sécurité interrompit notre dispute avec des plateaux de restauration de
cuisine tex-mex. Mes yeux se tournèrent vers la porte, mais je savais déjà
que Nash ne serait pas là. Je ne le sentais pas dans la pièce. Pas d’air pesant.
Pas de chaleur autour de mon corps. Rien.
Les portions géantes de poulet, de steak et de barbacoa consommèrent la
plus grande partie de la nappe que Chantilly avait disposée, alors Cayden en
étalait une autre à côté. J’aidai les gardes à disperser les récipients de
tortillas, de fromage, de riz, de haricots, de guacamole et de sauce salsa,
mais je n’osai pas prendre d’assiette.
Ça avait l’air bon.
L’odeur était encore meilleure.
Je n’avais pas mangé de la journée, et si nous continuions toute la nuit, la
soupe populaire serait fermée au moment où je finirais ma journée.
La logique me disait de manger.
Mon corps me disait de manger.
Même Ida Marie se tourna vers moi et me dit de manger.
Mon cœur refusait de le faire.
Ce même organe débile sursauta dans ma cage thoracique dès que
l’ascenseur sonna dans le hall. C’est pour cette raison que les côtes forment
une cage autour du cœur. C’est un animal indompté, et on ne peut pas faire
confiance aux animaux sauvages.
Si mes collègues pensaient que j’avais un sérieux trouble alimentaire,
aucun d’entre eux ne prit la peine de me suggérer de chercher de l’aide. Ils
se servirent, empilant des couches généreuses sur leurs assiettes en papier.
Je les enviais au plus haut point.
Reconnaissante de ne pas avoir succombé à la tentation, je sortis le carnet
de croquis et continuai mes ombres, consciente qu’elles finiraient à cent
pour cent au fond de la poubelle.
— Vous êtes sûre que ça vient de Nash ?
Ida Marie fronça les sourcils en scrutant les haricots comme s’ils étaient
empoisonnés.
— Il ne ferait ce genre de choses pour personne, sauf peut-être…
Sa voix se tut, mais nous savions tous ce qu’elle voulait dire.
Personne, sauf Emery.
Le fossé se creusait. J’étais bloquée d’un côté du canyon, tandis que
Cayden, Hannah, Ida Marie et Chantilly étaient de l’autre côté. Sauf que
Chantilly refusait de voir les choses telles qu’elles étaient. Elle aurait couru
jusqu’à moi sur une corde raide si elle avait pu.
Son nez se fronça et elle secoua la tête.
— Ne sois pas ridicule, Ida Marie. C’est vraiment pour nous. Je travaille
tard, ces derniers temps. J’ai accumulé les heures supplémentaires.
Elle ajouta de la viande sur sa tortilla, et j’étais. Tellement. Jalouse.
— Je le mérite, ça et le frigo. Carrément. En plus, je pense qu’il m’aime
vraiment bien. Je l’ai surpris en train de me fixer ce matin.
— Je peux vous assurer que je ne vous aime pas. Vous me faites penser à
un chien qui supplie des étrangers de le caresser, et en ce qui concerne mes
fétichismes, la zoophilie, c’est pas mon truc.
Nash avait sa hanche posée contre le cadre de la porte et me regardait
fixement sans prêter une once d’attention à Chantilly.
— C’est Emery que je fixais. Vous n’arrêtiez pas de me gêner.
Mon cœur eut un hoquet avant de reprendre son rythme normal. Un
silence gênant s’abattit sur chacun alors que tout le monde se faisait des
idées sur les paroles de Nash. Le face-à-face avait duré cinq minutes à
cause des biscuits au chocolat blanc et aux noix de macadamia
supplémentaires qu’il avait glissés dans mon sac quand je n’avais pas fait
attention.
Premièrement, il avait raison. Je les adorais. Tous ceux qui me
connaissaient savaient que je les adorais. Ce n’était pas vraiment un secret
national.
Deuxièmement, je ne pouvais pas les rendre sans attirer l’attention sur
l’obsession de Nash à me nourrir. Ils étaient toujours au fond de mon sac,
me narguant chaque fois que je sortais un nouveau crayon pour dessiner.
Troisièmement, j’espérais qu’il ne découvrirait jamais que j’avais mangé
ceux qui se trouvaient dans le Tupperware qu’il m’avait donné il y avait
quelques jours.
Les joues d’Ida Marie rosirent pour moi. Elle me tapa sur l’épaule et me
tendit une assiette en carton.
— Tu es sûre que tu n’as pas faim ?
Ses grands yeux évitaient Nash.
— On ne manque pas de nourriture. L’un de nous va finir par devoir
ramener un festin à la maison.
Nash avait approuvé notre rendu 3D avec des changements mineurs, ce
qui signifiait que les revêtements de sol, les armoires et les finitions étaient
déjà installés et que le mobilier était commandé et disposé peu après. Cela
signifiait aussi que je serais ici encore plus tard aujourd’hui. La soupe
populaire pourrait finir par fermer avant que je parte.
Arrête de laisser ta fierté ronger ta santé mentale, Emery. Nash a raison.
Il n’y a aucun mal à accepter de l’aide. Ça ne fait pas de toi une moins
bonne personne. Maggie te laisse coudre des manteaux pour elle et les
enfants. Tu as autorisé Reed à te trouver un travail. Recevoir de la
nourriture de la soupe populaire ne t’a jamais découragée. On dirait que tu
as seulement du mal à accepter l’aide de Nash.
Non, le discours d’encouragement n’eut aucun effet.
J’aurais préféré marcher dans un piège à ours plutôt que d’accepter l’aide
de Nash. Parce que je le préférais cruel. Au moins là, je savais à quoi
m’attendre.
— Ça va aller.
Je pris ma gomme depuis mon sac.
— J’ai quelque chose de prévu pour le dîner ce soir.
C’est-à-dire, la soupe populaire si j’avais de la chance.
Nash plissa les yeux à mes mots. Je m’étais autosabotée en acceptant la
civilité pour le bien de Ben, car chaque fois que je ne me disputais pas avec
Nash, je me sentais de plus en plus à l’aise pour justifier notre proximité.
Cela ne changea rien à mon désir. Il ressemblait toujours à la réponse de
l’Humanité féminine aux périodes de sécheresse, et j’avais toujours le
souvenir de ses doigts en moi et de mes lèvres enroulées autour de son sexe
pour me tenir chaud la nuit.
— Emery.
Nash leva le menton vers le couloir. Il avait réussi à transformer mon
nom en une exigence. Dès que nous eûmes atteint les ascenseurs, il
m’énonça à toute vitesse :
— Ne te méprends pas, je ne suis pas quelqu’un de gentil. Je ne fais pas
de choses gentilles. Si je te tiens la porte, c’est pour regarder ton cul. Si je te
fais une faveur, c’est parce que j’en attends une en retour. Si je te nourris,
c’est parce que je préfère devoir gérer ton petit cul que la colère de maman.
Plus tôt tu comprendras ça, mieux ce sera.
Mais les mots n’étaient pas vraiment mordants. Comme un husky édenté
qui ronge son jouet préféré. Il semblait si mal à l’aise à l’idée de me nourrir
que ça me fit presque rire. En dessous de ça, tout ce qu’il avait fait était de
jeter de l’argent sur mes problèmes avec un soupçon de sa ténacité
caractéristique.
Tout le contraire du jeune Nash qui me donnait mon déjeuner au prix du
sien, qui ne parlait pas comme si je lui appartenais et qui ne m’avait jamais
donné l’impression qu’accepter sa générosité se ferait au détriment de mon
âme.
Le lent mouvement de tête me donna le temps d’élaborer une réponse
adéquate.
— Mon refus d’accepter ta nourriture n’a rien à voir avec une quelconque
aversion pour les gentilles choses et tout à voir avec le fait que je n’ai pas
besoin de tes centaines de dollars de restauration, de tes saumons de luxe ou
de tes steaks d’un kilo capables de nourrir dix familles.
Mes pieds couverts par mes Chuck s’avancèrent plus près de ses
mocassins Salvatore Ferragamo.
— L’argent ne résout pas tous les problèmes, y compris les miens.
Parfois, je ne te reconnais pas, Nash. Ça ne te fait pas peur ?
J’avais touché une corde sensible.
Tout droit sur la cavité creuse où aurait dû se trouver son cœur.
L’ancien Nash se privait de nourriture pour que la Winthrop
surprivilégiée puisse déjeuner. Il n’avait jamais demandé de remerciement,
ne m’avait jamais fait culpabiliser pour ma mère minable et ne m’avait
jamais forcée à accepter sa charité.
Il me laissait des mots parce que mes yeux avides suivaient ceux de Betty
chaque fois que Reed les jetait à la poubelle après un rapide coup d’œil.
Une fois, j’en avais même volé un de la poubelle, je l’avais ramené à la
maison et j’avais prétendu que Betty était ma mère et qu’elle avait écrit les
mots pour moi.
Nash m’avait vue en train de le cacher sous le banc au centre du
labyrinthe, paranoïaque que Virginia le trouve et le déchire en deux.
Appuyé sur la pelle en fer de son père, il avait regardé la culpabilité gravée
sur mon visage et m’avait tendu une main gantée.
Mes doigts tremblants avaient laissé tomber le mot dans sa paume.
J’avais prié pour qu’il ne le jette pas. Au lieu de cela, il m’avait lancé un
regard que je n’avais pas compris et dit que l’espace sous la statue d’Héra
était une meilleure cachette.
Si ce Nash s’approchait de moi maintenant avec un sac en papier brun et
un mot écrit à la main, j’engloutirais le sandwich au beurre de cacahuète et
à la confiture en souriant et je réciterais le papier encore et encore jusqu’à
ce que les mots soient gravés dans mon âme.
Cela avait tout à voir avec ma fierté, mais aussi avec mon
autopréservation.
Je refusais d’entacher mon souvenir de Nash.
Son téléphone sonna, nous épargnant tous les deux. Sinon, qui sait
jusqu’où il irait dans sa quête pour me nourrir ? Il marmonna quelque chose
à propos de Singapour et me laissa à mes dessins pendant que les autres
mangeaient. Une heure plus tard, il n’était toujours pas revenu, mais tout le
monde m’avait rejoint pour dessiner des prototypes de portraits.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Les mains d’Ida Marie s’agitaient sur son bloc-notes. Elle me harcelait,
pour la huitième fois, à propos d’une de mes nombreuses disputes avec
Nash. Sauf qu’elle ignorait que c’était une dispute.
En plus, tellement de temps avait passé, et ça faisait un moment que nous
ne nous étions pas disputés. En y repensant, la dernière fois, c’était à
l’incident de la soupe populaire. Ou quand j’avais craché le sandwich à son
pied, si ça comptait, ce que je ne faisais pas à cause, A, du manque évident
de réponses spirituelles de ma part, et B, de mon embarras à récupérer le
sandwich dans la poubelle et à le dévorer.
Un secret que j’emporterais dans ma tombe.
Mon cercueil avait intérêt à être cadenassé.
Qui essaies-tu de tromper ? Tu le rejettes chaque fois qu’il essaie de te
nourrir.
— Je te l’ai déjà dit. En gros, il m’a dit de ne plus dépasser les bornes,
mentis-je.
En quelque sorte.
Est-ce que c’était un mensonge ?
Il l’avait crié avec ses yeux tout ce temps et j’étais presque certaine qu’il
l’avait aussi dit à voix haute. Je ne me souvenais même pas de la raison de
la dispute. Juste qu’il avait l’air de vouloir me faire me pencher sur ses
genoux pour me donner une leçon, et mon corps n’était pas complètement
opposé à cette perspective.
Ida Marie me tendit un crayon fusain 4B pour remplir la paume. Je gardai
le crayon lâche et incliné dans mes doigts pendant que j’ombrais. Chantilly
nous avait demandé de créer des prototypes pour des œuvres d’art
exclusives qui seraient placées dans les suites de l’étage supérieur.
Aucun de nous n’était un artiste reconnu, mais elle avait gaspillé une
quantité ridicule du budget pour importer des cadres en bambou de Chine
avec un tarif qui me donnait envie de lui arracher les dents et de les donner
à manger au rottweiler aux dents écartées qui traînait autour du village de
tentes de Maggie.
Mags, me corrigeai-je.
Elle m’adorait parce que je donnais à Stella mon petit pain
supplémentaire et parce que nous étions obsédées par les peintures murales.
Si elle savait ce que je pensais du surnom que Nash lui donnait, elle
renoncerait probablement à ses heures de sommeil supplémentaires le
week-end et ne me laisserait plus garder Stella et Harlan. Non pas que le
village de tentes présentait un quelconque danger, mais les vraies mères
s’inquiétaient.
Virginia, de son côté, ne l’avait jamais fait.
J’échangeai le 4B contre le 9B pour colorier le majeur. Ida Marie posa
son croquis et fronça le nez.
— C’est hideux.
Elle soupira, arracha la feuille de papier du carnet de croquis, la froissa et
recommença. Une montagne de croquis jetés se dressait entre nous comme
un jeu de Jenga oublié.
— C’est juste que Nash Prescott te regarde comme si…
Chantilly s’approcha de nous.
— Il la regarde comme si quoi ?
— Comme s’il était déçu par l’ensemble du département de conception,
mentit Ida Marie. Vous savez, pour avoir dépassé le budget sur les meubles
que nous avons commandés. Emery a choisi les tapis.
Je me mordis la langue avant de lâcher que les tapis étaient en solde, et
qu’à l’exception de moi, tout le monde avait dépassé le budget
d’ameublement. Nous savions toutes les deux que Chantilly avait le nez
d’un requin et qu’elle cherchait des nouvelles de Nash et moi comme un
requin cherche du sang.
— Nash a raison.
Chantilly lissa le croquis en boule d’Ida Marie, leva les yeux au ciel, le
remit en boule et le jeta à la poubelle avant de reporter son attention sur
moi.
— Ne me fous pas la honte. Tu as peut-être la protection de Delilah
Lowell, mais en tant que PDG, monsieur Prescott est plus important qu’elle.
— Monsieur, oui, monsieur.
Je mimai un salut. Si elle voulait traiter l’entreprise de Nash comme si
c’était l’armée, j’allais l’encourager, mais je la ferais se sentir ridicule.
— Je suis sérieuse, Emery.
Elle partit en trombe après que Cayden l’appela.
— Elle te déteste.
La remarque inutile d’Ida Marie resta suspendue entre nous, tel un
couteau à la lame émoussée.
— La contrarier ne servirait à rien.
— Je sais, mais je n’ai pas le contrôle de mes impulsions pour m’arrêter.
Elle me détestait avant même que je lui adresse la parole pour la première
fois, et je n’aime pas les brutes.
— Elle te déteste seulement parce que tu connais Delilah Lowell, et ça
fait déjà trois ans que Chantilly essaie de remonter la chaîne alimentaire.
Comment tu connais Delilah, au fait ?
Je déchirai mon croquis du majeur, le posai fièrement sur la table basse,
et retournai à un autre croquis que j’avais commencé plus tôt.
— Je ne la connais pas. Je l’ai déjà vue, mais je ne l’ai jamais vraiment
rencontrée. C’est juste l’amie d’un ami.
— Un ami sexy ?
— Un ami en couple.
Ça faisait un moment que j’évitais les textos et les appels de Reed parce
que je n’avais aucune idée de proposition en mariage pour lui, sauf pour
dire, ne le fais pas. Je n’avais jamais compris Reed et Basil. Ils n’avaient
rien en commun à part la couleur de leurs cheveux.
Ida Marie jeta un coup d’œil à mon carnet de croquis et laissa échapper
un oooooh.
— Carrément sexy.
Je baissai les yeux sur mon dessin, craignant d’avoir accidentellement
dessiné Reed ou pire, Nash. Au lieu de cela, c’était le contour du visage
d’un autre homme qui me regarda en retour. Sa carte brûlait toujours dans
ma poche, la phrase « U.S. Security and Exchange Commission » à deux
doigts de m’envoyer à l’hôpital chaque fois que je la regardais.
Je faillis m’étouffer avec ma salive quand je me remémorai d’où je
l’avais reconnu.
Brandon Vu était entré dans ma vie le jour où elle s’était effondrée.
Chapitre Trente-cinq

EMERY, 18 – NASH, 28

Emery

Les mauvaises choses semblaient arriver quand le monde était au mieux.


Les érables rouges qui faisaient la fierté des habitants d’Eastridge avaient
commencé à tomber. Les feuilles sanguines peignaient la ville de teintes
vibrantes. À cette saison, Eastridge aurait pu servir de décor de film, mais
nous n’avions jamais été très sympas avec les étrangers, surtout ceux venant
d’Hollywood.
La température se situait quelque part entre celle d’un pull et celle d’un
jean slim à bretelles, alors j’optai pour un T-shirt avec l’inscription ukiyo-e
et mon jean slim noir. Virginia allait péter les plombs si elle me voyait, mais
elle s’était comportée bizarrement ces derniers temps, alors elle avait
probablement oublié que j’étais là.
Je revins de l’épicerie avec un paquet de chips à la main et un air de
rébellion cousue sur mon visage, la carte de crédit noire de ma mère cachée
dans ma poche arrière. L’idée que Virginia puisse me prendre la main dans
le sac projeta des secousses dans tous mes membres. Des petits
tremblements de terre dont je me réjouissais, car ils signifiaient que quelque
chose avait été secoué, ébranlé, changé.
Les ordres stricts du personnel de me confisquer toute malbouffe furent
ignorés alors que j’ouvrais la porte à des dizaines de visages inconnus. Je
reconnus leurs coupe-vent des films, les lettres jaunes en gras qui épelaient
FBI dans le dos.
Certains avaient SEC imprimé sur eux, et vivant dans une ville de
pécheurs, je connaissais évidemment ces lettres, moi aussi. Je n’avais juste
jamais pensé que je les verrais dans ma maison. Celle que papa possédait.
Gideon Winthrop, un homme irréprochable, bien sous tous rapports.
Il devait s’agir d’une erreur.
Les gens entraient et sortaient du bureau de papa en transportant des
documents et des dossiers emballés, quelques peintures, et son ordinateur
portable. Même l’horloge en bois que je lui avais fabriquée avec les bords
tordus et les gravures bâclées partit avec eux.
Mes yeux cherchèrent en vain papa, ou Virginia. J’appris plus tard que les
enquêteurs n’avaient rien trouvé de concret, qu’il n’avait pas été arrêté, et
qu’ils avaient mis la main sur suffisamment de preuves circonstancielles
légères pour lancer une enquête très formelle et très publique. Lorsque la
société de papa avait fait faillite peu après, cela aurait tout aussi bien pu être
un aveu de culpabilité.
Mais sur le moment, je ne me souciais pas de l’avenir. La panique fit
courir mes jambes à travers le manoir. Personne ne m’arrêta alors que je
m’élançais par la porte de derrière et que je courais vers le cottage des
Prescott.
L’endroit sembla désert avant que je ne me rappelle que Betty était partie
avec Hank à un rendez-vous annuel chez le médecin, que Nash n’y vivait
plus et que Reed était sorti pour une visite nocturne de Duke avec Basil.
D’ici, je ne pouvais pas entendre les agents dans la maison. Si je fermais les
yeux, je pouvais me convaincre qu’ils n’existaient pas.
La clé dans ma poche me tentait. Je pouvais entrer toute seule, mais je ne
voulais pas impliquer les Prescott dans cette pagaille dans laquelle ils
n’avaient rien à voir. L’idée de les regarder dans les yeux me mortifiait
également. Pas quand aucun de nous ne serait plus jamais le même.
Alors, je croisai mes bras contre ma poitrine devant le cottage, refusant de
franchir la ligne invisible au-delà de cette ridicule boîte aux lettres mi-noire,
mi-bleue. Même quand quelqu’un s’approcha et s’arrêta à côté de moi pour
fixer la petite maison.
Je ne me souviens plus combien de temps le silence refroidit l’air avant
qu’il ne demande :
— Est-ce que vous avez une clé ?
— Non, mentis-je, refusant de le fixer, car si je le faisais, cela rendrait la
situation plus réelle qu’elle ne l’était déjà.
Ce n’était pas moi. Je n’étais pas du genre à rester les bras croisés alors
que mon monde s’écroulait autour de moi. J’étais du genre à me battre, à
griffer toutes les chairs que je pouvais saisir, à plonger la tête la première
dans n’importe quel abîme, même s’il devait m’arracher les ongles et
m’avaler tout entier.
Mais je savais que ce que j’avais fait aujourd’hui me hanterait pour le
reste de ma vie. Il y avait quelque chose dans ce moment qui me semblait
crucial. Si j’éternuais de la mauvaise façon, je déclencherais un effet
papillon. Je devais être intelligente. Pour moi. Pour les Prescott.
J’aurais aimé entrer là-dedans, embrasser Betty et Hank, m’asseoir à côté
de Reed sur le siège de la salle à manger que Hank avait construit pour moi
et leur demander une dernière fois une portion supplémentaire de poulet et
de boulettes. Sauf que ce n’était pas un jour spécial de célébration, et j’avais
su que j’avais raté ma chance dès que j’avais entendu cet homme approcher.
Ça, et c’était un rare jour où le cottage était vide.
Cela aurait dû être un bon présage.
L’étranger enfouit ses mains dans ses poches.
— C’est illégal d’entraver une enquête fédérale.
Il avait l’air jeune, mais je refusais toujours de regarder son visage.
— Ça devrait être illégal d’être un connard.
Le mot glissa de ma bouche avant que je puisse l’arrêter.
Il éclata de rire, le genre de rire qui se propage dans tout le corps en vous
envahissant de chaleur sur son passage.
— Ça devrait, mais ça ne l’est pas. J’en suis heureux, parce que je ne suis
pas fait pour la prison. Et vous ?
Non. Les Prescott non plus, non pas qu’ils iraient en prison. Pas même
Nash, que je détestais pour avoir couché avec moi et s’être comporté
comme un con après.
— Je ne compte pas aller en prison.
Je donnai un coup de pied à une brique mal fixée sur le chemin de la
maison. Elle remua un peu, mais resta une force inébranlable, me rappelant
que je devais garder la tête haute et empêcher cette folie de toucher Reed et
sa famille.
— Les Prescott n’ont rien à voir avec ça. Je ne sais même pas ce dont il
est question, mais il y a une famille qui vit à l’intérieur, qui est
complètement innocente et qui ne mérite pas qu’on fouille dans ses affaires.
— Qui vit là, mademoiselle Winthrop ?
Menteur, mouraient d’envie de crier mes lèvres. Tu le sais déjà, espèce de
serpent.
Les mots magiques ne pouvaient pas guérir cela, mais j’en prononçai
quand même un.
Querencia.
Nom.
Un endroit où l’on se sent en sécurité.
Un endroit d’où l’on tire sa force de caractère.
Le cottage Prescott était ma querencia.
— Qui vit dans ce cottage, mademoiselle Winthrop ? répéta-t-il.
— Vous ne le savez pas ?
— Si, je le sais. Je veux vous l’entendre dire.
— Les Prescott.
— Non, Emery.
Mon nom roula sur sa langue si naturellement, comme si nous étions
amis. Sale serpent.
— Leurs noms.
Pas un serpent.
Un serpent brûlant.
Ça me rappela le Livre des Nombres, l’histoire que certaines nounous
racontaient pour nous faire peur. Dieu avait envoyé des serpents brûlants
pour punir les gens qui s’étaient élevés contre lui. Moïse avait construit le
Nehushtan pour se protéger des serpents. Un bâton en forme de croix, un
serpent enroulé autour du bois.
Mes mains me démangeaient de m’enrouler autour d’un serpent et de le
brandir comme une arme contre le monde. Une arme contre lui.
Au lieu de cela, je murmurai leurs noms.
— Betty. Hank. Reed. Nash.
Peut-être que ce n’était pas lui, le serpent.
Peut-être que c’était moi.
Un faible, élevé en captivité, n’ayant pas sa place dans la vie sauvage.
— Parlez-moi de Nash, dit-il.
— Pourquoi ?
— La façon dont vous dites son nom…
— Ça ne vous regarde pas.
Du venin remonta dans ma gorge. Si j’étais un serpent, j’empoisonnerais
cet homme avant qu’il ne touche à mes Prescott.
— Il ne vit plus ici. Il n’y a plus que Betty, Hank, et Reed. Et avant que
vous ne les accusiez de quoi que ce soit, Reed n’est qu’un enfant, et Betty et
Hank sont des gens bien.
— Et Nash ? C’est quelqu’un de bien ?
Je réfléchis et pris conscience que je n’en savais rien. Même si je voulais
dire non, je ne pouvais pas. Pas pour tenter de le protéger, mais parce que
les actions de Nash contredisaient toujours ses paroles. Je ne le voyais pas
comme une mauvaise personne.
Il n’était pas tourné vers les mots doux.
Il optait pour les actions douces.
Les notes que les agents avaient probablement fouillées le prouvaient.
De plus, Reed n’en avait jamais parlé, mais j’avais deviné que Nash
traversait des moments difficiles, et tout le monde méritait une seconde
chance.
Ça ne voulait pas dire que la douleur de cette nuit avait disparu. Ça ne
voulait pas dire que mes joues avaient cessé de rougir chaque fois que je
pensais à lui. Mais c’était une rougeur plaisante. La façon dont vos joues se
réchauffent quand vous connaissez un secret trop bon pour être gardé pour
vous.
Je mis trop de temps à répondre, et quand je me tournai vers ma droite,
l’étranger était déjà parti. Je pivotai, m’arrêtant lorsque j’entendis du bruit
depuis un arbre dans le labyrinthe. Me forçant à mettre ma curiosité de côté,
je sprintai sur le chemin de la maison à temps pour voir le profil du visage
de l’homme avant qu’il ne se glisse dans ma maison par la porte arrière.
Le même visage qui me fixait sur mon carnet de croquis.
Brandon Vu.
Chapitre Trente-six

Emery

AUJOURD’HUI

J’aurais dû prendre le ciel sans étoiles de ce soir comme un


avertissement.
Rien de bon n’arrivait jamais quand il y en avait.
J’ouvris la porte du hall de l’hôtel et regardai le ciel en plissant les yeux,
cherchant des secrets que je pourrais lui offrir.
Secret numéro un : je risquerais de verser une larme si j’arrivais à la
soupe populaire pour la trouver fermée, puis d’empoisonner Chantilly pour
nous avoir fait travailler si tard sans nous payer les heures
supplémentaires.
Secret numéro deux : j’avais crié le nom de Nash si fort quand Ben
m’avait fait jouir hier soir. Tu ne peux pas imaginer la peur qui avait
alimenté mes veines quand j’avais passé la tête hors du placard pour
m’assurer que personne ne m’avait entendue.
Secret numéro trois : j’avais piqué un paquet de chips pita et un soda
froid dans le frigo quand tout le monde était allé déjeuner aujourd’hui et
que Delilah était descendue pour faire signer quelques papiers à Nash.
J’avais caché l’emballage et la canette vide sous les coussins du canapé
quand il était revenu plus tôt que prévu.
Chantilly s’était assise sur le coussin au-dessus de la canette et tout le
monde s’était tu parce qu’ils pensaient qu’elle avait pété. Je n’avais rien
dit, même quand ses joues avaient piqué un fard et qu’elle avait regardé
Nash comme s’il allait enfiler une armure de chevalier et la sauver.
Est-ce que ça faisait de moi le dragon et de Chantilly la princesse dans
cette histoire ? (Si ça peut te consoler, elle rejoindrait une ligue de Blanche-
Neige, et tu sais ce que j’en pense.)
Voilà, c’est fait. Trois secrets sont-ils suffisants pour toi, nuit sans
étoiles ? M’épargneras-tu ce soir ?
— Tu attends que le ciel tombe, Winthrop ? Ça n’arriverait que si tu te
décidais un jour à agir normalement.
Mes jambes sursautèrent à la voix traînante de Nash. Je refoulai leur
réaction du mieux que je pus, expirant comme si j’avais couru un marathon
dans la dernière seconde. Les battements de mon cœur atteignirent un point
culminant avant de s’effondrer.
— C’est inutile de me suivre.
Je laissai quinze secondes de plus au ciel pour répondre, une étoile
filante, une comète, n’importe quoi, avant de baisser la tête et de me mettre
à marcher.
— Je n’accepterai jamais tes doubles portions. Tu peux tout aussi bien
arrêter.
Je n’avais pas besoin de le fixer pour savoir que les coins de ses lèvres se
retroussèrent quand mon estomac protesta.
Bruyamment.
— Hmm…
Le pas de Nash était égal au mien.
— Tu veux vraiment aller jusqu’à la soupe populaire toute seule dans le
noir et revenir après avoir découvert que c’est fermé ?
Traduction : tu es vraiment si têtue que ça ?
Je haussai vaguement une épaule et me catapultai à une vitesse record.
— Qui se sent morveux se sent morveux.
— C’est pas ça, le dicton.
La main de Nash surgit et me stabilisa quand une voiture contourna le
coin de trop près.
Mon cœur battit la chamade dans ma poitrine, me rendant trop inutile
pour protester quand il échangea nos positions, de façon à ce qu’il marche
du côté de la rue.
Quand je repris finalement mes esprits, j’aurais dû le remercier. Au lieu
de cela, je continuai ma marche rapide.
— Tu dois avoir un trop-plein de morve.
— Ce n’est pas un dicton non plus.
Il enfonça ses deux mains dans son pantalon de ville. Nous attendîmes
que le panneau devienne blanc.
— Pour info, je ne te suis pas. Je suis bénévole à cette soupe populaire.
Mieux, je la finance, en gros.
— Nous savons tous les deux que la soupe populaire est fermée. Il est…
J’attrapai la main de Nash pour regarder sa montre, mais je fus distraite
par le rythme sauvage de son pouls contre le bout de mes doigts. Ça, je n’y
avais assurément pas pensé.
— Hmm…
— Dix heures quarante-six.
Apercevoir son amusement pourrait très bien me tuer, alors je regardai le
ciel. Nous attendîmes que le feu passe au vert.
Je t’ai donné des secrets.
Tu m’as donné Nash.
Non, mais c’est quoi ces conneries ?
— Bon.
Je baissai la tête.
— Il est dix heures quarante-six.
— Si tu sais que la soupe populaire est fermée, pourquoi tu y vas encore ?
— L’espoir, jeune sauterelle.
Je tournai au coin de la rue adjacente à la soupe populaire, me rappelant
son mot sur le fait de demander à Betty de trouver son espoir. L’avait-il
jamais trouvé ?
— Ça me rassasie.
— Comme les mots magiques ?
Je m’arrêtai et cédai, étudiant son visage avec la vigueur d’un étudiant
modèle. Il semblait content de lui. Trop confiant d’avoir trouvé un de mes
points de pression. Les vrais points de pression étaient les questions qui
menaçaient de franchir mes lèvres.
La plus importante étant : pourquoi ça t’importe tant que ça de me
nourrir ?
Je me mordis la langue.
— Que sais-tu des mots magiques ?
— Je sais que tu as l’air d’une dingue quand tu les prononces pendant les
réunions avec les fournisseurs.
Son bras s’enroula autour de mon ventre alors qu’une voiture passait
devant nous sur le passage piéton. Mes abdominaux se contractèrent à son
contact, ma chemise me paraissant soudain trop fine. De son côté, il ne
semblait pas affecté.
— Les gens me regardent et se demandent pourquoi j’ai engagé la cinglée
aux jeans déchirés et aux T-shirts selcouth.
— Je n’ai pas porté le T-shirt selcouth depuis…
Il fronça les sourcils.
— Depuis ?
— Y a-t-il un but à cette conversation, ou on peut aller manger…
Attends. Tu me presses.
Mes poings étaient posés sur chaque hanche. Je levai la tête pour lancer
un regard noir à Nash.
— Si tu penses que tu peux me faire une espèce d’interrogatoire subtil de
ninja et trouver un moyen de me faire manger ta nourriture, tu es aussi
défoncé qu’autrefois.
— Ça n’a pas d’importance.
Il m’indiqua d’un geste l’autre côté de la rue.
— La soupe populaire est fermée. Les lumières sont éteintes. À moins
que…
Tu me détestes, n’est-ce pas, nuit sans étoiles ?
— À moins que ?
Je recroquevillai mes orteils dans mes Converse, consciente que je
détesterais la réponse qu’il me donnerait.
— À moins que tu connaisses quelqu’un qui donne une tonne d’argent et
qui a la clé de l’endroit.
— Ça ressemble étrangement à un coup monté.
Je reculai d’un pas quand je réalisai à quel point nous étions proches.
— Ou pire, une faveur.
— Allez, tigresse.
Sa mâchoire se contracta, son regard se tourna vers le haut d’une manière
qui me fit me demander s’il parlait lui aussi aux ciels sans étoiles.
— Accorde-toi une pause.
— Si tu me dis pourquoi tu m’appelles tigresse.
Je rebondis sur mes orteils, me demandant ce que je pourrais glaner
d’autre de lui. Nash accumulait les secrets comme les Kardashian
accumulent les voitures. Il pourrait bien supporter d’en perdre quelques-
uns.
— Pas de mensonges. Pas de réponse abstraite comme celle de l’autre
jour non plus.
La pulpe de son pouce effleura sa lèvre inférieure.
— Je te dis pourquoi je t’appelle tigresse et tu entres ?
— C’est aussi simple que ça.
Son juron fit basculer mes talons en arrière.
— Ce n’est pas simple.
Sa chemise à boutons moula davantage son corps quand il enfouit ses
mains dans son pantalon. Un roc solide était caché sous sa chemise, et je me
demandais s’il allait se fissurer un jour. Il me rappelait tellement la statue de
Sisyphe que j’avais trouvée. J’avais presque hâte de la lui montrer, mais je
me rappelai que j’avais appelé la galerie pour leur demander de garder le
Sisyphe déprimant à la place.
Ses yeux se tournèrent vers mon estomac, qui prit la décision de grogner.
— D’accord.
Il se passa la main dans les cheveux, une seule fois, ce dont je n’avais
jamais compris la signification.
— Je veux une vraie explication, l’avertis-je. Sois honnête.
Attendre qu’il réponde me donnait l’impression de terminer un livre et
d’apprendre que le prochain ne sortirait pas avant un an.
— Tu te souviens de la première fois où je l’ai dit ?
Sa mâchoire se crispa à ses propres mots.
— Quand je t’ai croisé à mon cotillon.
— Oui.
La grimace qui se dessinait sur son visage aurait pu conquérir des terres
et renverser des rois.
— Après que tu as mis un coup de genou dans les couilles d’Able
Cartwright et sa petite queue. Deux fois.
Il prononça les mots comme on lancerait une bombe. Sans remords.
Je tapai sur le bouton du passage piéton, plus fort que nécessaire.
— Le bon temps.
— Je l’ai dit parce que tu es féroce.
Nash toucha mon coude jusqu’à ce que je lui fasse face et que je
maintienne le contact visuel.
— Tu es sortie de cette pièce avec le visage d’une guerrière, prête à
détruire tout ce qui oserait te contrarier, y compris moi et Reed.
Certaines personnes acceptent bien les critiques, d’autres les
compliments. Je tombais dans une troisième catégorie : ni l’un ni l’autre.
Surtout parce que je ne parlais pas à beaucoup de gens et que je me souciais
encore moins de l’opinion qu’ils avaient de moi.
Cela rendait l’acceptation d’un compliment de Nash plus difficile qu’elle
n’aurait dû l’être, car il venait accompagné de la menace sous-jacente de
m’attirer à lui.
J’enfouis mes mains dans mes poches, où je les serrai en poings ainsi à
l’abri des regards.
— Ce n’est pas une insulte ?
J’entendis à peine mes propres mots par-dessus mon pouls.
— Ça n’a jamais été une insulte.
Un colibri avait remplacé mon cœur, et il voltigeait en moi, battant des
ailes à un rythme que je n’arrivais pas à suivre.
Tais-toi, Cœur. Je ne peux pas m’occuper de toi maintenant. Va hiberner.
J’avais envie de poser tellement de questions.
Pourquoi tu me nourris ?
Pourquoi es-tu en colère contre le monde ?
Pourquoi es-tu en colère contre moi ?
Est-ce que tu vas bien ? Est-ce que quiconque te l’a demandé depuis que
Hank est mort ?
Je les retins toutes et hochai la tête en traversant la rue.
— Le feu est passé au vert.
J’esquivai Nash et arrivai à la porte la première.
Il aurait pu me demander de bouger, mais il se pencha sur mon corps. Le
devant de sa silhouette se pressa contre mon dos. Il passa la main autour de
moi et déverrouilla la porte. Je fonçai à la première occasion, me frayant un
chemin à travers le buffet avec la lampe de poche de mon téléphone jusqu’à
ce que je réalise que tout avait été vidé. Il ne restait même pas les paquets
de chips au snack-bar.
— Merde.
Nash alluma la lumière de la porte.
— Je vais te préparer un sandwich à l’arrière.
— Le deal était que j’aille à l’intérieur. Non pas que je mange quoi que ce
soit.
Je le suivis dans la cuisine simplement parce que ça me faisait bizarre de
rester dans la zone du buffet sans surveillance.
— Heureusement que c’est Delilah ton avocate, et pas toi.
Il m’ignora, se lava les mains et sortit les ingrédients avec aisance,
manifestement familier avec l’agencement de la cuisine. Je posai mon
téléphone et l’étudiai. Ses mouvements fluides me dégoûtaient. Personne ne
méritait d’être capable de préparer des sandwichs avec la grâce d’un athlète
professionnel.
Deux tranches de pain au levain.
Dinde.
Mayonnaise extra chipotle.
Laitue.
Le regarder me faire à manger me paraissait surréaliste. Évidemment, je
savais qu’il l’avait déjà fait dans le passé, mais le voir, c’était une autre
histoire. Comme briser le quatrième mur.
Nash était le quarterback vedette qui vivait dans son propre univers
brûlant, et il était parvenu à graviter dans mon univers glacé. J’aurais voulu
partager mes ciels sans étoiles et voler son soleil de plomb. Je ne le
comprendrais jamais, mais c’était ma vérité.
C’est pour ça que le bonheur n’est pas permanent, pensai-je. La vie vous
présente des fantasmes, puis vous donne l’impression que vous ne pouvez
pas les avoir. Vous passez le reste de votre vie à chercher ce fantasme.
Quand vous réalisez qu’il a poussé à vos pieds, il est trop tard.
Je posai mon téléphone sur le comptoir en face de lui, m’appuyai dessus
et le saisis à deux mains. Quand Nash ajouta une couche de chips au
cheddar et à la crème à l’intérieur du sandwich, ma tête recula brusquement
en arrière.
Mon sandwich préféré.
Il s’en souvenait.
Comment c’était même possible ?
Il ne me regarda pas une seule fois. Son attention aux détails me
déconcertait. Il coupa le pain en diagonale, le plaça dans une assiette
rectangulaire, puis le posa à côté de ma main sur le comptoir. Je le fixais,
mes pieds me semblant bien moins solides.
Je me rendis compte que nous en savions plus l’un sur l’autre que nous ne
le disions.
Apprendre à connaître quelqu’un, c’est comme prendre du poids. Des
morceaux épars acquis ici et là. Ensuite, on se retrouve avec vingt kilos de
plus et on se demande d’où ils viennent.
— Quoi ? demanda-t-il comme je n’y touchais pas.
— Euh…
Je tirai sur le bord de mon T-shirt.
— Bon sang, Emery, crache le morceau.
Nash me lança un regard qui suggérait qu’il ne savait pas pourquoi il
s’infligeait cela.
— Tu n’as jamais été timide avant. Ne commence pas maintenant.
Je choisis la première chose qui me vint à l’esprit.
— Il n’y a pas de carte…
— T’es sérieuse ?
— J’ai l’air de plaisanter ?
Je m’attendis à ce qu’il m’ignore, mais il secoua la tête, prit un stylo et du
papier dans un tiroir et le posa sur le comptoir. Sa langue frôla ses lèvres
pendant qu’il écrivait. Lentement au début, puis des gribouillages rapides
que je craignais de ne pas être capable de lire.
Il plia le mot et le posa à côté du sandwich.
— Ne le lis pas maintenant.
— Mais…
— Tu le veux ou pas ?
Je glissai le mot dans ma poche avant qu’il ne puisse le reprendre.
— D’accord.
Mon estomac gargouilla. Je lorgnai le sandwich et jouai avec le pain.
— Et maintenant ?
Ses lèvres se pressèrent. Il passa sa main dans ses cheveux. Deux fois.
— Mange le sandwich. Bordel.
Son insistance atteignit un point où je ne pouvais pas le refuser. Je ne
comprenais pas ses motivations, mais je savais qu’il voulait sincèrement
que je me nourrisse et ça me donnait un avantage. Restait à savoir à quel
point.
— Si je te laisse me nourrir, commençai-je à discuter en prenant mon
temps, je peux te demander deux choses, une faveur et une question.
J’attends la vérité.
— Tu as utilisé toute ton honnêteté de la journée.
Je levai le menton, le mettant au défi de faire une Chantilly et de discuter.
— Nash.
— Quoi ?
Mes yeux se levèrent vers lui. J’espérais qu’il voyait à quel point j’étais
sincère.
— Fais un effort. S’il te plaît.
Il prit son temps pour m’examiner. Je pensais qu’il avait renoncé à me
nourrir jusqu’à ce qu’il prenne le sandwich et le tienne devant mes lèvres.
— Prends une bouchée d’abord, et après on parlera.
Le sang m’envahit les joues. Je me penchai en avant et mordis dans le
sandwich, puis me retirai quand mes lèvres effleurèrent son doigt. Je
m’empressai de mâcher, incapable d’apprécier le goût alors que ses yeux
restaient rivés sur ma bouche.
— C’est quoi, la faveur ? demanda-t-il quand j’avalai.
— Je veux une pièce maîtresse pour l’hôtel.
— Pourquoi ?
La porte me donna l’impression de s’éloigner davantage.
J’y jetai un coup d’œil et envisageai de m’enfuir.
— Pourquoi quoi ?
— Tu sais ce que je demande. Arrête de faire la maligne.
Il posa le bout de son doigt sur le bas de mon menton. Cet infime contact
me fit me tourner face à lui.
— Pourquoi tu veux tant que ça une pièce maîtresse ?
— Ça ne fait pas partie du marché.
Son contact me brûlait le menton. Je m’en dégageai d’un mouvement de
tête.
— Je mange, tu t’occupes de la cuisine. C’est le marché.
— J’emmerde le marché. Réponds à la question.
— Tu es incapable de suivre les règles, hein ?
— Les règles sont faites pour séparer les leaders des suiveurs. Je sais
lequel je suis, et apparemment, tu n’es pas celle que je pensais.
Il posa le sandwich et croisa ses bras en examinant mon visage comme
s’il ne me comprenait pas et ne saisissait pas complètement pourquoi il
avait envie que ce soit le cas.
— Tu pourrais demander n’importe quelle faveur. Une pièce maîtresse ne
t’apporte rien. Pourquoi ça ?
J’en voulais à Nash d’être si implacable. Sa conviction égalait la mienne,
ce qui signifiait que chaque fois que nous parlions, l’un de nous gagnait et
l’autre perdait. Et j’étais généralement du côté des perdants.
C’était quoi, cette citation de Robert Kiyosaki ? Parfois on gagne, parfois
on apprend.
Je ravalai ma fierté et acceptai ma défaite, tout en me demandant ce que
ça pouvait bien m’apprendre.
— Tu ne portes aucun intérêt pour l’emplacement de Haling Cove.
— Parce que tu me connais si bien ?
— Oui.
Je remuai mes doigts en m’autopersuadant que mes mots ne me
condamneraient pas. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire que je connaisse
Nash ? Il avait vécu dans la propriété de mon père pendant presque dix ans.
Ce serait moins normal si je ne connaissais pas Nash.
— Je n’aime pas ça, mais ça ne change rien au fait que je te connais,
poursuivis-je. Haling Cove n’est pas important pour toi, mais tu l’es pour
Betty. Haling Cove est proche d’Eastridge. Cela signifie qu’elle sera là
pendant l’inauguration.
Mon pouls bondit dans ma gorge et je manquai de m’étouffer, un rappel
de la galère que cela pouvait être. Aimer quelqu’un que Nash aimait me
semblait plus intime sur le moment. Comme si c’était un degré trop proche
de lui.
— Et ? demanda-t-il.
J’envisageai de mentir, mais quel en serait l’intérêt ? Il voyait
généralement clair dans mon jeu. De plus, les mensonges coûtaient plus
cher que les vérités, et j’étais fauchée avec un F majuscule.
— Et, répliquai-je d’un ton traînant en expirant au gré de mes mots, je
veux qu’elle soit fière de ce que j’ai aidé à construire.
Son silence fit rebondir mes pieds contre le lino. J’attendis qu’il fasse
disparaître cette lueur de ses yeux. La pièce en paraissait plus chaude, le sol
moins solide, et mon estomac se hérissait comme avec des petites aiguilles.
Je craquai la première.
— Tu vas le faire, oui ou non ?
— C’est fait.
Cette lueur ne quitta jamais ses yeux. Au contraire, elle s’agrandit,
comme un ballon proche de son point d’éclatement.
— Mange ton repas.
Mon téléphone sonna à côté de nous. Je jetai un coup d’œil dessus, priant
pour que ce ne soit pas une notification de l’application Eastridge United
avant de me rappeler que je les avais désactivées. Le nom de Reed clignota
à l’écran.
Je ne fis aucun geste pour répondre.
Nash avait repris le sandwich, mais il resta immobile dans ses mains
tandis qu’il observait le téléphone.
— Tu l’ignores ?
— Il va demander Basil en mariage.
Je n’élaborai pas.
— Je ne le comprends pas.
— Moi non plus.
Je mordis automatiquement dans le sandwich quand il me le tendit, puis
je reculai après avoir réalisé ce que j’avais fait. Son amusement ne faiblit
pas alors que je le fixais, mâchais et avalais.
— Je ne l’aime plus de cette façon, ajoutai-je puisqu’il continuait à me
lancer un regard qui le suggérait.
— Bien sûr.
— Je le jure.
— Je te crois.
— Je suis sérieuse.
Je repoussai les cheveux de mes yeux et fronçai les sourcils, réalisant
quelque chose. Reed ne m’avait jamais donné l’impression de flotter dans
les airs pendant que j’étais clouée au sol. Un sentiment dont je ne
connaissais l’existence que parce que c’était le type d’équilibre qui
m’envahissait chaque fois que Nash s’approchait.
Comme si le souvenir de ce qu’il était auparavant rendait celui qu’il était
actuellement encore plus attirant. Le combattant qui me nourrissait était
devenu le PDG milliardaire qui me nourrissait, et pas une seule personne au
monde n’aurait pu deviner pourquoi, mais au moins je m’en approchais.
— Reed et moi n’aurions jamais fait un bon couple, de toute façon,
ajoutai-je.
— Je sais.
Je plissai les yeux.
— Pardon ?
Nash inclina la tête et scanna mon corps.
— Est-ce que Reed t’a déjà fait jouir ?
— Nous savons tous les deux que non. Soit ton argument me passe au-
dessus de la tête, soit il est tellement insignifiant que lui accorder mon
attention serait une perte de temps. J’aurais pu être en train d’écouter des
poèmes de Danez Smith, là.
Il m’ignora, le soupçon d’un sourire se dessinant sur son visage.
— Est-ce qu’il t’a déjà fait mouiller sans te toucher ?
Je croisai mes bras sur ma poitrine.
— Tout ne tourne pas autour du sexe dans la vie.
Nash posa le sandwich.
— Ce n’est pas ce que je veux dire.
Ce sourire brillait de toute sa force et je me rendis compte que je ne me
souvenais pas l’avoir déjà vu. Son sourire aurait été capable de guérir le
cancer, abolir les dettes étudiantes et apporter la paix dans le monde.
J’aurais eu envie de le mettre dans ma poche et de le garder pour moi. La
paix dans le monde semblait ennuyeuse, de toute façon.
— Est-ce que tu laisserais Reed te toucher comme je l’ai fait ? me
demanda-t-il, m’engloutissant avec ses seuls mots.
C’était comme si nous étions à nouveau dans la suite inachevée, et je
n’arrivais pas à me débarrasser de son goût sur ma langue.
Je me concentrai sur mes orteils, je les remuai dans mes Converse et
comptai chacun d’eux afin de me distraire.
— J’arrive à peine à croire que je t’ai laissé me toucher, marmonnai-je.
Ou que je t’ai laissé recommencer.
— Est-ce que tu as déjà eu envie de te battre pour lui ?
Ses yeux lurent mon visage, recueillant toutes les réponses dont il avait
besoin à partir de l’expression abasourdie qui y était collée.
— Si quelqu’un le regardait mal, lui parlait mal, le touchait mal, tu
prendrais une putain d’épée et plongerais dans la bataille sans penser à
prendre ton armure ?
— Je me battrais pour lui, protestai-je.
Je le ferais.
Reed était mon meilleur ami.
S’il m’appelait à quatre heures du matin pour me dire qu’il avait tué
quelqu’un, je l’aiderais à creuser une foutue tombe devant un poste de
police s’il en avait besoin.
Nash secoua la tête comme s’il me trouvait triste et pathétique. Sa
confiance me punissait, car elle signifiait qu’il croyait en ses paroles, et
quand Nash croyait, moi aussi, je le faisais.
— Tu te battrais à côté de lui, pas pour lui. Ce sont deux choses
distinctes. S’il te demandait de poser l’épée, tu l’écouterais parce que ton
pieu ne serait pas enfoncé dans l’os, dans un réflexe, un instinct non
entraîné. Tu as le choix, et c’est la différence entre aimer quelqu’un et être
amoureux de quelqu’un. Tu peux contrôler l’un, mais tu ne peux assurément
pas contrôler l’autre.
— Qu’est-ce que tu connais de l’amour ? crachai-je, détestant l’écart dans
notre sagesse.
Dans dix ans, est-ce que je dirais des choses comme ça ?
Est-ce que je saurais même des choses comme ça ?
Il retira sa veste de costume et la jeta sur le meuble, s’arrêtant uniquement
pour desserrer sa cravate.
— Assez pour savoir que tu n’as jamais été amoureuse de Reed.
— Mais comment ?
— Parce que je sais à quoi ressemble l’amour. J’ai dû regarder maman et
papa s’aimer, puis se perdre l’un l’autre. Tes parents ont plus d’argent que
tous ceux que j’ai jamais rencontrés, mais les miens sont les personnes les
plus riches que j’ai jamais connues.
Il arracha sa cravate, déboutonna les deux boutons supérieurs de sa
chemise et replia ses manchettes à mi-hauteur de ses bras, s’arrêtant juste au
moment où son tatouage pénitence devint visible.
— S’il y a quelque chose que je peux te dire qui vaut la peine d’être
appris, c’est bien ça. Tu n’auras jamais rien de plus cher que l’amour. Tu le
payes avec du chagrin, des larmes et un morceau de ton âme, mais en
retour, tu reçois du bonheur, des souvenirs et la vie.
— Pourquoi tu me dis tout ça ?
— Les mots ont de l’importance pour toi, pourtant tu balances le plus
important sans comprendre sa signification.
Oui, mais pourquoi ça t’importe ? Pourquoi 253 ate dérange assez pour
me corriger ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Je ne te comprends pas,
Nash Prescott. Est-ce que tu te comprends toi-même ?
— C’est une loyauté farouche qui t’a fait croire que tu étais amoureuse de
Reed, ajouta-t-il.
— Parce que tu me connais si bien.
— Oui. Arrêtons les conneries et cessons de prétendre que nous sommes
des étrangers l’un pour l’autre. Tu n’as jamais été à ta place avec Reed,
petite tigresse. Il est domestiqué. Tu es sauvage. T’apprivoiser serait
grotesque. Plus vite tu comprendras ça, plus vite tu pourras avancer.
Il l’avait dit avec tant de désinvolture, si simplement, que je ne perçus
presque pas le poids de ses mots.
Presque.
Si c’était comme ça que Nash me voyait, pourquoi, pourquoi, putain,
nous entredéchirions-nous en permanence ?
Si Reed était le prince des forêts paisibles et des montagnes sans neige,
Nash était le roi de la fumée, des cendres et des mensonges. Il était le feu
qui ravageait ces forêts et les cendres qui pleuvaient sur ces montagnes.
J’avais envie de respirer sa fumée, enduire ma langue de ses cendres et
m’enterrer dans ses mensonges.
Mais la fumée détruisait les poumons.
Les cendres avaient le goût de la mort.
Et les mensonges aveuglaient les rêveurs.
J’étais une rêveuse.
Il était un cauchemar.
Chapitre Trente-sept

Emery

Une guerre se préparait en moi, alimentée par l’envie.


Je clignai des yeux devant Nash, me demandant comment il pouvait se
tenir là avec un putain de sandwich à la dinde et aux chips tendu vers moi
comme si c’était normal. Il haussa un sourcil comme pour me dire que
l’opinion que j’avais de moi était fondée sur un mensonge.
Nous nous fixâmes l’un l’autre jusqu’à ce qu’il porte à nouveau le
sandwich à mes lèvres.
Je le laissai continuer à me nourrir et acceptai une autre bouchée. Cela me
donna le temps nécessaire pour cacher mon incertitude. Affronter notre
proximité m’ébranlait, mais affronter ses mots me paralysait.
Après avoir terminé le sandwich, il lava et coupa des fraises, puis en posa
un bol sur le comptoir. Après avoir ouvert le congélateur, il déposa de la
glace à la gousse de vanille dans le bol et le compléta avec des sirops Torani
au chocolat blanc et à la guimauve.
Putain, j’eus l’impression d’être la princesse d’Eastridge que j’étais
autrefois lorsque je portai une cuillerée de bonheur à ma bouche.
Le même parfum de crème glacée et les mêmes garnitures que je
mangeais lorsqu’un Nash mal en point s’introduisait dans le manoir en
quête de glace.
Ses yeux restèrent sur mes lèvres pendant que je mâchais. Ils suivirent un
chemin le long de la colonne de mon cou quand j’avalai. J’étais un animal
de zoo, offert en spectacle pendant son repas. Ou peut-être étais-je la proie
qui se préparait à être donnée en pâture au prédateur.
— Et la question que tu me dois ?
Ma voix était rauque. Sèche malgré la glace qui l’enrobait.
— Ce n’est pas le jeu des vingt questions.
Son mépris dégoulinait de lui comme la crème glacée qui fondait sur le
côté du bol.
— Tu surestimes ma générosité. Tu as déjà obtenu une faveur et des
conseils de vie gratuits. Je ne suis ni une boule magique, ni Oprah.
De mon pouce, je récoltai le liquide qui tombait de la céramique et
l’aspirai dans ma bouche, puis m’arrêtai lorsque je captai son intensité.
— Fais-moi plaisir…
Je poussai le bol, en priant pour qu’il ne le prenne pas.
— Sinon, je me sentirais soudainement très rassasiée et apprécierais que
tu puisses finir ma part. Ce serait bête de gaspiller cette nourriture, n’est-ce
pas ?
— Pourquoi est-ce que j’ai la sensation que c’est une horrible erreur ?
marmonna-t-il.
Mais il se rapprochait à chaque mot, ses mouvements pressant le bol
contre ma poitrine. Son souffle effleura mon front, chatouillant ma joue.
— C’est quoi ta foutue question, petite tigresse ?
— Singapour.
— Ton éducation hors de prix valait sans doute mieux que ça.
Nash joua avec une de mes mèches de cheveux. Je me demandais s’il
avait conscience qu’il le faisait. C’était peut-être la première fois qu’il
initiait un contact avec moi.
— Ce n’est pas une question. Pose une vraie question.
Ses doigts s’arrêtèrent.
— Dernière chance.
— Pourquoi Singapour ?
— Pourquoi pas ?
Je fis glisser mes cheveux de ses doigts, puis portai un peu de glace dans
ma bouche.
— Je veux une réponse honnête ou je ne mangerai plus jamais de
sandwich chez toi.
Je n’en avais pas l’intention, malgré les protestations de mon estomac,
mais l’échange en valait la peine.
Nash rangea les sirops et se tourna face à moi.
— J’aime bien Singapour.
Je réalisai mon erreur trop tard. J’avais posé la mauvaise question. Un
sentiment d’agacement se développa dans ma poitrine, mais je l’étouffai
quand je réalisai que ses redirections signifiaient qu’il y avait un mensonge
à démêler ici, un secret à plumer.
Je le voulais.
J’avais besoin de posséder tous ses secrets.
J’en mourais d’envie.
Si ce n’est pas par volonté de possession, alors pour le bien de l’égalité
des chances.
— Pourquoi cette propriété ? insistai-je en posant le bol terminé sur le
comptoir.
Mon haleine avait un goût de fraise, de vanille, de chocolat et de
guimauve. Je me demandais quel goût avait la sienne.
Il rinça le bol dans l’évier et le déposa dans un lave-vaisselle industriel.
— C’est une deuxième question.
— C’est un ajout à la question originale.
Nash secoua la tête et revint vers moi avec une serviette à la main.
— Toujours en train de briser les règles.
Quand il me la tendit, je l’ignorai er passai ma langue au coin de mes
lèvres pour en retirer le chocolat blanc. Il suivit le mouvement, alors que je
le suivais lui.
Je le vis déglutir. La serviette se froissa dans sa main. Je devinais qu’il
aurait eu envie de desserrer son col ou de passer sa main dans ses cheveux.
Trois fois, parce que je l’avais mis mal à l’aise. Je lui donnais envie de
partir.
— Toujours à essayer de créer les règles, rétorquai-je.
Je me raclai la gorge, ne sachant pas trop quoi penser de notre proximité.
La vitesse à laquelle mon sang s’emballait ne me semblait pas très saine.
— Personne ne t’a fait roi, Nash.
Il étendit ses bras comme un aigle en plein vol, prenant tellement de place
qu’il me consumait.
— Tu te tiens dans mon royaume, Winthrop. Je possède l’air que tu
respires, la terre sur laquelle tu marches, l’entreprise pour laquelle tu
travailles. Je possède la Caroline du Nord.
Je ne doutai pas une seule seconde de ses paroles. Je constatai durement à
quel point les rôles étaient inversés. La princesse Winthrop déchue. Le roi
implacable qui avait pris sa place. Mon cœur battait la chamade alors que
notre conte de fées prenait forme.
Pas Disney.
Les frères Grimm.
Dans lequel un roi cruel règne sur un royaume volé, et une pauvre
servante vit dans la ligne de mire du tyran.
Seulement, je savais comment ces contes de fées se concluaient.
Quand les gens mouraient.
— Tout ce sur quoi je me tiens est un lit de fausses promesses.
Je suppliai mon estomac de se stabiliser. Il bouillonnait, rempli de mes
aliments préférés et de mensonges.
— Tu aimes Singapour, d’accord. Ce n’est pas une réponse. Pas tout.
Nash s’appuya contre le comptoir, les mains enfoncées dans les poches de
son pantalon.
— C’est celle que tu auras.
— Pourquoi tu ne veux pas me le dire ?
J’avançai jusqu’à ce que nous soyons nez à nez. J’avais besoin qu’il me
regarde, qu’il me regarde vraiment, et qu’il comprenne que j’étais très
sérieuse.
— Je ne vais pas te juger, Nash. Nous nous poussons mutuellement à
bout. Je dis que tu es cruel. Tu dis mon nom comme si c’était une insulte et
un péché. Mais est-ce que j’ai déjà, ne serait-ce qu’une seconde, donné
l’impression que je te considérais comme moins que ce que tu étais ?
— Non.
La vérité s’abattit entre nous comme un visiteur indésirable, s’y attardant
trop longtemps alors que nous nous demandions comment elle était arrivée
là. Il se frotta l’arrière du cou avant d’enfouir de nouveau la paume de sa
main dans sa poche.
— Le bâtiment d’à côté.
— Quoi ?
— J’y ai séjourné une fois. Delilah et moi avons mangé au restaurant sur
le toit. En plein air. Pas de plafond. De la bouffe dégueulasse, mais je me
sentais assez haut dans le ciel pour toucher papa, assez loin d’Eastridge
pour respirer, et assez près du sol pour me convaincre que c’était la réalité.
C’est la seule fois où j’ai jamais voulu faire ça. Diriger les hôtels Prescott,
au lieu de les réduire en cendres. Je vais acheter l’immeuble voisin et
construire un gratte-ciel plus haut, plus beau, plus proche de la lune.
Je basculai ma tête en arrière et regardai le plafond. J’aurais voulu que
nous soyons dehors.
— Comment était le ciel ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je marmonnai un mot magique, puis inclinai ma tête vers lui.
— Il y avait des étoiles ?
— Nous étions en ville…
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Oui ou non ?
— Non, il n’y avait pas d’étoiles.
— Une nuit sans étoiles, murmurai-je, enchantée, sans me rendre compte
que je m’étais rapprochée de lui.
Cela arriva si vite.
Nos lèvres s’écrasèrent l’une sur l’autre et nos dents s’entrechoquèrent.
Ce n’était pas un gentil baiser, parce qu’il ne méritait pas de gentil baiser.
Peu importe ce que le monde pensait de lui, peu importe l’image de sauveur
qu’Eastridge et la presse lui donnaient, peu importe que tout le monde aux
hôtels Prescott ou à la soupe populaire s’extasie sur lui, il ne méritait pas de
la gentillesse.
Pas de ma part.
Jamais de ma part.
Il m’embrassa comme le méchant qu’il était. Brutal et implacable. Je tirai
contre moi son corps, sa peau, son cou. Tout ce qui me tombait sous la
main. Je glissai ma langue dans sa bouche, et nous nous fîmes la guerre à
chaque coup.
Ses mains se posèrent sur ma taille et me soulevèrent aisément. J’enroulai
mes jambes autour de son dos et gémis quand il me plaça sur le comptoir et
se colla contre moi. Je volai toute la peau que je pouvais atteindre, la
touchant comme si elle m’appartenait. En prétendant qu’elle m’appartenait.
Lorsque nous eûmes fini, nous étions à bout de souffle, sa chemise était
déchirée sur le côté et mon T-shirt gisait quelque part dans la pièce sans
qu’il l’ait jamais tout à fait enlevé.
— Lagom, chuchotai-je en posant mon front sur le sien et en reprenant
mon souffle.
Il avait le goût de quelque chose de permanent. Quelque chose qui serait
gravé sur mes lèvres longtemps après que nous nous fûmes séparés.
Et c’était mal.
Le baiser me semblait mal.
Pas parce qu’il était mon patron.
Pas parce qu’il était cruel.
Pas parce que tout le monde nous détesterait pour ça.
Pas parce que son frère était mon meilleur ami.
Pas parce que je pensais autrefois être amoureuse de Reed.
Mais parce que rien, et je dis bien rien, n’aurait dû me faire sentir aussi
bien.
Et tout ce qui me faisait me sentir bien ?
Ça ne pouvait être que mal.
Nash souffla contre mes lèvres, toujours entrouvertes alors qu’il
échangeait ses souffles avec les miens.
— Ça veut dire quoi, lagom ?
Mes mains retombèrent sur son torse, excitée par le rythme de son cœur.
Il répondait au mien.
— Ni trop peu. Ni trop. Juste ce qu’il faut.
Je ne croyais pas au parfait, mais je croyais au lagom.
Ça voulait dire juste, mais pas nécessairement parfait.
Et dans un monde rempli de mensonges sournois, c’était une vérité à
laquelle je m’accrochais.
Nash plongea ses doigts sous le bord de mon jean, effleurant de son
pouce le pli de ma cuisse et de mon sexe.
— Pourquoi ne pas dire parfait ?
Je secouai la tête, consternée par cette idée.
— La perfection est inatteignable. Elle est entachée par la souffrance
nécessaire pour la poursuivre. La perfection, on la pense avec sa tête. Le
lagom, on le ressent avec son cœur.
Ses doigts parcoururent un chemin le long de mes sous-vêtements, ses
jointures effleurant de longues largeurs de peau.
— Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? demandai-je.
Je reculai, mais sa prise se resserra sur ma taille, me rapprochant un
instant avant qu’il ne me relâche.
— J’ai pensé à un mot.
Il le marmonna comme moi, l’air un peu ridicule et attachant pour une
fois.
— C’est comme ça que ça se passe ?
— Comme un remède ?
Les yeux de Nash s’imprégnèrent du vide entre nous.
— Non.
Il ne développa pas, et je ne voulais pas qu’il le fasse. Pas s’il devait
gâcher les mots magiques pour moi. Il maniait le pouvoir, et j’étais trop
protectrice des mots pour prendre ce risque.
— C’est quoi, ton mot ? demandai-je.
Le désespoir ne m’allait pas, mais il fallait que je sache.
Nash passa son pouce sur ma joue et plaqua ses lèvres contre les miennes.
Il m’embrassa comme si j’étais nucléaire et qu’il devait me détruire pour se
sauver. Sa langue glissa entre mes lèvres, caressant les miennes. J’agrippai
sa chemise, et lui agrippa mes cheveux, passant ses mains dedans d’une
manière qui me fit supplier de haleter le mot cafuné.
Ça se termina trop tôt, avant même que je puisse apprécier que ça ait
commencé. La déception s’insinua en moi, se développant à mesure que
nous nous écartions l’un de l’autre.
— Il est tard, dit-il en s’éloignant de moi. La sécurité de la grand-place va
faire sa ronde dans une heure.
Mon haut avait été déchiré au milieu comme un gilet, alors je le portai à
l’envers et utilisai la veste de costume de Nash pour couvrir ma colonne
vertébrale dénudée. Il avait réussi à avoir l’air dangereux avec ses cheveux
ébouriffés et sa chemise déchirée, alors que je ressemblais à une enfant qui
jouait à se déguiser.
Nous marchâmes jusqu’à l’hôtel en silence, puis nous arrêtâmes à
l’entrée. J’ouvris la bouche quand je réalisai qu’il ne m’avait jamais dit le
mot, mais je refoulai ma curiosité dans ma gorge et la remplaçai par mes
propres mots magiques.
Nyctophilie.
Basorexie.
Ibrat.
Nash scruta mes lèvres, les observant former et empocher les mots.
— Je te ramène chez toi.
Il fit un signe de tête en direction du parking. Ça allait mal se passer
quand il allait réaliser que je n’avais pas de maison.
— Avant de perdre notre temps à discuter, ce n’est pas négociable. Il est
tard, il fait nuit et il fait suffisamment froid pour que je voie tes mamelons
chaque fois que nous passons devant un réverbère. Je sais que tu n’as pas
envie de mourir, donc ton obstination ne sera perçue que comme de la
stupidité.
Ignorant tout sauf sa première phrase, je reculai, centimètre par
centimètre.
— Ça va aller.
Je haussai une épaule.
— Peut-être que tu ne me connais pas aussi bien que tu le penses, Nash,
me moquai-je, un peu énervée qu’il ne m’ait jamais dit le mot.
— Emery.
— Arrête de dire mon nom comme si c’était une demande.
— Emery.
Mes yeux plongèrent vers le « pénitence » tatoué que je voulais tant
goûter. Je m’accordai deux secondes pour le regarder avec attention, me
retournai et partis.
Je fis demi-tour quand je me rappelai combien il pouvait être persistant.
Mieux valait le laisser comploter là où je pouvais le voir. Il avait déjà sorti
son téléphone quand il leva les yeux vers moi, comme s’il savait que j’allais
revenir.
Abruti.
Il avait déjà ouvert l’application Uber.
— Où est-ce que tu habites ?
Merde. Merde. Merde. Qu’est-ce que je fais ?
Je gardai ma bouche fermée et tendis la main. Dès que son téléphone
toucha mes doigts, je déplaçai le point de l’application vers un quartier
résidentiel quelconque dans le coin. Après lui avoir rendu l’appareil, je
m’appuyai contre l’hôtel, tapotai mes doigts sur la vitre et regardai le ciel.
Je commence à penser que Nash n’est pas le méchant, nuit sans étoiles.
Peut-être que c’est toi.
Nash tendit la main.
— Mon téléphone.
Oh.
Je baissai les yeux sur lui, mes yeux s’arrêtant sur l’application Eastridge
United avant de le lui rendre. Bien sûr qu’il avait l’application. Il la
possédait. Mais avait-il un correspondant ? Ça n’avait pas l’air d’être son
genre.
Mais après, si je l’avais utilisée pour du sexe par téléphone, peut-être
était-ce aussi son cas.
Ça, je pouvais l’imaginer le faire.
La jalousie s’enroula autour de ma gorge. Je tirai sur le col de mon T-
shirt, oubliant l’énorme déchirure alors que je dévoilais à Nash plus qu’un
peu de peau.
L’ignorant, j’inclinai ma tête vers le ciel.
Tais-toi. Même la lune est jalouse des étoiles. Et toi, nuit sans étoiles, tu
n’as pas d’étoiles. Je parie que ça te rend jaloux de tout le monde.
Quand je baissai la tête, Nash regardait toujours avec grande attention,
alors je le regardai en retour, le défiant de rompre le silence. Secrètement
excitée par la sensation de ses yeux sur moi.
Je n’avais pas eu l’intention d’embrasser Nash ce soir, mais si je devais
l’expliquer, je dirais que c’était à cause de son regard quand il m’avait parlé
de la nuit sans étoiles à Singapour.
Nash me rappelait une chanson préférée. Une que l’on joue si souvent
que l’on pense ne plus pouvoir la supporter. Mais dans le silence, lorsque le
monde est calme et que votre cerveau est souple, les accords se répètent
dans votre esprit, et vous vous rappelez que c’est votre mélodie préférée.
Je rompis le contact la première, en baissant les yeux jusqu’à ce qu’il
fasse de même, beaucoup plus lentement que moi. Nous étions à un mètre
de distance de l’autre, tous deux muets alors que nous regardions nos
téléphones. Il jouait probablement à Candy Crush, mais j’ouvris
l’application Eastridge United pour vérifier si Ben était là. Je souris à la vue
du point vert.
Durga : Comment a été ta nuit ?
Benkinersophobie : Satisfaisante. Jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus. Et la
tienne ?
Durga : Satisfaisante. Jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus.
Après avoir décoché un regard à Nash, je détournai mon écran de lui. Je
n’avais pas besoin qu’il me voie utiliser son application et qu’il m’accuse
de toutes les crasses qu’il pensait que j’avais faites. Des commentaires
cryptiques que ma fierté ne me permettait pas de demander.
Durga : Dis-moi quelque chose de moche.
Benkinersophobie : Mon cœur.
Durga : Ce n’est pas vrai.
Durga : Si ton cœur est laid, comment est le mien ? Comment je suis,
moi ?
Ben ne répondit pas pendant une longue minute. Je glissai un regard à
Nash. Les sourcils froncés, il tapait rapidement quelque chose. Ma tête
retomba avant qu’il ne puisse me voir le fixer.
Benkinersophobie : Tu es un fantasme, une déesse, une héroïne, un rêve.
Ceux-là ont des fins heureuses.
Durga : Et toi, qu’est-ce que tu es ?
Benkinersophobie : Je suis Sisyphe, une mer perfide qui te noiera.
Une voiture klaxonna deux fois. Détournant mon attention de l’écran,
j’aperçus l’autocollant Uber avant de m’approcher. Nash ouvrit la portière
arrière pour moi, ce que j’ignorai. Je me glissai du côté passager.
Le visage renfrogné, Nash tapa sur la vitre, me demandant de la baisser.
Je ne le fis pas, mais le conducteur écouta. L’air glacial mordait ma peau
alors que le chauffage de la voiture fuitait à l’extérieur. Nash prit soin à ce
qu’on le voie bien sortir son téléphone, prendre une photo du conducteur,
puis photographier son permis.
— Derrick Atterberry, du 8143 Adair Lane, j’ai votre visage, votre permis
de conduire, votre nom, votre adresse et votre numéro de plaque
d’immatriculation.
Les avant-bras de Nash reposaient sur le cadre ouvert de la fenêtre, ses
mains dangereusement proches de me toucher.
— Hochez la tête si vous me suivez.
La gorge de Derrick se noua. Il hocha la tête comme la figurine
bobblehead d’Usain Bolt sur son tableau de bord.
Nash lui montra son téléphone.
— J’ai aussi les numéros de tous les politiciens importants de la côte, y
compris le président, une capacité à mentir pour me sortir de n’importe
quelle situation, un code éthique qui se situe quelque part entre Jordan
Belfort sniffant de la cocaïne sur les fesses de sa maîtresse et l’utilisation
d’enfants en bas âge comme cobayes de torture à la MK-Ultra, et un solide
répertoire de vengeance, y compris, mais sans s’y limiter, une étoile sur ton
cul sur Uber.
Il marqua une pause.
— Je t’ai dit d’arrêter de hocher la tête ?
Derrick s’éclaircit la gorge et essuya la sueur sur son front.
— Non.
— Tu ne me suis pas ?
— Non. Je veux dire, si.
Ses doigts serrèrent le volant plus fort.
— Je veux dire, je vous suis.
— Alors hoche la putain de tête.
Derrick acquiesça. Il ne s’arrêta pas, même quand Nash poursuivit.
— Ramène-la chez elle en sécurité, attends que sa porte d’entrée soit
fermée, et je t’épargnerai de recevoir une colère que tu n’as jamais connue
et à laquelle tu n’es pas équipé pour survivre.
Il prit mon portefeuille et jeta trois billets de cent au chauffeur.
— Fais tout ce qu’elle dit, ajouta-t-il en glissant trois autres billets de cent
dans la poche intérieure de sa veste de costume que je portais, frôlant mon
mamelon dur dans le geste, et elle te donnera le reste.
Mon cœur hoquetait toujours alors que nous laissions Nash derrière nous,
sautant un battement toutes les quelques secondes. Les rétroviseurs latéraux
le montrèrent en train de regarder la voiture jusqu’à ce que nous ayons
quitté son champ de vision. J’aurais dû assurer au pauvre conducteur que
Nash ne pensait pas ce qu’il disait, mais A, j’étais sûre que si, et B, je me
souvenais de ce que Nash avait dit une fois à propos de ne pas s’embrasser.
Je portai mes doigts à mes lèvres, les effleurant. Je n’arrivais pas à
oublier ses lèvres sur les miennes. Pire encore, ne pas savoir pourquoi il
l’avait fait était destiné à me faire perdre la tête.
— Pouvez-vous marquer le trajet comme terminé sur l’application, puis
me ramener à l’hôtel ? demandai-je quand le chauffeur arriva à l’adresse
que j’avais choisie au hasard.
— Euh…
Ses sourcils se froncèrent au-dessus de ses yeux. Ces derniers
décochèrent un regard aux trois billets de cent dollars éparpillés sur la
console centrale. Il ne les avait pas ramassés. Ses mains avaient trop
tremblé pendant le trajet. Elles étaient toujours collées au volant.
Positionnées à dix et deux heures comme un boy-scout, même avec les
freins serrés.
Je cherchai l’argent dans la poche de mon jean. Ma main frôla le billet
que Nash m’avait donné à la soupe populaire avant de me rappeler qu’il
avait placé l’argent dans la poche de ma veste. Je sortis le billet et récupérai
les centaines de dollars de la poche intérieure.
Tout en agitant les billets, je pris l’air le plus innocent possible.
— Je vous les donnerai quand même, mais il vous a dit de faire tout ce
que je vous dis. S’il vous plaît ?
Sur le chemin du retour, j’allumai la lumière de la voiture et lus le mot en
penchant mes épaules de façon à l’envelopper avec mon corps.

Si on y réfléchit, le concept de photographie est sincèrement


époustouflant. Un instant dans le temps. Capturé. Préservé. Pour toujours.
Je n’aurais pas dû déchirer ton Polaroïd de Reed.
— NASH

Des excuses, version Nash.


J’éteignis la lumière, pliai le mot aussi soigneusement que possible et
regardai le ciel par la fenêtre.
Pas mal, nuit sans étoiles. Pas mal.
Chapitre Trente-huit

Nash

J’existais dans un état d’agacement permanent que n’importe quel


connard avec un cerveau pourrait diagnostiquer comme de la frustration
sexuelle, parce que je ne pouvais pas coucher avec les deux personnes avec
qui j’avais envie de coucher. L’une était un pseudo sans visage, et l’autre
me rendait tellement dingue que je ne comprenais pas pourquoi elle
m’attirait.
Je savais juste que c’était le cas.
L’admettre me procurait la même sensation que tendre mon bras vers un
chien et lui demander de me mordre. (Un vrai chien, comme un Malinois
belge ou un Rottweiler, pas un Rosco. Les dents de Rosco tomberaient
probablement s’il essayait de me mordre, et il en deviendrait à la fois sans
poils et sans dents.)
Contrairement aux crétins qui aimaient ajouter des dents à leurs ébats,
mes tendances masochistes n’incluaient pas la douleur physique.
Et ça me faisait mal d’admettre que j’embrasserais Emery à nouveau.
À plusieurs reprises.
Pendant des jours.
Bon sang, ce sont des dents que je sens ?
Delilah se délectait de la vue sur les ouvriers du bâtiment depuis son
bureau. Ils avaient fait de la cuisine une vraie porcherie. Des foreuses
assourdissantes résonnaient de mon côté du penthouse. Randell avait
emporté une section du comptoir avec facilité, alors que son fils Bud était
rentré dans absolument tout ce qui s’était dressé sur son passage avec la
porte de l’armoire dans ses bras.
Delilah : Tu aurais dû engager Chip et Joanna Gaines.
Je posai mon téléphone et lui lançai une bouteille d’eau du mini-frigo
intégré à mon bureau.
— Qui et qui ?
— Sérieusement ?
— Tu n’épargnes personne en envoyant des SMS.
Ma voix ne faiblit jamais. Au contraire, je l’élevai. J’ouvris ma bouteille
et en bus la moitié d’un trait.
— Si tu penses que Randell et Bud font de la merde, dis-le.
— Nash, siffla-t-elle. C’est quoi ton problème aujourd’hui ?
Deux mots : frustration et sexuelle.
Je m’enfonçai dans mon fauteuil, contemplai le mur rayé et fis signe à
Bud de deux doigts. Le gamin longiligne déambula jusqu’ici avec la grâce
d’un bébé girafe apprenant à marcher.
— Bud, donne-moi la définition de népotisme, ordonnai-je en me
demandant ce que l’équipe de conception devait être en train de faire en
bas.
Je ne me souvenais pas de la dernière fois où j’avais travaillé ici, mais je
devais superviser la cuisine, vu que j’avais un demi-million caché dans le
coffre, et que l’équipe de construction avait des perceuses, des marteaux et
des scies.
— Euh…
Ses doigts calleux saisirent mon bureau, laissant des résidus de bois. Les
yeux de Bud se tournèrent vers Delilah.
— C’est quand quelqu’un engage une personne parce qu’elle a un lien de
parenté avec elle ?
— Continue.
Il décocha un regard furtif à Randell, qui le regardait souffrir en
gloussant.
— Et, euh, c’est une… faveur ?
— Continue.
— Et… la personne engagée est… euh…
— Bordel, murmura Delilah.
Elle griffonna sa signature et posa son stylo.
— Nash, le gamin transpire déjà assez. C’est douloureux à regarder.
Elle mit fin aux souffrances de Bud.
— Bud, ce que Nash essaie de dire, c’est que toi et ton père travaillez
tous les deux pour nous, ce qui pose la question de savoir si oui ou non le
népotisme a été impliqué dans le processus d’embauche. C’est ce que les
gens vont se mettre à penser si tu continues à faire des erreurs sans en tirer
les leçons. Pourrais-tu être plus prudent à partir de maintenant ?
— Oui, madame.
Bud nous fit un signe de tête à moi et à Delilah une seconde avant de
s’enfuir. Même l’arrière de sa tête paraissait soulagé.
— Mère Teresa, lançai-je à Delilah.
J’ouvris un compte et virai quelques milliers de dollars à la société que
j’avais engagée pour déplacer la sculpture de ma maison d’Eastridge au
hall.
— Tu as choisi le mauvais job pour faire preuve de pitié.
— J’ai choisi le mauvais job en général.
Elle ferma son ordinateur portable, posa son menton sur ses phalanges et
me fixa.
— Y a-t-il une raison pour laquelle tu as demandé la rénovation urgente
de la cuisine ? Tu aurais pu me prévenir. J’aurais fait la grasse matinée.
Son index dessina des cercles.
— Je ne peux pas travailler avec ce bruit, et Rosco déteste porter ses
bouchons d’oreille pour chiot.
— Du calme. Premièrement, le rat en survivra. Ils vivent quand même
dans les égouts, bordel.
Je jetai un coup d’œil au pied du bureau de Delilah, où Rosco s’était mis
en boule sur un lit miniature Louis Vuitton à baldaquin pour animaux de
compagnie. Des cache-oreilles oranges doublées de fausse fourrure
couvraient les deux ailes de Dumbo qui dépassaient de sa tête.
— Deuxièmement, ça fait des heures que l’équipe est à l’œuvre. Ils ont
presque fini. Les nettoyeurs seront là dans, songeai-je en marquant un
temps pour regarder ma montre, à peu près vingt minutes.
— Tu n’as pas répondu à la question, ce qui en soi est intriguant, fit
remarquer Delilah avant de répéter, y a-t-il une raison à cette rénovation
urgente ?
— Ils avaient déjà percé les armoires, posé le plancher et installé les
appareils électroménagers.
Je tapotai mon clavier de mes doigts, vérifiai une nouvelle fois que le mot
pot-de-vin avait été remplacé par une preuve de gratitude et d’amitié, et
appuyai sur l’envoi d’un mémo destiné à un diplomate singapourien.
— Tu agis comme s’ils créaient une cuisine à partir de rien. Ils
s’occupent juste du comptoir et des portes de l’armoire.
— Tu n’as toujours pas répondu à la question.
— On est vraiment en train de faire ça, là ? Jouer au jeu des vingts
questions au lieu de travailler ? Si oui, c’est moi qui commence.
Je fermai mon ordinateur portable et lui accordai toute mon attention.
— C’est quoi, déjà, ce mot quand on licencie un employé pour
manquement au travail ?
Elle me répondit en levant les yeux au ciel d’un air peu impressionné.
— Je détecte un niveau inhabituel et amusant de défensive.
Évidemment que j’étais sur la défensive.
Elle le serait aussi si son premier baiser en plus de quinze ans était allé à
une fille qui parlait plus au ciel qu’à de vrais humains, qui se murmurait des
mots inventés à elle-même, qui se faufilait dans les lits et les douches des
autres comme si le monde lui appartenait, qui possédait un niveau
d’entêtement qui ferait démissionner les négociateurs d’otages et qui portait
la même tenue tous les jours avec un mot « magique » différent sur un
putain de T-shirt fabriqué par le salopard pathétique responsable de la mort
de papa.
Et chaque fois qu’Emery adressait un signe du ciel, ou murmurait un mot,
ou se présentait quelque part sans être invitée, ou refusait de la nourriture
dont elle avait clairement besoin, ou portait une de ces T-shirts à la con, mes
lèvres voulaient la dévorer, suivie de son corps, et enfin de son esprit.
Ça me rendait complètement dingue.
Je ne divulguai évidemment rien de tout cela. Pour une avocate, Delilah
avait le tact d’un gosse sans aucune compétence sociale quand il s’agissait
de moi.
Je fermai mon navigateur et me concentrai sur elle.
— Que s’est-il passé pendant ton voyage en Cordovie qui te fait rougir
chaque fois que je mentionne le pays ?
Ses joues piquèrent un fard.
Je l’avais bien dit.
Tout ce que je savais de son voyage sur la petite île européenne, c’était
qu’elle était partie célibataire et qu’elle s’était retrouvée avec Kingston
Reinhardt VII, deuxième dans l’ordre de succession au trône, comme mari.
Delilah salua l’équipe de nettoyage afin de sauver son honneur et me
tourna le dos.
— C’est bien ce que je pensais, marmonnai-je.

***
Emery
J’avais déménagé de mon placard pour un autre la nuit dernière.
Ça n’aurait pas dû me rendre triste, mais ce fut le cas.
Comme quitter un parent que l’on voit une fois par décennie. En théorie,
on n’est pas censé s’attacher en si peu de temps, mais c’était ce qui était
arrivé. Ensuite, on se retrouve à pleurer avec une bouteille de pinot, en se
promettant de se revoir bientôt.
Ou, dans mon cas, à courir autour de l’hôtel pour éteindre des feux.
J’avais de grosses cernes sous les yeux. Mon T-shirt était à l’envers, mais
l’énergie nécessaire pour courir aux toilettes et le retourner m’avait
convaincue que les T-shirts à l’envers pourraient très bien être la nouvelle
tendance.
Je remontai la fermeture éclair de mon sweat à capuche pour couvrir mon
haut et partis à la recherche de Cayden. Deux étages plus tard, je le repérai
en train de se disputer avec le contremaître.
— Tu as une mine de déterrée.
— Je me sens comme une déterrée.
Je pris les sacs de poignées de commodes de mes bras et les fourrai dans
ceux de Cayden.
— Tu étais censé m’aider à arranger les tapis du cinquième étage.
Le contremaître bailla avant de sacrifier Cayden à ma colère. J’avais
passé la nuit dernière à glisser mes affaires trois étages plus haut dans un
placard du dix-neuvième étage, car le seizième allait recevoir sa touche
finale dans quelques jours.
Avec l’avancement du projet et la présence de meubles onéreux, la
sécurité de l’hôtel s’était renforcée. Cela me rendait paranoïaque. Je me
précipitais de porte en porte, esquivant les ombres dans le hall. Personne ne
m’avait prise la main dans le sac, mais je m’étais retrouvée à bout de
souffle après avoir trimballé mon imprimante à T-shirt dans un coin de la
nouvelle pièce avant de m’assoupir.
— Désolé. J’avais oublié.
Il se frotta le visage, chassa la fatigue en clignant des yeux et passa en
revue les poignées.
— Monsieur Prescott a mis sa chambre en urgence, alors j’ai dû réaffecter
les équipes de construction et trouver des remplaçants.
Cayden remit le sac à quelqu’un.
Je le suivis jusqu’aux ascenseurs. Pendant une seconde fugace,
l’enthousiasme me remplit d’énergie.
— On va avoir une pièce maîtresse.
— Je sais.
Il appuya sur le bouton en direction du hall.
— Déjà ? Comment tu le sais ?
— Elle est en bas.
Il s’appuya contre le mur et souleva une cheville devant l’autre.
— Près de l’entrée. Viens.
Je lui emboîtai le pas hors de l’alcôve des ascenseurs.
— C’est quoi ?
— Je ne sais pas trop. C’est recouvert d’une toile épaisse. On n’est pas
censés l’enlever avant l’inauguration de l’hôtel. Regarde.
Il fit un signe du menton droit devant lui. Je pivotai et contemplai la
monstruosité. L’architecte avait opté pour des plafonds d’une trentaine de
mètres, soit l’équivalent de sept étages. Une toile épaisse recouvrait quelque
chose qui descendait du plafond jusqu’au sol.
Je fus frappée par son immensité, qui me laissa sans voix, et je jetai des
regards à droite et à gauche pour m’assurer que je n’étais pas en pleine
hallucination. Sur ma vie, je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait bien
être. Nash aurait très bien pu être capable de faire installer un doigt
d’honneur géant dans le hall de son hôtel et décider que ça ferait l’affaire.
La presse serait parvenue à tourner ça de façon à le montrer comme une
déclaration de Nash contre les maux qui contribuaient à la faim dans le
monde. Ils l’aimaient tant que ça.
— Nous ne sommes pas autorisés à le dévoiler.
Cayden tapa la lourde toile. Elle ne bougea pas.
— Monsieur Prescott était catégorique à ce sujet.
— Pourquoi ?
Je mourais d’envie de l’arracher et de me régaler les yeux.
— Comment sommes-nous censés créer si on ne sait pas ce que l’on
crée ?
Parfois, j’avais l’impression que Nash faisait tout ça rien que pour me
taper sur les nerfs. Genre, ouais, je vais faire ce marché avec toi, mais
même quand tu obtiendras ce que tu veux, tu ne vas pas l’apprécier.
— Je ne sais pas, mais c’est massif.
Cayden étira excessivement ses bras, comme dans une pose de ballet
maladroite. Il se contenta de pointer d’un bout à l’autre de la pièce
maîtresse.
— Nous devons nous concentrer sur la simplicité pour l’instant, vu que
puisque la taille va accaparer toute l’attention, tout le reste passera pour de
l’éclectisme. Je vais organiser une réunion dans deux jours pour en discuter.
Ne pas savoir de quoi il s’agit constitue un défi, mais je suis prêt à le
relever. De plus, monsieur Prescott m’a dit que ça ira avec tout.
Je secouai la tête et me dirigeai vers les ascenseurs.
— Je m’en occupe.
— Où vas-tu ? me lança-t-il derrière moi.
— Trouver cet enfoiré de Nash Prescott.
Chapitre Trente-neuf

Nash

— Qu’est-ce que tu fais ?


Delilah était perchée sur un tabouret de bar, le menton sur sa paume.
Je n’en avais pas la moindre idée.
Je fermai la porte du frigo d’un coup de hanche, tout en me demandant
pourquoi je faisais ça. Pourquoi ça m’importait alors que je ne cuisinais
même pas pour moi.
— Ma pénitence.
Delilah n’avait jamais remis en question ce mot, alors je le lui offrais
comme une promotion à Walmart. Régulièrement, jusqu’à ce que sa
signification soit réduite à néant, et pourtant, elle n’avait jamais rien dit.
Jusqu’à aujourd’hui.
— Ta pénitence. Vraiment ?
Elle pointa son menton vers la préparation sur l’îlot.
— Avec ça ?
— Je prépare un putain de sandwich, Delilah.
Je ne pris pas la peine de lui accorder un regard.
— Qu’est-ce que j’ai l’air de faire ?
— On dirait que tu mets des chips dans ton sandwich et que tu es
terriblement sur la défensive.
Son nez se retroussa, deux doigts traçant distraitement un motif sur le
comptoir de l’îlot.
— C’est répugnant, par ailleurs. Tu as perdu toute crédibilité dans mon
esprit.
Je ne répondis pas.
Je me contentai d’empiler une tranche de pain et la coupai en diagonale.
— Attends.
Elle sauta du tabouret et contourna l’îlot pour se planter à côté de moi.
Rosco se réveilla dans son lit et courut après elle pour la soutenir. Cette
saleté de rat pensait qu’il était la cinquième Tortue Ninja. Delilah fit un
signe de tête vers le sandwich.
— Ce n’est pas pour toi.
Je le glissai dans un sac à sandwich transparent.
— Tu as un but dans la vie, ou tu la dédies à me taper sur les nerfs ?
— C’est pour Emery, pas vrai ?
Mes yeux se lèvent vers les siens et mes doigts se posent sur le paquet de
chips que le livreur d’Insta Cart avait apporté.
— Qu’est-ce que tu fais ? continua-t-elle.
Sa question avait plus de poids que ce foutu sandwich.
— Aucune idée, marmonnai-je en prenant le pop-corn au cheddar blanc.
Je fourrai le sandwich, un paquet de pop-corn et une canette de soda à la
vanille dans un sac brun avec une serviette sur le dessus. Je me dirigeai vers
mon bureau, pris un stylo et du papier à lettre.
— Qu’est-ce que tu écris ?
— Du calme, Veronica Mars.
Le stylo s’agita rapidement sur le papier avant que Delilah n’ait le temps
de le lire de force.
— Tu es la contrefaçon la moins intelligente de Nancy Drew. N’épuisons
pas ton cerveau, mon cœur.

Tu vois ces quiz à choix multiples qu’on te donne à la fac ? Tout le monde
a une version différente, allant de la version A à la version D.
Sauf que les professeurs ne le disent pas quand on le passe. Alors, les
gens perdent leur temps à tricher sur leurs voisins… pour finalement
échouer complètement parce qu’ils ont copié les autres, alors que les quiz
sont tous différents.
Si on devait donner une métaphore à la vie, ce serait bien ça.
Je parie que tu étais le genre de fille qui cochait ses réponses en
dessinant des cercles autour.
— NASH

Je relus le mot deux fois, retournai à la cuisine et le fourrai dans le sac de


déjeuner.
— Peut-on éviter de mentionner tout ce qui a trait à Veronica Mars ? Je
n’arrive pas à me remettre de la fin.
La curiosité débordait toujours dans les yeux de Delilah. Ils passaient du
sac à moi, comme si elle se demandait si elle pouvait le voler.
— King était prêt à me virer de la maison quand j’ai passé une semaine
entière à pleurer sur tout et n’importe quoi.
— Super, ton histoire.
Je rabattis le haut du sac et le serrai dans ma main.
— Tu devrais écrire un livre à ce sujet.
— Pour info, si je le faisais, ce serait un best-seller. Avec Rosco sur la
couverture. C’est qui le joli chiot ?
Elle souleva le rat dans ses bras et pressa des baisers mouillés sur tout son
visage nu, sans cache-oreilles depuis le départ de l’équipe de construction il
y avait quelques heures.
— Qui n’achèterait pas un livre avec ce beau visage dessus ?
— Littéralement tout le monde sur cette planète et toute vie extraterrestre
sur chaque autre planète. Si tu te présentais chez une secte et que tu leur
disais que Rosco est le second avènement de Jésus, ils trouveraient une
autre secte à vénérer.
Elle m’ignora et posa Rosco. Il courut vers le mini lit à baldaquin pour
chien, dont je n’arrivais toujours pas à croire que je l’avais autorisé dans
mon appartement.
— Ça m’étonne que personne n’ait deviné qui est Emery. Ouais, elle
porte un autre nom et aucun d’entre eux n’est du coin, mais elle ressemble
comme deux gouttes d’eau à Virginia Winthrop. C’est évident pour moi.
— Oui, quand on est aveugle d’un œil et qu’on a un champ de cataractes
dans l’autre.
— Elles pourraient être jumelles, protesta Delilah.
— Virginia ressemble à la sœur blond platine de Cruella d’Enfer. Tu te
fous de moi, j’espère ?
Elle inclina la tête, les yeux perdus dans le vide.
— Je crois que c’est le visage.
— Comment ça ? Le nez d’Emery est plus retroussé, son iris est gris et
ses yeux sont plus grands. Sans parler de sa longue chevelure noire
comparée au carré de Virginia.
— Hmm…
— Hmm, quoi ?
— C’est juste que…
Delilah sourit.
— Tu sembles remarquer beaucoup de choses sur Emery Winthrop.
— C’est la meilleure amie de mon frère, et j’ai vécu dans la propriété de
ses parents pendant près de dix ans.
Et j’ai été en elle, sur elle, partout.
— Pourquoi vous parlez de moi, tous les deux ?
Nos têtes se tournèrent vers la source de la voix. Je n’avais pas entendu
Emery entrer, mais sans surprise, elle était entrée toute seule. Elle avait une
clé, que j’aurais dû lui reprendre après l’incident de la douche. Son sweat à
capuche l’engloutissait, mais je ne remarquai aucun mot magique sur ce
haut.
J’en perdis l’équilibre. Je récupérai lentement, comme si j’avais subi une
blessure qui mettait fin à ma carrière.
Kobe et son tendon déchiré.
Beckham et son tendon cassé.
Durant et son tendon déchiré.
Pourquoi tous ces cons se blessent-ils le tendon ?
J’aurais juré sentir mes talons me brûler.
— Oh, la vache. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Emery fixa Rosco en fronçant le nez.
C’était presque suffisant pour me faire rire.
Presque.
— C’est un chien chinois à crête sans poils.
Delilah le berça contre sa poitrine.
— Ils sont utilisés dans des tonnes de films et de séries.
— Pour leur laideur.
Je regardai à nouveau le haut blanc d’Emery.
— Qu’on se le dise, ils gagnent souvent des concours du chien le plus
laid au monde.
— Hmm… je l’aime bien.
Delilah tendit Rosco à Emery, qui caressa sa chair nue deux fois et pressa
un baiser sur son front.
— Delilah, on dirait que ton rat est à dix secondes de se pisser dessus,
dis-je en ouvrant la porte d’entrée.
Elle comprit le message, m’épargnant un sourcil arqué.
Rosco aboya quand elle le prit dans ses bras.
— Viens, mon bébé. On va faire un tour.
Emery se tourna brusquement vers sur moi dès que j’eus claqué la porte.
— C’est quoi ce bordel, Nash ?
— Il va falloir être plus précise que ça. À quel bordel fais-tu allusion ?
— Retire la toile de la statue.
La putain de statue. Je savais que ça allait me retomber dessus.
Je ne sourcillai pas.
— Non.
— Non ?
Je scrutai ses lèvres.
— Non.
Maintenant que je me souvenais ce que ça faisait que d’embrasser, je
m’en voulais d’avoir arrêté en premier lieu.
— C’est tout ce que tu as à dire ? On a fait un marché.
— En fait, le marché était que tu manges et que je nous trouve une pièce
maîtresse.
Je me dirigeai vers la cuisine.
— Aucun de nous n’a dit que quiconque devait la voir avant
l’inauguration. Tu ferais une piètre avocate, d’ailleurs.
— Donc, nous sommes juste supposés faire notre boulot de designers
sans savoir ce que c’est ?
Elle me suivit et appuya sa hanche contre l’îlot.
— Et si ça ne va avec rien ?
— Bien essayé. C’est surtout du métal. Ça va avec tout.
— Mais…
— Pas de mais, Emery. C’est non négociable.
— Et si c’est moche ?
— Ça ne l’est pas.
Très loin de là.
— Je suis censée croire que tu as trouvé une pièce maîtresse et que tu l’as
fait livrer en moins de vingt-quatre heures ?
— Oui.
— Quel belle pièce maîtresse peut être trouvée, achetée et livrée en vingt-
quatre heures ?
— Une que je possède déjà.
Je l’avais rangée dans le coin d’une grange au bout de ma propriété de
trente acres à Eastridge comme une maîtresse cachée dans un appartement
secret. Loin des yeux, loin du cœur.
— Oh.
Sa tête s’inclina et son nez se plissa.
— Oui.
J’observai avec attention sa chemise, imaginant des scénarios sur ce qu’il
s’était passé.
Elle n’avait plus d’encre.
Les mots s’étaient effacés dans la lessive.
J’étais devenu aveugle de manière sélective.
Elle avait laissé son T-shirt chez un connard quelconque après m’avoir
embrassé hier soir.
Emery dégagea une mèche de cheveux de son visage, ses yeux
s’illuminant quelques secondes plus tard.
— Et l’écriteau ?
— L’écriteau sera gravé et commandé dès qu’il sera écrit.
— Je peux l’écrire si tu me dis quelle est la pièce maîtresse.
— C’est mignon, mais non.
Mes yeux se portèrent de nouveau sur son haut.
— Je l’ai mis à l’envers, OK ?
Elle balança ses deux bras en l’air.
— Tu peux arrêter de me fixer maintenant, ou je vais être obligée de
supposer que tu es un pervers.
Je la fixai une seconde de plus, parce que j’adorais l’énerver, puis je lui
jetai le sac avec son déjeuner. Emery l’attrapa d’instinct. Ses sourcils se
froncèrent quand elle réalisa ce que c’était.
— C’est à la dinde et aux chips.
Je déposai le couteau et la planche à découper dans l’évier.
— Attends.
Elle scruta le sac comme si elle avait une vision à rayons X.
— Tu as demandé une rénovation urgente de la cuisine aujourd’hui… et
la première chose que tu as faite, c’est mon déjeuner ?
Je déglutis, deux fois, et me demandai quand ma gorge était devenue si
sèche.
— Techniquement, c’est plus une collation, vu que midi est passé.
— Quitte à se montrer technique, c’est techniquement une attention
adorable.
— Contente-toi de manger ce putain de sandwich, Emery.
Une lueur revint dans ses yeux. Elle criait la malice.
— Laisse-nous retirer l’étoffe.
— Non.
Je n’aurais jamais dû céder cette sculpture en premier lieu. Sa place se
trouvait dans un coin de ma ferme, là où on ne pourrait plus jamais la voir.
Je l’avais fait parce qu’Emery avait raison. Maman serait à l’inauguration.
Pourquoi la décevoir si je n’avais pas à le faire ?
— D’accord.
Emery fit glisser son repas sur l’îlot.
— Je suis rassasiée. Je vais aller dans le hall pour voir si les tapis rose
fluo sont assez neutres pour s’accorder avec ta pièce maîtresse recouverte
de toile.
— Il y a un mot dans le sac de déjeuner.
Je m’approchai de son côté de l’îlot.
— Je devrais peut-être le jeter.
Sa main se rua pour attraper le sac. Je souris, déguisant mon geste en
raillerie. Elle avait besoin de mes mots, tout comme j’avais besoin de ceux
sur son T-shirt. Je ne savais pas quand c’était arrivé, mais comment m’en
blâmer ?
Cette fille ressemblait à un dictionnaire. Une chevelure couleur d’encre
sur une peau pâle. Des mots rares imprimés sur sa poitrine. J’avais envie de
la dévorer, de mémoriser ses mots et d’écouter mes pages préférées.
Au lieu de cela, je pivotai, marchai jusqu’à mon bureau et m’y assis.
— C’est bon, on a fini ?
— La pièce maîtresse…
— Restera couverte.
J’ouvris mon ordinateur portable.
— Si c’est tout…
Ses yeux repérèrent le cuir brûlé sur le bord de mon bureau. Elle pencha
la tête sur le côté et fit glisser un doigt le long de la colonne vertébrale. Mon
pouls m’étouffai. J’envisageai de prendre le registre et de le fourrer dans
mon tiroir.
Je le laissai à l’air libre, parce que comme mon tatouage pénitence, il me
rappelait de ne jamais perdre de vue la vengeance. Delilah savait qu’il ne
fallait pas y toucher, mais Emery n’était clairement pas Delilah. Elle n’avait
aucun sens des limites. Juste elle et un monde qu’elle pensait appartenir à
tout le monde de manière égale, ce qui signifiait apparemment que ce qui
était à moi était aussi à elle.
Elle relâcha le cuir, imperturbable face à son état actuel.
— Ça ressemble un peu au carnet de Virginia, sauf qu’il est, euh, brûlé.
— Quoi ?
Si elle ne l’avait pas déjà, elle aurait attiré toute mon attention à cet
instant.
— Le carnet.
Elle le désigna d’un geste du menton.
— Virginia en a un exactement comme celui-là. Enfin, similaire. De la
même forme et de la même taille, mais le sien avait un logo en forme de
couronne sur le devant et était moins… brûlé. Comme le tien, il est entouré
de cuir pour le protéger du feu, de l’eau et de la saleté.
Je me souvenais de ce à quoi il ressemblait, étant donné que c’était à cela
que ressemblait ce livre de comptes avant que je ne le jette dans la
cheminée des Winthrop et ne le récupère tout juste à temps.
Le cuir fini était résistant au feu à haute température, donc l’enveloppe
avait protégé la plupart des pages intérieures. L’extérieur était
complètement carbonisé et méconnaissable, cependant. La preuve évidente
que j’avais essayé de brûler des preuves, ce qui était sacrément illégal et la
raison pour laquelle je ne l’avais jamais remis au FBI ou au SEC.
Je pensais pouvoir m’en occuper moi-même.
J’avais eu tort.
Et papa était mort.
— Elle avait l’habitude de le prendre avec elle dans la bibliothèque avant
de se coucher, elle en faisait une obsession, poursuivit Emery, inconsciente
de mes tourments. Puis un jour, elle l’a perdu et a pété un câble.
— Il était à ta mère ? clarifiai-je.
Parce que ce n’était. Pas. Possible.
Je l’avais trouvé dans le bureau de Gideon après l’avoir entendu parler
des finances de l’entreprise. Balthazar avait même dit tant qu’il n’y avait
pas de preuve de détournement de fonds…
Je portai mon regard sur la fenêtre, confirmant l’absence de cochons
volants. Un laveur de vitres dodelinait de la tête au rythme de sa musique,
debout sur un engin métallique suspendu par des fils. Ses mains tenaient un
chiffon et une raclette.
Il inclina son menton vers moi comme pour me dire « Yo. »
C’est rien, juste mon esprit qui explose. Y’a rien à voir ici, mais tu auras
des morceaux de cervelle à essuyer sur les vitres d’ici la fin de ton service.
— Ta mère avait un carnet comme celui-là ? répétai-je, conscient que ça
changeait tout.
Absolument. Tout.
— Oui.
Les lèvres d’Emery se retroussèrent.
— Tu as besoin de cotons-tiges ? Je parie que je peux t’en trouver.
Elle replia sa lèvre inférieure dans sa bouche, prenant son temps pour
l’humecter.
— Quand Virginia l’a perdu, elle a mis la maison sens dessus dessous à
sa recherche. Vu toute la rage et la panique qu’il y avait eu dans ses yeux,
j’ai supposé qu’elle y avait écrit sur ses liaisons. Elle et papa, ça n’a jamais
marché. Leur mariage a été quelque peu forcé après qu’elle est tombée
enceinte de moi.
Ses yeux se reportèrent sur le livre de comptes et elle continua :
— En fait, elle était convaincue qu’un membre du personnel l’avait volé.
Elle voulait virer tout le monde, y compris tes parents. Elle appelait ça un
coup de balai. Papa l’a convaincue de ne pas le faire. Il lui a dit qu’elle
pouvait bien trouver un autre carnet. Ça a toujours été un homme bon dans
ce domaine.
Mes fondations étaient ébranlées.
Tout ce que je croyais savoir s’était transformé.
Je me tenais sur une falaise au beau milieu d’un glissement de terrain.
La seule voie possible était de tomber.
Chapitre Quarante

Emery

Ida Marie et moi fixions un tableau, la tête inclinée, en essayant de


déterminer si le V du sujet se terminait par un pénis de forme étrange ou par
un pagne couleur chair.
Dès que la conservatrice m’avait dit que le Sisyphe triomphant était
encore disponible à la vente, j’avais demandé à ce que la galerie soit vidée
et réservée aujourd’hui.
La preuve que Nash Prescott était devenu un nom connu en Caroline du
Nord.
— Est-ce que tu te sens seule ?
La question d’Ida Marie m’ébranla. Elle n’était même pas censée être ici.
Personne n’était censé l’être, mais Chantilly en avait fait une sortie
éducative quand elle avait entendu mon appel avec la conservatrice.
— Quoi ?
Je quittai ma contemplation sur le pagne en forme de pénis ou le pénis en
forme de pagne pour la tourner vers les yeux de biche d’Ida Marie.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Ça fait quoi, deux mois que nous travaillons ensemble ? Je ne t’ai
jamais entendu parler de qui que ce soit. Pas de famille. Pas d’amis. Pas de
petit ami.
— Waouh, merci.
Mon attention dériva vers Nash. La conservatrice l’adulait, occupée à lui
présenter un ensemble de peintures et de sculptures auxquelles il ne portait
manifestement pas le moindre intérêt. Il avait la même mine renfrognée que
d’habitude. Le genre de visage que l’on ferait si on marchait dans une
déjection canine.
Chantilly les suivait, sa bouche bougeant à la vitesse d’une voiture de
Formule 1. Deux employées de la galerie rôdaient en bordure de la pièce
ovale, bouche bée devant Nash.
Je détestais ce regard.
Les filles avaient l’habitude de le lui faire parce que les mauvais garçons
les excitaient.
Maintenant elles le faisaient parce que son argent les excitait.
Peut-être que sa beauté entrait en ligne de compte, mais j’aurais parié que
ce n’était jamais pour la partie de lui qui comptait le plus, parce que
personne, à part lui-même, ne le comprenait.
— Je ne voulais pas dire ça comme ça, se défendit Ida Marie en souriant.
Ce que je veux dire, c’est que nous autres, nous nous déplaçons toujours
d’un endroit à l’autre. Ça fait partie du métier. Nous savons tous nous
adapter, rencontrer de nouvelles personnes et mener une vie sociale malgré
cela. Je suis juste inquiète que tu aies du mal à t’adapter, comme c’est
nouveau pour toi.
— Je vais bien.
Je glissai une mèche de cheveux derrière mon oreille et décidai que le
tableau représentait un pénis en forme de pagne.
— Je te promets que je vais bien. Merci.
— Tout le monde pense que toi et Nash couchez ensemble, lâcha-t-elle.
Je me figeai. Comme si ce n’était pas un signe de culpabilité.
— Quoi ?
— Euh, ouais…
Elle détourna le regard, faisant semblant de se concentrer sur le tableau,
mais je savais que j’avais son attention.
— Est-ce qu’ils (et par « ils », je voulais dire Chantilly) t’ont demandé de
me demander ?
— Oui, mais je ne le leur répéterai pas.
Sa main se posa sur mon avant-bras avant de s’éloigner.
— Promis.
— Ça ira, parce que nous ne couchons pas ensemble.
— Tu n’as jamais couché avec lui ?
— Ida Marie, je peux te promettre que, durant tous ces mois depuis que
tu me connais, je n’ai pas couché avec Nash Prescott.
Vous voyez ? Ce n’était pas un mensonge.
Bien joué, Emery.
— Du coup… tu te sens seule ?
— Oh, j’y crois pas.
Je regardai le plafond. J’aurais voulu que ce soit une nuit sans étoiles,
afin de pouvoir me décharger de mes tourments.
— Je ne me sens pas seule. Je n’ai pas besoin d’un pénis pour me tenir
compagnie.
Je n’étais pas opposée aux plans cul. Mais je n’en avais pas besoin. Ben
me tenait compagnie la nuit, et dernièrement, Nash me tenait… occupée la
journée.
Pas sexuellement.
Mais mentalement.
Émotionnellement.
Il me préparait le déjeuner tous les jours et me laissait des mots comme
avant. Parfois, je les mangeais dans son bureau. Il me regardait lire les
mots. Je faisais semblant de les jeter avec le sac, mais je les glissais dans
ma poche quand il ne regardait pas et les rangeais dans ma boîte dans le
placard.
Je m’auto-persuadais que les déjeuners étaient la raison pour laquelle
j’étais dans cette galerie, sur le point de mener Nash au Sisyphe triomphant
au lieu du Sisyphe vaincu.
Une dette payée.
C’est tout.
— Tu es sûre ? Je peux t’arranger un rencard avec des amis, me proposa
Ida Marie.
Une ombre surgit au-dessus de nous.
Je vissai mes yeux sur le sexe-pagne.
— Nous sommes ici pour travailler, pas pour socialiser, et sa queue
ressemble à une oreille de Rosco.
La voix de Nash embauma l’air et j’eus l’impression de flotter et de
couler à la fois. La gravité, finalement, n’existait pas. Pas avec Nash errant
sur cette Terre.
— Euh…
Les yeux d’Ida Marie traversèrent la pièce, essayant d’embobiner deux
embobineurs.
— Chantilly me fait signe de la rejoindre. Je dois y aller.
Je me retournai vers le tableau, qui, il est vrai, ressemblait bel et bien à
l’oreille de Rosco.
— Ça ne te dérange pas que tout le monde pense qu’on couche
ensemble ?
— Non.
Il n’avait pas l’air surpris.
J’attendis qu’il développe.
Il leva un sourcil.
— Quoi ?
— Rien. Oublie. Tu es insupportable.
Je remontai la fermeture éclair de mon sweat à capuche jusqu’à ce qu’il
couvre mon T-shirt wabi-sabi.
— Finissons-en. La sculpture se trouve dans la galerie privée.
La conservatrice ouvrit la salle d’exposition privée pour nous, où elle
nous offrit du champagne et une visite exclusive.
Nash déclina avec un « Hors de question » poli.
Sa tête se retourna, sa mâchoire se relâchant.
— Quand je pense qu’elle t’a appelé le Saint Patron de la Caroline du
Nord tout à l’heure, dis-je quand elle nous laissa seuls.
J’aurais pu me sentir mal, mais A, elle regardait Nash comme s’il était un
chèque de paie et B, quand elle recevrait le chèque de commission de cette
vente, j’étais sûre qu’elle se remettrait de son humiliation pendant des
vacances à la plage à Hawaï.
— Je déteste ce surnom.
Mais il ne nia pas son bien-fondé. Ça collait avec le puzzle de Nash
Prescott à côté de son tatouage pénitence. Il me manquait la plus grosse
pièce. Ça me donnait l’impression de remplir une grille de Sudoku
complètement vide.
La curiosité prit le dessus sur moi.
— Pourquoi Sisyphe ?
— Parce que c’est la vérité.
— Je ne te suis pas.
— Est-ce que tu sais ce qu’est une tâche sisyphéenne ?
Il n’attendit pas que je réponde.
— C’est une tâche qui ne peut jamais être achevée.
Je continuai à regarder devant moi, en tournant au coin avec lui. Nous
passâmes devant des peintures, des statues et des sculptures extravagantes.
Je ne me souciais d’aucune d’elles comme du Sisyphe triomphant.
Nash m’arrêta avec une main sur ma hanche.
— La vie est une tâche sisyphéenne, poursuivit-il. On éteint un feu, et un
autre s’allume. C’est plus facile d’accepter qu’il brûle.
Je n’arrivais pas à penser au-delà de son toucher, mais j’essayai.
— Et quand il n’y a aucun endroit qui n’est pas touché par le feu ?
— Alors tu vis dans un monde consumé par le feu, mais au moins c’est la
vérité. Tu n’es pas attiré vers le sommeil par une fausse couverture de
sécurité, à te persuader d’exister dans une partie non touchée par les
flammes.
— C’est une horrible façon de vivre.
— Flash info, petite tigresse, c’est ça, la vie. Il y a la mort, la trahison, la
vengeance et la culpabilité partout où tu vas. Il est plus sain de la vivre, de
la respirer et d’y participer que de prétendre qu’elle n’existe pas.
— Et quand on est brûlé de partout ?
— Ne succombe pas au feu. Sois la plus grande flamme.
Ses doigts plongèrent sous mon haut, effleurant la peau sensible.
Tu es la plus grande flamme que j’ai jamais rencontrée, Nash Prescott.
Tu me prives d’oxygène.
Nous continuâmes à avancer. Je jouai avec sa conviction, envisageai de la
combattre, et décidai de ne pas le faire. Le credo convenait à Nash,
l’homme au tatouage pénitence et à l’improbable tendance à la charité. Rien
chez lui n’avait de sens, et c’était exactement pour ça que ça faisait sens.
J’aimais l’étrange.
Je m’en nourrissais.
J’acceptais Nash pour ce qu’il était.
En silence, parce qu’à la seconde où je lui disais que je le voyais, il se
transformait en quelqu’un d’autre, et je devais résoudre le puzzle à mesure
que les pièces changeaient.
Ma propre tâche sisyphéenne.
Le chemin mena à la sculpture au centre. Mon cœur fit vibrer sa cage
lorsque nous prîmes le dernier virage. Je me demandais si je m’en
souvenais correctement. Mais à la seconde où mes yeux la retrouvèrent, je
sus que j’avais fait le bon choix.
— C’est pas la bonne, dit Nash cinq minutes après l’avoir contemplée.
Il avait passé les cinq premières minutes dans le silence.
Simplement à fixer la sculpture.
Sans un seul mot.
J’avais passé ces cinq minutes à le fixer lui, pour au final réaliser qu’à ce
moment-là, je n’arrivais pas à lire en Nash.
— Elle est parfaite, contestai-je.
— Ce n’est pas ce que je voulais.
— C’est ce dont tu avais besoin.
Il passa ses doigts dans ses cheveux. Trois fois.
— C’est inexact.
— Ah ouais ?
Je caressai la base de la montagne, avec la même révérence que l’on
donnerait à quelque chose de sacré.
— Qu’est-ce que Sisyphe est censé être, dans ce cas ?
— Sisyphe est une mer traître. Une qui noie ceux qui osent y poser le
pied.
J’avais une réponse sur le bout de la langue, mais seul le silence me
venait. Ben avait appelé Sisyphe une mer traître. C’est-à-dire, comme Ben
d’Eastridge.
L’horreur m’apparut au moment où Nash se tourna vers moi et me dit :
— On ne comprend pas le sens. Ça ne fera pas l’affaire. Trouves-en une
autre.
— Ce n’est pas on, qui ne comprend rien du tout. C’est toi.
Je pris une inspiration tremblante, me forçant à garder mon calme. Je
n’avais aucune confirmation. Paniquer ne servirait à rien.
— C’est la sculpture. Il n’y en a pas d’autre.
— Emery.
— Nash.
— C’est hors de question.
Mes doigts tremblaient le long de mon corps. Je les enfonçai dans mon
jean et fixai le Sisyphe triomphant. L’angoisse que Nash avait exigée était
ciselée sur son visage, mais l’artiste l’avait agrémentée d’un puissant
triomphe sous-jacent.
Quand je regardais la sculpture, je voyais Sisyphe gagner. Il portait le
rocher au-dessus de sa tête comme un trophée plutôt que comme une
punition.
Il me rappelait que la vie était une question de perspective. On peut voir
ses propres pertes comme des échecs ou des leçons. Le choix nous
appartient.
Mes yeux glissèrent vers Nash.
Ben.
Qui qu’il soit, il ne s’était pas détourné de l’œuvre d’art depuis que nous
étions entrés.
Si je n’avais pas été aveuglée par l’idée que je me faisais de Nash,
j’aurais pu concevoir qu’il puisse être Ben plus tôt. Je reculai d’un pas, lui
permettant d’observer avec attention la sculpture. Le téléphone dans ma
main était lourd. Je me mordillais la lèvre en réfléchissant à ce que je devais
envoyer à Ben.
Durga : Qu’est-ce que tu portes ?
Je n’avais pas besoin de réponse. L’avis de réception le confirmerait. Plus
de dix minutes s’écoulèrent avant que Nash ne reçoive un appel de Delilah.
Il raccrocha, serra son téléphone, puis le tendit devant lui.
Mes yeux patinèrent entre Nash et l’application Eastridge United.
L’avis de réception affichait, lu.
Quelques secondes plus tard, un message apparut.
Quand Nash glissa son téléphone dans sa poche, le point vert à côté de
son nom devint rouge.
Je ne pris pas la peine de regarder sa réponse.
C’était comme la fin d’un match de football.
Quatrième tentative.
Trois secondes restantes.
Un mètre de la zone d’en-but.
Plus de temps mort, et le coup de sifflet retentissait.
Un arbitre avait jeté le gant.
Fin.
Fin du match.
Score final.
Nash était Ben.
Ben était Nash.
Et j’étais foutue.
Parce que Ben avait enfin un visage.
Un corps.
Une existence.
Il n’était pas un fantasme.
Il était humain.
Réel.
À portée de main.
Parce que je désirais Nash, mais j’aimais Ben.
Chapitre Quarante-et-un

Nash

Je relus les messages entre moi et Durga d’il y avait deux nuits, avec une
étrange sensation de culpabilité à leur sujet. Et je ne m’étais jamais senti
coupable à propos de Durga.
Benkinersophobie : Qu’est-ce que tu portes ?
Je lui avais envoyé ça parce qu’elle m’avait envoyé la même chose plus
tôt. Puis, elle m’avait ghosté.
Durga : Un T-shirt. Il est ample et long, et va jusqu’en haut de mes
cuisses. Je ne porte rien en dessous, et si tu me le demandais, je
l’enlèverais.
Benkinersophobie : Ne l’enlève pas.
Benkinersophobie : Tu es sur le dos ?
Durga : Oui.
Benkinersophobie : Retourne-toi.
Benkinersophobie : Dis-moi quand c’est fait.
Durga : Je suis à quatre pattes.
Benkinersophobie : Passe ta main entre tes cuisses et frotte ton pouce
contre ton clitoris. Gémis mon nom.
Durga : Je ne connais pas ton nom.
Benkinersophobie : Les règles.
Elle n’avait pas répondu.
Benkinersophobie : Appelle-moi juste Ben.
Toujours pas de réponse.
Benkinersophobie : Tu sens l’air froid frôler ton sexe ?
Durga : Oui.
Benkinersophobie : J’aime imaginer ton cul en l’air pendant que tu
jouis, à attendre que je te pénètre, en sachant que je ne le ferai jamais.
Durga : Ne jamais dire jamais.
J’arrêtai de lire, enfilai un T-shirt et un pantalon de jogging et me mis à
errer autour de l’hôtel, choqué de constater à quel point il était vide. Reed
allait passer le week-end avec Basil et maman, Delilah s’était envolée pour
New York il y avait quelques nuits avec son mari, et mes projets pour le
week-end incluaient Durga, qui agissait bizarrement depuis peu, et mon
poing, parce que l’idée d’un coup d’un soir dépourvu de sens ne me disait
rien.
C’était probablement le karma qui montrait sa tête, et il était encore plus
moche que Rosco.
Je regardai une rediffusion des Hornets contre les Lakers avec un gardien
de nuit, bus quelques bières, jurai comme il se devait quand les Hornets
perdirent, même si je n’en avais rien à faire, et parcourus les étages un par
un.
Quand j’atteignis le cinquième étage et entendis des rires, je comptai les
bières que j’avais bues avec le gardien.
Pas assez pour des hallucinations.
D’autant plus que je reconnaissais le rire.
J’aurais dû faire demi-tour et la laisser tranquille, mais je justifiai mon
intrusion en me rappelant qu’elle s’était incrustée dans ma douche et sur
moi.
Emery portait un T-shirt où il était écrit « lypophrénie » et des écouteurs
dans les oreilles. Son corps était étendu sur le canapé, enveloppé dans la
couette la plus miteuse que j’aie jamais vue. Elle était trouée et décolorée
au point que j’étais incapable de dire si les petits points un peu partout
étaient un dessin ou des taches.
Ses yeux restèrent fermés jusqu’à ce qu’elle éclate d’un rire insouciant.
Ils s’ouvrirent et trouvèrent instantanément les miens avec une précision
infaillible. Je m’attendis à voir de la surprise sur son visage, mais j’eus droit
à un haussement d’épaule et à un sourire nonchalant.
Un sourire.
C’était un truc bizarre qu’elle faisait depuis que j’avais cédé et acheté la
statue de Sisyphe. En général quand elle pensait que je ne faisais pas
attention.
Elle avait l’air pure, innocente et belle, comme une feuille d’érable rouge
tombée avant que quelqu’un ne la piétine. Je me demandais comment
j’avais pu ne pas le voir avant. Peut-être que Fika avait raison. Peut-être que
j’avais mal entendu la dispute dans le bureau la nuit du cotillon. Après tout,
je m’étais trompé sur l’identité du propriétaire du registre.
Emery s’étira. La honte qui lui servait de couverture tomba sur le sol. Le
mouvement souleva le bas de son haut, me dévoilant un peu de peau.
— J’ai l’impression que la voix de Sebastian York est le genre de chose
qui transcende le temps. Les films muets, les jeans skinny et Sebastian
York. Ce sont des choses qui ne vieillissent jamais.
Je fus assailli par l’envie soudaine d’arracher les cordes vocales de ce
connard. Elle n’avait jamais parlé à personne d’autre que Reed et j’avais
supposé qu’il n’y avait personne d’autre.
Bordel, non, ne me dis pas que tu viens vraiment de dire personne «
d’autre ».
Je fis le tour du canapé.
Elle capta mon regard et rit de nouveau.
— On dirait que je viens te dire que j’ai sacrifié un nourrisson ce soir.
C’est quoi ton problème ?
Elle se redressa et inclina son menton pour me scruter.
— C’est un narrateur. J’ai emprunté un livre audio à la bibliothèque.
Entice d’Ava Harrison.
Le bout de ses Converse toucha accidentellement mes Brionis.
— C’est une romance avec une différence d’âge.
— Tu as emprunté un livre audio. À la bibliothèque, répétai-je,
pleinement conscient que ses Converse avaient à nouveau touché mes
chaussures, pas par accident cette fois.
— Bon sang, Nash, t’es analphabète ou quoi ? Tu sais ce qu’est un livre ?
Ce sont des trucs pleins de mots, et quand tu les lis, tu vis une autre vie. Tu
devrais essayer un jour. Ça pourrait t’aider à arrêter d’être aussi grincheux.
Ses remarques cinglantes effleurèrent mes épaules comme des mouches
insignifiantes.
— J’emmerde Sebastian York.
Aussi transparent que du papier sulfurisé.
— Vraiment ? Ta voix lui ressemble un peu.
— À quoi elle ressemble, sa voix ?
— À la tienne. Je viens littéralement de te le dire.
— Attention.
Je m’assis à côté d’elle sur le canapé, prenant la plupart de l’espace.
— Les heures d’ouverture sont passées. Je pourrais appeler la sécurité.
— Et je pourrais lancer une pétition sur Change.org. Les salaires que tu
verses à tes stagiaires sont une honte, et je dois payer un prêt étudiant dans
deux jours.
Elle posa son téléphone et fit un signe de tête vers la télévision.
— Si j’utilise le compte Netflix de l’entreprise, j’ai droit à du
divertissement et je peux encore payer ma facture d’électricité. Je regardais
Twilight avant ça.
Je sentais ses mensonges mais je ne les pointai pas du doigt. Surtout
parce que ça impliquait d’admettre que j’avais fait des recherches sur elle et
que j’étais au courant de la situation de Demi.
— Avant ça…
Elle me coupa la parole.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il se passerait si Edward Cullen rencontrait
un autre télépathe ? Qui lirait l’esprit de qui ?
J’acceptai ses tentatives de distraction maladroites.
— Aucun des deux, parce que les télépathes n’existent pas.
— Je ne me rappelle pas que tu étais aussi grincheux à l’époque.
Ignorant l’insulte vide, j’examinai son installation. Téléphone, chargeur,
couverture et écouteurs.
— Tu viens ici pour regarder Netflix tous les soirs ?
— Non.
Elle jouait avec le bord de son T-shirt, me taquinant sans jamais s’en
rendre compte.
— Seulement depuis peu.
— Qu’est-ce que tu utilisais avant ?
— Le compte de mon ex de première année. Je suis sortie avec lui
pendant, genre, deux jours. Il m’a trompée, mais j’ai eu quatre ans de
Netflix gratuits. Je trouve que je suis sortie victorieuse de cette relation.
Elle s’appuya contre le dossier du canapé.
— Il a changé le mot de passe il y a quelques jours.
— Il ne savait pas que tu utilisais son compte ?
Il y avait quelque chose chez elle en ce moment qui ne collait pas.
— Il n’y a pas un historique des derniers épisodes vus ?
— L’astuce, c’est de créer un nouvel utilisateur à chaque fois que tu
regardes et de supprimer cet utilisateur quand tu as fini de regarder. La
vengeance silencieuse est la meilleure des vengeances.
Ses mots affolèrent mes pulsions.
J’avais envie de poser mes lèvres sur les siennes pour un deuxième baiser,
mais je mis mes pieds sur la table basse et m’enfonçai davantage dans le
canapé.
— Tu me rappelles Delilah.
— C’est un compliment. Elle est plus intelligente et plus sexy que toi.
Elle récupéra son édredon.
— C’est elle qui devrait diriger l’entreprise.
— C’est comme si tu demandais à être virée.
J’aurais pu la mettre dehors, mais je ne le fis pas.
Reed avait des projets de demande en mariage et j’avais… une entreprise
pour laquelle je ne portais pas le moindre intérêt ; une amie que je ne
pouvais pas me résoudre à appeler ma meilleure amie, même si elle le
méritait ; Durga, qui agissait bizarrement, et… Emery.
— Tu ne peux pas me mettre dehors.
Son ton désinvolte suggérait qu’elle savait que je ne le ferais pas.
— C’est mon anniversaire la semaine prochaine.
— Selon toi, le jour qui ne rend pas les gens spéciaux.
— Pourquoi est-ce que c’est toi qui me comprends ? Quand est-ce que
c’est arrivé ?
Question plus pressante : quand était-elle devenue si franche à propos de
nous ?
Plutôt que de répondre, je commandai à emporter dans tous les
restaurants encore ouverts parce qu’elle avait bien l’air d’avoir besoin d’une
dizaine de cheeseburgers, et je ne comptais pas lui donner d’excuse pour ne
pas en manger un.
— On pourrait regarder un film en attendant, proposa-t-elle. Attention, je
suis difficile, et vu les circonstances, je n’ai pas de liste d’attente sur
Netflix, ce qui veut dire que ça me prend une éternité pour choisir.
Elle attrapa la télécommande et fit défiler les options.
— Je vais lire la liste de recommandations, mais c’est surtout Chantilly et
Ida Marie qui utilisent le compte. La Belle et la Bête ?
— Si tu es branchée syndrome de Stockholm. La Belle au bois dormant ?
J’imaginais que l’enfer devait être constitué de la liste d’attente Netflix de
Chantilly passée en boucle.
— Parce que s’embrasser résout tout ?
Ses lèvres s’entrouvrirent quand je leur décochai un regard.
— Sans parler du consentement discutable. Aladdin ?
— Frottez jusqu’à ce que quelque chose sorte. Quelle belle leçon à
donner aux enfants.
— Celle-ci est réaliste. Mentir et voler vous fait toujours gagner la fille…
Un des gardes de nuit nous interrompit avec des sacs de livraison.
Péruvien. Tunisien. Américain. Une version corrompue à l’américaine de
l’italien. Emery prit d’abord le tunisien, l’inspecta et prit la première
bouchée de chaque plat avant de se décider sur la shakshuka.
Nous mangeâmes quatre cuisines différentes, en faisant défiler la liste
d’attente Netflix de Chantilly et en ridiculisant chaque film jusqu’à ce que
nous en trouvions un qui nous convienne à tous les deux. John Wick, parce
que contrairement à ce que pensait Delilah, je ne détestais pas les chiens.
Juste ceux qui ressemblaient à des rats.
Je rangeai nos restes dans le frigo et m’assis de nouveau. Elle me lançait
de brefs regards à chaque instant, fixant mes lèvres comme si elle voulait
m’embrasser. À ce stade, aucun de nous ne faisait semblant de regarder le
film.
J’ouvris Candy Crush, parce que je devais bien faire quelque chose de
mes mains, au risque de couvrir son corps avec le mien et de l’embrasser
jusqu’à ce que ses lèvres soient meurtries. Elle sortit son carnet de croquis
et ajouta les ombres à son dessin.
La nuit continua ainsi. Je montai de dix niveaux. Elle regardait John Wick
tout en griffonnant des modèles de mode sur son bloc-notes. Je n’avais
aucune raison d’être ici, mis à part que l’appartement était vide et que
j’appréciais la compagnie d’Emery.
Voilà.
Je l’avais dit.
Et alors ?
Quand le film se termina, elle mit de côté ses dessins, ramena ses genoux
contre sa poitrine et me demanda :
— C’est quoi cette passion pour Candy Crush ?
Je balayai l’écran vers le haut, oblitérant le niveau. Elle attendit que je
réponde, ses yeux rivés sur le côté de mon visage avec attention.
Je réfléchis à ma réponse, mais papa la considérait comme un membre de
sa famille, ce qui signifiait qu’elle méritait la vérité.
— Papa avait l’habitude d’y jouer pendant ses traitements. On s’asseyait
côte à côte, essayant de terminer les niveaux avant l’autre. Ça le distrayait
des aiguilles qui lui injectaient des trucs dans les bras.
— Comme la chimio ?
— Non.
Je posai le téléphone et l’observai attentivement, heureux de la voir me
regarder.
— Ça ne te ronge pas la santé comme la chimio. En fait, ça améliorait son
état. Il était plus sain. Plus robuste quand il travaillait. Son cœur
fonctionnait bien. Mais les médicaments étaient administrés par
intraveineuse et, à en juger par les bruits dans la clinique, c’était
douloureux.
Ses dents de devant percèrent sa lèvre inférieure. Ses yeux étaient
humides. Si féroces et pourtant si doux. Typique d’Emery, avec ses longues
griffes et son grand cœur.
— J’aurais aimé que Hank nous le dise, à moi et à Reed.
— Pour que vous puissiez souffrir vous aussi ? Jamais.
Je secouai la tête, me rappelant comment maman, papa et moi avions
parfois eu du mal à nous en sortir.
— Maman arrivait à peine à joindre les deux bouts la plupart du temps.
Elle ne voulait pas que Reed en souffre, et papa ne voulait pas que lui et toi
le considériez comme un faible.
— J’adore Hank et Betty, mais c’était égoïste. Nous méritions de savoir
que chaque moment avec lui aurait pu être notre dernier. J’aurais pu mieux
le traiter.
— Tu l’as traité du mieux possible, tigresse. Il le savait.
Je ravalai l’idée qu’elle prenne le parti de Reed dans cette histoire, qu’elle
soit peut-être impliquée dans le détournement de fonds, même si j’avais
maintenant des doutes. Elle était loyale envers Gideon, mais elle l’était
aussi envers nous.
— Écoute, ajoutai-je en plongeant dans ses yeux bleus et gris larmoyants,
sa maladie n’était pas contagieuse, mais elle s’est propagée de lui à maman
et à moi. Ses battements de cœur à lui auraient bien pu être complètement
inutiles. Je sentais la traînée de mes propres battements chaque fois que je
prenais un coup pour lui. Maman le sentait chaque fois qu’elle faisait des
doubles services. Toute ma vie, je l’ai senti. Nous l’avons empêché de vous
infecter, toi et Reed. Tu penses que ce n’était pas à moi de faire ce choix, et
tu as raison. C’était celui de papa, parce que si son cœur ne l’avait pas tué,
voir deux des personnes qu’il aimait le plus au monde souffrir pour lui
l’aurait fait.
C’est ça le truc quand on est malade. On ne souffre pas seul. On souffre
avec les gens qu’on aime, ce qui est une bien trop grande souffrance.
Emery accepta ma réponse. Le silence ne me dérangea pas, surtout parce
que je savais qu’elle aimait ça.
Elle avait toujours aimé ça.
— Et les œuvres de charité ? demanda-t-elle dix minutes après le début
du deuxième John Wick. Pourquoi fais-tu du bénévolat dans les soupes
populaires ?
Je le fais pour soulager la culpabilité. J’ai brûlé ce satané registre, en
pensant que je pourrais utiliser l’info pour construire ma compagnie et
sauver mon père, et j’ai fini trop tard. La vie et les regrets sont mes
punitions. Donner le moindre morceau de ma personne est ma pénitence.
— Ma pénitence, lui répondis-je sans développer.
Ses yeux se portèrent vers mon tatouage, visible sous mon T-shirt. Le
bout de sa langue passa sur ses lèvres. Il revint à l’intérieur tout aussi vite.
— Quels sont les péchés que tu expies, Nash ?
— Reste à ta place, tigresse.
— Jouons à un jeu.
Elle replia ses jambes sous ses fesses en se penchant plus près de moi.
— Non.
— Action ou vérité ?
Je lui lançai un regard, sachant pertinemment ce qu’elle voulait que je
choisisse et choisissant le contraire.
— Action.
— Je te défie de choisir vérité.
— Bon sang, ça t’arrive de suivre les règles ?
— Il n’y a pas de règles. C’est action ou vérité. Maintenant, dis « vérité ».
— Vérité, cédai-je uniquement pour la faire taire, et non parce qu’elle
avait encore une trace de larme sur la joue.
— Comment te sens-tu vraiment par rapport à ton père ?
Face à mon silence, elle ajouta :
— Tu n’es pas obligé de répondre si tu n’en as pas envie.
Je jouai avec quelques mots.
— Je ne crois pas qu’il y ait de mot pour ça.
— Essaie.
— Je ne peux pas, répliquai-je, si les mots n’existent pas.
— Tu veux savoir pourquoi j’aime les mots ?
Oui, mais je ne le lui dis pas.
Ça ne l’empêcha pas de poursuivre.
— J’aime les mots parce qu’ils sont à moi. Vraiment rien qu’à moi. Je
peux les partager avec les autres. Je peux les garder pour moi. Je peux les
utiliser encore et encore. Peu importe ce que je fais, ils seront toujours à
moi. Personne ne peut me les prendre. Tu veux savoir quelle est la
meilleure partie ?
— Je suis sûr que tu vas me le dire.
— L’existence d’un mot prouve que quelqu’un dans l’histoire de
l’humanité a ressenti la même chose que moi et lui a donné un nom. Cela
signifie que nous ne sommes pas seuls. S’il y a un mot pour ce que nous
ressentons, nous ne sommes jamais seuls.
— Dis-moi ce que tu ressens par rapport à mon père.
— Lacuna.
Elle attrapa ma main et la serra.
— Lacuna est un espace vide. Une partie manquante.
Dans le mille.
Je jetai un œil à l’écran, où Keanu Reeves était en train de courir à travers
New York, saignant par tous les orifices.
Comme je ne répondais pas, elle demanda :
— Action ou vérité ?
— Ni l’un ni l’autre. Tu as eu ton tour.
— Tu n’as pas répondu à la question.
Elle se rapprocha, voulant tout savoir sur moi alors que personne ne
l’avait jamais fait.
— Action ou vérité ?
— Pose-la, ta question.
Je passai mes doigts dans mes cheveux.
— Je sais que tu en as envie.
— Pourquoi tu n’embrasses pas ?
Tout le monde a eu un bout de moi. C’en est un que je n’ai pas à donner.
Je pouvais goûter son souffle. Je tournai mon visage, non pas parce que je
ne voulais pas être embrassé, mais parce que je le voulais. C’était en soi un
sentiment étranger. La plupart des gens n’avaient rien que j’aimais
entendre, et la bouche était la plus grande responsable de la déception.
Embrasser me dégoûtait.
Mais embrasser Emery ?
Non.
C’était de la folie, vu que j’avais arrêté depuis longtemps. Quand j’avais
commencé les combats clandestins, je rentrais avec des coupures et des
bleus que j’essayais de cacher sous mes vêtements. Je les dissimulais en me
battant à l’école, laissant tout le monde penser qu’ils provenaient de tacles
de football et de bagarres sur le terrain.
Toute cette histoire de baiser avait commencé parce que mon corps était
trop abîmé pour être touché. Ça s’était transformé en un dédain général du
contact d’autrui. Pourquoi laisserais-je quelqu’un que je ne supportais pas
me toucher ?
— Je t’ai bien embrassée, non ? répliquai-je, en prenant soin de garder un
ton léger.
— Oui, c’est vrai.
Ses yeux plongèrent sur mes lèvres, lourds. Elle sourit soudainement et
s’étira, puis se leva.
— Je dois y aller. Le bus va bientôt partir.
— Encore cette même rengaine. Il est tard et il fait nuit. Je te ramène chez
toi.
— Je vais à Eastridge.
Elle fronça les sourcils.
— Tu vas m’emmener à Eastridge ?
Merde, j’avais promis à maman de rester à l’écart pendant la visite de
Reed. Mais maman me dirait de faire une exception. Le bus pour Eastridge
était long avec trop d’arrêts à des endroits louches en chemin.
Je décidai de profiter de l’occasion pendant que je la regardais rassembler
ses affaires.
— Oui, mais j’ai besoin de quelque chose de toi.
L’adresse de ton père, s’il te plaît, merci. Elle s’arrêta un instant et inclina
la tête.
— C’est illégal ?
— Non.
— C’est sexuel ?
Bordel, elle avait l’air un peu trop attirée par l’idée.
— Non.
— Si tu m’accompagnes aussi au brunch avec ma mère, négocia-t-elle,
toujours prête à remporter une victoire. Able sera là, et puisque Reed passe
le week-end avec Basil…
Aucune hésitation, illico presto.
J’aurais bien dit non à cause de ma promesse à maman de rester loin
d’Eastridge, mais Able-petite-queue-Cartwright était le genre de connard
plein aux as qui penserait pouvoir s’en tirer après avoir commis un meurtre.
— Marché conclu.
— Marché conclu, accepta-t-elle, trahissant son père avec un sourire sur
son visage.
Mais elle ne le savait pas encore.
Chapitre Quarante-deux

Emery

L’amour existe, et il est plus cruel que le désir.


Je savais que si je tombais amoureuse de quelqu’un, je ne lui mentirais
pas. Je savais aussi que l’idée de dire à Nash que j’étais Durga me plaisait
autant que de contracter une douloureuse collection de morpions.
— Qu’est-il arrivé à ta vieille Honda ? demandai-je en me glissant dans
l’élégante décapotable noire de Nash.
Elle sentait la voiture neuve mélangée à son odeur. Je fourrai mon sac à
mes pieds et attendis une réponse.
— Elle est à la retraite.
Il ne développa pas.
Je m’accrochai à mon siège quand il démarra, reconnaissante qu’il ait
laissé le toit.
Nash Prescott ressemblait au pire cauchemar de toutes les mères, et au
mien pour d’autres raisons, dans son jean noir et son Henley couleur olive,
les manches remontées au milieu des bras. Mes doigts me démangeaient de
tracer son tatouage.
Je les enfonçai dans le cuir.
— Je dois faire deux arrêts avant que nous arrivions au country club.
— Nous ne sommes pas en voyage scolaire, tigresse.
Il tapa sur le volant avec un doigt, conduisant avec une main dessus et
l’autre enroulée autour de mon appui-tête. Je ne pouvais pas le réconcilier
avec mon Ben, mais j’en voyais parfois des lueurs. La nuit dernière, mais
certainement pas aujourd’hui.
La détermination marquait son corps avec des muscles tendus et une
mâchoire serrée.
— Si tu veux tes arrêts, j’ai droit à deux vérités de plus.
— Très bien, cédai-je entre des dents serrées, consciente que je le
regretterais, mais je ne pouvais pas aller à Eastridge sans rendre visite à
Betty.
J’avais aussi besoin de changer mon T-shirt sonder pour mettre la robe
que Virginia détestait, dans le cas improbable où mes affaires n’auraient pas
été jetées par le nouveau propriétaire du domaine Winthrop. L’idée d’être
assise dans une voiture avec Ben affolait mes lèvres et me suppliait de me
confesser.
Je m’occupais en inspectant la voiture de Nash, passant mes doigts sur le
cuir, humant son odeur. Je jouai avec le loquet de la boîte à gants.
— Ne touche pas à ça.
Trop tard.
Elle s’ouvrit.
Le loquet rebondit contre mes genoux. Un sac s’étala sur mes jambes. Je
faillis le faire tomber, mais je le rattrapai au dernier moment. Le téléphone
que j’avais cassé était à l’intérieur. Une fissure s’étendait sur l’écran. De
minuscules éclats de verre recouvraient l’intérieur du sac.
J’avais une blague sur le bout de la langue, mais lorsque je tournai les
yeux vers Nash, je la ravalai. Une inquiétude véritable se lisait sur ses traits.
Je glissai soigneusement le sac Ziploc dans la boîte à gants et le refermai
avec un léger clic.
Le silence dura les quinze kilomètres suivants.
Je les passai à me demander ce qui le rendait si nerveux. C’était le type
d’énergie qu’il dégageait du temps où il se battait souvent.
Le soulagement m’envahit à la voix de Nash.
— Le téléphone contient les dernières photos que j’ai prises de papa.
Et je l’avais cassé.
La culpabilité me poignarda l’estomac, qui ne me donnait plus la
sensation d’être vide, ce qui ne fit qu’empirer le sentiment.
— Désolée.
C’était insuffisant. J’aurais voulu lui donner plus de mots, et de meilleurs.
Mon vocabulaire m’échappait. Le sable me glissait entre les doigts.
— J’ai acheté un nouvel écran, mais je suis allé chez le réparateur, et il
avait l’air aussi incompétent que Chantilly.
Je traçai le siège en cuir avec le bout de mon doigt.
— Pourquoi tu méprises autant Chantilly ?
— La soirée masquée de l’entreprise l’année dernière…
— Ida Marie m’en a parlé.
Il fit glisser son regard vers moi.
— Elle t’a aussi dit qu’elle a attrapé mon entrejambe à travers mon
pantalon, en faisant semblant d’être saoule ?
— Pourquoi travaille-t-elle encore pour toi ?
— Son oncle siège à mon conseil d’administration, et contrairement à sa
nièce, il est à la fois compétent et une vraie bonne personne.
Comme le conseil entier. Je n’aurais pas voulu que les hôtels Prescott soit
un Winthrop Textiles 2.0.
— J’ai enterré l’affaire. S’il le découvrait, il serait probablement mortifié
et démissionnerait, et nous sommes sur le point de conclure le contrat avec
Singapour. Trouver un bon remplaçant prendrait trop de temps.
Chantilly m’avait fait un discours sur le népotisme, pourtant elle était de
la même famille qu’un membre du conseil d’administration.
— Je savais que son salaire ne pouvait pas lui payer un Birkin.
— Sa famille est riche, mais aussi du genre à la faire travailler tout au
long de sa vie.
Il s’engagea sur la voie de gauche sans clignotant, puis sur l’accotement
pour contourner le trafic.
— C’était probablement un cadeau de Noël.
Le vent claquait contre le véhicule à cette vitesse. Je reculai dans mon
siège, les secousses de la voiture me transformant en un vibromasseur
humain. Nous traversâmes une autre ville en silence, à des vitesses folles
pour lesquelles nous aurions dû nous faire arrêter.
— Je peux le réparer, lui proposai-je à voix basse. J’ai déjà cassé mon
écran, et je n’avais pas l’argent pour en acheter un nouveau, alors j’ai
appris. Je me suis même fait un peu d’argent de poche en le faisant pour
d’autres étudiants. Je peux le réparer. Tu me fais confiance ?
Il ne dit rien. Nous continuâmes à rouler jusqu’à ce que le nombre de
voitures sur la route diminue. Chaque kilomètre réduisait mon espoir.
— Tu peux le réparer, accepta-t-il finalement.
— D’accord.
J’épelai meraki sur ma cuisse avec mon index, satisfaite de sa compagnie.
Nash parcourut huit kilomètres en silence. Nous atteignîmes un long
tronçon d’autoroute, vide étant donné que c’était les vacances. Huit autres
kilomètres plus loin, il s’arrêta sur le bas-côté.
Je regardai le niveau d’essence, me demandant si le fait d’être bloqués
constituait une excuse valable pour manquer le brunch et le golf de
Virginia.
— On est en panne d’essence ?
— Non.
Il retira les clés du contact et m’accorda toute son attention.
— Je pose mes trois questions au milieu de nulle part, donc tu ne peux
pas les éluder. Si tu veux aller à Eastridge, tu vas y répondre. Sinon, nous
pouvons faire demi-tour maintenant.
— Mais…
— Question numéro un : comment tu connais Brandon Vu ?
C’est. Quoi. Ce. Bordel.
— Comment toi tu connais Brandon Vu ? répliquai-je, complètement
abasourdie.
Est-ce que Brandon et Nash se connaissaient ? Est-ce que la SEC voulait
s’en prendre à mon père par le biais de Nash ? Un sentiment de loyauté
surgit en moi, illuminant mes veines. Des braises incontrôlables vacillaient.
Tu es censée détester ton père, Em.
— Réponds à la question.
Ses doigts se resserrèrent sur le volant.
— C’est le marché.
— Il est venu au bal masqué. Je n’avais aucune idée de qui il était. Puis, il
est venu au village de tentes et m’a donné sa carte.
J’hésitai, priant pour que Nash ne tire pas de mauvaises conclusions.
— Je me suis souvenue de lui et du jour où le FBI et le SEC ont fait une
descente chez moi. Nous étions devant le cottage. Il m’a demandé qui vivait
là et m’a fait dire vos noms.
— Et ?
Je repoussai les cheveux de mon visage pour donner à mes mains quelque
chose à faire.
— Et je l’ai fait, mais je lui ai aussi dit que vous n’aviez rien à voir avec
les affaires de mon père. Maintenant, il continue à venir… Je pense qu’il
veut m’utiliser pour atteindre papa. Je ne suis pas sûre.
— Donc, il te harcèle ?
— Est-ce qu’il me harcèle ?
Je haussai une épaule.
— C’est un agent de police. Est-ce que ça peut être considéré comme du
harcèlement si c’est légal ?
— C’est du putain de harcèlement.
Son cou se tendit, ses lèvres se retroussèrent, mais il poursuivit.
— Question numéro deux : est-ce que tu étais au courant pour le
détournement de fonds ?
Ma tête fit un bond en arrière comme un coup de fouet.
— Non. Absolument pas.
Ma main vola vers ma poitrine, mes doigts s’agrippant à mon haut.
— Je ne sais pas si je serais allée voir les autorités si j’avais su, mais je
l’aurais dit à Betty et Hank. Ils ont tout investi dans l’entreprise. Je n’étais
pas au courant.
Je lui lançai un regard afin de contempler son expression. Oh, Nash.
— C’est pour ça que tu étais en colère contre moi tout ce temps ? Tu
pensais que j’avais trahi ta famille ?
Cela signifie qu’il pensait que j’étais responsable de la mort de Hank.
Je fus envahie par des vagues de pitié. Je l’évacuai de mon corps,
consciente que Nash détesterait savoir que j’aie pu en ressentir.
— C’est moi qui pose les questions. C’est le marché.
Son tapotement agité résonna dans toute la voiture.
— Question numéro trois : où est Gideon Winthrop ?
Je pinçai la peau de ma cuisse en priant pour me réveiller de ce
cauchemar. Chaque question était pire que la précédente et ne valait
certainement pas un voyage à Eastridge pour voir Virginia. Accès aux fonds
fiduciaires ou non.
— Nash…
— C’est une question facile, Emery.
— Pas pour moi.
Je détestais mon père, mais je l’aimais également. C’était le genre
d’amour que l’on donne férocement. Sans condition. Pur. Merveilleux.
Permanent. J’étais en colère contre lui, tellement en colère, mais il était
toujours mon père, peu importe si je lui parlais beaucoup ou peu.
— Détends-toi. Je ne vais pas lui faire de mal.
Mes yeux s’écarquillèrent.
— Je n’ai même pas parlé de lui faire du mal. Tu avais l’intention de lui
en faire ?
Je me remémorais les ecchymoses sur ses doigts lorsqu’il était rentré à la
maison. Papa avait une quarantaine d’années. Il n’aurait pas eu la moindre
chance contre Nash.
— Tu me fais confiance ?
— Honnêtement ? Pas pour ne pas poser la main sur papa, mais pour tout
le reste ? Oui.
Il marmonna un juron et passa une paume sur son visage.
— Le marché est…
— Je sais ce qu’est le marché.
J’avais besoin de gagner du temps.
— Laisse-moi cette journée.
— Pour ?
— Je te le dirai. C’est promis. Donne-moi juste du temps.
Je pourrais peut-être d’abord prévenir papa, ce qui nécessitait de lui
parler. Je pris conscience, alors que mon cœur s’emballait à cette idée, à
quel point mon père me manquait.
Je m’enfonçai dans mon siège, reconnaissante lorsque Nash reprit la
route.
— Pourquoi tu n’es pas allée à l’enterrement de mon père ?
— C’est une de tes questions ?
— Considère ça comme un bonus pour me forcer à suivre tes conneries.
Je lui devais bien ça, d’autant plus que je n’étais pas sûre d’avouer un
jour l’emplacement de papa.
— Reed m’a demandé de ne pas le faire.
Nash me poignarda avec son attention, puis s’arrêta cette fois au milieu
de la route.
— Il t’a dit de ne pas y aller ?
— Oui et non. Je sais que vous avez enterré Hank dans sa ville natale,
mais Reed a grandi à Eastridge. Il voulait faire quelque chose là-bas. On ne
pouvait évidemment pas diviser le cercueil, mais il m’a demandé d’enterrer
une urne pleine des objets préférés de Hank au centre du labyrinthe
d’arbres. Pendant que vous enterriez Hank, j’ai enterré l’urne. Elle est juste
en face de la statue de Hera.
— Qu’est-ce que tu as enterré ?
— Son maillot des Panthers. Le bloc-notes de post-its qu’il collait
partout.
Un sourire effleura mes lèvres.
— Ses lunettes de soleil préférées, celles qu’il n’arrêtait pas de « perdre »
pendant qu’il les portait. Le livre qu’il nous lisait à moi et à Reed quand
nous étions plus jeunes. La couronne de roi du bal que tu ne voulais pas,
mais que ton père a trouvé hilarante et qu’il a accrochée au mur.
— Alors c’est là qu’ils étaient tous.
— Tu es en colère parce que je les ai pris ?
Il me fit attendre quelques minutes avant de répondre.
— Non.

***
La nouvelle maison de Betty chevauchait la frontière entre la classe
moyenne et les quartiers riches d’Eastridge. Je supposais que Nash avait
payé la maison et qu’elle lui convenait. À tel point que chaque fois que je la
regardais sur les photos que Reed m’envoyait, de petites fissures
s’ouvraient dans mon cœur à l’idée du bonheur qu’y auraient ressenti Betty
et Hank.
Nous arrivâmes vers huit heures du matin, ce qui était l’équivalent de
midi pour Betty Prescott. L’odeur du petit-déjeuner flottait dans l’allée.
Nash coupa le moteur, ouvrit la portière et leva le nez.
J’ouvris ma portière avant qu’il n’ait le temps de le faire, parce qu’aussi
con qu’il soit, sa mère du Sud l’avait élevé pour qu’il ouvre les portières
aux femmes.
— À quel point tu crois que Virginia serait énervée si je me goinfrais
avec le petit-déjeuner de Betty au lieu du brunch du country club ?
— Comme une ourse qui voit son petit se faire kidnapper, mais avec une
rage infinie et aucun instinct maternel.
Je souris.
— On devrait le faire.
Nash nous fit entrer avec sa clé, mes épaules frôlant son bras près de la
porte. Le sourire sur mon visage s’éteignit à la vue de Basil et Reed assis
sur l’îlot de Betty. Ils n’avaient pas l’air heureux de nous voir. Même Betty
n’avait pas l’air heureuse de nous voir.
— Putain, marmonna Nash à côté de moi.
Je me remis vite et sautai sur Reed pour lui faire un câlin.
— Reed !
Il me le rendit d’une tape maladroite avec un seul bras.
— Pourquoi tu es ici avec Nash ?
— J’avais besoin d’un chauffeur pour aller à Eastridge.
— Il a l’air de plus qu’un chauffeur, Em.
— Pardon ?
— Dis-moi que tu ne vas pas faire quelque chose de stupide.
Je m’éloignai de lui, reportant mon attention sur une Betty aux yeux
écarquillés derrière moi.
— Je n’ai aucune idée de ce dont tu parles.
La tension était passée de zéro à cent particulièrement rapidement, Reed
devant probablement déjà être de mauvaise humeur. J’analysai mes
environs aussi vite que possible. Basil était comme d’habitude, mais
n’agissait pas comme d’habitude. Pas d’air renfrogné. Pas de regards
assassins lancés dans ma direction. C’était déconcertant.
Betty serrait son fin bracelet en argent, un cadeau d’anniversaire de Hank.
Ça aussi, c’était un indice qu’ils discutaient de quelque chose qui allait lui
briser le cœur. La dernière fois que Reed avait été dans cet état, il avait été
menotté dans mon salon.
Il se rapprocha de moi, ce qui fit bouger Nash dans mon dos.
Je tendis une main sur le côté, les arrêtant tous les deux.
— Dis-moi ce qu’il se passe, demandai-je, avant de me harceler avec des
accusations que tu ne pourras pas retirer.
Si c’était sa réaction à la vue de Nash et moi, comment allait-il réagir en
apprenant que nous avions fait l’amour ?
Sur. Son. Lit.
— Pose-toi la question, s’emporta Reed en m’ignorant, est-ce que tu as
envie d’être avec quelqu’un qui est prêt à laisser son frère aller en prison ?
Il pointa Nash du doigt.
— Mieux, demande-lui comment il a eu ses millions, ses milliards ou j’en
sais rien.
— Reed…
Je ne savais pas quoi répondre, mais je savais que je détesterais la
réponse.
Nash s’avança à côté de moi. Reed plissa les yeux en nous toisant tous les
deux. Nous avions l’air d’un front uni.
— Tu as dit à Emery qu’elle ne pouvait pas aller à l’enterrement de
papa ?
La voix de Nash était grave.
Betty hoqueta de surprise et serra le chiffon de cuisine posé sur le
comptoir.
— Reed !
— Tu l’as obligée à rester à Eastridge et enterrer une urne toute seule ?
Nash se planta nez à nez avec Reed.
— Et quand maman a demandé où était Emery, tu ne lui as pas dit la
vérité ? Et tu nous en veux d’avoir menti ?
Je m’étais attendue à une dispute.
Je m’étais attendue à des cris.
Je m’étais attendue à ce que Betty pleure.
Je ne m’étais pas attendue à ce que Reed donne un coup de poing à Nash.
Les phalanges de Reed s’écrasèrent sur le visage de Nash. Il bougea à
peine.
— Ferme ton poing si tu as l’intention de faire vraiment mal, petit frère.
Nash s’avança vers le poing de Reed pour la deuxième fois, laissant à
Reed le champ libre sur son visage.
Coup de poing. Uppercut. Un autre coup de poing.
— Stop ! cria Betty.
Basil pencha la tête et observa la situation, le coude appuyé sur le
comptoir de l’îlot.
De mon côté, je me glissai entre eux, consciente que c’était une mauvaise
idée, mais je le fis quand même. Les yeux de Nash se levèrent vers les
miens au même moment où le corps de Reed tomba en avant, me poussant
sur le parquet.
Nash tourna son attention sur moi, s’attardant sur mon poignet, que je
tenais dans ma paume. Il passa aussitôt à l’action, tordant Reed dans une
prise de tête. Il fit cogner son genou contre celui de Reed, le forçant à
s’agenouiller.
— Ne résiste pas.
La voix basse, son bras se resserra autour du cou de Reed.
— Abandonne, et je te laisse partir. N’oblige pas maman à devoir
regarder ça.
— Emery !
Betty se précipita vers moi, ses mains venant envelopper mon visage,
mais j’étais incapable de détourner mon regard de Reed et Nash.
J’imaginais que c’était ce à quoi ressemblait le fait de regarder un
astéroïde frapper la Terre. Fascinant, destructeur, et bizarrement beau.
C’était logique que Nash ait gagné tant de combats. Les salles de réunion
et les bureaux étaient un jeu d’enfant. C’était ça, son élément.
Il n’était pas un prince cruel. Il n’était pas non plus un guerrier
sanguinaire. Il était les deux, et cela l’avait transformé en un homme qui
préférait se briser que se plier.
— Tu vas bien ?
Betty repoussa les cheveux sur mes yeux.
— Ça va.
Je me relevai, enchantée par l’énigme qu’était Nash Prescott.
— Ça suffit !
Betty attrapa une tapette à mouches rose vif et brandit le plastique fin
près de ses fils comme si elle tenait un couteau.
— Arrêtez ! Je ne vous laisserai pas souiller mon parquet avec votre
sueur et votre sang. Je ne vous laisserai pas gâcher mes vacances. Et je ne
laisserai pas mes fils se disputer dans ma cuisine comme des chiens mal
dressés qui se battent pour des restes.
Nash relâcha Reed, qui toussa quelques dizaines de fois. Il se frappa la
poitrine, forçant plus d’air à sortir.
— C’est ma faute, Reed.
Betty posa la tapette et aida Reed à se relever.
— D’accord ? C’est moi qui voulais te cacher la maladie de papa. C’est
moi qui ai dit à Nash de te laisser porter le chapeau. C’était moi. C’est
contre moi que tu dois être en colère.
— Maman…
— Laisse-moi finir. C’était égoïste, d’accord ?
Elle enveloppa la joue de Reed de sa paume.
— Nash n’aurait pas dû faire ça au jeune Cartwright, mais quand il a
essayé de dire à la police que c’était lui, je l’ai supplié de ne pas le faire.
Nous avions besoin de lui.
— Vous aviez besoin des cinq cents dollars qu’il vous envoyait à toi et à
papa chaque mois, cracha Reed. J’ai failli aller en prison pour cinq cents
dollars.
— Non, mon cœur, j’avais besoin que ma famille reste ensemble.
Les poings de Betty saisirent son col.
— Tu étais mineur. Il était adulte. Je me disais qu’il n’y avait aucune
chance qu’ils t’arrêtent, alors j’ai fait un choix. Je sais maintenant que c’en
était un mauvais…
Mes lèvres s’entrouvrirent. Le mur retint mon poids. Appuyée contre lui,
je dirigeai mon regard vers Nash.
Je me remémorai cette nuit.
Nez, côte et jambe cassés.
Clavicule séparée.
Épaule disloquée.
La cicatrice sur le front d’Able qui me faisait tant sourire.
Nash avait essayé de dire à la police que c’était lui, mais j’avais toujours
cru qu’il couvrait son frère.
— C’était toi ? lui chuchotai-je.
Nash hocha la tête. Une fois.
Son cou se tendit. Le mode combat n’avait pas disparu. Deux poings
serrés pendaient de chaque côté de son corps. Du sang coulait sur sa tempe.
Une entaille s’était ouverte au-dessus de son œil, qui, à mon avis, serait
gonflé et noir d’ici demain.
Ce guerrier, avec ses coupures, ses bleus et ses cicatrices sur le torse,
s’était battu pour moi.
— Pourquoi ?
Mon murmure passa inaperçu auprès de Reed et Betty. Nash, cependant,
ne détourna jamais son regard de moi.
— Il t’a fait du mal.
Ça n’est jamais allé aussi loin, avais-je envie d’argumenter, mais je
savais que ça équivalait à la même chose pour Nash.
— Pourquoi as-tu laissé Reed te frapper ?
— Il en avait besoin.
Comment peux-tu être aussi désintéressé ?
À ce stade, cela pouvait être considéré comme un défaut.
Nash avait la langue bien pendue, un manque de retenue, et la capacité
étonnante de trouver la chose exacte à dire pour déséquilibrer quelqu’un. Il
repoussait les gens, n’autorisait personne à voir qui il était à l’intérieur et ne
voyait aucun problème à s’isoler pour l’éternité.
Il donnait aussi tellement de lui-même, son baiser était la seule chose
qu’il avait gardée, et ça aussi, je le lui avais pris. Des sacrifices jonchaient
son passé et entacheraient probablement son avenir. Et il n’y avait rien de
plus Nash que de blesser quelqu’un pour le guérir.
Les gens mesurent l’amour à ce qu’on reçoit, mais moi je le mesurais à ce
qu’on donne. Personne dans l’histoire de l’univers n’a jamais eu et n’aura
jamais autant d’amour que Nash Prescott.
Mon méchant.
Mon chevalier.
Mon prince.
Mon Ben.
Il fallait que je le lui dise.

***
— Je vais bien, maman. Ne t’inquiète pas pour ça.
Nash jeta le chiffon taché de sang à la poubelle, déposa un baiser sur le
front de Betty et la prit dans ses bras.
— Tu es sûr, mon cœur ?
— Oui.
Reed s’appuya contre Basil, qui glissa une paume dans sa poche arrière.
— Dorlote-le encore un peu, maman. C’est une affaire qui roule.
Ils l’ignorèrent.
Reed jura, attrapa son téléphone et ses clés et passa un bras autour de
l’épaule de Basil.
— Je suis désolé d’avoir gâché notre petit-déjeuner, maman. Basil et moi
devons y aller. Nous reviendrons plus tard, mais je ne pense pas que nous
pourrons assister au sermon du pasteur Ken.
Betty se tourna vers lui.
— Ce n’est pas grave, mon chéri. Les murs d’un hôpital ont entendu plus
de prières sincères que l’église d’Eastridge. Nous pourrons nous arrêter au
service de pédiatrie plus tard et donner des ours en peluche.
— Ça marche, maman.
Reed croisa le regard de Nash avant d’embrasser la joue de Betty. Je le
suivis jusqu’à la porte, surprise quand Basil leva une épaule vers moi,
comme pour dire, voilà bien les garçons.
Je glissai mes mains dans mes poches après que Basil partit aux toilettes.
— Est-ce que tu es en colère contre moi ?
La fureur marqua le visage de Reed pendant une brève seconde. Il poussa
un soupir et me prit dans ses bras.
— Non, mais j’espère que tu sais ce que tu fais.
Non, je l’ignore.
— Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.
Je lui offris un sourire nonchalant et posai mon front contre son épaule.
Je n’avais pas eu l’occasion de faire le deuil de l’idée de Reed et moi, de
creuser une tombe et d’appeler ça de l’amitié. En réalité, j’aurais dû le faire
il y avait des années quand j’avais couché avec Nash. Mais dans les bras de
Reed, je compris pourquoi je n’avais jamais eu à le faire.
Mon cœur ne faisait pas de cabrioles dans sa cage.
Mon corps n’avait pas connu de tremblement de terre.
Je voulais le comprendre, mais je n’en mourais pas d’envie.
Je me sentais aimée, mais pas amoureuse.
Il était juste… Reed Prescott.
Mon meilleur ami.
C’était tout.
Seulement mon meilleur ami.
Chapitre Quarante-trois

Nash

Je palpai la cachette de joints.


Je les avais piqués dans le sac de Reed avant qu’il ne parte, juste pour
l’emmerder pour le coup de poing. Appuyé contre le capot de ma voiture, je
regardai Emery passer ses doigts sur le double portail massif du domaine
Winthrop.
Elle inclina la tête afin de contempler sa hauteur.
— Quelle est la probabilité que nous soyons arrêtés pour intrusion ?
L’herbe m’envahit les narines. Je sortis un joint du sachet et jetai le reste
par la fenêtre ouverte de ma voiture.
— Vu que c’est le quatre juillet et qu’Eastridge est aussi corrompu qu’une
élection nord-coréenne, zéro.
Je négligeai de mentionner que j’étais le malheureux propriétaire de la
propriété de soixante et un acres. Les frais d’entretien du terrain et de
nettoyage étaient prélevés automatiquement sur un de mes comptes
personnels.
Mes efforts commençaient et se terminaient là.
Emery inclina son menton vers le joint niché entre mon pouce et mon
index.
— Tu vas l’allumer ?
La moitié de mon visage palpitait, mais je l’ignorai.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Te corrompre semble plus amusant que ça ne l’est vraiment,
mademoiselle Winthrop, mentis-je.
Surtout parce que le contraire était vrai, et qu’elle avait le goût des
mauvaises décisions et de quelque chose pour lequel se battre plutôt que de
quelque chose à combattre.
Ses yeux bleus brillaient de défi. Deux doigts glissèrent le long de son
haut pour toucher le bord de son jean, plongeant juste à l’intérieur.
— Est-ce que tu aimes ça ?
Je déglutis tout en suivant le chemin de ses doigts.
— Oui.
Elle tira infiniment légèrement dessus, m’offrant un bref aperçu de la
peau lisse.
— À quel point tu dois te retenir pour ne pas le dévorer ?
— De tout mon être, putain.
Je jetai le joint non allumé sur le sol recouvert de feuilles, puis l’écrasai
avec mon talon.
— On entre par effraction ou quoi ? Je commence à croire que tu es trop
sage pour ce genre de vie de criminel, Lolita.
Emery me gratifia de son rire guttural, si pur et si authentique qu’il
atteignit directement mon entrejambe. Ses dents effleurèrent sa lèvre
inférieure et elle me décocha un dernier regard avant de commencer à
escalader le portail.
Si je la plaquais contre et la prenait de toutes mes forces, elle me
supplierait probablement de la prendre plus fort. Elle me regardait comme
ça depuis que j’avais laissé Reed se défouler sur mon visage. Son œil bleu
s’assombrissait. Le gris s’éclaircissait.
Ils disaient tous les mots qu’elle ne dirait jamais.
J’ai besoin de toi en moi, me défiaient-ils. Donne-moi tout ce que tu as.
Il me fallut user de tout mon self-control pour ne pas faire glisser son jean
le long de ses jambes et m’enfoncer en elle.
Elle était toujours une brèche en chair et en os entre moi et mon frère, et
j’avais besoin de savoir où se trouvait Gideon.
Cela faisait bien longtemps que cette conversation devait arriver.
Sans compter que maman m’avait pris à part à la maison et m’avait dit
que Brandon était passé plusieurs fois pour lui parler à elle aussi. J’avais
pris conscience que j’avais été tellement occupé à parler d’Emery que je
n’avais jamais demandé à Dick le détective privé qui était la deuxième
partie à profiter du scandale Winthrop.
Maintenant, Brandon était sur mon dos, à traquer maman et Emery. Je me
brûlerais bien avec lui, juste pour le voir se réduire en cendres.
Emery poussa un petit cri du haut du portail, l’enjambant de chaque côté.
Je m’avançai au cas où elle tomberait.
— Tu trouves ça sage, toi ?
J’inclinai la tête.
— Le soleil brille sur tes seins. Ce sont des cœurs sur ton soutien-gorge ?
— Je ne porte pas de soutien-gorge.
Putain.
Elle couvrit ses paumes avec son sweat à capuche, glissa le long d’un des
piliers en fer du portail, et atterrit en s’accroupissant façon Selena Kyle.
Elle leva les sourcils comme pour dire : « essaie un peu de faire mieux que
ça. »
Je m’assis à la place du conducteur de ma voiture, avançai jusqu’à la
boîte du portail, tapai le code et m’arrêtai à côté d’Emery.
Elle ouvrit la portière côté passager.
— C’est quoi ce bordel ? Tu connaissais le code ?
— C’est le même qu’avant.
— Et tu ne me l’as pas dit ?
— Ça s’est très bien passé.
Je me garai devant le double portail du manoir.
— Je suis en compagnie d’un génie du crime, ajoutai-je.
— Tu penses qu’il y a quelqu’un à l’intérieur ?
— Non, mais nous allons frapper au cas où.
Emery m’emboîta le pas dans les escaliers. Elle frappa pendant que je
récupérais les clés de rechange sous une pierre.
— Ça ne te dérange pas qu’on entre par effraction ?
— Le bruit court que personne ne vit ici.
J’ouvris.
Ses lèvres s’écartèrent à la vue du hall d’entrée. La statue ridicule de
Dionysos nous accueillait, immaculée compte tenu du service de nettoyage
hebdomadaire que je payais.
Le bout des doigts d’Emery longea la rampe de l’escalier, ne récoltant
aucune poussière.
— Ça ne te paraît pas bizarre ?
— Quoi ?
— Quelqu’un a acheté cet endroit, et on dirait qu’il n’y a jamais touché.
Nous passâmes quelques pièces et arrivâmes dans la cuisine.
— Même les assiettes Swarovski de Virginia sont dans la salle à manger.
Elles ne sont même pas poussiéreuses.
— Ce que je trouve bizarre, c’est que tu appelles ta mère Virginia.
En fait, je trouvais encore plus bizarre qu’elle ne l’ait pas appelée ainsi
depuis le début. Cette femme faisait passer la méchante belle-mère de
Hansel et Gretel pour une crème.
— Ce que je trouve bizarre, c’est que j’ai pris la peine de l’appeler Mère
pendant vingt-deux ans, et il a fallu qu’elle m’envoie un texto pour que
j’arrête.
Elle ouvrit le réfrigérateur, que le personnel gardait rempli pour eux, et en
sortit un sac de petits pois surgelés.
— Ce n’est même pas périmé.
Je ne dis rien et la regardai s’approcher de moi.
Elle pressa le sac contre mon œil, doucement au début mais fermement
quand je ne réagis pas.
— Ça a toujours été toi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait. Elle prit une grande
inspiration.
— Able était un sale con, et je mourais d’envie de me venger. Si tu ne
l’avais pas blessé, je l’aurais fait. Merci.
Elle maintenait ses yeux vissés sur moi, comme si j’avais un cœur. Je
desserrai mon col, me rappelant après coup que je portais un Henley, pas
une chemise à boutons. Son souffle éventa mes joues, balayant mon cou.
Elle sentait la menthe et les fraises qu’elle avait mangées chez maman.
Si elle ne bougeait pas, j’allais l’embrasser.
J’emmerde Reed.
J’emmerde Gideon.
J’emmerde Virginia.
C’est drôle, je n’avais jamais voulu embrasser personne avant, et
maintenant, je ne pensais plus qu’à posséder les lèvres d’Emery.
— Garde la glace dessus.
Elle remplaça sa main sur les pois par la mienne, s’y attardant tandis que
ses yeux se baissaient sur ma bouche.
— Je me demande si ma chambre est toujours pareille.
Oui.
Je ne le lui dis pas.
Ses yeux s’abaissèrent sur mes lèvres une fois de plus. Sa puissante
inspiration me confirma qu’elle aussi, elle les voulait sur les siennes. Trois
secondes de plus à la fixer et je le lui accorderais.
Deux.
Un…
Elle recula d’un pas et prit le chemin de sa chambre. Nous passâmes la
bibliothèque, la salle de piano, la chambre de ses parents et la salle de jeux
sans nous arrêter dans aucune d’elles. Si je ne la connaissais pas mieux,
j’aurais pu penser qu’elle n’avait pas grandi ici. Que ces murs, ce toit, ce
putain de statuaire sous nos pieds ne signifiaient rien pour elle.
En fait, elle agissait comme si elle n’avait aucun droit sur ce lieu. Cela
me dérangeait. Pas dans le sens façon conte de fées « Emery et moi nous
sommes rencontrés ici », mais quelque chose qui avait moins à voir avec
nous et plus avec le fait qu’elle pensait devoir être forte en repoussant le
passé.
Elle n’avait pas à l’être.
J’étais passé par-là, j’avais acheté le même T-shirt. Il était trois fois trop
petit, et à chaque fois que je le portais, il m’étouffait presque.
Ce fut probablement pour ça que je lâchai :
— Je l’ai acheté.
Elle me regarda en plissant les yeux et continua à marcher.
— Tu as acheté quoi ?
— Le domaine Winthrop.
Ses pieds s’arrêtèrent, mais elle me tournait le dos.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
Toujours à mentir.
Parce que je pensais que ça mènerait à des indices pour faire tomber ta
famille. Il s’est avéré que j’avais tort. Tu es probablement innocente. Ton
père est probablement innocent. Deux victimes de plus. Il y en a tellement.
— Tu peux l’avoir, lui proposai-je à la place.
Elle se tourna finalement vers moi, le conflit écrit sur son visage comme
un panneau d’affichage de ses pensées.
— Je ne veux pas ni n’ai besoin de ta charité.
— Au minimum, tout ce qu’il y a dans cette pièce est à toi. Tu peux les
prendre ou les laisser ici pour les récupérer quand tu veux.
Le sac de petits pois pendait librement dans ma main, frôlant le côté de
ma cuisse. Elle se concentra sur mon œil, relâcha un souffle et hocha la tête.
Une fois dans sa chambre, elle se dirigea directement vers la table de nuit
et en sortit une boîte à musique. Le contenu émit un petit bruit quand elle la
secoua. Son soupir de soulagement piqua ma curiosité. Après qu’elle l’eut
posée, elle disparut dans le placard.
Je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la boîte, passant en revue les papiers
roulés fermement. Celui du coin semblait le plus lâche. Je l’attrapai et défis
la bande comme si c’était un biscuit chinois.

Tu as déjà regardé les étoiles et t’es demandé s’il y avait d’autres formes
de vie dans la galaxie ? Si c’est le cas, les extraterrestres sont
probablement furieux que nous persistions à couronner les humains comme
Miss Univers.
Je parie qu’ils flottent dans l’espace avec leur technologie supérieure, en
pensant que nous pourrions les aider à guérir le cancer si seulement ces
humains cessaient de se considérer comme le centre de l’univers.
Tu crois que c’est pour ça qu’on n’a jamais rencontré d’extraterrestres ?
(Hé, chef suprême des extraterrestres, si vous nous espionnez, moi ou
Emery, et que vous lisez mon mot, emmenez-nous avec vous. Cet endroit
sent les égouts, et j’ai surpris Virginia en train de forcer Em à manger avec
des cuillères pour bébés pour prendre de plus petites bouchées. Au fait, je
t’ai préparé un brownie supplémentaire, tigresse. J’espère que tu le
mangeras devant Virginia et que tu lui diras qu’il est bourré de weed.)
— NASH

J’avais écrit ça après un cours d’astrologie à la con, donné par un


assistant de philosophie qui avait besoin d’arrondir ses fonds de mois.
J’en ouvris un autre.

Reed a dit que tu es obsédée par les étoiles. Je lui ai dit que si tu es
obsédée par les étoiles, tu devrais être obsédée par la lumière du jour, étant
donné que le soleil est une étoile et que nous perdons sa lumière la nuit.
Il a répondu que j’avais tort, que tu regardais le ciel nocturne parce qu’il
prouve que la lumière jaillit de l’obscurité. (C’est quoi ces conneries de
poésie à la con ?)
Tu veux savoir ce que j’en pense ?
C’est l’obscurité que tu cherches, petite tigresse.
N’est-ce pas ?
— NASH

Puis un autre.

Un jour, tu reliras ceci, et ce sera comme espionner ta propre mémoire.


J’espère que c’est un souvenir heureux.
Et aussi, Virginia a fouillé le cottage, à la recherche de weed. Elle pense
que j’en deale. Je suppose que tu as mangé le brownie. Ça valait le coup.
— NASH

Les pas d’Emery se rapprochèrent. Je roulai les lettres, les remis dans la
boîte en fer-blanc et m’appuyai contre le meuble-lavabo.
Je me rendis compte que nous partagions les mêmes souvenirs.
— Je suis presque prête.
Elle sortit de la salle de bain dans une robe sombre si courte que ça aurait
été obscène si elle n’avait pas l’air si pure dedans.
— J’ai grandi de quelques centimètres depuis la dernière fois que je l’ai
portée, mais Virginia déteste cette robe, donc je vais faire avec. Tu trouves
que c’est trop court ?
Non.
Oui.
Je ne répondis pas, et la regardai baisser la tête et s’examiner dans le
miroir. De la satisfaction se déploya sur son visage à la vue des roses fanées
imprimées sur la robe. Elle passa la main derrière moi sur le meuble et
attrapa un tube de mascara vieux d’au moins quatre ans.
Je le lui arrachai.
— Tu n’en as pas besoin, et je préfère éviter d’expliquer à la presse
pourquoi ma cavalière du brunch du quatre juillet a une conjonctivite.
Elle fredonna du fond de sa gorge.
— Il y aura aussi du golf. Ni toi ni moi ne sommes habillés pour
l’occasion, ce qui en sera probablement la seule partie amusante.
Sa main sortit un vieux tube de baume à lèvres. Elle le frotta sur ses
lèvres, les infectant probablement d’une maladie quelconque, mais j’aurais
quand même collé ma bouche à la sienne.
Ses jambes donnèrent des coups de pied aux quatre boîtes géantes à côté
du lavabo, sa robe remontant furtivement sur sa cuisse.
— Tu crois que je peux les faire rentrer dans le placard ?
— Le placard ?
Sa main vint se plaquer contre sa bouche.
— Merde.
— Le placard ? répétai-je en essayant de comprendre pourquoi elle avait
soudainement l’air si paniquée. Crache le morceau.
— Nash…
— Je vais le découvrir.
J’ouvris une des boîtes. Elle était remplie de piles de chemises Winthrop
Textiles. Je ne savais pas quoi en penser, à part que j’avais besoin de ses T-
shirts, mais je détestais leur provenance.
— Tu sais que je suis persistant. Ce serait plus facile pour nous deux de
me le dire.
— Ce n’est rien d’important.
— Dis-moi, insistai-je avant d’articuler, pas de mensonges.
Elle céda au mot mensonge, la culpabilité traversant son visage pendant
une seconde fugace.
— Je vis dans un placard de l’hôtel.
J’explosai.
Explosai. Bordel.
Elle me tapait sur les nerfs.
Est-ce qu’elle pourrait être plus altruiste, exaspérante, contradictoire,
déroutante, généreuse, déviante, remarquable, ou me consumer encore
plus ?
Mon corps tremblait avec la vigueur d’un forage de pipeline. Je ressentais
le besoin de sprinter un marathon, de nager tout le Pacifique, ou de
parcourir toute l’Amazonie en randonnée. Littéralement, n’importe quoi
pour dépenser cette énergie, parce que surtout, je m’en voulais de n’avoir
rien vu de tout cela plus tôt.
J’avais commencé cette quête de vengeance avec de nobles intentions,
mais j’avais choisi la dernière personne que j’aurais dû tourmenter.
— Je vais déménager.
Emery eut la décence d’avoir l’air coupable, juste à propos du mauvais
truc.
— Je te le jure, donne-moi juste un peu de temps pour trouver un autre
endroit où crécher.
— Tu crois que c’est pour ça que je suis en colère ?
Je secouai la tête, puis la secouai de nouveau, priant pour que le geste
m’extirpe de cette situation cauchemardesque.
Non. C’est toujours ta réalité.
Pauvre connard, voici ton jumeau. Moi.
Je m’éloignai du meuble, mes pas martelaient le tapis comme des tirs
d’artillerie.
— T’es sérieuse ?
Je n’attendis pas de réponse.
— Tu es affamée et sans abri, mais tu donnes à une nana que tu ne
connais pas plus de deux mille dollars par mois pour ses frais de scolarité ?
Tu déconnes, Emery ?
— Tu es au courant pour Demi ?
Elle secoua la tête, comme si ça pouvait effacer le choc.
Non, mon cœur. J’ai déjà essayé. Ça n’a pas marché, et j’ai l’impression
d’être le plus gros connard de l’histoire de l’Humanité. Napoléon
Bonaparte, Christophe Colomb, et putain de Nash Prescott.
— Et toi ?
Je me frottai le visage.
— Quand vas-tu commencer à prendre soin de toi ?
— Quand la culpabilité s’estompera !
— Quelle culpabilité ? Pourquoi es-tu coupable ?
Putain de merde, c’était le moment.
Le moment où elle me disait qu’elle était impliquée dans le détournement
de fonds.
Le moment où j’apprenais qu’elle était coupable et, pire, qu’elle
m’attirait toujours.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge en noyer sur sa table de nuit.
— Nous allons être en retard.
— Je m’en fiche.
— Je dois être à l’heure.
— Je m’en fiche toujours.
— Virginia me fait du chantage avec mon fonds fiduciaire…
Merde. Enfoiré. Connard.
Je croisai les bras.
— On en reparlera plus tard.
— Oui, dit-elle.
Mais je ne la croyais pas. Elle ne fit pas de commentaire sur les petits
pois surgelés que j’avais laissés sur la table de nuit et me jeta le sac.
— Je t’ai dit de garder ça sur ton œil. Il est déjà en train de gonfler et de
noircir.
— Je peux gérer un œil au beurre noir, tigresse. J’en ai eu beaucoup.
— Comme tu veux.
Elle haussa une épaule, porta ses yeux vers le miroir en pied et tripota une
fleur fanée sur la robe. Comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher, elle
tourna sur elle-même. La robe bougea avec elle, les pétales tombants
prenant soudainement vie.
C’était un geste si typiquement Emery Winthrop que mes ongles
transpercèrent le sac pour empêcher mes mains de la plaquer contre le
miroir et d’arracher la robe de son corps.
— J’aime que tu me regardes, surtout parce que je sais que tu détestes le
fait que tu sois en train de le faire, me lança-t-elle par-dessus son épaule.
Avec elle tournoyant dans sa robe de roses fanées, des pois congelés
pressés contre mon œil, je succombai au fait que je désirais Emery
Winthrop.
C’était en train d’arriver.
Je vais aller en enfer.
Chapitre Quarante-Quatre

Nash

Les commérages nous suivaient, ou me suivaient, tandis que le caddy


conduisait notre groupe au trou suivant.
Mon œil avait noirci et gonflé au point de susciter quelques messes
basses. Pour la plupart, les gens d’Eastridge m’adulaient d’une manière
qu’ils ne faisaient généralement pas avec les nouveaux riches.
La presse me dépeignait comme un saint, et pour les habitants
d’Eastridge, une bonne réputation était un paquet cadeau convoité lors d’un
événement exclusif. Ils se l’arrachaient, s’en approchaient en fayotant et
suppliaient pour en avoir les restes.
Virginia s’agrippait au bras de Balthazar comme un cintre accroché à une
barre. Les cintres en fil de fer, ceux du pressing, que personne ne voulait.
Able-petite-queue-Cartwright s’avança tout au bord du chariot, son short de
golf à carreaux magenta trop petit serré le plus possible contre la rambarde.
— Bien sûr, poursuivit-il en me regardant avec de grands yeux toutes les
quelques secondes comme s’il pensait que j’allais lui faire une autre
cicatrice pour égaler celle à son front, je lui ai dit que je pouvais le
satisfaire.
— C’est ce que tu fais pendant tes journées de travail ?
Emery offrit à Able-petite-queue-Cartwright un sourire serein.
— Emmener les gens dans ton bureau et les satisfaire ?
— Oui.
Son hochement de tête enthousiaste ne demandait qu’à faire également
usage d’un punching-ball.
— Je suis très bon dans mon travail.
— Je suis impressionnée. J’ai entendu dire que le marché de la
prostitution est difficile ces jours-ci.
— Je ne voulais pas dire que… Je ne suis pas…
Il chercha de l’aide auprès de Virginia, mais elle était occupée à ordonner
au caddy de désinfecter son club de golf.
— Je suis avocat.
Mais oui, bien sûr, disaient les yeux d’Emery. Elle descendit du chariot,
récupéra son club et se dirigea vers le tee.
Je serrai le cou d’Able-petite-queue-Cartwright, déguisant le geste en une
tape dans le dos.
— Je suis aussi intéressé à entendre ta voix prépubère qu’à regarder une
obstruction parlementaire de vingt-heures sur la chaîne politique, Petite
Queue. Amène ton polo rose à la con au râteau à gazon artificiel et arrache-
toi gentiment le visage. Garde tes yeux et tes mains pour toi aujourd’hui, et
tu vivras pour satisfaire un autre client demain.
Mes longues enjambées dépassèrent le caddy jusqu’au tee. Emery bomba
les fesses, ses deux mains agrippant la poignée avec une forme appropriée.
La petite robe remonta sur ses longues jambes. Virginia faillit se rompre
une veine du front chaque fois qu’Emery se penchait.
Petite Queue resta au niveau du chariot.
Tant mieux.
Je me plaçai entre Emery et Balthazar. J’inclinai mon corps pour couvrir
son champ de vision. Ce mec était un sale pervers. Il la fixait toutes les cinq
secondes, comme s’il ne se tapait pas déjà sa mère.
Je ne savais pas si Emery faisait exprès de frapper large ou si elle était
nulle au golf, mais elle passa les huit derniers trous à frapper sur le côté. La
forme était parfaite, mais elle ratait tous ses coups et prenait plaisir à crier «
Fore » aussi fort qu’elle en était capable.
Elle se tournait vers le caddy, insistait pour récupérer la balle elle-même
et nous forçait à attendre au soleil pendant qu’elle prenait tout son temps.
Le cycle continuait.
Swing.
Manqué.
Swing.
La balle atterrit dans une épaisse couverture d’arbres sur le périmètre du
parcours.
Les joues d’Emery rougissaient à cause du soleil. Nos yeux se croisèrent
et se soutinrent, les siens défiant les miens. J’ignorais si défier Virginia
l’excitait ou si c’était le fait de me regarder, mais j’approuvais. À. Fond.
— Je n’ai pas besoin d’une nouvelle balle. Je vais la chercher, dit-elle au
caddy. J’ai besoin d’exercice. Pas vrai, Virginia ?
Je choisis le putter le plus fin de mon nouveau jeu de clubs et suivis
Emery au-delà des arbres. Elle se pencha à la taille, ses mains plongeant
pour récupérer sa balle de golf.
— J’ai dit que je… Oh.
Elle se redressa, une petite boule blanche dans sa paume.
— Ils t’ont envoyé me chercher ?
Je fis glisser le putter sur l’intérieur de ses mollets, puis sur son genou, et
entre ses cuisses.
— Jouons à un jeu.
— Nous sommes déjà en train de jouer.
Ses yeux se fermèrent.
— Au golf.
Je l’ignorai.
— Enlève ta culotte, donne-la moi, et place le putter entre les lèvres de
ton sexe.
— Pourquoi je ferais ça ?
— Parce que tu es à moi, tigresse, déclarai-je, m’imprégnant de son
regard empli de désir charnel. Tes lèvres sont à moi. Tes seins sont à moi.
Ton cul est à moi. Ta chatte trempée est à moi.
— Tu délires.
— Vraiment ?
Je fis glisser le club de golf, le portai à mes lèvres et passai ma langue sur
le bord métallique étroit. Elle avait un goût d’ambroisie, sucrée et intense.
— Tu m’as l’air bien mouillée, tigresse, et je sais que tu n’as pas mouillé
toute seule.
— Si je t’écoute, tu dois me faire jouir.
— Marché conclu, lui dis-je pour la deuxième fois en quelques jours.
Toujours en train de marchander, celle-là.
Emery se retourna et descendit sa culotte le long de ses cuisses, se
penchant légèrement alors qu’elle remuait ses fesses pour aider à la retirer.
J’entrevis ses lèvres nues par-derrière, mourant envie de passer ma langue
d’un trou à l’autre.
Elle pivota et me jeta sa culotte. Je l’attrapai et la rangeai dans ma poche.
Ses doigts s’accrochèrent à la fine extrémité, en forme de L, du putter. Elle
le positionna entre ses jambes. Je glissai une partie du bout à l’intérieur.
L’excitation fit rougir ses joues. Elle souleva sa robe sur le bord, me
montrant la façon dont les lèvres de son sexe prenaient en sandwich le club.
Si vilaine.
Si douce.
Si mienne.
— Mets-toi à genoux et prends-moi dans ta bouche.
Elle ne pouvait jamais refuser un défi. Quelle que soit la braise qu’elle
avait en elle, ils l’allumaient.
— N’importe qui peut passer devant les arbres et nous voir.
— Embrasse le bout, négociai-je.
Et je ne négociais jamais.
— Avec ta langue.
Elle en avait envie. Sa langue glissa entre ses lèvres pulpeuses, suppliant
de lécher ma verge. Je passai une main dans ses cheveux et les saisis à la
base de sa tête. Au lieu de diriger sa bouche vers mon entrejambe, je relevai
sa tête et plaquai mes lèvres sur les siennes.
Merde.
Enfoiré.
Jésus, Marie, Joseph.
Mais qu’est-ce que j’étais en train de faire ?
Le caddy cria nos noms au loin. Nous nous séparâmes. J’avalai chacun
des souffles d’Emery.
Ses grands yeux croisèrent les miens.
— Tu as promis de me faire jouir.
Sans un mot, je m’agenouillai, pleinement conscient que c’était elle qui
était censée s’agenouiller et me prendre dans sa bouche. Je soulevai sa robe,
écartai ses lèvres et léchai toute la longueur de la fente. Elle cria en
s’accrochant à mes cheveux.
Je glissai ma langue en elle, savourant son goût. Comme les pas du caddy
se rapprochaient, j’enfonçai deux doigts en elle et me mis à suçoter son
clitoris. Elle jouit violemment, arrachant presque mes cheveux de ma tête
avec ses doigts.
Quand le caddy rappela le nom d’Emery, je criai :
— Elle arrive !
Son corps trembla sous l’effet des répliques de son orgasme. Elle
s’agrippa à mes épaules et calma sa propre respiration.
— Ma culotte…
— … est à moi, l’interrompis-je.
Elle plissa les yeux, mais ne discuta pas. Au contraire, elle avait cette
lueur dans ses pupilles qui me disait qu’elle adorait ça.
Je revins vers les autres avec la culotte d’Emery dans ma poche, des
taches d’herbe sur mes genoux, son goût sur mes lèvres et une érection de la
taille d’un gratte-ciel.
C’était le genre d’histoire qui devenait hors de contrôle, et bientôt, tous
les tabloïds diraient que j’avais couché avec la fille de vingt-deux ans du
visage même du détournement de fonds.
Ce n’était vraiment pas bien.
Mais putain, ce que c’était agréable.

***
Le QI général des habitants d’Eastridge, en Caroline du Nord, se situait
quelque part entre les Américains incapables de situer l’Amérique sur une
carte et ceux qui croyaient que la Terre était plate. Du moins, c’était ce que
je ressentais lorsque quatre conversations différentes sur la nécessité des
gants de toilette en mousseline parvinrent à mes oreilles.
Entre ces bavardages banals, les rumeurs me concernant allaient bon
train, mentionnant occasionnellement mon œil beurre noir.
— Il est tellement sombre. Oh, et il a toujours l’air si torturé. Pourquoi
ça le rend encore plus sexy ?
Je ne sais pas, Stepford numéro un. Peut-être que tu devrais aller voir un
psy pour ça. (Pour info, je suis torturé par ce brunch, ce qui n’est même pas
un vrai mot.)
— Ma voisine m’a dit qu’il lui a donné la meilleure partie de jambes en
l’air qu’elle n’ait jamais eu durant la fête de la semaine dernière.
Ma frustration sexuelle pourrait attester que je n’avais pas couché avec ta
voisine, et je préférerais aller à une soirée échangiste dans une maison de
retraite qu’à une putain de fête de révélation du sexe d’un môme.
— J’ai dit à ma femme que c’était un voyou. Regarde son œil. Gamin
pauvre un jour, gamin pauvre toujours.
Super, ton histoire, mec. Elle aurait eu plus de sens si tu ne m’avais pas
passé ta carte de visite dès que j’étais entré dans le restaurant.
Notre groupe s’assit à une table au centre, qui, selon Virginia, était la
meilleure place de la salle.
— J’envisage de devenir un Sir.
Balthazar leva le menton comme si ce qu’il disait devait nous
impressionner.
— Vous devrez tous m’appeler Sir une fois que ce sera fait.
Ça aurait pu être une blague, mais il paraissait être du genre à s’y
attendre.
— Un Sir, répéta Emery en articulant le mot comme si elle n’arrivait pas
à comprendre le concept.
Elle était assise juste à côté de moi, nos corps si proches qu’ils étaient
collés l’un à l’autre.
— N’est-ce pas merveilleux ?
Virginia serra la main de Sir Balty. Sérieusement, s’il lorgnait encore une
fois sur Emery, j’allais ruiner sa vie, puis lui réarrangerais le visage juste
pour le plaisir. Cet enfoiré allait devenir son beau-père et il la regardait
comme si elle était un morceau de viande dans lequel il avait envie
d’enfoncer les crocs.
— Félicitations, Sir Balthazar, dit Petite Queue en prenant un menu sur la
table.
Ce type ressemblait à tous les méchants Disney réunis en un seul
demeuré au sang bleu.
Je ne touchai pas au menu pendant que tout le monde passait en revue les
options. Virginia détourna son regard du mien. Elle avait passé la matinée
coincée quelque part entre l’air dédaigneux qu’elle avait l’habitude de me
lancer et de me lécher les bottes parce que j’étais soudainement l’homme le
plus puissant de la pièce.
L’un des serveurs en costume blanc s’approcha.
— Commande tout ce que tu veux, Nash.
Virginia lui jeta un bref regard avant d’ajouter :
— C’est sur la note du country club.
— Parfait, s’interposa Emery.
Elle ouvrit le menu et commanda deux plats de tout ce qui n’était pas
exécrable.
— Deux de tout ?
Le serveur serra les lèvres. Le pauvre avait envie de fuir.
— De tout.
Elle lui tendit le menu fermé.
— Offrez-vous aussi un pourboire de deux cents pour cent.
Les doigts de Virginia blanchirent autour de la tige de son verre de
mimosa. Elle se pinça les lèvres jusqu’à ce que le serveur parte.
— Ta crise de colère n’est pas mignonne.
— Sans doute.
Un sourire narquois illumina le visage d’Emery.
— Vous savez ce qui est mignon ? Les poignées d’amour, alors j’ai hâte
de passer à table.
— Ça. C’est ce comportement, la raison exacte pour laquelle je n’ai pas
fait de toi ma demoiselle d’honneur.
— Tu vas te marier ?
Emery finit son deuxième cocktail de l’après-midi.
— Oui. Bientôt. Je t’ai invitée ici aujourd’hui pour te l’annoncer.
— Tu ne m’as pas invitée, Virginia. Tu l’as exigé, ce qui arrive quand ta
propre fille ne supporte pas de te voir.
Virginia l’ignora.
— Nous avons attendu assez longtemps que tu retrouves tes esprits et
retournes à Eastridge. Plus besoin d’attendre désormais. Je serai bientôt une
Van Doren, et Cordelia sera ma demoiselle d’honneur. Tu te souviens de
Cordelia, non ? La sœur d’Able. Une fille adorable.
Elle regarda Petite Queue comme s’il était la prunelle de ses yeux.
— Balthazar a accepté de faire d’Able son témoin. Tu seras présente à la
cérémonie et tu accompagneras Able comme cavalière.
— C’est hors de question, crachai-je entre des dents serrées. On vous a
fait tomber sur la tête quand vous étiez enfant, ou quoi ?
— Pardon ?
— Ça expliquerait la tête difforme, l’obsession d’injecter des produits
chimiques dans votre visage et votre démence continue.
Pour info, je n’avais aucun problème avec la chirurgie plastique. En
revanche, le fait que Virginia la fasse passer avant Emery me déplaisait.
— Vous agissez comme si ma fille me détestait, monsieur Prescott.
Emery enfonça ses ongles dans ma cuisse, le message clair. Elle n’avait
pas besoin que je la défende. Elle remercia le serveur de lui avoir versé son
verre et entreprit de le siroter.
— Je ne te déteste pas, Virginia. C’est toi qui m’as façonnée, alors te haïr,
ce serait me haïr moi-même… ce qui, si j’y réfléchis bien, est peut-être ce
que tu as toujours voulu. Je suis la version plus jeune et plus brillante de toi,
et ça t’a toujours dérangé. N’est-ce pas ?
— C’est exactement pour ça que j’ai choisi Cordelia. J’aurais bien fait de
toi ma demoiselle d’honneur, Emery, mais tu es bien trop indigne de
confiance pour un tel cadeau.
Une autre gorgée de son verre.
— Merci de m’avoir épargnée, Virginia.
— Je t’attends au dîner de répétition ou tu pourras dire adieu à ton fonds
fiduciaire.
— Ça a l’air marrant.
Elle repoussa sa chaise de la table et se leva.
— Nash et moi aimerions beaucoup venir.
Elle fit signe à son futur beau-père et à Able.
— On se verra là-bas, Sir Balty et Petite Queue.
Chapitre Quarante-cinq

Nash

Nous passâmes le reste de la soirée au bar, où Emery avala des amaretto


sours jusqu’à ce que je demande au serveur de les remplacer par de l’eau.
Dès que nous entrâmes dans la voiture, Emery enfila son pantalon de
jogging trop grand après m’avoir ordonné de ne pas regarder. Elle retira sa
robe par-dessus sa tête et la remplaça par un T-shirt blanc sur lequel on
pouvait lire « Doucement, tigresse. »
Elle s’installa sur le siège, dont elle caressa les bordures.
— C’est quoi, la marque de ta voiture ?
Je m’arrêtai à la station-service et tendis ma carte à un préposé en lui
demandant de faire le plein.
— Une Lamborghini Aventador S Roadster.
— Hmm… ce n’est pas trop ton genre de véhicule.
C’est parce que j’avais pris un Uber pour me rendre chez le
concessionnaire automobile le plus proche et que j’avais choisi la première
voiture du lot après que ma Honda est tombée en panne. Le hasard avait
voulu que je tombe sur un concessionnaire de voitures de luxe. C’était ça, la
vie à Eastridge.
— Tu sais ce que j’ai remarqué à propos de Virginia ? demanda-t-elle
après une heure de trajet, notre voiture la seule sur la route maintenant.
— Quoi ?
— Elle n’a jamais l’air heureuse. Moi je veux être heureuse quand je serai
plus âgée.
— Tu n’es pas heureuse en ce moment ?
— Hmm… Je pense que si. Peut-être. C’est juste un type de bonheur
différent. Je veux être si heureuse que ça me donne envie de jerker.
Un autre mot inventé, sans aucun doute. Elle ne me laissa pas la chance
de demander ce que ça voulait dire.
— T’en as jamais marre des mensonges ?
— Des mensonges de qui ?
— Des mensonges en général.
Elle se massa les tempes, probablement pour chasser tous les cocktails
qu’elle avait ingérés.
— Les gens se retiennent, disent ce qu’ils ne pensent pas, et cachent tout
à l’intérieur.
Je ne lui répondis pas, je me contentai d’incliner la tête et la laissai en
déduire ce qu’elle voulait. Ma voiture dévala le béton. Les premières
gouttes de pluie frappèrent le pare-brise du côté d’Emery. Elle leva le bras
pour le caresser, le mouvement révérencieux.
Quand elle retira ses doigts, ses empreintes avaient marqué le verre.
— Je déteste les mensonges. Tu sais ce dont j’ai pris conscience, Nash ?
— Éclaire-moi. Je meurs d’impatience.
— Tu ne me détestes pas.
Elle écarta les bras comme si elle venait de faire la déclaration la plus
profonde du monde.
— Tu te caches derrière cet extérieur grossier, parce que j’ai réussi à
briser tes défenses, et ça te fait peur. Tu n’aimes pas ce que je te fais
ressentir, parce que je t’apporte de vraies émotions.
Je déglutis, réfléchissant à une réponse à son charabia.
— Tu es ivre.
— Pas vraiment.
Son sourire sournois força mes doigts à s’ajuster sur le volant. Elle sortit
son téléphone, me tourna le dos et commença à taper.
Je lui lançai un regard.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Elle glissa le téléphone dans sa poche et changea de position. Sa jambe
bouscula la boîte contenant mes mots qu’elle avait prise au domaine
Winthrop.
— J’ai juste cherché quelque chose sur Google.
Elle étira ses bras au-dessus de sa tête, puis reposa ses mains sur son cou.
Nous roulâmes pendant quelques kilomètres de plus avant que sa main ne
se glisse derrière mon appui-tête.
— Qu’est-ce que tu fais ? répétai-je.
C’était la deuxième fois en dix minutes. J’étais devenu un perroquet à ce
stade.
La pluie s’écrasait maintenant encore plus fort sur le pare-brise. Je mis en
marche les essuie-glaces en réglant la vitesse au maximum.
Sa main se retira en même temps qu’elle dit :
— Range-toi sur le côté.
— Quoi ?
— Range-toi sur le côté.
Elle se pencha sur moi en un éclair, se déplaçant rapidement malgré la
quantité d’alcool qu’elle avait ingéré. Une seconde plus tard, le toit de la
décapotable se détacha, volant derrière nous à la vitesse à laquelle je
conduisais. Je baissai les yeux sur mes genoux. Sa main tenait toujours le
levier qui retirait le toit.
Emery était à deux doigts de s’esclaffer de rire.
La joie débordait de ses joues pendant que je faisais la liste de tout ce
qu’elle avait fait durant l’heure passée. Elle m’avait demandé la marque et
le modèle de ma voiture, avait cherché quelque chose sur Google, avait
tendu la main derrière nos deux appuis-tête où se trouvaient deux des
leviers du toit et s’était penchée sur mes genoux pour tirer le dernier.
Bordel.
L’eau éclaboussait nos joues à tous les deux. La pluie se mit à tomber
plus fort, comme si elle savait ce qu’elle avait fait et voulait me narguer.
— Bon sang, Emery. Il te faut une couverture, une évaluation
psychologique et une cellule de dégrisement. Tout de suite.
— Je ne suis pas ivre, insista-t-elle.
Elle se leva d’un bond de son siège, étira ses bras à la Titanic et cria à
l’intention de la route vide :
— Je veux jerker !
Je tentai de me rappeler combien de cocktails elle avait bu.
Au moins six.
Probablement plus.
Je ralentis la voiture. Cette fille avait perdu la tête, à supplier de tomber
du véhicule en marche.
Elle inclina ses yeux vers moi, son corps se balançant sans musique.
— C’est à cause de la pluie battante ? Tu jerkerais s’il pleigeait ?
— Jerker n’est pas un vrai mot.
Je me rangeai sur le côté de la route, me rappelant qu’elle l’avait écrit sur
son Polaroïd du ciel nocturne.
— Pleigeait n’est assurément pas un vrai mot.
— Si, ça l’est. C’est un mot-valise. C’est pleuvoir et neiger ensemble,
comme héliport est hélicoptère et aéroport et motel est moteur et hôtel.
Elle fronça les sourcils et me regarda comme si c’était moi le fou.
— Tu es sûr qu’on a été diplômés dans le même lycée ? J’aurais juré que
Eastridge Prep avait des critères plus élevés.
J’ignorai ses paroles, la regardant balancer ses bras au rythme d’un
kangourou à un pied.
— Putain, mais qu’est-ce que tu fais ?
— Je jerke. Je n’ai pas de père qui m’aime. J’ai une mère de la haute
société qui me fait miroiter mon avenir dès qu’elle en a l’occasion. J’ai un
patron en colère qui me regarde comme s’il voulait me prendre.
Elle faillit basculer du siège passager.
— Je préfère ne pas avoir à m’occuper de tout ça pour l’instant, alors je
vais jerker.
— Mais bordel, ça veut dire quoi jerker ?
Son T-shirt blanc lui collait à la peau. Ses deux mamelons pointaient. Le
Doucement, tigresse me narguait. Mes propres mots, utilisés contre moi.
Ses hanches ondulaient, poursuivant quelque chose que je refusais
d’aborder avec autant d’alcool dans son corps.
— Danser.
Elle leva les yeux vers le ciel.
— Sans art, sans grâce, sans talent, mais toujours avec plaisir. Papa avait
l’habitude de dire, tout ce que tu as à faire, c’est de demander. Je serai
toujours là pour jerker avec toi. Quel mensonge. Est-ce que tous les gens
que je connais sont des menteurs ?
— Tu viens littéralement de me mentir quand tu as dit que tu n’étais pas
ivre, fis-je remarquer, surtout parce que j’avais moi aussi une longue liste
de mensonges à mon actif.
— Tu dois arrêter de supposer que je suis ivre. L’intégrale de un sur x est
le logarithme naturel de x, plus la constante C. Le vingt-quatrième président
des États-Unis est Grover Cleveland. Et cette histoire de fête à la Zone 51
est le truc le plus con que j’ai jamais entendu.
Elle s’assit, enfin, et se pencha plus près de moi.
— Je te le dis, Nash. Je ne suis pas ivre. Je cours après le bonheur. Je
veux jerker.
— Il pleut.
En fait, l’eau avait trempé l’intérieur tout entier de voiture, et même si je
faisais le chemin du retour, je n’avais aucune chance de retrouver mon toit
en état de marche.
— Waouh, tu as une carrière de présentateur météo toute tracée si ce
boulot d’hôtelier ne te réussit pas. Ça pourrait ne pas marcher, railla-t-elle,
vu que vous construisons actuellement un hall autour d’une sculpture que
nous n’avons jamais vue…
Le bout de ses doigts traça ma joue alors qu’elle passait d’un sujet à
l’autre comme si elle jouait à saute-mouton, parce que rien de tout cela
n’était un comportement sobre.
— J’aimerais que tu sois heureux, Nash Prescott.
Ma mâchoire se contracta, mes dents se serrant les unes contre les autres.
— Comment peux-tu savoir que je ne suis pas heureux ?
— Il se passe trop de choses là-dedans (elle se tapota la tempe) pour que
tu t’autorises à te détendre et à être heureux.
Son soupir suggérait qu’elle avait pitié de moi.
— Je vais faire un truc. Ne regarde pas.
Elle me laissa environ une demi-seconde pour me détourner avant de se
débarrasser de son pantalon de jogging trop grand et de proclamer :
— Je ne peux pas danser avec ça.
— Putain de merde, marmonnai-je.
Papa avait l’habitude de crier « nom de nom ! » dès qu’il tombait sur
quelque chose de fou. Je n’avais jamais trouvé de situation plus applicable
que celle-ci.
Emery vola sa culotte dans ma poche, l’enfila avant que j’aie le temps de
comprendre dans quoi je m’étais embarqué et fila hors de la voiture. Alors
qu’elle tournait en rond sur elle-même, elle réussissait à paraître menue
malgré sa taille.
Elle était petite et féroce, et si l’on en croyait ses dires, une
collectionneuse de larmes, de sueur et de sang. Ses Converse, la seule paire
que je l’avais jamais vue porter, piétinaient la boue. Est-ce que c’était à ça
que ressemblaient les crises de nerfs ?
Parce que ce n’était pas un comportement normal.
Ce n’était même pas un comportement ivre normal.
Mais c’était un peu pathétique et plus attachant que je ne voulais
l’admettre, presque assez pour me faire me lever et « jerker » avec elle.
Je ne le fis pas.
Je la fixai, attendant qu’elle dégrise.
Elle tournait en rond. L’eau dégoulinait sur son haut blanc. Sans soutien-
gorge, je ne voyais que des mamelons durs. J’aurais pu sucer un de ces
tétons dans ma bouche, juste au-dessus du G de tigresse. Mais elle était
ivre, et j’étais plus le genre de connard à réduire les autres en pièces qu’à
profiter d’eux.
Elle rit, la seule source de chaleur dans cette satanée pluie. Même sous
cette nuit sans étoiles, elle me rappelait le soleil. Si chaude en permanence.
À l’intérieur comme à l’extérieur. Et je n’avais vraiment aucune idée de ce
qui devait se passer dans la tête de cette fille.
Comment elle avait forcé son chemin dans ma vie, encore et encore.
Comment pouvait-il être logique qu’elle se montre partout ? Qu’elle
remplisse toutes les fissures de l’univers ?
— Regarde !
Elle secoua sa main au-dessus d’elle.
— C’est une nuit magnifique. Pas d’étoiles. Tu ne comptes même pas la
regarder ?
— Non.
Je la regardai elle à la place, observant ses bras se balancer en arrière
alors qu’elle tournoyait sur elle-même. Je tendis la main vers la console
centrale, où j’enfonçai un joint confisqué dans le coin de ma bouche.
J’aurais voulu pouvoir l’allumer et remplacer une substance addictive par
une autre.
J’emmerdais cette pluie.
Mes yeux se baissèrent sur ses mamelons.
D’un autre côté, je ne détestais pas la pluie.
Je jouai avec le joint et observai Emery. Question crise de nerfs, celle-ci
était mignonne. Son sourire ne le quitta jamais, ce qui était un miracle, vu
qu’elle ne possédait absolument aucune grâce quand il s’agissait de danser.
Ses membres étaient trop longs pour ça. Ils la gênaient quand elle tournait
et se balançait, des jambes de deux kilomètres de haut dépassant de sous
son T-shirt. Aussi parfaite qu’elle soit, elle ne ressemblait même pas à un
fantasme, car aucun esprit sur cette Terre n’aurait été capable de l’imaginer.
Emery me surprit en train de la fixer.
— Tu es en train de penser à moi ?
— Au cas où tu n’aurais pas réalisé, je pense toujours à toi, et j’aime
autant ça que j’aimerais me réveiller avec Rosco en train de me lécher le
visage, mais nous y voilà.
— Tu crois que c’est du désir ?
Des yeux perçants me regardèrent avec attention, attendant une réponse à
la question que nous avions toujours contournée.
— Tu sais quoi… Demande-le moi quand tu seras sobre et je te
répondrai.
Il n’y avait aucune chance pour qu’elle se souvienne de tout ça demain.
Emery ne répondit pas. Elle continua à danser, me gratifiant d’un sourire
qui suggérait qu’elle savait quelque chose que j’ignorais. Un sourire
insolent et pourtant doux. Une drogue trop addictive pour être sur le
marché.
J’étais assis dans ma voiture trempée à six cent quarante-huit mille
dollars, où je décortiquais le joint abîmé. Ses lèvres marmonnaient
tellement de mots que je n’arrivais pas à suivre, et même si j’y étais arrivé,
j’étais sûr que la plupart d’entre eux n’existaient dans aucun dictionnaire
vivant, à part celui ambulant qui jerkait sous l’averse.
— Putain !
Emery plongea soudainement vers le siège passager, basculant par-dessus
la porte jusqu’à ce que ses jambes restent en l’air et que sa tête atterrisse
quelque part sur le plancher de la voiture.
Je posai le joint.
— Si ça aussi, ça revient à jerker, tu m’as perdu.
— Tais-toi. Je le garde.
— Garde quoi ?
— Ouvre ton coffre et aide-moi à me lever.
— Dis-moi ce que tu gardes.
— S’il te plaît, Nash… Fais-le, c’est tout ?
— T’es une vraie catastrophe, marmonnai-je.
J’ouvris néanmoins mon coffre et ma portière, marchai dans la boue,
passai un bras autour d’elle et la collai contre moi jusqu’à ce que seuls des
vêtements trempés nous séparent.
Elle serra la boîte qu’elle avait prise dans sa chambre contre sa poitrine.
C’était une boîte en fer-blanc, étanche par nature, ce qu’elle aurait compris
si elle n’était pas ronde comme une queue de pelle.
La curiosité envahit mes pensées. J’étais tenté de lui demander pourquoi
elle avait gardé les mots, mais je la portai jusqu’au coffre et l’y déposai.
J’avais envie d’ouvrir son esprit comme un livre et de le lire, mais cela
signerait ma fin si ça devenait mon livre préféré.
Je faisais des obsessions.
Quand j’aimais un livre, je ne le lisais pas qu’une seule fois. Je le lisais
encore et encore, jusqu’à ce que les pages se détachent, jusqu’à ce que je
puisse anticiper les mots avant de les lire, jusqu’à ce qu’ils s’enfoncent en
moi et fondent dans mes os d’une manière qui ne se produisait jamais avec
les ouvrages que je n’avais lus qu’une fois.
Je ne pouvais pas plonger dans son esprit.
Elle empestait ma déchéance.
Emery utilisa l’un de mes maillots de sport pour essuyer l’eau de pluie
sur le couvercle avant de pousser la boîte entière dans un coin, avec
plusieurs de mes maillots pour la recouvrir pour faire bonne mesure. Elle
ferma mon coffre, puis s’assit dessus.
— C’est quoi ta barrière ?
Elle repoussa les cheveux mouillés collés à ses joues.
— Qu’est-ce qui t’empêche de céder ? Je ne parle pas seulement de sexe.
Je sais que si je te disais que je t’imagine nu et en moi…
Bordel.
— … tu m’y autoriserais. Mais si j’aime qui tu es et que je veux plus que
ça ?
— Tu ne sais pas qui je suis.
— Si, discuta-t-elle. Plus que tu ne le penses, et ça me rend dingue.
Sa cheville s’accrocha à ma jambe.
— C’est la différence d’âge ? Reed ? Le fait que je sois une Winthrop ?
Parce que je trouve ça stupide que deux personnes s’aiment mais ne soient
pas ensemble.
J’attrapai son mollet et m’avança vers son corps. Elle lia ses deux jambes
autour de moi.
— Et si je ne t’aimais pas ?
— Je dirais que tu es un menteur. Est-ce que c’est l’élément tabou qui
t’arrête ? Et si je te disais que, tant que je ne te touche pas, ce n’est pas mal,
chuchota-t-elle en se rapprochant. Tu n’as pas dix ans de plus que moi.
Mensonge.
— Tu n’es pas le frère de mon meilleur ami.
Mensonge.
— Tu ne me détestes pas.
Enfin, une vérité.
— C’est ça que tu veux entendre ?
En réalité, ce que je voulais, c’était la confirmation absolue qu’elle
n’avait rien à voir avec la mort de mon père.
C’était la seule chose que je voulais vraiment.
J’emmerdais la vengeance.
J’emmerdais mon frère.
J’emmerdais l’entreprise.
J’emmerdais la putain de différence d’âge.
J’avais juste besoin de savoir, avec une certitude absolue, qu’elle n’avait
rien à voir avec la perte des économies de mes parents, avec la perte de la
place de papa dans l’essai médical, avec la mort de Hank Prescott.
Pour que cela arrive, j’avais besoin de savoir où se trouvait Gideon.
Je pris sa joue dans ma main et me penchai pour humer l’odeur du
petrichor sur sa peau.
— Dis-moi où vit ton père, petite tigresse, et je te donnerai tout ce que tu
veux et plus encore.
— Ça suffit, les changements de sujet.
C’était une des personnes les plus intelligentes que je connaisse, et elle ne
comprenait toujours pas. Elle s’appuya contre ma paume et ferma les yeux.
— Bon sang, fais le grand saut, Nash. Tu seras toujours plus vieux que
moi. Je serai toujours plus jeune que toi. Peut-être qu’on se « détestera »
aussi toujours. Mais est-ce qu’on se sentira toujours comme ça ?
— Comme quoi ?
— Comme si le bout de nos doigts pouvait lancer des éclairs, mais que la
seule cible qu’ils pouvaient atteindre était l’autre.
— Parle-moi quand tu seras sobre.
— Je ne suis pas ivre. Je suis heureuse. Et je réalise enfin que deux âmes
ne se trouvent jamais par hasard.
Elle se pencha en avant et me mordit la lèvre, plus fort qu’une femme
saine d’esprit ne l’aurait fait.
— Tu as le goût du péché, Nash. Si délicieux. Si mauvais. Si bon.
Ce n’était pas un baiser, mais ça aurait pu l’être. Si je cédais, saisissais
son cou et réduisais la distance, ça pourrait l’être. La dernière fois avait-elle
été un coup de chance, ou me procurait-elle vraiment un goût et une
sensation aussi délicieux que son apparence et son comportement ?
Je m’éloignai d’elle.
— Décuve, tigresse. On se les gèle, et nous allons finir par tomber
malade si nous restons plus longtemps. Tu as vingt minutes avant que je
nous emmène à l’hôtel le plus proche.
Elle ne bougea pas.
— C’est à propos de Hank ?
Elle avait enfin compris, et je voulais désormais qu’elle pense à nouveau
que c’était à propos de notre âge.
— Tu sais qu’il voudrait que tu sois heureux, n’est-ce pas ? La vie est
tordue. C’est un tour de montagnes russes sans sortie, et tu es compressé
dans le même petit chariot avec huit milliards d’autres personnes. Tu peux
soit pousser tout le monde, soit vomir jusqu’à ce que tu sois malheureux,
soit profiter du voyage. Profitons de ce putain de voyage, Nash.
Je déglutis, fis le tour de la voiture et m’assis sur le siège conducteur.
— Dix-huit minutes. Tu devrais probablement commencer à jerker.
Sa déception parvint jusqu’à moi.
Elle expira. Son souffle fut bruyant et long et me mit mal à l’aise dans
une zone restée en sommeil depuis bien longtemps. Quand je crus qu’elle
allait retourner à la voiture, elle sautilla dans la boue et se tordit dans une
danse qu’elle seule connaissait.
— Trente secondes, criai-je alors que ses vingt minutes étaient écoulées
depuis dix minutes.
Elle s’approcha et posa ses avant-bras sur la portière.
— Merci de m’avoir laissée jerker.
J’acquiesçai, essorai son pantalon de jogging mouillé et le lui tendis.
— Tu vas tomber malade.
Le vêtement émit un bruit de battement quand elle l’enfila.
— C’est pour ça que je t’aime bien.
— Pourquoi ? cédai-je.
— Je ne veux pas de quelqu’un qui me tienne un parapluie au-dessus la
tête quand il pleut. Je veux quelqu’un qui n’a même pas de parapluie.
Quelqu’un qui me regarde jerker sous la pluie alors qu’il ne sait même pas
que ce mot existe. Quelqu’un qui me regarde au lieu de regarder les étoiles
dans le ciel.
— Ça a tout d’un fantasme.
Putain, il me faut la localisation de Gideon, surtout si elle compte
persister à parler comme si nous étions déjà ensemble.
— Pense ce que tu veux.
J’allumai le chauffage après qu’elle eut fermé la porte. Je fonçai sur la
route en croisant les doigts pour que nous ne tardions pas à trouver un
endroit où nous arrêter. La chaleur nous donna quelques secondes de répit
avant que le vent ne l’emporte. Je l’éteignis pour économiser de l’essence et
arrachai ma chemise à la place.
— Mets ça.
Ses yeux affamés dévorèrent mes cicatrices. Un de ses doigts s’étira pour
en tracer une.
— Je t’ai bien aimé aujourd’hui.
Elle enfila la chemise Henley par-dessus sa tête et y plongea le nez pour
humer son odeur.
— Tu es phosphène, Nash. Tu es les étoiles et les couleurs que je vois
quand je me frotte les yeux. Tu es réel sur le moment, mais tu disparais
ensuite. Ne disparais pas cette fois.
Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?
— Et toi, tu parles comme si tu étais un dictionnaire ambulant, vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et surtout quand tu es
ivre.
— Je ne suis pas ivre.
Je levai les yeux au ciel et me garai quand je réalisai que j’avais manqué
une sortie avec un motel. Emery déboucla sa ceinture de sécurité.
— Mets ta ceinture. Nous ne nous arrêtons pas. Je m’assure d’abord qu’il
n’y ait pas de voitures avant de conduire dans la direction opposée sur une
route à sens unique.
Elle m’ignora, un sourire satisfait sur son visage. J’envisageai le fait que
je ne l’avais peut-être pas regardée se briser ce soir. Je l’avais regardée se
guérir toute seule.
— Je connais ton secret, chuchota-t-elle en grimpant sur mes genoux. Tu
es mon Ben.
Puis elle m’embrassa. Fort. Sur la bouche. Et je pris conscience que
j’avais envie de posséder tous ses baisers. Mais elle avait bu, et j’étais sous
le choc. Je tombai dans l’incrédulité.
Ben.
C’est-à-dire, Benkinersophobie.
C’est-à-dire, Emery Winthrop était ma Durga.
Quelles étaient les chances ?
Osez un peu me dire que le destin n’existe pas.
Chapitre Quarante-six

Emery

Ma tête me donnait l’impression d’être martelée par un bélier.


Soit j’avais la pire des gueules de bois, soit j’avais pris froid. On aurait
dit les deux.
Je regardai Chantilly s’emparer de tous les yaourts du frigo. Hannah
revendiqua les sodas. Cayden engloutissait la charcuterie. Ida Marie
mangeait du Ficello sans l’éplucher comme une psychopathe.
J’avais dépassé le stade où je refusais la nourriture de Nash, mais une
partie de moi se demandait s’il arrêterait de me préparer des déjeuners si je
cédais et prenais des collations avec des témoins dans la pièce.
Je reniflai discrètement dans mon mouchoir, tentée de me blottir dans
mon lit dans la chambre d’amis du penthouse. Un vrai matelas et des draps
soyeux avec un nombre de fils supérieur à mon solde bancaire.
Ce matin, quand j’étais entrée dans mon placard, je l’avais trouvé vide.
La panique était venue en premier. La fureur était arrivée en second. Le
retour de ma capacité à voir était venue en dernier.
Il y avait un mot sur le sol qui disait :

Je te donnerais bien une clé, mais nous savons tous les deux que tu en as
déjà une.
— NASH

Ce n’était pas l’écriture de Nash, ce qui était logique puisqu’il était resté
avec moi en permanence. Ça ressemblait à celle de Delilah.
J’étais toujours en train de fixer le frigo quand Nash entra.
— Je pensais que nous avions fini avec ça. Prends ce que tu veux.
Il tendit la main dans le frigo, parvint, par je ne sais quel exploit, à me
prendre exactement ce que j’aurais choisi, et le jeta sur le coussin vide du
canapé.
— Je te préparerai toujours ces foutus déjeuners, tigresse. Mange. Tout.
Ce. Que. Tu. Veux. Bordel.
Je pris le jus de fruit et la pizza aux pepperonis. Ma hanche heurta mon
sac. Une cascade de mouchoirs tomba au sol.
Nash les repéra et contempla leur quantité faramineuse.
— Tu es malade ?
Il poussa une litanie de jurons.
— Je t’avais bien dit que tu tomberais malade sous la pluie.
— Je te l’avais bien dit ? Sérieux ?
Je déchirai le paquet de Lunchables et engloutis un pepperoni, tout en lui
souriant malgré ma congestion.
— On a cinq ans, ou quoi ? Tu peux faire mieux que ça.
Nash récupéra mon sac.
— Allez, viens.
Je pris une autre tranche de pepperoni.
— Je l’ai déjà ouvert.
Le plateau cliqueta dans mes paumes gelées.
— Je ne peux pas gaspiller.
Il me vola le repas et le déposa violemment à côté du yaourt de Chantilly.
— Mangez ça.
Elle sursauta du bureau.
— Mais…
— Mangez ça.
Il lui tourna le dos, mettant fin à la discussion. Il arqua un sourcil épais
vers moi.
— Problème résolu. On y va.
— J’ai faim, protestai-je.
Je le suivis néanmoins dans l’ascenseur.
Il appuya sur le bouton G menant au garage.
— Je vais prendre du McDo sur le chemin.
Je sortis la première.
— Je déteste McDonald’s.
— Virginia déteste McDonald’s. Toi, tu adores ça.
Nash déverrouilla sa voiture, m’ouvrit la portière et attendit que je
m’installe dans le cuir du siège.
— Tu adores retirer la panure des McNuggets et les fourrer dans un
McDouble avec des frites, ce qui est répugnant, d’ailleurs.
— Ma McSterclass. Miam.
Mon éternuement ravala mon gémissement. Le mouchoir remplit ma
paume. Il n’y avait rien de pire que d’être malade.
— Ne le juge pas avant de l’avoir essayé.
Je mangeai mon McChef-d’œuvre sur le chemin chez le médecin. La
dernière bouchée avait le goût du regret. J’envisageai de vomir, mais la
voiture de Nash sentait encore le petrichor et la boue. En plus, il n’avait
plus de toit. Peut-être que j’avais fait assez de dégâts à la voiture.
— Ça ne servirait à rien. C’est juste un rhume. Ça va passer tout seul.
Une semaine maximum, mais probablement moins.
Sans chauffage dans mon studio en Alabama, j’avais attrapé tellement de
rhumes que j’étais devenue une pro à ce stade.
— Ça ne va pas nous empêcher d’aller à l’hôpital.
— Tu es ridicule.
Je cachai mon sourire, parce que je lisais entre les lignes colorées de
Nash. Il s’en souciait. C’était mignon. Chaleureux, même. Comme regarder
Ben et Nash fusionner en un seul être. L’affection de Ben, mélangée à
l’extérieur effronté de Nash.
— Tu veux bien les finir ?
Je lui tendis une petite boîte en carton. Elle était remplie de McNuggets
nus, blancs sans la panure.
Il fronça les sourcils, mais il les mangea tous, car aucun de nous n’aimait
gâcher de la nourriture. Je gardai une question sur le bout de ma langue
pendant tout le trajet.
Est-ce que tu crois que c’est du désir ?
Il m’avait dit de la poser quand je serais sobre, mais chaque fois qu’elle
s’approchait de mes lèvres, j’enfonçais mes ongles dans le cuir.
Cette pauvre voiture. J’avais tellement abusé d’elle.
Une fois à l’hôpital, Nash se gara à une place réservée au personnel et me
guida vers une entrée privée. Nous nous faufilâmes dans des couloirs sans
couleurs, souillés par l’odeur fétide des produits chimiques et de la mort.
La salle d’admission bourdonnait d’agitation. Deux adolescents
s’agrippaient à leurs bras brûlés par un feu d’artifice du quatre juillet. Une
femme âgée se balançait sur son siège en se frottant les bras. Les patients
remplissaient toutes les chaises de la salle d’attente, et d’autres se tenaient
sur le côté dans des états divers, échevelés et blessés.
— Nous allons rester ici toute la journée, gémis-je.
Je me renfrognai quand je remarquai que Nash se dirigeait vers une porte.
Il arqua un sourcil comme pour dire, « Alors ? Tu viens ou quoi ? » Une
infirmière s’avança vers lui.
— Monsieur, vous ne pouvez pas entrer là.
— Mon nom de famille est inscrit sur ce bâtiment.
Il lui lança un sourire carnassier.
— Je vais où je veux.
— Oh, monsieur Prescott.
Les talons de ses tennis couinèrent lorsqu’elle recula.
— Je vous prie de m’excuser. Je ne vous avais pas reconnu. Je vais vous
appeler un médecin.
Elle prit ses jambes à son cou sans se retourner une seule fois.
Je grognai un gémissement et suivis Nash dans un couloir qu’il semblait
bien connaître.
— Ne me dis pas que tu t’es transformé en ce genre d’abruti.
— Quel genre d’abruti ?
— Celui qui sort la carte de l’argent dès qu’il en a l’occasion.
— Pas d’habitude.
Je trébuchai après avoir éternué et laissai Nash me stabiliser.
— Tu as fait don de ce bâtiment et lui as donné ton nom ?
— Je l’ai nommé d’après papa.
Il m’ouvrit la porte.
— C’est le centre médical Hank Prescott.
— Oh.
Je me creusai la tête pour trouver une façon polie de lui dire que c’était
une idée horrible, mais je ne trouvai rien.
— Il aurait aimé ça.
Nash souffla du nez.
— Non, il n’aurait pas aimé.
— Ouais, il aurait détesté.
Je me hissai sur la table d’examen.
— Il aurait dit que c’était une fanfare inutile. Pourquoi tu as fait ça ?
— Pour commencer, je voulais qu’il soit immortalisé par quelqu’un qui
ne soit ni toi, ni moi, ni maman, ni Reed.
— Si quelqu’un d’autre se souvient de lui, ça rend son existence réelle.
— Ouais.
Pas étonnant que le torse de Nash soit si large. Il abritait un cœur
immense.
J’aurais voulu m’excuser une fois de plus pour son deuil, mais ça me
semblait insuffisant. Je voulais lui demander s’il allait bien, mais ça aussi
me semblait inadéquat. Je me contentai de le regarder attentivement.
Nash tira les bouchons de l’otoscope. Trois tombèrent sur le sol. Il les
poussa près de la porte.
— Le médecin qui a forcé papa à renoncer aux tests cliniques fait partie
du conseil d’administration de cet hôpital. C’est pour ça que j’ai choisi de le
renommer. Je veux que cet enfoiré le voie chaque fois qu’il assiste à une
réunion.
D’autres mots frôlèrent sa bouche. Ils restèrent en suspens, sans jamais
être prononcés à voix haute. J’aurais bien aimé insister, mais un médecin
plus âgé entra dans la pièce.
— Nash.
— Dax.
Dax ajusta le stéthoscope autour de son cou.
— J’ai entendu dire que tu as fait une scène là-bas.
Il écrasa le bouchon de l’otoscope sous ses baskets et poussa un juron.
Un sourire effleura les lèvres de Nash.
— Conduire ma voiture à travers le bâtiment jusqu’à cette salle d’examen
équivaudrait à faire une scène. Une conversation civilisée, par contre, ne
l’est pas.
— Quand as-tu déjà été civilisé ?
Dax jeta le plastique et échangea ses gants Pat’ Patrouille contre des
gants en latex bleu.
— Qui est-ce ?
Je le saluai de la main.
— Emery, et étant donné que je suis aussi dans la pièce, vous pouvez me
poser vos questions directement.
— D’accord. Désolé.
Il fit claquer ses gants et s’approcha.
— Je suis pédiatre. J’ai l’habitude de poser les questions aux parents,
mais c’est bondé aujourd’hui.
L’absence de presse-papiers me mit sur les nerfs. Je croyais que tous les
professionnels utilisaient des presse-papiers ?
Nash tritura les brochures sur les différents moyens de contraception, puis
en sélectionna une de la marque que j’avais eue du centre médical de mon
campus.
Les yeux de Dax suivirent les miens jusqu’à Nash.
— Voulez-vous que monsieur Prescott parte ? Votre confidentialité est un
droit.
— Ça va aller. Faisons-ça en vitesse.
Les médecins me faisaient peur, surtout parce que Virginia m’avait élevée
avec des médecins-concierges et des soins médicaux internes.
— Vous n’êtes pas fan des médecins ?
— Désolée, je vais me calmer sur la répartie.
Les lèvres de Nash se serrèrent comme s’il ne me croyait pas et trouvait
ça amusant.
Dax sortit un thermomètre.
— Je suppose que vous êtes malade ? Quels sont les symptômes ?
— C’est juste un rhume.
Comme je ne m’étendis pas sur le sujet, Nash prit le relais, énumérant le
nez qui coulait, la toux, les éternuements et les milliards d’autres choses
qu’il avait remarquées en un seul trajet en voiture. L’otoscope examina mes
oreilles et mon nez. Le thermomètre détermina ma température. Le métal du
stéthoscope refroidit mon dos.
Et à la fin de tout ça, Dax me dit ce que je savais déjà.
— Le rhume devrait disparaître en trois à dix jours sans médicaments.
— C’est tout ?
Nash s’adossa contre le mur, son visage identique à celui d’un coach
inquiet.
— Pas de pilules ? Souviens-toi, c’est ta tête que je vais chercher si
quelque chose arrive.
— C’est un rhume, Nash. Ça va passer tout seul.
Dax me tendit une sucette de son sac banane Pa’ Patrouille. Je lui souris
alors.
— Si vous avez mal à la tête, prenez un anti-inflammatoire en vente libre
comme de l’Advil ou du Tylenol.
Je retirai l’emballage de la sucette.
— C’est noté, doc’. Merci.
Dax me laissa seule avec Nash. Son costume sur mesure ne se
coordonnait pas très bien avec mon jean moulant et mon T-shirt, mais
j’aimais bien la dynamique. C’était nous.
Je suçai le bonbon en attendant qu’il prenne la parole.
Il triturait l’un des abaisse-langues dans un bocal.
— Pourquoi tu souris ?
— J’adore Ben. Tu es Ben.
Le bâton se figea dans ses doigts.
— Tu te souviens d’hier soir ?
— Tout…
Je changeai de position. Le papier crissa sous mes cuisses.
— J’étais peut-être ivre, mais je me souviens de tout.
Pose la question, Em.
Nash cassa un abaisse-langue en deux et joua avec la frange, recueillant
probablement des échardes dans le processus.
— Pourquoi Durga ?
— Son animal sacré est le tigre. Elle est connue comme l’Inaccessible.
— Ton pseudo sur Instagram.
Mon grand sourire avait probablement l’air idiot et exagéré, mais je
refusais de le tasser.
— Tu me stalkes sur Insta ?
— Bien sûr que non.
Mes lèvres restèrent relevées. Je laissai passer ce mensonge.
— La nuit dernière, je t’ai posé une question. Tu m’as dit de te la reposer
quand je serai sobre.
Ma main libre tritura le papier de la table d’examen.
— Est-ce que tu penses que c’est juste du désir ?
— Repose-moi la question plus tard.
— Mais…
— Si je dis oui, tu auras le moral à zéro en plus d’être malade. Si je dis
non, tu me voudras contre toi, partout sur toi, en toi. Tu as vraiment envie
d’être malade quand ça arrivera ?
Quand.
Pas si.
— Je guéris comme personne, le prévins-je avant de gâcher mon effet par
un éternuement.
S’il était du genre à lever les yeux au ciel, il l’aurait fait. Depuis que je le
connaissais, il me semblait l’avoir vu le faire une fois en quinze ou presque
seize ans.
— Je n’en doute pas.
Je réfléchis à mes prochains mots. Ben était obsédé par la pénitence.
Nash aussi… et il voulait l’adresse de mon père.
— Qu’est-ce que tu vas faire à mon père ?
La question aspira l’énergie de la pièce et la remplaça par de l’incertitude.
Je savais que Nash avait besoin de tourner la page, mais ça me faisait mal
que ça doive venir de mon père.
Nash jeta les bâtonnets dans la poubelle et releva mon menton du bout de
son doigt.
— J’ai juste besoin de lui parler.
— Tu me le promets ?
— Oui.
Je fermai les yeux, posai mon front sur le torse de Nash et murmurai :
— Il est à Blithe Beach.
Il s’avère que la trahison n’est pas aussi douloureuse quand on la fait pour
quelqu’un que l’on aime.
Chapitre Quarante-sept

Nash

Je mordis dans le sandwich à la dinde et aux chips, puis jetai un morceau


du pain sur la tombe de papa. Un oiseau s’approcha et le picora.
Enfin de la vie dans cet endroit misérable.
Blithe Beach, en Caroline du Nord.
Une petite ville de gens humbles et travailleurs. La ville où j’avais grandi
avant de déménager à Eastridge. Des maisons minables. Des rues minables.
Une plage minable, qui était davantage un écoulement de déchets qu’une
plage.
Mais les gens étaient bons.
Ils travaillaient dur, élevaient de bonnes familles et s’entraidaient. Gideon
aurait pu choisir pire.
Des bruits de pas s’approchèrent par derrière. L’ombre se profila au-
dessus de moi, mais je restais face à la pierre tombale. Il s’assit à côté de
moi et s’appuya sur la pierre tombale d’un inconnu. Quand il vit que je le
fixais, il haussa les épaules.
— Tu crois que ça gêne les morts de partager ? Au pire, ils peuvent
apprécier la compagnie.
Il passa ses doigts dans ses cheveux.
— Je suppose que ce n’est pas Emery qui m’a envoyé cet e-mail pour me
demander de la retrouver ici ?
Non. Ce n’était que moi.
— Gideon.
— Salut, petit.
Petit. Je me demande si tu m’appellerais encore ainsi si tu savais ce que
j’ai fait avec ta fille.
Il porta la main à ses bottines, bien loin du milliardaire qui ne quittait
jamais la maison dans quelque chose qui coûtait moins qu’une hypothèque
de maison.
— Je suppose que tu parles à Emery si elle t’a donné accès à ses e-mails ?
— Je fais plus que parler à Emery.
Ma Durga.
Je n’avais jamais vraiment pris le temps de réfléchir au destin, mais
chaque fois que je pensais aux efforts que le monde avait dû faire pour que
nos chemins se croisent de tant de façons différentes, je devenais croyant.
Une guerre commençait à faire rage dans les yeux de Gideon, comme s’il
avait envisagé de me frapper avant que la nostalgie ne l’emporte. Sa fille lui
manquait. C’était tellement évident qu’une vitre serait moins transparente.
— Comment va-t-elle ?
Je posai un avant-bras sur mon genou plié.
— Elle a un don pour s’attirer les ennuis.
— Comme toujours. Quand elle avait huit ans… et que tu étais adulte,
glissa-t-il, je pensais qu’elle brûlerait le monde avec un sourire et de bonnes
intentions.
— Elle en serait encore capable.
Je jetai le sandwich à la corneille.
Un autre atterrit.
Tu écoutes aux portes, papa ?
J’essuyai mes paumes sur mon jogging. Papa se serait foutu de moi s’il
m’avait surpris ici dans l’un des costumes hors de prix qui remplissaient
mon armoire, alors je m’étais arrêté chez Nike pour acheter un survêtement.
Il m’aurait quand même tué pour ça. Il avait coûté plus cher que ce qu’il
gagnait en une journée.
Gideon jouait avec une canette de bière que j’avais placée devant la pierre
tombale de papa.
— Est-ce qu’elle a vu Virginia ?
— Je ne suis pas là pour des bavardages inutiles.
Je lui arrachai la Budweiser et la bus d’un trait.
Il sortit une autre canette du pack de six et l’ouvrit.
— Parle-moi de ma fille, et je te parlerai.
— Parle-moi, ou je dis au monde entier où tu te caches.
— Tu as changé.
— Tu m’as changé.
— Je n’ai rien fait, et je pense que tu le sais, sinon je serais en train de
soigner mon œil au beurre noir en ce moment-même.
Vrai. C’était complètement vrai. J’avais passé les quatre dernières années
à chercher Gideon, et maintenant que je l’avais trouvé, j’évitais les
questions.
Peut-être que je n’avais pas envie de connaître la réponse, parce que tout
ceci me semblait étrange. Blithe Beach ? Il n’y avait même pas assez de
gens pour remplir les tribunes de football d’Eastridge Prep. La plupart des
cartes ne mentionnaient pas cet endroit, et malgré la plage, on pouvait à
peine considérer cela comme une ville balnéaire.
Les touristes ne visitaient pas ce genre d’endroit.
Les milliardaires ne se cachaient pas non plus à ce genre d’endroit.
Ils s’envolaient vers des pays de non-extradition et passaient le reste de
leur vie dans le luxe. Au minimum, n’importe où sauf à Blithe Beach,
putain.
Je vidai la canette, puis l’écrasai.
— Pourquoi Blithe Beach ?
— Hank avait déjà mentionné Blithe plusieurs fois.
Gideon but de petites gorgées de sa bière.
— Il m’a dit de m’échapper ici quand l’entreprise s’effondrerait. Je me
suis dit que ce serait un bon endroit où s’installer.
— Papa t’a dit de venir ici ?
Je fronçai les sourcils en lisant les mots « ami aimant » gravés sur le
marbre.
J’ai toujours su que tu avais le cœur sur la main, papa.
— Oui
— Tu lui as parlé ?
— Oui.
— Tu as un vocabulaire plus étendu que « oui », ou les eaux polluées
d’ici ont induit une régression du développement dans ton cerveau ?
— Putain, petit.
Gideon secoua la tête.
— Tu es trop jeune pour être aussi blasé.
— J’étais moins blasé quand j’avais un père.
Il ignora ma remarque cinglante.
— J’avais appris que le conseil d’administration des essais cliniques avait
viré Hank. J’ai parlé à quelqu’un de l’équipe de recherche et j’ai découvert
pourquoi ils l’ont écarté.
— Parce que le docteur Connard a perdu son argent avec Winthrop
Textiles et s’en est pris à papa, terminai-je pour lui.
— Non.
Gideon relâcha un souffle.
— C’est ce que je pensais aussi, mais non.
J’aurais pu le frapper. Réécrire l’histoire de façon à lui donner bonne
conscience devait être le niveau le plus bas des enfers.
— J’ai assez entendu de tes conneries.
Je m’apprêtai à partir, mais il m’arrêta.
— Hank a menti.
— Fais attention à ce que tu dis.
Je rivai mon attention sur la pièce tombale de papa. J’aurais voulu que les
fantômes existent pour qu’il puisse hanter Gideon.
— Il t’a menti à toi et à Betty parce que le mensonge était mieux que la
vérité.
— Quel mensonge ?
— Qu’il allait mourir d’un jour à l’autre. Les essais n’ont eu aucun effet.
Gideon finit sa bière avant d’en reprendre une autre.
— Ce n’était qu’un effet placebo.
— Il a pris le médicament.
Je lui arrachai la canette.
— Je l’ai vu. Je l’ai conduit moi-même là-bas et j’ai attendu dans la
clinique de traitement.
— Oui, et ça avait l’air de marcher parce qu’il pensait que ça marchait.
Mais ça ne marchait pas. Ils l’ont retiré des essais après avoir réalisé qu’ils
n’obtenaient pas de bons résultats. Ça n’avait rien à voir avec l’argent. En
fait, j’ai proposé de payer d’autres traitements ailleurs. Hank a dit qu’ils
n’aideraient pas, mais il a demandé une faveur.
Je refusais d’accepter ça.
Si la mort de papa n’avait rien à voir avec l’argent, je n’étais pas
coupable. Je n’avais pas joué un rôle dans sa mort. Ce qui voulait dire que
toute cette obsession sur la vengeance durant ces quatre dernières années
n’avait servi… à rien.
Je bus cette bière cul-sec également.
— Qu’est-ce qu’il attendait de toi ?
— Il m’a demandé de m’occuper de sa famille, mais je savais que tu ne
me laisserais pas faire.
— Sans déconner.
J’écrasai la canette et l’ajoutai à la pile. Ça rendait mieux que les fleurs
fanées qui salissaient les autres tombes.
— C’était moi, ton investisseur de départ.
Ma main fit du sur-place au-dessus d’une nouvelle canette.
— Mon investisseur de départ était un prince…
— … saoudien du pétrole nommé Zayn Al-Asnam.
Son sourire narquois ne demandait qu’à se prendre un coup de poing.
— Je sais. C’est un personnage des Mille et Une Nuits. J’ai fait faire une
couverture, créé une société écran, et tout le toutim.
La rentrée d’argent du délit d’initié sur les actions de Winthrop Textiles
avait mené à la naissance des hôtels Prescott, mais l’investissement d’Al-
Asnam, l’investissement de Gideon, l’avait transformé en empire.
Merde.
Aucune partie de ma vie n’avait été épargnée par l’argent sale et les
mensonges sournois.
J’arrachai les peluches de mon jogging.
— Ça veut dire que tu sais que j’ai investi mon propre argent dans cette
affaire.
— Je sais aussi d’où il vient.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
Et pourquoi ne m’as-tu pas dénoncé ?
— J’admirais Hank Prescott. J’appréciais sa compagnie, son amitié, et
parfois, ses conseils.
Gideon se pencha en avant et essuya une tache sur la pierre tombale.
Je remarquai qu’elle semblait en bien meilleur état que les autres du
cimetière. Venait-il souvent ici ?
— Je regrettais la façon dont Virginia traitait ta famille, mais elle
ressentait ce besoin de contrôler la maison, poursuivit Gideon. Ça lui
donnait quelque chose à faire en dehors de harceler Emery et de comploter.
Je sais aussi que tu as volé le livre de compte le soir du cotillon.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
— Je t’ai vu le brûler. Si ce n’était pas pour ton père, je ne t’aurais quand
même pas dénoncé pour ce que tu as fait pour ma fille. Nous savions tous
que c’est toi qui avait envoyé Able à l’hôpital. Il a seulement pointé Reed
du doigt, car il savait que blesser ton frère te ferait davantage de mal.
À ce jour, ma relation avec Reed ne s’était jamais rétablie. Petite Queue
était plus malin que je ne le croyais.
— Comment tu sais que j’ai brûlé le livre de compte ?
Je me remémorai les restes carbonisés que j’avais enfermés dans mon
coffre avant de venir ici. C’était toujours une preuve valide. Contre le
voleur. Contre moi.
— Tu étais enfermé dans le bureau avec Eric Cartwright et Virginia. Tu
n’aurais pas pu me voir.
— J’ai vu l’enregistrement. J’ai fait installer des caméras cachées dans le
manoir quand j’ai commencé à avoir des soupçons sur Virginia.
La deuxième personne à en avoir profité dont Brandon Vu avait parlé.
— C’est elle qui a détourné des fonds, conclus-je comme une déclaration.
Pas une question.
Je rassemblai toutes les pièces du puzzle, surtout parce que je savais que
papa ne se serait jamais lié d’amitié avec quelqu’un qui avait fait du mal à
tant de gens.
— Je l’ai compris trop tard.
La complainte de Gideon semblait authentique.
— Je lui ai volé le livre de compte et je l’aurais remis à la SEC, mais tu
l’as pris après que j’ai confirmé l’implication de Balthazar et Cartwright.
Pourquoi tu l’as brûlé ?
— Emery. Elle a défendu Reed et t’a fait négocier sa libération.
Je secouai la tête et passai une main dans mes cheveux. Le regret me
faisait l’effet d’une balle dans le crâne. Tout cela aurait pu être évité si
j’avais laissé le registre là où je l’avais trouvé.
— Elle est sacrément loyale.
Gideon fredonna en signe d’approbation.
— Pourquoi as-tu repris le registre dans le feu ?
— Je vous ai entendu vous disputer dans le bureau.
« Si Emery l’apprend, je te couperai les vivres, Virginia, et je te
poursuivrai pour tout ce que tu possèdes, Cartwright » avait prévenu
Gideon, la voix ferme et la menace réelle.
« Je t’en prie » avait raillé Virginian, « elle est déjà au courant. Pourquoi
tu crois que je l’ai envoyée chez ce psy pour la remettre dans le droit
chemin ? »
— Je pensais qu’Emery savait pour le détournement de fonds et l’avait
caché à ma famille, poursuivis-je, tout en étant au courant que nous avions
tout investi dans ta société.
— Ce n’est pas ce que Virginia voulait dire quand elle a dit qu’Emery
était déjà au courant.
— Qu’est-ce qu’elle voulait dire ?
— Virginia avait besoin d’argent pour me quitter. Je lui aurais donné un
accord de divorce pour qu’elle sorte de nos vies, mais elle avait signé un
contrat prénuptial. Ça la faisait douter. Alors, elle a détourné de l’argent de
la société. D’abord un peu, mais elle est devenue gourmande.
Il jouait avec ses mots, les sélectionnant comme on le ferait avec un
animal. Avec une considération attentive.
— J’avais prévu de la dénoncer, mais elle avait une emprise sur moi. Si je
me taisais sur son implication dans le scandale, ne disais rien sur Eric ou
Balthazar et quittais Eastridge, elle accepterait de se taire.
— Ils méritent de payer.
— Je ne peux pas les poursuivre. Pas sans qu’Emery en souffre.
Puis il m’expliqua la dispute que j’avais entendue dans le bureau.
Il me confia son secret, la seule chose qui pourrait me convaincre de ne
rien dire à Emery.
Je n’aimais pas lui mentir, mais il fallait qu’elle l’apprenne de sa propre
bouche.
Elle était un retournement de situation. Une surprise. Une balle courbe
lancée dans ma direction vers la fin du livre. Si je voulais atteindre la fin
heureuse, je devais accepter ce rebondissement et me battre jusqu’à la ligne
d’arrivée.
Je ne pouvais pas avoir de secrets pour elle.
Si je ne lui en parlais pas, je la perdrais.
Mais si je lui en parlais, je la blesserais.
Alors, quand l’homme dont j’avais passé quatre ans à chercher à me
venger me demanda de garder son secret, j’acceptai.
Même si cela signifiait perdre Emery.
Chapitre Quarante-huit

Emery

— Et si le seul mot que les gens connaissaient était « merci beaucoup » ?


demandai-je depuis le sol de l’appartement de Nash.
J’étais allongée sur le tapis du salon, occupée à rouler sur moi-même dans
quatre couettes king-size. C’était un peu excessif, oui, mais tellement doux.
J’imaginais que la sensation ne devait pas être si différente de chevaucher
une licorne dans une vague d’arcs-en-ciel et de nuages de barbe à papa.
C’est génial d’être malade.
Mon excuse pour ne pas être allée travailler ces quatre derniers jours
s’était terminée hier, mais j’avais convaincu mon patron sexy de se faire
porter malade pour moi. (Nash. Pas Chantilly.)
Mon T-shirt philophobie remontait sur mon ventre. Je ne pris pas la peine
de le baisser. Nash s’était assis sur le canapé, uniquement vêtu d’un jogging
Nike gris foncé, ses cicatrices à nu rien que pour mes yeux.
J’inclinai le menton vers l’édredon supplémentaire et invoquai ce dernier
avec mes yeux. En réalité, Nash le jeta sur moi, ajoutant à la pile de félicité.
Il me regarda me transformer en un burrito humain, les lèvres enfin,
putain, enfin, retroussées depuis qu’il était allé voir papa.
— Ça fait deux mots.
— Fais-moi plaisir.
— Merci deviendrait insignifiant.
— Ou tout s’améliorerait. Penses-y un peu de cette façon : est-ce que tu
préfères dire que tu es désolé d’être en retard ou que tu es reconnaissant que
quelqu’un t’ait attendu ? Je préfère être reconnaissante que désolée.
Je mimai une explosion avec ma bouche.
— Boum ! Ça change tout. Perspective à jamais changée.
Il marmonna quelque chose dans son souffle et me regarda de sous ses
paupières tombantes. Le joint entre ses deux doigts venait de la cachette de
Reed. Il ne l’avait jamais allumé, mais je le surprenais souvent en train de
les tripoter.
— Pourquoi cette weed, Seth Rogen ?
Il la jeta dans le sachet en plastique et déposa une autre couverture sur
moi.
— Bordel. Encore le jeu des vingt questions ?
Je posai mon menton sur mes phalanges.
— Est-ce que tu te considères comme un sentimental, Nash ?
— Pourquoi ?
Un fredonnement vibra au fond de ma gorge.
— C’est juste que tu te promènes avec de la weed de la nuit où j’ai jerké
pour toi, et que tu as envoyé mon T-shirt Doucement, tigresse au pressing
au lieu d’en faire don comme je te l’avais demandé.
Même si je voulais garder mes T-shirts, je les donnais toujours. J’avais
besoin de tout le bon karma que je pouvais obtenir. Cela incluait de
répandre des mots magiques et d’aider les gens dans le besoin. Si je cédais
et gardais le T-shirt, je le ferais encore et encore.
Nash avait fait le choix pour moi.
— Emery ?
Il se passa les doigts dans les cheveux. Une fois, ce que j’avais remarqué
qu’il ne faisait que pour moi.
— Oui ?
— Tu poses trop de questions.
— D’accord.
J’abaissai ma tête dans le nuage de couvertures.
— Un autre doudou, mon serviteur.
Son visage délibérément neutre me fit sourire. Il jeta un autre édredon sur
moi.
Je gémis contre l’odeur de linge propre.
— Rappelle-moi de ne plus jamais abandonner les belles couvertures.
Bye, bye, édredon pourri, avec tes nuits d’insomnie et tes trous infinis.
— Où est-ce que tu les as eus ?
— Delilah a demandé à notre fournisseur de les expédier plus tôt.
— Rappelle-moi de l’embrasser.
Il s’abaissa à côté de moi.
— Ou tu peux apprendre le fonctionnement du capitalisme et
récompenser la personne qui les a payés.
Je roulai face à lui. Les bouts de nos nez s’embrassèrent, se frôlant à
peine.
Je me collai contre et lui murmurai contre ses lèvres :
— Je déteste le capitalisme. Les uns exploitent les autres, et ils sont
récompensés pour ça.
— Vraiment ?
Deux mains plongèrent sous mon haut et s’enroulèrent autour de ma
taille.
— On dirait que tu es douée pour ça.
Le bout de ses doigts effleura le dessous de mes seins.
— Et toi, on dirait que tu adores ça.
— Pourquoi ai-je évité de vivre avec des colocataires pendant tout mon
cursus ?
Je traçai ma cicatrice préférée, admirant les rainures.
— C’est génial.
— Des colocataires ?
Le bout de son pouce dessina des cercles autour de mon mamelon.
— Tu n’es pas ma colocataire, tigresse.
— Ah ouais ? Je suis quoi ? Attends.
Mes ongles s’enfoncèrent dans son corps comme si ça allait l’empêcher
d’éviter la question.
— J’ai une meilleure question : est-ce que tu penses que c’est juste du
désir ?
Sa mâchoire se contracta et je vis le moment où il se retira de la
conversation. De nous.
— Tu es censée attendre de ne plus être malade pour demander.
— On s’est embrassés hier, et le jour d’avant, et le jour encore avant.
— Ce qui veut probablement dire que je suis malade, et maintenant nous
devons attendre que je ne le sois plus.
Je gémis et me couchai sur le dos.
— Que s’est-il passé avec mon père ?
Mes yeux imploraient un autre sourire ou, tout au moins, une infime
explication de ce qu’il s’était passé à Blithe Beach.
Il évita de nouveau la question. Il était devenu un pro à ce stade.
— Ils vont remplir la piscine ce soir.
J’acceptai le changement de sujet avec la réticence d’une enfant affamée
à qui on donne quelque chose qu’elle déteste.
— Non, merci.
— Tu as quelque chose contre les piscines, tout à coup ?
— Je préfère la baptiser pendant qu’il pleut.
— Évidemment, ça ne m’étonne pas de toi.
J’appuyai ma tête sur mon poing.
— C’est bientôt la fin de la saison des pluies.
— Ma limite sur l’oreiller, c’est les discussions sur la météo.
— Nous n’avons pas couché ensemble.
Je pris soin d’articuler mes mots, afin qu’il ait une idée de ce que je
pensais de notre abstinence.
— Donc techniquement, ce n’est pas une conversation sur l’oreiller.
Il fit passer l’interrupteur de « chaud bouillant » à « tiède ». Ça n’avait
aucun sens pour moi, et étant donné le timing, mon intuition me força à
envisager que quelque chose s’était passé entre papa et Nash. Quoi que ce
soit, je devais croire que Nash ne me cacherait pas quelque chose
d’important.
Nous avions dépassé ce stade.
— Nous nagerons quand il pleuvra, suggérai-je. Je veux être la première
dans la piscine.
Avec un peu de chance, le jour de mon anniversaire dans deux jours.
Nash acquiesça et se leva. Il s’approcha de son bureau, où il prit une boîte
dans le tiroir, qu’il me tendit.
— C’est le matériel pour l’écran du téléphone.
— Oh.
J’ouvris le paquet en faisant mon possible pour ne pas trembler face à son
attention. Tant de pression. Les étapes familières m’apparurent en un
instant. Je tournai les vis pentalobes, fixai l’écran avec du ruban adhésif et
utilisai la succion pour retirer l’écran actuel.
Nash ne me quitta pas des yeux pendant tout le processus. Quand j’eus
fini, je lui tendis le téléphone en marmonnant des mots magiques pour lui
porter chance. Il le brancha dans la multi-prises. Cela prit quelques minutes,
mais grâce aux ciels sans étoiles, il s’alluma.
Ses doigts triturèrent quelques boutons. Il ouvrit d’abord l’application
Photos. Il sélectionna un album de famille et son pouce parcourut l’écran
jusqu’à ce qu’il tombe sur la photo d’un pique-nique. Il me tendit le
téléphone.
Je le fis défiler. Une boule grandissait dans ma gorge à chaque photo.
— Reed m’a parlé du pique-nique. Le repas que ta mère avait préparé
avait pourri pendant le trajet en voiture sous le coup de la chaleur.
— Nous avions fini par faire des folies dans des fast-foods que nous ne
pouvions pas nous payer.
Nash s’allongea sur les couettes et me regarda savourer ses souvenirs.
— Reed et moi avions décidé de faire semblant que tout allait bien.
Maman et papa avaient fait semblant que tout allait bien. Nous faisions tous
beaucoup semblant.
— On ne saurait pas le dire. Tout le monde a l’air heureux.
— Nous l’étions. Éventuellement. Putain, je suis content que nous ayons
eu cette journée, dit Nash.
Mais ses yeux portaient de sombres souvenirs du passé. Le genre qui
semblaient assez réel pour être touchés. Le genre que rien ne pouvait
réduire au silence.
Je lui rendis son téléphone, puis lui racontai la fois où Hank m’avait
surprise en train de parler à l’une des vaches de nos voisins. Je me rendis
compte que c’était peut-être la seule fois où il avait vraiment parlé de son
père depuis sa mort.
Nous restâmes debout toute la nuit, à nous remémorer nos meilleurs
souvenirs de Hank.
Au moment où nous nous endormîmes, j’avais planté des fleurs dans le
cimetière des souvenirs hantés de Nash.
Des fleurs fanées, parce qu’elles étaient moi.
Et il les arrosait avec de l’eau de pluie, parce que c’était lui.

***
Nash

— C’est mon anniversaire. Demande-moi ce que je veux.


Emery enfila son jean, qu’elle boutonna.
Ne me redemande pas de te raconter ce que Gideon a dit.
Chaque fois que j’évitais le sujet ou que je l’ignorais, j’avais l’impression
d’être un abruti, ça, ou le menteur que ses parents s’étaient avérés être.
Je bus d’un trait la moitié de ma boisson énergisante avant de ranger la
bouteille dans le frigo.
— Tu veux que je te demande ce que tu veux pour le jour qui, selon toi,
n’a pas de sens ?
— J’ai dit que les anniversaires étaient un mensonge, que les gens
n’étaient pas spéciaux, et que les jours de naissance ne devraient pas être
célébrés, mais je n’ai jamais dit qu’ils n’avaient pas de sens.
Elle jeta le sac de son déjeuner dans la poubelle de recyclage et cacha le
mot que je lui avais écrit dans son sac quand elle pensait que je ne regardais
pas.
Je regarde en permanence, tigresse.
— Tu joues sur les mots.
— Mais oui, bien sûr.
Elle haussa une épaule tout en me décochant le regard que l’on lancerait à
un élève qui a eu une mauvaise note alors qu’il affirmait mériter la note
maximale. Mais oui, mon petit Timothy. Je te crois.
— Tu devrais peut-être demander à ton assistant de prendre des vitamines
B12 avec ta prochaine commande. Ton cerveau aurait bien besoin d’un
coup de pouce.
— Comme c’est commode, vu que tu me fixes comme si tu voulais
quelque chose.
— Je te regarde souvent comme si je voulais quelque chose.
Elle leva un sourcil, indiquant clairement ce qu’était ce quelque chose.
Ce n’est pas comme si j’avais demandé cette frustration sexuelle à la con.
J’avais envie d’elle, et du moindre centimètre de son être. Mais coucher
avec Emery ne ferait qu’empirer les choses quand, pas si, mais quand, elle
découvrirait le mensonge que je lui cachais. Pire encore, si je voyais sa
vulnérabilité et que je couchais quand même avec elle, je serais aussi
horrible que ses parents de merde.
De ce fait, je rejetais ses avances.
À. Chaque. Fois.
Elle attendit ma réponse. Comme elle n’arriva pas, elle prit une serviette
dans le placard, la fourra dans son sac et partit.
Du genre théâtral, celle-là.
Je lui emboîtai le pas, m’avançai jusqu’à l’ascenseur et entrai à côté
d’elle.
Ni elle ni moi ne pipa mot.
J’avais mis un costume pour une téléconférence ce matin avec les
propriétaires des terres à Singapour. Emery, quant à elle, était vêtue d’un
jean moulant et d’un T-shirt arborant le mot alexithymie, que j’avais
cherché sur Google dès que je l’avais vu.
Nom.
L’incapacité à identifier et à exprimer ses sentiments.
C’était quand elle était silencieuse qu’elle parlait le plus fort.
Emery sélectionna le bouton du hall d’entrée.
— Est-ce que ton père te manque lors de tes anniversaires ?
Je lus entre les lignes, tout en observant ses yeux baissés. Son tourment
creusait des sillons entre ses sourcils. J’aurais pu lui dire le mensonge et
soulager sa douleur, mais je ne le fis pas.
Elle était en verre, ébréchée de partout, et je l’avais brisée au lieu de
réparer les morceaux fracturés.
— Est-ce que tes anniversaires sont difficiles sans ton père ? insista-t-elle.
J’aurais dû lui répondre, mais je ne le fis pas. Bien sûr que j’aurais aimé
que papa soit là pour mes anniversaires. J’aurais voulu qu’il soit là tous les
jours. Même si c’était pour m’engueuler parce que j’avais pris de mauvaises
décisions ou que j’étais devenu l’un de ces connards d’entrepreneurs dont
nous nous moquions autrefois, ça aurait été tout aussi bien.
Ma réponse n’avait pas d’importance. Elle voulait certes savoir, mais ce
qu’elle avait vraiment demandé était si c’était normal que son père lui
manque aujourd’hui.
— Tu peux aller voir Gideon.
Je bloquai les portes quand elles s’ouvrirent.
— Tu sais où il se trouve.
Gideon s’était fait des illusions en croyant qu’elle céderait et lui rendrait
visite.
Elle ne le ferait pas.
Il faut être fort pour vouloir quelque chose et s’en priver. Emery
Winthrop possédait une force si grande qu’elle la brisait et la réparait tout à
la fois. Encore et encore. Un diamant, qui se durcit sous la pression.
Il faudrait que quelque chose de radical se produise pour qu’elle vienne à
sa rencontre. Je détenais ce pouvoir, ce mensonge.
Sisyphe, me rappelai-je.
Un menteur et un tricheur.
J’avais fait le tour complet de la question, et ma seule envie était de
descendre de cette saleté de manège. Il empestait la pisse et les mauvaises
décisions.
— Je ne peux pas.
Ses paumes se posèrent sur mon torse et me poussèrent.
Je ne luttai pas et écoutai l’écho de ses pas.
L’hôtel ressemblait à une scène tout droit sortie de The Walking Dead.
Quelques instants avant l’arrivée des zombies, quand tout est encore vide.
Une rareté, étant donné le rythme rapide de notre construction.
L’équipe de conception était partie pour le week-end. Il faisait averse,
donc aucun membre de l’équipe de construction n’était resté.
Et bien sûr, bien sûr, Emery ouvrit la sortie menant à la plage sans se
soucier de l’orage et marcha droit dans la tempête. Le vent fouetta ses
cheveux. Son haut fut trempé en un instant.
Elle leva les yeux vers le ciel, sans se soucier des éclaboussures sur son
visage. En cet instant, je ne voyais pas la moindre différence entre elle et la
tempête.
J’essayai et échouai à lire en elle. Elle murmura quelques mots, comme
une sirène rien qu’à moi. Environ une minute plus tard, deux nuages se
séparèrent, révélant un ciel sans étoiles. Presque assez pour me faire croire
à sa magie. Pas aux mots magiques, mais à sa magie.
— Je savais que tu viendrais pour mon anniversaire, chuchota-t-elle en
parlant au ciel comme s’il était son plus vieil ami. Cette tempête n’est pas
mauvaise, mais tu peux faire mieux.
Qu’est-ce que ça disait de moi que j’aie une érection de la regarder parler
au ciel ?
Qu’est-ce que ça disait de moi que malgré la température glaciale, elle
restait aussi dure que la grêle annoncée ?
Emery enleva son jean et plongea dans la piscine. Elle refit surface, puis
nagea jusqu’au bord. Sous son haut, deux mamelons durs me saluaient. Ma
mâchoire se contracta.
Hors-limites. Hors-limites. Hors limites, putain.
Si elle s’attendait à ce que je cède, elle pouvait toujours espérer. Mais je
pouvais l’imaginer, et je le faisais. Dans mon lit, dans ma douche, dans mon
bureau. J’étais comme un putain d’ado, à se masturber parce qu’il ne
pouvait pas avoir la fille. Sauf que je l’avais. Elle était assez proche pour
que je puisse la toucher, et j’avais choisi de préserver le mensonge plutôt
qu’elle. Pour elle.
Va te faire foutre, Gideon. Me mettre dans cette position est une
vengeance de première classe. Maintenant, je sais d’où ta fille tient sa
fixette sur les vengeances silencieuses.
Emery fronça les sourcils.
— Tu viens, ou quoi ?
Je desserrai ma cravate et la jetai avec ma veste sur le bord. J’enlevai ma
chemise d’un coup sec, faisant sauter tous les boutons dans le geste. Ses
lèvres s’écartèrent à la vue de mes cicatrices. Je pris conscience qu’elle ne
m’avait pas vu entièrement nu depuis presque cinq ans, alors j’enlevai
également mon caleçon.
Je fermai ma mâchoire, ma pomme d’Adam se soulevant au gré du
mouvement de ses yeux. Elle prit son temps pour balayer du regard toute la
longueur de mon corps. Mon membre la salua à chaque seconde.
L’eau de pluie brouilla ma vision. Je plongeai dans l’eau chaude et
émergeai devant Emery. Sa cheville tracta mes jambes. Elle y traça quelque
chose d’indéchiffrable et s’arrêta à mes abdominaux. Elle les utilisa afin de
prendre de l’élan pour partir en dos crawlé.
La piscine à débordement s’étendait jusque dans l’océan. Si je plissais les
yeux, je pouvais voir où la piscine se terminait et où la mer commençait.
Sous la pluie, je ne voyais qu’Emery, les bras écartés, exécutant des cercles
amples, les vagues de l’océan qui s’écrasaient en fond.
Elle était si sauvage que je n’avais aucune idée de comment Virginia avait
pu avoir ne serait-ce que l’intention de l’apprivoiser.
Elle tressaillit quand je nageai jusqu’à côté d’elle. Le bout de mes doigts
taquina le bord de son T-shirt. Son bras s’enroula autour de mon cou et
s’accrocha à moi.
— Tigresse ?
— Oui ?
— Que veux-tu pour ton anniversaire ?
— Toi.
Aucune hésitation.
Juste du désir à l’état pur.
J’allais définitivement aller en enfer, car alors que la regardais sous la
pluie, sa détermination partout sur son visage, j’étais incapable de dire non.
Elle fit glisser ses lèvres le long de mon cou, sans m’embrasser. Elle ne
faisait que me sentir. Me respirer. Me consommer. Je fis glisser son T-shirt
le long de son corps et dévorai ses mamelons.
Mes doigts agrippèrent ses cheveux.
J’approchai mes lèvres de la courbe de son oreille et en léchai la peau.
— Qu’est-ce que tu veux de moi ?
Qu’est-ce qui te ronge, Emery Winthrop ?
— Brise-moi.
Elle me regardait comme si elle n’était pas complètement entière et ne
s’en souciait pas vraiment.
— Puis recolle-moi, dépareillée, couverte de cicatrices et aussi chaotique
que cette tempête.
Ma bouche s’écrasa sur ses lèvres douces, mon corps plaquant le sien
contre le bord de la piscine. Derrière elle, les vagues noyèrent ses
gémissements. Je lui arrachai sa culotte. Elle tomba sur les carreaux de
porcelaine.
Son corps tremblait, nu et pressé contre le mien.
— Magnifique, dis-je, conscient qu’elle ne comprendrait pas le
compliment.
— Je sais.
Elle rejeta sa tête en arrière et vissa son regard sur la lune.
— J’aime les ciels sans étoiles.
— Je ne parle pas du ciel, putain. Je parle de toi.
Si elle m’avait entendu, elle ne le montra pas. Elle se contenta de
m’accorder l’accès à son cou, son attention au-dessus de nous. Mes dents
effleurèrent sa peau tandis que ma langue léchait la chair de poule.
— Donne-moi un mot, Emery.
— Redamantia.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— L’acte d’aimer celui qui vous aime. Un amour rendu dans son
intégralité.
Elle tira sa lèvre inférieure entre ses dents de devant et tourna la tête.
Je sais ce que tu es, et ce n’est ni la tempête ni les nuages.
Je la soulevai, bloquai ses jambes autour de ma taille et me positionnai
entre ses cuisses.
— Je vais chasser le dernier connard dans ta tête avec mes coups de reins.
Et je vais ruiner tous les autres connards pour toi. Rien ne sera comparable.
Ses ongles griffèrent mes épaules et elle éclata de rire. Elle rit, bon sang.
— C’est toi. C’est toi le dernier connard en moi.
Bordel.
— Tant mieux.
Je m’enfonçai en elle, époustouflé de voir à quel point la sensation
qu’elle me procurait était différente.
Son sexe étreignait le mien et tremblait autour de moi à chaque poussée.
Je la pris comme si c’était la dernière fois que je le faisais.
Et c’était probablement le cas.
À la seconde où elle allait découvrir le mensonge, elle ne me pardonnerait
jamais. Si c’était la dernière fois, alors j’allais lui donner le goût de pour
toujours. Je ne voulais pas l’avant ou même l’après. Je voulais le pendant,
la partie de nous que je pourchassais à chaque seconde.
Je m’enfonçai à nouveau, plus rapidement cette fois.
Elle me suppliait que je lui en donne plus, ses doigts laissant des sillons
sur ma peau. La chaleur de la piscine nous réchauffait, mais la tempête au-
dessus de nous déferlait en marées impardonnables. C’était brouillon,
sauvage, et tellement bon.
Je m’enfonçai.
— Nash.
La pluie noya ses cris, mais j’entendis à quel point elle avait besoin de
moi, je le sentis quand ses parois tremblèrent autour de moi.
— Oh mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon Dieu.
Quelque chose s’accumula dans ma gorge quand elle lécha ma cicatrice et
fit courir le bout de ses doigts le long des autres.
Je m’enfonçai plus fort, créant nos propres vagues pour combattre celles
de l’océan.
Elle gémit dans mon oreille, mais la tempête au-dessus et entre nous
avala la symphonie. J’aurais dû ralentir, savourer, créer un souvenir de ce
moment, mais mon corps avait d’autres idées. Il chassait un sentiment
insaisissable que je ne parvenais pas à nommer.
Je m’enfonçai.
Je parvins à peine à entendre ses mots :
— Est-ce que c’est aussi parfait pour toi que pour moi ?
Je pris conscience à quel point c’était monumental pour la fille qui
n’avait jamais utilisé le mot parfait de l’utiliser pour me décrire.
— Mieux.
Je m’enfonçai.
— Lagom.
Elle se crispa au mot. Des jurons s’extirpèrent de ma bouche. J’effleurai
sa mâchoire.
— Pile ce qu’il faut.
Mes doigts s’enfouirent dans ses fesses. Je tendis la main entre nous et
frottai son clitoris. J’aimais l’entendre crier par-dessus la tempête. Mes
mains saisirent sa taille et je la plaquai sur moi.
Encore.
Et encore.
Et encore.
Et encore, putain.
J’étais prêt à exploser en elle, mais je murmurai des mots contre sa
tempe, doutant qu’elle les entende par-dessus la tempête et son extase.
— Moira.
Je m’enfonçai.
Elle érafla le long de mes bras avec ses doigts, si fort que je saignai.
— Encore.
— Nepenthe.
J’enfouis ma verge en elle avec des poussées erratiques qui auraient dû
être trop fortes, mais elle continuait à me supplier pour plus.
— Encore.
Mes bras brûlaient à cause de ses griffures, mais c’était de l’art. Une plaie
rouge mélangé à la pluie, un spectacle bien laid à voir, mais qui me faisait
me sentir comme un roi. Je voulais qu’elle efface mes cicatrices et les
remplace par peu importe ce que c’était.
— Duende, grognai-je à la place.
Je m’enfonçai.
— Encore.
— Lacuna.
Emery se brisa autour de moi, incapable de se tenir debout. Je me plaquai
contre elle, créant un tsunami dans la piscine. Les vagues clapotèrent dans
mon dos et luttèrent contre mon emprise sur elle. Son soupir était si opposé
à la situation que c’en était presque comique.
Le visage serein qu’elle arborait méritait ma pitié, mais je ne la lui donnai
pas. Je tendis la main entre nous et pinçai son clitoris, lui provoquant un
autre orgasme juste pour sentir combien elle était serrée autour de moi.
Juste pour prolonger ce moment.
Elle croyait aux mots, à la magie et aux tempêtes. À la contre-attaque,
aux coups durs, au fait de ne jamais abandonner. À la loyauté aveugle, à
sauter d’abord, à gérer les conséquences plus tard. Elle était horrible. Elle
me mettait hors de moi. Elle me faisait perdre la tête.
Et, compris-je, je suis amoureux d’elle.
— Pose-moi la question, tigresse.
Ses yeux s’ouvrirent. Ce n’était pas moi qu’ils fixaient, mais ce qu’il y
avait en moi.
— Est-ce que c’est juste du désir ?
— C’est absolument tout.
Chapitre Quarante-neuf

Emery

Flash !
Je clignai des yeux pour ne pas voir la lumière. Chaque fois qu’il prenait
une photo, le photographe souriait avec une jubilation sadique. Able-petite-
queue-Cartwright passa son bras autour de moi. Cordelia était perchée
comme sur un trône sur le siège au niveau ma hanche. Deux demoiselles et
trois garçons d’honneur nous encadraient.
Une photo de bal de promo tout droit sortie d’un film d’horreur.
L’affiche que l’on regarde attentivement et sur laquelle on parie sur qui va
mourir en premier. Probablement moi, et ce serait de ma propre volonté.
Une seconde de plus, et j’allais craquer.
— Une toute dernière photo ! promit le photographe pour la neuvième
fois consécutive, qui en prit alors cinq autres. Emery, chérie ? Souris ! C’est
un dîner de fiançailles ! Il y a de l’amour dans l’air. Sois heureuse !
Te poignarder avec le talon aiguille des Louboutins que j’ai été obligée
de porter me rendrait très heureuse.
Mon faux sourire était comparable à celui du Joker, mais j’avais du mal à
ne serait-ce que faire l’effort. La nuit dernière me revenait violemment en
tête à chaque fois que j’essayais.
— Donne-moi un mot, Emery.
— Redamantia.
J’avais envie de me révolter, parce qu’il avait l’air de penser que coucher
avec moi me faisait sortir de sa tête plutôt que d’y entrer. Je m’étais
tracassée dessus toute la matinée, et non, je n’allais pas sourire, sauf si cela
impliquait de sortir des dents de vampire et de sucer le sang de tous ceux
présents ici.
— Allez, Emery !
Clic. Clic.
— Fais-moi un beau sourire !
— Non.
Cordelia se tourna vers moi, son visage presque identique à celui de
Petite Queue, tellement qu’il me donnait lui aussi envie de vomir. Elle posa
une paume sur sa clavicule.
— Pardon ?
Ses joues étaient de la même couleur que mes roses. Le seul indicateur de
son agacement. Sérieusement, son front ne bougea pas. Pas d’un poil.
Je lui fourrai le bouquet contre sa poitrine.
— Tiens. Elles vont bien avec ton visage. De rien.
Après avoir rassemblé la monstruosité couleur lavande dans laquelle
Virginia avait serré ses demoiselles d’honneur, je quittai l’alcôve du
Eastridge Country Club et entrai dans la salle de bal. Mes yeux cherchèrent
Nash, en vain.
Virginia avait passé toute la cérémonie d’ouverture à chercher un moyen
de nous séparer, y compris en m’envoyant poser pour des photos sur
lesquelles je faisais la gueule. Pendant ce temps, Sir Balty me faisait peur
avec ses yeux de fouine et son étrange fixette sur moi. D’abord le golf, puis
le brunch, et maintenant le dîner de fiançailles.
Ça suffit.
Je sortis mon téléphone, appelai Nash et me souvins que le sien s’était
retrouvé à court de batterie plus tôt. Je lui envoyai un message via
l’application Eastridge United, consciente qu’il ne le verrait pas jusqu’à ce
qu’il rentre à la maison et charge son téléphone.
Durga : Dis-moi ce que tu aimes le plus au monde.
Je devais le trouver à l’ancienne : en suivant les ragots des mondains.
Après avoir rangé mon téléphone dans ma poche, je pris le bras d’une
brune maigre comme un fil.
— Avez-vous vu Nash Prescott ?
Elle repoussa son bras et sirota son Cosmo, pas si différente d’une
version de moi que ma mère aurait préférée.
— Il est parti par ce couloir avec Virginia il y a une minute.
— Merci.
Je lui offris un faux sourire et complimentai sa robe, parce que je savais
qu’elle s’attendait à ce que je le fasse et qu’elle serait en colère si je ne le
faisais pas.
Achevez-moi. Je déteste tout ce numéro.
Balthazar fit venir un serveur à lui. Je m’en servis comme distraction et
passai devant eux. Un sentiment de déjà-vu m’envahit dès que j’eus atteint
le couloir menant au bureau. La dernière fois que j’avais été ici, j’avais
foncé sur Nash, exactement là où il se tenait en ce moment-même.
Il baissa les yeux sur sa montre, porta un verre de whisky à ses lèvres et
entra dans le bureau de Virginia sans fermer la porte derrière lui. Mes talons
claquèrent contre le sol. Je les enlevai et me glissai dans le couloir. Ce
n’était pas dans mes intentions d’en faire autant, mais j’avais senti quelque
chose de bizarre toute la nuit.
Nash semblait agacé par Eastridge, au-delà de son seuil normal. Le trajet
silencieux en voiture avait annulé notre phase de lune de miel. Il m’avait
mise sur les nerfs, ce qui m’encourageait à espionner, même si je savais
que, moralement, je n’aurais pas dû.
Mon dos appuyé contre le mur, je m’approchai le plus près possible de la
porte sans être vue. Virginia marmonna quelque chose d’indéchiffrable,
m’attirant dangereusement près du cadre ouvert. Je me concentrai sur les
bribes que je parvins à glaner.
— Peu importe ce que tu penses faire avec ma fille, je veux que tu t’en
ailles.
Si elle s’attendait à ce qu’il se recroqueville sur lui-même comme les
habitants mollassons d’Eastridge auxquels elle s’était habituée, elle serait
cruellement déçue. Nash se battait. Par instinct. Par amusement. Par survie.
Tout le reste équivalait à un abandon.
J’anticipai la réponse effrontée de Nash avec un sourire sur le visage.
Sans que j’aie à la voir, je savais que l’impatience de Virginia alimentait sa
fureur. Elle était pareille à une fournaise arrosée de butane.
Les glaçons s’entrechoquèrent.
Il prit son temps pour siroter son verre.
— Doucement avec les menaces, Virginia. Tu portes peut-être bien le
blanc, mais l’orange te va très mal.
Elle inspira, ses talons aiguilles éraflant légèrement le sol.
— Tu es au courant…
Au courant de quoi ?
— Comment…
Ce ton. Je le reconnus. C’était celui qui précédait une crise de colère.
Cette élection au coude à coude pour la présidence de la Junior Society ?
Un Jimmy Choo jeté sur les chandeliers en cristal.
Avoir pris deux kilos et demi pendant nos vacances en Italie ?
L’humiliation de ses débutantes sur leur poids.
La fois où le livreur l’avait prise pour ma grand-mère ? Un tisonnier dans
le mur.
Je me penchai un peu en avant. Juste pour voir.
Ni lui ni elle ne me remarqua.
Nash était assis au bureau, le dos appuyé contre le fauteuil de direction en
cuir, ses jambes contre l’acajou.
— Ça n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est que je sais tout.
Le visage de Virginia pâlit, son corps frissonnant malgré la chaleur. Elle
tripota ses perles, à deux doigts de faire tomber son verre de l’autre main.
— Tu ne diras rien. J’ai vu comment tu regardes Emery.
— La façon dont je regarde Emery ne te concerne pas, étant donné que si
tu continues à tester ma patience, la seule chose que tu pourras regarder est
l’autre côté des barreaux de la prison.
Il la pointa avec ses deux doigts. Son ton était si calme qu’il aurait tout
aussi bien pu parler météo.
— Dans l’intérêt de gagner du temps, allons droit au but. Tu vas quitter
Eastridge. Personne ne te reverra plus jamais.
Pourquoi ? Pourquoi ferait-elle ça ? Qu’est-ce qu’il avait sur elle ? Et
ma plus grande question : pourquoi ne m’avait-t-il rien dit ?
Un mensonge par omission comptait toujours comme un mensonge.
Une sensation de trahison remonta jusqu’à ma gorge avec la finesse d’une
machette tranchant la jungle sur son passage. Rien de tout cela n’avait de
sens. J’aurais eu envie de l’interrompre pour l’assaillir de questions, mais je
craignais que rien ne soit jamais aussi franc que ce moment présent.
Sans moi.

***
Nash

Mensonges.
Cet unique mot était la source de bien des dégâts.
Virginia serra son verre de champagne jusqu’à ce que ses phalanges
deviennent blanches.
— Tout ce que tu as, ce sont des accusations sorties de nulle part, comme
un voyou avec des menaces vides. Alors, pourquoi j’écouterais ce que tu as
à dire ?
Ah.
La carte du voyou. Ma préférée. Surtout parce que j’avais identifié
Virginia comme une hypocrite dès le premier jour. Je n’avais juste jamais
réalisé à quel point j’avais été précis dans mon jugement.
— Parce que tu as peur.
Mes yeux tracèrent un chemin le long de son corps. Je ricanai face à son
poing serré. Perturbée par le fils des domestiques. J’adorais la justice
karmique.
— Regarde-toi. Tu trembles à l’idée de devenir la pute de prison d’un
autre.
— Personne ne te croira.
Sa tête tremblait, mais tout son corps faisait de même également.
— Tu n’es rien d’autre que le fils de mes larbins…
— Qui les gens croiront-ils ?
Je la désignai d’un geste.
— Une has-been passée de mode que personne n’a jamais aimée dans
l’histoire d’Eastridge, ou moi (je me montrai du doigt en lui lançant un
sourire charmeur capable de séduire n’importe quelle femme), le
milliardaire qui s’est construit tout seul, qui donne souvent à la
communauté et qu’on appelle le Saint Patron d’Eastridge ?
J’aurais presque souhaité qu’Emery puisse voir la chute de sa mère. Ce
n’était pas mon intention ce soir. Gideon voulait que je me taise. C’est-à-
dire, pas d’altercation. C’était un jeu d’attente qu’il avait enduré pendant
quatre ans, à souffrir sans sa fille.
Ce n’est pas à toi de répéter ce secret, Nash.
C’était vrai.
Ça ne voulait pas dire que je devais entretenir une relation saine avec
Virginia. Ça ne rendrait service à personne, et elle avait besoin de sortir de
la vie d’Emery comme j’avais besoin de conclure l’accord de Singapour, de
quitter ce boulot qui me bouffait l’âme et de tout avouer à Emery.
Du moins, c’était ce que je me disais pour justifier le fait de ne pas
respecter la promesse que j’avais faite à Gideon.
Virginia avait tout d’une enfant qui faisait une crise de colère au moment
où elle réalisait qu’elle n’obtiendrait pas ce qu’elle veut.
Je sortis mon mouchoir de ma poche, l’essuyai sur la semelle de ma
chaussure et le jetai à son visage.
— Ça va, Virginia ? Tu as la mine de quelqu’un qui vient d’apprendre
qu’elle a été mise en cloque par son professeur de santé au lycée. On dirait
l’intrigue d’un nanar que j’ai déjà vu. Alerte spoiler : l’élève et le prof sont
tous les deux baisés.
Virginia serra le coton.
— Tu… Je…
Elle le jeta au sol et le piétina, avec une détermination si féroce que je me
retrouvai à l’apprécier pour me rappeler Emery.
— Tu ne peux pas me faire ça. Littéralement parlant, tu ne peux pas.
Gideon n’en a pas été capable et toi non plus.
— Voilà ce qui va se passer.
Je me penchai sur mon siège, conscient que je devais avoir l’air plus
redoutable que n’importe quel prédateur du règne animal.
— Tu vas foutre la paix à Emery, te retirer de son fonds fiduciaire,
rassembler tes amis corrompus dans ta caravane et dégager de cette ville.
— C’est hors de question !
La pointe de son orteil érafla le parquet.
— Tu ne peux pas me parler comme ça !
— Je peux te parler comme j’en ai envie. Si tu ne fais pas exactement ce
que je dis, tu vivras pire en prison.
En fait, j’avais hâte que ça arrive. Je jouais avec un stylo, nonchalant dans
mon inflexibilité.
— Tu peux dire adieu à tes soupes au fenouil réfrigérées dégueulasses, à
tes auto-bronzants oranges de merde et à tes coupes de cheveux inégales,
Virginia. Ta vie à Eastridge est terminée. Ta vie telle que tu la connais est
terminée.
— Je vais le dire à Emery.
Ça me fit réfléchir.
La seule chose qu’elle ait pu dire pour me faire hésiter.
— Non, tu ne le lui diras pas.
Je réfléchis au livre de compte, plus que disposé à le rendre, et à me
rendre moi, si on en arrivait là.
— J’ai quelque chose que Gideon n’a pas. Une preuve.
Les lèvres de Virginia se retroussèrent en un sourire. Elle aurait pu être
jolie. Magnifique, même. Dommage qu’elle se conduise avec le sens moral
des méchantes belles-mères de tous les contes de fées des frères Grimm.
— Tu bluffes, sinon, il n’aurait pas fallu attendre quatre ans pour que
cette conversation ait lieu.
L’interrupteur se déclencha. Ses épaules se contractèrent. Elle était
tellement stupide d’avoir pu croire que je pouvais céder. Si elle pensait que
c’était fini, elle n’avait jamais rencontré une persistance comme la mienne
avant. Surtout quand il était question de protéger les gens auxquels je
tenais.
Virginia se retourna. J’aurais bien tourné les talons à la dernière menace,
mais lorsque nous reportâmes tous deux notre attention sur le cadre de la
porte, nous tombâmes sur ma tempête bleu-gris.
Emery.

***
Emery

Virginia se comportait avec une autorité qu’on ne lui avait jamais


accordée. Je l’aurais admirée pour ça, sauf qu’elle m’avait élevée de façon à
être aussi féroce qu’elle. Ça, et ma tête tournait tellement face aux
révélations que j’avais du mal à tout assimiler.
J’avais besoin de ce moment où tout faisait sens. Il ne vint jamais, et
essayer de donner un sens à leur dispute me donnait la même sensation que
d’essayer d’attraper la pluie du bout des doigts. Inutile.
En fin de compte, on m’avait menti.
Ça me poignarda à un endroit que je pensais être guéri. Le dernier gros
mensonge de ma vie était devenu incontrôlable. Je me remettais à peine du
scandale Winthrop. Combien d’autres mensonges devais-je endurer ?
— Oh, Emery, chérie.
Ce sourire avait l’air dément sur le visage de Virginia.
— Et si nous commencions ce dîner ? Va donc embrasser ton père.
Mes yeux brûlaient à cause de l’effort que je dus faire pour ne pas
regarder Nash. Mon nez se plissa.
— Bon sang, Virginia, ne l’appelle pas comme ça.
— Pourquoi pas ?
Son visage était si suffisant qu’il me rappelait celui de Basil en quittant
notre examen d’espagnol après avoir triché.
— Virginia, l’avertit Nash.
Son ton me donna des frissons et contenait tellement de venin qu’il aurait
dû la tuer sur le champ. Je le fixais, les yeux plissés, tentant de tout
comprendre.
Et c’était là le nœud du problème. J’adorais écouter Nash me défendre,
mais j’étais capable de me battre pour moi-même. Surtout quand il gardait
des secrets que tout le monde semblait connaître sauf moi. Qui mentirait à
quelqu’un qu’il aimait ? S’il pouvait me mentir si facilement, sur quoi
d’autre avait-il menti ?
— Pourquoi je ne l’appellerais pas ton père ?
Elle finit son champagne d’un trait, laissant une tache de rouge à lèvres
couleur sang sur le rebord du verre.
— Après tout, c’est ton père biologique.
Le choc me rendit muette, mais ce ne furent pas ses mots ou leur froideur
qui me firent souffrir. C’était l’absence de surprise dans les yeux de Nash.
Il savait, et il me l’avait caché.
Le rictus satisfait que Virginia me lança avant de partir ne me hanterait
pas ce soir.
Les mensonges de Nash, d’un autre côté, me paralysèrent.
Ils ne me hanteraient pas ce soir non plus. Ils me hanteraient pour
toujours.
— Explique-toi, exigeai-je, à peine capable de former des mots à travers
ma douleur et ma fureur.
— Balthazar Van Doren est ton père.
Je l’esquivai quand il s’approcha.
— Ouais, j’ai compris.
Tout en faisant traînant mon orteil sur une ligne imaginaire, j’ajoutai :
— Ça, c’est ma moitié de la pièce. Ça, c’est la tienne. Ne la traverse pas
et je ne te donnerai pas un coup de genou entre les jambes. Maintenant,
continue. La vérité, s’il te plaît.
Sa mâchoire se crispa. En fait, tout son corps était crispé.
— Sir Balty était le petit ami secret de ta mère au lycée. Son professeur
de santé. Elle est tombée enceinte et a paniqué, parce que la liaison a
commencé avant ses seize ans, l’âge légal de consentement en Caroline du
Nord. Ton père s’est rendu dans la ville où elle habitait pendant les
vacances et elle l’a ciblé pour son argent. Ils ont couché ensemble, elle lui a
dit qu’elle était enceinte, et ils se sont mariés à la sauvette.
Les mots se précipitèrent hors de sa bouche, comme s’il pensait que
j’allais partir à tout moment.
Si j’avais l’air instable, c’était parce que je l’étais.
— Comment tu sais tout ça ?
— Gideon me l’a dit.
Dans le hall, deux mondains ivres passèrent devant nous, trébuchant sur
leurs talons et ricanant entre eux. Comme si mon monde n’avait pas basculé
sur son axe. Je n’avais jamais été aussi consciente de mon insignifiance.
Le monde évolue, Emery, et toi aussi.
Je secouai la tête, incapable d’assembler les pièces du puzzle, même s’il
me les donnait à la petite cuillère.
— Pourquoi Gideon a-t-il laissé Balthazar entrer dans nos vies ?
Tant de questions, mais je tremblais trop pour toutes les poser. Je devais
prendre du recul, avoir cette conversation demain, lorsque l’alcool et
l’adrénaline auraient disparu de mon organisme, mais je craignais qu’il ne
soit plus aussi franc.
Non, il fallait que ça arrive maintenant.
— Il n’a appris l’existence de Balthazar que lorsque tu as eu six ans.
Balty s’est pointé, il voulait de l’argent. Il a menacé de revendiquer ses
droits parentaux sur toi. Gideon a passé un accord, lui permettant d’être
associé à Winthrop Textiles en échange de son silence.
— Pourquoi Papa…
Je déglutis et enfonçai mes ongles dans mes paumes. Mon pouls me
serrait la gorge, erratique et implacable.
— Pourquoi Gideon te dirait-il ça ?
— Parce qu’il n’est pas coupable.
Un autre mensonge, peut-être ?
Je tirai sur le corset de cette robe ridicule, à bout de souffle.
— Mais le FBI et le SEC ont annoncé une enquête contre lui. Toute la
ville le traite d’escroc.
— Je…
Il jura et tira sur son col avec force, le geste faisant sauter un bouton.
Aucun de nous n’était fait pour ces vêtements, bien qu’il portait les siens
plus facilement que je ne portais les miens.
— Ce n’est pas à moi de révéler ce secret. Du moins, pas avant que tu ne
parles à ton père.
Ma lèvre inférieure tressaillit.
— Sauf que ce n’est pas mon père.
Je voulais crier, et hurler, et griffer Nash. Je voulais la même chose pour
lui. Une réaction incontrôlable.
Ça ne nous ressemblait pas. Une dispute civilisée, pas de magie dans l’air,
pas de flammes qu’on ne pouvait éteindre, pas de combat.
Notre différence d’âge n’avait jamais été aussi importante que
maintenant.
Vingt-trois ans et sans père.
Trente-deux ans et sans père.
Nous le portions si différemment. Lui, avec des barrières érigées plus
hautes que tous les grattes-ciel que l’humanité pourrait construire. Moi,
avec de petites épines qui piquaient mais n’avaient pas la force de faire
couler le sang. Une pierre incassable contre un cœur brisé. Je savais lequel
gagnerait, et ce n’était pas le cœur.
— Si, c’est ton père, insista Nash. Gideon Winthrop est ton père dans
tous les domaines qui comptent. Même quand tu n’as jamais répondu à ses
cartes postales et que tu l’as ignoré après qu’il a essayé de venir te voir, il
n’a jamais perdu l’espoir que tu reviennes vers lui.
Je me souvenais de la fois où il avait voulu me rendre visite. Il y avait
trois ans, je l’avais vu m’attendre devant le restaurant où je travaillais.
J’avais appelé la police et leur avais dit qu’un type louche me harcelait dans
le coin.
Je fus envahie par un sentiment d’incrédulité, son emprise manquant
presque de m’étrangler.
— Je t’ai dit hier que mon père me manquait.
— Je sais, et je…
— Tu m’as vue au bord des larmes, et au lieu de me dire la vérité, tu m’as
baisée.
— Ce n’est pas pour ça que je…
— Je me fous de savoir pourquoi tu m’as baisée, Nash. Ce qui
m’importe, c’est que tu l’aies fait en étant parfaitement conscient de ce que
je ressentais pour mon père à ce moment-là.
— Merde.
Il porta sa paume à son visage.
— Ce n’était pas de la baise. Ne me dis pas que tu n’as rien ressenti hier
soir. Et redamantia, alors ?
Je la sentais bel et bien, mais je ne répondis pas. Peut-être demain, mais
pas ce soir. Tout me faisait trop mal. Tout était trop brut. Parce que je
m’étais promis après le scandale Winthrop que je ne laisserais jamais un
autre menteur entrer dans ma vie.
Peu importe à quel point il avait bon goût. Peu importe à quel point mon
corps se sentait bien avec lui. Peu importe le plaisir qu’il procurait à mon
cœur.
Mon pied dépassa le cadre de la porte.
— Emery.
Il suivit mes pas.
— Je pensais avoir construit des défenses après le scandale. Je pensais
que quelque chose comme ça n’arriverait plus jamais. Je me sens si stupide
de ne pas avoir vu la différence entre une vérité et un mensonge.
— Tu n’as pas à te sentir coupable.
— Je ne me sens pas coupable. Pas entièrement. Mon cœur avait faim,
alors tu l’as nourri de mensonges. Tout le monde ment dans ce monde,
j’aurais dû en prendre conscience.
— Peut-être que tout le monde ment, d’accord ? C’est ce que tu veux
entendre ?
— Si c’est la vérité, oui. Et tu sais ce qu’il se passe après le premier
mensonge ? Chaque vérité devient douteuse. Comment suis-je censée croire
quoi que ce soit que tu puisses dire maintenant ?
Il ne répondit pas.
— Un menteur m’a dit un jour que la vie est une tâche sisyphéenne,
répondis-je pour lui. On éteint un feu, et un autre s’allume. C’est plus facile
d’accepter qu’il brûle. Nous vivons dans un monde consumé par le feu,
mais au moins c’est la vérité. Nous ne sommes pas attirés vers le sommeil
par une fausse couverture de sécurité, à nous persuader d’exister dans une
partie non touchée par les flammes. Il y a la mort, la trahison, la vengeance
et la culpabilité partout où nous allons. Il est plus sain de la vivre, de la
respirer et d’y participer que de prétendre qu’elle n’existe pas.
Je m’avançai vers lui, pris son visage dans mes mains et me détestai pour
ça.
— Tu te souviens de ce que tu as dit quand j’ai demandé ce qu’il se
passait après que l’on a été brûlé partout ?
Il baissa les yeux, et ça ressemblait si peu à Nash que cela me perturba un
instant.
Même ton langage corporel est un mensonge.
Ma paume se détacha de sa peau et je lui offris la plus grande vérité qu’il
m’ait jamais dite :
— Ne succombe pas au feu. Sois la plus grande flamme.
PARTIE QUATRE : FINIFUGAL

finifugal
\fi-ni-‘fU-gal\
(adjectif) détester les fins ; dit de quelqu’un qui essaie d’éviter ou de
prolonger les derniers moments d’une histoire, d’une relation ou d’un autre
parcours.

Finifugal vient du mot latin fuga, qui signifie vol. Il nous montre que les
fins sont éphémères. Nous pouvons les détester. Nous pouvons les craindre.
Nous pouvons les éviter. Mais ce n’est pas nécessaire.
Comme les couchers de soleil, les fins peuvent être belles. Le lendemain
matin, le soleil se lève toujours à nouveau, car il n’y a pas de fin, juste un
nouveau départ.
Chapitre Cinquante

Emery

— Pourquoi deux personnes ne prennent-elles jamais conscience à quel


point elles s’aiment avant que l’une d’entre elles ne dise adieu à l’autre ?
Silence.
Personne ne me répondit. Pas même les grillons. C’était logique, vu que
j’étais allongée sur mon édredon miteux dans le placard inconnu du vingt-
quatrième étage, occupée à imaginer que le plafond était un ciel de nuit sans
étoiles. Dehors, tant d’étoiles scintillaient que ça me donnait la nausée.
— J’ai fait un cauchemar la nuit dernière. Dans ce cauchemar, je n’avais
jamais rencontré Nash. Je suis morte dans un accident de parapente, et un
homme bleu dans un costume rose m’a emmenée dans une pièce blanche et
m’a montré Nash Prescott me défendant contre Able, me nourrissant toute
ma vie, m’envoyant des mots, être le Ben de ma Durga, m’offrant son
nouveau premier baiser, toutes les choses dégoûtantes juxtaposées aux
propres, jerker, les nuits tardives en tant que « colocataires », faire l’amour
sous la pluie, la façon dont il aime les mêmes personnes que j’aime et me
voit mieux que quiconque.
Plafond : Arrête de me parler, femme.
— J’ai tout regardé, en me disant que c’était l’histoire d’amour la plus
épique que j’avais jamais vue. Puis, l’Homme Bleu a tout arrêté, et j’ai failli
le tuer pour ça. Il m’a donné deux options pour la vie après la mort. La
porte un m’épargne le chagrin d’amour, mais je vis une vie sans jamais
rencontrer Nash. La porte deux me ramène au premier jour, où je rencontre
Nash Prescott, je tombe finalement amoureuse et je ressens une douleur
comme je n’en ai jamais connue. Tu veux savoir ce que j’ai choisi ?
Plafond : Je parle couramment le silence. Apprends la langue aussi, s’il
te plaît.
— J’ai choisi la porte deux. L’Homme Bleu m’a tapoté l’épaule et m’a dit
que j’avais fait le bon choix. Apparemment, la porte un est le mauvais
endroit et la porte deux le bon. Est-ce que je suis ridicule, Plafond ?
Plafond : Si l’on considère que tu parles à un objet inanimé et que tu
imagines ses réponses, nous avons dépassé le stade du ridicule et sommes
entrés dans le territoire de l’internement psychiatrique.
— C’est juste que… tout le monde dans ma vie me ment, et j’ai promis
de ne plus jamais me mettre dans cette situation. Pas si je peux l’éviter.
Papa, je veux dire Gideon, m’a menti presque toute ma vie.
Plafond : Tu veux dire l’homme qui t’a élevée comme sa propre fille ?
J’ignorai le rabat-joie au-dessus de moi.
— Virginia m’a menti toute ma vie. Pareil pour Balthazar, mais lui, on
s’en fiche.
Plafond : Waouh. La mère que tu détestes et un mec que tu considérais
comme rien de plus qu’un sale type jusqu’à hier soir t’ont menti. Tu
sembles tellement bouleversée à ce sujet. Tiens, un mouchoir.
— Ferme-la, Plafond. Quelle saleté de rabat-joie.
Je dessinai des anges de neige dans la couverture, tout en m’imaginant
celles dans l’appartement de Nash. La couette s’était déchirée quand mes
doigts s’étaient pris dans un trou.
— Hank m’a menti sur sa maladie. Tout comme Betty et Nash.
Plafond : C’est presque comme s’ils se souciaient assez de toi pour
t’éviter la douleur de le voir mourir.
— Ce serait douloureux, oui, mais ce qui est pire, c’est de ne pas avoir eu
la possibilité de l’aimer comme si chaque moment pouvait être son dernier.
Il y a tellement de choses que j’aurais faites différemment.
Plafond : Si cet instant était le dernier de Nash ou le tien, est-ce que tu
serais là, à m’ennuyer ?
— Tu as dit quelque chose ? Je ne t’ai pas entendu. J’étais à court de
cotons-tiges, ce matin.
Je tapotai le trou dans l’édredon comme si mon toucher allait le guérir.
— Tu connais la signification du mot hiraeth ?
Plafond : Non, mais je suis sûre que tu vas me le dire. Ne te sens pas
obligée.
— L’hiraeth est la nostalgie d’un foyer auquel on ne peut retourner, un
foyer qui n’a peut-être jamais existé. C’est la mélancolie, le désir ardent, le
chagrin pour les lieux perdus de son propre passé. Je l’ai toujours considéré
comme le mot le plus triste du dictionnaire.
Plafond : Cette conversation mérite un nom. Alors ce serait ça, le mot le
plus pathétique du dictionnaire.
— Et sur la longue liste des mensonges, je n’arrive même pas à me faire à
l’idée de tout ce qui concerne le scandale Winthrop. Je veux dire, quand on
y pense, la seule personne dans ma vie qui ne m’a pas menti de manière
flagrante est Reed.
Plafond : Le gamin dont tu pensais être amoureuse ? Voilà qui est
hypocrite, puisque tu ne lui as jamais dit… et que Nash ne t’a jamais rien
dit. J’y vois un thème récurrent. Pourquoi est-ce que les humains laissent
tant à désirer ?
J’ignorai la dernière moitié des insultes de Plafond.
— C’était stupide de ma part d’envisager Reed comme celui sur qui
porter mon amour. Il n’était pas comparable à Nash. Avec Nash… C’est un
amour vicieux, le genre qui me met à terre et me prive de tous mes biens
jusqu’à ce que je sois ensanglantée, usée et meurtrie, volée de tout ce qui
fait de moi… moi.
Plafond : Que ça m’a l’air sain. Qui a besoin de carottes quand on a
Nash Prescott ?
— Je me demande si c’est ce que ressentaient les victimes de mon père.
Sauf que… si l’on en croit Nash, ce ne sont pas les victimes de mon père.
Plafond : Tu devrais probablement parler à Gideon… et pas à moi.
— Tu as raison. Demain.
Je me blottis dans la couette comme un burrito. Un de ceux tristes et
maigres de chez Chipotle, qui arrive quand le client ne sait pas comment
commander.
— Hé, Plafond ? Éviter Nash, ça craint.
Plafond : Ooooooh, est-ce que le mauvais garçon t’a brisé le cœur ?
— Ne sois pas bête. Il n’a pas brisé mon cœur. Il l’a ouvert en deux.

***
Toc !
Toc !
J’ouvris la porte du placard, ma tignasse en bataille depuis des jours. Mes
battements de cœur s’affolèrent à la vue de Nash. Il portait un costume
trois-pièces bleu marine, taillé de façon à épouser chaque délicieux
centimètre de sa personne.
Mes cheveux partaient dans tous les sens. Le T-shirt clinomanie que je
portais arborait des taches de bave sur l’épaule. J’étais restée debout toute la
nuit, à parler à Plafond, et la nuit précédente, celle du dîner de Virginia, je
n’avais pas dormi du tout.
J’avais commencé à délirer il y avait environ douze heures.
Je ne savais pas comment me comporter avec Nash, alors je décidai de
faire comme si ses mensonges ne m’avaient pas détruite.
— Comment tu as su que j’étais ici ?
Après le dîner, j’avais supplié Delilah de prendre mes cartons et étais
partie à un étage au hasard.
Il me suivit sur ma ruse.
— Tu veux que je sois complètement transparent ?
Non. Mens-moi encore.
— Évidemment.
Nash observa mon haut, mes cheveux, l’édredon derrière moi, tout.
— J’ai vérifié chaque pièce de bas en haut. Il fallait vraiment que tu
choisisses le vingt-quatrième étage ?
— Si j’avais su, j’aurais choisi le cinquante-troisième.
Je l’examinai de la tête aux pieds tout en me persuadant que je le faisais
pour confirmer la vérité et non parce qu’il me manquait déjà moins de
quarante heures après notre dispute. Son torse se soulevait et s’abaissait un
peu plus rapidement sous son costume Kiton. Une fine couche de sueur
perlait sur son front. Ses joues rougissaient d’un rose très doux dû à l’effort.
Bon sang.
Il avait vraiment inspecté tous les étages. Même lui avait l’air de ne pas
pouvoir y croire, avec ses sourcils froncés et sa mâchoire légèrement
relâchée. Il passa ses doigts dans ses cheveux. Une fois.
Je m’accrochai au cadre de la porte, essayant, en vain, d’effacer la
question de mon cerveau.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
— Fais quoi ?
— Passer tes mains dans tes cheveux. Trois fois si tu détestes là où tu te
trouves. Deux fois si tu penses que quelqu’un ou quelque chose est stupide.
Une fois si…
Je haussai nonchalamment une épaule, comme si ça ne voulait rien dire.
— … tu es près de moi.
J’étais nulle à cette histoire de dispute.
Plafond : Peut-être que tu devrais arrêter. Ça va sûrement me rendre la
vie plus facile.
Moi : Pour info, je ne suis pas folle. Il me cache littéralement un secret
alors même que nous sommes là en train de discuter. Un mensonge par
omission est toujours un mensonge ! Pourquoi personne ne comprend ça ?
— Tu veux que je sois complètement transparent ? demanda Nash.
— Oui.
J’avais envie de rire, parce qu’il le pensait vraiment à chaque fois qu’il le
demandait.
— Bon sang.
— Je ne sais pas.
Il me faisait perdre la tête.
— C’est tout ?
— Je n’avais jamais remarqué que je le faisais.
— Et si tu devais deviner ?
Il fixa les deux côtés de ses paumes comme s’il les remarquait pour la
première fois.
— Si je devais deviner, c’est parce que j’ai besoin de faire quelque chose
de mes mains. Dès que tu es là, elles veulent toujours te toucher.
Moi : C’était mignon. J’ai toujours le droit de l’écouter et de tomber sous
son charme, non ?
Plafond : Je reviens, je vais chercher sur Google comment cacher un
corps.
Je triturai un fil lâche sur mon jean.
— Je ne suis pas prête à avoir cette conversation.
Pas encore.
— Il y a tellement de questions sans réponses… et je n’ai toujours pas vu
mon père.
J’avais raté le bus pour aller chez papa hier, et « Hé, papa, j’ai découvert
que je ne suis pas un produit de ton sperme » ne me semblait pas être un
échange de textos ou d’e-mails approprié. D’autant plus que je devais le
formuler comme une blague dans mon esprit, rien que pour y penser.
— Je sais.
Mes sourcils se froncèrent.
— Comment tu le sais ?
— Transparence complète ?
Une fois de plus, il avait l’air si sérieux, comme s’il voulait être sûr que je
comprenne qu’il pensait tout ce qu’il disait.
— Oh, c’est pas vrai.
Je levai les yeux au ciel.
— Oui.
— Tu n’as pas de voiture, et j’ai payé un gamin mille dollars pour qu’il
garde un œil sur l’arrêt de bus le plus proche.
Plafond : J’ai changé d’avis. Vous êtes tous les deux faits l’un pour
l’autre.
Ma mâchoire se détendit légèrement avant que je ne me reprenne.
— Tu réalises que c’est à la limite du psychotique, j’espère ?
Son cou était tendu, les muscles si serrés qu’ils semblaient faux.
— Tu as conscience que Billings et Dickens sont sur la route du bus pour
Blithe Beach. La capitale du meurtre de la Caroline du Nord, ça te dit
quelque chose ?
— Je peux prendre soin de moi toute seule.
Son lent mouvement de tête me dérangea.
— Je ne suis pas venu ici pour me disputer avec toi. Je sais que tu es en
colère contre moi. Je ne te demande pas de me pardonner, mais tu dors dans
un placard alors que tu peux dormir sur un lit. Je peux virer Delilah de la
suite présidentielle.
Je clignai des yeux à de multiples reprises, me demandant si j’avais bien
entendu.
— Je t’interdis de jeter Delilah à la rue.
— Elle et son mari valent plus que le PIB de certains pays industrialisés.
Elle ne sera pas à la rue.
— Nash, non.
— Ma chambre.
Mes mains retombèrent le long de mon corps.
— Je ne compte pas partager le penthouse avec toi.
— Reste dans la chambre d’amis à l’intérieur.
Il ajusta ses manchettes.
— Je vais jouer la carte du patron. C’est mon hôtel. Je ne peux pas, en
toute conscience, laisser quelqu’un dormir par terre dans un placard sans
salle de bain, ni lit, ni eau courante.
— Tu as des scrupules ?
Je me retins de sourire, regrettant le badinage dont je me délectais
autrefois.
Il t’a menti, me rappelai-je. Tout le monde te ment. Même maintenant, en
ne te le disant pas, il te ment.
— Tu es une vraie plaie.
Il laissa échapper son sourire et je me forçai à respirer.
Je fus prise d’une quinte de toux. Quand elle se calma, je cédai. Plus ou
moins.
— Je vais rester dans une chambre finie à l’intérieur de l’hôtel qui n’est
pas rattachée à la tienne. Juste histoire qu’on soit clair, c’est parce que j’en
ai envie. Parce que je n’ai jamais fait de moi ma priorité, et ça va changer à
partir de maintenant.

***
Nash suivit le bus jusqu’à Blithe Beach.
Cela aurait dû m’énerver, mais lorsque je descendis du bus pour faire une
pause au distributeur d’eau à Dickens et que je revins sur une place de
parking abandonnée, j’aurais pu être reconnaissante. Même en plein jour,
j’aurais paniqué.
La capitale du meurtre, tout ça.
— J’ai juste besoin qu’on me conduise à Blithe, lui dis-je en jetant mon
sac Jana Sport sous le siège. Je prendrai un autre bus pour rentrer. Tu n’as
pas besoin de rester.
— D’accord. Je ne resterai pas.
Je me tournai face à la route tout en ignorant mes cheveux fouettés par le
vent. La douleur me tenait compagnie, tel un partenaire indésirable. Je
n’aimais pas la facilité avec laquelle il m’avait répondu, mais je voyais
aussi l’hypocrisie de vouloir qu’il parte tout en ayant besoin qu’il se soucie
de moi.
— Merde.
Il serra le volant et se tourna vers moi.
— Mensonge par omission. Reed est avec Basil pas loin de Blithe. À
Synd Beach. J’avais prévu d’y aller, puis de retourner à Blithe pour te
récupérer.
— Tu peux mettre fin à tout ça en me disant tout.
— Ce n’est pas à moi de raconter ce secret. Je n’aurais pas dû te dire quoi
que ce soit. Virginia n’aurait certainement pas dû te dire quoi que ce soit.
Il passa une main dans ses cheveux. Trois fois.
— J’avais promis à Gideon que je ne le ferais pas.
— Et moi, alors ? Suis-je égoïste de me demander où est ma place dans
tout ça ? Pourquoi tout le monde, sauf moi, a son mot à dire quand
j’apprends des choses qui me concernent ?
Quand je le regardai et que je vis une réponse qui ne me plaisait pas,
j’ajoutai :
— Ne réponds pas à ça. Dis-moi plutôt. Est-ce qu’il y a quelque chose
que tu regrettes ? Pas avec ton père et tout ça, mais dans tout ce qui a trait à
nous ?
— Je ne regrette pas une seconde, car ils m’ont conduit à toi.
— Quand tu m’as menti, Nash, tu es devenu comme toutes les autres
personnes de ma vie. Virginia, Balthazar et Gideon qui, apparemment, n’est
même pas mon père. J’espère que c’est moi qui suranalyse les choses.
J’espère que c’est un mauvais timing…
— Un timing ? Le temps n’existe pas. Le temps est quelque chose que les
gens ont inventé pour donner de la valeur à chacun de nos souffles, pour
nous rappeler qu’ils sont limités, que nous devons sauter en premier et ne
jamais poser de questions.
Comment peux-tu croire ça alors que tu as perdu ton père ? Tout ce que
Betty veut, c’est plus de temps avec Hank.
Quand il disait des choses comme ça, des choses qui me faisaient lever
les yeux au ciel et réfléchir à ma place dans l’univers, j’avais envie de
réduire la distance et me rappeler qu’elle était avec lui.
Il s’arrêta devant le petit cottage de Gideon, pas si différent de celui des
Prescott, et se tourna vers moi.
— Est-ce que tu comptes un jour arrêter de lutter contre ça ? Contre
nous ? Et revenir vers moi ?
— Non.
Je récupérai mon sac et le serrai contre ma poitrine.
— Je suis littéralement ici parce que tu connais de gros secrets sur moi et
que tu refuses de les partager.
— Est-ce que je pourrais te le redemander demain ?
Nash Prescott, des combats clandestins, de la constellation de cicatrices et
de l’hôtellerie milliardaire, avait tout d’un chiot en cet instant. Et il avait
demandé la permission au lieu de me le dire.
Je cédai.
— Ouais.
J’étais tellement dans la merde.
Chapitre Cinquante-et-un

Nash

Le seul moyen d’accéder à Synd Beach était le bateau, ce qui en faisait un


lieu parfait pour abriter des activités louches. Petite île. Pas de véritable
force de police. Le taux de propriété le plus élevé de l’état.
Les étudiants aisés y passaient leurs vacances d’été, faisaient des fêtes,
dealaient de la drogue, et je ne sais quoi d’autre. Le fait que Reed y traîne
me mettait mal à l’aise. Maman aurait paniqué à la seconde où elle l’aurait
découvert. Si elle l’avait jamais fait.
Je me disais qu’il fallait que je sois ici, à attendre un putain de bateau
pour Synd, plutôt qu’à Blithe Beach avec Emery. Reed avait évité d’en
parler depuis la mort de papa, et ça n’avait jamais vraiment été en tête de
ma liste de choses à faire.
Maintenant que j’avais appris la version de papa par Gideon, j’avais au
moins quelque chose de vrai à lui dire. La vérité. Ha. J’étais aussi digne de
confiance que Richard Nixon : pas du tout. J’avais baisé mes parents.
J’avais baisé mon frère. Et j’avais baisé Emery au sens littéral.
Le gardien du parking me donna un ticket de retrait. Je l’enfouis dans ma
poche et descendis sur le quai. J’avais laissé ma veste et mon gilet dans la
voiture, et ne portais qu’une chemise et un pantalon.
J’avais l’air ridicule, mais j’avais mis une casquette de baseball sur ma
tête. Je n’avais pas besoin que la presse prenne des photos de moi me
dirigeant vers une île communément surnommée Synd City. Le trajet en
bateau éclaboussait d’eau tout le cockpit, ruinant mes Giannis et trempant
mes chaussettes.
Je le passai à fixer le message qu’Emery m’avait envoyé avant que tout
ne parte en vrille.
Durga : Dis-moi ce que tu aimes le plus au monde.
Mes doigts survolèrent le clavier. Je tapai ma réponse, puis la supprimai.
Je ne pouvais pas l’envoyer avant que Gideon n’avoue et n’explique tout. Si
je pensais qu’il valait mieux qu’elle l’apprenne de ma bouche, j’aurais
craché le morceau à la seconde où j’avais identifié Sir Balty comme son
donneur de sperme.
D’ici là, je serais là pour elle.
Je trouvai Reed en train de fumer un joint à la plage. Mon frère
salutatorien avec la bourse de football D1. Je m’assis à côté de lui, le lui
arrachai de ses doigts, le portai à mes lèvres et inhalai.
— Joli chapeau, me salua-t-il en secouant ses cheveux.
La casquette de baseball arborait un écureuil gris aux yeux exorbités au-
dessus de la visière, l’animal représentatif de l’état de Caroline du Nord. Je
l’avais achetée à un stand pour touristes.
Je lui pointai le joint.
— Qu’est-ce que tu fais avec ça, gamin ?
— Ce n’est pas comme s’il était bourré au LSD, papa.
Il se tut un instant, enfonçant ses talons dans le sable.
— La réserve que tu m’as volée, par contre…
Je me disais bien que ceux-là sentaient bizarre.
— Tu traînes avec ces gars-là, maintenant ?
Je fis un geste vers le groupe de poseurs sur-privilégiés jouant de la
guitare à côté d’un feu de camp de trois mètres de haut en plein jour.
— Tu as dit que tu voulais qu’on se voie.
Il écarta les bras, sans remords et complètement défoncé.
— C’est ici que je m’amuse.
— Emery est au courant ?
— Au courant de quoi ?
Je le désignai d’un geste.
— Que tu es devenu un abruti.
Putain, c’était pas comme ça que j’avais imaginé cette conversation.
— Emery ne juge pas.
Il marmonna un juron, m’arracha le joint et inhala.
— Non, elle n’est pas au courant.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais.
Il n’existait pas de mots moins rassurants, puisqu’ils impliquaient qu’il
était en train de faire ou avait fait quelque chose de louche.
Je suivis le regard de Reed directement vers Basil. Bon sang.
— Sérieusement ? Tout ça pour Basil Berkshire ? Pourquoi ?
— Si je te le disais, tu ne me croirais pas.
— Essaie quand même.
Je m’assis pendant que je l’écoutais tout expliquer de part en part. À la
fin de son histoire, je ne le croyais pas le moins du monde. Le récit de
Katrina Berkshire, qui avait passé deux mois dans un camp de musique
pendant l’été et était revenue avec un nouveau nez et un double bonnet D,
me paraissait plus vraisemblable.
Reed rit et enfonça le bout du joint dans le sable.
— Tu ne me crois pas.
— Si, mais je ne crois pas à la situation.
Je poussai un juron et pris une bouteille d’eau dans la glacière bleue à
côté de lui.
— C’est de la vodka.
— Putain de merde, Reed. Qui es-tu ?
— La même personne.
Il haussa les épaules.
— Tout le monde me considérait comme l’enfant chéri, et j’aimais ça
comme ça. C’était plus facile de partir en douce quand j’en avais envie.
Je fis un signe de tête vers Basil.
— Pour elle.
— Ouais.
Un sourire vint adoucir son visage, et cela me rappela ce que nous étions
avant qu’Eastridge ne plante ses griffes dans ma famille.
— Tu es enfin venu me dire la vérité ?
Ça défia chacun de mes instincts, mais je le fis.
Nous parlâmes du diagnostic de papa, des combats que j’avais menés
pour trouver de l’argent, de la raclée que j’avais infligée à Petite Queue, du
registre, et de la façon dont j’avais, sans le savoir, construit ma société avec
l’argent de Gideon.
Au moment où le soleil se coucha et que ses crétins d’amis passèrent de
l’herbe à des drogues plus dures, Reed me dit qu’il n’était pas d’accord
avec ce qu’il s’était passé la nuit du cotillon, mais qu’il me pardonnait.
Reed échangea son soda contre de la vodka, puis y versa du coca pour le
faire passer.
— Je sais ce qu’Emery et toi avez fait sur mon lit.
Hein ?
Ma bouteille d’eau s’immobilisa devant mes lèvres.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
— J’ai présumé que coucher avec toi l’avait suffisamment mortifiée.
Il vola ma casquette et l’utilisa comme poubelle pour sa malbouffe.
— Je l’ai vue s’enfuir du cottage, à moitié nue. Et plus tard, elle a gémi
ton nom une nuit. Mais genre, vraiment gémi. Je m’étais assoupi sur le sol
de sa chambre après être revenu en douce de chez les Berkshire. Je ne
voulais pas que maman me trouve.
— Merci pour les détails, Jerry Springer.
Je fis semblant de regarder ma montre, mon esprit comme sur une autre
planète. Comme si quelqu’un avait truqué ma vie contre moi, et que j’avais
encore une chance de gagner.
Reed lança la casquette comme un frisbee, les emballages compris, dans
le feu de joie. Il y versa la vodka, faisant s’élever la flamme. Après avoir
jeté la bouteille à mes pieds, il se planta devant moi.
— Considère ceci comme ton avertissement obligatoire. Frère ou pas, je
serai ravi de te cramer si tu fais du mal à ma meilleure amie.
Trop tard.

***
Emery

Les paumes de mes mains étaient couvertes de sueur.


J’étais assise sur les marches de sa nouvelle maison, à cogiter sur si je
devais entrer. Je l’avais vu dans une pièce jointe d’un e-mail, mais elle
m’avait quand même surprise. Elle était plus petite que le cottage des
Prescott et contredisait toutes les définitions que je possédais de papa.
De Gideon.
Qu’est-ce qui a changé d’autre ?
Je doutais qu’il s’habille encore en costume. Une Toyota raisonnable était
garée dans l’allée. Le feuillage semblait entretenu mais pas immaculé. Ce
n’était pas le genre d’endroit où l’on portait un costume trois pièces sur
mesure.
Sincèrement, j’avais peur de regarder mon père et de voir un étranger.
Parce que si je n’avais pas de sang pour nous lier, qu’y avait-il d’autre ?
— Tu entres ou quoi, ma puce ?
Querencia.
Le mot me vint avec la force d’un cri de guerre. Accablant et féroce.
L’envie de le crier me saisit les cordes vocales, mais je gardai le silence. Je
prononçai le mot à voix basse tout en observant Gideon, qui se tenait au
coin de la maison.
Il portait un T-shirt blanc simple, un jean bleu délavé, une casquette de
baseball des Hornets et une paire de Timberlands. Ma querencia déguisée
en un homme normal. Il arracha ses gants de jardinage et les jeta dans le
topiaire le plus proche.
Un sourire se dessina au coin de ses yeux.
— Quel est le mot magique cette fois ?
Il me comprenait toujours.
J’avais envie de m’effondrer contre lui et enfin, enfin verser les larmes
que j’avais gardées à distance pendant quatre ans. Le soulagement que je
ressentis fit vaciller mes pieds en avant comme une chaise à bascule
branlante. Papa me rattrapa avant que je ne tombe des marches.
Je m’accrochai à ses bras, l’inspirai et relâchai ma prise sur lui en
expirant.
— Querencia.
— Tu vas devoir expliquer au vieil homme que je suis ce que ça signifie.
Il se tapota la tempe.
— Ma tête n’est plus ce qu’elle était.
Être près de lui me paraissait surréaliste, comme rentrer chez soi après de
longues vacances et voir que tous ses meubles ont disparu. Je le
reconnaissais encore, mais les souvenirs me revenaient lentement à mesure
que je reconstituais ce qui allait où.
— En tauromachie, c’est la partie de l’arène où le taureau se sent le plus
fort et le plus en sécurité. L’endroit où il gravite et où il se sent chez lui.
Elle se développe au fur et à mesure que le combat avance et devient
l’endroit où il est le plus dangereux, où il est impossible de le tuer.
Il me lança un sourire éclatant, celui qui m’avait toujours convaincue de
la fierté qu’il éprouvait à me voir exister.
— Tu m’as manqué, Em.
— Tu es heureux, répondis-je.
Ce n’était ni une déclaration ni une question. C’était plutôt une
accusation ou une demande, sauf que je ne comprenais pas ce que je lui
demandais.
Je la voyais dans les rides de rire plus profondes. L’attitude insouciante.
Comment il avait arrêté de grisonner. Si être à Eastridge lui avait aspiré sa
vie, vivre à Blithe Beach lui en avait donné plus.
C’était dur, mais je ne voulais pas de cette fanfare. Je voulais aller droit
au but et régler le problème.
— Virginia m’a dit que Balthazar Van Doren est mon père.
— Ce n’est pas ton père.
La mâchoire de Gideon se contracta. Il recula d’un pas.
— Au mieux, c’est ton donneur de sperme.
— Pourquoi tu me l’as caché ?
— Je voulais te le dire à tes dix-huit ans, mais il y a eu le scandale.
— Nash m’a dit que Balthazar t’avait fait chanter pour que tu lui donnes
une part de la société.
— Lui et Virginia l’ont détournée. Elle avait besoin d’une protection au
cas où je divorcerais. Je l’ai découvert, alors ils ont inclus Eric Cartwright
dans leur arnaque.
Il passa une main sur sa mâchoire, ses yeux perdus au loin.
— Ils lui ont fait rédiger des papiers de droits parentaux et s’en sont servi
pour me menacer. Tu étais mineure. Si j’avais parlé à quiconque du
détournement de fonds, je t’aurais perdue.
— Et maintenant ? J’ai vingt-trois ans.
— Je t’ai envoyé des e-mails toutes les semaines, j’ai essayé de te parler,
j’attendais que tu viennes me voir, pour que nous puissions faire ça en
personne.
Il me prit les mains et m’attira plus près.
— Je ne te blâme pas. Ce n’est pas de ta faute. Mais j’ai besoin que tu
saches que j’ai essayé. Même quand tu m’as vu devant ton restaurant et que
tu as appelé la police, j’ai continué à venir. Je t’aime. En ce qui me
concerne, tu es ma fille.
Je déglutis et observai l’horizon en plissant les yeux pour éviter de le
regarder. Est-ce que cela faisait de moi l’architecte de mon désespoir ? Je ne
me sentais pas comme la fille qui chassait les orages. J’avais l’impression
d’être la fille qui les fuyait.
— Tu veux bien me parler du reste ? Je veux savoir ce qu’il t’est arrivé
après le scandale. Je veux savoir pourquoi Virginia n’est pas en prison. Il
n’y avait pas de preuves ? C’était ta parole contre la sienne ? Je veux savoir
comment Nash est impliqué. Je veux savoir comment je suis impliquée.
— Je vais te le dire.
Il retourna la visière de son chapeau et couvrit la première marche de son
porche.
— On peut se retrouver chaque samedi, et je t’expliquerai tout, morceau
par morceau. C’est promis.
Je m’assis à côté de lui.
— Tu ne peux pas m’expliquer maintenant ?
— Je pourrais, mais comment faire autrement pour que je puisse te voir ?
Il me donna un coup d’épaule sur le bras.
Je refoulai un sourire et pensai à l’accueil qu’il recevrait ailleurs qu’à
Blithe.
— Je viendrai ici.
— Tu es sûre ? Je peux conduire jusqu’à Haling Cove.
— Oui, je suis sûre. On pourrait se retrouver sur la tombe de Hank la
prochaine fois ?
— Bien sûr.
Il m’évalua du regard, s’imprégnant de mes cheveux noirs et de mon T-
shirt.
— Je veux tout savoir de toi.
Je haussai les épaules et tapai du pied sur la marche.
— Il n’y a pas grand-chose à savoir. Je pourrais tout écrire sur une feuille
de papier et il me resterait toujours de l’espace.
Sauf Demi.
Ma pénitence.
Pourquoi cela me semblait-il moins significatif soudainement ? Pourquoi
était-elle différente ?
Mes yeux s’écarquillèrent. Je baissai la tête, digérant l’information. Peut-
être que je n’avais pas essayé d’alléger ma culpabilité. J’essayais d’alléger
celle de papa. S’il pouvait faire les choses bien, peut-être que je pourrais le
revoir. Peut-être que je pourrais avoir un père.
— Qu’est-ce qui te tracasse ?
Papa me tapa sur l’épaule.
— Il y a autre chose.
— Ça fait beaucoup à encaisser.
J’envisageai de mentir, mais je choisis la vérité laide et douloureuse.
— Et surtout… Ces quatre dernières années, je savais que nous ne nous
parlions pas, mais je n’ai jamais eu l’impression de ne pas être à ma place
ici. Et maintenant… je ne suis plus sûre.
Il me prit dans ses bras et me serra dans un câlin d’ours, celui qu’il avait
l’habitude de me faire quand j’étais enfant. Même quand il savait que je ne
portais pas son sang.
— Tu crois que j’envoie des cartes postales hebdomadaires sans réponse
à n’importe qui ? Tu es ma fille, Emery Winthrop. Tu l’as toujours été. Et tu
le seras toujours. Nous n’avons pas besoin du sang pour nous lier quand
nous avons l’amour.
Chapitre Cinquante-deux

Nash

Je trouvai Emery sur la plage.


Celle dont les eaux étaient plus polluées que le Styx et étaient
probablement en train de la transformer en X-Men à chaque seconde de
plus.
Elle était debout jusqu’à la taille dans l’océan, tout habillée, ses yeux
rivés sur le ciel sombre. Les vagues s’écrasaient contre son dos, mais elle
restait une force inébranlable. Je n’avais jamais rien vu d’aussi féroce. Elle
me rappelait le tableau de Charmaine Olivia exposé à l’hôtel Prescott de
Paris. Une mer de chaos et de couleurs envahissait la toile, mais je ne
voyais que le sujet.
Tu n’as peut-être pas besoin de moi, mais bordel, moi j’ai besoin de toi.
J’étais un connard dont le code éthique était parfois aussi bas que celui
d’un dictateur génocidaire. Quelqu’un devait me ramener à la raison.
Une journée entière s’était écoulée. C’était assez de temps pour que
Gideon m’explique tout dans les moindres détails. Maintenant, j’allais
récupérer ma copine. Tout simplement.
Je sortis mon téléphone, et répondis à Emery par texto.
Durga : Dis-moi ce que tu aimes le plus au monde.
Nash : Toi et ce qui m’a amené à toi.
Elle sortit son téléphone de sa poche. Elle fit glisser sa langue sur ses
lèvres, ses doigts survolant l’écran.
Emery : Ça en fait deux. Tu ne suis jamais les règles.
— Rien à foutre des règles.
Elle leva les yeux vers moi et pataugea dans l’eau, ses yeux affamés
traçant un chemin le long de mon corps. Les vagues la poussèrent d’avant
en arrière au gré de leur courant. Chacun de ses pas semblait être une
bataille contre la gravité.
Nous nous retrouvâmes quelque part au milieu, là où les vagues
frappaient ses genoux sans trop la faire tanguer.
— Quels sont les fils qui nous unissent ?
Pas de bonjour. Directement les réflexions philosophiques. C’était
tellement Emery que mon entrecuisse durcit. Elle m’éclaboussa avec son
pied.
— N’est-ce pas fou que nous nous occupons chacun de nos affaires, sans
savoir que notre prochain pas peut être celui qui détermine notre vie ?
Je m’avançai davantage vers elle, m’installant en terrain connu, la
reconnaissant ainsi. Elle cherchait toujours un sens, une explication,
quelque chose pour lui faire dire pourquoi, alors que la réponse ne lui
apporterait probablement rien.
Mais je lui donnai la meilleure réponse possible et priai pour qu’elle
revienne vers moi.
— Tu sais ce que ça veut dire, moira ?
— Moira ?
Elle inclina la tête. Elle me décocha un regard qui suggérait qu’elle
détestait le fait que je sache un mot qu’elle ne connaissait pas. Si elle le
pouvait, elle me le volerait, comme elle avait volé une partie de moi.
— Moira, c’est le destin. Ce sont les fils qui nous lient ensemble.
— Toi, moi, Gideon, Virginia, Hank, Balthazar. Nous sommes liés les uns
aux autres.
Ses mains tordirent sa chemise, la roulant sur le devant.
— Je le sais, mais papa ne m’a pas tout expliqué. Tu ne le feras pas.
Donc, je suis là, consciente de l’existence de ces fils, mais aveugle à leur
apparence. Aide-moi, Nash. Papa m’agite l’info sous le bout du nez jusqu’à
ce que je revienne pour chaque visite. Je ne lui en veux pas. Je l’ai laissé
tomber pendant quatre ans.
Je t’emmerde, Gideon Winthrop. J’emmerde la position dans laquelle tu
m’as mis.
Je n’avais pas de réponse à lui donner, à part que je la voulais à mes
côtés.
— Reviens vers moi ?
— Jamais.
Ses lèvres se retroussèrent, le clair de lune exécutant une danse sournoise
dans ses yeux. Elle donna un coup de pied dans l’eau et regarda les vagues
éclabousser mon pantalon de costume.
— Pas avant que tu me le dises.
Je ne le ferais pas. Elle le savait.
Chaque fois qu’elle parlait de son père, elle faisait la grimace. Confuse.
Perdue. Se battant pour savoir si elle devait lui pardonner. Elle avait besoin
de l’entendre de Gideon, ou elle ne retrouverait jamais la relation qu’ils
avaient autrefois partagée.
Je butai sur mes mots, me demandant comment le dire sans avoir l’air
complètement fou, puis je réalisai que je m’en fichais.
— Tu es en guerre contre toi-même, et je n’ai jamais eu autant envie de
prendre une armure et de me battre pour quelqu’un que maintenant, mais je
sais que je ne peux pas. C’est ta bataille. C’est ta guerre. Tu reviendras vers
moi, Emery, ou des mots comme « destin » et « destinée » n’existeraient
pas.
— Destin ? Destinée ?
Elle secoua la tête.
— Tu balances des mots sérieux sans réfléchir.
Je me rapprochai, poussant une petite vague vers elle.
— Quelles étaient les chances que je sois dans ce lit la nuit où tu es venue
en douce dans la chambre de Reed ? Que tu sois Durga ? Que je sois Ben ?
Que tu aies fini dans l’ascenseur avec moi ? Qu’il se soit coincé ? Que tu
aies travaillé pour moi ? Que je sois tombé sur toi à la soupe populaire ? Je
peux continuer, mais quelles étaient les chances ?
— Élevées !
Elle leva les deux mains et commença à énumérer sur ses doigts.
— Tu es le frère de Reed, et Betty a pris ta chambre. Sans surprise, tu y
as dormi. Il n’y a pas tant de gens que ça à Eastridge, et encore moins qui
utilisent l’application Eastridge United. C’est logique que tu sois Ben.
Elle ignora mon regard qui lui criait mon incrédulité et poursuivit :
— J’ai eu un travail par Reed, et c’est ton frère. Il était tard, plusieurs
personnes essayaient d’entrer dans l’ascenseur. Il y a des coupures de
courant tout le temps pendant les tempêtes. Et c’est la seule soupe populaire
à des kilomètres. Peut-être que c’est le destin. Peut-être pas, mais tu veux
vraiment nous utiliser comme preuve qu’il existe ?
— Toi, la fille qui croit aux mots magiques et aux ciels sans étoiles, ne
crois pas au destin ?
Elle haussa une épaule.
— Je ne sais pas en quoi je crois, mais ça pourrait être une coïncidence.
Pas le destin.
— Il existe.
Je réduisis la distance et enroulai une paume autour de sa nuque.
— Le destin est un ouragan. On pense savoir où il va. On pense être en
sécurité. Et juste quand on pense avoir surmonté la tempête, sa trajectoire se
dirige directement vers la nôtre. Toi, Emery Winthrop, tu es mon ouragan.
Mon destin. Ma Durga. Ma tigresse.
Je l’embrassai, passai mes doigts dans ses cheveux et inclinai sa tête de
façon à ce qu’elle rencontre la mienne. Ses poings s’accrochèrent à ma
chemise. Un bouton se détacha, mais je n’en avais rien à faire.
Elle enroula ses jambes autour de ma taille. Je plaquai mes mains sur ses
fesses et la pressai contre moi. Les vagues nous poussèrent plus
profondément dans l’océan. Mon membre tenta tant bien que mal de
s’échapper de mon pantalon, dur comme du fer pour elle.
Emery se retira et appuya son front contre le mien. Elle était à bout de
souffle, et se frottait toujours contre moi. Putain.
— Nous n’aurions pas dû faire ça.
Je savais qu’elle ne le ferait pas sans connaître toute l’histoire, mais je
demandai quand même :
— Reviens vers moi ?
— Pas tout de suite.
Pas tout de suite.
J’allais faire avec.

***
Emery

Toc !
Toc !
— J’arrive ! marmonnai-je. Pitié, dis-moi que ça ne va pas devenir dans
tes habitudes de me réveiller aussi tôt tous les matins.
Je marchai pieds nus jusqu’à la porte, passant devant une chambre
d’amis, le salon et la cuisine avant de l’atteindre. Ces suites de l’étage
supérieur étaient une vraie affaire. Ida Marie m’avait dit une fois qu’elles se
vendaient à cinq chiffres la nuit.
Une fois terminé, le penthouse de Nash s’étendrait sur deux étages, le
premier étage partageant l’immobilier avec deux suites présidentielles.
Celle de Delilah et, maintenant, la mienne.
J’ouvris, m’attendant à voir Nash. Je fus accueillie par un visage
chérubin. Je me souvenais l’avoir déjà vu lors d’une réunion de présentation
de l’équipe. Ils étaient venus la semaine dernière pour se familiariser avec
le terrain avant le début de la formation des employés.
— Bonjour.
Je gardai une paume sur ma porte.
— Je peux vous aider ?
Il bondit d’un pied sur l’autre.
— Monsieur Prescott m’a dit de rester dehors et d’attendre que vous vous
réveilliez.
— Je suis désolée.
Je clignai des yeux en voyant son uniforme.
— Quoi ? Il veut que vous soyez mon babysitter ?
— Non. Oups.
Face de Chérubin se baissa pour prendre une glacière bleue géante. Le
genre que les hôpitaux utilisent pour transporter les organes. Il la fourra
dans mes bras.
— Tenez. Je devais vous donner ça à votre réveil, mais j’ai vraiment
besoin d’aller aux toilettes.
— Merci, je crois ?
J’ouvris la glacière, mon cœur battant à tout rompre à la vue de mon
déjeuner emballé. Le bout de mes doigts frôla mes lèvres, me rappelant
mon baiser avec Nash d’il y avait deux nuits.
Les pieds de Face de Chérubin tapèrent la moquette du hall.
— Est-ce que je peux utiliser vos toilettes ?
Euh… C’est mort.
Laisser un étranger à l’intérieur était la prémisse de tous les films
d’horreur au monde.
Plafond : C’est étrangement raisonnable de ta part. Vingt sur vingt.
— Non.
Je sortis le sac qui contenait mon déjeuner et posai la glacière sur la table
de l’entrée.
— Mais vous pouvez utiliser celles de monsieur Prescott.
— Vous êtes sûre ?
Le sac de déjeuner serré dans un poing, je sortis la carte de Nash de ma
poche arrière, le guidai le long du couloir, puis le laissai entrer.
— La salle de bain des invités est juste là.
Dès qu’il fut parti, je déchirai le sac. Un mot était posé en haut.

Salut.
Ce n’est pas toi que je salue, Emery. C’est ce que tu te croirais. Contrôle
ton ego, tigresse.
Je dis bonjour à la voix dans ta tête. Celle que tu utilises pour lire ceci.
Quoi de neuf, mon cœur ?
Dis à Emery que son cul était canon dans son jean hier, que son idée
d’alterner les couleurs des rideaux était un coup de génie à la Einstein, et
que l’entendre murmurer des mots magiques me fait perdre la tête à chaque
fois.
En fait, je crois que c’est toi qui les murmures, n’est-ce pas, Voix
Intérieure d’Emery ?
Si tu pouvais dire à Emery de revenir vers moi, ce serait génial.
— NASH

Je souris et fouillai dans le tiroir de la cuisine pour prendre un des blocs-


notes de l’hôtel. J’y écrivis ma réponse.

Ça n’arrivera pas.
— EMERY
PS : Tout ce que tu as à faire, c’est me le dire.

Et ce fut ainsi que la saga de la glacière commença.


Je me réveillais avec une glacière le matin et je la déposais devant sa
porte le soir, avec ma réponse. Le samedi, Nash me conduisait chez papa,
dont l’idée de tout me dire consistait à me raconter chaque détail aussi
lentement que possible.
Je voulais qu’il se dépêche de passer aux parties croustillantes, qu’il
passe sous silence les aspects dégoûtants de ma conception et qu’il en arrive
à la partie où Nash avait tout découvert avant moi. En même temps, je
savais que papa appréciait mes visites, alors je le laissais faire à son rythme.
Même si la patience n’avait jamais été mon point fort.
Et chaque matin, quand je me réveillais avec un mot dans la glacière, je
souriais.
Le destin, c’est l’Univers qui botte le cul aux coïncidences. Nous sommes
un exemple du destin prouvant au monde qu’il existe. Reviens vers moi ?
— NASH

Je triturai le papier, consciente que Nash me poserait cette même question


tous les jours jusqu’à ce que je dise oui, consciente que j’avais envie de
céder à chaque fois. Papa ou Nash auraient pu mettre fin à mon malheur,
mais aucun ne le fit, alors je répondis :

Jamais.
— EMERY
PS : Sauf si tu me parles. Dans ce cas, je suis curieuse : si le destin et la
destinée se faisaient la guerre, lequel gagnerait, à ton avis ?

Nous travaillions ensemble tous les jours, à l’exception de quelques


voyages que Nash faisait avec Delilah. Il partait en hélicoptère sur le toit,
mais il ne manquait jamais de me préparer un déjeuner et un mot. Le
lendemain matin, il répondit :

Celui qui t’a amené à moi.


(C’est assez mielleux ? Je couvre mes arrières, puisque la profondeur et
la philosophie n’ont pas fonctionné. Je pourrais aussi dire que l’univers
veut que nous soyons ensemble. Qui sommes-nous pour défier l’univers ?
De l’or pur. Tu pourrais mettre ça sur un T-shirt.)
Reviens vers moi ?
— NASH

Je me précipitai dans ma chambre et imprimai le T-shirt.


Qui sommes-nous pour défier l’univers ?
Ça me donnait l’impression de porter Nash.
Chantilly partit avec Cayden, Ida Marie et Hannah pour faire une
interview avec un magazine d’architecture sur l’ouverture prochaine de
l’hôtel. Nash passa la matinée avec Delilah, à faire la cour à un homme
politique local lors d’un match de la MLB.
Il entra dans le bureau vers midi, vêtu d’un jean foncé, d’une chemise
Henley blanche et d’une casquette de baseball. Quand il me surprit en train
de manger le sandwich qu’il avait préparé, dans le T-shirt qu’il avait
imaginé, il s’appuya contre le cadre de la porte, croisa les bras et regarda.
Suffisant et tellement arrogant.
J’enfouis la dernière bouchée dans ma bouche, mes incisives croquant les
chips.
— Tu comptes me parler ?
— Tu veux bien me croire quand je te dis que j’ai mes raisons ?
— Oui, tu veux que ce soit Gideon qui me le dise.
— Le fait que tu l’appelles Gideon et pas papa prouve exactement mon
propos.
En réalité, je l’appelais toujours papa en face et je l’appelais surtout papa
dans ma tête. En fait, je n’utilisais Gideon qu’avec Nash parce que j’avais
peur de l’inconnu. Jusqu’à présent, je comprenais les motivations derrière
tout ce que papa avait raconté.
Il était resté dans un mariage sans amour avec Virginia, pour pouvoir me
garder.
Il avait fait de Balthazar son associé, pour pouvoir me garder.
Il ne les avait pas dénoncés pour pouvoir me garder.
C’était compréhensible.
Mais si un jour, il avouait que lui ou Nash avaient fait quelque chose de si
mal que je ne pourrais jamais leur pardonner ? Ou pire, que je les pardonne
parce que je les voulais tous les deux dans ma vie ?
J’écrivis mon mot devant lui et le lui collai sur le torse.

Non.
— EMERY

PS : Je préfère le fromage plutôt que le miel, et les seuls que j’aime sont
le cheddar blanc et le fromage à effilocher consommé correctement (c’est-
à-dire pelé).

Quelques jours plus tard, Nash arriva en retard pour m’emmener chez
papa, ce qui signifia que je marchai jusqu’à l’arrêt de bus, que je montai à
bord et que je le regardai suivre le bus jusqu’au prochain arrêt. Je descendis
et m’approchai de lui.
— Le mécanicien m’a retenu plus longtemps que prévu.
Nash passa ses doigts dans ses cheveux. Une fois.
— Tu aurais pu attendre. Je doute que Gideon prenne mal que tu arrives
en retard.
Il s’appuya contre sa voiture, les bras croisés. Il avait remplacé le toit. Je
remarquai, à travers les fenêtres, que les fauteuils en cuir semblaient avoir
été re-tapissés. Toutes les preuves de notre nuit à jerker… disparues.
J’eus soudainement mal à l’estomac. C’était ridicule, mais aussi la preuve
que je m’en souciais.
— En fait, j’ai attendu et je t’ai envoyé un message.
J’ouvris mon sac.
— Comme je n’ai pas eu de réponse, je suis partie. Je ne pouvais pas
prendre le risque.
Je récupérai mon carnet de croquis, jetant à peine un coup d’œil au «
Reviens vers moi ? » sur son mot de ce matin. Mon stylo s’agita rapidement
sur le papier. J’arrachai le mot, le roulai en boule et le lui tendis.

Non.
— EMERY
PS : De tous les mensonges, mon préféré était toi et moi.

Il le déplia et le lut en levant un sourcil. Son amusement n’eut aucun effet


sur mon agacement.
— Je viens de prendre conscience de quelque chose.
Je soupirai, rangeai le carnet de croquis dans le sac et le jetai dans la
voiture.
— Quoi ?
Nash ferma la portière pour moi et entra de son côté.
— Ça peut être mignon, les crises de colère.
Nash Prescott : le maître du compliment indirect.
— Pour info, poursuivit-il, mon téléphone s’est retrouvé à court de
batterie. Le mécanicien a oublié de remettre le chargeur dans la voiture
après avoir fini de la retapisser.
Le lendemain matin, ma lettre de Nash disait :

Tu ne pouvais pas détourner ton regard de moi hier. Je sais que nous
attendons Gideon et tu as peur de ce que tu vas apprendre. Je te promets
qu’il n’y a rien à craindre.
Demande-toi : qu’as-tu à perdre en ayant peur ? Qu’est-ce que tu as à
perdre à ne pas avoir peur ?
Reviens vers moi.
— NASH
PS : Dis à Gideon de se dépêcher. Je suis impatient de nature et enclin à
obtenir ce que je veux. Tu aurais pu finir une centaine de livres audio d’Ava
Harrison depuis le temps.

Je transmis le message à papa la semaine suivante, qui se contenta de rire


et de me dire que Nash pouvait attendre. La réponse m’aurait mise en
rogne, mais il l’avait dit avec une telle aisance et un tel réconfort que je ne
m’étais jamais sentie aussi certaine que tout irait bien.
Nous avions passé la journée à parler de tous les événements qui avaient
dû se produire pour mener Virginia à lui.
— Les choses arrivent pour une raison, Emery.
Papa avait déposé un baiser sur mon front.
— Tu dois y croire.
Cette nuit-là, je peinai à trouver une réponse pour la première fois.

Non.
— EMERY
PS : Et si c’était le destin qui m’avait conduite à toi ? Quand je me pose
de telles questions, le chemin sur lequel nous sommes semble nous
dépasser.

À ce stade, papa et moi avions trouvé un rythme. Nous avions combattu


nos insécurités et trouvé une relation qui rappelait celle que nous partagions
autrefois. Ce chantage à la Mille et Une Nuits pouvait se terminer sans
qu’aucun de nous n’ait l’impression de ne plus avoir de raison de nous
rencontrer.
J’aurais pu demander à papa de me faire un résumé rapide, pour que Nash
et moi puissions enfin être de nouveau ensemble. Je ne le fis pas.
Bizarrement, je le faisais pour Nash.
Il avait un regard distant chaque fois qu’il me déposait, et je savais qu’il
partait au cimetière pour rendre visite à son père en attendant. Je savais
aussi qu’il tenait autant à maintenir ma relation avec papa parce qu’il
n’avait plus aucune chance avec Hank.
Alors, je fis durer les entrevues, même si cela m’étouffait et que je
surprenais parfois Nash en train de me fixer comme s’il essayait de savoir si
je ressentais la même chose.
Plus d’un mois plus tard, le moment que je craignais arriva.
La discussion sur Nash.
Je voulais l’entendre de Nash. Comment il avait trouvé le livre de compte
et l’avait brûlé pour moi. L’entreprise qu’il avait construite à partir du
scandale Winthrop et de l’investissement secret de papa. La façon dont il
s’était blâmé à tort pour la mort de Hank. Comment il avait aidé tant de
gens à faire pénitence.
J’avais déjà soupçonné la plupart de ces choses, donc ce ne fut pas une
surprise. Mais à la fin, je pris conscience de quelque chose.
Je l’avais vu sur son bureau. Le cuir brûlé, les pages préservées à
l’intérieur.
Nash avait toujours le registre.
La seule chose qui pouvait prouver l’innocence de mon père.
Et il l’avait gardé pour lui.
Chapitre Cinquante-trois

Nash

— Ces enfoirés. Qu’ils aillent se faire foutre. Que tout le monde aille se
faire foutre. Que le monde entier aille se faire foutre.
Delilah passa devant moi, de la rage à l’état pure sur tout le visage.
— Il faut qu’on y aille.
Nous quittâmes la réception du gratte-ciel de Washington DC et
marchâmes à toute vitesse jusqu’à la voiture de location. Après avoir
déposé Emery à Blithe ce matin, j’avais demandé à Gideon de la ramener à
l’hôtel.
Mais Emery et moi avions prévu quelque chose pour ce soir. J’allais
rejoindre la Caroline du Nord en hélicoptère, le temps de manger à
l’extérieur et de faire des trous dans tous les films de la liste Netflix de
Chantilly.
— Tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe ou c’est encore une autre
de tes crises de colère ?
Je m’assis sur le siège du conducteur.
— Contrairement à celles d’Emery, les tiennes ne sont pas mignonnes.
— Ça t’amuse. Bien. Garde ça en tête, car ça ne sera plus le cas dans une
seconde. Nous allons à l’aéroport.
Elle sortit son téléphone, composa un numéro et me fit signe de me taire
d’un doigt. Celui du milieu. Charmant.
— Ouais. Tu as lu mon message ? J’ai besoin du vol le plus rapide.
Commercial ou privé, du moment que c’est le premier à partir.
Je pris la direction de l’aéroport, sentant son urgence. Merde. Il me fallait
un chargeur pour envoyer un message à Emery et lui dire que j’étais parti.
— Crache le morceau, ordonnai-je dès que Delilah eut fermé son
téléphone. Et aussi, est-ce que tu as le numéro d’Emery ? Ou celui de
Reed ?
— Non, je n’ai pas le numéro de ta petite amie. Et non, je n’ai pas non
plus le numéro du frère prépubère de mon patron.
Elle rangea son téléphone dans son sac Birkin.
— Ça devrait être le cadet de tes soucis. Ils ont changé le lieu de la
réunion du bâtiment où nous étions à l’instant.
Je pris le virage vers l’aéroport.
— C’est pas si grave. Quel terminal ?
— International. Air Singapour.
— Premièrement, on prend un vol commercial ?
J’abandonnai la voiture de location sur le trottoir, sans m’en soucier.
Singapour était trop important.
Toujours préparée, Delilah posa violemment nos passeports au comptoir
VIP.
— En quoi est-ce important que nous prenions un vol commercial ? Je ne
t’avais jamais pris pour une diva, mais ça prend tout son sens maintenant.
J’ignorai sa remarque cinglante et pris nos billets à l’employé hagard.
— Il faut que je recharge mon téléphone ou que j’achète un nouveau
chargeur.
Nous nous ruâmes vers la ligne de pré-contrôle de la police des douanes
en nous frayant un chemin parmi la foule, où nous manquâmes tout juste de
nous faire plaquer. La moitié du temps, je pensais que Delilah voulait
Singapour autant que moi. Soit pour moi, soit parce qu’elle avait travaillé si
dur pour y arriver depuis trop longtemps pour perdre maintenant.
— Putain, moi aussi.
Elle passa à travers le détecteur de métaux.
— Mais nous n’avons pas le temps. Nous devons littéralement sprinter
pour prendre ce vol.
Je déposai mon téléphone dans un bac sur le tapis roulant.
— Deuxièmement, comment on a pu se tromper de lieu, bordel ?
L’agent de la police des douanes fronça les sourcils devant mes mots crus.
Je l’ignorai et guida Delilah vers le terminal.
Elle fourra nos passeports dans son sac et remit nos billets à l’hôtesse de
l’air.
— Nous arriverons à temps si nous atterrissons à l’heure et si nous
prenons l’hélicoptère directement sur le bâtiment adjacent. J’ai obtenu
l’autorisation de leur service de sécurité.
Ses talons claquèrent sur la passerelle d’embarquement des passagers.
— Le propriétaire du terrain a changé le site et l’heure de la vente aux
enchères et, apparemment, il y a eu un pépin qui a effacé nos e-mails de
leur liste de contacts.
— Un pépin, répétai-je sèchement.
Elle ne le dit pas, mais nous connaissions tous les deux la réputation
d’Asher Black, de ses liens avec la mafia et de son passé très peu légal.
Ses épaules se redressèrent alors que nous prenions place l’un en face de
l’autre en classe économique.
— Black Enterprises veut cette propriété.
Mes genoux heurtèrent le siège en face de moi. Putain de merde. Les vols
commerciaux n’étaient pas faits pour les personnes plus grandes qu’un
enfant ou plus larges qu’un chewing-gum. La CIA avait dû concevoir cette
merde comme un test de forme de torture. Entasser deux cents personnes
dans un tas de métal de quarante-cinq tonnes, les forcer à payer pour ça, et
voir qui craque en premier.
— Il n’y a plus de propriété pareille à Singapour. Elle est unique en son
genre, putain.
J’ignorai l’expression consternée de la mère à côté de moi. Elle couvrit
les oreilles de son fils et s’éloigna de moi, même si ses yeux matèrent mon
corps de haut en bas.
— Elle est zonée pour accueillir les bâtiments les plus hauts.
C’était exactement la raison pour laquelle j’en avais besoin.
J’inclinai le siège au maximum en faisant semblant de ne pas l’entendre
heurter le genou de la personne derrière moi. J’allais prendre l’avion pour
Singapour, gagner la vente aux enchères de terrains et trouver un chargeur
de téléphone en rentrant à l’aéroport.
Emery comprendrait.
Elle savait ce que Singapour représentait pour moi.

***
Je m’étais dit qu’Asher Black serait un petit con arrogant, et il l’était bel
et bien.
Ce connard suffisant avait pratiquement le mot DIVERTI tatoué sur son
front. Il avait amené sa femme Lucy aux négociations, et j’étais tenté
d’adresser cette situation peu orthodoxe.
— Nash Prescott en chair et en os.
Il s’enfonça à son siège et s’étira, son ton désinvolte.
— Vous faites plus petit en vrai.
Lucy enfonça un coude dans ses côtes.
— Asher, arrête.
Elle me sourit, tellement à l’opposé de son mari que je demandai
pourquoi elle avait choisi ce salopard.
— Vous êtes parfaitement proportionné.
Putain, on aurait dit qu’elle l’avait sincèrement dit comme un
compliment.
— Monsieur Prescott. Madame Lowell.
Elliot, le commissaire-priseur du jour, fit basculer son regard entre nous
deux. Il semblait mal à l’aise avec Asher, ce que je ne lui reprochais pas.
— Cheng a expliqué la confusion. Nous sommes sincèrement désolés.
Permettez-moi de présenter mes excuses en mon nom et celui de mes
collègues.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, Elliot.
Delilah s’installa sur le siège que je tirai pour elle.
— Ce n’est rien de grave. Vraiment.
Nous avions tous les cinq l’air ridicule dans une salle de conférence
prévue pour trente personnes. Vingt-cinq chaises vides s’étendaient sur
toute la longueur de la pièce.
Elliot s’assit en bout de table, Singapour visible en arrière-plan à travers
la vitre derrière lui.
— Je vais aller droit au but. Monsieur Black, notre conseil
d’administration a des réserves sur votre… réputation. Il faudrait que vous
fassiez une offre bien plus importante que celle de monsieur Prescott pour
qu’il approuve la vente.
Delilah sortit un bloc de post-its, y griffonna un dictionnaire entier, puis
me le glissa.

Bonne nouvelle. Je m’y attendais. Je parie qu’Asher aussi, c’est pour ça


qu’ils ont fait pirater nos e-mails. Si tu enchéris dans la limite supérieure
de ton budget dès le départ, nous pouvons lui faire comprendre qu’il devra
payer beaucoup plus que le prix du marché pour gagner.

Ouf.
J’avais bien besoin que quelque chose se déroule correctement
aujourd’hui.
Je gribouillai en retour :

Tant mieux.
Asher se pencha en avant sur son siège.
— Si vous aviez l’intention de me faire venir ici pour m’entuber, vous
auriez pu nous épargner un voyage à ma femme et moi et le faire par
téléphone.
Elliot ajusta son col, préférant, d’après son expression, sauter dans une
piscine avec des requins plutôt que d’être dans la même pièce qu’Asher.
— Je suis désolé, monsieur. C’est notre politique de ne pas divulguer les
détails avant une vente aux enchères. Vous avez demandé…
— Je me fiche de ce que j’ai demandé. La moindre des politesses…
Je les ignorai et lus le mot que Delilah me rendit.

C’est une excellente nouvelle. Haling Cove est presque terminé de toute
façon. Avec l’inauguration la semaine prochaine, tu peux être assuré que
tout est sur la bonne voie pour la grande ouverture, ce qui te donne la
possibilité de partir pour Singapour le jour suivant.
Ils auront besoin que tu y restes pendant au moins deux mois pour 1)
gérer ta demande de rezonage et 2) finaliser l’achat.

C’était quoi ces conneries ? Elle n’avait jamais parlé de passer deux mois
à Singapour. Mes coups de stylo laissèrent des traces sur le bloc et peut-être
même sur la table.

Deux mois ? Ça ne peut pas être fait à distance ?

Si j’avais su, je n’aurais pas pris la peine de venir. J’avais présumé que
d’ici l’ouverture de l’hôtel, Gideon se serait secoué et aurait parlé à Emery.
Je pourrais peut-être rentrer et lui expliquer moi-même ma part de
responsabilité.
Alors même que j’y réfléchissais, je savais que je ne le ferais pas. Vu la
situation avec Sir Balty, elle avait besoin de consolider sa relation avec son
père. Si j’avais une chance de parler à mon père, je le ferais. Chaque jour, et
pas seulement une fois par semaine.
Asher continuait de démolir Elliot, mais je m’en fichais. J’arrachai les
post-its de la main de Delilah, sans me soucier d’être subtil.

1. Marcher nu dans sa propre maison.


2. Mâcher du chewing-gum.
3. Fumer.
4. Faire du bruit après vingt-deux heures.
5. Quitter les toilettes sans tirer la chasse.
6. Utiliser le WiFi de quelqu’un d’autre.
7. Serrer dans ses bras une personne du même sexe.
8. Chanter en public.
9. Nourrir les pigeons.
10. Picoler et faire la fête entre vingt-deux heures trente et sept heures du
matin.

Lucy inclina sa tête depuis l’autre bout de la table en me regardant


attentivement. Je tournai mon stylo de façon à l’empêcher de voir le bloc-
notes.

T’es défoncée ou c’est ta liste pathétique de choses à faire avant de


mourir ?

Le registre était rangé dans mon coffre-fort. Delilah savait qu’il existait,
mais elle ignorait ce qu’il contenait. J’aurais vraiment déjà dû me confesser
à Emery. Il possédait assez de preuves pour libérer Gideon de toutes les
accusations.
Il n’aurait plus besoin de se cacher à Blithe. Il pourrait rendre visite à sa
fille sans craindre la foule. Elle pourrait abandonner le nom de famille
Rhodes et redevenir une Winthrop.
Mais, putain de mais, cela équivalait à une possible peine de prison pour
moi. J’avais envie de passer un mois entier avec Emery sur une île déserte,
à parler, rire, faire l’amour sur chaque centimètre de plage, avant de passer
vingt ans en prison.
(J’avais cherché sur Google. Le délit d’initié était puni par la peine
maximale, sans parler du fait que j’avais brûlé les preuves.)
Delilah fit glisser le bloc-notes vers moi.

Non, juste une liste de choses illégales à Singapour. Maintenant, imagine


les lois strictes sur la propriété. Mais je t’en prie. Essaie de conclure à
distance et de foutre en l’air cette affaire sur laquelle nous travaillons
depuis des années. (Et par nous, je veux dire MOI, pendant que tu te
contentes d’en faire ta petite obsession de ton côté.)

Elle avait raison.


J’étais obsédé par ce projet.
Assis sur le toit de l’immeuble voisin, je ne m’étais jamais senti aussi
proche de papa. Le gratte-ciel comptait près de quatre-vingts étages. J’avais
soudoyé tellement d’hommes politiques ces dernières années, juste pour re-
zoner le mien pour cent trente étages.
Plus haut que l’Empire State Building, la tour de Shanghai, et la Makkah
Clock Tower.
Papa.
Emery.
Avoir à faire ce choix aurait dû être comparé à bloquer volontairement
mon cou sous un tracteur. Ce ne fut pas le cas.
Les conséquences étaient douloureuses, oui, mais choisir Emery devint
facile.
— Mangez un Snickers, Asher. Vous êtes trop vous quand vous avez
faim.
Je jetai le bloc-notes de Delilah à la poubelle et me levai.
— Les hôtels Prescott se retirent formellement de cette vente aux
enchères.
Tout le monde dans cette pièce, mis à part Lucy, ce dont je ne comprenais
vraiment pas pourquoi, partagea des expressions stupéfaites.
Delilah se remit la première.
— Veuillez m’excuser, il faut que je m’entretienne avec mon client.
Nous rejoignîmes le couloir, où elle fit deux fois les cent pas avant de se
retourner vers moi.
— C’est quoi ce bordel, Nash ?
— Fais gaffe, D.
Je fis mine de regarder attentivement son front.
— Tes rides ressortent. J’en compte une, deux…
— Ce n’est pas drôle.
Delilah Junior, cette veine sur sa tempe, avait l’air à dix secondes
d’exploser.
— Tu sais combien de temps j’ai travaillé pour t’organiser ça ?
— Je t’ai dédommagée pour ton temps.
Je déglutis et tournai les talons.
Même avec la brûlure de sa déception, la décision était facile à prendre.
Je choisissais Emery. Il n’y avait rien de plus simple.
— Ce n’est pas une question d’argent ou de temps. C’est le fait que j’ai
travaillé comme une dingue, en sachant à quel point ce projet comptait pour
toi… Et maintenant, tu te retires ? Pourquoi ?
Je ne répondis pas.
Elle tourna la tête. Elle recula son talon et m’offrit un sourire carnassier.
— C’est Emery, c’est ça ?
Je ne dis rien et attendis que ça passe.
Elle poursuivit, toujours avec ce satané sourire.
— J’ai toujours su que tu étais capable de tomber amoureux.
Sur ces mots, elle se retourna et prit le chemin de la chambre.
— Delilah ?
Elle s’arrêta, ses doigts sur la poignée de la porte.
— Oui ?
— Merci.
Ses sourcils se dressèrent, comme si elle n’arrivait pas à croire que je
puisse la remercier. Comme si j’étais un monstre ou un autre truc du genre.
— Allons chercher ta copine.

***
Je passai le vol de retour aux États-Unis à me lamenter sur le fait que
j’avais dû choisir entre acheter un nouveau chargeur et prendre le premier
vol en partance de Singapour.
Comme il n’y avait qu’un seul siège disponible, Delilah était restée là-
bas. Je tentai de me sentir coupable, mais A, je voulais rentrer chez moi
pour retrouver Emery et B, Delilah avait l’air d’avoir hâte de déguster la
cuisine de rue de Singapour. Elle devrait donc me remercier, finalement.
Un voyage gratuit à Singapour au nom de l’entreprise.
Je n’eus aucune patience pour la douane au moment où j’atterris. Je
passais devant les autres quand ils cessaient de faire attention, et je le refis
même quand ils faisaient attention.
Une fois au kiosque, je remis mon passeport à l’officier des douanes, tout
en ignorant les chuchotements agacés des personnes que j’avais dépassées.
L’officier fit glisser le passeport, puis inclina sa tête vers l’écran. Il le fit
glisser à nouveau.
— Est-ce qu’il y a un problème ?
Je baissai les yeux sur ma montre.
Il avait fallu dix-neuf heures pour voler de Washington à Singapour, puis
vingt-cinq pour voler de Singapour à la Caroline du Nord, avec une rapide
escale qui m’avait obligé à sprinter d’un bout à l’autre de l’aéroport comme
si j’étais Eric Liddell.
Avec la réunion, Emery n’avait pas eu de mes nouvelles depuis plus de
deux jours.
Je chassai l’étourdissement causé par le décalage horaire en clignant des
yeux à temps pour voir l’officier faire signe à un collègue.
— Si c’est pour avoir coupé la file, est-ce qu’on peut remettre ça à
demain ? Putain.
— Monsieur, venez avec moi.
Le second officier prit mon passeport au premier et me conduisit dans une
arrière-salle, pendant que je me demandais ce qu’il se passait.
Il poussa un banc en métal contre le mur dans le coin. Une table
rectangulaire remplissait toute la pièce, deux chaises de chaque côté. Ça
ressemblait à la version flic de centre commercial d’une salle
d’interrogatoire.
J’arquai un sourcil et me tournai vers l’officier.
— Dois-je appeler mon avocat ?
Bon sang, Delilah.
Elle était probablement en train de dévorer des bah kut teh dans une rue
bondée en ce moment même. De plus, même si j’avais un appel à utiliser,
mon téléphone était éteint, et je n’avais mémorisé aucun numéro.
— Monsieur, j’ai besoin que vous baissiez d’un ton et que vous vous
calmiez.
— Je suis calme, putain.
— Un organisme d’application de la loi a placé un marqueur sur votre
passeport.
L’officier me désigna l’un des sièges d’un geste.
— Veuillez attendre ici pendant que nous alertons les autorités
compétentes.
Les autorités compétentes.
— Flics au rabais à la con.
Je pris soin à ce qu’il me voit bien bâiller et m’installer sur la table au
lieu de m’asseoir sur une chaise.
La première heure me mit en rogne.
La deuxième heure me rendit dingue.
Et la troisième heure, les pièces du puzzle se mirent en place. La porte
s’ouvrit et les « autorités compétentes » entrèrent.
Brandon Vu.
Chapitre Cinquante-quatre

Emery

Comme je n’ai pas reçu de mot ce matin, ni hier matin, ni le matin


d’avant, ni le matin d’avant… j’ai décidé de prendre les choses en main et
de t’en laisser un.
Avant que tu ne me demandes, non, je ne reviendrai pas vers toi.
— EMERY
PS : Tu es un mauvais point de suture qui ne peut être défait. Peu importe
à quel point j’essaie de nous démêler, nous devenons encore plus
inextricables que lorsque nous avons commencé.

***
Mes souffles ne cessaient de venir avec de la bile.
Je bus la moitié d’une bouteille d’eau, espérant que ça calmerait mes
nausées.
Mais non.
J’étais encore à un quart de seconde de vomir mon estomac vide sur le
sol.
Je m’étais sentie ainsi depuis que j’avais pris conscience que Nash avait
gardé un registre qui aurait pu disculper mon père depuis presque huit ans.
J’avais passé en revue tous les scénarios, essayant de le justifier, mais
Plafond m’arrêtait toujours dans mes salades.
J’essayai à nouveau.
— Il pensait peut-être que mon père était impliqué dans le scandale ?
Plafond : Tu es pire qu’un disque rayé. Au moins, les tourne-disques, eux,
peuvent être éteints. Laisse-moi te le dire plus lentement cette fois, il t’a
emmenée voir ton père. À plusieurs reprises. Pourquoi aurait-il fait ça s’il
pensait que ton père était coupable ?
— Peut-être qu’il a perdu le livre de compte depuis ?
Plafond : Vraiment ? Tu rabâches encore ça ? Chérie, les gens peuvent
perdre leur virginité ou leurs clés de voiture. Ils ne perdent pas de preuves
dans les affaires célèbres de fraudes sauf si c’est intentionnel. Comme tu es
particulièrement stupide, laisse-moi te l’épeler. Je te parle de destruction de
preuves.
— Peut-être qu’il le garde pour me demander ce que je dois en faire ?
Plafond : Et depuis presque huit ans qu’il l’a, est-ce qu’il t’a demandé
une seule fois ce que tu voulais en faire ? À bien y réfléchir, ne réponds pas
à cette question. Tu discutes avec des objets inanimés. Ça ne m’étonnerait
pas que tu hallucines aussi des conversations avec Nash.
— S’il est innocent, je n’aurais pas dû laisser cette lettre devant sa porte.
Il n’est pas venu à notre rendez-vous, donc je n’ai même pas pu le
confronter à propos du registre comme je l’avais prévu. Ensuite, il m’a
envoyée directement sur sa messagerie vocale les cinquante milliards de
fois où je l’ai appelé. Et il ne m’a pas apporté mon déjeuner ou de mots
depuis des jours.
Mes émotions dépassant un seul mot, je n’avais pas pris la peine
d’imprimer un nouveau T-shirt depuis son départ. Je portais un T-shirt
ordinaire, me sentant si différente de moi-même que c’en était presque
embarrassant.
D’après les rumeurs qui circulaient au travail, Nash était avec Delilah à
Singapour pour une réunion.
J’y avais cru… jusqu’à ce que j’aperçoive Delilah hier, marchant dans le
couloir, un gobelet de café à la main. Quand je lui avais demandé des
nouvelles de Nash, elle avait semblé surprise que je ne l’aie pas vu, tout en
me précisant qu’il avait pris l’avion avant elle et qu’elle ne l’avait pas vu
depuis.
J’avais vérifié les registres de vol de tous les aéroports locaux, puis de
tous ceux de l’État. Tous les vols directs et en correspondance de Singapour
au cours des cinq derniers jours étaient arrivés à destination.
Plafond : De toute évidence, il t’évite. Il méritait ce mot.
Je traînai des pieds sur la moquette à chaque pas. Je m’y éraflais à force
de faire les cent pas. Pourtant, je courus vers la porte quand on frappa, et
l’ouvris en grand.
Nash.
Le soulagement me traversa comme un courant marin. Le genre violent
qui vous martèle le corps, vous entraîne et vous conduit là où vous ne
voulez pas aller.
Il agita une feuille de papier, l’air plus épuisé que je ne l’avais jamais vu.
Franchement, il sentait un peu mauvais, aussi. Ses yeux plongèrent vers
mon haut, ne remarquèrent rien dessus, puis revinrent vers mon visage.
Il afficha une mine renfrognée, qui fit s’abaisser ses lèvres.
— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, je t’ai écrit une lettre. C’était
avant que je ne reçoive la tienne, d’ailleurs, mais je pense toujours chacun
de mes mots. Je veux voir ton visage quand tu la liras.
J’observai le contour de sa silhouette avec attention, m’imprégnant de la
chemise à boutons froissée, le manque de veste de costume et le pantalon
qui avait perdu ses plis.
Je repliai ma lèvre inférieure dans ma bouche. Même débraillé, il
m’attirait.
Je soupirai, puis arrachai la lettre de ses doigts et parcourus la première
ligne.

Tu es imparfaite.

Une lettre de haine ?


Je levai aussitôt les yeux.
— Tu es sérieux ?
— Tu veux que je l’envoie d’abord à un éditeur ?
Il avait l’air un peu instable, le blanc de ses yeux devenu rouge à cause du
manque de sommeil.
— Allez, lis-la.
Il passa sa main dans sa chevelure. Une fois.
— Je t’en prie.
Ses mains dans ses cheveux brisèrent mes défenses, mais ce fut le « je
t’en prie » qui me mit complètement à nu. Je reportai mon regard sur la
lettre et repris ma lecture.

Tu es imparfaite.
Tu te parles à toi-même.
Tu parles au ciel.
Tu connais des mots qui ne veulent rien dire pour la plupart des gens.
Tu ne te soucies pas des mots qui comptent pour les autres.
Tu es plus dure avec toi-même qu’avec les autres.
Tu préfères l’obscurité à la lumière.
Ton cœur est trop grand, alors tu fais des trucs stupides comme renoncer
à la nourriture et au logement pour qu’une parfaite étrangère obtienne un
diplôme universitaire.
Tu préfères les petits moments aux grands.
Tu crois aux mots magiques, mais tu ne crois pas au destin.
Tu as une obsession pour les étoiles, qu’elles soient là ou non, mais pour
être honnête, le ciel pourrait en être rempli ou complètement vide et je te
regarderais toujours.
Tu es imparfaite, mais tu es aussi parfaite. (Bien sûr, tu ne crois pas non
plus au mot parfait.)
Et si je pouvais te donner quelque chose, je ne te sauverais pas (de toi-
même ou de moi).
Tu es plus que capable de faire tout le travail de sauvetage.
Je te donnerais la capacité de te regarder à travers mes yeux. Tu verrais
que tu n’es pas la tempête. Tu es la foudre dans la tempête. Tu es ce qui
perce à travers les nuages et brille le plus.
Tu verrais exactement pourquoi je t’aime.

— Nash, dis-je alors, ne sachant pas quoi lui répondre.


Je peinai à trouver les mots, avalant chaque émotion qui m’étouffait à
tour de rôle. Ses doigts se posèrent sur la lettre alors que je ne voulais que la
saisir, l’encadrer et la faire mienne.
Je la relâchai, car l’idée qu’elle puisse se déchirer entre mes mains me
dévastait.
Mes yeux refusaient de le quitter. Il ressemblait à un souvenir préféré, un
que l’on se repasse jusqu’à ce que tout vous le rappelle et devienne un air
persistant de déjà-vu.
Nash rompit le silence avec un sourire exaspérant d’autosatisfaction.
— Ouais.
— Pardon ?
— Je voulais juste voir ta tête quand tu la lirais. Tu m’aimes encore.
— Encore ?
Je secoue la tête.
— Je n’ai jamais dit que je t’aimais.
— Si. Pas avec tes mots, mais avec tes actes. Tu mets tellement de poids
dans les mots, mais parfois, les choses que tu fais en disent plus que les
choses que tu dis. On se voit demain, petite tigresse. Les choses sérieuses
ne vont pas tarder.
Je restai là, bouche bée, à tenir ma porte. Il déposa un baiser sur ma
tempe et partit. Ses sifflements résonnèrent dans le couloir.
Plafond : Tu vois ? Je t’avais bien dit qu’il ne t’évitait pas. Tu n’aurais
pas dû lui écrire ce mot. Tu peux être une vraie connasse, parfois.

***
Nash

Delilah entra dans le penthouse, au beau milieu de ma conversation avec


Chantilly. Je lui lançai un bref regard et retournai à la tarée assise en face de
moi.
Elle repoussa une mèche de cheveux roux derrière ses oreilles.
— Nous avons étroitement travaillé ensemble ces deux dernières
semaines.
— Oui, répondis-je mollement. Vous, moi, et quatre autres personnes.
Elle écarta les jambes, comme une invitation. Pensait-elle vraiment que je
ne me souvenais pas qu’elle avait essayé de m’agresser ?
Le bout de ses doigts courut sur sa clavicule et entoura la croix autour de
son cou.
— Je vous vois me regarder.
— Seulement quand je suis consterné par la rapidité avec laquelle vous
êtes capable de dépenser des millions de dollars de budget.
Je m’enfonçai dans mon siège et rédigeai quelques documents, épuisé par
cette journée.
— Et aussi, je ne vous demanderai pas à nouveau de fermer vos jambes.
Je dois rester assis dans ce bureau pendant encore trois heures et votre
chatte a la même odeur qu’une poissonnerie.
Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était que je n’avais pas besoin de
quelqu’un qui hochait la tête à chaque fois que je le faisais. J’avais une
ombre pour ça, et j’étais sûr que je l’aimais plus qu’elle.
Delilah s’éclaircit la gorge et posa Rosco. Il courut jusqu’à son lit à
baldaquin.
Chantilly releva le menton, ses joues piquant un fard lorsqu’elle remarqua
enfin que nous n’étions pas seuls.
— Il faut que j’aille vérifier quelque chose, euh, à un autre étage.
— Faites donc.
Je lui fis signe de partir.
Elle contourna Delilah et claqua la porte en sortant. Rosco sauta, glapit, et
donna un coup de patte à la jambe de Delilah pour qu’elle le prenne dans
ses bras.
Elle se pencha et le souleva.
— Tu as une sale mine.
Ouais, et tu sais pourquoi, abrutie.
Je le lui avais dit par e-mail la nuit dernière, en lui épargnant les détails
incriminants mais assez pour qu’elle ait l’essentiel.
— Tais-toi, mentis-je, je suis malade, espèce de monstre sans cœur.
Chantilly m’a harcelé ce matin pour parler de budget. Elle avait un rhume,
Delilah. Elle a toussé dans ma bouche, Delilah. J’ai mangé son rhume,
Delilah. Je l’ai mangé. Tu sais ce que ça fait ? Je pourrais te le montrer.
— J’ai l’impression que tu dis beaucoup mon nom.
— J’ai l’impression que tu n’écoutes pas.
Nous contournions le gros sujet tabou du jour, parce que j’avais été retenu
en détention fédérale pendant le maximum de quarante-huit heures autorisé
par la loi de Caroline du Nord. Si j’avais eu un téléphone en état de marche,
j’aurais appelé Delilah pour me sortir de là.
Ça n’avait pas été le cas.
J’avais donc répondu aux questions incessantes de Brandon sans dire le
moindre mot.
« Étiez-vous au courant du scandale Winthrop avant que le FBI et le SEC
n’annoncent leur enquête officielle ? »
« Quelle est votre implication avec Virginia Winthrop, Balthazar Van
Doren et Eric Cartwright ? »
« On vous a repéré au dîner de fiançailles de Balthazar et Virginia. Sa
fille était votre cavalière. Diriez-vous que vous êtes proche d’elle ? Était-
elle au courant du scandale Winthrop avant son commencement ? »
« Nous n’avons pas à vous poursuivre, Nash. Passez un accord avec
nous. Qu’en dites-vous ? »
S’il n’y avait que moi, j’aurais pu supporter la pression de la SEC. Fika
avait fait du bon travail en couvrant mes traces, et les cas de délits d’initiés
peuvent être difficiles à prouver. Mais cet enfoiré s’en était pris à maman et
Emery.
L’instinct me poussait à me battre avec mes poings, mais ça n’avait
jamais bien fini autrefois. Heureusement que j’avais quelque chose de
mieux qu’un poing. Une avocate diplômée d’Harvard payée par
l’entreprise.
Je crachai le morceau.
— Delilah, j’ai besoin d’une faveur.
— À quel point en as-tu besoin ?
Je soupirai, fermai mon ordinateur portable et serrai mes doigts les uns
contre les autres.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Hmm…
Elle fit tapoter le bout d’un doigt sur sa lèvre.
— Dis-moi d’abord à quel point tu es désespéré.
Je le fixai jusqu’à ce qu’elle gesticule sous mon attention. Même là, elle
ne céda pas.
— Désespéré, râlai-je, conscient qu’elle jouerait avec moi pour se venger.
Je le méritais pour lui avoir fait faire tout le travail sur Singapour pour
rien. Ça ne voulait pas dire que je devais l’apprécier.
Un sourire se déversa son visage. Elle ressemblait à l’enfant le moins vert
du Grinch.
— Je veux que tu embrasses Rosco sur les lèvres et que tu lui dises que tu
es désolé d’avoir été un tel connard insupportable.
Elle me le tendit.
— Dis-lui aussi que tu le trouves mignon.
Je ne bougeai pas.
— Je ne vais pas faire ça.
— Tu peux t’occuper de ta faveur toi-même.
Elle fit mine de hausser les épaules et de me lancer une grimace
compatissante.
— J’ai entendu dire que le self-care est très à la mode en ce moment.
— T’es une vraie peau de fesse, et pas de celles que j’aime.
Je pris Rosco dans ma main, j’approchai le rat de mon visage, le fixai
dans ses yeux de fouine, et dis :
— Tu ressembles à ce qui serait arrivé si quelqu’un avait rasé un bébé
Teletubby et collé une vieille perruque sur sa tête…
Delilah toussa.
— … et j’imagine que tu es mignon. Désolé.
Je me penchai en avant, me demandant si j’avais atterri dans une autre
dimension déguisée en enfer. Les choses que je faisais pour Emery
Winthrop. Bon sang. Comme s’il avait un sixième sens, Rosco s’inclina lui
aussi en avant.
Puis il. Me. Mordit.
Sur le nez.
Pour une si petite chose, il avait des dents aiguisées comme des rasoirs.
Le sang coula dans mes narines. Je relâchai le rat, le laissant tomber sur
mes genoux desquels il descendit. Il courut jusqu’à son lit, fit des cercles
autour de la couverture pour chien et se mit en boule.
Quand je le regardai, il aboya. Deux fois.
Je lui fis un doigt d’honneur et portai mon attention sur Delilah.
— Maintenant qu’il est établi que ton chien enragé et moi ne nous aimons
pas, on peut passer à autre chose ?
Elle arracha quelques mouchoirs de son bureau et me les lança, sans
cacher son amusement le moins du monde.
— Je sais que je suis censée avoir l’air sérieuse, là, mais je ne suis pas du
tout inquiète. Franchement, le pire, c’est que tu me l’aies caché pendant
toutes ces années. J’aurais pu t’aider plus tôt.
Je lus entre les lignes et y vis sa question, mais je l’ignorai. Au lieu de
cela, je lui expliquai tout, du vol du registre à sa combustion, en passant par
la création de cette société grâce à l’argent obtenu par un délit d’initié.
Delilah soupira, s’assit à son bureau et alluma son ordinateur portable.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Laquelle veux-tu en
premier ?
— La mauvaise.
— Évidemment, marmonna-t-elle en cliquant plusieurs fois avec sa
souris. La peine maximale pour délit d’initié est de vingt ans.
— Je sais. J’ai Google.
Elle m’ignora.
— La bonne nouvelle, c’est que la peine moyenne réellement prononcée
est d’un peu plus d’un an, généralement dans un établissement confortable
de type country-club si on est assez riche. Le temps passé en prison est
souvent la moitié de cette durée pour bonne conduite. Donc, on a affaire à
environ six mois.
— Je peux faire six mois.
— Tu n’auras probablement pas à les faire.
Elle ferma son ordinateur portable et me regarda d’un œil attentif.
— Je pense que tu pourrais être dispensé des six mois si tu acceptes de
témoigner et de payer l’amende maximale, qui est de cinq millions de
dollars.
Ça en valait chaque centime si ça voulait dire que Brandon ne serait plus
sur le dos d’Emery et de maman.
— Ça marche.
Elle sortit son téléphone et écrivit un texto tout en parlant.
— J’ai une amie qui est spécialisée dans les cas de fraude. Elle pourra
assister à la réunion avec toi en tant qu’avocate. Je peux être présente, si tu
veux.
— Oui, j’aimerais bien, ajoutai-je.
Son doux sourire me fit lever les yeux au ciel.
— Pour le soutien moral ?
— Pour la restauration. Les gens sont moins enclins à s’énerver quand ils
sont nourris.
— C’est ça, dit-elle mollement.
Son sourire ne quitta jamais son visage.
— Partons sur cette excuse. Nous pouvons définir les termes de l’accord
avant la réunion, y compris la confidentialité, afin que l’entreprise
n’obtienne pas de mauvaise presse.
— Comment peux-tu être si sûre que je vais m’en sortir ?
— Ton maximum, c’est vraiment six mois. C’est ton point de
négociation, donc la SEC a peu à perdre et beaucoup à gagner. En plus de la
logistique, Brandon est motivé et ambitieux. Il cherche à aller plus loin que
la SEC. Il ne le fera pas en arrêtant l’enfant chéri de la Caroline du Nord,
mais il le fera avec le témoignage d’un dénonciateur anonyme.
— Je vais construire la carrière de cet enfoiré, marmonnai-je.
Je paierais une amende de cinq millions de dollars.
Brandon Vu obtiendrait la carrière de toute une vie.
J’aurais dû m’en soucier davantage, mais je ne le fis pas.
Il n’était qu’un pas de plus pour retrouver Emery.
Chapitre Cinquante-cinq

Emery

Je laçai mes Converse sous une robe de soirée, me sentant comme une
Cendrillon en toc. La même robe longue que j’avais portée au bal masqué,
parce que j’avais refusé d’en coudre une autre pour une inauguration, qui
n’était en réalité qu’une excuse pour faire la fête.
Ida Marie passa sa tête dans le bureau.
— Nous avons besoin d’une paire de mains supplémentaire en bas.
Monsieur Prescott n’assiste jamais aux vernissages et personne n’arrive à
mettre la main sur Delilah, donc nous manquons de bouches pour parler à la
presse.
M’entretenir avec les journalistes m’attirait autant que d’ingérer une
banane volée sur un plateau de film de porno. J’envisageai de renoncer
complètement à l’événement. Nash s’en ficherait.
Nash.
Chaque fois que j’essayais de le chasser de mon esprit, il y revenait. Si
j’étais une tempête, il était la grêle, et il tombait plus fort, plus vite, et
faisait plus de dégâts.
Plafond : C’est marrant. C’est ce que je ressens envers toi.
— J’arrive dans une seconde, promis-je en ajustant la fente de ma robe.
Elle fouilla dans le tiroir de Cayden et me tendit une épingle à nourrice.
— Hannah a bu cul-sec deux cocktails. Elle est pompette et a la langue
bien pendue. Tu peux prendre sa place devant la pièce maîtresse. Tu l’as
déjà vue ?
— Non.
Je réparai la couture déchirée avec l’épingle, la cachant sous le tissu.
— Pourquoi Hannah est en colère ?
— Tu n’as pas entendu ? Chantilly a fulminé toute la matinée. Les hôtels
Prescott se sont retirés de l’accord de Singapour.
— Quoi ?
Je serrai l’épingle trop fort. Elle piqua mon pouce et fit couler une goutte
de sang, mais je l’ignorai.
— Delilah a envoyé un mémo à Chantilly, l’informant que Nash partirait
à Singapour pour deux mois. Puis, tout d’un coup, ils sont tous les deux
revenus de Singapour et Delilah a dit à Chantilly qu’ils ne construisaient
plus d’hôtel là-bas.
Je déglutis, lisant entre les lignes. Partis pendant deux mois ? Est-ce que
Nash avait renoncé à Singapour pour moi ? La chronologie était logique si
on excluait la partie où j’avais vu Delilah un jour avant Nash. Il était venu
avec ce mot, m’avait laissée pantoise, et avait mentionné que les choses
sérieuses allaient bientôt commencer.
Je me redressai, marchai jusqu’à l’ascenseur, espérant trouver Nash dans
le hall. J’avais vérifié le penthouse plus tôt, mais il était déjà parti. Je ne
voulais pas non plus que cette conversation se fasse par téléphone.
Ida Marie me suivit.
— Tu devrais aller voir la pièce maîtresse. Même pas. Tu devrais lire la
pancarte. C’est dingue. La presse s’en est emparée. Techniquement, nous
n’avons probablement pas besoin de leur parler. Ils sont avides d’en savoir
plus sur la pièce maîtresse, dont aucun de nous ne sait rien.
Je me mis à l’ignorer à la seconde où mes pieds atteignirent le hall,
m’arrêtant net. Mon choc me parcourut de mes orteils jusqu’à mon crâne.
La pièce maîtresse.
Une chute d’eau s’étendait sur sept étages. Des éclats de métal tombaient
en cascade du plafond. En regardant de plus près, je remarquai que les
morceaux avaient été soudés à partir de pièces de voitures, y compris sa
vieille Honda et le tas de ferraille que j’avais acheté avec l’argent du sac
Birkin offert par Virginia. Elle avait demandé à Hank de la conduire à la
casse. Nash avait dû la garder.
Sortant de l’eau, la forme d’un tigre émergeait. On aurait dit un oiseau
aux bras levés, peint de la même couleur que le ciel sans étoiles. Il se tenait
sur un lit de cristaux de géode. Les coquilles de roche avaient été fissurées.
Des milliers de cristaux se répandaient en vagues bleues et grises de toutes
tailles.
Cette vue m’anéantit.
— Excusez-moi, madame.
Une journaliste s’approcha de moi en lisant mon badge.
— Vous travaillez ici ? Savez-vous qui est la petite tigresse ? Qui est-elle
pour monsieur Prescott ?
Je peinai à détourner mes yeux de la statue.
— Pardon ?
— D’après la pancarte.
Elle attira mon attention. Elle était posée à la base de la pièce maîtresse,
fixée dans le sol. Un monument à part entière. Je pouvais à peine la voir à
travers la foule.
— Quand cette pancarte a-t-elle été placée ? demandai-je, dos à la
journaliste, à Ida Marie.
— Hmm…
Elle pencha la tête et se tapota la lèvre.
— Le jour où nous sommes allés chercher les canapés pour le hall.
Avant notre dispute. Avant le mariage de Virginia. Avant cette nuit dans
la piscine. Avant tout.
Je ne comprenais pas vraiment pourquoi c’était important, mais ça l’était.
Peut-être parce que je savais que ce n’était pas des excuses. Ce qu’il avait
gravé sur la pancarte serait une révélation avant même que des excuses ne
soient nécessaires.
Je me frayai un chemin à travers la masse et m’arrêtai devant la pancarte,
les mots gravés dans la pierre épaisse.
« Moira »
par l’artiste Anders Bentley

Chère petite tigresse,


Tu t’habilles en noir et blanc, mais tu es un arc-en-ciel.
C’est la première chose que j’ai remarquée chez toi après t’avoir
vraiment remarquée. Les prises de conscience se sont enchaînées à
partir de là. J’ai vu la moindre de tes vétilles (je parie que ce mot te fait
mouiller), sans jamais m’en rendre compte.
Ta fierté t’handicape, mais elle prouve aussi que tu es la personne la
plus déterminée que j’aie jamais rencontrée. Tu parviens à être à la fois
le feu et l’eau qui l’éteint. Tu as une obsession pour les mots, mais ce
sont tes actions qui me touchent aux tripes.
Je veux faire toutes les choses que je n’ai jamais faites avec toi, et
toutes les choses que j’ai déjà faites, parce que, putain, je sais qu’elles
seraient meilleures avec toi.
Quand tout le monde voyait le gamin en colère avec la lèvre éclatée et
les phalanges ensanglantées, toi, tu me regardais simplement. Quand
mes employés voyaient un comportement grossier, tu voyais mon
humour et me le rendais. Quand je ne me voyais pas, tu me voyais
quand même.
J’espère que tu es en train de regarder la pièce maîtresse. J’espère
que tu regardes les géodes, la cascade, et le tigre. J’espère que tu es
submergée par tout ça. J’espère que ça va briser un morceau de toi
quand tu le regarderas. Je n’espère pas que tu aies envie de le baiser,
mais pour les besoins de la métaphore, disons que oui.
Parce que c’est ce que je ressens quand je te regarde.
Au cas où ce ne serait pas encore évident, je t’aime, putain.
— NASH/BEN/TON HOMME

La version de Nash d’un mot d’amour.


Remplie de grossièretés, mais néanmoins toujours charmante.
Et dévoilée aux yeux des photographes, à la presse et aux invités pour
que ces derniers s’extasient dessus.
Toute la Caroline du Nord, qui l’idolâtrait, verrait ça.
Plafond : Il n’a pas brisé ton cœur. Il l’a ouvert en deux. Tu te souviens ?
— Comme une géode, murmurai-je, ébranlée par cette prise de
conscience. Les géodes ont besoin d’être cassées pour que leur beauté soit
visible.
La pièce changea autour de moi. Nash apparut près de l’alcôve des
ascenseurs, flanqué de Brandon Vu, Delilah, et de quelques autres
personnes. Le choc ralentit ma respiration avant que la panique ne prenne le
dessus et transforme les battements de mon cœur en une chanson pop.
Le poing de Nash était recouvert de sang, ce dernier étalé sous le nez de
Brandon. Ils s’étaient battus, et maintenant il était conduit à l’extérieur,
accompagné de son avocate et de ce qui était probablement plus d’agents de
police.
Oh, Nash.
Qu’est-ce que tu as fait ?

***
Nash
Était une balance.
Un traître.
Je valais officiellement moins que Rosco.
Mais envoyer Virginia, Eric Cartwright, et Sir Balty en prison me faisait
me sentir vivant. Tout en me retenant de sourire, je signai le contrat où
Francine, l’amie avocate de Delilah, m’avait dit de le faire. Pas de peine de
prison. Même pas la totalité de l’amende de cinq millions de dollars.
Honnêtement, je préférais être ici, à faire des marchés avec la SEC, que
là-bas.
Les inaugurations.
Je les détestais. Je les avais toutes évitées ces quatre dernières années.
Elles me plongeaient dans des souvenirs dont je refusais de me remémorer.
Chacun me plaquait plus fort que le précédent.
« Nash ? Ton père a fait une crise cardiaque. Il est tombé du bâtiment sur
le chantier de construction. Ils ont appelé l’ambulance. Tu n’as pas l’air
bien. Je peux t’y conduire. »
« Vous êtes de la famille ? Monsieur Prescott est mort avant son arrivée.
Toutes mes condoléances. Nous avons une salle de deuil à votre gauche et
une chapelle au bout du couloir. N’hésitez pas à utiliser l’une ou l’autre. Si
l’un d’entre vous peut identifier le corps… »
« Je vais enlever ce drap, et ce sera choquant à voir. Tout ce que vous
avez à faire, c’est hocher la tête pour oui ou pour non. Est-ce Hank
Prescott ? »
Le jour où papa est mort, j’avais assisté à l’inauguration des hôtels Felton
près d’Eastridge. J’avais suivi de près leur PDG, conscient que j’achèterais
le bâtiment et le fusionnerais éventuellement avec l’empire des hôtels
Prescott.
La journée avait commencé par une tournée de boissons et de
célébrations et je l’avais terminé en fixant le cadavre de mon père, parce
qu’il avait été hors de question que je fasse subir ça à Reed ou à maman.
Je n’étais pas allé à une inauguration depuis.
— Nous devons vous faire sortir du bureau pour écrire une déclaration et
répondre à quelques questions.
Brandon se leva de son siège et fit un signe de tête à l’un de ses deux
collègues.
— Cela va probablement prendre le reste de la journée. Je sais que vous
avez une fête en cours. Y a-t-il une entrée arrière ?
— Elle n’est pas encore accessible. Ça n’a pas d’importance.
Ma tête se tourna vers les deux autres agents.
— Dites à Truc Un et Truc Deux d’enlever leurs coupe-vent.
Je m’arrêtai derrière Brandon, l’image même de la sérénité.
— Hé, Brandon ?
Il se retourna vers moi.
Je lui flanquai un coup de poing. Une fois. Mais c’était suffisant. Le sang
coula de son nez, dégoulina sur sa chemise blanche et éclaboussa le tapis
neuf. Delilah ne réagit pas. À sa décharge, Francine non plus. Un agent
s’apprêta à s’élancer vers moi, mais Brandon leva une main.
— Ça va, cracha-t-il en serrant son cartilage supérieur. Je l’ai mérité.
Exactement.
C’était une chose de m’embêter. C’en était une autre de harceler Emery.
J’avais également conscience qu’il avait uniquement dit ça parce qu’une
accusation d’agression foutrait en l’air ma crédibilité en tant que témoin clé
et, par conséquent, ruinerait sa carrière en devenir.
Brandon frotta le sang avec sa main, l’étalant. Je ne pris pas la peine de
l’accompagner aux toilettes ou de m’excuser. Franchement, je le referais
bien, mais la prison ne me tentait pas. En plus, j’avais besoin de voir ma
copine.
Je remis les documents à Brandon, qui me jeta un regard furieux avant de
les fourrer dans sa mallette. Nous partîmes ensemble vers les ascenseurs. Il
me guida à travers le hall avec du sang sur son visage. D’un œil extérieur,
nous devions avoir l’air d’une troupe bizarre de gens simplement en train de
marcher.
Pas même d’une arrestation publique.
Je ne portais pas de menottes. Ils n’avaient rien sur eux qui aurait permis
de les identifier comme des agents de police. La clause de confidentialité
que Francine avait placée était entrée en vigueur dès que j’avais signé le
document. Delilah et Francine étaient autour de moi, tandis que Brandon et
sa joyeuse bande d’agents marchaient devant et derrière moi.
La pièce maîtresse colossale avait attiré la foule. J’y aperçus Emery. Elle
me fixait avec des yeux paniqués. Figée. Mes poings se serrèrent, puis se
desserrèrent. Du sang séché les recouvrait.
Je passai mes doigts dans mes cheveux. Une fois.
Nous nous regardâmes dans les yeux jusqu’à ce que Brandon ouvre la
porte. Une rangée de SUV noirs était alignée devant l’hôtel. Nous nous
dirigeâmes vers celui garé au milieu. Il posa la main sur la poignée au
moment où Emery bondit en avant.
— Attendez !
Son visage était submergé par la panique. Elle nous courut après, me
laissant moins d’une seconde pour réagir avant de me sauter dessus et de
m’embrasser fougueusement. La fente de sa robe se déchira. Je la recouvris
de ma paume, tout en essayant de ne pas rire en pensant à quel point cette
situation était Emery.
(Bien évidemment, elle était à la fois un verbe, un adjectif et un nom.)
Toujours accrochée à moi, Emery se tourna face à Brandon.
— Je vous en prie, donnez-nous juste cinq minutes.
Pourquoi c’était à lui qu’elle demandait ça ?
Il lui adressa un haussement d’épaules et se recula sur le côté avec ses
agents, Delilah et Francine. J’ignorai la foule et me concentrai sur Emery.
Elle aimait tellement les mots, mais elle n’en avait visiblement aucun pour
moi.
— J’ai lu ta pancarte, finit-elle par chuchoter en entremêlant ses doigts
derrière mon cou. Tu dis que j’ai une obsession pour les mots, et tu as
raison. Pourtant, je suis là, à me demander pourquoi je n’arrive pas à mettre
des mots sur mes sentiments, à penser que l’amour est une description trop
inadéquate, et j’ai pris conscience que cela n’avait pas d’importance. Ça n’a
pas d’importance parce que je ne suis pas seule. Je n’ai pas besoin de mots
pour me tenir compagnie. Tomber amoureuse de toi, c’est comme plonger
aveuglément dans un livre, sans savoir qu’il est destiné à devenir mon
préféré. Quoi qu’il y ait de plus puissant que l’amour, je le ressens pour toi.
Je ne serai jamais amoureuse que de toi.
Je haussai un sourcil, et la serrai plus fort.
— Tu fais plus que m’aimer.
— Oui. Je me fiche de savoir si tu as, dit-elle avant de lancer un regard
vers Brandon et de baissait la voix, tu sais quoi qui peut disculper papa, et
que tu ne me l’aies pas dit. C’est peut-être tordu, mais je ne me soucie de
rien d’autre que de nous. Je suis désolée de ne pas l’avoir dit plus tôt. Je
t’aime. Je t’attendrai. Aussi longtemps qu’il le faudra.
— Aussi longtemps qu’il le faudra ?
Les pièces du puzzle s’emboîtèrent. Je la posai afin qu’elle ne tombe pas
alors que j’éclatais de rire. Il n’y avait qu’elle pour me faire craquer le jour
même où je signais un accord de plaidoyer.
— Je ne vais pas aller en prison, petite tigresse. Je suis un témoin. J’ai
passé un accord.
— Confidentiellement, s’incrusta Brandon.
— Brandon, tu devrais consulter pour ton obsession à entendre ta propre
voix.
Je nous fis tourner de façon à ce que mon dos soit face à lui, la protégeant
avec mon corps.
— J’ai passé un accord avec le SEC. Je servirai de témoin contre
Balthazar, Eric et Virginia. Ton père sera absous. Je n’irai pas en prison. Je
te le promets.
La fille qui possédait tous les mots était de nouveau sans voix. Mon ego
pourrait y prendre goût.
Je tirai sur sa robe, l’utilisant ainsi pour la ramener à moi.
— Reviens vers moi ?
— Comme toujours.
Épilogue

Nash

DEUX ANS PLUS TARD

Je ne la crois pas quand elle me dit qu’elle pourrait bien être heureuse.
Ma sournoise de menteuse.
Ses cheveux noirs volent dans tous les sens, identiques à la crinière d’un
cheval sauvage. Dehors, le sol est gelé par la neige et couvert par d’épaisses
couches qui ont durci en un ciment de cristal.
Le feu nous préserve du gel. Les flammes vacillent, les ombres dansant
sur la tapisserie en laine. Ma tigresse a l’air d’une reine, avec sa chevelure
étincelant chaque fois que le brasier monte.
Ses lèvres rouges me tentent. Son œil gris, couleur pierre de lune, brille si
fort qu’il est presque incolore. L’autre est aussi glacé que le lac Baïkal, un
messager de sagesse sans fond, des mouchetures blanches se battant contre
le bleu.
Aucun des deux ne gagnera.
Avec Emery, il n’y a jamais de vainqueur.
Seulement une bataille.
Constante.
Acharnée.
Magnifique.
Un amour qui mérite qu’on le poursuive pour l’alimenter.
— Il n’y a pas de pourrait, articulé-je. Tu es heureuse de me voir.
J’essaie d’aplatir quelques mèches de ses cheveux, en vain, car dompter
Emery serait comme dompter un tigre. Si j’essayais, je changerais tout ce
qui fait d’elle ce qu’elle est.
Et j’aime ce qu’elle est.
Je l’aime sauvage, téméraire et féroce.
Je l’aime à moi.
— Je croyais que tu avais décidé d’arrêter de me dire quoi faire.
Elle se tourne vers moi et me mordille le cou.
— En dehors de la chambre à coucher, corrigé-je.
— En dehors de la chambre à coucher, acquiesce-t-elle, les lèvres
entrouvertes, deux yeux vairons se tournant aussitôt vers l’entrée pour
confirmer que nous sommes bien seuls.
Je ne suis pas censé être ici, devant ma fiancée, à me moquer de sa peau
rougie et de l’orgasme que je viens tout juste de lui donner. Gideon me
tuera (il peut toujours essayer), à moins que Delilah n’arrive à moi la
première (elle y parviendrait).
— Je ne te dis pas ce que tu dois faire, chérie. Je constate un fait. Tu es
folle de joie de me voir.
J’effleure l’un de ses tétons à travers sa robe et je souris.
— Admets-le, petite tigresse.
Elle secoue la tête, et j’accepte le défi.
Je lui saisis le menton. Fermement. Exactement comme ma fiancée
l’aime tant. Elle maintient le contact visuel, si provocante que j’ai envie de
la retourner et de m’enfoncer à nouveau en elle. Mes lèvres plongent pour
déposer des baisers sur sa clavicule.
Peu importe le nombre de fois où je l’embrasse, où je la revendique, où je
la marque comme mienne, ce ne sera jamais assez. La façon dont je la
désire est insatiable. C’est la preuve de l’immortalité.
Je passe la main derrière elle et défais la fermeture éclair de sa robe avant
de tourner autour d’elle et de tracer sa colonne vertébrale avec ma langue.
Elle se retourne et me frappe au visage. Ses doigts me griffent les yeux,
ce qui m’arrache un juron.
— Je viens à peine de remonter la fermeture éclair.
— Et j’ai besoin de ta chatte pour réchauffer ma queue.
Je lui attrape les doigts et les place sur mon érection par-dessus mon
pantalon de costume.
— Il fait si froid que je peux sentir mes bourses se ratatiner.
— Elles ne se ratatinent pas.
Elle me serre comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher, puis fait un
signe de tête vers le centre de la yourte, une putain de yourte, c’est dire à
quel point elle me mène par le bout du nez.
— Le chauffage est allumé, Nash.
— Deux bûches de bois et un paquet d’allumettes des hôtels Prescott ne
constituent pas un chauffage.
Elle n’est qu’à quelques secondes de discuter. Elle le fait toujours. Je me
lèche les lèvres par anticipation, car j’adore ces préliminaires que nous
partageons. Chaque mot, chaque regard, chaque contact, est un amuse-
gueule jusqu’à la seconde où je serai en elle.
Reed nous interrompt en entrant dans la yourte sans frapper.
— J’aurais bien frappé, mais il n’y a pas de porte.
Emery pousse un petit cri strident à la vue de mon frère et s’avance vers
lui pour s’agripper à ses épaules.
— Est-ce que ta mère est là ? Je suis si contente que tu ne te sois pas
perdu.
Sa robe est courte, ce qui est une horrible idée pour un mariage en
Norvège au beau milieu du mois de septembre. Je le lui ai dit, mais qu’est-
ce que j’en sais ? Il fait autour de quatre degrés, c’est le début de la saison
hivernale. Il fait froid, mais c’est encore acceptable, surtout quand ses
tétons sont durs en permanence depuis que nous avons mis les pieds en
Norvège.
— Oui, répond Reed en me faisant un signe de tête. Tout le monde attend
que vous sortiez.
Reed est ici en tant que témoin d’Emery. Il n’est pas mon plus grand fan,
mais je ne suis plus son pire ennemi. Nous arrivons à un point où nous nous
satisfaisons de la compagnie de l’autre. Maman dit que nous sommes à
deux doigts de redevenir des frères. Emery agit comme si c’était une
évidence, et c’est peut-être le cas. Après tout, j’ai commencé à accepter que
beaucoup de choses sont inévitables.
Emery serre la main de Reed.
— Donnez-nous cinq minutes.
Une fois qu’il est parti, elle revient vers moi et frotte la tache de rouge à
lèvres qu’elle a laissée sur mon costume. Le costume de papa. Emery l’a
taillé sur mesure pour l’occasion. Je regrette presque de ne pas m’être
déshabillé avant de la pénétrer, mais tant pis. Papa voudrait que je sois
heureux, et je le suis.
Balthazar est en prison. Pas une retraite de milliardaire avec des agents de
sécurité pour la forme. Une vraie prison, avec des putes de prison, des
combats de cour une fois par semaine et des hommes usés par le temps qui
détestent les riches connards comme Sir Balty.
Cartwright est enfermé dans le même pénitencier, ses avoirs sont gelés et
son fils est tellement fauché qu’il n’a pas d’argent pour dispenser son père
de la case prison. Le mec ne peut même pas se payer des paquets de ramen
instantanés. Il échange des faveurs pour manger.
Les actifs de Balthazar ayant été bloqués, Virginia s’est installée dans une
caravane dans une petite ville de l’intérieur de la Caroline du Nord. Elle y
vit toujours, vendant tout ce qu’elle peut de son ancienne vie de Winthrop.
Ce n’est pas grand-chose, depuis que j’ai racheté le domaine des Winthrop
et que je l’ai rendu à Gideon.
— Nous allons nous marier, murmuré-je, mon ego débordant à la façon
dont Emery ne peut s’empêcher de sourire à chaque fois que je le dis.
— Enfin.
Elle me donne un petit coup à l’épaule et se mord la lèvre inférieure.
— Je commençais à en avoir marre que tu glisses « ma fiancée » dans
chacune de tes phrases.
— Ce n’est pas vrai, et tu vas payer pour avoir menti.
Je lui donne une tape sur les fesses avant de partir, me retournant à temps
pour la voir me faire un clin d’œil.
— Je n’en attendais pas moins.
Reed et Gideon sont à l’entrée de la yourte, attendant Emery. Je les salue
d’un signe de tête et j’assimile tout ce qu’il se passe.
Tromsø, en Norvège, est le genre d’endroit que l’on visite pour la
première fois et que l’on ne veut plus jamais quitter. Emery en est tombée
amoureuse lorsque nous avons pris l’avion l’année dernière pour jerker sous
les étoiles et les aurores boréales, alors j’ai posé la question avec la bague
que j’avais gardée dans ma poche.
Au-dessus de moi, les traînées émeraude, bleues, jaunes et roses se
battent pour dominer le ciel. C’est à chaque fois la même danse nuptiale.
Lors de notre premier séjour à Tromsø, nous avons observé les étoiles
tous les soirs. (Je regardais Emery. Elle regardait le ciel.) Elle aimait
toujours le mauve, mais l’émeraude l’emportait à chaque fois.
Je lui avais demandé pourquoi c’était important.
Elle m’avait serré la main et dit :
— Le mauve me rappelle ton père. Lorsque j’ai peint la boîte aux lettres
du chalet en noir, Virginia m’a reproché de ne pas me comporter comme
une dame. Ton père m’a tapoté la tête et m’a dit, Ce n’est pas grave. Je vais
aimer le rose pour toi.
Elle avait levé les yeux vers le ciel comme si son attention allait donner
plus de vie au mauve avant de poursuivre.
— Je crois que je veux que l’outsider gagne, cette fois-ci.
On dirait que ce n’est pas différent ce soir, l’émeraude se balançant,
écartant toutes les autres couleurs de son chemin. Devant moi, une mer de
bougies flottantes mène à notre autel improvisé de pétales de roses
cramoisies éparpillées sur la neige.
Je l’attends au milieu des roses. Cela prend plus de temps que je ne
l’avais prévu, ou peut-être suis-je simplement impatient de l’épouser.
Delilah se tient à mes côtés, occupée à rire de ma mère qui pleure déjà.
Reed est le premier à quitter la yourte. Delilah ravale son rire. Il descend
l’allée, un bouquet de roses noires serré entre deux paumes, jusqu’à ce qu’il
soit juste en face d’elle.
— Merde, ce qu’il fait froid. Est-ce que je suis le seul à sentir mes
couilles se ratatiner ? marmonne Reed, même si, à part moi, le seul autre
mâle humain à portée de voix est Tiger Bro (abréviation de Broduski).
C’est le guide spirituel végétalien qui porte une chemise à cravate et
qu’Emery a engagé pour nous marier.
Nous ignorons Reed.
La version de « Lover » de Dermot Kennedy retentit des haut-parleurs
blancs cachés dans la neige. Le vent fait voler des milliers de pétales de
roses. Ils tournent autour d’Emery qui passe devant des rangées de bougies
flottantes, un bras serré contre Gideon.
Les aurores boréales teintent sa peau de différentes couleurs, illuminant
sa robe de dentelle, du même noir que les nuits sans étoiles. Une couronne
de cristaux ébène, de pierres de lune grises et de diamants gris foncé trône
sur ses cheveux indomptés, attachée à un gigantesque voile noir.
Elle a tout d’une déesse qui aurait pris vie.
Durga marchant sur cette même Terre.
Une tigresse parcourant son territoire.
Lorsque Gideon place la main d’Emery dans la mienne, je dépose un
baiser sur ses phalanges et écarte le voile, découvrant son visage.
— Tu t’es changée, l’accusé-je.
— Je m’étais doutée que tu entrerais en douce et que tu verrais ma robe.
Elle lève un sourcil, me défiant de contester.
Je ne peux pas. Elle a raison. J’ai tenu une heure avant de plonger dans la
yourte pour, eh bien, plonger ma verge dans sa yourte à elle.
Tiger Bro commence la cérémonie.
Je prononce mes vœux alors qu’un or rare prend le pas sur l’émeraude
dans le ciel. Quand vient son tour de prononcer ses vœux, elle se met sur la
pointe des pieds et me chuchote à l’oreille.
Un mot.
Un secret à partager.
Ya’aburnee.
Je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie.
Elle ne s’étend pas, se contente de m’offrir un sourire complice qui me
fait l’aimer encore plus. Une seconde plus tard, elle se jette sur moi, me
projetant contre Tiger Bro en pressant ses lèvres contre les miennes. Je
tends la main, le repoussant à l’aveugle. J’enroule mes bras autour de sa
taille et je fais glisser ma langue contre ses lèvres.
Emery effleure de ses dents ma lèvre inférieure. J’ai envie de la plaquer
contre cette neige, la dénuder et faire courir ma langue de ses orteils à ses
lèvres.
Elle se retire avant que nous ne nous tripotions sauvagement l’un l’autre
devant notre public. Nos fronts vinrent s’appuyer l’un sur l’autre.
— Que voulez-vous faire, madame Prescott ? demandé-je.
Tout bas, afin qu’elle soit la seule à l’entendre.
— Jerker, murmure-t-elle contre mes lèvres avant d’y déposer un autre
baiser fugace.
Elle danse sous les étoiles avec notre famille, la tête rejetée en arrière,
sans le moindre rythme dans les mouvements de son corps. Lorsqu’elle me
supplie de danser avec elle et me promet que cela en vaudra la peine,
j’obéis.
Alors qu’elle est dans mes bras et que notre famille est tout autour de
nous, je remarque quelque chose.
Au-dessus de moi, le mauve a envahi le ciel.
Des traînées roses et violettes ont consumé les autres lumières.
L’outsider a gagné.

***
Emery

NEUF ANS PLUS TARD

— Sérieusement, putain, cette merde est insupportable.


Nash se frotte le visage avec sa paume. Il appuie sa tête contre le dossier
du canapé, fixant le plafond comme si l’existence de la télévision était pour
lui une insulte.
Mes yeux se perdent entre les deux démons jumeaux de huit ans entre
nous.
— Pas de gros mots ! le grondé-je à moitié.
— On entend « putain » tout le temps, maman.
Hallie me lance un regard, ses yeux écarquillés de la même couleur que
ceux de Nash.
— La semaine dernière, madame Kimberly nous parlait des Égyptiens qui
faisaient du commerce dans la mer Rouge. Elle n’arrêtait pas de parler de
leurs putains.
— Elle parlait de butins.
Lawson pince les bras de Hallie. Il a mes yeux. Un bleu. Un gris.
— Madame Kimberly est incapable d’articuler avec son putain d’appareil
dentaire.
Je n’arrive pas à croire que Lawson et Hallie aient pu cohabiter dans mon
utérus en même temps sans s’entretuer. Ils partagent les mêmes cheveux
noirs et littéralement rien d’autre. Pas même le même sexe. Lawson est pâle
et impitoyable, tandis qu’Hallie est bronzée et adorable.
Les doigts de Nash se rapprochent de la télécommande.
J’enfonce un poing dans le pop-corn au cheddar blanc et lui en lance une
poignée au visage.
— Tu n’as pas intérêt.
Les enfants poussent des cris stridents entre nous tandis qu’il pleut du
pop-corn. Je tourne les yeux vers Lawson et lui demande :
— Qu’est-ce que tu penses du film ?
Lawson décoche un regard à l’écran et hausse les épaules.
— Cendrillon est sexy, je crois.
— Lawson, elle a onze ans de plus que toi !
— Et alors ? Papa a bien dix ans de plus que toi.
Je ferme mon clapet, parce que ce petit n’a pas tort.
— Et toi, Hallie ?
Elle observe l’écran en pinçant les lèvres et en plissant les yeux comme si
cela allait l’aider à se faire une opinion.
— Elle est très maladroite, mais j’aimerais bien être à sa place. J’aime
bien sa robe et ses chaussures.
— J’y crois pas, marmonne Nash, mais les enfants l’entendent.
Ils lui jettent de nouveau du pop-corn à la figure.
La porte d’entrée s’ouvre avant de se refermer.
— Oncle Reed ! crient les enfants en sautant du canapé.
— Où sont vos enfants ? lui demande Nash quand il entre dans le salon
avec sa femme.
Ça me fait encore bizarre de voir le visage de Basil sans la mine
renfrognée qu’elle affichait en permanence, mais elle en est maintenant
sincèrement dépourvue. Pour couronner le tout, la femme de Reed m’aide à
gérer mon entreprise, une ligne de vêtements à but non lucratif qui utilise
des matériaux recyclés et les transforme en pièces uniques. Les bénéfices
sont reversés aux soupes populaires de Caroline du Nord. Nash me traite
d’âme sensible, mais je sais qu’il approuve.
Reed dépose un baiser sur ma tempe.
— Maman nous les a pris pour quelques heures.
Une seconde plus tard, les enfants emmènent à toute allure Reed et sa
femme. Nash éteint la télévision à la première occasion. Ses doigts viennent
frotter ses tempes. Je lève les yeux au ciel devant ses airs de diva et lui
donne une pichenette sur le bras.
Il agrippe le mien et me tire vers lui.
— Ya’aburnee.
Le mot effleure le côté de mon front. Je lui réponds en souriant, les lèvres
retroussées par le vœu secret que nous partageons.
Ya’aburnee signifie « tu m’enterres » en arabe.
C’est l’espoir que l’on meurt avant son seul véritable amour parce que
l’on ne peut pas supporter l’idée de vivre sans lui.
Il y a de la magie quand nous le disons, mais elle ne vient pas du mot.
Elle vient de nous.

Fin.
Remerciements

Chloe, je n’arrête pas de repenser aux petits moments, en me demandant


pourquoi ce sont ceux-là dont je me souviens le plus. Tes moindres détails
me manquent, comme chaque petite bizarrerie qui faisait de toi… toi. Ce
livre t’est dédié, de même que tous les livres qui suivront.
Rose et Bauer, mes plus grandes obsessions. Je vous adore. Merci de
rendre chaque jour de ma vie meilleur. Je souris plus, ris plus et vis plus
grâce à vous deux.
L, merci de m’aimer par tes actes et non par tes paroles, car nous savons
tous les deux que j’ai un faible pour les cons. LOL.
Heather, merci de supporter ma folie ! Tu es toujours là pour moi.
J’apprécie chaque conversation, chaque appel et chaque message. Tu
t’investis tellement dans ma carrière. Je n’ai aucune idée de ce que j’ai fait
pour te mériter, mais je le referais mille fois. J’ai beaucoup de chance de
t’avoir dans ma vie.
Ava, tu es dingue. Je suis presque sûre que tu es responsable de cent
quinze des cent seize heures que j’ai passées au téléphone pendant le mois
d’octobre, alors que j’étais censée écrire ce livre. Je ne sais pas si je dois te
remercier ou te maudire pour ces heures. (Nous étions productives, non ?)
Évidemment, je t’aime. Je t’aimerais encore plus si tu améliorais ton WiFi,
mais je ne suis pas sûre que le monde puisse supporter ce type d’amour.
Heidi, j’aime que tu rendes belles des choses laides, comme aider les
chenilles à se transformer en papillons et mes premiers jets à devenir de
vrais livres. J’aime la beauté que tu vois dans des endroits inattendus, avec
tes photographies, tout ce que tu m’offres et notre amitié. J’aime le fait que
tu ne te comportes jamais avec moi avec des pincettes et que tu ne me
traites pas comme si j’étais une dur à cuire, mais je commence à me rendre
compte que je le suis. J’aime que tu sois entrée dans ma vie avec tant de
gentillesse et d’humilité, comme une gentille lectrice dont j’ignorais que les
mots auraient l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui. J’aime la façon dont tu me
comprends, dont tu aimes les chiens, dont tu comprends mes mots, et quand
tu ne les comprends pas, tu t’efforces de les comprendre (et de me
comprendre). J’aime ton altruisme et le temps que tu donnes comme si ce
n’était pas le cadeau le plus rare et le plus précieux que tu puisses m’offrir
(à part ton amitié). Et surtout, je t’aime toi, tout simplement. Merci.
Professeur Harloe, merci pour m’avoir encouragée et de m’avoir apporté
votre aide. Vous êtes d’un tel soutien pour moi et vous supportez toutes mes
folies sans vous plaindre (même quand je fais des caisses et que je débite
des théories du complot démentes.)
Leigh, merci pour toutes tes tâches de maman-manager, pour m’avoir fait
bouger les fesses et pour avoir aimé et soutenu ce livre même quand j’étais
si frustrée d’avoir dû reprendre les soixante mille premiers mots. Je n’aurais
pas pu le faire sans toi !
Jose, je n’ai pas les mots. J’ai eu beaucoup du mal à trouver une
couverture pour Nash, mais tu m’as envoyé celle-ci comme si tu savais que
j’en avais besoin. Sérieusement, je ne t’ai même pas dit que je cherchais
une couverture, et c’est pour ça je pense que c’est le destin à cent pour cent.
Ryan, merci pour avoir été le visage de Nash ! Je suis amoureuse de cette
couverture.
Desirée et Sebastian, merci d’avoir donné vie à Emery et Nash ! Des, tu
supportes mes folies et tu te surpasses. Je suis tellement reconnaissante de
t’avoir dans ma vie.
Juli, tu me soutiens toujours autant ! Quand j’ai besoin d’un remontant, je
vais sur la page instagram de Romano que tu as créée et je suis juste
émerveillée que quelqu’un soit assez gentil et talentueux pour faire ça pour
moi.
Brittany, merci d’avoir été ma bêta-lectrice pour ce livre et d’avoir aimé
Nash pour moi. Je ne pourrais pas te décrire à quel point ton amitié est
importante pour moi et à quel point je t’apprécie.
Elan, tu es exécrable à la bataille navale. Profite de ma générosité. Merci
aussi d’être mon ami.
Gem et Janice, merci pour votre travail assidu sur mes manuscrits. Sans
vous, ils partiraient dans tous les sens.
Ashlee, tu as un talent incroyable !
Merci à mes incroyables administrateurs : Gemma, Ava, Krista, Heather,
Amanda, Brittany et Leigh.
Merci à mes merveilleux amis auteurs : Giana Darling, Lylah James, SM
Soto, Heather Oregeron, Claudia Burgoa, Nicole French, Logan Chance et
Amara Kent.
Merci à l’incroyable groupe de personnes qui ont aidé à mettre ce livre
dans le plus grand nombre de mains possible :
Jenn Watson, pour avoir supporté ma folie, en particulier mes appels
téléphoniques sans queue ni tête.
Sarah Ferguson, Shan Brown et tous ceux de Social Butterfly PR. Vous
êtes de vraies rockstars.
Cecelia Mecca et Bridgette Duplantis, deux perles.
Harrison, tu es probablement en train de prendre conscience que donner
ton numéro à la névrosée que je suis était une grosse erreur. MERCI !
Daniel, Daniela et Luiz, j’apprécie tout ce que vous faites pour moi !
Les blogueurs ! Je n’en reviens pas de tout l’amour que ce livre a reçu.
Vous m’aidez à le faire connaître, et je ne pourrais pas être plus
reconnaissante !
Et enfin, mes lecteurs ! Bienvenue aux nouveaux ! J’ai hâte de poursuivre
ce voyage avec vous. Pour ceux qui me suivent depuis plus longtemps,
merci pour votre soutien et votre patience. Je sais que vous vouliez tous un
livre avec des mafieux pour cette publication-là, mais vous avez accueilli le
livre de Nash à bras ouverts, me soutenant plus que je ne pourrais jamais
l’imaginer. J’ai tellement de chance de tous vous avoir.
Je vous envoie tout mon amour,
Parker
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