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Nathalie Paz est née à Paris en 1961. En novembre 1968, départ pour Gaillac,
une petite ville du Tarn, où sa mère ouvre une librairie. La famille de son père,
d’origine andalouse, avait fui le franquisme et avait séjourné dans un camp de
réfugiés de la région.
Elle commence la danse à six ans. En 1972, sa mère, qui avait dû fermer la
librairie, remplace son professeur de danse. En 1980, à son tour, elle reprend la
suite de ce même professeur à Carmaux. Animée du besoin de créer, elle choisit
un métier qui lui permet de laisser libre cours à son imagination. Elle se
construit à travers la création de spectacle et l’architecture.
La création d’une compagnie de ballet freine ses élans pour l’écriture. Des
soucis dans son travail et le départ de ses fils pour l’université la poussent à
terminer un premier roman. Ses élèves, premières lectrices, l’encouragent à le
faire éditer.
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ISBN : 979-10-359-4694-4
Dépôt légal Mai 2020
Achevé d’imprimé en France
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Je me sens légère. Comme une plume portée par le
vent, je flotte dans les airs. Sensation agréable d’apesanteur.
Pourvu que je ne retombe pas trop vite. Je suis sur un petit
nuage. La lumière est éclatante. Il fait frais. Pas une fraîcheur
vivifiante, non, plutôt celle d’une nuit d’été. Celle que l’on
attend avec impatience après la fournaise de la journée. Celle
qui calme et apaise les brûlures du soleil.
J’aperçois la forme d’un visage qui se dessine { travers la
lumière opaline. C’est lui. Il me sourit. Son regard est doux,
bienveillant. Je suis rassurée. Il est l{, il m’attend. Il ne
demande rien. Ne me tend même pas la main pour m’inviter {
le rejoindre. Il ne voudrait surtout pas m’influencer. Je sais
que je dois, seule, prendre la décision. Quelle qu’elle soit, il la
respectera. Il ne me jugera pas, ne m’en voudra pas, il
continuera d’attendre, c’est tout. Il a confiance.
Sûre de moi, je m’avance vers lui. Mais j’ai l’impression de
faire du sur-place. Quelque chose me retient. Je ne sais pas ce
que c’est. Je me sens de plus en plus lourde. Je fais des efforts
pour bouger, me déplacer. Je suis engourdie. Mes jambes ne
répondent plus… son visage s’éloigne… il fait de plus en plus
froid… je tombe ! Je tombe !!!
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Je sens le baiser léger de Damien sur ma joue. Je fais
semblant de dormir. Il sort en fermant la porte doucement. Je
me roule sous la couette. Pas envie de me lever. Envie de rien
d’ailleurs. J’ai froid et je suis encore engourdie. Je n’aime pas
me sentir comme ça.
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l’autruche. Je sais que ce n’est pas ça qui me fera avancer mais
ça ne me fera pas tomber non plus. Et pour l’instant, j’essaie
surtout d’éviter la chute. Il faudrait que j’arrive à ne plus
penser, mais s’il y a une chose { laquelle on ne peut pas
échapper, c’est bien la pensée ! J’ai tout essayé pourtant, yoga,
méditation, relaxation… rien n’y fait. Pire, j’en ai même des
acouphènes. La seule chose pour les faire taire : le boulot.
Il faudrait peut-être que je m’y mette. Plus qu’une correction
et je n’aurai plus rien. Je n’aime pas cette idée de ne pas avoir
de travail devant moi. J’ai besoin d’avoir des projets, des
choses à faire, tant pis si elles ne sont pas toujours agréables.
C’est probablement ce qui me maintient en vie. Je pense
sincèrement qu’il est primordial pour chaque individu de se
sentir utile. Je plains de tout cœur ceux qui sont au chômage
ou abandonnés dans leur solitude.
Ça me fait réagir, je me lève enfin. Il est 9h30, pas trop tôt
pour commencer la journée !
15h07, j’ai fini. Pas mal ! J’ai le temps de boire un thé avant de
filer voir les éditeurs. Facile, ils sont pratiquement tous dans le
sixième. À se demander s’ils sont vraiment aussi indépendants
qu’ils le prétendent. Moi oui. Je travaille avec qui je veux et qui
me plaît. Je peux me le permettre, je suis très appréciée.
Docteur en littérature, j’aurais pu prétendre { autre chose.
Professeur { la Sorbonne, entre autres, c’est en tout cas ce que
souhaitaient mes parents. Mais j’ai choisi une autre voie,
sûrement pour affirmer mon indépendance. D’aucuns me
poussent vers l’écriture, mais je ne me sens pas une âme
d’artiste. Je ne suis pas très imaginative. Je fais ce que je sais
faire de mieux : lire ! Je lis, corrige, traduis parfois. Tout ce qui
a été publié { mon nom ne m’a apporté aucune notoriété. Ce
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sont deux manuels scolaires sur la littérature et un recueil des
meilleures poésies de l’époque romantique. Livres qui
passeront dans beaucoup de mains sans que personne ne se
demande qui les a écrits. Les bénévoles des bourses des livres
peut-être…
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jamais regardé un autre homme, pourquoi celui-là ? Je ne
comprends pas, si ce n’est sa ressemblance avec Olivier
Martinez qui me faisait craquer dans Le hussard sur le toit.
Ridicule, je suis complètement ridicule !
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Age, je dansais sur le parvis de Notre-Dame, sous Louis XIII,
j’intriguais dans les couloirs du Louvre, et au 19ème, je
regardais, impuissante, Gervaise sombrer dans l’alcool. Je
partageais les sentiments de chaque héroïne : la passion de
Mathilde, la mélancolie d’Emma, la tristesse de Sagan. Sans
quitter Paris, je pouvais entendre le chant des cigales en lisant
Pagnol et bien avant mon premier flirt, je connaissais déjà tout
sur la passion amoureuse depuis le baiser de Roxane
jusqu’aux siestes torrides dans le quartier chinois de Saïgon.
En plongeant sans retenue dans la littérature je me sentais
vivre alors même que je m’isolais du monde. Ce que je
continue de faire encore aujourd’hui. Mais en mon âme et
conscience cette fois.
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Je remonte la rue de Seine et prends la rue Jacob. Je finirai par
Roger. Je rends mon travail et en reprends d’autres. J’ai
l’habitude et généralement, je n’ai affaire qu’avec les
secrétaires. Mais Roger c’est différent. C’est chez lui que j’ai
commencé. Je cherchais un petit boulot pendant mes années
étudiantes et, sans me connaître, il a accepté de me confier des
corrections. Grâce à lui, ce qui ne devait être qu’un travail
d’appoint est devenu par la suite mon métier.
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Je prends place { ses côtés dans l’un des fauteuils en cuir du
bureau et nous bavardons tranquillement. Avec lui, je ne vois
jamais le temps passer. Il faut que Charlotte, la secrétaire,
l’informe de son départ pour que nous réalisions qu’il est déj{
tard.
J’ai une traduction pour toi cette fois.
— Ah !
— Un philosophe anglais.
— Et c’est… ?
— Philosophique.
— Ça m’avance !
Il rit en m’embrassant et je me sauve.
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Je ne supporte plus ces repas de famille. Ça n’en finit
jamais. On sort de table { pas d’heure, repus et imbibés !
Toujours les mêmes sujets. Ça commence par la famille :
« Alors Marianne, quand est-ce que tu nous le fais ce petit ? »
Et moi de répondre invariablement : « On a encore le
temps ! ». Moue dubitative de ma belle-mère. Elle ne
comprendra jamais que je n’en ai pas envie. Surtout que si cela
devait arriver, on ne le ferait pas pour elle - ce ne pourrait être
que par accident mais je veille ! - Parfois j’ai l’impression
qu’on le lui doit cet enfant. Rien du tout, je ne lui dois rien du
tout ! Et surtout pas un enfant ! Il va bien falloir qu’elle
l’intègre, de gré ou de force. Quand enfin le sujet famille est
épuisé, on attaque le monde du travail. Je m’abstiens
d’intervenir, si ce n’est pour soutenir le débat. Je fais tache
dans cette famille. Je suis la seule à ne pas faire partie de la
fonction publique. Quoiqu’en fin de carrière, mon beau-père à
l’EDF et ma belle-mère à La Poste ont dû rejoindre les rangs
du privé. Seuls les enfants font encore honneur à leurs
parents. Gilles est greffier au tribunal de Versailles, son
épouse, Séverine, professeur des écoles – ridicule ce nom ! –
Céline, infirmière au CHU du Kremlin-Bicêtre, Fabien, son
mari, travaille { l’URSSAF et Damien est contrôleur des
Impôts. Pour l’instant, ils sont fiers de faire encore partie de la
grande famille des fonctionnaires. Même si la République
d’aujourd’hui n’accorde plus suffisamment de crédit { ses
nobles serviteurs, ils continuent de croire aux valeurs du
Service Public mais ce n’est pas sans douleur qu’ils constatent
le faible intérêt de l’État. Les filles sont les plus dégoûtées,
j’avoue que je les comprends. Séverine continue { croire qu’un
jour, peut-être, il y aura enfin un ministre de l’Éducation
Nationale capable de s’intéresser davantage aux enfants qu’{
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son portefeuille, dans les deux sens ! Quand on voit
l’augmentation de salaire qu’ils se sont octroyée, plus la
retraite { vie, on comprend pourquoi certains n’ont eu aucun
scrupule à changer de camp ! Céline, en revanche, semble
découragée. Un de ces jours, elle pourrait bien démissionner
et passer dans le privé pour enfin avoir simplement le droit de
faire son travail correctement. Il est inimaginable qu’on puisse
penser au profit dans les services de santé ou dans
l’enseignement.
Ensuite, il n’y a plus qu’un pas pour glisser sur le terrain de la
politique. Là, plus les bouteilles de vin se vident et plus ça
devient houleux. Pourtant, ils sont tous du même bord. En
bons fonctionnaires qu’ils sont, ils votent tous pour le PS. Moi
aussi, depuis que j’ai abandonné ma tendance gauchiste.
Quoique, je risque d’y revenir quand je vois la politique des
socialistes aujourd’hui ! Ils prônent la démocratie mais sont
incapables de la respecter. Si le vote blanc était reconnu, je
n’éprouverais pas autant de difficulté { aller voter. Pour
l’instant, cela revient surtout à limiter les dégâts. Je ne me suis
toujours pas remise de l’élection de 2002, j’espère bien ne plus
jamais avoir à regretter mon choix.
Je rêve d’une VIème République où la démocratie serait
respectée, où le citoyen serait considéré et où l’être prônerait
sur l’avoir. Un monde où le collectif prendrait le pas sur
l’individualisme et l’altruisme sur le profit. Une société qui ne
serait plus dominée par l’argent et les banques mais au service
de l’humain. Il faudrait pour cela pouvoir compter sur
l’honnêteté et l’intégrité de nos politiques. Mais, je me laisse
emportée par l’utopie de mes années universitaires ! Je n’ai
malheureusement plus vingt ans pour y croire encore. La
réalité est tout autre. J’en ai fait le constat édifiant au cours de
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mes nombreux voyages, que ce soit dans les favelas de Rio ou
dans les bidonvilles de Bombay. C’est même de plus en plus
visible dans les rues de Paris. L’humanité, quand on la touche
de près, n’est pas toujours très belle { voir. Mais je m’égare !
J’ai complètement perdu le fil de la discussion…
Damien n’a pas dit un mot depuis que nous sommes partis. Il
somnole contre la vitre du RER. Il faut dire qu’après ce qu’il a
mangé et bu, il ne peut plus faire grand-chose d’autre. On
arrive { Auber, il va bien falloir qu’il réagisse. Quand il est
comme ça, je le laisserais bien cuver jusqu’au terminus.
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Quand je pense que j’étais contente de prendre cette
traduction ! J’en suis { peine { la vingtième page et j’en ai déj{
marre. Le style est lourd, empesé, les idées sont confuses voire
contradictoires. Je me demande vraiment pourquoi Roger a
décidé de faire traduire cet ouvrage. Il n’apporte rien { la
philosophie, bien au contraire, il l’embrouille. On est loin de
Michel Onfray !
Je préfère vraiment mon petit policier argentin.
Malheureusement, il n’est pas très prolixe. Sa dernière
publication remonte à deux ans. Bien dommage que je ne sois
pas la traductrice attitrée des Higgins Clark, j’aurais au moins
du travail assuré ! Mais ce ne serait qu’alimentaire. Je n’y
trouverais pas le même plaisir que dans la prose du romancier
argentin. Tant pis, je traduis peu mais au moins le texte est de
qualité. Je ne peux pas en dire autant du philosophe anglais.
J’ai besoin de faire une pause. Je vais sur ma messagerie. J’ai
un message en attente de Ludwig.
« Petit rappel : récital à Gaveau jeudi. Tu es libre ? »
Cela me fait sourire, je réponds aussitôt.
« Toujours pour toi ! »
« Super ! Tu me retrouves là-bas vers 18h ? »
« Ok. Où es-tu ? »
« Dans le train. Je rentre à Munich. »
« Encore en vadrouille ! »
« Et oui, c’est mon destin. »
« Si j’avais du temps, je te plaindrais. »
« Tu n’en as pas ? »
« Non. »
« Tu fais quoi ? »
« Une traduction. »
« Allemande ? »
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« Non, anglaise. »
« Bah… »
« Voilà, tu as tout à fait résumé ce que je ressens. »
« Bon courage ! Tu me raconteras tout ça jeudi. »
« Je n’y manquerai pas. »
« Je t’embrasse. »
« Moi aussi. »
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Damien est en retard, ça ne lui ressemble pas. Il a la
précision d’une montre suisse. Les rares fois où il a été
retardé, il m’a toujours prévenue. Cela m’intrigue. Je me mets
{ prêter l’oreille aux sons venant de la cage d’escalier. C’est un
petit immeuble de quatre étages et nous habitons au
troisième. Il y a six logements en tout. Le deuxième est occupé
à temps partiel par un couple de retraités qui passent les trois-
quarts de l’année en Provence. Au quatrième, se trouvent une
hôtesse de l’air, souvent en voyage, et un étudiant qui repart
chez lui pendant les vacances et les week-ends. Autant dire
que c’est assez calme. Au bout d’un moment, du bruit se fait
entendre. Il se rapproche et se précise. Deux voix d’hommes.
Je reconnais très facilement celle de Damien. Avec qui parle-t-
il ? Je ne vais pas tarder à le savoir, sa clef tourne déjà dans la
serrure.
— Marianne ?
Après quarante-huit heures de bouderie, il se met à me
parler !
— Oui.
— J’ai invité notre voisin { prendre un verre. David, c’est ça ?
— C’est bien ça.
David ! J’en ai le souffle coupé. Il me sourit, comme toujours.
C’est agaçant. Mon cœur joue du tam-tam dans ma poitrine.
J’ai du brouillard dans le cerveau, c’est { peine si j’entends ce
qu’il me dit. Je lui réponds de façon machinale. Je n’ai toujours
pas bougé. Je laisse Damien faire le service et la conversation.
Bien sûr, il me propose de les rejoindre. J’abandonne {
contrecœur mon bureau et viens me placer aussi loin que je
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peux de David. Si tant est que ce soit possible dans notre deux-
pièces parisien. Je fais un effort pour me concentrer et
m’intégrer { la discussion. Il dit se sentir un peu seul ces
temps-ci, sa compagne travaillant beaucoup en cette période
de fêtes de Noël. Je m’en doutais un peu. Je l’ai aperçue un jour
avec une cliente au rayon parfumerie des Galeries Lafayette. Il
nous pose des questions sur nos activités. Damien parle de sa
passion pour la philatélie. Pourvu qu’il n’aille pas chercher son
album ! Non, heureusement, on y a échappé.
— Et vous Marianne ?
Je sursaute.
— Oh, moi…
— Oui, vous…
Il attend. Je lui parle des livres. Ceux que j’aime, ceux que je
corrige, ceux que je traduis et ceux que j’écris. Il est intrigué, il
pose des questions, insiste, veut en savoir plus. Alors je lui
parle de la musique, de l’opéra, du piano.
— Il y a des personnalités que vous aimeriez rencontrer ?
— Oui, évidemment.
— Lesquelles ?
Je réfléchis et lui donne quelques noms qui me viennent à
l’esprit.
— Pour Nathalie Dessay c’est trop tard mais pour Roberto
Alagna, c’est possible.
— Comment ?
— Je suis ingénieur du son à Radio France, alors si vous
voulez, je peux vous avoir une place pour la prochaine
émission avec Alagna.
Je n’en reviens pas. Évidemment que j’accepte ! C’est Damien
maintenant qui pose les questions. Moi, je me contente de
regarder David et de boire ses paroles. J’espère qu’ils ne se
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sont aperçus de rien ! Il nous quitte en me promettant de
revenir bientôt avec l’invitation. Je suis toute excitée. Je laisse
Damien croire que c’est { l’idée de rencontrer Alagna. Oui, en
partie…
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Je suis en avance. Je passe par l’entrée des artistes. On
me laisse entrer. Je me faufile dans les coulisses de la salle
Gaveau. Je la connais bien. Je reconnais le deuxième
mouvement de la Sonate n°2 de Chopin. J’avance sans bruit
jusqu’{ la scène. Ludwig me tourne le dos, je reste en retrait {
le regarder et { l’écouter, mon petit frère de vacances.
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Wehrmacht, lui proposa deux heures de cours hebdomadaires
contre la possibilité de jouer sur le fameux Pleyel. Cet accord
les amena { se fréquenter régulièrement. Madeleine s’avéra
une excellente élève. Après la guerre, les leçons continuèrent
en périodes estivales, à Munich ou Paris en compagnie
d’Ingrid Lingen, de six ans sa cadette. Plus tard, ce fut au tour
de Madeleine de transmettre sa passion au petit-fils de son
professeur Hans Lingen. Ingrid, qui avait une profonde
admiration pour les talents de son amie, lui confia l’éducation
musicale de son fils. C’est donc { Paris que Ludwig et moi
prenions nos leçons ensemble. Si j’étais bonne élève, Ludwig
était brillant. Sa destinée semblait déjà toute tracée. Il est très
vite devenu un concertiste de renom. Et depuis, à chaque fois
qu’il vient { Paris, il aime { répéter sur le Pleyel de mon grand-
père. Moi, je ne joue plus. Et surtout pas sur le Pleyel.
La dernière note reste suspendue dans la salle. Ludwig
échange quelques mots avec le régisseur avant de se lever. Il
se retourne et me voit.
— Hé ! Ma p’tite chérie !
Il ouvre grand ses bras et je m’y précipite. Nous nous enlaçons
très fort tout en nous balançant d’un pied sur l’autre tel un
métronome. Il s’écarte doucement.
— Il y a longtemps que tu es là ?
— Je suis arrivée au début du deuxième mouvement.
— Tu aurais pu le dire.
— Je ne voulais pas te déranger.
— Viens !
Je le suis { travers les couloirs jusqu’{ sa loge. Il nous reste
encore plus d’une heure avant le début du récital. Il est
toujours très excité pendant cette période d’attente. Il parle
beaucoup, de ses voyages, de ses concerts, de ses rencontres
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et de sa famille. Je l’écoute. Quand il aura fait le tour de tous
les sujets, je prendrai le relais. Il m’écoutera avec attention
même si mes récits paraissent insignifiants après les siens.
Nous aimons autant l’un que l’autre ces bavardages dans
l’intimité de la loge.
Quelques coups légers sur la porte, nous échangeons un
regard complice. Nous savons que c’est Madeleine, ma grand-
tante. Pour rien au monde elle ne manquerait un concert de
son petit prodige. Elle nous embrasse affectueusement. Elle
est encore très alerte pour ses quatre-vingts ans. C’est peut-
être la musique qui l’a si bien conservée. Elle n’a vécu que
pour elle. Elle rêvait de l’apprendre, elle s’est plu { la jouer,
elle a adoré la transmettre. Et depuis toujours, elle prend
plaisir { l’entendre. Elle est heureuse de me voir. Depuis que
j’ai rompu les ponts avec ma famille, les occasions sont plus
rares et je sais qu’elle en souffre. Même si nous nous appelons
régulièrement, le contact lui manque. Elle a besoin de toucher
les gens qu’elle aime tout comme elle a besoin d’effleurer les
touches d’un piano avant d’en jouer.
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tranquille, tantôt vif et rapide, attentive au moindre
changement d’intensité. Ludwig est bien ce soir, même très
bien. Il ne se contente pas d’être un virtuose, il joue aussi avec
son âme, sa sensibilité. C’est une sorte de corps { corps
sensuel entre le musicien et son instrument. C’est la rencontre
de deux amants qui se donnent à corps perdus, conscients de
l’imminence de la séparation.
Un silence respectueux salue le dernier accord avant le
tonnerre d’applaudissement. C’est une véritable ovation.
J’embrasse Madeleine qui a laissé échapper une larme. Moi, je
me retiens mais j’ai du mal.
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Je me sens un peu vaseuse. Légère gueule de bois,
sûrement due à un non moins léger abus de champagne.
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que mon travail comme correctrice et traductrice dans
l’édition n’était pas non plus le fruit du hasard. Ce métier me
permettait de continuer à suivre Ludwig dans ses
déplacements même s’il n’avait plus vraiment besoin de nous.
Prenant de l’assurance, il était vite devenu un virtuose que le
monde entier réclamait. Ma tante, fatiguée par les transports
aériens et les décalages horaires, accepta un poste au
conservatoire de la rue de Madrid. Nous avons donc effectué
les tournées en duo, ce qui évidemment laissait supposer que
nous étions en couple. Je le ferais peut-être encore aujourd’hui
sans cette brutale et sordide révélation qui bouleversa ma vie
et par ricochet, celles de Madeleine et Ludwig.
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Je tends { peine la main pour prendre l’enveloppe tout en
restant le plus possible cachée derrière la porte. Je bafouille,
encore une fois, un remerciement { peine audible. Il m’adresse
un léger sourire en s’écartant puis se dirige vers son
appartement. Je referme la porte et m’y adosse. Si la honte
avait le pouvoir de foudroyer, je serais morte, là, debout,
cramponnée { l’enveloppe qu’il vient de me donner. Comme si
elle avait le pouvoir de me sauver ! J’attends d’être tout { fait
calmée pour l’ouvrir. Alagna, je vais voir Alagna de près et
surtout l’entendre chanter puisque c’est aussi le but de
l’émission. Je devrais être aux anges, je n’y arrive pas. Je dois
remettre de l’ordre dans mon esprit. Ce que je ressens est tout
{ fait démesuré. J’en suis consciente mais incapable de me
raisonner. Je suis en colère. Je m’insupporte. Ma tenue
débraillée de sortie du lit, l’état dans lequel je me mets quand
je le vois, mon incapacité à gérer mes émotions, tout me donne
la nausée ! Je suis à vomir. Je voudrais me fuir, être une autre,
sereine, maîtresse d’elle-même, digne ! Reprends-toi Marianne,
va te doucher ! J’obéis { la pauvre petite voix de ma raison qui
résiste tant bien que mal au déferlement de sensations
incompréhensibles qui m’envahissent.
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Je fais la queue comme tout le monde devant la porte
du studio de Radio France. Ça s’échauffe un peu devant. Un
léger mouvement de la foule et je le vois. Il me cherche des
yeux. Nos regards se croisent et le sien s’illumine. Il vient vers
moi. Je n’ai toujours pas quitté la file. Il me tire par la main
pour m’entraîner vers une autre porte. Il me fait entrer dans le
studio avant tout le monde. Il m’accompagne jusqu’{ ma place.
Nous n’avons toujours pas échangé une parole. Moi, c’est
normal. Le simple contact de ma main dans la sienne m’a fait
perdre pied. Le pire c’est qu’il ne l’a toujours pas lâchée !
Pourtant je ne risque pas de m’égarer ici. Il n’y a pour l’instant
que nous deux dans la salle. Il me montre un siège.
— Vous serez bien l{, c’est le meilleur endroit pour voir
Alagna. Il sera assis juste en face.
Il me désigne sa place. Et vous ? C’est vous que je veux voir, ai-
je envie de lui crier ! Comme s’il m’avait entendue, il me
montre la vitre de la régie.
— Moi, je serai là-bas.
Sans même tourner la tête je pourrai le voir aussi. Tout va
bien. Un homme me fait signe à travers la vitre. Je lui réponds
par un sourire.
— Je vous présenterai mes collègues après.
Ah, parce qu’il veut me présenter { ses collègues ? Les portes
s’ouvrent.
— Ça y est, on lâche la foule ! Asseyez-vous.
En même temps, il s’accroupit devant moi et me prend les
deux mains cette fois.
— Ça ira ?
Je m’aperçois alors que je n’ai toujours rien dit. Je lui réponds
un peu précipitamment.
— Oui, oui ! Très bien, merci.
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— Bon, alors je vous laisse.
Il me regarde en souriant. Je tente de répondre par un sourire
mais ses yeux, d’un noir intense, me transpercent jusqu’{ l’os.
Je sens une petite boule de feu descendre le long de mon
échine et s’installer dans le creux de mon ventre. Je ne peux
retenir une légère vibration qui ébranle tout mon corps. Mes
mains sont moites dans les siennes. Il ne m’a toujours pas
lâchée. Mon regard reste rivé au sien et je voudrais pouvoir
continuer à le contempler ainsi indéfiniment. Comme il est
beau ! Mais il se lève, et doucement, comme à regret, se sépare
de moi.
Je prends tout d’un coup conscience de toute l’agitation qui
règne dans le studio. Chacun prend place, s’installe. On
prépare le public. C’est tout juste si on ne nous fait pas répéter
pour rire ou applaudir à bon escient ! Moi je ne m’intéresse
qu’{ David. Je ne le quitte pas des yeux. C’est { peine si je vois
rentrer les animateurs. Ce sont les applaudissements qui
m’annoncent l’arrivée de Roberto. Je croise le regard de David.
Il me brûle encore une fois et ranime la petite boule tapie au
creux de mon ventre. Il faut que je me concentre sur l’invité si
je ne veux pas que cela devienne suspect. Il fait une entrée
triomphale – il ne lui manque que la marche d’Aïda ! – et serre
des mains au passage. Il a toujours ce sourire radieux qui le
caractérise. Il ne me semble pas feint. Je le crois vraiment
heureux au milieu de la foule. Il s’installe et…me voit.
Forcément, je suis en face de lui ! Il s’attarde sur moi, l’œil
pétillant. Je croyais qu’il aimait les brunes ! J’aimais bien le
couple qu’il formait avec Angela, je suis triste de leur
séparation… Allons bon, voil{ que je verse dans la sensiblerie
de la presse people !
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Le compte à rebours commence. Un silence religieux se fait
dans la salle. L’émission démarre. Mon regard passe de
Roberto à David et inversement. Happé par son travail,
l’ingénieur du son ne peut plus s’en rendre compte. Je suis aux
anges. Alagna nous offre trois morceaux. Le premier de
Mariano, Mexico, ce n’est pas celui que je préfère mais c’est le
plus connu, puis la Donna e mobile et Besame mucho. Normal,
il fait sa promo. Mais quand même, il est dans une émission de
radio classique, il aurait pu choisir davantage d’opéra. Je me
sens un peu frustrée. J’ai peur qu’il se perde dans ce semblant
de variété. Arrivera-t-il vraiment à amener les néophytes vers
l’opéra ? Je le souhaite. Prend-il le bon chemin pour ce faire ?
Je l’espère. Mais malgré tout, je doute. Si on reste de glace en
entendant Casta Diva de Bellini ou Nessum dorma de Puccini,
Alagna aura beau faire ce qu’il veut, on ne sera jamais ouvert {
l’opéra. Ce ne sont pas des airs que l’on aime ou pas, mais que
l’on ressent au plus profond de son être et qui nous émeuvent
à nous tirer des larmes.
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Nous conversons alors tranquillement de l’émission. Petit à
petit, la foule s’éclaircit. Il ne reste plus qu’une dame faisant
signer son DVD au ténor. David se lève et me tend la main. Je la
saisis aussitôt. Nous nous approchons de Roberto. Son sourire
semble s’élargir { ma vue. David fait les présentations. Il ne
m’a toujours pas lâché la main gauche et maintenant la droite
se retrouve coincée dans celles du chanteur. Je me sens
prisonnière entre ces deux hommes. Aucun des deux ne
semble vouloir libérer sa pression. Une chaleur diffuse me
monte jusqu’aux tempes. Mon cœur tape un rythme effréné
dans ma poitrine. J’ai l’impression que je vais défaillir. C’est {
peine si je comprends ce que me dit Alagna. Enfin, je reprends
conscience et parole. Il a marqué une pause et me regarde
toujours avec son sourire enjôleur. Il est temps que je réagisse.
— Je vous ai vu dans Faust { Bastille au côté d’Inva Mula. Vous
avez fait un triomphe dans Demeure chaste et pure !
Il rit en me lâchant la main. C’est bon je me détends.
— Je suis aussi allée vous applaudir à Orange.
Il semble surpris.
— Ah oui ?
— Vous chantiez Carmen.
— Vous avez fait tout ce chemin pour moi ?
—J’étais curieuse de voir un Opéra { Orange. Alors Carmen,
qui plus est interprété par Béatrice Uria Monzon, cela valait
bien le déplacement.
Évidemment, je le taquine. Il est vrai que je n’y suis pas allée
que pour lui mais j’étais heureuse qu’il fasse partie de la
distribution. Visiblement cette forme d’ironie lui plaît. Ses
yeux pétillent. Du coin de l’œil, je lis une certaine admiration
de la part de David.
— Il est certain que venir m’écouter ici, c’est plus pratique !
30
— De plus quand on y est invité…
Aïe ! Cette fois j’ai peut-être été trop loin. Même si je ne le vois
pas, je sens la réprobation de David. Je dois rattraper le coup.
— ...et le plaisir de vous voir et de vous entendre d’aussi près
ne se refuse pas.
Je lui offre mon plus beau sourire et mes grands yeux bleus
brillent de tout l’éclat dont je suis capable. J’incline légèrement
la tête et baisse mes paupières pour les relever aussitôt d’un
lent battement de cil. Aucun homme n’a jamais résisté { ça…lui
non plus. David s’en aperçoit et coupe court. Il serre la main
d’Alagna.
— Merci beaucoup pour votre générosité. Encore une fois
vous avez été formidable. Excusez-nous mais nous devons
partir.
Nous ? David me prend carrément par la taille. Oups ! Je tends
la main { Alagna mais légèrement de biais, de façon { ce qu’il
choisisse entre la poignée franche ou le baisemain.
— J’ai été ravie de vous rencontrer.
Par bonheur, il opte pour le baisemain. Cela me fait frissonner.
— Tout le plaisir était pour moi !
Oh non pas tout ! J’en ai eu aussi…et plus encore en ce
moment, prise entre le regard brûlant de Roberto et la
pression de la paume de David sur ma hanche. J’exulte ! Quelle
extase de se sentir remarquée par ces deux hommes ! Je me
sens terriblement vivante !
David m’entraîne fermement vers la sortie. Il semble en colère.
—J’ai fait quelque chose de mal ?
Je l’interroge avec la mine d’un chien battu. Ça le fait sourire.
—Non, mais je crois qu’il était tant qu’on le laisse tranquille.
Mouais, bien sûr ! Il n’imagine sûrement pas quel plaisir il me
fait.
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— J’ai une petite heure pour déjeuner, vous venez ?
Oh que oui !
— Ça ne vous dérange pas ?
Là, je fais un peu ma sainte nitouche.
— Si ça me dérangeait, je ne vous aurais pas invitée.
Évidemment, mais je ne vais tout de même pas accepter
d’emblée comme si ça allait de soi !
Il me reprend la main. C’est une manie ! Mais je dois avouer
que j’adore !!!
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Pas moyen de me concentrer sur le boulot. Je crois que
si j’avais des clopes, je fumerais. Je ne peux m’arrêter de
penser à cette matinée. Ça tourne en boucle. Roberto-David,
David-Roberto, c’est mon manège { moi. Ça me fait tourner la
tête ! Je veux descendre ! Que cette machine stoppe ! Je suis
emportée par un tourbillon. Je ferme les yeux et les images
défilent. Leurs sourires se superposent, leurs regards
s’entrelacent, leurs mains s’enchevêtrent et mon esprit
s’embrouille ! J’aurais préféré les voir l’un après l’autre, pas les
deux en même temps. Du coup c’est la confusion dans les
sensations.
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bon moyen pour éviter de penser. Les allées du parc sont
pratiquement vides. Les enfants sont encore en classe et il fait
vraiment trop froid pour les retraités. Ce n’était pas une si
bonne idée. Je me sentais plus { l’abri dans les rues, protégée
par les hauts murs et réchauffée par les pots d’échappement.
Je sors au plus vite et choisis les petites rues étroites pour
continuer mon errance. Mais le froid a vite raison de moi et je
me hâte de rentrer. Plus besoin de compter les vélos, mon
esprit est complètement engourdi ! Il est comme moi : gelé.
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— Mes collègues étaient furieux après moi. J’ai omis de vous
présenter alors que je leur avais promis.
Ouf ! C’est encore lui qui me sauve.
— C’est vrai. Vous me l’aviez dit.
— Il faut dire que nous sommes partis précipitamment, et puis
je présume que vous préfériez discuter avec un ténor plutôt
qu’avec des techniciens du son ?
— Disons que j’étais surtout venue pour lui.
Pas seulement, mais ça, je n’ai pas l’intention de lui dire !
— Évidemment. Mais je crois qu’ils auraient bien aimé vous
connaître. Je leur ai promis que je n’oublierai pas la prochaine
fois.
— Il y aura une prochaine fois ?
— Bien sûr ! Quand vous voulez.
— Merci. C’est gentil.
— Je vous en prie. Surtout que ça ne me coûte rien, comme
vous l’avez si gentiment dit à Alagna.
Nous en rions ensemble.
— Vous trouvez que j’y suis allée un peu fort ?
— Un peu…mais vous avez su vous rattraper. Et je crois bien
que vous l’avez conquis lui aussi.
— Comment ça, lui aussi ?
Attention ma fille, terrain miné.
— Parce que je ne pense pas qu’un homme puisse vous
résister, quel qu’il soit.
Aïe ! Nous sommes déjà sur le palier et je ne sais comment, je
me retrouve adossée au mur. Il retire mon bonnet, mes
boucles blondes retombent sur mes épaules. Il déroule mon
écharpe et, la tenant entre ses mains, il me bloque la nuque. Il
est si près de moi que je sens son souffle sur mon visage. Je ne
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peux respirer. Je suis paralysée. Il recule légèrement, comme
pour mieux me voir, et relâche sa traction.
— Savez-vous seulement à quel point vous êtes belle ? Oui,
évidemment vous le savez et vous en jouez, je vous ai vue à
l’œuvre ce matin. Mais vous ne savez vraiment pas vous
mettre en valeur !
Il rit. Je suis vexée. Je rougis de colère. Je vais pour lui
répondre mais il se rapproche et de nouveau, son souffle sur
ma peau affole mes sens.
— Vous êtes vraiment mal fagotée ! Mais même avec un sac à
patates sur le dos vous ne pourriez pas vous cacher. Dites-
vous bien que, où que vous soyez, dans n’importe quelle
assistance, vous serez toujours la plus belle. Je crois que vous
pouvez abandonner définitivement votre technique de
camouflage, ça ne marche pas.
Il me prend la main sans me quitter des yeux, y dépose un
léger baiser et…me plante l{ !
Je n’y crois pas ! C’était quoi cette psycho à deux balles ?
La lumière du palier s’est éteinte. Tu as l’intention de dormir
là ? Réagis ! Je rallume, cherche ma clef, et encore tremblante,
je rentre chez moi.
Le pire c’est qu’il a raison. À quinze ans, je me cachais derrière
des fausses lunettes chipées à un opticien, ami de mes parents.
Peine perdue, on me regardait quand même. Il n’y avait qu’en
présence de Ludwig que je me sentais bien. Je n’étais plus
seule { attirer l’attention, nous étions deux. Avec lui, qui se
moquait totalement du regard des autres, je n’étais plus
unique. Je prenais ma force dans notre duo et je devenais
l’ombre de Ludwig, ce qui me convenait parfaitement.
Aujourd’hui, je me sens complètement perdue, surtout avec
David. Il me trouble. Mais pas seulement physiquement. Non,
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c’est autre chose que je n’arrive pas { expliquer. Je me sens
nue devant lui, sans défense. Aucune couverture ne lui résiste,
je n’arrive pas { me cacher. J’ai l’impression d’avoir un
prompteur sur le front sur lequel il peut tout lire de moi. Mes
pensées, mes ressentis, mes craintes, rien n’est voilé dès qu’il
me regarde. C’est peut-être dans mes yeux que défile le texte.
Je me sens vulnérable, sans protection. Mais ai-je besoin d’une
protection ? Je ne crois pas qu’il ait la moindre envie de me
faire du mal. Pourtant, j’ai un terrible sentiment de danger dès
qu’il s’approche de moi. Je ne sais d’où ça vient. Je ne me
l’explique pas. Je le ressens, c’est tout.
Je repense à notre déjeuner. Tout était simple, comme une
évidence. Il répondait à mes questions avec humour, avec
passion. Bien sûr j’étais fascinée par l’émission, mais aussi par
lui. Je buvais ses paroles avec toutefois quelque chose, comme
une crainte, tout au fond de moi. Toujours ce même sentiment
d’attirance mêlé { l’inquiétude…
Je respire mal, je ressens comme un trouble, une angoisse qui
monte. Ça cogne dans ma tête, comme si une balle de Flipper
cherchait { bousculer ma mémoire…le livre ! C’est ça, c’est
exactement ce que je ressentais pendant la lecture de
l’ouvrage de Jean-Claude Pollain. Ce livre m’attirait, me
fascinait comme David aujourd’hui. Je ne pouvais en
interrompre la lecture, je sentais qu’il fallait que j’aille
jusqu’au bout. Mais une peur inconnue et incompréhensible
me freinait. Tout au fond de moi, une petite voix m’avertissait
d’un danger. Je me refusais { l’entendre, je voulais savoir, au
risque de me perdre et de perdre tout ce en quoi je croyais
alors. Peut-être était-ce la voix de la raison que j’ai préféré
faire taire pour connaître la vérité, si violente soit-elle ?
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J’ai beau chercher, me triturer les méninges, me labourer
l’esprit, je n’arrive pas { voir ce qu’il peut y avoir de commun
avec David. Quelle menace peut-il représenter ? Mettre mon
couple en péril ? Certes, peut-être devrais-je alors
m’interroger sur ma relation avec Damien ?
Il est arrivé dans ma vie tandis que je me sentais totalement
perdue. Lui, représentait la sécurité. Quoi de plus rassurant
qu’un contrôleur du fisc ? Calme, posé, placide, précis. Aucune
surprise, aucun débordement, à part quelque bouderie, reflet
d’une émotion intériorisée qui se retient d’exploser. Je brûlais
{ l’époque d’un feu intérieur de colère et de honte que seul son
calme lacustre réussit à éteindre. Le temps a passé et mon
volcan auprès de lui s’est transformé en lac. Peut-être me suis-
je moi-même éteinte ? Il manque certainement de l’éclat { ma
vie. C’est ce que je retrouve en présence de Ludwig. C’est un
être de lumière et je m’éclaire { son contact. Mais je n’ai peur
ni de lui, ni de cette flamme qui m’illumine alors que j’ai peur
de David. Il y a tellement longtemps que je vis dans l’ombre
que l’éventualité de la lumière me paralyse. La lumière, ou la
vie ?
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Comme d’habitude je cours les magasins au dernier moment {
la recherche de cadeaux « intelligents » ou « drôles ». Toujours
pas compris le concept. Intelligents pour qui ? Celui qui offre
ou celui qui reçoit ? Ou bien est-ce le présent lui-même qui
doit être intelligent ? Et drôle ? Ce qui est drôle pour l’un, ne
l’est pas forcément pour l’autre. Cela peut même être
déplaisant. Alors que choisir ? Je manque cruellement
d’inspiration. Lorsque je crois enfin avoir trouvé, le doute
m’envahit. Et si je me trompe ? Si ça ne lui plait pas ? Et me
revoilà derechef hésitante au milieu du rayon. Ce qui est censé
être un plaisir et, je l’espère l’est pour certains, se transforme
en calvaire pour moi. Jusqu’au jour fatidique de l’ouverture
des paquets. J’attends alors, tremblante, de lire le verdict sur
les visages. Si les adultes parviennent à masquer leur
désappointement, il n’en est pas de même des enfants et
surtout pas des adolescents. La fête tourne alors au vinaigre
quand ce n’est pas exactement le modèle ou la version choisie.
J’ai très vite délégué aux parents le soin des achats pour leur
progéniture. Je préfère ne pas prendre de risque.
Évidemment, ça ne manque pas d’arriver. Thomas, le fils de
Céline, prend alors son air d’ado blasé sous prétexte que ce
n’est pas la dernière version du jeu et sa sœur Chloé boude
parce que la robe de sa poupée n’est pas la même que celle du
dessin animé. Il est temps pour moi de prendre le large. Je
propose de m’occuper des cafés.
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Mon repli stratégique à la cuisine est rapidement perturbé par
l’arrivée de Séverine. Elle m’aide { remplir le lave-vaisselle.
— Ça va toi ?
— Oui, pourquoi ?
Sa question m’intrigue.
— Oh pour rien, comme ça fait un moment qu’on ne s’est pas
vues, je me demandais…
— Tout va bien.
— Ah…tant mieux.
Je sens bien que quelque chose cloche.
— Et toi ?
— Oh moi…ça va, oui.
Son ton évasif m’interpelle.
— Vraiment ?
Elle se redresse, s’appuie sur le plan de travail, me regarde
droit dans les yeux puis fixe l’étagère un peu plus loin.
— Je crois que Gilles me trompe.
J’ai du mal { croire ce que je viens d’entendre.
— Tu es sûre ?
— Non, pas tout { fait mais j’en ai bien peur.
Bon, je me ressaisis. Il va falloir être { la hauteur de ce qu’elle
attend de moi.
— Si tu as ce genre de soupçon c’est que tu dois avoir une
bonne raison ?
— Il me ment.
— Comment ça ?
— Samedi dernier, il est sorti en disant qu’il allait faire un
squash avec son copain Cédric. J’en ai profité pour emmener
Capucine voir Raiponce au Rex et en y allant, j’ai croisé Cédric
dans le métro.
— Tu es sûre que c’était lui ?
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— Oui. Il ressemble { un Viking, ce n’est pas si courant.
— Tu en as parlé à Gilles ?
— Non, je crois que j’ai peur de sa réponse.
— Avant d’envisager le pire, il faut que tu arrives { tirer ça au
clair. La réalité n’a peut-être rien à voir avec ce que tu as
imaginé. Tu ne peux pas te contenter de ce simple fait pour en
tirer une telle conclusion. Il y a certainement d’autres
explications auxquelles tu n’as pas pensé.
— Oui, c’est possible.
— Alors les filles, ce café ?
L’irruption de Gilles dans la cuisine met fin { notre discussion.
Il enlace sa femme en lui faisant des baisers dans le cou. Elle
sourit mais son regard m’interroge : qu’en penses-tu ? Je lui
réponds par un sourire qui se veut on ne peut plus rassurant.
Je ne peux pas me résoudre à penser que ce qui se passe sous
mes yeux n’est en fait qu’une vilaine comédie de boulevard.
41
Madeleine est déjà là. Ça ne me surprend pas, elle a
toujours détesté être en retard. Elle me sourit en me voyant.
Elle se tient bien droite sur sa chaise, toujours élégante dans
sa posture comme dans sa toilette. Elle ne fait vraiment pas
son âge !
— Bonjour ma chérie !
— Bonjour ma tantine !
Je l’embrasse sur la joue. Sa peau est toute douce et sent la
poudre de riz. Je m’installe { ses côtés { la table ronde dressée
pour trois couverts. Ludwig doit nous rejoindre entre deux
avions. Il nous accorde toujours un peu de son précieux temps
pour un déjeuner en janvier pour fêter ensemble la nouvelle
année. Il arrive de Genève et repart à Londres pour une
émission de télé dans la soirée.
Madeleine me parle d’un concert des frères Capuçon au
théâtre des Champs-Élysées. Elle aimerait que je
l’accompagne. Pourquoi pas ? J’ai déj{ eu l’occasion d’écouter
Renaud en soliste mais je n’ai jamais entendu les deux frères
jouer ensemble. Ils seront accompagnés par le pianiste Frank
Brailey. Elle se met à fouiller dans son sac afin de vérifier la
date. C’est { ce moment-là que Ludwig fait son entrée. Il me
fait signe de la main. Comme je vais pour lui répondre, il pose
son index sur ses lèvres m’intimant de ne rien faire et
m’adresse un clin d’œil. Je vois le regard des femmes qui se
pose sur lui. Comme Madeleine reste absorbée par sa
recherche, Ludwig contourne les tables pour venir l’enlacer
brusquement. Ma tante, surprise, sursaute et laisse échapper
un petit cri. Son joli timbre de coloratura nous amuse toujours
autant. Toute la salle cette fois est tournée vers notre trio.
Après avoir embrassé ma tante, il m’enlace { mon tour et
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dépose sur ma joue un gros baiser sonore. Je lui réponds en
l’embrassant tout aussi bruyamment.
À peine a-t-il le temps de s’installer que le serveur s’empresse
de remplir nos coupes de champagne. Nous trinquons à cette
nouvelle année. Ludwig nous annonce qu’il prépare un
nouveau CD, ce qui va l’amener { ralentir son rythme de
concerts. Je suis étonnée.
— La préparation d’un disque ne t’a jamais empêché d’être
par monts et par vaux.
— C’est vrai mais ce projet est un peu spécial et risque de me
prendre plus de temps que nécessaire.
— Qu’as-tu en tête ? demande Madeleine.
— Je ne peux pas encore vous dire, c’est une surprise…
— Allons donc ! Ne nous mettras-tu pas dans la confidence ?
Je n’en crois rien, Madeleine et moi avons toujours été les
premières informées de ses projets.
— Pas cette fois mes chéries !
Nous nous regardons, toutes les deux intriguées. Je ne peux
m’empêcher de lancer quelques suppositions.
— Tu as écrit une sonate ?...Un concerto ?... C’est une œuvre
collective ?... Tu enregistres avec le Philarmonique de Berlin
?... Tu joues sous la direction de Valeri Guerguiev ?...
J’ai beau le fixer, rien ne transparaît sous son regard
malicieux.
— Je sèche, je donne ma langue au chat…
— Ce n’est pas un jeu Marianne ! Tu ne sauras rien cette fois.
Incroyable ! Il est vraiment sérieux. Il ne m’a jamais tenue {
l’écart de ses desseins. Je m’appuie sur le dossier de ma chaise
pour accuser le coup. Un voile triste passe devant ses yeux.
Que me cache-t-il ?
— Si nous commandions, les enfants ?
43
Madeleine a rompu le silence qui s’était immiscé entre nous.
La conversation se centre alors sur la carte et les plats qui la
composent. J’ai toujours du mal { faire un choix entre des plats
« valeurs sûres » que j’apprécie et des plats inconnus qui
titillent ma curiosité. Aujourd’hui, je me sens d’humeur {
prendre le risque.
Ludwig repose sa carte sur la mienne.
— J’aimerais que vous soyez présentes toutes les deux { mon
anniversaire.
Je calcule rapidement.
— Tu as l’intention de faire une fête pour tes trente-huit ans ?
— Non, j’ai simplement envie d’être entouré de ceux que
j’aime.
— Oh, comme c’est gentil ! dit ma tante, toute attendrie.
— Ça me ferait tellement plaisir que nous soyons ensemble ce
jour-là!
Il nous prend les mains et les serre dans les siennes.
— À moi aussi mon chéri. Je viendrai bien sûr !
Ludwig pose un baiser sur la main de Madeleine et se tourne
vers moi.
— Je serai là. Tu peux compter sur moi.
Il soulève ma main, la tourne et embrasse sa paume.
— Merci ! Maman sera contente, elle se plaint de ne plus vous
voir.
— C’est vrai qu’il ya longtemps que je n’ai pas été { Munich et
ta mère ne vient guère à Paris. Cela fait au moins quatre ans
que nous ne nous sommes vues. C’était pour les quatre-vingt-
dix ans de ta grand-mère. Et toi Marianne ?
— Je pense que cela doit faire trois ans, la dernière fois que je
suis allée à la maison du Lac.
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— C’est l{ que j’ai l’intention de fêter mon anniversaire. Nous
pourrons faire revivre nos vieux souvenirs de vacances…
Je souris en y pensant.
— Et Joao ?
— Il fait partie des gens que j’aime.
— J’espère. Je serais heureuse de le revoir. Et Nino ?
Madeleine se tourne vers moi.
— Qui est Nino ?
— Un bel italien à la voix de crooner…
— Non, il ne sera pas là.
— Vous avez rompu?
— C’est un gamin trop gâté et jaloux.
— Tu le connais ? me demande ma tante.
— Oui, je l’ai croisé deux ou trois fois.
— Oh, mais alors ce n’était pas qu’une petite aventure ?
Je me penche vers elle.
— Non, je croyais même que c’était l’amour de sa vie. Après
Joao bien sûr !
— Bien sûr !
— Vous avez fini toutes les deux ? De vraies commères !
Le serveur arrive pour prendre la commande.
Pendant tout le repas, j’essaie en vain d’en savoir davantage.
Rien n’y fait, Ludwig reste muet.
45
Je pense à David.
— Oui, c’est vrai.
— Je pense que Ludwig aussi a droit à son jardin secret. De
toute façon tu sais bien que tu seras la première avertie, alors
laisse-lui un peu de temps pour préparer et savourer son effet
de surprise.
— Oui, ma tantine.
Bien sûr, je sais que Madeleine a raison mais cela ne
m’empêche pas pour autant de m’inquiéter.
46
J’ai { peine le temps de poser mon manteau que le téléphone
vibre. C’est Madeleine.
— Allo Tantine !
— Ma chérie, je viens de téléphoner à Ingrid. Elle est très
heureuse { l’idée de nous voir bientôt…
— Je n’en doute pas…
— Elle aussi a été intriguée par le souhait de son fils.
— Et ?
— Et elle n’en sait pas plus que nous. Il va falloir te montrer
patiente ma chérie.
— Mouais…
— Ils seront prêts à nous accueillir à partir du 10. Quand veux-
tu que nous y allions ?
— Quand tu veux, tu sais bien que je peux travailler n’importe
où.
— Et Damien ?
— De toute façon il prendra très mal ce voyage, que ce soit
pour trois ou quinze jours, alors autant en profiter. Nous
partirons le 10 si tu veux. Vois avec Ingrid ce qui lui
conviendrait le mieux.
— Entendu. Je m’occupe des billets. Je suis si contente de
revoir la maison du Lac, de pouvoir passer du temps avec
Ludwig et Ingrid et surtout de faire ce voyage en ta
compagnie ! Ce sera sûrement le dernier, alors je compte bien
en profiter !
— Je suis heureuse que ça te fasse plaisir ma Tantine. Ne
prends pas de billet de retour. Nous rentrerons quand on nous
mettra dehors.
— Oh ! Que tu es sotte ! Tu sais bien que personne ne nous
mettra dehors.
— Alors on rentrera quand on le décidera.
47
— Si tu veux. Du moment que je ne suis pas là quand tu
l’annonceras { Damien.
— Je ne vais rien lui annoncer du tout. Il le saura au dernier
moment sinon il va me pourrir la vie !
— Marianne, tout de même !
— Ne t’inquiète pas. Depuis le temps, je sais comment il
fonctionne.
— De toute façon tu feras comme tu voudras, alors…
Madeleine soupire. Je sais bien qu’elle n’est pas toujours
d’accord avec moi mais ce soupir me dérange.
— Tout ira bien, tu verras !
— Oui, bien sûr. Je m’occupe de tout et je te rappelle. Au revoir
ma chérie.
— Au revoir Tantine.
48
— Alors Marianne, tu es prête ?
Damien s’impatiente.
— Oui, oui ! J’arrive !
Non, décidément ce chemisier ne va pas. Il est trop
transparent, je ne suis pas { l’aise avec. Je le jette au milieu du
lit avec tous ceux que j’ai essayés au préalable sans plus de
conviction. Je fouille encore une fois dans la penderie et me
rabats sur un pull { col bénitier. Je l’enfile, me regarde…
— Marianne !
Et puis zut, ça fera l’affaire. Je rejoins Damien qui a déjà la
main sur la poignée de la porte.
— Enfin ! Tu sais qu’on ne va que chez les voisins ?
Évidemment que je le sais, c’est bien ce qui me stresse. Les
voisins, ou plutôt, le voisin, voilà où est le problème. Je lui
souris le plus calmement du monde mais intérieurement je
suis aussi calme qu’un Champagne secoué !
C’est David qui nous ouvre.
— Bonjour Marianne !
Il m’embrasse et se tourne vers Damien. Sybille vient { ma
rencontre.
— Marianne ! Je suis contente de te voir.
Elle m’embrasse { son tour avant d’accueillir Damien. Comme
il m’avait semblé { notre première rencontre, elle est très
volubile. C’est elle qui mène la conversation. Comme { mon
habitude, je reste en retrait, j’observe. David bien sûr mais
aussi l’appartement, je ne voudrais pas éveiller les soupçons. Il
a, à quelque chose près, la même disposition que le nôtre. Il y a
surtout la décoration qui change. Le sol est recouvert d’un
vinyle façon béton ciré et les meubles laqués de noir et de
blanc font une ambiance très contemporaine. Cela contraste
49
avec notre appartement où le bois s’impose, au sol comme au
mur, brut ou grisé.
David se penche vers moi. Toujours ce regard noir profond qui
me transperce. Il me tend un verre. Nos doigts se frôlent. Il ne
me lâche pas des yeux, moi non plus. Le rire de Sybille
détourne notre attention. Elle est visiblement très réceptive à
l’humour de Damien. Il en rajoute bien sûr pour plaire { la
jolie Sybille. Très jolie même mais un peu trop sophistiquée à
mon goût. Ce qui paraît normal quand on travaille au rayon
parfumerie des Galeries Lafayette. David, qui jusque-là faisait
le service, prend place à côté de moi. Nos genoux se touchent
presque. Je fais un effort pour me concentrer sur la
conversation et y prendre part. Pas trop difficile puisqu’on
parle du quartier. Quatre ans déj{ que l’on vit aux Batignolles
et je m’y plais beaucoup. Ce qui me laisse un certain avantage
par rapport { mes voisins qui ne sont l{ que depuis l’automne.
Nous échangeons nos impressions sur les commerces, les
jardins, les transports… Je me détends. J’en oublie presque
David jusqu’{ ce que sa main se pose sur mon genou et me
fasse sursauter. Je me retourne, il me tend les olives et retire
sa main. Une façon très directe d’attirer mon attention qui ne
manque pas de me faire rougir.
50
simplement que je ne m’intéresse pas { l’homme qu’il est. Je le
vois uniquement comme le mari de ma belle-sœur.
Un membre de ma famille.
51
qu’il arrête mais les adultes riaient. Ludwig se jeta alors
sur lui en le traitant de sale porc. Ce qui lui valut une
gifle magistrale de ma mère. La seule et unique
probablement de toute sa vie !
Mais je m’égare, le geste de David n’était pas déplacé. Je
n’avais pas à en rougir. Pourquoi ce sentiment de faute ?
Où est la faute ? Je me sens coupable sans même savoir
de quoi. Je regarde autour de moi.
La discussion va bon train mais sans moi. Les autres se
sont-ils aperçus de mon absence ?David me regarde à la
dérobée. Lui, oui, probablement. Je tente péniblement
de me raccrocher aux wagons. Sybille nous apprend
qu’elle est née { Bruxelles. Je fais remarquer que cela ne
s’entend pas. Normal, elle est { Paris depuis qu’elle est
entrée { l’école maternelle ! Damien et moi sommes tous
les deux parisiens mais David est natif d’Alès. Ça me
ramène à la musique.
— Il y a pas mal de festivals dans cette région. Je suis
allée deux fois au Vigan.
— Le Vigan ? Ce n’est pourtant pas le plus connu.
— Non, mais j’y étais invitée.
— Alors l{ tout s’explique !
Nous en rions tous deux. Notre complicité soudaine
intrigue nos compagnons. Nous leur devons une
explication. Maintenant que je suis de retour, je compte
bien rester dans la conversation.
52
Je me réveille en sursaut. Je suis en nage.
Terrifiée. À bout de souffle. J’entre péniblement dans la
réalité. Ce n’était qu’un rêve. Un cauchemar plus
exactement. Damien dort paisiblement à mes côtés. Je
fouille dans ma mémoire. Qu’est-ce que c’était au juste ?
53
sens le danger qui rôde. Autour de moi, de Ludwig, de
David. Mais lequel et pourquoi ? Où est le lien ?
54
« Tu l’embrasseras pour moi. Il y a bien longtemps que
je ne l’ai vu. »
« Tu te souviens de sa crinière rousse ? »
« Bien sûr ! »
« Il n’a plus rien. Il ne supportait pas son début de
calvitie, il s’est rasé. »
« Oh le pauvre, il avait de si beaux cheveux ! »
« Je t’avoue qu’au début ça m’a fait un choc, mais je m’y
suis habitué. Même chauve il est resté pas mal… »
« C’est vrai qu’il était plutôt mignon dans mes
souvenirs. Il est toujours avec sa cambodgienne ?
Comment s’appelle-t-elle déjà ? »
« Makara. Ils ont un petit garçon, Joy. »
« Il doit être magnifique avec les parents qu’il a. »
« Je ne l’ai pas encore vu. Je te dirai ça plus tard. »
« Combien de temps restes-tu à Sidney ? »
« Encore cinq jours et je suis invité demain soir à diner
chez eux. »
« Fais une photo que je puisse le voir. »
« Je n’y manquerai pas. Tu ne veux pas retourner te
coucher ? »
« Si je vais y aller. Je t’ennuie ? »
« Non voyons ! Mais cette conversation me semble un
peu bizarre, surtout en pleine nuit pour toi. Es-tu sûre
que tout va bien ? »
Allons bon. Voil{ qu’il inverse les rôles. C’est moi qui
suis inquiète, pas lui !
« Tout va bien je t’assure. Je vais me coucher pour te le
prouver. Bon déjeuner ! »
« Merci, et toi bonne nuit ! »
« Je t’embrasse très fort. Je t’aime tu sais. »
55
« Moi aussi je t’aime et je t’embrasse tout aussi fort.
Dors bien. »
Bon, il est vivant et va bien.
56
—Marianne !
Je sursaute.
— Pardon ?
Damien me fixe.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu sembles ailleurs ces temps-ci.
Quelque chose te préoccupe ?
Allons bon, que lui répondre ?
— Non, rien.
— Ne me raconte pas d’histoires, je vois bien que tu es
préoccupée et j’aimerais bien savoir pourquoi.
— Je t’assure qu’il n’y a rien.
— Je ne te crois pas, simplement tu ne veux pas me le
dire.
— Mais je n’ai rien { te dire.
Il s’arrête brusquement et se tourne vers moi. Je connais
ce regard. Il me scrute avec la même ténacité que ses
lignes de compte, à la recherche de la moindre faille. Il
ne me lâchera pas. Je soupire. Ce n’est vraiment pas le
moment d’avoir ce genre de discussion avec lui.
Pourtant, je ne vois pas d’autre issue.
— Tu ne vas pas aimer ma réponse.
— Vas-y…
— Je me fais du souci pour Ludwig.
— Quoi, qu’est-ce qu’il a encore celui-là ?
— Tu vois bien, ça t’énerve dès que je te parle de lui.
— Peut-être est-il un peu trop présent dans ta vie !
— Trop présent ? Mais je le vois à peine sept ou huit fois
dans l’année !
Ça y est, le ton est monté. Il faut absolument que je me
calme.
57
— Je ne comprends toujours pas que tu sois jaloux alors
que tu sais bien que Ludwig est comme mon frère.
— Si tu veux…
—Je m’inquiète parce qu’il a annulé certains concerts et
ralenti ses tournées. Cela ne lui ressemble pas et il ne
veut pas nous en donner la raison. Tu dois trouver ça
ridicule mais il ne me reste plus que Madeleine et lui. Je
n’ai plus d’autre famille et je ne veux pas les perdre.
— Tu ne t’inquiètes pas autant pour moi.
— Je devrais ? Je te vois tous les jours, je le saurais bien
si quelque chose n’allait pas.
— Tu es sûre de ça ?
— Que veux-tu dire ?
— Que tu ne t’intéresses pas beaucoup { moi ces temps-
ci.
— Je suis vraiment désolée si c’est l’impression que je
t’ai donnée. Mais je ne crois pas que ce soit le bon
moment pour avoir cette discussion. On en reparlera en
rentrant ou demain après une bonne nuit de sommeil.
— Bien sûr, ça t’arrange !
— Ne sois pas stupide ! Je te rappelle que nous sommes
attendus chez ton frère pour l’anniversaire de Séverine
et que, si nous ne voulons pas gâcher la surprise, il
serait bon d’arriver avant elle. Gilles s’est donné
beaucoup de mal pour tout organiser alors, par respect
pour eux, on va se remettre en route et se réjouir de
cette belle soirée en perspective.
Sur ce, je m’accroche { son bras et nous reprenons notre
marche interrompue.
Damien ne dit plus rien. Ce qui ne me rassure pas. Le
calme avant la tempête. Je m’en veux de ne pas avoir été
58
plus attentive. J’essaie de penser { autre chose. À
Séverine par exemple, dont on fête les quarante ans
aujourd’hui. Elle pensait que son mari la trompait alors
qu’il se démenait pour lui préparer cette jolie surprise.
J’aurais aimé pouvoir la rassurer mais c’était impossible
sans trahir Gilles. Quel soulagement quand il nous a mis
dans la confidence. Je lui aurais certainement sauté au
cou s’il n’y avait pas eu l’intermédiaire du téléphone.
59
Une éternité que je n’ai pas croisé mes voisins…
Quelques semaines tout au plus mais elles me semblent
une éternité ! Il faut dire qu’après la discussion que nous
avons eue avec Damien, je suis sur mes gardes. Au
début, j’ai soigneusement évité David. Pas trop difficile
puisque sans véritablement me l’avouer, j’étais attentive
{ ses déplacements. Bien sûr, je ne l’espionnais pas, non,
je le guettais. Ce qui est assez facile puisque je travaille
dans le silence et que nous sommes peu nombreux à
passer sur ce palier. J’essaie de trouver une explication {
mon comportement alors que je sais très bien qu’il n’est
pas rationnel.
Pourquoi guetter son voisin ?
Par curiosité ? Non, je ne me suis jamais occupée des
affaires des autres.
Par intérêt ? Certes. Je reconnais que mon voisin
m’intéresse beaucoup. Pas pour ce qu’il pourrait
m’apporter, mais parce qu’il me fascine.
Par peur ? Non, même si c’est vrai que quelque chose en
lui me fait peur.
Par désir ? Bien sûr. Pourtant je n’ai aucun attrait pour
l’aventure.
Par amour ? Cela serait stupide. Je ne suis pas du genre à
succomber au coup de foudre. D’autant qu’aucun de
nous n’est vraiment libre.
60
jalousie, je n’ai rien { lui reprocher. Il est toujours aussi
tendre, doux et attentionné avec moi. Je me sens bien
dans ses bras. Je ferme les yeux pour m’y lover en
pensée. Je sens sa chaleur, l’odeur et la douceur de sa
peau. Mon désir pour lui ne s’est pas estompé. Je ne lui
ai pas menti en l’assurant que je l’aimais comme au
premier jour.
Pour lui, rien n’a changé. Il me regarde toujours avec la
même fascination que la première fois. Surpris, ravi,
comme étonné que je sois encore là avec lui. Je me sens
comblée par toute cette attention et tout son amour.
Alors, qu’est-ce que je cherche avec David ?
Une vie plus pimentée ? Mais elle l’était ma vie d’avant
et c’est moi-même qui ai décidé d’y mettre fin. J’ai choisi
de m’arrêter, de me poser bien avant de rencontrer
Damien. Il n’est pour rien dans cette semi retraite. Bien
au contraire, il m’a aidée { m’y installer et { m’y sentir
bien. Cinq ans que je me suis enfin apaisée et que j’ai
retrouvé une certaine tranquillité et une sorte
d’équilibre. Pourquoi tout remettre en question ?
Damien m’accepte comme je suis avec mes failles et mes
doutes sans me juger. Je sais bien que je n’aurai pas la
force de tout recommencer. Cela m’obligerait {
retomber dans mes cauchemars alors que j’avais réussi
{ m’en débarrasser.
Ce que je souhaite par-dessus tout c’est conserver cet
équilibre intérieur que j’ai eu tant de mal à acquérir.
Hors de question que je replonge ! Je préfère la sérénité
d’une vie sans surprises avec Damien plutôt que de me
lancer dans une aventure pleine de dangers avec David.
61
De toute façon, il n’a pas non plus cherché { me voir
pendant ces dernières semaines. Je sais qu’ils ont fait un
séjour au ski. Sybille nous en avait parlé. Mais depuis ? Il
m’avait pourtant promis une autre place dans le public
de son émission. Et nos dernières rencontres laissent
bien supposer… Quoi ? Du désir ? Et alors, il n’est pas le
premier et certainement pas le dernier. Tu devrais être
habituée. Ressaisis-toi !
Oui ! Exit David !
62
Madeleine est déjà très agitée en ouvrant la porte
de son appartement.
Est-ce qu’au même âge, j’aurai moi aussi la même
capacité { m’exalter à la moindre surprise ? J’en doute.
— Je suis en avance Tantine, pas la peine de t’emballer !
Elle était déjà prête à mettre son manteau.
— Mais je ne voudrais pas qu’il attende.
— Il n’attendra pas, ne t’en fais pas. Il m’appellera
quand il tournera dans la rue. Nous aurons tout le temps
de descendre.
Je me laisse tomber sur le canapé et elle se résigne à
s’assoir près de moi en poussant un soupir. Je ne sais
pourquoi je ressens une pointe d’inquiétude mêlée { de
la curiosité. Peut-être Ludwig est-il enfin décidé à nous
dire pourquoi ce changement dans ses tournées. Son
dernier message était très laconique.
« Mardi dix heures trente, je passe vous chercher chez
Madeleine. Tenue sobre, chic ! Kiss »
Il n’y a plus qu’{ attendre.
Comme à son habitude quand elle est excitée, ma tante
est très volubile. J’écoute son babillage sans vraiment y
prêter attention. La sonnerie de mon téléphone la fait se
dresser d’un bond. Tandis que je réponds { Ludwig, elle
est déj{ { la porte, habillée et impatiente. J’espère que la
surprise sera { la hauteur de ses attentes…
63
Après l’effusion des embrassades, nous nous
engouffrons dans la voiture. Ce séjour à Paris n’était pas
au programme. Nous le pressons de questions, mais
Ludwig se contente de rire. C’est en reconnaissant la
Maison de Radio France que je comprends où nous
allons. Madeleine aussi a compris.
— Tu fais une émission de radio ?
— On ne peut rien te cacher !
— C’était prévu ?
— Pas du tout. C’est ça la surprise.
Ludwig se tourne vers moi, étonné de mon silence.
J’essaie de cacher mon trouble derrière un sourire. Mon
esprit est en ébullition. Combien de chances pour que
nous nous rendions { l’émission sur laquelle travaille
David ?
Nous nous accrochons au bras de Ludwig. Il me regarde,
de plus en plus intrigué, tandis que ma tante continue de
parler. Je soupire.
— Mon voisin de palier travaille ici.
— Quoi ?
Je répète.
— Mon voisin de palier travaille ici.
— Et tu ne m’en as pas parlé ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Tu ne m’as pas dit que nous
venions là.
— En effet.
Finalement, tout le monde risque bien d’avoir sa petite
dose de surprises.
64
Roberto Alagna. Et à moins que David ait prolongé ses
congés, il devrait s’y trouver.
La salle est déjà pleine et nous entrons sous les
applaudissements. J’ai beau y être habituée et savoir
qu’ils ne sont pas pour moi, j’en ressens néanmoins une
légère émotion.
Effectivement, David est là. Il parle avec le présentateur.
Il se tourne et nos regards se croisent. L’étonnement qui
se lit dans ses yeux, cède rapidement la place au plaisir.
Ce qui, bien sûr, ne manque pas de me faire frissonner.
Ludwig, { qui rien n’échappe, murmure { mon oreille.
— L’ingénieur du son ?
Je réponds de même.
— C’est bien lui.
Tandis que l’artiste est accueilli par l’animateur, on nous
installe aux places qui nous sont réservées. David ne m’a
toujours pas quittée des yeux. Son regard pétille et mon
pauvre petit cœur fond…
Exit David ? Tu parles !
65
aventurier. Il aime faire de nouvelles rencontres, de
nouvelles expériences. Il a toujours cette soif de vivre
qui l’entraîne vers la découverte de terres, de sons, de
lumières, de couleurs, de cultures, de langages, de
visages, de sourires, de peaux inconnues…et la liste est
longue. C’est ce qu’il reproche { Damien. Le manque de
curiosité. J’ai beau lui dire que mon compagnon est
curieux à sa façon, il ne me croit pas. Il est certes plus
posé, plus réfléchi et plus réservé que Ludwig qui
croque la vie comme s’il devait mourir demain. Pendant
des années, j’ai suivi son rythme effréné. Aujourd’hui je
recherche le calme. Et ce calme, je l’ai trouvé auprès de
Damien.
66
La conversation va bon train. Nous ne manquons pas de
sujets. Pourtant un seul est au centre de la discussion.
Notre histoire.
Elle semble littéralement fasciner David.
67
— Je dois vieillir…
Ça ne me rassure pas.
—Trente-sept ans Ludwig ! Tu n’as pas l’impression
d’exagérer ?
— En tout cas, si tu ne veux pas de lui, je ne le laisserai
pas se morfondre tout seul.
Ouf, je le retrouve.
— Ne t’inquiète pas, il n’est pas tout seul. Une très jolie
Sybille veille sur lui. Et, au risque de te décevoir, je te
rappelle qu’il ne s’intéresse qu’{ la gent féminine.
— Oh, ça peut toujours s’arranger…
Il redonne du volume à ses boucles blondes et me lance
un regard langoureux. J’éclate de rire.
68
Depuis notre dernière prise de bec avec Damien,
j’essaie d’être plus attentive. Bien sûr je n’ai pas été
jusqu’{ lui préparer un dîner aux chandelles, il aurait
trouvé cela suspect. Je me suis contentée de proposer
quelques sorties. J’ai dû reconnaître que ces derniers
temps nous n’avions pas fait grand-chose en tête à tête.
Toutes nos soirées se passaient en famille ou entre amis.
Son message était clair. Il avait envie que l’on se
retrouve seuls pour partager un moment à deux comme
nous avions l’habitude de le faire.
69
Je retrouve un Damien ravi et comblé par ces diverses
sorties en tête { tête. S’il avait quelque inquiétude, le
voil{ tout { fait rassuré. J’en suis moi-même enchantée
d’autant que cela m’a permis d’oublier quelque temps
mon voisin.
70
Je reste bouche bée. Jamais Ludwig n’a manqué un
concert. Même avec une fièvre de cheval, il a toujours
tenu ses engagements. Mais le technicien confirme et je
n’ai qu’une hâte, m’éclipser au plus vite pour savoir ce
qu’il en est.
71
Mon cœur s’affole et j’ai bien du mal { comprendre tout
ce qu’il me dit. Je raccroche, abasourdie. Je prends une
profonde respiration avant de faire le résumé de ce que
je viens d’entendre { ma tante qui me regarde
impatiente.
— Ludwig est arrivé très pâle il ya deux jours. Hier, il
devait faire une émission de radio mais il a eu un
malaise et depuis n’a pas réussi { se lever. Il refuse
d’aller { l’hôpital et que l’on prévienne ses proches.
Voilà pourquoi Ingrid et Eva ignorent tout de la
situation.
Madeleine est aussi bouleversée que moi. Ce serait donc
sa santé qui l’obligerait { ralentir le rythme de ses
concerts ? Je ne vois qu’une solution, aller vérifier par
moi-même. Je rappelle Eva et donne le surmenage
comme explication rassurante à son malaise.
Deux heures plus tard, je m’envole pour Genève.
72
main et la maintient contre son cœur. J’attends qu’il
veuille bien se confier.
— Ma pauvre petite chérie, je vais bientôt t’abandonner.
Tu devras continuer seule cette route que nous avons
prise ensemble.
Je me serre contre lui en sentant les larmes monter.
— J’ai le Sida.
Je me cramponne à la main qui me tient et couvre
Ludwig de baisers. J’ai vu la tache sombre sur son bras.
Je sais maintenant et je comprends mieux son mutisme.
Quel choc ! Il me faut du temps pour accuser le coup. Je
me redresse enfin pour lire dans ses yeux. Les miens
sont remplis de larmes que je ne retiens pas.
— Il y a des traitements maintenant qui stoppent la
maladie, la trithérapie…
— Je ne la supporte pas. Je n’ai été que très rarement
malade et il semble que mon corps ne soit pas assez
entraîné à lutter. Ou plutôt, il se trompe d’ennemi. Il
combat la médecine contre la maladie.
J’ai envie de crier, de hurler, mais ça ne sert { rien. Tout
ce que je peux faire c’est rester { ses côtés. J’écoute sa
respiration qui se fait plus lente, plus régulière. Sa main
qui tenait la mienne se détend petit à petit. Je crois bien
qu’il s’est endormi. Alors tout doucement, pour ne pas le
déranger, je m’écarte de lui. J’attrape mon téléphone et
m’enferme dans la salle de bain. À Madeleine, Ingrid et
Eva je dis la même chose. Il est surmené, épuisé. Qu’elles
ne s’inquiètent pas, je m’occupe de lui jusqu’au concert.
Elles sont rassurées.
À Damien je ne peux mentir. Entre deux sanglots, il finit
par comprendre la situation. Avant même que je lui
73
fasse part de ma décision de rester, et contre toute
attente, il me propose de venir me rejoindre. Je suis sans
voix.
— Marianne ???
— Oui, je t’entends… Je ne pense pas qu’il aimerait que
tu le voies dans cet état. Je vais y arriver. Mais garde ton
téléphone près de toi s’il te plaît, que je puisse t’appeler
si j’en ai besoin.
— Évidemment ! Appelle-moi quand tu veux, au bureau
ou en pleine nuit je serai prêt { t’écouter.
Cela me rassure. Nous échangeons encore quelques
mots avant que je retourne auprès de Ludwig.
74
Il est moite de sueur. Je le déshabille, passe un linge sur
son torse et le frictionne avant de lui passer des
vêtements secs. Le directeur arrive pour le féliciter et
s’arrête net. Même sans savoir exactement de quoi
souffre Ludwig, il comprend que c’est n’est pas
simplement du surmenage. Je le prie de ne rien dire.
— Je vais prévenir ses admirateurs qu’il a un accès de
fièvre et ne pourra pas les recevoir. Je vous fais appeler
une voiture.
Je sais que je peux compter sur cet ami fidèle et sur sa
discrétion.
Le lendemain, ses boucles blondes enserrées sous un
bonnet, des lunettes noires et le col remonté jusqu’aux
oreilles, c’est en fauteuil roulant qu’il est embarqué dans
l’avion. Je préviens Bart, son agent, pour qu’il ne soit pas
trop surpris en venant le chercher.
75
Damien m’attend { Roissy. Je m’effondre
littéralement dans ses bras. Il a été d’un très grand
réconfort ces derniers jours, mon seul et unique
confident.
Pour me changer les idées, il me propose de sortir. Nous
nous décidons pour une séance cinéma suivie de moules
frites chez Léon.
Direction les grands Boulevards. Je suis toujours
impressionnée par le débordement des files d’attente
sur les trottoirs. Après avoir pris le temps de lire les
critiques, nous choisissons Café de Flore. Les avis très
partagés attisent ma curiosité. C’est un film franco-
québécois. J’ai toujours un petit faible pour nos lointains
cousins et leur accent. Quant à Damien, il adore Vanessa
Paradis qui tient l’un des rôles principaux.
À la sortie, je conviens qu’elle fait l{ une belle
performance d’actrice. Mais l’histoire, ou plutôt
l’imbroglio de deux histoires très tarabiscotées, me
laisse perplexe. Quelque chose me dérange. On passe de
plus en plus vite de l’amour d’un québécois
contemporain pour deux femmes à un amour
obsessionnel entre une mère courage et son fils
trisomique dans le Paris de 1969, sans autre lien qu’un
morceau de musique. Je ne sais si c’est la violence de la
fin, l’explication alambiquée et son côté métempsychose
ou les déclinaisons de l’amour jusqu’{ la destruction qui
me perturbent.
Perdue dans mes pensées, c’est { peine si j’écoute
Damien. Il s’interrompt en arrivant au restaurant. Nous
nous installons à une table et il laisse tomber une phrase
qui me fait l’effet d’un électrochoc.
76
— Il serait prudent de faire une amniocentèse.
Quoi ? J’ai dû louper le début !
Devant mon air affolé, il se reprend.
— Ce n’est pas obligatoire bien sûr et tu n’as pas encore
quarante ans, mais je ne voudrais pas prendre le risque
d’avoir un enfant trisomique.
Visiblement, ce film n’a pas eu le même effet sur nous.
Voil{ que de façon détournée il aborde un sujet jusqu’ici
ignoré : l’enfant. Je suis complètement abasourdie, je
n’ai rien vu venir. Je reprends très vite mes esprits.
— Nous n’en n’avons jamais parlé. Tu as envie d’avoir
un bébé ?
— Il serait peut-être temps.
Je déteste ce genre de réponse.
— Ce n’est pas une question de temps mais de désir
profond. On ne fait pas un enfant par inadvertance,
surtout de nos jours. C’est un choix que nous devons
faire ensemble.
— Oui, évidemment.
Il baisse les yeux, visiblement contrit. J’ai peur de l’avoir
blessé. Je pose ma main sur la sienne.
— Damien, je ne m’attendais pas { avoir ce genre de
discussion avec toi ce soir.
— Je crois bien que c’est la faute du film !
Il sourit mais je sens une certaine gêne au fond de lui.
Cela me touche.
— C’est très soudain pour moi et je ne sais pas si je suis
prête à être maman.
— Oui, bien sûr. Je comprends.
— Laisse-moi un peu de temps pour y penser veux-tu ?
— Rassure-toi, je ne pensais pas le faire ce soir !
77
— Ça tombe bien car avec la pilule je doute que ça
marche !
— Non, même un super reproducteur n’y arriverait pas.
Je suis soulagée, notre discussion reprend un ton plus
léger.
Lui qui voulait me changer les idées, c’est réussi !
78
Cette fois c’est décidé, je dois { tout prix chasser
David de mes pensées. Ludwig et Damien à eux deux
occupent tout mon esprit. Je reste confinée dans mon
appartement évitant au maximum les sorties. Je ne
réponds même plus au téléphone pour ne pas
encombrer la ligne, au cas où un appel urgent… et
encore moins { l’interphone, je ne veux pas être
dérangée.
Chaque jour, je prends des nouvelles de Ludwig. Il a
annulé certaines manifestations mais a tenu à honorer
les récitals. Il semble aller mieux. Combien de temps ?
Deux ans déj{ qu’il nous cache sa maladie. Seul Bart, son
agent, était au courant. Normal puisque c’est lui qui gère
ses concerts. Je lis tout ce que je peux trouver sur le sida,
tous les traitements possibles et les cas de guérison.
Mais Ludwig a déjà tout essayé et balaye mes espoirs
d’un « ça ne marche pas sur moi ».
Je n’arrive pas { imaginer la vie sans lui. J’essaie de ne
pas céder au découragement. Il a besoin de moi et je
dois me montrer forte pour pouvoir l’aider.
Je me plonge dans le travail pour oublier. Ce n’est
qu’illusoire bien sûr. Comment oublier que celui qui a
partagé les plus beaux moments de mon existence, mon
complice de toujours, mon âme sœur, est en sursis. Que
cet être magnifique débordant d’amour et d’énergie
perd peu à peu ses forces. Que ce corps splendide,
rayonnant de beauté est en train de flétrir, de se
délabrer. J’ai mal !
Je souffre en silence puisque je ne peux rien dire à
personne. Ludwig veut que cela reste secret jusqu’{ son
anniversaire. Que rien ne ternisse la joie et le bonheur
79
d’être ensemble, tous réunis autour de lui { la maison du
Lac. Il ne leur annoncera qu’{ la fin du séjour. Je n’ose
penser à ce qui se passera alors. Toute la douleur,
l’horreur, la colère et l’impuissance que j’ai ressenties {
Genève vont s’abattre sur tous ceux qui l’aiment. Comme
les bombes allemandes sur le paisible village de
Guernica. Notre bonheur tranquille sera balayé en un
instant pour laisser place à la stupeur et la désolation.
Comment admettre l’inadmissible ? Comment accepter
l’inacceptable ? J’ai peur. Peur de ne pas pouvoir
résister, de ne pas avoir l’énergie nécessaire pour tenir.
J’y arrive difficilement aujourd’hui alors que la distance
me protège. Comment ne pas me laisser emporter par le
torrent de larmes et de lamentations qui ne nous
épargnera pas ? Comment consoler sa mère, son père, sa
sœur, quand je n’y arrive pas moi-même ? Où trouver la
force ? Et Joao, si fragile, sa grand-mère qui a quatre-
vingt-treize ans, et Madeleine… Ma tante n’y survivra
pas !
80
de mal à le suivre dans tous ses projets mais je dois
admettre que cela m’aide et me change les idées.
Je sens qu’il n’ose pas me parler de son envie d’être
père. Mais l’envie est l{, je le sais, elle grandit en lui. Cela
va évidemment avec son désir de déménagement. Je me
garde bien d’aborder le sujet la première. D’autant que
dans l’immédiat je ne ressens pas du tout le désir de la
maternité. J’en suis même très loin sans toutefois
repousser l’idée. Ce qui pourrait s’apparenter { un léger
progrès. Il y a quelques mois { peine, j’y étais encore
farouchement opposée.
Je ne sais pas trop ce qu’il a dit { sa famille mais je les
sens tous chaleureux et attentionnés avec moi. Je sais
qu’ils ne comprennent pas très bien la relation qui nous
unit Ludwig et moi, alors autant de sollicitude de leur
part me fait chaud au cœur.
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Les jours se succèdent, tristes et ternes. Le temps
s’est mis au diapason de mon humeur. Je m’apprête {
affronter la grisaille et le crachin parisien. Depuis les
travaux de la rue, me parvient le bruit du marteau
piqueur. Je n’ai pas entendu monter David. Nos regards
se croisent. Je n’ose plus sortir. D’un pas décidé il
s’avance vers moi et me retient dans l’ouverture de la
porte. Il est très proche et je sens sa nervosité. Je lis
dans ses yeux de la tristesse et de l’incompréhension.
— Bonjour Marianne.
— Bonjour David.
— Il y a…ça fait…
Il cherche ses mots. Mon malaise augmente.
— J’ai le sentiment d’avoir commis une faute sans savoir
laquelle…
— Oh non ! Bien sûr que non !
Je ne peux pas le laisser penser ça mais comment lui
dire. Ce serait trahir Ludwig. Il voit que j’hésite, il
insiste.
— Marianne, j’ai besoin de savoir pourquoi tu me fuis !
Je me sens si faible tout { coup. Je tremble. J’ai envie de
pleurer. Je vacille.
Son bras fort et puissant m’enserre la taille et me
retient. Il me pousse { l’intérieur en arrachant mon
bonnet. J’entends la porte se refermer. Il dénoue mon
écharpe et déboutonne mon manteau. Son souffle chaud
sur ma peau me revigore. Ses baisers me raniment. Je
suis vivante ! J’existe et j’aime ! Je l’aime ! Inutile de le
nier, je l’aime passionnément ! Cette fois je cède, je
m’abandonne au désir. Il y a tant d’impatience, de
fougue dans nos mains, nos doigts, nos lèvres, nos corps
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qui se cherchent, se découvrent, s’explorent. Tout
s’efface. Il n’y a plus que lui, lui et moi, lui en moi. Et ce
bonheur intense et fulgurant.
83
Il est parti. Je m’adosse { la porte que je viens de
refermer sur lui. Je ne veux pas penser, je ne veux pas
réfléchir. L’avenir s’éclaircira de lui-même.
84
Je m’étonne de ma désinvolture. Je n’éprouve aucun
remord, aucune gêne par rapport { Damien. J’ai beau
faire, la culpabilité ne vient pas. Moi qui ne supporte pas
l’hypocrisie, le mensonge, la trahison, je suis passée
maître dans l’art de la dissimulation ! On ne connaît
jamais vraiment la nature humaine, pas même la sienne.
Je devrais être morte de honte, pas du tout ! Comme si je
subissais un dédoublement de personnalité. Subir est le
terme qui m’arrange, il m’absout de toute
responsabilité.
Il y a deux Marianne en fait, une pour Damien et une
pour David. La première, je la connais bien. Je vis avec
depuis plusieurs années. Je m’y suis faite et elle me
convient. La deuxième, je la découvre. Je m’enivre avec
elle.
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s’étreignent, où nos bouches s’unissent. Comme une
tornade qui traverse tout mon être et me laisse étourdie.
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soif l’un de l’autre n’est pas satisfaite. Il s’écarte
légèrement mais c’est pour mieux me reprendre. Plus
rien ne compte, plus rien n’existe que nous deux. C’est {
peine si j’entends la sonnerie de mon téléphone.
87
Je sors de la salle de bain. J’ai pris une douche. Comme
un zombie je refais le lit. Je regarde mon téléphone. J’ai
un message de Ludwig. C’est un signe. Je le rappelle.
Il est à Séville pour un récital, il va bien. Tout au moins
autant qu’on peut l’être avec sa maladie et ses
traitements. Ses drogues, devrais-je dire. Mais je sais
que sans elles il ne tiendrait pas.
Je décide d’aller le rejoindre. Besoin de prendre l’air et
de le voir aussi.
Ludwig est enchanté et Damien ne fait pas d’objection.
Je ne pars que deux jours. En réalité, je fuis.
88
peuvent l’être par l’habitude du luxe. Bien au contraire,
je sais m’en délecter.
Notre chambre donne sur les jardins de l’Alcazar. Une
merveille ! Un bijou de l’art mudejar.
C’est dans l’écrin de cet ancien Palais Royal que Ludwig
doit donner son récital demain. D’ici l{, nous avons le
temps de profiter l’un de l’autre. En cet instant, il rit de
me voir toute exaltée passer de la chambre à la salle de
bain puis au balcon. Yeux clos, appuyée à la rambarde, je
hume le parfum délicieux qu’offre la ville encore fraîche.
Le soleil caresse ma peau. J’ouvre les yeux sur un ciel
bleu azur dans lequel se découpe la Giralda. Je pourrais
rester dans cette contemplation pendant des heures, je
ne me lasse pas de la beauté ! Mais Ludwig a envie de
profiter de la clarté du jour pour faire un tour en
calèche. Cela fait partie du folklore de Séville.
Nous en trouvons sans difficulté autour de la Cathédrale.
Nous cherchons un cocher soigné et soigneux. Il est
important pour nous que le cheval soit bien traité. Ce
qui malheureusement n’est pas toujours le cas. Nous
choisissons un double attelage de chevaux blancs au poil
luisant. Dans le Parque Maria Luisa, sous la fraîcheur du
feuillage, Ludwig frissonne. Je passe mon bras autour de
ses épaules et me serre contre lui. Il sourit tristement.
Combien de fois a-t-il fait ce geste protecteur à mon
égard ? Aujourd’hui, les rôles se sont inversés et c’est
moi qui prends soin de lui. Je sens bien que ça le
chagrine. Pour alléger l’atmosphère je me mets {
chanter Carmen.
« Sur les remparts de Séville… » C’est un air que nous
avons souvent exécuté ensemble. Il me laisse poursuivre
89
et enchaîne sur le passage de Don Jose. Sans avoir le
talent du duo Uria-Monzon et Alagna, nous nous en
sortons assez convenablement. Le voile de tristesse s’est
envolé.
Il joue avec son cœur, avec son âme, avec ardeur mais
c’est celle du désespoir. Je souffre pour lui. Je perçois la
douleur dans chaque note. C’est un combat qu’il livre
contre la maladie. Jusqu’au bout il se bat. Il triomphe
encore une fois mais pour combien de temps ?
90
Il est exténué. Il serre des mains machinalement. Signe
des autographes en tremblant. J’interviens, il doit
absolument se reposer. Je le soutiens comme je peux, il
pèse de tout son poids sur moi.
Arrivé dans la chambre, il se laisse tomber sur le lit.
Comme la veille je l’aide { se déshabiller. Je me couche
tout contre lui et nous restons là enlacés. Comment
aurait-il fait si je n’étais pas venue ? Il me rassure. Il
aurait loué les services d’une garde-malade.
Nous faisons monter un plateau repas, il n’a pas
l’énergie de sortir. Nous passons notre dernière soirée {
papoter comme deux vieux amis que nous sommes.
J’ai beau faire attention, il finit par comprendre que
quelque chose ne va pas. Il me harcèle jusqu’{ ce que je
craque. Entre deux sanglots, je lui raconte toute
l’histoire. Comment j’ai découvert que David était juif et
la façon dont j’ai réagi. Il a bien du mal { me suivre mais
il arrive quand même { comprendre. Tout d’abord
abasourdi par tout ce qu’il apprend, il tente ensuite de
dédramatiser.
— Il faut que tu parles à David, Marianne. Tu dois tout
lui dire. C’est une vieille histoire qui ne le concerne pas
et toi non plus d’ailleurs. Si tu l’aimes vraiment, et c’est
ce que je ressens, tu dois tourner la page définitivement
et aller de l’avant.
— Tu sais, depuis le début quelque chose me fait peur
en lui.
— Tu te trompes. Ce n’est pas lui qui te fait peur. Libère-
toi de tout ça. C’est peut-être grâce à lui ou avec lui que
tu pourras le faire.
91
Je ne m’en sens pas le courage mais je lui promets
d’essayer.
92
Il ya sept ans, Roger me confiait le livre de Jean-
Claude Pollain à corriger. C’était un récit court et
autobiographique relatant son amour de jeunesse
pendant l’Occupation. Dès le début, quelque chose me
perturbait. Plus j’avançais dans ma lecture et plus je
sentais l’angoisse monter en moi. Pourtant, ce livre
n’avait rien d’un roman d’épouvante. Soudain, j’eus la
révélation. Ce que l’auteur décrivait faisait partie de ma
vie, de mon histoire. Il fallait que j’en aie la confirmation.
J’ai demandé { le rencontrer. Il était heureux de me
connaître et de pouvoir se raconter de vive voix.
93
En juillet 1942, la famille Canet fut arrêtée sur
dénonciation. Annie avait seize ans et la petite Marie en
avait { peine dix. Aucun d’eux n’est revenu des camps.
Ils n’étaient pas pratiquants et ne portaient pas l’étoile
jaune. Comment, pourquoi et par qui ont-ils été
dénoncés ? Ces questions revenaient sans cesse. J’avais
peur d’avoir la réponse. Peur de comprendre.
94
déménagement. Ils avaient quitté le deux pièces de la
rue Bausset pour le grand appartement de la rue
Blomet. Elle était fière de son installation dans la
chambre de Marie. À chaque fois que j’insistais, ses
réponses étaient toujours les mêmes, comme une leçon
bien apprise. « Tu sais, c’était pour veiller sur leurs
biens qu’on s’est installé chez eux. Les appartements des
juifs étaient pillés sinon. Et puis il y avait le piano.
Madame Canet n’aurait pas supporté qu’il soit abîmé. Tu
comprends ? »
95
Tout le monde me disait d’abandonner, que ça ne servait
{ rien. Que cela pouvait même s’avérer dangereux de
remuer le passé. Ludwig aussi m’engageait { laisser
tomber. Il préparait une tournée et voulait que je
l’accompagne. Ses arguments auraient dû me convaincre
pourtant je n’arrivais pas { me résoudre { renoncer.
96
fallait que je sache. C’était devenu impérieux pour moi.
Je me suis donc mise en quête de la vérité, quelle qu’elle
soit.
97
Je me suis rendue au Mémorial de la Shoah.
Poignant ! Dès le parvis, l’histoire saute { la gorge.
L’imposant cylindre de bronze, comme un inquisiteur,
rappelle les terribles noms des ghettos de Varsovie et
des camps de la mort. Le fronton se dresse comme le
mur de la honte. Tous ces noms gravés à jamais dans la
pierre blanche interpellent. Des femmes et des
hommes, jeunes ou vieux, alignés, rangés proprement
dans des cases. C’est autant de cris, de peurs, de
souffrances insupportables. Mais le comble de l’horreur
vient après, en lisant les noms des enfants. La colère,
l’indignation, la révulsion soulèvent le cœur. Pourquoi ?
Comment peut-on faire ça à des êtres sans défense ? Il
n’y a pas de réponse, pas d’explication { la barbarie.
98
faute pèse toujours sur mes épaules et mon cœur se
serre sous les griffes de la honte.
99
française pendant l’Occupation. Il s’est senti flatté par
l’intérêt que je portais { sa propre expérience. Pour être
plus plausible, je prenais des notes. En partant, je lui
parlais de l’appartement de mon grand-père que nous
avions pu conserver. Il ne s’est pas méfié. Il m’a tout
raconté, persuadé que j’étais déj{ au courant.
Je marque une pause. Le regard de David a retrouvé
toute son intensité. Cela m’engage { continuer.
— C’est bien mon grand-père qui lui a appris qu’une
famille juive se cachait, refusant de porter l’étoile jaune.
Ils ont tout manigancé ensemble. C’était facile pour lui
qui faisait partie de la Police aux questions juives. Il
avait énormément de pouvoir. Pour échapper à la
Möbelaktion qui pillait tous les appartements juifs
laissés vacants, ils se sont répartis les biens et ont
soudoyé un notaire véreux pour que l’appartement soit
au nom de mon grand-père. C’est comme ça que nous
avons gardé le Pleyel et que Dupontal a revendu le
Renoir et le Modigliani.
— Ils n’ont pas été inquiétés { la Libération ?
— Dupontal oui, mais comme tous les policiers, il n’avait
fait qu’obéir aux ordres.
— Et ton grand-père ?
— Oh lui ! En bon opportuniste, il s’est rallié aux FFI. Ou
alors il a piqué un brassard au bras d’un mort…
— Tu n’es pas très amène avec lui.
— Tu trouves que je devrais ?
— Personne ne savait { l’époque quel sort était réservé
aux juifs.
— Peu importe, c’est inadmissible pour moi ! Ces gens-
là accueillaient Madeleine tous les soirs ou presque.
100
Madame Canet lui enseignait la musique gratuitement et
mon grand-père les a dénoncés, trahis, tout ça pour un
piano ! Il m’a menti ! Toutes ces années où je l’admirais
pour ce qu’il disait avoir fait dans les FFI alors qu’au
contraire c’était lui l’ordure, la vermine qui avait envoyé
deux enfants et leurs parents se faire exterminer dans
les camps. Je ne peux pas lui pardonner, je ne peux pas.
— Tu en as parlé avec lui ?
— Bien sûr, c’est la première chose que j’ai faite en
sortant de chez Dupontal.
— Et ?
— Il ne pouvait plus nier mais il se trouvait des excuses.
« Il était jeune, conditionné. Ils étaient très mal logés. Ils
vivaient à cinq dans un deux-pièces, son père, sa belle-
mère, la fille de cette dernière et Madeleine, qui était sa
demi-sœur. Il avait dix-sept ans. Cet appartement, ce
luxe le faisait rêver, alors… C’était si facile { l’époque, si
simple et puis c’étaient des juifs et ils étaient hors la loi
puisqu’ils ne portaient pas l’étoile jaune. » Voil{ ce qu’il
m’a expliqué en toute logique. Je crois sincèrement que
mon grand-père est profondément antisémite.
— Mais comment a-t-il su qu’ils étaient juifs ?
— C’est l{ le pire. C’est Madeleine qui le lui a appris. Sur
le chemin du retour elle avait l’habitude de lui rapporter
les détails de sa journée. Ce jour-là, elle avait entendu
madame Canet se disputer avec une dame qui avait une
étoile jaune cousue sur sa robe. Marie lui a expliqué que
ses parents refusaient de la porter alors qu’ils étaient
juifs aussi, ce qui était la cause de cette dispute.
Madeleine avait dix ans, elle ne pouvait pas comprendre
l’importance de ses propos. Elle les avait d’ailleurs
101
oubliés mais mon grand-père a pris soin de le lui
rappeler. La pauvre a pris toute la culpabilité sur ses
frêles épaules. Pour ça non plus, je ne peux pas lui
pardonner.
Lasse, je m’appuie sur le dossier de ma chaise. David me
prend la main et m’attire sur le canapé près de lui. Nous
restons là, enlacés et silencieux dans une lourde
torpeur.
102
La situation m’incommode de plus en plus. Je ne peux
résister à David, nos rencontres se font plus fréquentes.
Pour autant, je suis incapable de renoncer à Damien. Je
sais que je dois mettre un terme { l’une ou l’autre de ces
relations mais je ne peux toujours pas me décider. Je ne
trouve rien à reprocher à mon compagnon, surtout ces
derniers temps où il a été d’un grand secours. Comment
rompre dans ces conditions ? Parce que j’ai un amant,
tout simplement, dont je suis follement amoureuse. Qu’il
occupe mes pensées, mon cœur, mon corps { toute
heure du jour et de la nuit. Que sans lui je me sens vide,
inutile. Qu’il est ma joie, ma force, ma flamme. Comment
dire cela à Damien si prévenant, si attentionné, sans le
briser. Je me sens indigne de son amour, de son affection
et déloyale envers sa famille qui m’a accueillie comme
leur propre fille.
Au dernier repas familial, j’ai dit { ma belle-mère que je
serai absente pour le traditionnel déjeuner de Pâques.
Cela tombe à la date anniversaire de Ludwig.
Ordinairement, elle n’aime pas qu’il manque un membre
de sa tribu. Pourtant cette fois elle m’a assurée que ce
n’était pas grave, qu’elle comprenait, m’a pris la main et
m’a appelée ma chérie pour la première fois. Il y avait
beaucoup de tendresse dans ses gestes et ses paroles.
Elle n’est pas si démonstrative habituellement. Aurait-
elle un sixième sens qui l’inciterait { me faire
culpabiliser ?
Je suis perdue !
Pour ajouter à ce sentiment si désagréable, David a
décidé de m’emmener voir sa grand-mère à Angers.
103
Trois heures de route, nous dormirons sur place. Je ne
peux plus reculer, je dois en parler à Damien.
104
— Il me propose de rencontrer sa grand-mère. Elle a été
arrêtée à quatorze ans avec toute sa famille puis
déportée { Auschwitz. Il pense qu’elle pourrait m’aider.
Damien se recule sur sa chaise pour mieux me regarder.
— Si cela peut te permettre d’accepter et de pardonner,
n’hésite pas.
— Oui mais elle habite à Angers. David voudrait que
nous y restions dormir.
— Sybille vient avec vous ?
— Non, elle travaille le samedi. On partirait ce week-
end. Ça ne te dérange pas si j’y vais ?
— Mais non. Si en deux jours elle réussit à ramener la
paix en toi ça vaut vraiment la peine d’essayer.
Me voilà avec une deuxième bénédiction après celle de
Ludwig !
105
Deux heures que nous roulons au son de la
musique classique.
David me raconte des bribes de son enfance et ses
vacances chez ses grands-parents. Il en garde des
souvenirs heureux. Je l’écoute avec attention mais plus
on s’approche d’Angers et plus l’angoisse monte en moi.
Celle de rencontrer sa grand-mère ou bien celle de
passer le week-end avec David ? Je ne saurais dire. Je
garde une pointe de culpabilité en moi ; j’ai menti {
Damien. Et je vais le tromper avec son accord en
quelque sorte !
106
ans. Elle avait souhaité se rapprocher du centre-ville en
prévision de ses vieux jours. Elle tient à rester
autonome.
107
tendrement. Martha s’est rapprochée. Elle est assise sur
la table basse et me caresse la main. Son sourire a
disparu. La tristesse s’est emparée de son regard.
— Emmène-la dans la chambre, qu’elle se repose un
peu.
David me soulève. Il me porte dans les escaliers et me
pose sur un lit. Il retire mes chaussures, tire les volets et
revient s’asseoir près de moi. Il caresse mes cheveux
sans rien dire. Blottie contre lui, je m’abandonne.
108
appartient au passé. Apprenez à pardonner, vous vous
sentirez plus légère.
— Parce que vous avez pardonné vous-même ?
— Oui, pour pouvoir recommencer à vivre.
— Je ne pourrai jamais.
— Ce n’est pas facile mais c’est possible.
Martha lâche ma main et s’enfonce dans le canapé.
— On est venu nous chercher en avril 44. J’avais
quatorze ans. C’était le matin, de bonne heure. Nos
affaires étaient prêtes, au cas où. Comme tout le monde,
nous pensions aller simplement dans des camps de
travail en Allemagne. On ne savait pas trop pourquoi ils
prenaient les enfants mais nous ne voulions pas être
séparés. On a marché jusqu’{ la gare, entourés par des
soldats allemands. Là nous sommes montés dans le train
en direction de Paris, puis Drancy. Nous y sommes
restés deux semaines avant le départ fatidique. C’est au
moment de monter dans les wagons à bestiaux que nous
avons vraiment pris peur. On était tous entassés. Mon
petit frère a commencé à paniquer et ma mère a pleuré.
On pouvait à peine respirer. Heureusement, il ne faisait
ni trop chaud ni trop froid. On nous avait donné du pain
mais rien { boire. Je me souviens d’avoir vraiment
souffert de la soif. C’était difficile aussi de s’asseoir et
encore plus de s’allonger. On le faisait { tour de rôle. Il y
avait des vieux et de tout petits enfants dans notre
wagon. Tous n’ont pas survécu dans ces conditions. Le
voyage a duré trois jours. Trois jours que nous pensions
être les pires de notre existence, mais nous n’avions pas
encore tout vu. Quand ils ont enfin ouvert les wagons, ils
se sont mis à nous gueuler dessus. Ils nous ont fait
109
descendre et nous ont triés. Les hommes d’un côté et les
femmes et les enfants de l’autre. Ma mère a hurlé quand
elle a vu qu’on nous séparait de mon père. Et puis ils ont
fait un deuxième tri. Parmi les hommes, ils sortaient les
plus faibles. Parmi les femmes, ils gardaient les plus
fortes. Ceux qui n’avaient pas été choisis partirent
directement dans les chambres { gaz. J’ai eu de la
chance. Je faisais beaucoup plus que mon âge. À
l’époque, nous habitions Saint-Nazaire. Mon père était
mécanicien au chantier naval. Il adorait la mer. C’est
cette passion qui m’a sauvé la vie. Il m’avait appris {
nager très jeune et comme j’avais de grandes aptitudes,
nous avions l’habitude d’aller nager tous les deux
plusieurs fois par semaine. Cela faisait deux ans qu’il
m’entraînait pour la compétition, ce qui fait que j’étais
plus grande et plus charpentée que les filles de mon âge.
Je me suis donc retrouvée { travailler { l’amélioration
du camp de Birkenau. Ma mère et mon petit frère ont
été gazés dès leur arrivée. Nous étions séparés avec mon
père mais nous nous apercevions de temps en temps,
c’est ce qui nous a aidés { tenir l’un et l’autre. La vie au
camp était vraiment horrible. Nous avions faim et nous
étions épuisés. Par le travail qui était très dur, surtout
sans rien dans le ventre, juste un bouillon et une tranche
de pain le matin pour tenir toute la journée. Aussi, par
les réveils très tôt et les rassemblements dans la cour
n’importe quand, même en pleine nuit. Au bout de six
mois, on m’a changée de baraquement. À partir de ce
moment-là, mes conditions de vie se sont
considérablement améliorées. J’étais avec des jeunes
femmes qui avaient été sélectionnées pour les plaisirs
110
des nazis et comme ils n’aimaient pas les sacs d’os, nous
étions mieux nourries et mieux chauffées. J’étais la seule
juive. Je présume qu’ils m’avaient choisie pour mes yeux
bleus et mes cheveux blonds. Il y avait parmi nous une
chanteuse. Elle chantait tout le temps et elle avait fait de
nous sa chorale. Cela paraît dérisoire mais cela nous a
beaucoup aidées à tenir le coup. Le moment le plus
angoissant, c’était quand ils venaient dans notre
baraque pour choisir les filles. Heureusement, j’avais un
physique un peu garçonne qui leur plaisait moins. Entre
nous il y avait une grande solidarité mais en dehors,
c’était chacun pour soi. Il fallait survivre coûte que
coûte. Quand ils ont vidé le camp, j’avais le typhus. Ils
nous ont abandonnés { l’infirmerie. J’étais inconsciente
quand l’armée soviétique nous a libérés. On m’a soignée
et mise dans un camion de rapatriement. Arrivée à
Paris, je ne pensais qu’{ retrouver mon père.
Cette période tragique fait partie de mon histoire, de ma
vie, je ne l’oublie pas mais je ne vis pas avec. J’ai tourné
la page. Parmi tous ces hommes qui ont été nos
tortionnaires, il y en avait qui ne faisaient pas ça par
plaisir. Ils n’avaient pas le choix. Ils se retrouvaient dans
les camps comme nous, sans avoir rien demandé. C’est
facile de les blâmer maintenant qu’on a le recul et que
l’on sait réellement ce qui s’est passé mais { cette
époque, on ne savait rien de tout ça. Ceux qui nous ont
arrêtés ne savaient pas ce qu’il se passait dans les
camps. L’histoire est l{ pour nous apprendre { ne pas
refaire les mêmes erreurs, pas pour juger. Votre
génération ne doit pas porter la faute de ses ancêtres.
Vous n’êtes responsable que de votre vie, de vos choix,
111
pas du choix de votre grand-père. Acceptez et
pardonnez, sinon c’est vous que vous détruirez.
J’accuse le coup. Son histoire m’a bouleversée.
— Je ne sais pas si j’en serai capable.
— Quand je suis rentrée à Saint-Nazaire, je ne savais pas
non plus si je serais capable de pardonner mais la vie est
là qui nous pousse à avancer. Je me suis mariée à un goy.
Sûrement pour tirer un trait sur ce passé mais peine
perdue puisque ma fille a épousé un juif. L’acceptation
est le meilleur remède que je connaisse pour soigner les
plaies de l’âme.
Elle me prend dans ses bras et m’embrasse. David me
regarde tendrement. Je ne l’ai pas entendu entrer. Il se
tient dans un coin de la pièce, discrètement.
Toute cette chaleur et cette bienveillance qui
m’entourent ces derniers temps me submergent. Je me
retiens pour ne pas pleurer.
112
Nous nous étreignons une dernière fois dans la voiture.
Sur le palier du deuxième, il pose son sac bruyamment,
me plaque contre le mur et m’embrasse avec fougue. Je
m’accroche désespérément { lui. Nos mains ne se
lâchent plus. Nous reprenons péniblement notre
ascension. Un dernier baiser avant de nous séparer et je
pose la main sur la poignée de ma porte.
— Attends !
Je me tourne vers David. Il s’avance radieux, brandissant
le post-it que Sybille a laissé à son intention. Je lis, « Je
suis chez Damien, rejoins-moi ». La séparation sera donc
pour plus tard…
113
Damien a tenu { nous accompagner { l’aéroport. C’est
au moins la dixième fois qu’il me dit de l’appeler si
besoin, qu’il viendra me rejoindre. Je n’en attendais pas
autant de sa part et cela me touche énormément.
Madeleine est toute excitée. Elle est impatiente de
retourner au Lac et de revoir Ingrid et bien sûr Ludwig.
Mon impatience à moi est ternie par l’inquiétude. Je me
demande dans quel état je vais trouver Ludwig et
surtout, comment ma tante réagira. Elle est bien loin de
se douter de ce qui l’attend. Cela me rend triste.
Heureusement, toute à sa joie, elle ne se rend compte de
rien.
114
Je parle, je ris, je plaisante. Je fais le service avec Eva
sans toutefois lâcher Ludwig du regard. J’observe,
attentive au moindre signe. Un frisson, un tremblement,
la lenteur d’un mouvement, le vide d’un regard, un
rictus quand la douleur jaillit. Je vois tout, j’entends tout.
Tout ce qu’il ne dit pas et mon cœur se serre.
115
À partir de là, Joao a quitté le Brésil et son poste à
l’Opéra pour suivre l’amour de sa vie { travers le monde.
Cet amour fou, passionné et souvent orageux les a unis
sept ans. Après un concert à Lisbonne, Joao a eu envie
de retrouver son pays, ses racines. Il sentait que leur
couple s’essoufflait et à vingt-sept ans, il avait besoin de
sortir de l’ombre de Ludwig et de se réaliser
professionnellement. Depuis, il est en charge de la
programmation musicale de la ville de Rio.
116
difficilement d’une broncho-pneumonie qui le laisse très
fatigué et essoufflé mais Joao n’est pas dupe. Sa question
tombe comme un couperet.
— Il a le sida n’est-ce pas ?
Sous le choc, je me gare. Je ne veux pas trahir Ludwig
mais il m’est impossible de mentir { Joao. Devant lui, je
n’arrive plus { faire semblant et je m’effondre en larmes.
Il me prend dans ses bras. Il a compris. Nous restons un
moment enlacés, tous deux en pleurs.
La sonnerie de mon téléphone nous oblige à nous
ressaisir. C’est Ludwig. Il s’inquiète. Je le rassure.
Je me remets en route. Joao a posé sa main sur ma cuisse
en signe de réconfort.
— Je me doutais bien qu’il avait une raison pour nous
inviter tous ensemble { son anniversaire mais j’espérais
de tout mon cœur me tromper.
— Malheureusement tu as vu juste. Il a l’intention de
l’annoncer { la fin du séjour. Jusqu’{ présent, seuls Bart
et moi sommes au courant. Il tient à ce que cela reste
secret.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir tenir.
Joao a détourné le regard. Je sais qu’il pleure.
— Ne te retiens pas. Dis-lui ce que tu ressens. Je ne l’ai
pas trahi puisque tu avais déjà tout deviné. Parle-lui
Joao, il n’attend peut-être que ça.
Il hoche la tête et se tourne enfin vers moi.
— J’ai essayé de me préparer { ça mais…
Ses mots restent en suspens.
— Tu vas devoir être fort, il est beaucoup diminué. Il a
énormément maigri et son teint est livide. Nous avons
117
assisté doucement à son déclin mais pour toi, cela risque
d’être un choc.
— Ne t’inquiète pas, j’ai déj{ eu l’occasion de voir cette
maladie en face. Elle n’est pas totalement éradiquée
comme on pourrait le croire. On en parle moins mais
elle est toujours l{. D’ailleurs, je me fais régulièrement
dépister.
Un silence lourd s’est installé entre nous.
Deux jours passent. Les invités arrivent les uns après les
autres et l’état de Ludwig empire. Damien m’appelle
régulièrement pour prendre des nouvelles. Elles ne sont
pas bonnes. Sommes-nous les seuls avec Joao à en avoir
conscience ? Il trompe son entourage en expliquant qu’il
n’a pas su s’arrêter { temps et qu’il en paie maintenant
les conséquences. Cela semble leur suffire. Comment ne
voient-ils pas qu’il ménage sa voix, son inhalateur {
portée de main, craignant ses quintes de toux qui sont
de plus en plus violentes ? Peut-être préfèrent-ils ne pas
voir ? Tout le monde est { ses petits soins. On l’entoure
d’amour et d’affection. C’est probablement son meilleur
remède.
118
Le soir, dans son grand lit, Joao et moi nous nous
blottissons contre lui. Dans le silence de la maison, nous
écoutons le râle de sa respiration et attendons qu’il
s’endorme, rompu par la fatigue et assommé par les
médicaments. Alors seulement, nous regagnons
tristement nos chambres.
C’est { ce moment-là que je pense à David. Je voudrais
me lover dans ses bras, sentir la chaleur de sa peau, la
douceur de ses caresses, de ses baisers. Mon corps
s’enflamme et je pleure de désespoir dans la solitude de
mon lit.
119
C’est le grand jour. Tout le monde est l{. Les
préparatifs sont enfin terminés. Le traiteur et ses
serveurs sont à leurs postes.
Un médecin vient d’arriver de Genève. Je ne le connais
pas. C’est sûrement lui qui suit Ludwig dans sa maladie
et l’accompagne avec ses traitements qui m’ont toujours
parus douteux. Ils s’enferment tous les deux dans la
chambre.
Ils en ressortent une demi-heure plus tard. Ludwig est
transformé. Son teint a retrouvé ses couleurs naturelles.
Il m’adresse un sourire triste et résigné. Celui que je
connais depuis quelques mois et qui me transperce le
cœur. Joao me prend la main et me glisse { l’oreille.
— Ne t’inquiète pas, ils savent ce qu’ils font.
Je m’appuie sur son épaule, heureusement qu’il est l{. Sa
présence me rassure et me renforce. Je me redresse, le
sourire aux lèvres. Moi aussi je sais donner le change.
120
rire. Ce qui a provoqué une vague de panique.
Heureusement, l’inhalateur est venu { bout de la crise.
Il ne reste plus que mon cadeau. Il le découvre dans un
rouleau à photographie. En le dépliant, son regard
s’embue. C’est une vieille partition que nous avions
écrite { quatre mains { l’âge de douze ans. Elle était
pleine de ratures, d’annotations et de dessins mais nous
replongeait dans les souvenirs émus de notre enfance et
de notre complicité. Ludwig m’entraîne vers le piano, il
veut à tout prix rejouer cette partition avec moi. Nous la
déchiffrons avec nostalgie avant que les notes s’envolent
de l’instrument et emplissent la pièce. On est très loin
du chef-d’œuvre mais l’émotion est l{ et le public nous
encourage à poursuivre. Après un deuxième morceau,
j’abandonne le clavier. Eva puis Ingrid et enfin
Madeleine prennent le relai. La musique envahit
l’espace et apaise les esprits surchauffés.
Le médecin, que j’avais soigneusement évité jusque-là,
s’approche de moi. Il voudrait me parler. Un sentiment
de panique s’empare de moi. Je cherche Joao du regard
et quand je l’aperçois enfin, je lui fais signe de me
rejoindre. Le médecin semble contrarié. Peu importe, je
ne me sens pas la force de l’affronter seule. Nous nous
mettons { l’écart. Joao m’entoure les épaules de son
bras. Collés l’un contre l’autre nous faisons face {
l’adversaire, le messager de mort. Nous écoutons avec
peine ses mots que nous voudrions ne pas entendre.
— Les résultats d’analyses sont mauvais. Ses poumons
sont gravement atteints, il ne pourra bientôt plus
respirer normalement.
121
Les mots arrivent comme des coups de poignard. Même
si nous savons déj{ ce qu’il en est, la violence de la
réalité est un choc. Je sens la main de Joao se crisper sur
mon épaule. Nous nous tenons l’un { l’autre pour
affronter la tempête. Le médecin poursuit.
— Le traitement qu’il suit actuellement n’aura bientôt
plus d’effet et comme il refuse une assistance
respiratoire…
Nous acquiesçons.
— De toute façon, cela ne ferait que retarder l’échéance.
Ça aussi, nous le savons.
— Nous avons établi ensemble un protocole pour qu’il
parte en douceur lorsqu’il le souhaitera. Vous sentez-
vous prêts à suivre ses dernières volontés ?
Nous nous regardons, Joao et moi, et dans un souffle
mais d’une seule voix nous répondons « oui ».
Il ne pourrait en être autrement, ni pour lui, ni pour moi.
Nous irons jusqu’au bout de notre amour pour Ludwig,
jusqu’au bout, dans la mort même.
122
pouvoir continuer à dissimuler la réalité aux autres. Je
compte sur vous pour m’épauler demain.
Nous le rassurons une fois de plus.
123
La maisonnée se réveille doucement. Je vais voir
Ludwig dans sa chambre. Il dort mais respire mal. Je
rejoins les autres sous la véranda pour boire mon thé.
La journée est magnifique mais pour combien de temps
encore. On parle de la soirée, on échange nos
impressions. Joao vient s’asseoir près de moi, une tasse
de café fumant dans les mains. Lui aussi profite de la
beauté du jour en connaissance de cause. Nous restons
silencieux à regarder ce paysage sublime.
— Ludwig n’est toujours pas levé ? demande Ingrid qui
revient de promenade au bras de son mari.
— Je vais voir !
Joao s’est levé d’un bond. Il revient quelques minutes
plus tard tenant fermement un Ludwig chancelant.
Ingrid se précipite.
— Mon Dieu, mon fils ! C’était une folie cette fête dans
ton état !
Elle se désole, s’agite.
— Au contraire, c’était magnifique ! Apporte-moi du café
s’il te plaît maman.
Joao installe Ludwig sur le canapé, glisse un pouf sous
ses jambes tandis que je le couvre d’un plaid.
— Que se passe-t-il ? demande Hilda, la grand-mère, qui
n’entend plus très bien.
Madeleine va s’asseoir près d’elle pour la rassurer. J’ai
compris dans le regard de Ludwig que c’est le moment
tant redouté. Je vais rejoindre ma tante, elle va avoir
besoin de mon soutien. Ludwig attire sa sœur et lui
parle { l’oreille. Eva se laisse tomber sur le canapé avant
de se redresser.
— Mon frère voudrait vous parler.
124
Joao a entouré les épaules de son ami. Je serre la main
de Madeleine dans les miennes. Elle me regarde
étonnée. Tout le monde nous rejoint.
Ingrid apporte une tasse de café à son fils. Karl, son
époux, l’appelle pour qu’elle vienne le rejoindre.
Bart est assis sur le tabouret de piano, les mains
croisées sur les genoux, la tête basse, il sait.
Erik, le mari d’Eva, prend place entre ses fils, Jonas et
Andréa, et les entoure d’un bras protecteur.
Je regarde la scène, c’est comme si une chape de plomb
était tombée sur la pièce. L’ambiance est lourde,
pesante. Chacun est conscient que quelque chose de
grave est en train de se passer.
Joao pose son front sur la tempe de Ludwig comme pour
lui insuffler sa force. Ludwig ferme un instant les yeux,
esquisse un léger sourire, balaye l’assistance du regard
pour l’arrêter sur sa mère.
— Je suis malade.
Eva regarde son frère comme pour lui dire : oui, ça on
sait mais ce n’est rien.
— C’est grave, je ne guérirai pas.
— Quoi ?
Eva a presque crié. Ingrid reste figée d’effroi les deux
mains sur la bouche. Je sens la crispation dans les doigts
de Madeleine.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète de nouveau Hilda.
Karl a pris sa femme dans ses bras.
— Comment ça tu ne guériras pas ? Qu’est-ce que tu as
au juste ?
Ludwig a du mal à soutenir le regard de son père. Il
pleure doucement.
125
— J’ai le sida papa.
Tous les regards convergent vers Joao. Comme si c’était
lui le coupable. Je prends aussitôt sa défense.
— Joao n’y est pour rien, il n’est pas malade, ni même
porteur du VIH.
— Tu ne t’es pas protégé ? demande Erik.
— Mais si bien sûr !
Ludwig a du mal { parler entre deux sanglots. C’est Joao
qui prend la suite.
— Les préservatifs ne sont pas fiables à cent pour cent.
— Et la trithérapie ? demande Eva.
— Il ne la supporte pas.
Eva me fustige du regard. Je revois dans ses yeux toute
la haine et la jalousie qu’elle avait { mon égard quand
nous étions enfants. Je lui volais son petit frère. Je lui
dois des explications.
— Tu te souviens de ce jour où je suis allée le rejoindre
{ Genève parce qu’il avait annulé un concert ?
Elle fait oui de la tête mais ses yeux sont toujours aussi
noirs de reproches.
Je raconte comme je peux. Souvent submergée par
l’émotion, je suis relayée par Ludwig, Bart ou Joao. On
pleure beaucoup, presqu’en silence, calmement. Ingrid
et Karl sanglotent dans les bras l’un de l’autre.
Madeleine et Hilda se tiennent les mains, murées dans le
silence.
Soudain, Andréa, âgé de six ans, se jette sur son oncle. Il
se met à tambouriner de ses petits poings sur la poitrine
déjà si faible de Ludwig.
— Tu n’as pas le droit, non, tu n’as pas le droit de
mourir !!!
126
Erik prend son fils dans les bras pour le consoler et Eva
s’écroule en larmes aux pieds de son frère.
C’est { ce moment-là que tout bascule. Hilda lève les
bras au ciel et se met à crier.
— Prends-moi Seigneur ! C’est moi qui dois mourir pas
mon petit-fils ! Laisse-le vivre !
Le sol sur lequel nous essayions de tenir vaguement
debout s’est alors fissuré et le chagrin, immense et
profond, nous a engloutis.
127
Comme promis, nous sommes restés près de Ludwig
pour l’accompagner jusqu’{ son dernier souffle. Seuls
Bart, Erik et les enfants sont rentrés à Munich. Les
garçons étant trop jeunes pour assister { l’agonie de
leur oncle.
128
tenir notre engagement et Eva est avec nous. Petit à
petit, nous augmentons les doses de morphine. Ses traits
crispés par la douleur se détendent peu à peu. Au salon,
Madeleine s’est mise au piano. Elle joue Satie, Debussy,
Rachmaninov, Gershwin. Nous nous laissons bercer par
la musique. Je sens que Ludwig s’éteint. Je propose { Eva
que nous soyons tous réunis autour de lui. Elle décide
d’aller chercher sa famille. Nous l’embrassons tour {
tour et à chacun de ces baisers, Ludwig sourit. Il est
encore conscient de ce qu’il se passe et je suis certaine
qu’il en est heureux.
129
Je croise le regard de Joao et comprends que c’est fini.
Du bout de ses doigts, il sentait le pouls de Ludwig. Il
ramène la main de Ludwig sur sa poitrine et je fais de
même. Ingrid laisse échapper un « oh » d’abattement.
C’est fini, tout est fini. Je sens un grand trou dans mon
cœur, dans mon corps, dans mon âme. Un trou béant qui
ne se refermera jamais.
130
Bart, Erik et ses fils sont arrivés le soir même,
Damien le lendemain. Je suis étonnée de voir à quel
point je suis heureuse qu’il soit l{, qu’il me serre dans
ses bras, qu’il m’embrasse. Je me sens plus forte { ses
côtés.
131
temps de la voir depuis son arrivée. Elle me prend dans
ses bras.
— Marianne, ma pauvre petite ! Comme tu nous as fait
peur hier ! Je suis tellement heureuse de te revoir. Tu
nous manques beaucoup tu sais.
Mon oncle s’approche, bras ouverts.
— Viens l{ que je t’embrasse ! Ça fait trop longtemps
qu’on ne t’a vue, ça suffit maintenant.
Pendant que je suis dans ses bras, j’aperçois mes
parents qui se tiennent en retrait. Accrochée au bras de
son mari, ma mère pleure. Ils s’avancent. Mon père me
tend la main.
— Marianne, s’il te plaît, ne nous repousse pas. Je t’en
prie.
Mon oncle et ma tante sont à mes côtés, comme pour me
soutenir. Je prends la main tendue de mon père. Il lâche
sa femme et m’attire contre lui.
— Ma petite fille…
Je me blottis dans les bras de mon père avec un certain
soulagement.
De toute façon, c’est { ma mère que j’en veux le plus.
C’est elle qui m’a qualifiée de traître. Elle a préféré
soutenir son père plutôt que d’accepter la vérité. En
accusant son père, ce héros, c’est toute la famille que je
salissais. Elle niait tout en bloc me rejetant par la même
occasion. À la mort de mon grand-père, deux ans plus
tard, elle m’accusa de l’avoir tuée par mes diffamations.
C’en était trop pour moi. Je n’ai pas été { l’enterrement
et je n’ai plus revu ma famille { l’exception de
Madeleine. Je pense à Martha, à ses mots. Peut-être est-il
temps pour moi de faire la paix. C’est aussi ce que
132
Ludwig aurait souhaité. Je voudrais pouvoir tendre la
main vers ma mère mais je me rends compte à quel
point cela m’est difficile, voire impossible. J’opte pour
une autre solution.
— Bonjour maman.
C’est elle qui s’approche et m’embrasse sur la joue.
— Bonjour ma fille.
Je ne peux pas faire mieux pour l’instant. Plus tard peut-
être.
133
succèdent au pupitre. Je les ai entendus répéter. Malgré
leur insistance, je n’ai pas eu la force de me joindre {
eux. Je me suis contentée de préparer la liste musicale
avec l’aide de Madeleine. Je suis au premier rang et je
sens de nombreux regards sur moi. Joao me prend la
main aux premières notes de piano, il ne peut contenir
son chagrin plus longtemps. C’est Tristesse de Chopin
que nous avons choisi en ouverture. Je me penche pour
voir ma tante. Elle me paraît si fragile et si frêle, la tête
appuyée sur l’épaule de Joao, que je ne peux retenir mes
larmes. Nous pleurons tous les trois, incapable de
résister { la musique et { l’interprétation de Ludwig,
terrassés par la douleur.
134
de se revoir un jour et leurs adieux sont douloureux.
Damien a prolongé son séjour pour rentrer avec moi.
135
Le retour { Paris s’avère plus difficile que je le
croyais. Une partie de moi est restée sur le lac de
Constance avec Ludwig. Malgré toute l’attention de
Damien, je m’enlise dans une profonde tristesse. Je le
suis comme un chien suit son maître, sans réfléchir.
Avec les amis, la famille, je reste distante. Mes lèvres
sourient mais mon regard exprime la mélancolie.
Les discussions vont bon train, les élections se
précisent. Je suis incapable de m’y intéresser. J’ai perdu
toute confiance dans la politique. À l’issue du premier
tour je ressens quand même un soulagement, le FN n’est
plus en course. Damien est tout excité, il y croit. Tout au
moins, il veut y croire. J’essaie de partager son
enthousiasme mais sans grande conviction.
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faisaient dans le très bel appartement haussmannien de
mes grands parents, l’appartement de la honte où j’ai
été élevée. Je crois que je ne pourrai plus jamais y
mettre les pieds.
137
Contrairement { ce que je pensais, la soirée s’avère
agréable. Je retrouve même une certaine complicité avec
mon père. Je m’aperçois alors qu’il m’a manqué pendant
toutes ces années. La conversation reste joviale et
animée. Chacun prenant bien soin d’éviter de parler de
mon grand-père. Nous rentrons beaucoup plus tard que
ce que j’avais prévu. Damien est ravi de cette première
rencontre.
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139
L’été approche { grands pas et je n’ai toujours
pas revu David. Il faut dire que je fais tout pour l’éviter
depuis plus d’un mois. Damien prépare déj{ nos
vacances au Racou. Son oncle possède une petite maison
sur la plage, au pied des Pyrénées. J’aime beaucoup cet
endroit et comme nous y allons en juin, c’est très
paisible. Nous faisons la route par étapes en nous
arrêtant chaque fois dans des endroits différents. Cette
année, Damien me propose de descendre par Nevers
puis le parc des Cévennes. Pourquoi pas ?
De mon côté aussi, je prépare ce départ. J’ai pris
beaucoup de retard dans mon travail et tous les éditeurs
n’ont pas la patience et la compréhension de Roger. Je
dois donc mettre les bouchées doubles si je veux éviter
d’emporter des corrections en vacances.
140
— Bon anniversaire ma Tantine !
— Merci ma chérie ! Comment vas-tu ?
— Bien, surtout depuis que je suis à la mer ! Et toi ? Pas
trop dure cette dizaine supplémentaire ?
— Oh tu sais à mon âge, un an de plus ou de moins, ça ne
se voit pas ! Et tant que ça ne se sent pas, je peux
m’estimer heureuse !
— C’est vrai, tu es toujours en forme.
— Pourvu que cela dure le plus longtemps possible !
— Je te le souhaite.
Un silence. Je suis sûre que ses pensées se sont envolées
avec les miennes vers le lac de Constance.
— J’aimerais tant que Ludwig soit l{ !
— Je sais ma tante, moi aussi.
Pas besoin d’être devin pour connaître ses sentiments.
Comme Hilda, elle aurait préféré mourir à sa place.
— Marianne ?
— Oui ?
— Je suis heureuse que tu aies accepté de venir
dimanche.
— Je sais que c’est important pour toi que je sois { ton
anniversaire. Cela me fait plaisir d’être { tes côtés.
— Merci ma chérie.
— Du moment que tu ne me places pas trop près de ma
mère, s’entend !
— Évidemment !
141
attentive au bonheur de chacun. Elle aime à prendre
soin des autres. Je suis bien décidée à lui rendre cette
journée la plus agréable possible. Tout compte fait, cela
n’est pas très difficile. En plus de ma famille, elle a invité
ses amis de longue date. Ils sont presque tous musiciens,
je les connais bien et les apprécie énormément. Ils lui
ont préparé une petite surprise. À notre arrivée, nous
sommes accueillis par un quatuor à cordes. Madeleine,
qui s’est accrochée { mon bras, en pleure d’émotion.
Heureusement que Damien avait eu le temps de faire
connaissance avec Fabrice et Arnaud sinon il se serait
vraiment ennuyé. Je sens qu’il n’est pas très { l’aise dans
ce milieu. Madeleine et moi sommes au centre de la
tablée, entre notre famille de sang et celle de la musique.
J’entends parler de Radio France, je prête une oreille
attentive. Il est surtout question de l’orchestre. Damien,
qui a entendu la conversation, demande s’ils
connaissent notre voisin. C’est le cas d’un des amis de
ma tante, violoncelliste.
— David Amiel ! Oui bien sûr. Un charmant garçon, très
doué de surcroît. Il fera son chemin…
— Il est déjà chef de régie.
— Il ira plus loin encore, j’en suis sûr. Ne le perds pas de
vue et tu verras ce que je te dis Marianne.
Je ne sais pourquoi cette affirmation me rend soudain
joyeuse.
142
qu’elle voulait y retourner, Madeleine en est
bouleversée.
143
La porte palière s’ouvre brusquement. Je
sursaute et rate la serrure.
— Marianne…
Mon sang cogne dans mes tempes. Je ferme les yeux,
respire un bon coup et me tourne. David a déjà traversé
le palier.
— Comment vas-tu ?
Son regard insistant, sa main sur mon épaule qui glisse
le long de mon bras, je sais que je ne pourrai pas résister
bien longtemps. J’ai chaud. Pas seulement parce que ce
début d’été est caniculaire. Il caresse une mèche de mes
cheveux. Mes forces me lâchent. Je n’ai toujours pas
prononcé une seule parole. Comment fait-il pour me
rendre muette ? Ses prunelles noires me paralysent. Il se
penche sur moi et je m’abandonne { ses baisers. Il retire
la clé de la serrure et m’entraîne dans son appartement.
144
J’aurais tellement voulu être auprès de toi, pouvoir te
prendre dans mes bras pour te consoler. J’enrageais de
savoir que c’était un autre qui te réconfortait. Je suis
jaloux, terriblement jaloux ! Je ne supporte plus de te
partager. Je veux vivre avec toi, m’endormir { tes côtés,
me réveiller près de toi ! Ton éloignement m’a permis de
prendre conscience que je ne pouvais plus vivre sans toi.
Je me suis assise sur le lit. J’ai envie de lui dire que je
suis en mode survie quand je suis loin de lui. Je me
retiens.
— David, tu vas trop vite. Il y a six mois, nous n’étions
que des voisins de palier…
— En effet, cela a bien changé. Marianne, cesse de nier
l’évidence. Tu es comme moi. Je sais que tu ressens la
même chose sinon comment expliques-tu ta présence
dans mon lit ?
— Je n’arrive pas { te résister. Je n’ai plus aucune
volonté dès que ton regard se pose sur moi.
— Tu veux me faire croire qu’il n’y a que du désir entre
nous ?
— Non, bien sûr que non. Mais il y a Damien…
— Je ne te parle pas de Damien ! Toi, qu’est-ce que tu
veux, toi ?
— Je ne sais pas.
Il soupire.
— Je ne peux pas te forcer Marianne { écouter ton cœur.
Si tu n’es pas prête, sache que moi je le suis.
J’acquiesce d’un mouvement de tête avant de quitter la
pièce.
145
Je n’arrive pas à réfléchir. Mes idées sont confuses. Je ne
pense qu’{ une chose : passer sous la douche avant le
retour de Damien.
146
Les émissions de radio passent des retransmissions
pendant les vacances. David est beaucoup plus souvent
chez lui. Comme Sybille travaille encore, nous en
profitons pour passer du temps ensemble. Je n’ai
toujours pas pris de décision. Je suis tiraillée entre le
bonheur que je ressens avec David et ma culpabilité vis-
à-vis de Damien. Le choix, toujours ce même problème,
je suis incapable de faire un choix.
Je passe presque toutes mes journées avec David. Avec
lui, je reprends le goût de vivre. Les soirées et les fins de
semaine, je suis avec Damien. Il s’est très vite rendu
compte que mon humeur avait changé. Il doit croire que
je me suis remise de la mort de Ludwig. C’est sûrement
aussi ce que pensent les autres. Ce n’est évidemment
pas le cas mais cela m’arrange, pour combien de temps ?
147
ne veux pas penser, je ne veux pas réfléchir, je ne veux
pas choisir. J’attends tout bonnement que quelqu’un
décide à ma place. Est-ce par rapport à mon grand-père,
au choix qu’il a fait, que je m’abstiens de prendre toute
résolution ? Je fuis. En choisissant l’un, je fais forcément
souffrir l’autre. C’est cette responsabilité que je refuse
de porter, je le sais bien.
148
Damien. Je m’aperçois que j’ai un peu fait le vide autour
de moi. En me consacrant { Ludwig tout d’abord, ensuite
en me coupant de ma famille. Même si je reviens vers
elle aujourd’hui, les liens ont été rompus trop
longtemps. Il reste Joao. Avec le décalage horaire et son
rythme de vie, j’attends deux heures avant de l’appeler.
149
que tu te vois dans une maison avec un bébé de
Damien ? Elle est là, la vraie question. Je ne comprends
pas que tu ne puisses pas y répondre.
— Mon cerveau est pris sous une chape de plomb, je
n’arrive pas { réfléchir.
— Alors imagine que tu découvres que tu es enceinte.
Comment réagis-tu ?
— Je présume que je suis heureuse pour Damien.
— Je ne parle pas de Damien mais de toi.
J’ai l’impression d’entendre David.
— Ferme les yeux. Tu as un test de grossesse entre les
mains, que ressens-tu ?
Je m’exécute. Je sens monter la panique en moi.
— Je n’en veux pas !
Cette fois j’en suis certaine, je ne veux pas d’enfant.
— Alors tu as ta réponse.
— Tu crois que c’est normal ?
— Quoi ?
— De ne pas vouloir d’enfant ?
— C’est ton droit. Il n’y a aucune obligation { être
parent. Tu sais, je crois que c’est cette idée qui est
bloquée en toi. C’est pour ça que tu n’arrives pas {
prendre de décision. Ce n’est pas un devoir d’avoir un
enfant.
— C’est aussi ce que je pensais il n’y a pas si longtemps.
— Alors pourquoi penser différemment maintenant ?
— Peut-être est-ce par rapport à Damien. Je me sens
tellement coupable…
— La culpabilité ne fera pas de toi une bonne mère !
— Je sais, bien sûr !
150
— J’ai surtout l’impression que tu as pitié de lui. On ne
bâtit pas une relation sur de la pitié. Un jour ou l’autre,
ça te pète à la gueule ! Je ne sais pas quel rôle joue
Damien dans ta vie mais, quel qu’il soit, tu ne lui dois
rien.
— Tu as raison. Heureusement que tu es l{ pour m’aider
à y voir plus clair !
— C’est avec plaisir !
151
Je suis blottie dans les bras de David. Damien est
parti à une réunion de philatélistes. Sybille travaille.
Nous avons encore une heure avant de nous séparer.
— Je vais visiter un appartement rue de l’Université
jeudi après-midi, tu viens avec moi ?
— Rue de l’Université ?
— Oui. Je sais que tu aimes ton quartier mais ça nous
fera du bien de changer. Ça me rapproche de la Maison
de la Radio et toi des éditeurs.
— Oui, c’est vrai. Je viendrai.
— Marianne, il faut vraiment que tu parles à Damien. Ça
fait plus d’une semaine maintenant que Sybille est au
courant. Il ne faudrait pas que ce soit elle qui le lui
apprenne.
— Je sais, je vais le faire.
— Quand ?
— Ce soir.
— Tu promets ?
— C’est difficile tu sais !
— Tu crois que ça ne l’a pas été pour moi de l’annoncer
à Sybille ? Elle ne s’y attendait pas. J’ai dû affronter sa
colère, ses larmes, sa déception. Moi non plus je n’ai pas
aimé jouer ce rôle. Il n’y a pas d’autre solution, nous ne
pouvons pas continuer { mentir ainsi. Ce n’est pas
respectueux.
— Oui, tu as raison !
Je me jette sur lui et le couvre de baisers. Il rit.
La porte s’ouvre violemment. Je me retourne.
— Damien !
Il se tient sur le seuil, un révolver à la main. Mes pensées
fusent à toute allure. Que fait-il là ? Comment a-t-il
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appris que je le trompais ? A-t-il vraiment l’intention de
tirer ? Où a-t-il trouvé cette arme ? Son regard m’effraie,
il est vide, sans tristesse ni colère, déterminé.
— Damien !
Il me regarde froidement puis se tourne vers David. Il
braque son révolver sur lui. Je me jette sur le côté pour
le protéger.
— Non !!!
J’entends une première détonation puis une deuxième.
Je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. Je ne
comprends pas ce qu’il s’est passé. Sur qui a-t-il tiré ?
153
Je me sens légère. Comme une plume portée par
le vent, je flotte dans les airs. Sensation agréable
d’apesanteur. Pourvu que je ne retombe pas trop vite. Je
suis sur un petit nuage. La lumière est éclatante. Il fait
frais. Pas une fraîcheur vivifiante, non, plutôt celle d’une
nuit d’été. Celle que l’on attend avec impatience après la
fournaise de la journée. Celle qui calme et apaise les
brûlures du soleil.
J’aperçois la forme d’un visage qui se dessine { travers la
lumière opaline. C’est lui. Il me sourit. Son regard est
doux, bienveillant. Je suis rassurée. Il est l{, il m’attend.
Il ne demande rien. Ne me tend même pas la main pour
m’inviter { le rejoindre. Il ne voudrait surtout pas
m’influencer. Je sais que je dois seule prendre la
décision. Quelle qu’elle soit, il la respectera. Il ne me
jugera pas, ne m’en voudra pas, il continuera d’attendre,
c’est tout. Il a confiance.
Sûre de moi, je m’avance vers lui. Mais j’ai l’impression
de faire du sur-place. Quelque chose me retient. Je ne
sais pas ce que c’est. Je me sens de plus en plus lourde.
Je fais des efforts pour bouger, me déplacer. Je suis
engourdie. Mes jambes ne répondent plus… son visage
s’éloigne… il fait de plus en plus froid… je tombe ! Je
tombe !!!
154
FIN
Du même auteur :
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