Vous êtes sur la page 1sur 155

« Les Mots qui Dansent »

Nathalie Paz est née à Paris en 1961. En novembre 1968, départ pour Gaillac,
une petite ville du Tarn, où sa mère ouvre une librairie. La famille de son père,
d’origine andalouse, avait fui le franquisme et avait séjourné dans un camp de
réfugiés de la région.

Elle commence la danse à six ans. En 1972, sa mère, qui avait dû fermer la
librairie, remplace son professeur de danse. En 1980, à son tour, elle reprend la
suite de ce même professeur à Carmaux. Animée du besoin de créer, elle choisit
un métier qui lui permet de laisser libre cours à son imagination. Elle se
construit à travers la création de spectacle et l’architecture.

En 1987, enceinte et contrainte au repos, elle ressent pour la première fois le


besoin d’écrire et de donner corps aux personnages qui l’accompagnent depuis
l’enfance.

La création d’une compagnie de ballet freine ses élans pour l’écriture. Des
soucis dans son travail et le départ de ses fils pour l’université la poussent à
terminer un premier roman. Ses élèves, premières lectrices, l’encouragent à le
faire éditer.

2
ISBN : 979-10-359-4694-4
Dépôt légal Mai 2020
Achevé d’imprimé en France

3
Je me sens légère. Comme une plume portée par le
vent, je flotte dans les airs. Sensation agréable d’apesanteur.
Pourvu que je ne retombe pas trop vite. Je suis sur un petit
nuage. La lumière est éclatante. Il fait frais. Pas une fraîcheur
vivifiante, non, plutôt celle d’une nuit d’été. Celle que l’on
attend avec impatience après la fournaise de la journée. Celle
qui calme et apaise les brûlures du soleil.
J’aperçois la forme d’un visage qui se dessine { travers la
lumière opaline. C’est lui. Il me sourit. Son regard est doux,
bienveillant. Je suis rassurée. Il est l{, il m’attend. Il ne
demande rien. Ne me tend même pas la main pour m’inviter {
le rejoindre. Il ne voudrait surtout pas m’influencer. Je sais
que je dois, seule, prendre la décision. Quelle qu’elle soit, il la
respectera. Il ne me jugera pas, ne m’en voudra pas, il
continuera d’attendre, c’est tout. Il a confiance.
Sûre de moi, je m’avance vers lui. Mais j’ai l’impression de
faire du sur-place. Quelque chose me retient. Je ne sais pas ce
que c’est. Je me sens de plus en plus lourde. Je fais des efforts
pour bouger, me déplacer. Je suis engourdie. Mes jambes ne
répondent plus… son visage s’éloigne… il fait de plus en plus
froid… je tombe ! Je tombe !!!

4
Je sens le baiser léger de Damien sur ma joue. Je fais
semblant de dormir. Il sort en fermant la porte doucement. Je
me roule sous la couette. Pas envie de me lever. Envie de rien
d’ailleurs. J’ai froid et je suis encore engourdie. Je n’aime pas
me sentir comme ça.

Le dauphin est toujours là. Depuis notre installation, il y a


quatre ans, dans cet appartement, il essaie de me
communiquer son élan. Il y arrive parfois, mais je sens
qu’aujourd’hui ce sera plus difficile. Le logement avait été
remis { neuf quand on l’a pris, on n’a rien changé depuis. Mon
ami le dauphin s’était déj{ fait sa place sous le papier peint
gris clair de la chambre. Sans doute un enduit mal poncé lui
aura donné sa forme. Il semble sourire, heureux de sauter
dans les vagues. Je sens qu’il voudrait m’entraîner dans son
sillage mais le manque d’énergie m’empêche de le suivre. Je
ferme les yeux pour ne plus le voir.
Je sais bien que s’enfouir la tête dans le sable ne change rien
au problème, mais là, en ce moment précis, je ne trouve pas
d’autre solution. J’entends toutes les petites voix
culpabilisantes ou moralisatrices des gens bien-pensants. « Tu
ne dois pas rester comme ça. Bouge-toi ! » « Tu n’es qu’une
flemmarde ! Lève-toi, la vie n’attend pas ! » « Tu es jeune,
belle, intelligente, c’est quoi ton problème ? » « Une bonne
psychothérapie, voil{ ce qu’il te faudrait ! »
« Merci mes bons amis, vous m’êtes vraiment d’une aide
précieuse ! Mon problème ? Vous ne voulez pas réellement le
connaître, et moi, j’en ai trop honte pour pouvoir le partager.
Alors, foutez-moi la paix ! »
Je l’ai dit. Certes, ça fait du bien mais aussi le vide autour de
soi. Depuis je préfère faire semblant et adopter la politique de

5
l’autruche. Je sais que ce n’est pas ça qui me fera avancer mais
ça ne me fera pas tomber non plus. Et pour l’instant, j’essaie
surtout d’éviter la chute. Il faudrait que j’arrive à ne plus
penser, mais s’il y a une chose { laquelle on ne peut pas
échapper, c’est bien la pensée ! J’ai tout essayé pourtant, yoga,
méditation, relaxation… rien n’y fait. Pire, j’en ai même des
acouphènes. La seule chose pour les faire taire : le boulot.
Il faudrait peut-être que je m’y mette. Plus qu’une correction
et je n’aurai plus rien. Je n’aime pas cette idée de ne pas avoir
de travail devant moi. J’ai besoin d’avoir des projets, des
choses à faire, tant pis si elles ne sont pas toujours agréables.
C’est probablement ce qui me maintient en vie. Je pense
sincèrement qu’il est primordial pour chaque individu de se
sentir utile. Je plains de tout cœur ceux qui sont au chômage
ou abandonnés dans leur solitude.
Ça me fait réagir, je me lève enfin. Il est 9h30, pas trop tôt
pour commencer la journée !

15h07, j’ai fini. Pas mal ! J’ai le temps de boire un thé avant de
filer voir les éditeurs. Facile, ils sont pratiquement tous dans le
sixième. À se demander s’ils sont vraiment aussi indépendants
qu’ils le prétendent. Moi oui. Je travaille avec qui je veux et qui
me plaît. Je peux me le permettre, je suis très appréciée.
Docteur en littérature, j’aurais pu prétendre { autre chose.
Professeur { la Sorbonne, entre autres, c’est en tout cas ce que
souhaitaient mes parents. Mais j’ai choisi une autre voie,
sûrement pour affirmer mon indépendance. D’aucuns me
poussent vers l’écriture, mais je ne me sens pas une âme
d’artiste. Je ne suis pas très imaginative. Je fais ce que je sais
faire de mieux : lire ! Je lis, corrige, traduis parfois. Tout ce qui
a été publié { mon nom ne m’a apporté aucune notoriété. Ce

6
sont deux manuels scolaires sur la littérature et un recueil des
meilleures poésies de l’époque romantique. Livres qui
passeront dans beaucoup de mains sans que personne ne se
demande qui les a écrits. Les bénévoles des bourses des livres
peut-être…

Je savoure mon carré de chocolat noir à soixante-dix pour cent


de cacao. Je le lèche, le suce, le fais fondre entre ma langue et
mon palais pour profiter de toutes ses saveurs avant qu’il ne
glisse dans ma gorge. Il reste dans ma bouche comme une
caresse onctueuse avant que le thé déverse sa cascade
d’amertume fleurie.

Le temps de me changer, de vérifier que tout est là et je suis


dehors.
Je verrouille la porte. On monte en sifflotant. Un homme ?
Sûrement. Pourvu qu’il s’arrête plus bas, je n’aime pas croiser
les gens dans la promiscuité de l’escalier. Je retiens mon
souffle… il continue. Mon cœur bat la chamade. Et si c’était
lui ? J’attends. C’est lui, mon voisin de palier. Il sourit en me
voyant et me lance un joyeux « Bonjour ! ». Je balbutie un
semblant de réponse tout en rougissant. Je me sens prise dans
un piège, mais lequel ? Je me sens surtout ridicule. Je voudrais
descendre l’escalier de façon alerte mais mes jambes
tremblent trop. Je fais aussi vite que je peux en me tenant à la
rampe. Arrivée au tournant, je lève les yeux. Il me regarde
encore en souriant. J’en rougis derechef. Mon Dieu qu’il est
beau ! J’ai honte de mon comportement. Je suis débile, on
dirait une gamine de treize ans. Et encore ! Je crois que les
filles d’aujourd’hui sont bien plus dégourdies que moi. Mais
qu’est-ce qui m’arrive ? Depuis que je suis avec Damien, je n’ai

7
jamais regardé un autre homme, pourquoi celui-là ? Je ne
comprends pas, si ce n’est sa ressemblance avec Olivier
Martinez qui me faisait craquer dans Le hussard sur le toit.
Ridicule, je suis complètement ridicule !

Ouf, je suis enfin dehors. J’aime la rue, son agitation, sa foule


qui vous rend anonyme. Noyée dans la masse, je me sens en
sécurité. Quoique je n’arrive jamais { m’y noyer totalement.
Où que je sois on me remarque. Je suis jolie. Non, je suis belle.
Les gens se retournent, me regardent, hommes et femmes
confondus, depuis que je suis née je crois. Je les ai toujours
entendus s’exclamer : « Oh ! Qu’elle est belle ! » Petite j’aimais
ça, on m’appelait Boucles d’Or. Toute cette attention sur moi
me flattait. Ensuite, ça m’a agacée d’être réduite { une jolie
poupée. Comme je n’étais pas encline { faire des bêtises pour
me faire remarquer autrement, je suis devenue la meilleure de
la classe, sans trop de difficulté d’ailleurs. Je voulais prouver
que l’enveloppe n’était pas vide ! À l’école primaire, j’étais la
coqueluche de la classe mais au collège tout a changé. J’attisais
les convoitises ou les jalousies. L’adolescence, c’est la période
du « très » ou « trop », il n’y a pas de commune mesure. Moi, je
haïssais déjà les extrêmes. Je me suis donc réfugiée dans les
livres.
Je découvrais le monde, ses cultures, ses différences mais
aussi les sentiments à travers les lectures. Je ne me lassais pas
de toutes ces découvertes, au contraire elles me donnaient
soif. Je voyageais à travers les continents. Je suffoquais avec
Scarlett sous la chaleur d’Atlanta, je tremblais de froid avec
Sophie au bord du lac Baïkal, je cachais mes pieds trop grands
dans la Chine de Pearl Buck, je foulais la poussière du sol
africain avec Karen Blixen. Je traversais l’Histoire. Au Moyen

8
Age, je dansais sur le parvis de Notre-Dame, sous Louis XIII,
j’intriguais dans les couloirs du Louvre, et au 19ème, je
regardais, impuissante, Gervaise sombrer dans l’alcool. Je
partageais les sentiments de chaque héroïne : la passion de
Mathilde, la mélancolie d’Emma, la tristesse de Sagan. Sans
quitter Paris, je pouvais entendre le chant des cigales en lisant
Pagnol et bien avant mon premier flirt, je connaissais déjà tout
sur la passion amoureuse depuis le baiser de Roxane
jusqu’aux siestes torrides dans le quartier chinois de Saïgon.
En plongeant sans retenue dans la littérature je me sentais
vivre alors même que je m’isolais du monde. Ce que je
continue de faire encore aujourd’hui. Mais en mon âme et
conscience cette fois.

Je repense { toutes ces histoires d’amour vécues par


procuration tandis que d’autres les vivaient réellement. Ils
sont là tous ces témoignages de vie, gravés dans les verrous
accrochés aux grilles du pont des Arts. Je prends le temps de
respirer. J’aime goûter aux différentes odeurs parisiennes. Sur
la passerelle, c’est un parfum de bois humide et de fer rouillé
mêlé à celui de la Seine. En passant je souris aux artistes qui
m’accostent, tout en déclinant leurs offres. Cette fois, je n’ai
pas le temps de m’arrêter pour discuter avec eux. Au retour
peut-être, à moins que je ne rentre par le pont Neuf…
J’apprécie d’échanger mes impressions avec les peintres. Dès
qu’ils comprennent que je ne suis pas une acheteuse
potentielle mais que je m’intéresse { toute forme d’art, ils se
livrent avec passion. Chacun d’eux a une vision personnelle de
Paris qu’il tente de me faire partager. Il y a mille et une raisons
d’aimer Paris et de le lui montrer.

9
Je remonte la rue de Seine et prends la rue Jacob. Je finirai par
Roger. Je rends mon travail et en reprends d’autres. J’ai
l’habitude et généralement, je n’ai affaire qu’avec les
secrétaires. Mais Roger c’est différent. C’est chez lui que j’ai
commencé. Je cherchais un petit boulot pendant mes années
étudiantes et, sans me connaître, il a accepté de me confier des
corrections. Grâce à lui, ce qui ne devait être qu’un travail
d’appoint est devenu par la suite mon métier.

Sa secrétaire m’informe qu’il est dans son bureau. J’adore


cette fille. Elle prend son rôle très { cœur. Elle vous accueille
avec le sourire, un mot aimable et toute son attention. Ce qui
n’est pas toujours le cas de ces secrétaires collet monté ou
désabusées. Elles vous reçoivent du bout des lèvres, leurs
sourires étant réservés aux écrivains célèbres. Je frappe à la
porte et entre.
— Bonjour Roger !
— Ma toute belle !
Il se lève aussitôt pour venir à ma rencontre.
— Bonjour ma chérie !
Il me serre dans ses bras, me colle contre son ventre rebondi
et m’embrasse avec effusion. Roger est un gros nounours très
câlin. Et j’aime ça, moi, cette tendresse un peu pataude. Avec
lui, je me sens protégée. Il était l{ pour m’écouter, me consoler
quand la sinistre vérité a fait s’écrouler le monde sur lequel je
m’étais construite. Il est le seul { qui j’ai raconté toute mon
histoire. C’est peut-être parce qu’il était bienveillant avec moi
que j’ai pu me livrer, ou parce que je me suis confiée { lui, qu’il
est devenu ce papa de substitution. C’est comme l’œuf et la
poule ; on ne saura jamais qui était là en premier. Peu
m’importe, cette relation m’apaise et me rassure.

10
Je prends place { ses côtés dans l’un des fauteuils en cuir du
bureau et nous bavardons tranquillement. Avec lui, je ne vois
jamais le temps passer. Il faut que Charlotte, la secrétaire,
l’informe de son départ pour que nous réalisions qu’il est déj{
tard.
J’ai une traduction pour toi cette fois.
— Ah !
— Un philosophe anglais.
— Et c’est… ?
— Philosophique.
— Ça m’avance !
Il rit en m’embrassant et je me sauve.

11
Je ne supporte plus ces repas de famille. Ça n’en finit
jamais. On sort de table { pas d’heure, repus et imbibés !
Toujours les mêmes sujets. Ça commence par la famille :
« Alors Marianne, quand est-ce que tu nous le fais ce petit ? »
Et moi de répondre invariablement : « On a encore le
temps ! ». Moue dubitative de ma belle-mère. Elle ne
comprendra jamais que je n’en ai pas envie. Surtout que si cela
devait arriver, on ne le ferait pas pour elle - ce ne pourrait être
que par accident mais je veille ! - Parfois j’ai l’impression
qu’on le lui doit cet enfant. Rien du tout, je ne lui dois rien du
tout ! Et surtout pas un enfant ! Il va bien falloir qu’elle
l’intègre, de gré ou de force. Quand enfin le sujet famille est
épuisé, on attaque le monde du travail. Je m’abstiens
d’intervenir, si ce n’est pour soutenir le débat. Je fais tache
dans cette famille. Je suis la seule à ne pas faire partie de la
fonction publique. Quoiqu’en fin de carrière, mon beau-père à
l’EDF et ma belle-mère à La Poste ont dû rejoindre les rangs
du privé. Seuls les enfants font encore honneur à leurs
parents. Gilles est greffier au tribunal de Versailles, son
épouse, Séverine, professeur des écoles – ridicule ce nom ! –
Céline, infirmière au CHU du Kremlin-Bicêtre, Fabien, son
mari, travaille { l’URSSAF et Damien est contrôleur des
Impôts. Pour l’instant, ils sont fiers de faire encore partie de la
grande famille des fonctionnaires. Même si la République
d’aujourd’hui n’accorde plus suffisamment de crédit { ses
nobles serviteurs, ils continuent de croire aux valeurs du
Service Public mais ce n’est pas sans douleur qu’ils constatent
le faible intérêt de l’État. Les filles sont les plus dégoûtées,
j’avoue que je les comprends. Séverine continue { croire qu’un
jour, peut-être, il y aura enfin un ministre de l’Éducation
Nationale capable de s’intéresser davantage aux enfants qu’{

12
son portefeuille, dans les deux sens ! Quand on voit
l’augmentation de salaire qu’ils se sont octroyée, plus la
retraite { vie, on comprend pourquoi certains n’ont eu aucun
scrupule à changer de camp ! Céline, en revanche, semble
découragée. Un de ces jours, elle pourrait bien démissionner
et passer dans le privé pour enfin avoir simplement le droit de
faire son travail correctement. Il est inimaginable qu’on puisse
penser au profit dans les services de santé ou dans
l’enseignement.
Ensuite, il n’y a plus qu’un pas pour glisser sur le terrain de la
politique. Là, plus les bouteilles de vin se vident et plus ça
devient houleux. Pourtant, ils sont tous du même bord. En
bons fonctionnaires qu’ils sont, ils votent tous pour le PS. Moi
aussi, depuis que j’ai abandonné ma tendance gauchiste.
Quoique, je risque d’y revenir quand je vois la politique des
socialistes aujourd’hui ! Ils prônent la démocratie mais sont
incapables de la respecter. Si le vote blanc était reconnu, je
n’éprouverais pas autant de difficulté { aller voter. Pour
l’instant, cela revient surtout à limiter les dégâts. Je ne me suis
toujours pas remise de l’élection de 2002, j’espère bien ne plus
jamais avoir à regretter mon choix.
Je rêve d’une VIème République où la démocratie serait
respectée, où le citoyen serait considéré et où l’être prônerait
sur l’avoir. Un monde où le collectif prendrait le pas sur
l’individualisme et l’altruisme sur le profit. Une société qui ne
serait plus dominée par l’argent et les banques mais au service
de l’humain. Il faudrait pour cela pouvoir compter sur
l’honnêteté et l’intégrité de nos politiques. Mais, je me laisse
emportée par l’utopie de mes années universitaires ! Je n’ai
malheureusement plus vingt ans pour y croire encore. La
réalité est tout autre. J’en ai fait le constat édifiant au cours de

13
mes nombreux voyages, que ce soit dans les favelas de Rio ou
dans les bidonvilles de Bombay. C’est même de plus en plus
visible dans les rues de Paris. L’humanité, quand on la touche
de près, n’est pas toujours très belle { voir. Mais je m’égare !
J’ai complètement perdu le fil de la discussion…

Damien n’a pas dit un mot depuis que nous sommes partis. Il
somnole contre la vitre du RER. Il faut dire qu’après ce qu’il a
mangé et bu, il ne peut plus faire grand-chose d’autre. On
arrive { Auber, il va bien falloir qu’il réagisse. Quand il est
comme ça, je le laisserais bien cuver jusqu’au terminus.

14
Quand je pense que j’étais contente de prendre cette
traduction ! J’en suis { peine { la vingtième page et j’en ai déj{
marre. Le style est lourd, empesé, les idées sont confuses voire
contradictoires. Je me demande vraiment pourquoi Roger a
décidé de faire traduire cet ouvrage. Il n’apporte rien { la
philosophie, bien au contraire, il l’embrouille. On est loin de
Michel Onfray !
Je préfère vraiment mon petit policier argentin.
Malheureusement, il n’est pas très prolixe. Sa dernière
publication remonte à deux ans. Bien dommage que je ne sois
pas la traductrice attitrée des Higgins Clark, j’aurais au moins
du travail assuré ! Mais ce ne serait qu’alimentaire. Je n’y
trouverais pas le même plaisir que dans la prose du romancier
argentin. Tant pis, je traduis peu mais au moins le texte est de
qualité. Je ne peux pas en dire autant du philosophe anglais.
J’ai besoin de faire une pause. Je vais sur ma messagerie. J’ai
un message en attente de Ludwig.
« Petit rappel : récital à Gaveau jeudi. Tu es libre ? »
Cela me fait sourire, je réponds aussitôt.
« Toujours pour toi ! »
« Super ! Tu me retrouves là-bas vers 18h ? »
« Ok. Où es-tu ? »
« Dans le train. Je rentre à Munich. »
« Encore en vadrouille ! »
« Et oui, c’est mon destin. »
« Si j’avais du temps, je te plaindrais. »
« Tu n’en as pas ? »
« Non. »
« Tu fais quoi ? »
« Une traduction. »
« Allemande ? »

15
« Non, anglaise. »
« Bah… »
« Voilà, tu as tout à fait résumé ce que je ressens. »
« Bon courage ! Tu me raconteras tout ça jeudi. »
« Je n’y manquerai pas. »
« Je t’embrasse. »
« Moi aussi. »

Ludwig, l’ange blond. Il va falloir que je le rappelle { Damien. Il


va sûrement me faire une scène ou bouder…ce sera selon son
humeur. Il est encore jaloux de Ludwig. C’est idiot, je crois
même qu’il le sait mais il ne peut pas s’en empêcher. Pourtant,
depuis le temps, il devrait bien avoir compris que nos rapports
ne sont que fraternels. Parfois, je me demande s’il n’est pas
tout simplement jaloux de l’homme. Jaloux de la beauté
délicate de Ludwig, de son charme, de son talent. Cela n’a
peut-être aucun rapport avec moi, ni avec notre relation.

Il me tarde déj{ d’être { jeudi. Je retrouve l’énergie nécessaire


pour me remettre au travail. À nous deux Monsieur le
philosophe !

16
Damien est en retard, ça ne lui ressemble pas. Il a la
précision d’une montre suisse. Les rares fois où il a été
retardé, il m’a toujours prévenue. Cela m’intrigue. Je me mets
{ prêter l’oreille aux sons venant de la cage d’escalier. C’est un
petit immeuble de quatre étages et nous habitons au
troisième. Il y a six logements en tout. Le deuxième est occupé
à temps partiel par un couple de retraités qui passent les trois-
quarts de l’année en Provence. Au quatrième, se trouvent une
hôtesse de l’air, souvent en voyage, et un étudiant qui repart
chez lui pendant les vacances et les week-ends. Autant dire
que c’est assez calme. Au bout d’un moment, du bruit se fait
entendre. Il se rapproche et se précise. Deux voix d’hommes.
Je reconnais très facilement celle de Damien. Avec qui parle-t-
il ? Je ne vais pas tarder à le savoir, sa clef tourne déjà dans la
serrure.
— Marianne ?
Après quarante-huit heures de bouderie, il se met à me
parler !
— Oui.
— J’ai invité notre voisin { prendre un verre. David, c’est ça ?
— C’est bien ça.
David ! J’en ai le souffle coupé. Il me sourit, comme toujours.
C’est agaçant. Mon cœur joue du tam-tam dans ma poitrine.
J’ai du brouillard dans le cerveau, c’est { peine si j’entends ce
qu’il me dit. Je lui réponds de façon machinale. Je n’ai toujours
pas bougé. Je laisse Damien faire le service et la conversation.
Bien sûr, il me propose de les rejoindre. J’abandonne {
contrecœur mon bureau et viens me placer aussi loin que je

17
peux de David. Si tant est que ce soit possible dans notre deux-
pièces parisien. Je fais un effort pour me concentrer et
m’intégrer { la discussion. Il dit se sentir un peu seul ces
temps-ci, sa compagne travaillant beaucoup en cette période
de fêtes de Noël. Je m’en doutais un peu. Je l’ai aperçue un jour
avec une cliente au rayon parfumerie des Galeries Lafayette. Il
nous pose des questions sur nos activités. Damien parle de sa
passion pour la philatélie. Pourvu qu’il n’aille pas chercher son
album ! Non, heureusement, on y a échappé.
— Et vous Marianne ?
Je sursaute.
— Oh, moi…
— Oui, vous…
Il attend. Je lui parle des livres. Ceux que j’aime, ceux que je
corrige, ceux que je traduis et ceux que j’écris. Il est intrigué, il
pose des questions, insiste, veut en savoir plus. Alors je lui
parle de la musique, de l’opéra, du piano.
— Il y a des personnalités que vous aimeriez rencontrer ?
— Oui, évidemment.
— Lesquelles ?
Je réfléchis et lui donne quelques noms qui me viennent à
l’esprit.
— Pour Nathalie Dessay c’est trop tard mais pour Roberto
Alagna, c’est possible.
— Comment ?
— Je suis ingénieur du son à Radio France, alors si vous
voulez, je peux vous avoir une place pour la prochaine
émission avec Alagna.
Je n’en reviens pas. Évidemment que j’accepte ! C’est Damien
maintenant qui pose les questions. Moi, je me contente de
regarder David et de boire ses paroles. J’espère qu’ils ne se

18
sont aperçus de rien ! Il nous quitte en me promettant de
revenir bientôt avec l’invitation. Je suis toute excitée. Je laisse
Damien croire que c’est { l’idée de rencontrer Alagna. Oui, en
partie…

19
Je suis en avance. Je passe par l’entrée des artistes. On
me laisse entrer. Je me faufile dans les coulisses de la salle
Gaveau. Je la connais bien. Je reconnais le deuxième
mouvement de la Sonate n°2 de Chopin. J’avance sans bruit
jusqu’{ la scène. Ludwig me tourne le dos, je reste en retrait {
le regarder et { l’écouter, mon petit frère de vacances.

Des souvenirs d’enfance me reviennent. Avec mes cousins,


Fabrice et Arnaud, nous passions les mois de juillet avec
Ludwig, sa sœur Eva et toute leur famille dans une grande villa
au bord du lac de Constance. En août, les cinq enfants, nous
partions à Royan, dans la maison familiale. On nous envoyait
par avion, une pochette autour du cou. Je n’avais que cinq ans
la première fois que je suis partie sans mes parents. Je garde
encore en mémoire cette merveilleuse impression de liberté
que j’avais ressentie en montant dans l’avion. Je n’étais pas
très proche de mes cousins qui avaient sept et cinq ans de plus
que moi. En revanche, avec Ludwig, nous étions inséparables.
Nous avions le même âge et l’on nous prenait souvent pour
des jumeaux. Ce qui nous amusait beaucoup évidemment. Il y
avait le clan des grands, Eva se situant entre les garçons, et
nous deux, les petits. Nous profitions très habilement de ce
statut, ce qui avait le don d’agacer nos aînés, surtout Eva,
facilement jalouse. L’autre avantage de ces vacances était que
nous étions tous les cinq parfaitement bilingues.

Cette amitié entre nos deux familles était née pendant


l’occupation allemande autour d’un Pleyel. Un piano { queue
de facture exceptionnelle qui trônait au milieu du salon de
mon grand-père. Ce dernier cherchait un professeur de
musique pour sa petite sœur. Hans Lingen, jeune soldat de la

20
Wehrmacht, lui proposa deux heures de cours hebdomadaires
contre la possibilité de jouer sur le fameux Pleyel. Cet accord
les amena { se fréquenter régulièrement. Madeleine s’avéra
une excellente élève. Après la guerre, les leçons continuèrent
en périodes estivales, à Munich ou Paris en compagnie
d’Ingrid Lingen, de six ans sa cadette. Plus tard, ce fut au tour
de Madeleine de transmettre sa passion au petit-fils de son
professeur Hans Lingen. Ingrid, qui avait une profonde
admiration pour les talents de son amie, lui confia l’éducation
musicale de son fils. C’est donc { Paris que Ludwig et moi
prenions nos leçons ensemble. Si j’étais bonne élève, Ludwig
était brillant. Sa destinée semblait déjà toute tracée. Il est très
vite devenu un concertiste de renom. Et depuis, à chaque fois
qu’il vient { Paris, il aime { répéter sur le Pleyel de mon grand-
père. Moi, je ne joue plus. Et surtout pas sur le Pleyel.
La dernière note reste suspendue dans la salle. Ludwig
échange quelques mots avec le régisseur avant de se lever. Il
se retourne et me voit.
— Hé ! Ma p’tite chérie !
Il ouvre grand ses bras et je m’y précipite. Nous nous enlaçons
très fort tout en nous balançant d’un pied sur l’autre tel un
métronome. Il s’écarte doucement.
— Il y a longtemps que tu es là ?
— Je suis arrivée au début du deuxième mouvement.
— Tu aurais pu le dire.
— Je ne voulais pas te déranger.
— Viens !
Je le suis { travers les couloirs jusqu’{ sa loge. Il nous reste
encore plus d’une heure avant le début du récital. Il est
toujours très excité pendant cette période d’attente. Il parle
beaucoup, de ses voyages, de ses concerts, de ses rencontres

21
et de sa famille. Je l’écoute. Quand il aura fait le tour de tous
les sujets, je prendrai le relais. Il m’écoutera avec attention
même si mes récits paraissent insignifiants après les siens.
Nous aimons autant l’un que l’autre ces bavardages dans
l’intimité de la loge.
Quelques coups légers sur la porte, nous échangeons un
regard complice. Nous savons que c’est Madeleine, ma grand-
tante. Pour rien au monde elle ne manquerait un concert de
son petit prodige. Elle nous embrasse affectueusement. Elle
est encore très alerte pour ses quatre-vingts ans. C’est peut-
être la musique qui l’a si bien conservée. Elle n’a vécu que
pour elle. Elle rêvait de l’apprendre, elle s’est plu { la jouer,
elle a adoré la transmettre. Et depuis toujours, elle prend
plaisir { l’entendre. Elle est heureuse de me voir. Depuis que
j’ai rompu les ponts avec ma famille, les occasions sont plus
rares et je sais qu’elle en souffre. Même si nous nous appelons
régulièrement, le contact lui manque. Elle a besoin de toucher
les gens qu’elle aime tout comme elle a besoin d’effleurer les
touches d’un piano avant d’en jouer.

Le régisseur vient nous avertir qu’il est temps d’aller dans la


salle. Nous embrassons tendrement Ludwig avant de quitter la
loge. Madeleine s’accroche { mon bras pour gagner nos places.
Je ressens toujours une émotion très vive { l’apparition de
Ludwig sur la scène. Dès qu’il s’installe devant le piano, la
tension dans la salle est palpable. Ma tante me serre fortement
la main. Nous aimons partager ensemble ce moment si
intense. Mon rythme cardiaque s’accélère jusqu’{ la délivrance
des premières notes salvatrices. La musique envahit l’espace
et m’enveloppe d’une douce quiétude. Je me laisse emportée
par les cascades de notes comme sur un fleuve, tantôt calme et

22
tranquille, tantôt vif et rapide, attentive au moindre
changement d’intensité. Ludwig est bien ce soir, même très
bien. Il ne se contente pas d’être un virtuose, il joue aussi avec
son âme, sa sensibilité. C’est une sorte de corps { corps
sensuel entre le musicien et son instrument. C’est la rencontre
de deux amants qui se donnent à corps perdus, conscients de
l’imminence de la séparation.
Un silence respectueux salue le dernier accord avant le
tonnerre d’applaudissement. C’est une véritable ovation.
J’embrasse Madeleine qui a laissé échapper une larme. Moi, je
me retiens mais j’ai du mal.

23
Je me sens un peu vaseuse. Légère gueule de bois,
sûrement due à un non moins léger abus de champagne.

Après avoir raccompagné ma tante, nous sommes allés dîner


dans un restaurant musical. Ludwig ne voulait pas partir, il
voulait danser jusqu’au bout de la nuit. Après s’être faits virer
du restaurant, on a fini dans sa chambre d’hôtel. Je m’attends
aux commentaires de Damien quand il rentrera. À moins qu’il
ne choisisse le silence. Le problème dans ce cas c’est que cela
peut durer plusieurs jours. Je préfèrerais une bonne
discussion, même si elle reste stérile, puisqu’il ne veut pas
m’entendre. Il ne croit pas en l’amitié entre un homme et une
femme. Il est persuadé qu’il y a quelque chose entre Ludwig et
moi. Il faut dire que lorsque nous étions jeunes, la rumeur
nous avait prêté une relation amoureuse que nous n’avons
jamais démentie. Cela nous amusait et nous arrangeait aussi.
Ludwig avait encore du mal à accepter son homosexualité et
moi, cela m’affranchissait de ma famille. Dans les pas du
prodige, je n’avais plus de compte { rendre { personne.

Il avait à peine quinze ans quand il commença sa carrière de


soliste. À cette époque, Madeleine était à la fois son professeur
et son agent. Dès que mon emploi du temps me le permettait,
je partais les rejoindre. Encore jeune et fragile, Ludwig
supportait mal le stress des récitals. Nous étions alors les
seules autorisées { l’accompagner dans ses tournées.
Madeleine l’encourageait, le rassurait, et moi, sa compagne de
jeu, le ramenais { l’insouciance de son adolescence. Cette
période bénie devait durer tout le temps de mes études. Je me
suis toujours demandé si cela n’avait pas influé sur mon
orientation et le choix de faire mon doctorat. Il va sans dire

24
que mon travail comme correctrice et traductrice dans
l’édition n’était pas non plus le fruit du hasard. Ce métier me
permettait de continuer à suivre Ludwig dans ses
déplacements même s’il n’avait plus vraiment besoin de nous.
Prenant de l’assurance, il était vite devenu un virtuose que le
monde entier réclamait. Ma tante, fatiguée par les transports
aériens et les décalages horaires, accepta un poste au
conservatoire de la rue de Madrid. Nous avons donc effectué
les tournées en duo, ce qui évidemment laissait supposer que
nous étions en couple. Je le ferais peut-être encore aujourd’hui
sans cette brutale et sordide révélation qui bouleversa ma vie
et par ricochet, celles de Madeleine et Ludwig.

Perdue dans ma rêverie, je sursaute en entendant le coup de


sonnette. Je jette un œil au réveil : 12h27. Déjà ! J’hésite, je ne
vais quand même pas ouvrir en nuisette. Un deuxième coup
bref, c’est peut-être un recommandé. La seule idée de devoir
passer des heures à faire la queue à la Poste me fait lever. Tant
pis, le facteur en a sûrement vu d’autres. Je secoue mes
cheveux, retends un peu le tissu froissé par le sommeil et
ouvre. Mon sang se fige. Ce n’est pas le facteur mais lui, David !
Il a l’air tout aussi surpris que moi.
— Oh, pardon ! Je vous ai réveillée !
—Nnnon…
Non seulement je bégaye mais en plus je lui mens. Ce qui est
ridicule vu ma tenue. J’ai honte, et cette fois, il y a de quoi ! Il
me tend une enveloppe.
—Je vous avais promis une place quand Alagna serait l’invité
d’une émission. La voil{, c’est mardi prochain { onze heures.
J’espère que vous pourrez venir.

25
Je tends { peine la main pour prendre l’enveloppe tout en
restant le plus possible cachée derrière la porte. Je bafouille,
encore une fois, un remerciement { peine audible. Il m’adresse
un léger sourire en s’écartant puis se dirige vers son
appartement. Je referme la porte et m’y adosse. Si la honte
avait le pouvoir de foudroyer, je serais morte, là, debout,
cramponnée { l’enveloppe qu’il vient de me donner. Comme si
elle avait le pouvoir de me sauver ! J’attends d’être tout { fait
calmée pour l’ouvrir. Alagna, je vais voir Alagna de près et
surtout l’entendre chanter puisque c’est aussi le but de
l’émission. Je devrais être aux anges, je n’y arrive pas. Je dois
remettre de l’ordre dans mon esprit. Ce que je ressens est tout
{ fait démesuré. J’en suis consciente mais incapable de me
raisonner. Je suis en colère. Je m’insupporte. Ma tenue
débraillée de sortie du lit, l’état dans lequel je me mets quand
je le vois, mon incapacité à gérer mes émotions, tout me donne
la nausée ! Je suis à vomir. Je voudrais me fuir, être une autre,
sereine, maîtresse d’elle-même, digne ! Reprends-toi Marianne,
va te doucher ! J’obéis { la pauvre petite voix de ma raison qui
résiste tant bien que mal au déferlement de sensations
incompréhensibles qui m’envahissent.

26
Je fais la queue comme tout le monde devant la porte
du studio de Radio France. Ça s’échauffe un peu devant. Un
léger mouvement de la foule et je le vois. Il me cherche des
yeux. Nos regards se croisent et le sien s’illumine. Il vient vers
moi. Je n’ai toujours pas quitté la file. Il me tire par la main
pour m’entraîner vers une autre porte. Il me fait entrer dans le
studio avant tout le monde. Il m’accompagne jusqu’{ ma place.
Nous n’avons toujours pas échangé une parole. Moi, c’est
normal. Le simple contact de ma main dans la sienne m’a fait
perdre pied. Le pire c’est qu’il ne l’a toujours pas lâchée !
Pourtant je ne risque pas de m’égarer ici. Il n’y a pour l’instant
que nous deux dans la salle. Il me montre un siège.
— Vous serez bien l{, c’est le meilleur endroit pour voir
Alagna. Il sera assis juste en face.
Il me désigne sa place. Et vous ? C’est vous que je veux voir, ai-
je envie de lui crier ! Comme s’il m’avait entendue, il me
montre la vitre de la régie.
— Moi, je serai là-bas.
Sans même tourner la tête je pourrai le voir aussi. Tout va
bien. Un homme me fait signe à travers la vitre. Je lui réponds
par un sourire.
— Je vous présenterai mes collègues après.
Ah, parce qu’il veut me présenter { ses collègues ? Les portes
s’ouvrent.
— Ça y est, on lâche la foule ! Asseyez-vous.
En même temps, il s’accroupit devant moi et me prend les
deux mains cette fois.
— Ça ira ?
Je m’aperçois alors que je n’ai toujours rien dit. Je lui réponds
un peu précipitamment.
— Oui, oui ! Très bien, merci.

27
— Bon, alors je vous laisse.
Il me regarde en souriant. Je tente de répondre par un sourire
mais ses yeux, d’un noir intense, me transpercent jusqu’{ l’os.
Je sens une petite boule de feu descendre le long de mon
échine et s’installer dans le creux de mon ventre. Je ne peux
retenir une légère vibration qui ébranle tout mon corps. Mes
mains sont moites dans les siennes. Il ne m’a toujours pas
lâchée. Mon regard reste rivé au sien et je voudrais pouvoir
continuer à le contempler ainsi indéfiniment. Comme il est
beau ! Mais il se lève, et doucement, comme à regret, se sépare
de moi.
Je prends tout d’un coup conscience de toute l’agitation qui
règne dans le studio. Chacun prend place, s’installe. On
prépare le public. C’est tout juste si on ne nous fait pas répéter
pour rire ou applaudir à bon escient ! Moi je ne m’intéresse
qu’{ David. Je ne le quitte pas des yeux. C’est { peine si je vois
rentrer les animateurs. Ce sont les applaudissements qui
m’annoncent l’arrivée de Roberto. Je croise le regard de David.
Il me brûle encore une fois et ranime la petite boule tapie au
creux de mon ventre. Il faut que je me concentre sur l’invité si
je ne veux pas que cela devienne suspect. Il fait une entrée
triomphale – il ne lui manque que la marche d’Aïda ! – et serre
des mains au passage. Il a toujours ce sourire radieux qui le
caractérise. Il ne me semble pas feint. Je le crois vraiment
heureux au milieu de la foule. Il s’installe et…me voit.
Forcément, je suis en face de lui ! Il s’attarde sur moi, l’œil
pétillant. Je croyais qu’il aimait les brunes ! J’aimais bien le
couple qu’il formait avec Angela, je suis triste de leur
séparation… Allons bon, voil{ que je verse dans la sensiblerie
de la presse people !

28
Le compte à rebours commence. Un silence religieux se fait
dans la salle. L’émission démarre. Mon regard passe de
Roberto à David et inversement. Happé par son travail,
l’ingénieur du son ne peut plus s’en rendre compte. Je suis aux
anges. Alagna nous offre trois morceaux. Le premier de
Mariano, Mexico, ce n’est pas celui que je préfère mais c’est le
plus connu, puis la Donna e mobile et Besame mucho. Normal,
il fait sa promo. Mais quand même, il est dans une émission de
radio classique, il aurait pu choisir davantage d’opéra. Je me
sens un peu frustrée. J’ai peur qu’il se perde dans ce semblant
de variété. Arrivera-t-il vraiment à amener les néophytes vers
l’opéra ? Je le souhaite. Prend-il le bon chemin pour ce faire ?
Je l’espère. Mais malgré tout, je doute. Si on reste de glace en
entendant Casta Diva de Bellini ou Nessum dorma de Puccini,
Alagna aura beau faire ce qu’il veut, on ne sera jamais ouvert {
l’opéra. Ce ne sont pas des airs que l’on aime ou pas, mais que
l’on ressent au plus profond de son être et qui nous émeuvent
à nous tirer des larmes.

L’émission se termine sur une salve d’applaudissement.


Alagna est pris d’assaut par ses fans en quête d’un autographe.
Il s’y plie de bonne grâce. Je pense que c’est parce qu’il aime
son public qu’il est autant apprécié. Tout le monde a bougé,
sauf moi. J’attends David. Je l’aperçois. Il se glisse { travers la
foule jusqu’{ moi. À ma grande surprise, il s’assoit { mes côtés.
— Attendons que ce soit plus calme et je vous présenterai
Alagna. Vous n’êtes pas pressée ?
Quand bien même je le serais, je ne le lui dirais pas !
— Non, j’ai tout mon temps.
C’est vrai.
— Tant mieux.

29
Nous conversons alors tranquillement de l’émission. Petit à
petit, la foule s’éclaircit. Il ne reste plus qu’une dame faisant
signer son DVD au ténor. David se lève et me tend la main. Je la
saisis aussitôt. Nous nous approchons de Roberto. Son sourire
semble s’élargir { ma vue. David fait les présentations. Il ne
m’a toujours pas lâché la main gauche et maintenant la droite
se retrouve coincée dans celles du chanteur. Je me sens
prisonnière entre ces deux hommes. Aucun des deux ne
semble vouloir libérer sa pression. Une chaleur diffuse me
monte jusqu’aux tempes. Mon cœur tape un rythme effréné
dans ma poitrine. J’ai l’impression que je vais défaillir. C’est {
peine si je comprends ce que me dit Alagna. Enfin, je reprends
conscience et parole. Il a marqué une pause et me regarde
toujours avec son sourire enjôleur. Il est temps que je réagisse.
— Je vous ai vu dans Faust { Bastille au côté d’Inva Mula. Vous
avez fait un triomphe dans Demeure chaste et pure !
Il rit en me lâchant la main. C’est bon je me détends.
— Je suis aussi allée vous applaudir à Orange.
Il semble surpris.
— Ah oui ?
— Vous chantiez Carmen.
— Vous avez fait tout ce chemin pour moi ?
—J’étais curieuse de voir un Opéra { Orange. Alors Carmen,
qui plus est interprété par Béatrice Uria Monzon, cela valait
bien le déplacement.
Évidemment, je le taquine. Il est vrai que je n’y suis pas allée
que pour lui mais j’étais heureuse qu’il fasse partie de la
distribution. Visiblement cette forme d’ironie lui plaît. Ses
yeux pétillent. Du coin de l’œil, je lis une certaine admiration
de la part de David.
— Il est certain que venir m’écouter ici, c’est plus pratique !

30
— De plus quand on y est invité…
Aïe ! Cette fois j’ai peut-être été trop loin. Même si je ne le vois
pas, je sens la réprobation de David. Je dois rattraper le coup.
— ...et le plaisir de vous voir et de vous entendre d’aussi près
ne se refuse pas.
Je lui offre mon plus beau sourire et mes grands yeux bleus
brillent de tout l’éclat dont je suis capable. J’incline légèrement
la tête et baisse mes paupières pour les relever aussitôt d’un
lent battement de cil. Aucun homme n’a jamais résisté { ça…lui
non plus. David s’en aperçoit et coupe court. Il serre la main
d’Alagna.
— Merci beaucoup pour votre générosité. Encore une fois
vous avez été formidable. Excusez-nous mais nous devons
partir.
Nous ? David me prend carrément par la taille. Oups ! Je tends
la main { Alagna mais légèrement de biais, de façon { ce qu’il
choisisse entre la poignée franche ou le baisemain.
— J’ai été ravie de vous rencontrer.
Par bonheur, il opte pour le baisemain. Cela me fait frissonner.
— Tout le plaisir était pour moi !
Oh non pas tout ! J’en ai eu aussi…et plus encore en ce
moment, prise entre le regard brûlant de Roberto et la
pression de la paume de David sur ma hanche. J’exulte ! Quelle
extase de se sentir remarquée par ces deux hommes ! Je me
sens terriblement vivante !
David m’entraîne fermement vers la sortie. Il semble en colère.
—J’ai fait quelque chose de mal ?
Je l’interroge avec la mine d’un chien battu. Ça le fait sourire.
—Non, mais je crois qu’il était tant qu’on le laisse tranquille.
Mouais, bien sûr ! Il n’imagine sûrement pas quel plaisir il me
fait.

31
— J’ai une petite heure pour déjeuner, vous venez ?
Oh que oui !
— Ça ne vous dérange pas ?
Là, je fais un peu ma sainte nitouche.
— Si ça me dérangeait, je ne vous aurais pas invitée.
Évidemment, mais je ne vais tout de même pas accepter
d’emblée comme si ça allait de soi !
Il me reprend la main. C’est une manie ! Mais je dois avouer
que j’adore !!!

32
Pas moyen de me concentrer sur le boulot. Je crois que
si j’avais des clopes, je fumerais. Je ne peux m’arrêter de
penser à cette matinée. Ça tourne en boucle. Roberto-David,
David-Roberto, c’est mon manège { moi. Ça me fait tourner la
tête ! Je veux descendre ! Que cette machine stoppe ! Je suis
emportée par un tourbillon. Je ferme les yeux et les images
défilent. Leurs sourires se superposent, leurs regards
s’entrelacent, leurs mains s’enchevêtrent et mon esprit
s’embrouille ! J’aurais préféré les voir l’un après l’autre, pas les
deux en même temps. Du coup c’est la confusion dans les
sensations.

Pourtant, j’aurais pu rencontrer Alagna beaucoup plus tôt avec


Ludwig. Une fois, à New York, nous aurions dû le croiser à
l’hôtel si notre avion n’avait pas eu du retard. Et au Liceu de
Barcelone nous nous sommes ratés de peu. Je n’ai même pas
osé parler de ce passé à Roberto ou à David, pourtant je suis
sûre que, l’un comme l’autre, ils connaissent le concertiste. Il
est même fort probable que Ludwig et Roberto se soient
croisés depuis. Cela aurait pu nous faire un sujet de
conversation un peu plus élevé que celui d’une groupie !
Quelle cloche je fais !!!
Il faut que je me calme. La douche ou la rue ? La rue.
Emmitouflée comme je suis, je ne risque plus d’attirer les
regards. On ne voit que mes yeux, ce qui est déjà bien
suffisant. C’est qu’il fait sacrément froid en ce mois de
décembre ! Si le gel pouvait m’engourdir l’esprit,
j’apprécierais.
Je descends la rue de Tocqueville jusqu’{ la rue Legendre pour
rejoindre le parc Monceau. Je marche d’un pas rapide pour me
réchauffer. Je décide de compter les vélos que je croise. Très

33
bon moyen pour éviter de penser. Les allées du parc sont
pratiquement vides. Les enfants sont encore en classe et il fait
vraiment trop froid pour les retraités. Ce n’était pas une si
bonne idée. Je me sentais plus { l’abri dans les rues, protégée
par les hauts murs et réchauffée par les pots d’échappement.
Je sors au plus vite et choisis les petites rues étroites pour
continuer mon errance. Mais le froid a vite raison de moi et je
me hâte de rentrer. Plus besoin de compter les vélos, mon
esprit est complètement engourdi ! Il est comme moi : gelé.

Plus qu’un pâté de maisons et je serai chez moi.


Oh non ! Dire que j’ai bravé les rigueurs de l’hiver pour ne plus
penser à lui ! Il est l{ et s’avance vers moi. Je ralentis. Il ne m’a
peut-être pas vue. Il avance tête baissée contre le froid et…il se
redresse et me voit. Merde, merde et re-merde ! Il me sourit, je
soupire. M’en fous puisqu’il ne peut voir que mes yeux.
Comment a-t-il fait d’ailleurs pour me reconnaître sous ces
épaisseurs ? J’oublie que je ne me suis pas changée et que ça
fait à peine plus de deux heures que nous nous sommes
quittés. Il s’arrête au niveau de la porte et m’attend. Je fonds
devant son sourire, c’est agaçant ! Au moins, je peux trembler
autant que je veux sans qu’il pense que c’est { cause de lui.
— Vous avez l’air gelée.
Je secoue rapidement la tête en signe d’acquiescement. Il me
tient la porte pour me laisser passer. Je vais devoir monter
l’escalier devant lui. Je suis au supplice. Je ne supporte pas de
sentir le regard de quelqu’un dans mon dos, encore moins le
sien. Il faut que je trouve quelque chose à lui dire. Comme ça je
pourrais monter de biais en le regardant. Mon imbécile
d’esprit est vraiment engourdi, rien ne vient. Allez, fais un
effort, réveille-toi !

34
— Mes collègues étaient furieux après moi. J’ai omis de vous
présenter alors que je leur avais promis.
Ouf ! C’est encore lui qui me sauve.
— C’est vrai. Vous me l’aviez dit.
— Il faut dire que nous sommes partis précipitamment, et puis
je présume que vous préfériez discuter avec un ténor plutôt
qu’avec des techniciens du son ?
— Disons que j’étais surtout venue pour lui.
Pas seulement, mais ça, je n’ai pas l’intention de lui dire !
— Évidemment. Mais je crois qu’ils auraient bien aimé vous
connaître. Je leur ai promis que je n’oublierai pas la prochaine
fois.
— Il y aura une prochaine fois ?
— Bien sûr ! Quand vous voulez.
— Merci. C’est gentil.
— Je vous en prie. Surtout que ça ne me coûte rien, comme
vous l’avez si gentiment dit à Alagna.
Nous en rions ensemble.
— Vous trouvez que j’y suis allée un peu fort ?
— Un peu…mais vous avez su vous rattraper. Et je crois bien
que vous l’avez conquis lui aussi.
— Comment ça, lui aussi ?
Attention ma fille, terrain miné.
— Parce que je ne pense pas qu’un homme puisse vous
résister, quel qu’il soit.
Aïe ! Nous sommes déjà sur le palier et je ne sais comment, je
me retrouve adossée au mur. Il retire mon bonnet, mes
boucles blondes retombent sur mes épaules. Il déroule mon
écharpe et, la tenant entre ses mains, il me bloque la nuque. Il
est si près de moi que je sens son souffle sur mon visage. Je ne

35
peux respirer. Je suis paralysée. Il recule légèrement, comme
pour mieux me voir, et relâche sa traction.
— Savez-vous seulement à quel point vous êtes belle ? Oui,
évidemment vous le savez et vous en jouez, je vous ai vue à
l’œuvre ce matin. Mais vous ne savez vraiment pas vous
mettre en valeur !
Il rit. Je suis vexée. Je rougis de colère. Je vais pour lui
répondre mais il se rapproche et de nouveau, son souffle sur
ma peau affole mes sens.
— Vous êtes vraiment mal fagotée ! Mais même avec un sac à
patates sur le dos vous ne pourriez pas vous cacher. Dites-
vous bien que, où que vous soyez, dans n’importe quelle
assistance, vous serez toujours la plus belle. Je crois que vous
pouvez abandonner définitivement votre technique de
camouflage, ça ne marche pas.
Il me prend la main sans me quitter des yeux, y dépose un
léger baiser et…me plante l{ !
Je n’y crois pas ! C’était quoi cette psycho à deux balles ?
La lumière du palier s’est éteinte. Tu as l’intention de dormir
là ? Réagis ! Je rallume, cherche ma clef, et encore tremblante,
je rentre chez moi.
Le pire c’est qu’il a raison. À quinze ans, je me cachais derrière
des fausses lunettes chipées à un opticien, ami de mes parents.
Peine perdue, on me regardait quand même. Il n’y avait qu’en
présence de Ludwig que je me sentais bien. Je n’étais plus
seule { attirer l’attention, nous étions deux. Avec lui, qui se
moquait totalement du regard des autres, je n’étais plus
unique. Je prenais ma force dans notre duo et je devenais
l’ombre de Ludwig, ce qui me convenait parfaitement.
Aujourd’hui, je me sens complètement perdue, surtout avec
David. Il me trouble. Mais pas seulement physiquement. Non,

36
c’est autre chose que je n’arrive pas { expliquer. Je me sens
nue devant lui, sans défense. Aucune couverture ne lui résiste,
je n’arrive pas { me cacher. J’ai l’impression d’avoir un
prompteur sur le front sur lequel il peut tout lire de moi. Mes
pensées, mes ressentis, mes craintes, rien n’est voilé dès qu’il
me regarde. C’est peut-être dans mes yeux que défile le texte.
Je me sens vulnérable, sans protection. Mais ai-je besoin d’une
protection ? Je ne crois pas qu’il ait la moindre envie de me
faire du mal. Pourtant, j’ai un terrible sentiment de danger dès
qu’il s’approche de moi. Je ne sais d’où ça vient. Je ne me
l’explique pas. Je le ressens, c’est tout.
Je repense à notre déjeuner. Tout était simple, comme une
évidence. Il répondait à mes questions avec humour, avec
passion. Bien sûr j’étais fascinée par l’émission, mais aussi par
lui. Je buvais ses paroles avec toutefois quelque chose, comme
une crainte, tout au fond de moi. Toujours ce même sentiment
d’attirance mêlé { l’inquiétude…
Je respire mal, je ressens comme un trouble, une angoisse qui
monte. Ça cogne dans ma tête, comme si une balle de Flipper
cherchait { bousculer ma mémoire…le livre ! C’est ça, c’est
exactement ce que je ressentais pendant la lecture de
l’ouvrage de Jean-Claude Pollain. Ce livre m’attirait, me
fascinait comme David aujourd’hui. Je ne pouvais en
interrompre la lecture, je sentais qu’il fallait que j’aille
jusqu’au bout. Mais une peur inconnue et incompréhensible
me freinait. Tout au fond de moi, une petite voix m’avertissait
d’un danger. Je me refusais { l’entendre, je voulais savoir, au
risque de me perdre et de perdre tout ce en quoi je croyais
alors. Peut-être était-ce la voix de la raison que j’ai préféré
faire taire pour connaître la vérité, si violente soit-elle ?

37
J’ai beau chercher, me triturer les méninges, me labourer
l’esprit, je n’arrive pas { voir ce qu’il peut y avoir de commun
avec David. Quelle menace peut-il représenter ? Mettre mon
couple en péril ? Certes, peut-être devrais-je alors
m’interroger sur ma relation avec Damien ?
Il est arrivé dans ma vie tandis que je me sentais totalement
perdue. Lui, représentait la sécurité. Quoi de plus rassurant
qu’un contrôleur du fisc ? Calme, posé, placide, précis. Aucune
surprise, aucun débordement, à part quelque bouderie, reflet
d’une émotion intériorisée qui se retient d’exploser. Je brûlais
{ l’époque d’un feu intérieur de colère et de honte que seul son
calme lacustre réussit à éteindre. Le temps a passé et mon
volcan auprès de lui s’est transformé en lac. Peut-être me suis-
je moi-même éteinte ? Il manque certainement de l’éclat { ma
vie. C’est ce que je retrouve en présence de Ludwig. C’est un
être de lumière et je m’éclaire { son contact. Mais je n’ai peur
ni de lui, ni de cette flamme qui m’illumine alors que j’ai peur
de David. Il y a tellement longtemps que je vis dans l’ombre
que l’éventualité de la lumière me paralyse. La lumière, ou la
vie ?

Je déteste les fêtes de Noël ! Comme si tout le monde


était obligé d’être heureux { cette période de l’année ! La
compétition au bonheur en quelque sorte. Pourtant rien ne
s’arrête, ni les accidents, ni la maladie, ni la mort, ni les soucis
d’argent. Ceux-là bien au contraire, ils empirent ! On dépense à
tout va, entre cadeaux et agapes, il faut toujours en faire plus.
Nous sommes tous victimes de la consommation, non, de la
surconsommation. Pourquoi ? Pour rien. On n’est pas plus
heureux pour autant, bien au contraire.

38
Comme d’habitude je cours les magasins au dernier moment {
la recherche de cadeaux « intelligents » ou « drôles ». Toujours
pas compris le concept. Intelligents pour qui ? Celui qui offre
ou celui qui reçoit ? Ou bien est-ce le présent lui-même qui
doit être intelligent ? Et drôle ? Ce qui est drôle pour l’un, ne
l’est pas forcément pour l’autre. Cela peut même être
déplaisant. Alors que choisir ? Je manque cruellement
d’inspiration. Lorsque je crois enfin avoir trouvé, le doute
m’envahit. Et si je me trompe ? Si ça ne lui plait pas ? Et me
revoilà derechef hésitante au milieu du rayon. Ce qui est censé
être un plaisir et, je l’espère l’est pour certains, se transforme
en calvaire pour moi. Jusqu’au jour fatidique de l’ouverture
des paquets. J’attends alors, tremblante, de lire le verdict sur
les visages. Si les adultes parviennent à masquer leur
désappointement, il n’en est pas de même des enfants et
surtout pas des adolescents. La fête tourne alors au vinaigre
quand ce n’est pas exactement le modèle ou la version choisie.
J’ai très vite délégué aux parents le soin des achats pour leur
progéniture. Je préfère ne pas prendre de risque.
Évidemment, ça ne manque pas d’arriver. Thomas, le fils de
Céline, prend alors son air d’ado blasé sous prétexte que ce
n’est pas la dernière version du jeu et sa sœur Chloé boude
parce que la robe de sa poupée n’est pas la même que celle du
dessin animé. Il est temps pour moi de prendre le large. Je
propose de m’occuper des cafés.

J’ai bien du mal { me concentrer sur ce qui m’entoure. Mon


corps est là mais mon esprit est ailleurs. Ma pensée vagabonde
m’entraîne loin de Noël. Sa magie sur moi n’aura pas opéré.
J’espère que personne ne s’en est aperçu.

39
Mon repli stratégique à la cuisine est rapidement perturbé par
l’arrivée de Séverine. Elle m’aide { remplir le lave-vaisselle.
— Ça va toi ?
— Oui, pourquoi ?
Sa question m’intrigue.
— Oh pour rien, comme ça fait un moment qu’on ne s’est pas
vues, je me demandais…
— Tout va bien.
— Ah…tant mieux.
Je sens bien que quelque chose cloche.
— Et toi ?
— Oh moi…ça va, oui.
Son ton évasif m’interpelle.
— Vraiment ?
Elle se redresse, s’appuie sur le plan de travail, me regarde
droit dans les yeux puis fixe l’étagère un peu plus loin.
— Je crois que Gilles me trompe.
J’ai du mal { croire ce que je viens d’entendre.
— Tu es sûre ?
— Non, pas tout { fait mais j’en ai bien peur.
Bon, je me ressaisis. Il va falloir être { la hauteur de ce qu’elle
attend de moi.
— Si tu as ce genre de soupçon c’est que tu dois avoir une
bonne raison ?
— Il me ment.
— Comment ça ?
— Samedi dernier, il est sorti en disant qu’il allait faire un
squash avec son copain Cédric. J’en ai profité pour emmener
Capucine voir Raiponce au Rex et en y allant, j’ai croisé Cédric
dans le métro.
— Tu es sûre que c’était lui ?

40
— Oui. Il ressemble { un Viking, ce n’est pas si courant.
— Tu en as parlé à Gilles ?
— Non, je crois que j’ai peur de sa réponse.
— Avant d’envisager le pire, il faut que tu arrives { tirer ça au
clair. La réalité n’a peut-être rien à voir avec ce que tu as
imaginé. Tu ne peux pas te contenter de ce simple fait pour en
tirer une telle conclusion. Il y a certainement d’autres
explications auxquelles tu n’as pas pensé.
— Oui, c’est possible.
— Alors les filles, ce café ?
L’irruption de Gilles dans la cuisine met fin { notre discussion.
Il enlace sa femme en lui faisant des baisers dans le cou. Elle
sourit mais son regard m’interroge : qu’en penses-tu ? Je lui
réponds par un sourire qui se veut on ne peut plus rassurant.
Je ne peux pas me résoudre à penser que ce qui se passe sous
mes yeux n’est en fait qu’une vilaine comédie de boulevard.

41
Madeleine est déjà là. Ça ne me surprend pas, elle a
toujours détesté être en retard. Elle me sourit en me voyant.
Elle se tient bien droite sur sa chaise, toujours élégante dans
sa posture comme dans sa toilette. Elle ne fait vraiment pas
son âge !
— Bonjour ma chérie !
— Bonjour ma tantine !
Je l’embrasse sur la joue. Sa peau est toute douce et sent la
poudre de riz. Je m’installe { ses côtés { la table ronde dressée
pour trois couverts. Ludwig doit nous rejoindre entre deux
avions. Il nous accorde toujours un peu de son précieux temps
pour un déjeuner en janvier pour fêter ensemble la nouvelle
année. Il arrive de Genève et repart à Londres pour une
émission de télé dans la soirée.
Madeleine me parle d’un concert des frères Capuçon au
théâtre des Champs-Élysées. Elle aimerait que je
l’accompagne. Pourquoi pas ? J’ai déj{ eu l’occasion d’écouter
Renaud en soliste mais je n’ai jamais entendu les deux frères
jouer ensemble. Ils seront accompagnés par le pianiste Frank
Brailey. Elle se met à fouiller dans son sac afin de vérifier la
date. C’est { ce moment-là que Ludwig fait son entrée. Il me
fait signe de la main. Comme je vais pour lui répondre, il pose
son index sur ses lèvres m’intimant de ne rien faire et
m’adresse un clin d’œil. Je vois le regard des femmes qui se
pose sur lui. Comme Madeleine reste absorbée par sa
recherche, Ludwig contourne les tables pour venir l’enlacer
brusquement. Ma tante, surprise, sursaute et laisse échapper
un petit cri. Son joli timbre de coloratura nous amuse toujours
autant. Toute la salle cette fois est tournée vers notre trio.
Après avoir embrassé ma tante, il m’enlace { mon tour et

42
dépose sur ma joue un gros baiser sonore. Je lui réponds en
l’embrassant tout aussi bruyamment.
À peine a-t-il le temps de s’installer que le serveur s’empresse
de remplir nos coupes de champagne. Nous trinquons à cette
nouvelle année. Ludwig nous annonce qu’il prépare un
nouveau CD, ce qui va l’amener { ralentir son rythme de
concerts. Je suis étonnée.
— La préparation d’un disque ne t’a jamais empêché d’être
par monts et par vaux.
— C’est vrai mais ce projet est un peu spécial et risque de me
prendre plus de temps que nécessaire.
— Qu’as-tu en tête ? demande Madeleine.
— Je ne peux pas encore vous dire, c’est une surprise…
— Allons donc ! Ne nous mettras-tu pas dans la confidence ?
Je n’en crois rien, Madeleine et moi avons toujours été les
premières informées de ses projets.
— Pas cette fois mes chéries !
Nous nous regardons, toutes les deux intriguées. Je ne peux
m’empêcher de lancer quelques suppositions.
— Tu as écrit une sonate ?...Un concerto ?... C’est une œuvre
collective ?... Tu enregistres avec le Philarmonique de Berlin
?... Tu joues sous la direction de Valeri Guerguiev ?...
J’ai beau le fixer, rien ne transparaît sous son regard
malicieux.
— Je sèche, je donne ma langue au chat…
— Ce n’est pas un jeu Marianne ! Tu ne sauras rien cette fois.
Incroyable ! Il est vraiment sérieux. Il ne m’a jamais tenue {
l’écart de ses desseins. Je m’appuie sur le dossier de ma chaise
pour accuser le coup. Un voile triste passe devant ses yeux.
Que me cache-t-il ?
— Si nous commandions, les enfants ?

43
Madeleine a rompu le silence qui s’était immiscé entre nous.
La conversation se centre alors sur la carte et les plats qui la
composent. J’ai toujours du mal { faire un choix entre des plats
« valeurs sûres » que j’apprécie et des plats inconnus qui
titillent ma curiosité. Aujourd’hui, je me sens d’humeur {
prendre le risque.
Ludwig repose sa carte sur la mienne.
— J’aimerais que vous soyez présentes toutes les deux { mon
anniversaire.
Je calcule rapidement.
— Tu as l’intention de faire une fête pour tes trente-huit ans ?
— Non, j’ai simplement envie d’être entouré de ceux que
j’aime.
— Oh, comme c’est gentil ! dit ma tante, toute attendrie.
— Ça me ferait tellement plaisir que nous soyons ensemble ce
jour-là!
Il nous prend les mains et les serre dans les siennes.
— À moi aussi mon chéri. Je viendrai bien sûr !
Ludwig pose un baiser sur la main de Madeleine et se tourne
vers moi.
— Je serai là. Tu peux compter sur moi.
Il soulève ma main, la tourne et embrasse sa paume.
— Merci ! Maman sera contente, elle se plaint de ne plus vous
voir.
— C’est vrai qu’il ya longtemps que je n’ai pas été { Munich et
ta mère ne vient guère à Paris. Cela fait au moins quatre ans
que nous ne nous sommes vues. C’était pour les quatre-vingt-
dix ans de ta grand-mère. Et toi Marianne ?
— Je pense que cela doit faire trois ans, la dernière fois que je
suis allée à la maison du Lac.

44
— C’est l{ que j’ai l’intention de fêter mon anniversaire. Nous
pourrons faire revivre nos vieux souvenirs de vacances…
Je souris en y pensant.
— Et Joao ?
— Il fait partie des gens que j’aime.
— J’espère. Je serais heureuse de le revoir. Et Nino ?
Madeleine se tourne vers moi.
— Qui est Nino ?
— Un bel italien à la voix de crooner…
— Non, il ne sera pas là.
— Vous avez rompu?
— C’est un gamin trop gâté et jaloux.
— Tu le connais ? me demande ma tante.
— Oui, je l’ai croisé deux ou trois fois.
— Oh, mais alors ce n’était pas qu’une petite aventure ?
Je me penche vers elle.
— Non, je croyais même que c’était l’amour de sa vie. Après
Joao bien sûr !
— Bien sûr !
— Vous avez fini toutes les deux ? De vraies commères !
Le serveur arrive pour prendre la commande.
Pendant tout le repas, j’essaie en vain d’en savoir davantage.
Rien n’y fait, Ludwig reste muet.

Notre séparation me laisse un goût amer. Mon esprit galope en


tous sens { la recherche du moindre indice. Qu’y a-t-il de si
important dans sa vie pour que Ludwig en fasse tout un
mystère ? Pourquoi me tenir { l’écart ? Madeleine se moque
gentiment de moi sur le chemin du retour.
— Ma chérie, n’y a-t-il pas des choses que tu gardes au fond de
toi avant d’avoir envie de les partager ?

45
Je pense à David.
— Oui, c’est vrai.
— Je pense que Ludwig aussi a droit à son jardin secret. De
toute façon tu sais bien que tu seras la première avertie, alors
laisse-lui un peu de temps pour préparer et savourer son effet
de surprise.
— Oui, ma tantine.
Bien sûr, je sais que Madeleine a raison mais cela ne
m’empêche pas pour autant de m’inquiéter.

L’ouverture de la porte voisine me fait sursauter et


rater la serrure. Je n’ose pas me retourner.
— Bonjour, lance une voix féminine.
Ouf, ce n’est pas David mais sa compagne. Je lui réponds
aussitôt en la regardant. Elle est vraiment très jolie.
— Bonjour !
— Vous êtes Marianne n’est-ce pas ?
— Oui, et vous Sybille ?
—Tout { fait. David m’a beaucoup parlé de vous. Il m’a dit que
nous avions des voisins charmants. J’aimerais moi aussi vous
connaître. Accepteriez-vous de venir prendre l’apéritif samedi
soir ? Si vous n’avez rien de prévu bien sûr.
— Oh !… Je pense que c’est possible, oui. Nous serions heureux
de venir.
— Parfait ! Alors à samedi.
— Entendu. Bonne journée !
— Merci, à vous aussi !
Elle est déjà à la moitié des escaliers.
Mon cœur bat la chamade, je vais revoir David… J’aurais dû
refuser. Oui, mais pour quelle raison ?

46
J’ai { peine le temps de poser mon manteau que le téléphone
vibre. C’est Madeleine.
— Allo Tantine !
— Ma chérie, je viens de téléphoner à Ingrid. Elle est très
heureuse { l’idée de nous voir bientôt…
— Je n’en doute pas…
— Elle aussi a été intriguée par le souhait de son fils.
— Et ?
— Et elle n’en sait pas plus que nous. Il va falloir te montrer
patiente ma chérie.
— Mouais…
— Ils seront prêts à nous accueillir à partir du 10. Quand veux-
tu que nous y allions ?
— Quand tu veux, tu sais bien que je peux travailler n’importe
où.
— Et Damien ?
— De toute façon il prendra très mal ce voyage, que ce soit
pour trois ou quinze jours, alors autant en profiter. Nous
partirons le 10 si tu veux. Vois avec Ingrid ce qui lui
conviendrait le mieux.
— Entendu. Je m’occupe des billets. Je suis si contente de
revoir la maison du Lac, de pouvoir passer du temps avec
Ludwig et Ingrid et surtout de faire ce voyage en ta
compagnie ! Ce sera sûrement le dernier, alors je compte bien
en profiter !
— Je suis heureuse que ça te fasse plaisir ma Tantine. Ne
prends pas de billet de retour. Nous rentrerons quand on nous
mettra dehors.
— Oh ! Que tu es sotte ! Tu sais bien que personne ne nous
mettra dehors.
— Alors on rentrera quand on le décidera.

47
— Si tu veux. Du moment que je ne suis pas là quand tu
l’annonceras { Damien.
— Je ne vais rien lui annoncer du tout. Il le saura au dernier
moment sinon il va me pourrir la vie !
— Marianne, tout de même !
— Ne t’inquiète pas. Depuis le temps, je sais comment il
fonctionne.
— De toute façon tu feras comme tu voudras, alors…
Madeleine soupire. Je sais bien qu’elle n’est pas toujours
d’accord avec moi mais ce soupir me dérange.
— Tout ira bien, tu verras !
— Oui, bien sûr. Je m’occupe de tout et je te rappelle. Au revoir
ma chérie.
— Au revoir Tantine.

J’ai un très désagréable sentiment de culpabilité tout { coup. Il


est vrai que je ne suis pas très présente. Elle doit se sentir bien
seule depuis le décès de son amie Monique. Jusqu’{ présent, je
ne m’en suis pas trop préoccupée, il va falloir que ça change. Je
vais m’organiser. C’est peut-être pour ça que Ludwig nous
invite { son anniversaire. Nous n’en n’avons jamais réellement
parlé mais je le sais sensible et toujours prévenant avec les
personnes âgées. La distance fait peut-être qu’il s’inquiète plus
que moi. Et puis avec l’âge vient aussi souvent la maladie et
Ludwig a toujours eu peur de la maladie. C’est une hypothèse
qui tient la route et qui me rassure. Il est évident qu’il ne
pouvait pas m’en parler devant Madeleine.

48
— Alors Marianne, tu es prête ?
Damien s’impatiente.
— Oui, oui ! J’arrive !
Non, décidément ce chemisier ne va pas. Il est trop
transparent, je ne suis pas { l’aise avec. Je le jette au milieu du
lit avec tous ceux que j’ai essayés au préalable sans plus de
conviction. Je fouille encore une fois dans la penderie et me
rabats sur un pull { col bénitier. Je l’enfile, me regarde…
— Marianne !
Et puis zut, ça fera l’affaire. Je rejoins Damien qui a déjà la
main sur la poignée de la porte.
— Enfin ! Tu sais qu’on ne va que chez les voisins ?
Évidemment que je le sais, c’est bien ce qui me stresse. Les
voisins, ou plutôt, le voisin, voilà où est le problème. Je lui
souris le plus calmement du monde mais intérieurement je
suis aussi calme qu’un Champagne secoué !
C’est David qui nous ouvre.
— Bonjour Marianne !
Il m’embrasse et se tourne vers Damien. Sybille vient { ma
rencontre.
— Marianne ! Je suis contente de te voir.
Elle m’embrasse { son tour avant d’accueillir Damien. Comme
il m’avait semblé { notre première rencontre, elle est très
volubile. C’est elle qui mène la conversation. Comme { mon
habitude, je reste en retrait, j’observe. David bien sûr mais
aussi l’appartement, je ne voudrais pas éveiller les soupçons. Il
a, à quelque chose près, la même disposition que le nôtre. Il y a
surtout la décoration qui change. Le sol est recouvert d’un
vinyle façon béton ciré et les meubles laqués de noir et de
blanc font une ambiance très contemporaine. Cela contraste

49
avec notre appartement où le bois s’impose, au sol comme au
mur, brut ou grisé.
David se penche vers moi. Toujours ce regard noir profond qui
me transperce. Il me tend un verre. Nos doigts se frôlent. Il ne
me lâche pas des yeux, moi non plus. Le rire de Sybille
détourne notre attention. Elle est visiblement très réceptive à
l’humour de Damien. Il en rajoute bien sûr pour plaire { la
jolie Sybille. Très jolie même mais un peu trop sophistiquée à
mon goût. Ce qui paraît normal quand on travaille au rayon
parfumerie des Galeries Lafayette. David, qui jusque-là faisait
le service, prend place à côté de moi. Nos genoux se touchent
presque. Je fais un effort pour me concentrer sur la
conversation et y prendre part. Pas trop difficile puisqu’on
parle du quartier. Quatre ans déj{ que l’on vit aux Batignolles
et je m’y plais beaucoup. Ce qui me laisse un certain avantage
par rapport { mes voisins qui ne sont l{ que depuis l’automne.
Nous échangeons nos impressions sur les commerces, les
jardins, les transports… Je me détends. J’en oublie presque
David jusqu’{ ce que sa main se pose sur mon genou et me
fasse sursauter. Je me retourne, il me tend les olives et retire
sa main. Une façon très directe d’attirer mon attention qui ne
manque pas de me faire rougir.

Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? Il n’est pas le


premier homme à poser sa main sur mon genou, ça ne me
dérange pas plus que cela habituellement. Je passe en revue ce
genre de gestes et tente de les analyser. Gilles, mon beau-frère,
par exemple est assez tactile. Il lui est déjà arrivé de me
prendre par la taille, de se coller contre moi, de me toucher la
cuisse…et pourtant jamais je ne me suis sentie gênée avec lui.
Je ne vois aucune ambigüité dans ses gestes. Ou bien est-ce

50
simplement que je ne m’intéresse pas { l’homme qu’il est. Je le
vois uniquement comme le mari de ma belle-sœur.
Un membre de ma famille.

Pourtant ça n’explique pas tout. Mon grand-oncle, le


frère de ma grand-mère aussi était de ma famille. Mais
ses gestes, son regard et même ses paroles me
dérangeaient. À chaque fois qu’il venait, j’avais droit {
des commentaires sur ma beauté, mes formes qui se
faisaient de plus en plus féminines. À chacune de ses
paroles, je me sentais déshabillée et caressée par son
regard. Et mes parents tout fiers de dire : « n’est-ce pas
qu’elle est jolie ! »
Il y avait aussi cet ami, Jean-Luc, qui passait souvent
quand j’étais seule { l‘appartement. En les attendant, il
se vautrait sur le canapé tout contre moi. Me tapotait la
cuisse ou se penchait sur moi pour quelque mauvais
prétexte. Comme ses bisous cherchaient à atteindre mes
lèvres, je passais mon temps { me dérober. Jusqu’au jour
où j’ai cessé d’ouvrir la porte en l’absence de mes
parents.
Et puis surtout, le cousin de ma mère. Il était divorcé
avec une gamine de huit ans de moins que moi. Il venait
souvent à Royan nous rejoindre pour les vacances. Il
faisait tout le temps le pitre et s’amusait { me faire des
chatouilles. Cela me faisait rire petite fille mais à la
puberté cela ne m’amusait plus du tout. J’avais beau lui
demander d’arrêter, il continuait son petit jeu. Jusqu’au
jour où il m’attrapa violemment pour me mettre sur ses
genoux. J’étais en maillot et ses mains couraient sur mon
corps d’adolescente soi-disant pour jouer. Je criais pour

51
qu’il arrête mais les adultes riaient. Ludwig se jeta alors
sur lui en le traitant de sale porc. Ce qui lui valut une
gifle magistrale de ma mère. La seule et unique
probablement de toute sa vie !
Mais je m’égare, le geste de David n’était pas déplacé. Je
n’avais pas à en rougir. Pourquoi ce sentiment de faute ?
Où est la faute ? Je me sens coupable sans même savoir
de quoi. Je regarde autour de moi.
La discussion va bon train mais sans moi. Les autres se
sont-ils aperçus de mon absence ?David me regarde à la
dérobée. Lui, oui, probablement. Je tente péniblement
de me raccrocher aux wagons. Sybille nous apprend
qu’elle est née { Bruxelles. Je fais remarquer que cela ne
s’entend pas. Normal, elle est { Paris depuis qu’elle est
entrée { l’école maternelle ! Damien et moi sommes tous
les deux parisiens mais David est natif d’Alès. Ça me
ramène à la musique.
— Il y a pas mal de festivals dans cette région. Je suis
allée deux fois au Vigan.
— Le Vigan ? Ce n’est pourtant pas le plus connu.
— Non, mais j’y étais invitée.
— Alors l{ tout s’explique !
Nous en rions tous deux. Notre complicité soudaine
intrigue nos compagnons. Nous leur devons une
explication. Maintenant que je suis de retour, je compte
bien rester dans la conversation.

52
Je me réveille en sursaut. Je suis en nage.
Terrifiée. À bout de souffle. J’entre péniblement dans la
réalité. Ce n’était qu’un rêve. Un cauchemar plus
exactement. Damien dort paisiblement à mes côtés. Je
fouille dans ma mémoire. Qu’est-ce que c’était au juste ?

Je me revois avec Ludwig. Nous marchions sur un


sentier abrupt. Probablement à la montagne. Ludwig
dérapait. Il se raccrochait à moi mais il glissait, encore et
encore. J’essayais de le retenir. Un trou se dessinait sous
ses pieds. Il devenait de plus en plus lourd. J’avais mal.
Je n’avais plus assez de force. Je sentais qu’il allait
tomber et j’étais paniquée. Nos mains faiblissaient. Je
luttais pour le retenir. Je hurlais de désespoir. Il allait
lâcher, je le sentais mais ne pouvais rien faire. Et je l’ai
vu tomber. Avalé par ce grand trou noir. Il me fixait de
ses grands yeux bleus terrorisés par la peur. Soudain ce
n’était plus lui. Le visage de David avait pris sa place.

Bouleversée par ce que je viens de faire ressurgir,


j’essaie de me calmer. De retrouver ma raison. Pourquoi
David ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je
sens encore la peur en moi. Elle est là, bien présente. Je
repense à Ludwig. Son désir de ralentir les concerts. Cet
anniversaire qu’il veut organiser. Je n’arrive toujours
pas à trouver de logique à tout ça. Il n’a que trente-sept
ans. Il est en pleine gloire. Quelque chose cloche.
Quelque chose qui m’échappe, que je ne comprends pas.
Et je n’aime pas ne pas comprendre. Même si je suis
avant tout littéraire, j’ai un esprit cartésien. J’ai besoin
de logique. Cette situation en est totalement dénuée. Je

53
sens le danger qui rôde. Autour de moi, de Ludwig, de
David. Mais lequel et pourquoi ? Où est le lien ?

Je me lève. Je ne peux plus dormir et je risque de


réveiller Damien. J’allume mon ordinateur. La baie
d’Along. Un séjour magnifique dans les décors magiques
de l’ancienne Indochine. Encore un souvenir de nos
nombreux périples. Le concert avec l’orchestre National
du Vietnam à Hanoï. Le concerto No.1 de Tchaikovsky
pour piano et orchestre. L’un des préférés de Ludwig.
Où est-il en ce moment ? Une rapide recherche
informatique m’emmène { Sidney où il joue Lizt. Je lui
envoie un message.
« Hello ! »
Il me répond aussitôt.
« Hello, tu ne dors pas ? »
« Non, j’ai fait un cauchemar. Tu tombais sous mes yeux
dans un trou noir et je n’arrivais pas { te retenir ! » Je ne
lui parle pas encore de David. « Je t’ai vu mourir ! »
« Et c’est pour ça que tu ne dors plus ? Tu veux savoir si
je suis toujours vivant ? »
« Évidemment ! »
« Tu peux aller te recoucher maintenant que tu es
rassurée. »
« Où es-tu ? »
« À Sidney. »
« Oui, ça je sais, mais où exactement ? »
« À l’Opéra Bar, bien sûr ! J’attends Erwin pour
déjeuner. »
« Linch ? »
« Oui. »

54
« Tu l’embrasseras pour moi. Il y a bien longtemps que
je ne l’ai vu. »
« Tu te souviens de sa crinière rousse ? »
« Bien sûr ! »
« Il n’a plus rien. Il ne supportait pas son début de
calvitie, il s’est rasé. »
« Oh le pauvre, il avait de si beaux cheveux ! »
« Je t’avoue qu’au début ça m’a fait un choc, mais je m’y
suis habitué. Même chauve il est resté pas mal… »
« C’est vrai qu’il était plutôt mignon dans mes
souvenirs. Il est toujours avec sa cambodgienne ?
Comment s’appelle-t-elle déjà ? »
« Makara. Ils ont un petit garçon, Joy. »
« Il doit être magnifique avec les parents qu’il a. »
« Je ne l’ai pas encore vu. Je te dirai ça plus tard. »
« Combien de temps restes-tu à Sidney ? »
« Encore cinq jours et je suis invité demain soir à diner
chez eux. »
« Fais une photo que je puisse le voir. »
« Je n’y manquerai pas. Tu ne veux pas retourner te
coucher ? »
« Si je vais y aller. Je t’ennuie ? »
« Non voyons ! Mais cette conversation me semble un
peu bizarre, surtout en pleine nuit pour toi. Es-tu sûre
que tout va bien ? »
Allons bon. Voil{ qu’il inverse les rôles. C’est moi qui
suis inquiète, pas lui !
« Tout va bien je t’assure. Je vais me coucher pour te le
prouver. Bon déjeuner ! »
« Merci, et toi bonne nuit ! »
« Je t’embrasse très fort. Je t’aime tu sais. »

55
« Moi aussi je t’aime et je t’embrasse tout aussi fort.
Dors bien. »
Bon, il est vivant et va bien.

Sidney…L’Opéra…l’hôtel où nous avions coutume de


descendre…Erwin… tout me revient en mémoire. C’est {
l’Opéra Bar que nous avons fait la connaissance de
Makara. Ils formaient un couple improbable. Lui,
australien d’origine irlandaise, grand baraqué { la
crinière rousse et elle, cambodgienne typée, petite,
menue, gracile, le teint mat et les cheveux noirs lisses
retenus en chignon bas. Nous l’avons aimée d’emblée. Il
ne pouvait en être autrement, tout en elle était adorable.
Notre quatuor passait difficilement inaperçu. Je souris
en y pensant mais tout au fond de moi je ressens une
forme de tristesse. Me voilà bien nostalgique ! Je dois à
tout prix me changer les idées si je veux pouvoir me
rendormir. J’attrape une revue et m’attèle aux mots
croisés. Rien de tel pour me vider l’esprit.

56
—Marianne !
Je sursaute.
— Pardon ?
Damien me fixe.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu sembles ailleurs ces temps-ci.
Quelque chose te préoccupe ?
Allons bon, que lui répondre ?
— Non, rien.
— Ne me raconte pas d’histoires, je vois bien que tu es
préoccupée et j’aimerais bien savoir pourquoi.
— Je t’assure qu’il n’y a rien.
— Je ne te crois pas, simplement tu ne veux pas me le
dire.
— Mais je n’ai rien { te dire.
Il s’arrête brusquement et se tourne vers moi. Je connais
ce regard. Il me scrute avec la même ténacité que ses
lignes de compte, à la recherche de la moindre faille. Il
ne me lâchera pas. Je soupire. Ce n’est vraiment pas le
moment d’avoir ce genre de discussion avec lui.
Pourtant, je ne vois pas d’autre issue.
— Tu ne vas pas aimer ma réponse.
— Vas-y…
— Je me fais du souci pour Ludwig.
— Quoi, qu’est-ce qu’il a encore celui-là ?
— Tu vois bien, ça t’énerve dès que je te parle de lui.
— Peut-être est-il un peu trop présent dans ta vie !
— Trop présent ? Mais je le vois à peine sept ou huit fois
dans l’année !
Ça y est, le ton est monté. Il faut absolument que je me
calme.

57
— Je ne comprends toujours pas que tu sois jaloux alors
que tu sais bien que Ludwig est comme mon frère.
— Si tu veux…
—Je m’inquiète parce qu’il a annulé certains concerts et
ralenti ses tournées. Cela ne lui ressemble pas et il ne
veut pas nous en donner la raison. Tu dois trouver ça
ridicule mais il ne me reste plus que Madeleine et lui. Je
n’ai plus d’autre famille et je ne veux pas les perdre.
— Tu ne t’inquiètes pas autant pour moi.
— Je devrais ? Je te vois tous les jours, je le saurais bien
si quelque chose n’allait pas.
— Tu es sûre de ça ?
— Que veux-tu dire ?
— Que tu ne t’intéresses pas beaucoup { moi ces temps-
ci.
— Je suis vraiment désolée si c’est l’impression que je
t’ai donnée. Mais je ne crois pas que ce soit le bon
moment pour avoir cette discussion. On en reparlera en
rentrant ou demain après une bonne nuit de sommeil.
— Bien sûr, ça t’arrange !
— Ne sois pas stupide ! Je te rappelle que nous sommes
attendus chez ton frère pour l’anniversaire de Séverine
et que, si nous ne voulons pas gâcher la surprise, il
serait bon d’arriver avant elle. Gilles s’est donné
beaucoup de mal pour tout organiser alors, par respect
pour eux, on va se remettre en route et se réjouir de
cette belle soirée en perspective.
Sur ce, je m’accroche { son bras et nous reprenons notre
marche interrompue.
Damien ne dit plus rien. Ce qui ne me rassure pas. Le
calme avant la tempête. Je m’en veux de ne pas avoir été

58
plus attentive. J’essaie de penser { autre chose. À
Séverine par exemple, dont on fête les quarante ans
aujourd’hui. Elle pensait que son mari la trompait alors
qu’il se démenait pour lui préparer cette jolie surprise.
J’aurais aimé pouvoir la rassurer mais c’était impossible
sans trahir Gilles. Quel soulagement quand il nous a mis
dans la confidence. Je lui aurais certainement sauté au
cou s’il n’y avait pas eu l’intermédiaire du téléphone.

Nous arrivons enfin. Je regarde la montre de Damien,


tout va bien, nous sommes { l’heure. Je lui souris mais il
se tourne pour composer le code. Il pousse la porte et la
tient pour me laisser passer. J’en profite pour déposer
un baiser sur ses lèvres et j’attends. Ouf, il se déride
enfin !

59
Une éternité que je n’ai pas croisé mes voisins…
Quelques semaines tout au plus mais elles me semblent
une éternité ! Il faut dire qu’après la discussion que nous
avons eue avec Damien, je suis sur mes gardes. Au
début, j’ai soigneusement évité David. Pas trop difficile
puisque sans véritablement me l’avouer, j’étais attentive
{ ses déplacements. Bien sûr, je ne l’espionnais pas, non,
je le guettais. Ce qui est assez facile puisque je travaille
dans le silence et que nous sommes peu nombreux à
passer sur ce palier. J’essaie de trouver une explication {
mon comportement alors que je sais très bien qu’il n’est
pas rationnel.
Pourquoi guetter son voisin ?
Par curiosité ? Non, je ne me suis jamais occupée des
affaires des autres.
Par intérêt ? Certes. Je reconnais que mon voisin
m’intéresse beaucoup. Pas pour ce qu’il pourrait
m’apporter, mais parce qu’il me fascine.
Par peur ? Non, même si c’est vrai que quelque chose en
lui me fait peur.
Par désir ? Bien sûr. Pourtant je n’ai aucun attrait pour
l’aventure.
Par amour ? Cela serait stupide. Je ne suis pas du genre à
succomber au coup de foudre. D’autant qu’aucun de
nous n’est vraiment libre.

J’aime Damien. Nous avons beaucoup de points


communs, les mêmes centres d’intérêts. Nos sorties, nos
voyages, nos rencontres sont généralement culturelles.
Nous choisissons tout ensemble. Il ne fera jamais rien
qui puisse me déplaire. À part quelques accès de

60
jalousie, je n’ai rien { lui reprocher. Il est toujours aussi
tendre, doux et attentionné avec moi. Je me sens bien
dans ses bras. Je ferme les yeux pour m’y lover en
pensée. Je sens sa chaleur, l’odeur et la douceur de sa
peau. Mon désir pour lui ne s’est pas estompé. Je ne lui
ai pas menti en l’assurant que je l’aimais comme au
premier jour.
Pour lui, rien n’a changé. Il me regarde toujours avec la
même fascination que la première fois. Surpris, ravi,
comme étonné que je sois encore là avec lui. Je me sens
comblée par toute cette attention et tout son amour.
Alors, qu’est-ce que je cherche avec David ?
Une vie plus pimentée ? Mais elle l’était ma vie d’avant
et c’est moi-même qui ai décidé d’y mettre fin. J’ai choisi
de m’arrêter, de me poser bien avant de rencontrer
Damien. Il n’est pour rien dans cette semi retraite. Bien
au contraire, il m’a aidée { m’y installer et { m’y sentir
bien. Cinq ans que je me suis enfin apaisée et que j’ai
retrouvé une certaine tranquillité et une sorte
d’équilibre. Pourquoi tout remettre en question ?
Damien m’accepte comme je suis avec mes failles et mes
doutes sans me juger. Je sais bien que je n’aurai pas la
force de tout recommencer. Cela m’obligerait {
retomber dans mes cauchemars alors que j’avais réussi
{ m’en débarrasser.
Ce que je souhaite par-dessus tout c’est conserver cet
équilibre intérieur que j’ai eu tant de mal à acquérir.
Hors de question que je replonge ! Je préfère la sérénité
d’une vie sans surprises avec Damien plutôt que de me
lancer dans une aventure pleine de dangers avec David.

61
De toute façon, il n’a pas non plus cherché { me voir
pendant ces dernières semaines. Je sais qu’ils ont fait un
séjour au ski. Sybille nous en avait parlé. Mais depuis ? Il
m’avait pourtant promis une autre place dans le public
de son émission. Et nos dernières rencontres laissent
bien supposer… Quoi ? Du désir ? Et alors, il n’est pas le
premier et certainement pas le dernier. Tu devrais être
habituée. Ressaisis-toi !
Oui ! Exit David !

62
Madeleine est déjà très agitée en ouvrant la porte
de son appartement.
Est-ce qu’au même âge, j’aurai moi aussi la même
capacité { m’exalter à la moindre surprise ? J’en doute.
— Je suis en avance Tantine, pas la peine de t’emballer !
Elle était déjà prête à mettre son manteau.
— Mais je ne voudrais pas qu’il attende.
— Il n’attendra pas, ne t’en fais pas. Il m’appellera
quand il tournera dans la rue. Nous aurons tout le temps
de descendre.
Je me laisse tomber sur le canapé et elle se résigne à
s’assoir près de moi en poussant un soupir. Je ne sais
pourquoi je ressens une pointe d’inquiétude mêlée { de
la curiosité. Peut-être Ludwig est-il enfin décidé à nous
dire pourquoi ce changement dans ses tournées. Son
dernier message était très laconique.
« Mardi dix heures trente, je passe vous chercher chez
Madeleine. Tenue sobre, chic ! Kiss »
Il n’y a plus qu’{ attendre.
Comme à son habitude quand elle est excitée, ma tante
est très volubile. J’écoute son babillage sans vraiment y
prêter attention. La sonnerie de mon téléphone la fait se
dresser d’un bond. Tandis que je réponds { Ludwig, elle
est déj{ { la porte, habillée et impatiente. J’espère que la
surprise sera { la hauteur de ses attentes…

Le taxi se gare à peine quand nous sortons de


l’immeuble.
— Tu vois qu’il ne nous a pas attendues.
— Heureusement !

63
Après l’effusion des embrassades, nous nous
engouffrons dans la voiture. Ce séjour à Paris n’était pas
au programme. Nous le pressons de questions, mais
Ludwig se contente de rire. C’est en reconnaissant la
Maison de Radio France que je comprends où nous
allons. Madeleine aussi a compris.
— Tu fais une émission de radio ?
— On ne peut rien te cacher !
— C’était prévu ?
— Pas du tout. C’est ça la surprise.
Ludwig se tourne vers moi, étonné de mon silence.
J’essaie de cacher mon trouble derrière un sourire. Mon
esprit est en ébullition. Combien de chances pour que
nous nous rendions { l’émission sur laquelle travaille
David ?
Nous nous accrochons au bras de Ludwig. Il me regarde,
de plus en plus intrigué, tandis que ma tante continue de
parler. Je soupire.
— Mon voisin de palier travaille ici.
— Quoi ?
Je répète.
— Mon voisin de palier travaille ici.
— Et tu ne m’en as pas parlé ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Tu ne m’as pas dit que nous
venions là.
— En effet.
Finalement, tout le monde risque bien d’avoir sa petite
dose de surprises.

Nous sommes guidés vers le studio. Je le reconnais


aussitôt. C’est bien l{ où j’ai assisté { l’émission avec

64
Roberto Alagna. Et à moins que David ait prolongé ses
congés, il devrait s’y trouver.
La salle est déjà pleine et nous entrons sous les
applaudissements. J’ai beau y être habituée et savoir
qu’ils ne sont pas pour moi, j’en ressens néanmoins une
légère émotion.
Effectivement, David est là. Il parle avec le présentateur.
Il se tourne et nos regards se croisent. L’étonnement qui
se lit dans ses yeux, cède rapidement la place au plaisir.
Ce qui, bien sûr, ne manque pas de me faire frissonner.
Ludwig, { qui rien n’échappe, murmure { mon oreille.
— L’ingénieur du son ?
Je réponds de même.
— C’est bien lui.
Tandis que l’artiste est accueilli par l’animateur, on nous
installe aux places qui nous sont réservées. David ne m’a
toujours pas quittée des yeux. Son regard pétille et mon
pauvre petit cœur fond…
Exit David ? Tu parles !

J’ai l’impression d’avoir déj{ vécu cette scène. Mon


attention passe de la régie, où je peux voir David à
travers la vitre, { l’invité. Sauf que l’invité n’est plus le
même. C’est agaçant. Surtout le regard de Ludwig. Il me
fixe avec amusement. Je sais ce qui m’attend. Il ne me
lâchera pas tant que je ne lui aurai pas fait mes
confidences. Heureusement pour moi, il y a Madeleine et
je sais qu’il sera discret tant qu’elle est avec nous.

Je ne sais même pas quoi lui dire. C’est d’ailleurs pour


cette raison que je ne lui en ai pas parlé. Ludwig est un

65
aventurier. Il aime faire de nouvelles rencontres, de
nouvelles expériences. Il a toujours cette soif de vivre
qui l’entraîne vers la découverte de terres, de sons, de
lumières, de couleurs, de cultures, de langages, de
visages, de sourires, de peaux inconnues…et la liste est
longue. C’est ce qu’il reproche { Damien. Le manque de
curiosité. J’ai beau lui dire que mon compagnon est
curieux à sa façon, il ne me croit pas. Il est certes plus
posé, plus réfléchi et plus réservé que Ludwig qui
croque la vie comme s’il devait mourir demain. Pendant
des années, j’ai suivi son rythme effréné. Aujourd’hui je
recherche le calme. Et ce calme, je l’ai trouvé auprès de
Damien.

Mes pensées vagabondent et j’ai du mal { me concentrer


sur l’émission. Ça me rappelle quelque chose…

Applaudissements de fin, David vient me rejoindre. Je le


présente à Madeleine. Bien sûr, elle ne s’est aperçue de
rien et l’accueille avec son amabilité habituelle.

Ludwig salue l’animateur et s’avance vers nous. Son


regard malicieux me gêne. Il invite David à boire un
verre. Je rétorque qu’il ne dispose que d’une heure pour
sa pause déjeuner. Qu’{ cela ne tienne, nous
déjeunerons tous ensemble. Je n’ai jamais vu quelqu’un
faire opposition à Ludwig. Nous partons donc tous les
quatre à la brasserie voisine. Je sens encore le piège se
refermer sur moi.

66
La conversation va bon train. Nous ne manquons pas de
sujets. Pourtant un seul est au centre de la discussion.
Notre histoire.
Elle semble littéralement fasciner David.

Après avoir déposé Madeleine chez elle, nous nous


retrouvons en tête à tête avec Ludwig dans le taxi. La
portière refermée, l’interrogatoire commence. Je ne
peux m’y soustraire, alors je raconte.
Ludwig m’écoute attentivement sans même
m’interrompre. Son regard malicieux s’est estompé. Je le
sens préoccupé. Étonnant de sa part. Un court silence
suit la fin de mon récit.
— Es-tu amoureuse de Damien ?
Je réponds sans hésiter.
— Oui.
— Et de David ?
L{, j’hésite.
— Je ne sais pas.
— Ce n’est pas parce qu’ils portent les mêmes initiales
qu’il faut que tu rejoues Jules et Jim. Au cas où tu l’aurais
oublié, ça ne s’est pas très bien fini.
— Surtout pour elle, je sais.
Un nouveau silence s’installe. Moi qui pensais qu’il allait
me pousser illico vers l’aventure !
— J’aurais tendance { te dire : vas-y, fonce ! Mais il y a
quelque chose qui me retient.
— Toi ?
— Oui, moi.
Je n’en reviens pas ! Je ressens une légère inquiétude.
Cela ne lui ressemble pas.

67
— Je dois vieillir…
Ça ne me rassure pas.
—Trente-sept ans Ludwig ! Tu n’as pas l’impression
d’exagérer ?
— En tout cas, si tu ne veux pas de lui, je ne le laisserai
pas se morfondre tout seul.
Ouf, je le retrouve.
— Ne t’inquiète pas, il n’est pas tout seul. Une très jolie
Sybille veille sur lui. Et, au risque de te décevoir, je te
rappelle qu’il ne s’intéresse qu’{ la gent féminine.
— Oh, ça peut toujours s’arranger…
Il redonne du volume à ses boucles blondes et me lance
un regard langoureux. J’éclate de rire.

68
Depuis notre dernière prise de bec avec Damien,
j’essaie d’être plus attentive. Bien sûr je n’ai pas été
jusqu’{ lui préparer un dîner aux chandelles, il aurait
trouvé cela suspect. Je me suis contentée de proposer
quelques sorties. J’ai dû reconnaître que ces derniers
temps nous n’avions pas fait grand-chose en tête à tête.
Toutes nos soirées se passaient en famille ou entre amis.
Son message était clair. Il avait envie que l’on se
retrouve seuls pour partager un moment à deux comme
nous avions l’habitude de le faire.

Je lui prépare donc un programme qui devrait lui plaire.


Un dîner en amoureux dans le cadre de l’Orient Express
au Wagon Bleu, J. Edgard, le dernier film de Clint
Eastwood et pour finir Marivaux au théâtre du Nord-
Ouest. Je suis sûre de mon choix pour les deux premiers
mais pour le petit Théâtre de la rue du Faubourg
Montmartre, c’est une première. Nous connaissons bien
les autres salles des boulevards tandis que celle-là nous
est inconnue. J’ai envie de le surprendre et j’y réussis
tout à fait.
Au fond d’une cour, nous descendons dans une cave. L{,
nous traversons la scène pour nous installer en face, sur
les gradins. Les acteurs sont tout proches et nous
intègrent presque dans la mise en scène. À l’entracte,
nous partageons avec eux le gâteau préparé pendant la
pièce. « On ne badine pas avec l’amour » prend une
toute autre saveur dans ce cadre intimiste où acteurs et
spectateurs se mêlent en toute convivialité.

69
Je retrouve un Damien ravi et comblé par ces diverses
sorties en tête { tête. S’il avait quelque inquiétude, le
voil{ tout { fait rassuré. J’en suis moi-même enchantée
d’autant que cela m’a permis d’oublier quelque temps
mon voisin.

Malheureusement pour moi, cela ne dure pas. C’est lui


qui un jour vient sonner { ma porte pour m’inviter au
prochain direct avec Rolando Villazon. Évidemment, pas
question de refuser.
C’est avec une légère angoisse que je le retrouve { la
maison de Radio France. Il m’attend avec impatience, je
ne suis pas franchement en avance. Après m’avoir
amicalement embrassée, il m’entraîne dans la salle.
— Viens, je t’ai gardé une place.
Si cela continue, ce sera bientôt « ma » place. Il me fait
asseoir et file aussitôt { la régie. J’ai encore beaucoup de
plaisir à assister à son émission. Cette fois, après
quelques mots échangés avec le ténor, il me présente à
ses collègues qui insistent pour que je déjeune avec eux.
L’ambiance est très sympathique et je suis soulagée de
ne pas être seule avec David. J’aurais probablement
trouvé une excuse pour éviter cette situation.
Heureusement, je n’ai pas eu { user de ce stratagème.
Ludwig vient très rapidement dans la conversation. Ils
savent maintenant que je suis de ses amis. Je parle de
son prochain récital qui aura lieu à Genève quand un des
techniciens m’interrompt.
— J’ai appris par un collègue qu’il avait annulé un direct
et n’était pas certain de pouvoir assurer le récital.

70
Je reste bouche bée. Jamais Ludwig n’a manqué un
concert. Même avec une fièvre de cheval, il a toujours
tenu ses engagements. Mais le technicien confirme et je
n’ai qu’une hâte, m’éclipser au plus vite pour savoir ce
qu’il en est.

Tout en me rendant chez Madeleine, j’appelle Ludwig.


Aucune réponse. Je raccroche. Je suis sûre qu’il va me
rappeler. Quelques minutes plus tard, toujours sans
nouvelles, je tente à nouveau de le joindre et cette fois je
lui laisse un message inquiet. Je suis à deux pas de chez
ma tante et j’hésite { monter. Je ne veux pas l’inquiéter
mais ne peux pas non plus ne pas l’avertir. Je fais une
dernière tentative et écris un texto à Ludwig.
Bien évidemment, ma tante partage aussitôt mes
craintes. Elle décide de téléphoner à Ingrid pour avoir
des nouvelles. Elle tombe sur le répondeur auquel elle
laisse un message plutôt laconique lui demandant de
rappeler. De plus en plus inquiète, je compose le
numéro de sa sœur, Eva. Je suis soulagée d’entendre sa
voix. Son ton joyeux, il y a longtemps que nous n’avons
pas eu l’occasion de bavarder, s’assombrit { mesure
qu’elle comprend la raison de mon appel. Eva n’est au
courant de rien. Je propose de téléphoner au théâtre
directement et promets de l’informer de ce que
j’apprendrai.
Après un temps d’attente qui me paraît interminable, je
suis enfin mise en relation avec le directeur. Il me
connaît bien et sait quelle relation privilégiée
j’entretiens avec Ludwig. Après une légère hésitation, il
m’avoue être soucieux de l’état de santé de mon ami.

71
Mon cœur s’affole et j’ai bien du mal { comprendre tout
ce qu’il me dit. Je raccroche, abasourdie. Je prends une
profonde respiration avant de faire le résumé de ce que
je viens d’entendre { ma tante qui me regarde
impatiente.
— Ludwig est arrivé très pâle il ya deux jours. Hier, il
devait faire une émission de radio mais il a eu un
malaise et depuis n’a pas réussi { se lever. Il refuse
d’aller { l’hôpital et que l’on prévienne ses proches.
Voilà pourquoi Ingrid et Eva ignorent tout de la
situation.
Madeleine est aussi bouleversée que moi. Ce serait donc
sa santé qui l’obligerait { ralentir le rythme de ses
concerts ? Je ne vois qu’une solution, aller vérifier par
moi-même. Je rappelle Eva et donne le surmenage
comme explication rassurante à son malaise.
Deux heures plus tard, je m’envole pour Genève.

Ludwig est très pâle, presque gris. Je m’assieds au bord


du lit et pose ma main sur son front. Il ouvre ses grands
yeux bleus et sans marque d’étonnement me sourit.
— Bonjour ma Princesse ! Que fais-tu là ?
— Ce que j’ai toujours fait, je viens remonter le moral et
la santé de mon cher ange blond !
— Qui t’a prévenue ?
Je lui relate en quelques phrases ce qu’il s’est passé.
Il me sourit de nouveau mais ce sourire est triste. Je
plonge tout au fond de son regard pour tenter de
comprendre ce qu’il ne dit pas. L’angoisse que j’y lis me
glace le sang. J’ai peur soudain. Je me débarrasse de mes
chaussures et m’allonge tout contre lui. Il me prend la

72
main et la maintient contre son cœur. J’attends qu’il
veuille bien se confier.
— Ma pauvre petite chérie, je vais bientôt t’abandonner.
Tu devras continuer seule cette route que nous avons
prise ensemble.
Je me serre contre lui en sentant les larmes monter.
— J’ai le Sida.
Je me cramponne à la main qui me tient et couvre
Ludwig de baisers. J’ai vu la tache sombre sur son bras.
Je sais maintenant et je comprends mieux son mutisme.
Quel choc ! Il me faut du temps pour accuser le coup. Je
me redresse enfin pour lire dans ses yeux. Les miens
sont remplis de larmes que je ne retiens pas.
— Il y a des traitements maintenant qui stoppent la
maladie, la trithérapie…
— Je ne la supporte pas. Je n’ai été que très rarement
malade et il semble que mon corps ne soit pas assez
entraîné à lutter. Ou plutôt, il se trompe d’ennemi. Il
combat la médecine contre la maladie.
J’ai envie de crier, de hurler, mais ça ne sert { rien. Tout
ce que je peux faire c’est rester { ses côtés. J’écoute sa
respiration qui se fait plus lente, plus régulière. Sa main
qui tenait la mienne se détend petit à petit. Je crois bien
qu’il s’est endormi. Alors tout doucement, pour ne pas le
déranger, je m’écarte de lui. J’attrape mon téléphone et
m’enferme dans la salle de bain. À Madeleine, Ingrid et
Eva je dis la même chose. Il est surmené, épuisé. Qu’elles
ne s’inquiètent pas, je m’occupe de lui jusqu’au concert.
Elles sont rassurées.
À Damien je ne peux mentir. Entre deux sanglots, il finit
par comprendre la situation. Avant même que je lui

73
fasse part de ma décision de rester, et contre toute
attente, il me propose de venir me rejoindre. Je suis sans
voix.
— Marianne ???
— Oui, je t’entends… Je ne pense pas qu’il aimerait que
tu le voies dans cet état. Je vais y arriver. Mais garde ton
téléphone près de toi s’il te plaît, que je puisse t’appeler
si j’en ai besoin.
— Évidemment ! Appelle-moi quand tu veux, au bureau
ou en pleine nuit je serai prêt { t’écouter.
Cela me rassure. Nous échangeons encore quelques
mots avant que je retourne auprès de Ludwig.

Pendant les trois jours que je passe à ses côtés, je


l’entoure de mes soins et de toute mon affection. Je le
vois reprendre doucement ses forces. La veille du
concert, il commence une série d’intraveineuses.
Remède miracle qui lui redonne couleurs et énergie. Il
m’assure que c’est un médecin qui lui a prescrit ce
traitement en cas de crise. J’en doute.
Au théâtre, je l’aide { se préparer et le maquille
légèrement pour effacer toute trace de maladie. Sa force
et sa volonté m’impressionnent. Il s’avance avec
détermination sur le plateau et s’appuie sur le piano
pour saluer son public. Moi seule sais à quel prix il fait
tout cela. Les applaudissements vont l’aider à se
surpasser encore une fois. Mais quand il se tourne pour
sortir de scène sous les bravos et les acclamations, il est
livide. À peine a-t-il rejoint la coulisse qu’il s’écroule
dans mes bras. Un régisseur se précipite pour m’aider et
le reconduire dans sa loge.

74
Il est moite de sueur. Je le déshabille, passe un linge sur
son torse et le frictionne avant de lui passer des
vêtements secs. Le directeur arrive pour le féliciter et
s’arrête net. Même sans savoir exactement de quoi
souffre Ludwig, il comprend que c’est n’est pas
simplement du surmenage. Je le prie de ne rien dire.
— Je vais prévenir ses admirateurs qu’il a un accès de
fièvre et ne pourra pas les recevoir. Je vous fais appeler
une voiture.
Je sais que je peux compter sur cet ami fidèle et sur sa
discrétion.
Le lendemain, ses boucles blondes enserrées sous un
bonnet, des lunettes noires et le col remonté jusqu’aux
oreilles, c’est en fauteuil roulant qu’il est embarqué dans
l’avion. Je préviens Bart, son agent, pour qu’il ne soit pas
trop surpris en venant le chercher.

75
Damien m’attend { Roissy. Je m’effondre
littéralement dans ses bras. Il a été d’un très grand
réconfort ces derniers jours, mon seul et unique
confident.
Pour me changer les idées, il me propose de sortir. Nous
nous décidons pour une séance cinéma suivie de moules
frites chez Léon.
Direction les grands Boulevards. Je suis toujours
impressionnée par le débordement des files d’attente
sur les trottoirs. Après avoir pris le temps de lire les
critiques, nous choisissons Café de Flore. Les avis très
partagés attisent ma curiosité. C’est un film franco-
québécois. J’ai toujours un petit faible pour nos lointains
cousins et leur accent. Quant à Damien, il adore Vanessa
Paradis qui tient l’un des rôles principaux.
À la sortie, je conviens qu’elle fait l{ une belle
performance d’actrice. Mais l’histoire, ou plutôt
l’imbroglio de deux histoires très tarabiscotées, me
laisse perplexe. Quelque chose me dérange. On passe de
plus en plus vite de l’amour d’un québécois
contemporain pour deux femmes à un amour
obsessionnel entre une mère courage et son fils
trisomique dans le Paris de 1969, sans autre lien qu’un
morceau de musique. Je ne sais si c’est la violence de la
fin, l’explication alambiquée et son côté métempsychose
ou les déclinaisons de l’amour jusqu’{ la destruction qui
me perturbent.
Perdue dans mes pensées, c’est { peine si j’écoute
Damien. Il s’interrompt en arrivant au restaurant. Nous
nous installons à une table et il laisse tomber une phrase
qui me fait l’effet d’un électrochoc.

76
— Il serait prudent de faire une amniocentèse.
Quoi ? J’ai dû louper le début !
Devant mon air affolé, il se reprend.
— Ce n’est pas obligatoire bien sûr et tu n’as pas encore
quarante ans, mais je ne voudrais pas prendre le risque
d’avoir un enfant trisomique.
Visiblement, ce film n’a pas eu le même effet sur nous.
Voil{ que de façon détournée il aborde un sujet jusqu’ici
ignoré : l’enfant. Je suis complètement abasourdie, je
n’ai rien vu venir. Je reprends très vite mes esprits.
— Nous n’en n’avons jamais parlé. Tu as envie d’avoir
un bébé ?
— Il serait peut-être temps.
Je déteste ce genre de réponse.
— Ce n’est pas une question de temps mais de désir
profond. On ne fait pas un enfant par inadvertance,
surtout de nos jours. C’est un choix que nous devons
faire ensemble.
— Oui, évidemment.
Il baisse les yeux, visiblement contrit. J’ai peur de l’avoir
blessé. Je pose ma main sur la sienne.
— Damien, je ne m’attendais pas { avoir ce genre de
discussion avec toi ce soir.
— Je crois bien que c’est la faute du film !
Il sourit mais je sens une certaine gêne au fond de lui.
Cela me touche.
— C’est très soudain pour moi et je ne sais pas si je suis
prête à être maman.
— Oui, bien sûr. Je comprends.
— Laisse-moi un peu de temps pour y penser veux-tu ?
— Rassure-toi, je ne pensais pas le faire ce soir !

77
— Ça tombe bien car avec la pilule je doute que ça
marche !
— Non, même un super reproducteur n’y arriverait pas.
Je suis soulagée, notre discussion reprend un ton plus
léger.
Lui qui voulait me changer les idées, c’est réussi !

Il est peut-être temps que je me pose certaines


questions qui sont devenues inévitables. Je suis bien
consciente que je cherche à les fuir depuis quelques
mois. Mon avenir se fond dans un épais brouillard que je
n’essaie pas de dissiper, bien au contraire. J’avance {
tâtons sans savoir où je vais. Les brumes de mon
cerveau me sont bien commodes pour différer les
décisions à prendre. Pourtant au fond de moi, je sais que
je devrai bientôt m’y résoudre. Je ne peux rester
indéfiniment dans ces eaux troubles sans crainte de m’y
enliser.
Je sais maintenant que Damien a des projets d’avenir.

78
Cette fois c’est décidé, je dois { tout prix chasser
David de mes pensées. Ludwig et Damien à eux deux
occupent tout mon esprit. Je reste confinée dans mon
appartement évitant au maximum les sorties. Je ne
réponds même plus au téléphone pour ne pas
encombrer la ligne, au cas où un appel urgent… et
encore moins { l’interphone, je ne veux pas être
dérangée.
Chaque jour, je prends des nouvelles de Ludwig. Il a
annulé certaines manifestations mais a tenu à honorer
les récitals. Il semble aller mieux. Combien de temps ?
Deux ans déj{ qu’il nous cache sa maladie. Seul Bart, son
agent, était au courant. Normal puisque c’est lui qui gère
ses concerts. Je lis tout ce que je peux trouver sur le sida,
tous les traitements possibles et les cas de guérison.
Mais Ludwig a déjà tout essayé et balaye mes espoirs
d’un « ça ne marche pas sur moi ».
Je n’arrive pas { imaginer la vie sans lui. J’essaie de ne
pas céder au découragement. Il a besoin de moi et je
dois me montrer forte pour pouvoir l’aider.
Je me plonge dans le travail pour oublier. Ce n’est
qu’illusoire bien sûr. Comment oublier que celui qui a
partagé les plus beaux moments de mon existence, mon
complice de toujours, mon âme sœur, est en sursis. Que
cet être magnifique débordant d’amour et d’énergie
perd peu à peu ses forces. Que ce corps splendide,
rayonnant de beauté est en train de flétrir, de se
délabrer. J’ai mal !
Je souffre en silence puisque je ne peux rien dire à
personne. Ludwig veut que cela reste secret jusqu’{ son
anniversaire. Que rien ne ternisse la joie et le bonheur

79
d’être ensemble, tous réunis autour de lui { la maison du
Lac. Il ne leur annoncera qu’{ la fin du séjour. Je n’ose
penser à ce qui se passera alors. Toute la douleur,
l’horreur, la colère et l’impuissance que j’ai ressenties {
Genève vont s’abattre sur tous ceux qui l’aiment. Comme
les bombes allemandes sur le paisible village de
Guernica. Notre bonheur tranquille sera balayé en un
instant pour laisser place à la stupeur et la désolation.
Comment admettre l’inadmissible ? Comment accepter
l’inacceptable ? J’ai peur. Peur de ne pas pouvoir
résister, de ne pas avoir l’énergie nécessaire pour tenir.
J’y arrive difficilement aujourd’hui alors que la distance
me protège. Comment ne pas me laisser emporter par le
torrent de larmes et de lamentations qui ne nous
épargnera pas ? Comment consoler sa mère, son père, sa
sœur, quand je n’y arrive pas moi-même ? Où trouver la
force ? Et Joao, si fragile, sa grand-mère qui a quatre-
vingt-treize ans, et Madeleine… Ma tante n’y survivra
pas !

Je me sens lourde, épuisée. J’attends avec impatience le


retour de Damien. Il me soutient énormément dans
cette épreuve. Je sais qu’il ne partage pas ma peine avec
autant d’intensité, mais il fait de son mieux pour apaiser
ma douleur. Il m’appelle plusieurs fois dans la journée,
comme il faisait au début de notre relation. Il s’est mis
en tête de chercher un appartement, voire une maison, à
acheter. Il se dit prêt à se lancer dans un investissement
immobilier. Je reconnais qu’il a raison. Il serait plus
intelligent d’être propriétaires que locataires. J’ai un peu

80
de mal à le suivre dans tous ses projets mais je dois
admettre que cela m’aide et me change les idées.
Je sens qu’il n’ose pas me parler de son envie d’être
père. Mais l’envie est l{, je le sais, elle grandit en lui. Cela
va évidemment avec son désir de déménagement. Je me
garde bien d’aborder le sujet la première. D’autant que
dans l’immédiat je ne ressens pas du tout le désir de la
maternité. J’en suis même très loin sans toutefois
repousser l’idée. Ce qui pourrait s’apparenter { un léger
progrès. Il y a quelques mois { peine, j’y étais encore
farouchement opposée.
Je ne sais pas trop ce qu’il a dit { sa famille mais je les
sens tous chaleureux et attentionnés avec moi. Je sais
qu’ils ne comprennent pas très bien la relation qui nous
unit Ludwig et moi, alors autant de sollicitude de leur
part me fait chaud au cœur.

81
Les jours se succèdent, tristes et ternes. Le temps
s’est mis au diapason de mon humeur. Je m’apprête {
affronter la grisaille et le crachin parisien. Depuis les
travaux de la rue, me parvient le bruit du marteau
piqueur. Je n’ai pas entendu monter David. Nos regards
se croisent. Je n’ose plus sortir. D’un pas décidé il
s’avance vers moi et me retient dans l’ouverture de la
porte. Il est très proche et je sens sa nervosité. Je lis
dans ses yeux de la tristesse et de l’incompréhension.
— Bonjour Marianne.
— Bonjour David.
— Il y a…ça fait…
Il cherche ses mots. Mon malaise augmente.
— J’ai le sentiment d’avoir commis une faute sans savoir
laquelle…
— Oh non ! Bien sûr que non !
Je ne peux pas le laisser penser ça mais comment lui
dire. Ce serait trahir Ludwig. Il voit que j’hésite, il
insiste.
— Marianne, j’ai besoin de savoir pourquoi tu me fuis !
Je me sens si faible tout { coup. Je tremble. J’ai envie de
pleurer. Je vacille.
Son bras fort et puissant m’enserre la taille et me
retient. Il me pousse { l’intérieur en arrachant mon
bonnet. J’entends la porte se refermer. Il dénoue mon
écharpe et déboutonne mon manteau. Son souffle chaud
sur ma peau me revigore. Ses baisers me raniment. Je
suis vivante ! J’existe et j’aime ! Je l’aime ! Inutile de le
nier, je l’aime passionnément ! Cette fois je cède, je
m’abandonne au désir. Il y a tant d’impatience, de
fougue dans nos mains, nos doigts, nos lèvres, nos corps

82
qui se cherchent, se découvrent, s’explorent. Tout
s’efface. Il n’y a plus que lui, lui et moi, lui en moi. Et ce
bonheur intense et fulgurant.

Nous restons un moment enlacés. Légèrement grisés par


ce qui vient de se passer. Presque à notre insu. Encore
étourdis.
Il sourit, me regarde tout en caressant mon visage du
bout de ses doigts. Les mots sont inutiles quand les
corps ont tant parlé.
Le temps nous rappelle { l’ordre. Nous nous rhabillons,
réajustons. Il ne semble pas pressé de quitter mon
canapé. Je me colle contre lui et dans cette toute
nouvelle intimité, je lui raconte la maladie de Ludwig,
les projets de Damien. Il m’écoute, attentif. Il est
impuissant bien sûr { m’aider et pourtant je me sens
comme libérée d’un poids. Je culpabilisais
inconsciemment de cette mise { l’écart que je lui
imposais. Il dit qu’il comprend, que ça le rassure et qu’il
est désolé pour Ludwig. Il me demande ce que je compte
faire. Je ne sais pas, je ne sais plus. J’ai perdu tout
contrôle et je me sens de nouveau désemparée.
Je fonds sous la douceur de ses caresses et la tendresse
de ses baisers. Je voudrais que l’instant s’arrête, mais le
temps nous rattrape. David se lève et m’attire contre lui.
Son regard pénétrant, si brûlant d’habitude, est
empreint de douceur. Je tends mes lèvres vers les
siennes pour un dernier baiser. Il faut nous séparer.
Nous sommes pris tous les deux dans un même
tourbillon où les promesses et les mots sont inutiles.

83
Il est parti. Je m’adosse { la porte que je viens de
refermer sur lui. Je ne veux pas penser, je ne veux pas
réfléchir. L’avenir s’éclaircira de lui-même.

84
Je m’étonne de ma désinvolture. Je n’éprouve aucun
remord, aucune gêne par rapport { Damien. J’ai beau
faire, la culpabilité ne vient pas. Moi qui ne supporte pas
l’hypocrisie, le mensonge, la trahison, je suis passée
maître dans l’art de la dissimulation ! On ne connaît
jamais vraiment la nature humaine, pas même la sienne.
Je devrais être morte de honte, pas du tout ! Comme si je
subissais un dédoublement de personnalité. Subir est le
terme qui m’arrange, il m’absout de toute
responsabilité.
Il y a deux Marianne en fait, une pour Damien et une
pour David. La première, je la connais bien. Je vis avec
depuis plusieurs années. Je m’y suis faite et elle me
convient. La deuxième, je la découvre. Je m’enivre avec
elle.

Damien paraît satisfait de ce changement d’humeur. Il


ne cherche pas à en connaître la véritable raison. Il est
tout simplement heureux de me voir reprendre goût à la
vie. Je crois que Ludwig a raison, il manque parfois de
curiosité. Dans le cas présent, je ne m’en plains pas, bien
au contraire. Il se contente de ce qu’il a. En cette période
de tristesse que je traverse, il y voit une embellie qui le
réjouit. Si seulement il savait…

Je me remets à guetter les bruits de couloir mais


maintenant c’est pour ne pas manquer David. J’ai un
pincement au cœur { chaque fois que Sybille arrive
avant ou avec lui. Ce n’est pas si simple d’habiter sur le
même palier. J’attends avec impatience le moment furtif
où nous nous voyons, où nos corps s’enlacent,

85
s’étreignent, où nos bouches s’unissent. Comme une
tornade qui traverse tout mon être et me laisse étourdie.

Je n’ai rien dit { Ludwig avec qui je partage tout


habituellement. Je ne suis pas si fière de moi. J’ai honte
de ce bonheur si soudain. Comment dire à celui qui
souffre dans son corps et dans son âme que je suis
heureuse ? Il y a peut-être une troisième Marianne, celle
de Ludwig. Qui suis-je exactement ? Je me sens exister
dans chacune des trois.

Perdue dans mes pensées, je sursaute en entendant


deux petits coups brefs frappés sur la porte. Je me
précipite pour ouvrir. Il est là, David.
Tout s’accélère comme dans un film des frères
Lumières. Entre deux baisers, je comprends que Sybille
vient de partir pour Bruxelles. Il m’entraîne vers la
chambre tout en me déshabillant. Malgré son
empressement ses gestes sont précis et délicats. Je suis
nue sur le lit. Il enlève son pull. Il est beau, rayonnant de
bonheur et de désir. Cette fois encore je m’abandonne
toute entière à cette flamme qui nous dévore. Il est si
fébrile et si bouillonnant { la fois qu’il ne peut se retenir.
Son air penaud, désolé me fait sourire. Pas rire, surtout
pas. Il me couvre de baisers en s’excusant. Je le rassure
en glissant mes doigts dans ses cheveux noirs et souples.
Je le sens en moi, lancinant. Il me chuchote des mots
doux et tendres. Des mots déjà entendus mais qui me
font l’effet d’une première fois. Il est toujours là, chaud
et puissant. Je l’enserre entre mes bras, mes jambes. Je
veux le garder. Et lui, a bien l’intention de rester. Notre

86
soif l’un de l’autre n’est pas satisfaite. Il s’écarte
légèrement mais c’est pour mieux me reprendre. Plus
rien ne compte, plus rien n’existe que nous deux. C’est {
peine si j’entends la sonnerie de mon téléphone.

Le regard vague j’écoute les battements de son cœur qui


se calment peu à peu. Pour la première fois, je prends le
temps de le regarder. J’effleure sa peau mate, son torse,
son ventre et l{, je me fige. C’est comme un coup de
poing. Je n’ose poser la question qui brûle mes lèvres.
— Tu es circoncis ?
— Oui.
Il me répond le plus calmement du monde.
— Tu es…
Il se redresse, étonné.
— Juif, David c’est un prénom juif.
J’ai l’impression que mon cœur se brise dans ma
poitrine et je hurle ! Les mains sur ma bouche, en
silence, sans qu’aucun son ne sorte mais je hurle. Il me
regarde effaré.
— Marianne ! Qu’est-ce qu’il y a ?
Je suis incapable de répondre. Je cours m’enfermer dans
la salle de bain.
— Marianne !
Il essaie d’entrer.
— Marianne, ouvre ! Qu’est-ce que tu as ? Réponds !
Il insiste. Il ne comprend pas bien sûr. Il n’y a rien {
comprendre. Je finis par articuler difficilement.
— Va-t-en David s’il te plaît. Va-t-en.
Je me bouche les oreilles pour ne pas entendre sa
déception et j’attends.

87
Je sors de la salle de bain. J’ai pris une douche. Comme
un zombie je refais le lit. Je regarde mon téléphone. J’ai
un message de Ludwig. C’est un signe. Je le rappelle.
Il est à Séville pour un récital, il va bien. Tout au moins
autant qu’on peut l’être avec sa maladie et ses
traitements. Ses drogues, devrais-je dire. Mais je sais
que sans elles il ne tiendrait pas.
Je décide d’aller le rejoindre. Besoin de prendre l’air et
de le voir aussi.
Ludwig est enchanté et Damien ne fait pas d’objection.
Je ne pars que deux jours. En réalité, je fuis.

Durant le trajet, j’essaie de ne pas penser { David. J’ai


emporté du travail pour m’éviter de trop réfléchir et
d’accumuler du retard.

Ludwig m’attend { l’aéroport. Il est encore plus mince


que la dernière fois et son teint est devenu terreux. Je
feins de n’avoir rien vu et me jette dans ses bras. Le taxi
nous attend. Je suis étonnée de me sentir si heureuse.
Heureuse d’être avec Ludwig mais aussi heureuse de
retrouver la capitale andalouse. J’ai toujours aimé
Séville. En ce début de printemps, la ville est animée de
couleurs. Les fleurs des balcons se mêlent aux azulejos
et s’enroulent dans les volutes des grilles de fer forgé.
J’aperçois déj{ la tourelle de l’hôtel Alfonso XIII. Le
bâtiment est majestueux. Je ressens la même excitation
que la première fois où j’ai franchi le seuil de l’hôtel.
Cela me rassure, je ne suis pas blasée comme certains

88
peuvent l’être par l’habitude du luxe. Bien au contraire,
je sais m’en délecter.
Notre chambre donne sur les jardins de l’Alcazar. Une
merveille ! Un bijou de l’art mudejar.
C’est dans l’écrin de cet ancien Palais Royal que Ludwig
doit donner son récital demain. D’ici l{, nous avons le
temps de profiter l’un de l’autre. En cet instant, il rit de
me voir toute exaltée passer de la chambre à la salle de
bain puis au balcon. Yeux clos, appuyée à la rambarde, je
hume le parfum délicieux qu’offre la ville encore fraîche.
Le soleil caresse ma peau. J’ouvre les yeux sur un ciel
bleu azur dans lequel se découpe la Giralda. Je pourrais
rester dans cette contemplation pendant des heures, je
ne me lasse pas de la beauté ! Mais Ludwig a envie de
profiter de la clarté du jour pour faire un tour en
calèche. Cela fait partie du folklore de Séville.
Nous en trouvons sans difficulté autour de la Cathédrale.
Nous cherchons un cocher soigné et soigneux. Il est
important pour nous que le cheval soit bien traité. Ce
qui malheureusement n’est pas toujours le cas. Nous
choisissons un double attelage de chevaux blancs au poil
luisant. Dans le Parque Maria Luisa, sous la fraîcheur du
feuillage, Ludwig frissonne. Je passe mon bras autour de
ses épaules et me serre contre lui. Il sourit tristement.
Combien de fois a-t-il fait ce geste protecteur à mon
égard ? Aujourd’hui, les rôles se sont inversés et c’est
moi qui prends soin de lui. Je sens bien que ça le
chagrine. Pour alléger l’atmosphère je me mets {
chanter Carmen.
« Sur les remparts de Séville… » C’est un air que nous
avons souvent exécuté ensemble. Il me laisse poursuivre

89
et enchaîne sur le passage de Don Jose. Sans avoir le
talent du duo Uria-Monzon et Alagna, nous nous en
sortons assez convenablement. Le voile de tristesse s’est
envolé.

Après le dîner, Ludwig tient absolument { m’emmener


dans un Tablao Flamenco. J’ai peur que ça le fatigue
mais il insiste. L’ambiance du cabaret, les chants, la
danse semblent le transporter au contraire. Ses yeux
brillent et sur la table, sa main suit le rythme des
frappes.
De retour { l’hôtel, l’épuisement s’abat soudain sur lui.
Je l’aide { se mettre au lit. Quand je le rejoins quelques
minutes plus tard, il dort déj{ d’un profond sommeil.

Le lendemain, le récital est à dix-huit heures. Nous


déjeunons avec l’organisateur, répétition en début
d’après-midi puis repos avant le concert. J’en profite
pour me promener dans le Barrio de Santa Cruz. Un
quartier typique de ruelles étroites et de maisons
blanchies à la chaux. Je rentre assez tôt pour faire un
massage à Ludwig et préparer ses doigts { l’exercice. Je
le faisais déjà quand il était plus jeune et enchaînait les
concerts de façon effrénée.

Il joue avec son cœur, avec son âme, avec ardeur mais
c’est celle du désespoir. Je souffre pour lui. Je perçois la
douleur dans chaque note. C’est un combat qu’il livre
contre la maladie. Jusqu’au bout il se bat. Il triomphe
encore une fois mais pour combien de temps ?

90
Il est exténué. Il serre des mains machinalement. Signe
des autographes en tremblant. J’interviens, il doit
absolument se reposer. Je le soutiens comme je peux, il
pèse de tout son poids sur moi.
Arrivé dans la chambre, il se laisse tomber sur le lit.
Comme la veille je l’aide { se déshabiller. Je me couche
tout contre lui et nous restons là enlacés. Comment
aurait-il fait si je n’étais pas venue ? Il me rassure. Il
aurait loué les services d’une garde-malade.
Nous faisons monter un plateau repas, il n’a pas
l’énergie de sortir. Nous passons notre dernière soirée {
papoter comme deux vieux amis que nous sommes.
J’ai beau faire attention, il finit par comprendre que
quelque chose ne va pas. Il me harcèle jusqu’{ ce que je
craque. Entre deux sanglots, je lui raconte toute
l’histoire. Comment j’ai découvert que David était juif et
la façon dont j’ai réagi. Il a bien du mal { me suivre mais
il arrive quand même { comprendre. Tout d’abord
abasourdi par tout ce qu’il apprend, il tente ensuite de
dédramatiser.
— Il faut que tu parles à David, Marianne. Tu dois tout
lui dire. C’est une vieille histoire qui ne le concerne pas
et toi non plus d’ailleurs. Si tu l’aimes vraiment, et c’est
ce que je ressens, tu dois tourner la page définitivement
et aller de l’avant.
— Tu sais, depuis le début quelque chose me fait peur
en lui.
— Tu te trompes. Ce n’est pas lui qui te fait peur. Libère-
toi de tout ça. C’est peut-être grâce à lui ou avec lui que
tu pourras le faire.

91
Je ne m’en sens pas le courage mais je lui promets
d’essayer.

C’est ce livre, ce maudit livre qui a tout déclenché.

92
Il ya sept ans, Roger me confiait le livre de Jean-
Claude Pollain à corriger. C’était un récit court et
autobiographique relatant son amour de jeunesse
pendant l’Occupation. Dès le début, quelque chose me
perturbait. Plus j’avançais dans ma lecture et plus je
sentais l’angoisse monter en moi. Pourtant, ce livre
n’avait rien d’un roman d’épouvante. Soudain, j’eus la
révélation. Ce que l’auteur décrivait faisait partie de ma
vie, de mon histoire. Il fallait que j’en aie la confirmation.
J’ai demandé { le rencontrer. Il était heureux de me
connaître et de pouvoir se raconter de vive voix.

Il avait seize ans en 1942. Il était amoureux fou de la


jolie Annie. Ils habitaient dans la même rue. Tous les
jours, il passait devant chez elle pour aller au lycée. Ils
prenaient ensemble la rue Cambronne puis la rue
Lecourbe. Là, leurs chemins se séparaient. Lui,
continuait en direction du lycée Buffon, elle, celle du
lycée Camille Sée. Tous les soirs, ils s’attendaient { ce
même endroit pour rentrer ensemble. Il faisait un
détour pour avoir le plaisir d’être avec elle. Parfois, elle
l’invitait { monter { l’appartement. Monsieur Canet était
chercheur { l’institut Pasteur et sa mère donnait des
cours de piano.
Ce quartier qu’il décrivait, c’était celui de mes grands-
parents. Le piano sur lequel Annie et sa petite sœur
Marie s’entraînaient était le Pleyel qui trônait dans le
salon de mon grand-père. Celui-là même sur lequel nous
avons fait nos gammes Ludwig et moi et qui avait réuni
nos deux familles. Il n’y avait aucun doute.

93
En juillet 1942, la famille Canet fut arrêtée sur
dénonciation. Annie avait seize ans et la petite Marie en
avait { peine dix. Aucun d’eux n’est revenu des camps.
Ils n’étaient pas pratiquants et ne portaient pas l’étoile
jaune. Comment, pourquoi et par qui ont-ils été
dénoncés ? Ces questions revenaient sans cesse. J’avais
peur d’avoir la réponse. Peur de comprendre.

Jean-Claude Pollain était en vacances chez ses grands-


parents dans la Marne. C’est { son retour, { Paris en
octobre, qu’il apprit la déportation d’Annie en
Allemagne. Il n’en sut pas plus. Il valait mieux ne pas
trop poser de questions. Les élèves du Lycée Buffon
étaient surveillés depuis l’arrestation de cinq d’entre
eux. Jean-Claude Pollain ne les fréquentait pas mais il
avait tout de même participé à la manifestation pour la
libération de leur professeur de lettres Raymond
Burgard.
Je connaissais l’histoire des Martyrs du Lycée Buffon.
Cinq lycéens entre quinze et dix-huit ans fusillés par les
nazis pour avoir participé à la résistance. Eux aussi
avaient été dénoncés.

Je cherchais dans ma mémoire tout ce que j’avais pu


entendre sur cette époque. J’interrogeais tous les
membres de ma famille, mon grand-père surtout mais
aussi Madeleine. Elle n’était qu’une petite fille au
moment des faits et ses souvenirs étaient flous. Elle
gardait toutefois en tête des images de Marie, sa
compagne de jeu, et de sa mère qui l’avait initiée { la
musique, sa passion. Elle se souvenait du

94
déménagement. Ils avaient quitté le deux pièces de la
rue Bausset pour le grand appartement de la rue
Blomet. Elle était fière de son installation dans la
chambre de Marie. À chaque fois que j’insistais, ses
réponses étaient toujours les mêmes, comme une leçon
bien apprise. « Tu sais, c’était pour veiller sur leurs
biens qu’on s’est installé chez eux. Les appartements des
juifs étaient pillés sinon. Et puis il y avait le piano.
Madame Canet n’aurait pas supporté qu’il soit abîmé. Tu
comprends ? »

Je comprends oui. Je comprends surtout qu’il y avait un


Renoir et un Modigliani dans l’appartement. Où sont-
ils ? Revendus ou volés par l’occupant comme beaucoup
d’autres œuvres d’Art ? Mon grand-père jurait qu’il ne
les avait jamais vues. Jean-Claude Pollain au contraire en
avait un très bon souvenir. Il parlait de ses œuvres dans
son roman avec fascination.
Pratiquement tous les soirs, mon grand-père passait
chercher sa petite sœur chez les Canet, il avait
forcément vu ces tableaux. Dans ma famille, on ne
voulait pas parler de ce passé. Je me suis donc tournée
vers Hans Lingen en espérant qu’il pourrait m’en dire
davantage. Peine perdue. Hans semblait avoir traversé
la période de l’Occupation sur un nuage. Il était le
chauffeur d’un colonel de la Wehrmacht amoureux de
Paris et de ses femmes. De ce fait, il n’avait jamais tiré
un seul coup de fusil. S’il n’avait aucune connaissance en
fait d’armes, en revanche il n’ignorait rien du Paris de la
nuit. Peut-être ne voulait-il pas remettre en question ses
années d’amitié avec ma famille.

95
Tout le monde me disait d’abandonner, que ça ne servait
{ rien. Que cela pouvait même s’avérer dangereux de
remuer le passé. Ludwig aussi m’engageait { laisser
tomber. Il préparait une tournée et voulait que je
l’accompagne. Ses arguments auraient dû me convaincre
pourtant je n’arrivais pas { me résoudre { renoncer.

J’avais soudain le sentiment que toute ma vie était basée


sur le mensonge. Ce grand-père que j’adorais, qui
m’avait en partie élevée, était en fait un traître et un
imposteur. Il n’était pas ce héros que j’avais imaginé, se
battant pour la libération de Paris. Je doutais de tout, de
cette bague de fiançailles au doigt de ma grand-mère, de
son étole de vison qu’elle portait les soirs d’Opéra, tout
ce dont ma mère avait hérité. Ces trésors étaient-ils le
fruit d’un travail honnête ou celui d’une spoliation ? Il
avait certes un poste important à la banque où il
travaillait. Il était chargé de placements et la bourse
n’avait que peu de mystère pour lui. Mais cela lui
donnait-il les moyens d’offrir { sa fiancée de telles
richesses ? Ne l’avait-il pas trompée pour la séduire ? Il
avait dû user de toute sa fourberie pour plaire à son
beau-père, l’un de ses plus gros clients. Avait-il aimé
réellement ma grand-mère où ce mariage n’était-il qu’un
procédé pour obtenir une place dans la société ? Elle qui
était si douce, si aimante ne le méritait pas. J’en venais {
me réjouir de sa mort survenue trois ans plus tôt.

Les nombreuses questions que je posais à mon grand-


père restèrent sans réponse. Je me heurtais à un mur. Il

96
fallait que je sache. C’était devenu impérieux pour moi.
Je me suis donc mise en quête de la vérité, quelle qu’elle
soit.

97
Je me suis rendue au Mémorial de la Shoah.
Poignant ! Dès le parvis, l’histoire saute { la gorge.
L’imposant cylindre de bronze, comme un inquisiteur,
rappelle les terribles noms des ghettos de Varsovie et
des camps de la mort. Le fronton se dresse comme le
mur de la honte. Tous ces noms gravés à jamais dans la
pierre blanche interpellent. Des femmes et des
hommes, jeunes ou vieux, alignés, rangés proprement
dans des cases. C’est autant de cris, de peurs, de
souffrances insupportables. Mais le comble de l’horreur
vient après, en lisant les noms des enfants. La colère,
l’indignation, la révulsion soulèvent le cœur. Pourquoi ?
Comment peut-on faire ça à des êtres sans défense ? Il
n’y a pas de réponse, pas d’explication { la barbarie.

Dans le fichier juif, j’ai trouvé les noms de Pierre Canet,


de Louise, Annie et Marie. J’ai poursuivi mes recherches
au centre de documentation. J’ai lu tous les témoignages,
tous les rapports sur les arrestations par la police aux
questions juives. Enfin, en recoupant certains
documents avec les archives de la préfecture, j’ai fini par
trouver ce que j’étais venue chercher. Parmi les policiers
qui procédaient aux arrestations se trouvait Marcel
Dupontal. Je le connaissais bien, c’était un ami de mon
grand-père !

J’ai mal ! Cette douleur n’est jamais partie. Elle s’était


atténuée mais la voil{ revenue en force. J’ai beau savoir
que je n’y suis pour rien, je me sens coupable. Coupable
de cette atrocité, de cette trahison. Le poids de cette

98
faute pèse toujours sur mes épaules et mon cœur se
serre sous les griffes de la honte.

Ludwig a raison, je dois tout raconter à David. Je sais


qu’il est seul puisque Sybille est encore { Bruxelles et
Damien est au salon des collectionneurs de Torcy. Sans
hésitation, je traverse le palier et sonne. L’angoisse
monte soudain. David ouvre la porte, l’air sombre.
— Il faut que je te parle.
Il me laisse entrer sans grande conviction. Je me dirige
vers le salon et me retourne pour lui faire face.
— Je te dois une explication. Assieds-toi s’il te plait.
Il s’exécute sans mot dire. J’ai du mal { commencer, { me
calmer surtout. J’arpente la pièce en me tordant les
doigts. Je sens qu’il s’impatiente. Je m’arrête et me lance.
— C’est très difficile pour moi, mais j’espère que tu vas
comprendre.
Je lui raconte toute l’histoire comme je l’ai vécue depuis
la lecture du livre de Jean-Claude Pollain jusqu’{ mes
recherches sur la question juive. Depuis que j’ai
rencontré Damien, il y a six ans, je n’en ai plus parlé avec
personne. C’est douloureux, surtout devant lui. Je sais
que je n’ai pas le choix. Je dois aller jusqu’au bout.
Je me sens un peu mieux. Les traits de son visage se sont
détendus au fur et à mesure de mon récit.
— Comment peux-tu être sûre ?
Je tire une chaise et me place au plus près de lui.
— Je suis allée trouver Marcel, celui qui avait procédé à
l’arrestation. Il savait que je travaillais dans l’édition et
n’a pas été surpris quand je lui ai dit que je voulais
écrire un ouvrage historique sur le rôle de la police

99
française pendant l’Occupation. Il s’est senti flatté par
l’intérêt que je portais { sa propre expérience. Pour être
plus plausible, je prenais des notes. En partant, je lui
parlais de l’appartement de mon grand-père que nous
avions pu conserver. Il ne s’est pas méfié. Il m’a tout
raconté, persuadé que j’étais déj{ au courant.
Je marque une pause. Le regard de David a retrouvé
toute son intensité. Cela m’engage { continuer.
— C’est bien mon grand-père qui lui a appris qu’une
famille juive se cachait, refusant de porter l’étoile jaune.
Ils ont tout manigancé ensemble. C’était facile pour lui
qui faisait partie de la Police aux questions juives. Il
avait énormément de pouvoir. Pour échapper à la
Möbelaktion qui pillait tous les appartements juifs
laissés vacants, ils se sont répartis les biens et ont
soudoyé un notaire véreux pour que l’appartement soit
au nom de mon grand-père. C’est comme ça que nous
avons gardé le Pleyel et que Dupontal a revendu le
Renoir et le Modigliani.
— Ils n’ont pas été inquiétés { la Libération ?
— Dupontal oui, mais comme tous les policiers, il n’avait
fait qu’obéir aux ordres.
— Et ton grand-père ?
— Oh lui ! En bon opportuniste, il s’est rallié aux FFI. Ou
alors il a piqué un brassard au bras d’un mort…
— Tu n’es pas très amène avec lui.
— Tu trouves que je devrais ?
— Personne ne savait { l’époque quel sort était réservé
aux juifs.
— Peu importe, c’est inadmissible pour moi ! Ces gens-
là accueillaient Madeleine tous les soirs ou presque.

100
Madame Canet lui enseignait la musique gratuitement et
mon grand-père les a dénoncés, trahis, tout ça pour un
piano ! Il m’a menti ! Toutes ces années où je l’admirais
pour ce qu’il disait avoir fait dans les FFI alors qu’au
contraire c’était lui l’ordure, la vermine qui avait envoyé
deux enfants et leurs parents se faire exterminer dans
les camps. Je ne peux pas lui pardonner, je ne peux pas.
— Tu en as parlé avec lui ?
— Bien sûr, c’est la première chose que j’ai faite en
sortant de chez Dupontal.
— Et ?
— Il ne pouvait plus nier mais il se trouvait des excuses.
« Il était jeune, conditionné. Ils étaient très mal logés. Ils
vivaient à cinq dans un deux-pièces, son père, sa belle-
mère, la fille de cette dernière et Madeleine, qui était sa
demi-sœur. Il avait dix-sept ans. Cet appartement, ce
luxe le faisait rêver, alors… C’était si facile { l’époque, si
simple et puis c’étaient des juifs et ils étaient hors la loi
puisqu’ils ne portaient pas l’étoile jaune. » Voil{ ce qu’il
m’a expliqué en toute logique. Je crois sincèrement que
mon grand-père est profondément antisémite.
— Mais comment a-t-il su qu’ils étaient juifs ?
— C’est l{ le pire. C’est Madeleine qui le lui a appris. Sur
le chemin du retour elle avait l’habitude de lui rapporter
les détails de sa journée. Ce jour-là, elle avait entendu
madame Canet se disputer avec une dame qui avait une
étoile jaune cousue sur sa robe. Marie lui a expliqué que
ses parents refusaient de la porter alors qu’ils étaient
juifs aussi, ce qui était la cause de cette dispute.
Madeleine avait dix ans, elle ne pouvait pas comprendre
l’importance de ses propos. Elle les avait d’ailleurs

101
oubliés mais mon grand-père a pris soin de le lui
rappeler. La pauvre a pris toute la culpabilité sur ses
frêles épaules. Pour ça non plus, je ne peux pas lui
pardonner.
Lasse, je m’appuie sur le dossier de ma chaise. David me
prend la main et m’attire sur le canapé près de lui. Nous
restons là, enlacés et silencieux dans une lourde
torpeur.

102
La situation m’incommode de plus en plus. Je ne peux
résister à David, nos rencontres se font plus fréquentes.
Pour autant, je suis incapable de renoncer à Damien. Je
sais que je dois mettre un terme { l’une ou l’autre de ces
relations mais je ne peux toujours pas me décider. Je ne
trouve rien à reprocher à mon compagnon, surtout ces
derniers temps où il a été d’un grand secours. Comment
rompre dans ces conditions ? Parce que j’ai un amant,
tout simplement, dont je suis follement amoureuse. Qu’il
occupe mes pensées, mon cœur, mon corps { toute
heure du jour et de la nuit. Que sans lui je me sens vide,
inutile. Qu’il est ma joie, ma force, ma flamme. Comment
dire cela à Damien si prévenant, si attentionné, sans le
briser. Je me sens indigne de son amour, de son affection
et déloyale envers sa famille qui m’a accueillie comme
leur propre fille.
Au dernier repas familial, j’ai dit { ma belle-mère que je
serai absente pour le traditionnel déjeuner de Pâques.
Cela tombe à la date anniversaire de Ludwig.
Ordinairement, elle n’aime pas qu’il manque un membre
de sa tribu. Pourtant cette fois elle m’a assurée que ce
n’était pas grave, qu’elle comprenait, m’a pris la main et
m’a appelée ma chérie pour la première fois. Il y avait
beaucoup de tendresse dans ses gestes et ses paroles.
Elle n’est pas si démonstrative habituellement. Aurait-
elle un sixième sens qui l’inciterait { me faire
culpabiliser ?
Je suis perdue !
Pour ajouter à ce sentiment si désagréable, David a
décidé de m’emmener voir sa grand-mère à Angers.

103
Trois heures de route, nous dormirons sur place. Je ne
peux plus reculer, je dois en parler à Damien.

Il est appliqué à ranger ses timbres. Je me plante devant


lui.
— Est-ce que je t’ai dit que j’avais vu David ?
— Non. Quand ça ?
— Il y a deux jours. On s’est croisé sur le palier.
Je mens bien sûr.
— Et ?
— Cela m’a beaucoup perturbée…
Il lève les yeux de son classeur.
— Perturbée ?
— Oui, tu sais qu’il est juif ?
— Non, et je ne vois pas de rapport.
— Il m’a parlé d’un tag antisémite qui l’avait révolté.
C’est comme ça que j’ai appris qu’il était juif.
— Vraiment ?
Non, évidemment j’invente. Pourquoi cette question ?
Que sait-il ? Je décide de poursuivre sans relever.
— Je suis entrée boire un verre, et au fil de la discussion,
je lui ai raconté mon histoire.
— Quoi ???
Il en a fait tomber sa pince à timbre.
— C’est venu comme ça, sans réfléchir.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il m’a dit la même chose que toi, Ludwig et
Madeleine. Que je ne dois pas me rendre coupable d’un
crime perpétué par mon grand-père.
— Heureusement !

104
— Il me propose de rencontrer sa grand-mère. Elle a été
arrêtée à quatorze ans avec toute sa famille puis
déportée { Auschwitz. Il pense qu’elle pourrait m’aider.
Damien se recule sur sa chaise pour mieux me regarder.
— Si cela peut te permettre d’accepter et de pardonner,
n’hésite pas.
— Oui mais elle habite à Angers. David voudrait que
nous y restions dormir.
— Sybille vient avec vous ?
— Non, elle travaille le samedi. On partirait ce week-
end. Ça ne te dérange pas si j’y vais ?
— Mais non. Si en deux jours elle réussit à ramener la
paix en toi ça vaut vraiment la peine d’essayer.
Me voilà avec une deuxième bénédiction après celle de
Ludwig !

David est ravi bien sûr. Il se réjouit { l’idée de passer


deux jours pleins avec moi. Moi aussi mais en plus
mitigé.

105
Deux heures que nous roulons au son de la
musique classique.
David me raconte des bribes de son enfance et ses
vacances chez ses grands-parents. Il en garde des
souvenirs heureux. Je l’écoute avec attention mais plus
on s’approche d’Angers et plus l’angoisse monte en moi.
Celle de rencontrer sa grand-mère ou bien celle de
passer le week-end avec David ? Je ne saurais dire. Je
garde une pointe de culpabilité en moi ; j’ai menti {
Damien. Et je vais le tromper avec son accord en
quelque sorte !

Nous nous garons enfin devant une petite maison de


ville. Martha sort pour nous accueillir. Elle devait
guetter notre arrivée. Elle est plutôt grande. Ses cheveux
blancs, coupés court, lui donnent une allure sportive.
Elle ne fait guère plus âgée que Madeleine. Un grand
sourire illumine son visage. Elle disparaît dans les bras
de son petit-fils qui l’embrasse avec profusion. Je me
tiens en retrait. Je ne me sens pas à ma place. Elle vient
vers moi, les mains tendues.
— Nous avons des choses { nous dire, je crois…
Je réponds par un « oui » à peine audible. Il émane une
telle force de cette femme qu’elle m’impressionne. David
a sorti mon sac de la voiture et me prend par la main.
— Viens !
La maison n’est pas très grande mais cache un très joli
jardin { l’arrière. Je sais, par David, qu’elle a une
véritable passion pour les fleurs. Ce doit être magnifique
au printemps. Martha m’explique qu’elle s’est installée
dans cette maison après la mort de son mari, il y a six

106
ans. Elle avait souhaité se rapprocher du centre-ville en
prévision de ses vieux jours. Elle tient à rester
autonome.

Pendant le déjeuner, je me contente de les observer. Je


ne me lasse pas de regarder David. Il est si prévenant,
attentionné, tendre avec sa grand-mère. C’est touchant
de les voir ensemble. Martha nous invite à passer au
salon pour prendre le café. La pièce est sombre, donnant
sur la rue. L’ambiance est cosy. Le parquet en chêne, le
canapé et les fauteuils de velours grenat, les coussins et
les tentures aux imprimés assortis, le tic-tac sourd de la
comtoise donnent { l’ensemble une atmosphère feutrée.
Martha, sans se départir de son sourire, me fixe de ses
yeux gris. Elle semble attendre. J’hésite, je ne sais par où
commencer. C’est David qui entame le dialogue. Je suis
étonnée d’entendre mon histoire par le biais de sa voix.
Celle que j’ai tant de mal { raconter moi-même. Que je
lui ai livrée si douloureusement. Elle est là cette histoire,
David la déroule tout doucement pour ne pas me
brusquer. Je l’écoute pour la première fois. Je prends ses
mots de plein fouet. Je me cogne aux souvenirs et le
terrible sentiment de honte remonte à la surface et me
submerge. Ma poitrine se serre comme dans un étau. Je
pleure et j’étouffe ! Je suis dans un état second. Je
n’entends plus rien. Je ne vois plus rien. Il y a comme un
moteur qui gronde dans ma tête. Je me sens paralysée.
Je veux que ça s’arrête, que tout s’arrête.
Petit { petit, le brouhaha s’estompe. Je peux de nouveau
respirer. Je prends conscience de ce qui se passe autour
de moi. Je suis dans les bras de David. Il me berce

107
tendrement. Martha s’est rapprochée. Elle est assise sur
la table basse et me caresse la main. Son sourire a
disparu. La tristesse s’est emparée de son regard.
— Emmène-la dans la chambre, qu’elle se repose un
peu.
David me soulève. Il me porte dans les escaliers et me
pose sur un lit. Il retire mes chaussures, tire les volets et
revient s’asseoir près de moi. Il caresse mes cheveux
sans rien dire. Blottie contre lui, je m’abandonne.

Je me réveille, David n’est plus l{. J’entends des voix au


rez-de-chaussée, je descends les rejoindre. Deux heures
se sont écoulées. Martha me propose d’aller visiter la
ville. La promenade me fait du bien. Nous n’abordons
plus le sujet de la soirée.

David a attendu que sa grand-mère soit couchée pour


me rejoindre dans mon lit. C’est notre première nuit
ensemble. Nous faisons l’amour le plus discrètement
possible. Je suis bien avec lui. Dans ses bras, je ressens la
même quiétude que dans les bras de Ludwig.

Au réveil, je me sens reposée et prête à affronter mes


peurs. David n’est plus l{. Je le retrouve { la cuisine. Il
m’interroge du regard, je le rassure d’un sourire.
Après le petit-déjeuner, je rejoins Martha au salon. Elle
semble m’attendre et me fait signe de venir m’asseoir
près d’elle. Elle me prend la main.
— Je ne sais si je peux vous aider Marianne mais je vais
essayer. Vous semblez tellement enfermée dans cette
histoire. Même si c’est la vôtre, dites-vous qu’elle

108
appartient au passé. Apprenez à pardonner, vous vous
sentirez plus légère.
— Parce que vous avez pardonné vous-même ?
— Oui, pour pouvoir recommencer à vivre.
— Je ne pourrai jamais.
— Ce n’est pas facile mais c’est possible.
Martha lâche ma main et s’enfonce dans le canapé.
— On est venu nous chercher en avril 44. J’avais
quatorze ans. C’était le matin, de bonne heure. Nos
affaires étaient prêtes, au cas où. Comme tout le monde,
nous pensions aller simplement dans des camps de
travail en Allemagne. On ne savait pas trop pourquoi ils
prenaient les enfants mais nous ne voulions pas être
séparés. On a marché jusqu’{ la gare, entourés par des
soldats allemands. Là nous sommes montés dans le train
en direction de Paris, puis Drancy. Nous y sommes
restés deux semaines avant le départ fatidique. C’est au
moment de monter dans les wagons à bestiaux que nous
avons vraiment pris peur. On était tous entassés. Mon
petit frère a commencé à paniquer et ma mère a pleuré.
On pouvait à peine respirer. Heureusement, il ne faisait
ni trop chaud ni trop froid. On nous avait donné du pain
mais rien { boire. Je me souviens d’avoir vraiment
souffert de la soif. C’était difficile aussi de s’asseoir et
encore plus de s’allonger. On le faisait { tour de rôle. Il y
avait des vieux et de tout petits enfants dans notre
wagon. Tous n’ont pas survécu dans ces conditions. Le
voyage a duré trois jours. Trois jours que nous pensions
être les pires de notre existence, mais nous n’avions pas
encore tout vu. Quand ils ont enfin ouvert les wagons, ils
se sont mis à nous gueuler dessus. Ils nous ont fait

109
descendre et nous ont triés. Les hommes d’un côté et les
femmes et les enfants de l’autre. Ma mère a hurlé quand
elle a vu qu’on nous séparait de mon père. Et puis ils ont
fait un deuxième tri. Parmi les hommes, ils sortaient les
plus faibles. Parmi les femmes, ils gardaient les plus
fortes. Ceux qui n’avaient pas été choisis partirent
directement dans les chambres { gaz. J’ai eu de la
chance. Je faisais beaucoup plus que mon âge. À
l’époque, nous habitions Saint-Nazaire. Mon père était
mécanicien au chantier naval. Il adorait la mer. C’est
cette passion qui m’a sauvé la vie. Il m’avait appris {
nager très jeune et comme j’avais de grandes aptitudes,
nous avions l’habitude d’aller nager tous les deux
plusieurs fois par semaine. Cela faisait deux ans qu’il
m’entraînait pour la compétition, ce qui fait que j’étais
plus grande et plus charpentée que les filles de mon âge.
Je me suis donc retrouvée { travailler { l’amélioration
du camp de Birkenau. Ma mère et mon petit frère ont
été gazés dès leur arrivée. Nous étions séparés avec mon
père mais nous nous apercevions de temps en temps,
c’est ce qui nous a aidés { tenir l’un et l’autre. La vie au
camp était vraiment horrible. Nous avions faim et nous
étions épuisés. Par le travail qui était très dur, surtout
sans rien dans le ventre, juste un bouillon et une tranche
de pain le matin pour tenir toute la journée. Aussi, par
les réveils très tôt et les rassemblements dans la cour
n’importe quand, même en pleine nuit. Au bout de six
mois, on m’a changée de baraquement. À partir de ce
moment-là, mes conditions de vie se sont
considérablement améliorées. J’étais avec des jeunes
femmes qui avaient été sélectionnées pour les plaisirs

110
des nazis et comme ils n’aimaient pas les sacs d’os, nous
étions mieux nourries et mieux chauffées. J’étais la seule
juive. Je présume qu’ils m’avaient choisie pour mes yeux
bleus et mes cheveux blonds. Il y avait parmi nous une
chanteuse. Elle chantait tout le temps et elle avait fait de
nous sa chorale. Cela paraît dérisoire mais cela nous a
beaucoup aidées à tenir le coup. Le moment le plus
angoissant, c’était quand ils venaient dans notre
baraque pour choisir les filles. Heureusement, j’avais un
physique un peu garçonne qui leur plaisait moins. Entre
nous il y avait une grande solidarité mais en dehors,
c’était chacun pour soi. Il fallait survivre coûte que
coûte. Quand ils ont vidé le camp, j’avais le typhus. Ils
nous ont abandonnés { l’infirmerie. J’étais inconsciente
quand l’armée soviétique nous a libérés. On m’a soignée
et mise dans un camion de rapatriement. Arrivée à
Paris, je ne pensais qu’{ retrouver mon père.
Cette période tragique fait partie de mon histoire, de ma
vie, je ne l’oublie pas mais je ne vis pas avec. J’ai tourné
la page. Parmi tous ces hommes qui ont été nos
tortionnaires, il y en avait qui ne faisaient pas ça par
plaisir. Ils n’avaient pas le choix. Ils se retrouvaient dans
les camps comme nous, sans avoir rien demandé. C’est
facile de les blâmer maintenant qu’on a le recul et que
l’on sait réellement ce qui s’est passé mais { cette
époque, on ne savait rien de tout ça. Ceux qui nous ont
arrêtés ne savaient pas ce qu’il se passait dans les
camps. L’histoire est l{ pour nous apprendre { ne pas
refaire les mêmes erreurs, pas pour juger. Votre
génération ne doit pas porter la faute de ses ancêtres.
Vous n’êtes responsable que de votre vie, de vos choix,

111
pas du choix de votre grand-père. Acceptez et
pardonnez, sinon c’est vous que vous détruirez.
J’accuse le coup. Son histoire m’a bouleversée.
— Je ne sais pas si j’en serai capable.
— Quand je suis rentrée à Saint-Nazaire, je ne savais pas
non plus si je serais capable de pardonner mais la vie est
là qui nous pousse à avancer. Je me suis mariée à un goy.
Sûrement pour tirer un trait sur ce passé mais peine
perdue puisque ma fille a épousé un juif. L’acceptation
est le meilleur remède que je connaisse pour soigner les
plaies de l’âme.
Elle me prend dans ses bras et m’embrasse. David me
regarde tendrement. Je ne l’ai pas entendu entrer. Il se
tient dans un coin de la pièce, discrètement.
Toute cette chaleur et cette bienveillance qui
m’entourent ces derniers temps me submergent. Je me
retiens pour ne pas pleurer.

Sur le chemin du retour, nous évitons soigneusement le


sujet qui nous a amené à faire ce voyage. Nous parlons
musique. Bien sûr, nous nous trouvons des
connaissances communes. Rien d’étonnant, le monde
des virtuoses est assez restreint.

À l’approche de Paris, notre conversation s’étiole et nos


regards se fuient. Je ne suis pas { l’aise avec ma
conscience. Je viens de passer le week-end avec mon
amant et le retour au bercail n’est pas si simple.
D’autant que je n’ai pas particulièrement envie de
quitter David. Ses soupirs me laissent { penser qu’il
partage les mêmes sentiments.

112
Nous nous étreignons une dernière fois dans la voiture.
Sur le palier du deuxième, il pose son sac bruyamment,
me plaque contre le mur et m’embrasse avec fougue. Je
m’accroche désespérément { lui. Nos mains ne se
lâchent plus. Nous reprenons péniblement notre
ascension. Un dernier baiser avant de nous séparer et je
pose la main sur la poignée de ma porte.
— Attends !
Je me tourne vers David. Il s’avance radieux, brandissant
le post-it que Sybille a laissé à son intention. Je lis, « Je
suis chez Damien, rejoins-moi ». La séparation sera donc
pour plus tard…

113
Damien a tenu { nous accompagner { l’aéroport. C’est
au moins la dixième fois qu’il me dit de l’appeler si
besoin, qu’il viendra me rejoindre. Je n’en attendais pas
autant de sa part et cela me touche énormément.
Madeleine est toute excitée. Elle est impatiente de
retourner au Lac et de revoir Ingrid et bien sûr Ludwig.
Mon impatience à moi est ternie par l’inquiétude. Je me
demande dans quel état je vais trouver Ludwig et
surtout, comment ma tante réagira. Elle est bien loin de
se douter de ce qui l’attend. Cela me rend triste.
Heureusement, toute à sa joie, elle ne se rend compte de
rien.

C’est Eva qui nous accueille { notre descente d’avion. Je


préfère. La villa n’est qu’{ une vingtaine de kilomètres
de l’aéroport. Je me tasse de plus en plus { l’arrière du
véhicule tandis que Madeleine et Eva bavardent
gaiement { l’avant. Je souris { chaque fois que je croise
leurs regards dans le rétroviseur. Eva ne semble pas
être au courant de la situation. À moins qu’elle ne soit
une excellente comédienne, je ne lis aucune tristesse
dans ses yeux. Moi, je connais la réalité et j’en ai le
ventre noué.

Les battements de mon cœur s’accélèrent { l’approche


de la villa. Des silhouettes se lèvent sous la véranda.
Parmi elles, j’aperçois Ludwig. Ouf ! L’étau se desserre, il
est debout. Pâle, amaigri, mais debout. Je peux enfin
laisser libre cours à la joie des retrouvailles. Nous
sommes ensemble et c’est l’essentiel.

114
Je parle, je ris, je plaisante. Je fais le service avec Eva
sans toutefois lâcher Ludwig du regard. J’observe,
attentive au moindre signe. Un frisson, un tremblement,
la lenteur d’un mouvement, le vide d’un regard, un
rictus quand la douleur jaillit. Je vois tout, j’entends tout.
Tout ce qu’il ne dit pas et mon cœur se serre.

Le soir, nous sommes tous installés sous la véranda qui


surplombe le lac. La vue est magnifique. Les lumières
scintillantes se reflètent dans la noirceur des eaux
profondes tandis que les étoiles, probablement jalouses,
pétillent dans la nuit noire. Je profite de l’instant en
savourant la beauté de l’univers qui nous entoure.
J’apprécie ce moment de grâce qui, je le sais, ne sera
qu’éphémère.

L’avion de Joao a du retard. J’ai insisté pour aller seule le


chercher { l’aéroport. Je tiens { le préparer. La dernière
fois qu’il a vu Ludwig, ce dernier était encore en pleine
forme. La maladie n’avait pas encore fait tous ses
ravages. L’hypersensibilité de Joao me fait craindre le
pire.

Il avait tout juste vingt ans { notre rencontre. C’était {


Rio, { l’occasion d’un concert humanitaire. Il travaillait
en régie plateau. Dès que leurs regards se sont croisés,
Ludwig et Joao sont tombés follement amoureux l’un de
l’autre. J’étais habituée aux coups de cœur de l’artiste
mais cette fois, la flèche de Cupidon s’était embrasée.
Vulcain était de la partie et j’assistais, médusée, { un
véritable coup de foudre.

115
À partir de là, Joao a quitté le Brésil et son poste à
l’Opéra pour suivre l’amour de sa vie { travers le monde.
Cet amour fou, passionné et souvent orageux les a unis
sept ans. Après un concert à Lisbonne, Joao a eu envie
de retrouver son pays, ses racines. Il sentait que leur
couple s’essoufflait et à vingt-sept ans, il avait besoin de
sortir de l’ombre de Ludwig et de se réaliser
professionnellement. Depuis, il est en charge de la
programmation musicale de la ville de Rio.

Avec ses cheveux noirs crépus, son teint d’ébène, sa


carrure d’athlète, son sourire de nacre, je n’ai aucun mal
à le voir dans le flot des voyageurs qui débarquent. Il est
beau, magnifiquement beau !
Il me cherche du regard, je lui fais signe. En
m’apercevant, il pousse un cri digne d’une danseuse de
Cancan et se met à gesticuler tel un pantin désarticulé.
Tout le monde se tourne vers lui. Il n’en a cure et
trépigne d’impatience. J’avais quelque espoir qu’il se
soit assagi avec le temps mais je constate qu’il n’en est
rien.
Nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre, heureux
de nos retrouvailles. Nous avons tant de choses à nous
dire depuis tout ce temps que nous faisons une pause à
la terrasse d’un café avant de rejoindre la villa.

C’est dans la voiture que Joao me demande des


nouvelles de Ludwig. Il a eu connaissance de ses
annulations de concerts et les explications de son ami ne
l’ont pas convaincu. À tous, il a prétendu se relever

116
difficilement d’une broncho-pneumonie qui le laisse très
fatigué et essoufflé mais Joao n’est pas dupe. Sa question
tombe comme un couperet.
— Il a le sida n’est-ce pas ?
Sous le choc, je me gare. Je ne veux pas trahir Ludwig
mais il m’est impossible de mentir { Joao. Devant lui, je
n’arrive plus { faire semblant et je m’effondre en larmes.
Il me prend dans ses bras. Il a compris. Nous restons un
moment enlacés, tous deux en pleurs.
La sonnerie de mon téléphone nous oblige à nous
ressaisir. C’est Ludwig. Il s’inquiète. Je le rassure.
Je me remets en route. Joao a posé sa main sur ma cuisse
en signe de réconfort.
— Je me doutais bien qu’il avait une raison pour nous
inviter tous ensemble { son anniversaire mais j’espérais
de tout mon cœur me tromper.
— Malheureusement tu as vu juste. Il a l’intention de
l’annoncer { la fin du séjour. Jusqu’{ présent, seuls Bart
et moi sommes au courant. Il tient à ce que cela reste
secret.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir tenir.
Joao a détourné le regard. Je sais qu’il pleure.
— Ne te retiens pas. Dis-lui ce que tu ressens. Je ne l’ai
pas trahi puisque tu avais déjà tout deviné. Parle-lui
Joao, il n’attend peut-être que ça.
Il hoche la tête et se tourne enfin vers moi.
— J’ai essayé de me préparer { ça mais…
Ses mots restent en suspens.
— Tu vas devoir être fort, il est beaucoup diminué. Il a
énormément maigri et son teint est livide. Nous avons

117
assisté doucement à son déclin mais pour toi, cela risque
d’être un choc.
— Ne t’inquiète pas, j’ai déj{ eu l’occasion de voir cette
maladie en face. Elle n’est pas totalement éradiquée
comme on pourrait le croire. On en parle moins mais
elle est toujours l{. D’ailleurs, je me fais régulièrement
dépister.
Un silence lourd s’est installé entre nous.

Ludwig nous guettait. Il se lève à notre arrivée. Joao ne


peut se retenir et s’élance vers lui. Leurs pleurs et leurs
rires se mêlent. L’émotion est trop forte. Je rentre.
Madeleine me retient.
— Tu les connais, ils vont se calmer.
Oui je les connais, oui ils vont se calmer, mais ce qu’elle
ne sait pas, c’est ce qu’ils cachent sous les rires et la
vraie raison de leurs larmes.

Deux jours passent. Les invités arrivent les uns après les
autres et l’état de Ludwig empire. Damien m’appelle
régulièrement pour prendre des nouvelles. Elles ne sont
pas bonnes. Sommes-nous les seuls avec Joao à en avoir
conscience ? Il trompe son entourage en expliquant qu’il
n’a pas su s’arrêter { temps et qu’il en paie maintenant
les conséquences. Cela semble leur suffire. Comment ne
voient-ils pas qu’il ménage sa voix, son inhalateur {
portée de main, craignant ses quintes de toux qui sont
de plus en plus violentes ? Peut-être préfèrent-ils ne pas
voir ? Tout le monde est { ses petits soins. On l’entoure
d’amour et d’affection. C’est probablement son meilleur
remède.

118
Le soir, dans son grand lit, Joao et moi nous nous
blottissons contre lui. Dans le silence de la maison, nous
écoutons le râle de sa respiration et attendons qu’il
s’endorme, rompu par la fatigue et assommé par les
médicaments. Alors seulement, nous regagnons
tristement nos chambres.
C’est { ce moment-là que je pense à David. Je voudrais
me lover dans ses bras, sentir la chaleur de sa peau, la
douceur de ses caresses, de ses baisers. Mon corps
s’enflamme et je pleure de désespoir dans la solitude de
mon lit.

119
C’est le grand jour. Tout le monde est l{. Les
préparatifs sont enfin terminés. Le traiteur et ses
serveurs sont à leurs postes.
Un médecin vient d’arriver de Genève. Je ne le connais
pas. C’est sûrement lui qui suit Ludwig dans sa maladie
et l’accompagne avec ses traitements qui m’ont toujours
parus douteux. Ils s’enferment tous les deux dans la
chambre.
Ils en ressortent une demi-heure plus tard. Ludwig est
transformé. Son teint a retrouvé ses couleurs naturelles.
Il m’adresse un sourire triste et résigné. Celui que je
connais depuis quelques mois et qui me transperce le
cœur. Joao me prend la main et me glisse { l’oreille.
— Ne t’inquiète pas, ils savent ce qu’ils font.
Je m’appuie sur son épaule, heureusement qu’il est l{. Sa
présence me rassure et me renforce. Je me redresse, le
sourire aux lèvres. Moi aussi je sais donner le change.

Je profite au maximum de cette soirée et des amis que je


n’aurai plus l’occasion de revoir. La plupart d’entre eux
repartiront dès ce soir.
Le moment tant attendu du gâteau et des bougies arrive
enfin. Puis, c’est l’avalanche de cadeaux. On a déj{
beaucoup bu. On s’échauffe, on plaisante, on rit. Il y a les
cadeaux conventionnels, très onéreux, très beaux, très
moches, sages, trop sages et puis celui de Joao,
irrévérencieux. C’est un string, mais pas n’importe
lequel. C’était un pari entre eux. Ludwig avait promis de
venir au Carnaval de Rio si Joao lui confectionnait lui-
même un string en strass et paillettes. Après toutes ces
années, c’est chose faite. Ludwig a failli s’étouffer de

120
rire. Ce qui a provoqué une vague de panique.
Heureusement, l’inhalateur est venu { bout de la crise.
Il ne reste plus que mon cadeau. Il le découvre dans un
rouleau à photographie. En le dépliant, son regard
s’embue. C’est une vieille partition que nous avions
écrite { quatre mains { l’âge de douze ans. Elle était
pleine de ratures, d’annotations et de dessins mais nous
replongeait dans les souvenirs émus de notre enfance et
de notre complicité. Ludwig m’entraîne vers le piano, il
veut à tout prix rejouer cette partition avec moi. Nous la
déchiffrons avec nostalgie avant que les notes s’envolent
de l’instrument et emplissent la pièce. On est très loin
du chef-d’œuvre mais l’émotion est l{ et le public nous
encourage à poursuivre. Après un deuxième morceau,
j’abandonne le clavier. Eva puis Ingrid et enfin
Madeleine prennent le relai. La musique envahit
l’espace et apaise les esprits surchauffés.
Le médecin, que j’avais soigneusement évité jusque-là,
s’approche de moi. Il voudrait me parler. Un sentiment
de panique s’empare de moi. Je cherche Joao du regard
et quand je l’aperçois enfin, je lui fais signe de me
rejoindre. Le médecin semble contrarié. Peu importe, je
ne me sens pas la force de l’affronter seule. Nous nous
mettons { l’écart. Joao m’entoure les épaules de son
bras. Collés l’un contre l’autre nous faisons face {
l’adversaire, le messager de mort. Nous écoutons avec
peine ses mots que nous voudrions ne pas entendre.
— Les résultats d’analyses sont mauvais. Ses poumons
sont gravement atteints, il ne pourra bientôt plus
respirer normalement.

121
Les mots arrivent comme des coups de poignard. Même
si nous savons déj{ ce qu’il en est, la violence de la
réalité est un choc. Je sens la main de Joao se crisper sur
mon épaule. Nous nous tenons l’un { l’autre pour
affronter la tempête. Le médecin poursuit.
— Le traitement qu’il suit actuellement n’aura bientôt
plus d’effet et comme il refuse une assistance
respiratoire…
Nous acquiesçons.
— De toute façon, cela ne ferait que retarder l’échéance.
Ça aussi, nous le savons.
— Nous avons établi ensemble un protocole pour qu’il
parte en douceur lorsqu’il le souhaitera. Vous sentez-
vous prêts à suivre ses dernières volontés ?
Nous nous regardons, Joao et moi, et dans un souffle
mais d’une seule voix nous répondons « oui ».
Il ne pourrait en être autrement, ni pour lui, ni pour moi.
Nous irons jusqu’au bout de notre amour pour Ludwig,
jusqu’au bout, dans la mort même.

Le médecin est parti le premier. D’autres invités ont


suivi son départ. Il ne reste que les plus intimes. Ludwig
semble épuisé, nous le conduisons jusqu’{ sa chambre.
Allongés près de lui, nous lui relatons notre
conversation avec le médecin. Il sait bien sûr puisqu’il
en est l’instigateur. Nous lui promettons de
l’accompagner jusqu’au bout. Il nous prévient.
— Le traitement que j’ai subi aujourd’hui peut avoir un
effet boomerang. Demain, mon état risque d’être bien
pire que celui de ces derniers jours. Je ne vais pas

122
pouvoir continuer à dissimuler la réalité aux autres. Je
compte sur vous pour m’épauler demain.
Nous le rassurons une fois de plus.

123
La maisonnée se réveille doucement. Je vais voir
Ludwig dans sa chambre. Il dort mais respire mal. Je
rejoins les autres sous la véranda pour boire mon thé.
La journée est magnifique mais pour combien de temps
encore. On parle de la soirée, on échange nos
impressions. Joao vient s’asseoir près de moi, une tasse
de café fumant dans les mains. Lui aussi profite de la
beauté du jour en connaissance de cause. Nous restons
silencieux à regarder ce paysage sublime.
— Ludwig n’est toujours pas levé ? demande Ingrid qui
revient de promenade au bras de son mari.
— Je vais voir !
Joao s’est levé d’un bond. Il revient quelques minutes
plus tard tenant fermement un Ludwig chancelant.
Ingrid se précipite.
— Mon Dieu, mon fils ! C’était une folie cette fête dans
ton état !
Elle se désole, s’agite.
— Au contraire, c’était magnifique ! Apporte-moi du café
s’il te plaît maman.
Joao installe Ludwig sur le canapé, glisse un pouf sous
ses jambes tandis que je le couvre d’un plaid.
— Que se passe-t-il ? demande Hilda, la grand-mère, qui
n’entend plus très bien.
Madeleine va s’asseoir près d’elle pour la rassurer. J’ai
compris dans le regard de Ludwig que c’est le moment
tant redouté. Je vais rejoindre ma tante, elle va avoir
besoin de mon soutien. Ludwig attire sa sœur et lui
parle { l’oreille. Eva se laisse tomber sur le canapé avant
de se redresser.
— Mon frère voudrait vous parler.

124
Joao a entouré les épaules de son ami. Je serre la main
de Madeleine dans les miennes. Elle me regarde
étonnée. Tout le monde nous rejoint.
Ingrid apporte une tasse de café à son fils. Karl, son
époux, l’appelle pour qu’elle vienne le rejoindre.
Bart est assis sur le tabouret de piano, les mains
croisées sur les genoux, la tête basse, il sait.
Erik, le mari d’Eva, prend place entre ses fils, Jonas et
Andréa, et les entoure d’un bras protecteur.
Je regarde la scène, c’est comme si une chape de plomb
était tombée sur la pièce. L’ambiance est lourde,
pesante. Chacun est conscient que quelque chose de
grave est en train de se passer.
Joao pose son front sur la tempe de Ludwig comme pour
lui insuffler sa force. Ludwig ferme un instant les yeux,
esquisse un léger sourire, balaye l’assistance du regard
pour l’arrêter sur sa mère.
— Je suis malade.
Eva regarde son frère comme pour lui dire : oui, ça on
sait mais ce n’est rien.
— C’est grave, je ne guérirai pas.
— Quoi ?
Eva a presque crié. Ingrid reste figée d’effroi les deux
mains sur la bouche. Je sens la crispation dans les doigts
de Madeleine.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiète de nouveau Hilda.
Karl a pris sa femme dans ses bras.
— Comment ça tu ne guériras pas ? Qu’est-ce que tu as
au juste ?
Ludwig a du mal à soutenir le regard de son père. Il
pleure doucement.

125
— J’ai le sida papa.
Tous les regards convergent vers Joao. Comme si c’était
lui le coupable. Je prends aussitôt sa défense.
— Joao n’y est pour rien, il n’est pas malade, ni même
porteur du VIH.
— Tu ne t’es pas protégé ? demande Erik.
— Mais si bien sûr !
Ludwig a du mal { parler entre deux sanglots. C’est Joao
qui prend la suite.
— Les préservatifs ne sont pas fiables à cent pour cent.
— Et la trithérapie ? demande Eva.
— Il ne la supporte pas.
Eva me fustige du regard. Je revois dans ses yeux toute
la haine et la jalousie qu’elle avait { mon égard quand
nous étions enfants. Je lui volais son petit frère. Je lui
dois des explications.
— Tu te souviens de ce jour où je suis allée le rejoindre
{ Genève parce qu’il avait annulé un concert ?
Elle fait oui de la tête mais ses yeux sont toujours aussi
noirs de reproches.
Je raconte comme je peux. Souvent submergée par
l’émotion, je suis relayée par Ludwig, Bart ou Joao. On
pleure beaucoup, presqu’en silence, calmement. Ingrid
et Karl sanglotent dans les bras l’un de l’autre.
Madeleine et Hilda se tiennent les mains, murées dans le
silence.
Soudain, Andréa, âgé de six ans, se jette sur son oncle. Il
se met à tambouriner de ses petits poings sur la poitrine
déjà si faible de Ludwig.
— Tu n’as pas le droit, non, tu n’as pas le droit de
mourir !!!

126
Erik prend son fils dans les bras pour le consoler et Eva
s’écroule en larmes aux pieds de son frère.
C’est { ce moment-là que tout bascule. Hilda lève les
bras au ciel et se met à crier.
— Prends-moi Seigneur ! C’est moi qui dois mourir pas
mon petit-fils ! Laisse-le vivre !
Le sol sur lequel nous essayions de tenir vaguement
debout s’est alors fissuré et le chagrin, immense et
profond, nous a engloutis.

127
Comme promis, nous sommes restés près de Ludwig
pour l’accompagner jusqu’{ son dernier souffle. Seuls
Bart, Erik et les enfants sont rentrés à Munich. Les
garçons étant trop jeunes pour assister { l’agonie de
leur oncle.

Les prédictions du médecin sont justes. L’état de Ludwig


s’est très vite aggravé, sa respiration est devenue très
difficile. Malgré ses réticences, il a fini par accepter
l’utilisation d’un respirateur domestique. Cela améliore
son quotidien sans toutefois repousser l’échéance.

Nous nous relayons auprès de lui, l’entourant de tout


notre amour, notre tendresse. Nous revisitons ensemble
notre passé commun { la recherche d’anecdotes drôles
ou joyeuses pour égayer nos sombres journées.

Le temps s’écoule tristement et nous nous accrochons


de toutes nos forces à cette vie qui glisse et nous
échappe. Nous sommes impuissants à la retenir et le
temps file { toute vitesse { l’approche du terminus.

Sa souffrance devient insoutenable. Je sais qu’il fait des


efforts pour nous, pour ses parents mais nous lui avons
fait une promesse et nous devons la tenir. C’est très
difficile à entendre pour Ingrid et Karl mais, pour leur
fils et parce qu’eux non plus ne supportent plus de le
voir souffrir, ils finissent par nous donner leur accord.

Eva, Joao et moi, nous nous enfermons dans sa chambre.


Ludwig nous regarde, soulagé. Nous sommes prêts à

128
tenir notre engagement et Eva est avec nous. Petit à
petit, nous augmentons les doses de morphine. Ses traits
crispés par la douleur se détendent peu à peu. Au salon,
Madeleine s’est mise au piano. Elle joue Satie, Debussy,
Rachmaninov, Gershwin. Nous nous laissons bercer par
la musique. Je sens que Ludwig s’éteint. Je propose { Eva
que nous soyons tous réunis autour de lui. Elle décide
d’aller chercher sa famille. Nous l’embrassons tour {
tour et à chacun de ces baisers, Ludwig sourit. Il est
encore conscient de ce qu’il se passe et je suis certaine
qu’il en est heureux.

Nous sommes tous assis en cercle autour de son lit, unis


dans la peine. Hilda prend la main d’Ingrid, puis celle de
Madeleine et les invite à faire de même. Nous formons
ainsi une chaîne. Je suis placée entre ma tante et Ludwig.
Joao est en face entre son ami et Eva. Il se passe alors
quelque chose de fort et puissant dans cette union. Je
ressens une forme d’apaisement comme si le lien qui
nous unissait nous apportait quiétude et sérénité. Je
découvre chez Hilda une force et une sagesse intérieure
que je ne connaissais pas. Je ressens la même émotion
chez les autres. Je crois que nous sommes enfin prêts à
le laisser partir. Cela fait quatre jours et quatre nuits que
nous nous battons contre la grande Faucheuse, je crois
qu’il est temps de déposer les armes. C’est une guerre
qui de toute façon était perdue d’avance. Ludwig l’avait
compris depuis longtemps, il ne se battait plus que pour
nous.

129
Je croise le regard de Joao et comprends que c’est fini.
Du bout de ses doigts, il sentait le pouls de Ludwig. Il
ramène la main de Ludwig sur sa poitrine et je fais de
même. Ingrid laisse échapper un « oh » d’abattement.

C’est fini, tout est fini. Je sens un grand trou dans mon
cœur, dans mon corps, dans mon âme. Un trou béant qui
ne se refermera jamais.

130
Bart, Erik et ses fils sont arrivés le soir même,
Damien le lendemain. Je suis étonnée de voir à quel
point je suis heureuse qu’il soit l{, qu’il me serre dans
ses bras, qu’il m’embrasse. Je me sens plus forte { ses
côtés.

Ma famille est venue en taxi la veille de l’enterrement. Je


ne m’y attendais pas. J’ai un choc en voyant entrer mes
parents, mon oncle, ma tante et mes cousins. Madeleine
est heureuse de les voir tandis que moi j’ai envie de fuir.
Mes cousins ne m’en laissent pas le temps. Je vois bien
qu’ils me cherchent du regard et dès que Fabrice
m’aperçoit, il fonce droit sur moi, son frère sur les
talons. Pas le temps de réagir qu’ils me prennent tous
les deux dans leurs bras. Ils m’étouffent presque,
m’embrassent. « Oh, Marianne ! Ma pauvre cousine, c’est
si triste ! » Eva s’empresse de nous rejoindre. Nous nous
retrouvons dans cette maison du Lac comme lorsque
nous étions enfants mais il en manque un.
Le plus important à mes yeux, mon ange blond, Ludwig !
Un trop plein d’émotions longtemps contenues me
submerge. Je suis incapable de me retenir. Je défaille,
hurlant, pleurant, totalement anéantie. Une douleur
profonde et sourde me déchire la poitrine. Damien me
soulève et m’emporte dans la chambre. Madeleine me
donne un calmant. Ensuite, je ne sais plus. Je sens bien
que l’on vient me voir, me caresse, m’embrasse. Mais
tout reste flou, à la limite du conscient.

Je me réveille le lendemain. Je vacille encore un peu. Ma


tante vient au devant de moi. Je n’ai pas encore eu le

131
temps de la voir depuis son arrivée. Elle me prend dans
ses bras.
— Marianne, ma pauvre petite ! Comme tu nous as fait
peur hier ! Je suis tellement heureuse de te revoir. Tu
nous manques beaucoup tu sais.
Mon oncle s’approche, bras ouverts.
— Viens l{ que je t’embrasse ! Ça fait trop longtemps
qu’on ne t’a vue, ça suffit maintenant.
Pendant que je suis dans ses bras, j’aperçois mes
parents qui se tiennent en retrait. Accrochée au bras de
son mari, ma mère pleure. Ils s’avancent. Mon père me
tend la main.
— Marianne, s’il te plaît, ne nous repousse pas. Je t’en
prie.
Mon oncle et ma tante sont à mes côtés, comme pour me
soutenir. Je prends la main tendue de mon père. Il lâche
sa femme et m’attire contre lui.
— Ma petite fille…
Je me blottis dans les bras de mon père avec un certain
soulagement.
De toute façon, c’est { ma mère que j’en veux le plus.
C’est elle qui m’a qualifiée de traître. Elle a préféré
soutenir son père plutôt que d’accepter la vérité. En
accusant son père, ce héros, c’est toute la famille que je
salissais. Elle niait tout en bloc me rejetant par la même
occasion. À la mort de mon grand-père, deux ans plus
tard, elle m’accusa de l’avoir tuée par mes diffamations.
C’en était trop pour moi. Je n’ai pas été { l’enterrement
et je n’ai plus revu ma famille { l’exception de
Madeleine. Je pense à Martha, à ses mots. Peut-être est-il
temps pour moi de faire la paix. C’est aussi ce que

132
Ludwig aurait souhaité. Je voudrais pouvoir tendre la
main vers ma mère mais je me rends compte à quel
point cela m’est difficile, voire impossible. J’opte pour
une autre solution.
— Bonjour maman.
C’est elle qui s’approche et m’embrasse sur la joue.
— Bonjour ma fille.
Je ne peux pas faire mieux pour l’instant. Plus tard peut-
être.

Il y a beaucoup de monde à la cérémonie. Certains sont


venus de très loin pour rendre un dernier hommage à
l’artiste. Je pourrais presque dire que je suis heureuse
de les voir.
C’est étrange cette confusion de sentiments. Je n’ai pas
connu jusque-l{ d’évènement plus douloureux, plus
triste et pourtant je ressens une forme de bonheur. Tous
ces gens sont venus pour Ludwig. Les privilégiés qui
étaient invités à son anniversaire sont sous le choc. Il y a
aussi des amis perdus de vue depuis longtemps, aux
visages sombres. Des regards affligés se posent sur moi.
Certaines connaissances viennent m’embrasser ou
simplement exprimer leur peine. Je m’accroche au bras
de Damien pour ne pas succomber au chagrin. Sa force
tranquille me rassure, me réconforte. Il est là, présent à
mes côtés comme { chaque fois que j’ai besoin de lui. Je
ne peux douter de la réalité de son amour. En revanche,
mon amour pour lui est-il toujours sincère ?

Mes pensées vagabondent. Je n’arrive pas { me


concentrer sur les discours. Eva, Erik et ses fils, Bart se

133
succèdent au pupitre. Je les ai entendus répéter. Malgré
leur insistance, je n’ai pas eu la force de me joindre {
eux. Je me suis contentée de préparer la liste musicale
avec l’aide de Madeleine. Je suis au premier rang et je
sens de nombreux regards sur moi. Joao me prend la
main aux premières notes de piano, il ne peut contenir
son chagrin plus longtemps. C’est Tristesse de Chopin
que nous avons choisi en ouverture. Je me penche pour
voir ma tante. Elle me paraît si fragile et si frêle, la tête
appuyée sur l’épaule de Joao, que je ne peux retenir mes
larmes. Nous pleurons tous les trois, incapable de
résister { la musique et { l’interprétation de Ludwig,
terrassés par la douleur.

Il fait beau. Ingrid a commandé un lunch. Des tables sont


dressées dans le jardin de la villa. Des groupes se
forment. Je passe de l’un { l’autre pour échanger
quelques mots. Je suis la seule à les connaître tous.
Ingrid et Eva ont sollicité mon aide. Je tiens mon rôle
d’hôtesse { la perfection. J’en suis presque étonnée.
L’air, si pesant tout { l’heure, est devenu plus léger. Des
yeux, je cherche Damien. Je l’aperçois en compagnie de
mes cousins. Je les rejoins pour discuter un peu avec eux
mais comme mes parents s’approchent, je m’éclipse
assez rapidement. Damien me regarde partir, contrarié.
Je comprends qu’il souhaite les connaître et le laisse en
leur compagnie.
Les gens prennent congé les uns après les autres.
Madeleine a décidé de partir avec ses neveux. Elle est
trop épuisée pour rester davantage. Elle pleure
beaucoup dans les bras d’Ingrid. Elles ne sont pas sûres

134
de se revoir un jour et leurs adieux sont douloureux.
Damien a prolongé son séjour pour rentrer avec moi.

Le bateau est arrêté au milieu du lac. Karl, Ingrid, Eva,


Joao et moi formons un cercle en nous tenant par la
main. Nous restons un moment en recueillement. Puis
Karl prend l’urne, l’ouvre et verse un peu de son
contenu. L’un après l’autre, nous éparpillons les cendres
de Ludwig sur les eaux profondes du lac.

135
Le retour { Paris s’avère plus difficile que je le
croyais. Une partie de moi est restée sur le lac de
Constance avec Ludwig. Malgré toute l’attention de
Damien, je m’enlise dans une profonde tristesse. Je le
suis comme un chien suit son maître, sans réfléchir.
Avec les amis, la famille, je reste distante. Mes lèvres
sourient mais mon regard exprime la mélancolie.
Les discussions vont bon train, les élections se
précisent. Je suis incapable de m’y intéresser. J’ai perdu
toute confiance dans la politique. À l’issue du premier
tour je ressens quand même un soulagement, le FN n’est
plus en course. Damien est tout excité, il y croit. Tout au
moins, il veut y croire. J’essaie de partager son
enthousiasme mais sans grande conviction.

Je n’arrive toujours pas { répondre aux nombreux


appels de David. Je me contente de quelques SMS
laconiques. J’ai peur. Peur de tromper Damien, peur
aussi d’oublier Ludwig dans les bras de David.

Les jours passent. Le temps glisse sur moi, vide de sens.

Ce soir, nous dînons chez mon oncle, le frère de ma


mère. Damien a tant insisté que j’ai fini par céder. Toute
ma famille sera réunie. Je sens monter l’angoisse {
chaque marche que je gravis. Comme si je devais
affronter l’ennemi. Pourtant, chez mon oncle et ma
tante, c’est un terrain neutre. Je n’y retrouve pas de
souvenirs d’enfance puisqu’ils ont déménagé après le
départ de leurs fils. Je ne me rappelle pas non plus y
avoir vu mon grand-père. Les réunions de famille se

136
faisaient dans le très bel appartement haussmannien de
mes grands parents, l’appartement de la honte où j’ai
été élevée. Je crois que je ne pourrai plus jamais y
mettre les pieds.

Ma tante nous accueille avec toute la bonhomie qui la


caractérise. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour
elle. D’autant qu’elle n’est pour rien dans notre histoire
familiale. Petite, un peu ronde, de grands yeux bleus
pétillants, elle est { l’opposé de mon oncle, grand,
maigre et brun. En vieillissant, je trouve qu’il ressemble
de plus en plus à son père. Tout le monde est déjà réuni
au salon. Je découvre les enfants de mes cousins. Deux
garçons de sept et quatre ans chez Fabrice et une fille de
cinq ans chez Arnaud. Ma tante fait les présentations.
Heureusement car j’avais oublié le nom de la compagne
d’Arnaud. Je me sens en visite dans ma propre famille.
Damien semble plus { l’aise que moi.

Je dois reconnaître que ma tante a bien fait les choses.


Elle m’a placée entre Damien et Fabrice, face { Arnaud.
Mes parents sont { l’autre bout de la table, de chaque
côté de Madeleine qui préside l’assemblée. Je regarde
ma grand-tante. Elle rayonne de bonheur. Malgré tout ce
que nous venons de traverser ensemble, elle est
heureuse d’être entourée de sa famille au grand
complet. Je me rends compte aujourd’hui { quel point
elle a dû être affligée de mon éloignement. Même si j’ai
continué de la voir, notre famille n’était plus jamais
réunie et je sais qu’elle en a souffert.

137
Contrairement { ce que je pensais, la soirée s’avère
agréable. Je retrouve même une certaine complicité avec
mon père. Je m’aperçois alors qu’il m’a manqué pendant
toutes ces années. La conversation reste joviale et
animée. Chacun prenant bien soin d’éviter de parler de
mon grand-père. Nous rentrons beaucoup plus tard que
ce que j’avais prévu. Damien est ravi de cette première
rencontre.

C’est le grand soir. Nous sommes tous réunis { Picpus,


chez Céline, ma belle-sœur. Nous attendons
impatiemment les résultats du second tour. Ils ont
presque réussi à me communiquer leur exaltation.
Même mes beaux-parents sont venus de Montreuil.
20H, c’est l’annonce : Hollande est élu président de la
République ! L’enfièvrement est { son comble. Ma belle-
mère m’embrasse, Damien aussi. Fabien sort le
champagne qu’il avait prévu en cas de victoire. Je me
laisse gagner par leur enthousiasme. Céline avait
organisé un apéro dinatoire. Nous enfournons les
derniers toasts, direction Bastille !

La place est déjà noire de monde quand nous arrivons.


Je me sens emportée par cet élan commun. Cette foule
est animée par les mêmes idées, les mêmes aspirations.
Nous partageons la même allégresse, le même espoir.
Mon cœur meurtri se revigore par la force de cette
marée humaine. Coincée entre Damien et Séverine, je
sens le souffle de la foule rallumer la vie qui s’était
éteinte en moi.

138
139
L’été approche { grands pas et je n’ai toujours
pas revu David. Il faut dire que je fais tout pour l’éviter
depuis plus d’un mois. Damien prépare déj{ nos
vacances au Racou. Son oncle possède une petite maison
sur la plage, au pied des Pyrénées. J’aime beaucoup cet
endroit et comme nous y allons en juin, c’est très
paisible. Nous faisons la route par étapes en nous
arrêtant chaque fois dans des endroits différents. Cette
année, Damien me propose de descendre par Nevers
puis le parc des Cévennes. Pourquoi pas ?
De mon côté aussi, je prépare ce départ. J’ai pris
beaucoup de retard dans mon travail et tous les éditeurs
n’ont pas la patience et la compréhension de Roger. Je
dois donc mettre les bouchées doubles si je veux éviter
d’emporter des corrections en vacances.

Dix jours déjà que nous avons quitté Paris. Demain,


l’oncle de Damien nous rejoindra. Il aime profiter de la
maison avant l’arrivée des estivants. C’est un vieux
célibataire un peu excentrique que j’aime beaucoup.
Nous déjeunerons ensemble avant de partir pour
Padirac. Ce soir, nous dînerons { Collioure. C’est une
tradition. Nous prenons toujours notre dernier repas
dans le cadre idyllique du vieux port. Je me sens
ressourcée par ce séjour en Méditerranée. Cette plage,
peu fréquentée en ce début de saison, avec les
montagnes qui descendent jusque dans la mer, est un
petit coin de paradis.
Damien est allé faire quelques courses pour demain. J’en
profite pour appeler Madeleine. Elle fête ses quatre-
vingts ans aujourd’hui.

140
— Bon anniversaire ma Tantine !
— Merci ma chérie ! Comment vas-tu ?
— Bien, surtout depuis que je suis à la mer ! Et toi ? Pas
trop dure cette dizaine supplémentaire ?
— Oh tu sais à mon âge, un an de plus ou de moins, ça ne
se voit pas ! Et tant que ça ne se sent pas, je peux
m’estimer heureuse !
— C’est vrai, tu es toujours en forme.
— Pourvu que cela dure le plus longtemps possible !
— Je te le souhaite.
Un silence. Je suis sûre que ses pensées se sont envolées
avec les miennes vers le lac de Constance.
— J’aimerais tant que Ludwig soit l{ !
— Je sais ma tante, moi aussi.
Pas besoin d’être devin pour connaître ses sentiments.
Comme Hilda, elle aurait préféré mourir à sa place.
— Marianne ?
— Oui ?
— Je suis heureuse que tu aies accepté de venir
dimanche.
— Je sais que c’est important pour toi que je sois { ton
anniversaire. Cela me fait plaisir d’être { tes côtés.
— Merci ma chérie.
— Du moment que tu ne me places pas trop près de ma
mère, s’entend !
— Évidemment !

Nous sommes rentrés hier soir pour être frais et dispos


{ la fête d’anniversaire de Madeleine. Elle a réservé un
restaurant sur les bords de Seine pour que les enfants
puissent profiter de l’extérieur. Elle est toujours

141
attentive au bonheur de chacun. Elle aime à prendre
soin des autres. Je suis bien décidée à lui rendre cette
journée la plus agréable possible. Tout compte fait, cela
n’est pas très difficile. En plus de ma famille, elle a invité
ses amis de longue date. Ils sont presque tous musiciens,
je les connais bien et les apprécie énormément. Ils lui
ont préparé une petite surprise. À notre arrivée, nous
sommes accueillis par un quatuor à cordes. Madeleine,
qui s’est accrochée { mon bras, en pleure d’émotion.
Heureusement que Damien avait eu le temps de faire
connaissance avec Fabrice et Arnaud sinon il se serait
vraiment ennuyé. Je sens qu’il n’est pas très { l’aise dans
ce milieu. Madeleine et moi sommes au centre de la
tablée, entre notre famille de sang et celle de la musique.
J’entends parler de Radio France, je prête une oreille
attentive. Il est surtout question de l’orchestre. Damien,
qui a entendu la conversation, demande s’ils
connaissent notre voisin. C’est le cas d’un des amis de
ma tante, violoncelliste.
— David Amiel ! Oui bien sûr. Un charmant garçon, très
doué de surcroît. Il fera son chemin…
— Il est déjà chef de régie.
— Il ira plus loin encore, j’en suis sûr. Ne le perds pas de
vue et tu verras ce que je te dis Marianne.
Je ne sais pourquoi cette affirmation me rend soudain
joyeuse.

Nous attendons avec impatience que Madeleine ouvre


son cadeau. C’est son ancien directeur du Conservatoire
et ami qui en a eu l’idée. Elle les accompagnera, lui et sa
femme, au festival de Menton cet été. Depuis le temps

142
qu’elle voulait y retourner, Madeleine en est
bouleversée.

143
La porte palière s’ouvre brusquement. Je
sursaute et rate la serrure.
— Marianne…
Mon sang cogne dans mes tempes. Je ferme les yeux,
respire un bon coup et me tourne. David a déjà traversé
le palier.
— Comment vas-tu ?
Son regard insistant, sa main sur mon épaule qui glisse
le long de mon bras, je sais que je ne pourrai pas résister
bien longtemps. J’ai chaud. Pas seulement parce que ce
début d’été est caniculaire. Il caresse une mèche de mes
cheveux. Mes forces me lâchent. Je n’ai toujours pas
prononcé une seule parole. Comment fait-il pour me
rendre muette ? Ses prunelles noires me paralysent. Il se
penche sur moi et je m’abandonne { ses baisers. Il retire
la clé de la serrure et m’entraîne dans son appartement.

Le temps passe trop vite en sa compagnie. Je me


dépêche de me rhabiller.
— Où vas-tu ? Tu es pressée ?
— Damien ne va pas tarder à rentrer.
— Pas si tôt !
— Non, mais je veux avoir le temps de prendre une
douche.
— Tu as honte ?
— Évidemment ! Après tout ce qu’il a fait pour moi, j’ai
l’impression de le trahir. Il ne mérite pas ça, tu sais ?
— Bien sûr que non. Sybille non plus d’ailleurs. Nous ne
cherchons pas { leur faire du mal. J’aimerais que cela
soit plus simple mais ce n’est pas le cas. Tu ne sais pas {
quel point j’ai souffert de ton absence, de ton silence.

144
J’aurais tellement voulu être auprès de toi, pouvoir te
prendre dans mes bras pour te consoler. J’enrageais de
savoir que c’était un autre qui te réconfortait. Je suis
jaloux, terriblement jaloux ! Je ne supporte plus de te
partager. Je veux vivre avec toi, m’endormir { tes côtés,
me réveiller près de toi ! Ton éloignement m’a permis de
prendre conscience que je ne pouvais plus vivre sans toi.
Je me suis assise sur le lit. J’ai envie de lui dire que je
suis en mode survie quand je suis loin de lui. Je me
retiens.
— David, tu vas trop vite. Il y a six mois, nous n’étions
que des voisins de palier…
— En effet, cela a bien changé. Marianne, cesse de nier
l’évidence. Tu es comme moi. Je sais que tu ressens la
même chose sinon comment expliques-tu ta présence
dans mon lit ?
— Je n’arrive pas { te résister. Je n’ai plus aucune
volonté dès que ton regard se pose sur moi.
— Tu veux me faire croire qu’il n’y a que du désir entre
nous ?
— Non, bien sûr que non. Mais il y a Damien…
— Je ne te parle pas de Damien ! Toi, qu’est-ce que tu
veux, toi ?
— Je ne sais pas.
Il soupire.
— Je ne peux pas te forcer Marianne { écouter ton cœur.
Si tu n’es pas prête, sache que moi je le suis.
J’acquiesce d’un mouvement de tête avant de quitter la
pièce.

145
Je n’arrive pas à réfléchir. Mes idées sont confuses. Je ne
pense qu’{ une chose : passer sous la douche avant le
retour de Damien.

Le ruissellement de l’eau sur ma peau me fait du bien.


Mes pensées s’éclaircissent. Je repense aux paroles de
David et cela me bouleverse. Sans y prendre garde, mes
larmes se mêlent au jet de la douche. Je dois me ressaisir
au plus vite si je ne veux pas que Damien me trouve
dans cet état. Toujours ce besoin de contrôle ! David a
raison. Il est temps que je sache ce que je veux vraiment.

146
Les émissions de radio passent des retransmissions
pendant les vacances. David est beaucoup plus souvent
chez lui. Comme Sybille travaille encore, nous en
profitons pour passer du temps ensemble. Je n’ai
toujours pas pris de décision. Je suis tiraillée entre le
bonheur que je ressens avec David et ma culpabilité vis-
à-vis de Damien. Le choix, toujours ce même problème,
je suis incapable de faire un choix.
Je passe presque toutes mes journées avec David. Avec
lui, je reprends le goût de vivre. Les soirées et les fins de
semaine, je suis avec Damien. Il s’est très vite rendu
compte que mon humeur avait changé. Il doit croire que
je me suis remise de la mort de Ludwig. C’est sûrement
aussi ce que pensent les autres. Ce n’est évidemment
pas le cas mais cela m’arrange, pour combien de temps ?

Pour le plus grand bonheur de tous, je me suis


rapprochée de ma famille. Je dois le reconnaître, je vais
mieux. Je sais que je dois ce changement en partie à
David. Son influence sur moi est très bénéfique. Je vis au
jour le jour, profitant des bonheurs éphémères et en
prenant soin d’esquiver toute question d’avenir.
Pourtant, je sais bien que c’est inévitable.
Depuis que mon moral s’est amélioré, Damien s’est
remis en quête d’une maison ou d’un appartement {
acheter. Il parle de nouveau de son désir d’enfant. Je ne
vais pas pouvoir continuer à éluder le sujet. Quant à
David, il se dit prêt à quitter Sybille.

Au milieu de tout ce chambardement, j’avance avec des


œillères, comme un cheval de trait suivant son sillon. Je

147
ne veux pas penser, je ne veux pas réfléchir, je ne veux
pas choisir. J’attends tout bonnement que quelqu’un
décide à ma place. Est-ce par rapport à mon grand-père,
au choix qu’il a fait, que je m’abstiens de prendre toute
résolution ? Je fuis. En choisissant l’un, je fais forcément
souffrir l’autre. C’est cette responsabilité que je refuse
de porter, je le sais bien.

David et Sybille partent trois semaines. En Belgique tout


d’abord, puis en Irlande. David m’a posé un ultimatum.
À son retour, je dois avoir pris ma décision. Quelle
qu’elle soit, il quittera Sybille. Je suis au pied du mur et
j’ai mal. Je sais que c’est avec David que je suis heureuse
mais je ne supporte pas l’idée de trahir Damien. C’est
pourtant ce que je fais en toute impunité depuis
plusieurs mois déj{… Lui si droit, qui déteste les
tromperies, le mensonge ! J’ai maintenant peur de sa
réaction. Je le laisse faire des projets pour nous deux en
sachant très bien que je ne les partagerai pas avec lui.
Pourra-t-il me pardonner ? Acceptera-t-il la situation
sans violence ? J’en doute. Après tout ce que nous
venons de traverser, il va se sentir doublement trahi. Il
ne le supportera pas et cela me fait peur.

Ludwig me manque. Je sens le vide immense creusé par


son absence. À qui parler, à qui me confier maintenant
qu’il n’est plus l{ ? Madeleine ? Elle se ferait beaucoup
trop de souci. Elle est fragile depuis la mort de Ludwig,
je ne veux pas la tourmenter davantage. Séverine ? Elle
serait certainement la personne à qui je me confierais le
plus facilement si elle n’était pas la belle-sœur de

148
Damien. Je m’aperçois que j’ai un peu fait le vide autour
de moi. En me consacrant { Ludwig tout d’abord, ensuite
en me coupant de ma famille. Même si je reviens vers
elle aujourd’hui, les liens ont été rompus trop
longtemps. Il reste Joao. Avec le décalage horaire et son
rythme de vie, j’attends deux heures avant de l’appeler.

Je suis heureuse d’entendre sa voix. Il va bien. Il


s’étonne un peu de mon appel et me demande si tout va
bien.
— Ludwig me manque ! Je ne sais plus à qui parler.
— Je suis là moi ! Tu as bien fait de téléphoner. Raconte,
qu’est-ce qui ne va pas ?
Je lui fais un résumé de la situation. Il m’écoute avec
intérêt et me fait reprendre quand cela va trop vite.
Nous avions déjà évoqué le sujet dans la maison du Lac.
Il ne se doutait pas que cela avait pris une telle tournure.
— En fait, toi, tu voudrais que rien ne bouge. C’est ça ?
Je n’avais pas vu la chose sous cet angle.
— C’est peut-être ça, en effet.
— Mais Marianne, rien ne reste statique et
heureusement ! Tout évolue, dans un sens comme dans
l’autre. Ils font tous les deux des projets d’avenir.
Damien veut un enfant et David veut vivre avec toi. C’est
logique ! Il faut que toi, tu réfléchisses au projet qui te
correspond.
— Oui, bien sûr…
— Marianne, est-ce que tu veux un enfant ?
— Justement, je ne sais pas.
— C’est un choix beaucoup trop important pour que tu
le fasses à la légère. Comment peux-tu hésiter ? Est-ce

149
que tu te vois dans une maison avec un bébé de
Damien ? Elle est là, la vraie question. Je ne comprends
pas que tu ne puisses pas y répondre.
— Mon cerveau est pris sous une chape de plomb, je
n’arrive pas { réfléchir.
— Alors imagine que tu découvres que tu es enceinte.
Comment réagis-tu ?
— Je présume que je suis heureuse pour Damien.
— Je ne parle pas de Damien mais de toi.
J’ai l’impression d’entendre David.
— Ferme les yeux. Tu as un test de grossesse entre les
mains, que ressens-tu ?
Je m’exécute. Je sens monter la panique en moi.
— Je n’en veux pas !
Cette fois j’en suis certaine, je ne veux pas d’enfant.
— Alors tu as ta réponse.
— Tu crois que c’est normal ?
— Quoi ?
— De ne pas vouloir d’enfant ?
— C’est ton droit. Il n’y a aucune obligation { être
parent. Tu sais, je crois que c’est cette idée qui est
bloquée en toi. C’est pour ça que tu n’arrives pas {
prendre de décision. Ce n’est pas un devoir d’avoir un
enfant.
— C’est aussi ce que je pensais il n’y a pas si longtemps.
— Alors pourquoi penser différemment maintenant ?
— Peut-être est-ce par rapport à Damien. Je me sens
tellement coupable…
— La culpabilité ne fera pas de toi une bonne mère !
— Je sais, bien sûr !

150
— J’ai surtout l’impression que tu as pitié de lui. On ne
bâtit pas une relation sur de la pitié. Un jour ou l’autre,
ça te pète à la gueule ! Je ne sais pas quel rôle joue
Damien dans ta vie mais, quel qu’il soit, tu ne lui dois
rien.
— Tu as raison. Heureusement que tu es l{ pour m’aider
à y voir plus clair !
— C’est avec plaisir !

Je me sens plus légère à présent. David revient dans


quelques jours, il sera heureux de connaître ma
décision. Mais comment l’annoncer { Damien ?

151
Je suis blottie dans les bras de David. Damien est
parti à une réunion de philatélistes. Sybille travaille.
Nous avons encore une heure avant de nous séparer.
— Je vais visiter un appartement rue de l’Université
jeudi après-midi, tu viens avec moi ?
— Rue de l’Université ?
— Oui. Je sais que tu aimes ton quartier mais ça nous
fera du bien de changer. Ça me rapproche de la Maison
de la Radio et toi des éditeurs.
— Oui, c’est vrai. Je viendrai.
— Marianne, il faut vraiment que tu parles à Damien. Ça
fait plus d’une semaine maintenant que Sybille est au
courant. Il ne faudrait pas que ce soit elle qui le lui
apprenne.
— Je sais, je vais le faire.
— Quand ?
— Ce soir.
— Tu promets ?
— C’est difficile tu sais !
— Tu crois que ça ne l’a pas été pour moi de l’annoncer
à Sybille ? Elle ne s’y attendait pas. J’ai dû affronter sa
colère, ses larmes, sa déception. Moi non plus je n’ai pas
aimé jouer ce rôle. Il n’y a pas d’autre solution, nous ne
pouvons pas continuer { mentir ainsi. Ce n’est pas
respectueux.
— Oui, tu as raison !
Je me jette sur lui et le couvre de baisers. Il rit.
La porte s’ouvre violemment. Je me retourne.
— Damien !
Il se tient sur le seuil, un révolver à la main. Mes pensées
fusent à toute allure. Que fait-il là ? Comment a-t-il

152
appris que je le trompais ? A-t-il vraiment l’intention de
tirer ? Où a-t-il trouvé cette arme ? Son regard m’effraie,
il est vide, sans tristesse ni colère, déterminé.
— Damien !
Il me regarde froidement puis se tourne vers David. Il
braque son révolver sur lui. Je me jette sur le côté pour
le protéger.
— Non !!!
J’entends une première détonation puis une deuxième.
Je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. Je ne
comprends pas ce qu’il s’est passé. Sur qui a-t-il tiré ?

153
Je me sens légère. Comme une plume portée par
le vent, je flotte dans les airs. Sensation agréable
d’apesanteur. Pourvu que je ne retombe pas trop vite. Je
suis sur un petit nuage. La lumière est éclatante. Il fait
frais. Pas une fraîcheur vivifiante, non, plutôt celle d’une
nuit d’été. Celle que l’on attend avec impatience après la
fournaise de la journée. Celle qui calme et apaise les
brûlures du soleil.
J’aperçois la forme d’un visage qui se dessine { travers la
lumière opaline. C’est lui. Il me sourit. Son regard est
doux, bienveillant. Je suis rassurée. Il est l{, il m’attend.
Il ne demande rien. Ne me tend même pas la main pour
m’inviter { le rejoindre. Il ne voudrait surtout pas
m’influencer. Je sais que je dois seule prendre la
décision. Quelle qu’elle soit, il la respectera. Il ne me
jugera pas, ne m’en voudra pas, il continuera d’attendre,
c’est tout. Il a confiance.
Sûre de moi, je m’avance vers lui. Mais j’ai l’impression
de faire du sur-place. Quelque chose me retient. Je ne
sais pas ce que c’est. Je me sens de plus en plus lourde.
Je fais des efforts pour bouger, me déplacer. Je suis
engourdie. Mes jambes ne répondent plus… son visage
s’éloigne… il fait de plus en plus froid… je tombe ! Je
tombe !!!

154
FIN

Du même auteur :

INSOMNIES, publié sur Amazon en 2016 puis aux Éditions Abordables


en 2018

DISPARUE, publié sur Amazon en 2016

ARAKA , les légendes de Ponia, livre jeunesse, publié sur Amazon en


2020

155

Vous aimerez peut-être aussi