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Anna Wendell
APPRENDS-MOI
LE DÉSIR
Prologue

Liz

Un pas après l’autre, je m’enfonce dans l’enfer que je pensais être mon
paradis.

Je pourrais me perdre à nouveau dans la tempête de mes souvenirs, et dans


ces yeux translucides emplis de folie destructrice qui me toisent avec
arrogance. LUI, cet homme effroyable, le Diable personnifié, celui qui a fait
de moi ce que je suis. Celui que je suis en train de suivre dans ce qui pourrait
être mes derniers instants.

Mais aujourd’hui je sais qu’il n’est qu’un humain, un simple humain qui
s’est pris pour un Dieu tout-puissant ; complètement fou et mégalomane. Et
je dois l’arrêter.

Oui, je ne suis ni un être angélique ni immortelle, oui, la Faucheuse


m’emportera un jour ou l’autre mais je suis forte. Toutes les épreuves passées
me l’ont prouvé.

Je me rends compte encore une fois que la moitié de ma vie n’a été fondée
que sur de la manipulation, une absence totale d’amour et que ma raison ne
tient qu’à un fil. Mais je comprends également que ce fil ne cassera jamais
car il est le lien qui me relie à mon sauveur, celui qui m’a ramenée dans une
réalité difficile, celui qui m’a rattrapée avant que je ne chute dans un abîme
sans retour possible.

L’enfer, c’est l’absence d’amour, et chaque jour qui passe m’éloigne un


peu plus de ce cauchemar, et me prouve combien aimer et être aimé est
nécessaire, vital… indispensable.
Je vais le faire pour toi, mon amour, mon bûcheron, mon ours bourru,
pour toi, pour moi… pour nous.
ÉTAPE 1
LE CHOC
1

Annaelizy’AH

Un mois plus tôt

Cette fois-ci, j’ai vraiment merdé.

J’ai fait une bêtise. Énorme bêtise… Encore.

Je me ratatine sous les douze paires d’yeux furieux braqués sur moi. Mon
essence frémit et, si j’étais capable de la ressentir, la peur me ferait regretter
d’avoir une nouvelle fois cédé à ma curiosité.

Dans mon dos, je sens mes compatriotes s’entasser, de plus en plus


nombreux, poussés par le désir de savoir ce qui va m’arriver. Leur
compassion bienveillante m’enivre et commence à m’étouffer. Mes sens
surdéveloppés frémissent de toutes ces ondes de soutien. Nous sommes liés et
je leur suis infiniment reconnaissante mais une sorte de lassitude m’étreint ;
comme si je n’étais pas à la bonne place et que cette évidence n’en était une
que pour moi.

Je ne suis pas à ma place et ne le serai jamais.

La voix puissante de Micha’EL s’élève, ferme et douce.

– Annaelizy’AH, pour la troisième fois consécutive, nous t’avons surprise


à transgresser un de nos commandements. Célestaos est un lieu de paix,
d’amour et de tolérance mais, pour cela, chacun d’entre nous doit respecter la
place qui est la sienne.

Dans ma tête s’entrechoquent les divers messages que mes amis


m’envoient, mêlés à mes pensées tortueuses. C’est une véritable cacophonie
que je ne réussis pas très bien à gérer aujourd’hui. En m’efforçant de me
concentrer, je relève les yeux pour affronter ceux d’un bleu presque
translucide de notre Guide principal. Sa couleur est le signe de son admirable
pureté, de son dévouement et de son élévation dans la Lumière. Mes iris sont
noirs comme la nuit et le resteront probablement pour un très long moment.

Très, très long moment.

Les onze autres qui se tiennent à ses côtés le couvent d’un regard empli
d’adoration. Micha’EL est le plus ancien encore parmi nous et je suis
consciente qu’il est un être bon et ne cherche que le bien de tous ; le
problème vient clairement de moi.

Il continue gravement :

– Annaelizy’AH, après concertation, nous avons pris une décision très


difficile. Notre cœur se déchire mais tu as besoin d’une leçon qui ne pourra
que te permettre de te rapprocher de la Lumière.

Qu’est-ce que… ils ne vont quand même pas oser ?

– Annaelizy’AH. Au nom des douze Archanges, je parle et t’annonce


notre verdict : pour une période d’une année Gaïenne, soit trois cent soixante-
cinq jours, tu seras rétrogradée et retrouveras ton état de simple humaine.

Quoi ? Non !

– Considère ceci comme une piqûre de rappel et ton unique espoir de


rédemption. Si tu réussis à survivre à cette épreuve, alors tu pourras revenir
parmi nous. Cette peine est applicable immédiatement. Bonne chance.

Tandis qu’il tend les mains dans ma direction pour mettre à exécution sa
sentence, je perçois les murmures choqués et les encouragements des autres
Anges. Nous savons que mes chances de retour son minces, voire
inexistantes. Ceux qui ont connu l’exil terrestre n’en sont jamais revenus…

Pour me donner de la force, je serre entre mes doigts le petit médaillon


argenté que nous portons tous autour du cou, signe de notre appartenance au
monde angélique, à Célestaos.

Quelque chose pique mon essence puis une lumière aveuglante m’entoure
brusquement, chaude et moelleuse, presque agréable. Et très vite, c’est la
chute ; inexorable et vertigineuse. Je ne cherche pas à lutter et me contente
d’accepter ma punition.

Après tout, je suis forte, je m’en sortirai ! Qu’est-ce qu’une année dans la
vie d’un être éternel ?
2

Jeremy

Quelques jours plus tard

6 h 59

Je soulève les paupières puis essuie une goutte de sueur qui perle sur mes
cils. Mon cœur bat fort mais pas plus vite qu’à chacun de mes levers.

Tout va bien ! Respire !

J’attrape mon téléphone placé à gauche de ma lampe de chevet puis annule


rapidement le réveil avant que sa sonnerie stridente réglée à 7 h 00 ne
retentisse et me vrille les tympans. Chose qui n’arrive absolument jamais
grâce à mon horloge interne parfaitement fonctionnelle et précise.

7 h 00

Je repose le mobile au même emplacement après avoir réinitialisé le réveil


pour la journée suivante puis me rallonge en grognant.

J’étire mes bras et mes jambes au maximum jusqu’à toucher le cadre en


bois de mon lit. Avec soulagement, j’entends mes articulations craquer, mes
muscles douloureux s’étendent et se dénouent. La terne lumière de cette mi-
novembre éclaire sommairement ma petite chambre. Le soleil n’est pas
encore tout à fait levé mais le paysage se dessine tout de même sous mes
yeux, immuable. J’observe chaque détail familier dans l’ordre habituel : Les
rideaux beiges qui encadrent la fenêtre entrouverte et ondulent
paresseusement sous le courant d’air frais automnal, les montagnes
Rocheuses qui se dressent fièrement à travers la vitre, la photo de mon
ancienne vie, seuls décors de la chambre, la vieille commode en bois sombre
et ses trois tiroirs verrouillés, l’ampoule jaunie par le temps. Mon pouls
retrouve un rythme plus lent. Tout est à sa place, parfaitement agencé,
organisé et dépourvu de quelconques fantaisies inutiles.

Comme chaque chose de mon existence…

7 h 10

Je m’assois sur mes draps tiédis par la chaleur de mon corps, encore
humides de mon sommeil agité, puis fais craquer ma nuque trois fois ; pas
une de plus. Je ramène mes pieds, ferme les yeux et respire profondément en
comptant les secondes ; quatre secondes d’inspiration, sept de retenue et
enfin huit d’expiration. Je visualise simultanément le chemin de l’air depuis
mes narines jusqu’à chacune de mes alvéoles, en gonflant ma cage thoracique
à fond. Petit exercice journalier que je nomme 4/7/8. Je le réitère à dix
reprises et, à chacune d’elles, les tentacules nocifs de mes cauchemars se
rétractent doucement. Ils reviendront ce soir, comme toujours, mais au moins
ils me foutront un minimum la paix dans les heures à venir. À présent, mon
cœur a retrouvé une allure normale et je peux passer à l’étape suivante de
mon rituel matinal. Tout doit être exécuté dans l’ordre, sans imprévu, sans
réflexion.

Comme chaque chose de mon existence…

7 h 15

Je pousse mes couvertures et les pose soigneusement au bout du matelas


en les lissant de la paume. Je bascule ensuite mes jambes et glisse mes pieds
dans les chaussons qui se trouvent à la place précise qui leur est dévolue.

J’effectue quatre pas jusqu’à la fenêtre que j’ouvre en grand puis prends
une minute pour analyser la météo et déterminer ma tenue. Les nuages se
bousculent dans le ciel mais ils sont hauts ; il ne pleuvra pas. La température
est fraîche, le vent faible. Les dernières feuilles orangées qui s’accrochent
encore aux branches frémissent à peine. Un maillot à manches longues
suffira.
Je pivote, les sourcils froncés. Mon cœur accélère.

Quelque chose cloche !

Je hume un peu plus fort et ne peux que constater l’absence d’effluves de


café.

Non, ça ne va pas !

S’il manque un seul détail, je ne serai pas capable d’affronter la réalité.


J’ai besoin de cette foutue odeur. Figé dos à la fenêtre, les yeux écarquillés, le
souffle coupé et les poings tellement crispés que mes ongles entament ma
paume, je suis totalement conscient du ridicule de la situation.

Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Si on me l’avait enlevée durant la


nuit ?

Moi, Jeremy Lancaster, force de la nature de bientôt trente-trois ans, suis


incapable de bouger à cause d’un stupide café ; ou plutôt à cause de son
absence.

– T’inquièèèèète ! Ça arrive, claironne la voix cristalline que je chéris la


plus au monde.

Ma respiration reprend soudainement et redonne à mon corps l’oxygène


dont il commençait sérieusement à manquer. On a frôlé la catastrophe ! À
quelques secondes près, je perdais pied. Chose que je ne peux pas me
permettre, plus depuis qu’elle est revenue auprès de moi.

Meline…

Je relâche avec précaution chaque muscle de mon corps tendu puis jette un
œil à la montre que je porte à mon poignet.

Je suis dans les temps, tout va bien.

7 h 20
Un, deux, trois… vingt pas jusqu’à la salle de bains. Encore deux pour
rejoindre les toilettes et me soulager. En grognant, je constate encore une fois
que je ne maîtrise pas tout et que ça ne sera jamais le cas. Cette fichue
érection matinale, je m’en passerais bien. Il paraît que c’est naturel et que
tous les hommes de cette planète subissent ça. Mon cœur et mon cerveau ont
bien enregistré que j’ai renoncé à tout échange physique mais apparemment
pas ma queue. Je pisse tant bien que mal, retire mon caleçon et le jette dans le
panier de linge sale. Deux pas jusqu’à la baignoire. Je remets en place un
coin du tapis de sol qui a eu la mauvaise idée de se replier. Je connais la
fautive ! Meline sait pourtant très bien que je ne supporte pas ce genre de
choses.

T’es complètement cinglé et ça ne s’améliore pas…

J’en suis conscient mais je dois vivre avec et l’ai accepté depuis
longtemps.

L’odeur de café vient enfin chatouiller mes narines. Je renifle avec délice
et me détends encore un peu plus. Je vérifie l’alignement des gels douche et
shampoings puis ouvre le robinet. L’eau brûlante finit de nettoyer les restes
de mes terreurs nocturnes et, tandis que le jet glisse sur mon corps, je frotte
avec minutie chaque parcelle de peau qui me compose. Geste nécessaire pour
éliminer les dernières images qui hantent mes nuits.

7 h 35

Une serviette immaculée enroulée autour des hanches, je m’autorise enfin


à m’installer face au petit miroir. Je ne supporte pas de me voir. C’est simple,
quand j’aperçois ma tronche, j’ai juste envie de gerber. Mais je m’oblige
quand même à m’assurer pendant quelques secondes que tout est en ordre ;
cheveux, barbe, sourcils.

Avec une grimace, je mets rapidement en place mes mèches brunes,


vérifie qu’aucun poil ne dépasse puis me décale pour ne plus me voir. Je
range ensuite soigneusement ma serviette sur la patère de la porte, à côté de
celle de Meline, puis vérifie que tout est bien à sa place. Je termine en
essuyant méticuleusement chaque goutte d’eau et souffle avec satisfaction.
Tout va bien, ce sera une bonne journée.

Enfin… aussi bonne que possible ; acceptable… supportable… seraient


des termes plus appropriés.

7 h 45

Je finis de boutonner mon jean du vendredi puis lisse mon maillot. Après
avoir fait mon lit avec soin, méticuleusement inspecté le rangement de mes
vêtements et vérifié que ma commode soit verrouillée, je me dirige vers le
couloir, ferme chacune des portes puis descends les dix-huit marches du vieil
escalier en chêne. Ma paume glisse sur la rampe impeccablement lustrée et ce
petit geste finit de me rassurer.

7 h 58

J’observe avec attention la grande pièce de vie pour m’assurer que tout est
normal puis vérifie que le feu brûle dans la cheminée de la verrière. Quand je
reviens, mes pieds se posent un instant sur le tapis duveteux de la table
basse ; parfaitement propre et à plat, sans aucune trace de poussière.

Meline m’attend, assise à sa place habituelle, un grand sourire gravé sur


son visage enfantin.

Parfait…

8 h 00

Je m’assois sur le haut tabouret face à mon trésor aux nattes orangées et
savoure quelques instants la douceur de son regard vert pétillant, ses joues
encore rondes d’enfant, ses petits doigts qui jouent avec sa cuillère.

Elle lui ressemble tant… Et de plus en plus à chaque jour qui passe.

C’est à la fois insupportable et vital. Ce mélange d’émotions


contradictoires me traverse dès que je me retrouve face à elle et menace
souvent de me faire basculer. Mais curieusement, il me permet aussi de
puiser les dernières forces nécessaires pour affronter l’extérieur. Meline est
mon indispensable, le fil fragile qui maintient l’once d’humanité qui habite
encore mon cœur meurtri et desséché.

– Je peux ? s’enquiert-elle avec impatience.

Je hoche la tête tout en attrapant la tasse de café qu’elle a soigneusement


disposée à ma place avec une cuillère. Tandis qu’elle avale ses céréales et son
jus de fruits, je sirote ma boisson amère ; pile comme je l’aime, forte avec
une pointe de miel d’acacias. Elle me connaît et s’accommode parfaitement
de mes travers. Si j’en étais capable, je lui offrirais un sourire chaleureux en
la prenant dans mes bras. Mais ce n’est pas le cas et, bien qu’elle le cache, je
sais qu’elle souffre de cette distance physique et de ma froideur. J’ai
énormément de mal à donner des signes d’affection depuis le drame. Peut-
être que ça s’améliorera. En tout cas, je l’espère de tout mon cœur.

Un jour…

8 h 20

Nous sommes sur le pas de la porte de la maison, pile dans les temps. Je
replace sa frange, ferme le dernier bouton de sa doudoune d’hiver puis
resserre une sangle de son cartable pour mieux l’équilibrer. Je hais l’école de
forcer mon bébé à porter sur son dos des kilos de savoir. Mais bon… si je
veux conserver sa garde, je dois l’accepter.

Après mon inspection, nous nous redressons face à face pour notre rituel
d’avant départ. Elle est le feu, je suis la glace ; opposés mais
complémentaires. Elle appuie son index et son majeur sur sa petite bouche
rosée puis me souffle un baiser. Je fais de même et elle fait mine de l’attraper
et de le poser sur sa joue.

– Je t’aime, papa.
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Sans attendre, elle me fait un dernier sourire ravi puis s’élance à
l’extérieur. L’air froid mêlé à l’humidité des montagnes me frappe de plein
fouet. Sans que je ne puisse rien y faire, mes tripes se serrent
douloureusement. En m’efforçant de réguler mon rythme cardiaque, je
l’observe sautiller jusqu’au bout de notre allée, perdue au milieu des arbres.
Le moteur du car scolaire ronronne déjà au loin. Je ne referme pas le battant
tant que je ne suis pas sûr qu’elle soit bien installée sur son habituel siège
juste derrière le conducteur et que le véhicule jaune soit reparti.

J’ai peur, j’aurai toujours peur.


3

Annaelizy’AH

Je n’ai pas connu l’obscurité depuis… eh bien… jamais. Du moins, pas de


ce que je me rappelle. Je sais qu’il y a bien longtemps j’ai été incarnée mais
les souvenirs deviennent presque inexistants quand on passe d’un monde à
l’autre.

Cette obscurité m’est insupportable…

Et là, tout de suite, je ne suis entourée que de noir. Je ne discerne plus rien.
Je comprends que mon effroyable chute a enfin cessé et que mes vertiges ont
disparu. Mais j’ignore où je suis et je crois que bientôt je ne saurai même plus
qui je suis. Mon esprit vacille et j’use de toute ma volonté pour conserver ma
mémoire.

Annaelizy’AH. Tu es Annaelizy’AH.

Je me répète en boucle mon nom, en espérant ainsi ne pas tout perdre dans
le nuage qui m’entoure peu à peu. Tout est ma faute. J’aime les humains et je
n’arrive pas à contenir cette force qui me pousse à les étudier, les observer et
même… à tenter de les aider.

Oui, tu n’as pas été maline, cette fois encore, cette curiosité te perdra…

Certains d’entre eux me touchent profondément. Si fragiles et égarés,


obligés d’affronter ces existences difficiles imposées pour durcir les âmes.

Parfois quand je regarde vivre les humains à la dérobée sur la télévision de


la salle interdite, je me surprends à avoir envie de ressentir ces particularités
qui nous manquent ; le toucher, le goût et l’odorat. Ces sens nous font défaut
car ils nous sont inutiles à Célestaos. La nourriture n’est pas indispensable
pour assurer notre survie ; immortels, nous ne possédons aucun véritable
corps matériel. Nous sommes des formes d’énergie pure et ne nous
reproduisons pas comme les vivants. Ces trois capacités sont considérées
comme rudimentaires par mes compatriotes et sans intérêt mais, moi, j’ai
parfois le désir de les connaître ; ou de les reconnaître.

Ton vœu va être exaucé…

Mon essence se comprime, prisonnière involontaire d’un phénomène


inconnu. Mon univers semble diminuer, un peu comme si des murs
m’enserraient petit à petit. Je tente vainement de remuer mais des tentacules
m’étouffent en s’enroulant autour de moi. Je ne vois toujours rien, j’ai
l’impression qu’on fait pression sur chaque parcelle de mon être.

Soudain, des images en flashs apparaissent dans mon esprit. Je discerne


des yeux aux iris noirs en face de moi puis des barreaux. On me tire, me
pousse et une voix me hurle des choses mais je ne comprends rien.

Fuis, fuis, je t’en prie !

Un battement irrégulier se met à frapper à l’intérieur de moi et m’extirpe


de ces visions sans queue ni tête. D’abord faible puis de plus en plus fort, il
provoque des étincelles étranges, comme si une vague d’énergie se déversait
jusqu’à chacune de mes extrémités.

Et soudain, je me souviens : la douleur.

Je pousse un cri silencieux qui se perd dans l’obscurité tandis que je


redécouvre ce trait humain oublié ; cette chose qui accompagne chaque
vivant dans son quotidien, le menaçant et refrénant ses envies et ses actions.

J’ai mal.

Ça y est, mon voyage se termine, je suis de retour sur cette planète faite de
matière et d’apesanteur. Des flashs éclatent de partout et je sens une surface
dure sous moi.
Sentir ?

Je me rappelle ! Le froid, le chaud, le mouillé, le rugueux, le doux et


toutes ces autres choses que l’on peut ressentir sur l’ensemble de ce corps
recouvert de nerfs ultrasensibles. Tout cela, je l’ai lu dans les livres de la
bibliothèque, interdite, elle aussi…

Ce que je touche sous mes doigts hésitants à l’instant précis n’est pas
agréable. C’est glacial. Un froid mordant m’envahit et contracte violemment
mes muscles.

Mes poumons jusqu’ici inactifs me rappellent à l’ordre et se mettent


automatiquement à fonctionner, apportant à mon sang sa quantité vitale
d’oxygène. Un long râle sort de ma gorge crispée tandis que mes organes se
réveillent.

Je souffre et des billes d’eau se forment aux coins de mes yeux et coulent
en ruisseaux brûlants sur mes joues.

Et cette lourdeur insupportable !

J’avais oublié la notion de poids due à la forme de cette planète. C’est


pour ça que je suis comme figée. L’apesanteur naturelle m’est étrangère
depuis longtemps mais être enfermée dans une enveloppe charnelle
également. Je soulève mes paupières avec difficulté et les referme
précipitamment. Une grosse goutte de pluie vient de s’écraser sur ma rétine et
m’arrache un grognement.

Où suis-je ?

Je palpe ce corps qui est dorénavant le mien : de chair et de sang, fragile et


éphémère. Ma peau est douce et fraîche. Mes doigts glissent sur mon ventre
creux, mon bassin aux os saillants puis remontent sur une poitrine aux formes
généreuses. Je suis une femme à n’en point douter. Micha’EL m’a au moins
épargné la masculinité. À Célestaos, même si le sexe n’existe pas, nous nous
définissons tout de même par un genre indiqué à la fin de notre nom ; AH
pour les femmes, EL pour les hommes. Selon nos différentes réincarnations
sur terre, nous avons expérimenté les deux formes mais préférons forcément
l’une des deux.

Des hanches étroites, des cuisses fines et lisses et une chevelure très
longue. Bien. À présent, je vais devoir m’habituer à tous ces changements
brutaux.

Je prends entre mes doigts mon médaillon puis formule une prière
silencieuse, un pardon, un espoir ultime de rédemption, de retour en arrière.

Mon épiderme se couvre de chair de poule et mes poils se hérissent. Le


froid maltraite mon corps fragile. Je ne peux pas rester là. Mais je ne sais
même pas ce qu’est ce là… Je me raccroche à mes souvenirs qui risquent de
fuir un par un et me laissent un goût amer dans la bouche. Le goût ! Je
retrouve peu à peu toutes ces sensations et c’est violent.

Je fais un second essai et ouvre les yeux avec précaution. Je discerne des
formes sombres autour de moi, j’entends le vent et de multiples gouttes de
pluie s’écrasent un peu partout maintenant. Le jour se lève à peine, je suis
faible et perdue. Ma gorge se serre davantage et mon ventre se tord. Je ne sais
pas ce qu’il m’arrive mais, ajouté à ma douleur, c’est très désagréable.

Et là, je me souviens : la peur !

Cette sensation qui pousse les vivants dans leurs retranchements et les
force à utiliser leurs plus bas instincts pour survivre. La peur de mourir, de
souffrir, de vieillir…

Dans un effort désespéré, je réussis à ramener mes jambes et à me soulever


sur mes coudes. En plissant les paupières, j’arrive à déterminer où j’ai atterri
et ça ne manque pas d’un certain sens de l’humour. Quoi de mieux qu’un lieu
de morts pour faire revenir à la vie un Ange en exil ? Ils m’ont envoyée dans
un cimetière ; plus précisément sur une tombe. Paupières plissées, je lis alors
avec difficulté :

Anna Mary Wendell, épouse Monjure, née en 1948, décédée en 2010.


La matière froide et lisse sous moi n’est autre que le marbre de sa dernière
demeure. J’ai écrasé avec mon derrière quelques vieilles roses artificielles.

Désolée, Anna…

Ma vue s’améliore nettement et me permet de discerner une lumière un


peu plus loin derrière les murs du cimetière. L’air glacial glisse sur ma peau
nue et me rappelle à nouveau à l’ordre. Je dois couvrir cet organisme fragile
ou sinon ça finira mal. J’ai besoin de ce corps de chair pendant une année
entière, je vais éviter de l’abîmer dès le premier jour.

Doucement, je remue mes orteils, mes doigts, puis étire


précautionneusement ma nuque, mes bras et mes jambes. Tout semble
fonctionnel. Au début, le sang qui circule timidement dans mes veines me
donne envie de hurler puis peu à peu la douleur se transforme en désagréables
fourmillements qui finissent par disparaître.

Avance ! Tu dois fuir !

Encore une fois, cette voix me crie des ordres incompréhensibles. Encore
une fois, l’image d’une paire d’iris noirs terrorisés s’impose avec une telle
violence que je frappe ma tête à deux mains pour la faire cesser.

Quand les flashs s’arrêtent enfin, je pose avec précaution mes pieds au sol
et me relève en battant des bras. Des piques de souffrance s’éveillent un peu
partout dans mon corps mais je suppose que c’est normal.

Je fais un pas puis deux en direction de ce que je suppose être la sortie. Je


me sens si attirée par le sol… Lutter pour se maintenir ainsi en équilibre est
une véritable épreuve ! Le haut portail métallique se rapproche beaucoup trop
lentement à mon goût. Mes jambes flageolent, mon souffle se saccade, mes
orteils se crispent sous l’assaut des cailloux qui les blessent, mes articulations
craquent, mon corps entier est tendu pour lutter contre le froid qui
l’engourdit.

Mon nom est… mon nom est… merde. Annaelizy’AH ! Annaelizy’AH !


Deux gros containers jouxtent l’entrée du cimetière. Un peu moins
maladroite dans mes gestes, je les ouvre et inspecte l’intérieur. Une odeur
indéfinissable agresse mon nez et contracte mon abdomen.

Immonde !

Je finis par dénicher une paire de bottes en plastique et une vieille cotte de
jardinier doublée de polaire à peu près sèche. Elles sentent mauvais mais ça
sera toujours mieux que de mourir d’hypothermie. J’enfile le tout et constate
avec dépit que la fermeture du vêtement ne remonte qu’à moitié. Tant pis, de
toute manière, je trouverai bientôt une bonne âme qui volera à mon secours.
J’en suis persuadée.

Un peu moins frigorifiée, c’est d’un pas plus sûr que je m’engage dans
l’allée totalement vide. Ignorant ma peur et ma souffrance, je me concentre
sur mon objectif ; rejoindre la lumière que je vois au loin.

Tout est toujours une question de Lumière… Tout ira bien, j’en suis
persuadée.
4

Jeremy

Le jour s’installe doucement et la lumière pâle illumine peu à peu la forêt


environnante. Les poings sur les hanches, j’inspire profondément en
détaillant ce domaine que j’aime tant, que NOUS aimions tant ; vaste
propriété perdue dans les montagnes du Wyoming au Montana, composée
surtout de centaines d’hectares de bois, à laquelle je tiens presque autant qu’à
Meline.

Ma vie se résume à ces deux points essentiels : ma fille et mon affaire.

Je me suis définitivement détourné du gros business lorsque le drame m’a


fauché au sommet de ma gloire. Je l’ai perdue ELLE, Louise… la maman de
Meline et, par la même occasion, mon goût pour l’argent, mon ambition et
mon envie de briller face au monde. À présent, je me contente d’affronter
chaque nouvelle journée de cette réalité que je hais autant que ma personne.
Je me suis lancé à corps perdu dans cette exploitation forestière quand on m’a
retiré ma fille après une période d’égarement. J’ai dû prouver que j’étais
capable de l’élever correctement et faire bonne figure.

À présent, je dois subir les visites régulières d’une femme des services de
l’enfance qui vient juger mes aptitudes à être père et supporter les divers
compromis auxquels j’ai dû dire oui pour la récupérer. Ils ne me foutront
jamais la paix… j’ai trop déconné…

À mort ! T’as dépassé les limites…

Fort heureusement, j’ai une petite fille en or, tellement plus intelligente et
mature que son papa. Elle gère bien mieux la situation que moi et se révèle
un peu plus extraordinaire chaque jour. Forte, joyeuse, réfléchie mais aussi
têtue comme une bourrique, elle est ma bulle, mon oxygène, la seule raison
qui me pousse à demeurer en vie. Elle est mon pilier, je crains de lui nuire et
qu’elle passe à côté de ses années d’innocence. Je vais devoir m’améliorer
encore mais, pour le moment, un pas après l’autre.

Elle n’a que neuf ans… mon trésor…

Suite à mon rituel matinal, je suis capable de mener ma journée à peu près
correctement et, si aucun emmerdeur ne se met en travers de mon chemin,
tout se déroulera bien, à la limite du normal. Mes troubles du comportement
se sont développés après le décès de Louise et me pourrissent la vie mais,
quand j’essaye de lutter contre eux, ma raison se fait la malle. Alors, je me
suis résigné, et bien que j’aie honte d’être soumis à ces rituels, ils me sont
nécessaires ; surtout ceux du matin.

Les sourcils froncés, je remonte la fermeture de mon gros blouson de cuir,


lisse mon cache-cou puis enfile mon casque. D’un geste, je lance le moteur
de ma Ducati puis savoure quelques instants le ronronnement grave et unique
de l’Italienne. Après avoir passé mes gants, je l’enfourche avec assurance
puis m’élance sur le chemin de gravier en prenant garde à ne pas déraper.

Le froid m’enveloppe immédiatement mais je ne délaisserais pour rien au


monde cette belle mécanique, peu importe la météo. C’est totalement en
contradiction avec mes troubles mentaux qui m’obligent à une maniaquerie
maladive ainsi qu’à une existence sans imprévu mais j’ai besoin de sensations
fortes pour me sentir vivant et ne pas perdre pied. C’est vital.

Et c’est ce qui t’a paumé à une période… Et tu déconnes encore.

Dès que mes pneus touchent le bitume, je lâche les chevaux de ma bécane
et m’enivre de la sensation grisante de vitesse. Les routes montagneuses sont
tortueuses et dangereuses mais je les connais par cœur, elles sont toujours
désertes à cette heure matinale.

J’enchaîne les virages serrés en savourant la liberté qui s’empare de moi.


Quand je suis lancé à fond, que le moteur vrombit et vibre entre mes cuisses,
c’est le seul moment où je ne suis pas bloqué par mes peurs, mes besoins
bizarres de tout compter, analyser, étudier, et mes habitudes oppressantes. Je
redeviens l’homme que j’étais avant : un fonceur qui croque la vie à pleines
dents.

Que c’est jouissif, putain !

Je dois rencontrer un éventuel futur gros client qui me permettra d’entrer


une belle somme d’argent et de stabiliser la comptabilité de mon exploitation.
Je m’interdis d’utiliser notre fortune, à Louise et moi, amassée avant le
drame… C’est inconcevable de toucher à cet argent ; trop douloureux. C’était
pour notre rêve commun et non en profiter sans elle.

Sortir pour croiser des humains ne m’enchante guère mais je m’oblige à


tout faire pour ne plus qu’on m’enlève Meline. C’est juste un mauvais
moment à passer et j’ai réappris à porter un masque qui dissimule mes
travers. Du moins… un minimum.

La blague ! Personne n’est dupe !

En dépit de mes efforts pour me fondre dans la masse, les gens des
alentours me trouvent étrange et me fuient comme la peste. Ils n’ont aucune
envie de côtoyer l’espèce de bûcheron cinglé qui vit au fond des bois. Du
haut de mon un mètre quatre-vingt-douze et de mes plus de cent kilos de
muscle, j’impressionne tout le monde et ça me va tout à fait. Je ne cherche
pas tant que ça à améliorer ma réputation et n’ai aucune envie de me faire des
amis. J’ai même laissé pousser ma barbe, et bien que je la taille
soigneusement, elle me donne un air patibulaire et éloigne davantage les
gens. Ils sont tous au courant du cauchemar que nous avons vécu, l’affaire a
fait les gros titres, mais, comme pour tout événement, même les plus
tragiques, le temps file et l’humain oublie. L’indulgence et la pitié passées, il
ne reste plus que les regards noirs emplis de jugement ou, au mieux,
d’indifférence.

Tu me manques, Louise… Si tu savais à quel point !

Je grogne et tourne davantage la commande d’accélération. Le puissant


moteur réagit immédiatement et, tandis que je fends l’air à une vitesse bien
trop élevée, des picotements traversent mes tripes puis envahissent mon corps
entier. La voilà ma montée d’adrénaline, et même si je sais pertinemment que
je me mets en danger, un grand sourire s’étend sur mon visage. Peu importent
les risques, dans ces moments, je me sens revivre et laisse mes démons loin
derrière moi quelques instants. Le vent siffle sur mon casque, la chaleur de la
mécanique me réchauffe, je suis bientôt arrivé au lieu de mon rendez-vous, je
me sens mieux ; apaisé.

Alors que je me penche pour amorcer un énième virage serré, je retiens un


hoquet de surprise. Une silhouette apparaît un peu plus loin sur la route et me
force à me redresser en urgence.

Il n’y a jamais personne sur cette putain de route, encore moins de piéton
isolé !

Ma bécane se met à trembler sous mon brusque changement de direction.


Je lâche un juron en sentant le guidon commencer à vibrer et me vois déjà en
vrac au fond du fossé.

Connard de merde ! Si je me relève, je t’explose !

Mes entrailles se serrent, tandis que je m’évertue à contrôler mon freinage,


je mords le bas-côté et comprends que je vais me casser la gueule. Ma roue
arrière se couche et je glisse alors dans l’herbe humide. Fort heureusement,
j’ai réussi à bien réduire mon allure, mon effroyable course s’arrête avant que
je ne finisse contre un arbre.

Ma jambe droite est coincée sous l’engin et une douleur lancinante tape
dans mon mollet. Je coupe le moteur puis, en concentrant toutes mes forces,
réussis à soulever assez la Ducati pour me sortir de là. Apparemment, je n’ai
pas trop de bobos ; une chance incroyable !

Et s’il t’arrivait quelque chose, qu’adviendrait-il de Meline ?

J’ignore cette pensée insupportable et jette un œil à ma blessure après


avoir enlevé mon casque. Mon pantalon est un peu déchiré mais rien de
cassé. Ma moto ne semble pas trop amochée non plus, cependant, une fureur
incontrôlable me crispe la gorge.

– Bordel de nom de Dieu ! hurlé-je en pivotant pour faire face à la


personne responsable de ma chute. C’est quoi votre problème pour marcher
au milieu de la route ? Je vous jure que vous allez me le payer…

Les poings serrés, je m’interromps brusquement, incapable de continuer


sur ma lancée. Celle qui se tient devant moi vient de me retirer la capacité à
m’exprimer. De longs cheveux bruns, de grands yeux noirs aux cils
recourbés, une bouche rosée et délicatement ourlée, un teint diaphane comme
je n’en ai jamais vu, des jambes interminables, un corps menu dissimulé dans
une vieille cotte de jardinier, des bottes de pluie immenses et un… putain de
décolleté !

C’est quoi, cette tenue ?

Je déglutis péniblement et me force à regarder l’apparition dans les yeux.

Cette nana est une extraterrestre, je ne vois que ça !

Nous nous observons de longues secondes dans un silence religieux. Il


émane d’elle aucune peur, aucun stress. Un petit sourire se dessine même sur
son visage et une mignonne fossette apparaît au creux de sa joue ; la même
que Louise… La flamme de ma colère diminue jusqu’à s’éteindre
complètement. Ce détail me ramène immédiatement à la réalité et soudain le
ridicule de la situation me saute aux yeux.

Jeremy Lancaster, se laisser perturber par une femme ? Jamais !

Je détache mon regard de ses incroyables iris puis désigne ma bécane de


l’index en grondant avec rage :

– Vous allez avoir de gros soucis, ma jolie !


5

Annaelizy’AH

– Vous allez avoir de gros soucis, ma jolie !

Ma marche depuis le cimetière m’a revigorée et réchauffée, je décide de


ne pas prendre en compte sa menace à peine voilée. Si je veux de l’aide, un
peu de politesse serait un bon départ.

– Bonjour, je suis Annaelizy’AH. Je suis très heureuse de vous rencontrer.

Il me toise un instant les sourcils levés puis bougonne :

– Pas vraiment mon cas… Vous êtes qui ?


– Annaelizy’AH.
– C’est quoi ce nom ! Vous venez d’où ?
– Du cimetière.

Il braque son regard noisette dans le mien puis lance en pointant un index
furieux :

– Vous vous foutez de moi ! Je n’ai pas le temps pour ces conneries ! Vous
fichiez quoi au milieu de la route ?

Je décide d’ignorer la colère de l’homme en face de moi, et bien que son


visage furibond et son allure de géant m’impressionnent, je ne ressens aucune
peur. Il n’a pas l’air si méchant et, il faut bien l’avouer, son agacement est
légitime ; s’il est tombé, c’est un peu à cause de moi.

Lorsque je l’ai vu se relever, je me suis sentie soulagée et, quand il a


commencé à râler, j’ai compris qu’il allait bien. Cela aurait été malheureux
que ma première rencontre se solde par un accident grave !
– Vous n’avez pas l’air blessé, vous n’avez pas trop mal ?
– Évidemment que j’ai mal !
– Je peux regarder si vous me laissez faire.

Il recule d’un pas en répondant vivement :

– Non, pas touche ! Vous en avez assez fait !


– Ah oui, les hommes sont bien plus sensibles à la douleur, c’est vrai…
– Vous me traitez de fiotte là ?
– Pardonnez-moi, je n’ai pas compris. « Fiote » ?
– Avez-vous décidé de me rendre dingue ?

D’un ton léger, je m’enquiers alors :

– Oh non pas du tout ! Voudriez-vous bien m’aider ? J’ai très froid et je


crois avoir faim aussi.

Il se fige puis passe une main dans sa barbe en maugréant :

– Je rêve… Elle veut que, MOI, je l’aide.


– Oui, je suis perdue et…
– Stop, je m’en balance, arrêtons cet échange. Donnez-moi votre numéro
de téléphone, mon assureur vous contactera pour les réparations.
– Je n’en ai pas.
– Bordel mais d’où sortez-vous, sans déconner ?
– De très loin…

Cette fois, je me ratatine sous son regard assassin. Je crois que, s’il le
pouvait, il me foudroierait sur place !

Finalement, il se détourne sans ajouter un mot et repart d’un pas rageur


vers sa moto. Je me mords la lèvre inférieure sans trop savoir quoi faire. De
toute évidence, ce n’est pas lui qui m’apportera du soutien. Il me semble bien
trop énervé et bien trop fermé. Lui raconter mon histoire n’est pas
imaginable, je dois trouver une personne sympathique et plus encline à
m’écouter.
Il souffle et lâche des jurons tout en s’échinant à relever son engin. Je me
précipite pour l’aider mais il m’arrête en tendant une paume devant moi.

– Non ! Laissez tomber !

La moto chute de nouveau au sol sans qu’il puisse la retenir. Je pouffe en


mettant une main devant ma bouche.

– Laissez tomber mais pas la moto ! m’esclaffé-je avec maladresse.

Je regrette instantanément mon ridicule jeu de mots quand son regard


furieux me transperce. Je m’empresse de lui apporter mon aide tandis qu’il
refait une tentative pour la relever. À nous deux, nous réussissons enfin à la
mettre sur ses roues et, après avoir enclenché la béquille, il en fait le tour
pour vérifier s’il y a de la casse. Elle est belle, cette moto ! Je n’en avais
jamais vu en vrai, sinon dans les livres que je consultais en cachette à
Célestaos !

Il bougonne dans sa barbe tout en glissant ses doigts sur sa précieuse


mécanique.

Un ours. Voilà à quoi il me fait penser !

Après quelques secondes d’un examen attentif, il remet son casque et me


déclare froidement :

– J’ignore qui vous êtes et je ne veux pas le savoir mais j’espère bien que
jamais vous ne recroiserez mon chemin !

Il enfourche sa moto et relance le moteur qui, par miracle, répond au quart


de tour.

– Dégagez de ma route.
– Vous allez me laisser là ? m’exclamé-je avec dépit. Emmenez-moi au
moins au prochain village.
– Non, j’ai pas envie de m’emmerder la vie avec une greluche.
Il attrape mon bras d’une poigne de fer et me pousse dans l’herbe du talus
sans précaution. Avec une moue boudeuse, je lui lance avec autant
d’assurance que je le peux :

– Vous n’êtes pas gentil !


– Je sais !
– Et vous êtes égoïste aussi !

Je l’entends s’esclaffer derrière sa visière baissée.

– Certes, vous avez tout juste, ma jolie !

Il porte une main gantée à son casque et me lance un salut provocateur en


ajoutant :

– À jamais, Annaelyz’machin ! Et un conseil, suivez la même direction


que moi.

Après un dernier coup d’œil pour s’assurer que la route soit vide, il
s’élance sur le bitume en faisant ronfler son moteur.

Non seulement c’est un ours mais, en plus, un ours mal élevé ! Et puis…
c’est quoi, une greluche ?

Je ferme les paupières quelques instants jusqu’à ne plus entendre le bruit


de son infernale machine et décide de me reprendre en main. Je ne me
laisserai pas détourner du droit chemin par un goujat des bois ! Cet homme
n’est qu’un imbécile indigne de mon intérêt et je vais tout simplement
l’effacer de ma mémoire. Je sais que je trouverai d’autres humains et des
humains sympas qui m’apporteront de l’aide !

Pleine d’un nouvel espoir, je repars sur la route qui slalome entre les hauts
pins de la forêt. Mes pieds me font mal dans ces bottes bien trop grandes et
j’ai vraiment froid avec cet habit de jardinier. Ce premier jour n’est
franchement pas encourageant…

Pense positif !
Oui, je ne dois pas me laisser entraîner dans des idées noires au risque de
perdre toute motivation. C’est un des points faibles des humains et je n’y
céderai jamais ! Je me fais la promesse de toujours voir les choses du bon
côté.

Les souvenirs de ma vie d’avant ma chute sont perdus dans une brume
opaque et, plus le temps passe, moins les images sont claires. Ça m’effraye
un peu d’ainsi tout oublier, parfois l’espace de quelques secondes, je ne sais
plus d’où je viens, et ces flashs horribles refont surface. Mais je suppose que
c’est le jeu, que le passage d’un monde à l’autre m’a pas mal ébranlée et que
bientôt tout ira mieux.

Quelques gouttes de pluie commencent à tomber et je marmonne en


retenant un frisson. Si je ne trouve pas rapidement un refuge, je ne tiendrai
pas longtemps. Mon estomac totalement vide le confirme en grognant avec
désespoir.

J’ai faim ! Quelle sensation frustrante !

À Célestaos, nous ne mangeons que par plaisir, et non par nécessité,


d’ailleurs, la plupart du temps, nous nous contentons des décoctions offertes
par les Archanges.

L’humidité glisse sur mes cheveux et s’immisce par le col de ma cotte trop
large. Ma peau se couvre de chair de poule et je me mets à grelotter, les dents
serrées. Je continue d’avancer en priant pour qu’un véhicule passe ou que des
maisons apparaissent et, fort heureusement, mon vœu se réalise rapidement.
Je n’ai pas eu besoin de marcher bien longtemps et ce bougre d’ours le savait.
Il aurait pu au moins me le dire pour me rassurer…

J’aperçois un peu plus loin une habitation en pierre et la vitrine d’un


commerce qui semble faire également office de bar. Plusieurs voitures sont
garées devant. Je vais sûrement trouver quelqu’un qui acceptera de m’aider
là-bas !

Allez, Annaelizy’AH, ils ne peuvent pas tous être comme ce rustre !


6

Jeremy

Gonflée, la nana !

Non seulement, elle manque de peu de provoquer un drame, à savoir


abîmer ma précieuse Ducati, mais, en plus, elle me demande sans gêne de la
conduire je ne sais où. Incroyable ! Et cette tenue… suggestive !

De dépravée, ouais !

Comment ose-t-elle se balader ainsi, avec ce temps dégueulasse ? Une


évadée de l’asile, probablement.

Sacrément mignonne, l’évadée…

Je rejette cette idée malvenue avec force, peu enclin à m’attarder plus
longtemps sur le cas de cette inconnue aux yeux noirs. Jamais je n’ai croisé
d’iris aussi étonnants. Ils vont bien avec le personnage : complètement
incongrus et originaux.

Irréels ?

Je ricane. Ça va de mieux en mieux, moi… Cette greluche aura eu droit au


pire Lancaster et tant pis pour elle. Fallait pas se trouver sur mon chemin.

Le charme de la gent féminine n’a plus d’impact sur moi depuis la mort de
Louise ; au mieux, elle m’indiffère, au pire, elle m’insupporte. Et avant… je
ne voyais qu’ELLE ; mon épouse, l’unique femme de ma vie. Il faut donc
remonter à mes années ados, époque où une paire de nichons pouvait encore
me perturber.
Bref, je dois arrêter de penser à elle et me centrer sur mon rendez-vous.
J’ai créé JLM Wood il y a trois ans et je suis à une période clé où j’oscille
entre déposer le bilan ou stabiliser mes finances. Je pourrais si facilement
résoudre ces problèmes avec mes millions bien planqués au chaud sur un
compte à l’étranger… mais l’idée d’utiliser l’argent gagné avec Louise m’est
insupportable. Nous avions œuvré jour et nuit, main dans la main, depuis la
fin de nos études, afin de mener à bien nos projets professionnels, à savoir
briller dans le trading. J’avais même réussi l’exploit d’entrer à Wall Street.
Avant la descente aux Enfers, on nous surnommait les Golden Lovers… Les
amants d’or… ou, en réalité, les amants maudits.

– Monsieur Lancaster ?

Je relève brusquement la tête de ma tasse de café maintenant froid et me


rends compte que mes sombres pensées m’ont fait perdre la notion du temps.
Une paire d’yeux perçants m’observent avec attention dans l’attente de ma
réponse. Je revêts précipitamment mon costume de normalité et attrape les
doigts tendus que je serre avec fermeté.

– Oui, Jeremy Lancaster, et vous êtes John Godrich, je présume ?


Enchanté.

Je n’en pense pas un mot… Rien à foutre de ce type, seul son contrat
m’intéresse.

L’homme, trapu et bedonnant, hoche le front puis s’installe sur la chaise


en face de moi sans me quitter du regard. Son attitude quelque peu hautaine
me met mal à l’aise et m’agace. J’ai du mal avec les échanges humains, ce
n’était pas le cas avant…

Mais avant, c’était avant. C’était la légèreté, l’espoir, les projets,


l’amour… tout ce bordel qui m’est dorénavant interdit.

– Vous prenez quelque chose ? proposé-je de ma voix la plus faussement


avenante. Mary, tu peux venir ?

D’un geste, je hèle la serveuse blonde qui m’offre un sourire lumineux


puis rapplique immédiatement de son pas sautillant. Elle m’aime bien, je
crois… Pourtant, je ne fais aucun effort pour être sympathique.

– Non, merci, déclare alors mon interlocuteur en scrutant la jeune femme


de haut en bas sans aucune gêne. Je suis assez pressé, allons droit au but.

Elle lève un sourcil réprobateur puis repart les lèvres pincées. La nervosité
compresse un peu plus ma poitrine mais je régule mon humeur en
m’efforçant de garder ce fichu masque de sérénité en place. Il le faut.

J’enchaîne sans plus attendre :

– Très bien, laissez-moi vous parler des services que nous proposons.
– Inutile, j’ai eu toutes les infos que je désirais sur votre site Internet.
– Je… OK, c’est parfait alors.

Il me prend au dépourvu en m’empêchant de faire ma présentation et


m’énerve de plus en plus. S’il n’était pas le représentant d’une des plus
grosses franchises de magasins de bricolage du Montana, je pense que je le
planterais là sans plus attendre. Je lui collerais peut-être même mon poing
dans la gueule rien que pour m’avoir déstabilisé.

Mais si j’obtiens ce contrat, je pourrais vendre à ces magasins des


quantités énormes de planches, ce qui assurerait la pérennité de mon
entreprise.

Donc, tu la fermes et tu fais risette, Lancaster !

Ce site Internet, c’est l’idée de Meline. Du haut de ses neuf ans, ma fille
est bien plus connectée que moi au monde moderne et a rapidement compris
l’importance d’une présence sur la toile. Et bien que j’aie été réticent au
départ, je suis aujourd’hui convaincu du bien-fondé de cette opération. Ça
m’évite de voir trop de monde, de démarcher en face-à-face et, rien que pour
ça, j’en suis ravi.

Pour me donner contenance, j’avale mon café et retiens un hoquet de


dégoût quand le liquide froid glisse dans ma gorge. Je hais le café froid.
Reprends-toi, mec !

Je toussote puis braque mes yeux dans ceux du commercial en rassemblant


ma détermination.

– Très bien, alors je suis à votre écoute, monsieur Godrich. Avez-vous


besoin de renseignements supplémentaires ?
– En réalité, nous avons décidé de travailler avec vous et je voulais vous
présenter notre offre.

Mon cœur fait un bond périlleux dans sa cage et un poids s’enlève de mes
épaules. J’ai un peu moins envie de lui coller mon poing dans la tronche.

– Oh, eh bien, c’est excellent ! Je…


– Ne vous emballez pas, lisez d’abord les clauses et faites-nous part de
votre décision rapidement. Vous avez de nombreux concurrents.
– Oui ! Enfin… pour moi, ça sera OK. Je serai heureux de bosser avec
vous.

L’homme se penche avec un air satisfait gravé sur le visage et fouille dans
sa valisette de cuir noir. Il en sort une liasse de papiers qu’il dépose devant
moi ainsi qu’un stylo.

Ses doigts boudinés m’indiquent les divers endroits où je dois signer et je


commence alors ma lecture avec empressement. Ma mâchoire se crispe
quand je constate qu’il casse les prix…

Enfoiré… Mais ai-je le choix ?

Tandis qu’il se commande finalement un café, des murmures intrigués me


font relever la tête. Tous les clients du bar ont le regard tourné vers
l’extérieur. Quelques rires et exclamations retentissent. Je jette à mon tour un
œil vers la vitrine et sursaute en voyant la jeune femme croisée sur la route.
Ses longs cheveux noirs ondulent au vent. Elle a collé son front contre le
verre et tente de discerner l’intérieur avec une grimace bizarre sur le visage.

Oh, putain…
Elle est toujours vêtue de cette cotte à moitié ouverte et son décolleté
vertigineux provoque quelques exclamations. Mon interlocuteur émet un rire
aux intonations perverses.

– Dites-moi, monsieur Lancaster, votre patelin est très animé. Je ne


pensais pas qu’il y avait de si jolies créatures dans ces montagnes perdues.

Je ne réponds rien et me contente de froncer les sourcils en constatant les


regards gourmands des hommes.

Elle ne va quand même pas oser entrer ici ?

Elle se décolle de la vitrine puis cogne trois fois dessus comme pour tester
la solidité. Les lèvres serrées par la concentration, elle observe alors les
voitures du parking, caresse l’une d’elles avec un air admiratif puis fait un
tour complet sur elle-même, la tête levée vers le ciel.

Mais bordel… qu’est-ce qu’elle fout ?

Dans le bar, les conversations vont bon train, tout comme les vannes
cochonnes et autres moqueries. Je soupire de dépit. Qu’est-ce que cette nana
fait au pays des ploucs ? Mais surtout que diable fait-elle dans cette tenue !

Un des habitués, Jo, alcoolique notoire bien connu du village, se lève d’un
pas incertain et se dirige vers la porte. Une fois sur le trottoir, il offre une
courbette désordonnée à l’inconnue qui avance sans hésiter vers lui. Il l’invite
à entrer puis referme derrière eux. Son regard glisse le long de son dos
cambré et s’attarde sur son cul rebondi. Une envie soudaine de casser la
gueule de Jo m’envahit et je pose brutalement mon stylo sur la table de bois.

C’est peut-être une greluche mais mérite-t-elle de tomber entre les mains
de Jo ?

Le silence est retombé et tout le monde observe la femme avec attention.

– Bonjour, je suis Annaelizy’AH. Je suis très heureuse de vous rencontrer.


Elle accompagne sa phrase d’un petit coucou de la main et d’un large
sourire.

Je passe ma paume sur ma joue rugueuse, totalement décontenancé par


l’attitude de cette nana bizarre. J’ignore d’où elle vient ou ce qu’elle cherche
mais, ce que je sais, c’est qu’elle risque d’avoir rapidement des ennuis si elle
continue à déambuler ainsi, en totale confiance, à moitié nue.

Elle finit par s’asseoir au bar et commence à siroter un chocolat chaud,


entourée d’hommes alcoolisés et… bien trop entreprenants.

J’ai juste envie de ne pas intervenir et de la laisser se démerder, hélas, à


mon grand dépit, ma foutue conscience en décide autrement.
7

Annaelizy’AH

Après quelques minutes de marche, je m’arrête face à cette fascinante


plaque de verre dont sont munis presque tous les commerces. À travers, on
peut observer les gens interagir entre eux.

Une invention géniale !

Intriguée, j’ose même cogner doucement contre sa surface lisse et froide.


Protégée toute ma vie dans le cocon confortable de Célestaos, je n’ai que
rarement eu l’occasion de croiser les technologies et autres bizarreries
humaines. Et toutes ces voitures aux carrosseries rutilantes alignées sont,
elles aussi, incroyables ! J’en avais déjà vu en image dans les livres mais, en
vrai, c’est encore plus intéressant. Je passe ma main sur la surface brillante de
l’une d’elles. Ce rouge est tout simplement superbe ! J’adore !

Un instant, mon regard se perd vers le ciel nuageux, mon enthousiasme


s’atténue et la nostalgie m’envahit. La sécurité de ma patrie et l’amour des
miens me manquent énormément mais surtout j’ai diablement froid.

Pourquoi ai-je fait tant de bêtises ?

Je me reprends quand un des hommes sort du bar et s’approche avec un


grand sourire pour me saluer gentiment. Son haleine me fait plisser le nez
mais, dès qu’il me propose d’entrer au chaud, je le suis sans hésiter.

– Bonjour, je suis Annaelizy’AH, lancé-je à l’assemblée avec un signe de


la main. Je suis très heureuse de vous rencontrer.

Les visages se tournent vers moi et des murmures résonnent.


Heureusement, quelques sourires me rassérènent. Enfin des personnes
amicales ! L’ours barbu n’était qu’une petite erreur de parcours.

Je détaille brièvement le lieu assez sombre et dépourvu de fantaisies. Les


relents me piquent les narines et me rappellent les décoctions que l’on buvait
à Célestaos après nos prières ; immondes mais obligatoires pour nous
protéger du Mal.

L’espace d’un instant, les regards insistants des convives me déstabilisent


et je resserre les pans de ma tenue pour dissimuler un peu plus mes formes. Il
est vrai que les humains sont très sensibles à ce genre de détails, je ne dois
pas l’oublier.

À Célestaos, nous en sommes libérés et aucune tension sexuelle ne vient


compliquer les relations. Nous sommes tous au même niveau avec une
interdiction absolue de rapprochement. Ceci est réservé aux créatures de
chairs, faibles face à leurs instincts. Nous sommes bien au-dessus de ces
élans grâce à notre statut privilégié. Je n’ai jamais ressenti aucune attirance ni
aucun trouble vis-à-vis d’un de mes compatriotes.

– Tu veux boire quelque chose, miss ? C’est moi qui offre, lance alors
l’homme qui m’a accueillie à l’instant.

Un frisson me parcourt, mes poils se dressent sur mon corps. Je suis


frigorifiée.

– C’est très gentil à vous.


– T’as l’air gelée ! Quelque chose de chaud, Pat, s’il te plaît.
– Merci, vraiment, merci beaucoup pour votre générosité.

De sa main large et carrée, il tire un des tabourets installés près du


comptoir puis m’invite à l’y rejoindre. Les regards sont toujours fixés sur ma
personne tandis que je prends place. La barmaid aux boucles rousses, Pat,
dépose une tasse fumante devant moi. L’odeur qui s’en échappe est
délicieuse et, avec précaution, j’avale une gorgée qui me réchauffe
instantanément.

– Qu’est-ce ? murmuré-je en fermant les yeux pour mieux apprécier la


sensation du liquide brûlant le long de mon œsophage.

Mon nouvel ami lève un sourcil broussailleux étonné :

– Ben, du chocolat, d’où tu sors, miss, pour pas connaître ça ?

Tout le monde semble suspendu à mes lèvres dans l’attente de ma réponse.

Être le centre de l’attention commence à me mettre très mal à l’aise et je


balbutie fébrilement :

– Je viens de… loin.


– Dis-nous, on verra bien.

Pat pose soudain bruyamment un verre plein de liquide ambré sur le bar et
s’exclame :

– Fous-lui donc la paix, Jo ! Tu comprends pas qu’elle est perturbée, cette


gamine ! Avale ta dose plutôt.

Ce dernier grommelle, attrape la boisson et l’engloutit d’un coup sans


même un tressaillement. Son crâne dépourvu de cheveux se met à luire un
peu plus fortement et quelques gouttes de sueur dégoulinent le long de ses
tempes. La barmaid me scrute elle aussi avec insistance de ses petits yeux
bleus. Alors qu’elle entreprend d’essuyer le plan de travail avec énergie, un
effleurement dans mon dos me fait sursauter. Je me retourne et découvre un
grand gaillard aux épaules larges et aux cheveux blonds coupés au ras du
crâne, vêtu d’une tenue de travail pleine de traînées noires. Son sourire laisse
voir une dentition quelque peu douteuse.

– Salut, moi c’est Tom.

Il s’assoit à côté de moi et approche son visage rougeaud du mien. Son


haleine m’arrache un hoquet de dégoût.

Quand ses doigts se posent sur mes reins sans aucune gêne, je me crispe et
me redresse pour tenter de mettre fin à ce contact qui me révulse.
– T’es bien mimi, toi, si je peux t’aider en quoi que ce soit… n’hésite pas.

Sa paume remonte le long de mon dos et gâche tout le plaisir que me


procure mon chocolat chaud. Je clos les paupières en déglutissant avec peine.

Dieu que c’est désagréable, un contact physique !

Je me contiens pour ne pas me faire mal voir dès mon premier jour. Peut-
être est-ce une coutume humaine toute cette proximité.

Mon voisin de droite pivote et son visage s’assombrit.

– Tu fous quoi là, Tom ?


– Ta gueule, Jo.
– Laisse-la tranquille. Barre-toi !

Je me recroqueville sur mon tabouret tandis qu’ils s’envoient des insultes


sans aucun égard pour mes oreilles délicates.

Je crois que cette année va être interminable…

Coincée entre les deux hommes et leur odeur désagréable, je ne sais pas du
tout quoi faire pour me sortir de cette situation. Pat, au lieu d’intervenir,
s’esclaffe d’un rire gras et idiot et les autres clients ne semblent plus guère
intéressés par mon cas.

Cet échantillon d’humains ne me semble plus du tout attractif !

Mon cœur s’affole et je me sens perdre peu à peu de ma belle assurance.


Le grand blond finit par se lever et m’attrape brusquement le poignet avec
force.

– Viens, on va ailleurs. Ça craint trop ici.

Sans me laisser le choix, il m’entraîne jusqu’à l’extérieur en ignorant mes


protestations polies.

– C’est généreux de votre part mais je pense que je vais décliner votre…
invitation !
– Bof, joue pas les mijaurées.

Je remue mon bras pour qu’il relâche son étreinte puis décide d’être plus
claire :

– Non, ce n’est pas le cas et il serait très gentil de votre part de me lâcher !
Et de suite, s’il vous plaît !
– Eh, n’aie pas peur, je veux juste te filer un coup de main. Je vais te
donner des vêtements secs et te concocter un repas. Puis après, on fera un bon
dodo ensemble.

J’écarquille les yeux de surprise :

– Dodo ? Non voyons, je ne vais pas dormir avec vous, nous ne sommes
pas intimes ! Cela serait inconvenant.
– Oh allez, ne fais pas la difficile et arrête de parler comme une bourge.
J’ai compris ce que t’es. J’paye bien.

Cette fois, je suis bouché bée. Me prendrait-il pour une fille de joie ?
Celles qui se font rémunérer pour… pour faire des choses sexuelles !

– Lâchez-moi, s’il vous plaît ! Vous vous trompez et, je n’y connais rien,
vous seriez très déçu de mes performances dans ce domaine.

Il me ramène contre son torse et plante ses yeux noirs dans les miens.

– Tu aimes jouer, poupée ? Moi aussi. T’inquiète, tes lèvres s’emboîteront


parfaitement sur ma bite.

Sa bouche ouverte descend avidement sur la mienne et je pousse un petit


cri offusqué en tentant de reculer. Mais il est fort et, moi, bien trop faible.
Son immonde haleine m’envahit tandis que ses dents se cognent aux
miennes.

Proprement dégoûtant ! À vomir !


Alors que je me sens défaillir, le gaillard est soudain projeté plus loin.
Libérée de son emprise, je perds l’équilibre et bascule en arrière. Un bras me
rattrape avant que je m’étale au sol et m’aide à me rétablir. Soulagée, je lève
mon visage vers celui qui vient de me sortir d’une situation compliquée et
reconnais le motard de tout à l’heure.

L’ours mal léché !

Son air n’est toujours pas avenant et il me repousse sans attendre pour
aller s’occuper de Tom qui le charge en grondant de fureur. Bien que très
grand, le blond ne fait pas le poids face au ronchon à la stature de géant. Son
attaque est stoppée immédiatement. Le motard coince le poing vengeur de
Tom dans sa paume puis le fait reculer jusqu’à un mur de briques où il le
retient par la gorge. D’une seule main, il l’empêche de bouger et Tom,
impuissant, commence à suffoquer.

Cet homme a une force stupéfiante !

D’un ton menaçant, il siffle alors :

– On ne traite pas les femmes comme ça. Dégage.


– Ta… gueule… le bûcheron ! éructe l’autre en agitant ridiculement ses
jambes.

Le géant mord nerveusement sa lèvre du bas puis ferme les yeux, la


mâchoire crispée de rage. Je l’observe intensément. Il émane de lui une
noirceur qu’il s’efforce de contenir. Aucun tremblement ne vient secouer son
corps alors qu’il bloque toujours sa victime. Ses muscles puissants affleurent
sous sa chemise blanche et des veines battantes se dessinent sur ses avant-
bras à la peau mate.

S’il continue ainsi, il va vraiment le blesser.

– Lâchez-le. Je pense qu’il a compris, murmuré-je en posant mes doigts


sur son épaule crispée.

Il sursaute à mon contact et un coup d’électricité me pique brièvement. La


chaleur de son corps à travers le tissu provoque en moi une sensation
étrange ; mélange de curiosité et de crainte. Mais aussi quelque chose de plus
nouveau et perturbant. Un peu comme si mes entrailles se tordaient sur elles-
mêmes.

Quelle étrange réaction de mes cellules !

Je recule d’un pas puis, décidant d’ignorer ce trouble, ajoute avec


douceur :

– S’il vous plaît. Je crois qu’il a trop bu et a compris qu’il a mal agi.

Les yeux écarquillés, Tom cherche son souffle avec difficulté, ses lèvres
bleuissent sous l’effet du manque d’oxygène. Le motard décide alors de
relâcher son emprise et le blond s’écroule au sol en toussant.

Une assemblée s’est formée sur le trottoir et une dizaine de badauds nous
observent en silence avec des mines intéressées.

Jour 1, échec total !

Je baisse le front avec dépit et pousse un long soupir. Un bras réconfortant


se pose sur mes épaules. La bouille ronde et joviale de Jo me dévisage :

– Ça va aller ?

Son ton est doux et son sourire gentil.

– Oui, je ne sais pas trop, je suis perdue, je crois…

Avec surprise, je constate que le motard n’est plus là. Je n’ai pas eu le
temps de le remercier… Je ne connais même pas son prénom.

– Je vais te filer un coup de main, miss. Viens donc.

L’épuisement m’inonde et je me laisse guider par mon nouvel ami qui


m’aide à m’installer dans un pick-up beige. Avant de refermer la portière, il
me tend une couverture chaude dans laquelle je m’enroule. Son attitude me
rassure et, de toute façon, il n’y a que lui qui veut bien m’apporter un peu de
soutien. Je constate que de gros flocons de neige tombent du ciel et
s’amoncellent sur le sol rapidement. La météo se dégrade très vite,
heureusement que quelqu’un a décidé de m’aider.

Je fouille des yeux les alentours encore une fois dans l’espoir d’apercevoir
mon sauveur mais je dois me rendre à l’évidence : il a disparu.
8

Jeremy

Furieux ! Je suis FURIEUX !

Cette fille est une véritable plaie. Après mon petit acte héroïque, je suis
rapidement retourné auprès de mon client, planté sans aucune explication
pour voler au secours de la greluche en détresse. Et là… bam… le ciel m’est
tombé sur le coin de la tronche. Il s’est tout simplement barré sans un mot.

Mon cri de rage, suivi d’un coup de pied dans la chaise en bois où était
assis Godrich moins de cinq minutes avant, me vaut les regards hostiles de
Pat, la proprio, et des clients encore à l’intérieur du bar. Mary accourt avec
son habituelle sollicitude, inquiète pour moi à cause de la bagarre et de mon
attitude. Je la remercie fermement, ou plutôt l’envoie chier d’un grognement
sec.

Reprends-toi, Lancaster.

Je soulève doucement mes paupières pour affronter mon reflet dans le


miroir des toilettes dans lesquelles je me suis réfugié pour reprendre
contenance. Mes iris noisette sont emplis de mépris pour moi-même. Mes
lèvres sont si serrées qu’elles en sont blanches. Encore une fois, j’ai été
lamentable, encore une fois, je ne suis pas capable d’assurer une mission qui
paraissait pourtant simple, encore une fois… l’avenir de Meline m’échappe
doucement.

Sans nouveau client, je ne pourrais pas passer à côté du dépôt de bilan,


sans boîte, je n’aurais plus de revenus, sans revenus… je perdrais la garde de
ma fille. Et la cerise sur le gâteau serait que cet enculé de Tom aille chez les
flics porter plainte contre moi !
Putain ! Lancaster, t’es qu’une merde !

Sans réfléchir, je balance mon poing dans le miroir qui éclate en plusieurs
morceaux puis recule de trois pas. Je regrette immédiatement mon geste à la
vue des dégâts et de mes doigts en sang.

Quand je pars en vrille, je suis ingérable et mon impulsion prend le dessus


et me rend imprévisible, voire dangereux. Avec le type de tout à l’heure, j’ai
dû faire un effort incroyable pour ne pas lui briser le cou. Cette violence qui
me taraude régulièrement est apparue en même temps que mes troubles
mentaux. Quand ma vie a basculé, quand Louise est partie pour toujours…

T’es juste cinglé, mec… Stop les excuses.

Des coups frappés à la porte des toilettes me crispent un peu plus et je


gronde tout bas :

– Fais chier…
– Jeremy ! Tu vas bien ?

La serveuse s’inquiète encore… Elle est gentille mais a surtout très envie
que je la saute. Mais ça n’arrivera pas. C’est une très jolie nana mais je ne
ressens aucun besoin de ce genre ; ni amour, ni sexe, ni même le moindre
sentiment. Je me suis transformé en machine, sauf bien sûr avec Meline.

Une fichue machine pleine de bugs…

J’ouvre le robinet pour rincer le sang qui s’écoule de ma main puis


réponds en modulant tant bien que mal mon énervement :

– Oui, Mary. J’ai trébuché, ce n’est rien.


– OK… Ton portable a sonné.
– J’arrive.

Je grimace en voyant les filets rouges disparaître dans les égouts. J’ai
énormément de mal à supporter l’hémoglobine… J’en ai beaucoup trop vu
lors du drame. Mon pouls s’emballe, ma vision se trouble et mes jambes me
donnent soudainement la sensation de ne plus pouvoir me porter.

RESPIRE !

J’enroule avec fébrilité ma main blessée dans plusieurs épaisseurs de


papier W.-C. puis, les paumes appuyées sur le rebord du lavabo, je compte en
réprimant mon envie de gerber : quatre secondes d’inspiration, sept de
retenue et enfin huit d’expiration. Cette méthode du 4/7/8, je l’ai trouvée sur
Internet et curieusement elle fonctionne très bien. Chaque matin, elle me
permet de démarrer du bon pied et m’est aussi indispensable que mon café ou
ma fille.

Là, dans l’immédiat, j’ai besoin de rentrer chez moi et vite.

Je réajuste ma chemise et constate la présence d’éclaboussures écarlates à


plusieurs endroits.

Journée de merde !

J’enfile ma veste pour dissimuler les taches puis jette un dernier coup
d’œil à mon reflet.

Tête de con !

D’un pas énergique, je retourne dans la salle principale, récupère mon


mobile puis fais un geste d’au revoir à Mary, après avoir rapidement expliqué
ma connerie à Pat. Je lui donne également plusieurs billets pour les
dommages et file aussi vite que je le peux pour ne pas laisser l’occasion à la
serveuse de venir me gaver avec ses blablas condescendants.

La fille aux yeux noirs n’est plus là. Bon débarras, je n’avais pas envie de
la recroiser sur ma route. Assez de soucis comme ça ! On n’est clairement pas
compatibles, nos deux rencontres se sont très mal passées. J’espère tout de
même au fond de moi qu’elle n’est pas tombée entre de sales pattes. Ce ne
sont pas celles de Tom, je l’ai aperçu au fond du bar en train de picoler, elle a
donc échappé au pire…
Oh et puis, de toute façon, je me suis assez mêlé de ce qui ne me regarde
pas, elle est grande et n’a qu’à se démerder !

J’enfourche ma bécane, démarre le moteur et m’élance sur la route


sinueuse en espérant ne plus rencontrer d’imprévus.

J’arrive sans encombre au domaine et, à peine ai-je posé pied à terre,
j’aperçois au loin mon collègue approcher en courant. Je jette un œil à mon
mobile et constate que c’est lui qui a tenté de me joindre.

Ça pue !

Bien qu’il soit un excellent professionnel, Harry Felton est plutôt


quelqu’un de flegmatique et posé. Du haut de ses soixante-huit ans, il est l’un
des seuls humains en qui j’ai confiance. Nous bossons ensemble, et même si
je suis officiellement son patron, je ne me considère pas comme tel. Il m’a
tout appris sur la gestion des bois, comment les rentabiliser tout en respectant
le cycle naturel, quel matériel est le meilleur pour la scierie, qui démarcher et
d’innombrables astuces qui m’ont permis de tenir jusqu’ici.

À bout de souffle, il s’arrête vers moi et m’explique la raison de sa


fébrilité :

– Salut gamin, j’ai une mauvaise nouvelle, la bête est morte.

Un poids supplémentaire s’ajoute sur mes épaules déjà bien chargées.

– C’est vraiment si grave ?


– Faut qu’on jette un œil de plus près mais j’ai bien peur que ce soit la fin.

Maugréant des jurons, je plante Harry et pars en direction de ma maison au


pas de charge. J’ai besoin de me retrouver seul, c’est trop d’un coup… Pour
couronner le tout, de gros flocons se mettent à tomber, annonciateur de la
dégradation prévue pour cette nuit.

Génial, tout va formidablement bien !


Dans cette région, quand la neige est là, on sait qu’on en a pour des mois à
se les geler et à galérer. La tempête qui arrive promet de longs moments de
solitude et de maniement de la pelle… D’autant plus que j’habite dans les
hauteurs et qu’une seule route passe près de chez moi. Le point positif, c’est
que le car scolaire ne pourra bientôt plus y accéder et Meline devra travailler
ses cours à la maison, en sécurité, à mes côtés.

– Attends ! Jeremy ! me hèle mon collègue en me rattrapant. On fait quoi ?


On a une commande à honorer et…

Je m’arrête la tête basse puis le coupe d’un ton ferme :

– Rentre chez toi avant que ça ne soit plus praticable.


– Si on fait ça, on terminera jamais à temps… C’est un gros client.
– Je m’en tape, là.
– Jeremy, j’sais pas pourquoi t’es si énervé mais le répercute pas sur la
scierie. C’est assez difficile comme ça…
– C’est fini.

Ses sourcils s’arc-boutent de surprise puis son visage se ferme quand il


comprend que mon rendez-vous s’est mal passé. Il glisse une main dans ses
cheveux gris clairsemés puis braque son regard bleu dans le mien :

– Tu dois pas abandonner, gamin.


– Mais à quoi bon ? Tout est foutu ! Et on n’aura jamais les moyens de
remplacer la bête ! C’est FINI !
– On ne s’est pas battus toutes ces années pour que tu baisses les bras.
Écoute… tu devrais vraiment prendre une petite partie de l’argent que t’as
placé…

Je lève une paume pour le faire taire et ferme les paupières. Il me connaît
parfaitement et n’insiste pas.

– OK, je te fiche la paix aujourd’hui mais ne crois pas que je vais te laisser
t’enterrer. Pense à Meline. Je reviens rapidement et on trouvera une solution.
Allume un bon feu de cheminée, réfléchis au calme mais surtout repose-toi.
Allez, gamin, ça ira.
Avec un grognement bourru, il me met une tape amicale sur l’épaule puis
enfile un bonnet noir tiré de sa poche. L’année dernière, il était tombé par
hasard sur un des relevés de mon second compte bien garni et je lui avais
brièvement expliqué les raisons de mon choix. Il avait été d’une grande
gentillesse. Je culpabilise de lui faire subir mon caractère merdique.

De toute façon, il a compris l’essentiel. Mes mésaventures avec l’étrange


greluche ne le concernent en rien. L’espace d’un instant, je revois
l’incroyable couleur de ses iris. Quelque chose dans cette nana m’interpelle.
Est-ce son innocence presque enfantine, sa légèreté crédule, ou bien la
gentillesse qui émane d’elle ? Je l’ignore, et bien que j’aie du mal à
l’admettre, elle m’agace autant qu’elle m’intrigue.

Un bruit lointain de moteur me tire de mes pensées perturbantes et un


léger sourire étend mes lèvres. Ma fille chérie arrive enfin.

Mon bijou, mon trésor, la seule qui sache réchauffer mon cœur.
9

Annaelizy’AH

La chaleur réconfortante de la couverture me détend doucement tandis que


nous prenons la route des bois ; celle-là même par où je suis arrivée.

Jo ne dit rien et cela me convient parfaitement. Ma mésaventure dans ce


bar me laisse un goût amer mais ma bonne humeur n’est pas pour autant
éteinte. Je sais que tout s’arrangera. À présent, je suis presque détendue, plus
aucune peur ou inquiétude ne serre ma gorge. Et point positif : mes flashs
bizarres ont cessé. Pour le moment.

Peu à peu, je sombre dans un demi-sommeil réparateur, bercée par le


ronronnement du moteur et le cahot du véhicule.

Un trou plus gros que les autres me réveille en sursaut. Je soulève avec
difficulté mes paupières qui semblent peser une tonne et constate que nous
venons de nous garer dans la cour d’une vieille ferme. Les sourcils levés de
surprise, j’observe les antiques pierres beiges empilées dans un équilibre
hasardeux. Elles soutiennent par je ne sais quel miracle un toit brinquebalant
aux tuiles orangées recouvertes de mousse.

Le conducteur descend et, sans m’attendre, s’empresse de sa démarche


vacillante vers la vieille porte d’entrée en bois brun du bâtiment. Je le rejoins
tandis qu’il s’échine à déverrouiller une serrure rouillée et je m’enquiers d’un
ton hésitant :

– Vous vivez réellement là-dedans ?

Je ne souhaite pas vexer mon nouvel ami mais la question a fusé sans que
je ne puisse la retenir. Fort heureusement, il ne semble pas se formaliser de
ma demande et m’envoie un grand sourire satisfait en désignant la bâtisse
avec fierté :

– C’est une maison de famille ! Dix générations de Williams ont vécu ici !

Voyant qu’il tremble énormément, je tends la main en proposant :

– Puis-je vous aider ?

Encore une fois, il ne prend pas mal mon intervention et me donne même
la clé. Lorsque je réussis finalement à ouvrir le battant, une odeur infecte me
saute au visage ; mélange de renfermé, moisi et… de choses indéfinissables
dont je préfère ignorer la provenance. Le nez plissé de dégoût, j’avance de
quelques pas dans ce qui semble être la pièce de vie. Un canapé troué trône
au centre face à ce que je sais être une antique télévision.

Je suis surprise, je ne pensais pas que les humains possédaient également


ce genre d’appareils ! Ils doivent probablement aimer s’observer vivre, eux
aussi…

Une table ronde et quatre chaises dépareillées sont installées à proximité


d’une vieille gazinière recouverte de graisse brûlée. Plusieurs sacs-poubelles
béants sont empilés contre le mur au papier peint défraîchi. J’entends le
bourdonnement d’innombrables mouches occupées à explorer les déchets
malodorants. Lorsque la porte se referme dans mon dos avec un claquement
sinistre, je comprends que je n’aurais peut-être pas dû suivre cet homme dans
son antre.

J’en viens presque à regretter le motard ronchon de tout à l’heure.

Presque…

Contrairement à lui, Jo est plutôt petit et râblé. Il est cependant plus grand
que moi et bien plus large. Titubant encore sous l’effet de l’alcool ingéré un
peu plus tôt, il époussette maladroitement un des coussins miteux du canapé.

– Assieds-toi, miss… ? S’cuse, j’ai pas retenu ton prénom.


– Anna…

Je m’interromps bouche bée, consciente que ma mémoire flanche


gravement. L’ivrogne ne prend pas garde à mon égarement et continue dans
son rôle d’hôte accueillant qui me rassure quelque peu.

– Retire ces bottes trempées ! Tu vas choper la mort !

J’obtempère et soupire de soulagement quand le plastique quitte mes pieds


humides. J’écarte mes orteils qui peuvent enfin respirer puis les agite, amusée
de leur allure rigolote.

De mignonnes saucisses rosées !

– Tu veux boire quelque chose ? Manger un truc ? Ou… non j’suis bête,
viens à la douche, j’suis sûr que ça te fera du bien. Je vais t’aider.

Il attrape mon coude d’une poigne étonnamment ferme et m’entraîne dans


son sillage. Je n’ai aucune envie de me laver dans cette maison sale et
malodorante et encore moins à proximité de cet homme qui me paraît
maintenant plus aussi gentil. J’essaye de me libérer de son étreinte mais c’est
peine perdue.

Qu’est-ce qu’ils ont tous à me traîner comme une poupée de chiffon !

Nous montons un escalier puis traversons un corridor sombre qui


débouche sur une pièce entièrement carrelée de blanc. Du moins… ce qui
devait être blanc il y a très longtemps est maintenant jaune avec les joints
noircis de crasse. Il me pousse dedans puis entreprend de baisser ma
fermeture.

– Stop ! Arrêtez ça, Jo !

Mon cri indigné le fige dans son action et ses yeux brillants se plissent
quelques secondes avec suspicion. Celui que je pensais amical perd soudain
de sa bonhomie.
– J’vais pas te faire de mal, miss.
– Euh… oui, très bien. Cependant…

Je recule de quelques pas pour prendre une distance de sécurité et me


cogne dans un lavabo avant d’enchaîner d’une voix nerveuse :

– Je vais me débrouiller seule, merci.

Une moue agacée se dessine sur son visage et, avec un grognement, il
referme la porte dans son dos sans quitter la pièce. La peur s’abat sur moi et
revient planter ses griffes dans mon ventre.

Tu n’aurais pas dû le suivre et encore moins entrer dans cette maison…


Idiote écervelée !

– T’inquiète, miss. Je vais prendre soin de toi.

Je resserre instinctivement mon vêtement sur mon décolleté puis, d’un ton
léger, tente un détournement :

– J’aimerais finalement quelque chose à manger.

Le sourire revient sur sa face criblée de petits cratères et il hoche la tête


avec satisfaction :

– Tu vois, tu te détends.
– Vous êtes très gentil de me proposer votre aide.
– Je déteste abandonner des dames en détresse, surtout quand elles sont si
jolies.
– Et… j’ai soif aussi. Vous auriez peut-être un verre d’eau dans la
cuisine ?
– Oui, oui, sois pas si pressée. D’abord, la douche.

D’un pas titubant, il se rapproche à nouveau de moi. Son haleine fétide


m’inonde et une nausée me vrille l’estomac. Cette proximité me dégoûte tout
autant que celle de Tom et me fait perdre l’esprit. Sans plus réfléchir, je le
repousse de toutes mes forces puis tente de le contourner. Il bouge à peine
sous mon assaut et attrape mon poignet pour me ramener à lui. De son autre
main, il caresse ma joue et sa paume rugueuse descend dans mon cou puis
glisse dans l’entrebâillement de ma cotte.

– T’vas pas me refuser ce que tu voulais offrir à mon pote Tom ! Oh,
allez…

Pour la première fois de ma vie, une panique incontrôlable m’envahit et,


poussée par mon instinct de survie, je me débats soudain furieusement en
hurlant. Surpris par ma réaction, il relâche sa prise. Ni une ni deux, j’ouvre la
porte et me jette dans le couloir sombre. Pieds nus, je cours comme une folle
en direction des escaliers.

Des larmes brouillent ma vue. Célestaos me manque terriblement ! Les


Archanges avaient raison : le Mal habite cette terre ! Dans ma précipitation,
je me tords la cheville et, sans pouvoir me retenir, chute lourdement dans les
marches. Je roule jusqu’au rez-de-chaussée avec la sensation que chacun de
mes os se brise. Étalée de tout mon long sur le ventre, je tente de me
redresser tant bien que mal en gémissant de douleur. Jamais je n’ai ressenti
cela, jamais je n’aurais pu imaginer un jour connaître ce genre de situations.

Les pas lourds de Jo retentissent à l’étage et me donnent un regain


d’énergie. Je réussis à me mettre à quatre pattes puis lentement me relève en
m’aidant de la rampe. Quelques gouttes de sang s’écrasent sur les lattes du
plancher. Je porte les doigts à mon crâne et constate que je suis sérieusement
blessée.

Mince… Je ne vais quand même pas mourir ici ?

Ma vision se trouble et la pièce se met à tourner tandis qu’il descend


l’escalier en titubant. C’est finalement une chance qu’il soit saoul…

– Eh ! Miss ! Suffisait de dire non ! Reviens !

Je ferme les paupières quelques secondes, inspire profondément puis, dans


un cri, m’élance à nouveau au pas de course, droit devant moi dans un
équilibre précaire. Je dois sortir d’ici ! Absolument ! Je me cogne dans
plusieurs meubles puis m’effondre contre la porte d’entrée. Mon corps n’est
plus que souffrance et mon cœur tambourine si fort qu’on doit l’entendre à
dix mètres à la ronde.

– Tu comptes aller où comme ça ? C’est la tempête ! J’vais pas te faire de


mal ! J’avais mal capté tes signaux, j’croyais tu voulais un câlin ! Reviens !
T’vas crever de froid dehors !

L’électrochoc que me procure le son de sa voix nasillarde me donne le


courage de rassembler mes dernières forces tout en enfouissant la douleur au
fond de moi. Alors que ses gros doigts s’approchent pour me retenir, j’ouvre
la porte d’entrée et file dans la nuit sans demander mon reste ; loin de cet
homme horrible et de cet endroit cauchemardesque.

Ses vociférations furieuses retentissent un moment tandis que je détale et


pousse mes muscles dans leurs derniers retranchements. Tout ce qui compte
est de mettre autant de distance possible entre lui et moi. Je ne vois rien et ne
prends pas garde à la direction que j’emprunte.

Ses cris finissent par s’éteindre mais je continue ma course folle au milieu
des bois, totalement aveuglée par ma panique.

Ce sont finalement mes jambes qui me trahissent et cèdent sous mon


poids. Je termine allongée de tout mon long, le nez enfoui dans les quelques
centimètres de neige qui recouvrent déjà le sol. Seul mon souffle saccadé
résonne dans les bois et, pendant quelques instants, j’apprécie la fraîcheur sur
mon visage en feu. L’air glacial est salvateur et m’aide à oublier l’immonde
odeur de la ferme et de son occupant.

Cependant, très vite, la température me rappelle à l’ordre et ce qui était


agréable se transforme alors en un nouveau cauchemar. Ma situation déjà
compliquée est à présent dramatique : je suis seule, vêtue d’une simple cotte,
pieds nus, perdue au milieu d’immenses montagnes en pleine tempête
hivernale.

Le point positif est que le froid anesthésie entièrement mes blessures.


Dans un ultime espoir, j’attrape mon médaillon argenté puis décide de
faire l’unique chose que je maîtrise parfaitement : prier.

– Micha’EL… ramène-moi. Je t’en prie, écoute mes suppliques, abrège ma


peine. Je crois que ma punition a été assez difficile, j’ai compris. Archanges !
Entendez-moi, je vous en prie… Mes Dieux, pardonnez mes erreurs…

Ma phrase s’éteint sur une note si aiguë que je peine à reconnaître ma


voix. La neige tombe en tourbillon et m’empêche de discerner les alentours.
La faible lueur du ciel nocturne me permet juste d’apercevoir la cime de
nombreux arbres et un sol blanc immaculé.

En m’aidant d’un tronc à l’écorce rugueuse, je me remets lentement


debout. Je tremble et peine à me maintenir à la verticale. Si je ne trouve pas
un abri, si je reste immobile dans ce froid, alors le pire adviendra : la
Faucheuse.

La réponse est simple : une journée sur Terre m’a déjà presque détruite et,
à présent, je vais mourir au milieu de cette forêt hostile, seule et désespérée.
10

Jeremy

– Ouiiiii ! Tu vas en prison !

L’exclamation satisfaite de Meline me fait froncer les sourcils mais je ne


rétorque rien et me contente de placer mon pion en forme de chaussure sur la
case adéquate. Je suis très mauvais joueur et déteste perdre à ces fichus jeux
de société qu’elle adore. Et force est de constater que ce soir, ma vie au
Monopoly est tout aussi merdique que la vraie.

Avec un gloussement ravi, ma fille lance les dés à son tour.

– Et… J’achète avenue Foch ! J’ai les trois vertes, je vais te coller une
raclée !
– Oh, doucement votre langage, jeune fille !

Elle lève deux yeux coupables et une moue boudeuse se dessine sur son
visage enfantin. Je n’ai jamais su lui résister, quand elle prend son air de
cocker, ma façade de père autoritaire s’effrite rapidement. Comment faire
autrement ? Elle est si adorable…

– Désolée, papa.
– Mouais…

J’attrape les dés et les agite dans mon poing fermé en faisant mine de me
concentrer.

– Tu payes ou tu tentes le double ?


– Hum… Non. Je vais plutôt choper le gardien à travers les barreaux,
l’assommer et me sauver après avoir piqué les clés.
Sur ces mots, je jette les dés puis avance mon pion en ignorant sa mine
outrée.

– Mais ça ne marche pas comme ça ! Eh !

Elle se redresse et tente de voler ma chaussure pour la replacer en prison.


J’attrape son poignet et la repousse sur l’assise moelleuse du canapé où elle
bascule sur le dos. Je lui envoie un des poufs qu’elle évite en explosant de
rire. S’ensuit une bataille de coussins comme nous avons souvent l’habitude.
C’est notre façon de nous libérer et je peux ainsi lui montrer combien je
l’aime. À défaut de longs câlins, nous partageons tout de même quelques
moments de complicité. Le plateau de jeu vole à travers la pièce, victime
d’un malencontreux coup de pied de Meline. Cela met fin à notre partie et
m’arrange grandement !

Ce soir, je ne suis pas d’humeur à perdre, je suis déjà bien trop sur les
nerfs.

Maturité niveau zéro, le bûcheron !

Sans que je lui demande, Meline se calme très vite puis s’empresse de tout
ranger. Elle me connaît et sait que ces instants de relâche ne durent pas à
cause de mon besoin maladif d’ordre.

T’as fait un petit trésor… LA réussite de ta vie !

J’observe ce bout de femme sans qui je serais incapable de garder le cap.

Est-ce que je ne lui mets pas trop de pression ? Passe-t-elle à côté de son
enfance ? Ne serait-elle pas mieux loin de moi, son cinglé de paternel ?

– Papa ? Ça va ?

Ses iris verts me fixent avec insistance et une lueur d’inquiétude y brille.

– Bien sûr que oui ! Je n’ai pas eu à assumer ma lamentable défaite !


– Papa…
– Meline…
– Tu sais que je sais quand t’as quelque chose qui ne va pas !
– Et tu sais que je sais que tu sais que tu me gaves à insister lourdement.
– PAPA !

Je grogne et me dirige vers le frigo avec la ferme intention d’échapper à


ses questions. Je n’ai pas envie de la stresser davantage avec mes problèmes
d’adulte. Le souci est qu’elle lit en moi comme dans un livre ouvert.

Et Dieu sait qu’elle aime lire.

Je pousse un soupir tandis qu’elle me suit pas à pas, les bras croisés. Elle
ne lâche jamais rien… Têtue comme sa mère !

– Raconte-moi ! Y a un truc qui cloche.


– C’est toi, la cloche…
– PAPA !
– Papa, papa, papa ! Merde, Meline ! m’exclamé-je en me retournant
brusquement pour lui faire face. Arrête ça !
– Doucement votre langage… jeune homme.

Sa réflexion inattendue m’arrache un sourire. Elle ne manque pas


d’aplomb mais c’est mérité. Je suis bien trop souvent grossier quand je
m’énerve. Et bien que j’y prenne garde, quelques mots fleuris m’échappent
de temps à autre en sa présence. Fort heureusement, elle ne peut pas entendre
ce qui traverse mon esprit.

Une main sur son épaule, je la conduis fermement jusqu’à la table en


chêne et lui désigne sa chaise.

– Écoute, je n’ai pas envie de t’embêter avec mes soucis. Je veux juste
qu’on mange tranquilles comme d’hab, qu’on se mate notre série, comme
d’hab et qu’on aille au lit…
– … comme d’hab, me coupe-t-elle avec un ton empli de reproches. J’ai
plus cinq ans, papa. Tu peux me raconter tes problèmes, j’suis grande
maintenant.
Je passe mes doigts dans mes cheveux, décontenancé et attendri par
l’attention dont elle fait preuve à mon égard. Elle a le cœur sur la main et je
l’aime d’autant plus pour ça.

– OK. Je te propose de te préparer un bon plat et on discutera un peu mais,


en échange, tu ne fais pas la chieuse pour aller te coucher. Deal ?

Je tends la paume devant moi et, avec un petit rire, elle tape avec entrain.

– DEAL !

Je glisse un index furtif sur sa joue ronde puis murmure :

– Je t’aime tellement, mon trésor, mais ce n’est pas ton rôle de te faire tant
de soucis pour ton pauvre père. Profite de ta jeunesse au maximum. Je vais
tout faire pour améliorer ça.

Elle clôt les paupières sous ma brève caresse, heureuse de ce contact que
je ne lui offre que rarement.

– Je t’aime, moi aussi, papa.

Mal à l’aise comme toujours dans les moments de tendresse, je décide de


me lancer dans la préparation de spaghettis bolognaise ; simple et efficace !

Une fois les assiettes fumantes déposées sur la table, je m’assois à ma


place puis entame avec entrain mon plat. Je suis plutôt bon cuisinier en
général. J’ai dû m’y mettre sérieusement quand je me suis retrouvé seul à
élever un enfant mais j’avais acquis des bases solides grâce à mon épouse.
Nous adorions mijoter des petits plats et tester plein de combinaisons
improbables. Le rire de Louise résonne dans ma tête et son doux visage se
dessine, ranimant la flamme du manque. Si seulement j’avais été plus présent
et moins con… Si seulement…

– Tu penses à elle, papa.

Je sursaute puis me secoue, conscient de m’être égaré dans ma nostalgie,


comme souvent. Nos regards se croisent, emplis de la même tristesse. Seuls
les gens qui ont perdu un être cher peuvent comprendre cette sensation de
vide immense qui ne sera jamais vraiment comblé.

– C’est délicieux, reprend Meline la bouche pleine, peu désireuse de


s’attarder sur nos sombres pensées.
– Parle pas la bouche pleine.
– Oui, pardon !
– Bon… pour mes soucis, t’as vu juste, on a une machine en panne.
– Mais ce n’est pas grave ça, Harry va la réparer !
– Voilà, rien de bien important.

Elle redresse le front de son assiette puis ses sourcils se froncent.

– Il y a autre chose.
– Je… non, tout va bien.
– T’es bizarre.
– Quoi ? Mais non !
– Mais si !
– Mais non…
– SI !

Je souffle un grand coup avec agacement puis, en pointant ma fourchette


sur elle, ordonne :

– Mange et arrête de faire la fouine !


– T’as promis qu’on discuterait… Oh, je sais ! Tu as une amoureuse ?

Je manque de m’étouffer avec un morceau de bœuf haché et tousse


plusieurs fois.

– Gagné ! s’exclame ma fille avec un large sourire. Dis-moi tout !

Depuis quelque temps, j’ignore pourquoi mais elle s’obstine à vouloir me


caser avec une femme. Dans son esprit d’enfant, je suppose qu’elle se dit que
ça pourrait m’aider. Nous n’avons jamais vraiment eu une discussion à ce
sujet mais je crois qu’il faudra rapidement le faire… Elle doit comprendre
que je n’ai besoin de personne d’autre qu’elle et encore moins d’une
greluche, chieuse, qui me dise quoi faire de ma vie !

Greluche…

Je repense un bref instant à la fille aux yeux noirs et mon ventre se serre
légèrement.

Où peut-elle bien être à présent ? Sûrement dans les ennuis… Cette nana
pue les emmerdes à un kilomètre. De toute façon, ça ne me concerne pas, j’ai
bien d’autres choses à me soucier.

Le regard de Meline est pétillant de malice dans l’attente de mes


explications.

– Tu me gonfles ce soir ! Termine ton assiette.


– Oh s’te plaît, dis-moi !
– Très bien, capitulé-je en remplissant nos verres d’eau. J’ai croisé une
étrange personne qui a perturbé mon rendez-vous de cet après-midi et je suis
même sûr que tu vas en entendre parler.

Le village est minuscule et les ragots vont très vite. L’histoire de


l’inconnue bizarre qui a provoqué une bagarre entre Tom et le bûcheron a
certainement déjà fait le tour des chaumières… Et les gosses en discuteront
entre eux.

Je lui résume rapidement les événements de la journée en m’efforçant


d’avoir l’air totalement indifférent. Mais pourtant je dois avouer que ce n’est
pas le cas. Je suis tiraillé entre la fureur d’avoir perdu un client et l’inquiétude
quant au sort de la jeune femme. Elle a beau m’avoir terriblement agacé, je
crains qu’elle ne soit tombée entre de mauvaises mains. Et puis ça faisait
longtemps que j’avais envie d’écraser mon poing dans la gueule de Tom…
Elle m’en aura donné l’occasion !

Meline réfléchit un moment en silence puis déclare avec sérieux :

– J’aimerais beaucoup la rencontrer.


J’étouffe un petit rire puis me lève pour débarrasser la vaisselle sale.

– Ma fille. Il faut que tu comprennes deux choses : d’une, jamais je n’aurai


d’autre femme dans ma vie que ta mère et, de deux, tu ne rencontreras pas
cette fille à moitié cinglée. Je refuse que notre existence soit perturbée d’une
façon ou d’une autre. Alors, imprime bien ça dans ta mignonne petite tête :
c’est toi et moi pour la vie. Seulement, TOI et MOI.
11

Annaelizy’AH

J’ai froid et peur.

Le claquement de mes dents résonne dans la nuit noire. Roulée en boule au


pied d’un des nombreux pins de cette forêt sans fin, je continue de prier en
silence. Mais ma ferveur diminue de minute en minute et, d’ici peu, je ne
serai même plus capable de me relever. Le froid envahit chacun de mes
muscles qui se figent peu à peu. J’ai longuement avancé à l’aveuglette en me
disant que je finirais bien par tomber sur une route ou une maison.
L’adrénaline, alimentée par la peur de voir débarquer Jo, m’a beaucoup aidée.
Mais après un interminable moment d’errance, j’ai finalement baissé les bras.

Mes articulations me donnent la sensation d’être bloquée, la seule douleur


que je ressens est celle de ma mâchoire crispée. Et je n’ose même pas
imaginer l’état de mes pieds nus. Je suis si épuisée.

Tu dois bouger ! Tu le DOIS ! FUIS !

Le retour de cette voix emplie de terreur me hante de nouveau et me serre


le ventre. Il faut que ça cesse !

Je lève les yeux vers le ciel à présent étoilé et murmure avec désespoir :

– Vous m’avez abandonnée, totalement !

Après avoir recouvert le paysage d’un épais manteau immaculé, les


flocons ont disparu, remplacés par un vent glacial.

À Célestaos, j’adorais cette période de l’année ainsi que l’ambiance


joyeuse qui l’accompagnait, et même si c’est un monde différent des
humains, la neige tombe aussi chez nous. Je trouve cela tellement beau. J’ai
soudain très envie de me laisser aller à mes souvenirs pour m’assoupir.

Ces derniers sont flous mais j’ai l’impression qu’ils ne disparaissent plus.
Et c’est plutôt une bonne nouvelle, au moins je sais qui je suis. Enfin… à peu
près.

Ce qui n’a plus aucune importance si tu meurs, non ?

Si je dormais juste un peu, je retrouverais peut-être des forces ? Ça me


ferait un grand bien…

Oui et tu ne te réveillerais jamais et tu ne t’élèverais pas vers la


Lumière…

La Lumière ! Une lumière ?

Les yeux entrouverts, il me semble apercevoir une lueur au lointain. Est-ce


que mon cerveau engourdi commence à me lâcher ? Fort probable mais dans
le doute…

Un à un, je remue mes doigts puis étends mes jambes ankylosées. Dans un
gémissement, je me tourne puis reste un long moment à quatre pattes,
étourdie par un vertige. Je me remets ensuite avec difficulté sur mes pieds en
évitant de les regarder, bien trop inquiète à l’idée de les voir violacés. Je ne
sens toujours aucune douleur, juste une grande faiblesse et c’est préférable
ainsi.

Pas à pas, en m’appuyant sur les arbres, j’avance vers ce que je pense être
mon miracle : qui dit lumière, dit présence humaine, dit secours. Du moins…
je l’espère. Il manquerait plus que je tombe sur un second Jo, ou un autre
Tom !

Je puise au plus profond de mes ressources et de mon courage, ignorant les


picotements de souffrance qui se déclenchent un peu partout dans mon corps,
signe que mon sang circule à nouveau.
Mon souffle saccadé forme de petits nuages de vapeur à chacune de mes
expirations et indique à quel point la température est glaciale. Le ciel offre à
présent un superbe spectacle constitué d’une multitude d’étoiles scintillantes.
La neige renvoie la lumière et brille de mille éclats, tels des diamants
parsemés un peu partout.

Si je n’étais pas si faible et désespérée, j’apprécierais cette magnifique


vision de la nature. Hélas, mes muscles se réveillent et, avec eux, mes
blessures. Je ne m’en étais pas rendu compte dans la panique mais je crains
que mon état soit encore plus préoccupant que je ne le pensais. Ma cheville
droite m’élance fortement et menace de céder sous mon poids. Mon crâne me
donne l’impression d’être dans un étau et régulièrement des éclairs le
traversent en même temps que des nausées vrillent mon estomac. Des gouttes
de sang perlent sur mes cils et glissent sur mon visage. En tombant dans
l’escalier, j’ai dû me taper la tête… Et pour clore ce lamentable tableau, mes
pieds à vif, que je n’ose toujours pas regarder, me font maintenant si mal que
chaque pas devient une torture.

La lueur approche et me donne la force morale pour continuer mon chemin


de croix, gémissante et les dents serrées. Mais quand enfin j’atteins mon but,
la désillusion est au rendez-vous. Il y a bien un énorme bâtiment mais qui
ressemble davantage à un entrepôt qu’à une habitation. Tout est noir et
silencieux, presque lugubre. La lumière que j’apercevais n’était autre qu’un
rayon de lune se reflétant sur une des nombreuses vitres incrustées dans les
murs en bois.

– Zut, flûte et… putain de MERDE !

Ce n’est pas dans mes habitudes de lâcher des jurons mais on peut dire que
j’ai des circonstances atténuantes. Je ne reconnais pas ma voix devenue
rauque à cause du froid et de ma gorge serrée. Si je ne meurs pas ici cette
nuit, je mourrai d’une pneumonie plus tard…

Je toise l’édifice qui me fait face d’un œil morne.

Après avoir fait le tour d’un pas chancelant, il s’avère qu’il n’y a aucun
signe de vie. Je ne discerne pas grand-chose dans l’obscurité d’autant plus
que ma vue est trouble. Dépourvue de tout espoir, je finis par dégoter une
lucarne entrouverte par laquelle je me faufile tant bien que mal. Je n’ai plus
qu’un désir : m’endormir afin de ne plus avoir à supporter les douleurs de
mon corps meurtri.

Je ne vois pas grand-chose du lieu dans lequel je viens de pénétrer. Les


silhouettes de grosses machines se découpent à la lueur blafarde de la lune et
une odeur de bois coupé flotte dans l’air. Après avoir titubé sans but quelques
minutes en butant contre plein d’objets hétéroclites, je me roule en boule dans
un recoin puis, les mains serrées sur mon médaillon, ferme les paupières dans
l’attente de la délivrance.

J’ai si mal…

Finalement, le froid est plutôt salvateur et j’ai hâte qu’il engourdisse à


nouveau mes muscles douloureux.

Comment en suis-je arrivée là ?

Les souvenirs flous de mes erreurs passées se dessinent dans mon esprit.
Je me revois pénétrer dans les lieux interdits afin de lire des ouvrages
auxquels je n’avais pas accès et me nourrir de savoir et d’informations
diverses sur à peu près tous les sujets concernant la Terre. Hormis quelques
leçons de morale, on ne m’en avait jamais trop rien dit, jusqu’à ce jour
terrible où j’ai fureté un peu trop loin…

Micha’El en personne m’a surprise avec une boîte pleine d’étranges


coupons de papier de différentes couleurs, annotés de chiffres et arborant des
visages. Ce que les humains appellent l’argent. Sa fureur a été telle que j’en
ai tremblé de tout mon corps.

Il a ensuite rapidement réuni tout le monde et prononcé la sanction.

Tu as mérité tout ça… Tu dois traverser ces épreuves pour ta rédemption.

Dans un murmure, je me mets à chantonner l’air le plus connu de


Célestaos. Celui que nous partageons tous ensemble dans nos moments de
prières communes lorsque nous buvons les décoctions d’herbe du diable.
Nous devons les avaler afin de lutter contre l’appel des forces du Mal,
présentes partout, cherchant à s’approprier notre pureté pour la pervertir.

Ces quelques notes m’apaisent immédiatement et ma respiration ralentit


peu à peu. Mes douleurs s’estompent et un brouillard bienfaisant
m’enveloppe. Je n’ai presque plus peur ; ni de Jo, ni de mourir. Mes
paupières papillonnent et un sourire se dessine sur mes lèvres gercées. Le
petit nuage de vapeur formé par mon souffle diminue peu à peu.

Finalement, mon existence ne s’est pas si mal déroulée dans sa globalité,


même si je n’ai pas accédé à la Lumière. En dépit de quelques erreurs, j’ai été
quelqu’un de bien et j’ose espérer que mon cycle n’est pas terminé, que les
Dieux me laisseront une nouvelle chance. Peut-être serai-je réincarnée en un
être de chair ou bien, par miracle, obtiendrai-je la rédemption et retournerai
directement au stade d’Ange…

Je sens mon âme quitter mon corps à présent totalement insensible.


Comme dans une bulle duveteuse, je m’élève lentement. Une lumière
puissante s’allume au-dessus de moi et, dans un ultime souffle, je murmure :

– Oh, merci, la Lumière…


– Mais bordel ! Qu’est-ce que…

La voix que j’entends n’a rien de doux et bienveillant. Serais-je partie sur
le chemin de l’enfer ? Ou bien, peut-être les Limbes ?

– Mais qu’est-ce que vous foutez là, vous ?

Devant ma vision obscurcie apparaissent une silhouette puis un visage


dont je ne discerne pas les traits. La lumière forme une auréole étincelante
autour de la chevelure aux mèches éparses. Une paume chaude glisse sur ma
joue et relève mon menton. Une chaleur agréable se diffuse immédiatement.

– Putain mais dans quel état vous êtes !


– Micha’El, c’est vous, murmuré-je alors. Accordez-moi votre pardon,
ramenez-moi à Célestaos.
Je me sens décoller du sol et le voile de l’inconscience me recouvre
doucement.

Tout est terminé, je rentre chez moi.


ÉTAPE 2
LE DÉNI
12

Jeremy

Bouche bée de surprise, je soulève le corps menu de la fille aux yeux


noirs.

Suis-je dans un de ces rêves bizarres où tout semble si réel ?

Je ne comprends pas tout à ce qu’elle marmonne, ça n’a ni queue ni tête.


Je sens sous mes doigts ses os affleurer à travers le tissu de la cotte et sa
pâleur fait peine à voir. Du sang encore frais marbre son visage et une plaie
ouverte déforme la peau lisse de son front.

La confusion règne dans mon esprit. Cette nana a besoin de soins mais je
n’ai aucun moyen de l’emmener à l’hôpital situé à cinquante kilomètres d’ici.
Les routes enneigées sont à présent impraticables et aucune ambulance ne
pourra accéder au domaine. De toute façon, il n’y a probablement plus de
réseau et je n’ai donc plus ni Internet ni téléphone pour prévenir les secours.

L’étonnement cède peu à peu la place à l’agacement. Elle a vraiment


décidé de me pourrir l’existence ! Que vais-je bien pouvoir faire d’elle ?

Pour le moment, je n’ai pas d’autre solution que de l’amener à la maison


pour qu’elle se réchauffe et lui procurer les premiers soins. Ses lèvres
violacées n’augurent rien de bon et son souffle est faible.

Manquerait plus qu’elle crève ici ! Merde !

Mon organisation millimétrée risque d’en prendre un coup…

Ma soirée ne se déroulait pas si mal avant ce rebondissement.


L’épuisement ayant eu raison de sa curiosité, Meline s’est couchée
rapidement, sans plus poser de questions. À peine ma puce bordée, bien en
sécurité entre ses couvertures, j’ai décidé de faire une encoche à mon emploi
du temps pour aller jeter un œil à la bête, histoire de vérifier les dires
d’Harry. J’ai d’abord pris les gémissements provenant du dessous de la
machine pour ceux d’un animal blessé, ou mourant, mais, quand je me suis
baissé, j’ai vite compris que ce n’était pas le cas.

Ou plutôt, si… sauf que l’animal en question était une greluche qui allait
t’apporter bien plus d’ennuis qu’un chaton abandonné !

– Eh ! Vous m’entendez ?

Dans son malheur, elle a malgré tout beaucoup de chance que je la


découvre ce soir. Si elle avait passé la nuit dehors, je l’aurais retrouvée
complètement raide demain matin.

Tout en marchant rapidement en direction de la maison, j’essaye de faire


réagir mon endormie. Mais rien n’y fait, je n’obtiens aucun résultat. Je ne
suis même plus certain qu’elle respire encore ! À cette constatation, je me
mets à courir tant bien que mal en m’enfonçant à chaque pas dans l’épaisse
couche de poudreuse qui recouvre le sol.

– Oh vous n’allez pas réussir à me faire chier davantage, mademoiselle la


greluche ! Je vous jure que vous allez vous réveiller ! Hors de question de
crever ici !

J’atteins finalement mon but, le cœur affolé et les joues brûlantes. D’un
coup de pied, j’ouvre la porte puis me précipite dans la verrière à l’arrière de
la maison, là où un grand feu crépite dans la cheminée. J’allonge la jeune
femme sur le tapis gris aux poils soyeux installé près du foyer puis la secoue
à plusieurs reprises.

– Oh, eh ! Ne me forcez pas à vous faire du bouche-à-bouche !

J’approche mon visage du sien pour vérifier sa respiration et sens avec


soulagement un filet de souffle tiède filtrer entre ses lèvres.
– Allez, allez, on se bouge ! murmuré-je en tapotant ses joues pâles
comme la mort.

Elle en a d’ailleurs l’odeur, de la mort ! Ses vieilles fringues puent comme


un cadavre en décomposition ! J’attrape fébrilement un des plaids pliés avec
soin sur le canapé puis la recouvre. Je me hâte aussi discrètement que
possible à l’étage pour aller chercher un oreiller dans la chambre d’amis.
Meline ne doit pas se réveiller, c’est déjà un miracle que ça ne soit pas le
cas !

En redescendant, je prends un moment pour réfléchir plus posément. Je


n’agis pas dans l’ordre. En vérité… je suis proche de la panique. Tenir une
personne inconsciente contre moi me ramène à un épisode de mon passé
auquel je ne veux plus penser. J’observe un instant le corps inerte étendu à
mes pieds puis me colle une gifle mentale.

Mec, cette fille ne va pas bien, alors, reprends-toi, merde !

Je m’agenouille puis enlève la couverture. D’abord, retirer ce vêtement


puant et mouillé. En maîtrisant le tremblement de mes mains, je descends la
fermeture. Sous mes yeux, sa peau claire apparaît et, à ma grande horreur, je
constate qu’elle est marbrée d’hématomes plus ou moins anciens. Ces traces
ne sont pas toutes d’aujourd’hui !

D’où peut-elle bien sortir dans cet état ? Elle est si maigre que je pourrais
compter ses côtes et que mes deux mains suffiraient à faire le tour de sa taille.

Je hâte mes gestes en m’efforçant de ne pas la regarder. J’imagine qu’elle


n’aimerait pas qu’un inconnu mate ses formes mises à nu.

Sa peau est aussi douce que du satin mais également glaciale.

Là encore… un souvenir insoutenable traverse mon esprit sans que je ne


puisse l’empêcher.

Louise…
Ce n’est pas le moment !

D’un grondement, je rejette les images cauchemardesques puis soulève le


petit corps que j’enroule dans le plaid. Un bandage récent à son avant-bras
m’interpelle. Je le soulève légèrement et vois une incision, longue mais peu
profonde, courir à l’intérieur de son poignet.

Suicidaire en plus…

Dans l’action, j’oublie momentanément mon dégoût des contacts


physiques et entreprends alors de la frictionner avec vigueur pour que son
sang circule. Ses longs cheveux noirs glissent sur mes bras, telle une caresse
et sa tête retombe sur le côté. Mon cœur se serre et un frisson me traverse.
Elle est si fragile…

– Allez, mademoiselle, on revient avec moi !

La proximité des flammes, additionnée à ma chaleur corporelle et au plaid,


a rapidement de l’effet. Je pousse un soupir de soulagement quand ses lèvres
perdent leur couleur violacée. Son souffle devient alors plus franc, ses joues
rosissent.

– C’est bien… Voilà, respirez profondément.

Je la rallonge délicatement sur le tapis en posant sa tête sur l’oreiller puis


m’attarde sur son visage aux traits fins en repensant à notre rencontre.

T’as été un sale con…

C’est vrai que je n’ai pas été très sympa mais elle l’a mérité quand même.
Elle aurait pu provoquer un accident. Ses paupières aux longs cils
papillonnent et, l’espace d’une demi-seconde, j’aperçois ses iris noirs.

– Eh ! Ouvrez les yeux ! Vous êtes en sécurité.

Sa bouche remue mais aucun son ne sort. Je pars chercher un sucre que
j’enduis de miel et m’agenouille à nouveau. J’ignore si ça peut aider mais,
dans tous les cas, ça ne fera pas de mal. Après avoir posé sa tête sur mes
cuisses pour la surélever, je le glisse entre ses lèvres puis effleure brièvement
sa joue du bout du pouce.

Elle est douce…

Ce geste irréfléchi m’étonne de moi-même ; j’évite volontairement les


contacts de quelques sortes qu’ils soient.

Ses yeux s’ouvrent soudain et se fixent sur moi avec intensité.

– Mi… Micha’EL ?
– Vous avez dit quoi ? demandé-je en approchant mon oreille, soulagé de
l’entendre.
– Micha’EL, répète-t-elle d’une voix plus ferme.
– Non, je… non, je suis Jeremy, vous vous souvenez, le motard que vous
avez failli tuer.

Son regard se trouble et s’emplit d’incompréhension. La proximité de nos


visages me perturbe plus que ça ne devrait, son souffle chaud sur ma peau
déclenche une émotion enfouie depuis bien longtemps. Des années que je ne
me suis pas approché aussi près du sexe opposé…

Je plonge dans ses iris incroyables et sursaute à peine quand ses doigts fins
se posent sur ma barbe. Mon bas-ventre se serre, ma gorge se crispe, ma
queue commence à faire coucou et tout cela m’énerve prodigieusement.

L’abstinence me ferait-elle devenir nécrophile ? Cette meuf est à moitié


morte, tu délires, Lancaster !

Hélas, je ne suis qu’un homme faible face au péché de luxure et je dois


avouer qu’elle est plutôt mimi, la greluche. Le manque se fait sentir mais je
vaincrai !

– Jeremy ? murmure-t-elle alors dans un filet de voix à peine perceptible.


– Oui, Jeremy Lancaster, précisé-je en retirant sa main avec fermeté puis
en reprenant une distance de sécurité.
– Alors… merci, Jeremy Lancaster.

Mal à l’aise, je grogne puis m’éloigne vers le feu pour ajouter une bûche.
Ce prétexte me permet de reprendre contenance, de calmer la bête fauve en
moi et de réactiver mon masque de froide indifférence.

Qui est ce Michael ? Probablement son petit ami ou fiancé ! Elle a une
telle lueur dans les yeux quand elle prononce son prénom. Mais ça n’explique
pas pourquoi elle erre dans les montagnes à moitié vêtue et encore moins son
état.

Avec difficulté, elle se roule en boule et ramène le plaid sur elle.


J’aperçois ses pieds nus et me rends compte qu’ils sont en piteux états, eux
aussi.

Faut que je m’y colle… Pas le choix !

J’approche puis la prends dans mes bras avec précaution pour la déposer
sur le canapé.

– Je vais devoir vous soigner.

Ses paupières sont mi-closes. Elle est épuisée et, son teint, toujours trop
pâle. Il va falloir que je lui trouve de quoi se couvrir. J’ai des vêtements de
femme mais hors de question de les sortir du placard. Ils appartiennent à
Louise et je ne veux pas les voir porter par une autre.

Après être allé chercher ma boîte à pharmacie, je m’attelle à la tâche. Son


corps est couvert d’hématomes et présente de nombreuses cicatrices
anciennes. Je ne sais pas ce qu’elle a vécu par le passé mais ça ne semble pas
être une vie parfaite !

Une femme battue par son enculé de mec peut-être ?

Si c’est ça, il a intérêt à ne pas croiser ma route car je déteste ce genre de


sous-merde.
Je ne m’attarde pas davantage dans l’observation et tamponne avec un
désinfectant les endroits à vif, tout en la secouant régulièrement pour ne pas
qu’elle s’endorme. Elle doit rester avec moi, c’est essentiel pour éviter des
complications.

Peu à peu, sa peau se réchauffe et ses tremblements s’apaisent légèrement.


Je continue mes soins en changeant le bandage de son poignet puis par la
plaie ouverte de son crâne. Celle-ci est récente et plus importante que les
autres. Je pose plusieurs strips pour la refermer en espérant qu’il ne faille pas
des points de suture. Je ne suis pas un spécialiste mais a priori cela devrait
suffire. Je nettoie ensuite son visage à l’eau tiède et la débarrasse des croûtes
de sang à présent sèches.

– Que vous est-il arrivé ? demandé-je la gorge serrée à la vue de son corps
meurtri et chétif.

Elle plonge son regard dans le mien mais ne répond pas. Je peux y lire une
grande détresse mais aussi de la reconnaissance.

– Je vais m’occuper de vos pieds. C’est une très mauvaise idée de se


promener sans chaussures dans la neige, ajouté-je sur un ton plus léger en
secouant la tête.

Ses orteils sont bleus et de multiples coupures saignent sous sa plante.


Pour éviter que ça ne s’aggrave, je prépare un baquet d’eau tiède auquel je
mélange quelques gouttes de bétadine pour désinfecter et prévenir les gelures.
Après avoir assis la jeune femme en la calant avec des coussins, j’immerge
ses pieds dedans en espérant qu’il n’y ait pas de complications.

– OK. Maintenant, je vais aller vous chercher des vêtements et une boisson
chaude.

Avant de la laisser, je remonte le plaid et en ajoute un second sur ses


jambes.

– Interdit de dormir !
Elle hoche la tête sans conviction.

– Bon, je vais vous allumer la télé, ça vous aidera. Mais je ne peux pas
mettre trop fort.
– Oh, vous aussi vous observez les humains !
– De quoi ? Je ne comprends pas.
– Pourquoi pas de son ? s’enquiert-elle alors avec curiosité.
– Ça ne vous regarde pas mais, si vous posez des questions, c’est que ça va
mieux.

Sur ces mots lancés froidement, je l’abandonne pour monter à l’étage.

Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’un tel fardeau me tombe
sur les bras ? J’ai vraiment dû déconner dans mes vies antérieures… Moi qui
refuse de toucher qui que ce soit, j’ai eu ma dose pour au moins deux ans, là !

Je ne demande qu’une seule chose dans ma vie : qu’on me foute la paix !


13

Liz

J’observe mon sauveur monter l’escalier en s’efforçant de ne pas faire de


bruit.

Il est vraiment grand et costaud, je me sens minuscule à ses côtés et… en


sécurité. Curieusement, je n’ai pas peur et ses mains sur moi ne me dégoûtent
pas, contrairement aux autres humains que j’ai croisés. Il émane de lui une
force calme et quelque chose de doux. Il a beau dissimuler tout ça sous une
façade froide et cynique, je suis presque sûre que c’est un homme bien, doté
d’un grand cœur.

Un ours peut-être pas si mal léché que ça, finalement le motard !

Depuis mon réveil, je suis dans une bulle de brouillard et fonctionne au


ralenti. Je suppose que c’est normal après une balade et une sieste dans un
froid glacial. Grâce à ses soins, je me sens tout de même mieux. J’observe un
instant mes pieds plongés dans l’eau orangée et soupire avec dépit. J’espère
que je ne perdrais pas un ou deux orteils avec tout ça… C’est utile, ces trucs-
là !

J’ai la sensation d’avoir quitté Célestaos depuis si longtemps… Mon


cocon me manque.

La nostalgie m’envahit et ma gorge se serre en repensant à toutes les


épreuves que j’enchaîne depuis que je suis ici.

– Tenez !

Jeremy me sort de mes tourments en me tendant une tasse fumante. Je


l’attrape avec un remerciement timide. J’ai bien besoin de me remplir le
ventre avec quelque chose de chaud. Ma température est remontée mais j’ai
encore la sensation étrange d’être glacée à l’intérieur.

– Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en humant l’arôme sucré.


– Un lait de poule.

Je hausse les sourcils de surprise puis m’exclame :

– J’ignorais que ces volatiles produisaient du lait !

Mon hôte se met alors à rigoler de bon cœur. Je l’observe, un peu


interloquée par sa réaction. Je ne l’avais encore pas vu sourire.

– Mais d’où sortez-vous, Anna… ? Désolée, je n’ai pas retenu votre


prénom.
– Annaelizy’AH.
– Trop compliqué ! Vous serez… Liz ! Beaucoup plus facile. Et donc cette
boisson n’a aucun rapport avec la bestiole. C’est un mélange de lait, œuf,
sucre et crème, avec une pointe de muscade. Normalement, on y met un peu
de rhum mais, vu votre état, on va éviter. C’est blindé de calories, ça va vous
retaper !

J’avale une gorgée en fermant les paupières. C’est chaud, velouté et


délicieux.

– Je n’ai jamais rien bu d’aussi bon !

Il s’esclaffe à nouveau puis me dévisage longuement en silence. C’est


presque aussi agréable que cet étrange lait mais également déstabilisant.

– Pourquoi me regardez-vous comme ça, Jeremy ?


– Eh bien… Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous.
– Ça, je le sais bien.

Un éclat amusé s’allume dans ses pupilles.

– Comment ça ?
– Les Anges ne vont jamais sur Terre.
– Les Anges, rien que ça ? Vous sous-entendez que VOUS êtes un Ange ?

Je secoue la tête puis ajoute :

– Je ne le sous-entends pas, je l’affirme. Mais je ne devrais pas parler de


cela. Vous, les humains, n’êtes pas prêts à l’accepter.
– OK, sacré ego. C’est trop tard pour ce genre de conneries. Je crois que
vous êtes très fatiguée et… moi aussi.
– Oui, terriblement.

Il se mord la lèvre inférieure avec un air songeur avant de demander :

– Il vous est arrivé quoi pour que vous vous retrouviez dans mon entrepôt
à moitié morte ?

Peu désireuse de revivre ma mésaventure, je préfère résumer sans donner


de détails :

– Je n’avais pas très envie de rester là où j’étais.


– Chez Jo ?

J’acquiesce en baissant les yeux.

– Il vous a fait du mal ? Si c’est le cas, faut me dire. On ira à la police.

Ou j’irai lui défoncer sa tronche d’alcoolo… Même si je les évite, j’estime


que les femmes doivent être traitées avec respect !

– Non, pas la peine, cela serait inutile. J’ai juste eu peur et, dans ma
panique, je suis tombée dans les escaliers. Il est effrayant et dégoûtant mais il
n’a pas eu le temps de me toucher.
– Et toutes vos cicatrices, elles viennent d’où ?
– Ce sont les marques de mes péchés passés.
– Ouais ! Vous planez complet !
– Bon… je suis vraiment très fatiguée, murmuré-je, souhaitant mettre un
terme à cette conversation.
Il grogne en récupérant la tasse à présent vide puis pousse ensuite vers moi
des habits soigneusement pliés qui dégagent une odeur fraîche de lessive.

– Enfilez ça. Ce sont des fringues à moi, ça sera un peu grand mais c’est
plus correct que votre truc de jardinier qui pue le rat crevé. Demain, on y
verra plus clair et, avec un peu de bol, vous aurez retrouvé votre lucidité. Je
vais vous conduire à la chambre d’amis.
– Oh ! Vous me considérez donc comme une amie ?
– Une amie ? M’enfin… qu’est-ce que vous racontez ?
– Vous êtes vraiment très gentil.
– Non. Pas du tout, je ne suis pas un gentil. En fait, vous ne m’avez pas
trop laissé le choix. Et vous n’êtes pas une amie mais plutôt un problème dont
je dois rapidement me débarrasser.

Son ton n’est plus le même et ce revirement d’attitude me déstabilise. J’ai


vraiment du mal à le cerner. Je prends les vêtements et me lève pour les
enfiler. Le plaid glisse alors qu’un vertige me saisit, tout se met à tourner
autour de moi. Jeremy me rattrape avant que je ne m’étale lamentablement au
sol. Je lui jette un petit sourire contrit tandis que, visiblement très agacé, il
lance :

– Mais qu’est-ce que vous faites ? C’est pas vrai !

Maladroitement, il tente alors de me couvrir au mieux. Je suis surprise de


le sentir aussi mal à l’aise.

– Habillez-vous, bordel !
– Ne soyez pas gêné, vous venez de me soigner et m’avez vue découverte.
La nudité n’est pas un problème.
– Ce n’est pas ça mais… sérieux ! Mettez ces putains de fringues !
– Je suis désolée. À Célestaos, ça ne pose pas de soucis. J’ai oublié que les
humains ont un rapport au sexe compliqué.
– Mais de quoi vous parlez, là ? Célestaos ? Et… quel problème ?
– Eh bien, les envies entre homme et femme. Je sais que vous ne gérez pas
du tout ça, ce sont les hormones et la chimie. Et j’avoue que vos mains me
procurent des sensations étranges mais plutôt agréables !
Cette fois, ses yeux s’écarquillent et je crois même deviner ses joues se
teinter de rouge sous sa barbe.

– Bon… Ça suffit pour ce soir !

Il me prend par les bras, me rassoit d’autorité sur le canapé puis me jette
les vêtements.

– La chambre est à l’étage, la première à droite. La salle de bains, juste à


côté. Débrouillez-vous seule, je vais me coucher. Et tâchez de ne pas vous
rétamer dans les escaliers et de ne plus vous balader à poil !

Je ne comprends pas pourquoi il s’énerve ainsi contre moi. Quel caractère


compliqué…

M’abandonnant dans son salon, il se retourne une dernière fois en tendant


un index menaçant :

– Une chose : demain matin, ne vous avisez pas de mettre un pied hors de
votre chambre tant que je ne suis pas venu vous chercher. Compris ?
– Pourquoi ?
– COMPRIS ?
– Oui, d’accord… Mais ne me criez pas dessus.
– Oui, je crie ! Vous allez me rendre fou !
– Papa… C’est qui la dame ?

La voix cristalline le coupe net dans ses vociférations.

Debout dans les marches, j’aperçois une fillette aux longs cheveux roux.
Elle se frotte les paupières puis étouffe un bâillement. Ravie de cette
mignonne apparition, je m’exclame en battant des mains :

– Oh ! Une petite humaine !

À Célestaos, nous ne croisons jamais d’enfants puisque nous ne pouvons


pas nous reproduire. J’ai souvent envié cette particularité propre aux vivants.
J’aime ces êtres miniatures emplis d’innocence.
Jeremy pivote précipitamment vers elle puis me jette un œil noir en
marmonnant :

– Vous, je vous retiens !

En quelques pas, il rejoint l’escalier puis somme :

– Retourne te coucher !
– Mais, papa…
– File !

Ignorant l’ordre de son père, la fillette se penche pour mieux me voir. Je


lui envoie un sourire lumineux auquel elle répond avec bonheur puis
demande :

– Pourquoi elle est toute nue ?

Mon hôte soupire puis ferme les yeux.

– Oh ! s’exclame-t-elle alors. C’est ton amoureuse ! Ouiiiii !

Je resserre un peu plus le plaid sur moi tandis que le rouge me monte au
visage. Je déteste causer des ennuis et là c’est le cas. Je suis quasiment sûre
qu’il va me jeter dehors avec un coup de pied aux fesses.

– Évidemment que non, grommelle-t-il avec une fureur contenue en


passant une main dans ses mèches brunes. Meline… On verra ça demain !
S’te plaît ! N’en rajoute pas. Obéis-moi.

Elle dévisage un instant son père de ses iris verts et n’insiste pas puis,
après m’avoir fait un signe amical, remonte se coucher. Je lui rends son geste
avec un petit rictus nerveux puis m’empresse d’enfiler les vêtements ; un
jogging et un sweat noir beaucoup trop larges mais chauds et douillets.

Jeremy m’observe en silence avec un air impénétrable. Je ne sais pas du


tout ce qui se passe dans sa tête mais je suis très mal à l’aise.

Pourvu qu’il ne me mette pas à la porte…


Nos regards s’accrochent et, pendant quelques secondes, je me perds dans
ses iris noisette. Mon pouls accélère sans que je comprenne vraiment
pourquoi. En tout cas, ce n’est pas de la peur.

– Ne vous avisez pas de foutre le bordel dans ma vie, gronde-t-il alors en


fronçant les sourcils.

Je tressaille puis réponds avec autant de gentillesse que je le peux :

– Non, ce n’est pas mon intention. Je vous suis très reconnaissante pour
tout. Meline a l’air délicieuse et…
– Elle l’est ! m’interrompt-il. Et elle est aussi une grande romantique qui
pense que j’ai besoin d’amour. Ce qui n’est absolument pas le cas. Alors, je
vais être clair : évitez-la, je ne veux pas qu’elle se monte un film !
– Votre femme n’est plus auprès de vous ?
– Sujet tabou. Plus un mot à ce propos, encore moins à la petite.

J’acquiesce en baissant le regard tandis qu’il enchaîne sur un ton glacial :

– Demain, je trouverai une solution pour que vous disparaissiez de ma


maison et de mon existence par la même occasion. Faites en sorte que nos
chemins ne se croisent plus mais surtout, surtout, n’approchez pas de ma fille.
Sur ce… Bonne nuit.
14

Jeremy

6 h 59

Je soulève mes paupières puis m’étire avec bonheur. C’est la première nuit
depuis bien longtemps que je n’ai pas fait de cauchemars. Et ça, c’est très
agréable ; pas de sueurs, pas de muscles endoloris, pas de mâchoire bloquée
par le stress et mes draps ne sont pas humides.

Je crois que ça va être une excellente journée.

Ou pas. T’as zappé ton petit… souci.

– Fais chier.

Ma bonne humeur retombe immédiatement tandis que l’image de la fluette


jeune femme traverse mon esprit.

Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire d’elle ?

7 h 00

Le réveil de mon smartphone hurle brusquement sans aucune


considération pour mes fragiles tympans. Avec un grondement énervé, je
balance l’importun loin au sol. Je hais ce son et je ne lui laisse jamais le
temps de se mettre en marche ! JAMAIS. Mais là, perdu dans mes pensées, je
n’ai pas démarré mon rituel.

Il faut remédier à cela !

Je me concentre, ferme les paupières : quatre secondes d’inspiration, sept


de retenue et enfin huit d’expiration. Je réitère mon manège à plusieurs
reprises et me sens déjà plus apaisé. Je zappe le passage étirements et
craquages d’articulations et m’assois pour observer ces montagnes que j’aime
tant. La vue est imprenable et pour rien au monde je ne retournerais à la vie
citadine. Ce matin, le paysage est recouvert de blanc et offre un spectacle
époustouflant. Le givre enduit les arbres dépourvus de leurs feuilles et de
nombreuses stalactites s’amoncellent sur les branches. Les pins sont
maintenant la seule verdure présente et ploient sous les kilos de neige qui
pèsent sur eux.

Très beau mais surtout signe que les routes ne seront pas praticables avant
un moment.

Le ciel, sans nuages, laisse penser que la météo sera meilleure que la
veille. Mais je ne suis pas dupe, le temps ici est très variable et peu changer
rapidement.

Mes rideaux beiges ondulent doucement sous le léger courant d’air. Je suis
incapable de fermer ma fenêtre, même quand les températures sont glaciales.
Ça me donne l’impression d’étouffer et d’être pris au piège. Ce qui est encore
une fois un gros paradoxe par rapport à mon obsession maladive pour les
portes closes.

Tu es l’incarnation même du mot paradoxe, Lancaster !

Je passe mes chaussons puis approche de l’unique photo de famille


accrochée au mur : le portrait de mon ancienne vie, tout ce que j’ai perdu.
Louise nous enlace, Meline et moi, et tous trois affichons un sourire
lumineux. Mon épouse était mon rayon de soleil, celle qui me donnait la
force et la fureur de vivre chaque jour. Aujourd’hui, grâce à Dieu, j’ai encore
Meline mais, par moments, j’ai la sensation que ça ne suffit pas.

Quel ramassis de conneries ! Si elle t’entendait la petite !

Je pose mon front sur le verre du cadre puis ferme les yeux en inspirant
profondément. Un tremblement me traverse et ma gorge se serre. Je DOIS
reprendre mon rituel, il le faut !
L’effluve de café frais me redonne un coup de fouet et, d’un pas rapide, je
me dirige dans la salle de bains pour vaquer à mes habituelles occupations.

Après une douche et un dernier ajustement de mes mèches brunes, je me


décide à descendre et affronter les questions de ma fille. C’est inévitable, je
dois en passer par là. En comptant machinalement les marches, je glisse ma
main sur le bois lisse de la rampe puis inspire profondément l’odeur
rassurante de mon foyer, les yeux clos.

Quand je rouvre les paupières, Meline est face à moi, les bras croisés sur
son torse et me scrute les sourcils froncés.

– Tu ne vas même pas me laisser le temps de boire mon café tranquille ?


marmonné-je en la dépassant pour aller m’asseoir à ma place habituelle.

Elle me rattrape de son petit pas rapide pour me bloquer la route. Ses
pupilles pétillent de curiosité et son air buté m’indique qu’elle ne me fichera
pas la paix tant qu’elle n’aura pas satisfaction. Je me décide alors à résumer
la situation :

– Nan, ce n’est pas mon amoureuse ! Nan, elle ne restera pas et, nan, tu ne
feras pas amie-amie avec elle.

Elle ouvre la bouche puis s’exclame, outrée :

– Je ne suis plus une enfant, papa ! Dis-moi la vérité ! Elle était toute nue,
je l’ai vue !
– Meline… Alors déjà, SI, tu es une enfant et une enfant qui va arrêter
d’emmerder son père à une heure si matinale. Ensuite, cette nana est une
inconnue qui va repartir aussi vite qu’elle est venue. Elle s’est juste égarée à
cause de la tempête et si elle était… enfin… n’avait plus de vêtements, c’est
parce qu’ils étaient trempés et qu’elle avait très froid.
– T’as dit un gros mot.

Je lui jette un regard noir puis passe une main lasse dans mes cheveux.

– Pardon…
– Elle s’appelle comment ?
– Liz.
– Elle a quel âge ?
– J’en sais rien !
– Elle vient d’où ?
– Aucune idée !
– Elle a des enfants ?

Je hausse les épaules en secouant la tête pour signifier mon ignorance


tandis qu’elle enchaîne fébrilement :

– Elle est mariée ?

Je lève un index pour la faire taire, l’attrape par les bras puis la décale
fermement en grondant :

– J’en sais foutrement rien et je m’en tape ! Maintenant, laisse-moi avaler


ce café ou tu vas finir en chair à pâté !

Ses traits se crispent et une moue boudeuse se dessine.

– T’es pas gentil.


– Et, toi, bien trop bavarde et curieuse. Assieds-toi et déjeune. Tu le sais :
pas de blablas avant mes trois cafés !

En silence, elle obtempère et je peux enfin déguster ma boisson favorite.


Tout ce bordel commence sérieusement à me gonfler, vivement que tout
revienne à la normale.

Le souvenir d’Harry m’annonçant la mort de la bête et le contrat loupé de


la veille me ramènent à la triste réalité. Je risque de tout perdre, et bien que ce
soit impossible à concevoir, je dois me faire une raison : le retour à la
normale ne risque pas d’arriver. Je préfère cependant taire ces informations à
ma fille pour le moment.

Elle ne boude jamais longtemps mais j’ai du mal à supporter de la voir


contrariée.
– Eh, trésor… Je suis désolé.

Faisant mine de m’ignorer, elle se concentre sur sa tartine. Je continue


d’une voix adoucie tout en buvant mon café :

– Tu sais comment je suis le matin… un grognon relou.

Elle me jette un coup d’œil par-dessous, la bouche pincée. Je porte mon


index et mon majeur à mes lèvres et envoie un baiser dans sa direction.

– Je t’aime, Meline.

Dans un soupir, elle m’offre un petit sourire, vaincue par notre rituel, et
marmonne :

– Je t’aime, papa.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.

Prenant sur moi, je pose ma main sur la sienne et nos doigts s’entrelacent
brièvement. Ravie de ce contact beaucoup trop rare à son goût, elle m’envoie
alors un sourire lumineux. Nous nous regardons avec tendresse quelques
secondes puis je me résigne à détailler un peu mes aventures nocturnes :

– OK… Hier soir, après que tu t'es couchée, je suis allé faire un tour dans
l’entrepôt et j’ai trouvé Liz endormie sous la bête.
– Elle devait avoir très froid.
– Ouais et c’est pour ça que je lui ai proposé d’entrer et de se réchauffer.

Je préfère ne pas parler des diverses blessures de la jeune femme, qui ne


concernent en rien un enfant et n’aideront pas à faire avancer la situation.

– Papa… Elle a des cheveux de princesse.


– Oh vraiment, de princesse ?
– Oui. Peut-être que c’en est une !
– Non, je t’arrête tout de suite. Elle est tout ce qu’il y a de plus banal. Je
l’ai déjà croisée au village et, crois-moi, le plus vite elle sortira de notre vie le
mieux ce sera pour nous.
– C’était elle ? La dame bizarre !
– Oui…

Elle se perd un instant dans ce qui semble être une intense réflexion puis
déclare avec sérieux :

– Je l’aime beaucoup.

Elle est si innocente et adorable.

– Allez, il est temps de te mettre à ton travail d’école !


– Papa, je peux lui préparer un petit-déjeuner ? Elle doit avoir faim.

Cette idée ne me convient pas, j’aimerais éviter que ces deux-là se côtoient
de trop. Cependant, Liz va devoir se nourrir avant de repartir et je suis
d’ailleurs presque étonné de ne pas entendre de bruit à l’étage.

– Écoute, je vais déjà aller voir si elle est réveillée et on décidera ensuite.
En attendant, au boulot, jeune fille !

Elle acquiesce et se lève pour débarrasser notre vaisselle.

D’un pas lourd et sans entrain, je gravis les marches puis tape à la porte de
la chambre d’amis. Ce changement dans mes habitudes m’angoisse
profondément et, plus le temps passe, plus ma gorge se serre.

Personne ne répond, je réitère mon geste un peu plus fort.

Toujours rien.

– Liz… vous êtes réveillée ? Il va falloir vous préparer et voir comment on


peut vous ramener au village !

J’ai bien d’autres choses à faire de ma journée et ça commence à m’agacer


grandement !

– Oh ! S’il vous plaît ! Je vais entrer, ça suffit, ma patience a des limites et


vous les avez déjà trop dépassées…

Bien décidé à la bousculer un peu, je pousse le battant et me fige. Liz est


allongée à même le sol et baigne dans une flaque de vomi. Son corps frêle est
secoué de spasmes et, sa peau, si pâle qu’on la croirait translucide.

Mon cœur rate un battement et je me précipite vers elle en m’exclamant :

– Oh non, non, ça suffit les conneries, interdiction de mourir !


15

Liz

– … interdiction de mourir !

La voix de Jeremy flotte jusqu’à mes oreilles et se mélange à celle qui me


hurle encore et toujours de fuir. Les deux seules choses que je perçois
clairement sont l’image de mes iris noirs emplis de terreur qui me font face
dans l’obscurité et la souffrance qui tend chacun de mes muscles.

Après un réveil difficile, j’ai voulu me lever afin de me rendre aux toilettes
discrètement mais une nausée m’a tordu les entrailles et ensuite… trou noir.

Des mains fortes se glissent sous moi puis me soulèvent avec délicatesse.
Je n’ai plus le contrôle de mon corps et, telle une poupée de chiffon, je me
laisse porter jusqu’au lit. Ma tête tombe en arrière et la tension me quitte peu
à peu.

– Liz ? Vous m’entendez ?

Je réponds avec un gémissement plaintif, en soulevant avec difficulté mes


paupières. Je reviens petit à petit à moi et reprends le contrôle de mon
cerveau. Jeremy me dévisage avec intensité et dans ses iris noisette brille une
grande inquiétude. Après s’être redressé, il commence à faire les cent pas
dans la chambre en balbutiant :

– Bon, euh… Je dois réfléchir… Là… je ne sais pas quoi faire. Toutes les
routes sont bloquées, le réseau ne fonctionne toujours pas et… merde.

Il s’arrête à mon niveau puis continue :

– Il faut d’abord que je nettoie tout ça. Bordel, Liz, vous êtes pâle comme
la mort.

Avec douceur, il glisse ses doigts sur ma joue puis les pose sur mon front.

– Vous êtes glacée…

Il me soutient puis retire mon sweat qui dégage une odeur peu ragoûtante
de vomi. Des tremblements s’emparent de moi. J’ai terriblement froid. Il
rabat les couvertures du lit et réajuste les coussins sous ma tête.

– Voilà… ça sera mieux. Bon Dieu mais qu’est-ce qui se passe ? Je vais
chercher de quoi nettoyer le sol et votre visage. Je reviens… Bougez pas.

Il hausse les épaules puis ajoute :

– Ouais, ça ne risque pas.

Alors qu’il sort de la chambre, mes muscles se crispent à nouveau et la


souffrance réapparaît. Mes dents se mettent à claquer et à grincer. C’est
intenable et ingérable ! Un sentiment d’impuissance m’envahit et des larmes
perlent à mes yeux. Je suis prisonnière de cette enveloppe charnelle déréglée
que je déteste de plus en plus.

Mon ventre se tord, plusieurs nausées douloureuses me font rejeter un


liquide jaunâtre et malodorant. J’en avale sans rien pouvoir faire et
commence à tousser puis m’étouffer.

J’entends Jeremy ordonner à sa fille de rester en bas puis il déboule dans la


chambre avec des serviettes et une bassine en plastique. Il jette les linges au
sol sur la flaque de vomi puis se précipite pour me redresser. Le liquide
s’évacue de ma gorge et je peux à nouveau respirer librement.

– Sueurs froides, odeur âcre, tremblements, yeux vitreux, maigreur, dents


qui grincent mais pas de fièvre. Je connais ces symptômes et ça n’a rien
d’une maladie ! s’exclame-t-il en essuyant le coin de mes lèvres.

Il soulève mon bras et examine l’intérieur avec attention, un air sévère sur
le visage.

– Pas de trace ici… Juste de la poudre à sniffer alors ou des cachetons ! À


moins que vous ne soyez maline et planquiez ça ailleurs.
– Je… je ne comprends rien.
– Liz… Vous êtes une droguée en manque ! Et ça explique toutes les
conneries que vous racontez !

Je ne sais pas de quoi il parle et je m’en fiche.

Je suis mal. Terriblement mal.

Perdue dans ma souffrance, j’aperçois tout de même la bouille de Meline


dans l’entrebâillement de la porte. À pas de loup, elle approche, les traits
tendus par l’inquiétude.

– Papa, qu’est-ce qui passe ?


– Je t’ai demandé de rester où t’étais ! la fustige-t-il en se relevant
précipitamment.

Elle se fige et adopte un air coupable tandis qu’il la prend par les épaules
pour la reconduire à la sortie :

– Vas-tu m’écouter un jour ?


– Mais je veux juste aider !
– J’ai besoin de personne ! OK ? T’as capté ?

Je vois immédiatement que Jeremy regrette ses paroles blessantes. Il


soupire en frottant ses joues avec nervosité puis reprend d’une voix plus
douce :

– Je n’aurais pas dû te parler comme ça. Si tu veux vraiment m’aider,


retourne à ton travail d’école.
– Mais Liz est malade et j’ai bientôt dix ans ! Je suis grande.
– Oui, bientôt mais pas encore. Pour le moment tu fais partie des humains
à un chiffre. Et donc tu dois faire ce que te dit ton vieux paternel.
Elle croise les bras et reprend un air buté.

D’une petite voix, j’ose alors intervenir :

– J’ai terriblement soif, peut-être que Meline pourrait juste aller chercher
un verre d’eau.

Sans attendre, la fillette fait demi-tour en lançant fébrilement :

– J’y vais !

Jeremy ne dit rien mais dans ses pupilles brille une lueur glaciale.

– Ne faites pas ça !

Chacun de ses mots est prononcé avec une fureur contenue qui me fait
frémir. Toute la bienveillance qui émanait de lui quelques secondes avant a
complètement disparu. Il est redevenu le motard froid de la veille au matin.
J’entrouvre la bouche afin de me défendre et expliquer que je pensais bien
faire mais il lève un index en sifflant à voix basse :

– Ne vous immiscez pas entre elle et moi. J’ai la bienséance de vous offrir
mon toit. Ne me faites pas regretter cette décision, d’autant plus
qu’apparemment vous n’êtes qu’une camée planquée dans un déguisement
d’innocente. Vous vous êtes bien foutu de ma gueule avec vos prétendues
naïveté et gentillesse.
– Je vous promets…
– Non ! me coupe-t-il en approchant son visage du mien. Ne promettez
rien, c’est ridicule dans la bouche d’une droguée.

Je me tais, vaincue par l’épuisement. Je n’ai pas la force de me confronter


à cet homme dans son état. Ma tête retombe sur les coussins. Mon cœur
cogne vite dans ma poitrine et mes tremblements ne se calment pas, au
contraire, ils semblent s’accentuer. À ce rythme-là, je ne tiendrai pas
longtemps.

Je voulais juste désamorcer leur dispute, non pas m’attirer davantage les
foudres de mon hôte. Je ne suis vraiment pas douée en version humaine… Et
puis c’est quoi une droguée ? Même si j’ignore ce que ça signifie, je
comprends tout de même que c’est très négatif.

Je suis perdue et seule.

Cette punition est une réussite.


16

Jeremy

Assis à la table de ma salle à manger, je m’acharne depuis bientôt trente


minutes sur le clavier de mon ordinateur, à la recherche d’une connexion
Internet. Mais rien n’y fait ! Je suis totalement isolé du monde !

Chaque hiver, c’est la même chose et, j’ai beau aller gueuler auprès des
autorités locales, rien n’est entrepris pour améliorer tout ça. Il existe pourtant
un paquet de solutions : enterrer les câbles téléphoniques par exemple ! Rien
que sabler les routes plus tôt ne serait pas du luxe ! Mais les seules réponses
qu’on m’offre sont de vagues promesses et que le budget ne permet pas
d’envisager tout de suite ce genre de travaux.

Et toi ? Ton foutu budget t’autorise-t-il à perdre ainsi ton temps !

– Bordel ! Je vais te passer par la fenêtre, saleté d’ordi !

J’attrape nerveusement mon téléphone et tente pour la énième fois de la


journée de lancer un appel pour les urgences. Après plusieurs essais
infructueux, je le balance contre le mur d’un geste rageur.

Le regard de Meline empli de reproches me stoppe net dans mon pétage de


plombs. Mes épaules s’affaissent et je décide d’abandonner la technologie
pour un moment.

Je me plante devant une fenêtre puis, les mains dans les poches, observe
de gros flocons former des tourbillons. À mon grand dépit, la neige a
recommencé de tomber et, bien qu’elle me permette de garder ma fille auprès
de moi, elle m’empêche aussi de me débarrasser de cette greluche.

Je l’ai abandonnée après avoir nettoyé le sol et m’être assuré qu’elle ne


mourrait pas tout de suite. J’ai ressenti une telle déception en réalisant qu’elle
n’était qu’une paumée en manque que je n’ai aucune envie de la soutenir
davantage… Cette info a immédiatement calmé mes hormones qui
s’affolaient un peu trop à mon goût. Ce qui n’est pas plus mal finalement.

Je comprends mieux maintenant son attitude bizarre. Ce genre de personne


ne sait que mentir et manipuler à cause de leur dépendance et de leur cerveau
à moitié cramé. Je suis parfaitement au courant puisque mon propre frère
nous a fait vivre l’enfer pendant ses jeunes années. Son addiction a d’ailleurs
brisé notre famille et l’a transformé petit à petit. Il s’est mis à mentir, à nous
voler pour se payer ses doses et même à être violent… Mes parents
préféraient fermer les yeux, se soumettant au règne de la terreur qu’instaurait
Jimmy. Après avoir tenté de les faire réagir, j’ai préféré fuir cette famille
pour me construire loin d’eux.

Mais ta fille n’est pour rien dans tout ça…

Je jette un œil à Meline concentrée sur un livre de mathématiques puis


propose :

– Petite pause ?

Avec un cri de joie, elle ferme son bouquin puis s’écrie :

– On va faire un bonhomme de neige ?


– J’ai franchement la flemme, là.
– S’il te plaît !
– On verra plus tard. Meline… je suis désolé d’être aussi nul comme père.

Ses sourcils se lèvent de surprise et, sans que j’y sois préparé, elle bondit
et me serre de toutes ses forces dans ses petits bras. Je me fige, incapable de
lui rendre son étreinte, bloqué par l’un de mes nombreux
dysfonctionnements.

Parfois, je me déteste.

Parfois ?
Non, tout le temps en réalité. Depuis cinq ans, j’ai perdu toute estime de
moi-même, d’autant plus quand mon quotidien, réglé comme du papier à
musique, est chamboulé par une inconnue.

– T’es le meilleur papa du monde ! murmure-t-elle, toujours pressée contre


moi.

Une avalanche d’émotions contradictoires me tombe dessus et je recule


d’un pas pour reprendre contenance. Je ne peux pas être sentimental !
Impossible ! Je dois être fort, capable de la protéger contre tous les dangers
de ce monde. Je ne peux pas me ramollir.

Mais… qu’est-ce que je l’aime… Mon trésor, ultime lueur de ma vie.

– Désolée, je ne voulais pas t’embêter avec mon câlin.

Ses yeux brillent de détresse et je m’empresse de changer de sujet afin de


ne pas aller plus loin sur cette pente sensible.

– T’as bien avancé sur ta leçon ?


– J’ai presque fini.
– OK, parfait, tu arrêteras là pour aujourd’hui. Je vais aller jeter un œil à
l’entrepôt et ensuite on mangera. Mets le couvert.
– Et Liz ?

Je tressaille, ignorant quelle réponse je peux donner à mon innocent bébé.

– Elle va venir à table avec nous ?


– Je ne crois pas, non.
– Elle a quoi ?
– Je ne sais pas mais elle ira bien et pourra partir dès que le temps le
permettra.
– Elle a vraiment l’air très gentille, papa. Elle pourrait pas rester un peu ?

Incapable de lui offrir une réponse calme et adaptée, je tourne les talons et
sors de la maison. Meline a l’habitude de mon caractère maussade et
changeant. Elle ne cherche jamais à me retenir quand elle sent que j’ai besoin
d’air et de solitude.

Dans le fond, je pense aussi que mon invitée indésirable n’est pas si
mauvaise. J’ai vu dans son regard une grande bienveillance, et même si les
drogués sont des menteurs, je suis quasiment persuadé qu’elle ne simulait
pas. Cependant, je refuse de m’attarder sur son cas. Elle perturbe ma fille.

Toi, également, reconnais-le !

Je rejette ma conscience qui ose mettre en avant des choses que je préfère
refouler.

Cette nana n’est qu’une victime de notre société malade ; trop fragile pour
affronter une existence rude où seuls les plus endurcis s’en sortent.

Je me croyais fort avant le drame.

Et je me plantais.

Intérieurement, je suis brisé, j’en suis conscient. Chaque jour que Dieu
fait, je revis les ultimes instants de Louise. Je revois la lumière dans ses yeux
verts vaciller puis s’éteindre sans que je ne puisse rien y faire. Ça tourne en
boucle, sans arrêt, cette impuissance effroyable, cette culpabilité qui me
ronge… Un cauchemar éveillé qui ne prendra probablement jamais fin !

Ses derniers mots ont été pour moi : « Protège notre bébé. »

Pas de « je t’aime » ou « sois fort », non, une unique pensée, noyée dans la
douleur, pour son enfant. Et je me dois de faire en sorte que notre trésor ne
revive plus jamais une expérience aussi traumatisante.

La traversée de la cour s’avère être une épreuve assez sportive. La neige


s’est amoncelée sur plus de cinquante centimètres et je m’enfonce
profondément à chaque pas. J’aurais dû penser à déblayer un chemin mais
Liz m’a complètement détourné de ma routine et de mes occupations.

En râlant, je dégage les congères qui se sont formées devant la porte


d’entrée métallique puis m’échine sur le mécanisme de la serrure, bloquée par
le gel.

Quel bordel ! Pourquoi j’ai choisi cette région isolée dans les hauteurs ?

– Parce que j’adore…

Je grogne puis force davantage sur le battant.

– … ces foutues montagnes ! Fait chier !

Mon cri se perd dans l’immensité du paysage qui m’entoure et finalement


la porte cède dans un grincement. L’odeur de bois sec mêlée à la sève
m’inonde et j’inspire en fermant les paupières. J’aime cette ambiance
forestière. Mon agacement retombe et j’entre dans l’entrepôt plongé dans le
noir. Par miracle, l’électricité fonctionne encore et, de toute façon, en cas de
panne, j’ai mon groupe électrogène capable de nous alimenter sans soucis un
long moment.

Les néons s’allument en clignotant puis se stabilisent. Je ne perds pas de


temps et fonce jusqu’à la bête. Cette machine m’a coûté un bras et je n’aurais
pas les fonds suffisants pour engager des professionnels pour la réparer. Si je
ne peux pas le faire moi-même, ou avec l’aide d’Harry, la suite risque de
s’avérer compliquée. C’est un des principaux organes de l’exploitation. Elle
permet l’écorçage des troncs bruts, les grumes, qui arrivent sur le site après
avoir été coupés dans la forêt. Une fois l’écorce retirée, les bois sont ensuite
emportés au sciage où ils sont débités en sections de plusieurs longueurs puis
en planches plus ou moins épaisses, selon la demande des clients. La bête est
également équipée d’un scanner qui détecte les morceaux de métal qui
pourrait se trouver dans les arbres et casser les pièces parfois délicates de
certaines machines. Depuis qu’on l’a, elle nous a évité bien des déboires et
fonctionne sans heurts.

Du moins… jusqu’à hier !

Et il fallait qu’elle se décide à m’emmerder un jour de tempête mais


surtout quand cette Liz me tombe dessus.
Je glisse mes paumes sur la machine comme pour la flatter puis tourne le
levier de mise en tension. Les voyants s’allument et le bip de fonctionnement
sonne, comme d’habitude ; rien ne semble déconner à première vue. Mais
lorsque je tente de le lancer, le moteur tousse mais ne démarre pas.

– Allez, ma belle… Vas-y ! Tu peux pas me faire ça !

Après un second essai infructueux, je me décide à prendre un outil pour


ouvrir les différents capots et espérer comprendre ce qui cloche. Ce n’est
peut-être rien.

Ne rêve pas mec, t’es en mode poissard, là !

En me penchant pour retirer une vis, un éclair argenté attire mon regard. À
la place exacte où se cachait Liz la veille se trouve un petit collier. Je le
ramasse puis l’observe, sourcils froncés. C’est une chaîne à laquelle est
accroché un médaillon de forme arrondie. Une paire d’ailes angéliques
surmontée d’une auréole y est finement gravée.

Ce bijou doit probablement être à la jeune femme, je n’imagine pas Harry


porter ce genre de fantaisies. Quelque chose me dérange dans cette trouvaille
et me perturbe énormément ; comme une sensation de déjà-vu.

Je fouille dans mes souvenirs mais rien ne me revient.

Sans le lâcher des yeux, je m’assois avec un soupir, désarçonné par une
vague d’émotions.

Peut-être devrais-tu être un peu moins con…

La vue de cet objet si minuscule entre mes doigts me rappelle la fragilité


de sa propriétaire. Cette nana étrange est peut-être ma rédemption, un moyen
de m’améliorer et de revenir parmi les vivants. Il y a longtemps, quand je
pensais encore que tout était possible et que la vie valait le coup, je croyais
aux signes du destin ; et elle en est indéniablement un. Pour le pragmatique
que je suis devenu, cette idée frôle le ridicule mais quelque chose en moi
vient de se fissurer à la vue de ce bijou égaré ; égaré… comme elle.
L’image de ses magnifiques iris noirs traverse mon esprit et je prends alors
une décision qui risque de totalement bouleverser mon existence.

Je vais l’aider et faire en sorte qu’elle retrouve son véritable chemin.


17

Liz

Recroquevillée sous les couvertures, je m’efforce de maîtriser les


tremblements incessants de mon corps. Ma mâchoire est si crispée que j’ai
l’impression que je ne pourrais plus jamais desserrer les dents. Jamais de
toutes mes existences je n’ai connu pareille souffrance. Tout du moins, pas de
ce dont je me souviens. J’ai la sensation d’être vidée de toute mon énergie
vitale, incapable de sortir de ce lit aux draps humides. Un voile de
transpiration âcre recouvre mon épiderme et des nausées me plient
régulièrement en deux.

Ma mémoire n’est pas beaucoup plus reluisante, noyée dans une brume
persistante. Au moins, je n’ai plus ces horribles flashs mais jusqu’à
quand… ?

Pour couronner le tout, Jeremy me déteste et va me mettre à la porte dès


qu’il le pourra. Que vais-je pouvoir bien faire, seule et abandonnée, dans ces
montagnes enneigées ?

Un sanglot comprime ma gorge et des larmes brûlantes glissent sur mes


joues. Cette fois, toute ma positivité a disparu et je ne suis plus rien qu’une
humaine au bout du rouleau.

– Liz ?

Avec difficulté, je me retourne et vois Meline debout dans l’embrasure de


la porte, un bol fumant entre les mains. Mal à l’aise, elle se dandine d’un pied
sur l’autre et n’ose apparemment pas avancer davantage.

J’inspire profondément et me redresse un peu sur les coussins en


m’efforçant de sourire. Elle a attaché ses longs cheveux roux en deux nattes
qui retombent sur ses épaules et porte une salopette en jean beaucoup trop
large pour elle. Elle est vraiment adorable et sa bouille ronde me réchauffe le
cœur instantanément.

– Viens, entre.

Ravie, elle approche, dépose la boisson puis m’observe, les sourcils


froncés, un long moment.

– Je trouve que tu es jolie, déclare-t-elle alors avec sérieux.


– Merci, c’est très gentil. Mais je ne pense pas que ton papa soit d’accord
pour que tu viennes me voir.
– Il est dehors avec ses machines. Je voulais juste t’apporter un chocolat
chaud. Quand je suis malade, papa m’en fait toujours et ça m’aide à guérir.

Bien que la boisson dégage une odeur délicieuse, je suis presque sûre de
ne pas pouvoir en avaler une seule gorgée sans la régurgiter aussitôt. Je suis
très touchée par son geste mais dissimuler mes tremblements me demande un
effort considérable. Je ferme les paupières puis respire à nouveau
profondément plusieurs fois. Sa petite main chaude se pose sur mon front
avec douceur.

– Tu es très froide. Moi, quand je suis malade, je suis bouillante à cause de


la fièvre. C’est bizarre. T’as quoi, Liz ?

Je rouvre les yeux puis avoue :

– Je l’ignore mais j’espère que ça passera très vite. C’est sûrement à cause
de mon séjour dans le froid. Sais-tu ce qu’est… une droguée ? Ton papa m’a
appelée ainsi tout à l’heure.

Elle soulève ses sourcils, étonnée, puis réfléchit un instant.

– Ce n’est pas très bien.


– Parce que ?
– Eh bien, la drogue, ça fait du mal à ceux qui en prennent. C’est interdit !
Papa me l’a dit.
– Mais je ne comprends pas le rapport avec moi.

Elle hausse les épaules pour m’indiquer son ignorance et dit avec
conviction :

– Moi, je suis sûre que tu es une princesse qui s’est perdue. Je le vois dans
tes yeux.
– Une princesse comme dans les livres ? Celles qui portent de très belles
robes ?

Elle hoche la tête avec ferveur, contenant difficilement son excitation. Je


me retiens de lui avouer mon appartenance au monde angélique. Je ne
souhaite pas lui causer un choc. Je réprime un nouveau tremblement et
remonte la couverture sur moi. Mes dents grincent si fort que j’ai peur
qu’elles se déchaussent.

– Tu veux que j’aille chercher papa ? T’as pas l’air bien du tout.
– Non ! Je ne préfère pas, il serait en colère de savoir que tu es venue me
voir.

Elle s’assoit à mes côtés, les traits tendus par l’inquiétude, puis murmure :

– Maman aurait su quoi faire. Elle s’occupait toujours bien de moi quand
j’étais malade.

Une tristesse intense teinte sa voix et j’oublie mes déboires pour me


concentrer sur la petite fille. Je prends sa main puis la presse en silence tandis
qu’elle m’explique :

– Elle est morte la veille de Noël quand j’avais quatre ans.

Son aveu me serre le ventre. J’avais compris que sa mère ne se trouvait


plus auprès d’eux mais pas que c’était aussi dramatique. Elle baisse les yeux
puis continue d’une voix à peine perceptible :

– Des fois, je ne me souviens plus comment c’était quand elle était là.
Une larme perle puis trace un sillon brillant sur sa peau. Certaines
douleurs sont incommensurables et rien ne pourra jamais totalement les
effacer. J’essuie sa joue du bout de l’index puis relève son menton :

– Tu ne dois pas culpabiliser pour ça, tu étais toute petite. L’important est
de ne pas oublier l’amour qu’elle te donnait. L’amour est tout ce qui compte
en ce monde.
– Je voudrais que tu restes avec nous !

Sa déclaration pleine de sincérité et de spontanéité m’émeut


profondément, hélas, je me rends compte que cette enfant espère beaucoup
trop de ma présence ici. Comme me l’a dit Jeremy, elle souhaite qu’il trouve
une compagne et je comprends mieux pourquoi maintenant.

M’imaginer dans ce rôle est tout bonnement impossible. Je ne suis pas


faite pour les histoires d’humains, encore moins les choses romantiques.
J’ignore presque tout dans ce domaine. De plus, je repars d’ici quelques mois,
voire plus tôt si les Archanges décident d’alléger ma peine.

Et son père ne te supporte pas… N’oublie pas !

C’est effectivement un détail qui fait que je ne peux pas laisser cet espoir
insensé à Meline. Elle me dévisage de ses yeux verts dans l’attente de ma
réaction. Je m’efforce de moduler ma respiration laborieuse tout en affichant
une expression sereine.

– Je ne resterai pas. Vous ne me connaissez pas tous les deux, tu ne dois


pas imaginer des choses aussi rapidement.
– Peut-être mais je sais que papa serait très heureux si tu ne partais pas.
– Tu te trompes, il ne m’apprécie guère et c’est normal. J’ai bouleversé
vos habitudes.
– Si, il t’aime bien, je l’ai vu dans ses yeux !

Je soupire, attristée de devoir détruire ses illusions enfantines.

– Je comprends ton désir d’avoir une présence féminine à la maison mais


il faut laisser du temps à ton papa. Et un jour prochain, je suis persuadée qu’il
trouvera une personne qui saura prendre soin de vous deux.

Contre toute attente, elle se fend d’un sourire mutin puis déclare avec
assurance :

– C’est clair ! Et elle est déjà là !

Je m’apprête à protester quand la large silhouette de Jeremy apparaît à la


porte, entièrement vêtu de noir. Je me ratatine, tête baissée, et me prépare à
affronter la tempête qui ne manquera pas de me tomber dessus. Son visage
s’assombrit quand il voit Meline assise sur le lit. Je peux presque discerner
des éclairs traverser ses yeux. La fillette se met brusquement sur ses pieds en
balbutiant des excuses. D’un geste de la tête, il lui indique qu’elle doit partir.
Elle obéit sans attendre et, après m’avoir jeté un dernier regard désolé,
s’enfuit dans le couloir.

Jeremy me toise alors d’un air impénétrable. Je me sens si vulnérable face


à cet homme à la musculature impressionnante. Il pourrait m’écraser d’un
seul de ses poings s’il le voulait. Ses mèches brunes sont ébouriffées et ses
mains présentent quelques traces noires de graisse. Il suit mon regard et
sursaute en voyant les saletés.

– Ne bougez pas, je reviens ! m’ordonne-t-il en fronçant les sourcils.

Il tourne les talons puis disparaît à son tour. J’entends de l’eau couler puis
ses pas résonnent à nouveau dans ma direction. Cette fois, il ne reste pas dans
l’embrasure et approche. Il s’est soigneusement recoiffé et ses doigts sont
propres. À ma grande surprise, il s’assoit sur le bord du lit à une distance
respectable.

Des tremblements me secouent toujours et ma peau est luisante de


transpiration. Je ne suis vraiment pas présentable. Mal à l’aise, je lutte pour
garder les paupières ouvertes. Je suis complètement épuisée et, s’il m’envoie
encore des méchancetés, je ne saurais pas me défendre.

Il dégage une odeur de savon et de menthe ; c’est plutôt agréable. Je


discerne aussi une légère fragrance de cuir que j’avais déjà sentie lors de
notre rencontre.

Il remet en place une dernière mèche rebelle avant de prendre la parole


d’un ton hésitant :

– Je… En fait, j’ai peut-être été un peu… comment dire ? Un peu trop…

Il se mord la lèvre inférieure en évitant mon regard. Cette attitude gênée ne


colle pas avec le personnage froid et plein d’assurance que je connais.
Quelque peu décontenancée, je me redresse tant bien que mal dans l’attente
de la suite.

– Bon voilà, j’ai balancé des trucs pas forcément… cool et je n’ai pas à
vous juger, je ne connais pas votre passé ! En fait, je voudrais… Bordel… Je
suis une brute.

Je souris légèrement puis demande d’une voix douce :

– Vous essayez de me présenter des excuses ?


– Ouais.
– Vous êtes tout pardonné.

Nos regards se croisent enfin et s’accrochent. Ses iris se déclinent en


différentes nuances de brun et quelques éclats dorés y sont disséminés.
L’espace d’un instant, je me perds dedans.

Et… l’espace d’un instant… je me sens mieux.

Il toussote et se relève en frottant ses paumes sur son jean, toujours mal à
l’aise. Je pense qu’il n’est pas un habitué de ce genre d’exercices et ça lui
coûte énormément.

D’une voix rauque, il m’annonce alors :

– Écoutez, Liz, je… je vais vous aider. Ne me demandez pas pourquoi


mais je vais le faire.

Mon cœur rate un battement. J’ose à peine croire ce que j’entends. Il ne va


pas m’abandonner à mon sort ? Réellement ?

Il attrape la couverture, la jette plus loin sur le lit et me tend la main :

– On va vérifier toutes ces blessures et discuter mais d’abord je pense


qu’une douche s’impose.
18

Jeremy

Quand elle glisse sa petite main dans la mienne, une onde de chaleur me
traverse. J’abhorre les contacts humains mais, avec elle, c’est étrangement
supportable. J’ai même l’impression que je les provoque, plus ou moins
inconsciemment.

Perdue dans mes vêtements bien trop larges pour sa morphologie de


souris, Liz paraît encore plus chétive et fragile. Son teint cadavérique et les
cernes qui creusent son visage n’arrangent rien. Tête baissée, regard éteint,
elle est vraiment dans un état pitoyable. Et je ne parle pas de cette odeur âcre
qui émane d’elle… La même que celle de mon frère lors de ses tentatives de
sevrage ; quand son corps évacuait les toxines de son organisme.

Je l’aide à se mettre sur ses pieds puis pas à pas la guide jusqu’à la salle de
bains. J’ouvre le robinet d’eau chaude de la baignoire, ajoute un trait de gel
douche parfumé à la noix de coco puis lui tends un ensemble de serviettes
propres.

Appuyé contre le rebord du lavabo, son corps crispé est secoué de


tremblements. Elle semble sur le point de défaillir. Je ne vais pas pouvoir la
laisser seule, ou je risque de la retrouver noyée.

Gêné de la situation, je grogne puis demande :

– Vous êtes capable de vous déshabiller ?

Elle hoche la tête puis entreprend de retirer le sweat noir. Je me retourne


brusquement, le souffle court. La pièce n’est pas très grande et je me plante
donc face à la porte, les bras croisés sur le torse.
– Quand vous aurez fini d’enlever vos vêtements, entrez dans la baignoire.
Et dépêchez-vous, je n’ai pas envie d’y passer la matinée.

Mon ton bourru cache en réalité un trouble que je m’efforce de dissimuler.

– C’est bon ?
– Je suis dans l’eau, oui.

Je pivote lentement et constate avec soulagement qu’elle est de dos, assise,


tête basse dans le bain fumant. Malgré la température élevée, elle tremble
toujours. Ses longs cheveux flottent à la surface et, quand elle bouge un peu
pour attraper le gant de toilette posé sur le rebord, son dos se dévoile. Ma
gorge se serre à la vue de ses omoplates saillantes. Je peux compter ses
vertèbres sans difficulté et sa peau blanche est striée de plusieurs cicatrices
plus ou moins anciennes.

– Bordel, Liz…

Je m’agenouille près d’elle puis demande :

– Que vous est-il arrivé ?

Elle me lance un regard en coin puis marmonne une réponse inintelligible.


Son souffle est saccadé et ses paupières papillonnent. J’entends ses dents
grincer, symptôme typique des camés en manque.

Je prends le gant pour lui passer dans le dos avec précaution. J’ai la
sensation qu’au moindre effleurement elle pourrait se casser. Elle soupire
puis, les yeux clos, pose son front sur ses genoux repliés.

Une chose est sûre : cette nana a connu des moments difficiles.

Je mouille ensuite ses cheveux puis les shampouine rapidement. Grâce à


Meline, je suis rodé à ce genre d’exercice. Bien qu’elle soit assez grande pour
se débrouiller seule maintenant, j’ai fait ces gestes à de multiples reprises,
même quand Louise était encore à nos côtés. J’ai toujours adoré prendre soin
de ma fille.
J’attrape le pommeau de douche, ouvre l’eau puis vérifie la température :

– Vous pouvez mettre votre tête en arrière ?

Liz acquiesce en silence puis se penche. Tout en rinçant le savon, je


m’attarde sur ses lèvres pleines et rosées aux coins relevés, sa peau lisse et
pâle à l’aspect satiné, ses longs cils noirs recourbés qui encadrent ses yeux
légèrement tombants en forme d’amande, son front haut, ses pommettes
saillantes et ses oreilles si petites qu’on dirait celles d’un enfant. Je dois
quand même avouer qu’en dépit de sa maigreur et de son étrangeté, elle est
très belle et possède un charme particulier qui ne me laisse pas indifférent.
Elle dégage une aura d’innocence et de naïveté que je n’ai jamais vue chez un
adulte et qui me touche énormément.

Joue-t-elle un rôle afin de m’amadouer ? Peut-être… Ma méfiance reste en


alerte.

– Allons-y, faut pas trop s’attarder.

En évitant de la regarder, j’attrape la grande serviette puis la tends entre


nous tandis qu’elle se redresse avec difficulté. Je l’aide à s’enrouler dedans
puis à sortir de la baignoire. Quand ma paume l’effleure, elle a d’abord un
mouvement de recul puis se laisse finalement aller. Nos visages sont à
quelques centimètres l’un de l’autre et je peux lire dans ses iris de la
reconnaissance. Mon pouls s’emballe sans que je puisse l’en empêcher.

Ah non, couchez les hormones ! N’importe quoi !

Je déglutis puis grommelle :

– Faut sécher tout ça, sinon vous allez aggraver votre état !

Je l’assois sur le rebord de la baignoire et entreprends de frotter sa longue


chevelure à l’aide d’une seconde serviette. Je continue ensuite en démêlant
ses mèches une à une tant bien que mal puis sors le sèche-cheveux du
placard. Elle a un mouvement de recul en voyant la machine et je lève un
sourcil, amusé :
– Vous êtes phobique des appareils électriques ?
– Qu’est-ce que c’est ?
– Vous plaisantez ?

Je comprends à son visage inquiet que, non, elle ne plaisante pas.

Qui de nos jours ignore ce qu’est un sèche-cheveux ? La réponse est


simple : personne, en tout cas, pas aux US !

Je suis à deux doigts d’imaginer que Liz est une extraterrestre fraîchement
débarquée de sa soucoupe volante. Ou… qu’elle a voyagé dans le temps et
vient d’une époque lointaine, très lointaine !

Ou peut-être bien d’un univers parallèle ?

Mon côté pragmatique me rappelle à l’ordre brusquement. C’est tout


simplement une paumée qui plane toujours à quinze mille.

– OK. Alors… faut pas avoir peur, ça fait du bruit et ça souffle du chaud.
Ne bougez pas.

J’ai presque l’impression de parler à un enfant. Pendant le quart d’heure


qui suit, je m’échine à chasser toute l’humidité de sa tête. J’aime quand tout
est nickel. Liz ne dit rien et se contente de patienter, toujours secouée de
tremblements.

Je sais qu’il va lui falloir au moins une semaine pour que ses symptômes
de manque s’apaisent et qu’elle retrouve figure humaine. Quant à son
manque mental, j’ignore combien de temps ça durera. Elle aura probablement
besoin d’un traitement et d’un suivi.

Ses cheveux sont très doux, je prends presque du plaisir à les coiffer en
une longue natte. Si la situation n’était pas si compliquée et que je n’étais pas
un cas désespéré, je trouverais ce moment agréable.

Tu ne te complais pas un peu dans ton malheur ?


Je repousse cette pensée. La vie m’a détruit et il n’y a pas de retour en
arrière possible. Réussir à affronter chaque journée, me lever, maintenir notre
quotidien et prendre soin de Meline est déjà un exploit en soi.

Mais le temps file, mec, tu comptes rester un bloc de glace sans émotion
toute ta vie ?

Ce n’est pas ainsi que j’imaginais vieillir mais… probablement.

Après que Liz a passé des vêtements propres, je jette un œil à ses pieds
maltraités par le gel. Fort heureusement, ils ont retrouvé une couleur normale
et, avec une crème adaptée, tout rentrera dans l’ordre. Je vérifie sa blessure au
front qui me semble plutôt en bonne voie de guérison, tout comme celle de
son poignet. Celle-là me met particulièrement mal à l’aise me ramenant au
jour du drame. Tout comme ma femme, Liz a judicieusement découpé sa
peau. Dans le bon sens, celui qui entraîne une mort certaine en quelques
minutes. Si elle avait creusé davantage, elle n’aurait tout simplement pas
débarqué dans ma vie… Quelqu’un l’a empêchée d’atteindre son but à temps.
Louise n’a pas eu cette chance. J’éloigne les images de mon épouse
agonisante puis m’exhorte au calme.

J’inspire, souffle et déclare :

– Ça a l’air d’aller. Vous prendrez un bain à chaque fois que vous en aurez
envie ou besoin, ça vous soulagera.

Je sais que plonger dans l’eau chaude calme temporairement les effets du
sevrage. Et effectivement ses muscles semblent un peu moins crispés et ses
tremblements ont diminué.

– Venez, on descend, annoncé-je alors.

Elle me jette un regard surpris puis s’enquiert :

– Vous avez changé d’avis ! Ça ne vous dérange pas ?


– Si je propose, c’est que c’est OK. Faites-vous toute petite et ça le fera.
Je passe un bras autour de ses épaules pour la soutenir tandis que nous
descendons marche après marche, doucement. Aucune envie de la ramasser
en vrac en bas des escaliers…

Une bonne odeur de nourriture flotte dans l’air et mon estomac grogne de
contentement. Meline a dressé la table et nous attend avec un sourire ravi sur
son visage.

Liz se fige puis avoue :

– Je ne pense pas pouvoir avaler quoi que ce soit.


– Oh, eh bien, vous allez vous forcer.
– Non, je ne préfère pas…
– En fait, je ne vous laisse pas le choix, manger vous fera du bien.

Je la conduis fermement jusqu’à la table et l’assois d’office face à une


assiette. Je prends place à mon tour en remerciant ma fille puis déclare :

– Bien. Puisque j’ai décidé de jouer les bons Samaritains, nous allons avoir
une discussion. Je parle, vous écoutez. Il est temps d’établir des règles !

Je me serre avec enthousiasme une grosse dose de frites et de salade verte


puis ajoute un des trois steaks que Meline a fait griller à la perfection. La
coquine avait prévu que je finirais par céder et permettrais à Liz de descendre
manger avec nous.

Je saupoudre un peu de sel puis me fige quand je vois son regard plein de
reproches posé sur moi.

Fait chier… J’ai zappé les bonnes manières !

Je ne suis plus sociable depuis longtemps et la bienséance me passe parfois


au-dessus. Je grogne puis repose ma fourchette en proposant :

– Liz, vous voulez quoi ?

Elle observe les plats sans entrain puis désigne la viande. Un peu surpris
de son choix, je lui sers tout de même la pièce de bœuf dans son assiette.

– Autre chose ?

Elle secoue la tête puis attrape le steak avec ses doigts et croque dedans à
pleines dents. Nous l’observons, bouches bées, tandis qu’un petit filet
rougeâtre coule sur son menton. Meline s’esclaffe et je lui jette un œil noir.
Inutile d’encourager cette nana dans ses délires.

Je prends mon couteau puis le secoue devant le nez de mon invitée.

– Ceci être couteau. Ceci aider vous à manger correctement et non pas
comme un Cro-Magnon.

Cette fois, Meline éclate de rire et Liz s’immobilise en rougissant.

– Désolée, je ne suis pas habituée à vos coutumes.


– Mais… quelles coutumes ? On ne mange pas chez vous ?
– En réalité, nous nous nourrissons principalement d’énergie et d’amour
mais on trouve que c’est très agréable d’avaler quelque chose de solide de
temps en temps et si on omet le fait que c’est du cadavre et que…

Je pose bruyamment mon couvert sur la table, pour stopper l’avalanche de


conneries qu’elle est en train de débiter.

– Sérieux, je veux bien vous aider mais ne me poussez pas à bout avec vos
affabulations. En gros, vous vous taisez et vous ne faites que ce que je vous
autorise. Compris ?

Elle baisse la tête puis murmure :

– Je n’ai pas faim de toute façon.


– Oh, croyez-moi, vous allez manger. De gré ou de force.

J’avale quelques frites puis enchaîne d’un ton ferme :

– On va établir les règles et tout ira très bien ensuite. D’abord, la base dans
cette maison est que tout doit être rangé. Une place pour chaque chose et
chaque chose à sa place. OK ?

Liz hoche la tête sans oser me regarder.

Je désigne son assiette puis somme :

– Mangez, Liz ! Et avec votre fourchette, merci. Second point : draps et


serviettes sont changés et lavés une fois par semaine. Le ménage est fait tous
les jours. Si vous vivez là, vous devrez mettre la main à la pâte. Meline vous
expliquera. Je suis… assez pointilleux à ce niveau.

Ma fille lui sourit puis dit :

– T’inquiète pas, papa fait juste semblant d’être un monstre.


– Eh… Ne la déconcentre pas, s’il te plaît. Ensuite, une règle essentielle :
On ne m’aborde pas avant mon troisième café de la journée ! Vous risqueriez
votre vie. Et tant qu’on parle de moi, je vous interdis de poser des questions
personnelles ou de fouiner dans mes affaires ou celles de Meline. Vous n’êtes
que de passage dans notre existence, donc pas de rapprochement trop poussé.

En disant cela, j’espère être clair quant à mon désir de solitude. Il


manquerait plus que cette greluche imagine quoi que ce soit avec moi ;
amical ou… d’amoureux.

– Et pour finir, l’entrepôt vous est interdit, tout comme ma chambre. Je


crois que j’ai fait le tour ? Meline, tu vois des choses à ajouter ?

Cette dernière toussote puis, avec un sourire mutin, déclare :

– Oui, des tonnes. Pas d’animaux dans la maison, ça salit. Les portes
doivent être fermées et aucune trace de poussière n’est acceptée. Pas de
vêtements qui traînent ou d’objets personnels. Il faut retirer les chaussures et
les ranger dans le placard de l’entrée et interdiction de crier ou parler trop
fort. Tout est verrouillé dès que la nuit tombe, volets compris. Il faut donc
être rentrée avant. Et… plein de petits trucs que tu apprendras vite.

Quand Meline énumère tout cela de sa voix enfantine, je comprends


qu’elle a énormément de mérite à me supporter. Je suis devenu parano et
maniaque, limite intolérant.

Limite ? Nan, totalement ! C’est d’un psy dont t’as besoin ou… de tirer un
coup peut-être ?

Je ne peux pas nier que mon corps le réclame… mais mentalement je n’en
suis pas capable. Et je survis très bien ainsi. Et survivre est le bon terme. Ça
fait bien longtemps que je ne vis plus.

Toujours aussi pâle, Liz nous observe en silence, probablement dépassée


par tout ce que je viens de lui balancer. Je la comprends, je le serais pour
moins que ça.

– Mangez ! ordonné-je à nouveau. Merci, Meline, pour ces… précisions.


Pour conclure, vous devrez vous faire toute petite, voire invisible, et tout ira
bien. Oh, une dernière chose : plus de mensonges ou d’affabulations. Je veux
savoir d’où vous venez et qui vous êtes. Et ça, c’est non négociable. OK ?
19

Liz

Que je raconte tout ?

Cette dernière règle m’interpelle. Je ne dois rien demander de personnel à


Meline ou Jeremy mais, à l’inverse, il faudrait que je me dévoile entièrement.
Non, ça me semble très injuste et je déteste l’injustice.

Grâce au bain chaud, je me sens mieux et trouve donc suffisamment de


courage pour protester.

– Il y a un point avec lequel je ne suis pas… OK.

Jeremy relève la tête de son assiette, sourcils froncés, puis rétorque :

– Oh, vraiment ? Je suis curieux d’entendre ça.


– Si je dois parler de moi, alors je crois que ça serait normal que ça aille
dans les deux sens.

Un petit sourire sarcastique apparaît sur son visage.

– Non, lâche-t-il simplement avant de retourner à son repas.


– Juste non ? m’exclamé-je, un peu offusquée de sa réaction. Comment ça,
non ?
– Ça me semble très clair, ma jolie. Vous n’êtes pas en position d’exiger
quoi que ce soit.

Meline souffle bruyamment puis marmonne :

– Papa…
– Toi, n’interviens pas !
– Arrête d’être méchant ! lance-t-elle alors fébrilement en ignorant sa
remarque. Tu n’es pas comme ça ! Avant, tu étais gentil et…

Il tape des deux mains sur la table puis se lève en envoyant sa chaise buter
dans le mur. Tout comme moi, la fillette sursaute puis se recroqueville tandis
qu’il rugit :

– AVANT ! Tu as tout dit, ma fille ! Avant, c’était avant et ça ne sera plus


jamais comme ça ! Accepte-le et ne me tiens pas ainsi tête devant les gens !

Ses larges épaules se soulèvent au rythme de sa respiration bien trop


rapide. Je ne comprends pas pourquoi il se met dans un tel état pour une
simple remarque. Je ne crois pas avoir dit quelque chose de mal… Cet
homme d’apparence froide cache en réalité un tempérament hypersensible,
changeant, et probablement de terribles blessures. Je peux le voir dans ses
yeux. Sa douleur est presque palpable.

Mon empathie s’allume et ma nature profonde d’Ange réapparaît, j’ai


soudain très envie de découvrir ses secrets et de les soutenir tous les deux.
Après tout, c’est mon rôle et ma raison d’être : aider les humains à affronter
les épreuves. De Célestaos, nous le faisions grâce à nos prières mais, là, je
peux le faire en direct.

Ma punition ne recouvrerait-elle pas en réalité ce à quoi je suis destinée,


tout simplement ?

Meline, ne semblant pas se formaliser davantage de la réaction violente de


son père, termine ses frites puis lèche le sel de ses doigts avec application.
Décontenancée par leurs attitudes, j’abandonne ma viande et en grignote une
à mon tour du bout des lèvres. C’est plutôt bon et curieusement je n’ai pas
envie de régurgiter !

Jeremy reste un instant figé puis relève la chaise tombée pour la remettre
en place avec soin en grommelant :

– Vous m’avez coupé l’appétit. Meline ?


– Oui, je débarrasse et range tout, t’inquiète pas.
Il disparaît par la porte d’entrée après avoir enfilé ses bottes et son gros
manteau, sans un regard en arrière. La petite attend qu’il ait refermé puis
vient s’asseoir près de moi.

– Tu sais, il n’est pas comme ça en vrai, papa.


– Oui, j’en suis sûre et je ne lui en tiens pas rigueur. C’est déjà très
généreux à lui d’accepter que je reste un peu dans votre maison.
– Je suis contente que tu sois avec nous. La fin d’année est toujours dure
pour lui.

Ses iris brillent de tristesse. Émue, je glisse doucement une main sur ses
cheveux en demandant :

– Et pour toi ?

Elle hausse les épaules en ravalant ses larmes :

– Moi… je ne me souviens plus trop de tout ça.


– Je sais qu’il m’a interdit de te poser des questions mais pas de t’écouter.
Alors, si tu veux me parler, je suis là.

Ses traits se tendent, en proie à de multiples émotions.

– Je crois qu’il n’aimerait pas.

Je n’insiste pas, me contentant de l’observer débarrasser et faire la


vaisselle en silence.

Je me sens assez en forme pour la rejoindre vers l’évier puis attrape un


second torchon afin de l’aider à terminer. Elle m’offre un sourire
reconnaissant et s’esclaffe alors que je suis à deux doigts de tout faire tomber
en essayant de ranger les verres. L’ambiance pesante s’allège un peu et
finalement nous nous affalons toutes les deux dans le sofa en cuir du salon.

– Tu veux regarder un film ? propose-t-elle alors avec gentillesse. Non,


attends, en fait, j’ai une meilleure idée.
Elle court fouiller dans un placard mural que je n’avais encore pas
remarqué puis revient chargée d’une paire de bottes rouges doublées de
moumoute et d’une doudoune d’hiver de la même couleur flashy.

Elle me les tend en expliquant :

– C’était à ma maman, je pense que ça t’ira.


– Tu veux qu’on sorte ?
– Si t’as envie, on pourrait aller faire un bonhomme de neige ?

Cette idée me paraît tout à fait amusante mais j’ai peur de ne pas tenir le
coup très longtemps. Je suis faible et par moments mes tremblements me
crispent de nouveau.

– Je ne sais pas si je peux…


– Juste quelques minutes alors ! Oh, s’te plaît !

J’entends tellement d’espoir dans sa voix que je ne peux tout bonnement


pas lui refuser. J’acquiesce et prends les équipements pour les enfiler. Meline
saute de joie et s’empresse d’aller elle aussi se couvrir chaudement.

Le premier pas que je fais dehors est plutôt désagréable. La lumière


attaque ma rétine et le froid s’immisce par le col de mon manteau. Mais très
vite, l’air pur et vivifiant des montagnes me donne la sensation de me
réveiller d’un long sommeil. J’observe un moment les vallons recouverts de
pins enneigés qui s’étendent à perte de vue. L’entrepôt dans lequel je me suis
abritée de la tempête la veille se dresse plus loin en contrebas. Entièrement
construit en bois et métal, il est entouré d’une multitude de troncs d’arbres
empilés. Plusieurs engins sont garés côte à côte à l’arrière du bâtiment ;
inactifs probablement à cause de la météo.

C’est beau et, pour la première fois de mon existence, j’ai la curieuse
impression de voir le monde tel qu’il est. Les souvenirs de Célestaos sont
flous mais je n’ai jamais ressenti ces sensations de majestuosité et de liberté.
Malgré mes débuts difficiles, je me demande si je ne pourrais pas prendre
goût à cet endroit.
Une boule glacée atterrit dans mes cheveux, suivie de près par le rire
cristallin de Meline.

– Touchée ! Arrête de rêver ! Viens !

Je suis la fillette sur le côté de la maison, où la neige est un peu moins


épaisse. Arriver jusque-là se révèle laborieux et épuisant, et c’est
complètement essoufflée que je l’écoute me donner des instructions
désordonnées.

Son babillage finit de happer le peu de force qu’il me reste et un vertige


s’empare de moi. Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive et ça commence à
m’inquiéter. Après qu’il s’est atténué, je rouvre les yeux puis tente de prêter
main-forte à ma nouvelle amie. Cette dernière, totalement concentrée sur sa
tâche, ne s’est pas aperçue de mon malaise passager. Elle est si mignonne
avec ses pommettes rougies par le froid et ses nattes qui dépassent de son
bonnet mauve.

Alors qu’elle s’active en discutant joyeusement, je vois Jeremy au loin


refermer la porte coulissante de l’entrepôt. Ma gorge se serre. Sa silhouette
suffit à me troubler et je ne crois pas que ce soit uniquement de la crainte. Je
me relève et l’observe avancer vers la maison à pas mesurés, luttant contre
l’épaisse couche de neige. Plus je côtoie cet homme plein de complexité et
plus je perçois en lui une lumière chaude et rassurante, emplie de bonté.

Et moi, je me sens comme un papillon : irrémédiablement attirée.

Hélas, ces pauvres créatures finissent très souvent avec les ailes brûlées et
accessoirement… mortes. Et c’est d’autant plus troublant que je n’ai jamais
eu d’émotions de ce type. Il m’intrigue et me touche. Cette idée pourrait
m’effrayer mais ce n’est pas le cas. Et même si je ne réussis pas vraiment à
mettre de mots sur mon ressenti, je n’ai pas envie que ça s’arrête.

– Tu rêvasses encore, Liz ! s’écrie soudain Meline en sautillant. Regarde,


j’ai presque fini !

J’abandonne à regret l’objet de mes pensées pour observer l’œuvre de la


fillette qui attend mon avis avec fébrilité. Une grosse boule, surmontée d’une
seconde plus petite, des bras en branche de bois sec et des cailloux en guise
d’yeux constituent ce qui ressemble davantage à un étrange monstre issu d’un
cauchemar plutôt qu’à un avenant bonhomme de neige.

– Quel talent, mon trésor.

La voix masculine qui retentit dans mon dos me serre le ventre et je pivote
précipitamment pour me retrouver face à mon hôte. Bras croisés sur le torse,
il contemple avec un air admiratif la sculpture de neige. Son manteau d’hiver
le fait paraître encore plus large et grand. Il est fier de sa fille et ça fait plaisir
à voir.

– Vous ne devriez pas être dehors, continue-t-il en s’adressant alors à moi


sur un ton protecteur.

Il se tait soudain puis son regard me balaye de haut en bas. En un quart de


seconde, ses traits se tendent puis durcissent. Ses sourcils se froncent et ses
lèvres se crispent.

Qu’est-ce que j’ai encore fait… ?

Meline comprend sans qu’il ait à dire quoi que ce soit. Elle se place entre
nous et explique :

– Elle n’avait pas d’habits chauds ! Et les tiens sont beaucoup trop grands
pour elle ! J’ai pensé qu’on pouvait lui prêter les affaires de maman… juste…
prêter. Papa, s’il te plaît…

Il blêmit tout en continuant de me scruter, mâchoires serrées et souffle


court.

– Il ne fallait pas ? balbutié-je en me sentant à nouveau comme une souris


face à un chat.

Ses yeux plongent dans les miens et je peux y lire un intense désespoir ; si
intense que je le reçois comme un uppercut dans l’estomac.
Tu n’aurais pas dû, si tu avais une once de cervelle, tu aurais anticipé
cette erreur !

Me voir dans la tenue de sa défunte épouse est probablement


insupportable. J’ai mal pour lui et le pire c’est que je me sens totalement
impuissante à réparer ma faute.

Son regard se perd à l’horizon puis, d’une voix éteinte, il murmure alors :

– Non, Liz. Il ne fallait pas.


20

Jeremy

Voir cette magnifique jeune femme dans les bottes et le manteau de Louise
me bouleverse tellement que je ne réussis pas à reprendre contenance. Mon
esprit s’élève et se perd dans une avalanche de douloureux souvenirs pleins
de projets, de rires et de joie. C’est d’autant plus intense que décembre
approche et que ce mois de l’année était le plus sacré pour ma famille. Nous
adorions décorer notre appartement et nous promener en ville pour admirer
les vitrines.

Hélas, il y a cinq ans, c’est devenu le pire. Louise nous a quittés la veille
de Noël et depuis nous ne le célébrons plus.

Je me pétrifie lentement comme si Méduse m’avait touché de sa main


maudite. L’inquiétude brille dans les yeux de Liz, et Meline me parle,
probablement pour se justifier, sans que je l’entende vraiment.

Tandis que je m’égare dans le déluge qu’est devenu mon cerveau, deux
paumes tièdes se posent sur mes joues avec une telle douceur que je les sens à
peine ; comme si une plume m’effleurait.

Mes paupières papillonnent et je plonge alors dans l’océan d’ébène qui me


dévisage avec intensité. En temps normal, j’aurais déjà sauté en arrière,
réprimé un frisson de dégoût, voire balancé un juron, mais pas là. Pour la
première fois depuis longtemps, j’ai la sensation que quelqu’un comprend ma
douleur. C’est complètement insensé mais, en même temps, si évident.
Depuis toutes ces années, seule ma fille a partagé ma peine et j’ai érigé,
autour de moi, une protection si épaisse que personne n’est capable de
m’approcher assez près pour me cerner.
Mais elle, cette nana que je connais à peine, elle a plongé dans mon âme.
C’est presque flippant. Aurait-elle des pouvoirs magiques ? Ou bien m’a-t-
elle ensorcelé avec un rituel vaudou ?

Tu perds la boule, là, mec ! Réveille-toi !

Je recule d’un pas pour échapper à ses mains. Mon cœur bat comme un
cinglé et j’ai envie de lui hurler de se détendre, que c’est inutile de s’affoler !

Cependant, bien qu’elle soit à l’origine de ma brève crise, Liz m’a au


moins aidé à revenir sur terre. Je suis encore une fois passé à deux doigts de
perdre les pédales. Je ne peux plus me le permettre ! Je refuse de risquer à
nouveau la garde de Meline.

Cette dernière m’observe les yeux emplis de larmes. Avec un petit sourire
forcé à son intention, je hoche la tête pour lui signifier que ça va et demande :

– Est-ce qu’une carotte pour finaliser ton œuvre t’intéresserait ?


– Oh oui !

Il y a un tel soulagement dans son cri… Parfois, je suis vraiment un sale


con qui ne mérite même pas l’honneur d’être père !

– Il y en a dans le bac à légumes du frigo. Tu peux aller en prendre une.

Tandis qu’elle court en direction de la maison sans attendre son reste, je


reporte mon attention sur Liz qui m’observe toujours avec un air craintif.

– Je pense qu’il est temps qu’on parle en toute franchise.


– Je le pense également.
– Je mets un film à Meline et vous rejoins dans la verrière près de la
cheminée.

Liz acquiesce et j’ajoute à voix basse :

– Et rangez tout ça dans le placard. Ces affaires ne doivent plus jamais


sortir de là.
Je ne peux empêcher mon ton de durcir et inspire un coup pour ne pas
laisser revenir cette colère sourde qui bouillonne encore en moi.

Colère contre elle, ou contre cette vie qui te fait vivre l’enfer… ?

En réalité, je n’ai pas besoin d’un psy pour comprendre que la haine qui
me brûle le bide est dirigée contre moi et que je me contente de la retourner
contre tous ceux qui m’approchent d’un peu trop près.

– Et voilà ! Alors, t’en penses quoi, papa ? s’exclame soudain Meline,


revenue de la cuisine sans que j’y prenne garde.

Le bonhomme est à présent orné d’un gigantesque nez orange en forme de


pointe. Je prends mon écharpe et mon bonnet puis les installe avec précaution
sur l’étrange créature de neige.

– Maintenant, il est parfait !

Meline saute de joie puis me lance un sourire ravi. Elle pose ses doigts sur
ses lèvres et me souffle un baiser. Je lui rends la pareille, le cœur serré
d’amour, puis lui propose :

– Harry Potter ?
– Génial ! Tu regardes avec moi ?
– Je voudrais parler avec Liz un petit moment mais je te rejoindrai après.
– OK, cool !

Côte à côte, nous nous dirigeons vers la maison en galérant à chaque pas.
J’aime ce temps mais il faut avouer que ça n’a pas que de bons côtés.
Heureusement, le ciel est dégagé et la météo a annoncé une amélioration pour
les jours à venir. La vie va reprendre son cours, du moins, jusqu’à la
prochaine tempête de neige.

– Papa…
– Oui ?
– Essaye d’être gentil avec Liz.
– J’vais pas la bouffer, hein…
– Essaye juste, s’il te plaît.

Je referme la porte dans notre dos puis m’agenouille vers ma fille pour
planter mon regard dans le sien.

– Je sais que je ne suis pas facile. Mais je vais m’améliorer. Je te l’ai


souvent dit mais je te promets que ça arrivera. Aussi sûr que le soleil se lève
chaque matin ! OK ?
– OK, répond-elle d’une petite voix émue.

Elle s’apprête à me prendre dans ses bras mais réprime son élan, peu
désireuse de me mettre à nouveau mal à l’aise. Je lui suis tellement
reconnaissant de prendre autant soin de moi. Elle est déjà si mature…

Trop peut-être ?

Après avoir pendu mon manteau et soigneusement nettoyé mes bottes, je


vérifie que tout est rangé puis lance le film du plus célèbre des sorciers. Je
décide ensuite de faire couler deux cafés pour nous réchauffer, Liz et moi. En
croisant mon reflet dans le chrome du frigo, j’aperçois mes mèches hirsutes et
ma barbe bien trop longue. Il faudrait vraiment que je fasse quelque chose si
je ne veux pas finir par ressembler à un ours.

Un jour… peut-être, quand j’aurai le courage de m’attaquer à cette


broussaille !

Les villageois ont bien raison de m’appeler le bûcheron. Il ne me manque


plus que la chemise à carreaux pour compléter le tableau du parfait homme
des bois ! Elle est loin l’image du jeune trader en pleine expansion, du citadin
moderne toujours habillé à la mode… C’était dans une autre vie et finalement
je ne la regrette pas tant que ça. Et puis ça ne m’empêche pas d’exercer ma
maniaquerie maladive.

Chargé des tasses fumantes, je traverse le salon puis emprunte le couloir


qui mène à l’arrière de la maison. Ce dernier débouche sur la grande pièce
construite à moitié sur l’intérieur et à moitié sur l’extérieur. La façade
donnant sur les montagnes est entourée de larges baies vitrées, d’où le nom
de verrière. Une multitude de plantes en pot donne à l’endroit une ambiance
zen et nature. Ma fille les chérit comme s’il s’agissait de petits animaux et ça
fonctionne… Elles sont luxuriantes !

Liz est assise sur le sofa installé au centre, les genoux repliés contre elle.
Elle est perdue dans l’observation du paysage et ne m’entend pas entrer. Je
m’autorise un court instant pour la détailler. Son profil fin se découpe dans la
lumière du jour qui décline, ses longs cheveux tombent sur ses épaules en
vagues douces. Elle est terriblement pâle et semble si minuscule… si fragile.

Avoue que t’as envie de la protéger cette… greluche paumée.

Je fronce les sourcils en voyant son corps se crisper dans un tremblement.


Ses symptômes sont revenus en force. Dès que les routes seront praticables,
je l’emmènerai chez le médecin afin de savoir si quelque chose peut la
soulager et s’il est possible de faire des analyses.

Je toussote pour la prévenir de ma présence puis pose les boissons chaudes


sur la table basse. Je prends le soin de mettre des sous-verre en bois brut afin
de ne pas laisser de traces.

Maniaque jusqu’au bout des ongles, Lancaster !

– Café ? lancé-je en désignant les tasses.

Elle jette un œil curieux puis attrape l’une d’elles pour en humer l’effluve.

– Vous ne connaissez pas non plus ?


– Non mais quel arôme étonnant !

Dubitatif, je grogne puis la délaisse un instant pour raviver les flammes de


l’antre. La cheminée est notre principal système de chauffage et suffit à
maintenir une agréable température dans toutes les pièces de la maison,
même pendant les périodes les plus froides. Bien que ça demande un
entretien régulier, c’est le moyen le plus économique qu’il existe, d’autant
plus avec le métier que j’exerce. J’ai le bois gratuitement et à volonté.
Avec l’aide du soufflet, les flammes se ravivent dans un grésillement.
J’ajoute ensuite trois bûches supplémentaires puis retourne auprès de ma
mystérieuse invitée.

Elle me sourit et ses petites fossettes creusent ses joues blanches. Avec un
geste du menton, je désigne le café puis demande :

– Vous aimez ?

Elle plisse le nez en avouant :

– C’est plutôt immonde en vérité. Mais quelque chose me pousse à le


boire ! C’est inexplicable.

Sur ces mots, elle porte la tasse à ses lèvres et avale une petite gorgée avec
une grimace.

– Bien d’accord ! m’esclaffé-je en attrapant la mienne. C’est l’effet café


ça… dégueulasse mais addictif.
– Oh, tout à fait ça ! Nous avons un point en commun ! s’exclame-t-elle.
– Vous et le café ? J’en doute pas…

Je ne peux empêcher ma remarque sarcastique de sortir tandis qu’elle


ouvre de grands yeux.

– Et que voulez-vous dire par là ?

Que tu m’attires autant que tu me révulses, Liz aux iris d’ébène…

Je fais taire ma petite voix intérieure et grommelle :

– Rien.

Elle n’insiste pas et continue de siroter sa boisson les paupières mi-closes.


Je m’étale sur les coussins puis pose mes pieds sur la table en lançant :

– Venons-en aux faits, j’ai d’autres choses à faire. Commencez.


Elle relève le visage de sa tasse, les sourcils levés.

– Pourquoi moi ? Allez-y, vous.


– Très bien… Alors faisons comme dans les jeux de société. Le plus jeune
démarre.

Je suis à peu près sûr de mon coup. Elle doit avoir au moins cinq ans de
moins que moi. Avec un sourire mutin qui lance une samba enflammée dans
mes entrailles, elle me rétorque alors :

– Je gagne, je suis bien plus vieille que vous en réalité. Je vous écoute,
Jeremy.

Je soupire puis baisse les armes face à son charme innocent. Je n’ai même
pas envie de demander ce qu’elle sous-entend.

C’est parti pour la séance psy gratos !


21

Liz

– Je me suis marié à Louise. On a eu Meline. Louise est morte. Je suis


devenu un vieux con solitaire au doux surnom de Bûcheron.

Je repose mon café puis observe Jeremy qui évite soigneusement mon
regard. Sa mâchoire carrée est crispée, ses doigts serrent sa tasse avec force,
une veine bat sur sa tempe ; signes incontestables d’une grande nervosité. Je
me doute que ça doit être difficile pour lui mais ça ne peut que lui faire du
bien de s’ouvrir un peu.

Son sous-pull noir à col roulé laisse deviner ses muscles puissants. Je ne
m’étais jamais attardée sur ce genre de détails auparavant mais je dois avouer
que c’est plutôt plaisant.

J’approche la main de son torse, curieuse de savoir si c’est aussi ferme que
ça paraît.

– Vous faites quoi, là ?

Son ton froid me stoppe immédiatement dans mon geste irréfléchi. Je


range précipitamment mes doigts aventureux puis balbutie :

– Rien.
– Hum… Ne faites pas des trucs louches comme ça.
– Pardon… c’était involontaire. Et sinon c’est tout ?
– De quoi, « c’est tout » ?
– Votre histoire. On a dit qu’on se parlerait franchement.
– Je viens de le faire.
– Non, vous venez de résumer votre vie en quatre phrases. Et la dernière
me semble un peu… dure.

Il pose sa tête sur les coussins, ferme les yeux puis, sans prendre en
compte ma remarque, annonce :

– À vous, je suis tout ouïe.


– Non !

Il se redresse, les sourcils froncés.

– Mais vous avez fini de me contrarier sans arrêt ! Je viens à peine de vous
rencontrer et vous… vous…
– Je, quoi ?
– Vous… Eh bien… vous me rendez dingue !
– C’est vous qui ne jouez pas le jeu.

Il se rembrunit brusquement puis soupire.

– Ça n’a rien d’un jeu pour moi. Étaler mon passé n’est pas quelque chose
que je fais régulièrement. Jamais en fait.
– Vous l’avez proposé.
– Oui, pour que vous parliez de vous ! Je vous accueille chez moi tout de
même !

Il se tait et réfléchit en me dévisageant longuement.

– On va se tutoyer. Trop de vous, on se croirait chez les bourges.

Un frisson me secoue et je me recroqueville davantage sur moi-même.


Bien que les flammes soient hautes et la température douce, j’ai toujours cette
sensation de froid intérieur que je ne réussis pas à calmer. Une sensation de
vide, comme s’il manquait quelque chose à mon organisme.

– T’es gelée encore… Attends.

Il s’éloigne puis fouille dans un tiroir de commode et revient les bras


chargés d’un plaid.
– On n’en manque pas ici. En plein hiver, les températures peuvent
descendre très bas.

Quand il le pose sur moi, ses doigts frôlent les miens et son expression se
trouble. Contre toute attente, il s’agenouille en me dévisageant avec une
intensité nouvelle puis m’ordonne :

– Fais ce que tu voulais faire tout à l’heure !


– Je… pardon, je ne suis pas sûre d’avoir compris.
– Si, t’as compris. C’est juste… une sorte d’expérience. Fais-le.

Je déglutis péniblement puis approche ma paume de son torse. Je


tremblote pitoyablement sans oser le toucher. Il prend alors ma main pour la
coller contre lui, probablement agacé de ma timidité. Sa chaleur m’imprègne
et un nouveau vertige s’empare de moi. Et cette fois, ce n’est pas à cause
d’une quelconque maladie !

Oh, zut ! Aussi ferme que ça en a l’air… ! On dirait du faux !

Je sens les battements de son cœur s’affoler à travers le fin tissu. Le mien
suit le même chemin et je comprends alors que mes cellules subissent un
bouleversement chimique. Je l’ai lu tellement de fois dans les livres sur les
humains ! Mais le vivre est très différent.

C’est donc cela, ressentir du désir !

Je comprends que ça fasse perdre la tête à pas mal de monde. Ça me donne


presque la sensation de m’envoler.

Jeremy met fin à notre contact puis se rassoit plus loin dans le sofa, une
expression indéfinissable gravée sur le visage. Dommage, j’aurais bien aimé
prolonger cette découverte.

Il croise ses doigts, baisse les yeux puis commence alors à parler d’une
voix éteinte.

– J’ai rencontré Louise à l’université de Stanford quand je n’étais qu’un


jeune coq qui enchaînait les conquêtes d’un soir. Elle venait de France et son
petit accent m’a immédiatement fait fondre. Elle a été ma première et unique
relation sérieuse. Nous nous sommes mariés dès nos diplômes de finance
obtenus. Peu de temps après, j’ai accompli l’exploit d’entrer à Wall Street où
je suis devenu rapidement ce qu’on appelle un golden-boy. Je bossais comme
un acharné et l’argent coulait à flots. Mon ambition n’en finissait pas, ce
n’était jamais assez, mes dents rayaient le parquet, je m’en rends compte
aujourd’hui. Mais Louise aimait ça, on était pareils. Je suis originaire du
Montana et nous nous étions promis d’y revenir dès que nous aurions mis
assez d’argent de côté. Histoire de se poser au calme. Meline a été…
disons… qu’elle n’était pas prévue dans nos plans et Louise a dû faire une
pause dans sa carrière pendant sa grossesse. Elle l’a mal vécu… mais je
n’étais pas présent pour la soutenir et j’ai préféré faire l’autruche en me
planquant au bureau.

Il se prend la tête à deux mains puis souffle longuement. Je ressens sa


douleur comme si elle était mienne.

– Le temps a passé, la petite est arrivée et a mis du soleil dans notre


existence. Tout était parfait… On a fini par emménager dans le Montana où
on a acheté ce domaine loin de tout. Notre rêve… Espace et paix. On a placé
le reste de notre argent pour assurer nos vieux jours et ceux de Meline. Hélas,
je n’ai pas su m’arrêter et j’ai continué de bosser pour une succursale de la
côte ouest, pris dans la course aux millions. Je n’étais pas souvent présent
mais ça ne semblait pas déranger ma famille. Et… il y a cinq ans, un matin
d’octobre, Louise a disparu en laissant notre fille seule à la maison. C’est
notre aide ménagère qui l’a récupérée en larmes… Ce jour-là, j’étais encore
au bureau à amasser une fortune déjà bien assez grosse. Il y a eu des enquêtes
et tout le bordel… mais les flics n’ont pas retrouvé sa trace. C’était l’enfer.
La veille de Noël… Louise est… elle est revenue à la maison.

Il étouffe un juron puis balance un coup de pied dans la table basse qui
glisse plus loin. Je reste silencieuse, comprenant sa peine et préférant me faire
toute petite.

– Quand j’ai vu sa silhouette derrière la porte, j’ai respiré de nouveau. Elle


était là, vivante. Mais lorsqu’elle est entrée en titubant, j’ai compris que ça
n’allait pas. En vérité, elle s’était vidée de son sang et le fait qu’elle réussisse
à tenir debout relevait du miracle. Elle avait les poignets tranchés sur vingt
centimètres, personne n’aurait pu la sauver. C’est… c’est ce qu’ont dit les
médecins légistes. Ce matin-là, elle est morte dans mes bras, comme si elle
avait attendu d’être auprès de moi pour se laisser partir. J’ai vu la vie quitter
ses yeux, j’ai… je n’ai rien pu faire ! Sa peau était déjà glaciale…

Une larme roule sur sa joue et je me glisse vers lui, ignorant l’épuisement
qui ralentit chacun de mes mouvements. Avec douceur, j’essuie du pouce le
sillon humide. Il tressaille et s’écarte en fuyant mon regard puis continue :

– Les flics ont dit… qu’elle avait été torturée et… et d’autres choses que je
ne souhaite pas évoquer. Des salopards ont fait du mal à ma femme parce que
j’ai préféré amasser des tunes et elle a fini par mettre fin à ses jours ! Mais
pourquoi ? POURQUOI ? J’en avais pas besoin, j’avais déjà tout… Mon
bonheur était là, sous mes yeux.

Il se lève et marche jusqu’aux baies vitrées. Sa large silhouette se découpe


sur le paysage quasiment plongé dans l’obscurité. Les bras croisés, il ne dit
plus un mot mais je vois à ses épaules qui se soulèvent au rythme saccadé de
sa respiration qu’il est bouleversé et peine à reprendre contenance.

C’est ta faute… Tu as voulu qu’il te raconte.

J’ai très envie d’aller vers lui, de poser mes mains dans son dos pour tenter
de lui donner du réconfort grâce à mon énergie angélique mais il risque de
me rejeter, je préfère me tenir à l’écart. Et puis, vu mon état lamentable, je ne
crois pas être en mesure de lui offrir quoi que ce soit.

Comme pour confirmer mes pensées, un tremblement me secoue


violemment et mes dents se serrent sans que je ne puisse les en empêcher.

Je n’en peux plus…

Je m’affaisse sur le canapé, sans force. Jeremy se retourne et se précipite


vers moi. Il me dévisage un instant, les yeux encore brillants de souffrance
puis marmonne :

– Ce n’est pas ce soir que tu vas me raconter ton joli conte pour enfants.

Il pose rapidement le dos de sa main sur mon front puis fronce les sourcils.

– T’es toujours glacée… Toutes ces saloperies que t’as prises t’ont bien
bousillée… Mais crois-moi, tu n’échapperas pas à mes questions. Tu voulais
connaître mon passé, c’est chose faite, j’espère que t’es satisfaite.

Je ne trouve la force que de murmurer ces trois mots :

– Je suis désolée.

En silence, il me soulève pour m’emmener jusque dans ma chambre.


Contre son torse puissant, je m’abandonne, protégée, à l’abri de tout. Je
ferme les yeux et respire avec délice son effluve cuir mentholé, profitant de
chaque seconde blottie au creux de ses bras.

Je pourrais réellement me faire à cette existence.

Il me dépose doucement sur mon lit puis me recouvre de plusieurs couches


de couvertures.

– Je vais prendre soin de toi, Liz. C’est ma rédemption pour mes conneries
passées et, cette fois, je serai à la hauteur.
22

Jeremy

6 h 59

J’attrape mon mobile pour arrêter le réveil puis m’étire de tout mon long
avec un sourire satisfait. Je dors mieux. Beaucoup mieux ! Mes cauchemars
me foutent la paix et ça me fait un bien fou.

Je pensais que balancer mon passé à une inconnue allait amplifier le


phénomène mais il semblerait que la présence de Liz ne soit pas si néfaste
que je l’avais prévu au départ. Aider cette nana me remet les pieds dans la
réalité et me sort la tête de mes sombres pensées.

7 h 00

L’écran de mon téléphone m’indique que le réseau est revenu !

Yes ! Retour à la vie moderne, Lancaster !

J’envoie un SMS à Harry afin de savoir s’il revient au travail aujourd’hui.


Les machines ont eu assez de repos, il est temps de reprendre du service,
surtout avec l’arrivée de l’hiver. Nous produisons du bois de chauffage en
parallèle des planches et les ventes vont doubler, voire tripler, grâce aux
retardataires qui n’ont pas prévu leurs stocks.

Je lisse soigneusement les draps de mon lit puis entame mon 4/7/8 avec
application.

Rien ne doit perturber mon rituel.

7 h 15
Debout à ma fenêtre, comme chaque matin, je me perds dans l’immensité
des montagnes. Cela fait cinq jours que je me suis livré à Liz, et bien que ça a
été une rude épreuve, je me sens allégé d’un poids. Je ne dis pas que tout est
merveilleux mais que peut-être la vie m’est moins insupportable. Elle ne s’est
que très peu levée depuis notre tête-à-tête et semble avoir des nuits agitées. Je
l’entends parfois crier et sangloter dans son sommeil. Je prends soin d’elle
comme je le peux en la nourrissant et l’hydratant au mieux, épongeant son
corps courbaturé et en l’aidant à se plonger régulièrement dans des bains
chauds. Tout cela, je l’ai vécu avec mon frère et je suis, hélas, habitué à gérer
ce genre de tristes situations. Nous n’avons pas poursuivi notre conversation
mais je compte le faire dès qu’elle sera à même de me répondre avec lucidité.

Les cars scolaires n’ont encore pas repris le service mais je suis presque
sûr que les routes seront praticables ce matin. J’ai donc décidé de conduire
moi-même Meline à l’école et d’en profiter pour passer voir le médecin du
village avec Liz ; médecin qui s’avère être mon oncle et père de substitution.
Ça ne m’enchante pas de remettre ma fille en classe, cependant je dois me
rendre à l’évidence : elle tourne en rond et sortir un peu lui fera le plus grand
bien. Elle n’est pas comme son vieux bûcheron solitaire de paternel : elle
aime les gens, elle.

L’odeur rassurante de café flotte jusqu’à mon nez et je clos les paupières
pour inspirer profondément.

Tout est en ordre, tout va bien.

7 h 20

Je sors de ma chambre, ferme la porte dans mon dos puis me dirige vers la
salle de bains en comptant machinalement mes pas. Alors que j’étouffe un
bâillement, je rentre dans Liz qui arrive à contresens dans le couloir.

– Putain ! Vous pouvez pas faire attention !

Le matin, il ne faut pas se trouver sur mon chemin et, sans aucune
délicatesse, je la réprimande comme s’il s’agissait d’une enfant :
– Les règles, Liz ! Les règles ! J’veux parler à personne avant mon
troisième café et rien ne doit déranger mes habitudes. Il faut vous ancrer ça
dans le crâne !

Elle m’observe comme une souris apeurée, perdue dans un de mes


peignoirs trop grands pour elle. Elle est si mignonne avec ses yeux emplis de
cette innocence enfantine et, je dois bien l’avouer, ça me soulage de la voir
sur pieds.

Je soupire puis marmonne :

– Vous allez mieux ?


– J’ai cru qu’on se tutoyait.
– Ouais, bah j’suis pas encore réveillé… TU vas mieux ?
– J’ai pris un bain et, oui, je me sens beaucoup mieux ce matin. Merci.
– OK. Cool.

Je la pousse puis reprends mon chemin. Elle m’a déjà trop retardé et une
angoisse sourde pointe son nez. Quand j’ouvre la porte de la salle de bains, je
me fige en voyant le sol humide, le miroir embué et une serviette posée sur le
rebord de la baignoire.

Je fais brusquement demi-tour et rugis les dents serrées :

– Liz !

Elle accourt de son pas encore hésitant puis tente de se justifier avec
fébrilité.

– Je suis désolée, j’allais ranger. Je ne suis pas habituée à faire des


corvées. Désolée… vraiment… je…
– Oh, chut. Silence. Ramasse tout ça !

Tandis qu’elle s’empresse de remettre de l’ordre, je compte les secondes


qui passent inexorablement.

Tic-tac tic-tac, ça y est, c’est le bordel dans ta tête !


Je trépigne sur place en réprimant mon envie de l’attraper par le col pour
la jeter dans le couloir. Quand enfin ma salle de bains retrouve son ordre, elle
se plante devant moi et me dit avec une assurance étonnante :

– Jeremy, je ne veux pas gêner et je vais faire de mon mieux. Il me faut


juste un peu de temps pour comprendre les habitudes humaines. C’est
nouveau pour moi, alors sois un peu indulgent.

Je secoue la tête, peu enclin à écouter ses délires à cette heure matinale
mais surtout, SURTOUT, sans avoir plusieurs cafés dans l’estomac.

– OK. Donc, on discutera de tout ça mais pas tout de suite. Et pour info, je
fais preuve d’une immense, non, incroyablement gigantesque indulgence à
ton égard. Maintenant, dehors.

À chaque mot qui sort de ma bouche, je me dis que j’agis encore et


toujours comme un con, hélas je ne réussis pas à les empêcher de sortir ! Elle
ouvre la bouche mais je désigne la porte en fronçant les sourcils.

– SORS ! S’il te plaît. Oh, et je vais t’emmener voir le médecin, alors faut
qu’on te trouve une tenue correcte.
– Le guérisseur d’humain ? D’accord, c’est gentil.
– Non, pas gentil. Je… un guérisseur ?

Je ne peux m’empêcher de sourire face à cette nouvelle étrangeté et mon


angoisse recule de quelques pas.

– Mais d’où sors-tu, toi… ? murmuré-je en la contemplant, troublé par sa


beauté et sa personnalité que je ne parviens pas à cerner.

Personne n’a réussi à me faire cet effet depuis bien longtemps. C’est à la
fois agréable et agaçant. J’ai quand même peur que toutes ces saloperies lui
aient un peu grillé le cerveau…

Elle hausse les épaules puis m’offre son adorable sourire à fossettes avant
de tourner les talons.
7 h 35

Harry m’a renvoyé un message pour m’annoncer qu’il arrivera à la scierie


d’ici trente minutes. On a du boulot pour tout déblayer et remettre en route
les machines. Les livraisons vont probablement reprendre dans l’après-midi
et nous devons résoudre la panne de la bête.

Beaucoup trop pour une seule journée ! Besoin d’un miracle ! Non,
plusieurs !

Je repose mon mobile avec nervosité. J’ai du retard dans mon rituel et ça
me stresse.

Après une douche plus rapide que d’habitude, j’essuie méticuleusement les
gouttes d’eau et range chaque chose à sa place. Je saute l’étape du miroir.
Tant pis, je survivrai à ne pas avoir vu ma tronche.

8 h 02

Après avoir revêtu ma tenue de travail, fait mon lit et vérifié que tout est
en ordre, je dévale les escaliers en bougonnant.

– Tu as quatre minutes de retard ! claironne Meline en désignant l’horloge


numérique du four.

Elle se fige à ma vue, bouche bée.

– Est-ce que ça va, papa ? Tes cheveux…


– Ouais, Ouais !

Je tente d’aplatir mes mèches encore humides et désordonnées.


Habituellement, ma coiffure est comme mon existence : parfaitement
maîtrisée.

Voilà ! Cette nana entre dans nos vies et tout part en vrille ! Je le savais
qu’elle allait foutre le binz !

J’avale mon café bouillant en quelques gorgées puis pose ma tasse en


marmonnant :

– Il va m’en falloir une sacrée dose.

Meline la remplit à nouveau à ras bord puis retourne à son cartable pour
vérifier que tout y est dedans. Je croque rapidement dans une tranche de
brioche et reprends un troisième café.

– Finis de te préparer, on part bientôt ! annoncé-je en me levant pour laver


ma vaisselle.

Après mes corvées accomplies, je monte à l’étage afin de voir où en est


Liz. Je tape à sa porte en demandant :

– T’es visible ?

Sans réponse de sa part, je suppose que c’est le cas et entre dans la


chambre.

Rustre et mal élevé en plus d’être un connard ! La totale, Lancaster !

Vêtue simplement d’un de mes pulls blancs et d’une épaisse paire de


chaussettes en laine, elle est assise en tailleur à côté du lit. Les yeux fermés,
elle se balance légèrement d’avant en arrière. Ses longs cheveux effleurent le
sol et j’ai soudain très envie d’y glisser mes doigts. Illuminée de la lumière
pâle du matin, elle a presque l’air de ce qu’elle soutient être : un Ange.

J’approche le cœur battant, incapable de la lâcher du regard.

Quand je pose ma paume sur son épaule, elle sursaute puis me dévisage de
ses grands yeux en amande. Je me rends compte qu’elle écoute de la musique
sur un de mes anciens MP3, probablement déniché dans un des tiroirs de la
vieille commode.

Je me noie quelques instants dans le velours noir de ses iris puis


m’accroupis à ses côtés.

– Désolée, j’ai trouvé cet objet et… je sais qu’on est pressés mais c’est très
beau cette musique, s’excuse-t-elle. Je me suis permis de l’utiliser.

Je prends l’un des écouteurs puis dis dans un souffle :

– Pas de soucis mais, oui, on doit y aller bientôt…


« Nothing compares 2U » de Sinead O’Connor résonne alors à mon
oreille. J’adore ce morceau… Je ferme les paupières et respire le parfum
sucré de la jeune femme si proche de moi à présent. Mon pouls s’emballe et
je me sens soudain plus léger, débarrassé de mes chaînes. Je les sais pas loin
et j’inspire longuement pour profiter de cette liberté éphémère. Les notes
mélodieuses et la voix de Sinead m’emportent loin de mes tourments.

Je n’ai pas pris le temps d’écouter de la musique depuis un bail ; les


moments simples sont parfois les meilleurs, les plus salvateurs. J’ai tendance
à l’oublier.

Les doigts fins de Liz viennent frôler ma main et je me laisse faire quand
elle les entrelace aux miens.

Nos yeux s’accrochent un instant et le temps se suspend dans une


délicieuse tension. Je suis à deux doigts de me pencher pour m’emparer de
ses lèvres rosées entrouvertes… mais les dernières notes de la chanson
s’égrènent, la magie disparaît et je reviens à la réalité.

Il est largement l’heure de se bouger.

8 h 20

Jeremy Lancaster a de nouveau un cœur qui bat.


23

Liz

Une fois installée dans le pick-up boueux de Jeremy, je ne peux empêcher


un sourire un peu idiot d’apparaître sur mon visage. La douce sensation de
ses doigts entre les miens fait encore battre mon cœur à une allure folle. Je
presse mes paumes l’une contre l’autre en revivant une énième fois ce
moment aussi inattendu que merveilleux.

Bien que je sois épuisée à cause de plusieurs nuits agitées, ponctuées de


ces flashs toujours incompréhensibles, je me sens mieux. Le point positif est
qu’ils ne viennent plus me hanter de façon aléatoire mais seulement lorsque
je dors. Je me dis qu’avec le temps ils disparaîtront totalement mais surtout
définitivement.

J’observe discrètement son profil viril se découper à contre-jour et imagine


ce que ça me ferait si ses lèvres et ses mains puissantes se posaient sur moi.
Un frisson me secoue mais, cette fois, c’est très agréable. J’ai l’impression
étrange que mon corps s’éveille d’un long engourdissement et redécouvre des
fonctions oubliées depuis une éternité… depuis mes autres vies.

Cette impatience, ces palpitations, cette impression de vertige et de


chaleur… Tout cela n’est que l’effet d’une réaction chimique tout à fait
explicable. Les humains sont programmés pour ressentir ce genre de choses
afin de se reproduire et assurer la durabilité de leur espèce ; tout comme
chacun des organismes vivants de cette planète.

Mais finalement je trouve tout de même cela assez réducteur. Ce


phénomène me semble un peu plus puissant et profond.

Ce sont tes hormones qui parlent, là, et tu le sais !


En réalité, non, je ne suis plus sûre de rien. Tout ce que j’ai pu lire en
cachette dans les ouvrages de Célestaos me semble bien éloigné de ce que je
suis en train de vivre et ressentir.

Cependant, une chose est claire : j’ai très envie d’en découvrir plus.

Juste ses doigts sur moi…

Une bouffée de chaleur me crispe le bas-ventre et je mords ma lèvre


inférieure en tentant de me concentrer sur le paysage alentour.

– Je demande par principe mais je connais déjà la réponse. T’as des


papiers ?

Jeremy me sort de mes rêveries et je rougis en me sentant prise sur le fait


en train de fantasmer sur lui. Il y a encore quelques jours, j’étais totalement
froide à ce genre d’émotions mais là, je dois l’avouer, mon corps me trahit !

Encore une fois, je ne comprends pas de quoi il me parle et sais d’avance


que je vais me ridiculiser en demandant une précision.

– Des papiers de… ?


– D’identité, d’assurance, un passeport ou même une carte fidélité Ikea !
Un truc quelconque qui prouverait que tu n’es pas une échappée d’asile ou
une tueuse en cavale.
– Oh mais je n’ai tué personne.
– Je plaisantais, Liz. Tu n’es vraiment pas très douée en humour. Je me
souviens encore de ta blague quand ma Ducati s’est cassé la gueule…
– Hum… en revanche, toi, tu es très doué pour râler constamment.

Il me jette un bref coup d’œil et, au lieu de me lancer une de ses fameuses
remarques piquantes à laquelle je me prépare, il se contente de sourire.

– Mais c’est qu’elle prend de la repartie, mon apprentie Jedi.


– Jedi ?

Ses sourcils s’arc-boutent de surprise.


– Sacrilège, tu ne connais pas Star Wars ! Meline, t’entends ça un peu ?
– Oui ! Papa ! s’exclame cette dernière en éclatant de rire depuis le siège
arrière.
– Alors, on doit faire quoi ?
– L’initier à notre Bible !
– Vendu pour ce week-end !

Meline pousse un cri de joie tandis que mon regard passe de l’un à l’autre.
Je n’ai pas de références mais leur évidente complicité est tellement
attendrissante. J’aimerais redonner des couleurs à leur existence, qu’ils soient
toujours aussi apaisés et heureux…

Après un court voyage sur les routes sinueuses, nous nous garons vers une
petite maison en pierre au cœur du village aperçu lors de mon premier jour
sur Terre. Avant de descendre de voiture, Jeremy m’explique :

– Le docteur est une personne de confiance, il nous attend pour 9 h 00.


Entre ici.

Il me désigne de l’index une porte en bois surmontée d’une plaque dorée


indiquant la fonction, le téléphone du médecin ainsi que son nom : Lancaster.
Je lève un sourcil intrigué mais Jeremy ne me laisse pas le temps de le
questionner.

– Tu t’installes dans la salle d’attente. J’accompagne Meline jusqu’à son


école dans la rue à côté et je te rejoins. OK ?

Je hoche la tête puis fais un signe d’au revoir à la fillette qui me sourit en
retour. Après avoir remonté le jean qu’il m’a prêté puis resserré la ceinture
qui le maintient en place, j’entre dans la maison. Un miroir est fixé contre un
des murs blancs et je sursaute en voyant mon reflet. J’ai quand même un
drôle d’air, perdue dans ces habits trois fois trop grands pour moi. Le sweat à
capuche me donne l’allure d’une adolescente et mon teint est aussi blafard
que celui d’une morte.

– Mademoiselle, bonjour, je peux vous aider ?


Je remarque une femme d’âge mûr, rondelette, assise derrière un petit
bureau un peu plus loin. La cinquantaine, les cheveux blond cendré coupés au
carré, elle porte une blouse blanche et des lunettes aux branches dorées. Elle
m’observe avec un air avenant, dans l’attente de ma réponse. J’approche
d’elle puis explique :

– Bonjour. Je suis Annaelizy’AH. Enfin… Liz. Jeremy m’a dit d’aller


m’asseoir et d’attendre.
– Oui ! Ravie de vous rencontrer. Il nous a prévenus qu’une amie viendrait
pour 9 h 00.

Elle se lève puis fait le tour de son bureau en me tendant la main.

– Je suis Anny, la tante de Jeremy.

Je regarde ses doigts pointés dans ma direction sans trop savoir quoi faire
puis avoue :

– J’ignorais que vous étiez de sa famille.


– Ça ne m’étonne pas tellement ! s’esclaffe-t-elle en prenant ma main pour
la serrer chaleureusement.
– Désolée, je ne suis pas encore au point pour… les civilités d’ici.
– Ne vous inquiétez pas, il m’a un peu expliqué !

Elle retourne s’asseoir puis demande en tapotant sur son clavier


d’ordinateur :

– Alors, comme ça, vous êtes une amie de Jeremy ?


– En réalité, je ne le connais que depuis quelques jours.
– Et vous avez un nom de famille, une adresse, un numéro de Sécurité
sociale ?
– Euh… J’ai des soucis de mémoire et… bref, ma situation est
compliquée.

Je me tais sans savoir quoi ajouter, peu encline à trop en dire à cette
inconnue. Mes expériences précédentes m’ont rendue un peu plus méfiante.
– Bon, pour le moment, je vais mettre l’adresse de Jeremy et on verra plus
tard pour le reste. Vous pouvez me donner votre âge, s’il vous plaît ?
– Je dois avoir entre vingt et vingt-cinq années humaines.

Elle quitte son écran lumineux du regard pour m’observer un instant avec
curiosité puis sourit :

– Vous êtes très mignonne, je comprends qu’il soit sous le charme.

Mon visage s’enflamme et je balbutie alors :

– Oh non, ce n’est pas. Enfin… il ne l’est pas. C’est même plutôt le


contraire, je pense que je l’agace énormément.
– Mon neveu est un ours qui sort rarement de chez lui et ne côtoie pas
grand monde en dehors de son travail, alors, croyez-moi, si vous êtes ici,
c’est qu’il vous apprécie. Mon mari Tobey et moi l’avons en partie élevé,
surtout durant son adolescence, nous sommes les derniers Lancaster qu’il
accepte de voir. Je suis une pièce rapportée dans cette famille et ils ont
toujours eu des soucis pour s’entendre. Ce sont de gros caractères…
– Je l’ai rencontré il y a seulement quelques jours et il m’a très peu parlé
de tout ça. En fait, il ne parle pas beaucoup.
– Ne vous formalisez pas, Jeremy est un bon gars sous ses manières
bourrues. Il a un cœur d’or.

La porte d’entrée s’ouvre et l’ours en question apparaît dans un courant


d’air froid.

– Te voilà ! s’écrie Anny, visiblement heureuse de le voir. Comment vas-


tu, et Meline ?
– Tout le monde va bien.
– On serait ravis de vous avoir un peu plus souvent à la maison.
– Je sais, Anny.
– Vous viendrez pour Noël ?
– Non.

Il dévisage sa tante qui semble déçue puis se radoucit :


– J’y réfléchirai.

Elle soupire et secoue la tête.

– Toujours aussi loquace, toi.


– Toujours.

Son ton n’est pas très chaleureux mais une lueur dans ses yeux indique
qu’il aime beaucoup cette femme. Cela ne fait aucun doute.

– Liz, t’as déjà fait ta visite ? s’enquiert-il en se tournant vers moi.


– Non… Tu aurais pu me prévenir qu’ils sont de ta famille ! m’exclamé-je
alors.
– Ça n’a pas d’importance. Allons nous asseoir.

Je le suis dans une petite pièce attenante où plusieurs chaises sont


installées. À peine me suis-je posée qu’un homme lui aussi en blouse blanche
apparaît dans l’embrasure de la porte. Il présente un ventre impressionnant et
ses cheveux gris clairsemés indiquent qu’il doit avoir la soixantaine bien
tassée. Ses iris ont la même couleur que ceux de Jeremy. La forme carrée de
sa mâchoire ainsi que sa très grande taille ne me laissent aucun doute
possible : c’est bien un Lancaster.
24

Jeremy

Après que Liz a disparu dans le cabinet avec mon oncle, Anny
m’interpelle en me faisant signe de la rejoindre.

– Jeremy, je vais avoir besoin de plus d’infos à son sujet. Je sais que tu
m’as dit qu’elle était particulière mais je dois quand même entrer des
données, sinon son assurance ne prendra rien en charge.
– Mets tout à mon nom, s’il te plaît. La situation de Liz est… compliquée.
– Oui, elle a eu exactement les mêmes mots.

Elle me jauge un moment les sourcils froncés puis continue avec sérieux :

– Écoute, je vois bien qu’il y a quelque chose de pas normal. Je ne t’ai pas
croisé en compagnie d’une femme depuis… enfin depuis longtemps. Elle sort
d’où cette petite ?
– Si je le savais…
– Tu as l’air de beaucoup l’aimer.
– Ce n’est pas ça mais elle a besoin d’aide et, moi, j’ai pas mal d’erreurs à
rattraper. Histoire que mon karma ne soit pas trop dégueulasse quand je
passerai dans l’autre monde.
– Ne parle pas aussi mal ! s’exclame-t-elle. Tu ne changeras donc
jamais…
– Nan, j’suis trop vieux pour changer, tatie.
– Trop vieux à trente-trois ans ! Ce qu’il ne faut pas entendre… Tu as
toute la vie devant toi ! Et je crois que cette jolie demoiselle est un bon début.

Elle me fait un clin d’œil et, en guise de réponse, je croise les bras en me
rembrunissant.
– Oh, ne commence pas à faire ta mauvaise tête, Jeremy Lancaster. Je
n’insisterai pas mais tu connais mon avis !
– Et tu connais le mien.
– Et moi, je crois qu’enfin tu es en train de voir les choses différemment.
Mais… ce n’est que MON avis.

Préférant mettre un terme à cette conversation, je retourne à la salle


d’attente, armé d’un magazine afin de passer le temps plus vite mais surtout
pour avoir la bonne excuse d’éviter le regard amusé de ma tante.

Vingt minutes plus tard, Tobey et Liz reviennent enfin de la consultation.


Un patient qui attendait à mes côtés se lève mais mon oncle l’ignore et se
dirige vers moi avec un air contrarié sur le visage.

– Jeremy, est-ce que je peux te parler cinq minutes ?

Je jette un regard interrogateur à Liz qui affiche des traits dénués


d’expression. Elle semble surtout très fatiguée et encore plus pâle qu’avant la
visite.

– Tu me suis ? reprend Tobey d’un signe de la main.

J’acquiesce puis lui emboîte le pas jusqu’à son bureau où nous prenons
place l’un en face de l’autre.

– Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Est-ce que c’est toi qui es
responsable de l’état de cette fille ?

Un coup de poignard dans le bide. Voilà ce je ressens quand il me pose sa


putain de question ! Ma gorge se serre et un goût amer me remonte dans la
bouche.

C’est ça de jouer aux cons… les gens n’oublient jamais !

Après la mort de Louise, j’avais un peu pété un câble et mené une sorte de
vendetta désordonnée. Pour moi, les flics ne faisaient pas leur taf et j’avais
préféré enquêter en solo. Cela n’avait été que de désillusion en désillusion et
en chemin j’avais fait beaucoup de conneries : violations de propriétés
privées, agressions, coups et violences.

Beaucoup de coups et violences… Un type avait failli crever sous mes


poings.

Bref, après quelques mois de ce grand n’importe quoi, j’avais fini par
choper du sursis et perdre temporairement la garde de ma fille. Et encore…
objectivement, le juge avait été très clément, probablement à cause de notre
situation dramatique.

J’avais dû suivre une thérapie qui avait davantage détérioré mon état
mental qu’autre chose. Mes troubles du comportement étaient apparus lors de
cette période et, quand j’avais récupéré Meline, j’avais aussi hérité des visites
surprises de madame Lonewell ; la fameuse frigide envoyée par les services
de l’enfance, persuadée que je suis un mauvais père, et qui n’attend qu’une
chose : que je déconne encore.

– Jeremy. Réponds-moi.
– Non ! Bien sûr que non ! hurlé-je en tapant sur la table.
– Comprends-moi ! Avec tes dérapages passés et tes… soucis
psychologiques, c’est légitime que…

Je l’interromps brusquement en contenant ma rage grandissante et balance


avec toute la mauvaise foi dont je suis capable :

– J’ai pas de putains de soucis psy, Tobey ! Je suis juste malheureux à


crever ! ÇA, c’est légitime !
– Eh, doucement, c’est une simple question, pas une accusation. Tu es
fragile, on se fait du souci pour vous deux et…

Je me lève en envoyant valser mon fauteuil plus loin.

– C’est pas pour ça que je m’amuse à frapper la première nana venue !


Puis quoi encore ? Tu vas bientôt sous-entendre que je bats ma fille ? Que tu
penses ça… c’est…
Je cherche mes mots mais n’en trouve aucun assez puissant pour exprimer
ce que je ressens. Ce genre d’exercice n’est pas mon point fort. Je tremble de
tous mes membres mais mon oncle ne se laisse pas impressionner et, d’un ton
posé, me dit :

– Maintenant, ça suffit, il faut te calmer. Assieds-toi, on est là pour


discuter. Je ne suis pas ton ennemi. D’accord ?

Sa placidité fait doucement redescendre ma pression et j’obtempère en


m’efforçant d’apaiser ma respiration bien trop rapide. Je dois arrêter de me
mettre dans des états pareils…

– Désolé, marmonné-je en reprenant ma place. Je n’ai pas à m’énerver


comme ça, encore moins après toi.
– Non, ne t’excuse pas, je n’ai pas été très pédagogue sur ce coup-là.
Jamais nous ne penserions que tu maltraites Meline. Au contraire, tu es un
père formidable. Mais ton amie présente des blessures très préoccupantes.
– J’en suis conscient. Et non, ce n’est pas moi qui ai fait ça… Je l’ai
trouvée une nuit dans l’entrepôt. Elle était en état d’hypothermie et j’ai dû la
soigner comme j’ai pu à domicile à cause de la météo. Je n’ai pas eu le choix,
tout était bloqué, plus de réseau.
– Tu as fait un bon boulot. La plaie de son front est propre et celle de son
poignet également. Mais toutes ses ecchymoses, ses anciennes blessures et
son état mental… c’est inquiétant.

Je hoche la tête en soupirant puis demande :

– Elle t’a raconté quoi ? Tu peux m’en dire un peu plus ?


– En tant que médecin, je ne devrais pas te le répéter, secret professionnel
oblige. Alors, je vais outrepasser cela, faire une exception et te parler en tant
que membre de la famille parce que je vois que cette jeune femme compte
pour toi.
– Je te remercie pour tout ça. Vraiment.
– Pas de quoi… Donc, en résumé, physiquement, rien de grave à première
vue, elle doit surtout reprendre du poids et se reposer. Ce qui me préoccupe
davantage, c’est son état mental, elle tient un discours très incohérent et
présente de gros problèmes de mémoire.
– Oui mais je pense qu’elle se came, ça expliquerait ses délires. J’ai
reconnu les symptômes du manque… Pareil que ceux de Jimmy. Tu
confirmes ?

Il hoche la tête puis ajoute :

– À la différence que ton frère se shootait à l’héroïne. Je n’ai pas trouvé de


traces de piqûres sur elle et son nez ne semble pas abîmé par l’inhalation de
poudre. Ça peut-être des produits à fumer ou à ingérer, peut-être même des
médicaments. Elle a évoqué des décoctions d’herbe du diable pour faire fuir
le Mal, ça ne me dit rien mais c’est une piste à creuser. J’ai envie de lui
prescrire une analyse poussée mais, sans son identité, ça va être compliqué.
Je lui ai quand même fait une prise de sang et je demanderai à une amie qui
bosse au labo si elle peut m’arranger ça. Tu ne sais vraiment rien à son
propos ?
– Que dalle. Elle n’avait rien sur elle et m’a juste donné son prénom quasi
imprononçable, et le reste… c’est n’importe quoi. Elle m’a parlé d’Anges et
d’un endroit appelé Célestaos. J’ai regardé sur le Net mais n’ai rien trouvé
avec ce nom-là. Peut-être une communauté genre hippie ou une connerie de
ce genre.
– Oui, je pense un peu la même chose. Cependant, ça n’explique pas toutes
ces traces de mauvais traitements.
– Je crois qu’un des mecs du village l’a bousculée il y a quelques jours,
elle m’a dit avoir chuté dans un escalier. Elle ne s’est pas étendue sur le sujet
mais, à mon avis, il n’y est pas pour rien dans tout ça ! J’ai bien envie d’aller
le choper !
– Arrête ça… Tu n’iras nulle part. Certaines blessures sont assez récentes,
surtout des hématomes, mais les plus impressionnantes lui ont été infligées il
y a bien plus longtemps. Jeremy… elle présente des traces de lacérations sur
les cuisses et le dos comme si on l’avait flagellée, des brûlures et plusieurs
cicatrices mal soignées, dont une à l’intérieur du poignet gauche qui signifie
qu’elle a probablement dû vouloir mettre fin à ses jours. Cette jeune femme a
dû traverser l’enfer et je pense que son esprit s’est adapté inconsciemment
pour lui faire oublier toutes ces horreurs.
Je marque un temps d’arrêt tandis que mon cœur rate un battement. J’ai
remarqué tout cela en prenant soin d’elle mais l’entendre dire à haute voix me
ramène au discours froid du médecin légiste qui avait examiné Louise. Le
revivre est extrêmement dur. Une image s’impose alors en moi et mon sang
se glace dans mes veines. J’avais omis ce détail mais, SI, elle avait quelque
chose sur elle.

Le médaillon ! Le foutu médaillon !

Je relève lentement la tête puis braque mon regard dans celui de Tobey qui
prend la parole avant que je ne dise quoi que ce soit :

– Je sais ce que tu penses et… j’ai pensé pareil en voyant ses blessures.
Mais ne t’emballe pas, tu ne dois pas la brusquer ! La meilleure chose à faire
est de la confier entre les mains de la police, ne recommence pas à prendre
des initiatives personnelles. Rien ne prouve que ce soit relié à l’affaire de
Louise.
– Si, Tobey… articulé-je avec difficulté. Je crois que j’en ai la preuve.
Tout cela n’est pas dû au hasard. Tout est clair à présent. Le destin m’a
envoyé Liz afin que je répare mes erreurs et, cette fois, je vais faire les choses
correctement.
25

Liz

Assise sur une des chaises de la salle d’attente, je sirote un thé à la forte
odeur de menthe que m’a gentiment offert Anny. Je lis dans son regard la
même pitié que dans celui de son mari et, plus les minutes s’écoulent, plus je
me sens mal à l’aise. J’ai juste envie de retourner à la maison dans les bois,
avec pour unique compagnie, Meline et son père.

Tobey a été gentil et on a bien discuté. Mais comme Jeremy, je suis


persuadée qu’il n’a pas cru une seule seconde à mon histoire. Cette histoire
qui se trouble davantage de jour en jour. Le manque de sommeil et ces flashs
bizarres qui me traversent l’esprit lors de mes insomnies me perturbent
énormément.

L’examen du docteur m’a également remuée. Je ne m’étais pas rendu


compte que mon corps était si meurtri. Les traces des péchés de mes vies
antérieures m’ont terriblement marquée. Nous, les Anges, les portons afin de
ne pas oublier les épreuves passées.

Un doute insidieux s’installe en moi sans que je n’en comprenne vraiment


l’origine. Et je crois que je n’ai pas du tout envie d’en savoir plus. Quelque
chose m’effraye terriblement et une ombre plane au-dessus de ma tête, telle
l’épée de Damoclès.

L’ombre de la vérité…

Je ne veux pas entendre cette petite voix qui s’impose de plus en plus et
qui est en partie responsable de mes nuits agitées.

Un tremblement crispe mes muscles et je ferme les yeux pour endormir


mon angoisse.

Quand je les rouvre, j’observe la cicatrice blanche parfaitement droite qui


s’étend de ma paume jusqu’au milieu de mon avant-bras. Un sanglot
m’étreint et l’image d’un couteau qui s’enfonce dans ma peau apparaît dans
mon esprit. Une larme glisse sur ma joue tandis que j’essaye de comprendre
ce qu’il se passe.

T’es totalement paumée.

Deux mains fortes se posent sur mes épaules. Quand je relève la tête, je
vois Jeremy m’observer intensément de ses iris noisette. Le docteur demande
à l’homme assis sur une autre chaise d’entrer dans son cabinet pour
l’attendre.

À peine la porte est-elle refermée que Jeremy s’enquiert avec inquiétude :

– Que se passe-t-il ? T’as une tête encore pire que tout à l’heure.
– Je l’ignore, murmuré-je bouleversée.

Il s’accroupit puis m’annonce avec un calme étudié :

– J’ai discuté avec Tobey et… le mieux est que je te confie à des
personnes aptes à te soutenir. Mais avant cela, on doit parler d’une chose :
d’un objet que j’ai trouvé.

Un horrible pressentiment m’assaille, je jette un œil au médecin qui attend


un peu plus loin. Ce dernier évite soigneusement mon regard et je balbutie
alors :

– Je t’en prie, ne m’abandonne pas.

Jeremy se décompose et blêmit. Tobey approche puis prend la parole à son


tour.

– Liz, vous devez comprendre que vous avez besoin d’aide et que le mieux
pour vous…
– Mais Meline et Jeremy m’aident ! le coupé-je d’une voix aiguë.
– Je n’en doute pas mais c’est aussi mieux pour eux que vous soyez
accompagnée d’une façon plus… disons plus adéquate. C’est pour le bien de
tous.

Je secoue la tête, refusant de l’écouter davantage, mais il continue de son


ton monocorde qui me hérisse les poils :

– Mon neveu va vous mener au poste de police, vous parlerez avec eux, ils
sauront quoi faire. Vous avez besoin d’assistance et il y a sûrement des gens
qui vous cherchent, Liz, c’est la seule chose à faire.

De grosses larmes roulent sur mes joues sans que je ne puisse les retenir.
L’idée de me retrouver entourée d’inconnus me terrorise et celle d’être
éloignée de Jeremy me donne envie de vomir. Il y a quelques jours, lors de
mon arrivée, tout dans ce monde me paraissait accueillant et beau mais
aujourd’hui ma vision a bien changé et je perçois cette noirceur profonde qui
menace de m’emporter à chaque instant. Je ne désire pas quitter ce cocon
sécurisant !

– Ne pleurez pas, tout ira bien, voyons, continue Tobey en se voulant


rassurant.

Ma gorge est tellement crispée que je ne réussis même plus à prononcer un


son. Je me contente de me balancer d’avant en arrière, les bras serrés contre
moi, tandis que les griffes de la panique s’accrochent pernicieusement dans
mes entrailles.

– Stop, Tobey, ça suffit.

Jeremy s’interpose entre nous et attrape mon poignet pour me relever.

– Tu m’as dit de ne pas la brusquer. Je vais la ramener à la maison et


discuter au calme avec elle.
– Ce n’est pas raisonnable, le coupe d’un ton sec le vieil homme.
– Je ne suis PAS raisonnable mais je crois que c’est la meilleure chose à
faire pour le moment. Tu ne vois pas qu’elle flippe complet ? J’peux pas lui
faire ça.
– Ne repars pas dans tes conneries, Jeremy, cette fois nous ne serons pas là
pour te sortir de la merde. Elle n’a pas de papiers, tu ne sais pas d’où elle
vient, ce qu’elle a subi.
– Juste quelques jours… le temps d’éclaircir les choses et qu’elle se
remette. Ensuite, nous irons à la police.
– Tu me fatigues, Jeremy ! Après tout, débrouille-toi, ce sont tes affaires !

Tobey lui lance un dernier regard furieux puis disparaît dans son cabinet
après avoir claqué la porte. Jeremy se fige un instant la tête basse et le souffle
court, culpabilisant probablement d’avoir contrarié son oncle.

Anny s’approche de nous puis passe son bras autour de mes épaules :

– Ne vous en faites pas. Ces deux-là aboient fort mais ne mordent pas.
Tout ira bien pour tout le monde. Et Jeremy… S’il te plaît, fais attention à toi
et Meline. D’accord ? Je te fais confiance.
– Merci, tatie, marmonne-t-il avec une pointe de reconnaissance dans la
voix.
– Je parlerai à ton oncle, ça passera. Et si tu as besoin d’aide, alors n’hésite
pas. Vraiment !

Il acquiesce et, après un dernier au revoir, nous prenons congé. C’est dans
un silence religieux que nous faisons le chemin du retour ; Jeremy perdu dans
ses pensées et moi réfléchissant intensément à ce qu’il vient de se passer.

Une chose est sûre : bien qu’il ne me croie pas, Jeremy est un allié, je peux
avoir confiance en lui. L’idée de me retrouver entre les mains de la police me
fait très peur. Pour moi, ces humains sont dressés et armés afin de préserver
la paix. Et bien que je sois une bonne personne, j’ai déclenché quelques
agitations depuis mon arrivée sur Terre, ils risquent de ne pas m’avoir à la
bonne.

Une fois le pick-up garé à l’abri d’un auvent, Jeremy coupe le moteur puis
me regarde longuement. Je m’apprête à descendre mais il me retient d’une
main douce.
– Attends. On doit parler sérieusement. Quand je suis retourné là où tu te
planquais dans l’entrepôt, j’ai trouvé quelque chose qui doit probablement
t’appartenir. Un médaillon avec des ailes gravées dessus.
– Oh, tu l’as ! m’exclamé-je, ravie. Je pensais l’avoir perdu après ma
mésaventure chez Jo !
– Oui… Désolé, j’avais zappé.
– Ce n’est rien ! J’y tiens beaucoup, merci.
– Liz… Il vient d’où ce bijou ?
– De Célestaos, c’est le signe de notre appartenance au monde angélique.

Il se passe les mains sur le visage en soupirant puis marmonne :

– OK… Et toutes les personnes présentes portent ce truc donc ?


– Seulement les Anges.
– Et… ces fameux… Anges sont combien ?
– C’est difficile à dire, tout est énergie là-bas mais nous sommes très
nombreux.

Il lève les yeux au ciel puis me questionne encore :

– Énergie… OK… Et c’est où, Célestaos ?


– Dans un univers parallèle dont les humains n’ont pas accès. Seuls les
Archanges peuvent venir sur Terre quand ils le désirent mais l’inverse est
impossible. Si je suis là, c’est que j’ai été punie.
– Punie ?
– Oui, j’ai mal agi, j’ai fait des choses interdites et j’en subis les
conséquences mais je rentrerai bientôt ! Dès que notre Archange principal
m’accordera son pardon.

Il secoue la tête puis ferme les yeux en grognant :

– Tu ne me facilites pas la tâche…


– Comment ça ?
– Putain, Liz, s’écrie-t-il en frappant violemment son volant. Tu ne vois
pas que tu délires complet avec tes conneries dignes d’un film de science-
fiction ? Pas te brusquer, OK, mais va bien falloir que t’atterrisses à un
moment ! T’es totalement perchée !
Je me renfrogne puis croise les bras. J’ai tendance à oublier que ce n’est
qu’un homme à l’esprit bien trop étriqué. Presque vexée par son manque
d’empathie, je ne peux empêcher ses mots de se répéter en boucle dans mon
crâne.

Et puis c’est quoi, un film ?

Jeremy sort de la voiture et en fait le tour rapidement. Il ouvre ma portière


puis me tire fermement par le bras en m’annonçant d’un ton sinistre :

– Je vais t’aider à capter. Suis-moi.

Sans me demander mon avis, il m’entraîne dans son sillage en ruminant. Je


le suis tant bien que mal en galérant dans la neige toujours pas déblayée de la
cour. J’ai le temps d’apercevoir au loin un homme avec un bonnet noir,
occupé avec les engins vers l’entrepôt ; probablement son employé, Harry.
Ce dernier nous observe un moment avant de replonger sous un capot.

Une fois dans la maison, Jeremy prend la peine de ranger son manteau et
de frotter ses bottes pour les aligner soigneusement avec ses autres
chaussures dans le placard. Je fais de même sous son œil inquisiteur puis le
suis à l’étage, jusque dans sa chambre. Je n’y suis jamais entrée et remarque
qu’il n’y a presque aucune décoration. La fenêtre est entrouverte et un léger
courant d’air froid s’infiltre dans la pièce. Le lit est fait au carré et chaque
chose est minutieusement disposée.

D’un pas énergique, il se dirige vers une vieille commode de bois sombre
et sort une petite clé de dessous sa lampe de chevet en étain. Il déverrouille le
tiroir du bas puis le tire d’un geste sec. Il en extrait alors une pochette pleine
de papiers qu’il me tend d’une main tremblante.

– Ouvre-le et matte les photos. Je… j’peux pas, moi.

Les sourcils arqués de surprise, j’attrape le dossier puis le pose sur le lit
pour regarder à l’intérieur.
– Ce sont… les comptes rendus de l’autopsie de mon épouse et tout ce qui
concerne l’enquête, m’explique-t-il d’une voix éteinte.

Je relève la tête, choquée de ce qu’il vient de m’annoncer, et m’exclame :

– Pourquoi tu fais ça ?

Il pointe l’index sur moi puis ordonne :

– Regarde la première photo !


– Mais que je regarde quoi ?
– REGARDE ce putain de cliché !

La gorge serrée, j’obtempère et me fige à la vue d’une très belle femme


étendue sur un lit en métal. Elle a les yeux fermés, sa peau diaphane est
parsemée de taches de rousseur. Son visage, encadré de longs cheveux
auburn, présente de nombreux hématomes. Contempler la mort en face aussi
brutalement me met dans un état second et, dans un souffle, je murmure :

– Pourquoi ?
– Détaille mieux.

Mon regard glisse à nouveau sur Louise et je découvre alors la raison pour
laquelle il m’a forcée à faire ça.

Elle porte le même médaillon que moi autour du cou.


ÉTAPE 3
LA COLÈRE
26

Jeremy

– Mon Dieu… souffle Liz en se décomposant. Mais… il n’y a que les


Anges de Célestaos qui portent ce bijou.
– Et donc, t’en conclus quoi ?
– Qu’elle était une des nôtres ! Incroyable ! Que faisait-elle là-bas ? Elle a
peut-être été punie, elle aussi…

Je me mords la lèvre inférieure pour retenir les insanités qui menacent de


fuser sous peu. Soit elle a subi un grave lavage de cerveau, soit elle l’a paumé
quelque part…

Je pose mon index sur la photo que je refuse de regarder puis m’écrie :

– Liz. Elle est morte, c’est définitif, il n’y a rien d’angélique là-dedans !

Elle se relève puis marche jusqu’à ma fenêtre avec fébrilité.

– Non… non, ça ne se peut pas. C’est que l’enveloppe qui s’est éteinte,
elle s’est réincarnée ou est retournée à Célestaos sous une autre forme. Non,
non, tu ne comprends rien, ce n’est pas possible autrement ! Je refuse de le
croire.

Je la rejoins puis la force à me regarder.

– Toutes ces histoires sont qu’inventions, rien n’est réel, bordel !

Ses paupières tremblent et ses yeux se remplissent de larmes. C’est


maintenant que je dois taper fort, une bonne fois pour toutes, quitte à être dur.

– Louise et moi avons fait connaissance très jeunes. Un jour, elle a


simplement disparu puis est morte. Il n’y a rien de magique, c’est juste
sombre, glauque, traumatisant et moche ! Elle a subi beaucoup de violence
pendant son enlèvement et présentait des blessures identiques aux tiennes…
Elle a souffert au point de mettre fin à ses jours ! Liz, ouvre les yeux, putain,
ici, c’est la vraie vie ! Nous ne sommes que des humains, des enveloppes de
chairs, mais c’est réel ! Tu présentes les mêmes blessures qu’elle ! Ces trucs
d’Anges, de Lumière, d’énergie… c’est n’importe quoi. On t’a manipulée,
droguée, maltraitée et je vais t’aider à découvrir la vérité !
– Non, je… je refuse d’entendre ça.

J’attrape ses épaules mais elle s’écarte brusquement, les paumes en l’air, et
continue d’une voix tremblante :

– Ne me touche pas ! Ne dis plus rien !


– Mais tu dois m’écouter si tu veux que je t’aide.
– Je ne veux plus de ton aide, glapit-elle soudain en reculant en direction
de la porte. Je croyais que t’étais capable de comprendre, que tu étais
différent des autres humains, mais en réalité… je me suis trompée.

Elle jette un nouveau coup d’œil à la photo de l’autopsie puis la désigne du


doigt et articule avec difficulté :

– Ça, ce sont des mensonges. C’est toi qui tentes de me manipuler avec ces
horribles photos ! Je te déteste !

Sur ces paroles, elle tourne les talons et disparaît dans le couloir. Je
l’entends ensuite farfouiller dans sa chambre un moment puis ses pas légers
résonnent finalement dans l’escalier.

Elle va te rendre complètement dingue, cette nana !

Mon sang ne fait qu’un tour, je bondis et la rejoins alors qu’elle s’apprête
à passer la porte d’entrée. Je la pousse, referme le battant violemment puis la
bloque en posant mes paumes de chaque côté d’elle contre le mur. Mon pouls
tape si fort que j’ai la sensation que mon crâne va exploser. Tout est flou,
plus rien n’a d’importance, hormis ces iris noirs qui me dévisagent avec rage.
Elle doit comprendre ! Il le faut !

Je me perds dans un déluge d’émotions contradictoires ; culpabilité, désir,


fureur, tristesse. Je la hais de m’avoir obligé à ressortir ce vieux dossier, de
me replonger dans ce passé que je tente d’oublier et de déclencher des
sentiments que je refuse de ressentir mais je ne peux pas me résigner à la
laisser partir.

Je n’en suis tout simplement pas capable.

Nos souffles saccadés se mêlent tandis que j’approche mon visage du sien,
puis gronde :

– Je suis réel, Liz, pas de ce monde imaginaire.


– Tu me fais peur, Jeremy, dit-elle d’une voix à peine perceptible.
– Laisse-moi te montrer qui je suis.

J’ignore ce qu’il se passe à cet instant dans ma tête mais, quand je pose
mes lèvres un peu trop fort sur les siennes, je regrette immédiatement ce
geste. Sa bouche est douce comme un pétale de rose et son odeur sucrée
m’envahit délicieusement. C’est bon et amer à la fois, mon désir impatient se
mêle à un brusque sentiment de remords. Je n’aurais jamais dû faire ça ! Mon
attitude de mâle dominateur n’est absolument pas adaptée aux circonstances
plus que délicates et Liz se fige sans me rendre mon baiser.

Je viens de commettre une terrible erreur et il est trop tard pour faire
marche arrière.

Je la lâche puis recule de trois pas sans comprendre pourquoi j’ai agi
comme un connard de bas étage et gâché ce qui aurait pu être… dû être… un
moment merveilleux.

Tout cela pour prouver quoi ? Que je suis à la hauteur ? Que j’assure en
tant que gros bourrin sans aucune classe ni délicatesse ?

Eh bien bravo, c’est réussi !


Son regard furieux confirme mon impression et je baisse la tête, incapable
d’assumer mes actes.

– Redonne-moi mon médaillon, je m’en vais, m’annonce-t-elle alors


faiblement.

Je n’ai pas fait attention mais elle a revêtu sa tenue d’arrivée ; la vieille
cotte de jardinier et les bottes de pluie bien trop grandes.

– Mais où comptes-tu aller dans ces fringues ?


– Je ne sais pas, j’improviserai. Ça ne te concerne plus.
– Reste.
– Non.
– Je t’en prie, reste. Je ne suis qu’un con qui ne réfléchit pas. Reste…

Elle secoue la tête avec obstination et, la mort dans l’âme, je monte
chercher le bijou. J’ai l’impression de peser des tonnes, d’avoir encore une
fois tout raté. J’avais l’occasion de me rattraper et… peut-être d’avoir droit à
nouveau au bonheur mais je l’ai seulement effleuré du doigt et me suis
cramé.

Après tout, c’est sûrement mieux comme ça… Meline et moi contre le reste
du monde.

Je lui tends son médaillon puis la regarde partir sans plus essayer de l’en
empêcher.

Si on m’avait dit, il y a une semaine, que je serais au trente-sixième


dessous non pas à cause de ma déprime récurrente mais pour une nana
débarquée dans mon existence quelques jours avant, je me serais bien marré
et aurais probablement balancé un de mes fameux sarcasmes dont j’ai le
secret.

Je n’étais pas préparé à Liz, tout simplement, et je n’ai pas su agir


correctement avec elle.

Je la regarde s’éloigner en me demandant ce que je vais bien pouvoir dire


à Meline pour lui expliquer ce départ précipité. Elle sera très triste de ne pas
avoir pu lui dire au revoir… Ses espoirs d’une histoire entre Liz et moi auront
été vains. Je dois bien avouer que j’ai failli me laisser convaincre.

Quel con…

J’aperçois Harry remonter lentement de l’entrepôt, sûrement pour venir me


parler du boulot. Tout comme Liz, il galère dans l’épaisse couche de neige et
lance des jurons. Je n’ai pas encore pris le temps d’aller le saluer et, vu le taf
qu’on a, je vais devoir me bouger le cul.

Il s’arrête vers la jeune femme puis se penche vers elle. Je ne sais pas ce
qu’ils se disent mais c’est plutôt étonnant qu’Harry discute avec une
inconnue. Je la vois reculer de plusieurs pas en resserrant les bras autour
d’elle.

Qu’est-ce qu’il se passe encore… ?

Il approche d’elle et lui parle à nouveau avec davantage de véhémence.


Cette dernière finit par faire demi-tour puis s’éloigne tant bien que mal en
direction de l’allée.

Quand je me décide à le rejoindre, je lis sur ses traits burinés de la


stupéfaction et un grand trouble fait briller ses iris bleus ; chose rare chez cet
homme presque toujours inexpressif.

Il m’accueille d’un grognement puis la désigne du menton en demandant :

– Elle sort d’où ?


– C’est une longue histoire.

J’observe mon vieil ami et comprends que quelque chose le perturbe


vraiment.

– C’est quoi le problème, Harry ? Y a un souci avec les machines ?


– Non… Faut juste que tu viennes pour qu’on se mette sur la bête mais…
– Quoi ?
– Cette gamine… marmonne-t-il en retirant son bonnet pour le triturer
entre ses gros doigts noircis de graisse. Elle me rappelle quelqu’un. Ça fait si
longtemps…
– Dis-en plus.
– J’suis pas sûr, je divague peut-être mais, sa couleur d’yeux et des
cheveux aussi noirs, j’ai croisé les mêmes y a longtemps. Ça s’oublie pas…

Mon cœur accélère légèrement et je m’enquiers alors :

– Qui ?
– Anna… Anna Monjure, si mes souvenirs sont bons.
– Elle était du coin ?
– Aux dernières nouvelles, ouais. Mais c’était il y a… pfff… trente-cinq
ans ou quarante ans ! J’étais un étalon fringuant en ce temps-là.
– Tu peux m’en dire plus à son sujet ?
– Là, t’en demandes un peu trop à mon pauvre cerveau vieillissant ! Je
peux juste te dire que tous les mecs du coin lui tournaient autour, moi
compris. Des yeux pareils, ça peut rendre fou un homme !
– Si jamais quelque chose te revient, préviens-moi. C’est peut-être
important.
– Si tu veux ouais, en tout cas, elle est étrange, ta copine.
– À qui le dis-tu…

Harry m’offre un demi-sourire accompagné d’une tape sur l’épaule puis


bougonne :

– Un conseil : la laisse pas filer.

Il a raison. Je me suis fait la promesse de ramener Liz sur le bon chemin et


il faut absolument mettre tout ça au clair pour parvenir à cet objectif.

Et avoue que la folie te guette aussi… Une douce folie oubliée depuis bien
longtemps…

Je planque dans un coin cette pensée perturbante mais surtout inutile pour
le moment. Dans un premier temps, je dois ramener à la maison cette femme
qui me fait tourner la tête !
27

Liz

Dans mon crâne, c’est la tempête du siècle ! Bien que je sois à l’air libre
en plein milieu des montagnes, je me sens étouffer et ne parviens pas à
calmer ma respiration saccadée. J’ai du mal à réfléchir de façon cohérente et
le seul objectif que j’ai dans l’immédiat est de mettre de la distance entre moi
et ces deux hommes.

Anna Monjure…

Ce nom tourne en boucle dans ma tête sans que je réussisse à me souvenir


où je l’ai déjà croisé. Il provoque en moi un étrange sentiment de familiarité,
presque rassurant, mais il ne fait pas le poids face à cette sensation de me
tenir sur une corde raide au-dessus d’un précipice. Depuis que Jeremy m’a
balancé toutes ces choses horribles, je perçois presque les ténèbres me
pousser en dedans. Je suis tellement en colère après lui !

Comment ose-t-il agir ainsi ? Moi, en colère ? Je n’ai jamais ressenti ce


genre de sentiment !

Après avoir galéré sur le chemin forestier, j’arrive enfin à la route presque
entièrement dégagée de sa couche de neige. Je suis déjà épuisée alors que je