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Liz
Un pas après l’autre, je m’enfonce dans l’enfer que je pensais être mon
paradis.
Mais aujourd’hui je sais qu’il n’est qu’un humain, un simple humain qui
s’est pris pour un Dieu tout-puissant ; complètement fou et mégalomane. Et
je dois l’arrêter.
Je me rends compte encore une fois que la moitié de ma vie n’a été fondée
que sur de la manipulation, une absence totale d’amour et que ma raison ne
tient qu’à un fil. Mais je comprends également que ce fil ne cassera jamais
car il est le lien qui me relie à mon sauveur, celui qui m’a ramenée dans une
réalité difficile, celui qui m’a rattrapée avant que je ne chute dans un abîme
sans retour possible.
Annaelizy’AH
Je me ratatine sous les douze paires d’yeux furieux braqués sur moi. Mon
essence frémit et, si j’étais capable de la ressentir, la peur me ferait regretter
d’avoir une nouvelle fois cédé à ma curiosité.
Les onze autres qui se tiennent à ses côtés le couvent d’un regard empli
d’adoration. Micha’EL est le plus ancien encore parmi nous et je suis
consciente qu’il est un être bon et ne cherche que le bien de tous ; le
problème vient clairement de moi.
Il continue gravement :
Quoi ? Non !
Tandis qu’il tend les mains dans ma direction pour mettre à exécution sa
sentence, je perçois les murmures choqués et les encouragements des autres
Anges. Nous savons que mes chances de retour son minces, voire
inexistantes. Ceux qui ont connu l’exil terrestre n’en sont jamais revenus…
Quelque chose pique mon essence puis une lumière aveuglante m’entoure
brusquement, chaude et moelleuse, presque agréable. Et très vite, c’est la
chute ; inexorable et vertigineuse. Je ne cherche pas à lutter et me contente
d’accepter ma punition.
Après tout, je suis forte, je m’en sortirai ! Qu’est-ce qu’une année dans la
vie d’un être éternel ?
2
Jeremy
6 h 59
Je soulève les paupières puis essuie une goutte de sueur qui perle sur mes
cils. Mon cœur bat fort mais pas plus vite qu’à chacun de mes levers.
7 h 00
7 h 10
Je m’assois sur mes draps tiédis par la chaleur de mon corps, encore
humides de mon sommeil agité, puis fais craquer ma nuque trois fois ; pas
une de plus. Je ramène mes pieds, ferme les yeux et respire profondément en
comptant les secondes ; quatre secondes d’inspiration, sept de retenue et
enfin huit d’expiration. Je visualise simultanément le chemin de l’air depuis
mes narines jusqu’à chacune de mes alvéoles, en gonflant ma cage thoracique
à fond. Petit exercice journalier que je nomme 4/7/8. Je le réitère à dix
reprises et, à chacune d’elles, les tentacules nocifs de mes cauchemars se
rétractent doucement. Ils reviendront ce soir, comme toujours, mais au moins
ils me foutront un minimum la paix dans les heures à venir. À présent, mon
cœur a retrouvé une allure normale et je peux passer à l’étape suivante de
mon rituel matinal. Tout doit être exécuté dans l’ordre, sans imprévu, sans
réflexion.
7 h 15
J’effectue quatre pas jusqu’à la fenêtre que j’ouvre en grand puis prends
une minute pour analyser la météo et déterminer ma tenue. Les nuages se
bousculent dans le ciel mais ils sont hauts ; il ne pleuvra pas. La température
est fraîche, le vent faible. Les dernières feuilles orangées qui s’accrochent
encore aux branches frémissent à peine. Un maillot à manches longues
suffira.
Je pivote, les sourcils froncés. Mon cœur accélère.
Non, ça ne va pas !
Meline…
Je relâche avec précaution chaque muscle de mon corps tendu puis jette un
œil à la montre que je porte à mon poignet.
7 h 20
Un, deux, trois… vingt pas jusqu’à la salle de bains. Encore deux pour
rejoindre les toilettes et me soulager. En grognant, je constate encore une fois
que je ne maîtrise pas tout et que ça ne sera jamais le cas. Cette fichue
érection matinale, je m’en passerais bien. Il paraît que c’est naturel et que
tous les hommes de cette planète subissent ça. Mon cœur et mon cerveau ont
bien enregistré que j’ai renoncé à tout échange physique mais apparemment
pas ma queue. Je pisse tant bien que mal, retire mon caleçon et le jette dans le
panier de linge sale. Deux pas jusqu’à la baignoire. Je remets en place un
coin du tapis de sol qui a eu la mauvaise idée de se replier. Je connais la
fautive ! Meline sait pourtant très bien que je ne supporte pas ce genre de
choses.
J’en suis conscient mais je dois vivre avec et l’ai accepté depuis
longtemps.
L’odeur de café vient enfin chatouiller mes narines. Je renifle avec délice
et me détends encore un peu plus. Je vérifie l’alignement des gels douche et
shampoings puis ouvre le robinet. L’eau brûlante finit de nettoyer les restes
de mes terreurs nocturnes et, tandis que le jet glisse sur mon corps, je frotte
avec minutie chaque parcelle de peau qui me compose. Geste nécessaire pour
éliminer les dernières images qui hantent mes nuits.
7 h 35
7 h 45
Je finis de boutonner mon jean du vendredi puis lisse mon maillot. Après
avoir fait mon lit avec soin, méticuleusement inspecté le rangement de mes
vêtements et vérifié que ma commode soit verrouillée, je me dirige vers le
couloir, ferme chacune des portes puis descends les dix-huit marches du vieil
escalier en chêne. Ma paume glisse sur la rampe impeccablement lustrée et ce
petit geste finit de me rassurer.
7 h 58
J’observe avec attention la grande pièce de vie pour m’assurer que tout est
normal puis vérifie que le feu brûle dans la cheminée de la verrière. Quand je
reviens, mes pieds se posent un instant sur le tapis duveteux de la table
basse ; parfaitement propre et à plat, sans aucune trace de poussière.
Parfait…
8 h 00
Je m’assois sur le haut tabouret face à mon trésor aux nattes orangées et
savoure quelques instants la douceur de son regard vert pétillant, ses joues
encore rondes d’enfant, ses petits doigts qui jouent avec sa cuillère.
Elle lui ressemble tant… Et de plus en plus à chaque jour qui passe.
Un jour…
8 h 20
Nous sommes sur le pas de la porte de la maison, pile dans les temps. Je
replace sa frange, ferme le dernier bouton de sa doudoune d’hiver puis
resserre une sangle de son cartable pour mieux l’équilibrer. Je hais l’école de
forcer mon bébé à porter sur son dos des kilos de savoir. Mais bon… si je
veux conserver sa garde, je dois l’accepter.
Après mon inspection, nous nous redressons face à face pour notre rituel
d’avant départ. Elle est le feu, je suis la glace ; opposés mais
complémentaires. Elle appuie son index et son majeur sur sa petite bouche
rosée puis me souffle un baiser. Je fais de même et elle fait mine de l’attraper
et de le poser sur sa joue.
– Je t’aime, papa.
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Sans attendre, elle me fait un dernier sourire ravi puis s’élance à
l’extérieur. L’air froid mêlé à l’humidité des montagnes me frappe de plein
fouet. Sans que je ne puisse rien y faire, mes tripes se serrent
douloureusement. En m’efforçant de réguler mon rythme cardiaque, je
l’observe sautiller jusqu’au bout de notre allée, perdue au milieu des arbres.
Le moteur du car scolaire ronronne déjà au loin. Je ne referme pas le battant
tant que je ne suis pas sûr qu’elle soit bien installée sur son habituel siège
juste derrière le conducteur et que le véhicule jaune soit reparti.
Annaelizy’AH
Et là, tout de suite, je ne suis entourée que de noir. Je ne discerne plus rien.
Je comprends que mon effroyable chute a enfin cessé et que mes vertiges ont
disparu. Mais j’ignore où je suis et je crois que bientôt je ne saurai même plus
qui je suis. Mon esprit vacille et j’use de toute ma volonté pour conserver ma
mémoire.
Annaelizy’AH. Tu es Annaelizy’AH.
Je me répète en boucle mon nom, en espérant ainsi ne pas tout perdre dans
le nuage qui m’entoure peu à peu. Tout est ma faute. J’aime les humains et je
n’arrive pas à contenir cette force qui me pousse à les étudier, les observer et
même… à tenter de les aider.
Oui, tu n’as pas été maline, cette fois encore, cette curiosité te perdra…
J’ai mal.
Ça y est, mon voyage se termine, je suis de retour sur cette planète faite de
matière et d’apesanteur. Des flashs éclatent de partout et je sens une surface
dure sous moi.
Sentir ?
Ce que je touche sous mes doigts hésitants à l’instant précis n’est pas
agréable. C’est glacial. Un froid mordant m’envahit et contracte violemment
mes muscles.
Je souffre et des billes d’eau se forment aux coins de mes yeux et coulent
en ruisseaux brûlants sur mes joues.
Où suis-je ?
Des hanches étroites, des cuisses fines et lisses et une chevelure très
longue. Bien. À présent, je vais devoir m’habituer à tous ces changements
brutaux.
Je prends entre mes doigts mon médaillon puis formule une prière
silencieuse, un pardon, un espoir ultime de rédemption, de retour en arrière.
Je fais un second essai et ouvre les yeux avec précaution. Je discerne des
formes sombres autour de moi, j’entends le vent et de multiples gouttes de
pluie s’écrasent un peu partout maintenant. Le jour se lève à peine, je suis
faible et perdue. Ma gorge se serre davantage et mon ventre se tord. Je ne sais
pas ce qu’il m’arrive mais, ajouté à ma douleur, c’est très désagréable.
Cette sensation qui pousse les vivants dans leurs retranchements et les
force à utiliser leurs plus bas instincts pour survivre. La peur de mourir, de
souffrir, de vieillir…
Désolée, Anna…
Encore une fois, cette voix me crie des ordres incompréhensibles. Encore
une fois, l’image d’une paire d’iris noirs terrorisés s’impose avec une telle
violence que je frappe ma tête à deux mains pour la faire cesser.
Quand les flashs s’arrêtent enfin, je pose avec précaution mes pieds au sol
et me relève en battant des bras. Des piques de souffrance s’éveillent un peu
partout dans mon corps mais je suppose que c’est normal.
Immonde !
Je finis par dénicher une paire de bottes en plastique et une vieille cotte de
jardinier doublée de polaire à peu près sèche. Elles sentent mauvais mais ça
sera toujours mieux que de mourir d’hypothermie. J’enfile le tout et constate
avec dépit que la fermeture du vêtement ne remonte qu’à moitié. Tant pis, de
toute manière, je trouverai bientôt une bonne âme qui volera à mon secours.
J’en suis persuadée.
Un peu moins frigorifiée, c’est d’un pas plus sûr que je m’engage dans
l’allée totalement vide. Ignorant ma peur et ma souffrance, je me concentre
sur mon objectif ; rejoindre la lumière que je vois au loin.
Tout est toujours une question de Lumière… Tout ira bien, j’en suis
persuadée.
4
Jeremy
À présent, je dois subir les visites régulières d’une femme des services de
l’enfance qui vient juger mes aptitudes à être père et supporter les divers
compromis auxquels j’ai dû dire oui pour la récupérer. Ils ne me foutront
jamais la paix… j’ai trop déconné…
Fort heureusement, j’ai une petite fille en or, tellement plus intelligente et
mature que son papa. Elle gère bien mieux la situation que moi et se révèle
un peu plus extraordinaire chaque jour. Forte, joyeuse, réfléchie mais aussi
têtue comme une bourrique, elle est ma bulle, mon oxygène, la seule raison
qui me pousse à demeurer en vie. Elle est mon pilier, je crains de lui nuire et
qu’elle passe à côté de ses années d’innocence. Je vais devoir m’améliorer
encore mais, pour le moment, un pas après l’autre.
Suite à mon rituel matinal, je suis capable de mener ma journée à peu près
correctement et, si aucun emmerdeur ne se met en travers de mon chemin,
tout se déroulera bien, à la limite du normal. Mes troubles du comportement
se sont développés après le décès de Louise et me pourrissent la vie mais,
quand j’essaye de lutter contre eux, ma raison se fait la malle. Alors, je me
suis résigné, et bien que j’aie honte d’être soumis à ces rituels, ils me sont
nécessaires ; surtout ceux du matin.
Dès que mes pneus touchent le bitume, je lâche les chevaux de ma bécane
et m’enivre de la sensation grisante de vitesse. Les routes montagneuses sont
tortueuses et dangereuses mais je les connais par cœur, elles sont toujours
désertes à cette heure matinale.
En dépit de mes efforts pour me fondre dans la masse, les gens des
alentours me trouvent étrange et me fuient comme la peste. Ils n’ont aucune
envie de côtoyer l’espèce de bûcheron cinglé qui vit au fond des bois. Du
haut de mon un mètre quatre-vingt-douze et de mes plus de cent kilos de
muscle, j’impressionne tout le monde et ça me va tout à fait. Je ne cherche
pas tant que ça à améliorer ma réputation et n’ai aucune envie de me faire des
amis. J’ai même laissé pousser ma barbe, et bien que je la taille
soigneusement, elle me donne un air patibulaire et éloigne davantage les
gens. Ils sont tous au courant du cauchemar que nous avons vécu, l’affaire a
fait les gros titres, mais, comme pour tout événement, même les plus
tragiques, le temps file et l’humain oublie. L’indulgence et la pitié passées, il
ne reste plus que les regards noirs emplis de jugement ou, au mieux,
d’indifférence.
Il n’y a jamais personne sur cette putain de route, encore moins de piéton
isolé !
Ma jambe droite est coincée sous l’engin et une douleur lancinante tape
dans mon mollet. Je coupe le moteur puis, en concentrant toutes mes forces,
réussis à soulever assez la Ducati pour me sortir de là. Apparemment, je n’ai
pas trop de bobos ; une chance incroyable !
Annaelizy’AH
Il braque son regard noisette dans le mien puis lance en pointant un index
furieux :
– Vous vous foutez de moi ! Je n’ai pas le temps pour ces conneries ! Vous
fichiez quoi au milieu de la route ?
Cette fois, je me ratatine sous son regard assassin. Je crois que, s’il le
pouvait, il me foudroierait sur place !
– J’ignore qui vous êtes et je ne veux pas le savoir mais j’espère bien que
jamais vous ne recroiserez mon chemin !
– Dégagez de ma route.
– Vous allez me laisser là ? m’exclamé-je avec dépit. Emmenez-moi au
moins au prochain village.
– Non, j’ai pas envie de m’emmerder la vie avec une greluche.
Il attrape mon bras d’une poigne de fer et me pousse dans l’herbe du talus
sans précaution. Avec une moue boudeuse, je lui lance avec autant
d’assurance que je le peux :
Après un dernier coup d’œil pour s’assurer que la route soit vide, il
s’élance sur le bitume en faisant ronfler son moteur.
Non seulement c’est un ours mais, en plus, un ours mal élevé ! Et puis…
c’est quoi, une greluche ?
Pleine d’un nouvel espoir, je repars sur la route qui slalome entre les hauts
pins de la forêt. Mes pieds me font mal dans ces bottes bien trop grandes et
j’ai vraiment froid avec cet habit de jardinier. Ce premier jour n’est
franchement pas encourageant…
Pense positif !
Oui, je ne dois pas me laisser entraîner dans des idées noires au risque de
perdre toute motivation. C’est un des points faibles des humains et je n’y
céderai jamais ! Je me fais la promesse de toujours voir les choses du bon
côté.
Les souvenirs de ma vie d’avant ma chute sont perdus dans une brume
opaque et, plus le temps passe, moins les images sont claires. Ça m’effraye
un peu d’ainsi tout oublier, parfois l’espace de quelques secondes, je ne sais
plus d’où je viens, et ces flashs horribles refont surface. Mais je suppose que
c’est le jeu, que le passage d’un monde à l’autre m’a pas mal ébranlée et que
bientôt tout ira mieux.
L’humidité glisse sur mes cheveux et s’immisce par le col de ma cotte trop
large. Ma peau se couvre de chair de poule et je me mets à grelotter, les dents
serrées. Je continue d’avancer en priant pour qu’un véhicule passe ou que des
maisons apparaissent et, fort heureusement, mon vœu se réalise rapidement.
Je n’ai pas eu besoin de marcher bien longtemps et ce bougre d’ours le savait.
Il aurait pu au moins me le dire pour me rassurer…
Jeremy
Gonflée, la nana !
De dépravée, ouais !
Je rejette cette idée malvenue avec force, peu enclin à m’attarder plus
longtemps sur le cas de cette inconnue aux yeux noirs. Jamais je n’ai croisé
d’iris aussi étonnants. Ils vont bien avec le personnage : complètement
incongrus et originaux.
Irréels ?
Le charme de la gent féminine n’a plus d’impact sur moi depuis la mort de
Louise ; au mieux, elle m’indiffère, au pire, elle m’insupporte. Et avant… je
ne voyais qu’ELLE ; mon épouse, l’unique femme de ma vie. Il faut donc
remonter à mes années ados, époque où une paire de nichons pouvait encore
me perturber.
Bref, je dois arrêter de penser à elle et me centrer sur mon rendez-vous.
J’ai créé JLM Wood il y a trois ans et je suis à une période clé où j’oscille
entre déposer le bilan ou stabiliser mes finances. Je pourrais si facilement
résoudre ces problèmes avec mes millions bien planqués au chaud sur un
compte à l’étranger… mais l’idée d’utiliser l’argent gagné avec Louise m’est
insupportable. Nous avions œuvré jour et nuit, main dans la main, depuis la
fin de nos études, afin de mener à bien nos projets professionnels, à savoir
briller dans le trading. J’avais même réussi l’exploit d’entrer à Wall Street.
Avant la descente aux Enfers, on nous surnommait les Golden Lovers… Les
amants d’or… ou, en réalité, les amants maudits.
– Monsieur Lancaster ?
Je n’en pense pas un mot… Rien à foutre de ce type, seul son contrat
m’intéresse.
Elle lève un sourcil réprobateur puis repart les lèvres pincées. La nervosité
compresse un peu plus ma poitrine mais je régule mon humeur en
m’efforçant de garder ce fichu masque de sérénité en place. Il le faut.
– Très bien, laissez-moi vous parler des services que nous proposons.
– Inutile, j’ai eu toutes les infos que je désirais sur votre site Internet.
– Je… OK, c’est parfait alors.
Ce site Internet, c’est l’idée de Meline. Du haut de ses neuf ans, ma fille
est bien plus connectée que moi au monde moderne et a rapidement compris
l’importance d’une présence sur la toile. Et bien que j’aie été réticent au
départ, je suis aujourd’hui convaincu du bien-fondé de cette opération. Ça
m’évite de voir trop de monde, de démarcher en face-à-face et, rien que pour
ça, j’en suis ravi.
Mon cœur fait un bond périlleux dans sa cage et un poids s’enlève de mes
épaules. J’ai un peu moins envie de lui coller mon poing dans la tronche.
L’homme se penche avec un air satisfait gravé sur le visage et fouille dans
sa valisette de cuir noir. Il en sort une liasse de papiers qu’il dépose devant
moi ainsi qu’un stylo.
Oh, putain…
Elle est toujours vêtue de cette cotte à moitié ouverte et son décolleté
vertigineux provoque quelques exclamations. Mon interlocuteur émet un rire
aux intonations perverses.
Elle se décolle de la vitrine puis cogne trois fois dessus comme pour tester
la solidité. Les lèvres serrées par la concentration, elle observe alors les
voitures du parking, caresse l’une d’elles avec un air admiratif puis fait un
tour complet sur elle-même, la tête levée vers le ciel.
Dans le bar, les conversations vont bon train, tout comme les vannes
cochonnes et autres moqueries. Je soupire de dépit. Qu’est-ce que cette nana
fait au pays des ploucs ? Mais surtout que diable fait-elle dans cette tenue !
Un des habitués, Jo, alcoolique notoire bien connu du village, se lève d’un
pas incertain et se dirige vers la porte. Une fois sur le trottoir, il offre une
courbette désordonnée à l’inconnue qui avance sans hésiter vers lui. Il l’invite
à entrer puis referme derrière eux. Son regard glisse le long de son dos
cambré et s’attarde sur son cul rebondi. Une envie soudaine de casser la
gueule de Jo m’envahit et je pose brutalement mon stylo sur la table de bois.
C’est peut-être une greluche mais mérite-t-elle de tomber entre les mains
de Jo ?
Annaelizy’AH
– Tu veux boire quelque chose, miss ? C’est moi qui offre, lance alors
l’homme qui m’a accueillie à l’instant.
Pat pose soudain bruyamment un verre plein de liquide ambré sur le bar et
s’exclame :
Quand ses doigts se posent sur mes reins sans aucune gêne, je me crispe et
me redresse pour tenter de mettre fin à ce contact qui me révulse.
– T’es bien mimi, toi, si je peux t’aider en quoi que ce soit… n’hésite pas.
Je me contiens pour ne pas me faire mal voir dès mon premier jour. Peut-
être est-ce une coutume humaine toute cette proximité.
Coincée entre les deux hommes et leur odeur désagréable, je ne sais pas du
tout quoi faire pour me sortir de cette situation. Pat, au lieu d’intervenir,
s’esclaffe d’un rire gras et idiot et les autres clients ne semblent plus guère
intéressés par mon cas.
– C’est généreux de votre part mais je pense que je vais décliner votre…
invitation !
– Bof, joue pas les mijaurées.
Je remue mon bras pour qu’il relâche son étreinte puis décide d’être plus
claire :
– Non, ce n’est pas le cas et il serait très gentil de votre part de me lâcher !
Et de suite, s’il vous plaît !
– Eh, n’aie pas peur, je veux juste te filer un coup de main. Je vais te
donner des vêtements secs et te concocter un repas. Puis après, on fera un bon
dodo ensemble.
– Dodo ? Non voyons, je ne vais pas dormir avec vous, nous ne sommes
pas intimes ! Cela serait inconvenant.
– Oh allez, ne fais pas la difficile et arrête de parler comme une bourge.
J’ai compris ce que t’es. J’paye bien.
Cette fois, je suis bouché bée. Me prendrait-il pour une fille de joie ?
Celles qui se font rémunérer pour… pour faire des choses sexuelles !
– Lâchez-moi, s’il vous plaît ! Vous vous trompez et, je n’y connais rien,
vous seriez très déçu de mes performances dans ce domaine.
Il me ramène contre son torse et plante ses yeux noirs dans les miens.
Son air n’est toujours pas avenant et il me repousse sans attendre pour
aller s’occuper de Tom qui le charge en grondant de fureur. Bien que très
grand, le blond ne fait pas le poids face au ronchon à la stature de géant. Son
attaque est stoppée immédiatement. Le motard coince le poing vengeur de
Tom dans sa paume puis le fait reculer jusqu’à un mur de briques où il le
retient par la gorge. D’une seule main, il l’empêche de bouger et Tom,
impuissant, commence à suffoquer.
– S’il vous plaît. Je crois qu’il a trop bu et a compris qu’il a mal agi.
Les yeux écarquillés, Tom cherche son souffle avec difficulté, ses lèvres
bleuissent sous l’effet du manque d’oxygène. Le motard décide alors de
relâcher son emprise et le blond s’écroule au sol en toussant.
Une assemblée s’est formée sur le trottoir et une dizaine de badauds nous
observent en silence avec des mines intéressées.
– Ça va aller ?
Avec surprise, je constate que le motard n’est plus là. Je n’ai pas eu le
temps de le remercier… Je ne connais même pas son prénom.
Je fouille des yeux les alentours encore une fois dans l’espoir d’apercevoir
mon sauveur mais je dois me rendre à l’évidence : il a disparu.
8
Jeremy
Cette fille est une véritable plaie. Après mon petit acte héroïque, je suis
rapidement retourné auprès de mon client, planté sans aucune explication
pour voler au secours de la greluche en détresse. Et là… bam… le ciel m’est
tombé sur le coin de la tronche. Il s’est tout simplement barré sans un mot.
Mon cri de rage, suivi d’un coup de pied dans la chaise en bois où était
assis Godrich moins de cinq minutes avant, me vaut les regards hostiles de
Pat, la proprio, et des clients encore à l’intérieur du bar. Mary accourt avec
son habituelle sollicitude, inquiète pour moi à cause de la bagarre et de mon
attitude. Je la remercie fermement, ou plutôt l’envoie chier d’un grognement
sec.
Reprends-toi, Lancaster.
Sans réfléchir, je balance mon poing dans le miroir qui éclate en plusieurs
morceaux puis recule de trois pas. Je regrette immédiatement mon geste à la
vue des dégâts et de mes doigts en sang.
– Fais chier…
– Jeremy ! Tu vas bien ?
La serveuse s’inquiète encore… Elle est gentille mais a surtout très envie
que je la saute. Mais ça n’arrivera pas. C’est une très jolie nana mais je ne
ressens aucun besoin de ce genre ; ni amour, ni sexe, ni même le moindre
sentiment. Je me suis transformé en machine, sauf bien sûr avec Meline.
Je grimace en voyant les filets rouges disparaître dans les égouts. J’ai
énormément de mal à supporter l’hémoglobine… J’en ai beaucoup trop vu
lors du drame. Mon pouls s’emballe, ma vision se trouble et mes jambes me
donnent soudainement la sensation de ne plus pouvoir me porter.
RESPIRE !
Journée de merde !
J’enfile ma veste pour dissimuler les taches puis jette un dernier coup
d’œil à mon reflet.
Tête de con !
La fille aux yeux noirs n’est plus là. Bon débarras, je n’avais pas envie de
la recroiser sur ma route. Assez de soucis comme ça ! On n’est clairement pas
compatibles, nos deux rencontres se sont très mal passées. J’espère tout de
même au fond de moi qu’elle n’est pas tombée entre de sales pattes. Ce ne
sont pas celles de Tom, je l’ai aperçu au fond du bar en train de picoler, elle a
donc échappé au pire…
Oh et puis, de toute façon, je me suis assez mêlé de ce qui ne me regarde
pas, elle est grande et n’a qu’à se démerder !
J’arrive sans encombre au domaine et, à peine ai-je posé pied à terre,
j’aperçois au loin mon collègue approcher en courant. Je jette un œil à mon
mobile et constate que c’est lui qui a tenté de me joindre.
Ça pue !
Je lève une paume pour le faire taire et ferme les paupières. Il me connaît
parfaitement et n’insiste pas.
– OK, je te fiche la paix aujourd’hui mais ne crois pas que je vais te laisser
t’enterrer. Pense à Meline. Je reviens rapidement et on trouvera une solution.
Allume un bon feu de cheminée, réfléchis au calme mais surtout repose-toi.
Allez, gamin, ça ira.
Avec un grognement bourru, il me met une tape amicale sur l’épaule puis
enfile un bonnet noir tiré de sa poche. L’année dernière, il était tombé par
hasard sur un des relevés de mon second compte bien garni et je lui avais
brièvement expliqué les raisons de mon choix. Il avait été d’une grande
gentillesse. Je culpabilise de lui faire subir mon caractère merdique.
Mon bijou, mon trésor, la seule qui sache réchauffer mon cœur.
9
Annaelizy’AH
Un trou plus gros que les autres me réveille en sursaut. Je soulève avec
difficulté mes paupières qui semblent peser une tonne et constate que nous
venons de nous garer dans la cour d’une vieille ferme. Les sourcils levés de
surprise, j’observe les antiques pierres beiges empilées dans un équilibre
hasardeux. Elles soutiennent par je ne sais quel miracle un toit brinquebalant
aux tuiles orangées recouvertes de mousse.
Je ne souhaite pas vexer mon nouvel ami mais la question a fusé sans que
je ne puisse la retenir. Fort heureusement, il ne semble pas se formaliser de
ma demande et m’envoie un grand sourire satisfait en désignant la bâtisse
avec fierté :
– C’est une maison de famille ! Dix générations de Williams ont vécu ici !
Encore une fois, il ne prend pas mal mon intervention et me donne même
la clé. Lorsque je réussis finalement à ouvrir le battant, une odeur infecte me
saute au visage ; mélange de renfermé, moisi et… de choses indéfinissables
dont je préfère ignorer la provenance. Le nez plissé de dégoût, j’avance de
quelques pas dans ce qui semble être la pièce de vie. Un canapé troué trône
au centre face à ce que je sais être une antique télévision.
Presque…
Contrairement à lui, Jo est plutôt petit et râblé. Il est cependant plus grand
que moi et bien plus large. Titubant encore sous l’effet de l’alcool ingéré un
peu plus tôt, il époussette maladroitement un des coussins miteux du canapé.
– Tu veux boire quelque chose ? Manger un truc ? Ou… non j’suis bête,
viens à la douche, j’suis sûr que ça te fera du bien. Je vais t’aider.
Mon cri indigné le fige dans son action et ses yeux brillants se plissent
quelques secondes avec suspicion. Celui que je pensais amical perd soudain
de sa bonhomie.
– J’vais pas te faire de mal, miss.
– Euh… oui, très bien. Cependant…
Une moue agacée se dessine sur son visage et, avec un grognement, il
referme la porte dans son dos sans quitter la pièce. La peur s’abat sur moi et
revient planter ses griffes dans mon ventre.
Je resserre instinctivement mon vêtement sur mon décolleté puis, d’un ton
léger, tente un détournement :
– Tu vois, tu te détends.
– Vous êtes très gentil de me proposer votre aide.
– Je déteste abandonner des dames en détresse, surtout quand elles sont si
jolies.
– Et… j’ai soif aussi. Vous auriez peut-être un verre d’eau dans la
cuisine ?
– Oui, oui, sois pas si pressée. D’abord, la douche.
– T’vas pas me refuser ce que tu voulais offrir à mon pote Tom ! Oh,
allez…
Ses cris finissent par s’éteindre mais je continue ma course folle au milieu
des bois, totalement aveuglée par ma panique.
La réponse est simple : une journée sur Terre m’a déjà presque détruite et,
à présent, je vais mourir au milieu de cette forêt hostile, seule et désespérée.
10
Jeremy
– Et… J’achète avenue Foch ! J’ai les trois vertes, je vais te coller une
raclée !
– Oh, doucement votre langage, jeune fille !
Elle lève deux yeux coupables et une moue boudeuse se dessine sur son
visage enfantin. Je n’ai jamais su lui résister, quand elle prend son air de
cocker, ma façade de père autoritaire s’effrite rapidement. Comment faire
autrement ? Elle est si adorable…
– Désolée, papa.
– Mouais…
J’attrape les dés et les agite dans mon poing fermé en faisant mine de me
concentrer.
Ce soir, je ne suis pas d’humeur à perdre, je suis déjà bien trop sur les
nerfs.
Sans que je lui demande, Meline se calme très vite puis s’empresse de tout
ranger. Elle me connaît et sait que ces instants de relâche ne durent pas à
cause de mon besoin maladif d’ordre.
Est-ce que je ne lui mets pas trop de pression ? Passe-t-elle à côté de son
enfance ? Ne serait-elle pas mieux loin de moi, son cinglé de paternel ?
– Papa ? Ça va ?
Ses iris verts me fixent avec insistance et une lueur d’inquiétude y brille.
Je pousse un soupir tandis qu’elle me suit pas à pas, les bras croisés. Elle
ne lâche jamais rien… Têtue comme sa mère !
– Écoute, je n’ai pas envie de t’embêter avec mes soucis. Je veux juste
qu’on mange tranquilles comme d’hab, qu’on se mate notre série, comme
d’hab et qu’on aille au lit…
– … comme d’hab, me coupe-t-elle avec un ton empli de reproches. J’ai
plus cinq ans, papa. Tu peux me raconter tes problèmes, j’suis grande
maintenant.
Je passe mes doigts dans mes cheveux, décontenancé et attendri par
l’attention dont elle fait preuve à mon égard. Elle a le cœur sur la main et je
l’aime d’autant plus pour ça.
Je tends la paume devant moi et, avec un petit rire, elle tape avec entrain.
– DEAL !
– Je t’aime tellement, mon trésor, mais ce n’est pas ton rôle de te faire tant
de soucis pour ton pauvre père. Profite de ta jeunesse au maximum. Je vais
tout faire pour améliorer ça.
Elle clôt les paupières sous ma brève caresse, heureuse de ce contact que
je ne lui offre que rarement.
– Il y a autre chose.
– Je… non, tout va bien.
– T’es bizarre.
– Quoi ? Mais non !
– Mais si !
– Mais non…
– SI !
Greluche…
Je repense un bref instant à la fille aux yeux noirs et mon ventre se serre
légèrement.
Où peut-elle bien être à présent ? Sûrement dans les ennuis… Cette nana
pue les emmerdes à un kilomètre. De toute façon, ça ne me concerne pas, j’ai
bien d’autres choses à me soucier.
Annaelizy’AH
Je lève les yeux vers le ciel à présent étoilé et murmure avec désespoir :
Ces derniers sont flous mais j’ai l’impression qu’ils ne disparaissent plus.
Et c’est plutôt une bonne nouvelle, au moins je sais qui je suis. Enfin… à peu
près.
Un à un, je remue mes doigts puis étends mes jambes ankylosées. Dans un
gémissement, je me tourne puis reste un long moment à quatre pattes,
étourdie par un vertige. Je me remets ensuite avec difficulté sur mes pieds en
évitant de les regarder, bien trop inquiète à l’idée de les voir violacés. Je ne
sens toujours aucune douleur, juste une grande faiblesse et c’est préférable
ainsi.
Pas à pas, en m’appuyant sur les arbres, j’avance vers ce que je pense être
mon miracle : qui dit lumière, dit présence humaine, dit secours. Du moins…
je l’espère. Il manquerait plus que je tombe sur un second Jo, ou un autre
Tom !
Ce n’est pas dans mes habitudes de lâcher des jurons mais on peut dire que
j’ai des circonstances atténuantes. Je ne reconnais pas ma voix devenue
rauque à cause du froid et de ma gorge serrée. Si je ne meurs pas ici cette
nuit, je mourrai d’une pneumonie plus tard…
Après avoir fait le tour d’un pas chancelant, il s’avère qu’il n’y a aucun
signe de vie. Je ne discerne pas grand-chose dans l’obscurité d’autant plus
que ma vue est trouble. Dépourvue de tout espoir, je finis par dégoter une
lucarne entrouverte par laquelle je me faufile tant bien que mal. Je n’ai plus
qu’un désir : m’endormir afin de ne plus avoir à supporter les douleurs de
mon corps meurtri.
J’ai si mal…
Les souvenirs flous de mes erreurs passées se dessinent dans mon esprit.
Je me revois pénétrer dans les lieux interdits afin de lire des ouvrages
auxquels je n’avais pas accès et me nourrir de savoir et d’informations
diverses sur à peu près tous les sujets concernant la Terre. Hormis quelques
leçons de morale, on ne m’en avait jamais trop rien dit, jusqu’à ce jour
terrible où j’ai fureté un peu trop loin…
La voix que j’entends n’a rien de doux et bienveillant. Serais-je partie sur
le chemin de l’enfer ? Ou bien, peut-être les Limbes ?
Jeremy
La confusion règne dans mon esprit. Cette nana a besoin de soins mais je
n’ai aucun moyen de l’emmener à l’hôpital situé à cinquante kilomètres d’ici.
Les routes enneigées sont à présent impraticables et aucune ambulance ne
pourra accéder au domaine. De toute façon, il n’y a probablement plus de
réseau et je n’ai donc plus ni Internet ni téléphone pour prévenir les secours.
Ou plutôt, si… sauf que l’animal en question était une greluche qui allait
t’apporter bien plus d’ennuis qu’un chaton abandonné !
– Eh ! Vous m’entendez ?
J’atteins finalement mon but, le cœur affolé et les joues brûlantes. D’un
coup de pied, j’ouvre la porte puis me précipite dans la verrière à l’arrière de
la maison, là où un grand feu crépite dans la cheminée. J’allonge la jeune
femme sur le tapis gris aux poils soyeux installé près du foyer puis la secoue
à plusieurs reprises.
D’où peut-elle bien sortir dans cet état ? Elle est si maigre que je pourrais
compter ses côtes et que mes deux mains suffiraient à faire le tour de sa taille.
Louise…
Ce n’est pas le moment !
Suicidaire en plus…
C’est vrai que je n’ai pas été très sympa mais elle l’a mérité quand même.
Elle aurait pu provoquer un accident. Ses paupières aux longs cils
papillonnent et, l’espace d’une demi-seconde, j’aperçois ses iris noirs.
Sa bouche remue mais aucun son ne sort. Je pars chercher un sucre que
j’enduis de miel et m’agenouille à nouveau. J’ignore si ça peut aider mais,
dans tous les cas, ça ne fera pas de mal. Après avoir posé sa tête sur mes
cuisses pour la surélever, je le glisse entre ses lèvres puis effleure brièvement
sa joue du bout du pouce.
– Mi… Micha’EL ?
– Vous avez dit quoi ? demandé-je en approchant mon oreille, soulagé de
l’entendre.
– Micha’EL, répète-t-elle d’une voix plus ferme.
– Non, je… non, je suis Jeremy, vous vous souvenez, le motard que vous
avez failli tuer.
Je plonge dans ses iris incroyables et sursaute à peine quand ses doigts fins
se posent sur ma barbe. Mon bas-ventre se serre, ma gorge se crispe, ma
queue commence à faire coucou et tout cela m’énerve prodigieusement.
Mal à l’aise, je grogne puis m’éloigne vers le feu pour ajouter une bûche.
Ce prétexte me permet de reprendre contenance, de calmer la bête fauve en
moi et de réactiver mon masque de froide indifférence.
Qui est ce Michael ? Probablement son petit ami ou fiancé ! Elle a une
telle lueur dans les yeux quand elle prononce son prénom. Mais ça n’explique
pas pourquoi elle erre dans les montagnes à moitié vêtue et encore moins son
état.
J’approche puis la prends dans mes bras avec précaution pour la déposer
sur le canapé.
Ses paupières sont mi-closes. Elle est épuisée et, son teint, toujours trop
pâle. Il va falloir que je lui trouve de quoi se couvrir. J’ai des vêtements de
femme mais hors de question de les sortir du placard. Ils appartiennent à
Louise et je ne veux pas les voir porter par une autre.
– Que vous est-il arrivé ? demandé-je la gorge serrée à la vue de son corps
meurtri et chétif.
Elle plonge son regard dans le mien mais ne répond pas. Je peux y lire une
grande détresse mais aussi de la reconnaissance.
– OK. Maintenant, je vais aller vous chercher des vêtements et une boisson
chaude.
– Interdit de dormir !
Elle hoche la tête sans conviction.
– Bon, je vais vous allumer la télé, ça vous aidera. Mais je ne peux pas
mettre trop fort.
– Oh, vous aussi vous observez les humains !
– De quoi ? Je ne comprends pas.
– Pourquoi pas de son ? s’enquiert-elle alors avec curiosité.
– Ça ne vous regarde pas mais, si vous posez des questions, c’est que ça va
mieux.
Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’un tel fardeau me tombe
sur les bras ? J’ai vraiment dû déconner dans mes vies antérieures… Moi qui
refuse de toucher qui que ce soit, j’ai eu ma dose pour au moins deux ans, là !
Liz
– Tenez !
– Comment ça ?
– Les Anges ne vont jamais sur Terre.
– Les Anges, rien que ça ? Vous sous-entendez que VOUS êtes un Ange ?
– Il vous est arrivé quoi pour que vous vous retrouviez dans mon entrepôt
à moitié morte ?
– Non, pas la peine, cela serait inutile. J’ai juste eu peur et, dans ma
panique, je suis tombée dans les escaliers. Il est effrayant et dégoûtant mais il
n’a pas eu le temps de me toucher.
– Et toutes vos cicatrices, elles viennent d’où ?
– Ce sont les marques de mes péchés passés.
– Ouais ! Vous planez complet !
– Bon… je suis vraiment très fatiguée, murmuré-je, souhaitant mettre un
terme à cette conversation.
Il grogne en récupérant la tasse à présent vide puis pousse ensuite vers moi
des habits soigneusement pliés qui dégagent une odeur fraîche de lessive.
– Enfilez ça. Ce sont des fringues à moi, ça sera un peu grand mais c’est
plus correct que votre truc de jardinier qui pue le rat crevé. Demain, on y
verra plus clair et, avec un peu de bol, vous aurez retrouvé votre lucidité. Je
vais vous conduire à la chambre d’amis.
– Oh ! Vous me considérez donc comme une amie ?
– Une amie ? M’enfin… qu’est-ce que vous racontez ?
– Vous êtes vraiment très gentil.
– Non. Pas du tout, je ne suis pas un gentil. En fait, vous ne m’avez pas
trop laissé le choix. Et vous n’êtes pas une amie mais plutôt un problème dont
je dois rapidement me débarrasser.
– Habillez-vous, bordel !
– Ne soyez pas gêné, vous venez de me soigner et m’avez vue découverte.
La nudité n’est pas un problème.
– Ce n’est pas ça mais… sérieux ! Mettez ces putains de fringues !
– Je suis désolée. À Célestaos, ça ne pose pas de soucis. J’ai oublié que les
humains ont un rapport au sexe compliqué.
– Mais de quoi vous parlez, là ? Célestaos ? Et… quel problème ?
– Eh bien, les envies entre homme et femme. Je sais que vous ne gérez pas
du tout ça, ce sont les hormones et la chimie. Et j’avoue que vos mains me
procurent des sensations étranges mais plutôt agréables !
Cette fois, ses yeux s’écarquillent et je crois même deviner ses joues se
teinter de rouge sous sa barbe.
Il me prend par les bras, me rassoit d’autorité sur le canapé puis me jette
les vêtements.
– Une chose : demain matin, ne vous avisez pas de mettre un pied hors de
votre chambre tant que je ne suis pas venu vous chercher. Compris ?
– Pourquoi ?
– COMPRIS ?
– Oui, d’accord… Mais ne me criez pas dessus.
– Oui, je crie ! Vous allez me rendre fou !
– Papa… C’est qui la dame ?
Debout dans les marches, j’aperçois une fillette aux longs cheveux roux.
Elle se frotte les paupières puis étouffe un bâillement. Ravie de cette
mignonne apparition, je m’exclame en battant des mains :
– Retourne te coucher !
– Mais, papa…
– File !
Je resserre un peu plus le plaid sur moi tandis que le rouge me monte au
visage. Je déteste causer des ennuis et là c’est le cas. Je suis quasiment sûre
qu’il va me jeter dehors avec un coup de pied aux fesses.
Elle dévisage un instant son père de ses iris verts et n’insiste pas puis,
après m’avoir fait un signe amical, remonte se coucher. Je lui rends son geste
avec un petit rictus nerveux puis m’empresse d’enfiler les vêtements ; un
jogging et un sweat noir beaucoup trop larges mais chauds et douillets.
– Non, ce n’est pas mon intention. Je vous suis très reconnaissante pour
tout. Meline a l’air délicieuse et…
– Elle l’est ! m’interrompt-il. Et elle est aussi une grande romantique qui
pense que j’ai besoin d’amour. Ce qui n’est absolument pas le cas. Alors, je
vais être clair : évitez-la, je ne veux pas qu’elle se monte un film !
– Votre femme n’est plus auprès de vous ?
– Sujet tabou. Plus un mot à ce propos, encore moins à la petite.
Jeremy
6 h 59
Je soulève mes paupières puis m’étire avec bonheur. C’est la première nuit
depuis bien longtemps que je n’ai pas fait de cauchemars. Et ça, c’est très
agréable ; pas de sueurs, pas de muscles endoloris, pas de mâchoire bloquée
par le stress et mes draps ne sont pas humides.
– Fais chier.
7 h 00
Très beau mais surtout signe que les routes ne seront pas praticables avant
un moment.
Le ciel, sans nuages, laisse penser que la météo sera meilleure que la
veille. Mais je ne suis pas dupe, le temps ici est très variable et peu changer
rapidement.
Mes rideaux beiges ondulent doucement sous le léger courant d’air. Je suis
incapable de fermer ma fenêtre, même quand les températures sont glaciales.
Ça me donne l’impression d’étouffer et d’être pris au piège. Ce qui est encore
une fois un gros paradoxe par rapport à mon obsession maladive pour les
portes closes.
Je pose mon front sur le verre du cadre puis ferme les yeux en inspirant
profondément. Un tremblement me traverse et ma gorge se serre. Je DOIS
reprendre mon rituel, il le faut !
L’effluve de café frais me redonne un coup de fouet et, d’un pas rapide, je
me dirige dans la salle de bains pour vaquer à mes habituelles occupations.
Quand je rouvre les paupières, Meline est face à moi, les bras croisés sur
son torse et me scrute les sourcils froncés.
Elle me rattrape de son petit pas rapide pour me bloquer la route. Ses
pupilles pétillent de curiosité et son air buté m’indique qu’elle ne me fichera
pas la paix tant qu’elle n’aura pas satisfaction. Je me décide alors à résumer
la situation :
– Nan, ce n’est pas mon amoureuse ! Nan, elle ne restera pas et, nan, tu ne
feras pas amie-amie avec elle.
– Je ne suis plus une enfant, papa ! Dis-moi la vérité ! Elle était toute nue,
je l’ai vue !
– Meline… Alors déjà, SI, tu es une enfant et une enfant qui va arrêter
d’emmerder son père à une heure si matinale. Ensuite, cette nana est une
inconnue qui va repartir aussi vite qu’elle est venue. Elle s’est juste égarée à
cause de la tempête et si elle était… enfin… n’avait plus de vêtements, c’est
parce qu’ils étaient trempés et qu’elle avait très froid.
– T’as dit un gros mot.
Je lui jette un regard noir puis passe une main lasse dans mes cheveux.
– Pardon…
– Elle s’appelle comment ?
– Liz.
– Elle a quel âge ?
– J’en sais rien !
– Elle vient d’où ?
– Aucune idée !
– Elle a des enfants ?
Je lève un index pour la faire taire, l’attrape par les bras puis la décale
fermement en grondant :
– Je t’aime, Meline.
Dans un soupir, elle m’offre un petit sourire, vaincue par notre rituel, et
marmonne :
– Je t’aime, papa.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Prenant sur moi, je pose ma main sur la sienne et nos doigts s’entrelacent
brièvement. Ravie de ce contact beaucoup trop rare à son goût, elle m’envoie
alors un sourire lumineux. Nous nous regardons avec tendresse quelques
secondes puis je me résigne à détailler un peu mes aventures nocturnes :
– OK… Hier soir, après que tu t'es couchée, je suis allé faire un tour dans
l’entrepôt et j’ai trouvé Liz endormie sous la bête.
– Elle devait avoir très froid.
– Ouais et c’est pour ça que je lui ai proposé d’entrer et de se réchauffer.
Elle se perd un instant dans ce qui semble être une intense réflexion puis
déclare avec sérieux :
– Je l’aime beaucoup.
Cette idée ne me convient pas, j’aimerais éviter que ces deux-là se côtoient
de trop. Cependant, Liz va devoir se nourrir avant de repartir et je suis
d’ailleurs presque étonné de ne pas entendre de bruit à l’étage.
– Écoute, je vais déjà aller voir si elle est réveillée et on décidera ensuite.
En attendant, au boulot, jeune fille !
D’un pas lourd et sans entrain, je gravis les marches puis tape à la porte de
la chambre d’amis. Ce changement dans mes habitudes m’angoisse
profondément et, plus le temps passe, plus ma gorge se serre.
Toujours rien.
Liz
– … interdiction de mourir !
Après un réveil difficile, j’ai voulu me lever afin de me rendre aux toilettes
discrètement mais une nausée m’a tordu les entrailles et ensuite… trou noir.
Des mains fortes se glissent sous moi puis me soulèvent avec délicatesse.
Je n’ai plus le contrôle de mon corps et, telle une poupée de chiffon, je me
laisse porter jusqu’au lit. Ma tête tombe en arrière et la tension me quitte peu
à peu.
– Bon, euh… Je dois réfléchir… Là… je ne sais pas quoi faire. Toutes les
routes sont bloquées, le réseau ne fonctionne toujours pas et… merde.
– Il faut d’abord que je nettoie tout ça. Bordel, Liz, vous êtes pâle comme
la mort.
Avec douceur, il glisse ses doigts sur ma joue puis les pose sur mon front.
Il me soutient puis retire mon sweat qui dégage une odeur peu ragoûtante
de vomi. Des tremblements s’emparent de moi. J’ai terriblement froid. Il
rabat les couvertures du lit et réajuste les coussins sous ma tête.
– Voilà… ça sera mieux. Bon Dieu mais qu’est-ce qui se passe ? Je vais
chercher de quoi nettoyer le sol et votre visage. Je reviens… Bougez pas.
Il soulève mon bras et examine l’intérieur avec attention, un air sévère sur
le visage.
Elle se fige et adopte un air coupable tandis qu’il la prend par les épaules
pour la reconduire à la sortie :
– J’ai terriblement soif, peut-être que Meline pourrait juste aller chercher
un verre d’eau.
– J’y vais !
Jeremy ne dit rien mais dans ses pupilles brille une lueur glaciale.
– Ne faites pas ça !
Chacun de ses mots est prononcé avec une fureur contenue qui me fait
frémir. Toute la bienveillance qui émanait de lui quelques secondes avant a
complètement disparu. Il est redevenu le motard froid de la veille au matin.
J’entrouvre la bouche afin de me défendre et expliquer que je pensais bien
faire mais il lève un index en sifflant à voix basse :
– Ne vous immiscez pas entre elle et moi. J’ai la bienséance de vous offrir
mon toit. Ne me faites pas regretter cette décision, d’autant plus
qu’apparemment vous n’êtes qu’une camée planquée dans un déguisement
d’innocente. Vous vous êtes bien foutu de ma gueule avec vos prétendues
naïveté et gentillesse.
– Je vous promets…
– Non ! me coupe-t-il en approchant son visage du mien. Ne promettez
rien, c’est ridicule dans la bouche d’une droguée.
Je voulais juste désamorcer leur dispute, non pas m’attirer davantage les
foudres de mon hôte. Je ne suis vraiment pas douée en version humaine… Et
puis c’est quoi une droguée ? Même si j’ignore ce que ça signifie, je
comprends tout de même que c’est très négatif.
Jeremy
Chaque hiver, c’est la même chose et, j’ai beau aller gueuler auprès des
autorités locales, rien n’est entrepris pour améliorer tout ça. Il existe pourtant
un paquet de solutions : enterrer les câbles téléphoniques par exemple ! Rien
que sabler les routes plus tôt ne serait pas du luxe ! Mais les seules réponses
qu’on m’offre sont de vagues promesses et que le budget ne permet pas
d’envisager tout de suite ce genre de travaux.
Je me plante devant une fenêtre puis, les mains dans les poches, observe
de gros flocons former des tourbillons. À mon grand dépit, la neige a
recommencé de tomber et, bien qu’elle me permette de garder ma fille auprès
de moi, elle m’empêche aussi de me débarrasser de cette greluche.
– Petite pause ?
Ses sourcils se lèvent de surprise et, sans que j’y sois préparé, elle bondit
et me serre de toutes ses forces dans ses petits bras. Je me fige, incapable de
lui rendre son étreinte, bloqué par l’un de mes nombreux
dysfonctionnements.
Parfois, je me déteste.
Parfois ?
Non, tout le temps en réalité. Depuis cinq ans, j’ai perdu toute estime de
moi-même, d’autant plus quand mon quotidien, réglé comme du papier à
musique, est chamboulé par une inconnue.
Incapable de lui offrir une réponse calme et adaptée, je tourne les talons et
sors de la maison. Meline a l’habitude de mon caractère maussade et
changeant. Elle ne cherche jamais à me retenir quand elle sent que j’ai besoin
d’air et de solitude.
Dans le fond, je pense aussi que mon invitée indésirable n’est pas si
mauvaise. J’ai vu dans son regard une grande bienveillance, et même si les
drogués sont des menteurs, je suis quasiment persuadé qu’elle ne simulait
pas. Cependant, je refuse de m’attarder sur son cas. Elle perturbe ma fille.
Je rejette ma conscience qui ose mettre en avant des choses que je préfère
refouler.
Cette nana n’est qu’une victime de notre société malade ; trop fragile pour
affronter une existence rude où seuls les plus endurcis s’en sortent.
Et je me plantais.
Intérieurement, je suis brisé, j’en suis conscient. Chaque jour que Dieu
fait, je revis les ultimes instants de Louise. Je revois la lumière dans ses yeux
verts vaciller puis s’éteindre sans que je ne puisse rien y faire. Ça tourne en
boucle, sans arrêt, cette impuissance effroyable, cette culpabilité qui me
ronge… Un cauchemar éveillé qui ne prendra probablement jamais fin !
Ses derniers mots ont été pour moi : « Protège notre bébé. »
Pas de « je t’aime » ou « sois fort », non, une unique pensée, noyée dans la
douleur, pour son enfant. Et je me dois de faire en sorte que notre trésor ne
revive plus jamais une expérience aussi traumatisante.
Quel bordel ! Pourquoi j’ai choisi cette région isolée dans les hauteurs ?
En me penchant pour retirer une vis, un éclair argenté attire mon regard. À
la place exacte où se cachait Liz la veille se trouve un petit collier. Je le
ramasse puis l’observe, sourcils froncés. C’est une chaîne à laquelle est
accroché un médaillon de forme arrondie. Une paire d’ailes angéliques
surmontée d’une auréole y est finement gravée.
Sans le lâcher des yeux, je m’assois avec un soupir, désarçonné par une
vague d’émotions.
Liz
Ma mémoire n’est pas beaucoup plus reluisante, noyée dans une brume
persistante. Au moins, je n’ai plus ces horribles flashs mais jusqu’à
quand… ?
– Liz ?
– Viens, entre.
Bien que la boisson dégage une odeur délicieuse, je suis presque sûre de
ne pas pouvoir en avaler une seule gorgée sans la régurgiter aussitôt. Je suis
très touchée par son geste mais dissimuler mes tremblements me demande un
effort considérable. Je ferme les paupières puis respire à nouveau
profondément plusieurs fois. Sa petite main chaude se pose sur mon front
avec douceur.
– Je l’ignore mais j’espère que ça passera très vite. C’est sûrement à cause
de mon séjour dans le froid. Sais-tu ce qu’est… une droguée ? Ton papa m’a
appelée ainsi tout à l’heure.
Elle hausse les épaules pour m’indiquer son ignorance et dit avec
conviction :
– Moi, je suis sûre que tu es une princesse qui s’est perdue. Je le vois dans
tes yeux.
– Une princesse comme dans les livres ? Celles qui portent de très belles
robes ?
– Tu veux que j’aille chercher papa ? T’as pas l’air bien du tout.
– Non ! Je ne préfère pas, il serait en colère de savoir que tu es venue me
voir.
Elle s’assoit à mes côtés, les traits tendus par l’inquiétude, puis murmure :
– Maman aurait su quoi faire. Elle s’occupait toujours bien de moi quand
j’étais malade.
– Des fois, je ne me souviens plus comment c’était quand elle était là.
Une larme perle puis trace un sillon brillant sur sa peau. Certaines
douleurs sont incommensurables et rien ne pourra jamais totalement les
effacer. J’essuie sa joue du bout de l’index puis relève son menton :
– Tu ne dois pas culpabiliser pour ça, tu étais toute petite. L’important est
de ne pas oublier l’amour qu’elle te donnait. L’amour est tout ce qui compte
en ce monde.
– Je voudrais que tu restes avec nous !
C’est effectivement un détail qui fait que je ne peux pas laisser cet espoir
insensé à Meline. Elle me dévisage de ses yeux verts dans l’attente de ma
réaction. Je m’efforce de moduler ma respiration laborieuse tout en affichant
une expression sereine.
Contre toute attente, elle se fend d’un sourire mutin puis déclare avec
assurance :
Il tourne les talons puis disparaît à son tour. J’entends de l’eau couler puis
ses pas résonnent à nouveau dans ma direction. Cette fois, il ne reste pas dans
l’embrasure et approche. Il s’est soigneusement recoiffé et ses doigts sont
propres. À ma grande surprise, il s’assoit sur le bord du lit à une distance
respectable.
– Je… En fait, j’ai peut-être été un peu… comment dire ? Un peu trop…
– Bon voilà, j’ai balancé des trucs pas forcément… cool et je n’ai pas à
vous juger, je ne connais pas votre passé ! En fait, je voudrais… Bordel… Je
suis une brute.
Il toussote et se relève en frottant ses paumes sur son jean, toujours mal à
l’aise. Je pense qu’il n’est pas un habitué de ce genre d’exercices et ça lui
coûte énormément.
Jeremy
Quand elle glisse sa petite main dans la mienne, une onde de chaleur me
traverse. J’abhorre les contacts humains mais, avec elle, c’est étrangement
supportable. J’ai même l’impression que je les provoque, plus ou moins
inconsciemment.
Je l’aide à se mettre sur ses pieds puis pas à pas la guide jusqu’à la salle de
bains. J’ouvre le robinet d’eau chaude de la baignoire, ajoute un trait de gel
douche parfumé à la noix de coco puis lui tends un ensemble de serviettes
propres.
– C’est bon ?
– Je suis dans l’eau, oui.
– Bordel, Liz…
Je prends le gant pour lui passer dans le dos avec précaution. J’ai la
sensation qu’au moindre effleurement elle pourrait se casser. Elle soupire
puis, les yeux clos, pose son front sur ses genoux repliés.
Une chose est sûre : cette nana a connu des moments difficiles.
– Faut sécher tout ça, sinon vous allez aggraver votre état !
Je suis à deux doigts d’imaginer que Liz est une extraterrestre fraîchement
débarquée de sa soucoupe volante. Ou… qu’elle a voyagé dans le temps et
vient d’une époque lointaine, très lointaine !
– OK. Alors… faut pas avoir peur, ça fait du bruit et ça souffle du chaud.
Ne bougez pas.
Je sais qu’il va lui falloir au moins une semaine pour que ses symptômes
de manque s’apaisent et qu’elle retrouve figure humaine. Quant à son
manque mental, j’ignore combien de temps ça durera. Elle aura probablement
besoin d’un traitement et d’un suivi.
Ses cheveux sont très doux, je prends presque du plaisir à les coiffer en
une longue natte. Si la situation n’était pas si compliquée et que je n’étais pas
un cas désespéré, je trouverais ce moment agréable.
Mais le temps file, mec, tu comptes rester un bloc de glace sans émotion
toute ta vie ?
Après que Liz a passé des vêtements propres, je jette un œil à ses pieds
maltraités par le gel. Fort heureusement, ils ont retrouvé une couleur normale
et, avec une crème adaptée, tout rentrera dans l’ordre. Je vérifie sa blessure au
front qui me semble plutôt en bonne voie de guérison, tout comme celle de
son poignet. Celle-là me met particulièrement mal à l’aise me ramenant au
jour du drame. Tout comme ma femme, Liz a judicieusement découpé sa
peau. Dans le bon sens, celui qui entraîne une mort certaine en quelques
minutes. Si elle avait creusé davantage, elle n’aurait tout simplement pas
débarqué dans ma vie… Quelqu’un l’a empêchée d’atteindre son but à temps.
Louise n’a pas eu cette chance. J’éloigne les images de mon épouse
agonisante puis m’exhorte au calme.
– Ça a l’air d’aller. Vous prendrez un bain à chaque fois que vous en aurez
envie ou besoin, ça vous soulagera.
Je sais que plonger dans l’eau chaude calme temporairement les effets du
sevrage. Et effectivement ses muscles semblent un peu moins crispés et ses
tremblements ont diminué.
Une bonne odeur de nourriture flotte dans l’air et mon estomac grogne de
contentement. Meline a dressé la table et nous attend avec un sourire ravi sur
son visage.
– Bien. Puisque j’ai décidé de jouer les bons Samaritains, nous allons avoir
une discussion. Je parle, vous écoutez. Il est temps d’établir des règles !
Je saupoudre un peu de sel puis me fige quand je vois son regard plein de
reproches posé sur moi.
Elle observe les plats sans entrain puis désigne la viande. Un peu surpris
de son choix, je lui sers tout de même la pièce de bœuf dans son assiette.
– Autre chose ?
Elle secoue la tête puis attrape le steak avec ses doigts et croque dedans à
pleines dents. Nous l’observons, bouches bées, tandis qu’un petit filet
rougeâtre coule sur son menton. Meline s’esclaffe et je lui jette un œil noir.
Inutile d’encourager cette nana dans ses délires.
– Ceci être couteau. Ceci aider vous à manger correctement et non pas
comme un Cro-Magnon.
– Sérieux, je veux bien vous aider mais ne me poussez pas à bout avec vos
affabulations. En gros, vous vous taisez et vous ne faites que ce que je vous
autorise. Compris ?
– On va établir les règles et tout ira très bien ensuite. D’abord, la base dans
cette maison est que tout doit être rangé. Une place pour chaque chose et
chaque chose à sa place. OK ?
– Oui, des tonnes. Pas d’animaux dans la maison, ça salit. Les portes
doivent être fermées et aucune trace de poussière n’est acceptée. Pas de
vêtements qui traînent ou d’objets personnels. Il faut retirer les chaussures et
les ranger dans le placard de l’entrée et interdiction de crier ou parler trop
fort. Tout est verrouillé dès que la nuit tombe, volets compris. Il faut donc
être rentrée avant. Et… plein de petits trucs que tu apprendras vite.
Limite ? Nan, totalement ! C’est d’un psy dont t’as besoin ou… de tirer un
coup peut-être ?
Je ne peux pas nier que mon corps le réclame… mais mentalement je n’en
suis pas capable. Et je survis très bien ainsi. Et survivre est le bon terme. Ça
fait bien longtemps que je ne vis plus.
Liz
– Papa…
– Toi, n’interviens pas !
– Arrête d’être méchant ! lance-t-elle alors fébrilement en ignorant sa
remarque. Tu n’es pas comme ça ! Avant, tu étais gentil et…
Il tape des deux mains sur la table puis se lève en envoyant sa chaise buter
dans le mur. Tout comme moi, la fillette sursaute puis se recroqueville tandis
qu’il rugit :
Jeremy reste un instant figé puis relève la chaise tombée pour la remettre
en place avec soin en grommelant :
Ses iris brillent de tristesse. Émue, je glisse doucement une main sur ses
cheveux en demandant :
– Et pour toi ?
Cette idée me paraît tout à fait amusante mais j’ai peur de ne pas tenir le
coup très longtemps. Je suis faible et par moments mes tremblements me
crispent de nouveau.
C’est beau et, pour la première fois de mon existence, j’ai la curieuse
impression de voir le monde tel qu’il est. Les souvenirs de Célestaos sont
flous mais je n’ai jamais ressenti ces sensations de majestuosité et de liberté.
Malgré mes débuts difficiles, je me demande si je ne pourrais pas prendre
goût à cet endroit.
Une boule glacée atterrit dans mes cheveux, suivie de près par le rire
cristallin de Meline.
Hélas, ces pauvres créatures finissent très souvent avec les ailes brûlées et
accessoirement… mortes. Et c’est d’autant plus troublant que je n’ai jamais
eu d’émotions de ce type. Il m’intrigue et me touche. Cette idée pourrait
m’effrayer mais ce n’est pas le cas. Et même si je ne réussis pas vraiment à
mettre de mots sur mon ressenti, je n’ai pas envie que ça s’arrête.
La voix masculine qui retentit dans mon dos me serre le ventre et je pivote
précipitamment pour me retrouver face à mon hôte. Bras croisés sur le torse,
il contemple avec un air admiratif la sculpture de neige. Son manteau d’hiver
le fait paraître encore plus large et grand. Il est fier de sa fille et ça fait plaisir
à voir.
Meline comprend sans qu’il ait à dire quoi que ce soit. Elle se place entre
nous et explique :
– Elle n’avait pas d’habits chauds ! Et les tiens sont beaucoup trop grands
pour elle ! J’ai pensé qu’on pouvait lui prêter les affaires de maman… juste…
prêter. Papa, s’il te plaît…
Ses yeux plongent dans les miens et je peux y lire un intense désespoir ; si
intense que je le reçois comme un uppercut dans l’estomac.
Tu n’aurais pas dû, si tu avais une once de cervelle, tu aurais anticipé
cette erreur !
Son regard se perd à l’horizon puis, d’une voix éteinte, il murmure alors :
Jeremy
Voir cette magnifique jeune femme dans les bottes et le manteau de Louise
me bouleverse tellement que je ne réussis pas à reprendre contenance. Mon
esprit s’élève et se perd dans une avalanche de douloureux souvenirs pleins
de projets, de rires et de joie. C’est d’autant plus intense que décembre
approche et que ce mois de l’année était le plus sacré pour ma famille. Nous
adorions décorer notre appartement et nous promener en ville pour admirer
les vitrines.
Hélas, il y a cinq ans, c’est devenu le pire. Louise nous a quittés la veille
de Noël et depuis nous ne le célébrons plus.
Tandis que je m’égare dans le déluge qu’est devenu mon cerveau, deux
paumes tièdes se posent sur mes joues avec une telle douceur que je les sens à
peine ; comme si une plume m’effleurait.
Je recule d’un pas pour échapper à ses mains. Mon cœur bat comme un
cinglé et j’ai envie de lui hurler de se détendre, que c’est inutile de s’affoler !
Cette dernière m’observe les yeux emplis de larmes. Avec un petit sourire
forcé à son intention, je hoche la tête pour lui signifier que ça va et demande :
Colère contre elle, ou contre cette vie qui te fait vivre l’enfer… ?
En réalité, je n’ai pas besoin d’un psy pour comprendre que la haine qui
me brûle le bide est dirigée contre moi et que je me contente de la retourner
contre tous ceux qui m’approchent d’un peu trop près.
Meline saute de joie puis me lance un sourire ravi. Elle pose ses doigts sur
ses lèvres et me souffle un baiser. Je lui rends la pareille, le cœur serré
d’amour, puis lui propose :
– Harry Potter ?
– Génial ! Tu regardes avec moi ?
– Je voudrais parler avec Liz un petit moment mais je te rejoindrai après.
– OK, cool !
Côte à côte, nous nous dirigeons vers la maison en galérant à chaque pas.
J’aime ce temps mais il faut avouer que ça n’a pas que de bons côtés.
Heureusement, le ciel est dégagé et la météo a annoncé une amélioration pour
les jours à venir. La vie va reprendre son cours, du moins, jusqu’à la
prochaine tempête de neige.
– Papa…
– Oui ?
– Essaye d’être gentil avec Liz.
– J’vais pas la bouffer, hein…
– Essaye juste, s’il te plaît.
Je referme la porte dans notre dos puis m’agenouille vers ma fille pour
planter mon regard dans le sien.
Elle s’apprête à me prendre dans ses bras mais réprime son élan, peu
désireuse de me mettre à nouveau mal à l’aise. Je lui suis tellement
reconnaissant de prendre autant soin de moi. Elle est déjà si mature…
Trop peut-être ?
Liz est assise sur le sofa installé au centre, les genoux repliés contre elle.
Elle est perdue dans l’observation du paysage et ne m’entend pas entrer. Je
m’autorise un court instant pour la détailler. Son profil fin se découpe dans la
lumière du jour qui décline, ses longs cheveux tombent sur ses épaules en
vagues douces. Elle est terriblement pâle et semble si minuscule… si fragile.
Elle jette un œil curieux puis attrape l’une d’elles pour en humer l’effluve.
Elle me sourit et ses petites fossettes creusent ses joues blanches. Avec un
geste du menton, je désigne le café puis demande :
– Vous aimez ?
Sur ces mots, elle porte la tasse à ses lèvres et avale une petite gorgée avec
une grimace.
– Rien.
Je suis à peu près sûr de mon coup. Elle doit avoir au moins cinq ans de
moins que moi. Avec un sourire mutin qui lance une samba enflammée dans
mes entrailles, elle me rétorque alors :
– Je gagne, je suis bien plus vieille que vous en réalité. Je vous écoute,
Jeremy.
Je soupire puis baisse les armes face à son charme innocent. Je n’ai même
pas envie de demander ce qu’elle sous-entend.
Liz
Je repose mon café puis observe Jeremy qui évite soigneusement mon
regard. Sa mâchoire carrée est crispée, ses doigts serrent sa tasse avec force,
une veine bat sur sa tempe ; signes incontestables d’une grande nervosité. Je
me doute que ça doit être difficile pour lui mais ça ne peut que lui faire du
bien de s’ouvrir un peu.
Son sous-pull noir à col roulé laisse deviner ses muscles puissants. Je ne
m’étais jamais attardée sur ce genre de détails auparavant mais je dois avouer
que c’est plutôt plaisant.
J’approche la main de son torse, curieuse de savoir si c’est aussi ferme que
ça paraît.
– Rien.
– Hum… Ne faites pas des trucs louches comme ça.
– Pardon… c’était involontaire. Et sinon c’est tout ?
– De quoi, « c’est tout » ?
– Votre histoire. On a dit qu’on se parlerait franchement.
– Je viens de le faire.
– Non, vous venez de résumer votre vie en quatre phrases. Et la dernière
me semble un peu… dure.
Il pose sa tête sur les coussins, ferme les yeux puis, sans prendre en
compte ma remarque, annonce :
– Mais vous avez fini de me contrarier sans arrêt ! Je viens à peine de vous
rencontrer et vous… vous…
– Je, quoi ?
– Vous… Eh bien… vous me rendez dingue !
– C’est vous qui ne jouez pas le jeu.
– Ça n’a rien d’un jeu pour moi. Étaler mon passé n’est pas quelque chose
que je fais régulièrement. Jamais en fait.
– Vous l’avez proposé.
– Oui, pour que vous parliez de vous ! Je vous accueille chez moi tout de
même !
Quand il le pose sur moi, ses doigts frôlent les miens et son expression se
trouble. Contre toute attente, il s’agenouille en me dévisageant avec une
intensité nouvelle puis m’ordonne :
Je sens les battements de son cœur s’affoler à travers le fin tissu. Le mien
suit le même chemin et je comprends alors que mes cellules subissent un
bouleversement chimique. Je l’ai lu tellement de fois dans les livres sur les
humains ! Mais le vivre est très différent.
Jeremy met fin à notre contact puis se rassoit plus loin dans le sofa, une
expression indéfinissable gravée sur le visage. Dommage, j’aurais bien aimé
prolonger cette découverte.
Il croise ses doigts, baisse les yeux puis commence alors à parler d’une
voix éteinte.
Il étouffe un juron puis balance un coup de pied dans la table basse qui
glisse plus loin. Je reste silencieuse, comprenant sa peine et préférant me faire
toute petite.
Une larme roule sur sa joue et je me glisse vers lui, ignorant l’épuisement
qui ralentit chacun de mes mouvements. Avec douceur, j’essuie du pouce le
sillon humide. Il tressaille et s’écarte en fuyant mon regard puis continue :
– Les flics ont dit… qu’elle avait été torturée et… et d’autres choses que je
ne souhaite pas évoquer. Des salopards ont fait du mal à ma femme parce que
j’ai préféré amasser des tunes et elle a fini par mettre fin à ses jours ! Mais
pourquoi ? POURQUOI ? J’en avais pas besoin, j’avais déjà tout… Mon
bonheur était là, sous mes yeux.
J’ai très envie d’aller vers lui, de poser mes mains dans son dos pour tenter
de lui donner du réconfort grâce à mon énergie angélique mais il risque de
me rejeter, je préfère me tenir à l’écart. Et puis, vu mon état lamentable, je ne
crois pas être en mesure de lui offrir quoi que ce soit.
– Ce n’est pas ce soir que tu vas me raconter ton joli conte pour enfants.
Il pose rapidement le dos de sa main sur mon front puis fronce les sourcils.
– T’es toujours glacée… Toutes ces saloperies que t’as prises t’ont bien
bousillée… Mais crois-moi, tu n’échapperas pas à mes questions. Tu voulais
connaître mon passé, c’est chose faite, j’espère que t’es satisfaite.
– Je suis désolée.
– Je vais prendre soin de toi, Liz. C’est ma rédemption pour mes conneries
passées et, cette fois, je serai à la hauteur.
22
Jeremy
6 h 59
J’attrape mon mobile pour arrêter le réveil puis m’étire de tout mon long
avec un sourire satisfait. Je dors mieux. Beaucoup mieux ! Mes cauchemars
me foutent la paix et ça me fait un bien fou.
7 h 00
Je lisse soigneusement les draps de mon lit puis entame mon 4/7/8 avec
application.
7 h 15
Debout à ma fenêtre, comme chaque matin, je me perds dans l’immensité
des montagnes. Cela fait cinq jours que je me suis livré à Liz, et bien que ça a
été une rude épreuve, je me sens allégé d’un poids. Je ne dis pas que tout est
merveilleux mais que peut-être la vie m’est moins insupportable. Elle ne s’est
que très peu levée depuis notre tête-à-tête et semble avoir des nuits agitées. Je
l’entends parfois crier et sangloter dans son sommeil. Je prends soin d’elle
comme je le peux en la nourrissant et l’hydratant au mieux, épongeant son
corps courbaturé et en l’aidant à se plonger régulièrement dans des bains
chauds. Tout cela, je l’ai vécu avec mon frère et je suis, hélas, habitué à gérer
ce genre de tristes situations. Nous n’avons pas poursuivi notre conversation
mais je compte le faire dès qu’elle sera à même de me répondre avec lucidité.
Les cars scolaires n’ont encore pas repris le service mais je suis presque
sûr que les routes seront praticables ce matin. J’ai donc décidé de conduire
moi-même Meline à l’école et d’en profiter pour passer voir le médecin du
village avec Liz ; médecin qui s’avère être mon oncle et père de substitution.
Ça ne m’enchante pas de remettre ma fille en classe, cependant je dois me
rendre à l’évidence : elle tourne en rond et sortir un peu lui fera le plus grand
bien. Elle n’est pas comme son vieux bûcheron solitaire de paternel : elle
aime les gens, elle.
L’odeur rassurante de café flotte jusqu’à mon nez et je clos les paupières
pour inspirer profondément.
7 h 20
Je sors de ma chambre, ferme la porte dans mon dos puis me dirige vers la
salle de bains en comptant machinalement mes pas. Alors que j’étouffe un
bâillement, je rentre dans Liz qui arrive à contresens dans le couloir.
Le matin, il ne faut pas se trouver sur mon chemin et, sans aucune
délicatesse, je la réprimande comme s’il s’agissait d’une enfant :
– Les règles, Liz ! Les règles ! J’veux parler à personne avant mon
troisième café et rien ne doit déranger mes habitudes. Il faut vous ancrer ça
dans le crâne !
Je la pousse puis reprends mon chemin. Elle m’a déjà trop retardé et une
angoisse sourde pointe son nez. Quand j’ouvre la porte de la salle de bains, je
me fige en voyant le sol humide, le miroir embué et une serviette posée sur le
rebord de la baignoire.
– Liz !
Elle accourt de son pas encore hésitant puis tente de se justifier avec
fébrilité.
Je secoue la tête, peu enclin à écouter ses délires à cette heure matinale
mais surtout, SURTOUT, sans avoir plusieurs cafés dans l’estomac.
– OK. Donc, on discutera de tout ça mais pas tout de suite. Et pour info, je
fais preuve d’une immense, non, incroyablement gigantesque indulgence à
ton égard. Maintenant, dehors.
– SORS ! S’il te plaît. Oh, et je vais t’emmener voir le médecin, alors faut
qu’on te trouve une tenue correcte.
– Le guérisseur d’humain ? D’accord, c’est gentil.
– Non, pas gentil. Je… un guérisseur ?
Personne n’a réussi à me faire cet effet depuis bien longtemps. C’est à la
fois agréable et agaçant. J’ai quand même peur que toutes ces saloperies lui
aient un peu grillé le cerveau…
Elle hausse les épaules puis m’offre son adorable sourire à fossettes avant
de tourner les talons.
7 h 35
Beaucoup trop pour une seule journée ! Besoin d’un miracle ! Non,
plusieurs !
Je repose mon mobile avec nervosité. J’ai du retard dans mon rituel et ça
me stresse.
Après une douche plus rapide que d’habitude, j’essuie méticuleusement les
gouttes d’eau et range chaque chose à sa place. Je saute l’étape du miroir.
Tant pis, je survivrai à ne pas avoir vu ma tronche.
8 h 02
Après avoir revêtu ma tenue de travail, fait mon lit et vérifié que tout est
en ordre, je dévale les escaliers en bougonnant.
Voilà ! Cette nana entre dans nos vies et tout part en vrille ! Je le savais
qu’elle allait foutre le binz !
Meline la remplit à nouveau à ras bord puis retourne à son cartable pour
vérifier que tout y est dedans. Je croque rapidement dans une tranche de
brioche et reprends un troisième café.
– T’es visible ?
Quand je pose ma paume sur son épaule, elle sursaute puis me dévisage de
ses grands yeux en amande. Je me rends compte qu’elle écoute de la musique
sur un de mes anciens MP3, probablement déniché dans un des tiroirs de la
vieille commode.
– Désolée, j’ai trouvé cet objet et… je sais qu’on est pressés mais c’est très
beau cette musique, s’excuse-t-elle. Je me suis permis de l’utiliser.
Les doigts fins de Liz viennent frôler ma main et je me laisse faire quand
elle les entrelace aux miens.
8 h 20
Liz
Cependant, une chose est claire : j’ai très envie d’en découvrir plus.
Il me jette un bref coup d’œil et, au lieu de me lancer une de ses fameuses
remarques piquantes à laquelle je me prépare, il se contente de sourire.
Meline pousse un cri de joie tandis que mon regard passe de l’un à l’autre.
Je n’ai pas de références mais leur évidente complicité est tellement
attendrissante. J’aimerais redonner des couleurs à leur existence, qu’ils soient
toujours aussi apaisés et heureux…
Après un court voyage sur les routes sinueuses, nous nous garons vers une
petite maison en pierre au cœur du village aperçu lors de mon premier jour
sur Terre. Avant de descendre de voiture, Jeremy m’explique :
Je hoche la tête puis fais un signe d’au revoir à la fillette qui me sourit en
retour. Après avoir remonté le jean qu’il m’a prêté puis resserré la ceinture
qui le maintient en place, j’entre dans la maison. Un miroir est fixé contre un
des murs blancs et je sursaute en voyant mon reflet. J’ai quand même un
drôle d’air, perdue dans ces habits trois fois trop grands pour moi. Le sweat à
capuche me donne l’allure d’une adolescente et mon teint est aussi blafard
que celui d’une morte.
Je regarde ses doigts pointés dans ma direction sans trop savoir quoi faire
puis avoue :
Je me tais sans savoir quoi ajouter, peu encline à trop en dire à cette
inconnue. Mes expériences précédentes m’ont rendue un peu plus méfiante.
– Bon, pour le moment, je vais mettre l’adresse de Jeremy et on verra plus
tard pour le reste. Vous pouvez me donner votre âge, s’il vous plaît ?
– Je dois avoir entre vingt et vingt-cinq années humaines.
Elle quitte son écran lumineux du regard pour m’observer un instant avec
curiosité puis sourit :
Son ton n’est pas très chaleureux mais une lueur dans ses yeux indique
qu’il aime beaucoup cette femme. Cela ne fait aucun doute.
Jeremy
Après que Liz a disparu dans le cabinet avec mon oncle, Anny
m’interpelle en me faisant signe de la rejoindre.
– Jeremy, je vais avoir besoin de plus d’infos à son sujet. Je sais que tu
m’as dit qu’elle était particulière mais je dois quand même entrer des
données, sinon son assurance ne prendra rien en charge.
– Mets tout à mon nom, s’il te plaît. La situation de Liz est… compliquée.
– Oui, elle a eu exactement les mêmes mots.
Elle me jauge un moment les sourcils froncés puis continue avec sérieux :
– Écoute, je vois bien qu’il y a quelque chose de pas normal. Je ne t’ai pas
croisé en compagnie d’une femme depuis… enfin depuis longtemps. Elle sort
d’où cette petite ?
– Si je le savais…
– Tu as l’air de beaucoup l’aimer.
– Ce n’est pas ça mais elle a besoin d’aide et, moi, j’ai pas mal d’erreurs à
rattraper. Histoire que mon karma ne soit pas trop dégueulasse quand je
passerai dans l’autre monde.
– Ne parle pas aussi mal ! s’exclame-t-elle. Tu ne changeras donc
jamais…
– Nan, j’suis trop vieux pour changer, tatie.
– Trop vieux à trente-trois ans ! Ce qu’il ne faut pas entendre… Tu as
toute la vie devant toi ! Et je crois que cette jolie demoiselle est un bon début.
Elle me fait un clin d’œil et, en guise de réponse, je croise les bras en me
rembrunissant.
– Oh, ne commence pas à faire ta mauvaise tête, Jeremy Lancaster. Je
n’insisterai pas mais tu connais mon avis !
– Et tu connais le mien.
– Et moi, je crois qu’enfin tu es en train de voir les choses différemment.
Mais… ce n’est que MON avis.
J’acquiesce puis lui emboîte le pas jusqu’à son bureau où nous prenons
place l’un en face de l’autre.
– Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Est-ce que c’est toi qui es
responsable de l’état de cette fille ?
Après la mort de Louise, j’avais un peu pété un câble et mené une sorte de
vendetta désordonnée. Pour moi, les flics ne faisaient pas leur taf et j’avais
préféré enquêter en solo. Cela n’avait été que de désillusion en désillusion et
en chemin j’avais fait beaucoup de conneries : violations de propriétés
privées, agressions, coups et violences.
Bref, après quelques mois de ce grand n’importe quoi, j’avais fini par
choper du sursis et perdre temporairement la garde de ma fille. Et encore…
objectivement, le juge avait été très clément, probablement à cause de notre
situation dramatique.
J’avais dû suivre une thérapie qui avait davantage détérioré mon état
mental qu’autre chose. Mes troubles du comportement étaient apparus lors de
cette période et, quand j’avais récupéré Meline, j’avais aussi hérité des visites
surprises de madame Lonewell ; la fameuse frigide envoyée par les services
de l’enfance, persuadée que je suis un mauvais père, et qui n’attend qu’une
chose : que je déconne encore.
– Jeremy. Réponds-moi.
– Non ! Bien sûr que non ! hurlé-je en tapant sur la table.
– Comprends-moi ! Avec tes dérapages passés et tes… soucis
psychologiques, c’est légitime que…
Je relève lentement la tête puis braque mon regard dans celui de Tobey qui
prend la parole avant que je ne dise quoi que ce soit :
– Je sais ce que tu penses et… j’ai pensé pareil en voyant ses blessures.
Mais ne t’emballe pas, tu ne dois pas la brusquer ! La meilleure chose à faire
est de la confier entre les mains de la police, ne recommence pas à prendre
des initiatives personnelles. Rien ne prouve que ce soit relié à l’affaire de
Louise.
– Si, Tobey… articulé-je avec difficulté. Je crois que j’en ai la preuve.
Tout cela n’est pas dû au hasard. Tout est clair à présent. Le destin m’a
envoyé Liz afin que je répare mes erreurs et, cette fois, je vais faire les choses
correctement.
25
Liz
Assise sur une des chaises de la salle d’attente, je sirote un thé à la forte
odeur de menthe que m’a gentiment offert Anny. Je lis dans son regard la
même pitié que dans celui de son mari et, plus les minutes s’écoulent, plus je
me sens mal à l’aise. J’ai juste envie de retourner à la maison dans les bois,
avec pour unique compagnie, Meline et son père.
L’ombre de la vérité…
Je ne veux pas entendre cette petite voix qui s’impose de plus en plus et
qui est en partie responsable de mes nuits agitées.
Deux mains fortes se posent sur mes épaules. Quand je relève la tête, je
vois Jeremy m’observer intensément de ses iris noisette. Le docteur demande
à l’homme assis sur une autre chaise d’entrer dans son cabinet pour
l’attendre.
– Que se passe-t-il ? T’as une tête encore pire que tout à l’heure.
– Je l’ignore, murmuré-je bouleversée.
– J’ai discuté avec Tobey et… le mieux est que je te confie à des
personnes aptes à te soutenir. Mais avant cela, on doit parler d’une chose :
d’un objet que j’ai trouvé.
– Liz, vous devez comprendre que vous avez besoin d’aide et que le mieux
pour vous…
– Mais Meline et Jeremy m’aident ! le coupé-je d’une voix aiguë.
– Je n’en doute pas mais c’est aussi mieux pour eux que vous soyez
accompagnée d’une façon plus… disons plus adéquate. C’est pour le bien de
tous.
– Mon neveu va vous mener au poste de police, vous parlerez avec eux, ils
sauront quoi faire. Vous avez besoin d’assistance et il y a sûrement des gens
qui vous cherchent, Liz, c’est la seule chose à faire.
De grosses larmes roulent sur mes joues sans que je ne puisse les retenir.
L’idée de me retrouver entourée d’inconnus me terrorise et celle d’être
éloignée de Jeremy me donne envie de vomir. Il y a quelques jours, lors de
mon arrivée, tout dans ce monde me paraissait accueillant et beau mais
aujourd’hui ma vision a bien changé et je perçois cette noirceur profonde qui
menace de m’emporter à chaque instant. Je ne désire pas quitter ce cocon
sécurisant !
Tobey lui lance un dernier regard furieux puis disparaît dans son cabinet
après avoir claqué la porte. Jeremy se fige un instant la tête basse et le souffle
court, culpabilisant probablement d’avoir contrarié son oncle.
Anny s’approche de nous puis passe son bras autour de mes épaules :
– Ne vous en faites pas. Ces deux-là aboient fort mais ne mordent pas.
Tout ira bien pour tout le monde. Et Jeremy… S’il te plaît, fais attention à toi
et Meline. D’accord ? Je te fais confiance.
– Merci, tatie, marmonne-t-il avec une pointe de reconnaissance dans la
voix.
– Je parlerai à ton oncle, ça passera. Et si tu as besoin d’aide, alors n’hésite
pas. Vraiment !
Il acquiesce et, après un dernier au revoir, nous prenons congé. C’est dans
un silence religieux que nous faisons le chemin du retour ; Jeremy perdu dans
ses pensées et moi réfléchissant intensément à ce qu’il vient de se passer.
Une chose est sûre : bien qu’il ne me croie pas, Jeremy est un allié, je peux
avoir confiance en lui. L’idée de me retrouver entre les mains de la police me
fait très peur. Pour moi, ces humains sont dressés et armés afin de préserver
la paix. Et bien que je sois une bonne personne, j’ai déclenché quelques
agitations depuis mon arrivée sur Terre, ils risquent de ne pas m’avoir à la
bonne.
Une fois le pick-up garé à l’abri d’un auvent, Jeremy coupe le moteur puis
me regarde longuement. Je m’apprête à descendre mais il me retient d’une
main douce.
– Attends. On doit parler sérieusement. Quand je suis retourné là où tu te
planquais dans l’entrepôt, j’ai trouvé quelque chose qui doit probablement
t’appartenir. Un médaillon avec des ailes gravées dessus.
– Oh, tu l’as ! m’exclamé-je, ravie. Je pensais l’avoir perdu après ma
mésaventure chez Jo !
– Oui… Désolé, j’avais zappé.
– Ce n’est rien ! J’y tiens beaucoup, merci.
– Liz… Il vient d’où ce bijou ?
– De Célestaos, c’est le signe de notre appartenance au monde angélique.
Une fois dans la maison, Jeremy prend la peine de ranger son manteau et
de frotter ses bottes pour les aligner soigneusement avec ses autres
chaussures dans le placard. Je fais de même sous son œil inquisiteur puis le
suis à l’étage, jusque dans sa chambre. Je n’y suis jamais entrée et remarque
qu’il n’y a presque aucune décoration. La fenêtre est entrouverte et un léger
courant d’air froid s’infiltre dans la pièce. Le lit est fait au carré et chaque
chose est minutieusement disposée.
D’un pas énergique, il se dirige vers une vieille commode de bois sombre
et sort une petite clé de dessous sa lampe de chevet en étain. Il déverrouille le
tiroir du bas puis le tire d’un geste sec. Il en extrait alors une pochette pleine
de papiers qu’il me tend d’une main tremblante.
Les sourcils arqués de surprise, j’attrape le dossier puis le pose sur le lit
pour regarder à l’intérieur.
– Ce sont… les comptes rendus de l’autopsie de mon épouse et tout ce qui
concerne l’enquête, m’explique-t-il d’une voix éteinte.
– Pourquoi tu fais ça ?
– Pourquoi ?
– Détaille mieux.
Mon regard glisse à nouveau sur Louise et je découvre alors la raison pour
laquelle il m’a forcée à faire ça.
Jeremy
Je pose mon index sur la photo que je refuse de regarder puis m’écrie :
– Liz. Elle est morte, c’est définitif, il n’y a rien d’angélique là-dedans !
– Non… non, ça ne se peut pas. C’est que l’enveloppe qui s’est éteinte,
elle s’est réincarnée ou est retournée à Célestaos sous une autre forme. Non,
non, tu ne comprends rien, ce n’est pas possible autrement ! Je refuse de le
croire.
J’attrape ses épaules mais elle s’écarte brusquement, les paumes en l’air, et
continue d’une voix tremblante :
– Ça, ce sont des mensonges. C’est toi qui tentes de me manipuler avec ces
horribles photos ! Je te déteste !
Sur ces paroles, elle tourne les talons et disparaît dans le couloir. Je
l’entends ensuite farfouiller dans sa chambre un moment puis ses pas légers
résonnent finalement dans l’escalier.
Mon sang ne fait qu’un tour, je bondis et la rejoins alors qu’elle s’apprête
à passer la porte d’entrée. Je la pousse, referme le battant violemment puis la
bloque en posant mes paumes de chaque côté d’elle contre le mur. Mon pouls
tape si fort que j’ai la sensation que mon crâne va exploser. Tout est flou,
plus rien n’a d’importance, hormis ces iris noirs qui me dévisagent avec rage.
Elle doit comprendre ! Il le faut !
Nos souffles saccadés se mêlent tandis que j’approche mon visage du sien,
puis gronde :
J’ignore ce qu’il se passe à cet instant dans ma tête mais, quand je pose
mes lèvres un peu trop fort sur les siennes, je regrette immédiatement ce
geste. Sa bouche est douce comme un pétale de rose et son odeur sucrée
m’envahit délicieusement. C’est bon et amer à la fois, mon désir impatient se
mêle à un brusque sentiment de remords. Je n’aurais jamais dû faire ça ! Mon
attitude de mâle dominateur n’est absolument pas adaptée aux circonstances
plus que délicates et Liz se fige sans me rendre mon baiser.
Je viens de commettre une terrible erreur et il est trop tard pour faire
marche arrière.
Je la lâche puis recule de trois pas sans comprendre pourquoi j’ai agi
comme un connard de bas étage et gâché ce qui aurait pu être… dû être… un
moment merveilleux.
Tout cela pour prouver quoi ? Que je suis à la hauteur ? Que j’assure en
tant que gros bourrin sans aucune classe ni délicatesse ?
Je n’ai pas fait attention mais elle a revêtu sa tenue d’arrivée ; la vieille
cotte de jardinier et les bottes de pluie bien trop grandes.
Elle secoue la tête avec obstination et, la mort dans l’âme, je monte
chercher le bijou. J’ai l’impression de peser des tonnes, d’avoir encore une
fois tout raté. J’avais l’occasion de me rattraper et… peut-être d’avoir droit à
nouveau au bonheur mais je l’ai seulement effleuré du doigt et me suis
cramé.
Après tout, c’est sûrement mieux comme ça… Meline et moi contre le reste
du monde.
Je lui tends son médaillon puis la regarde partir sans plus essayer de l’en
empêcher.
Quel con…
Il s’arrête vers la jeune femme puis se penche vers elle. Je ne sais pas ce
qu’ils se disent mais c’est plutôt étonnant qu’Harry discute avec une
inconnue. Je la vois reculer de plusieurs pas en resserrant les bras autour
d’elle.
– Qui ?
– Anna… Anna Monjure, si mes souvenirs sont bons.
– Elle était du coin ?
– Aux dernières nouvelles, ouais. Mais c’était il y a… pfff… trente-cinq
ans ou quarante ans ! J’étais un étalon fringuant en ce temps-là.
– Tu peux m’en dire plus à son sujet ?
– Là, t’en demandes un peu trop à mon pauvre cerveau vieillissant ! Je
peux juste te dire que tous les mecs du coin lui tournaient autour, moi
compris. Des yeux pareils, ça peut rendre fou un homme !
– Si jamais quelque chose te revient, préviens-moi. C’est peut-être
important.
– Si tu veux ouais, en tout cas, elle est étrange, ta copine.
– À qui le dis-tu…
Et avoue que la folie te guette aussi… Une douce folie oubliée depuis bien
longtemps…
Je planque dans un coin cette pensée perturbante mais surtout inutile pour
le moment. Dans un premier temps, je dois ramener à la maison cette femme
qui me fait tourner la tête !
27
Liz
Dans mon crâne, c’est la tempête du siècle ! Bien que je sois à l’air libre
en plein milieu des montagnes, je me sens étouffer et ne parviens pas à
calmer ma respiration saccadée. J’ai du mal à réfléchir de façon cohérente et
le seul objectif que j’ai dans l’immédiat est de mettre de la distance entre moi
et ces deux hommes.
Anna Monjure…
Après avoir galéré sur le chemin forestier, j’arrive enfin à la route presque
entièrement dégagée de sa couche de neige. Je suis déjà épuisée alors que je