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Présentation

Ce livre parle de nos blessures et des difficultés de la psychanalyse


à les soigner alors qu’elle devrait en être capable. Pour Bruno Clavier,
quelque chose hante la vie des psychanalystes, les empêche de
travailler, quelque chose qui ne va pas dans la psychanalyse et qui n’a
pas été dit, bref, un fantôme – ou plutôt, plusieurs fantômes. De la
féminité aux abus sexuels, il propose ici, avec une profonde
humanité, une psychanalyse renouvelée, plus moderne, peut-être
aussi plus efficace, qui s’attacherait moins au fantasme et plus au
traumatisme et aux ancêtres. Pour que nos blessures puissent enfin
être guéries.
Bruno Clavier, psychanalyste et psychologue clinicien, est l’auteur,
chez Payot, des Fantômes familiaux.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES

payot-rivages. fr

Conception graphique de la couverture : Cédric Scandella

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2017

ISBN : 978-2-228-91726-1

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par
les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales. »
À Amélie, Matteo, Rose, Alix, Zaza et Marie.
Aux patients adultes, aux patients enfants
et à leurs parents qui m’ont autorisé
à écrire ces histoires de vie.
« Que t’a-t-on fait, pauvre enfant 1 ? »

1. Wilhelm Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, cité par Freud dans la
lettre à Wilhelm Fliess, no 151, in Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 2006,
p. 368.
INTRODUCTION
Pour une psychanalyse
du traumatisme et des ancêtres

Quel que soit son âge, celui ou celle que je reçois en thérapie est
toujours un « enfant blessé ». Blessé par des traumatismes, des
incompréhensions, des lacunes dans le respect de ce dont il avait
besoin à l’origine pour se développer normalement. Blessé dans son
corps, dans son cœur, dans sa tête.
Il ne s’agit pas d’accuser les générations qui l’ont précédé. Elles
ont fait, d’une manière ou d’une autre, qu’il soit tout de même un
humain debout sur cette terre, en chemin pour être cet « allant-
devenant dans le génie de son sexe 1 ».
Ses blessures peuvent-elles être guéries par la psychanalyse ?
L’argument selon lequel elle servirait au moins à se « connaître » ne
tient pas face à la demande de ceux qui veulent consulter. En effet,
chaque personne qui vient me voir souhaite vraiment « guérir » de ses
souffrances, de ses blocages, de ses impossibilités à vivre… Les
parents désirent avant tout que leurs enfants et adolescents puissent
repartir du bon pied vers une vie joyeuse ; les adultes aspirent à une
existence tout aussi heureuse et créatrice. Alors, à quoi bon se
déclarer thérapeute si ces personnes ne vont pas nettement mieux ?
Le public continue aujourd’hui à se tourner vers la psychanalyse,
car ce qu’elle engage lui « parle » fondamentalement. Cependant,
beaucoup souhaitent qu’elle soit différente. Les critiques qui lui sont
adressées évoquent des manques fondamentaux dont j’ai pu me
rendre compte dans mon analyse personnelle et dans celles que je
mène. Mon propos est d’aborder ses manques mais aussi ses
richesses, toujours actuelles. Estimant que la psychanalyse est faite
par et pour les patients, évitant d’utiliser une langue d’initiés, je
voudrais montrer qu’il s’agit après tout d’histoires de vie communes à
nous tous.
Pour moi, la psychanalyse est un trésor. Je l’ai rencontrée alors
que j’étais adolescent, avec l’impression de découvrir un nouveau
continent. Mon enthousiasme me fit faire une auto-analyse à l’âge de
quinze ans. À partir de mes souvenirs d’enfance les plus éloignés, je
m’isolais des jours entiers pour replonger dans un passé difficile.
Freud était mon idole ; je rêvais d’être psychanalyste. Après cette
adolescence compliquée, mes difficultés de vie m’ont fait comprendre
qu’on ne peut s’autoanalyser. Plus tard, je m’engageais avec crainte et
espoir pour une longue cure, puis une deuxième qui continue,
quoique je ne sois pas pour les analyses interminables, parfois
inefficaces. Cependant, je ne peux recevoir des patients de tous âges
sans continuer à éprouver cette position qu’ils occupent
courageusement : celle de l’enfant – même s’il est devenu adulte –
confiant sa vie à quelqu’un qui l’accueille. Nous ne sommes jamais les
mêmes au fil du temps ; l’existence apporte à chaque moment de
nouveaux défis. Être adulte, c’est grandir sans cesse 2. Pour cette
naissance à soi-même, toujours renouvelée, un humain a besoin d’un
autre, comme un bébé ne peut venir au monde sans accueil.
Un des problèmes majeurs de la psychanalyse tient justement à ce
que Freud, son fondateur, n’a pas suivi d’analyse avec cet autre
indispensable. On le sait depuis longtemps, mais on fait comme si
cela n’avait pas d’importance. Et pourtant il l’écrit : « L’auto-analyse
proprement dite est impossible, sinon il n’y aurait pas de maladie 3. »
Il ne s’agit pas de faire le procès de Freud ni même de la
psychanalyse, mais de regarder avec lucidité sa pratique et sa théorie
pour qu’elle devienne vraiment efficace. Les « fantômes familiaux »
témoignent que l’on peut être hanté aujourd’hui par les traumatismes
d’hier, ceux de nos ancêtres. Un être humain est fait de transmissions,
héritier des générations antérieures en ce qui constitue leurs vertus
mais aussi leurs manques. Il en est de même pour la psychanalyse.
Elle est logiquement porteuse de ce qui a présidé à sa conception.
Beaucoup de concepts qui en forment le socle constituent ce
trésor que j’ai évoqué. D’autres, pourtant précieux et présents au
départ, ont été oubliés, négligés, voire bannis. Enfin, certains ont été
acceptés davantage par croyance que par esprit scientifique. Ceux qui
m’apparaissent erronés semblent être liés aux points aveugles issus de
la propre histoire de Freud, son « inanalysé », et demandent à être
radicalement revus. Sans cette position critique, la psychanalyse
serait alors comme une science construite, de façon ahurissante, à
partir de postulats incontestables, car incontestés. Si en physique, on
tolérait des équations fausses au milieu d’autres justes, à quels
résultats pourrait-on prétendre ? Les concepts qui ne résisteraient pas
maintenant à ce que les patients sont, à ce qu’ils vivent et à
l’expérience analytique doivent être remis en cause. C’est ce que
j’essaie d’exposer à travers des cas actuels au regard d’une certaine
pratique de la psychanalyse, en tout cas la mienne et celle de
quelques autres. Que signifient ces grandes catégories psychiques que
l’on nomme : hystérie, obsession, phobie, psychose, états limites,
pour ceux qui consultent à notre époque ? Que signifient-elles après
le réexamen des grands cas de Freud, notamment à partir des
données biographiques et généalogiques qui permettent une nouvelle
lecture ?
J’ai classé ces catégories sous forme de différentes « blessures »
principalement dues à une déficience de l’environnement dans
l’enfance. En conséquence, les « parents intériorisés », ces instances
psychiques qui devraient guider l’individu pour son existence et qui
se constituent lors des premières années de vie, sont parfois absents,
inadéquats ou même persécuteurs. La psychanalyse a cette vertu
4
spécifique, notamment parce qu’elle s’appuie sur le transfert , de
faire en sorte que de nouvelles – et profitables – instances internes
puissent l’aider à diriger sa vie de façon heureuse. Qu’elle lui
permette d’acquérir une bonne mère et un bon père intérieurs, pour
soi et les autres, qui faisaient défaut jusque-là. Qu’elle lui offre alors
sa liberté, bien le plus précieux au monde.
Mon intention est d’ouvrir des pistes pour qu’elle puisse continuer
à exister comme un mode essentiel de soins ; qu’elle se réforme
vraiment ; qu’il soit enfin admis que d’autres disciplines
thérapeutiques peuvent la compléter ou même répondre à ce qu’elle
ne pourrait proposer. Libérée de ces carcans, à l’image de la libération
souhaitée pour ses patients, elle peut alors se révéler d’une grande
efficacité.
PREMIÈRE PARTIE

Hystérie et blessures du corps


1

Blessures du féminin,
blessures du maternel

« On ne naît pas femme, on le devient. »


Simone DE BEAUVOIR 1

Mathilde et ses contradictions


« Je ne peux pas vous dire que je vais mal. Et pourtant, je sens
que j’ai besoin de commencer un travail sur moi. Ma vie fait du
surplace. J’ai pensé qu’une psychanalyse pourrait m’aider mais je ne
veux pas m’engager dans un processus trop long. »
Mathilde a vingt-huit ans. Jeune femme « moderne », elle est
partagée entre l’idée de mener sa vie librement, sans contraintes, et
celle de se fixer avec un homme, de fonder une famille, voire de se
marier. Ce dilemme, apporté lors de son premier rendez-vous, ne
semble pas évoluer dans un sens ou dans l’autre au fur et à mesure de
nos séances ensemble.
Sa situation matérielle ne lui pose pas de problème, elle a
développé une entreprise qui vend des créations de prêt-à-porter par
Internet et ça marche. Ce qui ne « marche pas », c’est sa capacité à se
réaliser affectivement. Elle a eu un certain nombre d’histoires
amoureuses, plus ou moins longues, différentes à chaque fois, mais
jamais satisfaisantes. Construire sa vie avec quelqu’un et redouter cet
engagement est son paradoxe ; elle se sent également dépassée par
un comportement séducteur envers les hommes. Comme si elle
craignait ce qu’elle induisait sans cesse auprès d’eux.
Son besoin de séduction, je le ressens évidemment dans la
relation thérapeutique. Cela ne s’adresse pas réellement à moi, mais à
une figure parentale de son enfance projetée sur ma personne,
phénomène appelé le « transfert ». Je suis un homme, je représente
son père, certes ; elle semble me désirer, certes. Est-ce si simple ?
Près de deux ans après le début de son analyse, Mathilde vit une
« traversée du désert ». Elle n’a plus de relations sentimentales,
presque moins d’amitiés, et elle me dit : « Je me sens seule.
Finalement, vous êtes en ce moment le seul homme que je fréquente.
Mais, vous, je vous paie. »
Je ne réponds pas. Dans les séances qui suivent, je sens une
tension monter chez elle. D’ordinaire, elle « minaude » un peu, me
regarde parfois en souriant dans des poses légèrement alanguies. Là,
elle est visiblement énervée. Elle m’envoie sans cesse des piques sur
un ton agacé. La tension monte et je ne sais pas quoi faire.
Après un long silence, elle me raconte un rêve assez court, fait le
matin : « Il y a un homme chevelu assis dans un fauteuil. Il dort. Puis
tout d’un coup, il se réveille. Son visage est différent. Il a le crâne
dégarni et porte une combinaison rouge. Je m’aperçois que son sexe
sort de sa braguette. Je suis horrifiée. »
À partir d’une de ses associations d’idées, nous comprenons que
l’homme dans son premier aspect pourrait être son père. Elle
n’évoque rien pour le deuxième que je pressens être moi-même. Je ne
lui dis pas.
« C’est tout ce que vous avez à me répondre sur ce rêve ? » me dit-
elle en quittant la pièce, furieuse.
La séance suivante, elle est encore plus débordante d’agressivité.
Je sens qu’il faut que je lui interprète son rêve précédent.
« Si le premier homme représente votre père comme vous l’avez
dit, le deuxième, ne pourrait-il pas être moi-même ? Je vous reçois
dans un fauteuil, vous m’avez indiqué que votre père était chevelu.
J’ai le crâne dégarni et la couleur rouge prédomine dans mon cabinet.
Votre père se transforme en un deuxième homme plus menaçant,
moi : je pourrais vous séduire. Je pense que cela provoque chez vous
une certaine anxiété. » Sa rage semble témoigner de son incapacité à
gérer ses sentiments vis-à-vis de moi et mon désarroi depuis un
certain temps, à le concevoir vraiment. Elle ne dit rien, me regarde
fixement jusqu’à ce que je reprenne la parole : « Je pense qu’il faut
que je vous parle de ce que nous appelons en psychanalyse le
transfert. »

Le transfert en psychanalyse
J’explique alors à Mathilde comment la situation thérapeutique
remet en scène l’amour ou la haine que l’on a pu éprouver, enfant,
envers ses parents et ses proches. Ces sentiments se réactualisent
avec l’analyste. Ce phénomène n’a pas grand-chose à voir avec sa
personne, mais bien plus avec sa fonction. Ce dernier pourrait être
l’homme le plus laid de la terre, que le transfert amoureux d’une
femme envers lui serait tout aussi fort que s’il était un Apollon.
Bien que beaucoup d’analystes redoutent que leurs patients aient
trop de connaissances – à une époque, on leur recommandait de ne
pas lire de psychanalyse pendant la cure –, je pense qu’il y a un
aspect pédagogique très important à développer. Quel que soit son
niveau de connaissance, une personne vient en analyse comme si elle
n’avait que deux ou trois ans d’âge émotionnel. Sa culture et son
savoir ne lui servent plus à grand-chose en regard de la force de ce
qui s’y passe. Au-delà des connaissances intellectuelles, l’analyse
ramène tôt ou tard la psyché à des endroits archaïques. En revanche,
des indications théoriques peuvent aider le patient – et l’analyste – à
prendre du recul par rapport à l’intensité de ce qui est ressenti. Elles
permettent de déjouer certains blocages importants liés aux
difficultés du transfert. Mes débuts de thérapeute m’ont enseigné à
repérer le transfert et à le commenter au moment où il le faut sous
peine de subir un certain nombre de déboires. Je décide d’expliquer
ce qui se passe à Mathilde, car j’ai le souvenir d’une expérience
difficile avec une autre patiente : Elvire.

La jeune fille était amoureuse d’un pianiste sans être aimée en


retour, premier signe d’un transfert important vis-à-vis de moi. En
effet, il y avait un piano dans mon cabinet et je me nomme Clavier !
Un jour, Elvire déclara, en colère : « Cela sert à quoi de venir en
analyse avec vous ? Toutes les nuits, je rêve de ce pianiste et vous ne
faites rien ! » Je n’interprétai pas. Elle partit et revint quelques mois
plus tard. Elle avait entamé une relation amoureuse avec un homme
beaucoup plus âgé, de mon âge.
« J’ai rêvé que j’étais kidnappée par le parrain de la mafia. » Je lui
répondis : « Vous avez trouvé un homme, mais vous avez peur de
vous engager avec lui. »
Elvire quitta définitivement l’analyse.
Dans ces deux rêves, j’avais occulté le transfert : je comprenais,
après coup, que j’étais tout autant le pianiste que le parrain de la
mafia de ses rêves. N’interprétant pas ces rêves dans leur dimension
transférentielle, je laissais planer une menace insoutenable à la jeune
fille : Elvire ne pouvait que me quitter. Si impressionnant dans ses
effets et si disproportionné dans son rapport à la réalité, on ne
mesure jamais assez la puissance de ce transfert souvent sous-estimé.

Ayant en mémoire cet échec avec la jeune Elvire de mes débuts, je


dis alors à Mathilde : « L’homme du rêve qui pourrait vous séduire, ce
n’est pas moi mais ce que je représente. Et évidemment, cela implique
qu’il ne se passe rien d’équivoque ni avec vous ni avec aucune de mes
patientes dans les faits. En revanche, que cela le soit dans vos
fantasmes ou vos rêves, je dirais presque tant mieux, car c’est la
garantie que les sentiments que vous avez éprouvés enfant soient mis
au jour. C’est comme si j’étais aujourd’hui le parent de votre passé. »
Elle me répond avec véhémence : « Je n’ai pas envie de coucher
avec vous !
– Évidemment, c’est bien pour cela que je tiens à ce que nous en
parlions. L’enfant a une attirance pour son parent, mais il veut être
délivré de ce désir qui est un cauchemar pour lui. Ce cauchemar
s’appelle l’inceste. La situation analytique rejoue parmi d’autres, celle
qui a eu lieu avec les parents. Coucher avec son analyste serait, de la
même façon, de l’inceste. Le désir envers moi s’appuie sur celui que
vous avez eu enfant pour votre père. Cependant, c’est grâce à ce désir
que vous avez pu vous construire sexuellement. »

Une certaine résolution de l’œdipe


Mathilde semble calmée par mes paroles. Je pense alors que son
agressivité grandissante, séance après séance, reflète l’angoisse
enfantine d’être prise en étau entre son désir pour son parent et sa
crainte de le voir se réaliser. Dans le cadre de la thérapie, je lui
signifie, enfin je signifie à la petite fille en elle, l’interdit de l’inceste.
En effet, si cet interdit n’est pas clairement nommé par les parents, il
reste toujours potentiellement réalisable pour l’enfant. Ce sentiment
perdure dans l’inconscient de l’adulte qu’il devient plus tard.
Dans les séances suivantes, plus apaisées, certains rêves de
Mathilde la mettent en scène avec deux personnages, un homme et
une femme. Elle rêve notamment qu’en séance, elle est assise à côté
de moi. Je suis au téléphone avec ma compagne. Elle veut payer la
séance mais je ne veux pas.
« Pourquoi rêvez-vous que vous êtes assise à côté de moi et que je
ne veux pas que vous payiez la séance ?
– Je ne sais pas.
– On peut imaginer tout d’abord qu’assise à côté vous pourriez
être plus intime avec moi ; ensuite, refuser votre argent impliquerait
que vous me payiez “en nature”. L’argent que vous me donnez est une
garantie que je ne vous reçois pas pour “vos beaux yeux”, ce qui
symboliserait encore une fois un inceste entre nous. »
Pendant plusieurs séances, d’autres rêves évoquent un homme et
une femme qui ont une relation dont elle est exclue. Elle le vit avec
tristesse et dépit. L’homme – le père – y est alors réservé à « l’autre »,
sous-entendu sa mère. Mathilde est donc en train de traverser
l’œdipe, c’est-à-dire de renoncer à la fixation à son père qui s’était
mise en place dans son enfance.
Elle ne va pas tarder à rencontrer un homme avec qui s’amorce
une relation plus engagée que d’ordinaire, comme cela arrive assez
souvent dans ce moment d’analyse avec des femmes.

La fille peut-elle quitter sa mère ?


Un jour, Mathilde vient en séance très remontée contre son nouvel
ami. Elle s’est disputée avec lui pour un motif visiblement futile,
comme si elle avait cherché cette rupture. Je l’écoute vitupérer contre
lui, jusqu’à ce qu’elle me dise qu’elle a révélé cette relation à sa mère,
peu de temps avant la dispute.
« Que vous a-t-elle dit quand vous avez parlé de lui ?
– Une phrase étrange : “Plus tard, tu te rappelleras de tout cela
avec nostalgie.” »
Je comprends que Mathilde cherche inconsciemment la rupture
avec son ami, suite au message négatif – sous couvert d’être positif –
de sa mère : mettant leur union au passé, elle pronostiquait un échec
pour sa fille avant même d’envisager une relation durable. Rompant
avec son ami, elle obéit à l’injonction maternelle, tout aussi
inconsciente, d’échouer amoureusement.
Mathilde me dit qu’elles ont toujours eu de bons rapports. Elles
ont presque une relation de copines, se voient régulièrement – elles
habitent dans la même ville – et passent même parfois des vacances
en duo. Depuis son divorce, qui a eu lieu quand sa fille avait quinze
ans, sa mère a enchaîné les relations sentimentales sans se fixer avec
quelqu’un. Le petit frère de Mathilde, âgé de cinq ans de moins, vit
toujours avec elle.
Cette bonne relation entre mère et fille ne devrait être que de bon
augure. Et pourtant, le message envoyé par la mère indique sa
difficulté à distinguer son histoire de celle de sa fille. Pas vraiment
remise de son mariage raté et du divorce qui s’est ensuivi, elle semble
vouloir les lier dans une peine commune ; en échec sentimental, sa
fille lui serait solidaire.
Lors de cette séance, je dis à Mathilde ce que je pense de l’attitude
de sa mère. Pour moi, cette dernière, malheureuse sentimentalement,
aimerait vivre un amour éternel avec… elle. Son commentaire à
double sens semble conduire à ce qu’elles ne soient pas vraiment
séparées. Mathilde renonçant à son ami resterait ainsi la petite fille
de sa mère, même si elle a trente ans et qu’elles ne vivent pas
ensemble.
Je vais être surpris de la suite des événements. Elle m’appelle la
semaine qui suit et m’annonce qu’elle ne pourra pas venir au rendez-
vous. En sortant de notre séance, elle a glissé du trottoir et s’est fait
une entorse. Elle ne reviendra que dans un mois, puisqu’elle est
obligée de rester alitée. J’attends le rendez-vous suivant avec le
sentiment confus d’avoir été trop direct. C’est au moment où il se
tient sur ses jambes et marche que l’enfant peut s’éloigner de sa mère.
À mon sens, Mathilde, avec cet accident, signifie au moins trois
choses : qu’elle ne quittera pas sa mère, qu’elle est punie d’avoir
commis une « entorse » à la fusion maternelle et qu’elle n’ira plus voir
son analyste qui met en danger cette fidélité.
Elle va nuancer mon interprétation. À son retour, elle m’explique
qu’elle a renoué avec son ami et décidé de mettre un peu de distance
avec sa mère. Son entorse me semble alors moins un acte manqué
qu’une tentative un peu réussie de séparation, une sorte de sacrifice à
un dieu maternel. Mathilde lui offre une douleur corporelle pour
pouvoir être libre. Je sens que cette fois-ci, en transfert maternel, se
faire une entorse pour ne plus me voir était aussi pour elle une
2
tentative de se séparer de la mère de son enfance, projetée sur moi .

Le frère comme modèle amoureux


Même si elle a établi une relation stable, dont elle se réjouit le
plus souvent, son nouveau compagnon ne lui donne pas l’élan qui
pourrait la faire sortir de son conflit intérieur. Il est, comme elle, dans
une ambivalence de choix. Rester ensemble ou se quitter, c’est leur
dilemme. Vivant dans deux appartements distincts, ils ont établi une
convention tacite qui pourrait laisser supposer la possibilité d’autres
partenaires. Mathilde me dit : « Penser qu’il m’est fidèle ne m’apparaît
pas sexy, mais le savoir infidèle me rendrait dingue. Alors, on n’en
parle pas et, pour ma part, que lui ou moi pourrions aller voir ailleurs
me suffit. En fait, je n’en ai aucune envie mais j’ai toujours un besoin
compulsif de plaire sans pour autant passer à l’acte. »
Curieusement, elle fait une série de rêves dans lesquels apparaît
un jeune homme avec qui elle se réfugie pour fuir des poursuivants.
Elle n’est pas loin de faire l’amour avec lui, mais elle essaie de lui
échapper… Ce garçon semble être son compagnon. Cependant, dans
l’entreprise qu’elle a créée, elle a embauché un jeune homme de
vingt-trois ans envers qui elle ressent un certain émoi. Nous
comprenons qu’il est aussi le jeune homme de ces rêves. Elle est
troublée, car elle n’a aucune envie consciente qu’il se passe quoi que
ce soit. Non seulement par fidélité tacite envers son compagnon, mais
également parce qu’elle est l’employeur de ce jeune homme. Pourtant
elle se sent comme obsédée par lui jusqu’à ce que je lui fasse
remarquer qu’il a le même âge que son jeune frère.
C’est sans doute un autre aspect de l’œdipe qu’elle est en train
d’aborder maintenant. En effet, quand elle était petite, le couple de
ses parents était déliquescent. Le modèle amoureux de Mathilde
n’était pas tant son père que son petit frère, né quand elle avait cinq
ans, âge de la construction œdipienne. Comme sa mère semblait
largement plus intéressée par son fils que par son mari, Mathilde est
restée fixée à son frère. Cette forme de désir incestueux vient ainsi
parasiter sa relation avec son compagnon. Munie de cette
compréhension, elle envisage un peu plus de vie commune avec ce
dernier. Mais elle reste encore encombrée par son besoin permanent
de séduction.
Les transmissions féminines
À ce moment de l’analyse, je l’engage à en savoir un peu plus sur
ce qui s’est passé dans la vie amoureuse de sa mère. Tout en étant sa
complice, Mathilde ne sait finalement pas grand-chose de son passé.
Sa mère lui raconte. Avant son père, rencontré à vingt-huit ans,
non loin de l’âge de Mathilde à présent, elle a connu trois unions qui
ont duré. La plus importante était à vingt ans avec un homme dont
elle a eu un enfant avorté à deux mois de grossesse. L’histoire
passionnée et malheureuse avec lui représente un traumatisme pour
elle. Elle a ensuite épousé, par dépit, son mari qu’elle aimait, dit-elle,
comme quelqu’un de rassurant, sans être trop éprise de lui. Très
rapidement après la naissance de leur second enfant, ils ont cessé de
faire l’amour. Sauf, quelques rares fois, en vacances… Elle a songé
prendre un amant. Une histoire à son travail n’a pas été plus loin que
le flirt, puis elle a fini par renoncer à sa vie de femme, pour au moins
vivre celle de mère. Elle aimerait maintenant à cinquante-huit ans
être grand-mère mais « ça fait vieux ». Elle-même est la dernière
d’une fratrie de trois filles, précédées d’un garçon mort-né. Il
semblerait que leur naissance n’a jamais pu réparer la perte tragique
de ce premier garçon, deuil impossible pour les parents. L’arrivée de
la petite dernière a sonné le glas de la naissance d’un autre garçon.
La mère de Mathilde fait alors une révélation à sa fille : à sa
naissance, elle a ressenti de la déception et n’a pas pu vraiment la
regarder après l’accouchement. « Pour moi, une fille, ça ne valait rien.
Je n’arrivais pas à être heureuse de t’avoir. Ton père était réjoui, mais
moi je ne pouvais vraiment t’accueillir alors que je savais que je
t’aimais profondément », lui dit-elle avant de s’effondrer en pleurs.
Cette dernière confidence éclaire Mathilde sur le sentiment
étrange qu’elle avait depuis toute petite de ne pas être aimée par sa
mère contrairement à ce qu’elle percevait du discours et de l’attitude
de celle-ci. Elle comprend surtout que sa mère n’arrivait pas à vivre
son amour pour elle. Après leur discussion, Mathilde se sent plus
proche et, en même temps, libérée.

Devenir femme
Peu à peu, au fil des mois qui passent, Mathilde se transforme.
Elle envisage un peu plus l’avenir avec son ami, ils ont décidé
d’emménager ensemble. Un projet d’enfant commence à se dessiner
pour eux.
« Mon compagnon a commencé une psychanalyse de son côté.
C’est drôle parce que auparavant il disait que c’était du luxe, de la
masturbation intellectuelle, qu’il n’en avait pas besoin, que c’était
même de la faiblesse d’aller consulter. »
Cependant, après leur emménagement commun, Mathilde
développe des affections gynécologiques de toutes sortes, mycoses,
cystites, etc. Panorama suffisamment large et répétitif pour devenir
une gêne permanente dans leurs rapports sexuels qui étaient plutôt
harmonieux et vivants jusqu’alors. Conjointement, son compagnon a
une telle baisse de libido qu’il exprime de moins en moins de désir et
les difficultés de sa compagne ne favorisent pas leur rapprochement
physique. Il commence à passer beaucoup de temps le soir sur
Internet pour regarder des sites pornographiques à la place d’une
sexualité partagée avec elle. J’oriente Mathilde dans deux directions
qui ne sont pas à proprement parler de la psychanalyse, mais, à mon
sens, en sont complémentaires. La première, suivre un groupe de
parole sur la sexualité organisée par une énergéticienne gynécologue
3
et écrivain pour se construire dans sa sexualité avec d’autres
femmes. Cette construction se fait souvent à l’adolescence dans les
groupes de « copines ». Elle a fortement manqué à Mathilde. La
relation psychanalytique « verticale » entre le thérapeute et le patient
ne peut remédier à ce manque de construction « horizontale », celle
avec des personnes de son sexe et de sa génération symbolique. La
deuxième direction est l’échange de parole sur la sexualité avec sa
mère : « Comment c’était pour toi ? »
La sexualité est une telle question de transmission et de répétition
que plus elle en saura sur ce qu’a vécu et ressenti sa mère, moins elle
en reproduira les lacunes. Son compagnon a aussi entrepris d’en
parler avec son propre père sur le conseil de son analyste ; il apprend
notamment que son père avait l’habitude de fréquenter des
prostituées et que les rapports avec son épouse étaient plutôt rares.
Mathilde et son compagnon étaient donc en train de dupliquer
conjointement la sexualité un peu désastreuse de leurs propres
parents, ce qu’ils n’avaient pas fait tant qu’ils n’habitaient pas dans le
même lieu. Leur installation ensemble a remis automatiquement en
scène une répétition transgénérationnelle : ils reprenaient
inconsciemment le modèle parental. Mathilde passait ainsi de la vie
de jeune fille à la vie de mère, sans l’être encore, et sans devenir non
plus une femme. On comprend leur hésitation à partager cette vie
commune. Comme s’ils présentaient ce qui pouvait s’y jouer de si
compliqué pour leur couple.

Devenir mère
Deux ans passent. Mathilde a maintenant trente-deux ans. Elle et
son compagnon ont décidé d’avoir un enfant. Après six mois sans
contraception, infructueux, Mathilde commence à s’inquiéter et doute
de sa fertilité. Quelques-unes de ses copines sont déjà devenues
mères et la plupart rapidement. Elle entre dans une spirale
obsessionnelle qui la conduit à éviter de fréquenter ces couples avec
enfants. En effet, cela la met dans un état épouvantable. Peu à peu,
les relations avec son compagnon deviennent tendues. Elle fait de
cette grossesse l’enjeu majeur de leur relation, l’échec de la maternité
pouvant même tout remettre en question. Ils vont consulter des
spécialistes qui ne trouveront pas d’anomalies notables mais leur
proposent un protocole de fécondation in vitro ; ce projet d’enfant
occulte maintenant tous les autres aspects de la vie.
Lors d’une séance, je lui fais remarquer que sur deux générations,
celles de sa mère et de sa grand-mère, la naissance du premier enfant
a été problématique : en effet, sa grand-mère a eu un premier garçon
mort-né et sa mère a avorté de son premier enfant. Dans sa lignée
maternelle, la première grossesse semble donc associée à la mort. Il
est possible qu’il y ait une sorte de verrou psychique
transgénérationnel qui empêche Mathilde de devenir sereinement
mère pour la première fois. Son compagnon ayant appris que sa
propre mère a également fait une fausse couche avant sa naissance, je
leur conseille de faire des « rituels ».
Ce sont des cérémonies personnelles assez simples, hommages
rendus aux enfants perdus dans les générations antérieures afin que
la mémoire traumatique des parents à leur endroit cesse de hanter les
descendants. Mathilde tombe enceinte deux mois plus tard sans
passer par la fécondation in vitro. Sa grossesse, la naissance et les
premières années de vie de cet enfant, un garçon, seront l’occasion
pour le couple de vivre des répétitions qui les questionneront sur leur
passé, sur celui de leurs parents et des générations antérieures. Mais
cela est une autre histoire.

Repenser « l’hystérie »
Mathilde présente à mon sens un profil, qu’on nomme
« hystérique » au sens psychanalytique du terme. Pas comme
certaines patientes psychiatriques du début du XXe siècle qui
tombaient en syncope, développaient toutes sortes de symptômes
plus ou moins violents. Plutôt une hystérie commune à un certain
nombre de femmes en difficulté avec leur vie, avec leur désir, avec
leur féminité, avec leur désir de maternité aussi. Depuis Freud, on a
plus ou moins conservé l’idée d’une hystérie inhérente au féminin qui
serait fortement en rapport avec la question paternelle. Dans le
schéma œdipien tel que l’a conçu Freud, la femme est encombrée par
le désir qu’elle a éprouvé petite fille pour son père. L’hystérie serait le
témoignage de son refoulement 4. Or l’histoire de Mathilde et d’autres
ne m’a pas semblé correspondre à cette assertion qui est encore de
nos jours un des fondements de la théorie psychanalytique. Régler
cette question œdipienne n’est pas le plus difficile de la relation
thérapeutique pour peu que l’inconscient de la femme puisse y
revivre cet amour et ce désir enfantins pour le père, accompagnés
d’une signification claire de l’interdit de l’inceste.
En revanche, la question maternelle est le plus souvent sur le
devant de la scène. Mathilde, par son attitude séductrice auprès des
hommes, attendait également ce qui lui avait manqué dans la relation
à sa mère. À travers les yeux des hommes, elle cherchait un regard
maternel. Dans sa quête constante d’un miroir qui lui renverrait une
belle image, il n’était pas tant question de désir que d’un besoin
désespéré de reconnaissance. L’hystérie de façade cachait une
incapacité chronique à exister, plus qu’une envie de séduire. Tentant
de devenir une femme dans les yeux des hommes, faute de l’incarner,
elle avait besoin de cette image en permanence, car, intermittente,
elle se dérobait sans cesse.
Ce que j’ai découvert avec elle, et bien d’autres patientes, est une
révélation sur le rapport entre les transmissions et l’hystérie, comme
si on avait tout bonnement oublié à quel point une femme ne naît pas
femme : elle le devient par identification aux générations féminines
antérieures.
2

Quand le corps raconte l’histoire


de l’autre

« Maintenant l’air est tellement rempli de ces fantômes


Que personne ne sait comment il doit les éviter. »
GOETHE 1

L’enfant qui tombait en convulsions


Si on peut penser qu’avec l’hystérie, le corps « parle » de ce qui ne
peut se dire, son langage est en rapport avec le traumatisme. Il peut,
en particulier, exprimer le traumatisme et le secret de l’autre comme
dans le cas d’Anaïs.
Dans mon précédent livre, j’ai évoqué cette petite fille de quinze
mois qui tombait en convulsions quand on lui disait « non 2 ». Lors de
l’unique séance que j’ai eue en présence de ses parents, j’avais repéré
qu’elle laissait tomber, curieusement, quatre fois des objets au sol.
Cela m’avait amené à faire l’hypothèse d’un rapport entre son
symptôme et les quatre avortements de sa grand-mère maternelle que
sa mère révéla en séance 3. Le quatrième avait eu lieu à quatre mois
de grossesse, suite au « non » du géniteur qui n’avait pas voulu qu’elle
garde l’enfant. Pendant la séance, la mère d’Anaïs avait déclaré
qu’elle était enceinte d’un enfant dont elle pensait avorter. Cet enfant
à venir était le quatrième, car elle avait eu précédemment une fausse
couche et un avortement en plus de sa fille. Le signifiant quatre
hantait donc toute l’histoire d’Anaïs.
Demandant à ses parents l’autorisation d’écrire son histoire,
plusieurs années après, j’apprends qu’ils ont finalement gardé cet
enfant, un garçon qui fait maintenant le bonheur de la famille. En
revanche, la petite n’avait pas guéri de ses convulsions après la
séance mais peu à peu, dans les années qui avaient suivi. Pourtant, sa
mère avait évoqué devant elle l’histoire du traumatisme des
avortements ; le lien entre les convulsions, le « non » et les
avortements de la grand-mère me semblait pourtant évident.
Les parents d’Anaïs me contactent deux ans plus tard pour des
symptômes d’énurésie. Elle a cette fois sept ans et demi ; je la reçois
avec son frère qui en a cinq. L’énurésie est, selon moi, toujours le
signe de l’« incestuel 4 », voire de l’inceste. Elle témoigne d’une
régression de l’enfant à un état antérieur à la propreté
sphinctérienne, quand il l’a déjà acquise, ou une incapacité à
« grandir » s’il n’a jamais été propre. Des liens psychiques trop forts
avec ses proches peuvent gêner l’enfant dans son autonomie. Ils le
ramènent à l’état de dépendance des trois premières années. Sa mère,
assez fusionnelle avec ses enfants, reconnaît être angoissée à leur
sujet, comme s’il allait leur arriver quelque chose de néfaste. Qu’est-
ce qui pourrait justifier une telle inquiétude ? Je lui demande si elle
connaît un traumatisme notable dans les générations antérieures,
autre que l’histoire des quatre avortements de sa propre mère.

Un crime ancestral tenu secret


Devenant soudain toute pâle, elle révèle un drame épouvantable
ayant eu lieu dans la fratrie de sa mère, constituée de trois frères et
sœurs. Leur père, donc l’arrière-grand-père d’Anaïs, avait tué à sa
naissance le quatrième enfant, un garçon ! Véritable secret de famille
révélé par sa fille, la grand-mère d’Anaïs, quelques années après notre
première séance. Je comprends pourquoi la petite fille n’avait pas
guéri de ses convulsions et à quel point le chiffre quatre prenait
jusque-là autant d’importance : le traumatisme ancestral du meurtre
du quatrième enfant, toujours occulte, continuait à agir sourdement
au sein de la famille.
Pendant la séance, Anaïs fait deux dessins. Le premier est un
monstre masculin qui a trois bras et trois jambes. Le deuxième, un
monstre féminin dont elle dit qu’il s’agit d’elle, avec quatre bras et
quatre jambes. Ces deux dessins résument parfaitement ce qu’est un
fantôme familial et comment on peut payer la faute de son ancêtre.
Quand l’horreur du crime ancestral ne peut être endossée par une
génération, la charge et la culpabilité colossales du meurtrier sont en
quelque sorte expulsées et transmises aux générations suivantes : le
monstre masculin est très certainement l’arrière-grand-père
infanticide. Il a trois bras et trois jambes car, après son meurtre, il ne
lui restait plus que trois enfants vivants. Dans l’histoire familiale, le
quatrième enfant, supprimé à la naissance, est occulté comme s’il
n’avait jamais existé. Subsiste alors la monstruosité de l’acte qui est
endossée par Anaïs, son arrière-petite-fille : elle est un monstre à
quatre bras et quatre jambes. À la différence de son ancêtre
meurtrier, elle porte en elle l’enfant tué il y a trois générations. Les
convulsions de son corps à un an et demi étaient sûrement la trace de
l’horreur ancestrale, revenue, tel un fantôme, la hanter.
La charge émotionnelle de ce qui n’a pu être digéré, élaboré, chez
nos ancêtres est susceptible de ressurgir à tout moment, rien de tout
cela ne disparaît spontanément. Chaque acte à une génération peut
porter des conséquences aux générations suivantes.

Pouvoir envisager les traumatismes


inconnus ou cachés de l’histoire familiale
Cette histoire témoigne de plusieurs choses fondamentales en ce
qui concerne la pratique de la psychanalyse. On peut imaginer le
destin thérapeutique d’Anaïs – enfant, adolescente ou adulte – si ce
secret était resté caché. D’une façon ou d’une autre, le passé
traumatique de ses ancêtres se manifesterait à travers ses symptômes
physiques ou psychiques, dans ses cauchemars, ses rêves, ses actes
manqués… Non seulement un acte aussi barbare serait difficilement
pensé par un thérapeute – cela a été mon cas –, mais de plus,
l’impossibilité d’imaginer un événement occulté dans les générations
antérieures rabattrait la thérapie sur l’histoire d’Anaïs. Diverses
interprétations théoriques plus ou moins justes viendraient peut-être
en psychanalyse, mais sans trop la faire avancer, tout au moins en ce
qui concerne les conséquences occultes de ce traumatisme caché.
Or, la généalogie d’Anaïs n’est pas unique. La psychanalyse doit
donc ouvrir son champ pour pouvoir envisager ce genre de passé
traumatique. Un acte aussi grave n’est certes pas courant et, de plus,
ce qui a été caché le reste souvent. Sans se transformer en voyantes
extralucides, les psychanalystes peuvent au moins faire des
hypothèses transgénérationnelles d’autant qu’une étude poussée des
arbres généalogiques permet d’approcher au mieux l’éventualité de ce
genre de secret. Une fois que l’on a pu s’assurer que les symptômes ne
relèvent pas de l’histoire de la personne ou de faits déjà connus,
poser de telles hypothèses peut avoir un effet thérapeutique. C’est ce
qui s’est passé avec une petite fille d’un an que j’ai reçue, Eva.

Comment une hypothèse


transgénérationnelle peut-elle aider
à guérir
Eva vient me consulter avec sa mère. Dès son arrivée dans mon
bureau, elle tombe presque au sol, comme une poupée de chiffon.
Elle ne peut se tenir vraiment assise et ne marche pas encore à quatre
pattes. Aucun trouble fonctionnel n’a été diagnostiqué. Son début de
vie a été assez compliqué avec une séparation précoce des parents.
Cela n’explique pas toutes ses difficultés ; elle a une mère très
attentionnée et son père la prend régulièrement avec lui.
Curieusement, elle traîne avec elle un livre en tissu dans lequel le
personnage tient lui-même une poupée-singe en chiffon. Je
comprends qu’elle s’est identifiée à cet animal qui est à l’image de son
corps, posé là, par terre, comme… un chiffon. Sa mère évoque sa
lignée maternelle. La grand-mère de l’enfant était appelée « la laide »
par sa propre mère. J’imagine une répétition généalogique comme si
Eva endossait cette « inhumanité » ancestrale. Je lui parle alors de sa
grand-mère qui a sûrement été malheureuse d’avoir été mal nommée.
La regardant dans les yeux, je lui déclare qu’elle est belle.
Évidemment, son visage s’éclaire. Dans la situation de transfert qui
s’est déjà créée, comme pour une nouvelle naissance, je l’accueille
avec des mots qui l’humanisent.
Le lendemain de cette séance, Eva marche à quatre pattes et se
tient assise droite. Une remise en avant dynamique s’est donc
amorcée pour elle, réhabilitant son droit de vivre. Celui qui avait
manqué à sa grand-mère maternelle avec qui elle a d’ailleurs une
puissante relation affective.
Six mois passent puis sa mère m’appelle pour un nouveau rendez-
vous. Eva ne marche toujours pas à un an et demi. On lui a
diagnostiqué une dissymétrie des hanches. En présence de l’enfant,
nous reprenons l’histoire de sa grand-mère dite laide. Elle avait eu
une première sœur mort-née avant elle, puis, après elle, une sœur
cadette vivante, appelée « la belle ». Cette succession dans la fratrie
me questionne : pourquoi après une fille morte, y aurait-il une fille
« laide », puis une fille « belle » ? J’imagine alors un secret de famille
que j’ai déjà rencontré dans une autre famille : leur sœur aînée,
première fille mort-née serait peut-être venue au monde mal formée,
voire monstrueuse. Peut-être même a-t-elle été supprimée à la
naissance pour cette raison ? Ce serait un secret. Le choc émotionnel
d’un tel événement, le conflit qui en découle –, car son enfant ne peut
être que beau même s’il est monstrueux – expliquerait un clivage
chez la mère après cette naissance traumatique. La projection sur ses
deux filles de sa dualité insoutenable – la laideur et la beauté – lui
permet de symboliser chez elles cette contradiction interne en la
projetant à l’extérieur d’elle-même.
J’émets mon hypothèse devant Eva et sa mère, en évoquant
l’histoire de sa grand-mère et de ses sœurs. Je tiens même à lui redire
qu’elle n’est pas un monstre, qu’elle est une jolie petite fille. Lors des
jours suivants, Eva se met enfin à marcher.
Eva était paralysée dans son corps par un conflit qui avait
empoisonné l’existence de ses ancêtres. En tant que descendante, son
humanité même était mise en doute. Elle n’avait pas le droit d’être
assise, ni debout, ni même de marcher comme un être humain.
Mon hypothèse transgénérationnelle de la monstruosité de son
ancêtre mort-née, quoique invérifiable, a permis d’ouvrir le champ
psychanalytique du travail avec elle. Cette fois, cela a été opérant.
Dans le cas contraire – il m’est arrivé de faire des suppositions
transgénérationnelles qui n’étaient sûrement pas fondées –,
l’hypothèse ne donne tout simplement aucun résultat. Le corps est
donc porteur du secret et du traumatisme des autres.
Ce corps portant le secret d’un autre, je l’ai rencontré de façon
spectaculaire avec un autre enfant, Axel.

Le suicide de maman et la jambe paralysée


Axel vient me voir avec sa mère après un événement assez
curieux. Il a soudainement eu une paralysie à la jambe, inexpliquée,
qui l’a conduit en observation à l’hôpital. Les médecins n’ont rien
trouvé, supposant une origine virale mais sans en être sûrs. Au bout
d’une semaine, il est spontanément guéri. À sa sortie de l’hôpital, il a
questionné sa mère : « Pourquoi as-tu essayé de mourir ? » Elle est
confuse et perplexe. Elle a effectivement tenté de mettre fin à ses
jours quand son fils avait deux ans et demi. Il ne l’évoque que
maintenant, alors qu’il a dix ans.
Je demande à sa mère de lui raconter en ma présence cette
tentative de suicide dont elle ne lui a jamais parlé depuis.
En effet, à cette époque, un après-midi, elle avait réveillé l’enfant
pour lui expliquer que « maman allait partir pour toujours mais que
ce n’était pas sa faute à lui, qu’elle ne pouvait pas faire autrement ».
Puis, elle avait appelé une amie et voisine qui possédait les clés de
l’appartement afin qu’elle vienne d’urgence garder son fils. Elle était
ensuite montée en haut de l’immeuble. Au moment de se jeter dans le
vide, elle avait glissé sur le toit pour se retrouver la jambe coincée
dans une gouttière. Ayant sur elle son téléphone portable, elle avait
au final joint les pompiers qui étaient venus la sortir de là. Elle avait
ensuite passé plusieurs jours en hôpital psychiatrique.
Le rapport entre la tentative de suicide et la paralysie mystérieuse
de l’enfant est évident. Il se retrouve la jambe placée dans une
« gouttière », puis part à l’hôpital, comme une répétition de ce
qu’avait vécu sa mère six ans et demi plus tôt. La capacité
télépathique des enfants est convoquée dans cette histoire. Si l’on
peut penser qu’éventuellement Axel ait pu garder la mémoire de ce
que lui avait dit sa mère à deux ans et demi, il n’avait jamais su
l’épisode du toit, de la gouttière et de l’hospitalisation de sa mère.
Les enfants sont non seulement porteurs de leurs traumas, mais
aussi de ceux de leurs parents. Axel a besoin de connaître ceux de sa
mère, et de son père, pour s’en défaire. Ce n’est pas seulement la
connaissance qui peut le libérer mais également le fait d’entendre
l’émotion de ses parents en séance. Comme beaucoup d’autres
enfants, il est en quelque sorte leur « thérapeute », celui qui prend
dans son corps et sa tête la trop lourde charge parentale pour tenter
de l’exorciser.
Or, chaque adulte a lui-même été un enfant : tout au long de sa
vie ses traumatismes et ceux des personnes qui se sont occupées de
lui dans son enfance peuvent peser sur ses épaules.
Ainsi, les personnalités fortement obsessionnelles le sont parfois à
cause de traumatismes personnels précoces, mais la plupart du
temps, leur structure et ses souffrances sont l’héritage des générations
précédentes.
DEUXIÈME PARTIE

Les blessures de l’obsessionnel


3

Sandra, une femme


obsessionnelle

« La ressemblance entre la situation analytique et la situation


infantile incite à la répétition. »
Sándor FERENCZI 1

Une souffrance muette


Sandra a des difficultés relationnelles et sentimentales. Elle a
trente-deux ans et une situation professionnelle de cadre dans une
compagnie d’assurances qui lui convient. Son problème n’est pas
d’avoir une relation stable, mais la difficulté à pouvoir même penser
une relation. Ses amis ne sont pas ses amis. Ses amants ne sont pas
ses amants. Comme si elle n’existait pas en vrai et que rien n’existait
en vrai non plus dans l’interaction avec les autres. Au final, elle se
sent et est profondément seule.
Je la reçois chaque semaine sur ce même mode d’inexistence dans
l’existence. Elle me raconte ses faits et gestes comme s’ils étaient
désincarnés et même notre relation thérapeutique semble l’être. Les
détails de sa vie sont racontés de façon factuelle, pratiquement sans
affects, avec une voix le plus souvent monocorde. Pourtant, ce qu’elle
présente témoigne d’une grande souffrance qui n’arrive pas à se dire.
Sandra a une structure obsessionnelle qui correspond souvent en
thérapie à un type de personnes régulières, obéissantes, un peu lisses
et justement désincarnées comme elle. Un de mes analystes disait
qu’un psychanalyste peut attendre quinze ans avant qu’un
obsessionnel qu’il reçoit ne « fleurisse ». C’est-à-dire qu’il puisse enfin
sortir de ses obsessions interminables pour prendre de l’aisance et de
la mobilité dans la vie.
Je sais combien l’obsession est liée à la question de la mort et de
l’agressivité ; une violence sourde chez elle est, selon moi, la
promesse que la situation pourrait changer. Un certain dynamisme
ferait basculer alors la thérapie dans un aspect plus favorable. Cette
agressivité transparaît dans certains détails de son attitude, de ses
propos. Ainsi, la régularité avec laquelle elle me fait un compte rendu
technique et détaillé de ses journées m’exaspère à la longue. Comme
si sa violence s’exerçait insidieusement et efficacement de cette façon.
Le transfert refait vivre à un adulte en analyse les situations
vécues dans l’enfance avec son entourage. Avec Sandra, j’ai
l’impression que je suis l’un, peut-être les deux, de ses parents qui
l’écoutait sans l’écouter, qui ne lui demandait rien d’autre que d’être
lisse, pour ne pas être dérangé. Le fait qu’elle me dérange à présent
m’incite à penser qu’elle tente de m’éprouver, pour vivre une
opposition qui n’a pas pu avoir lieu quand elle était petite. Pour moi,
le but de l’analyse est justement de retraverser son enfance pour
dépasser les endroits où des aspects importants du développement se
sont bloqués. Le rôle de l’analyste consiste alors à servir de support à
cette nouvelle traversée, parfois à son âme et son corps défendant.
Comment sortir de la répétition dans
l’analyse ?
J’ai l’image avec elle de jouer au tennis en fond de court et de
l’avoir en face de moi, comme un partenaire également en fond de
court qui renvoie inlassablement la balle. Je ne sais à ce jeu qui sera
le plus fort. Peut-être elle. Or l’un des joueurs peut craquer face à la
constance impitoyable de l’autre : je perdrais soudainement
contenance, pour sortir de mes gonds et échouer dans cet accueil
thérapeutique sans limites que je suis censé lui proposer. Ou bien
encore, je pourrais prendre le risque d’un coup différent, d’agir pour
un quitte ou double gagnant ou perdant, afin de provoquer un
changement en devenant actif dans le cours de la thérapie. Je préfère
la deuxième attitude, mais il reste encore à trouver l’occasion. Il n’est
pas question de brusquer ma patiente sous prétexte de sortir d’une
monotonie épuisante. J’estime qu’en analyse on doit suivre l’allure de
celui qu’on reçoit, sans jamais le précéder. C’est lui qui indique la
route à prendre, à chaque moment. Cependant, la thérapie ne doit
faire rejouer les situations traumatiques d’enfance que jusqu’à un
certain point. Sans quoi elle consisterait pour le patient à les vivre
une seconde fois avec le même malheureux dénouement. Je
représente jusque-là pour Sandra le parent probablement déficient de
son enfance, mais il importe que je ne le reste pas trop longtemps.
J’interprète systématiquement les rêves, cela me passionne et je
ne m’en cache pas. Sandra m’apporte, depuis presque une année,
trois rêves à chaque séance. Trois – pas un, pas deux – que je
commente avec elle tout aussi soigneusement et régulièrement qu’elle
me les apporte. Alors qu’elle me raconte les trois rêves de la semaine
passée qu’elle a notés sur une feuille, je la coupe pour lui dire : « Vous
avez remarqué que vous amenez toujours trois rêves ? Vous ne
trouvez pas cela étrange ? On dirait que vous ne les faites que pour
moi. » Après une grimace de dépit, elle se met tout à coup en colère :
« Comment pouvez-vous me dire cela ? Avec ce que vous venez de
dire, je ne vais plus faire de rêves maintenant ! C’est comme si vous
m’interdisiez de rêver ! » Elle part de la séance absolument hors
d’elle.
La fois suivante, sans apporter aucun rêve, elle reprend ses
récriminations sûrement mijotées pendant la semaine qui a précédé.
Je lui parle alors de la structure obsessionnelle fortement prégnante
chez elle.
J’explique souvent à mes patients ce que je pense de leur structure
psychique en regard de celles répertoriées en psychanalyse.
N’hésitant pas à partager avec eux ce qui ressortirait de ma propre
structure, que je n’estime pas meilleure que la leur, je tiens à leur
indiquer que ma position de thérapeute tient au fait que j’ai pris de
l’avance sur le chemin du changement. Au fond, je ne suis pas
différent d’eux, quels que soient leurs problèmes, leur névrose ou
bien plus encore. Je ne suis pas une personne saine qui en reçoit une
autre malade : j’ai eu – et j’ai – des difficultés de vie et j’ai eu – et j’ai
– besoin d’aide pour en sortir. Allant nettement mieux qu’au départ,
ayant accompli un long trajet pour y parvenir, je continue sans cesse à
tâcher « d’aller encore mieux », ce qui me rend peut-être capable de
les aider à trouver leur propre voie de guérison.
J’explique à Sandra mon idée qui concerne un point important de
la structure obsessionnelle. On sait, depuis Freud et d’autres
théoriciens ultérieurs, que l’obsession est liée à l’analité et à
l’agressivité. À mon sens, ce n’est pas inhérent à la personne mais cela
tient la plupart du temps à la façon dont les parents ou l’entourage
ont par exemple géré ses besoins corporels dans l’enfance. En
particulier, la façon dont la propreté sur le pot a été exigée, et à quel
âge, est un enjeu majeur qui va déterminer pour la vie la personnalité
plus ou moins obsessionnelle de quelqu’un.
Ce n’est pas pour rien que Françoise Dolto préconisait de n’exiger
cette propreté que si l’enfant avait acquis une habileté motrice
suffisante, notamment celle de pouvoir monter et descendre seul
quatre ou cinq barreaux d’une échelle 2. Deux ans et demi, trois ans
est l’âge moyen pour le faire ce qui correspond d’ailleurs à l’entrée en
petite section de maternelle en France. Si les exigences de l’entourage
ont lieu dans un moment trop précoce, d’une façon trop prégnante ou
avec beaucoup d’angoisse, comme dans les familles hantées par la
mort, cette propreté représente un tel enjeu qu’elle va conditionner
de nombreuses attitudes ultérieures de la vie dans le sens de la
rigidité ponctuelle et… obsessionnelle. J’explique ainsi à Sandra, ce
qui la fait rire, qu’elle m’apportait jusque-là à chaque séance trois
rêves comme trois « petites crottes » qu’elle aurait « faites » pour moi,
pour me faire plaisir. Elle répondait à mon attente comme cela avait
été le cas dans son enfance avec sa mère notamment. Jusque-là, la
relation thérapeutique était en quelque sorte tronquée. En
m’apportant soigneusement ses rêves pour que je les interprète, elle
pensait me faire jouir comme si elle me donnait en cadeau ses
excréments. C’est ce qu’imagine un enfant quand il sent l’adulte trop
alarmé ou trop intéressé par les productions excrémentielles de sa
progéniture. Il ne se maîtrise pas pour lui-même, mais pour l’autre et
n’a donc pas conquis sa vraie autonomie. Il répond « à la demande »
en mettant de côté son propre rythme, aliénant son désir, sa
jouissance et sa liberté intérieure. Ces instances précieuses restent
néanmoins inutilisées dans une sorte de coffre-fort de l’individu.
L’analyse doit pouvoir un jour en ouvrir la porte afin que ces qualités
de vie s’expriment. Une personne obsessionnelle est toujours dans le
désir de l’autre, d’un autre. À cet endroit, si l’analyste n’est pas
vigilant, il peut tomber dans un jeu de dupes qui peut le satisfaire en
tant que thérapeute, semaine après semaine, mais ne pas du tout
faire avancer celui ou celle qu’il reçoit.
À partir de cette séance difficile, Sandra rêve librement. Parfois,
elle vient avec des rêves, parfois sans.
Mais le train-train analytique reprend vite le dessus. Dans cette
danse à deux, où le pas de l’un suit automatiquement celui de l’autre,
certains « accidents » du cours de la thérapie peuvent néanmoins
faire évoluer positivement l’analyse. Un premier accident
thérapeutique avec Sandra va concerner l’argent.
Mais avant d’aller plus en avant, que peut-on dire de l’aspect
psychique de l’argent ?

Qu’est-ce que l’argent ?


Dans l’histoire de l’humanité, en supplantant le troc, l’argent a
permis la possibilité d’agrandissement des échanges entre humains
dans le temps et l’espace. Ce qui, avec le troc originel, ne pouvait
s’acquérir qu’ici et maintenant, pouvait désormais l’être là-bas et plus
tard. Aussi, l’argent permet à l’enfant d’intégrer encore mieux l’espace
et le temps, en général à partir de l’âge de trois ans. Cette notion le
fait entrer dans le monde et le sort du « tout, tout de suite »
archaïque. Il n’est pas anodin que dans notre langue le mot « payer »
soit pris autant au sens propre qu’au sens figuré. Comprendre que
tout se paie permet d’entrer dans le temps et l’espace qui nous sont
« comptés ». Que chaque chose coûte, donne du sens et de la valeur à
la vie, à ce que l’on est capable de faire soi-même. La personne qui
vient en thérapie dépense de l’argent pour le temps, l’effort du
thérapeute, la capacité de ce dernier à aider. Le don du patient –
matériel – reçoit en retour un don – immatériel – qui est constitué
d’écoute, de parole, d’attention et de tout ce qui fait la valeur ou pas
du thérapeute. Sans aller jusqu’à dire que le patient donne de l’argent
pour être aimé, il reçoit en tout cas en échange une attention
profonde et une sorte d’amour inconditionnel, une fois sa séance
payée. En effet, le fait qu’il paie son analyste crée une barrière qui
garantit qu’il ne soit pas dans une relation de type incestueuse avec
ce dernier. Là où le patient peut croire que le thérapeute ne le reçoit
que pour l’argent est l’endroit justement où il a l’assurance qu’il ne
faudra pas le payer autrement ou éternellement. Payer rend libre.
Or, dans le psychisme, l’argent est ce qui va faire rejouer la
question de l’amour inhérente à l’enfance, au rapport à l’entourage,
en général aux parents. Au début, l’amour est une garantie de
l’« être ».

L’amour, une garantie de l’être


Pour pouvoir échanger harmonieusement avec les autres, il faut
en effet être « quelqu’un ». Dans la première partie de la vie, jusqu’à
l’âge œdipien qui commence vers deux ans et demi, trois ans, la
question capitale est celle de l’être, pas celle de l’avoir. Avant cet âge,
un enfant n’a pas un objet, il est l’objet. On ne peut lui demander de
prêter ou donner, car son jouet représente une partie de son corps et
du monde qui l’entoure. Le donner serait pour lui comme s’arracher
le bras. À partir de l’objet qu’il tient, l’enfant se fait un corps dans le
monde. Initialement morcelé dans son environnement et
pratiquement inclus dedans, il va petit à petit devenir un individu
unifié et séparé par ce que Françoise Dolto appelait la « mêmeté
d’être 3 ». L’entrée de l’enfant dans le symbolisme lui permet alors
d’envisager le don, le prêt, et surtout la perte, pour peu qu’il ait
suffisamment constitué son individu. D’une façon majeure, cette
constitution de l’être se fait à partir de l’attention et de l’amour de
son entourage. En cas de défaillance de l’environnement, l’individu
ne sera pas assez constitué pour se suffire à lui-même. Manquant
d’amour initial donné par les autres, il aura des difficultés à échanger,
à donner, à perdre sereinement. Au lieu de représenter une possibilité
de communication et de partage, l’avoir qui s’installe à partir
d’environ deux ans va tenter en permanence de constituer l’être, ce
qu’il ne peut jamais réussir à faire de façon satisfaisante. Certains
économistes 4 ou philosophes 5, ont pointé le fait que la perversion
économique commence quand l’argent n’a de valeur que pour lui-
même – l’argent pour l’argent – au lieu de servir à créer un lien social
entre les individus. De même au niveau psychique, l’argent doit
pouvoir servir pour échanger avec les autres et non pour se donner
l’assurance d’exister.
Un adulte peut avoir des difficultés à considérer l’argent comme
une valeur d’échange ; dans ce cas, pour lui, c’est une garantie d’être.
En psychanalyse, cela se perçoit quand son enjeu dépasse largement
le simple fait de ce qu’il doit représenter. De même, pour l’enfant, les
excréments sont des parties de son corps dont il doit pouvoir se
détacher sans difficultés, sous réserve qu’il ressente son être
suffisamment et solidement constitué. Sans cela, la perte des
excréments peut être éprouvée comme un danger d’anéantissement,
une menace de mort. Dans l’inconscient, les excréments permettent
de donner des représentations de la mort. Ils constituent la seule
partie du corps qui une fois perdue ne repousse pas, à la différence
des cheveux, des ongles et même des dents qui ne sont pas définitives
chez les enfants. La conscience de la mort permet d’intégrer le temps
6
linéaire, celui qui inclut également la naissance .
D’ordinaire, une personne obsessionnelle paie régulièrement, ce
qui est le cas de Sandra, mais avec une particularité : elle me paie en
fin de mois et nous n’en avons jamais discuté. Elle a un petit rituel,
celui d’aller chercher l’argent en liquide à la banque dans mon
quartier, juste avant la dernière séance mensuelle. Je l’ai laissée agir
ainsi dès le début, car je pars du principe que le patient sait ce qu’il
fait et pourquoi. De plus, j’avais l’intuition que c’était un élément qui
prendrait son sens à un certain moment.
Or je m’aperçois, au retour des vacances, que cela fait longtemps
que je n’ai pas relevé mes tarifs de séance. Je décide donc une
augmentation. Cet événement lui donne l’occasion d’exprimer, pour
la seconde fois, une grande colère à mon encontre. Elle ne dit mot
lorsque je l’informe du nouveau tarif mais la séance qui suit est
envahie par une déferlante de récriminations. « J’ai fait le calcul de
votre augmentation. C’est plus de vingt pour cent, je n’ai jamais vu
cela dans aucun domaine ! Vous êtes absolument abusif ! » Malgré
mes justifications, elle ne lâche pas l’affaire et la séance suivante est
encore principalement consacrée à ce tarif perçu comme exorbitant.
Nous sommes en fin de mois, elle a tout de même préparé ses billets
avec énervement. Avant de partir, elle continue ses récriminations,
tenant ses billets d’une main qui ne se décide pas à me les donner.
Nous sommes debout tous les deux, elle sur le pas de la porte. Je la
regarde avec un sourire tout en lui disant : « Lâchez-les… » Puis
j’ajoute : « Je voulais aussi vous dire que ce serait bien, à partir de
maintenant, que vous me payiez à chaque séance et non pas en fin de
mois. »
Elle consent à me donner les billets et part visiblement furieuse au
plus haut point. Je m’attends, dans ce genre de situation, à ce que la
personne ne revienne plus. Cela m’est déjà arrivé et parfois sans
même une explication de sa part. J’ai alors le sentiment d’avoir été
maladroit. Je considère surtout dans ce cas avoir fait une erreur. Avec
Sandra, à sa colère initiale de l’augmentation, j’ajoute une seconde
occasion de m’en vouloir, celle concernant le changement de
fréquence de paiement. Je suis toutefois convaincu que, dans le cas
d’un patient obsessionnel, c’est un risque à prendre. Cette absence de
crainte chez l’analyste que son patient ne revienne pas peut être
profitable à ce dernier, car la notion de perte était souvent
inconcevable dans l’entourage de son enfance.
Sandra est présente à la séance qui suit. Elle est encore remontée
contre moi. Nous parlons de ce qui s’est passé et je lui explique alors
quel m’a semblé être l’enjeu de ce différend entre nous à propos de
l’argent.
Pour elle, l’argent est une composante vitale de son être, qu’elle
me donne en échange d’amour, d’attention en tout cas. Le fait que,
brusquement, j’augmente mon tarif revient à lui faire payer trop cher
et de façon arbitraire mon « amour », la plaçant tout d’un coup dans
une situation de manque insupportable. Comme si je lui prenais
subitement une partie de son corps : « Ce n’est pas la question
d’augmenter, c’est la manière brutale dont vous l’avez fait, sans que
j’y sois préparée », me dit-elle.
Un certain nombre d’analystes auraient fait autrement que moi,
en exigeant, dès le départ, un paiement à chaque séance, mais j’avais
décidé qu’elle pouvait agir à sa guise. On comprend pourquoi la
question de l’argent est absolument fondamentale en analyse. La
laissant me payer en fin de mois, je lui faisais crédit. En quelque
sorte, elle avait, pendant un mois, mon « amour » gratuitement. De
plus, elle était en position active puisqu’elle l’avait décidé, ayant pu
mettre en place une relation de sécurité affective dans laquelle elle
tenait en main l’« amour ». À condition que rien ne bouge, jusque-là
tout allait bien. Que s’est-il joué pour que tant de colère surgisse avec
ce qui, pour quelqu’un d’autre, n’aurait été qu’un épisode banal, voire
agaçant, de l’analyse ?
Le temps c’est de l’argent
Les difficultés relationnelles et affectives de son enfance étaient à
l’origine de sa réaction aux aléas du paiement. Sandra avait une mère
maniaco-dépressive qui pouvait être violente et souvent indifférente.
Dans ses crises, elle exigeait de sa fille une obéissance absolue en
« monnayant » son attention – son amour – par des manœuvres
affectives qui confinaient à la manipulation. Ces manœuvres ne
concernaient pas seulement sa fille mais également ses frères et
sœurs, et son mari. Tout se payait cher. C’était fondamentalement un
jeu de dupes. Comme si la mère de Sandra promettait quelque chose
qu’elle ne donnait jamais.
Alors que la relation thérapeutique semblait sans sentiments, lisse,
se jouait en fait dans le paiement un enjeu affectif important pour
Sandra. La situation analytique a cette singularité de faire revivre au
patient les traumatismes de l’enfance, mais ni lui ni probablement le
thérapeute ne veulent en venir là, tout en s’y dirigeant
inconsciemment sans relâche. Sandra, par son paiement régulier et
mensualisé, dont le rythme était géré par elle, pensait avoir la
garantie que je n’allais pas faire comme sa mère : abuser d’elle par un
rythme incohérent, exiger plus qu’elle ne pouvait, ne rien lui donner
en échange de son effort incessant à suivre cette analyse.
Parallèlement, elle répondait fidèlement à ce qu’elle croyait que je lui
demandais. La violence et la manipulation maternelle lui avaient
imposé une propreté, une obéissance et une immobilité parfaite.
Plusieurs mois après cet épisode, Sandra, qui vient déjà me voir
depuis quelques années, oublie son rendez-vous hebdomadaire. Je lui
envoie le lendemain un SMS pour le lui signaler. Elle m’appelle. Une
séance oubliée par le patient est due, règle énoncée en début de
thérapie. Or, j’ai le sentiment que là, il faut agir autrement. Sandra
n’a jamais raté un rendez-vous. Cet oubli est plutôt le signe qu’elle
commence à quitter sa structure obsessionnelle. Je lui dis que c’est à
elle de décider de payer ou non sa séance. Vu qu’elle a toujours tout
payé trop cher dans son enfance, je l’autorise aujourd’hui à ne pas le
faire. Sinon, elle serait en quelque sorte « punie ». À la séance
d’après, elle m’annonce qu’elle ne paiera pas. Il peut être néfaste de
ne pas faire payer une séance à un patient, car cela risque de le
mettre dans une dette qui le soumet encore plus au thérapeute, ou le
place dans une position d’être séduit par celui-ci. En revanche, cette
fois-ci, cela représente pour Sandra une réparation. Sa mère
monnayant tout, à ses dépens, dans son enfance, elle a pu ne pas me
payer sans pour autant risquer de me perdre. Chose impensable
jusque-là, car si elle ne payait pas au prix fort ce qu’exigeait sa mère,
l’amour maternel lui était totalement retiré ou était menacé de l’être.
À un autre moment, alors qu’elle a volontairement annulé une
séance le jour même sans explications, nous sommes donc convenus
qu’elle la paierait la fois suivante. Elle le fait mais cette fois-ci en
chèque : « J’ai payé cette séance mais pas complètement, car j’ai
l’impression qu’avec ce chèque, je ne vous donne pas tout. » Une fois
encore, elle se répare de l’obligation folle de sa mère qui avait
toujours tenu à l’obéissance absolue de sa fille.
L’analyse continue. Un autre « accident » vient encore faire
avancer le cours de la thérapie. Jusqu’à présent, Sandra est toujours
venue à l’heure pile à son rendez-vous. Parfois, elle était capable
d’attendre à la porte pour sonner exactement à l’heure. Un tel patient
se reconnaît quand il arrive très en avance à la première séance, et à
la minute près dans celles qui suivent.
Je ne l’ai pour ma part jamais vraiment prise en retard pour sa
séance. Or, un jour, quelques patients restés plus longtemps font que
je la laisse presque une heure dans la salle d’attente, tout en l’ayant
prévenue et m’étant excusé. Au moment où je vais pour la chercher,
elle est déjà partie.
À la séance suivante, face une fois encore à sa colère, je reprends
avec elle le sens de ce qui a pu se passer. Elle a eu le sentiment d’être
abusivement abandonnée tout comme elle pouvait l’être dans son
enfance par sa mère, mais également par son père. J’ai beau lui
expliquer que ce n’était qu’un aléa non intentionnel, et bien qu’elle le
comprenne, elle ne décolère pas. Je ne peux que recevoir son
sentiment ; elle a sûrement besoin de laisser s’exprimer cette rage qui
vient maintenant comme une libération. Sa fureur enfantine était
entièrement présente dans cet événement assez banal. Qu’elle puisse
la manifester, que je l’accueille sans exercer de représailles va avoir
un effet pour la suite des séances. À partir de là, elle s’autorise à ne
pas être à l’heure tout comme elle m’accorde également ce droit.
À l’inverse, une autre patiente, Béatrice, était toujours
prodigieusement en retard. Pendant plusieurs années, elle pouvait
même arriver à la fin de la séance. Je lui accordais quelques minutes
mais pas plus, par le simple fait que quelqu’un consultait après elle.
Cependant, je ne l’ai jamais critiquée sur ses retards. Béatrice payant
ses séances pour un temps qui lui appartenait, elle en faisait ce
qu’elle voulait et je le lui disais.
Béatrice avait été propre à six mois, d’après les dires de sa mère.
Elle l’attachait sur une chaise avec un trou. Même si cela est difficile à
croire, on peut au moins penser que la mère avait tant exigé du corps
de sa fille que cette dernière lui avait donné ce qu’elle voulait. Adulte,
ce dressage se signalait chez elle par des désordres alimentaires, des
maux de ventre et divers symptômes au niveau anal et digestif. Sa
gestion du temps lors des séances avec moi était le reflet de ce
forçage précoce. Arriver en retard était presque de la survie pour elle.
Il était impératif que je la laisse organiser son temps, au contraire de
la mère de son enfance qui l’avait hâtée à un âge où ce n’est même
pas concevable. Il a fallu plusieurs années à Béatrice pour qu’elle
arrive à l’heure. Non parce que je lui avais demandé, mais parce
qu’elle voulait mieux profiter de ses séances. Auparavant, elle avait
besoin de réparer suffisamment longtemps ce temps brisé de son
enfance, en « prenant son temps ». Ne plus s’inscrire dans celui de
l’autre pour l’avoir trop fait dans ses premières années.
Le temps est lié à l’argent d’où l’expression : « Le temps c’est de
l’argent. » Mais il est aussi lié à l’analité, une fois encore par l’enjeu
de la propreté qui concerne une négociation entre le parent et
l’enfant. Devenir propre, qui fait partie d’un moment important pour
entrer dans la société humaine, exige de l’enfant qu’il abandonne la
notion d’ici et maintenant, pour pouvoir « faire » ailleurs et plus tard.
C’est une fois de plus une entrée dans l’espace-temps commun. Mais,
si l’entourage demande à l’enfant de contrôler ses besoins trop tôt par
rapport à son développement moteur, il deviendra propre au prix de
beaucoup de choses pour le reste de sa vie. Cela peut se révéler chez
l’adulte par des difficultés anales, digestives, sphinctériennes,
motrices jusqu’à divers troubles psychiques et comportementaux. Si
une fois qu’on fait du vélo, on ne l’oublie pas, il en est de même avec
tout ce qui a été acquis si tôt, en mal ou en bien. Tout le monde sera
satisfait de l’enfant sauf, qu’adulte, il en gardera de redoutables
séquelles.
Pour revenir à Sandra, ces diverses péripéties en rapport avec le
temps et l’argent lui permettent de devenir plus souple dans son
comportement. Elle n’est pas pour autant sortie d’affaire. L’obsession
reste chez elle très prégnante, son agressivité encore sourdement
présente. Cette agressivité est celle de l’enfant qui n’a pas pu
l’exprimer à l’âge où c’était nécessaire, normalement entre deux ans
et demi et trois ans et demi, quatre ans. Sandra n’est pas tant
paralysée par cette propre violence naturelle que par une rage
enfantine due à son impuissance face à des parents « maltraitants ».
Car son père l’était à sa façon également. S’il n’était pas méchant avec
elle, il ne la défendait pas non plus contre les accès maniaques et
manipulateurs de sa femme. Cette violence interne colossale de
Sandra n’est guère facile à exprimer. Est-elle capable de l’affronter ?
Suis-je même capable de la recevoir ?

L’erreur de l’analyste
Il y a un phénomène particulier dans l’analyse qui tient sûrement
à la nature de l’inconscient : si on met en place suffisamment
d’ouverture et de garanties pour les deux parties – l’analyste et
l’analysant – l’inconscient s’arrange lui-même pour faire progresser
les choses. Souvent par le biais des accidents de parcours. Parfois, il
ne s’agit pas forcément de l’inconscient du patient, mais de celui de
l’analyste. Dans un premier temps, il s’agit de celui de Sandra.
Chaque séance devient de plus en plus tendue, car son agressivité se
déploie dans toutes les directions. Soit elle envoie des piques
indirectes en commentant le désordre de mon bureau, en s’agaçant
de ce que je peux dire – « Vous me l’avez déjà dit ça », « Je savais
d’avance ce que vous alliez me répondre » – soit elle apporte par un
silence boudeur une tension qui a tendance à mettre mes nerfs à
l’épreuve. Cette violence sourde dure depuis déjà plusieurs mois,
quand cette fois-ci, mon propre inconscient apporte une avancée dans
l’analyse, encore par accident.
Un jour, sans y prendre garde, je donne un rendez-vous à une
nouvelle patiente à l’heure de son créneau habituel. Ayant commencé
en avance la séance avec l’autre personne, j’entends Sandra sonner à
la porte du cabinet. Je comprends immédiatement ma bourde. Ne
pouvant éconduire trop vite la nouvelle venue, qui ne prendrait pas
forcément bien la chose, je fais attendre Sandra non sans m’être
confondu en excuses auprès d’elle. La recevant avec vingt bonnes
minutes de retard, je me prends une salve d’injures et de
récriminations. Son attitude se transforme en une telle crise de
violence que je la somme tout de même de se calmer et de crier
moins fort. Elle pleure de longues minutes et quitte la séance
hagarde.
Étonnamment, elle arrive à la séance qui suit très calme, posée et
presque sereine. Entre-temps, j’ai compris que mon oubli de sa
séance, acte manqué qui consistait à la remplacer par une nouvelle
analysante, était dû à mon inconscient qui n’en pouvait plus de
supporter son agressivité. C’était en relation avec ce que j’avais moi-
même vécu dans mon enfance. Je lui explique. Elle me raconte qu’au
sortir de la séance, elle pensait ne plus revenir, mais que le fait que je
m’excuse et que j’apparaisse comme faillible l’en avait dissuadé. En
tout état de cause, je comprends qu’elle ait pu expulser son
agressivité par le biais de mon erreur.

Un obsessionnel peut-il sortir


son agressivité ?
Cependant, les temps qui vont suivre seront difficiles. Sandra
commence à développer des symptômes inquiétants qui me font
comprendre pourquoi il est si compliqué pour un obsessionnel de
lever les barrières psychiques qui endiguent son agressivité. Elle se
met à être désagréable avec la plupart des personnes de son
entourage à tout bout de champ, sans raison. Je me demande si elle
n’exagère pas un peu, mais en tout cas, elle en ressent une énorme
culpabilité. À son travail, elle développe une guerre pratiquement
paranoïaque envers un collègue qui s’appelle… Xavier sans motif
apparent. Elle l’accuse de tous les défauts de la terre, ce qui
commence à poser un vrai problème dans son service. Au bout d’un
moment, je lui fais remarquer que « Xavier » est peut-être un substitut
de… « Clavier », moi-même. Comme si elle avait tellement
d’agressivité à revendre vis-à-vis de ses parents, représentés par moi
dans l’analyse, qu’il fallait que l’extérieur en prenne une partie pour
éviter que j’en reçoive trop. Puis Sandra se met à avoir des moments
de déréalisation qui me font un peu peur. Je crains d’avoir ouvert la
boîte de Pandore.
Cependant, ce basculement de sa personnalité ne m’étonne pas
vraiment. Cela fait longtemps que je suis persuadé que les
obsessionnels déploient des efforts gigantesques pour ne pas être
agressifs, mais aussi pour ne pas aller toucher certaines parts
archaïques d’eux-mêmes d’aspects psychotiques. Leur caractère
structuré, en apparence, peut cacher une grande fragilité psychique.
Leur rapport à la loi est la plupart du temps rigide. Ils ont établi
en eux des murailles énormes qui, si elles s’effondraient, pourraient
laisser le champ libre à un désordre total 7. Les rituels, la manie de
l’ordre pour certains, le fait que chaque chose doit être à sa place
témoignent de cette crainte d’effondrement 8. Leurs angoisses, sans
commune mesure dans le cas d’une entorse à l’organisation
obsessionnelle, en sont la preuve.
Chez Sandra, heureusement, après cette sorte d’explosion de ses
murailles psychiques, une période chaotique de plusieurs semaines
laisse place à une certaine « normalité ».
Le moment marquant de son changement se symbolise à travers
un tout petit rêve qu’elle apporte en séance : la vision d’un masque
qui se jette sur elle pour la dévorer. Sachant que mon bureau est
rempli de masques, je lui énonce : « Ne vous inquiétez pas, je ne vais
pas vous dévorer. » Son inconscient, à travers une projection
maternelle sur moi, pense peut-être qu’en représailles de son intense
agressivité, j’allais effectivement la dévorer. C’est un fantasme hérité
des premières années d’enfance, du stade oral. Ayant laissé tomber
son « mur de défense », elle peut rêver cette angoisse et s’en souvenir.
Le simple fait de rassurer l’enfant en elle sur mon caractère inoffensif
a un effet réparateur. Ayant perdu ma toute-puissance, je ne suis plus
ce monstre parental interne qui la paralysait jusqu’alors. Ayant
exprimé son agressivité archaïque sans dommage, elle prend
confiance et peut se vivre comme quelqu’un de bon.
Une partie importante de son agressivité disparaît dans les mois
qui suivent.

La neutralité de l’analyste :
une escroquerie
Les séances devenant plus dynamiques, Sandra est maintenant
passée à un mode relationnel où elle me demande des conseils. Pour
sa vie, pour elle, pour ses rencontres. Beaucoup d’analystes se
gardent de rentrer dans ce type de relation. Elle ne correspond pas au
protocole psychanalytique, ce serait plutôt la fonction d’un
psychologue.
Mais, une fois encore, je décide de ne pas faire comme je devrais.
Sandra a tellement eu peu de soutien parental dans son enfance, qu’il
me semble légitime de l’aider. Il y a une contradiction dans l’analyse
d’accepter tacitement de jouer le rôle des parents et de refuser à
certains moments de le faire à bon escient, sous prétexte d’une
éthique thérapeutique de neutralité. L’analyse remet en scène les
manques de l’enfance à condition qu’ils ne se reproduisent pas dans
la cure, au prix dangereux de créer un nouveau traumatisme.
Sandra a maintenant trente-six ans. Elle sait beaucoup plus ce
qu’elle veut. Avoir un mari et des enfants est clairement devenu son
souhait. La rencontre avec un homme plus âgé qu’elle, un chirurgien,
s’inscrit très vite dans son projet de vie. Ils ont l’intention de se
marier et de mettre en route un enfant. Prudent vis-à-vis de ce qui se
passe, je trouve cela un peu précipité. Cependant, je n’hésite pas à lui
donner des réponses quand elle me demande ce qu’elle doit faire avec
lui ou pas. Petit à petit, alors que tout est mis en place pour leur vie
future, elle se plaint de ses manières, de son caractère. Ce dont elle
me parle ne me semble pas rédhibitoire. J’ai tendance à prendre
plutôt position en faveur de cet homme qui s’engage comme elle le
veut et semble assez attentionné. Certaines femmes, ayant pourtant
trouvé le compagnon qu’elles attendaient, ont tendance à vouloir
détruire ce qu’elles ont pourtant souhaité si longtemps. L’affaire dure
jusqu’à ce que Sandra rompe la relation définitivement.
Elle est remontée contre moi. « À cause de vos conseils, j’ai perdu
mon temps pendant six mois avec cet homme. Vous n’avez pas arrêté
de me dire qu’il fallait que je reste avec lui. Cette relation, c’était
n’importe quoi ! »
Je lui réponds qu’elle avait raison et que j’avais tort. Je poursuis
tout de même par cette réflexion : « Au moins, vous savez ce que
vous voulez. L’avantage de mes mauvais conseils réside dans le fait
que vous avez pu, finalement, penser et savoir par vous-même. » Au
cœur de cet épisode, se joue la question de la neutralité de l’analyste
qui a fait écrire à François Roustang qu’affirmer que le « moi du
psychanalyste pourrait être mis entre parenthèses [est] l’escroquerie
majeure de la psychanalyse 9 ». Dans certains cas, plutôt que de
garantir le libre arbitre de l’autre, ne pas prendre position peut
revenir à laisser son patient dans le désarroi et permet à l’analyste de
ne pas être en danger. La toute-puissance de l’analyste s’exerce dans
un ni oui ni non qui lui permet d’être un « sujet supposé savoir » –
son silence pouvant laisser sous-entendre qu’il a toujours raison – et
d’incarner ainsi une statue indestructible. Pouvoir se confronter à
l’erreur de l’analyste apporte une intelligence partagée de la vie qui
sort le patient d’un état où il n’existait que dans la vérité supposée de
l’autre.
Dans les temps qui suivent, Sandra ne me demande plus de
conseils. Elle prend ses décisions de façon autonome ; la plus
importante, en ce qui concerne l’analyse, sera de me quitter. Mais
auparavant, elle va construire une histoire d’amour.
Parmi plusieurs hommes, Sandra décide alors de rester avec, a
priori, le plus improbable pour elle. Autant elle est rangée et
ordonnée, autant il est désordonné et fantasque. Elle travaille dans
une banque, il est intermittent du spectacle. Elle veut cadrer le
présent et l’avenir, fonder une famille ; il vit au jour le jour sans trop
se projeter dans le temps. Les débuts houleux de leur relation sont
marqués par des ruptures incessantes. Échaudé par l’expérience
malheureuse de mes derniers conseils, je me garde de commenter ses
fréquentes diatribes contre lui, contre son inconséquence, son
inconsistance, etc. Visiblement, les deux s’aiment mais leur union
semble être celle de l’eau et du feu, du jour et de la nuit.
Pour qu’elle puisse comprendre ce qui se joue dans leur relation,
je l’engage à travailler son arbre généalogique. De telles situations
conflictuelles de couple sont souvent en rapport avec des
problématiques des générations antérieures.

Le couple, une répétition généalogique


Sa mère, d’une exigence absolue avec ses enfants, l’était encore
plus avec son mari, homme effacé et soumis. Il était décédé jeune.
Elle l’avait toujours vu comme quelqu’un de stable mais sans
envergure, cadre moyen dans la même entreprise d’assurance au
sortir de ses études de comptabilité. La faillite de l’entreprise le mit
au chômage. Elle le plongea dans une dépression larvée qui se solda
par son décès précoce à quarante-cinq ans. Sa femme lui avait
toujours reproché son manque d’ambition.
Elle descendait d’une famille noble par sa mère. Sandra apprend
que son arrière-grand-père maternel avait dilapidé la fortune
familiale, perdant de grosses sommes au jeu. Ruiné, il s’était suicidé.
L’histoire de ce personnage était restée secrète jusque-là. Il
représentait une honte familiale cachée d’autant qu’un château,
héritage ancestral, avait été perdu dans l’affaire. Cet arrière-grand-
père était mort aux dix-huit ans de sa fille, l’âge de Sandra au décès
de son propre père. Le suicide et la faillite familiale ont précipité sa
femme et son unique enfant – la grand-mère de Sandra – dans un
grand dénuement. Par la suite, l’union de cette grand-mère avec un
boucher de province, le grand-père de Sandra, représentait une
mésalliance. À la génération suivante, le mariage de la mère de
Sandra avec un cadre moyen, s’il incarnait une certaine ascension
sociale, n’était toutefois pas suffisant pour réparer cette perte
ancestrale. Depuis la mort de son mari, la mère de Sandra vit dans
une quasi-folie, le syndrome de Diogène, qui consiste à accumuler des
objets et des sacs-poubelle remplis d’affaires. Tout cela s’entasse
dramatiquement dans son appartement où elle vit seule et où
personne ne peut maintenant plus entrer.
Sandra comprend deux choses importantes. La « faute » ancestrale
de l’arrière-grand-père, qui a mené à la ruine, place les hommes dans
la potentialité de n’être jamais fiables. Aussi, aux générations
suivantes, les descendantes les choisissent sans ambition, mais
stables. Cependant, la mère de Sandra est rattrapée par le fantôme
ancestral : son mari, en perdant son travail et en décédant peu après,
la ramène à l’insécurité initiale. On ne peut compter sur les hommes.
Ensuite, Sandra choisit de vivre avec un intermittent du spectacle. Il
n’est pas comme son père, qui était sans possibilité d’évolution
professionnelle, mais il ne garantit pas non plus la sécurité. Il peut
aussi être à l’image de cet arrière-grand-père maternel, homme
entreprenant mais aventureux. Les descendantes sont donc tiraillées
entre ce modèle et son rejet à cause de la ruine qu’il a apportée à la
famille.
Le travail sur son arbre généalogique permet à Sandra de vivre
une relation plus apaisée avec son conjoint. Elle passe moins de
temps à lui reprocher l’insécurité de son statut, afin de jouir de ce
qu’elle aime en lui : son élan joyeux vers la vie et sa créativité
incessante qui l’ont charmée au début de leur rencontre. Elle sait
également qu’il n’est pas comme son ancêtre qui avait dilapidé la
fortune familiale ; posé, calme, il a investi leur relation. Il souhaite
désormais avoir des enfants avec elle. En abandonnant ses reproches
permanents, elle permet à son compagnon de n’être plus dans une
attitude de défi qu’il entretenait jusque-là en réaction. Un peu comme
s’il s’était enfermé dans un rôle d’enfant rebelle contre une maman
trop normative. Le fait qu’il s’engage dans un travail personnel de
psychothérapie avec un homme a sûrement joué dans ce changement.
Un couple, c’est souvent des névroses à deux. Les orages de la vie
domestique reflètent le plus souvent les difficultés de chacun, mais
mises en commun. Leur assemblage provoque de telles déflagrations
que l’un ou l’une projette constamment ses propres histoires sur
l’autre. Cet autre devient parfois une sorte de monstre qui n’a pas
grand-chose à voir avec ce qu’il est réellement. Débroussailler tout
cela, chacun de son côté, avec un thérapeute, permet de diminuer les
projections négatives mutuelles. Un travail personnel psychique les
extirpe de la répétition des conflits conjugaux appartenant aux
générations antérieures.

Être parent remet en scène les scénarios


ancestraux
Dégagés peu à peu de leurs craintes, Sandra et son compagnon
décident d’avoir un enfant. Son arrivée sera l’occasion, pour eux, de
remettre en scène leurs histoires d’enfance, la façon dont leurs
propres parents ont plus ou moins bien géré leurs responsabilités de
parents. La venue d’une génération nouvelle convoque fortement ce
qui s’est passé pour les précédentes. Dans un système de répétitions,
les nouveaux parents se sentent souvent dépassés par l’arrivée de
leurs enfants, parfois véritable tsunami qui fait vaciller le couple sur
ses fondements. Chez Sandra et son compagnon, la possibilité d’avoir
des repères sur eux-mêmes et sur ce qui s’est joué dans leurs familles
contribue à leur faire envisager une relation différente avec leurs
propres enfants. Ces derniers bénéficieront probablement d’une
ambiance familiale plus sereine que celle vécue par leurs géniteurs.
Je reçois quelque temps Sandra, pendant sa grossesse. Puis, à la
fin d’une séance, elle m’annonce tout d’un coup, sur le pas de la
porte, qu’elle ne viendra plus et sort rapidement. Ce départ soudain,
après plusieurs années de travail, me laisse un peu désarçonné. Je
respecte sa volonté d’en rester là sans même une séance de clôture.
Elle a sûrement besoin de le faire ainsi et la liberté est toujours celle
que l’on prend. Peu de temps avant, elle avait rêvé que je la poussais
sur un fauteuil roulant. Soudainement, elle s’enfuyait à toute vitesse,
en tournant frénétiquement les roues de son fauteuil. Je comprends
alors une partie de ce rêve : sa position de patiente était vécue
comme un handicap ; elle avait besoin de trouver son autonomie,
comme un enfant devenu adulte, en se séparant de moi par elle-
même. Je pourrais épiloguer longtemps sur certains autres aspects de
ce rêve notamment sur le fait qu’elle semblait ne pas avoir encore de
jambes. Est-ce nécessaire ? Plusieurs mois plus tard, je reçois le faire-
part de naissance d’une jolie petite fille. Puis des années plus tard, je
trouve dans ma boîte e-mail un message de l’étranger, une sorte de
carte postale : sa famille s’est encore récemment agrandie.
Sandra représentait une personnalité obsessionnelle, structure
fréquente et pas forcément pathologique. Comme elle, un certain
nombre de personnes présentent un « caractère obsessionnel » sans
que cela soit trop handicapant pour elles. C’est même parfois un
atout qui procure une efficacité certaine, dans la vie professionnelle
par exemple. Mais la frontière est parfois ténue entre cette structure,
fréquente et a priori « normale », et celle plus symptomatique,
correspondant à des troubles d’ordre quasi psychotiques chez certains
hommes comme c’est le cas avec Michel.
4

Michel, l’obsession au masculin

« Le patient cherche dans le futur le détail du passé qui n’a pas


encore été éprouvé, pour que l’angoisse soit éprouvée dans le
transfert, en réaction aux faillites et aux erreurs de l’analyste. »
Donald W. WINNICOTT 1

De la personnalité obsessionnelle
aux délires obsessionnels
Michel est venu me voir, six ans après un épisode psychiatrique
qui l’a conduit, à l’âge de dix-huit ans, à un séjour en hôpital d’un
mois. Dans ce moment délirant, il était persuadé de ne pas être le fils
de ses parents, mais celui de sa demi-sœur issue de la première union
de son père.
Il ne l’avait pratiquement pas connue, car la première femme de
son père avait coupé les ponts et s’était arrangée pour que sa fille
n’ait aucun rapport avec son géniteur. Dix ans séparent Michel de sa
demi-sœur ; dans son scénario improbable, celle-ci l’aurait conçu à
l’âge de dix ans ! De plus, selon lui, son père biologique serait en fait
le frère de sa mère, son oncle maternel, élément tout aussi irréaliste
que le premier. Une médicamentation d’à peu près une année a suivi
son hospitalisation puis tout est rentré dans l’ordre, en tout cas en ce
qui concernait cette histoire. Cependant, s’il veut bien concevoir que
son fantasme sur sa naissance soit délirant, Michel garde encore
aujourd’hui cette idée en tête. Il avoue que malgré son impossibilité
objective, le scénario le hante quotidiennement. Cela ne l’empêche
pas de mener une vie presque normale. Cette histoire serait comme
une pensée incongrue constante, solidement implantée en lui,
quoique inoffensive.
Son existence est rendue compliquée par d’autres obsessions,
moins spectaculaires, mais invalidantes pour sa vie affective et
professionnelle. Un de ses principaux TOC est de vérifier chaque soir
quatre ou cinq fois que les portes et les fenêtres de chez lui sont
fermées ainsi que les robinets de l’eau et du gaz. Ses craintes sont
multiples à ce sujet. Elles vont de l’incendie ou de l’inondation jusqu’à
la peur d’un cambriolage pendant son sommeil. Il pense même qu’il
pourrait être kidnappé par le ou les cambrioleurs tout en
reconnaissant également que cela n’aurait aucun sens. À vingt-quatre
ans, Michel vit encore chez ses parents qui l’entretiennent dans une
sorte de statut d’adolescent attardé et malade. Il ne poursuit plus
d’études ni ne travaille. Il a tenté une thérapie avec un psychiatre,
cette fois-ci sans médicamentation, puis avec une psychologue
comportementaliste. Il a ensuite suivi une brève psychanalyse qui
s’est arrêtée brutalement le jour où son analyste lui a proposé de
s’allonger. De crainte de délirer à nouveau comme à ses dix-huit ans,
il s’est enfui.
Dès le départ, je lui propose de travailler son arbre généalogique.
Nous nous voyons face à face une fois par semaine. Sachant que de
telles obsessions sont souvent transgénérationnelles, il n’est pas
question pour moi de mener au départ avec lui une psychanalyse
classique.
Notre première démarche est de tenter de comprendre ce que
recouvre ce fameux fantasme concernant sa demi-sœur qui aurait
donc été sa mère et son oncle maternel, son père. Mon expérience
des fantômes familiaux et de leurs effets sur les descendants m’a
appris qu’un tel délire est le témoignage d’une chose qui a déjà eu
lieu réellement, mais souvent à une autre génération et sous une
forme proche de l’histoire délirante. Avec Michel nous nous mettons à
la recherche d’un événement familial antérieur dont les éléments
correspondraient à son scénario. A priori rien de significatif à ce sujet
ne ressort de son arbre généalogique ni dans le discours de sa famille.

Comment un cauchemar peut-il révéler


un secret de famille
Quelques mois passent jusqu’à ce que Michel fasse ce cauchemar :
dans la maison de ses grands-parents maternels, de la vapeur
s’échappe d’une armoire. Puis la porte de l’armoire s’ouvre.
Soudainement, une multitude d’insectes se répandent dans la pièce et
un crapaud tombe au sol.
Sa seule association est, qu’enfant, sa mère l’appelait « mon
crapaud ». Ce genre de cauchemars est tout à fait transgénérationnel.
Il se situe dans une maison familiale. La vapeur et le placard
signalent un fantôme et un secret. Les secrets sont toujours dans les
placards. Les insectes quant à eux témoignent sûrement d’une
2
problématique d’« inceste ». Quelle peut être la nature de secret qui
visiblement se situe du côté de ses grands-parents maternels ?
Au vu des dates de naissance de ses ancêtres, je lui fais remarquer
que son arrière-grand-mère maternelle avait quarante-quatre ans à la
naissance de son dernier fils, le grand-père de Michel. Bien que cette
grossesse tardive soit possible, je lui recommande d’aller questionner
sa mère. Aurait-elle eu connaissance de quelque chose de spécial à
propos de la vie de cette arrière-grand-mère ?
Ces investigations amènent Michel à reconstituer un puzzle
complexe issu d’un secret familial qui mettra un certain temps à venir
au grand jour.
En effet, sa mère, parmi d’autres souvenirs sur sa grand-mère, va
le mettre sur la piste sans le savoir. Elle lui raconte qu’elle l’a bien
connue et que vers vingt ans, elle l’a même accompagnée dans ses
derniers instants pour une opération à laquelle elle n’a
malheureusement pas survécu. Évoquant les différentes interventions
chirurgicales de sa vie, sa grand-mère lui avait dit : « Mon pire
souvenir, c’est quand on m’a fait “la totale” en 1935 ! »

La loi du silence
Ce premier indice signifie une impossibilité physique : on lui avait
enlevé l’utérus deux ans avant la naissance du grand-père de Michel,
son supposé fils. En effet, celui-ci est né en 1937 ! Plusieurs jours
après la révélation, confrontant sa mère à cette anomalie, Michel
s’entend dire qu’elle avait dû mal entendre à l’époque ou que sa
grand-mère avait sûrement un peu « yoyoté », comme elle était sur le
déclin. Tandis qu’il semble se ranger aux assertions de sa mère, je lui
signale que mon habitude… des secrets familiaux m’incite à penser
que l’information initiale est probablement la bonne. Je lui donne
mon avis à ce sujet. Une solidarité profonde provoque souvent au
sein de la famille des allers-retours entre des vérités qui éclatent et
des dénégations qui jouent le rôle de contre-feux. Le secret
généalogique a une loi inconsciente qui constitue une véritable
omerta familiale. Michel devrait récolter d’autres témoignages pour
en avoir le cœur net.
Bien que beaucoup de personnes de la génération de son grand-
père soient décédées, il va mener une enquête auprès de ceux encore
en vie. Cependant, soit on lui dit qu’on ne sait rien, soit il se fait
rabrouer avec vigueur par certains qui estiment qu’il n’y a pas à
« aller fouiller les affaires de famille ». Surtout pour raconter des
« choses qui ne tiennent pas debout ». Avec son épisode délirant,
Michel a acquis la réputation de raconter n’importe quoi. Sans mot
dire, certains l’écoutent poliment, cependant, lors des réunions de
famille, ils s’inquiètent de sa santé mentale. Ils pensent même qu’il
est tombé sous l’influence néfaste d’un « psy guru », en l’occurrence…
moi.
Mais le secret se révèle finalement par une voie latérale. La
femme encore vivante d’un des frères de son grand-père, d’une façon
absolument innocente, due peut-être à son grand âge et à une
certaine sénilité absente d’inhibition, lui livre la véritable histoire : le
grand-père de Michel était en fait le fils de sa sœur ! Dix-huit ans les
séparaient, et cette fille aînée, tombée enceinte à dix-sept ans, avait
mené sa grossesse et accouché loin du domicile familial d’un enfant
qui fut ensuite déclaré par sa grand-mère comme étant son dernier
fils.
Le secret n’avait pas été partagé par tous. Il est fréquent dans les
familles que seule une partie soit au courant. Le deuxième aspect du
secret concernait le géniteur. Il s’agissait en fait d’un cousin germain
de la famille maternelle ce qui, parmi d’autres éléments, avait
sûrement justifié la mise au point du mensonge. Cela expliquait la
présence, pour une certaine part, du thème de l’inceste dans le
scénario initial de Michel.

Un délire qui recouvre une réalité cachée


Ensemble, nous comprenons alors à quoi se rapportait son délire.
À la place d’une sœur et de son cousin, il a imaginé une demi-sœur et
un oncle. Ce phénomène est tellement courant chez les enfants –
construire une histoire fictive à partir d’une histoire réelle perçue
inconsciemment – qu’on peut l’appliquer aux délires d’adultes, ce qui
est déjà un principe connu à propos des rêves tel que l’avait théorisé
Freud : les délires condensent et déplacent la réalité la rendant ainsi
extravagante. Le fantasme et le délire ne sont donc pas pure
invention, mais simplement construction de l’inconscient identique à
celle qui conduit à la fabrication des rêves à partir du réel. Une fois
qu’on a trouvé la bonne traduction, ils nous révèlent bien des choses
appartenant à la réalité, le plus souvent passée.
Après cette levée du secret, Michel vit une période un peu trouble
et confuse. Je crains même qu’il ne fasse un épisode psychotique. Le
maintien du secret, s’il peut provoquer des psychoses d’un certain
côté, sert aussi à ce que tout ce qui s’est formé autour de ce secret
reste intact et « sain ». Le dépositaire inconscient du secret, justement
le psychotique, le met au grand jour par ses symptômes, car la réalité
occultée cherche toujours à reprendre ses droits. Elle le fait à travers
celui qui est « malade », concentrant en sa personne tout ce que ce
secret peut développer de pathogène. Par sa folle existence, le « fou »
assure la cohésion du reste de la famille. Ceci explique la loi de
l’omerta et les réactions hostiles de ses membres qui ne tiennent pas à
ce que la vérité éclate.
Michel tente de faire sortir cette vérité dans la famille, mais sa
mère l’implore de garder ses « nouveaux délires » pour lui. Elle lui
recommande surtout de ne pas en parler à son grand-père qui ne
supporterait pas de « telles âneries ». Pour ma part, je ne peux que
conforter Michel dans la vraisemblance de ce qu’il a découvert. Un
certain nombre de ses symptômes, les plus délirants, disparaissent
petit à petit. En particulier, il ne sera plus question de l’histoire
concernant sa demi-sœur et son oncle.
Cependant, Michel va échanger une structure presque psychotique
contre une configuration encore plus obsessionnelle. Ses phobies et
TOC prennent de l’ampleur. Sachant à quel point ils sont en rapport
avec l’arbre généalogique, je l’envoie en parallèle à une collègue pour
qu’il puisse travailler cette question, qui concerne les ancêtres. Dans
le cas d’une psychanalyse, j’évite d’étudier intensivement la
généalogie avec mes patients. Ce n’est pas le même cadre et cela peut
apporter de la confusion. Cependant, je prends connaissance et
j’utilise dans la thérapie ce qui a pu être travaillé et découvert avec
l’autre thérapeute.
Je continue de recevoir Michel pour juguler avec lui cette poussée
obsessionnelle que je prends toutefois comme le signe d’une
résolution qui s’amorce.
En attendant qu’il pousse plus loin ses investigations
généalogiques, au fur et à mesure des séances, nous abordons ce qui
s’est passé dans sa petite enfance. Une telle structure obsessionnelle
ne repose pas uniquement sur les fantômes familiaux.
Dans ce cas, la thérapie se fonde sur l’arbre généalogique, mais
aussi sur ce qu’apporte le patient en séance, ses histoires actuelles,
passées, ses rêves, ses associations ; la relation de transfert avec
l’analyste est l’outil majeur de ce processus psychanalytique. Avec
Michel, l’agressivité va occuper le devant de la scène, mais d’une
manière beaucoup plus violente et délirante qu’avec Sandra.
L’obsession a pour fonction de contrer l’angoisse de mort et
l’agressivité interne, latentes mais énergétiquement très fortes. La
pensée obsédante, le rituel répétitif sont comme des barrières qui
empêchent, dans leur mouvement en boucle, leur explosion possible.
Ces angoisses, cette agressivité sont issues des premières années de
vie. Il suffit d’observer les crises de colère et de rage d’un enfant lors
de cette période pour en mesurer l’intensité quand elles surviennent à
l’âge adulte. Aussi la levée d’un symptôme obsessionnel peut-elle
ouvrir la porte à ces manifestations d’une grande violence. Non
seulement l’entourage reçoit alors les éclats mais également
l’analyste, ce qui est préférable.
C’est ce qui va se passer. Avec Sandra les voies étaient indirectes,
il fallait attendre une opportunité, une erreur de ma part, un accident
de parcours ; avec Michel, les attaques sont frontales, presque
inquiétantes.
Lors d’une séance, il décide de faire un bilan. Il a calculé ce qu’il
m’a versé depuis le début. Il estime qu’il y a une sorte d’arnaque et
énonce tout ce qu’il aurait pu faire avec cet argent.
« Vous vous imaginez, c’est une somme colossale. En fait, vous les
psys, vous vivez sur l’illusion qu’on aille mieux en vous consultant.
Mais vous ne donnez rien en échange de notre argent. Je n’ai pas fait
de progrès depuis que je vous vois. Je me demande même si mon état
ne s’est pas aggravé. Qu’avez-vous à répondre à cela ? Vous allez
comme d’habitude me regarder en silence avec votre petit sourire ? »
À mes débuts, je pouvais être atteint par ce genre d’attaques, par
défaut de confiance en mon travail et par manque d’expérience de ce
qui se passait au niveau inconscient lors de la séance. D’avoir vécu
plusieurs situations similaires a été un enseignement précieux. Il faut,
en tant qu’analyste, être pénétré du fait que cela ne s’adresse pas à sa
personne, mais à une instance projetée sur soi. À l’inverse, le prendre
à son compte peut amener à rendre réelle une scène qui n’est que
fictive. Dans la cure psychanalytique, comme dans les jeux d’enfants,
les deux protagonistes décident tacitement ensemble qu’ils vont faire
« comme si ». Mais si l’un ou l’autre rompt cette convention, la
situation peut dégénérer à l’image de deux sportifs qui en viendraient
tout d’un coup aux mains.

Quand l’analyste doit parler de lui


De mon côté, bien que Michel m’ait sommé de ne pas prendre une
posture silencieuse et souriante, je ne fais rien d’autre que d’attendre
un peu avant de répondre. L’état qu’il traverse en ce moment est
extrêmement difficile et douloureux pour lui. C’est celui de l’enfant
dépassé par son agressivité envers ceux qu’il aime tant. Sachant que
l’analyse remet en scène les instants les plus précoces de la vie, quelle
attitude adopter face à cette émotion mêlée de peur, de colère, de
haine et… d’amour ? L’empathie et l’identification profonde de
l’analyste permettent d’y répondre. Elles ouvrent la voie pour tenter
de trouver les mots les plus justes comme on le ferait avec un petit
enfant. Alors qu’il bouillonne sur place et me lance des regards de
fureur, je lui réponds : « Il est possible que vous n’ayez pas progressé.
J’ai quand même l’impression que le simple fait que votre histoire sur
votre naissance n’occupe plus vos pensées est au moins un mieux.
Pour le reste, je comprends votre ressentiment. Vous savez, je ne fais
pas vraiment cette analyse avec ma théorie. Elle peut être importante
mais, avant tout, je mène la thérapie en référence à la mienne. C’est
pour cela qu’un psychanalyste doit avoir suivi une psychanalyse assez
longue. Il n’y a rien de ce que vous vivez que je ne connais moi-même
pour l’avoir traversé à ma manière. Je me souviens une fois avoir fait
les comptes de ce que j’avais donné à mon premier analyste, douze
années ininterrompues de séances hebdomadaires. Je m’étais même
imaginé ce que cet argent aurait pu me procurer. Cependant, en
mesurant tout ce que cela m’a apporté de confort de vie et de
possibilité d’être plus heureux, j’ai toujours pensé que cela n’avait pas
de prix. En ce qui vous concerne, c’est à vous de juger si vous avez
vraiment ou non avancé dans votre existence. Il est aussi vrai qu’il
faut attendre parfois un certain nombre d’années avant de ressentir
des changements positifs. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. »
Il est des instants où l’analyste doit parler de lui. Je sais qu’à ce
moment-là, il importe que je le fasse. Le patient est seul face à ses
difficultés qu’il ressent parfois comme insurmontables. Que le
thérapeute lui décrive les aléas de son propre parcours, a priori
surmontés, donne une foi et un courage qui peuvent faire défaut à
celui qui, dans le processus thérapeutique, bute sur les aspects les
plus archaïques de sa personne. C’est une rencontre parfois
insoutenable pour son psychisme et son corps.
Michel semble s’adoucir dans son mouvement agressif envers moi
en changeant de sujet. Il se met à me parler de son travail.
Cependant, au vu de la blancheur soudaine de son visage, que j’ai
déjà observée avec lui lors de situations similaires, j’imagine qu’il est
en train de développer une angoisse importante. Il quitte la séance
avec un air pincé et fermé qui ne présage rien de bon.
Pourtant, plusieurs séances vont passer lors desquelles Michel
montre qu’il gagne en aisance. Il est carrément détendu, ce qui était
impensable avant. L’analyse me semble bien réussir, tout au moins
provisoirement en ce qui concerne ses symptômes. Il m’apparaît de
plus en plus cohérent et les échanges entre nous sont cordiaux,
intelligents, sensés. Lui qui était farouchement solitaire m’annonce
qu’il vient de trouver une copine, une ancienne étudiante de son
cursus universitaire qu’il envisage de reprendre. Bref, je pense
naïvement que tout est en train de s’apaiser jusqu’à ce que Michel
vienne bousculer mon inconscient d’une façon inattendue.

L’inconscient du psychanalyste
À la fin d’une séance assez tranquille, au vu de celles assez
chaotiques que nous avions vécues, je demande à Michel, qui me
payait jusque-là en chèque, de me régler dorénavant en liquide.
J’estime qu’il faut que la question de l’argent prenne plus de sens
pour lui, d’autant qu’il ne gagne pas sa vie. Son compte est alimenté
par ses parents. Je me place déjà dans la perspective qu’il puisse
devenir tôt ou tard un adulte autonome financièrement. Payer en
espèces lui permettrait de s’inscrire un peu plus dans la réalité
matérielle. Lorsque je lui en parle, il embraye immédiatement sur
l’idée d’une escroquerie.
« Vous ne déclarez pas vos patients ?
– Si, bien sûr, je les déclare, que cela soit en chèque ou en liquide.
En particulier pour des questions de retraite.
– J’ai du mal à vous croire. Je n’ai pas envie de participer à une
activité illégale. »
J’ai beau lui expliquer, il continue à me regarder avec un air
suspicieux et entendu. Je me retrouve à me justifier par tous les
moyens, ce qui me semble incongru. Le côté paranoïaque et délirant
de sa réaction me met vraiment mal à l’aise. Après avoir
nerveusement fait un chèque, il me le tend avec une moue de mépris.
« Vous savez les gens comme vous, faut les dénoncer. »
Puis, il se lève sur cette menace et part sans dire un mot.
Dans les minutes qui suivent, je me retrouve à mon tour dans un
état quasi paranoïaque. Je ne crains pas un contrôle fiscal ou je ne
sais quoi d’autre – je veille à être très clair avec ces questions –, mais
l’idée de ce genre d’intrusion dans ma vie déclenche soudainement en
moi des angoisses. Je commence à imaginer, par associations d’idées,
ma mise au ban de la société, la déchéance de ma profession, ma
ruine financière, tous ces éléments s’empilent mentalement dans une
construction que pourtant je sais délirante. Cela va même jusqu’à
l’idée que je n’ai aucune capacité analytique, que j’aurais dû
m’abstenir de faire ce métier, que je représente même un danger pour
mes patients… Des rêves surgissent par la suite et me remettent sur
la piste de mon enfance.
Que s’est-il passé dans mon inconscient ?
Tout d’abord, gagné par un excès de confiance, j’ai mal jugé la
situation en lui proposant ce changement de paiement alors qu’il n’y
était pas encore prêt. Voulant le responsabiliser, je prenais une
attitude parentale de soutien sans réaliser qu’il était dans un registre
beaucoup plus archaïque placé, une fois de plus, sous le signe de
l’agressivité.
Cette agressivité est en jeu dans ma propre histoire. Je la refoule,
car elle me terrorise. Sous couvert d’une attitude bienveillante
consciente avec Michel, je provoque inconsciemment sa violence. En
analyse, le mot « contre-transfert », réaction de l’analyste face à son
patient, est un terme que je n’aime pas utiliser, comme si ce
phénomène n’était qu’une chose induite par le patient lui-même. Il
occulte le fait que le thérapeute est lui-même d’entrée de jeu en
transfert avec celui qu’il reçoit. Je préfère parler du « transfert de
l’analyste » présent dès la première rencontre avec le patient.
L’analyste n’est pas moins concerné que lui par ce processus si
puissant.
J’ai ainsi reçu une mère dont l’enfant était absolument
insupportable. Comme je lui indiquais qu’il fallait qu’elle et son mari
exercent la loi vis-à-vis de leur fils, elle me répondit agressivement :
« Vous êtes pour que l’on batte les enfants ? » Elle-même avait été
battue par son père ; en fin de séance, elle m’avoua que j’étais le sosie
de celui-ci. Elle avait tant de violence envers moi que j’étais
absolument incapable de continuer les séances avec elle. Quelqu’un
d’autre de moins impliqué serait passé outre, mais elle me ramenait à
une agressivité qu’enfant j’avais bien connue. Je la projetais trop
fortement sur elle pour que nous puissions travailler sereinement
ensemble.
Avec Michel, cette même agressivité, caractéristique dans ma
famille maternelle, ressurgit, notamment celle de mon frère aîné qui
m’a fait subir des mauvais traitements pendant mon enfance. Dans le
transfert avec Michel, quelque chose de fraternel se rejouait pour
moi, un mélange d’amour, de haine, de souci d’aider et de crainte
agressive.
Les aspects paranoïaques de la réaction de Michel indiquent que
son inconscient dans la relation analytique me perçoit comme un
parent omnipotent, abusif et menaçant qu’il faut détruire. Héritage de
l’enfance précoce au moment le plus agressif, je le situe entre un an
et environ trois ans et demi, quatre ans. Ce moment trouve une issue
positive quand la violence interne de l’enfant projetée sur l’entourage
peut être jugulée par une attitude parentale sereine, compréhensive
mais ferme. L’enfant doit intégrer les deux premiers interdits
fondamentaux de l’humain – ceux de l’anthropophagie et du meurtre
– tout en conservant une agressivité naturelle qui est force de vie. Le
troisième, l’interdit de l’inceste, qui correspond au complexe d’Œdipe,
est plus tardif dans son développement. On oublie trop souvent que
les enfants sont programmés en tant que mammifères pour être des
prédateurs féroces. Sans pour autant avoir à tuer plus tard leurs
proies et leurs ennemis, les futurs adultes sont fondamentalement
violents et munis de toutes sortes de potentialités destructrices. Ce ne
sont pas des défauts inhérents à la condition humaine mais, au
contraire, la garantie d’une autonomie qui leur permettrait de rester
vivants le cas échéant. Si notre mode d’existence n’exigeait pas que
certains corps de métiers – les militaires, les policiers, les bouchers,
les éleveurs, etc. – se chargent de notre défense ou apportent dans
notre assiette les proies que nous consommons, il faudrait bien faire
agir nos instincts les plus cruels. En situation de guerre, ces instincts
sont par exemple disponibles chez les soldats, mais cadrés par la
discipline de l’armée dans le meilleur des cas.
Chez Michel, cette période agressive de l’enfance ne semble pas
s’être très bien déroulée ; il est bloqué dans une violence archaïque.
Le processus analytique mène naturellement à ce qu’elle puisse
s’exprimer dans le transfert pour pouvoir être dépassée. Moment
difficile à gérer, tout autant pour le patient que pour l’analyste.

Le patient présente des symptômes pour


épargner son analyste
Après quelques jours de réflexion, je retrouve un peu mon calme.
Je m’attends à ce que la suite du travail soit fortement marquée par la
violence de mon patient. Jusqu’où peut-il aller ? Jusqu’à quel point
puis-je recevoir cette agressivité ?
Or la séance qui suit est plutôt déconcertante. Michel est mesuré,
apparemment tranquille, il ne parle plus de cette question de
paiement. À la fin, il me règle en espèces sans rechigner. En revanche,
il me raconte une histoire assez délirante. Un voisin, dans son
immeuble, lui aurait jeté un sort. Il pense que tous ses problèmes
viennent de là. Je lui fais remarquer que lui et ses parents avaient
emménagé dans ce nouvel appartement après son premier délire qui
lui avait valu une hospitalisation. Ses ennuis avaient commencé deux
ans avant. Il ne semble pas convaincu par mes arguments et repart
avec un air songeur, plongé dans ses pensées.
Trois jours plus tard, c’est le week-end, je reçois un coup de fil de
sa nouvelle copine. Elle est affolée, car Michel est de plus en plus
délirant. Il s’est mis en tête que ce voisin est la réincarnation hostile
d’un de ses ancêtres à la quatrième génération… Michel ne veut plus
sortir de chez lui, il ne veut plus avoir de contact avec ses parents, car
ils pourraient être des relais de cet ancêtre maléfique. Il tolère la
présence de son amie, mais avec beaucoup de suspicion. Je n’ai pas
l’habitude d’accepter une quelconque relation avec l’entourage de
mes patients. Dans ce cas, qui m’apparaît grave, je décide cependant
de demander à l’amie de Michel de le convaincre de m’appeler et
souhaite rester en contact avec elle.
J’avoue qu’à ce moment de la thérapie, je suis absolument
consterné et abattu. Je me sens même responsable de l’état de
Michel, puisque nous avons travaillé ensemble sur sa généalogie.
C’est moi qui l’ai mis sur cette piste des fantômes familiaux.
Évidemment, ceux-ci ne sont que des traces mémorielles des
traumatismes de nos ancêtres, mais, en aucun cas, des sortes d’entités
constituées qui viendraient détruire leurs descendants. C’est toute
l’ambiguïté de ce terme, « fantôme », qui laisserait entendre qu’il
s’agit de spectres, d’ectoplasmes matérialisés.
Michel m’appelle au téléphone. Il me parle de cette histoire et me
demande de lui faire une sorte d’exorcisme. « Vous travaillez sur ça,
vous devez être capable de libérer quelqu’un d’un tel sort. Mon
ancêtre s’est réincarné dans mon voisin ou a pris possession de son
corps, je ne sais pas, mais je suis dangereusement menacé. »
J’essaie de maintenir Michel dans un minimum de sens de la
réalité. Je fais le choix de ne pas le contredire de façon frontale, car
cela ne sert à rien et décuple sa méfiance. Je lui pose des questions
3
sur ce voisin, qui s’appelle M. Bessier . Je fais remarquer à Michel
qu’il a déjà fait un rêve dans lequel il m’appelait B.C. – Bruno Clavier.
Puis, au détour de la conversation, il me précise qu’il sait que cet
homme est… psychiatre !
« Bessier, c’est comme B.C., il est psychiatre… vous ne pensez pas
que ce voisin pourrait être moi dans une sorte de fantasme
hallucinatoire ?
– C’est possible. Je vois ce que vous voulez dire. J’ai pris
l’habitude de vous suivre dans vos interprétations psychanalytiques.
Mais je ne me sens pas du tout menacé par vous. Non, là, il ne s’agit
pas de cela. Je pense que vous ne comprenez pas de quoi je vous
parle. Nous n’avons pas les mêmes opinions. Je vais me débrouiller
tout seul en attendant notre prochain rendez-vous. »
Il me raccroche au nez. Je me sens complètement confus, paralysé
et dépassé par ce qui arrive. Ne sachant que faire, je tente de
comprendre ce qui se joue. Toutes mes convictions sont ébranlées. Je
travaille depuis un certain temps sur la psychose, j’ai déjà traversé
avec des patients leurs étapes délirantes, mais pas à ce point. La
copine de Michel, qui s’est improvisée infirmière psychiatrique, ne le
quitte plus d’une semelle. Elle tente de cacher aux parents du jeune
homme l’état dans lequel il se trouve. Affolée, elle m’appelle au
téléphone : il pense que le voisin a envoyé une sorte de double de lui-
même pour entrer dans son corps et lui voler son cerveau. Il s’adresse
à voix haute à ce double. Je crains un passage à l’acte de Michel
contre quelqu’un ou lui-même. Sans faire de diagnostic précis, il est
pour moi en danger dans une psychose hallucinatoire, pas loin de la
schizophrénie.

Les fantômes de l’analyste s’invitent dans


la thérapie
La survenue de cet événement me questionne tout d’un coup. Je
sais qu’il n’y a pas de hasard. Dans un premier temps, j’avais pensé
que mes réticences concernant une éventuelle prise en charge
psychiatrique de Michel cachaient mon refus d’admettre mon échec
dans la thérapie.
D’autres éléments de ma vie me font percevoir que le thème de la
psychose n’est pas fortuit chez moi. Ce sujet vient fortement
m’interpeller. Un certain nombre de personnes de ma famille ont été
concernées par ces troubles, mais je réalise surtout pourquoi je suis si
démuni et paralysé dans mon action. Un de mes arrière-grands-pères
maternels a fini à l’asile psychiatrique. C’est un secret de famille dans
le sens où on a toujours dit qu’il avait été rendu fou après avoir mis
accidentellement sa tête sous une cloche dans une église. Je n’ai
jamais cru à cette version. Je crois tout simplement qu’on a caché le
fait qu’il était délirant de nature et que l’épisode de l’accident a été
inventé pour servir d’alibi afin de ne pas entacher la réputation de la
famille. On ne sait tellement rien de cet homme que je suppose qu’il a
fini dans la solitude et le dénuement. Mon métier et ma vocation, le
fait que je me consacre aux soins du psychisme, ne sont pas étrangers
à l’histoire dramatique de cet ancêtre. Son internement constituant la
douleur et la honte de ma famille, je me refuse à admettre que mon
patient doit avoir affaire à la psychiatrie. Muni de cette
compréhension soudaine, je prends mon téléphone et appelle Michel.
Je lui explique alors que ce qui lui arrive est suffisamment grave pour
qu’il contacte d’urgence un psychiatre ou un service de psychiatrie. Il
lui faut prendre éventuellement des médicaments adaptés à ce que je
lui nomme une fois de plus clairement comme un délire psychotique.
Cependant je lui assure que je reste disponible pour lui en tant
qu’analyste.
« Mon voisin psychiatre vous a contacté ? »
Je tente de le rassurer sachant que cela ne servira pas à grand-
chose vu la paranoïa qu’il est en train de développer. Quand il
raccroche, il me faut un temps pour poser tout ce qui vient d’arriver
et essayer de le comprendre.
À l’éclosion de ses symptômes, j’ai eu un temps le sentiment que
le processus échappait complètement à notre travail. Ce délire survint
dans la thérapie sans rapport direct avec elle, comme si un cancer ou
une attaque cardiaque de mon patient s’était soudainement invité
dans la relation analytique. Heureusement, Michel m’a donné
suffisamment d’indices pour que je retrouve foi en la valeur de la
psychanalyse en ce qui concerne le traitement de la psychose. En
effet, en retraçant la suite des événements, je comprends qu’ils ont
une logique psychique.

Envisager un passage psychotique comme


une voie de guérison
Une intense agressivité bloquée était contenue dans les obsessions
et les TOC de Michel. Allant en quelque sorte de mieux en mieux,
notamment parce que je lui permettais de m’agresser, il a accompli
une sorte de régression vers un aspect très primaire de lui-même.
C’est un processus normal. Dans une sorte de retour en arrière vers
son enfance, une personne peut atteindre des zones extrêmement
archaïques qui la replongent dans un état proche de la psychose. « La
replonger », car l’univers des toutes premières années d’enfance,
surtout les trois premières, constitue, à mon sens, la base de ce qui
fait l’univers du psychotique. La barrière du refoulement, en général
vers trois ans, empêche le plus souvent d’en avoir le souvenir. Michel
a renoué avec cette intense agressivité qui peut se résumer, au final,
par le désir de meurtre du parent. Je date son basculement à l’instant
où je modifie les modalités de son paiement. La rage déclenchée chez
lui était tellement colossale, évidemment sans aucune mesure avec
l’enjeu réel de l’argent, qu’il n’a pu assumer son désir de destructivité
envers moi. Mais, tout comme l’enfant ne peut le supporter envers
son parent, car fondamentalement il l’aime et dépend totalement de
lui, Michel a trouvé un moyen psychique détourné par l’intermédiaire
de son voisin pour ne pas m’affronter dans le transfert. Il l’avait déjà
fait, mais à présent son agressivité est si forte qu’il doit absolument
m’épargner même en pensée.
J’apprends qu’il a passé un moment aux urgences d’un hôpital,
accompagné par sa copine, et qu’il en est ressorti avec des calmants
qui ne l’ont pas fait moins délirer. Puis, sur mon conseil, il trouve un
médecin – il ne veut pas de psychiatre – qui lui prescrit des
médicaments dont un antipsychotique. Comme cela l’assomme, il
décide d’arrêter le traitement.
Ayant fait tout ce que je pouvais pour m’assurer qu’il ne soit pas
trop en danger, je lui propose une séance supplémentaire par
semaine. Puisqu’il ne souhaite pas trouver une solution du côté de la
psychiatrie – il est majeur, n’est pas sous tutelle et ne présente pas de
menace évidente pour lui-même ou les autres – nos séances
représentent le seul moyen en ma possession pour l’aider.
Au rendez-vous suivant, Michel me semble « redescendu » sur
terre. Il me raconte un cauchemar fait la veille dans lequel sa copine
et lui sont dans une voiture conduite par un homme dont il ne voit
pas le visage. La voiture roule dangereusement, le conducteur prend
trop de risques, Michel est terrifié. Il écrit sur des petites feuilles de
papier en même temps qu’il conduit. L’homme se tourne soudain vers
lui et ses traits sont ceux d’un monstre avec une tête lunaire, sans
cheveux et en fait sans corps ; un mélange d’homme, d’animal et de
bébé. Il est particulièrement menacé par son regard, « comme si le
regard allait le dévorer ».
« Qui a une tête lunaire pour vous ? »
Il hésite un moment, me regarde avec un air angoissé :
« Mon voisin, le psychiatre, M. Bessier…
– Entendu, mais qui d’autre ?
– Peut-être mon père.
– Est-ce que j’aurais également une tête lunaire pour vous ?
– Oui, c’est vrai et vous n’avez pas beaucoup de cheveux, aussi.
– Jusqu’à présent, vous ne m’avez pas vraiment parlé de votre
père lors de nos séances. Quel genre de père était-il pour vous ? »

Les impensés de l’analyste peuvent court-


circuiter le processus thérapeutique
Je m’aperçois que ni l’un ni l’autre n’avions abordé cette figure
parentale, comme si l’analyse s’était centrée uniquement sur le
maternel de Michel. Nos inconscients avaient soigneusement évité le
sujet. Pour ma part, je comprenais qu’une absence précoce de père
était chez moi à l’origine de cette omission, j’étais d’ailleurs venu
tardivement sur le sujet dans ma première thérapie. Michel me
raconte que son père était un homme plutôt calme et mesuré, mais
qui contrôlait tout dans la maison, finalement froid et peu
communicatif. Comme si une grande dureté se cachait derrière une
sérénité apparente. Un père peu présent, mais bien trop envahissant.
Obsessionnel, il avait réglé d’une manière assez délirante
l’organisation de la famille dans le temps et dans l’espace : il y avait à
chaque endroit stratégique de la maison un papier fixé au mur qui
indiquait ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Ainsi, placards, éviers,
armoires, portes étaient munis d’avertissements et de
recommandations. Je comprends pourquoi Michel a toujours été
hostile envers le fait que j’écrive pendant nos séances. Cet homme du
rêve écrit sur des papiers, comme son père et comme moi pendant
nos séances. Ce rêve archaïque s’ancre dans la phase orale de Michel,
ce que signale sa crainte de la dévoration. Je lui fais part de mes
interprétations complétées par la précision que, dans le transfert
analytique, je suis ce monstre d’aujourd’hui. Dans sa projection sur
moi, il ne s’agit pas de son père actuel mais de celui qu’il a intériorisé
dans sa toute petite enfance.
Michel m’écoute silencieusement. Puis, après un grand sourire, il
me dit : « En général, vous vous voyez un peu partout dans les rêves.
Vous ne seriez pas un peu mégalo ? Bon, je veux bien vous croire.
Pourquoi pas ? »
En fin de séance, il franchit la porte de la salle d’attente pour
sortir et ne me serre pas la main comme à l’ordinaire. Sans se
retourner, il me lance : « Au revoir, monsieur Bessier. »
La séance suivante, je sens que son agressivité est tombée. En
revanche, il semble à fleur de peau. Un rêve : il est le thérapeute du
psychiatre M. Bessier. Ce dernier sort d’une armoire une enveloppe
verte parmi une pile. Il lui brandit d’une manière menaçante. Puis,
Michel lui explique comment démarrer et arrêter l’enregistrement
d’une caméra.

Les pleurs qui effacent la folie


Je lui signifie qu’enfant il n’avait pas les moyens de s’opposer à la
« folie obsessionnelle » de son père. Ce rêve vient en réparation de
cette impuissance. La caméra symbolise la projection, première
condition à la guérison d’un traumatisme. Avoir des représentations
psychiques, devenir conscient, ne plus faire un avec ce qui empêche
d’avancer. Dans la réalité, je mets mes notes le concernant dans un
dossier vert qui est symbolisé par l’enveloppe verte du rêve. Il
voudrait que je puisse quitter une position de contrôle illimitée – je
représente son père notamment par la toute-puissance de ma
fonction – pour une plus limitée, ce que symbolisent le départ et
l’arrêt de la caméra. Dans le transfert, il peut imaginer un père plus
raisonnable que celui de son enfance. L’analyse a pris une telle
tournure qu’en quelque sorte, c’est lui qui est en train de m’apprendre
mon métier, tout comme il explique à M. Bessier comment se servir
de la caméra.
À ma grande surprise, mon interprétation, et peut-être le simple
fait de rappeler cette impuissance enfantine, déclenche chez Michel
une crise de larmes qu’il n’avait jamais eue jusqu’à présent en ma
présence. Je le laisse pleurer sans rien dire. Je sais que l’émotion qui
sort maintenant est un témoignage que son délire est moins
prégnant. L’expression de la tristesse est la plupart du temps absente
de la psychose.
Plusieurs mois passent. Suite à son étude avec une collègue de
son arbre généalogique et après avoir obtenu des renseignements
auprès de ses parents, il découvre que son grand-père paternel a eu
un enfant naturel, un garçon, conçu avec la bonne. Ce garçon avait
vécu une existence tragique, mort jeune dans le dénuement. Michel
apparaît fortement relié à cet oncle fantôme qui occupait la même
place que lui dans la fratrie. Comme si la faute de l’ancêtre entraînait
des menaces de représailles sur Michel enfant, car la crainte du rapt
n’avait guère de sens pour un jeune adulte. Cette découverte va
amener la disparition des TOC concernant les peurs diverses autour
de l’appartement et, surtout, celle de rapt.
Après plusieurs va-et-vient entre agressivité et tristesse, Michel en
arrive à la conclusion qu’il doit me quitter notamment après un rêve
où il tient cette fois-ci une caméra qui se transforme en projecteur. Ce
rêve exprime à mon sens qu’il a intégré une certaine autonomie par
rapport à ses processus internes de pensée : il peut les projeter et les
voir sans être débordé par eux. Je présume alors qu’il va être capable
de mieux vivre avec ses angoisses.
Dans la foulée, il déménage de chez ses parents pour partager un
petit appartement avec sa copine, assez loin de leur domicile. Comme
si en se séparant de moi, il pouvait se séparer d’eux. Il lui reste
certainement beaucoup à comprendre et à faire pour mener une vie
indépendante. Je pense qu’il n’est pas à même de replonger dans ce
qu’il a nommé, les derniers mois de son travail avec moi, ses
« épisodes psychotiques ». L’expérience d’autres cas similaires m’a
montré qu’en thérapie, en particulier dans la relation de transfert, la
traversée de ces moments très archaïques peut représenter une
véritable guérison de certains aspects handicapants pour l’individu.
Cette analyse m’a amené à aborder des aspects psychotiques d’une
personnalité obsessionnelle ; elle me conduit maintenant à évoquer
plus précisément la thérapie des psychoses.
TROISIÈME PARTIE

La psychose et ses blessures


5

Yseult ou une paranoïa


d’adolescente

« Peut-on à la fois manger le gâteau et le garder ? »


Donald W. WINNCOTT 1

Une haine inexplicable


Nous sommes au mois de juin quand je reçois Yseult, douze ans,
avec ses parents. Depuis septembre dernier, Yseult a développé une
haine farouche contre Geneviève, une fille de sa classe, sans aucun
motif particulier. Ayant proféré envers elle des menaces de mort, elle
est exclue du collège jusqu’à la fin de l’année scolaire. Elle ne pourra
réintégrer sa classe à la rentrée que si un psychiatre délivre un
certificat stipulant une absence de dangerosité pour les autres.
L’établissement fait pression pour qu’elle soit hospitalisée en
psychiatrie et médicamentée. J’ai déjà reçu six mois plus tôt son petit
frère pour des colères assez violentes à l’école primaire. Quelques
séances assez radicales et a priori fructueuses avec lui ont amené ses
parents à me consulter à nouveau, cette fois-ci pour leur fille.
« Paranoïa » est le diagnostic clinique que je fais immédiatement
au vu des premiers éléments. Sachant que pour les enfants et
adolescents cela n’implique pas du tout une structure fixe comme
chez les adultes, la gravité de son état me semble nécessiter une prise
en charge importante que je suis prêt à assumer. Je recommande
cependant aux parents d’aller au rendez-vous prévu en psychiatrie sur
injonction du collège.
Yseult montre qu’elle est absolument déchaînée contre sa
camarade de classe, malgré l’exclusion qu’elle a subie.
« Mon rêve, c’est d’être à sa place. Je serais heureuse de la faire
souffrir. Je la hais parce qu’elle fait tout mieux que moi. Elle est
gentille, attentionnée, généreuse. Je la déteste. »
Elle m’indique qu’elle est prête à tout contre elle, y compris
physiquement. Sans préjuger de sa capacité à passer à l’acte, je
considère que sa haine débordante et incontrôlée est suffisamment
importante pour représenter un danger pour elle-même ou
Geneviève.

Le dessin d’Yseult
À cette première séance, elle m’a apporté un dessin emblématique
de la structure paranoïaque.
La feuille en orientation paysage est partagée en deux moitiés par
un trait vertical. Son ennemie, Geneviève, est au milieu de la page,
de profil, coupée en deux par ce trait vertical. Son dos, dans la partie
gauche, est celui d’un diable, avec des ailes et une queue fourchue,
tandis que l’avant de son corps, dans la partie droite, est normal. Elle
a une auréole sur la tête. La partie gauche du dessin – que j’appellerai
l’enfer – est composée de nuages, d’éclairs, de tourbillons noirs, de
diables et d’une « incarnation de la mort ». Yseult y est menacée par
deux fourches, une rouge et une noire ; elle est agenouillée, pleure et
implore Geneviève, qui lui tourne le dos.
Cette organisation du dessin reflète parfaitement la structure
paranoïaque telle qu’on peut la comprendre à partir de la position
schizo-paranoïde de l’enfance.

La position schizo-paranoïde
Cette position a été théorisée par la psychanalyste Melanie Klein
qui la situe très précocement. Pour ma part, je situe son
commencement vers l’âge de huit mois chez l’enfant au moment de
l’apparition des dents et de la mise en place du sevrage. Elle culmine
vers deux ans et demi, et perdure fortement jusqu’à trois ans, trois
ans et demi, début de la période œdipienne. Selon Melanie Klein, ce
moment d’intense agressivité engendre les fantasmes les plus
destructeurs, entraîne des allers-retours agressifs dans une sorte de
guerre généralisée entre l’enfant et le monde extérieur. L’enfant qui
n’est pas encore unifié projette les mauvais objets partiels perçus en
lui sur l’adulte, pour tenter de ne contenir que de bons objets
internes. Mais les mauvais objets projetés à l’extérieur reviennent
fantasmatiquement comme des persécuteurs de l’enfant. Ce combat
interne se solde normalement par ce que Melanie Klein nomme la
position dépressive, c’est-à-dire l’acceptation que l’intérieur et
l’extérieur contiennent des bons et des mauvais objets. Renoncement
à l’idéalisation de soi et de l’autre, elle installe le sentiment de
culpabilité et la possibilité de réparation, comme l’a théorisé
également Winnicott.

La théorie de Melanie Klein est incomplète


Mon commentaire de ce modèle de Melanie Klein repose sur trois
observations.
Premièrement, la position schizo-paranoïde n’est pas un avatar de
l’humain, une sorte de mal intrinsèque coexistant avec le bien, mais
plutôt la garantie de survie pour les mammifères prédateurs que nous
sommes. Cette agressivité n’est pas une pulsion de mort mais une
pulsion de vie. Elle s’articule sur la part animale indispensable à notre
développement mais qui doit être compatible avec l’existence au sein
de la société. Elle doit tomber sous le coup de la Loi humaine tout en
étant le moteur pour aller de l’avant dans le monde. S’il est
impossible pour l’enfant de la déployer, cette agressivité va être
retournée contre lui-même.
Ensuite, Melanie Klein ne prend pas en compte l’attitude qu’a eue
l’entourage, le parent, la famille, lors de cette période agressive et en
particulier quand le parent a été trop fragile, dépressif ou à l’inverse,
hostile envers l’enfant. L’assurance tranquille de l’amour parental,
suivie d’une signification claire et ferme dans la parole des deux
interdits fondamentaux, celui du cannibalisme et celui du meurtre –
ne pas mordre, ne pas nuire à l’autre – permet la régulation de cette
position. Dans le cas contraire, une pathologie peut se déclarer,
précocement ou plus tard, comme dans le cas d’Yseult.
Troisième observation : la position schizo-paranoïde se situe dans
la période originaire dans laquelle l’enfant et le monde sont
confondus, l’interne y est identique à l’externe. Dans l’originaire, le
psychisme d’un enfant n’est pas séparé de celui de ses parents et des
personnes qui s’occupent de lui. Avant l’apparition du « je », l’enfant
est en même temps lui-même, l’autre et tout ce qui l’entoure,
humains, animaux, objets et éléments. Piera Aulagnier 2 a introduit
pour cette période la notion de pictogrammes, qui sont des
« représentations affects », projections des sensations internes,
bonnes ou mauvaises, sur le monde extérieur. Cette notion implique
cependant qu’il y ait un intérieur et un extérieur distincts. Or, la non-
différenciation originelle fait que l’enfant ne perçoit pas le monde, il
« est » le monde. Pour qu’il y ait projection, il faut une surface
extérieure, différenciée de ce qui est projeté. La position schizo-
paranoïde est une tentative fondamentale de sortir, par la projection,
de cet état indifférencié pour naître en tant qu’individu séparé.
L’agressivité en est le moyen ultime. On le voit avec les enfants qui
mordent et tapent : c’est toujours par la crainte d’être absorbé ou
même dévoré, angoisse orale des liens d’amour.
Françoise Dolto observe à propos de l’agressivité des enfants
envers les autres enfants que ces derniers pourraient les faire
régresser, lorsqu’ils sont plus petits ou perçus comme impuissants :
« Aimer, c’est d’abord devenir comme 3. » Cette non-différenciation
primordiale n’est pas un détail théorique. Sa prise en compte dans la
thérapie permet de comprendre qu’à chaque fois qu’il y a un « autre »
dans un scénario paranoïaque, il s’agit le plus souvent d’un « autre-
soi-même ». Si la projection paranoïaque permet de devenir soi, elle
apporte cependant une difficulté majeure : comment conserver une
relation d’amour avec l’autre sans le détruire ? Donald Winnicott écrit
à peu près la même chose quand il donne comme image à ce dilemme
psychique : « Comment manger son gâteau et le garder ? »
Pour que cette opération fondamentale de l’humain qu’est la
position schizo-paranoïde puisse profiter à l’enfant, l’adulte doit se
laisser traverser par l’agressivité de ce dernier. L’enfant réalise alors
qu’il n’a pas commis de dommage au monde-lui. L’autre le reconnaît
en tant qu’humain malgré sa violence et lui garantit son amour.
Parallèlement, l’enfant doit se heurter au mur de cet autre, par
l’intégration de la Loi qui concerne la vie en commun : en même
temps qu’il naît à lui-même, l’enfant fait naître l’autre sous le signe de
cette Loi.
La paranoïa signe l’échec d’une issue positive de la position
schizo-paranoïde, mais reste une tentative de sortir de l’enfer du
« moi enfermé dans le moi » pour créer un objet externe distinct.
D’où, pour un paranoïaque, le besoin d’avoir une cible extérieure à
n’importe quel prix. Ce « mauvais » externe est indispensable pour la
cohésion du sujet, car il rend l’intérieur bon 4. Mais provisoirement.

Origine de la paranoïa d’Yseult


En fait, le dessin d’Yseult ne montre aucune agression contre un
autre et reflète la position d’autodestruction dans laquelle
l’adolescente est bloquée.
L’ennemie, Geneviève, est sa « mère archaïque », mais également
elle-même, dans cette indifférenciation originaire. Ce que j’appelle la
« mère archaïque » peut aussi bien être la mère que le père ou une
personne de l’entourage qui s’occupe de l’enfant dans ses premières
années. Avant environ trois ans, il n’y a pour l’enfant qu’un seul
parent et non pas deux parents distincts dans un rapport mutuel. On
peut observer cela avec les autistes qui ne sont qu’en mode binaire
avec leurs parents : quand ils sont avec l’un, ils ne sont plus avec
l’autre. Aussi, ce personnage central du dessin, mauvais en arrière et
bon devant, censé représenter Geneviève, est en fait Yseult et sa
« mère archaïque » confondues dans la période originaire.
Il se trouve que la mère d’Yseult a justement fait une dépression
entre les neuf mois et les deux ans de sa fille, moment où s’exerce
l’agressivité paranoïde. Il était alors impossible à Yseult de projeter
cette agressivité sur sa mère trop fragilisée, menacée de destruction.
Cette violence est revenue sur la fille en tant qu’objet interne. Elle n’a
pas pu intérioriser de bons objets, restés en quelque sorte possédés
par la mère.
Le premier dessin d’Yseult décrit cet état : l’enfer où elle est
enfermée, sa partie mauvaise ; le paradis, la bonne partie, appartient
à l’autre, Geneviève, sous-entendu la mère originelle. C’est un « bon
soi » perdu. Dans l’enfance, le « mauvais », bloqué à l’intérieur, non
projetable à l’extérieur, est l’équivalent d’un démon qui sommeille ou
d’un volcan prêt à exploser. Cette imminence de déflagration s’était
signalée par des éruptions intermittentes et limitées, avec des colères
incessantes quand elle était petite fille. Puis ce volcan s’est mis à
exploser au début de son adolescence, lors de ce moment qui
représente, en écho à la période œdipienne, une seconde étape dans
le processus d’accession à l’autonomie.

La cible détournée de la paranoïa


Dans son délire paranoïaque, Yseult a pris une cible détournée,
Geneviève, celle qui « fait tout bien ». Elle a pu projeter sur elle sa
haine et son amour pour sa mère, mais aussi pour elle-même. Yseult
veut détruire Geneviève, car elle fait sa « parfaite » : « C’est une
sainte, elle fait tout mieux que moi, elle est attentionnée, généreuse
et j’ai moins de qualités qu’elle. » Elle représente cette mère
inattaquable de la période comprise entre ses neuf mois et deux ans.
Peut-être s’est-elle sentie délaissée, pas assez soutenue lors de ce
moment dépressif de sa mère. Yseult aimerait tellement qu’on l’aime.
Sa crise paranoïaque est en fait un progrès dans son développement
mais ô combien dangereux. Une issue pacifique doit pourtant pouvoir
se dessiner.
Le transgénérationnel dans la thérapie
de la paranoïa
Yseult est surdouée, d’une intelligence exceptionnelle, que je n’ai
jamais rencontrée et qui fascine tous ceux qui la connaissent. Elle a
pu asseoir sa personnalité sur ce développement mental extrême qui
lui permet de combler une structure affective bloquée sur un mode
binaire « bien-mal », celui de l’originaire.
C’est quelque chose que l’on rencontre avec les pervers. Ils sont
connus pour être souvent très intelligents, mais archaïques dans leurs
pulsions, n’ayant pas eu accès à la culpabilité. Un pervers ignore
l’autre en tant que personne séparée de lui ; cet autre n’est toujours
qu’une bonne ou mauvaise partie de lui-même. Quand le pervers
jouit, il ne peut qu’imaginer la jouissance même si sa victime subit les
choses les plus atroces. Bien sûr, Yseult n’est pas perverse, mais la
souffrance qu’elle veut infliger à Geneviève l’est : elle n’a aucune
culpabilité sur ce qu’elle lui a fait, sur ce qu’elle pourrait lui faire. Elle
n’a pas encore accès à son bon objet interne. Alors qu’elle est la
meilleure de sa classe, elle n’a pas pour l’instant intégré cette qualité
à elle-même, mais l’attribue à l’autre, Geneviève.
En présence de ses parents, nous commençons par évoquer
l’aspect transgénérationnel de son histoire. À l’âge de douze ans, la
mère d’Yseult a quitté la maison où elle vivait avec sa propre mère
pour aller vivre avec sa grand-mère et sa grande sœur. Douze ans est
l’âge où Yseult vit son épisode paranoïaque. Dans sa lignée
maternelle, les rapports entre mère et fille sont empoisonnés par la
violence sur plusieurs générations. Nous évoquons une tante
maternelle suicidée à vingt-six ans par pendaison et une tante
paternelle qui a fait de nombreux séjours en psychiatrie. C’était un
secret de famille. Cette dernière étant sa marraine, c’est également
comme si Yseult devait incarner, malgré elle, sa tante et marraine
psychotique.

Le transfert paranoïaque
Lors de la seconde séance avec ses parents, deux jours après,
Yseult raconte un cauchemar datant de quinze jours dans lequel elle
se suicidait en se plantant un couteau dans le cœur. Elle y voit son
enterrement : « J’étais en enfer, condamnée à errer pour l’éternité, je
voulais mourir, mais j’étais déjà morte. J’avais fait une énorme erreur.
J’étais tellement triste et désespérée. » Elle confirme mon intuition
qu’elle aurait pu passer à l’acte dans la réalité. Avant son épisode
paranoïaque, « elle croyait en Dieu mais Dieu l’a quitté ». Elle « l’a
cependant retrouvé » ce qui explique pourquoi elle ne s’est pas
suicidée. Ses retrouvailles avec Dieu datent du soir où ses parents lui
annoncent le rendez-vous avec moi. J’en déduis qu’à ce moment-là,
elle m’a donné croyance, comme à Dieu. Peut-être parce qu’elle sait
que je peux l’accepter avec toute sa destructivité. Elle m’avait déjà
rencontré dans la salle d’attente quand j’avais reçu son frère
auparavant. Plus tard, elle me dira qu’elle avait pensé :
« Heureusement que je ne suis pas en psy avec ce sale type », ce qui
indique la puissance de son transfert dans sa dimension tout autant
négative que positive. Dieu n’est pas autre chose, en tout cas pour
l’enfant, que l’instance du parent archaïque unique des toutes
premières années. On peut même résumer le dilemme de la position
schizo-paranoïde par cette phrase, autre variante de celle du gâteau,
placée en en-tête de ce chapitre : « Comment tuer Dieu sans le
perdre ? »
La seule issue analytique pour Yseult est d’exercer sa destructivité
sur moi pourvu que cela se fasse dans les formes les plus symboliques
possibles. Comptant sur son extrême intelligence, je lui explique tout
ce que je suis en train de faire ; notamment ce que je pense de sa
paranoïa, conception qu’elle intègre assez vite. Je ne crains pas de le
faire, car les capacités intellectuelles même les plus élevées ne
peuvent rien contre les processus affectifs en jeu dans l’analyse.
Ne voulant pas m’opposer à l’injonction du collège, j’abonde dans
le sens d’un rendez-vous pour elle avec un service de psychiatrie : le
pédopsychiatre n’estimera pas nécessaire son hospitalisation, mais lui
conseillera de continuer sa thérapie avec moi. On reproche à Yseult
d’avoir planté un couteau dans un dessin, caricaturant son « amie » et
d’avoir dit à ses copines que si elle n’avait pas peur que ses parents
aillent en prison, elle aurait tué Geneviève. Comme elle me le dit :
« Si je ne risquais rien, je l’aurais fait – comme je risquais tout, je n’ai
rien fait. »
Il y a quand même une part de comédie chez Yseult, qui a
toujours voulu faire du théâtre. Les horreurs qu’elle me décrit ne sont
après tout que des mots. Parce que, justement, ce ne sont que des
mots, je pense pouvoir l’aider à sortir de cet enfermement. Entre-
temps, une plainte pour menace de mort est déposée au commissariat
qui la convoque avec ses parents. Puis, elle a droit à une sorte de
procès scolaire, avec la victime et les parents en confrontation, qui
conduit à son exclusion définitive du collège. Yseult me dit qu’elle est
toujours décidée à « pourrir la vie à Geneviève », c’est donc la
meilleure solution.
À partir de la rentrée scolaire, nous reprenons nos séances tous les
quinze jours. Yseult, pendant plusieurs mois, apporte des rêves qui
montrent qu’elle est dans un univers originaire, hors espace-temps,
assez agressif, fait de guerres, de combats, de tueries. Cela
correspond bien au monde interne de la position schizo-paranoïde.
Parallèlement, elle provoque des « histoires » à répétition dans son
nouvel établissement, ce que sa principale appelle « allumer des
feux ». Elle crée un tel bazar qu’elle réussit à se mettre tout le collège
à dos, ce qui est typique du comportement paranoïaque. Cependant,
qu’elle ait un peu oublié son ancienne cible, Geneviève, pour produire
ce grand désordre, témoigne de la mobilité de sa structure.
L’agressivité tous azimuts de sa part représente un progrès,
notamment parce qu’elle n’est plus adressée à une cible unique, tant
qu’elle peut être un peu jugulée par nos séances. Canalisée sur une
personne, elle agit comme un leurre, car ce qui compte, c’est qu’elle
s’exerce, quel que soit l’objet. Plus l’agressivité viendra s’exprimer
dans la thérapie, moins Yseult fera de passages à l’acte. Mais elle ne
s’est pas encore décidée à me l’adresser bien que je reste pour
l’instant une cible potentielle.

Attaquer un objet extérieur faute


d’attaquer la mère et l’analyste
En revanche, elle réussit à prendre pour cible son professeur de
français d’une manière qui témoigne de son intelligence. Ce jeune
prof un peu naïf lui écrit un mot, plutôt d’admiration intellectuelle,
dans la correction de son devoir de français, excellent pour une
enfant de son âge. Yseult s’arrange pour faire tomber ce mot du
professeur devant les pieds de la principale qui le renvoie du collège.
C’est une attaque contre une figure transférentielle. Le professeur
représente la « mère archaïque » de sa toute petite enfance. Que la
cible soit homme ou femme importe peu. Régulièrement en contact
avec le collège, ce que sait Yseult, dès qu’elle « allume un feu », j’en
suis averti. Nous en parlons ensuite en séance, pour comprendre ce
qui se passe. Je préviens le collège qu’il faut que chaque professeur se
tienne sur ses gardes, car elle peut tenter de piéger quelqu’un d’autre
à tout moment. C’est ce qui arrive à l’un d’eux qui, ayant reçu des
images séductrices, en réfère judicieusement à la direction. Nous
pouvons encore une fois, sans jugement de ma part, en parler en
séance avec Yseult.
J’arrive au point capital de la thérapie. Pour sortir de cette
situation, il n’y a qu’une seule solution : l’agression doit se tourner
vers moi, le thérapeute. Avec les jeunes enfants bloqués comme
Yseult dans la position schizo-paranoïde, cela se fait sous forme de
jeu, par la parole, mais aussi par des débordements physiques que
j’accueille. Il ne m’est pas très coûteux qu’un petit enfant essaie de me
mordre ou de me taper 5. Avec un adolescent, c’est déjà plus
compliqué et, dans le cas d’un adulte, il n’y a que des médicaments,
dans les cas extrêmes, qui peuvent empêcher le patient de faire un
passage à l’acte redoutable qu’évidemment je ne pourrai assumer. En
ce qui concerne Yseult, avoir fait renvoyer un prof, et avoir tenté de le
faire avec un autre, présage que je suis la prochaine cible. Comme ce
n’est plus quelqu’un de son âge qu’elle attaque, mais une personne en
position « verticale », un adulte, la relation de transfert qu’elle a avec
moi induit cette possibilité. Recevant Yseult seule, je demande qu’il y
ait toujours un parent présent en salle d’attente. Je préviens de
l’éventualité que je sois soudainement accusé par Yseult de toutes
sortes de choses en séance. Mais cela, je lui dis aussi. En effet, avec
une enfant aussi intelligente, tout peut être évoqué. Cela ressemble à
une partie d’échecs. Elle me rétorque : « Vous, je ne peux pas vous
avoir, vous êtes trop fort. » Je lui réponds que je ne sais pas. Pensant
sincèrement qu’Yseult est plus intelligente que moi, heureusement,
j’ai le sentiment d’avoir quelques ressources, notamment celles de
l’expérience, qui pourraient faire la différence.
Petit à petit, Yseult n’allume plus de « feux » au collège. En
revanche, elle entre dans une phase d’ennui et de dépression,
prévisible et attendue. En effet, le paranoïaque craint
fondamentalement l’absence d’amour. Comme pour lui l’amour
équivaut à la haine, tant qu’il y a de la guerre, il y a de l’amour. Un
paranoïaque sans cible risque de tomber dans une dépression
colossale, ce qu’il redoute le plus. Il passe son temps à se fabriquer
des ennemis non seulement pour expulser son ennemi interne, mais
aussi pour échapper à l’ennui, au manque d’amour. Alors, les séances
deviennent, selon Yseult, ennuyeuses et, en même temps, elle
développe beaucoup d’agressivité verbale envers moi. Parfois, elle me
tourne le dos et ne dit plus rien. Son agressivité doit être symbolisée
de cette façon. Il faut que je la repère sans manquer de la commenter.
Yseult : « Je n’aime pas Claude dans ma classe, je voulais lui
donner des baffes, je l’ai fait – sa mère a porté plainte à l’école. » Je
réponds : « Tu veux me donner des baffes, car Claude c’est un peu
comme… Clavier. Tu vois, ça commence pareil. » Elle me regarde
avec un grand sourire.

Une séance fondamentale :


le rêve de guérison
Petit à petit, des rêves, que j’appelle rêves de guérison,
témoignent d’un début de résolution de la position schizo-paranoïde.
« J’étais enceinte. On m’a découpé en petits morceaux, je
participais au découpage puis tout s’est reformé. J’avais les jambes
ouvertes et il y avait des mots croisés dedans. Je ne savais pas où
placer les lettres. Il y avait Dieu le père auréolé de lumière. Au
dernier moment, il y avait un ange. »
Je lui interprète qu’elle accouche d’elle-même et que son corps
découpé en morceaux correspond à la position schizo-paranoïde,
l’agressivité sur de multiples objets partiels. Mais le découpage en
morceaux représente aussi le travail en analyse qui permet de refaire
une unité après avoir décomposé les éléments de la personnalité, ce
qu’indique « tout s’est reformé ». L’analyse se signale encore dans le
rêve par les mots croisés qui sont les paroles échangées entre elle et
moi.
Dieu est le père transférentiel que je représente. Enfin, l’ange
annonce la guérison. Je ne peux m’empêcher de penser à l’ouvrage
6
magnifique de Didier Dumas, L’Ange et le Fantôme dans lequel il
écrivait que les mots venaient guérir en séance comme des anges.
Soudainement, Yseult me dit alors qu’elle pense « qu’elle va
exploser, qu’elle a un problème avec la réalité et qu’elle est très
angoissée ». Je lui réponds qu’« il faut juste tenir ». Elle fond en
larmes et pleure longuement et doucement. J’accueille ses pleurs par
cette phrase : « Je suis content que tu pleures, tu contactes enfin ton
humanité. »
C’est un moment fondamental. Dans la relation de transfert avec
moi, face à sa menace d’implosion, qui est le fond de l’angoisse
archaïque, elle a pu assurer sa propre cohésion. Elle traverse avec
succès le moment paranoïde où elle s’était bloquée entre neuf mois et
trois ans : tout au long de cette analyse, elle a pu agresser le monde,
puis moi, sans que je lui en tienne rigueur bien que j’aie pris garde
qu’elle ne me détruise pas. Cette séance capitale lui permet de
s’identifier à un humain cohérent et unifié par ma présence totale et
par mon invitation à « tenir ». Par mon amour même, dans le sens où
je ne peux envisager la transmission d’humain à humain sans cela.
Mais également parce que au moment où je lui dis de tenir, je le fais
en référence au travail sur moi où face à mes propres craintes de
dissociation, ou d’implosion, j’ai, moi aussi, « tenu » en mon temps.
Un mois plus tard, elle raconte un cauchemar.
« J’étais un monstre avec des boutons à la place des yeux, un
bouton vert et un rouge, et des dents comme des crocs pour dévorer.
J’étais un monstre dépareillé, je ne voyais pas le corps, j’étais ce
corps. Je mangeais les gens, je les dévorais, j’étais sadique. Les gens
avaient peur de moi. Une fille pleurait, car j’avais mangé son père,
j’étais en train de manger sa mère. Elle pleurait de rage, pas de
tristesse. Elle n’avait pas peur de moi. Puis j’ai été hors du corps. Le
monstre gentil apprenait à manger des légumes. On a fait une fête,
on annonçait la nouvelle, et le monstre était roi. »
Ce cauchemar est emblématique d’une résolution de la position
schizo-paranoïde. Cette position se signale dans le rêve par
l’agressivité orale, dévoratrice, archaïque, qui convoque le premier
interdit, celui du cannibalisme. Ensuite le mode binaire psychique,
« feu vert/feu rouge » dans chaque œil, évoque le bien et le mal,
l’autorisé et l’interdit, dans une impossibilité à les
distinguer correctement l’un de l’autre : un œil dit « oui » et l’autre dit
en même temps « non ». Yseult est la fille qui dévore ; celle dont elle
dévore les parents, c’est encore elle, pas triste, enfermée dans sa rage
contre elle-même. Le tournant du rêve est celui où « la fille n’a pas
peur d’elle », moment où elle peut accepter sans crainte son
agressivité. Dans l’analyse, la projection de son psychisme sur une
surface visible, accompagnée de mots, permet de sortir de
l’enfermement corporel, ce qu’Yseult rêve avec la sortie de son propre
corps. Ce n’est pas parce qu’on est agressif que l’on est l’« agressivité »
d’où le danger d’identifier un malade à sa maladie ou un fou à sa
folie. Elle peut devenir enfin gentille, « manger des légumes » – ne
plus être violente et devenir le roi-monstre que l’on fête. Je lui parle
de Max et les Maximonstres dont son rêve s’est peut-être inspiré. Dans
cet album pour enfants, la colère de Max lui permet d’être le roi des
monstres qu’il terrorise pour, au final, devenir gentil avec ses parents.
Les pleurs de la petite fille du rêve sont évidemment ceux d’Yseult un
mois auparavant qui lui avaient permis d’être enfin humaine avec
elle-même.

L’analyste ne doit pas voler la guérison


de l’autre
Je n’interprète pas ce rêve à Yseult. Elle me dit : « De toutes les
façons, je sais ce que vous allez dire, que je vais mieux, ainsi de suite.
Mais, ce n’est pas vrai, je m’ennuie terriblement. »
Je laisse Yseult à son processus de guérison. En tant qu’analyste,
je peux être tenté de « rapter » la victoire de mon patient. Or cette
victoire lui appartient, il l’a obtenue avec son courage et sa volonté de
guérir.
Yseult met fin à sa thérapie quelques mois plus tard.
Elle revient me voir six mois après, car elle a peur de
recommencer à cause de problèmes d’agressivité avec sa mère. Elle
apporte un court rêve.
« Ma prof de maths nous criait dessus. Il y avait des astres, les
dieux de l’Olympe. Les cours en salle de classe étaient suspendus.
Puis j’ai vu un petit oiseau en bois, on appuyait dessus, cela faisait de
la musique. »
En fait, je comprends – elle a maintenant treize ans et demi –
qu’elle est simplement en train de faire sa crise d’adolescence. Pour
devenir une femme, elle a besoin de se confronter à sa mère – la prof
de maths – de s’en séparer – l’arrêt des cours – pour accéder à la
magie du sexe de l’homme que je perçois symbolisé par le petit oiseau
à musique. Elle me dit qu’elle a ses règles depuis une semaine, ce qui
confirme bien qu’elle entre dans cette problématique. Je lui propose
de parler de sexualité avec sa mère, qu’elle puisse en savoir plus sur
ce qu’elle a vécu et ressenti puisque cette dernière s’est retrouvée sans
ses parents au même âge.
Yseult a maintenant intégré un des plus grands lycées français.
Son cas représente une guérison de paranoïa adolescente. J’ai
demandé son autorisation et celle de ses parents pour publier ce texte
que je leur ai fait lire et corriger pour ce qui était inexact.
Cependant, une telle guérison est, d’expérience, rarement possible
quand la maladie se déclenche à partir du début de l’âge adulte, c’est-
à-dire vers dix-huit, vingt ans comme c’est souvent le cas pour les
psychotiques. Cependant, la thérapie d’Aurore, une jeune
schizophrène, peut donner à réfléchir sur des possibilités futures de
guérison de la psychose.
6

Aurore au pays
de la schizophrénie

« La maladie du patient est une tentative inconsciente de soigner


l’analyste. »
Ronald SEARLES 1

Les deux dimensions de la psychose


Pour Nicolas Abraham et Maria Török 2, les obsessions et les
phobies signalent des fantômes familiaux. À mon sens, la psychose
est également en rapport avec des traumatismes non élaborés chez
les ancêtres. On dit en psychanalyse qu’il faut au moins trois
générations pour faire un psychotique. L’étude des arbres
généalogiques montre qu’il faut souvent aller chercher au-delà.
La psychose, selon moi, prend aussi sa source dans un
traumatisme lors des cinq, six premières années de vie, relativement
à une déficience majeure de l’environnement qui s’est montré
inadéquat pour le développement normal de l’enfant. Une dépression
parentale dans cette période peut, par exemple, être un élément
déterminant. Passés inaperçus jusque-là, de graves défauts de
constitution du psychisme se révèlent alors à l’adolescence ou,
comme cela est fréquent, vers l’âge de vingt ans pour la
schizophrénie. Aussi, le traitement de la psychose implique-t-il selon
moi la prise en compte des dimensions personnelle et
transgénérationnelle.
De ce fait, je ne conduis pas de thérapie avec les jeunes adultes
psychotiques sans l’implication complète de leurs parents dans le
processus, tout comme je ne reçois pas d’enfants de moins de douze
ans environ sans les leurs. La coupure du psychotique avec sa famille,
souvent préconisée dans les institutions, me semble vouée à l’échec.
La psychose témoigne d’un état où prédomine l’originaire de l’enfant
de moins de trois ans environ, dans lequel son psychisme n’est pas
séparé de celui de ses parents. Couper le psychotique de sa famille,
c’est ignorer son lien total et indéfectible avec elle.

Les parents des schizophrènes


Adressée par un ami psychiatre, Aurore, vingt ans, dite
schizophrène, vient me consulter avec ses parents. Son frère a
souhaité participer aux séances. Elle a commencé à aller mal à l’âge
de quinze ans. Hospitalisée plusieurs fois pour de longs séjours en
psychiatrie, elle n’a aucune activité sociale, ne fait pas d’études. Elle
est sous médicaments.
Pour avoir déjà reçu des schizophrènes, je sais qu’à tout moment
le processus de guérison dépend de l’attitude de leur famille. Nombre
de fois, leurs parents, l’un ou l’autre, voire les deux souvent, ont fait
échouer la thérapie alors que des progrès importants étaient
survenus. Ne voulant plus répéter les mêmes échecs, j’annonce aux
parents d’Aurore que leur engagement dans le travail est
indispensable : « Souvent les parents décident d’interrompre la
thérapie de leur enfant schizophrène, quand ils sont confrontés à
leurs propres difficultés dans le processus de guérison. Allez-vous
faire la même chose ? Il est clair que si vous ne voyez pas d’avancée,
il vaut mieux arrêter. Mais, parfois, alors qu’une grande amélioration
survient, les parents ne supportent pas ce que leur enfant vient
convoquer en eux. Il ne s’agit pas d’une faute de leur part qui aurait
participé à la maladie de leur fils ou leur fille, mais ce qui, dans leur
histoire personnelle, a été si problématique qu’une partie de
l’affection de leur enfant a pour but inconscient de les en protéger. »
Pourquoi cette précaution d’usage ? Le psychotique porte une
charge énorme sur ses épaules. Sa maladie permet le plus souvent la
cohésion du reste de la famille. Paradoxalement, s’il se met à aller
mieux, l’un des parents ou même toute la structure familiale peut
vaciller dangereusement : l’allègement d’un côté provoque alors une
recrudescence des difficultés de l’autre, de sorte que les choses
peuvent revenir en l’état par une manœuvre plus ou moins
inconsciente. Après mes explications à ce sujet, les parents d’Aurore,
eux, décident de s’engager coûte que coûte dans ce travail.

Le schizophrène identifié à son mal


Lors du premier rendez-vous, je nomme à Aurore sa « maladie »,
l’informant que l’on parle d’elle en ces termes : « Schizophrène,
psychotique, etc. ». Identifiée à sa psychose, elle a été en quelque
sorte rebaptisée ainsi sans même qu’elle puisse vraiment le savoir.
Incapable de me dire le pourquoi de sa venue, elle n’est pas encore
un « sujet » dans ce qui lui arrive, mais un « objet » thérapeutique.
« Je viens parce que j’ai mal au ventre ?
– Non. En fait, voilà ce qu’on m’a dit de vous : vous êtes
psychotique. Le mot employé est “schizophrène”. »
Je lui explique ce qu’on entend par là.
Lors de la séance qui suit, elle est déjà beaucoup moins confuse.
Ce diagnostic terrible fait par le corps médical, l’entourage et la
société n’est souvent pas clairement énoncé au premier concerné. Je
n’utilise pas ce terme péjorativement, mais pour nommer une
structure psychique parfois temporaire dans la vie d’une personne et
inscrite en chacun de nous : nous avons une part psychotique plus ou
moins enfouie, trace de mécanismes archaïques qui sont ou ont été
souvent salutaires dans notre développement. Schizo signifie
« fendu », on pourrait dire « coupé en deux », ce qui nous arrive par
exemple la nuit, en rêve, ou dans le cas d’un grand traumatisme. Le
problème de la psychose est l’incapacité à distinguer le monde
interne du monde externe et l’angoisse qui accompagne ce processus.
Une femme qui se disait psychotique a voulu me rencontrer. Des
oiseaux lui parlaient et cela la terrorisait. Je lui ai dit que les oiseaux
pouvaient aussi parfois me parler, mais que cela ne me terrorisait pas.
À travers cette sorte de blague, je lui indiquais que la question de la
psychose n’est pas tant la sortie de la réalité, même si elle est
problématique, que la souffrance qui en résulte. Dans les cultures
traditionnelles, le chaman converse avec les animaux sans que cela
pose aucun problème ni à lui ni à la société où il vit.
Avec Aurore, nous commençons par des séances sur l’arbre
généalogique. J’ai l’espoir que ce travail aura des résonances
importantes sur son psychisme.

Le schizophrène est en résonance avec


ses ancêtres
Le matin d’un rendez-vous en présence de son frère et de ses
parents, elle se réveille de mauvaise humeur, dépressive et abattue.
Elle marmonne des choses incompréhensibles tout au long de la
journée. En fin d’après-midi, lors de notre séance, elle se tient
prostrée, la tête tombante comme si elle n’avait plus aucune énergie.
Le matin de la séance suivante, elle se lève de très bonne humeur.
Exubérante, elle arrive au cabinet dans une attitude assez
provocatrice, avec un discours sexué, disons coquin. Intenable, elle
est surexcitée. Sa famille et moi-même sommes surpris de la
différence d’attitude entre les deux séances.
Au cours d’un travail sur l’arbre généalogique, je recherche
toujours quels sont les ancêtres ayant vécu des traumatismes
suffisamment importants pour créer cette onde de choc psychique
transmise de génération en génération appelée « fantôme familial ».
Or, lors du rendez-vous où Aurore est venue prostrée, incapable de
parler, nous nous sommes penchés sur la vie d’une de ses arrière-
grands-mères maternelles dépressive. Tandis qu’à la séance où elle
était sexuellement désinhibée, nous avons évoqué une autre arrière-
grand-mère maternelle, « femme aux mœurs légères », d’après sa
famille.
Ainsi, je m’aperçois que le psychotique vibre littéralement avec ses
ancêtres ayant vécu des traumatismes. Il peut être « hanté » par
plusieurs personnes de ses lignées, ce qui serait d’ailleurs une
indication clinique pour comprendre les cas de personnalités
multiples. Je vérifie ainsi qu’on ne peut aider un psychotique sans
aborder sa généalogie. Une partie importante de ses symptômes et
productions aberrantes prennent sens en référence non pas à ses
histoires personnelles, mais à celles de sa famille et de ses ancêtres.
Les psychotiques ne sont pas dans notre
espace-temps
Comme les psychotiques ont une partie d’eux-mêmes dans l’état
psychique d’un enfant en période originaire, ils ne sont pas
entièrement dans nos temps et espace communs. Beaucoup de
schizophrènes que j’ai reçus ont montré des problèmes spatio-
temporels. Ils ne trouvaient pas l’adresse du cabinet, se perdaient ou
bien ne pouvaient gérer correctement les heures de rendez-vous.
Pour un enfant de deux ans, aujourd’hui est identique à hier ou
demain. Il n’y a pas de temps linéaire pour lui. Pas d’espace non plus
délimité : ici est semblable à là-bas. Pour que cette intégration du
temps et de l’espace se fasse, au début de l’âge œdipien, il faut que
l’enfant soit séparé psychiquement du monde et de ses parents. Sa
capacité à mentir marque la fin de cette période originaire. Ses
pensées lui appartiennent, ce ne sont pas celles des autres : ils ne
sont donc pas dans sa tête. « Entendre des voix » ne semble pas autre
chose qu’une résurgence de cet état originaire dans lequel l’enfant
peut avoir accès aux pensées des autres.
La séparation physique, amorcée par le sevrage, place l’enfant peu
à peu dans l’espace. La séparation psychique n’est cependant
efficiente que si l’enfant sait comment il a été mis au monde. N’ayant
été ni autoengendré, ni créé par sa mère seule, mais dans une
triangulation qui inclut un tiers paternel, ou une instance qui pourrait
le représenter 3, il a alors accès à notre espace commun à trois
dimensions. Ceci implique qu’il ait reçu une information correcte sur
la sexualité et la naissance justement à cet âge œdipien.
En dehors de l’espace, la deuxième notion fondamentale, le
temps, se fait par l’intégration de la mort. Seule sa connaissance peut
faire en sorte que le temps soit vécu comme linéaire, ce qui permet de
partager celui des autres humains. En effet, être mortel implique
l’inscription dans un trajet temporel ayant un début et une fin, tenant
compte de la succession des générations.

L’enfant qui ignorait la mort


Un enfant encoprésique 4 de cinq ans m’a fait découvrir cette
incapacité enfantine à intégrer le temps et l’espace provenant d’une
non-intégration de la mort et de la naissance.
Au premier rendez-vous, je m’aperçois qu’il n’a pas vraiment
conscience de ce que représente l’acte de déféquer. À mon évocation
du caca qu’il fait sur lui de façon problématique, il me regarde avec
des yeux inexpressifs. Je lui demande :
« Qu’est-ce que c’est la mort ?
– Là où il y a les bateaux.
– Non, c’est la… mer !
– Oui, la mort, là où il y a les bateaux. »
Je questionne les parents sur la probable confrontation de leur
enfant avec la mort. Ils me répondent qu’il n’a jamais eu affaire à un
décès quelconque sauf avec celui de son poisson.
Je lui demande alors :
« Où est maintenant ton poisson qui est mort ?
– Dans la mer », répond-il… évidemment.
Les parents avaient jeté le poisson mort dans les toilettes. On peut
admettre que l’enfant ait imaginé que l’animal avait rejoint la mer par
ce moyen. Cependant, après maintes explications, il ne comprend
toujours pas ce qu’est la mort. Quoi qu’il puisse arriver à un humain
ou un animal, pour lui, ce n’est jamais fatal. Au pire, ils « seront
réparés à l’hôpital ». Dans sa conception du monde, tous les êtres
vivants sont immortels. Je savais que la constipation provenait de la
crainte de la mort : l’incapacité de la concevoir peut être à l’origine
de l’encoprésie.

Ni naissance ni mort :
ni espace ni temps
Mais il ne sait pas non plus comment les enfants sont mis au
monde. En effet, s’il connaît la différenciation sexuelle des enfants, il
ignore celle des adultes. Pour lui, le sexe de sa mère est identique à
celui de son père. Incapable d’imaginer une représentation
quelconque d’une union qui présiderait à la conception d’un être
vivant, il me déclare que l’enfant entre par un trou – il ne sait pas
lequel – pour se loger dans le ventre de sa mère. Puis il sort de son
corps en dessous du pied de celle-ci en passant par la jambe.
Existants antérieurement par eux-mêmes, les êtres humains ne
seraient donc pas créés. Cet enfant était jusque-là dans un temps
infini, ne comprenant ni naissance ni mort. Il n’avait évidemment pas
eu accès au stade génital, qui implique la capacité de penser la
procréation, ni à l’interdit de l’inceste qui place l’enfant dans notre
espace-temps commun. En sachant qu’il n’aura de sexualité génitale
partagée et de descendance que plus tard, un enfant se projette dans
le temps. Cette sexualité ne pouvant avoir lieu dans le cercle familial,
ici, il se projette également dans l’espace, ailleurs. Il sort de l’ici et
maintenant.
Si au départ l’enfant est hors temps et hors espace, il n’est pas
pour autant nulle part. La conclusion à laquelle je suis arrivé est qu’il
est « dans tous les temps et dans tous les espaces ». Cette notion
permet de comprendre pourquoi l’enfant est télépathe, ce qu’avaient
remarqué Françoise Dolto et Didier Dumas. Télépathe parce que dans
tous les espaces, il est donc en même temps ici et là-bas. Mais s’il est
dans « tous les temps », il devrait avoir accès au passé et au futur.
L’accès au passé pour les enfants est depuis longtemps évident pour
moi puisque les enfants que je reçois sont en contact avec la mémoire
de leurs parents avant leur propre naissance et avec celle des ancêtres
qu’ils n’ont pas connus. Cependant, j’ai constaté qu’ils pouvaient
parfois connaître l’avenir. Nombre d’enfants avaient des symptômes,
accomplissaient des actes, le matin, ou quelques jours avant, qui
étaient en relation avec notre première séance sans m’avoir vu
auparavant. Certains, au cours de la thérapie, me disaient par
exemple : « Aujourd’hui c’est la dernière séance », alors que je ne le
savais pas encore moi-même. Un grand autiste de dix-sept ans est
celui qui m’a le plus appris sur cette capacité étonnante à connaître
l’avenir.
En ce qui concerne Aurore, elle incarne le matin l’ancêtre de sa
généalogie que nous allons découvrir ensemble avec sa famille
l’après-midi. À chaque fois, nous n’avons rien programmé. Il me faut
plusieurs séances pour comprendre cette relation entre son état du
matin et le contenu de l’arbre généalogique que nous abordons en fin
de journée. Alors que j’avais lu dans la littérature analytique que
certains psychotiques, mais pas seulement ceux-ci, pouvaient évoquer
ce qu’avait fait leur thérapeute les jours précédant leur rendez-vous,
Aurore est venue m’interpeller sur ce qu’on peut appeler la
« médiumnité 5 ».

La naissance d’Aurore à elle-même


Après son départ de l’une de nos dernières séances sur la
généalogie de sa lignée maternelle, je reçois un SMS de sa mère.
Aurore tient à revenir dans mon bureau, car elle déclare y avoir
« perdu les eaux » puis accouché d’un enfant. Elle veut récupérer son
bébé. Un autre SMS, quelques jours plus tard, m’informe qu’Aurore,
en sortant de chez son psychiatre, tient toujours à retrouver son
enfant imaginaire.
Quelque chose d’important est en train de se manifester dans la
thérapie. Je le mets d’abord en relation avec l’ancêtre que nous
avions abordée lors de la séance précédente. Mais cela nous ne
pouvons le savoir.
Je réalise surtout qu’elle a accouché d’elle-même. Je ne peux
interpréter son discours autrement que si cela avait été le rêve d’un
patient ordinaire. Si elle est inquiète pour son « bébé », c’est
sûrement parce que je n’ai pas compris ce qui s’est passé lors de la
dernière séance. Il est de ma responsabilité de veiller sur cette partie
d’elle-même laissée chez moi. Je demande à sa mère de lui préciser la
date de notre prochain rendez-vous : elle y retrouvera son « bébé »,
elle n’a pas à s’en soucier et, d’ici là, je m’en occupe.
Ces informations laissent Aurore calme et sereine. Sa mère peut
maintenant beaucoup plus communiquer avec elle notamment au
téléphone ce qui était impossible depuis longtemps. Aurore ne parlera
plus par la suite de ce bébé accouché dans mon bureau.
Ses doses de médicaments sont diminuées. Ce moment marque
donc une nouvelle naissance psychique d’Aurore et correspond à la
fin de notre travail avec sa famille sur sa lignée maternelle. Cela
confirme mon idée que les psychotiques, portant sur leurs épaules la
charge de leur famille et de leurs ancêtres, ne vivent pas pour eux-
mêmes. Aurore commence peut-être un peu plus à exister.

Quand la thérapie de l’enfant remet


en cause l’état psychique de son parent
L’étude de la lignée paternelle d’Aurore s’amorce. Mais après une
séance, son père fait un épisode violent de fièvre et va mal pendant
plusieurs jours. À divers moments de la thérapie, lui et sa femme se
posent la question d’arrêter la thérapie de leur fille. Aurore et son
frère, visiblement intéressé par les séances auxquelles il n’a jamais
manqué d’assister, veulent continuer le travail. Je fais remarquer au
père que l’état qui a suivi la séance signale probablement qu’il a
repris à son compte ce que sa fille portait jusque-là pour l’en alléger,
lui. C’est la notion d’enfant thérapeute de ses parents. La famille a
d’ailleurs remarqué que depuis de nombreuses années quand un de
ses membres allait mal, les autres se portaient bien.
Le matin d’une séance qui a lieu en fin d’après-midi, alors qu’elle
doit aller à sa consultation de psychiatrie, Aurore disparaît dans Paris.
Sans nouvelles d’elle, sa famille part à sa recherche, prévient la
police, consulte les admissions dans les hôpitaux. Disparue pendant
trois jours, Aurore est enfin retrouvée, seule, dans un hôtel.
Hospitalisée, elle ne pourra pas voir ses parents avant plusieurs
semaines. Que s’est-il passé sachant qu’elle n’avait que cinquante
euros en poche, qui n’ont pas été utilisés ? Aurore va alors déclarer
qu’elle a été séquestrée par des hommes qui lui ont « appris le
métier ». Sa mère m’indique qu’elle réalise qu’au même âge que sa
fille, elle a été violée à Paris. Pendant trois jours, elle a également
erré dans la ville sans se rappeler ce qui s’était passé.
Cette répétition traumatique montre qu’Aurore n’est plus dans la
structure fantomatique d’ancêtres lointains de sa généalogie mais
qu’elle est maintenant agitée par ce qui a constitué le traumatisme de
sa mère et aussi celui de son père. En effet, ce dernier a subi enfant
des agissements sexuels à teneur sadique de la part de son propre
père. Aurore a dramatiquement mis en actes dans sa vie les
traumatismes vécus antérieurement par ses deux parents.
Après ce malheureux épisode de disparition et d’errance elle va
maintenant mettre en avant, dans le processus thérapeutique, ce qui
l’a concerné elle-même dans son enfance.
Avec les personnes que je reçois, j’essaie de savoir à partir de
quand un processus de développement s’est bloqué dans leur petite
enfance et, si possible, pourquoi. À partir de sa conception, pendant
sa gestation et après sa naissance, de nombreuses étapes doivent être
franchies pour qu’un petit être grandisse. Les traumatismes de
l’environnement peuvent figer certains aspects de sa personne tandis
que d’autres continuent de se développer sans problème. Ainsi, des
individus très sensés sont, à notre grande surprise, selon les
circonstances, incapables de gérer de façon adulte certains éléments
de leur existence. Ce ne sont pas comme des réminiscences : ils ont, à
ce moment, réellement la structure de l’âge où le développement s’est
arrêté. Mais ces aspects ponctuels sont rarement handicapants pour
l’ensemble des personnes. Chez les psychotiques, une grande partie
du psychisme est restée comme celui d’un petit enfant et parfois
même comme celui du nourrisson. Dans les séances, par la situation
de transfert avec le thérapeute, ces moments de blocage de la petite
enfance peuvent être retraversés. Cependant, alors qu’il n’est pas si
difficile de faire traverser à un enfant de six ans ce qu’il n’a pas
franchi quand il avait deux ans, la manœuvre est beaucoup plus
délicate quand il s’agit d’une adulte de vingt ans. D’autant plus quand
la période concernée est celle de l’agressivité enfantine.

Une difficulté : retraverser adulte


sa violence enfantine
C’est le cas d’Aurore.
Alors que, jusqu’à présent, elle était très pacifique, elle développe
petit à petit une intense agressivité qui devient problématique. Elle
attaque violemment ses parents ou son frère, menace de sauter par la
fenêtre, ou bien encore agresse subitement quelqu’un dans la rue.
Paradoxalement, je sais que cela mesure le progrès qu’elle est en
train de faire. Elle est passée du stade passif du nourrisson à celui
plus violent et actif du petit enfant en route vers son autonomie. Ses
parents me confirment ce dont je me doutais : elle n’a jamais été
agressive jusqu’à son adolescence, moment où elle est entrée peu à
peu dans la psychose. Enfant toujours adorable avec tout le monde,
elle a contenu sa violence naturelle dans une sorte de coffre-fort
intérieur qui commence maintenant à s’ouvrir.
Ses explosions de colère sont dangereuses pour elle et les autres.
Une fois, elle dépasse les bornes en sautant sur sa mère pendant que
celle-ci conduit en voiture. Je recommande d’augmenter les doses de
médicaments après avis de son psychiatre si possible, pour endiguer
le flot de violence qui naît en elle, quitte à ce qu’elle diminue la
médicamentation plus tard. Je date l’aspect de sa personnalité qu’elle
traverse à ce moment-là entre un an et trois ans et demi, quatre ans.
C’est justement dans cette période de son enfance que son père s’est
effondré à la mort de son propre frère, un autre étant décédé
quelques années auparavant. À l’époque, elle n’a pas pu développer
normalement son agressivité envers son père afin de l’épargner et elle
continue à le protéger aujourd’hui. Les accès colériques d’Aurore ne
s’adressent pas à lui mais au reste de la famille. Dans la situation de
transfert analytique, je représente pourtant ce père. Elle m’épargne
aussi pour l’instant, quoique je sache que sa violence envers moi est
latente.
Parler avec plusieurs voix :
une certaine gestion des conflits internes
Elle a toutefois trouvé un moyen de gérer cette agressivité
terrible, primordiale. En séance, débordée par sa colère sourde,
notamment quand mes questions la troublent, elle se dédouble. Elle
marmonne des insultes à voix basse, une sorte de voix off tandis que
l’autre est normale. La « bonne » voix dit ainsi à la « mauvaise » : « Il
ne faut pas dire du mal de M. Clavier. » Puis l’autre reprend ses
insultes, ses sorties colériques. Ces deux voix correspondent à ce que
nous savons être notre dialogue intérieur : chez Aurore, ce dialogue
est extériorisé.
Pour que cette agressivité puisse être évacuée et afin qu’elle soit la
moins dangereuse possible pour elle et les autres, il faut qu’elle
l’exprime en séance envers moi. Elle ne peut l’être totalement, la
violence en serait ingérable. Il importe qu’elle soit en quelque sorte
canalisée, comme la vapeur d’une cocotte-minute, et symbolisée au
maximum. C’est ce qui se passe avec ses mots, fonction que revêt en
particulier sa voix off méchante. Une fois de plus, je remarque que ce
qui paraît le plus pathologique, le dédoublement de personnalité
dans ce cas, a une fonction protectrice et utile.
Le principe que j’énonce à tous mes patients – celui que tout est
possible en séance en paroles mais pas en actes – prévaut doublement
avec elle. Cette symbolisation porte alors ses fruits. Alors qu’Aurore
n’a jamais apporté de rêves en séance, elle raconte un cauchemar où
elle sautait sur son père pour le tuer. Évidemment, je lui mentionne
que ce rêve est bienvenu pour l’analyse puisque cela lui évite de
passer à l’acte. Cependant, je continue à penser que pour qu’elle
puisse réellement traverser avec succès ce moment dangereux et
délicat, il n’y a qu’une seule solution : l’agressivité archaïque doit
venir sur moi.

Le transfert massif des psychotiques


Il était un temps où on disait en psychanalyse que les
psychotiques ne « transféraient » pas. C’est à mon avis tout le
contraire. Ils font un transfert si massif que l’analyste peut ne pas s’en
apercevoir. Il est tellement ancré dans l’originaire que les espaces se
confondent au point que la délimitation entre soi et l’autre est
presque invisible. Ce pourrait être quelque chose de l’ordre fœtal. Le
psychotique est tellement en transfert avec le thérapeute qu’il est
pratiquement en lui.
J’ai travaillé plusieurs années avec une femme dont je n’avais pas
perçu la dimension originaire, celle du psychotique. Pendant quatre
ans, je n’ai pas compris un seul de ses rêves, ni par ses associations ni
par les miennes. La plupart du temps, elle n’associait pas du tout. Ce
n’est que le jour où elle m’a apporté un rêve qui relatait
complètement ce que j’avais vécu la veille, ce qu’elle ne pouvait
évidemment pas savoir, que j’ai réalisé qu’elle rêvait jusqu’à présent
dans mes structures psychiques. Elle rêvait en quelque sorte « dans »
moi, elle « rêvait mes rêves ». À partir du moment où je lui en ai
parlé, nous avons pu dès lors interpréter correctement ses rêves qui
étaient redevenus les siens. Ce phénomène est tellement surprenant
qu’il m’a fallu plusieurs années pour le déceler. La porosité entre les
deux espaces psychiques engage aussi les structures de l’analyste : il
m’est bien souvent arrivé d’être dans l’état d’Aurore après une séance
avec elle et de mettre plusieurs heures à retrouver mon état habituel.
Avec le psychotique, une fois le mouvement de développement en
avant du patient réactivé, ce n’est que par un déchaînement de
violence que la séparation est possible. La force du transfert initial se
révèle alors.
Depuis le début, je sais intimement que ce transfert existe avec
Aurore. Le simple fait qu’elle m’épargne en dédoublant sa voix le
montre. La problématique fondamentale de l’agressivité est qu’elle
pourrait détruire l’objet d’amour. Dans son développement, l’enfant a
besoin de déployer cette agressivité tout en ayant la garantie qu’elle
n’anéantisse pas celle ou celui qu’il aime tant et dont il dépend par-
dessus tout. L’attitude d’Aurore montre que ce transfert d’amour est
là, je compte sur lui pour traverser avec elle ce moment difficile pour
nous deux et sa famille. Il importe seulement que je ne sois pas trop
fragile et que je reste conscient et attentif à tout ce qui se passe. Que,
surtout, je ne sois pas en position d’être détruit.
Face à cette agressivité, je propose à la famille de procéder comme
ils auraient à le faire avec un enfant : la sanctionner dès qu’elle est
violente avec les autres. De même, comme pour les enfants, cela la
place dans le temps et commence à la rendre responsable de ses
actes.
Jusqu’à présent, je n’ai jamais été, même un petit moment, seul
avec Aurore en séance. Non seulement parce que je souhaitais la
recevoir avec sa famille, mais parce qu’elle ne le voulait pas. Elle
s’était sentie très mal quand j’en avais émis l’idée un an plus tôt. Or,
depuis quelques séances, elle souhaite que son grand frère sorte. Cela
fait suite à une période d’agressivité envers lui qui, à mon sens,
témoigne qu’elle exprime maintenant la jalousie naturellement
présente au sein d’une fratrie. Elle ne l’a jamais montrée dans son
enfance. Je prends cela comme le signal de la possibilité de la
recevoir seule. Elle ne l’accepte au début que quelques instants puis,
peu à peu, nous menons des séances complètes, uniquement elle et
moi. Cela engage maintenant un autre processus analytique.
Le langage de la psychose
Les séances se déroulent en fait plutôt à trois, voire à plus. En
effet, Aurore continue à dédoubler ses voix sur le principe de la voix
neutre et de l’autre agressive mais également en une que je
nommerais « logique » et une autre, « illogique ». La voix logique,
souvent en réponse à mes questions, suit le sens commun. La voix
illogique ne le suit pas mais sous un aspect apparent de non-sens
emprunte en fait une autre logique assez proche de celle des réponses
des maîtres zen à leurs disciples. Et dans ce cas de figure, Aurore est
le maître et moi le disciple. La moindre de mes légèretés de parole est
immédiatement sanctionnée par elle tout comme le moine zen peut
répondre sèchement ou pas du tout au disciple inattentif.
Je suis convaincu depuis plusieurs années que le langage des
psychotiques à un sens, mais son code m’a toujours paru presque
impossible à déchiffrer. À force de dialoguer avec les enfants lors des
séances, surtout les plus petits, d’interpréter avec eux leurs discours
ou leurs dessins même quand cela semblait n’avoir aucun sens, j’en ai
peu à peu compris la cohérence ; j’ai l’idée d’appliquer le même
principe avec Aurore. La logique de ce langage a priori irraisonné de
la psychose est un langage symbolique, comme celui des enfants. Il
n’est donc pas régi par la raison, mais par les mêmes principes que le
rêve : la condensation, le déplacement et la métaphore.
Je tente ainsi d’installer une communication entre elle et moi, à
travers une sorte de « dialogue de fous ». Il s’agit en fait d’un échange
verbal très élaboré, qui me demande une concentration extrême.
Paradoxalement, l’intelligence est à ce moment-là du côté d’Aurore.
J’ai déjà expérimenté cela avec certains enfants qui me disent : « Non,
monsieur, tu ne comprends rien. Je vais t’expliquer. » Effectivement, il
importe alors que j’entende vraiment Aurore, que je lui réponde avec
toutes mes ressources affectives et mentales. Elle me laisse entrer
progressivement dans son monde. Le mode verbal que nous utilisons
pourrait être pensé comme celui d’une langue étrangère. Il n’en est
rien. Langage familier mais oublié, il me demande de me replonger
dans mes structures les plus archaïques. Avec la schizophrénie, je
touche un aspect encore plus lointain de moi-même que celui que je
contacte avec les enfants.

Dépasser le minéral, le végétal,


l’animal pour devenir humain
Aurore commence à apporter systématiquement un ou plusieurs
dessins à chaque fois.
Un dessin me questionne. Elle l’appelle « mon bon chemin ». Une
route de pierres serpente dans l’air pour mener à une maison qui
flotte dans le ciel. Après quelques jours de réflexion, un texte de
François Roustang me revient en mémoire. Il y écrit que les
psychotiques ont dû se réfugier dans : « le pas encore humain
(condition de l’humain pourtant) des animaux, des végétaux et des
minéraux 6 ». Les schizophrènes s’identifieraient-ils à des pierres ?
J’ai déjà compris que certains enfants autistes et psychotiques
étaient restés assimilés à des plantes ou des animaux. Un autiste de
quatre ans a parlé pendant toute la séance à la plante de mon bureau
sans s’adresser à aucun humain présent dans la pièce. J’avais à
l’époque une tortue. J’ai eu beau lui présenter pendant qu’elle agitait
ses pattes, il ne l’a pas vue. J’en ai conclu qu’il vivait dans un monde
végétal mais pas encore animal.
Un autre enfant, cette fois de sept ans, s’identifiait à une chauve-
souris, puis à un loup. Il m’avait dit qu’il ne voulait pas devenir
humain. Pas encore en tout cas. Il vivait donc jusque-là dans un
monde animal. Il en est arrivé à faire tellement de progrès dans son
développement qu’il a exprimé lui-même son dilemme : s’il devenait
trop humain, il ne pourrait plus rester un loup. Après que je lui ai dit
qu’il pouvait « garder son loup » à l’intérieur de lui, il a, avec une joie
incroyable, accepté de devenir humain et notamment de vraiment
apprendre à lire et à compter. Je ne lui ai pas signifié autre chose que
la possibilité, à l’image des Indiens d’Amérique, d’avoir un animal
totem personnel pour l’aider à vivre.
L’état végétal correspond au stade fœtal et à celui du nourrisson
jusqu’à ses déplacements autonomes et ses premières dents. Tout
comme la croissance de la plante est dépendante du soleil et de la
terre, le bébé est passivement entretenu en vie par ses parents tant
qu’il n’est pas en mesure de se mettre en mouvement et de se nourrir
seul. Le déplacement à quatre pattes est l’accession pour lui à l’état
d’animal puis en se mettant debout, il commence à acquérir son
statut définitif d’humain, notamment en se plaçant peu à peu sous le
coup des lois fondamentales de notre espèce.

Un humain qui a perdu son humanité :


le masque
Aurore, pour sa part, n’est-elle pas en train de montrer qu’elle
n’avait peut-être, jusqu’à présent, vécu que dans un monde minéral –
le chemin de pierres ? Le déclenchement de son agressivité étant
représentatif de son accession au règne animal, son dessin de la
maison flottant dans l’espace, son corps, bien que non encore posé
sur la terre, signifie-t-il qu’elle a peut-être droit maintenant à un
statut d’humain ?
Au fur et à mesure de nos rendez-vous hebdomadaires, elle
m’apporte des dessins de têtes de femmes sans expression qui
m’apparaissent toutefois assez tristes avec leurs yeux écarquillés.
Leurs visages sont toujours semblables, à quelques détails près.
J’associe ces têtes, la plupart sans cou, à l’expression familière « être
triste comme une pierre », témoignage de son enfermement dans un
monde minéral.
Ses dessins sont ceux d’un visage inexpressif, le sien. Quand je lui
demande de figurer des émotions comme la tristesse, la colère, la
joie, etc., mis à part quelques détails, le résultat reste le même.
Éternellement identique, chaque visage me fait comprendre pourquoi
les tout petits enfants peuvent être si effrayés par les masques :
l’humanité se manifeste sûrement dans l’expression des sentiments et
sa diversité. La singularité et l’individualité aussi. Aurore dessine un
monde peuplé d’infinis reflets inexpressifs d’elle-même comme si elle
ne pouvait jamais atteindre son image vivante.

Il faut un autre pour renaître


Aurore est maintenant en contact avec un personnage imaginaire
qui l’apaise beaucoup. C’est une femme bienveillante et élogieuse à
son égard. Au vu des dessins qu’elle a apportés cette fois-ci dans
lesquels, à chaque fois, elle a représenté deux fois le même
autoportrait sur sa feuille, je comprends que ce personnage, au lieu
d’être le témoignage d’une nouvelle hallucination inquiétante, est
l’avènement chez elle d’une sorte de reflet positif dans un miroir. À la
place de ses voix intérieures habituelles qui la persécutent, l’amie
imaginaire lui renvoie une estime personnelle qui faisait défaut
jusque-là.
Les séances se poursuivent jusqu’à ce qu’un jour, elle envoie ses
chaussures à la tête de son père. Malgré la déconvenue que cela
provoque, je prends l’événement comme un nouveau progrès dans le
développement d’Aurore. Elle a pu exprimer son agressivité vis-à-vis
de lui. Cependant, ce passage à l’acte nécessite une sanction
paternelle, tout comme il le faudrait pour un petit enfant, afin qu’elle
puisse canaliser sa violence.
Suite logique dans le cadre de son développement, après avoir
agressé son père, Aurore, pour la première fois sur ce mode direct,
vient m’attaquer comme le font les enfants en séance. Elle dit que je
suis payé à ne rien faire, elle veut partir et est très en colère contre
moi. Furieuse, elle m’envoie par la suite un SMS indiquant que je ne
la soutiens plus, que je l’abandonne. La colère primordiale contre le
maternel archaïque sort chez elle à ce moment et c’est plutôt bon
signe. Cet épisode fait écho au fait que j’ai mentionné à sa famille
qu’il ne fallait plus qu’elle aille dormir dans la chambre de ses
parents, ni dans celle de son frère. Cette volonté nouvelle, dormir
avec sa famille, indique qu’elle accède enfin à un aspect œdipien
d’elle-même. Sa traversée d’étapes plus archaïques la conduit à
présent vers ce moment qui représente, dans le développement
normal d’un enfant, l’accession à la sociabilité, à l’intégration de la
Loi, aux sentiments de culpabilité et au besoin de réparation.
Au jour où j’écris ces lignes, la thérapie d’Aurore n’est pas
terminée. Notre travail ensemble continue peut-être pour plusieurs
années encore. J’ai tenu à rédiger ce chapitre sur elle, avec son
accord et celui de ses parents qui ont lu mon texte, pour témoigner
de la possibilité d’envisager une guérison avec ceux que l’on nomme
psychotiques. J’espère un jour pouvoir écrire la suite de son évolution
vers cette guérison. Si Aurore peut s’inscrire beaucoup plus dans
notre monde, avec moins de souffrance et une plus large autonomie,
sa vie prendra alors un sens comme on peut le souhaiter à chacun de
nous.
QUATRIÈME PARTIE

Blessures précoces et états


limites
7

Julie, une femme « état limite »

« Le bébé ne connaît rien d’autre que la dépendance absolue. »


Donald W. WINNICOTT 1

Survivre plus que vivre


Julie a passé avec moi plus d’une décennie en analyse.
Aujourd’hui, elle et moi ne sommes plus les mêmes. On oublie parfois
que les composantes du système analysant-analyste changent avec le
temps : ce n’est pas l’analysant qui se modifierait uniquement, tandis
que l’autre, l’analyste, resterait identique. Heureusement d’ailleurs.
Pour ma part, j’espère avoir évolué non seulement en tant que
thérapeute mais aussi en tant que personne.
Julie a commencé par deux séances par semaine. Quand elle est
venue, nous ne savions encore que nous allions suivre une route si
longue ensemble. À l’époque, elle était mariée avec l’homme dont elle
a divorcé depuis ; ses deux enfants vivaient encore à la maison. Elle
avait déjà accompli six ans de travail analytique avec une femme et
vu plusieurs thérapeutes sur des temps assez courts.
Que j’énonce que nous avons changé ensemble n’est pas anodin.
En fait, parler de Julie, c’est évoquer aussi l’évolution de la
psychanalyse en moi, le changement opéré dans ma façon de
travailler et surtout de concevoir la théorie. D’une certaine façon,
dix ans auparavant, j’étais encore dans une pensée inhérente à mon
propre parcours thérapeutique, à ce que j’avais appris dans mes
études et à ce que m’avait transmis mon premier analyste. Le
fantasme, l’œdipe, etc., toutes sortes de théories de base d’origine
freudienne faisaient le corps de mon travail avec ma patiente. Au fur
et à mesure de ma pratique, beaucoup d’opinions, de croyances, de
savoirs préétablis ont été balayés par l’écoute des personnes, le récit
de leur vie et de leur capacité d’évolution. De la même façon que les
enfants « éduquent » leurs parents, ce sont les analysants qui forment
les analystes.
Julie souffrait de la vie en général. De tout en réalité. Elle avait
une existence aisée, un mari charismatique, directeur d’une grande
entreprise informatique, qui faisait partie d’un milieu privilégié,
intellectuel. Elle exerçait la profession de journaliste qui, selon
l’opinion de son conjoint, était plus proche du hobby que d’un
véritable métier. Cependant, tout cela occupait son temps sans qu’elle
ait le sentiment de vivre. En fait, comme elle me le dira plus tard, elle
survivait. Le « nez dans le guidon », sans se poser de questions,
suivant sa destinée de jeune fille puis de femme, enfin de mère,
toujours particulièrement tendue vers la réussite sociale.
Effectivement, la réussite était là, mais Julie arrivait à la quarantaine,
exsangue, vidée. Si elle n’avait eu un caractère bien trempé, elle
serait sûrement tombée en dépression ce qui aurait peut-être
d’ailleurs été un bien. Tenir coûte que coûte était justement sa force
et sa faiblesse.
Issue de la grande bourgeoisie catholique française, elle – et ses
frères et sœurs – avait grandi dans une ambiance tribale faite de
codes de bonne conduite, de principes d’éducation propres aux
familles de ce niveau social. Un mélange de culture de classe et de
spécificité locale. Les photos de son enfance, qu’elle tint à me montrer
plusieurs fois – une ribambelle de bambins souriants et bien habillés
accompagnés d’adultes tout aussi bien de leur personne, tout ce
monde photographié dans des résidences de vacances luxueuses –
témoignaient d’une vie qui aurait pu apparaître idéale si ce sentiment
n’était infirmé par ce qu’elle en disait. Des paroles sur son enfance, il
ne ressortait finalement qu’une sorte de tristesse indéfinissable, d’où
ne saillaient jamais quelque souvenir heureux, un enthousiasme
d’exister. Univers où déjà, enfant, il fallait tenir le rang de la famille,
en maintenir la cohésion pour apparaître « bien sous tous les
rapports », au détriment de la joie de vivre naturelle. Ce qui
concernait la génération actuelle semblait pouvoir s’appliquer aux
précédentes. Comme si depuis des temps immémoriaux s’était
perpétuée de façon monolithique cette tradition de bienséance, de
réussite sociale et d’appartenance de classe. Aussi, le parcours
thérapeutique de Julie faisait-il désordre au sein de cette saga
familiale dans laquelle elle devint par la suite le « vilain petit
canard ». Elle avait le sentiment de faire profondément partie de sa
tribu et, en même temps, d’en devenir peu à peu orpheline au fur et à
mesure de son travail analytique.

Le changement de l’analysant pendant


l’analyse
L’une des particularités de l’analyse est de procéder à une telle
transformation que celui qui la suit peut se trouver de plus en plus en
contradiction avec la vie qu’il avait au début de sa thérapie.
L’entourage peut alors accuser l’analyste de ce changement, imaginant
notamment que suite à des commentaires hostiles envers sa famille
en séance, le pauvre patient au jugement égaré se serait détaché de
son milieu d’origine. D’autant que le transfert du patient sera fort sur
l’analyste, d’autant on pensera que ce dernier l’a séparé des siens. Or,
les proches ne se doutent pas à quel point l’analysant prend lui-même
ses propres décisions, parfois à l’encontre des observations faites en
séance, et à quel point il est prêt à quitter la thérapie si l’analyste
s’avise d’aller trop ou pas assez dans son sens. Incapable d’être
neutre, car il ne l’est finalement jamais, ce dernier essaie tout au plus
de suivre l’analysant qui est le seul à savoir le bien-fondé de ses
choix. Il m’arrive d’être totalement en désaccord avec des décisions
prises par mes patients et de le leur exprimer. Cependant mon
positionnement est peut-être assez juste pour qu’ils décident sans
crainte d’aller contre mon opinion. C’est ce qui compte. De la même
façon, je n’ai fait que suivre Julie dans son cheminement qui l’a
amenée à une rupture radicale avec sa famille.
Mais de quoi souffrait-elle vraiment ?
Lors de ses débuts en thérapie, mis à part ce sentiment de vide
évoqué, Julie ressentait tout d’abord qu’elle était arrivée à un point
de non-retour dans son couple. Elle avait depuis le début de leur
relation vécu la sexualité avec son mari comme un devoir conjugal.
La fréquence de leurs rapports sexuels était devenue proche du zéro
absolu, ce dont elle ne se plaignait même pas. En remontant au plus
lointain de son existence, elle ne pouvait pas non plus invoquer une
jouissance vécue avec quiconque. Sa vie amoureuse, et par extension
sexuelle, semblait s’être arrêtée à l’objet d’amour platonique de ses
dix-huit ans qu’elle n’avait jamais revu et qui avait représenté pour
longtemps son prince charmant perdu. Muni de ma boîte à outils
théorique analytique, je menais alors avec elle tout ce que je
pratiquais d’ordinaire en thérapie, par exemple ce que j’ai pu décrire
avec Mathilde dans le premier chapitre de ce livre. Plusieurs années
passaient mais je n’avais pas l’impression que Julie avançait d’une
quelconque manière dans ce domaine. En revanche, la relation avec
son mari avait abouti à un niveau de désaccord tel que la séparation
et le divorce devinrent inévitables. Cette rupture ne se limitait pas à
lui, mais englobait la propre famille de Julie et l’ensemble du milieu
dans lequel le couple évoluait jusque-là. De plus en plus isolée,
perdant ses repères familiaux et sociaux, le vernis de la personnalité
de Julie éclatait par morceaux. Elle traversait des états critiques tels
que je remettais sans cesse en question mon travail analytique en me
demandant si je ne faisais pas fausse route avec elle depuis le départ.
Tandis que certains patients nous renvoient une certaine confirmation
positive de notre travail, d’autres nous interpellent au point de nous
sentir en échec total avec eux. C’était un peu le cas avec Julie. La
seule règle que je pouvais néanmoins appliquer, et c’est encore la
mienne, était de respecter son choix de poursuivre la thérapie.
Malgré un apparent insuccès, si elle décidait de continuer coûte que
coûte, je me devais de la suivre ; elle-même savait ou ne savait pas si
elle devait interrompre notre processus thérapeutique.
Une grande question accompagnée de profonds doutes se posait
pour moi. Était-ce juste qu’elle abandonne une vie et une structure
psychique, somme toute stables, pour aller affronter ses démons
intérieurs et passer par des états apparemment bien pires qu’avant sa
thérapie ? Le conflit avec son conjoint atteint un tel paroxysme
qu’elle décida donc de le quitter. Les enfants, alors adolescents, furent
répartis entre eux selon le temps et l’espace de chacun. À partir de ce
moment, elle commença une longue traversée du désert affectif et
relationnel.
Dans cette traversée qui avait parfois des allures de naufrage – le
comble : un naufrage en plein désert – je semblais être pour elle une
bouée de sauvetage bien que, par moments, j’avais le sentiment d’être
le naufrageur. Julie m’a fait mesurer l’importance capitale de
l’analyste qui porte parfois une responsabilité si grande qu’il ne peut
rien prendre à la légère.
Nous avons passé plusieurs années à deux séances par semaine. Je
crois qu’elles étaient essentiellement des moments de survie pour
elle. L’arrivée de mes vacances était un passage délicat qui suscitait
chez Julie des angoisses d’abandon ponctuées de rage. Je me
souviens qu’une fois elle m’avait même averti qu’elle ne serait peut-
être plus là à la rentrée, sous-entendu qu’elle aurait mis fin à ses jours
entre-temps. Malgré mon attitude sereine que je savais indispensable,
durant mes vacances, il m’arrivait de penser à cette menace avec
angoisse. Ma confiance dans le processus analytique et ma croyance à
son désir de guérison – celui qui l’avait motivée pour venir en analyse
– me permettaient de tenir en quelque sorte mon cap. Mes vacances
étaient, à mon sens, le meilleur moyen pour elle d’aller sur le chemin
de sa liberté quitte à ce qu’elle soit en difficulté importante. Cette
prise de risque inévitable de ma part était aussi une garantie de sa
future indépendance. J’avais le sentiment de représenter une mère
avec qui elle retrouvait son état de nourrisson. Il m’aurait idéalement
fallu une disponibilité vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Heureusement, et malheureusement, ce n’était pas possible ; le
manque fondamental devait donc être éprouvé, à condition qu’il le
soit avec mon aide. Je me devais d’assurer un accompagnement qui
avait souvent fait défaut dans son enfance.
Derrière la façade sociale de sa famille se révélait une réelle
carence affective. Non pas des mauvais traitements, mais une
froideur redoutable tout aussi paternelle que maternelle. Pas
forcément manque d’amour mais impossibilité de le ressentir, de
l’exprimer, de le communiquer. On était tellement soucieux de
l’apparence, que tout le reste était considéré comme inutile et
incongru. Comme il aurait été déplacé d’exiger quoi que ce soit
d’ordre affectif, les enfants avaient pris l’habitude de ne rien
revendiquer à ce titre. L’organisation quasi paramilitaire à visée
sociale de la famille avait aussi empêché que les frères et sœurs
s’alimentent entre eux de cet amour manquant. Comme des petits
soldats, ils représentaient une troupe unie par le devoir, solidaire
pour la cause et le but déterminés par leurs parents et leurs objectifs
sociaux mais si peu fraternels. Carencée gravement à tous les
niveaux, Julie me demandait maintenant une tâche impossible :
combler cette faille fondamentale.

L’état limite, un manque d’amour


2
On dit dans la littérature analytique qu’un « état limite » est
avant tout celui d’une personne dans une problématique de lien.
Difficultés relationnelles qui incluent toute la gamme de
comportements parmi lesquels la dépendance, l’attachement excessif,
la crainte de l’abandon, la possessivité… Il s’agit toujours à mon sens
d’un grave défaut d’amour dans les toutes premières années, au sens
d’un manque d’attention, d’intérêt, de ce qui est fondamental pour un
petit être et dont le manque reste une plaie béante pour le reste de sa
vie.
La présence hebdomadaire de l’analyste ne peut suffire à combler
ce vide qui se traduit dans des comportements de dépendance,
l’analyse pouvant en représenter un. Julie était dans une telle
insécurité affective qu’elle y joignait d’autres thérapies de toutes
sortes auxquelles je ne m’opposais jamais, tant que la fréquence des
séances suivies avec le thérapeute était inférieure à la mienne et qu’il
ne s’agissait pas de psychanalyse. Je tiens à cette contrainte afin
d’assumer le transfert principal du patient. Sans quoi, comme je l’ai
déjà expérimenté, l’analyse patine. Le patient en ayant deux
thérapeutes à rythme égal fait sans cesse jouer une opposition entre
les deux lui permettant de ne jamais être trop en transfert négatif ou
positif. Il ne prend de risque ni avec l’un ni avec l’autre. À l’inverse,
certains patients comme Julie ont besoin de plusieurs thérapeutes.
L’enjeu peut être tellement énorme pour eux qu’un thérapeute unique
représente la menace insoutenable qu’ils se trouvent confrontés à des
aspects trop archaïques de leur personnalité. Ce ne fut qu’après
quelques années que je conseillais à Julie de restreindre ses
thérapeutes, quand elle fut prête, à mon avis, à supporter le transfert
massif qui s’engagea alors.
Quand la crainte d’abandon fut moins prégnante, l’agressivité
commença à se manifester. Je l’avais déjà décelée dans la façon dont
elle s’accrochait à moi dans une demande que je ressentais comme
offensive. Manifestation comme celle d’un bébé qui ne peut mobiliser
le monde autour de lui que par sa détresse. Un jour, je lui signifiais
que je ressentais sa « pression » permanente comme stressante. Elle
perdit complètement ses moyens en séance et se mit à crier très fort,
en pleurant. Hors d’elle, elle alla jusqu’à se rouler par terre pour finir
en sanglotant à mes pieds. Je la laissais faire puis lui dis tout de
même : « Tout est possible en analyse, a priori dans les mots. En ce
qui concerne le corps, ce n’est pas la même chose. Vous ne pouvez ni
me toucher ni même tout casser dans mon bureau, pas plus que
hurler à ce point. À ce niveau sonore, vous allez effrayer tout le
monde alentour… »
Elle s’arrêta net puis quitta la séance complètement abattue, sans
dire un mot.
La séance d’après, elle revint après avoir rêvé qu’elle déféquait
dans les toilettes un interminable étron. Je pus lui dire qu’elle avait,
dans ce rêve, évacué une énorme violence envers ses parents qui
s’était exprimée dans la séance. Une partie importante de son
agressivité disparut à partir de ce moment-là. Comme pour un enfant,
je lui avais permis de l’expulser tout en la plaçant sous le coup de la
Loi, représentée par l’interdit de pousser trop de hurlements par
respect pour la collectivité. Trivialement, je dirais qu’elle avait eu le
droit de m’« emmerder », mais jusqu’à un certain point.

Rejouer le trauma en analyse


L’analyse prit alors une autre tournure. Julie sombra dans un état
de plus en plus inquiétant. Elle allait vraiment mal et le thème du
suicide était omniprésent. J’avais l’impression que le phénomène
devenait absolument hors de mon contrôle. Séance après séance, son
état empirait jusqu’au jour où elle arriva à un tel paroxysme de
reproches et de menaces d’autodestruction que j’eus le sentiment
d’être totalement en échec. Je l’écoutais récriminer en silence.
Certains patients peuvent inconsciemment – et pour des raisons
souvent difficiles à comprendre – nous amener à un tel point de
faiblesse, qu’il ne faut pas forcément en tenir compte. Mais n’étais-je
pas en train de m’entêter à poursuivre une analyse qui se situait en
dehors de mes capacités ? Je pensais pour la première fois l’adresser
à quelqu’un d’autre qui saurait peut-être empêcher ce processus
dangereux que je ne maîtrisais pas, constatant de facto mon
impuissance.
Avant de lui signifier mon constat définitif d’échec, je voulus, par
un ultime effort, tenter de comprendre ce qui se jouait. Tout en
l’écoutant, je réfléchissais profondément.
J’eus tout d’abord le sentiment qu’elle me conduisait à
l’abandonner pour répéter ce qui lui était arrivé dans son enfance.
Mon inconscient, en résonance avec celui de Julie, remettait donc en
scène son archaïque sentiment d’abandon. Sa première période en
analyse qui se manifestait par une crainte abandonnique ne
concernait pas encore le sentiment primordial qui surgissait à
présent. C’était maintenant une question de vie ou de mort.
L’évocation de son suicide éventuel ne me semblait pas une parole en
l’air.
La phrase qui sortit de ma bouche exprima alors exactement le
contraire de ce que j’avais en tête depuis le début de la séance :
l’adresser à quelqu’un d’autre. Je lui dis : « Quoi qu’il arrive, je suis
là. »
Un grand silence se fit entre nous. Il me semblait que quelque
chose d’apaisé envahissait la pièce. Ce jour-là, je compris une fois de
plus que le métier d’analyste demande beaucoup de circonspection.
Certains moments cruciaux ne peuvent être pris à la légère. J’ai ainsi
raté le coche quelques fois.

Quand l’analyste n’entend pas son patient


À mes débuts, face à ses récriminations les plus violentes, où elle
m’accusait de tous les maux, je sortis maladroitement à une autre
patiente : « Si je suis si incapable, rien ne vous interdit de vous
adresser ailleurs. » Cela la conduisit à quitter l’analyse avec
visiblement beaucoup d’aigreur contre moi. Je compris plus tard par
l’intermédiaire d’une lettre qu’elle m’envoya que c’était pratiquement
la phrase que lui disait toujours sa mère quand elle était petite : « Si
tu n’es pas contente, tu peux aller ailleurs. » J’avais une fois de plus
rejoué inconsciemment le parent traumatique de son enfance.
Exaspéré par une autre qui m’avait poussé dans mes
retranchements ultimes, j’avais émis un « N’en faites pas trop » fatal,
qui l’avait conduite à se lever brusquement puis à me jeter son
paiement à la figure en me disant : « Payez-vous ! » Je sais que ses
parents, qui travaillaient beaucoup et qu’elle voyait peu, avaient
tendance à minimiser ses reproches quand elle déclarait vouloir plus
de leur présence, comme si cela avait été des caprices enfantins.
En ce qui concerne Julie, je compris aussi autre chose ce jour-là.
Depuis des années, je n’avais pas voulu entendre ce qu’elle m’avait
pourtant dit plusieurs fois : lorsque sa mère l’avait mise au monde,
son père était au même moment hospitalisé à l’étranger pour une
importante opération. Il n’avait pu assister à la naissance de sa fille et
sa femme avait donc accouché dans une solitude assez mal vécue
selon ses dires, car sa propre mère n’était pas non plus venue la
visiter à la maternité. Au moment où Julie accouchait d’elle-même, je
m’« absentais » comme son père à sa naissance. J’étais même prêt à
l’abandonner à un autre parent. « Je suis là quoi qu’il arrive » avait
joué comme une réparation fondamentale par rapport à cet
événement des origines que je m’escrimais à ignorer malgré les
observations de ma patiente. La reconnaissance de cette erreur
auprès de Julie fut assez profitable à la thérapie. Mais les
conséquences de mes imperfections ne s’arrêtèrent pas là.

L’analyste qui reconnaît ses erreurs


Après cette séance charnière, Julie n’eut plus de velléités
suicidaires. Cependant, elle avait une attitude revendicative
notamment à partir d’un conseil que je lui avais donné quelques
années auparavant. Elle estimait que l’avis que j’avais exprimé à
l’époque avait eu des conséquences désastreuses sur un choix
professionnel qu’elle avait fait. Elle ne cessait de me le rappeler et
malgré mes justifications plus ou moins cohérentes, au moins à mes
yeux, elle n’en démordait pas. Grandement agacée, elle me faisait
sentir que plus rien ne passait entre nous ; nous étions coincés, elle
dans ses reproches, moi dans mes justifications.
Dans un de ses rêves, elle était sur un voilier. Elle n’arrivait pas à
« affaler le spi », c’est-à-dire à abaisser une voile et, du coup, le
bateau faisait fausse route. Heureusement, j’entendis enfin dans ce
rêve ce dont elle avait besoin. À la fin de son récit, je lui dis : « Il faut
que je reconnaisse l’erreur que vous me signalez depuis plusieurs
séances. J’ai vraiment eu tort avec mon fameux conseil professionnel
d’il y a quelques années. Je n’aurais jamais dû faire cela, c’est une
importante erreur de ma part. Il me semble que dans votre rêve,
“affaler le spi” peut s’interpréter par “il faut que le psy s’affale” ; que
je laisse tomber ma suffisance de psy, cette position redoutable où
j’aurais toujours raison quand bien même j’aurais tort. C’est
exactement comme quand des parents qui ont objectivement tort
tiennent coûte que coûte à avoir raison face à leurs enfants. Ces
derniers savent pourtant bien – même s’ils essaient par amour de se
persuader du contraire – quand leurs parents agissent de travers 3. »
Cet abandon d’une position inattaquable de ma part produisit un
nouveau tournant dans l’analyse. Si l’erreur précédente que j’avais
commise concernait le rapport de son père avec elle, mon attitude
« toute-puissante » ressemblait fort à celle de la mère de Julie dans
son enfance. En m’« affalant », j’avais pu réparer également cette
mère indestructible qui avait toujours régné sur son mari et ses
enfants de main de maître. Avoir un parent infaillible empêche
redoutablement d’aller de l’avant. Quand la mère l’est pour la fille,
cette dernière peut être mise en échec sur beaucoup de plans de
l’existence par le simple fait qu’elle ne pourra jamais atteindre la
perfection des parents. C’est pourtant la fragilité parentale qui
provoque une attitude si rigide. Être remis en question est pour
certains d’entre eux une menace d’effondrement qui explique le
maintien sans faille d’une position inébranlable vis-à-vis de leurs
enfants parfois en dépit du bon sens.

Les abus sexuels : un point aveugle majeur


de la psychanalyse
Après ces différents moments importants de l’analyse – six ans
s’étaient écoulés – le thème des abus sexuels vint d’une façon
surprenante sur le devant de la scène.
Julie m’avait donné des éléments à ce sujet dès les débuts de la
thérapie, mais, à l’époque, je n’étais pas à même de l’entendre.
Il y a une différence entre écouter et entendre. On peut dresser
l’oreille, mais pour entendre vraiment ce que disent les patients, il
faut pouvoir être en résonance avec eux. Cette résonance est
tributaire de l’inconscient de l’analyste et de sa formation théorique.
On peut donc les avoir écoutés, mais n’avoir rien entendu. Ce sont les
enfants et les patients tels que Julie – ou Max, au prochain chapitre –
qui m’ont amené sur la piste majeure des abus sexuels. J’ai pu me
rendre compte de leur fréquence dans la société, surtout pour les
générations précédentes. Les conséquences en sont redoutables à tous
les niveaux pour la vie de ceux qui les ont subis ; peu à peu j’ai pu
mieux entendre les personnes abusées. Cette surdité de ma part
prend essentiellement son origine dans ma formation constituée à
partir des théories freudiennes.
En effet, la question des abus sexuels et de l’inceste représente un
point aveugle chez Freud, notamment parce que son père a commis
un inceste sur son frère et plusieurs de ses sœurs 4. Il les obligeait à
lui faire des fellations, ce qui autorise l’hypothèse que le cancer de la
mâchoire de Freud témoignait de cet acte sur lui-même, ce dont le
professeur pourrait être amnésique. Cette question est un point
central dans toute la construction de la théorie psychanalytique.
L’origine de cette occultation est inhérente aux débuts de la
psychanalyse. Elle se dévoile dans une fameuse lettre de Freud à
Fliess du 21 septembre 1897 5. Il y justifie son abandon de la théorie
de la séduction par trois arguments majeurs qui, à l’examen,
manquent de rigueur logique.
Le premier se fonde sur le constat des échecs thérapeutiques ce
qui relève déjà d’une certaine subjectivité, car il resterait à prouver
que ce soit la prise en compte des abus qui en serait la cause. Le
deuxième, également subjectif, s’appuie sur une opinion : « Une telle
extension de la perversion pour les enfants est quand même peu
probable 6. » Ferenczi contredira pourtant cette assertion dans son
texte La Confusion des langues : « L’objection, à savoir qu’il s’agissait
des fantasmes de l’enfant lui-même, c’est-à-dire des mensonges
hystériques, perd malheureusement de sa force, par suite du nombre
considérable de patients, en analyse, qui avouent eux-mêmes des
7
voies de fait sur des enfants . » Troisième argument, Freud écrit : « Il
n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne
peut pas distinguer la vérité et la fiction investie d’affect 8. »
9
Par ce « constat certain » que l’inconscient ignore le réel, il en
déduit que « la fantaisie sexuelle s’empare régulièrement du thème
du parent 10 ». Ce constat certain omet le fait que « la fiction investie
d’affect » puisse s’appuyer sur le réel, mais en le déformant, tout
comme dans le rêve. Le fantasme, la fiction peut déformer une réalité
perçue par l’inconscient : il faut traduire, c’est-à-dire pouvoir
interpréter et analyser le fantasme, mais en tenant compte du réel sur
lequel il s’appuie.
Dans ce tournant capital dans lequel la réalité est exclue de
l’inconscient, Freud fait preuve d’une opération psychique qu’il a lui-
même décrite en parlant de certains de ses patients, le clivage : « Un
événement, une représentation, une sensation se présenta à leur moi,
éveillant un affect si pénible que la personne décida d’oublier la
chose, ne se sentant pas la force à résoudre par le travail de pensée la
contradiction entre cette représentation inconciliable et son moi 11. »
N’est-ce pas les abus de son propre père qui ont pu pousser Freud à
faire, inconsciemment, sortir la réalité du champ de l’analyse ?
Freud écrivait dans la lettre à Fliess qu’au début de sa conception
théorique de l’hystérie, « il fallait incriminer le père comme pervers,
sans exclure le mien… ». Sans exclure le mien a été censuré du texte
jusqu’en 2006 12, tout comme le passage concernant les abus sexuels
de son père ! Cette occultation, si elle n’est pas l’œuvre de Freud, est
le témoignage de l’exclusion originaire de la réalité qui s’opère dès le
début de la psychanalyse. En effet, comment peut-il énoncer au
même endroit que son père est un pervers mais « qu’une telle
extension de la perversion vis-à-vis des enfants est quand même peu
vraisemblable » ? N’est-il pas problématique de déclarer que la
perversion de son père a été responsable de l’hystérie de son frère et
de ses sœurs dans une lettre du mois de février et en septembre
affirmer que l’inconscient ignore le réel ? Cet abus paternel semble
avoir été une représentation inacceptable pour le destin de la
psychanalyse. Une difficulté fréquente que j’ai remarquée chez les
personnes abusées est celle, justement, d’entrer en analyse. Ils y
seraient menacés une fois encore. À qui Freud, probablement abusé,
aurait-il pu faire confiance ?

Les abus sexuels de Julie


Revenons à Julie. En ce qui la concerne, elle m’avait très tôt
signifié que pour elle la sexualité avait toujours eu un sens abusif.
Le premier traumatisme qu’elle évoqua fut un viol dans les
toilettes d’un train de nuit à quinze ans alors qu’elle voyageait avec sa
mère. Pétrifiée, elle n’avait pas pu incarner autre chose qu’une proie
offerte à un prédateur suffisamment pervers pour qu’il prenne soin de
l’aider à se rhabiller après le crime. Elle était revenue se coucher dans
le compartiment auprès de sa mère, comme s’il ne s’était rien passé.
Sans information sur la sexualité, elle n’en avait rien dit à personne.
Murée dans la honte et la culpabilité, elle resta officiellement vierge
jusqu’à vingt-cinq ans. Puis, alors qu’elle était stagiaire journaliste,
elle eut des relations sexuelles avec un homme beaucoup plus âgé
qu’elle. Il la séduisit plus par le prestige de sa fonction, directeur de
journal, que par une séduction naturelle : elle s’était sentie comme un
pantin entre ses mains, subissant sa sexualité avant tout. Le propre
désir de Julie ne signifiait toujours rien pour elle. Celui qui devint son
mari par la suite ne la libéra pas plus de cette sensation que les
quelques amants de passage qui l’avaient précédé. Elle vécut comme
une libération l’arrêt des rapports sexuels conjugaux.
Cependant, au fur et à mesure des séances, quelque chose
d’indéfinissable, qui persistait parmi ses rêves, montra que le viol subi
à quinze ans n’expliquait pas tout. En effet, des tableaux étranges y
apparaissaient dans lesquels une femme abusait sexuellement d’une
petite fille. En d’autres temps, j’aurais peut-être interprété cela
comme relevant du fantasme homosexuel de ma patiente, mais
l’expérience m’avait appris à être circonspect dans ce domaine. La
tonalité traumatique des scènes, leur aspect réel m’interrogeaient.
Puis un rêve vint mettre un visage sur l’abuseuse : la première
nounou de Julie, celle qu’elle avait eue jusqu’à quatre ans. D’après ce
que lui avaient dit ses parents plus tard, elle avait été renvoyée
brutalement à cause de soupçons de vol dans la maison.
Le processus des rêves successifs jusqu’à ce dernier nous amena à
poser l’hypothèse que Julie avait été abusée par cette nounou. Je dis
bien « nous amena » pour montrer que je m’engageais résolument
dans cette interprétation des faits. Elle n’avait aucune mémoire
consciente qu’il se soit passé quelque chose mais dans le cas d’abus
précoce les souvenirs peuvent ne jamais revenir de façon consciente à
la surface à moins d’utiliser des techniques spécifiques 13. Après
examen de l’ensemble des rêves – leur répétition, leur tonalité, les
détails qui s’y trouvaient – et au vu des symptômes de Julie, je ne
pouvais arriver qu’à cette conclusion avec elle. L’effet de mon
engagement à reconnaître cet abus ne se fit pas attendre. Elle vint en
séance absolument effrayée : toute la nuit elle avait rêvé qu’une
femme, penchée sur elle, lui introduisait sans cesse sa langue dans la
bouche. Ce rêve lui avait semblé dégoûtant et interminable. À mon
sens, ce côté sans limite temporelle de l’acte montrait bien la trace
d’un traumatisme réel : ayant certainement eu lieu dans le moment
précoce où Julie était encore hors temps et hors espace, l’acte s’était
inscrit dans un éternel présent, caractéristique du traumatisme.
Travailler le traumatisme en analyse, ou avec d’autres techniques 14,
consiste à faire retraverser au patient la scène initiale pour qu’elle
puisse justement devenir du passé et non pas parasiter
perpétuellement le présent.
La nounou figurait dans son inconscient un personnage tout-
puissant qui pouvait disposer d’elle sexuellement à sa guise sans
qu’elle réagisse d’aucune manière. C’est presque en pilote
automatique qu’à quinze ans, période de la naissance de la sexualité
adulte, elle subit ce viol sans pouvoir se défendre, ni même oser en
parler. De même, elle ne put par la suite vivre sa sexualité que de
cette manière où elle se percevait comme le jouet sexuel de ses
partenaires.
Cette façon d’aborder les abus a été un tournant dans mon travail
d’analyste. J’étais tellement imprégné de la théorie du fantasme, que
lorsque je me décidais à reconnaître un abus tel que celui vécu
précocement par Julie, une sorte de surmoi professionnel doutait de
sa véracité. J’aurais pu, à une époque, interpréter ce dernier rêve
comme un fantasme de transfert où la femme aurait été moi-même,
l’analyste qui travaille avec sa langue – la parole – et qui serait vécu
comme intrusif par ses interprétations. Sauf que Julie ne m’a jamais
signifié qu’elle me percevait comme cela et que la reconnaissance de
cet abus l’a plutôt libérée de ce type de cauchemars au lieu de l’y
enfermer. De plus, le processus analytique lui a alors permis de
repenser sa sexualité.

Quitter l’analyste
Dix ans s’étaient passés jusqu’à ce dénouement avec en toile de
fond les abus sexuels. Julie s’était mise entre parenthèses pendant
tout ce temps-là. De même que les enfants se détachent
physiquement de leurs parents quand ils sont prêts et majeurs pour le
faire, les analysants quittent leur analyste pour vivre leur « vraie
vie ». Avec Julie nous étions passés de deux séances par semaine
pendant plusieurs années, à une séance pendant plusieurs autres,
puis tous les quinze jours et enfin nous en étions arrivés à une par
mois. Il fallait cette sorte de sevrage progressif dans le temps afin
qu’elle puisse ne pas vivre la cessation de la thérapie comme un
abandon traumatique. Nous évoquions l’éventualité de cet arrêt de
plus en plus au fur et à mesure des séances.
Elle fit un rêve important qui était une sorte de bilan de ces dix
années. Elle avait fait naufrage puis avait été récupérée par un
homme sur un radeau. Ensuite, elle gravissait avec lui une montagne,
mais, tout en haut, il restait en arrière tandis qu’elle s’engageait dans
le passage d’un col. Elle avait peur, elle se retournait, avançait et peu
à peu ne le distinguait plus. Elle savait dans le rêve qu’elle devait
faire la suite du voyage seule. Je lui interprétais qu’il s’agissait
évidemment d’une évocation de la fin de l’analyse, le passage du col
pouvant se comparer au passage du col de l’utérus par l’enfant, mais
cette fois-ci pour une renaissance à elle-même. Il apparaissait que de
l’autre côté de la montagne une nouvelle existence allait se mettre en
place pour elle. Mon accompagnement semblait devoir s’arrêter là.
Quoi qu’il arrive ce serait à elle d’en décider.
Sa décision fut de me quitter. Je lui signifiais qu’elle pouvait à tout
moment revenir me voir si elle en ressentait le besoin. J’écoutais avec
plaisir pour la dernière séance tous les commentaires positifs qu’elle
m’adressa. Mais je restais le plus réservé possible quant à mes propos,
un silence bienveillant permettant de m’effacer au mieux.
8

Max, toujours à la limite

« La liberté, c’est ce que nous arrivons à faire, avec ce qu’on nous


a fait. »
Jean-Paul SARTRE

Des traumatismes d’enfance


Max est un patient dont l’histoire ressemble à un chemin de croix.
Comme une existence tournée vers la rédemption, vers un salut
jamais assuré. Sa vie est le reflet de ce que les abus ont pu
occasionner à un enfant, de ce qu’ils impliquent pour la suite. Abus
de toutes sortes, abandons, violences sexuelles, pas grand-chose ne
lui a été épargné. Après avoir passé neuf ans avec une femme
analyste, il a voulu reprendre un travail sur lui, à l’âge de cinquante
ans.
Précédé d’une fausse couche, il « n’aurait pas dû vivre », selon les
paroles de sa mère qui est restée alitée pendant l’essentiel de sa
grossesse pour ne pas le perdre. Elle a reconnu tardivement n’avoir
jamais voulu de lui ; mais son éducation religieuse était si forte
qu’elle avait décidé de faire ce qu’il fallait pour le garder. Ce dont il
doutait, car, sans état d’âme particulier, elle avait avorté trois ou
quatre fois, après sa naissance.
Aussi, sa venue au monde lui semblait-elle le fruit d’un mystère et
d’une interrogation. Au début de notre thérapie, un rêve peut-être
révélateur de cette incarnation incertaine a surgi : il flottait,
nourrisson, dans l’air au milieu d’une pièce puis décidait d’en sortir
en volant, mais, comme un oiseau affolé dans sa cage, il s’écrasait
contre un mur. Des hommes lui signifiaient qu’il devait rester ici en le
maintenant contre ce mur. Max a associé avec ce que lui avait dit sa
mère : « Ce sont les médecins qui t’ont maintenu en vie. »
Après des débuts de vie conjugale chaotiques, ses parents
rompaient définitivement leur relation à ses deux ans et demi. Élevé
par sa mère, il fut également recueilli par les grands-parents
maternels et paternels qui s’occupèrent de cet enfant encombrant,
plus par devoir moral que par envie. L’omniprésence d’un catholicisme
assez traditionnel et rigide ne leur permettait pas de lui offrir autre
chose qu’un abri temporaire. Ils voulaient bien dépanner leur fille
pour les uns, et belle-fille pour les autres, mais sans s’investir pour ce
petit-fils improbable à leurs yeux. Le père vite remarié et à nouveau
père se faisait, quant à lui, le plus discret possible, pour tout dire
inexistant. Il envoyait un courrier par an lors de l’anniversaire de Max
mais guère plus. D’autant que sa deuxième femme ne voulait pas
entendre parler de ce premier enfant qui faisait ombre au tableau
d’une famille sans histoires apparentes. Les enfants du couple ne
découvrirent d’ailleurs l’existence de leur demi-frère, qu’à
l’adolescence, de façon fortuite.

Le cauchemar du pensionnat
À ses cinq ans, sa mère le plaça dans une pension pour une année.
Ayant elle-même souffert petite dans une institution religieuse, elle
décida de l’envoyer en internat laïque à Paris. Malheureusement, ce
pensionnat se révéla peut-être pire. Max n’en avait que deux
souvenirs.
Le premier, terrifiant. Il était dans un dortoir collectif et un enfant
passait devant tout le monde avec un slip blanc sur la tête. Il se
souvint de ce qu’avaient dit les adultes : « Voilà ce qu’on fait à ceux
qui pissent au lit. » Encore couché, Max se mit aussitôt à pisser de
frayeur. Il fallut plusieurs adultes, et leur garantie qu’ils ne lui
infligeraient pas la punition, pour qu’il accepte de lâcher les barreaux
de son lit auxquels il s’était accroché.
Le deuxième souvenir, un séjour à l’infirmerie du pensionnat.
Allongé sur un lit pliant, alors « qu’on était gentil avec lui », il
pensait : « Enfin, c’est fini. » Il ne savait pas ce que cela signifiait.
Il se souvint vaguement que sa mère venait le chercher certains
week-ends. Elle lui dira plus tard qu’elle avait « cessé d’aller le voir
parce qu’il pleurait trop ».
Après cette année désastreuse pour Max, elle le mit dans une
famille d’accueil en province. Il avait six ans. Cette fois la vie lui fut
favorable. La famille sut lui donner des bases de sécurité et d’amour
qui lui procurèrent une certaine confiance dans la vie. Cette
confiance se réduisit souvent à néant au long de son existence quand
des aléas inévitables le menaçaient soudainement. À sept ans, sa
mère envoya celui qui devint son beau-père le ramener à Paris. Ce fut
un arrachement pour lui. Par la suite, la venue au monde de deux
enfants a priori plus légitimes le mit implicitement sur une sorte de
siège éjectable. Ne se sentant plus désiré, s’il l’avait jamais été, il
quitta le domicile familial à dix-huit ans. Passablement drogué entre
douze et seize ans, au point qu’il manqua d’en mourir ou tout au
moins d’en perdre la santé psychique, il mena ensuite sa vie en self-
made-man. Il ne comptait sur personne d’autre que sur lui-même et
devint éducateur spécialisé, en se dévouant aux jeunes en perdition.

Quand les symptômes persistent


La première analyse de Max avait été visiblement salutaire. Elle
lui avait permis de se construire à différents niveaux :
professionnellement et amoureusement. Elle l’avait autorisé à être
père et, à ce qu’il disait, pas trop « mauvais père ». Son attachement
excessif à ce que ses deux garçons ne revivent pas ce qu’il avait lui-
même subi l’avait rendu un peu surprotecteur. Il lui avait fallu
beaucoup de temps pour qu’il puisse se rendre compte que les
conditions de vie de ses enfants n’avaient rien à voir avec celles qu’il
avait eues à leur âge. Il se conduisait comme quelqu’un qui, bien
après la guerre, continue à craindre les bombardements.
J’avais le sentiment que Max avait suivi une thérapie profonde,
ouverte intellectuellement. Des pans entiers de sa personnalité
semblaient s’être renforcés, voire constitués pendant ces neuf ans. Au
départ, je ne savais pas trop ce que nous allions faire, car je trouvais
qu’il avait déjà exploré beaucoup d’aspects de lui-même.
Cependant, il gardait tout de même un certain nombre de
symptômes persistants. Une hypocondrie permanente, une angoisse
latente, une sorte d’incapacité à profiter de l’existence comme si
quelque chose restait toujours inachevé. Je lui avais dit qu’il faudrait
peut-être qu’il commence à vivre au lieu d’être toujours en train de
« survivre ». Sa devise était d’ailleurs : « Ma vie est un combat. » Si
elle lui avait permis d’être le résilient qu’il était, elle ne lui offrait pas
l’aisance et la fluidité que l’on peut souhaiter à quelqu’un. Il gardait
une sorte de carapace psychique et son visage constamment tendu où
se dessinait parfois un rare sourire témoignait de cette incapacité à
relâcher une vigilance permanente qui pouvait parfois le conduire au
bord de l’épuisement. Il y avait chez lui une sorte de paranoïa et de
méfiance non seulement vis-à-vis des autres personnes, mais envers le
monde en général ; elle consistait à se prémunir le plus possible de
l’arrivée d’une catastrophe imminente au niveau amoureux,
professionnel ou dans le domaine de la santé. Il avait fait le lien avec
ses débuts de vie peu engageants. Cependant, cette compréhension
ne se révélait pas suffisante pour diminuer son état d’angoisse
persistante.
Max se rappelait que lors de sa première séance avec sa
précédente psychanalyste, il avait évoqué un souvenir d’enfance : il
ne pouvait pas dormir et était terrifié par la venue d’un homme dans
sa chambre. Entendant son cœur battre à se rompre, il pensait : « Il
va venir, il va venir… » Son analyste lui avait interprété ainsi : « Vous
n’avez plus eu de père à partir de l’âge de deux ans et demi. C’est
votre désir homosexuel d’avoir un père. » Pour ma part, je n’aurais
pas fait cette interprétation, mais qu’aurais-je pu en dire ?
Dans ses rêves récurrents sur plusieurs années, deux personnages
menaçants apparaissaient tout le temps. Il en avait une peur bleue.
Un temps, il avait pensé qu’il s’agissait de ses parents, mais ni l’un ni
l’autre de ses géniteurs n’étaient vraiment violents avec lui. Ces deux
derniers étaient plutôt abandonniques. De plus, dans ces rêves, il
s’agissait de deux hommes.

L’originaire rend télépathe


Pendant sa première analyse, Max avait réalisé qu’il avait répété
un schéma amoureux dont il ne comprenait pas le sens. Trois fois de
suite, il avait été en relation avec des femmes qui ne se remettaient
pas d’un premier amour portant le même prénom. La première se
languissait d’un Pierre. La deuxième, d’un Jean-Pierre. Puis, la
troisième, il le découvrit tardivement, également d’un… Pierre ! De
plus, au bout d’un certain temps, ces femmes faisaient intervenir dans
leur relation un troisième homme qui agissait comme trouble-fête
importun, ce qui l’exaspérait de jalousie. Curieusement, par deux fois,
ce tiers s’appelait Louis.
Un jour, il demanda à sa mère pourquoi il avait été appelé Max.
« Moi je voulais Pierre et ton père ne voulait pas. Alors, on a été
d’accord sur Max qui était le prénom de l’homme qui nous a fait nous
rencontrer. »
Après un grand silence, elle enchaîna : « Pierre était le prénom de
mon amant. Je l’ai connu avant ton père, puis j’ai continué à le voir
après. Il était marié et ne voulait pas quitter sa femme, même quand
je me suis séparé de ton père. Alors, j’ai pris un autre amant pour le
rendre jaloux.
– Comment s’appelait-il ?
– Louis. Mais l’affaire a dégénéré, car Louis a volé les lettres que
Pierre m’avait adressées, puis il les a envoyées à ton père. Elles lui ont
servi pour obtenir un divorce pour faute. »
Max apprit donc avec stupéfaction qu’il avait reproduit, avec les
mêmes prénoms, le schéma amoureux qu’avait lui-même vécu son
père ! Il se retrouvait dans une histoire, à quatre, quasi identique, lui,
ses compagnes et deux hommes portant les mêmes prénoms que ceux
de l’histoire paternelle. Il n’en avait jamais entendu parler jusque-là
et sa mère avait même maintenu le secret auprès de son deuxième
mari. Sa précédente analyste lui avait dit que les personnages
menaçants de ses cauchemars étaient ces amants qui venaient
probablement en cachette au domicile ; il les aurait aperçus ou sentis
comme une menace potentielle pour lui. J’écoutais cette
interprétation mais je n’en étais pas totalement convaincu, car je
trouvais étrange que ces rêves récurrents continuent à envahir ses
nuits malgré la révélation du secret et les interprétations de son
analyste.

Le traumatisme refait surface en rêve


Peu à peu, il fit des rêves où c’est moi qui le menaçais. Dans l’un
d’eux, j’étais couché derrière lui et il sentait mon sexe en érection. En
d’autres temps, j’aurais pu l’interpréter comme un fantasme de désir
homosexuel. Mais, à ce moment de ma carrière, j’avais déjà
suffisamment entendu d’histoires d’abus sexuels pour rester prudent
sur la question.
Je ne pouvais rien faire d’autre que d’accueillir cette production
onirique en le rassurant tout comme je l’aurais fait avec un petit
enfant. D’une manière ou d’une autre, je lui assurais que je n’allais
pas abuser de lui. Il semblait vraiment terrifié par une menace
homosexuelle qui pourrait venir de ma part.
Puis, une nuit, il fit un rêve décisif. Voilà comment il le raconta :
« Je me suis retrouvé dans le pensionnat exactement dans le lit où
j’étais dans mon souvenir. Je voyais le dortoir comme quand j’y étais.
Un homme s’est glissé sous ma couverture et j’ai senti son sexe
comme dans le précédent rêve. J’étais pétrifié, mais, à un moment,
les enfants couchés dans les autres lits ont crié et il s’est enfui en
courant par le fond du dortoir. Ce qui est incroyable – je crois que
c’est la première fois que cela m’arrive dans un rêve – c’est que tout
me semblait au présent. Je voyais tous les détails de la pièce comme
si j’y étais, je sentais les odeurs et j’entendais les bruits avec un
sentiment de réalité incroyable. Non, ce n’était pas un sentiment,
c’était la réalité mais maintenant… Comment vous le décrire ? C’était
aujourd’hui, au présent, avec une précision absolue sans aucune
déformation. »
Je compris immédiatement que ce rêve était la levée du
refoulement d’un abus subi par Max au pensionnat. Je lui dis que
l’aspect de ce cauchemar, son temps « au présent », sa précision
étaient caractéristiques d’un souvenir traumatique refoulé. Le trauma
n’était jamais entré dans le passé, c’était un éternel présent, mais sorti
de la conscience. Du coup, je compris le sens du premier souvenir
d’enfance de Max. L’homme qui menaçait d’entrer dans la chambre
était sûrement cet abuseur dont il avait refoulé le souvenir.
Il réagit aussitôt : « Mais alors, l’interprétation que m’a servie mon
analyste précédente pendant douze ans était fausse !
– Un abus subi à l’âge de cinq ans a des répercussions qui vont
bien au-delà de ce que des interprétations psychanalytiques
pourraient trouver dans vos cauchemars. Celui où cet homme vient
dans votre lit ne nécessite aucune interprétation. Vous avez juste
besoin que je l’accueille. Nous verrons ce que va donner la suite de
vos rêves après ce cauchemar. Que je le valide comme étant le
souvenir resurgi d’un traumatisme que vous avez subi a de
l’importance. Un abus a toujours besoin d’être reconnu par un tiers. »

Prendre en compte l’environnement précoce


de l’enfant
L’interprétation de son analyste précédente ne tenait pas compte
d’un élément réel que cette dernière ne pouvait connaître, puisque
Max en était lui-même amnésique. Neuf ans d’interprétation à côté de
la plaque, sachant – je le répète – que cette analyste avait accompli
un travail remarquable avec lui, montrent à quel point la question des
abus sexuels est le point aveugle de la psychanalyse. Au lieu d’en être
une dimension parfois annexe, souvent occultée, le traumatisme
devrait en être le centre. Dire que nous ne sommes que des êtres de
désir méconnaît le fait qu’au départ nous sommes des êtres de
besoins. Si ces besoins fondamentaux – la liste est longue : sécurité,
attention, amour, protection… – ne sont pas assurés dans les
premières années, comment le désir propre du sujet peut-il se mettre
en place sans être aliéné aux traumatismes originaires ? En attente de
besoins fondamentaux toujours inassouvis, l’humain reste enfermé
dans une souffrance permanente.
En psychanalyse transgénérationnelle, l’axe central du travail
repose sur le fait qu’un être est façonné par son environnement. Sa
liberté ne réside le plus souvent que dans le choix du symptôme. Que
dire d’un être totalement dépendant lors de ses premières années
sinon qu’il est soumis aux aléas de son milieu familial ? On voit à
quel point la question des états limites est en relation avec celle d’un
dysfonctionnement précoce de l’entourage. Certains patients sont
ainsi semblables à des nourrissons carencés qui n’ont le pouvoir que
de hurler ou se taire, voire de se laisser mourir. L’analyste peut
souvent se sentir avec eux comme une mère impuissante face à la
douleur de son bébé.
1
Dans chacun de ses grands cas cliniques, Freud évoque la
prédisposition des patients, leur constitution comme déterminante,
sans clairement nommer à quel point leurs symptômes sont en
relation avec les contextes et les traumatismes familiaux. Ne pas
intégrer comme une donnée fondamentale l’environnement
défavorable précoce revient à faire endosser au patient la
responsabilité des troubles psychiques occasionnés par ceux qui
avaient à charge de l’élever. Il ne s’agit pas d’accuser les générations
précédentes, mais de comprendre que, faute d’un travail psychique
personnel, une génération ne donne et ne transmet à ses enfants, la
plupart du temps, que ce qu’elle a reçu. Même si elle tente de faire
autrement : nombre de parents battus dans leur enfance que j’ai reçus
étaient incapables de donner une loi à leurs enfants et les rendaient
quasi délinquants. Confondant leur douleur et celle de leur
descendance, ils les mettaient gravement en danger occasionnant des
dommages parfois pires que s’ils les avaient battus. Ils en revenaient à
être maltraitants inconsciemment en tentant consciemment l’inverse.

La levée progressive du refoulement


par le rêve
Après la levée du souvenir de l’abuseur, une question se posait :
dans ses rêves récurrents, les hommes menaçants étaient deux, qui
étaient-ils ?
Au fur et à mesure des semaines, des mois et des années qui
suivirent, ses nuits devinrent assez agitées et envahies par les
traumatismes sexuels qu’il avait vécus dont la portée allait bien plus
loin que ce que son premier rêve laissait imaginer. Il se souvenait d’à
peu près un cauchemar terrorisant par semaine.
Dans un premier rêve, le regard d’un homme qui se dirigeait vers
lui le fit se réveiller en hurlant. Puis, une autre fois, un homme
l’approchant de façon menaçante, il tomba inconscient dans son
cauchemar. Ensuite, il revécut une scène scabreuse et très précise. Il
était dans la pension au milieu d’un groupe d’une dizaine d’enfants
de toutes les tailles et un homme assis déclarait au groupe : « Je vais
vous montrer un médicament. Vous pourrez le demander quand vous
le voudrez. » Un enfant lui faisait alors une fellation. En se relevant,
ce dernier regarda Max en silence avec un sourire. Il savait que cet
homme faisait une chose sale et qu’il le regardait amoureusement.
Enfin des scènes encore plus crues apparurent. Il se trouvait au
plafond d’une pièce et il voyait en dessous de lui un enfant à qui un
homme tordait le cou pour qu’il lui fasse une fellation ; ensuite un
autre homme sodomisait l’enfant jusqu’à ce que le premier homme lui
dise d’arrêter, car « cela allait se savoir, qu’il fallait maintenant le
soigner ». Je pus lui expliquer que s’il était « au plafond » pour voir la
scène, c’est que l’enfant violé en dessous était probablement lui, mais
qu’il avait effectué une « sortie de corps » fréquemment décrite par
les personnes ayant subi des agressions sexuelles ou des accidents.
Deux fois de suite, il vit nettement le visage de l’abuseur et ses
habits : cet homme portait une moustache caractéristique et des
vêtements en « velours côtelé marron ». J’accueillais au fur et à
mesure ses visions cauchemardesques sans jamais remettre en cause
leur véracité. Ce n’était pas son cas, car il doutait tout le temps de ce
qu’il voyait et, surtout, pensait que personne n’allait le croire.
Je lui conseillais alors de faire des recherches sur cette pension.
Elle avait été détruite, mais il trouva sur Internet un groupe
d’anciens élèves qui étaient avec lui à la même période. Il put avoir
au téléphone l’un d’eux. Cet homme lui expliqua que cette pension
était en fait une sorte de maison de redressement, un fourre-tout
pour enfants exclus du système scolaire, perturbés
psychologiquement et même orphelins. Quand Max avait cinq ans,
l’ancien pensionnaire en avait dix. Ce qui lui permit de parler
notamment de l’homme à la moustache. Max évoqua avec lui les abus
dont il avait été victime. Son interlocuteur n’avait pas subi le même
sort, mais il lui décrivit une sorte de camp de concentration pour
enfants de tous âges – certains n’avaient que quelques années et
étaient gardés dans des lits à barreaux. Il le renseigna sur le fait qu’il
y avait des dortoirs individuels et des collectifs. Max comprit
pourquoi il ne se souvenait que du dortoir collectif tandis que, dans
ses cauchemars, on abusait de lui dans des pièces où il était seul.
Grâce à cet homme, et accessoirement Internet, il put ainsi
reconstruire son histoire entre cinq et six ans. Il avait dû être placé au
départ en chambre individuelle. C’est là que deux hommes du
personnel avaient abusé de lui mais l’un semblait avoir été beaucoup
plus actif dans les abus. Ce dernier avait dû aller si loin,
vraisemblablement par sodomie, que Max en avait été blessé, comme
cela lui était revenu en rêve et lors de symptômes particuliers en
relation avec cet endroit du corps. Il comprit alors pourquoi il avait
pensé en arrivant à l’infirmerie : « Ça y est, enfin, c’est terminé. »
Placé ensuite en chambre collective, l’abuseur était revenu une nuit
pour retrouver ce petit garçon dont il était si amoureux mais les cris
des enfants l’avaient fait fuir. Enfin, l’épisode de l’« enfant avec le slip
sur la tête » qui avait eu lieu en chambre collective avait représenté
pour lui la menace d’une punition pour l’abus qu’il avait subi. En
effet, quel que soit l’âge de l’agressé, il y a identification à l’agresseur.
La plupart des personnes violées, violentées, pensent spontanément
qu’elles ont commis quelque chose de mal et qu’elles le méritent,
réflexe provenant de l’éducation dans l’enfance et trace de la période
originaire lors de laquelle agresseur et agressé sont confondus.

Retravailler les différentes mémoires


du traumatisme
Quatre ou cinq années d’analyse avec moi lui avaient été
nécessaires pour que puisse être remis en ordre le puzzle de cette
année désastreuse de pensionnat lors de ses cinq ans. Il fit une série
de rêves que j’appellerai « de réparation et de justice ». Il couvrait les
deux abuseurs des reproches et des condamnations alors que, jusque-
là, il n’était que terrorisé. Puis d’autres rêves où il les frappait, les
détruisait, les insultait. Moment important de sa thérapie, un peu
plus tard, un rêve où il les repoussait et les neutralisait sans violence
alors que les deux hommes le poursuivaient avec une voiture dont ils
étaient finalement sortis.
Ce chemin de reconstitution de son passé, s’il lui avait été
indispensable, n’apportait cependant pas la disparition complète de
ses symptômes. Il était un peu moins anxieux, mais le restait quand
même de façon latente et assez hypocondriaque. Il avait des accès de
terreur à la première alerte de son corps et le moindre souci de santé
était perçu comme fatal. Cela dépassait l’entendement d’autant qu’il
était plutôt en bonne santé physique et n’avait jamais vraiment été
malade. Il avait beau admettre le caractère délirant et obsessionnel
de ses craintes, chaque jour était vécu comme une bataille entre lui et
son corps.
Les abus précoces entraînent ce genre de mécanisme. Dans la
période où soi et l’autre sont confondus, ce qui est pour une part
encore le cas à cinq ans, toute attaque subie par l’autre devient une
attaque commise par soi. La confiance de base est alors impossible,
car l’agresseur est intériorisé. Ce mouvement psychique, s’il a une
origine et une expression archaïque, est en même temps élaboré. En
installant deux parties internes distinctes, l’une inquiète pour l’autre,
l’agressivité et l’angoisse sont comme projetées sur un écran de
cinéma. L’hypocondriaque sait plus ou moins qu’il fait du « cinéma »,
mais il est réellement terrifié par le film qu’il a construit. Cela évite
une attaque directe du corps, inconsciente, qui pourrait provoquer
une affection physique réelle et permet que l’agressivité ne déborde
pas vers l’extérieur, comme dans la paranoïa. Les hypocondriaques
sont relativement peu malades et rarement agressifs avec les autres,
2
du moins au moment de leurs crises . Cependant, c’est un cauchemar
perpétuel, car leur esprit n’est jamais en paix hormis lors de courts
moments de répit quand les analyses médicales diverses ont conclu à
l’absence, toujours temporaire selon eux, de maladie.
J’accueillais avec patience, séance après séance, ses délires
hypocondriaques jusqu’à ce que je lui conseille d’aller « retravailler sa
mémoire émotionnelle des abus » avec quelqu’un d’autre. J’avais le
sentiment qu’il y avait un au-delà de la psychanalyse qui nécessitait
des techniques particulières que je ne possédais pas et que je ne
pratiquais pas. La psychanalyse n’a pas réponse à tout, en particulier
en ce qui concerne les traumatismes. Ils ont imprimé dans la
personne plusieurs sortes de mémoires – corporelle, émotionnelle,
psychique, énergétique, etc. – qui engagent à ce qu’il y ait un
traitement par différentes personnes selon leur spécialité.
Il décida d’abord d’aller suivre des sessions de rituels amérindiens
avec un « homme-médecine » du Québec qui venait fréquemment les
proposer en France. Cet Indien algonquin utilisait ces rituels pour
soigner, au sein de sa communauté au Canada, les victimes,
nombreuses, des abus sexuels commis par les religieux au sein des
pensionnats indiens dans les années 1950. Au cours de sweat lodge 3,
il put retraverser des moments de panique, d’angoisse et de terreur
qu’il n’avait jamais pu aborder lors de ses thérapies autant avec son
ancienne analyste qu’avec moi. Je voyais visiblement qu’il allait de
mieux en mieux au fur et à mesure de ces sessions. Il se mit même à
arborer un sourire nouveau qui témoignait d’une certaine confiance
en la vie qu’il ignorait jusque-là.
Il se mit en quête de techniques qui pourraient le dégager encore
plus de ses mémoires traumatiques accumulées.
Après des séances d’hypnose qui mirent au jour des aspects
importants de ses abus subis, Max rencontra une thérapeute en
EMDR 4. Il fut véritablement bouleversé lors de la première séance. En
effet, une association à partir de l’un de ses symptômes
hypocondriaques aboutit à son premier souvenir : celui du garçon
avec le slip sur la tête dans le dortoir du pensionnat. Il eut soudain
l’hallucination que l’agresseur de son enfance était debout derrière la
thérapeute. La suite fut étonnante.
« J’ai fondu en larmes quand j’ai réalisé que ce qui m’avait sauvé
avait été de m’identifier à une fleur. Une fleur blanche. Pour moi les
fleurs n’étaient pas intrusives, elles étaient pures. J’ai pensé que, dans
la pension, nous étions plusieurs fleurs qui se tenaient solidaires
ensemble. La phrase qui me venait : “On ne fait pas cela à des
enfants !” À la fin, j’ai eu le sentiment d’avoir récupéré un peu de
pureté. »
J’étais heureux pour lui, car ses pleurs n’étaient jamais venus en
séance avec moi, ni cette association avec les fleurs. Cela confirmait
l’idée qu’il lui fallait travailler sa mémoire autrement qu’avec le
protocole analytique classique.
Lors d’une séance suivante, il put visualiser une scène d’abus qui
avait eu lieu dans une salle de douches. Il disait voir avec précision
une sorte de banc en carrelage, sur lequel il avait subi une sodomie
par son abuseur. Ce qui l’avait fait éclater en sanglots une nouvelle
fois, c’est qu’après avoir joui, l’homme s’était mis en colère. Il pensait
qu’il aurait eu au contraire droit à de la gentillesse de sa part. Ce
dernier lui avait intimé d’aller se nettoyer et menacé de le dénoncer à
ses camarades de pension s’il se lavait mal.
J’avais décidé de croire résolument à tout ce qui revenait à sa
mémoire, vu son parcours thérapeutique, sa personnalité, la
récurrence de ses rêves traumatiques et vu ses réticences à y croire
lui-même. Avec la théorie du fantasme, aurait été accueilli avec
beaucoup de réserves tout ce qui aurait pu sortir de telles séances ;
des souvenirs tronqués auraient été évoqués, avec l’idée que l’on n’a
pas accès au passé, mais à sa reconstruction fantasmatique. Or le
traumatisme ignore le temps et de tels souvenirs entièrement refoulés
ressurgissent inaltérés. Cette qualité d’éternel présent est la plus
difficile à affronter, car ces souvenirs sont chargés d’une émotion
« actuelle ». Y revenir avec l’intensité du traumatisme initial serait
impossible et dangereux. Pour cette raison, il faut un temps assez
long avant que l’inconscient puisse en livrer des « morceaux » sans
que la personne soit mise en danger.

La crainte de l’effondrement
Son hypocondrie et ses angoisses n’avaient pas complètement
disparu. Un jour, après qu’il eut lu un article de journal parlant du
suicide à la tronçonneuse d’un père devant son fils de deux ans, il eut
une sorte d’hallucination visuelle. Après un étourdissement, des
taches rouges se mirent à envahir son champ de vision et le
phénomène persista jusqu’à ce qu’il eut l’image de sang dans les
toilettes. Quand nous reprîmes ensemble cet épisode hallucinatoire, il
l’associa avec les avortements de sa mère. Il est probable qu’elle avait
avorté dans les toilettes ce qu’il avait découvert fortuitement. En tout
cas, alors que depuis des années, des maux de ventre permanents,
diagnostiqués comme nerveux l’assaillaient, ils disparurent
radicalement. Mais pourquoi avait-il déclenché cette hallucination
après la lecture d’une histoire de suicide ?
Six mois, plus tard, il fit un cauchemar décisif : une femme
menaçait de faire exploser une sorte de soucoupe volante dans
laquelle il était avec d’autres personnes. Il tentait de prévenir les
autres de cette catastrophe qui aurait en même temps détruit le
monde entier. Il se réveilla terrorisé et mit beaucoup de temps à
pouvoir se calmer. Puis, un peu plus tard dans la nuit, il rêva qu’il
était dans un train qui en télescopait un autre : il était mort.
Or, il m’avait raconté au début de sa thérapie que sa mère avait
fait une tentative de suicide devant lui quand il avait environ deux
ans. J’avais complètement occulté l’événement, et lui aussi, alors
qu’en fait, il était fondamental dans la formation de ses symptômes.
Antérieur à l’abus dans le pensionnat, il était en quelque sorte le
noyau de son organisation hypocondriaque : en pleine période
originaire, à travers cette menace mortelle sur sa mère, il avait fait
une sorte d’expérience de mort imminente mais en avait surtout
éprouvé l’angoisse.
Ce cauchemar lui avait permis de retraverser cette angoisse de
mort pour en avoir la représentation et la remettre au passé. Son
histoire entrait complètement dans le cadre d’un texte fondamental
de Donald Winnicott, « La crainte de l’effondrement » : il montre
comment un patient peut avoir besoin de revivre quelque chose qu’il
a déjà « vécu » mais qu’il n’a pas « éprouvé 5 ».
Par la suite, ses symptômes hypocondriaques et son angoisse
latente disparurent pour une bonne part, ce qui représenta pour lui
un confort psychique important.
Max vient encore me consulter aujourd’hui. Il trouve plus de
confiance dans la vie tandis que nous continuons à reprendre
ensemble les différents aspects traumatiques de son enfance qui
surgissent encore dans le cours de son existence. Je crois qu’il va
mieux.
CINQUIÈME PARTIE

L’enfant porte les blessures


de ses parents
et de ses ancêtres
9

Phobies, obsessions, psychose


et autisme chez les enfants

« Un fantôme de phobie vient dénoncer une peur parentale


occulte et jamais formulée. »
Nicolas ABRAHAM et Maria TÖRÖK 1

Une phobie du métal

YVES ET LES FANTÔMES DE SES PARENTS

Yves a cinq ans. Depuis un an et demi, il est phobique de la


plupart des objets en métal, des fermetures éclair, des poignées de
porte, des bagues et des pièces de monnaie. Il ne peut les toucher.
Comme il ne ferme et n’ouvre aucune fermeture éclair, il ne s’habille,
ni se déshabille seul. Prenant la main de sa mère, il ne lui saisit que
les doigts sans bagues. Impossible également pour lui d’ouvrir et de
fermer une porte quand la poignée est en métal. Yves, également
phobique du sang, a fait un premier dessin à mon intention quand il
vient en consultation avec ses parents.
Le récit de ses premières années de vie ne fait état d’aucun
traumatisme majeur. Sachant qu’une phobie témoigne d’un fantôme
familial, je dresse, lors des deux séances qui suivent, les arbres
généalogiques de ses parents. Le travail consiste à mettre au jour les
traumatismes importants vécus par leurs ancêtres. Deux dessins
d’Yves confirment un traumatisme dans l’arbre généalogique de la
mère : le premier, une voiture en feu, semble évoquer, pour une part,
le suicide en voiture d’un arrière-grand-oncle. Le deuxième, en
rapport avec un autre suicide. En effet, l’arrière-grand-tante d’Yves
s’est jetée d’un train sous les yeux de sa sœur, l’arrière-grand-mère
maternelle. Il a dessiné deux wagons remplis de vert puis deux autres
contenant chacun une croix orange. Ce train roule sur une ligne de
chemin de fer déjà empruntée avec ses parents sur le trajet où
l’ancêtre s’est suicidée. Yves ne connaissait pas cet événement
familial. J’imagine que les deux croix orange représentent
probablement les drames vécus par ses deux ancêtres.
Dans son dessin, la phobie du sang est représentée par un
personnage avec un rond sanglant au niveau du ventre. Sa mère
évoque devant lui deux fausses couches qu’elle a mal vécues, après sa
naissance, l’une ayant occasionné une hémorragie importante. Par la
suite, sa phobie du sang disparaît, mais celle du métal reste. J’avoue
mon désarroi pour tenter de donner du sens à ce qui en a
certainement un dans l’histoire de ses parents ou de leurs ancêtres.

UN FANTÔME D’ABUS SEXUEL

À la troisième séance, j’ai soudain l’idée que la fermeture éclair


aurait un rapport avec un abus sexuel. En effet, regardant à nouveau
le premier dessin d’Yves, je m’aperçois qu’une flèche pointe le bas du
vêtement du personnage. La fermeture pourrait représenter un sexe
en érection tel qu’il l’a dessinée au niveau de l’entrejambe. Suite à ma
question sur ce sujet, sa mère raconte.
Elle a été abusée par son cousin, elle ne se souvient plus quand,
peut-être vers l’âge de cinq, six ans – celui d’Yves au moment de la
phobie. De cet abus, elle n’a que des bribes de souvenirs. Cependant,
elle me parle d’un « touche-pipi ». Sachant que le cousin avait quand
même six ans de plus qu’elle, donc une douzaine d’années, je lui
précise qu’il ne s’agit pas d’une éventuelle découverte sexuelle entre
enfants du même âge. C’est un abus, qui plus est incestueux, comme
cela aurait pu l’être avec un adulte. À la fin de la séance, Yves, en
sortant des toilettes, referme pour la première fois sa fermeture éclair
en regardant sa mère avec un grand sourire. En effet, les
attouchements commencent la plupart du temps par une ouverture
de braguette de short ou de pantalon.
Lors de la séance suivante, sa phobie des fermetures éclair a
disparu. Il reste celle des poignées de porte, des bagues et des pièces
de monnaie. J’ai l’intuition que quelque chose d’important n’a pas été
évoqué.
Sa mère raconte un deuxième abus sexuel par un ostéopathe
quand elle était étudiante. Il l’a installée nue sur sa table de massage
pour lui prodiguer ses soins. Puis, à un moment, s’est mis à la
caresser, l’embrasser de force tout en se masturbant. Voyant sa
sidération, il lui a demandé de ne pas en parler.
Pendant le récit de sa mère en séance, Yves dessine une sorte de
main crochue diabolique qui est probablement la main de cet
ostéopathe célèbre, condamné dans un procès médiatisé. La phobie
pourrait être en rapport avec la table de massage et la poignée de
porte du cabinet toutes deux en métal. L’enfant est donc héritier, par
ses symptômes, de la mémoire maternelle corporelle et visuelle de sa
mère. Après cette séance, il guérit de sa phobie du métal.
La phobie est toujours révélatrice d’un traumatisme ancestral.
Dans ce cas, elle se situait à la génération des parents d’Yves.
L’histoire traumatique peut néanmoins avoir son origine plusieurs
générations auparavant comme un autre cas de phobie
obsessionnelle : l’enfant qui ne mangeait pas de morceaux.

L’enfant qui ne mangeait pas de morceaux

LA GRAND-MÈRE PENDUE

Cédric n’a jamais mangé d’aliments solides. Il a maintenant


presque quatre ans. Il dit qu’il « a peur de grandir » et que « sa
bouche n’arrive pas à manger les morceaux, et que, même grand, il
ne les mangera pas ». Il a le dégoût de nombreuses odeurs, craint de
s’étouffer et ne touche jamais les aliments. Quand ses mains sont
sales, il les lave compulsivement. Pour la séance, il fait deux dessins
de monstres qu’il commente : « Le monstre garde les morceaux dans
la bouche, les crache, les remet, les recrache et après il est mort. Il
garde les morceaux même quand il est mort et il les recrache sur la
tombe. »
Comme d’ordinaire lors de mes consultations, je m’assure que cet
enfant n’a pas vécu de traumatismes personnels. Il a eu une naissance
par césarienne à huit mois qui ne me semble pas déterminante.
L’attitude de Cédric est clairement phobique – il est paralysé par la
« peur de » ; cependant, la récurrence du thème de la mort dans ses
dessins et son discours indiquent qu’il est également obsessionnel.
Quels fantômes familiaux en sont à l’origine ? Il porte fréquemment
sa main à sa gorge comme s’il s’étranglait. Ce tic disparaîtra par la
suite après que nous avons abordé la mort de sa grand-mère
maternelle qui s’est… pendue, suicide ayant eu lieu bien avant sa
naissance. Au début de la thérapie, j’imagine cette révélation
déterminante pour sa guérison, mais je me trompe. En effet, il va
falloir un an, à raison d’une séance par mois, pour qu’il se libère de
ses peurs, mange normalement et cesse ses obsessions morbides.

L’ARRIÈRE-GRAND-PÈRE MORT EN MONTAGNE

Nous découvrons les histoires traumatiques de sa famille, tout


d’abord du côté de sa mère. Le grand-père maternel de Cédric est
mort, un an auparavant, aux trois ans de l’enfant. Ce grand-père a
lui-même perdu son père dans un accident de montagne quand il
avait trois ans. Il y a donc une répétition transgénérationnelle. La
question de l’angoisse de mort omniprésente chez lui me semble,
pour une part, en rapport avec ce décès tragique. Pour preuve, après
la première séance, il fait un dessin alors qu’il est sur les toilettes et
dit que : « S’il mange des morceaux, il est le chef des cacas et il a un
sac à dos. » Les excréments et l’anal étant dans le psychisme en
rapport avec la mort, le « chef des cacas » ne serait-il pas cet arrière-
grand-père décédé lors d’une escalade ? En effet, le sac à dos
m’évoque celui que porte en général un alpiniste. Depuis la dernière
fois, il pose beaucoup de questions à ses parents sur la mort. Sa mère
révèle l’avortement qu’elle a fait avant sa naissance avec un autre
homme que son père, à dix-neuf ans. Il dessine après une boule rouge
avec ce commentaire : « Avant moi, maman a eu un fœtus, mais il
n’est pas resté. Moi, je suis resté. »

LE ZIZI QUI COLLE

Au retour, en septembre, il se touche sans cesse le sexe, dit qu’il a


peur que son « zizi colle ». Il déclare que le « fœtus est accroché au
zizi de l’éléphant et qu’après l’éléphant s’envole ». Ce fantasme
étrange semble en relation avec un fantôme de fausse couche,
puisque Cédric évoque un fœtus. À mon sens, le « zizi qui colle » est
l’impossibilité pour ce petit garçon d’envisager de devenir à long
terme un être indépendant. Identifié à un fœtus dont les femmes des
lignées antérieures n’ont pu faire le deuil, Cédric fait pipi au lit pour
rester le bébé de ses parents. Ne pas grandir, c’est ne pas les quitter et
ne pas mourir –, car quitter c’est mourir.
Cette hantise d’enfant mort se signale du côté maternel : si la
mère de Cédric a commencé sa fécondité par un avortement, sa
propre mère a eu une fausse couche en premier, tout comme la mère
de celle-ci. Nous évoquons également, devant lui, les fausses couches
de la grand-mère paternelle et les accidents de grossesses sur trois
générations dans cette lignée paternelle. Après cette séance, il n’est
plus énurétique et commence à manger des petits morceaux écrasés à
la cantine de l’école, alors qu’auparavant, il ne prenait que des
aliments mixés. Il confirme ce progrès par la production d’un dessin
dans lequel un monstre est mort marquant ainsi en quelque sorte la
disparition du fantôme en lui.

UNE AGRESSIVITÉ BLOQUÉE AU STADE ORAL

En revanche, il ne mange toujours pas de morceaux, même


écrasés, à la maison. Ce n’est plus une problématique
transgénérationnelle, mais le reste d’un blocage qui s’est mis en place
chez lui lors de ses trois premières années en ce qui concerne
l’agressivité envers ses parents.
L’impossibilité de mâcher montre que cette agressivité s’est arrêtée
à la phase orale. Elle est présente dans le transfert vis-à-vis de moi
car, tout d’un coup, il ne veut plus me parler, ce qui se fait avec la
bouche. J’endosse alors le rôle d’objet à attaquer, lui permettant
d’exercer sa violence. Avec le plus d’humour possible, je n’hésite pas à
le titiller sur ses velléités agressives et à le provoquer pour qu’il puisse
avec ses mots se libérer de sa crainte de destructivité orale. Dans la
relation analytique, je représente le parent archaïque de sa petite
enfance, qu’il n’a pu attaquer, car il était paralysé par les fantômes
qui hantaient sa famille. Quand l’angoisse de mort est omniprésente,
l’agressivité de l’enfant est fantasmatiquement associée à la
destruction réelle de ses parents.
Cédric finit une séance en voulant mettre en prison un policier
malhonnête. Je sais qu’il s’agit de moi et le lui dis. Puis à la séance
suivante, il fait le dessin d’un avion, à mon sens, qui jette des
projectiles sur un bonhomme – moi. En même temps, nous
continuons à explorer la généalogie parentale, cette fois-ci du côté
paternel. Nous évoquons son oncle paternel qui était schizophrène,
suicidé par défenestration. Il commente : « Quoi ? Il est mort par la
gorge ? Il s’est étranglé ? » La mort se situe encore pour lui dans la
sphère orale. En fin de séance, il me dit : « Espèce de psychanalyste,
je vais te… » Il ne finit pas sa phrase et conclut par : « Toi, tu crois
que je vais mourir maintenant ! » Je lui réponds : « Je crois plutôt que
si tu manges des morceaux, tu ne vas pas mourir. »

LA VIOLENCE DE L’ENFANT QUI SE RÉSOUT DANS LE TRANSFERT

Cette agressivité qui s’exprime peu à peu dans la relation


analytique atteint l’ensemble de sa personnalité. Il fait sortir son
agressivité à la maison où il devient difficile. Il traverse maintenant
en famille ce qu’il aurait dû faire plus tôt et je conseille aux parents
de commencer à faire agir la loi notamment par le biais du père. Son
agressivité doit être canalisée sous peine de susciter trop d’angoisse
chez lui et le faire régresser. Régression toujours sous-jacente qui se
révèle par le fait qu’il s’est remis à faire pipi au lit, énurésie à mettre
également en rapport avec la naissance de son petit frère. Il dit en
séance : « Le bébé, il sort par le cou et il meurt. » Cédric redoute de
naître à lui-même, d’exister vraiment sous peine d’en mourir.
L’agressivité, fondamentalement force de vie, quand elle est perçue
comme trop menaçante, devient synonyme de mort.
Puis lors d’une séance, un dessin montre que Cédric n’a plus peur
de cette violence. Il a dessiné un roi avec des dents pointues qui a
coupé un homme mort en bleu. Le roi, c’est lui, s’autorisant à être
agressif avec moi, puis avec son père. Alors que ses parents se
désolent de sa violence et de son absence de progrès en ce qui
concerne le fait de manger des morceaux à la maison, je suis
convaincu, au contraire, qu’il n’est pas loin de résoudre sa phobie. Le
roi de son dessin a des dents longues, ce qui signifie que Cédric ne va
pas tarder à se servir des siennes. Au grand étonnement des parents,
je leur recommande de le forcer à manger des morceaux et de lui dire
que, dans le cas contraire, il ne mangera pas du tout. Ce qui n’aurait
pas été possible il y a un an l’est maintenant. Cédric attend seulement
leur feu vert. En le forçant, ils montrent qu’ils n’ont plus d’angoisse
de mort, eux-mêmes, tout comme lui qui commence à abandonner la
sienne.
Il se décide alors à manger des morceaux de presque toutes sortes
d’aliments mais plutôt à l’école qu’à la maison où c’est mieux quoique
encore un peu difficile. Il finit par un dessin qui montre qu’il a
récupéré sa force de vie sans craindre son agressivité : un camion
rouge gagne une course en arrivant dans un jardin vert. Cédric peut
envisager la compétition, le combat pulsionnel pour la vie – la course
avec la voiture rouge –, sans que cela soit destructeur. Il peut
atteindre le jardin vert qui serait peut-être à l’image du jardin d’Éden,
la vie dont on peut profiter. À ce point de la thérapie, Cédric reprend
sa route normalement en abandonnant l’essentiel de ses craintes
obsessionnelles. La peur de la mort qui était omniprésente chez lui a
été abandonnée avec un certain succès afin qu’il puisse accéder à une
vie normale bien qu’il présente encore quelques craintes qui se
dissiperont probablement avec la suite du travail analytique.

Igor, une sortie de l’autisme

L’APRÈS-COUP TRANSGÉNÉRATIONNEL

Après une demande de psychiatrisation concernant leur fils Igor


âgé de quatre ans, un jeune couple désemparé vient me consulter
avec lui. Divers diagnostics ont été posés : « Autisme, psychose… »
Je leur propose trois séances pour voir si nous pouvons nous
engager dans un travail fructueux, sachant que je compte sur leur
engagement entier dans la thérapie. Comme pour les psychotiques
adultes, je suis convaincu que le succès dépend de l’investissement
des parents, de leur capacité à affronter ce que les séances vont
susciter chez eux. Je suis persuadé que la plupart des autistes peuvent
être guéris, au moins avant l’âge de six ans, en suivant ce protocole
qui engage leurs parents, la prise en compte du transgénérationnel et
de diverses techniques analytiques utilisées avec Igor. Pendant nos
cinq mois de travail, à raison d’une séance par semaine, il a pu
amorcer ce que j’ai appelé « une sortie de l’autisme ».
Lors de notre première séance, il mord, va dans tous les sens, ne
regarde personne, les yeux baissés. Voulant sans cesse sortir de mon
bureau, il hurle et se roule par terre ; il est très difficile à contenir. Il
n’a jamais encore utilisé de langage articulé et ne répète que quelques
mots.
À un moment, je m’aperçois toutefois qu’il me regarde de côté
pendant que je parle à ses parents. Je m’adresse à lui : « Tu te
demandes ce que je pense de toi ? » La tête à nouveau baissée, il se
remet à crier. Sa mère raconte la grossesse et l’accouchement
traumatique vécus avec la sœur aînée d’Igor, tandis que pour lui tout
s’est bien passé. Les deux parents évoquent leur généalogie,
notamment un arrière-grand-père qui était presque dans un état
autistique. À la fin de la séance, je suis très surpris : Igor me regarde
dans les yeux en souriant.
Une semaine plus tard, il revient en me regardant encore dans les
yeux, ce qu’il fait pour la première fois avec tout le monde. Quand on
lui pose une question, il répond maintenant par oui ou par non. Pour
moi, il est entré dans la communication. J’attribue cet important
changement, dès la première séance, au fait qu’ont été évoqués
devant lui des traumatismes familiaux et ceux de sa mère pour
l’accouchement de sa grande sœur. J’ai évoqué dans mon livre
précédent ce que j’appelle, à la suite de Nicolas Abraham et Maria
2
Török, « l’après-coup transgénérationnel » : un enfant peut être
gravement porteur d’un traumatisme parental qui a eu lieu alors qu’il
n’était pas encore né. Igor porte celui de la naissance de sa sœur alors
que la sienne n’a pas été traumatique. Mais, comme la plupart des
autistes, il porte également tout ce qui a dramatiquement atteint les
générations qui l’ont précédé.

PASSER DE L’ÉTAT VÉGÉTAL ET ANIMAL À CELUI D’HUMAIN

Sa mère évoque plus profondément son histoire familiale, tandis


que je m’adresse à lui et commente ce qui est raconté.
Soudain, il vient me taper. Je lui dis : « C’est de l’amour ça. » Peu
de temps après, il commence à vouloir détruire la plante de mon
bureau en criant. Il en déchire un morceau.
Moi : « Tu me le donnes ? Elle n’est pas bien, la plante ? Tu veux
la jeter ? »
Il se rue alors sur moi et pendant près de vingt minutes, me tape,
me griffe, pleure, hurle. Ses parents sont livides de le voir m’agresser
ainsi. Pourtant, je sais que ce qui se passe est très positif : il était,
jusqu’alors, identifié à une plante, voire à un animal, carnivore –, car
il mordait. En attaquant ma plante, il s’attaquait lui-même et
m’agressait aussi en tant que végétal et animal, désespérant d’accéder
au statut d’humain. Aussi, dans la relation de transfert, en exerçant
physiquement sa violence sur moi, peut-il sortir l’agressivité envers
3
son parent archaïque bloquée jusque-là en lui ; ce n’est qu’à ce prix
qu’il peut commencer à exister. J’accepte cette violence parce qu’il est
suffisamment petit – ce n’est pas dangereux physiquement ni pour
moi ni pour lui. À ce moment-là, malgré mon trouble certain, je me
connecte à notre relation d’amour fondamental, d’humain à humain.
Pour en témoigner, le sourire complice que nous échangeons en fin de
séance.
J’ai vécu la même violence avec un enfant psychotique de cinq ans
et demi totalement arrêté au stade oral. Il mettait n’importe quoi
dans la bouche et surtout ne pouvait communiquer qu’en mordant.
Avec un évident regard d’amour, il cherchait à planter ses crocs dans
mon bras. Lui interdisant de me mordre, je lui ai proposé de me
taper. En effet, il pouvait ainsi passer du stade de l’agressivité orale à
celui de l’agressivité motrice, supérieure dans le développement. Au
bout d’un certain temps, je ne l’autorisais toutefois plus à me taper ; il
était devenu capable de suivre un deuxième interdit, celui qui
concernait l’agressivité des mains et des pieds, afin d’avoir accès à sa
motricité constructrice dégagée de sa fixation à l’oralité.
Pour revenir à Igor, il est complètement transformé depuis cette
deuxième séance suivie de trois jours de fatigue et de sommeil. Il
répète beaucoup de mots, est moins en colère, et l’endormissement
du soir n’est plus un problème comme avant.
Lors de la troisième séance, il négocie encore le passage de
l’agressivité orale à l’agressivité motrice en mordant sa mère, puis en
essayant de la taper avec un avion. Il tente ensuite de souffler avec sa
bouche la lampe de mon bureau pour l’éteindre comme une bougie,
témoignage de son blocage dans l’oralité. À chaque fois, je lui
explique : « Non, la bouche, ça sert à parler ! Tu peux parler à
maman, mais tu ne peux pas manger maman ! C’est ta main qui
éteint la lampe pas ta bouche ! » Alors qu’il fait mine de me mordre,
je l’exhorte à me taper la main, puis il s’empare d’un tigre qu’il jette
sur moi, que je reprends et jette à mon tour en lui disant : « Tu jettes
tout ! » Il répond : « Tu jettes tout ! » et s’empare de mon stylo et de
mon carnet où j’écris pendant les séances. Il griffonne dessus.
Cette séance se termine par son identification à moi, symbolisant
avec mon stylo ce qui ne pouvait se dire jusque-là : il est sur le
chemin de la parole qui humanise, mais est encore coincé au stade
animal comme le tigre qu’il tient dans la main ou comme le dragon
avec lequel il jouera un peu plus tard.

L’ENFANT AMÈNE LE PARENT À RETRAVERSER SON PROPRE ARCHAÏSME

Les séances suivantes se déroulent toujours sur le thème de


l’agressivité motrice et orale, avec sa mère qu’il veut mordre et taper,
lors d’intenses moments de tendresse, suivis d’une subite violence. Un
jour, son intention agressive suscite une grande émotion chez elle.
Assistant à la scène, je comprends pourquoi, car je ressens à quel
point le besoin d’être séparé chez un enfant est à la mesure de
l’amour qu’il porte à son parent. La haine n’est donc pas, comme le
théorise Melanie Klein 4, le pendant de l’amour, sa face sombre, un
mal coexistant au bien, mais la garantie d’être indépendant pour
pouvoir aimer l’autre sans être dévoré par lui.
J’aide la mère d’Igor à mettre des mots sur cette émotion suscitée
en elle. Je pense que son enfant vient la mettre en face de
l’agressivité qu’elle a eue envers sa propre mère et qu’elle n’a jamais
pu lui exprimer. À cet endroit, la charge émotionnelle intense
apportée par les autistes ou les psychotiques peut amener leurs
parents à arrêter le processus thérapeutique. Je suis impressionné par
le courage de la mère d’Igor dans ce moment très délicat, car dans la
scène d’agressivité de son fils, quelque chose d’insoutenable se
révélait, même pour moi en tant qu’observateur, notamment dans le
regard assassin qu’il lui portait.

REMETTRE EN MARCHE LE DÉVELOPPEMENT DES FONCTIONS


ÉMOTIONNELLES ET PSYCHIQUES RESTÉES À L’ARRÊT

La plupart des enfants que je reçois ont des fonctions psychiques


ou émotionnelles arrêtées dans leur développement à un moment
précis. Ce ne sont pas forcément les mêmes fonctions, parfois il ne
s’agit que de quelques-unes ; chez certains comme Igor, beaucoup
sont restées à l’arrêt. Il est important de dater l’âge où ces blocages se
sont produits, le plus souvent relativement à un événement
traumatique ou vécu comme tel, comme la mort de quelqu’un de la
famille, la naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur, une
dépression parentale, etc. Quand l’atteinte est du domaine psychique
ou émotionnel, soit l’enfant reprend son développement au point
d’arrêt initial quand il entend parler de l’événement traumatique par
ses parents, soit il le fait dans la relation de transfert avec moi.
Petit à petit, Igor récupère de multiples aspects de son
développement psychique restés jusque-là en suspens. Ils ne sont pas
absents, mais gelés, fixés à l’âge où le développement s’est arrêté.
Alors qu’il cherche encore son image dans le miroir, pour la première
fois, il a accepté de se déguiser et y a pris du plaisir. En effet, pour
pouvoir le faire, il faut avoir une image du corps suffisamment
intégrée et stable pour ne pas être menacé de morcellement. Tout
comme pour les masques qui l’angoissent encore, susceptibles de
provoquer chez lui une perte d’identité.
Les avancées d’Igor sont parfois entrecoupées de périodes
d’intense régression qui font perdre confiance à ses parents d’autant
qu’elles sont difficiles à vivre au jour le jour. Ma position extérieure
est plus aisée. Je sais qu’il ne peut y avoir d’avancée sans retour en
arrière. Sorte de réassurance, face à l’angoisse d’affronter une
position inconnue, car la tentation est grande de reprendre un
fonctionnement déficient connu qui a permis tout de même de vivre ;
plongée dans des endroits plus archaïques de la personnalité de
l’enfant comme s’il apportait spontanément la matière qu’il restait à
traiter en lui. Ainsi, Igor a mis en place d’une façon stupéfiante son
propre processus de guérison.
Il commence à faire des phrases. La consigne « Attends ! »
s’intègre chez lui, importante avancée, car début de la prise en
compte de la temporalité, du temps à venir. Inventant des airs qu’il
chante, prenant plaisir à parler sa propre langue, comme un bébé qui
babille, Igor se met en chemin pour une parole d’échange avec les
autres. Il rattrape les processus qui n’ont pas eu lieu lorsqu’il était
encore nourrisson comme ceux qui précèdent l’acquisition normale
du langage au moment où il aurait dû apparaître.
Lors d’une séance importante, alors que sa mère parle de
maltraitances familiales, Igor attaque à nouveau ma plante mais s’en
prend au tuteur de la plante, un bâton. Je commente : « Le tuteur de
la plante, c’est un parent ! » Il exprime ainsi l’agressivité contenue
dans sa famille maternelle face aux maltraitances faites
antérieurement aux enfants. La séance qui suit est assez chaotique et
Igor hurle continuellement pendant que sa mère évoque son enfance
et l’histoire de sa famille. Ces séances mouvementées sont suivies à
chaque fois d’avancées importantes. À l’école, pour la première fois, il
a répondu à l’appel quand son nom a été prononcé : « Je suis là ! »
Toute la classe stupéfaite a applaudi et l’événement a fait le tour de
l’établissement. Il parle pour demander ce qu’il veut : « Du pain »,
« De l’eau », « Un câlin »…

POUVOIR DIRE « NON », C’EST NAÎTRE À SOI-MÊME

Au début d’une séance alors que je lui propose de faire quelque


chose, il me répond : « Je ne veux pas ! » Sa mère évoque ensuite son
enfance et sa difficulté à remettre en question la toute-puissance de
sa propre mère. À la fin de la séance, Igor fait des sortes d’acrobaties
sur le corps de sa mère assise. Il se laisse glisser plusieurs fois le long
de son corps en descendant la tête en bas par les épaules pour atterrir
au sol entre ses jambes puis dit : « Je me suis fait mal ! »
Je commente : « Il refait son accouchement ! Igor, tu fais comme
un bébé qui vient au monde. Bienvenue sur terre, Igor ! » En effet,
pour naître à soi-même, il faut pouvoir dire « non ».
Pendant les séances qui suivent, son père raconte son enfance et
sa généalogie. Igor crie plusieurs fois le mot « cochon ! » alors que
des abus sexuels sont évoqués. Par la suite, ses progrès continuent,
puis à l’issue d’une séance mouvementée, il crie même un victorieux :
« Ça marche, j’ai compris, ça marche ! » Parfois, de nombreuses
phrases apparaissent à la maison et pendant les séances. Je lui
demande de ne pas toucher un tableau qui est au mur, il me répond :
« T’inquiète pas, je touche pas. » Pour la première fois, il a dit à son
père : « Je t’aime, papa. »
Cependant, il va amorcer une période de régression suite à une
série d’examens médicaux à l’hôpital. La difficulté vient du fait que
nombre d’entre eux sont invasifs et le mettent dans une position
régressive ; ils sont destinés à trouver une origine physique à sa
pathologie. Même s’ils sont peut-être pour la plupart nécessaires, on
ne mesure pas assez à quel point ces examens ont un impact très
important sur l’enfant et sa famille. En ce qui concerne les enfants
comme Igor, ces gestes médicaux devraient être pensés en fonction de
leur sensibilité psychique et émotionnelle. D’autant que ces derniers
ont du mal à accéder à un statut d’humain, d’autant la moindre
déshumanisation est susceptible de les atteindre profondément et les
fait régresser.
C’est le cas pour Igor. Quelques séances chaotiques sont emplies
de hurlements et de comportements violents et désordonnés. Sa
régression se manifeste par le besoin d’être porté en permanence
comme un bébé et des difficultés d’endormissement le soir qui
réapparaissent. Cependant, la parole posée avec ses parents en sa
présence sur tous ces examens, et ce que cela provoque en eux
d’angoisse et de douleur, ramène peu à peu le calme chez Igor. Il va
mettre quelque temps à retrouver le niveau d’avancée qu’il avait
auparavant.
Heureusement, ses progrès se poursuivent avec l’apparition de
plus en plus de langage, des mémorisations de chansons apprises à
l’école et, ce que je remarque en séance, des jeux correspondant plus
à un enfant de son âge. Pour la première fois, il crée des files de
voitures et d’objets, en file indienne, apparaissant de façon
caractéristique chez les enfants dès l’âge de deux ans et demi environ.
Avant, souvent signe de retard pour les plus grands, les objets sont
soit en désordre, soit sériés en parallèle, les uns à côté des autres, et
non pas à la queue leu leu. J’attribue ce progrès à sa capacité
naissante de se projeter dans le temps, de symboliser. Il fait
également depuis peu un geste que j’ai observé chez d’autres enfants,
celui de toucher le visage de ses parents, souvent leurs yeux, avec son
menton. Je l’interprète comme le passage de la reconnaissance de
l’autre non plus de façon orale, par la bouche, ce qui est la première
façon d’appréhender le monde chez les bébés, mais avec une autre
partie du corps. Non loin de la bouche, elle permet tout de même une
transition avant que la reconnaissance du monde soit faite avec les
mains.

QUAND LA GUÉRISON DE L’ENFANT ENGAGE CELLE DE SES PARENTS

Dans son processus de guérison, Igor passe ensuite à une sorte


d’offensive vis-à-vis de sa mère qui consiste à la pousser à bout de
toutes les manières possibles, le faisant moins avec son père. Cette
dernière atteint peu à peu un point important d’exaspération et de
découragement, qu’elle exprime en séance. Elle se sent dépassée ;
Igor est effectivement infernal. Cependant, je sens qu’il est en train de
jouer une scène où on ne sait pas s’il est exaspérant parce qu’elle est
exaspérée ou bien l’inverse. J’explique à sa mère que les enfants
précèdent toujours l’état émotionnel des adultes qui s’occupent d’eux.
Quand ils sont très nerveux, la plupart du temps, ce sont les adultes
qui le sont, ces derniers attribuant néanmoins leur état à celui de
l’enfant. Il suffit que l’adulte se calme intérieurement pour que
l’enfant en fasse immédiatement autant. Je suggère donc à la mère
d’Igor qu’au lieu de lui attribuer la cause de ce moment difficile à
traverser, elle pourrait chercher son origine dans la difficulté des
rapports mère-enfant au niveau de sa généalogie maternelle.
Le repositionnement maternel porte alors ses fruits. À la séance
qui suit, la métamorphose d’Igor est impressionnante. Totalement
calme, assis sur les genoux de sa mère, il parcourt tranquillement un
magazine pour enfants qu’elle vient de lui acheter à sa demande.
Depuis la dernière séance, il échange beaucoup plus en famille. Pour
la première fois, sa mère dit qu’ils ont eu le sentiment de vivre dans
une « cellule familiale normale ». Également pour la première fois, ils
sont allés au parc l’après-midi et tout s’est passé sans problème,
comme avec n’importe quel enfant. Igor finit cette dernière séance
avant notre séparation pour les vacances par cette jolie expression :
« Il y a quelqu’un. »
Devant rendre le manuscrit de mon livre, je ne peux écrire ici la
suite de cette thérapie. À mon sens, quelques mois, voire une année,
seront encore nécessaires pour qu’Igor récupère les fonctions
correspondant à celles d’un enfant de son âge, notamment le langage.
Vu ses progrès rapides et constants depuis le début de la thérapie, je
n’en doute pas. Igor devrait même devenir un enfant particulièrement
brillant et intelligent, ce qui est, à mon avis, la caractéristique
potentielle de beaucoup d’enfants psychotiques ou autistes. Mais son
avancée est aussi due au combat courageux de ses parents à qui j’ai
demandé l’autorisation d’écrire son histoire. Leur courage n’est pas
tant celui de remuer ciel et terre pour la guérison de leur enfant –
cela, je l’ai beaucoup observé chez les parents d’autistes –, mais celui
d’affronter leurs propres démons intérieurs, ce qui est le plus difficile
de ce travail thérapeutique. Nos enfants se rendent malades à tenter
d’être nos guérisseurs et surtout les guérisseurs de nos lignées
parentales.
SIXIÈME PARTIE

Les cinq fantômes de Freud


Repenser les cas freudiens

En ce qui concerne les origines de la psychanalyse, je me suis


penché sur la « matière vivante » de Freud. Ses cas importants –
Dora, le petit Hans, l’homme aux rats, le président Schreber et
l’homme aux loups – présentent cinq impensés majeurs pour la
théorie et la pratique analytiques.
Le premier est celui concernant le maternel. Dans Dora, Freud
n’évoque jamais la mère dans la construction de sa fille, comme si
cette dernière ne devenait femme qu’en rapport à son père et aux
hommes. C’est tout l’enjeu de la féminité qui hante la psychanalyse
d’une telle manière que son statut y est encore incertain.
Le deuxième, celui du transgénérationnel à travers le cas du petit
Hans : la réalité actuelle ou antérieure des patients et l’histoire de
leurs ancêtres ne sont pas vraiment prises en compte. Cette expulsion
du réel et du passé hors du champ de la psychanalyse a participé à
nombre d’impasses, parfois dramatiques, dans les thérapies. Constat
qu’une réintroduction de la réalité actuelle et ancestrale dans le cadre
de l’analyse s’impose aujourd’hui.
Troisième impensé freudien : en axant tout sur la sexualité, Freud
ne prend pas en compte la problématique de la mort pourtant
centrale chez l’homme aux rats. Là encore, comment occulter ce qui
est une énigme mais aussi une angoisse fondamentale pour tous,
adultes ou enfants ? Effacée de la pratique de la psychanalyse au
profit du tout-sexuel, la mort n’y apparaît que comme une question
annexe, théorique, voire intellectuelle.
Le quatrième impensé concerne l’archaïque. La psychose en
général ne peut se penser qu’à partir de la période la plus précoce de
l’enfant et en fonction du transgénérationnel, c’est-à-dire des
fantômes familiaux. Des théories uniquement fondées sur l’œdipe ne
nous permettent absolument pas de comprendre les pathologies
délirantes comme celle du président Schreber.
Enfin le cinquième et dernier impensé, majeur chez Freud,
concerne l’importance de l’environnement sur l’enfant : dans chacun
des cas, il ignore, ou feint d’ignorer, l’impact des maltraitances, des
violences physiques et psychiques, et surtout des abus sexuels. La
question de l’environnement précoce ainsi occultée est pourtant au
cœur du cas de l’homme aux loups.
10

Le fantôme de Dora :
l’enterrement de la féminité

Dora : théâtre de boulevard ou intrigue


policière ?
Dora, de son vrai nom Ida Bauer, est amenée par son père à dix-
huit ans au Dr Freud afin qu’il la guérisse d’une maladie peu
définissable. La jeune fille présente une sorte de dépression
accompagnée de symptômes hystériques : troubles nerveux, gêne
respiratoire, toux, aphonie et une tendance asociale.
Les symptômes de Dora viennent sans cesse en écho des maladies
paternelles : le père contracte la tuberculose aux six ans de sa fille,
un an plus tard, elle est énurétique. À huit ans, elle développe ses
premières manifestations nerveuses, ce qui lui vaut six mois de repos.
Ensuite, c’est au père d’être à nouveau malade, un décollement de
rétine. Puis Freud le reçoit et lui diagnostique une syphilis qu’il
soigne avec succès.
Freud expose dès le départ la scène avec précision et rigueur. Il
présente le duo principal « Dora et son père », qu’il réduit, avec son
frère, à la « sphère familiale 1 » et, d’emblée, met hors champ la mère
de Dora, une grande névrosée, affectée de « la psychose de la
ménagère 2 » avec qui sa fille ne s’entend pas. Il introduit ensuite
deux autres acteurs majeurs de cette intrigue : Monsieur et Madame
K., amis de longue date du couple parental.
La scène vaudevillesque est simple : le père de Dora, pour qui « sa
femme n’est rien », se console avec Madame K. – elle s’est occupée de
lui pendant sa tuberculose – tandis que Monsieur K. poursuit Dora de
ses assiduités. Convaincue de servir de monnaie d’échange, la jeune
fille énonce clairement qu’elle n’admet pas cette aventure paternelle.

Psychanalyse de Dora et démonstration


freudienne
Un jour, au bord d’un lac, Dora, seize ans, gifle Monsieur K. qui lui
fait une déclaration enflammée. Deux ans après, elle débute son
analyse avec Freud, sur injonction de son père. Après avoir découvert
une lettre de sa fille, il craint qu’elle ne se suicide. Elle fait trois mois
de cure puis revient quinze mois plus tard avec des symptômes de
névralgie faciale après six semaines d’aphonie. Au bout d’un mois,
elle arrête définitivement le travail analytique.
Freud remonte le temps jusqu’à un baiser forcé de Monsieur K. sur
la bouche de la jeune fille quand elle avait quatorze ans – pour
finalement situer l’origine de sa névrose dans l’enfance. Il en retient
deux causes principales.
La première : Dora est attirée par Monsieur K. La peur de son
désir envers lui la ferait régresser à une fixation amoureuse à son
père.
Deuxième hypothèse : elle aurait vu ou entendu enfant le coït de
ses parents qui l’aurait amenée à se masturber. L’arrêt de cette
pratique l’aurait conduite à la névrose, Freud faisant le lien entre
énurésie et masturbation.
Pour finir, il pointe deux éléments qu’il estime n’avoir pu
correctement aborder dans ce fragment d’analyse : l’homosexualité
latente de Dora et la question de son transfert avec lui.
Dans son interprétation, Freud met en avant le désir inconscient
que Monsieur K. inspire à Dora, réplique de celui qu’elle avait, enfant,
pour son père. À partir de là, ignorant le rôle de la mère 3, la
démonstration suit un axe unique dont l’enjeu est majeur : prouver
que l’hystérie de la femme est le résultat de son désir refoulé pour le
père.
Dora résiste aux interprétations freudiennes. Elle ne l’entend pas
de cette oreille et met fin à la cure assez rapidement. Freud avoue le
ressentir comme une attaque personnelle, tout au moins comme un
désir de vengeance. Il reconnaît n’avoir pas réussi à mener cette
analyse à son terme.

Le rêve de Dora
Il est situé au moment de la scène du lac, à ses seize ans. Elle dit
l’avoir refait plusieurs fois ensuite.
« Dans une maison, il y a un incendie. Mon père est debout
devant mon lit, il me réveille. Je m’habille rapidement. Maman veut
encore sauver sa boîte à bijoux mais papa lui dit : “Je ne veux pas que
moi et mes deux enfants, nous brûlions à cause de la boîte à bijoux.”
Nous nous dépêchons de descendre et dès que je suis dehors, je me
réveille 4. »
Voilà ce qu’en dit Freud : en référence à un événement réel –
Monsieur K. s’était introduit dans la chambre de la jeune fille, en lui
ayant subtilisé la clé – « L’enfant décide de fuir avec son père. En
réalité, l’enfant fuit par peur de l’homme qui la harcèle et se réfugie
auprès de son père 5. » Celui-ci veut pénétrer dans sa chambre, danger
menaçant sa boîte à bijoux – son sexe. Au réveil, Dora a senti une
odeur de fumée, ce que Freud interprète comme le souhait de
retrouver le goût du baiser des hommes. Il relie la peur d’incendie à
une énurésie tardive de Dora, en relation avec sa masturbation
infantile supposée, donc à son désir sexuel.

Une autre interprétation que celle de Freud


L’énurésie témoigne d’une régression à un stade de développement
situé avant l’acquisition de la propreté. Cette régression fait suite la
plupart du temps à une menace incestueuse ou « incestuelle 6 », forme
symbolique de l’inceste. Si le feu peut symboliser le désir sexuel, qui
« brûle », et qu’une fille peut être encombrée par ce désir envers son
père, les incendies évoquent généralement dans les rêves cette
menace incestueuse ou incestuelle. En effet, l’inceste peut se
comparer à un court-circuit : en mettant en relation deux pôles qui ne
devraient pas se toucher, par exemple deux membres de la même
parenté ou son équivalent, il provoque un véritable incendie
psychique, émotionnel et physique.
Or la première association de Dora concernant ce rêve se rapporte
à un événement incestuel : ses parents se disputent, car la mère
enferme à clé son frère dans sa chambre la nuit sans que l’on sache
pourquoi. Il semble clair qu’elle ne veut pas que son fils de dix-huit
ans aille courir les filles. Elle exprime ainsi un lien incestueux avec
7
lui. Lors de la dispute, le père semble vouloir y mettre fin .
Pour Freud, la menace est celle de Monsieur K., sous-entendu le
père de Dora, dans la chambre de la jeune fille. Cependant la suite du
rêve montre que ce père est là pour la sauver de l’incendie. Le
pompier serait-il pyromane ? Freud justifie son raisonnement par le
postulat qu’un élément du rêve peut signifier son contraire 8.
Dans le rêve, il interprète que le coffret à bijoux de sa mère est
celui de Dora. Pourtant, dans la réalité, la mère de Dora ne s’intéresse
qu’à sauver son coffret, c’est-à-dire soustraire son sexe aux assiduités
de son mari.
À mon sens, le rêve indiquerait plutôt que la mère met en danger
incestuel toute la famille. Cette dernière, que Freud ne rencontra
jamais, est donc le personnage ignoré de l’histoire. Cependant, il note
le caractère incestueux des relations familiales : « l’attirance sexuelle
commune entre père et fille d’un côté et entre mère et fils de
l’autre 9 » et énonce tout de même à Dora : « De toute façon, le secret
se trouve chez maman », puis plus loin : « Vous étiez prête à donner à
votre papa ce que votre maman lui refusait 10. » Il perçoit que la mère,
dans son absence de désir vis-à-vis de son mari, crée la situation
incestueuse, mais n’en tient pas compte dans l’analyse, pour ne
construire sa thèse que sur le désir de Dora envers son père. Or celle-
ci semble au contraire soucieuse d’échapper à cet enfermement, n’en
pouvant plus de rester dans cette configuration familiale. Comment
peut-elle y être bien alors que ses parents s’entendent si mal 11 ?

Freud et le transfert invisible de Dora


Freud intervient auprès de Dora bien plus tôt que le début officiel
de la cure. Sauveur du père, il pourrait également sauver la fille.
Aussi, Freud ne perçoit-il pas que ce père debout dans le rêve peut
lui-même le représenter. Dora a déjà rencontré le professeur quand
elle a fait ce rêve à seize ans.
Ainsi, son rêve est également un « rêve de transfert », adressé à
Freud. Par l’analyse, elle espère s’extirper de ce méli-mélo incestuel
familial : elle donne crédit à Freud mais s’en méfie. Elle s’habille
rapidement dans le rêve afin de ne pas se mettre à nu plus longtemps
devant lui tout en souhaitant qu’il l’aide à sortir de cette situation.
Être nu en rêve, c’est souvent se dévoiler, en l’occurrence à son
analyste. Que le thérapeute homme puisse se lever soudainement
pendant une séance est un fantasme teinté de désir et d’angoisse de
beaucoup d’analysantes. En effet, si celui-ci devait les séduire, il
commencerait par se mettre debout. Je pense à l’une de mes
patientes qui, allongée pour la première fois sur le divan, m’avait dit
qu’elle avait un peu peur. Je l’avais rassurée : « Vous allez voir, c’est
plutôt agréable. » Elle m’avait répondu : « Cela dépend de ce qui va
se passer… » Ce dialogue montre toute son équivoque, et la mienne,
dans un discours consciemment asexué mais tout autre au niveau
inconscient.
À peine Dora rencontre-t-elle Freud à seize ans qu’elle le fuit, ce
qu’elle fera plusieurs fois par la suite. Freud sous-estime l’importance
de ce premier rendez-vous. Ainsi, deux ans après, lors de la cure
« officielle », elle apporte d’emblée un rêve survenu après cette
rencontre et qui le concerne très fortement. Il ne peut réaliser la
puissance et l’intensité du transfert de Dora qui était déjà là depuis
longtemps ; il ne le sait pas et donc ne le lui dit pas. Ce n’est qu’après
coup qu’il va reconnaître sa difficulté à le concevoir. Il le fait sous la
forme d’un mea-culpa qui témoigne de son honnêteté intellectuelle et
surtout d’une intuition clinique remarquable. Freud appréhende très
bien avec Dora le transfert négatif, c’est sa vertu. Cependant, il
n’arrive pas à accueillir le transfert positif, l’amour. En tant
qu’analyste qu’est-ce qui est le plus facile à recevoir : la haine ou
l’amour ? Que Freud occulte ce transfert n’est pas ce qui va vraiment
faire échouer la thérapie, car, après tout, Dora sait inconsciemment
où elle va. Elle continue son chemin du moment qu’on l’accompagne.
L’accompagner, c’est ce que fait Freud, mais cependant il n’a de cesse
de vouloir l’amener où il veut, c’est-à-dire sur le chemin de sa théorie.

Quand Freud ignore les transmissions


maternelles
Il paraît clair que quelque chose est resté inachevé entre Freud et
Dora. À l’occasion d’un deuxième et long rêve de la jeune fille, le
professeur écrit que Dora s’identifie à un jeune homme errant à
l’étranger qui pénètre une femme. Il présume qu’elle se questionne
sur les organes génitaux féminins représentés par une équivalence
symbolique entre une gare, une boîte, un buffet et un cimetière.
Malgré sa clairvoyance et sa perspicacité dans son décryptage des
rêves, quelque chose manque dans ses conclusions.
En effet, Freud suggère que Dora s’identifie à un garçon pour
connaître la sexualité. Cependant, il ne dit pas pourquoi. Or si elle
s’imagine dans le corps d’un homme, n’est-ce pas faute de pouvoir
s’identifier à une femme, et en priorité à sa mère ! Même si son père
est présenté dans le texte comme « impuissant », il a au moins une vie
sexuelle, à la différence de son épouse qui n’en a pas.
« Qu’est-ce qu’une femme ? » semble ainsi dire Dora, novice au
pays de la sexualité. Freud ignore donc l’importance de
l’identification maternelle dans la construction de la fille ; il ne voit
pas que, pour elle, sa mère semble être devenue mère sans faire
l’amour. Pourtant, Dora compte sur Freud pour s’y retrouver dans son
voyage de vie de femme auquel ses parents ne l’ont pas vraiment
préparée.
La première rencontre de la jeune fille avec la sexualité et les
hommes a eu lieu à quatorze ans, de manière plutôt traumatique,
quand Monsieur K. l’a embrassée. Cet événement brutal l’a renvoyée
à ses lacunes dans sa capacité à affronter la vie sentimentale et
sexuelle. Les jeunes filles de la bourgeoisie, élevées comme des « oies
blanches », ont du mal à trouver leur chemin d’adulte. Faute de
transmissions féminines, de la grand-mère à la mère jusqu’à la fille,
cette dernière ne peut alors trouver des informations qu’auprès des
hommes. Ceux-ci semblent en savoir plus sur la sexualité que les
femmes.

Les abus sexuels, Dora et Freud


Cependant, Freud élabore avec conviction l’hypothèse que, lors du
baiser forcé de Monsieur K., deux ans plus tôt, Dora a été
grandement excitée : « C’était là une situation capable de susciter une
véritable sensation d’excitation sexuelle chez cette jeune fille de
12
quatorze ans encore intacte . » Il va même encore plus loin par une
déduction, que Dora ne validera pas : « À mon avis, elle ressentit non
seulement le baiser dans cet enlacement frénétique, mais aussi la
pression du membre érigé contre son corps. Cette perception
13
choquante fut écartée du souvenir … » Comment peut-il juste
avancer que la jeune fille a été excitée alors qu’elle a, avant toute
14
chose, été… abusée ! Une fois de plus Freud pratique le déni des
15
abus sexuels .

La fille, sa mère et l’homosexualité


Dora n’a pas vraiment un père incestueux : il fait tout pour la
mettre dehors quitte à ce qu’elle tombe dans les pattes de Monsieur
K. Sa mère, dévastée dans sa féminité, laisse sans état d’âme apparent
son mari dans les bras de Madame K. et abandonne sa fille en but au
harcèlement du mari de cette dernière. Dora ne reproche rien à
Madame K., évoque même son corps magnifique : n’est-ce pas parce
qu’elle cherche auprès d’elle l’amour et le modèle féminin
introuvables auprès de sa mère ? En quête perpétuelle d’identification
aux personnes de son sexe, ce qui apparaît comme la base de son
homosexualité, Dora tente de se construire en tant que femme et n’y
arrive pas. Comme l’avait compris Jacques Lacan, pour Dora
« Madame K. représente le mystère, le mystère de sa propre
16
féminité », mais il ne pointe pas plus que Freud l’importance
capitale de sa transmission par le maternel. La mère de Dora n’existe
pas dans les commentaires de Lacan ; sur les traces de Freud, il la fait
d’emblée sortir, lui aussi, de l’étude du cas : « La mère est absente de
la situation 17. » Absente des commentaires freudiens et lacaniens sur
Dora, mais omniprésente par le vide qu’elle occupe.

L’enterrement de la féminité
Que la gare représente, comme l’écrit Freud dans ses
interprétations, l’utérus et le vagin de la femme semble juste. Mais
que le cimetière en soit la représentation pose problème. Dans ce cas,
il s’agit de l’enterrement de la fête des organes féminins. En quelque
sorte, la fin de la féminité à l’image des ancêtres qui ont eu à faire
leur deuil de l’homme, de l’amour et de la sexualité 18. Faute de
réponses de la part de Freud et des autres adultes, Dora reste dans
ses rêveries de jeune fille. Elle est à l’image des femmes de sa lignée
qui ne trouvaient sexualité et amour que dans les romans à l’eau de
rose.
Il est clair que, quoi que dise Freud, la « boîte à bijoux de
maman », sa sexualité, est bien au centre de ce grand bazar familial.
Grave obsessionnelle, la mère de Dora « passait ses journées à
nettoyer l’appartement, ses meubles et ses ustensiles au point d’en
19
rendre presque impossibles l’usage et la jouissance ». Elle passe
donc son temps à nettoyer les traces de son désir. En faisant sortir la
mère du champ de l’analyse, Freud aboutit à une impasse. S’il pense
20
buter jusqu’aux derniers moments de sa vie sur le « continent noir »
du féminin, n’est-ce pas aussi sur la question du maternel ?

L’enjeu transgénérationnel du cas Dora


Dora a tendu la perche transgénérationnelle à Freud au cours d’un
événement a priori anodin. En effet, un jour, il la trouve dans sa salle
d’attente en train de dissimuler une lettre de sa grand-mère. Les
diverses lettres qui foisonnent dans son histoire montrent que le
courrier est un moyen privilégié par la jeune fille pour communiquer.
Elle semble tenter de dévoiler à Freud un élément important, peut-
être une des clés de son histoire ; il n’est pas fortuit qu’elle dissimule
la lettre en présence de son analyste, tout comme une amoureuse
laisserait tomber un mouchoir devant son prétendant. Freud ne la
suit pas sur cette sorte d’invite, lui qui, d’ordinaire, est d’une
redoutable perspicacité et à qui aucun détail n’échappe. On ne sait
pas ce que cette lettre contenait, car Freud décrète alors qu’elle
parlait de « quelque chose qui était parfaitement indifférent et n’avait
21
rien à voir avec notre cure ». Ce courrier apparaît pourtant dans un
tournant majeur de l’analyse ; autour de cette lettre plane un secret
qui concerne fortement la famille maternelle. Or que déduit Freud de
22
cette lettre : « Elle voulait seulement jouer avec moi au “secret” . »
Quelle en était alors pour lui la nature ? Un « secret qu’elle ne veut
pas se laisser extorquer par les médecins – ces preuves
circonstancielles de la masturbation infantile de Dora me paraissent
solides et sans la moindre lacune 23 ». Quel est ce rapport improbable
entre la masturbation, la lettre de la grand-mère et ce « secret » ?
Freud ne sort donc pas seulement la mère du cadre de l’analyse, mais
également la grand-mère et ferme ainsi la piste transgénérationnelle.
Dora a une autre idée de l’amour que ce que vivent ses parents,
elle représente une certaine jeunesse qui ne veut pas reproduire les
relations catastrophiques des couples des anciennes générations. Si
Freud ne l’a pas vraiment aidée sur la question de sa féminité, il l’a
tout au moins épaulée dans un rapport suffisamment paternel et
éclairant pour l’autoriser à le quitter. Elle s’est finalement mariée et a
mené le reste de sa vie d’une façon a priori normale. Quelques
symptômes persistants l’ont toutefois conduite à reprendre plus tard
une cure ailleurs. Aussi, cette analyse présentée comme la réussite
théorique de Freud et l’échec de l’analysante Dora semble-t-elle avoir
été l’inverse. Échec pour une partie importante de la théorie
freudienne, surtout en ce qui concerne la question de la féminité.
Pour une autre part, réussite clinique : Freud maniait à merveille le
transfert négatif de ses patients.
11

Le petit Hans ou la phobie


1
du cheval grand-père

Plus d’un siècle après, que peut-on penser de la phobie du petit


Hans ? Les données biographiques et généalogiques 2 dont nous
disposons aujourd’hui nous permettent de l’envisager différemment
de ce qu’en avait énoncé Freud et de ce qui est communément admis
depuis. L’histoire du petit Hans est un élément important dans la
genèse de la psychanalyse. Faut-il se satisfaire pour autant des
conclusions théoriques qui en ont été déduites et d’un certain
consensus qui fait que, malgré quelques critiques, il reste un cas
d’école censé refléter magistralement la question de l’œdipe et de la
sexualité infantile ?
Le petit Hans se devait d’étayer puissamment la construction
théorique de la psychanalyse et, pour le coup, confirmer le contenu
des Trois essais sur la théorie sexuelle 3 qui constitue, à la même
époque, un des ouvrages majeurs de Freud. Le problème réside dans
la démarche adoptée : avant tout, il apparaît que l’histoire du petit
Hans doit prouver une théorie annoncée. Quitte à admettre quelques
entorses, sous forme de lapsus, avec la véracité des faits ; quitte à
ignorer le matériel psychique et les associations apportés par l’enfant
ou les parents quand ils ne correspondent pas à ce qui est attendu ;
quitte à tordre à l’extrême les interprétations pour les ajuster à la
théorie. La vertu indéniable de Freud a été de nous laisser les
éléments qui permettent cette confrontation entre ce qu’il voulait
prouver et ce que nous pouvons maintenant en comprendre. Tout
cela n’est pas si grave, les fondations d’une œuvre en création ne
pouvaient être parfaites. Le plus problématique est de vouloir les
conserver telles quelles, dans leurs faiblesses, voire dans leurs
inexactitudes, sans les remettre vigoureusement en question. Ce texte
se propose donc de reconsidérer le cas autrement et de pouvoir en
tirer des conclusions cliniques différentes, en particulier en ce qui
concerne les phobies.

Hans, la phobie du cheval


et les interprétations de Freud
La phobie de Hans commence par sa vision d’un cheval tombé
dans la rue avec une voiture chargée et le « remue-ménage » fait par
l’animal avec ses pattes. Ensuite, le petit Hans a peur qu’un cheval ne
le morde et qu’il ne vienne dans sa chambre. Il déclenche
curieusement sa phobie de morsure à partir d’un événement éloigné
de l’objet de sa peur. Son père lui dit : « Tu t’imaginais qu’un cheval
va te mordre et maintenant tu dis que tu as eu peur qu’un cheval
4
tombe à la renverse. – HANS : Tombe et morde . »
Pour Freud, cette phobie a une origine œdipienne : « Ces deux
chevaux, celui qui mord et celui qui tombe, sont le père qui va punir
5
Hans parce qu’il nourrit des désirs si méchants à son égard . » Hans
veut donc l’éliminer pour posséder la mère : « Hans est vraiment un
petit Œdipe qui voudrait écarter son père pour être seul avec sa mère
si belle et coucher avec elle 6. »
Pour tenter de soigner Hans, les parents suivent la piste sexuelle
prônée par le professeur. Ils agissent tout autant sur la sexualité de
l’enfant qu’ils l’observent et la commentent.

Freud, le « cheval grand-père »


et son cheval de Troie
Deux périodes distinctes composent l’histoire de la cure.
La première période va de la naissance de Hans jusqu’à quatre ans
et neuf mois. Les faits et gestes de l’enfant sont relatés par son père et
retranscrits dans le livre de Freud 7. Suivant les consignes de ce
dernier – observer la sexualité des jeunes enfants –, il a rédigé à
l’adresse du maître les commentaires sur ce sujet. Jusque-là, Hans n’a
pas encore développé de phobie du cheval.
La deuxième période s’ouvre sur ses symptômes phobiques à
8
partir de quatre ans et neuf mois ; le cas devient suffisamment
préoccupant pour que le père décide de consulter Freud avec son fils.
Après ce rendez-vous, la suite constitue une sorte d’analyse de Hans
par son père, sur les conseils du professeur, dont le compte rendu
9
cesse deux mois plus tard .
Or Freud est beaucoup plus impliqué dans l’histoire que ne le
laisse supposer sa position de tiers observateur. Avant la venue au
monde de l’enfant, la mère de Hans est sa patiente durant plusieurs
années ; le mari de celle-ci, l’un de ses plus fidèles disciples, a même
le privilège de faire partie de la « société psychologique du
10
mercredi ». Ce dernier, inquiet de la santé mentale de celle qu’il
projette d’épouser, demande son avis à Freud ; celui-ci lui répond
11
positivement . Par la position occupée auprès des parents et en
validant leur union, Freud est leur « père » symbolique, mais du
même coup, représente le « grand-père » de l’enfant. L’importance de
12
ce rôle se signale à travers une information capitale , qui révèle que
Freud est une partie de la maladie et, en même temps, son remède…
En effet, pour ses trois ans, Freud a offert à Hans un cheval en
bois, qu’il a lui-même transporté jusqu’à l’appartement familial 13. Ce
cheval, dont Hans a si peur, pourrait donc représenter, pour une
grande part… Freud lui-même. Le professeur a introduit un objet
fantôme. Occulté, sorte de cheval de Troie, il produira son effet dans
la phobie de Hans un an et neuf mois après être entré dans la
demeure familiale. Évidemment, cette phobie n’est pas due à Freud
mais à l’histoire personnelle de Hans et de celle de sa famille.
Cependant, Freud semble jouer la fonction de catalyseur : il condense
et accélère un processus psychique qui aurait été vraisemblablement
différent dans son devenir.

Un grand-père représentant la Loi


Deux rêves de Hans, produits le matin même du rendez-vous avec
14
Freud qui les juge « de moindre importance », témoignent pourtant
de ce rôle tenu par le professeur.
« J’étais avec toi [le père] à Schönbrunn, chez les moutons, et
alors nous avons rampé sous les câbles et nous l’avons dit au gardien
à l’entrée du jardin, et il nous a coffrés 15. »
« Je voyageais avec toi [le père] dans le train, et nous avons brisé
16
une fenêtre et le gardien nous a embarqués . »
Freud les interprète comme le désir œdipien de Hans : « Il se
doute qu’il est interdit de prendre possession de la mère. Il bute sur la
17
barrière de l’inceste. Mais il le considère comme interdit en soi . »
Or le professeur omet que père et fils y sont « coffrés » ensemble
par un gardien dont il ne dit rien. Loin d’exclure le père, la situation
le réunit à son fils face à l’autorité de ce tiers. En analyse, le policier,
l’inspecteur, le gardien, représentent la plupart du temps un parent,
mais, par le phénomène de transfert, peuvent également figurer le
psychanalyste. Aussi, le gardien de ces deux rêves a-t-il toutes les
chances d’être Freud lui-même. Les rêves faits la veille du rendez-
vous sont souvent destinés au thérapeute. De plus, Hans est sollicité
pour donner toute sorte de matériel psychique au professeur. Il joue
abondamment de ce rôle.
Dans le premier rêve, Hans n’a pas compris pourquoi un simple
câble pouvait suffire à les arrêter, lui et son père, quand ils étaient
allés voir des moutons : il se pose donc la question de la loi et de sa
transgression. Ils le « disent au gardien » : Freud, qui soigne
justement par la parole.
Le deuxième rêve semble concerner une naissance : casser le
carreau peut signifier dans l’inconscient ce qui « fait naître 18 ». Ne
serait-ce pas la naissance à eux-mêmes de Hans et son père qui
impliquerait de s’enfuir du train menant à Freud, gardien susceptible
de les coffrer ? Pourquoi ce dernier incarnerait-il une menace ? Quel
rapport aurait-il avec la question de la Loi ?
En premier lieu, cette analyse et cette phobie se déroulent sous
l’emprise toute-puissante du professeur, omniprésent dans la famille.
Pour Hans, comme pour tout enfant, l’autorité principale doit être
assurée par ses propres parents. Si ceux-ci sont comme des petits
enfants obéissants et craintifs devant leurs propres parents, voire
d’autres membres de la famille ou un tiers, ces instances sont
semblables à des dieux sans limites, terriblement redoutables.
Une partie du sens de la phobie du cheval qui mord devient claire.
Freud, parent symbolique de son père et de sa mère, représente pour
Hans un grand-père possédant ce pouvoir effrayant. Pour un enfant
de trois ans, l’objet offert est identifié à celui qui l’offre : Freud
incarne le « cheval grand-père » qu’il a lui-même apporté en cadeau,
menace archaïque dévoratrice, le cheval qui mord.

Freud démiurge menaçant et sauveur


Freud est déjà présent aux origines de la vie de Hans : « Bien
avant qu’il ne soit venu au monde, je savais déjà qu’un petit Hans
viendrait qui aimerait tant sa mère qu’il se sentirait obligé d’avoir
peur de son père à cause de cela et je l’ai raconté à son père 19. »
Après le cheval à bascule, ce lapsus révèle un deuxième cheval de
Troie. En quoi se sentirait-il obligé, par qui ? Par Freud ? Cette
position du professeur en fait un démiurge qui connaît l’avenir et
surtout qui le façonne. Hans ne s’y trompe pas, qui dit en sortant de
la séance : « Est-ce que le professeur parle avec le bon Dieu pour
savoir tout cela à l’avance 20 ? » Démiurge redoutable puisqu’il est le
devin de ce qu’il a mis, pour une part, en place ! On peut imaginer
pour cette phrase un autre sens : l’enfant se sentira obligé de
confirmer les théories de « grand-père Freud », quitte à en développer
des symptômes…
Lors de sa phobie, le cheval, qui pourrait entrer dans sa chambre
et le mordre, a pris les traits d’un agresseur potentiel : Freud,
s’introduisant dans l’appartement et donnant injonction inconsciente
à ses parents de lui faire un enfant pour asseoir sa théorie sur la
sexualité infantile. Le premier rêve de Hans, fait six mois avant la
phobie, parle probablement de cela : « Qui veut venir chez moi ?
Alors quelqu’un dit : Moi. Il doit alors lui faire faire wiwi 21. » Son
père lui demande de le raconter à nouveau et Hans dit : « alors elle
dit », à la place de : « alors quelqu’un dit ». Soutenu par le professeur
dans son interprétation, le père en déduit un rêve de séduction vis-à-
vis de la mère. Le procédé laisse songeur : ne serait-ce pas plutôt
Freud qui s’invite de façon occulte dans la famille – la phrase « qui
veut venir chez moi ? » indiquant que cette personne est étrangère à
la maison. Le wiwi de Hans devient le centre de l’attention afin que la
théorie freudienne sur la sexualité des enfants devienne indiscutable.
Certes, cette sexualité est présente chez Hans comme chez tous les
enfants, mais dans ce cas, qui, de lui, de ses parents, ou de Freud, s’y
intéresse le plus ? Un passage du livre révèle la trace de cette
pression exercée à propos de la question sexuelle :
« LE PÈRE : Est-ce qu’à Gmunden tu as désiré que Berta te fasse
faire wiwi ?
HANS : Je ne lui ai jamais dit.
LE PÈRE : Pourquoi tu ne lui as jamais dit ?
HANS : Parce que je n’y ai pas pensé. (S’interrompant) Si j’écris
tout cela au professeur, la bêtise passera bientôt 22 ? »
Hans semble prêt à témoigner de ce que l’on veut pourvu que le
harcèlement de questions sur la sexualité s’arrête. Pour résumer, il
aimerait qu’on lui fiche un peu la paix !

Le grand-père paternel violent de Hans


L’omniprésence de Freud et de sa théorie n’explique pas tout. La
menace qu’il représente s’ancre évidemment dans l’histoire familiale
de Hans. Pourquoi un grand-père serait-il si menaçant ?
La biographie familiale contient une deuxième information
capitale : le père du petit Hans a été battu, enfant, par son propre
père 23, c’est-à-dire par le grand-père paternel. Aussi, « le cheval qui
mord » peut-il être ce grand-père paternel menaçant et violent, dont
24
le père avait si peur , incarné par Freud en tant que grand-père
symbolique de l’enfant. Cette place occupée, suite au phénomène de
transfert, par le professeur a donc provoqué la phobie et, en même
temps… a pu la guérir !
Pendant la séance, Freud note que l’enfant avait peur « de ce que
les chevaux ont devant les yeux et le noir qu’ils ont autour de la
bouche » ; il interprète que ce cheval est son père qui porte lunettes
25
et moustaches, ce que nie Hans . Freud lui déclare « qu’il a
justement peur de son père parce qu’il aime tant sa mère 26 ». Or,
depuis déjà plusieurs mois, l’enfant est abreuvé d’interprétations
incessantes sur l’œdipe sans que cela ait eu beaucoup d’effets positifs.
Pourtant, Freud écrit qu’Hans commence à aller nettement mieux
27
deux jours après la séance grâce à « l’initiation sexuelle » qu’il y a
reçue !
Or, lors de cette séance, le père interrompt Freud pour parler d’un
autre sujet. Il s’adresse à son fils, visiblement avec beaucoup
d’émotion : « T’ai-je donc déjà grondé ou battu ? » L’enfant répond
que son père l’a battu le matin, ce qui est faux. En revanche, ce
fantasme témoigne de la violence subie par le père avec son propre
père. Freud n’a donc pas vu, ou voulu voir, que s’est jouée une tout
autre scène que celle de l’œdipe.
En rassurant l’enfant – « ton père t’aime malgré tout » – il agit là
avec une bienveillance thérapeutique comme un père, pour le père, et
comme un grand-père, pour l’enfant. Par leurs symptômes, les enfants
amènent souvent leurs parents chez le psychanalyste. C’est sûrement
une des fonctions de la phobie de Hans.
Aussi, le fantasme du « cheval mordant » disparaît-il radicalement
après cette séance, Hans et son père peuvent s’échapper comme dans
le rêve du carreau cassé ; le « gardien Freud » leur redonne leur
liberté. Hans, quelques jours après, déclare : « Papa ne t’en va pas au
28
galop loin de moi ! » puis « tous les chevaux blancs ne mordent
pas ». Freud assume un rôle réparateur, qui fait disparaître la menace
grand-paternelle. Il remet le père à sa place de bon « père-cheval ».
En laissant la suite de l’analyse sous la direction de celui-ci, ce qui est
d’un autre côté discutable, Freud s’efface d’une partie de son rôle de
toute-puissance menaçante. Hans peut sans crainte s’identifier à son
29
père : « Moi, je suis un jeune cheval . » Ils ne risquent plus de se
mordre l’un l’autre à ceci près qu’ils sont quand même encombrés par
le placage incessant des théories freudiennes sur leur relation :
« Pourquoi m’as-tu dit que j’aime maman ? Du coup, j’ai peur quand
je t’aime 30 ? » déclare Hans à son père.

Démontrer coûte que coûte le complexe


de castration
La crainte du cheval qui mord serait-elle due à une menace de
castration de Hans par son père ? Freud théorise que « les doigts de la
masturbation » de l’enfant seraient visés par cette morsure. Or les
références dans le cas de Hans sont uniquement féminines : c’est sa
mère, et non son père, qui le menace de castration. D’autre part,
l’enfant a assisté à une scène dans laquelle une fille est avertie par
son père du danger de morsure de son doigt par un cheval 31. À cet
endroit, Freud commet un lapsus significatif. Pour convaincre de la
relation entre masturbation, castration et morsure du cheval, il écrit
qu’« un père sur le départ avait mis en effet en garde son fils en lui
32
disant : “Ne mets pas ta main sur le cheval, sinon il va te mordre” . »
Freud met donc un fils et une main à la place d’une fille et d’un doigt.
Dans le livre de Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le
33
Noyau , une observation critique semble témoigner de cette
pugnacité du professeur à asseoir sa théorie coûte que coûte : les
auteurs rappellent qu’un garçon se masturbe avec sa main, il n’y met
pas le doigt, à la différence d’une fille. Aussi, Hans ne semble-t-il pas
être extrêmement concerné par cette menace de castration.
La peur du cheval qui mord est plus certainement en rapport avec
une menace orale de dévoration. Elle n’appartient donc pas à une
problématique œdipienne, du stade génital, mais largement
préœdipienne du stade oral, correspondant aux premières années de
vie de l’enfant.
Cependant, après cette séance, alors que la phobie de la morsure
disparaît, la peur de l’abandon des parents et de la chute du cheval
persiste. Il n’est pas difficile d’en comprendre la raison : la question
du « cheval qui mord » a été traitée, mais pas celle qui concerne le
« cheval qui tombe ». Elle concerne sûrement une autre dimension de
l’histoire familiale de Hans. Mon expérience clinique des enfants
phobiques ou obsessionnels m’a montré que, très souvent, un
symptôme provenant d’une lignée étant résolu, d’autres symptômes,
rêves, cauchemars ou dessins de l’enfant, viennent indiquer qu’il faut
alors investiguer sur l’autre branche généalogique.

Un enfant quitte sa mère avec les jambes :


l’agoraphobie de Hans
La suite de l’analyse de Hans, menée par son père sous l’influence
épistolaire de Freud, aborde l’autre aspect de la phobie resté non
résolu : le cheval qui tombe.
Hans a peur de partir avec les « chargements », les voitures. Aussi
l’agoraphobie de Hans peut-elle être reliée à une angoisse de mort de
34
sa mère , qui ne veut pas sortir de chez elle. Cette angoisse
maternelle bloque l’agressivité naturelle de l’enfant, blocage souvent
symbolisé par la rétention des selles, ce qui est le cas chez Hans.
Déféquer revient symboliquement à faire mourir la mère en soi
puisque la nourriture, à l’origine, vient du corps de celle-ci. La
guérison de la phobie de morsure, du stade oral, n’a pas résolu chez
Hans la question de cette agressivité anale que tout enfant doit
développer, puis maîtriser, pour grandir et accéder au stade génital :
l’enfant ne peut alors pas plus bouger qu’attaquer son père ou sa
mère. Freud précise bien ces deux tendances refoulées chez Hans –
« hostile, à l’encontre du père, et sadique-affective, à l’encontre de la
35
mère ».
Il rêve de sortir « comme un cheval ». Il veut aller voir « de l’autre
côté », car « il aime tant grimper 36 ». La marche permet à l’enfant de
se mettre à distance de sa mère ; à l’inverse, un enfant peut se sentir
obligé de rester auprès d’elle sous peine de mourir et de la faire
mourir s’il la quitte. À travers la phrase qui suit, Hans décrit
parfaitement ce dilemme entre la motricité des jambes et l’acte de
déféquer : « Quand je ne veux pas m’asseoir sur le pot et que je
préfère jouer, alors je fais du tapage avec les pieds (il tape des pieds
37
par terre) . »

Le rêve de la girafe ou comment


Freud assoit sa théorie
Pourquoi la phobie de l’enfant démarre-t-elle par cet élément : un
cheval qui tombe ? La chute de cet animal symbolise pour Hans
l’agonie, quand il est au sol et qu’il remue ses pattes 38.
Selon Freud, ce fantasme provient du souhait œdipien chez Hans
d’éliminer son père. Cette agressivité n’aurait-elle pas une autre
origine ?
Un « rêve fantasme », fait après le déclenchement de la phobie,
donne une piste.
« Dans la nuit, il y avait dans la chambre une grande girafe et une
girafe écrabouillée. La grande criait parce que je lui avais enlevé la
girafe écrabouillée. Après, elle a arrêté de crier et alors, je me suis
assis sur une girafe écrabouillée 39. »
Adressé indirectement à Freud, ce rêve a eu lieu un jour avant que
le fils et son père lui rendent visite. Hans inquiet est réveillé et
cherche refuge dans la chambre des parents. Le lendemain, il dit à
40
son père qu’il « ne sait pas lui-même » pourquoi il a fait ce rêve. Ses
seules associations sont : le jus de framboise et une « arme pour
tuer ». Les autres associations avancées ne seront que celles du père
et de Freud.
Le jour même, le père interprète : « la grande girafe c’est moi, ou
plutôt mon grand pénis (le long cou), la girafe écrabouillée c’est ma
41
femme, ou plutôt son membre sexuel ». Il a bien compris les leçons
du Dr Freud qui confirme : « s’asseoir dessus signifie
vraisemblablement la représentation de Hans de la prise de
42
possession » de la mère. Pour le professeur et son disciple, ce rêve
est œdipien. Hans, ayant assisté au coït des parents, veut prendre la
place de son père, voire le tuer, et posséder sa mère.
Ce qui arrive le lendemain témoigne qu’inconsciemment le père
sait que ce rêve a un autre sens. Faisant une blague à son fils, il dit :
« Adieu grande girafe » à sa femme. Hans demande : « Pourquoi
girafe ? » Le père répond : « Maman est la grande girafe » sur quoi
Hans dit : « C’est vrai ? Et Hannah est la girafe écrabouillée ? »
Hannah est sa petite sœur.
Cependant, le père reprend ensuite son interprétation de la veille,
« la grande girafe est le père et la girafe écrabouillée, la mère ». Son
fils répond qu’elle est exacte mais finit par dire : « Maman a aussi un
cou comme une girafe, je l’ai vu quand elle s’est lavé son cou blanc. »
Son père et Freud lui-même en associant la longueur du cou de la
girafe avec le pénis commettent une erreur logique qui n’a pas
échappé à Hans : la petite girafe, alors qu’elle serait la femelle des
deux, possède aussi un long cou. Tandis que Freud affirme, sans
43
qu’on puisse en trouver la référence , que Hans admire le long cou
44
de son père , il ajoute : « Hans ne confirme pas la symbolique
sexuelle qui cherche à voir dans la girafe elle-même une
représentation du pénis. Cette symbolique est vraisemblablement
45
juste, mais on ne peut pas exiger plus de Hans . » Non seulement
l’analogie pénis-cou ne tient pas mais la différence de taille n’évoque
pas chez les enfants une distinction entre un homme et une femme.
C’est celle qui existe entre un adulte et un enfant : le monde des
grands et celui des petits. Hans dit, ailleurs dans le texte, « puisque
ma mère est si grande, elle doit avoir un machin qui fait wiwi comme
46
celui du cheval ». Il a tenu à ce que son père ajoute un pénis à un
dessin de girafe, car « un chien, un cheval a un machin qui fait
47
wiwi », attributs masculins. La girafe n’en a donc pas, elle est
perçue comme féminine. Si on suit l’association spontanée de Hans,
la grande girafe symbolise plutôt la mère de Hans et la petite
écrabouillée, sa sœur Hannah.
Cette différence d’interprétation à propos des girafes n’est pas un
simple détail. Elle remet en cause la théorie que le cas est censé
démontrer. Alors que Freud pense que le désir de Hans de posséder la
mère provient de la vision d’une scène sexuelle, l’enfant ne dit pas
qu’il a vu la grande girafe « sur » l’écrabouillée. Le père écrit d’ailleurs
au professeur : « Je n’ai aucune preuve directe qu’il ait surpris un coït
48
des parents, comme vous le pensez . »
En revanche, on sait que la mère de Hans a réservé un très
49
mauvais accueil à sa fille Hannah . Elle n’a pas voulu la voir après sa
naissance, a entretenu un rapport difficile avec elle par la suite. Après
une vie affective douloureuse, Hannah s’est suicidée suite à un
50
chagrin d’amour . Sa mère la battant fréquemment, ce que dit Hans
plusieurs fois dans le texte, elle est probablement la petite girafe
écrabouillée.
Cependant, ces deux girafes évoquent peut-être deux autres
personnes. Un enfant de l’âge de Hans peut « capter » facilement des
personnages importants de son environnement ou de sa généalogie. Il
peut les décrire ou les dessiner sans les avoir rencontrés, ni même en
avoir entendu parler, et ce bien après leur mort : ce phénomène
arrive souvent lors de mes consultations. Ces girafes pourraient donc
représenter deux autres personnes appartenant à l’histoire familiale.

La grand-mère maternelle de Hans,


une des clés de la phobie du cheval
qui tombe
Or, une génération avant celle de Hans, un traumatisme familial
important a eu lieu. Le grand-père maternel de Hans est mort à
51
quarante-cinq ans alors que la mère de Hans n’avait que onze mois .
Cela confirme 52 que la patiente de dix-neuf ans décrite par Freud
dans une lettre à Fliess est bien Olga Hoenig, la mère du petit Hans :
« Dans le cas présent, le Tout-Puissant s’est montré assez
bienveillant 53 pour faire mourir le père avant que l’enfant ait atteint
ses onze mois, mais deux des frères de la patiente, dont l’un était de
54
trois ans son aîné, se sont fait sauter la cervelle . » À la mort de son
mari, la grand-mère de Hans 55 s’est retrouvée veuve prématurément,
ayant à charge six enfants encore très jeunes dont le plus âgé n’avait
56
que six ans . Elle était surtout enceinte – ou venait d’accoucher –
d’une dernière fille qui devint selon la biographie « paralysée 57 ». Il
est probable que l’élément central de la phobie et des symptômes de
Hans est ce traumatisme subi par sa mère et sa grand-mère
maternelle. Elles ont enduré une redoutable épreuve psychique dont
elles ne sont certainement pas sorties indemnes. Cette hypothèse ne
constitue qu’une supposition clinique, mais elle a le mérite d’ouvrir le
champ de réflexion. Elle représente un outil pour reconstruire un
puzzle que les conclusions théoriques de Freud ne permettent pas de
compléter.
Alors qu’elle était âgée de onze mois, le télescopage entre la mort
de son père, la naissance d’une sœur handicapée et l’état psychique
de sa mère endeuillée ont pu participer à faire de la mère de Hans
une névrosée obsessionnelle suffisamment grave pour que Freud la
décrive comme : « Une jeune fille de dix-neuf ans ayant des
58
représentations de contrainte presque pures . » Au-delà de Hannah,
la girafe écrabouillée du rêve ne serait-elle pas sa tante handicapée ?
Si Hans s’assoit dessus à la fin du rêve, ne serait-ce pas pour qu’on
oublie ce passé traumatique ? Pourquoi Hans évoque-t-il à propos des
girafes le jus de framboise et l’arme pour tuer ? Le jus de framboise,
associé au sang, est aussi ce qui est donné à Hans pour le déconstiper.
La constipation chronique non fonctionnelle chez un enfant est en
rapport avec une angoisse de mort. On peut se demander si l’arme à
feu et le sang n’évoquent pas le suicide par arme à feu des deux frères
aînés de la mère de Hans, les oncles de ce dernier ; l’une de ses sœurs
a fait une tentative de suicide ; Hannah, la sœur de Hans, s’est
également donné la mort 59.
La mort du grand-père cheval
Hans est pris d’angoisse d’abandon par sa mère la première fois
au départ de son père ; il se retrouve seul avec elle à la campagne,
lors de l’été 1907. Pourquoi un enfant dont le père s’absente aurait-il
peur que sa mère, à son tour, ne l’abandonne ? La naissance de
Hannah semble déclencher une duplication transgénérationnelle : le
départ du père remet en scène la mort du grand-père maternel. En
effet, Hans devient phobique quand sa sœur a un an, l’âge auquel sa
mère a elle-même perdu son propre père. Le cheval qui tombe
symboliserait cette mort du grand-père maternel et, pour le coup,
celle du père de Hans. En effet, l’enfant a pensé que cela devrait
arriver à son père 60. Loin d’être motivée par un désir œdipien de mort
paternelle, comme le dit Freud, cette idée témoigne plus
certainement de l’angoisse que revienne à nouveau le trauma
ancestral. Le fantasme de mort des deux parents, commun aux
enfants d’âge préœdipien, semble venir se heurter à cette menace.
Un autre élément peut expliquer la crainte de l’abandon de Hans
par sa mère. L’événement traumatique a sûrement fait craindre la
disparition de la grand-mère. Qu’elle soit psychique, incapacité à
s’occuper de sa famille, ou physique, possibilité de suivre son mari
dans la tombe, voire par suicide, elle aurait rendu pour le coup les
enfants orphelins 61.

La naissance ou comment passer


par la fenêtre qui mène à la vie
Hans craint qu’on lui attaque le ventre avec un couteau et il a
également peur de mourir dans la baignoire : ces angoisses
témoignent-elles d’une menace de mort d’un enfant dans l’utérus de
sa mère symbolisé par la baignoire ? Peut-être cela correspond-il à un
événement réel ? Impossible de le savoir. Néanmoins, ces derniers
éléments semblent apparaître dans la suite de l’analyse de l’enfant.
On retrouve en effet ce thème avec un autre fantasme de Hans :
« J’ai pensé que Hannah était sur le balcon et qu’elle est tombée en
bas. » Dans mon expérience clinique, le signifiant « tomber »
témoigne souvent de la façon dont les enfants captent dans leur
psychisme les fausses couches, les enfants mort-nés ou encore les
avortements de leur fratrie, voire des générations antérieures,
d’autant plus qu’on ne leur en a pas parlé.
Cela a été le cas d’une femme qui me consultait et qui n’arrivait
pas à « tomber » enceinte. Nous avions découvert ensemble
l’importance de l’avortement de sa première grossesse. Cet
événement se signalait par des cauchemars récurrents dans lesquels
un enfant tombait par la fenêtre et mourait au sol. Alors que les
cauchemars persistaient malgré le travail sur cet avortement, un rêve
nous permit d’en comprendre la raison : la patiente se trouvait dans
un train, seule dans un wagon, tandis qu’elle était précédée de deux
wagons vides. En enquêtant auprès de sa mère, elle apprit que celle-
ci avait fait deux avortements avant sa naissance. Une fois informée,
la patiente fit un rêve dans lequel un enfant tombait par la fenêtre,
mais se retrouvait indemne sur ses pieds. Son psychisme n’associait
plus forcément la naissance avec la mort. Puis elle fit un autre rêve :
un enfant sautait par la fenêtre et flottait dans l’air. Je lui avais
interprété qu’il était possible qu’elle soit enceinte, ce qui fut le cas.
Comme dans le rêve du carreau cassé de Hans, tomber, ou passer par
la fenêtre, signifie la plupart du temps naître, ce qui « fait-naître ».
Bien qu’en français le jeu de mots s’y prête, il se trouve que, quelle
que soit sa langue d’origine, c’est sur ce mode visuel qu’une personne
semble rêver de la naissance. On peut l’attribuer à la vision qu’a un
enfant quand il sort de l’utérus de sa mère, fenêtre sur la vie et la
lumière.

Fin de l’analyse de Hans


Le père de Hans, s’improvisant analyste, permet à l’enfant de faire
sa cure, sachant que Freud est toujours en arrière-plan. Le succès du
tandem analytique composé du père et du professeur provient de ce
qu’il permet à Hans de résoudre petit à petit la question de
l’agressivité et de la mort. Ainsi, il dit que sa sœur Hannah a toujours
été là. Il la rend immortelle, ce qui signifie que, pour lui, comme pour
tout enfant, la mort n’est concevable que si on ne meurt jamais
vraiment. Dans une série de fantasmes, il voit Hannah fouetter un
cheval dans une caisse rouge. Puis il s’imagine lui-même fouetter à sa
place, c’est-à-dire développer sans crainte son agressivité : « J’ai
donné un coup de fouet au cheval, il est tombé à la renverse et a fait
62
du tapage avec ses sabots . »
Enfin, il va dire qu’il veut battre sa mère 63.
L’incapacité de fantasmer l’agressivité envers le père ayant été
réglée lors de la séance avec le professeur, celle envers la sœur
négociée dans des fantasmes cruels à son adresse, Hans peut
appréhender une violence fondamentale et archaïque, celle qui
concerne sa mère. Dans une histoire concernant les caleçons de sa
mère pour lesquels il exprime un fort dégoût, Hans règle ses comptes
en attaquant ses vêtements « masculins ». Il traite ses pantalons noirs
64
de Lumpf, excrément, et ses pantalons jaunes de wiwi . Ses attaques
sont menées au niveau oral, comme s’il vomissait la mère, puisqu’il
dit « quand elle a acheté les caleçons, j’ai craché 65 ».
Aussi, l’un des derniers fantasmes de sa cure menée par le père
témoigne-t-il d’une expulsion de l’agressivité : Hans joue avec une
poupée en caoutchouc en lui mettant entre les jambes un petit
couteau de table qu’il fait ensuite tomber.
Freud y perçoit, ce qu’il appelle un « brillant acte
symptomatique 66 ». Il ne s’y trompe pas, jusqu’à un certain point,
quand il écrit que « c’est ainsi que l’enfant se représente la
naissance 67 ». Cependant, si l’acte symbolise une naissance, pourquoi
un couteau signifierait-il un bébé ? Hans parle du « couteau de
maman », comme si la violence encombrant la lignée maternelle,
stigmatisée par celle entre la mère et sa fille Hannah, tombait en
même temps que l’objet, par une sorte d’exorcisme enfantin.

Hans, fils symbolique de Freud


Le dernier fantasme rapporté de Hans par son père clôt en
quelque sorte l’analyse de l’enfant. Il en est un résumé éloquent : « Le
plombier est venu et m’a d’abord enlevé mon derrière avec des pinces
et m’en a donné ensuite un autre et après il a fait la même chose avec
mon machin qui fait wiwi. Il a dit : “Fais voir ton derrière”, j’ai dû me
retourner et il me l’a enlevé et ensuite il a dit : “Fais voir ton machin
68
qui fait wiwi” . »
Freud est certainement ce plombier. Par l’intermédiaire du père de
Hans, il a pu s’occuper pour Hans des deux choses fondamentales qui
préoccupent tout enfant d’âge œdipien : la mort, en relation avec
l’anal, « le derrière », et la sexualité, avec le génital, « le fait wiwi ».
Hans était « missionné » pour servir la théorie freudienne. Dans ce
dernier rêve, il semble avoir subi une opération chirurgicale pour
devenir un exemple porté à la postérité. « Fais voir » signifie
probablement de la part de Freud : « Montre-toi au monde pour
assurer le bien-fondé de ma théorie. »
Cette analyse avec Freud a tout de même permis à Hans d’avoir
une vie plus équilibrée qu’une partie de son entourage familial.
Cependant, ce dernier fantasme d’acquisition d’un devant et d’un
derrière tout neufs donnés par le plombier révèle combien Hans est la
créature programmée de Freud.
La question de l’œdipe n’apparaît pas fondamentale dans le cas du
petit Hans. Nous pouvons en tirer deux conclusions. La première : si
l’on se réfère au texte majeur de Nicolas Abraham et Maria Török,
L’Écorce et le Noyau, la phobie témoigne d’un fantôme familial 69. On a
vu avec la phobie du « cheval qui mord » et celle du « cheval qui
tombe », qu’il s’agissait en fait de deux phobies distinctes. Elles
étaient à mettre en relation avec l’histoire vécue par les parents de
Hans, et par ses grands-parents, et non pas avec son histoire
personnelle. Les enfants phobiques que j’ai reçus ont cessé pour la
plupart leurs symptômes après un travail d’investigation
transgénérationnelle 70. Parfois, il faut remonter à plusieurs
générations pour trouver le traumatisme en relation avec la phobie.
Une grave phobie d’araignée témoignait de la mainmise redoutable
sur toute la famille d’une grand-mère qui tenait follement tout le
monde dans sa toile – d’araignée – financière et psychique. Les
exemples pourraient être nombreux. Il est important de savoir quand
a commencé la phobie, dans quel contexte, suite à quel événement.
Ensuite, il importe de comprendre par analogie des signifiants à quel
non-dit, secret, traumatisme, la phobie se réfère. Une phobie de pluie
d’une petite fille de six ans a ainsi trouvé sa solution : à l’époque de
son déclenchement, à ses quatre ans, son grand-père maternel était
mort. Comme on lui avait dit qu’il était au ciel, elle avait imaginé qu’à
chaque fois qu’il pleuvait, il lui faisait pipi dessus ! Les phobies se
réfèrent à des signifiants personnels, particuliers, mais aussi collectifs.
Les phobies de cheval, chien, robot, soleil, foudre, vent, monstres
divers – quelques-unes parmi d’autres – concernent le plus souvent
des personnages masculins des généalogies. On voit avec le petit
Hans que les chevaux recouvrent ainsi ses deux grands-pères. Les
phobies de loup 71, serpent, araignée, eau, fleur, des personnages
féminins. Une caractéristique : les phobies d’insecte révèlent
fortement des problématiques d’inceste. Le remarquable cas de la
bouchère des mots, avec le signifiant concernant un coléoptère, de
72
Nicolas Abraham en témoigne .
La deuxième conclusion concerne la question de l’archaïque : les
fantasmes divers du petit Hans relèvent largement plus du
préœdipien que du complexe d’Œdipe. Il importe dans la clinique de
faire clairement cette distinction sous peine de plaquer à tort une
théorie œdipienne sur ce qui ne peut se penser que selon une période
antérieure.
Aussi, ces nouvelles considérations critiques en regard de ce qui a
été jusqu’à présent présenté à propos du cas du petit Hans
pourraient-elles aider la prise en charge clinique des enfants. Elle
peut également éclairer celle des adultes dans le domaine de la
phobie et de l’obsession, qui est le thème du cas suivant : l’homme
aux rats.
12

Le fantôme de l’homme aux rats :


la mort occultée

Histoire du cas
« L’homme aux rats » présente un avantage par rapport aux autres
grands cas de Freud : on a retrouvé les notes de la cure menée avec
son patient. Ainsi, la lecture croisée de la publication de l’époque,
L’Homme aux rats 1, et celle du compte rendu exhumé plus tard, le
Journal d’une analyse 2, nous permet d’en savoir plus sur les enjeux de
cette analyse.
Bien qu’il ait déjà eu des obsessions concernant la mort à six,
douze et dix-neuf ans, Ernst Lanzer 3, appelé « l’homme aux rats », ne
développe une grave névrose obsessionnelle qu’à ses vingt et un ans,
suite au décès de son père. Ses symptômes le conduisent chez Freud
huit ans plus tard. Il n’y restera qu’une seule année 4. Peu après avoir
été fait prisonnier par les Russes en novembre 1914, il meurt à l’âge
de trente-six ans.
Une de ses principales obsessions tourne autour d’une menace de
mort qui pèserait sur sa fiancée, Gisela, ainsi que sur son père,
pourtant décédé.
Quelles sont les conclusions théoriques de Freud sur ce cas ?
Il insiste fortement sur l’ambivalence fondamentale entre l’amour
et la haine qu’Ernst porte à son père. L’habitude de se masturber,
héritée de l’enfance, frustrée par une certaine violence paternelle,
provoquerait chez Ernst un conflit psychique. S’y ajoute l’amour mêlé
de haine envers sa promise – appelée aussi sa dame 5 – qui se trouve
être sa cousine. Au centre du complexe d’Ernst, sont placés ces deux
personnages, son père et sa promise, la mère étant mise à l’écart.
Patrick Mahony 6, dans Freud et l’homme aux rats, remarque que cette
dernière n’apparaît que dans une seule référence comme « objet
interdit » et que, « mis à part ce passage, Freud se contente d’inclure
la mère de son patient dans quelques formules œdipiennes 7 ».
De plus, le traitement mineur, voire inexistant, par Freud des
rêves de son patient a laissé de côté des éléments essentiels. Pourtant,
ces rêves exhumés accompagnés des notes de Freud permettent de
suivre le déroulé de la cure. Mis en rapport avec la vie d’Ernst, à
l’aide de ses associations et de celles de son analyste, ils représentent
une matière précieuse pour la compréhension du cas.
8
Dans le premier rêve d’Ernst, une femme, Reserl , pâle, comme en
état d’hypnose, placée derrière lui, l’entoure de ses bras. Il veut se
dégager de son emprise, mais à chaque fois qu’elle caresse sa tête,
surgit la menace qu’il arrive un malheur à sa dame, ce malheur
pouvant avoir lieu également dans l’au-delà 9.
Freud écrit qu’il n’interprète pas le rêve, car il ne se rapporte qu’à
10
son obsession, celle qu’il arrive un malheur à sa dame .

Le fantôme de Camilla
Deux personnages sont présents dans le rêve : Reserl et la dame,
la fiancée d’Ernst, alors que Freud ne fait référence qu’à la dame. La
pâleur de Reserl, l’évocation de l’au-delà campent d’emblée une
atmosphère fantomatique.
Freud n’a pas réalisé que ce rêve concernait le décès de la sœur
aînée d’Ernst, Camilla, âgée de neuf ans alors qu’il avait trois ans et
demi 11. Reserl représente probablement cette sœur défunte. Placée
debout, elle est plus grande que lui, assis. Sa pâleur est sûrement
celle de Camilla avant de mourir après une longue maladie et sa
façon de prendre Ernst dans ses bras correspond au rapport de
protection qu’elle avait avec lui. Placée derrière, elle appartient à son
passé qui fait retour – le passé est toujours derrière soi – et elle lui
frôle la tête : elle mobilise son psychisme.
Quant à la dame, Gisela, elle incarne vraisemblablement la mère
d’Ernst, Rosa. Curieusement, Freud, pourtant si enclin à repérer
l’amour œdipien pour la mère, ravivé dans les relations sentimentales
d’adultes, ignore complètement que « la dame » pourrait représenter
la mère d’Ernst, sauf dans une note de son journal dans laquelle il
associe les deux femmes. Pourtant, à partir de cette clé interprétative,
les rêves, fantasmes et obsessions d’Ernst, a priori assez
incompréhensibles, peuvent livrer leurs secrets.
Bien que ses premières angoisses morbides concernent son père,
le décès de Camilla est sans aucun doute à l’origine de son obsession
morbide par l’impact traumatique qu’il a eu sur lui et sa mère. En
effet, Ernst rêve qu’à partir de la caresse de Camilla, il va arriver un
« dommage à sa dame », sous-entendu, sa mère. Freud ne perçoit pas
à quel point la mort de cette sœur a joué un rôle majeur dans
l’affection d’Ernst.
Le concept d’« originaire 12 » peut nous éclairer sur ce rêve et sur
la configuration psychique de l’homme aux rats. Au cours de
l’analyse, Ernst apparaît bloqué dans cet état précoce. La perception
de la mort de sa sœur semble s’être déroulée dans une confusion où il
était en même temps sa mère, sa sœur et lui-même, ce qui est le cas
d’un enfant de trois ans et demi. Cette indistinction entre les
personnes fait que la menace pourrait peser sur tout le monde, hors
de l’espace, et « dans l’au-delà », c’est-à-dire, hors du temps. Dans un
sentiment fusionnel, Camilla lui avait dit : « Si tu meurs, je me
13
tue . » Lors de la période originaire, tout étant réversible, la mort de
Camilla devenait susceptible de provoquer celle de son frère mais
également celle de leur mère. La disparition maternelle étant
impensable pour un enfant, on comprend l’angoisse primitive qui
resurgit dans ce rêve d’Ernst adulte.

Ernst, l’agressivité, la mort, la sexualité


La mort de Camilla a sûrement arrêté le processus d’agressivité de
14
la position schizo-paranoïde chez Ernst : au lieu de se construire
librement vers l’avant, sa sexualité, assimilée à des pulsions
agressives, s’est bloquée « en arrière », visiblement au stade anal. Ses
symptômes, rêves, fantasmes et comportements d’adulte sont restés
identiques à ceux de celui qu’il était à trois ans et demi : une
particularité du traumatisme est de fixer le psychisme dans un éternel
présent. Arrêté à ce moment agressif de son développement, il s’est
rendu fantasmatiquement responsable de la mort de sa sœur et de
celle, potentielle, de sa mère. La sexualité, pulsion vitale, devient
synonyme de mort. L’obsession, en bloquant le mouvement de la vie
en avant possède l’avantage fantasmatique d’empêcher la mort de
survenir à nouveau.
On retrouve cette notion dans un autre rêve où sa sœur Grete est
malade. Un ami vient lui dire qu’il doit renoncer à jouir sexuellement
pour sauver sa sœur 15.
Il ne s’agit probablement pas de sa sœur Grete, qui n’a pas été
malade de façon notable, mais, une fois encore, de Camilla. Son
ami 16 représente une figure masculine chargée de lui délivrer ce
message : la sexualité tue. La mort de sa sœur entraîne donc chez
Ernst enfant une confusion inextricable entre ses pulsions
destructrices et les pulsions sexuelles naissantes.
Que dans ses obsessions, la mort menace sa promise et son père,
déjà décédé, constitue un leurre psychique occultant l’angoisse
fondamentale : la disparition de la mère. L’agressivité d’un enfant
s’exprime souvent envers des personnes qui par leur stabilité ou leur
éloignement sont plus propices à la recevoir. Un fils ou une fille
peuvent attaquer le père si celui-ci peut le supporter sans dommage
et épargner la mère qu’ils supposent trop fragile, l’inverse étant
également observable. Aussi, Ernst peut-il, dans son délire, envisager
la mort de son père. De plus, il ne risque rien à vouloir « la mort d’un
mort » et dans aucun de ses rêves n’apparaît la peur qu’il advienne
quelque chose de néfaste à ce père. Souhaiter celle de sa mère,
vivante, est impensable. Il peut cependant vivre ce souhait à travers
la menace pesant sur son père et sa promise.

L’argent et l’inceste rendent immortel


Un autre thème occulté par Freud est celui de l’argent et de la
situation sociale. Il est présent dans un rêve dès le début de la
thérapie 17.
Dans celui-ci, Ernst est triste dans une forêt. Sa dame, pâle, veut
l’emmener avec lui, car elle sait qu’ils souffrent tous les deux. Il lutte
avec elle, mais a le dessous. Devant une rivière, elle lui prend ses
vêtements misérables et les jette à l’eau, pour lui donner un vêtement
resplendissant 18.
La forêt peut représenter l’endroit où l’enfant est perdu dans la
vie. La dame – sa mère – vient le chercher pour l’en sortir, mais il ne
veut pas la suivre. En effet, il faudrait qu’il puisse grandir et la quitter.
Or elle a le dessus dans leur lutte et lui livre un message à propos des
haillons symbolisant la pauvreté : il faut les jeter dans la rivière – le
flot de la vie qui coule – pour les échanger contre un vêtement
resplendissant. Ce troisième rêve introduit un aspect capital de
l’histoire de l’homme aux rats : la situation matérielle – le vêtement
resplendissant – est plus importante que la vie et l’amour – la rivière
qui s’écoule.
La richesse possède la vertu fantasmatique d’abolir la mort. En
19
effet, déféquer représente mourir dans l’inconscient . L’argent y est
l’équivalent symbolique des excréments. Être riche permet d’avoir
toujours « des excréments » à disposition, donc d’être immortel.
Freud a théorisé le rapport entre l’anal et l’argent mais il n’a pas
montré que la question de la mort en était le fondement. De la même
façon, fantasmatiquement, l’inceste est ce qui permet de ne pas
20
mourir . Dans la famille de l’homme aux rats, l’amour, le plaisir, la
sexualité, peuvent être aliénés au profit de la situation sociale et de
l’incestuel qui semblent tous deux abolir la mort.
Sur le même thème, Ernst fait le rêve des « deux épées
japonaises ».
Il y prend ses deux épées japonaises pour libérer sa dame en
21
détresse. Elle est coincée contre un mur, ligotée avec des poussettes .
Il se trouve devant un dilemme : la libérer avec les épées qui
signifient mariage et coït ou bien mariage et coït la maintiennent
liée 22.
Freud, qui n’a pas interprété ce rêve dans ses notes, imagine
qu’Ernst dormait et que la bonne a nettoyé les épées dans la chambre
d’Ernst pendant qu’il dormait. Patrick Mahony mentionne qu’aucun
des auteurs ayant commenté ce rêve par la suite n’a pris la peine de
mentionner qu’il y avait des pièces sur les épées 23. La dame des
fantasmes d’Ernst représentant sa mère, ce rêve évoque probablement
un fait majeur : ses parents ont fait un mariage d’intérêt au détriment
de l’amour.

Le fantôme de mariage
En effet, le père d’Ernst 24 était amoureux d’une femme pauvre,
une bouchère, mais il s’est marié avec sa cousine germaine 25, la mère
d’Ernst. Ce mariage lui a procuré un emploi, et donc une situation
confortable, par l’intermédiaire des parents adoptifs de sa femme, les
Saborsky, une riche et puissante famille 26 qui faisait la pluie et le
beau temps dans le milieu juif viennois. Mariage arrangé et contraint
qui s’accorde mal avec l’idée de l’union parfaite que décrit Freud :
« Ils vivaient par ailleurs en excellent ménage 27. »
Cette contrainte, visible dans le rêve, pousse Ernst à vouloir
sauver sa mère, qui a les pouces liés contre un mur : elle ne peut plus
bouger. Les deux épées, qu’il nomme « coït et mariage », peuvent tout
autant la libérer que la rendre prisonnière. Cette ambivalence
témoigne du conflit psychique de celle-ci. Le père adoptif de Rosa,
M. Saborsky, étant tyrannique et violent, a-t-elle uniquement cherché
à lui échapper en s’aliénant à un homme qu’elle n’aimait pas ? Ou
bien encore ce mariage lui procurerait l’aisance financière donc une
certaine liberté tout en étant une prison affective ? En tout état de
cause, Ernst se trouve dans la répétition du dilemme vécu par ses
parents.
En effet, il est amoureux de sa cousine, sa dame, mais ses parents
ont choisi pour lui une autre cousine, petite-fille du père adoptif de sa
mère, Josef Saborsky. Cette promesse de mariage procure d’ailleurs
un travail à Ernst par l’entremise de la famille adoptive tout comme
cela a déjà eu lieu pour son père. Si Freud précise bien la
problématique familiale de l’homme aux rats, il ne l’intègre pas dans
l’analyse. Faute d’une position un tant soit peu critique sur le
fonctionnement de cette famille, il laisse sans mot dire Ernst dans son
dilemme. Il est curieusement muet sur tout ce que les injonctions
familiales induisent comme névrose chez l’homme aux rats.
Or la plupart des rêves de l’homme aux rats ont trait au mariage.
Un de ceux-ci évoque les enfants qui en sont issus : sa mère nue a
deux épées enfoncées dans la poitrine et ses organes génitaux sont
dévorés par Ernst et ses frères et sœurs. Là, enfin, Ernst est touché
par une interprétation de Freud concernant l’idée que la beauté d’une
femme serait atteinte par les rapports sexuels et les grossesses. Cela
fait rire Ernst.
Les deux épées, celles du coït et du mariage, transpercent le cœur
de sa mère, au lieu de sa promise dans le rêve précédent : preuve que
la promise représente la mère d’Ernst. Par l’obligation des rapports
sexuels avec son mari, les fruits de ceux-ci, les enfants, semblent
perçus comme parasitaires. Dans une vision d’Ernst, celle du sexe
28
d’une femme avec des lentes , les enfants y sont les poux. Lors d’une
« impulsion obsessive impérieuse », Ernst pense même se planter un
29
couteau dans le cœur montrant par là qu’il s’identifie à sa mère
dans le désarroi d’avoir à vivre un mariage contraint.
Bien que les mariages d’argent, courants dans le passé, ne
provoquent pas forcément des délires chez les descendants comme
chez Ernst, la névrose obsessionnelle se sert généralement d’éléments
relativement peu graves pour en faire une histoire absolument
tragique. Cette disproportion entre la gravité du symptôme et la
futilité de sa cause s’explique par la capacité psychique de
l’obsessionnel à rester dans un monde infantile archaïque dans lequel
le fantasme est équivalent à la réalité. Ce fantasme, lesté d’une
charge émotionnelle qui appartient à une réalité antérieure, résulte le
plus souvent d’un traumatisme non dépassé dans l’histoire ancestrale.
En ce qui concerne Ernst, manquent les éléments susceptibles de nous
éclairer sur ce passé généalogique. Jouant certainement un rôle
occulte, ils représentent le chaînon manquant pour comprendre
l’origine de la charge affective colossale déployée dans le délire de
l’homme aux rats.

L’homme aux rats en télépathie originaire


avec Freud
Dans la suite de l’analyse, Ernst évoque un fantasme : la mère de
30
Freud serait morte . Il adresse au professeur ses condoléances et
31
veut écrire une carte avec la mention P.C. qui se transforme en P.F.
Freud explique alors à Ernst qu’il s’agit d’un vœu de mort envers
sa mère qui permettrait au fils de se marier sans contraintes. Suit
alors ce dialogue supprimé dans la version publiée par Freud :
« Vous êtes en train de vous venger de moi », dit Ernst à ce dernier
qui répond : « Vous m’y forcez parce que vous voulez vous venger de
moi. » Puis, Ernst lui dit : « Vous allez me flanquer à la porte », et
imagine que Freud et sa femme sont couchés au lit avec un enfant
mort entre les deux. Étant petit, il a ainsi dormi entre ses parents ; il
avait mouillé le lit, après quoi son père l’avait mis dehors. Cette scène
avait eu lieu après la mort de Camilla. Freud répond alors à Ernst :
32
« Vous avez dû tirer quelque avantage de la mort de votre sœur . »
Le professeur applique à son patient l’interprétation qu’il s’est déjà
faite dans son auto-analyse : le désir supposé du décès de son petit
frère Julius. En effet, s’il n’y a pas d’enfant mort entre Freud et sa
femme il en existe un entre Freud et… sa mère : ce Julius, deuxième
de sa fratrie, tout comme Camilla chez Ernst.
Dans un transfert télépathique, l’homme aux rats interpelle Freud
sur sa propre histoire.

Freud, Ernst et le masculin


Ernst alimente ensuite les séances de rêves et fantasmes assez
crus : la mère de Freud est dans le désespoir, car ses enfants ont été
33
pendus et un frère de Freud, garçon de café, est un criminel .
Dans le rêve, un « dégoûtant garçon de café », Ernst lui-même, est
coupable d’un crime qui a désespéré sa mère. Il s’agit probablement
de celui d’avoir tué sa sœur Camilla et donc anéanti celle-ci.
Freud assumant le transfert négatif, l’analyse fonctionne à plein
régime, avec de nombreux rêves.
Dans l’un d’eux, Ernst, qui possède un canon, se trouve avec son
père sur une colline devant une ville protégée par des murailles
circulaires horizontales. Ils discutent ensemble pour savoir si la ville
remonte à l’Antiquité ou au Moyen Âge. Les murailles se dressent
soudainement de façon verticale, dans une architecture circulaire
34
faite de ficelles. Mais l’édifice s’écroule sans cesse .
Freud n’a pas écrit son interprétation. Or c’est un rêve de transfert
dans lequel le père d’Ernst le représente. En effet, ils regardent
ensemble le passé, ce qui se passe en analyse. L’homme aux rats s’est
mis dans une position défensive, les petites murailles, et a parlé
auparavant d’attaquer au canon un café pour en faire sortir le
serveur. Dans ce rêve, aidé par Freud, il devrait faire sortir le « petit
dégoûtant » – lui-même, Ernst – de là où il est enfermé. Il est
susceptible d’acquérir la puissance phallique de son analyste, le canon
symbolisant le pénis, par identification à ce père transférentiel. En
effet, les murailles se redressent, deviennent verticales, comme un
sexe en érection. Ernst abandonnerait une situation défensive,
comme s’il était couché, pour s’affirmer en se mettant debout. Mais
les murailles érigées ne sont pas assez « raides », comme on pourrait
le dire d’un pénis insuffisamment turgescent.
Un petit garçon a besoin de s’identifier à la puissance de son père
notamment pour affronter l’angoisse de mort. Ernst ne témoigne pas
d’autre chose quand, après la mort de son père, il hallucine que ce
35
dernier est encore vivant et qu’il regarde son pénis dans le miroir
comme si le défunt pouvait lui transmettre la puissance virile qu’il ne
lui avait pas prodiguée de son vivant. Une sorte de relation paternelle
se tisse entre Freud et Ernst puisque, au fur et à mesure de l’analyse,
ce dernier devient plus adulte, en s’affranchissant de l’autorité
maternelle. Cependant, la fin du rêve montre que ce processus ne
pourra arriver à son terme. Est-ce à cause de la difficulté de Freud
avec son propre complexe maternel ?

Thésauriser ses excréments comme l’argent,


c’est annihiler la mort
Puis, l’agressivité d’Ernst se déchaîne comme en témoigne un
fantasme où il défèque dans la bouche de plusieurs enfants couchés,
dont l’un, fils de Freud, s’en lèche les babines. Ensuite, Freud fait la
même chose à sa mère 36.
Suit le souvenir d’un événement, dans lequel Ernst dit à sa propre
mère : « Où vas-tu me frotter encore ? Peut-être au cul ? »
Que signifient ces fantasmes qui font passer les excréments de
l’anus à la bouche ?
Un enfant de deux ans, deux ans et demi, au moment de
37
l’acquisition de la propreté peut être facilement coprophile . Il a
besoin d’entendre, non pas que les « excréments sont sales », ce qui
ne représente pas grand-chose pour lui, mais qu’ils ne sont pas une
nourriture, tout comme les objets inanimés. Par une explication
cohérente de la part des adultes – ce qui sort de l’anus est un déchet
destiné à « mourir », voire à être recyclé – l’enfant peut renoncer à ce
penchant, ce qui implique donc une certaine acceptation de la mort.
Avec des parents obsessionnels, dans des angoisses morbides et trop
fortement préoccupés par la question des excréments, l’interdit de la
coprophilie n’est pas évident. Cette « chose » qui suscite autant
d’attention n’en apparaît que plus précieuse à conserver.
Les excréments sont alors inscrits dans un circuit fermé où,
passant de l’anus à la bouche, ils reviennent à leur destination
première : rien n’est perdu, la mort est annihilée. Redonner les
excréments aux enfants par l’intermédiaire de la zone orale, c’est
faire revivre ces derniers, les rendre immortels.
Ce thème de l’analité se retrouve avec un rêve dans lequel un
hareng est suspendu entre les anus de la femme et de la mère de
Freud jusqu’à ce qu’une jeune fille le coupe en deux. Les morceaux se
détachent alors des anus 38.
Ernst déteste les harengs et précise que la fille est celle de son
analyste. Il rattache ce fantasme à la colère contre son père qui « bien
qu’il en reconnaisse toutes les raisons, n’a pas fait de progrès 39 ».
Freud ne voit pas le rapport entre ce rêve et le père d’Ernst. En effet,
dans ce fantasme, il n’y a pas d’homme. Cependant, juste avant, Ernst
a décrit une scène d’enfance dans laquelle sa sœur Rosalie avait subi
une tentative de viol par son père qui, en sortant de la chambre, alors
que sa fille criait, aurait dit « cette gamine a vraiment un cul de
40
pierre ». Quel rapport entre l’association d’Ernst sur la tentative de
viol paternelle et ce fantasme du hareng ?
Dans les rêves, les poissons symbolisent généralement les femmes,
voire les petits enfants ou les fœtus. Dans une séance ultérieure, Ernst
fait un discours sur le hareng, spécifiant que les poissons n’ont pas de
poils et que les femmes non plus, ce qui confirme la symbolique
féminine du poisson. Entre les deux femmes serait suspendue
Camilla, tel un poisson mort, maintenue « en vie » entre leurs anus,
comme un excrément non lâché.
Ernst précise que la mère de Freud lui évoque la grand-mère de sa
cousine. Cependant, bien qu’on ne sache pas quel est le degré de
parenté entre Ernst et sa cousine, il est possible que les femmes à
l’origine du cousinage soient sœurs, voire mère et fille. Pour Ernst, la
fille de Freud, vivante, viendrait couper ce lien incestueux entre les
deux femmes reliées par une fille morte. Pourquoi la fille du
professeur aurait-elle cette vertu ?
Mes patients enfants ou adultes s’identifient souvent à mes
enfants comme s’ils leur attribuaient des qualités qu’ils souhaiteraient
obtenir pour eux-mêmes, car, à leurs yeux, l’analyste est
fantasmatiquement censé « aller bien » et, par extension, ses enfants
aussi. Ernst, s’identifiant à un fils de Freud, semble obtenir avec la
fille de son analyste une sœur vivante à la place de la sœur morte qui
encombre le psychisme de ses parents, le hareng. Dans son rêve, les
deux femmes peuvent alors déféquer le poisson, c’est-à-dire lâcher la
fille défunte. Il faut suivre la logique d’Ernst, celle d’un enfant
d’environ trois ans et demi : « Maman et, peut-être, grand-mère
peuvent se réparer ensemble du décès de Camilla avec son corps
qu’elles réintègrent dans leurs anus respectifs. Comme cela, elles
peuvent annihiler la mort. Papa a voulu lui aussi l’annihiler en
tentant de violer sa fille. »
En effet, l’inceste n’a pas uniquement une visée sexuelle, mais
représente une tentative d’annuler l’angoisse de mort : quand il a un
rapport incestueux avec sa fille, un père abolit les générations, elle
devient sa femme et non plus son enfant. Il est donc immortel, car la
reconnaissance des générations et de l’interdit de l’inceste implique
l’acceptation de sa propre mort.
À ce moment de l’analyse, Freud est capable d’entendre les
fantasmes les plus crus de son patient, sans jamais le juger, ce qui
œuvre dans le sens d’une certaine guérison. Lors de la séance qui suit,
Ernst, très gai, évoque la science géniale de Freud capable de libérer
les deux femmes de leurs souhaits de hareng. « Les souhaits de
hareng » semblent bien être ceux des femmes de la famille d’Ernst
cristallisés autour du fantôme de sa sœur morte qui semble tant
hanter Ernst.

Les chiffres deux et trois dans l’inconscient


Puis dans un rêve qui suit, Ernst rencontre un capitaine dont
l’insigne de son grade n’est porté que d’un côté et dont l’une des trois
41
étoiles pend .
Freud associe l’étoile pendante avec l’opération des deux ovaires
de sa cousine. Or, comme le notent les traducteurs du Journal d’une
42
analyse , il n’est pas question de deux étoiles mais d’une. Ce
capitaine du rêve est certainement Freud, puisque Ernst l’a déjà
appelé en séance « mon capitaine ». Une étoile qui pend, pour un
militaire, évoque la menace d’être dégradé ou témoigne d’une tenue
négligée, d’une atteinte à sa virilité, l’uniforme et le grade
représentant son pouvoir masculin. Ernst vient, juste auparavant, de
révéler qu’il avait lui-même un testicule non descendu, comme si son
corps d’homme n’était pas arrivé à maturité. Curieusement, Freud ne
fait pas le rapport entre l’étoile qui pend et le testicule non descendu
d’Ernst. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit d’une difficulté avec le
masculin qui se signale dans un « deux » au lieu d’un « trois », comme
un sexe d’homme à qui il manquerait un testicule. L’homme aux rats
s’identifierait à son analyste, tous deux encombrés par la domination
maternelle.
Ernst a vu deux crottes à la place des yeux de la fille de Freud. Ce
chiffre « deux » revient sans cesse dans ses rêves et fantasmes (deux
étoiles, deux épées, deux yeux, deux comètes, deux femmes, deux
rats, deux sœurs…).
L’expérience de l’interprétation des rêves m’a montré que, dans
l’inconscient, le chiffre deux évoque le féminin et le chiffre trois, le
masculin 43. L’impair y est généralement masculin et le pair féminin.
Le début de la période œdipienne est justement marqué par ce
passage du deux – moi et maman – au trois, incluant le père. Ce
« deux » des fantasmes d’Ernst témoignerait alors de l’omniprésence
maternelle dans son histoire.

Le rat : un pénis maternel


Dans la suite de l’analyse, Freud présente le rat, et le ver, comme
équivalents symboliques du pénis.
En quoi ces animaux, qui rampent au sol, pourraient-ils
symboliser un pénis qui a la capacité d’être en érection, dirigé
pratiquement vers le ciel ? Dans l’inconscient, les rats peuvent
effectivement y représenter des pénis, mais semblables à des
excréments comme j’ai pu l’observer dans maints rêves de femmes.
Mes patientes rêvent fréquemment qu’elles possèdent un pénis, mais
celui-ci n’a souvent pas grand-chose à voir avec celui de l’homme : il
est généralement flasque, plutôt petit, placé dans des endroits
improbables – la hanche, la jambe, le ventre… Par exemple, le rêve
d’une patiente : elle voit un rat au sol dont le dos est fendu dans la
longueur. Elle s’en débarrasse avec regret en le jetant par la fenêtre, à
travers laquelle, elle aperçoit ensuite un tronc d’arbre sur le toit d’une
maison.
Dans un premier temps, en renonçant à posséder ce pénis-rat, elle
subit une castration symbolique non pas comme une frustration, mais
comme une promotion par l’abandon d’une position obsolète. Dans
un deuxième temps, comme elle le découvre fendu dans sa longueur,
à l’image du sexe féminin, elle s’aperçoit que ce n’est pas un pénis
masculin ; ce n’est qu’un rat fendu, symbolisant une féminité
tronquée. Le jetant par la fenêtre, elle peut ainsi naître à sa vraie
féminité. En effet, en y renonçant, elle accède à une possibilité d’être
une femme en réalisant que le pénis, le tronc d’arbre, appartient au
44
corps du père symbolisé par le toit .
L’envie de pénis ne représente chez les femmes qu’une réponse
imparfaite à l’absence de représentation psychique du sexe féminin.
Cette absence est un héritage des conséquences de l’asservissement
social ancestral des femmes : dans les générations précédentes, on
considérait que celles-ci n’avaient ni sexe ni sexualité 45. Cette envie a
amené une représentation interne d’un pénis transmis à la fille par sa
mère. La plupart du temps élaboré chez les petites filles à l’entrée de
l’œdipe, souvent dans un fantasme d’ingestion orale, ce pénis est en
même temps un bébé, un étron, de l’argent, un cadeau donné par la
mère, voire subtilisé à celle-ci. Son existence implique que les enfants
ne soient pas conçus par l’union sexuelle d’un homme et d’une
femme. Aussi, le schéma freudien appelé « transposition et destin des
pulsions » 46, qui établit la correspondance dans l’inconscient 47 entre
pénis, cadeau, argent, excrément et enfant s’avère juste jusqu’à un
certain point : dans cette équivalence, il ne s’agit pas d’un pénis
masculin, d’un phallus, symbole d’érection de la puissance sexuelle,
mais d’un pénis fondamentalement… maternel, à l’image du rat
fendu dans le rêve de ma patiente. On retrouve cette notion de
« pénis maternel » dans cette observation d’Ernst : « Pendant que sa
mère se peigne, il a l’habitude de tirer sur sa natte, maintenant très
48
clairsemée, et de l’appeler “queue-de-rat” ». Il dit également que la
présence des poils chez sa maîtresse lui a rappelé une peau de souris
en rapport avec celle du rat. Freud n’entend pas Ernst sur cet aspect
49
maternel du rat .

Freud-dentiste se trompe de dent à soigner


L’analyse d’Ernst se conclut par deux rêves. Le premier concerne
un dentiste.
Ernst doit se faire arracher une dent. Mais le dentiste se trompe
de dent et en arrache une autre, peu atteinte. Ernst pense que si la
vraie dent était extraite, cela causerait du mal à sa cousine. La dent
arrachée ressemblait à un oignon de tulipe.
Freud explique à Ernst que la perte de dent représente une
menace de castration suite à la masturbation. Ce dernier lui répond
que, pour lui, une perte de dent signifie la mort de quelqu’un de sa
parenté. Le lendemain, Freud lui fait part de deux autres
interprétations : sa cryptorchidie – son testicule non descendu – et
l’opération des deux ovaires de sa cousine. Ernst ne le suit pas du
tout sur cette voie, cependant, il reconnaît que la dent est sûrement
un pénis parce qu’elle a suinté. Freud conclut l’interprétation du rêve
par le désir de castration du pénis de son père par Ernst, ce que ce
dernier admet.
Quel rapport peut-il y avoir entre un oignon et un pénis ? De plus,
Freud se pose cette question : « Qu’est-ce que cela signifie que ce
n’est pas la vraie dent 50 ? », ayant l’intuition que son interprétation
n’est pas tout à fait cohérente.
Or l’incompréhension d’un aspect du rêve par l’analyste, après
qu’ont été évoquées toutes les associations possibles, témoigne
souvent d’une incapacité à appréhender le transfert du patient et son
propre contre-transfert.
Aussi, Freud ne voit-il pas que le dentiste le symboliserait. Ce rêve
peut revêtir une autre signification : Freud se serait trompé de « dent
à soigner » ! Ernst associe avec le fait qu’il veut que sa maîtresse –
une femme de basse condition – prenne son pénis dans la main. Puis
il embraye sur la question de l’argent, avec l’idée qu’il dépense trop
avec elle et que cela lui nuirait financièrement. Mais cette question
d’argent pose surtout un problème à sa mère, car elle a juré sur la
tombe de son mari qu’elle reconstituerait le capital de la famille.
Ernst lui laisse d’ailleurs disposer de l’héritage de son défunt père.
Dans le rêve, la dent-oignon qui suinte est en fait celle qui a été
extraite. Que représente l’oignon ? Ernst fait une première
association, concernant la mort. Dans le langage familier français,
l’oignon désigne également l’anus ou le derrière. Ôter la dent-oignon
pourrait vouloir dire se débarrasser de l’agressivité reliée à l’anal ce
que Freud a vigoureusement traité avec lui et qui représente la part
de succès de cette analyse. Cependant, Ernst dit que le dentiste ne
s’occupe pas de la dent la plus malade, celle dont l’extraction nuirait
à sa dame et, par analogie, pourrait porter préjudice à sa mère. On
comprend pourquoi, car il associe le rêve avec sa maîtresse, la seule
femme avec laquelle il jouit : en allant dans le sens de la jouissance,
Ernst tournerait le dos à la logique familiale. Freud en braquant le
projecteur sur la question de la castration du père procède en
quelque sorte à l’extraction d’une dent peu atteinte, mais laisse en
place l’autre, réellement malade, la source de l’affection d’Ernst : la
volonté de sa mère de placer l’argent au-dessus de tout au détriment
même de la santé mentale de son fils.
La dent non soignée, ignorée dans l’analyse, ne concernerait-elle
pas justement cette question du testicule non descendu d’Ernst ? Il
serait encore un enfant et non pas un homme affranchi de l’autorité
de sa mère ? L’effet de cette occultation freudienne de la question
maternelle chez Ernst ne se fait pas attendre. Ce dernier renonce peu
à peu à sa sexualité et s’installe à nouveau dans les structures
obsessionnelles de sa mère. Il reprend le projet de mariage avec sa
cousine qu’il avait pourtant peu à peu abandonné.

L’endroit où l’analyse s’est bloquée


Le dernier rêve noté par Freud évoque la colère d’Ernst contre un
officier qui avait botté le derrière du garçon de café et l’effort qu’il
51
avait dû faire pour ne pas le provoquer en duel .
Il n’y a pas d’interprétation de Freud mais le sale garçon de café
représente encore Ernst. Celui qui lui botte le cul, un officier, ne peut
être dans le transfert que Freud. Peu de temps avant ce rêve, l’homme
aux rats avait eu un fantasme concernant un enfant qui avait défait le
lien du hareng à qui il avait donné un coup de pied tandis que son
père cassait un carreau de fenêtre.
À ce moment, l’analyse pourrait faire naître Ernst à lui-même,
naissance symbolisée par le bris du carreau de la fenêtre par le père,
52
Freud dans la relation de transfert . Dans sa pensée originaire, Ernst
semble se donner lui-même un coup de pied, pour se dynamiser et ne
plus rester un enfant.
Mais pour ce faire, Freud devrait accepter un duel au cours
duquel Ernst et lui pourraient symboliquement mourir et renaître.
C’est ce qui se passe entre un père et un fils, notamment à
l’adolescence, dans une opposition constructive pour peu que le père
accepte cette confrontation sans remettre en cause l’amour qu’il a
envers son enfant. Il en est de même en analyse. Ernst renonce à aller
chercher Freud plus loin sur ce terrain de l’agressivité.
Tout analysant sait inconsciemment quand lui-même ou l’analyste
ne peut pas ou n’a pas envie d’engager ce genre de duel, comme
l’enfant l’a déjà intuitivement su avec ses parents. Freud aurait été
capable d’interpréter à Ernst son désir de tuer son analyste, mais il ne
lui aurait probablement pas signifié que ce désir était constructeur et
symbolique. Jung, comme il l’explique, a menti à Freud sur certains
de ses rêves, car il pensait que celui-ci les interpréterait comme des
velléités de meurtre 53. Il y a chez Freud l’idée que le vœu de mort est
réel et total, alors que, chez tout enfant, ce n’est jamais « pour de
vrai », car l’amour pour son parent prédomine. Jung raconte ainsi un
rêve dont il a dissimulé à Freud la vision finale de deux crânes dans
une cave. Bien que Jung ne pense pas qu’il s’agisse du crâne de ses
deux parents, ce type de rêve ou de fantasme, la mort de la mère et
du père, est fréquent chez les enfants. Il signifie simplement qu’il faut
pouvoir penser la disparition de ses parents pour aller de l’avant. Des
parents immortels seraient des dieux à qui les enfants ne pourraient
pas un jour succéder. Il est certain que le vœu d’indépendance et de
réussite de Jung dans son développement personnel était plus
important que celui, supposé, de détruire Freud.
Cette analyse se termine sur ce dernier rêve d’Ernst qui montre à
quel point un mur ne peut être franchi, le désir de meurtre du père
venant encombrer l’amour qu’on lui porte.
Cette menace semble donc plus appartenir à la propre histoire de
54
Freud qu’à celle de l’homme aux rats. On ne mesure pas à quel
point l’abus commis par le père de Freud est ce qui encombre toute la
théorie analytique. Le désir de castrer et de tuer son père appartient
certainement plus au psychisme de Freud qu’au garçon en général
qui, à l’âge œdipien, n’a pas eu forcément un tel père. Ce point
aveugle sur l’abus paternel apparaît notamment quand Freud ne
commente pas la tentative de viol du père d’Ernst sur sa fille.
Le rêve précédent, celui du dentiste, vient clore l’analyse en
pointant une autre impossibilité chez Freud, donc chez l’analysant
Ernst : celle de remettre en question le maternel défaillant. En effet,
le motif initial de la visite de l’homme aux rats à Freud est passé à la
trappe par ce dernier.

Freud complice implicite de la mère d’Ernst


Comment Ernst est-il venu à Freud ?
Il est allé le voir parce qu’il a lu le livre Psychopathologie de la vie
quotidienne 55. Ernst voulait de sa part un certificat médical qui lui
56
permette de régler une dette, en rapport avec le supplice des rats .
Cependant, lors de la séance préliminaire avec Freud, ce garçon de
presque trente ans indique que son engagement dans la cure va
dépendre de l’autorisation de sa mère. Freud note qu’Ernst voulait
l’accord de celle-ci avant de s’engager dans l’analyse 57. À un moment
ou un autre, Freud n’aurait-il pas dû lui signifier qu’à son âge, ce n’est
pas à sa mère de décider pour lui ? Comme l’a écrit Patrick Mahony :
« Freud se devait d’être discret et il avait par conséquent filtré
nombre d’allusions à Madame Lanzer qui fonctionnait comme
contrôleur des cordons de la bourse, et comme telle, participait à
l’analyse 58. » Occultant cette relation de dépendance d’Ernst à sa
mère, dans une position attentiste qui consiste à ne jamais la remettre
en question, Freud ne peut le dégager vraiment de sa névrose : dans
le rêve de la dent, si le dentiste soignait la bonne dent, cela nuirait à
sa dame, sous-entendu sa mère. Freud agit comme complice de celle-
ci. Il sait en revanche appréhender la défaillance du père avec la
« dent légèrement atteinte ». Quoique, là encore, la propre histoire de
Freud avec son père abuseur vient empêcher d’envisager l’amour
envers le père de façon sereine alors qu’Ernst dira toujours à Freud
qu’il avait une très bonne relation avec le sien.

Le supplice des rats : l’arnaque au mariage


Le motif initial de la consultation d’Ernst concernait justement
l’histoire du « supplice des rats ». La complexité de ce délire a laissé
perplexe Freud, mais également la plupart de ceux qui l’ont étudié
ensuite, y compris Jacques Lacan.
Ernst, militaire, perd son pince-nez lors d’une halte avec sa
compagnie en manœuvres à la campagne. Il s’en aperçoit rapidement
quand la troupe se remet en route mais renonce à aller le chercher. Il
télégraphie à un opticien à Vienne de lui renvoyer un autre pince-nez
et apprend que le paiement a été fait par une postière.
Le capitaine de cette compagnie, que l’on peut appeler le
« capitaine cruel », raconte ensuite l’histoire d’un supplice qui
consiste à introduire des rats affamés dans l’anus d’un condamné. À
partir de ce moment, le délire d’Ernst commence. Il pense
immédiatement que le supplice pourrait arriver à sa dame et aussi à
son père – pourtant décédé depuis sept ans. Un peu plus tard, ce
capitaine cruel apporte le pince-nez à Ernst en lui disant que les frais
d’envoi doivent être donnés à un certain David, lieutenant de la
poste. Ernst, qui sait déjà pourtant que la postière est celle qui doit
être remboursée, imagine dans un premier temps qu’il ne faut pas
payer David sinon le châtiment des rats arrivera effectivement à sa
dame et à son père. Puis, il se ravise. Il décide de rencontrer David
qui refuse l’argent, car ce n’est pas lui qui a fait l’avance. Suite à ce
refus, Ernst pense encore que son père et sa dame devront subir le
supplice. Mis au courant qu’un certain lieutenant B. est le responsable
de la poste 59, Ernst envisage alors d’y aller avec le lieutenant David :
David paierait la postière, celle-ci donnerait la somme reçue au
lieutenant B. et Ernst rembourserait le lieutenant David. En fait, dans
la réalité, Ernst a rendu l’argent à la postière. S’ensuit une histoire de
train dans laquelle il pense tout de même passer voir une fille dans
une auberge.
Selon Freud, Ernst a peur que le capitaine cruel lui fasse subir le
supplice des rats tout comme son père a voulu le punir un jour où il
l’avait mordu. Les parents d’Ernst étant contre son union avec sa
promise, ce dernier développe ambivalence et haine à leur égard. Il y
a donc menace de rétorsion de la part du « capitaine-père » face à
cette agressivité d’Ernst.
En premier lieu, on s’aperçoit, comme l’a remarqué Patrick
Mahony 60, qu’une seule personne est bénéficiaire de l’opération
mentale de l’homme aux rats : le lieutenant B., rétribué pour une
avance qu’il n’a pas faite. En revanche, aucun auteur, à ma
connaissance, n’a souligné qu’une seule personne serait lésée dans
cette affaire : la postière. En effet, dans le scénario d’Ernst, elle
redonne l’argent reçu par David au lieutenant B. alors qu’elle a fait
l’avance. Serait-elle l’élément occulte et central de l’histoire ?
Comme pour un rêve, il faudrait savoir qui est qui dans le
scénario d’Ernst. Il y a quatre protagonistes : le capitaine cruel, le
lieutenant David, le lieutenant B. et la postière.
Pour Freud, le capitaine cruel représente le père d’Ernst. Or, ce
père, s’il était irascible, violent et « parfois, perdait le sens de la
mesure 61 », n’était pas cruel. Ernst a avoué à Freud qu’il ne se
62
souvenait pas que son père l’ait jamais battu .
De plus, son père a été lieutenant et non pas capitaine. Le
capitaine est le supérieur du lieutenant, donc au niveau
générationnel, le père de son père. Ce capitaine incarnerait plutôt un
grand-père 63. Il pourrait s’agir du grand-père maternel adoptif
Saborsky qui battait sa femme et était tyrannique.
Dans ce cas, qui serait le lieutenant David ? À mon sens, le père
d’Ernst. Ce dernier, citant l’opéra Les Maîtres chanteurs de Nuremberg,
associe le prénom David à la bonhomie de son père. Freud, en outre,
commet un lapsus où ce père s’appelait David 64.
Qui pourrait être alors la postière à qui Ernst doit l’argent ? Je fais
l’hypothèse qu’il s’agit de la fille Saborsky, petite-cousine avec qui il
est censé se marier tandis que le lieutenant B., de la génération du
père d’Ernst, serait le père de celle-ci, beau-père potentiel d’Ernst.
En effet, le scénario délirant d’Ernst ne peut s’éclairer que par sa
biographie : conformément au désir de sa mère, il doit se marier avec
la fille Saborsky en échange d’un emploi fourni par la famille. Or,
65
précision capitale , Ernst a eu ce poste avant le mariage escompté,
par anticipation. Au moment de son délire, Ernst va « rouler tout le
monde dans la farine », car il n’a pas l’intention d’épouser la jeune
66
fille . En effet, il se mariera avec sa cousine Gisela et non pas avec la
fille Saborsky. Coupable d’une arnaque, il est en position de dette
envers une famille puissante, dirigée par un patriarche connu pour
être cruel. Le grand-père adoptif, Josef Saborsky, pourrait se venger
et sa mère en pâtir tout comme elle a déjà souffert, enfant, de sa
violence. En tant qu’organisatrice du marché, elle devrait payer la
première. Présent dans tous les événements importants de la famille
d’Ernst, le grand-père Saborsky a notamment été témoin du mariage
des parents et organisateur des funérailles du père 67. Les Saborsky
étaient puissants à Vienne et la menace de représailles, pas
complètement délirante. L’absence de leur mention aux funérailles de
la mère d’Ernst indique peut-être qu’après le mariage de son fils, et
donc sa forfaiture, les ponts ont été coupés avec cette famille 68.
Chez Ernst, la nouvelle de sa dette envers le capitaine David,
annoncée par le capitaine cruel, provoque une angoisse incontrôlable.
Elle n’a pas de rapport direct avec la réalité, car il sait qu’il doit
l’argent à la postière, mais elle le remet soudainement face à son
arnaque au mariage envers les Saborsky.
Le capitaine racontant son histoire de rats, Ernst associe
immédiatement ce capitaine avec le grand-père Saborsky. Le supplice
pourrait arriver en particulier à sa mère, représentée par sa promise,
à cause de cette dette. Quand le capitaine cruel lui apporte son colis
en lui parlant d’une dette, ce qu’il redoutait semble alors se produire,
la cruauté de ce capitaine incarnant la vengeance tant redoutée des
Saborsky. Les névrosés obsessionnels sont les champions de
l’association mentale : l’enchaînement des signifiants est tout autant
le signe et la preuve qu’ils relient entre eux pour construire un
scénario délirant.
Muni de cette clé interprétative, la compréhension de l’histoire
peut se déployer. Pour Ernst, une seule personne devrait être
remboursée : ce capitaine cruel. Celui-ci refuse et, de plus, lui intime
de rendre l’argent au lieutenant David. Pourquoi Ernst pense-t-il que
le châtiment doit incomber à sa mère et à son père ?
Le lieutenant David représentant son père, il serait illogique qu’il
le rembourse. Ce serait donner l’argent à celui qui est débiteur,
solidairement responsable des dettes de son fils. L’important pour
Ernst est d’obéir au capitaine ; s’il s’exécute, il n’y aura pas de
châtiment : il faut donc qu’il rembourse tout de même le lieutenant
David. Le capitaine ne s’apercevant de rien, l’affaire sera close. Mais,
tout se passe à nouveau de travers quand le lieutenant David
refuse le remboursement, car un autre que lui tient le bureau, le
lieutenant B 69. Si l’argent doit être rendu à quelqu’un, ce n’est pas au
lieutenant David, alias le père d’Ernst, mais au lieutenant B.,
représentant donc dans son fantasme le père de celle qu’il doit
épouser. Ernst se trouve dans l’obligation de suivre une double
contrainte vis-à-vis du capitaine, le grand-père Saborsky : rembourser
son père, le lieutenant David, alors qu’il doit de l’argent à son beau-
père, représenté par le lieutenant B.
Le scénario qu’il élabore résout cette difficulté : le lieutenant
David – son père – paiera la somme à la postière – la fille Saborsky –
qui la rendra au final au lieutenant B. – son beau-père –, et Ernst
remboursera le lieutenant David – son père. Le but de la manœuvre
d’Ernst est bien de rembourser les Saborsky qu’il a arnaqués, en
préservant ses propres parents et en respectant l’injonction du
capitaine cruel. Mais dans la réalité, il a donné l’argent à l’employée
de la poste. En remboursant la fille Saborsky, il devrait être quitte.
Seulement, il y aurait une seule façon de régler sa dette : se marier
avec elle, ce qui est hors de question. Il doit donc redonner l’argent…
mais à sa famille ! Il pense qu’il n’y a que Freud qui puisse le tirer de
là pour que son scénario soit réalisé.
L’aspect transgénérationnel de cette affaire se profile dans une
histoire antérieure semblable. À cause d’une dette de jeu, son père,
militaire, avait subtilisé l’argent de sa compagnie, et n’avait jamais
remboursé un ami qui lui avait prêté la somme nécessaire pour
éponger cette dette. Dans le délire du supplice, le même processus de
réparation de faute se dessine : donner l’argent au lieutenant David,
son père, pour qu’il le donne à son tour au lieutenant B., représentant
cette fois l’ami à qui cet argent est dû. Freud a perçu cette répétition
70
généalogique , mais il ne comprend pas à quel point elle fait partie
du délire d’Ernst et, surtout, il n’a pas réalisé qu’une arnaque avait
réellement été commise par son patient envers les Saborsky.
La dette paternelle de l’armée et celle envers les Saborsky ne
représentent pas des affaires suffisamment importantes pour
déclencher une telle obsession concernant ce supplice. Elles
témoignent sûrement d’une histoire similaire dans les générations
antérieures, mais nous n’en savons pas plus. Bien que Jacques Lacan
n’ait pas perçu l’enjeu réel du délire du supplice, il en a relevé un
aspect important : un chemin qui conduirait de la postière à une fille
71
d’auberge . C’est bien la question du désir d’Ernst, sortir de celui de
sa mère – épouser la fille Saborsky ou même sa cousine, la dame –
pour aller vers le plaisir, qu’il trouve avec sa maîtresse de basse
extraction, symbolisée par la fille d’auberge. Ce désir correspond à ce
qu’aurait souhaité vivre son père : être avec une fille de condition
simple mais que l’on aime.

Les rats, fantasme archaïque de dévoration


En toile de fond du cas de l’homme aux rats, la mort, l’inceste et
l’argent y sont donc omniprésents tandis que le sexuel n’y est pas
flagrant ; le complexe homosexuel, guère plus.
En effet, quand Ernst décrit le supplice à son analyste, Freud
enchaîne immédiatement sur la question de l’anus sans même que
72
son patient y ait fait allusion . Il lui parle d’« empalement » tandis
73
qu’Ernst lui répond : « Non, pas de cela . » Puis, au moment où il
indique que les rats « creusent et perforent… », il s’arrête alors dans
son discours et Freud termine lui-même en indiquant l’« anus 74 ».
Afin d’arriver à ce qu’il posait d’emblée, le professeur écrit dans la
foulée : « N’avais-je pas reconnu la composante homosexuelle dès ses
75
déclarations de la première séance ? »
Or la cruauté de ce supplice ne réside pas tant dans la pénétration
du rat que dans la dévoration des entrailles du supplicié. Loin d’être
une angoisse homosexuelle, il s’agit d’une terreur archaïque, relative
aux premières années d’enfance. Ancrée dans le stade originaire, elle
concerne la crainte de dévoration de la mère par le bébé et, en retour,
celle du bébé par la mère, parent archaïque.
Au vu de tous ces éléments, cette analyse, plutôt qu’une réussite,
semble être un échec en demi-teinte. Pour Freud, elle a mené au
« rétablissement complet de la personnalité du malade et à la
76
suppression de ses inhibitions ». Des doutes peuvent subsister sur la
guérison de son patient tel que l’annonce ici Freud. Comme l’écrit
Patrick Mahony dans le Dictionnaire international de la psychanalyse,
Freud « exagère quelque peu [quand il] prétend l’avoir complètement
et définitivement guéri 77 ».
Cependant, le décès prématuré d’Ernst à la guerre, six ans après la
fin de son analyse, clôt le dossier de l’homme aux rats en nous
laissant sur ces interrogations.
13

Le fantôme de Schreber :
l’archaïque et l’originaire

Freud, la paranoïa, l’homosexualité


À l’âge de quarante-deux ans, après une défaite électorale au
Reichstag, Paul Daniel Schreber déclenche une grave hypocondrie
délirante qui l’amène à une hospitalisation à la clinique du
Dr Flechsig pour une durée de presque une année. Il en sort guéri,
mais, neuf ans plus tard, tombe en dépression après sa nomination
comme président de la cour d’appel de Dresde. Cela le conduit à
nouveau chez le Dr Flechsig envers qui il va déclencher un délire
paranoïaque de persécution. Interné ensuite dans diverses cliniques,
dès ses cinquante-deux ans, il meurt à l’asile, à soixante-huit ans.
À partir de ce cas du président Schreber qui n’a pas été son
patient, Freud développe sa théorie de la paranoïa.
Pour lui, l’amour homosexuel refoulé de Schreber pour son
médecin Flechsig se retournerait, dans un mécanisme paranoïaque,
en persécution. La peur et l’envie d’être pénétré par le père et d’être
transformé en femme par lui constituent son « complexe paternel 1 ».
Voici comment Freud explique les mécanismes paranoïaques 2 :
– L’homme paranoïaque aime un homme et refoule cette pulsion
homosexuelle.
– Son amour se transforme en haine, également refoulée.
– Cette haine, intérieure, projetée à l’extérieur sur la personne
aimée lui est attribuée. Comme l’écrit Freud, « ce qui a été supprimé
de l’intérieur revient de l’extérieur 3 ».
– La personne aimée est censée le persécuter, il peut donc
légitimement la haïr en retour dans un délire de persécution.

À travers le cas de l’érotomanie, Freud décrit le mécanisme chez


une femme 4. L’homosexualité serait également à la base du processus.
– La femme aime une femme, mais refoule cette pulsion
homosexuelle. Elle la transforme en amour pour un homme.
– Elle projette sur lui cet amour, comme si c’était lui qui l’aimait.
– Au final, puisqu’il l’aime, alors elle peut l’aimer lui.
Cependant, pour être très pertinentes, ces équations freudiennes
ne livrent pas la clé originelle de la paranoïa.

La théorie de Freud restée à mi-chemin


En effet, la femme érotomane, en général, passe assez vite du
désir pour un homme à son harcèlement. L’issue est le plus souvent la
violence envers lui. Il manque dans la définition freudienne la haine
envers l’objet d’amour féminin, projetée ensuite sur un homme.
Comme pour la paranoïa masculine, l’amour initial homosexuel se
transforme en haine. De plus, Freud ne dit pas qui est ce « elle ».
Quel objet d’amour archaïque recouvre celui de l’amour
homosexuel féminin sinon la mère ? De même, que recouvre cet
amour homosexuel masculin qui se termine en persécution ?
Chez la femme comme chez l’homme, l’amour envers l’homme
agit comme un leurre. Dans les deux cas, la projection chez l’une et
l’homosexualité latente chez l’autre dissimulent un conflit interne en
5
relation avec… la mère archaïque , parent unique des premières
années de vie 6. La paranoïa comporte toujours une dimension
d’homosexualité refoulée, elle en est une caractéristique, mais pas
son fondement. Aussi, dans une thérapie de la paranoïa, si on ne se
fonde que sur cette homosexualité refoulée, reste-t-on au milieu du
chemin. La paranoïa est fondamentalement une maladie du maternel
comme cela apparaît notamment dans le texte délirant écrit par
Schreber, Les Mémoires d’un névropathe 7.

La mère archaïque, le père-soleil chez


Schreber et l’origine de la paranoïa
Pour lui, il y a Dieu, à l’origine de tout, fait de nerfs illimités. Une
confusion entretenue avec l’expression usitée « Dieu le père » occulte
le fait que le Tout-Puissant, qui a tout créé, qui voit et sait tout, ne
peut être, dans l’inconscient, qu’une mère archaïque, instance unique
et non le père en tant que membre d’une relation triangulaire. De
8
plus, pour Schreber, le soleil est une manifestation indirecte de Dieu .
Il n’est qu’un intermédiaire : « Le soleil me parle avec des mots
humains et se signale comme organe d’un être supérieur se trouvant
9
derrière lui » ; « Le soleil est l’œil de Dieu . » La cosmogonie de
Schreber peut s’interpréter ainsi : le père, car le soleil est toujours
paternel dans le symbolisme, est l’œil de la mère archaïque, Dieu,
10
placée derrière lui et lui étant supérieure .
Dans le scénario de Schreber, genèse de sa maladie, tout allait
bien tant que Dieu laissait les humains tranquilles. Cette sorte d’Éden
va être compromise, car les « nerfs des personnes vivantes » ont un
pouvoir d’attraction dangereux sur Dieu. Séduction de la mère par
l’enfant, mais en fait, séduction de l’enfant par la mère. Car dans
11
l’« originaire », lors de ses premières années, l’enfant est la mère, la
12
mère est lui ; quand elle le séduit, il la séduit tout autant . Schreber
l’évoque, à travers le poème de Goethe, Der Fischer : « moitié elle
l’entraîna par le fond, moitié il sombra 13 ». Dans l’originaire, la mère
est le miroir de l’enfant : un « moi-maman » peut se retrouver noyé
dans un reflet identique. Non encore séparé, l’enfant est menacé
d’être englouti par la mère mais l’inverse est tout aussi possible : il la
met fantasmatiquement en danger par sa séduction, ce que Schreber
appelle le pouvoir « des vivants sur Dieu ». À la lecture de son texte et
suite à mon observation des phénomènes paranoïaques chez mes
patients, j’en ai déduit que la paranoïa repose au moins sur quatre
fondements.
Le premier est la terreur de disparaître par l’« attraction » de cette
« mère moi-même ». Non la menace d’un père, dans une triangulation
père-mère-enfant, mais celle d’une mère archaïque unique, quitte à ce
qu’elle prenne figure paternelle dans le cas de Schreber. Il s’agit de la
disparition du sujet, l’enfant étant comme aspiré par la séduction
14
mutuelle dans un gouffre de non-différenciation totale.
Dans cette relation de séduction, le bébé est également menacé
par un autre aspect de la toute-puissance de la mère résidant dans la
capacité de cette dernière à lui retirer son amour. Le deuxième
fondement est donc la crainte de l’abandon 15. Ainsi, un paranoïaque
essaie de quitter avant d’être quitté et son délire apparaît souvent lors
d’une rupture de relation d’amour.
Il n’y a qu’une seule solution pour lui : la mort de cette mère
archaïque pour qu’elle ne puisse plus le tenir dans son pouvoir de
séduction et d’abandon. Le troisième fondement de la paranoïa est le
désir du meurtre maternel. Cependant, ce vœu est inacceptable, car
pouvant mener à un anéantissement total : moi-maman tuerait moi-
maman. Le paranoïaque prend donc toujours des cibles où cette mère
et ce désir meurtrier sont rendus méconnaissables : personnages
masculins ou féminins transférentiels, un directeur, un psychanalyste
– un psychiatre avec Schreber – une patronne, une femme
d’autorité 16, une rivale 17… Il ne cesse de tenter d’accomplir ce
meurtre tout en œuvrant pour que cela n’arrive jamais 18.
Enfin, le quatrième fondement est l’absence de sécurité de base,
de ce que Françoise Dolto appelait l’image de base du corps 19.
Formée à partir de l’environnement précoce de l’enfant, elle est le
socle permettant à l’individu de prendre sa place dans le monde avec
confiance. Confiance est un mot étranger à l’univers paranoïaque : la
permanente menace de disparition de cette base est sa terreur
fondamentale.

Schreber et les pictogrammes de l’originaire


Schreber décrit chez les humains des nerfs purs « articulés à
Dieu » qu’il distingue ensuite en « nerfs noirs » et « nerfs blancs ». On
retrouve le clivage de l’originaire tel que l’a théorisé Piera Aulagnier :
des pictogrammes d’évolution 20, représentant pour le nourrisson ce qui
est bon à prendre, les « nerfs blancs », et des pictogrammes
d’involution 21, mauvais, à rejeter, les « nerfs noirs » en rapport avec la
mère, le Dieu de Schreber.
À cet endroit intervient une langue fondamentale, qu’il dit être la
« langue de Dieu, un allemand archaïque ». Freud, à juste titre,
l’appelle la langue de l’inconscient. En fait, il s’agit plus précisément
de celle de l’originaire, ou « langue maternelle ». Schreber la décrit
dans son aspect paradoxal 22 : poison pour nourriture, récompense
pour châtiment… Dans l’originaire, ce qui vient de la mère est a
priori toujours bon. Tout y est amour et don. Aussi, ce qui pourrait
être donné en négatif n’est-il encore qu’amour.
Pour Schreber, cette langue fondamentale est utilisée pour
s’adresser à « celui qui est et qui sera », envers qui on est « très loyal
et très obéissant », comme doit l’être un enfant sage avec son parent.
De même, il décrit des diables de « couleur rouge, carotte » et
d’« odeur repoussante ». Tout rouges, sentant mauvais quand ils ont
fait leurs besoins sur eux : ils évoquent probablement les petits
enfants. Dans son système de croyances, ces diables peuvent quand
même être soumis à la purification. Ils ont la possibilité de retourner
à la béatitude qui consiste en un « état de jouissance ininterrompue,
associée à la contemplation de Dieu 23 ». Cette béatitude évoque celle
du nourrisson repu qui contemple sa mère après la tétée.
Le système « humain-Dieu » imaginé par Schreber peut
représenter une sorte de modélisation de la structure de l’inconscient.

La cosmogonie de Schreber
Pour lui, des âmes humaines, à leur mort, peuvent être extraites
des nerfs purifiés, « les vestibules du ciel », parties intégrantes de
Dieu 24.
Le vestibule est une petite pièce qui fait partie de la maison, sas
intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur. Selon Françoise Dolto, les
nourrissons dans leur image inconsciente du corps 25 se conçoivent
comme une petite boule accolée à une grosse, leur mère. Un
adolescent autiste que j’ai reçu dessinait toujours un petit rond collé à
un grand rond signifiant ainsi l’état dans lequel il était resté depuis sa
naissance : lui, petite cellule, soudée à une autre grande cellule, sa
mère. On comprend mieux le modèle imaginé par Schreber : les
« vestibules du ciel » seraient les enfants accolés, dans leur image
inconsciente du corps, au corps plus grand de leur mère.
Schreber divise Dieu en deux parties : les royaumes divins
antérieurs et les royaumes divins postérieurs. Il scinde ensuite ces
derniers en un Dieu inférieur et un Dieu supérieur. Il précise que la
connexion avec eux a lieu après la dissolution du royaume divin
antérieur. On pourrait dire que la fin de la période originelle de la
mère archaïque, le royaume divin antérieur, est l’avènement du
royaume divin postérieur, l’œdipe, période où les parents
représenteraient les deux dieux postérieurs.
26
Le Dieu inférieur pratique l’« éviration, la transformation en être
femelle, le miracle », tandis que le Dieu supérieur peut régénérer la
« virilité ». Aussi, le Dieu inférieur renverrait-il à la mère, car il lui
envoie ses rayons la nuit ; le Dieu supérieur, au père, car il s’avère
27
être le soleil . Ces deux dieux sont probablement le couple parental
de la période œdipienne. Ils ont perdu leur toute-puissance divine
originelle, car ce sont des « êtres distincts, qui dans leurs rapports
réciproques sont animés par leur égoïsme particulier et par leur
propre instinct de conservation 28 ». L’intégration de l’espace et du
temps à la fin de la période originaire apporte celle de la mortalité
des parents qui ne sont plus les dieux immortels de la première
enfance mais des sortes de demi-dieux mortels.

L’hypocondrie, « moi-maman attaquant


moi-maman »
Neuf ans après son épisode hypocondriaque, Schreber retourne
chez Flechsig soigner une dépression. Puis commence son
« effondrement spirituel » et le début de l’influence négative de
29
Flechsig , qu’il ne veut plus regarder dans les yeux, début de sa
paranoïa. La peur, apparemment homosexuelle selon Freud, d’être
abusé par lui semble n’être que celle de la toute-puissance
maternelle, comme chez l’homme aux rats menacé d’une dévoration
de l’intérieur du corps. Pour Schreber, l’abus par Flechsig se conclut
toujours par un « laissé là en plan 30 » qui témoigne de la
problématique d’abandon de la paranoïa. Cependant, neuf ans plus
tôt, il n’était qu’hypocondriaque. Pourquoi Schreber est-il ensuite
passé à un délire paranoïaque ?
31
À mon sens, l’hypocondrie et la paranoïa apparaissent, parmi
d’autres facteurs, comme le résultat de l’internalisation d’une
agression extérieure au sujet, provenant de l’entourage, cette
dernière ayant eu lieu lors des premières années d’enfance. Cela peut
venir des agressions physiques ou psychiques, comme dans les abus
sexuels, ou, ce que j’ai vérifié avec certains patients, des vœux de
mort parentaux, conscients ou inconscients ou bien même des
32
tentatives d’avortement . L’agresseur, intériorisé par le phénomène
originaire, a été perçu comme non différencié de soi-même. Par la
suite subsiste une menace latente interne, souvent conservée telle
quelle jusqu’à son éclosion dans une paranoïa lors d’une période
adolescente ou adulte, et parfois même dans une paranoïa infantile.
Dans l’hypocondrie, il s’agit de « moi attaquant moi et ma mère
archaïque en moi », guerre interne insupportable menaçant
littéralement le sujet d’une implosion susceptible d’aboutir au
morcellement total. Par exemple ce cauchemar d’un de mes patients
adultes, après avoir subi une opération : il tentait d’échapper à un
rat 33, portant un pansement à la tête au même endroit que lui. C’est
en fait lui-même et sa mère qu’il fuyait !
Dans ses formes aiguës, l’hypocondrie est proche de la psychose.
Une autre patiente me décrivait ses trois ou quatre maladies
mortelles imaginaires. Elle déplaçait les zones menacées au fil des
séances dans divers endroits de son corps. Assez perplexes quant à
l’origine de cette hypocondrie, sachant que son enfance s’était passée
sans traumatisme connu, nous en comprîmes l’origine quand sa mère
lui révéla qu’elle avait passé les premiers mois de sa grossesse dans
un grand état de dépression assorti d’une envie compulsive d’avorter
suivie d’un baby blues après sa naissance.
L’hypocondriaque est assailli de douleurs corporelles diverses et
variées toujours promises, selon lui, à un diagnostic fatal. Cependant,
sa structure psychique peut s’installer dans un cadre acceptable pour
la société en évitant, a priori, l’agressivité envers l’autre, et en ayant,
la plupart du temps, une issue mortelle fictive. Les moments
rassurants après les angoisses de destruction permettent répit et
soulagement dans cette bataille incessante, mais font vite place à de
nouvelles inquiétudes, concernant d’autres zones corporelles.
Épargnant apparemment l’entourage, l’hypocondriaque arrive tout de
même à l’agresser par son incessant catastrophisme qui handicape sa
vie sociale, affective et amoureuse.

De l’hypocondrie à la paranoïa en passant


par la projection
La paranoïa, plus élaborée dans son mécanisme que
l’hypocondrie, introduit la projection de l’agressivité à l’extérieur du
corps. Il y a très souvent le passage de l’hypocondrie à la paranoïa ou
l’inverse, de même que des allers-retours de l’une à l’autre.
La projection, comme l’avait perçu Freud, est un phénomène
psychique fondamental pour l’être humain ; après avoir acquis petit à
34
petit une « mêmeté d’être » dans les tout premiers mois de vie,
l’enfant construit peu à peu une image unifiée de lui-même projetée à
l’extérieur, en particulier à partir du stade du miroir. Ceci permet la
conscience réfléchie de soi et l’avènement simultané de l’autre,
différent de soi. La position instable et précaire de l’hypocondriaque
gagne à devenir plus stable et durable par le phénomène de
projection paranoïaque. Le sujet peut se former une image cohérente
distincte de l’autre, quitte à ce que cet autre représente une menace
extérieure. Le paranoïaque, plus adapté à notre monde que
l’hypocondriaque, a l’occasion d’exercer son agressivité dans la sphère
sociale, en entreprise, en politique, et évidemment dans le domaine
guerrier. Autant pour les hommes que pour les femmes, la haine
initiale du maternel archaïque est souvent projetée sur un homme, ce
qui permet de garder inconsciente l’agressivité envers la mère
archaïque. Une de mes patientes qui, enfant, était battue par sa mère
se retrouvait souvent dans des rixes où elle ne se bagarrait qu’avec
des hommes. Dans son analyse, il est apparu inacceptable pour elle
qu’elle m’agresse d’une façon ou d’une autre, car sa violence envers
moi aurait été colossale, cette fois-ci en tant que mère
transférentielle. Après de brèves tentatives d’attaques verbales sur ma
personne, elle quitta la thérapie pour ne pas être confrontée à sa
propre destructivité originelle et peut-être à ma propre crainte
inconsciente.
Le thème de l’homosexualité, loin d’être la source de la paranoïa
comme le suppose Freud, représente plutôt le témoignage intime que
l’objet d’amour perdu est toujours de nature maternelle. Chez la
femme paranoïaque, il s’agit clairement de sa mère. Son amour est
souvent rendu méconnaissable par l’érotomanie envers les hommes
ou bien par une jalousie pathologique qui, en accusant à tort ceux-ci
d’infidélité, témoigne en fait du désir inconscient à l’égard d’une
rivale potentielle, la mère. Il ne s’agit pas pour elle du désir de
posséder l’homme, mais d’une incapacité à pouvoir s’identifier à une
femme.
Chez l’homme, l’homosexualité contient un appel permanent au
père, en tentant sans succès de créer une triangulation œdipienne qui
témoigne de cette crainte primordiale du maternel tout-puissant.
Provoquer un combat entre hommes canalise chez lui l’agressivité
interne angoissante. Un ennemi masculin défini, limité dans ses
contours, sera toujours mieux qu’une menace archaïque maternelle
inconcevable. La haine projetée sur un homme permet de décharger
celle initialement destinée à cette mère archaïque, voire à un parent
de sexe masculin – comme chez Schreber – qui, à un stade précoce,
n’apparaissait pas sexué en tant qu’homme pour l’enfant.

Les yeux et le regard chez le paranoïaque


Chez Schreber, comme chez la plupart des paranoïaques, le regard
tient une place majeure. Lors de leur crime, les sœurs Papin
arrachèrent les yeux de leur patronne et de sa fille ! L’une d’elles a fini
en démence paranoïaque. Beaucoup de délires paranoïaques
commencent par le regard jugé menaçant d’une personne, de la foule.
Le travail de Didier Dumas sur la façon dont un tout petit bébé
perçoit sa mère nous montre que, dès le deuxième mois de vie d’un
nourrisson, les mouvements qui « attirent la prunelle du nourrisson
35
sont ceux qui s’organisent autour d’un seul des yeux de la mère ».
Un œil unique est ce qui est fondamentalement perçu de la mère
archaïque. Si, dans cette vision qui se doit d’être paisible et
rassurante pour lui, s’interfère trop d’agressivité, développée en
miroir dans la période originaire, la mère restera toujours
potentiellement menaçante à partir de ses yeux, et surtout d’un seul
36
œil. Menace réactivée plus tard dans les délires paranoïaques ou les
37
fantasmes collectifs .

Schreber et les fantômes familiaux


Dans l’un de ses délires, Schreber évoque « des oiseaux miraculés
ou oiseaux parlants », « formés à partir de vestibules du ciel, d’âmes
bienheureuses qui chargés de poison de cadavre ont été lâchés sur
lui 38 ».
La femme de Schreber n’a jamais pu être mère. Le couple vit six
fausses couches de 1878 à 1884, date du début de la première folie
hypocondriaque de Schreber. Neuf ans plus tard, en 1893, après une
fille et un garçon mort-nés, en 1888 et en 1892, il entre dans son
processus paranoïaque fatal. Dans la pensée originaire de Schreber,
ces enfants oiseaux, contaminés par la mort, en quelque sorte des
anges au ciel, peuvent représenter ses propres enfants non nés, mais
aussi ceux des générations antérieures.
« À la mort, les impressions reçues restent fixées sur les nerfs 39. »
Cette observation de Schreber préfigure ce que l’on appelle
40
l’épigénétique , science qui étudie comment les affects traumatiques
passent d’une génération à l’autre. Il parle également d’un
« raccordement d’âme » aux ancêtres par l’intermédiaire des nerfs, et
qu’il a eu « dans le corps des fractions d’âme de chacun d’eux », sorte
de description des mécanismes propres aux fantômes familiaux :
comment peuvent être portées par les descendants les émotions non
métabolisées de leurs ancêtres. L’histoire de Schreber convoque
également l’aspect transgénérationnel de la psychose.

L’origine généalogique chez Schreber


En effet, dans ses écrits, il situe l’origine de son mal à partir de la
généalogie de son psychiatre. Tout aurait donc commencé à partir de
Daniel Furchtegott Flechsig 41 qui a dû vivre à la fin du XVIIIe siècle et
était « diable auxiliaire, âme la plus lointaine, escamotée et disparue
depuis longtemps ». En bon paranoïaque, il projette sa généalogie sur
celle de Flechsig, car il existe des similitudes frappantes entre les
deux.
En effet, l’arrière-arrière-grand-père paternel du président
42
Schreber, appelé Daniel Gottfried Schreber , ayant justement vécu à
e
la fin du XVIII siècle, a été au centre d’un drame familial. Il a tout
d’abord eu une première femme morte jeune à la naissance de leur
43 44
fils . Ensuite, sa deuxième femme meurt alors que son fils, le
grand-père paternel de Schreber 45, a sept ans tandis que le benjamin,
46
Johann Benedikt , n’a que deux ans ; ce dernier mourra ensuite à
vingt-cinq ans. « Le décès par hystérie et fièvre » de cet ancêtre
signale des troubles psychiques importants. La notion de meurtre
d’âme, omniprésente chez Schreber, permet de supposer que ces
événements traumatiques ont largement « empoisonné » la vie des
descendants, en créant des fantômes familiaux qui se signalent par la
répétition des traumatismes. En effet, à la génération suivante,
Gustav, le deuxième de la fratrie, meurt à quatre ans 47. À la
génération d’après, le frère du précédent Schreber, appelé également
48
Gustav , se suicide à trente-sept ans d’une balle dans la tête. Un
fantôme transgénérationnel est issu d’un tremblement de terre
familial dont l’épicentre est un traumatisme non métabolisé chez les
ancêtres. Dans la lignée paternelle des Schreber, la mort et la folie de
son arrière-arrière-grand-mère puis l’effondrement probable de son
mari face à ces drames personnels semblent représenter
des traumatismes qui se retrouvent dans le texte de Schreber.
L’historique de cet effondrement transparaît dans ce qu’il nomme
49
« la fin du monde » provoquée par la disparition de la chaleur du
soleil et la glaciation de la Terre. Un tremblement de terre suit
l’avènement du Pr Flechsig et la disparition de Schreber. On peut
penser à la forclusion du nom du père, Schreber, et le règne du tout-
maternel symbolisé par la mère archaïque, Flechsig. L’éloignement du
soleil peut symboliser l’état psychique de l’arrière-arrière-grand-père
paternel Schreber après le décès de sa première femme. Très souvent,
un tel mari ne se remet pas de la mort de celle-ci, qui est la plupart
du temps idéalisée par la suite 50. Une mère dépressive qui s’effondre
jusqu’à en mourir représente un tremblement de terre familial dont
les effets désastreux peuvent se faire sentir sur plusieurs générations.

La mère de Schreber
Le délire de Schreber a sûrement aussi une origine dans sa propre
enfance. Pour lui, à l’origine, un meurtre d’âme a été commis par cet
ancêtre Flechsig « dans le dessein de retenir en lui et de s’arroger les
rayons divins 51 ». Défini par Schreber comme un rapt d’âme, on peut
imaginer qu’il s’agit de son père. Derrière la crainte de toute-
puissance de ce dernier, on ne peut que trouver celle de l’imago qu’il
a construite à partir de ce père abusif. Nous n’avons pas d’éléments à
propos de l’enfance du président Schreber concernant la relation
entre ses parents et l’état psychique de sa mère. Il n’était
probablement pas simple de vivre auprès d’un homme aux principes
de vie si rigides, qui, en plus de machines de contention, de procédés
contre la masturbation, prônait les activités de plein air aux jeunes
hommes pour sublimer le trop-plein d’énergie sexuelle. On peut
cependant se poser la question d’une éventuelle dépression de sa
femme, le couple parental de Schreber étant alors à l’image du couple
ancestral à l’origine du fantôme : un mari froid et rigide avec une
épouse dépressive.
14

Le fantôme des abus : l’homme


aux loups

Le rêve des loups et les associations


de Sergueï Pankejeff
Sergueï Constantinovitch Pankejeff Petrov, « l’homme aux loups »,
présente une phobie des loups à quatre ans, suivie d’obsessions dès
ses cinq ans. À huit ans, il développe une névrose obsessionnelle et
entre en dépression à dix-huit. Il suit une thérapie avec Freud à vingt-
quatre ans pendant quatre années. Il y retourne une année, huit ans
plus tard, puis, sur recommandation de Freud, poursuit une analyse à
quarante ans avec Ruth Mack Brunswick notamment pour des délires
hypocondriaques. Cette deuxième cure s’étend sur presque douze ans
jusqu’à ses cinquante et un ans. Il consultera d’autres psychanalystes
et psychologues de façon fréquente jusqu’à la fin de sa vie.
Le cauchemar, apporté dans l’analyse avec Freud, et sur lequel il a
bâti une bonne partie de sa théorie, a été fait par Sergueï entre sa
troisième et sa cinquième année.
« J’ai rêvé que c’est la nuit et que je me trouve dans mon lit (mon
lit est installé côté pieds vers la fenêtre, devant celle-ci se trouvait un
alignement de vieux noyers ; je sais que c’était l’hiver, quand je rêvais,
et la nuit). Soudain, la fenêtre s’ouvre d’elle-même et je vois avec un
grand effroi quelques loups blancs assis sur le grand noyer devant la
fenêtre. Il y en avait six ou sept. Les loups étaient tout blancs et
ressemblaient plutôt à des renards ou à des chiens bergers, car ils
avaient de grandes queues, comme des renards, et leurs oreilles
étaient dressées comme celles des chiens lorsqu’ils font attention à
quelque chose. Pris d’une grande peur, manifestement celle d’être
dévoré par les loups, je criai et me réveillai 1. » Sergueï ajoute
ensuite : « L’unique action, dans le rêve, était l’ouverture de la fenêtre,
car les loups étaient assis tout à fait tranquillement sans le moindre
mouvement, sur les branches de l’arbre, à droite et à gauche du
tronc, et me regardaient. On dirait qu’ils avaient dirigé vers moi toute
leur attention 2. » Sergueï livre le dessin suivant de ce rêve :

Voici les diverses associations que fait Sergueï :


– Sa sœur avait l’habitude de l’effrayer en brandissant devant lui
l’image d’un loup debout. Pendant la cure, il retrouve la couverture
du livre, celle du Loup et des sept chevreaux.
– La blancheur des loups est associée à celle des moutons que son
père l’emmenait visiter ; ils étaient morts en grand nombre d’une
épidémie.
– Sergueï associe avec l’histoire du petit tailleur. Un loup pénètre
chez ce dernier qui lui arrache la queue et s’enfuit. Poursuivi par une
meute, le tailleur se réfugie dans un arbre et met en déroute les loups
en dénonçant celui qui a perdu sa queue.
– Sous l’influence de Freud, Sergueï admet que le nombre, six ou
sept, peut se rapporter au conte du Loup et des sept chevreaux. Le loup
y dévore six chevreaux, le septième étant épargné parce qu’il se
dissimule dans le boîtier d’une horloge. Le blanc est la couleur de la
patte du loup blanchie dans la farine pour tromper les chevreaux.
Après le repas, le loup ronfle sous un arbre.

Les interprétations de Freud


Freud écrit que le rêve « se rapporte à un épisode qui s’est
réellement produit et n’a pas été simplement imaginé. Il ne peut
3
s’agir que de la réalité de quelque chose d’inconnu ». Il introduit
d’emblée l’idée d’une scène originaire oubliée à laquelle aurait assisté
Sergueï enfant, deux ans et demi avant ce rêve.
Freud introduit alors une opération mentale : le retournement en
son contraire. À partir de ce point, il déroule sa démonstration en
inversant les données : les loups ne regardent pas Sergueï, il les
observe ; ils ne sont pas dans l’arbre, mais à son pied comme dans
l’histoire du tailleur ; au contraire d’être immobiles, ils sont en
mouvement « très vif ». De l’arbre de Noël, période juste avant
l’anniversaire de Sergueï, Freud déduit qu’il avait quatre ans quand il
a fait le rêve. À la place des cadeaux dans l’arbre, l’enfant aurait
soudainement vu des… loups. Pour Freud, l’angoisse est celle d’être
4
dévoré par « le loup – vraisemblablement son père ». S’ensuit le
motif initial, celui d’avoir désiré de façon homosexuelle la
« satisfaction du père » et l’« effroi inspiré par l’accomplissement de
ce souhait ». Le professeur arrive au cœur de son raisonnement : « Ce
qui, cette nuit-là, fut activé à partir du chaos des traces inconscientes
5
laissées par l’impression était l’image d’un coït entre les parents . »
Freud distingue donc la temporalité du rêve – qu’il situe aux
quatre ans de Sergueï, en hiver, la nuit, non loin de Noël – de celle de
la scène primitive qui aurait eu lieu quand il avait un an et demi,
suite à un accès de malaria de l’enfant : à cinq heures de l’après-midi,
fièvreux, Sergueï faisait la sieste et aurait surpris le coït de ses
parents, le père debout et la mère en position « penchée comme un
animal 6 ». Freud étaye son raisonnement par la blancheur rappelant
celle des vêtements des parents pendant l’acte ; la cinquième heure,
car Sergueï était « en proie à des ambiances de dépression l’après-
midi qui culminaient à la cinquième heure » ; enfin, les loups du
dessin étaient cinq. Freud précise que son patient, qui le contestera
toute sa vie, « fut témoin à trois reprises d’un coït a tergo (par-
derrière), put voir les organes génitaux de sa mère et le membre de
son père », puis « qu’il perturba le rapport sexuel des parents ». Le
professeur, demandant au lecteur d’adopter « une croyance provisoire
en la réalité de cette scène 7 », apporte une série d’arguments destinés
à la transformer en une certitude durable. Il conclut son
interprétation du rêve : « Désir de satisfaction sexuelle par le
père/compréhension de la condition de castration qui s’y
attache/angoisse face au père. Je pense qu’à présent seulement, le
rêve d’angoisse du petit garçon de quatre ans est totalement
élucidé 8. »
Voici ce qu’a dit l’homme aux loups de cette scène primitive, dans
9
ses entretiens avec Karin Obholzer : « Freud ramène tout à la scène
originaire, qu’il déduit du rêve. Mais dans le rêve, elle n’a pas lieu.
Cette scène primitive, c’est une pure construction. Observer le coït
des parents était impossible, parce que en Russie les enfants
dormaient dans la même pièce que leur bonne, et non pas dans la
chambre à coucher de leurs parents. Évidemment, il peut y avoir un
jour une exception, mais comment le savoir ? Mais je n’ai jamais
réussi à me souvenir de rien de semblable 10. »
Il est notable que son discours n’a pas changé dans ses
biographies que ce soit lors de la publication de Freud, de l’analyse
avec Mack Brunswick 11, des entretiens avec Muriel Gardiner 12, de
l’histoire qu’il a écrite de sa vie 13 et de ces entretiens les plus tardifs
avec Karin Obholzer 14.
Cette scène sexuelle n’est donc que la déduction de Freud.
Première observation : bien que le rêve opère une déformation, la
scène devrait ressembler au moins à quelque chose qui se partage à
deux, qui rappellerait la copulation, d’une manière ou d’une autre 15
par analogie, métaphore… Or ces loups ne font rien les uns avec les
autres, ils ne bougent pas et regardent Sergueï. Le seul outil
théorique pour justifier l’hypothèse de Freud est donc le concept de
« retournement en son contraire ».

Le retournement en son contraire existe-t-il


dans l’inconscient ?
Si un tel processus existe, il ne peut être permanent, car sinon
tout élément d’un rêve devrait être traduit en son contraire. Quel est
le critère qui peut déterminer qu’une chose dans un rêve est ce qu’elle
montre ou son opposé ?
Freud explique pourtant que : « Le rêve n’a aucun moyen
d’exprimer la relation de contradiction, l’opposition, le “non” 16. »
Toutefois, il précise qu’il existe un certain nombre de cas pour
lesquels une « partie du contenu du rêve déjà formée est inversée 17 ».
Il en livre deux exemples. Le premier, celui d’un patient qui avait rêvé
que son frère, en bas de l’échelle sociale dans la réalité, était en haut
d’un escalier tandis que lui-même, élevé socialement, y était en bas 18,
rêve en rapport avec un désir pour une nourrice représentant leur
mère. Freud note bien que le frère représente un rival auprès de la
femme 19. À mon sens, le rêve n’exprimerait pas le contraire de la
réalité, mais la jalousie, bien réelle, et inconsciente, du rêveur, qui
pense que son frère est favorisé par leur mère.
L’autre rêve est de Freud. Goethe, « connu », y attaquait son ami
Fliess, tandis que dans la réalité Fliess était diffamé par un journaliste
20
« inconnu ». Or Freud admirait Goethe et s’est toujours imaginé
célèbre dans le futur. Dans le rêve, Goethe pourrait très bien être…
Freud lui-même, ce qu’il n’a pas perçu ! Ce rêve, au lieu d’être d’une
inversion, indiquerait que Freud, potentiellement connu, aurait de
l’hostilité, encore une fois inconsciente, envers son ami Fliess, ce que
la suite montrera.
Ces deux exemples de Freud, au lieu d’étayer sa thèse, confirment
une fois encore que l’inconscient ignore la contradiction et le
mensonge. Ne s’opposant jamais à lui-même, il « exprime » toujours
une réalité, déformée, mais non inversée. Quelle serait alors la
motivation de Freud pour utiliser cette hypothèse « d’inconscient de
l’inconscient » ? Il l’écrit d’une façon stupéfiante dans L’Interprétation
des rêves : « Aussi, lorsqu’un rêve refuse obstinément de livrer son
sens, a-t-on le droit chaque fois de tenter une inversion pour certaines
parties de son contenu manifeste, après quoi il n’est pas rare que tout
21
devienne clair . » Freud dit qu’il emploie le renversement en son
contraire quand… il ne comprend pas !

Angoisse des origines ou scène originaire ?


Sans ce procédé d’inversion, la démonstration de Freud apparaît
beaucoup plus improbable. Dans ce cas, que signifierait ce rêve ?
Il confond le temps et l’espace du rêve avec ceux de la réalité,
comme si le rêveur était éveillé. À la fois au passé et au présent, il
présente la caractéristique des rêves traumatiques, celle d’avoir fixé le
temps dans un éternel présent. De quel traumatisme pourrait-il
s’agir ? Dans les rêves et les actes manqués – comme les
défenestrations – la fenêtre renvoie fortement à la symbolique de la
naissance. Aussi, ce rêve pourrait-il évoquer effectivement une scène
originaire, non pas sexuelle, mais symbolisant la façon dont un être
vient au monde. « Qu’est-ce qui m’a “fait naître” ? » est la question
fondamentale que se pose tout enfant en âge œdipien, celui de
Sergueï, au moment du rêve. En questionnant les origines, elle inclut
une angoisse relative à la façon dont il a été conçu, comme mystère
commun à tout être humain, celui de la venue au monde. Mystère
transformé en angoisse pour des raisons appartenant à la vie et à la
généalogie de l’homme aux loups : ce ne serait pas la scène originaire
du coït qui aurait fait traumatisme, mais à l’inverse, l’absence de
représentation de ce qui a pu présider à ce que deux êtres humains en
créent un autre.
Dans son rêve, il voit d’abord les noyers par la fenêtre. En
allemand, un noyer se dit : ein Nussbaum. Nuss signifie « noix », mais
il existe un synonyme : Rätsel, qui veut dire « énigme ». La fenêtre
s’ouvre d’elle-même comme des yeux qui pourraient enfin voir. Au
jour de Noël, non loin de son anniversaire, la question serait-elle
comment les enfants viennent-ils au monde ? L’homme aux loups
déclare dans ses mémoires : « Je me souviens qu’enfant, je me cassais
la tête pour savoir comment les enfants viennent au monde. Ma sœur
et moi avons conclu un accord, au terme duquel, le premier qui
trouverait la solution de l’énigme devait aussitôt en informer l’autre.
Ma sœur me dit ensuite qu’il lui était impossible de me communiquer
22
ce secret . »

Le loup, une instance maternelle archaïque


La crainte du loup est celle d’une dévoration, appartenant au
stade oral, angoisse qui surgit à la fin du rêve. Elle signale la terreur
d’une instance archaïque de type maternel, très souvent une grand-
mère dans les phobies. Il n’est pas fortuit que le loup du Petit
Chaperon rouge se transforme en grand-mère. Si, dans de
nombreuses civilisations, l’aspect protecteur du loup en fait un
symbole de type masculin, il est également relatif à une force
terrestre. « Cet animal reste associé à l’idée de fécondité » et
23
représente essentiellement le « symbolisme du dévorateur ».
Question que se pose Sergueï, enfant : « Le loup était-il donc une
créature féminine, ou bien les hommes pouvaient-ils aussi avoir des
24
enfants dans le corps ? »
Dans l’hypothèse que la scène évoquerait la question des origines,
cet arbre pourrait représenter un arbre généalogique, les loups y
étant des femmes. Où seraient alors les hommes ? Sergueï semble
avoir dessiné un arbre familial appartenant à son inconscient
généalogique. Or, dans cet inconscient, les pères ne participent pas à
la conception des enfants puisque Sergueï n’a été élevé que par des
femmes. Cependant, Freud considère qu’« il n’avait pas eu de motif
de supposer que les enfants ne viennent que de la femme. Au
contraire, la nania lui avait fait croire qu’il était l’enfant de son père,
sa sœur étant celui de sa mère 25. »
Que Sergueï imagine dans un premier temps avoir été fait
seulement par son père, ou sa sœur par sa mère, revient à l’avoir été
par une mère archaïque unique d’avant la différenciation sexuelle.
Aussi, au moment où Sergueï tente de concevoir un couple parental
qui aurait pu le mettre au monde rencontre-t-il le mythe de Marie et
pense que « c’est donc que les enfants venaient de la femme 26 ». Il se
prend alors pour le Christ et développe une névrose obsessionnelle.
La phobie infantile du loup serait celle d’une mère archaïque
unique mettant seule les enfants au monde, bien trop menaçante, car
représentant un Dieu dévorant. Qu’est-ce qui peut terrifier un enfant
sinon de ne pas avoir d’instance tierce pour le séparer du maternel ?
Les seuls hommes à qui Sergueï pourrait s’adresser sont invalides ou
absents – son père est la plupart du temps à l’hôpital ; les figures
masculines de la maison sont des sourds, des infirmes ou des
handicapés 27. Freud introduit une fois de plus un mythique père
castrateur dans son analyse et en sort le maternel. Pourtant, il note
que Sergueï, enfant, avait besoin que son père exerce une autorité
qu’il refusait d’appliquer. L’homme aux loups, pour sa part, affirme
n’avoir jamais craint ce dernier.

L’arbre généalogique de Sergueï :


un fantôme de suicide
Sergueï, en plus de sa mère et sa grand-mère maternelle, a été
élevé par sa nourrice, Groucha, puis par une autre nania et enfin par
une gouvernante, Miss Owen.
Les cinq loups dessinés dans l’arbre pourraient figurer ces cinq
femmes importantes et vivantes de son enfance. Les sixième et
septième loups, évoqués mais absents du dessin, seraient symbolisés
par les deux branches vides de l’arbre et représenteraient alors deux
mortes importantes de sa généalogie : sa grand-mère paternelle
28
suicidée avant la naissance de Sergueï et sa fille, la tante Liuaba
décédée à huit ans. Le suicide de cette grand-mère, qui ne s’est pas
remise du décès de son enfant, révèle une dimension traumatique,
29
probablement à la source d’un fantôme familial . Le thème du
suicide est omniprésent dans cette généalogie sachant, de plus, que le
blanc – couleur des loups – était la couleur du deuil en Russie à cette
30 31 32
époque : le père , la sœur , la femme de l’homme aux loups sont
également morts par suicide. La dernière femme de sa vie, Madame
Q., obtiendra ainsi de la part de Sergueï le tiers de sa fortune en
menaçant également de se suicider. Freud interprète d’ailleurs
l’association de Sergueï à propos de la blancheur des loups comme
référence à la « recherche sexuelle » infantile, mais aussi à
33
l’« angoisse de mort ».
Ce fantôme de la grand-mère paternelle, lié au traumatisme de la
perte de sa fille, semble se signaler avec le chiffre cinq qui ressort
encore une fois dans un épisode d’enfance de Sergueï. Peu de temps
34
avant ses cinq ans, celui-ci a un moment hallucinatoire : ayant
sculpté avec un canif dans un des noyers de la propriété, il a cru
s’être entaillé le doigt jusqu’à ce qu’il ne tienne plus que par la peau
et pense avoir fait jaillir du sang d’un l’arbre. Pour Freud il s’agit
d’une angoisse de castration, Sergueï associant l’arbre à une femme.
35
Or la grand-mère paternelle ayant eu cinq enfants vivants , comme
les cinq doigts de la main, la fille morte, Liuaba, pourrait plutôt
représenter ce doigt manquant et halluciné, enfant perdu de cette
grand-mère et ôté de l’arbre généalogique symbolisé encore une fois
par le noyer.

Des loups ou des « chiens femmes » ?


Les loups, selon Freud, seraient des hommes ayant une queue,
leur pénis. Pour Sergueï, les loups « ressemblaient plutôt à des
renards ou à des chiens bergers ». Dans les rêves et les dessins
d’enfants, les chiens et renards symbolisent le masculin.
Selon mon interprétation, les loups pourraient plutôt être des
36
femmes déguisées en hommes : des loups déguisés en chiens .
37
Comme pour le rat , la queue du loup ne serait donc pas un pénis
masculin mais « maternel ». En effet, la queue n’est pas placée à
38
l’avant. C’est un appendice postérieur, proche de la zone anale . Bien
que le mot soit employé pour désigner le pénis, et qu’au niveau du
symbolisme universel, la queue est la puissance phallique d’un
39
animal , la simple analogie visuelle se distingue de ce qu’elle
représente, qui peut être une force tout aussi féminine que masculine.
Placée à l’arrière, la queue d’un mammifère n’est pas menaçante. En
revanche, elle est un apanage visuel qui témoigne d’une force
indirecte, indiquant d’ailleurs l’échec et l’humiliation quand l’animal a
la « queue entre les jambes ». Aussi, la lecture du conte du tailleur
peut-elle être différente de celle de Freud : le rôle du tailleur serait de
couper le faux pénis du « loup femme » qui veut dévorer l’enfant ; il
dénonce le loup à la queue coupée, comme si une supercherie
concernant le genre sexuel était dévoilée.
Au long de sa vie, Sergueï donnera toujours des sommes
exorbitantes à ses tailleurs, ce que Freud interprète comme la crainte
de castration du père. On peut, au contraire, penser qu’il les paie cher
pour qu’ils continuent, dans son fantasme, à le protéger des femmes.
Dans l’histoire des sept chevreaux, le loup montre patte blanche
pour tromper son monde et se fait passer pour la mère. Le chevreau
qui se réfugie dans l’horloge est sauf : le temps fait sortir l’enfant de
l’originaire, hors temps. Freud note, pendant la cure, que l’homme
aux loups regarde souvent avec appréhension l’horloge de son
analyste : au lieu d’être un parent séparateur inscrivant l’enfant dans
le temps, Freud incarne-t-il de façon angoissante une mère archaïque
dévoreuse, hors temps ? Le loup, « image initiatique et archétypale,
liée au phénomène de l’alternance jour-nuit, vie-mort », évoque dans
la mythologie « une convergence très nette entre la morsure des
canidés et le temps destructeur. Kronos apparaît ici avec le visage
d’Anubis, du monstre dévorant le temps humain 40 ».

L’importance traumatique de Miss Owen


Freud met d’entrée de jeu sur la touche deux personnages qui ont
pourtant eu un rôle décisif dans la sexualité de Sergueï : sa sœur et
Miss Owen, la gouvernante anglaise.
En ce qui concerne la gouvernante, Sergueï en a deux souvenirs
majeurs : Miss Owen lui avait dit une fois, sadiquement, que des
caramels étaient « en réalité des petits morceaux de serpent 41 » ; elle
avait une autre fois resserré sa robe par-derrière et s’écriait :
42
« Regardez ma petite queue, regardez ma petite queue ! » Ce
personnage, que Sergueï qualifiait de « néfaste », est associé au
serpent et à la queue. Il se souvient par ailleurs de son père
découpant un serpent en morceaux. Plus qu’une menace de
castration, n’est-ce pas la façon dont le père peut rassurer l’enfant
dans sa crainte de la puissance féminine ? En effet, la ressemblance
du serpent au pénis a fourvoyé beaucoup d’interprétations
psychanalytiques : « L’universalité des traditions fait du serpent le
maître des femmes, parce qu’il est celui de la fécondité. L’ambivalence
sexuelle du serpent se traduit par le fait qu’il soit à la fois matrice et
phallus 43. » En effet, le serpent représente fondamentalement la
puissance phallique féminine. Cette crainte de la femme chez Sergueï
se retrouve dans un autre souvenir d’enfance. Il « poursuivait un
grand et beau papillon à bandes jaunes dont les vastes ailes se
prolongeaient en points – en queue d’hirondelle, donc. Soudain, alors
que le papillon s’était posé sur une fleur, il ressentit une terrible
angoisse face à cet animal et prit la fuite en criant 44. » L’ouverture et
la fermeture des ailes l’inquiètent et produisent la « même impression
que lorsqu’une femme ouvre les jambes, et celles-ci produisent alors
la figure d’un V romain ». Freud mettant ce V en relation avec la
cinquième heure supposée de la scène originaire, Sergueï va associer
quant à lui à sa première nourrice Groucha, puis à la vue qu’il avait
eue d’elle par-derrière. Pour Freud, le désir surgi lors de la scène
sexuelle, réactivé plus tard avec Groucha, aurait apporté l’angoisse de
castration du père, notamment parce que la nounou avait menacé son
pénis quand il avait voulu qu’elle le lui touche.
L’association de Freud du V romain avec la cinquième heure n’est
pas tout à fait convaincante, pas plus que la position « par-derrière ».
En effet, cette position ne ferait pas un « V » romain pour un
observateur mais plutôt un « Λ », ce qui infirme la thèse de la scène
45
originelle . En revanche, ce « V » indique, selon l’association de
Sergueï, une femme qui écarte les jambes. Ce papillon, le machaon
ou « grand porte-queue », est décrit ainsi : « L’extrémité inférieure de
ses ailes est ornée d’une bordure dont les motifs rappellent une
rangée de dents, les pointes effilées qui forment la queue ont quant à
elle la forme de crocs surmontés d’une tache rouge surmontée d’un
46
losange . » Cette angoisse face au papillon ressemble à celle face à
une femme perçue comme menaçante, angoisse du « vagin à dents ».
Dans son ouvrage Gynophobia ou la peur des femmes 47, Lederer a
montré comment le « vagin cloaque » et le « vagin à dents »
représentent deux angoisses fondamentales chez les hommes.
À partir du moment où Miss Owen s’est occupée de lui, il a
commencé à aller mal, à tel point que sa mère pensait ne plus
pouvoir l’envoyer à l’école. Freud attribue pourtant son changement
d’humeur à un abus commis antérieurement par sa sœur.

L’abus sexuel par sa sœur


Écartant la gouvernante de la démonstration, s’il reconnaît dans
un premier temps l’importance de la séduction par la sœur qui avait
joué avec le membre de Sergueï lorsqu’il avait trois ans et quart,
Freud la met également à l’écart par cette affirmation : pour Sergueï,
« le rejet ne portait pas sur la chose mais sur la personne 48 ». Freud
minimise la séduction pour ne retenir que les fantasmes de Sergueï
dans la survenue de sa névrose. Nania l’aurait éconduit, ce qui aurait
amené l’arrêt de la masturbation et une régression à la phase
sadique-anale. Retournant son agressivité envers lui-même, il aurait
une attitude masochiste accompagnée d’un désir homosexuel envers
son père.
Pourquoi ne pas croire Sergueï quand il énonce : « Ce qui s’est
passé avec ma sœur j’en ai gardé le souvenir. Elle était agressive, et
c’est pourquoi ce complexe n’a pas disparu ; il a continué à agir d’une
manière ou d’une autre. Il s’agit d’une séduction enfantine quand elle
jouait avec mon membre. C’est quelque chose de très important
quand cela a eu lieu dans l’enfance 49. »
Freud ne mentionne pas dans son livre qu’avant de terroriser son
frère avec l’image du loup dressé, Anna lui avait dit qu’elle allait lui
montrer l’image d’une jolie petite fille 50. Ce détail contredit ce que
Freud pose d’emblée : « Son angoisse se rapportait toujours au loup
51
debout, c’est-à-dire au père . »
Cependant, un rêve fait par Sergueï, à l’âge de huit ans, concerne
cette fois-ci un lion. L’animal fantasmé à travers son maître d’école se
dresse devant lui. Cette angoisse rappelle le loup dressé du livre. Le
lion, symbolique masculine, représente effectivement un parent
archaïque qui serait pour le coup son père. Il ne s’agit toujours pas de
castration, le lion étant dévorateur, mais probablement d’un message
envoyé par Anna à son frère à partir du loup dressé. Ce rêve du lion,
abuseur masculin, nous ramène à la possibilité d’un inceste paternel
sur la sœur de Sergueï, thèse de Nicolas Abraham et Maria Török.

Le « Verbier de l’homme aux loups » :


l’inceste paternel de l’homme aux loups
Ils commencent leur ouvrage par cette observation : « Nous
soupçonnions l’existence d’une cohabitation, au sein de la même
personne, de l’image de la sœur aînée et de la sienne propre 52. »
Sergueï serait dépositaire du secret de sa sœur : « La sœur prétend
reproduire avec son cadet une scène sexuelle qui aurait eu lieu au
préalable entre elle et le père 53. » Les auteurs voient d’ailleurs dans la
scène originaire imaginée par Freud « le signe d’une sûre intuition
clinique qui consistera, à défaut de renseignements, à construire de
toutes pièces cette scène de la séduction 54. » Il semble, en effet, que
Freud ait bien perçu des indices multiples qui lui ont permis d’une
façon assez sûre de dater une scène majeure pour l’homme aux loups,
à ses un an et demi ; mais loin d’avoir assisté à un coït entre les
parents, Sergueï a peut-être été le spectateur précoce d’un abus de
55 56
son père sur sa sœur . Vu la propre perversité de son père , on
comprend que, malgré son génie clinique, Freud était en incapacité
d’entendre chez l’homme aux loups ce qui faisait tant refoulement,
clivage et déni chez lui-même. Ce dernier chercherait alors
opiniâtrement chez Sergueï une scène traumatique qu’il aurait lui-
même vécue tout en lui substituant une autre, celle du coït parental.
On pourrait rétorquer que Sergueï n’a pas plus eu le souvenir d’une
scène de coït 57 que celui d’une scène d’abus envers sa sœur. On sait
qu’une telle scène, cette fois-ci réellement traumatique, et ayant eu
lieu avant trois ans, a toutes les chances de rester hors de la mémoire
consciente 58.
On peut suivre à la trace cet inceste paternel à partir d’un autre
rêve de l’homme aux loups. Un diable y est debout dressé désignant
du doigt un gigantesque escargot. Freud associe l’escargot à la femme
et interprète ce rêve comme une demande de « renseignements sur
59
l’énigme du rapport sexuel ».
Si on se réfère à l’image du corps archaïque dans les travaux de
Françoise Dolto, la représentation de l’image du corps d’un enfant est
60
celle d’une coquille spiralée . Dans ce cas, le diable pointerait alors
un doigt non pas vers une femme, mais vers un enfant. De plus,
Freud oublie que le diable est un séducteur masculin ; il serait pour le
moins étrange de demander un renseignement au démon quand
celui-ci s’empare d’une fille par le meurtre et l’abus. En effet, Sergueï
l’associe au conte de Lermontov : le diable, amoureux de Tamara, qui
attend le retour de son fiancé et fait perdre la vie à ce dernier. Il
poursuit ensuite la jeune fille. La convainquant qu’il renoncera au mal
pour elle, au moment où il réussit à l’embrasser, elle meurt.
Lermontov est important dans la vie d’Anna. En effet, Freud écrit :
« Son père avait coutume de comparer les poèmes de sa sœur défunte
avec ceux du grand auteur 61. » Sergueï était même allé pleurer sur la
tombe du poète, dans la région où Anna s’était étrangement suicidée.
Il associe également ce rêve à un autre, en relation avec un père et
son fils qui faisaient « ensemble » la sieste. Là encore, dans ses
commentaires, Freud a une intuition clinique qui lui fait entrevoir
l’homosexualité, mais il la place en tant que fantasme du fils, et non
comme menace paternelle.
Sur ce thème de l’inceste, on peut se poser la question d’un abus
qu’aurait subi Sergueï si l’on se réfère à une observation de Jeffrey
Masson qui a eu accès aux notes inédites de la deuxième analyse de
l’homme aux loups menée par Ruth Mack Brunswick : « Elle fut
surprise de découvrir qu’enfant il avait subi un viol avec sodomie,
commis par un parent. Elle fut surprise également d’apprendre que
62
Freud ignorait ce viol. Elle ne lui en parlera jamais . »

La demande empoisonnée de Freud


à son patient
En tout état de cause, lors de cette cure, Freud promet à Sergueï
la guérison, qu’il obtient, pour une part, au bout de quatre ans. Ce
processus de guérison s’arrêtera quand Sergueï reviendra le voir cinq
ans après pour une deuxième analyse qui ne durera que quelques
mois. Freud est maintenant atteint d’un cancer. On ne sait si son
patient l’a su mais par la suite Sergueï développe une paranoïa assez
délirante dont les deux thèmes majeurs sont « le nez » et « les dents ».
Son angoisse de mort s’exprime par le retour de sa constipation
pourtant disparue pendant six ans.
Cependant, l’élément déclencheur de ces symptômes est
probablement la demande écrite adressée par Freud à Sergueï pour
qu’il confirme l’exactitude de son rêve au sujet des loups : « Il est à
noter que ma lettre au professeur est datée du 6 juin 1926. En juin de
cette année commença ma maladie causée par mon nez, dénommée
“paranoïa”… le début de la paranoïa se trouve-t-il de quelque
63
manière en relation avec les questions du professeur Freud ? »
Ayant déjà publié « son cas » en 1918, il est probable que ce dernier
ait eu envie de passer à autre chose, ce qui, parmi d’autres raisons, l’a
poussé à l’adresser à l’une de ses propres analysantes, Ruth Mack
Brunswick.

Ruth Mack Brunswick, le chien policier


de Freud
À l’automne 1926, Sergueï entre en analyse avec Ruth. Il est
persuadé que son nez a été abîmé par un certain Professeur X., qu’il a
consulté sur les conseils de Freud. Ruth note d’emblée que le Sergueï
qu’elle reçoit est menteur, hypocrite et malhonnête, et n’a plus rien à
voir avec l’homme « honorable et consciencieux 64 » que décrivait
Freud. Le thème de l’argent va occuper une bonne partie du cadre de
l’analyse mais pas seulement du côté de Sergueï. En effet, Ruth le
reçoit gratuitement tandis que Freud pourvoit financièrement aux
besoins matériels de son ancien analysant par l’entremise de la
société internationale de psychanalyse. Là où Sergueï est accusé de
dissimuler ses ressources financières pour tromper son bienfaiteur 65,
ce dernier maintient son ancien patient enchaîné à lui par le cordon
de la bourse. Dans cet échange, argent contre validation tacite de la
théorie, qui est le plus floué ? En analyse, la gratuité est un cadeau
empoisonné ; on imagine combien redoutable peut être de recevoir
une rente de son analyste, même indirectement ou temporairement…
Le premier rêve avec Ruth Mack Brunswick est une nouvelle
version du fameux rêve des loups ; les loups, auparavant blancs, sont
à présent gris.
L’interprétation de Ruth est qu’il échappe au transfert homosexuel
angoissant avec Freud. Or, Sergueï associe qu’en allant chez Freud, il
a eu plus d’une fois l’occasion de voir son grand chien policier gris,
qui a l’air d’un loup apprivoisé. Ruth que cela amuse n’en dit rien
alors qu’il est probable qu’elle représente ce chien, bon « toutou », de
Freud. Elle n’a pas d’autre possibilité que de suivre la ligne tracée par
ce dernier et ne pourra jamais remettre en cause la première analyse
avec lui. Lors de toute la cure, le « maître » sera naturellement
présent. Freud envoyant l’homme aux loups à sa patiente, et disciple,
le garde ainsi dans sa sphère prenant Sergueï en otage pour le souci
de la postérité. Ruth, quant à elle, est condamnée à réussir, afin qu’il
n’aille pas trop mal, mais également condamnée à échouer, sans quoi
elle ferait mieux que le maître. Elle minimisera ainsi son rôle dans ses
écrits pour s’effacer devant lui 66.
L’homme aux loups a tout de même la chance de tomber sur une
bonne analyste.
À la différence de Freud, elle aborde, dans le transfert avec
Sergueï, la question du féminin et du maternel. Ce questionnement
apparaît dès un deuxième rêve dans lequel il se tient à la proue d’un
navire avec un sac rempli de bijoux, de boucles d’oreilles et du miroir
d’argent de sa femme. Il casse le miroir et imagine qu’il aura sept ans
de malheur.
Ruth n’interprète pas ce rêve et développe plutôt la question de la
67
malhonnêteté de Sergueï dans une histoire de bijoux et celle de son
déni vis-à-vis de l’argent en général.
En Russie, la proue d’un navire s’appelle le « nez ». Le nez, loin de
représenter le pénis, est associé au sein comme l’a montré Françoise
Dolto. Aussi les délires hypocondriaques de Sergueï ayant trait à son
nez sont-ils en relation avec le maternel et non avec, encore une fois,
une hypothétique castration. Ruth note pourtant que son premier
délire commence quand il va chercher sa mère revenant de Russie à
la gare et qu’il observe sur le nez de celle-ci une verrue noire. Pour
Sergueï, les sept ans du rêve sont ceux qui se sont écoulés depuis
l’analyse avec Freud ; pour Ruth, ce sont les années pendant une
partie desquelles les bijoux ont été dissimulés. Mon interprétation
suit l’association de Sergueï : il s’agit probablement des sept ans
d’analyse avec Freud, le miroir brisé témoignant de l’impossibilité
pour Sergueï de travailler le maternel au cours de cette première
cure. Quand une personne vient en analyse, il est fréquent que ses
premiers rêves évoquent ce qui s’est passé dans les précédentes.
Son troisième rêve est très certainement un rêve de transfert avec
Ruth.
En effet, elle y apparaît avec des attributs masculins, culottes et
bottes. Elle est debout sur un traîneau et déclame de la poésie en
russe. Elle représente l’angoisse fondamentale de Sergueï, une femme
« phallique » et puissante ; elle mène l’analyse en assumant le rôle
maternel ; elle parle la langue originaire de la mère, le russe. Sergueï
se moque de ses culottes qui n’ont pas la fonction utile qu’elles ont
chez les hommes 68. Il ironise sur l’incapacité de Ruth à comprendre le
russe. Celle-ci, commentant et acceptant tranquillement ces attaques
dans le transfert, permet à Sergueï d’appréhender sa crainte des
femmes agressives.
Toutefois, Ruth déclare : « Ma technique consista par tous les
moyens à détruire cette idée du patient qu’il fût le fils préféré de
Freud 69 » omettant qu’analysante de Freud, elle est en position de
représenter également la sœur de Sergueï. Elle ne va pas tarder à être
attaquée, ce qui est visible dans le rêve suivant.
Quand Freud veut vendre sa « vieille »
théorie à l’homme aux loups
Dans un rêve qui suit, Sergueï évoque une vieille bohémienne
menteuse qui s’écoute parler. Elle est dans la rue, en face de la
maison du Professeur X. 70, son analyste. Ruth commente avec
justesse « le mépris de Sergueï à son égard et son désir de retourner
en analyse avec Freud » qu’elle perçoit très bien sous les traits du
Professeur X. Grâce à sa prise en compte du transfert négatif, Ruth
permet à Sergueï d’attaquer la mère archaïque, ce qu’il n’a jamais pu
faire avec Freud quoiqu’elle soit dissimulée sous les récriminations
envers ce Professeur X. La même problématique transparaît encore
dans un rêve où le père de Sergueï apparaît sous les traits d’un
musicien ambulant spéculateur qui demande qu’on n’évoque pas les
« questions financières ». Son nez est long et crochu 71.
Ruth explique que dans la réalité, Sergueï s’est senti coupable de
refuser d’acheter de la musique à un musicien ambulant, sans en dire
plus. Mon interprétation est que Freud a essayé de lui vendre sa
théorie psychanalytique, ses « vieilles musiques », ce qu’il a refusé
notamment en restant malade, refus qui l’a rendu effectivement
coupable. Il y a souvent beaucoup de culpabilité chez un analysant à
aller mal alors que son analyste devrait être si compétent. Ainsi,
quand Sergueï retourne voir Freud, il lui cache ses symptômes
hypocondriaques. Le professeur lui a acheté le prix de son silence : le
musicien du rêve dit qu’il ne faut pas parler d’argent. Ruth interprète
à Sergueï un désir de mort sur Freud suite à l’amour insatisfait
éprouvé par le fils pour son père 72.
La thérapie progresse cependant puisque Ruth endosse cette
agressivité du patient envers sa mère. Que les interprétations
évoquent le « père Freud » n’y changent rien, car en analyse le
transfert est toujours prépondérant. Après un rêve qui, pour Ruth, va
clore pour elle la question de la castration, elle indique que l’analyse
traite à présent du thème de la persécution 73.

Ruth Mac Brunswick,


une bonne louve mère
Dans le rêve qui suit, Sergueï, sa femme derrière lui, se trouve
devant une armoire vide posée contre un mur avec une porte fermée.
Une grande femme veut contourner le mur pour aller derrière celui-ci
où se trouve une meute de loups gris. Ils veulent passer la porte pour
se jeter sur Sergueï et les deux femmes. Il est terrifié 74.
Pour Ruth, la grande femme est elle-même, qui n’a pas peur des
loups. Sa femme représente sa propre féminité. Au mot « persécuté »,
Sergueï associe les loups du rêve avec Romulus et Rémus et la
75
persécution des premiers chrétiens .
Ruth reprend l’interprétation de Freud du loup paternel : « Les
loups – tous les pères, ou docteurs ! – sont en train d’essayer de
76
l’atteindre ou de l’anéantir . » Pourtant, ayant compris qu’il est
question de féminité et de maternel, elle occulte un point
fondamental : la louve de Rome est protectrice. Aussi, ce rêve peut se
comprendre autrement : Sergueï a trouvé avec son analyste une
bonne « louve mère » qui l’adopte et devrait lui permettre de franchir
le mur de la crainte de la mort et de l’acceptation de son agressivité.
La suite de l’analyse le montre.
Sergueï aborde alors le cœur de la position paranoïde. Il se met à
délirer, perd le contact avec la réalité, menace de tuer Freud et sa
nouvelle analyste, au point qu’elle s’inquiète de l’issue de l’analyse.
Or, l’attitude bienveillante et en même temps solide de cette dernière
permet au contraire à Sergueï de traverser avec succès cette phase
critique.

L’analyste ose attaquer « l’icône Freud »


Un rêve décisif suit : Sergueï est avec sa mère dans une pièce avec
des icônes. Sa mère prend les icônes et les fracasse au sol. Il est
77
surpris d’une telle attitude chez une mère si croyante . Ruth se voit
dans cette mère du rêve détruisant son fantasme enfantin d’être le
Christ.
En vérité, Ruth, par sa façon de mener l’analyse, semble plutôt ne
pas craindre de détruire « l’icône Freud », ce qu’elle ignore
néanmoins : « Je ne saurai donner d’explications du tournant décisif
78
qui se manifesta avec le rêve aux icônes . »
Dans la foulée, un rêve qui suit témoigne d’une certaine guérison.
Sergueï observe par la fenêtre une prairie avec des arbres à travers
lesquels le soleil luit et éclaire l’herbe. Il admire la façon dont les
branches s’entremêlent et ne comprend pas pourquoi il n’a jamais
peint ce paysage.
Ruth perçoit que ce rêve vient réparer le rêve originel des loups et
conclut, par l’entremêlement des branches, à l’observation par
Sergueï d’un coït, cette fois-ci non terrifiant, sans loups. Cependant,
en adéquation avec l’interprétation de Freud du complexe
homosexuel de Sergueï, elle estime qu’il devrait accepter la
castration, assumer le rôle féminin et passif 79. Au lieu d’accueillir ce
rêve dans sa dimension réparatrice, elle s’engage d’une façon
étonnante dans une impasse : « Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, le
patient n’a absolument pas accompli dans la réalité le progrès réalisé
dans le rêve. »
Or ce rêve, au contraire, me semble représenter la façon dont
Sergueï peut enfin concevoir qu’il a été mis au monde par l’union
d’un homme et d’une femme.

L’endroit où l’analysant ne peut aller plus


loin que son analyste
Ruth rapporte ensuite un rêve où, couché à ses pieds, tous deux
dans un gratte-ciel, il voudrait sortir par une échelle descendant
d’une fenêtre mais la descente est trop dangereuse. Dans l’angoisse, il
80
cherche sans succès une autre sortie .
Le symbole du passage à travers la fenêtre évoque la renaissance
de l’homme aux loups pour peu que son analyste lui permette
d’accoucher de lui-même. Mais Ruth ne comprend pas que, couché à
ses pieds, Sergueï se tient dans la même position qu’elle, qui reste un
« chien policier », couché aux pieds de Freud. L’analysant ne peut pas
aller plus loin que là où a été son propre analyste avec le sien. Ce
rêve dit clairement : « Il n’y a pas d’issue à mon analyse. »
Au cours de cette analyse, Sergueï va cependant guérir
spectaculairement de sa paranoïa mais pas de ses obsessions et de
son hypocondrie, qui ont persisté toute sa vie. Ruth fait reposer cette
guérison sur le complexe paternel et la question de la castration,
allant même jusqu’à dire que cela n’a été possible que parce qu’elle
était châtrée 81. Elle considère que « son propre rôle dans cette
analyse fut à peu près négligeable » et « qu’elle n’agissait qu’en tant
82
que médiatrice entre le malade et Freud ». Inversement, elle a su
assurer une position analytique déterminante 83. Il suffit de prendre
connaissance de ce que Sergueï en dit dans Entretiens avec l’homme
aux loups : « Elle a répété ce que Freud avait déjà écrit. Et je n’ai au
fond pas du tout réagi à ce qu’elle disait, je n’y ai même pas fait
attention. Une seule chose m’a fait de l’effet, quand elle a prononcé le
mot de paranoïa. Donc vous voyez qu’un faux diagnostic peut
quelquefois conduire à ce résultat qu’un patient rassemble toutes ses
forces saines pour surmonter un certain état. Je crois que je suis
parvenu à un si grand succès avec Mme Mack parce que je me suis
dressé contre les psychanalystes… c’était un succès encore bien plus
grand qu’avec Freud, parce que cette fois j’avais refusé le
84
transfert . »
Nous pouvons croire Sergueï dans ce qu’il énonce, à un détail
près : il a pu au contraire, dans le transfert, s’affranchir de son
analyste et accomplir avec elle, ce qui n’a pas été possible avec Freud.
Sans le savoir, l’homme aux loups montre, par cette dernière
observation, l’intérêt majeur de la psychanalyse.
CONCLUSION
L’analyste est une sage-femme

Avec sa naïveté touchante, l’homme aux loups nous explique que


ce n’est pas l’interprétation ou la théorie qui importe mais comment,
par le transfert, l’analyste peut permettre à l’analysant de trouver une
guérison déjà prête à éclore en lui.
On ne mesure pas assez ce que Freud, avec génie, a mis en place
dans le dispositif analytique : une personne reçue chez une autre a la
consigne de parler librement – tout est là – de son intimité la plus
profonde à cet autre qui l’écoute, qui ne le juge pas et qui est censé
l’aider à s’éclairer sur lui-même. On ne peut faire plus simple et
pourtant ce qui en ressort est très compliqué. Cette situation crée
d’emblée une relation dissymétrique qui fait rejouer à l’analyste
toutes les figures parentales de l’enfance : c’est le transfert. Lors des
séances, l’analysant n’a plus son âge actuel mais celui du fœtus, du
nourrisson, de l’enfant, de l’adolescent qu’il était en relation avec
ceux qui s’occupaient de lui.
La psychanalyse se distingue des autres disciplines par la prise en
compte radicale de ce transfert. Les autres ne l’ignorent
heureusement pas mais elles ne s’appuient pas dessus. Si la
psychanalyse ramène l’individu à des endroits les plus archaïques de
lui-même – ce qui se fait aussi ailleurs et parfois en mieux – c’est dans
la relation à l’analyste que peut s’y accomplir une transformation
décisive de sa personnalité. Évidemment, la projection des imagos de
son enfance sur le thérapeute est un phénomène qui ne se limite pas
à ce dernier. En permanence, tout au long de nos journées, de notre
vie même, nous projetons sur les autres ces figures inscrites en nous
de manière presque indélébile. Mais, le dispositif mis au point par
Freud porte tôt ou tard le transfert à son paroxysme. Quelque chose
de fondamental sans que l’un ou l’autre ait à faire quoi que ce soit
apparaît alors : les manques originels de notre enfance sont revécus
dans la relation analytique afin que nous en soyons guéris. Pour peu
que l’analyste ait décidé d’assumer ce transfert parfois insoutenable,
ce que j’ai essayé de montrer à travers des cas actuels et ceux de
Freud.
Alors si le transfert est prépondérant, à quoi peut donc servir le
reste de la théorie et pourquoi écrire un livre pour en souligner les
forces et les lacunes ?
Parce que, justement, l’analyste apporte d’emblée dans la thérapie
sa théorie, ses formateurs, ses thérapeutes, ses parents, ses ancêtres…
bref toute son histoire. Tout ce qui le constitue influe sur la séance,
moteur de ce qui se joue dans le transfert. Le psychanalyste est la
matière vivante, malléable, transformable puis jetable que le patient
va utiliser pour trouver la voie de sa libération comme un enfant le
fait avec son parent. Il faut avoir été parent pour voir à quel point nos
enfants nous font bouger, nous transforment puis nous jettent à
l’adolescence pour nous retrouver plus tard ; quand ils se sont enfin
trouvés. Lorsque je reçois le petit Igor 1, je m’aperçois qu’il est
identifié à une plante ou un animal et qu’il désespère de devenir
humain : j’apporte évidemment ma théorie dans l’analyse. Mais en
me tapant, il me bouscule, il bouscule aussi cette théorie pour la
mettre à l’épreuve de la vérité de sa vie. La guérison peut arriver
parce que cette théorie est suffisamment ouverte pour qu’il puisse le
faire. Si mes concepts avaient été ceux de la castration paternelle et
du meurtre du père, serait-il venu me taper ? Aurais-je accueilli sa
violence avec tout l’amour et la bienveillance que j’ai essayé de lui
prodiguer ? La théorie, la connaissance, l’analyse de l’analyste n’ont
d’importance que pour permettre cette renaissance de celui qui lui a
confié sa vie. Plus ce que l’analyste connaît de lui-même, de la
théorie, de l’expérience qu’il a du monde sera juste – c’est-à-dire en
adéquation avec ce que le patient lui apporte de sa vérité – moins il
pourra s’opposer à ce mouvement libérateur. Il ne s’agit pas pour le
thérapeute d’atteindre une neutralité impossible mais une mobilité
personnelle et théorique, fondée sur une expérience et un savoir
solides et réels. Qu’il soit capable d’accepter une découverte et une
transformation permanentes en fonction de ce que les patients
apportent pour leur guérison. Si les enfants sont les thérapeutes de
leurs parents, bon nombre de patients le sont aussi avec leur analyste.
Aussi, ne conclurai-je pas par ce que devrait être la théorie ou la
pratique analytique : ces pistes, je les ai lancées tout au long de ce
livre. Je souhaite simplement que des personnes, patients ou
thérapeutes, s’en emparent, presque « au vol », afin que ces
observations cliniques et théoriques restent transformables et non
figées. La difficulté avec les écoles et les instituts est qu’en se figeant
la connaissance devient un dogme, ce qui fabrique alors des
« fantômes d’école ». Ayant vécu mai 1968 assez jeune à la Sorbonne,
j’ai toujours gardé en mémoire cette inscription sur un de ses murs :
« Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? »
La seule conclusion que je peux donc faire est celle qui est portée
par ce titre, Les Fantômes de l’analyste : ce dernier possède la clé de la
psychanalyse pour peu qu’il ait conscience d’être un humain tout
autant blessé et encombré que celui qu’il reçoit. C’est à cette
condition qu’il peut devenir une sorte de sage-femme aidant au
mieux le patient à accoucher de lui-même.
NOTES

INTRODUCTION.Pour une psychanalyse du traumatisme


et des ancêtres
1. Françoise Dolto, La Jalousie du puîné, Au jeu du désir, Paris, Seuil, 1981, p. 123.
2. Adulte : du latin adultus, de adolescere, « grandir » (Le Petit Robert).
3. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, 1887-1904, lettre du 15 novembre 1897, Paris, PUF,
2006, p. 357.
4. À propos du transfert, voir p. 19 et p. 289.

1. Blessures du féminin, blessures du maternel

1. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949.


2. J’entends par la « mère de son enfance » celle qui s’est inscrite en elle précocement avec
les caractéristiques qu’elle avait à l’époque.
3. Danièle Flaumenbaum, Femme désirée, femme désirante, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2011, p. 20.
4. Voir infra, chapitre 10, « Le fantôme de Dora », p. 191.

2. Quand le corps raconte l’histoire de l’autre

1. Épigraphe, tirée de Faust, page de titre de la première édition de Psychopathologie de la


vie quotidienne de Freud, cité par Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard,
1975, p. 264.
2. Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2014, p. 127.
3. Pour ce rapport entre « tomber » et les avortements, voir infra, au chapitre 11, « La
naissance ou comment passer par la fenêtre qui mène à la vie », p. 217.
4. L’incestuel est une forme symbolique d’inceste par exemple quand un parent dort
régulièrement avec son enfant sans qu’il y ait de sexualité entre eux.

3. Sandra, une femme obsessionnelle


1. Sándor Ferenczi, « Principe de relaxation et néocatharsis », in Œuvres complètes, t. IV,
Paris, Payot, 1996, p. 33.
2. Françoise Dolto, « L’autonomie de l’enfant pour ses besoins excrémentiels », in Au jeu du
désir, Paris, Seuil, 1988, p. 38.
3. Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984, p. 67.
4. Bernard Maris, Antimanuel d’économie, 1. Les fourmis, Rosny, Éditions Bréal, 2003.
5. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976.
6. Voir « L’enfant qui ignorait la mort », infra, p. 113.
7. Voir le rêve des murailles de l’homme aux rats, infra p. 232.
8. Donald Winnicott, La Crainte de l’effondrement, Paris, Gallimard, 2000.
9. François Roustang, « Personne », Études freudiennes, nos 19- 20, L’amour de transfert,
Paris, Ével, 1982, p. 31.

4. Michel, l’obsession au masculin

1. Donald Winnicott, La Crainte de l’effondrement, Paris, Gallimard, 2000, p. 210.


2. Pour les phobies d’inceste, notamment, voir en fin de chapitre 11, « Le petit Hans »,
p. 221.
3. La référence a été modifiée pour conserver l’anonymat mais l’analogie des sons est la
même.

5. Yseult ou une paranoïa d’adolescente


1. Donald Winnicott, « Agressivité, culpabilité et réparation », in Conversations ordinaires,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2008, p. 129.
2. Piera Aulagnier, La Violence de l’interprétation, Le processus originaire et le pictogramme,
Paris, PUF, 2003, p. 46-80.
3. Françoise Dolto, Les Étapes majeures de l’enfance, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
2008, p. 205.
4. Voir infra, le chapitre 13, « Le fantôme de Schreber, l’archaïque et l’originaire », p. 251.
5. Voir infra, au chapitre 9, « Igor, une sortie de l’autisme », p. 177.
6. Didier Dumas, L’Ange et le Fantôme, Paris, Minuit, 1985.

6. Aurore au pays de la schizophrénie


1. Ronald Searles, « Le patient thérapeute de son analyste », in Le Contre-Transfert, Paris,
Gallimard, coll. « Folio essais », 1981, p. 86.
2. Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le Noyau, 2e éd., Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1996, p. 391.
3. Dans le cas de famille monoparentale ou homoparentale.
4. Incontinence fécale chez un enfant de plus de trois ans.
5. Freud a observé cela avec un patient, Monsieur P., dans le chapitre « Le rêve et
l’occultisme », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essais », 1984, p. 67.
6. François Roustang, « L’efficace de la psychanalyse », in Comment faire rire un
paranoïaque, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 59.

7. Julie, une femme « état limite »

1. Donald Winnicott, « Envie et agressivité innée. Critique du concept d’envie chez Melanie
Klein », in La Crainte de l’effondrement, Paris, Gallimard, 2000, p. 349.
2. En anglais, patient borderline, voir Margaret I. Little, Des états-limites, Paris, Des
femmes, 1991.
3. « Admettre une erreur valait à l’analyste la confiance du patient » (Sándor Ferenczi, La
Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, traduit par l’équipe du Coq-Héron, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004, p. 37).
4. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, 1887-1904, Paris, PUF, 2006, p. 294.
5. Ibid., p. 334.
6. Ibid.
7. Sándor Ferenczi, Confusion des langues entre l’adulte et l’enfant, op. cit., p. 42.
8. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, op. cit., p. 335.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Sigmund Freud, Les Psychonévroses de défense, La première théorie des névroses, Paris,
PUF, 1995, p. 5.
12. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, précédemment nommé Naissance de la psychanalyse,
n’a été traduit en français sans censure qu’à partir de 2006.
13. Voir au chapitre suivant, le cas de Max.
14. Hypnose, EMDR, mémoire cellulaire, rebirth, régression, etc.

8. Max, toujours à la limite


1. Voir infra, la sixième partie, « Les cinq fantômes de Freud », p. 189.
2. Sauf s’il y a échange entre l’hypocondrie et la paranoïa comme dans le cas du président
Schreber, voir infra, p. 259.
3. La sweat lodge, ou matato chez les Indiens algonquins du Québec, est une hutte à
sudation qui permet à une personne, par son aspect physique et spirituel, de contacter des
parties très profondes et archaïques d’elle-même.
4. La thérapie EMDR (Eye Movement Desensitisation & Reprocessing) utilise la stimulation
sensorielle des deux côtés du corps, soit par le mouvement des yeux soit par des stimuli
auditifs ou tactiles, pour induire une dissipation des symptômes liés à des événements
traumatiques du passé.
5. Donald Winnicott, « La crainte de l’effondrement », in La Crainte de l’effondrement et
autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.

9. Phobies, obsessions, psychose et autisme chez


les enfants

1. Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 440.
2. Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2014, p. 129.
3. Comme je l’ai déjà indiqué, avant deux, trois ans, un enfant n’a pas deux parents dans
un rapport mutuel mais un seul parent interchangeable.
4. Melanie Klein et Joan Rivière, L’Amour et la Haine, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2016.

10. Le fantôme de Dora : l’enterrement


de la féminité

1. Sigmund Freud, Dora, Fragments d’une analyse d’hystérie, traduit par Cédric Cohen
Skalli, préface de Sylvie Pons-Nicolas, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010,
p. 60 ; repris in Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2017,
p. 55.
2. Ibid., p. 63 ; p. 57.
3. Ignorant aussi la notion d’abus sexuel, car Freud avait commencé par cette hypothèse :
« Ainsi l’expérience avec Monsieur K. – l’avance amoureuse et la blessure de l’honneur qui y
en résulta – aurait constitué le traumatisme psychique de notre patiente » (ibid., p. 74 ;
p. 66). Il minimisera cette thèse par une note ultérieure de bas de page ; entre-temps, il a
abandonné sa théorie première qui considère le trauma sexuel comme source principale des
troubles psychiques.
4. Ibid., p. 133 ; p. 111.
5. Ibid. p. 168 ; p. 138-139.
6. Le psychanalyste Paul-Claude Racamier a décrit cet incestuel qu’il appelle parfois un
« équivalent d’inceste » dans L’Inceste et l’Incestuel, Paris, Dunod, 2010.
7. Deuxième association de la jeune fille : un jour, son père avait eu peur que la foudre ne
tombe sur la maison.
8. Cette notion de Freud est contestée dans le chapitre 14 « Le fantôme des abus : l’homme
aux loups », infra, p. 269.
9. Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 65 ; p. 59.
10. Ibid., p. 143 ; p. 118.
11. Même observation du psychanalyste Charles Melman : « Pour cette belle jeune fille,
l’histoire de toute sa famille, y compris de celle des K., était celle de l’évidence d’une discorde
entre homme et femme tout à fait majeure. Toute l’histoire de ces deux familles, mais aussi
bien celle de sa tante, était inscrite sous le signe du fait que, entre homme et femme, ça ne
collait pas » (Nouvelles Études sur l’hystérie, Toulouse, Érès, 2010, p. 205).
12. Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 76 ; p. 68.
13. Ibid., p. 78 ; p. 70.
14. Même s’il est difficile de savoir quel était le degré de tolérance de l’époque face à de
tels actes de la part d’un homme plus âgé vis-à-vis d’une jeune fille.
15. Voir le chapitre « Julie en état limite », p. 143.
16. Jacques Lacan, « Intervention sur le transfert », in Écrits I, Paris, Seuil, 1999, p. 217.
17. Jacques Lacan, « Dora et la jeune homosexuelle », in Le Séminaire IV. La relation d’objet,
Paris, Seuil, 1994, p. 137.
18. Voire le deuil d’enfants morts ou non venus.
19. Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 63 ; p. 57.
20. Sigmund Freud, La Question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
1985, p. 75.
21. Sigmund Freud, Dora, op. cit., p. 155 ; p. 128.
22. Ibid., p. 156 ; p. 128.
23. Ibid.
11. Le petit Hans ou la phobie du cheval grand-père

1. Article paru dans sa version intégrale dans la revue trimestrielle de psychanalyse Le Coq-
Héron, no 223, Présence de Ferenczi, Toulouse, Érès, décembre 2015.
2. Certaines données généalogiques contenues dans cet article sont inédites.
3. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), traduit de l’allemand par
Cédric Cohen Skalli, Olivier Mannoni et Aline Weill, préface de Sarah Chiche, Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014.
4. Sigmund Freud, Le Petit Hans. Analyse de la phobie d’un enfant de cinq ans, traduit par
Cédric Cohen Skalli, préface de Sébastien Smirou, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2011, p. 104 ; repris in Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2017, p. 261.
5. Ibid., p. 217 ; p. 346.
6. Ibid., p. 197 ; p. 331.
7. Ibid.
8. Janvier 1908.
9. Mai 1908.
10. Jean Bergeret et Marcel Houser, La Sexualité infantile et ses mythes, Paris, Dunod, 2001,
p. 125. Josiane Praz situe la rencontre de Max Graf avec Freud avant son mariage avec Olga
Hoenig qui a eu lieu en 1898, c’est-à-dire environ quatre ans avant la naissance de son
enfant, « le petit Hans », Herbert Graf né le 10 avril 1903. Selon une lettre envoyée à
Wilhelm Fliess, Olga était encore en analyse avec Freud en 1897.
11. Ibid., p. 125.
12. B. Sylwan et P. Refabert, Freud, Fliess, Ferenczi. Des fantômes qui hantent la
psychanalyse, Paris, Hermann, 2010, p. 53.
13. « À l’occasion du troisième anniversaire de mon fils, Freud lui apporta un cheval à
bascule qu’il transporta lui-même en haut des quatre escaliers menant à ma maison. » (M.
Graf, « Réminiscences du Professeur Sigmund Freud » [1942], supplément au no 3 de
L’UNEBEVUE, 1993, p. 33).
Josiane Praz note que, dans son interview le plus récente, du 16 décembre 1952, Max Graf
en situant ce cadeau après la phobie commet une erreur, car il cite encore les quatre étages
de l’appartement ; or, pendant la phobie de l’enfant, la famille était dans un autre
appartement qui comprenait trois étages. Voir Jean Bergeret et Marcel Houser, La Sexualité
infantile et ses mythes, op. cit., p. 126.
14. Sigmund Freud, Le Petit Hans, op. cit., p. 212 ; p. 342.
15. Ibid., p. 89 ; p. 250.
16. Ibid., p. 90 ; p. 251.
17. Ibid.
18. Voir, plus loin, à propos de la symbolique de la fenêtre, « La naissance ou comment
passer par la fenêtre qui mène à la vie ».
19. Sigmund Freud, Le Petit Hans, op. cit., p. 91 ; p. 252.
20. Ibid., p. 92 ; p. 252.
21. Le wiwi représente le sexe.
22. Ibid., p. 121 ; p. 274.
23. « Entretien du père du Petit Hans, Max Graf, avec Kurt Eissler, le 16 décembre 1952 »,
Bloc-notes de la psychanalyse, no 14, L’Inhumain dans la civilisation, 1996.
24. Le père de Hans : « Pour une bêtise, n’est-ce pas, on recevait des rossées et j’avais peur
de mon père pour n’importe quoi » (ibid., p. 140).
25. Freud ne précise d’ailleurs pas – bien que peut-être encore sans lunettes à l’époque –
qu’il portait lui-même une forte moustache, cette dimension transférentielle lui échappant
complètement. On peut également se demander si le grand-père paternel ne portait pas, lui
aussi, lunettes et moustaches.
26. Sigmund Freud, Le Petit Hans, op. cit., p. 91 ; p. 252.
27. Ibid. p. 93 ; p. 253.
28. Ibid., p. 95-96 ; p. 255-256.
29. Ibid., p. 116 ; p. 270.
30. Ibid., p. 94 ; p. 254.
31. Ibid., p. 72 ; p. 237 : il s’agit de la petite Lizzi, comme nous le dit le père.
32. Ibid., p. 209 ; p. 339-340.
33. Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 441.
34. Quoi qu’en dise le père qui indique que sa femme ne sortait pas de chez elle « ni par
angoisse ni par crainte » (« Entretiens avec Max Graf », art. cité, p. 144).
35. Sigmund Freud, Le Petit Hans, op. cit., p. 230 ; p. 356.
36. Ibid., p. 101 ; p. 259.
37. Ibid., p. 173 ; p. 314. On peut s’interroger sur le fait que Freud fait une association, lui,
avec le coït des parents !
38. « LE PÈRE : Est-ce que le cheval était mort quand il est tombé ? – HANS : Oui ! » (ibid.,
p. 105 ; p. 262).
39. Ibid., p. 83 ; p. 246.
40. Ibid., p. 85 ; 247.
41. Ibid., p. 86 ; p. 248.
42. Ibid., p. 88 ; p. 249.
43. Note de bas de page, ibid., p. 212 ; p. 342.
44. À aucun moment, cette assertion ne se trouve dans le texte du père.
45. Ibid., p. 89 ; p. 250.
46. Ibid. p. 62 ; p. 229.
47. Ibid., p. 41 ; p. 214.
48. Ibid., p. 180 ; p. 319.
49. Jean Bergeret et Marcel Houser, La Sexualité infantile et ses mythes, Paris, Dunod, 2001,
p. 130.
50. On sait que ce suicide a lieu avant ses quarante ans (« Entretiens avec Max Graf », art.
cité).
51. Relevés personnels des cimetières juifs de Vienne : information inédite, le grand-père
maternel Ignaz Hoenig est né en 1833, mort le 4 septembre 1878 ; sa fille Olga, mère de
Hans, est née le 2 octobre 1877. La fille cadette qui suit est donc née vraisemblablement
après son décès, car il n’y a que onze mois entre la naissance d’Olga et la mort de son père ce
qui laisse peu de marge pour la naissance d’un nouvel enfant dans cet intervalle.
52. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, lettre du 22 juin 1897, Paris, PUF, 2006.
53. L’expression pose question, mais Freud n’en dit pas plus : que pouvait-on reprocher à
ce père ?
54. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 322.
55. Antonie Ehrenstein, née en 1847, décédée le 26 novembre 1937.
56. « Entretiens avec Max Graf », art. cité.
57. Sœur cadette de la mère de Hans.
58. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 321.
59. La fratrie connue de la mère de Hans est celle-ci : Marie Valérie (15 novembre
1872-…), Siegfried (6 juillet 1874-18 septembre 1991) ou Oscar (…-…), Sidonie (…-…),
Olga (2 octobre 1877-…) Dernière fille handicapée : prénom inconnu.
60. Hans l’a pensé quand il a vu tomber Fritz qui faisait le cheval. Voir Sigmund Freud, Le
Petit Hans, op. cit., p. 154 ; p. 299.
61. Dans une lettre à Wilhelm Fliess, Freud laisse entendre que le père n’était pas
quelqu’un de bien. Même si sa femme pourrait, éventuellement, se louer de sa disparition, il
n’en est pas moins vrai que sa condition de veuve avec six enfants en bas âge est en soi une
catastrophe d’autant qu’à cette époque, une femme n’était rien socialement sans son mari.
62. Ibid. p. 149 ; p. 314.
63. « LE PÈRE : Qui aimerais-tu frapper pour de vrai : maman, Hannah ou moi ? – HANS :
Maman. »
64. C’est-à-dire « pipi ».
65. Ibid., p. 123 ; p. 268.
66. Ibid., p. 159 ; p. 303.
67. Ibid.
68. Ibid., p. 177 ; p. 316.
69. Nicolas Abraham et Maria Török, « Le travail du fantôme dans l’inconscient », in
L’Écorce et le Noyau, op. cit., p. 392.
70. Voir supra, p. 169.
71. Nicolas Abraham et Maria Török, L’Écorce et le Noyau, op. cit., p. 439.
72. Ibid., p. 408.

12. Le fantôme de l’homme aux rats : la mort


occultée

1. Sigmund Freud, L’Homme aux rats. Un cas de névrose obsessionnelle, traduit par Cédric
Cohen Skalli, préface de Jean Triol, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010 ;
repris in Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2017.
2. Sigmund Freud, L’Homme aux rats : journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974.
3. Ernst Lanzer, 22 janvier 1878-25 novembre 1914.
4. D’octobre 1907 à septembre 1908.
5. Gisela Adler, née le 15 octobre 1879 et décédée en 1933. Je n’ai pas pu trouver quel
était le degré de parenté avec Ernst et il semblerait, autant pour elle que pour les parents
d’Ernst qui sont mentionnés comme cousins germains, qu’il s’agirait plutôt de petits-cousins
voire d’arrière-petits-cousins.
6. Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, Paris, PUF, 1991.
7. Ibid., p. 45.
8. Reserl, fiancée à un autre, à qui il a volé un jour un baiser.
9. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 111.
10. Ibid. p. 113.
11. Camilla Lanzer, née le 15 avril 1872 et décédée le 24 août 1881.
12. Voir ce concept, supra, p. 94.
13. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 105.
14. Voir ce concept, supra, p. 93.
15. Rêve de 1907.
16. Un ami, avec qui il a eu des jeux homosexuels enfant, donc quelqu’un à qui il a essayé
de s’identifier.
17. Rêve fait entre décembre 1906 et janvier 1907, antérieur à l’analyse avec Freud – qui
n’a commencé qu’en octobre 1907.
18. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 115.
19. Voir supra, p. 48.
20. Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2014, p. 49.
21. Des petites cordelettes.
22. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 113.
23. Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, op. cit., p. 146.
24. Il y a un doute sur la naissance de Heinrich Lanzer 1837-1899. Son acte de mariage du
12 décembre 1869 mentionne qu’il est né en 1837 et non pas en 1825 comme on le trouve
dans les biographies. Cependant une tombe du cimetière de Vienne et son acte de décès
indiquent un décès à soixante-douze ans ce qui reviendrait à une date de naissance en 1825.
Se serait-il fait passer comme étant plus jeune lors de son mariage ?
25. Rosalia Rosa Herlinger, 31 décembre 1844-2 octobre 1919, ce cousinage semble
remonter à une autre génération, car les parents du père, Jacob Lanzer et Rosalia Epstein, et
ceux de la mère, Valentin Herlinger et Johannah Kohn, ne présentent pas un lien visible de
parenté.
26. Le père adoptif était Josef Saborsky, 1819-1912, premier témoin sur l’acte de mariage
des parents, et figurant également sur le faire-part de décès en 1899 de Heinrich Lanzer,
père d’Ernst. Sa première femme, Rosalia Lanzer, née en 1826 et décédée le 13 juillet 1873,
est sûrement une parente de sa fille adoptive comme cela est mentionné dans le Journal
d’une analyse, cette dernière portant après son mariage le même nom : Rosalia Lanzer.
27. Sigmund Freud, L’Homme aux rats, op. cit., p. 85 ; p. 449.
28. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 153.
29. Ibid., p. 49.
30. Séance du 22 novembre 1907.
31. Patrick Mahony suggère que ce P.C. fait référence à Camilla et P.F. à Freud (Freud et
l’homme aux rats, op. cit., p. 78. Voir aussi Sigmund Freud, L’Homme aux rats, op. cit., p. 79 ;
p. 443).
32. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 157.
33. Plusieurs rêves et fantasmes d’Ernst, formant une chaîne associative, nous permettent
de comprendre qui serait ce « garçon de café ». Dans l’un d’eux, il veut qu’on lui apporte la
fille de Freud pour qu’il la lèche dans sa chambre en disant : « Amène le Miessnik, le
dégoûtant. » Ernst associe avec l’histoire d’un ami qui veut poster des canons autour d’un
café et en faire sortir le garçon, « excellent et très laid », en lui disant : « Dehors, Miessnik ! »
(Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 159.)
34. Ibid., p. 161.
35. Sigmund Freud, L’Homme aux rats, op. cit., p. 93 ; p. 455.
36. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 163.
37. Coprophile : qui mange les excréments.
38. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 221.
39. Ibid.
40. Ibid. Une fois encore, Freud banalise les abus sexuels, car cette tentative de viol sur sa
propre fille par le père d’Ernst mériterait d’être intégrée à l’analyse, commentée avec son
patient. L’inceste patent au sein de cette famille est totalement occulté par le professeur.
41. Ibid., p. 187.
42. Ibid.
43. Si, pour les enfants et donc pour l’inconscient, le chien est masculin et le chat est
féminin, en revanche, deux chiens symboliseront du féminin, en fait du masculin
« féminisé », tandis que trois chats évoqueront alors du féminin « masculinisé ».
44. Dans les rêves et les dessins d’enfants, le toit symbolise, la plupart du temps, le
paternel.
45. Voir à ce sujet l’ouvrage collectif de Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane
Agacinski et Nicole Bacharan, La Plus Belle Histoire des femmes, Paris, Seuil, 2011.
46. Sigmund Freud, Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme
anal (1917), in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 111.
47. Freud l’évoque d’ailleurs plutôt du côté des femmes.
48. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 235.
49. On peut ajouter que les femmes, voire les enfants, sont appelées familièrement
« souris » mais jamais les hommes.
50. Ibid., p. 245.
51. Ibid., p. 249.
52. Voir les fantasmes de bris de carreaux du petit Hans au chapitre précédent.
53. Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Paris, Gonthier, 1964, p. 73.
54. « Freud, en tant que fils, voulait vraiment tuer son père » (Sándor Ferenczi, Journal
clinique, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014, p. 333).
55. Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2001.
56. Voir plus loin, « Le supplice des rats ».
57. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 33.
58. Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, op. cit., p. 48.
59. Entre-temps, trouvant un officier disposé à payer à sa place, un médecin auxiliaire, il
lui donne l’argent. Mais ce dernier revient sans avoir pu effectuer le paiement.
60. Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, op. cit.
61. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 99.
62. Ibid., p. 107.
63. D’autant qu’Ernst est sous-lieutenant, inférieur du lieutenant, lui-même inférieur du
capitaine.
64. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 137, voir note de bas de page 250.
65. Patrick Mahony, Freud et l’homme aux rats, op. cit., p. 47.
66. En 1905, son beau-frère, Jacob Freundlich, mari de sa sœur Olga, est déjà son
supérieur hiérarchique dans l’entreprise Saborsky, il a donc l’emploi quand il fait le délire du
supplice, en 1906 et est déjà en position d’arnaqueur.
67. Le faire-part original de décès est visible sur Internet :
www.myheritage.fr/names/heinrich_lanzer.
68. Le faire-part original de décès est visible sur Internet :
www.myheritage.fr/names/rosa_lanzer.
69. Ernst, dans un premier temps, a oublié cet autre lieutenant. À ce moment du récit,
Freud commet un lapsus au même endroit concernant ce lieutenant B. : « Ici, un oubli de ma
part », écrit Freud.
70. Sigmund Freud, L’Homme aux rats, op. cit., p. 101 ; p. 459.
71. Jacques Lacan, L’Homme aux rats, inédit, 1952-1953, consultable sur Internet.
72. Sigmund Freud, Journal d’une analyse, op. cit., p. 43, note 1.
73. Ibid., p. 43.
74. Ibid., p. 43. On peut remarquer que dans les notes du Journal d’une analyse, Freud
écrit : « “les rats pénètrent en vrille…” “Dans l’anus”, me suis-je permis de compléter »
(p. 45).
75. Ibid., p. 45.
76. Sigmund Freud, L’Homme aux rats, op. cit., p. 27 ; p. 401.
77. Patrick Mahony, Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Hachette, 2002,
p. 1509.

13. Le fantôme de Schreber : l’archaïque


et l’originaire

1. On retrouve le propre complexe de Freud par rapport à son père abuseur, abus déjà
évoqué plus haut, p. 143.
2. Sigmund Freud, Le Président Schreber, Un cas de paranoïa, traduit par Olivier Mannoni,
préface de Denis Pelletier, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2011, p. 126, 127,
128 ; repris in Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2017,
p. 626, 627.
3. Ibid., p. 140 ; p. 630.
4. Ibid., p. 128 ; p. 626.
5. Voir supra, p. 96.
6. Cette notion de parent unique archaïque est visible avec les autistes qui ont la
caractéristique d’ignorer l’autre parent quand ils sont avec l’un des deux : ils ne les
appréhendent pas ensemble, ne connaissant à chaque fois qu’une relation duelle.
7. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975.
8. Ibid., p. 34.
9. Ibid., p. 35.
10. Freud confirme cette symbolique du père-soleil et de la terre-mère, voir Le Président
Schreber, op. cit., p. 112-113 ; p. 615-616.
11. Voir ce concept, supra, p. 94.
12. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 37.
13. La séduction mortelle exercée par l’eau y est incarnée par une sirène à l’image de la
Lorele, l’« Éternel Féminin », qui s’empare corps et âme du pêcheur.
14. Paul-Claude Racamier a développé ce concept, à travers la « séduction narcissique »,
séduction mutuelle entre la mère et l’enfant (voir « Prémisses et développement du deuil
originaire », in Le Génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 31).
15. Freud décrit ce phénomène : « Son monde subjectif a disparu depuis qu’il lui a retiré
son amour. » (Sigmund Freud, Le Président Schreber, op. cit., p. 139 ; p. 635.)
16. On voit cela avec le cas célèbre des sœurs Papin qui assassinèrent sauvagement leur
patronne et sa fille.
17. Voir supra, le chapitre 5 « Yseult ou une paranoïa d’adolescente », p. 91.
18. Sauf en cas de psychose paranoïaque avec certains schizophrènes, par exemple.
19. Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984.
20. Piera Aulagnier, La Violence de l’interprétation, Paris, PUF, 1975, p. 45-80.
21. Sur cette question d’involution, voir Françoise Dolto, « La jalousie du puîné », in Au jeu
du désir. Essais cliniques, Paris, Seuil, 1981, p. 123.
22. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 39.
23. Ibid., p. 42.
24. Ibid., p. 44.
25. Françoise Dolto, Au jeu du désir, op. cit., p. 83.
26. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 81.
27. Ibid., p. 166.
28. Ibid., p. 170.
29. Par le truchement des nerfs (ibid., p. 72).
30. Il semble qu’il s’agisse plus d’énurésie que d’émission de sperme.
31. Un dossier complet sur l’hypocondrie du magazine Le Point, no 2159 de janvier 2014,
reconnaît l’importance de ce phénomène en termes de santé publique, mais les experts ne
font globalement que décrire les symptômes sans jamais évoquer son origine dans l’enfance
ni même cette proximité psychique qu’elle entretient avec la paranoïa.
32. Voir supra, le chapitre 8, « Max toujours à la limite », p. 150.
33. Comme je l’ai indiqué dans le chapitre précédent, le rat représente à mon sens le
maternel archaïque.
34. Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, op. cit., p. 67.
35. Didier Dumas, Hantise et clinique de l’autre, Paris, Aubier, 1979, p. 159.
36. Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux, op. cit., p. 114.
37. On peut penser au roman 1984 de George Orwell avec Big Brother, œil unique chargé
de surveiller la population.
38. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 34.
39. Ibid., p. 32.
40. « L’épigénétique, une génétique sans ADN », Le Monde, 14 avril 2012.
41. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 49.
42. Daniel Gottfried Schreber de sa généalogie réelle (14 janvier 1708-29 mars 1777)
représentant le Daniel Furchtegott Flechsig de sa généalogie imaginaire.
43. Johann Christian Daniel Schreber (19 janvier 1739-10 décembre 1810).
44. Henriette Philippine Rosenkranz, décédée en 1761.
45. Johann Gotthilf Daniele Schreber (12 août 1754-19 avril 1837).
46. Johann Benedikt Schreber (1759-1785).
47. Gustav Schreber (1812-1816).
48. Daniel Gustav Schreber (27 juillet 1839-7 mai 1877).
49. Ibid., p. 119.
50. Voir Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux, op. cit., p. 91.
51. Daniel Paul Schreber, Les Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 50.

14. Le fantôme des abus : l’homme aux loups

1. Sigmund Freud, L’Homme aux loups. D’une histoire de névrose infantile, traduit par
Olivier Mannoni, préface de Frédérique Debout, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2010, p. 79-80 ; repris in Cinq psychanalyses, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque
Payot », 2017, p. 702-703.
2. Ibid., p. 80 ; p. 703.
3. Ibid., p. 87 ; p. 710.
4. Ibid., p. 90 ; p. 712.
5. Ibid., p. 92, p. 713.
6. Ibid., p. 96 ; p. 717.
7. Ibid., p. 95 ; p. 716.
8. Ibid., p. 101 ; p. 721.
9. Karin Obholzer, Entretiens avec l’homme aux loups. Une psychanalyse et ses suites, Paris,
Gallimard, 1981.
10. Ibid., p. 70.
11. L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, textes réunis et présentés par
Muriel Gardiner, Paris, Gallimard, 1981, p. 268-313.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Karin Obholzer, Entretiens avec l’homme aux loups, op. cit.
15. Pour exemple, deux personnes en train de faire de la musique ou de manger au
restaurant peuvent très bien symboliser l’acte sexuel en rêve.
16. Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, in Œuvres complètes, t. IV, Paris, PUF, 2004,
p. 370.
17. Ibid., p. 371.
18. Ibid., p. 330.
19. Ibid., p. 331.
20. Ibid., p. 371.
21. Ibid., p. 372.
22. L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 351.
23. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont,
1982, p. 672-673.
24. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 72 ; p. 700.
25. Ibid., p. 140 ; p. 747.
26. Ibid.
27. « Les souvenirs de l’homme aux loups », in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et
par lui-même, op. cit.
28. Irina Petrovna décédée par suicide avant 1886.
29. Les cinq autres branches ont chacune un loup.
30. Constantin Pankejeff, né en 1859, décédé probablement par suicide en août 1908 à
quarante-neuf ans, deux ans après sa fille.
31. Anna, née en 1884, décédée par suicide en octobre 1910.
32. Thérèse, décédée par suicide le 31 mars 1938.
33. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 88 ; p. 711.
34. Ibid., p. 173 ; p. 772.
35. Les autres garçons mentionnés avant l’aînée Liuaba ont sûrement été des enfants mort-
nés.
36. Voir le premier rêve que Sergueï fait pour son analyste femme, où il la voit comme le
chien policier de Freud, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit.,
p. 296.
37. Voir le chapitre 12, « Le fantôme de l’homme aux rats ».
38. Voir Miss Owen, femme menaçante, et sa « petite queue » (L’Homme aux loups par ses
psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 289).
39. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 923.
40. Ibid., p. 673-674.
41. L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 23.
42. Ibid., p. 23.
43. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 1012.
44. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 179 ; p. 777.
45. On peut lire, en référence à ce « V » romain, Serge Leclaire, Psychanalyser, Paris, Seuil,
1968, p. 90.
46. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 56 ; p. 688.
47. Wolfgang Lederer, Gynophobia ou la peur des femmes, Paris, Payot, 1970.
48. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 70 ; p. 698.
49. Karin Obholzer, Entretiens avec l’homme aux loups, op. cit., p. 71.
50. « Je vis au lieu d’une jolie petite fille, un loup dressé… » (cité par l’homme aux loups
in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, op. cit., p. 24).
51. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 109 ; p. 724.
52. Nicolas Abraham et Maria Török, Le Verbier de l’homme aux loups, Paris, Aubier, 1976,
p. 88.
53. Ibid., p. 89.
54. Ibid.
55. Cette hypothèse impliquerait que sa sœur aurait été abusée vers quatre ans. On peut
imaginer un abus par fellation qui serait un traumatisme commun entre Sergueï et Freud, ou
seulement des attouchements, ce qui correspondrait à la compulsion chez Anna à se saisir du
sexe des garçons. L’âge de quatre ans, celui du rêve des loups, serait alors un élément en
rapport avec l’âge de sa sœur quand elle aurait été abusée.
56. Sur les fantômes familiaux de Freud, voir Bruno Clavier, « Julius, Josef et Jacob Freud,
hantise de la psychanalyse », in Les Fantômes familiaux, op. cit., p. 217.
57. Voir l’interview de l’homme aux loups, in L’Homme aux loups par ses psychanalystes et
par lui-même, op. cit., p. 280.
58. C’est méconnaître les enfants de penser qu’ils ne distingueraient pas dans leur vision
un coït entre leurs parents, non traumatique – car normal – d’une scène d’abus sexuel sur un
enfant, traumatique.
59. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 148 ; p. 753.
60. Françoise Dolto, Au jeu du désir, Paris, Seuil, 1981, p. 81.
61. Sigmund Freud, L’Homme aux loups, op. cit., p. 69 ; p. 697.
62. Jeffrey Masson, Enquête aux archives Freud. Des abus réels aux pseudo-fantasmes,
Breuillet, Éditions l’Instant présent, 2012, p. 44.
63. Lettre du 11 juin 1957, citée par Muriel Gardiner, L’Homme aux loups par ses
psychanalystes, op. cit., p. 282.
64. Ibid., p. 284.
65. Selon le terme de Ruth (ibid., p. 284).
66. Voir infra, p. 288.
67. Ruiné par la Révolution russe, Sergueï n’a pu récupérer de la fortune familiale que des
bijoux, qu’il estime faussement représenter une grosse somme d’argent, dont il a dissimulé
l’existence à Freud.
68. L’Homme aux loups par ses psychanalystes, op. cit., p. 290.
69. Ibid., p. 289.
70. Le Professeur X. est un médecin qui a reçu Sergueï pour son nez. Cela s’est mal passé
avec lui et on comprend qu’il recouvre, dans tous les rêves avec Ruth, la personne de Freud
lui-même, ce qui permet à l’homme aux loups d’adresser à ce professeur toute l’agressivité
destinée à son premier analyste.
71. L’Homme aux loups par ses psychanalystes, op. cit., p. 290-291.
72. Ibid., p. 291.
73. Ibid., p. 293.
74. Ibid., p. 294.
75. Ibid., p. 294.
76. Ibid., p. 295.
77. Ibid., p. 296.
78. Ibid., p. 312.
79. Ibid., p. 297.
80. Ibid., p. 297.
81. Ibid., p. 311.
82. Ibid., p. 312.
83. Jacques Lacan, L’Homme aux loups, inédit, 1951-1952, consultable sur Internet : « Ruth
a su lui montrer qu’elle n’est pas adhérente à Freud, donc pas identifiée au père et “pas trop
forte”. »
84. Karin Obholzer, Entretiens avec l’homme aux loups, op. cit., p. 90-91.

Conclusion : l’analyste est une sage-femme

1. Voir supra, chapitre 9, « Igor, une sortie de l’autisme », p. 169.


Bruno Clavier aux Éditions Payot

Les Fantômes familiaux. Psychanalyse transgénérationnelle


Les Fantômes de l’analyste
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre Les fantômes de l’analyste de


Bruno Clavier a été réalisée le 17 janvier 2017 par les Éditions Payot
& Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-
228-91713-1).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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