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Du même auteur 

Wuhan confidentiel, d’un confinement à un autre, avec


Bingtao Chen, Flammarion 2020.

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AVANT-PROPOS

« On peut regretter de ne pas avoir d’enfant, ça oui. Mais


regretter d’en avoir eu, non, c’est impensable ! »
Ce sont les deux phrases catégoriques que mon amie
Charlotte a prononcées avec virulence lorsque je lui ai parlé
du sujet de mon nouveau livre, le regret d’être mère.
Sa réaction m’a amusée car elle m’a fait penser à la
mienne lorsque je l’ai découvert quelques semaines plus tôt
en lisant un article du journal Libération au titre provocateur
aussi attirant qu’effrayant, « Le regret d’être mère, l’ultime
tabou1 ».
Il évoquait la parution en Israël en 2015 de l’étude de la
sociologue Orna Donath Regretting motherhood, la première
au monde sur le sujet, et qui avait fait grand bruit à sa sortie
dans son pays d’origine et les pays où elle avait été traduite,
particulièrement en Allemagne.
Je me souviens très bien avoir grimacé en lisant ce titre si
fort qu’il m’a obsédée pendant de nombreuses semaines.
Mais de quoi était-il question  ? Les vingt-trois femmes de
cette étude, toutes mères, affirmaient qu’elles regrettaient
d’avoir eu des enfants. Si c’était à refaire, elles
s’abstiendraient. Elles avaient évalué les aspects positifs et
négatifs que la maternité leur avait apportés et les seconds
prenaient largement le dessus.
J’étais stupéfaite. J’avais pourtant, au cours de mes vingt
ans de rencontres et d’interviews, entendu beaucoup de
choses, entraperçu des recoins de l’âme humaine sombres
et pas toujours avouables, mais pas ça. Et en tant que
maman, je n’imaginais pas qu’un tel sentiment puisse
exister  ! La maternité est le plus souvent associée à un
panel d’émotions positives  : le bonheur d’annoncer sa
grossesse à son entourage, les larmes de joie à la naissance
– «  le plus beau jour de ma vie  »  –, la fierté de voir son
enfant grandir… Associer le regret et la maternité me
semblait paradoxal, contre nature. C’est ce qui explique ma
première réaction, celle de mon amie et de beaucoup
d’autres de mes interlocuteurs à qui je parlerai de ce projet.
 
De tous les sujets que j’ai abordés dans ma vie
professionnelle, celui-ci m’a particulièrement remuée et m’a
poussée à questionner mon rapport à la maternité et à la
famille. Parce qu’il résonnait avec mon histoire, celle de ma
grand-mère.
Plus jeune, je me suis souvent demandé si Mémé Vonne –
  elle s’appelait Yvonne mais elle aurait préféré être
prénommée Madeleine  – regrettait d’avoir eu un enfant,
mon père. Je l’ai entendue de nombreuses fois faire des
réflexions en ce sens. Qu’elle l’ait désiré, j’en suis certaine,
pourtant n’avait-elle pas finalement regretté de l’avoir eu ?
L’a-t-il freinée dans son ascension professionnelle et
sociale  ? Privée de sa liberté qu’elle chérissait tant  ?
S’intéressait-elle vraiment à lui ? Regrettait-elle ce fils-là ou
plus généralement d’avoir eu un enfant ? Je parle de regret
à sa place. Mais qu’est-ce que cela signifie ? C’est curieux, le
regret de ce que l’on a.
Ma grand-mère n’est plus là pour répondre à mes
questions. Mon père non plus. J’ai pourtant voulu essayer de
préciser cette intuition.
 
J’ai décidé d’explorer cette ambivalence maternelle en
allant à la rencontre de ces femmes qui éprouvent le regret
d’être devenues mère, « le tabou ultime ». Il ne fut pas aisé
de les débusquer car c’est un sentiment dont on ne parle
pas. Indicible et inaudible ! Alors j’ai consulté des forums de
discussion sur Internet qui ont l’avantage de leur garantir
l’anonymat. J’ai passé un appel à témoins sur l’un d’entre
eux et j’ai reçu rapidement au moins une trentaine de
réponses de femmes aux profils différents, âge, profession,
nombre d’enfants.
J’ai été étonnée de les entendre affables, ravies de pouvoir
enfin se confier sur ce mal qui les ronge depuis plus ou
moins longtemps. Mon projet de livre leur a donné
l’impression que ce qu’elles ressentent existe vraiment et en
quelque sorte légitime le regret maternel. J’ai vécu des
moments de partage inédits et précieux avec ces femmes
tant elles ont été sincères, lucides et sans tabou.
Après les avoir toutes eues au téléphone et rencontré
certaines malgré le contexte sanitaire, j’ai pu constater que
chaque histoire était singulière et leur rapport au regret
unique. J’ai dû choisir les témoignages les plus significatifs
qui permettaient d’esquisser au mieux ce sentiment encore
inexploré en France. Elsie raconte son désir contrarié
d’enfant, Coline son choix de regretter d’avoir un enfant
plutôt que de ne pas en avoir, Giulia, sa recherche vaine de
son instinct maternel, ou encore Victoria qui décide de
confier à sa fille son regret de maternité…
N’étant ni sociologue ni psychologue ou autre spécialiste
en sciences sociales et humaines, mon intention n’est
certainement pas d’énoncer des théories générales sur un
sujet qui doit être traité tout en nuances. Je souhaite offrir la
possibilité à ces femmes qui m’ont fait confiance, de parler
sans honte ni crainte d’être jugées et peut-être offrir à celles
et ceux qui tiennent ce livre entre leurs mains de découvrir
une facette de la maternité longtemps ignorée et subie en
silence.
Là où Orna Donath s’est intéressée dans son étude au
regret comme fait social, c’est-à-dire le résultat d’une
injonction exercée par la société, j’ai de mon côté cherché à
«  humaniser  » le sujet en m’intéressant à l’histoire de ces
femmes, avec l’intuition que les deux sont intimement liés.
Quels sont leurs parcours ? Leurs expériences familiales ?
Comment ont-elles grandi  ? Rêvaient-elles d’enfants quand
elles étaient plus jeunes  ? Où se tapit le regret dont elles
parlent  ? Comment vivent-elles au quotidien avec ce
sentiment indicible ?
Notes
1. Noémie Rousseau, «  Le regret d’être mère, l’ultime tabou  », Libération ,
10 juillet 2016.
INTRODUCTION

Orna Donath et son étude sont à l’origine de ce livre. C’est


elle, la pionnière, qui a mis en lumière cette ambivalence
maternelle ressentie par un grand nombre de femmes à
travers le monde, les âges et les cultures  : le regret d’être
mère. La sociologue enseigne à l’université Ben-Gourion du
Néguev où elle mène des recherches sur les attentes
sociales auxquelles les femmes sont confrontées. Son étude
sur le regret de maternité a été publiée en 2015 et est le
fruit de travaux menés entre 2008 et 2013. Elle a interrogé
vingt-trois mères israéliennes, âgées de vingt-cinq à
soixante-quinze ans, de milieux socioprofessionnels
différents.
Selon Orna Donath, ces femmes regrettent d’avoir eu des
enfants parce qu’elles ont compris seulement après coup
que la maternité ne leur était pas destinée. Certaines
femmes lui ont confié qu’elles estiment que cette
responsabilité est trop lourde à porter, quand bien même
elles font tout pour la surmonter et aimer leur enfant tant
bien que mal. Cette prise de conscience peut survenir à tout
moment, pendant la grossesse ou après la naissance du
premier, du deuxième ou d’un autre enfant. Toutes les
femmes qu’elle a interrogées ne voulaient pas forcément
devenir mères. Nombre d’entre elles ont été soumises à des
pressions venant de leur partenaire ou de leur famille. Pour
Orna Donath, tant que les femmes qui refusent la maternité
continueront à être traitées comme des égoïstes, folles,
« des fausses femmes », cette décision ne sera jamais prise
dans un contexte éclairé et consenti.
Elle poursuit en disant que nous vivons dans un monde où
la maternité relève de l’ordre naturel des choses. On
considère que donner la vie est le but existentiel de chaque
femme. Simplement parce qu’elles ont les mêmes organes
biologiques, les femmes sont supposées avoir les mêmes
rêves, besoins et capacités. De cette manière, avoir un
enfant offre à la société un dénouement heureux de
l’histoire. C’est pourquoi, par leurs témoignages, les femmes
lèvent le tabou ultime et viennent casser ce mythe. La
maternité n’est pas un royaume sacré mais une relation
subjective, vécue différemment selon les mères, qui peut
apporter de la joie, de l’amour mais aussi de la haine, de la
jalousie et du regret.
Faute de mots, et comme la maternité est placée au-delà
de l’expérience du regret, le regret d’être devenue mère
n’est jamais abordé, que ce soit dans le débat public ou
dans les travaux de sciences humaines et sociales liés à la
maternité.
La plupart des écrits qui s’intéressent à ce que les mères
ont à dire portent sur le ressenti et leurs expériences de
mamans de nouveau-nés, de nourrissons et d’enfants en bas
âge, c’est-à-dire pendant la période qui suit la naissance. Le
vécu de mères d’enfants plus âgés ne fait quasiment l’objet
d’aucune recherche. Ce qui suggère que seule une place
très limitée est accordée à l’expérience des mères au cours
des années qui suivent.
Ces dernières années, les rares fois où la question des
femmes qui regrettent d’être devenues mères a été abordée
sur Internet, soit leurs propos ont été recueillis avec
incrédulité, ce qui revient à nier ce que ces femmes ont
ressenti, soit ils ont suscité de la colère et ont été déformés.
 
Publié dans une quinzaine de pays, le travail d’Orna
Donath a été commenté partout dans le monde. Mais il n’a
pas provoqué les mêmes réactions dans tous les pays
mettant en lumière des perceptions de la maternité propre à
chaque nation. Selon la chercheuse israélienne, le
sentiment de regret éclaire à quel point la société pense la
maternité en termes positifs et la considère comme une fin
en soi de la féminité. Le cas de l’Allemagne est intéressant
car il a créé des controverses et des débats houleux pendant
plusieurs mois. La parution a été suivie d’un déferlement sur
les réseaux sociaux de témoignages de mères exprimant
leur regret générant des commentaires d’une violence
inouïe et de vives condamnations d’une partie de la
population et des médias. «  Le débat intense qui a agité
l’Allemagne au sujet du regret portait principalement sur le
concept de la dyade de “la mère parfaite” et de “la
mauvaise mère” et a montré que nous sommes face à une
pluralité de sentiments et d’émotions qui ne demande qu’à
être explorée, parmi lequel le regret1. »
Pour l’universitaire Barbara Vinken qui a analysé le mythe
de la mère allemande en 2001, l’étude d’Orna Donath
touche l’Allemagne parce qu’elle vient bousculer, voire
remettre en cause, « la joie d’avoir des enfants » dans une
société qui s’est longtemps fondée sur les trois K (Kinder,
Küche, Kirche) –  qui se traduit en français par «  Enfants,
cuisine, église » – et évoque la représentation des valeurs de
la famille traditionnelle allemande sous le IIIe Reich. Quatre-
vingts ans plus tard la société allemande attend toujours un
dévouement total des mères et ces dernières mettent la
barre très haut.
 
Les journaux allemands, les radios et les télévisions se
sont emparés pendant plus d’un an de ce débat,
s’interrogeant sur les retombées sociétales du regret de
maternité tout en se demandant pourquoi une étude
publiée en anglais dans une revue israélienne provoquait
une telle controverse chez eux, davantage que dans la
quinzaine de pays où elle a été publiée. D’autres livres ont
suivi sur le sujet comme le très remarqué Le Mensonge du
bonheur maternel de Sarah Fischer2.
 
Les réactions émotionnelles suscitées par la controverse
#regrettingmotherhood expriment le niveau de frustration,
de tristesse et de désillusion ressenti par de nombreuses
mères allemandes dû à des pressions politiques démesurées
et au mythe de la «  bonne mère  ». Celles qui ont osé
évoquer leur regret de maternité ont subi l’opprobre public
et ont révélé les contours d’une vision particulièrement
rigide de la maternité outre-Rhin.
Pourtant les personnes interrogées par Orna Donath dans
son étude insistent à maintes reprises sur le fait que leur
regret ne concerne pas leurs enfants mais l’institution de la
«  maternité  », qu’elles perçoivent comme un frein à leur
temps, leur liberté et leur autonomie.
Ces femmes ont été traitées sur les réseaux sociaux et
dans les médias allemands de Rabenmutter qui signifie  :
«  Mère corbeau sans amour, au cœur froid qui néglige ses
enfants.  » Cette définition est couramment utilisée pour
désigner les mères qui travaillent. Elles sont considérées
comme des mères abandonniques, préférant confier leurs
enfants à des étrangers, des nourrices ou des baby-sitters.
Le manque de modes de garde pour les enfants en bas âge
empêche les femmes de travailler. Il n’y a pas d’école
maternelle outre-Rhin et les jardins d’enfants et garderies
sont très coûteux.
En Allemagne, seulement 24  % des mères travaillaient à
temps plein en 2016, tandis que 46 % travaillaient à temps
partiel. Elles ne sont que 28 % en France à travailler à temps
partiel. Cette proportion passe à 30 % quand elles ont deux
enfants. Notons aussi que plus d’un tiers des Allemandes
trentenaires ayant fait des études ont choisi de ne pas avoir
d’enfants.
La société allemande est intransigeante envers ces
femmes qui peuvent parfaitement imaginer leur vie sans
enfants, voire qu’elle aurait été meilleure s’ils n’étaient pas
nés. Il est difficile d’accepter que la maternité ne convient
pas ou n’attire pas certaines femmes. L’idée de regret
maternel remet en question l’hypothèse selon laquelle le
bonheur de la maternité est et devrait être automatique,
annihilant toute autre préoccupation ou désir.
L’historienne de la maternité Barbara Vinken estime que
l’étude de la sociologue israélienne a touché un point
névralgique en Allemagne parce qu’elle démystifie le mythe
de la maternité, un bonheur pour lequel beaucoup de
femmes sacrifient tant.
 
L’Allemagne a souvent été précurseur en matière d’aides
sociales. À la fin du XIXe siècle, on a vu s’ébaucher en Europe
les prémices de concepts qui inspireront par la suite les
États-providence. L’Europe est en pleine industrialisation,
des emplois s’offrent aux femmes. Moins pénibles que le
travail à la chaîne et plus attrayants, elles commencent à
pourvoir les postes dans l’administration et dans les
commerces. Les femmes découvrent le salariat et espèrent
bien conserver leurs emplois même après leur mariage et la
première naissance. Les mœurs évoluent.
L’Allemagne bismarckienne a ouvert la voie avec le congé
de maternité institué dès 1878 ainsi qu’une assurance et
des allocations en 1883. Cette législation bien acceptée par
les femmes allemandes a servi de modèle aux autres pays
européens. En 2013, une allocation de garde d’enfants
(Betreuungsgeld), particulièrement controversée, a été
proposée mais rapidement déclarée invalide par la Cour
constitutionnelle fédérale, en août  2015. Cette allocation
accordait aux parents entre cent et cent cinquante euros par
mois pour les motiver à rester à la maison et s’occuper d’un
enfant âgé de quinze à trente-six mois. Surnommée
Herdprämie (qui peut se traduire à la fois par «  prime de
réchaud » et « prime de troupeau »), cette allocation a été
vivement critiquée. Aux yeux de ses détracteurs, elle
détournait des fonds destinés à la création d’infrastructures
de garde d’enfants et décourageait les mères souhaitant
reprendre leur travail.
 
En France, faire garder son enfant en bas âge est une
tradition depuis le XVIIIe siècle. À cette époque, il était établi
que le mari était plus important que le nouveau-né. Le
message de toute la société était  : ne nourrissez pas votre
enfant sinon votre mari vous sera infidèle. En 1769 est créé
un «  Bureau général des nourrices et recommandaresses
pour la ville de Paris  », puis en 1781, un «  Code des
nourrices  » rassemble toutes les réglementations liées au
métier. Au début, seule l’aristocratie faisait appel à des
nourrices. Ensuite, c’est devenu un phénomène de masse,
toutes catégories sociales confondues. C’est ainsi que les
femmes ont pu continuer à travailler, à l’inverse de l’Italie,
l’Allemagne, l’Espagne, la Grèce, le Portugal où la société
juge avec sévérité celles qui ne veulent pas arrêter de
travailler pour garder leurs enfants. Les conséquences sont
logiques  : n’ayant pas à choisir entre faire des enfants et
poursuivre une carrière professionnelle, les Françaises font
davantage d’enfants.
Aujourd’hui, l’hexagone est en tête des taux de fécondité
européens avec 1,86 enfant par femme en métropole en
2019, même si selon les derniers chiffres de l’INSEE le taux
de natalité a légèrement baissé en 2020 à cause de la
situation sanitaire et affiche un taux de 1,84. En 2015, l’État
français consacrait l’équivalent de 3,7  % du PIB aux
politiques familiales, contre 2,8 % en moyenne dans l’UE3.
Les différentes possibilités de faire garder son enfant en
bas âge –  crèche, nourrices, haltes garderie –  permettent
aux mères françaises de retrouver plus facilement leur
emploi, après leur congé maternité qui peut s’étendre de
seize à quarante-six semaines selon le type de grossesse,
simple ou multiple. De ce point de vue, elles envisagent plus
sereinement l’arrivée de l’enfant.
Élément qui a joué en partie dans la manière, très
discrète, dont la France a accueilli le livre d’Orna Donath
paru en 2019, quatre ans après l’édition originale et bien
après les autres traductions étrangères. L’auteure l’explique
aussi par le fait qu’en 2015, lors de la parution de l’étude en
Israël, le président François Hollande venait de légaliser le
mariage homosexuel et le débat se portait davantage sur la
maternité assistée comme la PMA ou GPA que sur le regret
maternel de femmes qui avaient eu des enfants. Il y avait un
décalage entre le propos du livre et le débat qui animait et
divisait la société d’alors.
Le sujet a tout de même été repéré par quelques médias
mais il n’a pas donné lieu aux mêmes polémiques qu’en
Allemagne qui auraient permis aux femmes françaises
d’exprimer leur regret d’être mère. C’est ce qui m’a motivée
à écrire ce livre, rendre justice à un sujet qui n’a pas suscité
l’intérêt qu’il méritait, à la hauteur de son enjeu
fondamental : pourquoi fait-on des enfants ?
Chaque femme aura sa propre réponse qui sera fortement
influencée par l’époque à laquelle la question est posée. Le
contexte social et politique des années 1940-1950 a fait de
ma grand-mère une mère singulière avec des attentes et
des envies très différentes des miennes.
Notes
1. Orna Donath, Le Regret d’être mère, Odile Jacob, 2019.
2. Paru en Allemagne aux éditions Ludwig, 2016.
3. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2017-09/20170920-rapport-securite-
sociale-2017_1.pdf?
lipi=urn%3Ali%3Apage%3Ad_flagship3_pulse_read%3BC5qHwVdbSlCTTfo5W9GWig%3D%3D
1.

YVONNE,
LA FEMME ET LA MATERNITÉ
EN FRANCE
À trente ans, Mémé Vonne avait un visage très fin, de
grandes dents, des yeux très bleus et très clairs, des
cheveux fins, courts et légèrement bouclés qu’elle faisait
mettre en plis. Malgré son petit salaire et ses toilettes
reprisées, elle était toujours très élégante.
Si elle attachait autant d’importance aux résultats
scolaires de son fils qu’à sa bonne présentation –  elle était
capable de le renvoyer chez le coiffeur dans la même
journée au motif que ses cheveux n’étaient pas assez
«  ratiboisés  »  – elle témoignait très peu d’intérêt pour ses
états d’âme. Mon père a appris l’orthographe avec elle, à
«  grands coups de taloches  ». Les soins, les jeux, les
confidences, la fierté exprimée à l’occasion des remises de
prix au collège et lycée, c’était l’apanage de son mari,
Raymond, de neuf ans son aîné. Il était prévenant,
affectueux, protecteur et dévoué à son fils.
Je me souviens qu’un jour Mémé Vonne – qui, au contraire
de son rôle de mère, était une grand-mère formidable et
débordante d’amour pour ses petites-filles, même si elle
avait le coup de torchon mouillé facile, quand nos
gambettes passaient un peu trop près d’elle et de son
fourneau  – m’avait dit  : «  C’est très dur d’avoir un enfant.
C’est trop de sacrifices. J’ai tout donné à ton père.  »
Pourquoi me confiait-elle cela  ? Que lui avait-elle donné  ?
Des vacances à la mer et la possibilité de faire des études
d’ingénieur ? Mais à quel prix ? Mon père a toujours cherché
à être le meilleur pour qu’elle soit fière de lui et qu’elle le lui
dise… en vain.
Aurait-elle été plus heureuse sans lui  ? Qu’aurait-elle fait
de sa vie ? Le tour du monde peut-être. La Grande Muraille
de Chine, la place Rouge, autant de rêves liés à son
attachement au communisme. Aurait-elle mené une
meilleure carrière que diriger un service au sein de la
compagnie d’assurances qui l’employait  ? Aurait-elle eu
« de belles toilettes » et « des bijoux », comme elle aimait à
le répéter ? Avec l’âge, ces expressions étaient devenues ses
antiennes.
 
Ma grand-mère est née en 1913 à Paris d’une mère
bretonne, femme de ménage, et d’un père berrichon,
ébéniste établi dans un atelier du faubourg Saint-Antoine
après une formation à l’école Boulle. Ils s’étaient connus au
bal en 1910. Mais le couple n’était pas marié et Léon n’a pas
voulu reconnaître son enfant. Les jeunes parents vivaient
dans une chambre de bonne du quartier d’Aligre dans le
XIIe  arrondissement, jusqu’à ce que Léon soit mobilisé et
parte à la guerre en août 1914. Je n’ai jamais su pourquoi ils
ne s’étaient pas mariés. Ma grand-mère disait toujours avec
beaucoup de fierté que ses parents étaient des «  avant-
gardistes  ». Une façon de dédouaner son père malgré les
années d’opprobre qu’elle avait subies.
Car être fille-mère à cette époque était mal vu. Le concile
de Trente à la fin du XVIe  siècle avait renforcé le sacrement
du mariage et il devenait impie et honteux de concevoir des
enfants en dehors. Un édit royal datant de 1556 avait
imposé à toutes les femmes de déclarer leur grossesse aux
autorités, faute de quoi elles seraient punies de mort si
l’enfant mourait sans baptême. L’intention reconnue était
de prévenir tout avortement ou infanticide et de s’assurer
que le nourrisson ne serait pas condamné aux limbes pour
l’éternité. Mais il s’agissait surtout de contrôler la matrice.
Une fois accouchées, ces femmes pouvaient rester dans
des « refuges » si elles avaient donné naissance en ville. Ces
établissements, tenus par des religieuses, offraient un toit à
ces filles de peine, chassées par leurs familles ou délaissées
par leur maître. Si la mère ne pouvait subvenir aux besoins
de son enfant, il était confié à l’hospice et, bien souvent, les
mères étaient autorisées un temps à rester au «  refuge  »
pour allaiter les enfants des autres.
Au cours du XVIIIe, la société s’est complexifiée, l’autorité de
l’Église a décliné et la surveillance des filles et le contrôle
des mœurs devenaient de plus en plus difficiles. Les enfants
conçus hors mariage étaient de plus en plus souvent confiés
à l’hospice. Les enfants étaient déposés dans de petits
tourniquets, scellés dans les murs des établissements
religieux qui accueillaient très régulièrement les nouveau-
nés ainsi abandonnés en toute discrétion. Les mères
savaient que leur bébé, aussitôt récupéré et soigné, était à
l’abri. Cette responsabilité a de tout temps reposé sur les
épaules des mères. C’est toujours la mère qui fait le
« bâtard ».
Les expressions « fille-mère » et « enfant naturel » datent
du XVIIIe  siècle. Accorder dans la société une désignation et
une place à ces femmes sans mari, c’était admettre
implicitement qu’elles puissent répondre seules de leurs
enfants, que le groupe mère-enfant puisse ignorer le père et
se passer de lui1. Un siècle plus tard, appuyée par le poids
moral de l’Église et le Code civil de 1804, une loi est votée
pour protéger les hommes, empêcher toute recherche de
paternité et préserver l’héritage des enfants légitimes.
 
La société a mis beaucoup plus de temps à intégrer la
possibilité qu’une femme puisse se passer d’un homme
dans sa vie. Antoinette, mon arrière-grand-mère, avait jeté
le déshonneur sur sa famille. Pourtant, en 1912, une loi
venait enfin de permettre aux mères célibataires de
contraindre le père à reconnaître sa paternité. Les mères
célibataires passaient de «  femmes fautives  » à «  mères
courage  ». Toujours est-il qu’en 1913, être fille-mère était
scandaleux.
Ma grand-mère fut affublée du sobriquet infamant de
«  bâtarde  » par l’entourage et sa famille maternelle, à
commencer par ses grands-parents, qui l’appelaient ainsi
quand elle retournait en Bretagne. Une plaie que Mémé
Vonne n’a jamais refermée.
Ce n’est qu’en 1920 que Léon a reconnu la petite Yvonne,
en même temps que sa seconde fille, Paulette, née neuf
mois après son retour de la guerre. Ma grand-mère a
toujours été un peu jalouse de sa cadette, qui n’a jamais eu
à connaître le déshonneur. Elle me racontait souvent son
histoire et me parlait de sa douleur, des humiliations qu’elle
avait essuyées alors qu’elle était enfant. J’écoutais d’une
oreille distraite ou agacée selon mon humeur. Je trouvais
qu’elle ressassait, car quoi… elle avait été reconnue à la fin.
Yvonne n’a eu de cesse de prendre sa revanche en faisant
mieux que ceux qui étaient restés au village en Bretagne et
dans le Berry. Alors qu’elle n’avait que le certificat d’études –
  elle a toujours regretté de ne pas avoir pu poursuivre
jusqu’au bac  –, elle allait gravir les échelons de son
entreprise. À quatorze ans, elle travaillait et à dix-huit ans,
elle gagnait son premier vrai salaire d’employée dans une
compagnie d’assurances, où elle est restée jusqu’à sa
retraite. À force de travail, de sérieux, et grâce à ses
capacités pour le calcul, elle acquit des responsabilités
honorables. Il lui arriva de transporter des valises de billets
attachées à ses poignets par des menottes, escortée par des
gardes du corps. Elle déambulait le menton fier et le regard
droit, boutonnée dans son long manteau noir d’astrakan, sur
les Grands Boulevards à Paris.
 
La Grande Guerre a marqué le début de la
«  nationalisation  » des ventres des femmes pour la Patrie.
Au début des années 1920 en France, la Chambre «  bleu
horizon  » promulgua des lois, qualifiées de «  scélérates  »
par les féministes, interdisant toute information relative à la
contraception. L’objectif des députés était d’interdire toute
forme d’information sexuelle. Ces hommes voulaient réduire
au silence les mouvements féministes et les néomalthusiens
qui préconisaient la limitation des naissances sans
restreindre la sexualité. La loi ne fit nullement fléchir le
nombre des avortements.
Sous le régime de Vichy, l’utérus prit une place de choix
dans le discours politique. Pétain, ce vieil homme sans
enfants, au milieu d’un monde en guerre, imposait aux
femmes de procréer. Les femmes travaillaient à la place des
hommes, conduisaient les tracteurs, fabriquaient les armes
en usine, soignaient les blessés au front... Mais leur seul rôle
reconnu, qui ne leur serait pas repris par les hommes de
retour du front, était celui d’enfanter.
Dans son discours du 20  juin 1940, Pétain accuse
directement les femmes de trop de frivolité et de ne pas
avoir su remplacer les morts de la Première Guerre. «  Trop
peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés. Voilà les
causes de notre défaite. L’esprit de jouissance l’a emporté
sur l’esprit de sacrifice.  » Il accuse le désir d’autonomie
sexuelle des femmes de l’entre-deux-guerres, écartant le
rôle des hommes dans la baisse du taux de natalité.
L’injonction de procréer s’impose alors, balayant toute
possibilité d’aspiration autre. La radio diffuse des slogans
moralisateurs et, dans les rues, on lit des affiches
culpabilisantes : « Une femme coquette et sans enfants n’a
pas de place dans la cité. » La contraception est considérée
comme un crime lésant l’État.
Partout en Europe, les femmes sont renvoyées à leur
fonction reproductrice. En mai  1941, le maréchal Pétain
s’adresse de nouveau à elles. «  Mères de tous les pays de
France, votre tâche est la plus rude, elle est aussi la plus
belle. » Et dans la foulée, la fête des mères qui avait eu du
mal à s’imposer dans les années 1920 devient obligatoire et
on la célèbre chaque premier dimanche de mai.
 
Yvonne a rencontré son mari au bal des Creusois et ils se
sont mariés le 2 septembre 1939, la veille de la déclaration
de guerre. Ma grand-mère était en robe fuchsia, coiffée d’un
petit chapeau noir à voilette.
Elle n’a jamais voulu faire comme les autres. Elle préférait
se démarquer, prenait souvent le contre-pied. Elle en
devenait pénible. Alors, au début de la guerre, Yvonne se
moquait bien des injonctions à la maternité de Pétain. Elle
avait battu le pavé en 1936 et levé le poing pour les congés
payés. Elle avait vingt-six ans et préférait se concentrer sur
sa carrière, tandis que son mari et Maxime, son beau-frère,
étaient cachés chez leurs parents dans la Creuse pour
échapper au STO.
Ce n’est pas ainsi que ma grand-mère pouvait faire un
enfant. L’absence de Raymond ne facilitait pas la
procréation exigée par Pétain…  ! Alors en attendant le
retour de son mari, Yvonne travaillait et se moquait bien de
la nouvelle devise du pays  : «  Travail, famille, patrie.  »
Comme le reste des Françaises, elle se préoccupait avant
tout de se nourrir et de s’habiller.
Après quelques mois planqué au village, Raymond décida
de rentrer à Paris et de reprendre son travail à la chaîne
chez Renault.
Mon père est né en janvier 1943. Ma grand-mère avait fait
de cette naissance un acte de résistance  : son fils naîtrait
libre. Il est né dans l’Indre, quelques semaines avant la
suppression de la zone de démarcation. Moins de trois
semaines après son accouchement, Yvonne laissa son fils à
ses parents, repartit travailler et ne le récupéra qu’en 1948
pour son entrée en CP, trois ans après la fin de la guerre.
Elle mit un point d’honneur à ne pas l’allaiter. Elle ne
s’abaisserait pas à ça… «  Tellement vulgaire et si
contraignant. Et puis ça déforme la poitrine. » Non, Maurice
aura sa vache, celle du fermier du coin, ou du lait en poudre.
Ce lait en poudre qui a révolutionné la vie des mères.
Désormais, les pères peuvent aussi donner le biberon. Les
femmes qui travaillent ont une solution. Créé en 1908, le
lait Guigoz a envahi les officines à partir de 1927. Ma grand-
mère revenait de temps en temps embrasser son fils avant
de repartir vers Paris avec un panier plein de légumes du
jardin, d’œufs et d’une bonne poule grasse plumée.
Quand Yvonne évoquait cet abandon temporaire de son
fils, ce qu’il lui a reproché adulte, elle bottait en touche  :
«  C’était la guerre. Au moins, il était nourri et pouvait
respirer l’air de la campagne. »
Elle avait accompli son devoir de citoyenne et d’épouse.
Un enfant pour la patrie et pour Raymond. Et pas de temps
pour les regrets. Il fallait avancer, reprendre les rênes de sa
vie. Elle cousait ses chemisiers dans les parachutes des
alliés achetés au marché noir, elle reprisait tout et
économisait pour laisser un héritage à Maurice. Là est le
sacrifice. Ça-crie-fils. Le sacré-fils ! En avant pour l’ascension
sociale.
Elle était très fière de pouvoir aider son mari. Elle le « col
blanc » et lui l’ouvrier. Elle lui a fait entrevoir la perspective
de sortir du cycle épuisant des trois-huit. Tous les soirs, elle
l’aidait, le faisait réviser, le poussant à gravir les échelons de
la marque au losange. Avec les années et les concours
internes, il obtint des postes plus confortables et mieux
rémunérés. De nos jours, on pourrait dire que ma grand-
mère était une femme libre qui a fait ce qu’elle a voulu et
suivi ses rêves sans s’embarrasser de la pression sociale.
 
Il est indéniable que le statut de l’enfant a beaucoup
changé au sein de la famille et de la société. Il est
aujourd’hui au centre de la structure familiale. Avant même
qu’il naisse, on propose aux parents de créer un lien avec le
bébé, notamment grâce à l’haptonomie. On peut lui parler,
en langues étrangères encore mieux, lui faire écouter de la
musique…
Quand j’étais enceinte de Lila, ma grand-mère trouvait ça
très étonnant de communiquer avec son arrière-petite-fille
en mettant ses mains sur mon ventre. Ça lui plaisait. La
pédopsychiatrie s’est démocratisée, les écoles aux
pédagogies adaptées à chaque enfant se sont multipliées…
L’enfant est désormais «  protégé  » par des lois qui
condamnent tout abus d’un adulte envers lui.
La place centrale accordée à l’enfant induit une grande
attention portée à tout ce qui entoure la maternité. La
plupart des femmes qui témoignent dans ce livre, et bien
d’autres, m’ont raconté que leurs famille, conjoint, amis leur
avaient mis une pression insidieuse au sujet de l’enfant à
venir. Ma grand-mère Mémé Vonne attendait avec
impatience d’être arrière-grand-mère. Parmi mes copains et
ma famille, j’ai été la première et la plus jeune à me lancer
dans la maternité. Contrairement à mes amies qui ont fait
des «  enfants sur le tard  », vers trente-quatre ans ou plus,
j’ai été épargnée par toutes les questions accablantes et
intrusives quant à mon désir d’enfant et au temps qui passe.
En revanche, il n’est pas rare que l’on m’interroge sur le fait
que je n’aie qu’un enfant. « Les gens » trouvent ça suspect.
Je me vois alors contrainte de raconter ma vie comme pour
me justifier ou je fais des pirouettes pour couper court à ces
interrogatoires.
Notes
1. Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident,
Que sais-je ?, PUF, 2017.
2.

ELSIE, LE DÉSIR D’ENFANT MALGRÉ


TOUT
La première femme que je rencontre pour cette
exploration du regret maternel fait partie de mon entourage
proche. Il s’agit d’Elsie, une de mes amies. Nos mères
étaient en classe ensemble à Schoorl, à côté de Alkmaar aux
Pays-Bas.
Elsie a toujours dit qu’elle « ne voulait pas d’enfant ». Tout
le monde le savait  : sa famille, ses amies, les amis de ses
amis. Il était hors de question qu’elle cède à la pression
sociale. « Je ne mettrai pas une croix sur ma “liberté”. Je suis
très bien comme ça  ; j’ai fait de bonnes études, j’ai un
diplôme d’agronome, un mari que j’aime et un métier. »
Elsie ne se laissera pas piéger par ce que les autres
attendent d’elle. Dix ans plus tôt, elle l’avait déjà signifié.
Sans état d’âme, elle a eu recours à une IVG, poussée par
cette conviction qu’elle n’était pas faite pour être mère. Bien
que cet acte pas anodin l’ait plongée dans la dépression par
la suite. Insidieuse dépression : elle ne l’aurait pas détectée
si un jour son médecin n’avait prononcé le mot. Mais elle
assure n’avoir jamais regretté son geste. Parfois elle calcule
l’âge qu’aurait cet enfant et l’idée de s’imaginer avec lui
l’angoisse. Qu’elle ne soit plus avec la personne qui
partageait sa vie à l’époque l’aide à affirmer : « Cet enfant
aurait gâché ma vie. »
 
Elsie a trente et un ans. Elle est mariée et bien sûr la
question est sur toutes les lèvres  : «  Alors  ?  ! Vous vous y
mettez quand  ?  » Cette question, posée avec tellement
d’enthousiasme, provoque chaque fois un tsunami en elle.
« Je ne veux pas d’enfant. Ma vie est comblée. J’aime ma vie,
la liberté qu’elle m’apporte et qu’elle laisse à mon couple. Et
si un jour je regrettais  ? Ou pire  : si j’en faisais un dans la
peur de regretter de ne pas en avoir eu, et que je regrettais
cet enfant-là, vivant, présent ? Alors là, on fait quoi ? On fait
comment ? »
Elsie est une jeune femme franche, enjouée, spontanée.
Elle sait aussi que lorsqu’elle dit simplement  : «  Je n’aurai
pas d’enfant », le couperet va tomber. L’incrédulité dans le
regard des autres. Le choc, l’incompréhension, une forme de
pitié parfois. Comment une femme peut-elle ne pas vouloir
d’enfant  ? Comment peut-elle être comblée sans ce petit
être pour parfaire sa vie  ? Et d’entendre des phrases
comme : « Tu verras quand tu seras maman, tu sauras ! Tu
comprendras ce que je te dis. » « D’accord donc je ne serai
plus une femme avec enfant mais une mère  ? Je ne serai
plus une personne juste une fonction  ?  » répond-elle
systématiquement à ses interlocuteurs.
 
Tous ces sous-entendus portent un message clair  : une
femme sans enfants n’est pas une femme. Une femme sans
enfants ne comprend pas la vie. L’existence de la femme
n’est rien sans enfants. Elsie pense que la fonction de mère
viendrait effacer la personne qu’elle est aujourd’hui. Cette
idée la paralyse. Elle refuse d’endosser ce déguisement mal
ajusté, qui ne lui ira jamais. Pour elle, c’est l’un ou l’autre.
Être soi ou être mère.
Ce qui exaspère Elsie par-dessus tout, c’est cette faculté
qu’ont les gens de ne jamais se demander si son mari
voudrait un enfant. Tout le monde est persuadé que c’est
elle, mauvaise femme, qui pousse son mari Joris à ne pas en
vouloir. Personne ne se demande s’il ne serait pas tout
simplement « comme elle » ? Serait-ce insensé que lui aussi
aime sa vie sans contrainte et qu’il puisse s’épanouir de leur
amour ?
« Nous ne sommes pas un, mais bien deux êtres distincts.
Et de toute façon, je n’ai jamais rêvé d’avoir un enfant, tu le
sais toi  ! Ni joué à la poupée. Souviens-toi, j’ai toujours
préféré les Lego, dessiner, faire du patin à glace sur les
canaux dès qu’ils étaient gelés », me lance-t-elle lors d’une
de mes visites aux Pays-Bas.
 
J’entends que mon amie préfère laisser l’enfant qu’elle fut
continuer à vivre en elle. Comme je la comprends, moi qui ai
encore des souvenirs vivaces et souvent très précis de mon
enfance. Et pourtant, j’essaie de percevoir en quoi les deux
sont incompatibles.
«  Rêver d’avoir un enfant, ou pas  »… On en rêve, on le
désire, on l’imagine. Les futurs parents échafaudent leur
projet d’enfant selon un plan de vie conforme à des idéaux
personnels, familiaux et sociaux et puis, dans bien des cas,
finalement la grossesse se passe de projet programmé
donnant ainsi libre cours à des désirs inconscients1.
Fille, garçon, cheveux bouclés, yeux verts, grand sourire,
drôle, fort, élancé, malin et sage… Et puis en fait, non. Il est
blond, il a les yeux bleus, il a de grandes mains de voleur,
mais il courra vite car il a de grands pieds2. Il est un peu
râleur, comme son père. Et surtout, il ne jouera pas dans le
salon car c’est l’espace des parents. Il ne répandra pas ses
affaires partout.
Le jour de la naissance, tout bascule. L’enfant de nos rêves
et les principes cèdent la place à cet enfant bien réel. La
difficulté pour les parents est de devoir concilier la
coexistence de leur enfant fantasmé et la petite chose qui
vient bousculer leur quotidien. Ma grande idée, que mes
enfants ne joueraient jamais dans le salon, a volé en éclat
dès que ma fille a su ramper ! Et franchement, ce principe,
que je tenais de mon père, auquel lui s’est tenu pendant
toute notre enfance, ne tenait pas la route.
 
L’expérience de la maternité ne s’anticipe pas. Au-delà de
l’intuition, aucune femme ne peut savoir la mère qu’elle
sera, au même titre que l’enfant qu’elle engendrera. La
femme a beau, parfois, fantasmer sa maternité, imaginer
une plénitude avec l’enfant, rares sont celles qui finalement
atteignent le nirvana 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans
leur tête-à-tête avec leur nourrisson. Ces mères-là existent
bien évidemment, mais elles ne sont pas légion. D’autres
ont peur de l’échec, peur de ne pas être à la hauteur face à
leur enfant, mais comment le savoir avant de
l’expérimenter  ? Comment être sûr que l’on fait le bon
choix  ? Vaut-il mieux vivre avec des regrets qu’avec des
remords  ? À quoi bon remettre à plus tard la venue d’un
enfant quand il se présente  ? Le père médecin d’un ami
m’avait dit quand j’étais enceinte : « Il faut être un peu fou
pour faire un enfant et les conditions idéales ne sont jamais
réunies. »
 
Alors que je m’apprête à mettre un terme à l’écriture de
ce livre, je reçois un mail de mon amie Elsie.

Lieve Stéphanie,

J’apprends que tu es finalement en train d’écrire un livre


sur le regret de maternité. Je ne résiste pas à l’envie de
t’annoncer une grande nouvelle. On peut dire que le destin
nous joue parfois de drôles de tours... Je suis enceinte. Oui,
madame !
Et passé la surprise de ce test de grossesse positif, je dois
l’admettre, je suis dans une certaine euphorie. Je relis nos
mails et tout me revient en boomerang... Me voilà donc
enceinte, heureuse et en même temps peureuse. Peureuse à
l’idée de très vite regretter tout cela...
Tu te souviens, j’avais eu recours à une IVG en 2011. Il y a
dix ans précisément, en mai aussi. Ça m’avait bouleversée
et plongée dans une profonde tristesse. Je n’imagine pas
repasser par là et je fais donc le choix de prendre le risque
de regretter cette maternité... To be continued.

Goetjes an de familie.

Elsie

Je suis abasourdie. Elsie préfère donc prendre le risque de


regretter d’avoir un enfant que de ne pas en avoir du tout.
Qu’est-ce qui a réellement fait pencher la balance en faveur
de cette décision ?
 
En réalisant un documentaire sur les «  bébés
médicaments3 », ces embryons conçus « sur-mesure » pour
sauver un frère ou une sœur malade, grâce aux cellules-
souches présentes dans le cordon ombilical, j’ai interrogé
Nelly Achour-Frydman, professeure en biologie de la
reproduction à l’hôpital de Clamart. Elle reçoit des parents
en détresse et m’a fait réfléchir à la question : Pourquoi fait-
on un enfant ?
Est-ce par amour pour son conjoint  ? Pour perpétuer un
nom de famille et ses valeurs ? Par hasard, après une soirée
arrosée ? Pour obtenir une nationalité ? Pour donner un sens
à sa vie ? Pour sauver son couple ? Pour combler son ennui ?
Pour ses vieux jours et ne pas être seul  ? Pour recevoir
l’affection qui nous manque  ? Par choix religieux ou
éthique ? Pour que l’enfant réalise ce qu’on n’a pas pu faire
soi-même ? Pour se sentir enfin adulte et responsable ? Alors
pourquoi pas pour sauver un enfant malade ? Curieusement
cette dernière raison a beaucoup de mal à passer au sein de
nos hémicycles, auprès de certains sénateurs et députés.
 
Le choix d’être mère suppose une réflexion. Mettre un
enfant au monde est un engagement à long terme qui
implique de donner une priorité à ce choix. Il engage toute
une vie et conduit à des changements familiaux,
domestiques, de couples, professionnels, financiers. «  La
décision de fonder une famille découle plus largement de
l’affectif et du normatif que de la prise de conscience des
avantages et des inconvénients4.  » Avoir un enfant, en
vérité, pèse plus que de refuser d’en faire.
Ces injonctions de la société consistent non seulement à
obliger les femmes à procréer pour la survie de l’espèce,
« donner un sens » à leurs vies, leur faire croire qu’une fois
mères elles seront de vraies femmes, prises au sérieux. Mais
pire encore que de ne pas vouloir d’enfant, l’injonction
suprême étant que, si cette condition de mère ne leur sied
pas, elles se taisent. À tout jamais.
Notes
1. Luis Alvarez et Bernard Golse, La Psychiatrie du bébé, Que sais-je  ?,
PUF, 2020.
2. Daniel Pennac, La Fée carabine, Gallimard, 1987.
3. «  L’enfant du double espoir  », France 5, produit par Illégitime Défense,
février 2021.
4. Élisabeth Badinter, Le Conflit, La femme et la mère, Le Livre de poche,
2011.
3.

COLINE, L’IMPOSSIBLE CHOIX


Après avoir reçu le mot d’Elsie, j’ai tout de suite pensé à
l’histoire de Coline, comme si elle pouvait être le
prolongement de celle de mon amie.
Coline, qui paraît avoir à peine quarante ans, alors qu’elle
en a dix de plus, m’a donné rendez-vous dans sa
garçonnière à Paris. J’ai beaucoup aimé l’idée de ce refuge
sous les toits. Cette chambre à soi, où elle vient écrire,
quand elle n’a pas la garde de son fils.
 
Nous entrons directement dans le vif du sujet. Coline s’est
laissé emporter, comme elle aime le dire. Depuis toujours,
elle était peu disposée à avoir des enfants.
« J’approchais de la quarantaine, tout le monde avait des
enfants autour de moi. J’étais la dernière de la bande. Mon
frère, que ma mère a toujours aimé plus que moi, en avait
déjà deux et affichait avec sa femme un bonheur irritant.
J’étais la looseuse de service aux yeux des miens. Celle
qu’on regardait en se disant  : “Mais quand se
responsabilisera-t-elle  ? que fait-elle, à passer à côté de sa
vie ?” J’ai décidé de faire un enfant par pur défi.
« J’étais avec un mec gentil qui avait déjà deux enfants. Il
avait l’air de bien s’en occuper. Quand il en avait la garde,
deux week-ends par mois, je dessinais ou bricolais avec eux
et je leur racontais des histoires sur la mythologie grecque.
Ça s’arrêtait là. Il habitait à Lyon et moi à Reims. Mon emploi
du temps était flexible. On arrivait à se voir malgré la
distance.
«  Alors que j’approchais de mon quarante-deuxième
anniversaire, une copine gynéco m’a dit  : “Vas-y, fais un
enfant. C’est le moment. Je vais te prescrire une ordonnance
pour voir si tes ovocytes sont encore bons.” Il s’est avéré que
j’étais très fertile. J’ai donc arrêté la pilule sans le dire à mon
compagnon. Financièrement, je pouvais assumer. J’avais
peur de l’horloge biologique. Et voilà que je tombe enceinte
au bout d’une semaine.
«  Je dirais que le début du parcours du combattant a
commencé dans mes toilettes, jambes écartées, urine sur
les doigts, quand j’ai fait le test de grossesse et que j’ai
compris que je venais de me faire un enfant dans le dos.
«  J’ai appelé mes amies et pendant les premières
semaines, j’ai saoulé tout le monde. Tout cela arrivait
beaucoup trop vite. J’avais attendu quarante-trois ans –
  vingt-cinq ans de pilule. Et en une semaine, je me
retrouvais enceinte.
«  J’ai essayé de comprendre ce qui m’arrivait, car je
n’allais pas bien. J’avais l’impression de perdre pied. Mes
pensées vagabondaient du côté obscur de ma personnalité,
des envies soudaines me saisissaient, je voulais disparaître,
j’étais prise de bourdonnements dans les oreilles, je voulais
me faire du mal, sombrer dans les extrêmes pour ne rien
ressentir, boire, fumer, sortir, aller plus loin.
«  J’ai vu des rebouteux, j’ai vu des chiropracteurs, j’ai vu
des psys. J’ai pensé que j’allais avorter puis le lendemain je
me disais  : “Je vais le garder.” Je prenais rendez-vous chez
mon gynéco en urgence et sortais du cabinet à toutes
jambes en voyant ces femmes aux ventres arrondis dans la
salle d’attente et les posters d’enfants joufflus au mur. Je
reprenais rendez-vous, puis je n’y allais pas. J’ai fait ça
quatre fois. Quatre fois ! »
 
Coline se laissait convaincre au gré des conversations avec
les uns et les autres ; les amis, les professionnels de santé.
Le dernier qui avait parlé avait toujours raison. Elle n’avait
plus aucune liberté psychique. Son enfance lui revenait en
mémoire. Ses rapports avec sa mère. La crainte de
reproduire cette relation dysfonctionnelle où elle
quémandait son amour.
Au bout de deux mois et demi de réflexion, Coline s’est
décidée. Elle allait avorter. Mais le délai pour pratiquer une
IVG en France, douze semaines de grossesse, était dépassé.
Sans hésiter, elle a pris rendez-vous en Belgique. C’était
facile, elle n’avait qu’à traverser la frontière. Là-bas, on peut
avorter jusqu’à quatorze semaines.
 
«  J’avais donné rendez-vous à une amie à 9  heures du
matin pour boire un café à côté de la gare. Elle avait prévu
de m’accompagner à Bruxelles. L’heure du train approchant,
j’étais bien installée sur la banquette, le bruit de la gare
grondait, il faisait chaud dedans, dehors il gelait, je buvais
mon thé, je parlais à mon amie de choses et d’autres, puis
j’ai dit : “On est bien ici. Ce n’est pas grave, on n’y va pas.”
Et on a continué à parler de la dernière exposition que
j’avais vue à Paris. »
 
Le lendemain, Coline prenait rendez-vous en urgence chez
une psy spécialisée en burn-out à Reims.
«  Elle m’a demandé  : “Ça vous évoque quoi
l’avortement  ?” J’ai répondu que j’avais la sensation qu’on
allait m’arracher mon bébé. En disant cela je me suis sentie
soulagée, j’étais même émue. Finalement j’avais peut-être
“l’instinct maternel”. Ma vie serait mieux. Un enfant. Il allait
peut-être me combler… enfin.
« J’ai déménagé à Lyon. Je me suis installée chez Serge. Il
était content de cette belle nouvelle. J’ai eu mon bébé,
l’accouchement s’est bien passé et, à l’instant où je l’ai tenu
dans mes bras, j’ai su que je regrettais. Mais c’était trop
tard. Je suis restée encore six mois avec le père de l’enfant. Il
était tellement gentil, tellement prévenant que c’en était
étouffant. Je l’ai donc quitté. Il l’a très mal pris. Il n’a pas
voulu me revoir pendant un an et demi, ni son enfant
d’ailleurs.
« Le regret éprouvé m’a fait me souvenir de mon enfance
et de ma mère. Elle était très jolie. Elle s’est brisée avec moi.
Elle avait vingt-trois ans. Elle a voulu échapper à sa famille
en se mariant jeune, tout comme mon père d’ailleurs. Elle
s’est mariée plutôt que de passer le bac. Ma mère était ce
qu’on pourrait appeler une mère-enfant. Elle manquait
cruellement de maturité. Tandis que mon père était très
affectueux et gentil. »
 
La mère de Coline ne l’a jamais prise dans ses bras ou
consolée, ni même adressé un sourire. Alors la petite fille a
tout fait pour attirer l’attention de sa maman. Elle a endossé
le costume de pitre, tantôt casse-cou, tantôt colérique,
souvent adorable. Rien n’y faisait  : sa mère avait sombré
dans la dépression au moment de sa naissance –  lui a-t-on
dit dans sa famille  – et la fillette se sentait responsable de
son mal-être. « J’avais la sensation de ne pas être aimée et
très rapidement, vers trois ou quatre ans j’en ai conclu que
faire un enfant rendait malade. »
Quand le ventre de sa mère a commencé à s’arrondir et
que Coline a compris qu’un petit frère ou une petite sœur
allait bientôt arriver, elle a pris peur pour elle et pour sa
mère. Allait-il falloir redoubler d’effort pour éviter que sa
mère ne sombre encore plus ? « Contre toute attente, avec
mon frère, elle s’est montrée très différente  : aimante et
enveloppante. Mais dès qu’elle posait le regard sur moi, son
sourire disparaissait et je n’avais pas droit à l’amour qu’elle
portait à mon frère. Mes parents ont divorcé quand j’ai eu
douze ans et là je me suis sentie très seule. Seule entre ma
mère qui ne m’aimait pas et mon frère qu’elle aimait trop. »
 
Coline, elle, ne s’en cache pas. Elle en parle, elle en rit,
elle l’écrit et en vit. Le regret de maternité est chez elle
totalement assumé. Elle se retrouve plongée dans un abîme
quelques jours avant le retour de son fils à la maison un
lundi sur deux. «  Dès le dimanche, quand je sais que mon
fils revient le lendemain, j’ai des crises d’angoisse. Je sais
qu’une semaine s’annonce où je ne pourrai rien faire. Tout
est trop compliqué. Un enfant, c’est un tyran.  » Le tyran
s’appelle Gaston, il est blond, il a des boucles, il est beau et
très gentil. « C’est le portrait de son père, mais quand je le
vois je me dis que je pourrais très bien me passer de lui et
retrouver ma vie d’avant. Celle où j’avais des amants. Le
temps de faire ce que je voulais, comme je voulais, quand je
voulais. »
Coline doute en permanence de tout, elle veut bien faire.
Elle en est désarmante. Elle veut le meilleur pour son fils,
mais elle a changé. Elle est devenue pénible  : «  Range ta
chambre, tu as fait tes devoirs ? Récite-moi ta poésie, 7x8. »
Elle s’est transformée en quelqu’un qu’elle n’a pas envie
d’être. Alors elle échafaude des plans, elle se souvient de ce
temps béni où il n’y avait aucune entrave à sa liberté de
mouvement. Et puis c’est difficile d’être une mère
célibataire, même une semaine sur deux. Ce n’est pas son
père qui prend les rendez-vous chez le médecin, chez le
coiffeur, qui va aux rendez-vous d’école, achète les cadeaux
pour les copains, les fournitures scolaires, qui prépare les
pique-niques pour les sorties, qui accompagne aux cours de
musique et de judo, même quand ce n’est pas sa semaine.
Celle où il est chez son père, il rapporte les bonnes notes car
il a révisé la semaine précédente avec «  maman  » et chez
Coline, il présente les mauvaises, car chez son père il joue à
la PlayStation et regarde la télé. « Je suis devenue une mère
“relou”. J’anticipe tout, j’ai toujours plusieurs coups
d’avance. C’est épuisant. Et puis ce que je supporte encore
moins ce sont ces injonctions à la bienveillance que l’on
peut lire dans tous les manuels sur la maternité. »
 
Alors Coline rêve d’ailleurs. Elle imagine qu’elle s’en va.
L’idée lui est venue en regardant son fils écraser des
framboises sur du pain et étaler des copeaux de chocolat
dessus. Il jouait en même temps avec ses cartes Pokémon
qu’il trempait méthodiquement dans le yaourt puis les
collait au mur. Ce soir, elle ira se promener quand il sera
couché.
Elle regarde son fils dormir comme un ange au milieu des
doudous, une veilleuse allumée, elle se baisse sur le visage
paisible de l’enfant et embrasse sa joue rebondie, remonte
la couette sur ses épaules et elle referme doucement la
porte de la chambre qui grince un peu. Il faudra penser à la
graisser. Puis Coline met ses baskets, enfile sa petite veste
bleue en coton, prend son sac sur le meuble de l’entrée,
ouvre la porte et la ferme à clé, on ne sait jamais, descend
les escaliers et se retrouve dans la rue.
«  Elle n’aurait pas dû. Elle n’aurait jamais dû aller si
loin. Elle est dingue. Elle l’a su dès qu’elle est descendue
dans la station de métro. Dès que la rame s’est refermée
sur elle et qu’inexorablement elle s’est éloignée du petit.
Sur le quai, déjà, elle en attrapait des crampes. À quoi
joue-t-elle  ? Il y a un périmètre de sécurité qu’elle
n’aurait jamais dû franchir. C’est la dernière fois.
 
Avancer. Si elle retourne, c’est foutu. Chaque station,
un coup de poing. Et si le métro tombait en panne ? Elle
n’a finalement rien changé à son programme. Elle est
descendue à la station Bellecour et a pris la direction de
la Saône.
 
Dévalé les escaliers qui mènent vers le quai. L’eau,
l’eau immense. Ses talons humides sur le pont, des
baisers mouillés.
La Saône est pleine ce soir, large. Encore quelques
centimètres et elle déborde.
Elle emprunte la passerelle rouge, la passerelle des
amoureux. Des tas de cadenas, des colifichets, le long
des grilles rouges. Christophe je t’aime. Lou + Camille.
Pablo et Yasmina. Jocelyne et Fabrice. For ever.
Il pleut ; tant mieux.
Bientôt ses cheveux seront trempés, elle défait
l’élastique qui les retient. Les libère d’un brusque
mouvement de tête.
Elle sent ses jambes, ses cuisses.
Son dos, sa nuque.
Avoir un corps.
Un corps sans enfants qui s’y cramponne. Un corps
sans poussette qui le prolonge. Ça lui avait paru étrange
lors de ses premières sorties. Elle s’était sentie nue,
vulnérable. Comme si on l’avait un peu amputée de
quelque chose, d’une extension quasi naturelle d’elle-
même.
Mais ce soir elle se sent légère, légère.
Avancer. À son propre rythme, pas celui, lent, toujours
décalé de l’enfant. Réintégrer son corps. Sa vie1. »
Coline a fait comme l’héroïne de ce livre que j’ai aperçu
sur sa table de nuit. Elle est partie. Pas loin en réalité.
Seulement dans la cour. Descendre les poubelles et
remonter très vite. Ouvrir la porte de la chambre de l’enfant
et vérifier qu’il respirait et dormait toujours bien.
 
Elle poursuit. «  À l’échographie, j’ai été soulagée de voir
que c’était un garçon. Je me suis dit que j’allais enfin rompre
le cycle des mères folles dans ma famille. Ma mère est
bipolaire, ma grand-mère était maniaco-dépressive. Mon
frère pour me rassurer m’a dit  : “Il est français il aura la
sécurité sociale et, dans l’ordre mondial, il va bien s’en
sortir.” Et pourtant, je regrette tellement d’avoir fait cet
enfant. Je l’aime. Le premier qui lui fait du mal, je le tue,
mais je regrette si violemment ma vie d’avant. Et cette
responsabilité de chaque instant, cette peur qui me tenaille
inlassablement. »
 
Je redoute que Elsie fasse le même constat dans quelques
années. J’ai pensé lui confier l’histoire de Coline puis je me
suis vite ravisée. Comme Coline, mon amie n’a jamais désiré
d’enfant et malgré tout, elle fonce dans l’aventure de la
maternité. La comparaison s’arrête là. Chaque histoire est
unique.
Elsie et Coline se sont interrogées sur leur désir d’enfant,
elles ont eu recours à la pilule contraceptive et à
l’avortement, deux avancées sociales qui ont permis aux
femmes de maîtriser la procréation. Désormais, on dit aux
femmes devenues mères : « Tu l’as voulu, tu assumes et tu
assures.  » Le regret est d’autant moins audible. Les mères
s’imposent donc une pression extrême pour répondre aux
attentes sociétales. Et quand l’enfant est là, elles
s’imaginent qu’elles n’ont pas d’autres choix que de devenir
une mère parfaite et que tout doit passer par lui. Il y a cent
ans, et encore du temps de Mémé Vonne, on faisait des
enfants, ils grandissaient bon an mal an. La pression était
moins forte, surtout sans l’image de la famille idéale.
 
De nos jours, à partir de l’annonce officielle de la
grossesse à ses proches, famille, amis, collègues chacun a
son mot à dire, son anecdote à raconter, ses
recommandations ou au contraire ses mises en garde sur le
sujet. Et une fois que le ventre s’arrondit cela va bien au-
delà du cercle intime, l’intervention peut venir d’une vieille
dame dans la queue d’un supermarché, d’un chauffeur de
taxi ou d’une serveuse dans un restaurant.
L’intention est toujours bienveillante, mais c’est intrusif et
source d’angoisse tout au long de la grossesse et au-delà, le
nombre de kilos pris, la toxoplasmose, la tétine, la
maternité, l’allaitement… Autant de sujets qui questionnent
et tourmentent les parents mais qui concernent, on le
constate, la totalité de la société. Élisabeth Badinter décrit
très bien ce processus : « La future maman ne s’appartient
plus. »
Notes
1. Carole Fives, Tenir jusqu’à l’aube, Gallimard, 2018.
4.

AÏNA, UNE FUTURE MÈRE


QUI NE S’APPARTIENT PLUS
J’ai rencontré Aïna lors d’une formation à Pôle emploi. Elle
avait l’air tendue. La formation n’en finissait pas et elle
regardait sans cesse l’heure sur son smartphone. Je
comprends qu’elle doit aller chercher son fils à l’école. Je
profite de son mouvement vers la sortie pour partir en
même temps et lui emboîter le pas. Alors que nous
remontons le boulevard en direction du métro, Aïna, qui a
besoin de parler, me raconte qu’elle est venue de
Madagascar pour suivre des études en France à la fin des
années 1990. Une partie de sa fratrie, deux sœurs, est
installée dans le sud-est de la France. Je la trouve enjouée et
dynamique. Il est facile d’échanger avec elle.
De fil en aiguille, on en vient à parler des enfants, de la
grossesse, des petits tracas, et une de ses réflexions me
frappe  : «  Dès le cinquième mois, mon ventre est devenu
public. Comme si j’étalais ma vie sexuelle aux yeux du
monde. »
Dans les commerces, Aïna n’a pas supporté ces passants
qui se permettaient de lui toucher le ventre sans lui
demander l’autorisation comme si c’était un « bien public »,
tout en la questionnant avec un large sourire sur le
déroulement de sa  grossesse ou pour savoir à combien de
semaines elle en était. À ses yeux, ce ventre rond est
indécent.
Aïna me parle des personnes de son entourage, ou même
parfois d’inconnus, qui formulaient des avis sur ses choix
alimentaires ou autres, lui rappelant que c’était mal de
fumer, de boire de l’alcool ou de manger des fruits de mer.
La société entière vient s’en mêler. Elle s’approprie le corps
des mères.
 
Aïna me raconte sa vie au pays. Elle évoque son île, ses
sœurs, elle m’explique qu’à Madagascar quand on devient
mère, on change de statut. « On ne vous appelle plus “Aïna”
par exemple, mais “maman de Jules”. Dans beaucoup de
sociétés, les mères sont choyées au moins pendant un mois.
À Madagascar, tu as toute la famille autour de toi. Ici, en
France, on nous renvoie à la maison et voilà, débrouille-
toi ! »
Quand elle avait la trentaine, Aïna est tombée amoureuse.
Très rapidement, elle a eu envie d’un enfant avec cet
homme. Lui a été très clair  : c’était hors de question.
Dépitée, elle a mis un terme à cette relation. Trois ans plus
tard, elle a fait la connaissance de François. Une jolie
relation légère. Sans véritable engagement, Aïna espérait
que leur couple évolue vers une union plus sérieuse.
«  J’ai pris la pilule pendant des années mais quand j’ai
rencontré François, j’avais cessé de la prendre depuis
quelques mois. J’étais célibataire. On avait alors une
contraception naturelle. Soit il se retirait, soit on mettait un
préservatif. Je prenais le risque de tomber enceinte. On se
voyait de temps en temps. Il était mon amant. Je l’aimais
bien. J’avais trente-cinq ans, mon gynéco m’avait déjà dit
que l’heure tournait et que plus j’attendais, plus ma fertilité
diminuait. Une nuit, il n’a pas mis de préservatif et trois
semaines plus tard, je découvrais que j’étais enceinte.
François, que je voyais depuis plus d’un an et qui était déjà
père, m’a dit  : “Fais ce que tu dois faire. Avorte.” Cette
phrase cinglante et sans appel m’a terriblement blessée.
«  Je ne voulais pas d’un enfant toute seule. Élever un
enfant sans père était inimaginable. Alors j’ai pensé à
l’avortement malgré mon éducation religieuse qui
l’interdisait. J’ai grandi dans la foi catholique. Tous les
dimanches, on allait à la messe. À 7  heures. Sous les
tropiques, c’est le meilleur moment. Ma mère portait ses
plus beaux habits et un chapeau. Nous, les enfants, nous
étions aussi tirés à quatre épingles. On se rendait en famille
à l’église. C’était la fête.
« J’ai été élevée avec cette idée qu’en tant que femme, on
est investie de la mission d’assurer le futur de l’humanité.
Dans une société comme celle de Madagascar par exemple,
une “bonne femme” est une “bonne mère”. On ne se réalise
qu’en devenant mère.
«  Quand j’ai dit à ma mère que j’étais enceinte, que le
père ne voulait pas le garder et que j’avais envisagé
d’avorter, elle m’a exhortée à ne pas le faire, que Dieu
l’interdisait, elle allait m’aider. Elle n’en fit rien. Que
pouvait-elle faire, elle qui vivait à Madagascar et moi à Paris.
Elle d’ailleurs qui ne s’est jamais occupée de ses enfants.
Mon père n’était jamais là. Et ma mère était une femme
misogyne avec un côté macho. “Ça n’apporte que des
ennuis les femmes”, disait-elle. Elle n’aimait que ses fils. Un
en particulier  : l’aîné, Joseph. Je servais de domestique à
mes frères et mon père. Et quand je me rebiffais, je me
faisais tancer vertement. Je ne comprenais pas pourquoi une
femme devait être l’esclave des hommes. J’avais déjà soif
d’indépendance et d’égalité entre les sexes. Des aspirations
très éloignées de ce qui se passait sous mon toit, enfant. »
 
Aïna m’explique alors les conditions d’avortement à
Madagascar. Qu’il soit spontané ou provoqué, l’avortement
est passible de dix ans de prison. Chaque jour, trois femmes
meurent des suites d’un avortement. Aïna a perdu une de
ses amies d’enfance lors d’une interruption volontaire de
grossesse qui s’est mal passée. Organes perforés,
hémorragies, ou autres complications, les conditions
d’intervention sont souvent insalubres. L’avortement est une
question de santé publique majeure à Madagascar. Le sujet
est tabou dans un pays où la religion domine la société et la
contraception dépend du bon vouloir du mari. Une femme
doit avoir le consentement de son époux si elle veut prendre
la pilule. Aïna est imprégnée de toutes ces histoires et pétrie
de cette croyance partagée par une frange de catholiques :
« Avorter, c’est tuer son enfant. »
 
«  Malgré tout, quelques jours plus tard, mon amie Anne
m’a accompagnée au planning familial de la rue Vivienne
dans le IIe arrondissement de Paris, non loin de mon lieu de
travail. J’avais besoin de connaître la procédure si je décidais
d’avorter.
«  J’ai rencontré un médecin très attentif, qui n’a porté
aucun jugement et qui m’a expliqué comment les choses
allaient se dérouler pour la prise de la pilule abortive. Après
avoir donné mon accord, j’avais une semaine de réflexion au
cas où je changerais d’avis. Ensuite je devrais prendre une
première pilule dans le cabinet du gynécologue. Et la
seconde, le lendemain, chez moi, et attendre les
contractions jusqu’à l’expulsion de l’embryon.
«  Après ma semaine de réflexion, je suis retournée au
planning familial, seule cette fois-ci. J’avais très peu dormi
les jours précédents tant j’étais en proie à des doutes et des
angoisses. J’avais beaucoup parlé avec François pour essayer
de le convaincre de fonder une famille, même si, moi-même,
je n’y croyais pas trop. Il n’a rien voulu entendre. Il a disparu
de la circulation après ça. Il n’a plus fait signe, ni répondu à
mes appels. Ma détresse était immense. Mais cette décision
d’avorter n’appartenait qu’à moi. J’allais affronter cette
épreuve seule. J’imagine que j’avais l’air hagard en arrivant
pour prendre ma première pilule, j’ai regardé tout le monde,
comme pour graver ce moment dans ma mémoire. Puis, tel
un automate, j’ai fait demi-tour. »
 
Aïna n’a pas pu « faire passer » cet enfant qu’elle portait
en elle malgré cette conviction que c’était la seule issue
possible. Le poids des années d’éducation et
d’enseignement religieux et la peur que ça se passe mal
l’ont dissuadée. Aïna est rentrée chez elle. Les jours et les
semaines se sont écoulés paisiblement jusqu’à son huitième
mois pendant lequel tout est remonté.
Au fil des années, Aïna avait fini par ne plus y penser. Elle
avait enfoui ces souvenirs au fond d’elle-même. Au fur et à
mesure que son ventre s’arrondissait, l’angoisse de faire
naître cet enfant l’étreignait, un sentiment de plus en plus
sombre l’envahissait. Elle n’arrivait pas à comprendre
pourquoi. Elle cauchemardait régulièrement, se réveillait en
sueur, et ne se souvenait de rien. Un mois avant la date
prévue de l’accouchement, le souvenir a rejailli. Il lui a fait
l’effet d’une bombe. Le déclic, elle n’en est pas certaine.
Pourtant, elle savait que son souvenir était réel  : «  J’ai été
abusée avec mon petit frère par mon frère aîné, Joseph. »
«  J’en ai parlé à mes sœurs installées comme moi en
France. Elles étaient effondrées. Elles sont parties à
Madagascar aussitôt pour en parler à mes parents. Mon père
ne savait pas. La nouvelle l’a dévasté.
«  Ma mère, elle, savait. Elle a dit à mes sœurs sans
s’arrêter de cuisiner, comme si cela ne la touchait pas  :
“Faut pas exagérer. Pourquoi remettre ça sur le tapis  ? Ce
qui est fait est fait.” Puis elle a expliqué que l’important,
c’était de protéger notre grand frère. Mon frère avait,
d’après ma mère, de “gros besoins sexuels” quand il était
adolescent. Il fallait le comprendre, il s’est débrouillé avec
ce qu’il avait “sous la main” : “les petits derniers”. »
Aïna est abasourdie, elle ne comprend pas pourquoi sa
mère, censée la protéger aussi, a adopté cette attitude  ?
Pourquoi Aïna devrait-elle laisser derrière elle ces
agressions, les oublier, pour le «  bien de la famille  »  ?
Pourquoi l’inceste de son frère est excusable, tandis qu’Aïna
a le devoir de « mettre un mouchoir dessus » ?
 
La société ou le clan familial autoriserait d’éveiller ou non
certains souvenirs. On pourrait parler d’instrumentalisation
inconsciente de la mémoire. Certains sont autorisés,
d’autres non. Les événements sont parfois revisités pour
maintenir une forme de paix sociale. Revenir sur le souvenir
si douloureux d’Aïna risquerait d’ébranler toute la structure
familiale.
Aïna et Faly, son petit frère, ont été violés régulièrement,
par leur grand frère, de six ans à leurs onze ans. Aïna y a mis
un terme en trouvant un jour la force de hurler et
d’échapper à son emprise. Joseph a pris peur et il a cessé du
jour au lendemain. Très rapidement, il a quitté la maison
pour s’installer ailleurs. Faly est parti vivre en Nouvelle-
Zélande après ses études. Il n’a pas eu d’enfant.
 
«  Aujourd’hui je regrette terriblement de ne pas avoir
réussi à avorter  ; d’avoir manqué de courage, d’être pétrie
d’éducation catholique et de ne pas avoir suivi mon instinct.
Mais entendons-nous bien. J’aime mon fils. Il le faut bien. Il
n’y est pour rien. Seulement moi, je rêvais de liberté. Je
voulais vivre sans contraintes. Je me sens piégée. »
J’apprends au détour de cette conversation que son
prénom, Aïna, veut dire la vie en malgache. Cette réflexion
me laisse songeuse. Aïna reprend alors le fil et clôt son
récit  : «  Je me demande si Joseph regrette ce qu’il nous a
infligé à Faly et moi ? »
 
«  À l’instar d’autres ressentis, le regret est un sentiment
qui reflète les valeurs d’une personne, ses besoins, ses
décisions et son histoire personnelle, mais il est en même
temps façonné par l’entourage et suit le cadre prescrit de la
société de sorte que son expression ou sa non-expression
revêt une importance sociale1.  » Dans l’enceinte d’un
tribunal, le regret est souvent apprécié, encouragé par les
avocats des prévenus. Il est la preuve d’une prise de
conscience de ses actes, il s’apparente à des excuses. Le
regret s’accompagne souvent de souffrance et de chagrin.
Une double peine en soi, qui équivaudrait à la
condamnation finalement.
Au contraire, celui qui ne regrette pas face à des juges et
face à sa victime devient un monstre, qui manquerait de
discernement quant à la réalité de ses méfaits, voire,
souffrirait de troubles mentaux.
Les trois religions monothéistes baignent leurs adeptes
aux sources du Bien, du Mal, de la Culpabilité et du Pardon.
Le regret est un sentiment moral qui, une fois exprimé, peut
absoudre les mauvaises pensées et les actions
répréhensibles. Mais il est très difficile voire impossible pour
la religion comme pour la société d’apparenter la venue au
monde d’un enfant à un acte répréhensible. C’est pourquoi
le regret est inaudible lorsqu’il est associé à la maternité.
Ces préceptes modèlent inconsciemment les mentalités. Il
en est de même pour le mythe de la « bonne mère » inspiré
par le jugement de Salomon dans la bible hébraïque qui
pèse sur les épaules de la maman tout au long de sa vie et
celle de ses enfants.
Deux femmes –  l’histoire dit qu’elles sont prostituées
puisqu’il n’y est jamais fait mention d’un père ou d’un
mari  – revendiquent le même enfant. Elles vivent sous le
même toit et ont enfanté à quelques jours d’intervalle. L’un
des enfants meurt dans la nuit, et aussitôt, à l’insu de l’autre
femme, sa mère l’échange avec l’autre enfant, qui est bien
portant. Au petit matin, la mère dupée ne reconnaît pas
l’enfant mort qui repose à ses côtés. La dispute est à la
mesure de la douleur et de la fureur des deux femmes. Pour
trancher l’affaire, elles décident de faire appel à la justice du
roi Salomon. Après les avoir écoutées, le roi propose de
couper en deux parties égales l’enfant vivant et de donner
une moitié à chacune.
«  Et la femme dont l’enfant était le vivant dit au roi  : “À
moi, Monseigneur  ! Donnez à elle l’enfanté vivant, mais
surtout ne le faites pas mourir  !” Mais l’autre disait  : “Ni à
moi, ni à toi il ne sera ! Tranchez !”
« Et le roi répondit et dit : “Donnez à elle l’enfanté vivant,
mais surtout ne le faites pas mourir  : celle-là est sa
mère2.” »
La bonne mère, c’est celle qui renonce à son propre désir
pour sauver l’enfant  ; la mauvaise, c’est celle qui se laisse
emporter par la rivalité au point de sacrifier l’enfant.
Notes
1. Orna Donath, Le Regret d’être mère, Odile Jacob, 2019, ch. 3.
2.  Premier livre des Rois, « Le jugement de Salomon » (3.16-28).
5.

CLARA, LE MYTHE DE LA « BONNE


MÈRE »
Bien des femmes vivent leur maternité comme un
douloureux tiraillement. Écartelées entre le désir de «  bien
faire » pour leur enfant et leurs désirs personnels. Écartelées
entre l’individu égoïste – que nous sommes tous un peu – et
le mythe de la mère parfaite qui se donne corps et âme à
son petit. Voire à ses petits. L’enfant pour elles n’est pas la
source d’épanouissement escompté et devient un obstacle à
leur développement personnel. Elles n’arrivent pas à
concilier les deux.
Bien souvent, dans l’imaginaire collectif la fonction
parentale oblige le don de soi, une forme d’abnégation
totale. Longtemps les mères trop pressées ont été fustigées
car elles ne respecteraient pas «  le temps de l’enfant  » ou
bien souhaiteraient le mettre trop tôt à la maternelle. La
maternité est vécue alors comme un devoir et non comme
un plaisir. Une sorte de tout ou rien. Une haute idée des
responsabilités maternelles qui effaceraient finalement les
plaisirs et les bénéfices que l’on peut y puiser.
 
Quand Clara m’a écrit au lendemain de ses quarante-trois
ans pour me raconter son « regret de maternité », elle m’a
d’emblée confié qu’elle aurait dû se poser la question de son
désir d’enfant avant d’en avoir. Elle en a trois : quinze, treize
et neuf ans. Ensuite, nous nous sommes longuement parlé
au téléphone, à plusieurs reprises.
Clara a été conditionnée à être une « bonne mère » avant
l’heure. Une responsabilité qu’elle a assumée jusqu’à
l’épuisement avant même de devenir mère à son tour.
Quand Clara a eu dix ans, sa mère a donné naissance à deux
autres enfants rapprochés. Un garçon d’abord puis une fille.
Sa mère avait pensé que l’arrivée de ces deux petits
derniers allait la sortir de la dépression latente qu’elle
traversait depuis plusieurs années. Son père travaillait
beaucoup. Il était dans les assurances.
Du haut de ses dix ans et de ses dizaines de taches de
rousseur qui lui donnaient un air de lutin, et bien qu’elle ait
une sœur aînée, Clara a pris en main la maison, son
organisation, les courses, les repas, les soins des deux plus
jeunes et surtout le bien-être de sa mère. Elle était toujours
disponible pour eux. Elle assure ne pas avoir eu
d’adolescence. Quand ses amis allaient faire du skate au
parc à côté de chez elle, elle ne quittait pas des yeux Julien
et Louise qui faisaient inlassablement des tours de toboggan
en riant. Puis le soir, elle s’occupait du bain, les mettait en
pyjama et épongeait l’eau qu’ils avaient projetée aux quatre
coins de la pièce. Les deux petits grandissaient sous les yeux
d’une mère apathique. Le soir, le père, fatigué par sa
journée passée au bureau ou à démarcher de nouveaux
clients, s’assurait que Clara avait rempli sa mission de
«  mère de substitution  » en grande sœur exemplaire, et
avait également supervisé les devoirs des petits.
La mère de Clara, une femme grande, élégante et aux
yeux tristes, se contentait d’être là, quelque part entre sa
chambre et le salon. Elle ne se souciait de rien. Elle n’était
pas épanouie. Clara la soupçonne aujourd’hui d’avoir
regretté d’avoir mis au monde les deux derniers, pire, peut-
être même toute la fratrie, mais cette idée lui est
insupportable. Le père de Clara quant à lui, ne préférant pas
accabler sa femme dépressive, s’est appuyé sur elle pour
remplir la place vacante laissée par son épouse. Il a poussé
sa fille à s’occuper de ses frère et sœur au détriment de son
épanouissement personnel de jeune fille adolescente. Clara
avait entre ses mains des poupées vivantes et douées du
langage, Louise et Julien.
 
Clara pense avoir fait des enfants sans réfléchir, parce
qu’elle vient d’une famille nombreuse et qu’elle ne se voyait
pas vivre autrement. Aujourd’hui, elle se sent piégée dans
son rôle. L’année dernière, elle a pris conscience du malaise
qui la rongeait depuis la naissance de son aîné après la
lecture du livre de Mona Chollet, Sorcières1. L’auteure a mis
des mots sur ce qu’elle ressentait.
Du fait de «  leurs excès  », de cette «  sauvagerie qu’elles
portent en elles  », les femmes doivent être contenues.
Quand on a cessé de les brûler en tant que sorcières
menaçant la chrétienté et dépravant la société, on les a
claquemurées. Maintenues au foyer ou exploitées dans des
métiers ingrats. Elles n’avaient pas accès aux joies de la
connaissance, la découverte, la création, la décision, la
reconnaissance, l’autonomie.
Aujourd’hui, c’est le sentiment de Clara. Elle se sent
étouffer, se noyer, fondre, disparaître, s’effondrer, se
disloquer, grignotée au fil des ans. Elle a sacrifié la personne
qu’elle aurait pu être au rôle de mère et d’épouse. Elle n’a
pris le temps de rien.
Depuis sa prise de conscience difficilement avouable, elle
se sent plus forte et indépendante. Mais ça la tourmente
aussi beaucoup. Ça tourne en boucle dans sa tête. Elle aime
ses enfants, elle n’est ni froide, ni indifférente. Pourtant, il
lui arrive régulièrement de rêver depuis quelques années
qu’ils ne sont plus là  ; qu’ils se sont volatilisés. L’espace
d’une seconde au petit matin quand elle se réveille, elle se
sent soulagée, légère, libre, puis comprend que ce n’était
qu’un rêve.
Clara se sent piégée. Quoi qu’elle fasse, elle sera toujours
la mère de quelqu’un. Elle se sent si seule. Ses gestes sont
mécaniques. Le matin, elle ouvre ses yeux quelques minutes
avant que le réveil ne sonne. Elle se lève plus tôt que tout le
monde depuis si longtemps.
Jeune femme, Clara rêvait de quitter Poitiers pour étudier
aux Beaux-Arts à Paris. Car elle a un petit talent, qu’elle
aurait tant aimé cultiver. Mais elle manque cruellement de
temps. À dix-sept ans, elle a vu la porte de sortie de ce
carcan familial  : Antoine. Il était au lycée avec elle. Elle
l’aimait en secret. Ce n’est que quatre ans plus tard qu’ils se
sont mis en couple. Lui était parti faire ses études à Paris et
elle était restée à Poitiers où elle a obtenu, à défaut des
Beaux-Arts, une licence d’Histoire.
Clara a abordé la question du regret d’avoir eu des enfants
avec sa petite sœur, car Louise s’interroge. Elle hésite à en
faire. Elle n’est pas en couple, cependant la question la
taraude. Elle veut peser le pour et le contre avant de se
lancer un jour dans la maternité. Mais la conversation a
tourné court. Clara a été blessée par la vision que sa petite
sœur a d’elle.
«  Elle me voit comme nos parents. La seule différence
qu’elle veut bien concéder, à la limite, c’est que je travaille,
contrairement à notre mère. À ses yeux, j’ai sombré dans le
cliché pathétique du “rêve clé en main”  : un mari, une
famille nombreuse, une maison, un chien et un break. »
Cette vision que Louise a d’elle la met en colère. En
réalité, Clara est furieuse contre elle-même. Elle aurait tant
aimé se poser les questions que sa sœur se pose
aujourd’hui. Pourtant elle répète, comme pour me rassurer,
qu’elle aime ses enfants, mais pas dans ces conditions, où
elle n’existe pas pour elle-même. En a-t-elle seulement eu la
possibilité un jour, tant elle a été formatée à avoir des
enfants ?
 
Son histoire me fait penser aux poupées. Dans l’Antiquité,
les Grecs utilisaient le mot Koré pour désigner à la fois la
poupée et la petite fille. En latin, on dit Pupilla, qui désigne
aussi la prunelle des yeux. Logée dans le miroir de l’œil, elle
peut être considérée comme la fenêtre de l’âme où se
jouent les représentations de soi et de l’autre. La poupée
n’est pas qu’un simple artifice mais une réalité vivante. Le
pédopsychiatre britannique Donald Winnicott parle d’objets
transitionnels pour désigner le pouce, l’ours en peluche, ou
la poupée, des substituts à la présence maternelle2.
Plus près de nous, en Occident et depuis deux cents ans, il
est un instrument de choix pour éveiller les petites filles à
« l’instinct maternel ». Au début du XIXe, les poupées avaient
l’apparence de jeunes femmes élégantes comme pour
donner aux fillettes l’envie de grandir et de séduire. Puis en
1850, les fabricants de jouets créent des poupons asexués.
Le succès est immédiat, la petite fille joue à la maman.
De la poupée de chiffon pour se faire les dents à la Barbie,
le jouet est le seul à suivre la croissance de l’enfant et à se
transformer avec lui. La poupée valorise les jeux de rôles et
reste toujours liée à l’apprentissage des conduites féminines
stéréotypées, couture, ménage, cuisine. L’enfant joue le rôle
de la mère ou de toute autre personne qui s’occupe de
l’enfant (nourrice, maîtresse, médecin, infirmière). La
poupée développe l’imaginaire et comme disait ma sœur
qui y a longtemps joué, « avec le poupon on parle, alors que
Barbie, on la fait parler ».
 
Clara est devenue mère avec le modèle d’une mère
défaillante et celui de «  bonne mère  » que nous impose la
société. La bonne mère est celle qui souhaite que son enfant
vive et grandisse dans les meilleures conditions, même s’il
est éloigné d’elle. Aujourd’hui, les psychanalystes parlent de
«  mère suffisamment bonne  » ou «  mère adéquate mais
sans plus ». C’est une femme qui a trouvé la bonne distance
entre les besoins réels de l’enfant et ses propres désirs : ni
trop présente, ni trop absente. Un grand art qu’il est souvent
difficile de maîtriser. Avec The good-enough mother, Donald
Winnicott développe le concept d’une mère suffisamment
bonne pour donner des réponses équilibrées aux besoins du
nourrisson, en opposition à une mère qui ne serait «  pas
assez bonne  » et laisserait l’enfant en souffrance et dans
l’angoisse, ou bien à une mère qui serait «  trop bonne  »,
anticipant trop les besoins de l’enfant et ne le laissant pas
assez ressentir le manque, élément essentiel à
l’identification du moi comme différencié de la mère3.
L’intention de Winnicott, dans ses travaux, n’est pas de
culpabiliser les mères  : ses principes ne font pas office de
jugement et ne s’attachent pas à décrire la personne de la
mère, plutôt le rapport de l’enfant à un objet maternel, qui
peut, en partie, pas nécessairement, être lié à la personne
physique. Mais l’angoisse de devenir une « bonne mère » est
atténuée par le fameux « instinct maternel » dont toutes les
femmes seraient dotées et qui leur conférerait les capacités
à être une maman irréprochable.
 
Les femmes que j’ai rencontrées à l’occasion de ce livre
m’ont pratiquement toutes dit qu’elles n’ont rien senti
quand on leur a posé leur bébé sur le ventre juste après la
délivrance. Rien de surprenant il me semble, tant le travail
au moment de l’accouchement est épuisant.
Pourtant la première chose qui leur vient à l’esprit, et ceci
est beaucoup plus rare, c’est qu’elles ont su,
instantanément, quand leur peau a été mise au contact de
la peau de leur nourrisson, qu’elles regrettaient cet enfant.
C’est le cas de Coline et celui de Giulia qui va suivre. Le lien
avec un enfant ne se fait pas automatiquement. On prétend
que le «  peau à peau  » avec le nouveau-né favorise la
relation mère-enfant et que le développement ultérieur de
l’enfant serait meilleur. Des effets spectaculaires seraient
censés être la conséquence d’une « période sensible » chez
la femme qui vient d’accoucher durant laquelle elle est
hormonalement déterminée à accepter ou rejeter son
enfant. La notion de « période sensible » pour l’attachement
maternel a très vite été institutionnalisée, devenant parfois
source de désespoir et de culpabilité pour celles qui ne
ressentaient rien au moment de l’accouchement et bien au-
delà.
 
Quant à l’instinct maternel, contrairement à son
appellation qui impliquerait que toute mère en serait dotée,
il ne fait plus aucun doute que c’est un sentiment qui se
construit au jour le jour. Il n’est certainement pas inscrit
dans les gènes. Il est au contraire le fruit (ou pas) de
l’histoire de chaque femme. Pour pallier ce sentiment de
regret qui l’a envahie à la maternité et cet instinct maternel
qui lui fait défaut, Giulia va le rechercher à tout prix et le
mettre à l’épreuve.
Notes
1. Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, La
Découverte, 2018.
2. D. W. Winnicott, Jeu et réalité, L’espace potentiel, Folio, 2002.
3. D. W. Winnicott, La Mère suffisamment bonne, Payot, 2006.
6.

GIULIA, LA RECHERCHE VAINE


DE L’INSTINCT MATERNEL
J’ai rencontré Giulia grâce à Orna Donath que j’avais eue
au téléphone pour la préparation de ce livre. Nous avons
échangé par mail et messages écrits, avant de nous donner
rendez-vous dans un parc à Paris. Menue et très élégante,
elle arrive dans son manteau noir ceinturé à la taille. Je lui
donne la petite trentaine. La jeune femme, de parents
italiens, me raconte qu’elle a grandi dans les Yvelines. Elle a
rencontré son compagnon alors qu’elle était encore au
lycée. Elle avait dix-sept ans et lui quinze. Ils ne se sont pas
tout de suite mis ensemble. Giulia a eu quelques histoires
quand elle était en fac de droit. Puis au hasard d’une fête,
elle tombe à nouveau sous le charme de Bastien. Très vite,
et contre l’avis des parents de Giulia qui rêvaient pour leur
fille d’un mari médecin ou avocat –  Bastien fait du
marketing dans une entreprise de boulons –, les jeunes gens
s’installent à Viroflay. Ils sont en couple depuis qu’elle a
vingt et un ans et lui dix-neuf.
 
«  Au bout de quatre à cinq ans, mes parents ont
commencé à me demander : “Quand est-ce que tu nous fais
un petit ?” Je bottais toujours en touche. Et puis Bastien s’y
est mis aussi : “Au fait ? On s’y met quand ?” Au lendemain
de mon mariage, la grand-mère de Bastien m’a offert des
petits chaussons tricotés par ses soins. La pression se faisait
de plus en plus forte. Moi, je n’ai jamais eu de désir d’enfant.
J’attendais de l’avoir, mais ça ne venait pas. J’ai passé des
jours et des nuits à y réfléchir. J’attendais cette envie
viscérale dont on parle. Finalement, j’en suis venue à la
conclusion qu’avoir un enfant était la suite logique des
choses. L’étape suivante. Tout le monde fait ça. L’envie
viendrait avec le temps. En tant que femme, comme ma
mère, ma grand-mère l’avaient fait avant moi, je devais m’y
mettre à mon tour. Et puis de me rassurer en me disant que,
étant une femme, j’ai forcément cet instinct qui fera de moi
une bonne mère. C’est un discours que j’avais entendu dans
mon entourage familial et amical et lu dans certains
magazines… Et puis, mis à part ce désir qui ne venait pas et
dont je ne pouvais pas parler, il n’y avait aucune excuse
“valable” aux yeux de nos proches pour justifier de ne pas
avoir d’enfant avec mon mari.
« Un jour, je suis partie seule me balader dans le maquis
en Corse. Nous profitions de quelques jours de vacances.
Tout était délicieux, le temps, la vue, la mer, les paysages,
les odeurs, la lumière… À mon retour, j’avais pris ma
décision.
« En rentrant, j’ai dit à Bastien que j’allais arrêter la pilule.
En lui annonçant que j’étais prête, j’essayais encore de me
convaincre en me répétant  : “Allez ma cocotte, tu as bien
profité de la vie, ça me semble être le bon moment.” Le bon
moment pour qui, pour quoi, je ne sais pas. Une chose est
certaine, Bastien et nos familles étaient aux anges ! »
 
Giulia est affable, je sens que ça lui fait du bien de me
parler. Sa pause déjeuner touche à sa fin mais elle prévient
son assistante qu’elle arrivera avec du retard à ses rendez-
vous prévus en début d’après-midi. Elle veut prendre le
temps, elle se sent libre de me parler sans jugement de ma
part.
Nous sommes toujours assises sur notre banc dans un
parc du centre de Paris. Des enfants jouent et chahutent,
des nounous poussent les landaus, des ados mangent leur
goûter en partageant un casque pour écouter la musique,
une dame à grande robe à fleurs vient nous demander un
peu d’argent mais nous, concentrées et toutes à notre
échange, ne dévions pas. Giulia me raconte sa grossesse.
 
« Même si ma grossesse s’est bien passée, je ne ressentais
rien. Je pensais qu’un lien allait se tisser au fil des mois,
mais je me sentais vide, malgré mon corps qui changeait,
mon ventre qui s’arrondissait et l’enfant qui bougeait. Je
trouvais ça étrange. Le malaise a commencé à partir de là.
Je cherchais, j’attendais quelque chose qui n’arrivait pas.
Pour être au plus proche de mon bébé, j’avais suivi des cours
d’haptonomie pour la préparation à l’accouchement,
pourtant je suis restée hermétique à cette technique. »
 
Le jour de l’accouchement avait été programmé car sa fille
arrivait par le siège. Finalement, tout s’est précipité. Elle est
née une semaine à l’avance. Le corps de Giulia et le rythme
cardiaque de l’enfant ont commencé à faiblir.
« Je suis partie au bloc en catastrophe. Ma tension baissait
de plus en plus. Je ne voulais pas être totalement
anesthésiée pour la césarienne. J’espérais au moins vivre cet
événement. L’analgésique n’a pas fait effet. Et là, j’ai
dégusté. J’ai senti quand l’obstétricien m’a ouvert le ventre.
C’était d’une violence inouïe. On m’a posé le masque à
oxygène. À partir de là, je ne me souviens de rien. J’ai eu une
anesthésie générale et je me suis réveillée le lendemain.
« J’ai vu mon bébé au petit matin. Elle était dans les bras
de son père. Gemma est née le même jour que moi. Un
14 février, le jour de la Saint-Valentin. J’étais impressionnée
en la voyant mais ça n’a pas été le coup de foudre que
j’attendais. Toujours rien ! »
 
Cette histoire de date de naissance identique me
turlupine. Ce n’est pas la première maman que j’interroge
pour cet ouvrage qui partage la même ou quasi même date
de naissance que son enfant, ou bien une fratrie dont les
anniversaires se suivent de très près. Ou l’une des mères qui
a accouché le jour où elle avait avorté des années plus tôt.
Malgré la contraception et la programmation des
naissances, il n’est pas rare que certaines mères enfantent,
à quelques années d’intervalle, précisément le même jour ;
toute une fratrie partageant ainsi la même date
anniversaire. On pourrait croire que c’est le fruit du hasard,
mais bien souvent ce jour est commémoratif d’un autre
événement du passé et prend toute sa valeur dans la
répétition. Ce fait clinique, mis en lumière par Monique
Bydlowski1, correspondant à des prévisions ou à des dates
d’accouchement, rappelle des épisodes parfois douloureux,
des antécédents obstétricaux, des avortements, ou une mort
néonatale… Mais il peut aussi s’agir d’une commémoration
plus heureuse comme l’anniversaire de l’un des deux
parents ou des grands-parents par exemple.
Il est à noter la rapidité avec laquelle la mère met en
corrélation la date de naissance et l’événement du passé.
Alors que les grossesses sont généralement de nos jours
« contrôlées » ou « maîtrisées », on peut aisément conclure
que le phénomène n’est pas tant refoulé que ça mais plutôt
préconscient.
Quoi qu’il en soit l’enfant portera pour toujours ce signe
d’identité, inscrit à l’état civil, d’une représentation
maternelle littérale. Comme pour Gemma et Giulia.
Si une femme se laisse aller à devenir enceinte, qu’aucune
date de venue au monde n’a été programmée, et que
l’enfant naît à une date commémorative, alors on peut se
dire qu’il s’agit d’un calcul inconscient.
 
Il est vraiment l’heure de partir pour Giulia, mais avant
elle veut absolument me montrer quelque chose  : elle sort
de sa poche son téléphone portable, me le tend, et insiste
pour que je regarde un document qu’elle conserve sur elle
afin de ne jamais oublier sa douleur. Je ne comprends pas
tout de suite de quoi il s’agit. Des chiffres défilent sous mes
doigts.
 

20/02
04  : 55-05  : 45  ; 06  : 30-08  : 20  ; 10  :  20 (je me suis
endormie avec Gemma) ; 12 : 05-13 : 20 ; 14 : 30-15 : 30 ;
16 : 30-17 : 00 ; 17 : 50-19 : 30 ; 22 : 00-22 : 35 ; 23 : 55.
 
21/02
00  : 35 01  :25 04  :25 06  : 00 07  : 05 08  :  50 10  :  50
12  :  30 13  :  15 14  :  30 15  : 00 17  :  10 18  :  55 non-stop
21 : 20 non-stop 23 : 20.
 
Ça ne s’arrête plus, ça me donne le tournis.
Il s’agit de toutes les tétées, du 9  février 2020 au 8  mai
2020, au moment de la transition vers le biberon. Giulia a
vécu l’allaitement comme un calvaire. Une aliénation à son
enfant à laquelle elle se soumettait. Aujourd’hui, elle trouve
qu’elle a bien fait de noter puisqu’elle peut ainsi m’en faire
part. La petite Gemma était comme un « bébé panda », me
dit-elle, vissée à son sein du matin au soir. Elle en a parlé au
personnel de la PMI de sa ville, et on lui disait : « Tu verras,
tu vas oublier. »
« Ça m’a gonflée cette désinvolture. Ce manque d’écoute.
Non, je n’oublierai pas. Je ne veux pas oublier. J’ai détesté
allaiter. Je l’ai fait pour ma fille car je me disais “c’est dans la
nature”. Je devenais dingue. On ne m’y reprendra pas ! »
 
Je lui demande pourquoi elle s’est entêtée à vouloir
allaiter à tout prix sa fille ? Giulia s’étonne, elle aussi, d’avoir
tenu aussi longtemps : quatre mois. D’une part, m’explique-
t-elle, elle a mis beaucoup de temps avant de mettre en
place l’allaitement. Un mois environ. Il était hors de
question pour elle d’avoir autant souffert, avant d’atteindre
finalement un allaitement «  à maturité  », pour arrêter
aussitôt.
«  Je me suis mis une énorme pression. Et j’attendais
encore et encore, désespérée, que mon instinct maternel se
révèle. Je lisais beaucoup de choses sur Internet. Je
naviguais sur des sites comme celui de La Leche League2. Je
ne savais pas s’il fallait que j’allaite à la demande ou au
contraire espacer de trois heures. Je ne me suis pas fait
confiance. Je ne savais plus quoi penser. Tout le monde y
allait de son conseil. Et puis j’attendais ce soi-disant grand
bain d’ocytocine où quand tu allaites ton bébé tu es au bord
d’une jouissance physique, tu oublies tout. Je n’ai rien vu de
tout ça. Je n’oublierai rien. Que ça me serve de leçon. »
 
70  % des mères en France choisissent d’allaiter
immédiatement après la naissance de leur nourrisson. Elles
ne sont plus que 5 % au bout d’un an. Les mères en France
cessent d’allaiter généralement au bout de huit semaines à
peine. Alors que l’Organisation mondiale de la santé
recommande un allaitement exclusif jusqu’à six mois. Les
Norvégiennes, elles, tiennent au moins trois mois. Les mères
rechigneraient-elles à jouer le rôle qu’on attend d’elles ?
Un tournant s’est opéré à la fin des années  1990 quand
Bernard Kouchner, à l’époque ministre de la Santé, a signé
un décret interdisant la distribution gratuite de lait en
poudre dans les maternités. Les femmes allaient passer du
choix à une obligation. On ne pouvait pas mieux s’y prendre
pour faire la promotion de l’allaitement maternel. Un
pouvoir exercé sur les femmes pour «  le bien de l’enfant  »
peut-être… au détriment de la mère, c’est certain.
La façon dont on vante les mérites de l’allaitement semble
promouvoir l’image de la mère traditionnelle, à la maison,
en fusion avec son enfant, relation de laquelle est exclu le
père. La femme, au moins pendant six mois, n’est plus que
mère, et si elle ne se plie pas à cela, elle entend tout un
courant de pensée morale lui dire qu’elle n’est pas vraiment
une « bonne mère » puisqu’elle ne donne pas le meilleur à
son enfant. Le modèle maternel promu est pétri de
culpabilité.
Je me souviens de Virginie qui partageait sa chambre avec
moi à la maternité. Elle ne voulait pas allaiter. Les sages-
femmes et infirmières, très bienveillantes et
encourageantes, l’ont convaincue de nourrir son fils au
colostrum au moins les trois premiers jours. Elle a
finalement tenu, tant bien que mal, un mois. J’ai pour ma
part pris beaucoup de plaisir à allaiter ma fille, pendant
presque cinq mois, puis jusqu’à neuf mois le soir, mais je
pense être la seule dans mon entourage familial et amical.
J’ai trouvé cette expérience très pratique, le côté
pragmatique hollandais qui sommeillait en moi a dû se
réveiller à cette occasion.
Comme Rousseau en son temps, on veut encourager les
femmes à renouer avec la nature. Aujourd’hui, on s’en remet
à notre bonne vieille mère Nature et la pression est grande
quand il s’agit de vouloir contrôler le corps des femmes et
leurs choix. Tout ceci au nom de « l’instinct maternel ». Elles
sont nombreuses les femmes qui ont cédé à l’image
d’Épinal sur la maternité, enduré les crevasses des
mamelons, l’épuisement, l’insuffisance de lait, les heures
passées à attendre que l’enfant soit repu. Mais pour les
militants de l’allaitement, aucun de ces motifs n’est
recevable, toutes les femmes peuvent réussir un allaitement
épanoui.
Il est inconcevable d’imposer encore une fois un modèle
unique, une façon de faire aux mamans qui viennent
d’accoucher. Chacune doit pouvoir exercer des choix
différents sans être jugée et sans devoir se justifier. Le
discours d’après-guerre, qui incitait l’ensemble des femmes
à ne pas allaiter, n’est pas plus souhaitable. S’il est bien un
domaine où la pression sociale est puissante, c’est
l’allaitement. Et ça marche.
À quel moment un « conseil » tel que l’allaitement exclusif
devient-il une pression sociale, met-il à la marge, et crée-t-il
un climat délétère pour les femmes qui refusent  ? Si
l’allaitement est soi-disant l’élément déclencheur de
l’amour maternel, qu’en est-il des mères qui n’allaitent pas
ou peu ? Leur enfant souffrira-t-il de carences affectives ? Et,
d’un autre côté, comment expliquer le manque
d’attachement ressenti par certaines jeunes mères, pourtant
allaitantes, vis-à-vis de leur nouveau-né  ? Des mères
négligentes ou maltraitantes ?
Notes
1. Monique Bydlowski, La Dette de vie, Itinéraire psychanalytique de la
maternité, PUF, 2008.
2. Mouvement traditionaliste américain créé en 1956 aux États-Unis.
Aujourd’hui, cette ONG conseille l’OMS et l’UNICEF. La Leche League française
organise chaque année la «  grande tétée collective  ». Les femmes viennent
allaiter en public pour convaincre les autres de faire comme elles. L’ONG est
présente dans soixante-dix pays.
7.

SYLVIE, LES LIMITES DANGEREUSES


DU REGRET DE MATERNITÉ
Lorsque je parle du sujet de mon livre à mon entourage
intime ou professionnel, beaucoup pensent que le regret
maternel implique de la maltraitance des mères envers les
enfants. Il n’en a jamais été question parmi les femmes que
j’ai interrogées ni parmi celles rencontrées par Orna Donath
dans son étude. Elles déclarent toutes avoir fait ce qui était
en leur pouvoir pour s’occuper de leurs enfants en dépit de
leur regret. Beaucoup d’entre elles disent «  aimer  » leurs
enfants et précisent que ce sont elles qui sont à blâmer et
non leur enfant qui n’a pas demandé à naître.
Mais pour Sylvie, le regret de maternité est si grand
qu’elle m’avoue qu’elle a préféré fermer les yeux sur les
agissements violents du papa, les coups de ceinture qu’il
leur inflige parfois, plutôt que de prendre le risque de se
retrouver avec la garde à plein temps de ses deux enfants.
Puni, l’aîné est resté deux heures dans un froid polaire, le
cadet a été poussé si violemment par son père que le plâtre
qu’il avait autour de sa jambe cassée a été brisé. Deux
exemples parmi d’autres… Je reste sans voix. Cette
confession me met très mal à l’aise. Je suis horrifiée pour
eux et en même temps je mesure l’immense souffrance de
cette mère qui choisit d’ignorer la maltraitance de ses
enfants plutôt que de les «  subir  » au quotidien. Cet aveu
me fait toucher la limite du regret maternel dans la mesure
où la souffrance de Sylvie est tellement grande qu’elle
l’amènerait à mettre ses enfants en danger.
 
Sylvie a répondu à un message que j’avais publié sur un
forum consacré aux mamans, à la recherche de celles qui
seraient disposées à me parler du regret maternel. Je m’y
suis prise quelques mois avant de commencer mon enquête
car je pensais que ces femmes mettraient beaucoup de
temps à venir vers moi. À ma grande surprise, il aura fallu
attendre seulement une dizaine de jours pour avoir une
première réponse, puis une trentaine a suivi.
Un soir, Sylvie et moi restons des heures au téléphone.
Dès le début de notre conversation, elle affirme, sans
préambule :
« Si c’était à refaire, je ne referais pas mes enfants. J’en ai
trop bavé. Ils m’ont tout pris. Mon temps, ma liberté, mon
énergie. Je suis devenue un robot. Mon fils aîné aura seize
ans à la fin du mois. Le même âge que moi au moment où
ma vie a basculé. J’ai l’impression de reproduire quelque
chose. »
À seize ans, Sylvie n’avait qu’une envie : se tirer de chez
elle. L’été du passage de la seconde à la première, cette
petite brune à la frange qui masquait ses yeux verts est
partie en voyage aux États-Unis. Une révélation. Elle y a
développé son sens de l’aventure, des voyages et a
découvert le goût de la solitude. Elle est revenue emballée
et métamorphosée. Elle savait ce qu’elle ferait dans la vie :
des voyages. Le tour du monde, c’est certain. Seulement, à
son retour, c’est la douche froide. Ses parents lui annoncent
qu’ils divorcent. Sylvie n’est pas surprise. Ils n’ont jamais
montré beaucoup d’amour entre eux et encore moins été
très aimants avec leurs enfants.
«  Mon père aimait les femmes, surtout celles des autres.
Et ma mère ne passait plus les portes, à force de porter des
cornes. Ça se savait en ville. »
Le père de Sylvie était commerçant. Il avait une entreprise
d’accessoires pour voitures à Sète et sa mère travaillait avec
lui. Quand ils se sont séparés, elle a commencé à faire des
ménages dans les écoles de la région. Rapidement, elle a
sombré dans l’alcool.
Monique, la mère de Sylvie, n’était jamais calme. Elle
s’était mariée très jeune et avait accouché le jour de ses
vingt et un ans. Sylvie a beau chercher, elle n’a aucun
souvenir de sa mère heureuse. Elle a l’impression de l’avoir
déçue dès sa naissance.
« Un jour, j’étais en voiture avec ma mère. Je ne sais plus
où on allait, ni d’où on revenait. Ma mère avait bu beaucoup
au cours de la journée. Elle a quand même voulu prendre le
volant. Et nous avons eu un accident. Tout est allé très vite.
Nous avons fait des tonneaux. Puis je ne me souviens plus.
Nous avons eu beaucoup de chance. Très jeune, j’ai compris
que ma mère n’était pas apte à s’occuper de moi. Mon père
le savait aussi mais c’était tabou. Il a essayé d’aider ma
mère. De l’encourager à aller aux Alcooliques Anonymes.
Puis un jour, il a arrêté. Il venait de rencontrer une femme
de quinze ans sa cadette. Elle avait à peine six ans de plus
que moi. Alors forcément, on n’était plus prioritaires. »
Sylvie a ressenti ce changement, cette nouvelle géométrie
familiale, comme un abandon. Son père, déjà avare de son
affection, avait décidé d’en aimer une autre. Et puis très
rapidement est arrivé un petit frère, qui en deux sourires et
trois œillades a gagné l’intérêt et l’amour de son père
qu’elle n’avait jamais réussi à conquérir. Et cela n’a jamais
changé.
«  Je faisais tout pour attirer son attention  : du sport à
haute dose comme lui, de l’escalade depuis l’âge de sept
ans, je remportais des marathons. Je tendais tous mes
efforts pour qu’il soit fier de moi. Certes, j’étais une fille,
mais je pouvais être aussi forte et remarquable qu’un
garçon. Ce fut peine perdue. Il n’a jamais dit un mot
encourageant ni manifesté une marque de tendresse à mon
égard. Il ne m’invitait jamais en vacances avec eux, sa
nouvelle famille. Moi, mes vacances c’était Sète,
invariablement, tandis qu’eux c’était la Corse, l’Italie, Paris,
Londres. Heureusement que j’avais une grand-mère que
j’adorais. Elle habitait à la campagne à une vingtaine de
kilomètres de chez nous. Elle cuisinait comme un chef et
s’occupait bien de moi. Elle avait un gros caractère. C’était
la mère de ma mère. »
Les relations entre Sylvie et sa mère s’enveniment.
L’adolescente s’occupe des courses et de la cuisine à la
sortie de l’école, du ménage, des courriers administratifs,
tandis que sa mère est sous antidépresseurs.
«  Tout était pénible, contraignant et rude avec ma mère,
voire violent. Je devais la surveiller en permanence. Elle
faisait des crises régulièrement. Parfois elle disparaissait, ne
voulait plus dormir dans son lit, dormait par terre ou
désertait la maison. Et puis un jour, quand j’avais à peine
seize ans, elle a fait une méningite. Elle est restée plusieurs
semaines à l’hôpital. Quand elle est rentrée, il a fallu que je
la materne encore davantage. C’était le monde à l’envers.
Elle était grossière, insultante. Elle me traitait de “grosse
vache” et de “garce”. Ça me faisait tellement mal. Elle a
commencé à me prendre mes vêtements et mes chaussures
pour les porter. Très tôt elle a été jalouse de moi. Elle me
dénigrait, je devais “la comprendre et accepter” ses
frasques et ses excès. Elle se moquait méchamment de moi.
Je ne savais pas quoi dire. J’encaissais. Quand j’étais enfant,
elle m’accompagnait en retard à l’école. Ou elle me
récupérait après tous les autres. Un jour j’ai été hospitalisée
car je m’étais blessée. Ni elle, ni mon père ne sont venus me
chercher.
« Pire encore, elle traînait avec mes copains en ville. Elle
buvait et fumait avec eux. J’avais tellement honte quand je
la voyais. Mes copains la trouvaient vraiment sympa et drôle
ma mère. Je ne contrôlais plus rien. Elle non plus d’ailleurs.
J’avais quinze-seize ans, elle en avait à peine trente-cinq et
portait l’accoutrement d’une ado. Je me sentais seule et
laissée-pour-compte. Je ne côtoyais plus personne, je
m’accrochais à mes études, et à mes rêves de voyages. Ma
mère était indigne d’être mère, elle n’a jamais voulu être
mère. »
Sylvie ne s’est pas révoltée. Alors que sa tête était bien
vissée sur ses épaules, le reste de son être bouillonnait. Elle
est partie de chez elle à dix-huit ans, le bac en poche, a dit
«  au revoir  » à sa mère pour ne quasiment plus la revoir.
Comme elle était bonne élève et courageuse, elle a suivi des
études d’institutrice et enchaîné les boulots alimentaires
pour subvenir à ses besoins. Mais avant de se lancer dans la
vie active et de fonder sa famille, Sylvie a voyagé en Asie, en
Amérique du Sud, en Océanie et s’est installée même
quelque temps en Nouvelle-Zélande. Après l’enfance qu’elle
a eue, l’idée d’avoir des enfants ne la tente pas vraiment.
Elle verra bien…
 
Je ne l’arrête plus, Sylvie. Elle est posée, pourtant. Elle
choisit ses mots. Elle veut que je comprenne bien. Les idées
s’enchaînent, les sensations remontent, les souvenirs se
bousculent. Comme si elle avait retenu quarante-neuf ans
de frustration, de tristesse, d’incompréhension, de colère,
d’injustice. Parler à une inconnue au téléphone lui fait du
bien. Elle me touche, Sylvie. Elle ne se plaint pas de son
enfance ni de son adolescence. Elle est factuelle. Presque
détachée.
 
Après avoir fait le tour du monde, mis de la distance entre
sa mère et elle, Sylvie a trouvé un poste d’institutrice en
banlieue parisienne où elle a rencontré le père de ses
enfants. Les choses se sont enchaînées. Sylvie a eu son
premier bébé par césarienne après une crise de pré-
éclampsie. Elle et le nouveau-né ont failli mourir. Un an
après, son compagnon a développé un cancer puis, à peine
remis, Sylvie est tombée enceinte à nouveau. Son
compagnon voulait deux enfants. Deux fils.
Pour parfaire le tableau de la famille qui résiste à tout,
Sylvie s’est laissé entraîner par le projet de son compagnon.
Restaurer une vieille ferme. Tandis que le père faisait les
travaux, elle s’occupait des enfants. Pendant plus de quatre
ans. Elle avait l’impression d’être la baby-sitter.
« Dès le début, je n’ai pas aimé la maternité. La nuit, je ne
me levais pas pour donner les biberons, le soir je laissais le
père leur faire prendre le bain. Jouer avec eux était pénible.
À la limite j’aimais bien leur lire des histoires, mais en
réalité toutes ces tâches ne m’intéressent pas. Je voulais les
fuir et moi avec. »
Puis, un matin, il lui a dit  : «  Je veux aller vivre à la
montagne. Seul.  » Leur histoire était finie. Ils s’étaient
pacsés un an plus tôt. Elle venait d’avoir quarante ans.
«  Et je me suis retrouvée seule avec les enfants, qui
avaient quatre et six ans. J’ai beau être instit, savoir gérer
une classe de trente enfants en maternelle, je n’ai jamais
aimé m’occuper des miens. Je n’ai pas l’instinct maternel.
Quand le père est parti je me demandais : “Comment je vais
faire ?” Je me suis dit : “Faut que je m’y mette.” J’ai compris
très tard que j’étais maman. Quand mon grand avait sept
ans. J’ai un sérieux souci de territoire. Ils prennent beaucoup
trop de place. J’ai longtemps protégé ma mère d’elle-même.
Je m’en suis protégée en retour. Aujourd’hui, je ne suis plus
capable de faire autant pour mes enfants. »
D’un côté, elle regrette d’avoir une mère comme la sienne,
sa mère regrette aussi ce rôle et à son tour Sylvie regrette
d’être mère… Cet enchaînement donne le vertige. Le regret
de maternité serait-il héréditaire  ? Peut-on dire que les
femmes qui ont eu des carences affectives précoces seront à
leur tour des mères défaillantes, ou mises en difficulté, ou
«  regrettantes  » également pendant la grossesse et les
années suivantes ?
 
Une gynécologue à Bruxelles m’a éclairée sur le sujet. En
mars dernier, j’attendais dans sa salle d’attente et, tout en
lisant un vieux magazine, j’entendais, sans distinguer
précisément le propos, la patiente qui avait pris place juste
avant moi dans le cabinet. Alors que j’étais concentrée sur
un article, je sors brutalement de ma lecture. La jeune
femme sanglotait nerveusement tandis que la gynéco
essayait de la rassurer. Je ne parvenais pas à entendre la
conversation autant que je l’aurais souhaité.
Que peut-il bien lui arriver  ? Une mauvaise nouvelle  ?
L’angoisse d’une décision à prendre  ? J’ai de la peine pour
elle. Je l’observe discrètement quand elle sort de la pièce. Je
lui donne une petite trentaine d’années. Elle semble
bouleversée.
Vient mon tour. J’oublie aussitôt la jeune femme. Une
auscultation et une ordonnance plus tard, je raconte à ma
gynéco que je travaille sur l’écriture d’un livre sur le regret
de maternité. Et là, d’emblée elle s’arrête net, pose ses
lunettes et me déclare :
« La jeune femme qui vient de sortir de mon cabinet a mis
des mots sur ce qui la tourmente depuis deux ans. L’âge de
sa fille. Elle regrette de l’avoir eue. Elle m’a dit ne pas avoir
osé m’en parler plus tôt. C’est beaucoup plus courant qu’on
ne le croit, mais elles ont honte d’en parler. Et il ne s’agit
pas de baby-blues. C’est profond et douloureux. Moi je
préviens toujours mes patientes à cinq mois de grossesse en
leur expliquant que la rencontre avec leur enfant peut ne
pas se faire tout de suite, mais souvent quelques jours plus
tard, après la chute des hormones.
« On n’est pas à Hollywood où tout est beau et merveilleux
et où la maternité fait son cinéma. Il faut le temps de
digérer, de se remettre de ses émotions, de réaliser la partie
“c’est moi qui ai fait ça”. Passé ce délai, en général, tout
rentre dans l’ordre et commence alors la relation mère-
enfant et on tombe amoureux de cette petite personne.
Avec ces mères qui regrettent, cela n’arrive jamais. Si elles
pouvaient revenir en arrière, elles ne feraient pas d’enfant.
La souffrance de ces femmes est immense. Elles sont de
plus en plus nombreuses à se confier ici. Et j’ai remarqué un
point commun  : souvent, leurs propres mères sont
dysfonctionnelles. »
En effet, j’ai pu remarquer au fil de mes rencontres qu’en
grande majorité les femmes qui regrettent ont une histoire
familiale difficile et notamment avec leur propre mère.
 
Les enfants de Sylvie ont grandi. Ils ont quinze et dix-sept
ans et sont en garde alternée avec leur père. Quand les
enfants sont chez lui, elle cloisonne complètement. Elle ne
ressent pas le besoin de les appeler. Ils ne lui manquent pas.
Elle sait qu’ils sont là quelque part et ça lui suffit. « Je suis
leur guide. Pas leur mère. Ce rôle me gêne. Je veux leur
apprendre des valeurs. J’essaie de planter des graines.
J’aime me promener en forêt avec eux. Je leur parle de
nature et d’insectes  ; je sais leur dire “je t’aime” à mes
enfants. »
Beaucoup de femmes que j’ai pu rencontrer pour ce livre
m’ont dit qu’elles aimaient leurs enfants. Est-ce pour
contrebalancer l’aveu du regret maternel  ? Est-ce pour
relayer le message officiel que toute mère devrait tenir
envers son enfant ? Mais quelle est la nature de cet amour,
quand une mère ne s’épanouit pas dans la maternité, ne
prend pas de plaisir à jouer avec ses enfants, rêve à leur
futur départ de la maison et, cas extrême, couvre les
maltraitances commises par le père  ? Je ne peux
m’empêcher de me poser la question qui m’a obsédée de
nombreuses nuits, mais qui restera sans réponse, encore
une !
Violaine Gelly, psychopraticienne, pointe que «  regretter
d’avoir eu un enfant, c’est différent de ne pas aimer ses
enfants. Ce n’est pas en voyant leurs enfants que certaines
femmes expriment un regret, mais au contraire lorsqu’il
n’est pas là et qu’elles peuvent prendre le temps de se
recentrer sur elles-mêmes ».
8.

LUNA, L’AMOUR COÛTE QUE COÛTE


Pour qu’un bébé devienne un individu, il a besoin d’autres
choses que des soins vitaux liés au développement de
l’organisme. Il doit aussi entrer dans le monde du langage et
se voir offrir sa propre place dans un groupe ou une famille
en tant que personne désirée et particulière. Luna a manqué
cruellement de tout cela et a été totalement démunie à la
naissance de son enfant.
 
Donner la vie est ce qui est le plus important pour Luna.
Elle avait un puissant désir d’enfanter. « Enceinte, je ne me
suis jamais sentie aussi bien dans ma tête et dans mon
corps. Et j’ai eu un accouchement serein.  » Ils s’aimaient
avec Gil. Ils s’étaient rencontrés dans une fête, elle avait
vingt-trois ans, il l’avait sortie de son cocon familial
rassurant. Elle avait fini ses études de pub, elle avait voyagé
aux États-Unis et en Asie, trouvé un bon boulot en agence et
elle était amoureuse. «  Je me suis laissé porter par mon
désir. À cet instant de ma vie, plus que tout au monde, je
voulais donner la vie ! »
Luna dissocie totalement le désir d’enfant et de vie de
celui d’être mère et l’engagement que cela implique. «  Je
n’étais pas prête à être parent », m’avoue-t-elle.
Alors qu’elle attendait son enfant paisiblement, Gil a
commencé à être jaloux. Il n’était pas très gratifiant, il lui
répétait qu’elle était grosse et vilaine. Que les hommes la
regardaient avec concupiscence et qu’elle le faisait exprès. Il
était autoritaire, cassant. Mais ce n’était pas grave pour
Luna. Elle faisait face. Elle portait la vie et encore une fois
rien pour elle n’était plus précieux.
 
Pourquoi porter la vie est si « précieux » à ses yeux ? Elle
semble le mettre en lien avec son histoire.
«  Ma vie a commencé quand j’avais un an. Quand mes
parents sont venus m’adopter au Népal. Avant, je n’étais
rien. » Les parents de Luna avaient déjà adopté deux frères
jumeaux au Népal trois ans plus tôt. Sa mère venait d’une
famille bourgeoise de l’est de la France et elle avait grandi
dans des institutions catholiques très sévères. Sa mère en
avait gardé un goût immodéré pour l’obéissance et la
charité chrétienne. Son père, lui, venait d’une famille moins
aisée mais plus joyeuse bien que sa propre mère fût
schizophrène et ait passé une grande partie de sa vie à
arpenter les couloirs des hôpitaux psychiatriques.
À la fin des années 1970, les parents de Luna se sont
rencontrés, aimés, et comme sa mère avait grandi dans un
environnement abandonnique, elle a voulu adopter des
enfants pour réparer ça. Ils ont adopté trois enfants dans les
années 1980 et, à partir de là, ils se sont déchirés. Jusqu’à
aujourd’hui. Mais comme dirait Luna dans un grand éclat de
rire qui masque un certain désarroi  : «  C’est leur
fonctionnement. On a fait avec. »
Luna a toujours eu l’impression que sa mère la prenait
pour « sa chose » et qu’elle attendait de sa fille uniquement
qu’elle sourie et qu’elle travaille bien. Luna a excellé dans
les deux catégories.
 
«  Cette grossesse est venue tout arracher. Toutes mes
illusions, ma construction identitaire, le rêve auquel je
m’accrochais. Ce que je vais dire est affreux, mais une fois
que mon enfant a été enlevé de mon ventre, que l’enfant est
venu au monde, cela m’a fait découvrir de nouveaux
ressentis par rapport à mon corps et par rapport à quelque
chose que je n’ai jamais eu.
« Ma fille a été ma propre naissance. Je suis née en même
temps qu’elle. Des émotions profondes ont émergé. J’ai
compris que sans mes parents, je n’existais pas. J’étais vide.
Quand j’ai eu ma fille, il a fallu que je comble ce vide et que
je me construise. Je pense que j’avais un problème
d’identité qui était dû à l’adoption. »
Comme pour me rassurer, elle ajoute  : «  Ce n’est pas
grave. On s’en sort toujours dans la vie. De zéro à un an, je
n’ai eu aucune interaction, j’ai manqué de cette alchimie
neurochimique, la théorie de l’attachement très bien décrite
par Boris Cyrulnik, qui se fait dans la conscience humaine,
dans la conscience de soi et de l’autre. Je n’étais rien d’autre
qu’une petite chose vivante dans un berceau. Nourrie,
changée mais rien d’autre, jamais je n’ai été prise dans les
bras ou câlinée. »
 
Luna n’a pas eu de soins spécifiques. Personne avant son
premier anniversaire ne s’est adressé à elle comme à une
personne unique et particulière. Les gestes qui lui étaient
prodigués étaient mécaniques.
«  Tout ça je l’ai réalisé avec mon enfant. J’ai essayé de
combler avec elle l’année de vie qui m’avait manqué. Mais il
n’y avait pas d’affect. Il n’y avait rien. Je n’arrivais pas à
créer de lien. J’étais là. J’avais l’impression de faire ce qu’il
fallait. Je ne suis pas tactile, je ne suis pas méchante.
Seulement je ne suis pas bisou bisou. J’avais l’impression
d’être une bonne mère. J’ai adoré m’occuper d’elle. Je
n’avais aucun problème avec le rythme que ce petit bébé
m’imposait. La nourrir, la changer, lui faire de bonnes
compotes. Il fallait qu’elle vive !
«  Mais cette petite fille –  c’est une fille en plus  – venait
heurter quelque chose en moi, de l’ordre de l’intime. Elle est
venue briser l’identité que je m’étais construite pendant
vingt-quatre  ans. Je n’avais pas prévu l’effondrement
identitaire avec la naissance de l’enfant. »
 
Au bout d’une heure et demie de conversation avec Luna,
je me rends compte que je ne connais pas le prénom de sa
fille. Elle l’appelle « l’enfant » ou « la petite fille ». J’attends
qu’elle me le dise spontanément. J’essaie de comprendre
cette distance qu’elle met entre elle et sa fille.
«  Ma fille voulait toujours dormir dans mon lit après que
son père et moi avons décidé de nous séparer. Elle avait
trois ou quatre ans. Elle avait besoin de contact bien
évidemment. Mais pour moi, c’était un enfer. J’étais stressée.
J’étais irascible. Mon corps me faisait mal, je me sentais
oppressée, courbaturée. Je faisais des insomnies. »
Une nuit, elle s’est dit : « C’est elle ou moi. Je vais crever.
Je ne suis pas bien du tout. Il faut que ça cesse. » Luna avait
honte de ce qu’elle ressentait. Elle était horrifiée par ses
pensées. « C’était soit je l’étouffe, soit je vais voir un psy. »
L’étouffer ou voir un psy. Elle a opté pour la seconde
option et sauver sa peau.
 
« Plus ma fille grandissait et commençait à parler, plus je
lui ai appris à se protéger des gens comme moi. J’avais de
grands moments d’absence, j’étais dans ma bulle et quand
Thelma a eu quatre ans, elle m’a dit  : “Maman tu me fais
peur.” J’étais là physiquement, pourtant mon esprit était
ailleurs, très loin de la cuisine, de la chambre ou de l’endroit
où nous nous trouvions. Mon esprit vagabondait et sombrait
parfois dans les coins les plus sombres de mes pensées.
J’étais aspirée, je tombais dans un trou. Je me sentais vide et
c’est, après coup, ce que ma fille voyait. Mon vide
intérieur. »
Rien ne pouvait arrêter les pensées de Luna. Elle était
absente à elle-même. Son identité de mère ne signifiait rien.
Il y avait là un vide de sens qui la propulsait dans un ailleurs
non identifié.
À ce moment de la conversation, je comprends que
l’enfant s’appelle donc Thelma… Même le choix du prénom
de sa fille, elle est allée le chercher dans une fiction. C’est
un clin d’œil au film de Ridley Scott et à cette femme éprise
de liberté.
Pour Luna, sa première année de vie semblait faire un trou
dans son existence. Trou que même tout l’amour de sa
famille adoptive n’a pu combler. Trou dans lequel à la
naissance de sa fille elle est tombée.
 
Lorsque Thelma a eu sept ans, Luna a acheté une poupée
de ventriloquie, pour que la mère et la fille puissent se
parler, elles n’arrivaient pas à communiquer autrement.
Cette poupée les a épanouies. Quand Thelma était en
colère, elle s’exprimait à travers la poupée qui avait été
prénommée Coco. Elle est devenue le bon pote de la famille.
Et puis quelques mois plus tard Totoro, le chien, est arrivé.
« Pendant très longtemps, de ses deux ans à ses neuf ans,
j’ai toujours eu du mal avec le contact physique. Sa peau me
faisait mal. Je n’arrivais pas à la toucher. Un mal physique
comme si ma fille était revêtue d’une combinaison couverte
d’épines.
« Au début, j’utilisais un coussin que je plaçais entre nous
quand je devais la serrer dans mes bras comme font toutes
les mamans. Et puis grâce au chien –  il me procure une
sensation d’attachement et de joie –, on faisait des câlins de
famille. Quand ma fille me demandait un câlin, j’allais me
cacher dans les toilettes avec le chien, je me chargeais de
son énergie et de sa chaleur et seulement après ce rituel
énergisant, je pouvais prendre ma fille dans les bras. »
 
Grâce à ces subterfuges étonnants et inventifs, Luna a su
sortir de ce trou béant dans lequel elle s’était engouffrée.
Les manques de sa prime enfance se sont retrouvés incarnés
dans des objets extérieurs, le chien ou la poupée
ventriloque.
«  Ma fille est la seule personne sur terre avec laquelle je
suis moi-même. Je n’ai pas besoin de la “séduire” pour me
sentir bien. J’ai envie de l’aimer. Parfois je suis en colère,
parfois c’est elle. Quand on s’aime, on se le dit aussi. C’est
une relation sans faux-semblant. J’ai appris ça à son contact.
« Quand Thelma revenait à la maison après une semaine
passée en alternance chez son père, je sentais l’angoisse
monter et je me disais  : “Merde. Déjà  ?!” Mais dès qu’elle
revenait à la maison, je remettais tout en place pour
retrouver un rythme à deux, jouer ensemble et avoir du
plaisir.
« Plus j’ai ouvert mon cœur et j’ai ressenti l’amour que ma
fille me prodiguait, plus j’ai commencé à ressentir de
l’amour pour elle. Un soir, à quatre ans, elle m’a donné sa
petite main et ça m’a bouleversée. Le lien a peut-être
commencé à se faire à ce moment-là. »
Il a fallu un lien réel, celui de la main tendue de sa petite
fille, pour que le lien affectif se tisse. Et dans cette même
logique c’est en glissant sa main dans une poupée de
ventriloque que Luna a réussi à communiquer avec Thelma.
Cette poupée est devenue le médiateur permettant un
échange entre la mère et sa fille. Idée ingénieuse qui lui a
permis de ne pas laisser tomber sa fille.
 
Luna revient sur son adoption et me raconte que son père
adoptif lui a donné en guise de date de naissance le même
jour que sa propre mère. Luna est née quelque part au
Népal en 1986. Elle a été déposée sur les marches d’un
temple, puis recueillie par des moines et confiée à un
orphelinat. Elle avait certainement moins d’un mois selon
les papiers d’adoption et le peu d’informations dont elle
dispose. De fait, sa date de naissance n’est pas connue. Mais
quand ses parents français sont venus l’adopter un an plus
tard, il a fallu la déclarer aux autorités et son père adoptif a
donné la date du 5  juillet, comme sa mère, la grand-mère
adoptive de Luna.
«  Mon père n’a pas grandi avec sa mère. Elle faisait des
séjours réguliers en HP. Elle était schizophrène. Je ne l’ai pas
bien connue. Mon père évitait de nous mettre en contact
avec elle. Je crois que cette relation avec sa mère l’a rendu
profondément anxieux. »
Malgré tout quand il a fallu attribuer une date de
naissance à sa fille adoptive qui inaugure sa nouvelle vie, il
lui donne celle de sa mère défaillante.
Tout comme dans l’histoire de Giulia, la date de naissance
de Luna volontairement choisie est commémorative d’un
autre événement du passé.
Je me souviens avoir entendu mon père se plaindre
quelques fois d’avoir, à quelques jours près, la même date
anniversaire que sa mère et de devoir partager ces festivités
avec cette dernière qui n’était pas toujours très aimable
avec lui. Pourtant, contrairement à Luna, mon père avait une
date anniversaire qui était bel et bien la sienne.
9.

AMBRE, LE REGRET MATERNEL


IRRÉVERSIBLE
L’idée que la naissance et la mort sont étroitement liées
est présente dans de nombreuses cultures. La fertilité
féminine y est souvent associée. Les femmes que j’ai pu
rencontrer pour ce livre ont eu parfois le sentiment de
renaître au moment où elles donnaient naissance à leur
enfant. Un autre soi venait au monde, provoquant ainsi la
mort de la personne qu’elles étaient avant.
Ambre a ressenti le besoin de parler de son regret
lorsqu’elle a compris qu’elle ne retrouverait jamais sa vie et
qui elle était avant l’arrivée de son enfant. Que la maternité
qu’elle avait somme toute choisie était une identité dont
elle ne se déferait jamais.
La seule solution était de composer avec son regret en en
parlant via les réseaux sociaux qui permettent l’anonymat.
La jeune femme a longuement hésité avant de lancer son
compte, elle avait peur des retombées et des messages
haineux sur Facebook qu’elle avait pu observer sur d’autres
sujets sensibles. C’est pourquoi elle a préféré Instagram où
Leregretmaternel rassemble 5 000 abonnés. Il lui a fallu des
mois avant d’avouer à son mari de quoi elle parlait et ce qui
l’occupait le soir plutôt que d’aller se coucher.
«  Parler du regret de maternité sur Instagram me fait du
bien. Lire ce que disent ces femmes sur leur expérience de
la maternité aussi. Échanger avec des mères dans le même
cas que moi me soulage et me permet de tenir. J’utilise un
pseudo comme toutes mes abonnées. Il y a des mères que je
fréquente ici au Québec où je vis depuis dix ans, ou en
France dans mon réseau amical élargi. J’ai été très étonnée
de découvrir qu’elles aussi étaient en proie au même regret
que moi. »
 
Ambre a toujours pensé qu’elle voulait un enfant. Dans sa
famille, ils étaient trois. Elle a grandi avec sa sœur et son
frère dans un milieu bourgeois du nord de la Bretagne.
« Mes parents couraient tous les dimanches à l’église avec
nous trois, habillés comme dans les Triplés du Figaro
madame, les petits héros dessinés par Nicole Lambert.
L’important était d’être assis au premier rang pour bien se
faire voir. Montrer qu’on était une famille unie. »
Elle aime le contact avec les enfants, s’amuser avec eux et
les pouponner. La jeune femme rêve d’avoir à son tour une
famille nombreuse. Ambre a eu une grossesse épanouie, et
un accouchement sans problème. Elle a toujours pensé
qu’elle serait submergée par l’amour, mais trois ans plus
tard, elle a toujours l’impression de tenir dans ses bras
l’enfant d’une autre. «  Dans la vie, j’ai toujours été un peu
stressée, anxieuse, mais la maternité a amplifié cela, ça a
pris des proportions folles, auxquelles il faut ajouter de
l’aigreur. Ce n’est plus moi. Je ne suis pas heureuse. »
 
Après la naissance de son fils, pendant plus d’un an, elle a
sombré dans une dépression post-partum qui a été
diagnostiquée au bout de neuf mois. Une fois le diagnostic
posé, elle s’est sentie soulagée et s’est très vite relevée. Puis
la dépression a montré son vrai visage et a tourné au regret.
«  En mettant au monde mon fils, j’ai accouché de moi
enfant. » La dépression post-partum était l’effet boomerang
de son enfance. En devenant mère, elle a compris que celle-
ci n’était pas aussi rose que dans ses souvenirs. «  Mes
parents étaient très traditionnels, stricts, je me suis toujours
vue comme un pion sur une carte, j’étais la propriété de mes
parents. »
 
«  Au Québec le congé maternité dure un an. C’est très
long pour une femme active comme moi. J’attendais
toujours ce lien d’attachement avec mon fils qui avait du
mal à se nouer. Mon bébé avait des problèmes de santé et
des douleurs abdominales terribles. Il a été hospitalisé à
l’âge de trois mois car il faisait une allergie à la protéine du
lait de vache que je lui transmettais en l’allaitant. »
Ambre était très malheureuse. Elle, qui depuis la
naissance de son petit rêvait de partir, de tout laisser sans
se retourner. Elle se retrouvait finalement pieds et poings
liés au chevet de son fils. «  La culpabilité était
incommensurable. Je me sentais responsable de sa douleur.
Je l’ai allaité pendant cinq mois, ça a été un calvaire. »
L’enfant a grandi et il peut maintenant aller à la crèche. La
reprise du travail a été salvatrice. Mais le Covid est arrivé.
« Je me suis retrouvée à la maison à m’occuper de mon fils,
seule tandis que mon conjoint travaillait. »
 

Le cas d’Ambre permet de distinguer le baby-blues, la


dépression post-partum et le regret maternel, seul le dernier
est irréversible.
Je contacte l’association Maman Blues que j’ai repérée en
lisant un article. Je voudrais comprendre les nuances entre
ces émotions liées à la maternité. Car les mères sont les
premières à tenter d’analyser ces différents états négatifs
qu’elles traversent après la naissance d’un enfant. On leur a
tellement seriné que son arrivée était un événement
merveilleux que quand elles ne partagent pas cet
enthousiasme, elles s’en inquiètent, culpabilisent sans
pouvoir en parler, honteuses. Élisa, une des membres de
l’association, m’explique qu’ils sont là pour recevoir des
mères, les soutenir, les écouter, les conseiller, les orienter si
besoin. Des groupes de parole sont aussi organisés
régulièrement. L’association a plusieurs antennes en France.
Le baby-blues touche 50  % à 80  % des femmes qui
viennent d’accoucher, trois jours en moyenne après la
naissance. Cet «  orage  » hormonal, émotionnel et
existentiel, est déclenché par la fatigue, la chute des
progestatifs –  hormones de la grossesse  – et un
bouleversement psychologique. Au-delà de dix jours de
baby-blues, on parle plutôt de  dépression postnatale
précoce, ressentie par 15  % des nouvelles mères dans
l’année qui suit.
 
Chaque année, m’explique Élisa, des centaines de mères
souffrent de bouffées délirantes pendant quelques jours ou
quelques semaines après la naissance de leur enfant. Des
mères ont des hallucinations auditives, entendent les pleurs
de leur bébé avant qu’il ne se réveille, certaines imaginent
qu’elles pourraient lire dans les pensées des autres, pensent
que leur bébé est mort ou qu’on leur dit qu’il a été échangé
à la maternité ou qu’il est le fils de Dieu ou du Diable. Dans
les cas les plus extrêmes, le délire peut aboutir à un
infanticide ou à un suicide. Ces femmes sont souvent
incapables de se confier à leur entourage. Ce genre de délire
est la manifestation la plus spectaculaire de ce que l’on
appelle la psychose du post-partum, un syndrome souvent
méconnu du grand public. Près de deux femmes sur mille
sont concernées par cette version aiguë, terrible et mal
connue de la déprime postnatale. Ces femmes sont pétries
d’angoisses et de culpabilité car elles n’arrivent pas à
symboliser l’accouchement et se sentent incapables de
s’occuper correctement de leur bébé.
Une dépression est plus facile à avouer à son entourage,
elle est plus codifiée et acceptable socialement. Élisa
comme Ambre sait précisément de quoi elle parle car elle a
subi un baby-blues carabiné à la naissance de son troisième
enfant. Elle a été hospitalisée en psychiatrie dans une unité
mère-enfant pendant un mois et demi. Aujourd’hui, c’est de
l’histoire ancienne pour elle, mais elle s’est investie dans
l’association pour dire aux mères qui font appel à leurs
services et leurs compétences qu’elles ne sont pas seules.
 
Quand j’en viens à parler du regret de maternité, Élisa
m’arrête et me précise que cela n’a rien à voir. En cinq ans
de médiation de groupes de parole, elle a rencontré une
dizaine de mères qui avaient clairement ce sentiment,
incomparable avec la dépression post-partum et le baby-
blues qui sont temporaires dans la vie d’une mère et que
l’on peut soigner.
Le regret de maternité relève de l’indicible et de
l’inavouable dans une société où ce sentiment va à
l’encontre des fondements de l’organisation des sociétés
humaines. Il faut un niveau de conscience de soi et de
courage considérable pour l’identifier, se l’avouer à soi-
même et, encore plus, le dire aux autres.
 
«  Je regrette terriblement d’avoir fait cet enfant, me dit
Ambre très posément. Je n’ai pas de famille au Québec et je
ne peux en parler à personne. Ma mère est décédée depuis
dix ans, mon frère et ma sœur ne comprennent rien, il n’est
même pas envisageable que j’en parle à mon père. Mais
aujourd’hui, je préfère offrir à mon fils une maman en bonne
santé plutôt qu’un frère ou une sœur. Si j’ai un deuxième
enfant maintenant, je me fous en l’air.
« J’ai essayé de me souvenir de mon enfance, pour voir si
je pouvais y trouver les raisons de mon mal-être. Enfant, j’ai
surtout souffert du manque d’affection. Je n’ai pas de
souvenir de  mes parents me disant  : “Je t’aime.” Ma mère
n’avait aucune idée de mes goûts, de mes couleurs, de ma
passion pour la photo. J’ai grandi avec un manque de
confiance en moi abyssal. Si on me demandait quel était le
plus grand rêve dans ma vie, je répondais je ne sais pas. J’ai
tellement peur de décevoir les autres que je suis l’ombre de
moi-même. Ma maternité m’a enlevé ma joie de vivre.
«  Je me sens démunie, j’ai un sentiment d’échec
permanent qui me donne l’envie d’abandonner et de fuir.
C’est pour ça que déposer mon enfant à la garderie est
vraiment salvateur pour moi. Et je trouve ça terrible de me
dire que moins je passe de temps avec lui, mieux je me
sens. Sauf que c’est vraiment comme ça que je le vis en ce
moment. Et je ne sais pas quand ça va aller mieux et, pire, si
cela va aller mieux. Je ne sais pas si c’est la crise actuelle qui
amplifie ce sentiment de nullité absolue. Je vois le temps qui
défile, les jours qui se ressemblent. »
 
Le soutien qu’elle pourrait trouver auprès de son
entourage, Ambre le trouve auprès de sa communauté
virtuelle, seul espace où pouvoir parler librement du regret.
Ambre se sent esclave de son rôle de mère. «  Je n’existe
plus en tant que femme ni en tant que conjointe. Je ne suis
plus qu’une mère. » Le confinement de l’année 2020 a été
un révélateur. Elle l’a vécu comme une punition, comme un
retour en congé maternité forcé, seule avec lui, sans parler
de toute la charge mentale qu’implique la vie de famille,
multipliée par 100 une fois qu’on devient parent.
«  Ces deux dernières années, j’ai beaucoup pleuré. J’ai
cette colère en moi qui ne s’apaise pas. Et cette lucidité
soudaine, alors qu’il est trop tard, que je ne peux plus faire
marche arrière. Je n’aime pas celle que je suis devenue. Oui,
je suis la même personne qu’avant, mais avec des
problèmes en plus. Je ne me reconnais pas mentalement. »
Aujourd’hui, Ambre dit connaître le sens profond du mot
«  sacrifice  »  : elle n’imaginait pas ce que être mère allait
impliquer. La maternité est devenue pour Ambre un défi,
une contradiction. Elle ne peut pas oublier qui elle était,
avant. Elle a le sentiment aujourd’hui qu’elle doit tout à son
enfant alors qu’avant sa naissance elle voulait tout. Dès lors
que l’on choisit de mettre un enfant au monde, on parle
moins de dons que de dettes. Du don de la vie de jadis, on
est passé à une dette infinie à l’égard de celui que ni Dieu ni
la nature ne nous impose plus et qui saura bien vous
rappeler un jour qu’il n’a pas demandé à naître…
 
À la maîtrise de la contraception, ont succédé des
responsabilités, des devoirs. Dit autrement, l’enfant qui
représente une source incontestable d’épanouissement pour
les unes peut se révéler source de regret pour d’autres.
Rares sont les femmes ou les couples qui au moment de
prendre la décision de faire un enfant se livrent avec lucidité
au calcul des plaisirs et des peines, des bénéfices et des
sacrifices. La maternité est toujours baignée d’un halo de
bonheur qui cache la réalité.
D’un point de vue sociologique, Orna Donath explique que
dans notre société capitaliste néolibérale fondée sur le
dogme du progrès, le regret peut être perçu comme la
preuve d’un dysfonctionnement. Dans la mesure où tous nos
actes sont censés avoir pour but de surmonter les défis de la
vie, le regret est vu comme une transgression. Dès lors,
admettre qu’on éprouve du regret serait une preuve d’un
manque de pragmatisme et d’optimisme. Ce sentiment peut
conduire des individus et des groupes à s’autoflageller et à
éprouver un sentiment d’impuissance qui les paralyse au
point parfois d’être obsédés par un passé sur lequel ils ne
peuvent revenir.
Les mères que j’ai rencontrées m’ont toutes dit, en
substance, la même chose. «  Si seulement je pouvais tout
effacer.  » Ou «  je voudrais partir sans me retourner  » ou
encore « je rêve qu’ils ne sont plus là ». Certaines imaginent
que leurs enfants s’évaporent : « Pschitt, d’un coup y a plus
d’enfants, je n’en ai jamais eu ! » m’a dit Sylvie, ou, comme
Ambre qui souhaite «  avoir une baguette magique pour
effacer le regret  ». Mais elle ajoute que si elle était «  une
mauvaise mère » elle ne s’intéresserait pas à son regret de
maternité. Cette réflexion m’interpelle, je la trouve si juste !
Toutes ces femmes ont voulu connaître le mal-être qui les
rongeait depuis l’arrivée de leur enfant, ont fait une
introspection présente et passée souvent douloureuse. Pour
mieux l’apprivoiser, c’est certain.
 
Sylvie reconnaît être gagnée par ses vieux démons. Elle se
voit comme sa mère dit-elle : instable, capricieuse, dévorée
par le virus du voyage. Elle est partie dix jours au Japon
récemment. Elle a hésité à revenir. «  Pourquoi ce genre de
chose passe plus facilement au sein de la société si tu es un
père que si tu es une mère ? Quand tu es mère, tu ne peux
pas abandonner ta famille ou tu subiras l’opprobre jusqu’à
la fin de tes jours.
«  Il y a tant d’hommes qui ne s’embarrassent pas de ce
genre de culpabilité et qui poursuivent leur carrière en
comptant sur le dévouement “tout naturel” de la mère de
famille ou qui quittent radicalement le foyer familial  »,
constate-t-elle amèrement.
J’ai d’ailleurs une anecdote très significative à ce sujet.
Lors d’un déjeuner dominical très sympathique avec un
couple de copains musiciens, Marie et Éric, j’en viens à
parler du sujet de mon livre. Curieuse, Marie me bombarde
de questions quand soudain Éric, d’habitude réservé et
pudique, assène  : «  Moi aussi, je regrette d’avoir eu des
enfants. » Il m’explique que son regret vient du fait qu’il ne
s’est pas assez occupé d’eux, qu’il n’a pas été là quand ils
avaient besoin de lui. Ils lui en veulent, lui s’en veut. Ce
n’était finalement pas un rôle pour lui, il n’aurait pas dû être
père. Je suis touchée par sa lucidité qui semble l’attrister
sincèrement, mais je comprends aussi, qu’en tant que
trompettiste de talent, il a choisi d’enchaîner les tournées
plutôt que de «  tenir  » son rôle de papa. Il a fait un choix
que les femmes n’ont pas.
 
Bien que la séparation physique ne fasse pas disparaître la
conscience d’être mère, car un lien existe même si mère et
enfant ne vivent pas sous le même toit, Orna Donath
explique que l’ironie de ces situations est qu’en
accomplissant ce qui est à leurs yeux un acte généreux,
celui d’être une bonne mère, celui de reconnaître qu’elles
sont incapables d’être mère et que le père serait plus apte
et que l’ambiance à la maison serait plus sereine sans elles,
ces femmes se rendent coupables d’un acte perçu comme
un comportement indigne.
Une mère doit rester coûte que coûte avec sa progéniture.
Elles sont victimes du diktat social qui impose aux mères de
vivre sous le même toit que leurs enfants et de ne jamais
quitter le domicile familial, quelles que soient les
circonstances et en dépit des difficultés qu’elles
rencontrent, la détresse qu’elles peuvent éprouver. Même si
elles admettent ne pas pouvoir ou ne pas vouloir avoir la
charge de leurs enfants. D’autres mères considèrent que le
sentiment de culpabilité est trop grand et qu’il échappe
totalement à la définition de la «  bonne mère  », elles ne
peuvent donc se résoudre à partir.
10.

VICTORIA, LA PAROLE LIBÉRATRICE


Tout au long de cette exploration, je me suis demandé ce
que les enfants de ces mères pouvaient bien ressentir. Ont-
ils l’intuition que leur mère regrette ce rôle  ? Décèlent-ils
dans leur attitude et dans leur quotidien des indices qui les
mettraient sur cette voie ?
 
Victoria en a parlé à sa fille Morgane qui venait d’avoir dix-
sept ans. Cette Américaine de cinquante-deux ans,
originaire de Louisiane, a écrit un article sur un site Internet
destiné aux mamans, dans lequel elle révélait sous sa
véritable identité son désarroi d’être devenue mère. Ça a été
l’occasion, avant la parution, d’avoir une discussion franche
avec sa fille presque adulte et en âge bientôt d’avoir à son
tour des enfants. Cette publication a eu une résonance
énorme sur les réseaux sociaux et a même fait l’objet d’un
article dans The Gardian (USA) en 2017.
Victoria a expliqué à sa fille avec des mots simples que
son rôle de mère ne lui convenait pas, ne lui avait
jamais  convenu et ne lui conviendrait jamais. Elle  a
immédiatement insisté sur le fait que sa fille n’y était pour
rien et qu’à aucun moment elle lui en a voulu d’être là.
La conversation a été très courte, se souvient Victoria
quand je lui ai demandé des détails par téléphone. Au
début, sa fille l’a très mal pris. Elle n’a pas prononcé un mot.
Elle était en colère. Elle confondait regret et abandon.
« Morgane a cru au départ que j’allais l’abandonner comme
son père biologique l’a fait quand elle avait trois ans. Il n’a
plus voulu donner de nouvelle car je l’avais quitté. Il était
abusif et maltraitant. Jamais je ne l’aurais abandonnée. Au
contraire, toute notre histoire prouve le contraire. »
Quelques mois après cette conversation que Victoria
qualifie de «  fondatrice  » dans sa relation avec sa fille,
Morgane est revenue vers sa mère et lui a dit qu’elle la
comprenait. Elle a su dissocier le regret éprouvé par sa mère
et l’amour que cette dernière lui porte et dont elle ne doute
pas. Victoria est une maman encourageante et bienveillante
malgré les affres de la vie et la précarité, elle a toujours fait
en sorte que sa fille ne manque de rien. Elle n’a jamais failli.
«  Je suis certaine qu’un grand nombre de parents, au
cours de leur vie, ne peuvent parfois subvenir aux besoins
de leurs enfants ; et malgré tout, ils ne regrettent pas de les
avoir mis au monde. Moi, je ressens cette maternité comme
une énorme erreur. Et pourtant, j’aime ma fille et elle le sait.
S’il lui arrivait malheur, je serais inconsolable. Je voudrais
mourir. »
Victoria ressent une énorme culpabilité d’une part
d’éprouver ce regret, d’autre part de ne pas donner à sa fille
ce qu’elle mérite. Car sa fille belle comme le jour, drôle,
maligne, enjouée n’est en rien responsable de ce que sa
mère endure. «  Morgane et moi avons beaucoup parlé à
cette époque. Je voulais qu’elle sache vraiment qui j’étais. »
 
Victoria est née dans une famille de Louisiane et, à partir
de son seizième anniversaire, ses parents ont voulu qu’elle
se marie. Le plus jeune possible, comme eux. Alors, quand le
père militaire rentrait de mission, il organisait à la maison
des dîners avec les plus jeunes de ses collègues, pour leur
présenter Victoria et espérer que leur fille se décide à choisir
un «  bon mari  ». Mais Victoria n’avait pas la tête à ça, elle
voulait aller à l’université et faire carrière.
Ce choix de vie n’était pas du goût de ses parents. Elle
déclarait sur tous les tons qu’elle n’aurait pas d’enfant. Ses
parents lui répétaient  : «  Tu verras, tu changeras d’avis.
C’est le plus beau métier du monde.  » L’idée qu’elle n’ait
pas d’enfant les terrorisait.
Le calvaire de Victoria reprenait chaque fois que son père
retournait pendant de longues semaines sur ces
plateformes, car sa mère quittait son masque souriant et ses
attitudes doucereuses envers ses enfants pour redevenir ce
qu’elle était dans le fond, abusive, négligente, froide et
cassante.
Victoria s’est mariée à trente ans. Autant dire qu’aux yeux
de ses parents, elle était une vieille fille. «  J’ai ardemment
désiré ma fille. J’étais heureuse d’avoir un bébé, mais tout
au long de ma grossesse mon mari était infect. Je savais que
cette histoire tournerait mal. Mon accouchement s’est très
bien passé. Pourtant, très vite, j’ai regretté la naissance de
cet enfant. J’ai été incapable de la tenir dans mes bras le
lendemain de sa naissance. À cet instant, j’ai su que j’avais
fait l’erreur de ma vie. J’ai compris que ce bébé était le mien
et que je ne pourrais jamais revenir en arrière. Se rendre
compte que ce serait à vie devenait vertigineux et
épouvantable. Je ne voulais pas que cet enfant vive la même
chose que moi. Mon expérience mère-fille a été tellement
triste et douloureuse que je ne pouvais pas infliger ça à
quelqu’un d’autre. Je me sentais incapable d’être mère.
D’ailleurs ma mère ne m’a pas voulue et me l’a craché un
jour à la figure, elle ne m’a jamais prise dans ses bras et ne
m’a jamais dit je t’aime.
«  Au contraire ma fille trouve que je suis une super
maman, ses amis aussi. J’ai le côté “bon parent pote”, mais
je ne suis pas son amie, je suis sa maman. Il y a des règles à
la maison, et la plupart du temps elle les respecte. Elle a des
responsabilités, et elle gère plutôt bien. Elle n’a aucune
relation avec son père biologique ou sa famille paternelle –
 c’est leur choix – et elle a demandé à mon mari s’il voulait
bien l’adopter. Ce qu’il a fait, il y a huit ans. Elle est aussi
proche de lui que de moi. Et j’ai cherché à ce qu’il y ait un
climat d’amour et de sérénité à la maison. Je crois que j’ai
réussi.
« J’ai fait de mon mieux pour qu’elle ne ressente pas mon
regret de l’avoir mise au monde et d’être mère. Elle a été
désirée. Il lui est arrivé de réclamer que je sois plus câline,
tendre, “maternelle”… mais je ne suis pas cette personne.
C’est d’une grande violence et source de culpabilité pour
moi d’en être quasi incapable. Mais je n’aime pas être un
parent. Je ne peux pas l’expliquer. C’est ainsi. »
 
Pour Victoria, il était essentiel que sa fille connaisse la
vérité et sache par-dessus tout qu’elle l’aime, à sa façon.
Giulia est dans cette même démarche puisqu’elle écrit à sa
fille Gemma depuis qu’elle est née pour laisser une trace de
tout ce qui s’est passé. De ne rien oublier de ses états
d’âme, de ce qu’elle ressent pour sa fille… Elle ne lui
donnera peut-être jamais, mais elle veut que cela existe. Ça
l’aide aussi à supporter ce sentiment de regret illicite.
Sylvie, Clara, Ambre ont pu en parler aux pères de leurs
enfants qui ont plus ou moins compris la souffrance qu’elles
enduraient. Pouvoir partager ce sentiment avec eux a été
salvateur. Pour les soutenir, un peu démunis, ils ont été
davantage présents à la maison et ont aidé aux tâches
ménagères.
Jean, le mari de Clara, l’accompagne tant bien que mal sur
ce qu’elle appelle «  son chemin de croix  ». Il essaie de lui
faciliter la vie. Elle tente de renouer avec ses premières
amours : la peinture. Mais Clara se fait toujours rattraper par
la réalité du quotidien. Création et maternité ne font
étrangement pas bon ménage. Le temps de concentration
quand on veut créer chez soi est très limité. Entre le travail
8-17 heures, les enfants, les devoirs, anticiper le lendemain,
les emplois du temps de trois enfants et les repas, les loisirs
d’une mère sont réduits. Clara s’enferme dans sa chambre.
« J’arrive à dessiner à peine trente minutes et déjà j’entends
des cris et des hurlements dans la maison. J’essaie de
m’enfermer dans ma bulle, mais elle éclate toujours trop tôt,
quand un enfant ou mon mari me demandent d’intervenir et
de régler le problème ou la dispute. »
 
Giulia, elle, en a discuté avec son mari et père de son
enfant, Bastien, qui ne comprenait pas de quoi sa femme
parlait quand elle disait  : «  Je regrette d’être mère. Je
regrette la parentalité.  » Jusqu’au jour où elle a fini par lui
lancer : « Mais mon chéri, cet enfant, je l’ai fait pour toi. »
«  Et puis, je suis allée voir ma mère pour savoir si elle
avait vécu aussi ce que je traverse. Elle a beaucoup pleuré,
et dans un souffle elle m’a dit  : “C’est ton père qui voulait
des enfants. Maintenant que tu sais, il ne faut pas en parler.
Il ne faut pas dégoûter les autres.” J’étais encore plus en
colère contre toutes les femmes de mon entourage et contre
moi d’avoir cru au mythe sirupeux du bonheur de la
maternité. »
Le père de Giulia, qui suivait la conversation de loin, a
juste dit «  mais c’est naturel la maternité  »… Fin de la
discussion.
« Mes parents n’ont pas voulu voir que j’allais très mal. J’ai
cruellement souffert de ce manque d’empathie de mon
entourage. J’ai le sentiment d’avoir été malade pendant de
longs mois, à chercher ce qui n’allait pas en moi. À lire tout
ce qui me tombait sous la main qui ressemblait à ce que je
traversais, jusqu’à ce que je mette des mots et que je
formule l’impensable  : “Je regrette d’avoir un enfant.” Et
depuis, c’est comme si le diagnostic était tombé. Maladie
grave et incurable. Ad vitam aeternam.
« Je pense souvent au film Matrix. À la pilule bleue et à la
pilule rouge. Sans hésiter, je prendrais celle qui me fait
revenir en arrière. Je n’aurais pas d’enfant. »
CONCLUSION

Elsie, Clara, Coline, Giulia, Victoria, Sylvie, Luna et


Ambre... et les autres mères qui ne figurent pas dans le livre
mais qui m’ont aidée dans mon enquête m’ont permis
d’aborder avec nuances ce sujet si complexe et défendu du
regret maternel. Ce pan de l’âme humaine qui m’était
totalement étranger et inconnu en France m’a fait endosser
en quelque sorte les habits d’un archéologue s’attaquant à
une nouvelle zone de fouille, entre appréhension de ce qu’il
risque d’y découvrir et respect des lieux.
Au fil de ces rencontres avec ces mères, il m’a fallu
apprivoiser le sujet et dompter les émotions qu’il pouvait
parfois susciter en moi. Il m’a poussée dans mes
retranchements et forcée à bousculer des certitudes bien
ancrées.
En les écoutant, j’ai tenté d’appréhender différentes
facettes du regret maternel. J’espère avoir évité d’être
materno-centrée, même si parfois mon expérience de mère
a pu brouiller mon écoute. Beaucoup de questions que j’ai
pu me poser au cours de mon enquête demeurent sans
réponse. Comme je l’ai annoncé au début du livre, je ne suis
pas spécialiste et je me suis donc abstenue d’énoncer des
théories à partir des témoignages recueillis.
De ces derniers, j’ai néanmoins acquis une certitude. Le
regret naît d’une pression sociale qui voudrait que chaque
femme ait vocation à devenir mère, bonne si possible, et
l’expérience de chacune d’entre elles conditionne son
rapport à la maternité.
La sociologue Orna Donath a mis en lumière le regret
grâce à son étude, d’autres suivront et creuseront son sillon,
des disciplines comme la psychologie ou la philosophie
pourraient également venir l’éclairer.
 
Ce livre a aussi été une quête familiale et intime. J’ai pu
porter un autre regard sur la vie de ma grand-mère à l’aune
des témoignages du présent. Elle est restée libre toute sa
vie, accomplissant le destin qu’elle s’était choisi en faisant fi
à sa manière des conventions sociales et du regard des
autres.
À la fin de ce livre, je ne sais toujours pas si Mémé Vonne a
regretté d’être mère ou pas. Seule elle aurait pu me le dire
avec ses mots. Mais peu importe, une chose est certaine,
l’ambivalence maternelle, dont le regret est le paroxysme, a
toujours existé et existera toujours. C’est le regard de la
société sur lui qui change.
 
De nos jours, il est indicible et inaudible, la mère en proie
au regret est condamnée à porter à vie son fardeau en
silence. La seule façon de vivre avec est d’en parler autour
de soi, à des gens dont c’est le métier, sa famille, ses amis,
et l’étape ultime, si cela est opportun, en parler à ses
enfants en âge de comprendre. Délier les langues, c’est
aussi permettre aux femmes de s’autoriser à se poser les
bonnes questions avant de prendre la décision d’avoir ou
non des enfants, interroger son désir et mesurer
l’implication que cela exige. Cette parole libérée et l’intérêt
que la société y portera feront entrer le regret dans le
panthéon des émotions liées à la maternité.
Et aussi étrange que cela puisse paraître, c’est justement
l’intérêt que ces femmes portent à leur regret qui fait d’elles
des femmes investies dans leur rôle de mère.
BIBLIOGRAPHIE

Eliette Abécassis, Un heureux événement, Albin Michel,


2005.
Luis Alvarez et Bernard Golse, La Psychiatrie du bébé,
Que sais-je ?, PUF, 2020.
Élisabeth Badinter, Le Conflit, La femme et la mère, Le
Livre de poche, 2011.
Élisabeth Badinter, L’Amour en plus, Histoire de l’amour
maternel, XVIIe-XXe siècle, Flammarion, 1980. Nouvelle
édition 2010.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Folio, 1986.
Monique Bydlowski, La Dette de vie, Itinéraire
psychanalytique de la maternité, PUF, 2008.
Orna Donath, Le Regret d’être mère, Odile Jacob, 2019.
Carole Fives, Tenir jusqu’à l’aube, Gallimard, 2018.
Françoise Héritier, Masculin/féminin, La pensée de la
différence, Odile Jacob, 2002.
Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère,
Anthropologie de l’inceste, Odile Jacob, 1994.
Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité
en Occident, Que sais-je ?, PUF, 2017.
Aldo Naouri, Les Filles et leurs mères, Odile Jacob, 1998.
Daniel Pennac, La Fée carabine, Gallimard, 1987.
Donald W.  Winnicott, Jeu et réalité, L’espace potentiel,
Folio, 2002.
Donald W.  Winnicott, La Mère suffisamment bonne,
Payot, 2006.
REMERCIEMENTS

Je voudrais tout d’abord remercier Charlotte Rousseau


sans qui ce livre n’aurait jamais existé. Elle m’a encouragée
avec enthousiasme et finesse tout au long de l’écriture.
Orna Donath, pour nos échanges et son travail.
Un grand merci également à mes fidèles amies
psychologues et psychanalystes Adèle Assous, Céline
Casagrande qui ont pris le temps de m’écouter parler du
regret de maternité, qui ont relu avec moi les témoignages à
la lumière de leur domaine de compétence. Bernard Golse
qui n’a pas hésité à partager son expérience de
pédopsychiatre et ses références.
À Valérie Guénon, pour sa relecture pointue et toujours de
bon conseil. À mes amies Ariane de Bruxelles, Cécile de
Tahiti, Juliette de Paris et Caro de Scotto. À Sonia Kronlund,
pour sa fidélité et son esprit d’équipe.
À Lila, ma fille qui me fait grandir et pleurire. À ma mère,
ma sœur Florence et à mes familles française et hollandaise
qui sont toutes deux sources d’inspiration. À mon père et
Mémé Thom, évidemment. À Fabrice, indéfectible et
honnête.
Par-dessus tout, je remercie du fond du cœur toutes les
mères qui ont bien voulu se confier et qui m’ont fait
découvrir ce pan de la maternité que je ne soupçonnais pas.
Remerciements de l’éditrice

Je remercie sincèrement Véronique Cardi de m’avoir


permis de faire ce livre au sein des éditions JC Lattès.
Je remercie toutes les personnes à qui j’ai parlé, reparlé,
rereparlé de ce sujet qui me passionne depuis de longues
années, qui m’ont écoutée avec intérêt, j’espère, et
patience, surtout, et qui m’ont encouragée à initier ce livre
et aller jusqu’au bout. Je pense particulièrement à toi, Pierre.
Je remercie mes deux petits garçons, Charlie et Leo, qui
me poussent à aller toujours plus loin pour accomplir mes
rêves et être la plus épanouie des mamans.
Pour assurer l’anonymat, tous les prénoms ont été changés.

Maquette : Le Petit Atelier


Illustration : Odélia Kammoun

© 2021, éditions Jean-Claude Lattès / France Culture


Première édition octobre 2021.

www.editions-jclattes.fr

ISBN : 978-2-7096-6901-6
SOMMAIRE
Couverture

Page de titre

Du même auteur

Avant-propos

Introduction

1. Yvonne, la femme et la maternité en France

2. Elsie, le désir d’enfant malgré tout

3. Coline, l’impossible choix

4. Aïna, une future mère qui ne s’appartient plus

5. Clara, le mythe de la « bonne mère »

6. Giulia, la recherche vaine de l’instinct maternel

7. Sylvie, les limites dangereuses du regret de maternité

8. Luna, l’amour coûte que coûte

9. Ambre, le regret maternel irréversible

10. Victoria, la parole libératrice

Conclusion

Bibliographie
Remerciements

Page de copyright

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